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TUFTS COLLEGE LiBRARY.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXV« ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME XXX. — 1" NOVEMBRE J 9Ôo.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
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LXXV« ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TRENTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1905
TUFTS COLLEGE
LIBRARY.
LA NOUVELLE ALLEMAGNE
NOTES DTN VOYAGE DANS LA HANSE
Une fois de plus, l'Allemagne est redevenue pour nous sujet
de préoccupations. Il n'y eut jamais que de courtes trêves dans
le grand conflit historique entre les peuples de la Gaule et ceux
de la Germanie : les premiers revendiquant toujours les fron-
tières naturelles assignées à leur territoire par sa configuration ;
les seconds prétendant rester^maîtres des deux 'rives du Rhin et
des régions où domine leur parler. On se bat depuis plus de
mille ans sur la tombe de Charlemagne, l'empereur équivoque,
à double face de Franc et de Teuton ; on se dispute les provinces
litigieuses de son empire brisé en deux morceaux.
La dernière collision de l'autre siècle, si défavorable à la
France, fut particulièrement violente et décisive; décisive pour
de longues années ; décisive au sens très relatif de ce mot, lors-
qu'on l'applique à des différends séculaires que nul ne peut se
flatter de trancher. Il est dans leur nature do renaître après
chaque arrêt du sort, avec l'appel imprescriptible de la partie
condamnée à Bouvines ou à Rosbach, à léna ou à Sedan.
Au lendemain de cette collision, et pendant environ un quart
de siècle, l'Allemagne demeura la hantise persistante de» imagi-
nations françaises. Espoir d'une revanche à bref délai chez les
uns; chez les autres, crainte d'un retour offensif du vainqueur
qui achèverait notre écrasement : tout concourait à nous tenir
en haleine, « hypnotisés sur la trouée des Vosges, » comme il
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fut dit, et sur la voisine menaçante dont on épiait chaque mou-
vement. Pour la génération à laquelle j'appartiens, l'étude de
l'Allemagne prima longtemps tout autre intérêt de l'esprit. Une
curiosité douloureuse nous ramenait sans cesse vers le pays et les
hommes qui venaient de frapper, qui pouvaient frapper encore
de si grands coups. M. de Bismarck, en particulier, exerçait sur
nous une tyrannie prestigieuse : envoûtés par ce terrible sor-
cier, nous ne nous lassions pas de scruter sa physionomie, ses
moindres paroles, ses gestes primesautiers et déconcertans.
Peu à peu, une détente se fit, et chaque année de la dernière
décade en marqua les progrès. Notre attention, fatiguée de sa
longue fixité sur le même objet, se débanda. Des générations
nouvelles regardèrent ailleurs : elles s'enhardirent bientôt à sou-
rire de nos vieilles méfiances. M. de Bismarck devint un loup-
garou très ancien, puis un mort. D'autres soucis s'emparèrent
des esprits, détournèrent leur vigilance : en premier lieu l'ex-
pansion coloniale ; et par suite le réveil des rivalités dangereuses
avec l'Angleterre. L'alliance russe, préparée à l'époque où l'on
cherchait partout des armes contre l'Allemagne, apparut vite aux
moins perspicaces ce qu'elle était en effet, une ratification rési-
gnée du traité de Francfort. Nos querelles religieuses et sociales,
longtemps contenues dans une certaine mesure par le frein de
l'anxiété patriotique, se libéraient enfin de cette gêne, s'exaspé-
raient et nous voilaient l'horizon ; elles absorbaient toute l'acti-
vité des professionnels de la politique, toute la haine disponible
dans les cœurs. La sagesse de TAllemagne justifiait d'ailleurs
une quiétude croissante chez des voisins qui ne se sentaient plus
menacés; satisfaite de ses succès militaires, orientée vers d'autres
ambitions, l'ancienne caserne des rois-sergens s'était transformée
en une laborieuse et pacifique usine. Les Allemands venaient
avec plaisir, la main tendue, visiter ce Paris qui leur avait été si
longtemps interdit; le seul d'entre eux qui n'y pût pas venir
nous prodiguait les avances, les coquetteries systématiques.
Accueillies d'abord avec une réserve effarouchée, ces prévenances
nous flattaient, elles amollissaient les résistances d'une vertu
qui commençait à nous peser. Le respect humain retenait seul,
— et l'on pouvait prévoir qu'il ne retiendrait plus longtemps, —
la cordialité naturelle qui nous pousse à payer de retour les
bons procédés, l'inclination des intelligences et des intérêts à un
rapprochement prôné par de hardis conseillers.
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 7
Brusquement, les relations se sont de nouveau tendues : on
sait à la suite de quels ïncidens. Maîtres de l'Algérie, obligés
d'en défendre les approches contre nos anarchiques voisins du
Maroc, nous tenons de notre situation géogi-aphique un droit
spécial de surveillance sur ces Maugrabins. Un jour viendra
sans doute où ils se rangeront plus étroitement sous notre in-
fluence : c'est une vue d'avenir dont il serait puéril de faire mys-
tère ; chacun nous la prête, parce qu'à notre place chacun l'au-
rait. Dans ces derniers temps, notre Gouvernement avait cru le
moment venu de prononcer son action. Elle laissait craindre
qu'il n'eût mal mesuré l'obstacle, et aussi les forces réelles que
l'opinion lui permettrait d'employer pour corser une formule
vide de sens, — « la pénétration pacifique, » — avant d'engager
une de ces parties que l'on ne gagne, dans l'Orient musulman,
qu'en se montrant résolu à les pousser jusqu'au bout et à jouer
son va-tout.
Que cette politique fût bien ou mal avisée, c'est matière à
controverse entre nous; du moins s'était-elle assuré l'assenti-
ment des nations les plus intéressées, après la nôtre, dans les
affaires de l'Afrique du Nord. Soudain, à la surprise générale de
l'Europe, l'Allemagne se dressa pour nous barrer la route sur un
point du globe où personne ne l'attendait, dans une région où
elle n'avait pas d'intérêts politiques et presque pas d'intérêts
commerciaux. Toutes proportions gardées, c'est à peu près
comme si nous allions soutenir ouvertement contre elle, aux
portes de ses colonies sud-africaines, la résistance de ces Hotten-
tots qu'elle prétend subjuguer.
Le geste était si désobligeant, si disproportionné au mince
prétexte, qu'on le crut aussitôt prémédité à d'autres fins. Ne
trahissait-il pas des arrière-pensées, le dessein de nous chercher
querelle sur un plus grand théâtre et pour de plus grands,
objets? Était-ce donc un changement de système, la provocation
après les prévenances, et peut-être la guerre à bref délai, cette
guerre attendue pendant tant d'années, puis éliminée peu à peu
de nos prévisions, si bien que personne n'y pensait plus? On
eut la sensation d'une cicatrice qui se rouvrait sous un choc
brutal, et donnait passage aux acres humeurs sur lesquelles elle
s'était prématurément fermée. Dans les conversations, dans les
articles des journaux allemands et français, les hommes mûrs
reconnaissaient les sentimens et le langage du temps de leur
8 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunesse. Les jeunes gens, au contraire, manifestèrent un éton-
nement significatif. Lorsqu'on leur dit que la guerre pouvait
sortir de ces complications diplomatiques, éclater en quelques
îieures, avec son cortège de devoirs et de calamités, on les vit
incrédules d'abord, puis surpris : autant que si le journal leur
eût affirmé la réapparition de plésiosaures et de ptérodactyles
sur les lacs du Bois de Boulogne. On put mesurer le terrain
gagné par l'idéologie fallacieuse qui leur représente la guerre
comme un phénomène préhistorique, incompatible avec nos
mœurs éclairées et adoucies. Etonnement passager, d'ailleurs :
l'afflux du vieux sang gaulois fut rapide ; après quelques jours
de dépression, l'opinion témoigna par toutes ses voix qu'elle
envisageait les plus graves éventualités avec calme et résolution.
A cet égard, l'alerte aura été salutaire. En avait-on exagéré
le péril? L'émoi public était-il justifié? C'est là un de ces pro-
blèmes qui ne seront élucidés que plus tard, très tard. Aujour-
d'hui encore, le dernier mot n'est pas dit sur la crise semblable
de 1875 : ceux qui étaient alors au centre des affaires euro-
péennes, en situation de bien voir et de tout voir sans intérêt
personnel, ceux-là savent comment il faudra reviser des légendes
universellement acceptées. En sera-t-il de même pour la crise
de 190S?De cette dernière, j'ignore tout, sauf les façades trom-
peuses que nous montrent les journaux et les indiscrétions cal-
culées des hommes d'Etat. Il semble à cette heure que des négo-
ciations laborieuses aient clos l'incident. Si cela est, tant mieux.
Nous n'en sommes que plus à l'aise pour parler de TAllemagne
avec une tranquille liberté.
Au moment où l'éventualité d'un nouveau conflit occupait à
tort ou à raison les esprits, le désir me vint de revoir le pays
qui rappelait notre attention sur ses casques multipliés. Depuis
plus de vingt ans, j'avais perdu le contact direct avec l'Allemagne.
Gomme tout le monde, j'entendais vanter sa richesse, son dé-
veloppement prodigieux. Les livres des voyageurs en témoi-
gnaient; pourtant, des divergences d'opinion se produisaient
dans leurs jugemens. Je voulus former le mien sur place. Je
viens de parcourir durant cinq semaines l'Allemagne du Nord,
« la Prusse, » comme l'on disait d'ordinaire dans mon jeune
temps, pour désigner toutes les provinces récemment rattachées
à ce dur noyau. Je l'avais connue déjà unifiée, enivrée et comme
abasourdie de ses victoires récentes, mais encore pauvre, ché-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 9
tive d'aspect, rudement maintenue sous son harnais militaire,
fidèle aux simples habitudes d'une vie étroite.
J'ai visité sa capitale, quelques-unes de ses villes provin-
ciales, et tout d'abord les grands ports dont le nouvel empire
est justement fier. On n'apprendrait rien au lecteur en lui décri-
vant Berlin, Leipsig ou Francfort ; la facilité des voyages rend
ces villes familières à beaucoup de nos compatriotes. J'extrais
de mon carnet de route les notes relatives aux villes hanséa-
tiques. Mieux que partout ailleurs, on y peut prendre la mesure
de la nouvelle Allemagne ; on y peut vérifier et généraliser les
observations recueillies dans les autres parties de l'empire. Je
transcris ici ces notes prises au hasard des promenades, et
quelques réflexions suggérées par les gens, les choses que je
voyais. Telle vision rapide nous renseigne parfois sur les évolu-
tions d'un peuple mieux qu'une copieuse statistique. D'anciens
souvenirs m'ont permis d'opposer, comme en un diptyque, la
figure du présent à celle du passé. Elle est significative, sinon
très gaie, la comparaison que font les mêmes yeux, à vingt-cinq
ans de distance, entre l'état où ils avaient laissé un pays et les
conditions nouvelles qu'ils y retrouvent.
Cologne.
Je croyais bien connaître cette ville. J'y passais fréquemment,
jadis; et chaque fois j'allais honnêtement saluer mon royal
patron, le mage vagabond qui s'en vint d'Orient à Milan, de
Milan à Cologne. On me montrait, à travers la grille d'or de sa
châsse, son crâne encerclé d'une belle auréole de diamans. Que
ce soit bien là le propre chef du roi noir, lui-même n'en jurerait
pas ; un voyageur qui a fait tant de chemin, parmi des popula-
tions acharnées à se disputer ses restes, a pu égarer sa tête. Mais
la chose est sans importance. Le crâne apporté de Lombardie a
huit ou neuf siècles de possession d'état ; c'est déjà une légiti-
mité respectable.
Je croyais connaître Cologne : et, dès cette première étape,
j'éprouve le sentiment qui ne me quittera plus : on m'a changé
mon Allemagne, la vieille bonne femme s'est muée en une jeune
géante. Je cherche à m'orienter sur le parvis du Dôme : où sont
les modestes maisons, à l'enseigne des Jean-Marie Farina, qui
enserraient de leurs pignons la cathédrale inachevée ? Disparues,
les façades vieillottes derrière lesquelles ces. alchimistes distil-
10 REVUE DES DEUX MONDES.
laient leur célèbre alcool. Dégagé, isolé entre une vaste place
et des corbeilles de verdure, le Dôme est restauré de la base au
faîte, les aiguilles pyramident au sommet des tours qui les
attendaient depuis tant de siècles. Sur les côtés de la place et
dans la perspective des rues, d'énormes cubes de maçonnerie
abritent les hôtels, les bureaux des grandes entreprises indus-
trielles, les magasins luxueux où s'entassent, derrière la vitre
tout d'une pièce, des machines pratiques et des spécimens d'un
art affligeant : « galanteries, » camelote d'exportation, meubles
et bronzes tordus dans les crispations du « moderne style; «robes
voyantes coupées par des couturiers sans malice, pour d^honnêtes
femmes ignorantes de ce qu'elles voudraient imiter, les élégantes
suggestions des toilettes parisiennes.
C'est le samedi soir. Une foule dense, bien vêtue, s'échappe
des ateliers, encombre les rues; elle descend aux terrasses des
brasseries qui dominent le Rhin. Ces jardins regorgent de
consommateurs, attablés autour des kiosques où les musiques
régimentaires viennent louer leurs services : tolérance qui nous
paraîtrait incompatible avec le prestige de l'armée. La bière coule
à flots : pas un verre d'absinthe. Si l'on généralise cette re-
marque sur l'absence d'un poison dont je n'ai pas vu trace dans
l'Allemagne du Nord, elle expliquera peut-être, mieux que
toutes les considérations sur les races, certaines différences
inquiétantes dans les statistiques comparées. Sur le fleuve, les
vapeurs s'ameutent; ils chargent pour Rotterdam les marchan-
dises du port considérable qu'est devenue Cologne. En moins
de vingt ans, la population a plus que doublé. Partout les
pulsations aisées, le rythme nombreux et ordonné d'une vie
abondante.
A la cathédrale, le dimanche matin. — Les jeunes clercs du
séminaire font leur entrée dans la nef, vont prendre place au
chœur pour la grand'messe. Une procession? Non : une milice
ecclésiastique formée en colonne de compagnie, qui se hâte vers
un service commandé. Ces lévites gardent le pli militaire; nul
laisser aller dans leur tenue, point de gaucherie ni d'affectation
dans leurs manières; une mise soignée, une expression de gra-
vité virile sur les jeunes visages. Ils marchent d'un pas preste
et décidé; le pas de l'homme qui va vers un but, pour y faire
une chose qu'il sait et veut : pour y combattre, probablement
N'étaient leurs soutanes, on dirait des élèves d'une grande école.
LA NOUVELLE ALLE5IAGNE. il
normaliens ou polytechniciens : plutôt les derniers. Rien de
moins clérical, au sens vulgaire du mot, que le sérieux juvénile
de ces clercs et leur air de troupe en campagne. Ils en sont peut-
être redevables au voisinage des protestans, aux réactions d'une
Eglise sur l'autre, à l'obligation de lutter courtoisement contre
leurs frères de la confession rivale, et de les vaincre avec les
armes que ceux-ci revendiquent : raison, science, moralité.
La vaste nef s'emplit ; elle s'emplit d'hommes, de tout âge,
de toute condition, aussi nombreux que les femmes. Le Français
qui passe le Rhin est frappé par l'affluence des hommes aux
églises, par leur participation effective aux rites du culte. La
religion demeure ici mâle pour des mâles. Par comparaison
avec d'autres contrées où il se plie davantage aux exigences
féminines, le catholicisme allemand est infertile, pauvre d'expé-
diens ; il ne sait pas inventer les dévotions nouvelles et s'y
confire, il ne se prête pas aux pieux caprices d'une mode qui
veut de la nouveauté dans les émotions religieuses. Les pèleri-
nages traditionnels continuent de se porter aux vieux sanctuaires,
gardiens de reliques vénérables ; on ne les détourne point vers
des basiliques neuves, consacrées à des miracles de fraîche date.
Immobile dans ses formes extérieures, la religion de ces Ger-
mains est évolutive à l'intérieur des âmes ; elle y travaille au
progrès théologique, moral, social. Religion vivace, pugnace,
réfractaire aux entraînemens d'imagination; religion un peu
sévère pour les goûts des ouailles latines. On se représente
pourtant très bien un Rossuet ou un Rourdaloue dans la chaire
de Cologne : ne s'y retrouverait-il pas plus à son aise que
devant certains auditoires, friands d'une nourriture spirituelle
dont on ne sentait point le besoin au siècle de ces grands
chrétiens ?
Munster.
De Cologne à Munster, le train court durant plusieurs heures
sur le plat pays morose, entre d'interminables avenues de houil-
lères, d'aciéries, de hauts fourneaux. Cette plaine de Westphalie
n'est qu'une immense pelote hérissée d'aiguilles, les cheminées
d'usines. Elles relient Dusseldorf, Duisbourg, Essen, où M. Krupp
fabrique sa marchandise meurtrière. On la demande sur tous les
points du globe; les cliens exotiques lui apportent leurs piastres
et leurs sapèques en échange de ses ioujoux d'acier; les Etats
12 REVUE DES DEUX MONDES.
s'endettent pour l'enrichir. Avec leur argent, il forge une cein-
ture inexpugnable à sa patrie. Des deux côtés de la voie, aussi
loin que la vue peut s'étendre, sur les pâles prairies, sur les
eaux souillées, des bennes emplies de houille ou de minerai
circulent automatiquement le long des fils aériens. Ces ser-
vantes mécaniques apparaissent à l'horizon, comme de lents
oiseaux de proie qui emporteraient dans leurs aires les entrailles
de la terre dépecée. Elles vont les livrer à des milliers de bras
qui transformeront ces noires matières en force, en richesse;
pas en joie. Nulle part peut-être, sur notre vieux continent,
l'effort humain n'est aussi titanesque, aussi violemment tendu
que dans ce bassin de la Ruhr ; et nulle part le déshonneur de
la terre enlaidie n'attriste autant les yeux. Ils cherchent vaine-
ment les aspects maternels de la nature, la grâce d'un lambeau
de forêt, d'un vallon préservé.
Ces campagnes furent belles et riantes, avant que la rapace
industrie ne les contraignît à suer par tous les pores le fer et le
charbon, avant qu'elle n'en eût lait un cadavre de paysage,
grouillant d'innombrables vers, roulé dans un suaire de fumée.
Admirons avec les économistes ce triomphe du génie humain
et de la civilisation, ces multitudes qui peinent savamment sur
un sol défiguré. Mais pourquoi? Où fabrique-t-on du bonheur,
dans ces usines haletantes? L'historien du commerce à travers les
âges, mon érudit confrère Georges d'Avenel, me dit qu'on n'en a
jamais fabriqué : ce produit n'est mentionné dans aucun des in-
ventaires qu'il a compulsés. Alors, à quoi bon tout le reste? La
terre ne se mettra-t-elle jamais en grève pour revendiquer son
droit à la beauté, à la douce paix qu'elle répand sur ses enfans,
lorsqu'ils se contentent de cueillir ses fruits et ses moissons?
Questions de songe-creux. Il fut un temps où les multitudes
s'épuisaient à construire les magnifiques pyramides du Pharaon :
nous estimons que c'était une grande vanité. Il fut un autre
temps où l'on enseignait aux pauvres diables qu'ils devaient se
mortifier, se renoncer, bâtir une haute cathédrale au-dessus de
leurs chaumières, vivre à son ombre dans la méditation et la
prière, avant d'aller chercher leur récompense dans le cimetière
voisin, seul but du voyage terrestre et commencement de la
vraie vie. Ce temps paraît stupide aux hommes d'aujourd'hui.
Ve nôtre enseigne à ces ouvriers qu'ils sont ici-bas pour créer de
)a richesse, toujours plus, au profit d'un patron qui se ronge de
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 13
soucis ; et pour gagner eux-mêmes de quoi boire copieusement
au cabaret, ou de quoi acheter, s'ils sont sages, un livret à la
caisse d'épargne, un morceau de pain pour leur vieillesse, avant
d'aller s'anéantir dans ce même cimetière, où tout finit. Ce sont
les dogmes d'un siècle raisonnable. Ne contredisons jamais aux
dogmes de notre temps; il y avait autrefois un Saint-Office,
il y a maintenant une presse éclairée pour corriger les fous
qui donnent dans ce travers. Mais j'oublie que je suis venu
ici pour admirer le développement économique de l'Alle-
magne.
C'est un soulagement de revoir des bois, des champs, aux
approches de Munster. En souvenir du Prophète, je m'arrête
dans la ville de Jean de Leyde. Elle rentre dans mon programme :
Munster fut une des cités hanséatiques, à l'époque où la Ligue
avait des confédérées à l'intérieur des terres. Elle ne s'est pas
accrue et transformée à l'égal d'autres villes provinciales, brus-
quement enflées par une opulence qui détruit leur ancienne
physionomie. Munster est restée la bourgeoise discrète de l'an-
cien temps, ramassée autour de l'Hôtel de Ville Renaissance et
de la place du Marché. Dans les rues qui s'écartent du centre,
les vieilles horloges sonnent des heures lentes sur de rares pas-
sans ; ils vont en famille écouter la musique dans le parc du
château Louis XV, un de ces petits Versailles rococo dont
raffolaient les principicules allemands. C'était la résidence des
princes-évêques ; le roi de Prusse les a expropriés. Je ren-
contre Pévêque actuel, il déambule entre deux chanoines contre
le chevet de sa cathédrale ; et c'est un tableau de chez nous, ce
prélat déchu des anciennes splendeurs, errant sous les ormeaux
du mail désert et silencieux, un mail tout pareil à ceux de nos
préfectures languissantes. Peu d'objets d'art dans les nombreuses
églises : elles furent toutes dévastées et aux trois quarts détruites
par la Commune de 153S.
Je l'appelle ainsi, car l'analogie est frappante entre les scènes
dont Paris fut le théâtre en 1871 et celles que rapportent les an-
nalistes du siège de Munster. Mais ce dernier s'étant prolongé
quinze mois, la courbe logique des grands soulèvemens popu-
laires y est mieux dessinée; elle parcourt toutes les phases obli-
gatoires, de l'enthousiasme au désespoir, de la licence à la
tyrannie. Des socialistes très convaincus instituèrent ici une
expérience intéressante de la doctrine collectiviste. Les pierres
14 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces églises mutilées me la racontent : relisons à leur ombre
une histoire ancienne et toujours nouvelle.
Le prince-évcquo et les soigneurs catholiques gouvernaient
— fort mal — la ville impériale de Munster, quand les luthé-
riens vinrent y propager leur culte. Ces novateurs gagnèrent la
classe moyenne, les marchands des ghildes ; ils se crurent bientôt
assez puissans pour battre en brèche une féodalité débile. Pre-
mière phase, lutte des réformateurs bourgeois contre l'aristo-
cratie et l'ancien clergé. Le parti de l'évêque eut le dessous ;
mais ses troupes ayant mis une première fois le siège devant la
place, les luthériens sentirent le besoin de s'y renforcer. La
Westphalie était alors travaillée par les melchiorites des Pays-Bas,
la dernière née et la plus dangereuse des sectes anabaptistes.
Leurs émissaires, accueillis dans Munster comme d'utiles recrues,
en appellent d'autres ; cette avant-garde du communisme prend
pied, séduit le menu peuple : il acclame pour chefs ceux des
nouveaux venus qui ont le plus de facilité à parler en public.
Effrayés par les prétentions croissantes de ces auxiliaires, les
magistrats bourgeois et luthériens se rapprochent de l'évêque,
de la noblesse ; ils s'entremettent, négocient inutilement des
compromis. Deux craintes paralysent ces timides réformateurs
de la veille : celle de faire le jeu de la réaction, celle d'être évin-
cés par des énergumènes qu'ils veulent couvrir, et qui déjà les
dépossèdent. Eternelle, réjouissante histoire du tiers-parti,
dévoré par la démagogie qu'il a suscitée contre les anciens
maîtres. Cette seconde phase s'achève comme il est d'usage : les
plus pusillanimes de ce parti, traînés à la remorque des commu-
nistes, leur obéissent la mort dans l'âme; les autres, prédicans
luthériens, magistrats, gros marchands des ghildes, sont chassés
pêle-mêle avec l'évêque et les seigneurs. Sur l'aire nettoyée du
mauvais grain, comme disent les anabaptistes, ces illuminés éta-
blissent la république démocratique et en appliquent les trois
principes : liberté, égalité, communauté des biens. Les princes
de la Haute-Allemagne se liguent contre la scandaleuse Munster:
tiraillés par leurs jalousies, malhabiles et lents, ils l'assiègent
mollement. Le peuple fanatisé réclame la sortie en masse : son
premier chef, Jean Mathys, s'y fait tuer.
Un petit compagnon tailleur de Leyde, jeune exalté de vingt-
six ans, prend la direction de la défense. Il a puisé dans sa Bible
la foi et l'audace des prophètes justiciers ; peut-être est-il sincère
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 15
au début dans son rêve idéaliste. Mais à gouverner des hommes,
l'ambition lui vient. Et ces hommes qui croient aveuglément en
lui n'en sont pas moins incommodes, récalcitrans ; les subsi-
stances se font rares, la folie obsidionale trouble les têtes.
L'apôtre en fait tomber quelques-unes; bientôt, son glaive frappe
dans le tas, épure les traîtres, puis les tièdes. Du sang versé, les
fumées de l'orgueil lui montent au cerveau; il se proclame roi,
par droit d'inspiration divine, il se grise des pompes carnava-
lesques où il parade. Le « Roi de Sion » promulgue la commu
nauté des femmes après celle des biens : cet édit rencontre chez
les sujets une obéissance empressée. Les suites en sont décrites
dans le latin un peu vert du chroniqueur Hortensius : à la fin du
siège, s'il faut l'en croire, il n'y avait pas dans Munster une fille
au-dessus de quatorze ans qui n'eût ressenti les eff"ets des maximes
anabaptistes. — « On a remarqué dans tous les temps, ajoute
judicieusement l'historien Robertson, que les excès de l'enthou-
siasme accompagnent d'ordinaire le penchant à l'amour. » Meyer-
beer aussi l'avait remarqué : une intuition du génie historique
qui fut sa qualité maîtresse lui a dicté le brindisi final du Pro-
phète. Il a suffi de quelques notes au musicien pour nous rendre
sensibles les deux mouvemens du xvi® siècle, Réforme et
Renaissance ; ils s'entre-choquent et se confondent dans le double
motif : accens d'un psaume religieux où gronde la révolte
austère des âmes, bacchanale de la joie païenne qui agite à nou-
veau ses thyrses sur la chair émancipée.
L'orgie communiste finit selon les règles habituelles. Une
trahison livra les portes de Munster aux soldats de l'évêque
Waldeck. Les fanatiques, se sentant perdus, avaient pris leurs
dispositions pour incendier la ville : on ne leur laissa pas le
temps d'exécuter ce beau dessein. Acculés dans le boyau du
Prinzipalmarkt, ils ne demandèrent pas de quartier, ils s'y firent
bravement hacher. Comme l'évêque lui reprochait le pillage de
son trésor, Jean de Leyde l'engagea fièrement à se récupérer en
promenant le roi de Sion dans une cage de fer : les populations
pairaient cher pour le voir. Le prélat suivit ce conseil avant de
faire tenailler Jean par le bourreau. On réintégra son cadavre
dans la cage, on en fit deux autres pour ses grands officiers,
Kaipperdolling et Krechting; les trois cages où pourrissaient
les suppliciés furent suspendues au clocher de la jolie église
Saint-Lambert. Elles y sont encore, on les montre avec orgueil
16 REVUE DES DEUX MONDES.
aux étrangers, car la mémoire de Jean de Leyde n'est pas im-
populaire à Munster. Il y a de la vénération dans le geste du
custode qui extrait d'un bahut du Rathaus et me présente un
soulier de la Reine, la première femme du Roi-Prophète. Elle
avait de grands pieds. Cette imperfection n'excuse pas le Roi,
qui, de sa main, lui trancha publiquement la tête; après quoi
ses quinze autres femmes dansèrent avec Jean une sarabande
joyeuse autour du corps de leur compagne. — Et cela se passait
dans cet hôtel de ville respectable, sur cette place somnolente
où de braves gens discutent les intérêts de leur négoce, tout
en buvant d'innombrables chopes de bonne bière à bas prix;
citoyens soumis, dociles aux moindres prescriptions de la police,
jusqu'au jour où passera sur leurs têtes un de ces souffles
d'orage qui font recommencer aux fils les folies de leurs pères.
Au delà d'Osnabrûck, le sol du Hanovre s'aplatit, se vide
d'habitans entre les villages espacés ; vastes prairies humides où
des troupeaux paissent sous des moulins à vent; paysage hol-
landais, fin de continent dans le crépuscule, odeur de mer. Rien
n'annonce une grande cité, sur ce peu de terre ferme qui s'in-
cline vers la mer du Nord, qui va mourir, semble-t-il, dans les
tourbières et les marécages. On franchit une rivière modeste,
peu profonde; elle se traîne entre les herbes. Est-il possible
qu'elle porte des paquebots à quelques lieues d'ici? Des feux
d'usines se rallument à l'horizon : c'est Brème.
Brème, Bremerhaven.
Lorsque les Allemands veulent glorifier le rapide essor ae
leurs industries maritimes, ils mettent toujours en avant le
colosse hambourgeois. L'exemple est bien choisi, pour qui ne
regarde qu'à l'énormité des résultats. Mais si nous cherchons le
secret de la réussite dans les qualités humaines, intelligence,
énergie patiente, art de créer beaucoup avec peu, Brème est
encore plus révélatrice que sa grande sœur; et le nouvel empire
a bien sujet d'en être fier. •
La nature a doté Hambourg d'un fleuve magnifique, récep-
teur et distributeur des marchandises sur un long parcours. Les
hommes n'avaient qu'à l'utiliser. On verra plus loin qu'ils s'en
acquittent à merveille ; mais Hambourg est avant tout une créa-
tion de l'Elbe. La nature n'a fait rien de pareil pour Brème.
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 17
Contraindre la petite Weser à devenir la voie nourricière et
l'exutoire d'un grand port, ce fut en vérité une audacieuse ga-
geure. L'estuaire, peu profond et barré par des bancs de sable,
suffisait aux bateaux de la Hanse médiévale; les monstres
marins d'aujourd'hui ne peuvent s'y introduire. On leur a creusé
un port à Bremerhaven, distant de 63 kilomètres; et là même,
l'embarquement à quai sur les grands paquebots n'est pas tou-
jours assuré : par les basses mers, il faut aller chercher le na-
vire au débouché du chenal. De Bremerhaven à Brème, jusqu'au
port franc aménagé à l'entrée de la ville, l'estuaire ne permet
qu'un tirant d'eau de 6 mètres à haute marée. Plus loin, dans
la ville et en amont, on afïouille, on drague sans cesse le lit va-
seux de la chétive rivière ; on obtient ainsi à grand'peine le tirant
d'eau de l^jSO, requis pour le passage des gros chalands. Enfin,
depuis Cassel, point où elle commence d'être navigable, cette
médiocre servante ne traverse aucune houillère, aucun centre
manufacturier. Brème, tributaire des Anglais pour une forte
part du combustible, ne peut recevoir le charbon allemand et
les produits d'exportation que par les voies ferrées. Voici donc
une reine de la mer qui en est séparée, sans facilités fluviales
pour distribuer les apports maritimes à l'intérieur du continent.
La république brémoise a remplacé tout ce que la nature
lui refusait par une volonté au service d'une tradition. Les an-
cêtres avaient porté très haut le pavillon hanséatique; en dépit
des obstacles matériels et des exigences nouvelles de la naviga-
tion, les fils ont voulu maintenir ce pavillon au premier rang :
ils y ont réussi. Brème et Bremerhaven possèdent ensemble une
flotte de 333 vapeurs et 128 voiliers. Le mouvement total du
tonnage, entrées et sorties comprises, s'élève pour les deux ports
à 5 363000 tonneaux de jauge.
La ville est le siège d'une des deux grandes compagnies mon-
diales de paquebots qui accaparent, au profit de l'Allemagne et
au détriment des autres nations, une part chaque jour plus
considérable du trafic maritime. Malgré le proche voisinage de
Hambourg, Brème reste le premier marché allemand des tabacs,
du coton; elle dispute à sa rivale d'autres spécialités. Toutes
proportions gardées entre un groupement de 210000 habitans,
et un autre qui dépasse le million, il m'a paru que Brème ne le
cédait en rien à Hambourg pour l'activité, l'esprit d'entreprise,
la richesse manifestée dans l'extension rapide d'une ville qui
TOME XXX. — 1905. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES,
couvre de quartiers neufs, chaque année, les champs où l'herbe
poussait l'année précédente.
Le cœur de la cité nous reporte aux xv® et xvi® siècles. La
haute statue peinte d'un Roland, gardien des libertés républi-
caines, se dresse en face du Rathaus. Ce gothique hôtel de ville
abrite sous son large pignon des chevaliers de pierre dans leur
harnais de bataille. A l'intérieur, des modèles de navires et des
portraits de sénateurs ornent une grande salle de belles propor-
tions. Une guirlande de figurines, sculptée sur l'escalier tour-
nant qui monte à la tribune, est peut-être le plus délicat joyau
de la Renaissance que j'aie rencontré dans l'Allemagne du Nord.
A l'autre extrémité de la grand'salle, un tableau moderne : le
régiment de Brème à la bataille de Loigny. Nul embarras pour
le visiteur français devant cette toile; de la fierté : Sonis et
Charette sont bons à saluer partout, même chez leurs vain-
queurs. Quelques autres maisons du vieux style allemand sub-
sistent dans le voisinage de la place ; le Kensington voulut na-
guère acquérir la plus remarquable, l'Altbremerhaus : les
Brémois se hâtèrent de la racheter. Ils en ont fait un musée-
restaurant, très apprécié des gourmets. On y dîne dans les
petites chambres de 1618, meublées d'objets rares et anciens;
cabinets particuliers qui doivent toujours communiquer à la
salle principale par une porte ouverte : ainsi l'ordonnent, à
Brème et à Hambourg, les règlemens de ces vertueuses répu-
bliques.
Autour du noyau central où l'on conserve pieusement les
reliques de la vieille Hanse, la nouvelle ville érige ses édifices
fastueux, bourses, maisons de commerce, hôtels, entrepôts mo-
numentaux. Bornée au nord-ouest par le port franc, elle est
enveloppée sur tout le reste de son pourtour par les longs cor-
dons concentriques d'une troisième cité : avenues et boulevards
où s'alignent entre des jardins les demeures des riches négo-
cians. Ils sont légion, si j'en juge par la multiplicité des maisons
toutes neuves entre lesquelles on me fait rouler pendant une
heure. Mon guide me dit : « Ah I une rue nouvelle ! Je ne la
connaissais pas, je n'étais pas venu de ce côté depuis l'an der-
nier. » — Louons ces Brémois de n'aA^oir pas sacrifié ici au goût
du colossal qui sévit dans les autres villes d'Allemagne. Ils se
contentent d'agréables cottages, littéralement hfibillés de man-
teaux de fleurs. Architecture et végétation se ressentent du voi-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 19
sinage de la Hollande. Brème est la ville des fleurs, charmante
dans ces élégans faubourgs, avec les longues perspectives de
balcons d'où pendent des tapisseries multicolores, roses, jas-
mins, géraniums, clématites. Même plaisir des yeux dans le
Biirgerpark : beaucoup de capitales pourraient envier cet im-
mense parc, dessiné avec goût, qui prolonge à perte de vue dans
la campagne ses bois, ses lacs, ses pelouses. Les collectes volon-
taires des habitans en ont seules fait les frais. La cathédrale
reconstruite, la Chambre de commerce, d'autres monumens et
des fondations de tout ordre attestent la libéralité de ces nababs,
autant que le vif attachement des citoyens à leur ville.
Entrons à la Seigneurie de Brème : c'est vraiment le nom
qu'il faut donner à cette cité dans la cité, haute et vaste ruche
de pierre, somnitie d'une tour féodale, où sont concentrés tous
les services du Nordâeutscher Lloyd. On achève de bâtir le pa-
lais de ce puissant seigneur sur l'emplacement des humbles
bureaux où il naquit. Comment passer sous silence l'objet qui
attire entre tous la curiosité du voyageur? Et comment en
parler sans ajouter une réclame supplémentaire à celles que
prodigue la compagnie? L'entente de la publicité est une de
ses forces. Dans la moindre ville d'Allemagne comme dans la
plupart des villes étrangères, à l'endroit le plus fréquenté,
une vitrine luxueuse arrête les regards : elle fait généralement
pendant à la vitrine pareille de la compagnie rivale, la Hamburg-
Amerika Linie. Sur le planisphère qui remplit la devanture, les
lignes multiples du Lloyd s'allongent et se croisent, des navires
y fourmillent, modèles minuscules des gros paquebots. Dans les
hôtels, les brasseries, les théâtres, partout où des hommes
s'assemblent, ses tableaux-réclames fascinent les yeux, appellent
vers la mer.
La flotte de la Compagnie représente une capacité globale
de 677 000 tonnes de registre, réparties pour la plus grosse
part sur les 114 vapeurs en service à la mer et les 13 unités
nouvelles en construction : subsidiairement, sur les 44 vapeurs,
les 181 chalands et chaloupes du service fluvial. Deux voiliers-
écoles sont spécialement affectés à l'éducation des apprentis
officiers ; ils naviguent sur fret dans les mers de l'Australie et
de l'Amérique méridionale. Cette flotte occupe 8 000 employés
de tout ordre ; depuis les capitaines, qui doivent justifier 'd'une
connaissance suffisante de l'anglais et du français, jusqu'aux
20 REVUE DES DEUX MONDES.
cuisiniers, qui vont étudier à Paris, à Berlin et à Londres l'art
de contenter tous les goûts. J'ai passé une matinée dans l'office
central de Brème. C'est un monde. Les services de buanderie et
do lingerie exigent à eux seuls un corps de logis spécial ; des
machines à vapeur et un personnel féminin lavent, damassent,
plient les montagnes de linge en partance pour Bremerhaven.
Dans les sous-sols s'amoncellent les victuailles, conserves, frian-
dises de toute provenance : il y a là de quoi approvisionner
la thalamège et toutes les autres nefs de Pantagruel; de quoi
apaiser la soif de son père, dans ces caves où s'empilent des
pyramides de bouteilles, vins du Rhin qui fraternisent avec nos
crus de France. — « Fraternisent » est une façon de parler.
Ces longues fioles seront proposées et vantées à des milliers
d'Anglais, d'Américains, d'exotiques de tout poil, consomma-
teurs qui ne connaissaient pas les vins allemands ; ils y pren-
dront peut-être goût, des habitudes se créeront : autant de cliens
perdus pour Bordeaux, gagnés par le Rheingau.
Nous surprenons ici la caractéristique essentielle de cette
vaste maison de commerce qu'est l'Allemagne, et l'un des secrets
de sa prospérité. Elle suit le conseil que le vieillard de la fable
donnait à ses enfans :
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble :
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble.
Ce nœud, c'est une liaison concertée de toutes les entre-
prises, une convergence fraternelle de tous les efforts. Maritimes
ou terrestres, ces industries ne se contentent pas d'avancer leurs
propres affaires ; chacune d'elles guette l'occasion de donner un
vigoureux coup de main aux autres industries nationales. Forts
de laide mutuelle qu'ils se prêtent, le marin, le vigneron, le
tisserand, marchent du même pas, l'un remorquant l'autre, à la
conquête économique du monde. Dans tous les rayons de l'im-
mense bazar, même préoccupation constante d'enfler le bilan
commun, le bilan national. — Voici, sur la même côte, deux
grandes compagnies rivales, le Norddeutscher Lloyd et la Ham-
burg-Amerika. Impossible qu'elles ne soient pas piquées par les
aiguillons d'une âpre concurrence ; et je crois bien qu'elles le
sont. Néanmoins, dans un intérêt supérieur, elles ont combiné
leurs opérations. Elles se sont partagé le globe, comme jadis
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 21
Espagnols et Portugais, quand la bulle d'Alexandre VI leur tra-
çait une ligne de démarcation. En principe, la Hambourgeoise
exploite l'Atlantique et le Nouveau Monde ; la Brémoise, les
mers d'Orient et d'Extrême-Orient; mais, à la suite de conces-
sions mutuelles, leurs deux pavillons alternent sur les itiné-
raires du Pacifique et dans le fructueux service de grande vitesse
sur New-York.
Le tour du Lloyd revient cette semaine : un de ses grands
paquebots, le plus grand, le Kaiser Wilhelm //, va partir de
Bremerhaven. Il conduira jusqu'à la haute mer un groupe dïn-
vités : la Direction m'a aimablement prié d'en être. Une heure
et demie de chemin de fer jusqu'à Bremerhaven : morne
paysage, tourbières et lagunes de la Gœste qui vient confluer
avec la Weser. Mais le temps passe vite dans la curieuse Gos-
mopolis où je suis accueilli. Tous les idiomes se croisent entre
les directeurs allemands et leurs hôtes : deux Roumains venus
de Bucharest pour nouer des rapports entre la navigation bré-
moise et les escales de la Mer-Noire ; un Hongrois qui va passer
quelques heures à Londres, assister à un conseil où il représen-
tera les actionnaires internationaux d'une société belge ; un jeune
Américain en route pour son pays, un « roi des chemins de
fer, » comme l'appellent gaîment nos compagnons : il paraît
que ce tout jeune homme figure déjà dans le Gotha des railways.
Ces messieurs jonglent avec la planète, avec les grosses affaires
qui relient ses divers continens. En les écoutant, on croit sentir
d'avance les vents du large, les grands courans mondiaux qu'une
volonté tenace capte et ramène dans cette petite Weser.
Notre train s'arrête au bassin d'où émerge l'énorme masse du
Kaiser Wilhelm II, long de 203 mètres. Amusant tableau : des
centaines de voyageurs, empêtrés dans leurs paquets et leurs
bardes, dégringolent du convoi qui précède le nôtre, s'élancent
aux échelles; la musique du bord fait rage de tous ses cuivres,
là-haut, pendant que ces colonnes de fourmis grimpent à l'assaut
du colosse, s'engouffrent aux divers étages des ponts superposés
Cinq cents passagers de première classe, deux cents de la se-
conde; et le flot des émigrans, parqués à l'avant du haut-pont.
Oiseaux fugitifs de tous les cieux, ces derniers, pauvres gens
qui vont tenter la grande aventure ; des Slaves, pour la plupart,
Bohémiens, Galiciens, Polonais et juifs chassés de Russie par les
événemens; quelques Hongrois. Point d'Allemands, dans les
22 REVUE DES DEUX MONDES.
hordes vagabondes où ils prédominaient naguère. L'Allemagne
industrielle offre aujourd'hui du travail à tous les bras, du pain
à tous ses fils ; l'Allemand n'émigre plus. Fait considérable,
gros de conséquences pour l'ancien monde, pour le nouveau.
Le caractère ethnique du peuple américain, tel que l'avait
constitué le principal apport de l'Europe, sera-t-il modifié doré-
navant par la substitution de l'élément slave à l'élément germa-
nique?
Le léviathan nous reçoit dans ses flancs. Leur ampleur et
leur aménagement font que l'on y perd la sensation de la mer
ambiante. L'élévation du hall, la distribution de ces salons, fu-
moirs, cafés, bars, billards, salles de gymnastique, bureaux de
poste et de télégraphie sans fils, tout donne au passager l'illusion
qu'il habite encore un grand hôtel en terre ferme. Faciliter à
une clientèle de luxe la continuation de ses habitudes, deviner
et satisfaire toutes ses fantaisies, telle est la préoccupation vi-
sible dans les installations de ce palais flottant. Nulle part ne se
manifestent mieux les aptitudes commerciales qui font la for-
tune de la nouvelle Allemagne : ordre méticuleux, initiative
hardie dans les dépenses lucratives, souplesse d'adaptation aux
besoins du consommateur étranger. Je ne citerai qu'un détail,
le plus typique : le Kaiser Wilhelm II offre aux milliardaires
américains dix cabines, — si toutefois ce mot convient encore à
des appartemens complets, chambre avec lit, salon, salle de
bains, — dont le prix de location s'élève à 10 000 francs ou ap-
proche de ce chiffre, suivant les catégories. Les dix cabines sont
toujours retenues d'avance; les titulaires, qui s'embarquent le
plus souvent à Cherbourg, n'hésitent pas à débourser ces sommes
rondelettes pour s'assurer six jours de traversée confortable.
Tandis que nous visitions le paquebot et faisions honneur à
un repas très recommandable, il a démarré, il est sorti lente-
ment du chenal. Au moment de prendre sa course à 22 nœuds,
il nous rend au remorqueur qui nous ramène à Bremerhaven ;
nous et ses autres invités, des officiers de cavalerie que nous
avions vus s'asseoir à une table voisine de la nôtre. On aura
montré un instant à ce public cosmopolite leurs uniformes, leur
belle tenue; autant de gagné pour le prestige national. Sur les
menus, sur les livrets élégans où sont imprimés les noms des
passagers qui garderont ces souvenirs du Kaiser Wilhelm H, un
portrait en couleur du monarque, parrain de ce bâtiment. Les
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 23
principaux navires du Norddeutscher Lloyd et de la Hamburg-
Amerika portent et propagent de même les noms, les por-
traits du père, du grand-père, des fils de Guillaume IL Coup
double : gain commercial et gain politique, inséparés dans la
somme des gains nationaux; « réclame » à longue portée, s'il
est vrai que tous les gros succès de notre temps, ceux qui
donnent la fortune, la puissance, l'influence politique, — j'allais
presque dire la gloire, ou sa contrefaçon, — soient fondés et
maintenus par ce moyen tout physique, vulgaire, mais infail-
lible : l'obsession universelle, perpétuelle, de certaines imagés
sur les rétines et de certains noms sur les tympans.
Redescendus à terre, comme nous parcourons les chantiers,
mon guide s'excuse de me faire marcher un peu vite; il ajoute :
« C'est notre pas habituel : il y a tant de travail, et qui presse!
Voyez nos directeurs, là, devant nous : ils marchent de ce même
pas. D'ailleurs, c'est le pas de l'Empereur. » Ces derniers mots
furent dits sans intention particulière, d'un ton où il n'y avait ni
plaisanterie, ni sous-entendus symboliques; ressouvenir fortuit,
simple constatation d'une analogie. — Pour moi, ils signifièrent
davantage ; et cent fois depuis lors ils me sont revenus à la mé-
moire, comme une formule explicative de tout ce que je voyais.
Oui, ces hommes emboîtent le pas d'un Directeur général, qui
donne le branle à toutes leurs entreprises ; d'instinct, ils règlent
leur allure sur celle de l'entraîneur qui les stimule et les con-
duit.
Celui qui me parle a doté sa ville natale de la source de
richesses que je viens d'examiner. Et ce n'est pas la seule créa-
tion dont elle lui soit redevable. Il en est une dont le président
du Norddeutscher Lloyd est plus fier encore que de sa flotte : la
Bourse des cotons. Idée réalisée, après vingt-cinq ans d'applica-
tion opiniâtre, dans le spacieux édifice où des courtiers de toute
nationalité manipulent, du haut en bas des galeries, les échan-
tillons du textile étudiés et classés dans ces nombreux bureaux.
Ce n'est pas uniquement une Bourse, mais plutôt une institu-
tion semblable à celle qu'on appelle dans nos villes du Midi « la
Condition des soies ; » laboratoire d'essais techniques et chambre
d'arbitrage où les Brémois fixent sans appel, pour tous les mar-
chés d'Europe, la qualité et la valeur des difl"érens types du
coton. Leurs arrêts font loi sur les places de Manchester, du
Havre, d'Anvers, partout où se vend une balle de coton qui
24 REVUE DES DEUX MONDES.
rentre dans les catégories sanctionnées à Brème. On devine ce
qu'il a fallu d'habileté patiente à l'organisateur de cette Bourse
pour monopoliser au profit de ses concitoyens un privilège si
enviable.
L'honorable M. Geo Plate n'en voudra pas à son hôte, si je
lui avoue qu'en étudiant ses créations ma curiosité la plus vive
s'attachait au cerveau de leur créateur. Nous avons longuement
causé, de toutes choses, et en dernier lieu des problèmes sociaux.
Je lui demandais comment il envisageait les difficultés que la
grande industrie rencontre dans les exigences du monde ouvrier.
Ah ! ce n'est point le patron geignant I J'essaie de résumer
fidèlement l'optimisme hardi de ses réponses. Il considère l'ex-
tension indéfinie des salaires comme un phénomène naturel, dési-
rable, justifié par l'avilissement croissant de l'argent et le déve-
loppement de la production. — « L'opposition qu'on établit entre
le capital et le travail, me dit-il, est un non-sens. Elle a existé;
elle ne sera bientôt plus qu'un souvenir historique; car le pre-
mier de ces deux termes emportera une signification tout autre
que celle dont nos esprits ont encore l'habitude. On raisonne
comme s'il s'agissait de deux quantités différentes et égales ; en
réalité, il n'y en a qu'une qui compte, le travail. Le capital ne
sera désormais quelque chose que dans la mesure où il saura se
faire l'un des outils du travail ; il ne vaudra ni plus ni moins que
les autres outils indispensables à ce travail. Voyez la baisse
constante du taux de l'intérêt ; un jour viendra vraisemblable-
ment où il tombera à rien, ou presque rien. Entre des mains
oisives ou malhabiles, le capital ne comptera plus par lui-même,
en tant que force indépendante : nos fils n'y verront qu'un des
élémens nécessaires à l'organisation du travail. » — Je me sou-
viens d'avoir entendu plaider la même thèse; le regretté Henri
Germain, à qui M. Geo Plate me fait souvent penser, la déve-
loppait avec une conviction égale. — Voilà donc, Messieurs les
rentiers, ce que prédisent des voix autorisées : dans un temps
peut-être prochain, le capital paresseux, placé à l'ancienne mode,
avec le minimum de risques, ne nourrira plus son propriétaire;
on n'en offrira qu'an loyer dérisoire ; le capitaliste ne tirera
profit de son instrument qu'à la condition de mettre lui-même
la main au labeur où il l'emploiera. — Et que faites-vous, dira-
t-on, de la puissance de l'argent, ce fait d'évidence qui domine
notre époque? — Il n'y a, il n'y aura de plus en plus réelle puis-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 25
sance que dans l'argent travailleur. L'aatre n'a que le pouvoir
d'un roi fainéant; pouvoir éphémère, tout d'apparat, guetté
par les révolutions qui balayent vite les rois ignorans de leur
métier et oublieux de leurs devoirs.
Je quitte à regret la ville des jolies fleurs et des grands
efforts. J'ai beaucoup appris à Brème; j'y ai reçu des leçons de
choses, j'y ai vu un homme. En disant adieu à la vaillante petite
Weser, je songe aux larges estuaires de nos beaux fleuves, Loire
et Gironde. L'indulgente nature en a fait les débouchés privilé-
giés de l'Europe sur l'Atlantique, les sentinelles avancées qui
devraient accaparer les arrivages du Nouveau Monde. — Tant
d'activité récompensée chez les riverains de ces côtes lointaines,
que la nature traita en marâtre ! Tant de langueur chez les en-
fans gâtés d'un sol qu'elle a comblé ! Pourquoi ? Et sur aui ces
derniers règlent-ils leur pasJimide ?...
Hambourg.
Landes, pinèdes, tourbières, une terre sombre et revêche, à
peine habitée entre Brème et Hambourg. Il semble que toute la
vie de cette terre ait reflué vers l'Elbe et la mer, vers le foyer
dévorant où elle se consume sous un ciel [subitement incendié
par les nappes des feux électriques. On pénètre dans la zone
lumineuse, et des chiff'res effarans étourdissent l'imagination, ils
s'inscrivent dans l'espace, ils expliquent l'étendue de cette zone.
Chifi'res plus éloquens ici que tous les commentaires.
En 1903, d'après \di Statistique officielle de r Empire allemand,
17 928000 tonneaux, entrées et sorties réunies, avaient passé
dans le port de Hambourg : c'est plus que la moitié du mouve-
ment total des ports français, qui s'élevait en 1903, pour l'Océan
et la Méditerranée, à 33 608 000 tonneaux; et presque le mouve-
ment total de nos ports océaniques, 21 millions environ. Ce
chiffre de tonnage représentait un mouvement de marchandises
d'une valeur de 10 milliards; mouvement supérieur à celui du
port de Londres, à peine inférieur au commerce total de la
France avec l'extérieur, qui s'élevait pour 1903 à 11 657 mil-
lions. Si l'on étudie la progression de ce grand trafic, on voit
que Hambourg était un port du deuxième ordre avant 1870.
De 1871 à 1880, il monte au premier rang avec une moyenne
annuelle de 1800 millions de francs; en 1896, ce chiffre est
26 REVUE DES DEUX MONDES.
plus que doublé, 3 800 millions; deux ans après, en 1898, il
s'élève à 6 300 millions; cinq ans encore, et il atteint en 1903
les 10 milliards. Chiffres d'autant plus intéressans qu'ils sont,
dirait un algébriste , les « exposans » du développement écono-
mique de l'Allemagne , les signes qui expriment la puissance
de tous les autres nombres que l'on pourrait placer en re-
gard. Hambourg est enj effet l'emporium où l'Allemagne dé-
verse sa production industrielle et d'où elle tire les objets de
consommation qu'elle ne produit pas : le trafic de ce port donne
donc une mesure exacte de l'augmentation des besoins et des
forces productives à l'intérieur du nouvel empire. Dans le livre
où j'ai pris le calcul de la progression du trafic jusqu'en 1898,
Hatnbourg et r Allemagne contemporaine, M. Paul de Rousiers
montre fort bien quelles sources viennent former le fleuve du
commerce hambourgeois. Je renvoie le lecteur à cet ouvrage
autorisé : mes notes n'y sauraient rien ajouter, elles ne préten-
dent qu'à donner quelques images sensibles d'une vie si pro-
digieusement accrue. Je ne veux pas les surcharger de chiffres :
mais ceux que j'ai reproduits suggéreront à tous les esprits une
observation.
Les victoires commerciales ont suivi de près les victoires
militaires : ces coquins de chiffres, avec la cruauté cynique dont
ils sont coutumiers, en portent un témoignage irréfragable.
Pour Hambourg et pour tout le pays dont ce port exprime l'évo-
lution économique, l'ère de prospérité a commencé peu après la
guerre; la guerre qui accumule les ruines et les misères, s'il
faut en croire les dissertations de rhétorique. Et il faut les en
croire, elles ont raison ; mais d'une raison courte, ignorante
des conséquences du fléau, des réactions salutaires qui rendent
parfois au centuple les biens qu'il a détruits. Seule, la guerre
civile est toujours dissolvante et impitoyablement destructrice :
on le voit assez dans certaines parties de l'Allemagne, qui ont
mis des siècles à se relever de la guerre de Trente Ans. La lutte
heureuse contre l'étranger donne souvent à un peuple ces capi-
taux rares et précieux entre tous : la confiance en soi-même,
l'audace dans les entreprises, la conscience d'une grandeur
nationale à étendre et à perpétuer dans tous les ordres de l'acti-
vité humaine. Que des fruits savoureux puissent naître de cette
tige empoisonnée, la guerre, toute l'histoire en fait foi, depuis
la vieille Rome jusqu'à la nouvelle Allemagne.
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 27
Des collines que l'Elbe contourne sur sa rive droite, le
regard embrasse une vaste étendue d'eaux et de quais en forme
d'éventail : ce sont les divers hàfen, ces nombreux bassins qui
rayonnent en s'éloignant du fleuve et se ramifient sur sa rive
gauche. Tout d'abord le port franc, délimité par une ligne con-
ventionnelle : son havre, ses canaux et ses docks couvrent un
millier d'hectares. Là s'entassent les marchandises étrangères
que Hambourg reçoit et réexporte dans toutes les parties du
monde; en premier lieu les cafés et nos vins de Bordeaux. De
là partent les longues barques, fermées par un toit de volets
que la douane plombe dans l'enceinte du port franc, et dont
chacune contient la charge ordinaire d'un train marchand ; elles
remontent l'Elbe, traversent en libre transit la zone du ZoUve-
rein, vont porter leur cargaison jusqu'aux provinces autrichiennes.
En dehors du port franc, l'échange des apports maritimes et
des apports fluviaux de toute l'Allemagne emplit d'une acti-
vité grandiose les hàfen. Chacun de ces bassins a sa destination
spéciale : certains sont monopolisés par les navires d'une grande
compagnie. La Hamburg Amerika Linie a le sien, insuffisant
pour les paquebots géans qu'elle envoie à New- York : ils appa-
reillent à l'embouchure de l'Elbe, dans l'avant-port de Cuxha-
ven. On sait que l'importance de sa flotte et de ses opérations
assigne à cette société le premier rang parmi les entreprises
rivales. « Mein Feld ist die Welt, — mon champ est le monde, »
— dit orgueilleusement la devise gravée au fronton du palais où
la Compagnie a groupé ses services, sur le Binnen Alster, au
centre de la ville. Devise justifiée par les faits. J'ai donné un
aperçu de l'organisation du Norddeutscher Lloyd ; il faudrait
me répéter et amplifier encore pour décrire celle de \di Hamburg-
Amerika. D'autres compagnies moins puissantes remplissent
pourtant un bassin de leurs navires : telle la maison Wœr-
mann, qui exploite la côte occidentale d'Afrique. Flotte patriar-
cale : chacun de ses bateaux porte le nom d'un des enfans de la
famille Wœrmann. Une erreur assez répandue en France nous
fait croire que ces entreprises ne vivent qu'à l'aide de fortes
subventions du gouvernement impérial. Il n'en est rien. On
remarque au contraire, chez la plupart des armateurs de la
Hanse, une prévention raisonnée contre les obligations gênantes
qu'impose un secours de l'État. — « Les grosses subventions
attachées à un cahier de charges, disent-ils, sont en réalité des
28 REVUE DES DEUX MONDES.
primes à la paresse commerciale : elles ne servent qu'à tuer l'ini-
tiative, à paralyser la liberté d'une industrie qui doit s'accom-
moder à des besoins perpétuellement changeans. »
J'ai visité en détail les bassins : sur cette forêt de mâts, je
cherchais toujours un pavillon tricolore. J'en ai enfin trouvé un :
il flottait sur un vapeur de moyen tonnage, la Séphora Worms, de
Bordeaux. La maison Worms fait à elle seule la majeure partie
du chiffre d'affaires que notre pavillon peut revendiquer dans le
mouvement du port de Hambourg : cent millions. Vous avez
bien lu : cent millions, sur un total de dix milliards, 1 pour 100;
c'est toute la part qu'a su se tailler ici, — grâce à l'entregent
d'un israélite, si j'en juge par le nom du bateau, — la nation
qui fut longtemps la seconde puissance maritime. Je vais voir à
son bord le brave commandant de la Séphora Worms, le capi-
taiter Basroger : type accompli du loup de mer, sauveteur légen-
daire ; on ne compte plus les naufragés qu'il a recueillis, les
vies humaines dont les équipages de toute nationalité lui sont
redevables. Inventeur incorrigible, il occupe ses loisirs à con-
fectionner d'ingénieux modèles d'appareils de sauvetage. Nous
sommes encore bons pour exporter de l'héroïsme et du dévoue-
ment. L'hôte aimable qui m'a procuré le plaisir de cette ren-
contre et d'autres visites intéressantes, notre |Consul général
M. Jules Lefaivre, me permettra d'ajouter que nous exportons
aussi, — j'en ai eu la preuve à Hambourg, — l'intelligence et
l'amour du devoir professionnel.
La ville de terre ferme s'accroît et déborde sur les campagnes
avec la même exubérance que son port. La partie centrale garde
un caractère pittoresque, grâce aux canaux où baignent les
vieilles maisons, grâce aux deux lacs intérieurs, le Binnen Alster
et l'Aussen Alster. Sur les quais du premier s'alignent des hôtels
où rien ne rappelle l'antique auberge allemande : la clientèle
américaine y retrouve le confort et la vie large dont elle a l'ha-
bitude. Le second lac, de beaucoup le plus vaste, est entouré de
parcs et de villas. On respecte ici les arbres : un bois de chênes
séculaires ombrage les maisons, s'avance au cœur de la cité.
La physionomie cosmopolite s'accuse dans le gros faubourg
de Saint-Paul ; c'est l'un des giands carrefours du globe, la
Capoue nocturne dont rêvent les matelots sur toutes les mers.
Chaque soir, quand les navires lâchent leurs équipages. Anglais
et Yankees, nègres et Chinois se ruent dans l'avenue illu-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 29
minées, bordée de « Tivolis, » d' « Eldorados, » de « Variétés; »
ils y coudoient d'honnêtes familles allemandes qui vont entendre
de la musique bien sage. Les matelots cherchent des joies plus
grossières dans le pandémonium où les sollicitent à l'envi
théâtres, cafés-concerts, exhibitions de phénomènes et de figures
de cire, bouges d'un luxe criard et tavernes sordides.
Ce faubourg relie. le territoire de la république à la ville
prussienne d'Altona. Les trois villes soudées par de longues
rues communes, Hambourg, Saint-Paul, Altona, forment aujour-
d'hui une agglomération continue, peuplée par plus d'un mil-
lion d'habitans. Sur les falaises qui dominent l'Elbe au delà
d'Altona, la route court entre d'opulentes maisons de campagne,
renommées pour leurs beaux parcs. J'avise une de ces maisons,
plus simple que les autres ; elle me frappe par sa mine de vieux
logis français, avec ses orangers en caisse alignés devant un
péristyle. Je m'informe : cet air de chez nous lui est resté d'un
locataire qui s'appelait Davout, et qui demeurait ici lorsqu'il
commandait la ville impériale de Hambourg. Des restaurans
achalandés bordent plus loin la route ; de leurs terrasses, on
voit le panorama du port et du fleuve, la fuite des navires à
l'horizon : le promeneur y ingurgite sa bière en regardant passer
au-dessous de lui la fortune de l'Allemagne.
La crue torrentielle de cette fortune a noyé dans Hambourg
presque tous les vestiges du passé. Les fervens de l'art ancien
trouvent quelques consolations au Musée, devant les tableaux
d'un vieux maître hambourgeois, F'ranke, qui portraiturait ses
contemporains dans une suite de scènes bibliques au commen-
cement du XV® siècle. Ces toiles peu connues ont été exhumées
de la résidence grand-ducale de Schwerin; le zèle du conserva-
teur de la Kunsthalle en a négocié l'acquisition. On lui doit la
révélation d'un peintre qui mérite, par la vérité de son réalisme
et l'éclat de son coloris, une des premières places parmi les pré-
curseurs de la grande école allemande. J'ai vu aussi, dans la
galerie d'un riche particulier, des nitrates du Chili transformés
en bons tableaux de l'Italie et des Flandres. Mais le goût de la
beauté pure est ici moins répandu que le souci de l'utile et la
recherche du pompeux. Tous les monumens publics ont été
reconstruits à la mesure de la nouvelle cité ; l'Hôtel de Ville avec
magnificence, dans ce style de la Renaissance allemande qui veut
rester fidèle aux directions des ancêtres, g[ui en altère le carac-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
tère par besoin instinctif d'introduire la pompe, la force, le co-
lossal dans les lignes où ces gens simples ne mettaient que leur
bonne grâce bourgeoise et leurs élégances d'artisans minutieux.
— Colossal ! Impérial ! Ces deux mots reviennent sans cesse aux
lèvres des citoyens du nouvel empire : les ambitions qu'ils
expriment essaient de se traduire dans la physionomie des mo-
numens et des cités. Les dimensions gigantesques des gares et
des hôtels des Postes sont partout un sujet d'étonnement pour
l'étranger. Lorsqu'il en fait la remarque, des philosophes lui
répondent : « Nos père donnaient ces vastes proportions à l'é-
difice où ils s'assemblaient le plus souvent, pour leur plus
grande affaire : cette affaire était de prier, cet édifice était l'église.
Nous élargissons aujourd'hui les édifices où les hommes se réu-
nissent habituellement pour leurs affaires, où nos foules mo-
dernes assiègent les bureaux et les trains : bourses, gares, hôtels
des Postes. Ce changement des pratiques architecturales n'est-il
point conforme au changement de nos mœurs et de nos besoins? »
Rien à objecter. Ily a de fortes raisons pour que la « basilique »
des anciens redevienne chez nous ce qu'elle était chez eux, avant
que le christianisme s'en emparât : une Bourse de commerce ; et
r « ecclesia, » lieu de rencontre pour la communauté, n'est-ce
pas tour à tour la gare, la poste, le théâtre?
Dans ces théâtres spacieux, ces cirques pour concerts mons-
tres, et jusque dans les grandes brasseries, les restaurans des
jardins publics, l'architecte est visiblement hanté par les rémi-
niscences des colisées, des amphithéâtres de la Rome impériale.
Le malheur de cet architecte, c'est qu'on le devine sollicité à la
fois par un double idéal, celui de Rome et celui de Chicago. A
Berlin, les Terrassen am Halensee sont très vaines de la mon-
tagne de gradins où elles peuvent entasser cinq mille consom-
mateurs, entre des pylônes surmontés d'aurochs. On a recueilli
l'héritage de César, c'est chose entenduej: il faut que sa majesté
se retrouve avec ses aigles sur les monumens de pierre et de
bronze qui témoigneront à l'univers la puissance impériale. Mais
une tendance fâcheuse fait parfois confondre l'énormité avec la
majesté. — L'ornementation et le mobilier de quelques maisons
opulentes suggèrent une autre analogie. Les grands officiers, les
fournisseurs de Napoléon V^ affichaient à leur manière une
richesse un peu goulue, venue vite et qui voulait jouir vite ; ces
vainqueurs ne pouvaient se défaire d'une certaine roideur dans
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 31
l'apparat; ils aimaient emplir de gros butin les casernes aux
lignes sévères, mirer leurs uniformes dans les revêtemens de
marbre poli, dans les garnitures métalliques de cuivre et d'or
Ce fut le style empire, massif et somptueux chez les maréchaux à
grosses dotations. Avec d'autres formes, avec les mêmes matières
au service des mêmes préférences, le nouvel empire allemand
cherche le style de sa subite fortune guerrière et commerciale.
On imagine fort bien un David dessinant à Berlin, comme l'autre
à Paris, la mise en scène appropriée aux époques où d'anciennes
modesties veulent impérieusement s'exalter dans un luxe glo-
rieux. Les Allemands, si longtemps soumis aux modes françaises
des derniers siècles, expriment leur désir de réagir contre ces
modes dans une formule qu'ils répètent souvent : « Nous en
avons assez des trois Louis! » Ne sachant comment se libérer
des trois Louis, beaucoup se jettent éperdument dans les témé-
rités du « moderne-style ; » plus répandu ici que chez nous, il
gagne chaque jour du terrain; mais on souhaiterait en faire un
« style impérial. « — Arrangez comme vous le pourrez toutes ces
tendances, un peu incohérentes ; mais accordez, car c'est justice,
qu'il y a toujours, dans leurs inventions les plus discutables, de
la force, du sérieux, un sens pratique.
Nos artistes ne jugent-ils pas avec une sévérité outrée la
statuaire allemande? Sur les effigies de bronze que l'Allemagne
prodigue à ses modernes héros, sur les figures allégoriques où
elle aime à se reconnaître, nous ne retrouvons pas la sveltesse,
le mouvement, les élégances florentines ou françaises auxquelles
nous sommes sensibles. Ces masses d'un airain noir comme la
fonte, taillées par larges plans, ont du moins une gravité re
cueillie dans leur parti pris de rudesse : elles donnent l'im-
pression d'une puissante pesée sur le sol ; déplaisantes parfois,
rarement ridicules. Rien ne caresse le regard, tout sollicite la
pensée dans le monument de la Réforme à Worms, la Germania
du Niederwald, le Bis7narck qui continue à Berlin de tenir en
respect le Reichstag voisin. Les deux personnages accolés au
socle du chancelier, — Atlas portant le globe, Siegfried for-
geant le glaive national, — sont des inventions d'un impérial
artiste, substituées par ordre aux motifs qu'avait choisis le sta-
tuaire. Inventions heureuses ; l'ensemble est d'un bel effet. Les
Hambourgeois vont ériger un Bismarck d'airain sur la haute
colonne déjà prête à le recevoir, au sommet d'un tertre d'où cet
32 REVUE DES DEUX MONDES.
indicateur de la route commandera aux vaisseaux en partance
sur le fleuve. Une statue équestre de Guillaume P'" a été récem-
ment inaugurée devant l'Hôtel de Ville. A Hambourg comme
partout, on a docilement imité les dispositions consacrées à
Berlin pour ces sortes de monumens : le vieil empereur se dresse
au centre d'un exèdre de marbre; sur les parois reyêtues de
métal, des bas-reliefs représentent son couronnement, son entrée
dans la ville qui le commémore.
Oii ne l'ai-je pas rencontré, ce cavalier de bronze qui che-
vauche à travers l'Allemagne, 'toujours coulé dans le même
moule? H occupe la place 'd'honneur dans chaque ville de
quelque importance, à moins qu'il n'y garde l'entrée des ponts
jetés sur les grands fleuves. Ses deux acolytes, Bismarck et
Moltke, voisinent avec lui, leurs médaillons timbrent les arches
de ces ponts. Je retrouve à la Kunsthalle de Hambourg, j'ai vu dans
tous les autres musées la trinité peinte par Lenbach. On s'étonne
qu'il ait suffi d'une vie au maître de Munich pour reproduire à
de si nombreux exemplaires ses modèles officiels. Dès l'entrée,
le visiteur va droit au panneau où l'appellent les portraits fati-
diques, il s'arrête comme hypnotisé par la longue projection
d'histoire qui éclaire les faces volontaires des trois vieillards. —
Eh quoi ! Déjà dans la légende, et avec quel recul, ces con-
temporains que j'ai connus! Je revois Guillaume I", son visage
de vieux gentilhomme correct et placide, à la fenêtre du petit
palais de Berlin où il se montrait volontiers. Je revois le mufle
de dogue et les sourcils broussailleux de Bismarck, au fond du
coupé que l'on croisait en sortant du Kaiserhof sur la Wilhelm-
strasse, et qui allait déposer le chancelier à la porte de son mo-
deste logis. Si haut qu'ils fussent, et si chargés de grandes
choses, ces hommes étaient alors, — hier, — des créatures
comme nous tous, soumises à toutes les misérables chances de
la vie, objets de discussion, d'animadversion pour beaucoup.
Sur ces mêmes pavés où nous marchons encore, nous les vîmes
marcher du pas humilié qu'ont les plus glorieux, quand ce pas
s'alourdit à proximité de la tombe. Et déjà, pour ces jeunes
Allemands attroupés devant leurs statues, Guillaume est déifié,
stellaire au firmament de l'histoire; il s'estompe dans le passé
légendaire, autant qu'un Barberousse et au même plan lointain.
Bismarck et Moltke sont héroïsés dans un Walhalla où l'admi-
ration ne souffre plus que l'on discute ces demi-dieux. Impres-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 33
sion très vive, reçue partout dans la nouvelle Allemagne.
Pour Guillaume P"^ tout au moins, l'agrandissement ra-
pide d'une figure si longtemps effacée ne s'explique pas uni-
quement par les bonheurs de sa vieillesse : des causes an-
ciennes et fortuites y ont collaboré ; elles apparaissent dans le
mausolée de Charlottenbourg où il repose, à côté de l'impéra-
trice Augusta, aux pieds de son père Frédéric-Guillaume III,
de sa mère la reine Louise. Mausolée un peu théâtral, et qui
fait songer à un beau décor final d'opéra; l'arrangement wagné-
rien y avive une émotion créée par des réalités. Les verrières
bleutées de la coupole tamisent une lumière élyséenne sur les
quatre dormans de marbre blanc, drapés dans la manière roman-
tique de Thorwaldsen. Un grand ange funéraire garde le silence
autour de leur sommeil : envoi d'un tsar russe, cet emblème de
Sainte Alliance, protection familiale des Romanof qui continue
de veiller sur les tombes des Hohenzollern. Dans le recueille-
ment de la pénombre, on croit entendre un prélude de harpe, la
symphonie en blanc majeur
Bu marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités.
L'éloquence de ces sarcophages est dans les dates gravées
sous les noms : le fils descend en 1888 du trône, — combien
élargi, — où son père, né en 1770, monta en 1797. Un long
siècle pèse sur cette réunion de famille, avec les douleurs et les
humiliations du début, symbolisées dans la figure de la belle
reine éplorée ; cette reine Louise, leur Marie-Antoinette, autre-
ment et universellement touchante pour eux, grâce féminine de
la patrie malheureuse. Elle retrouve là, après quatre-vingts ans
de séparation, l'enfant qu'elle traînait sur les routes; disparu
longtemps dans l'obscurité d'une vie où il préparait la vengeance,
l'enfant surgit en pleine apothéose auprès de la mère enfin
vengée, il fait remonter son manteau impérial sur la couche de
ses parens. Le Temps, le vénérable magicien si puissant sur nos
imaginations, enchante ce groupe humain. Il y a deux façons
d'asservir le Temps, elles étonnent différemment nos esprits :
soit que l'éclair du génie contraigne ce marcheur régulier à pré-
cipiter sa course sur les pas d'un Napoléon, à rassembler en peu
d'années les événemens d'un siècle ; soit que la durée paradoxale
d'une vie immobilise le destructeur de toute vie au service d'un
TOME XXX. — 1905. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
homme. Ces vicissitudes dramatiques ont fait autant que la
fortune finale pour donner un caractère d'exception au premier
emjpereur allemand; de là vient qu'à peine refroidi, il rejoint
dans les prestiges séculaires Barberousse et Gharlemagno ; lui et
ses paladins, Moltke, Bismarck.
Il y a trente ans, quand on apercevait de loin, dans une petite
ville d'Allemagne, la silhouette d'une statue, on ne risquait
guère de se tromper en disant : C'est quelque savant professeur,
un philosophe, un musicien. Aujourd'hui, c'est l'un des trois
fondateurs de l'unité. A défaut de leurs obsédantes effigies, les
noms des trois nouveaux dieux frappent le regard sur les nou-
velles avenues qu'ils baptisent dans toutes les villes. Chez nous,
par delà les vieilles rues qui portent encore les noms de Napo-
léon et de ses maréchaux, les voies récentes sont dédiées à
Gambetta, à Victor Hugo, à Pasteur ; à l'éloquence, à la poésie,
à la science. Dans le nouvel empire, le sceau visible de la com-
munauté nationale est imprimé sur le pays par un fait histo-
rique et militaire, la fondation de l'unité, par les hommes
d'action qui en furent les artisans. Différence caractéristique
entre les deux peuples qui ont changé d'idéal.
Les portraits du petit-fils de Guillaume P^ accrochent à
chaque pas le regard du promeneur. Aux vitrines des marchands
d'estampes, une grande chromolithographie le représente sous un
suroît de matelot, la main sur la barre d'un gouvernail, avec
cette légende : « Unser Steuermann, — Notre pilote. » Il m'a paru
que l'empereur régnant était populaire à Hambourg. Ce monde
de marins et de commerçans lui sait ^ré du dessein obstiné qui
persiste sous la mobilité d'autres desseins variables : maîtriser
la mer, y développer le commerce. A ce lien de gratitude rai-
sonnée pour l'auguste collaborateur vient s'ajouter une fascina-
tion subie par ceux-là mêmes qu'il contente le moins. Une petite
observation : elle n'est pas spéciale à Hambourg, on peut la faire
dans toute l'Allemagne ; du même geste fréquent et machinal,
le jeune élégant que l'on croise dans la rue, le garçon de café
qui vous sert tirent sur leur moustache, s'efforcent de la relever
en crocs anguleux, de la conformer au modèle popularisé par
l'image. Remarque puérile, dira-t-on; non: ce geste témoigne
d'une hantise habituelle; copier une mode, c'est accepter une
domination. Les républicains de Hambourg sont fiers d'être
dans lempire, fiers de leur empereur, du tapage flatteur que
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 35
déchaînent ses paroles et ses actes, parfois à l'encontre de leurs
aspirations 'intimes. Ils l'aiment voyant, eux qui sont plutôt
ternes. Dans le cerveau compartimenté des Allemands, ce loya-
lisme de fraîche date s'accorde sans peine avec un attachement
jaloux aux traditions républicaines. Leurs Magnificences les
sénateurs de Hambourg prennent au sérieux leur pouvoir, leurs
droits et privilèges, tout ce qui subsiste de leur autonomie; et
on les prend au sérieux. J'ai vécu quelques jours dans une vraie
république, libre et ordonnée, où l'égalité n'est pas' un vain
mot. La justice, l'administration, la police font respecter la loi
commune avec une inflexible équité. Quelles que soient les
opinions ou la fortune d'un délinquant, nulle transaction ne
l'exemptera d'un arrêt judiciaire, de l'amende encourue pour
une contravention de voirie. On me cite des faits qui renverse-
raient toutes les notions d'un provincial Français, habitué à nos
mœurs électorales, résigné ou aspirant aux immunités dont
bénéficient chez nous les gros bonnets du parti triomphant.
Je croyais trouver ici quelque émotion, en un moment où le
désaccord entre l'Allemagne et la France fait si grand bruit. Je
n'en ai surpris aucun indice ; de l'indifférence, et qui n'est pas
simulée. Lorsqu'on parle en France de l'opinion allemande, on
raisonne sur un fantôme insaisissable : en matière de politique
étrangère, s'entend. S'agit-il des querelles intérieures, des inté-
rêts religieux, économiques, sociaux, les partis se prononcent,
les citoyens se montrent ardens, tenaces, prêts à la bataille avec
ou contre le gouvernement. Ils lui abandonnent la conduite des
négociations diplomatiques. En dehors des journalistes qui
obéissent aux nécessités du métier, — et parfois à une inspira-
tion venue des officines berlinoises, — il semble que la grande
majorité des Allemands se désintéresse des affaires extérieures
du pays. La raison de ce désintéressement saute aux yeux. Pen-
dant un quart de siècle, l'Allemagne avait remis le soin de ses
destinées à une Providence infaillible, ou qu'elle croyait telle ;
la nation n'eut pas à regretter d'avoir donné un blanc-seing au
prince de Bismarck. Il a disparu; l'habitude invétérée demeure,
moins confiante assurément, mais encore passive. C'est au suc-
cesseur du tout-puissant chancelier qu'il appartient de gouverner
la barque, sous la direction du souverain « pilote. » Quoi qu'exige
ce dernier, on lui obéira; avec allégresse ou avec résignation,
selon l'occurrence. Il est superflu de dire que dans ce milieu
36 REVUE DES DEUX MONDES.
hanibourgeois, tout occupé d'industrie, de négoce, des grandes
opérations qui font sa richesse, l'état d'esprit général est fon-
cièrement pacifique. Rien ne le contristerait plus qu'une brouille,
un éclat qui romprait ses relations avec la France; nul ne
nourrit ici de mauvais sentimens à notre égard. Et comment
les nourrirait- on, chez des hommes d'affaires, contre ces Fran-
çais lucratifs, bons cliens, piètres concurrens? Néanmoins, si
l'on demandait à ces gens de marcher, le pli de la discipline et
l'aiguillon du patriotisme seraient plus forts que toutes les répu-
gnances ; ils marcheraient avec tristesse, en murmurant, comme
les grognards de l'autre, mais ils marcheraient. Tous, même les
socialistes; leurs chefs l'ont clairement laissé entendre, au con-
grès d'Iéna.
Autre exemple des contradictions où l'Allemagne vit à l'aise.
On sait que Hambourg envoie au Reichstag des représentans
socialistes : M. Bebel est le plus fameux. Manifestation acadé-
mique dune doctrine, article d'exportation à l'usage de l'empire.
La République reste conservatrice et traditionaliste chez elle;
son sénat et ses magistrats ne marquent aucun goût pour les
nouveautés aventureuses. La plupart d'entre eux, à la vérité,
doivent leur élection à un autre mode de suffrage; et encore y
a-t-il 80 représentans de la Burgerschaft, sur 160, élus par le
suffrage universel et direct ; mais on peut conjecturer que l'es-
prit bourgeois de leur administration n'est pas trop antipathique
aux masses ouvrières, qui nomment elles-mêmes des socialistes
bourgeois, puisque ces masses ne tournent pas leurs forces
contre les institutions locales. L'ordre est parfait, dans cet Etat
où affluent de toute part les bras en quête de travail. Depuis
la grande grève de 1896, qui échoua misérablement, les conflits
économiques sont rares sur le port. M. de Rousiers nous explique
comment l'exagération doctrinale des programmes, chez les
Sozialdemocrates, nuit à l'organisation syndicaliste et aux reven-
dications pratiques qu'une politique moins abstraite pourrait
faire triompher. — Je demande si M, Bebel jouit d'une grande
popularité dans la ville qui se pare depuis longtemps de cette
célébrité révolutionnaire : on me répond qu'il est fort peu connu
à Hambourg, qu'il y vient rarement, et que son influence n'irait
pas jusqu'à faire nommer ou remercier un balayeur municipal.
Encore un étonnement pour nous, cette impuissance d'un par-
lementaire en vue, désarmé pour les bons comme pour les
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 37
mauvais offices. Un député qui ne peut promettre des places
que dans la cité future, ce n'est guère plus inquiétant qu'un
prédicateur qui donne des assignations sur le ciel.
Pour se faire une idée des forces actuelles du socialisme alle-
mand, il faut aller voir à Berlin le palais du nouveau Reiclistag.
Dans tous les ordres de la connaissance, nos plus sûrs moyens
d'information sont la vue des lieux, le langage révélateur des
monumens : il y a des vérités qu'une ville, un paysage nous
crient d'emblée. Lorsqu'un journal nous raconte au loin les vic-
toires électorales des Sozialdemocrates et les formidables assauts
qu'ils donnent à la tribune du Parlement, nous sommes tentés
de croire qu'ils emporteront la place à brève échéance. Allez à
Berlin, regardez ce lourd palais du Reichstag, dominé par les- mé-
daillons des trois premiers empereurs, serré dans le cadre de
monumens patriotiques et militaires où il semble qu'une ironie
de l'architecte l'ait emprisonné. Qu'aperçoit-on des fenêtres du
Parlement ? L'épopée : la colonne triomphale, l'Allée de la Vic-
toire, les statues des fondateurs de l'unité, Guillaume, Moltke, et '
le Bismarck tout proche, appuyé sur son Atlas et son Siegfried.
Les tirades échauffées des parlementaires viennent mourir aux
pieds de ces contradicteurs de bronze, elles n'entament pas leur
gloire et leur vigueur toutes neuves. Ceci comprime cela. On me
répondra que nos pères ont vu, à Versailles, un régime royal
balayé par le flot révolutionnaire, dans le sanctuaire même où
chaque pierre proclamait l'ancienneté, la grandeur et les gloires
de ce régime. Mais il était à demi mort : ces superbes témoins
ne témoignaient plus que d'une irrémédiable usure, les âmes
appartenaient tout entières à un jeune idéal. A Berlin, les
trophées et les champions du nouvel empire viennent de surgir
sur la place où ils cernent le Parlement; ils sont encore dans la
fleur d'un prestige tout-puissant sur les imaginations : j'ai dit
plus haut comment il s'accroît et se consolide. Il déclinera sans
doute avec le temps : mais pour ce qui est des jours prochains,
croyons-en cette suggestion des lieux plus communicative de
vérité que toutes les appréciations intéressées des hommes : ceci
comprimera cela ; les socialistes allemands seront jusqu'à nouvel
ordre, sinon apprivoisés, du moins encagés dans l'épopée,
comme le sont dans leurs enclos les fauves de M. Hagenbeck.
Il n'est pas besoin de présenter M. Hagenbeck à ceux de
nos lecteurs qui achètent habituellement des lions ou des tigres ;
38 REVUE DES DEUX MONDES.
mais, ne dût-on pas faire ces emplettes, il faut aller visiter le
« père des fauves, » comme on l'appelle, et son pensionnat. C'est
une des plus intéressantes curiosités de Hambourg, elle complète
le caractère exotique et mondial de ce marché universel. M. Ha-
genbeck a monopolisé le commerce des bêtes féroces et de tous
les animaux exceptionnels. Directeurs de jardins zoologiques,
propriétaires de ménageries, dompteurs des deux hémisphères
viennent se fournir chez lui. Une meute de chasseurs et de trap-
peurs quête dans tous les fourrés du globe, des fleuves de Sibérie
aux forêts équatoriales, pour rapporter au patron les plus rares
spécimens de la création. Sa propriété est située à quelques kilo-
mètres de la ville. On approche, et l'on voit paître dans les
prairies avoisinantes des troupeaux de chameaux, de yacks, de
zébus. On entre, et l'on trouve le nouveau Robinson faisant
société avec ses élèves. Il lutine ses éléphans, il flatte ses lions,
s'amuse à les croiser avec des tigresses, à faire nourrir par l'une
d'elles le tigre et le petit chien qui folâtrent fraternellement
dans la même cage. Il déroule paternellement les interminables
anneaux des pythons de Bornéo, hideux dans leur splendide
cuirasse d'azur, lovés sur un tronc d'arbre dont ils égalent le dia-
mètre. Il a quelques déboires : avant-hier, ses quatre girafes se
sont cassé le col ; « l'animal le plus cher, observe-t-il, et le plus
gauche, qui ne sait plus vivre dans notre monde. » Le rêve du
vieil homme est de refaire le Paradis terrestre, un jardin où les
lions et les panthères de Java fusionneront avec les antilopes
et les gazelles. Des ouvriers sont en train d'aménager les col-
lines artificielles et les fossés de ce jardin; des fossés larges de
sept mètres, l'espace infranchissable pour le bond d'un grand
félin : hélas ! le monde n'est point parfait, les fauves non plus,
et l'on ne pourra offrir aux visiteurs du Paradis terrestre, tenus
à distance, qu'un trompe-l'œil de fraternité.
J'ai vu là des exemplaires singuliers de toutes les faunes.
Mais on les oublie quand M. Hagenbeck vous conduit au cabinet
vitré des deux gorilles du Gabon : sujets uniques en Europe,
et que l'Amérique lui envie. Ils furent allaités par une nour-
rice de Hambourg, — « Une négresse? demandai-je. — Non,
fit avec dédain leur éducateur, — une blanche. » Et ce n'est point
à un nègre, en vérité, que fait songer tout d'abord l'aîné des
gorilles, déjà grand; plutôt à un Bouddha. Il siège sur son divan
de paillCj il laisse errer sur nous un regard méditatif, chargé
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 39
de préhistoire, et d'une lassitude qui aspire au nirvana. Oh ! ce
geste terriblement nôtre, quand il passe la main sur son front,
comme pour chasser la pensée, la pensée qui va naître, faire
soujffrir... Ou pour la rappeler, peut-être? L'aurais-tu possédée
avant nous, vieux cousin, cette sublime tracassière? A-t-elle
construit sous ton large crâne, avant de passer dans les nôtres,
des philosophies , des cosmogonies , des explications de l'uni-
vers? Nous l'as-tu léguée comme un fardeau importun? A quel
degré, à quel moment ? Réponds donc ! — Il ne répond que par
le geste de sa main délicate, vieillotte, par des mouvemens qui
nous mettent au défi de trouver une différence essentielle entre
nous et lui. Nous ne pouvions plus nous arracher à cette visite
de famille; l'attrait mystérieux qui retient Thomme devant
l'énigme des grands anthropoïdes nous immobilisait en face du
jeune ancêtre. Quand nous nous éloignâmes à regret, en nous,
retournant plusieurs fois, il nous suivait de son regard pensif
— oui, pensif : le regard de l'aïeul qui voit des enfans peu sages
partir pour les aventures d'où il est revenu.
Kiel, Lûbeck.
De Hambourg à Kiel, deux heures de chemin de fer : le
chien de garde n'est pas loin de la grasse bergerie qu'il protège.
La nature qui fit de l'Elbe un fleuve si propice aux flottes com-
merciales a réuni ici toutes les conditions souhaitables dans un
refuge des flottes de guerre. On s'en convainc au premier coup
d'œil jeté sur cette rade, longue de quatre kilomètres, parfaite-
ment abritée, bien défendue au goulet, assez vaste pour recueil-
lir de nombreuses escadres et les garer contre l'insulte d'un en-
nemi maître de la haute mer. Depuis quarante ans qu'elle est
prussienne, la petite forteresse 'danoise s'est développée dans la
même proportion que les ports marchands; elle compte aujour-
d'hui 150 000 habitans; elle groupe autour de sa baie l'outillage
de la marine militaire, écoles, arsenaux, chantiers de construc-
tion. Ces arcanes sont invisibles pour l'étranger. Les yachts de
course impériaux frôlent seuls de leurs voiles les eaux de la
rade, morte et déserte le jour où je la visite : tous les navires
sont sortis, jusqu'au dernier, pour aller donner dans les eaux de
la Baltique, sur les côtes danoises et suédoises, une de ces repré-
sentations à grand effet que le « pilote » ne hait point. Vers le
soir, deux croiseurs et un cuirassé reviennent au mouillage :
10 REVUE DES DEUX MONDES.
bateaux très militaires d'aspect, bien tenus, manœuvres avec
aisance.
J'en vois un plus vénérable dans le musée des antiquités du
Schleswig. On a découvert en creusant le port, on a renfloué
une de ces barques étroites et longues qui portaient à travers le
monde les Vikings Scandinaves. Elle conserve encore les bancs
de ses vingt-huit rameurs et quelques-uns de ses agrès. Ces barques
ont conquis l'Angleterre, remonté la Seine, assiégé Paris ; elles
ont rançonné les côtes méditerranéennes, comme l'attestent les
monnaies arabes qui remplissent les vitrines. Ironie du sort ! La
relique des conquérans danois est aujourd'hui prisonnière dans
la province perdue qu'ils n'ont pu défendre.
Le président du canal maritime Kaiser Wilhelm, qui relie
la Baltique à la mer du Nord, veut bien m'y conduire à bord de
son petit bâtiment et m'expliquer les particularités de ce beau
travail. Il serait irréprochable, si des considérations d'économie
mal entendue n'avaient fait préférer un tracé sinueux au tracé en
ligne droite : la nature du terrain permettait d'établir ce dernier
avec un peu plus de dépense. Erreur de calcul qui diminue les
facilités et les sécurités dont la navigation rapide a besoin, sous
un climat de brumes, durant les longs mois d'hiver. Le transit
n'est actif que dans la belle saison ; de 50 à 60 bâtimens par jour,
en moyenne. Ceux qui entrent avec nous viennent de la Baltique,
chargés pour la plupart des bois de Russie et de Suède : ils
franchissent à Holtenau, entrée du canal de Kiel, des écluses
rendues nécessaires par la différence des marées entre les deux
mers ; ils croiseni aux garages les bateaux qui portent les mar-
chandises de Hambourg aux riverains de la Baltique. Après un
parcours de 99 kilomètres, ils sortent par l'écluse de Bruns-
buttel, dans l'estuaire de l'Elbe. Machines, règlemens, services
techniques, tout révèle l'esprit organisateur et l'ordre porifctuel
dont les Allemands sont coutumiers. J'épargne au lecteur les
chiffres et les renseignemens spéciaux qu'il trouvera ailleurs.
Une pensée stratégique a présidé au creusement du canal : on en
saisit sur place la justesse. En quelques heures, l'escadre de Kiel
peut aller couvrir l'Elbe et la Weser, Hambourg et Brème. La
promenade est agréable sur le fleuve artificiel : les hautes arches
des viaducs qui portent les trains l'enjambent avec une hardiesse
pittoresque, des pentes forestières l'encadrent, des restaurans
juchés sur les collines l'égaient. Mais leur animation ne rem-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 4l
place pas, pour les vieux amoureux de l'Egypte, les mirages et
les caravanes du désert, l'ardente poésie des horizons de lumière
qu'ils revoient en traversant ce canal maritime ; et l'inévitable
statue équestre de Guillaume P"", montrant aux navigateurs l'en-
trée de Holtenau, les touche moins que le geste amical de notre
Lesseps, sur la jetée de Port-Saïd d'où il appelle les navires
dans sa trouée ouverte entre les continens.
J'ai pris congé de la Hanse à Lûbeck. République glorieuse
entre toutes, mère et longtemps directrice d'une ligue fondée
par ses marins. Le destin inique n'a pas voulu que l'ancienne
reine de la Baltique fût associée de nos jours à la fortune de ses
grandes filles ; il ne l'a point placée comme elles sur une mer
ouverte au trafic d'un monde agrandi. Lûbeck n'est plus qu'une
de ces maisons de commerce stagnantes, qui continuent honora-
blement des opérations limitées. Sa petite rivière, la Trave,
porte des voiliers et quelques vapeurs de faible tonnage à une
mer relativement stérile. — Tant mieux! s'écrie l'amateur d'art
qui découvre à Lûbeck un joyau intact, patiemment travaillé
par ce vieil orfèvre, le Passé. Au sortir de la colossale et semi-
américaine Hambourg, encore étourdi par la décharge d'acti-
vité exubérante qu'il y a reçue, il Voit d'un œil ravi surgir à
l'horizon cette estampe enluminée de rouge : svelte silhouette
d'une ville monacale, qui profile sur ie pâle ciel du Nord un
faisceau de fines aiguilles, les quilles géminées des clochers
hanséatiques. H passe sous la porte ogivale du xv^ siècle, épaisse
barrière dressée au seuil de cette place forte de l'histoire, pour
l'emprisonner et la défendre contre les assauts du présent.
Comme ce monument, tous les autres l'initient aux procédés
d'une architecture gothique très particulière, adaptée aux maté-
riiiux du pays, briques rouges et noires alternées. L'étrange
Rathaus où se marient le gothique et la Renaissance n'a pas son
pareil en Allemagne pour la fantaisie pittoresque de l'ensemble
et de la décoration. Tout Hôtel de Ville qui se respecte abrite
dans son sous-sol une cave où les citoyens vont boire et faire
de franches lippées ; celle du Rathaus de Lûbeck rappelle la
salle des chevaliers au Mont Saint-Michel. Rien n'a changé là
depuis Charles-Quint : sous les voûtes où les pipes ont enfumé
les images d'Henri le Lion et autres protecteurs impériaux, les
gens de mer continuent de déguster les vins de France qu'ai-
maient leurs ancêtres ; des vins religieusement choisis, apportés
42 REVUE DES DEUX MONDES.
directement du cru bordelais au Rathauskeller. A chaque pas
qu'il fait dans la ville, le visiteur rencontre des maisons respec-
tées par le temps, ornées à l'intérieur de boiseries du plus beau
travail. Dans les églises, il trouve une mine inexplorée d'objets
d'art, tableaux des vieux maîtres de la Haute Allemagne, chefs-
d'œuvre commandés jadis dans les Flandres, comme le dessus
d'autel de Memling dont s'enorgueillit le Dôme. La seule Marien-
kirche occuperait durant plusieurs jours le connaisseur qui
voudrait en inventorier les trésors, peintures du jubé, retables,
sculptures de bois et de marbre, plaques tombales d'un métal
finement buriné.
Je ne tenterai pas une de ces descriptions d'autant plus
fastidieuses qu'elles sont plus sommaires; catalogue de musées
que le lecteur n'a pas vus. Il aime avec raison qu'on lui parle
des œuvres d'art qu'il connaît : c'est le ramener chez des amis ;
il ne se soucie pas de ces présentations rapides où l'on fait défi-
ler devant lui des inconnus. Liibeck mériterait mieux : une mo-
nographie détaillée qui n'a pas été faite chez nous, que je sache,
et où quelque Fromentin révélerait le charme de cette Bruges du
Nord. L'évocation de Bruges peut seule donner une idée appro-
chée de Liibeck : même physionomie conventuelle, — l'Asile
des vieillards vaut les béguinages, — même douceur recueillie,
mêmes richesses artistiques, et du même caractère. Autant que
sa sœur flamande, la recluse hanséatique devrait attirer et rete-
nir les touristes. Je me suis promis d'y revenir; je n'ai pu que
la saluer, au cours de ce voyage qui avait un autre objet : l'exa-
men de l'Allemagne nouvelle, transformée par l'action et la for-
tune, grosse des problèmes d'aujourd'hui et de demain. J'ai
respiré un instant l'ancien parfum de Liibeck, comme le moisson-
neur se penche, en bottelant ses gerbes, sur un bluet épargné par
la faux, blotti sous les grands épis qui cachaient cette fleur
ignorée.
L'Allemagne nouvelle, je l'ai retrouvée à Berlin, ville mé-
connaissable pour ses vieux habitans; changée de figure, avec
la pléthore de ses longues rues neuves qui enclavent le Tiergar-
ien, poussent jusqu'à Charlottenbourg, dévorent la campagne
comme un troupeau en marche, y jettent chaque mois de gros
paquets d'immeubles aussitôt loués; changée d'âme, avec la
vie de plaisir et de dépense qui écume le soir tout le long de la
Friedrichstrasse, dans les restaurans, sur les trottoirs, et y repro-
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 43
duit le noctambulisme peu édifiant de nos boulevards. Je l'ai
retrouvée à Magdebourg, à Leipsig, à Francfort, provinciales
boursouflées à l'instar de la capitale : le trait nouveau de la
physionomie s'accuse surtout dans les palais proéminens des
grandes banques ; ils s'érigent entre les édifices impériaux et mu-
nicipaux, ils disent l'ambition d'une puissance jalouse d'égaler
les anciennes seigneuries : résidence princière, caserne, univer-
sité. Francfort nous semblait jadis emplie par la petite maison
de Gœthe. L'homme qui me la rouvrit promena ses doigts sur
le clavecin de Friederici que le poète mentionne dans ses
Mémoires, et où sa mère jouait l'ariette : sotitario bosco umbroso...
Des notes grêles, chevrotantes, sortirent de la boîte ; elles dé-
tonnaient étrangement sur tout ce que je venais de voir et d'en-
tendre, comme si elles eussent soupiré le vieil air dans une tem-
pête de cuivres wagnériens : voix faible et surannée, voix sacrée
d'une autre Allemagne, âme de revenant dépaysée dans le fracas
utilitaire de la nouvelle.
Au Niederwald, sous la Germania.
Avant de repasser le Rhin, je suis remonté au Niederwald.
La statue de la Germa?iia, je le savais d'ancienne expérience,
est une amère, une utile conseillère. J'ai voulu rassembler
devant elle les impressions que je rapporte. Comme j'atteins le
sommet où elle trône, un orage arrive de par delà les grands
hêtres; des nuées livides coiffent la femme de sombre airain,
l'enveloppent de rafales et d'ondées, vont s'écrouler sous ses
pieds dans le fleuve. Par instans, le ciel redevient d'azur, il sourit
à la main tendue qui lui ofl"re le globe; le soleil libéré jette
une nappe de lumière sur ce paysage qui retrouve sa grâce habi-
tuelle, sur les vignobles, le Rhin sinueux, la plaine mayençaise.
J'ai vu la nation que cette femme représente et protège : na-
tion faite à son image, comme elle sérieuse, solide, prospère. La
trempe de son arme de défense, — ou d'attaque, — donne raison
au refrain patriotique gravé sur ce socle : « Ferme et fidèle veille
la garde au Rhin. » Ces jours derniers, dans le Taunus, des
fractions d'un régiment d'infanterie manœuvraient. Je les exami-
nais aux réunions du soir, où le soldat chante, aux rassemble-
mens du matin, où il travaille. La qualité de ce soldat n'est pas
diminuée ; il est toujours dans la main du chef, en bonnes con-
ditions physiques et morales, si l'on en juge par sa gaîté du soir;
44 REVUE DES DEUX MONDES.
la précision et la rapidité mécaniques de ses mouvemens, même
au retour d'une longue marche, continuent la tradition des vété-
rans prussiens que nous avons connus. Faut-il en dire autant du
corps d'officiers? L'affirmation serait ici plus téméraire. Je me
défie des romans-pamphlets qui font de ce corps un tableau si
noir; mais qu'il y ait du relâchement par suite de l'aisance gé-
nérale et des tentations qu'elle offre, c'est fort vraisemblable.
La prospérité matérielle, — je me place pour un instant dans
la convention de notre époque, qui met là le souverain bien, —
est indéniable; tout ce que j'ai vu et rapporté la traduit aux
yeux. Des régions pauvres sont devenues florissantes; dans les
ports de mer, dans les grands centres industriels, des sources
de richesse ont abondamment jailli; elles augmentent chaque
jour par le progrès de l'industrie, du commerce, de la navi-
gation, du travail sous toutes ses formes. Il se peut que des
crises économiques éclatent, entravent temporairement cet essor;
mais la fortune allemande est encore dans la période ascension-
nelle, j'en ai eu le sentiment très vif.
Quelques esprits craintifs croient cette fortune menacée, avec
tout l'organisme qui la produit, par un assaut prochain du so-
cialisme. J'ai dit comment et pourquoi l'assaillant paraissait
contenu dans la mesure où il peut être bienfaisant. Le ciel nous
garde d'un tyran assez fort pour extirper le socialisme ! Il est le
ferment qui soulève la pâte lourde des intérêts. Ses apôtres,
même exagérés, remplacent tant bien que mal les prédicateurs
chrétiens que l'on n'écoute plus guère; ils forcent les gouver-
nemens et les classes engourdies dans le bien-être à compter
avec un idéal de justice , d'humanité, de pitié. Je crois qu'un
brusque triomphe de leurs troupes et de leurs chimères fepait
le monde très malheureux; leur disparition le laisserait égoïste
et détestable. Tout homme impartial souhaitera un juste équi-
libre entre la compression de leurs mouvemens désosdonnés et
l'infiltration de leur idéal dans les lois, dans les rapports so-
ciaux. Il semble que cet équilibre soit à peu près satisfaisant en
Allemagne.
Les causes efficientes de la prospérité allemande sont aussi
évidentes que son existence. Ce peuple en est redevable pour une
part à certaines qualités très prononcées chez lui, application
patiente, habitudes d'ordre, de méthode, de discipline, vue
réaliste du but à atteindre et des voies qui mènent à ce but. Les
LA NOUVELLE ALLEMAGNE. 45
deux grands secrets de sa réussite, répétons-le, sont la conver-
gence des efforts et leur subordination docile à une pensée
directrice. — Cest le pas de l'E7npereur,..l\ règle toute la marche
en avant. Les jugemens diffèrent à Tinfîni sur la psychologie
intéressante d'un souverain qui se les rend favorables par sa sé-
duction personnelle, quand il ne les aigrit point par la mobilité
d'un esprit impétueux, laborieux, Imaginatif, très ouvert au
demeurant, et dont nous ne savons pas encore s'il sera redou-
table par l'action d'une volonté soutenue, ou au contraire, —
danger pire, — par l'absence de cette volonté régulatrice. Ses
sujets se perdent en conjectures à cet égard; beaucoup le cri-
tiquent; mais tous le suivent. En tant que chef de la grande
maison de commerce, il a justifié jusqu'à ce jour leur obéis-
sance et l'espoir qu'ils placent en lui.
Redisons enfin que la cause originelle de ces victoires paci-
fiques est d'abord et surtout dans les victoires militaires, dans la
conscience que ce peuple y a prise de ses forces, dans l'élan de
confiance et d'orgueil national qui a métamorphosé depuis qua-
rante ans l'esprit allemand, jadis hésitant et timide dans l'action.
Une fois de plus la guerre, ouvrière de mort immédiate, a été
créatrice de vie future ; la roue de fer a engrené les roues d'or,
de diamant. Partout où progresse l'Allemagne, sur terre et sur
mer, cette vérité est écrite en caractères éblouissans. J'entends les
bêlemens des « pacifistes. » Pas plus qu'eux je ne souhaite un
mal qu'il faut être toujours prêt à subir pour qu'il ne nous
emporte pas à l'improviste ; mais, n'ayant point leur superbe
intellectuelle, je m'incline devant le mystère de contradiction
que renferme ce mot horrible et sublime : la guerre.
L'orage s'est dissipé ; le cou-chant empourpre de clartés glo-
rieuses cette molle et riante vallée du Rheingau. Je la regarde
avec admiration. Je pense avec estime aux braves gens qui l'ha-
bitent, à ceux que j'ai rencontrés plus loin sur ma route, aux
hôtes qui m'ont accueilli avec sympathie et dont j'ai serré cor-
dialement les mains. Je ne comprends pas la haine rogue, d'au-
tant plus intransigeante qu'elle est résolue à ne jamais se satis-
faire. Je ne crois pas que la haine soit indispensable pour
préserver le cœur d'un impossible oubli. J'en reste à la mode de
nos pères, aux relations courtoises, et même amicales, avec les
adversaires de la veille ; on savait qu'on aurait peut-être l'honneur
de les retrouver sous les armes le lendemain, et cela n'empêchait
46
REVUE DES DEUX MONDES,
pas entre temps de fraterniser aux avant-postes. J'ai constaté
sans envie ni déplaisir la richesse qui dilate la nouvelle Alle-
magne ; et je prie les Allemands de ne pas voir un calcul ma-
chiav^élique dans la simple vue d'historien que je soumets, en
terminant, à ceux de mes compatriotes qui me liront.
Cette richesse commence à produire ses effets inéluctables;
des doléances instructives me l'ont appris. La génération des con-
structeurs s'effraie d'entendre dans l'édifice certains craquemens
de mauvais augure : paresse des enfans comblés par le labeur
paternel, dissolution des mœurs déjà sensible à Berlin, relâche-
ment de l'ancienne discipline dans les âmes. Il faudra sans doute
beaucoup de temps pour qu'un organisme aussi vigoureux soit
infecté par le mal dont meurent à la longue tous les peuples qui
ont trop réussi. Mais à mesure que ce mal étendra ses ravages,
on verra s'énerver la force qui eut raison de notre faiblesse au
siècle dernier.
Quelle était cette force? J'en demandais le secret à la Ger-
mania, il y a vingt ans. Qu'il me soit permis de reproduire ici
des lignes écrites à cette époque : ce serait un vain souci de
chercher d'autres termes pour exprimer une pensée qui n'a pas
varié. — « La force qui nous avait domptés, ce n'était pas la
ceinture des bouches d'acier et le poids des régimens : c'était
l'âme supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans la foi
divine et nationale, fermement persuadée que, derrière ses
canons, son Dieu marchait pour elle près de son vieux roi; l'âme
résignée et obstinée vers un seul but, qui depuis trois généra-
tions, depuis léna, l'avait lentement et patiemment préparé, le
mets délicieux qui ne se mange que froid (1). » — Puisse la ri-
chesse de l'Allemagne centupler, fût-ce aux dépens de la nôtre,
si l'invincible force morale qu'elle minera fatalement doit passer
à ce prix du côté oii elle fit défaut. Quand les historiens de
l'avenir raconteront les événemens que le cours des choses
ramène aux heures marquées par le destin, puissent ces histo-
riens expliquer une interversion des rôles en rendant à une
France nouvelle l'hommage que je rendais il y a vingt ans à
l'ancienne Allemagne.
EuGÈNE-MeLCHIOR DE VOGÏJÉ.
(1) Regard* historiques et littéraires. — Au pays du Rhin, 1886.
LA FIN D'UNE IDYLLE
I
« Caserio ! Ravachol ! »
Les deux pies qui répondaient à ces noms d'anarchistes
s'élancèrent d'un arbre voisin et vinrent s'abattre aux pieds de
leur maîtresse. Nous prenions le thé sous les draperies flottantes
d'un dais de vigne vierge, assis en haut de cette espèce de vé-
randa dont les marches de bois donnent accès à une maison de
campagne petite-russienne, maison typique, basse et longue,
que couvre un toit de tôle peint en vert, sans autre luxe d'ail-
leurs que celui des plantes grimpantes qui l'enveloppent de ver-
dure mobile et diaprée. Les étables, les bâtimens de ferme envi-
ronnans ont plus d'importance qu'elle-même; tout cela est en
harmonie avec les grandes lignes planes de la steppe où le
village, ses chaumières lavées à la chaux accroupies autour de
l'habitation prétendue seigneuriale, tient moins de place que
n'en pourrait tenir, sur l'infini de la mer, une mince flottille de
petits bateaux.
Depuis huit jours, je me retrempais dans la paix vivifianie
et profonde que dégagent ces étendues immenses et je jouissais
en même temps, amusé, touché, impatient selon le cas, des
bizarreries souvent aimables de mon hôtesse Sophie Paulowna.
Je l'avais connue à Paris où on l'appelait de son nom de
famille, M^^^ Belsky, et alors je ne voyais guère en elle qu'un
esprit chimérique logé dans une enveloppe des plus mal
habillées. Mais, ramenée en pleine nature sauvage, cette person-
nalité originale était à sa place.
— Ravachol I Caserio! Regardez-moi ces pillards !
48 REVUE DES DEUX MONDES.
Ayant fait gloutonnemeni disparaître un régal de fromage,
les deux pies attaquaient maintenant les gâteaux dispersés
autour du samovar dont les lianes de cuivre accrochaient les
derniers rayons du soleil.
— Non, ces gâteaux ne vous appartiennent pas, reprit-elle,
en écartant les deux effrontées d'un geste de son éventail. Ils
seront pour Lorinka.
A l'appel de son nom, Lorinka, un loriot familier au plu-
mage vert glacé d'or, sortit, l'aile étincelante, de l'épaisseur du
feuillage et vint picorer les miettes qu'on lui offrait. En sa qua-
lité de vieille fille, Sophie Paulowna idolâtrait les bêtes, et toutes
participaient plus ou moins aux friandises qui accompagnent le
thé. Il y avait là, couché à nos pieds, Roland, un superbe chien
de berger de la Beauce amené si loin à grands frais et dont les
yeux tristes semblaient avoir conscience de l'exil. A ceux qui
l'appelaient Rolinka, il refusait de répondre, joyeusement ému
au contraire par l'accent d'une voix française. Auprès de lui
Milocha, sa noire épouse, sortie d'une lignée féroce de chiens
du Kurdistan, témoignait une fois de plus des oppositions de
mœurs et de tempérament qui peuvent exister dans ce qu'on est
convenu d'appeler un bon ménage. Celle-là n'avait jamais rêvé
de moutons; encore moins se fût-elle chargée de la garde d'un
troupeau; sa férocité native la portait à défendre contre toute
incursion le bien de ses maîtres ; elle mettait à leur service des
crocs terribles prompts à déchirer. Trois ou quatre métis issus
de cette alliance franco-russe, rôdaient agressifs et mal élevés
autour de leurs parens, pêle-mêle avec une tribu de chats qui
ne montraient d'eux aucune crainte. La mère de cette trop nom-
breuse famille, Cocogna, était la favorite de la dame de céans qui
faisait volontiers d'elle un panégyrique invraisemblable. Cette
chatte, à l'en croire, était une chatte altruiste; elle poussait au
suprême degré l'oubli d'elle-même, l'esprit de sacrifice; jamais
elle ne touchait à la pâtée commune, avant de s'être assurée que
chacun des autres eût sa part; elle avait même servi de nourrice
à un jeune chien abandonné. Peut-être y avait-il une part d'illu-
sion dans les récits de la bonne dame, optimiste de nature et par
système, mais il est vrai qu'en observant de près la vie des
animaux ou plutôt en se mêlant intimement à cette vie on
découvre chez eux des particularités surprenantes. L'extrême
laideur de Cocogna était celle de tous les chats de ces parages :
LA FIN d'une idylle. 49
museau pointu, corps efflanqué, vastes oreilles en forme de
cornet qui leur prête une physionomie comique et sauvage à la
fois; elle avait en outre le poil terne et rude, les paupières mala-
divement bordées de rouge; mais Sophie Paulowna m'apprit à
lire dans les vertes profondeurs de ces pauvres yeux, qui sem-
blaient avoir pleuré, la bonté d'une petite âme prisonnière que
n'eût pas désavouée le Bouddha. Sans être pour cela d'égal mérite,
chiens, chats et oiseaux vivaient à Bouzowa en parfaite intelli-
gence. Le large visage charnu de Sophie Paulowna, qui s'affine
à la clarté du plus délicieux sourire, un sourire de vingt ans,
ce laid et bon visage, infiniment aimable, rayonnait d'aise lors-
qu'elle disait : — La loi de la lutte pour l'existence est ici trans-
formée en loi d'harmonie ; mes animaux donnent l'exemple à la
génération humaine. Les espèces les plus ennemies couchent
ensemble dans la même cabane; poules et poulets se promènent
sur les chiens et les chats entrelacés; vraiment c'est l'âge d'or.
Caserio et Ravachol démentaient bien un peu cette assertion,
l'un ayant perdu sa queue et l'autre un œil à la bataille, ce qui
leur prêtait mine de gueux et de bandits; mais ils étaient cer-
tainement l'exception. Les chiens en revanche ne manquaient
jamais de donner un coup de langue amical aux jeunes chattes
Coronka et Knopka, lorsqu'elles passaient à leur portée. Parfois
même on était eff'rayé de voir les pauvrettes disparaître à demi
sans se défendre dans quelque énorme gueule. Elles en étaient
quittes pour réparer en sortant de là le désordre de leur toilette
avec ce soin méticuleux qui rend les chattes de tous pays si sem-
blables à des femmes, ce soin coquet que pour sa part avait tou-
jours dû ignorer Sophie Paulowna, dont les points caractéris-
tiques étaient l'absence de corset et la coifl"ure tout de travers.
Un petft domestique en chemise rose, le corps plié par de
grands saints, apporta sur un plat quelque chose de sanglant.
Son visage mongol semblait animé d'un rire perpétuel et silen-
cieux, les sourcils noirs se relevant d'un air de malice bien au-
dessus des yeux en virgule. Il eût mérité de figurer à titre chinois
dans la ménagerie; c'était cependant un enfant du village. Il
avait pour mission spéciale de hacher menu le cœur de bœuf,
mets favori d'un très petit personnage qui jusque-là s'était occupé
activement devant nous à fouiller îe gazon d'un bec affilé plus
long que lui pour y saisir des vers et des insectes. Ce jeune ser-
viteur n'eut qu'à moduler un nom mélodieux : Oudoudou; le
TOUE XXX. — 1905. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
même cri de tristesse et de douceur lui répondit et, déployant
sa crête superbe, la huppe vint délicatement goûter au hachis
cru dont Lorinka plus glouton eut sa large part et dont les pies
anarchistes firent en sorte de dérober les meilleurs morceaux.
Puis Sophie Paulowna s'amusa longuement à nourrir de fines
tranches de pastèque, qu'elle lui tendait du bout des doigts,
Douchinka, un hérisson en bas âge dérobé au nid maternel sous
la haie du jardin. Ses piquans étaient encore doux comme de
la soie, sa petite figure porcine s'allongeait avec confiance vers
la pastèque, il avait une façon de se soulever sur les pattes de
derrière qui annonçait au gré de sa maîtresse des dispositions
chorégraphiques. Comme il exécutait innocemment ses exercices
au milieu de la table où chantait le samovar, je ne laissais pas de
craindre pour lui une attaque subite de Knopka ou de Goronka
qui suivaient ses ébats la paupière mi-close ; mais elles songeaient
plutôt à dormir, gorgées de laitage et blotties ensemble dans
l'ample giron de leur maîtresse. A celle-ci l'une des deux chattes
était tendrement attachée, la suivant dans ses promenades, dor-
mant à sa porte comme un chien fidèle; l'autre était jalouse et
méchante, mais la faveur de Sophie Paulowna pleuvait également
sur le juste et sur l'injuste. La pauvre Knopka n'était-elle pas
suffisamment punie par la noirceur de son âme envieuse qui cer-
tainement devait la faire souffrir? Tous nos défauts ne sont en
somme que des maladies qu'il faut plaindre.
Elle raisonnait de même à l'égard de ses serviteurs et des
paysans qui ne manquaient pas d'en abuser. Paresseux, men-
teurs, ivrognes, beaucoup d'entre eux étaient capables en outre
de quelques larcins.
— Est-ce bien leur faute? disait-elle, en soupirant. Le ser-
vage a laissé des traces. Le maître est responsable des vices de
l'esclave.
Sophie Paulowna est la plus douce, la plus idéaliste des ré-
volutionnaires, éprise de paix et d'égalité avant tout, possédée
d'un rêve de félicité pastorale dont la réalisation rendrait un
jour envieux de sa chère Russie l'Occident perdu par de fausses
ambitions. Son tolstoïsme limité consiste à estimer l'état d'âme
des paysans comme le meilleur qui existe, à souhaiter que nous
y soyons tous réduits. Elle ne va pas cependant jusqu'à vouloir
brûler les livres; elle subvient même sur ses terres aux frais d'une
petite école, ne se piquant pas de logique excessive. Dans le
LA FIN d'uKE idylle. 51
même quart d'heure elle se montre communiste à outrance,
sujette loyale de l'empereur et aristocrate jusqu'au bout des
ongles. Cette apparente versatilité prouve la souplesse d'un esprit
prompt à considérer presque à la fois les plus graves questions
sous toutes leurs faces. Trois portraits ornent sa chambre :
Tolstoï, en blouse et pieds nus, entre l'autocrate doat elle parle
comme d'un demi-dieu, le tsar Nicolas l*'", et le libérateur des
paysans, Alexandre IL
Je le répète, ces inconséquences rendent Sophie Paulowna
extrêmement agréable quand elles ne deviennent pas irritantes
à l'excès; cela dépend de l'humeur où vous êtes vous-même ; or,
je n'avais pas cessé d'être de bonne humeur depuis mon arrivée
à Bouzowa.
Douchinka ayant fini de grignoter sa dernière tranche de pas-
tèque^ la pensée de W^" Belsky se détourna enfin de la ména-
gerie intime qui depuis une grande heure l'absorbait unique-
ment. Elle interrogea sa montre :
— Décidément Gisèle est en retard. Elle avait promis de ren-
trer pour le thé.
— Le plaisir de la promenade lui aura fait oublier l'heure,
dis -je avec une certaine indifférence.
— Oui, elle a la passion du cheval; j'étais ainsi à son âge.
Hélas ! — M}^" Belsky poussa un profond soupir qui s'adressait à
sa jeunesse envolée, à l'embonpoint envahissant autant qu'au
sort de Gisèle. — Elle a si peu de plaisirs en ce monde, la
pauvre enfant !
— M^^* Walther me paraît cependant parfaitement heureuse
auprès de vous, un peu gâtée même...
— Gâtée?... Oh! rien ne la gâterait; une âme adorable...
Oui, je fais ce que je puis. Il est si doux de réparer, quand l'oc-
casion s'en présente, les injustices du sort !
Et de sa main potelée, mon amie caressait la fourrure ron-
ronnante de Knopka.
— Mais le passé, le douloureux passé l'oppresse toujours.
— Vraiment? Je l'aurais crue très gaie.
— Ah ! c'est que vous ne l'avez jamais vue à l'heure du dé-
couragement et des larmes... Pauvre ange !
— En tout cas il y a lieu de féliciter cet ange de vous avoir
rencontrée sur son chemin. Au fait, comment est-ce arrivé?
— Le plus naturellement du monde. J'étais à Nice l'hiver
52 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier. Une ophtalmie me mit tout à coup hors d'état de m'occu-
per. Dans l'hôtel où je me trouvais on me proposa une lectrice.
L'hôte chez qui elle avait pris pension la recommandait avec
chaleur car, abandonnée par un mari indigne, elle était fort
pauvre et lui devait de l'argent; il n'eût pas été fâché de ren-
trer dans ses fonds.
— Vous avez dit un mari... M"® Walther est mariée?
— Oui, elle l'a été, mais si peu... C'est une vieille histoire.
L'annulation de ce lien odieux lui a permis de reprendre non
seulement son nom de jeune fille, mais le titre virginal auquel,
paraît-il, elle a les droits les plus authentiques.
— C'est elle qui vous l'affirme ?
L'exquise créature reprit, sans s'apercevoir du sourire que je
n'avais pu réprimer :
— Puisque son secret m'est échappé il restera entre nous,
n'est-ce pas ? Tout ce que je voulais dire c'est que cette infor-
tunée, seule au monde, dans la situation la plus délicate, exposée
par son charme même à mille dangers, m'intéressa éperdu-
ment à première vue. Je l'engageai pour venir chaque jour me
faire la lecture, mais le plus souvent nous causions. Sur tous
les sujets nous nous trouvions d'accord... Jamais je ne l'entendis
se plaindre de rien ni de personne, mais je devinais un cœur
brisé... Ah ! mon ami, combien les hommes sont abominables !...
Elle m'entourait d'attentions, elle lisait à ravir, les billets
qu'elle écrivait pour moi étaient de petits chefs-d'œuvre ; instruite,
gracieuse, amusante, elle était tout cela. Et moi qui avais re-
noncé par dégoût de leur médiocrité aux demoiselles de com-
pagnie, je lui proposai de me suivre, — je le lui proposai
avec crainte, car il me semblait impossible qu'elle consentît à
s'exiler dans ce pays perdu... Tout de suite elle fondit en
larmes. « Ai-je bien compris? vous m'emmèneriez pour quel-
ques semaines, quelques mois peut-être ! Je n'osais pas vous
le demander !» — Et nous nous embrassâmes. L'accord était
conclu.
Je hasardai, tandis qu'elle passait rapidement sur ses pau-
pières humides un mouchoir roulé en boule pour servir de jouet
aux deux chattes :
— Vous la connaissiez bien peu, en somme?...
— Je la connaissais peu !... Dans une âme de cristal il est
facile de plonger jusqu'aux dernières profondeurs.
LA FIN d'une idylle. 53
— Soit ! vous n'aviez eu sur elle pourtant aucun renseigne-
ment précis ?
— Ne croirait-on pas que vous parlez d'une subalterne quel-
conque? M'^^ Walther est une personne parfaitement bien
élevée dont le mérite s'impose. Tout ce qu'on eût pu me dire en
sa faveur serait resté au-dessous du vrai. Tant de qualités
brillantes et solides !... Ici j'avais grand'peine à être convena-
blement servie. Eh bien, elle dirige la maison de telle sorte que
je n'ai plus de ce côté aucun souci. Ma femme de chambre Nadia,
une petite sauvage que je n'avais jamais pu habituer seulement
à porter des souliers, a maintenant une tenue des plus correctes;
tout ce que lui enseigne M'^* Walther, cette fille l'apprend en un
clin d'œil.
— Je ne suppose pourtant pas qu'en quelques mois votre
merveille, si merveille qu'elle puisse être, ait appris à parler le
petit-russien ?
— Oh ! elle en a déjà attrapé l'essentiel, un mot par-ci par-
là; et le magnétisme de sa volonté, l'éloquence de son geste se
font obéir.
— J'aurais très grand'peur de cette maîtresse femme !
— Bon, je vous entends ! vous êtes tous les mêmes vous autres
Français ! Vous n'admettez pas qu'une personne séduisante puisse
être vertueuse. Eh bien ! après?... Il n'y a pas de ménage à trou-
bler ici, pas de fils à enjôler. Je suis célibataire, grâce à Dieu.
Knopka et Coronka ayant daigné comme à regret descendre
du trône que leur offraient ses genoux :
— Allons voir rentrer le bétail, dit-elle, c'est l'heure.
Auparavant elle installa soigneusement Oudoudou dans sa
cage et Douchinka dans un petit panier bien clos où il passait
la nuit. Les pies s'étaient envolées vers d'autres rapines ; les
chiens, aboyant et bondissant, s'apprêtaient à nous suivre. Nous
gagnâmes la haie basse qui sépare le verger de la steppe. De
longs cris d'appel plaintifs et monotones s'y faisaient entendre,
éloignés d'abord, se rapprochant toujours, puis des meuglemens,
des hennissemens, des bêlemens s'y mêlèrent dans le grand
calme qui suit le coucher du soleil. Une longue procession de
chevaux, de bœufs, de vaches et de moutons noirs foulait len-
tement le sol velouté comme un épais tapis. Elle se dirigeait
vers le village. Je m'extasiai sur cette pastorale, digne des temps
primitifs de l'Ukraine. M'^^Belsky approuvait mon enthousiasme,
54
REVUE DES DEUX MONDES.
ne croyant pour sa part qu'à la Russie agricole avec toutes les
anciennes institutions émanées, disait-elle, de l'âme même du
peuple. Il fallait favoriser le travail en commun, y compris les
petites industries domestiques qui, exercées l'hiver, permettent
à un village de fabriquer ce dont il a besoin, de ne rien devoir
qu'à lui-même ; l'exode vers les grandes villes devait être em-
pêché à tout prix. Qu'est-ce qui en est cause? L'impossibilité
pour le paysan de vivre du produit de la parcelle de terre qui
lui revient ; elle était insuffisante déjà avant que la population
ne se fût augmentée du double. C'est la misère qui disperse ces
affamés, qui chasse les hommes vers les usines nouvellement
créées et leur fait abandonner la terre.
Pleine de cette idée, Sophie Paulowna payait si bien ses
Journaliers et avait organisé au profit de ses fermiers un sys-
tème si désavantageux pour elle-même qu'elle en était venue à.
être certainement une des personnes les plus gênées en leurs
finances de tout Bouzowa. Ceux qui ne connaissent de la Russie
que les grandes villes, ne savent pas quels sacrifices a souvent
accomplis la noblesse de province pour atteindre des résultats
que les économistes avancés d'aujourd'hui traitent de chimé-
riques.
Très faiblement au courant de ces questions, je l'écoutais sans
discuter faire l'éloge du mir et des artèles autonomes sur les-
quels se fonde son système vieilli de régénération et de progrès.
Le bétail défilait toujours ; on ne voyait que lui sur la vaste
étendue herbeuse rompue seulement par le petit bois qui donne
son nom à la propriété.
— Elle ne rentre pas ! dit en s'interrompant Sophie Pau-
lowna dont le regard n'avait cessé d'interroger l'horizon.
— Seriez-vous inquiète?
— Oh ! non. Elle est avec Fédia. Et, même seule, elle serait
capable de venir à bout d'un cheval plus vif encore que ne l'est
Dourak. Je m'étonne seulement... mais regardez donc là-bas...
Oui... Enfin, c'est elle, la voilà!
Les moindres objets sont de loin visibles sur cet océan de la
steppe que rident à peine des vagues mollement soulevées. Je
voyais en effet s'avancer sans hâte deux chevaux côte à côte. Peu
à peu les figures qui les montaient apparurent plus distinctes;
en même temps l'un des chevaux, ralentissant son allure, se
détacha de l'autre et se mit à le suivre.
LA FIN DUNE IDYLLE. 55
A mesure qu'ils se rapprochaient la distance entre eux deve-
nait respectueuse. Un temps de galop et je reconnus l'amazone
grise, le petit canotier de paille blanche.
Je demandai qui était Fédia.
— Mais vous savez bien, Féodor, le rouage indispensable de
ma maison, mon factotum, un très bon sujet que j'ai élevé et
que je charge de toutes les besognes de confiance.
— J'y suis... Quel superbe garçon!
— Il n'est pas mal, en effet... un type de Grand-Russe qui
tranche sur les physionomies brunes de nos Petits-Russiens. Mes
parens avaient amené jadis d'un de leurs biens du Nord l'aïeule
de Fédia depuis longtemps au service de la famille; elle a fait
souche de blonds dans le pays.
L'homme mit pied à terre ; robuste et dégagé sous la mince
chemise rouge qui retombait par-dessus les chausses rentrées
dans de hautes bottes. Sous son bonnet frisaient des cheveux
couleur d'amadou, moins dorés que la barbe, une barbe jeune
et légère. On pouvait reprocher au visage, coloré par le hâle,
des pommettes un peu saillantes, des traits un peu court?
quoique réguliers. Le visage trop immobile devenait beau dès que
la flamme bleue du regard et la nacre des fortes dents blanches y
faisaient passer un éclair. Je le remarquai lorsqu'il salua sa
vieille maîtresse dont le sourcil restait froncé d'un air mécontent,
S'approchant du cheval à longue crinière soyeuse que mon-
tait M"* Walther, il dégagea le pied de l'étrier et offrit sa large
épaule à une petite main gantée qui ne fit que l'effleurer tandis
que d'un bond l'amazone sautait à terre, puis, avec une sponta-
néité charmante, allait se jeter au cou de Sophie Paulowna.
— Gomment, vous étiez là ! vous m'attendiez ! Vous m'en
voulez, peut-être ? Oh ! oui, avec beaucoup de raison vous m'en
voulez d'être en retard pour le dîner. Pardon... pardon encore.
Mais c'est si délicieux de galoper sur ce gazon élastique sans
que rien vous arrête, avec la sensation de pouvoir aller ainsi
jusqu'au bout du monde. J'ai tout oublié, sauf que j'avais des
ailes.
— Nous ne savions que penser, dit M^^" Belsky en affectant
toujours une mine grondeuse.
Le joli sourire suppliant se tourna vers moi comme pour me
gagner à une mauvaise cause. D'une voix basse et câline, la voix
d'un enfant aui a mérité d'être puni et qui se soumet :
56 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne le ferai plus, dit-elle, je ne veux plus monter à
cheval jamais; c'est un exercice qui me fait perdre la tête.
— Ne plus monter? quelle idée? s'écria la bonne Sophie Pau-
lowna. Grisez-vous de grand air pendant que vous en avez l'occa-
sion, chère petite; rien n'est plus sain. Vous prenez à ce régime
les couleurs qui vous manquaient. J'ai certainement eu tort de
m'agiter... Les deux convives que nous attendons sont toujours en
retard eux aussi, Grégoire surtout, qui vient de loin à bicyclette.
— Permettez que j'aille changer de toilette, dit M"* Walther.
Elle partit en courant, la jupe de son habit de cheval relevée
sur le bras, tandis qu'après l'échange de quelques mots en russe
avec la barischna, Feodor ramenait gravement les deux chevaux
à l'écurie.
II
Une demi-heure encore, et nous étions à table dans la
grande salle à manger toujours infestée de mouches, quelques
pièges que Ton pût tendre à ces visiteuses importunes. Et long-
temps des mets nombreux se succédèrent à la suite de la
zakouska qui, sous prétexte de vous mettre en appétit, suffit
à rassasier de caviar, de concombres salés, de petits poissons
fumés et autres hors-d'œuvre un estomac occidental.
Après avoir essayé en sa jeunesse de toutes les cuisines de
l'Europe, M"^ Belsky avait une secrète préférence pour les mets
petits-russiens, et un de mes titres à sa bienveillance était le goût
que je témoignais au borsch, ce pot-au-feu coupé de jus de
betteraves, chargé de légumes et relevé de piment. J'appréciais
aussi les pâtés gras et lourds, y compris le pâté de choux, les
aubergines cuites sous la cendre, réduites en pâte savoureuse
et assaisonnées de poivre de Cayenne, les courges grecques
gratinées à la poêle dans de la crème aigre, les pirogui friables
et croustillans où l'on trouve de tout, du riz, de la viande, des
confitures, que sais-je encore? Le massif pain noir ne m'effrayait
pas, je m'abreuvais, volontiers de kvas, j'étais surtout grand
amateur des pastèques qui, énormes et succulentes, figuraient
à chaque repas. M^^* Walther, si habile à flatter sa protectrice,
m'enviait cette capacité de digestion, moyen sûr de conquérir
les bonnes grâces de la dame de Bouzowa. Pour sa part
la jeune étrangère grignotait du bout des dents les petites galettes
LA FIN d'une idylle. 57
salées à l'anis, se rejetant sur le thé; mais il y avait ce soir-là
d'autres convives, bonnes fourchettes l'un et l'autre, le pope du
village, veuf, père de six enfans et qui, par conséquent, faisait
d'habitude maigre chère, et un étudiant en exil de l'université
de Kiev. M'^° Belsky m'avait expliqué avant dîner que ce der-
nier, son filleul, appartenait à une bonne famille habitant le
chef-lieu du district. Il achevait sa dernière année de cours
quand, accusé d'avoir pris part aux actes d'insubordination qui
amenèrent une première fois la clôture de l'université, l'arrêt
d'exil avait été prononcé contre lui. Beaucoup d'étudians, des
professeurs même qui s'étaient permis de blâmer ces mesures de
répression rigoureuses encoururent la même peine. On les dis-
persait en province. Sans doute la faute de Grégoire Morozov était
vénielle puisqu'on lui avait accordé la permission de revenir
dans sa ville natale avec le droit de s'occuper dans le district de
travaux d'histoire naturelle. Mais l'ennui n'en existait pas moins
d'être surveillé de près et de subir un relard de deux ans dans la
préparation de sa carrière.
M"' Belsky, fidèle à son rôle de bonne providence, consolait
de son mieux le coupable qu'elle avait vu naître, en l'invitant à
dîner de temps à autre. Peut-être se faisait-elle illusion sur ce
qu'elle appelait les peccadilles du pauvre Gricha. Malgré sa ré-
serve presque farouche le jeune homme à première vue me parut
être de ceux qui prennent leurs principes au sérieux et sont tout
prêts à les mettre en pratique. Tête de révolté opiniâtre rappe-
lant un peu celle de Gorki. ^11 soulignait la,v ressemblance par
l'arrangement des cheveux relevés d'un coup de brosse sur le
front rétif. Comme si cette chevelure n'eût pas été suffisamment
révélatrice de ses sentimens intimes, il y ajoutait l'extrême
négligence de la toilette. Le pope et lui se regardaient de tra-
vers, n'étant d'accord que pour louer la qualité des plats. Entre
eux l'unique analogie était cet étrange manque de soin dans
l'apparence extérieure; mais la robe du pope, taillée sur le patron
classique de celle du Christ, perdait moins à l'usure et aux
taches que les habits râpés de l'étudiant. De cette robe d'un
brun violet, déteint par ies intempéries, sortait le col nu sur-
monté d'un fin visage d'icône, teint d'ivoire un peu jauni, longs
yeux bruns en amande furtifs et caressans, chevelure couleur de
feuille morte épandue jusqu'au milieu du dos, si crespelée et
emmêlée qu'on eût dit qu'elle avait toujours, ainsi aue la barbe,
REVUE DES DEUX MONDES.
ignoré l'usage du peigne. J'appris au cours de la conversation
qu'il la rattachait quelquefois sur la nuque. Sophie Paulowna
collectionnait pour lui à cet effet ses vieux rubans hors d'usage.
Elle rit beaucoup en me racontant qu'il avait longtemps, grâce
à elle, porté un nœud de taffetas rose, et le pope écoutait placi-
dement ses plaisanteries en riant de nous voir rire, car il ne sa-
vait pas un mot de français. On ne lui témoignait aucun respect,
mais en revanche beaucoup de cordialité. N'avait-on pas besoin
de lui pour bénir l'école chaque année et pour d'autres bons
offices dont les paysans n'auraient pas pu se passer! Pénétrée en
matière de religion des doctrines de Jean-Jacques, son philo-
sophe favori, Sophie Paulowna était d'avis toutefois qu'il fallait
éviter de scandaliser les simples; elle allait donc à l'église de loin
en loin. L'athéisme scientifique était aussi étranger à son esprit
qu'à celui de Tolstoï, et peut-être pour cette raison, la charitable
optimiste était-elle plus proche après tout du pauvre pope igno-
rant que de Grégoire Morozov dont elle croyait cependant par-
tager en partie les idées subversives.
L'étudiant, stimulé par la présence d'un Français autant que
par l'excellent bourgogne de Grimée qui lui était versé, perdit de
sa raideur et se laissa peu à peu interroger. Il me parla de la per-
sécution systématique exercée contre la pensée russe, de la né-
cessité absolue d'une constitution, s'entêtant sans beaucoup de
justesse, me semblait-il, à comparer le prélude de la révolution
française aux mouvemens qui, dès cette année-là, agitaient la
Russie. Je hasardai quelques objections, il les couvrit de sa voix
puissante. Pourquoi les autres peuples qui ont tous chacun à
son tour conquis la liberté voudraient-ils qu'un grand pays pré-
paré par ses institutions primitives à se gouverner lui-même en
lut à tout jamais dépourvu ?
— On ne se doute pas, disait-il, des lisières qui nous étouf-
fent, privation de livres, de journaux...
Et il s'emporta contre l'obligation pour les étudians de
porter un uniforme qui les désigne, de se faire photographier
trois fois en entrant à l'université, moyen d'espionnage, etc. 11
parla aussi de l'extrême pauvreté de certains de ses camarades
qui ne mangeaient qu'un jour sur deux.
— Preuve suffisante, osai-je dire, que ceux-là devraient être
ailleurs qu'à l'université, exerçant des métiers utiles?
— Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? riposta Morozov avec
LA FIN DUNE IDYLLE. 59
un emportement contenu, gratter la terre qu'ils n'ont pas?
Le pope cependant d'un ton plaintif parlait en russe à Sophie
Paulownadu relâchement de la dévotion dans sa paroisse, à quoi
elle répondait en lui demandant si, par hasard, la quête avait
été moins fructueuse que de coutume le dernier dimanche. Elle
se détourna pour écouter Morozov qui continuait en français
une véhémente tirade :
— Le premier devoir de chacun est de se développer autant
que possible, et puis de faire servir ce développement au bien
général. Ici cependant on ne permettrait pas à un homme, aune
femme sortis de l'Université de se consacrer librement à l'édu-
cation du peuple.
— Peut-être craindrait-on que ce ne fût prétexte à propa-
gande?...
— Soit, si vous appelez ainsi la diffusion de la vérité. De sorte
que les instituteurs et les institutrices sortent mal préparés de
séminaires spéciaux pour être ensuite mal payés, guettés, mo-
lestés, tant on redoute qu'ils ne dépassent leurs attributions. Je
ne parle pas des écoles paroissiales qui valent moins que rien.
Le pope vidait son verre avec béatitude, ignorant des flèches
décochées contre lui.
— Allons, tu exagères un peu, dit M"^ Belsky en haussant
les épaules. Nous avons ici une bonne institutrice et le nombre
est assez grand de ceux qui viennent chercher des livres à la
petite bibliothèque que j'ai fondée.
— Quels livres? dit l'étudiant d'un ton moqueur. Et cepen-
dant, j'en conviens, Sophie Paulowna, vous êtes relativement libé-
rale, mais à la façon des libéraux de 1860 qui ne se sont jamais
intéressés qu'au sort des paysans, et encore en confondant trop
l'organisme des anciennes associations à base communiste avec
celui des sociétés coopératives d'aujourd'hui. La ressemblance
n'est qu'apparente; le vin nouveau ne peut être mis dans de
vieilles outres. Ce n'est pas par les paysans trop arriérés que
peut commencer l'éveil qui s'annonce. De votre temps à vous
autres, libéraux des années 60 ou 70, le prolétariat russe n'exis-
tait pas, il est né depuis, c'est à lui que nous nous adressons.
Le prolétaire est incomparablement plus intelligent à présent,
plus actif, plus éclairé que l'ancien serf. Et la lutte s'engage ici
comme ailleurs entre le capital et le travail...
AI"" Belsky l'iiiterrompit pour dire qu'elle croyait aux étapes
60 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaires, quitte à en brûler quelques-unes aa besoin. Et elle
prit avec chaleur la défense de ses chers paysans.
— Je n'ai jamais été aussi heureuse que parmi eux, en ou-
bliant le plus possible à Bouzowa le monde et ses vanités.
]\P° Walther jusque-là ne s'était mêlée que fort peu à la con-
versation, se bornant à aider avec beaucoup de grâce dans ses
devoirs de maîtresse de maison Sophie Paulowna; mais elle prit
la parole avec une vivacité singulière pour donner son avis sur
le paysan russe : il la touchait, il la charmait comme un être
naïf et poétique infiniment,... avec des profondeurs ignorées de
tendresse et de douceur.
— Oui, je comprends, . . . l'amusement du contraste avec ce que
vous avez pu connaître, dit d'une voix brève Morozov.
Elle parut légèrement troublée :
* — 11 est vrai qu'on trouve grand plaisir à revenir à la na-
ture. Mais je maintiens, si peu que je sois en mesure de le
savoir encore, qu'il y a des trésors dans l'âme de ces braves
gens dont l'ignorance vous fait pitié.
— Oui, mademoiselle, ils sont bons, ils sont patiens, ils sont
dignes depuis longtemps de la liberté que nous réclamons pour
tous, dit Morozov, et, en attendant, ils manquent non seulement
du pain de l'esprit, mais de celui qui nourrit le corps.
— Pas à Bouzowa ! s'écria la jeune femme.
— Non, pas à Bouzowa. Je reconnais que Sophie Paulowna
contribue à retarder de son mieux le progrès en leur donnant
ce bien-être qui endort l'ambition et paralyse les revanches.
Elle a créé autour d'elle un petit paradis d'exception qui
trompe les observateurs superficiels sur l'état véritable du paysan.
— Voilà bien de vos paradoxes, dit avec calme M'^^ Belsky.
Heureusement, j'ai pour moi l'Evangile : Paix aux hommes de
bonne volonté.
— Oh ! la bonne volonté, les bonnes intentions "sont sujettes
à s'égarer, marraine.
Le pope, dont les yeux inquiets allaient de l'un à l'autre pen-
dant cette entretien, devina vaguement de quoi il s'agissait et
lança son mot un peu au hasard :
— Ils ont la foi. Malheur à qui la leur ôterait !
Morozov répondit, de sa voix dure et tranchante, je ne sais
quoi qui lui attira une prompte riposte de la maîtresse de céans,
— Vous connaissez nos conventions, Gricha.
LA FIN D UNE IDYLLE. 61
Il s'inclina.
— Autant dire, marraine, que vous me congédiez. Oh ! vous
êtes autocrate à votre manière. Rien ne peut empêcher que nous
ne représentions, ce prêtre et moi, le feu et l'eau, deux camps
opposés avec un fossé entre eux qui se creuse de plus en plus. Il
y a des époques historiques inévitables où les compromis n'ont
plus cours... Selon ceux quisaveni voir, la foi des paysans russes
n'est qu'une soif inextinguible et jamais étanchée de justice. Ils
l'ont demandée en vain à Dieu, cette justice qui se fait toujours
attendre. Ils finiront par se la faire à eux-mêmes; c'est-à-dire
qu'ils croiront en eux seuls.
— Comme vous autres, mauvais semeurs que vous êtes ! Le
monde ne s'en portera pas mieux peut-être. Tu m'appelles auto-
craie. Soit, quand bien même gronderait partout le tonnerre des
passions, je ne veux pas que son écho parvienne jusqu'ici. On
peut ailleurs se déclarer la guerre; à Bouzowa les roses fleu-
rissent, les moissons s'achèvent, partout abondantes, les bœufs
marchent de leur allure lente et détachée. Je vous enverrais tous
volontiers à l'école de ma pépinière, de ma ménagerie.
— Singulière façon de comprendre l'âge d'or pour l'humanité,
grommela l'étudiant. Végéter... ruminer... Au surplus, nous ne
voulons pas de l'âge d'or; nous voulons la lutte, la souffrance, la
victoire à tout prix... au prix du sang, qu'importe?
Les longs yeux en amande du pope continuaient d'épier avi-
dement la discussion ; Morozov se tourna vers lui d'un geste
brusque et l'apostropha dans sa langue :
— L'Eglise aurait pu aider beaucoup aux réformes en se ser-
vant de l'ascendant qu'a encore la religion ; mais de cet ascendant
elle n'a jamais usé pour des œuvres sociales ; vous ne réclamez
que de l'argent et les jeûnes de carême. Eh ! les malheureux
jeûnent la moitié de l'année, carême d'obligation et carême
forcé ! . . .
— Certainement ils pourraient faire davantage, balbutia le
pope interdit, mais ils ont la foi, ils ont la foi... Et nous atten-
dons tout du Tsar...
Ici Sophie Paulowna intervint avec vivacité, parlant à la fois
français et russe.
— Comme si le Tsar, s'écria-t-elle, pouvait être partout et
tout voir par lui-même ! Vous figurez- vous donc le calife des
Mille et une Nuits errant à toute heure parmi ses suiets pour
62 REVUE DES DEUX MONDES.
vérifier les abus et prêter l'oreille aux griefs? Il n'y a jamais eu
que Pierre le Grand pour faire à lui seul toutes les besognes.
— C'est que seul il a compris la tâche essentielle d'un sou-
verain absolu, dit avec force Morozov. Dès que celui-ci s'entoure
de fonctionnaires et qu'il voit par leurs yeux, la véritable auto-
cratie n'existe plus.
Profitant d'un instant de silence, M'^° Walther raconta
gaîment sa longue promenade de la journée en s'adressant sou-
vent à Grégoire Morozov de l'air de coquetterie qui lui était
naturel. Il affectait d'y paraître insensible, à moins que l'expres-
sion de reproche irrité que prenait par momens son visage ne
voulût dire : « Pourquoi essayez- vous de me tourmenter? C'est
peine perdue. Nous avons de plus nobles soucis. »
Je m'amusais fort à observer l'un après l'autre tous ces êtres
qui m'étaient étrangers, y compris la petite Nadia servant à table
avec adresse et promptitude; c'était l'effet des leçons de Gisèle
Walther. Elle ne la quittait pas des yeux; le sourire qui ré-
pondait à chaque ordre émis du geste ou du regard eût fait
croire que l'intelligence la plus parfaite régnait entre la demoi-
selle et la servante, mais ce qui me donna bientôt à réfléchir fut
la soudaine expression de dureté, le froncement de sourcil révé-
lateur qui chez Nadia remplaçait ce sourire aussitôt que M"^ Wal-
ther ne la regardait plus. Etait-elle jalouse de l'importance prise
dans la maison par cette inconnue, de la faveur toute spéciale
dont l'honorait sa maîtresse? En tout cas l'attachement pas-
sionné qu'affectait la servante envers la demoiselle ne me parut
pas de très bon aloi. Elle avait pu renoncer pour lui plaire à la
chère habitude d'aller pieds nus, relever en couronne sa longue
natte, autrefois pendante, porter de petits tabliers de femme de
chambre anglaise, mais nonobstant elle ne l'en aimait pas davan-
tage ; ses yeux le disaient assez, et les lèvres un peu fortes de la
bouche très rouge prenaient de temps à autre un pli amer, aussitôt
effacé par ce sourire de commande dont la naïveté ne me
trompait plus.
On se leva ; il y eut des baisemains, les hôtes russes remer-
ciant selon l'usage la maîtresse de maison pour le pain et le
sel; puis nous passâmes dans le salon; les cigarettes allumées
ne s'éteignirent plus de la soirée, Sophie Paulowna donnant
l'exemple. L'inévitable table à jeu attendait, mais elle pria
IVr^" Walther de faire d'abord un peu de musique et aussitôt la
LA FIN d'une idylle. G3
jeune fille fut au piano. Elle était bonne musicienne, sans pou-
voir passer pour virtuose ; sa mémoire étonnante lui permettait
de jouer tout ce qu'on demandait.
— Il faut l'entendre chanter, dit avec une sorte de maternel
orgueil Sophie Paulowna.
Et Gisèle commença de dire avec un charme particulier une
romance de Tosti, des airs tziganes, des mélodies rapportées de
voyage, assurait-elle. Vraiment elle avait beaucoup voyagé. On
aurait cru qu'elle portait en elle l'àme musicale de tous les
peuples. Quand elle en vint à des chants populaires russes :
Ganzia, Rentrez mes canards, Vanika Tanikou polioubile, je
remarquai que nous n'étions plus seuls. Les paysans se pressaient
dehors contre la fenêtre ouverte. Accoudée au rebord, le menton
appuyé sur ses mains croisées, la petite Nadia dardait des pru-
nelles de feu sur la chanteuse. Derrière elle je distinguai, quoique
la nuit fût sombre, quelques jeunes têtes nues, d'autres plus
vieilles coiffées du mouchoir, des svietkas brunes, des chemises
de couleur et, au premier rang parmi les hommes, la haute taille,
la barbe dorée de Fédia.
Par intervalles Gisèle tournait la tête vers ce rustique audi-
toire qui évidemment jouissait d'entendre dans sa bouche les
airs dont vibre si souvent la steppe aux soirs d'été lorsque filles
et garçons s'appellent et se répondent. Il vint un moment où ils
reprirent le refrain tous ensemble, les belles voix mélancoliques
s'afTaiblissant de plus en plus à mesure qu'elles s'éloignaient du
côté du village.
M^^* Walther soupira :
— Poètes sans le savoir et naturellement musiciens, voilà ce
qu'ils sont, vos prétendus barbares. Quelles aspirations passion-
nées s'exhalent de cette note haute et triste si longuement sou-
tenue qui vibre dans la nuit...
— Aspiration vers la liberté, dit Morozov.
— Vers l'amour plutôt, reprit en riant M"' Walther.
— Ils ne demandent pas mieux que de chanter en chœur à
l'église, fit observer le pope; mais ce chœur il faudrait le di-
riger.
M"^ Walther se mit à sa disposition : — Puis-je vous ser-
vir?... J'en serai trop heureuse.
Je lui demandai si elle ne se ferait point scrupule de chanter
dans une église qui ne fût pas de sa religion.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma religion, répliqua-t-elle avec un léger mouvement
d'épaules, s'accommode de prier dans toutes les églises.
Morozov déclara que c'était un signe de superstition lamen-
table que de croire à la nécessité de chanter les louanges de
Dieu dans une église quelconque.
— Si tu osais, lui dit sa marraine, on sait bien que tu
nierais l'utilité de la prière en quelque lieu que ce fût.
— Ne me défiez pas, répondit-il.
— Allons, repartit gaîment W^" Belsky, tu vois bien qu'il est
tard et que je ne peux plus te mettre à la porte avant demain
matin. N'abuse pas de la situation. Assieds-toi là.
Elle lui montrait une chaise devant la table à jeu, car toutes •
les discussions aboutissaient pour elle à une partie de cartes.
L'étudiant, n'ayant d'autre ressource que de se laisser battre
jusqu'à minuit, céda sans résistance.
Le pope cependant prit congé. Il demeurait tout près et s'en
alla réconforté par l'offre inespérée de cette délicieuse étrangère.
Il lui semblait entendre déjà retentir dans sa pauvre petite église
la voix qui l'avait ravi. A partir de ce soir-là, M'^^ Walther eut
un esclave de plus.
III
Tout le monde -ien somme aimait M"® 'Walther- dans' la
maison, sauf peut-être, pour quelque raison ignorée, celle qui la
cajolait et la flattait le plus, la petite Nadia. « La Française, »
comme on l'appelait, savait se faire bien venirpar sa gentillesse
familière et ses menus cadeaux, mais surtout elle avait le charme
qui ne peut se définir et que l'on subit. Tout le premier je n'y
échappai pas, si persuadé que je fusse de sa qualité d'aventu-
rière. Etait-elle Française seulement? Elle avouait être issue
d'un mélange de races assez compliqué qu'elle ne définissait pas
autrement, car l'une de ses supériorités sur les intrigantes vul-
gaires était de ne mentir que le moins possible, d'éviter de
parler d'elle-même, de s'envelopper adroitement du mystère
inexploré d'un passé douloureux. Sa protectrice elle-même ne
l'interrogeait guère, craignant trop de réveiller ses chagrins. Le
nom de Walther n'était pas nécessairement français ; quant à
celui de Gisèle, un jour que je lui en faisais compliment, elle
me répondit dans un éclat de rire : — Oui, très joli, n'est-ce pas?
LA FIN d'une idylle. 65
Je l'ai choisi moi-même, n'étant pas satisfaite de celui que porte
mon acte de naissance. — En toutes choses apparemment elle
avait dû corriger à son gré le destin. Sans famille, elle se taisait
absolument sur ses origines; elles pouvaient être assez vulgaires,
à en juger par de certaines fautes qui échappaient complètement
à M"® Belsky ; on sait avec quelle facilité les Russes les plus
distingués usent et abusent de l'argot parisien, combien ils
peuvent se tromper sur notre ton et nos manières. Je ne sais
quel léger parfum de bohème dont elle était pénétrée autant que
son talent de chanteuse légère, la grâce un peu apprêtée de
son allure, quelques particularités de diction et son existence
précédente de pierre qui roule me faisaient soupçonner chez
M"* Walther une carrière théâtrale avortée ou interrompue. Elle
avouait vingt-cinq ans, mais pouvait bien compter quelques
printemps de plus. Les yeux cernés de bistre portaient des traces
de fatigue; il n'était pas impossible que le teint, délicat du
reste, eût pâli aux feux de la rampe.
J'en parlai à Sophie Paulowna, qui rejeta bien loin mes sup-
positions en ajoutant que, fussent-elles justes, il lui importait
peu : cette jeune femme était le désintéressement même, elle
l'amusait, lui rendait mille services ; la vie à Bouzowa était illu-
minée par sa présence ; très adroite de ses doigts, elle faisait une
classe de couture aux petites filles de l'école, qui jamais sans elle
n'auraient essayé de raccommoder leurs pauvres bardes; elle
s'intéressait au village, à la ménagerie, acceptait du même regard
bienveillant qui n'engage à rien les théories avancées de Morozov,
les déplorables superstitions du pope, contribuant ainsi, par le
désir incessant de plaire, à maintenir la paix si chère à sa pa-
tronne. Je reconnus volontiers qu'on ne pouvait rien lui de-
mander de plus et, sans scruter davantage les antécédens de la
jolie divorcée, je la classai, après trois ou quatre semaines d'inti-
mité journalière, dans certaine catégorie de femmes plus nom
breuses peut-être qu'on ne pense : enthousiastes, impulsives,
capables d'engouemens successifs (rapides et toujours sincères),
insouciantes du ricochet que fera le caillou qu'elles lancent au
hasard, mais fidèles à la folie du moment, pourvues d'une ima-
gination assez vive pour parer leurs fantaisies du nom de passion
et pour leur faire de sérieux sacrifices, quittes à les oublier l'in-
stant d'après avec cette bonne foi qui laisse subsister l'éternelle
jeunesse, l'inépuisable fraîcheur d'impressions. Ce sont là d'agréa-
TOME XXX. — 1905» 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
bles créatures, encore que dangereuses aux autres et à elles-
mêmes. M''* Walther, incapable de calculs bons ou mauvais, devait
profiter, pensais-je, d'une échappée dans sa vie, quelle qu'elle
fût, pour tout regarder curieusement autour d'elle, pour jouir de
tout en nomade qui a d'aveuture planté sa tente au bon endroit.
L'étudier devint mon occupation quotidienne. J'avais pour
cela plus de loisirs qu'il n'en fallait. Les jours passaient avec une
incroyable rapidité, chaque lendemain semblable à la veille.
Notre vie était uniforme et sans accidens comme la steppe elle-
même. Un silence, un calme adorables. Sophie Paulov^^na me
promenait à travers son domaine en m'expliquant ses projets
d'amélioration et de bienfaisance. Nous visitions Thôpital, où
une femme médecin, payée par elle, prenait soin des malades,
l'école où elle entretenait une institutrice.
— Grégoire Morozov, disait-elle, a pleinement raison, la
Russie est destinée à passer par toutes les phases historiques
qu'ont connues avant elle les autres peuples, mais le seul moyen
honnête que nous ayons dans nos campagnes, quoi qu'il en dise,
de pousser à la roue du progrès, c'est d'élever les enfans, de
combattre l'ivrognerie, de veiller à ce que le pain ne manque
pas. Voilà, en réalité, le but de ma vie, et beaucoup d'autres
propriétaires pensent comme moi.
Je regardais avec respect cette femme excellente, qui faisait
si simplement ce qu'elle appelait son devoir en vivant sur ses
terres qu'elle gérait elle-même. Le pouvoir de l'intendant ne
peut être qu'oppressif sur certaines propriétés dont les maîtres
gaspillent d'un bout de l'année à l'autre leurs revenus dans toutes
les capitales de l'Europe. On ne développe les paysans, on ne
les préserve de l'injustice, on ne les garde contre les mauvaises
influences qu'en restant en contact direct avec eux.
M'^^ Walther secondait les intentions de Sophie Paulowna.
— Vous ne savez pas, me disait-elle, combien ces gens sont
attachans, comme leurs mœurs sont douces, comme s'ouvre fa-
cilement leur intelligence, celle des hommes surtout. Les fenwnes
sont, règle générale, incapables d'ordre et de propreté. Pourtant
il y a des exceptions, ainsi cette petite Nadia... Elle est dévorée
du désir d'apprendre. Quel dommage que les autres ne lui res-
semblent pas! N'importe, j'aime le village tel qu'il est; je m'ac-
commoderais fort bien d'une chaumière un peu perfectionnée,
oh ! très peu, et encore dans le goût local, avec la fenêtre moins
LA FIN d'une idylle. 67
étroite seulement, le châssis et les volets ornés de ces jolis
dessins bleus et rouges qui se retrouvent dans les broderies...
— Et la terre battue en guise de parquet, des planches mal
rabotées pour y dormir?
— Oh ! je suis sûre qu'on se fait à ces lits-tables tout comme
à d'autres plus douillets. Pourvu qu'on n'y soit pas entassés en
trop grand nombre...
— Ainsi les bottes goudronnées n'offusqueraient pas votre
odorat?
— Vous vous arrêtez à des détails. Je gage qu'on peut être
au village parfaitement heureuse.
— Avec un bon mari, oui, peut-être.
— Cela va sans dire. Il serait bon.
Et elle me faisait l'éloge de quelques-uns des paysans que je
connaissais de vue plus ou moins.
— Vous ne comptez pas parmi eux le beau Fédia?.,.
— Si vraiment... un si bon fils! Et il adore M"^ Belsky, Dé
tous les hommes du pays c'est lui qui a le plus d'école. Savez-
vous qu'il surveille la pépinière, qu'il est habile horticulteur?
Il s'entend également aux chevaux. Le cocher est un ivrogne dont
Sophie Paulovvnane veut pas pour la conduire; elle n'a confiance
qu'en Fédia et, de son côté, il se prête à tout ; mais ce n'est pas
un serviteur vulgaire, c'est un paysan libre, qui reste aux ordres
de la barischna, tout en cultivant lui-même son petit bien.
— Vous êtes très renseignée sur son compte.
— Gomment n'aurais-je pas appris à les connaître tous un
peu ? Ils ne sont pas bien difficiles à déchiffrer.
Averti des hautes qualités morales de Fédia, je l'obseivai
plus attentivement au physique. Dans nos promenades, il con-
duisait toujours la troïka. Je voyais de dos sa superbe personne,
que faisait valoir la svietka de velours traditionnelle serrée à la
taille par une ceinture de cuir à clous d'argent. Le vent s'en-
gouffrait dans les larges manches de la chemise bouffante à
partir de l'épaule ; sous la toque ronde frisottaient et mouton-
naient les épais cheveux blonds.
Le jour où entre tous Fédia me parut le plus à son avantage
fut celui d'une noce célébrée dans le village. M"" Belsky avait
voulu m'y faire assister comme à un spectacle curieux.
La maison très petite et enguirlandée sur tous les murs re-
gorgeait de monde : à peine les trois musiciens de l'orchestre
68 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
trouvèrent-ils le moyen de fendre la foule. On nous avait réserve
le banc d'honneur, à côté des mariés, près de la table où nous
fûmes obligés de goûter à la vodka et aux prianiks. Le troupeau
des invités s'écarta enfin tant soit peu pour laisser commencer
les danses; elles n'exigent pas beaucoup d'espace, étant souvent
piétinées ou sautées sur place : danses d'hommes d'abord, au
rythme vigoureusement marqué, où il entre autant de gymnas-
tique pour le moins que de chorégraphie, danses de femmes
rappelant le branle, ou encore mélange de danseuses et de cava-
liers dans des figures qui simulent la poursuite amoureuse. Un
couple s'avance : un garçon bien découplé, botté de neuf, et coiffé
sur l'oreille, notre grand Féodor, tourne autour d'une jeune fille
encore un peu farouche qui fuit, se rapproche, le tient à distance
du geste tout en l'engageant du coin de l'œil à oser. C'est Nadia.
Dans une toilette qui trahit le désir évident de se mettre à la
mode des villes, elle me paraît moins jolie que sous sa jupe
courte et sa chemise brodée de tous les jours. Ils commencent
la pantomime d'amour, lui la cherchant, elle adroite à s'échap-
per, pour revenir, provocante, se dérober encore, se laisser res-
saisir. Féodor, avec autant d'énergie que de légèreté, exécute
d'une seule jambe des plies invraisemblables qui, au moment
où on le voit presque à genoux, le font soudain bondir en l'air
comme par l'effet d'un ressort. Parfois il joue l'indifférence,
les deux poings sur les hanches, ou encore, la main à son
bonnet, affecte une galanterie à demi railleuse. Que dire de la
gentillesse, de la coquetterie tantôt timide et tantôt encoura-
geante de Nadia? Cette danse permet tous les aveux et la phy-
sionomie de la jeune fille est d'accord avec les mouvemens ra-
pides ou ralentis, languissans ou impétueux de ses pieds et de
ses bras ; elle se livre dans un regard, se reprend par un sourire
plein de malice. Il semble impossible que son cavalier ne de-
vienne pas à mesure amoureux d'elle tout de bon, à moins qu'il
ne l'ait été déjà. Je le dis à l'oreille de M"* Walther.
— Ne la trouvez-vous pas trop petite pour lui ? C'est une
danse disproportionnée de naine et de géant.
— Nadia ne me paraît pas si petite!
— Oh! elle est tout juste de ma taille... et je suis une très
petite femme. Par parenthèse, êtes-vous de l'avis de Sophie
Paulowna qui prétend que Nadia me ressemble?
Je compare les deux femmes, brunes l'une et l'autre, les
LA HN d'une IBYLLE. 69
yeux noirs, les sourcils finement arqués; chez Nadia plus de
fraîcheur; chez Gisèle, une taille plus élégante, amincie par le
corset.
— Il y a en effet quelque rapport.
— Ce qu'il y a, interrompt M^^^ Walther, est surtout un résul-
tat de l'imitation; la petite s'efforce de me singer en tout, elle
emprunte mes gestes, ma démarche, tout ce qu'elle peut de ma
personne. Gela m'amuse. Je lui ai enseigné beaucoup de choses,
à son tour, à m'apprendre à danser. Elles sont charmantes ces
danses petites-russiennes.
— Gharmantes et singulièrement suggestives.
Au moment même, Nadia, consentante à demi, se laisse enlacer
par le bras robuste de Féodor, qui l'enlève comme une plume
fort au-dessus du sol, d'un geste vainqueur, et W^^ Belsky, tout en
s'éventant avec désespoir, déclare qu'elle ne peut rester davan-
tage dans cette étouffante atmosphère. Il n'y a plus rien à voir;
on dansera, on boira de même jusqu'au matin. Nous sortons
donc. Dehors, sur l'aire d'argile, on danse aussi et la vodka cir-
cule comme dans la maison. Les hommes fument accroupis sous
l'auvent, déjà plus qu'à moitié ivres; les femmes, même les plus
vieilles, se déhanchent, se trémoussent à la file, en battant des
mains, la jupe courte, la tête lourdement enveloppée de châles.
Il y a dans cette scène, dans l'aspect de ses acteurs des ressou-
venirs d'Asie et de campemens bohémiens. J'emporte l'impres-
sion que m'ont laissée toutes les assemblées de paysans en Russie :
celle d'une horde de barbares doux et pacifiques en attendant
que s'éveillent chez eux des forces latentes, inconnues d'eux-
mêmes, mais prêtes à gronder.
A peu de temps de là, le jour de naissance de Sophie Pau-
lowna fut célébré dans l'intimité la plus simple et la plus cordiale.
Des toasts, des fleurs, des complimens de circonstance, quelques
petits présens lui rappelèrent qu'elle avait atteint sa soixantième
année ; on but, on chanta au village, mais le plus joli trait de la
fête fut une surprise due à l'imagination inventive de M'^^ Wal-
ther. Les sons de l'accordéon et de la balalaïka se firent en-
tendre sous le balcon de Bouzowa où notre hôtesse s'était assise
pour recevoir les vœux et les hommages.
Deux jeunes paysannes, de même taille et qu'on eût pu
prendre pour deux sœurs, vinrent, coquettement serrées dans
l'antique platka de couleur vive à dessins hiératiques, exécuter
70 REVUE DES DEUX MONDES.
la danse du printemps, la danse des colombes, d'autres encore.
Les gens du village, accourus à leur suite, se les montraient les
uns les autres en souriant. Quelques minutes s'écoulèrent avant
que Sophie Paulowna ne s'écriât : — Mais c'est Gisèle ! Est-il
possible ! Gisèle ! — Alors plus franchement les rires éclatèrent,
les danseuses seules gardant leur sérieux. Elles tournoyaient en
passant sous les bras l'une de l'autre, de jolis bras à demi nus,
arrondis en arceaux, elles se querellaient, se tournaient le dos,
se quittaient d'un geste d'adieu, pour revenir légères, en battant
des mains, exécuter face à face ces pas compliqués qui, après
la tristesse, le dépit, la colère, expriment toutes les nuances
d'une réconciliation. Et, à chaque mouvement, la platka, cette
pièce d'étoffe étroitement drapée en guise de jupe, s'écartait sur
les hautes broderies de la chemise, révélant de petits pieds, des
jambes nerveuses, des formes sveltes; les rangs nombreux de
colliers s'entre-choquaient avec bruit. Et les voix des assistans qui
accompagnaient en chœur une mélodie monotone s'élevaient
davantage, pressantes, excitées. Elles étaient exquises, ces deux
paysannes, la vraie et la fausse, si parfaitement appareillées à
première vue et pourtant si différentes, rivalisant de grâce,
Nadia très supérieure par le style classique pour ainsi dire
transmis de génération en génération et qu'elle avait dans le
sang, Gisèle, infiniment moins scrupuleuse, cédant aux inspira-
tions de sa fantaisie et faisant de ces figures, réglées comme un
rite d'église, autant de figures de ballet. Mais l'une et l'autre
sentaient tout de bon l'élément dramatique des danses russes; la
rivalité qu'elles affectaient était bien dans leur cœur, rivalité de
femmes ou d'artistes?...
J'eusse pour ma part donné la palme à Nadia, mais les
paysans regardaient avec émerveillement l'étrangère travestir et
dénaturer si bien leurs traditions. Lorsqu'elles s'arrêtèrent, les
applaudissemens partirent du balcon et les acclamations du
peuple s'y mêlèrent.
— Je vous avais dit que j'apprendrais, répondit à mes com-
plimens M'^* Walther un peu haletante.
Je vis Nadia parler rapidement à Féodor dont la réponse lui
fit froncer le sourcil, tandis que Grégoire Morozov auprès d'eux
se mettait à rire.
— Que disent-ils? demandai-je à ce dernier.
— Elle dit que jamais étrangère ne dansera comme il faut
LA FIN d'une idylle. 71
la kamarinska et il répond : « Peut-être, mais ce qu'elle danse
est plus beau. » Vous pensez bien que, là-dessus, la petite chatte
n'a pas sans effort rentré ses griffes ; je l'ai consolée en lui disant
qu'on ferait d'elle plus aisément une demoiselle que de M'^'' Wal-
tber une petite-russienne bon teint.
Cette flèche avait dû porter d'autant mieux qu'un soupçon de
fard avivait laJbeauté de l'intruse.
IV
Les plaisirs de Bouzowa, noces villageoises, innocentes mas-
carades, envolées de troïkas à travers la steppe, furent brusque-
ment interrompus par une mauvaise nouvelle que Sophie Pau-
lowna reçut de Pétersbourg à l'improviste. Son frère, qui habitait
cette ville, était tombé malade et demandait à la voir.
L'émotion que lui causa cet appel l'empêcha d'abord de songer
aux difficultés domestiques qui allaient s'ensuivre chez elle. Tous
nos plans pour la fin de l'été se trouvaient renversés, car elle
ne savait combien de temps cette maladie, qui s'annonçait fort
grave, pourrait la retenir. Elle s'excusa d'avoir à me demander
d'abréger ma visite.
— Nous partirons ensemble, lui dis-je, car j'ai moi-même
affaire à Pétersbourg.
— Vous serai-je de quelque utilité là-bas ? demanda Rf^' Wal-
ther timidement.
Et Sophie Paulowna, qui savait trop le peu de goût qu'on avait
eu de temps immémorial dans sa famille pour les « objets de ses
engouemens, » comme on appelait ceux et celles qu'elle avait
successivement, avec plus ou moins de légèreté, associés à sa
vie, filleuls, secrétaires intimes, gentilshommes pauvres, parte-
naires au whist, dames de compagnie, médecins sans clientèle,
familiers de toute sorte, bêtes comprises, fut obligée de recon-
naître qu'il lui serait impossible de l'emmener. Elle croyait déjà,
me dit-elle en particulier, entendre son frère, toujours irri-
table et sans doute aigri par la maladie, lui demander : « Où
as-tu encore ramassé celle-là? » Cependant elle était fort perplexe
sur la conduite à tenir, ayant accepté une sorte de responsabi-
lité envers cette jeune fille sans appui. Quand sa favorite vint se
blottir tendrement auprès d'elle en lui disant d'une voix insi-
nuante : — Vous n'allez pas, ma dame chérie, me rejeter sans
72 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS dans le vaste monde où personne ne m'aime et où je n'aime
personne. Permettez-moi de rester ici.
Elle ne sut que balbutier :
— A Bouzowa, toute seule, mignonne?
— J'y serai moins seule qu'ailleurs, dit Gisèle. Tout me par-
lera de vous et je vous attendrai moins longtemps que vous ne
le supposez peut-être, car votre frère peut guérir vite.
— Que Dieu vous entende !
— Je me rendrai utile, ne fût-ce qu'en soignant nos amis à
quatre pattes, et puis il y a beaucoup d'ordre à mettre par-
tout...
En effet, Ottilie, la femme de charge allemande, vieille et
infirme, ne suffisait plus à la besogne.
Voyant cependant que sa protectrice se taisait :
— Je visiterai l'hôpital, poursuivit ]\r^° Waîther, je continue-
rai à l'école ma petite classe d'aiguille.
— Si vous le désirez tant! répondit M'^* Belsky en passant la
main sur les cheveux de la suppliante agenouillée auprès d'elle.
Prenez donc les rênes du ménage. Vous recourrez, dans les cas
difficiles, à l'expérience de Fraulein Ottilie et aux lumières de
Féodor. J'avoue que, dans ma grande tristesse, il me sera doux
de penser qu'un bon ange m'attend à Bouzowa.
Gisèle Walther couvrit de baisers la main de sa « dame ché-
rie, » promit de lui écrire tous les jours, répétant que son
unique bonheur était de la servir et qu'il lui suffirait de la
société de Roland et de Gocogna, voire même de celle d'Oudou-
dou pour ne jamais s'ennuyer.
Je crus voir qu'à notre dépari, elle s'efforçait en vain de
paraître affligée; en revanche, la petite Nadia baissa les yeux
avec une mine de déplaisir farouche, quand sa maîtresse lui en-
joignit d'obéir à M"® Walther comme à elle-même ; mais Sophie
Paulowna était apparemment trop absorbée dans de pénibles
préoccupations pour rien remarquer.
Ensemble nous passâmes, emportés par la vapeur, d'un
monde à un autre, de la Petite-Russie à la Grande, de la steppe
à la forêt, des plaines aux collines, des chaumières aux maisons
de bois moussues. Les villes sont à longue distance les unes
des autres et toujours éloignées de la station. Presque rien à
regarder, sauf les beaux environs de Moscou, et, une fois engagés
sur la route qui brusque et précipite en une ligne droite uni-
LA FIN d'une idylle. 73
forme, sans intérêt, le trajet de cette ville à Saint-Pétersbourg,
ce qu'on a de mieux à faire est de dormir.
Je laissai ma compagne aux mains des parens venus à sa
rencontre et allai m'installer à l'hôtel d'Europe pour consacrer
désormais tout mon temps aux antiquités scythes et cimmé-
riennes de l'Ermitage. Cependant j'allais presque chaque jour
prendre des nouvelles de M'^' Belsky. Tant que son frère fut en
danger, elle ne reçut personne, se consacrant tout entière au
malade avec l'ardeur de dévouement qui était sa qualité la plus
belle ; mais, au bout d'une quinzaine de jours, je fus admis à
partager sa joie: la guérison, encore que lointaine, était assurée,
on pouvait reparler de Bouzowa. Et elle me montra, pleine d'ad-
miration, le journal presque quotidien qui lui était envoyé par
Gisèle. Quelle précision et quelle abondance de détails à la fois
dans ces lettres pleines de fraîcheur et d'ingénuité ! Tout y était
passé en revue, la maison, le village, l'école, la ménagerie, d'une
façon amusante et circonstanciée.
— Je crois y être, s'écriait M'^* Belsky attendrie, tant les
choses m'apparaissent vivantes et présentes.
Gisèle s'y louait du zèle des serviteurs et spécialement de
la petite Nadia, plus empressée que jamais. Pour sa part, elle
savait s'occuper, prise toute la matinée par des soins domes-
tiques, lisant beaucoup et en outre faisant, le soir, un peu de mu-
sique, avec la douce illusion que sa grande amie était encore là,
étendue sur la chaise longue, à l'écouter. Elle lui chantait ses
mélodies favorites. Le dimanche, elle dirigeait à l'église les
chœurs, qui commençaient à se distinguer. De temps en temps,
elle montait à cheval, mais très peu, Féodor avait tant à faire et
elle n'osait s'aventurer trop loin sans un guide sûr, quoique vrai-
ment il n'y eût rien à craindre ; mais elle avait promis de ne
sortir qu'accompagnée, et elle tenait parole. Oh ! quand revien-
drait sa grande amie ! Et à cette amie elle prodiguait tous les
tendres mots d'amitié, qu'elle avait appris à prononcer en russe,
la langue qui abonde le plus en diminutifs caressans.
Malheureusement, M^^^ Belsky ne pouvait songer à partir
avant que ne se fût déclarée la parfaite convalescence ; cette
convalescence venue, son frère, très faible encore, la conjura
de rester; elle l'avait sauvé par ses soins, se plaisait-il à dire, et,
maintenant, elle le rattachait petit à petit à la vie par sa pré-
sence, qui l'égayait. Qui donc ferait sa partie, qui donc ressasse-
74 REVUE DES DEUX MONDES,
rait avec lui le passé, ce beau temps de la jeunesse que, près de
la tombe, on aime tant à faire renaître dans de suprêmes cause-
ries? L'hiver était venu précoce, avec une première tombée de
neige; la ville valait mieux pour elle-même que la campagne
en cette saison. Tous les amis qu'elle négligeait d'ordinaire de-
mandaient à la revoir. En somme, chacun parmi les siens dis-
posait égoïstement d'elle comme on dispose toujours des vieilles
filles, qui sont supposées n'avoir pas d'intérêts personnels. Et,
naïvement heureuse de paraître indispensable, la bonne Sophie
Paulowna se laissait retenir de semaine en semaine, persuadée
que tout marchait à souhait sans elle à Bouzowa.
A peine cette confiance fut-elle ébraulée par une lettre
ambiguë, perfide peut-être, à coup sûr goguenarde, qu'écrivit
Morozov. Il avait été récemment faire un tour du côté de Bou-
zowa, et était entré pour se réchauffer un peu, ayant eu très froid
à bicyclette. L'avantage de la bicyclette, c'est qu'on peut sans
bruit s'introduire chez les gens en manière de trouble-fête. Il avait
trouvé dans la salle à manger la petite Nadia qui, très attentive,
écoutait aux portes... Péché véniel s'il en fut, car elle ne pou-
vait entendre, comme il l'entendit lui-même qu'un mazour joué
par de jolis doigts agiles. Certain violon timide, encore incertain,
accompagnait le piano. Nadia ayant jugé inutile de l'annoncer,
il était entré à l'improviste, et les musiciens s'étaient brus-
quement interrompus. L'archet était même tombé des doigts du
bon Fédia, beaucoup plus troublé que ne l'exigeait la circon-
stance, car n'était-il pas naturel qu'une personne généreuse et
sans préjugés telle que W^ Walther se plût à cultiver chez
lui le goût instinctif de la musique? Elle avait très justement
compris que la, musique adoucit les mœurs et que c'est là
depuis Orphée un moyen de civilisation, auquel mordront faci-
lement tous les Petits-Russiens. Pour sa part, n'admettant pas,
sa marraine le savait bien, les ridicules et criminelles divisions
de castes, il avait été heureux de rencontrer à Bouzowa ce bel
exemple de rapprochement social. Et il l'avait dit à M'^* Wal-
ther en ajoutant que l'âge d'or commençait tout de bon,
comme le souhaitait tant Sophie Paulowna, à régner en cette
région privilégiée. Par malheur les complimens avaient été faits
en français et Fédia s'était dérobé avec confusion à ce qu'ils avaient
de flatteur pour lui aussi bien que pour la demoiselle. Il avait
fui comme un coupable, honteux peut-être aussi d'avoir joué
LA FIN d'une idylle. 75
médiocrement à portée d'oreilles qu'il soupçonnait être nar-
quoises; car il n'en était, selon toute apparence, qu'au commen-
cement des leçons. M'^*" Walther louait cependant ses éton-
nantes dispositions et se promettait de montrer à Sophie Paulowna
que, chez elle en son absence, on n'avait pas perdu le temps. Deux
ou trois tasses de thé exquis préparées par les blanches mains
d'une Parisienne, une h'eure de conversation non moins déli-
cieuse, et Gricha réconforté était remonté à bicyclette en bénis-
sant une fois de plus l'hospitalité de Bouzowa.
Cette lettre parut faire réfléchir M^^^ Belsky; elle me la lut
pour s'assurer probablement que mon opinion serait conforme
à la sienne et me demanda sans ambages : — Qu'en pensez-vous ?
— Je pense que votre filleul est peut-être amoureux de votre
demoiselle de compagnie, ce qui serait très naturel, et que sa
jalousie se trahit par une petite dénonciation.
— Et de qui, de quoi, s'il vous plaît, serait- il jaloux?
— Mais de l'élève que s'est donné M"* Gisèle.
— A cela, je ne vois rien d'extraordinaire, répliqua Sophie
Paulowna en élevant la voix un peu nerveusement; tous nos
paysans aiment la musique. Vous savez bien qu'elle dirige des
chœurs. Elle aura voulu rendre à Fédia, pour lequel, comme
tout le monde, elle connaît ma grande estime, un service que...
Ce qui m'étonne seulement un peu, c'est que les leçons aient lieu
dans le salon.
— Où se trouve votre piano...
— En effet, c'est une excuse... Pourtant... Pensez-vous que
je doive réprimander Gisèle?...
— Ce serait donner beaucoup d'importance à une chose qui,
— vous le disiez tout à l'heure, — n'en a guère.
Elle se remit à songer, me regarda en dessous comme si elle
eût douté de la sincérité de mon conseil et reprit d'un air de
négligence :
— Une fois de retour, je verrai par moi-même. Il sera temps
d'arrêter des familiarités... fâcheuses, si parfaitement innocentes
qu'elles soient...
— Et justifiées, ajoutai-je, par l'ennui des journées d'hiver
dans une complète solitude.
Elle hocha la tête en signe d'assentiment et ne me parla plus
de la lettre de Gricha.
Celles de M"® Walther continuaient d'arriver sur un ton d'eu-
76 - REVUE DES DEUX MONDES.
jouement imperturbable. Elle ne fit aucun mystère de la visite de
l'étudiant et, devinant sans doute que, de son côté, il avait dû par-
ler, glissa incidemment une adroite explication du duo surpris.
Elle s'amusait, écrivit-elle, depuis que le mauvais temps
contrariait les promenades, à donner quelques leçons de mu-
sique à ceux des paysans qui lui semblaient bien doués pour en
profiter. Là-dessus, l'incident parut clos, jusqu'au moment où
Sophie Paulowna reçut une nouvelle lettre timbrée de la ville
du district, une lettre sans signature, sur du papier grossier et
dont l'écriture pénible aurait pu être celle d'an écolier novice :
« Il y a maintenant un tsar à Bouzowa auprès de la tsarine
étrangère. »
Cette dénonciation donnait une valeur nouvelle aux rensei-
gnemens railleurs fournis par Grégoire Morozov.
Le premier mouvement de M'^* Belsky fut de reprendre sans
une minute de retard le chemin de ses terres. Mais presque
aussitôt elle réfléchit et s'en tint avec un calme apparent à
som.mer en style télégraphique M"' Walther de vouloir oien sur-
le-champ la rejoindre à Pétersbourg.
J'assistai à la scène qui eut lieu entre la bienfaitrice et
l'obligée. J'y assistai sur la demande de la première, qui préten-
dait avoir besoin de renfort, mais le fait est que mon rôle fut à
peu près passif. Il se borna en somme à ceci : j'allai à la rencontre
de notre voyageuse qu'amenait un train matinal et je la conduisis
à l'hôtel d'Europe où M'^* Belsky devait venir la rejoindre. Après
cela, je n'eus rien à faire, sauf admirer dans leurs feintes, dans
leurs prouesses d'attaque et de défense, deux combattantes beau-
coup plus fortes que ne saurait être fort l'homme le plus avisé.
Le premier mot de M'^^ Walther avait été un cri d'alarme tout
naturel. S'agissait-il d'un accident? Qu'était-il arrivé à Sophie
Paulowna ?
Il semblait qu'elle ne pût vraiment rien redouter de pis. La
plus pure innocence était peinte sur son joli visage, un peu
fatigué par une nuit en chemin de fer, mais qui cependant me
parut embelli comme l'est toujours celui d'une femme heureuse.
Entre les deux amies ce furent autant que jamais des embras-
sades, des démonstrations de tendresse sans fin.
LA FIN d'une idylle. 77
— J'ai eu en recevant votre petit billet une telle peur ! ré-
pétait Gisèle. Pourquoi, méchante, ne pas vous être expliquée
plus clairement ? Tous les malheurs, l'un après l'autre ou à la
fois, me sont venus à l'esprit. Mais je vous retrouve bien por-
tante, rajeunie,... oui, vraiment, vous êtes fraîche comme une
rose!... Le reste importe peu. Quel bonheur de se revoir!
Comment supposer qu'un être si joyeusement expansif pût
avoir quelque fardeau sur la conscience? Je vis bien que la
bonne Sophie Paulowna se reprochait déjà ses soupçons. Que
vaut après tout une lettre anonyme?... Calomnie sans doute...
Ayant fait venir cependant de si loin l'accusée, elle voulut en
avoir le cœur net, et, après lui avoir prodigué mille marques
d'amitié pour adoucir le coup, posa devant elle sur la table à
thé une feuille de papier grossier, comme du papier à chandelle,
maculé de taches d'encre qui rendaient presque illisible la
lourde écriture.
— Vous demandiez tout à l'heure, chérie, ce qui était arrivé?
Il n'est rien arrivé que ceci...
— Qu'est-ce que cette horreur» s'écria Gisèle en soulevant
l'objet avec dégoût du bout des doigts.
Elle lut, relut, garda un instant le silence, puis levant lente-
ment les yeux sur M^^* Belsky.
— Et c'est là tout? demanda-t-elle d'un ton où il y avait du
reproche et surtout de la tristesse.
Sophie Paulowna semblait beaucoup plus embarrassée
qu'elle-même.
— Non, lui dit-elle, ce n'est pas tout; j'avais reçu déjà
d'autres avertissemens, mais ils me semblaient incroyables.
— Oh ! je devine la provenance de ceux-là.
— Soyez sûre que je n'ajoute pas foi davantage au reste,
poursuivit Sophie Paulowna. J'ai voulu simplement vous
éloigner quelque temps d'un milieu ennemi qui cherche à nous
brouiller; j'ai agi dans voire intérêt, persuadée quant à moi
qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce roman ridicule... Gom-
ment, telle que je vous connais, auriez-vous pu vous com-
mettre...
IVr^^ Walther l'interrompit avec beaucoup de fermeté. Elle
avait pris son parti. Tel un général qui, au mépris de la tac-
tique prévue, risque crânement le tout pour le tout :
— En cela vous vous trompez, dit-elle, la regardant droit
78 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les yeux ; oui, vous vous trompez tout à fait si vous sup-
posez que j'aurais honte d'aimer un paysan...
M^^° Belsky fit un geste qui signifiait : — Soit, en principe,
cela peut, à la rigueur se soutenir... On sait que vous avez
l'âme libérale.
— Et comment me blâmeriez-vous, continua Gisèle avec la
môme intrépidité, quand si souvent je vous ai entendue faire
avec enthousiasme l'éloge d'une vie simplifiée au milieu de ceux
que Ton appelle les humbles? C'est à vous que je dois de les
avoir considérés d'abord avec respect. Vous m'avez montré quelle
supériorité morale ont beaucoup d'entre eux sur les orgueilleux qui
les traitent de haut. Et moi qui n'avais vu, depuis que j'existe,
que le côté ridiculement artificiel, platement mondain de l'exis-
tence, je me suis sentie pour la première fois en face de la vérité.
— Certes ce sont là des sentimens que je partage, balbutia
Sophie Paulowna, et je vous ai vue avec plaisir goûter la douce
poésie rustique de Bouzowa; mais quant à jouer un rôle per-
sonnel dans cette pastorale, quant à oublier les distances...
— Quelles distances ?. . . Permettez-moi de vous le demander.
Voilà un homme dont vous vantez sans réserve le caractère, un
homme en qui vous avez confiance absolue et pour qui la nature
a tout fait, s'il ne doit rien à la fortune. Connaissez-vous beaucoup
de princes qui soient plus beaux, qui aient plus grand air? Ma
seule crainte serait peut-être de n'être pas tout à fait digne de lui...
Il s'agissait donc vraiment de Fédia ? M"^ Belsky rougit jus-
qu'au blanc des yeux tout en affectant de rire, et moi j'admi-
rais le système de défense de cette petite femme qui mettait
adroitement son juge en contradiction avec lui-même.
Cependant Sophie Paulowna réussit à se ressaisir.
— Est-ce une raison, répliqua-t-elle, pour donner prise aux
grossiers propos du village?... car c'est du village très certaine
ment qu'est partie cette infamie.
Gisèle répondit aux suppositions très vraisemblables par le
phis dédaigneux sourire.
— Si je vous ai offensée, dit-elle, j'en ai un profond regret.
J'avais pris vos paroles à la lettre ; votre bonté même à mon
égard semblait me prouver que vous vous souciiez peu des dis-
tances sociales dont vous me parlez maintenant. Qui suis-je en
effet pour me croire au-dessus de personne ? Me l'avez-vous
jamais demandé? Je sors d'une famille obscure et rien dans ma
LA FIN D UNE IDYLLE. 79
vie tristement agitée n'a pu contribuer à me donner très haute
opinion de moi-même.
— Vous êtes une dame par l'éducation, interrompit avec
emphase Sophie Paulowna et vous ne pouvez vous laisser aller
davantage à un goût passager, — en admettant que vous l'ayez
jamais ressenti, — pour un paysan...
— Si cependant ce paysan m'aimait?
— Il n'oserait! s'écria M"* Belsky avec conviction.
Gisèle eut un nouveau sourire imperceptiblement railleur.
— C'est, dit-elle, un homme comme les autres et par consé-
quent capable de s'éprendre d'une femme qui d'ailleurs, sans
trop le vouloir, l'a peut-être encouragé.
De mon coin, à l'arri ère-plan, je constatais que l'avocat des
convenances faisait assez piteuse mine. M"° Belsky ne trouva
plus qu'un mot à dire :
— Moi qui croyais en vous !
— Vous rendrez justice du moins à ma sincérité; vous le
voyez, je ne me défends pas.
Et c'était bien là ce que lui reprochait son interlocutrice, qui
eût préféré cent fois qu'elle consentît à mentir.
— Oui, je vois que vous cédez momentanément à un vent
de folie. Où cela vous conduira-t-il ?
— A épouser avec votre permission Féodor Ilitch, puisqu'il
veut bien de moi.
M'^° Belsky eut un étourdissement.Elle vit, dans la chaumière
où la vieille mère de Fédia tissait du chanvre, cette fileuse d'une
nouvelle espèce, installée en maîtresse; elle se représenta les
ennuis que lui infligerait cet absurde voisinage.
— Après tout ce que j'ai fait pour vous!... s'écria-t-elle.
— Mais, ma dame chérie, je n'en perds pas le souvenir et
dorénavant je ne vous demanderai rien. Vous avez fait pour moi
plus encore que vous ne croyez.
Sophie Paulowna me jeta un regard désespéré, m'enjoignant
d'intervenir enfin. Et j'interrompis à regret ce dialogue qui
m'intéressait au delà de toute expression. Je savais gré à Gisèle
d'avoir donné raison à mes pronostics, je lui savais gré d'être
une amoureuse toute à son roman, si insensé qu'il fût, plutôt
qu'une aventurière avide d'accaparer la faveur d'une femme
riche. Sans doute ce caprice ne serait pas de plus longue durée
que tous ceux qui avaient pu traverser sa jeunesse vagabonde,
80 REVUE DES DEUX MONDES.
mais il était original et elle le proclamait avec une audace qui
ne me déplaisait pas.
— Je n'ai pas qualité pour vous prêcher la sagesse, dis-je en
essayant d'obéir au regard impérieux de Sophie Paulowna, mais
mon âge, mon expérience, l'intérêt que tous nous vous portons,
me commandent de vous dire : Prenez garde ! le regret, le dégoût
vous attendent. Tout vaut mieux qu'un mariage disproportionné.
Elle me toisa de son air moqueur :
— J'entends, vous admettriez encore un lien moins sérieux,
mais c'est peut-être que vous ne vous doutez* pas du respect
qu'a pour moi ce paysan... Et ce respect, cette réserve sont ce
qui me plaît en lui, plus encore que sa bonne mine et l'adora-
tion qu'il me témoigne. Je n'ai jamais été aimée ainsi; tous les
conseils, toutes les exhortations du monde ne me feront pas
manquer le bonheur qui passe à ma portée.
Quelle belle chose que la franchise et la passion ! Cette femme,
qui jusque-là n'était que jolie, me parut transfigurée comme par
une flamme intérieure. Je m'inclinai sans ajouter un mot.
— Si c'est là tout ce que vous trouvez à lui dire de raison-
nable!... murmura M"" Belsky avec un éclat réprimé d'impuis-
sante colère.
Se tournant vers Gisèle Walther, elle siffla entre ses dents :
— Vous êtes folle !
— Hélas ! je le crois, et c'est bien bon.
— Que comptez-vous faire? reprit brusquement Sophie
Paulowna.
— Ce qu« vous ordonnerez, répondit l'autre, redevenue sou-
dain câline et soumise. Mais vous aurez pitié, je vous connais,..
J'ai foi en votre bonté.
Sophie Paulowna réfléchit en silence, l'espace d'une minute,
pendant laquelle M'^^ Walther lui baisa les mains sans qu'elle se
défendît. Puis, tout à coup, il me sembla qu'elle se révélait à sou-
hait grande politique :
— Vous m'avez trouvée dure, dit-elle lentement et il est cer-
tain que la surprise... Mais à chacun la liberté de ses actes...
Nos paysans ne sont plus des serfs dont on dispose, je n'ai
aucun droit sur Féodor Ilitch pas plus que sur vous-même...
— Vous avez sur moi les droits que vous donnent mon affec-
tion et ma reconnaissance, se récria M^^^ Walther.
— Alors, au nom de cette affection et de cette reconnais-
LA FIN D UNE IDYLLE. 81
sance, je vous imposerai une épreuve. Vous êtes pleine d'imagi-
nation; vous avez subi l'ensorcellement de la steppe, d'un cadre
pittoresque qui prêtait une excessive valeur à des figures nou-
velles pour vous. L'atmosphère ambiante, le contact de mœurs
primitives, les discours même d'un socialiste comme Morozov,
d'une idéaliste telle que moi, ont pu troubler votre jugement.
Quelques semaines de > litude assez dangereuse ont fait le reste
Vous avez rêvé, sans envisager les inconvéniens qu'il peut y
avoir à mettre le rêve en pratique. Moi, je suis vieille et je sais
par expérience que l'on revient de certaines illusions. Assurez-
vous que vous n'êtes pas en présence d'une de ces illusions-là.
Retournez en France, à Nice, à Paris, où vous voudrez; passez-y
une année... Vous trouvez que c'est trop long? Six mois suffi-
raient, je gage. Comparez notre honnête Fédia aux hommes que
vous rencontrerez. Ils ne le vaudront pas, peut-être, je vous
l'accorde, mais ils seront vos pareils, ce que n'est pas ce demi-
sauvage qui a commencé par être pour vous un serviteur.
— Serviteur volontaire, interrompit brièvement Gisèle.
— Inutile de discuter sur les mots. Je sais bien que Fédia est
maître chez lui et attaché à ma maison par dévouement plus
que par intérêt; je sais qu'il n'est pas ce qu'on appellerait ailleurs
un domestique, mais il en a tout de même rempli l'emploi.
Réfléchissez à la position qui vous sera faite, à celle que vous
me feriez... Eloignez- vous pour un temps et si, après cette
épreuve, vous revenez avec les mêmes sentimens qu'aujour-
d'hui,... eh bien ! vous ferez ce que vous voudrez.
— Sans encourir vos reproches? s'écria M"* Walther ravie
de ce quasi-consentement.
— Non, puisque je vous ai dit une bonne fois ce que j'avais
sur le cœur. Mon opinion n'aura pas varié, mais je vous laisse-
rai la vôtre avec toutes ses conséquences qui, si vous allez jus-
qu'au bout, ne seront agréables pour personne.
— Oh! ces conséquences, quelles qu'elles soient, je les
accepte. Le monde m'importe peu.
— Il faut pourtant le revoir avant d'y renoncer, reprit
M'^^ Belsky. Il va sans dire que je ferai les frais de l'expérience.
Vous ne refuserez pas à une ancienne amie, qui vous doit beau-
coup, de vous aider à prendre les mesures nécessaires pour lire
clairement en vous-même.
— Je ne puis rien vous refuser, quoi qu'il m'en coûte, ré-
TOME XXX. — 190b. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
pondit Gisèle avec une [certaine dignité; je suis en aos mains.
Elle s'inclina une fois de plus devant M'^" Belsky et celle-ci
très légèrement la baisa au front. Puis, avec un signe d'adieu
à mon adresse, la comédienne sortit charmante dans son rôle de
victime résignée.
Je faillis crier bravo, mais mon hommage se reporta pru-
demment vers Sophie Paulowna.
— Permettez-moi de vous féliciter, lui dis-je. Voilà ce qui
s'appelle tirer parti d'un mauvais jeu !
Elle murmura, se parlant à elle-même : — Impossible,
invraisemblable! Qui eût pu penser?... L'avoir pour voisine...
M"" Ilitch !.. . la femme de Fédia!... cela passe toute imagina-
tion. Nous échangerons des visites, n'est-ce pas? Je les invite-
rai à dîner?... Oh ! je paierais le double pour en finir...
Je songeais cependant avec une forte envie de rire à tout ce
qu'avait pu se figurer naguère sur le compte de « cet ange »
rencontré en voyage la bonne Sophie Paulowna; je songeais
aussi à ce que valent les théories quasi révolutionnaires de cer-
taines belles dames sur le rapprochement des classes et l'égalité
des hommes.
De ce qui survint ensuite, je n'ai eu connaissance que par
ouï-dire.
VI
Bouzowa revit, à peu de temps de là, sa maîtresse. Gomme de
coutume Féodor guettait l'arrivée de la barischna, empressé à la
saluer et à la servir. Elle ne remarqua sur son visage aucune
expression de tristesse ; le calme sourire habituel des yeux bleus
ensoleillés lui fit fête, et, pendant toute la première journée, le
nom de M^^^ Walther ne fut prononcé que par Nadia qui,
d'un air d'affectueuse sollicitude, s'informa de ses nouvelles.
Oh! elle leur manquait tant à Bouzown la bonne demoiselle qui,
avant de partir, l'avait comblée de cad(!aux ! Elle montra comme
preuve une de ses vieilles robes dont elle était vêtue. Ne revien-
drait-elle pas bientôt? Sans elle, on lanjifuissait. . .
M"* Belsky eut sur les lèvres quelques questions qu'elle
réprima bien vite comme inutiles et déplacées. Plongeant un
regard perçant dans les yeux noirs de la jeune fille, elle s'efforça
d'y lire ce que la bouche ne disait pas. Mais elle ne vit que
LA FIN d'une idylle. 83
l'éclat des prunelles sombres sous les sourcils mobiles. Nadia
semblait avoir maigri, ce qui augmentait la vague ressemblance
qu'elle lui avait toujours trouvée avec M"® Walther, ressem-
blance accentuée par la robe de Paris, dans laquelle le corps
souple, accoutumé à plus de liberté, tenait quand même, grâce
à la pression nouvelle pour lui d'un corset.
La journée s'écoula très calme à prendre du thé au milieu
de la ménagerie rassemblée sans qu'aucun de ses membres man-
quât à l'appel, à écouter les rapports de la femme de charge et
du jardinier, à reprendre^ la chaîne des petites habitudes inter-
rompues, à savourer le plaisir de rentrer chez soi, après une
absence, en retrouvant à leur place les amis fidèles que sont les
vieux meubles et les vieux souvenirs. Et combien était reposant
ce silence absolu de la steppe après le tapage d'une grande ville !
Le soir venu, M'^^ Belsky, étendue sur sa chaise longue,
Roland à ses pieds, Gocogna voluptueusement blottie contre elle,
s'enveloppait, en fumant sans interruption, de ce nuage parfumé
qu'exhale le tabac turc, lorsqu'on frappa à la porte du salon.
Elle n'entendit pas d'abord, tant le coup était timide, et puis elle
sommeillait à demi, rêvant, il faut en convenir, de sa dange-
reuse et charmante protégée.
Il y avait des raisons pour cela : le piano, muet et aban-
donné eu face d'elle, lui rappelait des soirées moins solitaires et
dont le charme ne devait plus renaitre jamais ; le coussin brodé
auquel s'appuyait sa tête était empreint du parfum un peu trop
violent d'héliotrope que dégageaient les cheveux de Gisèle ; et
sur la petite table, auprès de la couchette, ce meuble indispen-
sable du pays de la sieste, elle avait trouvé une ample provision
de cigarettes délicatement roulées comme savait les rouler ces
petits doigts fins dont elle avait souvent loué l'adresse. Attention
gracieuse qui la touchait au cœur, quoi qu'elle en eût.
Second coup plus distinct. Elle cria : — On peut! — ce qui
veut dire : Entrez ! Et la haute taille de Féodor apparut sous la
rouge draperie d'Orient qui encadrait et recouvrait la porte. Il
se tint immobile un instant comme s'il n'osait avancer, puis sur
un mot de la barischna qui retirait la cigarette de ses lèvres pour
lui dire : — A cette heure?... Eh bien ! que veux-tu ? — il parut
prendre une grande résolution, marcha vers la couchette et
tomba lourdement devant elle à deux genoux.
Il n'y avait plus de sourire sur son visage ; il avait jeté le
84 REVUE DES DEUX MONDES.
masque : — Pardon, lui dit-il d'une voix étouffée dans les plis
de la robe qu'il baisait avec componction, je suis coupable
envers toi... Je m'en confesse. Pardonne-moi d'avoir levé les yeux
jusqu'à ton amie.
Sopbie Paulowna posa la main sur son épaule. Si elle eût
parlé, c'eût été pour lui dire : — Je sais trop bien que c'est elle
qui a abaissé les yeux sur toi, pauvre diable !
— Pardon ! Je suis coupable, répétait sans relâche Féodor en
continuant à se cacher le visage.
— Non, tu es jeune, voilà tout, et tu t'es conduit en étourdi,
répliqua sans colère aucune Sophie Paulowna; relève-toi, je ne
t'en veux pas, puisque tu regrettes...
Maintenant il était debout devant elle, la tête basse, dans
l'attitude bizarre, vu son physique, d'un enfant en pénitence.
— Elle t'a dit... commença-t-il.
— Oui, elle m'a dit, je sais, n'en parlons plus. Je l'ai ren-
voyée chez elle.
— Pour six mois, reprit Féodor, elle me l'a écrit.
— Ah ! vous vous écrivez...
Et un sourire passa sur les lèvres de M'^* Belsky. Elle eût été
curieuse de lire les lettres de Féodor.
— En quelle langue ?
— Elle 'a appris beaucoup de russe, les derniers temps...
— Ah ! répéta M'^^ Belsky mécontente.
Elle eût préféré que la correspondance se fût engagée en
français. Mais, dans sa langue maternelle même, Fédia ne
devait pas avoir de ces bonheurs d'expression qui rendent l'ab-
sence délicieuse.
— Je m'explique, poursuivit-elle, que vous soyez arrivés à
vous comprendre... ou plutôt à vous tromper sur le compte
l'un de l'autre; car tout cela est une erreur, un enfantillage,
pauvre Fédia ; ton repentir même me montre que tu t'en rends
compte, étant un garçon de bon sens.
Il secoua la tête : — Nous nous sommes très bien compris.
— Non, puisqu'elle a pu croire...
— Elle a cru que je voulais d'elle, et c'était la vérité; moi,
i'ai cru ce qu'elle m'a dit, que nous nous marierions pour vivre
ensemble.
M'^° Belsky bondit de sa couchette : — Mais cela ne se peut,
Fédia I
LA PIN d'une idylle, 85
Les yeux du jeune homme se fixèrent sur elle avec une
expression hardie et ingénue qui signifiait clairement : Pour-
quoi ? puisqu'elle m'aime et que je l'aime ?
— Elle a promis, répéta-t-il ; moi, je ne demandais rien.
— Allons, Fédia, il faudra être raisonnable et oublier.
A ce mot, elle lut sur son visage combien ce qu'elle exigeait
était impossible. Il avait lentement souri d'un air de défi presque
méprisant, comme le raconta plus tard Sophie Paulowna; son
regard extasié l'avait fait penser à l'esclave auquel Cléopâtre
donna une nuit d'enchantement au prix de sa vie. Sa vie, celui-
là aussi l'eût donnée sans hésitation en échange de la merveil-
leuse aventure qui était venue le chercher; mais la reine Gisèle,
plus miséricordieuse que Cléopâtre, ne réclamait rien de pareil.
Sa vie elle l'avait prise sans doute, mais comme un bien qui lui
appartenait, dont ils jouiraient ensemble jusqu'à la fin et il eût
fallu du courage pour dire à Féodor Ilitch : — Non, cela ne sera pas.
— Soit, ne l'oublie donc point ! C'est elle qui t'oubliera, dit
froidement M"° Belsky.
Il eut un nouveau sourire plein de certitude.
Fédia pouvait être très éloquent sans parler.
— Dans six mois, répéta-t-il. En attendant, je bâtirai pour
elle une maison neuve; la mienne est trop vieille.
— Aurais-tu l'idée de rester au village?
— Si tu préfères que je l'emmène ailleurs, répondit Féodor,
je l'emmènerai, je pourrai travailler partout. Mais j'aurais
voulu rester ici, à cause de ma mère.
— Laissons faire le temps, dit Sophie Paulowna en allumant
d'un air méditatif une nouvelle cigarette. Tu sais que j'ai de
l'amitié pour toi; je n'aurais pas voulu te voir malheureux. Tu le
ieras avec une telle femme!...
— Malheureux? Comment?... Je ne savais pas auparavant ce
que c'est que d'être heureux. Je ne serais jamais plus heureux
sans elle. Je le suis, depuis que je la connais, comme personne
ne peut l'être en ce monde.
— C'est-à-dire que tu es ensorcelé. Prie Dieu qu'il te délivre
du mal. Je ne veux plus entendre parler de tes remords ni de
ton entêtement. Quand tu seras guéri, tu viendras me trouver et
nous causerons. Je crois vous avoir rendu service à tous les deux
en la forçant à réfléchir. Réfléchis de ton côté.
— Elle ne changera pas, dit Féodor avec un élan de foi pro-
'S fi REVUE DES DEUX MONDES.
fonde, et je ne changerai pas non plus, mais je puis me taire.
Elle remarqua que, tout en parlant, il regardait autour de lui,
embrassant de la flamme de ses yeux clairs tous les objets au
milieu desquels il avait vu vivre la bien-aimée, ces objets de
luxe qu'il ne pourrait, hélas! lui donner; mais dont elle se pas-
serait si bien quand elle serait sa femme, elle le lui avait dit. Et
il soupira du regret de n'être pas un homme puissant et riche,
un prince, un tsar, pour mettre le monde à ses pieds.
— Va-t'en, pauvre fou, lui dit Sophie Paulowna d'une voix
assez douce.
Il s'inclina jusqu'à terre, une fois de plus, en répétant : « Par-
don, » mais sans rien céder, sans rien promettre, comme il eût
dit : Pardonne-moi l'irrévocable.
Et M"*" Bclsky sentit qu'avec celui-là il n'y avait rien, à faire,
sauf à s'armer d'une patience égale à la sienne.
VII
L'hiver fut'plus rigoureux qu'il ne l'est d'ordinaire au Sud.
La neige tomba longtemps encore sur les espoirs silencieux
qu'abritait la chaumière de Féodor Ilitch.
C'était le temps des veillées ; garçons et filles s'assemblent
chaque soir dans la maison choisie par eux à cet effet pour s'y
divertir, raconter des histoires, chanter, manger ensemble, chacun
apportant ce qu'il peut afin de contribuer au régal. Cette intimité
sans contrainte d'une jeunesse serrée côte à côte autour du poêle
bien chauffé, rapproche les cœurs, prépare les mariages du prin-
temps. Que faire en une saison de silence et de mort, sinon
l'amour? Les Petits-Russiens usent sans scrupvile de cette con-
solation, qui allège pour eux la tristesse du froid et des trop
longues nuits. Mais Féodor Ilitch n'allait plus à la veillée, mal-
gré les agaceries de plus d'une belle fille qui eût voulu l'en-
traîner; il restait au gîte près de sa vieille mère qui, ne sachant
rien de ses affaires, le regardait avec admiration, tandis qu'elle
filait,|s'appliquer tantôt à écrire, — il avait toujours été si savant,
pensait-elle, — tantôt à tailler un de ces objets de bois où se
dépense le goût inné des paysans. Féodor savait sculpter en véri-
tables bijoux un peigne de fileuse ou une quenouille. Des
ouvrages de sa façon figuraient au Musée du Peuple de la ville la
plus proche, achetés par une société d'art national à laquelle
LA FIN d'une idylle. 87
appartenaifM"* Belsky, grande protectrice de l'industrie à do-
micile. S'il y avait dans le village des potiers fort ingénieux,
nul ne pouvait pour travailler le bois rivaliser avec Féodor Ilitch.
Cette fois, il se surpassait dans la construction très ornée
d'un rouet si beau que tout le monde était d'avis qu'il serait
payé très cher par le comité qui passe à intervalles réguliers
dans les campagnes; mais, sans rien répondre, Féodor se pro-
mettait bien que son chef-d'œuvre ne serait à personne qu'à celle
dont le nom était gravé dans toutes les dures fibres de ce bois
poli de genévrier, confident de ses rêves. Et il fermait les yeux
pour mieux voir la main blanche qui tiendrait le fil au bout
duquel danserait en guise de fuseau, comme dans la chanson, un
cœur à jamais tout à elle. Il lui semblait entendre le bourdon-
nement qu'accompagnerait cette voix naguère applaudie dans
les salons. Une ivresse d'orgueil se mêlait chez lui à un désir si
tendre et si soumis que la plus pure, la meilleure des femmes
n'en aurait pu être offensée. Sur les six mois d'épreuve, trois mois
s'étaient écoulés déjà. Les beaux jours allaient poindre; il avait
encore à bâtir sa maison, à la parer de son mieux. Ne viendrait-
elle pas peut-être le surprendre avant que tout ne fût prêt?
Féodor ne sortait de ce beau songe de dormeur éveillé
qu'une fois par semaine, le jour où il allait à cheval jusqu'à la
ville chercher le courrier de Bouzowa au bureau de poste. De ce
voyage régulier il revint longtemps plus gai que de coutume, et
M^^* Belsky, interrogeant son visage avec curiosité tandis qu'il
lui remettait ses lettres, se demandait si elle n'avait pas employé
en pure perte un moyen héroïque. Evidemment le messager
avait trouvé pour son propre compte à la poste un sujet de
consolation. Comment savoir au juste?... Elle ne voulait pas
l'interroger, et personne au village ne paraissait plus se souvenir
seulement que la demoiselle étrangère eût existé. En vain
Sophie Paulowna s'était-elle efforcée de découvrir l'auteur de la
lettre anonyme parmi tous ces visages fermés. Si les paysans
s'étaient étonnés un instant de la bonne fortune de Féodor Ilitch,
ils avaient dû conclure très vite que les manières de M"^ Walther
étaient celles de son pays et n'en pas penser plus long, Nadia
sans doute comme les autres. Sophie Paulowna remarquait bien
qu'elle allait souvent chez les Ilitch, et que Féodor causait avec
elle plus volontiers qu'avec la plupart des filles; mais, pour cette
raison même, elle n'eût pas voulu la questionner.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
Nadia continuait à déplorer l'éloignement de la Française;
tout allait mal depuis lors; plusieurs personnages de la ména-
gerie avaient passé de vie à trépas, la barischna s'ennuyait, et
c'en était fait des beaux chants à l'église, de la gentille classe de
couture à l'école. Les larmes aux yeux, elle formait des souhaits
aussi ardens qu'ils paraissaient sincères pour son prompt retour.
C'était sur le même ton qu'elle parlait d'elle à Féodor, ce qui
lui assurait de plus en plus l'amitié du brave garçon. Il se plai-
sait évidemment, lui presque toujours silencieux, aux entre-
tiens que provoquait Nadia.
Elle venait parfois s'asseoir auprès de lui, tandis qu'il ache-
vait son œuvre d'amour, le fameux rouet de genévrier, en atten-
dant que le beau temps lui permît d'en commencer une autre,
la maison où sa dame entrerait la première, nul n'en ayant
encore passé le seuil. Et Nadia très discrètement amenait de loin
par des chemins détournés la conversation sur l'absente ; elle
disait son propre regret de ne plus la voir, les bontés dont elle
l'avait toujours comblée. Elle arrachait avec adresse des nouvelles
à Féodor. La Petite-Russienne de pur sang, coquette et flatteuse,
était plus fine cent fois que ce fils de Grand-Russe naïf et sé-
rieux, elle savait le prendre, connaissant à fond chez lui le fort
et le faible. N'avait-il pas été son camarade d'enfance? Lui, au
contraire, n'avait jamais songé à l'observer, elle lui avait été
longtemps indifférente, mais maintenant il savait gré à Nadia de
l'attachement qu'elle portait à son unique aimée; Nadia était la
personne qui avait touché de ses mains, pour la servir, la soigner,
l'habiller, la fée lointaine qu'il appellerait un jour sa femme, et
du français elle savait quelques mots de plus que lui, des mots
qu'elle lui apprenait d'un air d'affectueuse condescendance.
Les dernières neiges fondirent, les pluies torrentielles du prin-
temps firent place à une humidité douce, pleine de parfums de
sève; la steppe reverdie semblait d'émeraude, les bourgeons
éclataient. Depuis longtemps avait cessé le travail à la chandelle.
Féodor s'évertuait à bâtir sa maison sans permettre que personne
l'aidât. Il avait planté d'abord les quatre pieux solides qui for-
ment les quatre angles avec de nombreux piquets et un entrelacs
de cannes dans l'intervalle, le tout recouvert d'un mortier d'ar-
gile lavé à la chaux. Il n'y avait plus qu'à couvrir de paille le
toit artistement prolongé en une sorte d'auvent, soutenu au-
dessus d'une galerie extérieure par des poteaux bien équarris. E*
LA FIN d'uîNE idylle. 89
ce qui allait prendre le plus de temps, c'était la décoration de
ces piliers, puis des portes, des volets, de tout le bois apparent.
Féodor voulait multiplier les dessins archaïques de couleur
vive qu'avait admirés celle dont la présence allait faire de cette
chaumière un palais. Et Nadia aussi lui donnait son goût. Tous
les jours, elle venait constater les progrès du nid nuptial.
Avril ayant ramené un soleil presque aussi chaud que celui
de l'été, le constructeur aimait à se reposer de son travail sous
l'auvent nouvellement achevé, devant la steppe en fleur, toute
vibrante de lumière. Là il se berçait de pensées que la curieuse
fille cherchait à surprendre sur son front tantôt rayonnant et
tantôt taciturne. Les lettres de France avaient manqué à plu-
sieurs reprises, mais il pouvait y avoir un retard fortuit, un
accident. Lorsqu'elle le voyait triste, Nadia se glissait sur le banc
auprès de lui, tout près, le plus près possible, comme une chatte
câline, et le réconfortait de son mieux, sans avoir l'air de tou-
cher au sujet véritable de ses préoccupations. Il ne la repoussait
pas; elle lui rappelait l'adorée, si faiblement que ce fût.
Un soir, après souper, par un clair de lune favorable aux
prestiges, il avait eu la plus étrange illusion, douce d'abord, puis
brutalement envolée. La steppe, baignée de blancheur, retentis-
sait de ces coups de sifflet aux modulations variées dont cha-
cun s'adresse à quelque jeune fille du village, l'avertissant qu'un
amoureux l'attend; un chant mélancolique et tendre montait
au loin, des voix fraîches d'hommes et de femmes se mariaient,
s'éteignaient dans la nuit; et quels parfums enivrans de végéta-
tion féconde, vigoureuse, hâtive, s'exhalaient de la terre noire
récemment remuée ! Toute cette fermentation du printemps
achevait d'accabler le pauvre amoureux à qui pesait sa jeunesse
après une longue saison d'attente. Il ne regardait pas Nadia qui,
de son côté, ne parlait ni ne bougeait, demeurant serrée contre
lui. Tout à coup elle laissa échapper un léger sanglot. Il se tourna
et vit la robe bleue, qu'avait portée sa maîtresse dans un inou-
bliable hiver, bleuir sous un rayon de lune. L'instant d'après sa
tête tombait sur l'épaule de Nadia, qui sentit sa taille enlacée dans
une fougueuse étreinte. Ce ne fut que le vertige d'une seconde,
un vertige qu'on fit payer cher par la suite à l'insensé. Revenu
presque aussitôt à la réalité, il écartait de lui le fantôme d'un
geste brusque et s'éloignait sans un mot ; mais Nadia, quoiqu'elle
ne marquât ni surprise, ni colère, devait se ressouvenir.
90 REVUE DES DEUX MONDES.,
VIII
Le lendemain était le jour de la chevauchée hebdomadaire
de Féodor jusqu'à la poste; pour la troisième ou quatrième fois
manquait la petite enveloppe d'azur, à son nom, l'enveloppe
qui lui apportait ce qui eût semblé à d'autres peu de chose, ce
qui pour lui était la vie, quelqu'un des signes hiéroglyphiques
suppléant tant bien que mal à un commun langage ou simple-
ment parfois une fleur eff"euillée. Il respirait, il baisait cette
lettre plus éloquente que toutes les lettres écrites, il lui faisait
dire ce qu'il souhaitait, il la portait sous ses vêtemens avec le
paquet de médailles bénites et d'amulettes que sa mère avait,
lorsqu'il était petit, attaché à son cou. Et il demeurait heureux
pour huit longs jours. Mais voilà qu'un mois s'était écoulé sans
lui donner rien, le laissant dans une sorte d'inanition dont il
ressentait la souff"rance presque physique. Était-elle malade ou
morte? Non, car il y avait une lettre de Paris pour Sophie Pau-
lowna, et c'était la même enveloppe bleutée, la même écriture
fine dont la seule vue lui mettait le feu dans les veines. Il poussa
son cheval jusqu'à Bouzowa d'un galop tel que le pauvre animal
y arriva en sueur, blanc d'écume, presque fourbu.
D'ordinaire, Féodor laissait le sac rempli de journaux et de
lettres aux mains d'un domestiq.ue; mais, cette fois, il insista pour
le remettre lui-même à M"* Belsky.
Gomme elle ne se hâtait pas de l'ouvrir :
— Il y a quelque chose qui me regarde, lui dit-il, j'attendrai.
Levant les yeux vers son visage, altéré au point d'être presque
méconnaissable, elle comprit.
C'était la première fois, depuis leur explication à Saint-Péters-
bourg, que Gisèle Walther lui écrivait. Elle aussi eut le frisson;
de cette lettre qui devait être décisive dépendait sa propre tran-
quillité. Les six mois étaient écoulés. Gisèle allait-elle, oui ou
non, revenir à Bouzowa, y faire un regrettable scandale, lui
imposer le voisinage plus que gênant d'une ancienne amie vo-
lontairement déchue et transformée en paysanne? Elle ajusta
ses lunettes d'une main tremblante et lut à voix basse, tandis que
Féodor, debout devant elle, suivait d'un regard avide tous les
changemens de sa physionomie.
La lettre était ce que la sagesse mondaine de M"* Belsky
LA FIN d'une idylle. 91
avait d'abord prévu. Les charmes d'une civilisation avancée
avaient reconquis M"^ Walther. Elle n'en convenait pas tout à
fait, elle laissait croire à sa protectrice que la crainte de l'offenser
avait eu raison d'abord des entraînemens de son cœur; mais elle
avouait cependant qu'à force de réfléchir, elle avait reconnu peu à
peu la justesse de ses conseils. On ne rétrograde pas vers la sim-
plicité primitive d'un peuple encore sauvage par tant de côtés,
quand on a vécu depuis son premier jour dans une tout autre
atmosphère. Il vous reste des exigences, des raffmemens de
goût, des besoins d'esprit auxquels l'amour lui-même ne pour-
rait suppléer; surtout si cet amour n'est en somme que passion...
Instinct plutôt, instinct très fort, tant qu'il dure, mais au fond
brutal sous un vernis très pittoresque qui l'avait trompée, ar-
tiste incorrigible qu'elle était! Toute cette première page était
pour ]Vf^* Belsky, que Gisèle remerciait de sa maternelle pré-
voyance, de l'aide qu'elle lui avait fournie contre elle-même.
Elle lui demandait un dernier service, amener le pauvre Fédia à
la raison, préparer doucement une inévitable rupture, lui dire
qu'elle répondrait toujours de loin à la tendresse qu'il lui por-
tait, mais que des liens qu'elle croyait rompus s'étaient renoués
pour elle clans son pays. Il fallait, — elle l'en priait, elle l'exi-
geait, — qu'il se consolât, sans l'oublier.
Le congé était net sous son apparence affectueuse et
M'^' Belsky n'eut pas de peine à démêler qu'un nouveau roman,
de style aussi moderne sans doute qu'avait été idyllique celui de
la précédente aventure, était entré dans la vie sentimentale de
M}^^ Walther. Le front contracté derrière ses lunettes, elle afî'ec-
tait, pour gagner du temps, d'avoir grand'peine à déchiffrer d'il-
lisibles pattes de mouches. Enfin le malheureux, qui attendait,
osa l'interroger :
— Qu'y a-t-il? Que dit-elle?
Avec toute la pitié dont débordait son cœur, Sophie Paulowna
lui répondit, en inventant à mesure tout ce qui pouvait ren-
dre le coup moins rude; elle parla de devoirs, d'obligations
impérieuses, absolues, qui empêchaient Gisèle de quitter la
France, de jamais revenir.
— J'irai alors, répondit-il avec une effrayante tranquillité,
sans savoir s'il s'agissait d'aller à Paris, à Pékin ou dans la lune,
prêt à tout.
Elle fut forcée d'expliquer qu'un autre, une figure anonyme
92 REVUE DES DEUX MONDES.
dont Gisèle Walther avait eu le tort de ne pas parler auparavant,
gardait des droits sur elle, un tact bien féminin l'empêchant de
lui laisser soupçonner que l'infidélité pût être de date récente.
— Alors, répéta-t-il stupide, pourquoi m'a-t-elle promis?...
— Peut-être se croyait-elle plus libre qu'elle ne l'était réelle-
ment... Mais, d'ailleurs, je te l'avais bien dit, vous n'auriez pu
être heureux ensemble, vos habitudes (quel euphémisme dans
ce mot !) étaient trop différentes.
En parlant, elle détournait les yeux, tant elle redoutait d'af-
fronter sa douleur, douleur muette et si profonde que Gisèle,
dans la frivolité de sa petite âme occidentale, n'aurait pu la
concevoir. Une voix, devenue sourde et rauque, l'interrompait
presque à chaque mot :
— Non, je ne le crois pas, je ne le crois pas...
Sophie Paulowna se décida enfin à regarder ce supplicié dont
bien involontairement elle était le bourreau. Il pleurait, de
grosses larmes roulaient sur ses joues, sur sa barbe, sans qu'il
songeât à les essuyer.
— Fédia! du courage! dit-elle, maternellement caressante,
presque sûre d'ailleurs d'être arrivée à lui faire accepter la
situation si pénible qu'elle fût.
Mais il n'en était rien ; la même obstination calme pétrifiait son
visage : — Je ne le crois pas, répéta-t-il encore, puisqu'elle avait
promis. Si elle veut que je croie, qu'elle me le dise à moi-même.
— Mais comment donc ? Tu ne comprendrais pas.
Il réfléchit un instant :
— • Qu'elle m'envoie de ses cheveux, je saurai alors...
A travers l'écroulement de sa foi si longtemps immuable et
de ses folles espérances, dans le désordre de sa pauvre âme de
barbare et d'enfant, il conservait assez de ruse pour penser :
— J'aurai au moins cela d'elle...
Quinze jours après, arriva, dans la même enveloppe bleue qui
lui avait pendant toute une saison apporté l'extase, une boucle
de cheveux noirs, brillans et fins comme de la soie, dont il con-
naissait trop le parfum capiteux d'héliotrope.
IX
Il avait fallu la violence du choc qui le faisait retomber du
ciel sur la terre, il avait fallu des émotions absolument étrau-
LA FIN DUNE IDYLLE. 93
gères à celles qui composent d'ordinaire le cercle de chagrins et
de joies où se meut le paysan russe pour que Féodor Ilitch sortît,
comme il l'avait fait, de l'espèce de passivité qu'on prend d'or-
dinaire chez ceux de sa race pour de la résignation. Il devait y
retomber presque aussitôt. M"® Belsky fut seule témoin de cette
révolte passagère ; ni sa mère, ni Nadia, ni personne n'en vit
rien; seulement il cessa de travailler à embellir sa maison neuve,
qu'il n'alla point habiter comme chacun s'y attendait; sa taci-
turnité habituelle augmenta encore et, pendant un temps, il parut
fuir plutôt que rechercher la jolie fille qui lui rappelait l'infidèle.
On disait au village qu'il était devenu buveur enragé; en effet,
il cherchait volontiers l'oubli dans la vodka, lui dont la sobriété
exceptionnelle avait été si souvent citée comme un exemple.
Mais, au cours de cette même année, qui devait être d'un bout à
l'autre une année de malheur, sa vieille mère mourut et la perte
de l'être qu'il avait le plus aimé avant l'heure, maudite mainte-
nant, de la tentation et du vertige, réveilla sa conscience.
La pauvre femme fut, pendant les longues semaines de lan-
gueur qui précédèrent sa fin, assidûment soignée ,par Nadia,
empressée à passer les nuits auprès d'elle, à l'entourer d'une sol-
licitude presque filiale, avec la pleine approbation de Sophie
Paulowna, qui avait ses projets. La vieille Mâcha bénissait la
jeune fille cent fois par jour et parlait d'elle à son fils comme
d'un ange gardien. Nadia ne quittait guère plus que Féodor lui-
même le chevet de la malade ; une même inquiétude les rap-
prochait, très tendrement parfois. Ainsi s'évanouit la crainte
qu'avait d'abord inspirée à l'amoureux de Gisèle une certaine
ressemblance; l'intimité se renoua sur des bases nouvelles entre
les deux jeunes gens.
Aux premières neiges, la mort visita sans bruit la chaumière
où s'éteignait Mâcha, patiente jusqu'au bout. Avant de s'en aller,
elle fit jurer à son fils sur les saintes images de ne plus jamais
boire et elle lui dit à l'oreille le nom de la compagne qu'elle eût
choisie pour lui. Le pauvre garçon avait dès lors subi l'effet de
cette ossification que les romanciers russes ont si bien expliquée
aux Occidentaux incapables de la comprendre, stoïcisme invo-
lontaire de fataliste longtemps esclave qui, dans l'impossibilité
de se défendre, accepte son lot comme le chêne accepte d'être
foudroyé ou le brin d'herbe foulé aux pieds. Ceux qui n'auraient
pas su quel bon fils avait toujours été Féodor eussent pu le
94 REVUE DES DEUX MONDES.
croire insensible. Il ne fit aucun étalage de regrets et continua
tant bien que mal sa vie accoutumée, sans regimber contre les
conseils qui lui étaient donnés de tous côtés par les voisins et
amis, conseils pressans de prendre une ménagère.
Les réunions nocturnes où se rencontre la jeunesse le revi-
rent souvent en compagnie de Nadia, et le bruit courut très vite
qu'elle était décidément sa préférée. Peut-être, à mesure que se
refermait la blessure longtemps saignante, trouvait-il de nouveau
quelque plaisir à reconnaître, sur des traits vaguement éclairés
par les feux de la veillée, le regard, le sourire qu'il avait crus à
lui et qui ne lui apparaissaient plus qu'en rêve. Quoi qu'il en
fût, avant le retour d'un autre printemps, il alla, l'air aussi calme
que s'il n'eût jamais pensé à aucune autre femme, annoncer son
prochain mariage à Sophie Paulowna. Il y alla, selon la coutume,
avec sa fiancée qui portait les présens traditionnels, un pain de
froment très lourd, de forme spéciale et bizarre.
Du seuil de la porte jusqu'au fauteuil de la barischna, ils se
prosternèrent à trois reprises, en touchant presque le plancher
de leurs fronts. Elle les releva, les embrassa et les félicita, la
joie dans le cœur, car, quelque regret qu'elle eût de Iperdre les
services intelligens de Nadia, qui se devrait désormais toute à
son mari, elle déposait pour la première fois un pénible fardeau
de responsabilité. Après tout, le passage à Bouzowa de l'étran-
gère dont elle s'était si imprudemment férue n'aurait fait à per-
sonne de mal irréparable, tout rentrait dans l'ordre.
Féodor reçut ses complimens avec gravité. Il répondit qu'il
croyait se conformer au désir de sa défunte mère. Nadia leur
avait toujours à tous les deux marqué de l'amitié, elle s'enten-
dait au ménage, elle était d'un caractère doux et facile, une
maison sans femme ne pouvait être que la maison du désordre
et de la misère ; bref, il dit tout ce qui prouvait le mieux que son
mariage fût un mariage de raison.
Nadia, nonobstant, l'écoutait triomphante et M'^" Belsky crut
voir un malicieux défi scintiller dans ses prunelles noires.
— Elle se promet bien, pensa-t-elle, d'être aimée à la fin, et
je gage qu'elle le sera.
— Tu es heureuse, dit-elle à Nadia, car tu prends le meilleur
garçon qui soit dans le pays.
— Il y a longtemps que je le sais, répondit la fiancée. Oui,
je serai heureuse parce que je veux l'être. Je le suis déjà, ajouta-
LA FIN d'une idylle, 9S
t-elle en adoucissant la flamme de son regard et avec une de ces
intonations séduisantes qu'elle avait empruntées à W^^- Walther.
Féodor s'était fait un peu prier pour aller habiter tout do
suite la maison neuve, sous prétexte qu'elle n'était pas achevée,
mais il finit par céder aux instances de sa fiancée. Après tout,
n'obéissait-il pas à Vautre qui lui avait recommandé de se con-
soler de son mieux? Ne se vengeait-il pas en môme temps? Elle
saurait par Sophie Paulowna que sa place était prise et peut-être
sentirait-elle alors ce qu'elle avait perdu.
A mesure qu'approchait cependant le jour de son mariage,
les souvenirs, les regrets qu'il avait crus endormis se réveil-
laient chez Féodor. Jamais on ne vit de fiancé plus soucieux;
mais Nadia ne semblait pas s'en apercevoir. Elle se faisait belle
et parait la maison. M'^^ Belsky lui ayant demandé avec sa bonté
coutumière quels cadeaux elle pouvait désirer, elle avait hum-
blement demandé les menus objets usuels dont s'était servie sa
jeune bienfaitrice, et la bonne barischna avait pensé, confiante :
— Dieu merci, elle ne se doute de rien!
— C'est tout? demanda-t-elle en faisant emballer le peu que
convoitait Nadia, des riens sans valeur aucune qui garnissaient
la chambre depuis longtemps fermée.
Non, si elle l'eût osé, la petite aurait demandé encore un
coussin!.., le coussin de la couchette du salon.
— Quelle idée singulière ! ce vieux coussin brodé? Certes oui,
tu peux le prendre.
Il y avait deux chambres dans la maison neuve, sans compter
le réduit où accédait l'échelle conduisant au grenier. La veille
du mariage, Nadia passa en revue tout l'ameublement, luxueux
à sa manière, en ce sens que les coffres de bois bien taillés, les
armoires peintes, les tables chargées de vaisselle n'y manquaient
pas, que les icônes de prix étincelaient à la clarté des lampes
allumées devant elles, que les portraits de l'empereur et de l'im-
pératrice s'entouraient de cadres dorés. Il y avait même un mi-
roir; les bancs alignés contre le mur portaient des nattes, des
pièces de toile tissées au logis; les riches essuie-mains, brodés
par plusieurs générations d'aïeules, pendaient partout en guise
d'ornement, et sur les planches, qui dans la chambre d'été re-
présentaient le lit, étaient jetés des tapis aux couleurs éclatantes.
Nadia parut très satisfaite et annonça gaiement qu'elle se propo-
sait d'ajouter Quelques surprises aux recherches de cette chambre
96 BEVUE DES DEUX MONDES.
nuptiale dont elle eut soin de mettre la clef dans sa poche.
Le pope maria le lendemain avec une certaine pompe les
protégés de Sophie Paulowna. Il fut grassement payé, mais il
resta encore de quoi acheter beaucoup de vodka. Des deux
côtés, on était riche, selon les idées du village sur la richesse.
Tout se passa au mieux. Dès le matin, on vit rouler rapidement la
charrette légère qui portait, haut perchés, le marié et la mariée;
les garçons d'honneur assis, jambes ballantes, à l'arrière et sur
les brancards, tenaient des icônes. A chaque rencontre d'un pas-
sant de connaissance les époux sautaient à terre pour les sala-
malecs d'usage; ils se rendirent ainsi, avec de fréquens arrêts,
chez les parensdont ils réclamaient la bénédiction, puis à l'église,
puis dans la maison neuve, au seuil de laquelle leur furent pré-
sentés le pain et le sel.
Tout en se conformant aux antiques usages, Nadia était mise
comme une demoiselle, presque à la mode du jour. Il n'y avait
de petit-russien dans son costume (pe les bijoux : un collier de
monnaies d'argent anciennes, curieux héritage de famille, tintait
à chacun de ses mouvemens parmi les rangs de perles de cou-
leur ruisselans jusqu'à la ceinture.
On festoya bruyamment jusqu'au matin, mais les mariés dis-
parurent au plus fort de la fête, non pas derrière le poêle, comme
fait le vulgaire, mais dans la chambre d'été que la précaution
prise par Nadia avait préservée de l'invasion des danseurs.
Elle était suffisamment éclairée pour que les yeux de Féodor,
eussent-ils été quelque peu troublés par de copieuses libations,
pussent reconnaître à première vue les petits meubles, les étoffes,
les bibelots de toute sorte qui avaient décoré une certaine
chambre de la seigneurie. Et Féodor n'était pas ivre; il n'avait
bu que juste assez pour chasser les fantômes qui, au seuil de sa
vie nouvelle, si différente de ce qu'elle aurait pu être, étaient
venus le tourmenter. Il vit et eut un mouvement de recul ; il en
voulut à Sophie Paulowna d'avoir cédé à une sotte fantaisie
de Nadia, il s'irrita contre le culte aveugle où persistait cette
petite pour sa rivale. Un flot de sang lui monta au visage avec
le flot des importuns souvenirs.
Nadia ne le quittait pas des yeux ; elle discernait tout ce qui
se passait en lui, quoiqu'il crût bien dissimuler. Sans doute il
pensait : — Après tout, il vaut mieux encore qu'elle ignore, il
vaut mieux qu'elle soit stupide ou indifl"orente. Notre vie en sera
LA FIN d'une idylle. 97
plus tranquille. — Et prudemment, il ne faisait tout haut aucun 16
remarque, trop ému d'ailleurs pour parler.
De son côté Nadia, d'un air d'attente pudique, s'asseyait sous
les icônes, la bouche close, les yeux baissés. Il s'approcha d'elle
avec la condescendance d'un sultan qui s'apprête à jeter le mou-
choir à son esclave, mais à peine lui eut-il effleuré la main que
se produisit le plus imprévu des coups de théâtre.
D'un geste dur, qui contrastait avec son attitude si soumise
jusque-là, elle le repoussa et, le regardant de ses yeux dilatés
où étincelaient des colères, des rancunes longtemps refoulées,
d'autant plus furieuses, alla se planter devant lui, à quelques
pas de distance. Les chaînes d'argent et les cascades de perles
cliquetaient sur son sein agité.
— Enfin! s'écria-t-elle, et il semblait qu'un grand soupir la
délivrât d^'un poids insupportable. — Enfin ! c'est donc mon
tour! Je te tiens maintenant, tu es à moi, tu ne m'échapperas
plus, je suis maîtresse de te rendre tout ce que tu m'as fait!
Elle sortit des plis de sa jupe et brandit au-dessus de sa tête
une hachette dont elle s'était munie, dans une intention de
meurtre, il put le croire d'abord; mais non, ce n'était pas lui
qu'elle voulait supprimer.
Se précipitant, avant que, paralysé par la surprise, il eût pu
la retenir, sur le rouet si soigneusement sculpté qui décorait la
chambre à la place d'honneur, elle le brisa, frémissante de rage,
en jeta les morceaux loin d'elle et revint les fouler aux pieds.
On eût dit qu'elle voulait écraser, anéantir tout ce qu'il avait mis
de pensées d'amour dans son plus bel ouvrage.
Il cherchait à l'arrêter, lui tordait pour cela les poignets.
Enfin elle lâcha, en criant, l'arme destructive, mais ce fut pour
bondir aussitôt vers le coffre où elle l'avait vu déposer des pa-
piers avec quelques objets auxquels il paraissait attacher un prix
particulier, certaine ceinture, certain bonnet, certaine bourse,
un mouchoir de soie, une cravache à pommeau d'orièvrerie.
— Elle t'a donné tout cela, je l'ai vu, je le sais. Quand
j'étais si près de vous à la servir, crois-tu que quelque chose de
vos entretiens m'échappait? Non, vous ne pouviez, ni toi, nielle,
remuer un doigt, battre des cils sans que je comprisse! Et
quand vous vous cachiez... Ne m'entendais-tu pas pleurer der-
rière la porte, tandis que vos chansons, vos paroles m'arrivaient
interrompues par l'.js silences?...
TOME XXX. — 1905. 7
98
REVUE DES DEUX MONDES.
Par la fenêtre, violemment ouverte, furent lancés, l'un après
1 autre, ceux des gages damour qu'elle ne réussissait pas à briser,
à mettre en pièces.
— Ses lettres maintenant!... Où sont les lettres qu'elle t'en-
voyait ?
— Jamais, répondit Féodor, étourdi, exaspéré, se croyant la
proie d'un cauchemar.
— Jamais? que dis-tu?... Je les ai ! les voici!
Des ongles, des dents, elle s'acharna contre le mince paquet,
crachant avec mépris les fleurs desséchées qu'il contenait en fait
d'écriture. Il y avait dedans une photographie; elle la mordit, la
trépigna, insensible aux meurtrissures qu'infligeaient à ses bras,
à ses mains les doigts de fer qui l'avaient saisie. La boucle de
cheveux glissa d'un papier ; il y eut entre eux pour la reprendre
une lutte qui faillit se terminer par un incendie, car en brûlant à
la lampe sainte le talisman de la Yaga, de la sorcière, comme elle
l'appelait, Nadia enflamma les découpures de papier qui enguir-
landaient le mur autour des images. Une traînée de feu courut
et, pour l'éteindre, les combattans firent trêve. Un instant, ils se
tinrent en face l'un de l'autre, muets, haletans, n'en pouvant plus.
Les sons de la contrebasse et des deux violons, le bruit des danses,
qui avaient jusque-là couvert leurs voix comme un grondement
d'orage, les étonnèrent. Ils avaient si bien oublié que c'était fête !
L'aspect de Nadia, — ses tresses éparses, ses vêtemens en
lambeaux, les épaules et le visage portant des traces de coups, —
avertit soudain Féodor de son inconsciente brutalité; il en eut
honte, se rapprocha d'elle. Qu'était-il donc survenu entre eux?
Quel pouvait bien être le secret de cette soudaine métamorphose
d'une femme douce et timide en furie ? Il essaya de l'interroger,
mais elle l'interrompit au premier mot.
— Ne me parle pas... bats-moi encore plutôt,... tue-moi, cela
me fera moins de mal que ce que j'ai supporté deux ans. Oii donc
avais-tu la tête, malheureux, que tu n'as pas compris? Je t'ai
aimé toujours, et toi aussi dans le temps... Oh ! ne dis pas non,
je ne te déplaisais pas; mais elle est venue, je n'ai plus été rien.
Maintenant, je te reprends à tout jamais... Pourquoi jet'ai repris?
Je te voulais à moi, voilà tout, comme mon bien... à jamais...
je te voulais pour t'arracher le cœur. Tu Tas cent fois mérité !
Elle s'interrompit à bout de forces. Se jetant à terre, le
visage entre ses mains, elle pleurait à grands sanglots.
LA FIN d'une idylle. 99
— Je t'aimais... Je t'aimais... Oh! comme je t'aimais! mais
vous n'avez rien vu, vous étiez si occupés l'un de l'autre. Tu
baisais chacun de ses pas. Est-ce que tu te rappelais seulement
que j'étais là pour en mourir?
A ses reproches, à ses invectives, Féodor, accablé, ne répondit
plus rien. Il était ému de pitié jusqu'au fond des entrailles, sa-
chant trop bien lui-même ce que l'amour trahi ou dédaigné nous
réserve de tortures. Une émotion très différente se mêlait encore
à celle-là. Cette enragée prenait à ses yeux un prestige que n'avait
jamais eu la bonne et patiente petite Nadia; elle avait, dans son
désordre qui la laissait demi-nue, un genre de beauté nouveau
pour lui, et dans cette longue lutte corps à corps, d'autres sen-
sations que celles de la colère l'avaient possédé plus d'une fois.
— Tu es folle, répétait-il machinalement, tu es folle!
Avec une sorte de crainte, il cherchait maintenant à la calmer
par des caresses puériles; mais elle ne se laissait pas faire, elle
répétait : — Ne m'approche pas! ne me touche pas! Si tu m'as
choisie, c'est parce que sous ses vieilles robes je te la rappelais,
c'est parce que je pouvais te parler d'elle et que j'avais l'air de
l'aimer, moi aussi, de la regretter... Je suis allée jusqu'au bout.
J'ai menti bravement; je n'ai plus été que mensonge... J'ai
trompé tout le monde, mes parens, la barischna ; que mes péchés
retombent sur toi et ma mort, si j'en meurs ! Mais, d'abord, viens
ici!...
Et impérieusement elle jeta devant lui le coussin qu'elle
s'était fait donner par M"^ Belsky.
— Allons, à genoux là-dessus comme tu t'y mettais auprès
d'elle et demande-moi pardon.
— Tu es folle, répétait toujours Féodor.
Dans la pièce voisine, l'orchestre s'évertuait jusqu'au délire ;
c'était le point culminant de l'orgie, un vacarme de bancs qui se
renversent, de chants rauques, de verres brisés, qui avait dii
couvrir jusque-là les éclats de la scène dont retentissait Ja
chambre nuptiale. Cependant à un moment, l'accalmie se pro-
duisit comme dans les tempêtes, et alors, on frappa rudement à
la porte. Il y eut des rires et des exclamations.
— A genoux ! demande-moi pardon ! avait prononcé la voix
haute et courroucée de Nadia.
Et Féodor, vaincu par cette fureur sous laquelle il devinait
un martyre longtemps dissimulé à force de ruse, murmura :
iOO REVUE DES DEUX MONDES.
Pardon! à plusieurs reprises, l'âme sincèrement contrite. Puis il
se releva pour embrasser sa femme ; mais un geste menaçant le
tint derechef à distance :
— Elle sera morte, plus que morte pour toi? Tu ne pense-
ras plus jamais à elle? Jamais?... Du reste j'y veillerai; jour et
nuit j'aurai l'œil sur toi. Je te connais si bien. Je t'ai vu sou-
rire, pleurer, te taire, j'ai su pourquoi, je l'ai toujours su. Tu
me payeras tout cela, maudit, jusqu'au dernier copek...
Elle ne désarmait point et marchait sur lui, dents et griffes
dehors, le forçant à reculer pas à pas jusqu'à la porte de la
chambre de débarras contre laquelle il se trouva enfin adossé.
— Maintenant, va! dii-elle en ouvrant brusquement cette
porte. — Et elle le poussa dehors avant qu'il eût compris où elle
le conduisait. — Va ! je serai ta femme quand je voudrai..., si
je la suis jamais, m'entends-tu?
La porte se referma, fut verrouillée.
On chantait, on buvait, le tapage avait repris de plus belle.
Dans le reste de la maison et aux alentours, l'ivresse, la joie
étaient au comble.
Nadia échevelée, ses colliers rompus, le corsage arraché, la
jupe en lambeaux, pleura longtemps sur les ruines qu'elle avait
faites. Et Féodor eut tout le temps de réfléchir dans le gîte étroit,
sombre et mal odorant, qu'il partageait avec le chanvre filé, les
peaux de moutons et les grosses bottes d'hiver.
L'avenir, en compagnie de la femme qui venait inopinément
de se révéler à lui n'était pas sans l'effrayer ; mais comme il avait
l'esprit assez juste et surtout un bon cœur, l'idée de tout ce qu'il
avait inconsciemment fait souffrir à Nadia lui parut expliquer
ses violences ; d'ailleurs l'excès d'une telle jalousie le flattait
secrètement. Non, il ne méritait pas d'être aimé si fort! Combien
l'avait-il humiliée autrefois! combien s'était-il montré égoïste!
En s'assoupissant vers la fin de la nuit sur les sacs de toile
de ménage bourrés de fourrures qui jonchaient sa prison, il
songea peut-être aussi qu'il y aurait quelque plaisir à mater tôt
ou tard cette jolie mégère dont les ongles lui avaient labouré la
face. Pourvu que les voisins ne s'en aperçussent pas!
Ils s'en aperçurent, et, d'ailleurs, tous les invités de la noce
n'avaient pas été assourdis par l'ivresse. Le bruit courut donc
dans le pays que Féodor Ilitch avait battu sa femme dès le pre-
mier jour, à moins qu'il n'eût été battu par elle. On dit ensuite
LA FIN D UNE IDYLLE. 101
qu'il n'était pas maître chez lui, qu'il s'était donné une tsarine
qui le menait knout en main.
Quoi qu'il en fût, la mésintelligence ne régna pas aussi
grande que le voulait la rumeur publique dans la maison neuve
des Ilitch, car, avant la fin de l'année, un beau petit garçon y
naquit que caressèrent à l'envi ses père et mère apparemment
réconciliés. Ce fut lui qui exorcisa une bonne fois les derniers
fantômes.
Sophie Paulowna fut sa marraine. Elle s'était fait conter par
le pauvre Fédia cette nuit de noces que n'eussent pas désavouée,
disait-elle, un couple de tigres, mais qui, grâce à son interven-
tion, ajoutait la bonne dame, avait été suivie d'un prompt rac-
commodement. Par elle, j'ai su toute la fin de l'histoire, à.
laquelle j'eus l'occasion de pouvoir ensuite joindre un post-
scriptum. Le hasard me fit rencontrer en effet trois ou quatre ans
plus tard à Paris la souple et dangereuse bête de proie intro-
duite imprudemment dans une bergerie de la steppe.
Très élégante, encore jolie, un peu trop engraissée peut-être,
sa belle chevelure passée au henné, les paupières un peu trop
ombrées de kohl, ne ressemblant plus du tout ainsi à la bruns
et maigre petite Nadia, Gisèle m'aborda de la façon la plus na-
turelle en me demandant si j'avais des nouvelles récentes de.
M"^ Belsky. Avec son tact ordinaire, elle évita de prononcer
aucun nom, sauf ceux de Roland et de Cocogna. La chatte
altruiste était morte, elle en témoigna un sincère regret.
— Tout cela, dit-elle, était si amusant, si parfaitement ori-
ginal !
J'appris ensuite, entre deux légers soupirs, que sa vie h elle
s'était arrangée pour le mieux, qu'elle était devenue très séden-
taire, très raisonnable.
Son regard rêveur cependant errait au loin sur le boulevard
comme si elle y eût cherché l'horizon infini de la steppe et elle
murmura presque sérieuse : « C'était le bon temps à Boûzowa ! »
Th. Bentzon.
JULIE DE LESPÏNASSE
(1)
L'EXPIATION
I
L'année entière qui suit la disparition de Mora est pour Julie
de Lespinasse une année de troubles et de tempêtes. Le choc
qu'elle a reçu a singulièrement ébranlé sa constitution délicate,
et ce corps frêle est tourmenté par les plus pénibles souffrances,
vertiges, douleurs de tête, perpétuelles insomnies, dont d e-
normes doses d'opium ne peuvent toujours triompher, spasmes
nerveux et « convulsions, » qui la laissent presque « anéantie. »
Cet état maladif est la cause et l'excuse des variations d'humeur
dont sa volonté affaiblie n'est plus guère aujourd'hui maîtresse.
Jamais elle ne fut ombrageuse, irritable à ce point. Tout la
heurte, la blesse et la met en méfiance; sa jalousie, constam-
ment en éveil, épie toutes les actions, toutes les paroles et jus-
qu'aux silences de Guibert; et ce sont, sur le moindre indice,
des insinuations, des reproches, souvent des scènes de colère et
de larmes, auxquelles succèdent sans transition des transports
de tendresse et des effusions passionnées. « Tant de contradic-
tions, tant de mouvemens contraires, sont vrais et s'expliquent
par ces mots : Je vous ai?ne (2). » Cette phrase échappée de sa
plume résume exactement cette période de sa vie. Il serait fas-
tidieux de donner le détail de tant de violentes auerelles, suivies
(1) Voyez la Revue des 1" et lo avril, lo juin, 1" juillet, 1" septembre et
13- octobre.
^2) Lettre du 13 novembre 1774. — Édition Asse.
JULIE DE LESPINASSE. 103
de mccommodemens impétueux. Je me contenterai de noter les
plus graves de ces crises, et d'indiquer la gradation, qui va fina-
lement aboutir au plus terrible déchirement.
Au milieu de juillet, Guibert quittait subrepticement Paris,
sans en avoir prévenu Julie. Ce départ subit, ce mystère,
inquiètent fort cette dernière. « Vous vouliez, lui dit-elle (1), me
faire un secret de votre voyage. Si c'était l'honnêteté qui en
était l'objet, pourquoi craigniez-vous de me le dire? Et si ce
voyage doit offenser mon cœur, pourquoi le faites-vous? Jamais
vous n'avez avec moi l'abandon de la confiance... Je ne sais pas
où vous êtes; je suis dans l'ignorance de vos actions... » Guibert,
dans la réalité, avait des raisons de se taire, car son absence était
causée, comme on l'apprendra tout à l'heure, par un projet, vague
encore, de mariage. Mais, embarrassé de son rôle, impatienté
de ces reproches, il se tira d'affaire par un billet bref, ironique
et sec, où M"*" de Lespinasse crut lire, sinon un congé dans les
formes, au moins un désaveu des sermens d'autrefois.
Bien que Guibert, cette fois, fût évidemment dans son tort,
nous ne saurions lui en vouloir, car son injuste procédé- nous
vaut une lettre admirablement éloquente, où la tendresse déçue,
l'orgueil blessé, la colère indignée, trouvent des accens, dont,
après un siècle écoulé, l'ardeur ne s'est pas encore refroidie.
On en jugera par ces quelques extraits : « Je ne crois pas
de ma vie (2) avoir reçu une impression plus pénible, plus
flétrissante que celle que m'a faite votre lettre; et, avec la même
vérité, je vous dirai que l'espèce de mal que vous m'avez fait ne
mérite guère d'intérêt, parce que c'est mon amour-propre qui a
souffert, mais d'une manière qui m'est tout à fait nouvelle. Je
me suis sentie si humiliée, si accablée, d'avoir pu donner à
quelqu'un l'effroyable droit de me dire ce que je lisais !... Mon
cœur, mon amour-propre, tout ce qui m'anime, tout ce qui me
fait sentir, penser, respirer, en un mot tout ce qui est en moi,
est révolté, blessé et offensé pour jamais. Vous m'avez rendu
assez de forces, non pour supporter mon malheur, — il me
paraît plus grand et plus accablant que jamais, — mais pour
m'assurer de ne pouvoir plus être tourmentée ni malheureuse
par vous. Jugez et de l'excès de mon crime, et de la grandeur de
ma perte! » C'est ici pour la première fois qu'elle prononce le
(1) Lettre de 1774. — Edition Asse et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Lettre de 1774. Ibidem,
i04 REVUE DES DEUX MONDES.
mot de rupture : « Si c'est là l'expression de ce que vous pensez
et de ce que vous sentez pour moi, croyez au moins que je ne
serai pas assez vile pour me justifier et pour demander grâce...
C'en est donc fait ; soyez avec moi comme vous pourrez, comme
vous voudrez; pour moi, à l'avenir, — s'il y en a un pour moi,
— je serai avec vous comme j'aurais dû toujours être, et si vous
ne laissiez point de remords dans mon âme, j'espérerais bien
vous oublier... Pourquoi donc me plaindre? Ah! pourquoi?
Parce qu'un malade qui est condamné attend encore son méde-
cin, parce que ses yeux se lèvent encore vers les siens pour y
chercher de l'espérance, parce que le dernier mouvement de la
douleur est une plainte, parce que le dernier accent de l'âme est
un cri ! »
Malgré l'attendrissement voilé qui perce dans ces dernières
lignes, elle tient rigueur, les premiers temps, au repentir du
coupable : « Ayez assez d'honnêteté pour cesser de me persé-
cuter, lui jette-t-elle après son retour. Je n'ai qu'une volonté, je
n'ai qu'un besoin, c'est de ne plus vous voir en particulier...
Laissez-moi, ne comptez plus sur moi. Si je puis me calmer, je
vivrai ; mais si vous continuez, vous aurez bientôt à vous repro-
cher de m'avoir rendu la force du désespoir. Epargnez-moi le
chagrin et l'embarras de vous faire exclure à ma porte dans les
heures où je suis seule. » Huit jours se passent ainsi, huit
jours de fermeté stoïque; puis, un matin, Guibert force sa
porte, et elle tombe dans ses bras : « Quel horrible projet
j'avais conçu! Ne plus vous voir! Gela serait impossible, vous le
savez bien. Vous savez bien que, quand je vous hais, c'est que je
vous aime avec un degré de passion qui égare ma raison. »
Quelques semaines plus tard, c'est une séparation nouvelle,
plus facilement explicable que l'autre, puisque, celte fois, il s'agit
pour Guibert d'aller faire un séjour dans sa terre de famille, près
d'un père et d'une mère dont il est la joie et l'orgueil. Les jours
qui précèdent le départ, il se montre plus attentif, plus em-
pressé, plus tendre, qu'il n'a jamais été : « Je suis poursuivi de
pensées tristes, écrit-il à Julie (1); presque toutes vous sont
relatives. Vous n'êtes pas heureuse, votre santé est languis-
sante : à peine êtes-vous rattachée à la vie. Vous l'êtes par un
sentiment auquel vous n'avez jamais osé vous livrer tout
(1) Lettre de juillet 1774. — Archives du comte de Yilleneuye-Guibert.
JULIE DE LESPINASSE. 105
entière, dont vos remords étouffent une partie et que l'absence
va peut-être tout à fait détruire. Je frémis de vous quitter dans
cette situation ; mais mon père m'attend; il y a quinze jours
que je devrais être parti... » — « Que vos lettres, dit-il encore,
me seront nécessaires! Les miennes vous le seront-elles de
même? Je les rendrai fréquentes comme si elles l'étaient. Cette
occupation remplira bien mal le vide affreux que vont me lais-
ser votre société, votre conversation, l'habitude que j'ai si dou-
cement contractée de vous voir presque tous les jours. Je sens
que cet intérêt et l'étude suffiraient à ma vie; mon ambition
s'est éteinte auprès de vous... Jamais mon existence n'a été
attachée plus fortement à aucune autre. J'ai eu des sentimens
plus vifs, plus tumultueux ; je n'en ai point eu d'aussi doux, et
sur lesquels j'aie de même fondé mon bonheur. » Même note
sentimentale et même musique de mots au début de l'absence :
«Votre pensée (1) m'a occupé; elle me suivra ainsi demain,
après-demain, tous les jours. Devinez les premières lignes que
j'ai lues? Trois ou quatre de vos lettres, que j'ai dans mon
portefeuille et qui ont échappé à votre barbare méfiance. Je les
ai gardées sans scrupule ;
Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.
« Adieu, mon amie, je vous écrirai de Rochambeau, de Ghan-
teloup, de partout. C'est pour moi une consolation, un plaisir, un
besoin. Je compte, aux mêmes titres, sur votre exactitude.
A cette lettre, point de réponse, non plus qu'à celles qui lui
succèdent. Grande est la surprise de Guibert. Dix jours plus
tard seulement, le voyageur trouve à Bordeaux un billet « sec
et froid, » du ton dont on écrit « à un homme avec lequel on
veut rompre tout commerce (2). » Point de griefs nettement
articulés, mais des allusions inquiétantes et de dures épithètes,
qui mettent Guibert fort mal à l'aise, comme il appert de sa
réplique : « Je ne suis ni si faux ni si malhonnête qu'il vous plaît
de me supposer. J'ai été entraîné vers vous et, en même temps
que je l'étais, je ne vous ai pas caché ce qui m'attachait, me
ramenait malgré moi à un autre objet. Vous avez vu mes combats,
mes regrets, mes déchiremens. Cette malheureuse position m'a
(1) Lettre du 15 août 1774, datée de Chartres. Ibidem,
(2) Lettre de Guibert du 27 août. Ibidem,
406 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent forcé à des réticences, à des mensonges, si vous voulez
les appeler ainsi, dont le principe n'a jamais été que de la délica-
tesse... Il m'arrive ce que j'avais si tristement et si souvent
prévu : vous finissez par me haïr(i). » La cause de cette rancune,
jn voit qu'il la soupçonne vaguement; ce qu'il apprend bientôt
Achève de lever tous ses doutes : une heure après son départ de
Paris, Julie a reçu l'assurance, par une voie restée mystérieuse,
que la veille, lorsqu'elle l'attendait, il passait toute l'après-dînée
et la soirée entière en tète à tête avec M"'" de Montsauge; c'est
au prix d'un mensonge qu'il s'est efforcé de cacher ce rendez-
vous suspect. « Je vis donc ejt je crus, — dit- elle, après avoir
fait ce récit (2), — tout ce qui pouvait m'affliger davantage.
J'étais trompée, vous étiez coupable, vous veniez dans le mo-
ment même d'abuser ma tendresse!... Cette pensée soulevait
mon âme; je me sentais au comble du malheur; je ne pouvais
plus vous aimer! » Dans son indignation première, elle a fait le
serment de cesser à jamais tous rapports avec le perfide, de ne
même plus ouvrir ses lettres. Dix jours, elle s'est tenu parole, et
si elle rompt aujourd'hui le silence, c'est pour exiger, coûte que
coûte, une explication décisive et une confession sans réserve.
Nous possédons la réponse de Guibert (3) à cet ultimatum.
Elle est franche et sincère, autant que malhabile, et peu faite, à
coup sûr, pour panser la blessure de ce cœur ulcéré : « Que je
suis fâché de tout le mal que je vous ai fait ! Je vous en ai fait,
je ne prétends pas me justifier. Je vous ai caché que M™^ de Mont-
sauge était partie le samedi au soii pour la Bretèche, que je
l'avais vue. En effet, elle partit à neuf heures du soir. Je restai
jusqu'à cette heure-là avec elle et, vous l'avez deviné, je ne voulus
pas en la quittant aller chez vous; je rentrai chez moi. Je m'étais
séparé d'elle avec attendrissement, et cette émotion était venue
d'elle; quelques larmes avaient mouillé mes yeux. Ce nest plus
que de t amitié, vue disait-elle; mais c'est de l'amitié vive, tendre,
telle qu'elle aurait une peine mortelle, si je pouvais jamais l'ou-
blier. J'ai passé une partie de la nuit à m'examiner et à ne pas
me comprendre, à sentir que je n'étais pas guéri, et que, cepen-
dant, vous m'étiez chère... Quel labyrinthe que mon cœur!
(I) Lettre de Guibert du 27 août.
^2) Lettre du 25 août. — Édition Asse. Cette lettre se croisa avec celle de
Guibert que j'ai citée plus haut.
(3) Lettre du 31 août. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert,
JULIE DE LESPINASSE. 107
Quel dédale malheureux! » Suit une dissertation confuse sur
des « mensonges » qui sont, dit-il, plutôt des « réticences, » et
qui d'ailleurs lui coûtent si fort que, lorsqu'il les profère, « son
visage et le fond de sa pensée font en môme temps réparation à
la vérité. » Il termine par ce trait, plus juste que rempli de tact,
et qui blessa au vif la sensibilité chatouilleuse de Julie : «Eh!
grands Dieux, n'y a-t-il pas entre votre situation et la mienne des
rapports qui dt)ivent exciter votre indulgence? Vous m'aimez, et
votre âme est remplie de M. de Mora. Si je vous proposais de
vous détacher de son souvenir, ce serait vous arracher la vie.
Mon amie, nous sommes, vous et moi, d'étranges exemples de
l'activité du cœur humain! »
Le résultat de cette défense fut ce qu'on en pouvait attendre :
une lettre foudroyante (1) annonçant une irrémédiable rupture :
« Jusqu'à quel point j'ai été égarée et jetée au delà des bornes
de la vertu, et même de tout intérêt personnel!... Ce sacrifice,
mon Dieu, quel en était l'objet? Un homme qui n'a jamais été à
jnoi, et qui est assez cruel et assez malhonnête pour me dire
qu'il m'a faite sa victime, sans m'aimer! Après avoir trahi la
vérité, après m'avoir trompée mille fois, il prend un plaisir bar-
bare à prononcer une vérité qui m'avilit et qui me désespère. Oh !
Ciel, n'y a-t-il point de vengeance ! Faut-il seulement se borner à
haïr et à mourir!... » Longtemps, sur ce ton véhément, se pour-
suit le réquisitoire, passant de l'ardente invective à la plus amère
ironie : « En ne me laissant que la ressource du désespoir, vous
me dites que je vous dois de l'indulgence, vous vantez la délica-
tesse de votre sentiment, qui vous faisait me tromper et mentir
du matin au soir. Mon Dieu, qu'il est cruel d'entendre une jus-
tification qui est un outrage de plus pour moi ! Cette passion, que
vous prétendez qui vous ramène toujours à un objet qui y répond
si peu, cette passion si forte, si involontaire, vous a pourtant
permis d'assurer à quelqu'un que vous n'étiez plus amoureux de
cette femme, et que vous aviez l'âme si libre, si dégagée de tout
sentiment, que votre désir le plus vif était de vous marier. Gom-
ment accordez-vous tout cela? »
La fin de cette éloquente philippique dénonce un parti arrêté
de brûler ses derniers vaisseaux : « Perdez donc cette lettre, sui-
vant votre usage, ou gardez-la, si vous l'aimez mieux, pour la
(1) Lettre du 3 septembre 1774. — tArchives du comte de Villeneuve-Guibert.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
lire à cet objet qui vous est si cher et avec qui vous avez une
conduite si délicate. En un mot, faites de ce que je vous dis
l'usage qu'il vous plaira. Je ne saurais plus rien craindre de
vous. Vous n'avez été vraiment dangereux pour moi que lorsque
j'ai pu vous croire sensible et vertueux. Adieu ; si un jour je puis
vous coûter un regret et vous faire connaître le remords, je serai
vengée (1)! »
Plus encore, s'il se peut, que cette fougueuse diatribe, les
lettres ultérieures font présager la brouille définitive. Après quinze
jours de silence et de réflexions, elle a repris possession de son
âme, et elle juge les choses de sang-froid : « Je me suis re-
cueillie (2), je suis rentrée en moi-même, je me suis jugée, et
vous aussi, mais je n'ai prononcé que contre moi. » Elle voit
clairement qu'elle a demandé « l'impossible » en prétendant fixer
un homme jeune, séduisant, aimé de toutes les femmes; elle re-
connaît enfin son fol orgueil et son aveuglement; aussi a-t-elle
fait effort sur elle-même pour libérer son cœur d'un amour in-
sensé; elle croit y avoir réussi : « Non que je cesse jamais
d'avoir de l'amitié pour vous et de l'intérêt pour votre bonheur,
mais ce sera en moi un sentiment modéré, qui pourra, si vous y
répondez, me faire goûter quelques momens de douceur, sans
jamais troubler ni tourmenter mon âme. » Si sa main tremble
en écrivant ces lignes, sa volonté est ferme et sa sincérité com-
plète. On ne peut lire sans émotion de quelle façon digne et tou-
chante elle dit adieu à ses rêves de bonheur : « Je vous pardonne
tout ce que vous pouvez m'avoir dit d'ofTensant, et j'abjure, avec
tout ce qui me reste de force et de raison, tout ce que je vous
ai écrit dans les convulsions du désespoir. C'est aujourd'hui que
je dépose dans vos mains ma profession de foi : je vous promets,
je m'engage à ne plus rien exiger ni prétendre de vous. Si vous
me conservez de l'amitié, j'en jouirai avec paix et reconnais-
sance, et si vous veniez à ne nas m'en trouver digne, je m'en
(1) La riposte de Guibert à cette vive attaque manifeste surtout la plus profonde
surprise : « Votre lettre m'étonne et m'accable. J'en espérais une qui porterait
quelque consolation et quelque plaisir dans mon âme ; vous m'outragez avec une
dureté sans exemple !... Vous me parlez de haine, et votre lettre en effet la respire...
Adieu, vous me faites connaître les regrets, mais non les remords. C'est sans doute
pour la dernière fois que vous m'écrivez. En effet, pour m'outrager, pour me dire
que vous me haïssez, il vaut mieux m'abandonner tout à fait. Je m'adresserai à vos
amis pour avoir des nouvelles de votre santé. » (Lettre du 10 septembre 1774. ■—
Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)
(2) Lettre du 15 septembre. — Édition Asse.
JULIE DE LESPINASSE. i09
affligerais sans vous trouver injuste. Adieu, mon ami; c'est
l'amitié qui prononce ce nom ; il n'en est que plus cher à mon
cœur, depuis qu'il ne peut plus le troubler. »
Qu'elle ressente néanmoins dans toute son étendue la dureté
de ce sacrifice, il suffit, pour n'en pas douter, de lire les confi-
dences qu'en ce même temps elle fait à Condorcet (1). « Quand
on est arrivé à ce degré de dégoût qui fait qu'on se demande
intérieurement et sans même le vouloir : à quoi bon? Quand on
n'a^même plus le désir de changer de disposition et que, sans
avoir l'activité de désespoir qui fait qu'on se donne la mort, on
sent tous les soirs qu'on serait bien heureuse de ne pas se
réveiller, alors, mon ami, on n'a plus le droit de juger rien; on
est de trop dans ce monde. » Si profonde que soit sa tristesse,
sa résolution se maintient pendant de longues semaines, non
cependant sans combats intérieurs, quelquefois même avec des
retours avoués de tendresse. Une indisposition qui, pendant
quelques jours, tient Guibert alité la bouleverse et l'affole :
« Vous êtes malade, vous avez la fièvre. Oh ! mon ami, ce n'est
pas mon intérêt que cela réveille, c'est de l'effroi que cela me
cause. Je crois que je porte malheur à ce que j'aime. » Les refus
qu'il oppose à l'idée de rupture, quelques phrases d'un accent
plus chaleureux que de coutume, la jettent aussi dans des
perplexités cruelles : « Remettez-moi dans la bonne route, soyez
mon guide. Je n'ose plus vous dire : je vous aime. Je n'en sais
plus rien. Jugez-moi; dans le trouble où je vis, vous me con-
naissez mieux que je ne me connais moi-môme. » Et quand il
touche enfin au terme de son long voyage : « Je n'ose pas
désirer votre retour, mais je compte les jours de votre absence. »
Ce retour même et la joie du revoir ne brisent pas, comme
on pourrait croire, sa détermination. Elle le reçoit souvent, ré-
gulièrement ; les entretiens repren,nent leur cours ; elle désire
ses visites avec la même ardeur; mais leur intimité redevient
innocente, elle refrène les fougueux transports, elle fuît les
dangereux abandons; et Guibert, étonné, déçu, cherche vaine-
ment à triompher de cette vertueuse résistance : « Mon Dieu,
pouvez-vous donc toujours regarder l'amour comme un crime?
Pouvez-vous donc toujours ne vous abandonner qu'à demi et
passer votre vie à vous déchirer?... Ne savez- vous pas que
(1) Lettre d'octobre 1774. — Lettres inédites publiées par M. Charles Henry.
no REVUE DES DEUX MONDES.
l'amour est comme le feu? Il épiiie tout; il n'y a tlo malhonnê-
teté que là où il n'est pas. » Cette rhétorique est superflue; ce
n'est point par des raisonnemens qu'il reconquerra sa maîtresse.
Mais, pour le malheur de Julie, il dispose d'armes plus puis-
santes, le charme prenant de sa voix, l'éloquence magique de son
verbe, l'irrésistible attrait qui émane de son être; ou, pour mieux
dire, Julie trouve en elle-même, dans sa nature brûlante, dans la
passion qui la consume, le poison destructeur de son propre
repos. Certain soir, une heure de faiblesse anéantit l'effet d'un
long mois de courage ; et l'infortunée, le lendemain, proclamait
sa défaite par ce billet énigmatique, que Guibert n'eut sans
doute que peu de peine à déchiffrer (i) : « J. n. v... d.... p.. q..
j. V... a..., n. q.. v... m'.... e h... d'.. s q.. j. v
n. p... c D.... m.., p.. s , m., a.., q.. v... m' ! »
(Je ne vous dirai pas que je vous aime, ni que vous m'avez
enivrée hier d'un sentiment que je voulais ne plus connaître,
Dites-moi, par surcroît, mon ami, que vous m'aimez !)
Leur liaison, de ce jour, entre dans une phase nouvelle. La
honte que lui cause cette rechute, le sentiment qu'elle a de ce
qu'elle appelle sa « lâcheté, » arrêteront désormais, sur les
lèvres de Julie, les paroles outrageantes, les sanglantes récrimi-
nations. La jalousie, sans doute, n'est pas morte en son cœur, et
M""^ de Montsauge demeure son perpétuel tourment; mais aux
reproches et aux querelles succède une sorte de résignation,
quelquefois ironique et toujours douloureuse. C'est sur ce ton
qu'elle énumère un jour à son volage ami tout ce qu'elle a
appris sur le programme de sa semaine : « Appliquez-vous (2)
et écoutez-moi : Lundi, dîner chez M. de Vaines et souper avec
M""* de Montsauge ; Mardi, dîner au contrôle général et souper
avec M""" de M...; Mercredi, dîner chez M""® Geoffrin et souper
chez M""* de M... ; Jeudi, dîner chez le comte de Grillon, et sou-
per avec M"'^ de M... ; Vendredi, dîner chez M""^ de Châtillon et
souper chez M"^^ de M... ; Samedi, dîner chez M'"^ de M..., aller
à Versailles après dîner, et revenir dimanche au soir passer la
soirée avec moi. » C'est à peine si, de temps en temps, il lui
échappe un murmure de révolte, aussitôt réprimé : » Vous avez
plus d'affaires (3) que la Providence, car vous veillez sur le
(1) Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Lettre du 19 novembre 1774. Ibidem.
(3) Lettre de 177S. — Archives du comte de VilIeneuve-Guibert.
JULIE DE LESPINASSE. 441
bonheur cie deux personnes. Il faut d'abord que M"*® de Mont-
sauge soit contente, et puis je viens après, mais de bien loin,
comme de raison; et je devrais dire comme la Ghananéenne :
Je me contenterai des miettes qui tomberont de la table de mon
maître. Mais, mon ami, cette morale, ce ton de l'Évangile, est
d'une bassesse dont il n'y a qu'un chrétien qui puisse se con-
tenter ! Pour moi, qui n'aspire point au Ciel, je ne veux point me
nourrir dans cette vie des miettes qui tombent de la table de
personne. Bonjour. Si je vous vois, je serai ravie ; si vous ne
venez pas, je me dirai : il est mieux qitavec moi, et cette pensée
si douce me calmera sans doute. »
II
Les disputes violentes, les réconciliations presque aussi agi-
tées, dont on vient de lire le récit, ne sont pourtant, dans la
liaison de ce couple mal assorti, que de tristes et trop fréquens
épisodes. Entre deux périodes de tempête, il se produit des
accalmies. Pareillement cultivés d'esprit, pareillement amoureux
du beau, ils font alors trêve un moment aux questions person-
nelles pour revenir à des idées plus hautes, à des occupations
plus nobles et plus dignes d'eux-mêmes ; et M"^ de Lespinasse,
comme il arrive chaque fois que la passion ne trouble plus son
âme, redevient aussitôt l'amie utile et sage, la fine et lucide con-
seillère qu'admirent tous ceux qui vivent dans son intimité. Au
point de cette histoire où nous sommes arrivés, c'est dans le
domaine littéraire qu'elle a l'occasion d'exercer, vis-à-vis de
Guibert, ses dons charmans de goût, de tact et de bon sens, et
elle lui rendrait à coup sûr les plus précieux services, si, par
malheur, l'orgueil, le contentement de soi, l'encens de la flatte-
rie, ne contrecarraient trop souvent l'effort de sa clairvoyante
affection. Non que Guibert, rendons-lui cette justice, prenne sa
franchise en mauvaise part; il appelle au contraire et provoque
ses avis: « J'aime à me faire juger par vous, lui dit-il (1);
vous savez me critiquer sans me blesser; votre amitié frotte
toujours de miel les bords du vase. )) Mais, s'il supporte la con-
tradiction, il n'en fait jamais qu'à sa tête, comme elle l'observe
un jour avec un mouvement d'impatience : « Je ne sais pour-
(1) Lettre du 22 octobre 1774. Ibidem.
H 2 REVUE DES DEUX MONDES.
quoi je vous dis tout cela. Je devrais être rebutée de vous dire
mon avis; vous avez la bonté de l'écouter, mais de le suivre,
jamais (1 ) ! »
La bonne opinion de soi-même qui est le propre de Guibert
est, au reste, bien excusable; je ne sais quel cerveau aurait pu
résister aux effets du vin capiteux que lui versait, sans trêve,
l'admiration de ses contemporains. C'était l'époque où, laissant
pour un temps ses études sur l'art de la guerre, il s'orientait vers
la littérature. Une période de paix prolongée ne lui permettant
pas d'être un nouveau Turenne, il s'avisait d'être un nouveau
Corneille. Tout lui donnait à croire qu'il avait réussi. Sa pre-
mière tragédie, Le Connétable de Bourbon, colportée par l'auteur
de salon en salon, soulevait des transports d'enthousiasme. Les
hommes, électrisés, s'épuisaient en applaudissemens ; les femmes
tombaient en pâmoison (2) ; les princes du sang royal, le Duc
d'Orléans, le Prince de Condé, sollicitaient l'honneur d'une audi-
tion particulière ; la Reine elle-même mandait le poète à Ver-
sailles, lui faisait lire Le Connétable et s'en déclarait fanatique.
L'art extraordinaire du lecteur, la musique de sa voix, ajoutaient
sans doute au succès; mais Voltaire, à Ferney, subissait de loin
le même charme, criait également au chef-d'œuvre, proclamait
publiquement la pièce « étincelante de beaux vers, » toute
« remplie de génie. >> Sans d'ailleurs s'endormir sur ce lit de
lauriers, » le « sublime écrivain » entreprenait sur l'heure une
deuxième tragédie. Les Gracques, dont il espérait des merveilles:
<>■ Je commence le second acte, et je suis parfaitement content du
premier, annonçait-il sans modestie à W^^ de Lespinasse (3). Les
plus grandes richesses se présentent à moi dans ce sujet. Il y en
a qui vous tourneront la tête ! »
Dans ce concert de louanges hyperboliques, Julie est à peu
près la seule qui parle librement et qui lui dise la vérité. Sa
judicieuse finesse a promptement discerné le point faible de ces
ouvrages, le vice qui gâte irrémédiablement les réelles qualités
d'éloquence et d'élévation qu'on ne peut refuser aux écrits de
Guibert, et elle le reprend sans relâche, avec douceur et fermeté,
sur cette incorrection de forme, cette impropriété de termes,
cette négligence de versification, qui donnent à ses pompeuses
(1) Lettre du 26 août 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Mélanges de M°" Necker.
(3) Lettre d'août 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
JULIE DE LESPINASSE. 113
tirades je ne sais quel air d'inachevé, de bâclé et d'improvisé.
« Dites-moi, lui demande-t-elle (1), si vous vous accoutumez à
vous hâter lentement, si vous vous résoudrez à faire comme
Racine, qui faisait difficilement des vers. Mon ami, je vous im-
pose le plaisir de lire, de relire tous les matins une scène de
cette musique divine ; et puis vous vous promènerez, vous ferez
des vers et, avec le talent que la nature vous a donné de penser
et de sentir fortement, je vous réponds que vous en ferez de fort
beaux. » Il admet de bonne grâce ces critiques enveloppées et
semble accepter ces conseils : « Vous seriez bien contente de moi.
Je ne fais quelquefois pas quatre vers par jour. Je me rends fort
difficile; tout ira bien. Mon Dieu, le superbe sujet (2) ! » Mais
la nature reprend vite le dessus et, de plus belle, sa plume
recommence à « courir la poste, » au grand chagrin de son amie.
Une fois que, devant elle, il s'est laissé aller à « de petites et
vilaines critiques » sur les faiblesses qu'il trouve dans La Fon-
taine : « Mon ami, réplique-t-elle avec quelque impatience, soyez
difficile pour vous, avec vous, et ayez de l'indulgence pour ce
qui est bon; et surtout pardonnez-moi d'avoir raison (3). »
Lorsque, en août 1775, à l'occasion des fêtes du mariage de
Madame Clotilde, Marie-Antoinette fait jouer Le Connétable au
château de Versailles, avec Lekain, M""® Vestris, des costumes,
des décors qui coûtent 300000 livres, Julie refuse nettement de
prendre part à cette solennité, pour laquelle tout Paris s'arrache
les fauteuils et les loges : « Non, je n'irai point au Connétable :
je ne sais plus juger ni jouir de pareils plaisirs ; je prendrai le
plus vif intérêt à vos succès, et j'en serai comblée. «C'est que,
non sans raison, elle redoute pour Guibert l'épreuve difficile de
la scène, et elle le conjure à l'avance de ne jamais l'affronter de
nouveau : « J'espère que vous reviendrez cette nuit, écrit-elle le
grand jour, soit que vous soyez couvert de gloire ou abattu par
un médiocre succès; mais, quoi qu'il en puisse être, jurez donc
de ne plus faire jouer de pièce, au moins celle-ci, qui sera con-
nue, jugée et qui, si elle vient à Paris, ne pourra qu'y
perdre (4). » C'est qu'en effet, quand chacun présage un triomphe,
elle est seule à concevoir des doutes : « Si vous êtes (5) dans le
(1) Lettre du 27 août 1774. — Édition Asse.
(2) Lettre du 30 septembre 1774. — Arctiives du comte de Villeneuve-Guibert
(3) Lettre du 26 septembre 1774. Ibidem.
(4) Lettre du 26 août 177S. — Édition Asse.
(5) Ibidem. '
70ME xxx. — 190î> 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
*
comble de la gloire, ditos-le-moi, ot, si vous n'étiez pas content,
c'est à moi qu'il faut le dire aussi, parce que ce qui est vous
est plus moi que moi-même. »
D'ailleurs, quand l'événement lui a donné raison, les nouvelles
qu'elle reçoit, — la mauvaise humeur de Louis XVI pendant la
représentation, le jeu médiocre de Lekain, et le silence glacial
qui a suivi le baisser du rideau, — l'affligent plus que l'auteur
lui-même, et c'est avec une infinie tendresse qu'elle le console
de son échec; mais elle n'en est que plus ardente à lui décon-
seiller de renouveler cette dangereuse expérience et d'en appe-
ler du verdict de la Cour à la sentence du grand public. La
Reine l'y poussait fort et, enhardi par cet encouragement, il
retouchait sa pièce, changeait le dénouement, préparait tout
pour une série de représentations (nouvelles. La lettre par
laquelle M'^^ de Lespinasse cherche à le détourner de cette
résolution est admirable de logique, de justesse et de sens
pratique. Faute de pouvoir la citer tout entière, j'en donne ici
quelques fragmens (1) : «Je désapprouve les grands changemens
que vous faites dans Le Connétable, et voici mes raisons : remar-
quez qu'en changeant et bouleversant ainsi cette pièce, elle sera
jugée de nouveau et avec plus de sévérité que la première fois,
et cela est juste. La première fois, vous aviez cédé à la volonté
de la Reine, vous aviez annoncé que vous n'aviez jamais songé
à la faire pour le théâtre; dès lors, voilà l'indulgence établie;
on vous sait gré de toutes les beautés qui sont en foule dans
cette pièce, on loue votre talent, et si l'on se permet quelque
critique sur le fond ou sur la diction de l'ouvrage, on ajoute : //
ne l'avait pas fait pour être joué. Actuellement, mon ami, vous
•.voilà avec toutes les prétentions d'un auteur: vous êtes donc
obligé à beaucoup, car il est bien démontré que c'est pour la
faire jouer que vous avez fait tous ces changemens à la pièce,
et l'on ne doutera pas que ce soit vous qui ayez engagé la
Reine à la redemander... Dans tous les cas, dit-elle plus loin,
le seul changement qu'il fallait vous permettre, c'était d'em-
ployer tout votre temps à la pureté, à l'élégance et à la no-
blesse du style ; il fallait que tout le monde, en sortant de votre
pièce, dît : Mais je ne la croyais pas si bien écrite, mais il
n'y a ni négligence ni incorrection... Au lieu de cela, il y aura
(1) Lettre du 9 novembre 17715. Ibidem.
JULIE DE LESPINASSE. 115
un décliaînement affreux, et, quel que soit le changement que
vous ferez, je vous réponds qu'il tuera les beautés réelles de
Touvrage... Mon ami, vous me tueriez que je soutiendrais que
j'ai raison. Et puis vous ferez comme vous voudrez: je m'en
lavé les mains. Mais je ne vous dirai point comme toutes ces
dames qui savent louer et point sentir: Ah! que cela est beau!
Que cela a gagné au changement ! Que cela aura de succès ! Moi
je vous répéterai cent fois : non, cela n'aura pas de succès, pré-
cisément parce que c'est changé. »
Jamais il ne se vit plus juste prophétie. Jouée devant un
public qui avait payé pour l'entendre, la pièce tomba à plat et
ne se releva jamais. « Gomment avez- vous trouvé Le Connétable?
demandait-on le lendemain à Chastellux. — Je l'ai trouvé d'un
changement affreux. Au reste, dès la première fois, il était évi-
dent qu'il couvait une grave maladie. » Les salons firent chorus,
et les mêmes gens qui naguère la portaient aux nues n'eurent
pas assez de quolibets pour la malheureuse tragédie. Dès lors,
les rôles s'intervertissent; c'est au tour de Julie à défendre la pièce
contre ses détracteurs, à la défendre avec emportement, jusqu'à
risquer la brouille avec certains de ses intimes ; car, avoue-t-elle
avec ingénuité, « il me paraissait que c'était le comble de l'in-
justice et de l'insolence que d'oser vous juger. Je voudrais avoir
le droit exclusif de penser mal de vous !»
III
A prendre aussi chaudement l'intérêt de Guibert, à le soute-
nir envers et contre tous dans sa mésaventure, Julie avait
quelque mérite et témoignait d'une belle obstination dans la
fidélité, car elle passait, à cette heure même, par la plus humi-
liante épreuve qui puisse atteindre une femme dans sa situa-
tion : voir l'homme qu'elle aime, chercher, en pleine liaison, à
se créer un foyer régulier et passer de ses bras dans ceux d'une
épouse légitime. Ce projet de mariage n'était pas, à vrai dire,
une nouveauté pour M'^'' de Lespinasse : déjà, l'année d'avant,
au mois de septembre 1774, l'idée s'était produite avec une
certaine persistance. G'était au début du séjour de Guiberl
dans la demeure de ses parens; dans une lettre à Julie, il in-
terrompait soudainement les protestations les plus tendres pour
tracer un triste tableau de la situation des siens : « Mille
116 REVUE DES DEUX MONDES.
peines (1) de détails m'assiègent ; le plaisir de me retrouver dans
ma famille a été bien empoisonné. » Et il s'étend longuement sur
les soucis dont il est accablé : les édits de l'abbé Terray qui me-
nacent de ruiner son père, ses deux sœurs à marier avec de maigres
dots, sa mère malade et inquiète de l'avenir, quelques dettes per-
sonnelles « que la vie de Paris augmente insensiblement tous les
jours. » Il termine cette navrante peinture par ce trait, jeté en
passant, comme d'une main négligente : « Dans la perplexité où
je suis, avec l'avenir que j'entrevois, me marier est peut-être le
seul moyen d'échapper à mes dettes, d'affermir la fortune de
ma famille, de pouvoir lui devenir secourable. On a proposé à
mon père des partis assez considérables en province ; je les ai
refusés, j'aimerais mieux me tuer que d'habiter la province. »
Point de réponse à cette invite; mais, six semaines plus tard, il
revient à la charge avec une plus grande précision : « Mon
père (2) ne viendra à Paris que dans le mois de janvier. Il a un
projet de mariage pour moi, qui m'établirait dans ce pays-là. Je
vous dirai cela; je vous dirai toute ma situation; vous me con-
seillerez, vous me servirez. » Et brusquement il passe à une
proposition bizarre : cette héritière qu'il lui faudrait pour refaire
sa fortune, pourquoi Julie elle-même ne la lui choisirait-elle
pas? « Si je suis forcé de prendre le parti de me marier, je
voudrais que ce fût par vous. »
Sans doute Julie va-t-elle se révolter devant cette étrange
ouverture, et l'on attend une scène plus violente encore que
celles dont nous avons entendu les éclats. Goûtons cependant la
saveur de ces lignes imprévues : « Vous ne devinerez (3) jamais
ce qui m'occupe, ce que je désire : c'est de marier un de mes
amis. Je voudrais qu'une idée qui m'est venue pût réussir...
C'est une jeune personne de seize ans, qui n'a qu'une mère et
point de père... On lui donnera en la mariant 13 000 livres de
rente; sa mère la logera, la gardera bien longtemps, parce que
son fils est un enfant. Cette fille ne peut pas avoir moins de
600 000 francs, et elle pourrait être beaucoup plus riche. Cela
vous conviendrait-il, mon ami? Dites, et nous agirons. » Si cette
affaire échouait, elle connaît une autre famille où l'on serait
« heureux d'avoir Guibert pour gendre ; » il est vrai que la fille
(1) Lettre du 9 septembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Octobre 1774. Ibidem.
(3) Lettre du 9 octobre 1774. — Édition Asse.
JULIE DE LESPINASSE. Il7
n'a encore que onze ans, mais « elle est unique et elle sera bien
riche. » Après cela, Julie n'est-elle pas fondée à écrire : « Con-
venez que les Quiétistes et le sensible Fénelon ne pouvaient pas
aimer Dieu avec plus d'abnégation ! »
Veut-on connaître le fin mot de cette surprenante complai-
sance? C'est que cet échange de propos a lieu pendant la
brouille dont j'ai parlé plus haut, au temps où M"*" de Lespi-
nasse se croit trahie et délaissée pour M"' de Montsauge. S'il
faut céder la première place dans les affections de Guibert,
mieux vaut, pense-t-elle, pour l'occuper une femme légitime
qu'une maîtresse, une inconnue que l'ancienne rivale abhorrée.
Mais ce calcul ne survit pas aux craintes qui l'ont fait naître; dès
qu'elle reprend un faible espoir de reconquérir l'infidèle, elle
change aussitôt de langage et elle use toute son éloquence à dé-
tourner des voies matrimoniales celui qu'elle y encourageait
naguère : « Mon ami (1), j'en suis plus sûre que jamais : tout
homme qui a du talent, du génie, et qui est appelé à la gloire ne
doit pas se marier. Le mariage est un éteignoir de tout ce qui
est grand et qui peut avoir de l'éclat. Si on est assez honnête et
assez sensible pour être un bon mari, on n'est plus que cela. Et
sans doute ce serait bien assez, si le bonheur est là; mais il y a
tel homme que la nature a destiné à être grand, et non pas à
être heureux. » Or Guibert n'appartient-il pas sans conteste à
cette race supérieure ? « Diderot a dit que la nature, en formant
un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête en lui
disant : Sois grand homme, et sois malheureux. Voilà, je crois,
ce qu'elle a prononcé le jour on vous êtes né! »
Six mois coulent après cette première alerte, six mois pen-
dant lesquels il n'est plus question de mariage ; Julie, rassurée
sur ce point, croit l'affaire enterrée, quand, certain soir de mars,
au cours d'une causerie tête à tête, une phrase échappée à
Guibert déchaîne une agitation violente. Elle se contient pour-
tant, mais, dès qu'il l'a quittée, elle se jette sur sa plume, elle
lui écrit sur l'heure ce qu'elle n'a pas osé lui dire : « Onze
heures du soir. Mardi. Vous souvenez-vous de ces mots : Oh!
ce n'est pas M""" de Montsauge que vous avez à craindre, mais...
Et le ton avec lequel ils furent prononcés ! Et le silence qui sui-
vit! Et la réticence! Et la résistance! Mon Dieu, en faut-il tant
(1) Lettre du 23 octobre. Ibidem.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
pour porter le trouble et la douleur clans mon àmc agitée?
Joignez à cela le désir que vous aviez de me quitter; ^i pour
qui étiez- vous si pressé? Pouvais-je me calmer? Je vous aimais,
je souffrais, je m'accusais. » Vainement, le jour suivant, attend-
elle une réponse ; Guibert se tait et fait le mort ; il nexplique
pas les paroles ambiguës, il oppose le silence à ces interroga-
tions angoissées. Ce mutisme avive les soupçons; elle pressent
avec certitude qu'il se trame quelque chose, qu'un malheur
encore inconnu va fondre sur sa tête; c'est avec des sanglots
qu'elle implore l'aveu redouté : « Mon ami (1), soyez de bonne
foi, je vous en conjure. Que faut-il faire pour mériter la vérité?
Dites, rien ne me sera impossible ; écoutez le cri de votre âme,
et vous cesserez de déchirer la mienne... Estimez-moi assez pour
ne pas me tromper. Je fais serment, par ce qui m'est le plus
cher, par vous, de ne jamais vous faire repentir de m'avoir dit
vrai. Je vous aimerai du trouble, de la honte que vous m'aurez
épargnés; jamais vous n'entendrez un reproche... Mon ami,
songez-y bien, vous seriez bien maladroit et bien malhonnête, si
vous manquiez cette occasion-ci de vous abandonner au pen-
chant de votre âme; songez que, de ce moment, il ne vous est
plus permis de me laisser dans l'erreur. Je vous ôte tout prétexte
de me tromper, et, si vous m'abusiez, vous seriez trop cou-
pable ! »
Adjuré, pressé de la sorte, Guibert parla enfin; il lui dit le
secret dont elle devait mourir. Son mariage était résolu, Tépoque
presque fixée. Il épousait M"^ de Courcelles (2), une fille de dix-
sept ans, jolie, intelligente, riche et de bonne naissance. Arrière-
petite-fîlle de Dancourt, le célèbre auteur dramatique, elle avait
des goûts littéraires et professait par suite une fanatique admi-
ration pour le comte de Guibert. Ce projet de mariage était
d'ailleurs presque vieux d'une année; l'absence mystérieuse de
Guibert, au mois de juillet précédent, n'avait d'autre motif
qu'une première entrevue ; et si la réalisation avait alors dû être
retardée, l'affaire n'était pas moins décidée en principe, et les
(1) Mars 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Alexandrine-Louise Boutinon des Hayes de Courcelles, née en 1758, morte
en 1826, fille unique de Marc-Antoine Boutinon des Hayes de Courcelles, commis-
saire-général des Suisses et Grisons, et de Louise-Charlotte-Françoise Valmalette
le Morsan. Marc-Antoine de Courcelles avait une sœur, Thérèse Boutinon des
Hayes, mariée à Alexandre Le Riche de la Popelinière. C'est la célèbre M°" de la
Popelinière, qui fut par conséquent la tante de la comtesse de Guibert.
JULIE DE LESPINASSE, H9
rapports étaient restés suivis entre Guibert et les Courcelles. Un
billet par lui adressé à sa future belle-mère, à la fin de l'au-
tomne de 1774, témoigne, dès ce temps, de son intimité dans la
maison et de sa galante impatience : « Je suis engagé (1), et j'en
ai bien du regret. Je vais voir ces tableaux de Julien (2), avec
M"® de Lespinasse, M. d'Alembert, et je ne sais qui encore.
Disposez de moi vendredi et samedi. Mon Dieu, que notre soirée
d'hier a été charmante I Que je serai heureux quand ma vie sera
composée de soirées pareilles! »
Les détails que l'on vient de lire, Julie les ignora longtemps.
Guibert lui représenta son mariage comme un simple acte de
raison, une union de convenance, presque imposée par sa
famille et récemment conclue. Le coup n'en fut pas moins ter-
rible ; il semble qu'elle en fut d'abord comme écrasée. Le pre-
mier mot qui sortit de ses lèvres fut pour dire à Guibert : « Nous
ne pouvons plus nous aimer; » le second : « Je ne peux plus
vivre. » — « Tout ce que je souffre, tout ce que je sens est
inexprimable, écrit-elle le lendemain (3) ; il me paraît impos-
sible de n'y pas succomber. Je sens l'épuisement de ma ma^
chine, et il me semble que je n'ai qu'à me laisser aller pour
mourir. » Les jours suivans ne sont qu'un long et pénible débat
entre son orgueil offensé, qui lui commande de rompre, sa pas-
sion, qui le lui défend, les instances de Guibert, qui la supplie
de rester son amie, et les scrupules de sa conscience au sujet de
son aptitude à se contenter de ce rôle : « Comment voulez-
vous (4) que je vous dise si je vous aimerai dans trois mois?
Vous voudriez que, lorsque je vous vois, lorsque votre présence
charme mes sens et mon âme, je puisse vous rendre compte de
l'effet que je recevrai de votre mariage. Mon ami, je n'en sais
rien, mais rien du tout... C'est l'habitude de ma vie, de mon
caractère, de ma manière d'être et de sentir, en un mot, c'est
toute mon existence qui .me rend la feinte et la contrainte
impossibles. » — « Je sens bien, reprend-elle encore, que si
vous aviez à créer en moi une disposition, vous me formeriez
un caractère plus analogue au parti que vous allez prendre. Ce
n'est pas de la roideur et de la force qu'on veut trouver dans les
(1) Novembre ou décembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Simon Julien, dit Julien de Parme, peintre alors estimé (1736-1800).
(3) Billet écrit à Guibert le lendemain de l'aveu, — Édition Asse,
(4) Lettre de mars 1775. Ibidem.
'20 REVUE DES DEUX MONDES.
Victimes, c'est de la faiblesse et de la soumission. Oli ! mon ami,
je me sens capable de tout, excepté de plier. J'aurais la force du
martyre, j'aurais la force, le dirai-je, oui, la force du crime ^
pour contenter ma passion ou celle de qui m'aimerait; mais je
ne trouve rien en moi qui me réponde de pouvoir jamais faire
le sacrifice de ma passion (i). »
Si pitoyable est sa détresse, si aiguë sa souffrance, qu'elle
en arrive presque à souhaiter l'approche de l'échéance fatale;
dans le fait accompli, peut-être trouvera-t-elle un peu de calme
et de repos : « J'attends, je désire votre mariage (2). Je suis
comme les malades condamnés à une opération; ils voient leur
guérison, et ils oublient le moyen violent qui doit la leur pro-
curer. Mon ami, délivrez-moi du malheur de vous aimer. »
Toutefois lorsque, le 1" mai, se signe le contrat, ce premier pas
dans la voie de l'irréparable amène une crise de désespoir :
« Le voilà donc signé (3), cet arrêt! Dieu veuille qu'il ait pro-
noncé aussi sûrement pour votre bonheur qu'il a prononcé sur
ma vie! Mon ami, je ne puis plus soutenir ma pensée. Vous
m'accablez; il faut vous fuir, pour retrouver la force que vous
m'avez ôtée... Ne faites plus rien pour moi. Votre honnêteté,
vos bons procédés ne font qu'irriter ma douleur. »
Mille sentimens, mille désirs opposés, se heurtent dans son
âme; elle n'est plus que contradictions. Un certain jour de mai,
une folle envie la prend de connaître, de voir celle qui, sans s'en
douter, est l'occasion, la cause et l'instrument de son malheur.
Elle a su de Guibert qu'il attend chez lui, ce soir même, à
sept heures, M""^ de Courcelles et sa fille (4) ; elle y arrive
quelques instans plus tôt, s'installe pour les attendre, au grand
effroi du maître du logis : « C'est donc pour me mettre au sup-
plice, est-il sur le point de lui dire, pour épier mes mouvemens,
pour avoir ensuite de quoi vous abreuver de fiel et m'accabler
de reproches! » Rien de tel; la double visite se passe le mieux
du monde. Julie se montre affable, gracieuse, « caressante »
même avec la jeune fiancée; « le langage du Ciel est sur ses
lèvres; » M^^* de Courcelles est « enchantée » de cet accueil; et
(1) Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Lettre de mars 1775. — Édition Asse.
(3) Lettre du 1" mai 1775. — Édition Asse.
(4) Tout ce qui suit est extrait d'une lettre de Guibert de mai 1775. — Archives
du comte de Villeneuve-Guibert.
JULIE DE LESPINASSE. 121
Guibert, confondu, touché, reconnaissant, est tenté, comme il
dit, de « tomber aux pieds » de Julie et de « lui demander pardon
de ses efforts, » Un billet qu'il reçoit quelques instans après n«
fait que redoubler sa surprise et sa joie : « J'ai trouvé cette jeune
personne charmante, et bien digne de l'intérêt qu'elle vous in-
spire ; la manière, la figure et le ton de sa mère sont également
aimables et intéressans. Oui, vous serez heureux. »
Le lendemain, soudaine volte-face, complet changement à
vue. La grâce et la beauté de celle que Guibert a choisie exas-
pèrent jusqu'à l'injustice le cœur aigri de la femme délaissée, et
elle accable l'inconstant sous une avalanche de reproches, contre
lesquels il se débat avec une indignation légitime : « Vous me
faites de moi, de ma conduite, un tableau qui l'ait horreur!
s'écrie-t-il (1). Vous me mettez à côté de Lovelace et de tous les
scélérats ! Vous me prêtez gratuitement le projet de vous tour-
menter, de dévouer vos jours au malheur, de vouloir vous faire
vivre d'une passion qui satisfait ma vanité. Vous dites que j'ai
tourné et retourné le poignard dans vos blessures... Ainsi donc,
je jouis de vos larmes, de vos convulsions, de vos projets de
mourir, et de ce sentiment infortuné qui vous garrotte à la vie.
Je m'en repais, et vous me faites l'âme d'un bourreau ! » Contre
ces imputations outrageantes, il se défend pourtant avec quelque
douceur : « Je me regarde, je descends dans mon cœur, et mon
cœur me rassure. Non, je ne suis pas aussi coupable envers vous
que vous le supposez... Je vous aime à présent, je vous ai aimée,
j'ai été entraîné. J'ai tâché de vous consoler; j'aurais donné et
le donnerais encore de mon sang pour vous ; voilà mes crimes.
Relisez mes lettres, jugez-moi, replacez-vous dans toutes les cir-
constances oii étaient votre cœur et le mien, et voyez si je suis
un méchant. »
Ces protestations sont sincères. C'est que, aans la réalité, il
n'a jamais compris et il ne comprendra jamais les contrastes, les
soubresauts, les mouvemens opposés de ce cœur tumultueux, de
cette nature nerveuse, délicate et ardente, exaltée jusqu'à la
folie, sensible jusqu'à la torture, si différente de celles qu'il a jus-
qu'alors rencontrées. La sécheresse, l'égoïsme, la « barbarie, »
dont Julie l'accusera jusqu'au seuil de la tombe ne sont que la
suite et l'effet d'un perpétuel malentendu. Guibert est de bonne
(1) Lettre de mai 1175. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
122 REVUE DES DEUX MOJNDES.
foi quand, quelques mois plus tard, il confesse à Julie le trouble
où elle jette sa pensée : « Votre âme est tantôt si active et si
brûlante, tantôt si froide et si flétrie, toujours si douloureuse et
si difDcile à manier, qu'on ne sait plus comment traiter avec
elle(l). »
Plus les semaines s'écoulent, plus l'époque du mariage est
proche, plus la tête de Julie se monte et plus la fièvre la dé-
vore. Elle réclame constamment Guibert, et elle ne peut sup-
porter sa présence. Chaque parole d'affection est accueillie comme
une insulte : « Je veux que vous sachiez qu'il n'est pas en mon
pouvoir de souffrir la protection et la compassion. Mon âme n'a
pas été façonnée à tant de bassesse ; votre pitié mettrait le comble
à mon malheur ; épargnez-m'en l'expression. Persuadez-vous
que vous ne me devez rien, et que je n'existe plus pour vous. »
Il est décidé que la noce s'effectuera, le l^*" juin, au château de
Gourcelles, situé non loin de Gien, aux confins du Berry; Gui-
bert, dix jours avant cette date, y doit aller rejoindre sa fiancée
La veille de son départ, il reçoit un dernier billet, décousu,
presque incohérent, dont chaque mot semble un cri d'angoisse :
« Adieu, ne me voyez point (2). J'ai l'âme bouleversée, et vous
ne me calmez jamais. Vous ne connaissez ni le tendre intérêt
qui console et qui soutient, ni cette bonté et cette vérité qui
inspirent de la confiance et qui rendent au repos une âme
blessée et affligée profondément. Ah! que vous me faites mal!
Que j'ai besoin de ne plus vous voir! Si vous êtes 'honnête,
partez demain après dîner. Je vous verrai le matin, c'est bien
assez. «
A l'instant du cruel adieu, Guibert fit présent à Julie d'une
petite bague commandée à son intention, un simple cercle de
cheveux, retenus par quelques fils d'or, emblème de l'attache-
ment fidèle qu'il lui gardait dans le fond de son cœur. Elle s'en
montra touchée ; l'humble joyau fut, à ses yeux, plus beau et
plus précieux, dit-elle, que « le Sancy » et que tous les diamans
du Roi. Guibert à peine parti, elle passa la bague à son doigt :
« Deux heures après, elle était rompue ! » écrit-elle (3). Ce minime
accident la glaça d'une superstitieuse épouvante ; elle y crut
voir un signe mystérieux, le symbole de sa destinée.
(1) Lettre de septembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Lettre du 21 mai 177S. — Édition Asse.
(3) Lettre du 10 juillet 1775. Ibidem.
JULIE DE LESPINASSE. 123
IV
« Jour de mon mariage, commencement d'une vie nouvelle.
Frémissement involontaire pendant la cérémonie ; c'était ma
liberté, ma vie entière que j'engageais. Jamais tant de sentimens
et de réflexions n'ont fatigué mon âme. CTh ! quel abîme, quel
labyrinthe que le cœur de l'homme ! Je me perds dans tous les
mouvémens du mien. Mais tout me promet le bonheur : j'épouse
ma femme jeune, jolie, douce, sensible, qui m'aime, que je sens
faite pour être aimée, que j'aime déjà (1). » C'est en ces termes
que Guibert, le soir de son mariage, épanche dans son journal
intime les impressions, mêlées de trouble et d'espérance, dont
il sent son âme agitée. Une semaine plus tard, l'accent est déjà
plus joyeux : « Jours passés comme un songe ! C'en est un, en
effet, pour moi que cet état nouveau. Amour, amitié, candeur,
amabilité de ma femme ! Son âme se développe chaque jour; je
l'aime, je l'aimerai ; je crois fermement que je serai heureux (2). »
Dès lors, sa tendresse conjugale croît, pour ainsi dire, d'heure
en heure. Au cours de la première absence que lui impose son
métier militaire, ses lettres à sa femme sont celles d'un amou-
reux plus peut-être que d'un mari : « Être neuf jours sans avoir
de tes nouvelles, c'est comme si j'étais à cinquante lieues de
toi. Ce sont les silences qui séparent, plus encore que les dis-
tances... Ah! répète-moi sans cesse que tu m'aimes! Je chéris
ces répétitions; ce désordre est l'éloquence du cœur. » Un peu
plus tard : « Ce vilain Lépine ne m'a pas encore envoyé ma
montre, mais j'ai ton portrait. Je puis bien dire comme la du-
chesse du Maine : l'une marque les heures, l'autre les fait ou
blier (3).
La comtesse de Guibert était digne en tous points de cette
affection passionnée. A la jeunesse, à l'attrait d'un gracieux vi-
sage,— dont un portrait de Greuze a perpétué la délicate beauté,
— elle joignait une douceur, une patience, une raison précoces,
qui devaient l'aider rapidement à exercer sur son fougueux
époux une action, presque imperceptible au début, mais aussi
forte que durable. Ce n'est pas elle qui l'irritera par des jalou-
(1) Journal de Guibert pendant son voyage en France. — Écrit le 1" juin 1775
(2) Ibidem, 8 juin.
(3) Lettres de juin et iuillet 1775.— Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
i2i REVUE DES DEUX MONDES.
sies maladroites. Jamais, dans sa correspondance avec sa m^re
ou son mari, elle ne prononce le nom de M'^* de Lespinasse, sauf
pour lui faire porter un jour, de la part de Guibert, une lettre et
une loge de théâtre. Elle se montre remplie d'égards pour
M""* de Montsauge, bien qu'elle devine chez cette dernière une
sourde antipathie. Le désir de Guibert était que les deux femmes
eussent un commerce familier : « Je voudrais que ce que j'aime
tienne à mes amis, écrit-il à M""^ de Guibert; c'est un enchaîne-
ment dont je pense que je suis le premier anneau. — Je lui par-
donnerais de me haïr, si elle était moins aimée de toi, » lui
répond-elle doucement (1); après quoi, sans plus insister, elle
rend visite à M""^ de Montsauge, l'invite fréquemment à souper,
consent même à faire un séjour dans son château de la Bre-
tèche.
Vertu plus appréciable encore, la comtesse de Guibert res-
sent pour l'homme dont elle porte le nom une admiration sans
mélange, absolument sincère, et qui ne faiblira jamais. Com-
ment Guibert pourrait-il résister à l'atmosphère d'encens qu'il
respire constamment au foyer conjugal, lui pour qui l'applau-
dissement est une nécessité, presque un besoin physique ? C'est
ce qui n'échappe point à la pénétration jalouse de M"^ de Les-
pinasse, quand elle lui parle, avec une amère ironie, de « celte
famille toujours à ses genoux, » de ces louanges qui, « matin
et soir, caressent son amour-propre. » — « Voilà comme elle
vous a attiré, s'écrie-t-elle (2), comme vous vous êtes soumis,
et comme vous serez subjugué tout le reste de votre vie ! » Sur
ce dernier point, elle voit juste. Par sa foi absolue dans le génie
de son époux, au moins autant que par ses exquises qualités, la
jeune femme conquiert peu à peu et fixe définitivement ce cœur
divers, ce cœur volage; et c'est avec une entière conviction que
Guibert proclamera bientôt sa .soumission complète et sans
réserve à ce joug aimable et léger : « Charmante et douce créa-
ture, le Ciel t'a formée selon le vœu de mon cœur. Il t'a donné
pour premier charme la bonté, et ensuite la grâce, plus belle
que la beauté, la modestie, la simplicité, la raison; et tous ces
attraits croissent à l'ombre de la vie que tu mènes... Oui, dans
quelques années, tu ne seras plus une femme ordinaire, tu seras
l'objet exclusif de mon culte ; tous mes autres sentimens seront
(1) Lettres de juin et juillet 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Lettre du 8 novembre 1775. Ibidem,
JULIE DE LESPINASSE. 125
réunis sur ta tête; et mes ennemis pâliront d'envie, en me
voyant un bonheur qu'ils ne pourront ni m'ôter ni affaiblir (1) ! »
Tandis que s'ébauchait cette édifiante idylle, Julie de Les pi-
nasse, demeurée à Paris dans sa pauvre maison, évoquait en
esprit ces scènes déchirantes pour son cœur et se mourait de
honte, de désespoir et de remords. Huit jours durant, suivant
son expression, elle fut « sans mots ni larmes, » gardant un
silence effrayant, que coupaient seuls des accès convulsifs. Plus
que jamais, dans cette détresse, son âme se tourne vers Mora;
presque chaque jour elle lui écrit, pour lui raconter sa misère,
implorer son pardon, le conjurer de cesser sa vengeance. Ces
lettres à un mort sont, pour l'instant, sa seule correspondance.
Dix jours après le départ de Guibert, elle a reçu de ce dernier un
billet laconique, d'un ton froid et gêné, s'excusant de son aban-
don, lui conseillant l'oubli. Dans l'état où elle est, ces lignes la
mettent hors d'elle-même ; de chaque parole, comme elle l'avoue,
elle fait « du fiel et du poison. » Une phrase inoffensive:
« Vivez, je ne suis pas digne du mal que je vous fais, » la
révolte à tel point qu'elle en est « suffoquée ; » elle y veut dé-
couvrir je ne sais quel secret outrage, et, dans ses longues nuits
d'insomnie, si elle s'assoupit un moment, elle « se réveille avec
effroi, dit-elle, au son de ces horribles mots. » Aussi refuse-
t-elle de répondre, et pendant six semaines, elle n'ouvrira même
pas les lettres de l'absent. Sans cesse, dans son cerveau fiévreux,
revient la même pensée, dont elle fouette sa colère : Guibert ne
l'a jamais aimée, elle n'a jamais été que son jouet et sa dupe,
ce qu'elle formule un peu plus tard en ces termes sanglans : « Je
vous vois aujourd'hui (2) tel que vous êtes. Je vois que vous
avez fait une action vile ; je vois que vous n'avez pas craint de
me réduire au désespoir, pour me faire servir de remplissage
dans un temps que vous vouliez employer à rompre une liaison
que vous ne pouviez conserver en vous mariant ; et, pour mettre
quelque honnêteté dans vos procédés avec M""® de Montsauge, il
*^ous a peu importé de m'avilir et de me faire perdre le seul bien
qui me restait, l'estime de moi-même. »
C'est miracle, à vrai dire, que son corps frêle, déjà presqnie
épuisé, résiste à ces secousses et au régime qu'elle lui impose.
(1) Journal de Guibert. Passîm.
(2) Lettre du 1" juillet 1773. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
12fi REVUE DES DEUX MONDES.
Elle ne mange presque plus; pour éteindre sa fièvre, elle passe
quotidiennement plusieurs heures dans le bain ; elle calme ses
nerfs afï'olés avec d'énormes doses d'opium. Sur quoi, en vue de
s'étourdir, elle reprend fougueusement l'existence mondaine
d'autrefois, soupe en ville, rouvre son salon, court les spec-
tacles avec rage. Quand ces moyens ne suffisent plus et qu'elle
sent lïmpérieux besoin de soulager son âme, elle prend sa plume
et accable Guibert. Car elle s'est enfin décidée à renouer la cor-
respondance : un jour, elle a, — machinalement, dit-elle, — ou-
vert un paquet de la poste; c'était une brochure de Guibert,
VÉloge de Câlinât^ accompagnée d'une lettre de l'auteur. Elle lit,
et se détermine à répondre, mais de quel ton et avec quel accent!
Les mots de « haine « et de « vengeance » reviennent presque à
chaque page, parmi de cruelles invectives ; à moins qu'elle ne
joue la froideur, le détachement hautain : « Souffrez-moi le
mouvement d'orgueil et de vengeance qui me fait trouver du
plaisir à prononcer que je vous pardonne et qu'il n'est plus en
votre pouvoir de me faire connaître la crainte. » Ou encore elle
étale un écrasant dédain : « Votre mariage, en me faisant con-
naître votre âme tout entière, a repoussé et fermé la mienne à
jamais. Il a été un temps où j'aurais mieux aimé que vous fus-
siez malheureux que méprisable; ce temps n'est plus (1). »
Cette virulence, ces outrages, ces excès, malgré leur injus-
tice, appellent pourtant le blâme bien moins cfue la pitié, tant
on y sent d'atroce souffrance, et tant ce fracas de colère res-
semble à un râle d'agonie. Au reste, peu s'en faut qu'il n'en soit
réellement ainsi : le 45 juillet, elle est prise d'une crise si ter-
rible, de spasmes si affreux, de si effrayantes convulsions, qu'on
croit sa dernière heure venue. Ses mains, ses bras étaient « tor-
dus et retirés; » des mots entrecoupés s'échappaient de ses
lèvres: «Je mourrai... Allez-vous-en! » DAlembert, au pied
de son lit, pleurait à fendre l'âme: « Que je suis malheureux
de ce que M. de Guibert n'est pas ici ! répétait-il avec égarement.
C'est le seul qui pourrait adoucir vos maux ! » Ces paroles,
assure-t-elle, lui rendirent la raison : « J'ai senti (2) qu'il fallait
me calmer pour rendre le repos et la vie à cet excellent homme.
Je me suis fait effort, je lui ai dit qu'il s'était joint une attaque
de nerfs à mes douleurs habituelles. » Un violent accès de
(1) Lettre du 15 juillet 1773. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2J Ihidetii.
JULIE DE LESPIXASSE. 427
larmes survint quelques minutes après, provoquant une détente;
un hasard heureux fit le resle, l'arrivée du l'acleur portant dans
sa sacoche deux lettres de Guibert : « Mes mains tremblaient,
dit-elle, au point de ne pouvoir les saisir ni les ouvrir. Oh ! pour
mon bonheur, le premier mot que j'ai pu lire était : Mon amie.
Mon âme, mes lèvres, ma vie sont allées s'attacher au papier;
je ne pouvais plus lire, je ne distinguais rien que des mots dé-
tachés, je lisais : Vous me rendez la vie, je respire. Mon ami,
c'est vous qui me la donniez. Jamais, non jamais, je n'avais
éprouvé un sentiment aussi tendre et aussi passionné ! »
Comme le font présager ces lignes, cette crise aiguë amène
un apaisement moral. Elle « ne veut plus, » elle « ne peut plus
haïr. » Elle se résigne peu à peu à l'idée, longtemps rejetée,
que, sans régner seule sur un cœur, on y peut conserver une
place. Le partage, à coup sûr, lui inspire un juste dégoût; mais,
à défaut d'amour complet, elle entrevoit dorénavant la possibi-
lité d'une chaste et innocente tendresse, et cet espoir la rattache
à la vie : « Oui, nous serons vertueux, dit-elle avec courage (1),
je vous le jure, je vous en réponds. Votre bonheur, votre devoir
me seront sacrés; je me ferais horreur, si je trouvais en moi
un mouvement qui pût les troubler. Oh ! mon Dieu, si j'avais pu
conserver une seule pensée qui pût blesser la vertu, vous me
feriez frémir!... Non, mon ami, vous n'aurez rien à me repro-
cher... Vous connaissez la passion, vous savez la force qu'elle
peut donner à l'âme qu'elle possède. Eh bien ! je vous promets
de joindre à cette force toute celle que peuvent donner l'amour
de la vertu et le mépris de la mort, pour ne jamais porter
atteinte à votre repos et à vos devoirs. Je me suis bien con-
sultée; si vous m'aimez, j'aurai la force du martyre. »
Un nouveau pacte est conclu sur ces bases, et Guibert, il en
faut convenir, sa conscience ainsi en repos, fait paraître une
plus tendre et plus attentive affection. Les rôles semblent chan-
gés ; c'est lui maintenant qui fait appel aux souvenirs du passé,
qui implore des lettres fréquentes, ou qui réclame l'indulgence
de Julie, avec une humilité toute nouvelle : (( J'ai des chagrins,
des remords ; tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime, tout ce qui
m'a aimé est malheureux. C'est vraisemblablement ma destinée
de répandre le malheur autour de moi... Dites-moi un mot, et
(1) Lettre du 15 juillet ms. — Édition Asse,
128 REVUE DES DEU?: MONDES.
que ce soit encore celui de mon ami! » Après un court silence
de M'^'' de Lespinasse : « Je vous écris sans avoir l'espérance que
vous me répondiez, m^is je ne me lasserai pas, je vous poursui-
vrai de mon sentiment, dussiez-vous me mander qu'il vous est
un supplice. » Sur une phrase où elle a laissé percer quelque
amertume : « Ces mots m'effraient : Je ne vous aime pas 'partout
où vous êtes. Ah ! moi, mon amie, je vous aime partout où je
suis, et je ne changerai jamais (1). » Ces protestations, à vrai
dire, sont parfois accueillies par un sourire de doute et d'incré-
dulité : « Est-il bien vrai? Avez-vous besoin d'être aimé de moi?
Gela ne prouve pas que vous soyez sensible ; cela prouve seule-
ment que vous êtes insatiable (2). » Néanmoins, pour le cœur
malade de M"^ de Lespinasse, de telles paroles sont un baume
bienfaisant, et sa plume retrouve par instans les douces expres-
sions d'autrefois : « Ce qui est la première vérité, c'est que je
vous aime avec autant d'âme que si vous aviez fait à mon repos
et à mon plaisir le sacrifice de votre bonheur (3). »
C'est aussi dans ce temps que, par hasard, elle rencontre un
jour à Paris M""' de Guibert et sa mère : « J'ai été au-devant
d'elles, dit-elle d'un ton de fierté, je leur ai parlé de leurs santés,
de leurs talens, enfin j'ose vous répondre que vous entendrez
dire que je suis bien aimable, et vous n'en croirez rien. » C'est à
peine si cette mansuétude est acidulée d'ironie : « Je deviens
parfaite à me faire peur. Je crois que je suis comme le cygne;
son chant de mort est le plus parfait. Enfin, c'est quelque chose.
Vous direz : elle est morte mal à propos, c'est bien dommage ! »
Quand la saison d'automne a définitivement ramené Guibert vers
les bords de la Seine, elle le reçoit chez elle sur le même pied
que trois années plus tôt, au début de leur connaissance, fré-
quemment, publiquement, dans une honnête intimité, qui ne
comporte aucun remords.
Si cette situation nouvelle et délicate se maintient jusqu'au
bout sans accrpc et sans défaillance, c'est à Julie qu'en revient
le mérite. Une scène que rapporte Guibert en est le témoignage.
Certain soir de novembre, il la trouve seule chez elle ; il vient,
(1) Lettres de Guibert de septembre et d'octobre 1775. — Archives du comte de
Villeneuve-Guibert.
(2j Lettre de M"* de Lespinasse du 26 octobre 1775. — Édition Asse.
(3) Lettre du 18 octobre. Ibidem.
JULIE DE LESPINASS2. 129
sur sa prière, lui rapporter un paquet de ses lettres, des lettres
de l'époque récente où la passion déçue parlait le langage de la
haine; avant que de s'en séparer, il réclame la faveur de les
relire avec elle; laissons ici la parole à Guibert : « Jamais, écrit-
il (1), l'amour ne m'a enivré à ce point ! Vos lettres, ces mêmes
lettres qui devaient me refroidir, le souvenir du passé qui s'est
tout à coup présenté devant moi, ma main qui s'est portée sur
la vôtre, enfin que pourrai-je vous dire? Je n'ai plus été maître
de moi... » Entre l'homme affolé et la femme éperdue, une que-
relle, une lutte pour mieux dire, s'est alors engagée, courte,
mais violente : « Tout le feu, tout le désordre de la passion était
dans mon cœur, et vous, vous me repoussiez par des témoignages
de haine et de mépris ! » Pas plus que la brutalité, ni les in-
stances, ni les supplications ne peuvent venir à, bout de la résis-
tance de Julie. Confus, humilié, vaincu, Guibert s'enfuit enfin,
rentre dans son logis, d'où la nuit même, en termes repentans,
il demande grâce pour une heure de folie : « Mon amie (2), par
quelles expressions, par quelle conduite, pourrai-je me faire
pardonner les mouvemens qui m'ont entraîné ? Vous m'accusez,
vous me condamnez, vous me haïssez, vous me croyez sans mo-
rale et sans vertu!... Je meurs de repentir et de regret; je ne
puis point trouver le sommeil; je suis au désespoir de vous avoir
déplu, je ne puis dire offensée; on n'offense que quand on méprise
ou qu'on forme de sang-froid le projet de séduire et d'allumer,
et j'étais si loin de ce projet!... Je retarderai mon voyage, j'irai
demain me jeter à vos pieds et vous demander ma grâce. Jamais
je ne l'ai plus méritée, jamais vous ne m'avez été aussi chère. »
Qui s'attendrait, pour une pareille offense, à une tenace ran-
cune, à une implacable rigueur, démontrerait par là qu'il connaît
peu le cœur des femmes. Sans mollir dans sa volonté, sans
revenir sur une décision sans appel, Julie, lorsque sa colère est
éteinte, ne voit bientôt qu'une chose dans la scène qui l'a bou-
leversée : la preuve qu'elle est encore aimée. Le billet qui répond
à la lettre qu'on vient de lire respire, en même temps qu'un
grand trouble, une infinie tendresse : « Je ne sais plus vous
écrire (3), je crains de vous parler. Mon âme est à la torture; je
confonds tout, je ne sais plus si c'est le crime ou la vertu qui
(1) Lettre de novembre ms. — Archives du comte de Villeneuve- Guibert.
(2) Ibidem.
(3) Novembre 1773. — Arcliives du comte de Villeneuve-(^uibert.
TOME XXX. — 1905. 9
130
REVUE DES DEUX MONDES.
fait le malheur, je ne sais ce qu'il y a de plus douloureux, des
remords ou des regrets... Je vis et, je vous le répète, ce gui
me retient à la vie, c'est que je me sens aimée; ce mot est tombé
de mon cœur hier au soir. Vous le voyez, vous jTi enlevez à tout ;
au bout d'un quart d'heure de votre présence, je reste seule avec
vous dans l'univers; vous anéantissez le passé et l'avenir; vous
n'êtes plus coupable, je ne suis plus malheureuse ! »
Une âme moins passionnée que celle de M"" de Lespinasse
se serait sans doute, à la longue, accommodée de ce demi-
bonheur; sur les ruines de l'amour se serait établie une douce
et solide amitié. Il n'en peut être ainsi avec la créature ardente
et impérieuse qui ne connaît en rien, comme elle l'avoue elle-
même, « ni modération ni mesure. » Elle a vu clairement son
devoir ; inébranlablement elle y sacrifie son bonheur ; le lien
qu'elle a rompu, elle ne le renouera jamais, mais elle se meurt
de cette rupture. La saison d'automne et d'hiver qui suit le ma-
riage de Guibert n'est qu'un long appel vers cette mort, dont elle
parle comme d'une amie : « Oh ! qu'elle vienne, s'écrie-t-elle (1),
et je fais serment de ne pas lui donner de dégoût et de la rece-
voir au contraire comme ma libératrice !» — « En m'interro-
geant sur ce que je veux, sur ce qui reste pour moi dans la
nature, reprend-elle (2), je ne trouve rien à me répondre, sinon
ce que demanderait un voyageur bien las: un gîte; et je vois le
mien à Saint-Sulpice. » Un jour qu'elle est plus faible encore
que de coutume : « Laissez-moi arrêter, reposer ma pensée, sur
ce moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher
avec une sorte de transport (3). »
Ce ne sont point propos en l'air, attitude affectée ; elle sent,
elle sait qu'elle est atteinte dans les sources mêmes de la vie,
que l'incurable mal qui la ronge nuit et jour a passé, comme elle
dit, « de son âme à son corps ; » et quand elle a recours aux
soins de son médecin, il ne se trompe pas sur la cause de cette
effrayante destruction : « Il me répète sans cesse que je suis
(1) Lettre du 15 octobre 1775 à Condorcet. — Lettres inédites publiées par
M. Charles Henry.
(2) Lettre du 18 octobre 1775 à Guibert. — Édition Asse.
(3) Lettre du 3 novembre 1775 à Guibert. — Ibidem,
JULIE DE LESPINASSE. 131
consumée de chagrin, que mon pouls, que ma respiration an-
noncent une douleur active, et il s'en va toujours en disant:
Nous n'avons point de remèdes pour l'âme. »
Il est rare, au surplus, dans cette dernière période, qu'elle
fasse appel aux lumières de la Faculté. Elle a pris le parti de se
soigner elle-même, et son unique souci est de se délivrer de la
souffrance physique. « Des caïmans, » c'est-à-dire des sopori-
fiques, voilà presque son seul remède, dont elle use immodéré-
ment et qu'elle s'administre à sa guise, malgré les remontrances
de ses meilleurs amis. C'est ce dont la reprend, avec esprit et
sans succès, la comtesse de Boufflers : « C'est une chose bien
singulière (1) de trouver une personne d'esprit qui redoute les
médecins et non les drogues. Vous vous imaginez donc que c'est
avec un couteau qu'ils tuent les gens? Croyez-moi, leurs pilules
sont plus malsaines que leur présence ; et quand on se livre une
fois aux médicamens, le plus court est de les consulter; quelque
ignorans qu'ils soient, ils en savent encore plus que nous là-
dessus. » Nul raisonnement n'a prise sur son obstination, car
cette conduite fait partie d'un plan préconçu, et cette phase
ultime de sa vie n'est, à vrai dire, qu'un lent suicide, froide-
ment prémédité, accompli sans faiblesse. Elle prend, dès cette
époque, toutes ses dispositions dernières, réglant d'avance les
détails de son enterrement, indiquant avec minutie ce qu'on doit
faire après sa mort, comme de « lui faire ouvrir la tête par un
chirurgien de la Charité, » funèbres vœux qu'elle confie à
Guibert et qui le glacent d'horreur: « Il faut donc, s'écrie-t-il(2),
que vous soyez sans aucune sorte de sentiment pour moi, pour
porter ainsi le désespoir dans mon âme ! Mais vous ne l'y por-
tez pas, dites-vous; tous mes chagrins ne sont que fugitifs; mes
larmes mêmes ne prouvent rien, j'en ai si souvent versé ! Peu
s'en faut que vous n'alliez à dire qu'elles sont fausses ! »
Telle est effectivement l'idée qui la poursuit sans cesse, la
seule crainte qui l'agite au seuil de la tombe entr'ouverte :
Guibert l'oubliera vite et ne la pleurera pas longtemps. « Oh!
mon ami (3), rien n'est profond, rien n'est de suite en vous. Il y
a des jours oii la nouvelle de ma mort vous ferait à peine sen-
sation ; et, voyez si je vous connais, peut-être y a-t-il tel moment
(1) Archives du château de Talcy.
(2) Février 1716. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(3) Lettre du \ novembre 1775. Ibidem.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ VOUS en seriez accablé. » On voit combien, malgré son anéan-
tissement physique, l'amour subsiste dans son cœur, vivace, in-
destructible, vaincfupur de la souffrance : « Je ne suis plus à
moi (1) lorsque je vous vois; votre présence charme tous mes
maux; alternativement vous me donnez ou vous m'enlevez la
fièvre; à peine sais-je si j'ai souffert. En vous voyant, je n'ai pas
besoin que vous m'aimiez ; le Ciel est dans mon âme, je ne juge
plus la vôtre, j'oublie que vous êtes coupable, je vous aime! »
Il est étrange de constater que, dans son entourage, même
le plus familier, nul ne soupçonne la réelle origine de cet état
qui désole ses amis. Tous attribuent sa langueur, sa faiblesse,
son pitoyable amaigrissement, au chagrin qu'elle éprouve d'avoir
perdu Mora et la chapitrent à renvi,avec une affectueuse logique,
sur la stérilité des regrets éternels : « Vous vous êtes fait, lui
écrit Suard (2), des idées exagérées de passion, qui raniment un
sentiment prêt à s'affaiblir et rappellent à votre imagination
tout ce qui peut le rendre plus amer et plus durable. Ah! ma-
demoiselle, je n'aurais qu'un vœu à former : ne soyez pas plus
grande que nature ! Laissez-vous aller à ce qui vous attire, ne
rappelez pas les souvenirs funestes qui s'enfuient, et consolez-
vous de n'être pas inconsolable. » Condorcet, M""* de Boufflers et
ses autres amis lui tiennent le même langage, qui la pénètre, à
leur insu, d'une humiliation douloureuse. « Ils croient tous (3)
que c'est la mort de M. de Mora qui me tue. Mon ami, s'ils sa-
vaient que c'est vous, que c'est votre mariage qui a frappé le
r,oup mortel ! Quelle horreur ils auraient pour moi ! Que je leur
paraîtrais méprisable ! Ah ! ils ne m'accuseraient ni plus haut ni
plus fort que ma conscience. » Et, dans son aversion pour le
aiensonge, elle est quelquefois sur le point de leur tout révéler :
c< Je ne sais comment il ne m'est déjà pas échappé vingt fois les
mots qui découvriraient le secret de ma vie et de mon cœur! »
Elle se tait cependant; personne ne lit dans cette âme déchirée.
Trente ans plus tard, quand la veuve de Guibert se décide à faire
publier les premières lettres de Julie, M"" Suard ouvre le vo-
lume; à peine en a-t-elle lu dix pages, que le livre lui tombû
des mains; elle court chez son mari : « Mon ami, lui crie-t-elle,
(1) Lettre du 7 novembre 1875. Archives du comte de Villcneuve-Guibert.
(2) Archives du château de Talcy.
(3) Lettre du 7 novembre 1775. — Édition Asse.
JULIE DE LESPINASSE. 133
elle aimait M, de Guibert! — Oui, répond-il, je viens de l'ap-
prendre. » Et tous deux demeurèrent confondus d'étonnement(l).
Mais celui dont l'aveuglement passe vraiment toutes les
bornes, c'est l'ami qui vit sous son toit et qui suit, heure par
heure, toutes les phases de son existence. La tendresse pas-
sionnée que d'Alembert professe pour M"' de Lespinasse, la con-
naissance parfaite qu'il a de sa nature, ne lui laissent aucun
doute sur la cause toute morale des maux dont elle est accablée;
mais, n'ayant jamais cru qu'elle eût éprouvé pour Mora autre
chose que de l'amitié, il ne peut, comme les autres, mettre sur
le compte de ce deuil le dépérissement de Julie. D'autre part, il
constate avec un amer désespoir le changement subit et complet
qui, depuis quelques mois, s'est produit dans son attitude, dans
sa manière d'être avec lui. Ce n'est plus comme naguère, lors-
qu'elle tremblait pour les jours de Mora, la froideur, le silence
distrait d'une personne absorbée par de tristes pensées, mais une
sécheresse, une aigreur de langage et, chaque fois qu'il s'ap-
proche, un mouvement de recul qui semble de la répulsion; c'est ce
dont elle s'accuse elle-même dans ce passage d'une de ses lettres
à Guibert : « Si je ne vous paraissais pas trop ingrate, je vous
dirais que je verrais partir avec une sorte de plaisir M. d'Alem-
bert. Sa présence pèse sur mon âme ; il me met mal avec moi-
même ; je me sens trop indigne de son amitié et de ses vertus. »
Faut-il décrire la peine que ressent d'Alembert d'une telle
métamorphose? Jamais pourtant il ne se plaint, et ce n'est que
par sa bonté, par sa douceur constante, par son infatigable dé-
vouement, qu'il cherche à regagner le cœur qui lui échappe.
C'est à cette date qu'en apportant son portrait à Julie, il inscrit
au-dessous ces vers mélancoliques :
De ma tendre amitié ce portrait est le gage;
Qu'il soit dans tous vos maux votre plus ferme appui,
Et dites quelquefois, en voyant cette image :
De tous ceux que j'aimai, qui m'aima comme lui ?
C'est en vain cependant qu'il se creuj'e la cervelle; jamais,
dans ses nuits sans sommeil, il ne devine la triste vérité. « Par
quel motif, que je ne puis comprendre ni soupçonner , gémit-il au
lendemain de la mort de Julie (2), ce sentiment si doux pour
moi s'est-il changé tout à coup en éloignement et en a\er.sion?
(1) Mémoires de M"=° Suard. Passim.
(2) Aux mânes de Jti"» de Lespinasse. Écrit le 22 juillet 1776.
134 REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'avais-jc fait pour vous déplaire?... Avicz-vous avec moi
quelque tort que j'ignorais, et que j'aurais eu tant de douceur à
vous pardonner, si je l'avais su? Vous avez dit à l'un de mes
amis, qui vous reprochait la manière dont vous me traitiez, que
la cause de votre chagrin était de ne pouvoir m'ouvrir votre
âme et me faire voir les plaies qui la déchiraient. J'ai été vingt
fois au moment de me jeter dans vos bras et de vous demander
quel était mon crime; mais j'ai craint que vos bras ne repous-
sassent les miens, que j'aurais tendus vers vous. Votre conte-
nance, vos discours, votre silence même, tout semblait me dé-
fendre de vous approcher. » S'il est loin, comme on voit, de
supposer chez son amie un amour malheureux, à plus forte rai-
son ne songe-t-il pas à soupçonner Guibert. Nous l'avons en-
tendu, lors de la crise où Julie a cru succomber, déplorer can-
didement l'absence de ce consolateur; il lui marque, en effet,
toujours et en toute occasion, une confiance toute spéciale, une
sympathie particulière. i< M. d'Alembert vous aime comme si
j'y consentais, » dira Julie à son amant avec un demi-sourire (1).
11 lui écrit toutes les fois qu'il s'absente; s'il est souffrant, il
court chez lui pour s'informer de sa santé; quand la faiblesse
cloue Julie dans sa chambre, il tient Guibert au courant des nou-
velles, lui porte même parfois des lettres de la malade, dont il
met l'adresse de sa main (2). Une naïveté si surprenante prête-
rait à la raillerie, si l'on n'était pris d'émotion devant une foi si
absolue, une abnégation si touchante, un si généreux dévoue-
ment. Il gardera cette belle fidélité au delà de la tombe; quand
Marmontel, pour l'arracher à sa douleur, lui rappellera un jour
l'ingratitude de son amie : « Oui, répondra-t-il en pleurant, elle
était changée, mais moi je ne Tétais pas (3) ! »
VI
Les rigueurs de l'hiver ne pouvaient manquer d'aggraver
l'état, déjà terriblement précaire, de M'^^ de Lespinasse. « J'ai
froid, si froiri, écrit- elle (4), que mon thermomètre est à vingt
degrés plus bas que celui de Réaumur. Ce froid concentré, cet
(1) Lettre du 10 juillet 1775. — Édition Asse.
(2) Pour plusieurs des dernières lettres de M"' de Lespinasse, la suscription
est de récriture de d'Alembert. (Archives du comte de Yilleneuve-Guibert.)
(3) Mémoires de Marmontel.
(4) Janvier 1774. — Édition Asse.
JULIE DE LESPINASSE. 135
état de torture perpétuelle, me jettent dans un découragement si
total, si entier, que je n'ai plus la force de désirer une meilleure
disposition. » — « Je gèle, je tremble, je meurs de froid, je
suis dans l'eau, reprend-elle peu après. Mon cœur est froid,
serré et douloureux, et je dirais comme la folle de Bedlam : il
souffre tant quil crèvera! » Aux frissons qui chaque soir gla-
cent le sang dans ses veines, succède chaque nuit une fièvre
ardente, qui la tient éveillée jusqu'à l'aube du matin. Puis ce
sont des accès de toux et des suffocations, des maux de tête qui
la rendent « presque folle. » Aussi, plus que jamais, invoque-
t-elle à son aide le dangereux secours de l'opium, dont il lui
arrive d'absorber jusqu'à « quatre grains » à la fois : « Pris à
cette dose, dit-elle (1), il me calme à la manière dont la tête de
Méduse calmait. Je suis pétrifiée, sans mouvement, je n'ai l'usage
d'aucune de mes facultés; ce que je vois n'est plus pour moi
que la lanterne magique, et cela est si vrai que, pendant deux
heures cette après-midi, il m'aurait été impossible de mettre les
noms sur les visages. Oh ! c'est un singulier état que d'être
morte toute en vie ! » Vingt fois, à ce régime, elle risque de
s'empoisonner, et ses amis, Guibert en tête, perdent leur élo-
quence à lutter contre cet excès : « Au nom de Dieu, par pitié, la
conjure ce dernier (2), si vous m'avez jamais aimé, ne prenez
pas cette seconde pilule! Je ne vous survivrais pas... Vous
m'avez dit des paroles qui m'ont fait trembler : ce froid inconnu
que vous sentez dans votre cœur... Mon Dieu, Phèdre s'exprime
ainsi ! »
Le pire est son affaiblissement graduel. Malgré son énergie,
il est bien rare maintenant qu'elle puisse quitter sa chambre,
fût-ce pour une course urgente et nécessaire : « Le moyen de
penser à se faire transporter là, dit-elle dans une circonstance
de ce genre (3), lorsqu'il y a trop loin de mon lit à mon fau-
teuil. Vous n'avez pas l'idée de l'état de faiblesse où je suis. Je
laboure en vous écrivant ; les oreilles me tintent comme si
j'allais m'évanouir. » Ces défaillances sont quelquefois suivies
de résurrections passagères, d'un fébrile besoin de mouvement,
accompagné d'une espèce de fringale : « Vous ne connaissez pas
(1) Lettre de décembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve- Guibert.
(2) Lettre de janvier 1776. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert,
(3) Février 1776. Ibidem. — Il s'agissait de visiter un nouvel appartement
qu'elle désirait louar.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
le plaisir de manger jusqu'à ia passion? Eh bien! j'en suis là
depuis douze ou quinze jours ; et les médecins, qui sont des
ignorans ou des barbares, prétendent que c'est un mauvais sym-
ptôme pour ma poitrine. Si je pouvais calmer ma toux, je ne
me soucierais guère de leurs pronostics! » — « Jamais, dit-elle
encore dans une de ces périodes (1), je n'ai eu tant de vie et de
force. Le silence, la solitude des nuits me donnent une intensité
d'existence que j'aurais peine à décrire. » Dans ces phases éphé-
mères, elle se reprend à l'espérance, elle esquisse des projets
d'avenir. L'idée de quitter son logis pour se rapprocher de
Guiberl (2) la hanta quelque temps; c'est avec une hâte maladive
qu'elle prétendait terminer cette affaire, dont Guibert, trop len-
tement à son gré, suivait la négociation.
Au reste, si son corps languit, son âme reste active et
brûlante. Sans doute sa porte est, la plupart du temps, fermée
pour les indifférons et elle ne reçoit plus qu'un nombre assez
restreint d'intimes, mais elle se montre avec ceux-ci aussi pleine
de vivacité, de grâce et d'éloquence qu'aux plus beaux jours de
son fameux salon. « Vous la trouveriez encore intéressante et
animée, au milieu de ses souffrances et dans l'affaissement où elle
tombe tous les jours, » mande Morellet à lord Shelburne (3),
ajoutant qu'un « miracle seul » pourrait l'arracher à la mort. Le
mal n'a pas plus prise sur son cœur que sur son esprit, elle aime
Guibert avec la même tendresse, la même ardeur et la même
amertume. Elle a toujours le même besoin de le voir chaque
jour, à toute heure, et elle ne se lasse pas de solliciter ses vi-
sites : « Je devrais avoir la préférence, parce qu'il me semble
que l'attention se réveille au moment de se quitter ; les soins ne
tirent plus à conséquence. C'est ce qui fait que presque tous les
agonisans sont aimés et pleures (4). » Elle s'excuse néanmoins
du spectacle affligeant qu'elle est forcée de lui offrir : « Je meurs
de regret de la manière dont vous passez la soirée ici, tandis que
vous êtes entouré ailleurs de tous les genres de plaisirs. Point de
sacrifice, mon ami (5). »
(1) Lettre à Suard de 1176. — Archives du château de Talcy.
(2) Guibert logeait alors rue de Grammont, dans une maison appartenant è son
, beau-père. L'appartement que désirait louer M"' de Lespinasse était situé au coin
' de cette même rue et du boulevard.
(3) Lettre de l'abbé Morellet à lord Shelburne du 12 mars 1776, passim.
(4) Lettre de décembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(5) Lettre de mars 1776. Ibidem
JULIE DE LESPINASSE. 137
Ces derniers mots suffiraient à prouver que, si la passion
dure encore, la jalousie^ son triste corollaire, n'a pas cédé non
plus devant les approches de la mort. La pensée des deux
femmes qu'elle laissera derrière elle, l'ancienne maîtresse et
l'épouse légitime, empoisonne ses derniers instans, et elle attaque
souvent Guibert sur les embarras que lui causent tant de diverses
affections, qui réclament tour à tour leurs droits : « Que ferez-
vous demain (1), mon ami? Non pas, comme de raison, ce que
vous avez dit que vous feriez, mais ce qui plaira à la première
ou à la dernière venue (2) ; et cela est juste, car c'est entre les
deux qu'est ma place. Que je rendrais grâce au Ciel si, avant
que de mourir, je pouvais m'exiler de ce trio! En vérité, vous les
feriez mourir d'humeur, si vous veniez à leur dire la vérité. Moi,
vieille, laide, maussade, mourante, figurer avec ce qu'il y a de
plus aimable et de plus charmant dans ce pays-ci ! Mon ami,
vous avez le goût dépravé. J'en suis bien fâchée pour vous; car
moi je m'en vais, mais vous, vous resterez dépravé. »
Ces tristes ironies ont remplacé les violences d'antan. Janvier
a vu leur dernière scène, si terrible, à vrai dire, que, le lende-
main, lorsqu'il a repris son sang-froid, Guiberta redouté quelque
résolution fatale : « Mon amie, quelle réponse ! a-t-il écrit avec
effroi (3). Je la trouve en rentrant chez moi, et je frémis. L'état
dans lequel je vous ai laissée se joint à tant d'horreur, et achève
de m'accabler. Vous aviez la pâleur de la mort... Moi, votre
bourreau! Ah! tue-t-on ce qu'on aime, ce qu'on ne peut se
passer d'aimer ? Deux mots, je vous en conjure, je ne respire
pas. Ah ! mon amie, vous voulez donc que je pleure en larmes
de sang la scène d'hier au soir? » A dater de ce jour, moitié
crainte, moitié compassion, il s'est juré de se contenir, de tout
accepter sans révolte, et il nous faut maintenant admirer sa
patience. Aux mots amers, aux reproches silencieux, plus pé-
nibles encore, il n'oppose plus que la résignation, le repentir, la
douceur suppliante : « Je le sens, je le vois (4), je n'ai plus rien
à attendre de vous, mon amie. Le désespoir et le désir de la
mort habitent dans votre âme. Vous êtes détachée de tout. Pas
une parole de douceur et de bonté n'est sortie de votre bouche
(1) Ibidem.
(2) C'est-à-dire M"°« de Montsauge et M"" de Guibert.
(3) Janvier 1776. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(4) Ibidem, - Hiver de 1716.
* 138 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis trois semaines; et c'est encore plus votre volonté que
votre abattement qui me condamne à ce supplice. Hier encore,
vous me disiez que vous me vouliez du bien, et vous ajoutiez:
autant que volts m' avez fait de mal. Quel vœu!... Vous m'avez
parlé de votre santé, et vous m'en avez parlé avec l'accent dtt
désespoir, comme pour m'accabler ; il semblait que vous vou-
lussiez me dire : Oui, je souffre, et vous êtes mon bourreau, je
meurs, et c'est pour n'être plus à portée de vous voir ! » A quel-
ques semaines de là (1) : « Vous avez été hier à mon âme d'une
manière terrible; vos larmes, vos regards éteints, et jamais plus
expressifs, me suivront longtemps. Vous me regardiez à peine,
sinon vous m'auriez vu presque aussi bouleversé que vous ; je
souffrais de vos maux et je pleurais de vos larmes. » Jamais,
jusqu'à ce jour, il n'a trouvé d'accens si chaleureux et si vrai-
ment sentis. « Je ne cesse de penser à vous; je baiserais le seuil
de votre porte; j'y mourrais de douleur si vous me la re-
fusiez! »
Il fallut les instances répétées de Guibert, jointes aux prières
de d'Alembert, pour déterminer la malade à recourir à d'autres
soins que ceux du « médecin de sa rue, » dont jusqu'alors elle
s'était contentée (2). Ils proposèrent Bordeu (3), le plus fameux
praticien de son temps, et elle s'y résigna, « le poignard sur la
gorge, » sans illusion sur le succès de cette consultation. « J'ai
cédé à l'amitié en voyant Bordeu, écrit-elle. Avant qu'il soit peu,
la même amitié gémira de l'inutilité de ses secours. » Bordeu
trouva les poumons attaqués et déclara l'état à peu près sans
espoir; toutefois, affirme Guibert à Julie, « il dit toujours que,
si votre âme se détendait, si elle cessait de souffrir, vous guéri-
riez. » Les nouveaux remèdes essayés n'amenèrent point d'amé-
lioration. Les forces déclinaient avec rapidité. Depuis le mois
d'avril, elle ne quitte plus son lit. Son cercle se restreint encore :
avec Guibert, qui vient matin et soir, et d'Alembert, toujours à
son chevet, elle ne reçoit plus guère que Condorcet, Suard e<
M""* Geoffrin. Cette dernière, relevant à peine d'une forte
(1) Avril 1776. Ibidem.
(2) « 11 s'appelle M. Sontoul, écrivait-elle à Abel de Vichy, et il demeure rue de
l'Université, près la rue de Beaune, à côté du pâtissier. On lui donne trois livres,
ainsi qu'à tous les chirurgiens de coin de rue. » (Archives du marquis de Vichy.)
(3) Théophile de Bordeu, né en 1722, mort en 1776, célèbre par sa science, et
aussi par ses paradoxes et le cynisme de ses propos. Il déplaisait fort, pour cette
raison, à M"" de Lespinasse.
JULIE DE LESPINASSE. 139
attaque d'apoplexio, demi-paralyséo, presque mourante elle-
même, se traîne quotidiennement auprès de sou amie, au grand
attendrissement de M''" de Lespinasse : « Quel plaisir doulou-
reux j'ai eu en la revoyant ! s'écrie-t-elle. x\h ! elle ma l'ait mal;
j'ai vu sa tin plus près que la mienne. Je n'ai jamais pu me rendre
maîtresse de mes larmes; elles m'ont surmontée devant elle;
j'étais désolée. » Lorsque, au début de mai, Suard dut aller pas-
ser quelques semaines en Angleterre, ce fut le cœur navré qu'il
fit à Julie des adieux qu'il savait être les derniers : « Ce n'est pas
que je la plaigne de mourir, mandait-il de Londres à sa femme (1) ;
il y a longtemps que ses amis ne voient dans la prolongation de
sa vie qu'une prolongation de malheur; mais je la plains de
souffrir, de languir, d'arriver à une mort prématurée par une
longue continuité de douleur et de désespoir. Cette image m'ob-
sède et obscurcit tout ce que je vois. »
Quant à Guibert, telle est son anxiété, que c'est à peine si,
dans ce mois de mai, il s'absente une fois quelques heures pour
aller à Versailles, où l'appellent ses affaires. Le soir, quand il
revient, il apprend que dans la journée la malade a failli suc-
comber dans une crise; il trouve un billet d'elle qu'elle a intitulé
son testament de mort, et dont chaque mot éveille en lui l'épou-
vante et le repentir : « Votre testament de mortl Ce moi m'a l'ait
frémir. Hélas ! votre lettre porte en effet l'empreinte de la mort;
ce sont lesaccensde l'agonie... Je vous aime, mon amie, je vous
aime; ces expressions sortent du fond de mon âme; mes san-
glots les interrompraient si vous étiez là (2). » C'est à son tour
maintenant de faire appel à la pitié : « Votre lettre m'accable;
je ne suis pourtant point aussi coupable que vous l'imaginez. Je
vous ai toujours aimée, je vous ai aimée du premier moment
que je vous ai connue. Vous êtes tout ce qui m'attire, tout ce qui
m'attache le plus au monde. Oui, — il faut le dire, puisque, des-
cendant dans mon cœur, je vois que c'est ma plus intime
pensée, — s'il fallait opter entre votre mort et celle de tout ce
que je connais, je ne balancerais pas ! »
Il fut un temps où ces protestations, ces cris sortis du cœur,
eussent enivré de joie celle à qui ils s'adressent; mais les souf-
frances de ce corps exténué sont parvenues au point où elles
brisent les ressorts de l'âme, et c'est d'une voix éteinte qu'elle
(1) Lettre de Suard à M"" Suard, 14 mai 1776. — Archives du château de ïalcy.
(2) Mai, 9 heures du soir. — Archives du comte de Viîleneuve-Guibert.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
murmure un remerciement : « Je n'ai, en vérité, pas la force de
tenir ma plume. Toutes mes facultés sont employées à souffrir.
Je suis arrivée à ce terme de la vie où il est presque aussi dou-
loureux de mourir que de vivre. Je crains trop la douleur; les
maux de mon âme ont épuisé toutes mes forces. Mon ami, sou-
tenez-moi, mais ne souffrez pas, car cela deviendrait mon mal le
plus sensible. »
Sa « sensibilité, » en effet, reste entière, et les bons procédés
ne sont pas perdus pour son cœur. Un soir qu'elle est plus mal
que de coutume, Guibert, deux fois dans la môme nuit, fait
prendre des nouvelles ; cet intérêt la touche aux larmes : « Mais
cela est comme vous, sans mesure ! Envoyer la nuit deux fois I
Ah ! le meilleur et le plus léger de tous les hommes I Oui, cal-
mez-vous, je vous le répète, vous hâteriez mes maux; les vôtres
me font mal, bien mal. — Que je me calme, et vous mourez!
réplique-t-il hors de lui. Votre journée a été affreuse, votre nuit
va être terrible... Voyez un médecin, prenez du lait, puisque
vous avez le pressentiment qu'il peut vous soulager. Je renvoie
chez vous, je veux savoir comment vous vous trouvez. Il sera
onze heures et demie ou minuit quand votre réponse m'arrivera;
elle me trouvera éveillé et en larmes... Ah ! mon amie, que ne
voyez-vous le fond de mon cœur ? Il vous toucherait, vous ne
pourriez plus vous résoudre à mourir (1). »
Ce funèbre dialogue se poursuivra jusqu'à la dernière heure.
Les lettres sont d'ailleurs maintenant le seul lien qui subsiste
entre eux, car, depuis la crise que j'ai dite, Julie n'a plus voulu
que Guibert entrât dans sa chambre. M"* de La Ferté-Imbault
nous apprend le motif de cette interdiction : les convulsions, dit-
elle (2), avaient tordu et déplacé ses traits, défiguré entièrement
son visage; et, par une coquetterie touchante, elle répugnait à
laisser cette image dans les yeux du seul homme dont le souve-
nir eût pour elle quelque prix. Au moins compense-t-elle cette
rigueur par des billets fréquens, où elle donne cours à sa ten-
dresse. Celui qu'elle écrivit dans l'après-midi du 11 mai devait,
sans doute, dans sa pensée être l'adieu suprême; il y règne une
sérénité douce et sans amertume, où l'on sent déjà, croirait-on,
l'auguste apaisement de la tombe : « Vous êtes trop bon, trop
aimable, mon ami; vous voudriez ranimer, soutenir une âme
(1) Mai 1776. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
(2) Souvenirs inédits, passim.
JUUE DE LESPÎNASSE. 141
qui succombe enfin sous le poids et la durée de la douleur. Je
sens tout le prix de ce que vous m'offrez, mais je ne le mérite
plus. Il a été un temps où être aimée de vous ne m'aurait
rien laissé à désirer. J'aurais voulu vivre; aujourd'hui je ne
veux plus que mourir... Je voudrais bien savoir votre sort; je
voudrais bien que vous fussiez heureux par votre situation, car
vous ne serez jamais bien malheureux par votre caractère et
par vos sentimens... Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la
vie, j'aimerais encore l'employer à vous aimer, mais il n'y a plus
de temps (1). »
VII
Elle eut encore quelques jours de répit, dont elle usa pour
achever de régler ses affaires. Son testament désignait d'Alem-
bert pour faire exécuter ses dernières volontés : elle lui écrivit, le
16 mai, une lettre destinée à être ouverte après sa mort : « Je
vous dois tout, y lit-on (2). Je suis si sûre de votre amitié, que
je veux employer ce qui me reste de force à supporter une vie
011 je n'espère ni ne crains plus rien. Mon malheur est sans res-
sources comme sans consolation ; mais je sens encore que je
dois faire effort pour prolonger des jours que j'ai en horreur... »
Suivent des dispositions touchant ses manuscrits, ses lettres, ses
papiers intimes, et une sorte de codicille contenant des legs
qu'elle fait à ses amis : « Adieu, mon ami, conclut-elle. Songez
qu'en quittant la vie, je trouve le repos que je ne pouvais plus
espérer. Conservez le souvenir de M. de Mora comme de l'homme
le plus vertueux, le plus sensible et le plus malheureux qui fut
jamais... Adieu, le désespoir a séché mon âme et mon cœur. Ma
mort n'est qu'une preuve de la manière dont j'ai aimé M. de
Mora; la sienne ne justifie que trop qu'il répondait à ma ten-
dresse plus que vous ne l'avez jamais pensé. Hélas! quand vous
lirez ceci, je serai délivrée du poids qui m'accable... Adieu, mon
ami, pour jamais. »
Cette même semaine vit l'arrivée du marquis Abel de Vichy.
Mandé par un pressant message, il accourait vers sa sœur mori-
(1) Lettre du H mai 1776. — Édition Asse et Archives du comte de Villeneuve-
Guibert.
(2) Lellres inédites publiées par M. Charles Henry. — Documens complémen-
taires.
■142 REVUE DES DEUX MONDES.
bonde, pour l'assister jusqu'à son dernier souffle. Très croyant,
clirétieii pratiquant, il entreprit, seul contre tout l'entourage, de
ramener à l'Eglise une âme qui, depuis sa jeunesse, en était
éloignée, et son témoignage nous apprend que ses efforts eurent
plein succès. « Je l'ai vue expirer, écrira-t-il au comte d'Albon (1),
et j'ai été assez heureux pour lui faire recevoir tous les sacre-
mens, en face et en dépit de toute l'Encyclopédie. Elle est morte
dans les sentimens les plus chrétiens. » Toutefois l'amour divin,
en reprenant ses droits sur le cœur de Julie, n'en chassa point
l'amour profane. Guibert, jusqu'à la dernière heure, occupa sa
pensée. Ecarté du lit d'agonie par une sévère consigne, il
passait ses journées dans la chambre de d'Alembert, faisant à
chaque minute demander des nouvelles, suppliant que l'on fît
appel à tous les médecins de Paris, tantôt suffoqué par les
larmes, tantôt plongé dans un morne abattement (2). Ce déses-
poir, rapporté à Julie, portait le trouble dans son âme, en la
rattachant, malgré elle, à cette vie qui l'abandonnait. Dans sa
furieuse impatience de mourir, elle en arrivait à souhaiter de
n'être plus aimée, pour s'en aller plus aisément. C'est sous l'em-
pire de cette idée que, le mardi 21, à quatre heures de l'après-
midi, elle demanda son écritoire, et que, soulevant sa main par
un suprême effort, en caractères un peu tremblés, lisibles cepen-
dant, elle traça quelques mots à l'adresse de Guibert. Voici ce
court billet (3), le dernier sorti de sa plume, où, parmi [les
obscurités d'une pensée déjà vacillante, vibre un suprême écho
de cette passion, qui lui valut une j heure de joie et deux ans de
torture : « Mon ami, je vous aime; c'est un calmant qui en-
gourdit ma douleur. Il ne tient qu'à vous de le changer en
poison, et, de tous les poisons, ce sera le plus prompt et le plus
violent. Hélas ! je me trouve si mal de vivre, que je suis prête
à implorer votre pitié et votre générosité pour m'accorder ce
secours. Il terminerait une agonie douloureuse, qui bientôt
pèsera sur votre âme. Ah! mon ami, faites que je vous doive le
repos ! Par vertu, soyez cruel une fois. Je m'éteins. Adieu. »
Ces lignes écrites et cachetées, elle appela d'Alembert; en
quelques phrases à peine distinctes, murmurées plus qu'articulées,
elle le remercia humblement de ses bontés, de son long dévoue-
(1) Lettre du 28 mai 1776. — Archives d'Avauge.
(2) Mémoires de M""' Suard.
(3) Archives du comte de Vllleneuve-Guibert.
JULIE DE LESPINASSE. 143
ment, lui demanda pardon de son ingratitude. Ce langage, ce
ton affectueux, dont il avait désappris la douceur, enhardirent sa
timidité ; il tenta de l'interroger, de connaître enfin le secret
d'une inexplicable conduite; mais il était trop tard, elle n'avait
plus la force « ni de parler ni de l'entendre (1); » ils ne purent
que mêler leurs larmes. A l'approche de la nuit, elle eut un long
évanouissement; on la fit revenir avec quelques cordiaux; elle
ouvrit les yeux, se souleva : « Est-ce que je vis encore? » fit-elle
d'un air surpris. Depuis lors, elle ne parla plus. A deux heures
après minuit, son souffle léger s'arrêta; ce triste cœur, ce cœur
ardent, cessa de battre et de souffrir.
Le lendemain 23 mai, les obsèques et l'inhumation eurent
lieu dans l'église Saint-Sulpice. Son testament, daté de février,
portait qu'elle voulait être « enterrée comme les pauvres, sans
être exposée sous le porche. » Ce vœu fut respecté, et la céré-
monie fut simple autant que brève. Le deuil était conduit par
d^Alembert et Condorcet, qui passaient pour les deux amis les
plus intimes de la défunte (2). Guibert, confondu dans la foule,
semiblait accablé de douleur. Si sincère, si profonde que fût
cette affliction, l'amant désespéré ne tua point le littérateur : la
nuit même qui suivit (3), il prit sa plume et, d'un seul jet, il
composa le long morceau, un peu diffus, ampoulé par endroits,
d'ailleurs plein d'intérêt, de flamme et d'éloquence, qui fut
publié par la suite sous le nom d'Éloge d'Eliza.
D'Alembert, par malheur pour lui, fut absorbé par d'autres
soins. Exécuteur testamentaire, il avait pour premier devoir,
d'après l'injonction de Julie, de classer ses papiers, de restituer
certaines correspondances, et de brûler le reste. Au cours de
cette triste besogne, il tomba sur le manuscrit où elle avait conté
l'histoire de ses amours avec le marquis de Mora, Avant de le
livrer au feu, il en parcourut quelques pages, et le rouleau
s'échappa de ses mains... Ainsi Julie avait aimé Mora, aimé d'une
tendresse sans égale, de toutes les forces de son être, avec tout
son esprit comme avec toute son âme! Et lui-même, d'Alem-
(1) Aux mânes de M"° de Lespinasse, par d'Alembert, passim.
{%) Acte de décès de M"' de Lespinasse, publié pai' M. Asse dans sa notice sur
iV/"* de Lespinasse et M'"' du Deffand. Les frais de l'enterrement, y compris « l'ou
ver'ure de la tête » exigée dans le testament, se montèrent au total à 414 livres.
(3) Mélanges de M"' Necker,
144 REVUE DES DEUX MONDEÏ.
bert, sans s'en être douté, avait cessé « depuis huit ans » d'être,
comme il le dit, « le premier objet de son cœur (1). «Pour comble
de chagrin, en examinant d'un coup d'oeil les liasses de lettres
qu'il était chargé de détruire, il s'aperçut que, « dans cette mul-
titude immense, » elle n'avait pas « gardé une seule des siennes. »
Une affreuse idée le saisit, dont, plusieurs mois durant, il devait
rester obsédé. Depuis longtemps, Julie ne l'aimait plus; peut-
être même jamais ne l'avait-elle aimé; en tous cas, dans ses
affections, il ne venait qu'au dernier rang, après « dix ou douze
autres » qu'elle lui préférait sans conteste (2). Toute sa ten-
dresse, ses soins, ses sacrifices, tout avait donc été en vain. Il avait
perdu auprès d'elle « seize années de sa vie! »
L'indignation, les premiers temps, domina presque l'afflic-
tion. Eperdu, suffoqué, il ressentit un irrésistible besoin de sou-
lager son âme en l'épanchant dans celle qui, mieux que toute
autre sans doute, lui semblait faite pour le comprendre; et par
une ironie suprême, c'est Guibert qu'il élut pour recevoir ses
confidences. Voici les passages essentiels de cette lettre (3), déplo-
rable à coup sûr par le choix du destinataire, émouvante cepen-
dant par ce que l'on y sent d'angoisse, de déception et de dou-
loureuse amertume : «... A l'égard de mon ingrate et malheureuse
amie, qui l'était de tout le monde excepté de moi, que ne
donnerais-je pas, monsieur, pour que votre amitié pour elle et
pour moi ne se trompât point dans les assurances que vous me
donnez de ses sentimens! Mais malheureusement pour moi,
malheureusement même pour sa mémoire, la voix publique ne
s'accorde point avec la vôtre. Je crains bien que vous ne vous y
réunissiez, si j'ai la force de vous instruire un jour de mille
détails qui ne prouvent que trop combien la voix publique a
raison, quoique le public les ignore, et que vraisemblablement
vous les ignorez vous-même... Plaignez-moi, monsieur, plaignez
mon abandon, mon, malheur, le vide affreux que je vois dans le
reste de ma vie. Je l'ai aimée avec une tendresse qui m'a rendu
le besoin d'aimer nécessaire, je n'ai jamais été le premier objet
de son cœur; j'ai perdu seize ans de ma vie, et j'ai soixante ans.
(1) Aux mânes de M"° de Lespinasse. Passim.
(2) Lettre de d'Alembert à Guibert du 29 juin 1776. — Archives du comte de
Villeneuve-Guibert.
(3) Ibidem. — A cette lettre était joint l'envoi d'un petit secrétaire légué à
Guibert par M"* de Lespinasse et dont les tiroirs renfermaient ce qu'elle avait
conservé de leur correspondance.
JULIE DE LESPINASSE. 145
Que ne puis-je mourir en écrivant ces tristes mots, et que ne
peuvent-ils être gravés sur ma tombe ! . . . Hélas ! elle est morte
persuadée que sa mort sérail un soulagement pour moi; c'est ce
qu'elle me disait la surveille de sa mort. Adieu, monsieur,
j'étouffe, et je ne puis en écrire davantage. Conservez-moi votre
amitié; elle ferait ma consolation, si j'en étais susceptible; mais
tout est perdu pour moi, et je n'ai plus qu'à mourir. »
Avec le temps, lirritation tomba et laissa place à la douleur.
Ni les consolations que lui prodiguèrent ses amis (1), ni la
sympathie du public, ni les distractions du travail, rien ne par-
vint jamais à vaincre sa tristesse : « Il est profondément blessé,
écrit Condorcet à Turgot (2), et tout ce que j'espère pour lui,
c'est un état supportable. » Par la suite cependant, il rentra
dans le monde, il fréquenta quelques salons; mais, au sortir des
entretiens où sa parole brillante avait ébloui l'auditoire, il
retrouvait son affreuse solitude et se comparait aux aveugles,
« profondément tristes, dit-il, quand ils sont seuls avec eux-
mêmes, mais que la société croit gais, parce que le moment où
ils se trouvent avec les autres hommes est le seul moment sup-
portable dont ils jouissent. »
C'est avec cette mélancolie profonde, mais avec un cœur
apaisé, qu'il évoque désormais, dans le sanctuaire de sa mé-
moire, celle qui, malgré ses torts, fut pendant tant d'années le
charme, l'intérêt, la douceur de sa vie. Pour nous qui, mieux
instruits que lui sur son « ingrate et malheureuse » compagne,
avons pu suivre jour par jour les phases de cette existence tour-
mentée et pénétrer profondément dans les replis de cette con-
science, ne devons-nous pas accorder à l'héroïne de cette his-
toire l'indulgence qu'on ne refuse guère aux créatures humaines
dont l'âme intime nous est connue et qu'il nous est loisible de
juger d'après Içurs sentimens plus que d'après leurs actes ? Elle
a gravement péché sans doute, mais elle a cruellement expié; et
si elle a beaucoup souffert, au moins a-t-elle beaucoup vécu.
Peut-être ne faut-il ni la condamner ni la plaindre.
Ségur.
(1) Tous les amis de d'Alembert, en effet, crurent devoir lui écrire pour s'asso-
cier à sa peine. Citons parmi les plus illustres de ces consolateurs : Frédéric II,
Voltaire, M. et M"" Necker, etc.
(2) Correspondance de Condorcet et de Turgot, publiée par M. Charles Henry.
TOME XXX, — 190E). 10
LE MANUSCRIT
DES
BUCOLIQUES
(1)
Mais telle qu'à sa mort, pour la dernière fois
Un beau cygne soupire, et, de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie.
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie :
Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort.
Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort...
Lorsque, dans la salle des Manuscrits de la Bibliothèque
Nationale, j'ouvris au hasard le volume des Bucoliques d'André
Chénier, et que je lus en haut d'un feuillet de papier bleuâtre,
écrits d'une encre pâlie par le temps, les premiers vers, si sym-
(1) Les pages que l'on va lire, et qui sont les dernières qu'ait écrites notre
regretté collaborateur, José-Maria de Heredia, doivent servir de Préface à une
somptueuse édition des Bucoliques d'André Chénier, admirablement imprimée, et
enrichie de douze lithographies d'un autre mort illustre, le peintre Fantin-Latour.
Le volume, de format in-4°, paraîtra prochainement à la Maison du Livre, chez
M. Charles Meunier; il n'en sera tiré qu'un petit nombre d'exemplaires; et le pro-
duit en est destiné à faire les frais d'un monument à la mémoire d'André Chénier;
M. Denys Puech en sera l'auteur.
Nous n'avons pas d'ailleurs à insister sur l'intérêt du texte des Bucoliques, ré-
tabli d'après les manuscrits, disposé dans un ordre nouveau, revu dans les
moindres détails par le poète des Trophées; et c'est à lui que nous laissons le soin
de le dire lui-même dans ces pages où il a mis toute sa vibrante admiration pour
le génie savant, subtil, et compliqué d'André Chénier.
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 447
boliques, de ce poème de Néère, le plus simple, le plus touchant,
l'un des plus parfaitement beaux de la langue française, un
frisson religieux (je ne saurais trouver un mot plus juste) me lit
tressaillir ; mes yeux se voilèrent devant ces caractères sacrés
qu'avait tracés la main de ce jeune homme vraiment divin qui
fut un grand poète et mourut à trente et un ans, maMyr de la
Liberté.
Avidement, rapidement, je feuilletai ces pages où, sur des
morceaux d'un papier épais et rude, étaient jetés, sans suite, en
tous sens, entremêlés aux notes, aux citations, aux ébauches en
prose, des poèmes, des fragmens, des vers épars. Et je fis alors
le vœu d'employer un peu de ma vie à débrouiller ce chaos ad-
mirable, à ordonner ce désordre. Je rêvai — on peut tout rêver,
même l'impossible — de reconstituer l'œuvre du poète. Tel celui
qui rassemblant des débris d'une statue de Scopas ou de Poly-
clète, avec un soin pieux et patient, les rapproche, les joint, les
unit et goûte la joie de voir enfin paraître, dégagé de la terre qui
le souillait et de la poussière brillante du marbre, le Héros ou
le Dieu, presque entier.
Si le travail du statuaire qui restaure quelque chef-d'œuvre
mutilé est infiniment difficile, combien plus ardu celui du lettré
qui tente de rétablir, de coordonner une œuvre écrite, fragmen-
taire et inachevée. La structure du corps humain est certaine et
définie; la place de chacun de ses membres déterminée. Mais
comment rattacher l'un à l'autre les membres épars du poète?
Nulle loi ne les régit autre que la volontéou le caprice de celui
qui n'est plus. Comment retrouver une composition qui n'était
peut-être même pas arrêtée dans son esprit? Et ce n'est pas une
statue, un groupe seulement; c'est un temple, un musée, tout
un Olympe qu'il faut reconstruire. Quels furent mes doutes, mes
scrupules, mes perplexités, mon découragement, je ne le dirai
point. La tâche était trop noble et m'était trop chère pour y
pouvoir renoncer.
J'entrepris tout d'abord de copier les manuscrits. Cette copie
figurée, faite servilement, la loupe à la main, avec un soin méti-
culeux, en reproduit l'aspect, toutes les particularités, ratures,
surcharges, corrections, erreurs même. Au cours de ce travail
minutieux et cent fois repris, j'ai pu retrouver, sous les traits
de plume qui les barrent, tous les vers de premier jet, les hémi-
stiches et les mots que le poète avait biffés. Ils ont été soigneu-
.148
REVUE DES DEUX MONDES.
sèment reproduits dans les Notes, sous la rubrique : Première
version. Mais quelle ne fut pas ma surprise d'avoir à constater, à
chaque page, les innombrables changemens de ponctuation, les
fautes de lecture, les graves altérations du texte, dont les anciens
éditeurs, sans en excepter M. Gabriel de Ghénier, le moins par-
donnable de tous puisqu'il détenait les manuscrits, ont, en plus
d'un endroit, défiguré les vers des Bucoliques.
Les manuscrits légués à la Bibliothèque Nationale par
M. Gabriel de Ghénier, fils de Sauveur et neveu du poète,
forment quatre volumes in-4*' de vingt-huit centimètres de long
sur vingt-trois de large, reliés en demi-parchemin. Les trois
premiers, cotés FR. Nouv. Acq. 6848-6849-68S0, contiennent les
poésies; le quatrième, les œuvres en prose.
Les œuvres poétiques sont distribuées comme suit : Tome I :
Églogues; Tome II : Satires, Poésies diverses ; Tome III : Élégies,
Epîtres, Odes, etc. Ce dernier volume, à ses dernières pages,
garde, précieusement sertis dans un vergé plus fort, les célèbres
ïambes transcrits sur les deux faces d'étroites et longues bandes
de papier très mince, en caractères microscopiques, d'une net-
teté singulière, qui ne peuvent être lus qu'à la loupe.
Le Tome I, le seul dont nous ayons à nous occuper ici, ren-
ferme les Bucoliques auxquelles le titre partiel d'Églogues a été
improprement attribué. Il se compose de 218 pages chiffrées par
M. Gabriel de Ghénier. Ge volume, en faisant abstraction des
titres, annotations et essais de classification du donateur, com-
prend cent onze feuillets autographes de toutes dimensions,
variant de quatre à vingt-quatre centimètres, collés au hasard
ou suivant une méthode inexpliquée, sur des onglets d'un papier
de couleur jaune; en outre, un billet en vers italiens dédiés à
Mary Gosway; enfin, deux courtes pièces recopiées par M. Gabriel
de Ghénier sur les originaux donnés par lui à des personnes de
sa famille. J'y ai ajouté les deux morceaux du poème de Clytie,
retrouvés par Becq de Fouquières aux Élégies où ils avaient été
ineptement rangés, ainsi que le Faune, les vers imités de Bion,
et la courte pièce intitulée Bel Astre de Vénus; le Retour d'Ulysse
repris au Théâtre et le beau fragment d'Orphée inséré dans
l'Hermès sans raison déterminante, puisqu'il n'en porte pas le
A caractéristique. Mais j'ai cru devoir retrancher, en les re-
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 149
portant aux notes, deux jolis morceaux erotiques destinés sans
doute à quelque élégie ou à l'Art d Aimer, et qui semblent
égarés, sans désignation aucune, au verso d'un feuillet des Buco-
liques.
De ces cent onze feuillets de fort papier vergé blanc jauni
ou bleu verdâtre, il en est qui ne contiennent qu'un seul vers,
une ou deux lignes de prose ; d'autres sont écrits dans tous les
sens ; d'autres couverts de projets en prose, de vers épars parmi
des notes littéraires, de géographie, de botanique o\\ d'érudition,
chargés de renvois et d'abréviations, soigneusement calligraphiés
ou hâtivement jetés, pêle-mêle, sans ordre, au hasard de la plume
et de l'heure. Tous ou presque tous portent en tête la syllabe
Bou/..
De cette édition nouvelle des Bucoliques, je n'ai prétendu
faire ni un fac-similé, ni une œuvre d'érudition. Celle-ci a été
magistralement accomplie, en 1862 et 1872, par Becq de Fou-
quières. Après lui, il ne reste qu'à glaner. La reproduction ser-
vile des manuscrits si maladroitement essayée, dans l'édition de
1874, par M. Gabriel de Ghénier, démontre la vanité d'un tel
procédé pour une œuvre essentiellement fragmentaire où les
ébauches informes et les notes préparatoires tiennent une place
si considérable. J'ai voulu, avant tout, faciliter et rendre plus
agréable la lecture de ces beaux poèmes dont le désordre, encore
aggravé par ce malencontreux essai, devait rebuter la patience
de plus d'un admirateur. Ce labeur long et difficile n'a été entre-
pris que par piété, pour la gloire d'André Chénier; et j'ose
espérer que, malgré bien des lacunes, il fera mieux comprendre,
par le charme et la beauté de l'œuvre inachevée, toute la gran-
deur du poète.
Pour faire des Bucoliques l'édition idéale rêvée par Sainte-
Beuve, pour en faire un livre, la grande, la seule difficulté à
vaincre, était de trouver ou, pour mieux dire, d'imaginer une
classification logique et claire. A première vue, le problème
paraît insoluble. Débrouiller le chaos, quelque admirable qu'il
soit, semble impossible à qui n'est pas un dieu. Mais l'homme,
s'il n'est pas éternel, peut être patient. L'amour et la patience
unis sont bien forts. A force d'y songer, de lire, de relire les
manuscrits, je parvins peu à peu à les classer, quoique bien
vaguement encore, dans mon esprit. Je compulsai tout ce qui a
été écrit sur André Ghénier, les belles études de Sainte-Beuve et
150 REVUE DES DEUX MONDES.
surtout les excellons ouvrages de mon vieil ami Bccq de Fou-
quières. Un amour comnmn pour le grand poète nous avait
étroitement liés. Ce môme amour nous rejoint encore, malgré la
mort. C'est dans son livre des Documens nouveaux, véritable
chef-d'œuvre de critique judicieuse et perspicace, qu'il a expli-
qué ses idées sur un classement possible des Bucoliques. Celui
que j'ai imaginé, bien que différant notablement du sien, part
du même principe. « Tout classement sera toujours factice, dit-
il. Le plus clair sera le meilleur. » Ces deux courtes phrases
pourraient servir d'épigraphe à ce livre.
La classification adoptée est donc factice et arbitraire, mais
aussi logique qu'elle pouvait être, vu l'état des manuscrits. Un
ordre arbitraire, pour un livre, est préférable au désordre. « Ce
classement, il faut le dire, ajoute Becq de Fouquières, deman-
dera beaucoup de soins et offrira beaucoup de difficultés ; mais
nous croyons qu'en procédant ainsi, on obtiendra un ensemble
harmonieux et compréhensible. » Nous espérons y être parvenu.
Mais l'excellent scoliaste d'André (îhénier pourrait seul com-
prendre au prix de quels efforts, et par quel travail acharné,
cent fois fait et défait et cent fois recommencé. Je ne ferai pas
le compte de ces tàtonnemens infinis, de tant de doutes, de re-
prises, de repentirs. Le lecteur se refuserait à me croire. Puisse-
t-il m'accuser d'exagération en parcourant ce livre et trouver
tout simple ce qui a coûté tant de peine.
En divisant les Bucoliques en dix parties, j'ai pu y faire tenir
toutes les poésies, jusqu'au moindre vers, et toutes les es-
quisses en prose de quelque intérêt. Les notules scientifiques et
littéraires qui, par leur caractère spécial, auraient pu nuire à
l'harmonie de l'ensemble, ont été, pour la plupart, reportées
aux Notes. J'ai dû, à regret, en omettre un très petit nombre,
entre autres, le joli morceau sur la poésie chinoise cité par
Sainte-Beuve. On y pourrait trouver la matière d'un appendice
de trois ou quatre pages.
Voici, aussi brièvement que possible, le détail de cette clas-
sification :
L Poèmes. — André Chénier avait inscrit le mot Ydille en
tête des deux poèmes dont nous avons les originaux, la Liberté
et le Malade. Idylle signifie proprement .tableau poétiaue, nièce
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 151
de vers. V Aveugle, la Liberté, le Malade, le Mendiant auxquels
j'ai joint l'Esclave, que j'espère avoir rétabli dans sa beauté,
m'ont paru devoir être présentés à part. Ce sont de vrais poèmes
au sens moderne, et de grands poèmes, au sens éternel. Le titre
d'Idylles, pour nous plus restreint, m'a semblé convenir mieux
aux morceaux non de moindre valeur, mais d'importance
moindre.
II. Idylles. — A.ndré Chénier a composé un certain nombre
de prologues et d'épilogues. On les trouve dans les manuscrits,
l'un suivant l'autre^ sur plusieurs feuillets doubles, où il semble
les avoir soigneusement recopiés, précédés de ces indications
répétées : En commence?' une par ces vers... En terminer une
ainsi... Ces invocations à ses diverses Muses que le poète se ré-
servait de distribuer au début ou à la fin de ses Idylles, n'étaient
pas, ainsi groupées, malgré les détails ingénieux qui les carac-
térisent, sans offrir quelque monotonie. J'en ai pu distraire
quelques-unes et les placer, en guise de prologue, à la tête des
diverses séries qu'elles personnifient. C'est ainsi que la Muse
pastorale préside aux Idylles.
Sous ce titre général, j'ai réuni seize petits poèmes dont la
composition, sinon l'exécution, m'a semblé suffisamment finie
pour produire une impression complète, quelque brefs qu'ils
fussent. J'ai groupé à la fin les pièces purement pastorales
que Chénier nommait en grec ses bucoliques de chevriers ou
de bouviers.
Si l'on feuillette quelqu'une des éditions antérieures, on con-
statera combien il est difficile, à moins d'avoir gardé le souvenir
précis du vers initial, de retrouver, au hasard des pages où ils
sont épars, tant de courtes pièces, de fragmens qu'aucun titre
ne distingue. Généralisant l'exemple donné par les anciens édi-
teurs, Marie-Joseph, Latouche, Sainte-Beuve et Becq de Fou-
quières dont j'ai conservé les appellations devenues classiques,
j'ai cru devoir attribuer des titres à tous les morceaux qui n'en
avaient point. Je n'en ai inventé aucun. Ils m'ont été fournis par
le sujet ou le héros du poème et, pour de moindres fragmens,
par les vers mêmes du poète. Aussi sont-ils tous charmans.
C'est ici que doit trouver naturellement sa place une observa-
tion des plus importantes. Avec son habituelle sagacité, Sainte-
Beuve fait très justement remarquer, à propos de La Jeune
152
REVUE DES DEUX MONDES.
Locrienne, « qu'à son brusque début, on l'a pu prendre pour un
fragment. » Et il ajoute : « mais André aime ces entrées en
matière imprévues, dramatiques. » Ce qu'il dit de « cette perle
retrouvée, » il l'eût pu dire de vingt autres. Becq de Fouquières
(il est vrai qu'il n'avait pas eu, moins heureux que Sainte-Beuve,
la joie de parcourir les manuscrits) s'y est maintes fois mépris
et a classé parmi les fragmens plus d'un petit poème achevé.
A un examen attentif, il est aisé de s'y reconnaître. Chénier
fait toujours précéder ou suivre le fragment d'une ou deux
lignes de points ou du mot iiitercal... Lorsque le poème ne porte
aucune de ces indications et que le dernier] vers est suivi d'un
léger paraphe qui le clôt, il peut être considéré comme com-
plet. Le poète l'aurait-il un jour développé ou introduit dans
quelque composition plus vaste?
in. Idylles marines. — C'est le poète lui-même qui m'a
fourni ce joli titre (Bou/. eîva^) .
ToQtes les observations qui n'ont pas trait au classement ont
été reportées aux Notes et Variantes.
IV. Les dieux et les héros. — Pour tous les petits poèmes,
morceaux et fragmens de cette série et des suivantes, il a été
adopté une méthode de classement invariable, à la fois logique
et typographique, qui semble, quelque factice qu'elle soit, la
plus ingénieuse et la seule plausible.
Le titre du poème est imprimé en capitales rouges. Celui
des morceaux de moindre importance qui s'y rattachent, en
capitales noires d'un plus petit caractère. Enfin, les fragmens
qui ont paru avoir avec le sujet principal quelque rapport qui
permît de les en rapprocher, sont séparés entre eux par de
grands blancs.
V. Nymphes et Satyres. — Dans Nymphes et Satyres et dans
le Faune, je crois avoir présenté sous leur vrai jour, en les grou-
pant comme en un cadre ou une vitrine, ces vers épars, ces
fragmens délicieux. On dirait d'une de ces frises qui tournent,
rouges sur un fond noir, autour de la panse vernie d'un vase
grec peint par Euphronios, ou de petits bronzes antiques à la
patine d'émail vert, ou plutôt de l'un de ces dessins savans et
voluptueux que Prud'hon, l'André Chénier de la peinture, dé-
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 153
roule au long d'étroites bandes d'un papier azuré, bacchanales
puériles, courses d'Amours, jeux et danses de Sylvains et de
Nymphes.
VI. L'Amour et les Muses. — Après avoir emprunté à Becq
de Fouquières ce titre charmant, j'ai dû modifier celui de Vesper
qu'il avait donné à la jolie petite pièce dont voici le premier
vers:
0 quel que soit ton nom, soit Vesper, soit Phosphore
Le seul logique était Vesper ou Phosphore. J'ai préféré sim-
plifier en l'intitulant l'Étoile.
VII. Éptgrammes. — Cette série aurait pu être considérable-
ment grossie. La plupart des petits poèmes d'André Ghénier
sont des épigrammes, dans la manière de l'Anthologie. Par
exemple, l'idylle de Mnaïs est une traduction fort exacte d'une
épigramme de Léonidas de Tarente.
Dans cette classification qui^ je le répète, ne pouvait être que
factice et arbitraire, je n'ai consulté que mon goût personnel et,
par-dessus tout, l'intérêt du poète, et j'ai cru bien faire en pla-
çant ces divers morceaux là où ils devaient contribuer à un
ensemble agréable et logique.
VIII. Fragmens et vers épars. — Tous les morceaux poé-
tiques vraiment fragmentaires, les strophes isolées ne pouvant
se rattacher à rien, ont été réunis ici. Il en est même de tout à
fait informes, d'embryonnaires. On y pourrait découvrir ainsi
que dans la petite idylle inachevée des Deux Enfans, des mo-
dèles de vers libres tels qu'en composent les jeunes poètes.
Ces vers épars, dont quelques-uns ont été retrouvés sur des
feuillets insérés aux Élégies, sont groupés pour ainsi dire par
espèces, suivant qu'ils se rapportent aux Dieux, à l'Amour, aux
fontaines, aux bois, aux fleurs, aux plantes, aux oiseaux ou aux
bêtes.
A titre de curiosité, j'insère ici ce fragment apocryphe qui
fit couler mille fois plus d'encre qu'il n'en fallut pour l'écrire.
Proserpine incertaine
Sur sa victime encor suspendait ses ciseaux,
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Et le fer, respectant ses longues tresses blondes.
Ne l'avait pas vouée aux infernales ondes.
Iris, du haut des cieux, sur ses ailes de feu.
Descend vers Proserpine: « Oui, qu'à l'infernal dieu
Didon soit immolée; emporte enfin ta proie... »
Elle dit ; sous le fer soudain le crin mortel
Tombe; son œil se ferme au sommeil éternel
Et son souffle s'envole à travers les nuages.
(Trad. de Virgile, En., IV.)
C'est un pasticlie ingénieirs qu'un jeune poète, aujourd'hui
l'un des plus illustres prosateurs de France, avait combiné pour
se divertir aux dépens des chercheurs et des curieux. Il n'y a
que trop réussi; et Becq de Fouquières lui-même, charmé par
ces vers ignorés de M. Gabriel de Ghénier, s'est toujours obs-
tiné à maintenir dans toutes ses éditions ce fragment malicieux.
IX. Esquisses et projets. — Esquisses m'a semblé préférable
à l'affreux mot de Canevas. André Ghénier, on ne le doit pas
oublier, était peintre aussi. Il mêlait volontiers les deux arts, et
lorsqu'il notait : « on peut faire un petit quadro ; » il n'est pas
aisé de distinguer s'il entendait un tableau écrit ou peint.
Aux projets qui n'ont jamais été exécutés, aux sujets indi-
qués en quelques lignes, j'ai tenu à joindre les esquisses des
Poè?nes. Elles expliquent la méthode de travail d'André Ghénier
et témoignent du soin minutieux qu'il apportait à l'élaboration
de son plan. Les esquisses de f Aveugle et de la Liberté' sont des
plus sommaires. Ce n'est sans doute qu'une première idée jetée
sur le papier. Les scénarios complets ne nous sont point parve-
nus. Gelui du Mendiant est déjà plus détaillé. Mais l'esquisse
du Malade est poussée aussi loin que possible ; et l'on peut y
lire, écrits comme de la prose, nombre de vers qui se retrouvent
dans l'œuvre achevée. Quant à celle de l'Esclave, je n'ai pas cru
devoir l'insérer ici, m'en étant servi, comme on le verra plus
loin, pour reconstituer ce poème.
X. Poésies diverses. — Un tel livre de vers ne pouvait finir
en prose. D'ailleurs, la place de ces Poésies diverses semblait
tout indiquée. Elles sont la terminaison naturelle des Buco-
liques.
Dans la dernière moitié du xviii^ siècle, le succès des Idylles
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 155
du Suisse Gessnerfut des plus vifs. Il était alors de mode dans
la société polie d'avoir l'âme sensible. La Mort d'Abel fut pleurée
par de beaux yeux. Diderot ne dédaigna pas de collaborer avec
ce graveur-poète qui ornait ses pesans in-quarto de planches
d'un burin savant, un peu lourd. Plus tard, Marillier l'illustra
à la française, dans ces jolis petits tomes à tranche dorée, reliés
en veau écaille, qu'imprimait Cazin, à la marque de Genève, si
aisés à dissimuler sous un pli de jupe et pas assez volumineux
pour gonfler trop les poches des vestes étriquées. Ces tableaux
poétiques d'une Helvétic naïvement idéalisée ne furent pas sans
influence sur le génie de Chénier. Il fit à la Suisse l'honneur
d'ajuster à ses pipeaux virgiliens (c'est lui qui l'a dit) quelques
tiges de roseaux cueillis aux bords des lacs et des torrens
alpestres.
J'ai donc groupé dans cette dernière partie toutes les pièces,
dédicaces, envois, débuts ou fins d'idylles, et tous les morceaux
dont le sens et le son, plus modernes à mon goût, m'auraient
semblé détonner dans le concert de la lyre et des flûtes an-
tiques.
La méthode à suivre pour l'établissement du texte ne pou-
vait offrir de difficultés que dans le détail. Pour toutes les pièces
restées aux mains de Latouche et qu'il faut considérer aujour-
d'hui comme à jamais perdues, le texte des éditions de 1819 et
de 1833, alors même qu'il peut paraître douteux, était seul admis-
sible. Il n'y a aucun compte à tenir de celle de 1826. Elle est dé-
testable.
Les manuscrits qui manquent au volume des Bucoliques de
la Bibliothèque Nationale sont les suivans :
L Aveugle dont il ne reste qu'un fragment de quarante-quatre
vers, le Mendiant, rOaristys, la Leçon de Flûte. Il y faut ajouter
les deux morceaux repris aux Elégies et imités de Bion. J'ai
donc, pour ces six poèmes, fidèlement reproduit le texte et la
ponctuation du premier éditeur. Dans les cas très rares et de peu
d'importance où j'ai cru devoir les modifier, j'en ai donné les
raisons aux Notes et Variantes.
Quant aux originaux que j'avais sous les yeux, je les ai tran-
scrits scrupuleusement. J'ai respecté les ratures, les surcharges,
les corrections, même lorsqu'elles m'ont semblé malheureuses,
sauf en un cas où l'erreur était évidente. Devant les variantes, je
156 REVUE DES DliUX MONDES.
suis demeuré souvent perplexe. Chénier les a parfois multipliées,
plus charmantes l'une que l'autre. Je sentais la variété, la sou-
plesse de son génie, son goût raffiné, le délicat travail de per-
fectionnement auquel il s'était plu et, après lui, j'hésitais. Ail-
leurs, première version, variantes, il avait tout biffé. Que faire?
Et pourtant, il fallait choisir, oser, avec quelle crainte! me sub-
stituer au poète, d'autant plus timidement que, le connaissant
mieux, je l'admirais davantage. Le lecteur trouvera aux Notes,
s'il consent à les parcourir, le bref détail de ces perplexités et
des heureuses rencontres que j'ai faites au cours de cette longue
étude des manuscrits. Je n'en veux donner ici que deux exemples
qui me semblent valoir, par leur diversité même, d'être plus lon-
guement expliqués.
Le premier feuillet autographe des Bucoliques est d'un pa-
pier vergé bleuâtre, de vingt-deux centimètres de long sur dix-
sept de large, écrit à mi-feuille. Il contient le magnifique récit
du combat des Lapithes et des Centaures où le poète a concentré
en quarante-quatre vers, qui peuvent compter parmi les plus
beaux de notre langue, les trois cent vingt-cinq hexamètres
d'Ovide. Au-dessus du premier alexandrin et auprès de la syl-
lable Boux., Chénier a écrit entre parenthèses, d'une encre et d'une
écriture beaucoup plus récentes, le mot employé. La demi-feuille
restée blanche porte cette note de deux mains différentes, vrai-
semblablement de Latouche et de M. Gabriel de Chénier : Em-
ployé dans le poème intitulé l'Aveugle, où, ce morceau commence
ainsi :
Enfin rOssa, l'Olympe et les bois du Pénée
En effet, le fragment que j'ai sous les yeux commence par
cet autre vers :
C'est ainsi que l'Olympe et les bois du Pénée
De ces divers élémens fournis par l'aspect du manuscrit, on
peut déduire que ce morceau est antérieur à la composition du
poème dont il fait aujourd'hui partie. Becq de Fouquières cite
ces quelques lignes destinées, croit-il, à l'Hermès : « Jadis quand
la société avait moins appris à avoir de l'empire sur soi, les ri-
valités étaient sanglantes, et rarement une fête finissait sans voir
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 157
briller le fer, et les coupes servaient d'armes, c'est ainsi que
l'Olympe, etc. »
Avant que ce beau fragment y fût employé, l'Aveugle devait
se terminer ainsi :
Ensuite, avec le vin, il versait aux héros
Le puissant népentliès, oubli de tous les maux;
Il cueillait le moly, fleur qui rend l'homme sage;
Du paisible lotos il mêlait le breuvage.
Les mortels oubliaient, à ce philtre charmés,
Et la douce patrie et les parens aimés.
Ainsi le grand vieillard en images hardies,
Déployait le tissu des saintes mélodies
En relisant l'Aveugle tel que je viens d'en indiquer la con-
clusion probable, André Ghénier, grâce au goût et au sentiment
de la composition qui semblent lui être naturels, dut s'apercevoir
que la fin en était trop égale, trop calme, un peu froide; que le
poème tombait, et qu'il le fallait relever par l'éclat de quelque
tableau tragique. Et c'est alors qu'après avoir refait le premier
vers pour le raccorder aux précédens, il y intercala ce prodigieux
combat des Lapithes et des Centaures qui laisse le lecteur sous
l'impression d'un éblouissement de foudre.
En lisant l'Esclave dans l'édition de 1874 qui a donné pour
la première fois le texte tout entier, je fus frappé de l'incohé-
rence de ce poème d'une si dramatique allure. Or nul ne com-
pose mieux qu'André Ghénier. Ses moindres fragmens sont dis-
posés et gradués avec un art infini. A force de lire et de relire,
de tourner et de retourner le manuscrit, je suis parvenu à décou-
vrir les raisons de cette apparente incohérence ainsi que les
moyens d'y remédier.
C'est une grande feuille de papier vergé blanc jauni qui a
dû être pliée en deux, puis coupée. Le manuscrit se compose
donc aujourd'hui de deux feuillets distincts, collés sur onglets
et couverts, au recto comme au verso, de caractères très
dissemblables d'encre et d'écriture, tracés à différentes épo-
ques, dans tous les sens, horizontalement, verticalement, à l'en-
vers.
En haut du premier feuillet, au recto qui, ainsi que je le vais
158 REVUE DES DEUX MONDES.
démontrer, a dû être primitivement le verso, on lit ces quelques
lignes dont je figure la disposition :
Voici comme il faut arranger cela
dire en quattre vers que sur le rivage de telle
île (la plus près de Délos) un jeune esclave Délien
venait dire ceci, chaque j. (our)
Après son discours il se lève...
Le reste de la page est occupé par un scénario en prose
d'une quinzaine de lignes où il n'est fait aucune mention du dis-
cours de l'esclave et se termine par une ébauche des derniers
vers du poème.
Le mot cela et le membre de phrase, après son discours,
que précède un blanc semé de points, indiquent clairement que
le discours de l'esclave qui est, à peu de chose près, tout le
poème, était déjà écrit. En effet, tournons le feuillet, et nous
trouverons au verso, à l'envers, au tiers de la page dont le haut
a été laissé en blanc comme pour indiquer, sinon la place du
titre (Chénier n'en mettait presque jamais), du moins le com-
mencement du poème, tout le premier morceau qui débute par
ce vers :
Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs,
et s'achève sur cet autre :
Son fils esclave meurt loin de sa main chérie.
Passons au second feuillet.
La plus grande partie du recto est occupée par la fin du poème
ébauchée au premier feuillet. Les vers sont repris et définitive-
ment corrigés. Au bas de la page, après deux lignes de prose et
deux vers dits par la jeune fille, commence le discours sur les
vicissitudes de la vie humaine que lui tient son père. Ariston
de Ténos, le maître de l'esclave Hermias. Ce discours se ter-
mine au verso, dans un petit espace blanc du demi-feuillet, à
l'envers. Sur l'autre moitié du feuillet, après l'avoir remis à
l'endroit, on lit, d'une écriture menue et serrée, sauf quelques
blancs réservés et remplis postérieurement par des vers dont
l'encre est beaucoup plus pâle, tout le reste du poème à partir de :
0 Vierge infortunée, était-ce la douleur...
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 159
Il y a donc quatre groupes qu'il s'agit de classer et de rejoindre
en comblant les lacunes par quelques lignes de prose du scénario.
De deux de ces groupes, le discours d'Ariston et les vers de la
fin, la place est nettement marquée. Quant aux deux autres, les
plus importans, sans même tenir compte des raisons que j'ai
données plus haut, la lecture attentive du scénaifo ne permet
aucun doute. La jeune fille, après avoir écouté la lamentation,
les imprécations désespérées de l'esclave, court à son père : — •
0 mon père, lui dit-elle, tu m'as promis de m'unir bientôt à...
celui-ci pleure son amante, etc. — C'est la plainte amoureuse
d'Hermias qu'elle vient d'entendre qui l'a touchée et la pousse
à implorer la liberté pour le malheureux amant. C'est donc
l'apostrophe :
0 Vierge infortunée, était-ce la douleur...
par laquelle M. Gabriel de Chénier ouvre le poème, qui doit
être placée en dernier lieu, et le poème doit nécessairement s'ou-
vrir par l'invocation au vieux père, à la mère désolée :
Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs
Il n'est plus de soutien de tes jours chancelans...
Pour rétablir l'Esclave dans son intégrité, il n'y avait plus
qu'à relier ces difFérens morceaux par les quelques lignes de
prose du scénario. Toutes ces raisons, tant matérielles que mo-
rales, semblent probantes. D'ailleurs, il [suffît de lire r Esclave
dans le texte que j'ai eu le bonheur et l'honneur de reconstituer
pour s'assurer que la composition de ce beau poème est d'une
clarté et d'une gradation psychologique et dramatique parfaites.
Que le lecteur indulgent veuille bien me pardonner cette si
longue et fastidieuse démonstration qui lui prouvera combien
ma tâche fut parfois malaisée et qu'il n'est pas inutile, pour le
classement des manuscrits d'un poète, de comprendre son génie.
L'orthographe d'André Chénier est irrégulière et souvent
fautive. S'il emploie constamment la forme grecque ambrosie
pour ambroisie, il écrit indifféremment étoit ou était, serait ou
serait et tous les temps de verbe similaires, ydille ou idylle, joye
ou joie, myrthe ou myrte, naïade ou nayade, fraier ou frayer,
jetter ou jeter, argille, beaume , boccage, gémaux, ieux, seur,
160 REVUE DES DEUX MONDES.
yvre, etc. Il serait oiseux de relever tous les vocables que sa
plume insoucieuse et rapide a défigurés. J'avais songé à con-
server du moins son orthographe pour les terminaisons ant, enty
end, dont il supprime, comme il était alors d'usage, les t et les a
au pluriel. Mais j'eusse été entraîné, logiquement, à imprimer
pers TpouT perds, détens pour détends.,. L'emploi qu'il fait de la
majuscule est aussi des plus capricieux. Il n'en met jamais à la
première lettre du vers, et, par contre, il écrit toujours avec un
grand T les mots qui commencent par cette lettre. Aux noms
propres, aux Dieux, Naïades, Dryades, Faunes, Satyres et Syl-
vains, il prodigue ou retire la majuscule. J'ai cru devoir la
conserver aux Dieux, Naïades, Dryades, hormis les cas où ces
termes sont employés symboliquement, lorsque naïade signifie
l'eau, ou dryades, les bois.
Devant tant d'irrégularités contradictoires et vu le peu d'im-
portance qu'a l'orthographe dans l'œuvre manuscrite d'un grand
écrivain, j'ai résolu d'unifier celle d'André Ghénier et de rétablir
à ses vers la majuscule initiale, ainsi qu'il l'a fait lui-même
pour les deux poèmes publiés de son vivant, le Jeu de Paume et
l'Hymne sur l'entrée triomphale des Suisses révoltés de Château-
vieux, qui est, sans conteste, le premier des ïambes qu'il ait
écrit.
La ponctuation n'est pas régie par des règles fixes. Au xvi® et
au xvn^ siècle, on ne ponctuait guère. Chaque écrivain a sa
ponctuation particulière. Bien qu'elle soit souvent nécessaire à
la clarté de la phrase, son importance dans la prose est moindre
qu'en poésie. Le poète se sert de ces signes pour indiquer la
façon dont il entend que ses vers soient scandés, le mouvement
plus rapide ou plus lent, les pauses, le prolongement, les arrêts
de la diction.
Il semble que les éditeurs se soient fait un jeu d'altérer la
ponctuation d'André Chénier. Je n'en citerai qu'un exemple.
Dans la Jeune Tarentine, on peut compter, sans parler des vices
du texte, vingt-sept fautes pour trente vers. Cette manie absurde
a eu les plus fâcheux effets, non-sens, contresens, inversions
ridicules. Et j'ai retrouvé plus d'une intention délicate, plus d'une
élégance de style, plus d'une hardiesse de langue ou de coupe,
qu'une virgule, substituée à un point ou mal placée, avait faussées
ou dénaturées.
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 161
La ponctuation d'André Chénier est singulièrement person-
nelle ; à la fois méticuleuse et sommaire. L'emploi de la con-
jonction et est presque toujours exclusif de la virgule, que
souvent même il omet au cours fluide ou précipité des énumé-
rations où l'emporte sa fougue. Il fait, d'autre part, un usage très
fréquent du point suspensif. Il en use et parfois il en abuse,
pour mieux espacer les gestes et marquer les temps de l'action
dramatique, comme dans ces vers du Malade :
C'est ta mère. Ta vieille, inconsolable mère
Qui pleure. Qui jadis te guidait pas à pas;
T'asseiait sur son sein ; te portait dans ses bras
Que tu disais aimer..
Il faut remarquer, en comparant avec le texte de l'édition de
1819, la manière si caractéristique dont sont ponctués les qua-
rante-quatre vers du combat des Lapithes et des Centaures, seul
fragment autographe qui nous reste de l'Aveugle. Le vers y va
par bonds, heurts, chocs et soubresauts. Il s'arrête, il reprend
brusquement. Et, par son allure haletante, saccadée, en une
suite de traits où sont accumulés et variés les artifices du plus
admirable métier, il fait percevoir du même coup à l'œil, à l'o-
reille et à l'esprit tout le désordre furieux de cette héroïque
mêlée.
Mais c'est surtout aux ellipses violentes, à ces latinismes
hardis, aux souples inversions, aux dérèglemens de syntaxe où
son libre génie s'irrite et se joue, qu'André Chénier, conscient
de ses audaces, les a voulu plus indélébile ment marquer par sa
ponctuation. Elle est grossie à dessein, comme burinée. Il n'est
plus besoin de loupe. Aussi, ces passages qu'ils auront jugés pé-
rilleux, ont-ils été remaniés ou défigurés par les éditeurs.
Quant à moi, dans tous les poèmes dont j'ai eu les origi-
naux sous les yeux, j'ai toujours respecté, à moins qu'elle ne
fût manifestement insuffisante ou fautive, la ponctuation du
poète.
On a tenté d'établir une chronologie des œuvres d'André
Chénier et de les distribuer dans les douze ou treize années de
sa vie littéraire. Je n'essaierai pas, d'après la fraîcheur ou la
décoloration de l'encre et le caractère si variable de son écri-
ture, de déterminer les dates plus ou moins exactes de ses
TOME XXX. — 1905. li
162 REVUE DES DEUX MONDES.
poèmes. Rien ne me semble plus fallacieux. Par exemple, les
dernières corrections du poète sont d'une main hâtive et d'une
encre beaucoup plus pâle. S'il est possible, à quelques mois ou à
quelques jours près, de dater les pièces qui se rapportent aux
événemens de la Révolution et les ïambes écrits à Saint-Lazare,
l'étude attentive des manuscrits ne peut fournir aucun élément
de certitude. Il n'y a, dans les Bucoliques, que deux morceaux
datés : La Liberté, de 1787 — André avait vingt-cinq ans — et la
petite idylle que j'ai intitulée la Génisse, dont les vers si curieu-
sement corrigés sont suivis de ces deux lignes de prose, dou-
blement suggestives : « — Vu et fait à Gatillon près Forges, le
4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain. » — Cette courte
note donne quelque idée de la méthode de travail de Chénier et
prouve que dans les dernières années de sa vie, il travaillait aux
Bucoliques. D'ailleurs, rien n'est plus explicite que la lettre
qu'il écrivait, à la fin de mai ou au commencement de juin 1791,
à son ami François de Pange : — «... Tu sais combien mes
Muses sont vagabondes... Elle ne peuvent achever promptement
un seul projet ; elles font un pied à ce poème et une épaule à
celui-là; ils boitent tous et lisseront sur pied tous ensemble.
Elles les couvent tous à la fois ; ils sortiront de la coque à la fois,
ils s'envoleront à la fois. Souvent tu me crois occupé à faire des
découvertes en Amérique, et tu me vois arriver une flûte pas-
torale sur les lèvres. Tu attends un morceau d'Hermès, et c'est
quelque folle élégie... C'est ainsi que je suis maîtrisé par mon
imagination. Elle est capricieuse et je cède à ses caprices... » —
Et ce qu'il vient de dire en prose du vagabondage et de l'ubiquité
de sa Muse, il l'a dit vingt fois en vers.
Bref, ce qui importe, ce n'est pas les dates, mais la date de
l'œuvre d'André Chénier. C'est vraiment un des prodiges de ce
temps prodigieux que des poèmes tels que Néère ou l'Aveugle,
si simples, d'un si profond sentiment, d'une ampleur si magni-
fique, aient pu être conçus et écrits dans les dernières années du
xvin^ siècle.
Si l'on considère l'époque et la 'société littéraire où il vécut,
le génie d'André Chénier est vraiment fait pour déconcerter. A
triple face, comme Hécate, il est à la fois de son siècle, de son
temps, de tous les temps. Les Élégies, les Poèmes, V Hermès sont
l'œuvre du plus grand des poètes du xviii^ siècle ; les Hymnes, les
' LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 163
Odes, les ïambes, du seul grand poète de la Révolution; et les
Bucoliques, d'un grand poète de tous les âges. Il semble qu'il
les ait écrites, suivant la formule célèbre de Spinoza, sub specie
eeternitatis.
Plus de deux siècles après Ronsard, comme lui et peut-être
mieux que lui, grâce à la connaissance native de la langue [et à
la familiarité des poètes grecs, il renouvelle dans la poésie fran-
çaise le sentiment de la nature que le seul La Fontaine n'avait
pas entièrement méconnu. Il voit, il sent la beauté multiple des
choses, il en écoute la musique et les traduit en des vers d'une
harmonie et d'une couleur jusqu'alors ignorées.
Son génie est essentiellement objectif et dramatique. Il a, à
;la plus haute puissance, le don d'évocation, la première des
vertus poétiques. Il se dédouble. Il voit, il fait vivre, il vit ses
personnages ; ils semblent se mouvoir dans le milieu qui leur est
naturel. Le paysage, quelque sommaire qu'il soit, participe à
l'action. La mise en scène, la composition sont d'un art achevé
dont la simplicité voulue redouble l'intensité. Jusque dans les
moindres fragmens de quelques vers, ces qualités apparaissent,
d'autant plus frappantes. Sa vision première est toute plastique.
Le tableau, le quadro, comme il disait, se compose de lui-même.
Il se plaît aux brusques débuts, aux entrées immédiates, et cette
allure soudaine, qui précipite en plein drame, prête aux gestes,
aux paroles et aux sentimens qu'ils expriment toute la force, le
charme saisissant de la vie.
Les mots de mètre et de rythme n'ont jamais été nettement,
définis, du moins en français. Je ne tenterai pas ce que de plus
savans n'ont pu faire, et ne les emploierai ici que dans le sens
spécial que leur donnent la plupart des poètes. Pour eux, le
mètre est la disposition mesurée et variée des syllabes du vers,
et le rythme la disposition des vers de la strophe. Le rythme
serait donc à la strophe ce que le mètre est au vers. L'inventeur
de rythmes est celui qui trouve et combine des agencemens
nouveaux de vers, de nouvelles strophes.
Pour ne parler que des anciens, Ronsard fut un prodigieux
inventeur de rythmes. On n'en saurait dire autant de Ghénier
Le Jeu de Paume, l'ode à Versailles, une ou deux odes à Fannj
et quelques essais de chœurs dans son Théâtre, me paraissent les
seuls rythmes nouveaux qu'on lui puisse attribuer. Et les
ïambes? Il faut reconnaître que ni la forme, ni le titre de ces ,
164 REVUE DES DEUX MONDES.
poèmes célèbres n'appartiennent à Chénier. S'il semble, dans les
vers cités plus loin, l'avoir indiqué et même suggéré, il ne l'a
nulle pari expressément noté, et j'ai déjà fait remarquer qu'il
avait intitulé Hymne le premier de ses ïambes. C'est à Latouche
que revient l'honneur d'avoir imposé à ces derniers cris d'une
éloquence désespérée et furieuse, qui ont peut-être plus fait
pour la gloire d'André Chénier que ses purs chefs-d'œuvre, ce
titre fameux, devenu classique. On dirait que le poète lui-môme
le lui a désigné dans ce vers :
Arcniloque, aux fureurs du belliqueux ïambe...
ou plutôt dans cette apostrophe, dont le premier alexandrin est
l'un des plus singulièrement beaux que je sache :
Diamant ceint d'azur, Paros, œil de la Grèce,
De l'onde Egée astre éclatant!
Dans tes flancs où nature est sans cesse à l'ouvrage,
Pour le ciseau laborieux
Germe et blanchit le marbre illustré de l'image
Et des grands hommes et des Dieux.
Mais pour graver aussi la honte ineffaçable,
Paros de l'ïambe acéré
Aiguisa le burin brûlant, impérissable.
Fils d'Archiloque, fier André,
Ne détends point ton arc
L'ïambe, comme on le voit, n'est que la strophe classique de
deux alexandrins et de deux octosyllabes régulièrement entre-
lacés et à rimes croisées, prolongée au gré du poète par la sup-
pression de l'arrêt au quatrième vers.
Je n'oserais affirmer qu'il n'y ait point de ce rythme
d'exemples plus anciens que celui que j'ai découvert dans les
Œuvres choisies de M. Rousseau, au IIP livre de ses odes. C'est
l'ode IV, imitée d'Horace, Aux Suisses durant leur guerre civile
de 1712. Or, ainsi que nous l'avons noté, le premier des ïambes
de Chénier est V Hymne sur Ventrée triomphale des Suisses révol-
tés du régiment de Châteauvieux, qu'il publia dans le Journal de
Paris du 15 avril 1792. La coïncidence est frappante. Elle serait
extraordinaire, si elle n'était toute naturelle. André Chénier,
comme beaucoup de ses contemporains, avait lu et étudié Jean-
Baptiste Rousseau, poète médiocre, qui fut un habile ouvrier
Ij^fique.
LE MANUSCRIT DES BUCOLIQUES. 165
S'il n'est pas, comme Ronsard, grand inventeur de rythmes,
Chénier est, au vrai sens antique, le Poète, le faiseur de vers par
excellence. Sa métrique est incomparable.
Avec l'hexamètre grec, l'alexandrin français est le plus sonore,
le plus solide, le plus suave, le plus souple des instrumens poé-
tiques. Il est composé, ainsi que l'a dit Ronsard, de douze à
treize syllabes, suivant qu'il est masculin ou féminin. Ce grand
vers contient donc tous les vers, d'une à treize syllabes, et, au
moyen de l'enjambement, il semble pouvoir se prolonger indé-
finiment. Malgré cette élasticité que l'enjambement prête à la
phrase poétique, l'alexandrin ne perd jamais sa structure, sa
personnalité, grâce au temps fort de la césure, si mobile qu'elle
soit, et surtout grâce au rappel de la rime qui, on le doit re-
marquer, même dans les vers féminins de treize syllabes, sonne
toujours sur la douzième. On a prétendu à tort que l'alexandrin
n'avait que douze syllabes et que la treizième ne devait pas être
comptée. Il est évident qu'elle s'élide lorsque le vers suivant
commence par une voyelle; mais dans tous les vers, tels que
celui-ci que j'emprunte à l'idylle de Néère :
Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira. . . ,
il est impossible de ne pas prononcer et de pas compter la der-
nière syllabe du mot final de l'alexandrin.
Ce vers d'apparence si drue et si simple, se plie aux plus
savantes complexités du mètre. Il peut être coupé, varié. Les;
muettes particulières à notre langue l'allongent, le rendent plus
respirable. Elles y mêlent, à l'éclatante netteté latine, une dou-
ceur fluide, une sorte de perspective, d'atmosphère vaporeuse.
Jamais poète n'a si magistralement manié l'alexandrin. Pour
Chénier, le métal solide qui le constitue est aussi ductile que la
glaise, aussi malléable que la cire sous les doigts du sculpteur.
Il le pétrit, il le brise, il le renoue à son gré. On dirait qu'il le
modèle. Le vers obéissant semble suivre la pensée, l'oreille, la
vision du poète. Il l'étiré, le ramasse ou l'arrête. Il en a si bien
varié les coupes, que je doute qu'on en ait inventé depuis, qu'il
n'eût essayées. Il se joue de l'immobile césure ; il est plein de'
ternaires, de bi-césurés. A la fois instinctif et raffiné, il fait tenii
en quelques syllabes des juxtapositions inattendues, des inter-
versions d'une étrange té charmante. Le premier, il a su opposer
166 REVUE DES DEUX MONDES.
à la symétrie du mètre le prestigieux contraste de l'image,
comme dans ces vers exquis sur les abeilles :
Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux
Est ouverte. Et l'essaim conduit dans les rameaux
Qu'un olivier voisin présente à son passage,
Fend en grappe bruyante à son amer feuillage.
André Ghénier fut donc, en syntaxe aussi bien qu'en mé-
trique, un novateur d'une audace extrême et certes plus outré
que les plus fougueux romantiques. La violence, l'ardeur spon-
tanées de son génie expliquent ces bizarreries, ces témérités vo-
lontaires. Elles ne semblent pas avoir frappé la critique mo-
derne, enveloppées qu'elles sont et comme voilées sous des
apparences discrètes. Depuis près d'un siècle, elles sont entrées
dans la langue et devenues classiques. Pourtant, lorsque parut,
en 1819, l'œuvre mutilée si habilement présentée par Latouche,
à l'admiration qui l'accueillit se mêla quelque effarement. Népo-
mucène Lemercier, Raynouard, Loyson, pour ne citer que les
moins oubliés, tout en reconnaissant les dons naturels et origi-
naux du poète, lui reprochèrent des incorrections sans nombre,
l'imitation servile des formules et des tours antiques, les césures
déplacées ou brisées, les enjambemens, l'incohérence des méta-
phores. On le traita de barbare. Barbare, j'en conviens; mais
barbare comme Homère et Théocrite. Et s'il imita les anciens,
ce fut à l'exemple et à la façon de Virgile. L'enfant sublime,
Victor Hugo — il avait alors dix-sept ans, — écrivit sur Ghénier
et ses détracteurs quelques pages où il faut relever ces phrases
prophétiques : « Chacun de ces défauts du poète est peut-être le
germe d'un perfectionnement pour la poésie. C'est une poésie
nouvelle qui vient de naître. »
L'influence d'André Chénier sur ceux qui préparèrent et me-
nèrent le grand mouvement de rénovation littéraire du xix® siècle
ne peut être niée. Dès 1829, Jules Janin le proclamait le maître
et le prince de la poésie moderne. Chateaubriand l'admira,
Millevoye l'avait pillé d'avance; il inspira Vigny. Alfred de Musset
lui doit plus d'une de ses élégances et plus d'un élan passionné
des Nuits. Barbier, sans lui, n'eût pas forgé ses ïambes. Le cer-
veau tout-puissant de Victor Hugo ne faillit pas à s'assimiler
quelques-unes de ses formes les plus rares. Seul, Lamartine
ne paraît pas avoir subi cette maîtrise. Il est sans art, a dit
LE MAlNtlSCRIT DES BUCOLIQUES. 167
un critique subtil. Et Cliénier fut avant tout un admirable
artiste.
Le vers du vieux Ronsard
La matière demeure et la forme se perd,
si juste pour le monde extérieur, ne saurait s'appliquer aux
choses de l'esprit. La matière poétique est, à vrai dire, éternel-
lement la même; ce n'est que par l'invention d'images neuves
que les poètes, de siècle en siècle, la renouvellent et la diversi-
fient. Mais seule, la forme parfaite d'une œuvre peut en perpé-
tuer la gloire.
Chaque jour mieux étudiée, l'œuvre d'André Ghénier ne
pourra qu'accroître sa gloire. Aucun poète n'a si voluptueuse-
ment et fièrement chanté la nature, la jeunesse, l'amour, les
héros, les Dieux, la Justice et la Liberté. Nul, mieux que lui,
n'a su faire siffler, autour de la tête horrible et belle de l'antique
Furie, les vipères de la Vengeance. Les Bucoliques et les ïambes
suffiraient à son immortalité. Mais il fut encore, avant trente
ans, — génie précoce et fécond, — grand poète épique, lyrique,
élégiaque et philosophique. Dans ses vers si nouveaux, il a con-
centré l'essence de l'antiquité, et il en a parfumé à jamais la
poésie française. Il y tient la place que tenait à Rome celui
qu'on a nommé le cygne de Mantoue. Aussi, lorsque ma pensée
évoque l'ombre d'André Ghénier et que dans ma mémoire
chantent ses vers divins, mes lèvres involontairement murmurent
ce beau nom fraternel : Virgile.
José-Maria de Heredia.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
LAMENNAIS
LETTRES A M. VUARIN^'^
DERNIÈRE PARTIE (1)
1826
A la Chênaie, le 3 février 1826.
J'ai reçu, mon cher et respectable ami, votre lettre du 13 jan-
vier, qui m'a fait bien plaisir, comme tout ce qui vient de vous.
Ne vous lassez point, continuez d'instruire de 1 état des choses
ceux qui doivent être instruits. Ils font, sans le savoir, bien du
mal par leur inconcevable faiblesse. Ils ont reçu de Paris des
réclamations officielles qui ont fait suspendre le Journal ecclé-
siastique. Ainsi Vexeqiiatur s'étend jusqu'à Rome. Est-il possible
de descendre encore, et qu'y a-t-il de plus bas? Ignore-t-il donc
que c'est toujours le courage qui sauve, le courage qui est la
prudence, le courage qui est la victoire? Hœc est Victoria quse
vincit mimdum, fîdes nostra ? Je crains que vous n'ayez à souf-
frir de ces dispositions dans l'affaire du louche. Enfin Dieu est
là, espérons toujours.
Je partirai le 8 pour Paris. Des motifs que je ne puis écrire,
(1) Voyez la Revue du IS octobre.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 169
mais que je vous dirai, m'ont décidé à faire le voyage de Turin
vers le mois d'avril, si toutefois des événemens possibles ne vien-
nent pas déranger mes combinaisons. On meurt quelquefois dans
la bataille ou on reste prisonnier. Priez pour le succès de la
mienne. Si je vais à Turin, c'est là que je m'occuperai de la
Préface que me demande le comte de Maistre (1). Ce travail me
dérange extrêmement et me contrarie de même ; je n'ai pu ce-
pendant refuser. M. de Sentît doit être maintenant à son poste.
Que Dieu le bénisse, dans sa nouvelle existence ! Il mérite toutes
les grâces du ciel.
Adressez-moi à Paris les pièces de votre procès genevois.
La France catholique a cessé de paraître. Elle n'a jamais eu
que 150 abonnés. L'archevêque de Paris la soutenait et l'évêquo
d'Hermopolis était persuadé qu'elle devait plaire. Celui-ci va
s'enfonçant tous les jours dans son péché. Pour l'autre, il est au
fond depuis longtemps.
Ma santé est faible, on s'use vite dans ce temps-ci. J'espère,
avec la grâce de Dieu, mourir sur la brèche. Malgré l'apathie
générale, on ne laisse pas de faire quelque bien. Le clergé s'unit,
comprend à la longue, vient ou revient aux bonnes doctrines,
et sera préparé pour combattre les combats de la foi. Cela
console ! Oh ! que l'autorité ne sait-elle, ou ne veut-elle !
Adieu, mon excellent ami ; mon frère et l'abbé G[erbet] vous
lisent mille choses tendres et respectueuses.
Tout à vous en N. S.
Paris, 11 mars 1826.
J'ai reçu, mon excellent et bien cher ami, les deux lettres que
vous m'avez adressées à Paris, la dernière en date du 24 février (2).
(1) Le fils de Joseph de Maistre.
^2) Nous possédons la première probablement de ces deux lettres : elle est
datée du 20 février. II semble, d'après cette lettre, que Lamennais avait fait espérer
à M. Vuarin qu'il retournerait à Genève. Celui-ci souhaite vivement sa présence,
ne fût-ce que quelques jours, « afin, dit-il, de bien montrer à nos magnifiques et
très honorés seigneurs que leur cité ne îJows/bti^pas/jeMr,... puisqu'ils ont dit que
vous aviez gardé l'incognito en 1824. » Il lui annonce l'envoi de différentes pièces
qui doivent servir à « donner une nouvelle leçon à nos pasteurs déistes. » « Le
sommeil du chef Ab la cité sainte, ajoute-t-il, et de ses auxiliaires me parait
étrange. Est-ce prudence humaine? Est-ce sagesse d'en haut? Je n'ose pronon-
cer... Que Dieu vous soutienne et vous console, mon très cher ami, dans l'im-
portante et honorable mission que vous remplissez! Je vous vénère, je vous chéris
et vous embrasse tendrement. » — Il est à remarquer que la plupart des lettres de
170 REVUE DES DEUX MONDES.
J'userai de vos instructions pour l'affaire dont vous me parlez,
et je ne négligerai rien à cet égard de ce qui sera en mon pou-
voir. Malheureusement je suis personnellement presque nul. Ma
santé est très altérée. J'ai un commencement de maladie du cœur
qui me rend toute application impossible. Une lettre à écrire
suffit souvent pour déterminer des spasmes douloureux suivis
d'un évanouissement. Outre cela, je suis accablé d'affaires.
Veuillez, je vous prie, avertir M. de Maistre de mon état, afin
qu'il sache combien la promesse que je lui ai faite est incer-
taine, quant à l'époque de son exécution. Si vous le déterminiez
à s'adresser à une autre personne, vous me rendriez service ;
car cet engagement, au milieu de mille devoirs en souffrance,
me tracasse et contribue à m'ôter la tranquillité dont j'ai si
grand besoin. Je ne puis vous dire encore quand je partirai pour
T[urin]. Mon affaire avec M. de Saint-V[ictor] qui ne finit point,
car rien ne finit, exige ma présence dans cette triste ville. Vous
serez averti de mes démarches ; c'est tout ce que je puis vous
dire en ce moment.
J'ai vu M"" de Loménie et M""" de Bellamare; nous avons
beaucoup parlé de vous; elles vous sont fort attachées. La douai-
rière est à peu près complètement aveugle; elle doit se faire faire
après Pâques l'opération de la cataracte.
Vous avez reçu mon dernier écrit (1), il produit généralement
une vive impression. Fr [ayssinous] en est très affecté; il y a de
quoi l'être. Dieu veuille que sa conscience parle et qu'il l'écoute.
Il serait temps ou jamais, que R[ome] aussi parlât. Nulle circon-
stance ne saurait être plus favorable. Un acte éclatant de sa part
finirait tout à jamais. Écrivez en ce sens, ci ;vec force. Il n'y a
que le courage qui réussisse. Je ne serai probablement pas atta-
qué; plus faible, je l'eusse été sans aucun doute. Pressez, pres-
sez, on comprendra peut-être.
Je vous prie de dire à M. Voullaire que je serais très heu-
reux de lui être utile. Je voudrais pouvoir trouver ici un
emploi qui lui convînt. 11 est impossible que, de Genève à Paris,
il s'occupe de traductions pour le Mémorial; ce sont des choses
M. Yuarin à Lamennais, — nous ne les avons malheureusement pas toutes, —
portent pour suscription : Pour mon compagnon de voyage en iS24. Il les lui fai-
sait sans doute parvenir par un intermédiaire. <■ Je charge M"" de Bellamare, qui
vous remettra ce billet,... •> écrit-il dans la lettre suivante.
(1) La Religion jfo.nsidérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 171
du moment qui ne sauraient se faire que sur les lieux. Quant
au Droit mosaïque, je n'ai pas ici l'ouvrage de Michaëlis. Il faut
qu'aidé de vos conseils, il juge lui-même de ce qui peut inté-
resser en France.
Adieu, très cher ami ; je vous embrasse tendrement.
Paris, 4 mai 1826.
J'ai reçu à la fois vos deux dernières lettres (l),mon cher et
excellent ami, et j'y aurais répondu plus tôt, comme vous le pensez
bien, si j'avais pu trouver depuis lors un moment de loisir. Il est
triste que vous rencontriez toujours le même obstacle à vos pro-
jets; c'est, au reste, la même chose partout : Omnes qiisenintquœ
sua sunt, non qux J. C. Je goûte peu la modification que vous
paraissez vouloir apporter à vos premières idées. Ce n'est au fond
qu'un changement de personne, et la difficulté ne sera pas
moindre pour l'obtenir. Après tout, vous en êtes beaucoup meil-
leur juge que moi.
Les journaux vous aurontappris l'issue de mon procès (2). J'ai
longtemps pesé les avantages et les inconvéniens d'un appel, par
rapport aux intérêts de l'Eglise. Je me suis enfin décidé à m'en
tenir au premier jugement, dont l'autorité est presque nulle en
jurisprudence, tandis qu'un arrêt de la Cour royale qui aurait
déclaré l'édit de 1682 loi de l'État (et cet arrêt n'était pas dou-
teux), eût entraîné pour la religion des conséquences funestes.
J'ai dû sacrifier, en cette circonstance, tout ce qui était de ma po-
sition personnelle à de plus graves considérations. Au surplus,
j'ai annoncé que je continuerais de défendre les principes éta-
blis dans mou ouvrage, et c'est ce que je ferai. Je n'attends pour
cela que la publication de l'écrit de l'évêque de Chartres (3), qu'on
(1) Nous avons une lettre de M. Vuarin à Lamennais, datée du 27 mars : c'est
probablement la première des deux dont il s'agit ici.
(2) Le procès qui lui avait été intenté pour son livre, la Religion, etc. (Cf. la
lettre de Lamennais àM°"° de Senfft, 24 avril 1826, dans Forgues, Correspondance,
nouvelle édition, 1863, t. I, p. 246-249.)
(3) Clausel de Montais (1769-1857), l'un des quatre frères Clause!. II avait écrit à
Lamennais « qu'il n'avait pu se dispenser de prendre la défense de Frayssinous,
son intime ami et son parent. » Le gouvernement demandait aux évêques fran-
çais de souscrire à la Déclaration de 1682. L'archevêque de Bordeaux avait
répondu : « Laissez-moi mourir dans mon attachement aux vieilles erreurs de
l'Église romaine. » (Cf. la lettre de Lamennais à M. de Senfft, 10 mai 1826,/cJ.,i6zrf.,
p. 249-251.)
172 REVUE DES DEUX MONDES.
imprime en ce moment. Je parlerai aussi de la Déclaration ; et à
propos de cette Déclaration^ il est bon qu'on sache que les adhé-
sions prétendues des autres évêques, ne sont, en grande partie,
rien moins que dès adhésions réelles. J'ai vu les lettres de plu-
sieurs d'entre eux, et il y en a que je signerais sans aucune dif-
ficulté. Je citerai particulièrement celles des évêques de Nancy
et de Versailles. Beaucoup d'autres se taisent complètement sur
les trois derniers articles, et par ce qu'ils disent du premier, on
v^oit clairement qu'ils ne l'entendent pas. Bref, on fait pour eux
ce que Buonaparte fit pour les évoques d'Italie, on abuse de leurs
noms pour tromper le public. Mais tout se saura plus tard. Vous
sentez bien qu'il m'est impossible de songer au voyage de Turin.
Le devoir me retient ici. Je ne puis, en aucune manière, quitter
la France qu'après avoir fait mon livre (1), et il sera bien tard alors
pour passer les Alpes ; d'autant plus que je devrai rester encore
pour répondre de ce que j'aurai dit. L'Eglise doit aller avant
l'amitié. Ecrivez en ce sens à ceux que j'ai à cœur de persuader (2).
J'ai su que M. Larneau, sans me prévenir, vous avait fait
une demande biscornue; excusez cette méprise. Il est averti
maintenant, et il doit vous l'avoir écrit lui-même.
Mon frère, qui est ici pour quelques jours, vous dit mille
choses tendres. Ne viendrez-vous point aussi? En attendant, priez
pour moi comme pour le plus dévoué de vos amis.
Paris, 14 juin 1826.
Je vous écris deux mots en toute hâte, mon cher et respec-
table ami. Il m'est survenu de nouvelles tribulations qui ne me
laissent pas un seul moment libre. Je me trouve dans des embar-
ras extrêmes par suite d'un épouvantable abus de confiance.
J'espère pourtant que le bon Dieu m'aidera et me donnera le
moyen de reprendre mes travaux qui sont assez pressés. Il faut
que je réponde aux trois Clausel, à l'abbé Boyer (3), etc., et puis je
(1) « Je médite un ouvrage assez étendu où les questions que j'ai traitées
reparaîtront sous un jour nouveau; il sera comme une théorie générale de la
société. » (Lamennais à M"* de SenlTt, 21 mai 1826, Id., ibid., p. 251.)
(2) Ceci est probablement une réponse à ces lignes de la lettre citée de
M. Vuarin : « Je n'ai pas écrit à M"e Constance [de Maistre] que vous hésitiez sur
la Préface; toute la famille en aurait été trop chagrinée. »
(3) L'abbé Boyer (1766-1842), prêtre de Saint-Sulpice, oncle de Mgr Affre et
fougueux gallican. L'oncle et le neveu s'attaquèrent à Lamennais, qui ne les
ménagea guère.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNiïIS. 173
m'occuperai de l'ouvrage plus étendu et plus important que je
prépare sur le même sujet.
Il est difficile d'avoir à présent les lettres des évêques; on les
aura plus tard, et tout sera connu. La masse du clergé est excel-
lente, pleine de foi et pleine de chaleur pour toutes les vraies
doctrines. Il est bien à désirer qu'on profite de cette disposition
qui peut n'être pas éternelle. L'évêque de Chartres se plaint qu'on
l'ait forcé de publier sa lettre; elle lui a fait perdre, dit-il, la con-
fiance des prêtres. Il n'a pas trouvé autour de lui une personne
qui voulût seulement écrire sur une bande de papier le nom de
ceux auxquels il a jugé bon d'envoyer cette pauvre lettre; il lui
a fallu employer pour cela des élèves de son petit séminaire.
Ah uno disce omnes. Adieu, cher et digne ami; priez pour moi,
j'ai grand besoin, sous tous les rapports, des secours d'en haut
Tuissiinus in Z'°.
Paris, 13 novembre 1826.
Il y a un temps infini que je ne vous ai écrit, mon cher et
respectable ami ; mes occupations presque sans nombre, et ma
mauvaise santé en sont la cause. En ce moment même je suis
très souffrant. Il me faudrait du repos : où le prendre? Les tra-
casseries et les affaires arrivent de tous côtés. Comment laisser
aller les choses dans des circonstances si critiques? Le devoir
ne le permet pas; quelque peu de chose que je sois, je sers au
moins à encourager, à réunir les vrais soldats de J.-G. et de son
Église. Ils ne sont pas nombreux dans ces temps de lâcheté. Oh!
mon Dieu, en quel siècle vivons-nous! Et encore ce que nous
voyons n'est rien ; nous touchons à de bien plus grands maux, à
la plus terrible persécution, peut-être, que le nom chrétien ait
encore éprouvé. Prions, prions. Je vois le schisme près d'écla-
ter. Presque tout ce qui a du pouvoir le veut. Le ministère ecclé-
siastique y marche à grands pas. On ne se fait pas d'idée de la
rage de ces gens-là contre R[ome] et contre ceux qui lui demeurent
fidèles. Corruption, violence, menaces, impostures, il n'est pas
de moyens qu'ils n'emploient, secondés en cela par quelques
évêques, pour détacher le clergé du Saint-Siège et pour pervertir
l'enseignement. Ce n'est pas tout, ils ont tenté d'obtenir du Pape,
pour les évêques, une permission universelle d'accorder les dis-
nenses matrimoniales : ce qui romprait à peu près le dernier
J74 REVUE DES DEUX MONDES.
lien de communication avec la Chaire apostolique. Voilà où nous
en sommes, et nous n'en resterons pas là. Une partie de la ma-
gistrature, soutenue de tout le parti libéral, d'un grand nombre
de députés et de pairs, et même, au fond, de plusieurs ministres,
veut à toute force une Eglise nationale, semblable à l'Eglise an-
glicane. Qu'avons-nous à opposer à cette vaste conjuration? Une
masse inerte, et quelques hommes dévoués, mais à demi pro-
scrits. Au moins ceux-ci mourront, s'il le faut, et ne regretteront
pas de mourir.
Je désire vivement vous voir et causer avec vous. Mon frère
viendra au mois de février ; tâchez d'être ici à la même époque. Il
est important de s'entendre ; et n'est-ce pas d'ailleurs une conso-
lation de se confier ses douleurs?... Donnez-moi de vos nou-
velles, et croyez que personne ne vous est plus tendrement
dévoué que votre ami
F. M.
1827
Paris, 18 février 1827.
Bien que ce ne soif pas encore votre écriture, mon cher et
respectable ami, c'est du moins votre parole, et ma joie est égale
à l'impatience avec laquelle j'attendais ce signe de convalescence.
De grâce, ménagez avec grand soin vos forces naissantes; con-
servez-vous pour l'Eglise à qui vous devez de nouveaux et im-
portans services. Les jours d'épreuve approchent rapidement.
Prions et veillons. Les soldats de Jésus-Christ auront bientôt de
durs combats à soutenir; tout se prépare en Europe pour une
persécution violente : mais la Religion sortira plus brillante et
plus forte des ruines sous lesquelles l'impiété tentera encore une
fois de l'ensevelir. Les méchans sont aveugles, ils ne savent ce
qu'ils font, et déjà je vois la croix debout et triomphante de l'autre
côté du fleuve de sang qu'il faudra que l'Eglise traverse, car c'est
là sa destinée.
Je n'ai pu causer que quelques instans avec notre ancien
hôte, et j'ai été on ne peut plus content de ce court entretien.
C'est le même cœur, la même piété, le même zèle, la même
droiture d'esprit. Je fonde sur lui de grandes espérances ; au
moins sera-t-on instruit, et c'est beaucoup. Il faut d'abord lui
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. ^75
laisser le temps de regarder autour de lui, de se reconnaître et de
connaître les autres. Le reste viendra successivement. Je désire-
rais bien que vous pussiez faire un voyage ici pendant le carême :
mais je crains que votre santé ne vous le permette pas.
La mienne est toujours très faible; je souffre constamment
et je suis accablé de travail. Gela m'empêchera de faire ce que
vous me demandez. Mais on mettra la lettre de M. Ch. dans le
Mémorial, avec des réflexions convenables. Mon projet est d'allei
après Pâques en Bretagne pour y travailler à un ouvrage, dont
je recueille les matériaux, et que je ne pourrais achever ici. C'est
tout ce que je vois de plus utile pour le moment. Au reste les
circonstances pourront traverser ce dessein.
Mgr Macchi (1) ne doit repartir que dans un mois au plus,
ce qui force son successeur à passer ce temps à l'auberge, chose
gênante et désagréable.
Le Pape a refusé la démission de l'évêque de Strasbourg (2) et
de celui de Verdun. Ils n'avaient pas même pris la peine d'écrire
à Sa Sainteté. Les bureaux ecclésiastiques s'étaient chargés de la
prévenir que le Roi avait pourvu à ces deux sièges vacans par
démission. C'est une manière très simple d'expédier ces sortes
d'afl'aires. Il paraît que M. Tharin n'est pas trop fâché d'une
circonstance qui lui permet de revenir sur sa première détermi-
nation, et qu'il n'est nullement décidé à se démettre de nouveau
et plus canoniquement : de sorte que voilà M. de Trévern dere-
chef en plein air[Z). Pardonnez le jeu de mots.
Je vous recommande la lettre ci-jointe, et vous embrasse
avec toute l'affection et tout le respect que je vous ai voués de-
puis longtemps.
Paris, 5 avril 1827.
J'ai tardé assez longtemps, mon cher et respectable ami, à ré-
pondre à vos lettres du 12 et du 17 mars. N'en accusez que les nom-
breuses occupations qui m'accablent ici, et qui se renouvellent et
se multiplient sans cesse. J'ai su par labbé P... que votre santé
(1) Mgr Macchi (1770-1860) était nonce à Paris depuis 1819 avec le titre d'arche-
vêque m /3ar<i6ws de Nisibe. Au sortir de cette nonciature, en 1826, il fut, suivant
l'usage, nommé cardinal. Il joua un certain rôle dans le conclave oîi fut élu
Pie VIII. Il eut pour successeur Mgr Lambruschini, archevêque de Gênes.
(2) Ms' Tharin (1787-1843), précepteur du duc de Bordeaux. Sa démission
finit par être acceptée de Rome qui agréa, pour le remplacer, M. de Trévern.
^3) Ms' de Trévern (1754-1^42), évêque A'Âire de 1823 à 1827.
M 6 REVUE DES DEUX MONDES.
était un peu meilleure; ménagez-la, au nom du bon Dieu, car
elle est précieuse pour l'Eglise. Vous avez dû trouver quelque
consolation dans une chose que vous a mandée ce bon abbé P..,
et qui me faisait espérer un peu de vous voir à Paris avant mon
départ. Il faut que je renonce à ce plaisir. Je m'en vais en Bre-
tagne avec mon frère, pour travailler à l'ouvrage que j'ai promis^
et qui exige de vastes recherches qui ne sont pas encore termi
nées.
Diverses raisons qu'il serait trop long de vous expliquer ont
retardé jusqu'à présent la publication de l'article que vous dési-
riez. Il paraîtra dans le Mémorial prochain. C'est l'abbé Rohrba-
cher qui le fait; j'espère que vous en serez content.
Je suis toujours extrêmement content de la personne dont
vous m'aviez parlé. C'est la Providence qui l'a choisie dans des
vues d'avenir. Il est impossible d'imaginer un ensemble de qua-
lités plus convenables. Prions pour le succès de son œuvre.
Quant à ïautî^e, il a peine à s'arracher à Paris, d'autant plus
qu'il ne se fait pas une image fort agréable du genre de vie qui
l'attend dans sa province. Il part cependant bientôt, c'est-à-dire,
je crois, dans la semaine de Pâques.
On assure que M. Tharin a enfin donné sa démission de
Strasbourg, attendu que le Roi ne recule pas. Voilà M. de Tre-
vern bien heureux : pour le diocèse qu'il va gouverner, c'est
autre chose. Je n'ai pas besoin de vous rien dire des dernières
nominations. C'est le développement d'un système dont il n'est
que trop facile de prévoir les résultats. Toutefois nous devons
espérer toujours : Deus providebit. Chaque jour les saines doc-
trines font des progrès dans le clergé. Le grand obstacle, ce sont
les Sulpiciens et les Jésuites.
Adieu, mon très cher ami : vous savez avec quel respect et
quelle tendresse je vous suis dévoué.
F. M.
A La Chênaie, le 25 septembre 1827.
Vous ne doutez pas, mon cher et respectable ami, que je ne
vous eusse écrit plutôt, si cela m'avait été possible ; mais il m'a
fallu beaucoup de temps avant de pouvoir soutenir une courte et
légère application. J'ai été si près de la mort, que quelques mi-
nutes encore du même état, c'en était fait : il n'y avait plus ni
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 177
pouls ni respiration. Revenu, contre toute espérance, des der-
nières extrémités de l'agonie, ma convalescence a été ensuite
retardée par une rechute que me causa la mort, à peu près sou-
daine, d'un domestique de confiance, qu'il me fallut confesser en
toute hâte, au milieu de la nuit (1). Enfin, je n'ai plus maintenant
à désirer que des forces pour reprendre mon travail et mettre à
profit le temps, car je ne sais combien Dieu m'en accorde encore,
et nox venit quando nemo potest operari. Vous avez été aussi
bien malade, et je ne l'ai su qu'après votre rétablissement. Je
crains que vous n'ayez pag de vous le soin nécessaire, et cela
me peine beaucoup, car votre santé est bien précieuse à l'Eglise.
Je compte rester ici environ trois ans. J'ai besoin de ce
temps-là pour composer l'ouvrage qui m'occupera en premier
lieu, et pour achever ensuite VEssai. Mon frère qui vient de
passer, ce qui lui arrive rarement, trois jours avec moi, vous
remercie mille fois de votre souvenir, et vous fait les plus tendres
et les plus respectueuses amitiés. Ne m'oubliez pas près des
personnes que j'ai connues à Genève, particulièrement près de
M. le curé de Chênes. Priez pour moi, mon digne ami, et croyez
que personne au monde ne vous est plus tendrement dévoué en
N.-S. que votre ancien hôte
F. DE LA M.
A La Chênaie, le 26 novembre 1827.
Il y a bien, bien longtemps, cher et respectable ami, que je
n'ai eu l'occasion et le loisir de vous écrire. Ce n'est pas que je
n'aie pensé souvent à vous. Mais, dites-moi, ètes-vous maintenant
plus satisfait de votre santé? Ménagez-la soigneusement de
grâce ; elle est précieuse à la religion, et nécessaire à la petite
Eglise que vous conduisez, et aux Eglises environnantes. Je ne
sais plus où en sont vos affaires. Vous donnent-elles un peu plus
de consolation? Je crains que vous ne trouviez encore beaucoup
d'entraves. Le monde va s'afîaiblissant. On tremble partout. Notre
hôte, que vous avez revu depuis à Paris, ne ressemble guère à
ce qu'il était en y arrivant.
Il s'est jeté dans l'ornière de son prédécesseur. Peur à droite,
peur à gauche, peur par devant et peur par derrière; et ces
(1) Sur cette maladie et cette rechute de Lamennais, voir ses deux lettres au
marquis de Coriolis et à Berryer dans Forgues, t. I, p. 346-348.
TOME XXX. — 1905. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
peurs, ce qui est bien triste, sont en partie commandées de plus
haut. Dieu a ses desseins. Je baisse la tête, et je me soumets en
adorant. Mais quelle merveilleuse occasion l'on manque ! Omon
ami, cela déchire le cœur.
On m'a envoyé de Paris quelques articles de M. Voullaire.
Veuillez dire à ce bon jeune homme qu'en général ils sont trop
longs, pour un recueil tel que le Mémoi'ial, qui ne parait qu'une
fois le mois, et dont chaque cahier n'a pas 50 pages. Il faudrait
aussi que les réflexions fussent plus nombreuses et entremêlées
davantage avec les citations ; et puis, autant que possible, que
chaque article offrît une espèce d'unité. C'est plus de travail,
mais il faut cela pour les lecteurs français. Du reste, je pense
qu'on pourra tirer parti de quelques-uns des articles déjà en-
voyés, et j'écris pour qu'on vous fasse savoir les avantages qu'on
peut proposer à M. Voullaire.
Les élections donnent lieu de s'attendre à des changemens
dans la politique. Il paraît difficile que le ministère se soutienne.
Qu'aurons-nous après? Un peu moins de bassesse peut-être, mais
probablement plus de violence. Il faut que la volonté de Dieu
s'accomplisse. Adieu, cher et respectable ami. Je suis bien ten-
drement tout à vous in X'" et M".
F. M.
1828
A la Chênaie, le 25 février 1828.
Vous avez'raison, mon cher et respectable ami, de vous mé-
fier de la délicatesse de messieurs de la poste. Votre billet, quoi-
qu'on me l'ait envoyé de Paris sous enveloppe avec d'autres
lettres, a été ouvert, et toutes les lettres que je reçois sont éga-
lement ouvertes. C'est une habitude de l'ancien ministère, très
religieusement conservée par celui-ci (1). Croiriez- vous que Frays-
sinous a eu l'impudence de faire venir chez lui certaines per-
sonnes pour leur parler de choses secrètes qu'il avait sues
avant elles, par les lettres mêmes qui leur étaient adressées? Le
dévot M. de Vaulquier (2) est le ministre de ces infamies. Je serai
(1) Le Ministère Martignac, qui succédait au Ministère Villèle.
(2) Né en 1780, le marquis Louis du Deschani Vaulquier fut nommé, en 1824,
directeur général des postes, en remplacement du duc de Doudeauville. Il avait eu
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 179
bien aise qu'il trouve ici une expression de ma reconnaissance.
S'il est poli, il m'en accusera réception.
Je compatis à tous vos ennuis, et je les sens comme s'ils
m'étaient propres. Ne vous découragez pourtant pas; regardez Dieu,
et faites son œuvre pour lui seul, car il n'y a rien à attendre des
hommes. — Les Jésuites ont replié leur noviciat sur Fribourg; ils
ne sont plus que 20 à Montrouge, pour se tenir, dit-on, dans les
termes de la loi. L'abbé de Rohan (1) remplace le P. Ronsin (2)
dans la direction de l'assemblée de la rue du Bac. C'est Frays-
sinous et l'archevêque qui ont exigé ces deux choses des Rév.
Pères. C'était bien la peine de sacrifier et honneur et conscience
pour obtenir la protection de Mgr d'Hermopolis. On appelle cela
de l'adresse aujourd'hui, de la prudence, de la politique ; et moi je
dis que c'est une infâme lâcheté, une détestable hypocrisie, qui
attire justement le mépris des hommes et la malédiction de Dieu.
Je travaille, mais moins que je ne voudrais, et qu'il ne le fau-
drait. Ma santé est toujours très faible, je souffre perpétuelle-
ment, et les tracasseries, les chagrins, les contradictions ne me
manquent pas. Voilà deux années qui m'ont bien usé ; je ne puis
pas, dans mon état, me promettre six mois de vie; à chaque
instant, une nouvelle attaque peut m'enlever. Priez Dieu qu'il me
fasse la grâce d'employer pour lui, et pour lui seul, le temps qui
me reste. — Si vous trouvez un libraire qui veuille prendre mes
livres avec un fort rabais, cela me fera plaisir. Je vous autorise
à les donner pour le prix que vous en trouverez.
La peur a gagné, depuis quelques semaines, tous les esprits ;
et comme on est tranquille sans savoir pourquoi, et qu'on a peur
sans savoir pourquoi, on est extrême en tout. Il y aura une cata-
strophe, mais pas tout de suite. Les choses ne sont pas mûres.
On pourra plus sûrement juger à peu près de l'époque après la
session. Les révolutionnaires vont au jour le jour avec l'opinion
qu'ils corrompent graduellement, sans aucun plan arrêté, et sans
chef de reconnu. Leur succès en sera plus lent, mais plus assuré
parce qu'il ne dépendra pas d'un homme.
Adieu, cher et respectable ami, je vous embrasse tendrement.
déjà la direction des douanes, qu'il reprit en 1829, lorqu'il dut quitter les postes, à
la suite d'une enquête sur le fameux cabinet noir que l'on accusait de violer outra
geusement le secret des correspondances.
(1) L'abbé de Rohan-Chabot (1788-1833) devint archevéaue d'Auch, puis de
Besançon, et cardinal.
(2) Alors provincial des Jésuites de France,
180 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris, le 20 juillet 1828. '
Il me tarde beaucoup, mon clier et respectable ami, d'ap-
prendre que vous êtes entièrement rétabli; cependant je n'ose
espérer que vos forces reviennent aussi vite que je le désirerais.
Vous aurez besoin longtemps encore des plus grands ménage-
, mens, et je vous conjure, au nom de l'Eglise, de vous en faire
un devoir rigoureux de conscience.
On continue de s'occuper ici très activement des Ordon-
nances (1), et, bien qu'il existe à ce sujet de la division dans
l'épiscopat, cependant le plus grand nombre paraît disposé à la
résistance. A la tête des faibles, sont les deux archevêcjues de
Bordeaux et d'Albi; viennent ensuite le duc de Rohan, le cardinal
Isoard (2), les évêques de Ghâlons, d'Amiens, de Périgueux, et
quelques autres ejusdem farinœ. L'homme aux petits poulets (3)
paraît jouer un rôle double. Quant à Feu trier, on dit que l'or-
gueil et le dépit l'affermissent de plus en plus dans ses mauvaises
voies. Si Dieu ne le touche miraculeusement, ce pauvre misé-
rable ira jusqu'où l'on peut aller. On ne voit autour de lui
que des Jacobins et des prêtres perdus. Il disait dernièrement
qu'il ne regrettait qu'une chose. Devinez quoi? De n'avoir pas
été sur son lit de mort, quand il a signé l'ordonnance, attendu
qu'elle a sauvé la religion. L'abbé Fayet écrit, dit-on, pour jus-
tifier les deux actes du ministère qui marquent le commence-
ment de la persécution. Gela serait bien digne de lui. Du reste,
nous avançons chaque jour vers la catastrophe inévitable. Dans
cette terrible crise, je crains pour le trône, mais je suis tran-
quille sur le sort de la foi.
Je vous en prie de dire à M. V[oullaire] que je n'ai pas sous les
yeux l'ouvrage de Michaëlis, mais que l'ordre à établir entre les
différentes parties étant toujours un peu arbitraire, il peut sans
inconvénient choisir la distribution qui lui paraîtra la meilleure.
(1) Les deux ordonnances du 16 juin dont parle ici Lamennais avaient pour
objet, la première d'interdire aux Jésuites l'enseignement secondaire, la seconde
de limiter le nombre des petits séminaires , dont les directeurs devaient être
agréés par le gouvernement. La plupart des évêques, et, à leur tête, Mgr de
Quélen, archevêque de Paris, et le cardinal de Clermont-Tonnerre, archevêque de
Toulouse, doyen de l'épiscopat français, signèrent une Déclaration par laquelle ils
revendiquaient la liberté civile et religieuse, inscrite dans la Charte, contre ces
ordonnances malencontreuses.
(2) Le cardinal Isoard (1766-1839) était archevêque d'Auch.
(3) Ce terme, dont le sens nous échanoe. semble désigner Frayssinons.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 181
S'il veut envoyer tout ou partie de sa traduction à M. Waille,
rue des Beaux-Arts, n° 5, celui-ci sera prévenu qu'il s'agit d'en
traiter avec un libraire, je suis sûr de son zèle, et, dans tous les
cas, il ne terminera rien sans en avoir auparavant écrit soit à
vous, soit à M. V[oullaire], à qui je vous prie de dire mille choses
affectueuses de ma part.
Je pars le 25 pour la Bretagne. J'ai besoin de repos pour ma
santé, et de loisir pour mes travaux. Adieu, mon cher et respec-
table ami. Je vous suis, et à jamais, dévoué de tout cœur in X'° Jesu.
J'ai été plus content cette fois de notre hôte de Gênes.
Si M. Besson voulait destiner quelque aumône à l'œuvre dont
je vous ai parlé, il m'obligerait de la faire remettre à M. Waille,
qui me la fera passer.
1829
A la Chênaie, le 12 mars 1829.
Mille et mille remerciemens de votre souvenir, mon cher et
respectable ami. Il ya longtemps que je désirais recevoir de vos
nouvelles, afin d'être rassuré sur votre santé : malheureusement
vous ne m'en parlez pas. Ne soyez point surpris si je ne vous ai
pas répondu plus tôt ; je n'ai reçu votre lettre qu'aujourd'hui,
bien qu'elle soit datée du 30 janvier (1). Je vous remercie beau-
coup des exemplaires que vous avez réussi à placer : tout prix
sera bon pour en finir. Vous pouvez acquitter soixante-deux
messes à mon intention.
Vu la date de votre lettre, vous savez aujourd'hui que la
plupart des adhésions aux ordonnances sont de pures impos-
tures. En aucun temps, on n'a menti avec autant d'impudence.
L'évêque de Rennes écrivait à Feutrier qu'il persistait à déclarer
que les ordonnances étaient tyranniques et sacrilèges. Là-dessus
Feutrier lui répond qu'il prend cela pour une adhésion, et qu'il
agira en conséquence, s'il ne reçoit en trois jours un désaveu.
Ab uno disce omnea.
Vous avez dû recevoir par la poste un exemplaire de mon
livre (2). Au milieu du bruit qu'il a fait, beaucoup d'esprits
(1) Nous avons cette lettre du 30 janvier. M. Vuarin avait vendu au prix de
62 francs un certain nombre d'exemplaires du 3» et du 4° volume de VEssai.
^2) Des Pi^ogrès de la Révolution et de la guerre contre l'Église.
482 REVUE DES DEUX MONDES.
s'éclairent. Chateaubriand (1) est, dit-on, chargé de solliciter à
Rome une improbation. Celle de l'archevêque de Paris a déjà
paru, mais elle a été presque universellement blâmée. Je ne
laisserai pas de répondre. Tout cela est d'une grande fatigue,
car j'ai bien d'autres occupations, et mes forces s'épuisent tous
les jours. Ménagez les vôtres, mon cher ami; elles sont bien
précieuses à l'Eglise. Hélas ! les paroles si bonnes que le pauvre
Pape vous a écrites me rappellent bien douloureusement la
perte que nous avons faite (2). Qui lui donnera-t-on pour suc-
cesseur? Quand la nomination sera faite, veuillez me dire ce que
vous apprendrez du caractère de l'élu. Que de bien il pourra
faire, si Dieu lui donne lumière et force!
L'abbé Gerbet vous offre ses hommages. Il m'a dit que
l'article sur V Éclair eur du Jura paraîtrait dans la livraison de
février. Il va profiter de quelques jours de loisir pour examiner les
articles de M. V[oullaire]. Il en a même déjà parcouru un qui lui
a paru bon (3). Nul doute que l'auteur ne reçoive un dédom-
magement pour son travail.
Adieu, mon très cher ami, je suis tout à vous en J.-C. du
fond de mon cœur.
A la Chênaie, le 1" avril 1829 (4).
Vous avez vu, mon cher et respectable ami, combien votre
première lettre avait été retardée. C'est ce qui m'a empêché de
vous écrire plus tôt. Je vous réitère mes remerciemens pour les
livres que vous avez eu la bonté de placer. Quelques jours après
vous avoir écrit, j'ai appris de mon frère que quelques-unes des
messes que vous voulez bien faire acquitter, avaient été rétri-
buées un peu au-dessus du taux ordinaire. La différence est
d'environ 9 francs. J'ai cru entrer dans vos intentions en appli-
quant cette petite somme à une bonne œuvre. L'abbé Gerbet, qui
est absent pour quelques jours, a déjà renvoyé à Paris un des
(1) II était ambassadeur à Rome depuis l'année précédente.
(2) Léon XII était mort le 10 février. Dans sa lettre du 30 janvier, M. Vuarin,
écrivait : « Je n'ai que la consolation qui sort de la chaire de saint Pierre. Dans
un dernier bref du 16 juin dernier, le Pape me dit encore : « Rortantes aulem in
Domino ut pergas alacri animo et erecto certare bonum certamen fidei. »
(3) L'abbé Gerbet a joint quelques lignes à la lettre de Lamennais.
(4) Cette lettre est une réponse à une seconde lettre de M. Vuarin, en date du
n mars, et que nous avons. M. Vuarin n'avait pas encore reçu la précédente lettre
de Lamennais : de là des redites sous la plume des deux correspondans.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 183
articles de M. V[oullaire] pour qu'on l'insère dans ie Me monat. Il
a emporté les autres avec lui pour les corriger. Il doit vous écrire
à ce sujet. Le travail de M. V[oullaire] lui sera payé comme celui
des autres rédacteurs du Mémorial. Je crois qu'il serait utile de
traduire la Vie de Grégoire VII {i). J'ai entendu parler de cette
Vie comme d'un ouvrage remarquable. Il est vraisemblable cepen-
dant qu'il faudrait y joindre des notes. J'engage M. V[oullaire] à
soigner sa traduction. Nous tâcherons de trouver un libraire qui
lui fera des conditions avantageuses.
Vous avez dû recevoir une première lettre de M. l'archevêque
de Paris. La deuxième ne tardera pas à paraître. Je réponds
dans celle-ci à l'archevêque de Tours, à l'évêque de Cambrai et
à M. de Frénilly (2). L'abbé Affre, neveu de l'abbé Boyer, fait
imprimer une défense du gallicanisme, qu'il avait écrite, il y a
trois ans, à l'époque de mon procès (3). La coterie a pressé
l'évêque de Chartres de reprendre la plume. Il a répondu qu'il
ne se souciait pas d'être le don Quichotte du gallicanisme.
On m'écrit de Paris : « Déjà beaucoup de personnes qui
avaient commencé par dire pis que pendre de votre dernier
ouvrage, reviennent sur leurs pas, et avouent que vous pourriez
bien avoir raison. »
Je crois qu'avant deux ou trois ans, le premier article n'inspi-
rera plus, comme les trois autres, que mépris et horreur à tout ce
qui est catholique. C'est un pas immense fait vers le bien.
Je n'ai aucune nouvelle de R[ome]. Mand'^z-moi, je vous prie,
ce que vous pouvez apprendre de là (4).
Je vous réitère, mon cher et respectable ami, l'assurance de
mon tendre et inviolable attachement.
F. M.
A la Chênaie, le 27 juillet 1829.
Je viens, mon cher et respectable ami, de recevoir une lettre
de M. Peillex, curé de Cornier, qui me prie de contribuer à la
(1) M. Voullaire faisait interroger Lamennais sur « l'idée de publier la traduc-
tion d'une Histoire de Grégoire VII, faite dans un bon esprit, par un professeur
luthérien. » Il s'agit d'un ouvrage de J. Voigt qui datait de 1815, et qui fut tra-
duit en français par l'abbé Jâger en 1854.
(2) M. de Frénilly, pair de France, avait collaboré au Conservateur avec Lamen-
nais et M. de Coriolis, son parent, et l'un des amis et correspondans de Lamennais.
(3) Il s'agit de l'Essai sur la suprématie temporelle des Papes.
(4) « Quel terrible événement, lui écrivait M. Vuarin, que celui de la mort de
Léon XU l C'est une nouvelle profondeur qui s'entr'ouvre dans les desseins de Dieu.
J84 REVUE DES DEUX MONDES.
construction de son église. Je désirerais de tout mon cœur parti-
ciper à cette bonne œuvre; mais vous savez quelle est ma position
pécuniaire. Tout ce que j'avais, on me l'a volé. Il ne me reste que
des dettes. Et puis aussi j'ai à pourvoir péniblement à une œuvre
pieuse, à laquelle je me dois avant tout. Veuillez faire entendre
ces raisons à M. le curé de Cornier, qui me paraît im prêtre
fort respectable et que j'ai un grand regret de ne pouvoir aider.
Ma santé devient de plus en plus mauvaise. Je suis à peu près
mcapable de tout travail, et accablé de mille pensées tristes. Il
y a comme un esprit de vertige universel qui me fait trembler
pour Tavenir. On ne craint rien tant que la vérité, et je ne parle
que des bons, ou de ceux qui croient l'être. Pourvu qu'on ait un
jour devant soi, on n'en demande pas davantage ; et malheur à
qui parle du lendemain ! Au milieu des combats de [doctrine les
plus vifs que jamais le monde ait vus, et sur ce que la religion
a de plus fondamental, pas un mot de l'autorité pour guider les
esprits et pour les fixer. Cette voix, qui n'a pas défailli pendant
dix-huit siècles, se tait, et toutes les erreurs, enhardies par son
silence, élèvent la leur avec une confiance et un orgueil nouveau.
Enfin Dieu a ses desseins. Il faut baisser la tête, et adorer.
Ménagez votre santé, qui est si précieuse, si nécessaire, et
sou venez- vous, dans vos prières, de celui qui vous est, mon cher
et respectable ami, si tendrement dévoué.
A la Chênaie, le 12 septembre 1829.
Je reçois, à l'instant, mon bien cher ami, votre petit billet
du 6 août. Toute ma pauvre âme s'émeut de joie à la seule
pensée de vous revoir, et de passer un peu de temps avec vous.
Mais hélas! il est impossible. Vous savez ce qui me retient ici;
ma présence est indispensable, et d'autant plus que Dieu bénit
cette intention de bien. Plus tard, il faudra que nous tâchions
de nous trouver à Paris. Je ne manquerai pas de vous prévenir
quand il me sera possible d'y aller. Si, d'ici là, vous trouviez
une occasion sûre de me communiquer quelques renseignemens,
vous savez combien cela me ferait de plaisir, et combien cela me
serait utile. Voici l'extrait d'une lettre de la comtesse Ric[coni]
au comte de S[enfft] :
Spiacemi sentir il nostro amico si abbatuto di forze : si faccia coraggio;
il S° Padre loama e dice ch'è il maggior difensore della Religionc: ma dice
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 185
che gli rincresce che si esponga troppo, perche lo ama. Mi ha imposto di
mandargli la sua benedizione, ed Ella farà il favore di scriverglielo, etc. (1).
La persécution religieuse va, je crois, dormir quelque temps
en France, mais pour reprendre après plus violemment. Il n'y a
,rien de solide à attendre de ce ministère, pas plus que des
autres. Changement de noms, et voilà tout.
Parlez-moi donc de votre santé. J'aimerais tant à savoir
,que vous êtes mieux, et que vos forces sont redevenues un peu
plus proportionnées à votre zèle!
Les miennes ont bien diminué. Sous ce rapport au moins j'ai
vieilli de vingt ans. Que le bon Dieu soit béni de cela comme de
toutes choses. Tout à vous, cher ami, du plus profond de mon
cœur.
[Lyon], le 10 décembre 1829.
Je vous remercie, mon bien cher ami, de l'avis que vous me
donnez, et qui me servira de règle. Les choses vont extrêmement
mal. Nous touchons à une crise politique, et en ce qui tient à
la religion, le parti anti-romain, qui n'ose plus combattre publi-
quement, s'est' organisé en secret, et travaille avec ardeur à
corrompre l'enseignement dans les séminaires, le clergé tout
entier dans les retraites ecclésiastiques, et les fidèles par la
direction. Les agens les plus actifs et les plus dangereux de cette
vraie conspiration sont les Sulpiciens et les Jésuites ; et, chose à
peine croyable, le Nonce (2) même par ses propos, par la cha-
leur avec laquelle il attaque les seuls défenseurs du Saint-Siège,
est unjdes hommes qui contribuent le plus à maintenir le galli-
canisme en France. Dieu sait ce qui résultera d'un si inconce-
vable aveuglement.
Je lirai avec grand plaisir votre éloge historique, quoiqu'il
doive renouveler la douleur chaque jour plus vive que j'éprouve
de la perte immense que l'Eglise a faite (3).
J'ai parlé à l'abbé G[erbet] de l'indemnité due à M. Voullaire.
(1) « Je regrette d'apprendre que notre ami soit si abattu. Qu'il prenne courage 1
Le Saint-Père l'aime, et dit qu'il est le plus grand défenseur de la religion ; mais
son affection même fait qu'il regrette de le voir trop_ s'exposer. Il m'a chargé de
lui envoyer sa bénédiction. »
(2) Mgr Lambruschini.
(3) 11 s'agit sans doute de l'éloge funèbre de Léon XII lu par M. Vuarin dans
son église à Toccasion du service qu'il fit célébrer après la mort du défunt Pape.
Il projetait une Vie de Léon XII qu'il n'eut pas le temps d'achever.
18G REVUE DES DEUX MONDES.
Il a été bien entendu que ses articles lui seraient payés sur le
pied de 5 francs la page. 11 peut en faire le compte lui-même, et
le Mémorial en acquittera le montant à la personne que vous
désignerez à Paris.
Vous pouvez acquitter vingt-cinq messes à mon intention.
L'œuvre dont je vous parlai à Lyon, et qui se développe peu
à peu, exige ma présence ici; de sorte que je ne puis songer en
ce moment à aucun voyage. Je serais pourtant bien heureux
de vous voir. Priez pour moi, mon excellent ami, et veuillez
offrir mes respects à M. Bétemps. Tout à vous, de tout mon
cœur, et à jamais.
1830
A la Chênaie, le 3 mars 1830.
J'ai reçu, mon excellent ami, votre petite lettre du 20 février,
et j'ai pris note des trente-quatre messes que vous vous chargez de
faire acquitter. Mille remerciemens pour les exemplaires vendus.
Puisque votre éloge historique sera enrichi de nouveaux
documens, je me console du retard qu'éprouve sa publication.
Quant à moi, je me borne à rassembler des matériaux d'un autre
genre, sans bien savoir encore l'usage que j'en ferai. Le moment
de parler de nouveau ne me paraît pas encore venu. Il n'y a rien
d'assez déterminé dans la situation actuelle des choses. Et puis
je vous avoue que je suis las de me mettre en avant et de souffrir
persécution pour des gens qui, non seulement vous abandonnent,
mais qui se joignent aux persécuteurs. On ne saurait défendre
ceux qui ne se défendent pas eux-mêmes, et qui semblent ne
vouloir pas être défendus. Jamais plus heureuse occasion ne
s'était offerte d'abattre l'erreur et de ramener l'Europe catho-
lique à une parfaite unité. Qu'a-t-on fait? On a connivé à toutes
les faiblesses, on a ménagé tous les préjugés, de sorte qu'aujour-
d'hui c'est au nom de Rome qu'on enseigne les doctrines que
Rome a réprouvées, et qu'on interdit les prêtres dociles à ses
enseignemens, comme cela se fait en ce moment dans le diocèse
de Saint-Brieuc. Voilà où nous en sommes. Mais il y a plus. Les
nonces mêmes du Saint-Siège se font les fauteurs du gallica-
nisme. Ostini ayant passé quelque temps à Marseille, où il était
venu s'embarquer pour le Brésil, a mis à profit son séjour dans
cette ville dont l'évêque est excellent, pour corrompre de son
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 187
mieux l'esprit du clergé. Tout ce que la calomnie a de plus
infâme, tout ce que la rage a de plus furieux, voilà ce qui n'a
cessé de sortir de sa bouche contre moi. « Il n'y a pas à Rome
plus de trois ou quatre personnes qui partagent mes sentimens.
On y censurerait quiconque soutiendrait que le pouvoir civil est
subordonné à la puissance spirituelle. C'est un schisme que je
travaille à faire. Il est faux que Léon XII ait eu des bontés pour
moi. Il aurait condamné mes ouvrages, n'eût été la crainte que
je ne me fusse pas soumis à la condamnation. Pie VIII ne m'est
pas moins opposé ; et enfin si lui, Ostini, était nonce en France,
il m'interdirait sur-le-champ. » Ces propos se sont répandus dans
les diocèses environnans, et presque tout le monde y ajoute foi,
me mande-t-on, attendu la qualité de celui qui les a tenus. J'ai
averti Rome et de cela, et de plusieurs autres choses. J'ai dit,
et grâce à Dieu avec vérité, que peu m'importait personnelle-
ment qu'on me traitât de la sorte pour avoir défendu le Saint-
Siège ; mais que si on laissait aller les choses comme elles vont,
il fallait s'attendre à voir bientôt renaître en France un gallica-
nisme bien plus dangereux que le premier. Que produira cet
avertissement? Hélas ! vous le savez aussi bien que moi, et peut-
être mieux. Mon âme se brise, quand je songe à l'avenir, à ce
qu'il aurait pu et pourrait être encore, et à ce qu'on en fera très
probablement. Que Dieu ait pitié de nous ! Je n'espère qu'en lui.
Priez, mon cher ami, pour moi et pour mon œuvre, qui se déve-
loppe peu à peu au milieu d'obstacles sans nombre. Si vous ren-
contriez en Savoie quelques bons sujets, ayant vocation à l'état
religieux, du zèle et de la capacité, souvenez-vous de nous. Le
papier me manque. Je vous embrasse de tout mon cœur in
X'^etW^ii),
(1) On voit monter et croître, pour ainsi dire, de lettre en lettre, l'exaltation d»
.Lamennais. C'est peu après que fut fondé l'Avenir, dont le premier numéro parut
le 15 octobre. « Je lis l'Avenir avec intérêt, lui écrivait M. Vuarin le 19 no-
vembre 1830 ; et je crois que l'Europe entière a besoin d'entendre, sous le double
rapport politique et religieux, les vérités que vous y proclamez. A votre place
cependant, j'éviterais de froisser les regrets et les vœux qu'un grand nombre
d'âmes droites et zélées donnent à ce qui est tombé. Toutes n'ont pas la capacité
de saisir l'ensemble de vos vues, ni la force de s'élever à la hauteur qu'elles
exigent pour être comprises et exécutées. Assurément, sous le précédent ordre de
choses, il y avait partout et en grand nombre sepulcra dealbata et ossa arida, quae
spiritum non habebant ; ina.is il y a de l'inconvénient à trop découvrir et remuer
cette boue et ces cadavres qui en plusieurs lieux étaient inaperçus. » Lamennais
n'entendit pas, ou plutôt ne sut pas suivre ce discret et sage conseil.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
1831
Paris, 5 février 183
C'est un malade qui vous écrit, mon cher et respectable ami,
et un malade si faible et si souffrant, qu'à peine a-t-il l'usage de
sa pauvre tête. Pour le cœur il est tout à vous, et ce cœur vous
remercie des observations qui étaient jointes à votre lettre. Une
heure de conversation suffirait, je crois, pour vous expliquer ce
qui serait trop long à vous expliquer dans une lettre. D'ailleurs
tout s'éclaircit et se développe avec le temps. On revient de
toutes parts à nous. Les associations catholiques se forment. Je
vous recommande VAge?ice générale (i) qui est aujourd'hui
l'œuvre la plus importante. Patience et courage, nous arriverons.
Le 31 janvier a été un jour de triomphe pour la cause catho-
lique (2). L'effet est immense. Oh ! si l'on savait voir et vouloir!
Pour moi, je sais vous aimer et vous respecter, et cela m'est
doux, et ce bien-là, j'en jouirai tant que le bon Dieu me laissera
sur cette triste terre. Les gallicans sont plus furieux que jamais.
Leur rage (car c'est de la rage) n'a plus de bornes.
Paris, 3 septembre 1831.
Vous trouverez ci-joint, mon cher et respectable ami, deux
paquets que je vous prie de faire parvenir le plus tôt possible à
leur destination, après avoir pris connaissance de l'un et de
l'autre (3). J'ai de la peine à croire ces horreurs possibles, et ce-
pendant comment en douter? Des prêtres ont bien pu fabriquer
des lettres infâmes et les faire circuler dans toute la France sous
(1) i: Agence générale pour la défense de la liberté religieuse avait été fondée
par Lamennais. (Cf. Blaize, t. II, p. 83).
(2) Le 31 janvier 1831, Lamennais, Lacordaire et Waille avaient été traduits
devant la Cour d'assises pour provocation à la désobéissance aux lois et au mépris
du gouvernement, Lacordaire, en publiant dans l'Avenir le 25 novembre 1830 un
article intitulé Aux évêques de France, et Lamennais, le lendemain, un autre inti-
tulé Oppression des catholiques. Waille était gérant responsable. Ils furent tous
trois acquittés. (Cf. Forgues, t II, p. 186.)
(3) A cette lettre en étaient jointes deux autres : l'une; de l'abbé Michel Frézier,
prêtre de Savoie, à l'adresse de l'abbé Gerbet, lui rapportant les propos, à tout le
moins imprudens etprématurés, que l'ancien nonce à Paris, Mgr Lambruschini, et
un autre prêtre, l'abbé Letourneur, futur évêque de Verdun, avaient tenus sur le
compte de Lamennais; et une autre, de Lamennais lui-même à Mgr Lambrus-
chini, pour se justifier : cette dernière lettre a été publiée déjà par Forgues (t. II,
p. 223-225). M. Vuarin jugea bon de ne pas l'envoyer à destination; et Lamennais,
comme on le verra par la lettre suivante, l'en a finalement approuvé.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 189
mon nom. Il est vrai que je les ai forcés à se rétracter publi-
quement.
Croiriez-vous qu'on ait refusé, dans les termes les plus rudes,
à la nonciature, de faire passer à Rome une lettre écrite au
Pape par le clergé de Beauvais pour supplier le Saint-Père de ne
pas livrer ce malheureux diocèse à une espèce de demi-schisma-
tique (1), sans parler du reste ? Celui qu'on vient de nommer
évêque de Dijon (2) est pire encore. On ne lui reproche guère que
sa foi et ses mœurs. Le peuple d'Aix, où il est vicaire général,
dit hautement : « Il ne sera pas sacré, car il est exécrable. »
Voilà où en est notre pauvre France, et personne ne prend pitié
d'elle. Oh ! qu'on ne se flatte pas que je cesse de combattre, tant
qu'il me restera un souffle de vie.
Je vous embrasse mon cher et respectable ami, bien tendrement.
Paris, 18 novembre 1831.
Je reçois, mon cher et respectable ami, votre lettre du 9 de
ce mois. Je savais déjà, par une lettre que m'a écrite M. Frézier,
que vous aviez éprouvé une grave maladie, mais que, grâce à
Dieu, vous étiez en convalescence. Puissiez-vous retrouver bien-
tôt et conserver longtemps toutes vos forces, dont vous faites
un si digne usage ! Je vous remercie du parti que vous avez pris
par rapport à ma lettre à Mgr Lambruschini. Je reconnais que
c'est le mieux, bien que ma lettre ne contienne pas un mot qui
ne soit de la plus exacte vérité. Mais la vérité est précisément
ce qui choque le plus au monde.
Vous aurez vu dans l'Avenir (3) aussi la résolution que nous
avons prise. Je partirai le 21 avec Lacordaire, et Montalembert
nous rejoindra à Nice. Je m'attends à ce que ce voyage soit long,
mais j'aurai de la patience. Les événemens seront la meilleure
et la plus forte justification de notre conduite : c'est ce qui m'est
arrivé toujours. En France, on n'a des yeux que derrière la tête.
Quant aux doctrines, j'ai cru et je crois encore n'avoir soutenu
que celles du Saiiit-Siège. Si je me suis trompé, il me le dira et
je crierai sur les toits sa sentence. Nous nous tairons en atten-
(1) Il s'agit de l'abbé Guillon, professeur à la Sorbonne.
(2) L'abbé Rey dont il a été question précédemment.
(3) Pèlerins de Dieu et de la liberté, Lamennais se rendait à Rome avec ses deux
principaux collaborateurs. C'est ce qu'il appelait « consulter le Seigneur à Silo. »
(Dernier numéro de l'Avenir, 15 novembre 1831.1
190
REVUE DES DEUX MONDES.
dant et je ne connais pas encore la voix qui remplacera la
nôtre pour défendre la religion qui ne fut jamais plus audacieu-
sement attaquée. Mais qui se soucie d'elle ? Le mot de saint Paul
semble avoir été dit pour les hommes de ce temps : Omnes quœ-
runt quee sua suntj non quœ Jesu Christi.
^^ Je vous remercie des brochures que vous m'avez envoyées.
Malheureusement il n'y a plus moyen d'en parler. Veuillez
remercier pour moi M""^ P... de son souvenir et lui présenter
mes tendres et respectueux hommages. On m'avait assuré qu'elle
était à Rome, ce dont je m'étais beaucoup réjoui par égoïsme.
Je vous réitère, mon cher et respectable ami, l'assurance de
ma vieille et inaltérable affection.
1832
Rome, le 10 avril 1832.
Je tâcherai, mon cher ami, de voir demain M™^ Kinielow, et
je la verrai avec le regret de ne pouvoir cultiver une connais-
sance aussi agréable, devant partir dans la semaine pour Fras-
cati, où je vais chercher un peu de santé et un peu de loisir
pour travailler, s'il m'est possible. J'ai toujours été souffrant
depuis mon arrivée à Rome, dont l'air et le climat variable, plus
dur en somme que le nôtre, ne me convient pas.
La collection que vous me demandez n'existe point, comme
je m'en suis assuré aussitôt après avoir reçu votre lettre. On a
seulement fait imprimer un petit nombre de discours, qui sont
bien, parmi les choses insignifiantes, ce qu'il y a de plus insi-
gnifiant. Si néanmoins vous le désirez, je les ferai chercher et
vous les enverrai. Mais ce serait, je le répète, une dépense tout
à fait perdue.
Quant à nos affaires ici, les difficultés que nous y avons ren-
contrées, ont eu pour origine les intrigues des Jésuites et des
réfugiés français. Puis sont venues les puissances avec leurs
notes diplomatiques et l'influence prédominante de leurs am-
bassadeurs. Tous nos adversaires, sans distinction, voulaient deux
choses : que nous n'eussions pas d'audience du Pape, et que nos
doctrines ne fussent point examinées. Le Pape nous a reçus et
très bien reçus, et l'on examine nos doctrines. Ainsi, sous ce
rapport, notre triomphe a été complet. Pour ce qui est mainte-
nant du jugement que nous sollicitons, le résultat en soi n'en
UNE CORRESPONÔANCE INEDITE Di. LAMENNAIS. 191
paraît pas douteux : il n'y a qu'une voix là-dessus dans Rome.
Le premier de ses théologiens, le P. Olivieri, commissaire du
Saint-Office, s'est prononcé hautement, ainsi que plusieurs
autres, en notre faveur : « Vous n'avez, nous disait-il, contre
vous que la peur. » Mais la peur, c'est beaucoup, car elle règne
ici en souveraine : ainsi la décision peut se faire attendre long-
temps. Le Pape est un homme pieux, conduit par des hommes
qui ne le sont guère, et que préoccupent uniquement les intérêts
temporels, qu'ils n'entendent même pas. Ils fondent toutes leurs
espérances sur les baïonnettes des puissances ennemies de
l'Eglise, et en conséquence l'Église leur est sacrifiée sans hési-
tation. Les gens de bien gémissent et s'indignent. Ils prévoient
de grands châtimens, des catastrophes prochaines, desquelles
Dieu fera sortir le remède des maux extrêmes qu'ils déplorent, et
qui désormais ne peuvent être guéris que par l'intervention
immédiate de Dieu. // n'y a plus de papauté {i); il faut qu'elle
renaisse ou l'Eglise et le monde périraient. Voilà l'état des
choses.
J'attends, pour retourner en France, le moment où la Pro-
vidence nous enverra une force quelconque, avec laquelle nous
puissions lutter contre les obstacles que nous oppose un épisco-
pat politiquement gallican, appuyé par les Jésuites qui, se mo-
quant de tout, se sont faits carlistes et absolutistes par d'autres
vues et d'autres intérêts. Omnes quœrunt quae sua sunt, non quse
Jesu Christi. Mais, comme la terre a été donnée à J.-C, et non
(1) C'est Lamennais lui-même qui souligne, comme si le mot n'exprimait pas
assez éloquemment son état d'esprit. — M. Vuarin était du reste fort exactement
renseigné sur les faits et gestes de son ami, car on trouve parmi ses papiers deux
fragmens de lettres qui n'étaient pas faites pour calmer ses inquiétudes. L'une est
datée de Gênes, 31 décembre 1831 : « J'ai vu, y lit-on, j'ai vu l'abbé de Lamennais
à son passage ; il nous a donné une soirée, et trois heures durant, nous l'avons
entendu colérer, extravaguer, déraisonner. Quantum mulatus ab illo ! Son hérésie
politique pourrait bien le jeter dans l'hérésie religieuse; il va à Rome pour con-
vertir le Pape, et si le Souverain Pontife a l'impertinence de lui rire au nez,
M. l'abbé pourrait bien lui retirer le brevet d'infaillibilité, qui, je le crains, n'a été
concédé au Saint-Siège qu'à la charge par lui de reconnaître l'infaillibilité de
M. l'abbé de Lamennais et de son école. » Dans une autre lettre « écrite par une
personne grave », et datée de Rome, 3 janvier 1832, on lit : « Une semaine tout
entière s'est déjà écoulée depuis que l'abbé de Lamennais est arrivé à Rome pour
des motifs qui vous sont assez connus; néanmoins, il n'a pas encore fait la
.moindre démarche pour être admis à l'audience de Sa Sainteté. Il est venu pour
demander au Saint-Père si c'est un délit que de combattre pour la justice, pour la
vérité, pour Dieu... Les âmes des bons sont vraiment affligées et craignent l'issue
d'une affaire aussi délicate et aussi difficile. »
192 REVUE DES DEUX MONDES.
aux Jésuites et aux prélats français, c'est lui, quoi que fassent
les autres, qui triomphera définitivement.
Je vous écris de S. André délia Valle, oi!i m'a reçu le bon
P. Ventura (1). Celui-là est vraiment un homme de Dieu. Prie?
pour moi, mon cher et respectable ami, et croyez que partout où
la Providence me conduira, il y aura quelqu'un qui vous est
tendrement dévoué.
1883
La Chênaie, le 8 mai 1833.
Je romps, mon cher ami, un silence déjà bien long, pour
vous recommander un jeune homme nommé Charles Audley qui
ne tardera pas à se rendre à Genève, comme professeur d'anglais
dans je ne sais quelle maison. Il aura l'honneur de vous voir en
arrivant, c'est-à-dire vers la fin de ce mois, et il m'a prié lui-
même de vous parler de lui, afin d'être déjà connu de vous quand
il se présentera. Il a de l'esprit, du mérite, et, ce qui vaut
mieux, de la religion. Né Anglais et protestant, il s'est fait catho-
lique à Paris, étant encore très jeune (2).
En fait de nouvelles, je ne puis probablement rien vous
mander que vous ne sachiez. Cependant il serait possible que
vous ignorassiez qu'une congrégation de cardinaux assemblée
ad hoc par le Pape, a décidé unanimement, le 28 février dernier,
qu'il n'y avait pas lieu de s'occuper de la censure envoyée à
Rome par une cinquantaine d'évêques français (3).
Reviendra-t-on sur cette aff'aire, pour laquelle les Jésuites et
la diplomatie et tous les intrigans de Rome et de France s'étaient
mis en mouvement, c'est ce que je ne sais pas, et dont je ne
me soucie guère, à présent que j'ai vu de près ce que c'est que
Rome, et quels sont les ressorts qui la remuent. Le bon P. Ven-
tura vient d'être lui-même victime des intrigues infernales de
l'infâme canaille qui domine dans cette malheureuse ville, et de
(1) Le P. Ventura (1792-1861), de l'ordre des Théatins, était alors un partisan
dévoué et un ami de Lamennais : il dut se séparer de lui plus tard. Léon XII,
Pie VIII et même Grégoire XVI l'admettaient dans leur intimité.
(2) Nous avons de ce jeune homme une lettre très touchante à Lamennais : elle
est datée de Genève, 23 novembre 1833.
(3) Au moment même où Lamennais écrivait ceci, Grégoire XVI adressait à
l'archevêque de Toulouse un bref en réponse à la lettre collective du 22 avrillSSl,
à laquelle fait ici allusion Lamennais.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 193
l'ingratitude proverbiale du Saint-Siège. Le Pape lui a fait écrire
officiellement par le cardinal Pacca « qu'il ne souffrirait pas
qu'il fût réélu général de son ordre, ni qu'il y acceptât aucune
charge qui l'obligeât de résider à Rome. » Voilà la récompense
de vingt ans de travaux et de dévouement. Le résultat sera de
tuer ces pauvres théatins, dont l'ordre se mourait et que le
P. Ventura avait ressuscité : aussi toutes les voix de ses reli-
îgieux lui étaient-elles assurées à la nouvelle élection. Il paraît
que la diplomatie s'en est mêlée, sans préjudice aucun de la
jalousie jésuitique. Pour moi, sachant désormais à quoi m'en
tenir sur beaucoup de choses à l'égard desquelles j'avais jusqu'ici
vécu dans l'illusion d'une âme simple et droite, ma pensée,
mon amour et tout mon être a pris une nouvelle direction.
Résolu de ne plus m'occuper, ni de près ni de loin, de l'Eglise
et de ses affaires, j'attends paisiblement que la volonté de Dieu
s'accomplisse sur elle, et je me renferme exclusivement dans la
philosophie, la science et la politique, où je ne crains point
qu'on vienne me troubler ; non certes faute d'envie, mais parce
que là je me sens fort, m'y sentant indépendant. La Providence
a envoyé Grégoire XVI pour clore une longue période de crimes
et d'ignominie, pour montrer au monde jusqu'où peut descendre
la partie humaine de l'institution divine : qu'il achève son œuvre,
et l'achève vite. Quod facis, fac citius. Pendant que ce mystère
effrayant s'accomplit au fond de la vallée, dans les ténèbres, je
monterai, de mes désirs au moins, sur la montagne pour y cher-
cher à l'horizon la première lueur du jour qui va poindre (4).
(1) Nous avons la réponse de M. Vuarin à cette sombre et douloureuse lettre:
elle est datée du 30 mai 1833. Très modérée de ton et comme toujours très affec-
tueuse, elle donne au fond très nettement tort à Lamennais. » Je suis peiné, lui
disait-il, de vous voir livré à des pensées sinistres, particulièrement sur le per-
sonnel du chef de la grande maison de banque avec laquelle vous avez été en rap-
port l'année dernière. [Ces expressions bizarres avaient pour objet de dépister la
police.] Je suis loin de contester le fait de l'alliage qui se mêle à l'or pur, mais je
reste bien convaincu que la partie divine de l'institution prédomine toujours. Je
n'ai pas le moindre doute sur la pureté des intentions du maître de maison : il
faut convenir que sa position est difficile et que les circonstances sont inouïes.
« Je n'ai pas cessé de rendre hommage, mon très cher ami, à la droiture de votre
cœur et de votre conscience, mais je crois que vous vous êtes mépris en espérant
que les journées accomplies à Paris, à Bruxelles et à Varsovie en 1830 nous pré-
paraient un avenir dont les enfans de la foi et les amis de l'ordre social auraient à
se féliciter. Pour moi, je n'ai rien attendu de bon des convulsions des enfans de
la terre, et depuis le mois d'août 1830, j'ai fermé les yeux et me suis interdit toute
conjecture et même tout vœu sur les événemens dout l'avenir est gros; je me suis
renfermé dans la politique de M"" de Sévigné : « Providence de mon Dieu,
TOME XXX. — 1905. 13
i94 REVUE DES DEUX MONBES.
Je désirerais vivement recevoir mon calice. Si vous n'avez
aucun moyen de me le faire parvenir autrement, je payerai vo-
lontiers les droits d'entrée en France, s'ils ne sont pas trop con-
sidérables. Dans le cas où vous réussiriez à le faire passer,
veuillez l'adresser à M. E. Bore, rue de Vaugirard, n° 08, à Paris.
Si la comtesse Marie Potocka est encore à Genève, veuillez
puisque vous ne voulez pas faire à ma fantaisie, faites comme vous l'entendrez... >»
Je vous réitère de tout mon cœur, mon très cher ami, l'assurance de mon tendre
respect et de mon inaltérable attachement. »
Nous avons, pour cette même année 1833, trois autres lettres de M. Vuarin à
Lamennais, sous la date des 19 août, 1" novembre et 21 décembre. Elles répondent
à trois lettres de Lamennais, datées des 4 août, 14 septembre et 13 décembre," qui
ne nous sont malheureusement point parvenues. La lettre du 4 août était accom-
pagnée de la copie de celle que, le même jour, Lamennais adressait à Grégoire XVI,
et dans laquelle il paraissait faire sa soumission « sans aucune réserve ; » on la
trouvera dans Forgues (t. II, p. 308-310). M. Vuarin éprouva « jouissance et con-
solation » à la lire. « Il me tarde de savoir, ajoutait-il, si vous avez reçu une
réponse et de la connaître. » Lamennais ayant été amené à faire, pour se rétracter,
sous la date du 11 décembre, une Déclaration plus formelle encore (cf. Forgues,
p. 343), il en informe aussitôt son ami : « Votre lettre du 13 courant, lui écrivit
aussitôt ce dernier, excellent et très cher ami, a été pour moi le sujet d'une douce
consolation. J'en ai béni Dieu de tout cœur. M"» Fotocka éprouve la même joie...
Je suis persuadé que, depuis votre dernière démarche, vous avez l'âme plus en
repos. J'espère que les taquins vous laisseront dormir en paix. Vous pourrez
désormais leur opposer le silence du dédain, sans compromettre aucun intérêt... »
Les « taquins, » malheureusement, continuèrent leur œuvre, et, alors que tout
semblait terminé et apaisé, le 30 avril 1834, éclataient les Paroles d'un croyant.
Le 15 juillet suivant, l'Encyclique Singulari nos déclarait le livre mole quidem exi-
guum, pravitate tamen ingentem; et Lamennais sortait de l'Église pour n'y plus
jamais rentrer.
M. Vuarin cependant ne désespérait pas de l'y voir rentrer quelque jour. Nous
n'avons, en 1834 et 1835, aucune lettre des deux amis. Mais le 8 février 1836,
M. Vuarin écrivait à Lamennais, en lui annonçant la mort de M"° de Senfft, une
lettre qui ne pouvait manquer de le toucher : « Mes sentimens et mes vœux pour
vous, lui disait-il, excellent et très cher ami, sont toujours ceux de la plus sincère
affection et du plus vif intérêt... Vous nous avez bien centristes (je parle au nom
de tous nos amis communs) ; et comme vous nous réjouiriez et nous rendriez heu-
reux si vous vous replaciez franchement et noblement sur la ligne où nou avons
combattu ensemble 1 Vous connaissez assez la droiture de cœur, je puis même
ajouter la rectitude de jugement de vos anciens amis; et pourquoi vous persuade-
riez-vous que vous avez seul raison contre tous? Qu'ils soient d'un esprit inférieur
au vôtre, vous ne pouvez vous défier de leur cœur et de leur conscience ; ces deux
guides sont ordinairement plus sûrs dans la recherche de la vérité. Et puis, mieux
vaut dire : Je crois à l'Église unie à son chef, que de dire : Je crois en moi... Excel-
lent et tendre ami, revenez à nous : si vous vous trompez, vous pourrez dire à
Dieu : Je me suis défié de moi-même, et j'ai sacrifié mes opinions à la conviction de
nombreux et anciens amis dont la droiture éprouvée a entraîné mon cœur, ma
conscience, et a subjugué ma raison par la certitude que leurs vues étaient pures
et désintéressées. Combien de fois j'aurais voulu aller vous embrasser, si nous
n'avions pas été à une si grande distance l'un de l'autre ; mais comme il n'y en a
point pour les cœurs, je vous ai toujours aimé et toujours plaint... J'ai la con-
fiance que ces lignes trouveront l'entrée de votre cœur, lors même que votre
esprit serait tenté de les rejeter. Adieu... »
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 195
lui offrir mes tendres et respectueux hommages. Je vous em-
brasse, mon bien cher ami, du fond de mon cœur.
1836
La Chênaie, 26 février 1836.
Ne doutez point, mon respectable ami, du plaisir que m'a
fait la lettre que je viens de recevoir de vous. Elle m'en eût fait
davantage encore, si vous m'y parliez de votre santé qu'on m'a
dit n'avoir pas toujours été bonne depuis quelque temps, et
dont j'aurais souhaité vivement apprendre le rétablissement.
Quant à moi, sans être précisément malade, j'éprouve des
souffrances presque habituelles et une grande faiblesse : à quoi
patience.
Vous sentez qu'il y a des choses dont on causerait volontiers,
avec vous surtout, mais sur lesquelles il est impossible de s'ex-
pliquer par lettres. Chacun me fait parler à sa guise. La vérité est
que, désirant par-dessus tout la paix pour moi et pour les autres,
je me renferme, à l'égard de qui serait de nature à la troubler,
dans un silence absolu.
Avant que votre lettre me fût parvenue, déjà M. de Senfft
m'avait annoncé l'irréparable perte qui désormais fera de sa vie
un long et douloureux regret. Je ne puis exprimer à quel point
je suis affecté de sa position. Cette solitude complète et d'au-
tant plus profonde qu'elle est tout intérieure, m'effraie et me
tourmente comme un rêve pénible. Je ne sache sur la terre au-
cune consolation à un malheur tel que le sien; et plaise à Dieu
qu'il ne lui ouvre pas prochainement la tombe! Les douleurs
calmes des vieillards ont en elles quelque chose de la mort.
Mon frère me charge de vous transmettre ses souvenirs affec-
tueux. Quoique ses forces aient décliné, il trouve encore le
moyen de suffire à des travaux auxquels bien peu d'hommes ré-
sisteraient.
Recevez, mon respectable ami, l'assurance de mon dévoue-
ment aussi tendre qu'inaltérable.
F. DE LA MeNNAIS (1).
(1) C'est la dernière fois que paraît dans cette correspondance la signature
habituelle. Elle sera remplacée dans la lettre qui suivra par la signature plus dé-
mocratique F. Lamennais, que l'histoire adoptera.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
1837
Rosmini (1) à Lamennais.
22 mars 1837.
Monsieur l'abbé,
Je pense qu'un cœur plein d'amertume ne saurait point re-
pousser avec mépris une parole d'amitié. C'est dans cette pensée
que je vous adresse cette lettre. C'est un de vos confrères qui
s'adresse à vous; c'est un prêtre qui, bien que dans l'éloigne-
ment, partage toutes les angoisses de votre cœur; il n'a et ne
saurait avoir aucun motif d'intérêt particulier, c'est uniquement
la charité fraternelle qui l'inspire. *Ce sentiment lui a fait depuis
longtemps pousser de profonds gémissemens sur votre sort, et
lui fait un besoin de vous dire avec simplicité : Où en sommes-
nous donc ? N'avons-nous plus foi aux paroles de Jésus-Christ?
Quel sera notre sort si nous n'avons pas cette foi? Est-ce que
nous voudrions perdre notre âme? Voilà une réflexion aussi
simple qu'elle est terrible et qu'il me paraît que vous avez per-
due de vue. La sagesse humaine peut fouler aux pieds cette
menace, mais, hélas ! elle n'en subsiste pas moins et celui qui la
méprise n'aurait en réalité que plus de motifs d'épouvante. Ce
n'est pas une controverse régulière que je veux établir avec
vous; mais j'ai un besoin à satisfaire en vous disant librement
des paroles qui ont peut-être une apparence de dureté et de té-
mérité, mais qui sont pourtant dictées par un sentiment réel de
loyauté et de sympathie. Pensez à l'état et au sort de votre âme,
mon très cher frère. Votre âme risque sa perte; elle est sur le
chemin de l'abîme ! Comment en serait-il autrement ? Cette âme
(1) On sait Cfuel est Rosmini (1797-1835). Théologien et philosophe, il s'est pro-
posé toute ^a vie de réconcilier la rai>>i)ii et la foi, et ce fut là l'inspiration
maîtresse de ses très nombreux écrits. En conseillant la soumission à Lamennais,
il aurait pu se vanter d'avoir commence par prêcher d'exemple : deux opuscules de
lui avaient été mis à l'index, et il s'ct&it très humblement soumis. Plus tard, à
Texemple de Lamennais, cette fois, il refusa le chapeau de cardinal. — Cette
longue et curieuse lettre a été retrouvée dans les papiers de M. Vuarin : il semble
que ce ne soit qu'une copie que s'était procurée le curé de Genève, ou que Ros-
mini lui avait fait adresser, car la signature est d'une autre écriture que le reste
de la lettre. On se demande, en la lisant, si c'étaient bien là les argumens à em-
ployer pour toucher et pour ébranler Lamennais et si ces syllogismes si parfai-
tement déduits n'étaient pas plutôt de nature à froisser et à irriter cette âme
ulcérée et endolorie. Les lettres moins inlellecluelles de l'abbé Vuarin semblent
avoir été plus habiles et, im moment même, plus efficaces.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 197
a été comblée de grâces par le moyen des sacremens de l'Église
catholique, vous avez été consacré par le sang de l'Agneau de
Di^u qui vous a imprimé le caractère du chrétien et celui du sa-
cerdoce, caractère qui doit demeurer ineffaçable en vous pour
l'éternité tout entière, et maintenant vous vous éloignez de
cette Eglise catholique, votre mère! C'est par elle pourtant que
vous avez été engendré en esprit, et que vous avez reçu une
dfignité qui est plus élevée que celle des anges, et en même temps
un signe indélébile de votre assujettissement à Jésus-Christ.
Serait-il possible que, dans le moment même où cette Église a
repoussé une partie de vos opinions, les paroles de l'Évangile
aient cessé subitement d'être vraies, lorsqu'il a été dit : Celui
qui vous écoute, rrt écoute moi-même? Est-ii possible que vous
vous soyez détaché de la doctrine qui vous paraissait peu aupa
ravant si lumineuse, qui vous inspirait de si hautes espérances,
et que vous déduisiez de ces expressions : Tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Église, et les paroles de P enfer ne
prévaudront point contre elle? Comment avez- vous pu perdre en
un instant la confiance que devrait inspirer la prière de Jésus-
Christ à qui rien ne peut être refusé par son Père et qui a dit
pour nous soutenir : Rogavi pro te, Petre, ut non deficiat fides
tua. Ah ! mon cher frère, retournez en ai-rière sans retard, cher-
chez un refuge dans le sein de notre tendre mère, là où seule
ment se trouve le salut.
Vos écrits, depuis votre voyage à Rome, montrent tous une
âme immensément triste et profondément ulcérée. Que sera-ce
donc? N'est-ce point votre devoir de soutenir avec force ces
épreuves, quoique bien dures, auxquelles vous soumet la Provi-
dence divine? Aurons-nous la lâcheté de déserter le drapeau
de l'Église parce que le combat est difficile, ou parce que les
chefs suprêmes ne dirigent pas l'ordre du combat comme il plaît
à de simples soldats? Ah! n'entrons-iious pas dans les desseins
éternels de celui qui, tout en dirigeant son Eglise d'une manière
invisible, a pourtant un vicaire visible? C'est celui-là même qui
soumet ses serviteurs à l'épreuve. C'est Jésus-Christ qui éprouve
votre foi pour voir si elle se soutient, ou si elle faiblit miséra-
blement; il attend le résultat pour vous juger. Ah ! qu'il plaise
à Dieu que tout ce que vous axez fait dans le passé ne soit pas
trouvé vide de poids! Ah! que tout ce que vous avez fait, et qui
paraît pourtant si grand, ne soit pas trouvé privé de racines!
198 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne saurait nier le trouble de votre âme. Ce sentiment mé-
rite à la fois de la compassion et de l'indulgence. Il faut, en
effet, une force extraordinaire et presque miraculeuse pour sa-
crifier des pensées qui ont si longtemps dominé dans l'âme tout
entière. Mais comment douterions-nous que si, vous étant humi-
lié dans la poussière aux pieds du Christ qui habite dans nos
tabernacles, vous implorez l'aide de sa puissance divine à l'ap-
pui de la faiblesse humaine, vous ne partiez du lieu saint vous
sentant devenu un autre homme et après avoir acquis un pou-
voir absolu sur vous-même ?
D'un autre côté, c'est justement le trouble où se trouve votre
âme qui vous rend plus difficile de vous soumettre avec foi et
sincérité aux paroles du vicaire de Jésus-Christ, car cette pertur-
bation de votre esprit vous empêche de bien saisir le sens des
décisions du chef de l'Eglise. Au lieu de prendre ces décisions
dans leur simplicité, comme elles se présenteraient dans le sens
naturel qui les a dictées, vous leur ajoutez avec l'imagination
beaucoup de conséquences qu'elles ne contiennent point. Il pa-
raîtrait, ce me semble (permettez-moi de dire toute ma pensée),
qu'irrité par des raisons, étrangères peut-être au fond même de
la discussion, vous désirez une sorte de vengeance. Cet esprit
hostile parait mettre toute sorte de moyens en œuvre, pour mettre
dans leur tort ceux que sans raison vous croyez être vos adver-
saires, c'est-à-dire le Saint-Siège. On dirait que c'est dans ce
but que vous imputez à ce siège respectable bien des doctrines
qui ne se trouvent ni dans la lettre encyclique du Saint-Père,
ni même dans la lettre du cardinal Pacca. Nul doute que vous ne
vous soyez persuadé ces choses avant de les écrire ; mais cette
persuasion factice, cette illusion où vous vous êtes mis est jus-
tement ce qui vous rend d'une difficulté immense une soumission
humble et filiale. Vous croyez, et vous donnez à entendre que
la lettre de S. Em. le cardinal l^acca proscrit la liberté civile et
religieuse. Relisez dans le calme que pourrait vous donner
l'idée de la présence de Dieu, relisez, dis-je, alors cette même
lettre : tout ce que vous y trouverez de repoussé, ce sont les
doctrines du journal « l'Avenir » relatives à la liberté civile et
politique; et cela est bien autre chose. Elles sont blâmées par une
raison exprimée dans la lettre même, qui est qu'elles ont une
tendance naturelle à exciter et à propager partout un esprit de
sédition et de révolte des sujets contre leurs princes. Vous vous
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENÏKAIS. 199
êtes également persuadé que cette lettre condamne toujours et
en tous les cas la liberté des cultes et de la presse, tandis que ce
n'est que les doctrines de l'Avenir à cet égard qui sont censurées,
et cela parce quelles ont été traitées avec tant d'exagération et
poussées si loin par les rédacteurs de ce journal. La lettre dit
même expressément qu'il y a des circonstances où la prudence
exige de tolérer ces libertés pour éviter de plus grands maux.
Eh quoi! prétendriez-voue; que la liberté des cultes et de la
presse n'entraînent aucun inconvénient? Tout ce que vous pouvez
dire pour les défendre est que ces inconvéniens sont parfois
d'une'^moindre importance que le bien qui en dérive, ou quïl y
aurait peut-être un plus grand mal à supprimer ces libertés, mais
c'est cela même qui est dit dans la lettre du doyen du Sacré
Collège, et que le Saint-Père vous a exprimé par son organe. Il
me serait facile, et il vous le sera bien plus à vous-même, de
trouver parfois ce même sentiment exprimé dans vos ouvrages,
et même dans ce livre que jo déplore que vous venez de publier
avec le titre à^ Affaires de Rome. Vous-même avez exprimé le
désir que vous aviez formé que l'Eglise établît la liberté sur
l'éternel fondement de tout ordre, la loi morale qui doit en
régler l'usage et qui en garantit la durée...
Qu'a donc décidé l'Eglise par la lettre encyclique du Pape ?
Tout se réduit à déclarer qu'il est contraire à l'esprit du chris-
tianisme que des sujets se révoltent contre ceux qui les gou-
vernent. Cette décision n'a trait à aucune sorte de gouvernement :
elle est applicable à l'Empire de Russie, comme aux Etats-
Unis et aux cantons suisses. L'Eglise reconnaît toute forme de
gouvernement légitimement établie, et cela justement parce
qu'elle ne se mêle point des choses temporelles, si ce n'est quand
elles se rapportent au salut éternel des âmes, ce qui est sa propre
affaire. Mais quelle difficulté raisonnable pouvez-vous, rencon-
trer dans une pareille doctrine? Dans l'ancienne loi, les tumultes
populaires étaient proscrits ainsi que ceux qui les fomentent
[Lev. XIX, 16) ; la loi nouvelle toute de charité et de douceur ne
pouvait sur ce point que perfectionner l'ancienne. Quand les dis-
ciples de Jésus-Christ voulurent repousser par la force l'autorité
publique qui le saisissait, il leur répondit des paroles à jamais
mémorables. Il les appela à réfléchir à la témérité qu'ils témoi-
gnaient en voulant prendre sa défense : ce fut un reproche adressé
à leur foi que celui qui est contenu dans ses paroles quand
200 REVUE DES DEUX MONDES.
il leur dit que, s'il eût voulu user de moyens violens, il n'avait
pas besoin des hommes puisqu'il ne règne pas. Sera-ce l'homme
sorti de la poussière dont le bras se croira nécessaire à l'œuvre du
Très Haut? Jésus-Christ a repoussé expressément ces moyens et
il en a rendu raison en disant que ce n'était point à la façon des
rois de ce monde qu'il voulait conquérir son royaume^ mais qu'il
devait l'établir par un principe invisible et surnaturel seul capable
de conquérir les âmes. Regnum meum non est de hoc mundo.
Et nous, qui sommes revêtus du sacerdoce, — que sommes-nous
sinon les disciples du Christ? Quelle est notre force si ce n'est
la parole de Dieu ? Voilà cette épée à deux tranchans dont saint
Paul dit qu'elle pénètre la moelle des os, et qu'elle arrive à la
division de l'âme et de l'esprit, c'est là une arme toute-puis-
sante comme l'est Dieu lui-même, mais c'est l'unique qui soit
remise au sacerdoce.
D'un autre côté, qu'est-ce qu'une révolte ? Qu'est-ce donc
sinon un ensemble de crimes et d'injustices? Et celui qui fomente
les rébellions n'est-il pas complice de tous les crimes et de tous
les méfaits par cela même qu'il concourt à les causer ? Vous me
dites qu'une région de bénédictions se trouve au delà de cette
mer d'iniquités et qu'il faut par cette raison se résigner à la tra-
verser. Une pareille doctrine a-t-elle dans aucun temps été celle
de l'Eglise ou celle de Jésus-Christ? Le sera-t-elle jamais? Je lis
dans l'écrit de l'Apôtre : non sunt facienda mala ut eveniant
hona; je trouve que tous les Pères, tous les écrivains ecclé-
siastiques et la conscience de tous les fidèles s'accordent à
regarder le christianisme comme une doctrine d'une telle sainteté,
qu'il ne permet pas le moindre péché, fût-ce pour sauver le
monde entier ou vider l'enfer lui-même.
D'un autre côté, jamais l'Eglise n'a proscrit l'opinion que la
Providence éternelle ne puisse tirer des biens éminens des révo-
lutions. Je dirai même qu'il vous est enjoint d'adhérer à ce
principe, car il n'y a aucun mal dans ce monde qui ne soit permis
par Dieu dans la vue d'un plus grand bien. C'est par cette raison
même que Jésus-Christ a dit : Oportet ut ventant scandala.
Mais cela justifie-t-il celui qui les produit ou qui s'en rend l'au-
teur soit directement soit indirectement? Vse autem, est-il ajouté,
Jiomini illi per quem scandalum venit. Il est positif et certain
que tous les tyrans qui ont versé le sang des martyrs, tous les
impies qui ont prêché sur la terre des doctrines d'iniquité, tous
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 201
les libertins défenseurs d'une morale corrompue ont servi à la
cause de Jésus-Christ, comme aussi toutes les révolutions des
empires, les ruines des villes, les massacres, les incendies, les
guerres exterminatrices. Qui est-ce qui ne sert pas à cette cause
divine ? L'hérésie, le schisme, l'apostasie, l'enfer même ne tra-
vaillent qu'à la gloire du Rédempteur et de son épouse qui
jamais ne se sépare entièrement de lui. Nous travaillerons donc
à la cause de Jésus-Christ et de l'Eglise, soit que nous le vou-
lions, ou ne le voulions pas, soit que nous lui obéissions ou que
nous lui désobéissions, soit que nous lui soyons unis ou bien
encore divisés. Qu'il soit donc vrai, supposons-le un instant,
qu'il arrive que vous puissiez pousser les peuples à la rébellion,
lors même qu'après un déluge de maux, le monde se trouve
rajeuni et dans une heureuse prospérité, soit que l'Eglise elle-
même sorte de là plus belle après tant de désastres, et que nous
voyions revenir les temps des premiers chrétiens, que seriez-
vous en droit d'en conclure, mon très cher frère? Auriez- vous
fait une bonne œuvre ? Certainement l'œuvre serait couronnée
d'effets salutaires, mais non pas pour vous. Vous auriez coopéré
à la gloire de l'Église comme y coopèrent ceux qui lui désobéis-
sent. Vous auriez été un instrument dans les mains de Dieu,
comme le sont ses ennemis, mais non comme le sont des amis
qui restent attachés au cep de la vigne. Quid prodest homini?
Un sarment une fois séparé ne sert plus qu'à être jeté au feu.
Vous êtes donc libre de penser que les révolutions dans les
mains de Dieu sont plus ou moins utiles à l'Eglise : ce n'est
pas une opinion condamnée ; vous êtes libre pareillement de
penser ce que vous voulez sur les circonstances de temps plus
ou moins menaçantes, et de publier même, si vous le jugez à
propos, vos prédictions. Mais il ne vous est pas permis de le faire
de manière à fomenter avec cela ces maux horribles qui vous
semblent nécessaires, comme des moyens pour la restauration de
la société humaine et de l'Eglise. J'ai remarqué que vous vouliez
trouver le Saint-Siège en contradiction avec lui-même en ce qu'il
ne défend pas aux catholiques d'Irlande de revendiquer leurs
droits, mais ici encore vous confondez deux causes bien diverses.
Le personnage qui exerce dans les affaires de cette contrée la
plus grande influence ne fomente pas la révolte de ce peuple ;
mais il le contient dans les limites de la soumission parfaite. Son
programme est d'employer les moyens légaux dans l'intérêt de
202 REVUE DES DEUX MONDES.
son pays. Est-ce que vous croiriez que le Saint-Siège défend à un
peuple quelconque de se servir des moyens que la loi lui per-
met?... Vous exagérez à vos propres yeux la portée des décisions
du siège apostolique, c'est-à-dire que vous ajoutez ce qu'il ne dit
pas, et vous parvenez ainsi à vous rendre difficile, j'allais dire
impossible, l'obéissance filiale. Non, le Saint-Siège ne se sépare
pas des peuples; bien au contraire, il est pour eux un centre
commun d'union ; il embrasse également les rois et les peuples
dans son afTection, il l'étend sur les gouvernemens et sur les
sujets et il leur prêche également à tous la justice et la charité (i).
La séparation que vous supposez entre le Saint-Siège et les peu-
ples est une conséquence fausse que vous déduisez de fausses pré-
misses. Calmez, je vous en conjure, par l'amour de notre commun
maître et seigneur Jésus-Christ, cette agitation qui vous empêche
de voir la vérité tout entière. Si vous rentrez en vous-même
dans un état de calme, si, dans ce nouvel état, vous relisez vos
propres écrits, vous retrouverez un chaos oîi la lumière céleste
se trouve mêlée à des ténèbres infernales. Tantôt votre style
semble enflammé du zèle d'un apôtre et, dans une autre page,
vous prenez le ton d'un prophète du romantisme, sans ressentir,
en vous jouant ainsi avec la parole de Dieu, une terreur salutaire
de cette sentence qui caractérise les faux prophètes : Non mitte-
bam eos et ipsi currebant. Vous vous retirez par moment loin de
toutes les choses de la terre, et alors le ciel est votre patrie, et le
dénuement du Seigneur sur la croix forme toutes vos richesses;
peu après, vous démontrez une sorte de patriotisme exclusivement
national qui est bien différent de la charité chrétienne et vous
parlez de finances, d'industrie, de commerce, comme si par le
sacerdoce de Jésus-Christ vous aviez reçu la mission de vous
occuper en entier des choses de cette terre. Ici vous mettez en
avant la douceur de Jésus- Christ et vous reconnaissez la puis-
sance irrésistible de la vertu et de la vérité ; ailleurs, au contraire,
vous voulez tout opérer par la violence. Vous n'êtes jamais si
éloquent que lorsque vous détestez la force brutale qui a toujours
aspiré à se faire la reine du monde, et puis au lieu d'opposer
à cette influence cette force cachée et toute spirituelle qui opère
dans l'âme et qui conquiert le monde sans opposition, vous
recourez à cette force brutale elle-même, et vous en parlez de
(1) O'Gonnel (Cf. son Éloge, par Lacordaire).
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 203
manière à faire croire que c'est en elle que vous mettez toutes
vos espérances. Eh 1 non, FEgiise n'opère et n'opérera jamais ainsi,
car son divin fondateur a déjà déclaré que le royaume de Dieu
vient sans être observé, et non avec tumulte et avec des ruines.
Persuadons-nous bien, montrés cher frère, que personne n'est
nécessaire à Jésus-Christ et à son Eglise, et nous, prêtres du
Seigneur, dans ce temps de calamités, écoutez la voix du Seigneur
qui nous dit : FA vos vultis ire ? Ah ! que notre réponse soit
unanime : Domine ad quem ibimus ? Quel sera notre asile si
nous abandonnons le Christ et son Église? Est-il possible qu'en
nous retirant de l'ordre spirituel nous nous limitions à l'ordre
purement temporel ? Cette pensée que je trouve exprimée dans
vos écrits m'a fait horreur. Et que peut espérer et chercher dans
l'ordre purement temporel un prêtre de Jésus-Christ? Non, il ne
sera jamais satisfait au fond de son cœur; il sera toujours un
malheureux hors de route : il est comme un voyageur dans une
forêt déserte, et il y périra faute de nourriture, ou se trouvera
sans défense contre les animaux sauvages.
Je n'ajouterai rien de plus. Déjà j'ai été assez long et peut-
être importun. Considérez pourtant que cette importunité vient
d'une affection pure et sincère et de Teffroi que me causerait la
pensée de la perte éternelle d'un confrère. Si vous donnez un
instant de considération à cette pensée, si vous élevez avec affec-
tion votre cœur vers Jésus-Christ, vous ne résisterez pas plus
longtemps à la voix de Dieu qui vous parle sans aucun doute
dans l'intérieur de l'âme.
Je suis avec le plus profond respect, de l'abbaye de Saint-
Michel délia Chiusa, ce 22 mars 1837,
Votre très dévoué serviteur
• ROSMINI.
M. Vuarin à Lamennais.
30 mai 1837.
Encore une fois, excellent et très cher ami, vous ne me sau-
rez pas mauvais gré de venir frapper à la porte de votre cœur.
Dans une de vos lettres, sous date du 10 avril 1832, vous aviez
la bonté de me dire : « Croyez que partout où la Providence me
conduira, il y aura quelqu'un qui vous est bien tendrement dé-
voué. » Je me prévaus de cette protestation d'amitié pour vous
204 REVUE DES DEUX MONDES.
exprimer de nouveau le chagrin cuisant que je continue à
éprouver en vous voyant toujours séparé de vos anciens et esti-
mables amis qui vous révéraient et vous chérissaient si tendre-
ment. Il doit en coûter à votre cœur, et votre conscience même
doit souffrir de vous voir placé sur une tout autre ligne. Vous
me comprenez, mon très cher ami, je n'ai pas besoin de rien
ajouter à ce mot. Je n'ai pu approuver les voies dans lesquelles
vous avez eu le malheur de vous jeter; mais je n'ai jamais parlé
contre vous; et j'ai même tâché d'atténuer l'impression pénible,
produite par tout ce que vous avez publié, depuis que vous avez
fermé votre pauvre cœur à la voix du vicaire de Jésus-Christ.
Toujours j'ai prié pour vous et je ne cesserai jamais de le faire
jusqu'à mon dernier soupir. Revenez, mon très cher ami, reve-
nez aux principes et aux sentimens que vous professiez en 1826
et qui vous avaient mérité l'estime de l'Europe chrétienne et
1 "affection de Léon XII. Le bonheur, je veux dire la paix de
Tâme, et je puis ajouter la gloire qui est selon Dieu, n'ont pu
vous suivre dans votre fâcheux isolement.
Donnez-moi signe de vie, excellent et très cher ami, par un
des prochains courriers; et procurez-moi la seule consolation
qui puisse arriver à mon cœur I Je me suis refusé à croire que
vous aviez abandonné et la pratique salutaire de la prière, et la
sainte Messe... Que Dieu soit avec vous, mon très cher ami, et
, vous comble de ses bénédictions !
Votre compagnon de voyage en 1824.
Lamennais à M. Vuarin.
Paris, 9 juin 1837.
Je vous remercie beaucoup, Monsieur et ancien ami, des
bonnes et obligeantes choses que vous me dites. Pour ce qui touche
mes opinions sur d'importantes matières, vous pouvez regretter,
je le conçois, qu'elles diffèrent des vôtres ; mais comme, vous et
moi, nous ne cherchons que ce qui est vrai, je ne sache point de
remède à cette dissidence, qu'un changement de conviction que
jo prévois aussi peu d'un côté que de l'autre. Je respecte votre
conscience dont je connais la droiture ; mais croyez bien que la
mienne, également sincère, n'est pas moins tranquille dans le parti
qu'elle m'a ordonné de prendre.
J'ignore si vous avez conservé des relations avec M. de Senfft.
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE DE LAMENNAIS. 205
Voici, dans tous les cas, un service que je vous prierais de me
rendre près de lui, si vous le pouviez. Il a entre les mains un
grand nombre de lettres de moi adressées soit à lui, soit à M™" de
Senlft (1). Je ne voudrais pas qu'après lui elles passassent en la
possession de personnes inconnues de moi et de lui peut-être. Je
serais fâché aussi qu'elles fussent détruites, parce qu'elles con-
tiennent beaucoup de souvenirs pour moi précieux et chers. Elles
me seraient, en outre, fort utiles, si je m'occupais plus tard de
rédiger des fragmens de Mémoires. Vous me feriez donc beau-
coup de plaisir, si vous pouviez et vouliez lui faire savoir le
désir que j'aurais de recouvrer cette correspondance, soit main-
tenant, soit à une autre époque où il jugerait plus convenable de
me la faire remettre : bien entendu toutefois que cela ne le con-
trarierait nullement.
Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentimens aussi
affectueux que dévoués.
F. Lamennais.
C'est sur ces froides et sèches paroles que s'achève la cor-
respondance de ces deux « anciens amis, » qui, durant tant
d'années, avaient combattu le même combat et professé les
mêmes doctrines. Ils suivaient maintenant des voies divergentes.
Tous deux « également sincères, » tous deux « ne cherchant que
ce qui est vrai, » leur « droiture » à tous deux est au-dessus
de tout soupçon. Et pourtant, est-ce leur « conscience » seule,
comme l'affirme Lamennais, qui les sépare? « Pendant que ce
mystère effrayant, avait-il déclaré, s'&ccomplit au fond de la
vallée, dans les ténèbres, je monterai, de mes désirs au moins,
sur la montagne pour y chercher à Thorizon la première lueur
du jour qui va poindre. » La phrase est belle, et ce n'est pas
(1) M. Vuarin fit ce que désirait Lamennais, et il en écrivit à M. de Senfft,
alors ambassadeur d'Autriche à La Haye, qui lui répondit le 4 janvier 1838 :
« ... Quelle douleur de ne plus voir P'éli dans nos rangs I... Je lui adresserai inces-
samment par notre ambassade à Paris cette collection de ses lettres précieuse-
ment conservées depuis quinze ans. Je garderai les premières années de sa cor-
respondance qui alors s'adressait à moi, et qui nest pas comprise dans sa
demande. Je ne lui redemande pas les lettres de M"» de Senfft, mais j'en rece-
vrais avec plaisir telle partie qu'il pourrait m'en renvoyer. J'ai trop peu de ce qui
est sorti de sa plume ; et dans quelque moment de loisir, je m'occuperai peut-
être à mettre en ordre ces trésors. » Voir dans l'Histoire de M. Vuarin (t. II,
p. 417) une autre lettre de M. de Senfft sur Lamennais. Les nombreuses lettres
de Lamennais à M. et M"' de Senfft ont été publiées par Forgues.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une phrase. Si elle n'explique pas toute la psychologie de la
défection de Lamennais, elle en explique une partie. Véritable
prophète de l'avenir, emporté par son obscur instinct démocra-
tique, par son hérédité plébéienne, par son impatient besoin de
justice sociale, il a quitté l'Eglise parce que l'Eglise, à ses yeux,
désertait la cause pour laquelle il la croyait fondée et qu'il avait
lui-même si passionnément servie. Orgueilleux d'ailleurs, trop
attaché à son sens propre, il n'eut pas de peine à se persuader
« qu'il avait seul raison contre tous » ceux qui l'avaient suivi
jusqu'ici. Et puis, il avait une came irritable et maladive de
poète. Plus que d'autres, il avait besoin de ménagemens, de
confiance et de tendresse. Tout le monde, parmi ceux qui parta-
geaient sa foi, n'en usa pas avec le tact, la discrétion, la charité
évangélique dont le curé de Genève ne s'est jamais départi à son
égard. Il a eu à se plaindre de bien des mesquineries et de bien
des injustices ; il a vu se produire à ses côtés de trop bruyantes
ruptures. Alors qu'il eût fallu tout mettre en œuvre pour le rete-
nir, on a pris comme à tâche de l'exaspérer et de le repousser
hors du sanctuaire. Un autre, plus fort et surtout plus saint, eût
résisté sans doute. Lui ne sut pas s'élever au-dessus de ces mi-
sères trop humaines. Son génie môme et son œuvre en reçurent
plus d'une atteinte. Et l'on peut se demander enfin si, dans sa
nouvelle carrière, il va trouver beaucoup d'amitiés aussi tendres,
aussi dévouées, aussi obstinément fidèles, aussi désintéressées
surtout que celle de M. Vuarin.
Victor Giraud.
EN MANDCHOURIE
LES POPULATIONS DE MANDCHOURIE AU COURS
DE LA DERNIÈRE GUERÎIE
« Honte à toi, esclave des diables étrangers! Maintenant ta
mine n'est pas fière et ton compte sera bientôt réglé. » C'est par
ces mots peu aimables que mon mafou (palefrenier) était accueilli
quotidiennement, quand il paraissait à cheval, derrière moi, dans
les rues de Moukden. J'avais beau le presser de me traduire ce
que lui disaient ses compatriotes; il s'y refusait obstinément.
Mais le Père Villemot, le missionnaire français, m'ayant éclairé,
j'appris que le seul fait d'être à mon service, moi qui pourtant
n'étais pas Russe, valait au Chinois des bordées d'injures.
C'était après la bataille de Liao-yang. Sous l'irrésistible
poussée des Jaunes, l'armée européenne avait fléchi. Des mil-
liers d'yeux curieux et narquois, les innombrables boutiquiers,
debout sur le pas de leur porte, contemplaient avec béatitude
le grouillement des cavaliers et des piétons, le défilé désordonné
des voitures, les mines flétries et hâves des soldats qui avaient
lutté pendant huit jours, toute la saleté, le désarroi de la re-
traite. Huit jours durant, vers le sud, les roulemens assourdis du
canon prolongeaient l'incertitude et l'efl'roi. Les Russes se défen-
daient âprement. Mais une fois de plus la furie, la bravoure ja-
ponaise l'emportèrent et le Chinois, qui était sûr de cette vic-
toire, se réjouissait davantage de ce qu'elle avait un peu tardé.
Mon mafou, qui vivait sans cesse avec l'armée russe, aurait
dû être impressionné par cette masse imposante de fantassins,
de cavaliers et de canons. Un homme non militaire, quand il
208 REVUE DES DEUX MONDES.
voit pour la première fois tant de force accumulée, ne doute pas
que cette force ne soit invincible. Mais le mafou, le pacifique
Chinois de Pékin, échappait à cette impression, entièrement per-
suadé qu'il était de la supériorité japonaise. Quand nous atten-
dions la bataille à Ta-Ché-Kiao, la bataille bien lente à s'engager,
il préparait, un jour, paquets et chargemens et me disait, d'un
sourire entendu : « Demain, Japonais venir; nous partir vers
Liao-yang. » Cette assurance m'agaçait : car enfin les Russes,
depuis deux semaines, avaient creusé des trous, élevé des retran-
chemens; deux corps d'armée gardaient ces fortes positions et
pouvaient résister à l'assaillant. Et je disais au mafou : « Mais tu
vois bien tous ces soldats, ces canons. Les Japonais ne pourront
pas passer. » Le Chinois accentuait son sourire, qui se teintait
d'un peu de pitié : « Canons japonais beaucoup plus forts, » ré-
pliquait-il, et il continuait à boucler les paquets.
Et le lendemain en effet, ou deux ou trois jours après, les
Japonais, depuis des semaines immobiles, avançaient. Les avant-
postes russes se repliaient : sur toute la ligne des tranchées, un
grand combat d'artillerie s'engageait. La nuit venue, l'ordre
arrivait du quartier général d'évacuer ces positions qui parais-
saient si formidables. Nous allions dans les ténèbres, parmi les
chemins encombrés, jusqu'à vingt, trente kilomètres en arrière,
où la même attente, les mêmes dispositions et le même départ
furtif recommençaient. Le Chinois avait bien raison de préparer
d'avance les paquets ; sa confiance dans les Japonais grandissait
encore. Il se représentait la guerre comme une suite de bonds
en arrière effectués par les Russes, chaque fois que les Japonais
entraient en contact avec eux.
Chez le Père Baret, le missionnaire de Liao-yang, je me
trouvai, un jour, avec un messager chinois, arrivant d'Inkéou,
occupé depuis trois semaines par les Japonais. Excellente occa-
sion pour connaître son impression sur les vainqueurs. Le
Père l'interrogea amicalement et me traduisit très exactement
ses réponses : « Comme ils se battent bien, s'écria d'abord le
Chinois. Le Cosaque s'enfuit dès qu'il les aperçoit. A Inkéou,
quinze Japonais seulement ont chassé toute la garnison russe. Ils
se précipitaient sur r ennemi comme des diables! » Tous ces
EN MANDCHOURIE. 209
détails étaient faux: les Japonais ne s'étaient pas précipités; ils
n'ont pas chassé la garnison russe qui s'était retirée d'elle-même,
quelques heures auparavant. Mais c'est le sentiment qu'il faut
retenir, l'exaltation, l'enthousiasme causé par cette victoire.
Telle est cette exaltation que la réalité n'est plus pour elle assez
forte; la légende se forme qui crée des héros.
Le Chinois était fier de ces triomphes ; il en prenait sa part.
Qu'importe que ce soit un maître, un étranger qui remplace un
autre étranger? Le Japonais lui est moins étranger que le Russe,
et, s'il faut obéir à quelqu'un, il aime mieux, somme toute, obéir
à celui-là.
La Père Baret continuait ses questions et l'homme d'Inkéou
nous racontait comment les Japonais avaiejit, dès la première
heure, organisé la police, comment ils réprimaient le pillage. Du
temps des Russes, on dévalisait des boutiques toutes les nuits; les
policiers russes ne savaient pas le chinois ; leurs agens, leurs in-
terprètes indigènes étaient d'effroyables coquins qui s'entendaient
avec les voleurs. Mais chez les Japonais tout change : ils savent
la langue et, mieux encore, Câyne chinoise. Ils connaissent tous
les tours du Chinois, plus nombreux que ceux de Panurge, pour
dérober le bien d'autrui. Ce n'est pas eux qu'on peut tromper.
En un point, un seul, l'homme d'Inkéou se réjouissait peu de
la présence des Japonais et regrettait le départ des Russes : les
Japonais ne sont pas de généreux payeurs. Ils tarifent tout, les
marchandises et le travail, et leur tarif est très bas, un tarif
du temps de paix, non du temps de guerre : le poulet se paiera
quinze cents, la livre de farine dix cents, la journée d'un coolie
vingt cents, etc., etc. Fini le bon régime de l'offre et de la de-
mande, la hausse incessante, scandaleuse des denrées, le chantage
véritable exercé par les vaincus sur les vainqueurs. Le Russe bon,
enfant, si gaspilleur par nature, payait tout ce qu'on voulait et
Dieu sait si le Chinois cupide voulait et volait de plus en plus. ,
Les boutiquiers, supprimant entre eux toute concurrence, s'en-
tendaient, avec un remarquable ensemble, pour élever les prix.
Les gamins eux-mêmes, qui venaient sur les quais des gares
vendre leurs mauvaises poires aux soldats affamés, adoptaient
un prix uniforme et volaient tous également les pauvres diables
qui achetaient par nécessité. Le Japonais besogneux frappe le
chinois à la bourse; après l'occupation d'Inkéou, nombre de
boys, accoutumés aux gros salaires russes et ne pouvant pas se
XOME XXX. — 1903. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
résigner à la modicité imposée par les Japonais, revinrent dans
les lignes russes, à Liao-yang ou Moukden. Chaque jour, quel-
qu'un d'entre eux se présentait à moi pour me servir, et, quand
je lui demandais : « Pourquoi diable quittes-tu les Japonais que
vous aimez tant? » le Chinois répliquait, dans son anglais:
« They are good people, but they no pay money. Ce sont de bonnes
gens, mais ils ne paient pas, »
Sans doute, il aimerait les voir un peu plus généreux ; cepen-
dant il ne leur en veut pas d'être économes, attentifs à leurs
biens, impossibles à duper ; ce sont là qualités qu'il possède lui-
même et qu'il apprécie chez les autres; pour un peu, il les en
estimerait d'autant. Dans mes transactions avec les Chinois,
quand je fermais l'œil sur les voleries quotidiennes de quelqu'un
de mes domestiques, j'ai toujours remarqué que celui-ci ne m'en
savait aucun gré. Il prenait cette indulgence pour de la sottise,
me méprisait sans aucun doute, et servait encore plus mal. Ainsi
les libéralités des Russes ne leur avaient pas gagné la sym-
pathie des indigènes, pas plus que les Japonais liardeurs n'étaient
détestés pour leur avarice.
*
* *
J'avais fait halte un jour pour le repas de midi, dans la plus
belle maison d'un village chinois, entre Liao-yang et Moukden.
Je n'avais pas mis pied à terre que mon mafou avait déjà pris
langue avec le propriétaire, lui racontait qui j'étais et ce que je
venais chercher dans le pays. Le maître de maison m'accueille
par un large sourire et, juste à cet instant, débouchent, du por-
tail laissé ouvert, quatre à cinq cavaliers russes, conduits par
un interprète chinois, un des interprètes de l'armée, dont la
tenue mi -européenne, les bottes, le sabre battant au côté sou-
lignent aux yeux de la population le caractère officiel. L'inter-
prète parait dérangé par ma présence ; sans doute il avait besoin
d'être seul, car il se retire, avec les soldats, presque aussitôt.
A peine a-t-il tourné le dos qu'un gamin de douze à treize ans
qui se trouvait dans la cour, crache en le regardant, fait une
grimace de dégoût et crie : « Pou hâou, pou hàoii, mauvais,
mauvais ! »
La grimace du gamin traduisait exactement le sentiment una-
nime des indigènes sur les interprètes au service des Russes.
EN MANDCHOURIE. 211
C'était un sentiment d'horreur. Sans doute ces interprètes, la
plupart des coquins, pratiquant le chantage, pillant effrontément
les populations, étaient haïs pour leur canaillerie ; mais ils
l'étaient plus encore parce qu'ils aidaient, parce qu'ils suivaient
les Russes. Le sentiment populaire, confus, mais très fort, voyait
en eux des traîtres à la race. Les Japonais les punissaient comme
tels : quiconque était convaincu, ou même soupçonné d'avoir
favorisé les Russes, était sur-le-champ décapité. Depuis le com-
mencement de la guerre, il y avait à Liao-yang, à Moukden,
non seulement d'innombrables Chinois, agens des Japonais,
mais des Japonais eux-mêmes, déguisés en Chinois, tapis dans
quelque maisonnette, au fond d'un caravansérail mandchou, à
l'affût des moindres nouvelles, surveillant les mandarins que
leurs fonctions mettaient en rapport avec les Russes. Que de fois,
par mon domestique, par les missionnaires, n'ai -je pas été averti
de la présence de ces espions japonais. Seuls, les Russes l'igno-
raient ou, peut-être, feignaient de l'ignorer, sachant bien que
les premiers découverts et pendus, il en surgirait d'autres,
comme ce rameau d'or, dont parle Virgile : uno avulso, non déficit
aller.
*
* *
Telle étant la sympathie des Chinois à l'égard des Japonais,
cette sympathie fut singulièrement agissante pendant toute la
durée de la guerre; le Japonais, réfléchi, méthodique, conscien-
cieux élève des Allemands, régla et organisa cette force, pour
en tirer le maximum d'effet.
Pendant les longs intervalles de repos, les entr'actes, qui
séparaient les batailles, une question revenait sans cesse sur les
lèvres des officiers russes: « Où sont les Japonais? Que fait
Kuroki? Que fait Nodzu? » A vrai dire, on n'en savait rien, ou
plutôt on en savait tous les jours des choses différentes, souvent
contradictoires. Jamais armée en campagne ne fut, autant que
l'armée russe, dans l'ignorance absolue de la position et des
mouvemens de son adversaire. Les reconnaissances de cavalerie
n'arrivaient pas à percer l'épais rideau d'infanterie qui s'éten-
dait comme un voile impénétrable, sur tout le front de l'armée
nipponne. J'ai vécu quelque temps, aux avant-postes, dans la
brigade de cosaques du général Samsonof et j'ai pris part à plu-
212, REVUE DES DEUX MONDES.
sieurs de ces reconnaissances, les mieux dirigées, car Samsonof
était, sans contredit, un des plus intelligens, des plus habiles
parmi les généraux russes. Le quartier général, à court d'infor
mations sur l'ennemi, et voulant, à tout prix, en apprendre
quelque chose, harcelait quotidiennement Samsonof, pour qu'il
rendît un compte exact des forces qui se trouvaient devant lui.
C'était après la bataille de Oua-Fan-Gou vers la fin de juin, et
les avant-postes russes s'étendaient au sud de Kaiping. Le géné-
ral Stackelberg, commandant le 1" corps sibérien, battu à Oua-
Fan-Gou s'était replié vers le nord, suivi, mais non poursuivi,
par l'armée du général Oku, Cette armée était-elle restée entière,
composée des mêmes divisions qui participèrent à la bataille,
ou bien ne s'était-elle pas dégarnie en faveur des autres armées
japonaises, celles de Nodzu et de Kuroki, qui opéraient dans
l'est, menaçaient de tourner les Russes ? Il était de toute néces-
sité pour l'état-major russe d'être exactement fixé là-dessus, et
comme il n'arrivait pas à l'être, il harcelait Samsonof qui n'en
pouvait mais.
Nous partions dans la nuit: une dizaine d'escadrons, cosaques
et dragons, une batterie d'artillerie montée, un bataillon d'in-
fanterie laissé en réserve composaient la colonne. Quand on
arrivait sur la ligne des sentinelles ennemies, quelques escadrons
mettaient pied à terre et se déployaient en tirailleurs. Les avant-
postes japonais se retiraient bien vite, poursuivis par une charge
des cavaliers russes. Mais bientôt, sur les collines, couvertes de
tranchées, une agitation, un grouillement étaient visibles. Les
Japonais mettaient en position leurs canons; des lignes d'in-
fanterie se formaient et commençaient un feu nourri. La recon-
naissance était finie; elle avait coûté une trentaine d'hommes,
tués ou blessés et rapporté un nombre à peu près égal de sacs
japonais, que leurs propriétaires avaient, dans la précipitation de
leur fuite, abandonnés. Mais quels renseignemens nouveaux
avait-on? Nous avions vu un certain nombre de bataillons
ennemis, preuve que les avant-postes étaient forts et devaient
couvrir des troupes importantes. Ce qu'il y avait par derrière,
l'importance de ces troupes, on l'ignorait. Il aurait fallu pour
l'apprendre risquer une véritable bataille. Tel était le bilan ordi-
naire des reconnaissances de cavalerie.
Non seulement on ignorait absolument la position des corps
ennemis, leur force respective, mais même, chose beaucoup
EN MANDCIIOURIE. 213
plus grave, le chiffre total et approximatif de leur armée Les
évaluations qu'en tentait l'état-major russe accusaient, d'un mois
à l'autre, d'énormes variations, des sautes de cent mille hommes.
Les militaires de tous pays ont l'irrémédiable défaut, le
défaut professionnel, de dénombrer les armées, non par combat-
tans, mais par bataillons. Or le combattant est une réalité agis-
sante, le bataillon n'est qu'une entité. Par je ne sais quelle
déformation du jugement, ils attribuent à cette entité une va-
leur intrinsèque : ils ont, singulièrement tenace, profondément
ancré, le culte, l'illusion des imités. Quand notre état-major, qui
avait déjà assez de mal, dans un pays oii l'on ne fait plus d'en-
fans, à garnir de recrues vigoureuses les cadres existans, créait
les quatrièmes bataillons, il était dupe de cette illusion : il pen-
sait que la victoire dépend, non pas du chiffre des 'soldats, mais
du chiffre des bataillons. Les rapports les plus savans, les plus
techniques des batailles vous donnent toujours le nombre des
bataillons, très rarement celui des soldats. On ne saurait ima-
giner rien de moins précis; j'ai vu moi-même des bataillons
russes, qui, à un mois d'intervalle, avaient, par les épidémies et
les batailles, perdu la moitié de leurs effectifs. Comparer ba-
taillon et bataillon, c'est exactement comme si vous compariez
le portefeuille de M. Vanderbilt avec celui d'un expéditionnaire
à la Préfecture de la Seine : tous deux sans doute sont des
portefeuilles, mais le contenu en diffère étrangement.
Or, les Russes n'ont pas même toujours su exactement le
chiffre des bataillons; ils ont toujours ignoré celui des combat-
tans. Un pays de quarante-cinq millions d'habitans, comme le
Japon, où les hommes ont pour le métier militaire tant d'apti-
tudes physiques et morales, ne saurait manquer de soldats : il
créait en quelques mois ses soldats, dans la mesure de ses
besoins. Ce qui aurait manqué plutôt, c'étaient les cadres qui
exigent, eux, une préparation beaucoup plus longue. Mais
comme ces cadres étaient, d'un avis unanime, excellens, on leur
demandait davantage, on grossissait considérablement leur con-
tenu : au lieu de donner à un commandant de compagnie deux
cents hommes à conduire (c'était à peu près l'effectif d'une com-
pagnie russe, au complet, ce serait celui d'une compagnie fran-
çaise en temps de guerre), on lui en donnait deux cent cinquante,
et ainsi les forces japonaises ont été toujours bien plus nom-
breuses qu'on n'a cru.
21*
REVUE DES DEUX MONDES.
Ignorance des mouvemens, du nombre des ennemis, c'est là
qu'il faut voir une des grandes faiblesses russes, une des causes
de leur infériorité. On a dit qu'ils ne connaissaient pas le pays,
qu'ils n'en possédaient pas de cartes et qu'ils furent, pour cette
raison, battus. Mais cela n'est pas très exact : jusqu'à Liao-yang,
la carte de l'état-major 'russe était excellente, si bonne que les
Japonais n'en utilisaient pas d'autre (le témoignage d'un corres-
pondant attaché à l'armée japonaise est formel à cet égard). Au
nord de Liao-yang, la contrée était bien connue des Russes, sauf
dans les montagnes, où le corps de Stackelberg s'engagea en
effet un peu à l'aveuglette. Mais les grandes attaques japonaises,
les attaques décisives qui firent fléchir le centre et l'aile droite
russe eurent lieu dans la plaine.
Les tentatives des Russes pour se procurer des informations
échouèrent. Les reconnaissances de cavalerie, nous l'avons vu,
ne donnaient aucun résultat. Restaient les espions chinois. On
essaya d'en dresser. J'ai connu personnellement des officiers
russes qui s'y employèrent : ils étaient intelligens, habitaient
depuis quelques années le pays, en parlaient la langue, dispo-
saient de sommes considérables. Leurs efforts furent vains : les
Chinois au service des Russes se sentaient, malgré toutes les pré-
cautions prises, observés, surveillés par une population hostile;
ils craignaient d'être découverts, dénoncés, surpris par les Japo-
nais si malins. Même la cupidité n'arrivait pas à les décider. Ils
accomplissaient mal leur mission et rapportaient des renseigne-
mens sans valeur.
En regard de cette organisation rudimentaire, vouée, par la
mauvaise volonté des indigènes, à une complète impuissance, il
faut mettre les magnifiques résultats du système japonais.
Quelques jours avant l'ouverture des hostilités, la Mandchourie,
les grandes villes, surtout Port-Arthur, regorgeaient de Japonais.
Tout ce qu'il y avait quelque intérêt à connaître, touchant les
fortifications, les régimens, les bateaux, était, jusque dans les
plus petits détails, connu.
La guerre commence : un réseau d'agens innombrables
s'étend sur tout le pays et tient les Japonais au courant de tout.
Il n'arrive pas un train militaire, on ne déplace pas une com-
pagnie, un canon, un général ne bouge pas les pieds sans que
les Japonais eu soient aussitôt informés. Par Inkéou, par
Sinmintinff. des courriers portent la nouvelle iusqu'au premier
. EN MANDCHOURIB. 215
bureau de télégraphe, où se trouve un Japonais, le chef de ser-
vice, qui la câble au quartier général. Quand les armées nip-*
ponnes occupent déjà une portion de la Mandchourie, des émis-
saires chinois, déguisés en coolies, en charretiers, en paysans,
vont et viennent à travers les avant-postes. Les cosaques en
arrêtaient à tout instant^ qu'on trouvait porteurs de lettres et de
renseignemens. Mais, pour un d'attrapé, dix passaient librement;
il était impossible, dans ce grouillement humain, d'arrêter tous
les Chinois qu'on rencontrait. Les Russes se laissaient espionner,
sans pouvoir rien faire : il y avait trop d'espions ; la population
tout entière était avec les Japonais.
Pendant les combats d'artillerie, sur quelque monticule voi-
sin des batteries russes, un homme agitait parfois des drapeaux
et réglait ainsi admirablement le tir des Japonais ; on donna la
chasse à ces hommes qu'on put assez souvent arrêter ; c'étaient
des Chinois qui s'étaient familiarisés avec le tir des nouveaux
canons. Ils furent immédiatement exécutés. Le soir de la baT
taille de lentaï, une batterie russe était tapie au pied d'un petit
tertre et la batterie japonaise tirait sur elle depuis des heures,
sans parvenir à la découvrir. Tout d'un coup, le tir japonais,
trop long de six cents mètres, se rectifie sans tâtonnement, sans
hésitation, comme par miracle: les shrapnels pleuvent sur les
canons russes; en quelques minutes, quinze hommes sont
atteints. Les artilleurs sont stupéfaits, regardent de tous les
côtés : en arrière, sur la gauche, un Chinois, du haut d'un
arbre, avait fait les signaux !
Quelquefois, les Japonais eux-mêmes se plurent à marquer,
avec une malice narquoise, qu'ils connaissaient, aussitôt qu'elles
étaient prises, les décisions de l'état-major russe. Le général
Kouropatkine avait placé son quartier général à Ta-Ché-Kiao et,
pendant trois semaines, il resta là, attendant l'attaque des
Japonais. Mais les Japonais, peu pressés, s'obstinaient à n'avancer
point. Kouropatkine retourne alors à Liao-yang, et part dans les
montagnes du côté de l'Est. Or, le matin même de son départ,
les Japonais attaquent, et quand Kouropatkine rentre en toute
hâte à Liao-yang, la position de Ta-Ché-Kiao est déjà évacuée par
les Russes. Les Japonais connurent le déplacement du généra-
lissime ennemi, avant même qu'il se fût produit, quelques heures
après qu'il avait été décidé. Il y avait dans cette rapidité, dans
cette sûreté de leurs informations, quelque chose d'effrayant I
216 REVUE DES DEUX MONDES.
Les espions chinois, si nombreux, si bien entraînes, ne suf-
jBsaient pas encore. Les Chinois sont toujours des Chinois, peu
versés dans les choses de la guerre, susceptibles de se tromper
dans les observations. Quand il s'agissait d'une enquête difficile,
des Japonais venaient la faire eux-mêmes, déguisés en Chinois.
Le Japonais se déguise si vite en Chinois : c'est la constatation
matérielle de leur parenté, de leur cousinage, ainsi que le secret
de leur sympathie. Il se met une queue postiche. Certains
Nippons s'étaient même, depuis des années, laissé pousser une
queue, en prévision des services qu'elle leur rendrait pendant la
guerre. Le fait est prouvé par des témoignages nombreux. Tant
qu'Inkéou fut occupé par les Russes, c'étaient par là que les
espions japonais pénétraient en Mandchourie. A Shan-Haï-Kouan,
distant d'un jour de chemin de fer d'Inkéou, se trouvent des
officiers japonais et des troupes japonaises, un détachement du
corps international d'occupation. Voilà la volière d'où partaient
les pigeons voyageurs. D'Inkéou, par les nombreuses jonques
remontant le Liao-Ho, par la route mandarine, à travers
champs, les espions se répandaient dans le pays, gagnaient le
poste d'observation qu'on leur avait assigné. Des courriers sûrs
apportaient à Shan-Haï-Kouan leurs lettres. La police russe d'In-
kéou saisit plusieurs fois ces lettres. L'une d'elles, qu'on m'a
traduite, contenait ceci : « Aujourd'hui (la date) au garage de...
nord de Liao-yang, sont passés, venant de Moukden, tant de
trains, comprenant tant de wagons, amenant de l'infanterie. Les
soldats avaient sur leurs épaulettes ces signes » (ici le Japonais, ne
connaissant pas les lettres russes, avait très minutieusement des
sine les initiales et le numéro du régiment).
Le Russe, grand remueur de terre, creusait partout des
fossés et des trous, qu'il défendait, d'ailleurs, très énergiquement,
quand on lui commandait de les défendre. Le Japonais s'arran-
geait toujours pour connaître, quelques jours avant la bataille,
la disposition exacte et la force de ces tranchées. Les officiers se
déguisaient en coolies, ne dédaignaient pas de revêtir des défroques
sordides, d'aller pieds nus par la boue des chemins et des champs.
Besogne répugnante et terriblement dangereuse ! Car les Russes
devenus méfians n'étaient pas particulièrement tendres pour les
Célestes ou pseudo-Célestes qui s'approchaient de leurs positions.
Le sentiment qu'ils avaient d'être espionnés sans cesse et malgré
tout, finissait par les exaspérer. J'ai vu administrer de terribles
EN MANDCHOURIE. 217
raclées à des Chinois qui, malgré la défense, s'obstinaient à
rôder aux environs. Ces Chinois n étaient peut-être que des culti-
vateurs paisibles, invincible aient attirés par leurs champs. Les
innocens payaient pour les coupables; mais les officiers japonais
parvenaient, malgré tout, à faire leurs observations. Les distances
étaient repérées, la place des batteries déterminée, et, quand
commençait le combat, les Russes n'avaient qu'une ressource,
pour dérouter les canonniers japonais : c'était de mettre leurs
pièces en d'autres lieux que ceux qu'on avait préparés pour elles.
Au sud de Ta-Ché-Kiao, des soldats russes, après une poursuite
éperdue dans les champs de sorgho, arrêtèrent deux de ces
espions japonais. Le troisième réussit à s'échapper. J'étais au
quartier général du corps d'armée, quand les deux prisonniers
furent amenés : sordides, couverts de boue, les mains et la face
sanglantes, tout à fait hors d'haleine. On les fouille, l'un d'eux
portait des plans, des croquis qu'il avait levés; il avoue tout de
suite qu'il est officier, connaît les lois de la guerre, le sort qui lui
est réservé et ne demande qu'une chose, qu'on en finisse au plus tôt
avec lui. Aucun aff'aissement, aucune douleur, le calme le plus
absolu devant la mort toute proche, et même un éclair de joie
et de triomphe, quand on l'interroge sur son troisième compa-
gnon et qu'il acquiert ainsi la certitude qu'on n'a pas pu l'attra-
per : deux sont pris, mais le troisième est sauvé; ce soir son
général aura les plans ; le petit Japonais va mourir content I
*
Un Japonais, sous le déguisement chinois, peut tromper à la
rigueur un œil européen; mais un Chinois le reconnaîtra tout
de suite, si habile soit-il à se déguiser. Ces espions japonais ne
pouvaient donc circuler dans la campagne qu'avec la complicité
de la population. Tous ceux qui furent pris, le furent par des
Russes, jamais avec l'aide d'un Chinois. Et ainsi, nous arrivons
toujours à la même cause : la sympathie des Chinois pour les
Japonais.
Ce fut une des grandes forces de la guerre : sans diminuer en
rien les brillans mérites de l'armée japonaise, sans oublier les
défauts intrinsèques de l'armée russe, cette force qui servit aux
uns et nuisit aux autres, eut des effets considérables. Matériel-
lement, moralement, les Chinois furent les auxiliaires des Japo-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
nais. Ils leurs fournissaient des renseignemens, des hommes,
de l'argent. Les bandes de Konghouses qui inquiétaient sans
cesse les Russes, étaient au service des Japonais. La Mongolie,
qui aurait inépuisablement ravitaillé de chevaux, de bétail,
l'armée, était après six mois de guerre presque entièrement
fermée aux Russes par les bandes qu'y organisaient les Japonais.
Dans la guerre qui vient de finir, le Japon avait tous les
avantages. Et cette inégalité de la lutte, l'officier russe, le
soldat russe, ce moujik à l'âme enténébrée qu'on avait arraché à
sa chaumière pour l'envoyer se battre dans un Orient lointain,
ils la sentaient du premier coup. Ils avaient devant eux une
armée aussi forte que les plus fortes armées de l'Europe et pour
vaincre cette armée qui opérait à quelques journées de chez elle,
ils avaient dû, eux, venir toujt au fond de l'Asie. Quand au sortir
de leur prison roulante, après un voyage de quarante jours, ils
arrivaient dans quelqu'une de ces immenses villes chinoises,
Liao-Yang, Moukden, tout les étonnait, les inquiétait. Ils se
trouvaient dans une fourmilière de jaunes, parmi des visages
renfermés ou hostiles que, seule, la cupidité parvenait à dérider
quelquefois. Nul ne leur souriait, si ce n'est le marchand qui
s'apprêtait à les voler. On subissait leur présence, puisqu'il était
impossible de faire autrement, mais de mauvaise grâce ; on affi-
chait l'espoir et même la certitude que cette présence serait de
courte durée. Sur l'ordre du haut commissaire impérial, le co-
lonel..., tous les boutiquiers de Moukden, arboraient à leur porte
le drapeau russe, le jour de quelque fête russe, religieuse en
patriotique. Mais en même temps chaque boutiquier gardait au
fond de son échoppe un drapeau japonais, un drapeau flambant
neuf qu'il venait de fabriquer, et n'attendait que l'occasion de
déployer. Et les Russes savaient tout cela. D'autres se seraient
emportés, auraient peut-être essayé de la violence pour acquérir
; des sympathies. Mais, eux, trop sages ou trop fatalistes, ils se
■' résignaient à cette chose fatale. Ils se battaient tout de même,
sentant bien qu'ils ne pourraient pas vaincre, entêtés pourtant à
se défendre et gagnant', par leur ténacité farouche, de n'être
jamais complètement vaincus.
Raymond Recouly.
POÉSIE
UNE FAMILLE DE SOLDATS
L'AÏEUL
Né sous le chaume et fils de pauvres paysans,
Mais sachant lire, il vient à la ville, à seize ans,
Chez son oncle, un charron, pour son apprentissage
Ce solide garçon, laborieux et sage,
Ne s'imagine pas qu'il doive, un jour, chercher
Aventure et quitter l'ombre de son clocher.
Quand son patron, un soir, au repas de famille,
Annonce qu'à Paris on a pris la Bastille,
Et raconte plus tard qu'on y traite en vaincu
Ce roi dont le profil brille sur chaque écu,
L'enfant, certe, est surpris, mais il ne comprend guère;
Et ce n'est que trois ans après, quand vient la guerre.
Que, jeune homme, il s'émeut pour le danger public.
« Vive la nation ! » L'outrage de Brunswick
Le soufflette et lui met la chaleur à la joue.
Un jour qu'il est en train de ferrer une roue,
Il entend le tambour, là-bas, près du marché.
Il y court. Le tribun, sur l'estrade juché.
Criant, gesticulant et parlant comme un livre,
La foule, les soldats, les drapeaux, tout l'enivre.
Bras nus, tenant encore d'une main son outil.
Vite, il signe, il s'enrôle, il réclame un fusil.
220 REVUE DES DEUX MOiNDES.
A son robuste corps, du premier coup, adhère
Cet habit bleu qui va devenir légendaire
Et qui, pendant vingt ans, fera fuir l'ennemij;
Et, devant le moulin mitraillé de Valmy,
Voilà qu'il sent en lui battre un cœur intrépide.
C'était alors un temps d'avancement rapide;
Mais le simple soldat Jean Morel, — c'est son nom, —
Malgré son nrave instinct de marcher au canon
Et le fusil d'honneur que Jourdan lui décerne
Pour ses hauts faits, n'a nul bâton dans sa giberne,
La main près de la tempe et de respect roidi,
Quand il vient saluer Bonaparte, à Lodi,
Du nom du caporal, il n'a pas d'autre grade.
Il n'avancera pas comme le camarade
Fait empereur, après avoir été consul;
Il n'aura pas, le soir de Wagram ou d'Eckmûhl,
Quelque titre princier à graver dans l'histoire;
Mais ce Français, quand même, aura sa part de gloire.
Son temps est encombré de héros, mais l'un d'eux.
C'est lui. Sur un vieux sphinx datant de Rhamsès deux,
Près du Caire, il inscrit, sous son nom qu'il parafe :
« Sergent de grenadiers, » sans faute d'orthographe,
Et Kléber, qui l'embrasse au combat du Thabor,
Lui fait enfin donner une épaulette d'or.
Officier! Lui! L'enfant du peuple se demande
Si c'est possible. Il porte une épée, il commande
Et même aux vieux soldats doit parler d'un ton bref.
Quel rêve ! Il veut alors s'instruire, étant un chef.
On lui prête un Corneille, un Homère; il s'exalte
Pour Ossian, et, quand le régiment fait halte,
Près des faisceaux formés sur le bord du chemin.
On voit le lieutenant, pensif, un livre en main.
Mais souvent le canon interrompt sa lecture.
Après cette campagne en Egypte, si dure,
— Pas de chance! — il revient trop tard pour Marengo.
L'empereur, murmurant : Delenda Carthago,
Devant la flotte anglaise, à Boulogne, où la briso
POÉSIE. 221
Travaille et fait flotter sa redingote grise,
Reconnaît en passant cet obscur officier.
De son œil pénétrant et clair comme l'acier,
Qui, d'un coup, juge et pèse un homme, il le regarde,
Sourit, lui prend l'oreille et le met dans sa garde.
Voilà donc, pour dix ans, Morel dans les grognards.
Il n'aura qu'à Smolensk la graine d'épinards
Et la croix d'or qu'après Ghampaubert. Mais qu'importe !
Lorsque, suivi de son éblouissante escorte,
Calme sur un ardent cheval, simple, — et si beau! —
Paraît le demi-dieu, l'homme au petit chapeau,
Fanatique, Morel n'a qu'un désir, le suivre.
Depuis le froid matin où, sur l'aigle de cuivre,
Des hauts bonnets à poil rangés en bataillons,
Le soleil d'Austerlitz a jeté ses rayons.
Cet homme s'habitue à l'extraordinaire.
Il vit tranquillement dans un bruit de tonnerre.
Sans s'étonner, il fait ce rêve épique et fou.
Entre à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou,
Il est présent, lorsque les rois font antichambre
Chez l'Empereur qui prend l'Europe, la démembre,
Et leur en jette avec dédain quelques lambeaux.
Après ce que Morel a vu sous les drapeaux.
Il sait être, dans cette Iliade sublime.
Un Diomède obscur, un Ajax anonyme.
Le triomphe est si grand que la postérité,
Songe-t-il, doutera de la réalité.
Au fond de l'avenir lointain et sans limite.
Ils seront confondus par la fable et le mythe.
Tous ces héros autour d'un héros sans pareil,
Avec le zodiaque aux ordres du soleil ;
Et, tôt ou tard, — cet humble en frémit jusqu'aux moelles, —
Sa croix d'honneur sera l'une de ces étoiles !
Tel est l'homme qu'après le retour des Bourbons,
Quand on change drapeaux, cocardes et pompons.
Et qu'on gratte les N couronnés, son village
Voit revenir un jour, pauvre, vieux avant l'âge,
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour toujours triste, mais plein de gloire et d'honneur.
Il se marie, un fils lui naît et — quel bonheur! —
Quand, avec un bâton, l'enfant dit : « Portez... arme! »
Le commandant contient avec peine une larme
Et, depuis lors, dans sa retraite, a moins d'ennui.
D'ailleurs on le vénère et tous sont fiers de lui.
Pour qu'il sourie un peu sous sa moustache austère,
Tous les gamins lui font le salut militaire;
Et quand, dans son jardin, il s'attarde, le soir,
Les gars, en le voyant poser son arrosoir
Et regarder, songeur et redressant sa taille.
Un ciel ensanglanté comme un champ de bataille,
S'imaginent aussi qu'au-dessus de leurs fronts,
Passe le furieux galop des escadrons
Devant Napoléon, là-bas, dans la fumée.
Et se disent : « Le vieux pense à la Grande Armée ! »
Enfin il meurt, et c'est un deuil dans le canton.
On tire sur sa tombe un feu de peloton.
Il meurt, las et vaincu, mais l'âme consolée.
Et certain qu'après tant de gloire accumulée,
Malgré bien des revers et des revers encor,
La France ne peut pas épuiser ce trésor I
LE PÈRE
L'enfant qui, tout petit, apprenait l'exercice
Et faisait, en papier, des bonnets de police,
Prosper Morel s'engage, ayant le diable au corps.
Pour partir en Alger, comme on disait alors.
Les lauriers poussent vite en ce climat féerique.
Ce spahi devient l'un de ces héros d'Afrique,
Coiffés de la chéchia, drapés dans le burnous,
Viveurs, élégamment débraillés, mais qui tous
Doivent le martial éclat qui les entoure
A des actes de mâle et superbe bravoure,
Comme à Sidi-Brahim et comme à Mazagragi.
Ce charmant cavalier au cœur de vétéran.
Dont les beaux yeux et les allures pittoresques
POÉSIE. 223
Font, sous leurs voiles blancs, rêver bien des Moresques,
Charge comme Murât. Plusieurs fois, des témoins
L'ont vu, sabre au fourreau, cravacher les Bédouins.
Mainte face bronzée en garde encor l'empreinte.
A la cantine, on conte, à l'heure de Tabsinthe,
Que, devant vingt fusils que sur lui l'on braquait,
Il alluma sa pipe en battant le briquet.
Il est fameux dans cette admirable conquête
Où les clairons français qui sonnaient la « casquette »
Et vers le Sahara guidaient nos bataillons,
Repoussaient devant eux Arabes et lions.
Aussi quelle carrière heureuse! Alger la Blanche,
Quand, du Sud, il y vient parfois, voit, sur sa manche.
Deux, trois, quatre galons se tordre en trèfles d'or.
Le vieux Bugeaud le prend dans son état-major.
Plus tard, en Kabylie, encore il se distingue.
Puis l'Empereur — que les frondeurs nomment Badingue —
Près du trône, à Paris, veut ce bel africain.
Il s'y plaît, bien qu'il soit trop souvent en pékin ;
Mais, le matin, sur les boulevards plantés d'ormes,
Autour du Ghamp-de-Mars, quels brillans uniformes 1
Le voilà, sans regret de son vieux yatagan,
Colonel des chasseurs au talpack d'astrakan.
C'est en cinquante-sept, le plein midi du règne.
L'heureux homme! Il galope aux chasses de Gompiègne.
Aux bals de cour, il est le valseur — combien chic! —
De la Gastiglione et de la Metternich.
La fortune le traite encor mieux qu'il n'espère.
Il prend femme et d'un bel enfant il devient père,
Il passe général, le soir de Magenta;
Et que de fleurs, que de baisers on lui jeta
Des balcons de Milan pleins de toilettes fraîches.
Dans ce jour triomphal où le Dôme aux cent flèches,
Bouquet de marbre blanc, flambait au gai soleil!
Sa vie est un bien beau songe!
Hélas ! quel réveil I
Le canon d'outre-Rhin, brutal, vient de répondre
224 REVUE DES DEUX MONDES.
Aux « oui » du plébiscite, et l'Empire s'effondre.
« A Berlin! A Berlin! » criait-on tous les soirs,
Mais, soudain, l'innombrable armée aux casques noirs
Bat les murs de Strasbourg, couvre toute l'Alsace.
A Wœrth, grâce aux canons chargés par la culasse,
Les Prussiens ont fauché cuirassiers et turcos;
Et Paris croit entendre, en de lointains échos,
Tout en accumulant poudre, armes, blés et viandes-,
JLe bruit lourd et rythmé des bottes allemandes.
Le général Morel campe sous Metz, et là,
L'ancien spahi, le beau sabreur de la Smala,
Devant ses escadrons est stupéfait et sombre?
Quoi ? Les Français seraient écrasés sous le nombre I
Jamais! Ses cavaliers vaincront, dix contre cent.
« Chargez ! » Mais un obus éventre son pur sang
Et lui-même est criblé d'éclats, à Gravelotte.
A l'ambulance, dans la ville où déjà flotte
L'odeur de trahison, Morel hors de combat.
Pendant tout le blocus, se tord sur un grabat,
Furieux, maudissant la fièvre et la tisane;
Et quand, bien fail le encor, mais rejetant sa canne,
Il réclame son sabre et son cheval sellé,
— 0 honte ! ô désespoir ! — Metz a capitulé.
Quels jours affreux ! Dans les wagons où l'on entasse
Les tristes prisonniers de guerre, il prend sa place,
Les yeux mornes, le front baissé, n'en pouvant plus;
Et quand le train s'ébranle, il voit, sur le talus
Où les ont enfoncés les vainqueurs pleins de haine,
Nos aigles, nos drapeaux que leur livra Bazaine.
Oui, nos drapeaux plantés dans la boue !
Oh! cela,
Pour le fils d'un vainqueur d'Arcole et d'Iéna,
C'est la pire, la plus atroce des tortures.
Il pousse un cri d'horreur qui rouvre ses blessures.
Moribond, il arrive à Dantzig, et là-bas.
Voilà qu'il pense au fils qu'il ne reverra pas,
Au fils qu'il a laissé dans Paris, au collège,
Et qui, dans bien des jours, quand finira le siège,
--- POÉSIE. 22Î
Apprendra seulement qu'il est un orphelin.
Pauvre père ! Il sanglote alors. Son cœur est plein,
Pour son unicfue enfant, de tendresse infinie.
Pourtant il a la force, avant son agonie,
D'écrire, en relevant sous le drap ses genoux :
« Je meurs. Adieu, mon fils. Sois soldat. Venge-nous. »
LE FILS
Se rappelant toujours cet ordre laconique,
Le fils du général entre à Polytechnique.
Il en sort en bon rang, bourré d'algèbre et d'x ;
Et — l'annuaire est là — Morel (Victor-Félix),
Depuis plus de vingt ans, sert dans l'artillerie.
C'est l'officier modèle et, dans sa batterie,
Ses hommes qu'il a su conquérir par le cœur.
Etant bon sans faiblesse et juste sans rigueur,
Quand ils disent entre eux ce mot : « le capitaine, »
Ont, dans leur regard jeune, une fierté soudaine.
Ils sentent, pour ce chef pourtant peu galonné,
L'affectueux respect qu'inspire un frère aîné.
Sur son ordre, ils sont prêts à toutes les prouesses,
Et ces braves garçons, pour défendre leurs pièces,
Se feraient avec lui tuer jusqu'au dernier.
D'ailleurs le capitaine est un beau cavalier
Et, sans abandonner les livres et l'étude.
De tous les rudes sports il garde l'habitude.
Il a l'air martial et fort comme pas un,
Quand il conduit, si bien campé sur son bai-brun.
Son long train de canons, d'affûts et de prolonges.
Alors, dans ses yeux clairs, flottent encor les songes
De sa jeunesse, hélas ! si lointains maintenant,
Lorsque, sous son képi tout neuf de lieutenant,
Il rêvait de brandir au soleil de l'Argonne
L'acier de son épée et l'or de sa dragonne
Et de montrer à ses canonniers au trot lourd,
Là-bas, à l'horizon, la flèche de Strasbourg.
TOME XXX. — J905. 19
226 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est iintime douleur de ce soldat de race
De sentir que toujours de plus en plus s'efface
Et pâlit riiéroïque espoir de ses vingt ans.
Oh ! longtemps il a pris patience ; longtemps
11 s'est dit :
(( La blessure est-elle bien fermée?
« Travaillons ! Il nous faut une invincible armée,
« Et nous crierons alors vers l'Est: Quand vous voudrez!»
Que d'excellens soldats il nous a préparés,
Ce bon Français, dans la « réserve » et dans 1' « active ! »
Combien de fois il s'est redit — âme naïve —
Le mot si décevant sur l'Alsace et sur Metz :
« Pensons-y tous les jours et n'en parlons jamais ! »
Mais, un jour, il comprit qu'à force de silence,
Le pays oubliait l'atroce violence
Et la frontière ouverte, ainsi qu'un amputé
S'accoutume à la longue à son infirmité,
Et qu'ainsi la revanche était plus qu'incertaine.
L>m, c'est là le constant chagrin du capitaine.
Que sa triste carrière ainsi doive finir,
Qu'il reste un officier pauvre et sans avenir,
11 s'y résigne. On peut tout aussi bien combattre
Pour sa patrie avec trois galons qu'avec quatre.
Non, aujourd'hui, ce qui le navre, c'est qu'il sent
Que son pauvre pays vers l'abîme descend,
Grisé d'un idéal pour la race future,
Que démentent, hélas ! l'histoire et la nature.
Il sait que, sous les mots de paix, d'humanité,
La chimère souvent masque la lâcheté.
Longue mala pacis, a dit le vieux Tacite,
On devient veule et mou. Le plaisir seul excite.
Il faut jouir par tous les pores de la peau.
La vie est bonne. On craint la mort, et le drapeau,
Muet témoin blâmant l'égoïsme et ses vices.
Semble un faux dieu qui veut de sanglans sacrifices.
L'armée existe encore, oui, celle qu'on rêvait
Victorieuse, aux bords du Rhin. Qu'en a-t-on fait?
POÉSIE. 227
Elle sert maintenant à dompter des tumultes,
Avec l'ordre formel de subir les insultes
Et, sans jamais broncher, de recevoir les coups.
Elle applique des lois infâmes. Nos pioupious,
Au siège d'un couvent de femmes en cornette,
Ont armé leurs fusils du sabre-baïonnette,
— Quelle dérision ! — comme si l'on allait
Les mitrailler avec des grains de chapelet.
L'abjecte politique ici répand ses lèpres.
Tel brave commandant — sa femme allant aux vêpres —
Ne doit plus obtenir un grade mérité.
Au mess des lieutenans, où la franche gaîté
Régnait jadis, chacun se tient sur la réserve
Et parle peu, songeant que la Loge l'observe
Et que peut-être, à table, est assis un Judas.
Voilà le nouveau sort de nos pauvres soldats.
Mais ce qui, plus que tout, épouvante et désole
Le capitaine, c'est que des maîtres d'école.
Qui jadis montraient Metz et Strasbourg sur l'atlas,
Pervertis par Hervé, Jaurès et Thalamas,
Enseignent aux petits Français que la patrie
N'est plus qu'une stupide et vieille idolâtrie
Et que « Guerre à la guerre ! » est le plus beau des cris.
Et Morel, accablé, songe aux futurs conscrits,
Dès l'enfance infectés de sottise primaire
Et certains — sauront-ils seulement la grammaire? —
Qu'ils auront pour devoir, en cas d'invasion,
Le refus d'obéir et la désertion !
C'en est trop ! Le vaillant homme se décourage.
Pourtant, lorsque, le soir, rongeant sa sourde rage.
Il rentre dans sa chambre et qu'il voit, sur le mur.
Des armes que le temps ternit d'un souffle obscur,
— Souvenirs vénérés, reliques de famille, —
Il relève son front chagrin et son œil brille.
Oui, tout son patrimoine est là : Fusil d'honneur,
Paire de pistolets donnés par l'Empereur,
Insignes de combat aux formes surannées.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
Hausse-col avec l'aigle, épauleltes fanées,
Et, près des vieilles croix au ruban tout pâli,
Le sabre d'Austerlitz et le sabre d'Isly.
Le patriote alors respire une bouffée
D'orgueil français devant son intime trophée.
Rassuré par l'aspect de ce trésor, le seul
(Hi'il possède, il se dit qu'au temps de son aïeul,
I.a France en armes fut presque surnaturelle.
il évoque, attendri, son père mort pour elle.
Dans l'avenir — lointain, qu'importe? — il reprend foi.
('.hère patrie! Il se souvient qu'avant Rocroi,
Avant Denain, avant Zurich, sous la poussée
D'invasion, sa vie était bien menacée.
Mais qu'alors son génie immortel lui donna,
Pour la sauver, Condé, Villars et Masséna.
Puis le rêveur la suit dans sa longue légende.
Que de temps il fallut pour la faire si grande !
Mais il la voit, malgré guerres et factions.
Lentement devenir reine des nations
Et vaincre les malheurs dont son histoire est pleine,
Du bûcher de Rouen au roc de Sainte- Hélène. .
« Non, la France n'est pas en décadence! Non!
(c Que le danger surgisse ! Un seul coup de canon
« Chassera les affreux nuages d'anarchie ! »
C'est terrible pourtant, la frontière franchie,
La guerre, tant de sang!... Ce brave hésite un peu
Et, comme il est chrétien, il songe à prier Dieu.
Mais les armes sont là, de l'aïeul et du père.
L'héritage d'honneur ordonne qu'il espère.
Le capitaine alors, d'un cœur religieux.
Implore avec ardeur le ciel et les aïeux.
Et, l'âme d'un courage inébranlable emplie.
Fait un signe de croix devant la panoplie.
François Coppée.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 octobre.
Nous n'avions pas trop présumé de l'accueil que M. le Président de
la République recevrait à Madrid et à Lisbonne. Le roi d'Espagne n'est
venu encore qu'une fois à] Paris ; le roi de Portugal y est venu plus
souvent ; l'un et l'autre y ont été reçus et s'y sont conduits en amis
de la France. Il n'a fallu que quelques jours, quelques heures, à
Alphonse XIII pour faire notre conquête. Mais ce n'est pas lui seule-
ment que nous avons acclamé; c'est aussi la grande nation dont il est
le représentant. L'histoire de l'Espagne a été si intimement mêlée à la
nôtre qu'elle en fait partie. C'est d'ailleurs une histoire qui a eu ses
jours sombres et tragiques. Que de luttes politiques 1 Que de guerres
sanglantes ! Que de gloire et de malheurs ! De tous ces souvenirs d'au-
trefois, il ne subsiste que l'estime mutuelle que les deux nations se
sont vouée et le besoin qu'elles éprouvent d'une amitié réciproque.
Ce besoin n'a jamais été plus vivement senti qu'aujourd'hui.
Les affaires du Maroc, qui auraient pu diviser l'Espagne et la
France, les ont rapprochées au contraire, comme cela arriverait sou-
vent, et non pas seulement entre la France et l'Espagne, si on savait
se dépouUler des vieux préjugés pour aller tout droit à la communauté
des intérêts. Il y a tant à faire dans le domaine de la civiUsation
générale que toutes les bonnes volontés peuvent y trouver leur place.
Ce qui vient de se passer entre l'Espagne et nous montre qu'un peu de
bonne volonté suffit à créer un accord solide. Et quand nous parlons
de l'Espagne, nous ne distinguons pas entre les partis politiques qui s'y
disputent le pouvoir et s'y succèdent. Hier, les conservateurs étaient
aux affaires, et c'est avec eux que nous avons traité : aujourd'hui, les
libéraux les y ont remplacés, et nos rapports avec eux sont les
mêmes qu'avec leurs devanciers. On a rarement mieux compris que la
230 REVUE DES DEUX MONDES.
politique extérieure doit rester indépendante de la politique intérieure,
parce qu'elle se rapporte aux intérêts permanens de l'État. Un pays
peut changer de ministère et même de gouvernement, il peut être
modifié profondément dans sa constitution organique sans que ses
caractères, en tant que personne internationale, en soient altérés.
Nous ne l'avons pas toujours compris, et tout le monde ne le com-
prend pas encore chez nous. Nous avons des révolutionnaires qui se
croient obligés d'honneur à soutenir la révolution dans le monde
entier. Cependant, même parmi eux, l'éducation politique est en
progrès, comme le montre l'exemple donné par M. Paul Brousse, pré-
sident du Conseil municipal de Paris. M. Brousse, après avoir reçu
avec une grande courtoisie le roi d'Espagne à l'Hôtel de Ville, est allé
à Londres sur l'invitation de la municipalité et n'a pas manqué d'y
rendre respectueusement visite au roi Edouard ; puis il a traversé les
Pyrénées pour se rendre à Madrid en même temps que M. le Prési-
dent de la BépubUque. Et il n'était pas seul : bon nombre de ses
collègues, socialistes, collectivistes, révolutionnaires, l'ont accompa-
gné dans ses voyages. Sans doute, cela lui a valu un blâme des éner-
gumènes de son parti; mais il n'a pas paru s'en soucier; il a persé-
véré; il a continué. Ce sont là des symptômes qui méritent d'être
relevés : ils témoignent chez nous d'une intelligence plus exacte de ce
que sont les nations étrangères, et d'un respect plus grand de leur
liberté ; ils témoignent aussi d'un esprit moins doctrinaire et plus
réaliste dans nos relations avec le dehors.
La continuité de la politique extérieure commence, d'ailleurs, à
apparaître partout comme une nécessité. Les déclarations des orateurs
libéraux, en Angleterre, montrent que, s'ils arrivent au pouvoir,
comme cela est probable, ils n'y changeront rien à la politique de
lord Lansdowne. Et ce ne sont pas seulement sir Ed. Grey et M. James
Bryce qui en donnent l'assurance; lord Rosebery lui-même, que ses
tendances inclinent plutôt du côté de l'Allemagne que de celui de la
France, vient de prononcer un discours, dans lequel il a dit que la
continuité d'une politique étrangère de second ordre valait ^ mieux
que la mobilité d'une politique supérieure. Là comme partout,
rien n'est plus fort qu'une tradition. Ces considérations nous ont un
peu éloignés, en apparence, du voyage de M. le Président de la
République à Madrid et à Lisbonne; mais elles nous y ramènent. Les
relations que nous avons inaugurées avec nos voisins, avec tous
nos voisins, doivent être durables pour produire tous leurs effets,
et la A-isite rendue par M. le Président de la République aux rois
REVUE. — CHRONIQUE. 231
d'Espagne et de Portugal nous plaît comme une manifestation écla-
tante de cette stabilité. Nous n'en raconterons pas les détails, les
journaux l'ont fait. Tous ont dit à quel point les journées de Madrid
et de Lisbonne ont été brillantes et cordiales. Mais au-dessus de ces
fêtes populaires se dégage et s'élève l'affirmation d'une politique, et
c'est là ce qui nous touche. Il importe à la France et à l'Espagne que
leurs rapports restent ce qu'Us sont aujourd'hui, et que rien ne vienne
en troubler la parfaite harmonie.
Nous ne sommes pas partisans d'une politique de races, en ce
sens que ce n'est pas dans une communauté d'origine, dont beaucoup
d'alluvions diverses ont singulièrement altéré la pureté, qu'il convient,
d'après nous, de prendre ses inspirations. La preuve en est, d'ailleurs,
dans notre alUance avec la Russie et dans notre entente cordiale avec
l'Angleterre. Cependant de vieux liens de famille ont aussi leur force,
et si l'union des races ne doit pas être un principe, elle peut être un
accident heureux. N'est-ce pas le cas aujourd'hui? Cette union est
une garantie du maintien de l'équihbre et de la paix dans la Méditer-
ranée, qui n'est pas un lac français, comme on l'a dit autrefois pré-
somptueusement, ni même un lac latin, mais dont tous les rivages
occidentaux, à l'exception partielle du Maroc, sont peuplés par les
races latines, ce qui assure à ces dernières, pourvu qu'elles s'en mon-
trent dignes, un rôle prépondérant dans le progrès que la civilisation
est appelée à y faire. Pour cette œuvre, nous devons tous rester d'ac-
cord. Le voyage de M. Loubet peut y aider.
Le langage du roi d'Espagne et celui du Président de la Répu-
blique se sont inspirés de ce sentiment. Alphonse XIII a dit qu'il fallait
être et rester fort pour être sûr de conserver les bienfaits de la paix,
et jamais cette vérité n'a été plus évidente. Nous sommes encore
loin du jour où le désarmement pourra être opéré sans danger. C'est
bien l'avis de l'empereur d'Allemagne, qui vient de terminer les dis-
cours extrêmement énergiques qu'il a prononcés à Dresde et à Berlin
par les paroles suivantes : « Donc la poudre sèche, l'épée aiguisée,
les yeux vers le but, les forces toujours tendues ! Je vide mon verre à
notre peuple en armes, à l'armée allemande et à l'état-major alle-
mand. Hourra ! » L'émotion serait grande si c'était la première fois que
Guillaume II tenait ce langage : mais on s'habitue à tout.
Les nouvelles qui, depuis quelques jours, arrivent de Russie,
sont de nature à exciter de vives préoccupations. La grève générale
menace, si elle se prolonge, d'y devenir rapidement une catastrophe.
232 REVUE DES DEUX MONDES.
La Russie est un pays déconcertant pour nous, Occidentaux. Nous
avons peine à pénétrer dans l'âme moscovite, à en comprendre les
lentes évolutions et les brusques explosions. L'esprit révolution-
naire procède chez nous d'une autre manière : une fois en mouve-
ment, il agit sans discontinuité et se précipite vers son but. En Russie,
au contraire, après un effort violent, il s'arrête comme pour se reposer,
et on peut se demander si son énergie n'est pas pour quelque temps
épuisée. Ce serait toutefois une illusion de le croire. Le travail ne
se fait pas à la surface du sol, mais il continue ses progrès en des-
sous par des voies mystérieuses, qui n'en sont que plus dangereuses,
et, après quelques mois d'un silence qui semblait devoir conduire à
l'apaisement, une irruption soudaine a lieu de nouveau. Nous avons
déjà assisté plus d'une fois à ce phénomène; nous y assistons une
fois encore, et dans des conditions de plus en plus inquiétantes.
Un autre caractère du mouvement a été de se manifester jusqu'ici
sous une forme plus anarchique que révolutionnaire. La décomposi-
tion était partout, et il en résultait partout des accidens violens et
brutaux, mais sans lien entre eux, sans coordination, sans ensemble,
de sorte qu'on ne voyait que des commencemens éparpillés sur un
grand nombre de points, puis des arrêts si longs qu'on se demandait
si ce n'était pas la fin. Aujourd'hui, il n'en est plus tout à fait de
même. La grève des chemins de fer et toutes celles qui s'y, sont gref-
fées sonl évidemment le résultat d'un plan général dont nous ignorons
l'auteur ou les auteurs, mais qui n'est pas l'effet d'une génération
accidentelle et spontanée. Tout cela, évidemment, a été préparé dans
un certain nombre de cerveaux. Les révolutionnaires russes, de plus
en plus impatiens après tant de promesses dont ils attendent encore
les effets, ont voulu frapper un grand coup d'intimidation. Ils ont
cherché, ils ont trouvé un moyen d'agir à la fois sur toute la surface
du territoire et par là sur tous les esprits. Le choix du moyen ne de-
vait pas les embarrasser longtemps; le plus efficace, assurément, était
d'interrompre les voies de communication; mais il semblait plus
facile de l'imaginer que de le réaliser, et, si on y a réussi, c'est que l'or-
ganisation révolutionnaire est plus avancée qu'on ne le pensait. Les
ouvriers des chemins de fer ont été secrètement enrôlés, et, un beau
jour, sans que rien l'eût fait prévoir, ils se sont mis en grève en
demandant quoi? la diminution de leur travail? l'augmentation de
leurs salaires? enfin l'amélioration de leur existence? Non, ils ont,
demandé des libertés, le suffrage universel, une constitution, c'est-à-
dire des choses dont ils n'ont que l'idée la plus confuse, si môme
REVUE. CHRONIQUE. 233
ils en ont une quelconque, et dont ils n'éprouvent que très faible-
ment le besoin, si même Us le sentent un tant soit peu. Qu'ils aient
été un instrument aveugle et docile entre des mains qui se dis-
simulent, on n'en saurait douter; mais, certes, l'instrument a une
puissance redoutable, et il risque de devenir également malfaisant
pour ceux qui en usent et pour ceux contre lesquels il" est tourné.
Quels sont ces derniers? Ce n'est pas seulement le gouvernement,
c'est tout le monde, et là sont à la fois la force et la faiblesse de
cette agitation évidemment ordonnée dans son principe, mais qui
reste anarchique dans ce qu'on peut appeler son incidence : elle
frappe, en effet, indistinctement tous les citoyens, suspend chez eux
la première des libertés, qui est celle de se mouvoir, les menace de la
famine, et apparaît à brève échéance comme un cataclysme dans une
société où les progrès de la civilisation ont créé des besoins si compli-
qués, si nombreux, si impérieux. N'y aura-t-iï pas une révolte géné-
rale contre une révolution qui emploie de pareilles armes, et si,
dans quelques jours, le gouvernement opère à son tour par une
répression vigoureuse, n'aura-t-il pas l'opinion avec lui?
Mais une répression n'est pas une solution. Les doutes qu'on avait
pu conserver sur la profondeur et sur l'étendue du mouvement se
dissipent de plus en plus. A supposer même que l'esprit révolution-
naire se concentre chez un petit nombre de personnes, ces personnes
viennent de montrer qu'elles ont des moyens d'action qui portent
loin, et c'est une constatation dont U faut tenir compte. On le fait, sans
doute; mais, comme toujours, on le fait trop tard et par des procédés
qui révèlent plus de trouble moral que de volonté réfléchie et de'
sang-froid. Tous les points d'arrêt où la révolution a paru se reposer
ont été des répits donnés au gouvernement. En a-t-U profité ? Il serait
injuste de dire qu'il ne l'a pas fait du tout, mais U l'a fait insuffisam-
ment. L'initiative impériale s'est exercée en matière constitution-
nelle avec une sincérité incontestable, mais avec une efficacité dou-
teuse, puisqu'elle ne doit se produire que dans l'avenir. Il est
dangereux de montrer à un peuple une constitution, ou même un
semblant de constitution, et de ne pas le lui donner tout de suite.
La réalisation immédiate aurait eu du moins l'avantage de l'occuper,
tandis que la simple promesse pour un avenir qui reste pour lui
indistinct, sinon improbable, l'amène à une étude spéculative où il
aperçoit plus volontiers les défauts que les qualités de la constitution
qu'on a fait miroiter à ses yeux. On lui a dit qu'elle entrerait en
vigueur au commencement de l'année prochaine : son impatience
234 REVUE DES DEUX MONDES.
en a été accrue au lieu d'en être calmée. Ce retard n'indiquait-il pas
de l'hésitation, compliquée peut-être de l'arrière-pensée de reprendre
ce qu'on s'était, au total, contenté de faire espérer ? La marche du
gouvernement en Russie n'est pas moins lente, ni moins irrégulière,
que celle de la révolution; mais la révolution va toujours de l'avant,
même lorsqu'elle semble immobile ; tandis que, lorsque le gouverne-
ment reste immobile à son tour, on craint naturellement qu'il ne
revienne en arrière. Le gouvernement ne comprend pas assez que,
okms un temps de révolution, il faut sans cesse occuper les esprits
de quelque chose et les tenir en haleine pour les diriger; faute de
quoi, ils s'égarent ou on les égare, et, tout d'un coup, ils grondent et
éclatent. Alors on se trouve dans la redoutable alternative de céder
ou de réprimer. Réprimer ne sert à rien, c'est toujours à recommen-
cer. Il en est de même de céder, c'est-à-dire de donner trop tard,
sous la menace de l'émeute. Encore s'il ne s'agissait que d'une
émeute ! On ne sait que trop en venir à bout en Russie. Mais on y est
beaucoup plus novice en révolution. Les procédés d'autrefois seraient
ici insuffisans : leur effet ne s'étendrait qu'à un petit nombre de jours.
Pour parer à la difficulté du moment, l'empereur a eu ou aura
recours, dit-on, à M. le comte Witte, qui était hier président du comité
et qui serait demain président du conseil des ministres. Le comité
n'était rien; le conseil peut être beaucoup. Pourquoi n'a-t-on,pas fait
sortir plus rapidement cette institution des limbes confus où elle
s'élaborait? Il est fâcheux de penser qu'il aura fallu la grève géné-
rale pour en déterminer l'éclosion. Quant au choix de M. Witte, il
mérite d'être approuvé si on le fait défmitiA^ement : mais le fera-t-on?
Les nouvelles se suivent, ne se confirment pas, quelquefois se dé-
mentent. Nous ne raisonnons que sur des hypothèses. Quoi qu'il en
soit, et quelque opinion que l'on ait sur M. Witte, on ne saurait con-
tester l'importance de ses services récens, ni la perspicacité dont il a
autrefois donné des preuves. Il a le coup d'œU clair et la décision
prompte. Les événemens qui ont été si cruels pour son pays ont
servi sa réputation : il est donc tout indiqué dans les circonstances
actuelles pour assumer les responsabilités du pouvoir. Et cependant
il n'est ni agréable à son souverain, ni populaire dans le pays : c'est
l'opinion qu'on a de sa supériorité qui seule l'impose. Depuis qu'il
est rentré en Russie, après avoir traversé la France, où il a été accueilli
avec une juste considération et l'Allemagne, où on l'a reçu avec un
étalage de triomphe, tous les regards se sont tournés vers lui. Il ne
pouvait donc pas échapper aux yeux de l'empereur. 11 n'a même
REVUE. CHRONIQUE. 235
pas échappé à ceux des grévistes. Bien qu'il ne fût rien encore, les
grévistes se sont adressés à lui, comme s'ils avaient pressenti, nous
allions dire devancé le choix de l'empereur. M. Witte leur a donné
les meDleurs, les plus sages, les plus fermes conseils. Il a essayé
de leur faire comprendre que le gouvernement ne pouvait pas
céder à un ultimatum venant d'eux, et que, s'ils continuaient de tenir
la population tout entière sous la menace de la disette et du pil-
lage, ils s'exposeraient à une répression sanglante si elle venait de
l'autorité militaire, et encore plus implacable si elle venait de la
population elle-même, affolée et exaspérée. C'était bien le langage
à tenir; mais nous ignorons encore l'impression qu'il a produite.
Il faudra probablement autre chose que des paroles pom^ inter-
rompre le mouvement gréviste, derrière lequel apparaît si clairement
l'action révolutionnaire. M. Witte le sait bien. Aussi annonce-t-on
déjà que, s'il en est le maître, il donnera d'une main assez large la
liberté de la presse et la liberté de réunion. 11 aura raison, non pas
que l'exercice de ces libertés, sans préparation, sans éducation préa-
lable, n'ait pas de graves inconvéniens, mais parce qu'il faut faire
quelque chose et, comme nous l'avons dit plus haut, occuper les
esprits et satisfaire au moins quelques-unes de leurs exigences. Ces
exigences sont d'ailleurs légitimes. Le pouvoir absolu a produit de tels
résultats en Russie que le moment est venu de le tempérer par
quelques institutions de contrôle. Le malheur est qu'on ait attendu
une grève révolutionnaire pour faire tout cela. Le malhem> est que les
grévistes auraient pu répondre aux bons conseils de M. Witte en lui
disant que, sans eux, il ne serait peut-être jamais devenu premier
ministre. Le malheur est que la volonté impériale, au heu d'agir dans
son indépendance et sa spontanéité, aura eu l'air de ne s'y résoudre
que contrainte et forcée. On fait bien toutefois de se résigner à ce
malheur, car il pourrait y en avoir de pires encore. Mais les événe-
mens suivent leur cours, et nous ne pouvons que les observer.
Nous le faisons avec les sentimens d'amitié inaltérée que nous
avons pour la Russie. Nulle part plus qu'en France, on ne forme
aujourd'hui des vœux pour le rétablissement de sa tranquilUté inté-
rieure, comme on en formait hier pour la cessation d'une guerre qui
avait trop duré et où, désormais, elle épuisait inutilement ses forces.
La Russie est notre alUée ; rien de ce qui la touche dans ses œuvres
vives ne saurait nous laisser indifférens. La crise qu'elle traverse est
arrivée à l'état aigu. Peut-être cela vaut-il mieux, car rien n'est plus
dangereux que de s'endormir dans une fausse sécurité. Plus ce som-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
meil dure, plus le péril augmente, et plus l'inévitable réveil a des sur-
sauts inquiétans. Lorsque la grève aura pris fin d'une manière ou
d'une autre, ce sera le moment de faire hardiment les réformes néces-
saires. Le comprendra-t-on ?
Chez nous, les Chambres viennent de reprendre leurs travaux :
elles sont entrées dans ce qu'on appelle la session extraordinaire,
bien qu'elle ait lieu tous les ans et que rien, dès lors, ne soit plus ordi-
naire. La session d'automne est consacrée à la discussion du budget;
c'est sa raison d'être; mais il est devenu assez rare que le budget soit
voté lorsqu'elle se termine à la fin de décembre, et cela paraît devoir
être d'autant plus difficile cette année que, les élections d'un tiers du
Sénat ayant lieu au commencement de janvier, il faudra mettre le
Parlement en vacances trois semaines auparavant. On fera ce qu'on
pourra ! II y aurait un intérêt d'autant plus grand à voter le budget en
temps normal, que les premiers mois de 1906 verront une accumula-
tion d'élections tout à fait exceptionnelle. Les échéances constitu-
tionnelles l'ont voulu ainsi. On élira d'abord un tiers du Sénat, puis
le président de la République, puis la Chambre des députés, et tout
cela dans l'intervalle de quatre ou cinq mois. Une vraie fièvre élec-
torale sévira sur le pays, avec des accès redoublés, qui laisseront
peu de calme aux esprits, et n'offriront pas les meDleures conditions
pour discuter un budget. Mais qui se préoccupe du budget? Bien peu
de personnes. Avouons que celui de 1906 n'est pas fait pour exciter
l'enthousiasme. Il ne contient rien, sauf une augmentation notable
des dépenses, et des recettes en partie fictives pour y faire équilibre.
Mais n'est-ce pas l'habitude? Le budget prochain diffère peu de ses
devanciers ; c'est un budget d'attente comme eux; on a pris le parti
très sage de laisser en dehors de lui les réformes promises à la démo-
cratie et qui ne sont pas encore réalisées, comme les retraites ou-
vrières. Il n'est donc pas impossible que ce budget sans intérêt
soit expédié assez vite, et sans faire beaucoup parler de lui. L'atten-
tion est ailleurs. Elle est, au Palais-Bourbon, à la question politique
par excellence, celle de savoir quel sera le sort du ministère, et, au
Luxembourg, à la question plus grave encore, mais qu'il faut sans
doute considérer comme déjà résolue, de la séparation de l'Église et
de l'État.
Le ministère n'est peut-être pas en péril, mais il est menacé.
Est-ce par les modérés qui pourraient à bon droit lui reprocher sa com-
position hétéroclite et ses faiblesses à l'égard d'un de ses membres,
REVUE. — CHRONIQUE. 237
M. Berteaux? Non, c'est par les radicaux-socialistes et par les socia-
listes qui, le comparant à son prédécesseur, trouvent qu'il ne fait
pas aussi bien leurs affaires. Il n'est que juste, en effet, de recon-
naître chez lui un effort intermittent pour se dégager de certaines
étreintes et s'affranchir de certaines habitudes où M. Combes se
complaisait; mais il y réussit si médiocrement que l'extrême
gauche devrait bien lui pardonner ses bonnes intentions. Son insuccès
tient surtout à ce qu'il ne sait pas se faire obéir. L'administration,
qui dépend de lui aujourd'hui, se rappelle de qui eUe dépendait hier
et se demande de qui elle dépendra demain. L'ancien ministère
lui inspirait, non pas plus de respect, le mot serait impropre, mais
plus de crainte et de circonspection que le nouveau, et cette crainte
dure encore. Enfin, des préfets et des sous-préfets qui ont reçu
autrefois pour instructions, et qui ont pris pour habitude, de se
faire les très humbles serviteurs de certains hommes politiques,
continuent d'accepter ou de subir leur direction. Quoi de plus na-
turel? Pour les affrancliir du joug, il aurait fallu au moins les chan-
ger de place. Le gouvernement ne l'a pas fait. Aussi, lorsqu'on va
en province, on y trouve peu de modifications dans les tendances
ou même dans les procédés de l'administration. Les tendances sont
restées les mêmes ; les procédés d'hier s'emploient moins ouverte-
ment ; c'est toute la différence. Les modérés seraient donc en droit
d'être mécontens, beaucoup plus que les radicaux-socialistes et les
socialistes. Mais ceux-ci se croyaient si bien les maîtres de tout et de
tous qu'Us s'indignent des moindres velléités d'indépendance. Leur
mauvaise humeur devient de plus en plus agressive. Très certaine-
ment, ils essaieront de renverser le ministère : la seule question
est de savoir sur quel terrain ils lui livreront assaut. On avait pu
croire un moment que la politique étrangère leur fournirait un pré-
texte; mais d'abord ils la connaissent mal; ensuite la détente, peut-
être provisoire, apparente néanmoins et sensible qui s'est produite
entre l'Allemagne et nous, ne leur permet plus de trouver un argu-
ment de ce côté. L'opinion ne les suivrait pas. Il faudra donc trouver
contre le ministère des griefs dans la politique intérieure, et cette
poUtique est elle-même si imprécise, si flottante, si indéterminée,
que, là encore, il est difficile de découvrir les armes qu'on cherche.
On peut accuser des tendances ; les faits manquent pour les caracté-
riser. Il est certain que le gouvernement gouverne peu, qu'il laisse
beaucoup faire, et que son rêve serait de pratiquer la neutralité entre
les partis républicains : nous l'en approuverions fort si ses agens la
238 REVUE DES DEUX MONDES.
pratiquaient en effet. Servir les grands intérêts du pays et laisser
les candidats se débrouiller avec les électeurs, ce serait un beau
et bon programme. Quoi qu'il en soit, les radicaux-socialistes et les
socialistes ne sont pas satisfaits; ils se plaignent d'être abandon-
nés, trahis même par le ministère, et, comme ils ont cessé d'être
d'accord entre eux, l'avenir électoral les préoccupe. Quelle sera l'ex-
pression parlementaire de ces sentimens divers, confus, mais âpres et
violens, nous ne saurions le dire. Nous souhaiterions au cabinet actuel
d'être toujours menacé, comme celui d'hier, par des gens qui, finale-
ment, voteraient toujours pour lui, et cela pourrait bien arriver si,
au moment de livrer bataille, ses adversaires se prenaient à douter
de leurs forces. Mais aujourd'hui les intentions des radicaux et des
socialistes sont hargneuses, et il faut s'attendre à un retour offensif
de ce que M. Combes lui-même appelle modestement le combisme.
L'histoire retiendra-t-elle ce vocable?
Nous avons dit que les radicaux et les socialistes n'étaient plus
aussi complètement d'accord qu'autrefois. Ils le sont encore à la
Chambre, mais non plus dans le pays. A mesure que les élections
approchent, on s'aperçoit que le bloc, le fameux bloc, était beaucoup
plus un instrument parlementaire qu'un instrument électoral. Il s'agis-
sait, au cours de la législature, d'exploiter le pouvoir en commun,
puisque aucun parti radical ou socialiste ne se sentait assez fort pour
l'accaparer à lui seul et s'en attribuer tous les bienfaits. Mais, en face
du scrutin, c'est autre chose. Les socialistes estiment qu'ils ont assez
compromis et usé les radicaux pour les supplanter dans un grand
nombre de circonscriptions, et, naturellement, ils se disposent à le
faire. En vain la plupart des radicaux se sont-ils affublés par sur-
croît de l'épithète de socialistes ; les socialistes sont les premiers à
dénoncer ce déguisement et à conseiller aux électeurs de ne pas s'y
laisser prendre. Si on veut vraiment des sociaUstes, il n'y a qu'eux
qui tiennent cette spécialité et qui aient la bonne marque de fabrique.
En conséquence, ils ont décidé qu'ils se présenteraient dans toutes les
circonscriptions où ils auraient quelque espoir de remporter la vic-
toire, que ce fût d'ailleurs contre un radical aussi bien que contre un
modéré ou un réactionnaire. La seule question qu'ils consentent à dé-
battre est de savoir ce qu'ils feront au second tour de scrutin. Se dé-
sisteront-Us s'ils ont eu, au premier, moins de voix que le candidat
radical? Conserveront-ils le droit de maintenir leurs candidatures si
grâce à des coalitions quelconques, ils peuvent encore gagner la
partie? Dans plus d'un endroit, les conservateurs aiment mieux voter
REVUE. — CHRONIQUE. 2.39
pour les socialistes que pour les radicaux. Nous n'examinons pas s'ils
ont tort ou raison; mais le fait est là, incontestable, et les socialistes
n'ont pas renoncé à en profiter. S'ils ne sollicitent pas les voix de la
réaction, ils les acceptent, pensant qu'elles se purifient en se reportant
sur eux. C'est ce qui vient de se passer aux élections municipales de
Toulouse, où les socialistes, bien qu'ils n'en disent rien, n'ont cer-
tainement pas la prétention d'avoir triomphé avec leurs seules forces.
Aussi, quand on leur demande de fixer une règle uniforme pour le
second tour de scrutin, répondent-ils qu'ils aiment mieux rester libres
d'agir suivant les circonstances locales. Un congrès socialiste se
réunit en ce moment même à Chalon pour discuter et résoudre, s'H
est possible, ces graves questions de tactique. Mais sera-ce possible?
Si la règle établie est celle du désistement au second tour du candi-
dat qui sera en minorité au premier, il est très probable qu'elle sera
dans maints endroits outrageusement violée. De tout cela, il résulte
que le bloc s'effrite, et qu'un gouvernement avisé et vigoureux pour-
rait en profiter pour reconquérir son indépendance. Le nôtre est avisé ;
mais personne ne le soupçonne d'être vigoureux. Il ménage égale-
ment, à la Chambre, les radicaux et les socialistes. Voilà pourquoi la
situation parlementaire reste indécise.
Pour ce qui est du Sénat, il n'aura à s'occuper du budget qu'après
la Chambre, et, en attendant, U discutera la séparation de l'ÉgUse et
de l'État. Aucune illusion n'est possible sur le sentiment de l'assem-
blée, et, au surplus, personne ne s'en fait aujourd'hui; personne ne
doute que la séparation sera votée ; le seul point est de savoir si elle
le sera exactement, machinalement, docilement, dans les mêmes
termes qu'à la Chambre, de manière que la loi n'ait pas à y revenir
et à ce qu'elle puisse être promulguée pour le l" janvier. Les par-
tisans de la séparation tiennent beaucoup à donner cette étrenne
électorale au pays. Ils semblent craignent — le font-ils réellement?
— que la Chambre prpchaine ne soit pas aussi entichée de la ré-
forme que l'est celle d'aujourd'hui. Doutent-Us donc du pays, et
veulent-ils lui forcer la main? Mais nous ne reviendrons pas sur des
polémiques pour le moment épuisées. Tout ce qu'on peut dire pour
ou contre la séparation a été dit, et on aura beau le répéter, l'opinion
ou le parti pris de chaque sénateur a peu [de chances d'en être
modifié. Eh bien! si la majorité du Sénat est pour la séparation,
qu'elle la vote, qu'elle en prenne la responsabihté. Nous ne lui de-
mandons même pas d'introduire dans la loi beaucoup d'amendemens,
car nous ne sommes pas sûr qu'ils en amélioreraient les dispositions
2i.O REVUE DES DEUX MONDES.
dans le sens libéral. Mais on sait comment la loi a été discutée et
votée à la Chambre. Le gouvernement n'y a pris que très peu de part,
et les efforts quelquefois divergens, quelquefois convergens, de
M. Ribot et de M. Briand n'ont pas réussi à en coordonner logiquement
toutes les parties. Il serait même facile de relever, dans cette loi,
des dispositions évidemment contradictoires. Les règlemens d'ad-
ministration publique ne feront disparaître ces disparates que si on
laisse indirectement et incorrectement le Conseil d'État mettre la
main à la pâte législative. Le Sénat aimera-t-il la loi jusque dans ses
taches et dans ses verrues, jusque dans ses erreurs de rédaction,
jusque dans son incohérence? La déclarera-t-il intangible? S'interdi-
ra-t-il d'y rien changer, ni un mot, ni une virgule, pour que cette
belle œuvre passe à la postérité telle quelle? Ce serait de sa part une
abdication. A quoi sert d'avoir deux Chambres, si l'une renonce à sa
part de collaboration indépendante dans l'œuvre commune, et se
réduit elle-même à un simple rôle d'enregistrement? C'est pourtant
ce que la commission et son rapporteur, M. Maxime Lecomte, de-
mandent au Sénat de faire. Et pourquoi? Nous l'avons dit, pour que
la loi soit promulguée le 1" janvier. Il paraît que, si elle l'était le 2,
toute la vertu en serait évaporée; tout serait perdu; le parti républi-
cain aurait manqué à une échéance qu'il s'est fixée solennellement;
ce serait presque une faillite. A nos yeux, tout cela est puéril, et, pour
l'honneur du parti républicain, il vaudrait mieux une loi bien faite
quelques jours plus tard, qu'une loi mal faite quelques jours plus tôt.
Tels sont les auspices sous lesquels la session s'ouvre, session de
liquidation et, en quelque sorte, de fin de bail. Dès le mois de janvier,
s'ouvrira l'ère électorale. L'élection du Président de la République
dépend des Chambres, mais celle des Chambres elles-mêmes dépend
du pays. A lui de se prononcer. S'U est satisfait de la politique qu'on
nous a faite depuis quelques années, il le dira. Le malheur, faut-il
l'avouer? est que cette politique n'a pas encore produit toutes ses
conséquences, et c'est seulement lorsqu'une politique en est là que le
pays est à même de la juger. Le malheur, aussi, est qu'il est alors ua
peu tard pour le faire.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérantf
F. Brunetière.
UN
VOYAGE A SPARTE
I. — LE DERNIER APOTRE DE l'HELLÉNISME.
L'idée qu'on se faisait de la Grèce, de
cette littérature et de cette contrée célèbre
n'a pas toujours été la même en France, et
elle a passé depuis trois siècles par bien
des variations et des vicissitudes.
Sai:?te-Becve.
Au lycée de Nancy, en 1880, M. Auguste Burdeau, notre
professeur de philosophie, ouvrit un jour un tout petit livre :
— Je vais vous lire quelques fragmens d'un des plus rares
esprits de ce temps.
C'étaient les Rêveries (Tun païen mystique. Pages subtiles et
fortes, qui convenaient mal pour une lecture à haute voix, car il
eût fallu s'arrêter et méditer sur chaque ligne. Mais elles con-
quirent mon âme étonnée.
Avez-vous fait cette remarque que la clarté n'est pas néces-
saire pour qu'une œuvre nous émeuve? Le prestige de l'obscur
auprès des enfans et des simples est certain. Aujourd'hui
encore, je délaisse un livre quand il a perdu son mystère et que
je tiens dans mes bras la pauvre petite pensée nue.
Les difficultés de la thèse de Ménard, l'harmonie de ses
phrases pures et maigres, l'accent grave de Burdeau qui mettait
sur nous l'atmosphère des temples, son visage blême de jeune
contremaître des ateliers intellectuels , tout concourait à faire
de cette lecture une scène théâtrale.
TOME XIX. — 190o. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
Trente petits provinciaux de Lorraine et d'Alsace n'étaient
guère faits pour recevoir avec profit cette haute poésie essen-
tielle, ce triple extrait d'Athènes, d'Alexandrie et de Paris. Il
eût mieux valu qu'un maître nous proposât une discipline lor-
raine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la
France et l'Allemagne. Le polythéisme mystique de Ménard
tombait parmi nous comme une pluie d'étoiles; il ne pouvait
que nous communiquer une vaine animation poétique. J'ai hor-
reur des apports du hasard; je voudrais me développer en pro-
fondeur plutôt qu'en étendue; pourtant, je ne me plaindrai pas du
coup d'alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis
vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.
Peu après, vers 1883, comme j'avais l'honneur de fréquenter
chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême
bienveillance, je m'indignai devant lui d'avoir vu, chez Lemerre,
la première édition des Rêveries presque totalement invendue.
A cette date, je n'avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte
de Lisle, d'où il appert que l'esthétique parnassienne repose sur
l'hellénisme de Ménard, et j'ignorais que les deux poètes eussent
participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le se-
cond Empire écrasa. Je fus surpris jusqu'à l'émotion par l'affec-
tueuse estime que Leconte de Lisle m'exprima pour son obscur
camarade de jeunesse. Je fus surpris, car ce terrible Leconte
de Lisle, homme de beaucoup d'esprit, mais plus tendre que
bon, s'exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le fé-
roce dans la conversation ; je fus ému, parce qu'à vingt ans, un
novice souffre des querelles des maîtres que son admiration
réunit. Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez
drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme
toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une
nuance de respect. C'est ce qu'a très bien aperçu un poète,
M. Philippe Dufour. « J'étais allé voir Leconte de Lisle, dit
M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait
ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me dé-
clara le maître, parce que mon vieil ami Ménard m'a dit que
c'est dans ces vers que j'ai le plus profondément pénétré et
rendu le génie grec. » La jolie phrase, dlun sentiment noble et
touchant ! Belle qualité de ces âmes d'artistes, si parfaitement
préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent
d'amitié pour une même conception de l'hellénisme. « Tout est
UN VOYAGE A SPARTE. 243
illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru
dur comme fer à une Grèce qui n'a jamais existé que dans le
cerveau de son ami.
Heureux de donner un admirateur à Miinard, qui ne s'en
connaissait guère, Leconte de Lisle me conduisit un matin chez
Polydor, humble et fameux crémier de la rue de Vaugirard. Les
Grecs, fort éloignés de nos épaisses idées de luxe, ont toujours
réduit leurs besoins matériels à une frugalité qui nous paraî-
trait misérable. Le vieil helléniste avait une maison place de la
Sorbonne et, dans cette maison, une jeune femme charmante,
mais il venait se nourrir pour quelques sous chez Polydor. Je
vis mon maître, je vis des petits yeux d'une lumière et d'un bleu
admirables au milieu d'un visage ridé, un corps de chat maigre
dans des habits râpés, des cheveux en broussailles : au total, un
vieux pauvre animé par une allégresse d'enfant et qui éveillait
notre vénération par sa spiritualité. Nul homme plus épuré de
parcelles vulgaires. Si j'aime un peu l'humanih;, c'est qu'elle
renferme quelques êtres de cette sorte, que d'ailleurs elle écrase
soigneusement.
Depuis cette première rencontre, je n'ai jamais cessé d'entre*-
tenir des relations avec Louis Ménard. Je montais parfois l'esca-
lier de sa maison de la place de la Sorbonne. J'évitais que ce
fût après le soleil couché, car, sitôt la nuit venue, en toute
saison, il se mettait au lit, n'aimant pas à faire des dépenses de
lumière. Il occupait à l'étage le plus élevé une sorte d'atelier
vitré où il faisait figure d'alchimiste dans la poussière et l'en-
combrement. On y voyait toute la Grèce en moulages et en gra-
vures qu'il nous présentait d'une main charmante, prodigieuse-
ment sale. D'autres fois, nous faisions des promenadiîs le long
des trottoirs. 11 portait roulé autour de son cou maigre un petit
boa d'enfant, un mimi blanc en poil de lapin. Peut-étrci que cer-
tains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même
moment, il prodiguait d'incomparables richesses, des éruditions»
des symboles, un tas d'explications abondantes, ingénieuses, très
nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l'âme et la politique:
autant de merveilles qu'il avait retrouvées sous les ruines des
vieux sanctuaires.
C'était un homme un peu bizarre, en même temps que l'esprit
le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard! En voilà un
244 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne conçut pas la vie d'artiste et de philosophe comme une
carrière qui, d'un jeune auteur couronné par l'Académie fran-
çaise, fait un chevalier de la Légion d'honneur, un officier, un
membre de l'Institut, un commandeur, un président de sociétés,
puis un bel enterrement ! Il a été passionné d'hellénisme et de
justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessam-
ment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude,
vise à nous faire sentir l'unité profonde de cette double passion.
Comme Jules Soury, fils d'un opticien, et comme Anatole
France, fils d'un libraire, Louis Mcnard est né de commerçans
parisiens, nés eux-mêmes à Paris. Tous les trois, en même temps
qu'ils m'émerveillent par leur aisance à respirer et à s'isoler au
plus épais de la grande ville (d'où ils s'absentent rarement), sont
aimables, curieux, ornés, simples de mœurs. Tout aboutit et se
combine dans leurs cerveaux ; ils sont, comme leur ville, des
esprits carrefours, tout à la fois athées et religieux.
Ménard est né dans l'automne de 1822 (19 octobre), rue Gît-
le-Cœur. Il eut pour compagnon d'études, au collège Louis-le-
Grand, Baudelaire qui le précédait de deux ans. En 1846, ils firent
la connaissance de Leconte de Lisle qui débarquait à Paris.
Celui-ci m'a raconté que, dès le premier jour, Baudelaire leur
récita la Barque de Don Juan. Je crois avoir distingué que Leconte
de Lisle appréciait mal Baudelaire. Le désir de produire de reff"et
rendait le jeune Baudelaire insupportable : les poètes sont sou-
vent démoniaques. Et puis, son parti pris aristocratique devait
choquer dans ce petit cénacle où les Leconte de Lisle, les Ménard,
les Thaïes Bernard participaient de l'esprit généreux et absurde
du Paris révolutionnaire à la fin du règne de Louis-Philippe.
Ménard travaillait dans le laboratoire du chimiste Pelouze.
On lui doit la découverte du collodion, d'un usage si important
par ses applications au traitement des plaies, à la chirurgie, aux
matières explosibles et par son emploi décisif pour la photogra-
phie. C'est encore lui qui, le premier, réussit à cristalliser la
mannite électrique, le plus puissant explosif connu. Au juge-
ment de M. Marcelin Berthelot, Ménard était près des grandes
découvertes modernes. Il tentait la fabrication du diamant, à côté
de son ami Paul de Flotte, qui cherchait à faire de l'or, quand
la révolution de 1848 éclata.
Tous ces jeunes gens se jetèrent dans le mouvement socia-
liste.
UN VOYAGE A SPARTE. 245
Louis Ménard, transporté d'indignation par les fusillades
de Juin, publia des vers politiques, Gloria victis, et toute une
suite d'articles, intitulés : Prologue d'une Révolution, qui lui
valurent quinze mois de prison et 10 000 francs d'amende. Il
passa dans l'exil, où il s'attacha passionnément à Blanqui et
connut Karl Marx. Il vivait en aidant son frère à copier une
toile de Rubens. Leconte de Liste, envoyé en Bretagne par le
Club des Clubs, pour préparer les élections, était resté en dé-
tresse à Dinan. Il gardait sa foi républicaine, mais se détour-
nait, pour toujours, de laction. Il s'efforça de ramener le pro-
scrit dans les voies de l'art : « En vérité, lui écrivait-il, n'es-tu
pas souvent pris d'une immense pitié, en songeant à ce misé-
rable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d'êtres infé-
rieurs? Va, le jour où tu auras fait une belle œuvre d'art, tu
auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu'en
écrivant vingt volumes d'économie politique. »
Le grand silence de l'Empire les mit tou*s deux au même ton.
Et Ménard, à qui l'amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes
d'une France toute transformée, s'en alla vivre dans les bois de
Fontainebleau.
Si l'on feuillette l'histoire ou simplement si l'on regarde
autour de soi, on est frappé du grand nombre des coureurs qui
lâchent la course peu après le départ, et qui, voyant le train
dont va le monde, ne daignent pas concourir plus longtemps. Les
hommes sont grossiers et la vie injuste. On peut s'exalter là-
dessus et dénoncer les violences des puissans et la bassesse des
humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d'une société
où régneraient le bonheur et la vertu. Cette société édénique,
selon Ménard, ce fut la Grèce. Il entreprit de la révéler aux
cénacles des poètes et des républicains.
José-Maria de Heredia a souvent entendu Ménard lire du
grec : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée,
Homère, Anacréon, Théocrite ou Porphyre, et traduisait.
Aucune difficulté du texte ne pouvait l'arrêter, et sa voix expri-
mait une passion telle que je n'en ai connue chez aucun autre
homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs
le transportait; à la lecture, il était visible qu'il s'animait inté-
rieurement; au commentaire, c'était un enthousiasme. Sa face
noble s'illuminait. Il en oubliait les soins matériels de la vie.
Un soir d'hiver que nous expliquions l'Antre de Porphyre, je dus
246 REVUE DES DEUX MONDES.
lui dire tout à coup qu'il l'aisait plus froid dans sa chambre sans
feu que dans l'Antre des Nymphes. >:
En sa qualité d'helléniste, Ménard poursuivait le diviji sur
tous les plans de l'univers : comme peintre dans la nature, comme
poète dans son âme, comme citoyen dans la société. 11 vécut et
travailla avec les peintres de Barbizon, avec Troyon à Toucques,
avec Jules Duprc à l'Isle-Adam, avec Rousseau. Pendant dix
années, il a exposé une quantité de paysages au Salon. Le
public les méconnut, mais Théophile Gautier les aima. J'ai vu
l'entassement des toiles de Ménard couvertes de poussière dans
sa maison de la Sorbonne. On dit avec justesse que le déli-
cieux peintre-poète René Ménard a hérité et employé les dons
de son oncle. Après avoir inspiré les hautes pages d'esthétique
qui précèdent la première édition des Poèmes antiques, Louis
Ménard publia ses propres poésies (1855), mais en façon de tes-
tament. S'était-ii découragé devant la maîtrise de son ami ? <( Je
publie ce volume de vers, qui ne sera suivi d'aucun autre, di-
sait-il, comme on élève un cénotaphe à sa jeunesse. Qu'il éveille
l'attention, ou qu'il passe inaperçu, au fond de ma retraite, je ne
le saurai pas. Engagé dans les voies de la science, je quitte la
poésie pour n'y jamais revenir. » Essentiellement, ce qu'il de-
mandait à l'étude de l'hellénisme, c'était d'accorder ses médita-
tions et son activité, ses rêves d'art, sa turbulence révolutionnaire
de jeune Parisien et son incontestable générosité citoyenne.
Au ,cours de ses longues rêveries dans les bois, sa prédi-
lection pour la Grèce et sa haine de la Constitution de 1852 s'amal-
gamèrent. 11 sattacha au polythéisme comme à une conception
républicaine de l'univers. Pour les sociétés humaines comme
pour l'univers, l'ordre doit sortir de l'autonomie des forces et
de l'équilibre des lois; la source du droit se trouve dans les rela-
tions normales des êtres et non dans une autorité supérieure :
Homère et Hésiode prononcent la condamnation de Napoléon 111.
Ménard exposait ces vues à M. Marcelin Berthelot, au cours
de longues promenades péripatéticiennes, sous les bois paisibles
de Chaville et de Virollay. M. Berthelot et son ami Renan étaient
des réguliers. Ils pressèrent IMénard de donner un corps à ses
théories ingénieuses sur la poésie grecque, les symboles reli-
gieux, les mystères, les oracles, l'art, et de passer son docto-
rat. Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui
assurerait une belle carrière universitaire.
UN VOYAGE A SPARTE. 247
La soutenance de Ménard eut beaucoup d'éclat. Nous avons sa
thèse dans le livre qu'il a intitulé : La morale avant les philo-
sophes, et qu'il compléta, en 1866, par la publication du Poly-
théisme hellénique. C'est quoique chose d'analogue, si j'ose dire,
au fameux livre de Chateaubriand; c'est une sorte de Génie du
polythéisme . Le polythéisme était un sentiment effacé de l'âme
humaine; Ménard l'a retrouvé. Il est le premier qui n'ait pas
partagé l'indignation de Platon contre la mort de Socrate.
Socrate se croyait bien sage de rejeter les traditions antiques et
de dénoncer des fables grossières; il pensait épurer l'intelli-
gence athénienne et dissiper les ténèbres de l'obscurantisme,
mais un scepticisme général sortit de son enseignement. Un
peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort, écrit Ménard. Et
ce n'est pas l'art seulement, c'est la liberté qui mourait avec le
polythéisme.
Le nouveau docteur désirait de partir pour la Grèce et il allait
l'obtenir, quand un fonctionnaire s'y opposa, sous prétexte que
la thèse du postulant se résumait à dire que « le polythéisme
est la meilleure des religions, puisqu'elle aboutit nécessairement
à la république. »
Ce fonctionnaire impérial avait bien de l'esprit.
Avec son émotivité d'artiste et de Parisien, Ménard était à
point pour participer à tous les enthousiasmes et toutes les
bêtises de V Année terrible. Heureusement qu'une pleurésie l'em-
pêcha de prendre part à la Commune. Il se serait fait tuer sur
les barricades ou exécuter par les tribunaux de répression. Il
ne put que la glorifier. Ses amis blâmèrent son exaltation. Il
s'enfonça tout seul dans l'ombre.
Il y médita son chef-d'œuvre, les Rêveries d'un païen mys-
tique.
Ce petit volume mêlé de prose et de vers, d'une dialectique
allègre et d'un goût incomparable, un des honneurs du haut
esprit français assailli par le vulgaire et par les étrangers, peut
servir de pierre de touche pour reconnaître chez nos contem-
porains le degré de sensibilité intellectuelle.
Nos plus illustres mandarins, la chose éclate avec scandale
dans le Tombeau de Louis Ménard (édité par le jeune Edouard
Champion), ignoraient ou ne comprirent pas Ménard. C'est qu'à
notre époque, il y a plus d'écrivains à tempérament que d'esprits
justes et plus de brutalité que de maîtrise.
248 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur le tard, l'auteur des Rêveries eut une grande satisfaction.
Le conseil municipal de Paris, soucieux de dédommager un vieil
enthousiaste révolutionnaire, créa pour Ménard un cours d'his-
toire universelle à l'Hôtel de Ville. Louons les gens d'esprit qui
firent agréer Ménard par une majorité d'anticléricaux et de so-
cialistes hicn incapables de le juger. En réalité, les idées sociales
et religieuses du vieil hellénisant ne pouvaient satisfaire aucun
parti ; même elles devaient déplaire gravement à tous les élus,
de quelque coterie qu'ils fussent, car le programme politique de
Ménard, c'est, avant tout, la législation directe et le gouvernement
gratuit, qu'il emprunte aux républiques de l'antiquité. Ménard
méprisait de tout son cœur notre prétendue démocratie : « Je
resterai dans l'opposition, m'écrivait-il un jour, tant que nous
ne serons pas revenus à la démagogie de Périclès. » Dans cette
attente, et pour mieux protester contre un siècle trop peu athé-
nien, il se tenait dans les partis extrêmes ; mais il repoussait le
parti des satisfactions du ventre. Il ne pensait pas qu'on pût se
passer d'une règle idéale pour la conduite de la vie. Gela
éclate dans ses cours, dédiés à Garibaldi, comme au champion
de la démocratie en Europe. Ils sont d'un grand esprit, mais
qui mêle à tout des bizarreries. « J'aime beaucoup la Sainte
Vierge, m'écrivait-il; son culte est le dernier reste du poly-
théisme. » A l'Hôtel de Ville, il justifiait les miracles de Lourdes
et, le lendemain, faisait l'éloge de la Commune. Le scandale
n'alla pas loin, parce que personne ne venait l'écouter.
En hiver, Ménard professait dans la loge du concierge de
l'Hôtel de Ville. A quoi bon chauffer et éclairer une salle?
N'était-il pas là très bien pour causer avec l'ami et unique audi-
teur qui le rejoignait?
C'est peut-être chez ce concierge et dans les dernières con-
versations de Ménard qu'on put le mieux profiter de sa science
fécondée par cinquante ans de rêveries. Ce poète philosophe
n'avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et
nue; mais, à mesure qu'il vieillit, son cœur, comme il arrive
souvent, commença de s'épanouir. Il laissa sortir des pensées
tendres qui dormaient en lui et qu'un Leconte de Liste n'a jamais
connues.
Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous
rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles
qui proposèrent l'idéal à nos pères et à nos mères. Leconte de
UN VOYAGE A SPARTE. 219
Lislc m'offense et se diminue par sa haine politicienne contre
le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l'effet de ses
nostalgies helléniques ; j'y reconnais plutôt un grave inconvé-
nient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal.
Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhé-
torique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime
accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard
se plaisait à traduire sous une forme abstraite les. dogmes
fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils
sont acceptables pour des libres penseurs. Et par exemple, il
disait que, si l'on voulait donner au dogme républicain de la fra-
ternité une forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver
une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut
des hommes.
Je soupçonne bien qa'il y a une part de jeu littéraire dans
cette interprétation des symboles, mais elle est servie, protégée
par un goût exquis. C'est de la science animée par le plus dé-
licat amour. Et puis, de tels jeux de l'esprit sont d'une grande
importance pour la paix sociale. Ils permettent de concilier la
foi, le doute et la négation; ils aident des athées, des esprits
passionnés pour l'analyse et l'examen à éviter l'anarchie et à
s'accommoder de l'ordre traditionnel qui porte nos conceptions
de la vertu el de l'honneur.
Je ne puis pas regarder sans attendrissement la position qu'a
prise Ménard dans l'équipe des Burnouf, des Renan, des Taine
et des Littré. Ces grands travailleurs attristés, attristans, nous
font voir les dieux incessamment créés et puis détruits par nous
autres, misérables hommes Imaginatifs. La conséquence immé-
diate de cette vue sur la mutabilité des formes du divin devrait
être de nous désabuser des dieux. Mais par une magnifique res-
source de son âme de poète, Louis Ménard y trouve un argument
de plus en leur faveur. Ils sont tous vrais, puisqu'on doit voir
en eux les affirmations successives d'un besoin éternel.
Que l'on me passe une image qui n'est irrespectueuse qu'en
apparence. Ménard me fait songer à la sœur de Claude Bernard,
qui, pour réparer les crimes do la physiologie, a ouvert un asile
de chiens. Louis Ménard, le compagnon de ces philologues qui
détruisirent, chez nous, la religion, a prétendu abriter dans son
intelligence tous les dieux. Il ne les jette point ignominieuse-
ment au Scheol; il les recueille et les honore comme sur un
2o0 REVUE LES DEUX MONDES.
Olympe, clans sa conscience d'historien et d'artislc. Chez ce
grand Aryen vivent côte à côte {toutes les formes de l'idéal.
Ménard n'a pas jeté le cri blasphémateur de James Darmesteter,
un cri dont Leconte de Liste se convulsait de plaisir. James Dar-
mesteter, âpre prophète d'Israël, a vu dans un songe le Christ
tombé du ciel et assailli par les huées des mille dieux qu'il avait
détrônés : « Te voilà donc blessé comme nous, Galiléen, te voilà
semblable à nous. Ta splendeur s'est éteinte et tes lyres se sont
tues. » Ménard n'admet point qu'aucune splendeur se soit éteinte,
ni qu'aucune lyre se soit tue. Il prophétise la communion uni-
verselle des vivans et des morts^ la grande paix des dieux. Et,
spécialement, il honore dans le christianisme l'héritier de la
morale grecque. Entre tous les grands systèmes encore vivans
de philosophie sociale, seule la doctrine du Christ fait une place
pour l'énergie virile de la lutte contre soi-même, pour l'héroïque
eft'orl de la volonté ; elle établit la suprématie de l'àme sur les
attractions du dehors.
Toutefois, pour nuancer exactement la pensée chrétienne de
Ménard, observons qu'il disait: « Je ne puis être chrétien, qu'à
la condition d'être protestant, car je tiens absolument à garder
mon droit illimité de libre examen et d'interprétation. » Peut-
être suivait-il là une inclination de famille; je suppose que c'est
lui-même qui parle, quand il fait dire à un personnage de ses
petits dialogues : (( Mon trisaïeul est mort clans la persécution
C[ui suivit la révocation de l'Edit de Nantes et ses enfans ont été
convertis au catholicisme par autorité du roi. » Plus sûrement,
il subissait les mêmes influences intellectuelles C|ui décidèrent
un Taine, né catholique et devenu un pur stoïcien, à réclamer
pour son enterrement un pasteur. Dans ce temps-là, Renouvier,
l'ami de Ménard, voulait protestantiser la F'rance. Il faudra
qu'on étudie un jour comment la crise de 1870-71 obligea et
oblige encore les libres penseurs individualistes à reconnaître
la nécessité d'un lien social, d'une religion.
La Grèce avait été présente sous chacune des pensées et l'on
peut dire sous chacun des actes de Ménard. C'est sur la guerre de
l'indépendance hellénic|ue, de 1821 à 1828, c[u'il fit ses dernières
lc';ons. Ce suprême hommage à ses chers Hellènes fut d'ailleurs
annulé par l'étrange manie où il venait de tomber.
Vers la fin de sa carrière, ne s'avisa-t-il pas de se passionner
UN VOYAGE A SPARTE. 251
pour la réforme de l'orthographe! Ses ouvrages n'ayant jamais
eu les lecteurs auxquels son génie l'autorisait à prétendre, il se
préoccupa de dégoûter ses rares fidèles. Il fit des sacrifices pour
qu'on réimprimât les Rêveries d'un paien mystique en ortho-
graphe simplifiée. Il ne simplifiait ni la tâche de ses lecteurs ni
la tâche de ses imprimeurs. Ce nouveau texte est ignoble à
l'œil et, pour l'entendre, il faut le lire à haute voix.
J'ai eu l'honneur d'avoir Ménard pour collaborateur à la
Cocarde (septembre 1891 à mars 1895), où furent ébauchées
toutes les idées d'une régénération française. 11 s'agissait de faire
(( sentir que le parti fédéraliste était le parti national et que le
parti national perdrait les trois quarts de ses forces s'il ne deve-
nait pas un parti fédéraliste. On insistait pour substituer au
patriotisme administratif un patriotisme terrien et remplacer
l'image de la France idéale chère à quelques rhéteurs par l'idée
d'une France réelle, c'est-à-dire composée, comme dans la
réalité, de familles, de communes et de provinces : tous élé-
mens non point contraires ou divisés entre eux, mais variés,
sympathiques et convergens (1). » Louis Ménard nous avait
apporté une belle étude : Les classes dirigeantes et les ennemis de
la société. Il désira qu'elle fût orthographiée d'après son système.
Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les
fautes que la grammaire réprouvait, et que Ménard exigeait.
Quand le secrétaire de rédaction, enfin, eut obtenu le bon à tirer,
le public se fâcha : « Quel charabia incompréhensible ! » Et
Ménard se désolait : « Ils ont encore corrigé mes fautes. »
Il y a du défi au public dans cette extrémité d'un homme de
grand goût gâtant son œuvre à plaisir. Une part de responsabi-
lité est imputable à mon homonyme W. Jean Barès, qui est
venu de Colombie à Paris pour réformer lo français. Un galant
homme, d'ailleurs, et qui donne l'exemple du sacrifice de fouies
les manières. Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui
écrivent aussi mal que lui, c'est-à-dire qui suppriment les lettres
redoublées, et même, pour donner l'exemple, il s'est exécuté, il a
supprimé un r dans notre nom. Mais pourquoi ne s'appolle-t-il
pas Jan, comme jambon ?
Puisque toute manière d'écrire est conventionnelle, je ne per-
drai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe
(1) Charles Maurras : L'Idée de la de'cenlralisaUon.
21)2 r.RVTJR DRS DEUX MONDES.
L'honorable Colombien me dit qu'il y a des règles compliquées
çt des mots difficiles. Eh! monsieur! qui vous empêche de faire
des faut'es? On ne vous mettra pas à l'amende.
Je souhaite que M. Jean Barès échoue dans son apostolat.
Pour tout le reste, mes vœux l'accompagnent, car il plaisait
beaucoup, je dois le reconnaître, à mon vénéré maître Ménard.
D'ailleurs nous devons à ce fâcheux M. Barès une page déli-
cieuse. Je veux la transcrire, charmante et bizarre, telle qu'il
l'a donnée dans le Tombeau de Louis Ménard.
« Malgré tous ses déboires, Ménard avait conservé un fond
de gaîté... Lors de sa dernière vizite au Béformiste (c'est le jour-
nal de M. Barès), nous cauzâmes longuement de la réforme, de
la vie et même de la mort q'il sentait venir.
« — Je suis viens et bien cassé, me dizait-il, néanmoins une
bien grande et hèle dame est devenue amoureuse de moi et a
solicité mon portrait.
« — Diable, lui dis-je, céte dame ne semble pas vous croire
aussi cassé qe vous prétendez l'être.
« — Je n'en sais rien, me dit-il, mais le fait est vrai.
« — Mon cher maître, je n'en doute pas.
« — Oui, je vois qe vous en doutez, et pour qe vous n'en
doutiez plus, je vais vous dire son nom.
(f — Gomme vous voudrez.
« — Eh bien ! la dame en question n'est autre que la ville de
Paris qi m'a demandé le portrait dont je vous ai parlé pour le
placer au muzée du Luxembourg.
« Aussitôt son explication terminée, le cher maître se
mit à rire et je fis comme lui, bien qe ce fût un peu à mes dé-
pens.
« Un moment plus tard Ménard reprenait :
« — La ville de Paris n'est pas la seule dame qi me dézire,
je suis aussi courtisé par une autre. Céte dernière est moins
bêle, mais èle est encore plus puissante, ce qi ne sufjfit pas à
me la faire aimer. Néanmoins, èle sait qe je ne la crains pas.
Voulez-vous savoir son nom?
« — Je veux bien.
« — Èle s'apèle la Mort.
« Hélas! les deus amoureuzcs de l'inoubliable et c^rnnd Louis
Ménard ont obtenu satisfaction : lune a reçu le porti'ait et i autre
a emporté l'original. »
UN VOYAGE A SPARTE. 253
Quelle charmante histoire, n'est-ce pas, mais quelle caco-
graphie !
La dernière fois que je vis Loois Ménard, il se réjouissait
d'une longue étude que Philippe Berthelot, le fils de l'illustre
savant, projetait sur son œuvre. Je me serais bien mal expliqué
dans les pages qui précèdent si l'on pouvait admettre chez le
vieux philosophe déclinant la moindre vanité d'auteur : « Ne
parlez pas de moi, parlez de mes idées, » disait-il à son jeune
admirateur. Philippe Berthelot promit à Louis Ménard de « bien
parler des dieux d'Homère. » Le pauvre et délicieux homme est
mort sans cette satisfaction qu'il attendait impatiemment.
Depuis lors, Philippe Berthelot a publié des Pages choisies^
précédées d'une étude digne de son objet. J'en veux citer une
belle page :
« Louis Ménard est mort le 9 février 1901, dans cette
petite rue du Jardinet qui traverse la cour de Rohan, blottie au
creux d'un mur d'enceinte du vieux Paris; c'est là qu'il s'est
éteint au milieu des ouvriers et des gens du peuple, pour qui il
avait rêvé la justice; au ras de terre^ car il ne pouvait plus mar-
cher. A son chevet le vieux païen a cru voir la sombre figure
des Erynnies et il a confessé ses fautes. Mais devons-nous
oublier l'indifférence du siècle? A son heure dernière, accablé
par le sentiment de sa solitude, il a douté de son génie. Il est
parti, délaissé par ceux à qui il avait tout donné; mais pardonné
de celle qu'il avait aimée et méconnue : c'est à peine si l'on a
pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grec-
ques, l'image divine d'Athéné, l'obole que réclamait Charon. »
Il y a dans ces lignes harmonieuses et voilées tout le drame
intime de la vie de Ménard.
J'ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scan-
dale qu'est l'échec de Louis Ménard. Gomment l'un des esprits
les plus originaux de ce temps, à la fois peintre et poète, érudit
et savant, historien et critique d'art, admiré de Renan, de Mi-
chelet, de Gautier, de Sainte-Beuve, a-t-il pu vivre et mourir
ainsi complètement inconnu du public?
L'ardeur de sa pensée démocratique a-t-elle éloigné de lui
les craintifs amis des lettres? A-t-il distrait la gloire en s'es-
sayant dans des genres si divers? Peut-être, mais surtout il y a
trop dp gens qui lisent aujourd'hui. Leur masse, en se portant
2:;i
RRVUE DES DEUX MONDES.
sur un livre médiocre, crée des succès injustifiés et rejette dans
l'ombre des ouvrages de la plus haute valeur.
Je crois, en outre, que Mcnard fut gêné de la manière la
plus déplorable et la plus comique par un tas d'homonymes. Sa
découverte du coUodion est attribuée par les dictionnaires spé-
ciaux à un Américain nommé Maynard qui, de bonne foi, la
refit en effet, après lui, et, sans les rectifications proposées par
M. Berthelot, l'erreur durerait encore. Plusieurs littérateurs,
dont un qui eut cette aventure de publier comme inédites des
pages de Bossuet qui figuraient déjà dans les Œuvres complèteSy
portent les noms de Menars,Mesnard, Maynard et même de Louis
Ménard ; ils n'ont pas peu contribué à embrouiller les notions
du public. Un jour que j'avais cherché dans un article de journal
à tracer de notre maître une image exacte et noble, un lecteur
m'écrivit : « Merci, monsieur, de nous avoir donné, à ma femme
et à moi, des nouvelles du joyeux compagnon qui nous a tant
fait rire dans un voyage à Dieppe l'an dernier. Nous avions
bien soupçonné que ce charmant garçon écrivait, car personne
ne tournait comme lui le calembour. » Mon correspondant s'éga-
rait grossièrement. Le ^.entiment religieux demeura toujours le
centre de Ménard, et même cette préoccupation suffit à expliquer
son échec auprès du public. L'attitude d'un laïque et d'un libre
penseur, qui, sans préoccupation polémique, étudie le divin, est
peut-être bien ce qu'il y a de plus étranger à notre goût français.
Ménard posséda tout(!fois un disciple, M. Lami, esprit exalté,
d'une rare distinction. Il ne le garda pas longtemps. Après avoir
prié Brahma toute une imit, M. Lami se jeta par la fenê>tre en
disant :
— Je m'élance dans l'éternité.
Un ami commun, M. Droz, ne voulut pas croire à cette mort
extraordinaire.
— Je savais bien qu'il était fou, disait-il à Ménard, mais
je croyais que c'était comme vous.
Ces hautes préoccupations du sentiment religieux plaisent
beaucoup aux étrangers; Ménard, s'il était traduit, aurait un im-
mense succès dans les pays anglo-saxons. Avant la guerre, il y
avait des curiosités de cette sorte en France. Elles nous valurent
certaines Méditations de Lamartine, le Port-Royal de Sainte-
Beuve, l'œuvre deBenanet la poésie de Leconte de Liste. Je suis
arrivé à Paris assez à temps pour en recueillir l'écho. Mais, de
UN VOYAGE A SPARTE. 255
plus en plus, notre inaptitude à saisir ce qu'est la religion se
constate par l'impuissance où nous sommes, plus qu'aucun
autre peuple en Europe, à résoudre nos difficultés éternelles de
cléricalisme et d'anti-cléricalisme. Nos lettrés, à cette heure,
ne font plus oraison. Pour ma part, je dois l'avouer, quand
Ménard, depuis l'Acropole ou, plus exactement, depuis le Sera-
peum d'Alexandrie, regarde Fécoulement éternel de la matière
divine, il m'inspire du respect plutôt qu'il ne conseille mon
activité. J'admire son grand art, jamais appuyé, d'écrivain ; je
m'ennoblis en goûtant sa poésie; sa figure solitaire, un peu
bizarre, me repose de tant d'âiues intéressées ou communes;
parfois j'invoque son autorité, puisque aussi bien il a entrevu
certaines conséquences de ce culte des morts qui semble se former
dans nos grandes villes modernes; et pourtant, sa pensée de
fond, son polythéisme m'ennuie. C'est peut-être Mt^^^rd qui
m'a conseillé le voyage de Grèce, mais sa voix, si plaisanlc sous
le ciel nuancé de Paris, [n'a tout de même pas su m'éinouvoir
d'une vénération qui donnât leur sens plein, leur vie mystique
aux temples quand je foulai le vieux sol pittoresque.
n. — LE DÉPART
La curiosité qui m'oriente vers Athènes m'est venue du do-
hors plutôt que de mon cœur profond. Si le salon de Leconte de
Lisle (les Ménard, les Anatole France, les Henry Houssaye)
n'avait pas eu tant de prestige sur mon imagination à vingt
ans, irais-je de moi-même chercher dans l'Athènes de Périclès
un complément de ma culture?
Sur le paquebot du Piréc, je songe qu'en peu d'heures, j'au-
rais pu gagner Barcelone et gravir le Montserrat, ou bien fran-
chir une fois encore le ravin de Tolède et regarder les Greco qui
savent toujours, ainsi que les Zurbaran de Séville, me dire des
paroles excitantes. C'est avec une sorte de maussaderie et pour
remplir un devoir de lettré que je vais me soumettre à la disci-
pline d'Athènes. Saurai-je l'entendre?
Quand notre bateau doubla Notre-Dame de la Garde, dix reli-
gieuses, pressées sur un banc du pont comme des oiseaux sur un
bâtonnet, ont prié pour obtenir une traversée favorable. Leur
latin de bréviaire éveille en moi une sensibilité catholique pas
trop lointaine, mais qu'est-ce que le polythéisme d'Hellas, tel
25G REVUE DES DEUX MONDES.
que pour les initiés il flotte encore sur les débris du Parthénon?
Un sage voyageur voudrait agir comme ces animaux cpii
prennent la couleur, la forme, l'apparence exacte des objets qui
les entourent. Un beau voyage, c'est un cas de mimétisme.
Gautier épanouit une âme orientale, Stendhal milanaise, Corneille
espagnole et M. Taine britannique. Certes un Corneille se con-
struit une Espagne autrement forte que celle de Gautier, mais
enfin, l'un comme l'autre, ils ont su mettre de l'unité dans leur
vision, et se faire de l'âme avec des beautés étrangères. Aurai-je
leur bonheur?
Je suis d'une race qui trouva ses dieux au plus épais des fo-
rêts. Ils me favorisent encore en Lorraine et en Alsace, tandis
que les divinités marines m'énervent avec leur sel et leur mobilité.
■" J'ai traversé comme un colis des messageries, et nullement
comme Uxi Ulysse, une mer qui m'embrouillait tout. Nous fîmes
une courte relâche à Naples, grossière et pleine de cris mati-
naux, sous un ciel voilé qui ne laissait point chanter Ischia,
Castellamare, Sorrente,ni le Pausilippe.Dans la nuit, le Strom-
boli jetait des flammes et prêtait à ces rêveries où, sur mer, l'es-
prit le mieux discipliné s'égare. Le commandant me dit : « Nous
passerons à deux heures du matin Charybde et Scylla. Par votre
hublot, vous respirerez les orangers de la Sicile. » Nous fran-
chîmes les limites de l'antiquité latine pour entrer dans la
grecque. Après vingt-quatre heures, nous arrivâmes aux falaises
basses de Cythère. Aurais-je atteint l'âge de n'y voir qu'un
écueij sans agrément? Des îlots, puis les escarpemens d'Hydra
me confirmèrent dans ma déception. Les géographes, en dénon-
çant l'aridité des contours du Péloponèsc, ne m'avaient point
jusqu'alors gêné pour y amasser de la volupté, car j'imaginais
une désolation émouvante comme le visage des héros vaincus
ou, mieux encore, déchirante comme le cri des violons tziganes
dans une nuit chargée de parfums. Mais, sous un ciel pareil au
nôtre, j'ai vu leurs roches usées par les chèvres, dirait-on, plutôt
que brûlées par une activité surhumaine. Ces lieux du miracle
hellénique ont passé l'automne extrême où la fleur qui vient de
défaillir couvre encore le sol de ses pétales.
Si puissante est la force de ces grands noms de la poésie,
qu'après quelques semaines, mon imagination, repoussant mon
expérience, rétablit sur ces îlots des beautés enivrantes et vagues.
Le mirage restaure son règne sur les pauvres écueils, d'où ma
UN VOYAGE A SPARTE. 2o7
lorgnette l'avait chasse. Mais, en avril 1900, comme je suivais la
mer d'Ionie et de Crète, déçu par l'horizon, j'étais réduit à me
pencher sur le sillage des illustres pèlerins qui vinrent avant
moi chercher la Raison dans sa patrie, et je subissais avec eux
cette alternative d'ardeur et de déception où nous balancent des
noms qui parlent si fort et des rivages si muets.
Le quatrième jour, par un ciel lumineux et sur une mer
indulgente, nous entrâmes au golfe d'Athènes. Toute sauvagerie
a disparu ; l'abrupt se transforme en netteté et fermeté. Voici les
îles d'Égine, de Salamine, et puis, dans une échancrure que for-
ment deux belles montagnes, un rocher apparaît qui porte quel-
ques colonnes et le triangle d'un fronton. Le cœur hésite; le
doigt, le regard interrogent. Cette petite chose?... C'est l'Acro-
pole, semblable à un autel, et qui nous présente, avec la plus
étonnante simplicité, le Parthénon.
Vue à trois lieues depuis la mer, au fond d'un golfe pur, res-
serrée entre les montagnes et sans défense, l'Acropole émeut
comme un autel abandonné. Eh quoi! tant de confiance!
Le plus précieux morceau de matière qui soit au monde s'ex-
pose si familièrement! Un mouvement de vénération nous
convainc avant que, de si loin et si vite, Minerve ait pu tou-
cher notre intelligence.
Ce petit rocher ruineux se rattache en nous à tant d'idées
préalablement associées que ce seul mot des passagers : « Athènes !
voici l'Acropole! » détermine dans ma conscience le même
bruissement qu'un coup de vent dans les feuilles de la forêt.
Mon jugement propre n'avait aucune part dans mon enthou-
siasme, car ce premier aspect d'Athènes, exactement, me décon-
certait par son apparence de bibelot bizarre ; mais les Chateau-
briand, les Byron, les Renan, les Leconte de Liste s'agitaient,
faisaient une rumeur de foule dans les parties subconscientes
de mon être.
in. — PREMIÈRE VISITE A l'aCROPOLE
Je fis ma première visite au Parthénon une heure après mon
débarquement dans Athènes.
Encore mal débarrassé du sel marin et de la poussière du
Pirée, je me tenais sur le perron de l'hôtel et m'orientais vers
l'Acropole quand de grands cris m'étonnèrent.
TOUE XXX. — 1905. *'
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Une voiture paysanne, sa roue rompue, venait de verser;
douze officieux accourus ramassaient un enfant, et sur son petit
front le malheureux serrait ses mains instantanément sanglantes.
Une émotion d'horreur anéantit ma joie. Un cocher empoigna
l'enfant, courut vers son fiacre, le mit sur le siège à son côté et
fouetta vers quelque pharmacie; mais la victime, qu'il tenait
d'une seule main et que le sang couvrait de plus en plus, faillit
à un tournant retomber. Le beau ciel me révolta. « Je vais goû-
ter, me disais-je, un plaisir d'art, le plus grand, je crois, de ma
vie; que ne piiis-je en le sacrifiant racheter la peine de ce
faible ! »
Tandis que je gravissais l'Acropole, non par la route carros-
sable, que je n'avais pas su trouver, mais à travers les masures
des pentes et sur les vieux sentiers turcs, ma pensée, mise en
mouvement par ce drame de la rue, s'en alla, je me le rappelle,
vers ces enfans que la République, peu avant Platées, lapida parce
que leur père proposait d'accepter les avances des Perses.
C'est peut-être puéril que je teinte avec le sang de ce petit
écrasé ma première image du Parthénon, mais c'est un fait, et
grâce auquel le Parthénon m'a tout de suite été une émotion
vivante. Si je fus sur l'Acropole d'esprit médiocre ou peu rapide,
du moins n'y ai-je pas conduit des nerfs enveloppés, protégés par
la poussière des livres. Sur la haute terrasse, les Propylées fran-
chies, dans le premier émoi d'un spectacle longuement annoncé,
et quand l'harmonie des monumens avec le cercle des mon-
tagnes ébranlait en moi ces ressources de respect que nous
autres, bons Celtes, nous promènerons toujours à travers les
hommes et les choses, je me tournai d'instinct vers Salamine et
vers Marathon pour remercier les soldats, les tueurs, qui per-
mirent à la pensée grecque, à la perfection, d'exister. « Non
seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes,
mais, jusque dans les régions les plus lointaines, à défaut d'épi-
taphes, la renommée élève à leur mémoire un monument im-
matériel. » Ainsi parla, jadis, Périclôs. Et ma présence, après
vingt-trois siècles, justifiait cet engagement. ]\Iais, en même
temps, je sentais combien de choses diaboliques soutiennent ce
que nous jugeons divin. J'entendais la mère qui poursuivit Péri-
clès de ses lamentations.
Cette mince circonstance méritait-elle que je la rapportasse?
Je perdrais sans gloire mon temps si, dans un voyage voulu
JN VOYAGE A SPARTE. 259
pour mon perfectionnement, je manquais de sincérité envers
moi-même. Qu'ai-je trouvé d'abord au milieu de cet horizon
sublime et sur les rocailles de ce fameux rocher? Quelque chose
de ramassé, de farouche et de singulier, uno dure perfection,
sous laquelle je crus entendre des gémissemens.
IV. — LES PAS DANS LES PAS
Les yeux sans cesse rappelés vers le Parthénon, j'ai, pendant
quinze jours, parcouru l'Athènes moderne, élégante, plaisante,
j'allais dire pimpante, et les vieux quartiers, pleins de turqueries,
où de gros personnages, vêtus de fustanelles, manient les grains
de leurs fastidieux « Komboloi. » Les masures accrochées aux
flancs de l'Acropole me redisaient la phrase dont vécut la mélan-
colie des voyageurs romantiques : « Athènes n'est plus qu'un
village albanais. » En visitant les fouilles récentes, l'Agora, les
maisons étroites des contemporains de Périclès, leurs citernes,
les puits où coulait le vin de leurs pressoirs, je me plaignais
secrètement de trouver plus de « curiosités » archéologiques que
de beautés évidentes. Bien que je doive en rougir, je me rends
compte que je cherchai d'abord dans Athènes des objets ana-
logues à ceux qui, dans d'autres pays, m'avaient donné du bonheur.
Je ne trouvai point d'agrémens faciles, sensuels, dans ce pays
de la raison.
Timidité ou manque de goût, j'ajournais d'attaquer l'Athènes
essentielle, et je ne songeais pas à me placer moi-même au centre
des beautés que j'entrevoyais. J'élaborais des jugemens analogues
à ceux des littérateurs qui me précédèrent ici. Avec une régula-
rité qui mènerait au désespoir des hommes assez imprudens pour
s'attarder à réfléchir sur notre effroyable impuissance, nous met-
tons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs
immédiats. Les ombres de Byron et de Chateaubriand, que
j'avais amenées de Paris, m'accompagnaient dans toutes mes
dévotions. C'est à former des rêveries qui s'accordassent avec les
leurs que j'employai ma première semaine, et du temple de
Thésée au Pnyx, à l'Aréopage et à la colline des Nymphes, sous
une lumière brûlante, j'ai vagué sans que le sol de l'Attique
me fût plus nourrissant que les gravats que paissaient, durant
cette semaine de la Pâque grecque, d'innombrables agneaux
pascals.
2G0 RETUE DES DEUX MONDES.
J"ai vu la tribune aux harangues. .Te me suis trouvé inca-
pable d'y ressusciter Ddmosthène. Le contact des objets eL la
vue de ce petit canton hellénique, loin de servir mon imagi-
nation, la gênent, la désorientent. L'hellénisme, pour nous
autres bacheliers, c'est un Olympe, un ciel, le pays des abstrac-
tions académiques. Nul moyen de camper, sous ce beau ciel,
mon Démosthène des classes, qui était un type vague, un pâle
esclave des professeurs. Au contraire, sans nul elfort et presque
malgré moi, je vois sur cette pierre, à la fois fat et généreux,
Alphonse de Lamartine, tel qu'il s'y complut un soir d'août 1832,
à comparer le sort de l'orateur avec le sort du poète. Il se pro-
mettait de réunir leurs deux destinées : « Hélas ! disait-il, les
hommes, jaloux de toute prééminence, n'accordent jamais deux
puissances à une môme tête. » Avidité d'une âme ardente à la
vie ! Sur le tard, Lamartine paya cette vaine gloire de sa jeu-
nesse. « Pourquoi ai-je réveillé l'écho qui dormait si bien dans
les bois paternels? Il me poursuit maintenant que je voudrais
dormir à mon tour. » On apprécie toutes les nuances d'une
telle vie, et l'on aime Lamartine; mais ses malheurs font à Dé-
mosthène une draperie de théâtre, aussi belle qu'indifférente.
Dans cette saison où les cerisiers en fleur atténuent les ro-
cailles, j'ai tenté quelques courtes promenades. J'aurais voulu
retrouver à Keratea cette cabane d'Albanais où M. de Chateau-
briand crut mourir de la fièvre; dans son délire, il chantait la
chanson de Henri IV, il regrettait son ouvrage interrompu et
M"*^ de N..., tandis qu'une jeune indifférente, de dix-sept ans
et pieds nus, vaquait à ses travaux dans la pièce.
Je me suis promené sous les oliviers peu nombreux de
Colone. Depuis longtemps, je m'étais promis d'y murmurer
comme une formule magique le couplet de Sophocle : « Etran-
ger, te voici dans une contrée célèbre par ses chevaux et le
meilleur séjour qui soit sur la terre, c'est le sol du blanc Colone.
Les rossignols font entendre leurs plaintes mélodieuses dans ces
bois sacrés, impénétrables à la lumière; les arbres chargés de
fruits y sont respectés des orages, et dans ses fortes allégresses,
Bacchus aime de promener ici le cortège de ses divines nour-
rices. Chaque jour, la rosée du ciel y fait fleurir le narcisse aux
belles grappes et le safran doré, couronne antique des deux
grandes déesses. La source du Céphise y verse à flots pressés
une onde qui ne dort jamais... » La présence réelle des oliviers,
UN VOYAGE A SPARTE. 261
des grèves où devrait couler la rivière et des pures montagnes
d'Athènes, n'ajoutait rien à la force de Sophocle, mais plutôt me
communiquait la tristesse d'une déception.
On me conseilla d'aller voir les danses qui, chaque année,
le jour de Pâques, se déroulent en feston sur la colline aride de
Mégare. Elles commémorent, dit-on, les exploits de Thésée et
cherchent à figurer les replis du Minotaure.
A une heure et demie d'Athènes (par le chemin de fer de
Corinthe), en face de l'île de Salamine, la misérable Mégare,
d'aspect tout oriental, resserre six mille âmes dans des maisons
blanches pareilles à des cubes de plâtre. Nous nous assîmes au
café, sur l'antique Agora. Quel ennui de décrire ce rassemble-
ment! Le député portant beau, fumant et riant, distribuait des
poignées de main à des hommes en fustanelle. Des vendeurs
ambulans criaient et offraient des pistaches ou de la menthe.
Des petites filles en costumes locaux s'approchèrent de nos
tables. Plusieurs avaient de beaux yeux; leur misère donnait à
toutes une grâce florentine. Elles nous regardaient sans bouger.
Au moindre geste, fût-ce si nous prenions nos verres, elles
tressaillaient, tortillaient leurs doigts, cachaient leurs cheveux.
Vous aurez idée de cette délicatesse par les oiseaux de nos jar-
dins publics qui s'apprivoisent si l'on ne bouge pas. Aucune ne
mendiait ; elles prirent seulement quelques pastilles de menthe
avec des petits doigts si durs que je crus sentir dans le creux de
ma main les coups de bec d'une poule.
La fête commença. Toutes les femmes de Mégare, jeunes ou
vieilles, formaient d'étranges lignes de danse, de marche, plutôt,
conduites par un musicien. Sous le vaste soleil, les couleurs
franches de leurs costumes traditionnels donnaient à l'œil un
plaisir net. Ni les tons, ni les gestes ne se brouillaient. Ces femmes
faisaient trois pas en avant, deux pas en arrière, soutenues par
ces lentes mélopées que nous appelons orientales. En vain atten-
dait-on, il n'y avait à voir que ce remuement de leurs pieds et puis
certaines manières incessamment variées d'enlacer leurs mains,
cependant qu'un public mal discipliné encombrait tout le terrain.
Cette danse a quelque chose de religieux, de simple et de
grave. On la nomme, je crois, traita. Il est difficile de dégager
l'impression qu'elle communique. Est-ce un néant d'intérêt? ou
bien notre goût, émoussé comme celui des lecteurs de romans
forcenés, ne sait^'l plus apprécier des effets délicats?
2(>2 REVUE DES DEUX MONDES.
Des joiines filles anglaises mangeaient des sandwichs trop
gros pour leur appétit et semblaient n'être venues que pour faire
le bonheur des chiens de Mégare.
Les évolutions lentes et cadencées se succédèrent indéfini-
ment.
Je me félicite à chaque pas de mon voyage en Grèce d'être
averti par la splendeur des noms. J'ai vu à Palma de Majorque,
dans le domaine de Raxa, des rondes rustiques dont le décor et
le caractère m'ont autrement touché que les danses de Mégare.
Celles-ci, ailleurs qu'en Grèce, je les oublierais tout de suite. Eh
bien! j'aurais tort. Ces femmes ne valent pas en beauté, j'ima-
gine, les anciennes courtisanes de Mégare, qu'on appelait des
sphinges; leurs mouvemens ne me semblent guère expressifs;
mais je suis en Grèce, à l'école, et pourquoi mes sens dédaigne-
raient-ils de prendre des leçons de tempérance? J'assiste à une
fête municipale; je devrais goûter son naturel oii rien n'est tri-
vial et qui m'avertit que la foire de Neuilly est proprement
ignoble. J'ai vu à Mégare quelque chose dont nous ne pouvons
rapprocher que nos processions catholiques; mais à nos plus
aimables Rogations, il manque cet effacement de Imdividu, cette
subordination de chaque danseuse, dans l'équilibre et dans la
convenance générale.
Je me suis renseigné à l'Ecole française d'Athènes. « Danses
albanaises, » m'a-t-on répondu. Mais un Athénien fort érudit
m'affirme qu'elles appartiennent à la meilleure tradition grecque.
Ces gens de Mégare seraient de race dorienne. J'attends d'être
fixé sur ce problème ethnique pour savoir si je m'ennuyai, ce
mardi de la Pâque grecque, à Mégare.
En revenant vers Athènes, j'aurais voulu rencontrer ce
paysan qui menait un âne chargé de raisin et que l'illustre
M. Fauvel fit voir à Pouqueville : « Regardez Neri, lui dit-il,
Neri le descendant des derniers princes d'Ahènes. Il ne reven-
dique pas la couronne ducale de ses glorieux ancêtres ; il s'em-
barrasse aussi peu de son extraction que le gouvernement turc
sinquiète de ses droits sur l'Attique. Sa dynastie succéda aux
maisons de la Roche et de Rrienne, après la décadence des
seigneurs français dans la Grèce. La force lui a pris ce que
l'astuce avait donné à ses pères. Aujourd'hui, le pauvre Neri,
aussi noble qu'un grand d'Espagne, est devenu le plus simple et
le plus humble des raïas de la terre classique. » Ce petit-fils
UN VOYAGE A SPARTE. 263
des Neri, qui se balance derrière son âne, quel joli héros pour
un Walter Scott! Je m'informai de sa descendance. Mais vaine-
ment : il paraît que les Neri sont trop jeunes pour ressortir à
l'archéologie, et je dus rougir de m'cvader ainsi des curiosités
orthodoxes.
V. — J ESSAYE D ANALYSER MON DÉSARROI D ATHÈNES
Heureux celui qui de l'Acropole réjouit pleinement son âme
avec le cirque montagneux ! Quant à moi, je ne viens pas en
Grèce pour goûter un paysage. J'ai pu cueillir les gros œillets
d'Andalousie et les camélias des lacs italiens, mais, à respirer au
pied du Parthénon les violettes de l'Attique, je mésuserais de
mon pèlerinage.
Heureux encore qui se satisfait de comprendre, tant bien que
mal, des parcelles de la beauté, mais je ne puis me contenter
avec des plaisirs fragmentaires. Où que je sois, je suis mal à l'aise
si je n'ai pas un point de vue d'où les détails se subordonnent
les uns aux autres et d'où l'ensemble se raccorde à mes acqui-
sitions précédentes.
Il y a quelques années, l'hellénisme, sur le haut de cette
Acropole, apparaissait à l'humanité dans une lumière spéciale et,
chaque soir, le soleil couchant mettait au golfe d'Athènes une
coloration d'apothéose. 0 beauté, maître idéal, décisive révéla-
tion ! Les plus virils penseurs professaient une foi naïve dans le
miracle grec. Hs trouvaient ici une beauté, une vérité qui ne
dépendaient d'aucune condition et qu'ils regardaient comme
nécessaires et universelles : l'absolu. Et de qui veux-je parler?
De ceux-là mêmes qui dénient qu'une vérité universelle existe,
des maîtres qui substituèrent à la notion de l'absolu la notion du
relatif. Dans le temps où il dépouille Jésus de sa divinité, Renan
maintient celle de Pallas Athéné. Il dit qu'Athènes a fondé la
raison universelle. Taine nous trace de la société hellénique un
tableau où il n'y a plus de place pour le mal, où le rêve et
l'action s'harmonisent. Aux yeux de ce savant, enivré par les
livres et par les moulages, le Parthénon fonde la religion éter-
nelle des artistes et des philosophes. Je reprendrais volontiers
cette thèse. Aussi bien, ce qui me conduit vers Athènes, c'est
une affectueuse déférence pour la suite des hommes illustres
265.
REVUE DES DEUX MONDES.
qui vinrent ici respirer le parfum du vase dont les tessons
jonchent le sol. Je serais fier de joindre ma voix aux cantates
que sur l'Acropole mes aînds entonnèrent. Mais tout de même,
quand je me trouve dans un cadre limité, en face d'objets réels,
les litanies admiratives doivent céder à un examen positif. Si
plaisant qu'il soit de chanter, dans le cadre authentique, un
chant appris sur les bancs de l'école, je dois tirer de mon effort
un meilleur parti.
Me voici sur le tas, au pied du mur. En cinq minutes, le
contact des choses m'a fait mieux progresser que les plus lyriques
commentaires. Après huit jours, je crois sentir que l'interpré-
tation classique ne pourra pas être la mienne. A mon avis,
Pallas Alhéné n'est pas la raison universelle, mais une raison
municipale, en opposition avec tous les peuples, môme quand
elle les connaît comme raisonnables.
Pour entendre sa voix, penchez-vous, par exemple, sur le
dialogue des Athéniens et des Méliens, élégant et dur, et d'un
souverain bon sens. Les Méliens refusaient d'accepter le joug
d'Athènes, ils ^plaidaient leur bon droit, l'honneur, la justice;
les autres répondaient froidement : « Il faut se tenir dans les
limites du possible et partir d'un principe universellement admis :
c'est que, dans les affaires humaines, on se règle sur la justice
quand de part et d'autre on en sent la nécessité, mais que les
forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent. »
Toute bête de proie qui serait capable de raisonner ses mœurs
réinventerait naturellement cette formule.
Dans l'intérieur d'Athènes, au nom de l'intérêt public, les
partis se déciment tour à tour, comme ils s'étaient accordés
pour exterminer les cités rivales. L'Athéna colossale, dressée en
bronze par Phidias à l'entrée de l'Acropole, enveloppait sa ville
d'un sourire caressant : c'est un sourire électoral. MM. Heuzey
et Pierre Paris remarquent que l'étiquette orientale imposait
aux visages des rois et des dieux une expression impassible, mais
que la vie libre des cités grecques obligeait les chefs du peuple
et les dieux eux-mêmes à paraître aimables, à chercher la popu-
larité.
Cette déesse de la Raison est proprement la raison d'Etat.
Chez cette Pallas Athéné, dont les poètes et les philosophes
tiennent le règne pour les temps de l'âge d'or, nulle autre mo-
ralité que la force. Sa tête portait le casque et son bras gauche
UN VOYAGE A SPARTE. 265
un bouclier. Quand sa lance lui échappa, toute sa perfection et
tout son prestige ne servirent de rien : elle subit celte môme loi
que de son clair regard elle avait reconnue.
*
* *
Je ne puis faire emploi d'aucune beauté, si je n'ai pas su éta-
blir une circulation de mon cœur à son cœur. Les amoureuses
de Racine avec toutes leurs syllabes harmonieuses sont inca-
pables d'éveiller nos échos profonds, jusqu'à ce qu'un hasard
nous présente réunies, dans une jeune déesse vivante, la beauté,
la tendresse et la mesure. Et le docteur Faust, encore, que
m'était-il avant que j'approchasse du temps où, trop tard, je
me dirai : « Quand j'étais jeune, plutôt que de tant étudier,
j'aurais dû jouir de la vie?» Les plus justes rfiisonnemens et
l'étude la mieux dirigée ne me conduiront jamais jusqu'où me
mettrait une soudaine démarche de mon cœur. Comment puis-je
utiliser cette fameuse Athènes où je rôde? Il faudrait qu'en
me repliant sur moi-même je trouvasse dans mon âme des réa-
lités morales, des besoins et des émotions, analogues à celles qui
s'expriment par ces statues, par ces architectures et par ces pay-
sages grecs. Il faudrait... parlons net, il faudrait que j'eusse le
sang de ces Hellènes.
Le sang des vallées rhénanes ne me permet pas de participer
à la vie profonde des œuvres qui m'entourent. Je puis avoir
quelque révélation. Le grand bas-relief de Déméter, Koré et Trip-
tolème, trouvé à Eleusis, \q% Amazones d'Epidaure, les Charités de
Phidias et la Niké attachant sa sandale^ me contraignent à recon-
naître une suprématie dont Sophocle et Thucydide m'avaient
d'ailleurs prévenu. Ces éclairs m'éblouissent, ils ne me guident
pas. Après trois semaines d'Athènes, on se dit : « Il est probable
que je suis devant la perfection, mais tout de même, je suis
bien mal à l'aise. »
C'était plus commode avec la conception de Winkelmann,
dont vécurent les Gœthe et plus près de nous les Gautier, voire
les Leconte de Liste. On opposait la sérénité grecque aux scru-
pules chrétiens. Cette thèse suffît-elle pour nous rendre intelli-
gible l'art plastique de l'époque farheuse? Allons donc ! Aujour-
d'hui nous savons un fait, c'est que nous ne possédons que des
morceaux de boutique, des répliques commerciales. Une seule
2G6 REVUE DES DEUX MONDES.
statue authentique est venue jusqu'à notre âge parmi colles que
l'antiquité mettait réellement tr^s haut : l'Hermès de Praxitèle à
Olympie. Eh bien! il est pommadé. Les frises de Phidias? Le
barbare ploie le genou devant leur aisance divine. Mais de ces
frises, Phidias et l'antiquité ne faisaient pas le plus grand cas.
Elles furent exécutées par les élèves, d'après les dessins du
maître. Allons au court, l'œuvre de Phidias, c'était TAthéna en
matière précieuse, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus opposé à
notre conception de l'art hellénique.
Tout est trop clair, hélas ! nous sommes de deux races.
Ce que les meilleurs d'entre nous appellent leur hellénisme
est un ensemble d'idées conçues dans Alexandrie, dans Séleucie,
dans Antioche, et dans nos universités. Cette idéologie que nous
apportons naïvement de nos bibliothèques pour la confronter
avec ces lieux fameux ne s'accorde pas avec les odeurs et avec
la structure de ces ruines. Nous avons accepté la fiction d'une
sorte de nationalité hellénique oii l'on s'introduit par une culture
classique. J'ai bavardé tout comme un autre sur l'hellénisme de
Racine, sur l'atticisme de La Fontaine, sur la plasticité grecque
de la George Sand champêtre, d'Anatole France et de Jules Le-
maître. Mais ce ne serait pas la peine que j'eusse fait le voyage
pour que mon esprit restât dans un système. Quel rapport entre
ces barbares héritiers d'une certaine culture hellénisante et les
citoyens de l'Athènes du vi® siècle? La Grèce, exactement, elle
est un arbre mort après avoir produit certains esprits, auxquels
on doit les principes de notre civilisation. Les libres Hellènes
disparus sous la montée des barbares, aucun peuple n'a sécrété
le même génie. Bien plus, aucun de nous ne repensera leurs
pensées.
*
* *
Dès la haute mer, en vue des côtes de la Grèce, j'avais
éprouvé un mouvement de défiance pour mes annonciateurs
d'Athènes. A mesure que je m'appliquais à m'adapter au climat
des musées de la Grèce, je soupçonnai leurs déclamations d'im-
posture, et bientôt, je commençai une manière de liquidation.
Je congédiai les ombres de Byron, de Chateaubriand, de Lamar-
tine. Je les trouvais grossiers. L'impudence alcoolique du pre-
mier, la roide pompe du second, le bavardage du troisième
UN VOYAGE A SPARTE. 267
m'appar tirent, et l'on imagine ce que je pouvais penser de moi-
même si j'en arrivais à traiter ainsi mes illustres maîtres.
Je fus amené à me vider de toutes les idées que je me com-
posais du sublime. Par exemple, j'admirais Michel-Ange et je
pouvais, avec son aide, ressentir de l'héroïsme. Gomme j'en
étais fier! Mais, en un tour de main, ce grand homme vient d'être
jeté bas, et je ne puis plus supporter ses contorsions arbitraires
en vue d'obtenir un efTet.
Ici les œuvres les plus fameuses n'ont pas des proportions ni
des efTets qui éblouissent. Elles sont tout l'opposé du Tintoret,
de Saint-Pierre de Rome, de nos cathédrales, de notre Victor
Hugo... Ah! les Grecs ne se sont pas démanchés! Seulement
ils avaient des âmes grecques !
Après trois semaines d'Athènes, j'ai trouvé sur l'Acropole la
révélation d'une vie supérieure qui ne peut pas être la mienne.
Cela m'irrite et me peine, me prive du bonheur calme que
nous donnent à l'ordinaire l'art et la nature. Je ne souffre pas
seulement de mon impuissance à m'identifier avec l'âme athé-
nienne, mais encore de connaître avec évidence mon irré-
médiable subalternité. La perfection de l'art grec m'apparaît
comme un fait, mais en l'affirmant je me nie. On juge de mon
trouble. Je faillis en donner une preuve trop sûre. Des échafau-
dages dressés sur la façade occidentale m'avaient permis d'exa-
miner et de toucher avec la main les jeunes cavaliers de la frise
dans la cella; j'étais si préoccupé de l'effondrement de mon
esthétique qu'en descendant l'échelle, je perdis l'équilibre. L'ac-
cident souligne assez bien que je progresse mal dans Athènes, et
que si je fais un pas en avant, c'est pour me détruire. En un
tel lieu, c'eût été un manque détestable de goût. On a beau n'être
qu'un barbare, il faudrait être exceptionnellement dépourvu
d atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute
aussi prétentieuse.
VI. — LE PALAIS DES DUCS d'aTHÈNES
Le voyageur. — Qu'aviez- vous besoin de détruire le palais
des ducs d'Athènes?
Le pensionnaire de l'école française d' Athènes. — J'ai détruit
un palais !
Le voyageur. — Vous ou vos frères en archéologie grecque.
2G8 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1875, vous avez démoli une tour sur l'Acropole, à côté des
propylées et du temple de la Victoire Aptère. Elle était une survi-
vance du palais des ducs d'Athènes ; c'est bien pour cela qu'elle
vous gênait. Vous ne tenez aucun compte des souvenirs français
en Grèce.
Le PENSIONNAIRE. — Ah ! vous parlez de cette tour qu'on voit
sur les anciens dessins de l'Acropole. Elle n'a disparu qu'en
1875? On a vraiment trop attendu pour l'abattre. Elle ne pré-
sentait aucun intérêt.
Le voyageur. — Pardon! elle m'intéresse. Les ducs d'Athènes,
cela m'enchante l'imagination. Un seigneur bourguignon qui se
bâtit sur l'Acropole un palais embrassant les Propylées et la
Pinacothèque et se prolongeant jusqu'au temple d'Erechtée...
Vous n'êtes pas séduit? A mon goût, si le Parthénon, que ne
peut plus habiter Minerve, demeurait ce qu'il fut un jour, la
Basilique de la mère de Dieu, les chefs-d'œuvre de l'art antique
n'y perdraient rien ; ils seraient baignés de vie, ils échapperaient
à cette désolation, à cette mort de musée qui me gêne là-haut.
Le pensionnaire. — Je vois que vous pourriez dire là-dessus
de jolies choses, mais c'est de la fantaisie.
Le voyageur. — A moins que la fantaisie ne soit de contrarier,
au nom de votre caprice, l'ordre des choses, et de gêner avec
vos études et vos piétés, que je respecte, mes études et mes
piétés, qu'il faut également respecter. Oh ! je vous comprends
bien : vous êtes un agrégé hellénisant et ne voulez connaître
que l'antiquité; mais si je suis un chartiste et un élève de Viollet-
le-Duc, si j'aime Buchon et lis nos vieilles chroniques, si je
m'appelle Courajod ou bien Walter Scott? Le « miracle grec »
c'est beau, mais le miracle français, je veux dire notre expansion
au xiii^ siècle, ce n'est pas mal non plus. Vous me faites songer
à ces ouvriers qu'on prie de collaborer à sa maison et qui dé-
truisent, les uns les autres, leurs travaux. Le tapissier scie le bas
de mes portes, parce qu'elles ne jouent plus sur le tapis qu'il
vient de clouer; le peintre que je charge de faire un raccord
arrache brutalement le « capitonnage invisible » que le tapissier
avait posé dans les joints des fenêtres et des portes : chacun de
ces gens-là, pour faire du bel ouvrage, détruit d'autres ouvrages
qui m'étaient également utiles.
Le pensionnaire. — Vous n'allez tout de même pas comparer
aux plus beaux vestiges de l'art classique une mauvaise tour
UN VOYAGE A SPARTE. 2G9
carrée ! Le fait regrettable, le crime, c'a été précisément de démolir
une partie de l'aile Sud des Propylées pour édifier votre palais.
Le voyageur. — Eh ! monsieur, comme vous, je préfère les
Propylées au palais des ducs d'Athènes, mais tel n'est pas le
débat. En détruisant celui-ci, vous n'avez pas rétabli celui-là. Il
n'est pas en votre pouvoir de remettre l'Acropole dans sa jeu-
nesse, ne gâtez donc pas sa vieillesse. Vous n'êtes intervenu dans
la vie de ces ruines que pour appauvrir leur signification. C'est
encore une beauté pour un monument dont les premières beautés
sont irréparables, s'il est chargé de siècles, d'événemens et
d'émotion.
Le pensionnaire. — Je connais votre point de vue. Il peut se
soutenir et même il a été souvent soutenu... Renan... Emile
Gebhart... Laissez-moi vous le dire : c'est un vieux bateau.
Faut-il ramener les édifices à leur aspect primitif ou les accepter
tels que les siècles nous les ont légués ? Là-dessus on a dit le
pour et le contre, mais s'il s'agit de l'Acropole, l'hésitation n'est
pas permise. Nous avons le devoir de tout sacrifier pour dégager
la pensée de Phidias.
Le voyageur. — Pour avoir supprimé tout ce qui ne vous
semble pas du v'' siècle, vous croyez avoir mis sous nos yeux la
pensée de Phidias! Quelle aberration! Vous avez simplement
créé un nouvel état du Parthénon, l'état de 1900. La ruine
nettoyée par vos soins est une fort belle chose, mais nul Grec du
V® siècle n'y reconnaîtrait les monumens religieux splendide-
ment peints et ornés où se déroulaient les fêtes athéniennes. En
reniant sur l'Acropole mes braves compatriotes, les ducs
d'Athènes, vous avez cru tout arranger pour que je repense la
pensée de Périclès. J'en suis incapable comme devant. C'est la
faute de votre document incomplet ; mais j'irai plus loin, et je dis
que c'est la faute de mon âme. Parfaitement. Je n'ai pas l'âme
grecque. J'ai une âme composite et par là fort capable de com-
prendre la signification de l'Acropole que vous avez détruite.
Vous avez, au nom de votre conception scolaire, mis bas un don-
jon qui, sous le soleil de l'Attique, avait pris une belle couleur
fauve et s'harmonisait avec le paysage. Ce Parthénon incongru
était justifié par l'histoire. Il n'était pas plus absurde que mon
cerveau où des parties grecques et romaines sont associées à une
première conception celtique. Les blocs antiques écussonnés par
les Villehardouin et les La Roche, ducs d'Athènes et de Thèbes,
270 REVUE DES DEUX MONDES.
ressemblent assez à ce que nous sommes, nous autres, pèlerins,
indéfiniment métissés. Vous n'avez pas raisonné, vous vous êtes
scandalisés ; il vous a paru intolérable que des reliques bar-
bares souillassent le parvis d'Athéna. Mais où est-elle, Athéna?
Cette déesse, s'est-elle réfugiée dans vos âmes? Elle fat un
instant du divin dans le monde. P]h bien ! pour nous, aujourd'hui,
le divin gît dans un sentiment très fort et très clair de l'évolu-
tion et de l'écoulement des choses. Nous protestons contre des
iconoclastes qui gâtent les plus nobles démonstrations du temps.
Le principe du développement des sociétés et des vérités, voilà
ce que nous mettrait sous les yeux, avec un pittoresque inexpri^
niable, le temple de Pallas, compliqué d'une chapelle byzan-
tine, d'un donjon féodal, d'un mirab musulman et d'un musée
archéologique. La vue nette de ces constructions successives,
l'apparente incohérence de tant d'efforts qui eurent chacun leur
idéal et qu'un grand cœur sentirait dans leur unité, voilà une
magnifique leçon de relativisme. Elle met dans mon esprit de
l'ordre, et me moralise mieux que ne peut faire l'incertaine
Athéna. Elle me communique un apaisement religieux quand
vos effusions d'helléniste me tiennent en défiance.
Le pensionnaire. — Nous n'avons jamais eu l'idée, que je
sache, de restaurer le culte d'Athéna.
Le voyageur. — Alors, je ne vois plus à quoi vous pouvess
servir. Si vous rebâtissez le temple, il faut de toute nécessité
que vous tâchiez d'y faire rentrer le dieu. La pensée de Phidias,
la pensée de Périclcs sont inintelligibles si je ne me représente
pas la conception morale qu'ils voulaient abriter, glorifier dans le
Parthénon. Ils concevaient sans doute une religion municipale,
un ardent nationalisme. Tant bien que mal et au risque de faire
mille confusions, je puis l'admirer du dehors; je ne puis pas y
participer. En revanche, quand je suis sur l'Acropole, je me
trouve, tout naturellement, rempli d'émotions qui tiendraient
dans le Parthénon composite et pour lesquelles la ruine de Pé-
riclès est trop étroite. Par exemple, je me rappelle la petite ville
de Brienne où je passe si souvent et d'où sortirent des seigneurs
qui régnèrent ici. Je me rappelle le général Fabvier. Dans le
chaos de 1823, c'est peut-être ce Lorrain qui a sauvé la Grèce.
Il n'y avait plus que l'Acropole d'Athènes qui résistât aux Turcs.
Mais les munitions commençaient d'y manquer. Une nuit, Fab-
vier avec huit cents hommes débarque sur la plage de Phalère,
UN VOYAGE A SPARTE. 271
il traverse au pas do course et sabre à la main le gros de l'armée
turque, chaque soldat portant de la farine et de la poudre. Il
resta dans l'Acropole pendant six mois de misère terrible. Mais
Athènes sauvée fut jointe au Péloponèse et aux îles pour former
la Grèce indépendante. Les ducs de Briennc sont sur le chemin
que je parcours pour aller en Lorraine. Fabvier est de Pont-à-
Mousson. Notre sang nous force à sentir dans le mot de Grèce
autre chose que ce que l'Hellade était pour Périclès.
Le pensionnaire. — Ça, c'est trop fort! Je ne vois pas ce que
le « sang français » vient faire là dedans! Je suis un archéologue
classique et je fais mon métier.
Le voyageur. — Je crains qu'à faire votre métier vous n'ou-
bliiez la raison de votre métier. Après tout, l'archéologie ne peut
avoir d'autre objet que de nous fournir des documens pour que
nous sentions et jugions. Et, je vous prie, avec quoi sentirais-je
et jugerais-je, sinon avec ma sensibilité et ma raison françaises.
Mais je n'insiste pas sur cette considération s'il vous semble que
je m'égare. Votre métier d'helléniste et d'archéologue, puisque
vous vous y tenez, c'est de mettre sous nos yeux des documens
contrôlés ; eh bien ! je me plains que vous m'ayez supprimé des
documens certains. En somme, je venais en Grèce pour com-
prendre et pour jouir. Je me plains que vous n'ayez pas laissé
l'espace des siècles à mon imagination. J'ai plus de confiance que
vous dans la puissance totale de cette terre. Sa perfection, dites-
vous, fut au temps de Périclès. Ma piété pour cette époque
s'augmente à voir que notre Fabvier fit de grandes choses parce
que Périclès avait existé. De môme, s'il flotte tant de poésie au-
tour des seigneurs champenois et bourguignons qui régnèrent un
jour ici, c'est qu'ils sont les successeurs d'un Périclès. La Grèce
expurgée que vous me proposez est une vérité sèche, mal féconde.
Celle que je réclame a plus d'atmosphère, est mieux mêlée de dou-
leur, de pitié, de respect, d'élévation morale. Qu'est-ce qu'elle
fait de moi pendant que je la regarde, votre ruine bien nettoyée?
Un amoureux, un héros, un sage? Elle me met hors de la vie.
Au contraire, un Parthénon qui va de Pisistrate à la guerre de
l'Indépendance me communique des notions qui se muent aisé-
ment en sentimens : il fait de moi un philosophe et un héros.
Le pensionnaire. — Je n'entends rien à tout cela. Jamais je
ne me suis demandé le retentissement moral de mes travaux
scientifiques.
272 REVUE, DES DEUX BIONDES.
Le voyageur. — C'est possible, mais vous avez tort de ne pas
vous demander à quoi vous servez. Vous êtes destinés à amé-
nager l'univers pour nous faire plus nobles, plus délicats, plus
poètes. Très souvent vous nous y aidez. Mais je voudrais que
vous ne nous gênassiez jamais. Ici, au début, voyez-vous, vous
étiez la science au service de l'art, mais petit à petit, l'esprit
géométrique, chez vous, a étouffé l'esprit de finesse. Tenez, vous
finirez par rebâtir le Parthénon.
Le pensionnaire. — Ce serait très facile. Mais avant de le re-
bâtir, nous allons achever de le démolir; car nous sommes très
curieux pour le moment de savoir comment tiennent ses fonda-
tions.
VIT. — PHIDIAS
Devant Phidias, comme devant Thucydide, je sens moins la
difficulté de se comprendre si l'on n'a pas le même sang: je ne
puis contester que Phidias me fournit une beauté qui semble
devoir être de la beauté pour tous les hommes raisonnables.
Il m'est impossible de pénétrer toute la raison d'être d'un Socrate,
d'un Platon ; pour me plaire dans leurs interminables discussions,
à la fois délicieuses et fastidieuses, je soupçonne qu'il me fau-
drait un sens spécial, comme j'ai un sens, par exemple, pour
goûter l'ingénue surabondance d'un Théodore de Banville ; mais
devant Phidias, ne faisons pas le récalcitrant. Celui-là justifie
les enthousiastes qui d'abord me choquaient en parlant d'absolu
et de miracle grec. Il y a une distance immense entre Phidias et
ses contemporains, entre Phidias et ses prédécesseurs, entre
Phidias et ses successeurs. Il est le sommet où l'on mesure le
plus haut génie de l'art grec. Je n'ignore pas que certains sa-
vans tiennent Phidias, comme Raphaël en Italie, pour le com-
mencement de la décadence ; c'est une opinion où je me range
si elle revient à dire, comme je crois, que la fleur en s'épanoais-
sant annonce son déclin. Quoi qu'il en soit, j'aurai beaucoup fait
pour mon intelligence de la Grèce, si je puis approcher, entre-
voir "la pensée vivante, le modèle moral que portait en soi un
Phidias, et sur lequel il a exécuté son œuvre.
Je parle du modèle moral d'après lequel travaillait Phidias,
c'est que je suis mieux préparé pour m'avancer dans Tordre de
la moralité que dans le domaine de l'art plastique. Je ne suis
UN VOYAGE A SPARTE. 273
pas un sculpteur, ni un connaisseur de la beauté des corps; ce
n'est pas moi qui pourrais dire le mot passionné de M. Ingres :
« Ces muscles, ils sont tous nos amis; » mais je me crois apte
à comprendre les statues comme l'expression fixée d'une certaine
sensibilité.
C'est à la longue que j'ai compris quelque chose de Phidias.
Je ne l'ai point pénétré d'une vue et par le sentiment, je me suis
aidé de réflexions. Chacun s'avance vers la vérité avec ses
propres moyens.
Phidias fut mis à la tête des grands travaux d'Athènes par
son ami Périclès. Ses pouvoirs peuvent être comparés à ceux
d'un Alfred Picard dans nos dernières expositions : il comman-
dait une armée de sculpteurs, de peintres et d'architectes. Il a
réglé et surveillé la construction du Parthénon, il a dessiné les
modèles des quatre-vingt-douze métopes et de la frise ; l'exé-
cution, il la distribuait à ses collaborateurs. Pour connaître son
excellence propre, il faudrait que nous puissions juger de l'effet
que produisait dans le sanctuaire sa statue colossale d'Athéna,
toute revêtue d'or et d'ivoire et haute de quinze mètres. Toute-
fois la plupart des cinquante statues ou morceaux de frontons
doivent être de sa main, et le nu de l'Héraclès, les draperies de
l'Iris debout, le groupe de Déméter et de Coré, les trois Parques
assises, la figure nue de Céphise, qui sont à Londres, ou bien le
torse de Poséidon, et Cécrops avec sa fille, qui demeurent à
Athènes, exigent qu'on s'agenouille : grâce, plénitude, souplesse,
voici la fleur des choses et la plus profonde vie morale.
Chaque fois que je regarde le Parthénon et les sculptures de
la frise, des frontons, des métopes, je me dis : « Quel bonheur
dans tout cela, bonheur d'artiste, réussite, force, aisance à
vivre ! »
Ils étaient heureux, les contemporains de Phidias, ces Athé-
niens, dans leur belle patrie reconquise; heureux de leurs pères,
d'eux-mêmes, de leurs ressources et de leur gloire! Je les com-
pare à des hommes qui, sortis avec succès, grâce à leur énergie,
de la plus périlleuse aventure, se sont bâti une maison disposée
tout à leur convenance. Ils se préparent à jouir de la vie avec
sécurité. Ils ne rêvent que d'ordre et d'harmonie. Comment ne
les envierions-nous pas, nous les artistes d'aujourd'hui, mal
satisfaits de notre société, enclins à préférer soit le passé, soit
ïOME xax. — 1905. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avenir, et ne voyant pas un public homogène dont nous puis-
sions exprimer ou exciter l'ame?
Phidias a senti cet équilibre autour de lui dans la société et
dans l'honnête homme. Comme tous les philosophes et artistes
grecs, il regarde, écoute la nature ; il est un observateur, non pas
un inspiré que favorise une révélation mystérieuse : il voit les
vainqueurs de Marathon et de Platées, et il sait tirer des beaux
corps de ces hommes libres de quoi nous ravir. Qu'il ait été
lui-même un homme chétif, incertain, c'est possible, mais il
avait l'amour de l'ordre, des proportions justes, des moyens
simples; et ces qualités, peut-être n'étaient-elles pas sans mélange
chez ses concitoyens, mais il a su les choisir et les isoler.
L'invention artistique n'est pas une bonne fortune de hasard;
elle est la trouvaille d'un heureux regard que le génie jette sur
la nature. Notre Corneille a discerné quelque chose de généreux,
d'héroïque, de « cornélien » chez les Français de son temps, qui,
s'ils étaient regardés, vivaient et mouraient volontiers pour l'hon-
neur. Comme le poète Corneille, dans les mœurs de l'âme, le
poète Phidias, dans les mœurs du corps, a reconnu une très
noble qualité, qu'il a séparée et accentuée pour la faire éclater
devant le monde.
Un Phidias, un Corneille ont aimé autour d'eux ce qu'on
n'avait pas encore distingué. Ils ont enrichi l'idéal en définissant
des façons de sentir; nous savons que le Cid, Horace, Cinna, ont
ajouté quelque chose à l'honneur français, et, c'est de la même
manière, sans doute, que Quintilien disait que le Zeus de Phidias
avait ajouté quelque chose à la religion.
La religion grecque était essentiellement traditionaliste. Phi-
dias, y ajoutant quelque chose, devait passer pour un impie. Ses
ennemis prétendirent qu'il s'était attribué une partie de l'or des-
tiné à la statue d'Athéna. C'est une coutume universelle de
déshonorer, par une accusation de détournement des deniers
)ublics, ceux que les partis poursuivent de haines politiques ou
religieuses. Phidias se justifia de ce prétendu vol. Alors on avança
qu'il avait dénaturé les attributs des simulacres divins, qu'il avait
mis la figure de Périclès sur le bouclier d'Athéna. Il s'enfuit, et
Ton doit croire qu'à Olympie, où il exécutait d'admirables tra-
vaux, il finit par succomber sous les accusations d'impiété.
Ici, l'on peut faire quelques réflexions sur l'isolement où se
UN VOYAGE A SPARTE. 275
trouvent toujours, — fût-ce dans Athènes, à l'époque sublime,
— les hommes de génie. Nous ne serons pas si naïfs de nous
en étonner. Ce sont des êtres différens, et, par là, s'ils n'ont pas
la force et si la foule les aperçoit, elle se jette dessus, car il
y a un instinct qui veut l'élimination des « monstres. » Nous
tendons à nous représenter les citoyens d'Athènes comme des
Sophocle, des Périclès, des Euripide, des Phidias : ce n'est pas
plus raisonnable que de croire que les Parisiens de la généra-
tion qui nous a précédés étaient des Hugo, des Renan, des
Taine, des Puvis de Chavannes ; on peut dire de ces derniers
qu'ils suscitaient la plus vive admiration, mais c'est pourtant
vrai qu'ils faisaient scandale, déplaisaient, et qu'ils furent dé-
noncés à l'opinion publique. C'est bon pour le petit groupe de
Périclès, pour les Anaxagore, les Archélatis, les Euripide, de
comprendre et d'admirer l'Athéna de leur ami Phidias ; quant à
la foule, il est dans l'ordre des choses qu'elle préfère la vieille
idole en bois, gardée sur l'Acropole dans la petite cella du temple
de la Victoire Aptère, et ces hommes, qui portent aux autels des
goûts qu'elle ne comprend pas, elle les accusera d'impiété, voire
d'athéisme...
C'est déjà un premier et excellent résultat do voir Phidias
qui construit son œuvre au milieu des difficultés politiques, au
milieu des injustices normales. Cela nous sort d'une atmosphère
fastidieuse de féerie, cela raccorde Phidias et son œuvre à nos
expériences ordinaires de la vie. Mais je crois que nous pou-
vons serrer la réalité de plus près et connaître quelques-unes
des opinions que l'on professait dans le cénacle où vécut Phi-
dias. A-t-on jamais confronté son œuvre avec les doctrines au
milieu desquelles il vécut et qui nous sont parvenues? Par ce
moyen, j'imagine qu'il serait possible de comprendre ses « im-
piétés, » ou mieux, l'enrichissement qu'il a donné à la religion,
ou enfin, pour ne rien préjuger, ses innovations religieuses.
Qu'est-ce qui caractérise l'innovation religieuse de Phidias?
En quoi ses simulacres des dieux contrarient-ils. dénaturent-ils,
ou enrichissent-ils, comme nous le pensons, la religion tradi-
tionnelle d'Athènes? Je crois être arrivé à quelque lumière, en
écoutant ce qui se dit chez Périclès.
En ce temps-là, un homme était venu dans Athènes, Anaxa-
gore, qu'on appelle Anaxagore l'athée.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
Il était athée, c'est-à-dire qu'il ne concevait pas Dieu exacte-
ment comme on avait fait l'avant-veille.
Dans la première conception des Grecs, les hommes et les
dieux ont une même origine : ils sont nés de la terre ; l'Hellène
voit dans la nature des êtres vivant et sentant comme lui, des
forces, qui se livrent des combats incessamment variés. Ces
dieux personnifient les diverses sensations du peuple hellène
devant les phénomènes de la nature.
Cette conception n'est plus celle de Phidias. Que s'est-il donc
passé?
Je prie que l'on écoute les idées d'Anaxagore et qu'on les
évoque sur l'Acropole; on comprendra mieux la construction
de Phidias. En plaçant au cœur de ses statues la magnifique
pensée des philosophes physiciens, on les éclaire.
Anaxagore disait que la cause motrice du monde était le voOç,
l'intelligence. C'est cette intelligence qui, par les soins de Phi-
dias, préside sur l'Acropole dans l'effigie d'Athéna.
Le vouç n'est qu'une force de la nature, il n'agit que comme
tel : il n'y a aucune trace d'une intervention de la divinité dans
le cours du monde. Le rôle qu'Anaxagore donne à l'intelligence
(et Socrate s'en plaint amèrement), ce n'est pas d'organiser le
monde, c'est de- le sentir. L'intelligence n'a pas créé le monde;
elle est un mode de l'existence, une qualité du corps de l'homme
vivant. Que dis-je, une qualité de l'homme vivant ! S'en tenir là
serait fausser la conception d'Anaxagore et restreindre la pré-
sidence d'Athéna. L'intelligence est une force qu'Anaxagore
attribue à tous les êtres. Même chez les végétaux il constate
des sensations, des désirs, des perceptions.
(Que j'aime, à la lueur de ces idées familières à Phidias,
regarder les aimables et fiers chevaux, les fortes bêtes du sacri-
fice! Et comme Charles Maurras est justifié du sentiment fra-
ternel qui le poussait, l'obligeait à embrasser les belles co-
lonnes!)
Toutefois l'homme est le plus intelligent des animaux.
Anaxagore en donne la raison : « L'homme est le plus intelli-
gent des animaux parce qu'il a des mains. » Observation sai-
sissante! Si les plantes, les animaux, les hommes participent à
l'intelligence universelle, ils ne sont pas tous également à même
d'en user : un bon corps permet mieux d'agir au vo'j<; qui est
dans tous les êtres. Chez un homme, il y a d'autant plus de
UN VOYAGE A SPARTE. 277
la force qui anime le monde qu'il a pour l'exercer un meilleur
corps et des organes plus solides.
Cette vue philosophique est très propre à mettre la statuaire
au premier rang des arts : elle laisse entendre qu'un beau corps
pour Phidias est quelque chose d'analogue à ce que nous appel-
lerions une âme bien née.
Et quels droits Anaxagore et Phidias reconnaissaient-ils à
ces âmes bien nées? C'est ce qu'un texte d'Aristote nous in-
dique. « Le voù; d'Anaxagore, dit-il, ne paraît pas exister dans
la même mesure chez tous les animaux, ni même être réparti
également entre tous les hommes... » C'est évidemment en con-
séquence de ce principe qu' Anaxagore, ainsi que le raconte
Plutarque, enseignait à Périclès l'art de gouverner le peuple
avec fermeté. Et nous voilà en mesure d'interpréter ce qu'il y
avait de dominateur (jusqu'à la dureté) sous le front d'A-
théna.
On atteint une conception plus claire encore du Parthénon,
si l'on examine les autres textes trop rares qui nous sont par-
venus d'Anaxagore.
Il a écrit : « Les Hellèn^es parlent mal quand ils disent naître
et mourir, car rien ne naît ni ne périt, mais les choses déjà
existantes se mélangent, puis se séparent de nouveau. Pour dire
juste, il faudrait donc appeler mélange la production d'une chose
et désagrégation sa fin. »
Voilà qui est bien fait pour justifier la paix, qui n'a rien de
morne, de ces statues. Que leur vie s'écoule et que la mort
s'approche, qu'importe ! elles vont avec confiance vers une autre
naissance. Ainsi s'expliquent l'harmonie, le recueillement, l'éter-
nelle jeunesse qui respirent sur l'Acropole.
Mais un dernier propos d'Anaxagore nous rend décidément
intelligible la paix des créatures de Phidias. D'après Aristote,
Anaxagore aurait dit à quelques-uns de ses amis ou disciples :
« que, pour eux, les choses ne seront que ce qu'ils les croiront
être. » Ce « doute sur la réalité objective de nos connaissances, »
cette « conscience des limites de l'esprit humain, » cette certi-
tude que nous sommes enfermés dans les phénomènes, nous
donne une résignation, une acceptation. Elle nous interdit les
aspirations illimitées et toutes les fausses idées du sublime
romantique. La prison est irrémédiablement close ; ne nous
dégradons point à frapper contre les portes, adaptons-nous à
278 REVUE DES DEUX MONDES.
notre sort. Il y a de la paix à savoir son assujettissement et
qu'on ignorera toujours les choses cachées.
Le vojç d'Anaxagore sensible au cœur, tangible aux yeux, à
la main, c'est l'œuvre de Phidias.
Je ne m'étonne pas qu'après Marathon et Platées, il y ait eu
chez les Athéniens un état d'esprit propre à se traduire dans
une telle philosophie et à se satisfaire avec le Parthénon. C'est
par le ^oïjç, par l'intelligence et par l'âme, que les Grecs ont
vaincu les masses barbares. Athènes est l'endroit où il y a le plus
d'intelligence et d'âme, et dans Athènes, doivent dominer les
hommes à qui il a été réparti le plus d'intelligence et d'âme.
Aristophane a poursuivi avec violence la doctrine d'Anaxa-
gore. Il se permettait de plaisanter les dieux, mais il n'acceptait
point qu'on revisât leurs titres. Il sentait bien qu'une innovation
qui installait le voQf; à la présidence de l'activité universelle, sug-
gérait, en même temps que le dédain des institutions anciennes,
un vague idéal de cosmopolitisme. Il ne se trompait pas; ces
idées sont contenues dans l'œuvre de Phidias et leur puissance
continue d'agir; nos humanistes tendent à croire qu'Athènes a
fourni une raison universelle et qu'elle était personnifiée dans
la cella vide de l'Acropole. Pourtant, si violent qu'Aristophane
ait été contre Périclès et Euripide, il semble attendri par Phidias.
Je crois qu'il fut sensible, lui, le grand combattant pour la paix,
à cette beauté plastique dont la marque est l'impassible sérénité
de l'âme. Qu'il est touchant sous ses voiles, le passage consacré
par Aristophane à Phidias ! J'aime sur l'Acropole à me rappeler
cette phrase obscure, mais si tendre, où le comique fait allusion
à la grande guerre du Péloponèse : « Phidias finit mal ; la paix
a disparu avec lui. » — « Elle était donc sa parente ?» — <( Sans
doute, elle l'était par sa beauté. »
On croit savoir que Phidias, après avoir fui d'Athènes, fut
par la suite, à Élis, condamné à mort et torturé.
Me suis-je fait comprendre? Je ne dis pas un seul instant
que Phidias tailla des statues pour symboliser des idées. Je rap-
pelle que, dans une élite, à cette époque, régnait une sensibilité
qui fut satisfaite par l'enseignement d'Anaxagore ; que cet ensei-
gnement fut de grande action sur Périclès, Euripide, Archélaus,
Phidias, et leur valut des accusations d'impiété ; qu'il me donne
UN VOYAGE A SPARTE. 279
la raison de ce que Phidias a ajouté aux simulacres des dieux et
à la religion; et qu'enfin, si les fragmens d^Anaxagore nous man-
quaient, on retrouverait sa doctrine dans les statues de Phidias.
Ces membres épars d'une philosophie et d'un temple semblent
faits sur le même modèle spirituel. Il y avait un certain rapport
entre la nature et Phidias, et c'était le même qu'entre la nature
et Anaxagore.
C'est la doctrine d^Anaxagore qui rend le mieux compte des
dispositions morales où m'inclinent les statues de Phidias. Mais
mon objet n'est point d'expliquer comment Phidias a raisonné.
Aussi bien, il n'a pas raisonné, il a eu du goût. Je cherche à me
le rendre intelligible, et, de fait, je suis parvenu à me faire une
vue de son œuvre en prenant pour repère le point où était par-
venue, de son vivant, la philosophie.
Vraiment, sur l'Acropole, je ne pouvais pas n'avoir qu'un
plaisir ordinaire de musée. C'est bon qu'au British Muséum et
au Louvre, je me contente d'enrichir de belles formes mon
imagination de conteur, mais dans Athènes i J'attends des mar-
bres athéniens qu'ils me renseignent sur la vie puissante qui,
jadis, anima cette société, sur sa conception des dieux, de la
patrie et de la nature; je veux qu'ils m'ouvrent d'immenses
perspectives nouvelles et me proposent des sentimens tout neufs
pour un chrétien de la vallée du Rhin.
Mon pèlerinage n'a pas été déçu. Ce grand art de l'Acropole
soulève les plus graves problèmes intellectuels; il nous fournit
d'admirables représentations d'une vérité qui était efficace au
v^ siècle et qui est encore une des deux grandes vérités hu-
maines. Cependant le Parthénon n'éveille pas en moi une mu-
sique indéfinie comme fait, par exemple, un Pascal. C'est qu'en
explorant ses vestiges, je ne repasse point par des sentimens
éprouvés, familiers et chers. Il nous oblige à le rejoindre dans
un passé qui nous désoriente. Entre le Parthénon et nous, il y
a dix-neuf siècles de christianisme. J'ai dans le sang un idéal
différent et même ennemi. Bien que je reconnaisse l'interpréta-
tion hellénique de la vie comme très haute et d'immense portée,
elle m'est étrangère et sans résonance. Si Goethe, par son
commentaire de Spinoza, ne m'avait pas préparé, je n'aurais
rien de vivant en moi où rattacher la pensée de Phidias : un
Juif et un Allemand sont mes anneaux intermédiaires...
280 REVUE DES DEUX MONDES.
viii. — j'ai mis mon cœur en dépôt a DAPHNÉ...
A chaque minute d'Athènes, j'imagine qu'enfin je vais em-
ph)yer mon cœur. Parfois il se soulève, mais l'air est trop marin,
les rocailles trop sèches; dans ces dehors si neufs, mon cœur
ne voit rien où il puisse me raccorder; il retombe, boude, s'at-
triste et se croit exilé.
— Pourtant, lui dis-je, depuis le paquebot tu battis plus fort,
quand nous arrivâmes en vue du petit temple bizarre?
Il me répond :
— J'étais un naïf cœur gaulois, curieux et respectueux de
toutes nouveautés. A l'usage, je n'éprouve pas d'Athènes ces
mouvemens, cette effusion qui seuls me persuadent.
C'est vrai qu'ici je ne sens pas sous moi cet Océan profond,
ces milliers d'idées préalablement associées qui, dans ma Lorraine,
me portent. Sur notre immense plateau solitaire, les peupliers,
les vallonnemens légers, les villages peureux et les effluves de
l'histoire me composent une musique et me disposent à consen-
tir âmes destins. Mais dans l'Attique, seule peut-être la petite
Daphiié me touche, modeste église, fraîche sous des platanes
et sur une prairie où des visiteurs assis sont en train de goûter.
Quand j'étais un petit garçon, j'allais chaque année, le long
de la Moselle, à la Saint-Pierre d'Essegiiey, pauvre fête de vil-
lage, où, dans une herbe pareille à la prairie de Daphné, il y avait
des chevaux de bois, de la fatigue, un malaise d'estomac, du
désir sans objet...
Bien chétives images, mais l'une de mes sources et qui s'har-
monisent avec le paisible vallon catholique de Daphné.
C'est ici que Buchon retrouva les tombeaux des ducs français
d'Athènes, et que Chateaubriand aperçut pour la première fois la
ville de l'intelligence. Voilà des faits où je m'intéresse. Mais peu
me chaut si l'on me montre la voie sacrée, que suivait la pro-
cession des initiés d'Eleusis : j'ignore trop à quoi ils étaient ini-
tiés. Les plus belles Panathénées ne me donnent pas la douceur
d'une fête de la Vierge dans nos petites villes lorraines...
L'on voit d'abord trois filles de seize ans qui portent une Marie
dorée. Les femmes suivent, ayant au cou des rubans violets,
puis viennent les bannières de beau goût et la musique munici-
pale alternant avec les cantiques latins. Voici le groupe des
UN VOYAGE A SPARTE. 281
hommes, compact et fort, derrière le prêtre et qui répètent obs-
tinément : « Je suis chrétien, » avec notre accent héréditaire
et fraternel. J'entends les mots <( espérance, » « amour, » qui
flottent dans le tiède soleil. Mais déjà le mince cortège a disparu,
déploiement rustique d'une profonde pensée de ma race.
Qu'il arrive vite le temps où des beautés derrière nous sont
seules pleines, touchantes, sérieuses ! Si je cédais à ma préfé-
rence, je refuserais d'accroître mon modeste patrimoine ; je né-
gligerais les leçons d'Athènes pour m'en tenir à mes vénérations
innées, qu'accueille, conforte et prolonge l'église de Daphné.
Abandonner toutes les positions pour resserrer mon cœur sur
mes tombes; m'isoler, vivre en profondeur, quelle volupté! Je
me consumerais dans une musique perpétuelle.
Mais il faut que je m'interdise ou que j'ajourne ce morne
bonheur. Mon courage me défend de m'engourdir déjà au son
des humbles violons de Lorraine. Je ne mettrai pas au-dessus
de tout, comme il me serait si doux, mon émouvant pays de
naissance, les côtes viticoles du Madon, du Brenon, notre vent
glacial, nos bois de bouleaux et ma claire Moselle, où j'admire
chaque saison les reflets de mon enfance. Jusqu'à mon extrême
fatigue, mon intelligence voudra chercher et conquérir des terres
nouvelles, pour que mes activités profondes s'étendent, s'enri-
chissent, s'expriment par des formes plus saisissantes. Je le
veux, et cependant, au cours de mes études d'Athènes, j'ai
laissé mon cœur en dépôt à Daphné.
Maurice Barrés.
LES ROQUEVILLARD
PREMIÈRE PARTIE
I. — LES VENDANGES
Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard
descendit vers les vendangeuses qui, le long des vignes en pente,
allégeaient les ceps de leurs grappes noires.
— Le soir tombe. Allons ! un dernier coup de collier.
C'était une voix bienveillante, mais autoritaire. Elle com-
muniqua de l'agilité à tous les doigts, et courba les épaules
des ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître
ajouta :
— Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et
l'après-midi, elles bavardent comme des pies.
Cette réflexion provoqua des rires unanimes :
— Oui, monsieur l'avocat.
On n'appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La
Vigie est un beau domaine, bois, champs et vignes, d'un seul
tenant, situé à l'extrémité de la commune de Cognin, à trois ou
quatre kilomètres de Chambéry. On y accède en suivant un che-
min rural et en traversant un vieux pont jeté sur IHyère aux
eaux basses. Il domine la route de Lyon qui, jadis, reliait la
Savoie à la France à travers les roches taillées des Echelles. Son
LES ROQIJEVILLARD. 283
nom lui vient d'une tour qui couronnait le raamelou et dont il
ne reste plus aucun vestige. Il appartient depuis plusieurs siècles
à la famille Roquevillard qui l'a agrandi peu à peu, ainsi qu'en
témoignent la maison de campagne et les communs bâtis de
pièces et de morceaux, ensemble d'une harmonie contestable,
mais expressif comme un visage de vieillard où toute une vie se
résume. Ici, c'est le passé d'une forte race fidèle à la terre
natale. Les Roquevillard sont, de père en fils, gens de loi. Ils
ont donné des bâtonniers au barreau, des juges, des présidons
à l'ancien Sénat provincial, et à la nouvelle Cour d'appel un con-
seiller qui, pour mourir chez lui, refusa tout avancement. Néan-
moins, le pays persiste à les traiter indifféremment d'avocats,
et sans doute il donne à ce titre un sens de protection. Près de
quarante ans d'exercice, une connaissance précise du droit, une
parole ardente et vigoureuse méritaient plus spécialement cette
popularité au propriétaire actuel.
Les alignemens réguliers du vignoble permettaient de sur-
veiller aisément la récolte. Déjà les teintes des feuilles accu-
saient octobre, et sur les coteaux, la terre plus lumineuse s'oppo-
sait au ciel plus pâle. Les divers plants se distinguaient mieux
aux colorations : la Mondeuse vert et or, le Grand Noir et la
Douce Noire vert et pourpre. Entre les branches claires, les
taches sombres des raisins sollicitaient le regard. Le couteau
ouvert et la main sanglante, pareilles à de prompts sacrificateurs,
les vendangeuses se hâtant, poursuivaient les grappes comme
des victimes offertes, les tranchaient d'un coup net et les jetaient
au panier. Elles relevaient uniformément leur jupe en l'atta-
chant en arrière afin d'être plus libres de leurs mouvemens sur
le sol gras, et portaient un mouchoir ou un lichu bariolé noué
autour de la tête pour se garantir des rayons du jour. De temps
en temps, l'une d'elles, redressée, émergeait de la mer des ceps,
comme un lavaret qui vient respirer à la surface, puis replon-
geait aussitôt. Il y en avait de vieilles, noueuses et ridées, lentes
et le corps rétif, mais capables d'endurance et l'œil aux aguets,
car, n'étant plus guère employées, elles luttaient pour conserver
leurs derniers cliens. Des jeunes filles de vingt ans, plus adroites
et lestes, exposaient sans crainte leur visage et leurs avant-bras
découverts à l'action du hâle qui garde à la chair les caresses
du soleil, et des fillettes inachevées encore, moins résistantes,
changeaient de place, troublaient l'ordre ou s'asseyaient tout
284 RBVUE DES DEUX MONDES.
bonnement avec une gaieté de pensionnaires en vacances. Enfin
de petits enfans, confiés par leurs mères qui en débarrassaient
le logis, vendangeaient pour leur compte en se bousculant et
en se barbouillant lèvres et joues à la façon de précoces bac-
chantes.
Sur le chemin à mi-côte qui partage le domaine et en assure
l'exploitation, le chariot, attelé de deux bœufs roux aux cornes
redressées en forme de lyre, attendait patiemment l'heure de
gaj^uer le pressoir. Les vignerons le chargeaient avec gravité.
On ne les entendait pas rire comme les filles, mais seulement
échanger de brèves indications. Les moins âgés portaient des
bérets blancs et des bandes molletières, ce qui leur dégageait la
tournure, à la mode des chasseurs alpins, qui, par esprit d'imi-
tation, se répand chez les jeunes gens de la campagne savoi-
sienne. Ils passaient un bâton de bois dur dans les anses de la
benne remplie jusqu'aux bords, la soulevaient sur l'épaule et,
imprimant à leur fardeau un léger mouvement de bascule, ils le
déposaient sur le train du char. Un vieux à la barbe grise qui,
debout sur le véhicule, les dirigeait, achevait d'écraser le raisin
dans les bennes déjà chargées. Parfois, il se redressait de toute
sa taille, les mains rougies et dégouttantes du sang des vignes.
En face de la Vigie, l'ombre du soir envahissait les coteaux
de Vimines et de Saint-Sulpice, rapprochés de la chaîne de
Lépine qui reçoit les soleils couchans et, plus bas, le val sinueux
de Saint-Thibaud-de-Coux et des Echelles. Mais la lumière inon-
dait le vignoble de pourpre et d'or. Elle découvrait les vendan-
geuses dans leurs lignes, les nimbait malgré leurs foulards, se
jouait sur les cornes des bœufs, embrasait la barbe grise et la
face rouge du chef de culture sur le chariot, éclairait, sous les
rebords du chapeau, le visage énergique de M. Roquevillard, et,
plus haut encore, miroitait sur le clocher arrogant de Monta-
gnole, pour se poser enfin audacieusement, comme une cou-
ronne, sur le rocher légendaire du mont Granier.
Se groupant autour de quelques ceps épargnés, les ouvrières
cueillaient les derniers raisins. Une benne encore fut hissée et
du haut du char le vieux Jérémie lança triomphalement:
— Ça y est, monsieur lavocat.
— Combien de chariots ? interrogea le maître.
— Douze.
— C'est une belle année.
LES ROQUEVILLARD. 283
Il ajouta, comme les bœufs se mettaient en marche, suivis de
toute la bande des vignerons :
— Maintenant, à mon tour. Par ici le rassemblement.
Panier au bras, couteau ou serpe en main, les ouvrières
gagnèrent le sommet du coteau et entourèrent M. Roquevillard.
Il planta sa canne ferrée en terre, et sortit de sa poche un petit
sac d'où il tira de la monnaie de cuivre et des pièces d'argent.
Aussitôt, les plus bavardes se turent. Ce fut un instant solennel,
celui de la paye. Derrière l'assemblée, des vitres ou des toits
d'ardoise renvoyaient comme des miroirs l'éclat du soleil.
Avec une amicale familiarité, il appelait chacune par son
nom, et même il les tutoyait, car, les plus âgées, il les avait
toujours vues, et les autres, il les avait connues petites. Elles
touchaient le prix de leur journée avec un mot aimable en sup-
plément, et répondaient à tour de rôle :
— Merci, monsieur l'avocat.
A la tin du défilé, le maître inspecta sa troupe et demanda:
— Tout le monde est content?
Vingt voix joyeuses répondirent en remerciant.
Mais un enfant désigna du doigt une vieille femme qui se
tenait à l'écart, honteuse et la mine déconfite :
— La Fauchois.
Son nom se perdit et personne n'intervint, comme si elle ne
méritait aucun salaire.
— Alors, bonsoir, reprit la voix bien timbrée de M. Roque-
villard. Vous arriverez de jour à Saint-Gassin et à Vimines.
— Bonsoir, monsieur l'avocat.
Immobile à son poste d'observation, il vit les silhouettes des
vendangeuses se découper en noir sur le couchant, décroître et
disparaître. D'en bas, leurs voix montaient. Elles s'étaient sépa-
rées en deux groupes, celles de Vimines et celles de Saint-Cas-
sin. Ces dernières, qui avaient pris à gauche, se mirent à chanter:
un chœur rustique au finale traînant. Déjà le disque du soleil
effleurait la montagne.
A côté du maître, la Fauchois ne bougeait pas, ne réclamait
rien.
— Pierrette, dit brusquement M. Roquevillard.
Elle tendit en avant sa figure qui était moins vieillie que
douloureuse et crevassée.
— Monsieur François, murmura-t-elle.
286
REVUE DES DEUX MONDES.
— Voilà cent sous. Va manger la soupe à la maison.
— C'est trois journées, dit la pauvresse c[ui regardait l'écu
tout blanc dans sa main racornie, je n'ai droit qu'à une.
— Prends toujours. Et ta fille?
— Elle est partie pour Lyon.
— Travaille-t-clle ?
La vieille femme laissa tomber ses deux bras le long du
corps, et ne répondit pas.
— Il faut qu'elle travaille.
— Depuis sa condamnation, elle ne trouve plus à se placer.
Une voleuse !
L'avocat plaida les circonstances atténuantes :
— Elle a volé par étourderie, par coquetterie, par vanité.
Elle n'est pas mauvaise. A son âge, on se corrige. De quoi vit-
elle?
— Et de quoi voulez-vous qu'elle vive ? Elle vit des hommes,
pardi.
— Gomment le sais-tu ?
— Les premiers temps, j'avais envoyé un mandat, un petit,
pour l'aider. Elle me l'a renvoyé avec un autre, un gros, que
j'ai brûlé.
— Que tu as brûlé ?
— Oui, monsieur François, l'argent de la honte.
Et la colère redressa brusquement la paysanne qui apparut
en pleine lumière, menaçante et la main tendue, comme pour
accuser le destin :
— Je ne sais pas comment je l'ai faite. Dans notre famille, il
n'y avait que des braves gens. Maintenant j'ai vergogne.
— Ce n'est pas ta faute, Pierrette.
Elle secoua la tête avec certitude :
— C'est toujours la faute de la famille, vous le savez bien.
C'est vous qui l'avez dit.
— Moi?
— Oui, devant moi, à Julienne, avant la condamnation. Elle
minquiétait déjà; Alors, je vous l'avais amenée un jour.
— Je me souviens. Et que lui ai-je dit?
— Que lorsqu'on avait la chance d'appartenir à une famille
honnête, il fallait se respecter davantage. Parce que dans les
familles, on met tout en commun, la terre et les dettes, la bonne
conduite et la mauvaise.
LES ROQUEVILLARD. 287
— Personne ne peut te jeter la pierre.
— On me la jette quand même. On a raison. Par bonheur,
j'ai perdu mon homme avant.
— Il t'aurait défendue.
— Il l'aurait tuée.
— Et toi, tu l'aimes toujours?
— C'est mon enfant.
— Allons, Pierrette, ne te décourage pas. Tant qu'on n'est
pas mort, il n'y a rien de perdu. Rentre à la maison; moi, je vais
au pressoir vérifier les cuves.
— Merci, monsieur François.
De tout temps, elle avait, à la Vigie, collaboré aux lessives,
aux vendanges et même par intérim à la cuisine : de là son
usage des prénoms.
M. Roquevillard, quand elle fut partie, ne se pressa pas de
la suivre. D'un coup d'oeil amoureux il embrassa tout le do-
maine qui s'étendait à ses pieds : les vignes dépouillées dont il
retrouverait au vin joyeux les tons de pourpre et d'or, les prés
deux fois dévêtus, les vergers, et, par delà le petit ruisseau ano-
nyme qui sépare les communes de Cognin et de Saint-Gassin,
le bois de chênes et de fayards nuancé par l'automne comme
un bouquet pâle. Sur cette terre aux cultures diverses, il ne
lisait pas à cette heure l'histoire des saisons, mais celle de sa
famille. Tel aïeul avait acheté ce champ, tel autre planté ce
vignoble, et lui-même n'avait-il pas franchi la frontière de la
commune pour acquérir ces arbres trop serrés qui réclamaient
une coupe? Se retournant vers les bâtimens de ferme, il reconnut
la baraque primitive, changée en remise, que les premiers
Roquevillard, des paysans, avaient construite, et il la compara
à sa maison d'habitation solide et vaste, que décorait une écla-
tante vigne vierge. C'était, sur les mêmes lieux, la même race,
mais fortifiée matériellement et moralement par un passé d'hon-
neur, de travail et d'économie. Il lui fit hommage de son mérite
en répétant la parole de la Fauchois :
— C'est toujours la faute de la famille.
La sienne avait, en outre, fourni au pays des hommes capables
de servir utilement la chose publique, comme ils avaient administré
leurs propres biens. Ainsi les générations se soutenaient les
unes les autres pour la prospérité commune. Les plus lointains
aïeux n'avaient-ils pas préparé son œuvre? Cette terre qu'il fou-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
lait, ils l'avaient convoitée avantliii. Cet horizon les avait, avant
lui, captivés et exaltés. Et, non sans peine, il détacha les yeux de
son domaine pour revoir ce qu'ils avaient vu, l'ensemble de
lignes et de teintes que lui offrait le paysage, et dont leur sen-
sibilité, comme la sienne, dépendait. Car les cultures peuvent
modifier la forme immédiate du sol, l'homme ne change rien
à la lumière ni à l'étendue : il y ajoute seulement quelques
points de répère émouvans, un toit qui fume et évoque la dou-
ceur du foyer, un chemin, une haie qui font souvenir de la vie
sociale, un clocher qui symbolise la prière.
Seul sur la colline, il ajouta à la beauté du soir la satisfac-
tion de communier avec sa race. 11 sentit jusque dans un passé
obscur l'importance de ce coin de terre. En face de lui, la chaîne
de Lépine, rompue dans sa monotonie par la cime du Signal, se
bordait de rouge. Son regard descendit dans la plaine, suivit un
instant la fuite gracieuse de la route des Echelles, à qui les der-
niers contreforts des montagnes semblent composer de chaque
côté une escorte, puis remonta aux dentelures du Corbelet, de
Joigny et du Granier, pour revenir aux coteaux plus proches, aux
vallonnemens étages dont les courbes sont plus harmonieuses.
Dans cette nature heurtée, tour à tour image de hardiesse et
de mollesse, il retrouvait des caractères de parenté : l'audace
de son grand-père, qui, sous la Révolution, fut aux armées, la
nonchalance de son père qui, se laissant glisser dans la contem-
plation, compromit, sans y prendre garde, le patrimoine sacré.
— Personne, songeait-il, ne peut de cette place envisager de
la sorte le spectacle du couchant. Un jour, quand je ne serai
plus, l'un de mes enfaris reprendra ces comparaisons. Mes
enfans, qui continueront notre œuvre, et seront gens de bien.
Du passé qui aboutissait à lui-même, il envisageait l'avenir
avec sécurité. Absorbé dans ses réflexions, il ne vit pas venir à
lui une femme qui sortait de la maison. C'était une femme déjà
âgée, qui portait sur les épaules un châle sombre et s'appuyait
sur une canne avec un grand air de lassitude, d'épuisement. Son
visage, qui recevait le reflet du soir, avait dû être beau. Les
années lavaient flétri sans lui ôter une expression de pureté qui
surprenait tout d'abord, puis attirait. C'était lempreinte visible
d'une âme droite, exempte de tout mal.
— Us ne viennent pas encore? demanda M"^ Roquevillard à
sou mari.
LES ROQUEVILLARD. 289
— Si, Valentine, les voilà.
Tous deux s'entendaient pour parler de leurs enfans. Il lui
montra au bas de la rampe, sur le chemin montant, un groupe
nombreux. En tête marchaient deux bébés que leur grand'mère
reconnut :
— Pierre et Adrienne. Ils prennent le raccourci. Je ne vois
pas le petit Julien.
— Il doit tenir la main de sa tante Marguerite. Il ne la quitte
pas.
— En effet. Je l'aperçois entre Marguerite et son fiancé. Il
les sépare, le méchant garçon. Et sa mère, où est-elle?
— Elle vient derrière eux, tranquillement, selon son liabi-
tude, avec son frère Hubert.
— Notre fils aîné. Distingues-tu sa décoration?
M. Roquevillard sourit en regardant sa compagne.
— Comment veux-tu, à cette distance?
Elle prit le parti de rire à son tour, gracieusement.
— Il y a un grand ruban rouge sur la montagne.
— Et tu lis dans le ciel : Hubert Roquevillard, vingt-huit
ans, lieutenant d'infanterie de marine, décoré pour faits de guerre,
proposé pour le grade supérieur, campagne de Chine, défense du
Pétang.
— Mais oui, approuva-t-elle, je le lis très distinctement.
Elle interrogea de nouveau le chemin :
— Et Maurice? Je ne vois pas Maurice.
— 11 est on arrière, je crois, avec une autre personne.
M""^ Roquevillard, satisfaite, posa une main sur l'épaule de
son m.'iri :
— Ce sera notre gendre, Charles [Marcellaz. Notre compte y
est. Je les compte toujours, comme lorsqu'ils étaient petits : Ger-
maine, Hubert, Maurice, Marguerite.
— Et Félicie manque toujours à l'appel ! répondit-il.
Une ombre obscurcit ses traits : il ne s'accoutumait point à
l'absence de sa seconde fille, qui, petite Sœur des pauvres, avait
traversé les mers pouT s'en aller à l'hôpital d'Hanoï.
Elle s'appuya plus fort sur lui :
— Mais non, François, elle n'est pas loin de nous. Sa pensée
est avec nous : je le sais, je le sens. Hubert, qui l'a vue à son
retour de Chine, l'a trouvée heureuse. Et puis, un jour nous serons
tous réunis.
TOllE XXS- — lOOii. i9
290 RKVUE DES DEUX MONDES.
Il ne voulut pas s'attendrir et reprit son dénombrement :
— Ce n'est pas Charles qui vient avec Maurice. C'est une
femme. Ils ont laissé le raccourci, ils allongent.
— C'est peut-être M"^ Frasne. Vois-tu son mari?
— Oui, c'est elle. Mais je n'aperçois p;^ le notaire.
— Il montera plus tard avec Charles. Leurs études les re-
tiennent jusqu'à six heures.
— Les Frasne dînent ici ce soir, n'est-ce pas?
Elle parut s'en excuser comme d'une faute.
— Oui, Maurice, qui est souvent prié chez eux, m'a demandé
de les inviter.
Ils gardèrent un instant le silence, ayant le même souci.
— Je n'aime pas cette femme, finit-elle par dire.
Surpris, non pas de la réflexion, mais de l'entendre formuler
par sa compagne qui était d'habitude l'indulgence même, il l'in-
terrogea au lieu de l'approuver.
— Et pourquoi?
M""^ Roquevillard fixa ses yeux limpides sur le ciel cou-
chant :
— Je ne sais pas. On ignore d'où elle vient, on tremble de
connaître jusqu'où elle irait. Elle n'est pas belle, et rien qu'en
la voyant les mères s'inquiètent de leurs fils et les femmes de
leurs maris,
— Quelle pitié! dit-il. Qui t'en a parlé?
— Personne. Ce que je sais, je le devine. Ceux qui prient
beaucoup ne sont pas les plus mal renseignés. Elle a des yeux
étranges, sombres, avec un grand feu. Elle me fait peur.
— Ah!... Eh bien! on parle en ville d'elle et àfi notre
fils.
— Il faut avertir Maurice. II faut l'avertir sans retard.
— Mais, chère amie, comment s'y prendre? Nous ne sommes
pas fixés. La rumeur publique, que signifîe-t-elle?
— Ce n'est pas la rumeur publique. Je le pressens, j'en suis
sûre. II est en danger.
M. Roquevillard reprit :
— Quelquefois c'est décider une passion que la combattre.
Tu l'as bien compris : tu as consenti à inviter les Frasne. Puis,
les jeunes gens supportent mal cette ingérence dans leur vie.
Maurice, surtout, qui est très fier. Il a vingt-quatre ans, il est
docteur en droit, il n'a confiance qu'en lui-môme. Il soutient d'ab-
LES ROQUEVILLARD. 291
siirdes théories sur le droit au bonheur, sur la nécessité du déve-
loppement personnel. Paris nous les rend affinés, mais révoltés.
Il faut l'expérience pour les assagir.
— Tu t'en préoccupais donc? Et tu ne m'en avais rien dit.
— A quoi bon t'attrister? Tu es déjà si lasse.
— Oui, je devrais être forte. Une mère doit être forte. Mais
tu Tes pour nous deux.
Il continua :
— Nous avons eu tort de le placer dans l'étude de maître
Frasne. Je le voulais mettre au courant de la pratique des
affaires, spécialement des successions et des liquidations, avant
qu'il ne débutât au barreau. Maître Frasne est le successeur de
maître Clairval qui était mon ami et notre notaire. J'ai respecté
une tradition. Là, je me suis trompé. Enfin, tout sera change
bientôt.
— Bientôt?
— Oui. Je reprendrai Maurice dans mon cabinet; il y ter-
minera son stage. Ou bien il apprendra la procédure chez Mar-
cellaz. Dès notre réinstallation à la ville, je l'en informerai.
— Bien, dit-elle en lui serrant la main. Il aura moins souvent
l'occasion de la rencontrer. Mais ce n'est pas suffisant. Tu le
trouves raisonneur; moi, je le crois surtout un peu romanesque.
Je voudrais occuper son imagination.
— Et comment?
— Le fiancer de bonne heure, par exemple. Les longues fian-
çailles occupent et fortifient les jeunes gens. En France, on bâcle
trop vite les mariages, quand un mariage dispose d'une vie, d'une
famille, d'un avenir.
— C'est vrai.
— Marguerite avait pensé à la petite Jeanne Sassenay.
— Une enfant.
— Une enfant jolie, élevée par une sainte mère.
Ces dernières paroles furent coupées par de petites voix
perçantes qui piaillaient :
— Bonsoir, grand'mère ! Bonsoir grand-père!
C'était l'avant-garde, Pierre et Adrienne, essoufflés à la course,
qui, après le tournant, débouchaient sur le plateau. Ils luttèrent
de vitesse malgré les : « Pas si vite ! Pas si vite I » de M""^ Roque-
villard, et leur grand-père les reçut à la volée.
— Tu sais, fit Adrienne qui avait la parole facile et tutoyait
292 REVUE DES DEUX MONDES.
tout le monde sans respect, Julien est resté avec tante Marguerite,
et maman lui avait recommandé de venir avec nous.
A mi-côte, le groupe des jeunes gens, qui montaient, cria à
son tour :
— Bonsoir!
Seuls, Maurice et M""* Frasne se trouvaient trop éloignés pour
prendre part à ces épanchemens de famille. De connivence, ils
ralentissaient le pas à mesure qu'ils approchaient du sommet, et
d'ailleurs, en suivant le lacet du chemin, ils s'étaient ménagé
un écart assez considérable, bien que Marguerite se fût retournée
plusieurs fois pour les appeler. La proximité de la pente suppri-
mant en face d'eux la montagne, ils apercevaient les silhouettes
de M. et M""* Roquevillard profilées sur le fond du ciel. Elle jeta
sur son compagnon que leur tête-à-tête alanguissait un regard
énigmatique.
— Votre père, dit-elle, a dû être plus beau que vous.
Et tout bas, comme pour elle-même, elle ajouta :
— Il sait ce qu'il veut, lui.
Contrarié, le jeune homme garda le silence. Elle sourit de
l'avoir fâché et demanda :
— Quel âge a-t-il, votre père?
— Soixante ans, je crois.
— Soixante ans. Il me déteste. S'il le pouvait, il me suppri-
merait volontiers.
— Vous vous trompez : il vous accueille toujours bien.
— Ces choses-là se sentent. Il me déteste, et pourtant il me
plaît. J'aime les caractères, moi.
Avant d'atteindre le faîte du coteau, le chemin tourne et dé-
couvre une nouvelle vue encadrée entre le remblai de droite et
les arbrisseaux qui bordent la gauche, et qui, décolorés à demi,
mélangeaient le vert du printemps et l'or automnal. Avec les
lignes régulières de son architecture en gradins, le Ni volet leur
apparut brusquement, réverbérant encore l'éclat du soleil dis-
paru. Les maigres buissons qui agrippent ses rochers prenaient
une teinte violette, presque lie de vin, tandis que la chaîne
de Margeria, en arrière, se montrait toute rose et charmante
avec des tons de chair.
— Voyez ce changement de décor, murmura Maurice sans
remarquer que sa compagne se rendait compte de leur .solitude
bien plutôt que des merveilles du soir.
LES ROQUEVILLARD. 293
Gomme elle s'arrêtait, il se tourna vers elle :
— Qu'avez-vous? Êtes- vous fatiguée?
— Non, je vous donne le temps de regarder le paysage.
— Seriez- vous jalouse?
— Oui, vous aimez votre pays, et moi...
— Et vous?
— Je ne vous le dirai plus...
— Et moi, je vous le dirai que je vous aime
Il la prit dans ses bras. C'était une mince femme brune, aux
grands yeux, dont le corps était résistant et souple. Gomme elle
renversait un peu la tête, sous les paupières à demi closes, il
voyait le regard, le regard noir et or où toute l'angoissante vo-
lupté de la saison et de l'heure se fixait.
— Quelle petite chose, songeait-il en la serrant, je sens là
contre ma poitrine, et cette petite chose vaut pour moi l'uni-
vers !
Il murmura :
— Je t'aime, Edith.
— Vraiment? fit-elle, avec son même sourire volontaire.
— Quand seras-tu à moi?
— Quand je ne serai qu'à toi.
— G'est impossible.
— Pourquoi?
— Tu es liée.
— Partons ensemble.
— De quoi vivrions-nous?
— De ma dot.
— Je ne veux pas. Et d'ailleurs tu n'en disposes pas.
— Je la reprendrai.
— Non, non.
— Tu travailleras.
Il se tut. Presque irritée elle lui jeta des mots d'ironie.
— Ah ! tu préfères obéir à ton papa. Sois comme lui un grand
homme de petite ville avec beaucoup d'enfans.
Elle lui vit une telle expression de tristesse qu'elle se blottit
sur son cœur :
— Je t'aime et je te tourmente. Mais, vois-tu, j'étouffe dans
ton Ghambéry. Je voudrais partir, t'aimer librement, vivre. J'ai
horreur du mensonge. Et toi, tu ne m'aimes pas.
— Edith, comment peux-tu le dire?
294
REVUE DES DEUX MONDES.
— Non, tu ne m'aimes pas. Si lu m'aimais vraiment, il y a
longtemps que je serais à toi.
Alourdis par ces confidences, ils reprirent lentement leur
marche. Débarrassé de son cadre, leur horizon s'élargit et dé-
couvrit au fond, après les derniers contreforts du Nivolet, le
lac du Bourget dont le bleu pâle se fondait avec les vapeurs
mauves qui montaient de son extrémité. Mais ils ne regardaient
plus rien. Cette douceur mortelle de Tannée, cette exaltation
inquiète ,de la nature, cet enthousiasme du soir d'automne qui
semblait un grand cri de volupté, qu'avaient-ils besoin de les
reconnaître hors de leurs cœurs?
Avant la maison, ils trouvèrent M""" Roquevillard qui venait
elle-même à la rencontre de M"^ Frasne, bien qu'il lui fût re-
commandé de ne pas sortir après le coucher du soleil.
... Plus tard dans la soirée, M. Roquevillard, revenant du
pressoir quand on ne l'attendait pas, aperçut dans l'ombre son
fils et la jeune femme. Les jours de vendanges, il y a beaucoup
d'allées et venues dans une maison, et il est aisé de se faufiler
dehors sans être remarqué.
— Il nous a vus, dit Maurice.
— Tant mieux, répliqua-t-elle.
Et comme il passait devant la remise, ancienne demeure de
ses ancêtres, pour regagner le seuil édifié par son grand-père et
agrandi par lui-même, M. Roquevillard s'efforçait vainement de
chasser l'anxiété qui s'était abattue sur lui.
« J'ai été jeune, » se souvint-il.
Mais sa jeunesse même avait été utilement employée à
consolider l'avenir de sa race. Son fils cadet, qui le devait conti-
nuer, saurait-il à temps ce que réclame d'énergie et d'abnégation
l'honneur d'être chef de famille? Peu impressionnable d'habi-
tude, il sentait autour de lui comme un vol de mauvais oiseaux,
le désespoir de la Fauchois abandonnée et la trop belle fragilité
de l'automne. Tout à l'heure, devant son domaine, il avait résumé
l'ascension des Roquevillard. C'était son orgueil. Et voici que pour
une conversation avec une vieille femme, et pour un baiser sur-
pris, il remarquait, par un pressentiment sans doute absurde et
inexplicable, comment les saisons déclinent et les familles dé-
choient.
LES ROQUEVILLARD. 295
II. — LE CONFLIT
Après le départ de leur fils Hubert qui tenait garnison à
Brest, les Roquevillard avaient quitté la campagne pour re-
prendre leurs quartiers d'hiver à Chambéry. Ils habitaient le pre-
mier étage d'un ancien hôtel qui termine la rue de Boigne, du
côté du Château. Octobre touchait à sa fin, et les audiences du
Tribunal et de la Cour d'appel réclamaient l'avocat.
Ce jour-là, après le déjeuner auquel sa femme souffrante
n'avait pu assister, M. Roquevillard appela sa fille Marguerite,
tandis que son fils s'absorbait dans la lecture des journaux.
— Viens avec moi. Tu me donneras ton avis.
— Sur quoi, père?
Il regarda Maurice qui n'écoutait pas.
— Sur une nouvelle disposition de mon cabinet.
Ce cabinet de travail, à l'angle de la rue qui s'évase, était une
vaste pièce, très haute de plafond, éclairée par quatre fenêtres.
Deux de ces fenêtres encadrent en quelque sorte le passé de la
Savoie : elles donnent sur le château des anciens ducs, grand
corps de bâtiment aux pierres noircies qui date du xiv^ siècle
et dont la pesante et plate architecture est à peine relevée
par quelques moulures en saillie. Mais ce vieux logis délabré
s'appuie à droite au chevet de la Sainte-Chapelle, délicate fleur
ogivale que supportent, comme une tige solide, des soubassemens
de forteresse. A gauche, il est dominé par la tour des Archives,
couverte de lierre et de vigne vierge, et couronnée elle-même
par un donjon fraîchement repeint en blanc, qui est comparable,
pour son air fanfaron, à une aigrette ou un panache. Ces con-
structions, d'âges et de caractères divers, retardées ou poussées
selon les ressources financières des princes et leurs ambitions,
sont moins ordonnées, mais plus éloquentes que les édifices uni-
formes dus à un seul maître des travaux. Une longue suite
d'histoire y habite avec ses heurs et ses malheurs. Les deux tours
émergent d'une masse confuse d'arbres qui, plantés sur deux
terrasses, paraissent se confondre. Sous les platanes de la ter-
rasse inférieure se dressent les statues récentes de Joseph et Xa-
vier de Maistre. Ainsi, en peu d'espace, tiennent plusieurs siècles
de souvenirs. L'endroit est désert comme une tombe; seul, le
passé y parle.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
On a beau être accoutumé à un spectacle : un jeu de lumière
suffit à le renouveler. Quand M, Roquevillard et sa fille en-
trèrent dans cette pièce, si le soleil attaquait sans succès la
morne façade, il nuançait de rose les fines dentelles gothiques
de la chapelle, et au-dessus des branches qui, plus légères, com-
mençaient de se dégarnir, il favorisait l'éclat de la vigne sur la
tour des Archives et flattait la gloriole du donjon.
— Vous êtes bien ici pour travailler, dit Marguerite. J'en suis
contente : vous travaillez tant.
— J'aurais désiré que ta mère prît mon cabinet pour son
salon. Elle n'a jamais voulu. Mais ne remarques-tu rien, petite
fille?
Elle fit des yeux le tour des murs, reconnut les bibliothèques
encombrées d'ouvrages de droit et de jurisprudence, quelques
portraits d'anciens magistrats, ses ancêtres, rendus plus raides
que leur justice par les soins d'artistes médiocres, un lac du
Bourget d'Hugard, le meilleur paysagiste savoisien, enfin le plan
du domaine de la Vigie, encadré avec honneur.
— Non, rien, déclara-t-elle après son inspection.
— Parce que tu regardes en l'air.
Elle se rendit compte alors que la massive table de chêne,
large à souhait pour y étaler les dossiers, avait été déplacée au
profit d'une autre table, plus petite et élégante, qui jouissait de
la plus agréable vue et de la meilleure lumière.
— Oh! s'écria-t-elle, pourquoi vous reculer ainsi?
— Mais pour recevoir ton frère.
— Maurice quitte l'étude Frasne?
— Oui. Il s'installera près de la fenêtre. Vois d'ici l'automne
arracher leurs feuilles aux platanes. Moi, je préfère le printemps.
Quand on est vieux, on préfère le printemps.
Marguerite ne l'écoutait pas et montrait une figure triste.
— Maurice, oui. Mais vous?
— Petite fille, il faut qu'un jeune homme se plaise chez lui.
Ne peux-tu compléter l'arrangement de cette table? L'orner d'un
bouquet, par exemple.
— Ce n'est pas la saison, père. Je n'ai que des chrysanthèmes.
— Mets des chrysanthèmes. Un ou deux, pas plus, dans un
long vase. Ils reviennent de Paris, ces docteurs en droit, avec le
goût des jolies choses, et je n'y entends goutte. Mais toi qm es
notre grâce, tu sauras nous aider à le retenir.
LES ROQUEVILLARD. ,297
Il souriait, d'un sourire un peu contraint qui cherchait une
approbation. Il s'approcha de la jeune fille, et posa les mains
sur ses beaux cheveux d'un châtain foncé sans crainte de nuire
à la coiffure :
— Tu vas quitter bientôt la maison, Marguerite. Es-tu con-
tente de te marier?
Au lieu de répondre, elle s'appuya à son père et, le cœur;
lourd, se mit à pleurer. Elle ressemblait à M. Roque villard sans
avoir la même expression de visage. De taille plutôt élevée et
.vigoureuse, le nez un peu busqué, le menton droit, elle donnait,
comme lui, une impression de sécurité, de loyauté, à quoi de
grands yeux bruns, très ouverts et très purs, — les yeux de sa
mère, — ajoutaient une douceur profonde, tandis que les yeux de
son père, enfoncés et petits, jetaient une flamme si aiguë qu'on
avait peine à supporter leur regard.
Il s'inquiéta de cet accès de larmes :
— Pourquoi pleures-tu? Ce mariage ne te convient-il pas?
Raymond Rercy est un gentil garçon, de bonne bourgeoisie. Il a
terminé ses études de médecine, et il est définitivement fixé
dans notre ville. As-tu quelque chose à lui reprocher? Il ne faut
pas se marier à contre-cœur.
Elle surmonta son émotion pour murmurer :
— Oh! je n'ai rien à lui reprocher... quoique...
— Parle, petite fille. Là, doucement.
Elle fixa sur son père des yeux admiratifs :
— Quoiqu'il ne soit pas un homme comme vous.
— Tu es absurde.
Calmée, elle s'expliqua davantage :
— Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je devrais être heu-
reuse. Mais ici, ne l'étais-je pas? Maintenant mon enfance me
revient avec ses joies, avec son soleil. Et je me sens toute dou-
loureuse à la pensée de m'en aller.
Il la réconforta gravement :
— Ne regarde pas en arrière, Marguerite. Ta mère et moi,
nous le pouvons. Toi, pense à ton avenir de femme. Donne-toi
à cet avenir sans faiblesse.
Elle essaya de sourire :
— Mon avenir, c'est ma famille.
' — Celle que tu fonderas, oui.
— Vous me recommandiez souvent, père, dans ces'prome-
298 REVUE DES DEUX MONDES.
nades que nous faisions tout l'hiver ensemble, de garder nos tra-
ditions.
— Mais les traditions, petite raisonneuse, ne se gardent pas
dans une armoire, suivant la méthode de notre voisin de cam-
pagne, le vicomte de la Mortellerie, qui s'enferme pour recon-
stituer des blasons et des généalogies et s'étonne que ses fer-
miers osent porter des bottes. Elles ne se gardent même pas
dans une vieille maison ou un vieux domaine, bien que la con-
servation des patrimoines ait son importance. Elles se mêlent à
notre vie, à nos sentimens, pour leur donner un appui, une
valeur féconde, une durée.
De nouveau, elle le contempla avec de grands yeux enthou-
siastes, et soupira :
— Je me suis trop attachée à la maison.
— Non, non, dit son père d'un ton ferme. Un mariage, c'est
toujours un peu l'inconnu, et je comprends qu'un tel change-
ment d'existence te préoccupe. Mais puisque ton cœur ni ta rai-
son n'ont d'objections sérieuses, sois vaillante et gaie en nous
quittant. Tu as été heureuse avec nous, c'est ma récompense.
Mais tu peux, tu dois l'être sans nous... Va me chercher des
Ûeurs, et Maurice.
— Oui, père.
Après quelques instans, elle revint, portant sur les bras toute
une gerbe. En un tour de main, la table destinée à son frère fut
transformée et d'un plaisant coup d'oeil.
— J'avais encore quelques roses, les dernières. Là, dans ce
vase qui change de couleur au soleil comme l'opale. C'est très
joli.
M. Roquevillard répéta complaisamment :
— C'est joli.
Mais c'était sa fille qu'il louait. Elle Fembrassa et s'envola :
— Maintenant, je cours avertir Maurice.
Le jeune homme succéda sans retard à sa sœur.
— Vous avez quelque chose à me dire ? demanda-t-il en en-
trant, le chapeau et la canne à la main, comme s'il était pressé
de sortir.
Il était de la même haute stature que son père, mais plus
maigre et affiné. Bien qu'il fût aussi plus élégant de manières et
de tournure, il ne portait pas, comme lui, un caractère de gran-
deur sur le visage et dans l'attitude. Cette majesté naturelle,
LES ROQUEVILLARD. 299
M. Roque vil lard, en ce moment même, s'efforçait de l'atténuer,
de la remplacer par un air d'affectueuse camaraderie.
— Vois comme Marguerite a bien disposé ta table.
— Ma table?
— Oui, celle-là, celle des roses. Tu es en face du château et
du soleil. Ne veux-tu pas achever ton stage avec moi?
Un rayon caressait les fleurs et, dehors, la tour des Archives
et le donjon baignaient dans la lumière. Le jour se faisait com-
plice de M. Roquevillard, qui courtisait son fils avec une gau-
cherie touchante. Mais les fils ne connaissent que plus tard la
patience des pères, et seulement par l'apprentissage de la pa-
ternité.
— Alors, dit Maurice, je ne dois plus retourner à l'étude
Frasne?
— Non, c'est inutile. Tu connais assez le droit successoral.
Tu suivras mieux ici la marche des affaires, et tu fréquenteras
les audiences. Si tu le désires, tu pourras passer quelques mois
chez ton beau-frère Charles, qui t'initiera aux beautés de la pro-
cédure. Il est un de nos avoués les plus occupés. Enfin tu dé-
buteras au barreau. Si tu le veux, j'ai une jolie cause à t'offrir.
Il y a une question de droit intéressante. Il s'agit de la validité
d'un acte de vente.
Jamais il n'avait plaidé avec autant de circonspection et de
condescendance. Mais le jeune homme le laissait parler. Il
réfléchissait.
— Je croyais, dit-il, qu'il était convenu que je passerais six
mois à l'étude de maître Frasne.
— Eh bien ! les six mois sont presque révolus. Tu y es entré
au mois de juin, et nous sommes à la fin d'octobre,
— Mais j'ai pris mes vacances au commencement d'août.
Elles se sont terminées depuis peu. Et j'examinais ces jours-ci
d'importantes liquidations.
— Nous les retrouverons au Palais, tes liquidations, répliqua
M. Roquevillard avec rondeur. Elles reviennent le plus souvent
au Tribunal. J'ai, pour cette rentrée, un nombre d'affaires ex-
ceptionnel. Tu m'aideras. Va chercher ta serviette chez maître
Frasne et installe-toi.
— Maître Frasne est absent. Il conviendrait de l'attendre.
11 accumulait les objections, mais son père n'en avait point
souci.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
— Demain, il sera de retour. Je l'ai d'ailleurs avisé avant son
départ.
A cette nouvelle, Maurice, qui en attendait l'occasion, se
rebiffa :
— Vous l'avez averti sans me prévenir ? Je serai donc tou-
jours ici un petit garçon. On dispose de moi comme d'une
chose. Mais, je n'entends pas qu'on me prenne mon indépendance.
Je suis libre, et je prétends être au moins consulté, sinon agir
à ma guise.
Devant cette révolte qu'il avait prévue et dont il devinait la
cause secrète, M. Roquevillard garda son calme, malgré le tour
irrespectueux que prenait la conversation. Il savait que les che-
vaux de sang sont les plus difficiles à manier, et de même les
caractères les mieux trempés.
— Petit ou grand garçon, dit-il simplement, tu es mon fils et
je t'aide à préparer ton avenir.
Mais le jeune homme fonça sur l'obstacle que tous deux jus-
qu'alors avaient écarté.
— A quoi bon le dissimuler? Je sais bien pourquoi vous me
retirez de l'étude Frasne.
La présence d'esprit de son père faillit éviter le heurt :
— Seras-tu donc si mal dans mon cabinet, et peux-tu si
légèrement dédaigner ma direction ? Ton indépendance sera-
t-elle menacée parce que tu profiteras de mon expérience pro-
fessionnelle, de mes quarante ans de barreau? Je ne te comprends
pas.
Le sentant ébranlé, il crut achever sa victoire par un peu de
tendresse :
— Ta mère est malade. Ta sœur va nous quitter. Avec toi,
je serai moins seul.
Un instant, il espéra qu'il avait détourné l'orage. Après avoir
hésité, — car, tout au fond de lui-même, il admirait son père,
— Maurice, croyant remporter une victoire sur l'hypocrisie, se
jeta de nouveau à corps perdu dans l'offensive.
— Oui, on vous a prévenu contre moi à l'occasion de
M™* Frasne. Que vous a-t-on dit? Je veux le savoir, j'ai le droit
de le savoir. Ah ! la vie est intenable en province. On y est sur-
veillé, épié, guetté, garrotté, et les plus nobles sentimens y sont
travestis par tout ce qu'une ville peut compter de tartuffes en-
vieux et de venimeuses dévotes. Mais vous, père, je n'admets
LES ROQUEVILLARD. 301
pas que vous écoutiez d'aussi basses calomnies qui ne craignent
pas de s'attaquer à la plus honnête des femmes.
M. Roquevillard cessa de se dérober.
— Je t'ai laissé parler, Maurice. Maintenant, écoute-moi.
Je ne m'occupe point des on-dit, et je ne te demande pas
s'il est vrai que, pendant les absences de ton patron qui est
très actif en affaires, tu es plus souvent au salon que dans
l'étude. Toutes les raisons que je t'ai données sont équitables.
Mais puisque tu m'interpelles de la sorte, je ne fuirai pas ce dé-
bat. Oui, c'est à cause d'elle aussi que je te prie de terminer
chez moi ton stage, comme il est naturel. Et je n'ai besoin
de prêter l'oreille à aucune calomnie : il me suffit de ce que
j'ai vu.
— Et quoi donc ?
— C'est inutile, n'insiste pas.
— Vous m'avez menacé, je veux savoir.
— Soit. Quand ta mère, sur ta demande, reçoit des invités,
tu devrais au moins respecter notre toit. Tu sais maintenant à
quoi je fais allusion.
Mais rendu maladroit par la colère, Maurice, encore une fois,
passa outre avec l'avidité de justifier la passion par des raison-
nemens :
— Ma vie personnelle aussi est respectable. Je ne veux pas
qu'on s'en mêle. Je vous ai donné satisfaction sur tous les points
où je puis vous devoir des comptes.
— Maurice !
— J'ai réussi à mes examens, brillamment. Je suis revenu
de Paris après six années, sans un sou de dettes. Quel blâme ai-
je mérité ? Vous n'avez même pas à me reprocher quelqu'une
de ces basses liaisons de quartier Latin qui sont en usage chez
les étudians.
— Je ne t'ai adressé aucun reproche. Mais, malheureux
enfant...
— Je ne suis pas un enfant.
— On est toujours un enfant pour son père. Ne comprends-
tu pas que précisément parce que le travail, la fierté, les tradi-
tions de famille qui donnent le sens de l'ordre et de la disci-
pline, ont sauvegardé ta jeunesse, cette femme plus âgée que
toi, dont je n'ai pas prononcé le nom ici le premier, est plus
redoutable pour toi? Sais-tu seulement ce qu'elle est?
302 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne parlez pas d'elle! s'écria Maurice.
— J'en parlerai pourtant, reprit M. Roquevillard d'un ton
qui devint brusquement impérieux. Suis-je le chef de famille ?
Et de quel droit m'imposerais-tu silence? Crains-tu donc que
j'aille recourir à des argumens sans dignité? Ce serait mal me
connaître.
— jyjme Frasne est une honnête femme, répéta le jeune
homme.
— Oui, de ces honnêtes femmes qui ont besoin de jouer avec
le feu pour se distraire, qui n'ont de cesse, dans un salon,
qu'elles n'accaparent tous les hommes, et jusqu'aux vieillards.
De ces honnêtes femmes d'aujourd'hui qui ont tout lu, excepte
l'Évangile, tout compris, hormis le devoir, tout excusé, sauf la
vertu, et qui se prévalent de toutes les libertés, mais dédaignent
celle de faire le bien qui ne leur a jamais été refusée. Pourquoi
sont-elles honnêtes? On n'eu sait rien. La foi ni la pudeur ne les
retiennent, et quant à l'honneur, c'est une religion pour hommes
seuls. Ce sont des révoltées : dans la jeunesse on peut se con-
tenter des mots ; quand elle menace de s'enfuir, crois-moi, on
veut les réalités. Celle-là, qui est la jeune femme d'un mari déjà
mûr, devrait se souvenir tout au moins qu'il la loge et la nourrit,
car il l'a prise sans le sou.
— C'est faux : elle a eu cent mille francs de dot.
— Qui te l'a dit?
— Elle-même.
— Je veux bien. Pourtant, mon vieil ami Clairval, qui
nous les a présentés lors de l'installation de son successeur
m'a renseigné. Il ne parle pas légèrement. Partagée entre la
crainte de la misère ou, tout au moins, de la déchéance maté-
rielle, et celle de son mari dont la figure impassible n'est pas
rassurante, qu'elle préfère encore le mari, c'est là toute sa
sagesse.
Tout frémissant de ce mépris qui atteignait son idole, Mau-
rice avança d'un pas.
— Assez, père, je vous en prie. N'accusez pas sa lâcheté, ne
défiez pas son courage : je vous assure que vous auriez tort. Je
ne veux plus l'entendre diffamer, et je m'en vais.
— Je te défends de remettre les pieds à l'étude Frasne.
— Prenez garde que je ne refuse de les remettre ici.
Du seuil de la porte il avait lancé cette menace.
LES ROQUEVILLARD. 303
— Maurice ! appela M. Roqiievillard d'une voix changée, qui
était plus suppliante qu'autoritaire.
Il se précipita sur ses traces : l'antichambre était vide, le
jeune homme descendait l'escalier. Seul dans le grand cabinet
clair, il regarda la petite table où le soleil caressait les roses,
tous ces préparatifs de bon accueil qu'approuvaient les vieux
portraits, et. de la fenêtre, le paysage du passé, et il se sentit
abandonné comme un chef d'armée un soir de défaite.
« Est-ce qu'un fils, songeait-il, se soulève ainsi contre son
père? Je lui parlais doucement au début; il s'est tout de suite
irrité... Gomme cette femme est puissante et que je voudrais la
briser!... Il reviendra, il est impossible qu'il ne revienne pas.
J'irai le chercher au besoin... J'ai été trop loin, peut-être. Je l'ai
blessé sans raison. Il l'aime, le pauvre enfant ; il croit ce qu'elle
lui raconte. Avec sa voix de sirène, ses yeux de feu et toutes
ses coquetteries, elle l'a enjôlé et se joue de lui. Oui, j'ai
eu tort de les défier. Par leur haine de l'hypocrisie et leur ré-
volte contre la société, ces femmes-là sont plus dangereuses que
celles d'autrefois... Il a couru chez elle sans doute. Elle va
l'exciter contre moi, contre son père. Contre ton père, Maurice,
dont l'amour veut te sauver et te maintenir dans la voie droite,
fût-ce au prix de son sang!... »
Il n'était pas l'homme des gémissemens superflus. Cherchant
une décision à prendre, il entra dans la chambre de sa femme.
C'était là qu'il venait demander conseil dans les occasions diffi-
ciles. Mais les rideaux étaient tirés, M"** Roquevillard sommeil-
lait. Minée par une lente consomption que l'âge avait déter-
minée, elle souff'rait de névralgies faciales qui l'anéantissaient
momentanément. Bien des fois, depuis des années, il avait
ainsi ouvert sa porte, comptant sur son calme jugement, sur sa
clairvoyance, et il avait dû s'éloigner sans bruit, réduit à ses
propres ressources. Il sentait moins sa force depuis qu'elle était
abattue. Il s'agissait de leur fils : une mère est plus habile et
plus influente, elle eût peut-être conjuré le péril.
« Je suis seul, » pensa-t-il avec tristesse au chevet de la
malade.
Et doucement, à pas de loup, il sortit. Au salon il trouva
Marguerite qui écrivait, et cette chère image le rasséréna.
« Voilà celle qui m'aidera, se dit-il. Il n'est pas de sœur
plus dévouée. »
304 REVUE DES DEUX MONDES.
11 s'approcha d'elle, et comme elle relevait la tête pour lui
sourire, il s'efforça do lui dissimuler son inquiétude.
— Que fais-tu, petite? Je gage que lu commandes ton trous-
seau à quelque grand magasin.
— Père, vous n'y êtes pas du tout.
— Tu annonces à tes amies de pension la nouvelle de tes
fiançailles ?
— Pas davantage.
— Alors tu rappelles à ton fiancé qu'il dîne ce soir ici.
— Ce n'est pas la peine.
Elle lui tendit le cahier dont elle se servait. Il reconnut le
livre de famille. Gomme il était d'usage autrefois, les Roquevil-
lard tenaient un de ces livres de raison où nos aïeux notaient,
à côté de l'administration du patrimoine, les faits importans de
la vie privée, tels que mariages, décès, naissances, honneurs,
charges, contrats, et qui, évoquant le passé avec la majesté d'un
testament, enseignent la confiance dans l'avenir à celui qui s'in-
spire de ses pères et se promet d'être leur digne descendant.
— Je le mets à jour, ajouta la jeune fille. Le retour de
Maurice et la décoration d'Hubert n'avaient pas encore été
inscrits.
M. Roquevillard feuilleta, non sans orgueil, le volume qui
attestait l'énergie de sa race.
— Qui le tiendra après toi, Marguerite?
— Mais je continuerai, père.
— Non, une femme doit appartenir à son nouveau foyer.
Elle rougit comme un écolier pris en faute :
— Jai peur de faire une bien mauvaise femme, car je de-
meurerai toujours attachée à l'ancien. Tout ce qui s'y passe
retentit en moi, jusqu'à mon cœur.
Il ne put s'empêcher de murmurer :
— Chère enfant !
— Et Maurice, reprit-elle, est-il content de son installation,
de mes roses, de la fenêtre? A sa place, je serais ravie de tra-
vailler près de vous.
Ainsi, elle le suivait dans ses préoccupations, lui facilitait les
confidences.
— C'est de lui que je venais te parler. Nous avons eu une
discussion tout à l'heure. J'ai été peut-être un peu vif.
— Vous, père ?
LES ROQUEVILLARD. 305
— Enfin, je l'ai froissé. Il est sorti avec colère, et la colère
est de mauvais conseil. Va le chercher, Marguerite : tu sauras
le ramener.
Vivement, elle se leva, déjà prête :
— Où est-il?
— Je l'ignore. Peut-être à l'étude Frasne. Dans tous les cas,
la ville n'est pas grande. Tu le rencontreras. Dieu veuille que tu
le rencontres.
— J'y vais.
— Tu comprends, ajouta doucement M. Roquevillard, je ne
puis pas y aller moi-même.
— Oh ! non, pas vous. Il ne le mérite pas. Il est tout drôle
depuis quelque temps; on dirait qu'il nous aime moins.
Le père et la fille se regardèrent, se comprirent, mais n'ap-
profondirent pas davantage ce sujet.
Elle mit à la hâte son chapeau et sa jaquette, et s'enfuit à la
poursuite de Maurice. Dans la rue, elle tourna le dos au château,
descendit la rue de Boigne, et, par un de ces nombreux passages
qui forment à Ghambéry comme un réseau de voies intérieures,
elle gagna la place de l'Hôtel-de-Ville. C'est l'ancienne place de
Lans où jadis affluait la vie commerciale de la cité : quelques
bâtimens de guingois, une de ces maisons italiennes ornées de
véranda et de loggia, qui peuvent être décoratives en photogra-
phie ou en carte postale, et sont en réalité sales, vermoulues,
navrantes, ne réussissent pas à lui donner de l'intérêt. Sur la
façade d'un immeuble restauré, une plaque de marbre noir
porte cette inscription :
DANS CETTE MAISON
SONT NÉS
JOSEPH DE MAISTRE LE l^"" AVRIL 1753
ET
XAVIER DE MAISTRE LE 8 NOVEMBRE 1763.
Au-dessous un panonceau doré annonçait une étude de no-
taire. Marguerite Roquevillard chercha des yeux l'indication
historique et monta l'escalier. Le cœur battant, car sa démarche
TOME XXI. — 1905. 20
306
REVUE DES DEUX MONDES.
lui coûtait fort, elle frappa à la porte de re:tude Frasne, entra,
et s'adressant au premier clerc qu'elle aperçut, elle demanda :
— Mon frère, M. Maurice Roquevillard, je vous prie?
— Il n'y est pas, mademoiselle, répondit le jeune homme en
se levant avec beaucoup de politesse. Il n'est pas venu cet après-
midi.
Mais derrière un pupitre, un autre clerc, qu'elle ne voyait
pas, lança d'une voix acerbe où se devinait une longue rancune
amassée :
— Voyez chez M"' Frasne.
La jeune fille rougit jusqu'aux oreilles, mais remercia, et
sans retard alla sonner en effet à l'appartement de M""^ Frasne.
Il lui fut répondu que Madame était sortie. Elle en fut soulagée
sur le moment et, après quelques pas, le regretta, car c'était sa
plus grande chance de rejoindre son frère. Où le découvrir ? Elle
se rendit rue Favre, chez M""^ Marcellaz, sa sœur aînée, qui
revenait de promenade avec les trois enfans. Le petit Julien se
jeta sur elle et refusa de la laisser partir, tandis que la jeune
femme expliquait avec indifférence :
— Non, il n'est pas ici. Il ne me rend guère visite.
Un bobo d'Adrienne, qui se plaignait, la préoccupait bien
davantage.
Après ce premier échec, Marguerite commença de parcourir
la ville, sans grand espoir, marchant très vite, comme si la
crainte la talonnait. Sous les Portiques, elle croisa son fiancé
qui fit un mouvement pour l'arrêter, et, après l'avoir dépassé,
elle se retourna pour venir à lui.
— Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans perdre une minute.
N'avez- vous pas rencontré Maurice ?
— Non, Marguerite. Vous le cherchez?
— Oui.
— Faut-il vous aider?
— Non, merci. A ce soir.
Raymond la regarda qui s'éloignait de son pas agile :
« Elle n'est pas aimable, pensait le jeune homme. Avec moi,
elle est toujours réservée. »
Mais il l'accompagna des yeux jusqu'à sa disparition.
Marguerite, continuant ses vaines courses, fut accostée
devant la cathédrale par une petite amie, Jeanne Sassenay, qui
passait avec sa bonne. C'était une fillette de seize ou dix-sept ans.
LES ROQUEVILLARD. 307,
plus enfant que son âge, avec des nattes blondes sur le dos et
une physionomie toute mignonne et mobile. Elle se précipita
sur M''* Roquevillard qu'elle admirait fort :
— Mademoiselle Marguerite, vous êtes bien pressée.
— Bonjour, Jeanne.
— Vous imitez votre frère qui me rencontre dans la rue sans
me saluer. Pourtant, je suis d'âge à être saluée.
Et baissant un peu la tête, d'un coup d'œil elle crut allonger
le bas de sa robe.
— Evidemment, concéda Marguerite. Mais où donc avez-vous
rencontré Maurice ?
— Sur le pont du Reclus.
— Maintenant?
— Oh ! non. C'était avant ma leçon de musique, il y a une
heure ou deux.
— Où allait-il?
— Je n'en sais rien. Vous lui direz qu'il n'est pas gentil.
— Je le lui dirai sans aucun doute. Avec mes amies, sur-
tout, c'est impardonnable.
— Je lui pardonne tout de même, avoua Jeanne Sassenay
en éclatant de rire, ce qui lui permit de montrer des dents
blanches prêtes à mordre avec appétit.
Demeurée seule, M'^* Roquevillard vit la porte de l'église
entr'ouverte, et pénétra dans le lieu saint. A cette heure, il n'y
avait sous les voûtes que deux ou trois formes noires agenouil-
lées de loin en loin. Mais elle eut beaucoup de peine à prier :
tantôt elle imaginait quelle femme charmante pourrait être, plus
tard, dans trois ou quatre ans, cette fillette vive et gaie, et cepen-
dant sérieuse, pour son frère Maurice, tantôt elle se rappelait le
visage anxieux de son père. A elle-même, elle ne songeait point.
Sur le seuil elle fut toute saisie à la pensée qu'elle n'avait rien
demandé à Dieu pour son fiancé ni pour elle.
Animée d'un nouveau courage, elle retourna sans plus de
succès à l'étude Frasne, mais cette fois elle ne sonna pas chez
M'"" Frasne. De guerre lasse, elle se résigna enfin à la défaite.
Comme elle remontait la rue de Boigne, dans le jour qui tom-
bait la tour des Archives et le donjon du château se profilaient
en face d'elle sur un ciel rouge. Aux flammes du couchant, ces
témoins du passé surgissaient dans toute leur gloire, comme
pour resplendir une dernière fois avant de s'efloijdrer. C'était un
308 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces soirs d'apothéose réservés à l'automne, d'un éclat émou-
vant tant on le sent fragile. C'était un de ces momens de gran-
deur qui sont le prélude de la décadence.
Elle fui frappée de ce fier dessin découpé sur l'embrasement
du ciel, mais, au lieu de ralentir le pas afin de le mieux appré-
cier, elle franchit en hâte le vieux porche familial.
— M. Maurice est-il rentré? s'informa-t-elle dès la porte.
— Non, mademoiselle, pas encore, expliqua la servante.
Monsieur vous attend.
i Déjà M. Roquevillard qui l'avait entendue ouvrait son cabinet
pour la recevoir.
— Eh bien, Marguerite?
— Père, je ne l'ai pas trouvé.
Et dans ce dialogue qu'échangèrent le père et la fille, il y avait
toute l'angoisse secrète et encore incertaine d'un malheur me-
naçant, — d'un malheur plus grand que n'en provoquent d'ha-
bilude les égaremens de la jeunesse, à cause de l'audacieuse
force qu'ils pressentaient en M"' Frasne.
m. — LE CALVAIRE DE LÉMENG
Au sortir de la maison paternelle, Maurice Roquevillard tra-
versa la ville et monta tout droit au calvaire de Lémenc, où
M"* Frasne lui avait donné rendez- vous.
Le choix de ce lieu était déjà un défi à l'opinion : il domine
Chambéry, et de partout on l'aperçoit. C'était jadis un rocher nu,
d'une importance stratégique si considérable qu'on y avait in-
stallé, du temps des anciens ducs, un signal à feu pour corres-
pondre avec le signal de Lépine et la Roche du Guet, cimes
avancées, redoutables sentinelles qui commandaient la frontière
française. On y accède aujourd'hui par un chemin moulant qui
part du faubourg du Reclus, au-dessus des lignes ferrées, et
longe d'un côté les hauts murs d'un couvent, de l'autre de ché-
tives maisons populaires à un étage. Au sortir de ce défilé, on
débouche dans la campagne, et l'on découvre en face de soi la
petite colline couronnée, non plus d'un artifice de guerre, mais
d'une chapelle qui se détache sur le fond clair et lointain de la
chaîne du Revard et du Nivolet. Dès lors, le sentier est à décou-
vert. Une mince bordure d'acacias le protège insuffisamment.
Taillé à même la pierre, il foule une herbe maigre. Un chemin
LES ROQUEVILLARD. 309
de croix incomplet, aux niches vides, l'accompagne dans son
ascension. C'est une promenade abandonnée, et si l'on y est vu
de loin, on n'y rencontre jamais personne.
La petite chapelle du Calvaire, d'architecture byzantine, se
compose d'un dôme et d'un péristyle supporté par quatre colonnes
et surélevé de quelques marches. Un archevêque de Chambéry
s'y fit ensevelir en 1839. Son tombeau est creusé dans le roc,
mais l'intérieur du monument est vide.
Dès la première station au bas du sentier, Maurice distingua
une forme humaine assise sur l'escalier, entre les colonnes. Elle
l'attendait. En vain, à côté de lui, les branches d'or pâle des
acacias égalaient-elles en légèreté les fleurs [de mimosa; en
vain les montagnes violettes se fondaient -elles devant lui à
la lumière d'automne : il ne voyait qu'elle au pied du Calvaire
qui l'encadrait. Les coudes aux genoux, elle supportait son
visage dans ses deux mains ouvertes qui paraissaient roses et
transparentes au soleil. Immobile, elle le regardait venir de ses
yeux de feu. Il se hâtait à en perdre le souffle. Quand il fut près
d'elle, elle se leva d'un seul mouvement imprévu comme en ont
ces fauves nonchalans dont on devine tout à coup les muscles.
— J'ai eu peur que tu ne vinsses pas, dit-elle, et ma vie
s'arrêtait.
— J'ai été retenu, Edith.
11 était si bouleversé qu'elle ne lui adressa pas de reproches.
Elle le prit par la main et l'emmena derrière la chapelle. Là, elle
lui montra l'herbe plus grasse et l'ombre favorable.
— Asseyons-nous, veux-tu? Il ne fait pas froid. Nous serons
bien.
Ils s'installèrent côte à côte, appuyés au mur du Calvaire qui
les séparait de Chambéry et du monde. Ils ne voyaient en face
d'eux que les pentes du Nivolet en pleine clarté. Elle se pelo-
tonna contre lui, toute caressante.
— Je t'aime tant, murmura-t-il comme une plainte.
Leur amour n'était-il pas douloureux et délicieux tout
ensemble? Ils se tutoyaient: cependant, ils n'étaient pas amans.
Elle s'écarta un peu de lui pour mieux le voir.
— Tu as souffert ? Est-ce à cause de moi ?
Il résuma brièvement la scène qu'il avait eue avec son père
et qui impliquait la découverte de leurs amours, de plus grandes
difficultés futures, et il ajouta :
310 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'allons-nous devenir ?
Elle répéta :
— Oui, qu'allons-nous devenir? Notre secret n'est plus à
nous, et, moi, je ne sais plus le cacher,
— Notre secret n'est plus à nous, reprit-il amèrement à son
tour, et toi, tu n'as jamais été mienne.
Elle posa la tête sur la poitrine du jeune homme, et de sa
voix aux inflexions si câlines qu'elles appuyaient sur le cœur
comme les doigts sur un clavier, elle s'appliqua, en le berçant,
à le soumettre :
— Ose dire que je ne suis pas tienne. Quand me suis-je
refusée? Veux-tu partir? Je suis à toi. Tu es si jeune, et moi
j'ai trente ans bientôt. Trente ans et mon amour qui est ma vie
ne date que de quelques mois : je t'ai regardé, il y avait du
soleil sur toi, et je suis sortie de l'ombre pour te rejoindre.
Un jour, je te dirai mon enfance, et ma jeunessR p.t mon ma-
riage, et ce sera pour voir tes larmes.
— Edith !
— Ah ! celles pour qui le mariage est une porte de lumière
et non une porte de prison, ont beau jeu à mépriser nos fai-
blesses ! Quand le destin les comble, l'ont-elles plus que nous
mérité? Mais elles ne se posent jamais une telle question. Le
bonheur leur était dû sans doute. Elles ne font même rien pour
le garder, et s'il leur arrivait de le perdre, elles accuseraient le
sort avec fureur sans un retour sur elles-mêmes.
— Edith ! je t'aime et tu n'es pas heureuse.
Se soulevant à demi, elle lui entoura le visage de ses mains
dans un geste d'adoration :
— Donne-moi un an de ta vie pour toute la mienne. Veux-
tu ? Viens, partons, oublions... Je ne veux plus menlir... Je ne
veux plus appartenir à un autre. Je ne peux plus, puisque je
suis à toi.
D'un bond, elle fut debout. En arrière de la chapelle, non
loin d'eux, la roche descendait à pic sur la route d'Aix. Elle
s'approcha du bord pour narguer le vide.
— Edith ! cria-t-il en se redressant.
Elle revint à lui, calmée et souriante.
— J'aime le vertige, mais je ne le sens que là, dit-elle, en
reprenant sa place près de lui.
Ce fut pour recommencer de tourmenter l'avenir :
LES ROQUEVILLARD. 311
— Notre secret est à tout le monde. Mon mari, le saura bien-
tôt. Il s'en doute déjà. Il m'aime à sa manière qui me révolte.
C'est une âme ténébreuse. Il se vengera.
— Ecoute, Edith; il faut divorcer.
— Divorcer, oui, j'y ai pensé. Et si mon mari s'y oppose? Et
il s'y opposera. Et puis, un divorce, c'est toujours un an, deux
ans, peut-être plus. On m'obligera à une résidence chez des
parens, loin d'ici. Toujours attendre. Encore deux ans de réclu-
sion : j'en sortirais toute vieille. Je serais séparée de toi. Séparée
de toi, comprends-tu? Je suis renseignée, tu vois : c'est impos-
sible.
Ils se turent. Dans le silence qui les environnait, appuyés
l'un à l'autre, ils entendaient l'appel sourd de leurs êtres. Un
frôlement, le long du mur, près d'eux, les fit tressaillir.
— On vient, murmura-t-il.
— Restons, répondit-elle impérieusement.
Ils restèrent. Leur destinée se jouait en eux-mêmes et déjà
ne dépendait plus des autres. Mais leur témoin n'était qu'une
chèvre qui broutait l'herbe rare. Une fillette la suivait avec une
gaule : elle les considéra d'un œil stupide et continua son che-
min. Et ils regrettèrent que leur imprudence n'eût pas entraîné
de suites irréparables.
Le temps passait, et lui ne se décidait point. Reprendraient-
ils leurs chaînes plus lourdes, en descendant la colline, ou les
briseraient-ils, incapables d'accepter de nouvelles précautions?
Elle se coula tout contre lui, cherchant à lire dans ses yeux:
— Tes yeux, tes chers yeux sont fuyans comme les vagues
qui s'en vont. Ils sont profonds, ils sont immenses comme une
mer.
— Et ton amour les remplit, soupira-t-il en les fermant à
demi, pris de vertige comme tout à l'heure lorsqu'elle défiait le
vide.
Elle l'embrassa sur les paupières avec ces mots dont la dou-
ceur enveloppait une audacieuse décision :
— Ces jours dorés, ces jours d'automne, je sens mon cœur
qui se brise. Chaque soir qui descend m'est cruel, comme un
bonheur qui m'est volé. Je partirai ce soir, le sais-tu?
A cette fin inattendue il tressaillit et se dégagea de son
étreinte :
— Tais-toi, Edith.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ces jours derniers, quand je te le disais, tu croyais à de
vaines menaces. Maurice, lu te trompais, je partirai ce soir.
D'autres fois, elle l'avait tenté ainsi, et toujours il avait écarté
ce projet comme irréalisable, allant jusqu'à lui offrir de partir
le premier, et de l'appeler à lui, dans la suite, dès qu'il aurait
obtenu à Paris quelque situation. Inquiet, effaré, suppliant,
devant ce nouvel assaut plus vif que tous les autres et plus im-
médiat, il s'efforça de la retenir encore.
— Tais-toi. Je reste, moi, et je t'aime.
Pour la troisième fois, autoritaire et exaltée, elle répéta :
— Je partirai ce soir. A minuit passe le train d'Italie. A mi-
nuit je serai libre.
Il se tordit les mains de désespoir.
— Tais-toi.
— Libre de crier mon amour. Libre, si tu n'es pas là, de
goûter cette joie nouvelle de pleurer sans contrainte. Libre de
t'adorer, si tu viens.
— Par pitié, ne me tente plus.
— J'étouffe dans ta ville. Vos maisons historiques sentent
le moisi. J'étouffe de tendresse, vois-tu. Ici, nous serons tou-
jours séparés. Je veux jouir de ma douleur, si tu ne viens pas; si
tu viens, je veux respirer la vie. Viendras-tu?... Viendras-tu ce
soir?
Elle acheva de l'étourdir avec des baisers, et il promit.
Un instant elle savoura son triomphe en silence, puis mur-
mura :
— J'ai oublié tout mon passé.
Elle l'entraîna hors de leur retraite, devant le Calvaire, au
soleil. A quoi bon désormais se dissimuler? Ils virent dans un
éblouissement, sous un pur ciel bleu pâle, les formes radieuses
et diverses de la terre. C'était, devant eux, à l'extrémité de l'ho-
rizon, comblant tout l'espace vide que laissent entre leurs masses
noires, le Granier et la Roche du Guet, la dentelle légère des
Alpes dauphinoises, — les Sept-Laux, Berlange, le Grand-Char-
nier, — que la première neige avait poudrées et que l'heure du
jour teintait de rose. Moins éloignées et plus à droite, les pentes
boisées du Corbelet et de Lépine, entre lesquelles se creuse le val
des Échelles, portaient comme une toison rousse, leurs buissons
et leurs forêts incendiés par l'automne. Devant ces chaînes de
montagnes s'étageait la guirlande des coteaux délicats, les Char-
LES ROQUEVILLARD. 313
mettes, Montagnole, Saint-Gassin, Vimines aont les courbes
molles, les ondulations nonchalantes reposaient le regard. Des
coulées de lumière se glissaient dans leurs replis, jaillissaient en
poussière entre leurs ombres. Les flèches aiguës des clochers,
les peupliers d'or vert servaient de points saillans au décor.
Dans la plaine, Chambéry sommeillait. Et tout près enfin, au bas
de la colline, une vigne d'or mat et d'or rouge jetait sa note
éclatante.
— Montre-moi l'Italie, demanda-t-elle.
D'un geste négligent il désigna leur gauche. Mais au lieu de
suivre la direction de son bras, elle se tourna vers lui. De lui
voir un visage d'angoisse, elle demeura interdite. Elle avait com-
pris. Elle pouvait, elle, admirer, comme un touriste qui passe,
cette exaltation de la nature. Son compagnon ne la sentait pas
ainsi. N'était-ce pas le suprême effort que tentait son pays pour
le retenir? Là-bas, il reconnaissait la Yigie, et voici que les sou-
venirs de son enfance, de son enfance toute claire et limpide,
se levaient de terre comme des oiseaux pour venir à lui. Plus
près, c'était, désignée par le voisinage du château, la maison,
ce que chacun de nous appelle, tout petit, la maison, comme s'il
n'y en avait qu'une au monde.
Dans les yeux de Maurice, elle suivait ce dernier combat
avec une sorte d'envie, elle qui n'avait rien à sacrifier. Après un
soupir elle lui toucha l'épaule.
— Écoute, dit-elle, laisse-moi partir seule.
Mais il supporta malaisément de se sentir deviné jusque dans
les plus obscures protestations de son être intime, et les plus
instinctives.
— Non! non! Tu ne m'aimes donc plus?
— Si je t'aime !
Elle lui sourit d'un sourire infiniment tendre qu'il ne vit pas.
La flamme de ses yeux se voila. Femme d'aujourd'hui, affamée
de sincérité et de vie personnelle, soudainement impatiente après
neuf ans de patience muette, elle était décidée, coûte que coûte,
à profiter de l'absence momentanée de son mari pour s'évader
hors de la prison du mariage. Son romanesque départ était mi-
nutieusement préparé dans ses conditions pratiques et dans le
choix de l'heure. L'irritation favorable de Maurice le livrait
presque à sa merci. Mais comment témoignerait-elle à son
amant le plus d'amour : en l'associant à sa destinée inévitable
314 REVUE DES DEUX MONDES.
et dangereuse, ou bien en le laissant à son milieu naturel? Avant
de l'aimer, elle ne trouvait pas son existence insupportable. Il
avait soufflé en elle, sans le savoir, l'esprit de révolte. Comment
se séparerait-elle de lui? L'offre qu'elle venait de lui faire brisait
son propre cœur, et cependant elle insista. Jamais elle ne devait
plus rencontrer ce détachement de soi-même que la passion
traverse parfois comme une prairie humide que le soleil dévo-
rant va sécher.
— Peu à peu, lentement, reprit-elle, tu m'oublierais. Ne
proteste pas. Ecoute-moi. Tu es si jeune ! Toute la vie est devant
toi. Laisse-moi partir.
Mais il se révolta de cette injurieuse condescendance. Qui
pouvait le retenir? sa raison, — une raison de vingt-quatre
ans, — ne lui avait-elle pas révélé le droit de chacun au
bonheur?
— Je ne veux pas de la vie sans toi.
— Je resterai, dit-elle encore, si tu le préfères. J'apprendrai
à mieux mentir, tu verras. Quand on aime, toutes les lâchetés
sont permises pour son amour.
C'était une proposition trop tardive. Cette fois elle le savait
et guettait un refus. En le recevant, elle s'abattit sur la poitrine
de son ami qui murmura :
— Je t'aime jusqu'à mourir.
— Seulement? Moi, c'est bien davantage.
— C'est impossible.
— Oh! si. Jusqu'au crime.
Et sans transition, elle jeta négligemment:
— Ce soir j'emporterai ma dot.
Il se souvint des doutes de son père :
— Ta dot?
— Oui. Elle est inscrite dans mon contrat. Ne te l'ai-je pas
montré?
— Tu n'as pas le droit de la prendre. Un jugement te la rendra.
— Ce qui est à moi, je l'abandonnerais à mon mari? Et de
quoi vivrions-nous?
— • Ce soir, Edith, j'aurai quelque argent. Puis j'obtiendrai
une situation à Paris. Un de mes camarades dont le père dirige
une grande compagnie m'a promis de me faire réserver une place
au contentieux. Ces^ temps derniers, je lui ai rappelé sa promesse
à tout hasard.
LES ROQUEVILLARD. 315
Elle ne découragea pas ce candide optimisme :
— Oui, tu travailleras. Nous irons à Paris, plus tard. Mais ce
soir, c'est pour lltalie que nous parlons.
— Pourquoi?
— N'est-ce pas le pèlerinage obligatoire des voyages de
noces?
Elle inclina la tête avec modestie. Dans sa souplesse, elle parut
instantanément une jeune fiancée, cette femme de trente ans
dont le visage pouvait sans transition passer d'un air de désen-
chantement à une expression de grâce enfantine, et qui était
avide de mordre à la vie comme à ces fruits verts dont la seule
vue agace les dents.
L'ombre, déjà, envahissait la plaine. Devant eux, les plans
du paysage s'accentuaient, tandis que s'empourpraient les teintes
d'or. Elle souffrait de ces trop beaux soirs d'octobre comme d'un
désir :
— Demain, dit-elle, demain.
Il fit un pas en avant, et tournant délibérément le dos au
décor, il la [regarda, elle seule, qui s'appuyait à une colonne
sous le péristyle de la chapelle. N'était-elle pas désormais sa
patrie ?
Ce leur fut une sorte de revanche prise contre la ville que de
descendre ensemble la colline de Lémenc jusqu'au pont du
Reclus, avec le risque de rencontrer des personnes de leur con-
naissance.
— Cinq heures bientôt, dit-elle au moment de le quitter. En-
core sept heures.
L'espoir avivait la flamme de ses yeux tandis qu'il entrevoyait,
lui, avec dégoût, ces heures cruelles où il devrait tromper sa fa-
mille. Elle le devina et s'apitoya sur le sort de Maurice, afin de
détruire par avance les influences quelle redoutait :
— Pauvre enfant, sauras-tu mentir tout un soir?
Il tressaillit de se sentir découvert, et lui répéta, non sans
âpreté, des paroles qu'elle avait prononcées :
— Il n'y a plus de lâchetés quand on aime.
— C'est horrible, reprit-elle, tu verras. Tu comprendras ma
honte et ma fatigue. Moi, je mens depuis que je t'aime. Courage!
A ce soir.
Avant de rentrer, il fit en hâte quelques démarches pour em-
prunter l'argent nécessaire. De son grand-oncle Etienne Roque-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
villard, vieil original qui passait pour avare, et de sa tante Thé-
rèse, pieuse et aumônière, il obtint des subsides, un millier de
francs environ, plus cinq cents de sa sœur, M'"° Marcellaz, et
autant de son futur beau-frère, Raymond Bercy. Il dut invoquer
Fobligation de dettes contractées au cours de ses années d'études.
Cette ruse lui procura une humiliation qu'il offrit à son amour,
mais sans y trouver l'apaisement. Cependant il ne réfléchit
pas que tous les étrangers auxquels il s'était adressé avaient
refusé de lui prêter secours, tandis que sa famille, avec ten-
dresse ou d'un ton bourru, s'empressait de l'aider dans sa gêne
imaginaire.
A six heures, il revint à l'étude Frasne comme les clercs en
fermaient les portes.
— J'ai une lettre ou deux à écrire, leur dit-il, je me charge
des verrous.
Il écrivit en effet à ses relations les plus influentes pour leur
demander sans délai une place d'un bon rapport à Paris. Lauréat
de tous les concours, il comptait sur la recommandation de ses
anciens professeurs de droit. Il ne s'était jamais heurté aux dif-
ficultés de l'existence et, confiant dans sa valeur, il ne doutait
point de les vaincre aisément. Où lui répondrait-on? Il hésita,
puis donna cette indication : Milan, poste restante.
Par ces préparatifs qui occupaient son activité, il avait réussi
à tromper son regret de partir. Il le retrouva, aigu et poignant,
quand il lui fallut une dernière fois passer le seuil de la maison
paternelle. Il s"y glissa furtivement, fut aussitôt signalé, mais
s'enferma dans sa chambre. Marguerite vint l'y chercher au mo-
ment du dîner et le trouva la tête dans les mains, sous la lampe,
si absorbé qu'il ne l'avait pas entendue frapper. Elle lui prit les
poignets avec affection, et cette caresse le fit sursauter.
— Maurice, quel chagrin as-tu?
— Je n'ai rien,
— Je suis ta petite sœur, et tu ne veux pas me confier tes
ennuis. Qui sait? Je ne te serais pas inutile.
Pour expliquer son air de souci qu'il ne pouvait nier, il in-
voqua ces prétendus embarras d'argent qu'il venait de raconter
à diverses reprises. La jeune fille aussitôt l'arrêta.
— Attends une minute.
Elle s'éclipsa et quand elle reparut peu après, triomphante,
elle déposa devant lui un beau billet bleu de mille francs :
LES ROQUEVILLARD. 317
— Est-ce assez? Père m'en avait donné trois pareils pour mon
trousseau. Il me reste heureusement celui-là.
— Tu es folle, Marguerite. Je ne veux pas.
— Si, si, prends-le, je suis si contente. Quelques robes df>
moins ne m'appauvriront guère.
Elle riait, et lui, les nerfs tout vibrans, se sentait des larmes
au bord des paupières. Par un grand effort il réussit à se con-
traindre, et se contenta d'attirer la jeune fille sur son cœur, —
sur ce cœur qui n'appartenait donc pas tout entier à M""" Frasne.
— Aime-moi toujours, murmura-t-il, quoi qu'il arrive.
Elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Mais, retenue par
sa propre générosité, elle n'osa pas lui réclamer un secret en
échange, et, l'emmenant à la salle à manger, elle lui glissa dou-
cement ces mots comme une prière :
— Sois gentil avec Père, et je t'aimerai plus encore.
Le dîner se passa sans incident, grâce à la présence de Ray-
mond Bercy qui facilita l'entrevue de M. Roquevillard et de son
fils. Dans la soirée, Maurice se retira de bonne heure sous le
prétexte d'une migraine. Il traversa la chambre de sa mère qui
continuait de souffrir. L'âme en détresse, il put embrasser la ma-
lade dans l'obscurité. Elle le reconnut à ses lèvres et d'une voix
faible elle l'appela par son nom en lui caressant le visage de la
main. Il étouffa un sanglot et sortit. L'amour lui ordonnait de
telles cruautés.
Il prépara sa valise qu'il fit légère afin de pouvoir la porter
lui-même à la gare, rassembla dans un portefeuille son argent
personnel, celai de ses emprunts et celui de Marguerite, en tout
un peu plus de cinq mille francs, ce qui, dans son inexpérience
de la vie, lui paraissait une somme importante, plia les quelques
bijoux qui lui appartenaient et dont il pourrait tirer parti, et la
toilette de l'exécution étant terminée, il attendit comme un con-
damné à mort l'heure qui lui livrerait sa bien-aimée. Sa raison,
son infaillible raison le soutenait dans sa décision, et lui repré-
sentait la beauté de vivre librement pour son propre compte au
lieu de prendre rang, comme le dernier de la classe, dans la
chaîne ininterrompue des Roquevillard.
... Rassuré par lattitude de Maurice et par une demi-confi-
dence de sa fille, M. Roquevillard s'était endormi sans inquié-
tude immédiate, après s'être décidé toutefois à éloigner quelque
temps son fils de Ghambéry. Il s'adresserait à un ancien ami
318 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il avait obligé diverses fois et qui, après avoir beaucoup roulé
à travers le monde et dévoré son patrimoine, s'était installé à
Tunis, comme avocat, y voyait ses afl'aires prospérer et lui expri-
mait dans ses lettres le désir de se reposer ou, tout au moins, de
trouver une aide. A vingt-quatre ans, un tel voyage, une telle
vie, n'était-ce pas, avec la nouveauté, l'oubli, le salut?
Dans la nuit, il crut entendre ouvrir et fermer une porte. Le
silence étant retombé sur la maison, il pensa qu'il s'était trompé
et s'efforça de retrouver le sommeil. Après une lutte assez longue,
il frotta une allumette, regarda sa montre qui marquait minuit
et demie, se leva et sortit de sa chambre. Au bout du corridor,
une raie de lumière filtrait sous la porte de Maurice. Il s'appro-
cha, écouta et, ne percevant aucun bruit, il frappa. Il ne reçut pas
de réponse. Après une hésitation, il entra :
— Il aura oublié d'éteindre sa lampe, essayait-il de se per-
suader, quand l'anxiété le tenaillait déjà.
Il vit d'un coup d'œil le lit intact, un tiroir vide. Il rentra
chez lui, s'habilla en hâte et malgré ses soixante années courut
comme un jeune homme vers la gare. L'heure de l'express
d'Italie devait être passée, mais il restait un dernier train dans
la direction de Genève. Un employé qui le connaissait le ren-
seigna. Maurice était parti avec elle. Ils avaient pris leurs billets
pour Turin.
Seul, il poussa un gémissement comme en ont les grands
chênes au premier coup de hache. Mais, comme eux, il était ré-
sistant et contre le sort il se raidit.
Une race, une famille, une existence même ne sont pas com-
promises, ne peuvent pas être compromises par une faute de jeu-
nesse. Il retrouverait son fils tôt ou tard, il le ramènerait au
foyer, ou bien ce serait la destinée qui se chargerait de ramener
l'enfant prodigue, et, comme dans la parabole, il auraiila faiblesse
de tuer le veau gras à son retour, au lieu de lui adresser des
reproches. Le foyer paternel : c'est là qu'on vient panser ses
blessures, là qu'on est certain de ne jamais être repoussé. Un
mari peut abandonner sa femme, une femme son mari, des en-
fans ingrats leurs père et mère : un père et une mère ne peuvent
pas abandonner leur enfant, quand tout l'univers l'abandonne-
rait.
La ville était comme morte sous la lune. Le pas de M. Ro-
quevillard retentissait dans ce désert. De la rue de Boigne qu'il
LES ROQUEVILLARD. 319
remontait, il vit le château dresser devant lui ses tours claires
que la perspective nocturne allongeait. Sur leur façade, un arbre
voisin dessinait l'ombre de ses feuilles. Dans quelques heures, la
cité muette retrouverait la vie pour jeter ses rires insultans sur
ce drame de famille.
Quand il ouvrit sa porte, une ombre blanche vint à lui.
C'était Marguerite.
— Père, qu'y a-t-il?
A défaut de sa femme, il pouvait avec elle partager le poids
de l'épreuve. Il l'estima assez pour ne lui rien cacher : •
— Ils sont partis, murmura-t-il brièvement.
— Ah ! soupira-t-elle, ayant compris et se rappelant l'expres-
sion douloureuse de son frère.
De nouveau le père et la fille se serrèrent l'un contre l'autre
dans une angoisse commune. Puis, avec tendresse, il la recon-
duisit jusqu'à sa chambre et la quitta sur cette recomman-
dation :
— Laissons dormir ta mère, petite. Elle saura toujours assez
tôt notre peine.
IV. — LA VENGEANCE DE MAITRE FRASNE
Une petite valise à la main, engoncé dans son pardessus à
rause de la fraîcheur matinale, M. Frasne descendit de l'express
de sept heures à la gare de Chambéry, et d'un pas rapide regagna
son domicile après deux jours d'absence. A l'air emprunté de la
femme de chambre qui lui ouvrit la porte, il comprit immédia-
tement qu'il s'était passé ou qu'il se passait quelque chose dans
sa maison. C'était un homme approchant de la cinquantaine,
assez bien conservé, correct, froid et distingué au premier aspect,
mais dont les lèvres charnues et surtout les yeux à fleur de tête
à demi dissimulés derrière le lorgnon causaient bientôt une im-
pression inquiétante.
— Tout va bien? demanda-t-il malgré son fâcheux pressen-
timent. Et Madame?
La servante mit dans sa réponse un imperceptible accent de
raillerie :
— Madame est partie hier soir pour l'Italie avec ses malles.
— Pour l'Italie?
— Oui, monsieur.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
— A quelle heure?
— A minuit.
— Sans explications?
— Madame m'a dit en s'en allant que Monsieur était pré-
venu.
— En effet, répliqua M. Frasne avec sang-froid. Vous me
porterez à déjeuner dans mon cabinet.
Et sans manifester plus de surprise, il entra dans son cabinet
de travail qui communiquait avec l'étude. A quoi bon interroger
cette fille malveillante et évidemment peu renseignée? La nou-
velle inattendue qu'il recevait à bout portant comme un coup
de feu ne lui faisait encore aucun mal. Il n'en éprouvait que de
l'étonnement. Une blessure, même mortelle, ne se distingue pas
tout d'abord d'un simple choc. Il faut quelque temps pour en
reconnaître la gravité comme pour en souffrir. Le regard aiguisé
et les nerfs tendus, il remarqua sur la table une lettre fermée
qui s'y trouvait placée de façon ostensible et presque agressive.
Il la prit en main sans l'ouvrir, cherchant à la deviner. Elle con-
tenait sans doute l'explication de ce départ, — abandon, bravade
ou inconséquence? Après neuf années de mariage, il était si peu
sûr de sa femme que toutes les conjectures lui paraissaient éga-
lement vraisemblables. Devait-il lui chercher un compagnon de
fuite ou imaginer le caprice d'une neurasthénique qui ne tarde-
rait pas à rentrer au bercail? Le nom de Maurice Roque villard
ne s'imposait pas à son esprit. M""* Frasne recherchait les hom-
mages et s'en divertissait : chacun lui faisait une cour anodine.
Il pouvait donc ne pas prendre au sérieux la banale amitié
qu'elle témoignait à son clerc, bien que par des lettres anonymes
il eût appris que la ville s'en préoccupait avant lui. Il partageait
le dédain assez commun des hommes mûrs pour les jeunes gens
qui, prenant le temps pour allié, se contentent volontiers de
Fespérance. A mesure qu'on perd sa jeunesse, c'est toujours son
âge ou un âge rapproché du sien que l'on attribue aux séduc-
teurs. Les sentimens ne valaient à ses yeux qu'appuyés sur
des contingences, et il savait combien d'adultères de désir les
coalitions morales de la province empêchent de se réaliser.
Puis, comment admettre une hypothèse aussi déraisonnable que
le renoncement volontaire à une situation confortable et de
tout repos? Il ne comprenait pas, mais il se trouvait en pré-
sence d'un fait, lui qui n'attachait d'importance qu'aux faits.
LES ROQUEVILLARD. 321
Irrité de ce mystère que sa clairvoyance n'élucidait pas, il dé-
chira l'enveloppe et lut :
(( Monsieur, je ne vous ai jamais aimé, et vous le saviez.
Qu'est-ce que le cœur d'une femme pour qui la possède par
acte authentique? J'ai pu subir neuf ans cet esclavage parce
que je n'aimais pas. Tout est changé aujourd'hui : je me libère
loyalement au lieu de me partager. Qui me retiendrait? Il eût
peut-être suffi d'une petite main tendue pour m'enchaîner tout
à fait, mais notre maison est vide et personne n'a besoin de
moi. Vous m'avez estimé cent mille francs dans notre contrat
de mariage. Vous trouverez naturel que j'emporte mon prix.
J'ai payé, la première, avec ma jeunesse. En vous quittant,
je vous pardonne. Adieu.
« Edith Dannemarie. »
Pour maître Frasne, soit par coutume professionnelle, soit
par tournure d'esprit positif, toutes les choses de la vie, même
les sentimens, se traduisaient en actes et obligations. Notre
caractère gouverne jusqu'à nos agonies : dans ce naufrage où
son existence s'abîmait, il n'était sur le moment sensible qu'à la
perte de sa femme et non à celle de son argent, bien qu'il n'en
fût pas prodigue; mais, pour revivre son passé et exaspérer sa
douleur, il alla d'instinct exhumer d'un carton son contrat de
mariage auquel la lettre faisait allusion. Avec le papier timbré, il
évoqua plus nettement la grande passion de son arrière-jeunesse.
Il revit, sur un seuil d'église, une jeune fille svelte et souple
dont les mouvemens et les yeux dénonçaient la fièvre inté-
rieure. C'était à la Tronche, près de Grenoble, son pays d'en-
fance. Il y venait en vacances chaque été, de Paris où il était
premier clerc ; il ne pouvait se résoudre, malgré la quarantaine
menaçante, à quitter définitivement la capitale pour acquérir
une étude en Dauphiné. Informations prises, Edith Dannemarie
habitait avec sa mère, dans le voisinage, une petite maison où
les deux femmes s'étaient retirées presque sans ressources après
la mort du chef de famille qui s'était ruiné au jeu. Une jeune
fille à la campagne, avec ces yeux-là, devait être une proie
facile. Deux ans de suite, il tenta de s'en emparer. Elle atten-
dait un prince, car elle était exaltée, et s'impatientait de
l'attendre, la solitude échauffant son imagination. Ainsi elle
TOME XXX. — 1905. - 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
le rebutait, mais pas assez pour l'éloigner sans retour. Elle dé-
couvrait sans études préparatoires l'art de se promettre en se
refusant et le pratiquait aux dépens d'un homme que des con-
quêtes dans un monde trop aisé et des habitudes sensuelles de-
vaient rendre plus irritable et nerveux devant cette coquetterie.
11 dut se reconnaître vaincu : son désir fut plus fort que son in-
térêt. Ayant perdu ses parens qui lui transmettaient un bel hé-
ritage, il se décida enfin à demander la main cruelle qui le
repoussait tout en lui montrant la place d'un anneau de fian-
çailles.
Comment pouvait-il, à travers les clauses laconiques d'un
contrat, relever les traces de cet amour? Un article concédait à
la future épouse, en considération du mariage, une donation de
cent mille francs ; non pas, comme il est d'usage et presque de
style en pareil cas, une donation sous la condition de survie du
donataire, mais une donation immédiate, comportant une trans-
lation de propriété. Cette générosité anormale, c'était la preuve
de sa faiblesse, le témoignage lamentable de sa défaite. Elle
conférait l'authenticité à sa passion.
M. Frasne fut arraché à son examen par la femme de
chambre qui lui apportait son chocolat. Elle observa son maître
du coin de l'œil tout en le servant, et fut déconcertée de lui voir
en mains des papiers d'affaires. Il compulsait un dossier, quand
elle guettait son dépit ou sa fureur pour l'annoncer à la ville.
D'un geste, il la congédia. Il déjeuna sans appétit, par ordre de
sa volonté : n'aurait-il pas besoin de ses forces intactes, tout à
l'heure quand il lui faudrait prendre une décision?
Tandis qu'il avalait de petites gorgées brûlantes, il achevait
de revivre les années mortes. Il les revivait à son point de vue,
incapable, comme beaucoup d'hommes, de se représenter celui
de son partenaire. C'était, après bien des hésitations et des
délais qui ne venaient pas de son côté, le mariage à la Tronche,
puis le départ pour Paris. Paris lui révélait une compagne in-
connue qui, de l'isolement et de la monotonie, passait sans tran-
sition et sans surprise à la plus folle agitation. C'est alors que,
dans l'espoir de se reposer en province, il avait acquis à Cham-
béry l'office de maître Clairval à défaut d'une étude vacante à
Grenoble. M"^ Frasne s'était pliée, avec l'indifférence de ceux
que la vie ne peut plus satisfaire, à un changement d'existence
aussi radical. Elle paraissait accepter la retraite comme le plai-
LES ROQUEVILLARD. 323
sir, sans objection et par caprice. Deux ans s'étaient écoulés
ainsi, paisibles autant qu'ils pouvaient l'être auprès d'une femme
qui, même dans le calme, ne cessait pas d'inspirer quelque
inquiétude. Et brusquement, quand il la croyait enlizée dans
l'aisance, les bonnes relations et le train-train journalier, sans
crier gare, elle abandonnait le domicile conjugal pour s'enfuir
avec un amant.
Abattu par une catastrophe qui ne le trouvait pas préparé,
le notaire avait remonté machinalement la pente de ses souve-
nirs que précisait un acte civil. De nouveau il rencontra l'abîme
et, cette fois, il le mesura mieux. Ce Maurice Roquevillard qu'il
dédaignait en arrivant s'imposait maintenant à sa fureur jalouse.
Edith n'était point partie seule. Elle était partie avec lui, proba-
blement, sûrement. En ce moment même, là-bas, très loin, en
Italie, hors d'atteinte, il la pressait sur sa poitrine... M. Frasne
prit son mouchoir, le passa sur ses yeux, puis le déchira à
pleines dents. Il pleurait et ne se possédait plus. « Il m'aime à
sa manière, » avait-elle dit de lui. Cette manière qui n'est pas
la plus noble est la plus fertile en tourmens : elle se heurte à des
images définies et cruelles, elle laboure le cœur, comme une
charrue la terre, et met à nu la haine.
M. Frasne reprit la lettre et le contrat, non plus pour appro-
fondir sa misère, mais pour y chercher sa vengeance. Les clercs
ne tarderaient pas à envahir l'étude. Il fallait avant leur venue
mener son enquête, forger ses armes. L'argent qu'elle avait em-
porté, qu'elle avait volé, — car une donation entre époux serait
dans tous les cas annulée à la suite du divorce prononcé contre
le donataire, — elle avait dû le prendre dans le coffre-fort. Il
avait récemment encaissé un prix de vente de cent vingt mille
francs qui devait être versé dans quelques jours lors de la pas-
sation de l'acte. Par sa propre indiscrétion, elle avait pu l'ap-
prendre. Une clé se fabrique ou se dérobe, mais la mystérieuse
combinaison de chiffres sans laquelle cette clé ne sert de rien,
comment l'avait-elle découverte?
Il se leva et s'approcha du coffre-fort qui ne portait aucune
trace d'effraction. Il fouilla sa poche et prit son trousseau. Alors
il s'aperçut que cette clé-là y manquait. Elle avait dû en être
distraite le jour de son départ. Il la possédait en double, il est
vrai, et avait confié l'autre, selon l'usage, à son premier clerc
pendant son absence. Il attendrait donc, pour ouvrir et vérifier
324 REVUE DES DEUX MONDES.
le conteif'u du meuble, l'arrivée du clerc qui, d'ailleurs, servirait
de témoin.^"
Revenant à sa table de travail, il chercha un code pénal et
commença d'en ^narcourir les paragraphes au titre des crimes et
délits contre la p/opriété. Il lut à l'article 380 que les soustrac-
tions commises par (îl^& maris au préjudice de leurs femmes, par
des femmes au préjudice' âe" leurs maris ne peuvent donner lieu
qu'à des réparations civiles. Mail'', la fin du même article, qui le
désarmait contre l'infidèle, l'arm^ait contre son complice :
« A l'égard de tous autres individus qui' auraient recelé ou appli-
qué à leur profit tout ou partie des objets Violés, ils seront punis
comme coupables de vol. » Parti sur cette pisi*e, il trouva mieux
encore. L'article 408 qui traitait de l'abus de comfiance y voyait
une circonstance aggravante lorsqu'il était commis' ^par un offi-
cier public ou ministériel, ou par un domestique, ihomme de
service à gages, élève, clerc, commis, ouvrier, compagnon ou
apprenti au préjudice de son maître, et la peine devena.it alors
celle de la réclusion. Qui l'empêchait d'accuser Maurice Roque-
villard et même de l'accuser seul? N'était-ce pas vraisembla.ble?
Le jeune homme connaissait les lieux, les versemens opéré.s à
l'étude, la date des contrats, l'absence du notaire. Il avait pti
surprendre le secret de la serrure, soustraire momentanémeni^
la clé du premier clerc. Sans fortune personnelle, il avait dû se
procurer des ressources pour enlever sa maîtresse. Enfin, sa fuite
à l'étranger ne le dénonçait-elle pas ? Sans doute la déclaration
de M""* Frasne démentait expressément cette version. Mais la
déclaration de M""® Frasne, inefficace contre elle et gênante
contre son amant, il suffisait de la supprimer. Elle détruite,
rien n'innocentait plus ce dernier. Et même il perdait tout moyen
de défense : pour se défendre, ne devrait-il pas se retourner
contre sa compagne, admettre au moins une vie commune aux
frais de celle-ci? Un homme d'honneur ne le pouvait faire. Sa
condamnation était donc certaine. L'extradition terminerait sa
fuite amoureuse. Il comparaîtrait devant les assises. Flétri, dé-
chu, brisé, il expierait pour les deux coupables. Enfin sa famille,
pour atténuer sa faute, restituerait peut-être la somme dérobée.
Ainsi le désastre serait sauf au moins de toute perte matérielle.
Et la perte matérielle ne semblait déjà plus négligeable à
M. Frasne plus réflé n.
A mesure qu'il explorait dans tous les sens une combinaison
LES ROQUEVILLARD. 325
aussi fertile en déductions et la conduisait jusqu'au dénouement,
il sentait son désespoir s'alléger. Il oubliait sa douleur en apprê-
tant le supplice du rival. Il envisageait sans pitié les consé-
quences les plus lointaines de la vengeance, et jusqu'à l'abaisse-
ment de ces orgueilleux Uoquevillard qui pourtant avaient
accueilli le successeur de maître Clairval en ami. Dans son
malheur, il eût jeté sa souffrance comme une malédiction à tout
l'univers. Une dernière fois il relut cette lettre qui, seule, met-
tait obstacle à son projet, puis résolu, il la jeta au feu et la re-
garda se tordre sous l'action de la flamme, noircir et se réduire
en cendres.
Neuf heures sonnèrent.
Ponctuels, les clercs entrèrent un à un dans l'étude et ga-
gnèrent leurs pupitres. Le patron franchit aussitôt la porte de
communication, et sans les saluer, il interpella le principal d'un
ton préoccupé :
— Philippeaux, je ne retrouve pas la clé du coffre-fort.
— Mais la voici, monsieur, répliqua le clerc. Vous me l'avez
confiée pendant votre absence. Je ne m'en suis pas servi.
— C'est juste, venez avec moi.
Les deux hommes passèrent dans le cabinet.
M, Frasne ouvrit le meuble et y remarqua tout de suite un
certain désordre.
— Vous avez cherché quelque chose, un testament peut-être?
Philippeaux protesta avec la plus grande énergie :
— Non, monsieur, je vous jure.
— Alors, je ne comprends plus. Tenez : cette enveloppe a
été déchirée. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade :
cent vingt mille francs. Nous les avons comptés ensemble.
— En effet, convint le clerc effrayé.
Très calme, le notaire ne poussa pas plus loin ses investiga-
tions et referma soigneusement le coffre-fort.
— Quelqu'un est entré ici.
— C'est impossible, monsieur.
— Je vous dis que quelqu'un est entré ici. Nous vérifierons
le contenu devant le commissaire de police. Qui a fermé l'étude
hier soir?
— Maurice Roquevillard.
— Est-il resté seul ?
— Oui, pour écrire des lettres.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
— Combien de temps?
— Je ne sais pas. Je l'ai rencontré sous les Portiques une
demi-heure plus tard. Il m'a rendu les clés.
— Les clés? Colle du coffre-fort fait partie de votre trous-
seau ?
— Oui.
— C'est imprudent.
Après un silence, M. Frasne reprit :
— Pourquoi n'est- il pas encore arrivé?
— Qui?
— Maurice Roquevillard.
— Il ne reviendra pas, lança le clerc d'une voix vindica-
tive.
M. Frasne le fixa de ses yeux perspicaces. De cet examen, il
tira deux conclusions : le bruit de son malheur courait déjà la
ville, et Philippeaux, dont il soupçonnait la jalousie, serait un
sûr allié. Néanmoins, il joua l'ignorance.
— C'est juste. Il devait retourner chez son père.
— Non, monsieur, il a pris le train hier soir à minuit.
— Pour quelle destination?
— L'Italie.
— Ah ! je comprends enfin, avoua cette fois le notaire.
Et lentement il prononça son arrêt :
— Ce serait donc lui qui aurait forcé mon coffre-fort. Com-
ment aurait-il trouvé le chiffre ?
Philippeaux baissa la tête : la peur et l'envie faisaient de lui
un délateur :
— Le chiffre est inscrit sur mon agenda, mais sans indica-
tion : ma mémoire est mauvaise. Roquevillard a pu le lire, se
douter de son emploi.
De nouveau M. Frasne, que servaient les circonstances, dévi-
sagea son clerc et dissimula son contentement :
— Vous êtes deux fois imprudent, Philippeaux. Priez un de
vos camarades d'appeler le commissaire de police. Il perquisi-
tionnera lui-même.
Ainsi le meuble fut visité légalement en présence de plu-
sieurs témoins. M. Frasne dressa patiemment son inventaire.
Nulle pièce ne manquait et le chiffre de l'encaisse était exact.
— Il reste à vérifier cette grande enveloppe qui a été descel-
lée, dit tranquillement le notaire qui conduisait l'enquête avec
LES ROQUEVILLARD. 327
méthode. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade, vingt
hectares, cent vingt mille francs en billets de banque. Je les
ai comptés avant de partir, devant mon premier clerc ici pré-
sent qui en témoignera.
— Parfaitement, monsieur.
— Le chiffre est consigné là, tout au long.
Or l'enveloppe ne renfermait plus que vingt billets.
— On m'a volé cent mille francs, conclut M. Frasne.
— Comment expliquez-vous, objecta le commissaire, que le
voleur n'ait pas tout emporté ? D'habitude, ils ne limitent pas
volontairement leurs profits.
— Je l'expliquerai au Parquet où je porte immédiatement ma
plainte.
— C'est votre affaire. Vous soupçonnez donc quelqu'un?
— Oui.
— Vos domestiques ?
— Non. Ils seraient partis. Et d'ailleurs, ils n'auraient pas su
découvrir le chiffre.
— Bien. Je vais rédiger mon procès-verbal.
— Accompagnez-moi au Palais. C'est à deux pas.
— Comme vous voudrez.
Ils se rendirent au Parquet directement. Le notaire eut avec
le procureur de la République une longue conférence qui se
prolongea après le départ du commissaire de police. Comme il
redescendait l'escalier, au bas des marches il croisa M. Roque-
villard qui venait à la Cour. Il était midi et quart, l'heure d'ou-
verture de l'audience. Les deux hommes se regardèrent et se
saluèrent.
V. — LA FAMILLE EN DANGER
Avant l'entrée en séance des conseillers, d'habitude avocats et
avoués, dans la salle des pas-perdus, bavardent quelques mi-
nutes entre eux. C'est le laminoir où passent les nouvelles de la
ville. Mais M. Roquevillard, recherché pour sa belle humeur et
redouté pour ses pointes, agrafa sa robe au vestiaire, et gagna
directement sa place à la barre. De loin, ses confrères le consi-
déraient avec une curiosité malveillante en s'égayant de l'équipée
du jeune Maurice qu'ils traitaient d'ailleurs avec légèreté et
comme une revanche contre la contrainte des mœurs en pro-
328 REVUE DES DEUX MONDES.
vince. Il paraissait absorbé dans la préparation de sa plaidoirie.
Un huissier vint à son banc et lui toucha l'épaule :
— Maître, on vous demande au Parquet.
Il se leva aussitôt avec déférence :
— J'y vais, dit-il.
Il arrive quotidiennement que le Ministère public profite de la
présence d'un avocat à l'audience pour le faire appeler au sujet de
quelque affaire pénale. M. Roquevillard, néanmoins, n'était pas
sans inquiétude : sa rencontre, sur le seuil du Palais, avec
M. Frasne, lui inspirait cette réflexion :
— Commettrait-il la folie de déposer une plainte en adul-
tère ?
Légalement, l'adultère demeure un délit. Il appartient au
mari seul de le dénoncer, et c'est un privilège dont il use rare-
ment. Mais le visage du notaire était si malaisé à déchiff"rer.
Le procureur de la République, M. Vallerois, dirigeait le
parquet de Chambéry depuis plusieurs années. Il avait eu le
temps d'apprécier la probité professionnelle, le caractère et le
talent de l'avocat. On parlait, il est vrai, de la candidature éven-
tuelle de celui-ci aux prochaines élections législatives, et l'oppo-
sition au pouvoir trouverait en lui, s'il acceptait, son chef le
plus énergique et le plus autorisé. L'accusation de M. Frasne
détruisait fatalement ce danger politique. Fonctionnaire ambi-
tieux, M. Vallerois le constatait sans déplaisir quand M. Roque-
villard entra dans son cabinet.
Il n'y songea plus lorsqu'il dut lui parler et ce fut son hon-
neur de ne plus voir en face de lui qu'un honnête homme dans
l'épreuve. Il lui tendit la main et commença:
— Je dois remplir auprès de vous une mission pénible.
Il s'arrêta et hésita. La force morale de l'avocat se montrait
mieux dans les circonstances difficiles. Il sut gré au procureur
de sa délicatesse, mais il marcha droit au but.
— Il s'agit de mon fils.
— Oui.
— D'une instance en divorce où son nom est mêlé? D'une
plainte en adultère ?
— Non, malheureusement.
— Malheureusement?
Ce mot ne pouvait guère avoir qu'une signification. D'une
voix ferme, mais assourdie, M. Roquevillard demanda:
LES ROQUEVILLARD. 329
— S'agirait-il d'un accident? d'un suicide?
— Non, non, rassurez- vous, s'écria M. Valierois, se rendant
compte de l'erreur qu'il avait provoquée. Il est parti cette nuit
avec M"* Frasne : toute la ville le sait. Mais ce qui est plus grave,
c'est que M. Frasne qui sort d'ici a déposé entre mes mains une
plainte en abus de confiance contre lui.
Malgré sa possession de lui-même, le vieil avocat, le rouge
au front, s'indigna :
— Abus de confiance? Je connais mon fils. C'est impossible.
Le procureur lui donna lecture de la dénonciation que le
notaire avait signée et des constatations relevées par le commis-
saire de police. Attentif, M. Roquevillard l'écouta sans l'inter-
rompre. Ce pouvait être, c'était l'effondrement de sa famille, la
honte de son nom. Maître de lui, mais frappé au cœur, il
conclut.
— M. Frasne se venge bassement.
— Gomme vous je le crois, reprit M. Valierois qui laissa
paraître sans détour sa sympathie. Mais l'acrgent a disparu: com-
ment arrêter l'action publique?
— Mon fils n'est pas seul en cause. Quand un enfant de vingt
ans enlève une femme de trente, lequel des deux prépare et
dirige l'expédition?
— Je l'ai donné à entendre tout à l'heure, à cette place
même, avec insistance. J'ai recommandé la prudence et réclamé
vingt-quatre heures de réflexion. Je me suis heurté à une déci-
sion formelle. La justice va suivre son cours. Je suis obligé de
commettre le juge d'instruction.
Rassemblant son courage devant ce coup du sort, M. Roque-
villard se taisait, tandis que le chef du parquet tournait et
retournait l'insoluble problème :
— Il y a contre lui des présomptions graves, précises,
concordantes : d'abord les facilités de sa situation à l'étude,
puis sa présence hier soir, avec les clés, après le départ des
autres clercs, son manque de ressources pour entreprendre son
audacieux enlèvement, et jusqu'au souci d'arrêter lui-même le
chifi're de son vol, comme on fixe la quotité d'un emprunt qu'on
restituera.
— Il y a pour lui d'autres présomptions, répliqua fièrement
le père. D'abord sa famille. On ne ment pas à toute une lignée
de braves gens. Et qui vous dit qu'il est parti sans ressources?
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand son argent, à lui, sera épuisé, il reviendra, j'en réponds.
Leur entretien fut interrompu par un huissier qui venait
chercher l'avocat dont la Cour attendait la plaidoirie.
— Je vous suis, dit M. Roque villard en le congédiant d'un
geste.
— Mais s'il est arrêté, comment se défendra-t-il ? reprit
M. Vallerois. Comprenez bien que son cas est mauvais. Les
preuves s'accumulent contre lui. Et dans l'hypothèse la plus
favorable, pOur se disculper, il faudra qu'il accuse. Le voudra-t-il?
Et il passera toujours pour complice. Dans tous les cas, si vous
connaissez le lieu de sa résidence, conseillez-lui d'attendre, avant
de rentrer en France. Je réclamerai mollement l'extradition,
M. Roquevillard secoua la tête avec énergie.
— Non, non. Fuir, c'est avouer. Il faut qu'il revienne. Je
trouverai des preuves d'innocence...
Et après un instant de réflexion où il pesa le pour et le
contre, il ajouta :
— Puisque [notre -malheur vous touche, monsieur le procu-
reur, m'autorisez-vous à vous demander un service, un grand
service qui peut encore nous sauver ?
— Lequel ?
— Proposez à maître Frasne de retirer sa plainte contre le
paiement intégral de cent mille francs.
— Vous les restitueriez!
— Je les paierais.
— Et si votre fils n'est pas coupable?
— Il est dans une impasse, vous l'avez dit. Notre honneur
vaut davantage. Même des poursuites l'éclabousseraient.
— Maître Frasne passe pour intéressé. Sa plainte n'est peut-
être pour lui qu'un moyen de rentrer dans ses fonds. Essayez de
la moitié.
— Non, pas de marchandage. Le paiement contre le retrait.
Par un souci de tranquillité, le magistrat ébranlé se retrancha
derrière des scrupules professionnels.
— Vous avez raison. J'ai le désir de vous obliger, maître. Et
je l'ai plus encore devant votre sacrifice. Mais convient-il à mon
caractère de tenter une démarche aussi anormale?
M. Roquevillard mit un peu d'émotion dans sa réponse.
— Elle est anormale, c'est vrai. Mais le temps presse. Je
plaide à la Cour. Tout à l'heure la plainte sera ébruitée. Vous
LES ROQUEVILLARD. 331
seul la connaissez et pouvez la suspendre encore, l'anéantir. Je
vous en supplie.
— Soit, dit M. Vallerois. Le moyen est cher, mais sûrement
efficace. J'y vais. Je ferai la proposition en mon nom, afin que
si, par hasard j'échoue, vous ne soyez pas engagé par une offre
qui paraîtrait une acceptation du vol.
— Merci.
Ils se séparèrent. L'avocat rentra dans la salle d'audience où
les conseillers s'impatientaient, et commença de plaider avec sa
lucidité accoutumée. Devant l'ordre serré de son argumentation,
nul ne soupçonna l'angoisse qui le torturait. Mais quand il
s'assit, le vieux lutteur, qui n'était jamais las, sentit une fatigue
extrême, lourde comme le poids inconnu de la vieillesse.
Après la plaidoirie adverse et une courte réplique, il reprit
enfin sa liberté. Il regarda sa montre : elle marquait trois heures
et demie. Pendant ces trois heures d'intervalle, le sort de son
fils s'était décidé. Il remonta au Parquet où l'attendait M. Valle-
rois, et comprit immédiatement que le magistrat avait échoué.
— Vous aviez raison, expliqua celui-ci : M. Frasne se venge.
— Il refuse?
— Catégoriquement. Il préfère sa haine à son argent. En
vain, j'ai pesé sur lui de toutes mes forces, invoqué le scandale
qui rejaillirait sur sa femme, parlé même du manque de preuves.
11 m'a répondu que, si je ne mettais pas en mouvement l'action
publique, il se constituerait partie civile devant le juge d'in-
struction. C'est son droit et sa résolution est inébranlable.
— Et si je tentais, moi, de le fléchir? Nous étions en bonnes
relations.
— Cette visite serait inutile, pénible et même compromet-
tante. Je ne vous y engage point. Je lui ai parlé de votre fa-
mille, de vous. Il m'a répliqué : « Son fils m'a arraché le cœur.
Tant pis si les innocens paient pour les coupables. »
M. Roquevillard réfléchit un instant , s'inclina devant ce
conseil dont il approuva l'exactitude, et prenant congé du
procureur, il lui tendit la main :
— Il me reste à vous remercier. Vous m avez traité en ami,
je ne l'oublierai pas.
— Je vous plains, répondit M. Vallerois touché.
Sa serviette sous le bras, l'avocat regagna sa maison. Il se
hâtait de son pas toujours jeune, portant haut la tête selon son
332 REVUE DES DEUX MONDES.
habitude, mais le visage très pâle. Sous les Portiques, asile des
flâneurs, il croisa des amis qui se détournèrent, tandis que les
passans le dévisageaient avec insistance, avec raillerie. Il com-
prit que les clercs de Fétude Frasne colportaient déjà à travers
la ville la honte des Roquevillard. Les Roquevillard : c'était,
depuis des siècles, la première défaillance de la race. Fallait-il
qu'elle fût guettée pour qu'on la répandît avec cette rancune !
Et que de basse envie soulevait donc l'orgueil d'un nom! La
faiblesse d'un descendant détruisait d'un coup tout un passé
d'énergie et d'honneur qui avait fourni depuis tant d'années
des exemples virils. Et ceux qui s'en réjouissaient ne compre-
naient-ils point que cet écroulement les atteignait?...
Il se redressa et ralentit sa marche. Personne ne supporta
son regard. Se raidissant dans le mépris, il songeait, tandis
qu'il faisait face à l'orage : « Chiens, aboyez à distance. Mais
n'approchez pas. Tant que je serai vivant, je protégerai les
miens, je les couvrirai de ma force. Et vous ne me verrez pas
souff"rir. »
Devant sa porte, il fut abordé par M. de la Mortellerie, son
voisin de campagne. Devrait-il subir déjà des condoléances et
des sympathies? Encore ce maniaque, en le recherchant, se mon-
trait-il le plus humain. Le vieux gentilhomme lui montra le
château que baignait la lumière du soir.
— A la réception de l'empereur Sigismond, en 1416, lui con-
fia-t-il mystérieusement, le duc Amédée VIII donna dans la grande
salle un banquet dressé par Jean de Belleville, l'inventeur du
gâteau de Savoie. Les viandes étaient dorées, chargées d'orne-
mens et de banderoles aux armes des convives, et chacun rece-
vait les mets qui lui étaient destinés en portion simple, double
ou triple suivant son rang. J'aime cette distinction : il faut
manger, non pas selon son appétit, mais selon son importance.
— Une portion m'eût suffi, répliqua M. Roquevillard en aban-
donnant le fâcheux.
Il ne pouvait, lui, tromper le présent avec les souvenirs du
passé. Il disparut sous la voûte, monta l'escalier, et gagna son
cabinet en évitant la chambre de sa femme toujours alitée. Mais
celle-ci l'ayant entendu, le fit appeler dans l'espoir qu'il lui
donnerait des nouvelles de leur fils. Il la trouva seule, assise
sur son lit, dans l'ombre du jour qui tombait.
— Marguerite est sortie, murmura-t-elle, et, osant à peine
LES ROQUEVILLARD. 333
formuler cette demande, elle ajouta : — Tu ne sais rien de Mau-
rice?
— Non, rien. De longtemps, sans doute, nous ne saurons
rien.
— Comme ta voix est dure, François! reprit la malade. Cette
femme Ta ensorcelé, comprends-tu, le pauvre enfant.
— La faiblesse est une façon d'être coupable.
Frappée de cet accent rigide, elle tourna le bouton de la
lumière électrique, et vit son mari comme atteint d'une vieil-
lesse subite, si pâle et les ,yeux si creusés, qu'elle pressentit le
danger.
■ — François, supplia-t-elle, il y a autre chose que tu me
caches. Ne suis-je plus comme autrefois ta compagne pour qui
tu n'avais pas de secrets ?
Il s'avança vers le lit :
— Mais non, chère femme, il n'y a rien de plus. La désertion
de notre fils, n'est-ce pas assez?
Redressée et les bras tendus, elle reprit sa supplication.
— Je lis dans ton regard une menace terrible qui pèse sur
nous. Ne m'épargne pas comme la nuit dernière. Parle : j'aurai
du courage.
— Tu t'exaltes sans cause ; il n'y a rien.
— Je te jure que j'aurai du courage. Tu ne me crois pas?
— Valentine, calme-toi.
— Attends, tu vas me croire.
Et joignant les mains, la vieille femme que la maladie acca-
blait invoqua à haute voix la force de Dieu. Dans le visage
exsangue et émacié, sans reflet de vie, les yeux brillaient d'une
ardente flamme.
— Valentine, dit-il doucement.
Elle se tourna vers lui comme transfigurée :
— Maintenant, dit-elle, maintenant, parle. Je puis tout
entendre. Est-il mort?
— Oh ! non !
Elle avait eu le même cri que lui. Subjugué par cette foi
qui animait sa femme, il lui confia la redoutable accusation
qui les atteignait dans leur chair. Avec indignation, elle la re-
poussa.
— Ce n'est pas vrai. Notre fils n'est pas un voleur.
— Non. Mais pour tout le monde il le sera.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'importe, s'il ne Test pas en réalité. Et cela, je le sais,
j'en suis sûre.
Mais d'un geste coupant, M. Roquevillard résuma le désastre:
— Il nous déshonore.
C'était le crime contre la race que, chef de famille, il jugeait,
tandis que la chrétienne songeait à la conscience.
— Dieu, déclara-t-elle avec solennité, ne nous abandonnera
pas.
Comme elle prononçait cet unique mot d'espoir, Marguerite
entra, bouleversée et luttant contre son trouble. Elle regarda son
père et sa mère, les vit unis dans la même douleur, et, comme
un torrent qui renverse un barrage, elle brisa la contrainte
qu'elle s'imposait et se livra à ses sanglots.
M"* Roquevillard l'attira sur son cœur :
— Viens vers moi.
— Qui t'a fait du mal ? lui demanda son père.
Avec une surexcitation fébrile, elle domina sa détresse :
— On nous insulte.
— Qui?
— Je viens de chez M""^ Bercy. Raymond était là. Elle ma
dit : « Vous avez un joli frère. » C'était mal de sa part. Moi je
baissais la tête. Elle a repris : « Vous [savez ce que racontent les
clercs de l'étude Frasne ? » Je me taisais toujours. « Ils racon-
tent que votre frère ne s'est pas contenté de la femme. » — « Ma-
man! » a crié Raymond faiblement. Moi, j'étais déjà debout.
« Achevez, madame, vous le devez. » Elle a osé achever : « Il a
emporté la caisse. » Alors j'ai dit : « Je vous défends d'insulter
mon frère. » Et à mon fiancé, j'ai ajouté : « Vous, monsieur,
qui ne savez pas me protéger chez vous, je vous rends votre
parole. » Il a voulu me retenir, mais je n'ai plus rien écouté, et
me voilà.
— Chère petite! murmura sa mère en l'embrassant,
— Ah ! se récria M. Roquevillard redressé sur les têtes
jointes de sa femme et de sa fille, on condamnera donc toujours
sans entendre!
Mais déjà Marguerite oubliait son malheur personnel pour le
malheur commun. Elle se releva et vint à son père qu'elle fixa
dans les yeux :
— Vous en qui j'ai confiance, répondez-moi : ce n'est pas
vrai, n'est-ce pas?
LES ROQUEVILLARD. 335
— C'est faux ! assura la malade.
— Je l'espère, dit le chef de famille. Mais toutes les appa-
rences sont contre lui, et ii risque d'être condamné.
— Condamné?
— Oui, condamné, répéta l'avocat, et nous }tous avec lui qui
portons le même nom, venons du même passé et marchons vers
le même avenir.
D'un geste, il parut protéger les deux femmes en larmes et
menacer le déserteur :
— Un instant de faiblesse suffit à briser l'efTort de tant de gé-
nérations solidaires. Ah! que là-bas, dans sa fuite honteuse il
mesure l'étendue de sa trahison : les fiançailles de sa sœur
rompues, l'avenir de son frère atteint, la santé de sa mère
ébranlée, notre fortune compromise, notre nom taché et notre
honneur sali ! Voilà son œuvre. Et cela s'appelle l'amour ! Qu'im-
porte qu'il n'ait pas dérobé une somme d'argent? A nous, il nous
a tout volé. Aujourd'hui que nous reste-t-il?
— Vous, s'écria Marguerite, Vous le sauverez.
— Dieu, dit M"* Roquevillard qui retrouvait dans le malheur
une étrange sérénité. Ayez confiance : les mérites d'une race
ne sont jamais perdus. Ils rachètent les fautes des coupables...
Henry Bordeaux.
{La deuxième partie au prochain numéro.)
LES TRANSFORMATIONS
DE
LA LANGUE FRANÇAISE
AU XVIir SIÈCLE
Ce sont deux livres tout à fait intéressans l'un et l'autre que
celui de M. F. Gohin, sur : Les transformations de la Langue
française de il 40 à 1789 [Paris, 1903, Belin frères], et celui de
M. Alexis François, sur : La grammaire du Purisme et r Académie
française au XVIIP siècle [Paris, 1905, Société nouvelle de
librairie et d'édition]. Le titre du premier promet un peu plus
qu'il ne tient, et sous le nom de « transformations de la langue, »
M. F. Gohin n'a guère étudié que l'enrichissement, ou l'accrois-
sement du vocabulaire au xvm® siècle. C'est quelque chose! Mais
la transformation de la langue est autre chose, dont M. F. Gohin
n'a vraiment parlé que dans les quelques pages qu'il a consa-
crées à l'étude particulière de la langue, et du style de Rousseau
et de Bernardin de Saint-Pierre. Au rebours, le titre du livre de
M. Alexis François est trop modeste, et la vraie question qu'il y
traite, ou du moins la question que ses recherches éclairent, —
car il a le tort d'en avoir voulu traiter trois ou quatre à la fois,
— c'est précisément celle de la transformation de la langue. Si
la question de la transformation de la langue enveloppe en effet
, la question de la « grammaire du purisme, » elle la dépasse ; et,
— on voudra bien, en un tel sujet, nous pardonner ce néolo-
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAIS!:. 337
gisme, — rintérêt du livre de M. A. François est dans ce « dé-
passement. » En tout cas, tels qu'ils sont, ce sont deux bcns
livres, deux livres utiles, deux « contributions » importantes à
l'histoire générale de la langue française, et deux livres qui, pe'
une heureuse rencontre, se complètent l'un l'autre en se contre-
disant. (( Tandis qu'en effet M. F. Gohin, — dit à ce sujet, et
fort bien, M. Alexis François, — s'est appliqué surtout à montrer
l'origine et les progrès du mouvement émancipateur de la langue,
nous nous sommes attaché à mettre en lumière les efforts de la
réaction... Nous pensons que ces deux entreprises sont destinées
à se compléter l'une l'autre, en corrigeant l'impression trop
exclusive qui pourrait se dégager de chacune d'elles. » C'est ce
que nous voudrions essayer de montrer dans les pages qui sui-
vent, et non pas sans doute écrire, mais esquisser, au moyen
des précieux renseignemens que ces deux livres contiennent, un
chapitre de l'histoire de la langue française qu'ils n'ont certes
pas épuisé, mais qu'on ne saurait désormais se proposer d'écrire
sans recourir à eux.
I
L'enrichissement, ou, pour mieux dire et ne rien préjuger,
l'accroissement du vocabulaire, par quelque procédé que ce soit,
— néologisme, archaïsme, « provignement, » comme disaient les
théoriciens de la Pléiade, extensions de sens, invention de mé-
taphores nouvelles, emprunts aux langues étrangères et aux
vocabulaires techniques, ou à l'argot même des voleurs et des
filles, — est-il d'abord une affaire de « transformation de la
langue? » Il faut distinguer, à notre avis; et le défaut du livre de
M. Gohin est de n'avoir pas assez marqué la distinction. Ne
parlons, à ce propos, ni du simple barbarisme, ni du néolo-
gisme par dérivation ou par composition : les premiers, comme
Inextirpable, qu'on trouve, nous dit-on, dans Linguet, ou comme
Apocrijphité, qu'on trouve dans Volney, ne changent rien au
fond d'une langue; ils n'en sont qu'une maladive excroissance;
et les seconds, tels ([Vi' Individualité ou Intellectualité, Anglo-
manie ou Bureaucratie, n'en altèrent même pas la physionomie.
On les croirait aussi anciens qu'elle ! Mais d'autres cas sont plus
douteux. Vers le milieu du xviii" siècle, Svelte était, nous dit-on
un mot d'atelier, qui ne s'employait qu'entre sculpteurs, et
TOME xxx. — 1905. 22
338 uKvrK i)i:s dkix mondes.
(lAlembert scandalisa les puristes ses contemporains en le fai-
sant servir à caractériser Tune des qualités du style de Voltaire;
Amplitude n'était qu'à l'usage des savans : « l'amplitude des
oscillations du pendule; » se Potisser n'était, au dire de Gham-
fort, cité par M. Gohin, qu'un synonyme jtopulaire ou populacier
de s Avancer^ Avancer, Arriver, et Chamfort oubliait-il donc les
vers du Misanthrope :
On sait que ce pied plat^ digne qu'on lo confonde
Par àé sales emplois s'est poussé dans le monde?
à moins qu'il ne fît peut-être une différence entre se Pousser
dans le monde, et se Pousser, pris absolument. Pouvons-nous
vraiment dire que, rien qu'en entrant, depuis une centaine d'an-
nées, dans l'usage courant, et en s'y dépouillant, avec le temps,
de ce quils avaient originairement de technique, tous ces mots,
et tant d'autres qu'on y joindrait aisément par centaines, aient
opéré quelque transformation de la langue? C'est Rousseau, le
premier, paraît-il, dans ses Rêveries, et, après lui, Mercier, dans
son Tableau de Paris, qui auraient détourné de son sens tech-
nique le mot de Placage : « La phrase du bel esprit galant sent
le placage. » On ne trouve pas non plus dexemple de Dissolvant,
nous dit M. Gohin, dans son sens moral : — « La pensée de
Voltaire est dissolvante, » — avant Rivarol, de qui est cette
phrase; et le mot n'avait jusque-là d'emploi que dans le vocabu-
laire de la chimie. Extension de sens ou détournement, sont-ce
bien encore là des facteurs de transformation de la langue? La
métaphore elle-même en est-elle un? C'est ce qu'il faudrait voir!
Mais en tout cas le simple néologisme, le mot qu'on emprunte à
la science même ou à l'art, à une langue étrangère, à la langue
populaire, à l'argot, et dont on n'use qu'en son acception primi-
tive, ou à peine un peu étendue, pouvons-nous vraiment dire,
quand on en verserait des milliers dans le vocabulaire, que la
langue en soit transformée? M. Gohin a compté que, de sa troi-
sième édition, celle de 1740, à la quatrième, qui est celle de 1762^
le Dictionnaire de l Académie s'était accru, grossi ou enflé de
plus de cinq mille mots : qui dira cependant qu'il se soit opéré
de 1740 à 1762, — c'est-à-dire à peu près de Mahomet à Tan-
crède, — une transformation correspondante ou proportionnelle
à cet accroissement?
LES TRANSFORMATIONS DK LA LANGUE FRANÇAISE. 339
On répondra ([uo ki distinction est subtile, et je n'en discon-
viens pas. En matière de langage on pourra toujours dire que
nous ne discutons que sur des subtilités; et on aura généralement
raison. Mais la distinction me paraît ici nécessaire, et jo la crois
logiquement et historiquement fondée. Le caractère essentiel
d'une langue est dans sa grammaire ou dans sa syntaxe : je ne
voudrais pas le voir dans son vocabulaire. Et, à cette occasion,
je ne puis m'empêcher de relever, dans les « conclusions » du
livre de M. Gohin, les lignes que voici : « A la fantaisie des
écrivains antérieurs... Vaugelas et les puristes avaient compris
la nécessité de substituer l'ordre et l'unité... De là leurs efforts
pour créer une syntaxe et un vocabulaire... Pour ce qui est de la
syntaxe, les classiques du xvn*' siècle arrivèrent très vite à la
fixer d'une manière à peu près définitive et à la régulariser ; ceux
de L'âge suivant ne modifièrent en rien les résultats acquis, si ce
n'est pour les compléter. Les efforts des grammairiens et des
écrivains furent sur ce point aussi décisifs que les puristes les
plus intransigeans pouvaient le souhaiter. » Ce n'est pas tout à
fait mon avis, ni, si je l'ai bien compris, celui de M. Alexis
François. La révolution de la syntaxe a été plus profonde ! L'un
des crimes, nous le verrons, qu'il faut reprocher aux grammai-
riens du xviii'- siècle, est précisément d'avoir rendu, pur leurs
décisions d'une logique arbitraire, quoique rationnelle, iMolière
et La Fontaine, Pascal même et Bossuet, « irréguliers » et incor-
rects. Sic fata voluere... Ainsi l'ont voulu, qui? les Dumarsais
et les Beauzée, les d'Açarq et les de Wailly, les Gamache et les
Bellegarde. Mais ce que je retiens de l'observation de M. Gohin,
c'est qu'en toute langue, à côté de l'élément changeant, ou des
élémens changeans, lesquels sont la prononciation, l'orthographe,
le vocabulaire, etc., il y a un élément, non pas « fixe, » mais moins
changeant; et précisément ma thèse est que la langue ne « se
transforme » que dans la mesure où varie cet élément moins
changeant. Un accroissement de vocabulaire n'est pas une trans-
formation de la langue, s'il n'y a transformation qu'autant qu'il
y a « variation ; » et un accroissement en nombre, quelque consi-
dérable qu'il soit, n'est pas une variation.
Quel est maintenant l'intérêt de cette distinction? Le voici.
C'est qu'à ceux qui se sont proposé ou qui se proposeraient de
M fixer » une langue, on ne peut pas opposer cette objection,
devenue cependant banale, qu'à des besoins nouveaux il faut
340 iu;vri: i)i:s i)i:i x :\I()Mji;s.
des mots nouveaux. Car, en réalité, qui a dit le contraire? « Il
est défendu de créer des mois : » tel serait, d'après M. Goliin, le
premier article de la doctrine de Vaugelas; et d'abord je dois
dire que Vaugelas, — dont les Remarques seraient tout aussi
bien intitulées des Doutes sur la Langue française, — ne donne
point, en général, à ses conseils, cette forme impérati\ e. 11 excepte
d'ailleurs expressément de sa défense, « les mots allongés ou
dérivés. » Et enfin, en troisième lieu, pour les mots qu'il défend
de créer, a-t-on pris garde que ce sont les mots... dont on n'a
pas besoin? Diderot, si nous en voulions croire M. F. Gohin,
aurait inventé les .mots di Automatiser, de Facultatiste, de Pré-
ceptoriser, de Scèlératisme, de Term^inateur. Ces mots étaient-ils
nécessaires? en quoi correspondaient-ils à des « idées nouvelles? »
de quel progrès, non pas même de la science, mais de l'obser-
vation psychologique et morale, dira-t-on qu'ils fussent l'expres-
sion? Ce sont les mots de cette espèce, — allongés, dérivés,
composés, fabriqués, empruntés, transplantés, il n'importe, —
vraies créatures de l'ignorance ou de l'improvisation, que Vau-
gelas et son école ne voulaient pas que l'on créât. Ils ne vou-
laient pas qu'on les créât parce qu'on n'en avait pas besoin ;
parce que de tels mots n'expriment, en général, rien de plus que
ceux dont ils deviennent les synonymes barbares ; et parce qu'en
supposant, — ce qui est le grand argument de leurs inventeurs,
— qu'ils « abrègent le discours, » ils ne l'abrègent d'ordinaire
qu'en le spécialisant, c'est-à-dire en le rendant plus obscur. Et,
en effet, tout le monde me comprendra, si j'écris que les condi-
tions de la grande industrie « réduisent l'ouvrier à l'état de
machine, » mais personne ne m'entendra si je dis qu'elles
« l'automatisent. » Et, au lieu de dire que je n'aime pas « qu'on
me fasse la leçon, » que gagnerai- je à dire qu'il ne me plaît pas
qu'on me « préceptorise? »
Mais, pour les mots qui expriment des idées ou des choses
Jiouvelles; — et, par exemple, si la chimie, l'histoire naturelle, la
physiologie, la philologie, l'histoire des institutions viennent à
naître, ou encore, si du fond de son observation, quelque écri-
vain, prosateur ou poète, ramène quelque vérité jusqu'alors
inaperçue, — je ne vois pas qu'on ait jamais disputé à l'écrivain
le droit de créer, pour rendre ces choses, des vocables nouveaux ;
et, à cet égard, ce n'est pas Vaugelas, ni Boileau, qui se seraient
insurgés contre Iji leçon d'Horace :
I.ES TRANSFORMATIONS DL: LA LANGUE FRANÇALSL. IVll
... Licuit semperque Ucchit
Slgnatum prœaente nota producere nomen.
J'aimerais, là-dessus, pour terminer une question dont j*".
pense qu'on voit maintenant l'importance, qu'en regard du pré-
cieux Lexique méthodique où M. Gohin a rassemblé tous les
« néologismes » qui se sont fait jour de 1740 à 1789, — et dont
il n'y a pas, je pense, la moitié qui [soient demeurés en
l'usage, — quelqu'un dressât, sur le même plan, le Lexiqtie des
mots qui se sont introduits dans la langue depuis 1647 \B.e~
marques de Vaugelas], jusqu'en 1696 [huitième édition des Carac-
tères de La Bruyère] . Ils seraient peut-être plus nombreux qu'on
n'a l'air de le croire.
Ce que l'on peut seulement dire, et qui sera parfaitement
vrai, c'est qu'au cours de cette période, de 1647 à 1696, les
« bons écrivains, » — et je désigne ainsi, tout simplement, ceux
que nous réputons encore aujourd'hui les meilleurs, — pré-
fèrent, à la <( création » de mots nouveaux, des manières nou-
velles d'assembler les mots consacrés par l'usage :
ou encore,
ou encore
Ces murs même, Seigneur, peuvent avoir des yeux ;
L'imbécile Ibrahim, .sans craindre sa naissance,
Traîne dans le sérail une éternelle enfance ;
L'implacable Athalie, un poignard à la main,
Rit du faible rempart de nos portes d'airain.
Nous savons de nos jours que le propre de ces « alliances de
mots, » — qui ne sont, ni, en un certain sens, moins fréquentes,
ni, en un autre sens, moins rares chez Hugo que chez Racine, —
est généralement de ne pouvoir être détachées de leur contexte,
transposées, et imitées. Les yeux d\m mur! cela ne veut rien
dire hors de sa place, en dehors du vers de Racine, ne serait
qu'une fausse élégance dans un vers même de la Henriade ! et
pour l'expression de : craindre sa naissance, nous ne l'enten-
drions seulement pas en dehors de son contexte. C'est ce que
n'a pas su le xvui^ siècle, et, comme le fait remarquer jus-
tement M. Gohin, là même est l'une des raisons de la faiblesse
du « style poétique » de Voltaire et de son école. Quant au
342 REVUE DES DEUX MONDES.
grand motif de cette préférence des « l)ons écrivains, » il est
assez clair, mais le fût-il davantage, nous vivons dans un temps
où il n'est pas inutile, en passant, de le préciser.
C'est qu'il n'y a rien de plus facile que d'inventer un mot, et
même, ordinairement, on n'en invente que parce que cela est infi-
niment plus facile que de connaître les ressources de sa langue
et d'en savoir tirer parti. « Pour éviter l'erreur, a dit quelque part
Gondillac, il ne faut que savoir se servir de la langue que nous
parlons. » Et il ajoute : « Il ne faut que cela, mais j'avoue que
c'est beaucoup exiger. » Pareillement, pour éviter le néologisme,
je dirais qu'il ne faut que (( savoir se servir de la langue que
l'on écrit. » Le néologisme proprement dit, — à moins, bien
entendu, que l'on n'écrive ou que l'on ne parle sur des matières
techniques, sur la chimie organique ou sur les constructions
navales, — n'est toujours qu'une ressource désespérée. « Les
termes autorisés par l'usage, dit le même Gondillac, et à peu
près au même endroit [De ïart de Penser, partie 11, ch. 1
et 2], me paraissent d'ordinaire suffisans pour parler sur toutes
sortes de matières. Ce serait même nuire à la clarté du lan-
gage que d'inventer, surtout dans les sciences, des mots sans
nécessité. » Voilà la vérité même, contre laquelle, en aucune
langue, ne prévaudront les déclamations des « néologues. » Je
la trouve exprimée, — ou avouée, — d'une autre manière par
un « néologue » illustre en son temps : c'est le marquis de
Mirabeau, qui nous dit franchement, dans V Avertissement de son
A7ni des hommes : « Habitué à écrire très incorrectement, les
soins nécessaires pour retravailler un style quelquefois original,
mais toujours louche et défectueux, seraient une fatigue pour moi
qui suis surtout ennemi de la peine. » Les néologues sont enne-
mis de la peine : entendons bien cela ! Et, en effet, ce sont le plus
souvent des « improvisateurs, » quand ce ne sont pas des « il-
lettrés, » ou tout au moins ce qu'on appelle aujourd'hui des « au-
todidactes. » Et ils peuvent bien dire, avec Mercier : « Si l'on ne
veut point de ma langue, l'on n'aura point de mon esprit ! Qui
perdra? Je fais la loi et ne la reçois point; je donne; le public
est mon débiteur; qu'il paye en reconnaissance ou qu'il ne paye
pas, je me déclare son créancier. Cette génération-ci n'est pour
moi qu'un parterre; il y en aura une autre demain qui appré-
ciera mon travail; en attendant j'aurai travaillé pour ma langue,
celle que je préfère! » On leur répondra qu'ils ont tort dans leur
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAIS!:. 343
préférence; que 1 "on n'a jamais « travaillé pour sa langue » à
coups de barbarismes; que leurs néologismes ne leur servent
qu'à masquer leur embarras; et qu'en somme, toutes les fois
qu'ils savent à peu près ce qu'ils veulent dire, ils le disent plus
ou moins heureusement, mais à peu près comme tout le monde;
— et on le voit dans ce passage même. Des mots nouveaux n'en-
richissent une langue qu'autant qu'ils expriment des idées vrai-
ment nouvelles; et quand l'idée est vraiment nouvelle, le mot
nouveau passe, et s'introduit dans la langue, sans qu'on s'en soit
presque aperçu. C'est encore ce que Vaugelas avait dit avant
nous.
II
Après cela, nous ne nierons assurément pas que l'histoire
de l'introduction des mots nouveaux dans une langue ne soit
toujours intéressante, et assez souvent instructive. Il est intéres-
sant de savoir que Capucinade, coqiietiement, endolorir, indis-
tinction, înatérialiser, meseslifne, ordurier, repoussant , promis-
cuité, ro7itinier seraient de l'invention de Rousseau ; et je ne
retiens ici de la liste de M. Gohin que les mots qui sont entrés
dans l'usage courant de la langue. Nous devrions à Bernardin de
Saint-Pierre : Alarmant^ animalité, bruire, caverneux , cha-
toyant, s exfolier, insignifiance, organisant, vésiculaire. Diderot
nous aurait donné : Dispendieux, doctoralement,êpistolographie,
idéaliste, incoercible, ininterrompu^ ondulant , préconçu , prévari-
cation, proscripteur, surimposer, théisme, théophilie, quelques
autres encore. Alacrité serait de la Beaumelle; Enumérer, de
Montesquieu; Gloriole, de l'abbé de Saint-Pierre; Pédestre, de
Diderot; Probe serait de Restif; Procréateur, de Buffon; Improvi-
sateur, de Mercier ; Déploration, de la Beaumelle... Mais, à vouloir
poursuivre l'énumération, je reproduirais le Lexique entier de
M. Gohin, et je dois avouer qu'en transcrivant ces mots je me
demande s'ils sont bien tous de l'invention des écrivains à qui
M. Gohin les attribue.
J'ai cité plus haut les vers du Misanthrope : M. Gohin est-il
bien sûr que Bruire soit une création de Bernardin de Saint-
Pierre, ou ma mémoire me trompe-t-elle quand je crois me
rappeler une phrase de Don Juan : « Vous voyez que, depuis
un temps, le vin émétique fait bruire ses fuseaux? » Et, en tout
344 IIEVIE DKS DEl X MONDF.S,
cas, Bruire est dans la première édition du Dictionnaire de l'Aca-
démie ri694], de même que Caverneux. Dispendieux est dans
la quatrième [1762] (1). M. Gohin inscrit le mot Fongible dans
son Lexique méthodique, et il cite cette phrase de Turgot : « Les
choses qui se consomment par l'usage, et que les jurisconsultes
appellent fongibles... » La citation même n'écarte-t-elle pas ici
toute idée de néologisme? à moins qu'avant Turgot le droit
français n'eût pas de nom pour les choses fongibles? M. Gohin
fait honneur à Rousseau d'avoir, dit-il, « rendu leur sens
antique aux mots civil, civilité, civilement? » Mais est-ce que
Bossuet ne l'avait pas fait avant Rousseau, dans ce passage de
son Discours sur riiistoire universelle : « Le mot de civilité ne
signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la défé-
rence naturelle qui rend les hommes sociables; Chornme civil
n'était autre chose qu'un bon citoyen, qui se regarde toujours
comme membre de l'État, qui se laisse conduire par les lois, et
qui conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur
personne [III, V.]. » Je ne parle pas de Saint-Simon, qui avait dit
de Fénelon et de M"^ Guyon que leur « sublime s amalgama, »
bien avant que les « néologues » du xvni*' siècle eussent réem-
prunté l'expression à la langue de la chimie : M. Gohin s'en est
souvenu à temps; et d'ailleurs les Méinoires de Saint-Simon
n'ont paru qu'en 1824. Et moi-même, ici, je n'ose rien affirmer,
sachant combien ces questions de priorité sont difficiles à dé-
cider. Il y faudrait des lectures infinies, auxquelles une vie
d'homme ne saurait suffire, et quand on les aurait achevées, un
texte inédit surgirait qui nous obligerait à changer d'opinion.
Joignez-y des nuances de sens qui échappent aux uns et que les
autres croient sentir. (( L'homme n'est jamais qu'à la circonfé-
rence de ses ouvrages, la nature est à la fois au centre et à la
circonférence des siens. » C'est une phrase de Rivarol, et je ne
l'entends même qu'à moitié. Qu'est-ce que cela veut dire :
« L'homme n'est qu'à la circonférence de ses ouvrages? » En
quoi et comment M. de Rivarol n'était-il qu'à « la circonférence »
de la « pensée » que nous venons de transcrire? Mais s'il ne
fait ici que transposer une expression célèbre de Pascal, où est
le « néologisme? » et M. Gohin, qui le lui attribue comme tel,
(1) Rappelons ici, pour ceux qui le savent, znais qui feignent parfois de
l'ignorer, qu'il y a eu sept éditions du [Diclionnaire de l'Académie, — sous les
dates respectives de 1694, 1718, 1740, 1762, 1798, 1835 et 1878.
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. 345
l'entend donc d'une autre manière que moi? J'ai peine encore
à croire que Repoussant, — un aspect repoussant, des manières
repoussantes, — soit un néologisme qui ne daterait que de
VÉmilc; Alarmant, que de Bernardin de Saint-Pierre; et Docto-
ralement, que de Diderot. Quelque lecteur pourra-t-il me tirer
d'inquiétude?
Je Tespère, s'il a vu l'intérêt de la discussion, qui consiste en
ceci que le vocabulaire de la langue écrite, — et surtout de la
langue littéraire, — étant toujours moins étendu que le vocabu-
laire de la langue parlée, nous ne sommes jamais absolument
sûrs qu'un mot de la langue générale et de l'usage commun
soit proprement « nouveau. » Voici à cet égard un curieux
article de M. F. Gohin dans son Lexique :
« Conséquent, considérable. Beaumelle, IV, 537 : « des rem-
boursemens de capitaux conséquens. » Id., IV, 429 : « cet objet
pourrait devenir conséquent pour le prince. » Piis l'avait employé
dans la préface de V Harmonie imitative ; il en fut vivement repris
et essaya de se justifier.
« Cette signification nouvelle rencontra de vifs adversaires.
La Harpe [ix, 445] s'élève contre cet « usage des coulisses et des
journaux. » Domergue reconnaît que le mot est à la mode en ce
sens [Journal, ix, 83], qu'on l'emploie « dans les meilleures
sociétés, » mais il le rejette comme barbare. Au contraire Mer-
cier [Tableau de Paris, x, 192] se montre favorable à ce néolo-
gisme : « Le peuple dit une araire conséquente, un tableau con-
séquent, pour dire une affaire importante, un tableau de prix...
Les grammairiens et les journalistes proscriront le terme consé-
quent. Presque tout le monde s'en sert, et il faudra bien qu'il
soit accepté, du moins dans la conversation.
« En réalité, ajoute M. Gohin, cette signification est cou-
rante parmi le peuple, mais elle est toujours suspecte et bar-
bare. »
Ici, je ne comprends plus. Suspecte; pourquoi cela? et bar-
bare; pour quelle raison? Parce qu'elle est populaire? Parce
qu'elle n'est pas conforme à l'étymologie du mot, ni analogue au
sens habituel des autres mots de la même famille, Conséquence,
conséquemment? C'est le cas de la plupart des mots de la langue 1
Voyez plutôt Erreur, erratique., errement. Du moins est-ce une
|}4G ui:vrK des i)i;i x mo.mjhs.
objection qu'on no saurait faire à Temploi du mot Fortuné dans
le sens de « Qui a de la fortuuc; n et rien, sans doute, n'est
plus « analogue « au sens du mot de Fortune lui-même ! 11 est
vrai qu'en revanche rien n'est moins conforme à Tétymologie,
Fors, for tima, for tunatits. Le lexicographe Féraud n'y voit cepen-
qu'un « barbarisme, » et M. Gohin semble être du môme avis...
Mais sans insister sur ces exemples, j'ai voulu dire et je dis que,
le jour où les mots de conséquent et de fortuné seront acceptés
de la langue littéraire avec le sens qu ils ont dans la langue
populaire, ce ne seront pas des « néologismes » dont s accroîtra
le vocabulaire, mais encore une fois de simples extensions,
dérivations ou détournemens de sens qu'on enregistrera, mais
qu'on n'inventera pas.
C'est ce qui rend intéressant de savoir à quelle date précise,
dans quelles conditions, pour faire droit à quelles exigences, et
par l'intermédiaire de quel écrivain, tel ou tel mot a commencé
de signifier ce quil ne signifiait pas jusqu'alors. C'est pourquoi
la seconde partie du livre de M. Gohin, sur « la création des
métaphores » et sur « l'extension du sens des mots, » paraîtra la
plus instructive. Elle l'est surtout en ce qui concerne le véritable
enrichissement du vocabulaire, et de la langue même, par l'in-
troduction, dans la langue générale, du vocabulaire des langues
spéciales, telles que celle des sciences positives, par exemple, ou
celle des arts plastiques, ou celle des arts et métiers. Mais ici
encore, ici surtout, nous aurions aimé que la statistique fût
comparative. « Diderot emploie au figuré, nous dit M. Gohin,
des mots comme Arithmétique , anatomiser, aplomb, levier, oscil-
lation. » M. Gohin n'ignore sans doute pas qw'anatomiser, par
exemple, s'est employé dans la langue littéraire, et au figuré,
bien avant Diderot. C'est pourquoi, avant que de considérer l'in-
troduction des termes de science dans la langue générale comme
un des caractères de la transformation de la langue au xviii^ siè-
cle, il faudrait avoir dépouillé les œuvres, non pas, naturelle-
ment, de Racine ou de Molière, mais de Pascal, de Descartes,
de Malebranche, de Bayle, en ses Nouvelles de la République des
Lettres, de Fontenelle, en sa Pluralité des mondes, et de bien
d'autres encore. Ou, inversement, il ne faudrait prendre ses
exemples pour le xviii*' siècle que dans les œuvres purement
« littéraires » des Voltaire, des Diderot, des Rousseau, et non dans
leurs œuvres « scientifiques « ou « philosophiques, » telles que
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAIS!:. .'iiT
les Principes de la Philosophie de Netoton ou la Lettre sur les
aveugles. Mais on ne fait ni l'un ni l'autre ! On appelle tout le
monde, Linguet ou Restif, — et à peu près indistiuctement tous
les textes, si je puis ainsi dire, la Théorie de l'impôt ou le
Tableau de Paris, — à témoigner de la langue du xviii^ siècle,
et au contraire on n'appelle qu'une demi-douzaine de « grands
classiques » à témoigner de la langue du xvii^ siècle ! Je vou-
drais, qu'avant de parler des emprunts de la langue générale
du xviii^ siècle à la langue scientifique, on eût dépouillé, je le
répète, Pascal et Descartes, Bayle et Malebranche, comme je vou-
drais qu'avant de parler de ses emprunts à la langue populaire,
on eût dépouillé Poisson et Hauteroche, Bergerac et d'Assouci,
Scarron et Saint-Amant, Charles Sorel et le Père Garasse.
Si l'on faisait ce dépouillement, d'une part, et, de l'autre,
cette balance, on verrait peut-être alors que deux choses, que
l'on confond ou que l'on mêle, doivent être examinées séparé-
ment, pour la bonne raison qu'elles ne varient pas toujours
simultanément Tune et l'autre, ni surtout en fonction l'une de
l'autre : la « transformation de la langue, » et la « transforma-
tion de la mentalité. » Il est certain qu'au xvni'= siècle, et no-
tamment dans la période qu'étudie M. Gohin, de 1740 à 1789,
— ^ ces dates étant d'ailleurs un peu arbitrairement choisies, —
l'opinion publique, le public français et européen, les gens du
monde, les hommes de lettres sont devenus infiniment plus
curieux de science et d'art, de musique et de peinture, par
exemple, qu'ils ne l'étaient cent ans auparavant. Les vrais savans
ne sont pas alors plus nombreux, et, quoi qu'on en dise,
leurs découvertes ne sont pas plus considérables; mais, de ces
découvertes et de ces travaux des savans, le public est plus
curieux. A plus forte raison les gens de lettres! Voltaire et Rous-
seau s'intéressent à une foule de choses qui n'intéressaient ni
Boileau ni Racine. Il n'est donc pas douteux que les grands
écrivains du xvni® siècle aient abordé beaucoup de sujets igno-
rés, méconnus, ou dédaignés de leurs prédécesseurs. Il ne l'est
pas non plus que V Emile et le Contrat social, que ÏHis taire
naturelle, que les Études de la nature aient été des eni-ichisse-
mens durables pour la littérature et la langue française. La
Révolution n'a pas permis que VEe^^mès de Chénier en devînt
un. Et il n'est pas douteux enfin que, pour parler de l'attraction
ou de r (( emboîtement des germes, » tous ces écrivains ont eu
3i8 i\evi:e di:s dkux aio.mjks.
besoin de mots qui n'étaient pas en usage avant que la « chose »
fût connue. Mais la question n'est pas là; la question est de savoir
si la langue en a été « transformée ; » et pour ma part, c'est ce
que je ne vois pas.
Et cette opinion, que j'ai l'air de soutenir contre lui, ne
serait-elle pas, en somme, l'opinion de M. Gohin? Les meilleures
pages de son livre sont celles où il a essayé de caractériser la
nouveauté du style de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre.
Félicitons-le, à cette occasion, d'avoir rendu à l'admirable écri-
vain des Études de la nature, la justice qu'il mérite et qu'on
lui refuse communément. Mais qu'est-ce à dire? et pourquoi ces
pages? Parce que M. Gohin n'a pu lire, « la plume à la main, »
Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau, sans être émerveillé de
la nouveauté de leur style? Oui, sans doute! Mais plutôt encore,
parce qu'il a senti que le véritable ouvrier de la « transforma-
tion de la langue, » c'est l'écrivain, le grand écrivain, l'écri-
vain original, qui n'a besoin pour être original, — et M. Gohin
le constate à propos de Rousseau, — ni presque d'une seule
métaphore dont on ne se soit servi avant lui, ni presque d'un
« néologisme. » Et, en effet, tant qu'une langue n'a pas encore
de (f littérature, » et ne sert qu'aux usages quotidiens de la vie,
son évolution peut obéir à des lois dont la nécessité se dé-
montre. On peut dire en ce cas, quoiqu'un peu abusivement,
que l'histoire d'une langue a quelque chose de scientifique. Mais,
avec sa littérature, l'action de l'homme commence à s'exercer
sur elle, et la langue, en devenant œuvre d'art, devient suscep-
tible d'être « transformée » par la volonté. C'est ce qui semble
alors monstrueux aux philologues, et c'est de là qu'ils datent le
commencement de la décadence. On peut le leur permettre, si
les révolutions ne s'accomplissent pas moins, en dépit d'eux, en
dehors d'eux, sans égard à leurs théories. Mais ils ont toutefois
le pouvoir de les retarder, et, sous le nom de « grammairiens, »
c'est ce qu'ils ont essayé de faire au xviii® siècle. Nous allons le
voir en passant du livre de M. Gohin à celui de M. François, où
sont exposés les efforts du « purisme » pour immobiliser la
langue à un moment donné de son évolution, et, — contradiction
singulière ! — pour achever néanmoins de la « perfectionner, »
non pas précisément en la ramenant à ses origines, mais en la
soumettant aux exigences de la logique et de la raison.
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. :{i9
III
L'un des phénomènes les plus caractéristiques et les plus
particuliers de l'histoire extérieure de la langue au xviii" siècle,
c'est la multiplication, et, d'année en année, pour ainsi dire, la
croissante autorité des grammairiens. De fort honnêtes gens,
qui ne font point métier d'écrire, et qu'aucun apprentissage n'a
d'ailleurs préparés à la tâche qu'ils assument, « s'établissent »
grammairiens et, du haut de leur judiciaire, s'érigent en arbitres
souverains de la correction, de la pureté, de l'élégance du lan-
gage. Ils ne s'adressent point, comme les grammairiens de nos
jours, aux enfans des écoles, ou, comme nos philologues, aux
étudians des Universités, mais aux gens du monde, aux gens
de lettres; et même ce sont ceux-ci qu'ils prétendent surtout
régenter. Ils énoncent des règles auxquelles ils s'étonnent, ou
plutôt ils s'indignent, que Racine, que Molière, que La Fon-
taine, que Pascal, que Bossuet ne se soient pas soumis. Ils déci-
dent que ces grands écrivains, en dépit de tout leur génie, « ne
doivent être lus qu'avec précaution sous le rapport du langage. »
Ils en donnent ce qu'ils appellent des preuves, et qui n'en sont
que de leur présomption ou de leur outrecuidance. Cette phrase
est trop longue, et ce tour est embarrassé ! Des traces de négli-
gence leur apparaissent dans Andromaque ou dans Iphigéaie, et
ils en découvrent de « galimatias » dans Tartufe ou dans le
Misanthrope. Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, a d'étranges
familiarités, et Pascal, surtout en ses Pensées, de regrettables
hardiesses. Et on les écoute ! On les écoute et on les suit. Le fils
même de Racine est gêné quand il essaie de défendre les vers
de son père contre les critiques souvent ridicules de l'abbé d'Oli-
vet; et Voltaire, hardi contre Pascal, est timide aux observia lions
de labbé Desfontaines. C'est bien pis quand, dans la seconde
moitié du siècle, les grammairiens deviennent philosophes, que
leurs chefs de file s'appellent Dumarsais, Condillac, Duclos,
Marmontel, ou Thomas. Ils régnent alors sur la littérature. Et, le
désordre de l'époque révolutionnaire aidant, ce sont eux qui
achèvent de constituer le nouvel ordre grammatical, et ce style
« pseudo-classique, » dont le romantisme aura, de 1810 à 1830,
tant de peine à se libérer.
Rendons d'ailleurs justice à leurs intentions, qui furent
'MiO ItHVlK IJHS DEUX .MO.NDKS.
bonnes, et auxquelles il n"a manqué que de trouver de meilleurs
moyens, et surtout des moyens plus iiitelligens, de se réaliser.
Admirateurs sincères, et on pourrait dire passionnés, de ces
grands écrivains qu'ils critiquent, leur critique n'est justement,
du moins à Torigine, qu'un ellet de leur admiration. Bien loin de
méconnaître les qualités de Molière ou de Racine, ils n'en
veulent à ces grands écrivains que des taches qu'on trouve
encore en eux. Ils ne sont point parfaits ! Mais quoi, se disent
nos grammairiens, ne pourrait-on les rendre tels, rétrospecti-
vement? et, par exemple, serait-il impossible de distinguer en eux
leurs qualités d'avec leurs défauts, et de retenir les unes, qu'on
imiterait, en rejetant les autres, qu'on éviterait? Les modèles
seraient ainsi fixés dans une attitude éternelle! On chercherait^
on trouverait, on dirait en quoi, comment, pour quelles raisons
ils sont des modèles. Le respect qu ils inspireraient ferait une
barrière naturelle à la menaçante invasion du <( néologisme. »
Leurs exemples ne s'opposeraient pas moins à la « préciosité »
renaissante, qu'aux progrès quotidiens de la vulgarité. On verrait
se multiplier les copies de leurs chefs-d'œuvre. Il y aurait des
Massillon, qui seraient des Bossuet moins rudes, plus élégans,.
dont les accens, plus harmonieux, flatteraient plus agréablement
les oreilles de Cour; et Voltaire, à la ville, serait un Racine
plus pathétique, plus « mondain, >» moins étranger aux choses
qui ne sont pas de son art. On a relevé quelque part ce propos
de Voltaire : (( Ma mère, qui avait connu Despréaux, disait de
lui que c'était un bon livre et un sot homme; » les Boileau du
xvui* siècle, plus avertis, ne seraient pas des sots. C'est même en
quoi consisterait la supériorité du Temple du Goût sur l'Art
Poétique. Mais ce serait la même tradition; ce serait la même
langue, maintenue dans sa fixité par le même corps de syntaxe;
ce serait donc aussi la même littérature ; et ce serait surtout, —
car là est le grand point pour nos « grammairiens, » — les
mêmes raisons de propagation de cette langue et d'universalité
de cette littérature.
Je crois avoir résumé, dans ces deux paragraphes, — et peut-
être un peu éclairci, — ce qu'il y a de sujets mêlés dans le livre
de M. François. En voici le titre complet : La Grammaire du
Purisme et V Académie française au XVIIP siècle. Introduction à
ré/ude des commentaires grammciticaax d'auteurs classiques. Et
en effet, tout cela s'y trouve : la critique des « grammairiens
LES TRAiXSFORMATlO.NS DE LA LANGUE FRANÇAISE. Mol
puristes; » d'exacts et curieux renseignemens sur leurs rapports
avec rAcadémie française, dont plusieurs d'entre eux ont fait
partie; la détermination, si je puis ainsi dire, de la « liste des
classiques français; » de précieuses indications sur la manière
dont le xvni« siècle les a lus et commentés, ou commentés pour
les mieux lire; et enfin Ténumération, avec la discussion, des
moyens qui ont procuré, par la modification de Ja syntaxe, la
seule « transformation » que la langue ait subie au xviii° siècle.
Ce sont ces moyens qu'il est intéressant d'examiner.
IV
On se rappelle la définition que Vaugelas avait donnée de
l'usage, en le réduisant « à la façon de parler de la plus saine
partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus
saine partie des auteurs du temps. » Sur quoi trois questions
s'élevaient : « — 1" Qu'est-ce que la plus saine partie delà Cour?
— 2" Qu'est-ce que la plus saine partie des auteurs du temps ?
— 3^* Quels rapports doit-on établir entre la façon de parler de
la Cour, et la façon d'écrire des auteurs? » Vaugelas, — comme
d'ailleurs avant lui Malherbe, et comme après eux la plupart de
nos bons écrivains, jusqu'à La Bruyère, — avaient répondu à la
dernière de ces trois questions, qui est logiquement la première, en
subordonnant la langue écrite, et, ce sont les termes de M. Fran-
çois, « en la plaçant dans la dépendance absolue de la langue
parlée. » Ils donnaient pour motif de cette décision qu'étant la
première en date, la parole est aussi la première en dignité, puis-
que enfin elle est toujours « le modèle » que l'écriture se propose
d'imiter. Les mots eux-mêmes l'indiquent : on n'écrit que pour se
faire « entendre ; >> c'est-à-dire pour atteindre, au moyen de l'écri-
ture, un public plus étendu; pour lui mettre sous les yeux ce
que l'éloignement, dans l'espace ou dans le temps, nous empêche
de confier à son oreille. Et si peut-être on pourrait rapporter à
l'observation de ce principe la tendance ou le caractère oratoire
de la prose française au xvii^ siècle, c'est ce que je n'examine
point aujourd'hui. Je me borne à rappeler qu'il y a une prose
française du xvu° siècle qui n'est pas du tout oratoire, et on la
trouvera dans les Maximes de La Rochefoucauld ou dans les Lettres
de M""^ de Se vigne. Mais ce qui est bien certain, c'est que la
maxime de Vaugelas a, pour ainsi dire, prolongé, jusque dans
3r>2 REVUK DES \)VA:\ MONDES.
la prose oratoire de Bossuet, ce caractère de « familiarité »
parlée, qui offense la délicatesse mondaine de Voltaire ; et ce
qui n'est pas douteux, c'est qu'elle nous rend compte, on nous
en expliquant l'origine et l'objet, dos « irrégularités » que les
puristes nous signalent à l'envi non seulement dans les vers,
mais dans la prose de Molière (1).
Citons \i cet égard de justes et fines remarques de M. Fran-
çois : <( Rien n'égale, nous dit-il, la satisfaction de Vaugelas
lorsqu'il découvre « une belle et curieuse » exception aux règles
qu'il s'efforce d'établir. Longtemps après lui les grammairiens
célèbrent encore le charme de l'irrégularité en matière de lan-
gage. Le gallicisme, ce fils insoumis de la langue, leur inspire
plus que de l'indulgence; ils ont pour lui toutes les faiblesses. »
Et qu'est-ce que le gallicisme, sinon « une façon de parler »
proprement et purement française, dont ni l'analogie, ni l'histoire,
ni la raison ne rendent compte, qui ne se tire que de l'usage,
qui est parce qu'elle est? et qu'en vain essaiera-t-on de proscrire,
on n'y réussira toujours qu'incomplètement, parce qu'elle tient
au fond ou au génie même de la langue. C'est au gallicisme
que songeait Chapelain, quand il écrivait, sur une marge de son
exemplaire des Remarques de Vaugelas, qu'en notre langue,
« l'élégance consiste principalement à s'éloigner de la construc-
tion ordinaire et de la régularité grammaticale. » C'est au gal-
licisme que songeait l'abbé Tallemant, quand il écrivait, dans ses
Remarques et décisions : « On ne peut mieux prouver que cette
phrase est bonne qu'en faisant voir qu'elle aurait moins de grâce
en la rendant plus grammaticale. » Et Dacier aussi y songeait
quand il écrivait, en 1721, dans la préface de ses Vies de Plu-
tarque : <( Notre langue est surtout capricieuse en une chose;
c'est qu'elle prend souvent plaisir à s'écarter de la règle, et Von
peut dire que souvent rien n'est phis français que ce qui est
irrégulier. » C'est à M. François que j'emprunte ces deux der-
nières citations.
Mais, précisément, c'est ici, et à cette même époque, aux envi-
rons de 1720, que commence à s'échauffer la bile des grammai-
riens philosophes, et, au fait, dans toutes leurs diatribes contre
la tyrannie « capricieuse et désordonnée de 1 usage, » ils n'en ont
véritablement qu'à ce principe de la subordination de la langue
(1) Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1898, l'article sur la Langue de Molière
LES TRANSFORMATIOINS DE LA LANGUE FRANÇAISE. 353
écrite à la langue parlée. « Aulre chose est de parler ou d'écrire,
dit à ce propos l'abbé d'Olivet: car si l'on veut s'arrêter aux
licences de la conversation, c'est le vrai moyen d'estropier la
langue à tout moment! » C'est, on le voit, la contradiction formelle
du principe de Vaugelas. La contradiction n'est pas moins appa-
rente dans cet autre passage : « Moins la grammaire autorisera
d'exceptions, moins elle aura d'épines; et rien ne me paraît si
capable que des règles générales de faire honneur à une langue
savante et polie. » Et, de proche en proche, sous le couvert de
ces observations, qu'on eût crues d'abord inoffensives, nous
aboutissons, vers 1750, àcette conclusion, qui est de d'Alembert,
dans le Ducours préliminaire de l'Encyclopédie : (( Eclairée par
une métaphysique fine et déliée, la grammaire démêle les nuances
des idées, apprend à distinguer ces nuances par des signes diffé-
rens, donne des règles pour faire de ces signes l'usage le plus avan-
tageux, découvre souvent, par cet esprit philosophique qui remonte
à la source de tout, les raisons du choix bizarre en apparence
qui fait préférer un signe à un autre, et ne laisse enfin à ce caprice
national qu'on appelle l'Usage que ce qu'elle ne peut pas absolu-
ment lui ôter. » Voilà pour le coup les griefs des grammairiens
nettement exprimés : l'usage est « capricieux, » et la grammaire
d'une langue savante et polie doit être « rationnelle » ou du
moins « raisonnable; » l'usage est « national, » et nous voulons
une grammaire qui soit « universelle; » et, — d'Alembert ne
le dit pas, mais d'autres le diront pour lui, et s'ils ne l'avaient
pas dit, nous prendrions sur nous de le dire pour eux, —
l'usage est « aristocratique, » puisqu'on J'a défini jusqu'à eux
par sa « conformité avec la façon de parler de la plus saine
partie de la Cour. » Capricieux, national, et aristocratique, c'en
était plus qu'il ne fallait pour condamner la doctrine de l'usage;
et, en effet, la substitution d'une autre doctrine à la doctrine de
l'usage est le premier trait de la « transformation de la langue »
au xvin® siècle.
J'ai tâché d'expliquer ici même, dans une étude sur Vaugelas
et la doctrine de l'usage (1), ce que c'était, dans l'esprit de Vau-
gelas que « la plus saine partie de la Cour, » et je crois avoir
montré que ce n'était pas « le courtisan, » — dans le sens qu'aussi
bien ce mot lui-même n'a décidément pris que depuis Vaugelas
(l) Voyez la Revue du 1*' décembre 1901.
TOME XXX, — 1905. 23
lM)i UKATR DF,S UKIX :\1()NDES.
et après Louis XIV, — mais le rapprochement et la réunion tie
ce qu'un grand pays, à un moment donné de son histoire, peut
compter de « mérites » on tout genre, militaires, prélats, diplo-
mates, magistrats, administrateurs, hommes de lettres, grandes
dames! Kt, en effet, comment une telle réunion n'aurait-elle
pas une tout autre expérience des réalités de la vie que le bon
pédant qui n"a jamais, pour ainsi dire, mis le nez hors de son
cabinet, ou du cabaret du Mouton Blanc? Et comment cette expé-
rience, en s'efforçant de s'exprimer, n'aurait-eile pas enrichi la
langue des mots, des locutions et des tours les plus appropriés à
la nature, à la diversité, à la complexité de son objet? C'est par
la Cour, ainsi définie, que le technique de la guerre, de l'admi-
nistration, de la politique sont entrés dans l'usage de la langue.
Mais, après cela, je ne fais aucune difficulté de reconnaître que,
de Vaugelas à labbé d'Olivet, la Cour avait changé ; qu'elle était
fort éloignée d'être, aux environs de 1750, la réunion des mérites
en tout genre ; que, la plupart des courtisans « ne s'exerçant que
sur des matières frivoles, » — l'observation est d'Helvétius, —
leur juridiction sur la langue avait perdu son principal titre ; et
que par conséquent, quel qu'il fût, l'usage de « la plus saine
partie de la Cour, » qui nen était plus alors que la moins cor-
rompue, ne pouvait servir de modèle ni de règle à la bonne
« façon de parler » ou « d'écrire. » C'était la Ville, désormais,
et les Salons qui exerçaient ou qui prétendaient représenter, en
matière de langue, l'autorité de Fusage.
Il ne restait donc plus, pour les contrepeser, — c'est un beau
mot, que Pascal préférait à contre-balancer, — que « la plus
saine partie des auteurs. » Sur quoi, naturellement, la discussion
se rouvrait de plus belle, car, qui sont ces « bons auteurs?» ces
« auteurs sains ? » ceux dont les écrits pourront servir à la fois
de modèles à leurs imitateurs, et de fondement ou de point
d'appui aux règles de la grammaire? On trouvera sur cette
question d'intéressans détails dans le livre de M. François; et il y
en avait quelques-uns dans le livre de M. Gohin. Mais nous
serions entraînés trop loin si nous voulions les suivre, et il
nous suffira de constater que le travail des grammairiens sur
cet article aboutit finalement à tirer de pair trois écrivains, qui
sont Bossuet, Racine et Boileau. Encore les grammairiens ne
semblent-ils connaître de Boileau que le Boileau « noble, » si je
puis ainsi dire, le Boileau de l'Art Poétique et celui de ses
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FKANÇAISK. 355
Épitres les plus compassées, non le Boileau des Satires ou le
Boileau du Lutrin, qui sont un Boileau « réaliste ; » et, de Bossuet,
les Sermons leur sont naturellement inconnus, — puisqu'ils ne
paraîtront qu'en 1772, pour permettre à La Harpe de les dé-
clarer « médiocres, » — mais nos grammairiens ne paraissent avoir
lu ni les Élévations, ni V Histoire des Variations, ni les Avertisse-
mens aux Protestans, et Bossuet n'est pour eux que l'orateur des
Oraisons funèbres et du Discours sur l'Histoire universelle. Le
Discours sur l' Histoire universelle y les Oraisons funèbres — quatre
Oraisons funèbres, car, des six, encore fait-on mine d'en excepter
deux; — V Art Poétique, les Épîtres, et neuf tragédies de Racine,
car on retranche V Alexandre et la Thébaïde, telle est donc la base
étroite sur laquelle s élève l'édifice grammatical du xvni^ siècle.
Il n'est pas encore tout à fait renversé.
Certes, on le pense bien, ce n'est pas nous qui nous plain-
drons que l'on fasse à Bossuet et à Racine, ou même à Boileau,
la place trop large dans l'histoire de la langue française! Nous
en laisserons le soin à M. Salomon Reinach. Mais, d'un autre
côté, nous ne pouvons nous empêcher de déplorer une consé-
quence au moins de ce fâcheux exclusivisme, si rien n'a contri-
bué davantage à répandre dans les esprits, et, depuis cent cin-
quante ans, à fortifier les idées très fausses que l'on se forme de
la littérature, et même de la langue française du xv!!*" siècle. Je
ne donne point ici de rangs ni n'exprime de préférences! Mais
enfin, comme historien de la littérature, je ne puis oublier que
le siècle de Bossuet est aussi le siècle de Pascal, de Nicole, de
Malebranche, de Bayle, de Descartes et d'Arnaud, dont ni la
langue ni le style, qui d'ailleurs ne se ressemblent guère entre
eux, ne sont le style, ou la langue des Oraisons funèbres; et, s'il
y a Racine, je ne puis oublier qu'il y a Saint-Amant, il y a
Scarron, il y a Cyrano de Bergerac, il y a d'Assouci, il y a
Dancourt, il y a Dufresny. Pouvons-nous les supprimer? Pou-
vons-nous supprimer Le Sage et M""" de Se vigne? Retz et La
Rochefoucauld? Pellisson? M'^" deScudéri? Regnard etQuinault?
La Fontaine et Molière? Bourdaloue? La Bruyère et Fénelon?
J'allais oublier la Princesse de Clèves et les Contes des Fées;
Bouhours et Fontenelle ; les Mémoires de Grammont et les traduc-
tions de M""" Dacier. Et encore je ne remonte guère au delà de
1630! Si je remontais au delà de 1650, l'énumération ne finirait
jamais. Je l'ai dit bien souvent, mais je veux le redire encore :
356 REVUE DES DEUX MONDES,
nous ne connaissons pas notre littérature du xvii*^ siècle. Elle est
plus riche, inlinimenl; et combien plus diverse qu'on ne l'en-
seigne ! Dans une Histoire de la Littérature française classique que
j'ai entrepris d'écrire, — et peut-être, même en la réduisant, comme
j'ai fait, aux trois siècles classiques, est-ce un dessein qui passe
aujourd'hui les forces d'un seul homme, — je n'aurai besoin
que d'un volume pour la période qui s'étend de 1515 à 1595, et
d'un volume pour celle qui va de 1720 à 1830; mais il m'en
faudra trois de 1595 à 1720; et les proportions ne seront que
tout juste observées. Ce sont les grammairiens du xvu*' siècle
qui les ont renversées. Et c'est pourquoi, vers la fin du siècle,
rien n'est plus amusant que de les entendre se plaindre du tort
qu'ils se sont fait. « Où en serions-nous, s'écrie Marmontel, si
l'écrivain même le plus élégant ne devait rien dire comme le
peuple; » et encore : « Par quelle vanité voulons-nous que dans
notre langue, tout ce qui est à l'usage du peuple contracte un
caractère de bassesse ou de vileté? » Tu l'as voulu, George
Dandin! Ils étaient nombreux, au xvii® siècle, ceux que n'effa-
rouchaient pas les mots ou les termes de l'usage populaire.
Mais cet usage, vous avez décidé qu'il fallait lui enlever tout ce
que l'on pourrait lui enlever, et, de tant de monumens de la
littérature et de la langue, ayant résolu de ne retenir que neuf
tragédies, quatre Oraisons funèbres, et un poème didactique,
c'est vous, c'est bien vous, grammairiens et philosophes de
VEnci/clopédie, qui avez établi la loi contre laquelle vous feignez
de vous révolter.
C'est la seconde étape de la « transformation de la langue. »
Il y a désormais des auteurs, pour ainsi parler, « canoniques »
et en dehors desquels il peut bien y avoir de spirituels ou d'élo-
quens écrivains, mais point de « maîtres, >-> ni donc de vrais clas-
siques. Remarquez que la théorie n'a rien d'insoutenable en soi,
et sans doute c'est ce qui explique la contradiction. En fait, et
dans l'histoire des littératures anciennes, par exemple, grecque
ou latine, il y a des auteur» qui ont (( mieux écrit » que d'autres,
plus correctement, plus purement, avec un sens plus « national »
du génie de la langue : il se peut donc aussi qu'il y en ait, et il
doit même y en avoir en français. L'erreur des grammairiens
du xvni* siècle n'est que de les avoir cherchés, et de ne les avoir
reconnus que dans un ou deux genres. Racine écrit-il « mieux »
que Molière? C'est une question qu'à peine pouvons-nous nous
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. 357
poser, puisque Racine a fait des « tragédies, » et Molière des
« come'dies, » Ils écrivent tous les deux dans des genres diflerens,
et ce serait s'ils écrivaient de la « même manière, » que l'un des
deux écrirait mal. La langue de Racine est noble, parce qu'il
traite de sentimens « nobles » ou réputés tels, et la langue de
Molière est familière, parce que les sujets qu'il traite sont « fa-
miliers. » Si donc nous demandons à quelqu'un des « règles
de la langue, » les demanderons-nous à Rossuet, ou à M"^ de
Sévigné? Il faudra voir ! Nous les demanderons à M"^ de Sévigné,
s'il s'agit d'écrire une (( lettre familière ; » mais nous ne les de-
manderons à Bossuet que s'il s'agit : 4°, de prononcer une Orai-
son funèbre; 2", si cette Oraison funèbre est celle d'une « per-
sonne souveraine » ou au moins d' « un grand de ce monde; »
et 3*>, si nous sommes prêtre. Ces observations paraîtront au
lecteur, et à bon droit, la banalité même et la naïveté. Car tout
cela est évident, d'une évidence qui éclate aux yeux des moins
avertis ! Ni le style ni la langue de la tragédie ne sont ceux de
la comédie, et on n'apprend pas à « conter » dans V Oraison
funèbre d' Henriette d'Angleterre! Mais il faut pourtant que cela
ne soit pas si clair, puisque les grammairiens du xvui*^ siècle
ont cru et enseigné le contraire. Avec leur dédain de « la langue
parlée » et leur superstition pour deux ou trois modèles, ils ont
établi les règles de la grammaire au-dessus des exigences des
genres, du génie des écrivains, et des conseils du plus simple
bon sens.
Il n'y avait plus qu'à justifier le choix de ces modèles; car,
au fait, pourquoi Racine et Bossuet plutôt que d'autres, dont la
réputation , comme celle de Fénelon ou de Corneille, avait au
moins égalé la leur? C'était la question qu'il était difficile que
l'on ne posât pas aux grammairiens, et qu'ils se posaient à eux-
mêmes. Ils ne pouvaient plus alléguer la conformité avec l'usage,
puisqu'il s'agissait, au moyen du choix des modèles, de la res-
treindre, ou même de l'abolir; ni la ressemblance de l'œuvre
écrite avec « la langue parlée, » puisque cette ressemblance était
l'unique ou le principal défaut des modèles. Ils ne pouvaient
pas davantage invoquer la tradition, puisqu'il s'agissait précisé-
ment de l'établir! Et, s'ils s'avisaient enfin d'en appeler aux
grammairiens leurs prédécesseurs, cela était trop ridicule de vou-
loir déterminer la « canonicité » des classiques, à l'aide et par
le moyen d' « une sorte d'extrait des Remarques de Vaugelâs, de
358 REVUE DKS DKIX MONDES.
celles de l'Académie et de Th. Corneille sur Vaiigelas, et de
celles de Boulioiirs, Ménage, Andry de Boisregard, Bellegarde et
Gamache! » Les belles autorités! et qu'en vérité ce Gamache
avait donc de grâce à relever des « incorrections » ou de vrais
(( solécismes » dans les Empires, je suppose, ou dans Iphigénie!
Cependant, et M. François a raison d'en faire la remarque,
(( c'est par là surtout, — par Bellegarde et par Boisregard, —
que les grammairiens du xviii" siècle restent en contact avec
la langue de la belle époque , mais cette langue est la langue
des puristes, et non celle des chefs-d'œuvre, ce qui n'est pas
tout à fait la même chose. » Mais à défaut de tout cela, tradi-
dition, usage, autorités, nos grammairiens ont une ressource et
un recours suprême : c'est la « raison, » la « raison raison-
nante, » la « raison encyclopédique. » Les vrais classiques, les
seuls, seront ceux dont la façon d'écrire sera trouvée le plus
conforme aux décisions rie la raison ; et ainsi va s'achever la
« transformation de la langue, » par l'avènement et sous 1 in-
fluence de ce pouvoir nouveau. C'est la dernière et troisième
étape. Vaugelas, lui, avait écrit : « Ceux-là se trompent lour-
dement, et pèchent contre le premier principe des langues, qui
veulent raisonner sur la nôtre et qui condamnent beaucoup de
façons de parler... parce qu'elles sont contre la raison (1). »
Donnons un exemple de cette application de la raison, telle
que les grammairiens l'entendent, aux choses de la langue. On
connaît ces vers de Malherbe :
La mort a des rigueurs à nulle auti^e pareilles,
On a beau la prier,
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles.
Et nous laisse crier.
Le pauvre, eu sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas les rois.
(1) Dans cet ordre d'idées, Vaugelas va si loin que, « contrairement à la raison, »
et même à l'étymologie, il ne craint pas de déclarer qu'on doit dire Péril Éminent,
et non Péril Imminent, parce que tout le monde le dit, et que « l'erreur n'est par-
donnable à qui que i-e soit, de vouloir, en matières de langues vivantes, s'opiniâ-
trer pour la raison contre l'usage. »
C'est d'ailleurs ainsi que de nos jours l'usage est presque consacré de dire
Émérite pour Distingué ; il s'établit, en ce moment même, de dire Fruste pour Mal
dégrossi; et nous le verrons sans doute se répandre de dire Compendieusement
pour Interminablement .
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. 359
Voici quelques observations de Gamache sur ce sujet : « Que
le poète, sur le fondement qu'il personnifie la Mort, affecte de
paraître surpris qu'un prince ne puisse se défendre contre elle,
secouru par ceux qui veillent à sa garde, c'est assurément nous
marquer qu'il a des idées fort singulières... Quand Malherbe
n'exprimerait dans ses vers aucun mouvement de surprise, son
assertion n'en serait pas moins vicieuse. On ne peut, sans tomber
dans la puérilité, afflnner sérieusement ce rjiiil serait ridicule de
révoquer en doute. » C'est ce qui s'appelle « raisonner ! » Il est
vrai que Gondillac, — à qui j'emprunte la citation [Traité de lart
d'écrire, Livre II, ch. 13] car j'avoue n'avoir point lu Gamache,
— trouve que « cette critique n'est pas fondée. » Rivalité de
grammairiens! Mais, en revanche, lui, ce qu'il critique, c'est le
vers :
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre.
« Car, dit-il, quel est l'objet de Malherbe? C'est de démontrer que
rien ne résiste à la mort. Or cest à quoi le toit de chaume est
tout à fait inutile. » Et plus loin, après les avoir combattues,
s'associant décidément aux critiques de Gamache, mais pour
d'autres motifs : « Les quatre premiers vers de Malherbe sont
mauvais, nous dit-il. Les expressions n'en sont pas nobles; elles
sont même fausses; car « se boucher les oreilles » est l'action
d'un caractère qui craindrait de se laisser toucher. » On n'ou-
bliera pas d'ailleurs que de tous ces grammairiens, Condillac est
de beaucoup le plus intelligent, et, à vrai dire, le seul dont
l'analyse ait pénétré un peu avant dans le mystère de VArt de
penser et décrire.
Mais on conçoit aisément ce que la langue générale du
xvni'' siècle est devenue en de telles conditions, sous l'action de
cette critique plus restrictive que (( rationnelle ; » et, de fait,
à ce moment de la transformation, les contradictions se conci-
lient; les livres de M, Gohin et de M. François ne s'opposent
plus, ils se rejoignent; et la nature de la transformation, si nous
ne l'avions pas aperçue, se déclare. L'usage et la tradition ne
formant plus barrière, le champ s'ouvre au néologisme, dont
l'introduction dans le vocabulaire est devenue, pour une langue
désormais fixée, le seul témoignage de sa vitalité subsistante.
La langue n'est pas morte, puisqu'elle continue, tout au moins,
de s'accroître! Mais, en même^temps, on tombe d'accord de la
360 REVUE DES DEUX MONDES.
to'/P d'une syntaxe, pas encore tout à l'ait achevée, que la logique
et la raison vont se charger de simplifier, précisément en vue de
l'immobiliser. Car « la raison » approuve également deux choses :
la création de mots nouveaux pour exprimer des idées nouvelles,
sous la seule condition que ces mots soient u rationnellement »
composés : Capucinade de capucin, Baladinage de balad'm;
Emmagasinement dî emmagasiner, Protègement àe protéger, etc.,
et d'un autre côté, elle approuve la fixation de la syntaxe par
élimination de toutes les « façons de parler » qui ne seront pas
démontrées être conformes à la logique. De telle sorte que,
tandis que d'une part, — et notamment au cours de la période
révolutionnaire, — lïnvasion du néologisme semble absolument
dénaturer le caractère de la langue, le mouvement n'agit cepen-
dant qu'à la surface, et, grâce à la fixation de la syntaxe, la
langue, en réalité, s'immobilise. Sa « transformation » consiste à
s'interdire les moyens de se <( transformer. » Son idéal, confor-
mément à ce que Condillac appelle le principe de « la plus
grande liaison des idées, » devient de « réduire un ouvrage au
plus petit nombre de chapitres, les chapitres au plus petit
nombre d'articles, les articles au plus petit nombre de phrases,
et les phrases au plus petit nombre de mots. » En conséquence
de quoi, tout le monde écrira de la même manière ! Quand on
lira du Marmontel, on pourra croire qu'on lit du La Harpe; on
pourra croire qu'on lit du Marmontel quand on lira du Morellet;
et, au fait, on lira du Morellet quand on lira du Ginguené. C'est
maintenant de la profondeur, et de quelques conséquences de
cette transformation que nous voudrions dire quelques mots.
V
Il ne semble pas que la transformation ait été très profonde;
— et je conviens qu'à ce propos nous devrions peut-être, et avant
tout, essayer de dire comment et par quels moyens on mesure
la profondeur de la transformation d'une langue. C'est même
la réponse que M. Gohin pourrait opposer aux objections que
nous lui avons faites sur le titre de son livre : Les Transforma-
tions de la Langue française pendant la deuxième moitié du
XVIIP siècle. Et, en effet, la transformation la plus profonde
étant celle qui, d'une langue, en dégage une autre, le français, par
exemple, ou l'italien du latin, ne pourrait-on pas dire que la plus
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. .'{(U
superficielle est celle qui, par une longue accumulation de varia-
tions du vocabulaire, en modifie la physionomie? Le vocabulaire
de Bossuet n'est pas celui de Rabelais, et le vocabulaire de Vol-
taire n'est plus celui de Bossuet. On voit d'ailleurs, par cet
exemple même, que la transformation a sans doute été plus pro-
fonde de Rabelais à Bossuet que de Bossuet à Voltaire. Mais la
vérité est, d'autre part, que si ces nuances sont faciles à sentir,
elles sont moins faciles, ou plutôt elles sont extrêmement déli-
cates à préciser, et même à définir. A distance, et en gros, les
transformations sont certaines ! Mais en quoi elles ont consisté,
c'est ce qu'il est toujours un peu hasardeux de vouloir dire; et
quand on veut bien y réfléchir, il y en a d'assez bonnes raisons,
dont les grammairiens, en général, et les historiens de la langue
ne tiennent pas assez de compte, parce que, disent-ils, elles sont
littéraires ; — et la littérature n'est pas leur affaire, à eux qui
ne sont brevetés que de grammaire et de philologie.
Il y a, en premier lieu, la solidarité nécessaire de la forme et
du fond, de l'expression et de la pensée. Nous trouvons, à tort
ou à raison, que Marmontel et Ginguené n'écrivent pas la même
langue, et que, celle qu'ils écrivent, ils ne l'écrivent pas aussi
bien que Fontenelle et que M""" de Staal Delaunay : c'est peut-
être et tout simplement qu'ils ne pensent pas aussi bien, je veux
dire aussi finement, et ingénieusement. La langue elle-même
na point changé, mais ce sont différens écrivains qui ne la
manient pas avec la même aisance. Les Remarques de Voltaire
sur les Pensées de Pascal ne sont assurément pas du même style
que les Pensées : cela tient-il à la langue, ou à la qualité de la
pensée même de Pascal et de Voltaire? C'est encore ce qu'il
n'est pas très aisé de déterminer. Il ne l'est pas non plus de dis-
tinguer, dans une page de La Motte ou de Marivaux, si d'ailleurs
on trouve qu'elle diflère d'une page de Voiture, ce qui est pro-
prement de la « langue » de l'un et de l'autre écrivain, et ce
qui peut-être ne dépend que des changemens survenus dans la
manière générale de penser, entre 1630 et 1720. Ce n'est guère
plus d'un demi-siècle, soixante-dix ans seulement, mais, dans
ces soixante-dix ans, que de choses se sont passées! Et enfin,
dans toutes les langues, si le grand écrivain n'est pas précisé-
ment celui qui a écrit « mieux » qu'un autre, mais celui qui a
écrit d'une manière originale, et par conséquent unique, quoi de
plus difficile que de démêler dans sa « langue, » ce qui est de
362 REVUE DES DEUX MONDES.
l'évolution naturelle de la langue générale, et ce qui n'appar-
tient qu'à lui, Pascal ou Bossuet, Corneille ou Racine, Molière ou
La Fontaine, M"" de Se vigne ou Saint-Simon? M. Ferdinand
Brunot, à qui sont dédiés les deux livres de M. Gohin et de
M. François, et de qui j'ai sous les yeux, en ce moment même,
le premier volume d'une remarquable Histoire de la Langue
française (1), la seule d'ailleurs que nous possédions, ne man-
quera certainement pas, dans les suivans, de rencontrer, chemin
faisant, ces difficultés, qui sont grandes; — et de nous en donner
la solution.
En attendant, je le répète, il ne semble pas que la trans-
formation de la langue au xvni^ siècle, par rapport à la langue
du siècle précédent, ait été très profonde. Elle aurait pu l'être !
Si les écrivains avaient docilement suivi les grammairiens et les
philosophes, il se pourrait que la langue générale, renonçant
décidément à toute intention d'art, fût devenue un système d'al-
gèbre; et de fait, elle l'est devenue en quelque mesure. C'est ce
que M. Gohin exprime en disant que « la plupart des écrivains
du xvin^ siècle ont méconnu les ressources que le style figuré
offre au talent de l'écrivain. » Je voudrais qu'il eût ajouté que
ce « style figuré, » c'est le style naturel, je veux dire celui que
nous employons naturellement, puisque enfin nous ne parlons
que par métaphores; et, avec cela, si M. Gohin eût rappelé,
quoique souvent cité, le mot de Dumarsais sur les tropes, dont
il se fait en un jour, assurait-il, une plus grande consommation
sur le carreau des Halles qu'à l'Académie dans toute l'année,
nous serions à peu près d'accord.
Mais les écrivains ont résisté aux grammairiens ! « Je sais,
disait déjà Rousseau dans une note de son Discours sur les
Sciences et les Arts, que la première règle de tous nos écrivains
est d'écrire correctement et, comme ils disent, de parler français :
c'est qu'ils ont des prétentions et qu'ils veulent passer pour avoir
de la correction et de l'élégance. Ma première règle à moi, qui
ne me soucie nullement de ce qu'on pensera de mon style, —
Rousseau se moque de nous quand il s'exprime ainsi ! — est de
me faire entendre : toutes les fois quà l'aide de dix salée ismes,
je pourrai mexprimer plus fortement ou plus clairement, je ne
balancerai jamais; pourvu que je sois bien compris des Philo-
(1) Armand Colin, éditeur.
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE KRANÇALSE. 363
sophes, je laisse volontiers les Puristes courir après les mots (1). »
Il n'était pas alors brouillé avec les Philosophes. Il écrivait vingt
ans plus tard, clans le préambule de ses Confessions : <( Si je veux
faire un ouvrage écrit avec soin, comme les autres, je me far-
derai... Je prends donc mon parti sur le style comme sur les
choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme, j aurai
toujours celui qui me viendra; j'en changerai selon mon humeur,
sans scrupule; je dirai chaque chose comme je la sens, comme
je la vois, sans recherche, sans m'embarrasser de la bigarrure...
mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt
grave et tantôt gai, tantôt sage et tantôt fou, fera lui-même partie
de mon histoire (2). » Dirons-nous là-dessus qu'au « style apprêté
qui masque les choses, Rousseau préfère un style franc et sin-
cère?... » Nous le dirons, si M. Gohin le veut et pour lui faire
plaisir, en nous bornant à lui rappeler que V. Cousin, qui s'y
connaissait, en artifices de langage, voyait justement, lui, dans
le style de Rousseau, le modèle d'un style « fardé. » Mais nous
ferons observer que, contre les grammairiens qui veulent enchaî-
ner l'écrivain sous la contrainte de leurs règles, ce que Rousseau
revendique, c'est la liberté qui était avant eux celle de l'écrivain.
Ne le dit-il pas textuellement, dans son Emile ^ — et c'est à
M. François maintenant que j'emprunte la citation : — <( qu'il ne
connaît d'autres règles pour bien écrire que les ouvrages qui sont
bien écrits? » En réalité, la distinction dont il refuse expressé-
ment de tenir compte, c'est celle qu'on a établie depuis peu entre
la « langue écrite » et la « langue parlée. « Contre les Gamache et
les d'Olivet, les Rellegarde et les d'Açarq, il prétend, lui, qu'elles
ne sont qu'une, ou, si elles sont deux, il estime, avec Vaugelas, que
c'est la parole qui doit régir l'écriture. Et je ne sais d'ailleurs si
c'est pour cela qu'il ressuscite, en quelque sorte, la tradition de la
langue oratoire du siècle précédent, mais c'est par lui, et avec
lui, c'est grâce à sa résistance aux prétentions des grammairiens
que la langue n'est pas devenue, entre 1760 et 1780, l'inesthé-
(1) Ce Rousseau fait tant d'affaires, à ijropos de tout et de rien, et il a parfois
des titres si longs qu'on ne peut les faire entrer commodément dans une phrase.
Le passage que nous citons, après M. Gohin, est tiré de la note 3 des six pages
intitulées : de la Lettre de Jean-Jacques Rousseau sur une nouvelle réfutation de
son Discours par un académicien de Dijon.
(2) On ne cherchera pas ce préambule dans les éditions usuelles des Confessions.
II n'a paru pour la première fois qu'en 1850, dans la Revue Suisse, d'après le
manuscrit de la bibliothèque de Neuchâtel.
36i Tuivri'; dks dkix iniondes.
tique algèbre quon eût pu redouter. On sait qu'il a été suivi de
près par Bernardin de Saint-Pierre; et, à son tour, l'auteur des
Études de la nature par celui âHAtala.
Il n'est que juste, après cela, d'ajouter que cet appauvrisse-
ment, et on dirait mieux encore ce dessèchement de la langue,
n'a pas été sans quelque compensation. La meilleure langue
du xvu° siècle, — celle de Bossuet et celle de Pascal, celle de
Molière et celle de M™^ de Sévigné, — est quelquefois, si je Pose
dire, un peu obscure à l'œil, et, quelquefois, pour la bien en-
tendre, c'est à haute voix qu'il faut lire leur phrase, et l'accen-
tuer. Gela ne tient pas du tout à la longueur de la phrase. La
phrase de Pascal n'est pas longue lorsqu'il écrit que : « Le froid
est agréable pour se chauffer; » et il se peut que d'abord on n'en-
tende pas ce que Pascal veut dire, quoiqu'il soit court. LTn gram-
mairien aimerait certainement mieux qu'il eût dit : u S'il est
agréable de se chauffer, c'est un plaisir que nous ne connaîtrions
pas, sans le froid, dont nous nous plaignons; » ou encore r
« Le plaisir que nous éprouvons à nous chauffer ne serait pas
un plaisir, si nous n'avions souffert du froid. » Ce serait plus
long et plus clair. Je ne trouve donc pas mauvais qu'à cette
manière abréviative, elliptique, et nerveuse de parler, nos gram-
mairiens, sans la condamner, aient essayé d'en substituer une
autre, plus analytique (1). Et, en effet, là est le bénéfice de la trans-
formation qui s'est opérée dans la langue au xvni^ siècle : la langue
française est devenue plus claire, j'entends toujours pour l'œil,
— et pour l'étranger, qui, naturellement, la lit plus qu'il ne la
parle. D'où il résulte encore que, si depuis Ronsard et du Bellay,
la langue française, dans son effort vers sa perfection, a surtout
affecté la gloire de 1" « universalité, » les grammairiens du
xvni® siècle n'ont pas contribué médiocrement à la lui assurer.
Car, en essayant d'en faire la langue de la « raison, » ils lui ont
donné, avec la clarté qui la distingue, ce caractère à'imperson-
nalïlé ou à^ internationalisme , qui est par délinition celui des
conceptions rationnelles ou raisonnables, et qui devait faire la
fortune du système métrique, par exemple, ou de la nomencla-
ture chimique. Tel est le sens de la formule célèbre que « les
sciences ne sont que des langues bien faites; » et si l'on disait,
(1) Considère/ encore cette ellipse hardie : <> Le silence est la plus grande des
persécutions » c'est-à-dire : <> Le silence [qu'on nous impose] ou [cju'on nou3-
oblige à garder].
LES TRANSFORMATIONS DE LA LANGUE FRANÇAISE. 305
en la renversant, que « les langues bien faites participent du
caractère des sciences, » on aurait assez bien rendu ce que nous
voulons dire.
C'est ce que nous reconnaîtrons donc si nous sommes
justes envers les grammairiens du xviii'^ siècle : la clarté pro-
verbiale de la langue française est en partie leur œuvre, et si
l'on récrivait le Discours de Rivarol sur V Universalité de la
Langue française, c'est l'influence des grammairiens qu'il y fau-
drait mettre au premier rang. Ils peuvent encore se glorifier,
au moment même où j'achève d'écrire ces pages, de l'article XV
du traité russo-japonais : « Le présent traité sera signé — on a
voulu dire « rédigé » — en double, en français et en anglais.
Les textes en seront absolument conformes; mais, en cas de
contestation dans V interprétation, le texte français fera foi. » On
remarquera que c'est en vue du même objet, et comme un
moyen de contribuer à la propagation de la langue française,
que nos philologues, — héritiers naturels, quoique souvent
ingrats, des Gamache et des Bellegarde, — nous proposent
aujourd'hui de (( réformer » notre orthographe.
Ce que j'en dis n'est pas une manière d'en revenir à la
question de la réforme de l'orthographe, et pour le moment, nous
la laisserons sommeiller. Mais une double observation que je ne
puis m'empêcher de faire, c'est qu'il n'est pas prouvé que 1' « uni-
versalité » d'une langue soit en quelque sorte la mesure de sa
perfection ; et, ce qui Test encore moins, c'est que l'on doive sa-
crifier systématiquement toutes les autres qualités d'une langue
à la poursuite et à la réalisation de cette « universalité. » Une
langue est sans doute un nioyen d'échange ou de communication
des idées, et là même est sa fonction première, mais cette fonc-
tion n'est pas la seule, — si ce n'est en mandingue ou en bam-
bara; — et nos langues littéraires, avec le temps, sont devenues
quelque chose de plus. Une langue est aussi une (( œuvre d'art »
ou, — pour ôter toute équivoque en modifiant l'expression, —
une langue est un « moyen d'art; » une langue est encore l'ex-
pression de ce qu'on appelle un « génie national ; » et une langue
est enfin , dans une certaine mesure , avec ses défauts, ses
verrues ou ses diff"ormités, la créature, pour ainsi parler, de
sa propre histoire, qu'elle ne saurait impunément renier. On
reprochait au Père Bouhours d'avoir comparé dans ses écrits
les langues « à tous les arts, à tous les artisans , cinq fois aux
*iO(> RKVrE KES DEUX MONDES.
rivières, et plus de dix fois aux femmes et aux filles. » Nous
n'en comparerons la diversité et la vie qu'à celles des indi-
vidus; et nous dirons que, si tous les hommes se ressemblaient
ù eux-mêmes, depuis le jour de leur naissance jusqu'à celui de
leur mort, la vie, en vérité, ne vaudrait pas la peine d'être vécue;
mais elle ne serait pas tenable, et nous ne songerions qu'à nous
en évader, si d'un bout du monde à l'autre bout, tous les hommes
se ressemblaient entre eux. C'est pourquoi je ne sais s'il faut
souhaiter l'établissement d'une langue « universelle, » au sens
le plus étendu du mot; et, dans un sens plus restreint, je ne vois
pas ce qu'une langue donnée, le français ou l'anglais, par exemple,
gagnerait au sacrifice de ses traditions pour affecter la gloire,
assez vaine, de se rendre universelle. Telle fut pourtant l'erreur
des grammairiens du xviii'' siècle. Et après cela, si l'erreur n'a
pas eu de plus fâcheuses conséquences, c'est que, comme nous
l'avons dit, l'action des grammairiens a été contrariée par la
résistance des écrivains, et que, dans la première moitié du siècle
qui vient de finir, une partie de leur œuvre a été détruite ou du
moins combattue par le romantisme.
Aussi bien n'est-ce là qu'un cas particulier d'une question plus
générale, et Faspect philologique, si j'osais ainsi dire, de la lutte
éternelle entre la « tradition » et le « progrès, » Il faut que les
langues « évoluent ; » et, sans doute, il ne viendrait à l'idée de
personne aujourd'hui de vouloir les « fixer. » Mais si leur évolu-
tion dépend en partie de quelques causes profondes, qui échap-
pent à l'action de notre volonté, par la bonne raison qu'elles sont
ignorées de notre intelligence, elle dépend aussi, pour une partie,
de causes qui sont en notre pouvoir. Les transformations de la
langue française, depuis qu'il existe une « littérature française, »
en sont la preuve. Or, depuis Ronsard jusqu'à Victor Hugo,
tandis que ces « transformations, » en tant que voulues, l'ont
presque toutes été par les écrivains, et, presque toutes, ont eu
pour objet, sans toucher aux qualités natives de la langue, de la
rendre, non pas du tout plus universelle ou plus logique, ni
même plus claire, mais plus souple à l'expression d'une pensée
plus complexe ou à Timitation plus fidèle de la réalité, et d'en
augmenter ainsi la valeur d'art, cest de quoi n'ont eu cure les
grammairiens du xvin^ siècle, ni les écrivains qui les en ont crus;
et ils ont bien pu se vanter qu'ils l'envisageaient sous l'aspect
de l'universalité, mais à vrai dire, ils ne l'ont transformée que
LES TRANSFORMATIOxNS DE LA LA.NGUE FRAXÇAISK. liGT
dans le sens de l'utilité. C'est pourquoi la révolte contre eux a
été « universelle, » elle aussi, et pour le moment ils ont perdu
la bataille ! Mais ne nous flattons pas de l'avoir gagnée définiti-
vement. Il existe un Comité des Monumens historiques , et de
très honnêtes gens ont formé un Comité pour la protection des
Paysages! Nous verrons un peu ce cpi'ils feront, je veux dire
ce qu'ils pourront, quand il s'agira de a multiplier le trafic, »
en faisant passer une ligne de chemin de fer par le travers
d'un beau paysage, ou quand une grande ville se plaindra qu'elle
étouff"e dans son « enceinte historique. » Je ne lis pas non
plus un récit de voyage aux Etats-Unis sans y trouver un cha-
pitre sur rCniformité des villes américaines. Les Américains
n'en continuent pas moins de les construire more geomefrico,
et, nous, dans nos capitales, nous commençons à les imiter, pour
des raisons d'hygiène, quand ce n'est pas pour des raisons de
finances. Nous vivons dans un temps où les oreilles des hommes
n'entendent qu'à ces raisons pratiques d'utilité prochaine, et de
rendement certain. Ne doutons donc pas que l'on veuille de
plus en plus rendre les langues « universelles, » en les rendant
« rationnelles, » et notamment la langue française. On a tâché de
montrer, dans les pages qui précèdent, l'origine et l'intention pre-
mière de cette « transformation, » et on a tâché de montrer quels
en étaient les dangers. S'il y a quelques moyens de les éviter, je
n'en connais pas de meilleur que de résister aux prétentions des
grammairiens; de les obliger à se contenir dans leur rôle de
greffiers de l'usage ; et de maintenir aux seuls écrivains un droit
qui n'appartient qu'à eux sur l'évolution de la langue.
Ferdinand Brunetière.
LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE
LA LAINE ET LA SOIE
Parlant de l'industrie textile en général, j'ai déjà indiqué
sommairement (1) les différentes opérations, et par conséquent
les différentes espèces d'usines, — car il y en a presque autant
que d'opérations mêmes, — auxquelles donnent naissance le
travail de la laine et le travail de la soie. Au nombre de près de
cent pour les quatre matières principales qui alimentent la fila-
ture et le tissage : lin, coton, laine et soie, elles sont très nom-
breuses encore pour les deux dernières seulement, la laine et la
soie ; une vingtaine, d'an côté, une douzaine, de l'autre, sans
compter les établissemens auxiliaires ou accessoires de teinture,
apprêt et impression.
Elles sont d'ailleurs entre elles d'une importance fort inégale :
c'est ainsi que, pour la laine, tandis que les « fabriques de dra-
perie, i'risage et épluchage de drap » occupent en France
30200 ouvriers, les « cardages, peignages et filatures de laine »
31 000, les « fabriques de nouveautés, laine, drap » 36 300, les
« tissages de laine, fabriques de lainage » 48300, en revanche,
les « dégraissage, épaillage et lavage de laines » n'en emploient
(]) Voyez dans la Revue du 1" août 1904, l'étude sur le Lin el le Jule.
LB TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 369
que 800 ; les « battage, effilochage, affinage » que 700 ; la « fou-
lerie d'étoffes et de bas » que 300. Pour la soie, le « dévidage, »
le « cannetage, » le « pliage » occupent 100 000 personnes, la
« filature » 14 400, le « moulinage » 18100, le « tissage » (avec
la fabrication des couvertures de soie, de filoselle, de satin) 75 100 ;
mais la « peignerie ou carderie de bourre de soie » n'en occupe
que 1 100; la « fabrique de soie à bluter » que 600; le « tirage,
le polissage, » que 200.
Au total, 200 000 personnes pour la laine, 136 000 pour la
soie, plus d'un tiers des 900 000 ouvriers et ouvrières qui vivent
de l'industrie textile et qui représentent 14,17 pour 100 de la
population industrielle active ; groupe si considérable qu'il n'est
primé que par celui que les statistiques officielles désignent sous
le nom de « travail des étoffes, vêtement, » et qui représente,
lui, 20,47 pour 100 de cette population : quand bien même l'art
de la laine et de la soie, Roubaix, Sedan, Reims, Elbeuf et
Lyon, n'auraient pas porté aussi loin ni aussi haut le renom de
la fabrique française, quand bien même tant d'honneur ne s'y
attacherait pas, il s'y attacherait tant d'intérêt qu'à ces études
sur le travail dans la grande industrie, quoiqu'elles ne puissent
tout embrasser, il manquerait sûrement quelque chose, si l'ou-
vrier de la laine et l'ouvrier de la soie en demeuraient tout à
fait absens.
i
Cependant l'ouvrier de la laine n'y paraîtra, pour l'instant,
que d'assez loin, ou n'y passera qu'assez vite. En effet, je ne vou-
drais pas prendre toujours mes exemples dans le même milieu,
ni peindre toujours le même pays, de crainte de n'avoir, en des
occupations diverses, qu'un seul homme que la même race, en
dépit de ce qu'il fait, a fait incorrigiblement ce qu'il est. Or, pour
la laine comme pour le lin et pour le coton, le Nord affirme sa
suprématie, en la poussant parfois presque jusqu'au monopole.
Sur 100 personnes employées aux mêmes travaux dans la France
entière, ses « tissages de laine et fabriques de lainage » en four-
nissent 47 ; ses « cardages, peignages et filatures » 51 ; ses
fabriques de nouveautés, laine, drap 99; outre les 87 pour 100
qu'occupent ses peignages qui ne sont que des peignages, sans
cardage ni filature, et les 89 pour 100 qu'occupent ses fabriques^
TOME XXX. — 1905. 24
1370 REVUE DES DEUX MONDES.
.^pécmlés de tissus d'ameublement. A côté dé iuil et le plus sou-
vvent au-dessous, se retrouvent les deux autres grandes régions
jtextiles, l'Est et la Normandie, avec quelques coins du Midi, le
{Tarn ou l'Hérault, pour quelques articles. Mais le Nord, ou
[l'Est, ou même la Normandie, c'est précisément là que nous
.^sommes allés chercher les sujets de nos monographies d'usines
pour le lin et pour le coton; la laine n'y ajouterait rien de bien
.autre, ni par suite rien de bien neuf: ce qui nous inquiète ici,
;les conditions, la durée, la peine et le prix du travail, sont à peu
près les mêmes dans les mêmes contrées, à égalité de circon-
(stances locales ou économiques, pour toutes les branches de
U'industrie textile, quelle que soit la matière travaillée, lin,
;Coton ou laine ; le tisseur de laine et le tisseur de coton de
Roubaix ou de Tourcoing se ressemblent comme des frères, et
comme un frère aussi leur ressemble le tisseur de lin d'Armen-
tières : ils pourraient au besoin passer d'un métier à l'autre, il
n'y aurait dans leur vie qu'un très petit changement.
Le temps de travail est le même, fixé par la loi pour les
ateliers mixtes. Au-dessus de soixante-cinq ans, il reste 4,14
ouvriers et 1,90 ouvrières sur 100 dans l'industrie linière, et dans
l'industrie lainière, il reste 4,39 ouvriers, et 2,15 ouvrières (1) :
la peine, ou du moins Vusure professionnelle est donc sensible-
,ment pareille, et plutôt un peu moindre pour la laine que pour
le lin. Quant aux salaires, on relève (en s'en tenant toujours au
département du Nord) des moyennes de 2 fr. 23, 3 fr. 75,
3 fr. 95, 3 fr. 15, 2 fr. 90 pour les filatures de laine, 3 fr. 50,
2 fr. 75, 2 fr. 60, 4 fr. 50 pour les tissages, 2 fr. 85 pour les
fabriques de draps, molletons et couvertures, selon qu'il s'agit
d'établissemens occupant de 500 à 999 personnes, ou de 100 à
499, ou de 25 à 99, ou de 1 à 24 seulement, mais sans qu'il y
ait lieu, semble-t-il, d'en tirer une conclusion certaine, ni, à plus
forte raison, de prétendre en déduire une règle générale. Le
salaire moyen par dix. heures des ouvrières pour la filature du
coton serait de 1 fr. 90 à 2 fr. 50 dans les établissemens occu-
pant de 800 à 999 personnes, de 1 fr. 60 à 2 fr. 05 dans les éta-
blissemens en occupant de 100 à 499; pour la filature de la
laine, il serait de 1 fr. 75 (établissemens de 500 à 999 ouvriers
«et ouvrières), de 1 fr. 45 à 1 fr. 55 (établissemens de 100 à 499),
(1) Recensement des industries et professions, t. IV. Résultait généraux,
p. zcni.
LE TRAVAIL BANS LA GRANDE INDUSTRIE. 371
de 1 fr. 85 à 2 fr, 10 (établissemens de 25 à 99 personnes).
Il en est du tissage comme de la filature, à un degré plus
frappant encore. Du coton à la laine, les salaires coïncident
exactement: tissages de coton, département du Nord, établisse-
mens qui occupent de 100 à 499 personnes, salaire moyen des
ouvrières par dix heures: 2 fr. 05; tissages de laine, même
département, établissemens analogues, salaire moyen : 2 fr. 05
(2 fr. 30 dans les établissemens occupant de 500 à 999 ouvriers
et ouvrières, 2 fr. 45 dans les établissemens en occupant de 25
à 99 ; là, non plus, point de règle générale à tirer du plus ou
moins grand nombre d'ouvriers employés). Et voici maintenant!
les salaires par catégories, (mais géographiquement njêlés, pris :
au hasard un peu partout, tels que les donne l'Office du travail) : '
industrie lainière, épisseuses (Charente), 3 fr. 80; doubleuses,
(Seine-et-Oise), 2 francs; rentrayeuses (Marne), 2 fr. 20; bobi-
neuses, 0 fr. 85 : les ouvrières, sans désignation plus particulière,
des Deux-Sèvres gagneraient ainsi 340 francs par an; les ren-
trayeuses du Nord, 780 francs, soit, à 300 jours de travail, chô-
mage annulé, 2 fr; 60 par jour; les brodeuses des Hautes-Pyré-
nées se feraient 400 francs, et les tisserandes des Deux-Sèvres
560 francs. D'autres tisserands ou tisserandes (Lozère) ne gagne-
raient qu'un salaire quotidien de 0 fr. 50 ; mais il s'agit évidem-
ment de tisserands à domicile, qui tissent pour remplir les
heures que le travail des champs laisse vides. Plus heureux, le
tisserand de Lot-et-Garonne gagnerait 1 franc ; le bobineur de la
Marne, 1 fr. 55 par jour; des tisserands de l'Allier et des Deux-
Sèvres, respectivement 1 000 et 700 francs par an. Dans les
fabriques de draps, les salaires seraient: Ardennes, tisseurs,
600 francs par an; Isère, tisseurs, 1 060 francs, épinceteuses et
autres, 550 francs; Lozère, fîleurs, 2 fr. 75 par jour, 780 francs
par an, canneteuses, 1 franc par jour, 310 francs par an, tisse-
rands, de 1 fr. 75 à 2 francs par jour, de 540 à 620 francs par an,
tisseurs, 2 francs par jour; Tarn, épailleuses, 0 fr. 80; Ariège, tis-
serands, 2 fr. 50, énoueuses, 1 fr. 50 ; Tarn-et-Garonne, tisserands
ou tisserandes, 200 francs par an.
Mais je transcris simplement à titre d'indication, sans les expli-
quer, ces chiffres qui ne se rapportent pas tous à « la grande indus-
trie, » et qui ne me viennent pas d'une enquête personnelle (1).
(1) Salaii»es et durée au travail dans l'industrie française, t. IV. Résultats gêné'
vaux, p. 174-175 et 212.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
Peut-être suffiront-ils à une comparaison, à laquelle je ne de-
mande au surplus que de justifier le demi-silence que m'im-
pose, à mon vif regret, sur l'industrie de la laine, la nécessité
d'en finir, et, pour en finir, d'abréger, et, pour abréger, de
passer. Mais si, pourtant, ils ne suffisaient pas, on voudrait bien
alors se souvenir que cette industrie, dans ses parties essen-
tielles, n'a en quelque sorte pas bougé, ou, si c'est trop dire,
parce qu'enfin elle n'est pas plus que les autres restée inacces-
sible au progrès, du moins elle n'a subi ni transformations, ni
modifications profondes depuis les observations qu'en ont faites
et les descriptions qu'en ont données les Andrew Ure, les Vil-
lermé, les Audiganne. L'art de la laine aussi est un art ancien,
de longtemps si rapproché de son point de perfection que le seul
perfectionnement possible touchait non sa technique, mais la
mécanique du métier ; ce perfectionnement réalisé, la consé-
quence ou le résultat en a été, d'une part, pour le fabricant,
l'accroissement de la production, d'autre part, et surtout, pour
l'ouvrier, la diminution de la peine. Les opérations sont aujour-
d'hui ce qu'elles étaient il y a un demi-siècle, et, en lisant soit
le chapitre de la Philosophie des manufactures qui a pour titre :
Nature et opérations d'une manufacture de laine, soit la section
du Tableau de ïétat physique et moral des ouvriers qui traite
des ouvriers de V industrie lainière (1), je revois atelier par ate-
lier, sinon machine par machine, l'usine d'Elbeuf, un peu tra-
ditionnelle et familiale, il est vrai, que l'on me fit visiter voilà
quatre ou cinq ans. Mais l'opérateur, lui, qui est l'homme que
nous cherchons, l'ouvrier, n'est plus ce qu'il était, il n'est plus
comme il était : il est mieux.
Je n'ai pas constaté là, et nulle part on ne constaterait plus,
Jes mauvais traitemens que, suivant Andrew Ure, le boudi-
neur^ dans les factories, exerçait couramment sur ses appié-
ceurs. « Il est d'usage que le boudineur soit pourvu d'une longe
de cuir; et si ses jeunes apprentis laissent manquer les bouts, ou
(1) Philosophie des manufactures ou Économie industrielle de la fabrication du
colon, de la laine, du lin et de la soie, avec la description des diverses machines
employées dans les ateliers anglais, par Andrew Ure, D. M., membre de la Société
royale, etc., traduit sous les yeux de l'auteur, 2 vol. in-16. Paris, L. Mathias
(Augustin), 1836; — Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés
ians les manufactures de coton, de laine et de soie, ouvrage entrepris par ordre et
sous les auspices de l'Académie des sciences morales et politiques, par M. Villermé,
membre de cetteJVcadémie, 2 vol. in-S»; J. fienouard. 1840.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 873
s'ils font un trop grand nombre de cardées interrompues, il fait
venir les délinquans à la porte du chariot et les frappe de sa
longe. La sévérité du châtiment dépend nécessairement plus du
caractère de l'homme que des règlemens de la factorie. Quelque-
fois il corrige les enfans avec le grand rouleau, qu'il peut faci-
lement enlever de dessus le métier, ce qui permet de les atteindre
de l'autre côté du métier. » C'était peut-être sa faute à lui et non
celle des enfans, mais, comme il était payé aux pièces, il vou-
lait rattraper par eux le temps perdu par lui-même au cabaret,
et, ne le pouvant point, il se payait sur eux. Et sans doute,
mérité ou immérité, ce châtiment n'était pas réglementaire, mais,
dans bien des usines, il était toléré, admis ou subi en forme
d'usage et en force d'habitude. « On préfère les enfans comme
appiéceurs, non seulement à cause du bas prix de leur travail et
de la souplesse de leurs muscles, mais aussi pour leur taille,
car ils peuvent travailler sans être gênés à la table inclinée, qui
doit être basse pour la facilité du boudineur, ce qui ne pourrait
se faire par des personnes d'une taille plus élevée, à moins
qu'elles ne fussent courbées péniblement, et dans une position
nuisible à leur santé. » Par-ci par-là un patron s'indigne et s'in-
surge : ainsi M. Gamble, « un des hommes les plus humains qui
aient jamais existé, dit Ure : il ne veut pas permettre que les
ouvriers touchent les enfans, sous quelque prétexte que ce soit;
et, quand ils ne veulent pas travailler, il les renvoie. » Mais le
même auteur s'empresse d'ajouter : « Malheureusement, comme
il est si important pour les pauvres parens de suppléer au déficit
de leur chétif revenu par les gages de leurs enfans, ils ne sont
que trop enclins à fermer les yeux sur les mauvais traitemens
que leur font souffrir les boudineurs, et à étouffer les justes
plaintes de leurs pauvres enfans. On s'accorde à dire que ces
ouvriers sont des êtres sauvages et intraitables, qui demandent des
contre-maîtres d'un caractère dur pour les gouverner; les appié-
ceurs sont souvent leurs propres enfans ou leurs pupilles (1). »
N'oublions pas qu'Andrew Ure parlait en ces termes des
factories, des fabriques anglaises, et que ces choses, nous ne
savons pas si on les a jamais connues en France, mais en tout
cas on ne les y souffrirait plus. De même y souffrirait-on à peine
que des enfans, filles ou garçons, fussent employés à une besogne
semblable à celle du 'preeming ou nettoyage des chardons natu-
(1) Andrew Ure, Philosophie des manufactures, 1. 1, p. 266-268.
374 REVUE DES DEUX MONDES.
rels, avec obligation de porter les châssis à la sécherie et de les
en rapporter, travail très fatigant et qui exposait à de brusques
changemens de température; ou encore qu'ils fussent mis, ainsi
qu'ils l'étaient jadis, aux laineuses ou aux tondeuses (1). Ssns
doute le triage, qui « se fait sur des claies en bois, et consiste à
dérouler chaque toison, puis à en extraire les plus grosses
ordures, les mèches feutrées qu'elle peut contenir, en la déchi-
rant avec les mains et en séparant les diverses qualités de la
laine; » le dessuintage ou le dégraissage « avec de l'urine en pu-
tréfaction ou bien avec un alcali dissous dans l'eau chaude ; » la
teinture et le lavage en pleine humidité, « les jambes et les
cuisses dans l'eau ; » le battage, au prix d'un « effort musculaire
considérable » et « parfois, pour les laines déjà teintes et celles
qui viennent des peaux mortes, lorsqu'elles n'ont pas été lavées
ou qu'elles l'ont été mal, » au milieu d'« une poussière qui occa-
sionne aux ouvriers de la toux, de l'étouffement, et peut forcer
d'interrompre le travail ou même de l'abandonner ; » le foulage
et le lainage, toujours sous l'eau qui ruisselle; toutes ce» opéra-
tions d'une manufacture de laine avaient, quelques-unes peuvent
avoir encore, malgré les perfectionnemens mécaniques ou chi-
miques introduits >u^oudamment de 1810 à 1840, et non moins
abondamment depuis lors, de quoi incommoder les nerfs ou les
poumons des délicats.
Villermé le ressentait vivement en rédigeant ses notes : « Les
ouvriers sont debout; toute leur personne, surtout leurs mains,
est d'une saleté repoussante et répand autour d'eux l'odeur des
laines surges ou conservées en suint, c'est-à-dire sans avoir été
lavées ni dégraissées (2). » Même aujourd'hui, le pavé d'une
fabrique de draps ne présente guère l'aspect d'un parquet ciré ;
il ne reluit pas, astiqué et frotté comme le pont d'un navire de
guerre : à chaque pas, il y faut enjamber un ruisseau savonneux,
huileux, jaunâtre ou noirâtre. Mais sont-ce là des conditions de
travail réellement et directement anti-hygiéniques? Andrew Ure,
qui était médecin comme le docteur Villermé, ne le pensait pas
et déclarait même le contraire. « Les fileurs de fil de laine,
écrivait-il, prétendent, non sans raison, que l'opération du bou-
dinage, dans leurs fabriques, n'offre aucun inconvénient pour la
santé. Quoique l'extérieur malpropre des ouvriers à leurs mé-
(1) Ure, ouvrage cité, p. 302.
(2) Villermé, Étal physique et 7noral des ouvrières, t. I, p. 200.
LB TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 375
tiers, et les miasmes de l'huile animale qui frappent l'odorat
dans quelques fabriques, laissent d'abord une impression bien
différente dans l'esprit d'un étranger, ni les hommes ni le peu
d'enfans qu'on y emploie ne souffrent de ce genre d'occupation. »
Mais voici plus fort: « et plusieurs^ au contraire, s'en trouvent
bien (1). «A ne rien exagérer, disons qu'ils ne s'en trouvent pas
mal, et que les statistiques le prouvent, par la proportion, déjà
citée, de 4,39 ouvriers et de 2,15 ouvrières pour 100 au-dessus de
soixante-cinq ans, qui dépasse légèrement celle des ouvriers
et ouvrières du lin, notablement celle des ouvriers et ouvrières
du coton et de la soie (2).
Pareillement, qu'ils se trouvent mieux maintenant qu'il y a un
demi-siècle, non seulement par la diminution de la peine, due aux
progrès de la chimie et de la mécanique, mais aussi par Taug-
mentation du salaire, les chiffres de Villermé et ceux de l'Office
du travail en témoignent. Villermé avait étudié Elbeuf, Louviers,
Reims, Rethel, Sedan, Amiens, Lodève, BédarieuxetCarcassorme,
le Nord et le Midi. Pour la région normande, autour de Rouen, à
Darnetal, il attribue comme salaire moyen, dans les tissages ou
les filatures : aux hommes, de 1 fr. 80 à 2 francs ; aux femmes,
de 1 franc à 1 fr. 10; aux enfans, de 0 fr. 50 à 0 fr. 75 par
jour (3) ; et l'on peut, sur ses renseignemens, dresser des salaires
réels, selon les catégories ou spécialités, le tableau ci-après :
EOMMKS
Darnetal. Elbeuf (1837).
fr. c. fr. c. fr. c. fr. c.
Fileurs 2 80 3 » à 3 67
Tondeurs de draps 2 75 2 » à 2 25
Laineurs 2 » 2 » à 2 25
Manœuvres ou journaliers. . . . 1 75 à 2 » 2 »
Tisserands travaillant chez eux {i). 1 67 à 2 » 2 25
Boudineurs dans les filatures. . 1 67
(1) Andrew Ure : Philosophie des manufactures, t. I, p. 274.
(2) Coton : ouvriers au-dessus de 65 ans, 2,97 pour 100; ouvrières : 1,89.
Soie : — — — - 3,27 — — 1,72.
{Résultats statistiques du recensement des industries et professions, t. IV. (Résultats
généraux, p. xciii.)
(3) A Elbeuf (1834 et 1835), aux ouvriers les plus habiles, hommes, de 3 à
4 francs; aux ouvriers ordinaires, hommes, de 1 fr. 75 à 2 francs; femmes, de
1 franc à 1 fr. 25; enfans, de 0 fr. 75 à 1 franc; aux ouvriers les moins habiles,
hommes, 1 fr. 50; femmes, 0 fr. 75; enfans, 0 fr. 45; à Louviers (1833), mêmes
moyennes, sauf pour les enfans depuis l'âge de dix ans jusqu'à celui de dix-sept
ans, qui ont gagné de 0 fr. 55 à 0 fr. 90.
(4) Mais travaillant exclusivement et toute la journée à leur métier sans aucun
travail agricole.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
FEMMES
Darnétal. Elbeuf (1837).
fr. c. fr. c. fr. c.
Soigneuses ouveilleuses de cardes, 1 10
Renfrayeuses et couturières.. . 1 » 1 25
Pileuses qui n'ont pas de ratta-
cheurs 1 »
Boudineuses 0 90 à 1 »
Femraes à la journée 0 90ài» l »
ENFANS
Rattacheurs aidant les fileurs. . 0 75 à 1 » 0 67
Boudineurs 0 60 à 0 75
Rattacheurs des Garderies.. . . 0 40 à 0 60
Pour plus de clarté ou plus d'évidence, et afin de ne pas nous
égarer en de longues et tortueuses colonnes de francs et de cen-
times, si nous ne retenons que les catégories d'ouvriers et d'ou-
vrières mentionnées sous le même nom par le docteur Villermé
en 1840 et par l'Office du travail en 1897, nous trouvons que les
rentrayeuses (et justement dans la Marne), qui touchent à pré-
sent 2 fr. 20, touchaient à Reims, en 1836, 1 fr. 20 ou 1 fr. 25;
que les épinceteuses, qui gagnaient (Reims, 1836) 1 fr. 20 par
jour ou 360 francs par an, gagnent (Isère, 1897) 550 francs par
an,[ou un peu plus de 1 fr, 80 par jour (1). Quant aux fileurs, le
prix n'aurait que très peu, ou même n'aurait pas du tout changé :
2 fr. 75 (Lozère, 1897), de 2 fr. 50 à 3 francs (Reims, 1836), de
2 fr. 50 à 2 fr. 80, pour le gros, de 1 fr. 75 à 2 fr. 70 pour le fin
(Sedan, 1836). Les bobineuses gagneraient dans la Marne
0 fr. 85 par jour; à Sedan, en 1836, elles gagnaient de 0 fr. 50
à 0 fr, 75. Ainsi de toutes les spécialités, dans la filature et le
tissage de la laine : il y a partout ou presque partout améliora-
tion, premièrement par augmentation de salaire, mais cette
augmentation est néanmoins relativement faible, et les sa-
laires dans l'industrie lainière, comme dans l'industrie textile en
général, sont des salaires relativement et même absolument bas.
Amélioration encore par la réduction du temps de travail :
plus de longues journées de douze, treize, quatorze et quinze
(1) Pour les tisserands, la comparaison n'est pas possible, l'Office du travail
ayant omis de dire de quel tisserand, à domicile ou en usine, professionnel ou
occasionnel, il est question à la page 212 de Salav'es et Durée du Travail dans
l'industrie française.
LE TRAVAIL DANS LA -GRANDE INDUSTRIE. 377
heures, telles qu'Andrew Ure et Villermé en connurent. Plus
d'enfans employés à une tâche si manifestement au-dessus de
leurs forces qu'il fallait, pour faire cesser cet abus, prendre des
arrêtés municipaux (1); à dire le vrai, plus de tâches au-dessus
des forces de l'homme, enfant ou adulte ; la force substituée à
ses forces, une force tirée non de lui-même, mais du dehors,
dont il use sans qu'elle l'use, et, — c'est le grand bienfait de la
science appliquée à l'industrie, — qu'il n'a plus à produire, qu'il
n'a qu'à conduire. A cet égard, l'industrie textile ne le cède en
rien aux autres industries, et il en est du travail de la laine
comme du travail du lin ou du coton, du travail de la soie
comme du travail de la laine.
II
La Flandre, la Lorraine et la Normandie sont les trois pro-
vinces privilégiées du coton, de la laine et du lin : Lyon est
la ville de la soie. La soie règne à Lyon, ou Lyon règne sur
la soie. Par « régner » il faut entendre : exercer un empire
qui n'est guère moins qu'universel, et par Lyon, non seule-
ment Lyon, mais tout le pays de Lyon, assez loin vers le
Siid, le Sud-Est et le Sud-Ouest : les uns disent six, les autres
huit, et d'autres encore treize départemens ; Rhône, Isère, Loire,
Savoie, Ardèche, Drôme, Ain, Haute-Savoie, Haute-Loire,
Saône-et-Loire, Vaucluse, Gard, Puy-de-Dôme (2). Ce vaste ter-
ritoire, le cinquième ou le sixième de la France, relève en fief de
la fabrique lyonnaise, soit pour la production, soit pour la fila-
ture, soit pour le tissage, soit pour l'apprêt ou la teinture de la
(1) « Je ne puis taire ici une cause particulière de ruine pour la santé des
jeunes ouvriers dans les petites filatures qui manquent d'un moteur général. Cette
cause, sur laquelle l'attention de la mairie d'Amiens a été appelée deux fois, à ma
connaissance, par le conseil des prud'hommes de la ville, consiste à faire mettre
en mouvement, par des enfans, les machines à filer ou à carder, au moyen d'une
manivelle à laquelle on fait décrire, avec la main, un cercle dont le point supé-
rieur passe à cinq pieds des planchers, et à exiger ainsi de ces enfans plus qu'il
ne convient à leur faiblesse et à leur taille. » Villerme, État des ouvriers, I, 310.
Voyez, p. 3U, le texte de l'arrêté du maire d'Amiens, en date du 21 août 1821.
Nouvelles plaintes en 1834.
(2) Exposition universelle de 1889 à Paris. La Fabrique lyonnaise de soieries et
Vindustrie de la soie en France, 1789-1889. Imprimé par ordre de la Chambre de
commerce de Lyon, 1 vol. in-4°; Lyon, imprimerie Pitrat aîné, 1889, p. 23. Cet
ouvrage, non signé, est, si je ne me trompe, de M. Morand, le très distingue
secrétaire de la Chambre de commerce.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
soie. Un même établissement fait l'une ou l'autre de ces opéra *
tions, rarement deux, jamais toutes à la fois.
C'est une opinion commune à Lyon, et comme un sujet de
fierté, que l'organisation du travail n'y ressemble pas à ce qu'elle
est ailleurs et « déconcerte les étrangers curieux d'étudier notre
industrie si insaisissable dans ses contrastes et son origina-
lité (1). » Au seuil de la fabrique lyonnaise, si vous en croyez
les regards et les sourires de bienveillante, mais sceptique indul-
gence qui vous accueillent, vous êtes au seuil du mystère. Isis
ne se dévoile qu'aux habitans de la Croix- Rousse. Quant à l'orga-
nisation elle-même du travail, autant qu'un « étranger curieux »
peut en juger, l'originalité de cette industrie réside principale-
ment en ce que le « fabricant » ne « fabrique » pas. Il ne pro-
duit pas la soie, il l'achète; il ne la file pas, il la reçoit toute
filée; il ne la teint pas, il la fait teindre; il ne la tisse pas, il la
fait tisser; jadis, avant le métier mécanique, par des ouvriers
travaillant chez eux, avec quelques compagnons; et maintenant,
depuis que le métier mécanique l'emporte, — on en comptait déjà,
en 1888, plus de 20 000 dans les treize départemens de la région
lyonnaise, — en usine, par des entrepreneurs, qui ne sont pour la
plupart, comme l'étaient les vieux canuts, mais en grand, que des
chefs d'atelier à façon. En somme, le métier n'appartient pas à
qui appartient le fil, ni le tissu à qui appartient le métier : le
« fabricant » fournit la matière, on lui rend la marchandise (2).
Mais cela, c'est connu. C'est une forme antique, et périmée
autre part, de l'organisation du travail. C'était l'organisation du
travail, précisément dans l'industrie textile, avant l'industrie
concentrée, avant le moteur général, avant l'introduction de la
vapeur, du temps de l'industrie sporadique, dispersée, à domi-
cile ; avant l'usine, du temps de l'atelier de famille. Des fau-
bourgs et de la campagne, les tisserands venaient ainsi chez
le maître chercher le fil, la laine ou le coton, et, la façon
achevée, ils rapportaient l'ouvrage. Plus tard, on adapta, on
plia cet usage au régime de la fabrique, Villermé l'a remarqué
pour Reims et pour Sedan : « Dans les campagnes, où il n'y a
(1) La Fabrique lyonnaise, p. 25.
(2) « Des 188 établissemens de tissage mécanique de la soie recensés dans
notre région sur le rôle des patentes de 1888, 34 seulement appartiennent en
propre aux fabricans lyonnais, les 154 autres ont été créés par des entrepreneurs
de travail à façon. » La Fabrique lyonnaise, p. 25.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 379
que des peigneurs de 'laine, des tisserands et des dévideuses de
trames, tous les ouvriers travaillent chez eux; mais dans la ville
tous les autres sont employés chez des fabricans ou bien chez
des entrepreneurs. Je dis chez des entrepreneurs; car celui qui
achète des laines et en fait fabriquer des étoffes ne fait pas tou-
jours laver, teindre, filer dans ses ateliers, ni même donner
chez lui, aux étoffes que les tisseurs lui rapportent, toutes les
façons ou tous les apprêts qu'elles doivent recevoir avant d'être
livrées au commerce ; il a recours à des entrepreneurs parti-
culiers pour chacune de ces opérations (1). »
L'originalité de l'industrie lyonnaise, en ce point, est donc
d'avoir conservé, sous le régime de l'industrie concentrée, les
procédés de l'industrie dispersée; dans l'usine,' les coutumes du
petit atelier. Mais elle est trop hautement et hardiment intelli-
gente, trop novatrice et initiatrice quand il le faut, pour l'avoir
fait sans de bonnes raisons. « Les fabricans lyonnais, habitués
de longue date à s'affranchir du souci d'un matériel industriel,
trouvent dans cette constitution originale qui survit aux petits
ateliers les avantages de la grande manufacture et en même
temps une liberté d'allures précieuse pour une industrie dépen-
dante de tous les caprices de la mode (2). » Et en même temps,
devrait-on sans doute ajouter encore, elle y trouve un moyen de
maintenir la tradition, dans une industrie qui est un art et qui,
du moins pour le beau, depuis le xv^ et le xvi® siècle, depuis la
Renaissance italienne, a beaucoup plus à imiter qu'à inventer.
Quoi qu'il en soit, originale ou non, et peut-être un peu moins
que le patriotisme local ne l'imagine, telle est l'organisation du
travail dans la région lyonnaise : transition ou transaction entre
autrefois et aujourd'hui, entre le système de la petite et le
système de la grande industrie.
« L'étranger curieux » qui, de ce qu'il aurait vu, — ou plutôt
de ce qu'il n'aurait pas vu, — se hâterait de conclure que l'in-
dustrie de la soie est « restée rebelle, » radicalement et inva-
riablement, à toute pratique de la grande industrie, qu'elle
existe toujours et n'existe encore qu'à l'état de petits ateliers,
celui-là, vraiment, en porterait un jugement trop sommaire, et
contribuerait pour sa part à répandre « une légende, » très accré-
ditée au dehors, mais qui n'est pourtant qu'une légende. « Si
(1) Villermé, Êlat physique et moral des ouvriers, I, 220.
(2) La Fabrique lyonnaise, p. 23.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on n'aperçoit pas les panaches des hautes cheminées fumantes
sur le plateau de la Croix-Rousse, celles-ci peuplent les cam-
pagnes des départemens circonvoisins, oii notre industrie, re-
montant en quelque sorte à ses origines pastorales, avait déjà
associé la culture des champs au tissage de la soie (1). » Du
quartier de Saint- Just et des rives de la Saône, où elle s'était
formée et comme ramassée du xv® au xvm® siècle, de la Croix-
Rousse, de Vaise, de la Guillotière, des Brotteaux, où elle avait
grandi au xix^ siècle, cette glorieuse et féconde industrie a es-
saimé, par Tarare, l'Arbresie, Saint-Genis-Laval, Neuville,
Limonest, Saint-Laurent-de-Chamousset, Givors, le Bois-d'Oingt,
vers la Loire, Saône-et-Loire, la Drôme, l'Isère, l'Ain, etc. : en
1819, sur « un rayon de plus deux myriamètres; » en 1889, sur
un rayon de plus de 80 kilomètres. « A l'ancienne et grande
unité du travail dans l'enceinte de la ville, la marche du temps
a substitué cette trinité du travail à la main dans la ville, avec
12000 métiers; du travail à la main dans les campagnes, avec
55 ou 60000 métiers; et enfin du tissage mécanique, avec plus
de 20000 métiers, qui constituent aujourd'hui, dans leur étroite
alliance, les trois grandes assises de notre production manufac-
turière (2). »
Ce mouvement qui devait fractionner « l'ancienne unité du
travail » en « trinité » dont le troisième terme serait le tissage
mécanique, on le prédisait, et des économistes l'appelaient de
leurs vœux dès 1848 ou 1850. Audiganne en analysait, en 1854,
les conséquences bonnes et mauvaises :
« L'agglomération des métiers dans les ateliers mécaniques
commence à menacer le travail à domicile, surtout celui qui est
le plus coûteux, celui de l'industrie urbaine. Quelques établisse-
mens munis de moteurs hydrauliques sont en pleine activité dans
les départemens voisins du Rhône, dans l'Ain, dans l'Isère; si
quelques essais à la vapeur n'oni pas aussi bien réussi, on peut
du moins prévoir que le succès sera le prix de nouvelles études
et de persévérans efforts. Le mouvement qui s'annonce paraît
devoir répondre à notre civilisation, qui tend si ostensiblement
à remplacer, dans la production industrielle, la force humaine
par des forces conquises sur la nature physique. Appelé à d'in-
faillibles progrès, ce mouvement a débuté avec une prudente me-
(1) La Fabrique lyonnaise, p. 25.
(2) Ibid., p. 27.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 381
sure. La mécanique a d'abord été appliquée aux étoffes les plus
communes, à celles qui sont teintes après la fabrication ; puis on
a employé des fils teints à l'avance, mais seulement pour des
tissus peu serrés auxquels un apprêt était ensuite nécessaire ;
maintenant la machine a saisi des étoffes plus compactes, ou,
comme on dit en fabrique, plus réduites. On pourrait peut-être
soutenir qu'elle finira pal* s'attaquer aux riches tissus façonnés;
toutefois, ces étoffes sans rivales dans le monde, ces tissus sou-
mis à tous les caprices de la mode, résistent à la fabrication en
grand bien plus que les articles dont la consommation est uni-
forme et constante. Il ne faut pas craindre d'ailleurs, même pour
les tissus unis, une brusque transformation. Le changement sera
ralenti par l'intérêt des fabricans, que le régime actuel dispense
d'acheter un matériel coûteux, et affranchit de ces frais géné-
raux qui deviennent écrasans en cas de longs chômages. Si
l'avenir, un avenir plus ou moins lointain, appartient au nou-
veau système, jusqu'à quel point faut-il s'en alarmer? Le travail
en fabrique, en retour d'inconvéniens qui lui sont propres, pré-
sente des avantages dont profiterait la cité lyonnaise. Disposé,
comme il paraît l'être, à se répandre dans un rayon de vingt à
vingt-cinq lieues, il remédierait à une concentration fâcheuse
d'intérêts vivant au jour le jour. D'ailleurs, tant que le travail à
domicile reste dans des conditions qu'on peut appeler patriar-
cales, tant qu'il se mêle de près à la vie agricole, s'il ne favorise
pas les progrès de la fabrication, il peut conserver du moins
parmi les familles des habitudes calmes et régulières; mais quand
il devient exclusivement industriel, quand il transforme la de-
meure de l'ouvrier en une petite fabrique sans règle, et qu'il
rassemble sur un même point une multitude d'ateliers placés sous
la menace d'alternatives d'activité ou d'inertie qui les boule-
versent, il a perdu le caractère original qui séduisait en lui. Le
régime de la grande industrie permet plus facilement de fabri-
quer à l'avance certaines étoffes et de restreindre ainsi la durée
des chômages; de plus, sans impliquer une réglementation ab-
solue qui entraînerait, dans l'état présent de l'industrie nationale,
les plus graves embarras, le travail aggloméré s'accommode de
certaines mesures disciplinaires, qui sont des garanties de bien-
être et de bon ordre. Au point de vue général de l'avenir, il
serait donc permis de bien augurer de la modification qui semble
attendre sous ce rapport le système actuel ; mais, si lente qu'elle
382 REVUE DES DEUX MONDES.
doive être, elle n'en constitue pas moins, pour le moment do la
transition, une nouvelle cause d'inquiétude (1). »
La modification, en effet, a été lente, mais elle n'a pas cessé.
Dans une publication préparée par la Chambre de commerce de
Lyon pour l'Exposition de Vienne, en 1873, on en fait remonter
les origines à la Restauration. C'est le temps où « lentement et
par degrés, les métiers commencent à prendre le chemin de la
campagne ; le tissage rural s'apprête à devenir l'auxiliaire de
celui de la ville, en attendant qu'il s'y substitue presque entière-
ment. La fabrication des articles bon marché fait rechercher les
moteurs hydrauliques ; la vapeur, à son heure, sera appliquée au
tissage des soieries. Le nombre des petites maisons décroît; le
chiffre des affaires grossit; l'industrie lyonnaise perd peu à peu
cette physionomie de petite fabrique, qui, à côté des usines de
coton, de laine et de lin, lui donnait un caractère à part.
L'époque de la grande industrie s'annonce de tdutes parts, pour
elle comme pour les autres industries ; elle ne se dérobera pas
à la loi commune. » Et, plus bas : « Les conséquences de ce
mouvement, ou, pour l'appeler de son vrai nom, de cette révolu-
tion ont été immenses; la constitution intérieure de la fabrique
lyonnaise en a été modifiée profondément. On avait souvent re-
proché à cette constitution l'isolement oii elle laisse l'ouvrier par
' rapport au patron, l'absence de liens entre eux, de telle sorte
qu'au moment des crises le patron, non propriétaire des métiers,
restait libre d'arrêter subitement sa fabrication, sans s'inquiéter
du sort de l'ouvrier autrement qu'à titre de bienfaisance ou de
charité. Si cette séparation donnait à l'ouvrier plus d'indépen-
dance, si elle respectait mieux la vie de famille, elle avait aussi
ses inconvéniens, qui devenaient presque un péril social au nào-
ment des longs chômages. On se souvient des émotions, de l'effroi
qu'ils causaient, des troubles populaires qui les ont quelquefois
accompagnés. Heureusement, la dissémination des métiers dans
les campagnes, l'accroissement du tissage rural au détriment du
tissage urbain, l'association du travail de la soie à celui des
champs, surtout la formation des grandes maisons par suite de
l'augmentation de la production, la nécessité pour ces maisons
de maintenir, même aux époques de mévente, leur organisation
(1) Les populations ouvrières et les industries de la France dans le mouvement
social du XIX' siècle, par A. Audiganne, 2 vol. in-16.' Paris, Capelle, i8o4; — 1. 1",
^,«22 i -275.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 383'
intacte, afin d'être prêtes à l'heure de la reprise, tout »eki acÉiëj^
entre le patron et l'ouvrier une solidarité d'intérêts, latente, msffs:
effective, qui est une garantie pour celui-ci. Tout en restant, selon
les exigences de sa nature, divisée en petits ateliers, la f«ibrique
lyonnaise en est venue néanmoins à présenter, au point de vue
de la permanence du travail, des avantages qui semblaient l'apas
nage exclusif des agglomérations de métiers en usine ; tous ses
élémens ont plus de cohésion. Ne lui est-il pas aussi permis de
montrer, avec une complaisance partiale, comme témoignage de
ce qui peut être fait dans cette voie, outre les cinq mille métiers
mécaniques qu'elle emploie, ces beaux et grands établissemens;
peu nombreux, il est vrai, mais d'autant plus remarquables, où
toutes les opérations de la soie sont concentrées, depuis la fila-
ture jusqu'au tissage (1)? »
Ici, la Chambre de commerce de Lyon, et son porte-parole
autorisé, qui, dans l'espèce, était, je crois, son secrétaire, allaient
peut-être un peu loin, comme Audiganne l'avait fait. Il n'y avait
point de « transformation, « encore moins de « révolution; »
modification suffisait; » il n'y a point eu substitution, mais su-
perposition ou juxtaposition de l'usine à l'atelier. Ce qui est
exact et ce qui est caractéristique, c'est que le travail est allé |de
« l'unité » à « la trinité, » par les deux adjonctions succes-
sives du tissage rural au tissage urbain, et du métier mécanique
au métier à la main. Le mouvement, puisque c'est le mot con-
sacré, a été double; l'industrie de la soie a d'abord reflué de
Lyon sur les campagnes environnantes, puis s'est concentrée, et
tend encore à se concentrer en usines.
Elle est moins strictement et moins spécifiquement lyonnaise
qu'elle ne le fut pendant des siècles après que les proscrits [luc-
quois, florentins ou génois, Guelfes ou Gibelins, chacun à son
tour, ces fuorusciti dont les uns allaient devant eux cherchani
la paix et les autres cherchant leur pain, y eurent introduit et
acclimaté leur art subtil et délicat. Quiconque ferait ou referait le
dénombrement de ses métiers aux diverses époques : 10000 avant
la révocation de l'édit de Nantes, 2 000 après 4685 ; 18 000 en 1787,
(1) Exposition universelle de Vienne, la Fabrique lyonnaise de soieries, son
passé, son présent. Imprimé par ordre de la Chambre de commerce de Lyon, 1 vol.
gr. in-4% Lyon, Perrin et Marinet, 1873. — Cet écrit n'est pas de M. Morand, au-
jourd'hui secrétaire de la Chambre de commerce, à qui nous devons un travail
semblable pour l'Exposition de 1889, mais de son prédécesseur.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
2500 après la Révolution; 12 000 de 1804 à 1812; 20000 en 1819;
27 000 en 1825; 40000 en 1837; 50 000 en 1848, admirerait le
développement quasi constant, — sauf le contre-coup des boule-
versemens politiques ou sociaux, — l'épanouissement magnifique
de l'industrie; et en y regardant mieux, à partir de là, ou même
d'un peu plus haut, car l'irritation des tisseurs urbains contre les
ruraux fut pour beaucoup dans les émeutes de 1831 et de 1834,
il verrait la fabrique lyonnaise, durant la seconde moitié du
xix^ siècle, sortir, pour ainsi dire de Lyon, y gardant seulement
30 000 métiers sur les 120 000 qu'elle faisait battre en 1890 (1). Et
deuxièmement, il découvrirait, sur les rôles des patentes à cette
même date, 188 établissemens mécaniques pour le travail de la
soie dans la région lyonnaise, desquels il importait peu que 34
seulement fussent la propriété des fabricans lyonnais, et les 154
autres créés par des entrepreneurs à façon. Ce n'en était pas moins
des « établissemens mécaniques, » et quelques-uns de grands éta-
blissemens : en 1897, 5 peigneries ou filatures de soie, 8 tissages
occupaient plus de 500 ouvriers. Il n'y a sans doute pas de quoi
crier à la « révolution, » ni à la « transformation, » ni au
« triomphe » de la grande industrie, « se substituant » au petit
atelier et soumettant la fabrique lyonnaise « à la loi commune; »
mais il y a de quoi nous justifier d'introduire dans ces études sur
la grande industrie la fabrique lyonnaise qui, à première vue, et
en tant qu'elle se définissait par la dispersion même de ses métiers
et de ses opérations, paraissait ne devoir ni ne pouvoir y figurer.
III
L'usine que j'ai visitée peut bien être prise pour type. Elle
emploie ordinairement environ 500 personnes (presque toutes
femmes, quelques hommes seulement) ; tantôt plus, tantôt moins,
l'eiïectif varie, il est en ce moment de 464 ouvriers et ouvrières.
C'est une usine neuve ; elle a été construite en 1903, et ne
marche donc que depuis dix-huit mois. Elle est située, non dans
Lyon même, mais à la porte de Lyon, en un faubourg que sépare
de la ville le beau parc de la Tête-d'Or, à Villeurbanne. Elle n'a
qu'un seul étage et ne forme qu'un seul atelier, une vaste salle
(1) Voyez les Industries de la soie : sériciculture, filature, moulinage, tissage. —
Histoire et statistique, par E. Pariset. (Publications du Bulletin des soies et soie-
ries)] 1 vol. iii-8°, Lyon, Pitrat aîné, 1890.
LB TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 385
OÙ sont réunies toutes les opérations du travail de la soie, ou à
peu près toutes, toutes celles que réunit l'usine qui en réunit le
plus, car je ne sais si nulle part on fait en même temps dans le
même lieu la filature et le tissage : à l'usine D... on fait tout, et
tout dans le même local, du dévidage du fil au baguetage ou
pliage final de l'étoffe. Pour moteur, la force électrique : tout se
meut et s'arrête instantanément. Tandis que j'étais là, un acci-
dent banal, un plomb qui venait de sauter, coupa tout d'un coup le
travail, et tout d'un coup, l'accident réparé, le plomb remplacé, le
travail reprit : en une ou deux minutes, il recommença à battre
son plein. De la cage vitrée oti se font les écritures, ces cordes qui
pendent, ces fils qui se tendent, ces lisses qui s'abaissent, ces le-
viers qui remontent, ces battans qui frappent, ces poulies qui tour-
nent, ces sortes de hunes qui couronnent les hauts métiers, tout
cet entre-croisement de lignes verticales et de lignes horizontales,
on dirait les agrès très fins d'un très grand et très puissant na-
vire ; ce bureau même domine l'énorme atelier comme une passe-
relle de commandement, et, s'il y a peu de cuivres, avec ce va-et-
vient d'acier qui y met un reflet bleuâtre, l'irréprochable propreté
du pavé aide à l'illusion, en complétant l'image. Ce n'est plus la
crasse grasse et glissante de l'ancienne manufacture de draps ;
toutes les opérations de la soie se font ici, excepté deux, celles
justement qui salissent, le tirage des cocons et la teinture.
Le tirage « consiste à dissoudre, dans de l'eau très chaude,
l'espèce de gomme qui enduit et colle à lui-même dans toute sa
longueur le fil unique dont se compose le cocon; à saisir le
bout de ce fil, à le tirer pendant que le cocon plonge dans l'eau,
à le réunir à d'autres tirés de la même manière et en même
temps que lui, pour n'en former qu'un seul plus gros et plus
fort, et à dévider celui-ci en écheveaux sur un asple ou dévi-
doir. — Il serait difficile, notait le docteur Villermé, de se faire
une idée de l'aspect sale, misérable, des femmes employées au
tirage de la soie, de la malpropreté horrible de leurs mains, du
mauvais état de santé de beaucoup d'entre elles, et de l'odeur
repoussante, siii generis, qui s'attache à leurs vêtemens, infecte
les ateliers et frappe tous ceux qui les approchent (1). » L'usine
D... ne fait pas le tirage ou le dévidage des cocons; elle reçoit
en écheveaux ses soies grèges : soies jaunes de France, d'Italie
(1) État physique et moral des ouvriers, I, 345.
TOME XXX. — 1905. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
OU d'Espagne, soies blanches de Canton. « La soie grège est
formée d'un certain nombre de fils élémentaires soudés entre
eux par le grès coagulé, suivant des directions à peu près paral-
lèles. En cet état, elle pourrait être soumise au tissage, mais
elle est incapable de supporter les opérations de la teinture en
flottes. Ces manipulations, en effet, nécessitent l'immersion de
la soie dans des bains dont la température atteint 100°. Sous
l'influence d'un pareil traitement, le grès perdant sa consis-
tance, pouvant même entrer en dissolution, les fils élémentaires
auraient une tendance à se séparer les uns des autres, à former
des boucles et des nœuds ; il serait impossible ensuite de les sou-
mettre au tissage. Pour donner à la soie grège plus de résistance,
pour la transformer en un fil capable de subir*le mieux possible
les diverses manipulations qui lui sont imposées d'ordinaire
avant d'être transformée en tissus, on la soumet au moiilinage^
appelé aussi ouvraison (1). « Sous le régime de l'industrie dis-
persée, cette ouvraison était la spécialité de certaines manufac-
tures appelées moulins, établies surtout dans la Haute-Italie,
Piémont et Lombardie, aux environs de Bergame, dans le Midi
de la France et le Sud de la Grande-Bretagne (2).
« Le moulinage, qui constitue une des préparations fonda-
mentales de la soie, comprend quatre opérations :
1° Dévidage des écheveaux de la soie grège, pour la trans-
porter sur des bobines;
2° Torsion donnée séparément à chaque fil de grège prove-
nant des bobines;
3° Doublage de deux fils de grège préalablement tordus, iso-
lément ou non, torsion imprimée au double fil obtenu, et nou-
veau dévidage sur les bobines ;
4° Formation, par torsion nouvelle, des fils provenant de
l'assemblage de deux ou d'un plus grand nombre de fils de grège
préalablement tordus ou non ; dévidage sur des guindres et
mises en écheveaux.
La torsion d'un seul fil de grège porte le nom de premier
tors ou premier apprêt et donne un fil qui est désigné sous le
nom de poil.
(1) La Soie au point de vue scientifique et industriel, par Léo Vignon, maître de
conférences à la Faculté des sciences, sous-directeur de l'École de chimie indus-
trielle de Lyon, 1 vol. in-16. Bibliothèque des connaissances utiles ; Paris, J.-B. Bail-
lière et fils, 1890, p. 151.
(2) Ure, Phitosophie des manufactures, I, en. ii, p. 356.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 387
Deux OU plusieurs fils de soie grège tordus ensemble sans
être tordus au préalable individuellement fournissent un fil
appelé trame.
Enfin, si l'on donne à deux ou plusieurs fils de grège tordus
préalablement et individuellement de droite à gauche une torsion
de gauche à droite après les avoir assemblés, on obtient des fils
employés pour la chaîne des tissus et connus sous le nom ^or-
gansins (1). »
Tout le monde sait comment se fait le dévidage. « Pour être
dévidées, les soies grèges sont placées sur des tavelles, cadres
très légers en bois de pin, dont les bras sont réunis par des fils
de fer : les tavelles disposées verticalement tournent sur un axe
horizontal passant en leiir centre ; des roquets ou bobines, tour-
nant par friction, attirent et enroulent la soie, et font tourner les
tavelles... On évalue la qualité d'une grège au point de vue du
dévidage par le nombre de tavelles qui peuvent être surveillées
par une seule ouvrière. On dit qu'une grège est d'un dévidage de
40 tavelles lorsqu'une ouvrière peut suffire à la marche de 40 ta-
velles/:. Il est admis comme règle qu'une ouvrière peut trouver
et nouer 8^0 bouts en une heure avec une soie bien croisée (2). »
luQ moulinage proprement dit ou tordage ou torsion, néces-
saire pour faire de la soie grège un fil apte à être tissé, et qui
s'opérait au fuseau par les filleresses de la vieille France, qui
s'opère encore à la main, comme procèdent les cordiers pour leur
corde, au Tonkin et dans d'autres contrées de l'Asie, se faisait
depuis le xiv® siècle en Italie et se fait même de nos jours en
Piémont sur un moulin, appelé moulin rond, à cause de sa forme,
lequel n'est qu'un gros tour, volumineux et encombrant, outil
médiocre, justement comparé pour l'inutile complexité et la gros-
sièreté de ses organes, à l'antique machine de Marly (3). L'usine
D... emploie le moulin ovale, d'invention française, plus facile à
loger et d'un mécanisme très simple. Il est^ comme divisé en
deux étages : « à la partie inférieure se trouvent une ou plusieurs
rangées de fuseaux placés verticalement et tournant avec rapi-
dité (cinq à six mille tours par minute). La soie qu'ils débi-
tent se déroule, se tord en même temps en proportion de leur
vitesse, et s'enroule ensuite sur des guindres ou des cylindres
(1) Léo Vignon, ouvrage cité, p. 132.
(2) Id., ibid., p. 154-155.
(3) Id.yibid.,^. 153, 157.
REVUE DES DEUX MONDES.
placés horizontalement à la partie supérieure (1). » Des trois
espèces de fils produits par le moulinage : le poil, la trame et
l'organsin, la première, le poil ne subit qu'une faible torsion;
elle fournit des fils qui servent de chaîne pour les étoffes légères,
la rubanerie, la passementerie, la broderie. La trame exige une
torsion de 80 à 150 tours par mètre. Quant à Vorgansm, soumis,
après le filage et le doublage, à une nouvelle torsion en sens
inverse, ou tors, les deux torsions qu'il subit varient selon les
apprêts, au premier apprêt ou filage de 400 à 2 500 tours, au
second apprêt ou tors de 300 à 1 500 tours (2).
Le moulinage fini, on met le fil en flottes, ou en paquets dont
la longueur, autrefois de 1 500 mètres, peut atteindre maintenant
de 15 à 20000 mètres. On marque avec des capies, petits nœuds
de schappe ou de coton, la croisure des fils, afin de les empêcher
de se mêler et de conserver la forme de la flotte. Si cette méthode
a ses désavantages, en ce qu'elle rend la teinture plus malaisée,
les fils étant serrés les uns contre les autres et moins divisés
que dans les petites flottes, elle permet cependant de grandes
économies, moins de main-d'œuvre et moins de déchet, lors du
nouveau dévidage, au retour de la teinture (3), où la soie en
flottes est envoyée à la suite d'un triage et d'un classement qui
porte le nom de mettage en mains. Ordinairement les fils sont
classés, suivant leur grosseur, en trois catégories ; les flottes de
même espèce sont réunies entre elles par un lien et donnent une
pantime. Le groupement de plusieurs pantimes constitue une
masse appelée main (4j.
Quand les flottes de soie reviennent teintes, alors s'ouvre,
avant le tissage, la deuxième série des opérations : dévidage et
détrancanage; la dévideuse doit enrouler la soie sur le roquet d'une
-manière parfaitement uniforme avec une tension convenable, de
façon que sous le doigt les roquets garnis soient résistans, mais
non pas durs; elle doit rattacher rapidement les fils cassés, éviter
le déchet, prendre garde à ne pas ternir la nuance et le brillant
de la soie, mettre en un mot les roquets en état de pouvoir se
dévider régulièrement et sans secousse pendant le tissage (5);
(1) Léo Vignon, ouvrage cité, p. 157.
(2) Id., ibid., p. 158-159.
(3) Id., ibid., p. 160-161.
(4) Id., ibid., p. 215.
(5) Id., ibid., p. 287.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 389
cannetage : c'est le chargement ou la charge des cannettes. Dans
le cas où les fils enroulés sur le roquet doivent servir pour la
trame, une ouvrière, la canneteuse, réunit le nombre de fils fixé
par le fabricant ; elle les enroule sur un tuyau, petit cylindre en
jonc, en buis, en canne ou en roseau, qui viendra, à son tour,
charger la navette du tisserand, et qui en effet s'y glisse comme
la cartouche dans le magasin du fusil : le tuyau couvert de soie
prend le nom de cannette.
Ainsi que le cannetage est la préparation de la trame, Vour-
dissage est la préparation de la chaîne : il a pour objet de juxta-
poser, parallèlement et avec une tension uniforme, les fils de même
longueur, en nombre déterminé, — tnuseties de quarante fils,
portées de quatre-vingts, etc., — qui composeront la chaîne, en
leur gardant leurs places respectives, sans quoi les fils pourraient
s'entremêler et le tissage deviendrait impossible. (Gomme s'éclaire
et s'explique soudain, se dégage dans toute sa force l'expression :
ourdir un complot !) L'appareil à ourdir se nomme naturelle-
ment Vourdissoir : c'étaii» et c'est généralement encore, dans les
petits ateliers, un grand tambour, creux, cylindrique, de deux
mètres de haut, dont l'axe doit être parfaitement vertical. L'ou-
vrière donne à l'ourdissoir un mouvement de rotation au moyen
d'une manivelle. Elle enroule d'abord la première musette du
haut en bas sur le tambour, puis elle juxtapose une seconde
musette en remontant de bas en haut et continue ainsi jusqu'à
ce que le nombre voulu de musettes ou de portées ait été mis
sur l'ourdissoir... Il est essentiel, dans l'ourdissoir, de conserver
à chaque fil^ son rang déterminé; les fils doivent être assez dis-
tincts les uns des autres pour qu'on puisse retrouver la véri-
table place des fils qui se cassent. Lorsque l'ourdissoir a reçu un
nombre suffisant de musettes, l'ouvrière lève la chaîne et l'en-
roule autour d'une cheville en un peloton très serré (1). » A
l'usine D..., on se sert de préférence d'un modèle plus récent, où
le tambour est horizontal, peut tourner autour de son axe et
progresser en même temps suivant une direction parallèle à cet
axe. « Avec ce modèle perfectionné, la juxtaposition exacte de
chaque musette est assurée par le passage des fils au travers des
dents d'un peigne qui règle la largeur d'enroulement. Les di-
mensions du tambour sont telles que la chaîne se trouve répartie
(1) Léo Vignon, ouvrage cité, p. 288-289.
1 390 RBVUK DES DEUX MONDES.
suivant une longueur d'axe justement égale à la largeur de
l'étoffe à laquelle elle est destinée (1). »
Vient ensuite le pliage. Il s'agit d'enrouler la chaîne sur l'en-
souple ou rouleau, qui alimentera le métier à tisser, dans la lar-
geur que doit avoir letoffc, bien parallèlement et avec une
tension égale. Quand tous les fils sont uniformément tendus, im-
peccablement parallèles, et chaque fil à sa place, la chaîne est
bonne et prête pour le tissage. Du tissage même, il n'y a assuré-
ment rien à dire qui n'ait été dit, si ce n'est quant à l'allége-
ment de la peine, et je le dirai en son lieu; après le tissage, il ne
reste que les apprêts, mais il y en a autant et plus que de genres
d'étoffes : finissage, polissage, pincetage, déjumellage, cylin-
drage, rasage, grillage ou flambage, encollage, gommage ^
glaçage, gaufrage,... tous ces tours de main, d'où «sortent,
en uni, les taffetas, les sergés, les satins et les velours, parmi
les façonnés, les lampas, les satins lamés, les droguets, les
brocatelleS; les brocarts; enfin, métrage et baguetage ou pliage
final.
IV
A ces diverses, opérations, nécessaires, préliminaires ou con-
sécutives au tissage de la soie, correspondent autant de catégo-
ries, de spécialités d'ouvriers, ou plutôt d'ouvrières, ear l'usine
D... n'emploie guère, outre le patron, les trois directeurs (un à la
préparation, deux à l'atelier), les commis et les machinistes, que
cinq ou six gareurs, sortes de mécaniciens tisseurs qui font
ce qu'une femme ne pourrait pas faire, et notamment les répara-
tions aux métiers, lorsque quelque chose s'y dérange; cinq ou
six apprèteufs, cinq ou six polisseurs ou finisseurs do tissus.
C'est, à eux seuls, tout le personnel masculin. Les fen.vmes sont
partout ailleurs, et partout indifféremment, sans (V^tinction
d'âge : au moulinage de la trame avant le départ du fi pour la
teinture, dévideuses, doubleuses, moulineuses,flotteuses,]flieuses;
au retour de la teinture, dévideuses encore, ourdisseust% canne-
teuses, remetteuses , tordeuses, monteuses de métier pour façon-
nés, tisseuses; après le tissage, pinceteuses (2). L'a plupart, pour-
(1) Léo Vignon, ouvrage cité, p. 291.
(2) On dit ailleurs épinceteuses. J'ai même cru entendre dire à Eïbeuî épingleuses,
mais je n'en suis pas sûr, et peut-êti'e était-ce « épinceteuses » qu'on disait.
LS TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 391
tant, presque toutes, sont jeunes ou encore jeunes, et il me
semble, après avoir parcouru d'un bout à l'autre la quadruple ou
sextuple haie de métiers, en avoir vu très peu de vieilles. La
journée est de dix heures, comme le veut la loi, avec une heure
et demie ou deux heures d'interruption pour le repas de midi.
Auprès de chaque métier est un tabouret sur lequel l'ouvrière
peut de temps en temps s'asseoir, tout en surveillant son tra-
vail, et se délasser de cette longue station debout, si pénible et
parfois si dangereuse pour la femme. De toutes façons on s'ingé-
nie à réduire l'effort au moindre effort, et, par une suite d'appli-
cations heureuses, on y a en partie réussi. Les métiers à la Jac-
quard y ont grandement contribué, en permettant à un ouvrier
de produire sans aide, sans tireur de lacs, les étoffes les plus
compliquées. Ils y ont contribué directement : « grâce à eux, la
fabrication des étoffes dites façonnées, c'est-à-dire de celles dans
lesquelles on représente des fleurs, des dessins, ou que l'on
broche d'or et d'argent, est maintenant plus facile, plus prompte
qu'autrefois et moins fatigante, à durée égale de travail; » et
indirectement, pour les tisseurs en chambre : la « hauteur du mé-
tier Jacquard force les propriétaires et constructeurs de maisons
d'espacer beaucoup les planchers, et, par conséquent, de donner
abondamment de l'air et de la lumière dans l'intérieur des loge-
mens. Enfin, ce métier a fait supprimer la classe entière des
tireurs, qui était composée d'enfans, dont la constitution, m'a-
t-on assuré, se détériorait toujours par la grande fatigue à laquelle
ils étaient soumis et par les attitudes vicieuses qu'ils étaient
obligés de prendre (1). »
Néanmoins, et bien que son invention fût destinée à épar-
gner à tant de victimes tant de misères, Jacquart fut d'abord,
comme beaucoup d'inventeurs, la victime de son invention.
Quelles épreuves il dut traverser, Andrew Ure l'a raconté en une
page très intéressante :
« L'histoire de l'introduction du métier Jacquard (2) est une
leçon des plus instructives sur l'avantage de la libre communi-
cation et de la rivalité entre deux pays. L'inventeur de ce beau
mécanisme était originairement un obscur fabricant de chapeaux
de paille, qui n'avait jamais appliqué son esprit à la mécanique
automatique, avant d'avoir eu l'occasion, par suite de la paix
(1) Villermé, Tableau de l'état physique el moral des ouvriers, I, 370.
(2) Ure et Villermé écrivent « Jacquart. »
392 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Amiens, de lire, dans un journal anglais, l'offre faite par notre
Société des Arts d'une récompense à celui qui tisserait un filet
par une mécanique. Son génie assoupi s'éveilla aussitôt, et il
fabriqua un filet à la mécanique; mais, n'ayant obtenu aucun
encouragement de la part du gouvernement de son pays, il ou-
blia son invention pendant quelque temps, et plus tard il en fit
présent à un ami comme une chose de peu d'importance. Cepen-
dant le filet tomba par hasard entre les mains des autorités, et
fut envoyé à Paris. Longtemps après, lorsque Jacquard ne son-
geait plus à son invention, le préfet du département l'envoya
chercher, et lui dit : « Vous êtes-vous occupé de la fabrication
d'un filet à la mécanique? » Il ne s'en souvenait pas d'abord;
mais, le filet lui ayant été représenté, il se rappela toutes les cir-
constances. Le préfet l'ayant prié de construire la machine avec
laquelle il avait fabriqué ce filet. Jacquard demanda trois se-
maines pour l'exécuter. Au bout de ce temps, il revint vers le
préfet, avec la machine ; il lui demanda de frapper du pied sur
une certaine partie de la mécanique, mouvement dont l'efTet fut
d'ajouter une nouvelle maille au filet. La mécanique ayant été
envoyée à Paris, Napoléon, avec sa brusquerie et son despo-
tisme ordinaire, fit expédier un mandat d'arrêt contre le con-
structeur. Jacquard fut aussitôt placé sous la garde d'un gen-
darme ; on ne lui permit même pas de se rendre chez lui pour
se pourvoir de choses nécessaires à son voyage. Arrivé dans la
métropole, on le conduisit au Conservatoire des Arts et Métiers,
où on lui commanda de construire sa machine en présence des
inspecteurs; ce qu'il fut obligé de faire.
« Lorsqu'on l'eut présenté à Bonaparte et à Carnot, le pre-
mier lui adressa, d'un air d'incrédulité, ces rudes paroles :
« Est-ce vous qui prétendez faire ce que Dieu tout-puissant ne
saurait faire, un nœud à une corde tendue? » Jacquard montra
alors la mécanique, et la nature de son opération. On lui donna
ensuite à examiner un métier qui avait coûté de 20 à 30 000 francs,
pour faire des tissus à l'usage de Bonaparte. Il entreprit défaire
par une mécanique fort simple ce qu'on avait essayé en vain à
l'aide d'un mécanisme très compliqué ; et, ayant pris pour mo-
dèle une des machines de Vaucanson, il construisit le fameux
métier Jacquard. Il retourna dans sa ville [natale, récompensé
d'une pension de mille écus; mais il éprouva la plus grande dif-
ficulté à introduire sa machine parmi les tisserands en soie, et il
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 393
fut trois fois en danger de sa vie. Le conseil des prud'hommes,
qui sont les conservateurs officiels du commerce de Lyon, brisa
son métier en place publique, en vendit le bois et le fer comme
matériaux de rebut, et le désigna comme un objet de haine et
d'ignominie universelle. Ce ne fut que lorsque les Français com-
mencèrent à sentir le pouvoir de la concurrence étrangère qu'ils
eurent recours à cette admirable invention de leur compatriote;
et, depuis cette époque, ils ont eu la preuve que c'est la seule
protection, le seul appui réel de leur commerce (1). »
Laissons le libéralisme tendancieux, l'optimisme et comme
le finalisme économique de ce petit morceau : il reste que les
contemporains virent surtout dans l'invention de Jacquard
qu'elle « supprimait un ouvrier. » C'est de quoi le jury de l'Expo-
sition de 1801 le récompensa et de quoi les tisseurs lyonnais
lui en voulurent. Mais nous, nous ne voyons plus que ce qu'il a
supprimé de peine, et nous lui en devons être d'autant plus re-
connaissans que le tireur de lacs dont il a trouvé le moyen de se
passer était le plus souvent un enfant. Par lui et de ce seul fait,
il y a dans le monde un peu moins de souffrance, pour la race
un peu plus de force et de vie en réserve. Je ne crois pas,
d'autre part, que l'on puisse dire encore aujourd'hui, comme
Villermé le disait : « La circonstance qui, d'après les ouvriers
eux-mêmes, leur occasionne le plus de fatigue, la seule même
qui nuise à leur santé, si l'on met à part la longue durée du tra-
vail, est la percussion, renouvelée à chaque instant, du balan-
cier du métier, serrant chaque fil de trame sur le fil précédent.
Cette percussion se transmet à la partie inférieure de la poitrine
par Vensouple ou gros cylindre sur lequel on enroule l'étoffe à
mesure qu'on tisse (2). »
En somme, et pour toutes sortes de raisons, dont la plus
forte est le progrès de la mécanique, la peine du travail a cer-
tainement diminué. Mais la diminution de la peine n'est qu'une
amélioration pour ainsi dire négative. Il y a eu aussi améliora-
tion positive, par l'augmentation du prix du travail. Au mo-
ment de toucher la question du salaire, je ne puis me défendre
de quelque inquiétude, car je sens que cette espèce de mystère
(1) Ure, Philosophie des manufactures, I, 381-384. — La Biographie universelle
de Michaud et la Nouvelle biographie générale rapportent les mêmes faits, mais
en attribuant à Garnot le mot prêté par Ure à Napoléon.
(2) État physique et moral des ouvriers, I, 371.
394 REVUE DES DEUX MONDES.
dont s'enveloppe la fabrique lyonnaise s'épaissit. Tout à l'heure,
tant qu'il ne s'agissait que de l'industrie de la soie, de la fabrique
en son ensemble, on regardait « l'étranger curieux » avec une
bienveillance légèrement narquoise; sitôt qu'il s'informe du sa-
laire, il semble s'y mêler de la commisération, à moins que ce ne
soit de la méfiance. Replié sur lui-même, entre les collines qui
l'enserrent et bouchent au bout des rues son horizon, le Lyonnais
aime bien s'occuper seul de ses affaires, et il ne veut montrer au
monde que ce qu'il lui vend. Si pourtant un homme audacieux
et préalablement vêtu de la triple cuirasse pousse de ce côté ses
investigations, on ne le voue sans doute pas aux dieux irrités de
la cité, on est de trop bonne grâce et de trop bonne éducation
pour se livrer à cet excès d'humeur, — mais on l'abandonne à
son sort, et on le laisse aller avec ses dieux à lui, que l'on espère
tout bas et que peut-être on souhaite impuissans. Ce n'est pas
d'hier que ce sentiment se révèle : « Il est peu de sujets dans
toutes mes recherches, faisait observer Villermé, sur lesquels il
m'ait été aussi difficile d'avoir une opinion que sur les salaires
payés par la fabrique de Lyon, et sur leurs rapports avec le prix
des choses nécessaires à la vie ; on ne s'entendait même pas sur
le point le plus facile à constater, le chiffre des salaires (1). »
Ferai-je observer à mon tour que c'est là en effet, uû point
toujours obscur dans les recherches sur les industries, et princi-
palement sur les métiers de femmes, qui sont, d'autres diraient
probablement parce que ce sont des métiers à salaires bas?
Mieux vaut répondre que, grâce à l'obligeance de M. D..., si je
n'ai pas tout su, je n'ignore plus tout à fait tout. De toutes les
opérations ci-dessus décrites, le moulinage seul se paye à la
journée : tout le reste (sauf le travail des prépareuses et celui
des finisseuses) est à la tâche. M. D... estime que chez lui, — il
a grand soin de préciser: chez lui, — le salaire moyen est d'envi-
ron 3 francs ; que les ouvrières les plus habiles peuvent aller
à 3 fr. 50 (4 francs étant considéré comme un chiffre absolu-
ment exceptionnel même pour les meilleures ouvrières) ; que les
moins bonnes gagnent 2 fr. 75 (ce chiffre étant cependant con-
sidéré comme un peu faible). D'après le tableau qu'il fit dresser
pour se rendre compte du plus ou moins bien fondé des reven-
dications de ses ouvrières en chômage, lors de la grève générale
(1) État ohysique et moral des ouvriers, I, 374.
Ouvrières.
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L3 TRAVAIL DANS LA GRANDB INDUSTRIE. 395
de 1903, M. D... établit ainsi la proportion des salaires, hauts,
moyens et bas :
gagnaient, par an, plus de 1 100 fr. (1 à 1 413 fr ).
— — 1 000 fr. (1 à 1 085 fr.).
— — 900 à 1 000 francs.
— — 800 à 900 —
4 8(1) — — 700 à 800 —
Le salaire le plus faible avait été de 744 francs, la grande
majorité des ouvrières touchant de 800 à 1000 francs, soit, à
trois cents jours de travail par an, de 2 fr. 66 à 3 fr. 33 par jour.
A ce moment du reste, en 1903, l'usine D..., qui venait de
naître, était encore dans la période d'organisation : depuis qu'elle
en est sortie, et qu'on la peut tenir pour adulte, on peut égale-
ment tenir pour acquis que tous les salaires y ont augmenté, que
l'amélioration de la condition des ouvriers s'y est accusée et
accentuée, du fait de l'amélioration des conditions de l'usine
elle-même. Mais M. D... insiste : voilà ce que les ouvrières
gagnent chez lui: il ne dit pas qu'elles le gagnent partout, et
son silence fait entendre le contraire, non moins que les conseils
de prudence que d'autres patrons nous prodiguent quant à la
portée à donner aux chiffres relevés chez M. D... Et le myoïère
s'éclaircit peut-être. Si M. D... ouvre ses livres de paie, avec
une complaisance qui charge d'étonnement admira tif le regard,
tout à l'heure de commisération et tout à l'heure d'ironique in-
dulgence, n'est-ce pas parce qu'il sait que, chez lui^ les salaires
sont, pour la fabrique lyonnaise, des salaires forts ? Mais inver-
sement, si, chez"d'autres, loin de les étaler, on les enferme à
double tour, n'est-ce pas parce que...? Plusieurs des personnes
que j'ai vues eussent préféré, — à peine le dissimulaient-elles,
— que M. D... se fût tu sur ce chapitre, et désiré que je me
tusse sur ce que M. D... m'avait déjà appris. Je ne leur dois que
delà gratitude pour l'aimable accueil qu'elles m'ont fait; et je
ne dirai donc rien de ce qu'elles sont censées ne pas m'avoir
montré; mais ce qui est dit est dit, et ce qui ne l'est pas l'est
peut-être un peu tout de même.
Quoique la comparaison entre l'industrie agglomérée en
(1) Si le total donne 101 au lieu de 100, c'est que j'ai forcé un peu les chiffres
pour m'exprimer en chiffres ronds et sans fractions.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
usine et l'industrie dispersée en petits ateliers soit plus qu'im-
parfaite, impossible, et faussée encore par la différence des
temps, rappelons les chiffres qu'indiquait le docteur Villermé,
suivant les affirmations de Jules Favre (1) et « les notes d'un
administrateur » pour les années 1833 et 4834. Selon Jules
Favre, un compagnon lyonnais, travaillant sur le métier du
maître, gagnait, à cette date, 1 franc, 1 fr.j 50 ou 2 francs par
jour, pour les étoffes unies, 2 fr. 15 pour les façonnés, tandis
que le chef d'atelier gagnait de 3 fr. 06 à 3 fr. 30 sur son mé-
tier à lui, et prélevait 1 fr. 10 ou 1 fr. 11 sur celui qu'il four-
nissait à son compagnon. A la tâche, les salaires journaliers
n'auraient ressorti qu'à 0 fr. 55, 0 fr. 66, 0 fr. 90 tout au plus(2).
Et c'étaient des salaires d'hommes ! Selon « l'administrateur, »
le chef d'atelier se faisait, pour les étoffes unies, 3 fr. 50, pour
les façonnés, 5 francs ; le compagnon, de 1 fr. 75 à 3 francs :
l'écart, assez grand, dépendait de l'étoffe. Pour les articles de
goût (tissus riches), le chef d'atelier pouvait s'élever jusqu'à
8 francs; le compagnon (très exceptionnellement encore) à
5 francs. Un chef d'atelier veloutier, ou tisseur de velours,
arrivait à gagner, avec sa femme, de 7 fr. 50 à 8 francs. Mais,
Villermé a tenu à nous en avertir, ces chiffres ne sont pas
sûrs : « Les premières évaluations ont été fournies par les
chefs d'atelier, et les secondes doivent l'avoir été par les fabri-
cans. On peut supposer que les unes et les autres s'éloignent
de la vérité. C'est en effet ce qui m'a été affirmé à Lyon par
différentes personnes et ce que j'ai pu reconnaître dans les
réponses toujours plus ou moins évasives des maîtres-ouvriers
que j'interrogeais sur les prix de façon des étoffes que je voyais
sur les métiers (3). » Et, découragé, il déclare, « dans ce mélange
de renseignemens contradictoires, n'oser compter sur l'exacti-
tude d'aucun, pas même sur l'exactitude de ceux qu'il a pu
recueillir lui-même. » Le brouillard ne s'était pas dissipé sur la
Croix-Rousse : les dieux de la cité avaient vaincu.
Autant qu'il est permis de le croire, les salaires dans la
fabrique lyonnaise sont en général médiocres, et ils sont, de plus,
fort variables, ou plutôt fort différens, d'une usine ou d'un ate-
(1) Jules Favre, De la coalition des chefs d'atelier de Lyon; brochure in -8» d
43 pages; Lyon, 1833.
(2) Depuis novembre 1831.
(3) Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, I, 376-377.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 397
lier à l'autre. C'est ce qui fait qu'à toutes les grèves, les ouvriers
réclament un tarif commun, sans réfléchir que ce tarif n'est pas
possible, tout, dans le tissage de la soie, étant subordonné à la
nature ou à la qualité des titres des matières employées, et qu'il
leur serait en fin de compte nuisible, comme Ta malheureusement
prouvé l'expérience de 1869, où, les prix étant calculés sur le
nombre de portées (80 fils), il en résulta, dans la contexture
des tissus, une grande gêne qui fit passer une partie de la fabri-
cation en Suisse.
Pour le travail aux pièces, la paie, à l'usine D..., est quoti-
dienne : toute pièce finie avant onze heures est comptée et payée
le soir même. On a adopté ce mode de paiement pour plusieurs
motifs, d'ordre même moral : comme la paie du mari est hebdo-
madaire, si celle ^e la femme l'était aussi, dans bien des mé-
nages, on ferait le samedi une fête qui ne finirait que le lundi,
et où tout passerait, gain de l'homme et gain de la femme, lais-
sant le couple sans argent et peut-être les enfans sans pain.
Motifs d'ordre industriel ou économique aussi : quand on faisait
la paie le samedi, le travail de l'usine était à demi suspendu
dès le vendredi après-midi. C'était pour la production, pour le
patron, un préjudice net. Celui quç causait, au travail, à l'ou-
vrier, le « remontage du métier, une fois la pièce tissée, et qui,
dans les petits ateliers, était très important, a été réduit, dans
l'usine, à n'être pour ainsi dire plus sensible; amélioration en-
core qu'il ne conviendrait pas de dédaigner (1). A l'usine D...,
il n'y a pas de contrat de travail, pas de règlement d'atelier.
Lorsque le patron veut renvoyer un ouvrier, ou lorsqu'un ouvrier
veut quitter le patron, ils ne sont obligés à rien l'un envers
l'autre, mais il est d'usage qu'ils se préviennent réciproquement
trois jours à l'avance.
La teinture n'est pas la servante, elle est plus que l'auxiliaire,
(1) Dans la fabrique lyonnaise classique, il y avait, dans cet arrêt forcé des
métiers, un vice énorme, auquel on remédiait ou qu'on palliait comme on pouvait:
« Pour les schalls d'une grande' beauté et d'une grande variété de dessins, les frais
de montage s'élèvent quelquefois jusqu'à 1 000 francs. Mais alors ils sont rem-
boursés par le manufacturier. Lorsque ces frais dépassent 100 francs, un arrange-
ment a lieu ordinairement entre le maître et le tisserand relativement à la manière
dont ils doivent être payés. » lire. Philosophie des manufactures, I, 399. — Suivant
la grosseur de la trame, le métier « finit » plus ou moins souvent, d'où un avan-
tage pour les trames fines. Dans Tusine moderne, les ouvriers mènent, en quan-
tité à peu près égale, un ou deux métiers selon les articles.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
elle est la collaboratrice du tissage dans l'industrie de la soie.
Après avoir visité l'une des plus belles maisons de la région
lyonnaise, l'usine G..., je ne puis faire rien de plus, ni rien de
mieux, que de transcrire les règlemons arrêtés, à la suite de la
grève générale de 1903, par la Commission patronale de la tein-
ture et des apprêts, lesquels ont maintenant encore f-^---^ ^'^ loi
dans la profession (c'est-à-dire dans 70 usines environ, petites ou
grandes, et pour environ 9 000 personnes employées, dont envi-\
ron 30 ou 35 pour 100 de femmes) :
REGLEMENT
APPRÊTS, ÉTOFFES ET MOUSSELINES
Décembre 1903.
Articie premier. — La journée de travail est fixée à dix heures, de
6 heures du matin à 6 heures du soir ; l'usage d'accorder deux heures pour
le repas est maintenu.
Art. 2. — Le minimum de salaire est fixé comme suit :
Il est entendu que tous les ouvriers ayant actuellement i:a salaire plus
élevé que ceux mentionnés ci-dessous le conserveront int( gialement, et
que ces nouveaux salaires seront un tarif minimum et dit d'embauché.
Ouvriers chefs d'outils ou chefs de rame, à partir de 18 ans, 5 francs.
Cette catégorie comprend tous les chefs de baignage, de cylindrage de
la presse, de la rame ou du païmer, les dérompeurs finissant et les baguet-
teurs.
Ouvriers auxiliaires, à partir de 18 ans, 4 francs.
Cette catégorie comprend le cartonnage, décartonnage, vaporisage et
enroulage, les aides baigneurs, aides cylindreurs, aides presseurs, aides
dérompeurs et les manœuvres.
Ouvrières au-dessus de 18 ans, plieuses et pinceuses. .... 3 50
Manœuvres femmes au-dessus de 18 ans et couseuses. ... 2 75
Enfans de 13 à 16 ans 1 75
— 16 à 18 ans 2 25
Vour la mousseline, il ne sera pas embauché d'hommes au-dessus de
18 ans à moins d'un minimum de 4 francs. Des pinceurs 4 fr. 25.
Art. 3. — Il est bien entendu, en ce qui concerne la mousseline, que les
enfans de 13 à 18 ans ne pourront être employés aux métiers, eu remplace-
ment de l'ouvrier en période de chômage.
La paie sera effectuée tous les samedis. Il ne pourra être retenu que
deux journées de garantie.
Art. 4. — Les heures supplémentaires ne pourront pas dépasser deux
lioures par jour; elles seront faites le soir de 6 à 8 heures autant que pos-
sible.
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 399
Le prix en sera fixé comme suit :
Ouvriers chefs d'outils ou de rames au-dessus de 18 ans, 0 fr. 63.
Ouvriers auxiliaires et manœuvres au-dessus de 18 ans, 0 fr. 6îj.
Ouvrières à partir de 18 ans, 0 fr. 55.
Manœuvres femmes au-dessus de 18 ans, 0 fr. 55.
Lorsqu'il y aura des heures supplémentaires, le personnel en sera
informé le matin avant le repas de onze heures.
Art. 5. — Pendant les périodes de chômage, il pourra être fait usage de
la mise à pied : cette mise à pied pourra être, dans une semaine :
Soit deux heures par jour, de quatre à six heures.
Soit d'une journée entière.
Soit de deux demi-journées.
Ceci à cause des nouveaux usages de la fabrique de fermer le samedi.
La mise à pied devra avoir lieu par postes complets ou à tour de rôle.
Cette mise à pied ne pourra pas dépasser douze heures par semaine.
Art. 6. — Dans le cas où le travail de nuit ou encore le travail du
dimanche serait indispensable, les heures seraient payées au tarif des
heures supplémentaires.
Art. 7. — Le nettoyage sera fait au compte du patron avant la sortie des
usines.
Art. 8. — Après quinze jours d'inscription dans la maison, les trois
jours de dédite réciproque deviennent obligatoires, aussi bien pour celui
qui la donne que pour celui qui la reçoit.
Règlement.
TEINTURE EN FLOTTES, PIECES ET MOUSSELINES
Article premier. — La durée de la journée est de 10 heures pour les
ouvriers, ouvrières, manœuvres et apprentis.
Art. 2. — La journée commencée ne pourra être moindre de 10 heures,
qui pourront commencer à partir de 5, 6 ou 7 heures du matin, suivant les
besoins du travail.
Art. 3. — La durée du repas est de deux heures, du 1" mars au
31 octobre, et de une heure et demie, du 1" novembre à fin février.
Art. 4. — Les repos sont supprimés. Les fêtes seront générales par postes
complets. Le personnel en sera informé la veille au soir, avant la sortie.
Art. 5. — Il est bien entendu que tous les ouvriers ayant un salaire
plus élevé que ceux mentionnés ci-dessous le conserveront intégralement,
et que ces salaires sont minimum et dits d'embauché.
Ce tarif minimum de la journée est :
TEINTURES EN FLOTTES ET MOUSSELINES
Pour les ouvriers coloristes, 5 francs.
Pour tous les autres ouvriers, 4 fr. 50.
Pour les manœuvres pendant la première année de présence dans une
ou plusieurs usines flotte soie, 3 fr. 73.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
Après la première année, 4 francs.
Ouvrières metteuses en main, 2 fr. 75.
Apprenties metteuses en main pendant l'apprentissage qui sera d'un
an, 1 fr. 50. Apprentis hommes première année, 1 ir. 50.
Apprentis hommes deuxième année, 2 francs.
Apprentis hommes troisième année, 2 fr. 75.
TEINTURE EN PIECES
Pour les ouvriers coloristes justifiant d'un certificat d'apprentissage,
5 francs.
Pour les manœuvres pendant la première année de présence dans une
ou plusieurs usines pièces, 3 fr. 75.
Après la première année, 4 francs.
Pour les ouvrières pendant la première année, 2 fr. 25.
Après la première année, 2 fr. 50.
Art. 6. — La durée de l'apprentissage est de trois ans sans perte de
temps.
Art. 7. —Le nombre des apprentis ne pourra dépasser 10 pour 100 des
ouvriers.
Art. 8. — La paie aura lieu tous les samedis. Il ne pourra être retenu
que deux journées de garantie.
Art. 9. — Après quinze jours d'inscription dans lamaisoiî, les trois jours
de dédite réciproque deviennent obligatoires, aussi bien pour celui qui la
reçoit que pour celui qui la donne.
Art. 10. — Le décompte de la journée se fera à l'heure.
Art. 11. — Les heures supplémentaires seront fixées comme suit :
Ouvriers de 5 francs et au-dessus, 0 fr. 70.
Ouvriers de 4 fr. 50 et au-dessus^ 0 Sr. 60.
Manœuvres, 0 fr. 50.
Ouvrières, 0 fr. 40.
Apprentis, 0 fr^ 40.
J'arrête ici, bien que "très incomplète, et, je le crains, très
insuffisante, la première série de ces monographies. Monogra-
phies d'usine, et non monographies de famille, parce que,
comme je l'ai dit, si la grande industrie concentrée, de type
moderne, a produit un effet certain, c'a été précisément de dis-
socier, de dissoudre la famille ouvrière ; et c'est devenu, par
conséquent, presque une erreur de méthode, voulant connaître
l'ouvrier de cette industrie, de prendre pour base la famille et
pour instrument la monographie de famille. Mais la grande
industrie concentrée n'est pas, à elle seule, toute l'industrie : à
côté d'elle, la moyenne et la petite industrie, de type plus ancien
LE TRAVAIL DANS LA GRANDE INDUSTRIE. 101
OU moins récent, subsistent; et les cinq ou six espèces que nous
avons dû choisir entre plus de quatre-vingts rentrant dans la
même définition, et plus ou moins voisines sans être pourtant
identiques ni analogues, à elles seules ne sont pas non plus toute
la grande industrie concentrée. Nous n'avons fait en quelque
sorte que tracer le cadre ; peut-être eût-il fallu y mettre, au-
près de l'ouvrier des industries du bâtiment et du vêtement,
ceux de l'alimentation et de la locomotion, afin de saisir et de
tenir plus de l'homme, plus de la vie, plus de la société. Le
cadre du moins est tracé : le remplir n'est qu'une affaire de
temps. Les quatre-vingts espèces de la grande industrie concen-
trée peuvent l'une après l'autre y trouver leur place, et même la
moyenne et la petite industrie (pourvu que le travail s'y fasse
dans un atelier commun, autour d'un moteur mécanique).
Pour chacune d'elles, et pour chacune des catégories ou spé-
cialités d'ouvriers qu'elles emploient, il y aurait à examiner,
ainsi que nous l'avons fait, la durée, la peine, le prix et les con-
ditions du travail.
Là-dessus, de la masse des observations que nous avons rele-
vées et consignées, émergent quelques points saillans : le prin-
cipal est que, contrairement à l'opinion généralement admise,
le temps de travail est plutôt moins long, la peine du travail
est plutôt moins dure, le prix du travail est plutôt meilleur dans
la grande industrie que dans la moyenne, dans la moyenne que
dans la petite, et dans les plus grands établissemens de la
grande industrie que dans les moyens ou dans les plus petits.
Le temps de travail, réglé par la loi pour les ateliers mixtes, où
sont occupés à la fois des hommes, des enfans et des femmes, a
constamment diminué et tend à diminuer encore, pour tous les
ouvriers, hommes ou femmes, adultes ou mineurs, soit par
suite de nouvelles prescriptions légales, soit en vertu de nou-
veaux usages industriels, que rendent possibles ou plus faciles
les progrès de la mécanique, et dans la mesure, différente pour
chaque industrie, différente même pour chaque usine, où ces
progrès les rendent possibles sans nuire à la production. Quant
à la peine du travail, nous avons vu qu'elle était la plus dure là
où l'ouvrier est obligé à un mouvement rapide et continu, dans
une haute température, ou dans une salle humide, ou parmi les
poussières; et qu'à bien dire, elle n'était aujourd'hui très dure
que là, l'homme étant maintenant, grâce à la machine, dans
TOME XXX. — 1905. 2ê
402 UI'.VTK DKS DKIX MONDES.
toute la giaiule industrie concentrée, dans l'industrie textile
comme dans la métallurgie, et qu'il s'agisse de mouvoir un
marteau-pilon ou une aiguille, un conduch'ur au lieu d'un pro-
ducteur de force; non pas sans doute que toute peine soit sup-
primée pour lui, — il mange toujours son pain à la sueur de
son iront, — mais elle est réduite, et tend constamment à l'être
davantage. Le prix du travail s'élève, les salaires augmentent en
valeur absolue, le fait borné à cela est indéniable, et, pour l'in-
stant, nous n'allons pas au delà; nous ne le rapprochons d'aucun
autre fait, nous ne le posons pas, nous ne le « situons » pas en
valeur relative : il est; après quoi il vaut ce qu'il vaut; mais
nous ne saurons exactement ce qu'il vaut que lorsque nous sau-
rons ce que sont tous les autres faits dont il dépend ou auxquels
il tient. Que dire enfin des conditions du travail, au sens juri-
dique du mot? Il n'y a pas, dans toute la grande industrie, de
contrat de travail : ni contrat de travail individuel, ni, à plus
forte raison, de contrat de travail collectif; à peine quelques
coutumes, observées souvent par intermittence, des règlemens
d'atelier; mais c'est tout ce qu'il peut y avoir, puisque le Gode
est muet; et c'est peu de chose, puisque les règlemens corporatifs
ont disparu avec les corporations, et que ce que les syndicats
professionnels en ont repris ou voudraient en reprendre est con-
testé et d'ailleurs contestable.
D'un point de vue moins strictement économique, plus large-
ment philosophique et social, peut-être serions-nous déjà, si nous
voulions conclure, fondé à tirer de ce que nous avons vu
plusieurs conclusions. L'enquête a parfois confirmé, mais parfois
elle a infirmé les hypothèses que nous avions formées, et
les constructions théoriques que, comme tout le monde, nous
avions bâties en imagination. Nous avions, par exemple, sug-
géré l'idée que l'énergie électrique, distribuée à domicile, en
reconstituant le petit atelier, l'atelier de famille, déferait un jour
l'œuvre de la vapeur, redéconcentrerait là où l'autre avait concen-
tré, et poserait ainsi en de tout autres termes la question sociale
en tant qu'elle se compose de questions ouvrières, la concentra-
tion des ouvriers dans l'usine par la machine à vapeur ayant eu
sur le développement même du socialisme beaucoup plus d'in-
fluence qu'on ne lui en accorde d'abord. Et l'idée peut bien rester
vraie, à l'état d'idée; mais, à l'état de fait prochain, le jour ne
semble pas encore en être arrivé. Si, dans la rubanerie, à Saint-
LE TRAVAIL DANS LA (IKANDK INDISIRIE. 403
Etienne, 10 000 métiers sont dès à présent actionnés par l'élec-
tricité, moyennant une redevance modique, 0 fr. 40 par jour,
10 francs par mois, qui met la force à la portée de tous, chez les
tisseurs lyonnais, au contraire, chez les canuts de la Croix-Rousse,
700 métiers seulement jusqu'ici ont emprunté ce moteur, et il
n'y a pas d'apparence que le nombre s'en accroisse très rapide-
ment, parce qu'il est difficile de l'adapter à l'ancien métier
à main, sans des changemens tels que le plus vite fait, quand on
le peut, mais il faut pouvoir, est d'acheter un métier neuf (1). Et
puis, voilà les usines elles-mêmes, comme l'usine D..., à Lyon,
qui n'ont plus d'autre machine que la machine électrique ! Ce-
pendant ce sont des usines ; elles emploient 500 ou plus de
500 ouvriers, dans le même local, dans un seul atelier: en
elles, l'énergie électrique n'a pas déconcentré le travail. Elle ne
le déconcentrera donc sans doute pas autant qu on le pouvait
croire ou concevoir a ^priori; en tout cas, elle ne le déconcen-
trera pas tout ni partout; et c'est une rectification, ou une cor-
rection, ou du moins une atténuation qu'il nous convenait d'ap-
porter à ce que nous avions dit avant enquête (2). C'est aussi une
preuve de plus qu'il ne faut jamais rien dire, ni surtout jamais
édifier de système avant enquête, mais seulement après, — et
encore ! 11 y a dans les choses sociales tant de « si, »de « mais » et
de « néanmoins ! » Il y a, dans la vie et dans l'homme, tant de
« peut-être ! » La construction, la généralisation, la systématisation
la plus prudente est toujours une imprudence ; l'erreur est au fond,
et le fait, comme un réactif tout-puissant, la dénonce, dès qu'on en
approche le système. Herbert Spencer, tout le premier, s'il eût
analysé d'un peu près les fonctions et les organes d'une usine,
sous le régine de la grande industrie, n'eût pas risqué sa théorie
du « type industriel » opposé au <( type féodal ou militaire, » car
justement nulle part, nous l'avons constaté, « le type militaire »
ne se retrouve aussi net, aussi marqué que dans l'organisation
du travail industriel. Voilà une conclusion, en voilà deux, et
(1) Mes renseignemens concordent tout à fait avec ceux que M. Georges Picot a
soumis à l'Académie des Sciences morales et politiques, dans sa très intéressante
communication du 26 août dernier; très probablement, ils nous viennent à tous
deux de la même source.
(2) D'autre part, je lisais ces jours-ci qu'à Paris, dans le X' ou le XI" arrondis-
sement et dans le XIX% la force vapeur est aussi comme distribuée à domicile et
actionne un certain nombre de petits ateliers de famille, mais groupés encore
sous le même toit, autour de la machine, et par conséquent, malgré tout, à demi
concentrés.
404 REVUi: DES DEUX MONDES.
toutes deux concluent sinon à ne pas conclurn, au moins à no pas
construire, puisque aussi bien ce n'est pas le fait qui se plie au
système, mais le système qui se brise au fait.
Nous ne construirons pas, et nous ne conclurons que sur les
faits, sur des faits qui nous seront connus dans toutes) leurs cir-
constances. Ainsi, malgré tout ce que nous avons vu et tout ce
que nous avons noté sur le travail, nous ne le connaîtrons vrai-
ment que lorsque nous connaîtrons également les circonstances
de travail. Nous ne connaîtrons le \travail à létal normal, le
travail en état de santé, que lorsque nous connaîtrons /e^m«/«rffe6
du travail ; nous ne connaîtrons [utilement les maladies du
travail que lorsque nous en connaîtrons V hygiène, la médecine ou
la thérapeutique. Alors seulement nous nous risquerons légiti-
mement à conclure. J'associe exprès ces deux termes, qu'il est
un peu singulier de joindre : « se risquer » et « légitimement. »
Oui, « nous nous risquerons, » parce que toujours « on se
risque » et « on risque » à conclure, même sur [les faits, même
sur des faits munis de toutes leurs circonstances comme un
chiffre de son exposant, même avec toutes les réserves et toutes
les précautions. C'est de la diverse et multiple et complexe et
changeante matière sociale, c'est de la matière humaine, c'est
de la société et de l'humanité, c'est de la vie que nous touchons;
c'est une onde, une fuite que nous prétendons saisir et fixer.
Mais pourtant nous nous risquerons aussi « légitimement » qu'il
se puisse faire, parce que, cela fait, nous aurons, autant qu'on
peut le faire dans un aussi vaste domaine que le règne du
travail, fermé le cercle et embrassé le phénomène tout entier.
Charles Benoist.
M. BERNARD SHAW
ET
SON THEATRE
I
Le Français qui se rend à Londres pour un séjour de quelque
durée commence par s'informer des théâtres. « Que joue-t-on?
Que faut-il voir? » La réponse variera suivant le milieu social
où la question est posée. Est-ce dans le monde de la Cité, qui ne
voit dans le spectacle que l'amusement du soir après une journée
d'affaires ? On enverra notre Français à la farce musicale la plus
en vogue, à celle dont cinq cents représentations ont, comme on
dit, affirmé le succès. Est-ce dans la « Société, » où l'on se pique
de littérature? L'interlocuteur haussera doucement les épaules.
« Le Théâtre ? Nous n'avons pas de théâtre ! « Notre compatriote
s'étonnera et, pour faire voir qu'il est au courant, citera deux ou
trois noms : Barrie, Jones, Pinero... « Oui,... Pinero... Mais
c'est égal, nous n'avons pas de théâtre. » Enfin si la personne
que l'on interroge appartient au monde des lettres et au groupe
le plus avancé, le plus indépendant de ce monde-là, après avoir
confirmé le fait de la décadence profonde du théâtre anglais,
peut-être ajoutera-t-elle : « Nous avons bien un grand écrivain
dramatique, mais on ne le joue qu'en Amérique et en Allemagne
— Et c'est?... — M. Bernard Shaw »
tOf) REVrE DES DEUX MONDES.
J'ai raconté ici même, avec quelque détail, l'histoire du
drame britannique pendant le xix*^ si^cle : histoire si triste
qu'aucun bon Anglais n'avait osé ou n'avait voulu l'écrire. J'ai
montré comment ce drame, après avoir subsisté durant soixante-
dix ans aa moyen de ce genre d'emprunts que l'on pratique sans
en informer le propriétaire, avait été contraint par des lois plus
sévères de renoncer à ce mode d'existence et s'était efforcé de
sortir de son abjection et de sa dépendance. Mais, soit que les
auteurs aient manqué au public ou le public aux auteurs (c'est,
je crois, la seconde de ces alternatives qui est la vraie), ce grand
effort a abouti à un avortement, et le drame national est retombé
dans un état encore plus misérable qu'autrefois. Cette situation
nous est attestée par les lamentations que nous avons entendues
l'année dernière. Divers plans ont été proposés pour le sauve-
tage du drame national : aucun n'a encore été mis sérieusement
à l'essai. La haute classe, dont le patriotisme en toute autre cir-
constance est si actif et si généreux, est, jusqu'ici, restée sourde
à tous les appels. Les milliardaires américains n'ont pas bougé.
Ce cri continue à retentir partout : <( Le théâtre se meurt ! Le
théâtre est mort ! »
Et c'est dans de telles conditions que se produirait l'ostra-
cisme dont M. Bernard Shaw est victime! Ce théâtre qui se
meurt repousserait le seul homme qui puisse lui rendre la vie ! La
chose est bizarre, si elle est vraie, et vaut la peine d'être exami-
née. Il faut se hâter d'étudier le phénomène, car il va cesser. La
dernière pièce de M. Shaw, bien qu'écrite absolument d'après le
même système que les précédentes, a entraîné le public, et toutes
les autres, jusque-là confinées dans de gros volumes où très peu
de gens allaient les chercher, se sont mises à vivre de la vraie
vie théâtrale, entre la rampe et la toile de fond. Au moment où
j'écris, il y a un théâtre à Londres, et Tun des plus fashionables,
qui ne joue, cette saison, que du Bernard Shaw et qui s'en
trouve bien. Bernard Shaw fait de l'argent ; Bernard Shaw fait
salle comble. En sorte que j'ai à expliquer ici, à la fois, et le long
dédain du public et sa faveur présente qui va tourner à l'en-
gouement.
Il y a longtemps déjà que la question Bernard Shaw m'attire.
Mais elle me repousse en même temps et deux tractions égales
ep sens contraire ont pour résultat nécessaire l'immobilité. La
curiosité me poussait à faire intime connaissance avec un talent
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 407
qui semblait neuf et original, mais j'hésitais à le suivre dans ses
transformations incessantes et infinies, car elles me ménageaient
des surprises dont plus d'une pouvait être désagréable. Il faut
avertir le lecteur que M. Bernard Shaw a déjà prodigieusement
écrit et parlé pour un homme de son âge. Il a été successi-
vement critique de musique pendant sept ans, critique de pein-
ture pendant cinq ou six, critique littéraire pendant le même
nombre d'années et critique de théâtre quatre ans. Il est, en
même temps qu'auteur dramatique, romancier, journaliste,
poète à ses heures, conférencier toutes les fois qu'on veut bien
l'écouter. Je l'ai entendu, un soir, à la Fabian Society: il
m'avait, tout ensemble, charmé et agacé. Charmé par sa facile,
souple et brillante parole, agacé par le soin extrême qu'il mettait
à mystifier son auditoire. Il s'agissait de la guerre du Transvaal,
alors dans toute sa tristesse, et M. Bernard Shaw jeta à travers
ce douloureux sujet des anecdotes sur le vieux Kruger qui, pré-
sidant à l'inauguration d'une synagogue, l'avait déclarée ouverte
« inthe name of our blessed Lord Jésus Christ. »
Un de mes amis, un jeune écrivain qui veut bien m'aider quel-
quefois dans la préparation de mes travaux et qui a une sincère
admiration pour M. Bernard Shaw, avait collectionné pour moi
non ses œuvres complètes, mais un grand nombre de ses publi-
cations. Je ne regardais jamais sans effroi ce redoutable bloc
littéraire qui encombrait une de mes tables et où il y avait de
tout : des gros livres, des brochures, des articles de journaux et
jusqu'à des coupures de dix lignes. Cependant j'avais reçu des
lettres de diverse provenance et, notamment d'Amérique, l'une
émanant d'un professeur distingué qui écrit un livre sur M. Ber-
nard Shaw. Ces lettres m'invitaient à donner une opinion sur cet
écrivain, me sommaient presque d'avoir à étudier l'auteur de
Candida. C'est alors que j'ai pris une belle résolution : celle
d'ignorer tous les Bernards Shaws empilés sur ma table à
l'exception d'un seul, l'écrivain dramatique. J'étudierais son
œuvre en elle-même et j'éliminerais cette personnalité tapageuse,
obsédante, qui, depuis quinze ans, sollicite, viole, en mille ma-
nières, l'attention du public anglais. Je dis que c'était une belle
résolution si j'avais pu la tenir. Et quel service, pensaîs-je,
rendu à M. Shaw lui-même, si l'on pouvait l'isoler un moment
de son œuvre ! Dans une de ses préfaces, il dit en riant (c'est en
riant qu'il dit tout et il serait bien difficile de citer, dans tout ce
408 REVUE DES DE[;X .^lONDES.
qu'il a écrit, une seule ligne d'où l'ironie soit absente) : « Je
crois que ce qui déplaît aux directeurs de théâtre et ce qui les
effraye dans mes pièces, c'est moi. » Je ne me doutais pas, en
lisant cette phrase, et peut-être M. Shaw ne se doutait-il pas lui-
même, en l'écrivant, qu'elle renferme, sous sa forme la plus con-
cise, le jugement critique le mieux fondé qu'on puisse porter sur
son théâtre. En effet, quand j'ai abordé ses pièces, la première
chose que j'y ai rencontrée, c'est cette personnalité que je pré-
tendais fuir et, durant ma lecture, elle ne s'est pas voilée un seul
instant. Elle est, à la fois, le grand défaut et la grande origina-
lité de ces comédies. Il faut en prendre son parti et accepter —
ou rejeter — l'œuvre dramatique de M. Shaw telle qu'elle est,
c'est-à-dire comme l'expression des idées, des sentimens, des
fantaisies de M. Shaw.
Je n'aurais que l'embarras du choix si je voulais donner un
aperçu des procédés vraiment extraordinaires par lesquels M. Ber-
nard Shaw s'est imposé au public. On a dénoncé Alcibiade pour
avoir, un beau jour, coupé la queue de son chien : tous les
matins, M. Bernard Shaw coupe la queue d'un chien nouveau.
C'est plutôt aux industriels modernes qu'il faut le comparer.
Cherchez dans votre mémoire les traits les plus audacieux : « A
tous ceux qui ont des pieds... Enfin nous avons fait faillite... »
sans oublier la voiture-réclame qui a la forme d'un gigantesque
pot de moutarde, ni ce Mangin, si connu d'une autre génération,
qui s'habillait en chevalier du moyen âge et se faisait suivre d'un
orgue de Barbarie pour vendre des crayons sur la voie publique.
Voilà les classiques de M. Bernard Shaw. Il les rappelle et les
dépasse tous. Les esprits chagrins prétendent que sa vanité est
énorme parce qu'il lui est arrivé de parler de son propre génie
en l'opposant à la stupidité de ses confrères. Mais tout cela, on
le devine, n'est qu'à demi sérieux. Il entre dans les fanfaron-
nades de M. Shaw beaucoup d'exagération bouffonne et de
joyeuse étourderie. Témoin la lettre qu'il écrivait au journal le
Daily News pour réclamer l'ignominieuse expulsion d'un rédac-
teur, coupable de lui avoir prêté un mot qu'il n'avait pas pro-
noncé. Or, l'erreur se trouvait non dans le Daily News, mais dans
le Daily Chronicle. Le lendemain M. Shaw adressait une lettre
d'excuses au Daily News et, après s'être couvert la tête de
cendres, il glissait dans cette seconde épitre des impertinences
encore plus grosses que celles de la veille. Mais on ne se fâche
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 409
plus; l'enfant terrible est devenu un enfant gâté. On se demande
seulement si c'est de l'humour anglais ou de la gaîté irlan-
daise (M. Shaw est natif de l'ile-sœur). Je ne prétends pas tran-
cher là-dessus. En français, si l'on me permet de descendre,
pour un instant, à des expressions qui ne sont pas dans les mœurs
de cette revue, c'est une « blague infernale. » Cette bonne humeur
agressive, ce perpétuel manque de respect à tout ce qui existe,
ce pessimisme qui n'épargne rien ni personne, mais qui devient
un imperturbable optimisme lorsque l'auteur parle de lui-même,
sont probablement choses innées chez M. Bernard Shaw; mais
rien n'était plus propre à développer en lui cet étrange état
d'esprit que ses vingt années de servitude dans la presse, au
cours desquelles il lui a fallu analyser des niaiseries, parler
sérieusement de choses qui ne sont pas sérieuses, écrire sa
pensée à lui trop souvent sur la marge étroite de la pensée
d'un sot. Ces horribles besognes, lorsqu'elles n'aboutissent pas
à l'asphyxie intellectuelle, amènent forcément une réaction, une
explosion Le talent de M. Bernard Shaw est une de ces explo-
sions.
II
Avant d'aborder le théâtre de M. Shaw, je voudrais m'ar-
rêter un moment devant le critique dramatique, dans l'espoir
qu'il nous apprendra quelque chose sur les idées de l'auteur
concernant l'art du théâtre. De sorte qu'avant de voir ce qu'il
a fait, nous saurons ce qu'il a voulu faire. Pour ne pas nous
attarder aux bagatelles, donnons-lui la parole sur Ibsen et sur
Shakspeare.
D'abord Ibsen. C'était il y a une douzaine d'années. Un petit
groupe enthousiaste cherchait à populariser en Angleterre les
œuvres du dramaturge norvégien, et cette tentative rencontrait
la plus violente opposition. Après certaine représentation des
Bevenans, il y eut un débordement d'injures sans précédent.
M. Bernard Shaw ne perdit pas cette magnifique occasion d'être
en désaccord avec l'opinion générale. Il donna une conférence
sur Ibsen à Tune des soirées de la Fabian Society. Après avoir
fait sa conférence, M. Bernard Shaw étudia le sujet, étendit son
travail ; le résultat fut un mince volume que je lus alors et que
410 REVl'E DES DRIX MONDES.
je viens de relire. Je ne le recommande pas à ceux qui ignorent
Ibsen et voudraient faire connaissance avec lui. Dans les quatre
premiers chapitres, qui forment une sorte d'introduction géné-
rale, il n'est, pour ainsi dire, pas question d'Ibsen. Les analyses,
qui viennent ensuite, esquissent, avec plus ou moins de fidélité,
l'idée de chaque pièce, mais ne visent aucunement à mettre en
lumière le système dramatique de l'auteur à'Hedda Gabier. La
conclusion est bâclée et un peu mystifiante. M. Bernard Shaw
se défend de nous offrir un jugement d'ensemble sur Ibsen parce
que, dit-il, « on n'emprisonne pas dans une formule l'homme
qui a passé sa vie à combattre les formules. » Non seulement ce
petit livre ne nous fait pas connaître les phases de la carrière
d'Ibsen, aujourd'hui si distinctes pour nous, mais il établit un
lien artificiel entre des œuvres qui n'ont rien de commun et je
crois bien qu'il dénature, en l'exagérant, la pensée génératrice du
théâtre ibsénien. Au risque de tomber, à mon tour, dans les
formules, je dirai que le drame d'Ibsen, c'est la lutte des forces
naturelles qui sont en nous avec les principes que la société et
l'éducation nous imposent. On y voit, de Brand à M"''' Eljen,
une succession d'idéalistes fourvoyés, mais absolument sincères,
épris d'un faux idéal ou égarés par la fausse interprétation d'un
idéal vrai. Surtout, — qu'on le remarque bien ! — cette émou-
vante bataille des principes et des instincts est mise en scène
sans parti pris apparent, avec un sérieux, une intensité, une
impassibilité qui ne se dément point. Çà et là, un éclair d'ironie;
quelquefois, une vague sympathie en faveur des vaincus. A part
cela, l'auteur n'apparaît point.
M. Bernard Shaw, lui, confond dans une même hostilité les
vrais et les faux idéals. Ceux qui les servent, ou qui s'en servent,
sont, à ses yeux, des hypocrites ou, au mieux, des dupes gro-
tesques. Le mot môme d'idéal avec les trois ou quatre mots en
lesquels il se décompose, héroïsme, amour, devoir^ est sa bête
noire, sa cible favorite. C'est ainsi qu'il modifie, suivant son tem-
pérament, la leçon reçue du maître norvégien, A ce réalisme
tragique, à cet art profond, si habile à dissimuler son habileté,
il substituera la gaminerie endiablée du petit journaliste, qui fait
feu sur tout ce qui passe à sa portée, poil ou plume, et ne voit rien
au delà du mot à l'emporte-pièce. Nous pressentons déjà que,
s'il se mêle d'être l'Ibsen anglais, ce sera un Ibsen qui rit, un
Ibsen qui s'est glissé dans la peau de Beaumarchais et qui a
31. BERNARD SIIAW ET SON THÉÂTRE. 411
perdu dans l'opération les trois quarts de sa puissance dramatique
et la moitié de sa philosopliie.
M. Bernard Shaw nous a livré, à plusieurs reprises, sa pensée
sur Shakspeare. D'abord, dans certaine préface mise en tête
d'une de ses pièces, The Admirable Bashville. Il avait tiré cette
pièce d'un de ses propres romans The Profession of Cashel Byron,
lequel avait obtenu peu de succès, et rien ne caractérise mieux
M. Bernard Shaw que cette persistance railleuse à offrir au
public, sous une forme légèrement différente, le régal littéraire
dont il ne s'est pas soucié : « Ah! tu n'en veux pas?... Hé bien,
tu l'avaleras quand même ! » La pièce était écrite en vers blancs :
sur quoi M. Shaw saisit l'occasion de faire une conférence sur les
origines, le progrès et la décadence du vers blanc. Cette rigma-
role produit un effet assez agréable chez Kyd, chez Greene
et chez Shakspeare lui-même <( jusqu'aux drames historiques. »
A partir de ce moment, le vers de ce pauvre Shakspeare ne
vaut plus rien; il retrouve seulement une certaine grâce dans
quelques parties de la Tempête, notamment dans les rôles
d'Ariel et de Caliban. A ce propos, M. Shaw passe en revue
toute la pléiade. Il remarque que Marlowe n'a jamais écrit une
mightij Une, quoi qu'en dise le trop flatteur Ben Jonson. Les vers
du dit Jonson ne sont que de la prose. Ghapman est un pédant
et Webster un dramaturge de cour d'assises. Heywood aurait
pu faire quelque chose si... Enfin, c'est un massacre, auquel
n'échappe aucun des contemporains et des successeurs de Shak-
speare. Après quoi, M. Bernard Shaw paraît soulagé et rede-
vient très bon enfant, tout prêt à pardonner à Shakspeare et à
son groupe le bruit qu'ils ont fait dans le monde. Tout de même
il nous présente sa rigmarole pour nous faire voir comme il
est facile d'écrire en vers quand on a du génie. Oronte n'avait
mis qu'un quart d'heure à composer son sonnet. M. Bernard Shaw
n'a employé que quinze jours à écrire sa pièce. Oserai-je lui dire
qu'Alceste, s'il avait été Anglais, n'eût pas hésité à reléguer The
Admirable Bashmlle là où il envoyait le sonnet à Philis. Les
vers blancs de M. Shaw ne me semblent pas très supérieurs à
ceux des pantomimes de Christmas. C'est le même procédé qui
consiste à donner un choc à l'esprit en traduisant l'extrême
platitude de la vie moderne sous une forme idyllique ou hé-
roïque.
M. Bernard Shaw est revenu à la critique de Shakspeare dans
il2 REVUE DES DEUX 3I0iNDES.
une récente conférence qui a été très discutée et furieusement
attaquée. Mais je crois que, cette fois, il avait raison contre la
galerie. Il avait eu l'audace de dire que Shakspeare a une phi-
losophie et que cette philosophie est franchement pessimiste.
Une race qui a fait fortune dans le monde par l'optimisme à
outrance, ne peut pas laisser dire que son plus grand poète est
pessimiste !
J'ai indiqué ici, à propos des Sonnets, et dans les Débats^ à
propos de l'énigme baconienne, les principaux traits de la philo-
sophie shakspearienne. Il l'avait puisée chez les plus grands
maîtres penseurs du xvi^ siècle, qu'il était tout aussi capable de
comprendre que l'auteur du Novinn Organum, et peut-être da-
vantage. Il était pessimiste, indubitablement. Ce pessimisme
circule à travers toute son œuvre, s'accentue, se passionne, s'exas-
père dans les drames du milieu de sa vie, se tempère, se résigne
et s'élève dans les derniers.
M. Bernard Shaw a raison, également, de dire que les pièces
de Shakspeare sont très mal faites, et lorsqu'il affirme avoir
composé des comédies mieux construites que As you like it, il
n'est pas si ridicule quil en a l'air. Shakspeare serait absolu-
ment de son avis s'il revenait au monde. Il nous dirait : « Qu'im-
porte l'intrigue? J'ai pris les miennes çà et là, un peu partout.
Sur trente-neuf drames que j'ai laissés, une fois seulement, je
me suis donné la peine d'inventer le sujet, et c'est une de mes
plus mauvaises pièces. Le génie est dans l'expression. » Imagi-
nez Shakspeare se présentant chez M. Scribe avec le manuscrit
de As you like it. Que lui aurait dit le grand pontife de la pièce
bien faite? « Jeune homme, il y a quelque chose en vous, mais
il faut d'abord remettre votre pièce sur ses pieds. » C'est ce
« quelque chose » qui est tout pour M. Bernard Shaw et aussi
pour nous. Et cette admiration de notre contemporain pour la
pensée du grand dramaturge, indépendamment du moule dra-
matique où il l'a jetée, nous avertit que, chez les personnages de
M. Shaw, nous devrons nous attacher non à ce qu'ils font, mais
à ce qu'ils disent, et que, dans son théâtre, il sera question de tout,
mais qu'il ne se passera rien.
31. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. il3
III
Ce théâtre se^compose, jusqu'ici, de quatorze pièces. Je n'en
connais que treize. Le petit acte How he lied to her Husband,
joué cet hiver au Saint- James en compagnie de deux pièces de
M. Alfred Sutro, le brillant auteur des Walls of Jéricho, a dis-
paru si vite de l'affiche que je n'ai pas eu le temps d'aller le voir
et je ne sache pas que la pièce ait encore été imprimée. D'après
ce qu'on m'a dit, ce petit acte a très peu d'importance, mais il
offre ceci de particulier que l'auteur semble y parodier une autre
de ses pièces : et il serait dommage de ne pas mentionner ce trait
qui caractérise M. Shaw.
Je mets d'abord à part un groupe de trois pièces que j'appel-
lerai les pièces historiques. Ce sont peut-être les plus modernes
de toutes, quoiqu'elles soient censées se passer, respectivement,
en 48 avant Jésus-Christ, en 1777, et en 1796.
La première est intitulée Cœsar and Cleopatra. M. Bernard
Shaw paraît avoir été tenté par ce curieux sujet auprès duquel
ont passé deux grands poètes dramatiques. Les bienséances de
la tragédie autant que le tempérament personnel de Corneille
lui défendaient d'y toucher, et Shakspeare l'a négligé pour cou-
rir vers la catastrophe finale qui l'attirait. Pourtant, est-il, en
psychologie dramatique, beaucoup de cas aussi intéressans que
la liaison qui eut Cesarion pour résultat? J'avoue que je partage
la curiosité de Mérimée qui eût voulu voir la figure de César
au moment où Cléopâtre émergea du tapis où elle s'était fait
empaqueter pour arriver jusqu'à lui. Surtout je voudrais savoir
qui séduisit et qui fut séduit, de la petite Egyptienne, reine et
courtisane de naissance, ou du don Juan G\idM\b,moechus calvus,
comme l'appelaient ses propres soldats. M. Shaw me donne seu-
lement quelques traits de cette bataille d'amour, et la pièce ne
satisfait pas l'appétit que le titre a éveillé. La première rencontre
des deux futurs amans est insensée. César a quitté ses légion-
naires et s'est avancé tout seul, en vrai touriste, jusqu'au sphinx
accroupi qui garde l'entrée du désert. Entre les pattes du
sphinx, il trouve blottie la petite reine qui s'est enfuie de sa
royale nursery parce que sa bonne l'opprime. Après avoir jeté à
cette nuit d'Orient une foule de propos singuliers. César apprend
114 UKVIE IJKS DEUX .AIOiNOES.
à l'enlant comnionl on mate sa bonne d'abord, et Tiinivers en-
suite, et elle y réussit d'autant mieux que les légionnaires sont
arrivés pour lui prêter main-forte. A ce moment, quoique l'his-
toire lui donne vingt et un ans, elle n'en a que huil ; à la fin du
dernier acte, quoique l'histoire lui en donne toujours vingt et
un, elle en a trente. Mais c'est, à tous les instans de la pièce,
une Anglaise de notre temps: impertinente, autoritaire, sen-
suelle. César est une figure vague et crépusculaire, un rêveur
shakspearien, qui disserte et dort debout au milieu du danger.
Toute sa politique consiste dans la clémence, et l'on ne voit pas
qu'il s'en serve à son avantage. Il est trop papa avec Cléopâtre,
c'est le ton du vieux marcheur, et il n'en est pas encore à cette
étape-là.
En somme, cette pièce ne pourrait se soutenir que par deux
choses : rimagination poétique ou le sens historique. Or, elle ne
contient ni l'une ni l'autre. Elle suit cahin caha l'ordre des évé-
nemens racontés dans le De bello Alexandrino ; mais l'esprit,
l'âme de ces événemens, elle ne les fait ni comprendre ni pres-
sentir. En revanche, une infinité de types modernes et d'allu-
sions contemporaines détruisent toute impression d'antiquité.
César est flanqué de deux séides : un grognard qui manque de
respect à son empereur, mais qui est prêt à se faire tuer pour
lui; un jeune secrétaire ramené de l'Ile de Bretagne, qui est la
correction même et qui n'a que le mot de « convenance » à la
bouche. Avec un faux-col et un parapluie, il ressemblerait à
tous les Anglais qui passent dans Piccadilly. Un esthète se pro-
mène à travers la pièce, distillant des phrases ruskiniennes.
Nous voyons passer devant nous avec stupeur les formules qui
ont été dans toutes les bouches de 1885 à 1895 : « La paix avec
honneur, l'Egypte aux Egyptiens, la femme nouvelle, l'art pour
l'art. » César dit à Cléopâtre : c Vous voulez faire parler un gué-
ridon. Comment! Sept cents ans après la fondation de Rome, il
est encore question de tables tournantes ! » Voilà de ces mots
qui eussent fait la joie et l'orgueil du maestro Hervé, auteur de
Chilpêric et de ÏŒil crevé. Aux lecteurs d'outre-Manche ils
doivent rappeler les beaux jours des Burlesques, où triomphaient
Byron et Burnand.
Je ne m'arrêterai guère au Devil's Disciple, mélodrame outra-
geusement mal construit. La couleur historique et locale en est
très faible. Les puritains, mis en scène d'une manière assez
M. BERiNARD SlIAW ET SON THÉÂTRE. 415
amusante, sont censés vivre dans le New-Hampshiie au temps
de la guerre de l'indépendance américaine, mais ils pourraient
également vivre dans le Hampshire vers le commencement du
rè^ne de Victoria. Le général Burgoyne, qui entre inopinément
daas l'actiou au moment où elle s'approche du dénouement et
qui la remplit de ses impertinences raffinées, est une caricature
plutôt qu'un portrait. La pièce, ai-je dit, est un mélodrame. En
eftet, elle repose sur une antithèse artificielle et qui ne paraî-
trait pas très neuve à la Porte-Saint-Martm ou à l'Ambigu. Mais
là, du moins, elle aurait la chance d'être traitée avec ce savoir-
faire, ce doigté d'escamoteur qu'on appréciait à l'ancien boule-
vard du Crime et que M. Bernard Shaw est loin de posséder. Le
sacripant sans mœurs, le « disciple du diable, » se laisse prendre
et va se laisser pendre à la place de l'homme de Dieu, qui pro-
fite de ce dévouement et s'enfuit de toute la vitesse de son cheval.
Cette lâcheté provoque une révulsion soudaine dans les sen-
timens de sa femme, la belle Judith. Elle s'aperçoit qu'elle aime
ce gredin héroïque dont elle croyait avoir horreur. Elle va le lui
dire dans sa prison où elle pénètr(} sans difficulté, car tous
croient que le condamné est son mari. Mais la lâcheté du mi-
nistre n'est qu'apparente. Un instant a suffi pour faire de lui un
soldat, un homme d'action. Il revient à la tête d'une force con-
sidérable qui décide la capitulation de Saratoga. Par là il sauve
la vie de son sauveur. Tout est bien qui finit bien, à condition
qu'il ignore toujours le drame qui s'est joué, pendant une nuit,
dans l'âme de sa Judith. Telle est la situation. Elle a fourni à
M. Bernard Shaw une minute émouvante, la seule qu'on trouve
dans tout son théâtre où il y a tant d'esprit et si peu d'émotion.
Passé cette minute, il recommence à gambader et le mélodrame
se dissout en farce.
The Man of Destiny nous raconte, avec une verve et une ori-
ginalité singulières, une aventure imaginaire du général Bona-
parte, au lendemain de la victoire de Lodi.
Voici en quoi consiste l'aventure. Bonaparte a des inquié-
tudes sur ce qui se passe, en son absence, dans la petite mai-
son de la rue Chantereine. C'est pourquoi il a envoyé un officier
de confiance, avec le meilleur cheval de Tarmée, au-devant du
courrier de Paris qui doit lui apporter certaines révélations
Mais s'il a intérêt à les lire, d'autres ont intérêt à l'en empêcher.
Une jeune dame fort entreprenante s'est donné à elle-même, ou
410 UEVUK DES DEUX MOIVDES.
a accepté de quelqu'un que l'on ne nomme point, la mission
d'intercepter ces documens, notamment des lettres de la
citoyenne Bonaparte, dont le contenu doit éclairer sur des points
délicats le vainqueur de Lodi. Déguisée en homme, elle surprend
la confiance du jeune lieutenant envoyé à la recherche du cour-
rier et lui soustrait les lettres. Après ce coup d'éclat, elle commet
une de ces sottises comme les gens d'esprit n'en font que dans
les comédies en venant se loger précisément dans l'auberge oii
Bonaparte a établi son quartier général. Singulier quartier gé-
néral ! On n'y voit ni aides de camp ni officiers d'ordonnance,
pas trace d'un état-major. Rien qu'un factionnaire à la porte.
Bonaparte est servi par l'aubergiste italien qui parle comme par-
lerait M. Shaw lui-même et qui se moque très audacieusement
de son illustre pensionnaire. Un peu plus tard, c'est au tour de
l'aventurière cosmopolite de faire entendre à Bonaparte les
cruelles vérités que lui réservait M. Bernard Shaw. Quant au
vainqueur de Lodi, il paraît être un mélange du condottiere et
du cabotin, beaucoup plus italien que français. Ai-je dit le vain-
queur de Lodi? Je me trompe. C'est un cheval qui a gagné la
bataille de Lodi. Personne ne le savait, mais M. Bernard Shaw
le sait. Oui, c'est un cheval qui, en voulant boire, a découvert le
gué grâce auquel on a pu tourner Beaulieu et tomber sur ses
derrières. Le maître du cheval n'y est pour rien, car c'est cet
imbécile de lieutenant, qui représente l'armée française et toute
la génération révolutionnaire. L'Europe a appartenu pendant
vingt ans à ces soldats sans cervelle, à ces grands enfans qui
avaient des nerfs d'acier et un courage stupide, mais qui ne
comprenaient rien à rien, pas même à la guerre.
Dans le duel engagé avec sa belle ennemie, Napoléon aurait
le dessous s'il n'usait de fourberie et de violence. Enfin il est en
possession des papiers révélateurs. Il feint de les brûler sans les
lire, mais nous savons qu'il a tout lu et tout digéré. Du reste, sa
vengeance est facile, car, au baisser de la toile, il est seul avec
sa mystificatrice et la contemple ardemment : ce qui suggère un
dénouement un peu leste pour une pièce anglaise, née au jour
de la rampe devant les bons bourgeois de Groydon.
L'action est conduite avec une dextérité que nous ne retrou-
verons pas chez M. Shaw, et je ne doute pas qu'elle n'obtienne
un vif succès sur une grande scène, à la condition que Ton coupe
sans miséricorde une conférence dont Bonaparte régale son in-
M. BKRXARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 417
terlocutrice, à la dernière scène, et qui a pour sujet le mot
fameux : « L'Angleterre est une nation de boutiquiers. » Si
M. Bernard Shaw veut bien prendre la peine de lire le Journal
de Gourgaud ou, tout simplement, le livre de lord Rosebery,
Napoléon, the last phase, il se convaincra que, si Napoléon a
répété ce mot dont il n'était pas l'inventeur, il était incapable
d'en donner un commentaire acceptable, parce que personne n'a
jamais plus mal compris les Anglais. En tout cas, il lui eût été
difficile de présenter, dans un style à la Bernard Shaw, un pano-
rama à vol d'oiseau de l'histoire politique et industrielle de
l'Angleterre au xix*^ siècle, en commençant par des allusions à
Nelson et à Wellington pour finir par des vues sur l'Ecole de
Manchester et sur l'Impérialisme.
Les jeux de scène, imprimés en italiques, constituent un vé-
ritable pamphlet contre Napoléon où sont ramassées, avec les
vieilles vilenies dont le caricaturiste Gillray repaissait l'animo-
sité de John Bull, il y a cent ans, les calomnies, plus modernes
et plus savantes, de l'historien Seeley. On y voit Napoléon vo-
lant la caisse de son régiment, puis vendant sa femme aux
membres du Directoire pour obtenir un grade. Qu'a fait Napo-
léon à M. Bernard Shaw? On a beaucoup parlé de cet homme
et l'on s'obstine à en parler encore. Il a le même défaut que
Shakspeare, il encombre l'histoire, il tient de la place. Ne
serait-il pas temps de faire le silence autour de ces gens-là et
de s'occuper un peu de M. Bernard Shaw? Au fond, qu'est-ce
que Napoléon? Un raté, tout simplement. M. Shaw nous énu-
mère complaisamment les échecs littéraires du jeune officier
d'artillerie et nous donne à entendre que le malheureux a con-
quis l'Europe faute d'avoir pu percer dans les lettres.
Puisque j'ai parlé des indications scéniques, je dirai que
c'est une des affectations de M. Bernard Shaw de les développer
outre mesure et de nous offrir ainsi, non seulement la descrip-
tion physique, mais l'histoire morale de tous ses personnages,
de noter non seulement leurs gestes, mais l'état de leur âme, à
chaque instant. Imprimés dans le même caractère que le dia-
logue, ces jeux de scène formeraient avec ce dialogue le texte
continu d'un roman véritable. Au troisième acte de Man and
Superman, l'auteur a introduit dans cet espace réservé aux indi-
cations scéniques une dissertation sur le paupérisme qui n'a pas
le plus lointain rapport avec le sujet de la pièce.
TOME xxs. — 1905. 27
418 IIEVIE DES DRIX MONDES.
IV
Voilà pour les pièces « historiques. » Si elles nous ont dé-
montré que l'écrivain a quelque peine à se transporter dans une
autre époque, elles nous ont fait entrevoir qu'il ne juge pas très
sainement de la psychologie des races étrangères.
Arms and the Man va nous confirmer dans cette pensée.
Cette fois, nous sommes en Bulgarie, au plus fort de la guerre
contre les Serbes. M. Bernard Shaw, pour se représenter les
caractères et les mœurs de la Bulgarie en 1885, s'est servi d'un
procédé qu'il nous livre ingénument et que le lecteur appréciera.
Il s'est dit : « Ces gens-là retardent d'environ trois quarts de
siècle sur l'Europe occidentale. Par conséquent un vieux pro-
priétaire campagnard aura les idées d'un squire anglais vers 1800,
tandis qu'un jeune homme de bonne maison en sera déjà à la
pose satanique et byronienne. » Et il a eu ainsi sa Bulgarie : ce
n'est pas plus difficile que cela !
Mais Arms and the Man n'a pas pour objet de nous initier à
la vie bulgare. Son but avoué est de prouver que ce qui carac-
térise le soldat, ce n'est pas le courage, cest la lâcheté. M. Shaw
s'y prend de la manière suivante. M"" Petkofî est seule dans sa
chambre. C'est la nuit après la bataille de Slivnitza, et la cam-
pagne est couverte de fuyards auxquels les troupes victorieuses
donnent la chasse. Des coups de feu éclatent autour de la mai-
son. Tout à coup un de ces fuyards pénètre dans la chambre
par le balcon. C'est un officier serbe, un officier d'artillerie, les
vêtemens en lambeaux, couvert de sang et de boue. « Si vous
appelez, si vous poussez un cri, si vous faites un mouvement,
je A'ous tue. » Et il tient la jeune fille sous le feu de son revol-
ver. Elle reste immobile. Cependant on frappe à la porte de la
maison où l'on a vu entrer le fugitif. Un officier pénètre dans la
chambre, mais M"" Petkoff, en qui s'éveille la pitié delà femme,
cache le malheureux dans l'épais rideau de la fenêtre et fait face
aux interrogations avec autant de sang-froid qu'elle en a montré
tout à l'heure en présence de l'arme braquée sur elle. Enfin,
tout le monde s'est retiré, la fusillade s'éloigne et une curieuse
conversation s'engage entre la jeune fille et son hôte. Ce n'est
pas un Serbe, mais un Suisse qui fait la guerre à la manière de
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 419
ses ancêtres du xxi" siècle, comme un métier et un gagne-pain,
en attendant que son père veuille bien mourir et lui laisser les
nombreux hôtels dont il est propriétaire, avec la literie et la
batterie de cuisine qui en dépendent. Nous apprenons alors que le
pistolet n'était pas chargé. « Un jeune oflicier met des cartouches
dans sa cartouchière, un vieil oflicier la remplit de chocolat. »
Malheureusement la sienne est vide.
]yj!ie Petkofî découvre dans une boîte de bonbons quelques
pralines, qu'il dévore. A ce moment, il aperçoit sur la commode
une photographie qui semble placée là pour y recevoir, à toute
heure, l'hommage d'une dévote admiration. Avant que la jeune
fille ait eu le temps de lui dire : « C'est mon fiancé, le héros
de la journée, celui qui a chargé les canons ennemis à la tête
de son régiment et qui a sabré les artilleurs sur leurs pièces, »
l'aventurier suisse s'est écrié : « Je le reconnais. C'est cet imbé-
cile qui a couru droit sur notre batterie. De lui et de ses hommes,
il ne serait rien resté si nous avions eu encore des gargousses. »
Quant à lui, il tressaille au moindre bruit : a Ah! que c'est
bête ! Vous m'avez fait une peur ! » 11 explique que le courage
est une affaire de nerfs. « On peut être brave un jour, deux au
plus; le troisième, on devient lâche. » Il est tellement vaincu
par la fatigue, la faim, le besoin de dormir qu'il se met à pleurer
et, un moment après, pendant que la jeune fille est allée cher-
cher sa mère, il tombe sur le lit, foudroyé par le sommeil, tout
en travers, une botte de-ci, une botte de-là. Impossible de le
réveiller. Tel est le premier acte. Il est original et d'un effet
immanquable.
Les deux actes qui suivent ne valent rien. M. Sliaw qui pense
avoir déjà fortement endommagé son héros en le faisant charger
une batterie dénuée de gargousses (mais, monsieur, puisqu'il
n'en savait rien!) poursuit et achève sa démolition en le faisant
tomber dans les filets d'une petite femme de chambre, aussi sé-
duisante que peu scrupuleuse. Comme tout cela démontre bien
que les soldats n'ont pas de courage !
D'une Bulgarie imaginaire, nous passons dans un Maroc de
fantaisie, découvert par M, Bernard Shaw dans un livre de Cun-
ningham Graham qui croyait y être allé. Au point de vue moral,
Captain Brasshounds Co7iversion met en présence les difîérens
moyens que nous possédons de corriger les hommes. Ces moyens
sont au nombre de trois : à savoir la Religion, la Justice et
420 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Amour qui, dans la langue particulière de M. Bernard Shaw,
s'appelle l'attraction sexuelle. La Religion est représentée par
un missionnaire écossais, le révérend Renkin, établi à Mogador
depuis trente ans; la Justice par sir Howard Allan, un des prin-
cipaux membres du corps judiciaire, qu'un voyage de plaisir a
conduit sur cette côte; enfin l'attraction sexuelle par sa belle-
sœur qui l'accompagne dans ce voyage, lady Gicely Waynflete.
En trente ans, le bon missionnaire n'a pas amené au christia-
nisme un seul Marocain, Son unique conversion est un chenapan
londonien qui l'exploite et se moque de lui. Le juge, avec l'ac-
quittement d'un coupable que nous connaissons, doit avoir sur la
conscience la condamnation de plus d'un innocent, et nous aper-
cevons dans sa vie privée des actes fort discutables. Quant à
lady Cicely, c'est, il est vrai, un caractère d'exception, mais très
réel pourtant, et, d'ailleurs, charmant. Peut-être l'avez-vous ren-
contrée dans ses pérégrinations incessantes à travers le monde,
elle ou quelque chose qui en approche. Pour elle, il n'y a pas
de méchans : c'est (( parce qu'on ne sait pas s'y prendre. » Elle a
traversé l'Afrique avec un petit chien sous le bras, habillée
comme elle le serait pour aller à Richmond ou à Hampstead.
Elle a causé amicalement avec des chefs cannibales qui ont été
parfaits pour elle. Quel est son secret? Rien de plus simple. Elle
va droit aux gens, la main tendue, avec un Hoiu d'ye do? qui ne
manque jamais son effet. Elle dit à un horrible coquin dans les
mains duquel elle tombe : « Oh! vous avez de si beaux yeux!
Une si bonne figure! Il est impossible que vous ayez de mau-
vais desseins. » Et on sent qu'elle est capable de le lui persuader.
Car elle obtient tout ce qu'elle veut par sa douceur obstinée, sa
confiance imperturbable, son autorité caressante. A bord d'un
navire américain, elle commande mieux que le capitaine; elle
fait mentir le missionnaire écossais qui est la sincérité même;
enfin elle a inspiré une folle passion au capitaine Brassbound,
qui est « pirate » de son métier.
M. Bernard Shaw^ ne se connaît pas très bien en pirates, ni
moi non plus. Mais je crois reconnaître dans Brassbound ce
Zampa qui tournait la tête de nos grand'mères. Pour comble,
c'est un Zampa qui s'analyse. Le forban amoureux va jusqu'à de-
mander la main de lady Cicely qui n'est pas loin d'accepter,
mais qui, se ressaisissant par un suprême effort, échappe à un
danger où elle s'est déjà vue, paraît-il, dix-sept fois. J'ai dit
31. lîER.NARD SIIAW ET SO>i THÉÂTRE. 421
qu'elle était charmante. Elle le sera encore quelques années.
Après quoi, elle deviendra l'Anglaise sentimentale et excentrique,
qui fait la joie des tables dhôte continentales. Quant au capitaine
Brassbound, il est si peu converti qu'il recommencera, dès de-
main, à écumer les mers.
The Widowers hoiises nous ramène en Angleterre après
nous avoir promenés sur le Rhin où le jeune docteur Trench
s'est étourdiment fiancé à miss Blanche Sartorius. Il croit que
la rencontre est un effet du hasard, alors qu'il est tombé dans
un piège matrimonial préparé à Londres. Il ne sait rien de la
position du père et il est sincèrement épouvanté en apprenant
que le revenu de cet honnête homme provient des horribles
maisons de Robbin's Rowoù est logée la population la plus misé-
rable de Londres, dans des conditions qui défient toutes les lois
de l'hygiène, de la décence et de l'humanité. Que fera-t-il? Se
retirera-t-il? Non, car il est homme d'honneur et, de plus, amou-
reux, mais il n'acceptera pas un sou de son beau-père. Sur quoi,
M. Sartorius lui apprend qu'il est, lui. Trench, propriétaire d'une
hypothèque sur ces mêmes Slums de Robbin's Row et qu'il vit
des intérêts que lui rapporte cette hypothèque. L'homme d'hon-
neur ne se rend pas encore. Mais le beau-père lui donne à en-
tendre que rien ne serait plus facile que de le rembourser et de
trouver un autre prêteur moins scrupuleux. Si le docteur Trench
était réduit à mettre dans les consolidés son capital placé dans les
Slums de Robbin's Row, il verrait son revenu annuel tomber de
700 livres à 250. Là-dessus, l'homme d'honneur devient souple
comme un gant et épouse sans mot dire. Tel est le gentleman
anglais, d'après M. Shaw : honorable jusqu'à une certaine limite,
jusqu'à un certain chiffre.
Il en est de bien pires que le docteur Trench : par exemple, ce
baronnet qui commandite des maisons de plaisir dans les grandes
villes du continent. Celui-là semble avoir un certain goût pour
la fange, car non content des dividendes de l'infamie, il a fait
une amie de Mrs Warren qui dirige ces établissemens, et il a
le projet d'épouser la fille de cette dame qui a reçu l'éducation
d'une lady et, qui plus est, d'une intellectuelle, puisqu'elle arrive
de Cambridge où elle a obtenu un rang distingué dans le Tripos.
La lutte morale qui s'engage entre cette mère et cette fille est
le sujet de Mrs Warren's Profession, une pièce qui est impos-
sible à jouer, pénible à lire et difficile à raconter. Le reste
422 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est qu'un remplissage fastidieux et agaçant. Mais les deux scènes
qui terminent le second et le quatrième acte abordent franche-
ment le problème. Mrs Warren est énergique et intelligente;
sa fille ne l'est pas moins. La mère se défend vigoureusement;
elle raconte sa vie sans mensonge, sans pleurnicherie, avec une
bi'utale simplicité. « Je ne voulais pas être battue par un
mari ivrogne comme une de mes sœurs, ni crever à l'hôpital,
empoisonnée par les effets d'un métier malsain comme mon autre
sœur. J'avais une troisième sœur qui s'était laissé séduire. Le
clergyman avait prédit qu'elle finirait au fond de la rivière. Elle
vit dans l'aisance, entourée de respects. Jai fait comme elle; je
suis devenue son associée. J'ai pris la seule industrie, le seul
commerce possible à une jeune fille qui n'a d'autre capital que
sa personne. » A quoi miss Warren pourrait répondre : « Vous
étiez en droit de vendre votre chair, non celle des autres. » Mais
elle a été touchée par le plaidoyer de sa mère et paraît accepter
la situation, parce qu'elle croit que Mrs Warren en a fini avec son
affreux métier. Lorsqu'elle apprend qu'il n'en est rien, la rupture
entre les deux femmes devient irrévocable, et miss Warren met
froidement sa mère à la porte de l'humble bureau où, à l'avenir,
elle entend gagner sa vie par son travail. Soit, mais ce n'est pas
une conscience bien délicate, bien précise, ni bien sûre d'elle-
même qui accepte sa part d'un revenu prélevé sur les vices de
Vienne, de Berlin et de Bruxelles, à la condition que ces revenus
datent de plusieurs années, mais se cabre et se révolte à l'idée
qu'ils datent de la veille. Quant au dénouement, je l'accepterais
dans sa rigueur si je pouvais croire à cette mère qui aime sa
fille, mais qui aime encore mieux sa profession. Maintenant que
Mrs Warren est riche, n'a-t-elle pas cent manières de dépenser
son activité et ses talens administratifs d'une façon rémunératrice
et à peu près honnête?
Cette pièce touche à la question de l'éducation et des rapports
entre parens et enfans, mais dans un cas tellement exceptionnel
qu'on ne saurait en déduire une théorie. Le problème est posé
d'une manière beaucoup plus générale dans Voit never cantell.
La pièce ne s'annonce guère, pourtant, comme une « pièce à
thèse. » Elle débute comme une farce et s'achève en arlequinade.
Au premier acte, la scène est chez un dentiste, et le fauteuil de
torture est occupé au lever comme au baisser du rideau. Nous
ne voyons point arracher de dent, mais nous savons qu'on vient
M. 15ER>"ARD SHAW ET SON THEATRE. 428
d'en extraire une et, à la fin de lacté, on endort un autre patient
pour la même opération. C'est le dentiste qui est l'amoureux de
la pièce, et il partage l'intérêt avec un vieux garçon d'hôtel dont
les excentricités ont fourni, cet hiver, à M. Galvert, les élémens
d'une création fort amusante. Sous ces fantaisies un peu folles on
découvre peu à peu une idée. Laquelle vaut mieux, de l'ancienne
éducation sentimentale, qui imposait aux enfans, envers leurs
parens, non seulement l'obéissance et le respect, mais l'affection,
ou de l'éducation scientifique, qui donne des leçons, jamais des
ordres et ne permet pas au cœur de se mêler de l'affaire? Le pre-
mier système est représenté par Mr Crampton et le second par
sa femme, Mrs Clandon, et elle tient d'autant plus à ses idées
qu'elle les a imprimées : ce qui rend le retour impossible. Les
deux époux se sont brouillés et séparés sur cette question. ïls
se retrouvent inopinément dans un hôtel d'Hastings. Que feront-
ils? S'embrasseront-ils? Ou se feront-ils un procès? Ils demandent
conseil à un grand avocat, qui se trouve là par hasard pour
assister à un bal masqué, et qui veut bien ôter un moment son
faux nez pour essayer de raccommoder cette famille désunie.
Quand il a rendu son oracle, il remet son faux nez et s'éloigne
en valsant avec une des filles de Mrs Clandon. Mais cet oracle
n'est pas clair et nous demeurons dans le doute sur ce qui va
se passer dans la famille Crampton comme sur le problème gé-
néral. L'éducation prétendue scientifique, donnée par la mère,
a produit deux enfans terribles et une orgueilleuse dont la froi-
deur apparente fond, comme une gelée de mai, sous le premier
baiser. Si on les livre à leur père pour recommencer leur édu-
cation, sa tendresse jalouse achèvera de les gâter. Aucune solu-
tion n'est suggérée, à moins que ce ne soit l'éducation donnée
par l'Etat collectiviste de l'avenir. Nous sentons vaguement
qu'on s'est moqué de nous. On nous a convoqués à la discussion
d'un des plus grands problèmes de ce temps, et on nous renvoie
après nous avoir montré un légiste dansant, comme dans les
entrées de ballet de Molière. Mais le garçon d'hôtel est si
drôle! Et puis, un jeune premier qui est dentiste! Quelle trou-
vaille !
Je ne dirai presque rien du Philanderer. Les pièces de
M. Bernard Shaw, en général, marchent mal : celle-ci ne bouge
pas. Toujours la même scène de larmes et de jalousie qui se ré-
pète d'acte en acte ! Cette comédie, comme la précédente, ridicu-
42 i REVUE DES DEUX MONDES.
lise à la fois les anciennes mœurs et les nouvelles, les pères
vieux jeu et les filles émancipées, mais elle se distingue des
autres pièces de M. Shaw par un défaut qui est rare chez lui :
elle est ennuyeuse. On en jugera par ce fait que le seul élément
comique qu'elle contienne est un médecin qui a inventé non une
panacée, mais une maladie. Son désespoir, lorsqu'on découvre
que cette maladie est imaginaire, ne nous amuse qu'un moment.
Gomme s'il tenait à se montrer un sot deux fois dans le même
après-midi, il épouse avec des transports de joie la jeune fille
qui a cessé de plaire au Philanderer. Mais qu'est-ce donc qu'un
Philanderer? C'est un homme qui ne fait la cour aux femmes ni
pour le bon ni pour le mauvais motif. Que veut-il? S'amuser,
Seulement, — comme on l'a dit des Anglais en général, — il
s'amuse tristement, et il y a dans l'attitude de ce séducteur gla-
cial et dégoûté quelque chose qui n'est pas très viril. On dit la
société anglaise infestée de ces gens-là.
M. Bernard Shaw a écrit Man and Superman pour faire plaisir
à M. Walkley. Connaissez-vous M. Walkley, le spirituel critique
du Times? Si vous ne le connaissez pas, il vous connaît bien,
car il possède son Paris sur le bout du doigt. Un soir, ayant
M. Shaw pour voisin de stalle, il lui a dit : « Vous devriez
écrire une pièce sur Don Juan. » M. Bernard Shaw, après de
longues années d'oubli, a écrit Man and Superman et Ta envoyé
à M. Walkley en lui disant : « Voilà votre pièce sur Don Juan.
Vous êtes responsable de tout ce qu'il y a dedans. » Je ne sais
ce qu'en pense M. Walkley. Pour moi, en lisant cette comédie,
je me disais : « Où est Don Juan? » Je n'apercevais que M. John
Tanner qui, bien loin de séduire les femmes, a une peur horrible
de tomber dans leurs filets et s'enfuit à travers toute l'Europe,
de toute la vitesse de son automobile, pour échapper aux cajo-
leries de miss Ann Whitefield. Il arrive ainsi dans un endroit
désert de la Sierra-Nevada où son pneu éclate. En efîet, la route
est couverte de clous. C'est un procédé ingénieux et peu fati-
gant pour arrêter les automobiles, où l'on trouve généralement
un gros butin. L'idée est exploitée par une bande, pardon! par
une compagnie Mendoza, limited, qui est probablement cotée à
la Bourse de New-York. Le personnel de l'entreprise est cosmo-
polite, et la France est représentée d'une façon qui n'est nulle-
ment faite pour nous enivrer de fierté. Au point de vue des
opinions : un anarchiste, deux socialistes, le reste, — la grande
M. BERNARD SIIAW ET SON THÉÂTRE. 425
majorité, — appartenant aux diverses nuances du grand parti
conservateur. Le chef, — ancien garçon dans un restaurant de
nuit de Londres, de plus poète et philosophe, — s'avance poli-
ment vers l'automobiliste démonté : « Monsieur, je suis un bri-
gand et je vis en détroussant les riches. » A quoi Tanner
riposte : « Moi, monsieur, je suis un gentleman et je vis en vo-
lant les pauvres. » La conversation, ainsi engagée, aboutit
promptement à l'intimité, et comme ils sont tous deux assis, sous
la nuit qui descend, auprès du feu qui achève de se consumer,
Mendoza insiste pour lire quelques vers composés en l'honneur
d'une cuisinière londonnienne, Louisa, qui a dédaigné son amour.
« Louisa!... Mendoza!... » cette mélopée endort John Tanner. Il
a un rêve où il voit l'immortel Juan Tenorio, sous ses traits à
lui-même. Il est dans l'Enfer et cause familièrement avec son
ancien ennemi, le Commandeur, devenu un excellent type de
major anglais en retraite, vertueux en principe et mauvais sujet
dans la pratique, comme il convient à un homme du monde. En
sa qualité d'hypocrite, « il est allé droit au ciel, mais il vient, en
voisin, faire des visites au diable. » — Quoi donc! Est-ce que ces
deux endroits ne sont pas séparés par un abîme infranchissable?
— Non vraiment. On passe de l'un dans l'autre sans difficulté,
comme on passe du concert classique, où l'on s'ennuie noblement,
3M music-hall oi\ l'on s'amuse ignoblement. — Alors, l'Enfer est
amusant? — Hélas! pas trop ! On n'a plus de corps : on est obligé
de s'aimer avec les âmes et le diable est un idéaliste à outrance.
Quant à l'attitude nouvelle de Don Juan, elle s'explique sans
peine. Nous l'avons toujours vu dans une de ces deux positions :
courant après la femme qu'il n'a pas encore possédée ou fuyant
celle qui n'a plus rien à lui accorder. Eh bien! après les mille
trois expériences que l'on sait, il est las de la femme en général
et il fuit le sexe tout entier. Don Juan misogyne, l'idée est plai-
sante. Mais pourquoi est-il socialiste? M. Bernard Shaw nous
l'explique trop longuement pour que nous le comprenions. A la
représentation, les acteurs lui rendent l'immense service de
couper les quatre cinquièmes de ce troisième acte. Sans quoi,
l'on sortirait du théâtre à deux heures du matin.
Candida passait pour le chef-d'œuvre de M. Bernard Shaw
avant qu'il nous eût donné John BuWs other Island. En effet, le
premier acte est plein de promesses. Nous sommes dans un mi-
lieu vrai, vivant, très moderne, au centre d'un décor bien planté,
426 REVUE DES DEUX MONDES.
chez le doclcur Morell, le beau et éloquent docteur Morell, vi-
caire de Saint-Dominique, dans l'Est de Londres. Il est l'heureux
époux de Candida, une belle personne qui lui a donné de beaux
enfans. Elle le gâte comme, avant elle, l'ont gâté sa mère et ses
sœurs. La jeune Proserpine Garnet, qui est pour tout le monde
un fagot d'épines, est folle de lui; ses servantes aussi, ses pa-
roissiennes également. Son assistant, un aimable curate qui arrive
de l'Université, l'admire tellement qu'il copie ses moindres tics
et se précipite en avant, le parapluie sous le bras, courant à
l'extinction de l'impiété et du paupérisme comme on court à
l'extinction d'un incendie. Il a pour beau-père un entrepreneur
louche auquel il dit carrément son fait, mais dont, après tout, il
héritera. Ce bonhomme s'était éloigné, jugeant que son gendre
était un pur imbécile et que la religion avait fait son temps. Mais
voici l'élément religieux qui regagne du terrain depuis que le
clergyman s'est fait économiste, philanthrope, agent électoral
and what not? C'est pourquoi notre homme revient, espérant
attraper quelque job du London Coiinty coiincil^ sous le pavillon
du socialisme chrétien, hautement et bruyamment arboré par le
docteur Morell. En quoi consiste le socialisme chrétien? II consiste
à écrire des lettres et à prononcer des discours.
Nous ne connaissons pas encore Candida, mais elle revient
de la campagne, ramenant avec elle un petit être singulier que,
dans leur rage de faire du bien, ils ont, en quelque sorte, adopté.
Eugène Marchbanks a dix-huit ans ; il appartient à une grande
famille qui l'a presque renié. Il représente la décadence des aris-
tocraties. Il souffrait à Eton, il souffrait à Oxford. Nerveux à
l'excès, gracieux et faible, il hait les sports virils et, pour comble,
il fait des vers. Nous le reconnaissons très vite, quoiqu'il ait
évolué depuis un siècle. En 1780, il s'appelait Chérubin, portait
un uniforme d'officier et chantait la romance à Madame. En 1830,
séminariste défroqué, il se nommait Julien Sorel et saisissait,
dans l'ombre, la main de M"" de Rénal à l'heure et à la minute
qu'il s'était fixée à lui-même. Aujourd'hui, il fait mieux. Lorsqu'il
se trouve seul avec le docteur Morell, il lui tient à peu près ce
langage : « J'aime votre femme et je l'aime mieux que vous, qui
ne savez pas l'aimer et qui usez sa jeunesse dans un stupide
apostolat. Donc, cédez-moi la place. » Morell, abasourdi, éclate
de rire, puis se fâche, saisit l'avorton au collet et va le jeter
dehors lorsqu'il se rappelle son habit. Candida apparaît sur ces
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. i27
entrefaites. « Gomme le voilà fait, ce pauvre enfant! » Tendre-
ment, elle lui remet les cheveux en ordre, le brosse, le câline,
et Morell est obligé de se taire.
Voilà, assurément, un premier acte qui s'offre bien. Quel
drame va sortir de là? Dans la vie réelle, Morell, aussitôt seul
avec sa femme, lui dirait : « Ce petit drôle se permet de lever
les yeux sur vous. Nous allons le mettre à la porte sans faire
d'esclandre. » Mrs Morell approuverait, si elle est honnête. Si elle
ne l'est pas, elle approuverait tout de même, mais elle corres-
pondrait avec Marchbanks par la poste restante, aux lettres
X. Y. Z. Elle lui donnerait des rendez-vous, d'abord à la Natio-
nal Gallery, puis dans des tea rooms du West End, puis dans
quelque hôtel de Kew ou de Richmond. Mais la Gandida de
M. Shaw prend les devans et dit à son mari : « Ge pauvre Eugène
est amoureux de moi sans s'en douter. Si je le chasse, il ira
demander des leçons damour à une mauvaise femme, car il a
besoin d'être aimé. Toute sa vie s'en ressentira et il ne pourra
me pardonner le mal que je lui aurai fait. » Morell est touché
de ce beau raisonnement. Il s'éloigne et éloigne tout le monde
pour ménager un tète-à-tête décisif au petit Marchbanks avec
celle qu'il aime. A son retour, il manifeste une anxiété qui, au
théâtre des Nouveautés, aurait un grand succès. « Eh bien ! que
s'est-il passé? » Il ne s'est rien passé. On a lu des vers et on a
bâillé. Gandida s'en tire en donnant un baiser d'amante à son
mari et en déposant un baiser maternel sur le front du petit
polisson. Voilà qui va bien pour ce soir. Mais demain et après
demain ?
John Bull' s other Island paraît avoir vaincu les résistances du
public et décidé du succès de M. Bernard Shaw. La raison en
est facile à trouver. Pourtant, ce n'est pas une pièce bien faite,
ou plutôt, ce n'est pas une pièce, d'après le sens qu'on attache
d'ordinaire à ce mot. Elle a tous les défauts des œuvres précé-
dentes, mais elle les affiche si franchement qu'il est impossible
de ne pas se rendre compte qu'on se trouve en présence d'un
nouveau système dramatique qui subordonne le développement
de l'action sentimentale à la peinture des caractères et à la dis-
cussion des idées.
Or, à ces deux derniers points de vue, John Buirs other Island
a été très justement admiré. En l'écoutant, on éprouve ce plai-
sir intellectuel qui nous est si rarement donné par les écrivains
428 REVl'H DES DEUX MONDES.
contemporains, de voir se préciser avec une nettet('' lumineuse
et une saisissante originalité des choses vaguement effleurées et
entrevues jusqu'ici. Nul n'a présenté, avec cette sûre et mor-
dante observation, le contraste de lame anglaise et de lame
irlandaise. Voici, d'abord, l'Irlande tout entière, hommes et
femmes, l'Irlande qui rêve et l'Irlande qui rit, le petit fermier
ambitieux qui est en train de devenir propriétaire et le pauvre
paysan illettré qui croit encore aux maléfices et aux sortilèges ;
tous, jusqu'au faux Irlandais, ou, si l'on veut, à l'Irlandais pro-
fessionnel, dont le brogiie est une affectation et qui fait métier
de déclamer en faveur du Home rule sur les plates-formes an-
glaises. Avant tout, le clergé qui mène le peuple irlandais. Et
comment le mène-t-il? Par le profond instinct politique qui ca-
ractérise le prêtre romain et par le mysticisme qui a une séduc-
tion invincible pour ces âmes croyantes. Ces deux moyens
d'action sont si différens que M. Bernard Shaw a cru nécessaire
de les incarner dans deux personnes distinctes. C'est pourquoi
nous avons le prêtre de la paroisse qui envisage toutes les ques-
tions au point de vue de son église et conduit son troupeau au
scrutin comme à un pèlerinage. Et nous avons une sorte de
François d'Assise irlandais qui cause familièrement avec les
cigales, aime tout ce qui vit d'un amour fraternel et erre la nuit
dans les lieux déserts en rêvant au ciel.
La question irlandaise, lorsqu'on l'entend discuter sur place
et par les vrais intéressés, dans le pur style du cru, prend un
aspect bien différent de celui que lui prêtait la rhétorique des
grands journaux anglais ou des discours parlementaires. Quel-
qu'un s'écrie : « Enfm, grâce au Land Bill, il n'y a plus de pro-
priétaires en Irlande ! » — Allons donc! Il y en a, et plus que
jamais! Seulement, au grand propriétaire terrien qui pouvait
développer la grande agriculture, faire face aux mauvaises années
et se montrer généreux sur la question des arrérages, on a sub-
stitué une nuée de petits propriétaires affamés et rapaces qui
écraseront le pauvre travailleur placé au plus bas de l'échelle in-
tellectuelle et sociale. Et ces petits propriétaires eux-mêmes, sans
un capital suffisant, ne pourront garder la terre. Il leur faudra
mourir de faim ou s'enfuir en Amérique. Alors viendra Broad-
bent, l'ingénieur anglais, l'homme qui a un cœur large dans une
large poitrine, qui fait sonner dans chacune de ses phrases,
comme des grelots d'un tambour de basque, « les grands prin-
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 429
cipes du grand parti libéral. » S'il aime l'Irlande! C'est-à-dire
que son cœur saigne quand il songe aux vieux crimes du passé.
Lui, il vient pour se vouer à l'Irlande et pour la régénérer. Elle
a besoin de capitaux : il les a dans sa poche. Les Irlandais se
moquent de lui et le prennent pour leur député. Il va couvrir
leur pays d'hôtels, de tramways électriques et de casinos. Et dans
dix ans, dans vingt ans peut-être, la terre sera sienne. Il en
pompera tous les revenus comme il pompe ceux de l'Inde. Il
aura conquis l'Irlande de nouveau et le second état de cette île
sera pire que le premier. La terre ne lui suffit pas, il veut
encore la femme irlandaise, si supérieure à la femme anglaise
qui n'est, dit-il, qu'un beefsteak animé. Voici Nora qui, depuis
dix-huit ans, aime sans le dire, et attend patiemment son com-
patriote, l'Irlandais Larry Doyle. Mais, en véritable Irlandais,
il n'a pas su « prendre sa chance, » dire le mot nécessaire à la
minute voulue. Son ami, l'Anglais Broadbent le supplante en
vingt-quatre heures. Pourtant, elle aussi s'est moquée de lui le
premier soir, mais il revient à la charge ; il veut réussir auprès
d'elle et de son rire même, il se fait un auxiliaire. Est-il supé-
rieur à l'Irlandais? Certes non. C'est un médiocre, et personne
n'avait encore si bien montré, sur la scène du moins, cette mé-
diocrité obstinée et victorieuse de l'Anglais qui est le secret de
ses triomphes, dans le passé et dans l'avenir. Mon Dieu! il n'est
ni sot, ni méchant. Toute son hypocrisie consiste à dire une
chose et à en faire une autre. II a la prétention d'être idéaliste
à ses heures, mais il choisit ces heures-là. Son idéalisme est
comme le chapeau à haute forme et la redingote qu'il met pour
aller à l'église le dimanche. Les autres jours, il travaille, il agit,
il gagne de l'argent; il est « efficient, » mot significatif qui,
hélas ! manque dans notre langue. L'Irlandais est idéaliste toute
la semaine, et c'est pourquoi, en amour comme en politique, il
sera toujours vaincu.
Lorsque j'ai assisté à la représentation de John Bull' s other
Island, j'ai cru remarquer dans la salle la présence de deux
élémens très distincts, presque opposés, dont je ne saurais
déterminer l'importance relative. Parmi les spectateurs, les uns
i30 IIEVIE DKS ])Ei;X :\IOM>ES.
étaient des habitués de théâtre, des playgoers; les autres appar-
tenaient à ce grand public anghiis qui dévore tous les matins
vingt journaux pour y satisfaire, avec sa soif d'informations, son
humeur étrangement mêlée d'optimisme et de combativité. Les
playgoers avaient la mine un peu déconfite, quand le rideau est
tombé sur la dernière scène. Ils hésitaient à s'en aller, tant ils
se sentaient désappointés et comme mystifiés par le dénouement.
Les autres paraissaient enchantés de leur soirée, car ils avaient
obtenu ce qu'ils étaient venus chercher : le choc des argumens
qui se jettent à la rencontre les uns des autres dans leur véhé-
mence la plus spirituelle et la plus passionnée.
Il est évident que M. Bernard Shaw est très capable d'attirer
au théâtre une foule de gens qui n'y mettaient jamais les pieds.
Mais y retiendra-t-il ceux qui formaient la clientèle ordinaire
du théâtre? Voilà la question. Je suis loin de prétendre que les
exigences du playgoer soient toutes fondées en raison et qu'il ne
s'y mêle pas un peu de mode avec beaucoup de préjugé. L'esthé-
tique dramatique ayant changé plusieurs fois depuis l'origine du
théâtre, il est parfaitement légitime de penser qu'elle subira
encore de nouvelles transformations et qu'il n'a pas été donné à
feu Scribe d'en fixer à jamais les règles. Ses recettes ne sont pas
plus des dogmes que celles de la Cuisinière bourgeoise. Elles
signifient simplement que, pour la composition d'une œuvre dra-
matique, aussi bien et mieux que pour la composition d'un pâté
de lapin, il n'est pas mauvais de suivre certaines méthodes tradi-
tionnelles qui sont en possession de la faveur publique. M. Ber-
nard Shaw viole délibérément, systématiquement, tous ces pré-
ceptes, dont quelques-uns sont puérils et conventionnels, mais,
en même temps, il s'émancipe de certaines lois fondamentales
dont Ibsen lui aurait livré le secret s'il le lui avait demandé,
mais il a écrit, comme on l'a vu, tout un livre sur l'auteur
du Canard sauvage sans paraître avoir aperçu ses dons drama-
tiques.
Qu'elle est semée de trappes dangereuses, cette scène qui, de
loin, nous semble si plane et si unie ! Qu'il est compliqué, cet
art du théâtre que Dumas lils appelait l'art des préparations et
qu'il aurait pu appeler aussi bien l'art des surprises, car le même
spectateur qui demande de la logique, réclame en même temps
de l'inattendu ! M. Bernard Shaw veut ignorer tous ces dangers
et les mille petites finesses avec lesquelles on les surmonte. Soit,
M. BERNARD SIIAW ET SOX THÉÂTRE. 431
et tant mieux pour lui s'il réussit de cette façon. Anarchiste lit-
téraire, son système consiste à ne point avoir de système, à ne
pas gouverner son talent, je dirai son génie, s'il y tient. Mais il
se heurtera fatalement à plusieurs obstacles qui tiennent à la loi
même du théâtre ou aux sentimens de l'âme humaine. Il a dit
lui-même et il a répété (il répète volontiers) que les spectateurs
et les spectatrices venaient chercher au théâtre l'attraction
sexuelle. Leur fera-t-il admettre que l'amour, de principal ou
d'unique sujet, tombe au rang de détail et d'accessoire? Ces
spectateurs sont attirés par l'espoir de se reconnaître dans des
êtres pareils à eux, mais plus grands, en qui ils seront élevés
eux-mêmes à la dignité de héros et d'héroïnes. Se retrouveront-
ils dans cette humanité moyenne, aux vices prudens, aux lâches
vertus, dont les bonnes et les mauvaises actions se ressemblent
et se valent presque, parce que l'égoïsme les inspire toutes?
M. Bernard Shaw a, sans doute, des dons précieux. Il a le
dialogue facile, naturel et brillant. Il sait peindre des figures
humaines en qui l'observation et l'invention collaborent dans une
vraie mesure. Sa galerie de femmes est étonnante. Nous avons la
rageuse, l'hypocrite, la sensuelle, la philosophe, la positive, la
romanesque, la tragi-comique, celle qui calcule tout et celle qui
ne calcule rien, celle qui devine tout et celle qui ne se comprend
pas elle-même, avec bien d'autres nuances pour lesquelles les
adjectifs me manqueraient. Rapides esquisses ou portraits ache-
vés, elles sont toutes vraies, toutes vivantes, excepté Candida
qui n'est que l'incarnation d'un paradoxe de l'auteur.
Mais on aura beau citer Molière, on ne nous persuadera pas
qu'une pièce de théâtre soit une galerie de portraits. Outre les
caractères, il y faut des situations. L'action des situations sur les
caractères, la réaction de ceux-ci sur celles-là, la lutte qui s'en-
gage entre les unes et les autres, finalement la victoire des
volontés sur les circonstances ou des circonstances sur les vo-
lontés constituent, sous les formes les plus diverses, l'essence
du théâtre. Or M. Bernard Shaw, si riche en caractères, est
extrêmement pauvre en situations.
Il ne se donne pas la moindre peine pour en trouver, ou, s'il
en rencontre une sans l'avoir cherchée, il la néglige et l'aban-
donne, à peine indiquée, bien loin de la mûrir et de la déve-
lopper. Ou bien, il l'exagère en farce et la noie dans un éclat de
rire. En sorte que les caractères demeurent, d'un bout à l'autre,
432 REVUE DES DEUX MONDES.
identiques à eux-mômes, sans se modifier et sans agir. En géné-
ral, le premier acte, qui est l'acte d'exposition, produit un effet
tr^s agréable. Mais lorsqu'on s'aperçoit que les actes suivans
sont encore des actes d'exposition, Tintérôt décroît de scène en
scène, et la pièce, admirablement partie, lancée d'un train d'enfer,
n'arrive nulle part, n'aboutit à rien, si ce n'est à quelque vague
compromis ou à ^la piteuse défaite de l'idéal, cet ennemi per-
sonnel de M. Shaw. Dans les deux cas, le spectateur est déçu, car
il prétend emporter du théâtre une solution nette et, à défaut
d'un dénouement heureux, un mot de consolation et de sympa-
thie pour la vertu qui n'a pas eu de chance, pour le talent qui
s'est trompé, pour l'héroïsme qui a eu le dessous. Et tant que
M. Bernard Shaw ne donnera pas cette satisfaction-là à son
public, il n'entraînera pas les gros bataillons.
Mais je vois un obstacle encore plus sérieux à son succès,
qui serait, en vérité, un succès inquiétant, un succès dangereux.
Tout son théâtre n'est qu'une campagne contre nos pauvres
vieilles institutions et contre les principes sur lesquels elles
reposent tant bien que mal ; contre le mariage, la famille,
la propriété individuelle, contre la morale et contre l'idée
même du devoir. Le libéral d'hier, le radical d'aujourd'hui,
l'homme aux idées « avancées, » n'est pour lui qu'une ganache
rétrograde, pire que le conservateur-borne de jadis, parce qu'il
est plus hypocrite. Tout système d^éducation est mauvais, sauf,
apparemment, celui qui aura pour théâtre la grande Nursery
collectiviste de l'avenir. Le soldat est l'incarnation de la lâcheté.
Le gentleman se définit l'exploiteur de ceux qui travaillent; s'il
ne vole pas de ses mains, il est le complice et le receleur de
toutes les spoliations. Un père n'est pas un père, mais un
guv'nor, c'est- à-dire un tyran gâteux qui laisse la bride sur le
cou aux folies de ses filles et ne sait même pas cacher à son fils
ses propres turpitudes. Quel est le rôle d'une mère auprès de sa
fille? « Elle la hait, l'opprime, l'abrutit, parce qu'elle en est
jalouse. » Et la fille de son côté, que fait-elle ? « Après sa mère,
il n'est personne qu'elle déteste autant que sa sœur aînée. »
Gomme pendant à ces sœurs qui se détestent, M. Bernard Shaw
nous montre un frère qui est en train de faire la cour à sa sœur
sans la connaître et qui trouve mauvais qu'on le dérange dans son
flirt en l'informant de cette circonstance. La morale consiste à
chercher le bonheur et le bonheur consiste à faire ce qu'on veut.
M. BERNARD SHAW ET SON THÉÂTRE. 433
Il n'est, certes, pas mauvais qu'un écrivain vienne, de temps à
autre, secouer notre conscience qui s'endort et qu'il nous oblige
à nous interroger sur nos principes. Malheur aux vérités qu'on
n'attaque pas, car personne ne les défend, et, à force de les
croire, on cesse de les pratiquer. Je ne suis donc pas sérieuse-
ment alarmé au sujet des théorèmes moraux que M. Shawapris
pour cibles : ils lui survivront, et il aura aidé à les rajeunir,
mais d'une façon indirecte et involontaire. Peut-être pouvait-il
faire mieux. Un de ses personnages, un de ceux, je pense, en
qui il s'incarne le plus volontiers, dit à peu près ceci : « Quand
j'étais petit garçon, j'annonçais ma vocation de réformateur en
brisant les palissades et en mettant le feu au Common... Je
détruisais tant que je pouvais, car, voyez-vous ? dans tout réfor-
mateur, il y a un iconoclaste. » Erreur profonde ! L'iconoclaste
et le réformateur sont des hommes différens. Tout au moins, ils
représentent des heures différentes dans la même vie. M. Bernard
Shaw a brisé assez de clôtures, incendié assez souvent le Com-
mon. Il s'en va grand temps qu'il nous bâtisse quelque chose,
fût-ce une hutte oij nous puissions reprendre haleine au milieu
de l'étape. Indulgens et amusés, nous avons souri aux fantaisies
de l'iconoclaste, qui, d'ailleurs, n'a cassé jusqu'à présent que des
réductions en plâtre, à bon marché, des statues de nos dieux
immortels : nous attendons le réformateur.
Augustin Filon.
TOME XXX, — 1906. âô
POÉSIES
SENTENCE
Le vrai sage esi celui qui fonde sur le sable,
Sachant que tout est vain dans le temps éternel,
Et que même l'amour est aussi peu durable
Que le souffle du vent et la couleur du ciel.
C'est ainsi qu'il se fait, devant l'homme et les choses,
Ce visage tranquille, indifférent et beau.
Qui regarde fleurir et s'effeuiller les roses
Comme éclate, s'empourpre ou s'éteint un flambeau.
Les soirs n'ont pas pour lui de cendres douloureuses,
Car le jour qu'il voit naître est le jour qu'il attend,
Et il n'attise pas de ses mains paresseuses
Les flammes de l'aurore et les feux du couchant.
Parmi tout ce qui change et tout ce qui s'efface,
Je pourrais, comme lui, rester grave et serein,
Et, si la fleur se fane en la saison qui passe,
Penser que c'est le sort que lui veut son destin.
POESIES. 435
Mais j'aime mieux laisser l'angoisse qui m'oppresse
Emplir mon cœur plaintif et mon esprit troublé,
Et pleurer de regret, d'attente et détresse,
Et d'un obscur tourment que rien n'a consolé;
Car ni le pur parfum des roses sur le sable,
Ni la douceur du vent, ni la beauté du ciel,
N'apaise mon désir avide et misérable
Que tout ne soit pas vain dans le temps éternel.
LE SACRIFICE
Agamemnon, ton noir chagrin pleure en tes yeu"
L'oracle du Devin et le décret des Dieux,
Et c'est ton sang déjà qui coule dans tes larmes.
La pourpre du couchant rougit tes belles armes,
Et ton grand bouclier éclatant et vermeil
Reflète la couleur et l'orbe du soleil.
Quand tu marches, le long de la mer, sur le sable,
Le front baissé, en proie au tourment mémorable
Qui partage ton cœur incertain, déchiré
Par un double devoir également sacré.
Lutte impie où le Roi combat contre le Père...
Je t'ai revu souvent sur cette grève amère.
Malheureux ! J'ai pensé souvent que ton Destin
Fut pareil à celui du Poète qu'étreint
Un semblable désir d'orgueil et de victoire :
Il livre, comme toi, en offrande à la gloire
Pour contenter l'oracle et pour fléchir les Dieux,
Tandis que d'acres pleurs brûlent ses tristes yeux,
Sa jeunesse éperdue et qui tout bas l'implore,
Et qui craint de mourir et qui veut vivre encore,
Et dont la tendre chair se révolte en pensant.
Hélas î au vain laurier que va payer son sang,
Et qu'implacablement immole un dur génie
Sur l'autel où jadis mourut Iphigénie.
436 REVUE DES DEUX MONDES.
VILLE D'ORIENT
Toi, dont j'ai vu monter de la terre d'Asie
Les cyprès toujours verts et les blancs minarets
Entre toutes, mon cœur, ô Ville, t'a choisie
Pour l'un de ses désirs et l'un de ses regrets.
Ma mémoire s'émeut à tes beautés lointaines
Dont l'aspect un seul jour charma mes yeux nouveaux,
Et j'écoute, depuis, la voix de tes fontaines
Qui rend plus grave encor la paix de tes tombeaux.
Entre leurs murs verdis de faïences persanes
Où luisent dans l'émail les versets du Coran,
Ils gardent à l'écart, parmi les vieux platanes,
Les cercueils inégaux que surmonte un turban.
Si ce sont d'autres mains qui soutiennent les hampes
Des grands étendards verts brodés du nom d'Allah,
La mosquée où priaient, prosternés sous les lampes,
Ceux-ci qui maintenant sont morts, est toujours là.
La fontaine où jadis, par ordre du Prophète,
Dans l'onde jaillissante et qui n'a pas tari.
Ils se lavaient les pieds, la poitrine et la tête,
Murmure dans sa vasque avec le même bruit.
Sa vivante fraîcheur emplit tout le silence
De ce beau lieu muet, solennel et luisant,
Et la lumière est douce aux carreaux de faïence
Dont chacun porte en or un fier dessin persan.
C'est là qu'assis en l'ombre bleue et métallique
Et sous le dôme blanc que rien ne peut ternir
J'ai commencé d'aimer ta grâce asiatique
Et senti naître en moi ton premier souvenir,
POÉSIES. 437
Et que, las du soleil et fermant la paupière,
Je revoyais déjà sur le ciel d'Orient
Ta montagne au beau nom debout dans la lumière,
Ton Olympe à la fois neigeux et verdoyant;
Et, s'étageant au gré de la pente fertile.
Dont la terre arrosée est propice aux jardins,
Tes maisons à toit plat que recouvre la tuile
Et tes enclos carrés qu'embaument les jasmins
C'est leur âme odorante et celle de la rose
Que tes marchands subtils enferment avec art
Dans le cristal aigu de la fiole close
Qu'ils vendent, accroupis aux nattes du bazar ;
Et tes Fils patiens, ô Ville industrieuse.
S'ils savent prendre aux fleurs leurs parfums passagers,
Connaissent le secret, sur la trame soyeuse.
D'en tisser longuement les fantômes légers;
Et c'est pourquoi mon cœur en ce jour t'a choisie
Pour vivre en ma mémoire et t'ajouter» aux lieux
Dont les chers souvenirs sont, au fond de ma vie,
Le regret, le désir et l'amour de mes yeux.
STROPHES
J'ai tant regardé ce visage
Délicat et délicieux.
Que je connais le paysage
De votre bouche et de vos yeux;
Je sais l'attitude diverse
De votre corps couvert ou nu
Quand il s'accoude ou se renverse
Aux coussins qui l'ont soutenu;
438 REVUE DES DEUX MONDES.
Je sais ce que le rire ajoute
Au charme de votre beauté,
Et sa grâce lorsqu'elle goûte
La tendresse ou la volupté;
L'odeur de votre chevelure
Et le parfum de votre peau
Ont en mon souvenir qui dure
Un arôme toujours nouveau.
Vous êtes les mots d'un poème,
Dont le sens caché transparaît;
Mais de la strophe de vous-même
Le rythme demeure secret.
Et, si je cherche votre nombre,
Il me semble, ô beauté, tout bas.
Que j'entends s'effeuiller dans l'ombre
Des roses que je ne vois pas.
LE SATYRE IVRE ET TRISTE
Jadis, quand le printemps venu gonflait l'écorce
Des arbres, je sentais sa vigueur en ma force,
Et mon sang imitait en mes membres jumeaux
Le retour de la sève aux fibres des rameaux.
De mes sabots de bouc à ma tête cornue
Quelque chose montait en toute ma chair nue
De si fort, de si délicieux, de si doux
Que je restais ainsi haletant et debout
Comme si, de la terre et de l'air à la fois,
Voluptueusement se répandait en moi
Diverse, formidable et soudaine, l'ivresse
Nouvelle, tout à coup, d'une double jeunesse!
Mais, maintenant, hélas ! ô Maître, que m'importe
Si la feuille renaît ou si la feuille est morte,
Que me fait le printemps puisque son clair retour
Ne rend plus sa verdeur à mon corps las et lourd,
poÉsiLs. 439-
Qu'il ne se mêle plus à ma force vieillie,
Puisqu'il me raille, qu'il m'ignore, qn'il m'oublie
Et s'écarte de moi qui l'écoute souvent
Rire dans la feuillée et rire dans le vent
Et chuchoter tout bas le long de mon chemin,
Tellement que je vais, misérable et chagrin,
M'asseoir sur cette pierre au seuil de ton cellier,
Et, Satyre podagre, au vin hospitalier
Qui sommeille dans l'ombre au flanc creux de l'amphore,
Je redemande le mensonge d'être encore
Celui-là qui sentait, avec avril éclos.
Le retour de la sève en ses membres nouveaux.
CONFIDENCE
Elle disait : « L'Amour fut à mon cœur troublé
Ce frisson qu'on éprouve en la nuit incertaine
Lorsqu'au souffle imprévu d'une brise soudaine
Un feuillage frémit sous le ciel étoile. »
Elle disait encore : « Ensuite, il m'a parlé.
Sa voix à mou oreille était grave et lointaine
Et douce comme un bruit de source et de fontaine
Si son visage obscur restait toujours voilé. »
Elle m'a dit : « Et toi, comment est-il venu
A ta rencontre? Etait-il ivre, chaste ou nu?
Mais tu ne réponds pas et semblés interdite... »
Et je pensais, Amour, à ce bois ténébreux
Oii vers toi, pas à pas, dans l'ombre m'a conduite
Ton image secrète et vivante en mes yeuxl
LES PINS ^
J'aime ce bois de pins dont vous avez chanté
La verdure marine,
Qui sent bon la chaleur, le soleil et l'été,
L'écorce et la résine.
440 REVUE DES DEUX MONDES.
La coquille en craquant s'y mêle sous les pas
A la pomme écailleuse,
Entre les troncs on voit la mer border là-bas
La plage sablonneuse.
Il n'est pas grand, ce bois dont vous chantiez si bien
La paix, l'edeur et l'ombre
Et le vent qui parfois d'un souffle aérien
Courbe les cimes sombres;
Alors, pris tout entier d'un murmurant frisson
Qui cesse et recommence.
Il semble tout à coup s'étendre à l'horizon
Et devenir immense;
Puis, lorsque sa rumeur s'est tue avec le vent
En ses branches sans force,
Avec elle il se rapetisse et l'on y sent
La résine et l'écorce...
STANCES
Prends garde. Si tu veux parler à ma tristesse,
Ne lui demande pas le secret de ses pleurs,
Ni pourquoi son regard se détourne et s'abaisse
Et se fixe longtemps sur le pavé sans fleurs.
Pour distraire son mal, sa peine et son silence,
N'évoque de l'oubli taciturne et glacé
Nul fantôme d'amour, d'orgueil ou d'espérance
Dont le visage obscur soit l'ombre du passé.
Parle-lui du soleil, des arbres, des fontaines,
De la mer lumineuse et du bois ténébreux
D'où monte dans le ciel la lune souterraine,
Et de tout ce qu'on voit quand on ouvre les yeux.
Dis-lui que le printemps porte toujours des roses
En lui prenant les mains doucement, et tout bas,
Car la forme, l'odeur et la beauté des choses
Sont le seul souvenir dont on ne soufi"re pas.
POÉSIES. 441
LA FLUTE ET LA SOURCE
J'ai retrouvé, ce soir, ma flûte d'autrefois.
Elle est lisse et légère aux mains. Je me revois
Comme jadis, debout et la tige à la bouehe,
Le dos contre le tronc d'un pin, près de la source
Dont l'onde, en s'écoulant, guidait mon jeune jeu,
Si bien que ma chanson imitait peu à peu
Son rythme, ses frissons, son murmure, sa voix;
Et mon regard suivait la gamme de mes doigts
Tandis que se mêlaient les bruits, à mon oreille,
D'une feuille, du vent, d'un oiseau, d'une abeille...
Jours heureux ! Mon désir voudrait entendre encore
Votre écho qui sommeille en la flûte sonore :
La voilà. Je l'appuie à ma lèvre ; c'est bien
Ainsi... mais où donc est le bruit aérien
De la feuille et l'oiseau et le vent et l'abeille
Et la source qui murmurait à mon oreille?
Où donc est tout cela qui jadis m'inspirait,
Et le pin au tronc rouge, et la verte forêt,
Et les heures d'alors* et moi-même et pourquoi
M'avoir fait. Dieux cruels, Die x méchans. Dieux sournois,
Qui riez du vain sduitle où mon soir s'évertue,
Retrouver le roseau, si la source est perdue?
SAISONS
Le Printemps, dans les fleurs, monte vers la lumière
Et frappe au palais rouge où rit le jeune Eté,
Et l'Automne, au pas lourd, qui regarde en arrière
Descend avec lenteur vers l'Hiver redouté.
Les laines où, jadis, on tissa vos visages.
Sont brillantes toujours et vives, ô Saisons,
Et chacune de vous, parmi son paysage,
Ajoute son emblème au mur de la maison.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais faut-il que debout dans la tapisserie
Votre image se dresse en le tissu savant
Et que votre quadruple et vaine allégorie
Me rappelle la fuite et le cercle du temps?
Je sais bien que l'année est faite de fleurs douces,
De lumière, d'azur, de soleil et de fruits,
Et que le vent emporte, un jour, les feuilles rousses
Et suspend leur couronne au tombeau de la nuit.
Je sais bien que ma vie a vécu, riche ou tendre,
Son Avril délicat et son Juillet joyeux,
Et que mes mains ont pu s'élever et se tendre
Vers la grappe d'Automne éclatante à mes yeux,
Et que l'heure après l'heure a conduit jusqu'en l'ombre
Mon destin qui bientôt n'aura plus d'horizon...
Mais pourquoi, maintenant, que tout me semble sombre,
Demeurez- vous toujours les mêmes, ô Saisons?
Comme celle de vous qui regarde en arrière.
Je descends vers le soir et crois avoir été
Ce Printemps qui jadis montait dans la lumière
Vers ce palais d'or rouge où lui riait l'Eté!
L'IMAGE DIVINE
Vos mains sont belles, mon enfant, vos mains sont belles,
Mais leur geste pensif ne s'est jamais penché
Pour saisir doucement par le bout de ses ailes
Le papillon qui vole à ta lampe, ô Psyché !
Ta bouche est fraîche, mon enfant, ta bouche est fraîche.
Et le sang qui la teint n'est pas encor celui
Qu'envenime à jamais la pointe de la flèche
Et ■^n' porte partout le poison qu'il conduit.
POÉSIES. 443
Tes yeux, ô mon enfant, sont beaux en ton visage
Que l'aurore salue et qu'éveille le jour,
Et l'innocent orgueil de ton jeune courage
Sourit en ton regard qui n'a pas vu TAmour.
Mais lorsque, sur ta lèvre ayant posé sa bouche.
Entre ses mains, dans l'ombre, il aura pris ta main,
Et que tu garderas, enivrée et farouche,
L'image dans tes yeux de ce passant divin,
Alors, si tu veux boire aux plus fraîches fontaines,
Ta soif n'y trouvera qu'une source de feu,
Parce que dans leurs eaux qu'échauffa son haleine
Se sera reflété le visage du Dieu.
Et tu t'éloigneras, silencieuse et grave.
Avec tes doigts ardens sur ton cœur enflammé,
Et le sol brûlera ton pied comme une lave
Et tu seras plus belle encor d'avoir aimé.
Henri de Régnier.
REVUE DRAMATIQUE
LE SUICIDE AU THEATRE
On a bien raison de dii's que les modes vont vile dans la littérature
d'aujourd'hui. Il y a cinq ans à peine, un des plus brillans et des plus
vigoureux parmi nos auteurs dramatiques, fatigué d'entendre qualifier de
pessimistes les pièces de ses contemporains et les siennes, publiait une
étude : Pessimisme et Théâtre, où il retournait le reproche contre le
théâtre de la génération précédente. A l'appui de sa thèse il invoquait
les dénouemens sanglans de plusieurs des comédies d'Augier, de
Dumas, de Feuillet, ces meurtres, ces suicides, ces trépas devenus
coutumiers, ces cadavres jonchant la scène. 11 rappelait les toxiques,
les armes blanches, les arsenaux domestiques, la fumée de mousque-
terie qu'on s'était habitué à respirer à chaque cinquième acte. A ce
théâtre dont on eût dit un vrai champ de carnage, un immense cime-
tière, il opposait nombre d'œuvres dramatiques nouvelles qui sem-
blaient vouloir par leurs conclusions diminuer la mortalité à la scène.
Il concluait qu'en cela du moins le théâtre présent est plus optimiste
que celui qui l'avait précédé. Et peut-être, au moment où il achevait
cette étude à la louange des auteurs qui ont le respect de la vie
humaine, déjà s'ébauchait dans sa tête la fable du Dédale, qui devait
finir par un spectacle doublement meurtrier, puisque le suicide s'y
complique d'un meurtre. Car, nous avons oublié de le dire, c'est
M. Paul Hervieu qui, en 1900, prenait si nettement parti contre les
dénouemens par le poison, par le fer et par le feu.
Si M. Paul Hervieu a été promptement amené à se mettre lui-même
en opposition avec la théorie de la comédie à dénouement paci-
fique, que dire de l'étrange phénomène auquel nous assistons depuis
REVUE DRAMATIQUE. 44S
la rentrée des théâtres ? Les criminalistes professent que le suicide est
un mal contagieux et qu'on voit s'en produire à de certaines époques
de véritables épidémies. C'est une de ces épidémies qui vient de se dé-
clarer sur notre théâtre. Elle a éclaté dès le mois de septembre, A cette
époque que nous passons volontiers dans le calme des fins de vacances,
nous étions convoqués au Vaudeville pour constater un premier décès :
c'était au dénouement de la pièce de M. Abei Hermant, la Belle Ma-
dame Héber : l'amant de cette dame séduisante, perfide et pratique,
s'était, de désespoir, jeté sous les roues d'un omnibus. Puis ce fut
une pièce de M. Léon Gandillot : Vers Vamour. Nous y étions allés sans
méfiance, sur la réputation que s'est faite M. Gandillot d'être un auteur
gai. Mais en temps d'épidémie, personne n'est assuré de rester in-
demne. Une autre année, le peintre Jacques Martel, lâché par
l'ex-mannequin Blanche qui vient d'épouser un monsieur très riche,
eût peut-être trouvé quelque moyen de se raccrocher à la vie ; en cette
année 1905, il n'a pu résister à la mortelle attirance du lac du Bois
de Boulogne, qui, au dire des gardiens, est très profond vers le milieu
et suffit parfaitement à noyer son homme. Les roues d'un omnibus,
les flots du lac parisien, c'étaient des moyens assez peu usités en litté-
rature ; à quelles inventions allaient recourir les autres auteurs,
pour débarrasser ingénieusement de la vie leurs personnages? Mais
ils n'ont pas jugé nécessaire de se mettre l'esprit à la torture : ils
se sont contentés du classique coup de pistolet. Dans la Rafale de
M. Bernstein, c'est un joueur qui, après avoir perdu la forte somme
et pour ne pas subir certaines déchéances, à ses yeux pires que la
mort, se foudroie dans les règles. Dans la Marche nuptiale de
M. BataOle, le pistolet est braqué sur elle-même par une jeune
femme, que désespère l'irréparable de la folie qu'elle a commise en se
sauvant de chez ses bons parens avec le plus imbécile des pianistes.
Dans Bertrade de M. Jules Lemaître, un vieux gentilhomme ruiné et
qui préfère la mort à une situation diminuée ou à une vieillesse
aviUe, tire de son secrétaire les portraits de sa femme et de sa fille
et l'inévitable boite à pistolets. Qui sera-ce demain? Notez que les
voilà déjà cinq, et cela en six semaines I Ce qui prouve bien qu'il y
a dans leur cas une sorte de fatalité, et qu'une force supérieure à leur
volonté guide sûrement leur main, c'est qu'ils exécutent ce dernier
geste avec autant de précision que d'aisance. Dans la réalité il arrive
qu'un pistolet rate et qu'en voulant se tuer on se blesse ; eux se
tuent net, comme s'ils n'avaient jamais fait autre chose de leur vie.
Nous en sommes d'ailleurs au point que cette suprême résolution
446 REVUE DES DEUX MONDES.
ne nous cause plus aucune surprise ; quelques paroles énigmatiques,
un serrement de mains plus solennel, un baiser plus long, le per-
sonnage passe dans la chambre à côté; nous savons très bien ce
qu'il y est allé faire, et la détonation prévue, attendue, escomptée,
ne provoque même pas chez nous un sursaut nerveux. L'habitude est
prise. En 1905-1906, à la fin des pièces on se tue; c'est la loi et
nous voyons bien que ni l'âge, ni le sexe, ni la condition n'en préser-
vent les héros de théâtre. Jeunes gens qui devraient avoir foi dans
l'avenir, hommes mûrs qui devraient savoir que la vie est une bataille,
vieillards, hommes ou femmes, plébéiens ou aristocrates, ils y pas-
sent tous. Aux peines de cœur, aux soucis d'argent, à tous les maux,
le suicide est le spécifique toujours approprié. C'est la panacée uni-
verselle. C'est le remède dont il faut profiter pendant qu'il guérit.
Puisque le problème est soulevé par ce curieux concours d'œuvres
à terminaison analogue, nous laisserons aux moralistes le soin de
disserter sur la nature du suicide, mais nous nous demanderons ce
qu'il vaut comme moyen de théâtre. C'est un point d'esthétique
théâtrale qui mérite d'être examiné. Et si les pièces qu'on représente
actuellement pèchent surtout par le dénouement, elles nous aide-
ront à établir tout ce qu'il y a de fâcheux, au point de vue de l'art,
dans cet appel au suicide qui est en vérité un procédé trop com-
mode pour n'être pas en même temps un expédient très décevant.
Ce genre de dénouemens a d'abord un défaut qui, lorsqu'il s'agit
de dénouement, a bien son importance : c'est qu'il ne dénoue rien. Au
théâtre comme dans la vie, le suicide est un moyen non pas de sauver
une situation, mais d'en laisser le poids retomber sur d'autres épaules.
On s'esquive, on laisse aux autres le soin de se débrouiller et de payer
pour vous. Le duc de Mauferrand a mangé tout son patrimoine, le
bien de sa fille, une partie de la fortune de sa sœur, il a fait pour
trois millions de dettes, les hypothèques prises sur ses immeubles en
dépassent la valeur réelle. Il se tue. Sa mort ne rembourse pas ses
créanciers, ne rattrape pas son patrimoine dissipé, ne rend pas sa dot
à Bertrade de Mauferrand, ne restitue pas son prêt à M""^ de Laurière,
ne relève pas la valeur des immeubles hypothéqués. Mais elle va
mettre directement Bertrade aux prises avec les difficultés dont le duc
s'est déclaré incapable de triompher. C'est Bertrade qui, ruinée, assis-
tera impuissante à cette liquidation et à ce désastre ; c'est elle qui,
sans pouvoir les défendre, verra passer en des mains étrangères ces
biens qui depuis des siècles étaient l'héritage de la famille, et dans cet
universel naufrage sombrer jusqu'à l'honneur du nom, puisque le
REVUE DRAMATIQUE. 447
dernier des Mauferrand sera mort insolvable et aura fait banqueroute
à ses engagemens. A moins que, pour conjurer cette ruine, elle ne se
décide à employer un remède héroïque, et qu'elle ne consente à cette
mésalliance, qui, son père vivant, lui faisait horreur. Mais ce serait la
pièce elle-même qui recommencerait. — Robert de Chacéroy a perdu
au jeu une somme de 650000 francs qui ne lui appartenait pas. Ses
commanditaires, mis en défiance, exigent le remboursement. Il n'a pu
trouver à emprunter ailleurs la somme aventurée au jeu. Il se tue.
Eh bieni mais, ce sont ses commanditaires qui sont volés de
650 000 francs. Et cette malheureuse Hélène, sa maîtresse, qui, pour
se procurer cette somme, est allée frapper à toutes les portes, a crié
son secret, s'est déshonorée, a déserté la maison conjugale, que de-
viendra-t-elle ? Sa destinée ne va-t-elle pas être un drame nouveau
dont la crise est ouverte justement par le suicide de son amant? —
Grâce de Plessans, après avoir, pendant quelques mois, dégringolé de
déceptions en déceptions, comprend que décidément il n'y a rien à
faire de l'inepte croque-notes à qui sa folie l'a rivée, qu'elle aime
ailleurs, qu'elle est sur le chemin qui mène à toutes les hontes; alors
elle se tue ; et sans doute cela nous est tout à fait indifférent à nous
autres, que son pianiste devienne ce qu'il pourra ; mais comment Grâce
n'a-t-elle pas réfléchi qu'elle partie, ce pauvre homme ne sera plus
qu'une loque humaine, qu'en fait c'est elle qui a bouleversé la vie de
ce timide, et qu'elle lui laisse, avec l'horreur de l'avenir qui s'ouvre
devant lui, les douloureux souvenirs d'un passé de cauchemar et le
remords même de ce suicide dont il aura été tout au moins l'occa-
sion? « Vous, parbleu! vous seriez bien tranquille, dit une petite
femme dans une comédie de Meilhac : vous seriez noyé. Mais moi,
qu'est-ce que je deviendrais ? » C'est là, exprimée sous une forme
bouffonne, cette idée qu'après le suicide la situation reste aussi diffi-
cile et les choses sont un peu plus embrouillées qu'avant,
Dira-t-on, comme on le fait souvent, qu'il n'est pas nécessaire
qu'une action se ternùne au dénouement, que dans la vie rien ne
s'achève, tout se continue, et qu'il est conforme à la réalité de voir
sortir d'une catastrophe d'autres catastrophes et s'emmêler sans cesse
l'écheveau des difficultés? Ce serait n'avoir pas compris l'objection.
En effet, lorsqu'il se débarrasse par le suicide d'un personnage dont
il ne sait plus que faire, non seulement l'auteur ne dénoue pas la
situation, mais, ce qui est beaucoup plus grave, et ce qui en matière
de théâtre devient_,impardonnable, û ne répond pas à la question qu'il
a lui-même posée. C'est ici le point essentiel. Une pièce de théâtre
448 REVUE DES DEUX MONDES.
est en effet une question que pose l'auteur, et à laquelle il aperçoit
diverses réponses, entre lesquelles il choisira la plus vraisemblable
et la mieux en accord avec les données du problème telles qu'il les a
lui-même disposées. De là vient tout à la fois l'intérêt dramatique et
l'intérêt humain de son œuvre. Dans Bertrade voici la question que
pose M. Jules Lemaître : Comment un grand seigneur, qui a conservé
un certain sentiment de l'honneur et tout au moins le préjugé du
rang,va-t-ilse comporter, pour échapper au désastre qui menace de
l'engloutir? Deux solutions se présentent à lui, toutes deux procédant
logiquement d'un même fait, à savoir qu'un grand nom conserve,
encore aujourd'hui, une valeur marchande. Le duc de Mauferrand a
une fille; cette fille, qu'il connaît à peine, qui a vécu loin de lui, qui
a reçu dans un château de province une éducation très antique, a le
respect des traditions, l'horreur de toutes les vilenies et de tous les
compromis pour lesquels notre époque est si indulgente. Or un
brasseur d'affaires, Chaillard, s'est mis en tête d'épouser la fille du
duc de Mauferrand. Ce Chaillard est colossalement riche, et il peut
faire de nouveau couler le Pactole sur les terres de la vieille famille
ruinée; c'est d'ailleurs un forban et une brute vaniteuse. Mauferrand
peut vendre sa fille à ce brigand. D'autre part, le duc a reconnu dans
une dame aux allures très respectables, et qui s'est introduite sous le
prétexte de quêter pour quelque œuvre pieuse, une ancienne à, lui, la
petite Pâquerette, qui chantait si faux jadis à Bobino. C'était le bon
temps, sous l'Empire, quand régnait le tyran, pendant les dix-huit
années de corruption. Et les deux survivans de cette époque lointaine
évoquent leurs souvenirs, en un bout de dialogue qui est une pure
merveille et qui a mis la salle en joie. Reste à savoir ce qu'est deve-
nue Pâquerette depuis tant d'années que le duc l'a perdue de vue, et
comment s'est opérée en elle une si complète transformation. C'est
une personne de tête, elle a su faire une belle carrière. Sa spécialité
était de se consacrer aux poitrinaires riches. Elle a épousé le der-
nier en Autriche, est devenue comtesse de Rommelsbach, et, main-
tenant veuve, revenue en France, assoiffée de considération, elle en-
trevoit ce rêve de devenir duchesse. Mauferrand peut se vendre à
cette gourgandine. — C'est entre ces deux partis que l'auteur lui a
donné à choisir et c'est dans cette alternative que réside toute la pièce.
Va-t-il épouser les millions de Pâquerette acquis de la façon que
vous savez? Ce serait raide, comme dit le notaire; ce n'est pas impos-
sible. Mauferrand est d'a\ds que nous vivons dans une « époque dégoû-
tante. » Pourquoi donc ménagerait-il les susceptibilités d'une société
REVUE DRAMATIQUE. 449
qu'il méprise et quel scrupule l'empêcherait de lui jeter ce défi ? En
privant les descendans des grandes familles de tous leurs droits, on
les a aifranchis de leurs devoir» ; ou plutôt ils n'en conservent qu'un, le
seul qu'on ne puisse leur enlever, et qui est de faire durer cette
famiUe et ce nom qui ont déjà duré pendant des siècles. Ils s'y pren-
nent comme Us peuvent, et comment s'étonner si les seuls moyens
que leur laisse notre triste époque sont eux-mêmes des moyens
« dégoûtans? » Sophismes! si l'on veut, mais auxquels Mauferrand
peut être incliné par cette disposition de sa nature que l'auteur a eu
soin de nous signaler : le besoin de luxe, le goût d'une vie ornée,
d'une existence encadrée dans un décor fastueux. Que ne fera pas
ce viveur, engourdi par la fête, pour retrouver autour de lui, jusqu'à
son dernier jour, cette atmosphère de plaisir et de beauté?
Ou bien va-t-il imposer à Bertrade le mariage Ghaillard? Et pour-
quoi pas? Bertrade aime un cousin à elle, gentilhomme campa-
gnard, avec qui elle se trouve en parfaite conformité de goûts. EUe
souffrira de renoncer à ses innocentes fiançailles ; elle souffrira dou-
blement d'être liée à un homme qui représente à ses yeux les plus
mauvaises entre les puissances nouvelles. Mais c'est une fille obéis-
sante, c'est une chrétienne résignée, c'est une aristocrate qui, elle, ne
renie aucun de ses devoirs; elle est, comme l'iphigénie de Racine,
prête pour le sacrifice. Qu'on lui persuade qu'elle seule peut, par ce
mariage d'argent, sauver la famille, et qu'elle doit à l'intérêt collectif
cette immolation personnelle, elle ira à l'autel en victime, mais elle y
ira. 11 suffît que l'ordre lui en soit donné ; et on ne voit pas bien ce
qui empêche Mauferrand, chef d'une illustre maison, de lui donner
cet ordi'e au nom de toute une lignée d'ancêtres. Il sait de reste que
les Mauferrand se sont fréquemment alhés à des familles de finan-
ciers, et qu'ils ont largement usé du procédé classique pour fumer
leurs terres ; il peut croire qu'il continue la tradition. D'ailleurs il
n'aime pas sa fUle et il a l'obscur sentiment qu'il ne peut en être
aimé ; il a, toute sa vie durant, donné les preuves d'un égoïsme féroce,
inlassable et impitoyable. Nous ne serions aucunement surpris de
voir Mauferrand devenir le beau-père de Ghaillard.
Dans la première hypothèse, c'est donc que l'auteur aurait voulu
insister surtout sur la veulerie où une longue habitude de la vie
inutile aurait noyé le caractère de ce gentilhomme ; dans la seconde,
c'est qu'il aurait voulu nous mettre sous les yeux un phénomène
de monstrueux égoïsme. Mais dans l'une ou dans l'autre, il aurait
donné une réponse à la question dont il a provoqué l'examen. Il
TOME XXX. — 180b. Î9
450 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait montré comment, au prix de quels compromis, ou de quels
honteux trafics, un grand seigneur qui n'a gardé de l'héritage de ses
ancêtres que le goût de la vie brillante et le dédain de la médiocrité,
peut, dans une époque où tout a changé, soutenir encore le paradoxe
de mener une existence seigneuriale. Peut-être nous aurait-il choqués,
révoltés, scandahsés. 11 ne nous aurait pas déçus. Le dénouement par
le suicide est pour nous une déception, parce qu'il dispense l'auteur
de prendre parti, et de choisir entre les deux solutions sur lesquelles
il a, pendant toute la soirée, concentré notre attention. A quoi bon les
agiter devant nos yeux, nous les représenter d'acte en acte modifiées
parle progrès de l'action, éclairées tantôt d'un jour et tantôt d'un autre,
si c'était pour les abandonner ensuite et si l'auteur en tenait en réserve
une troisième, à laquelle d'ailleurs rien ne nous avait préparés? Car
l'idée du suicide ne s'impose pas du premier coup à l'être humain ;
elle commence par tenter et hanter le « sujet; » mais aucun trait ne
nous a fait prévoir que Mauferrand songeât à quitter la vie. 11 nous a
bien parlé, en passant, de quelque vague tristesse. On serait triste à
moins. Ce qui donne à la pièce son mouvement, ce qui en fait la pro-
gression, ce qui peut produire en nous l'étreinte de l'émotion, c'est
que nous sentons le duc de plus en plus étroitement serré par la
double alternative, comme par les deux branches d'un étau, et que
nous sommes persuadés qu'il ne peut échapper. Si, au contraire, il a
un moyen d'échapper, tout change; l'intérêt d'action disparait; ce ne
sont plus que conversations sans objet. Le dénouement par le suicide
est cela même : une échappatoire.
Dans la Rafale, la question posée par M.Bernstein est la suivante :
Gomment un homme qui n'est pas un simple filou, et qui a perdu au
jeu l'argent des autres, va-t-il faire pour ne pas sombrer complète-
ment dans cette conjoncture terrible ? Quelles ressources lui offrent
les conditions économiques, sociales, morales de notre monde mo-
derne ? Quels moyens conserve-t-il de sauver quelques bribes d'hon-
nêteté? L'auteur lui en offre deux; je ne dis pas qu'ils soient excel-
lens, mais ce sont les deux seuls entre lesquels on lui laisse à choisir.
Une femme va lui apporter la somme dont il a besoin : elle a, pour
lui, renoncé à sa propre situation, rompu avec sa famille, s'est placée
en dehors de la société. 11 peut, en échange de tant de sacrifices, faire
de cette femme la sienne et commencer avec elle une vie nouvelle.
Ou bien il peut accepter les propositions de M. Lebourg, recevoir de
lui la somme qui désintéressera ses créanciers, renvoyer sa maîtresse
à un mari qui promet de fermer les yeux, et lui-même se faire oublier,
REVUE DRAMATIQUE. 451
vivre au loin. Obligé de subir l'une ou l'autre de ces nécessités, on
comprend qu'il éprouve une indicible angoisse : son état d'esprit doit
être pareil à celui du condamné, lorsqu'il ne reste plus aux juges
qu'à délibérer sur sa peine. Mais cette peine même, Robert sait qu'il
dépend de lui de s'y soustraire. Le coup de pistolet libérateur brisera
la porte de sa prison. Gela nous explique son calme. Les stoïciens
avaient fait du suicide une vertu : aussi le sage, suivant leur formule,
ignorait-il les troubles de l'âme et envisageait-il avec sérénité les
pires servitudes, ayant toujours à sa disposition le moyen de s'en
libérer.
Dans la Marche nuptiale, la question posée par M. Bataille est celle-
ci: qu'une jeune fille de conscience droite et scrupuleuse, d'éducation
chrétienne, dans un moment d'égarement, commette cette folie de se
sauver avec un amant; le jour où les écailles lui seront tombées des
yeux, que va-t-elle faire? Grâce de Plessans a joué dans une minute
toute son existence. Née d'une bonne famille, grandie en province,
vertueuse, pieuse, mystique même, eUe a cru trouver dans son
professeur de piano. Glande MorUlot, l'homme désintéressé, bon, gé-
néreux et noble qui sera pour elle le compagnon idéal. Quelques
semaines de vie en commun, et elle a pleinement reconnu l'immensité
de son erreur. Ce Morillot est, dans toute la force du terme, un
pauvre être, sans initiative, sans volonté, sans courage : il n'a même
pas enlevé la jeune fille, il s'est laissé enlever par elle. Sans talent
comme sans énergie, ce premier prix du Conservatoire de Nancy va
tâcher de végéter dans un petit emploi que lui obtient sa compagne. Il
a une mentalité tellement incertaine qu'il ne distingue pas très bien
les notions les plus élémentaires du bien et du mal : il vole 200 francs
dans la caisse de son patron pour louer à sa femme un piano d'oii la
mélodie emportera leurs deux âmes vers les régions éthérées. G'est
un inconscient. La gaffe est complète, absolue, et probablement
irrémédiable. Grâce va-t-elle céder à la tentation qui guette à Paris,
— et ailleurs, — toute fUle jeune, jolie et qui s'est mise dans une
situation fausse? M. Lechatelier, le patron de l'infortuné Glande,
s'est tout de suite épris d'elle et, habitué qu'il est à ne guère trou-
ver de cruelles parmi les femmes de ses employés, il lui a fait des
propositions aussi claires que déshonnêtes. Grâce l'a remis à sa place
très dignement dans une scène fort joUment conduite. Mais ce Le-
chatelier s'obstine; n'ayant pas réussi par la brutaUté, il change de
tactique, soumet Grâce à un siège en règle, découvre pour la séduire
des ressources inattendues de délicatesse et de réserve. Un moment
452 REVUE DES, DEUX MONDES.
vient où, tout en repoussant Lechatelier, elle sent qu'elle l'aime.
Deviendra-t-elle la femme entretenue? Ou va-t-elle continuer, dans
le logis misérable, entre la cage du canari et le piano de louage,
entre le garçon d'hôtel familier et les voisines babillardes, entre le
mari qu'elle méprise et l'enfant qui risque de ressembler à son père,
une vie d'humiliation et de lent enfoncement dans l'ignoble médio-
crité ? Le mysticisme de\iendra-t-il chez elle mysticisme de la chair
ou esprit de sacrifice? Elle peut être une grande amoureuse ou une
grande sœur de charité. Ou plutôt, s'il est vrai que, comme le répète
l'auteur, Grâce ait une âme de chrétienne, elle est tenue de devenir
une martyre. Car il n'y a plus pour elle qu'une forme de l'honnêteté,
c'est de subir jusqu'au bout les conséquences de sa faute. Qu'elle
devienne de ce Morillot l'épouse en justes noces, devant Dieu et à
jamais. Qu'elle subisse le contre-coup delà sottise et de l'indélicatesse
qui se combinent dans la belle âme de ce personnage. Au surplus, elle
ne sera pas la première qui, après le rêve envolé, se sera résignée à
la réaUté. Si toutes les femmes qui ont trouvé leur mari peu sem-
blable à leur fiancé, avaient quitté le domicile conjugal, on est
effrayé de songer combien il y aurait de foyers déserts. Et peut-être
puisqu'il y a chez Grâce une tendance à l'exaltation religieuse, trou-
vera-t-eUe, dans son sacrifice quotidien, une sorte d'âpre et d'atroce
jouissance. La pièce, en se terminant sur cette perspective d'un
long sacrifice, aurait eu sa beauté. En ouvrant à Grâce la porte de
sortie du suicide, M. Bataille a supprimé lui-même l'intérêt de l'étude
qu'il avait ébauchée.
Tel est le vice fondamental du dénouement par le suicide : il est le
procédé qui sert à éluder la question. Il permet à l'auteur de se déro-
ber aux nécessités logiques de son sujet : c'est le dénouement pos-
tiche, plaqué, artificiel. De ce défaut initial d'autres découlent. D'abord
en ce qui concerne l'architecture dramatique. On se souvient de l'im-
portance que donnait Dumas au dénouement : il en faisait la pièce
maîtresse de tout l'édifice. « Un dénouement est un total mathéma-
tique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise.
J'ajouterai même qu'il faut toujours commencer sa pièce par le dé-
nouement, c'est-à-dire ne commencer l'œuvre que lorsqu'on a la
scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par oîi on
doit passer, que lorsqu'on sait bien où l'on va. » Il se peut que Dumas
exagérât à plaisir cette théorie, et que dans les dénouemens de ses
propres pièces sa fantaisie ait plus d'une fois dérangé cette rigueur
mathématique. Il reste qu'il doit y avoir une harmonie entre les di-
REVUE DRAMATIQUE, 453
verses parties de l'œuvre et que les momens successifs de l'action
doivftTit Atre autant d'étapes qui nous acheminent vers un but entrevu
d'avance. Le suicide n'était certes pas le but entrevu par les auteurs
des pièces que nous analysons lorsqu'ils ont commencé d'imaginer
intrigue et personnages, et il est difficile d'admettre que chacune de
ces comédies n'ait été conçue que pour nous montrer l'utilité de la
mort volontaire dans la société moderne. Ce sont tout uniment des
pièces qui dévient en route et aboutissent à un point vers lequel elles
n'étaient pas orientées. D'autre part l'auteur, au cours de son œuvre,
n'est pas protégé contre lui-même, par une crainte salutaire, il devient
libre d'accumuler les invraisemblances, les situations extraordinaires
et de s'engager dans une impasse, s'il ne se sent pas retenu par
l'obligation de sortir par un moyen vraisemblable, logique, humain
de la situation difficile où il se place. Il peut multiplier à son gré les
scènes violentes, brusques, imprévues. Nous nous demandons : à quoi
tout cela aboutira-t-il? Or les situations théâtrales n'ont de valeur,
de mérite et de force que d'après la conclusion qu'en sait tirer
l'auteur.
Comme l'architecture de la pièce devient arbitraire, de même en
est-il pour la composition des caractères. Ils peuvent rester flottans,
inconsistans, attendu qu'ils ne sont pas soutenus par la forte armature
dont un dénouement logique est la partie essentielle. Maintes fois,
dans ces pièces, nous avons constaté des incertitudes, des obscurités.
M. Jules Lemaitre lui-même, qui est un moraliste si avisé et dont la
psychologie est toujours si souple et si sûre, ne s'est pas entièrement
tenu en garde contre ce danger. Nous ne voyons pas toujours très clair
dans l'âme de ses personnages. Ce ne doit pas être une âme très
comphquée que celle du financier Chaillard. Pourtant nous en arri-
vons à ne plus savoir au juste s'il souhaite d'épouser Bertrade par
pur intérêt ou si l'amour ne se serait pas mis de la partie. Dans la
Marche nuptiale; après avoir vu Grâce repousser si nettement les
avances de Lechatelier, nous ne comprenons pas, mais pas du tout,
comment elle accepte de venir s'installer chez lui et jouer avec le feu?
Pas davantage nous n'étions préparés à voir cet usinier viveur de
Lechatelier se changer en un amoureux transi et fatal. L'auteur est
dispensé de tenir aucun compte de la réalité, et il peut à son gré
inventer des fantoches qu'au besoin il grime en croquemitaines.
C'est dans la Rafale que ce défaut éclate dans son plus beau jour.
Cu- on nous donne ce Roger de Chacéroy pour an gentilhomme
intraitable sur les questions de point d'honneur. Il faut voir de quel
454 REVUE DES DEUX MONDES.
air lî.iutain il se promène à travers la pièce. Lui faire accepter de l'ar-
gent d'une femme, il n'y faut pas même songer, et tandis que l'infor-
tunée Hélène s'ingénie à lui trouver la somme dont il a un si pres-
sant besoin, sa crainte constante est que le chevaleresque Roger
puisse soupçonner son intervention dans l'affaire. Qu'on s'avise, en
lui payant ses dettes, de lui imposer des conditions, pour qui le prend-
on? Il toise sévèrement M. Lebourg qui a eu cette inconvenance, et
si bien prouvé par là qu'U n'est qu'un croquant. Pourtant ce gentle-
man, à l'honneur si chatouilleux, nous savons que depuis longtemps
il n'a d'autres ressources d'existence que le jeu. L'abus de confiance
qualifié qui va faire de lui un client de la correctionnelle, n'est que le
dernier épisode d'une vie d'expédiens. Comment une âme peut-elle
être à la fois aussi gangrenée et aussi pure? Et depuis quand le joueur
qui vit de son jeu conserve-t-il cette blancheur de conscience qui fait
songer à la blanche hermine? Cela nous déconcerte. Nous avons de la
peine à croire ce qu'on nous en dit, et nous voudrions en voir la fin.
Quant à la psychologie d'Hélène, nous avouons qu'elle nous stupéfie.
Qu'une femme qui, bien entendu, est une honnête femme, découvre
que son amant est un voleur et qu'elle continue de l'aimer ; que pour
se procurer la somme énorme dont cet escroc a besoin pour se refaire,
elle ait le front de la demander à un homme qui l'a aimée et dont
elle a repoussé la recherche, et qu'elle invective son père sous pré-
texte que ce père lui refuse l'argent dont elle veut faire un usage si
particulier, cela nous paraît à peu près insensé. A quel déUre est en
proie cette forcenée? Dans quel monde cela se passe-t-il?. Et d'où
vient qu'on puisse jeter si allègrement le défi à toute vérité humaine?
V Ce n'est pas nous qui imposons aux auteurs les sujets qu'ils traitent,
mais, une fois qu'ils les ont choisis, ils se doivent à eux-mêmes et ils
nous doivent de les traiter complètement. Les auteurs des pièces que
nous étudions n'ont pas eu le courage de pousser jusqu'au bout des
situations qu'ils ont eux-mêmes estimées trop pénibles. Car voici
qu'une fois de plus le vent a tourné. Ces dernières années ont été
marquées par un renouveau de sentimentalisme, et on nous a saturés
de berquinades. Mais voici que nos écrivains de théâtre recommen-
cent à broyer du noir. Toutes ces pièces ont un trait en commun,
c'est l'amertume. Bertrade est une satire très vigoureuse et très âpre.
La Rafale est le récit d'une aventure atroce. La Marche nuptiale est
une sorte de dérision du rêve, des aspirations généreuses et tendres.
A ces drames sombres eût convenu une conclusion assortie. En bonne
logique le duc de Mauferrand eût épousé l'ancienne cocotte; Cha-
REVUE DRAMATIQUE. 455
céroy eût accepté l'argent d'Hélène et l'eût reperdu ; Grâce fût devenue
la maîtresse de Lechatelier. Au contraire, le suicide, d'après la con-
vention littéraire et morale, passe pour une expiation. Il appelle la
pitié. Et ainsi il permet à l'auteur de ne pas aller jusqu'aux consé-
quences extrêmes d'un sujet dont l'horreur apparaîtrait dans le résumé
de la catastrophe finale.
Je sais bien ce que pourraient répondre, avocats dans leur propre
cause, les auteurs qui tiennent pour l'emploi du suicide au théâtre.
Ils nous diraient que, malgré tout, le suicide est lui-même un épisode,
plus ou moins fréquent, de la réalité, et que jamais les dramaturges
n'ont cru devoir s'interdire de le transporter au théâtre. Ce ne sont
pas seulement les écrivains romantiques et Shakspeare et les an-
ciens qui l'ont employé pour dénouer leurs plus sombres drames,
mais nos écrivains classiques en ont fait une belle consommation. La
Rodoçfune de CorneUle se termine par le suicide de Cléopâtre. Dans
Andi'omaque, Hermione se tue sur le corps de Pyrrhu?» Dans Iphi-
génie, c'est Ériphyle qui se poignarde sur l'autel où Iphigénie devait
être immolée. Phèdre absorbe un poison qu'elle tient de Médée. Mais
les comparaisons qu'on fait de notre comédie moderne avec la tra-
gédie classique pèchent toujours par la base, car la question est de
savoir si l'éloignement dans le passé et le prestige de l'histoire ne
font pas toute la différence entre le tragique et le mélodramatique.
Aussi bien l'objet de la comédie de mœurs n'est pas le même que
celui de la tragédie. Celle-ci doit nous montrer dans son paroxysme
la passion qui en effet peut trouver sa dernière expression dans le
meurtre et dans le suicide. La comédie doit nous montrer le train
de la vie ordinaire, l'aboutissement normal de nos actes, la réper-
cussion lointaine de nos fautes. Il ne faut pas qu'elle donne au « fait
divers » plus d'importance et plus de fréquence qu'il n'en a véritable-
ment. Que dans certains cas, et dans tel concours de circonstances où
il jaillit du sujet même, le dénouement par le suicide en vaille un
autre, cela n'est pas impossible. La plupart du temps, il n'est qu'un
expédient. C'est, en art comme dans la réaUté, un coup de désespoir ;
c'est l'aveu d'impuissance et la dernière ressource du dramaturge
embarrassé de conclure.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
QUELQUES CHAPITRES INÉDITS DES « Tî'IANCÉS
DE MANZONI
Brani inediti dei « Promessi Sposi, » per cura di Giovanni Sforza, 2 vol., in-8°,
Milan, librairie Ulrico Hœpli, 1905.
On ne lit plus guère les Fiancés de Manzoni, en France du moins,
où jamais aucun autre roman étranger n'a eu, 'peut-être, un plus
grand nombre de lecteurs, ni de traducteurs. Les amours contrariées
de Renzo et de Lucie, la tragique destinée de l'abbesse de Monza, la
conversion de l'Inconnu, la naïve pleutrerie de don Abbondio et
l'héroïsme sublime du Frère Christophe, tout cela, qui a passionné-
ment ému ou amusé nos grands-parens, n'éveille plus même en nous
un vague souvenir. Les Fiancés sont allés rejoindre, dans un oubli
d'où U n'y a que bien peu de chances qu'ils sortent désormais, Ivanhoé
et le Monastère, Peveril du Pic et Quentin Durward, toute la série des
romans de « l'Ulustre Écossais. » Et cet oubli s'explique par des mo-
tifs divers, par la longueur du roman itaUen,par les digressions histo-
riques qui, sans cesse, y viennent interrompre ou retarder le récit, par
la médiocrité des traductions, dont les meilleures, pour dire vrai, sont
loin d'être bonnes ; mais il s'explique surtout par un fait que j 'ai eu,
souvent déjà, l'occasion de constater : notre croissante indifférence à
l'égard des chefs-d'œuvre des littératures étrangères. En vain nous
nous piquons de cosmopolitisme : nous avons à hre trop de choses
écrites expressément à notre usage pour trouver encore le loisir de
REVUES ÉTRANGÈRES. 451
nous intéresser à ce qu'on écrit dans les autres pays. Parfois, tout au
plus, un roman nouveau, anglais, italien, ou russe, nous séduit au pas-
sage, et rencontre chez nous un instant de vogue : mais, dès la saison
suivante, nous n'y pensons plus ; et personne, en tout cas, ne s'inquiète
plus, à présent, de connaître par soi-même les œuvres les plus admirées
à Berlin ou à Londi-es, comme on le faisait au xviii« siècle et pendant
la premiène moitié du siècle suivant. Des romans aussi proches de nous
que La Guerre et la Paix, Crime et Châtiment, ou David Copperfield
n'auront bientôt plus, pour les lire, que de rares oisifs : quoi
d'étonnant que nous ayons oublié un vieux roman historique de 1827,
racontant, en plus de mille pages, les fiançailles de deux jeunes
paysans des bords du lac de Gôme?
Mais en Italie, au contraire, le roman de Manzoni est resté aussi
vivant qu'il l'était chez nous Uy a trois quarts de siècle. Non seule-
ment les lettrés italiens continuent à l'admirer comme l'un des pre-
miers monumens, et le plus parfait, de leur prose romantique; non
seulement ils lui gardent le culte que nous gardons aux Martyrs, à
Cinq-Mars, à Notre-Dame de Paris : le public tout entier, de Milan à
Naples, ne se fatigue point de le lire et d'en être ravi. Il n'y a, peut-
être, que la popularité de Dickens en Angleterre qui puisse être com-
parée à celle des Fiancés au delà des Alpes. Je me souviens qu'un
jour, dans la diligence qui monte de la gare de Poggibonsi à San
Gimignano, j'ai été frappé de l'attention merveilleuse avec laquelle
un jeune ouvrier, mon compagnon de route, se plongeait dans la lec-
ture d'un petit livre jaune, qu'il avait tiré de sa poche dès que la
voiture s'était mise en marche. Ni les rencontres diverses de la
montée, ni les bavardages du conducteur, ni le spectacle magnifique
du vieux nid de tours se détachant, au-dessus de nos têtes, sur le
bleu déhcat d'un ciel de printemps, rien ne distrayait ce jeune homme
de la société de son livre; et par momens je le voyais sourire,
sous sa moustache noire, évidemment très amusé de quelque repartie
trop prudente de don Abbondio. Car je n'avais pu me défendre de
regarder par-dessus son épaule, à un tournant du chemin, le titre du
livre où il s'absorbait : et je me rappelle mon extrême surprise
quand j'avais lu, en tète d'une page : 7 Promessi Sposi.
Souvent déjà le hasard m'avait fait tomber sous la main le roman
de Manzoni : mais ses dimensions, son âge, son sous-titre même,
« histoire milanaise du xvn^ siècle, » m'avaient empêché de prendre
plaisir au premier chapitre, ni, je crois bien, de le dépasser. Je réso-
lus, ce jour-là, de pousser l'épreuve un peu plus à fond, Chez un
458 REVUE DES DEUX MONDES.
papetier de la place de la Collégiale, à San Gimignano, j'achetai, pour
deux lires, une édition populaire des Fiancés, le seul livre qui se
trouvât là avec quelques Clefs des Songes, des recueils de prières, et
une Biographie de Garibaldi. Le soir, dans la diligence, je lisais, à
mon tour, les aventures du fileur de soie et de sa fiancée ; et il me
suffit d'atteindre au récit de l'entrée de Renzo à Milan pour que,
désormais, le roman de Manzoni me devint aussi cher qu'il l'était au
jeune ouvrier de San Gimignano, aussi cher qu'il a toujours été, et le
restera toujours, à tous ceux qui auront le courage d'en affronter la
lecture, pourvu seulement qu'ils ne se promettent point, à l'avance,
de s'y ennuyer.
Le fait est que, dans toutes les littératures et de tous les temps, il
y a peu de romans d'une beauté plus charmante que celui-là. Non
certes qu'il soit parfaitement beau ; et la langue, en particulier, tou-
jours infiniment vive et spirituelle, n'y a point' la richesse musicale
que l'on aurait pu attendre d'un poète qui n'était devenu romancier
que par occasion. Peut-être aussi Manzoni, se méprenant sur les con-
ditions du genre, alors tout nouveau, du « roman historique,» a-t-iïeu
tort de vouloir faire une part trop dii'ecte, dans son livre, à Vhisioii'e
proprement dite, lorsqu'il a intercalé, parmi les scènes imaginaires de
son intrigue, des chapitres tout à fait indépendans de celle-ci, et con-
sacrés à l'exposition des grands événemens pohtiques ou sociaux de
la première moitié du xvii® siècle. C'est ce que lui a reproché Goethe,
dont on sait l'admiration enthousiaste pour les Fiancés. Mais ces cha-
pitres mêmes ne nous paraissent, comme à Goethe, « secs » et « inutiles »
qu'en comparaison de la délicieuse saveur du récit où ils s'entre-
mêlent. Conçu plus maladroitement que les romans de Walter Scott
au point de ymq historique, la vérité est que le roman de Manzoni n'est
pas du tout un « roman historique, » et que l'histoire n'y est qu'un
prétexte à la peinture de sentimens et d'actions d'une réahté constante
et universelle. Pour la part de vérité « purement humaine » qu'ils
renferment, les Fiancés n'ont d'égal, dans toute la Httérature roma-
nesque, que les chefs-d'œuvre de Balzac, qui d'ailleurs, probablement,
ne sont pas sans leur devoir quelque chose, comme à Hoffmann et à '
l'auteur des Chroniques de la Canongate. Les paysages et les figures y
ont une vie à la fois si simple et si forte que, aujourd'hui encore, ils se
ressentent à peine de la date du livre; et n'y a pas jusqu'à la couleur
locale qui. en somme, ne nous soit assez indifférente, dans ces figures
du roman, tant le génie de l'auteur a su les rendre « humaines, » en
même temps qu'italiennes, en pénétrant jusqu'au plus secret de leurs
REVUES ÉTRANGÈRES. 459
petites âmes. Lui-même, d'ailleurs, dans les lettres qu'il écrivait, en
français, à son ami Fauriel, nous a laissé voir l'idée toute « réaliste »
qu'il se faisait du roman historique :
Je conçois ce roman, disait-il, comme une représentation d'un état
donné de la société par le moyen de faits et de caractères si semblables à
la réalité qu'on puisse le croire une histoire véritable qu'on viendrait de
découvrir... Quant à la marche des événemens et à l'intrigue, je crois que
le meilleur moyen de ne pas faire comme les autres est de s'attacher à con-
sidérer, dans la réalité, la manière d'agir des hommes, et de la considérer
surtout dans ce qu'elle a d'opposé à l'esprit romanesque. Dans tous les
romans qite j'ai lus, il me semble de voir un travail pour établir des rap-
ports intéressans et inattendus entre les différons personnages, pour les
ramener sur la scène de compagnie, pour trouver des événemens qui
influent à la fois, et en différentes manières, sur la destinée de tous; enfin
une unité artificielle, que l'on ne trouve pas dans la vie réelle. Je sais que
cette unité fait plaisir au lecteur; mais je pense que c'est à cause d'une
ancienne habitude. Je sais qu'elle passe pour un mérite dans quelques
ouvrages, qui en ont un bien réel et du premier ordre; mais je suis d'avis
qu'un jour ce sera un objet de critique, et qu'on citera cette manière de
nouer les événemens comme un exemple de l'empire que la coutume exerce
sur les esprits les plus beaux et les plus élevés, ou des sacrifices que l'on
fait au goût établi.
L'admirable simplicité de l'intrigue des Fiancés, la réalité vivante
des figures, la délicatesse minutieuse des nuances, aussi bien dans les
descriptions que dans l'analyse des sentimens, c'est tout cela, sans
doute, qui, lors de la première publication du roman, a surpris les
critiques et le public italiens. Par une rencontre des plus curieuses,
trois ou quatre des critiques qui, en Italie, ont rendu compte du
roman de Manzoni, se sont a\dsés de citer, à son sujet, la « pein-
ture hollandaise. » Ces compatriotes de Tintoret et des Carrache ont
vu d'abord, dans lex Fiancés, quelque chose comme une suii» de
tableaux de genre d'un Miéris ou d'un Gérard Dov. Mais, tout en
s'étonnant de la réalité des peintures de l'auteur milanais, ils n'ont pu
s'empêcher d'en subir, dès lors et à jamais, la profonde émotion poé-
tique : une émotion tout italienne, au contraire, avec son mélange
harmonieux de douceur et de pathétique, de fraîche transparence et
d'intensité. Plus encore que l'aisance et la finesse de son réalisme,
c'est cette émotion qui donne au roman de Manzoni le charme sans
pareil qui nous saisit dès le début du Uvre, et puis ne cesse point de
grandir en nous jusqu'aux derniers chapitres. Des scènes conmie
l'arrestation et la fuite de Renzo, comme l'entretien de l'Inconnu
460 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le cardinal Borromée, comme la visite du jeune artisan au lazaret
des pestiférés, jamais un romancier n'a rien écrit de plus touchant, ni
qui joigne à sa poignante vérité humaine plus de beauté artistique.
Les scènes du lazaret, notamment, sont composées avec une pureté
de lignes et un équilibre qui, malgré l'allure cursive du style, leur
prêtent la grandeur héroïque d'une tragédie de Gluck ; et le sentiment
religieux qui s'en dégage pénètre en nous, parfumé d'une douceur si
musicale que je ne crois pas que personne puisse jamais se défendre
de le ressentir. Extrêmement imparfaits au point de vue de l'idéal
particulier du roman historique, les Fiancés sont, à coup sûr, l'un
des plus beaux romans chrétiens qui existent, l'un de ceux dont la
portée pieuse se lie le plus intimement à l'intrigue romanesque. Et
que la Divine Comédie et les Fiancés, ces deux œuATes les plus fon-
cièrement classiques de la littérature italienne, se trouvent être,
l'une et l'autre, des œuvres religieuses, employant leur art au ser-
vice du dogme catholique, n'est-ce point un phénomène littéraire
digne d'être noté, sauf pour les sociologues à lui attribuer telles
causes ou telles conséquences qu'il leur semblera bon ?
Il est certain, en tout cas, que tous les compatriotes de Manzoni
s'accordent à admirer ses Fiancés, à les aimer, à en être fiers comme
d'une gloire nationale. « Le Roman, » c'est ainsi qu'ils les appellent;
et l'hommage qu'ils leur rendent par là est d'autant plus éloquent que
leur pays, avant et après Manzoni, n'a certes pas manqué de bons
romanciers. Aussi n'aura-t-on pas de peine à comprendre l'agréable
émoi que vient de soulever, dans l'Italie entière, la publication des
premiers brouillons du fameux roman, ou plutôt d'une première ver-
sion qu'en avait écrite l'auteur, et qui contenait une foule de passages
coupés, ou tout à fait remaniés, dans la version imprimée.
Car, depuis le 24 avril 1821, où il a commencé à écrire son récit,
jusqu'aux derniers jours de septembre 1826, où il a achevé de revoir
les épreuves du troisième et dernier volume, Manzoni n'a jamais
cessé de corriger son texte, avec une conscience et aussi une intelli-
gence dont les brouillons récemment mis au jour nous apportent la
preuve. Ces brouillons viennent d'être publiés en deux volumes dont
chacun est précédé d'une très savante et très intéressante préface, par
l'un des meilleurs historiens et critiques de la littérature italienne,
M. Giovanni Sforza, directeur des Archives Royales de Turin. La
première préface est consacrée à la genèse des Fiancés, la seconde à
l'accueil qu'a reçu le roman dès son apparition. Toutes deux abondent
REVUES ÉTRANGÈRES. 461
en documens précieux, présentés et commentés avec cette précision à
la fois élégante et discrète qui, naguère encore commune à la plupart
des prosateurs italiens, ne se rencontre plus, à présent, que chez un
trop petit nombre d'entre eux. En quelques pages, et presque sans
avoir l'air d'intervenir personnellement, M. Sforza nous renseigne, de
la façon la plus complète, sur les premiers essais du roman historique
italien, qui tous, du reste, ont été postérieurs à la rédaction des
Fiancés ; sur les motifs qui ont conduit Manzoni à écrire un roman, et
à y traiter le sujet qu'il y a traité; sur les sources principales où il a
puisé; sur les lents progrés de son travail; sur les hésitations et le dés-
accord des critiques italiens, en présence de son livre, jusqu'au jour
où l'enthousiasme unanime du public les a enfin réunis, à leur tour,
dans une admiration désormais sans réserve. Et tout cela a encore
rehaussé l'intérêt littéraire de la publication nouvelle, où nous était
offerte une série de chapitres des Fiancés dont l'existence, en vérité,
était depuis longtemps connue des lettrés, mais dont personne ne
nous avait encore donné une édition entière, ni entièrement conforme
aux manuscrits originaux.
De ceux de ces chapitres qui sont de véritables « brouillons, » et
dont le contenu a été repris ensuite par Manzoni sous une autre
forme, je dirai seulement qu'ils nous font voir le romancier italien
toujours assez peu préoccupé de corriger son style, en homme assuré
d'avance que son style sera bon, pourvu qu'il exprime simplement et
clairement la pensée de l'auteur. C'est en effet sur la pensée, sur la
présentation des faits et leur enchaînement, que portent les corrections
successives de Manzoni; et souvent même on a l'impression que, pour
donner à son récit une allure plus vivante, il tâche à l'alléger de tous
les ornemens poétiques dont il n'avait pu d'abord se défendre de le
revêtir. De copie en copie, sa phrase prend un tour plus familier, sans
cesse gagnant en douceur souriante ce qu'elle perd en éclat et en sono-
rité romantiques. Et, aussi bien, est-ce au fond comme à la forme du
roman que s'applique cette méthode continue d'allégement et de sim-
plification : de telle sorte qu'il y a, dans les deux volumes nouveaux,
mainte page qu'on serait tenté de préférer à celle que lui a substituée
l'auteur dans sa version définitive, si l'on ne découvrait ensuite que,
dans le cours du roman, elle eût risqué de paraître trop longue, ou
trop ambitieuse.
Mais surtout ces volumes nous révèlent une dizaine de chapitres
que l'on ne saurait pas appeler des brouUlons, car ils n'ont pas été
remplacés dans la version dernière. Après les avoir maintes fois récrits
462 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le reste de son livre, Manzoni s'est enfin d('cidé à les supprimer,
les jugeant inutiles ou nuisibles à l'intérêt de son œuvre. Et, certes, il a
sagement fait de les supprimer, puisque son œuvre se suffit pleinement
sans eux ; et peut-être même en a-t-il laissé plusieurs autres que les
futurs éditeurs des Fiancés feraient sagement d'envoyer rejoindre
la série des brouillons et des passages coupés, ce qui aurait pour
résultat, j'ose l'affirmer, de rendre encore plus sûres l'immortalité
littéraire du « Roman » et sa popularité auprès du public italien.
Mais, avec tout cela, il n'y a pas un seul de ces chapitres inédits où,
à les prendre séparément, ne se manifeste à nous le génie de l'auteur,
en même temps que s'en dégage pour nous ce charme subtil et indé-
finissable qui naguère, dans la diligence de San Gimignano, faisait
briller de plaisir les grands yeux noirs de mon compagnon de montée.
Je voudrais qu'on les traduisît tous, ces chapitres inédits, pour que
tout le monde pût y trouver l'émotion et l'amusement que je viens
d'y prendre : mais, hélas ! à supposer même qu'une traduction leur
conservât quelque chose de leur beauté ingénue, personne, proba-
blement, ne daignerait employer son temps à les lire. En voici deux,
cependant, dont je vais essayer de traduire quelques pages, deux
chapitres d'un caractère aussi différent que possible, et qui se trouvent
être, d'ailleurs, les deux premiers du premier volume des Fragmens
inédits.
Le premier, à défaut d'autre mérite, divertira le lecteur français
d'aujourd'hui comme un paradoxe énorme, ou comme un écho des
opinions esthétiques d'une autre planète. Au moment où Renzo et
Lucie, tout fraîchement fiancés, se voyaient séparés, peut-être pour
toujours, Manzoni avait d'abord introduit dans son texte, sous le titre
de : Digression, un petit dialogue entre l'auteur et un de ses lecteurs,
qui lui reprochait de n'avoir pas songé à décrire les nuances des sen-
timens amoureux de ses personnages : « Comment, lui disait ce lec-
teur, la passion des deux amans a traversé déjà plusieurs stades dont
chacun a dû lui fournir l'occasion de se manifester et de se dévelop-
per de la façon la plus intéressante ; et cependant vous ne nous avez
rien fait voir de tout cela ! Votre histoire ne nous rapporte rien de ce
qu'ont éprouvé ces malheureux jeunes gens; elle néghge de nous
peindre les débuts, la croissance, les communications de leur amour
réciproque; en un mot, elle ne prend pas la peine de nous les montrer
amoureux! » A quoi l'auteur répondait, notamment, entre plusieurs
autres choses non moins imprévues et surprenantes pour nous :
REVUES ÉTRANGÈRES. 463
Si je pouvais faire en sorte que cette histoire ne tombât pas en d'autres
mains qu'en celles de deux fiancés amoureux, alors, peut-être, je tâcherais
à y mettre le plus possible d'amour : car, pour de tels lecteurs, de telles
peintures ne sauraient certainement avoir rien de dangereux. Tout au plus
pensé-je que, pour ces lecteurs-là, de telles peintures seraient inutiles, et
que tout l'amour qu'ils y trouveraient leur semblerait bien froid : car
l'amour véritable ne se laisse point transfuser dans un écint, même d'un
auteur plus habile que moi. Mais supposez que cette histoire vienne à
tomber, par exemple, entre les mains d'une jeune fille pauvre qui, ayant
perdu toute pensée de mariage, s'en va tranquillement coiffant Sainte-
Catherine, et cherche à tenir tout son cœur occupé de l'idée de ses devoirs,
des consolations de la paix et de l'innocence, et de ces espoirs que le
monde ne peut ni lui donner, ni lui enlever; or, dites-moi un peu quel
beau profit pourrait apporter à cette créature une histoire qui viendrait
réveiller dans son cœur des sentimens que, en personne très sage, elle a
réussi à y assoupir? Ou bien supposez un jeune prêtre qui, par les graves
offices de son ministère, par les fatigues de la charité, par la prière, par
l'étude, travaille à sauter par-dessus les années périlleuses qui lui restent à
parcourir, mettant tout son soin à ne pas tomber, et évitant de trop regar-
der à droite ni à gauche, avec la crainte de faire quelque faux pas dans un
moment de distraction; supposez que ce jeune prêtre s'amuse à lire cette
histoire, — car enfin vous ne voudriez pas qu'on publiât un livre qu'un
prêtre n'eût pas le droit de lire ; — et dites-moi un peu quel avantage il
pourra retirer d'une description de ces sentimens qu'il est tenu d'étouffer
toujours dans son cœur, s'il ne veut pas manquer à un rôle saint qu'il a
assumé de son gré, s'il ne veut pas introduire dans sa vie une contra-
diction qui l'altérerait tout entière ! Et combien d'autres cas semblables
je pourrais vous citer ! D'^^ù je conclus que l'amour est nécessaire en ce
monde, mais qu'on y en trouve déjà autant qu'il en faut; et qu'il ne faut
pas que d'autres que les amoureux se donnent la tâche de le cultiver; et
qu'à vouloir le cultiver ainsi on risque, simplement, de le faire naître où il
n'est pas nécessaire. Il y a d'autres sentimens dont le monde a autrement
besoin, et qu'un écrivain, suivant ses forces, peut s'employer à répandre un
peu plus dans les âmes : par exemple la compassion, l'amour du prochain,
la douceur, l'indulgence, le sacrifice de soi-même. Oh! de ces sentimens-là
on n'aura jamais trop; et honneur aux écrivains qui cherchent à en mettre
un peu plus dans les choses de ce monde ! Mais de l'amour, comme je vous
le disais, il y en a, au bas mot, six cents fois plus qu'il n'en faut pour la
conservation, de notre vénérable espèce: et j'estime donc que c'est œuvre
imprudente, de l'aller fomenter par les choses qu'on écrit.
Heureusement, l'autre chapitre des Fragmens inédits aura de quoi
réconcilier avec Manzoni ceux des lecteurs d'à présent qui se seront
trop scandalisés de la hardiesse paradoxale de la profession de foi lit-
téraire que je viens de citer : car cet autre chapitre est, précisément,
consacré au récit d'une aventure d'amour, et aussi passionnée, aussi
464 REVUE DES DEUX MONDES.
ardente, aussi criminelle, que peut la souhaiter notre goût moderne
le plus raffiné.
Parmi les digressions introduites par Manzoni dans ses Fiancés, et
conservées par lui jusque dans la version dernière de son œuvre, il y
en lavait une qui, au contraire des autres, avait activement contribué
au succès du roman, et tout de suite en était devenue l'une des parties
les plus fameuses. C'était l'histoire de la jeune abbesse de ce couvent de
Monza où s'était réfugiée la fiancée de Renzo. Le rôle de rabbesse,dans
l'intrigue principale, se réduisait en somme à assez]peu de chose : elle
accueillait Lucie dans son couvent, et puis, un jour, elle la livrait par
trahison au puissant séducteur que la pauvre fille avait voulu fuir.
Mais la tragique figure de cette femme, telle qu'il l'avait vue esquissée
dans des documens contemporains, avait si vivement frappé l'imagi-
nation du romancier qu'il n'avait pu s'empêcher, à son tour, d'essayer
de la peindi-e. Il avait donc raconté très longuement, avec une vérité
pittoresque et une pénétration admirables, les circonstances qui, en
contraignant la jeune Gertrude à se faire religieuse contre son gré,
lavaient conduite peu à peu à l'oubli de ses devoirs, au point de la
rendre capable de la trahison qu'elle allait commettre à l'égard de
Lucie. Ce grand épisode des Fiancés se trouvait être, de cette façon,
quelque chose comme un nouvelle Religieuse, écrite seulement dans
un tout autre esprit que celle de Diderot, — et, du reste, avec un art
d'exposition infiniment supérieur; — et innombrables avaient été les
' comparaisons qu'on en avait faites avec le célèbre roman de l'écrivain
français. Manzoni nous donnait même à entendre, dans les dernières
pages de son épisode, que l'abbesse, au moment où Lucie était venue
se mettre sous sa protection, entretenait des rapports coupables avec
un jeune débauché de Monza : mais, parvenu à ce point de son récit»
il s'arrêtait assez brusquement, pour reprendre la suite de l'histoire
de la fiancée de Renzo.
Or le roman de l'abbesse de Monza, dans la version primitive des
Fiancés, se prolongeait encore pendant plusieurs pages, que Manzoni
a cru devoir couper sur les épreuves de son livre. Leur suppression
lui a été conseillée, nous dit-on, par deux de ses amis : le Français
Fauriel, qui craignait que l'épisode de l'abbesse, en se prolongeant
trop, ne nuisit à l'unité littéraire du roman, et l'évêque de Pavie,
Mgr Tosi, qui craignait que la peinture trop vive de l'inconduite d'une
abbesse ne fît tort à la portée religieuse du reste du livre. Le roman-
cier s'était donc résigné à retrancher, en fin de compte, toute la der-
nière partie de son récit, et c'est cette dernière partie qu'on vient
REVUES ÉTRANGÈRES. 465
de nous restituer. Elle nous fait voir l'àbbesse de Monza non
seulement infidèle à son vœu de chasteté, mais poussée jusqu'au
crime par une conséquence fatale de cet amour qui, comme le
disait tout à l'heure Manzoni, a eu pour effet « d'altérer entièrement
sa vie. »
L'auteur raconte d'abord, dans ces pages supprimées, comment
les relations se sont engagées entre l'abbcsse Gertrude et l'homme
qui va devenir son amant. Un jour, comme Gertrude se promenait,
seule, dans une petite cour de son monastère, elle a entendu une
voix l'appelant; elle a relevé la tête machinalement, et a aperçu le
jeune homme qui, d'une fenêtre de la maison voisine, semblait lui
demander la permission de descendre près d'elle.
Il faut rendre justice à cette malheureuse : quelle qu'ait été, jusqu'alors,
la licence de ses pensées, le sentiment qu'elle éprouva en cet instant fut
une terreur franche et forte. Elle baissa aussitôt les yeux, fronça les sour-
cils avec une sévérité méprisante, et courut comme se réfugier sous l'abri
du cloître; puis, se serrant contre le mur, elle parvint jusqu'à un petit esca-
lier qui conduisait à sa chambre. Là, après avoir soigneusement verrouillé
la porte, elle se laissa tomber sur un siège, toute haletante; et une foule de
pensées lui assaillirent l'esprit. Elle commença d'abord à chercher, dans sa
mémoire, si jamais elle avait fourni un motif quelconque à la hardiesse de
cet homme, et, s'étant reconnue innocente, elle se réconforta. Puis, toujours
détestant sincèrement l'homme qu'elle avait vu, elle se mit à le revoir en
pensée, à imaginer sa figure, afin d'arriver plus clairement à comprendre
comment et pourquoi la chose s'était produite. Peut-être s'était-elle trompée ?
peut-être le jeune homme avait-il voulu lui parler d'un sujet indifférent ?
Mais plus elle réfléchissait, plus il lui paraissait que sa première impression
ne l'avait pas trompée; et ses réflexions, en même temps qu'elles fortifiaient
sa certitude, la familiarisaient, peu à peu avec cette figure, diminuaient en
elle l'horreur et la surprise premières. Chose étrange, le sentiment même
de son innocence lui donnait une certaine sécurité à insister sur ces images.
A présent, elle se complaisait librement à une curiosité dont elle igno-
rait encore toute l'étendue, et considérait sans remords, sans précaution,
une faute qui n'était pas la sienne. Enfin elle se leva, comme lasse de tant
d© pensées qui toutes aboutissaient à une seule ; et le désir l'envahit de se
retrouver avec ses élèves, avec les sœurs, d'échapper à la solitude... Dans
la salle des élèves, soit par hasard ou par un reste de curiosité, elle
s'appuya à une fenêtre qui faisait face à la maison voisine, y regarda, vit le
téméraire, qui n'avait pas bougé, s'éloigna aussitôt de la fenêtre, et sortit
delà salle, en disant aux élèves, d'une voix toute troublée : « Travaillez
bien! » Mais à peine eut-elle pénétré dans le jardin, où elle s'était enfuie,
qu'elle s'y sentit plus mal à l'aise encore que dans sa chambre. De nou-
veau la pensée lui vint : « Et si je m'étais trompée? » Elle se dit qu'avant de
dénoncer le jeune homme, ainsi qu'elle devait le faire, elle voulait d'abord
TOME XXX. — 1905, 30
4G6 REVUE DES DEUX MONDES.
être bien 'certaine de ses intentions. « Et puis cnlin, conclut-elle, dans
un accès de passions diverses, et puis enfin qu'y a-t-il de ma faute à tout
cela? Est-ce moi qui ai planté ce couvent tout contre la maison de cet
homme? Celles-là auraient dû y aviser qui sont venues s'enfermer ici de
leur gré! Que les choses aillent comme elles voudront! Quant à moi, je ne
veux plus y penser! » Et ces paroles signifiaient, peut-être sans que Ger-
Irude elle-même s'en rendît bien compte, que, désormais, elle n'allait plus
penser à autre chose.
La pauvre femme commença par faire entendre au jeune homme
qu'elle désapprouvait ses instances; mais, de proche en proche,
« après avoir passé des marques de la désapprobation à celles de
rindilïerence, et de celles-ci à celles de la tolérance, » elle dut s'avouer
vaincue. Et le premier sentiment qu'elle éprouva, au sortir de cette
lutte intérieure, fut une grande joie. « A l'ennui, au dégoût, à la ran-
cœur incessante, succédait tout à coup, dans son âme, une occupa-
tion forte et continue; une vie puissante se répandait dans le vide de
son cœur : Gertrude en fut comme enivrée. L'avenir lui apparut tout
uni; délicieux. Quelques momens de la journée passés avec le jeune
homme, et le reste employé à y penser, à les attendre, à les prépaier,
cela lui semblaitune existence bienheureuse, qui ne lui laisserait ni
soucis, ni regrets. »
Mais elle n'allait point tarder à apprendre que « les consolations
d'une mauvaise conscience profitent, à ceux qui les goûtent, comme
au fils de famille l'argent qu'il emprunte chez les usuriers. » Je ne
puis malheureusement songer à traduire, ni même à analyser, les
pages vraiment tragiques où Manzoni décrivait la suite de l'aventure.
11 y montrait l'abbesse amenée, à la fois par la nécessité extérieure et
par un besoin spontané, à mettre deux sœurs de son couvent dans la
confidence de son intrigue. Puis, un jour, dans un mouvement de
colère, elle avait dit à l'une de ces sœurs des paroles si dures, que, dès
l'instant d'après, son amant et elle avaient craint que la sœur offensée
ne voulût se venger. Et ainsi Gertrude, à l'instigation de son amant,
avait fini par consentir à un assassinat. Toutes les circonstances du
crime, les terreurs de l'abbesse, ses remords, son aversion croissante
pour son complice et son impuissance à se délivrer du pouvoir qu'il
avait pris sur elle, tout cela était raconté par le romancier avec un
naturel et une précision qui font songer à ces vieilles chroniques ita-
liennes d'où il prétendait transcrire son récit. Après quoi, il revenait
au sujet de son roman; et le lecteur se trouvait mieux préparé, de cette
façon, à comprendre et à apprécier la peinture, laissée par Manzoni
REVUES ÉTRANGÈRES. 467
dans la version définitive des Fiancés, de l'accueil, tour à tour affec-
tueux et méfiant, que recevait Lucie auprès de labbesse.
On pourrait se demander, seulement, s'il n'y a pas une certaine
contradiction entre ce chapitre des Fragmens inédits et le chapitre
précédent, où Manzoni s'interdisait de décrire, même, l'innocent et
légitime amour des deux héros de son livre. Mais, d'abord, les deux
chapitres ont été supprimés, dans le texte imprimé du Livre, ce qui
était une manière infaillible de les mettre d'accord. Et puis, pour
peu que l'on veuille réflécliir à la véritable pensée de l'auteur, on
s'apercevra vite que la contradiction n "était qu'apparente. Les senti-
mens que Manzoni se défendait de décrire, c'était précisément ceux
de l'amour innocent, ceux qui s'accompagnent d'un plaisir sans mé-
lange, et dont la description risque ainsi de raviver, dans plus d'un
pauvre cœur, des désirs ou des rêves « péniblement assoupis : « tan-
dis que le récit de la passion criminelle de l'abbesse, avec les souf-
frances de toute sorte qui l'avaient précédée et suivie, lui semblait fait,
plutôt, pour inspirer un mélange bienfaisant d'horreur et de compas-
sion. D'un bout à l'autre des Fiancés, aussi bien dans les passages
supprimés que dans l'édition définitive, toujours le moraliste chré-
tien se retrouve, derrière le conteur et le peintre. Toujours on y sent
un homme qui, après avoir beaucoup vécu, s'est profondément péné-
tré non seulement de la vérité foncière, mais encore et surtout de la
nécessité pratique de ces croyances qu'il avait autrefois détestées et
méprisées, avec tout le zèle d'un élève de Voltaire et de Condorcet. Et
l'on ne saurait trop souhaiter, à ce propos, que la publication, qui
nous est promise par M. Sforza, de la Correspondance de Manzoni nous
permît de connaître enfin, dans ses détails authentiques, ce qu'on
pourrait appeler le roman de la vie du grand romancier italien : la
crise intérieure qui, du poète antireligieux du Triomphe de la Liberté,
a fait le poète chrétien des Hymnes sacrés et des Fiancés.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre.
Les incidens, les événemens si l'on veut, se précipitent avec une
telle rapidité que ceux qui datent de huit jours sont déjà vieux.
Gela rend difficile le rôle d'un chroniqueur : nous tâcherons pourtant
de le remplir en nous excusant (îe paraître donner trop d'importance
à des choses qui déjà n'en ont plus. Le point de départ de tout ce qui
vient de se passer, et de ce qui se passera peut être encore, est la séance
du 7 novembre à la Chambre des députés. Le gouvernement y a eu la
majorité : mais cette majorité, dont la droite faisait partie, a semblé
anormale, instable, provisoire, et on a vu M. le président du conseil
en chercher une autre, l'ancienne, et faire des efforts éperdus pour la
retrouver. Un ministre plus impatient que les autres, M. Berteaux,
n'en a pas attendu l'effet : U a donné sa démission dans un geste qu'il
avait déjà esquissé à deux ou trois reprises antérieures, comme s'il
avait voulu s'y exercer pour le jour définitif. Il est sorti avec fracas^
de la salle des séances, son portefeuille sous le bras ; il y est rentré
sans portefeuille, et est allé s'asseoir loin du banc des ministres,
sur ceux de l'exlrême gauche. C'est de l'éloquence figurée. M. Ber-
teaux une fois dehors, M. Ribot a couru fermer la porte derrière
lui, de peur qu'il ne revînt, car c'est encore un geste dont U est
coutumier. « Nous voulons, a dit M. Ribot, un ministre de la Guerre
qui ne soit que ministre de la Guerre. » Ce vœu, qui serait légitime
en tout temps, l'est aujourd'hui plus que jamais. Le moyen le plus
simple de le réaliser était de mettre au ministère de la Guerre un
général. Gomment M, Rouvier ne s'en est-il pas rendu compte? Com-
ment lui, ministre des Affaires étrangères, n'a-t-il pas compris quil
fallait, en ce moment surtout, mettre le ministre de la Guerre au-des-
REVUE. — CIIR0>'1QUE. 469
SUS et en dehors des partis? Il a choisi pour successeur à M. Ber-
teaux, qui? M, Etienne. Pourquoi? Pour donner satisfaction au parti
radical en lui livrant le ministère de l'Intérieur. Ces dosages de chi-
mie politique, qu'on croit habiles et qui le sont rarement, corres-
pondent mal aux nécessités impéiieuses de l'heure présente. La
crise ouverte par la sortie de M. Berteaux s'est "close par la rentrée
de M. Trouillot. M. Berteaux et M. Trouillot peuvent être considérés
comme des équivalens politiques, de sorte que le ministère reste le
même en apparence. Qu'avons-nous gagné? Rien ! Seulement nous
avons perdu M. Berteaux, et c'est quelque chose. Mais nous avons
le devoir de raconter comment les choses se sont passées, et il faut
pour cela revenir un peu en arrière.
On cherchait une occasion d'attaquer le cabinet. M. Lasies l'a fait
naître en portant ex abrupto à la tribune la déUcate question des syn-
dicats de fonctionnaires. Délicate, elle ne l'était pas à l'origine, mais
elle l'est devenue. On aurait fort étonné, en 4884, les hommes qui
ont fait la loi sur les syndicats professionnels, si on leur avait dit
qu'elle s'appliquerait un jour aux employés de l'État. Dans leur pensée
elle ne devait s'appliquer qu'aux ouvriers : c'est pour eux qu'elle était
faite, c'est à eux seuls qu'elle devait servir. Mais il est assez difficile
de déterminer où commence et où finit l'ouvrier. En 1848, tout le
mon le prétendait l'être, jusqu'aux écrivains et aux philosophes, qui se
proclamaient ouvriers de la pensée. M. Léon Say a dit un jour spiri-
tuellement à la tribune que, dans le monde qu'on nous faisait, la
classe privilégiée serait ou plutôt qu'elle était déjà la classe ouvrière,
et qu'il voudrait bien en être. La loi de 1884 justifiait cette apprécia-
tion. Elle avait pour objet d'accorder aux ouvriers le droit d'associa-
tion, alors qu'on le refusait encore aux autres citoyens : c'était une
exception au droit commun faite en leur faveur. Les syndicats ne sont
pas autre chose que des associations d'ouvriers. Lorsque le droit d'as-
sociation a été généralisé par la loi de 1901, on aurait pu sans incon-
véniens supprimer celle de 1884. Il aurait été naturel, en tout cas,
que cette loi, en perdant de son intérêt, perdît de son prestige. Mais
il n'en a rien été, et on a continué de croire que la loi de 1884 atîrait à
ceux qui en usaient des avantages exceptionnels. Elle avait d'ailleurs
été déjà mise à l'épreuve, tandis que la loi de 1901 ne l'avait pas encore
été : son efficacité était incontestable. Cette loi dont les auteurs
avaient voulu faire un instrument de paix entre le travail et le capital,
entre les ouvriers et les patrons, était devenue en réaUté une arme de
guerre : elle avait enfanté une multitude de grèves. Avec l'évolution,
470 Rp]VUE DES DEUX MONDES.
nous n'osons pas dire le progrès des mœurs publiques, le? fonction-
naires n'ont pas tardé à se demander s'ils ne pouvaient pas, eux aussi,
s'emparer de la loi de 1884 pour faire des syndicats, et il était facile
de prévoir que, lorsque ce droit leur aurait été reconnu, l'imitation
de ce qui se passe dans la classe ouvrière irait, un jour ou l'autre,
jusqu'au bout: on aurait des grèves de fonctionnaires comme on a des
grèves d'ouvriers. M. Rouvier s'en rend fort bien compte. Tous les
hommes de gouvernement le prévoient avec lui. Tous ont refusé et
refusent aux fonctionnaires le droit de se syndiquer, mais les socialistes
et les radicaux-socialistes le leur attribuent. De là le conflit qui s'est
élevé, le 7 novembre, entre le ministère et l'opposition. Ce qui rend un
peu faible, il faut l'avouer, la ligne de défense du premier, c'est qu'elle a
été depuis longtemps entamée sur certains points, et c'est aussi que la
loi de 1901 sur les associations a rendu la contestation un peu vaine. —
Ne vous syndiquez pas, conseille le gouvernement aux fonctionnaires ;
associez-vous. — Malgré ce que nous avons dit plus haut de la séduc-
tion qui s'attache au terme de syndicat, on a quelque peine à com-
prendre pourquoi les fonctionnaires ne prennent pas le gouverne-
ment au mot, car syndicat ou association, c'est la même chose. M. le
président du Conseil, pour justifier sa distinction, a dit qu'un syndicat
pouvait conduire aune grève, tandis qu'une association ne le pouvait
pas. Nous avouons modestement que, plus nous y avons réfléchi,
moins il nous a été possible d'en comprendre le motif. Si les associa-
tions n'ont pas encore produit de grèves, c'est parce que la loi qui
les autorise ne date que de quatre ans, et aussi parce que les syndi-
cats professionnels ont continué de jouir d'une faveur plus grande.
Il n'y a d'ailleurs pas entre eux d'autre différence.
On a fait des distinctions entre les fonctionnaires. Il y en a qui sont
de simples ouvriers, ce qui est inévitable dans une organisation poli-
tique et sociale où l'État est lui-même un grand industriel. M. Rou-
vier a dit le 7 novembre à la Chambre que, depuis plusieurs années
déjà, il avait reconnu lui-même aux ouvriers des manufactures de
l'État, des manufactures de tabac notamment, le droit de se syn-
diquer et de se mettre en grève. Voilà une première brèche au prin-
cipe que la loi de 1884 ne s'applique pas aux employés de l'État. Mais
si elle s'applique à quelques-uns, pourquoi ne s'appliquerait-elle pas
à d'autres? pourquoi ne s'appliquerait-elle pas à tous? On a dit que
les ouvriers des ateliers militaires de l'État, des manufactures
d'armes, des arsenaux, ne pouvaient pas en user. Ce n'est pas l'avis
des ouvriers maritimes : ils entendent profiter du droit commun.
REVUE. CHRONIQUE. 471
En conséquence, ils se livrent en dehors de leur travail à une pro-
pagande anti-militariste effrénée; ils injurient leurs chefs; ils atta-
quent le gouvernement. Ne sont-ils pas de libres citoyens? Quand ils
ont fourni à l'État-patron l'ouvrage pour lequel celui-ci les paie, que
lui doivent-ils de plus? Qui oserait leur interdire d'exprimer leur
opinion comme nous le faisons, vous ou moi ? Voilà ce qu'ils disent.
M. le ministre de la Marine se débat en ce moment au milieu des dil-
licultés sans nombre que lui crée cet état d'esprit; il essaie de résis-
ter; puis il cède partiellement; puis H se reprend. Nous compatis-
sons à son embarras : l'héritage de son prédécesseur est lourd à
porter! La distinction entre les ouvriers qui font des cigares et ceux
qui font des fusils et des canons; bien qu'elle apparaisse comme
nécessaire, devient de plus en plus difficile à soutenir. En tout cas,
on la maintient de jour en jour avec moins de force, et le moment
approche peut-être où on y renoncera. C'est ce que demandent les
socialistes et leurs amis radicaux : il n'y aura plus de difficultés,
disent-ils, lorsque le gouvernement aura accepté toutes les reven-
dications de ses ouvriers. Les difficultés, eu effet, changeront de
caractère. Mais celles de demain seront-elles moins graves, moins
inquiétantes, moins angoissantes, lorsqu'elles se confondront avec
l'affaiblissement de la défense nationale? Grave question.
Ce n'est pas cependant celle qui s'est posée, le 7 novembre, à la
séance de la Chambre : il s'agissait ce jour-là des instituteurs. 11 s'agit
souvent, trop souvent, des instituteurs : on n'entend parler que d'eux.
Malgré tout ce qu'a fait le gouvernement de la République pour amé-
liorer leur situation matérielle et morale, ils ne sont pas contens ; ils
demandent toujours davantage. C'est leur droit sans doute; mais com-
ment l'exercent-ils? Ils entendent l'exercer à l'exemple des ouvriers,
et ils commencent eux aussi à s'organiser en syndicats. Organisez-
vous en associations, leur dit-on, doucement. — Non, répondent-ils,
en syndicats. Ils y tiennent; rien ne les en fera démordre. On a pu
croire un moment qu'ils se conformeraient sur ce point à l'opinion
du gouvernement, puisqu'ils avaient prié M. le ministre de l'Instruction
publique de vouloir bien la leur faire connaître : n'était-ce pas s'en-
gager indirectement à l'accueilUr avec déférence et à s'y soumettre?
Us espéraient sans doute qu'un ministre comme M. Bienvenu-Martin
leur donnerait gain de cause et autoriserait leurs syndicats; mais ils
se sont trompés. M. Bienvenu-Martin, quelles que soient ses tendances
personnelles vers les opinions les plus avancées, est un juriste : il ne
pouvait pas méconnaître la loi, ni faire fi de la jurisprudence qui l'a
472 RKvri': dks deux mondes.
interprtUée à diverse? reprises et toujours dans le même sens, à sa-
voir que les fonctionnaires qui ne sont pas à proprement parler des
ouvriers ne peuvent pas se syndiquer. C'est dans cet esprit que M. le
ministre de l'Instruction publique a rédigé l'espèce de consultation
qu'on lui demandait, l^lle était bien faite, et très propre à éclairer les
instituteurs s'ils avaient cherché seulement à être éclairés ; mais c'était
le dernier de leurs soucis. Ils voulaient une approbation : ne 1 ayant pas
obtenue, ils ont décidé de passer outre et ont formé des syndicats.
Hâtons-nous de dire que les instituteurs dont nous parlons ne sont
qu'une petite minorité; mais, si on les laissait faire, ils deviendraient
probablement bientôt la majorité. Le gouvernement l'a compris ; U
les a traduits devant les tribunaux correctionnels comme coupables de
délits contre la loi de 1884. C'est là-dessus qu'il a été interpellé.
La réponse était facile. S'il y a des fonctionnaires qui sont évi-
demment de simples fonctionnaires et non pas des ouvriers, ce sont
les instituteurs : par conséquent, s'il est vrai que la loi de 1884 est
faite seulement pour les ouvriers, elle n'est pas faite pour eux. Telle
est la thèse qu'a soutenue M. Rouvier : il a ajouté qu'il n'appartenait ni
à la Chambre, ni au gouvernement, d'interpréter la loi, mais aux tri-
bunaux. Les tribunaux étaient saisis; U fallait attendre leur jugement.
Les radicaux socialistes s'y sont refusés. D'après eux, la loi de 1884
s'appliquait aux instituteurs comme aux ouvriers, comme à tout le
monde, et si on en doutait, si le texte de la loi n'était pas assez clair,
ce n'était pas aux tribunaux qu'on devait s'adresser pour l'éclaircir,
mais au Parlement lui-même. M. Rouvier avait beau dire qu'il y
aurait là une regrettable confusion des pouvoirs; on lui répondait
qu'il n'en était rien, que la Chambre était déjà saisie d'un rapport de
M. Barthou sur les modifications à introduire dans la loi de 1884, et
qu'ail suffisait, après avoir mis ce rapport à l'ordre du jour, d'inter-
rompre les poursuites contre les instituteurs pour concilier tous les
intérêts en cause et dégager la situation des obscurités qui l'enve-
loppent. C'est là-dessus qu'on s'est disputé.
Quel est donc ce rapport de M. Barthou auquel il a été fait si
souvent allusion, et que peu de personnes connaissent bien? Il
s'agit, croyons-nous, d'un rapport qui propose au nom de la Con»-
mission du travail, le remaniement et la codification de tout un
ensemble de lois ouvrières. La question de savoir si les fonctioB-
maires peuvent former des syndicats y est traitée avec beaucoup
d'a?u*res. Comment y est-elle résolue ? Le droit au syndicat est reconnu
aux ouvriers de l'État. Quant aux fonctionnaires qui ne sont pas des
REVUE. CHROMOUE. ' 473
ouvriers, on fait entre eux une distinction. Encore une I Nous crai-
gnons que nos lecteurs ne s'y perdent; nous craignons de nous y
perdre nous-même. La nouvelle distinction n'est pas plus lumi-
neuse que les précédentes. Elle porte sur les ouvriers qui détiennent
et sur ceux qui ne détiennent pas une partie de l'autorité publique :
les seconds peuvent former des syndicats, les premiers ne le peuvent
pas. Ainsi, les agens des postes peuvent-ils former des syndicats ?
Non, car ils détiennent et exercent une parcelle de l'autorité pu-
blique : ils constatent certaines contraventions sur lesquelles ils font
des procès-verbaux. Les instituteurs, au contraire, ne détiennent pas
la moindre parcelle de l'autorité publique. Ils ne relèvent pas des
contraventions ou des délits commis par des citoyens, mais seule-
ment des fautes dans les devoirs ou dans la conduite des élèves. Ils
n'infligent pas des peines, mais seulement des punitions, des pen-
sums, des retenues. Par conséquent, dans le système de M. Bar-
thou, ils devraient pouvoir se syndiquer. Mais M. le président du
Conseil n'accepte pas cette conséquence, et nous ne savons pas si
M. Barthou l'accepte lui-même. M. Bouvier a dit, en effet, que la règle
établie par M. Barthou était incomplète, et qu'il ne saurait reconnaître
le droit au syndicat à tous les fonctionnaires qui ne détiennent aucune
parcelle de l'autorité publique; et M. Barthou a déclaré à son tour que
sa règle, ou sa « formule, » ne dissipait pas toutes les difficultés.
Alors... ? C'était, de la part des radicaux socialistes, une étrange pré-
tention de vouloir tout subordonner à la discussion d'un rapport qui,
de l'aveu de son auteur, laissait planer tant d'ombres sur la question.
Néanmoins on a décidé qu'on le mettrait à l'ordre du jour et qu'on le
discuterait quand on aurait le temps. La discussion en sera certaine-
ment intéressante; mais on aurait tort de l'attendre pour décider que
les fonctionnaires en général, et les instituteurs en particulier, ne peu-
vent pas se syndiquer. M. le président du Conseil a eu raison de dire
que le jour où le milhon de fonctionnaires que nous avons en Frauc<-
pourront s'organiser en syndicats et bientôt se mettre en grève,
l'anarchie régnera partout. Au fait, ne commence-t-elle pas déjà à lu
faire ?
Pour ceux qui regardent un peu plus haut et un peu plus loin
fue l'incident du jour, la question est plus importante encore que la
Chambre n'a paru s'en rendre compte. C'est de sa propre cause qu'il
s'agissait. Nous assistons à un déplacement de pouvoir qui s'opère,
tantôt par des mouvemens doux et presque insensibles, tantôt par de
brusques secousses, mais toujours sans interruption et sans arrêt. Le
474 RKVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir, chez nous, est passé de mains en mains. lia appartenu long-
temps au gouvernemtuit proprement dit, puis aux Chambres, et, à
leur tour, les Chambres sont menacées d'en être dépossédées. Elles le
sont déjà en partie; elles le seront complètement le jour où la loi
qui émane d'elles sera ouvertement, impudemment, impunément
violée par des organisations plus puissantes qu'elles, et ces orga-
nisations on les voit se former partout et pulluler sous le nom de
syndicats. Bientôt les syndicats diront aux Chambres qu'il faut se
soumettre ou se démettre. On peut d'ailleurs faire les deux succes-
sivement, et déjà les Chambres se soumettent beaucoup depuis quelque
temps. Elles ne comprennent pas que, lorsqu'il refuse de le faire lui-
même, le gouvernement travaille pour elles, et que, lorsqu'elles affai-
blissent le gouvernement dans cette lutte, c'est à leur propre intérêt
qu'elles portent atteinte.
Le spectacle auquel nous assistons est pourtant des plus signi-
ficatifs. On voit quotidiennement des syndicats, et des aggloméra-
tions de citoyens qui veulent en former, professer le mépris, ou, ce
qui est peut-être encore pis, le dédain de la loi. Lorsqu'une loi les
embarrasse ou les gêne, il faut qu'elle plie, qu'elle se courbe, qu'elle
s'efface en attendant qu'elle disparaisse. Aucun retard n'est admis
dans l'exécution de ces volontés impatientes, qui sont énoncées par
une voix quelconque, la première venue, mais qui sait se faire obéir
Des poursuites sont entamées contre des instituteurs : il faut qu'elles
soient suspendues. Jusqu'à quand? Jusqu'à ce que la loi soit changée.
C'est l'ordre qui vient du dehors : la Chambre n'a qu'à s'incliner. Si
elle ne l'a pas fait le 7 novembre, il s'en est fallu de peu, et qui sait
si elle ne le fera pas demain en votant l'amnistie qu'on lui propose?
La majorité du gouvernement a été de près de 80 voix; mais il y a
là, nous l'avons dit, les voix d'une grande partie de la droite, et, si
nous ne sommes pas de ceux qui croient qu'il faille négliger ou
repousser ces voix, nous sommes bien obligés de reconnaître qu'elles
n'apportent pas à un gouvernement républicain une force normale,
ni peut-être durable. La Chambre se débande, le bloc lui-même se
disloque dès que la question des syndicats se pose. Ce sont les
symptômes d'un état général auquel on ne saurait donner trop
d'attention, surtout si on les rapproche de ceux qui se manifestent
dans le parti socialiste et qui en caractérisent l'évolution. Si nous
en avions le temps ou la place, nous montrerions le parti socia-
liste qui, pendant quelques années, avec M. Jaurès, a cherché ses
moyens d'action dans le gouvernement et dans le parlement, se dé-
REVUE. CHRONIQUE. 475
tournant aujourd'hui du gouvernement et du parlement pour les cher-
cher désormais ailleurs. M. Jaurès lui-même, dont le talent ora-
toire semblait devoir faire un parbmentaire impénitent, se convertit
à des procédés nouveaux, ceux du socialisme unifié. Cette unifi-
cation, à laquelle il s'est rallié, ne s'est pas faite par lui, mais par
M. Guesde, et ce n'est ni dans les Chambres, ni dans le gouvernement,
que M. Guesde a dressé sa tente; ce n'est pas sur eux qu'il compte
pour atteindre son but, qui est la révolution. M. Jaurès n'en a pas un
autre; seulement il se plaisait dans les Chambres parce qu'il les
entraînait, et il aimait le voisinage du gouvernement parce qu'U le
dominait. Ses amis lui ont reproché de s'y être trop attardé. Il a
expliqué alors qu'avant de livrer assaut à toutes les -vdeilles organisa-
tions politiques, il fallait les affaiblir intérieurement et en créer, exté-
rieurement à elles, d'autres pour les remplacer. Ce double travail
apparaît assez avancé aujourd'hui pour qu'on passe de la préparation à
l'action : de là les procédés nouveaux du parti socialiste. Xe discrédit
jeté sur les lois, et par conséquent sur les Chambres qui les ont faites,
est une manifestation de ces tendances, en partie inconscientes peut-
être, en partie réfléchies, mais toujours plus impérieuses et plus victo"
rieuses. Nous assistons au déclin du parlementarisme qui, d'ailleurs,
y travaille lui-même avec un déplorable aveuglement. Qu'est-ce qu'un
pouvoir qui ne subsiste qu'à la condition de céder sans cesse, et qui
prend sur le gouvernement la revanche des humiliations qu'il est
obUgé lui-même de subir?
Mais ces considérations touchent peu une Chambre qui vit au jour
le jour, et qui n'a plus d'ailleurs qu'un petit nombre de mois à vivre.
Dans la question des syndicats de fonctionnaires, elle n'a vu en réaUté
que la question ministérielle qu'on y avait rattachée, et U ne s'est agi
en réaUté pour elle que de savoir si M. Rouvier resterait au gouver-
nement ou en serait renversé. Sa majorité, dont nous avons donné le
chiffre, serait très suffisante pour le faire vivre, si le parti républicain
no s'était pas divisé en deux fractions sensiblement égales, de sorte
que le moindre poids devait incliner la balance dans un sens ou dans
l'autre. Lorsqu'il a formé son ministère, M. Rouvier a déclaré, impru-
demment peut-être, qu'il résignerait le pouvoir le jour où U n'aurait
pas avec lui la majorité du parti républicain. Les socialistes n'ont pas
manqué de crier que, si ce jour n'était pas venu, il était proche et
que la chute définitive était inévitable. Rien n'était moins démontré,
et il aurait suffi à M. Rouvier d'un peu plus de confiance en lui-même
pour maintenir sa situation; mais il s'est ému, il s'est troublé, U a cru
47G REVUE DES DEUX MONDES.
devoir courir après la majorité républicaine qui semblait lui échapper,
tandis qu'elle lui serait revenue s'il l'avait attendue de pied ferme;
enfin il est entré dans la voie des marchandages. Il a demandé aux
radicaux ce qu'ils voulaient : ils voulaient le ministère de l'Intérieur
et ils ont exigé qu'on le leur donnât à la veille des élections. En consé-
quence, M. Etienne, qui avait montré des qualités réelles dans ce minis-
tère mais qui, pour cela même, ne faisait pas suffisamment l'affaire
des radicaux, a remplacé M. Berteaux rue Saint-Dominique. Les des-
tinées de notre armée tiennent à cela! La première pensée de M. Rou-
vier avait été de remplacer M. Etienne lui-même par M. Thomson.
Nous l'aurions regretté, car M. Thomson a, suivant l'expression con-
sacrée, réussi à la Marine et le moment était mal choisi pour l'en
retirer: nos arsenaux maritimes sont à la veille d'une grève: elle
vient même d'être proclamée. Mais ce n'est pas pour ce motif- que
M. Thomson a été maintenu à la Marine; c'est parce que les radicaux
ont prononcé contre lui l'exclusion du ministère de l'Intérieur. Qu'au-
raient-ils gagné au départ de M. Etienne si M. Thomson lui avait
succédé avec les mêmes idées, les mêmes procédés, et peut-être un
peu plus d'énergie? Il a fallu leur donner M. Dubief, qui est un homme
doux sur lequel ils comptent. M. Dubief ayant été lui-même remplacé
au Commerce par M. Trouillot, le ministère s'est retrouvé au complet.
Mais M. Rouvier avait donné la preuve de sa faiblesse envers les
radicaux et les socialistes. Vainqueur le 7 novembre, U a été en réa-
lité vaincu le 11, et par sa propre défaillance. Dès le 9 novembre, il a
fait acte de présence au Sénat, et a déclaré fièrement à la haute as-
semblée qu'il ne resterait pas un jour de plus au pouvoir si elle ne
votait pas la séparation de l'Église et de l'État. Tout le monde a com
pris que ce n'était pas pour le Sénat qu'il parlait, mais pour la Chambre :
il voulait rentrer en grâce auprès des radicaux. La manœuvre était
peut-être ingénieuse; elle a semblé ingénue. La séparation ne cou-
rait, hélas! aucun risque au Sénat, où on peut la considérer comme
faite : il fallait donc autre chose pour amadouer les mécontens.
Alors, M. Rouvier leur a lâché l'Intérieur. En deux mots, voilà toute
la crise ministérielle : elle aurait pu mieux tourner.
Les nouvelles de Russie sont de deux sortes. Les unes sont rela-
tives au mouvement réformiste, les autres au mouvement révolu-
tionnaire. Les premières sont bonnes et ne peuvent manquer de pro-
duire une impression favorable dans le monde entier comme en
Russie, et plus encore, car, en Russie, l'impression reste confuse; les
REVUE. CHRONIQUE. 477
secondes, malheureusement, sont mauvaises, et il faut s'attendre à ce
qu'elles le restent encore quelque temps, car le mouvement qu'on a
déchaîné n'est pas de ceux qu'une baguette magique, quelque puis-
sante qu'elle soit, puisse arrêter comme par enchantement. Si toute-
fois on était juste, on reconnaîtrait, en Russie comme ailleurs, que
l'empereur Nicolas a fait, en quelques jours, des concessions telles, qu'il
n'est plus permis de mettre en doute sa sincérité. Il s'est engagé à fond
dans les voies libérales, à regret peut-être, - comment un homme
n'éprouverait-il aucun regret en se dépouillant lui-même d'une partie
de ses pouvoirs? — mais avec une intelligence résignée et ferme de
ce que la situation lui impose de renoncement et d'abnégation. Les
faits parlent si haut et si clair qu'il faut bien faire des sacrifices.
Cependant, il est douteux qu'un autre souverain, élevé comme l'a
été l'empereur Nicolas et ayant exercé comme lui une autorité abso-
lue, sans limites et sans contrôle, aurait accepté aussi vite et aussi
loyalement la loi de la nécessité. Le manifeste du 31 octobre con-
tenait des promesses libérales dont on pouvait craindre, sans être
taxé d'un scepticisme excessif, qu'elles ne fussent que des promesses
ajoutées à tant d'autres; mais aussitôt après l'avoir publié, l'empereur
a prouvé par des actes décisifs que sa résolution était prise, et qu'il
y avait vraiment eu Russie quelque chose de changé. Sans doute, on
constate, on constatera encore des hésitations et des tâtonnemens;
mais, d'abord, ils ne sont plus imputables à l'empereur, ou du moins
à lui seul, puisqu'il a investi le comte Witte de pouvoirs très réels ;
ensuite, quels que soient la bonne volonté du souverain et les mérites
du ministre, ce serait un miracle sans précédent s'ils trouvaient l'un et
l'autre du premier coup la meilleure solution de difficultés si lourdes
que des épaules humaines semblent devoir en être écrasées. L'histoire
montre qu'une génération expie souvent les fautes de celles qui l'ont
précédée, et que des responsabiUtés lointaines s'accumulent et se con-
centrent parfois sur quelques têtes innocentes; mais cela n'est ni équi-
table, ni vraiment humain, et il l'est bien plus de rendre à chacun
ce qui lui revient en personne dans l'œuvre à laquelle il a pris part, à
l'heure à laquelle il y est entré.
Tout jugement sur M. Witte serait prématuré : c'est à peine s'il
vient de mettre la main à sa tâche. Cependant, dès aujourd'hui, on
peut signaler et on doit peut-être admirer le courage tranquille avec
lequel il fait face à tant de dangers. Chargé de former un minis-
tère, il s'est adressé d'abord, pour solliciter leur concours, aux
hommes le plus en vue du parti libéral constitutionnel ; mais il n'a
478 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvé de leur part aucun empressement h partager avec lui la res-
ponsabilité du i)ouvoir dans des circonstances aussi agitées. Les uns
ont voulu lui imposer des conditions qu'il n'a pas admises, par
exemple le suffrage universel pour l'élection de la douma ; les autres
ont laissé voir qu'ils aimaient mieux se réserver pour des temps plus
calmes, ou du moins plus clairs. M. Witte aurait pu se décourager ;
il ne l'a pas fait; il a composé comme il a pu un ministère d'affaires
où sa personne reste seule en vue. S'il réussit, il aura tout l'honneur
du succès; s'il échoue, ce ne sera peut-être pas tout à fait sa faute. En
tout cas, il aura donné la preuve d'un rare courage moral.
Avant défaire des réformes, qui sont assurément difficiles, et qu'il
convenait d'ailleurs de réserver à l'activité de la douma, il devait
faire des actes propres à dissiper tous les soupçons sur sa parfaite
bonne foi et sur celle de son souverain. En fait de réformes, les
seules à réaliser immédiatement sont celles qui ont pour objet
d'assurer la pleine liberté des élections et d'en faire sortir une repré-
sentation exacte du pays. Le reste viendra ensuite naturellement.
Mais il fallait des actes prompts et éclatans pour montrer qu'on en-
trait dans une ère nouvelle sans esprit de retour, et il ne pouvait pas
y en avoir de plus significatifs que ceux qui feraient descendre de la
scène les représentans de l'ère passée. M. Witte n'a pas hésité. Le
premier qui a disparu a été M. Pobiedonotzef , procureur général du
Saint-Synode, dont l'esprit autoritaire, inflexible, réactionnaire et
théocratique, a pesé si longtemps sur la Russie. Il n'y a pas eu, pen-
dant les deux derniers règnes, d'autorité égale à la sienne : elle était
pohtique et religieuse, ce qui en doublait la force et aussi le poids.
M. Pobiedonotzef n'a pas participé personnellement aux pires scan-
dales du régime; il se contentait de les couvrir d'un voile sacré
auquel il était interdit de toucher. Le principe autocratique était pour
lui le premier de tous, ou plutôt le seul, et la moindre idée libé-
rale un virus de corruption dont il fallait débarrasser le corps social
par tous les moyens. On avu où cela a conduit la malheureuse Russie.
M. Pobiedonotzef était naturellement haï par les révolutionnaires et
redouté par les libéraux. Il a fait beaucoup de mal, avec de bonnes
intentions sans doute, mais avec une intelligence trop étroite pour
pouvoir s'appliquer impunément à la politique. Sa retraite devait être
la garantie du gouvernement nouveau. S'il était resté en fonctions, on
n'aurait pas cru à la sincérité de l'empereur, ou à l'indépendance de
M. Witte. Lorsqu'on a appris, au contraire, qu'il disparaissait, on a
commencé à respirer plus librement. Mais ce n'était pas assez :
PEVUE. CHROxMQUE. 479
d'autres hommes, dont l'opinion se déûait à tort ou à raison, devaient
eux aussi abandonner les hautes situations qu'ils avaient remplies
sous un régime condamné. Le grand-duc Wladimir et le généra^
Trépof ont suivi M. Pobiedonotzef dans sa retraite, ou plutôt on leur a
donné des fonctions nouvelles où ils n'auront pas à jouer un rôle poli-
tique et où ils ne pourront pas entraver le mouvement libéral. Nous
ne nous associerons pas à lalégère aux jugemens qui ont été prononcés
sur eux, sachant trop combien les foules se trompent lorsqu'elles
s'émeuvent et se passionnent; mais il y a des jours où on perdrait
son temps à vouloir rectifier les jugemens des foules et où il faut
céder à une opinion toute-puissante. Le général Trépof en particulier
ne paraît pas avoir été l'homme de police qu'on a dépeint comme
implacable. Il a annoncé, à la vérité, qu'il maintiendrait l'ordre avec
une extrême énergie; mais, si ses paroles ont été menaçantes et même
parfois brutales, ses actes ont été pleins de circonspection et de ména-
gemens. A lire certaines dépêches, le général Trépof allait mettre
Saint-Pétersbourg à feu et à sang. Le sang a coulé, le feu a été mis
ailleurs : à Saint-Pétersbourg, un ordre relatif a été maintenu sans
violences, et c'est probablement à lui qu'on le doit. Il faisait, au sur-
plus, profession d'être converti aux idées libérales et d'approuver le
mouvement qui se dessinait en leur faveur. N'importe, il devait être
sacrifié, il l'a été. Il fallait donner l'impression rapide et forte qu'on
inaugurait une politique nouvelle, et, dans tous les pays du monde,
cela ne peut se faire qu'avec des hommes nouveaux.
Il semble qu'après ces gages donnés par M. Witte, les libéraux,
sinon les révolutionnaires, devraient avoir confiance dans le gouver-
nement et lui accorder quelque crédit; mais nous ignorons encore ce
qu'il en sera. En attendant, le phénomène qui se manifeste aujour-
d'hui partout est celui que Taine a appelé 1' « anarchie spontanée »
pendant la Révolution française. Non pas qu'il faille comparer des
situations aussi dissemblables : on risquerait de s'égarer en le faisant.
La Russie de 1905 ne ressemble nullement à la France de 1789. Mais
il y a des traits communs à toutes les révolutions, au moins en de
certains momens, et l'affaiblissement, l'insuffisance, la disparition
même des pouvoirs organisés en face de l'émeute sont un de ces traits.
Il est même arrivé en Russie, — une note officieuse l'a reconnu et
M. Witte y a pourvu par un certain nombre de révocations, — que la
police ait fomenté l'émeute. Les forces d'autrefois, les forces de réac-
tion et de compression se défendaient spontanément, instinctivement,
contre lesforces libérales d'aujourd'hui et de demain. Par malheur, il
480 REVUE DES DEUX MONDES.
est résulté de tout cela d'effroyables désordres. On voudrait croire que
les massacres d'Odessa et l'incendie de Cronstadt sont des cauche-
mars sans réalité; mais, même en admettant qu'il y ait de l'exagéra-
tion, comme cela semble certain, dans les dépêches qui nous ont
raconté ces scènes de meurtre et de destruction, comment douter qu'il
n'y ait là cependant une grande part de vérité? La participation delà
police aux désordres est un symptôme d'anarchie après lequel il
semble qu'il ne puisse pas y en avoir de pires; il y en a pourtant
et on éprouve une anxiété encore plus vive en apprenant que les équi-
pages de la flotte ont pris part aux incendies de Cronstadt, ou plutôt
qu'ils en ont été les auteurs principaux. Il faut toutefois se garder de
généraliser. L'esprit de la flotte est mauvais. On le savait déjà par la
mutinerie de l'équipage du Kniaz-Polemkine, qui, après avoir assassiné
ses offlciers, a erré dans la Mer-Noire jusqu'au moment où il a trouvé
un refuge dans un port roumain. La révolte de Cronstadt paraît pro-
venir d'une impulsion première analogue, mais elle a eu des suites
plus étendues. Cependant elle est restée localisée, et les troupes de
terre qui ont assuré la répression ont rempli leur devoir avec courage
et avec fidélité. Ce sont là des phénomènes d'anarcliie. Seule la grève
générale a présenté des symptômes de révolution parce qu'on y aper-
cevait un plan concerté et une idée directrice; mais elle a cessé dès
l'apparition du manifeste impérial où on a vraiment vu l'aurore de la
liberté.
La situation n'en est pas moins très inquiétante, et notre seule
espérance est qu'une crise aussi aiguë ne saurait se prolonger long-
temps. Elle a, comme nous en avons déjà fait l'observation, des inter-
mittences aussi imprévues que les explosions soudaines qui y fort
suite, et cette marche incertaine des choses déjoue tous les calculSj
ou ne permet d'en établir aucun. C'est un spectacle tragique de voir
un homme seul, M. "Witte, faire tête à un pareil orage. La fortune l'a
accompagné pendant presque toute sa carrière : puisse-t-elle ne pas
l'abandonner aujourd'hui!
Francis Charmes.
Le Directeur- Gérant,
F. Brunetière.
UN
VOYAGE A SPARTE
lia)
IX. — ANTIGONE AU THÉÂTRE DE DIONYSOS
Mes meilleures minutes de l'Athènes antique et mes instans
de plénitude furent sur les gradins du théâtre de Dionysos,
quand je relisais Antigone.
C'est, à mon goût, le plus beau des livres, un drame lyrique,
mais d'un lyrisme qui se justifie devant notre raison. Ni l'auteur
ni l'acteur n'exigèrent qu'Antigone chantât : chez une telle per-
sonne, naturellement solitaire en pleine foule, les penséos pren-
nent, d'elles-mêmes, un rythme. Je ne m'étonne pas non plus
des mouvemens, des transports du chœur, car l'aventure qu'il
voit se dérouler nous met en telle disposition que, nous aussi,
nous sommes prêts à interpeller le soleil : « Soleil aux rayons
d'or, œil du jour... »
Pour jouir de cette raison chantante, qui va tout droit nous
saisir l'âme, je montais aux places les plus élevées, celles du
vulgaire. Humble ignorant, j'épelais une traduction juxtali-
néaire, et, du fond du vieux texte, émergeait une inexprimable
poésie. Du théâtre jusqu'à la mer, une brume matinale flottait
de chants invisibles mêlés au joyeux soleil. Cette double jeunesse
du ciel grec et de la tragédie m'enveloppait, m'isolait. J'étais
dans le cercle des déesses.
(1) Voyez la Revue du 15 novembre.
TOME XXX. — 1905. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
Que m'importent les déceptions possibles de la vie! Comme
une louange immortelle, Antigone justifie mon activité toute
réglée par mes morts. Cette tragédie rassemble les faits, les
idées et les mœurs les plus propres à faire reconnaître pour
émouvante notre piété, qu'on accusait d'étinceler, sans conquérir,
et d'être une picrrerie froide.
Ai-je respiré intacte la rose que Sophocle fit fleurir sur le
sable de Bacchus? C'est beaucoup, auprès d'une fleur, fût-elle la
moins périssable, qu'un retard de vingt-trois siècles. Nous nous
partageons les pétales défaits d'Antigone. Les chrétiens admirent
que chez les païens une innocente soit apparue pour racheter sa
race, et s'ils lèvent leur regard du texte, ils voient Antigone au
milieu des anges. Cette vierge païenne dans son rocher d'agonie
est la sœur de nos religieuses qui, chaque nuit, dans leurs
cellules, font la réparation pour tous les coupables de l'uni-
vers. Les philosophes étudient dans ce petit drame les rap-
ports de la religion et de l'Etat, l'opposition entre la piété de la
femme et la loi publique que l'homme est fait pour servir. Quant
à moi, cette pièce, toute claire, harmonieuse et proportionnée,
m'est un puits de rêverie. J'y distingue superposés tous les âges
de l'humanité. Antigone émerge des profondes époques primi-
tives oij les sœurs épousaient leurs frères. Le secret, le centre
de son culte des morts, elle le livre quand elle dit : « Je n'au-
rais pas ainsi bravé la mort pour mon époux, car j'aurais pu
me remarier, ni pour un fils, car j'aurais pu avoir un autre fils;
mais pour un frère... Puisque les auteurs de mes jours reposent
tous les deux dans la tombe, un frère ne peut plus naître pour
moi... » Par ce chuchotement sibyllin, Antigone se révèle comme
une survivance des conceptions aristocratiques qui mirent sur
nos sommets mosellans le culte de la déesse Rosmerthe, assise
auprès de son frère, le Mercure gaulois. Et de cette nuit loin-
taine, elle s'élève, fusée royale et solitaire, pour illuminer Lucile
de Chateaubriand, Eugénie de Guérin, Henriette Renan, toutes ces
« parèdres » ardentes et chastes qui meurent d'un amour fraternel.
Cette jeune figure, pleine de vie, constamment tournée vers
la mort, je l'invoque sous le nom d'Antigone l'ensevelisseuse.
Par ses chants, comme un fidèle, dans les prières traditionnelles,
j'exhale mes vœux particuliers.
Redisons les paroles sacrées :
«... J'ensevelirai mon frère... Je reposerai avec mon frère chéri
UN VOYAGE A SPARTE. 483
et j'aurai rempli mon devoir, car j'ai plus longtemps à plaire
aux morts qu'aux vivans. Je dois reposer avec eux à jamais... »
«... Je satisfais ceux à qui je dois plaire. Je m'arrêterai quand
je ne pourrai plus agir... »
«... Tu vis encore, mais moi, depuis longtemps, je suis
morte à la vie pour servir celui qui n'est plus. »
Par de telles sentences, lourdes d'un sens social, cette vio-
lente fille se désigne comme la sainte patronne de ceux qui
veulent donner, jusqu'au bout, témoignage à leur maison, à
toutes leurs traditions, fût-ce sans autre espoir que d'accomplir
une vie qui soit une note juste. Ce n'est pas un médiocre rôle
qu'Antigone nous propose ainsi. Les empereurs Marc-Aurèle et
Julien furent de tels témoins du monde antique périssant. Nous
ne pensons pas à monter dans les barques légères, heureuses, qui
s'en vont courir des destins inconnus, mais nous voulons per-
sister et faire bonne figure, sur le vieux sol traditionnel : le seul
où nous adapte notre préparation et hors duquel il ne vaut plus
de vivre.
Depuis dix années que j'aime Antigone, elle ne m'a pas
laissé une fois insensible. Si les circonstances me devaient dé-
cevoir, ses chants véridiques seraient mon refuge et, je crois, ma
consolation. De ces minces pastilles que mon regard allume,
monte une fumée qui m'enveloppe, m'isole et me donne une
paix funéraire.
*
* *
J'ai vu M'"^ Bartet jouer Antigone à la Comédie-Française.
Elle était exquise de goût, de plastique et de douceur, mais elle
trahissait Sophocle. Cette chantante M""^ Bartet amoindrit toitte
l'œuvre, quand elle hésite à nous montrer les colères d' Antigone
que tourmentent ses nerfs et son désir de gloire. En édulcorant
de tendre amabilité son rôle, elle annule l'invention infiniment
riche, souple de deux sœurs qui semblent pareilles, mais dont
l'une est déesse, et l'autre à notre mesure
On ne distinguait d'abord sur ces deux filles que de la jeu-
nesse et quelque chose d'étincelant; elles semblaient interchan-
geables. Mais qu'un choc les bouleverse ! Antigone est une sœur
d'Achille. Elle porte en elle un démon qui l'isole et la rend su-
blime, en même temps que douloureuse et mal agréable. Je vois
484 REVUE DES DEUX MONDES
Ismène de qui les yeux ne quittent pas sa sœur, mais Antigone
se plaint de son génie et nous fatigue avec sa grosse voix de
rossignol.
*
* *
Antigone et Ismène ne sont pas deux chants d'opéra qui se
marient, l'un plus puissant, l'autre plus doux, pour mieux nous
plaire, mais deux épreuves réalistes, à des échelles différentes,
d'un type royal éternellement vrai. Leur conflit, c'est le chucho-
tement de deux feuilles que le vent du malheur froisse, distingue
et fait sonner sur l'arbre familial.
Avant même que sa beauté intérieure éclate et qu'Antigone
soit toute df^^lose par la mort, on reconnaît une aristocrate, une
« eugénique, » comme elle dit d'elle-même et comme disent nos
^ sociologues modernes. Elle prend conseil de ses morts, quand elle
médite l'oreille inclinée vers son cœur.
*
* *
Antigone est une pièce de guerre civile. On y voit les su-
prêmes soubresauts d'une famille de forcenés. A travers les
siècles, de place en place, émergent, comme de hauts burgs dans
le brouillard, des familles féodales, intraitables, déniesurées.
Qu'une telle famille soit dépossédée d'un trône ou d'un domaine,
ses passions, à toutes les époques, se révéleront pareilles. Sur
la tragédie thébaine éclatent les dures couleurs qui souillent le
konak royal de Belgrade.
*
Je ne puis pas me détacher d'Antigone, quand elle s'en va, de
nuit sur la plaine des morts... C'est que nous tous, nous avons
à relever des morts sur les champs de bataille de l'histoire : des
morts que d'autres morts également vénérables nous défendent
d'honorer.
Antigone a peur, son regard est fixe, elle frôle les mânes
goulus qui, n'ayant pas encore traversé le Styx, accourent,
comme des chiens, se repaître des libations sur les tombes ; mais
rien ne la détournera. C'est le propre d'une Antigone qu'exaltée,
délirante, elle garde, comme une lanterne sous la tempête, toute
sa vive intelligence pour accomplir sa décision.
UN VOYAGE A SPARTE. 485
Stace l'accompagne; le doux Ballanche aussi, qui, la confon-
dant avec M"® Récamier, trouve, pour la décrire, quelques accens
aimables. 11 dit qu'elle aperçut un petit groupe de gardes qui
sommeillaient autour d'un feu. A quelque trente mètres, dans
la demi-nuit brillait un grand corps tout nu. Elle court sans bruit,
le reconnaît et, par pudeur, le couvre d'abord avec son écbarpe.
On sourit de reconnaître aux mains d'Antigone l'écharpe à
tout faire de M"° Récamier.
Une tempête de vent s'est élevée. La jeune fille, sur le
cadavre de son frère, pousse les cris lamentables d'une vocifé-
ra trice.
Je ne sais rien de plus beau que ce jeune aigle sombre saisi
sur un charnier et qu'on traîne devant Gréon.
Alors éclate l'immortel dialogue, la protestation d'Antigone
en face du pouvoir constitué.
Gréon. — Gonnaissais-tu la défense que j'avais fait publier?
Antigone. — Je la connaissais.
Gréon. — Et pourtant tu as osé enfreindre cette loi.
Antigone. — Ge n'était pas Jupiter qui m'avait publié ces
choses, ni la justice, compagne des dieux mânes qui avaient fixé
ces lois parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes procla-
mations, les proclamations d'un mortel, pussent transgresser
les lois non écrites et infaillibles des dieux. Gar celles-ci existent
non d'aujourd'hui, certes, ni d'hier, mais éternellement, et per-
sonne ne sait depuis quel temps elles ont paru.
L'homme sage qui lit cette scène voudrait sur son visage un
voile, car l'éclatante revendication de la vierge en faveur de
l'équité divine contre la fragile justice humaine, naturellement
elle nous émeut de sympathie, mais il s'agit de vivre en société,
et je ne puis avouer le mouvement de chevalerie qui me range
au côté de cette audacieuse. Que je cède au prestige d'Anti-
gone, il n'y a plus de cité. Gette vierge, au nom de son sens
personnel, proteste contre la loi écrite et se glorifie d'agir autre-
ment que ses concitoyens; à sa suite, dès lors, chacun de nous,
pour n'en faire qu'à sa tête, peut invoquer les lois non écrites
impérissables, émanées des dieux.
*
* *
Le conflit de Gréon avec la noble Antigone est immoral, très
propre à pervertir les Thébains. Si Gréon avait un peu d'inteili-
486 REVUE DES DEUX MONDES.
genco politique, il chercherait un biais. Je suis sûr qu'il le
trouverait en causant avec Tirésias, car les lois humaines n'ont
rien d'absolu, et c'est le propre d'un bon administrateur de les
plier selon les cas. Mais ce Créon est un novice ou plutôt un
homme passionné ; il s'égare à discuter avec sa prisonnière et lui
propose ime difficulté. Une difficulté grave, d'ailleurs, celle-là
même, qu'aujourd'hui encore, on oppose aux traditionalistes.
Étéocle et Polynice se détestaient; ils sont morts en s'exécrant;
vous dites que vous êtes leur sœur et leur sang, que vous les
honorez tous les deux et que vous les continuerez, mais, trop
légère raisonneuse, « vous outragez l'un par les honneurs rendus
à l'autre. »
— N'était-il pas aussi ton frère, cet Etéocle qui périt en com-
battant Polynice?
— Il l'était et naquit de mêmes parens.
— Comment alors honores-tu d'un service impie Polynice?
— Étéocle ne dira pas que je l'outrage.
— Cependant tu partages avec un impie les honneurs que tu
lui rends.
— Polynice était son frère !
— Il ravageait sa patrie, Etéocle combattait pour elle.
— J'agis selon les lois que Pluton nous impose.
— Le criminel et le vertueux ne doivent pas être traités de
la même manière...
Terrible difficulté du vieux texte grec et que, cent fois, dans
les mêmes termes, nous nous entendîmes opposer : — Fort bien,
nous disait-on, vous invoquez la tradition, mais quelle tradition?
Bien que notre force de vénération qui est notre source pro-
fonde ne s'arrête pas sur cet obstacle, notre dialectique en a de
l'embarras. Aussi regardons-nous avec angoisse Antigone; nous
tremblons pour elle, comme pour Jeanne devant ses juges. Mais
soudain, elle prononce la claire parole, elle projette le pur sen-
timent, elle nous associe à sa générosité naturelle qui nous
rassérène et qui volatilise l'objection :
— Je ne suis pas née, dit-elle, pour partager la haine, mais
pour partager l'amitié.
Comme une musique soutient un chant, une telle parole,
si pleine, nous accompagne et nous assiste à travers les contra-
dictions de l'histoire. Je tiens de ma naissance française d'in-
nombrables affinités, des amitiés, par où j'accorde dans mon
UN VOYAGE A SPARTE. 487
cœur nos Étéocle ot nos Polynice, tous ces frères ennemis dont
nous perpétuons la querelle.
Il faudrait que je fusse un harmoniste surhumain et que je
possédasse des ressources inouïes de rythme pour mêler dans un
cantique juste les sympathies et les déplaisirs que j'éprouve
d'Antigone. Je pleure Antigone et la laisse périr.
C'est que je ne suis pas un poète.
Que les poètes recueillent Antigone. Voilà le rôle bienfaisant
de ces êtres amoraux. A mes yeux, Antigone représente la
vertu et rhéroïsme; Créon, l'autorité légitime. Ce n'est point
dans les livres, c'est tout autour de moi que j'ai appris combien
étaient rares les circonstances oi^i le héros est utile à l'Etat. Pour
l'ordinaire, ce genre de personnage est un péril public.
*
Les chants du supplice s'approchent. Antigone commence sa
lamentation. La nénie d'Antigone marchant toute vivante à la
mort! Une des plus hautes plaintes lyriques qu'ait entendues
l'humanité.
Pour nous toucher, toute beauté nous signale qu'elle doit
périr; mais est-il rien d'aussi périssable qu Antigone dans le sen-
tier de son supplice? Elle trouve le plus fort moyen de nous
émouvoir : elle dit tout haut son regret de n'avoir pas connu le
lit nuptial. Là-dessus, fût-elle coupable, quel homme lui refuse-
rait sa complaisance? C'est une promesse de bonheur quelle
laisse échapper. Quelle fière audace a cette vierge de nous fournir
un trait si positif! Elle éveille notre désir, mais l'épure de ja-
lousie, puisque aucun homme ne la possédera.
Ballanche s'éternise auprès d'Antigone mourante, comme il
faisait les jours que M""" Récamier indisposée l'autorisait à lui
tenir compagnie. Je suis plus désireux, je l'avoue, de connaître
ce qui se passe dans Thèbes que d'entendre le gémissement de
la vierge dans son rocher. Sophocle n'a pas tout dit quand il
me fait voir la mort d'Antigone et le désespoir de Créon qui, sa
femme et son fils perdus, s'éloigne dans l'exil; il ne contente pas
488 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes mes curiosités; il laisse irrésolue la plus grave des péri-
péties de sa pièce. Qu'est-il advenu de Tlièbes?
Je suis convaincu que Sophocle a déformé l'histoire, et qu'en
fait Hémon a vécu pour 'épouser Ismène et régner. Cette révo-
lution, selon moi, fut l'œuvre de Tirésias. Le caractère exact
de ce prêtre est discernable à travers les déformations (légitimes)
du poète. Tirésias était un agitateur, un prophète, un journa-
liste, fort habile, mais vénal.
— L'appât du gain te dicte tes discours, lui dit Gréon. Toute
la race des devins est avide d'argent.
— C'est grâce à moi, réplique Tirésias, que tu as sauvé l'Etat,
que tu règnes.
— Tu es habile, oui, c'est certain, mais je me méfie...
Tirésias attendait une circonstance favorable. La mort d'Anti-
gone le sert. En marchant à la mort, la victime disait aux par-
tisans d'Etéocle et aux partisans de Polynice : « Voyez, chefs des
Thébains, une princesse, seul reste du sang des rois, voyez quels
outrages elle reçoit. » Un tel spectacle dut en effet émouvoir la
populace. Songez à l'utilité d'un cadavre dans nos troubles pari-
siens. Cette mort, par son pathétique, refit l'unité dans Thèbes;
surtout elle donna plus d'assurances pour l'avenir à Tirésias.
Il voyait bien que sur une Antigone on ne peut rien fonder,
mais au nom de la jeune Ismène, il gouvernera comme Joad,
dans Athalie, sous le couvert du jeune Joas.
Ce serait un plaisir de reconstituer l'habile et sainte argu-
mentation par laquelle Tirésias, sur l'Acropole de Thèbes, jus-
tifia, consacra le nouveau règne. Sans nul doute, ce prêtre a
devancé la fameuse doctrine de Joseph de Maistre sur l'effi-
cacité merveilleuse du sacrifice volontaire de l'innocence qui
se dévoue elle-même à la divinité comme une victime propitia-
toire : « Toujours les hommes ont attaché un prix infini à cette
soumission du juste qui accepte les souffrances... Les change-
mens les plus heureux qui s'opèrent parmi les nations sont
presque toujours achetés de sanglantes catastrophes dont l'in-
nocence est la victime. »
Bien que de telles idées aient été, je crois, étrangères à l'in-
domptable Antigone, chez qui le fait princier, l'orgueil du sang
suffit à rendre tout intelligible, on ne blâmera point Tirésias de
les lui avoir prêtées. C'est l'usage des politiques de maquiller la
figure et de fausser la pensée des cadavres.
UN VOYAGE A SPARTE. 489
*
Avec quelle soupjesse Sophocle se plie aux dures nécessités!
quel sens aristocratique ou politique de la vie ! Il a très bien
vu qu'il serait également dangereux de sacrifier Antigone à
Gréon, ou Créon à Antigone. On avait ouvert dans Thèbes un
conflit sans issue entre l'Etat et la famille, mieux encore entre
la vie sociale et le droit de la nature. Ces forces se niaient l'une
et l'autre. Il fallait régler le problème en supprimant les deux
termes, je veux dire les deux personnages inconciliables.
Sophocle avait cinquante-cinq ans lorsqu'il écrivit sa pièce.
Ce n'est plus un jeune poète qui subit tout le prestige d'une
figure héroïque; il jouit des belles parties d'une telle nature,
mais garde un juste sentiment du paysage général. Une fleur
tournoie sur un gouffre. Derrière cette frêle vivante, l'homme
mûr surveille tout l'horizon. Il était utile à la paix sociale
et à l'ordre moral qu'Antigone et Gréon disparussent. Rien que
par cette solution, Sophocle méritait le poste de stratège auquel
il semble bien que ses auditeurs l'élurent.
X. — MON AMI TIGRANE, DISCIPLE DES STÈLES DU CÉRAMIQUE
Pourquoi suis-je revenu si souvent parmi les blanches stèles
du Géramique ou du musée de Patissia?
C'est en commémoration de l'influence virile qu'elles eurent
sur celui de mes amis qui m'a le plus émerveillé : je veux parler
d'un jeune Oriental, l'Arménien Tigrane, qui faisait avec tout de
la poésie et qui, durant plusieurs années, guida mon imagination
dans le monde asiatique. Il servait là mon goût bien involontaire-
ment, car sa raison contredisait avec violence l'Orient. Il avait
étudié auprès des plus doctes imans, mais sous les poivriers
d'Athènes, son cœur ne voulut plus connaître que les trésors de
l'Occident. 11 y satisfît son dégoût des conceptions familières aux
masses asiatiques et son enthousiasme pour nos méthodes de
pensée. Il ne m'a jamais répondu qu'à contre-cœur si je l'inter-
rogeais sur les cyprès qui ombragent les tombes d'Eyoub, ou bien
sur les barques rapides du Bosphore et de la Corne d'Or. Il
haïssait ces turqueries. Les cimetières de Constantinople, ces
champs de ronces plantés d'innombrables pierres que couronne
490 REVUE DES DEUX MONDES.
un turban, peuvent susciter d'agréables rêveries chez un voya-
geur désintéressé, mais Tigrane disait avec mépris : « Le Turc,
devant l'immensité de son créateur, est de la poussière qui re-
devient poussière ; devant l'omnipotence du Sultan qui le
nourrit, il est un fonctionnaire qu'on remplace. Sa raison est
esclave dans le domaine moral comme son corps dans le do-
maine politique, et la corde dont il ceint avec orgueil son
front rasé apparaît sur les pierres mortuaires comme l'emblème
dernier de la servitude. »
En circulant aujourd'hui parmi les asphodèles du Céramique,
je comprends d'une manière sensible que, dans la pire détresse,
Tigrane se mettait à l'école de ces tombeaux antiques ! Son ima-
gination, hantée par les supplices où des milliers d'enfans de sa
race moururent, aimait à se prémunir contre un destin atroce
en méditant le calme souverain de ces séparations...
Sur les monumens funéraires d'Athènes, on voit le mort
assis devant sa tombe et qui prend congé de ses amis. Nulle
angoisse, aucun abattement ; c'est un fruit qui se détache ou le
soleil quand il se couche. Un honnête homme se retire d'une
honnête compagnie.
Voici un vieillard et sa fille morte. Que pense le père? On
distingue sa douleur. Mais cette fille? Gomme elle est calme!
En regard de son indifférence, j'évoque le cri terrible, que me
citait Alphonse Daudet, d'un enfant du Nord malade, veillé par
les siens, et qui, dans la nuit, chuchote : « Père, cela me fait
tant de peine de mourir ! » Une telle plainte nous étouffe d'an-
goisse, mais au Céramique, on accepte la mort. Toutes les vertus
que contient le mot « dignité » sont réunies sur cette vierge. Dans
les sérails do l'Orient, elle introduirait la fierté d'une âme libre.
On reçoit d'elle une préparation pour entendre la Myrrha de
Byron, qui, asservie au barbare charmant, par l'amour plus que
par des chaînes, veut l'helléniser, l'affranchir de ses vices. —
Ailleurs, deux jeunes gens armés du casque, de la lance et du
bouclier, se donnent l'adieu. Leurs jeunes femmes, dont l'une
iebout s'appuie légèrement sur sa compagne assise, regardent
iiu loin, et de la main droite désignent, rappellent ces héros
distraits. Près de quitter les plaisirs et la tendresse, ils ne pen-
sent qu'à leur gloire. — Sur un autre marbre, le mort, un ado-
lescent qui tient un bâton et qu'accompagne son chien, plonge
au loin un regard pensif. Rien ne marque pourtant qu'il regrette
UN VOYAGE A SPARTE. 491
la vie ; c'est quand les forces déclinent qu'on s'attache à l'exi-
stence : à trente ans, on veut du nouveau, toujours du nouveau,
et c'en est encore de devenir un héros. Un vieillard l'examine
avec un profond chagrin. C'est le père; il ne pleurera pas. Sans
doute les Grecs connaissaient les larmes, puisqu'un petit ser-
viteur, assis par terre et pelotonné, pleure, mais c'est un enfant
et un esclave.
De telles compositions, comme un geste de la main écarte
des fumées, font du silence autour de nous. La société de ces
morts murmure : « Retenez vos larmes et n'aigrissez pas votre
cœur; tout est accompli. »
Les parnassiens sont passés à côté du bon sens, s'ils ont
voulu, au nom de l'Hellénisme, bannir de la poésie les émotions
personnelles, mais ils pouvaient nous parler justement d'une
certaine impassibilité grecque, ou, du moins, reconnaître dans
l'élite athénienne des hommes qui pratiquaient ce que Spinoza
et Gœthe, avec le pédantisme de nos races, nous ont rendu
accessible sous le nom d' « acceptation. »
Cette tenue des anciens Grecs devant l'inévitable est exprimée
avec une force saisissante sur les stèles et les lécythes. Elle
compose sans phrases un enseignement dont mon ami Tigrane
fut l'élève. Par là, sa vie mérite mieux qu'une allusion rapide.
Elle est bien dans le sens de mon voyage, car d'Athènes à Sparte
mon objet, c'est de reconnaître quel bénéfice moral nous pou-
vons encore tirer de la Grèce subsistante. Et puis comment
quitter si vite la mémoire de mon ami : si je m'éloigne, il va
glisser dans le plus muet isolement.
Les premières circonstances où j'ai connu Tigrane me dispo-
saient à sentir vivement son charme. En effet, des soins matériels
et des occupations basses laissent s'amasser en nous une sorte
de nostalgie ou de mal du pays ; les êtres qui nous entourent
deviennent des espèces de fantômes, et nous nous retirons, comme
dans un réduit sacré, tout au fond de notre conscience où fer-
mente un vague enthousiasme. Dans l'été de 1893, je m'occupais
d'une campagne électorale à Neuilly, et, bien qu'elle fût inté-
ressante, je sentais s'irriter en moi des exigences de poésie. Au
milieu de ces dispositions, je fus surpris par la visite d'un jeune
Arménien, qui désirait me dire son amitié pour mes livres, et il
m'enchanta tout d'abord par la lumière de son visage et par sa
492 REVUE DES DEUX MONDES.
grâce un peu raide. C'était un fragile morceau d'ambre, déga-
geant un précieux arôme intérieur. J'appris avec curiosité qu'il
venait de Constantinople, et je fus émerveillé, quand il me ra-
conta que sa famille avait passé par Bagdad. Cela me changeait
de Neuilly, de Boulogne et de Billancourt. Pour l'instant, il
suivait un traitement d'hydrothérapie dans une maison de repos
du boulevard d'Argenson. Ses yeux étaient trop grands, ses
membres frêles et ses gestes un peu contractés ; il parlait d'une
manière précise, avec une sorte de fierté et l'on se plaisait tout
de suite à le traiter en jeune prince d'Orient.
Comme on propose à un invité le tour du propriétaire, j'ofTris
à Tigrane de me suivre chez les marchands de vins où j'avais
des mains à serrer.
Ce jeune flatteur trouva qu'on y parlait trop peu du Jardin
de Bérénice.
— En vérité, lui répondis-je, ce qui me gène chez les mas-
troquets, ce n'est pas ma soif d'égards. C'est, tout au court, mon
manque de soif. Le petit-bleu, le petit-blanc, le mêlé-casse, le
marc-teint me dégoûtent également. Ah ! ce serait plus agréable
de respirer des roses à Chiraz que de trinquer sur le zinc ! Mais
ne trouvez- vous pas que l'agréable nous débilite l'âme?, Ce qui
me plaît dans les besognes où vous me surprenez, c'est précisé-
ment que je m'y contrarie. Il y a du plaisir à faire quelque
chose d^extrêmement ennuyeux, à se porter de tout son corps
contre un obstacle. D'ailleurs, ces médiocrités sont les moyens
d'une œuvre magnifique, et, si j'avais plus d'énergie généreuse,
sans doute que je saurais réconcilier cette réalité avec mon idéal.
Là-dessus, je lui exposai quelques-unes des thèses détermi-
nistes, connues aujourd'hui sous le nom de nationalisme.
Elles flattent vivement un individu un peu fier, parce qu'elles
le prolongent dans le passé et dans favenir de sa race; elles lui
permettent de sentir que l'humanité vit dans une étroite élite,
où de lui-même il se place.
— Ainsi, mon cher monsieur, disais-je à Tigrane, vos ancêtres
vous ont préparé sur la rive de l'Euphrate et dans la Mésopo-
tamie, d'où vous êtes venu en Perse pour habiter aujourd'hui
Constantinople. Certainement votre sensibilité diff"é rente do la
nôtre vous permet de goûter, mieux que je ne puis, les musiques
monotones de l'Orient et les motifs décoratifs indéfiniment
répétés et divers des Alhambras musulmanes. C'est par là que
UN VOYAGE A SPARTE. 493
VOUS m'êtes précieux. Les partisans et même les adversaires,
Rvec qui vous me voyez m'agiter, m'intéressent d'une certaine
manière fraternelle, car nous sommes des frères d'armes, mais
je les vaux, ils me valent et je les défie de m'étonner. Nous pou-
vons bâiller en nous regardant, mais vous, Tigrane, vous m'étiez
annoncé par les figures persanes que j'ai vues peintes sur des
boîtes ou sur des plats de livres. Si j'ai rêvé plusieurs fois que,
dans Chiraz, je visitais le tombeau de Saadi et qu'un jeune lettré
convaincu par ma démarche me livrait le sens secret de Fir-
dousi, d'Hafiz et d'Omar Kheyam, ce jeune lettré c'était vous.
J'aime la rêverie auprès du jet d'eau des cours intérieures d'Asie;
j'aime les histoires un peu fades, mais pleines de ressources ver-
bales, sur les amours de la rose et du rossignol; j'aime le soleil
écrasant. Eh bien ! toutes ces formes diverses d'une poésie où
mon esprit aspire, ce jet d'eau comme ces légendes du rossignol
et de la rose, comme ces lourds après-midis de soleil, avec quoi
le cerveau fait de la résignation, vous les mettez auprès de moi,
Tigrane. Je vous reconnais pour l'un des innombrables voya-
geurs qui furent, à toutes les époques, les sages des diverses
races de l'Orient; vous m'apparaissez comme un épi de
l'immense moisson asiatique.
Ainsi je devisais, ou, plutôt, c'est ainsi que j'aurais voulu
deviser. Nous manquions de loisir. Dans cet été de 1893, je vis
peu Tigrane, car ce n'était pas pour moi le temps de la rêverie.
Parfois, dans les réunions les plus épaisses, à la faveur d'une
houle, du haut de l'estrade où je parlais, j'apercevais sa jeune
figure dorée, agréable et mystérieuse, comm_e la flamme d'un
cierge en plein jour. Puis il quitta la France et, peu de semaines
après, je reçus du Caire ou d'Alexandrie, un journal qui conte-
nait ses impressions sur mon ardente campagne électorale. C'était
imprimé en caractères égyptiens, qui sont des petits traits fleuris
et bistournés. On eût dit un bouquet défait, un sélam répandu.
Une traduction que mon Arménien avait jointe à son envoi me
convainquit de sa flatteuse sympathie en même temps que de
son joli goût.
Quelques mois après, quand je dirigeai la Cocarde, j'écrivis à
Tigrane, et il m'envoya de Constantinople des pages charmantes
qui rappelaient les soies brodées de Loti. Puis, les jours s'amas-
sant, une buée se forma sur l'image que j'avais gardée de ce
frêle passant.
REVUE DES DEUX MONDES.
En 1896, Tigrane réapparut en chair et en os. Il hiyait de
Constantinople et venait de passer par Aliiènes. Il reprit tout de
go ma conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d'accord
avec les morts de sa nation, il voulait vivre et mourir pour sa
malheureuse Arménie. Quant à moi, il venait m'offrir le rôle
d'un Byron. 11 fallait que je le suivisse dans une série de confé-
rences, puis en Grèce, pour organiser une descente de volontaires
en Gilicie.
On pense si je regardai avec soin ce pèlerin ! J'avais, dès notre
première rencontre, discerné qu'il portait en lui un inconnu
de poésie; mais cette fois-ci, le jeune lettré cosmopolite s'était
évanoui. La chrysalide aux beautés d'emprunt avait mué; je me
trouvais en face d'un patriote et d'un apôtre.
Tigrane avait de naissance une âme désireuse d'attirer sur
soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à
qui tout milieu morne eût été insupportable. Mais il existe des
milliers de jeunes gens de cette sorte. Ce qui m'émut, ce fut de
voir les meurtrissures et les stigmates d'une nation défigurant
la beauté naturelle d'un individu. Mon fragile et fier Tigrane
était préparé pour être un jeune aristocrate, et les circonstances
voulaient qu'il fût un esclave, ou bien un révolutionnaire, ou bien
un exilé. C'était un enfant malheureux.
En méditant sur une telle vie, je me convainc que c'est une
grande chance d'être né Français, fût-ce dans une F'rance dimi-
nuée. L'Arménien Tigrane ne pouvait connaître qu'un idéal
désespéré. Il n'en avait pas conscience les premières fois que je
le vis, car il sortait de faire ses études au collège d'Arcueil et puis
de voyager en Amérique. Mais, en 1896, un long séjour à Con-
stantinople venait de lui révéler sa race, son cœur et son destin.
On peut imaginer ce qu'avaient été les frémissemens de ce
jeune homme formé par une double culture anglaise et fran-
çaise, quand il trébucha dans les cadavres des siens jetés en
travers des rues de Péra et qu'il entendit la maxime des Turcs :
« L'arbre doit être privé de ses branches, mais non pas déraciné,
car il s'agit que les enfans instruits par l'exemple grandissent
dans la soumission et servent de nouveau avec fidélité. » Quel
tragique déniaisement pour un garçon à peine majeur ! Il se
chercha et se trouva dans ses morts. Il se comprit comme l'un
des points les plus consciens de sa race et ne voulut point
douter que la raison occidentale, à laquelle nos collèges l'avaient
UN VOYAGE A SPARTE. 495
initié, ne fût appelée à conquérir tous les pays oii elle n'exerce
pas encore son empire.
Sa vue principale, dès lors, fut que l'Arménien, pour fournir
de l'excellent, doit se soumettre à la culture hellénique. Il m'en
a bien souvent donné la démonstration historique.
— C'est à la conquête d'Alexandre, disait-il, que l'Arménie,
jusqu'alors trop soucieuse d'imiter la Perse, se retourna vers
l'Occident. Les dieux, les statues, les sophistes et les acteurs de
la Grèce furent reçus à Tigranocerte et dans Artaxade... Athènes,
Mithridate et le roi d'Arménie unirent leurs efforts contre
Rome. Le succès politique des Romains n'entrava point l'hellé-
nisme dans l'Orient. Les professeurs grecs continuèrent de faire
l'éducation des riches Arméniens... Plus tard, contre les inva-
sions mazdéennes, puis musulmanes, les Arméniens furent le
rempart de toute la civilisation chrétienne. Plusieurs centaines
d'années, ils résistèrent, furent piétines, se relevèrent au milieu
des neiges, apparurent à l'entrée des défilés, aux abords des
cavernes, sur des hauteurs inaccessibles, flore énergique enra-
inée dans les rochers. Cependant beaucoup do paysans, de
riches citadins et de princes passèrent à Byzance. Il y eut une
garde arménienne, des généraux, des ministres, des empereurs
arméniens...
Cette période triomphante flattait au plus haut point les pas-
sions politiques de Tigrane. Pour me la rendre intelligible, il
revenait toujours à Jean Zimiscès l'Arménien , qui refoula les
Arabes et les Bulgares, et qui perdit, par le poison, la couronne
impériale qu'il avait conquise par ses victoires et ses crimes.
Tigrane aimait, je crois, ce brutal héros parce qu'il lui voyait
des vertus batailleuses qui manquent trop aux doux Arméniens
de Galata.
Toutes les nations vaincues et foulées, l'Irlande comme la
Pologne, l'Arménie comme la Roumanie, ont des poètes qui
lamentent les destinées de leur patrie; ils enchaînent dans leurs
récits les héros fabuleux aux soldats les plus récens de la
liberté. Aucun de ces élémens d'émotion ne manquait à Tigrane;
ils faisaient au fond de son àme une chaleur concentrée, mais
sa poésie propre était une sorte de philosophie de l'histoire. Il
cherchait dans les annales byzantines des leçons utiles au succès
de sa cause, et sa constante conclusion, c'était qu'il fallait lier
les destinées de l'Arménie à celles de la Grèce.
496 REVUE DBS DEUX MONDES.
Quand Tigrane dut quitter en hâte Constantinople opres la
journée du 26 avril 1896 et qu'il vint à Paris m'apporter ses
ardentes excitations, il s'arrêta en route à Athènes. Il y fit
une conférence. Sur cette terre favorable, il donnait enfin leur
vol aux pensées qui depuis trois années multipliaient et s'étouf-
faient en lui. Son succès fut immense. Les Athéniens recoji-
nurent le délégué d'une nation marchande, en même temps
qu'un esprit formé par la discipline de l'hellénisme, c'est-à-dire
chez qui l'enthousiasme ne nuit pas à la mesure ni à l'habileté.
J'ai sous les yeux le manuscrit de son discours. J'y goûte
le mélange d'un accent héroïque et d'une argumentation réaliste.
J'aime surtout l'élasticité de cette âme courageuse qui trouvait
dans tous les malheurs une raison de se dresser.
On ne peut lire sans amitié les lettres que Tigrane écrivait
d'Athènes à sa mère demeurée à Constantinople.
30 septembre 1896.
« Je vais prolonger mon séjour jusqu'au 10 octobre et
peut-être un peu plus en donnant des articles aux journaux. La
presse grecque m'a fait un excellent accueil. La vie d'ailleurs est
ici très facile. Une pièce de vingt francs vaut trente-cinq francs
grecs. Je vais donner ma conférence samedi soir. La manifes-
tation aura lieu le lendemain, après le service religieux. Nous
honorerons d'abord le monument Byron, et nous irons ensuite
saluer celui du patriarche Grégoire, pendu par les Turcs au
Phanar. Je me sens vivifié par la vue des ruines que j'ai aimées
depuis mon enfance et par la saine énergie des sentimens qui
animent le peuple d'Athènes. Je pense à toi en mangeant le
raisin de l'Attique dont les grappes sont longues, exirêmement
sucrées, à la peau dure, ou bien cette autre espèce de raisins qui
s'appelle « la mamelle d'Aphrodite » et qui est rose. Si tu n'as
pas encore envoyé à Paris mes ordonnances de pharmacie,
adresse-les-moi ici... »
1" dimanche d'octobre .1896.
« Ma chère mère, je viens de recevoir enfin ta lettre. Me voilà
content. Je l'attendais avec anxiété. Elle me surprend au milieu
du plus grand désordre. Toute la matinée j'ai été occupé à
dicter et à recopier mon discours dont le texte entier et des
UN VOYAGE A SPARTE. 497
fragmens sont demandés par les journaux de toutes nuances de
la ville. Le président du Syllogue a chargé quelqu'un de venir
me remercier d'avoir honoré leur maison d'une semblable con-
férence, de me présenter le titre de membre du Syllogue et de
m'annoncer que la traduction grecque du discours serait j^ubliée
à leurs frais. Le discours concluant à l'alliance des deux nations
sur le double terrain moral et politique, une foule de pourpar-
lers se sont engagés en ce qui concerne la réalisation immédiate
des idées que j'ai exposées. Je suis donc occupé d'une part avec
le monde universitaire, d'autre part avec les comités grecs, qui
me chargent d'une mission pour Paris. En un mot, l'alliance a
été bien plaidée. Moi-même j'en fus quelque peu surpris. Jamais
je n'ai eu des idées aussi claires et le travail cérébral aussi facHe
qu'à Athènes.
« Les Grecs veulent que les Arméniens du Pirée et d'Athènes
ne quittent pas le pays. Pour faciliter leur installation, ils vont
m'arranger une entrevue avec le Premier, Delyannis, à qui je de-
manderai qu'un lot de terre soit accordé à nos transfuges en
Thessalie. Ces diverses affaires m'empêcheront de partir demain.
Je ne m'embarquerai que l'autre dimanche. Les Arméniens sont
très heureux d'avoir exhibé celui que les journaux comblent des
épithètes de nearos, aristos, retor, philosophas, philoxenos, phil-
hellenos. Le bruit même a pris naissance que Tigrane était un
millionnaire du Caucase. Je te dis tout cela, ma chère maman,
pour te distraire.
« J'ai vu le Parthénon, le Musée. Quel dommage que je n'aie
point d'argent pour que tu me rejoignes ici et que nous visi-
tions ensemble tous ces marbres en compagnie des professeurs
de l'Université : à la chaire de mythologie tu retrouverais
toutes ces dames d'Ovide; c'est ici qu'il y a des attitudes qui
t'inspireraient des poses : draperies, profils de mains, tabourets,
et tout cela contemporain de Périclès !
« Au moment de fermer ma lettre, voici que je reçois un mot
d'un écrivain qui habite le Pirée et qui, en compagnie de plu-
sieurs Grecs, était allé à bord du dernier courrier pour me dire
adieu. Comme ils savent tous que j'aime beaucoup les fleurs,
sa lettre est accompagnée d'un envoi de fouis dont le parfum
peut-être parviendra jusqu'à toi et de roses énormes. Cet écri-
vain, qui est le premier auteur tragique de la Grèce, a entendu
avec enthousiasme la partie de ma conférence où je parle du
TOME XXX. — 19C5. • 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
x^ siècle byzantin pendant lequel les Grecs et les Arméniens
s'unirent contre les Slaves et les Musulmans. Lui-môme a étudié
spécialement cette époque, et en a tiré la matière d'une trilogie,
où règne la figure de Théophano. La dernière pièce de cette
trilogie est Zimiscès, l'empereur arménien, pour lequel il est
tout feu et passion, et probablement son imagination lui fait
retrouver en Tigrane l'énergie et le philhellénisme de ce Jean
Zimiscès. Il vient de consacrer à Tigrane un article qui débute
par une citation de Schiller : « J'ai vingt-deux ans et je n'ai
rien fait encore pour l'immortalité. » Il continue : « Ces vers
que Schiller met dans la bouche de don Carlos et dont beau-
coup d'entre nous sentent encore l'amertume à quarante ans,
Tigrane n'en a point éprouvé la mélancolie. » Tu vois que l'on
est plongé ici dans l'histoire et dans le lyrisme.
« Je t'écris à la hâte, car quelqu'un m'attend pour me conduire
aux jardins du roi. On y voit de belles allées que fit dessiner la
reine Amélie, femme d'Othon. C'est grâce à ses soins qu'Athènes
fut fleurie et décorée d'arbres. Il paraît qu'au début, on allait
voler toutes les fleurs de ses parterres, surtout aux jours où il y
avait quelque fête au palais. Aussi, chaque fois qu'elle recevait,
avisait-elle ses invités qu'ils ne devaient pas être fleuris. Olga
n'est nullement aimée par le peuple qui la considère comme une
Slave, comme une barbare.
« Ce soir, je vais manger un excellent yoghourt, cadeau d'Ar-
méniens que nous avons réussi à placer en ville comme restau-
rateurs. Quand remangerons-nous ensemble de toutes ce?
bonnes choses? Si nous pouvions nous rencontrer ici, au prin-
temps, pour quelques mois!... Je suis obligé de glisser et de me
taire sur la partie sérieuse de mon séjour... »
Tigrane doit se taire à cause de la police ottomane, et moi,
je diminue peut-être le caractère politique de mon ami, si je
laisse s'épancher devant des lecteurs sans complaisance ce long
chuchotement d'un fils de vingt-cinq ans à l'oreille d'une mère
inquiète. Il la caresse en lui disant : « On fête ton fils. » La
jolie animation de cette figure adolescente sous le soleil d'Athènes
et sous les premiers feux de la gloire ! Désormais, tous les rêves
de Tigrane évolueront autour de ces heureuses semaines de sep-
tembre-octobre 1896, étroit espace lumineux d'une vie sur qui
va tomber la plaie noire de l'exil.
UN VOYAGE A SPARTE. 499
Ce jeune oiseau migrateur m'arriva porté sur deux ailes de
poésie et d'impatience. Il cherchait un grenier où faire sa pro-
vision arménienne. Ce partisan, qui ne croyait pas décider les
riches de sa nation par des appels au cœur, prétendit me gagner
en me montrant mes avantages. « Qu'est-ce qu'une obscure
campagne à Neuilly-Boulogne, disait-il, auprès d'une expédition
en Cilicie? » Les destinées interrompues de Byron m'attendaient
sur des rivages fameux.
Si j'avais été indépendant, je serais parti avec Tigrane, en
limitant mes ambitions, de manière à limiter mon échec : je me
serais proposé simplement de courir une aventure. Pour la
réussir, je manquais peut-être des qualités sportives. Mon jeune
et idéaliste ami prévoyait l'objection, mais il la réfutait avec une
arrière-pensée que la connaissance de l'histoire lui suggérait :
« La cause de l'indépendance de la Grèce fut mieux servie par la
mort de Byron qu'elle ne l'eût été par sa vie. L'exact emploi de
cet illustre volontaire fut de fournir aux Grecs son argent, et puis
un cadavre de bel effet. » A la bonne heure! j'aime les idéalistes
qui ont dans l'esprit des parties positives.
C'est très probablement dans le musée de Patissia que Tigrane a
rêvé pour moi la fin honorable qu'il est venu me proposer à domi-
cile. Il admirait la conception que les Grecs se font de la mort.
— Toute leur vie, disait-il, est une belle tragédie dont le
tombeau fait le terme glorieux. Ils la jouent sur des petits
théâtres. Dans leurs étroites cités, on promène le mort à visage
découvert et chacun dit sur lui des éloges et des regrets. Ainsi
le Grec s'habitue à considérer la mort comme un collégien le
jour de la distribution des prix, qui est en même temps la veille
des vacances.
J'indiquais au jeune Arménien que moi aussi je croyais
qu'il y a deux ou trois choses plus importantes que la vie ;
cette croyance est même le pain de notre race. Je lui rappelais
les belles exclamations de Bonaparte : « Ne faut-il pas toujours
périr? Celui qui tombe sur le champ de bataille échappe à la
tristesse de se voir mourir sur son lit, environné de l'égoïsme
d'une nouvelle génération. 11 n'a jamais inspiré la compassion
que nous arrache la vieillesse caduque ou l'homme tourmenté
par les maladies aiguës. » Dois-je avoir des remords si par de
tels propos j'ai donné de l'espoir à Tigrane? Aussi bien il m'était
difficile de lui dire :
500 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon cher Tigrane, je vous aime et vous admire de ce que vous
voulez être un martyr du patriotisme. Mais avouez tout de même
que ce serait trop drôle si, moi, Français, j'allais me faire Armé-
nien. C'est déjà bien beau que vous le restiez. Et, entre nous,
sachez qu'à votre insu, vous êtes en train de vous faire Grec.
Tigrane était trop neuf encore pour que je me livrasse avec
lui à l'ivresse des dieux, au plaisir cruel de voir tout à fait clair.
Il eût dit comme le jeune Saint-Just : « Ils m'ont flétri le cœur. »
Je ne lui ai jamais avoué que je croyais fermement à son échec;
il aurait souffert, et, s'il m'avait cru, il serait, tout d'un coup,
devenu devant moi un pauvre petit garçon. J'aurais été bien
fâché de le détourner et qu'il ne déployât pas ses vertus. J'ai
traité ses projets comme j'aurais fait d'un manuscrit qu'il m'eût
présenté. J'ai contesté certains détails de l'action de Tigrane,
jamais je n'en ai mis en question l'idée fondamentale. Pourtant
je lui ai donné quelques indications assez sombres. Je le vois
encore, par les après-midi d'hiver, appuyé contre mes rayons de
livres. Je lui disais, à propos de l'assassinat de Mores, ce que
j'ai vérifié ensuite sur la mort de Villebois-Mareuil, que les pré-
parations d'une mort héroïque supposent un état d'esprit ana-
logue par certains côtés aux prodromes d'un suicide. Quand
Byron voulut gagner la Grèce, ses amis l'accompagnèrent jusqu'à
son navire qui partit au milieu de l'enthousiasme, mais sitôt en
pleine mer, le mauvais temps survint et le contraignit de ren-
trer au port, où personne ne l'attendait plus. Byron passa trois
heures à terre. Il retourna dans la maison démeublée où il avait
habité avec la Guiccioli et il pleura. Tigrane et moi nous nous
taisions pour entendre les larmes du héros qui s'était tant dé-
truit qu'il n'avait plus qu'à parfaire rapidement sa destruction.
Qu'on ne croie point au reste que mon ami fût un cerveau
durci de naissance ou congestionné par son rêve. Tigrane avait une
intelligence qui met les choses à leur place. Grande beauté chez
un martyr. Elle manque, à mon gré, au Polyeucte de Corneille,
tandis que je la vois, par exemple, chez mon compatriote La-
salle, le cavalier de Lunéville, dans cette fameuse soirée de
Burgos, où, peu de jours avant qu'une balle le tuât net à Wagram,
il devisait avec le sage Messin Rœderer. « Pourquoi veut-on
vivre, disait le jeune Lasalle, campé dans ses grandes culottes
à la mameluck et tirant des bouffées de sa pipe? Pour se faire
honneur, pour faire son chemin, sa fortune. Eh bien! j'ai trente-
JN VOYAGE A SPARTE. 501
trois ans, je suis général de division... Savez- vous que l'Empe-
reur m'a donné l'an dernier cinquante mille livres de rente? On
jouit en acquérant tout cela, on jouit en faisant la guerre, on
est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement, et puis,
quand on s'est fait un nom, eh bien! on a joui du plaisir de le
faire. Tout cela m'est arrivé. Moi, je puis mourir demain. »
J'ai horreur des hommes de sacrifice qui tombent dans la
niaiserie. On peut toujours faire quelque chose d'un pur goujat,
d'un matérialiste, mais un idéaliste qui est en même temps un
imbécile, quelle inutile créature ! On voudrait qu'il bêlât pour
l'envoyer à l'abattoir. Tigrane savait que la vie ne ressemble pas
aux portraits qu'on en trace dans les discours d'apparat (distri-
butions de prix, oraisons funèbres, etc.). C'est ainsi que son
intelligence savait tirer des satisfactions de faits que sa sensibi-
lité déplorait. Dans le palais secret de son âme, je le vis tou-
jours se féliciter, au nom de l'Arménie éternelle, que les maîtres
de sa nation fussent des bourreaux. Un chef sait bien que les
soldats marcheront dès qu'ils auront à venger des camarades.
C'est quand Tigrane parlait des longues misères de sa race
que sa passion et sa raison étaient les plus belles à voir.
— Mes grands-parens, disait-il, se souviennent que de leur
temps, les chrétiens avaient encore coutume de porter sur eux
un mouchoir spécial : au moindre geste, ils se courbaient pour
essuyer les pieds d'un janissaire... Ce caractère ethnique brutal
de nos maîtres sera notre salut. En nous condamnant au travail
et en s'attribuant à eux-mêmes le privilège exclusif de déployer
la force, les Turcs se murent dans un moyen âge prolongé et
nous préparent pour la vie du xx^ siècle. Comme les Grecs, nos
frères, nous devrons notre liberté aux flots de sang de nos com-
patriotes égorgés, aussi bien qu'à l'argent de nos obscurs mar-
chands.
Ce jeune prophète d'Arménie ajoutait :
— La main de Dieu ne s'est pas encore assez appesantie sur
son peuple.
Tigrane, cependant, ne partageait pas lïvresse que j'éprouve
à constater la bj'utaiité avec laquelle les lois du monde, les né-
cessités courbent et nivellent tous les êtres. C'est pour moi
quelque chose d'analogue à la représentation d'une tragédie par-
faite. J'aime voir l'orgueilleux cochon qui entre à un bout de la
machine en faisant mille difficultés, toujours les mêmes, et qui
502 REVUE DES DEUX MONDES.
sort à l'autre bout en belles saucisses et jambons. Quand Tigrane
me disait que la force doit céder à l'esprit, je lui laissais voir,
sans y insister, que je me méfiais d'un esprit qui, depuis tant de
siècles, n'était pas devenu la force.
— Que voulez-vous, lui disais- je, dans le pommeau d'un sabre
ou dans une pièce de cent sous, il y a toujours de l'intelligence.
A part cela, tous mes respects et surtout mes tendres sentimens
aux vaincus et aux pauvres.
Nous eûmes cette conversation par une après-midi de janvier
dans les sentiers du bois de Boulogne.
— Je ne veux plus, me disait-il au retour, que vous me
promeniez dans ce bois triste comme un cimetière. Tout ce que
vous me dites me décompose.
Mes tristesses m'empoisonnent moi-même quand elles ont
perdu leur lyrisme et que je les retrouve figées dans un coin de
ma mémoire. Ah ! je n'ai pas le bel optimisme de ce Tigrane qui,
des malheurs mêmes de sa nation, tirait une promesse de bonheur.
L'Orient, c'est l'acceptation. Tigrane s'attachait avec fréné-
sie à l'Occident courageux. On eût dit 1 élan d'un malade vers
la guérison. Je n'abordais pas à fond le problème du fatalisme,
mais j'indiquais que l'Asie, en voulant croire que l'avenir est
réglé d'avance et qu'un grand cœur n'y peut rien changer, atteint
à une résignation qui n'est pas sans une sombre grandeur. C'est
ce que déniait Tigrane. Il n'avait de sympathie que pour la
patience, les ressources et lelasticité grecque. On trouve le
même enthousiasme exclusif chez tous les raïas qui tendent à
se libérer du Turc. Quant à nous qui sommes cette pensée
occidentale qu'ils veulent acquérir, il est naturel que nous
cherchions ce que nous ne possédons pas, et que nous nous
tournions parfois vers les jardins de l'Islam.
— Achetez une maison, lui disais-je, dans l'allée des Poi-
vriers, à Athènes. Pour moi, mon rêve demeure une vérandah,
pleine d'œillets blancs, là-bas, sur l'indus, aux extrémités de
l'empire d'Alexandre... Combien j'aime aussi ce lac d'un bleu
intense dont parlait Ximénès, l'Espagnol né à Avila, et qu'il vit
dans les montagnes pleines de neige et de myosotis d'où ^il
embrassait toute la Perse !
Ainsi je me plaisais à contrarier, à exciter Tigrane jusqu'à
ce qu'il me dénonçât une nouvelle fois les fermens malsains de
l'Asie et je pensais: « Bonheur! voilà encore qu'il va maudire,
UN VOYAGE A SPARTE. 503
et de l'objet que ses malédictions me décrivent si beau, j'en-
richirai mon imagination. »
En vain, d'ailleurs, se reniait-il : un accent particulier,
une invincible persistance de sa nationalité rappelaient toujours
son climat naturel, et, par sa seule présence, Tigrane faisait régner
FOrient dans ma bibliothèque. En le regardant, on disait: « 0 la
plus aimable des pensées de l'Asie ! »
Je voudrais me rappeler ses paroles d'un soir d'hiver, quand
nous suivions la rue de la Paix, vers six heures, et qu'il me
développa que cette rue, avec ses diamans, le faisait toujours
songer aux vieilles civilisations égyptiennes.
Après tant d'années, je n'entends plus de mon ami qu'un
murmure, je ne me rappelle qu'une physionomie qui m'en-
chante ; mais chacune de ses phrases était vive et précise. Il
me donne une idée de ces poètes persans qui menaient une
vie errante et de qui l'œuvre est une riche collection d'anec-
dotes ornées. Bien que leur but essentiel fût d'instruire ceux qui
en étaient dignes, ils recherchaient les déguisemens de la rhé-
torique ou bien ils affichaient une mobilité sceptique, car ils
étaient souvent engagés dans des circonstances difficiles.
J'aimais beaucoup Tigrane pour sa puissance à faire de la
poésie avec la vie. J'aimais aussi sa fierté. Non seulement il
dédaignait de se raconter à ceux qui ne pouvaient pas collaborer
à son œuvre, mais encore il voulait les ignorer. Il eût craint, en
se voyant dans leurs yeux, d'être ramené à une vue trop basse
sur soi-même. J'ignorais absolument les conditions de son exis-
tence. J'aurais imaginé volontiers une vie d'exil à la polonaise :
des hommes chevaleresques, des femmes étincelantes à qui Chopin
[ait de la musique. Il n'en allait pas ainsi. Mais quelle interven-
tion l'eût servi ? Il lui fallait, pour lui, la gloire, et, pour l'Ar-
ménie, la liberté.
J'ai connu la vérité après sa mort, dans ses lettres à sa
mère. En me les remettant, elle eut un mot qui fait l'image
la plus touchante et la plus juste : « Vous les comprendrez
mieux que nul poète, c^^ cris d\ia oiseau mourant^ et,
comme tel, il a exhalé son dernier soupir, une 'plainte céleste. »
Ces lettres montrent toute l'amabilité de mon ami. L'enfant
y réapparaît sous l'adolescent d'une intelligence héroïque.
Il dit à; sa mère ce 'qui peut la rendre orgueilleuse, il tâche
de la faire jouir dis- instans de chaleur, de lumière que ses
5Q4 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt ans de malade et d'exilé trouvaient tout de même, parfois,
à Paris.
Janvier 1897.
« Ma chère mère, avant-hier vendredi, j'ai donné lecture de
ma conférence d'Athènes chez les H..., devant une trentaine
d'intimes : Américains, Anglais, hommes de lettres et artistes
français, quelques Grecs, la princesse S... et le prince M.-K... Ils
avaient arrangé l'atelier et les pièces attenantes d'une manière
ravissante : lustres, fleurs, brocarts, statues. La salle à manger
en buffet. Sur toutes les nappes blanches, des parterres de mi-
mosas et de bruyères. Tigrane applaudi et très entouré. Une
très belle après-midi pour ton fils. Tu eusses été si contente à
Paris. A huit heures, un très beau dîner pour quelques intimes
en l'honneur de la lecture. Quelques jours auparavant, ils
m'avaient prié à déjeuner pour rencontrer miss S..., une beauté
anglaise... Une petite branche de bruyères cueillie pour toi... »
15 février 1897.
«... Lesévénemens de Crète m'ont fourni du travail pour les
journaux et quelques ressaurces. Je suis loin d'être satisfait. Il
me semble que je cours sur un parapet entre le succès et la
Seine... Je continue devoir souvent les Américains : les D...,
les M... les H..., et leurs amis. Ce monde me plaît et me convient
par ses allures franches et parce qu'il lui manque l'esprit bour-
geois et l'égoïsme étroit. »
Paris, 27 février 1897.
« Je suis alité de nouveau depuis hier. Toute fatigue que je
subis se porte sur les intestins. Je crois bien que c'est le seul
héritage que m'a laissé mon père. Je suis très content du petit
thé que tu as pris en compagnie dBsB-.- et des M... Je voudrais
pouvoir t' envoyer les moyens de répéter souvent la chose. Et il
faudrait si peu d'argent pour que ces modestes distractions te
fussent fréquentes! Si j'avais eu une santé meilleure, j'aurais
pu travailler trois ou quatre fois plus, gagner en proportion
et nous procurer à tous deux une vie aisée. On se fait toujours
l'illusion que les maladies sont passagères, qu'elles existent
seulement pour quelques semaines ou quelques mois. Comme
tu as bien fait de ne pas vouloir venir à Paris! — Merci
UN VOYAGE A SPARTE. 505
pour cette recette. — Je me dis toujours qu'à la première occa-
sion où j'aurai quelque argent de poche, il me faudra t'acheter
une foule de choses à la Pensée et chez Petit. Le numéro du
\^^ mars de la Revue des Revues contient mon article sur la
Crète. Il est signé XXX. Cet article affive à point pour liquider
mes dépenses d'hôtel. C'est, une satisfaction pour moi, lors-
que, avec le produit de mon travail d'intelligence, j'arrive à
couvrir mes dépenses matérielles. — Il y a du soleil ; je vais me
lever dans l'après-midi. Très heureusement, mon indisposition,
quoique fréquente, ne dure jamais plus d'une couple d'heures,
trois tout au plus. — J'ai sur ma table une série d'articles qiil
m'attendent. Les sujets grecs me passionnent en particulier. Je
corresponds toujours avec mes amis d'Athènes. Ils me voudraient
là. Moi, je m'y souhaite. A la suite du bombardement de la
Canée, j'ai rédigé, j'ai fait signer et j'ai porté, à la têt'e d'une dé-
légation, au ministère de la Grèce, l'adresse dont tu as dû lire
le texte dans le journal... »
Triste chose que l'exil, fût-ce à Paris, et qu'il s'agisse de Dante,
dans la rue du Fouarre, ou du jeune Oriental, sur qui tombe
notre pluie au sortir des fêtes brillantes du monde cosmopolite.
Vers le mois de mai 1897, durant la guerre gréco-turque,
Tigrane put retourner dans sa chère Athènes. Les hommes poli-
tiques, les littérateurs, les journalistes l'accueillirent avec admi-
ration, et c'est là qu'il écrivit ses meilleurs articles.
Les amitiés d'hommes sont des collaborations d'idées, Tigrane
m'adressait les documens de sa vie publique, il ne m'écrivit rien
d'une pleurésie qui, dans l'été de 1897, le mit très bas. Il voulut
la soigner en Egypte, mais il y souffrit d'un hiver exceptionnel-
lement froid et revint à Athènes où il se sentait moins triste de
sa maladie. Bientôt il fallut quitter cette terre de consolation et
suivre à Constantinople sa mère qui, prévenue par des amis,
était venue le chercher. Elle nous a dit qu'en revoyant cette
fameuse rade où les collines de Galata, d'Eyoub et de Stamboul
dessinent avec la mer un immense sarcophage, il murmura :
« Un tombeau 1 »
Il mourut dans l'île des Princes, sur la mer de Marmara, le
1" décembre 1899, âgé de vingt-neuf ans, épuisé de longues
souffrances et sans bénéfice public.
Sa mère m'a écrit : « En me quittant, en 1896, Tigrane me
506 REVUE DES DEUX MONDES.
disait pour atténuer le chagrin de notre séparation : « Tu seras
la mère de Tigrane, » sans se douter que je serais la mère d'un
pauvre saint supplicie... Peu de jours avant sa fin, vers le soir
d'une journée ensoleillée, tournant son regard vers la fenêtre,
il prononçait trois fois le nom d'une belle et charmante jeune
fille qu'il avait laissée à Paris, en ajoutant : « France...
Athènes... »
Quelque chose de léger et de généreux, c'est-à-dire de cheva-
leresque est éternellement sensible dans notre pays, qui rassure
les courages non encore éprouvés, de môme que l'Athènes
antique met dans l'esprit des enthousiastes ces vertus de mesure
et de prudence qui firent d'Ulysse son héros le plus populaire.
Tigrane demeure pour moi un peu énigmatique. On n'est pas
d'une race préparée à Bagdad sans laisser quelque chose à devi-
ner pour un Lorrain. Il me prête indéfiniment à réfléchir et, par
là, il fait une société excellente pour l'imagination. Ce qu'il m'a
montré m'inspire un tel goût que je sais avec certitude que
tout ce qui me restait à découvrir de lui m'était approprié. Il a
irrité, sans y satisfaire, mon désir de connaître la poésie de
l'Orient, mais je tiens sa vie elle-même pour un charmant
poème du divan oriental-occidental. La vie de Tigrane entraîne
vers ces hautes régions où le sacrifice se transforme en volupté.
Il s'était consacré à une magnifique œuvre d'art, il voulait resti-
tuer à sa nation une âme hellénique, pour qu'elle fût plus
impaliente dans sa captivité et qu'elle touchât davantage ceux
qui ont les sentimens humains.
Dans les conceptions des Hellènes, — fût-ce dans les sculptures
exécutées à la grosse par des praticiens installés autour des
cimetières, — il reste une telle spiritualité qu'un jeune esclave
d'âme fière reçut de ces marbres, ses excitations, sa méthode et
son suprême réconfort.
J'ai des amis d'une formation analogue à la mienne et qui
m'ont donné des témoignages positifs. Je leur préfère ce jeune
éphémère.
Maurice Barrés.
L'ÉQUILIBRE POLITIQUE
ET
LA DIPLOMATIE
La guerre russo-japonaise est heureusement terminée, mais
les désastres qui en ont signalé le cours, avec perte d'innom-
brables vies humaines et destruction de richesses privées et
publiques, ne sont pas restés sans effet sur l'opinion de tous les
pays. On a éprouvé plus que jamais le désir d'un développement
pacifique des sociétés modernes, et les penseurs sincères, aussi
bien que les publicistes occasionnels, se sont remis à l'étude des
moyens d'atteindre ce but.
Il n'y a pas lieu de s'arrêter aux propositions, peu désinté-
ressées peut-être, de ceux qui ont cru pouvoir profiter de l'oc-
casion pour combattre l'idée même de la patrie, ou proclamer
l'avènement de la fraternité universelle, lorsque les classes labo-
rieuses dirigeront dans tous les pays le sort des gouvernemens.
Comme si ce n'était pas dans ces milieux mêmes que surgissent
le plus souvent les conflits et les bagarres, où les intérêts indi-
viduels et collectifs trouvent à leur service des forces brutales
à peine modérées, et rarement retenues, par la raison et l'édu-
cation !
C'est surtout dans les élémens nouveaux apportés à la direc-
tion des relations internationales par la Convention de La Haye
508 REVUE DES DEUX MONDES.
que les gens les plus sérieux voient un moyen efficace d'amé-
liorer l'avenir en diminuant le nombre des conflits armés.
Déjà, des traités d'arbitrage lient entre elles une grande partie
des puissances européennes dans tout un ordre de questions qui,
sans constituer des menaces directes pour la paix, étaient cepen-
dant de nature à aigrir les rapports, et à créer ainsi une atmo-
sphère moins favorable à des solutions pacifiques. Un différend
grave entre deux des plus grandes puissances de l'Europe a pu
même être réglé à la satisfaction des deux parties avec le con-
cours d'une des institutions prévues par la conférence de La Haye.
Bien que l'idée de cette Conférence émanât de l'empereur de
Russie, dont elle constitue un titre à la reconnaissance des
peuples, la large application en est due à la France. C'est aux
hommes éminens qui y ont représenté la République qu'est
due en grande partie l'expression pratique des intentions géné-
reuses manifestées de différens côtés. C'est à un ministre des
Affaires étrangères français qu'appartient l'honneur d'avoir pro-
cédé le premier à la conclusion de ces traités d'arbitrage qui
tendent à créer entre les différens États des liens d'un caractère
nouveau et éminemment pacifique. C'est dans la capitale de la
France, enfin, qu'a siégé avec tant de succès, sous la présidence
d'un amiral français, la première commission d'enquête instituée
sur les bases de la Convention de La Haye.
Mais, de là, conclure à la possibilité de résoudre par voie
d'arbitrage ou de jugement international, comme le voudraient
les pacifistes, toutes les difficultés entre gouvernemens, ce serait
méconnaître la nature riiême de ces difficultés. Elles sont la
conséquence naturelle de la coexistence, à côté les uns des autres,
de différens groupemens d'êtres humains. Les guerres ne sont
point, ou ne sont plus, ainsi que se plaisent à l'affirmer les
partis avancés, l'effet de l'ambition des gouvernans. Le temps des
guerres de conquête est passé pour l'Europe. Mais le contact
continuel des grandes sociétés humaines appelées nations crée
entre elles des oppositions d'intérêts, des rivalités, des diffé-
rends, des luttes qui dégénèrent facilement en guerres. On arri-
vera peut-être, en appliquant consciencieusement la Convention
de La Haye et en maniant habilement les ressources qu'offre la
diplomatie, à rendre les guerres moins fréquentes et surtout
moins désastreuses. Mais avant de songer aux moyens de les
éviter complètement et de les prévenir, il faut en reconnaître les
l'équilibre politique et la diplomatie. S09
causes intimes et profondes. Elles résultent de la situation même
des peuples vis-à-vis les uns des autres. Il y a des raisons qu'on
pourrait appeler physiologiques qui amènent entre eux des conflits
et des guerres. C'est à une rapide étude de ces phénomènes,
ainsi qu'aux moyens d'en atténuer les effets, que sont destinées
ces quelques pages.
Il est presque inutile de rappeler que les rapports entre les
Etats civilisés sont réglés par des actes internationaux (traités,
conventions, arrangemens, déclarations, protocoles, etc.), qui
déterminent leurs droits et obligations réciproques et servent de
base à ce qu'on appelle le droit public européen, — une espèce
de constitution de la famille des Etats civilisés. Ces actes inter-
nationaux sont généralement le résultat d'ententes amiables,
mais les princicipaux d'entre eux, ceux qui définissent la position
politique des Etats, ont plutôt pour origine des guerres, à la
suite desquelles la situation respective des Etats se modifie. Les
principes découlant de ces actes, ou leur servant de base, consti-
tuent le « droit » que l'on invoque ensuite comme règle direc-
trice dans les différends qui surgissent entre les États en temps
de paix. Mais ce droit lui-même n'est point un principe abstrait,
fixe, précédant ou dirigeant les arrangemens conclus entre les
Etats. Il en découle, il en est la conséquence et ne constitue que
la formule de l'équilibre, amené par la guerre, des forces qui se
sont trouvées en conflit. On doit donc bien admettre, sinon que
la force prime le droit, au moins qu'elle le précède et que ce
dernier en émane.
L'idée même de ce droit change avec les progrès de la civili-
sation et la nature des rapports qui s'établissent entre les sociétés
humaines. Il y a peu de siècles, des provinces étaient données
en dot à des princesses ; leur possession par le nouveau maître
constituait un « droit » incontestable; et lorsque les sujets ainsi
cédés protestaient contre le sort qui leur était fait, on les traitait
de rebelles. C'est ce que l'on n'admet plus de nos jours. Un
droit nouveau s'est substitué à l'ancien. Et, tout récemment les
habitans des Philippines et de la Havane qui s'étaient soulevés
contre la domination espagnole, à laquelle ils devaient cependant
tout ce qu'ils ont de civilisation, ont trouvé d'éminens protec-
teurs parmi les grandes puissances ; et, pour n'avoir pas été abso-
lument désintéressées, les sympathies qu'on leur a témoignées
510 REVUE DES DEUX MONDES.
n'en ont pas moins prétendu s'inspirer des plus nobles sent»
mens et s'appuyer sur le « droit » qu'ont les hommes à vouloir
être libres et indépendans
Dans leur application aux cas particuliers, les traités, issus des
guerres, établissent nettement la valeur réciproque des Etats, et
leur influence dans l'ensemble des nations civilisées.
Aussi longtemps que les traités et arrangemens en vigueur
répondent à la réalité des forces et de la valeur respective des
États, ils sont respectés et il y a paix. Mais la marche progres-
sive des peuples et des gouvernemens n'est pas la même pour
tous. Les uns avancent plus vite que les autres. Des circon-
stances favorables ou malheureuses peuvent en accélérer ou retar-
der le développement, et lorsque les conditions dans lesquelles
un Etat est politiquement placé ne répondent plus à sa valeur
intrinsèque, à l'ensemble des forces qu'il renferme et représente,
il y a trouble dans les relations internationales et danger de
conflit.
On peut donc dire, d'une manière générale, que l'état de paix
est un état d'équilibre, non pas entre les différens Etats, mais
entre la valeur, la force réelle de chacun d'eux et son influence
au dehors, telle 'qu'elle résulte du « droit » issu des derniers
arrangemens qui ont déterminé sa position à l'égard des autres
Etats.
On a beaucoup disserté et écrit sur le prétendu équilibre
européen, équilibre méditerranéen, etc., en en faisant dépendre
le développement ou le maintien pacifique des rapports entre
les diff"érentes puissances. Ces mots sonores n'étaient générale-
ment destinés qu'à masquer des convoitises ambitieuses ou inté-
ressées. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de vrai équilibre entre
les divers Etats ; il serait en tout cas absolument impossible de
le mesurer ou le peser, d'en établir des règles tant soit peu
justes et logiques.
Mais il y a, il doit y avoir un équilibre intérieur pour chaque
pays entre sa force et son rayonnement au dehors, entre sa
valeur réelle et le rôle qui lui est assigné dans la famille des
autres Etats.
On peut comparer ce principe aux lois de la météorologie :
aussi longtemps que les diverses couches atmosphériques sont
calmes, le temps reste beau ; mais dès qu'il se produit un renver-
sement d'équilibre, il y a mouvement, fluctuation, bouleverse-
l'équilibre politique et la diplomatie. 511
ment, jusqu'à ce que, par la loi de la pondération, l'équilibre se
trouve rétabli. C'est la guerre à laquelle succède la paix qui éta,-
blit sur de nouvelles bases les rapports entre les Etats. Mieux
elles répondent à la réalité et à la justice, plus la paix est solide
et promet d'être durable.
Pour illustrer ces théories par des exemples, il suffirait de se
rappeler la situation de l'Europe au commencement duxix'' siècle,
à l'issue des guerres de l'Empire, après le congrès de Vienne.
Le rôle de l'Autriche, grâce à l'habileté de Metternich et à son
alliance avec Talleyrand, y avait été singulièrement exagéré. Elle
avait non seulement pris une place prépondérante au centre de
l'Europe, dans la Confédération germanique, mais elle s'était
étendue au Sud du côté de l'Italie et, profitant du principe de
légitimité qui était une doctrine nouvelle inscrite dans le droit
des gens, elle s'était assuré la possibilité de conserver longtemps
encore ses acquisitions récentes, et même de les étendre. Des
émeutes et des révoltes surgissaient çà et là; les peuples récla-
maient des droits que les principes dominans leur refusaient. Il a
fallu des révolutions étendues, de grandes guerres et de graves
bouleversemens pour asseoir la paix européenne sur de nou-
velles bases. En revanche, la place assignée à la Prusse dans la
Confédération germanique était inférieure [à sa valeur et [si-r
gnification réelles ; et, ces dernières croissant continuellement,
l'écart devenait toujours plus grand. Ce n'est que la guerre de 1866
qui assura à la Prusse en Allemagne le rôle qui lui revenait en
réalité.
Notons ici que, lorsqu'il est question de la valeur réelle et de
la force d'un État, il ne faut évidemment pas avoir en vue la force
militaire seule. Celle-ci ne forme qu'un des élémens de la puis-
sance. C'est Tensemble des ressources d'un pays qui en con-
stitue la valeur réelle. C'est cet ensemble qu'il représente au
dehors, qu'il porte sur le marché international et qui détermine
son poids dans la balance politique. La richesse économique, le
degré de civilisation, l'état des finances , la solidité de l'ordre
intérieur, — tout cela, ce sont des facteurs qui, à côté d'une bonne
force armée, sont des titres à l'influence politique. Il n'y a pas
jusqu'au sentiment patriotique et à une bonne diplomatie qui ne
soient des élémens de puissance pour un pays, en tant que cette
puissance se produit au dehors et y exerce son effet sur la posi-
tion de ce pays à l'égard des autres.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
On comprend aisément d'ailleurs qu'un Etat en voie de crois-
sance, qui se sent capable d'un développement plus large que
no le permettent les conditions auxquelles le condamne le droit
public européen, tende à s'en dégager et à remplir les desti-
nées auxquelles il se croit appelé. S'il en a réellement la force
et les moyens, il y réussira nonobstant les vicissiXudes des
luttes qu'il aura à soutenir, et quel que soit le rôle que le
hasard y joue. Et, la guerre terminée, si la paix qui en consacre
les résultats est équitable, on verrg, toujours ce pays prendre
un nouvel essor de prospérité en développant les forces latentes
que des conditions politiques défavorables l'empêchaient jusque-là
de faire valoir.
Le soin de tirer parti de toutes les forces d'un pays pour les
faire servir à l'avantage de sa position internationale est dévolu à
la diplomatie.
C'est aux diplomates qu'il appartient de se mettre bien au cou-
rant des ressources du pays qu'ils représentent, aussi bien que
de celles dont disposent les autres, et d'en profiter habilement
pour servir la cause de la paix, c'est-à-dire, pour amener, par la
voie d'ententes amiables, le maintien ou le rétablissement de
l'équilibre qui, par la force du mouvement international et des
progrès que font les divers pays, tend toujours à osciller et me-
nace continuellement d'être renversé.
Mais un pareil travail ne peut se faire avec succès que dans
certaines limites,
La diplomatie de Metternich avait réussi pendant près
d'un demi-siècle à conserver à l'Autriche la position prépondé-
rante qui lui avait été assurée par les traités de 1815, mais
l'écroulement de l'ancienne puissance de la monarchie des
Habsbourg a été d'autant plus violent... A son tour, la Prusse a
vainement tâché, pendant de nombreuses années, de prendre paci-
fiquement la place qu'elle croyait lui revenir, tant au sein de la
Confédération Germanique que dans les Conseils de l'Europe. lia
fallu des guerres brillantes pour la lui laisser conquérir, peut-
être au delà de la stricte mesure de ce à quoi elle aurait eu le
droit de prétendre... L'Empire de Napoléon P*", trop étendu pour
les ressources que pouvait lui offrir la France seule, et fondé uni-
quement sur la force armée, n'a pas pu se maintenir à cette hau-
teur, et la débâcle est venue plus vite que n'étaient arrivées les
conquêtes... La France avait continué à occuper en Europe pen-
l'équilibre politique et la diplomatie. 513
dant les dernières années du second Empire la place que lui
avaient conquise les premières années brillantes du règne de
Napoléon III, mais cette place et son importance ne répondaient
plus à la situation du moment. La guerre de 1870 s'en est suivie...
L'influence politique de Nicolas I", au moment où éclata la guerre
de Grimée, n'était plus en rapport avec l'état de faiblesse inté-
rieure de son Empire. Ses prétentions n'étaient plus justifiées...
D'autre part, les troubles de la Révolution française avaient
ébranlé les assises du pays et avaient exposé la France à une in-
vasion étrangère. Les forces morales de la nation se sont alors
réveillées, et c'est ce réveil qui l'a sauvée de la ruine. Le senti-
ment patriotique s'y étant manifesté avec une vigueur sans
exemple a fait pencher la balance de son côté, et a même rendu
possible l'avènement d'un grand conquérant!
Ces causes intérieures, physiologiques, des guerres ne se
laissent nettement percevoir que dans l'histoire. Elles ne sont
pas toujours manifestes aux yeux des contemporains, ni même
de ceux qui se trouvent directement engagés dans les affaires
politiques. Il faut une perspicacité particulière et une grande
netteté de jugement pour saisir à un moment donné la vraie na-
ture des rapports de puissance entre les différens Etats et appré-
cier ce que l'on peut raisonnablement atteindre, ce qu'il est
possible de risquer et où l'on doit s'arrêter. Aussi bien, pour
éviter un conflit, faut-il quelquefois savoir céder en se conten-
tant de solutions qui ne portent pas atteinte à l'honneur et à
l'amour-propre national.
Or, c'est là que se présentent généralement les plus grandes
difficultés. Les motifs extérieurs des conflits ne sont ordinaire-
ment pas en rapport avec leurs causes intérieures. Les prétextes,
les incidens qui déterminent une rupture sont pour la plupart
insignifians et ne répondent point aux vraies causes qui l'ont
rendue inévitable.
La rupture entre la Prusse et l'Autriche, en 1866, a eu pour
motif immédiat une discussion sur le retrait simultané des
troupes que, des deux côtés, on avait déjà échelonnées le long
de la frontière à la suite de conflits dans les Duchés de l'Elbe.
En 1870, c'est la fameuse entrevue d'Ems à propos de la candida-
ture Hohenzollern qui a amené la déclaration de guerre. Ni la
France ni la Prusse n'avaient un intérêt vital à ce que ce fût de
telle ou telle autre façon que Léopold de Hoiienzollern fût
TOME XXX. — 1905 .33
514
REVUE DES DEUX MONDES.
empêché de devenir roi d'Espagne. La forme de la note que la
Porte devait adresser au prince MenschikofF a servi de motif à
la guerre de 1853. C'était chaque fois la dernière goutte qui
faisait déborder la coupe, et si une solution pacifique avait été
trouvée, en ce moment, à chacun de ces incidens, un autre
n'aurait pas manqué de surgir, comme manifestation d'un mal
interne dont on peut, avec des soins, guérir un symptôme exté-
rieur, mais qu'on ne saurait empêcher de reparaître ailleurs ou
sous une autre forme. Ainsi l'affaire du Luxembourg avait déjà
menacé de provoquer, dès 1867, la guerre entre la France et la
Prusse. L'heureuse solution de cette affaire a précédé de peu la
rupture pour un autre motif en 1870.
Passant de cet exposé sommaire des causes qui engendrent
les guerres, et les rendent même parfois inévitables, aux moyens
de les prévenir, moyens dont la recherche a été l'idée inspira-
trice de la Conférence de La Haye et continue à préoccuper les
pacifistes, on doit constater que, dans cet effort, on n'a généra-
lement eu en vue que les motifs extérieurs, les incidens immé-
diats qui servent de préludes aux guerres, et nullement les
causes intimes, réelles, qui les préparent et les amènent.
On peut, en appliquant les remèdes discutés à La Haye, ré-
soudre pacifiquement tel incident qui surgit inopinément entre
deux nations restées jusque-là dans des relations absolument
normales. Si les raisons physiologiques ne poussent pas ces
Puissances à se mesurer par les armes, si dans leurs positions
internatioaales il n'y a pas de disproportion, de rupture d'équi-
libre qui demande à être corrigée, on peut être sûr que la guerre
n'en sortira pas. Les Cours d'arbitrage ou les bons offices des
tiers pourront faciliter une solution. Les questions de ce genre
se résolvent généralement par une entente directe ou un recours
à la médiation et commencent maintenant à être portées devant
le tribunal arbitral de La Haye.
Si, au contraire, des raisons internes rendent nécessaire un
conflit armé, l'intervention pacificatrice des neutres ne pourra
pas les écarter. Elles seront inhérentes à la situation réci-
proque de ces Etats au sein de la famille européenne. En ré-
glant momentanément le différend, on ne fera que retarder les
hostilités, — et les rendre peut-être plus graves, puisque la
rupture d'équilibre ne fera que s'accentuer toujours davan-
tage.
l'équilibre politique et la diplomatie. 515
On peut se demander si ces tentatives d'intervention amicale
ne pourraient pas avoir également une action plus large, plus
profonde, préventive, servir à redresser l'irrégularité de la situa-
tion réciproque des Etats, rétablir l'équilibre renversé et main-
tenir la balance entre la valeur des différens Etats et leur
influence au dehors.
Rien qu'en posant cette question, on est déjà frappé de la
difficulté. Quel est donc le pays qui voudra abandonner à d'autres,
même à des amis, d'être juges de sa valeur, qu'il considère
comme une affaire d'amour-propre, de dignité nationale, d'hon-
neur. La Conférence de La Haye l'a si bien senti qu'elle a elle-
même mis hors de cause les questions de cette nature. Mais en
admettant même qu'un tribunal ou Conseil central quelconque
puisse être chargé de veiller au maintien de cet équilibre inter-
national qui est une condition essentielle de la conservation de
la paix, quelle serait la garantie de l'impartialité de ses juge-
mens, la sanction de leur stricte exécution, de l'obéissance des
Etats qui auraient à s'y soumettre? On sait que les sympathies
ou antipathies des peuples sont souvent établies sur des élémens
qui ne procèdent pas de la stricte équité. Un Etat jeune qui va
de l'avant, qui, par son origine et sa nature, par sa position
géographique et les dispositions de ses habitans tend à se déve-
lopper au dehors, ne trouvera pas toujours chez les juges inter-
nationaux la même bienveillance qu'un pays ancien qui a de
nombreux et sûrs cliens, liés intimement par leurs intérêts à sa
puissance, à sa sécurité et à sa prospérité. Et, si un jugement
était prononcé qui imposerait à un peuple des sacrifices que son
amour -propre national répugnerait à accepter, ne faudrait-il pas
encore un recours à la force pour l'obliger à se soumettre, faire
la guerre pour assurer la paix !
Devra-t-on, après cela, désespérer définitivement de la possi-
bilité d'apporter un allégement aux charges de plus en plus
lourdes que les guerres imposent aux peuples? L'approbation
universelle qui a accueilli l'œuvre de La Haye aura-t-elle été
une vaine manifestation de stérile sentimentalité?
Assurément non ! Le fait même que la nécessité en a été re-
connue solennellement par tous les gouvernemens, et que des
tentatives ont été faites pour trouver les moyens adaptés au but
poursuivi constitue un progrès et un gage de succès pour l'avenir.
Mais vouloir supprimer les différends entre les peuples, et la né-
516 REVUE DES DEUX MONDES.
cessité pour eux dans certaines circonstances de recourir à la
force, serait illusoire.
Assurément il est toujours possible, même indispensable de
chercher à écarter les petites difficultés, sources souvent insigni-
fiantes de froissemens sensibles qui laissent des traces fâcheuses
dans les dispositions réciproques des nations, — et c'est à quoi
ont tendu les efforts de la Conférence de La Haye. Après cela,
pour le maintien de l'équilibre politique tel qu'il a été défmi
plus haut, il faut des organes convenables et consciencieux ; et
c'est là le rôle important de la diplomatie. Loin d'être un rouage
superflu, considéré à tort comme un artifice, ainsi qu'on a tâché
de l'insinuer quelquefois, la diplomatie est un organe essentiel
et indispensable des rapports internationaux, et les diplomates
sont bien les vrais gardiens de la paix. C'est à eux qu'incombe,
dans la conception idéale de leur mission, la tâche de bien peser
les vraies ressources, la vraie valeur du pays qu'ils représentent,
et de chercher à lui procurer en rapport avec elles la place et
l'influence auxquelles il a droit. Ce travail demande de la
science, du dévouement, de l'habileté, mais exige aussi, pour
être rempli comme il doit l'être, une grande honnêteté et sincérité.
Le temps est passé oîi, par des artifices de langage ou des ré-
serves mentales, on pouvait acquérir plus qu'il n'avait été concédé,
ou, comme on dit en langage vulgaire, mettre dedans son parte-
naire. Tout se sait et se découvre tôt ou tard dans le siècle où
nous vivons, et c'est rendre un mauvais service à son gouverne-
ment et à son pays que de vouloir, par des voies malhonnêtes
ou illégales, lui acquérir plus d'influence que ne comporte sa
valeur réelle. Un pareil succès éphémère peut coûter cher
lorsque l'évidence en aura fait justice, car, au lieu de procurer
un avantage à sa patrie, on risque de l'exposer à une humilia-
tion ou à une guerre.
Si donc les diplomaties des différens États étaient sincère-
ment inspirées de l'élévation de leur mission pacifique, si elles
cherchaient réellement à éviter des boule versemens d'équilibre
trop brusques amenant à leur suite des guerres, leur préoccupa-
tion serait non pas de gagner par des empiétemens le plus
d'avantages possible, mais de se borner à bien mettre en lu-
mière la vraie valeur et les intérêts de leur propre pays, tout
en tenant compte, — et c'est essentiel, — de ceux des autres, et
en respectant leurs droits légitimes. Ici, ce ne sont pas des prin-
l'équilibre politique et la diplomatie. 517
cipes abstraits du droit des gens, des théories forgées par des
philosophes qui feront loi. Ce n'est point un tribunal interna-
tional, souvent partial, qui jugera. C'est l'action vivante de la
diplomatie, — la fluctuation progressive des rapports entre ces
Etats, — qui déterminera leur attitude respective et leurs droits
réciproques. On n'arrivera jamais à écarter tout motif de conflit, à
éviter tout froissement, toute rupture, toute guerre. Mais on
pourra considérablement en diminuer les chances. Si, chaque
fois qu'une question ou une situation réellement importante de-
vient menaçante pour la paix, les intéressés, avant de recourir
aux armes, négocient directement ou par l'organe de délégués
amis nommés par eux; si ceux-ci, consciens de la valeur efî'cc-
tive de leurs mandataires et des intérêts qui leur sont confies,
procèdent avec équité, en s'appuyant sur la réalité de la situation
et non sur des théories abstraites ou des principes de droit in-
ternational que chaque nouvel arrangement politique modifie,
et qui sont par conséquent toujours en retard sur la marche
vivante de l'existence des nations, — des arrangemens raison-
nables pourront souvent résoudre des questions difficiles et
éviter à l'humanité quelques conflits sanglans.
C'est d'ailleurs dans ce sens que se sont prononcés la plu-
part des délégués à la Conférence de La Haye, et si une trop
large part y a été faite peut-être à des revendications théoriques,
la tendance n'en a pas été moins marquée dans le seus indiqué
plus haut.
Inutile d'ajouter après cela que tous les tempéramens pra-
tiques qui ont été apportés aux lois de la guerre sont autant
de résultats réels qui marqueront dans les annales du pro-
grès humain, et qui sont susceptibles de développement ulté-
rieur.
La Conférence de La Haye n'a pas été une mise en scène inu-
tile. Les sentimens élevés qui en ont inspiré l'idée ont éveillé et
produit au grand jour chez tous les peuples et dans tous les
pays civilisés des tendances et encouragé des aspirations qui,
jusque-là, se manifestaient isolément et osaient à peine s'affirmer
devant les gouvernemens. Ce sont ceux-ci qui, aujourd'hui, les
prennent sous leur patronage et s'attachent à en assurer le
triomphe. Pour peu qu'une direction vraie soit donnée à ces
bonnes dispositions et que l'on s'évertue à étudier les causes
réelles des guerres et la nature des relations internationales fon-
518 REVUE Di:S DEUX MONDES.
dt^'es sur l équilibre politique, on trouvera aussi le moyen de leur
imprimer dans l'avenir une marche plus régulière, en préparant
de préférence des solutions pacifiques.
Sous ce dernier rapport, l'exemple de la commission de Hull
est là pour servir d'encouragement et de modèle à suivre. Il fal-
lait bien se rendre compte de l'importance des intérêts engagés
dans la solution pacifique d'une cause relativement petite, et y
apporter l'esprit d'équité et de conciliation qui a distingué
l'attitude des intéressés aussi bien que l'action de l'amiral Four-
nier, pour atteindre un résultat aussi satisfaisant.
Peut-on s'attendre à les trouver partout et toujours dans
l'avenir?
Et cependant, les causes de différends entre gouvernemens
sont loin de diminuer. Si les rapports toujours croissans et tou-
jours plus intimes entre les diverses nations du globe tendent
à les rapprocher et à éteindre entre elles une hostilité préconçue,
ils recèlent aussi des germes plus nombreux de conflits. La riva-
lité des intérêts et des convoitises dans des contrées qui ne sont
pas encore entrées dans la vie internationale, le développement
du commerce et des communications mondiales créent entre les
gouvernemens des points de contact souvent délicats, qui, si l'on
n'y prend garde, peuvent facilement dégénérer en luttes armées.
Un préservatif puissant a été créé sous certains rapports par la
convention du Congo, mais encore faut-il que les gouvernemens
en usent comme d'un moyen d'entente, et non comme d'un in-
strument destiné à faciliter ou justifier des conquêtes et des em-
piétemens. C'est là que la diplomatie a un beaii rôle à jouer et
une mission importante à accomplir.
Mais, tout comme l'incident de Daggers-Bank a été un des
épisodes de la guerre russo-japonaise, c'est en temps de guerre
que les dangers de conflits entre des belligérans et des Etats
étrangers à la lutte, deviennent particulièrement fréquens et
réclament les soins les plus attentifs de la diplomatie pour em-
pêcher que les calamités de la guerre ne s'étendent. Or, les inci-
dens capables de créer des situations délicates surgissent conti-
nuellement, et découlent principalement de l'incertitude et de
l'insuffisance des stipulations internationales relatives aux devoirs
et aux droits des neutres. Les fournitures de guerre de toute es-
pèce, qui forment un élément important du commerce interna-
tional en temps de guerre, deviennent facilement pour les neutres
l'équilibre politique et la diplomatie. 519
une source de complications avec les belligérans. A part cela,
les moiivemens des navires de guerre des pays qui ne possèdent
pas de stations navales sur les grandes routes maritimes, les
relâches , le ravitaillement, tout cela devient matière à dis-
cussion et à controverse, et risque toujours d'élargir encore
la zone des hostilités. La diplomatie peut réussir avec de la
bonne volonté et de l'équité à écarter quelquefois ce danger,
mais on ressent de toutes parts le besoin d'une réglementation
internationale plus complète de toutes ces questions, ainsi
que de tant d'autres qui tiennent encore plus intimement à la
guerre.
C'est cette nécessité généralement reconnue qui a inspiré aux
initiateurs de la seconde Conférence de La Haye l'idée de con-
voquer encore une fois les gouvernemens pour une œuvre de
paix et d'humanité. Il y a, d'ailleurs, encore bien des points
à retoucher dans la Convention de 1899, laquelle, ayant fait
ses preuves et révélé ses avantages, a montré aussi quelques
lacunes et imperfections qui doivent être comblées ou cor-
rigées.
Autant l'idée de supprimer la guerre et de la rendre impos-
sible est illusoire, autant est digne d'attention et de reconnais-
sance toute tentative sincère des gouvernemens pour en écarter
les prétextes et adoucir les effets.
La seconde Conférence de La Haye dont on prépare la réunion
mérite donc toutes les sympathies des peuples, tandis que les
gouvernemens doivent y apporter, avec la conscience de leurs
intérêts particuliers, le respect de ceux des autres, et chercher
surtout à faire aboutir des accords qui soient acceptables pour
tous.
C'est dans cette idée que l'opinion publique doit applaudir à
la réunion projetée et y voir un effort nouveau de la diplomatie
internationale pour répondre aux vœux qui s'expriment de toutes
parts en faveur de la solution pacifique des différends entre pays
civilisés.
Ces différends surgiront toujours, de même qu'il y aura tou-
jours des querelles et des procès entre particuliers.
Les philosophes de la paix eux-mêmes ne croient pas que
la concorde et l'amouri puissent régner dans ce monde et
présider aux relations entre les peuples. Un des plus opti-
mistes d'entre eux, le professeur L. Stein de Berne, dans un
520 REVUE DES DEUX MONDES.
article paru à la veille de la première Conférence de La Haye sous
le titre de « Philosophie de la paix, » s'est horné à exprimer
l'espoir qu'on pourra arriver un jour à supprimer entre les
Dations la guerre, non la lutte, qui est, dit-il, un élément essen-
tiel de tout progrès. Or, qu'est-ce que la lutte entre les nations
sinon la guerre, lorsqu'il s'agit d'intérêts vitaux qui tiennent à
l'existence même des peuples, à leur honneur et à leur intégrité
même. Et quel intérêt plus élevé peut avoir une nation con-
sciente de sa valeur et de sa mission que celui de travailler à y
rendre conforme sa situation dans le monde et le degré d'in-
fluence qu'elle est appelée à y exercer; Si ceia n'est pas, l'équi-
libre nécessaire ne pourra être rétabli que par la guerre, à moins
que la diplomatie des pays en cause, pénétrée de ses devoirs
réels, ne s'attache à corriger sans secousses l'écart qui se sera
pruduit.
C'est en se bien pénétrant de cette théorie immuable de
l'équilibre politique et des devoirs de la diplomdtie que les
vrais amis de la paix pourront appliquer leurs efforts à en con-
server aux peuples les immenses bienfaits.
LES ROQUEVILLARD
DEUXIEME PARTIE (1)
VI. — LE JOUfi DES MORTS
De tous les lacs de Lombardie, le moins visité est celui d'Orta.
Il se perd dans la réputation du lac Majeur comme une barque
dans le sillage d'un bateau. Du train qui le longe, le voyageur
se contente de le regarder négligemment, sans daigner s'arrêter
Il aperçoit les lignes précises des montagnes boisées qui l'en-
serrent, et les creux de vallons où de blancs villages se cachent
à demi comme des troupeaux dans l'herbe. Il emporte en hâte la
vision d'une colline plantée d'arbres qui s'avance en promon-
toire sur les eaux, d'une ville éparpillée sur la rive, d'une île
toute bâtie, et, dans sa fuite rapide, il pense avoir cueilli le sou-
rire délicat de ce paysage qui se réserve et qui résume le charme
de la nature lombarde : un mélange d'âpreté et de grâce.
Orta Novarese n'est pas encore aménagée pour recevoir des
hôtes. De là son heureux abandon. Un seul hôtel au penchant
du Mont sacré, — Orta est couronnée d'un monticule où vingt
chapelles disséminées dans les arbres illustrent la vie et les mi-
racles de saint François d'Assise, — l'hôtel du Belvédère reçoit,
du printemps à l'entrée de l'hiver, des pensionnaires en petit
nombre. Mais on découvre sans cesse dans la verdure, le long
(1) Voyez la Revue du 15 novembre.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
de la côte, des maisons de campagne où l'aristocratie de la pro-
vince vient goûter le repos. Les grilles n'en sont pas fermées.
Bien entretenus, leurs jardins répandent un parfum de fleurs que
l'on respire avec délices au lieu des relens de tables d'hôte
qui empoisonnent le séjour de Pallanza ou de Baveno...
Fuyant les grandes villes où ils avaient passé la mauvaise
saison, M"'^ Frasne et Maurice Boquevillard s'étaient installés au
mois de mai à l'hôtel du Belvédère. Betenus par la lassitude du
changement, et aussi par la modicité du prix, ils s'y trouvaient
encore à la fin d'octobre. Un automne exceptionnel succédait à
l'été presque sournoisement, et sans la brièveté des jours, un
peu de fraîcheur dans l'air, et l'or craintif qui teintait les feuil-
lages, le soleil eût inspiré une confiance illimitée.
Dans un moment d'exaltation, elle avait exigé de lui le ser-
ment de vivre un an sans passé ni avenir, en respirant heure
par heure leur tendresse et en oubliant le reste du monde. Cette
année s'était écoulée goutte à goutte. Il avait tenu parole et ne
savait rien de ce qu'il avait laissé derrière lui. Mais un jour
qu'elle lui avait imprudemment demandé de quel côté de l'ho-
rizon était Chambéry, il s'était orienté si vite qu'elle avait de-
viné où couraient ses pensées lorsqu'il gardait le silence.
S'il disposait de quelques heures de solitude par suite de la
fatigue ou de la paresse de sa compagne, il se dirigeait aussitôt
vers la tour de Buccione. Il l'avait découverte dans ses prome-
nades avec Edith. Dernier débris d'un ancien château fort, c'est
une haute tour carrée, sans caractère, entourée de pans de murs
en ruines qu'envahissent les plantes grimpantes. Elle se dresse à
l'extrémité du lac d'Orta, sur une colline de châtaigniers, et
commande un paysage qui, du sud au nord, va de Novare, cité
claire au bout de la plaine, au Mont-Bose dont le lointain som-
met regarde par-dessus les autres plans de montagnes, et dont
les glaciers scintillent au soleil. L'endroit est désert, et nulle
part, dans les environs, on ne voit aussi loin. Là Maurice, étendu
dans l'herbe, voyait plus loin encore : il imaginait son pays et
se sentait en exil. Par delà cette barrière qui arrêtait le regard,
que faisaient-ils à cette heure, ceux dont il n'avait pas de nou-
velles?
Et pourtant il aimait. Pas plus que le passé, cet amour ne
supprimait l'avenir. Secrètement le jeune homme avait tenté
quelques démarches en vue d'obtenir un emploi à Paris. Il
LES ROQUEVILLARD. 523
comptait toujours occuper une place clans les bureaux d'un con-
tentieux de grande compagnie. A ses moniens perdus, il appre-
nait la langue italienne, à tout hasard. Avec l'anglais enseigné
au collège, et l'allemand étudié pour sa thèse de doctorat, ne
pourrait-il demander, dans la presse, à rédiger une revue des
journaux étrangers?
Il avait besoin de ces espérances, de ces illusions, car la ter-
rible question d'argent s'était déjà posée. Lorsqu'il eut épuisé
ses propres ressources , Edith lui avait imposé, — avec quels
artifices de confiance et de délicatesse! — l'administration de sa
fortune personnelle, de cette dot de cent mille francs dont elle
lui avait parlé dès le commencement de leur passion, et qu'elle
lui avait représentée comme un héritage de famille. Il avait ac-
cepté avec répugnance, et dès lors s'était montré plus économe,
avait proposé le séjour moins dispendieux d'Orta, au lieu de ces
fuites de ville en ville qui les faisaient ressembler à des vaga-
bonds. Après une courte période de prodigalité, sa compagne
s'était montrée constamment facile et simple, contente à peu de
frais. Néanmoins, il avait dû entamer le capital qu'il avait déposé
au nom d'Edith à la Banque internationale de Milan.
Chaque fois qu'il avait tenté de voir plus clair dans l'origine
de cette fortune et surtout dans sa réalisation, chaque fois qu'il
avait proposé le retour à Paris, plus favorable à la recherche
d'une carrière, elle lui avait fermé la bouche en lui rappelant
sa promesse :
— Tais-toi... Cette année m'appartient jusqu'au dernier jour,
jusqu'à notre anniversaire. Et puis, ne suis-je pas ta femme?
Il l'adorait, et d'ailleurs il ne soupçonnait pas la vérité et ne
sinquiétait réellement que de l'absence des formes légales dans
le recouvrement d'une fortune légitime, ce qu'il jugeait toute-
fois assez important pour s'en tourmenter. Vaincu, il avait cédé
chaque fois :
— Quand tes lèvres s'appuient, lui disait-il, je n'ai plus de
volonté, je n'ai plus rien, je n'ai plus que mon cœur qui bat.
Aussi put-elle se croire assez puissante pour provoquer
elle-même, au lendemain de leur anniversaire, le 26 octobre-,
l'explication si longtemps repoussée. Son but était de rejeter
tout mensonge, et de s'attacher irrévocablement son amant par
la révélation d'une complicité impossible à désavouer si tard.
Elle ne considérait pas cette complicité comme criminelle : ,11 lui
524 REVUE DES DEUX MONDES,
suffisait qu'elle fût un lien solide ajouté à ceux de l'amour. Le
droit de prendre et d'emporter le montant de la donation que
lui avait consentie M. Frasne ne faisait pour elle aucun doute.
Qu'est-ce qu'une donation que le donateur peut retenir? Elle
chassait môme les scrupules qui lui venaient sur la manière
dont elle avait agi. Que lui importait la manière? Les femmes
ne comprennent qu'à demi les questions d'intérêt qui les gênent.
On lui avait expliqué que cet argent était à elle. Cette explica-
tion lui suffisait. Eût-elle dépouillé son mari qu'elle n'eût point
connu de remords puisqu'elle le haïssait. Mais de bonne foi elle
ne croyait pas lavoir dépouillé. Elle n'avait emporté strictement
que son dû quand elle n'auraiteu qu'à élargir la main. Elle avait
donné, elle, sa jeunesse et sa beauté. Elle avait payé avec de la
vie, avec des larmes. Pourrait-on lui restituer ses neuf années
de répulsion vaincue, de dégoûts accumulés? Et dans le cas
inverse, eût-elle hésité à accepter, à solliciter même une part do
complicité?
Cependant, au moment de tout révéler, elle hésita, et s'éten-
dit longuement sur une autobiographie touchante qui résumait
sa vie de son enfance à son mariage. Il en ressortait qu'après la
ruine de son père elle avait connu presque la misère avant
d'épouser M. Frasne.
— Je me vendis, conclut-elle.
Maurice, qui l'avait écoutée avec impatience et le souffle
court, coupa d'un mot ses confidences :
— Et ta dot?
Mais il avait formulé cette question d'une telle voix, et le
visage si décomposé, qu'elle abandonna immédiatement ses pro-
jets et accumula les mensonges pour défendre leur amour
qu'elle sentit menacé. Elle employa tout son art de femme à
rendre ces mensonges vraisemblables en s'inspirant de l'interro-
gatoire môme qu'il lui faisait subir et dont elle devinait les ten-
dances. Ainsi lui affirma-t-elle que sa fortune, dont elle ne pou-
vait plus nier la provenance, était du moins indépendante, libre,
placée, administrée, retirée par elle-même. Ses réponses, con
formes à de précédentes explications, étaient plausibles en
somme. Il n'était pas déraisonnable de croire qu'un conseiller
de la famille Danemarie se fût entremis avant la signature du
contrat de mariage pour obtenir de la passion de M. Frasne
une donation immédiate, absolue et définitive, destinée à sauve-
LES ROQUEVILLARD. 525
garder l'avenir de la jeune fille et à lui assurer, dans le pré-
sent, moins de contrainte matérielle et plus de dignité. Pour-
quoi Maurice eût-il douté de cette explication ? Ne détruisait-elle
pas suffisamment son bonheur? C'était déjà trop que, cédant à
une sorte d'entraînement dont il se réveillait avec colère, il eût
accepté, par un indigne compromis, de retarder son entrée en
carrière jusqu'à l'expiration d'une année réservée à l'amour.
Mais de la fortune d'Edith qu'il se faisait l'illusion de compléter
prochainement par son travail, il ne soupçonnait pas jusqu'alors
l'origine empoisonnée. Voici que cette origine se dévoilait pour
anéantir son orgueil, et briser en lui toute estime de soi-même.
Cette fortune, si elle appartenait en propre à sa compagne, pro-
venait en réalité de l'homme dont il avait ruiné le foyer. Qu'il
s'en fût glissé la moindre parcelle dans son existence, c'était une
infamie qu'il ne pouvait à aucun prix tolérer.
Se sentant perdu, il calcula mentalement le chiffre de sa
dette. Huit mille francs manquaient au dépôt qu'il avait opéré à
Milan au nom de sa maîtresse.
— Nous n'avons pas beaucoup dépensé, protesta-t-elle avec
douceur.
De fait, cette somme, ajoutée à celle qu'il avait emportée lui-
même, atteignait un chiffre bien peu élevé pour les dépenses
d'une année entière passée en voyage. Mais à Orta où ils rési-
daient depuis six mois, la vie est à bon marché, les distractions
rares et peu coûteuses.
Oiî et comment se procurerait-il ces huit mille francs? Tant
qu'il ne les aurait pas remboursés, il se sentirait déchu, sans
honneur, et la vie lui serait à charge. Ne trouvant aucune solu-
tion, dans sa colère et son désespoir, il montra à sa compagne
l'eau du lac qui souriait. Elle hésita à comprendre son geste,
puis se révolta avec des cris de fureur :
— Quand on aime, on ne veut pas mourir. Quand on aime, on
ment, on vole, on tue, mais on ne veut pas mourir. Les amans
qui se tuent n'aimaient pas leur amour.
Alors il la repoussa, et s'enfuit à la tour de Buccione. Il y
demeura longtemps à envenimer sa blessure. De la passion qui
devait combler sa jeunesse, pourquoi ne sentait-il plus, à cette
heure, que la misère? Il y avait donc autre chose que l'amour,
quelque chose de si considérable que, s'il ne pouvait détruire
l'amour, il avait assez de force pour le réduire au second plan et
526 REVUE DES DEUX MONDES.
corrompre ses joies. L'amour n'était pas toute la vie. Maurice ne
pouvait pas s'isoler, se détacher du reste de la vie. Livre à lui-
même, il n'était qu'une force désordonnée et destructrice. De
l'autre côté de ces montagnes qui fermaient l'horizon, il avait dû
occasionner quelque désastre. Maintenant Maurice en était sûr...
Pouvait-il sincèrement accuser les seules circonstances? Non :
évoqué avec franchise, le passé le condamnait. Il se découvrait
responsable de légèreté, de faiblesse : responsable pour avoir
accepté de partir quand il pouvait prévoir que les ressources ne
tarderaient pas à lui manquer ; responsable pour avoir accueilli
sans preuves les explications qu'Edith lui avait fournies et dont
il lui était facile de saisir l'insuffisance ; responsable pour avoir
consenti, sous l'inspiration de ses caresses, à jouir du présent
sans le relier au passé ni à l'avenir; responsable encore pour
avoir cédé à ses sollicitations quand elle s'obstinait à lui réclamer
une année d'oubli, une année de bonheur, une année de paresse
et de lâcheté.
Et il lui apparut clairement que s'il tenait à son honneur, le
salut ne pouvait lui venir que de sa famille. Sans elle, il s'estimait
perdu, puisqu'il ne pouvait, et peut-être de longtemps, restituer
cet argent dont il ne voulait pas avoir vécu; mais, s'il implorait
son secours, elle le sauverait. Gomment ne le sauverait-elle pas?
N'était-elle point solidaire de sa honte? Si elle était solidaire do
sa honte, il avait donc envers elle des devoirs qu'il avait désertés.
Favorisé dans sa naissance, il avait contracté des obligations
qu'il avait négligées, un pacte qu'il avait rompu. La famille, qui
nous doit assistance dans le péril, dans la mauvaise fortune, de
quel droit l'oublier dans la poursuite d'un bonheur égoïste dont
les conséquences lui sont contraires ?
L'orgueil le séparait de son père. Mais sa mère serait sa con-
fidente. Il lui demanderait la somme nécessaire à sa libération.
C'était cela qui pressait. Il fallait avant toutes choses recouvrer
l'honneur à ses propres yeux.
Ainsi décidé, il regagna l'hôtel en hâte et écrivit à M""* Ro~
quevillard 11 venait de terminer sa lettre et de la mettre à la
poste lorsqu'Edith rentra II l'aperçut au bout de l'allée et fut
presque étonné de la revoir si vite, tant il s'était éloigné d'elle
en quelques heures. Depuis un an, elle avait occupé tous ses
jours, et son cœur à chaque battement. Se trouvait-elle si rapi-
dement dépossédée de son royaume? Mais elle courut à lui et se
LES ROQUE VILLARD. 827
précipita dans ses bras. Elle avait suivi la grève avec terreur.
Elle pleura longtemps sur sa poitrine, il s'attendrit, et tous deux
goûtèrent éperdument un bonheur qu'ils savaient oondamné.
Dès lors ils ne parlèrent plus du passé. Lui attendait une
réponse à sa lettre. Elle n'osait plus l'interroger, mais redou-
blait de charme afin de lui plaire. Ce charme s'était modifié. Il
n'avait plus rien de provocant ni de perpétuellement agité. La
crainte de perdre son amant l'avait rendue humble et soumise,
toute faible et tendre. Elle recherchait les conversations, les
lectures qu'il préférait. Elle devinait au piano sa musique de
prédilection. Lui-même ne la traitait plus qu'avec bonté. De
ce renouveau de paix affectueuse, tous deux ne jouissaient
qu'avec gêne. Leur accord était sans gaîté, sans conviction, sans
confiance.
Le 2 novembre leur fut particulièrement cruel. Afin de se
livrer mieux à ses souvenirs de famille que le jour des Morts
avivait, Maurice voulut sortir seul, mais Edith implora de l'ac-
compagner. Il accepta sans plaisir, et, tandis qu'elle se préparait,
il fut l'attendre au Mont sacré. De l'hôtel du Belvédère, on y par-
vient en quelques pas. Le sommet du Mont est occupé par un
grand bois de sapins, de mélèzes, de châtaigniers et de pins
parasols où s'abritent, çà et là, sur un sol accidenté, les vingt
sanctuaires de Saint François d'Assise. Entre ces petites cha-
pelles d'architectures différentes, ils avaient élu la quinzième
dont une tradition attribue le dessin à Michel-Ange. Elle est de
forme cylindrique avec une élégante coupole et un pourtour
supporté par de grêles colonnettes de granit. Elle leur rappelait
ce Calvaire de Lémenc où leur départ s'était décidé. Les arceaux
de ses voûtes légères, le long de la galerie surélevée de quelques
marches, encadraient successivement toutes les perspectives du
bois : tantôt d'autres chapelles dans la verdure, tantôt la mar-
gelle d'un puits, et tantôt, entre les branches, un pan du ciel, un
coin du lac, ou l'île Saint-Jules, comparable, avec son campa-
nile à l'avant, à quelque grand cuirassé échoué dans ce lac mi-
nuscule. Là, presque chaque jour, ils étaient venus s'asseoir.
Malgré l'éclat du soleil, l'automne accomplissait son œuvre.
Les arbres et les buissons avaient changé de couleur : seuls, les
groupes de pins maintenaient leur vert intact dans une mer d'or
pâle.
Debout entre deux colonnes, il attendait impatiemment.
528 REVUE DES DEUX MONDES,
Edith le rejoignit sans mot dire. Ils se parlaient si peu depuis
quelque temps. Embarrassée de ce silence, elle se détourna vers
le paysage familier. Les narines dilatées, les nerfs tendus, toute
vibrante, elle parut respirer la grâce mortelle de l'automne. Lui,
ne pouvait détacher les yeux de ce visage qu'il n'avait peut-être
jamais vu dans le calme, mais toujours animé par quelque pas-
sion. Il remarqua d'un seul coup les changemens qui s'étaient
faits en elle. La jeunesse retrouvée, la liberté, le plaisir, les villes
d'art parcourues avaient favorisé son épanouissement. Partie le
cœur bouillonnant de désirs confus, elle s'était affmée. Jamais
encore il n'avait apprécié avec autant de sûreté l'achèvement
complet de sa séduction. Il en éprouva une jouissance angois-
sante, jugeant mieux ce qu'il allait perdre.
Elle sentit le regard persistant de Maurice, lui sourit et
désigna l'horizon d'un geste large qui semblait le cueillir :
— C'est plus beau que les premiers jours.
Il ne put se tenir de lui révéler sa dernière pensée :
— Toi aussi, tu es plus belle.
Ce compliment inattendu la surprit.
— Vraiment?
— Oui. Regarde les arbres. Ils sont plus légers et comme dé-
barrassés d'un poids inutile. Sous leurs branches, on voit plus
loin. Dans tes yeux, on voit plus profond.
— Jusqu'à mon cœur ?
— Jusqu'à ton cœur.
Elle sourit en songeant à tout ce qu'un jeune homme ignore,
encore d'un cœur de femme.
— Oiî allons-nous? demanda-t-elle.
— Au cimetière, comme tout le monde aujourd'hui.
Avant de pénétrer dans le cimetière d'Orta, il fallait traverser
un champ inculte qui jadis en avait fait partie et qui avait été
récemment désaffecté. Les tombes qu'il renfermait dans son
enclos étaient invisibles et anonymes. Rien ne les désignait plu«
au regard, ni un nom, ni une croix, pas même un pli de terre.
A cause de la Toussaint, des mains inconnues avaient disposé
çà et là des gerbes de chrysanthèmes qui transformaient cette
prairie en jardin.
Edith et Maurice s'arrêtèrent dans cet enclos que limitaient
des marronniers. Les feuilles semblaient ne plus tenir que par
la moUease de lair. Un coup de vent suffirait à dévêtir les arbres.
LES ROQUEVILLARD. 529
Avec le soir qui venait, un peu de bise fraîche se leva. Et des
feuilles d'or tombèrent en effet, tournoyèrent quelques instans,
et allèrent se tasser dans le fossé qui bordait l'allée principale.
L'une d'elles se posa sur le chapeau de la jeune femme.
Un tel signe de détresse sur ce visage au teint chaud, aux
yeux de feu, sur cette forme de chair qui, dans l'immobilité même,
gardait l'animation de la vie, ce fut de quoi achever d'émouvoir
son compagnon que ce jour surexcitait.
Gomme il se taisait, elle lui montra les chrysanthèmes.
— Les belles fleurs, dit-elle.
Et tous deux songèrent qu'elles recouvraient la mort. Par un
retour inconscient sur eux-mêmes, ils regardèrent la rangée
d'arbres qui les dissimulait à demi, et, se rapprochant l'un de
l'autre, ils s'embrassèrent sur les tombes. Leur bonheur n'était
plus vivant.
VII. — LA LETTRE
... Le surlendemain de cette promenade, Maurice fut appelé
au bureau de l'hôtel.
— C'est pour une lettre chargée. Le facteur vous réclame.
Il reconnut les enveloppes jaunes dont se servait son père, et
fit sauter rapidement les cachets, tandis que la gérante, ayant lu
le chiffre de la recommandation, l'observait d'un air admiratif.
La lettre, encadrée de noir, contenait à l'intérieur un billet fran-
çais de cent francs et un chèque de huit mille francs sur une
banque de Milan, signé de sa sœur Marguerite.
« Maintenant, se dit-il, je suis mon maître. »
Après l'humiliation, sa première pensée était orgueilleuse.
Rasséréné, il remarqua mieux la bordure du papier, et son cœur
se serra. Il y avait eu un malheur, un grand malheur pendant
son absence. Dans l'extrême jeunesse, et plus tard quelquefois,
on n'envisage point la possibilité de perdre ceux qu'on aime : on
s'éloigne d'eux sans angoisse, avec la certitude de les retrouver
au retour. Au premier deuil, cesse le crédit de l'avenir. Séparé
des siens, privé de nouvelles, préservé par l'insouciance de l'âge
et l'égoïsme de l'amour, il avait pu ignorer cette inquiétude qui
brutalement étreint la poitrine lorsque le souvenir intervient.
Souvent, de plus en plus souvent, il évoquait sa famille, il ima-
ginait la place vide qu'il avait laissée. La présence d'Edith ne
I041E ixx. — 1905.; 34
530 REVUE DES DEUX MONDES,
suffisait pas toujours à chasser ces fantômes. Mais de pressenti-
mens funèbres, il n'en avait jamais eu. Depuis quelques jours
cependant, depuis que la saison ajoutait sa fragilité à celle de
son bonheur, il revoyait plus distinctement le visage si pâle de
sa mère, il sentait sur sa joue la dernière caresse qu'elle lui
avait donnée d'une main qui était froide, dont il retrouvait, après
un an, le contact.
Le coup qui le frappait ne le trouvait pas préparé. Pour-
quoi était-ce Marguerite qui avait tenu la plume? De qui pou-
vait-elle être en grand deuil, sinon?... La réponse à cette ques-
tion, il n'osait pas se la faire : elle s'imposait. Il prit son chapeau
et sortit, la lettre à la main. Gomment l'aurait-il lue dans ce
bureau d'hôtel? Pas même sur la terrasse, ni dans l'avenue, ni
sous le bois : Edith surviendrait dans quelques instans, le sur-
prendrait, et cette douleur-là, elle n'était qu'à lui, il ne la vou-
lait partager avec personne. La partager, c'était la diminuer, et
il désirait l'épuiser jusqu'à la lie.
Dehors il lut les premières lignes et s'enfuit dans le chemin,
comme une bête blessée qu'on poursuit. Tant qu'il aperçut des
maisons, il continua sa course. Il cherchait une solitude où
pleurer sans être vu. Et il se dirigea vers la tour de Buccione.
Il ne s'arrêta qu'au sommet de la colline, au pied de la tour.
Hors d'haleine, il se laissa choir dans l'herbe qui poussait entre
les murs écroulés. Il avait couru, comme si l'on peut fuir devant
le destin. A mesure qu'il reprenait son souffle, la peur s'em-
parait de lui et le tenaillait davantage. La lettre de plusieurs
feuillets qu'il tenait toujours dans sa main crispée, il n'osait pas
la lire tout entière. Il lui fallut un grand effort pour en conti-
nuer la lecture qu'il dut interrompre plusieurs fois. Elle lui an-
nonçait plus de malheurs môme qu'il n'en pouvait prévoir.
Chambéry, 31 octobre.
« Mon cher Maurice,
« Ta lettre m'a été remise à moi. C'est moi qui l'ai déca-
chetée. Je l'attendais depuis longtemps. Je pensais bien qu'elle
viendrait, ou toi. Notre mère me l'avait annoncé. Tu ne pouvais
pas nous avoir oubliés pour toujours.
« J'ai compris en te lisant que tu ne savais plus rien de nous
depuis ton départ, et je me suis mieux expliqué ton silenf« per-
LES ROQUEVILLARD. 531
sistant. Toi, tu as déjà compris que nous n'avons plus maman.
Pour te le dire, je retrouve toute ma souffrance que je ne veux
pas perdre, et qui me rapproche d'elle. Pleure avec moi, mon
pauvre frère, pleure beaucoup de larmes pour le temps où tu
n'as pas pleuré. Mais ne te laisse pas aller au désespoir. Elle ne
le veut pas.
« Elle nous a quittés le 4 avril dernier, il y a bientôt sept
mois. Tout l'hiver ses forces ont décliné lentement, doucement.
Elle ne souffrait pas ; du moins elle ne se plaignait jamais. Elle
ne cessait pas de prier. Un soir, sans que rien n'eût fait prévoir
davantage une fin aussi prompte, elle a passé en priant. Père et
moi, nous étions là. Elle nous a regardés, elle a essayé de sou-
rire, elle a murmuré un nom que nous avons compris tous les
deux et qui était le tien. Et puis sa tête s'est renversée en arrière.
Ce fut tout.
« Quelques jours auparavant, elle m'avait parlé de toi, comme
si elle m'exprimait ses dernières volontés. Je m'en suis rendu
compte plus tard : elle parlait comme à l'ordinaire, si simple-
ment. Elle m'a dit: « Maurice reviendra. 11 est plus malheureux
que coupable. Il l'ignore encore et il l'apprendra. Il aura besoin
de tout son courage. Promets-moi, toi, lorsqu'il reviendra, de le
recevoir, de le réconcilier avec son père, avec sa famille, de le
défendre, enfin de ne jamais l'abandonner, quoi qu'il arrive. »
Je n'avais pas besoin de promettre et j'ai promis. Aussi, quand
ta lettre est venue, je n'ai pas hésité à l'ouvrir : je remplace
maman, bien mal, mais de tout mon cœur.
« Il faut que tu le saches : maman ne te croyait pas coupable.
Moi non plus. Père non plus, j'en suis sûre; mais il nous disait
que la faiblesse est une façon d'être coupable, et que celui dont
la famille a soutenu les premières années jusqu'à l'âge d'homme
n'est pas libre d'entraîner par ses actes la décadence de toute sa
race. Maintenant il ne parle plus de toi, jamais. Je devine qu'il
y pense souvent, et qu'il en a beaucoup de peine. Souviens-toi
de lui, Maurice, souviens-toi de lui autant que de notre mère
qui se repose. Il a changé, beaucoup changé. Lui qui avait gardé
tant de jeunesse dans la démarche, dans l'expression, dans la
voix, il a vieilli en peu de jours. Il travaille sans relâche. Il
oublie, en travaillant, le mal... Mais j'ai promis de ne pas
t'adresser de reproches. Cependant il faut bien que tu apprennes
ce que nous sommes tous devenus, puisque tu étais sans nouvelles
532 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis une année. Il est si estimé que pas un de ses cliens ne
lui a retiré sa confiance.
« Hubert, qui devait rester deux ans en France, a obtenu de
repartir pour les colonies. Il s'est embarqué au mois de mai der-
nier à destination du Soudan. Il commande un poste très avancé,
à l'intérieur des terres, à Sikasso. C'est un endroit assez exposé.
C'est ce qu'il avait demandé.
« Félicie est toujours à l'hôpital d'Hanoï. Elle s'inquiète
beaucoup de toi. Dernièrement, elle nous racontait la mort de
deux missionnaires belges qui ont été massacrés sur la frontière
de la Chine. Au lieu de s'en affliger, elle se réjouissait pour eux
de leur martyre, et regrettait de ne pouvoir donner sa vie pour
celui qu'elle appelle « l'enfant prodigue » et que tu reconnaîtras.
Elle a hérité de la piété ardente de notre mère. Que Dieu nous
la garde là-bas, à l'autre bout du monde !
« Les Marcellaz nous ont quittés. Malgré les prières de Ger-
maine, Charles a vendu son étude pour en acquérir une autre à
Lyon. Ce départ nous a été dur. Cependant père soutient qu'il
est raisonnable. Notre beau-frère avait une occasion de se rap-
procher de sa famille qui est de Villefranche, tu le sais; il devait
en profiter. Ils sont venus passer les vacances avec nous à la
Vigie. Pierre et Adrienne y ont pris de- bonnes joues rouges. Le
petit Julien, mon favori, est resté un peu pâlot. L'air de Savoie
lui convient mieux que les brouillards de Lyon. Aussi Germaine
nous l'a-t-elle laissé pour cet hiver. Il anime notre grande mai-
son, qui est bien triste.
('■ J'ai terminé ma revue. Autrefois, c'était notre mère qui cen-
tralisait les nouvelles des absens, et les transmettait des uns aux
autres. Tu vois que je tâche de la remplacer. Pour ce qui me
reste à te dire, c'est plus difficile. Pourtant, je te le dirai. Je te
le dirai sans récriminations. Il me semble que ce sera mieux.
D'abord je te suis dévouée quand même, et puis tu jugeras de
notre misère qui est la tienne.
« Tu ne dois pas savoir ce qui s'est passé tout de suite après
ton départ : sans quoi tu n'aurais pas gardé ce silence qui nous a
tant affectés. M. Frasne a déposé contre toi, oui, contre toi, une
plainte en abus de confiance. C'est ainsi que cela s'appelle : on en
a tant parlé. Il t'accusait d'avoir pris cent mille francs dans son
coffre-fort. Il s'est porté partie civile pour forcer la justice à te
poursuivre, et comme tu n'étais pas là, on t'a jugé par contu-
LES ROQUEVILLARD. 533
mace. Je t'explique avec les mots qu'on a employés. Les conseil-
lers ne voulaient pas te condamner. Mais les clercs de l'étude,
surtout M. Philippeaux, ont témoigné contre toi à l'audience.
Ils ont déclaré que tu savais que le coffre-fort contenait tout cet
argent, et puis que tu étais resté le dernier à l'étude, avec les
clefs, et que tu connaissais le chiffre qui sert à ouvrir. Alors,
on t'a condamné, avec les circonstances atténuantes, à un an de
prison. Il paraît que c'est le minimum. On a tenu compte des
influences que tu avais subies. Mais ils t'ont condamné, com-
prends-tu, et c'est horrible ! Cela s'est fait le mois dernier. Maman
n'était plus là. Quand père me l'a annoncé, son visage était si
blanc que j'ai eu peur pour lui. Il se dominait, comme toujours.
J'aurais préféré qu'il pleurât. Mais il n'est pas de ceux qui pleurent.
Il souffre en dedans, et c'est pire.
« Le jugement a été affiché à notre porte, publié par les jour-
naux. Il paraît que c'est la loi. Tous les vieux Roquevillard qui
ont rendu tant de services au pays n'ont pas épargné cet affichage
à notre nom.
<( Il y a aussi les cent mille francs que tu dois restituer à
M. Frasne. Père est d'avis de vendre la Vigie pour les payer. Il
dit que la durée de ton absence prouve malheureusement que tu
as dû en profiter, et que cela, au point de vue de l'honneur, c'est
pareil au vol. Charles soutient au contraire que les payer, c'est
te reconnaître coupable, et qu'il ne le faut à aucun prix. Mais
Charles n'a pas charge de l'honneur de la famille, et moi je suis
avec père. Dans tous les cas, la justice a nommé un séquestre
qui a fait diviser la fortune de notre mère pour avoir ta part. Sur
la mienne, comme je suis majeure, père m'a remis la somme
que je t'envoie et que je lui ai demandée. Il a paru étonné; je
ne sais pas s'il a compris. Je lui ai offert ta lettre, il l'a refusée
avec ces mots que je te transmets :
« — Non, il est mort pour moi, s'il ne revient pas prouver
son innocence.
« J'ai ajouté cent francs pour ton retour. Il faut que tu re-
viennes. Vois le tort que tu nous as fait. Au nom de notre mère
dont ce fut le dernier désir, le dernier ordre, au nom de notre
pore que tu as blessé au cœur, à ce cœur si noble, si tendre, au
nom de Félicie et d'Hubert qui méritent pour toi, de Germaine
et (In ta petite sœur, au nom de tous les nôtres qui pendant tant
d'années n'ont donné que des exemples d'honnêteté, et qui te
534
RBVUE DES DEUX MONDES.
conjurent do ne pas renverser en un jour i'œuvrc de toute une
suite de générations, reviens. Je t'attends. Je serai là. Je t'ai-
derai. J'ai confiance que, toi revenu, tout peut encore se ré-
parer. Car tu n'es pas coupable. Il est impossible que tu le sois.
A ta lettre je vois bien que ce n'est pas toi. Et, s'il y a du danger
pour toi, reviens quand môme. Il serait juste que ce fût ton tour
de souffrir, et tu ne serais pas assez lâche pour t'y dérober.
« J'ai fini. Je voudrais tanj; t'avoir convaincu. Pourtant, si
elle était plus forte que nous, si malgré nos sacrifices et notre
peine,, tu ne devais pas revenir maintenant, je t'attendrais encore.
Je t'attendrais toute ma vie. Elle est à notre père et à toi. Sache
que jamais je ne t'abandonnerai. Ne l'ai-je pas promis à maman?
Tu as été sa dernière pensée. Et si ma lettre te désespère, sou-
viens-toi qu'elle t'a recommandé le courage, rappelle-toi cette
parole de notre père : Tant qu'on n'est pas mort, il n'y a rien de
perdu.
« Adieu, Maurice, je t'embrasse. Ta sœur
« Marguerite. »
La tristesse et la honte qui s'étaient emparées de Maurice
après les demi-révélations de sa maîtresse, que pouvaient-elles
signifier auprès du torrent de douleur que précipitait en lui la
lettre de Marguerite? Comment y résisterait-il, lui qui, seulement
pour un infamant soupçon, avait entendu quelques instans l'appel
de la mort? A ses pieds, le lac l'invitait pareillement, lui offrait
l'oubli, le silence, la paix, et il ne le voyait même pas. C'était
l'appel de la race qui retentissait dans sa poitrine, et voici qu'au
lieu de faiblir, il ramassait toutes ses forces pour faire face au
désastre qui venait l'accabler. La pensée de la mort est naturelle
aux amans dès qu'ils conçoivent des doutes sur l'éternité de leur
bonheur. Or, il ne s'agissait plus de son* bonheur, chose indi-
viduelle dont il se croyait le maître, à la perte de quoi il se
croyait le droit de ne pas survivre s'il en jugeait ainsi. Avec lui,
sa famille tout entière était en cause. Il ne s'appartenait plus.
Qu'il le voulût ou non, il subissait une dépendance, et Tisole-
ment qu'il avait créé autour de lai n'était que chimère et vanité.
Mais en même temps qu'il perdait l'éternelle illusion des amans
pour qui l'amour est solitude et se passe de tout commerce avec
le reste du monde, il puisait réconfort comme on puise à un ré-
LES ROQUEVILLARD. 535
servoir d'énergie dans la solidarité même qui s'imposait avec
une autorité si puissante.
Sa plus cruelle souffrance fut de ne pouvoir pleurer sa mère
librement, exclusivement. Il envia les fils qui, devant un cer-
cueil, se livrent, sans retour sur eux-mêmes, à leurs regrets. Les
séparations sont autrement cruelles lorsqu'il s'y mêle des re-
mords. Et n'avait-il point sa part dans cette fin dont aucun pres-
sentiment ne l'avait averti? Il se souvenait que le médecin ne
condamnait pas la malade, qu'il attendait le salut d'un régime
de tranquillité et de repos. Comment cette frêle existence eût-
elle résisté à la tempête?
Et la tempête qu'il avait déchaînée en partant avait ravagé,
détruit le foyer. C'était la dispersion, les Marcellaz partis, Hubert
allant chercher un peu de gloire pour un nom compromis, et
c'était la menace de ruine avec la vente du vieux domaine. Il ne
restait plus à la maison que son père devenu un vieillard et
Marguerite. Mais Marguerite, pourquoi ne s'était-elle pas mariée?
Son fiancé aurait-il été assez lâche pour la charger de la faute
d'un autre? Elle n'en parlait point dans sa lettre. Elle s'oubliait
elle-même, dans l'énumération de leurs maux. « Ma vie est à
notre père et à toi, » lui disait-elle simplement, sans une autre
allusion à son sacrifice. Personne n'avait été épargné, personne,
excepté le coupable qui sous un ciel délicat avait goûté toute la
douceur de vivre.
Car s'il ne méritait point l'ignominieuse accusation lancée
par M. Frasne, il était coupable envers sa famille pour s'être cru
libre de la trahir. Et il accusa sa maîtresse dont l'imprudence
l'avait ainsi déshonoré, dont l'amour l'avait avili. Mais était-ce
bien son amour qui l'avait avili? L'amour qu'il avait tant con-
voité pendant sa jeunesse exaltée et studieuse à la fois, qui avait
passé sur son cœur comme ces souffles embrasés que les lyres
légendaires suspendues aux arbres attendaient pour vibrer, il lui
attribuait toute sa sensibilité, comme au vent le son des cordes.
Et il le chargeait des enthousiasmes et des faiblesses dont la
source était en lui-même. Il se rappelait, dans cette course
éperdue qu'il entreprenait à travers sa vie, les yeux, la bouche,
les mouvemens d'Edith. A la grâce de ces gestes, aux caresses de
cette voix, à la flamme de ces regards, oui, le chant de son cœur
était suspendu. Il quitterait cette femme ; il ne renierait pas son
amour.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Et d'ailleurs, que reprocherait-il à Edith? Du drame lamen-
table où toute une race roulait''au fossé par sa faute, que soup-
çonnait-elle? Rien, assurément. Elle avait pris cet argent comme
elles prennent les cœurs, sans penser à mal, et en croyant exer-
cer un droit. S'il l'avertissait, elle s'étonnerait, et sans hésiter
reviendrait à Chambéry crier aux juges l'innocence de son amant.
De cette générosité, il ne voulait pas. Il valait mieux qu'elle
demeurât toujours dans l'ignorance et que pour elle-même elle
ne courût aucun risque. Il partirait ce soir... non, pas ce soir,
demain matin, sans l'avoir avertie, après avoir complété sa dot
illégitime afin qu'elle ne manquât de rien.
Mais que deviendrait-elle, ainsi abandonnée? N'avait-il pas
aussi des devoirs envers elle dont l'amour était toute la vie?...
Il essaya d'imaginer son avenir. Il la vit cruellement déchirée, le
maudissant et le pleurant tour à tour, le réclamant au Bois
sacré, aux chapelles, à tous les témoins de leur tendresse. Il as-
sista véritablement à son agonie. Pourtant il y avait tant de
ressort en elle, une telle frénésie de vivre, qu'elle résisterait et
se reprendrait. Ne l'avait-il pas vue se dresser contre lui, frémis-
sante et révoltée, quand il avait parlé de mourir? Oui, elle se
reprendrait, elle résisterait, elle vivrait. Et il se sentit le cœur
serré à la pensée qu'elle serait aimée encore, que peut-être un
jour, plus tard, ce feu dévorant qui la consumait brûlerait pour
un autre...
« Non, pas cela, soupira-t-il dans sa solitude. Je ne veux
pas cela. »
C'était la dernière lutte. Dès le premier moment, il avait avoué
sa défaite. La mort de sa mère, le suprême appel de sa famille,
l'infamante condamnation qui le frappait ne lui permettaient
pas de discuter. Il ne lui restait qu'à régler les détails de son
départ, à atténuer dans la mesure du possible le mal d'Edith.
Demeurer avec elle plus longtemps, il ne le voulait pas, et à
peine séparé d'elle par une fragile décision, il souffrait à crier de
douleur...
Elle l'attendait avec impatience sur le pas de l'hôtel. Dès
qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre.
— Enfin! murmura-t-elle comme une plainte légère, non
comme une gronderie.
Il essaya de sourire.
. — Bonjour, Edith.
LES ROQUEVILLARD. 537
xendre et attentive, elle observait le visage de son amant et
remarqua la trace des larmes.
— J'ai toujours peur, maintenant, quand tu es loin.
— Peur de quoi?
— Peur que tu ne reviennes pas.
— Ma chérie.
— Je sais, reprit-elle gravement. Un jour tu ne reviendras
pas. Dis-moi que ce n'est pas encore?
— Tais-toi, Edith. Je t'aimerai toujours.
— Toujours? quoi qu'il arrive?
— Quoi qu'il arrive.
Elle lui prit la main et d'un mouvement d'adoration la porta
à ses lèvres. Puis, timidement, elle demanda :
— Tu as reçu des nouvelles de France, ce matin. On me
l'a dit.
— Oui.
— De bonnes?
Il eut le courage de répondre d'un signe aflirmatif. Puisqu'il
gardait sa peine pour lui seul, c'est qu'ils étaient déjà séparés.
Mais elle ajouta :
— Moi, je n'attends jamais de nouvelles. Tu es mon cœur
et ma vie.
Et comme elle le précédait sur la terrasse où leur petite table
était mise à l'abri du vent, il se demanda :
« Aurai-je la force de partir? »
Vni. — LE RETOUR
Edith, couchée, se souleva sur le bord du lit et s'accouda pour
regarder son amant qui achevait sa toilette. Il avait posé la
lampe à terre afin qu'elle ne reçût pas la lumière que l'abat-
jour étouffait.
— Pourquoi te lèves-tu si matin? lui demanda-t-elle d'une
voix endormie et les yeux mal ouverts.
— Je n'ai plus sommeil. Le jour vient.
Il souffla la lampe. Une mince clarté, au bout d'un instant,
filtra entre les persiennes.
— C'est la nuit, Maurice.
— Ne vois-tu pas un peu de jour?
— Ce n'est pas le jour. Il y a clair de lune.
538 REVUE DES DEUX MONDES.
— Repose encore, Edith. Tu on as le temps.
— Oui. Je suis si lasso, si délicieusement lasse.
Elle so laissa retomber sur Toreiller et ferma les paupières.
Même dans le sommeil, elle gardait un air de passion. Il s'ap-
procha du lit, se pencha sur elle, et à l'incertaine lueur qui
venait de la fenêtre, il considéra son visage.
« Cette petite flamme du regard qui animait ma vie, son-
geait-il, pour moi elle est éteinte. Je ne la verrai plus jbriller. Je
ne vois pas le mouvement du sang sur les joues, ni la lumière
sur les dents, bien que les lèvres soient entr'ouvertes, à peine
l'arc de la bouche, le dessin du nez, la sombre masse des cheveux
dont je sens le parfum. Et elle est perdue pour moi... »
Il s'attendrissait, dangereusement. La tentation lui vint de
■rester. Il se baissa, effleura le front dont il sentit la douce cha-
leur. Elle sourit vaguement en gardant les yeux clos. Et il sortit
de la chambre.
Dans le corridor de Thôtel, il ne rencontra qu'un garçon qui
bâillait en frottant le parquet, et qui ne prêta pas d'attention à
sa tenue. Il emportait pour tous bagages un sac à main, un par-
dessus d'hiver et sa canne.
Pour gagner la gare d'Orta, le plus court était de traverser le
Mont sacré. La lune, qui pâlissait devant les menaces du matin,
pénétrait, comme avec crainte et mystère, dans le bois à demi
dépouillé. Entre les troncs élancés des pins et des mélèzes, ses
lueurs glissaient jusqu'aux feuilles mortes qui jonchaient le sol,
se posaient sur les façades des chapelles. Lorsque Maurice fut
parvenu devant la quinzième, il leva la tête et s'arrêta. Les
sveltes colonnettes se détachaient en blanc, et l'une ou l'autre se
reflétait en ombre noire sur le mur.
Il monta les marches et se retourna pour embrasser d'un
dernier coup d'oeil le paysage familier. jLa margelle du puits, les
formes claires de quelques-uns des sanctuaires surgissaient au-
tour de lui comme des apparitions. Il distinguait en face les
montagnes sombres, et de chaque côté de la colline, des parties
du lac métallique. Déjà il ne pouvait plus apercevoir l'hôtel du
Belvédère que supprimait la pente. C'était cela, pourtant, qu'il
cherchait. Ces pierres qu'il foulait, ces arbres, ces chapelles et
tous ces contours indécis à qui, tout à l'heure, le soleil restitue-
rait leur valeur, il les emportait dans sa mémoire. Tant qu'il
aurait la force de se souvenir, il les reverrait dans leur inté-
LES ROQUEVILLARD. 539
grité, non pour leur grâce particulière, mais comme le décor
accessoire qui se subordonne à la figure principale. A distance,
cette figure principale, fleur unique de sa jeunesse, exerçait en-
core sur lui une fascination. Au lieu de fuir, de fuir sans
regarder en arrière, il demeurait immobile, à cette place qu elle
afl"ectionnait.
Dans leur chambre, elle dormait, délicieusement lasse. Dans
une heure, dans deux heures, peut-être plus tôt, quand elle se
lèverait pour le rejoindre, elle trouverait sur la table à coiffer
la lettre meurtrière qui lui annoncerait, avec des mots de ten-
dresse, la séparation. Elle ne comprendrait pas tout de suite.
Les papiers contenus dans l'enveloppe la renseigneraient mieux.
C'étaient la note de l'hôtel acquittée jusqu'au dernier jour,
quelques billets de banque et les reçus de dépôt donnés à son
nom par la Banque internationale de Milan, complétés par le
chèque de Marguerite Roquevillard que Maurice avait endossé.
Là elle reconnaîtrait l'intervention qui la brisait. La famille
qu'elle avait vaincue lui reprenait son amant. Alors elle pousse-
rait un grand cri de douleur. Si loin qu'il serait d'elle, il l'en-
tendrait. Il l'entendrait toujours retentir en lui-même...
Au bois, la lumière de la lune se dissipait dans celle du matin.
L'heure passait. Appuyé à l'une des colonnes, Maurice ne pouvait
se décider à partir.
« Où donc, se disait-il, ai-je pris le courage de briser son cœur
et le mien? Elle est là, tout près de moi encore. Si je rentrais,
elle ne saurait pas. Son réveil serait doux et léger. Mais non, je
ne la reverrai jamais plus. Il est des liens que l'amour ne peut
pas supprimer. Le bonheur, je le comprends, n'est pas un droit.
Je la torture et je l'aime. Le mal qu'elle m'a fait était involon-
taire. Je ne me souviens plus que d'avoir senti la vie auprès
d'elle à chaque minute, et pourtant avec elle je ne puis plus
vivre... Edith, te rappelles -tu le passé? Tu m'as donné des fleurs
le premier soir. Et puis, tu m'as donné tes lèvres, comme tes
fleurs, sans hésiter. Lorsque tu m'as dit : « Je serai à toi, mais à
toi seul, quand tu voudras, » j'ai senti d'avance tes caresses qui
se sont incorporées à moi. Ah! parce que tu es trop sensible
aux caresses, parce que maintenant même que tu vas souffrir
par ma faute, ta faiblesse méfait trembler pour l'avenir, ne crois
pas que je t'aime moins, et de savoir que par là je puis te perdre
un jour, Edith, je ne devrais pas le penser, mais peut-être ie
540 REVUE DES DEUX MONDES.
t'aime davantage encore... Quel souvenir garderas-tu de moi?
Entre deux automnes a tenu notre amour. Tu préférais cette
saison où la nature s'exalte. Je retrouvais son or dans tes yeux,
et sa fièvre dans tes bras. Je découvrais en elle un voluptueux
enthousiasme. Maintenant, je la vois pareille aux chrysanthèmes
du cimetière d'Orta. Elle cachait la mort. Oui, la mort, com-
prends-tu? Je ne t'ai pas dit adieu, et c'est fini. C'est comme la
mort pour nous. Tu pleureras, tu parleras, tu marcheras, tu
seras pour d'autres un être vivant, un être de grâce et de jeu-
nesse; mais pour moi qui ne saurai plus rien de toi, tu seras
morte. Et mieux vaudrait que tu fusses morte, en eff"et: tu ne
me maudirais pas, moi qui t'aime et qui dois égorger notre
amour... »
Le sifflet d'un train l'arracha brutalement à cet état de déses-
poir où peu à peu sa volonté s'alanguissait- Avait-il laissé passer
l'heure? Non, ce devait être l'express qui descend à Novare et
qui précède de quelques minutes celui qui monte à Domodossola.
Cet appel opportun le rendait à sa destinée. Il abandonna la
chapelle, traversa le bois en courant, et gagna la gare. Sur les
monts, le matin rose naissait et la lune se désagrégeait dans
l'espace.
Il prit un billet pour Corconio, station toute voisine d'Orta,
mais dans le sens opposé à la direction qu'il allait suivre, afin
d'empêcher les recherches d'Edith qui peut-être essaierait de le
rejoindre. En route, il prétexterait une erreur.
Jusqu'à Omegna, la voie ferrée longe de haut le petit lac.
Dans le wagon, Maurice s'assit au rebours et se pencha à la
portière afin que son regard prît l'empreinte de ces lieux qui lui
appartenaient. Au jour levant, les eaux se moiraient de légers
frissons. Les arbres de la presqu'île montraient leur fûts élancés
et l'essor de leurs branches. Là, il avait connu le bonheur. Le
train quitta Omegna. En vain il tenta d'apercevoir encore Orta
Novarese, de retenir avec ses yeux, avec son cœur, ce paysage
qui fuyait. Les secondes qui accroissaient la distance tombaient
comme des pierres au gouffre. Une à une il entendait leur
chute.
Une heure plus tard il arrivait à Domodossola, petite ville
italienne appuyée aux grandes Alpes, que baigne la Tosa rapide
et verte en amont du lac Majeur. De là part la diligence qui
relie l'Italie à la Suisse en traversant le col du Simplon. Avec de
LES ROQUEVILLARD. 541
bons attelages et des relais bien échelonnés, elle parcourt en
douze heures les soixante-quatre kilomètres qui séparent le val
d'Ossola de la vallée du Rhône.
La traversée coûte près d'un louis. Pour s'acquitfer complè-
tement envers Edith, Maurice avait presque épuisé ses res-
sources. Il avait consulté les horaires : quand il aurait payé le
trajet en troisième classe d'Orta à Domodossola et de Brieg à
Chambéry, il ne devait plus lui rester en poche d'après ses
calculs que le prix de trois ou quatre repas très modestes. C'était
véritablement le retour de l'enfant prodigue. La pénurie qui
l'assimilait aux humbles ouvriers avec lesquels il partageait son
compartiment, il la supportait sans déplaisir. Par de mesquins
soucis, elle le détournait de sa peine. D'ailleurs, il n'avait pas
d'inquiétude réelle. Il savait comment on opère pour économiser
la voiture et les coûteux hôtels de Brieg. Au sommet du col,
l'hospice du Simplon, comme celui du Grand Saint-Bernard,
donne l'hospitalité gratuite aux pauvres gens qui passent la
montagne, et les touristes eux-mêmes en profitent sans ver-
gogne. Son voisin, un Piémontais qui connaissait le pays, acheva
de le renseigner : « L'hospice est toujours ouvert. Le jour et la
nuit, la nuit et le jour. La nuit, on entre, on cherche une
chambre au premier étage sans demander rien à personne. »
Ainsi les difficultés du voyage se simplifiaient. Il franchirait
le Simplon à pied, et coucherait à l'hospice. A Domodossola,
point extrême de la voie, il descendit du train et passa fièrement
à côté de la diligence qui stationnait devant la gare et qui, une
fois chargée, ne tarda pas à l'atteindre au trot de ses cinq che-
vaux dont l'ardeur est toute fraîche au début de l'interminable
ascension. Le conducteur évalua du regard ce jeune homme bien
vêtu qui tenait un sac à la main et ne craignait pas d'user ses
souliers. Il mit son attelage au pas, fit claquer son fouet pour
attirer l'attention ; et du geste galant dont on offre un bouquet à
une dame, il offrit une place libre dans le coupé.
— Merci, répondit Maurice, je vais à pied.
— Impossible, impossible à des jambes de seigneur. Et quel
retard ! je suis sûr que la signorina vous attend.
— Personne ne m'attend.
— Ah ! tant pis. Un bon feu, une soupe chaude et une
femme, c'est agréable à l'arrivée.
Et ramassant les rênes, il secoua ses bêtes. Bientôt la voiture
S42 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ut hors de vue. Rendu à l'isolement, Maurice continua sa route.
Lentement il s'élevait au-dessus du val. Avant d'entrer dans les
étroites gorges des Alpes, il cueillait, en se retournant, les der-
niers sourires de la grâce italienne. Sur la plaine sinueuse qu'ar-
rosait la Tosa elle fleurissait, et sur les pentes boisées, même
sur les rampes abruptes que décoraient des buissons d'or. Au
soleil, il était visible que ce pays cherchait à plaire en dépit des
sévérités de la montagne. Les paysannes qui descendaient à la
messe, — c'était un dimanche, — portaient des fichus de couleur
qui leur retombaient en pointe dans le dos, et des jupes courtes
et bariolées. Les premières, elles saluaient les passans d'un gentil
bonjour dont le jeune homme s'attendrissait. Il avait l'impres-
sion qu'il s'exilait volontairement. Edith n'était-elle pas sa patrie?
Edith! Elle s'éveillait à cette heure, elle savait... Et il accé-
léra sa marche pour oublier son mal dans la fatigue.
Il avait réparti en trois étapes les 64 kilomètres du parcours:
Iselle, 18 kilomètres; le col, 22; Brieg, 24. Il pensait déjeuner
à Iselle, atteindre le col, qui esta 2 000 mètres d'altitude, pour
dîner et coucher à l'hospice, et descendre sur Brieg le lende-
main matin, assez tôt pour y prendre le train de Lausanne et
Genève, qui, à la frontière française, trouve la correspondance
de Savoie. Le lundi à six heures du soir, il débarquerait à
Ghambéry.
Iselle que précède un petit vallon verdoyant est le dernier
village avant la Suisse. On y a véritablement l'impression qu'il
faut ici dire un adieu mélancolique à l'Italie. Bâti en longueur
sur les bords de la route de Napoléon, il est déjà enfermé entre
deux murailles hautes de quatre à cinq mille pieds, mais il suffit
encore de regarder en arrière pour apercevoir des prairies,
quelques bouquets d'arbres, et comme une ouverture de clarté à
travers les montagnes. Les grelots de la diligence qui relaie à
Iselle et les exercices des douaniers qui, distingués et farauds
comme des soldats, portent le nom majestueux de gardes des
finances, animaient seuls jadis le petit bourg, quand au mois
d'août 1898 commencèrent les travaux de la nouvelle voie ferrée
creusée à travers les Alpes. Comme par enchantement la popu-
lation quadrupla. Des cités ouvrières se bâtirent, et aussi de
petites villas avec des jardins pour les ingénieurs et contre-
maîtres. Albergi&i trattorie se multiplièrent, avec des enseignes
à la gloire du Simplon et l'annonce d'un asti pétillant.
LES ROQUEVILLARD. 543
Toute cette population flottante était sur pied, à cause du
dimanche. Des cloches sonnaient la sortie de la grand'messe
quand Maurice arriva. Il croisa le cortège des femmes qui, le
paroissien à la main, rentraient au logis, tandis que les jeux de
houles accaparaient les hommes, et que de chaque guinguette
sortaient, avec une odeur de cuisine, des sons de guitare et
d'harmonica. Il mangea pour une somme modique dans une
osteria de chétif aspect, en compagnie de bruyans convives. Au
lieu de profiter du jour et de brusquer le départ, — la nuit
en novembre tombe si vite, — il s'attarda sans prévoyance comme
s'il préférait le tapage le plus vulgaire à la solitude. Il ne pouvait
se décider à franchir la frontière. Il y voyait l'image matérielle
de la rupture, il se rattachait éperdument à son amour. Jusque
dans cette salle enfumée où le vacarme assourdissant qui l'empê-
chait de penser allégeait sa douleur, il lui semblait demeurer en
communication lointaine avec Edith.
Un peu avant les gorges de Gondo où mugissent des cas-
cades, il trouva la borne qui marque la séparation des deux
pays. Et après l'avoir dépassée, il sentit l'ombre qui envahissait
son cœur avant même de recouvrir le morceau de terre amincie
où il cheminait entre deux rochers. En levant la tête, il vit les
dernières lueurs roses se retirer du ciel. La nuit qui le surpre-
nait beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait prévu dans son itinéraire,
ne lui permit pas de prendre le raccourci qui évite le long con-
tour d'Algaby. Il parvint déjà tard, et fatigué, au village de
Simplon où il soupa et se reposa.
Quand il se remit en route, l'obscurité et le silence l'atten-
daient sur le seuil de l'auberge. Il les accueillit comme les com-
pagnons naturels de son triste voyage. Il accomplissait un de-
voir : peu lui importaient désormais les conditions. N'avait-il
pas tué de ses propres mains son bonheur, et les meurtriers ne
méritent-ils pas d'expier? C'était le temps où la lune décroît. Elle
ne se montra qu'à onze heures du soir, comme il approchait du
sommet du col. A sa clarté il se découvrit seul dans un cirque
désert et désolé, entouré de la neige qui rend tous les objets
uniformes. Il ne s'entendait même pas marcher. Son ombre lui
tenait une compagnie inquiétante qui s'allongeait, s amincissait,
disparaissait et renaissait.
Le souffle court et les jambes rompues, depuis longtemps il
explorait des yeux l'horizon pour y découvrir l'hospice. Aurait-
Kii REVUli- DES DEUX MONDES.
il passé devant sans le voir? La lassitude ne lui permettait plus
d'évaluer les distances. Et puis, à quoi bon tant d'efforts? Il
n'avait qu'à se laisser choir au bord du chemin. Sur la neige, il
serait bien pour dormir ou pour mourir. Ce serait fini de penser,
fini de marcher.
— Edith! murmura-t-il tout haut.
Au son de sa propre voix, il s'arrêta et tressaillit comme si
on l'avait appelé. N'était-ce pas elle qui l'appelait une fois
encore, une dernière fois? Il irait la rejoindre sans peine. Déjà
il ne sentait plus ses jambes. Il glisserait vers elle doucement,
comme ces rayons de lune sur la neige. L'excès de fatigue, le
froid; la raréfaction de l'air et aussi le désespoir lui donnaient
une hallucination. Dans cet état d'épuisement, celui qui s'arrête
est perdu. Une peut plus remettre un pied devant l'autre. C'est
un mécanisme brisé.
— Edith! prononça-t-il encore.
Et il sourit. Aucune angoisse ne l'étreignait. C'était si
simple de s'asseoir et d'attendre. Devant lui, sur la droite, les
glaciers du Monte-Leone brillaient en tremblant comme si
quelque mouvement les animait. II iui parut que tout l'horizon
blanc se déplaçait, rétrogradait vers l'Italie. Il connaissait, avec
l'engourdissement, une sorte de béatitude. L'instinct de la con-
servation ou la curiosité du mirage lui maintenaient les yeux
ouverts quand le sommeil l'envahissait , mais il n'avait plus
envie de remuer. Le silence de la montagne que la neige et la lune
paraissaient élargir emplissait tout l'espace et montait jusqu'aux
étoiles.
Dans cette fuite du paysage où il se laissait couler, il y eut
un temps d'arrêt, occasionné par la chute de son sac qu'il avait
lâché machinalement. Le geste qu'il fit pour le retenir brisa le
sortilège. A la difficulté de se mouvoir il comprit le danger.
« Mais je vais mourir ! se dit-il brusquement. Là, tout seul,
dans ce désert. »
Mourir! Edith, vers qui il croyait redescendre, disparut ins-
tantanément de sa pensée, comme une sirène au fond de la
mer, et fut remplacée par le pays de son enfance, par le coteau
de la Vigie, par sa famille.
« Ils m'attendent. »
Etait-ce un talisman contre la mort, ce rappel des premières
années qui substitue des images de durée aux tentations de fin,
LES ROQUEVILLARD. 54S
aux désirs d'anéantissement? Sa jeunesse aidant, il récupéra
quelque énergie. Il souleva ses pieds successivement, comme s'il
les dégageait d'une boue tenace où ils se seraient enfoncés, il se
traîna plutôt qu'il ne marcha sur une étendue de quelques
mètres. Maintenant il avait peur et se raidissait contre le péril
dont il devinait la présence à son côté, qui l'accompagnait pas
à pas dans cette solitude comme un ennemi guettant ses défail-
lances. Il savait qu au bord de la route, près du col, des refuges
en planches offrent de distance en distance un abri aux voya-
geurs surpris par la tempête ou le froid. A la découverte de
l'une de ces baraques il bornait toute son ambition. Alors il
aperçut au bas du Monte Leone une frêle lumière qui brillait à
peme dans la nuit trop claire. Tout petit, serré contre l'énorme
masse de la montagne, c'était l'hospice dont la porte demeure
toujours grande ouverte et même désignée par une lampe. Du
moment, qu'il voyait le but, il était sauvé. Il ne quitta plus du
regard cette lueur qui l'encourageait. Bientôt le bâtiment prit son
importance réelle, haut et large en grosses pierres de taille.
Enfin, il gravit le perron et entra. Des chiens, du fond d'un
chenil éloigné, signalaient son arrivée. Mais dans le corridor où
le clair de lune entrait, il ne rencontra personne. Le laisserait-
on en détresse au port même? Dans son état de fatigue, il allait
se coucher sur la pierre, quand le renseignement €u Piémontais
lui revint en mémoire :
— La nuit, on entre, on cherche une chambre au premier
étage sans demander rien à personne.
Il monta l'escalier, tâta une première porte qui était fermée,
puis une seconde qui céda. 11 se trouva dans une chambre
simple mais confortable, meublée d'un lit aux draps frais et
largement pourvu de couvertures, d'une table de toilette, d'une
commode, de deux ou trois chaises et d'un tapis. Devant cette
installation, il sourit de plaisir. On avait poussé la prévenance
jusqu'à placer sur la commode, de manière à attirer l'attention,
im flacon de rhum, un verre et un sucrier. La liqueur le récon-
forta. A vingt-cinq ans, le danger s'oublie vite.
« Je suis ici chez moi, comme un voleur, » se dit-il plaisam-
ment, tout disposé à estimer de nouveau la vie. Mais sa réflexion
le fit tressaillir. Gomme un voleur, en efïet. N'avait-il pas été
condamné pour vol? Le souvenir de la honte lui gâta son plaisir.
Il se coucha rapidement. Les épaisses couvertures lui communi-
TOME XXX. — 1905. 35
S46 REVUE DES DEUX MONDES.
qiièrent une chaleur bienfaisante. Sa fatigue était si grande qn'il
s'endormit aussitôt, sans même songer que celait la première
nuit qu'il passait loin d'Edith et hors de l'Italie, depuis son dé-
part de la maison paternelle.
Le lendemain, il se réveilla trop tard pour descendre sur
Bricg. Les religieux, mis au courant des péripéties de son
voyage, le gardèrent une journée et le restaurèrent de leur
mieux. Il refusa de prendre la diligence, mais sa fierté l'empê-
cha d'en révéler le motif. Ce fut une journée de repos, de dis-
traction, presque d'oubli. Dans cette thébaïde, perdue à deux
mille mètres d'altitude, il montra une gaîté d'enfant, interrom-
pue de temps à autre, assez rarement, par de brusques accès de
tristesse. Il mangea comme un ogre, se promena aux abords de
l'hospice pour dérouiller ses jambes raidies, caressa dans leur
chenil les molosses à longs poils, admira les efîets du soleil sur
les glaciers et la diversité des petits cristaux de neige, exprima
plusieurs fois son désir de demeurer plus longtemps dans la
montagne, et se coucha de bonne heure. Personne n'aurait pu
supposer qu'il venait de quitter la plus chère des maîtresses et
qu'il rentrait en France pour se constituer prisonnier. Au milieu
des plus grands chagrins, il est ainsi des oasis inattendues que
nous ménage la faiblesse de notre nature incapable de se fixer
dans la douleur, ou ce brutal instinct de vivre qui nous soutient
malgré nous.
Le mardi, à quatre heures du matin, il quitta l'hospice, après
avoir mangé un peu de pain et de fromage que la veille au soir
le Père chargé du soin des étrangers avait à toute force voulu
qu'il emportât de table pour son déjeuner du lendemain. Encore
en garda-t-il la moitié en prévision de la route, n'étant pas cer-
tain qu'il lui restât en poche plus d'argent que le prix de son
billet, à cause du repas supplémentaire qu'il avait dû prendre au
village de Simplon. Personne n'était levé. Il partit comme il
était venu, secrètement. Comme le soir de son arrivée, la porte
était grande ouverte. Dehors, au lieu de la lune dont il espérait
le concours amical, il se heurta à l'obscurité. Sur le perron, il
sentit la neige.
Il fallait se hâter, la descente devenant moins facile. De la
route, il se retourna pour chercher dans l'ombre le bâtiment
noir et lui adresser un regret. Raffermi, il marchait à l'avenir
sans crainte. La paix de la montagne, celle des religieux,
LES ROQUEVILLARD. 547
avaient calmé son cœur sans qu'il s'en doutât. D'un pas déli-
béré, il allait reconquérir au foyer sa place dont «ne passion
accidentelle l'avait détourné. Le geste de hasard auquel il devait
son salut l'avait en même temps restitué à lui-même. Il rentrait
dans la vie normale de la façon audacieuse et romanesque dont
généralement on s'en écarte, et il savourait son sacrifice avec
une ardeur toute satisfaite.
Sans doute la neige tombait depuis plusieurs heures, car le
chemin n'était pas frayé. Il avançait avec la crainte permanente
de perdre la route qui longe des abîmes. Elle traverse, peu après
le sommet du col, deux ou trois tunnels taillés dans le roc. L'obs-
curité, dans ces tunnels, était si intense qu'il croyait être devenu
aveugle au fond d'une cave. Sa canne en avant dans la main
droite, et le bras gauche tendu malgré le sac qu'il tenait, il
marchait à tâtons, enfonçant à chaque pas dans les flaques d'eau
que fait la roche en s'égouttant, et il sentait la sortie à l'air
froid bien plutôt qu'en recouvrant la vue.
Les obstacles de la route durcissaient son courage. Il faut
aux jeunes gens des épreuves, et s'ils recherchent tant l'amour,
c'est plus encore frénésie de vivre que volupté. Celui-ci qui
fuyait le bonheur, pareil à un mendiant, ne souffrait point
d'avoir tout perdu. Il luttait bravement contre le froid, la neige,
la nuit et la peur, et ce combat réchauffait.
Le jour se leva peu à peu, mais il y gagna peu de chose. Le
brouillard blanc que formaient les flocons le baignait de toutes
parts, comme la mer un îlot. Cette route qui est si pittoresque
et découvre au regard les Alpes bernoises, le glacier d'Aletsch,
les contreforts magnifiques et divers de la vallée du Rhône,
lui paraissait creusée dans du coton. Parfois, à dix pas de lui, un
sapin chargé de givre se détachait au bord. Et après l'avoir dé-
passé, il cherchait un autre point de repère. Dans cette monotonie
fastidieuse, il atteignit Brieg. Ce fut la fin de la période hé-
roïque.
La journée de wagon fut longue et pénible, malgré le voisi-
nage de plus en plus immédiat de la terre natale. Il descendit à
six heures du soir au Vivier, qui est la gare la plus proche de
Chambéry. La crainte chimérique d'être reconnu et arrêté en
débarquant du train lui inspira cette résolution. Il s'achemina
donc à pied par la route d'Aix. Elle passe au-dessous du Cal-
vaire de Lémenc.
REVUE DKS DEUX MONDES.
— Edith! soiipira-t-il, en s'arrêtant à cet endroit.
Il comprit à quel point ces trois jours l'avaient séparé d'elle.
Et comme il l'aimait, il s'affligea de sa cruauté. Puis il s'approcha
du garde-fou qui protège la route creusée à flanc de coteau. Les
feux de Chambéry brillaient. Il s'orienta :
— Le cimetière. La maison.
Sa première visite fut pour sa mère. Le champ des morts
était clos et il ne put y pénétrer. Alors, par des rues tortueuses,
il gagna la maison. Une horloge sonna huit heures. Il était glacé,
il avait faim : où aller, sinon là? Le cœur battant, il pressa le
timbre. Une servante nouvelle lui ouvrit la porte, et, au lieu de
pénétrer librement, il dut demander d'une voix indistincte :
— Mademoiselle Roquevillard.
On le laissa dans l'antichambre. Humilié, vaincu, il fut tenté
de s'enfuir, d'aller n'importe où. Quelle force étrange l'avait
poussé par les épaules jusque sous le toit paternel?
Marguerite parut et se jota dans ses bras :
— Toi, Maurice, toi.
Et comme il se raidissait pour ne pas pleurer, elle ajouta
doucement :
— Depuis hier, je t'attendais.
Elle l'emmena à la salle à manger. Abattu, déseinparé, il
s'abandonnait à ses soins. Le couvert n'était pas encore enlevé.
— Et père? demanda-t-il enfin avec un peu de crainte.
— Après le dîner, il s'est enfermé dans son cabinet pour
travailler, pendant que je déshabillais le petit Julien. Je vais
le prévenir.
— Non, Marguerite, n'y va pas.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas.
Et après un lourd silence, il murmura :
— Alors... il a bien changé?
— Oui.
11 avait faim et il n'osait pas manger des plats qu'elle allait
chercher elle-mèino à la cuisine. Elle le comprit, et, quand elle le
vit absorbé, elle s'éloigna pour courir au cabinet de son père.
— Père, il est là.
M. Roquevillard, penché sur un dossier, se leva brusque-
ment. Ce fut un mouvement involontaire. Tout de suite il se
domina ;
LES ROQUEVILLARD. 549
— C'est bien tard pour revenir.
— Ne le verrez- vous pas? Il est si malheureux.
M. Roquevillard rétléchit et répondit avec effort :
— J'irai le voir demain, à la prison, pour organiser sa dé-
fense. Pas ce soir.
Et comme Marguerite sanglotait, il l'attira sur sa poitrine.
— Toi, dit-il, occupe-toi de lui. S'il est fatigué, veille à son
repos. Demain seulemen' 1 ira se constituer prisonnier.
— Pèio, pardonnez-lui. Pour mamnn. .
— Un jour, Marguerite, j'espère qu i méritera mon pardon.
Maintenant, je ne puis oublier si vite le mal qu'il nous a fait en
partant. Je veux qu'il le comprenne, qu'il le mesure. C'est né-
cessaire pour notre passé et pour son avenir. Mais ne pleure
pas. Je n'ai pas cessé de l'aimer. Son retour me fait du bien...
Plus tard, bien plus tard, dans le silence de la nuit, M. Roque-
villard sortit de sa chambre et vint, à pas de loup, jusqu'à la
porte de son fils. De la main, il cachait la flamme du bougeoir.
Un instant il écouta le souffle léger et régulier qu'il entendait à
peine. Un mince sourire éclaira sa figure énergique que la dou-
leur avait ravagée :
« Il est là. C'est l'essentiel. Je le sauverai, et, avec lui,
toute la race... »
Henry Bordeaux.
[La ù'oisième partie au prochain numéro.)
iVOLIITION DE li PllISSAlE DlFElIVE
DES
NAVIRES DE GUERRE
PREMIERE PARTIE
DE 1860 A 1880
I
Nous sommes, en France, souvent accusés de mal connaître
les choses de la mer, et parfois de nous en désintéresser. Nous
aurions une excuse valable, à supposer le reproche fondé, dans
le nombre excessif des pédagogues qui se dévouent à combattre
notre ignorance ou notre apathie, en nous accablant de l'exposé
de leurs vues personnelles et de leurs projets discordans de
réformes. On trouverait peu de pays, en effet, oîi la presse quo-
tidienne et les revues consacrent plus de colonnes que chez nous
à la flotte de guerre, sans parler des publications techniques qui
ne sont point lues du public. En venant ajouter un mince filet à
cette inondation bibliographique, je sollicite Imduigence. Je
limite mon sujet à la seule efficacité de la puissance défensive,
et même à la protection contre le canon, la protection contre la
torpille étant encore à létat embryonnaire. Une monographie
peut toujours être claire. J'éviterai Técueil de conclure, selon
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 551
l'usage, par un programme détaillé de la flotte; cela me permet-
tra d'être bref.
L'évolution de la puissance défensive est celle qui frappe le
moins le public, parce qu'elle ne se manifeste, ni par un chan-
gement des caractères extérieurs des navires, ni par une siic-
cession de chiffres précis. On a mieux noté le changement des
dimensions, résumé dans celui du déplacement d'eau égal au
poids total du navire, armé, lequel a plus que doublé depuis
trente ans. On a été encore plus frappé du changement des vi-
tesses, qui, dans la môme période, se sont accrues de 50
pour 400, environ, sur les bâtimens de combat et de 100 pour
100 sur les croiseurs. Un seul indice a pu révéler une transfor-
mation dans Fart de protéger les navires ; c'est l'arrêt dans l'ac-
croissement de l'épaisseur des cuirasses et du calibre des canons,
suivi d'une diminution presque simultanée de ces deux élé-
mens de la puissance militaire. Sous cette forme apparente, se
manifestait un changement radical des dispositions intérieures,
bouleversant les emménagemens classiques et influant même sur
la charpente et le mode de construction. La transformation du
navire tout entier a accompagné l'évolution du système dé-
fensif.
Toute évolution étant un mouvement, son étude veut une
histoire. 11 faut donc, à l'exposé et à la justification du système
défensif h peu près universellement adopté aujourd'hui, joindre
le récit des phases successives par lesquelles il a passé. Il ne sera
possible de parler ici, bien entendu, que des études prélimi-
naires faites eu France, car les marines de guerre, même les plus
libérales, divulguent rarement leurs recherches avant d'en
avoir fait mûrir et récolté le fruit. Les études françaises, pour-
suivies avec persévérance pendant trente-cinq ans, suffisent
d'ailleurs à traiter le sujet, peut-être même à le traiter plus
complètement que partout ailleurs.
Rappelons, comme prologue, l'histoire du cuirassement des
navires, qui répondit à, l'adoption des projectiles explosifs, et qui
constitua une première évolution de la puissance défensive,
devançant, d'une quinzaine d'années, l'origine de celle que nous
devons examiner en détail.
L'application do la cuirasse est 'principalement l'œuvre de
Dupuy de Lomé en Europe et d'Ericson en Amérique, la part
S?)2 REVUE DES DEUX MONDES.
faite à quelques précurseurs isolés, tels que le capitaine Cotes
en Angleterre, et aux auteurs français des batteries flottantes
qui détruisirent Kinburn.
Dupuy de Lomé, partant de l'excellent vaisseau à hélice
qu'il avait créé, trouva le poids nécessaire à son armure dans la
suppression de sa batterie haute, murailles et artillerie, et dans la
réduction de sa mâture. Les frégates cuirassées, dont la première
fut la Gloire, portaient une cuirasse complète, nécessaire pour
les protéger, à la flottaison contre les voies d'eau, dans les hauts
contre l'incendie. Elles ont été de bons navires de guerre, aptes
à croiser comme à combattre, en même temps que des merveilles
de simplicité.
Ericson créa son Monitor tout d'une pièce, en donnant au
problème de l'allégement sa solution radicale, par la suppres-
sion complète des hauts des navires. Insoucieux du service de
haute mer, il élimina franchement tout ce qui assure la marche
mer debout et ce qui sert seulement à la vie du bord, au loge-
ment des hommes et à leur respiration en cours de route, ou
autres futilités du même ordre.
Les cuirassés d'aujourd'hui ne ressemblent guère, ni à la
Gloire, ni au Monitor. Tous les modèles cependant dérivent de
l'un de ces deux types primitifs également rationnels, et dé-
rivent même éventuellement de l'un et de l'autre à la fois, par
une série de transformations exécutées, tantôt en conformité des
règles de l'architecture navale, tantôt au mépris de ces mêmes
règles.
La protection parfaite contre le canon, rêve du début de la
cuirasse, était également réalisée, et sur la Gloire et sur le Mo-
nitor, lors de leur apparition. Elle existait encore et touchait à
son terme, à l'époque du combat de Lissa, qui fut livré entre
frégates du type Gloire. Elle devait rester le but aveuglément et
obstinément poursuivi, après qu'elle avait cessé d'être réalisable.
Dès que le canon rayé, plus solidement construit et chemisé
d'un métal plus dur, fut capable d'imprimer au boulet ogival
d'acier plein la pauvre vitesse de cinq à six cents mètres par
seconde, la cuirasse cessa d'assurer pratiquement la protection
contre les calibres de canon voisins de sa propre épaisseur. Alors
commença la lutte bien connue, où, de part et d'autre, on ne
s'épuisa en grands efforts ni de science ni d'intelligence, et où la
théorie du navire, en particulier, n'eut jamais rien à voir. Elle
LA PUISSANCE DÉrE>'SIVE DES NAVIRES DE GUERRE. S53
a eu pour chantres des romanciers qui prédisaient uniformément
la victoire du canon. En voyant aujourd'hui réduire l'épaisseur
des plaques, le public pourrait croire qu'elle s'est terminée en
faveur de la cuirasse ; il se tromperait, car elle se poursuit tou-
jours, bien qu'avec une importance amoindrie et dans des condi-
tions différentes. La compétition des épaisseurs et des calibres
atteignit son maximum d'acuité vers 1880. Les cuirasses, à ce
moment, étaient arrivées à l'épaisseur de plus de soixante centi-
mètres, exactement deux pieds anglais, soit six fois ce qui suffi-
sait au début. L'artillerie, plus modeste, s'était arrêtée aux
calibres voisins de quarante centimètres; elle n'a jamais dépassé
beaucoup le poids de cent mille kilogrammes pour un canon nu,
sans l'affût et les autres accessoires.
L'accroissement du calibre des canons et celui de l'épaisseur
des plaques rencontraient, au point de vue des constructions
navales, des difficultés d'un ordre tout différent.
Pour accroître le calibre des canons, il suffit d'en réduire le
nombre. On mit donc quatre grosses pièces, par exemple, dans
un réduit, à la place des trente ou quarante canons de seize cen-
timètres qui garnissaient les batteries blindées des premières
frégates. Quelques rares pièces moyennes furent conservées à
ciel ouvert sur le gaillard; la petite artillerie n'existait pas encore.
Tel fut l'armement de plusieurs dérivés de la Gloire et du
Warrior.
L'augmentation d'épaisseur des cuirasses présentait un pro-
blème moins commode. La difficulté gisait, bien entendu, dans
la limite du poids dont on disposait pour la protection, et nulle-
ment dans la puissance des marteaux et des laminoirs. Il fallait
réduire l'étendue de la surface cuirassée, dans la proportion où
l'épaisseur des plaques augmentait, ce qui se fit par deux pro-
cédés différens.
La première solution trouvée fut, en conservant toute la
disposition des hauts des frégates, de cuirasser seulement la
même bande inférieure que sur les monitors, avec, en plus, ce
qu'il fallait pour couvrir l'artillerie. Elle fut adoptée, en France,
sur les cuirassés type Marengo et leurs dérivés, ainsi que sur les
gardes-côtes type Bélier, en Angleterre sur le Bellerophon, V Her-
cules et les navires un peu postérieurs du modèle Alexandra.
La seconde solution consista dans l'adoption du type moni-
tor mitigé par l'addition des superstructures les plus iudispen-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
sables au logement et au service à la mer. Elle fut adoptée en
Angleterre sur la Dévastation^ ile Dreadnought^ le Rupert, le
Glatton, etc.
Les deux solutions, bien que tendant à se rapprocher à
quelques égards, différaient par un, caractère fondamental : la
destruction des tôleries légères au cours d'un combat modifiait
la stabilité, très profondément dans la première, d'une manière
insignifiante dans la seconde. La 'première solution donnait des
navires plus marins et préférables pour la navigation courante
en temps de paix; mais la seconde assurait mieux la sécurité
après avaries de combat.
Dans le premier cas comme dans le second, la ceinture de
plaques verticales fut surmontée d'un pont blindé, constituant
avec elle une sorte de caisson renversé ou de carapace complète
et continue.
Le cuirassement horizontal est nécessaire à divers points de
vue. Il protégerait contre les coups plongeans dans le cas très
rare d'un combat bord à bord. Il sert contre les projectiles
lancés à longue distance, avec lesquels il faut au contraire tou-
jours compter, et qui pourraient descendre très bas, en vertu de
leur angle de chute, sur un navire pris d'enfilade. Il est enfin
l'unique défense contre le tir en bombe, auquel aucune cuirasse
verticale n'oppose d'obstacle, quelle que soit sa hauteur au-des-
sus de la flottaison. Ces difTérens buts à atteindre n'imposent
pas, d'ailleurs, de position particulière au pont blindé.
Dans l'une comme dans l'autre des deux premières solutions
envisagées, l'emplacement choisi pour le pont blindé laissait à la
ceinture cuirassée toute la charge de protéger les parties vitales
du navire, chaudières, machines, soutes à munitions. Tout coup
de perforation pouvait être un coup mortel. Un progrès de l'ar-
tillerie faisait passer la flotte cuirassée d'un état de puissaiice
défensive satisfaisant à un état d'insécurité redoutable. De là,
toute lâpreté de la lutte engagée entre le canon et la cui-
rasse.
A côté des divers genres de navires blindés, la période anté-
rieure à 1870, dont nous nous occupons ici, vit naître, comme
classe accessoire, un modèle tout nouveau de bâtimens, succé-
dant aux anciennes corvettes en bois moins rapides que les cui-
rassés contemporains, dont VAlabama et le Kearsage ont été des
spécimens particulièrement célèbres. C'étaient de grands croiseurs
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DÉS NAVÎRES DE GUERRE. 555
en for, à très grande vitesse pour leur temps, et dont Vlnconstant
anglais a marqué la première apparition. Leur unique protection
était un revêtement de bois, prolongeant sur les œuvres mortes
celui qui, sur la carène, recevait le doublage en cuivre et l'iso-
lait du fer. Cette application du bois sur la tôle, qui rappelle
une vieille conception de Dupuy de Lomé antérieure au Napo-
léon, ne créait pas de danger sérieux d'incendie; elle rendait
possible lobturation des brèches ouvertes parle feu de l'ennemi,
et calmai I; ainsi les légitimes défiances du marin contre le
simple bordé en tôlerie.
En réalité, la puissance défensive des croiseurs type Incons-
tant a résidé surtout dans la supériorité de vitesse qui leur per-
mettait le choix de leurs adversaires. La vitesse est aussi l'arme
d'attaque principale des navires de course, mais son importance
est différente, au point de vue offensif et au point de vue défen-
sif. Les bâtimens de commerce capables, comme jadis les for-
ceurs de blocus sudistes, de défier un croiseur à la course, sont
et seront toujours une minorité infime. Le croiseur peut donc
rester pour le commerce un ennemi redoutable, bien que cer-
tains paquebots lui échappent. La supériorité de vitesse vis-à-vis
de l'adversaire qui peut le détruire est, au contraire, pour lui,
une question de vie ou de mort. Cette considération si simple a
été souvent perdue de vue. L'erreur d'un constructeur éminent
prônant, pour les croiseurs, la vitesse de seize nœuds au maxi-
mum n'a pas eu de conséquences graves ; mais il n'en a pas été
de môme de celle des auteurs de nos programmes de la flotte
imposant à nos croiseurs une limite de vitesse inférieure à ce
qu'il était possible d'atteindre.
I-,es reproches auxquels Vlnconstant a été exposé ne s'adressent
qu'aux idées en cours à l'époque de sa conception. Quand on
s'étonne de la hardiesse avec laquelle on osa construire des bâti-
mens d'un prix si élevé, déplaçant 5000 tonnes, portant une
artillerie puissante, sans l'ombre d'une protection môme légère
pour les parties vitales, et quand on la taxe de témérité, on
oublie que le cuirassement vertical était alors la seule protection
connue. Or on savait bien ce qu'une ceinture de plaques, môme
mince, coûterait do déplacement; mais on ignorait, en présence
de lartillerio en Irrtvail, ce que pourrait avoir de valeur, sur le
navire terminé, l'épaisseur de cuirasse adoptée lors de la mise
en chantier.
5^)6 REVUE DES DEUX MONDES.
Le croiseur le Shah, frère de Vlnconstant, n'a pas craint de
se mesurer avec le cuirassé Huascar. Le combat ne s'est point
terminé à son désavantage, mais, en dehors de la question
d'honneur, il n'en faut rien conclure, car il eût suffi du hasard
d'un coup bien pointé pour mettre à mal le Shah.
Nous restons sur cette conclusion que, durant la période où
la seule protection a consisté dans la cuirasse verticale sur-
montée d'un pont blindé^ période qui, dans certaines marines,
s'est prolongée jusqu'à nos jours, tous les bâtimens de guerre,
tous les cuirassés comme les non-cuirassés, ont couru le risque
d'être mis hors de combat et même détruits par un projectile
unique.
Les nouvelles dispositions de la puissance défensive, à l'étude
desquelles nous arrivons, ont eu pour objet, en partie de porter
remède à cette situation critique, en partie de donner à la sta-
bilité des navires un complément de protection dont nous allons
voir la nécessité.
II
La position hasardeuse, oîi Je progrès du canon tenait les
navires de guerre, préoccupa de bonne heure quelques construc-
teurs. L'attention se dirigea d'abord du côté du grand cuirassé
3t du complément de protection nécessaire à ses parties vitales.
Il a transpiré quelque chose d'un navire à tourelles, dont
l'étude fut entreprise par sir Edward Reed, vers 1870, après celle
de la Dévastation, qui parut alors gigantesque, et qui devait pré-
senter, sur la hauteur de sa ceinture verticale de cuirasse, une
tranche horizontale remplie d'eau et vraisemblablement cloi-
sonnée.
Chez nous, la première étude porta également sur une façon
de grand monitor, dont le projet, daté du 16 juin 1870, doit
être regardé, si imparfait qu'il soit, comme le prototype des
navires protégés par une tranche cellulaire à la flottaison. L'en-
trepont supérieur, situé sous le pont blindé derrière une cuirasse
verticale de 30 centimètres, était entièrement divisé en compar-
timens étanches communiquant entre eux par des portes
étanches. Le pont inférieur de cette tranche était étanche; il
était, par sa position, au-dessous de la trajectoire probable des
projectiles qui auraient perforé la cuirasse. Tous les passages
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 557
conduisant à la région inférieure du bâtiment, échelles, chemi-
nées, canaux de ventilation, conduits de munitions, etc., étaient
concentrés au milieu de la tranche cellulaire, sous l'obri d'une
cuirasse intérieure supplémentaire entourée elle-même des soutes
à charbon. Les parties vitales étaient ainsi bien garanties, à la
fois contre l'entrée des projectiles et contre l'invasion de l'eau.
La flottabilité et la stabilité, assurées par le caisson blindé qui
émergeait seul de la mer, n'auraient pas été anéanties par un
seul coup de perforation, bien que le cloisonnement fût rudi-
mentaire. L'épaisseur de la cuirasse écartait le danger de la mul-
tiplicité des brèches. Le bâtiment présentait, comme engin de
combat, des conditions de sécurité supérieures à celles dont on
s'est parfois contenté trente ans plus tard. Au point de vue de la
marche mer debout, du service des tourelles et de l'habitabilité
en cours de route, le projet était riche en aléas; on pouvait
seulement invoquer l'exemple des monitors américains, pour
conclure que sa réalisation ne rencontrait pas d'impossibilité
absolue.
Si les propositions de 1870 ne passèrent point inaperçues,
les événemens en détournèrent entièrement l'attention. Les
années qui suivirent ne furent toutefois pas perdues, parce que
la théorie du navire y subit une transformation complète, qui
permit, comme conclusions, de donner aux bâtimens des pro-
portions interdites par l'ancienne doctrine et précisément exigées
par les nouveaux principes de puissance défensive. Art militaire
et mécanique rationnelle se confondent souvent en marine. Nous
tombons ici sur leur terrain commun, ce qui nous oblige à en-
trer dans quelques explications un peu abstraites, bien que très
élémentaires, relatives aux lois du roulis, en rappelant tout
d'abord qu'un navire grand rouleur est nécessairement mauvais
canonnier.
En premier lieu, la grande stabilité des navires n'a point,
comme conséquence obligée, celle de les faire rouler beaucoup,
ainsi qu'on le croyait en 1870. La plus grande amplitude d'oscil-
lation qui menace un bâtiment dépend surtout de la résistance
offerte par sa carène au mouvement oscillatoire dans l'eau ; elle
se combat par l'adoption de formes particulières ou, plus simple-
ment, par l'emploi de quilles latérales; elle est limitée, sur le.-;
monitors, par l'action du pont supérieur qui, eu entrant dans
l'eau dès que le navire s'incline, oppose un obstacle in^urmon-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
table aux grands roulis. Ce point est de sérieuse importance. Les
navires à faible stabilité, comme il s'en est construit d'excellens
pour la navigation courante, deviennent dangereux au combat,
parce que c'est la stabilité surtout que bat en brèche le canon
ennemi. On a, comme exemples, le chavirement des croiseurs
chinois au Yalou et des cuirassés russes àTsoushima. En recher-
chant la protection d'une tranche cellulaire à la flottaison, on
accepte d'avance une réduction de la stabilité, pour chaque
compartiment crevé; il faut donc, au navire intact, une assez
large marge de stabilité, pour que les pertes soient sans dan-
En second lieu, l'amplitude du roulis habituel dépend bien,
comme l'ont enseigné nos vieux auteurs, les praticiens du
xvm* siècle, du degré de synchronisme entre la houle et le
roulis; mais l'efl'et de ce synchronisme peut être combattu par
le redressement de la position d'équilibre du navire sur houle
synchrone. Ceci est du pur domaine de l'analyse mathématique,
et, chose étrange, la première introduction de cette science a, dans
Ufi théorème trop célèbre, succédant à l'observation intelligente
du navire à la mer, marqué un recul pour l'architecture navale.
Daniel BernouUi, égaré par une fausse conception du mouve-
ment de l'eau dans la houle, attribua à la position d'équilibre
du navire une inclinaison beaucoup plus grande que celle de la
normale à la surface de l'eau agitée. William Froude a rectifié,
vers 1860, l'erreur ainsi commise; il a posé, comme fait d'expé-
rience, que la position d'équilibre est normale à la houle. Il faut
aller plus loin que William Froude. La théorie de la houle, que
l'on n'enseignait point de son temps ni du mien, et que j'ai bien
cru être le premier à découvrir en 1869, démontre que le navire
a sa position d'équilibre notablement moins inclinée que la nor-
male à la houle. Le calcul de l'angle exact avec la verticale
néglige les perturbations apportées par la présence de la carène
au mouvement de l'eau environnante, mais est, à cela près, sus-
ceptible de précision. Il existe, pour chaque navire, une houle
sur laquelle sa position d'équilibre reste constamment verticale,
ce qui supprime tout roulis, et il n'est nullement impossible,
pour un bâtiment de grande largeur, de faire coïncider cette
position favorable avec le synchronisme redouté. La concor-
dance en question n'est pas très loin d'être réalisée sur le
Henri IVs cuirassé dont les qualités nautiques mériteraient une
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 559
observation attentive; elle a pu se rencontrer sur plus d'un mo-
nitor, à l'insu de l'auteur de ses plans.
Cette page de déductions scientifiques était, on le verra par
la suite, indispensable à l'intelligence de notre sujet. Elle pourra
aussi servir à rappeler la vérité, trop souvent méconnue, que la
construction des navires est œuvre d'architecte et non pas de
maître maçon.
Revenons à la question militaire.
L'étude du système défensif, esquissée en 1870 et abandonnée
depuis lors, fut reprise en 1872, non plus pour un grand cui-
rassé de ligne, mais pour une simple corvette de croisière. Le
but proposé fut de remplacer le type ingrat des cuirassés de
station par un modèle tout nouveau, de puissance analogue,
ayant les qualités de vitesse et de distance franchissable des
croiseurs; présentant le même problème sous une face diffé-
rente, on se proposait de doter les croiseurs du type Inconstant de
la protection due à un équipage de plus de 500 hommes et à un
prix de revient dépassant 7 millions. La cuirasse verticale étant
abandonnée, un pont blindé fut établi aussi bas que possible,
couvrant les organes vitaux, de manière à éviter des accidens
comme celui du malchanceux tuyau de vapeur qui avait désem-
paré le Bouvet triomphant devant le Meteor en déroute. Une
fraction minime du poids d'une cuirasse fut suffisant pour cloi-
sonner à fond la tranche cellulaire. Enfin l'effet du cloisonne-
ment, comme flottabilité et stabilité, fut complété en utilisant
toutes les ressources, qu'un navire porte en lui-même, de char-
bon et d'autres approvisionnemens propres à arrêter les éclats
de projectiles et à faire obstacle à l'envahissement de l'eau. On
réalisait, par le dernier moyen,- une protection de genre analogue
à celle que le soldat, couché derrière son sac, trouve contre
l'ouragan des shrapnells et qui, diminuant des deux tiers le
nombre des blessés, permet de tenir au feu trois fois plus long-
temps.
La corvette de croisière à flottaison cellulaire, dont le pre-
mier projet fut envoyé en juillet 1872, était un bâtiment de
modeste valeur militaire ; mais elle avait le mérite de faire
franchir d'un bond, au système défensif contre l'artillerie, l'étape
que l'on a mis ensuite vingt ans à parcourir. Or il n'eût pas été
de mince importance de conserver à notre marine son rôle d'ini-
tiatrice, avec la supériorité de nos constructions incontestée
560 REVUE DES DEUX BIONDES.
depuis un siècle. On ne se bat pas toujours sur mer, mais on se
toise de près ; on se juge sans cesse, et les marines s'estiment
l'une l'autre, d'après les avances prises et les progrès réalisés.
Rien ne dénote plus clairement l'incompétence en matière mari-
time que la pensée de faire pour soi-même l'économie des tenta-
tives nouvelles, en laissant à d'autres la charge des expériences
coûteuses. L'intérêt de nouveauté, que présentait le projet
de 1872, suffirait donc à le faire analyser, si, par ailleurs, un
autre motif n'engageait à s'arrêter un instant sur lui. Ce pro-
jet, après quelques remaniemens en 1873, est arrivé aux disposi-
tions, vers lesquelles on a ensuite peu à peu tendu partout, et
que reproduisent presque identiquement nos bâtimens les plus
nouveaux; sa description est donc d'intérêt actuel, et, donnée
ici, elle dispensera de s'étendre plus loin sur les détails du sys-
tème défensif moderne.
Un pont blindé de cinq centimètres d'épaisseur fut substitué
au simple pont étanche, établi au pied de la tranche cellulaire
dans le projet de 1870. La position et la forme de ce pont
étaient étudiées, de manière à le mettre à l'abri de l'atteinte
des projectiles. Les coups de pont étaient fort redoutés en 1872
et ils doivent toujours l'être, car un projectile qui frappe un
pont, même quand il ne traverse pas, peut très bien crever des
tuyaux de vapeur placés au-dessous du pont.
Sur le pont blindé, qui couvrait ainsi les parties vitales, et
jusqu'à une hauteur de plus de deux mètres au-dessus de la
flottaison, régnait la tranche cellulaire, grand radeau insubmer-
sible, propre à bien assurer la flottabilité et la stabilité du na-
vire. Deux séries rectangulaires de cloisons verticales étanches
partageaient cette tranche en compartimens, spacieux près de
l'axe du navire, plus restreints en allant en abord, véritables
cellules au voisinage des murailles, là où l'invasion de la mer
déplace la position angulaire d'équilibre et supprime d'une ma-
nière dangereuse le balancement qui fait la stabilité. Dans
l'entrepont ainsi cloisonné, plus particulièrement en abord,
trouvaient place les approvisionnemens, le charbon pour sa
grosse part, les vivres, sauf une réserve mise à l'abri, tout ce
qui peut, par son encombrement, faire obstacle à l'entrée de
l'eau. Les fonds du navire, les vieilles soutes de l'ancienne ma-
rine, ne contenaient plus que le moteur avec tous les organes
vitaux, les munitions de guerre et les approvisionnemens qu'il
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERHE. 561
faut préserver pour le lendemain du combat. Ces fonds auraient
pu eire remplis d'eau, sans que le navire, soutenu par son
radeau, cessât de flotter d'aplomb.
Une précaution accessoire contre l'envahissement de la mer,
précaution souvent reproduite plus tard, en France et ailleurs,
fut, dès 1872, l'établissement, à l'intérieur de la muraille, d'un
chapelet de petites cellules, dont le bourrage à l'aide de sub-
stances donnant à peu près l'étanchéité, représente, sur les na-
vires en fer, l'équivalent du tamponnage des trous de boulets à
l'aide de tapes chassées à coups de maillet dans les anciennes
murailles de bois. Ce chapelet de cellules, qui doit le nom de
cofferdam à son adoption partielle et presque contemporaine en
Angleterre, a pour complément nécessaire un tuyau ta^e d'épuise-
ment d'eau desservant une seconde file de cellules contiguë qui
forme corridor. Le bourrage du cofferdam et la manœuvre des
prises d'eau du corridor sont des opérations délicates à ac-
complir au cours du combat; on ne pourrait guère les exécuter
qu'après l'action. Il serait précieux d'avoir le cofferdam bourré
d'avance de matières capables de se refermer automatiquement
derrière les projectiles. Divers essais ont été tentés en ce sens,
mais aucune des substances expérimentées n'a paru mériter
d'être adoptée définitivement.
Un second complément, plus nécessaire que le cofferdam
pour assurer l'effet de la tranche cellulaire, consiste dans la
protection des écoutilles du pont blindé. Cette protection a un
double but : arrêter les projectiles qui pourraient pénétrer dans
les fonds par les écoutilles, et arrêter l'eau qui y entrerait à la
suite d'un projectile traversant la tranche cellulaire au-dessus
d'une écoutille. Ce double effet était obtenu, dans le projet de
1872, à l'aide de tambours blindés entourant les écoutilles sur
toute la hauteur de la tranche cellulaire. En raison de la tactique
nouvelle, prévue comme conséquence obligée du nouveau sys-
tème de protection, les murailles des tambours avaient été
orientées de manière à faire ricocher les projectiles reçus du
travers. Je supprimai presque entièrement cette cuirasse, dans
les variantes de 1873, et cela à la suggestion de l'amiral Serre,
rapporteur auprès du Conseil des travaux. La protection contre
les projectiles fut alors demandée à de simples surbaux blin-
dant la base des tambours, et la protection contre l'eau obtenue
par des dispositions de cofferdam. La multiplicité actuelle
TOME XXX. — 1D05. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
des écoutilles ne permettrait plus de songer au cuirassement
de 1872.
Je terminerai cette description, en indiquant que l'artillerie
était disséminée dans des tourelles, qui la protégeaient unique-
ment contre les éclats et qui étaient distribuées en vue du tir
par le travers.
En regard des motifs justifiant les innovations proposées, on
pourrait s'attendre à trouver ici l'exposé des objections soulevées ;
mais ces objections n'ont jamais été formulées, en dehors d'une
vague crainte de complication pour le service courant. Je dois
donc me borner à décrire les phases du débat à la suite duquel le
projet a été repoussé.
Le premier accueil fut réconfortant pour l'auteur un peu in-
quiet d'abord de l'audace de ses propositions. Le Conseil des tra-
vaux, recomposé après la guerre, réunissait, en 1872, une véri-
table élite, et comme caractère, et comme science. Quelques-uns
des membres sont encore en vie ; pour ne parler que des morts,
je citerai l'amiral Touchard, président du Conseil, l'amiral Coup-
vent-Desbois, et le bienveillant Robiou de Lavrignais, inspecteui
général du Génie maritime. Le commandant Serre, plus tard
amiral, choisi comme rapporteur, s'était dévoué à son œuvre;
il venait à Cherbourg éclairer avec moi les points litigieux et
me donnait des avis excellens. Au-dessus du Conseil ainsi dis-
posé à l'approbation du projet, planait l'influence du prince de
Joinville, qui s'était fait apporter les pièces, les avait étudiées à
fond et agissait directement sur le ministre.
Avec les atouts en main, la partie pouvait se gagner. Il m'a
été reproché de l'avoir perdue faute d'un peu d'habileté. Je ne
puis invoquer comme excuse l'inexpérience de mes trente-deux
ans, parce que plus tard, et jusqu'en 1905, je n'ai jamais eu re-
cours aux finesses diplomatiques dans les questions de métier.
Ce qui est vrai, c'est qu'en 1872, je n'avais point médité sur This-
toire de la marine et découvert, par moi-même, cette vérité
aujourd'hui banale, que la construction navale n'a jamais fait
de grands pas en avant par le jeu régulier de nos institutions, et
que les époques brillantes de notre marine coïncident toujours
avec une impulsion puissante venue du dehors. Je laissai donc
échapper l'occasion de voir et d'intéresser M. Thiers, au retour
des provinces de l'Est, où j'avais été baraquer l'armée d'occu-
pation allemande. Je ne connus d'ailleurs que trop tardivement,
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 563
en 1873, par l'amiral Toucliard, l'intervention du prince de
Joinville. A ce moment-là, j'avais déjà manqué d'éloquence au-
près du ministre défavorablement influencé par son entourage ;
j'avais trop brusquement renoncé à lui faire comprendre ce que
mon croiseur avait de pratiquement réalisable, et tout ce que sa
mise en essai offrait d'importance capitale, au point de vue des
navires d'une puissance militaire supérieure. Je pensais avoir
assez fait, quand j'avais répondu, sous la forme strictement régle-
mentaire, à tout ce qui m'était demandé comme études de détail
ou programme d'essais d'artillerie, sans chercher à y distinguer,
soit une embûche, soit un moyen dilatoire retardant la solution,
aussi longtemps qu'elle s'annonçait favorable.
Entre temps, j'eus la très grande satisfaction d'un éloge sans
réserve de Dupuy de Lomé, à qui je n'avais point porté sans ap-
préhension un travail si fort en dehors de son œuvre, et qui
me rassura par une chaude accolade. La manière dont fut enlevée
l'approbation du projet du Napoléon, avec la signature de
M. Guizot, me fut révélée ce jour-là; le prince de Joinville en
dit un mot dans l'article publié vers cette époque par \a Revice
des Deux Mondes. L'avis de Dupuy de Lomé ne comptait malheu-
reusement plus au ministère, en 1873.
A la fin de 1873, le renouvellement presque complet du Con-
seil y produisit un revirement d'opinion. Un avis défavorable
succéda aux approbations antérieures, et fut, à l'inverse de
celles-ci, sanctionné par une décision ministérielle immédiate.
J'ai dit que j'ignorais les motifs du rejet. Cette assertion ne
paraîtra point contredite par le rappel d'une déclaration que me
fit le successeur de l'amiral Touchard à la présidence du Conseil
des travaux, et dont je n'ai pas oublié les termes textuels : « La
France a fait le premier cuirassé. Il ne convient pas qu'elle fasse
le premier décuirassé. » Il n'yjavait mot à répondre à cette contre-
évidence. J'ai mieux compris la pensée d'un autre président du
Conseil, me disant, quelques années plus tard, à l'occasion d'un
nouvel effort tenté pour interrompre au moins la. prescription :
« Vous vous battez les flancs, mon cher ami, pour nous trouver
des croiseurs extraordinaires. Nous le connaissons depuis long-
temps, le meilleur des croiseurs. C'est la frégate en bois. Je l'ai
pratiquée. Que l'on est bien à bord! » Les événemens allaient
donner à cette appréciation la valeur d'une prophétie. Enfin,
vers 1880, au cours d'un entretien avec l'ingénieur qui a la prin-
■564 REVUE DES DEUX MONDES.
cipale responsabilité du rejet, je remarquai, et je lui fis observer,
qu'il attribuait, au cloisonnement de la tranche cellulaire, un
poids dix fois trop fort, par suite d'une erreur de décimale.
De 1873 à 1881, il ne fut fait en France que deux études de
bàtimens à flottaison cellulaire : l'une, que je viens de men-
tionner, rééditant celle de 1872-73; l'autre, relative à un grand
cuirassé de 12 000 tonnes, dérivée de celle de 1870. Ce dernier
projet fut présenté à l'occasion du concours qui produisit le For-
7nidable. L'honneur de diriger les constructions dans une voie
nouvelle, refusé chez nous, passa aux mains de Benedetto Brin
en Italie et de sir Nathaniel Barnaby en Angleterre.
Je cite Benedetto Brin le premier, contrairement à l'ordre
chronologique, à cause de l'extrême analogie qui se rencontre
entre la tranche cellulaire de Vltalia et du Lepanto et celle de
mon premier projet de juillet 1872. La ressemblance s'étend
même à certaines complications que j'ai écartées des variantes
ultérieures. Il est donc très supposable que Brin a eu connais-
sance de mon travail primitif, et qu'il s'en est inspiré plutôt que
des travaux contemporains anglais. Les bàtimens ne sont d'ail-
leurs comparables que sous le rapport du système de protec-
tion, lultalia et le Lepanto sont des navires de combat, d'un
déplacement quadruple de celui de ma corvette de croisière,
auxquels leur puissant armement, joint à leur vitesse, assurait, en
leur temps, une grande valeur militaire. Leur conception a répondu
à une certaine politique italienne, car ils auraient pu singulière-
ment entraver les communications entre la France et l'Algérie.
L'abandon de la cuirasse à la flottaison, sur des navires de pre-
mier rang, était justifié, en 1875, par l'absence presque complète
d'artillerie moyenne sur les adversaires que Vltalia pouvait alors
prévoir; les conditions, à cet égard, sont aujourd'hui différentes.
En Angleterre, l'étude de la protection des navires par une
tranche cellulaire fut certainement indépendante de la mienne.
Elle date sensiblement de la même époque : on en trouve la
preuve dans la publication, faite par YEngineer du 1^'' août 1873,
du projet primitif de VInflexible, auquel j'ai emprunté le nom
du cofferdam. Comme plus tard son confrère d'Italie, sir Natha-
niel Barnaby appliqua hardiment la protection cellulaire à un
navire de combat de la plus grande dimension; mais, contraire-
ment à Brin, il s'en servit pour décuirasser seulement les deux
extrémités de la flottaisou. La région centrale de V Inflexible qui,
LA PUISSANCE DEFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 505
sur le tiers environ de sa longueur, porte toute la grosse ar-
tillerie, est protégée par des plaques de deux pieds (0"',61) d'épais-
seur, le maximum qui ait jamais été atteint, à l'exclusion de
tout cloisonnement. Les dispositions de V Inflexible ont été re-
produites sur la longue série des citadel-ships anglais, avec un
léger allongement de la citadelle centrale cuirassée.
L'attention toujours en éveil de l'Amirauté anglaise s'est por-
tée, dès l'origine, sur les dangers que les brèches dans la
tranche cellulaire, en avant et en arrière de la citadelle, peuvent
faire courir à la stabilité. Le blue-book publié à ce sujet, lors de
l'entrée en service de VInflexible, est un document important
pour l'histoire du système défensif des navires, à la fois par ce
qu'il donne et par ce qu'il omet. La protection de la stabilité
est, en effet, d'importance primordiale, même lorsque la tranche
cellulaire est recouverte, comme aujourdhui, d'une ceinture
cuirassée complète. Les problèmes qu'elle soulève sont com-
plexes. J'en ai tout spécialement poursuivi la solution depuis
quinze ans, en cherchant à déterminer, à la fois, la valeur du
couple de redressement sur le navire en avaries et celle du
couple de chavirement, auquel il faut faire équilibre pendant les
girations. Je ne suis parvenu qu'au commencement de l'an-
née 1905 à des résultats un peu satisfaisans et théoriquement
complets.
A partir de 1877, la tranche cellulaire fut établie sur tous
les croiseurs mis en chantier en Angleterre, à l'exception de
VIris et du Mercury ; ses dispositions ont varié.
D'abord sir Nathaniel Barnaby dota ses six croiseurs du type
Cornus d'un cloisonnement complet, longitudinal et transversal,
avec cofferdam en abord et cofferdam autour des écoutilles. Ces
bâtimens sont bien véritablement à flottaison cellulaire ; ils ont
été des précurseurs.
Plus tard, les constructeurs anglais jugèrent suffisant, sur
les simples croiseurs, d'établir un pont blindé surmonté en
abord des soutes à charbon .principales, sans cofferdam, sans
protection des écoutilles, en resserrant seulement un peu le ré-
seau des cloisons vers les extrémités avant et arrière. Cette dis-
position, d'une grande simplicité, a l'inconvénient d'exiger, pour
être efficace, la présence du charbon dans les soutes supérieures
qui sont forcément vidées les premières. Le nom de protected,
en français « croiseurs protégés, » a été créé pour cette classe
566 REVUE DES DEUX MONDES.
de navires, dont la maison Armstroni^ s'est longtemps fait une
lucrative spécialité. Il n'est pas inutile de conserver les deux
noms de bâlimens protégés et bâtimens à flottaison cellulaire,
pour distinguer deux systèmes défensifs, dont la valeur est très
différente au point de vue de la stabilité.
Les croiseurs français construits de 1872 à 1880 n'offrent pas
d'intérêt. 11 y eut d'abord trois navires en fer à revêtement de
bois, imités de V Inconstant, dont l'un du moins, le Duguesne,
rendit de longs services et fit honneur à son auteur par la per-
fection de ses détails. Puis vinrent les croiseurs en bois, unique-
ment protégés contre le danger de couler ou de chavirer par la
certitude préalable de brûler. Les plus petits, type Villars ef
type Lapérouse, ont des excuses ; les quatre frégates de la classe
Iphigénie se justifient difficilement.
Pendant la même période, nos cuirassés de ligne nouveaux,
Redoutable^ Dévastation, Amiral-Courbet, furent des imitations
du modèle Alexa.ndra, antérieur à V Inflexible anglais. Le pre-
mier d'entre eux a eu, comme on sait, grâce aux belles recher-
ches de M. J. Barba à Lorient, l'honneur d'inaugurer la substi-
tution générale de l'acier au fer dans les constructions navales.
Les gardes-côtes du type Tonnerre, imités du Glatton, afin de
compléter, avec le Duqnesne et le Redoutable, la série des copies
anglaises, ont présenté une singularité unique, qui est d'un
grand intérêt pour notre sujet. Le Glatton était un monitor de
largeur moindre que les bâtimens américains, surmonté d'un
caisson blindé qui portait la tourelle ; ce caisson fournissait en
même temps le complément de stabilité rendu nécessaire par
la largeur adoptée. Dans la copie française, le caisson supé-
rieur ne fut pas prolongé jusqu'en abord, ce qui amena, pour
la stabilité, la conséquence commandée par les principes. Dans
la giration à toute vitesse, en venant sur la gauche, le Tonnerre
chavirait. L'expérience, heureusement, ne fut pas poussée à fond;
la barre fut redressée à temps. Les terribles catastrophes du
Captain et du Victoria et les exemples tirés des guerres ré-
centes prouvent qu'on ne plaisante pas avec la stabilité des na-
vires.
La leçon du Tonnerre enseignait à quel danger sont exposés
tous les cuirassés de ligne trop étroits pour se soutenir à la
façon des monitors, lorsque les superstructures légères, qui
comnlètent leur stabilité pu t^niDS dfi naix, sont détruites ou
LA PUISSANCE DÉFENSIVE DES NAVIRES DE GUERRE. 567
largement perforées pendant le combat. Elle ne fut pas enten-
due. La modification apportée au Tonnerre lui-même eût été
inefficace en temps de guerre.
Aux cuirassés genre Redoutable, succéda V Amiral- Diiperre',
qui inaugurait chez nous un modèle original reproduit ensuite,
dans ses grandes lignes, pendant vingt ans. Par un retourna un
vieil usage français, des réductions du Duperré iurent construites
pour le service des stations ; elles constituèrent la classe Batjard.
Tous ces bâtimens, de même que leurs prédécesseurs, sont dé-
pourvus de protection cellulaire, et, de plus, bien que privés de
réduit central, ils n'ont qu'une hauteur de ceinture cuirassée
très inférieure à celle dont le Tonnerre avait prouvé la néces-
sité. Ils témoignent, avec évidence, du fâcheux abandon des tenta-
tives faites pour diriger rationnellement la recherche de la pro-
tection contre l'artillerie.
On me permettra sans doute de ne point trop scruter ici
l'origine des interminables délais qui ont retardé, de 1873 à 4881 ,
la mise en chantier de notre premier croiseur à flottaison cellu-
laire, et qui, plus funestes encore à nos cuirassés de ligne, ont
fait ajourner pour eux la correction des défauts graves, entre-
vus dès 1870, jusqu'à Tannée 1902, jusqu'à 1896 tout au moins,
si l'on tient compte de la circonstance accessoire du Henri-lVy
devançant de six ans la construction des cuirassés du type Patrie.
Il serait oiseux de s'appesantir sur les accusations d'ignorance
et d'apathie générales, bien que ces deux qualificatifs, le pre-
mier surtout, n'aient ici rien d'excessif. Il est plus pratique
d'examiner si nos institutions maritimes, en particulier, sont en
cause. L'usage est assez répandu de faire, du Conseil des tra-
vaux, le bouc émissaire chargé chez nous de tous les péchés
d'Israël. Un amiral, de ceux dont notre marine s'honore le plus,
qui a bien su manier ses organismes, et qui a présidé un instant
avec éclat à ses destinées, a résumé d'un trait cette opinion
courante sur le Conseil, en disant que les projets entachés de
nouveauté y sont presque toujours l'objet d'une de ces solutions
négatives chères aux assemblées bigarrées (1). Il avait présent à
l'esprit, en écrivant ces lignes, le vote négatif de 1873, il avait
surtout gardé un vif souvenir de l'accueil plus que froid fait au
projet du Napoléon, vingt-six ans auparavant. 11 faut cependant
(1) La Marine et son budget, par le capitaine de vaisseau Th. Aube. — Revue
des Deux Mondes du 1" juillet 1874.
5G8 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaître que le Conseil a accueilli, en 1872, un projet forte-
ment entaché de nouveauté, jusqu'à accorder à son auteur une
active collaboration, ce qui écarte, à son adresse, l'objection de
principe. Dans ses votes négatifs, le Conseil est, en général, le
simple écho de l'opinion régnante, parfois même celui d'une
autorité supérieure à la sienne, résolue à dire non alors que lui-
même proposerait d'approuver. L'intervention d'un conseil con-
sultatif, où les officiers de vaisseau dominent, a l'avantage de
favoriser la confiance du personnel naviguant dans ses navires ;
elle serait sans inconvéniens, si le Ministre, à qui incombe toute
la responsabilité finale, savait faire sentir à propos une influence
toujours acceptée. Nous pouvons donc respecter nos vieilles in-
stitutions, à la seule condition de placer en bonnes mains la
plume qui donne la signature décisive, et de mettre, comme on
dit de l'autre côté de la Manche, the right man in the right place.
Maintenant surtout, qu'il n'y a plus à compter sur quelque puis-
sante intervention venue du dehors, on aurait le plus grand tort
de croire le ministère de la Marine outillé d'un si parfait en-
semble de rouages mécaniques, que l'on puisse contier à qui-
conque le soin de tourner la manivelle, avec des chances d'avoir
la musique plus régulièrement moulue, si le porteur de l'orgue
est aveugle.
L.-E. Bertin.
AMES CELTES
Le peuple de ces côtes entend les gémisse-
mens des ombres qui volent avec un bruit
léger. Il voit passer les pâles fantômes des
morts.
Claudikn.
La nuit était tout à fait venue. A la pointe du Raz, qui do-
mine l'Océan de ses falaises, et tout le long de la baie des Tré-
passés, des formes vagues erraient çà et là, se collaient contre
les roches, se blottissaient dans les moindres anfractuosités des
murs de granit. Beaucoup cherchaient un abri dans les grottes
qui bordent le rivage, car le froid était rigoureux.
Hommes et femmes arrivaient d'un peu partout : de Ker Is,
dont on apercevait les feux à une portée de flèche ; des chau-
mières isolées où l'on descendait courbé en deux, comme dans
des caves; et là-bas, de plus loin, de l'intérieur des terres. Tous
marchaient sans bruit ; tous se rassemblaient silencieux comme
devant une tombe : et c'était bien un immense ossuaire, la mer
sauvage où pour une nuit leurs morts devaient revenir, pressés
comme un vol de mouettes. On était en novembre. C'était la
nuit des âmes. Depuis le matin la pluie tombait, fine et triste ;
maintenant, d'instant en instant, des éclairs jetaient des reflets
froids sur les grèves, sur les êtres anxieux qui se penchaient
pour mieux voir; et ces lueurs aveuglantes rendaient ensuite les
ténèbres plus sinistres et comme vivantes...
La mer montait depuis des heures, lente d'abord, avec des
allures sournoises; puis déchaînée, furieuse, grondant d'un
570 REVUE DES DEUX MONDES.
bruit de tonnerre dans les grandes roches. La mer, la nuit, a
une sorte d'épouvante spéciale. On dirait que cette sombre
masse mouvante porte en elle toute l'horreur de l'invisible, d'un
invisible conscient et hostile. Presque toujours, pour rendre la
fête des âmes plus tragique, la tempête sur ces côtes se mêlait à
la nuit. Les blanches crêtes d'écume dessinaient, aux éblouis-
semens des éclairs, la hauteur fantastique des lames qui rejail-
lissaient à plus de quatre-vingts pieds, et, dans leur remous,
creusaient ces gouffres où les morts roulaient et hurlaient,
éperdus.
Pourquoi les âmes qui hantaient ces rives traînaient-elles
toujours l'orage à leur suite? Que trouvaient-elles donc dans la
survivance à laquelle tout Celte croyait d'une foi si ferme? Pour-
quoi revenaient-elles ainsi, avec des lamentations et avec des
sanglots? Et non seulement les êtres jeunes, morts au combat,
ou morts en mer brisés contre un écueil, pleuraient la terre
douce et le sourire qui ne fleurirait plus jamais les lèvres
fidèles ; mais les vieillards aux jours amers, mais les vieux
bardes, mais les vieux chefs, tous revenaient, redemandant la
vie...
Ceux de leur clan reconnaissaient leurs voix mêlées aux sif-
flemens du vent d'orage; ils entendaient leur cri de révolte dans
le hurlement des vagues. Et si une ombre aimée vous frôlait
au passage, c'était les bras tendus, c'était dans un effort pas-
sionné et impuissant pour demeurer, pour revivre... Jamais, de
mémoire d'homme, la barque mystérieuse des morts n'avait
abordé au rivage par une nuit d'étoiles. Et les veuves et les
mères apportaient aux disparus, en offrande suprême, un deuil
semblable à leur deuil sans fin.
Dans une caverne aux voûtes envolées de cathédrale, une
troupe nombreuse était assemblée. C'étaient des pêcheurs et
des pâtres, des gens pauvres et rudes. Ils avaient planté en terre
des torches de résine. Ils avaient allumé des brassées d'ajoncs
qui faisaient étinceler comme des joyaux les stalactites des
colonnes; et engourdis par le froid, efl'arés par la tempête, ils
se laissaient aller au bien-être de la chaleur et de l'abri.
Seuls, deux hommes à l'écart, au seuil de la grotte, sem-
blaient ignorer que la pluie leur fouettait le visage, que l'écume
rejaillissait jusqu'à leurs pieds. L'un était un vieillard décharné
et pensif; penché sur le gouffre, il effeuillait des branches vertes
AMES CELTES. 571
en prononçant de très vieilles paroles. La conquête romaine
n'avait pu effacer, chez les lettrés, la langue primitive qu'elle
avait corrompue dans le peuple. En cette langue, le vieillard ap-
pelait les dieux dont il fut le prêtre, Hésus, Taranis, Tentâtes,
comme si, à son évocation, les dieux disparus pouvaient revenir!
Il nommait aussi ses pères, les druides d'autrefois; quelque chose
de farouche semblait, par instans, passer d'eux en lui. Lorsque
ses regards se posaient inconsciemment sur la flamme, oubliant
que ses dieux aussi étaient morts, il retrouvait le cri rauque des
aïeux aux jours où le colosse d'osier, rempli de victimes vivantes,
flambait en un holocauste terrible.
Le peuple le vénérait et le contemplait avec un effroi super-
stitieux. Lui dédaignait ce peuple qui s'était fait, à l'imitation
des Romains, de grossières idoles. Il vivait avec de rares dis-
ciples à l'ombre des chênes. Et chaque année, en cette nuit de
novembre, il venait jeter à l'âme délaissée des druides de sym-
boliques offrandes. 11 n'y avait plus de taureaux sans tache pour
les sacrifices; il n'y avait plus de serpe d'or; plus, même, de
sagum blanc pour recueillir le gui sacré. Mais la main jalouse
du vieillard détachait encore la plante mystique ; et, pour que
nul profane n'y touchât, elle en jetait les feuilles et les fruits
dans l'abîme.
Auprès de ce fils des druides se tenait un barde aveugle. Il
chantait à demi-voix sur un rythme étrange. Les druides n'exis-
taient plus. Jamais les bardes n'avaient été plus nombreux et
plus honorés. Gwenc'hlan l'aveugle revenait de la grande île de
Bretagne avec les poèmes de ses frères, et les poèmes de sa jeu-
nesse. Il avait vécu des années heureuses, là où le bouleau em-
blématique (( tire le pied de l'entrave. » Hélas ! le bouleau du
barde, — son signe distinctif, comme le chêne l'était des druides,
— ne le défendit pas de la férocité d'un chef. En un jour d'or-
gie, un roi i\Te lui avait fait crever les yeux. Ce roi malheureu-
sement était chrétien. Gwenc'hlan revint vers sa terre natale,
ayant au cœur une haine effrayante contre cet homme et contre
la religion nouvelle. Gradlon le recueillit pour entendre ses
chants. Mais le barde demeurait à la cour dans un esprit de
haine, prêt à lutter contre l'apostolat de ces hommes nouveaux
que la Gornouaille, il le pensait du moins, ne connaissait pas
encore.
Lassé d'entendre le druide parler touiours à ses dieux, le
572 REVUE DES DEUX MONDES.
barde se rapprocha du peuple. Il accorda la rote celtique. Guidé
par un enfant, il s'assit sur une pierre tapissée de goémon. 11
commença une mélopée triste, aux paroles monotones :
« Ce n'est pas ta mort, ô Freuer, qui me désole cette nuit.
C'est le sort fatal de nos frères. Je m'éveille. Je pleure des l'au-
rore.
« Ce n'est pas ta mort, ô Freuer, qui cause mon angoisse;
depuis l'arrivée de la nuit jusqu'à minuit, je m'éveille, je pleure
jusqu'au jour.
« Ce n'est pas ta mort, ô Freuer, qui me navre cette nuit,
qui flétrit mes jours, qui fait couler mes larmes.
« Ce n'est pas ta mort, ô Freuer, qui m'afflige cette nuit, ni
d'être moi-même infirme et malade. Ce sont mes frères, ce sont
mes contemporains que je pleure. »
Il pleurait, en eff'et, le barde aveugle. Mais qui aurait pu
dire pour qui tombaient ces larmes? Au bout de quelques in-
stans, il reprit :
« Le rameau vigoureux de la ronce couverte de mûres et le
merle sur son nid et le conteur ne se taisent jamais.
«Il pleut au dehors. La fougère est mouillée; le sable de
mer est blanchi; l'écume des flots est gonflée. La plus belle
lumière, c'est l'intelligence de l'homme.
« Il pleut au dehors. L'abri est étroit. La bruyère jaunissante.
Le panais maigre. Dieu, roi du ciel, pourquoi as-tu créé un être
douloureux comme moi ?
« Il pleut au dehors. Mes cheveux sont humides. Le malade
est gémissant; la montagne à pic, l'Océan sombre, la mer salée.
« Il pleut au dehors. Il pleut dans l'Océan. Le vent siffle...
(( Écoutez tous la vague pesante. Que ses coups sont bruyans
parmi les graviers ! Mon esprit est accablé cette nuit.
« Il y a péril sur cette terre mauvaise... »
Soudain, un cri sourd du druide interrompit le poète. Tous
entourèrent le vieillard. Là-bas, à la lueur d'un éclair il leur
montrait une barque qui, comme un goéland, semblait effleurer
le sommet des vagues. Elle était ei}gagée dans les terribles cou-
rans du Raz; mais la barque des âmes se rit du danger, et qui
donc pouv*it s'aventurer ainsi, en pleine tempête, sinon la
barque des âmes? Deux ou trois formes blanches guidaient
l'étroite embarcation; chose étrange! en dépit de la rafale, un
chant clair, le chant des ombres, parvenait par lambeaux jus-
AMES CELTES. 573
qu'au rivage. Le druide, penché sur l'abîme, surprit quelques
mots dans sa langue, la pure, la chère, la forte langue des
aïeux. Une rougeur ardente colora le vieux visage. Ils revenaient
donc, les dieux, les prêtres morts! Ils entendaient donc sa
prière!... Tous retenaient leur souffle autour de lui... Déjà il
tendait les mains pour un appel...
Mais le barde, lui aussi, écoutait. Il ne pouvait rien voir;
mais il ne perdait pas un son. De grandes rides se creusaient
entre ses yeux morts ; l'expression de son visage devenait ter-
rible :
— Ce sont eux ! Ce sont eux ! s'écria-t-il avec fureur.
— Ce sont les voix de nos pères, murmura le druide.
— Ce ne sont plus les mêmes chants, reprit le barde. Ce sont
les ennemis de tes dieux, je les reconnais bien. L'homme qui m'a
fait crever les yeux chantait aussi ces paroles. Mais qu'ils se
brisent donc contre la roche ! Que la mer les engloutisse! Qu'ils
soient maudits, maudits, maudits!...
Par saccades, à travers la tempête, la malédiction tomba sur
la barque fragile. L'homme qui était à la proue sembla l'en-
tendre. D'un grand geste de bénédiction il embrassa la terre qui
le repoussait. La barque s'engagea dans une passe étroite et dis-
parut dans les ténèbres.
Le druide, perdu dans ses pensées, redisait les syllabes que,
tout enfant, il avait cueillies sur les lèvres de ses pères : on eût
dit la fin d'un exil. L'amour vivace, l'amour passionné du passé
semblait tenir dans les sons qu'il répétait, sans songer que les
vieilles paroles exprimaient des choses nouvelles ! Mais une
femme violente, irritée, fendit le groupe; elle s'adressa au vieil-
lard dans la grossière langue gallo-romaine :
— Ce sont eux; j'en jurerais aussi. Je les connais. Là-bas,
ils m'ont pris mon mari. Ils m'ont volé mon enfant. Un homme
s'est installé dans une partie de cette forêt de Porzoed où mon
mari et moi nous vivions. D'abord on le regardait comme un
étranger, avec défiance; mais enfin, à chacun son chemin. Mais
non. Il a des charmes magiques. Mon mari s'est pris à ses belles
paroles; tout chôme maintenant; il m'aKindonne pour le suivre.
Cet homme est un sorcier. Un jour, un loup accourait tenant
une brebis sanglante : l'homme a fait un signe; le loup s'est cou-
ché à ses pieds abandonnant la brebis. Maintenant cet étranger
se change lui-même en bête, en corbeau, en chat-huant. Je le
574 REVUE DES DEUX MONDES.
hais. J'ai peur... Mais il est sous bonne garde. Je me suis plainte
au roi, qui la fait emmènera Quimper couvert de chaînes. On
le jugera demain. Maître, si tu veux savoir quels sont ces
hommes, viens donc. Celui qu'on jugera est un des leurs.
— Je ne vais plus parmi les hommes, dit froidement le druide.
— J'irai, et je te soutiendrai, et nous le ferons brûler! s'écria
le barde. L'aigle de Powys arrachera ses yeux.
— Nous viendrons tous, tous...
Ses compagnons s'échauffaient, prenaient parti pour elle
contre l'étranger.
— Je suis Kében, la magicienne, dit la femme s'enhardis-
santà ce succès. Nul ne connaît les philtres et les simples comme
moi. Nul, comme moi, ne mêle les trois sortes d'herbes, en
chantant, les jours de pleine lune. Cet homme doit savoir pour-
tant des secrets que je ne sais pas; ses signes détruisent les
miens. Lasse d'attendre en vain mon mari, un jour qu'ils erraient
encore en parlant, lui et l'homme vêtu de peaux de bêtes, je suis
allée au-devant d'eux, j'ai tendu à l'étranger un breuvage qui
lui aurait enlevé le goût de la vie... Il a fait un signe en croix.
Le vase s'est brisé dans mes mains. Le soir, je me tordais dans
des convulsions, comme si j'étais moi-même empoisonnée.
— Tu mens, Kében, interrompit une voix chevrotante de
vieille. Cet homme, à ta prière, t'a guérie.
— Qu'importe s'il [m'a guérie? reprit rudement la sorcière.
Ce qui doit être, sera.
Le druide, qui depuis longtemps semblait loin d'elle, répéta
distraitement :
— Ce qui doit être, sera.
Un instant, il fixa sur la magicienne ses yeux vagues, puis il
se détourna du côté où la barque avait disparu. Avec elle s'était
enfui le chant de sa langue maternelle, la langue de ses pères
et la langue de ses dieux, la langue qu'il ne parlait plus qu'aux
bêtes fauves ou aux oiseaux de la forêt. Et durement, scandant
les mots comme en quelque avertissement prophétique :
— Prends garde, femme, dit-il.
Et dans la langue des aïeux, se parlant à lui seul, il finit les
triades célèbres:
« Il y a douze mois (1) et douze signes. L'avant-dernier, le
Sagittaire, décoche la flèche armée d'un dard.
(1) Les Séries. Ce chant est le plus ancien poème celtique connu
AMES CELTES. 57D
« Les douze signes sont en guerre. La belle vache, la vache
noire, qui porte une étoile blanche au front, sort/'-de la forêt
des dépouilles.
« Dans sa poitrine est le dard de la flèche. Elle beugle tête
levée. Son sang coule à flots,
« La trompe sonne... »
Il s'arrêta haletant. La tempête redoublait de violence. Des
gerbes d'écume rejaillissaient jusqu'à ses cheveux blancs. De
l'eau ruisselait de ses mains décharnées. Il s'était avancé au bord
du gouffre ; les éclairs lui faisaient un fond d'apothéose ; dans
un grondement de tonnerre il acheva :
« La trompe sonne. Feu et tonnerre. Pluie et vent. Tonnerre
et feu. Rien, plus rien, ni aucune série.
« La nécessité unique. Le trépas, père de la douleur. »
Le druide ne parla plus jusqu'au jour.
II
« Le roi Gradlon, dans les guerres cruelles oîi il =;avait acca-
blé les pirates du Nord, avait tranché la tête à cinq de leurs
chefs, pris cinq de leurs bâtimens, brillé et triomphé dans cent
combats. Témoin en est le fleuve de Loire, car c'est entre ses
rives brillantes que s'étaient livrées ces grandes batailles. »
C'est en ces termes que le cartulaire de Landévenec célèbre
les victoires de Gradlon-Meur, Gradlon le Grand. On s'explique
qu'après de telles batailles le roi recherchât un repos chèrement
gagné. La lutte contre les pirates était épuisante. Les Saxons
arrivaient de nuit sur des barques de peaux, tombaient sur
quelque ville ou quelque bourgade endormie ; pillaient, brû-
laient, massacraient et s'enfuyaient avec leur butin et leurs cap-
tifs, pareils à des vautours emportant leur proie dans leur aire.
Quimper venait d'être le théâtre d'un de ces combats souvent
renouvelés. Gradlon, après avoir vigoureusement repoussé l'en-
nemi, l'avait poursuivi jusque dans son camp, au pays des Nam-
nètes. Maintenant Quimper réparait tranquillement ses murailles,
et le roi et sa cour étaient ensemble dans cette ville de Ker Is
« que Gradlon affectionnait plus qu'aucune autre. »
Quelle autre ville de ce temps et de ce pays, — oii il y avait
si peu de vraies villes, — aurait pu rivaliser avec elle ? Ker Is
était bâtie dans une situation délicieuse, tout au bord des flots,
576 REVUE DES DEUX MONDES.
blottie dans les arbres et dans les fleurs comme un nid dans les
haies. Le climat y était plus doux; les bardes y chantaient; la
vie s'amollissait, là, pour une population moins rude ; et enfin,
et surtout, Ahès, la lille bien-aimée de Gradlon, y demeurait de
préférence.
Ahès ! Un charme étrange émanait même de ce nom. C'était
l'unique enfant que Gradlon avait eue de Kenvred, la femme de
sa jeunesse, enlevée à un chef saxon un jour de victoire. Ken-
vred était morte, laissant à sa fille ses cheveux d'un or roux, et
ses longs yeux verts, glauques comme la mer et changeans comme
elle. L'enfant avait grandi auprès de ce père qui l'idolâtrait,
d'année en année plus inquiétante et plus belle. On la sentait,
malgré son baptême, païenne jusqu'aux moelles, à la façon cel-
tique, sans temple, sans idole; mais la nature elle-même était 1a
grande idole. Ahès avait la passion de sa terre où flottaient les
brumes, des forêts antiques aux ombres vertes, du chant de
cristal' des sources, et du silence des landes arides. Plus que
tout au monde elle aimait le triste, le sauvage Océan. Gradlon,
pour lui plaire, avait fait bâtir son palais au sommet d'une roche
battue des vagues, et, par la fantaisie de cette enfant, Ker Is
s'était groupée à ses pieds, en un jour, comme une ville de
rêve, en dépit de la menace constante des flots.
Ahès habitait ce palais, ayant pour horizon l'immensité vide
et grise, où passaient des vols de corbeaux,' et là-bas, au soir, de
larges fonds de pourpre au seuil de l'inconnu. Elle regardait. Elle
écoutait. Une âme étrange se levait en elle. Souvent, à entendre
la plainte éternelle, elle demeurait silencieuse de longues heures,
dans un frisson d'angoisse et de joie. Une plainte obscure sem-
blait aussi monter et se briser du fond de son être ; des abîmes
se creusaient sous la caresse des yeux clairs; toute son âme pas-
sionnée, impérieuse, obstinée et douce, semblait passer dans ces
yeux comme une force fatale, et tout prendre, et tout dominer...
Mais ce triomphe habituel semblait suffire à la jeune fille. A la
première approche, l'oiseau sauvage s'enfuyait. Un à un tous les
chefs qui osaient rêver de s'unir à elle étaient repoussés. Et s'ils
insistaient, s'ils vantaient à Gradlon les avantages de leur alliance
ou la bravoure de leur race, Ahès, d'un de ces regards tout à
l'heure si caressans, faisait reculer les plus intrépides, comme
si une lame avait pénétré en eux jusqu'au cœur.
Gradlon la laissait très libre, heureux, instinctivement, de
AMES CELTES. 577
garder auprès de lui l'enchantement et le sourire de'sa vie : Ahès
était encore si jeune! Ce jour-là, — peu après la Nuit des âmes,
— Gradlon était assis dans une des salles de son palais, la main
posée sur la tête blonde. Pour la centième fois, à la demande
de sa fille, il redisait les moindres détails de son expédition, le
nom des chefs qu'il avait tués, le nom de ceux qu'il avait ramenés
enchaînés à sa suite. Il racontait les prouesses des pirates, les
ruses qu'il avait dû déjouer pour s'en rendre maître, et comment,
montés sur leurs barques, ils s'enfuyaient en bandes noires de
corbeaux :
— Ils ont leur repaire au bord du grand fleuve, disait-il.
Beaucoup, parmi les Namnètes, combattaient avec eux. Ce Rhuys
que tu as vu en était. On l'eût deviné rien qu'à sa façon de se
battre. C'est pour cela que je l'ai épargné. Il a toute la bravoure,
toute l'arrogance des nôtres. Il s'est défendu jusqu'à la nuit.
Quand on la pris, épuisé de fatigue, et de sang, il est arrivé devant
moi, le front haut, la démarche tranquille. Tel il était alors, tel
tu l'as vu, enchaîné, au retour.
— Je l'ai vu, dit Ahès qui semblait suivre attentivement un
vol de mouettes.
— Ils voulaient le massacrer sur place, poursuivit le roi.
Mais j'en avais déjà tué cinq de ma main. Et puis, à un moment
ou à un autre, on a toujours besoin d'otages. Il est en sûreté,
dans la basse-fosse.
— Il est en sûreté, répéta encore Ahès.
Elle baissa la tête, et un triste sourire passa sur ses lèvres.
Les mouettes entraient librement par les baies ouvertes. Elles
se poursuivaient d'un vol capricieux. L'une d'elles effleura le
front du roi. Ahès songeait : « Est-ce mon rêve qui le frôle en
passant ? » Elle dit tout haut :
— Pour me conformer aux conseils que donnent les moines,
je vais voir les prisonniers de temps en temps. Ils ne regrettent
que leur liberté. Us ne se plaignent jamais de vous, père. Vous ne
les torturez pas, vous ne leur faites souffrir ni la faim ni la soif.
Et les Saxons sont si cruels pour leurs captifs! Mais vous êtes
chrétien...
— Ce n'est pas à cause des moines que j'agis ainsi, dit impa-
tiemment Gradlon. Un prisonnier de guerre reste un compagnon
d'armes, l.orsqu'on ne lui a pas tranché la tête pour augmenter
les trophées glorieux, on ne le traite pas comme un criminel.
TOME XXX. — iQntî 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Il marchait maintenant de long en large, animé, redressant
sa haute taille :
— Autrefois, il est vrai, c'était bien plus beau. On traitait
royalement les captifs, les laissant libres d'aller et de venir sur
leur parole. Et puis, à l'heure d'une calamité publique ou à l'an-
nonce d'une guerre, on les entassait dans les colosses d'osier, et
ils flambaient en un embrasement formidable. On obtenait tout
des dieux par ces sacrifices. J'aurais voulu vivre en ces temps-là.
Après la conquête romaine, on n'a plus sacrifié que des victimes
isolées, en se cachant au fond des bois. Et maintenant, partout
où sont les moines, même cela est impossible.
— J'aime les moines sans les connaître, dit Ahès avec un
frisson.
— Oui, ajouta Gradlon, moi aussi je les aime, et je n'oublie
pas que je suis chrétien. Tu sais si je les protège en temps de
paix. Dans la guerre, ils m'obsèdent. Tout le vieux fonds se lève
et se révolte en moi. Leurs discours me sont à charge. Qu'ont à
faire ces gens d'Eglise dans les combats, puisqu'ils ont peur du
sang?... Je voudrais être avec leur Dieu, ici, et dans leur temple,
et quand je mourrai, pour qu'il ne me livre pas à des supplices
sans fin. Mais je voudrais retrouver mes vieux Dieux de colère
et de vengeance sur les champs de bataille, et chaque fois que
mon- sang bout dans mes veines.
Ce païen mal converti se laissait aller à ouvrir ainsi son âme.
Ahès l'écoutait, souriant toujours du même vague sourire ; s'ap-
puyant à son bras, elle marcha près de lui :
— Nous sommes bien de la même race, père, dit-elle de sa
voix profonde. J'aime les tempêtes, comme vous aimez les sacri-
fices sanglans. C'est que, alors, quelque chose se déchaîne en
nous, plus fort que nous-mêmes. Vous regrettez vos dieux ter-
ribles; moi, j'appelle ceux qui font hurler les vents et courir les
vagues. Ah! ceux-là! on dirait qu'ils se ruent en moi, en bonds
de joie! Et eux aussi m'appellent aux jours d'orage. J'entends
leurs voix. Je réponds. Je suis de votre sang : ceux qui contredi-
raient ces voix irrésistibles, je les briserais.
Oui, elle les briserait. On le sentait à la flamme du regard où
les forces qui dormaient s'éveillaient, brusques et terribles. Mais
ces éclairs s'évanouissaient vite. Elle reprit bientôt en riant :
— Nous sommes chrétiens, vous et moi, en temps de paix,
et par les jours clairs. Est-ce que cela ne suffit pas? Au fond.
AJIES CELTES. 579
qu'est-ce que je sais de cette religion? Seulement ce que vous
m'en dites, et c'est sans doute bien peu. Si je connaissais leurs
moines ou leur prêtres, peut-être, alors...
— Veux-tu en voir un, et des plus renommés ? Monte à
cheval avec moi. On amène à Quimper, devant mon tribunal,
un de ces hommes de Bretagne, qui ont émigré ici comme nous :
c'est un Scot, je le hais. Il faut qu'il se défende. Je vais à Quimper
pour deux jours. Viens-tu?
— Non, répondit rapidement Ahès. Que m'importe cet
homme? La justice et la guerre sont à vous seul; vous êtes juste
et vous êtes brave. Votre peuple vous aime, il est fier de vous.
Qu'irais-je faire là?
Gradlon regarda avec orgueil l'enfant de sa tendresse. Elle
disait juste. A quoi bon la mêler à des jugemens ou à des procès?
Elle était la beauté et elle était la grâce. Qu'avait-elle à faire en
ce monde, sinon fleurir ? Gradlon partit seul au crépuscule.
Lorsqu'il se retourna, déjà loin de la ville, il vit Ahès encore à
la fenêtre où il l'avait laissée. Vêtue de la tunique rouge qu'elle
portait presque toujours, elle se détachait comme une fleur de
pourpre, royale etsplendide. Puis elles'eflaça peu à peu, diminua,
s'estompa dans la brume, jusqu'à n'être plus, à l'horizon, qu'une
large tache de sang...
III
Durant de longues heures, Gradlon chevaucha sur la lande
morne, à l'allure rapide de son cheval. Il était triste. Il avait
compté sur une journée de plein repos ; Gwenc'hlan lui avait
annoncé des chants sur sa dernière campagne. Or Gwenc'lilan
était à Quimper, depuis trois jours. Ce moine et ce maudit procès
attiraient tout le monde et dérangeaient tous les plans.
Et puis, Gradlon n'était pas en paix avec lui-même. Il disait
juste : la vue du sang ramenait toujours en lui à la surface le
vieux levain, et il était assez chrétien pour en éprouver un vague
remords. La Cornouailie, en ce temps-là, était presque entière-
ment païenne. Il y avait bien eu, par les premiers Bretons fugi-
tifs, quelques essais d'évangélisation. Mais rien de régulier, rien
de fixe ; point d'évêché dans le pays ; à peine quelques prêtres.
Quelques noms, cependant, éclairaient ces ombres; ils arri-
vaient au roi sur l'aile du miracle. Les vieilles forêts de Nevet,
580 REVUE DES DEUX MONDES.
de Porzoëd, celles du pays de Léon, étaient un vaste reîuge pour
les anachorètes et les ermites. Des colonies religieuses se fon-
daient çà et là; les saints attiraient à eux des disciples. Ce Ronan,
qu'on allait juger, était, d'après la rumeur publique, l'un de ces
saints... Entre l'entourage païen et les réactions chrétiennes,
Gradlon restait flottant et comme suspendu. Le Dieu des chré-
tiens, — son Dieu, — lui semblait plus redoutable dans sa dou-
ceur que les dieux de tonnerre et de colère. Ce Dieu demandait
de lui des choses autrement difficiles ; Gradlon le sentait confu-
sément. Mais, en barbare qu'il était, il cherchait à l'apaiser par
des présens. Au jour de ses remords, il redoublait ses libéralités :
alors il faisait bâtir hâtivement quelque église. Les cent cathé-
drales de sa ville d'Is, — les cathédrales aux cloches d'or, —
dorment au pays des légendes. Mais une pauvre petite chapelle
s'élevait, çà et là : le roi donnait le bois des voûtes, le sol ou
l'autel. Il ne donnait pas son âme. En réalité, il avait pris au
culte chrétien quelques cérémonies seulement et quelques pra-
tiques, sans en avoir pénétré le sens ; inquiet et troublé, il
essayait de se tromper lui-même, car déjà il n'ignorait pas que
le Seigneur demande le cœur des hommes, et non leurs dons.
Gradlon arriva à Quimper d'assez fâcheuse humeur. Tous
ceux qui se trouvaient, il y a quelques jours, au réquisitoire de
Kében, entouraient la sorcière devant le tribunal improvisé du
roi. Quelques chrétiens rares et timides qui connaissaient Ronan
par ses bienfaits se tenaient à l'écart. La foule était divisée et
houleuse. Gwenc'hlan l'aveugle, conduit par un enfant, allait de
groupe en groupe, maudire les moines et chanter les dieux.
Tout de suite Gradlon ordonna qu'on amenât le prisonnier,
et Rouan, chargé de chaînes, fut mis en présence du roi.
C'était un homme de petite stature, d'un aspect chétif. Il
était vêtu de peaux de bêtes; il avait les pieds nus, la tête rasée.
Son regard calme ne se posait ni sur le roi ni sur le peuple; il
allait là-bas, vers les ondulations bleues qui fuyaient à l'horizon :
l'ermite semblait voir des choses mystérieuses et très lointaines.
Humble et doux, il paraissait le plus inoffensif des hommes, une
victime plutôt qu'un bourreau, et si distant des êtres qui l'entou-
raient qu'on Teût dit étranger à cette scène.
Kében s'avança, hardie, effrontée, encore jeune, faisant des
gestes de menace, proférant des paroles de colère. Elle redit
devant le roi les accusations qu'elle avait jrmulées devant tout
AMES CELTES. 581
le peuple : cet homme lui avait enlevé son mari, qui délaissait
son métier de sabotier pour chanter des psaumes, et c'étaient
depuis, chez elle, le désordre et la ruine. L'ermite se changeait
aussi en loup, en oiseau de proie : et, si absurdes que ces paroles
nous semblent, rien ne répondait mieux à l'état d'âme de ces
descendans de druides et de druidesses, qui croyaient fermement
voir voler les sorcières, changées en corbeaux, par les nuits sans
lune. Le moine enfin avait enlevé à Kében une fillette de deux ans ;
il l'avait tuée pour se venger d'elle. Kében entrecoupait son accu-
sation d'imprécations et de cris. Brune, le front barré, le regard
fuyant, elle incarnait la haine tenace, féroce...
— Malheureuse ! s'écria la vieille femme qui l'avait déjà in-
terrompue sur la grève, tu oublies qu'on te connaît. Si ton
mari suit le moine, c'est pour trouver la force de vivre avec un
démon tel que toi. Il s'en va, comme ils s'en iraient tous, parce
que tu es une sorcière, une perdue. Et quant à ta fille, je croi-
rais plutôt que tu las tuée de tes propres mains, dans un accès
de démence.
Kében bondit, comme si elle avait marché sur un reptile :
— Que l'herbe de joie ne pousse plus sur ton chemin, la
vieille, et que je sois confondue si je mens ! Est-ce que cet
homme t'a payée pour le défendre ? Ne vois-tu pas que lui-même
ne trouve rien à répondre?
Gradlon regarda Ronan. Le moine n'avait pas fait un mouve-
ment; il n'avait pas prononcé une parole. Il priait avec une séré-
nité extraordinaire. Le roi s'irritait de cette paix. Pourquoi cet
homme ne disait-il rien? Se jouait-il de lui? Ne savait-il pas
qu'il avait sur lui droit de vie et de mort?
La sorcière multipliait les faits. Elle appelait plusieurs des
assistans en témoignage. Chose étonnante ! Quelques-uns avaient
vu cet homme paisible entouré de loups qu'il menait, comme un
troupeau d'agneaux, avec des paroles inconnues. Bien plus ! Dans
l'humble champ qui touchait sa cabane, on le voyait atteler à sa
charrue des taureaux sauvages qui, chaque matin, venaient
d'eux-mêmes se remettre sous le joug. Le roi écoutait, attentif.
Gwenc'hlan, à tâtons, se rapprocha de son maître : il chantait à
demi-voix un poème dont il venait de composer les premières
strophes et où revenait un refrain sinistre contre les prêtres et
contre les chrétiens.
Et toujours le même silence ! Non un silence d'orgueil, mais
582 REVUE DES DEUX MONDES.
un silence de recueillement. Les loups étaient moins cruels pour
Ronan que ces êtres ; mais Ronan grandissait de toute celte haine.
Seul, un homme vêtu de blanc se tenait derrière Gradion, et
priait, les mains étendues, aussi calme, aussi silencieux que
celui qu'on jugeait. Mais un frémissement d'indignation passait
malgré lui sur son visage. Grand, blond, les yeux clairs, c'était
le type du Celte dans toute sa beauté. Son costume indiquait
aussi un moine. Tout à leur curiosité ou à leur haine, aucun des
assistans ne prenait garde à lui.
Gradion enfin les arrêta. L'impassibilité de Ronan augmen-
tait, d'instant en instant, ses dispositions mauvaises. Toute son
âme farouche se soulevait, étouffait les remords timides. Il
rêvait de donner à son peuple un de ces spectacles sauvages, en
honneur dans sa terre natale :
— Nous allons en juger, dit-il enfin. J'ai deux chiens furieux
que je vais faire lâcher contre l'accusé. S'il est coupable, ils le
mettront en pièces et justice sera faite. S'il est innocent, que le
ciel le défende !
Kében triomphante eut un cri de joie. Tous s'écartèrent. On
entraîna le prisonnier dans un champ fermé d'une palissade. Au
passage, l'homme de Dieu se pencha vers un enfant et l'em-
brassa. On le laissa seul, enchaîné au milieu de la place. Les
valets amenèrent les chiens.
C'étaient des dogues énormes, le poil ras, les crocs en avant,
grondant sourdement. Quelques femmes s'enfuirent. Gradion et
son peuple, penchés en avant, regardaient, un rire cruel aux
lèvres. Le roi pensait : « Si cet homme n'a pas peur, il est plus
brave que moi. » Les molosses démuselés bondirent.
Alors l'homme humble et doux se redressa. Ses yeux s'éclai-
rèrent. Il sembla subitement transfiguré. Une force divine passa
en lui, fit resplendir son visage. Il leva la main aussi haut que
le permettaient ses chaînes. Il traça, lentement, un signe de
croix, et d'une voix presque basse :
— Obéissez à Dieu, dit-il.
Les chiens frémirent sous cette parole. Ils baissèrent la tête
comme les taureaux indomptés sous le joug de Ronan, là-bas,
pour le labeur de chaque jour; grondant encore, ils léchèrent les
pieds nus...
Tout le peuple eut un cri de stupeur. Kében s'enfuit, hurlant
ies paroles inintelligibles. Gwenc'hlan recueillait par bribes le
AMES CELTES. 583
récit du prodige. Gradlon, livide, refaisait machinalement sur
lui-même un signe de croix. Pour un moment, la foi de son bap-
tême se relevait en lui au grand souffle du miracle. Et les vieux
biographes du saint ont reproduit, à leur manière, les paroles
du roi :
— Puissant serviteur de Dieu, ne t'irrite pas contre nous, je
t'en supplie. Nous nous sommes follement émus contre toi;
nous t'avons imposé une rude fatigue en te faisant venir jus<-
qu'ici, nous t'avons livré comme un criminel à nos chiens
furieux : c'est que nous étions aveuglés par les mensonges de
cette femme maudite. Heureusement ta sainteté a réduit la
calomnie ù néant, et la puissance de Dieu t'a sauvé du sup-
plice.
L'ermite se taisait toujours. Une voix, qui semblait être la
voix même de la conscience du roi, s'éleva alors :
— Tu es plus coupable encore que lu ne le dis! Je l'ai laissé
juger mon frère dans le Seigneur parce que je savais que Dieu
était avec lui, que Dieu voulait gagner ton âme par ce miracle...
Et l'homme vêtu de blanc, Gwennolé, fils de Fracan, le saint
populaire et bien-aimé de l'Armorique, vénéré de tous, semant
à pleines mains les miracles ; allant comme un chevalier du
Christ partout où il y avait des injustices, des souffrances ou des
larmes; Gwennolé vint en la présence du roi. Son front était
sévère. Et lui, si doux aux humbles, si terrible aux puissans,
parla pour la première fois au redoutable chef breton :
— Ecoute, roi. On ne se joue pas de Dieu. Les partages
honteux attirent sa colère. Tant que tu ne lui as pas donné ton âme,
tu ne lui as rien donné. Prends garde ! Si le miracle ne t'éclaire
pas, la vengeance de Dieu s'abattra, terrible, sur toi et sur ton
peuple. Ce ne sont pas ceux qui tuent le corps qu'il faut craindre,
mais Celui qui peut jeter le corps et l'âme dans l'enfer.
Le roi, haletant, voulut répondre. Mais déjà le saint avait
repris son bâton de voyageur; le chevalier errant du Seigneur
était remonté sur son cheval, il s'éloignait au bruit des accla-
mations du peuple, en quête d'autres plaies à guérir.
Gradlon fit approcher Ronan, s'enquit de sa demeure et de
celle de Gwennolé, promit d'aller chercher leurs bénédictions et
leurs conseils pour la conversion de son âme. La foule entourait
Pvonan, le pressait de toutes parts, réclamait à grands cris le
baptême. Ronan promit de revenir les instruire et les baptiser. Il
584 REVUE DES DEUX MONDES.
avait hâte d'être seul, d'échapper à cet enthousiasme. Mais il
laissait courir autour de lui, avec un sourire, des groupes joyeux
de petits enfans.
Le lendemain à la nuit, quand Gradlon reprit le chemin de
Ker Is, il rencontra, marchant sur le bord du sentier, Ronan,
l'homme vêtu de peaux de bêtes, qui priait en regardant les
étoiles. Gradlon, pris d'une terreur superstitieuse, mit son cheval
au pas. Un trouble inconnu Tagitait depuis la veille. Ce trouble
redoublait à cette heure. Cet homme s'en allait seul, pieds nus,
comme un mendiant. Il s'enfonçait dans la solitude quand le
peuple aurait voulu le porter en triomphe; il choisissait le
silence, quand tous l'accUimaient. S'il était demeuré à Quimper,
il eût été roi, bien plus que le roi lui-même. Pourquoi préférait-
il sa misérable cellule dans les bois? Quelle joie y avait-il donc
en lui, plus forte que toute joie humaine? L'âme orgueilleuse et
troublée du monarque se perdait clans ces pensées: il se sentait,
auprès de cet homme, misérable et petit. Et cependant, il avait
une douceur inexplicable à mettre ses pas dans les pas du moine,
comme si l'homme qui priait traçait sur sa route un sillon de
paix.
A un détour du chemin, aux dernières lueurs du couchant,
Gradlon regarda l'humble visage. 11 rayonnait comme la veille
à l'heure du miracle, peut-être avec une expression plus pro-
fonde d'anéantissement bienheureux ; comme si Ronan était
écrasé sous la main bienfaisante et toute-puissante du Seigneur.
Les ténèbres, malgré ce soir d'hiver, semblaient brûlantes.
Ronan laissa le sentier à la lisière de la forêt et s'engagea sous
les chênes. Gradlon arrêta son cheval jusqu'à ce qu'il l'eût vu
disparaître...
Alors le roi se sentit seul, et il eut froid.
IV
La femme apporte le sommeil à la dou
leur.
Liwârc'h-hen.
Longtemps, accoudée à la fenêtre, Ahès avait suivi des yeux
le roi qui s'éloignait; et il fallut le froid piquant de novembre
pour la rappeler à elle-même et l'obliger à rentrer. Elle avait un
besoin absolu de silence et de solitude. Autour d'elle on con-
AMES CELTES. 585
naissait si bien les accès de sauvagerie de son humeur que per-
sonne ne se serait permis de l'approcher sans être appelé. Elle
traversa donc les longues salles vides, et revint jusque dan& sa
chambre, qui dominait directement la mer. Des lueurs flottaient
encore sous de lourds nuages. L'Océan avait au loin une admi-
rable teinte d'un violet sombre, en contraste brusque avec le vert
léger des bords. Ahès regardait longuement ce spectacle, dont
elle ne se lassait jamais. Elle écoutait les bruits du déclin des
jours : les lourds chariots qui rentraient un à un, les sonneries
grêles des troupeaux, les pas qui allaient s'éloignant, les voix
qui s'éteignaient ; et, à ses pieds, le bruit des vagues courtes, se
lamentant comme des êtres qui meurent. Et, peu à peu, engour-
die par les ombres et par les sons berceurs, elle ne regarda plus,
elle n'écouta plus qu'en elle-même.
— Je rai vu !
Elle répéta tout haut, d'une voix changée, la parole qu'elle
avait dite à son père. Et sa vie passée, sa courte vie de quelques
mois se leva devant elle en un relief très net. C'était d'abord
l'annonce de l'arrivée da Roi, après la campagne glorieuse contre
les Saxons. Elle avait couru au-devant de lui; elle s'était jetée
dans ses bras. Quelle joie à ce retour! Elle marchait près de lui.
Et, encore à cheval, ce père qui l'idolâtrait lui tendait le plus
beau bijou, enlevé aux pirates; ce collier qu'il avait gardé pré-
cieusement pour son enfant, hors des « coffres de joyaux » dont
parlent les chroniques. Elle avait souri en vraie Gauloise qu'elle
était, folle de parures et de couleurs éclatantes. Et déjà, c'était le
défilé des hommes d'armes. Elle saluait joyeusement les chefs
par leur nom, les connaissant presque tous, très intéressée à la
petite troupe. Et puis, enfin, les prisonniers de guerre...
Elle avait jeté sur eux, elle s'en souvenait, un regard d'or-
gueil, sans pitié, sans compassion aucune. Ces vaincus rele-
vaient le triomphe paternel, et c'était tout. Ils étaient fatigués de
la route ; ils marchaient péniblement, la tête basse, l'air décou-
ragé.
Au milieu d'eux, elle l'avait vu.
C'était le plus grand de tous, très blond, une longue mous-
tache tombant des deux côtés de la bouche, les yeux bleus et
durs, la mine haute. Ses bras étaient enveloppés de linges san-
glans. Ahès songeait que ses chaînes devaient le blesser: mais il
se redressa en passant devant elle, comme pour montrer à ses
586 REVUE DES DEUX MONDES.
snnemis qu'ils pouvaient le traîner ainsi dans les fers sans ré-
duire son âme. Elle lui en voulut de cette arrogance. Elle le
regarda impérieusement. Il détourna les yeux, tranquille, sans ce
mouvement d'admiration involontaire qu'elle arrachait à tous
les hommes. Aux fêtes qui suivirent, et, plus tard, dans les récits
ie guerre que lui faisait Gradlon, elle fut poursuivie par la vision
de ce captif qu'elle n'avait pu sentir humilié. Elle se disait que
c'était là, sans doute, l'effort d'un moment. Tous les hommes
autour d'elle étaient braves, mais si vite abattus par la mau-
vaise fortune ! C'était même un des traits caractéristiques de cette
race mobile, qui passait avec une rapidité incroyable de la pré-
somption à l'abattement. Elle en vint à se demander si Rhuys
était un être exceptionnel, toujours aussi dédaigneux de toute
douleur? Il occupait ainsi sa pensée comme un problème irri-
tant... Gomment savoir?
Ahès, un jour, descendit jusqu'aux prisons. Là, peut-être,
elle surprendrait quelque plainte. Elle rougissait, maintenant,
en se rappelant ces choses. Quel orgueil était donc en elle pour
souffrir à ce point de ne pas réduire, de ne pas confondre un
prisonnier?... Elle n'avait surpris aucune plainte. Elle était re-
venue souvent... Une fois, entin, elle allait s'éloigner dans l'ha-
bituel silence lorsque les premières notes d'un chant avivèrent
jusqu'à elle. Rhuys fredonnait d'une voix monotone et lente,
pareille à celle des matelots, dans les nuits en mer. Gomment les
paroles qu'il disait lui demeurèrent-elles aussi présentes? Gom-
ment apprit-elle le vieil air aussi vite? Il est vrai, elle s'était
éloignée seulement lorsque le prisonnier avait cessé depuis long-
temps. Mais les pêcheurs chantaient de longues heures sous ses
fenêtres, et les pâtres, près d'elle aussi, dans les landes, et elle
ne savait pas quel était leur chant. Et maintenant, lorsqu'elle
était seule, pourquoi oubliait-elle jusqu'aux ballades de son en-
fance pour reprendre, inconsciemment, la ballade de Rhuys :
« Elle est éblouissante, la cime des frênes, longtemps blancs
lorsqu'ils croissent dans le torrent; le cœur malade voit durer
longtemps sa douleur.
« Elle est éblouissante, la surface du torrent à l'heure longue
de minuit; toute intelligence doit être honorée; la femme doit
apporter le sommeil à la douleur.
« Elle est éblouissante, la tige du trèfle. L'homme sans cou-
rage est gémissant; les soucis fondent sur le faible.
AMES CELTES. 587
« Elle est éblouissante, la crête des montagnes pendant l'hiver
ennemi du sommeil; le roseau est fragile, l'oppression lourde;
les besoins amers dans l'exil.
« Elle est éblouissante, la cime du chêne; amer est le bour-
geon du frêne, rieur le flot; la joue ne cache point le trouble
du cœur.
« Elle est éblouissante, la tige du genêt fleuri; le gué est peu
profond; il dort, l'homme heureux.
« Elle est éblouissante, la cime du cormier: les soucis sont
avec le vieillard comme les abeilles dans la solitude; violente est
la tempête, fragile la broussaille.
« Il est éblouissant, le dôme du bosquet de coudrier. Voici
les feuilles poussées aux chênes; quiconque voit ce qu'il aime
est heureux.
« Elle est éblouissante, la cime d'un saule frêle et tendre. Le
coursier dans les longs jours est mou. Qui aime autrui ne le
dédaigne pas.
« Elle est éblouissante, la tête de l'aubépine en fleurs. Le
bois est la parure du sol. L'esprit rit à qui Taime.
« Ils sont éblouissans les sillons et harmonieux les bois;
violemment le vent souffle parmi les arbres ; n'intercède pas pour
l'endurci; impatient est le chanteur solitaire (1)! »
La prison du château était située au bas d'une tour. L'ap-
partement d'Ahès occupait, dans une tour correspondante, les
étages supérieurs. De sa chambre, elle dominait les soupiraux
grillés des cachots. Elle ne voyait rien de plus, tant il pénétrait
peu de jour et de lumière dans ces sous-sols. Mais souvent elle
allait regarder de ces côtés, sans savoir, sans doute pour s'as-
surer que les gardes veillaient bien et qu'elle était à l'abri de tout
danger.
Ici Ahès s'arrêta dans ses souvenirs pour sourire. Quelle
crainte avait donc traversé son esprit? Son père disait bien :
« Rliuys était en sûreté. »
Hélas! après avoir souri, Ahès soupira, et elle continua à
tourner un à un les feuillets de son histoire...
Un jour, elle avait réfléchi qu'il était chrétien, qu'il était
humain de chasser tout ressentiment contre des ennemis, si ar-
rogans fussent-ils, et, au contraire, de s'assurer que les geôliers
(1) Livarc'h-hen les Splendeurs. Nous avons forcément abrégé.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ajoutaient pas à leur misère. Tout de suite, elle voulut suivre
cette pensée. Elle descendit; elle passa de prison en prison,
bonne et secourable, portant du pain et des fruits, s'attardant en
paroles consolantes. Les prisons de ce temps-là étaient rudes.
La terre nue, les chaînes, un peu de paille chez les maîtres les
plus humains, ce qu'il fallait de pain et d'eau pour ne pas mourir :
Ahès n'était jamais entrée là; elle frémissait de pitié...
Et cependant, quand ce fut le tour de Rhuys, elle se tint
devant lui hautaine et glacée. Sa voix impérieuse démentait les
paroles compatissantes. Et lorsqu'elle lui demanda, comme aux
autres, ce qui lui serait bon , ce qu'il désirait pour être moins
malheureux, il refusa d'un geste ; il ne demandait rien, il ne
désirait rien. Elle regarda à la dérobée le fier visage. Elle pensa
qu'il était bien fait pour ces casques brillans qui étincelaient au
jour des batailles. Son attention fut attirée par le bras qui saignait.
De la même voix dure, elle lui proposa de le panser :
— Tu ne panseras pas ceux des tiens qui m'ont fait ces bles-
sures, dit-il ironiquement. Je leur ai enlevé leur place au soleil!
Un éclair de colère avait passé dans les yeux d'Ahès, elle se
souvenait. . Elle était sortie pour ne plus revenir.
Comment était-elle revenue?
Vraiment, elle ne savait pas...
Ahès revoyait une course sans but sur la grève. Le ciel était
bas et triste, dans ces adorables tons de gris qu'elle préférait à
tout. Des vols de goélands passaient et repassaient la frôlant de
leurs ailes, jetant leurs cris rauques aux souffles courts du vent.
A demi-voix, elle chantait :
« Qu'ils sont bruyans, les oiseaux! Le sable est humide, clair
le firmament, la vague tourmentée. Gomme il se flétrit, le cœur,
par l'ennui! »
Elle se sentait triste jusqu'aux larmes; comme toujours la
mélancolie des choses la saisissait, s'imprégnait en elle. Et la
pensée de Rhuys achevait de lui rendre cette heure amère. Cet
homme la haïssait... Elle? Elle ne savait pas. Pourquoi était-elle
si dure pour celui qui déjà soufl"rait tant, avec le besoin de le
blesser, de l'humilier, de l'entendre crier grâce? Et cependant,
pourquoi cette pensée incessante, loin de lui? Et comment, pour
la première fois, sentait-elle son cœur « flétri par l'ennui, »
comme disait la ballade?
Il fallait absolument chasser cette pensée. Elle se sentait
AMES CELTES. 589
mauvaise... Pour qu'il fût si indifférent, elle l'avait blessé sans
doute? Sur ces grèves abritées contre le vent par de hautes fa-
laises, des bruyères fleurissaient encore. Elle les cueillait, sans
hâte, brin à brin, d'un geste presque machinal. Et la pensée lui
venait de les lui donner; ces bruyères égayeraient sa prison,
sans l'humilier, sans qu'elle eût l'air de lui porter des secours
comme à un pauvre.
Elle était donc allée vers Rhuys, sa moisson fleurie dans les
bras. Mais, à la porte même du cachot, ses résolutions s'étaient
évanouies. Le sourire s'était glacé sur ses lèvres. Elle avançait
plus pâle, plus froide, plus hautaine que jamais. Les fleurs
qu'elle avait apportées dans une pensée douce s'étaient échap-
pées de ses mains qui tremblaient. Elle les laissait tomber devant
Rhuys d'un geste brusque.
Et de nouveau l'orgueil du Celte s'était révolté. Une con-
traction rapide avait passé sur son visage. Malgré ses fers, il
s'était baissé pour reprendre les fleurs sauvages et les lui
tendre :
— Je n'aime pas les fleurs, dit-il.
Quelles luttes avait-il eu à soutenir, lui aussi, entre son or-
gueil et la tendresse qu'il sentait grandir? Ahès l'ignorait. Elle
ne savait pas que, passant sous les chaînes, il s'était détourné
pour échapper au charme fatal; qu'il avait cru voir en elle une
de ces fées des houles aux longs yeux verts, que, tout enfant, il
cherchait, rêveur, dans les remous des lames. Elle ne savait pas
que, dans son horreur de la terre d'exil, — la terre du vainqueur!
— il repoussait ses dons, comme il repoussait son image; et
que, si les dons s'éloignaient, l'image restait présente. Tout ce
qui pouvait séduire ce cœur à demi barbare, elle l'avait en elle :
son étrange et mystérieuse beauté le fascinait; sa hauteur natu-
relle le faisait songer à quelque reine qui s'assiérait à son foyer
peut-être... hélas! s'il n'avait pas été le vaincu... Mais ce mot,
où s'amassait tant de haine, le rendait fort contre lui-même
Et voilà pourquoi il refusait ses fleurs! Elle, elle essayait de
cacher sa déception. Mais elle était à bout de force, à bout de
dédain et d'orgueil. Et, comme dans ses chagrins d'enfant, ses
larmes involontairement avaient jailli.
« Belle est la femme sous les larmes ! » Rhuys la regardait
pleurer. Et c'est à cet instant que, depuis, elle le revoyait tou-
jours, souriant pour la première fois, étonné et triste, comme
590 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il se sentait vaincu, malgré lui-même, malgré ses grands
désirs de haine.
La rêverie d'Ahès continuait dans la nuit.
Elle lui avait promis de le revoir. Elle l'avait revu, ils étaient
amis maintenant. Il lui parlait de son pays, de son enfance, de
ses courses aventureuses : elle le découvrait très brave, très
beau, très bon. Elle, de son côté, lui racontait sa vie, courte
encore, vide d'événemens, mais si pleine de pensées et d'émo-
tions intenses! Toute cette vie tenait, à présent, dans le cachot
étroit. Elle le savait. Sur cette terre de Bretagne, tout cœur qui
se donnait ne se reprenait pi us. Et cela mettait une teinte grave
à son rêve de tendresse, un reflet profond à son jeune visage.
Elle pouvait passer au milieu des chefs dans sa grâce hautaine.
Son cœur était loin d'eux, près de Rhuys. Mais elle ne le
lui disait pas encore. Aucun mot damour n'avait été prononcé
entre eux.
Lui ne parlerait pas. Elle était heureuse qu'il ne parlât pas.
La tendresse chez ces femmes que l'on regardait comme en de-
hors et au-dessus de la vie atteignait d'étranges profondeurs.
Tout ce qu'il y avait en elles de fierté, de pudeur instinctive, de
noblesse se concentrait dans l'heure où elles aimaient. « La
feuille tournoie au gré du vent. Malheur à qui en a le destin! »
chantait Liwarc'h. Le cœur des belles Gauloises demeurait à
jamais où il se posait. La plupart emportaient à travers la vie
comme le trésor unique, le souvenir d'un mort bien-aimé : car
la guerre et la mer leur étaient de bonne heure de terribles
rivales! On comprend le dédain de ces femmes ; on comprend le
dédain d'Ahès pour ceux qui venaient à elle par ambition ou par
intérêt. Et Ahès savait bien que Rhuys, captif, exilé, vaincu,
Rhuys, fier comme elle était fi ère, ne saurait pas parler d'amour.
Il se tairait puisqu'elle tenait dans ses mains la liberté, la puis-
sance et la vie.
Ahès pensait qu'il eût été plus doux pour elle d'être la cap-
tive. Les mots qu'on n'écoute qu'une fois, elle les aurait enten-
dus sans avoir à les demander ou à les dire ; elle sentait qu'il
l'aurait enlevée de ses chaînes et emportée sur son trône,
comme le vautour fond sur une hirondelle. Et ce ne pouvait
AMES CELTES. 591
pas être ainsi ! Elle voulait obtenir de son père la liberté de Rhuys:
elle savait combien ce serait difficile, et surtout quand elle lui
déclarerait sa volonté irrévocable de s'unir au prisonnier. Elle
redoutait les révoltes et les répugnances de Gradlon : cependant
elle savait aussi qu'elle pouvait tout obtenir de lui, sauf une vio-
lation de parole; et le roi lui avait juré de ne pas l'engager en
dehors d'elle-même... Mais l'heure viendrait où il exigerait d'elle
une décision. A cette heure-là, elle devrait parler. Comment
parler sans être sûre?
Parfois, en effet, un doute cruel la déchirait. Aux heures
d'extase succédaient des momens d'affreuse angoisse. Etait-ce
seulement par fierté que Rhuys aussi ne disait rien? Là-bas, est-
ce que quelque femme, quelque fiancée ne l'attendait pas? Ne se
taisait-il pas pour ne point trahir? Le rayonnement de joie qu'elle
voyait en lui, était-ce de l'amour? ou seulement delà gratitude?
Et même, s'il n'avait laissé dans son pays aucun rêve, viendrait-
il à elle comme elle venait à lui, parce que, sur la terre, il n'y
avait pas d'autre visage où poser son sourire, d'autre main où
mettre sa main?
Elle était si fière, et si femme, qu'elle ne voulait le tenir que
de lui-même. Mais elle avait foi en lui. Elle l'interrogerait puis-
qu'il le fallait. Ce qu'il dirait, elle le croirait. Ce serait son des-
tin. C'était l'usage de sa race que les femmes, dans un banquet
solennel, tendissent la coupe à l'élu de leur cœur. Oui, mais en
public, sous les yeux de tous!... La belle pudeur de la jeune
fille répugnait au mystère et aux ténèbres... Que faire? Les cir-
constances exceptionnelles créent des sentimens exceptionnels.
Pendant qu'elle débattait ainsi avec elle-même, il restait en-
chaîné, malheureux, hors la vie. Eh bien! elle saurait. S'il en
aimait une autre, elle le ferait mettre en liberté quand même,
et renvoyer dans son pays, et il serait heureux...
Ah! pouvait-il, pouvait-il en aimer une autre? La regarde-
rait-il ainsi, comme seule sa mère autrefois la regardait? Et
quand elle parlait, quand elle souriait, aurait-il cette expression
unique, qu'elle ne voyait même pas au roi sur son trône, comme
si l'orgueil de se sentir si proche d'elle l'emportait hors de lui-
même? Dans ce désarroi de son âme, elle recourait à la nature,
sa grande amie : elle recherchait des présages dans la course des
fleurs qu'elle jetait au fil de l'eau, dans le vol des oiseaux, dans
le bruit des vagues. Elle pensait : « Si c'est un jour de tem-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
pête demain, je parlerai. » Le lendemain était un jour de tem-
pête, et elle se taisait.
Et ce soir, elle était trop lasse ; cette lutte la brisait. Elle
avait été sur le point de tout avouer à son père en se jetant dans
ses bras. Hélas! elle ne l'avait pas osé!... Une mère aurait de-
viné, elle aurait compris ! Alors elle invoqua Kenvred la Belle,
comme aux jours de son enfance. Elle chercha à se blottir dans
les bras très tendres. Elle lui dit : « Mère, si vous m'envoyez une
mouette ce soir, ce sera une messagère de joie, et je parlerai. »
La nuit était tout à fait venue. Malgré le froid, Ahès avait
laissé les fenêtres grandes ouvertes sur le large. A l'imitation des
villas romaines, de légers treillis, en s'écartant, donnaient beau-
coup d'air et de jour. Anxieusement, elle regardait dans les
ténèbres; elle attendait. Il lui semblait que cette attente ne
finissait pas. Enfin elle entendit des cris d'oiseaux, un froisse-
ment d'ailes. Une mouette entrait en tournoyant, s'abattait sur
le sol. Ahès eut un cri de joie. Elle étendit la main pour la
saisir et Tembrasser; mais d'un brusque mouvement de recul,
elle la rejeta. L'oiseau blessé, l'aile cassée et sanglante, agoni-
sait :
— Toujours du sang! dit-elle.
Puis elle releva la tète, comme pour braver la destinée :
— Qu'importe le sang? Je saurai, demain...
Le lendemain Gradlon était encore à Quimper. Ahès avait
quelques heures devant elle. D'ordinaire, c'était au milieu du
jour qu'elle descendait vers les prisonniers. Elle faisait le tour
dos cachots avec les geôliers : elle finissait par Rhuys et s'attar-
da, t auprès de lui. Cette fois, elle irait à lui dès le matin. Elle
s(,'ntait bien que, si elle attendait, sa grande résolution faiblirait,
qu'elle n'oserait plus, qu'elle ne pourrait plus.
Au bruit léger de son pas, Rhuys détourna la tête avec une
surprise joyeuse.
— Tu ne m'attendais pas? Comment as-tu su que c'était moi?
iemanda-t-elle.
— Comment je l'ai su?
Il la regarda, ne comprenant pas. Est-ce qu'il savait autre
cho 0 qu'elle? Mais tout de suite il reprit :
— On en viojit à distinguer chaque bruit lorsque les jour-
nées sont si longues. Rien ne distrait.
AMES CELTES. 593
Elle soupira. Instinctivement elle attendait autre chose.
Elle pensa qu'elle mourrait de honte si, à sa question, il répon-
dait...
Et brusquement :
— Est-ce qu'on croit aux présages dans ton pays? dit-elle.
— Oui. On n'entreprend rien sans avoir observé les oiseaux,
les nuages ou les plantes. Et puis nous avions autrefois des
oracles célèbres. Il y avait à l'embouchure de la Loire un col-
lège de prêtresses que l'on consultait dans tous les événemens
graves. Mais ces prêtresses ont disparu depuis longtemps.
— • C'est comme dans l'île de Sein, en face de la pointe du
Raz. Ne sais-tu pas l'histoire de cette île? demanda Ahès qui
sentait que, décidément, ce jour-là encore, elle ne parlerait pas.
— Je sais bien peu d'histoires de ton pays, quoique nous
soyons de la même race, répondit Rhuys avec un sourire.
— Voilà. C'est un roc désolé et sinistre; j'y suis allée, seule,
en barque, et j'ai eu peur. Quelque chose pleure dans ces roches.
Autrefois il y avait sept druidesses. Elles devaient entretenir un
feu sacré en l'honneur de Korridwen : c'était la Lune, je crois,
qu'on nommait ainsi. Ces femmes avaient des mœurs étranges et
farouches. Une fois par an elles devaient détruire et reconstruire
leur temple. Malheur à celle qui laissait quelque pierre s'échap-
per de sa robe ! Ses compagnes déchiraient l'imprudente sans
pitié! On tuait encore, pour d'autres raisons...
— Quelles raisons? interrogea Rhuys, qui suivait distraite-
ment l'histoire et n'écoutait que la voix.
' — Oh ! ce sont des souvenirs tragiques ! Ces druidesses ne se
mariaient pas, et elles étaient les gardiennes du feu : en retour, la
déesse leur conférait des dons particuliers. Elles se changeaient
en oiseaux, en rayons de lune : elles lisaient dans l'avenir
comme dans un livre. Elles t'auraient dit : « Ne combats pas
contre Gradlon. »
— J'aurais combattu quand même, interrompit Rhuys. Est-
que les soldats allaient les consulter?
— Ils y allaient : et voilà où commencent les drames d'il y
a bien longtemps. Un jour, un guerrier de Léon rencontra, en
abordant, la plus jeune des druidesses, Arzel la Rrune. Il lui
demanda l'avenir... Elle était si belle qu'il aurait rêvé de de-
meurer auprès d'elle ; il était si fort et si doux qu'elle résolut de
fuir avec lui. Sans se parler, ils se comprirent. Mais au moment
TOME xsx. — 1905. «^8
594 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ Arzel mettait le pied clans la barque du soldat, elle tomba
percée de flèches.
— Et il ne sut pas la défendre! Il ne sut pas les tuer toutes?
— C'était la déesse qui tirait les flèches, dit Ahès avec fer-
veur. On ne peut rien contre les dieux. Un autre chef, dans des
temps plus proches de nous, aborda de nuit l'île de Sein. Il vou-
lait enlever une femme qui s'était enchaînée là pour le fuir. Elle
le laissa s'approcher et lui planta un poignard dans le cœur
d'une main si sûre qu'il tomba mort, sans un cri.
— Tu aurais fait cela? demanda Rhuys.
— Oui, répondit simplement Ahès.
— Mais si tu l'avais aimé? insista encore le jeune homme.
— Alors je n'aurais pas fui. Je ne me serais pas engagée au
service de la déesse.
Non. Elle ne se serait pas engagée au service de la déesse.
On le sentait, rien qu'à sa voix si chaude, à la passion naïve
qu'ol^ ir-ttait à conter ces légendes.
-.le reprit:
— N'y a-t-il rien eu de pareil sur vos côtes?
— J'ai tellement vécu sur mer et dans les combats que
j'ignore beaucoup de choses, dit-il. J'ai marché hors de la voie
des autres. Mais dans les longues nuits en mer j'apprenais les
chants de mon pays : ils redisent des histoires semblables aux
tiennes, où les femmes meurent d'avoir aimé.
La flamme mystique qui brûle au cœur de tout Celte sembla
passer dans son regard. Il continua :
— Ce qu'on chante n'est rien : ce sont les visions du « monde
derrière le voile » qui apprennent tout. J'ai vu, dans des nuits
d'étoiles, ces femmes mortes d'amour, qui revenaient autour de
nous, heureuses et désespérées, laissant traîner leurs longs
cheveux dans les vagues. Elles me parlaient. Elles me racontaient
des choses d'autrefois. Autrefois et aujourd'hui et toujours, les
bien-aimés des dieux meurent avant d'avoir épuisé le breuvage.
Je me penchais pour les mieux entendre, je les appelais ; je leur
demandais de demeurer près de moi, comme le rêve de ma vie
obscure.
— Tu ne parlais ainsi qu'à des mortes ? demanda Ahès d'une
voix basse.
— A des mortes. Aux mortes que je chantais dans les bal-
lades. A qui aurais-jc parlé ?
AMES CELTES, 595
Ahès respira plus librement. Elle reprit :
— Ainsi, dans ton pays, personne ne t'attend? Ni femme, ni
fiancée, ni sœur?
— Les Saxons m'ont enlevé à huit ans. Je cours les mers
depuis. Je suis seul au monde. Mais non. Les aïeux me parlent
dans les longues nuits : tous ceux qui m'ont précédé et qui
dorment dans la vieille, terre; et ceux, plus nombreux, que la
mer a pris aux jours d'hiver.
— Et tu voudrais revenir vers eux ?
— Ah ! reprit Rhuys qui se releva malgré ses chaînes, ne
demande pas si le rêve éperdu de la mer, de la large brise qui
vous fouette au visage, des courses folles sur l'abîme, ne vous
brûle pas le cœur ! Et se battre ! Et tuer ! Et voir fuir les enne-
mis ! Je t'ai parlé de rêve : mais le bruit des armes et les casques
au soleil, quel rêve aussi ! De quoi sommes-nous faits pour aimer
tant les songes de la vie, et tant le sang !
— Nous sommes les descendans des conquérans et des fées,
dit Ahès. Il faut bien qu'il en soit ainsi !
— Moi, je donnerais tout pour la guerre, tout... Et cepen-
dant !
— Cependant?... interrogea encore Ahès.
Mais elle attendit vainement une réponse. Rhuys ne parla
plus.
Non. C'était impossible. Elle ne pouvait pas lui demander sa
tendresse. Elle ne pouvait pas offrir son cœur. Toute sa fierté
se levait en elle, en une répugnance invincible. Et le regard si
tendre se changea en un regard de détresse. Elle se sentit seule
et comme perdue : il lui semblait qu'elle venait de lâcher une
épave en pleine tempête et que la mer la prenait et la rejetait
sans force, navrée... Mais lui, au moins, serait heureux, il serait
libre...
— Ecoute, dit-elle enfin. Dans quelques semaines, c'est mon
jour de naissance. Ce jour-là, je peux tout obtenir du roi. J'ai sa
parole. Il ne m'a jamais rien refusé : je demanderai ta liberté.
On te délivrera le jour même.
— Ah ! implora Rhuys, ne te joue pas de moi !
— Est-ce que je me joue? Est-ce que tu me crois capable de
me jouer? dit-elle avec amertume. Sois heureux, tu n'es plus là
que pour bien peu de temps. Tu ne seras plus notre prisonnier,
mais notre égal, demain. Tout te sera rendu, ta liberté, tes
596 REVUE DES DEUX MONDES.
armes, tes trésors. Je suis venue te le dire : j'ai tardé ainsi parce
que... parce que je voulais te préparer. Mais tu as ma parole.
Donc tu es libre.
— Et à quelle condition ? interrogea Rhuys.
— Aucune, répondit fièrement Ahès. Est-ce un marché? Le
roi et moi nous donnons, nous ne vendons pas.
— Et tu me diras : « Pars ! »
Quelle lumière passe donc sur le visage de celles qui aiment ?
Quelle réponse, lorsque leurs paupières restent closes? Ce fut au
tour de Rhuys de faiblir. Jusqu'ici son orgueil d'homme avait
fermé ses lèvres. Il avait pu se taire tant qu'il était prisonnier.
Mais puisque la parole royale était donnée, puisqu'il était l'égal,
il fallait qu'il sût. Hélas ! depuis le jour où le regard superbe
s'était posé sur lui, il vivait le rêve que les belles mortes lui
murmuraient la nuit, au bercement des vagues. Et Ahès n'était-
elle pas l'une d'entre elles, dans sa pâleur tragique, dans sa robe
de pourpre qu'une blessure invisible semblait teindre toujours?
Et ainsi, comme hors de lui-même, flottant, à demi inconscient
entre la réalité et le songe, il reprit :
— Tu pourrais dire : « Pars ! » Et moi, quand je serai libre;
quand la terre s'ouvrira devant mes pas ; quand, de nouveau, je
me sentirai assez vivant, assez fort, pour braver même la chute
des cieux sur ma tête... Alors, si je te disais: « Viens!... »
Les grands yeux s'ouvrirent dans un inexprimable regard.
Ahès demeura cependant immobile, les mains croisées, dans une
attitude de pudeur royale, comme se recueillant en elle-même
pour le mot éternel.
— Je viendrais, dit-elle.
Et ainsi leurs âmes furent scellées. Dans ces âmes aux paroles
rares, des mots si simples étaient un serment. Et comme le chan-
tait leur barde : « Sur la colline, de la cime joyeuse du chêne
ils entendaient descendre une voix d'oiseau... »
Cependant il fallait se séparer. Il fallait rompre ce silence
devant lequel tous les mots leur semblaient trop petits. Rhuys
le premier parla :
— Regarde, dit-il. Par le soupirail de ma prison je vois les
fenêtres, là-haut, où ton ombre se dessine souvent, où tu te
penches quelquefois. Mes heures se passent à attendre ces ins-
tans rapides.
— Il y a longtemps? demanda-t-elle
AMES CELTES 597
— Depuis le jour où pour la première fois je t'ai vue auprès
du roi, dans tout l'orgueil du triomphe ; et celui où tu es venue
ici me porter du pain comme à ton pauvre ; et celui...
— Tu as refusé mes fleurs pourtant ! Mais j'étais mauvaise,
murmura-t-elle. Pourquoi? Il y en nous des choses obscures.
On a besoin d'affirmer son empire, de poser la main sur le cœur
qui se tait, de l'entendre palpiter et crier grâce. On croit ne pas
aimer et déjà on a la passion d'être aimé. On veut savoir. Et la
seule preuve, c'est la souffrance. On doute tant qu'on voit sou-
rire : on ne doute plus si l'on voit pleurer.
— Et tu as pleuré ! dit Rhuys gravement.
— C'était malgré moi. J'en ai été si honteuse! Mais tout est
bien. Pourvu que ces semaines puissent s'enfuir vite !
— Je puis attendre, dit Rhuys. Cette joie est trop forte, et
j'ai peur; ne fais pas de bruit; les dieux sont jaloux; le bonheur
ne se pose pas plus sur nous que les goélands sur les vagues.
— Il se posera quand nous lui aurons fait son nid, reprit-elle.
Ecoute. Nous partons demain pour une grande chasse. J'aimerais
tant t'avoir avec moi! Je lance des flèches comme mon père;
j'ai tué je ne sais combien de cerfs et de biches. Ce sera la der-
nière fois sans toi. La dernière, entends-tu? Au retour, nous
ferons nos plans.
— Là-haut, tous te suivront, dit Rhuys. Et ils t'admirent
tous. Tu es si belle ! Les chaînes me seront lourdes !
Ahès posa sur lui cet étrange regard où les gouffres se creu-
saient comme dans ces grandes eaux que l'on entendait gémir
au dehors en masses sourdes.
— Apprends à me connaître, dit-elle. La vaillance que vous
apportez dans vos luttes, nous l'apportons dans nos tendresses.
Mourir nest rien. Tuer n'est rien :^.uprès de cela. Je te raconte-
rai en revenant des histoires de femmes de ma race. Je n'ai peur
d'aucune lutte. On vit quand on veut vivre.
Et à ce moment, dans un frisson, elle revit le présage qu'elle
implorait la veille ! La mouette qui lui avait laissé aux mains
des taches rouges, et qui mourait haletante, levant et laissant
retomber sa tête fine en saccades brusques, en appels désespé-
rés à la vie.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
VI
Vous, célèbres par la connaissance des
choses cachées, si, comme vos pères, vous
lisez dans les ténèbres, vous, druides...
Ldcain.
Le lendemain de grand matin, comme elle l'avait dit à Rhuys,
Ahès partait avec son père et une suite nombreuse. Les chasses,
en ce temps-là, étaient le divertissement favori de ces races
fortes ; elles remplissaient le court intervalle des guerres, et il s'y
mêlait assez d'imprévu, assez de danger pour que ce divertisse-
ment se changeât en une véritable passion.
L'Armorique, aux v® et vi® siècles, était presque entièrement
recouverte de bois; et si les aurochs s'y faisaient rares, les loups,
les renards, les sangliers et les ours y abondaient. On attaquait
les sangliers à lépieu, les loups et les renards au couteau, ou à
coups de flèches. C'étaient des scènes de carnage, parfois des
luttes corps à corps, périlleuses et cruelles. Les femmes mo-
dernes seraient hors d'état d'assister à ces tueries. Il y fallait
plus d'énergie, plus de cruauté aussi et moins de nerfs. Mais
les belles Gauloises ne reculaient pas pour si peu; et, longtemps
après Jésus-Christ, les historiens latins et grecs nous les
montrent lançant de leurs bras blancs les lourds épieux, ou
perçant à coups de flèches les daims et les cerfs.
Or la chasse de ces jours-là s'annonçait comme particulière-
ment émouvante. Gradlon avait résolu de délivrer son peuple
des incursions meurtrières des sangliers. Il comptait s'enfoncer
par la forêt de Porzoëd jusque dans les retraites les plus inac-
cessibles de la forêt centrale. Il désirait voir Rouan, son nouvel
ami, et plus loin, à la naissance de la presqu'île de Crozon, cet
étrange Gwennolé qui lui parlait comme un maître et devant
lequel il se sentait soumis comme un enfant. Gradlon, encore
tout ému du miracle de Rouan, songeait aux saints avec les-
quels il voulait nouer une amitié étroite; et sans parler, l'air
préoccupé, il s'abandonnait à l'allure capricieuse de son cheval.
Ce silence convenait merveilleusement à Ahès. Son âme
ébranlée, les jours précédens, par des impressions contradic-
toires, allant de l'extrême angoisse à l'extrême joie, appelait un
repos absolu. Rien ne semblait mieux fait pour calmer sa fièvre
AMES CELTES. 599
que l'ombre mystérieuse des vieux chênes, encore verts en
novembre, et la fraîcheur recueillie qui descendait sur elle des
hautes branches. Oh ! la poésie des vieilles forêts! Le silence des
pas endormis sur les mousses , le silence des sources coulant
sans bruit à travers les fougères aux teintes rousses; l'exquise
odeur humide des sous-bois : et ces longs rayons passant obli-
quement parmi l'ombre mystique, comme des chemins de paradis
tout proches!...
A la première halte, à l'écart, Ahès s'était étendue sur un
épais lit de feuilles. Les mains jointes sous sa tête, elle suivait
les découpures des ormes, déjà dépouillés, dans le bleu lavé du
ciel. Aucun chant d'oiseau. Aucun cri de bête sauvage. C'était
l'heure endormie de midi. Ahès baignait tout entière dans la
pure lumière ; elle se détendait dans un sentiment de bien-être
et de paix infinie.
Elle se sentait vivre dans un bonheur moins agité que ces
derniers jours, mais plus large, plus enveloppant. Elle regardait
les chênes aux troncs vermoulus. Elle se demandait combien de
générations tremblantes et caduques avaient passé devant ces
géans immobiles : cela lui semblait si étrange de passer! Et la
brièveté possible de sa vie lui rendait l'heure présente plus pré-
cieuse. Jamais la grande nature ne lui avait paru aussi mater-
nelle ; elle entrait avec elle en une communion étroite ; elle
rafraîchissait son âme brûlante à la grande paix.
Une somnolence délicieuse l'envahissait. Les yeux mi-clos,
elle découvrait maintenant du gui jusqu'à la portée de sa main.
Elle se souvenait qu'on" le cueillait autrefois dans des fêtes bril-
lantes où, toujours, coulait du sang. Ce gui était l'emblème de
l'Etre unique, qui ne demande rien à la terre, ni racines, ni suc:
du sang seulement ! C'était un emblème de joie aussi, d'après les
druides; la joie sans angoisse, réservée à quelques privilégiés...
Et les tiges grandissaient démesurées, se déroulaient en volutes
fantastiques; l'air était criblé de petites baies blanches...
Veillait-elle? Dormait-elle? Le temps fraîchissait. La grande
forêt amie prenait un aspect sauvage. La lumière verdâtre don-
nait à des êtres qui se mouvaient sans bruit des pâleurs de fan-
tômes. Des femmes passaient, en robes traînantes, une serpe d'or
à la main. Le vieux tronc devenait farouche. Hésus, le redou-
table Hésus, l'enveloppait de son ombre; cette ombre semblait
hostile et effrayante : elle donnait froid jusqu'aux moelles,
000 REVUE DES DEUX MONDES.
elle éteignait le soleil et la joie. Ahès en avait des frissons.
Maintenant les femmes formaient un cercle qui allait se rétré-
cissant : elles entouraient la jeune fille en une ronde infernale;
leur regard cruel et fixe ne la quittait pas. Ahès se couvrait les
yeux de ses deux mains ; mais c'était en vain ; elle voyait tou-
jours... Ces femmes la déchiraient par leurs maléfices, elles lui
arrachaient le cœur... Elle eut un cri désespéré : « Rhuys I
Rhuys !»
Le son de sa propre voix la réveilla. Elle se leva, encore épou-
vantée. Mais non, le songe affreux s'était dissipé. Tout avait
gardé autour d'elle l'éternelle sérénité de vivre. Elle seule trem-
blait, saisie par le froid de novembre. D'un pas rapide elle se
mit à la recherche de son père. Elle lui redit son rêve, frisson-
nant encore. Gradlon affecta d'en sourire; et cependant, il insista,
il l'interrogea sur les moindres détails. Ce demi-païen, troublé
par les présages, donna l'ordre de repartir sur-le-champ. Et tout
le reste du jour il ne regarda qu'à la dérobée les troncs fleuris de
gui, comme si Fàme des dieux antiques revenait pleurer à leur
ombre les sacrifices et les victimes d'autrefois.
A la nuit, on campa sous des tentes, dans une clairière
entourée de grands feux. Pas une flèche n'avait été tirée. Le roi
avait donné des ordres sévères ; la chasse devait être portée au
cœur même de la forêt, dans les régions jusqu'alors inacces-
sibles. Les premières heures du jour se passèrent à atteindre le
point marqué. Les sentiers devenaient impraticables. Des bran-
ches de houx gigantesques, plus hautes que les arbres, s'enche-
vêtraient, faisant la nuit sous les feuilles vertes. Des cris de bêtes
s'entendaient çà et là. L'œil aux aguets, la petite troupe avançait
avec précaution. Ahès, que le repos de la nuit avait guérie de
son trouble, reprenait toute son intrépidité joyeuse. Penchée sur
son cheval, toute au divertissement dangereux, elle interrogeait
sans effroi les moindres recoins de cette nature vierge. Et tout à
coup, sans qu'un muscle de son visage se contractât, elle banda
son arc, et visa un loup de haute taille qui, ramassé sur lui-
même, allait bondir. La flèche, empoisonnée de jusquiame,
siffla : il y eut un râle d'agonie. Ahès désigna tranquillement
aux hommes de sa suite le cadavre étendu. Elle sourit orgueil-
leusement. Elle pensa : « Rhuys, auprès de moi, pourra conti-
nuer à tuer. »
Elle désirait se surpasser elle-même pour qu'il l'admirât au
AMES CELTES. 601
retour, comme il le faisait, sans paroles, mais dans ce regard qui
était une adoration. Elle rejeta la tête en arrière, elle respira
avec délices. Il lui semblait que la vie devenait une chose sen-
sible, enivrante ; qu'elle la buvait à longs traits.
L'odeur du sang avait excité les chiens ; les chevaux hennis-
saient, les oreilles droites; çà et là d'autres flèches partirent. Les
loups tombaient en masses lourdes, ou s'enfuyaient avec des
hurlemens. Des cerfs et des biches, effarés au bruit, passaient
leur tête fine à travers les buissons. Ahès les visait d'une main
sûre : ils s'affaissaient, sans que la jeune fille semblât s'aperce-
voir de leur effroi et de leur douleur.
Au soir, il fallut faire prendre aux chevaux, sous la garde de
quelques hommes, une route moins inaccessible; les houx gigan-
tesques les déchiraient. Ahès refusa de les suivre ; mais Gradlon
exigea qu'elle n'allât plus seule, ainsi, à l'aventure. Bientôt on
signala en avant des empreintes nombreuses de sangliers : les
chiens donnaient furieusement de la voix; on inspectait avec pré-
caution les abords des cavernes et des mares ; le jour était encore
assez haut pour qu'on pût forcer les sangliers dans leurs bauges.
Plusieurs cependant sortaient au bruit ; on les acculait alors
contre des troncs d'arbres ou des roches, et les couteaux larges
et courts faisaient des plaies affreuses : ils se débattaient les
défenses en avant. Les plus intrépides entamaient avec eux des
luttes cruelles. Ahès les encourageait, les excitait : et plus d'une
fois ses flèches empoisonnées achevèrent la sauvage besogne.
La chasse se poursuivit ainsi jusqu'au matin. Après quelques
heures de repos, Ahès, lasse enfin de tumulte, de sang et de
cris, se décida à rejoindre les chevaux vers le nord. Plusieurs
la suivirent. Gradlon demeura seulement avec les chasseurs
intrépides. Alors les combats de l'homme et de la bête redou-
blèrent. Une suite de bas-reliefs sur des pierres tombales, au
Vatican, donnent de curieux aperçus sur cette chasse. Le chas-
seur immobile attendait, un genou en terre, l'épieu long de trois
pieds solidement calé dans un pli de terrain, contre une roche
ou contre un arbre. Le sanglier, traqué par les valets et par les
chiens, tombait sur l'épieu et ne pouvait plus se dégager. C'était
vraiment une chasse splendide. Harassé, frémissant, Gradlon
brandissait l'épieu durci; il l'enfonçait au défaut de l'épaule du
fauve; le sang jaillissait, l'aveuglait. Il était hideux et terrible.
Il invoquait les dieux sanguinaires. Ce n'était plus à la dérobée
602 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il regardait les troncs mystérieux, dont Hésus était l'hôte ;
mais en face, les yeux brillans. La légère couche chrétienne
craquait sous la poussée sauvage : à lui Hésus et Taranis! A lui,
à lui, Cernunnos, le dieu des chasses furieuses ! Le corps d'un
sanglier, et un autre, et un autre, jonchaient le sol en une héca-
tombe digne d'eux. Ah! que les vieilles racines étaient [vivaces î
Qu'ils étaient dans leurs veines, les cultes défendus ! Comme
ces hommes vivaient, comme ils palpitaient à l'aspersion cruelle,
et quil était loin d'eux, en ce moment, le culte en esprit et en
vérité du Dieu humble, patient et doux !
Gradlon s'avançait seul, maintenant, à la poursuite d'un
énorme sanglier. Il l'avait acculé à une roche; mais par une
feinte habile, l'animal avait bondi décote; il tombait sur Gradlon
les défenses en avant, il l'atteignait : c'en était fait du roi si une
pierre lancée par une main invisible n'avait blessé la bête au front ;
cette diversion suffit pour que le roi pût reprendre son avantage.
Il saisit l'épieu à deux mains, l'enfonça avec rage dans le poitrail
découvert, et, éclaboussé de sang, il chercha des yeux son sauveur.
C'était le vieillard qui attendait, à la baie de Douarnenez, le
passage des âmes, en jetant aux aïeux morts des offrandes de
gui et de verveine.
Ses traits étaient ravagés par des années sans nombre; et
Gradlon, interdit, le regardait, ne sachant si c'était une ombre ou
un homme.
— Qui es tu, interrogea-t-il enfin, et comment te trouves-tu
égaré dans cette forêt?
— Je ne suis pas égaré, j'y demeure, répondit le vieillard.
Mais depuis longtemps personne ne me connaît plus.
— Es-tu donc le seul de ta génération ? Quel est ton âge ?
— Est-ce que je sais? Vois ce hêtre; nous avons grandi en-
semble. Il reste debout tandis que je penche. Le père de mon
père l'avait planté au jour de ma naissance.
— Il habitait donc aussi cette forêt? Mais comment pouvait-
il y vivre? Qu'y faisait-il?
— Il était druide.
Le mot sembla éveiller dans la vieille forêt des échos endor-
mis. Un frisson passa dans les veines du roi comme, la veille, au
rêve d'Ahès. Cet homme était le fils de ceux qui résumaient en
eux toute l'antique sagesse, qui tenaient dans leurs main^ le pré-
sent, et l'avenir...
AMES C3LTES, 603
— Maître, dit Gradlon d'une voix changée, est-ce qu'ils t'ap-
prenaient les choses que nous ne savons plus ?
— J'ai recueilli sur leurs lèvres les vingt mille vers qui ren-
fermaient toute la science humaine. J'ai tout appris. J'ai tout
oublié. Il y a en moi comme un vaste ossuaire, et mon âme me
semble morte comme mes dieux.
Les prunelles déteintes par les années se fixèrent sur le roi,
qui sentait grandir son effroi et son malaise :
— Apprends donc où le destin t'a conduit, poursuivit le
druide. A mon tour, j'ai eu des disciples. Ils sont morts un à un.
Je les ai enterrés à l'ombre de ces arbres.. Cette terre est deux
fois sacrée : c'est la tombe des miens, et c'est aussi la partie
réservée de la forêt où s'offraient les sacrifices. Hésus a habité
ces chênes, vieux de milliers d'années ; et peut-être que, pensif,
il nous regarde encore.
— Maître, interrompit Gradlon qui tremblait, invoque-le
pour moi, car ilnous a vus. Ahès, ma fille unique, a senti passer
sur elle, dans son sommeil, l'ombre redoutable ; et des drui-
desses l'entouraient, l'appelaient dans une ronde éperdue. Lis-tu
comme tes pères dans les livres scellés? Parle alors. Que vou-
laient-elles?
— Elles la voulaient, dit le druide à voix basse.
— Mais elles n'existent plus ! Elles sont mortes ! Et ce n'est
qu'un rêve, s'écria Gradlon.
— Qui est plus proche de nous que les morts ne le sont? con-
tinua le druide. Et quand les dieux nous parlent-ils, sinon dans
le sommeil ?
— C'est donc un présage de mort?
Les mots cruels sifflaient entre ses lèvres. Le vieillard inclina
la tête.
— Mais on conjure ces présages, on les détourne. Tu sais,
toi... Que faire? Que veux-tu? demande-moi tout!
— Que veut-on lorsque trois pieds de terre vous suffiront
demain ? Que faire? Les idées me fuient. Autrefois on donnait
une vie pour en racheter une autre.
— Je donnerai la mienne, dit Gradlon haletant.
— Pourquoi? dit froidement le druide. Un prisonnier, un
criminel suffira.
— Tous ! prends-les tous !
Les vieilles superstitions avaient reconquis le roi tout entier.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
Elles revivaient en lui par le sang et par le rêve, les deux forces
de sa race; elles se mêlaient à son amour passionné pour son
enfant.
— Un seul, poursuivit le prêtre. Vie contre vie. Tu choi-
siras.
— Rhuys ! s'écria Gradlon au bout d'un instant. Il est à moi.
Je l'ai gardé en otage. Je te l'env^errai, tu le tueras ici.
— Non, dit résolument le druide. Non, là-bas, dans une ré-
paration aux dieux que tu as reniés et auxquels tu reviens,
malgré toi-même. Là-bas, sur cette digue que, dans sa fureur,
Hésus a renversée trois fois.
— Gomment sais-tu? balbutia le roi interdit.
— Tu pourras bâtir sur son sang, continua le vieillard sans
l'entendre. Ton peuple sera à l'abri des flots, et ta fille sera
sauvée. Ce Rhuys est-il des nôtres?
— Il est Celte.
— Alors il mourra bien, dit le druide avec orgueil. Il sait
qu'il deviendra semblable aux dieux !
Une flamme sacrée brûlait dans les yeux pâles. Cet homme
d'aspect doux était hors de lui-môme :
— Que ce soit donc à la face du peuple, en plein jour, en
pleine fête. Je suis le seul survivant du culte mort; mais je
m'endormirai à la fumée des holocaustes, et mes dieux quitte-
ront leur vieille terre dans un dernier reflet de gloire !
— Va donc à Is, conclut Gradlon. Précède-moi. Prépare cet
homme. Je te suivrai dans quelques jours Tu me réponds
d'Ahès ? Tout est bien alors. Il vaut mieux qu'elle ne sache pas;
slle a déjà oublié que ces rêves portent malheur ! Nous ne par-
lerons ni de songe, ni de présage, ni de victime, à cause des
chrétiens. Je me débarrasse d'un prisonnier sur lequel j'ai le
droit de vie et de mort. Voilà tout.
— Es-tu donc esclave? demanda fièrement le druide.
Et sans attendre la réponse, il s'enfonça dans les taillis répé-
tant, comme une mélopée, la triade célèbre :
« J'ai vécu trois fois, je suis mort trois fois. J'ai été le lièvre
timide. J'ai été le renard fertile en ruses. J'ai été le roi brave
dans la guerre, lâche dans mes pensées. »
AMES CELTES 605
VII
Ahès et sa suite, par d'étroits sentiers de mousse, rejoigni-
rent bientôt les chevaux et reprirent avec eux la route de Landé-
venec. Bien qu'ils fussent séparés des chasseurs les plus intré-
pides, et que, dans cette direction, les sangliers devinssent rares,
tout l'intérêt et tout le danger de la chasse n'étaient pas écartés.
Les loups abondaient dans ces parages. Les flèches d'Ahès et les
couteaux de ses hommes d'armes en abattirent plusieurs. Le
plus grand nombre fuyait, hors d'atteinte, en bandes furieuses.
La nuit, maintenant, était proche. Il fallait bivouaquer en
un endroit sûr. Ahès choisit une éminence où la forêt semblait
s'arrêter pour ne reprendre que très loin, au bord de l'horizon,
en ligne sombre. On approchait de la presqu'île de Crozon. La
lande déserte s'étendait à perte de vue, stérile et désolée. Il avait
neigé dans la journée ; on s'en apercevait à peine sous l'épaisse
voûte des arbres ; mais là, à découvert, les longues ondulations
blanches étaient coupées seulement par des arêtes de granit, des
fantômes étranges dans la nuit. C'étaient des pierres en forme
d'autel, qui recouvraient, disait-on, des guerriers fameux ; et des
monolithes énormes, restes inquiétans d'on ne savait quel culte,
posés là, dans le recul des siècles, par les mains des Celtes
morts. La lune jetait sa clarté froide sur le linceul de neige, et
les tombes, et les autels géans; et au loin, le murmure éternel
de la mer ajoutait encore à la mélancolie des choses qui
demeurent, quand les hommes et les dieux, et jusqu'au nom des
hommes et des dieux, ont disparu.
Tout était immobile. Seulement à quelque distance, un trou-
peau se blottissait, serré contre le froid, devant un pauvre feu
de tourbe, et le pâtre trompait l'ennui des heures en jouant
d'une sorte de biniou rustique.
Bientôt le troupeau et le pâtre attirèrent l'atteulion d'Ahès.
Elle ne pouvait dormir. Dédaigneuse de tout danger, elle avança
pour entendre de plus près le chant primitif. Il y avait trois ou-
quatre notes qui revenaient toujours et ne finissaient pas, laissant
en suspens le rythme et le rêve. Le rêve d'Ahès suivait ce chant.
Elle était lasse de ces rudes journées d'exercice et de vie au
grand air; mais cette lassitude était saine. Elle se sentait plus .
maîtresse d'elle-même, plus forte aussi, et plus sûre dans sa ré~
G06 REVUE DES DEUX MONDES.
solution suprême. Elle trouvait à la clarté blanche de la lune, à
ces solitudes vierges, un charme apaisant et pur. Sa vie ancienne,
sa courte vie d'enfant, lui semblait pareille à ce champ de neige,
éclairé d'un demi-jour froid... Puis la chaude lumière était
venue... Et qu'elle était exquise, cette heure de l'épanouissement
et de la joie ! Tout riait, tout rayonnait en elle ; elle aimait, elle
était aimée... Cette fête intérieure transformait tout, rejaillissait
sur tout, et semblait faire resplendir jusqu'à cette nuit glacée,
jusqu'à cette terre du sommeil et de la mort.
Absorbée dans ses pensées, Ahès ne s'était pas aperçue que
les dernières notes du chant mélancolique restaient en suspens.
Elle avançait toujours. Maintenant elle surplombait le pli de
terrain où s'abritait le troupeau, lorsqu'un cri d'effroi l'arracha
à elle-même. Là, à quelques pas, le jeune pâtre courait en appe-
lant ses brebis. Et tout à coup, les chiens hurlèrent de terreur.
Une bande de loups se ruaient vers eux à travers la plaine. Que
faire ? Ahès était sans armes, et déjà trop loin pour appeler à
l'aide. Les loups arrivaient en une course rapide et muette : ils
étaient nombreux, étendus en un demi-cercle menaçant. Déjà ils
touchaient presque les brebis qui, tremblantes, effarées, s'échap-
paient à droite et à gauche. Instinctivement, Ahès se baissa pour
saisir une pierre, au hasard...
Alors le petit pâtre eut un cri incompréhensible : « Gwennolé,
père, au secours ! au secours ! » Ahès connaissait, pour l'avoir
entendu prononcer par de rares chrétiens, le nom du saint le
plus populaire de l'Armorique. Mais l'enfant était affolé par la
peur pour crier ainsi, à travers ses larmes, dans ce désert et
dans cette nuit !
Non. L'enfant n'avait pas appelé en vain. Deux fois, Ahès
serra ses mains à les briser pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas;
qu'elle n'était pas, comme dans la forêt, le jouet d'une halluci-
nation. Mais non. Elle avait les yeux grands ouverts ; elle était
bien certaine d'avoir conscience d'elle-même puisqu'elle pensait :
« Si Rhuys était là, il nous sauverait. » De quelque côté qu'elle
se tournât, personne ne marchait à travers la lande. Aucune
ombre n'avait passé dans la limpidité froide de la nuit : ni un
bruit de pas, ni un souffle... Et cependant un homme était là,
debout, vêtu d'une robe de moine. Les loups, arrêtés soudain,
se couchaient en hurlant devant lui. Il passait entre les brebis
et les loups, comme s'il était naturel que les créatures de son
AMES CELTES. C07
maître lui obéissent. Les agneaux, paisibles, s'étaient recouchés.
Le pâtre avait cessé ses cris. Il baisait avec ferveur la main que
le cher saint lui avait tendue. Le pauvre petit n'avait plus ni an-
goisse ni inquiétude. Il allait et venait, près de son grand ami,
d'un air d'importance, frôlant les bêtes avec une vanité enfan-
tine. Et peu à peu, tandis que Gwennolé continuait sa garde vi-
gilante, l'enfant ralentissait le pas ; ses yeux se fermaient. Gwen-
nolé le roula dans son manteau; pensif, il s'assit près de lui,
parlant à un Etre invisible d'une autre bergerie et d'un autre
pasteur ; et l'enfant s'endormit sous sa garde, tenant toujours
entre ses mains les mains du saint bien-aimé...
Ahès ne pouvait pas distinguer les traits de Gwennolé. Mais
une paix délicieuse la retenait à ses pieds. Elle ne se deman-
dait pas comment le saint était venu, tant elle vivait dans une
atmosphère de songe. Son âme bercée de chants et de légendes,
fille de la race la plus rêveuse qui fut jamais, remplaçait seule-
ment les fées par les anges, et les dieux inconnus et hostiles par
des saints bienfaisans et sourians. La question pour elle n'était
donc point : « Comment est-il venu ? » Mais : « Pourquoi est-il
là? » Et rien dans sa vie passée, rien dans ses vieilles histoires,
ne lui donnait une réponse...
Est-ce que les larmes d'un pauvre valaient un miracle? Est-
ce que le Maître invisible venait ou envoyait ses serviteurs à
chaque appel? Gradlon disait souvent que les hommes de la reli-
gion nouvelle ne s'occupaient pas de la terre, qu'ils ne parlaient
que du ciel. Et cependant, avant Gwennolé, qui avait-elle jamais
surpris veillant sur le sommeil d'un misérable enfant? Qui au-
rait gardé ainsi, fidèlement, les petites mains confiantes, toute
une longue nuit? Est-ce donc que, ne songeant qu'à l'autre
monde, les saints donnaient leur cœur pour faire fleurir dans
celui-ci la bonté, la compassion, la pitié?
Elle pensa : « Je le dirai à Rhuys, pour qu'il se fasse chré-
tien, pour qu'il les aime... » Et jusqu'à ce qu'elle fermât les
yeux, elle regarda l'enfant et le cher saint, et les loups enchaî-
nés près des brebis paisibles qu'ils atteignaient de leur haleine,
songeant qu'il y avait peut-être encore, dans la vie, une autre
douceur qu'aimer et qu'être aimé...
Et ainsi la nuit avait passé, lente et douce. Au matin, les
loups avaient fui, le saint avait disparu ; Ahès et les siens s'étaient
remis en marche, escortés par le petit troupeau : le pâtre allait
608 REVUE DES DEUX MONDES.
en toute hâte remercier son protecteur à l'abbaye de Landéve-
nec. Ils suivaient donc ensemble la même route.
Ahès avait mis son cheval au pas. Elle interrogeait Tenfant
le long du chemin. Il lui racontait que le bon Gwennolé était
leur providence ; qu'il les défendait contre les bêtes féroces, et
les maîtres cruels, et le feu, et la grêle, et tout...
— Il était très riche et très puissant, disait l'enfant avec
orgueil. Il s'est fait pauvre comme nous et pour nous. Il n'a rien.
Je suis mieux nourri que lui avec mon lait et mes fruits; et sa
vie est plus dure que la mienne. Il est partout où on l'appelle...
Tout le monde l'aime. Il passe et il me dit : « Es-tu heureux? »
Je le suis toujours quand je le vois... Alors il ajoute : « Aime
bien le bon Dieu; » parce qu'il m'a appris que le bon Dieu le
premier nous aimait; quil était venu en ce monde, misérable
comme je le suis... Aussi, vous ne trouveriez pas un païen dans
le pays. Personne n'oserait faire cette peine au cher saint. Il est
trop bon ! . . .
Ahès souriait à cet enthousiasme naïf. Les bois avaient
repris ; mais de larges espaces étaient défrichés, semés de blé
et d'orge. On approchait du monastère. Ce n'était pas encore le
bâtiment symétrique et régulier des abbayes du moyen âge;
mais une série de cabanes de chaume, où chaque moine vivait
seul; au milieu, un pauvre et spacieux oratoire réunissait tous
les religieux à heure fixe. Ils prenaient aussi leurs repas en
commun.
Et non seulement ils défrichaient la terre, non seulement ils
chantaient les louanges de Dieu, mais' ils allaient toujours par
voies et par chemins convertir et consoler, enseigner les secrets
du paradis, et protéger les petits et défendre les faibles. Vrai-
ment ces chevaliers errans de Dieu faisaient la terre plus belle
et les cieux plus proches.
Gradlon était arrivé le premier. Assis au seuil de l'abbaye,
sous les arbres, il écoutait Gwennolé d'un air soucieux. Le
faible roi, passant du druide aux moines, oscillait plus que
jamais entre le vrai Dieu et ses dieux : il eût voulu les fondre en
un accord impossible. Son âme était semblable à la terre dont
parle le Christ où la semence mystérieuse est étouffée par les
épines...
Avant Gwennolé, Gradlon avait revu Rouan, le moine qu'il
avait livré aux chiens à Quimper. Et de nouveau le roi avait
AMES CELTES. 609
entendu prier l'homme humble et patient qui ne l'avait pas mau-
dit au jour du jugement inique... Gradlon avait passé la nuit
dans la cabane d'écorces d'arbres. Au matin, il avait vu avec
stupeur, comme on le lui avait dit, les buffles sauvages se cour-
ber d'eux-mêmes sous le joug pour le travail journalier. Les
saints, ces bien-aimés de Dieu, se mouvaient dans la création
comme Adam avant la faute. Ils appelaient les bêtes fauves par
leur nom, et elles leur étaient soumises. Mais ils avaient de plus
qu'Adam l'humilité profonde, et cette compassion ineffable que
le Christ radieux apprend à ceux qui mettent leurs pas dans ses
pas... Pensif, Gradlon regardait Ronan, l'homme du miracle,
aller bien loin puiser de l'eau, et de ces mêmes mains, qui
d'un signe de croix domptaient les fauves, apprêter sa pauvre
nourriture, cueillir des racines et des fruits pour rendre son
hospitalité moins misérable.
Et après Ronan, Gwennolé! Ahès arrivait au moment oii le
saint reprochait au roi son esprit divisé, son cœur faible. Tandis
que Ronan avait conquis Quimper au grand souffle du miracle,
et que Gwennolé ne comptait déjà plus de païens autour de son
abbaye, la Cornouaille demeurait entièrement infidèle. Is était
célèbre par ses débordemens et ses folies, par son paganisme si
ancré, si profond qu'aucun fruit de salut n'avait pu s'y produire.
Et ce n'était pas tout ! La côte était bordée de pilleurs d'épaves.
On attirait les navires contre les écueils par des feux mouvans.
On les pillait. On massacrait les naufragés. Que faisait donc le
roi ? A quoi servait le pouvoir que Dieu plaçait dans ses mains?
Et comme la voix des prophètes, la voix de Gwennolé s'éle-
vait, menaçante. Il parlait de châtimens exemplaires, de ruine
et de mort. Dieu lui-même interviendrait, à une heure que lui
seul savait, si l'on laissait ainsi se multiplier l'iniquité. C'est le
Dieu qui aime. Mais l'amour a ses représailles, plus terribles
que celles de la colère. Gwennolé parlait ainsi, sévère et triste.
11 s'interrompait pour sourire au pâtre, pour tracer sur le front
candide le signe de la croix...
Gradlon écoutait la tête basse, inquiet, sentant bien qu'il
venait de se souiller d'un nouveau crime, en donnant au druide
l'ordre de tuer Rhuys... Mais sa conscience obscure trouvait
déjà des excuses. Après tout, la vie do cet homme lui apparte-
nait. Il disposait de son bien. Sans doute, il écoutait les prêtres
païens; il célébrerait un rite païen... Mais qu'importait! En de-
TOME XXX. — 1905. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
hors de lui, — qui l'était si peu, — personne n'était chrétien à
Ker Is. Et c'était pour sa fille ! Etait-ce donc trop de tous les
cultes et de tous les dieux pour garantir cette vie si chère? Non,
non. Il ne dirait rien au moine, et ce serait la dernière fois, la
dernière fois...
Comme s'il l'eût entendu, Gwennolé reprenait :
— Ne dis pas : « Encore cette goutte d'eau! » Une goutte
d'eau suffit à faire déborder le vase de la fureur divine. Le
Seigneur veut être seul. On ne se joue pas de lui.
Tout bas, Gradlon pensait : h Lorsque Ahès ne courra plus
aucun risque, je rejetterai publiquement les vieux dieux... »
Tout haut, il répondit :
— Je ferai de bonnes lois, père, quand tu seras venu me
rejoindre à Ker Is. En attendant, je veux consacrer au Seigneur
toutes les terres, tous les bois qui entourent ton abbaye.
Le saint se détourna avec lassitude, sans répondre. Il envoya
une bénédiction à Ahès qu'il semblait voir pour la première
fois. La jeune fille approcha, confiante et simple. Elle lui ra-
conta comment elle était arrivée à Landévenec à travers les
songes tragiques, à l'ombre des vieux chênes.
— Qu'est-ce qu'un rêve? dit le bon saint avec une afl'ec-
tueuse sollicitude. Tu n'y crois pas. Tu nas pas peur?
La voix de Gwennolé était redevenue basse et douce. Il parut
à Ahès que sa mère morte lui parlait. Elle s'enhardit :
— Est-ce encore un rêve? J'ai vu hier, sur la lande, le
berger et son troupeau défendus contre les loups... par toi,
n'est-ce pas?
— C'est encore un rêve, murmura le saint.
« — Le Père n'a pas quitté son oratoire cette nuit, interrompit
Wennaël, le disciple bien-aimé du maître.
— Qui ai-je donc vu? interrogea encore Ahès.
— Que t'importe? reprit Gwennolé. Sous une forme ou sous
une autre, c'est celui qui s'est nommé lui-même le bon Pasteur,
celui qui nous garde et qui nous aime.
— Passe-t-il donc quelquefois sur nos chemins ? demanda-t-elle
étonnée. Je ne l'ai jamais rencontré.
— Tu le rencontreras quand tu souffriras, fit gravement le
saint.
— Mais je ne souffrirai jamais!
Tout l'orgueil de sa passion éclata dans ce mot. Le regard du
AMES CELTES. 611
saint se posa, compatissant et doux, sur cette enivrée de la vie.
Il continua sans paraître l'entendre :
— Lui, le Christ bien-aimé, se penche sur nos épines. Il
prend dans ses mains l'âme qui crie vers lui, de détresse ou de
remords. Il lui dit des paroles inconnues. Il l'emporte dans la
nuit malgré sa plainte, car souvent, elle ne le reconnaît pas.
Elle veut s'enfuir de ses mains, quoiqu'il se soit lassé en la
cherchant, quoique ses pieds et son front et son cœur soient
blessés pour elle.
— Et oïl l'emporte-t-Il? demanda-t-elle encore.
— Vers la Vie, dit le saint.
Les yeux sombres d'Ahès s'éclairèrent. Il lui sembla que, si elle
avait été seule, elle aurait confié au bon saint son grand amour
son grand espoir de vivre heureuse, pour que le Christ béni
tournât son regard vers elle. Mais non. L'empreinte de la race
était trop forte. Elle n'aurait pas su dévoiler le mystère de son
cœur ainsi, en une fois, et devant les autres. Du reste, elle
devait le revoir à Ker Is...
Et ce fut seulement bien des heures après, au moment de
partir, qu'elle lui dit tout bas, continuant la conversation du
matin :
— Je voudrais quil se penchât vers moi à l'heure où je
mourrai...
— Il le fera, dit gravement le saint.
Mais sou sourire devint très triste; et lorsque Gradlon et Ahès
se retournèrent, loin déjà, ils le virent encore regardant vers
eux, priant sans doute, comme Celui qui passe, invisible et lassé,
sur nos chemins...
M. Reynès Monlaur.
{La dernière partie an prochain numéro.)
LE
MEXIQUE AU Xr SIÈCLE
Les pays de l'Amérique centrale et méridionale n'ont long-
temps attiré l'attention du monde que par leurs révolutions. Les
luttes intérieures qui n'ont cessé de les troubler, depuis la pro-
clamation de leur indépendance jusqu'à une époque toute récente,
les maintenaient dans un état de pauvreté, sinon de barbarie,
bien différent de la paix et de la prospérité qui ont toujours
régné aux Etats-Unis, sauf pendant les quatre années de la
guerre de sécession. Ce contraste entre les vaines agitations de
l'Amérique latine et le labeur énergique et productif de l'Amé-
rique anglo-saxonne n'avait pas le seul inconvénient de fournir
un thème facile aux détracteurs des peuples latins. Pour l'ave-
nir de ces peuples, il constituait une grave menace. L'ordre et la
sécurité du lendemain sont les biens les plus précieux dont
puisse jouir une nation. Les guerres civiles toujours renouve-
lées qui en privaient l'Amérique du Sud et du Centre appauvris-
saient les habitans de ces pays ; elles en écartaient les immigrans
dont ils auraient eu besoin pour se développer; elles faisaient
fuir les capitaux qui auraient aidé à mettre en valeur leurs res-
sources naturelles. Elles les plaçaient vis-à-vis des Etats-Unis
dans une infériorité de jour en jour plus marquée au point de
vue de la population, de la richesse, en un mot de la puissance.
A la fin du xviii'' siècle, l'ensemble des colonies espagnoles et
LE MEXIQUE AU XX* SIÈCLE. 613
portugaises du continent américain était, certes, beaucoup plus
peuplé que l'Union. Toute jeune encore en 1790, celle-ci ne
comptait pas 4 millions d'habitans, tandis qu'en 1794, la popula-
tion du seul Mexique était évaluée à 4 millions et demi. En 1900,
toute l'Amérique du Centre et du Sud, les Antilles exceptées,
n'avait guère plus de 60 millions d'habitans alors que les Etats-
Unis, trois fois moins étendus, en recensaient 76 millions. Encore
le dernier quart du xix" siècle avait-il vu les turbulentes répu-
bliques espagnoles s'assagir, leur population et leur richesse se
développer. Si les Américains du Sud avaient continué à s'épui-
ser en des troubles stériles, il n'est pas douteux que ceux du
Nord, auxquels les terres vierges commencent à manquer, ne
fussent venus s'installer dans leurs pays pour exploiter à leur
place les richesses qu'ils laissaient dormir et établir l'ordre
qu'ils étaient incapables d'assurer eux-mêmes. Ils les auraient
administrés, inondés de leurs capitaux, de leurs colons, qu'au-
raient suivis des immigrans d'Europe. Ceux-ci, et nombre d'in-
digènes peu ou point latinisés, que contient encore l'Amérique
« latine, » auraient adopté la langue de la race prépondérante.
Les élémens espagnols et portugais auraient vite été réduits à
l'état de minorité comme l'élément français au Canada. Sur le
Nouveau Monde tout entier, sur tous les Nouveaux Mondes,
faut-il dire, car l'Océanie a déjà subi le même sort, se fût ainsi
étendue uniformément la culture anglo-saxonne.
Pour l'humanité, c'eût été probablement un malheur, car la
diversité des tempéramens nationaux, des civilisations, des dis-
ciplines éducatrices est l'un des facteurs du progrès scientifique
comme du progrès moral. Pour les peuples de culture latine,
c'eût été Lin désastre. Ne formant plus qu'une minorité des plus
faibles, cantonnée dans un petit coin du monde, ils auraient
perdu toute influence sur' ses destinées, auraient été rejetés à
l'écart du grand mouvement intellectuel aussi bien que du mou-
vement économique. Pour la France en particulier, qui, bien
qu'étant la moins latine des nations latines, exerce sur elles
toutes une sorte de magistrature intellectuelle, c'eût été la perte
de son influence philosophique, littéraire et scientifique, qui
importe plus qu'on ne le croit souvent à l'extension de sa clien-
tèle économique et, par conséquent, à sa prospérité matérielle.
Notre pays a donc bien des raisons pour suivre avec l'in-,
térôt le plus vif les progrès que font les pays de l'Amérique du
614 AEVUE DES DEUX MONDES.
Sud, au fur et à mesure qu'ils s'assagissent, et qui sont une véri-
table renaissance. Peu à peu, l'amélioration s'étend à tous. Les
résultats de la paix et de l'ordre sont si heureux qu'on a vrai-
ment le droit d'espérer que l'ère de la sagesse est définitivement
ouverte, bien qu'elle soit encore d'assez fraîche date, pour la
plupart de ces pays. L'un d'eux cependant y est entré assez
longtemps avant les autres et donne depuis trente ans, la durée
de toute une génération, l'exemple d'une nation parfaitement
tranquille sous un gouvernement stable. Après avoir été le
premier subjugué par l'Espagne, dont il fut la plus belle colonie,
après avoir le premier conquis son indépendance, le Mexique
a été aussi le premier des Etats de l'Amérique latine qui soit
venu à la sagesse. Cette ancienne terre classique de la guerre
civile mérite qu'on étudie ce qu'elle est devenue après trente
ans de paix et de sécurité. Son gouvernement justement fier
de son œuvre a voulu faciliter cette étude et présenter au
monde, à la France en particulier, le Mexique régénéré en pu-
bliant une véritable encyclopédie mexicaine où sont décrits les
caractères naturels du pays et tout son développement écono-
mique, politique, social et moral. L'une des originalités de cet
ouvrage, qui forme, à cent ans de distance, une sorte de pendant
h.V Essai politique sur le Royaume de la Nouvelle-Espagne par
lequel Alexandre de Humboldt avait révélé au monde européen
le Mexique colonial, c'est qu'il est écrit tout entier par des Fran-
çais, choisis parmi les plus compétens en chacune des matières
traitées, auxquels le gouvernement mexicain a fourni des docu-
mens aussi complets que possible. Le livre qui est résulté de
cette collaboration, le Mexique au XX^ siècle se trouve ainsi
afl'ranclii de préjugés nationaux. Quelques esprits pointilleux
pourraient craindre, il est vrai, que la courtoisie n'ait porté ses
rédacteurs à faire du Mexique un tableau trop attrayant; mais,
lors même qu'il y manquerait quelques ombres, il n'en est pas
moins tracé par des hommes qualifiés et qui ont pu prendre un
recul suffisant. Il est possible, au surplus, de contrôler par
d'autres documens la plupart des informations qu'il contient, de
les compléter au besoin, et il semble qu'on puisse apprécier
ainsi sainement ce qu'est le Mexique d'aujourd'hui, les causes
qui en ont produit la rénovation, et les perspectives qui paraissent
s'ouvrir devant lui.
LE MEXIQUE AU XX® SIÈCLE. 615
I
Les divers pays du monde sont ce que les ont faits la nature
et les hommes. Il est donc nécessaire de rappeler ici dans quelles
conditions physiques se trouve le territoire mexicain et quels
sont les hommes qui l'ont peuplé. Le Mexique est fort vaste, si
on le compare aux Etats de l'Europe, puisqu'il couvre deux
millions de kilomètres carrés, près de quatre fois la surface de
la France ou de l'Allemagne, six fois celle des Iles Britanniques;
mais il n'a plus que des dimensions moyennes si l'on prend
pour terme de comparaison les autres pays du Nouveau Monde.
Les Etats-Unis, le Canada, le Brésil sont trois à quatre fois plus
étendus, l'Argentine deux fois et le Pérou presque autant. Situé
entre le 15® et le 32® degré de latitude Nord, le Mexique est
compris, moitié dans la zone tropicale, moitié dans la portion
chaude de la zone tempérée. Le climat en serait donc très chaud
et très médiocrement propice à la colonisation blanche, si l'alti-
tude ne devait corriger en partie les effets d'une latitude trop
voisine de l'Equateur.
Le Mexique forme le prolongement naturel des États-Unis,
mais un prolongement affaissé, où les terres basses sont rem-
placées par la mer, et où les montagnes, dans le Nord tout au
moins, ne sont pas aussi élevées. Aux grandes plaines du Missis-
sipi succède le golfe du Mexique ; aux larges vallées califor-
niennes qui, sur le territoire des Etats-Unis, isolent les chaînes
côtières du corps des plateaux, fait suite le golfe de Califor-
nie ou mer Vermeille; ces chaînes côtières elles-mêmes sont
continuées par la montueuse presqu'île de la Basse-Californie.
Enfin la masse des grands plateaux se poursuit sans interruption,
du territoire américain sur le territoire mexicain, dont elle
occupe, à plus de 1 000 mètres d'altitude, presque toute la lar-
geur d'une mer à l'autre, ne laissant qu'une lisière très mince
sur le grand Océan, un peu plus large sur l'Atlantique. Elle se
rétrécit peu à peu, comme tout l'ensemble des terres émergées,
en allant vers le Sud-Est, mais se relève en même temps, telle
la proue d'un navire, pour atteindre 2000 mètres dans TAnahuac,
dominé par les sommets les plus élevés du pays, tous volcans
éteints ou en activité, le Popocatepetl ou (c Mont de la Fumée, »
i'Ixtaccihuatl ou « Femme Blanche, » le pic d'Orizaba. Plus au
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Sud, se projette encore un puissant massif de hautes terres, relié
au plateau proprement dit par un mince pédonciilft ; ce sont les
montagnes d'Oaxaca qui s'efTondrent sur Tisthmo de Tehuan-
tepec, large de 220 kilomètres, et dont le point culminant atteint
200 mètres à peine. Physiquement le Mexique finit là. Politique-
ment, il englobe encore, au delà de l'isthme, les hauts plateaux
du Chiapas, qui font partie du système de l'Amérique centrale,
et la presqu'île du Yucatan « vaste dalle calcaire, --> selon l'ex-
pression d'Elisée Reclus, à peu près absolument plate et dont
la surface n'est qu'à une centaine de mètres au-dessus du niveau
de lu mer.
A ce relief si mouvementé, le Mexique doit une variété de
climat aussi grande que s'il s'étendait à travers 45 degrés de
latitude, du Sénégal à la Scandinavie. La Vera-Cruz et une por-
tion de la côte du golfe, la péninsule du Yucatan, Acapulco et
une grande partie des bords du Pacifique sont parmi les con-
trées les plus chaudes du globe, puisque la température moyenne
de Tannée y dépasse 25 degrés ; toutes les régions voisines
du littoral, toutes celles dont l'altitude est inférieure à 600 ou
800 mètres dans le Nord, ai 000 ou 1200 dans le Sud ont une
moyenne annuelle supérieure à 20 degrés, un climat franche-
ment tropical : ce sont les terres chaudes, tierras calientes. Au-
dessus d'elles les premières terrasses des montagnes, et la ma-
jeure partie des plateaux forment les tierras templadas, les terres
tempérées, oii la hauteur moyenne du thermomètre est de 15 à
20 degrés ; ce sont elles qui occupent au Mexique la plus vaste
étendue. Les plateaux les plus élevés, TAnaliuac par exemple et
les montagnes de 2000 à 3 000 mètres n'ont plus que 10 à lo
degrés de température annuelle; ce sont les terres froides,
tierras frias : au-dessus d'elles quelques hauts sommets s'élèvent
jusqu'à la zone des neiges éternelles.
A part la presqu'île du Yucatan, où l'eau des pluies filtre à
travers le sol calcaire, fissuré comme celui de nos causses, les
terres les plus chaudes du Mexique sont aussi les mieux arrosées
et par l'eau des nuages, et par celle des fleuves. Elles méritent
bien leur nom d'Indes Occidentales, par la splendeur de leur
flore : à l'état de nature ce sont des forêts presque inaccessibles
où des lianes, dont plusieurs sont précieuses, comme la vanille,
comme certains caoutchoucs, s'enlacent aux branches d'arbres
magnifiques, qui fournissent les meilleurs bois de teinture et de
LE MEXIQUE AU XX" SIÈCLE. 617
conslniction ; une fois dëtricliées, elles se prêtent à la culture
de toutes les plantes tropicales, du cacao, de la banane, des pal-
miers. A moyenne altitude, sur les versans et les terrains des
montagnes tournés vers la mer, il fait à la fois moins humide
et moins chaud ; couvertes encore de beaux arbres, ces terres
tempérées sont propres à la production du café, du coton, du
tabac, de l'oranger. La diminution simultanée de l'humidité et
de la température continue à mesure qu'on s'élève sur les hauts
plateaux du centre et du Sud : l'Anahuac et les régions voisines,
bien qu'en partie déjà comprises dans les « terres froides, » ne
le sont que par comparaison avec les parties plus basses du
Mexique ; mais l'égalité de leur température, l'alLénuation des
extrêmes, une moyenne annuelle égale à celle du midi de la
France et de la Haute-italieies rendent vraiment dignes du nom
de tempérées. C'est la zone des cultures vivrières, du maïs et
du haricot, — les principaux alimens du Mexicain, — de toutes
les céréales, de l'élevage. La plupart des plantes de l'Europe
occidentale et méridionale peuvent y prospérer, malgré les diffé-
rences climatériques qui se manifestent, non dans in température
moyenne, mais dans l'adoucissement de l'hiver et dans l'humi-
dité de l'été coïncidant avec la saison des pluies.
Terres chaudes, terres tempérées, terres froides sont ainsi,
dans le centre et le Sud du Mexique, d'une fertilité presque
égale pour des cultures très diverses, et il n'est pas douteux
qu'elles ne se prêtent à un très riche développement agricole. Au
Nord de la République , les deux cinquièmes environ du terri-
toire ne sont malheureusement pas aussi favorisés. L'insuffisance
des pluies en fait le prolongement de la zone aride, qui couvre aux
Etats-Unis toutes les Montagnes Rocheuses et même l'Ouest des
grandes plaines du bassin du Mississippi. Au Mexique, les côtes
orientales restent toujours suffisamment arrosées ; mais certains
des bords du Pacifique et du golfe de Californie ne reçoivent pas
assez de pluies. Au Nord du tropique du Cancer, de forêt vierge
luxuriante, la terre chaude s'y transforme ensables et en rochei s
brûlans. Les plateaux des Etats de Sonora, de Chihuahua, de Coa-
huila ne méritent plus le nom de tempérés que par la moyenne
de leur température annuelle ; comme ceux de l'Arizona et du
Nouveau-Mexique, auxquels ils vont se souder au delà de la ligne
idéale de la frontière, ce sont des steppes, voire des déserts,
suffocans en été, souvent glacés eu hiver qui rappellent les hauts
618 REVUE bES DEUX MONDES.
plateaux algériens. Sauf en quelques oasis privilégiées, et aux
abords des oueds, où croissent des saules ou de maigres peu-
pliers, on ne voit d'autre végétation que des touffes d'herbe
généralement rares et brûlées, et des plantes grasses, des cactus,
des aloès, des agaves, des yuccas. Quelques-unes atteignent des
dimensions gigantesques, tels les cactus-cierges, dont les hautes
tiges, épineuses et cannelées, portent des rameaux se détachant à
angle droit pour se redresser brusquement à quelques décimètres
du tronc, et qui figurent d'énormes candélabres de l'aspect le
plus étrange. Une partie de ce sol aride peut cependant être uti-
lisé, ne fût-ce que par l'exploitation des aloès et des agaves
dont plusieurs ont de précieuses qualités. Les plateaux du
Mexique septentrional ont encore quelques ressources agricoles
dans l'élevage : le mouton prospère, en Australie et ailleurs,
sur des pâturages plus maigres encore.
Néanmoins, la plus grande partie de ce Mexique septentrional
serait presque un poids mort, si l'agriculture était la seule
source des richesses humaines. Mais il en est une autre, qui
prend de jour en jour plus d'importance, c'est l'industrie mi-
nière. Jamais les métaux et les minéraux de toute sorte n'ont
joué dans la vie matérielle un rôle aussi grand qu'aujourd'hui.
Sans croire que dès demain viendra le temps, rêvé des chimistes,
où l'homme se passera entièrement de ces usines de transfor-
mation si lentes que sont les animaux et les végétaux et extraira
directement du règne minéral, par des mécanismes perfection-
nés, tout ce qu'il lui faut pour se nourrir, se vêtir et se trans-
porter, il paraît probable que l'emploi des matières minérales
est destiné à augmenter encore beaucoup. Il est déjà immense
aujourd'hui. Or les richesses du sous-sol mexicain sont des plus
grandes et se répartissent à travers tout le territoire, au Nord aussi
bien qu'au Sud. Le Mexique est un des fleurons de la « Couronne
Pacifique ; » c'est ainsi que les géologues appellent l'ensemble
des hautes chaînes de montagnes, qui se dressent tout autour
du Grand Océan. D'époque géologique relativement récente, ces
montagnes ont été imprégnées, par suite d'une acîivité volca-
nique intense et qui se manifeste, encore en maints endroits,
d'incrustations métallifères qui en font l'une des régions mi-
nières les plus riches qui soient, sinon la plus riche du globe
entier. Depuis que les filons ont été déposés, de puissantes éro-
sions -en ont déjà fait disparaître les parties supéi'ieures. « Or,
LE Mb^XIQUE AU XX' SIÈCLE 619
(lit M. l'ingénieur des mines de Launay, dans le Mexique au
XX^ siècle, une étude générale paraît montrer que, dans la consti-
tution première des gîtes métallifères, les zones tout à fait su-
perficielles présentent des veines émiettées, dispersées d'une
manière peu favorable ; puis vient en profondeur la zone riche,
aux filons les plus nombreux et les plus réguliers ; plus bas encore
ceux-ci disparaissent et se « coincent, » mais peuvent faire place
à de grands amas intrusifs d'un type tout différent, qui est parti-
culièrement bien défini en Scandinavie et au Canada. Il faut
donc, pour qu'une région métallifère offre des gisemens dans les
conditions les plus avantageuses, que l'érosion l'ait déjà entamée
assez pour la réduire à peu près à un plateau irrégulier, sans
atteindre cependant les filons jusqu'à leur racine, circonstance
réalisée dans le cas du Mexique et de l'Ouest Américain. »
Les plus anciennement connues des richesses minières du
Mexique sont les métaux précieux pour lesquels il était célèbre
à l'égal du Pérou ; mais il en possède d'autres encore plus
précieuses aujourd'hui : le cuivre, dont les usajes ont été si
développés par l'industrie électrique, le plomb, le zinc, le fer
même, dont un des principaux minerais, l'hématite, a été reconnu
en masses considérables. La houille fait malheureusement défaut,
comme il arrive en maints pays très riches en métaux, et la
constitution géologique du sol ne permet guère d'espérer la dé-
couverte de gisemens importans ; mais quelques sources de
pétrole, qui ont été reconnues dans le Nord-Est, pourraient indi-
quer que le bassin pétrolifère du Texas se prolonge, en passant
au-dessous du golfe, jusque sur le territoire mexicain. D'ailleurs,
le combustible minéral n'est plus, comme naguère, la seule
source puissante d'énergie naturelle dont dispose l'humanité, la
condition essentielle du développement de l'industrie dans une
contrée; l'électricité, en permettant l'utilisation de toutes les
chutes d'eau, a ouvert aux régions qui les possèdent en abon-
dance des perspectives toutes nouvelles de prospérité. Peu de
pays sont plus riches à ce point de vue que le centre et le Sud
du Mexique, où l'eau des pluies abondantes tombées sur les
montagnes se précipite vers la mer en rivières torrentielles, cou-
pées de ^rapides et de cascades.
De vastes étendues de terres fertiles, propres à toutes les
productions de la zone tropicale et de la zone tempérée, un
sous-sol non moins riche que le sol, des forces propres à mettre
620 REVUE DES DEUX MONDES.
en œuvre ces ressources variées, voilà ce que la nature a donné
au Mexique; elles s'est montrée généreuse pour lui. Il ne reste
plus aux hommes qu'à mettre en valeur les dons du ciel.
Quels sont ces hommes?
II
Les pays américains se classent de par l'origine de leur po-
pulation en deux catégories très distinctes. Dans les uns, les habi-
tans primitifs, qui s'y trouvaient il y a quatre siècles, ont presque
complètement disparu, et' ne représentent plus qu'une fraction
insignifiante de la population actuelle, qui se compose d'immi-
grans volontaires arrivés d'Europe et, dans les parties chaudes,
d'immigrans forcés amenés d'Afrique ou de leurs descendans.
Dans les autres, les indigènes et les métis d'indigènes et de blancs
continuent à former la majorité, bien qu'une notable portion
des habitans descende aussi d'Européens immigrés, auxquels il
ne se mêle en général que très peu de noirs. C'est à cette der-
nière catégorie qu'appartient le Mexique, de même que les
contrées andines, où avaient pu se constituer, avant l'arrivée des
Blancs, des sociétés nombreuses et policées, fort différentes des
misérables tribus d'Indiens chasseurs ou pêcheurs errant dans
les plaines du Mississippi, de l'Amazone et du Parana.
Au Mexique s'étaient formé deux centres principaux de civi-
lisation indigène : celui de l'Anahuac et celui du Yucatan;
Ces deux civilisations alliées avaient acquis un développement
qu'attestent, pour la première, les ruines d'Uxmal et de Palenqué,
pour la seconde, les récits des compagnons de Fernand Cortez.
Les conquistadors décrivent en termes admiratifs les splendeurs
de Tenochtitlan, la capitale des Aztèques, dont la prépondérance
avait succédé dans l'Anahuac à celle des Toltèques, puis des
Chichimèques. Bâtie sur l'emplacement du Mexico moderne, au
milieu des lacs, reliée par de solides chaussées à la terre ferme,
elle renfermait 300 000 habitans; le palais de l'empereur, assem-
blage de salles somptueuses, de parcs, d'étangs, était une vraie
merveille, s'il faut en croire la Véridiqiie histoire de la Conquête
de la Nouvelle-Espagne , publiée à Madrid en 1632, et traduite
en français par José-Maria de Heredia. Toute la région de l'Ana-
huac, où étaient venues s'accumuler les migrations arrivées du
Nord était habitée par une population aussi dense peut-être
LE MEXIQUE AU XX^ SIÈCLE. 621
qu'aujourd'hui. Plus au Sud, dans les montagnes d'Oaxaca, les
Zapotèques possédaient aussi une civilisation avancée, bien que
leur pays eût été conquis et ravagé par les Aztèques à la lin du
xv" siècle.
A ces populations nombreuses et policées, habituées à la vie
sédentaire et à la culture du sol, la conquête européenne n'im-
posait point de changement profond dans leur existence. Loin
d'être une gêne pour les colons, comme des sauvages naturelle-
ment pillards et qu'on ne saurait employer à aucune besogne
utile, les Indiens du Mexique étaient des auxiliaires précieux.
Les terres changèrent de maîtres à la suite de la conquête;
mais les serfs de la glèbe qui formaient la masse de la popu-
lation des campagnes continuèrent à les cultiver pour les uns
comme ils l'avaient fait pour les autres. Le travail des mines
était plus dur et plus nouveau pour les indigènes; mais un grand
nombre de ceux-ci étaient rompus aux plus pénibles corvées, en
ce pays ' où tous les transports étaient faits par des porteurs,
sortes d'ilotes qui formaient la caste spéciale des tamenes, com-
posée de descendans des vaincus. Les Espagnols n'avaient nul
intérêt à détruire tous ces gens qui leur étaient d'une grande
utilité pour l'exploitation du pays et qui, la première résistance
brisée et le gouvernement indigène renversé, devinrent bien
vite les plus dociles et les plus soumis des sujets. Qu'il y ait eu,
malgré cela, bien des violences, des massacres même, des excès
de toute sorte commis par les aventuriers brutaux et cupides
qui s'abattirent sur le Nouveau Monde au début du xvi^ siècle, ce
n'est pas douteux. Mais il ne faudrait pas exagérer et généraliser
ces faits déplorables, voir un système dans ce qui n'a jamais
été qu'un abus. Comme le dit le prince Roland Bonaparte qui
s'est chargé, d.ais le Mexique au XX^ siècle, de la partie ethno-
graphique, « la conquête espagnole, contre laquelle il est d'usage
de s'élever, ne diffère pomt des autres du même genre et ses
cruautés, qui remontent à près de quatre cents ans, ne dépassent
point ce que nous avons vu se produire au début du xx^ siècle,
dans l'Afrique centrale et aux Philippines, de la part de peuples
qui prétendent au plus haut degré de culture. »
Les Espagnols rendirent aux Indiens deux grands services,
l'un moral, l'autre matériel. Ils remplacèrent par le christia-
nisme la sanguinaire religion des Aztèques, qni sacrifiaient des
victimes humaines au dieu de la guerre Huitzilinochtl, et la
622
REVUE DES DEUX MONDES.
bienfait fut d'autant plus grand qiie les indigènes eml>rasRf>rPnt
presque sans résistance la religion des vainqueurs. D'autre part,
ils introduisirent les bêtes de somme européennes, qui se mul-
tiplièrent rapidement et dont l'emploi adoucit beaucoup la con-
dition des classes inférieures. En outre, ils établirent la paix, qui
régna sans interruption pendant près de trois siècles, de la con-
quête aux luttes pour l'indépendance, tandis qu'avant eux, les
guerres étaient fréquentes entre les divers États indigènes dont
le royaume de Mexico était seulement le plus puissant et le plus
étendu. On peut médire de la colonisation espagnole, comme de
toutes les colonisations : il ne lui en restera pas moins l'immortel
et unique honneur d'avoir réussi, en définitive, à imprégner de
la culture européenne de nombreuses sociétés indigènes et à
fondre la race indigène avec la race blanche sans la détruire.
Les historiens sérieux sont, du reste, revenus aujourd'hui de&
préjugés d'antan. Elisée Reclus, peu suspect de sympathie exces-
sive pour la catholique et monarchique Espagne, reconnaît que
la conquête fut un bonheur pour les Indiens, et les publicistes
mexicains, même les plus avancés, partagent cet avis.
Sans doute la fusion des races ne s'est pas faite en un jour,
et la population a fort décru au début; peut-être même est-elle
moins dense, aujourd'hui encore, dans l'Anahuac qu'au temps
de Montezuma. C'est surtout au xvi« et au xvii* siècle que beau-
coup d'Indiens ont disparu; mais il est certain que les épidémies
y ont eu beaucoup plus de part que les massacres ou le travail
des mines. Humboldt dit qu'il n'y avait vers 1800 dans toute la
Nouvelle-Espagne que 30000 mineurs et, si les conquérans ont
apporté aux indigènes la variole et d'autres maladies qui les dé-
cimèrent, c'est là un fait indépendant de leur volonté. Quant aux
obstacles que le régime colonial apporta longtemps à un mélange
intime des races, ils provenaient en parti du souci, louable par
lui-même, de ne pas troubler trop brusquement les habitudes des
indigènes et de ne pas les livrer sans défense à la rapacité et à la
brutalité des blancs. Ils n'empêchèrent pas, au reste, le mélange
des populations de se faire rapidement, comme en témoignent les
distinctions mêmes de races et de nuances qui classaient, sous le ré-
gime colonial, la population en septcatégories, dont trois de métis :
les Espagnols de la Péninsule, les créoles blancs nés au Mexique,
les métis de blancs et d'Indiens, les métis de blancs et de nègres,
les Indiens, les métis de nègres et d'Indiens, et enfin les nègres.
LE MEXIQUE AU XX" SIÈCLE. 623
Sur les 13611694 habitans recensés en 1900, chiffre ffui
paraît comporter des omissions et G[u'il faudrait sans doute porter
à 14 millions, on estime que les blancs sont un cinquième seu-
lement, que deux cinquièmes sont des métis, deux cinquièmes
des Indiens et, parmi ceux-ci, 2 millions seulement sur plus de
5 millions se servent encore des langues indigènes, non sans
comprendre et parler souvent l'espagnol en même temps. C'est
une preuve manifeste des progrès accomplis dans le sens de l'as-
similation. Réduits à l'état de dialectes et fort appauvris depuis
le temps de la conquête espagnole, les parlers indigènes ont, au
Mexique, une situation analogue à celle des langues celtiques en
Bretagne, en Ecosse ou dans le pays de Galles. Ils sont répandus
surtout dans les provinces du Centre et du Sud-Est, où les po-
pulations indigènes formaient les groupes les plus compacts;
même aux environs de la capitale, l'Etat de Mexico n'est pas
entièrement hispanifié; plus au Sud, ceux d'Oaxaca et de Chiapas
le sont moins encore, et dans le Yucatan, la langue maya est
usuellemment parlée, non seulement par les Indiens, mais par
les métis et par des gens de sang espagnol presque pur, comme
l'est, au Paraguay, le Guarani. Les anciennes langues subsiste-
ront sans doute longtemps encore, sans empêcher ceux qui s'en
serviront usuellement de savoir l'espagnol, comme subsistent,
dans tout le midi de la France, les dialectes de langue d'oc
couramment employés par toute la population, bien qu'il ne s'y
trouve presque plus personne qui ignore le français.
Un grand nombre d'indigènes vivent encore à part du reste
de la nation dans leurs communes à propriété collective, mais
la loi du Reparto d. définitivement supprimé celle-ci et prescrit
le partage des terres; on ne l'applique, très sagement, que d'une
manière graduelle. Elle n'en aura pas moins pour effet final de
permettre aux Indiens de s'élever dans l'échelle sociale. Le sort
des journaliers, des péons employés sur les hacieîidas, s'améliore
aussi peu à peu. Tous ces paysans indiens se trouvent aujour-
d'hui dans une situation sociale et morale qui rappelle, en somme,
de très près celle des moujiks russes.
Comme eux, ils sont très pauvres, primitifs dans leurs habi-
tudes, ignorans et passablement superstitieux; mais plus qu'eux
encore, ils sont vigoureux, endurans, et tout porte à croire qu'ils
sont aussi susceptibles qu'eux d'évoluer et de progresser. Les
peuples qui, malgré leur isolement du reste du monde, sont arri-
624 REVUE DES DEUX MONDES.
vés au degré de civilisation qu'avaient atteint les Toltèques et
les Aztèques, les Zapotèques, les Mayas ne sont assurément
dénués ni d'intelligence ni d'énergie. Bien des exemples indivi-
duels prouvent que les Indiens, lorsqu'ils peuvent acquérir l'in-
struction nécessaire, ne le cèdent en rien aux blancs. Il suffit de
rappeler que le fameux président Juarez était de pur sang zapo-
tèque et que, dans les veines du général Porfirio Diaz, qui,
depuis vingt-cinq ans, gouverne le Mexique, y a rétabli et main-
tenu l'ordre et la prospérité, coule plus de sang indien que de
sang blanc.
« Dieu a fait le blanc, Dieu a fait le noir, le diable a fait le
mulâtre, » dit un proverbe méchant et qu'il ne faudrait pas
croire toujours vrai. Il l'est assez souvent cependant lorsqu'on
le restreint au croisement de la race blanche et de la race noire,
trop différentes, semble-t-il, pour que la combinaison des deux
sangs puisse donner d'heureux résultats. Il deviendrait tout à fait
faux si l'on prétendait l'appliquer aux métis de blanc et d'Indien.
L'exemple illustre que nous venons de citer suffirait à le démon-
trer. Il n'est pas unique en son genre : dès le lendemain de
la conquête, Gortez, donnant l'exemple, épousa une native de
l'isthme de Tehuantepec, doiia Marina, qui lui rendit les plus
grands services comme conseil et interprète. Certains des chefs
indigènes qui s'étaient ralliés au nouveau régime et avaient
embrassé le christianisme épousèrent aussi des Européennes;
beaucoup plus souvent encore leurs filles se marièrent avec des
Espagnols, même de très haut rang. Ainsi un fils de l'empereur
Montezuma, amené en Espagne par Fernand Cortez avec d'autres
nobles Indiens, demeura en Europe, eut des descendans qui
épousèrent des Espagnoles; ces héritiers sont aujourd'hui grands
d'Espagne et portent le titre de ducs. L'un d'eux, José Sarmiento
Valladarez, comte de Mocteuhzoma y Tula, fut même vice-roi de
la Nouvelle-Espagne de 1697 à 1701 ; quatre filles de Montezuma
épousèrent des Espagnols. Ce fut un principe politique chez Fer-
nand Cortez d'hispanifier l'aristocratie indigène. Les seigneurs
féodaux ralliés conservèrent la plupart de leurs privilèges et de
leurs terres. Ils s'absorbèrent dans les classes supérieures espa-
gnoles, et leurs descendans furent considérés, non comme des
métis mais comme des blancs purs, ce qui était d'autant plus
facile que, dès la seconde génération, le sang rouge ne laisse plus
de trace reconnaissable.
LE MEXIQUE AU XX® SIÈCLE. 623
En dehors même de ces personnages de haut rang, l'ensemble
ie la population métissée, tout en étant dédaignée par les blancs,
ne fut jamais reléguée au niveau des mulâtres dans les pays où
se trouvent des nègres. Dès iS88, Philippe II permit de leur
conférer les ordres, et ils contribuèrent bientôt largement au
recrutement du clergé des campagnes. Ils fournirent aussi aux
vice-rois, de même que les Indiens, d'excellens soldats. « En
1804, les métis, au nombre de 1 300 000, avaient une tendance à
s'élever au-dessus de la catégorie des serviteurs ; ils s'employaient
principalement au travail des mines, aux transports, à la petite
industrie, enfin ils envahissaient les professions libérales et se
montraient avides de savoir et ambitieux de richesses et de pou-
voir. » En 1812, ce fut un métis, le curé Morelos, qui releva le
drapeau de l'indépendance tombé des mains expirantes du curé
Hidalgo, un créole, qui avait lancé, en 1810, le premier appel à
l'insurrection. Vaincu et tué, après avoir d'abord remporté plu-
sieurs victoires, il montra de véritables talens militaires. Sous le
régime de l'indépendance, les métis ont rempli avec succès les
plus hautes charges. Ils formeront de plus en plus le fond de la
population du pays comme ils forment déjà le fond de la population
des villes et des classes moyennes en générai. Ils sont, en réalité,
plus nombreux qu'ils ne le paraissent; tant qu'a duré le régime
colonial, et que des avantages divers ont été attachés à la qua-
lité de blanc, de nombreux sang-mêlés ont .recherché et souvent
réussi, moyennant finances, à se faire inscrire dans la classe des
blancs. Ils le faisaient encore à Cuba, par pure gloriole, il n'y a
pas longtemps. De nos jours, par la force naturelle des choses,
le mouvement continue ; les nombreux métis arrivés à une po-
sition élevée sont absorbés par les blancs et considérés comme
tels(l).
Le groupe qu'on appelle blanc et qui représente seulement
un cinquième delà population mexicaine n'est donc pas même en
réalité composé de blancs tout à fait purs. Néanmoins le sang
(1) Le prince Roland Bonaparte cite à ce propos, dans le Mexique au XX' siècle,
l'exemple de Juarez, Indien zapotèque de pur sang, hispanifîé par l'instruction et
l'éducation; devenu avocat et iiomme politique important, il épouse une femme
de la classe décente (dirigeante) dont la mère était Italienne. Son fils épouse à son
tour une Française, trois de ses cinq filles des Espagnols, une autre un Mexicain,
une autre un Cubain. Ses petits-enfans s'allient tous avec des blancs. A là qua-
trième génération, sinon à la troisième, tous ses descendans peuvent être ainsi
absolument confondus avec des blancs purs.
TOME XXX. — 1903. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
blanc y prédomine largement, et ce sang est tout entier d'origine
espagnole. Suivant la pratique universellement admise par tous
les pays sous l'ancien régime colonial, les Espagnols seuls avaient
le droit d'entrer en Amérique. Au début, les sujets de la couronne
de Castille prétendirent même que ce privilège devait leur
être réservé, à l'exclusion des sujets de l'Aragon, parce qu'Isa-
belle de Castille avait seule pourvu aux frais de l'expédition de
Colomb, sans que Ferdinand d'Aragon, son époux, y fût inter-
venu. Si cette thèse extrême fut rejetée, on interdit du moins
l'entrée des colonies à tous les sujets des rois d'Espagne en
dehors de la Péninsule et des Canaries : aux Flamands, aux
Francs-Comtois, aux Italiens du Milanais et du royaume de Naples.
Cet exclusivisme fut un malheur, qui priva le Nouveau Monde
d'excellens colons. En Amérique, même l'esprit de privilège se
continuait par la rivalité entre les « hijos del pais, » les fils du pays,
les créoles blancs nés aux colonies et les gens venus d'Espagne,
les Péninsulaires, surnommés gachupinos, hommes à souliers,
qui se considéraient comme au-dessus des autres et monopoli-
saient toutes les grandes places, la métropole se défiant de la
fidélité des créoles.
Il n'y a plus lieu, aujourd'hui, de faire cette distinction et
presque toute la population blanche se compose de créoles. L'im-
migration a malheureusement été très faible depuis la proclama-
tion de l'indépendance ; au recensement de 1900, le nombre des
personnes résidant au Mexique et nées hors du territoire ne
s'élevait qu'à 57S07, moindre que n'était cent ans plus tôt le
nombre des Péninsulaires, qui atteignait 70000. Parmi ces
étrangers, 16258 seulement sont Espagnols, 15265 sont des Amé-
ricains du Nord ; on trouve environ 6 000 Guatémaléens,
4000 Français, un peu moins de 3 000 Anglais et à peu près au-
tant de Cubains, 2 500 Allemands, et autant d'Italiens. Nos com-
patriotes tiennent dans ce petit groupe un rang aussi honorable
par la qualité que par la quantité de ceux qui le composent.
Une notable partie d'entre eux est formée de gens de la vallée
de Barcelonnette, qui a monopolisé à Mexico la vente des
étoffes et se fait remarquer par son esprit de solidarité.
C'est un fait curieux et regrettable, mais certain, que le
Mexique perd aujourd'hui plus d'habitans par l'émigration qu'il
ne reçoit d'immigrans. Beaucoup d'ouvriers agricoles et de gar-
diens de bestiaux, sans parler des chercheurs d'or, vont gagner
LE MEXIQUE AU XX" SIÈCLE. 627
dans le Sud-Ouest des Etats-Unis des salaires meilleurs que dans
leur pays; ils se font cowboys, ou travaillent dans les planta-
tions de coton du Texas, ou viennent retrouver, au Nouveau-
Mexique, leurs anciens compatriotes que les Etats-Unis ont
annexés en 1848, mais qui ont conservé les coutumes et la langue
espagnole en même temps que la religion catholique.
L'excès de l'émigration sur l'immigration est assurément un
mal pour un pays dont l'ensemble contient à peine 7 habitans
au kilomètre carré et qui, même en mettant à part les provinces
à demi désertiques du Nord : Sonora, Chiiiuahua, Coahuila, la
Basse-Californie et l'appendice peu habité du Yucatan, c'est-à-
dire près de la moitié du territoire, n'atteint encore qu'une den-
sité de 12. Il ne peut compter pour se peupler que sur l'excé-
dent des naissances relativement aux décès. La comparaison des
deux recensemens de 1895 et de 1900 qui ont accusé, le premier
12632 000, le second 13 611000 habitans, fait ressortir un gain
moyen annuel de près de 200 000 âmes, soit 7 1/2 pour 100 de
la population, ce qui est une proportion très satisfaisante en soi
et indique une très forte natalité, car la mortalité doit être con-
sidérable dans un pays où les règles de l'hygiène ne sont guère
observées ni même connues, où la richesse est médiocre, et dont
^es régions côtières sont fort peu saines. Les gens des provinces
les plus peuplées vont coloniser peu à peu celles qui le sont
le moins, car on observe que ce sont ces dernières qui gagnent
le plus grand nombre d'habilans. En dépit de cette « auto-
colonisation » favorisée par le gouvernement , le Mexique
aurait grand besoin de colons venus du dehors et les accueillerait
à bras ouverts ; l'Etat leur concède de grands avantages, leur
offre des terres fertiles aux conditions les plus favorables. Le
climat des terres froides et même des terres tempérées convient
d'ailleurs très bien aux Européens du Midi ; le Mexique n'est pas
plus éloigné de l'Europe que l'Argentine ou le Sud du Brésil, il
l'est même moins. Malgré tout, les colons ne viennent pas.
On peut découvrir deux causes de leur abstention. Un demi-
siècle de guerres civiles ont fait au pays un mauvais renom,
qu'il est difficile d'effacer, et, surtout, la présence d'une nom-
breuse population indigène écarte les immigrans, comme la
présence des noirs les éloigne en grande partie du Sud des États-
Unis. Tous les hommes ont une répugnance instinctive pour
le contact, d'hommes d'autres races, surtout quand ils estiment
628 REVUE DES DEUX MONDES.
que ce sont des races inférieures, et ils sont d'autant plus portés
à les considérer comme telles qu'ils sont eux-mêmes des échantil-
lons moins relevés de la race supérieure. D'ailleurs, on ne s'ex-
patrie que dans l'espoir de trouver dans le pays où l'on va
s'établir un sort meilleur que dans celui que l'on quitte, et ce
que la plupart des immigrans recherchent d'abord, ce sont des
salaires élevés. Mais la présence de nombreux indigènes a pour
premier effet de fournir une abondante main-d'œuvre à bon
marché , assez défectueuse sans doute, mais qui n'en est pas
moins un obstacle à la hausse des salaires pour les travaux
courans. Les seuls qui puissent espérer une bonne rémunéra-
tion de leur travail sont les ouvriers qualifiés et spéciaux, les
contremaîtres et autres. Ce n'est qu'une élite. En ce qui con-
cerne les classes agricoles, les simples journaliers sont écartés,
nous l'avons dit, par la concurrence des Indiens, et les gens sus-
ceptibles de devenir propriétaires conçoivent plus de craintes
des déprédations des indigènes, que d'espoir dans leur concours;
ils préfèrent se diriger vers les pays complètement libres.
Peut-être, avec le temps, de sages mesures administratives,
une habile réclame comme en pratiquent d'autres pays neufs, le
Mexique parviendra-t-il cependant à attirer vers ses rivages un
filet du large courant de l'émigration italienne. Rien ne serait
plus heureux que de voir une partie des nombreux Latins qui
quittent l'Europe venir renforcer cette sentinelle avancée de
l'Amérique latine, au lieu de se perdre dans la masse anglo-
saxonne aux Etats-Unis.
Doué comme il l'est par la nature et peuplé d'habitans dont
une partie est encore primitive et ignorante, mais qui n'en
possèdent pas moins de grandes et viriles qualités, le Mexique
devrait être depuis longtemps un pays progressif et prospère.
Malgré la rigidité excessive et les abus divers du vieux sys-
tème colonial, malgré les épidémies qui avaient réduit sa
population, il était parvenu, il y a cent ans, grâce à des ré-
formes administratives et aux vice-rois de grand mérite qui
le gouvernèrent au xviii^ siècle, à un réel développement. La
Nouvelle-Espagne était alors la plus riche de toutes les colonies
européennes, les 135 000 habitans de Mexico faisaient de sa
capitale la plus grande ville du Nouveau Monde. La population
atteignait, d'après Humboldt, 6 422000 habitans en 1810, le
commerce s'était élevé, en 1802, jusqu'à 60 millions de piastres.
LE MEXIQUE AU XX^ SIECLE. 62S
Nous n'avons pas de renseignemens sur les revenus publics sous
le régime colonial; mais au premier budget de l'indépendance,
et en 1821-1822, ils atteignaient 9 millions de piastres, ou 50 mil-
lions de francs. Malheureusement les cinquante premières
années où le Mexique fut libre ne furent qu'une longue guerre
civile, compliquée de guerre étrangère avec les Etats-Unis en
1847 et 1848, puis avec la France de 1863 à 1867. Aussi la popu-
lation ne s'accrut-elle que lentement : en 1879, elle n'était encore
que de 9 908 000 âmes, moitié plus que soixante-neuf ans plus
tôt; en 1874, le commerce n'était que de 45 millions de piastres,
moins qu'en 1802. De 1867 à 1876, le budget des recettes ne s'éle-
vait qu'à 16 millions de piastres en moyenne; encore les impôts
pesaient-ils lourdement sur la population appauvrie. Le pays
n'avait alors aucun chemin de fer, aucune bonne route, aucun
port sûr et aménagé. Il inspirait aux étrangers une méfiance
justifiée par des banqueroutes successives et telle qu'en 1888
encore, il était obligé d'emprunter au taux de 8 pour 100. L'ave-
nir du Mexique semblait bien incertain et des prophètes de mau-
vais augure ne voyaient d'autre moyen d'assurer le repos de ses
habitans et le développement de ses richesses que l'établissement
d'un protectorat américain.
Il n'a point été besoin de recourir à ce remède héroïque. Le
Mexique s'est relevé de lui-même par le simple effet de l'ordre
qui a régné depuis l'accession au pouvoir du général Porfirio
Diaz. Sa population a augmenté de plus d'un tiers en vingt-six
ans. Son commerce extérieur, en ramenant la piastre à la valeur
qu'elle possédait avant la baisse de l'argent, qui l'a réduite à
2 fr. 50 environ au lieu de 5 fr. 40, est de 180 millions de pias-
tres : il a quadruplé en trente ans. Les recettes du Trésor, en
faisant la même correction, sont de 40 millions de piastres; elles
ont beaucoup plus que doublé dans le même intervalle. Enfin,
s'il est vrai, comme le disait Thiers, que « dans ces vastes mar-
chés de fonds publics qui ont été sous le nom de Bourses établis
dans toute l'Europe, chaque jour la sagesse, la prudence, l'ha-
bileté des gouvernemens sont mis aux enchères et, selon le
prix quen ofi'rent de fins observateurs, la confiance monte ou
s'abaisse, les affaires marchent ou s'arrêtent, le bien-être public
s'étend ou s évanouit, » le monde a bonne opinion du Mexique et
de son avenir; son dernier emprunt 4 pour 100 a été émis
à 90. soit au taux de 4 1/2 pour 100 et les cours s'en sont encore
6oU REVUE DES DEUX MONDES.
élevés ûopiiis lemissioii. Les capitalistes de tou.s Us pays et
même ceux de la France, les plus craintifs de tous, se disputent
les titres d'entreprises mexicaines. Avec les fonds qu'on lui
prête, le pays se constitue un outillage des plus modernes : il a
amélioré ses ports et construit 20 000 kilomètres de chemins de
fer. Tels sont les heureux effets de l'ordre, dont le rétablisse-
ment a transformé le Mexique et a permis à ses habitans, assurés
désormais de récolter les fruits de leurs efforts, de consacrer
toute leur activité au développement moral et matériel du pays.
III
La population mexicaine, comme celle de tous les pays encore
primitifs, est en grande majorité rurale. Les villes importantes
sont rares; il n'en existe en tout que vingt-deux qui dépassent
20 000 âmes (1). L'agriculture occupe plus des trois quarts des
travailleurs (76 pour 100). De toutes les branches de la produc-
tion, c'est donc la plus importante au point de vue social aussi
bien qu'au point de vue économique.
Au lendemain de la conquête, l'Etat espagnol s'était déclaré
maître de toutes les terres. Les villages indiens gardèrent pour-
tant la plus grande partie de celles qu'ils cultivaient collective-
ment : une autre portion fut rendue ou conservée, comme nous
l'avons dit, à la noblesse indigène ; sur le reste on préleva les
vastes domaines qui furent distribués d'abord aux conquista-
dors, puis aux colons bien apparentés ou recommandés, venus
de la métropole. Des Indiens étaient souvent donnés avec la
terre ; après avoir été au début la chose de leurs maîtres, des
esclaves ou peu s'en faut, comme ils l'étaient, au reste, sous le
régime indigène, ils passèrent bientôt à la condition meilleure
des serfs de la glèbe, lorsque le Conseil des Indes eut réglementé
les droits des détenteurs des « encomiendas. » Ces fiefs, donnés
à vie ou pour quelques générations plutôt qu'héréditairement,
finirent par disparaître au xvni" siècle; mais les Indiens n'en
restèrent pas moins dans un état de demi-servage, plus ou moins
officiellement reconnu.
(1) D'après le recensement de 1900, Mexico compte 344 721 habitans; Guadala-
jara, qui est la plus grande ville après la capitale, en a 105 000 ; Puebla, 93 000;
Monterey, 62000; San Luis Potosi, 61 000; Léon, 58 000. Dix autres villes ont de
30 000 à 50 000 âmes et six de 20 000 à 3Û00U.
LE MEXIQUE AU XX" SIÈCLE. 631
Aujourd'hui encore, c'est la grande propriété qui est la base
du régime rural mexicain, on dehors des terres collectivement
exploitées par les Indiens que fait disparaître peu à peu l'appli-
cation de la loi du Reparto. Il existe environ 8000 haciendas
ou grands domaines; on en trouve assez souvent qui atteignent
vingt lieues carrées et davantage, c'est-à-dire 60000 hectares, la
lieue mexicaine ayant 5 kilomètres et demi. Avec dix propriétés
pareilles, on ferait un département français. Il n'est pas rare qu'il
y vive jus([u'à 3000 personnes. Cette population se compose
principalement de péons, qui étaient autrefois des serfs; aujour-
d'hui, ils ne peuvent aliéner perpétuellement leur liberté : tout
contrat de ce genre serait nul et de nul effet au Mexique comme
en France; ils ne sont même le plus souvent engagés que. pour
m: an. Mais le régime aboli par la loi s'est en partie conservé
dans les faits, et les péons demeurent en général très longtemps,
et quelquefois de père en fils, au service du même propriétaire.
Seulement, il faut maintenant que celui-ci les traite bien.
L'extrême étendue des haciendas, leur éloignement fréquent de
tout centru urbain, a des conséquences d'où pourraient naître
certains abus. C'est Vhacendado — le propriétaire — qui fait
venir tous les objets dont la population de son domaine peut
avoir besoin et qui les vend dans ses magasins. Aux premiers
temps qui suivirent la suppression du servage, certains hacen-
dados, ou leurs iniendans ou majordomes, le rétablirent d'une
manière d<iguisée en poussant les Indiens à faire des dettes dont
ils ne pouvaient ensuite se libérer. Aujourd'hui, de pareilles
manœuvres ne sont plus guère possibles. Toute hacienda impor-
tante est ])ourvue d'une justice de paix, d'une école, les péons
connaissent mieux leurs droits et sont d'autant plus portés à les
faire respecter que la main-d'œuvre ne surabonde pas.
Les gains de ces travailleurs ruraux sont assez faibles et
varient suivant les régions et les avantages accessoires dont ils
jouissent. Vers 1890, on évaluait la moyenne des salaires agricoles
à 36 cenlanos ou centièmes de piastre soit 90 centimes par jour.
La demande toujours croissante des bras, jointe à la baisse de la
piastre, a dû élever ce niveau. D'après M. le sénateur Gomot
qui a rédijjé pour le Mexique an XX® siècle la partie relative à
l'agriculture, les péons d'haciendas, logés, recevraient une demi-
piastre par jour dans les terres chaudes, un quart de piastre
seulement sur les hauts plateaux; mais, en ce cas, on fournit au
632 REVUE DES DEUX MONDES.
péon le maïs, qui est le fond de sa nourriture, on lui vend aussi
des vêtemens à prix réduit. Partout, du reste, chaque péon a la
jouissance d'un lot de terrain qu'il cultive avec sa i'amille et on
l'autorise le plus souvent à faire paître son bétail sur les
herbages de l'hacienda.
En dehors des péons, ou domestiques à l'année, qui ne pos-
sèdent pas de terres, les grands propriétaires emploient aussi
comme journaliers des Indiens venus des villages voisins, dont
les terres, trop souvent mal cultivées, ne suffisiint pas à leur sub-
sistance. Pendant la moisson et aux diverses périodes de grands
travaux, ils sont fort nombreux et on les log(! aussi, tant bien
que mal. Péons et journaliers travaillent assez peu. « S'il se pro-
duisait au Mexique, dit M. Gomut, une manifestation en faveur ue
la journée de huit heures, c'est par les patrons qu'elle serait faite. »
La constitution de la petite et de la moyenne propriété pour-
rait donner naissance à une classe d'agriculteurs plus laborieux.
Elle se formera nécessairement par la répartition entre les
Indiens des anciennes terres collectives, mais il faut attendre
d'avoir vu plus longtemps à l'œuvre ces nouveaux propriétaires
pour les juger. Sans parler d'eux, il se constitue depuis quelque
temps, à côté des grands seigneurs terriens, maître s d'haciendas,
une classe intermédiaire et rapidement croissante : celle des ran-
cheros, qui exploitent de petits et moyens domaines à titre de
propriétaires, de métayers ou de fermiers. Ce sont très souvent
des métis, recrutés parmi les chefs d'équipe et de culture des
haciendas ou les plus intelligens des péons; ils occupent déjà
la plupart des terres en certaines régions, entre autres dans le
riche arrondissement de Cordoba, situé sur le premier gradin
de la terre tempérée et coupé par le chemin de fer de Mexico à
la Vera-Gruz. S'il est probable que la grande propriété conser-
vera toujours sa prépondérance sur les terres sèches des hauts
plateaux, où il faut de grandes avances pour traverser les mau-
vaises années fréquentes et où la culture ne peut être que des
plus extensives; il n'y a pas lieu de regretter qu'elle continue
partout à tenir sa place, car elle est souvent un élément de pro-
grès; mais il n'en est pas moins certain que la formation d'une
nombreuse classe de petits et moyens propriétaires serait un
grand bien pour le pays. Les terres tempérées, avec les cultures
variées auxquelles elles se prêtent, leur conviendraient admira-
blement.
LE MEXIQUE AU XX** SIÈCLE. 633
A côté des terres appropriées, le domaine public couvre en-
core au Mexique d'immenses étendues. Longtemps on n'en a
bien connu ni la surface ni les limites : aussi des gens peu scru-
puleux n'hésitaient-ils pas à s'y établir sans aucun titre de pro-
priété. Les intérêts de l'Etat en souffraient, car la vente ou la
location des terres publiques aurait été, pour le budget, une im-
portante ressource ; mais, avant d'en profiter, il aurait fallu faire
des dépenses considérables pour l'arpentage, et le gouvernement
reculait devant elles. Il fut tiré d'embarras par les offres que lui
fit l'initiative privée et qu'il eut la bonne inspiration de ne pas
repousser. Des contrats furent passés avec plusieurs sociétés par-
ticulières qui entreprirent l'arpentage à la condition qu'un tiers
des terres qu'elles auraient arpentées leur appartiendrait en toute
propriété. En dix ans, 50 millions d'hectares furent arpentés.
Les deux tiers, qui restent à l'Etat, ont beaucoup plus de valeur
que n'avait l'ensemble avant l'opération, parce qu'on peut acqué-
rir sur eux des titres de propriété réguliers. De 1897 à 1901, il
a été vendu 342 000 hectares, ce qui a produit au Trésor
354000 piastres; en 1902 seulement, 73 acquéreurs ont acheté
364000 hectares pour 344 000 piastres. On voit que ce sont de
grands domaines qui se constituent ainsi, puisque chaque vente
porte en moyenne sur 5000 hectares. Ce n'est pas là pourtant
une étendue énorme pour les steppes pastorales du Nord qui se
partagent avec les Etats de l'Extrême-Sud les terres nouvelle-
ment arpentées. Une partie de celles-ci a servi d'autre part à
augmenter., les lots des Indiens. L'importance des ventes pu-
bliques augmente tous les ans : les Sociétés d'arpentage vendent
aussi leurs réserves. Il s'écoulera longtemps avant que l'appro-
priation du sol mexicain soit complète ; et cela est naturel car il
faut que les colons à venir trouvent des places libres. Mais il
était essentiel qu'au fur et à mesure de leur venue, ils pussent
trouver des lots bien délimités et bornés. C'est ce qui leur est
assuré maintenant.
La conquête de l'Amérique par les Européens n'en a pas seu-
lement modifié la population; elle en a changé profondément la
faune et la flore, l'agriculture. Ce ne sont pas seulement les
hommes, ce sont les plantes et les animaux importés d'Europe
qui ont colonisé le Nouveau Monde, et le succès de cette colo-
nisation a été merveilleux. Le blé, la plupart des céréales, tous
les animaux domestiques, à l'exception du chien, étaient inconnus
634 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Amérique il y ii quatre siècles. Or, c'est elle aujourd'hui,
qui, de toutes les parties du monde, produit le plus de céréales
et nourrit le plus de bétail.
Le Mexique est l'un des exemples de cette révolution. Sur ses
8 000 grands domaines, 1 600 ont pour princii)ale industrie
i élevage et 3 000 la culture des céréales. Ni l'un ni l'autre ne
sont encore aussi développés qu'ils pourront Têtre un jour.
L'élevage, surtout, paraît avoir un très grand avenir devant lui.
Avec ses 5 millions de têtes de gros bétail, le Mexique laisse
loin en arrière la plupart des pays européens ; mais de combien
n'est-il pas encore inférieur aux Etats-Unis qui en ont plus de
60 millions! Dans la grande République, l'élevage, repoussé par
la culture, qui s'avance de plus en plus vers l'Ouest, commence
pourtant à reculer; c'est une occasion favorable pour les proprié-
taires mexicains d'augmenter leurs troupeaux, car ils seront
peut-être appelés bientôt à suppléer la production indigène de-
venue insuffisante et à alimenter en partie les immenses fabriques
de conserves de viande de Chicago, de Saint-Louis ou d'Omaha.
Les moutons sont moins nombreux que les bœufs puisqu'il n'en
existe que 3 millions et demi. Les grands plateaux secs du Nord,
où le froid est beaucoup moins intense qu'aux EtatsrUnis et
n'oblige pas à rentrer les animaux pendant l'hiver, sembleraient
pourtant leur offrir un terrain aussi favorable que l'Australie,
où les pluies sont plus rares et les pâturages plus maigres
encore, et dont le troupeau avait atteint un moment jusqu'à
100 millions de têtes. Il n'a pu se maintenir à ce chiffre, mais
la réduction même qu'il a subie, le recul de l'élève du mouton
dans bien d'autres contrées, la hausse de la laine qui s'ensuit et
qui semble chronique, sont autant de causes qui doivent
augmenter les profits des éleveurs en un pays aussi propre à leur
industrie que le Nord du Mexique. L'extension du troupeau de
moutons comme du troupeau de bœuis ne paraît doi)c pas dou-
teuse. Il sera nécessaire seulement de les améliorer pour que le
Mexique devienne vraiment le grand pays d'élevage que la nature
le dfisline à être.
L'agriculture proprement dite ne trouve peut-être pas sur le
sol mexicain un terrain aussi favorable que 1 élevage. La séche-
resse nuit et nuira toujours à son développement sur une grande
partie des plateaux. Aussi le Mexique ne sera-t-il sans doute
jamais un des greniers de l'humanité; cependant les produits
LE MEXIQUE AU XX® SIÈCLE. 635
de ses champs suffisent à nourrir ses habitans et leurs animaux
domestiques. Formé, comme il Test, d'un mélange d'Espagnols
et d'Indiens, c'est-à-dire de deux races des plus frugales, le
peuple se contente, il est vrai, de peu. Don Quichotte vivait de
soupe « plus souvent de mouton que de bœuf, » et de pois
chiches. La plupart des campagnards des plateaux se satisfont
des pois chiches, et autres haricots, auxquels ils joignent des
gâteaux ou des bouillies de maïs, mais se passent de la soupe et
mangent encore moins de viande que l'ingénieux hidalgo; de
temps à autre seulement un peu de chito ou chèvre conservée,
plus rarement encore de la viande fraîche, quoiqu'elle soit à
fort bon marché. Dans les villes on consomme plus de nourri-
ture animale et l'usage du pain de froment s'y est répandu aussi.
Le blé réussit bien, en dépit d'une culture fort primitive (1),
qui n'ignore pas seulement, comme aux Etats-Unis, l'usage
des engrais, mais aussi, le plus souvent, celui des machines, et qui
aurait grand besoin de se perfectionner.
Parmi les cultures vivrières, il faut encore ranger celle du
maguey. grand aloès qui ne nécessite que très peu de soins, qui
fournissait aux anciens Mexicains un aliment par ses racines, des
vêtemens par ses fibres et une boisson fermentée par son suc.
Aussi avaient-ils presque divinisé cette plante tutélaire. Aujour-
d'hui on n'en extrait plus que la boisson nationale, le pulqtie.
Quand le maguey est prêt à fleurir, à l'âge de huit ou dix ans,
on ouvre le cœur et on recueille chaque jour, pendant deux ou
trois mois, six litres environ de liqueur qu'on fait fermenter
pendant une semaine et qu'on consomme aussitôt, car elle ne se
conserve pas. Aussi, un train spécial, el tren del pulqiie, amène
tous les jours des environs d'Orizaba à Mexico ce breuvage
laiteux, dont le goût a quelques rapports avec celui du cidre,
et qui se vend 15 centimes le litre dans les villes. Une autre
variété de maguey fournit le mezcal, boisson plus alcoolique,
qui se conserve.
Il est très précieux pour un pays, surtout pour un pays neuf,
où l'industrie est peu développée, de pouvoir alimenter sa popu-
lation à l'aide des produits de son sol, comme le fait le Mexique,
(1) Pour la période irs98-i902, la production moyenne du maïs a été de 33 mil-
lions d'hectolitres ; on a récolté de plus 2 770 000 quintaux de froment, 3 400 000 hec-
tolitres d'orge, 2 800 000 de haricots, 960 000 de pois, pois chiches. fèves et len-
tilles, 210 000 quintaux de patates douces et 92 000 de pommes de terre.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
avec ses céréales, son bétail et ses aloès. Beaucoup de pays tro-
picaux, où cette condition, n'est pas réalisée, en souffrent grave-
ment. Obligés d'acbeter au dehors, non seulement les objets
manufacturés, mais les alimens qui leur sont nécessaires, comp-
tant pour les payer sur les revenus d'un petit nombre de cul-
tures, comme la canne à sucre ou le café, ils sont jetés dans les
plus graves embarras dès qu'il vient quelques mauvaises récoltes,
ou que baisse le prix de leurs produits. Mais si les cultures vi-
vrières sont les plus essentielles, parce qu'elles donnent, en tous
cas, le plus nécessaire aux hommes, les autres n'en sont pas moins
fort utiles. Un pays jeune a besoin d'exporter : la vente de ses
produits au dehors lui permet non seulement de se procurer le
superflu, d'acheter même certains articles manufacturés indis-
pensables qu'il n'est pas en état de fabriquer, mais encore de se
constituer des capitaux par l'épargne d'une portion des bénéfices
réalisés, et de payer les intérêts de ceux qu'il est obligé d'em-
prunter s'il veut mettre en valeur ses richesses naturelles. Le
Mexique est fort heureusement doté pour produire beaucoup
d'articles d'exportation appartenant aussi bien au règne végétal
qu'au règne minéral.
C'est encore un aloès qui lui fournit la plus importante de
ces cultures d'exportation. Le « henequen, » agave saxi des
naturalistes, croît spontanément, comme l'indique son nom latin,
dans les terres les plus rocheuses du Yucatan. Apprécié des in-
digènes, mais longtemps dédaigné des Européens, il fournit une
fibre qui supporte sans s'altérer les extrêmes de froid et de
chaleur, de sécheresse et d'humidité. On en fit d'abord des
cordages, des sacs, puis des stores, des tapis; mais c'est surtout
depuis qu'on l'emploie à lier mécaniquement les gerbes de blé,
que sa consommation a pris aux Etats-Unis un développement
énorme. Les producteurs ont peine à satisfaire aux demandes;
l'exportation, qui n'était en 1880 que de M2 000 balles, dépasse
maintenant 500 000 ; dans le même intervalle les prix ont monté
de 9 à 30 centavos le kilogramme ; la valeur de l'exportation pour
1902-1903 est de 32 millions de piastres, 80 millions de francs.
Devant ce succès, on essaye de tirer parti d'autres aloès : l'ixtle,
le lechiguilla fournissent des fibres grossières dont on fabrique
des sacs. Ces plantes qui nécessitent si peu de frais de culture
peuvent être une ressource particulièrement précieuse pour les
pays où la main-d'œuvre est rare et peu exercée.
LE MEXIQUE AU XX^ SIÈCLE. 637
Les autres produits végétaux d'exportation, les denrées colo-
niales proprement dites, exigent au contraire des soins beaucoup
plus dispendieux, et comme elles onl un débouché moins vaste,
que leurs prix varient souvent et beaucoup, leur commerce est
sujet à des crises assez fréquentes, qui atteignent durement les
planteurs. Tel est le cas du café dont la culture s'est fort déve-
loppée sur les terres tempérées du Mexique, qui lui sont très
propices; l'exportation a passé de 1200 000 piastres en 1878 à
14 millions en 1895, puis est revenue à 8 millions en 1903. Après
les brillans succès obtenus par les planteurs brésiliens, le monde
entier s'était trop engoué de l'arbuste qui produit cette « aimable
liqueur. » Le tabac, moins aimable peut-être, a donné jusqu'ici
moins de déboires aux pays qui Font cultivé. La qualité des
crus du Mexique n'est guère dépassée que par ceux de Cuba,
auxquels les fabricans de la Havane eux-mêmes les mélangent,
paraît-il, quelquefois. Pendant l'insurrection cubaine, plus d'un
amateur européen a fumé des cigares venus de la Vera-Gruz,
qu'il croyait fait avec des feuilles de Vuelta Abajo; les expor-
tations mexicaines, insignifiantes il y a un quart de siècle, s'étaient
élevées en 1898 à plus de 4 millions et demi de piastres; elles
ont baissé de moitié depuis. Devant l'épuisement des sols de
Cuba la culture n'en paraît pas moins destinée à un brillant
avenir.
D'autres cultures, jadis très brillantes, sont en décadence au-
jourd'hui, bien qu'elles soient indigènes au Mexique. Tel le cho-
colat, qu'on buvait à la cour de Montezuma, d'où l'usage en
a été introduit en Europe par les conquistadores, mais que le
Mexique ne produit presque plus, tandis que les républiques
voisines de l'Amérique Centrale en ont de vastes plantations;
Celle encore la vanille, jadis la richesse de l'Etat de Vera-
Cruz. La canne à sucre progresse lentement au Mexique, en
dépit du droit protecteur de IS centavos ou 37 centimes le kilo-
gramme qui frappe les sucres étrangers, droit énorme puisqu'il
dépasse la valeur moyenne de la marchandise. Le Mexique
n'importe ni n'exporte guère; les 70 000 tonnes de sucre qu'il
produit suftlseni, avec les 65 000 tonnes de panocha, sucre brun
inférieur fabriqué dans les petites sucreries primitives dont il
existe encore un grand nombre, à la consommation du pays.
Voisin de Cuba et de Porto-Rico, où les Américains entreprennent
de développer et de perfectionner la fabrication du sucre de
638 REVUE DES DEUX MONDES.
canne, de lui faire prendre, comme ils disent, sa revanche sur
le sucre de betterave, il est peu probable que le Mexique puisse
tirer de grands profits de la vente du sucre au dehors.
Toutefois, ces cultures en décadence ou en stagnation pour-
raient être remplacées par des cultures nouvelles. Il en est une
qui semblerait appelée à un avenir brillant entre toutes, parce
que ses débouchés sont immenses et toujours croissans, parce
qu'on cherche dans le monde entier à la répandre et parce
qu'elle réussit admirablement aux portes mêmes du Mexique:
c'est celle du coton. Les côtes du Pacifique, aussi bien que celles
du Golfe, semblent lui offrir un terrain non moins favorable que
le Texas lui-même et, pourvu qu'on sache en améliorer la cul-
ture, il semble que le Mexique devrait devenir un des grands
producteurs du textile moderne par excellence, dont il ne récolte
aujourd'hui qu'une quantité infime, moins de 30 000 tonnes sur
3 millions et demi que produit le monde.
Le Mexique n'a d'ailleurs pas à compter sur les seuls pro-
duits de son agriculture pour augmenter ses exportations et
payer l'intérêt des capitaux qu'il emprunte au dehors. Ses im-
menses ressources minières lui fournissent les élémens d'un
commerce considérable. Nous avons dit quelle était la richesse
de son sous-sol. Les métaux précieux qu'il recèle sont exploités
depuis longtemps ; mais leurs gisemeus sont loin d'être épuisés.
Telle mine d'argent a duré des siècles, comme la fameuse
Valenciana, dans la Veta Madré de Guanajuato, qui a produit
plus d'un milliard et demi d'argent. Le district de la Veta Madré
de Zacatecas en a fourni, de 1S48 à 1832, pour plus d'un mil-
liard et demi. Au cours du siècle dernier les chercheurs sont
remontés vers le Nord à la rencontre des prospecteurs améri-
cains et beaucoup de nouvelles mines se sont ouvertes dans les
Etats de Chihuahua, de Durango, de Sonora. Malgré la baisse
de l'argent, la production a passé de 659 000 kilogrammes en
1884 à 1772000 en 1998 et 1713000 en 1902, ce qui représente
170 millions de francs. On découvre aussi de nombreuses mines
d'or : le Mexique ne produisait en 1889, que 1 03S kilogrammes
du plus précieux des métaux; en 1902, il en extrayait 15 500 kilo-
grammes, 53 millions de francs. Les mines de cuivre, dont la
principale est celle du Boléo, en Basse-Californie, ne sont guère
exploitées qnQ depuis vingt ans; on en extrait 11 000 tonnes de
métal; celles de plomb ea fournissent 16000 tonnes.
LE MEXIQUE AU XX" SIÈCLE. 639
Les progrès de l'exploitation des mines sont dus en grande
partie à la sagesse des lois qui la régissent. Depuis la réforme
minière de 1885, complétée par les lois de 1887 et de 1892, les
impôts sur les mines, leurs produits, les articles nécessaires aux
traitemens des minerais sont très légers, la propriété minière
est très bien assurée; on a supprimé dans les concessions la
clause qui frappe en certains cas les concessionnaires de dé-
chéance, et qui ne sert qu'à écarter les demandeurs sérieux; on a
favorisé les grandes concessions, qui seules permettent une ex-
ploitation économique, en accordant des franciiises spéciales,
des exonérations de droits de douane et autres aux personnes
engageant plus de 200 000 piastres dans une entreprise minière.
Le gouvernement a compris en un mot que le grand profit que
l'Etat et le pays tout entier pourraient retirer de l'exploitation
des mines n'était pas le profit direct, sous forme d'impôts payés
par les exploitans, mais le profit indirect, l'accroic-sement géné-
ral de richesses qui résulte de l'introduction dans le pays d'abon-
dans capitaux et du paiement de salaires, relativement élevés, à
de nombreux ouvriers.
Si l'industrie minière est très prospère, les autres sont beau-
coup moins développées, et il n'y a pas lieu d'en être surpris. Le
Mexique n'a pas encore la maturité nécessaire pour être un grand
pays manufacturier. L< s seules industries qui y soient assez lar-
gement représentées r{int celles qui font subir aux produits de
l'agriculture des manipvi lations siiinples, et même celles-ci restent,
pour la plupart, à l'état de petites industries : c'est ainsi que,
sur 1 124 sucreries, les neuf dixièmes produisent moins de cin-
quante tonnes de sucre par an et que les plus grandes ne trai-
tent que 500 tonnes de cannes par jour, alors qu'à Cuba on ar-
rive à 1 000 et même à 2 000. De même les distillerieh de magiiey
sont éparpillées sur toutes les haciendas et il eu faut 2 000 pour
produire 348 000 hectolitres d'alcool ; de même encore il y a
710 manufactures de tabac qui ne produisent en tout que 6 mil-
lions de kilogrammes de cigarettes, 400 000 de cigares lins et
283000 de cigares communs. Il existe enfin un grand nombre de
petits moulins et quelques minoteries importantes.
L'industrie textile était encore naguère dans l'enfance ; mais
elle commence à se constituer sur un pied moderne, en particu-
lier pour la filature et le tissage du coton, et aussi du henequen;
quelques fabriques de lainages et soieries font également leur ap-
640 REVUE DES DEUX MONDES.
parition (1). Six des principales usines de cotonnades, fournissant
un cinquième de la production du pays, appartiennent à des
Français de Barcelonnette. La métallurgie entre aussi dans une
phase nouvelle. Elle n'a plus seulement des ateliers de répara-
tion, d'ajustage, de finissage, mais des usines dignes de ce nom
où l'on fabrique des machines pour les mines, les moteurs à
vapeur. A Monterey, la grande ville industrielle du Nord, on fait
même des rails, et il s'y est établi une société au capital de
5 millions, qui pourra produire 20 wagons de chemins de fer
par jour, c'est-à-dire l'équivalent des 7000 par an qu'on importe
actuellement des Etats-Unis, Enfin, ^ la toute jeune industrie
électrique comptait, dès 1899, 19 entreprises dont 14 employaient
la force hydraulique; la plus puissante appartenait à un Français.
D'autres installations plus vastes se fondent aujourd'hui, pour
transporter souvent à grande distance la force des nombreuses
chutes d'eau.
Comme il le fait pour Findustrie minière, le gouvernement
mexicain cherche à favoriser les progrès de l'industrie en géné-
ral par des exemptions d'impôts et de droits de douane pour les
établissemens ayant un capital de plus de 250 000 piastres. L'in-
tention est bonne et les effets peuvent en être heureux dans de
certaines limites. Il n'y a pas lieu, pourtant, de provoquer la nais-
sance hâtive d'industries de toutes sortes avant que le pays ne
puisse leur fournir un marché important, car elles ne sauraient
être progressives ; et il est bien des objets que le Mexique
trouvera longtemps avantage à se procurer au dehors, par
échange avec les minéraux et les denrées végétales d'exportation
qu'il est particulièrement bien placé pour produire. Ce dont il
avait, en revanche, un besoin urgent et incontestable, c'est de
voies de communication. Montagneux, dénué de rivières navi-
gables, les chemins de fer lui étaient essentiels. Et cependant,
c'est en 1874 seulement qu'on ouvrait la première ligne, les
500 kilomètres de la Vera-Cruz à Mexico. Aujourd'hui, il existe
plus de 20 000 kilomètres de voies ferrées. La capitale et ses
environs sont reliées par trois lignes à la frontière des Etats-
Unis, par plusieurs autres à l'Atlantique ; ils le seront bientôt
(1) En 1880, il se trouvait au Mexique 99 manufactures de cotons, avec 9 214 mé-
tiers à tisser et 258 000 broches, empli;yant 16 000 ouvriers, et fabriquant 4 800 000
pièces. En 1900, on comptait 134 manufactures, 18 009 métiers, 588 000 broches,
28 000 ouvriers, 11 millions et demi de pièces fabriquées.
LE MEXIQUE AU XX® SIÈCLE. 641
au Pacifique. Le chemin de fer de l'isthme de Tehuantepec
s'achève en ce moment, et l'on espère pour lui un trafic impor-
tant même après l'ouverture du canal de Panama, parce qu'il
évite un grand détour à tout ce qui va d'une côte à l'autre de
l'Amérique du Nord. C'est l'industrie privée qui a construit et
qui exploite ce vaste réseau, dont la situation financière est
bonne. Le gouvernement se borne à la contrôler, se réserve le
droit d'homologuer, même en certains cas de re viser les tarifs.
Il a dû prendre des précautions pour éviter qu'il se constitue
un trust des chemins de fer, ce qui eût été périlleux, étant donné
que les actions sont aux mains d'étrangers; c'est à ce rôle de
gardien vigilant de la défense nationale qu'il a sagement borné
son intervention (1).
IV
Le tableau que nous venons ae tracer aes progrès matériels
accomplis depuis trente ans au Mexique est assurément brillant.
Il y correspond un réel progrès social : l'ensemble de la
population est plus aisé; les distinctions de castes tendent à
s'atténuer; les Indiens échappent peu à peu à la condition de
demi-servage et de minorité perpétuelle où ils étaient tenus
naguère, en fait, sinon en droit. L'instruction même se répand;
elle est théoriquement obligatoire ; sur 2 millions d'enfans
d'âge scolaire, il s'en trouvait, en 1901, 871 000, dont S36 000 gar-
(1) C'est au désir de se dégager autant que possible de l'étreinte économique
des États-Unis qu'il faut attribuer la récente introduction à la Bourse de Paris de
fonds d'États et autres valeurs du Mexique, qui ont obtenu beaucoup de succès.
C'est en effet un problème assez délicat, au voisinage immédiat des États-Unis,
que d'attirer des capitaux étrangers, — ce qui est absolument nécessaire, — sans
tomber dans la dépendance complète des Américains. Heureusement une notable
partie des chemins de fer, presque tous ceux de la région centrale, sont aux
mains de capitalistes anglais ; beaucoup de mines aussi sont dans ce cas, de
même que plusieurs banques. La plupart des actions des chemins de fer du Nord
appartiennent, par contre, à des Américains et la prépondérance des États-Unis
est absolue dans le commerce extérieur, qui se répartit ainsi en 1902-1903 :
Importations, Exportations.
(Millions (Millions
de piastres or). de piastres argent).
États-Unis 40,5 143,8
Grande-Bretagne 10,6 26,9
France 6,5 3,7
Allemagne 9,6 9,7
Total général 76 198
TOME XXX. — 1905. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
çons, inscrits dans qiielcfu'une des 12 436 écoles primaires, offi-
cielles ou libres, de la République, au lieu de 369 000 dans les
8000 écoles de 1876, et de beaucoup moins encore dans les
4 500 écoles de 1870, ce qui n'empêche qu'au recensement de
1895 on comptait seulement 2 200000 personnes sachant lire sur
une population de 12 millions et demi. L'instruction secondaire
et supérieure est bien organisée. Les établissemens scientifiques
sont assez nombreux et bien pourvus ; ils assurent au pays une
place honorable parmi les nations. Le Mexique est entré dans
ce qu'il est convenu d'appeler la voie du progrès moderne.
L'ombre de ce tableau, c'est le manque d'harmonie entre le
degré de culture du peuple et les institutions qu'on lui a don-
nées. La masse de ce peuple est encore très primitive, à tous
points de vue. Les institutions au contraire sont des plus avan-
cées puisqu'elles sont copiées presque littéralement sur celles des
Etats-Unis. La République mexicaine est une fédération de
vingt-sept Etats, plus le district fédéral formé par la capitale et
sa banlieue, et trois territoires. Les pouvoirs fédéraux sont repré-
sentés par deux Chambres, un président et une Cour suprême à
laquelle sont subordonnés des tribunaux de district. La Chambre
des députés, qui compte 232 membres, est élue au suffrage uni-
versel, le nombre des députés de chaque Etat étant proportion-
nel à celui de ses habitans ; le Sénat au contraire compte
2 membres pour chaque Etat, plus 2 membres pour le district
fédéral. La Chambre a seule le droit de voter les impôts, tandis
que le Sénat doit ratifier les traités et la nomination de tous les
fonctionnaires de quelque importance. Le président devait être
élu d'abord pour quatre ans et n'être pas rééligible ; un amende-
ment de 1887 a autorisé sa réélection indéfinie; un autre de 1904
a porté à six ans la durée de ses pouvoirs. Il choisit ses mi-
nistres comme il l'entend et nomme à toutes les fonctions sous
réserve de l'approbation sénatoriale. La Cour suprême est elle-
même élective, — contrairement cette fois à ce qui a lieu aux
États-Unis, — et c'est elle qui nomme les magistrats des tribu-
naux inférieurs. Chacun des vingt-sept Etats jouit d'une large
autonomie, il a son gouverneur, son assemblée législative, sa
législation civile et criminelle, ses tribunaux (la juridiction des
tribunaux fédéraux étant limitée à des cas spéciaux) ; il s'admi-
nistre à son gré, sous réserve de ne pas établir de douanes inté-
rieures, et de ne pas contracter de dettes étrangères.
LE MEXIQUE AU XX® SIÈCLE. 643
La Constitution se montre très soucieuse de garantir les droits
des particuliers et la liberté individuelle; les mesures à ce des-
tinées sont imitées de celles mises en vigueur aux États-Unis.
Le jury existe partout en matière criminelle. L'égalité de tous
les citoyens, la liberté religieuse, la liberté de la presse, le droit
d'association, la liberté du travail, la liberté de l'enseignement,
sont formellement affirmées. Il est vrai que, dans cette même
constitution, sont formulées certaines exceptions déconcer-
tantes à ces règles, en ce qui concerne les ordres religieux et
les ministres du culte, le Mexique s'étant distingué par sa
législation anticléricale. Sauf ces mesures spéciales, qui jurent
fâcheusement avec l'ensemble, il est incontestable que les insti-
tutions mexicaines sont aussi libérales que démocratiques. Elles
constituent une façade brillante et toute moderne, mais quel
est leur lien avec la réalité qu'elles recouvrent? <( Faut-il, écrit
M. Léon Bourgeois dans le Mexique au XX'^ siècle, faut-il attri-
buer à cette législation si remarquable, le développement plus
remarquable encore des États auxquels elle a été donnée? Ou
doit-on chercher ailleurs la cause principale de la prospérité
actuelle du Mexique? C'est une question qui se pose malheureu-
sement dans un pays aussi neuf, où l'accord entre les mœurs
anciennes et les nouveautés légales n'a pu se faire en peu d'années
et oii, certainement, bien des institutions empruntées aux vieux
pays latins, — ou aux pays anglo-saxons, faudrait-il ajouter, —
ne peuvent être encore comprises et pratiquées réellement par
la masse des citoyens. On peut dire que les institutions mexi-
caines donnent encore et pour longtemps peut-être l'indication de
ce qui devrait être, plus que le signe de ce qui est en réalité... »
Le jugement est corroboré par le témoignage d'écrivains et
d'hommes d'Etat mexicains appartenant eux-mêmes au parti
libéral avancé. « La vie parlementaire est à peu près nulle, écrit
l'un des plus distingués d'entre eux, M. Justo Sierra; le peuple
s'est convaincu que l'action d'un pouvoir administratif bien
organisé et énergiquement dirigé comme l'est le pouvoir actuel
suffit aux besoins de progrès du pays ; les groupes politiques s€
dissolvent. Eternelle histoire des pays qui ont traversé de Ion
gués périodes de crises convulsives et qui se sont trouvés sou-
dain en présence de ce dilemme formidable : résoudre deux ou
trois problèmes capitaux ou disparaître de la liste des nations...
Quel rôle le suffrage universel peut-il jouer dans les pays neufs
644 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ les élémens de la représentation nationale sont embryon-
naires, oii l'éducation politique n'est pas encore faite, où l'in-
struction scolaire est à peu près nulle, où sur d'immenses espaces
une population clairsemée aspire vaguement à un bien-être
qu'elle ne sait pas définir. » Le tableau est énergiquement et
fidèlement tracé. Tous les pays de l'Amérique latine et bien des
pays européens peuvent se l'appliquer. En dehors de l'Europe
septentrionale et occidentale, des Etats-Unis et des colonies an-
glaises, le suffrage populaire n'est encore qu'un instrument entre
les mains d'un homme ou d'une oligarchie, et les institutions
libérales ne sont guère que des cadres à peu près vides.
Au témoignage même des personnes ies mieux informées et
les moins prévenues, ce n'est donc pas dans les institutions du
Mexique, qu'il faut chercher le secret de sa prospérité, laquelle
est d'ailleurs beaucoup moins ancienne que la constitution
actuelle, qui remonte k 1857. Le véritable auteur de cette pros-
périté, c'est un homme, le général Porfirio Diaz. Elu une pre-
mière fois Président de la République en 1876, remplacé de 1880
à 1884 par un de ses lieutenans, réélu alors et sans cesse depuis,
il a résumé en lui seul tout le gouvernement du Mexique pen-
dant la durée d'une génération. Il a su s'entourer d'hommes
compétens et appliqués; il a fait appel à tous les partis. On a
pu résumer son programme en ces mots : « Peu de politique et
beaucoup d'administration. « Mais il ne faudrait pas entendre
par là qu'il ait cru devoir immiscer l'État en toutes choses. Il a
vu, au contraire, que la grande tâche du gouvernement, c'est sim-
plement d'établir et de maintenir Tordre, et il a veillé à ce qu'elle
fût toujours accomplie. Depuis qu'il est au pouvoir, le Mexique
ne connaît plus ia guerre civile, le banditisme même est éteint
depuis longtemps. L'ordre établi, on n'a pas essayé de substi-
tuer le gouvernement aux particuliers pour mettre en valeur le
pays; on n'a pas eu peur de l'initiative privée; on n'a pas craint
qu'elle privât l'État de ce qui lui était dû ; mais on l'a solli-
citée, on s'est appuyé sur elle, on l'a débarrassée de toutes
entraves, on lui a facilité la tâche, comme le témoignent la mé-
thode employée pour l'arpentage des terres, la législation mi-
nière, hydraulique, industrielle. Le Mexique est un exemple
éclatant des progrès rapides que fait un pays neuf lorsque l'État
borne sagement son rôle au maintien énergique de l'ordre, à
la suppression des impôts vexatoires et nuisibles au com-
LE MEXIQUE AU XX* SIÈCLE. 645
merce, et lorsqu'il fait crédit aux bonnes volontés particulières.
Malgré tout, un pays à qui l'on a donné ainsi les institutions
d'une démocratie libre, et qui n'est pas un pays démocratique
parce que les différences des classes y sont trop profondes et
qu'aucune n'a des aspirations réellement démocratiques, qui ne
saurait être un pays libre parce qu'un grand nombre de ses
habitans n'ont même pas la notion de ce qu'est la liberté poli-
tique, un tel pays est toujours et malgré tout dans un état d'équi-
libre quelque peu instable. Si, par un heureux concours de
circonstances, un homme supérieur parvient à se mettre à sa tête,
à imposer une dictature éclairée, tout en respectant l'apparence
des institutions libérales, le pays goûte alors tous les bienfaits de
l'ordre au sens le plus étendu du mot. Et l'ordre est un bien
pour tous, alors que la liberté n'en est un que pour ceux qui
savent s'en servir. Mais si l'homme supérieur vient à disparaître,
on peut craindre que tout le développement acquis ne soit
remis en question. Cependant, quand l'ordre règne depuis long-
temps, ses avantages ont éclaté d'une manière si évidente, il y a
tant de gens qui en ont bénéficié et ont intérêt à son maintien,
qu'on a le droit d'espérer qu'il survivra à ses fondateurs. Au
Mexique, comme en d'autres pays de l'Amérique du Sud, la
classe dirigeante ne s'occupait jadis que de politique parce que
la politique seule pouvait donner les honneurs, le prestige, le
rang social. Après vingt ou trente ans de progrès économiques
et de calme politique, il s'est créé d'autres sphères d'activité, il
s'est formé une autre classe dirigeante, composée d'industriels,
de grands propriétaires, de commerçans, d'ingénieurs, de finan-
ciers même, gens que l'on décrie parfois, que l'on peut accuser
d'égoïsme et de « bourgeoisisme, » mais qui ont cette qualité
d'aspirer à la stabilité et à la régularité. Maintenant que les
Latins d'Amérique voient que l'on peut s'élever dans l'échelle
sociale autrement qu'en faisant de la politique, il semble qu'on
puisse espérer le maintien de Tordre chez eux. Si cette espé-
rance se réalise, l'éducation du peuple se fera peu à peu, les
institutions libres cesseront d'être une apparence pour devenir une
réalité, et le siècle qui s'ouvre verra, avant de fmir, les grands
Etats latins d'Amérique faire contrepoids, pour le bien général
de l'humanité, aux fédérations anglo-saxonnes, à la puissante
masse slave et aux Empires rajeunis de l'Extrême-Orient.
Pierre Leroy-Beaulieu.
LA JEUNESSE DE MOZART
III
PARIS ET VERSAILLES (1)
(18 NOVEMBRE 1763 — 8 JANVIER 17641
I. — L ARRIVEE A PARIS
Dans sa premiôre lettre de Paris, le 8 décembre 1763,
Léopold Mozart écrivait aux Hagenauer : « Le 18 novembre,
nous sommes arrivés ici, dans la maison de l'ambassadeur de
Bavière, comte d'Eyck, qui nous a reçus très amicalement, et
nous a fait préparer chez lui une chambre où nous sommes
logés fort à l'aise : avantage dont nous sommes redevables à la
recommandation de la famille de la comtesse d'Eyck. »
Le comte d'Eyck, envoyé extraordinaire de l'électeur de
Bavière à la cour de France, avait loué et habitait, depuis 1753,
l'Hôtel de Beauvais, entre la rue Saint-Antoine et la rue de Jouy
C'était, cet hôtel, une des plus célèbres et des plus magnifiques
maisons de Paris, une de celles où l'architecture du xvii® siècle
(1) Voyez la Revue du 1" avril et du 1" novembre Î904. — Je ne puis songer à
indiquer ici les sources, très diverses, qui m'ont servi pour cet article et pour le
suivant : je me suis vraiment etforcé d'interroger tous les documens, livres et
journaux, partitions, portraits, capables de m'aider à reconstituer, presque jour
par jour, l'histoire du premier séjour de Mozart en France. Mais il faut que je
dise, au moins, de quel profit particulier m'a été l'ouvrage de M. Michel Brenet
sur le» Concerts en France sous Vancien Régime (1 vol. in-18, Fischbacher, 19001,
le meilleur tableau qu'on nous ait donné de la vie musicale française d'autrefois.
LA JEUNESSB DE MOZART. 647
avait su le mieux unir à de brillans rappels de la Renaissance
italienne la noble et forte grandeur du nouvel art français. Au-
jourd'hui encore sa façade (68, rue François-Miron), misérable-
ment mutilée, — dépouillée de ses entablemens et de ses sculp-
tures, ne gardant plus que des restes informes du fameux balcon
d'où, jadis, Anne d'Autriche et Marie-Thérèse ont maintes fois
assisté aux sorties triomphales du jeune Louis XIV, — nous
étonne, au passage, comme la ruine de quelque Louvre égaré
parmi l'honnête médiocrité bourgeoise des maisons voisines. Et
notre surprise se change en un vrai ravissement lorsque, péné-
trant sous le porche, nous découvrons la perspective élégante
de la petite cour, avec le svelte péristyle circulaire dont elle est
précédée, et surtout, à gauche de l'entrée, un admirable escalier
d'honneur que des hasards miraculeux nous ont conservé presque
intact, depuis sa rampe de pierre finement ajourée jusqu'aux
mascarons, aux putti, et aux armoiries du plafond, chefs-d'œuvre
du bon maître flamand Van den Bogaert (1).
A l'intérieur de la maison, par contre, rien ne subsiste plus
qui puisse nous permettre de nous représenter ce qu'était l'am-
bassade de Bavière, au moment où les Mozart y sont venus
loger. Un inventaire de 1769 nous apprend seulement que le
premier étage comprenait deux grands salons, dont un « de
musique, » une bibliothèque, deux chambres à coucher avec
« garde-robe à l'anglaise, » et qu'il y avait au second étage, sur
la rue Saint- Antoine, « six pièces à glaces. » Est-ce dans une de
ces six pièces que le comte d'Eyck a installé ses hôtes? Ou bien
ne serait-ce pas plutôt dans une « petite chambre » du premier
étage, qui se trouvait isolée du reste des appartemens, à gauche
vers le fond de la cour, avec un escalier pour elle seule? Cette
petite chambre donnait accès sur une terrasse communiquant
elle-même, par une galerie, avec un a jardin suspendu » qui
avait, à deux de ses coins, <( une « grotte » et une « volière : »
et j'imagine en tout cas que cette grotte, cette volière, et tout ce
jardin en terrasse ont dû amuser infiniment le petit Wolfgang,
cependant que le luxe princier de la maison remplissait d'aise le
(1) L'Hôtel de Beauvais avait été construit, de 1655 à 1660, sur les plans de
Lepautre : mais, dès 1706, le financier Orry avait commencé à en gâter la façade,
sous prétexte de l'accommoder au goût nouveau de son temps. On trouvera, du
reste, une foule de détails curieux sur cette maison dans une étude du savant
Jules Cousin, publiée, en 1863, à la Revue universelle des Arts.
648 REVUE DES DEUX MONDES.
cœur, à peine moins ii)génu, de Le'opold Mozart. Oui certes, au
point de vue de la « noblesse » comme à celui de l'économie, le
maître de chapelle salzbourgeois pouvait s'enorgueillir de
« l'avantage » que lui avait valu la recommandation du comte
Arco, premier chambellan de la cour de Salzbourg, et père de
la comtesse Félicité d'Eyck.
Il convient pourtant de noter que, dans ses lettres suivantes,
^Léopold Mozart ne parle plus jamais du palais qu'il habite, ni
du personnage éminent qui l'y a reçu. Et le fait est qu'il n'aurait
eu rien de bon à dire, sans doute, de l'un ni de l'autre. Tout au
plus pouvons-nous supposer que les impressions qu'il en a eues
n'ont pas été étrangères aux doléances souvent exprimées par
lui, dans ces lettres, sur la dépravation des mœurs parisiennes.
Car d'abord la maison, avec toute la majesté de sa façade et toute
son apparence de demeure princière, commençait des lors à être
un tripot, et l'un des plus courus de Paris et des plus mal famés.
Le comte d'Eyck était, en effet, un de ces ambassadeurs qui,
pour épargner aux jeux de hasard les vexations dont les mena-
çait la police en territoire français, leur avaient généreusement
offert le territoire étranger qu'étaient leurs ambassades. Il avait
affermé à des « banquiers » le rez-de-chaussée et une partie du
premier étage, qui s'étaient vus ainsi transformés, le rez-de-
chaussée en un « brelan » populaire, le premier étage en une
élégante « académie de jeu. » Tous les soirs et jusqu'à l'aube
suivante, il y avait « grand concours de carrosses et de chaises »
devant la maison, tandis que les salons retentissaient du bruit
des pièces d'or et des clameurs passionnées des <( pontes, »
rythmant les rapides péripéties du pharaon et de la bassette.
C'est là que se réunissait de préférence, désormais, le personnel
cosmopolite fréquenté naguère par le chevalier des Grieux à
l'Hôtel de Transylvanie, les virtuoses du « filage de cartes » et
de la « volte-face; » et bientôt Paris n'allait pas avoir d'endroit
où l'on se ruinât plus volontiers qu'à l'ambassade de Bavière.
Mais l'hospitalier ambassadeur, lui, s'y enrichissait si heureuse-
ment que, quelques années plus tard, le 15 avril 1769, il allait
être en état d'acheter l'hôtel, « meubles et peintures compris, »
pour une somme approchant de deux cent mille livres.
Jamais, au reste, cet habile homme ne paraît s'être trop
embarrassé de scrupules moraux. Agé d'une cinquantaine d'an-
nées au temps du voyage des Mozart, il était d'origine flamande,
LA JEUNESSE DE MOZART. 649
et, de son vrai nom, s'appelait van Eycken. Avant d'obtenir le
titre d'envoyé de Bavière, en 1761, il avait longtemps représenté
à Paris un très petit prince, Févêque de Liège, fils de l'électeur
bavarois Max-Emmanuel ; et c'était seulement en 17S9 que,
ayant été créé comte du Saint-Empire, M. van Eycken était
devenu « le comte d'Eyck. » Intrigant, menteur, résolu à faire
fortune par tous les moyens, ses contemporains s'accordaient
assez généralement à le mépriser. Et aujourd'hui, s'il n'avait
pas eu l'honneur d'accueillir chez lui le petit Mozart, son nom
ne nous serait plus connu que par cette amusante épi gramme
de Rulhière :
LES DEUX COQUINS
Un coquin à qui l'on fit grâce
Était au carcan sur la place.
« Il a de l'esprit! » disait-on.
Mais un quidam répondit : « Non l
Regardez sa sottise insigne :
S'il en avait, serait-il là? »
Comme il parlait, van Eyck passa.
« Tenez, — en le montrant d'un signe, —
Un homme d'esprit, le voilà ! »
La recommandation d'un tel protecteur n'était guère faite
pour ouvrir aux deux enfans prodiges les salons de Versailles,
ni même, à Paris, ceux des grandes familles françaises ou étran-
gères. Mais Léopold Mozart était amplement pourvu d'autres re-
commandations, obtenues à Salzbourg, avant son départ, et
dans les divers endroits où il s'était arrêté. Pareil à maint client
de l'hôtel de Beauvais, il apportait à Paris les sentimens fiévreux
d'un joueur qui a résolu de risquer toute sa chance sur un seul
coup de dés : il voulait que ce séjour assurât définitivement sa
fortune, et il n'y avait pas de démarche où il ne fût prêt pour ai-
der au succès de son entreprise. Matin et soir, il courait la ville,
d'un quartier à l'autre. Au Temple, à l'ambassade d'Autriche, à
l'Hôtel d'Aiguillon, chez toute sorte de hauts personnages, il
déposait avec respect ses lettres d'introduction, attendait dans
les antichambres, sollicitait la laveur des intendans et des valets
de pied. Paris, évidemment, ne l'intéressait qu'au point de vue
de la conquête qu'il se préparait à en faire : et l'on ne s'étonne
pas que, n'ayant le loisir d'y rien voir, il n'ait pas eu non plus
celui d'en rien décrire à ses fidèles amis salzbourgeois.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais au contraire sa femme et ses enfans, pendant ce temps,
profitaient de leur liberté pour faire connaissance avec la glo-
rieuse capitale que tout Salzbourg leur enviait de pouvoir admi-
rer. Sous la conduite, peut-être, d'un commis de l'ambassade, ou
simplement avec le secours d'une édition allemande des Curio-
sités de Paris, ils employaient la matinée à visiter les églises, et,
d'abord, celles de leur rue et de leur quartier : le sombre Petit
Saint-Antoine, presque vis-à-vis de l'Hôtel de Beauvais, les
églises des Grands Jésuites et des Gélestins, qui toutes deux
conservaient, dans de beaux mausolées, les cœurs d'une foule
de rois et de princes du sang, l'église Saint-Paul, somptueuse-
ment tapissée et dorée, et où l'organiste Daquin excellait à
imiter le chant des oiseaux. La cathédrale, malgré la barbarie
de son style gothique, avait aussi à leur offrir bien des choses
curieuses : l'énorme Saint Christophe de l'entrée, la statue équestre
de Philippe le Bel, tel qu'il avait pénétré dans l'église après une
de ses victoires, le maître-autel de porphyre, entouré des figures
agenouillées de Louis XIII et de Loins XIV, le trésor, avec ses
vases de prix et ses reliquaires. Et tandis que la mère et la fille,
en chemin, s'ébahissaient des modes nouvelles, ou s'indignaient
du nombre des mendians, et des folles histoires qu'ils leur débi-
taient, le petit garçon, Ijii, se remplissait les oreilles de l'inces-
sante musique des rues de Paris. Il écoutait les mille cris variés
des vendeurs ambulans, les joyeuses chansons des maçons et
des peintres, et tout le charmant répertoire de ces joueurs de
vielle ou d'ov.^ue mécanique qui, à chaque carrefour, lui dérou-
laient les airs favoris du Devin de village, à'Annelte et Lubin, et
du Bûcheron. Puis, les dévotions achevées, et en attendant Theure
du dîner, nos voyageurs s'en allaient aux galeries de bois du
Palais-Marchand, où merciers, modistes, Lijoutiers, papetiers,
étalaient à leurs yeux ravis les plus récentes trouvailles du goût
parisien; ou bien, par la Vieille Rue du Temple, toute pianténi
de superbes hôtels, lentement on descendait sur les Boulevards;
et c'est là surtout, parmi l'innocente et bruyante gaîté d'une foire
perpétuelle, que j'aime à me représenter le petit Mozart, pendant
ces heureux premiers jours de son arrivée à Paris,
Car je n'ai pas encore assez dit combien, depuis son départ
de Salzbourg et jusqu'au terme du voyage (ou plutôt, désormais,
jusqu'au terme de sa vie), le » nouvel Orphée » était gai, es-
piègle, avide de plaisir, profondément enfant. Tous les témoi-
LA JEUNESSE DE MOZART. 651
gnages de ceux qui l'ont approché s'accordent là-dessus; et l'un
de ces témoignages est à la fois si typique et si amusant que,
bien qu'il soit d'une date un peu postérieure au séjour de Paris,
je ne résiste pas au désir de le citer tout de suite. A Londres, en
juin 4763, le célèbre naturaliste Daines Barrington a soumis le
petit Wolfgang à un long examen, dont il a consigné tous les
détails dans le recueil des Philosophical Transactions : il Ta in-
terrogé sur l'harmonie et le contrepoint, lui a fait déchiffrer
plusieurs morceaux difficiles, lui à donné à mettre en. musique
divers chants italiens où, avec une sûreté merveilleuse, le bambin
a su adapter le rythme et l'expression qui leur convenaient. Mais,
au milieu de cette grave séance, un incident s'est produit que
Barrington nous raconte ainsi : « A^ un moment où le petit
garçon était en train d'improviser devant moi, mon chat favori est
entré, par hasard, dans la chambre : aussitôt voici notre compo-
siteur qui s'échappe du clavecin pour aller jouer avec lui; et long-
temps il nous a été impossible de le rappeler. » L'histoire de ce
chat, je voudrais pouvoir la répéter en marge de toutes les pages
du récit qui va suivre. Mieux que les plus savantes dissertations
des musicographes, c'est elle qui nous permet de comprendre la
vraie physionomie et le vrai caractère d'un enfant toujours riant,
gambadant, et le cœur en fête, de cet enfant dont un autre
témoin nous dit qu'il « rassurait, par sa gaîté, contre la crainte
qu'un fruit si précoce n'eût pas le temps de mûrir. »
Que l'on se figure donc l'enchantement qu'a dû être, pour lui,
chacune de ses promenades sur les Boulevards ! Depuis la Porte
du Temple jusqu'aux Filles du Calvaire, aux deux côtés de la
large avenue, ce n'étaient que théâtres, cirques, ménageries,
cabinets magiques, entremêlés de cafés où de petits orchestres
jouaient des « symphonies. » Mais, du reste, l'avenue tout en-
tière rayonnait de musique : chansons, sérénades, fanfares,
accompagnant les pirouettes des pitres, ou servant d'intermèdes
aux doctes harangues des marchands d'élixir. Et, dans cette atmo-
sphère chantante, combien de beaux spectacles pour divertir les
yeux et le cœur du petit garçon ! Il y avait par exemple sur les
Boulevards, cet hiver-là, une troupe italienne de plus de vingt
enfans, danseurs et sauteurs de corde ; il y avait un certain Festi
qui, entre autres prodiges de la nature, exhibait le squelette d'une
baleine et un dromadaire vivant; il y avait le fameux Comus, qui,
par des expériences'^ vraiment à peine croyables, mettait à la
652
REVUE DES DEUX MONDES.
portée des profanes les derniers mystères de l'électricité et de la
« vertu sympathique. » Il y avait tout cela, sans compter la foule
bariolée des joueurs de gobelets, des diseurs de sorts, des arra-
cheurs de dents : et tout cela n'était rien encore en comparaison
du théâtre splendide où Nicolet, le roi du Boulevard, assisté de
son poète Taconet et de l'acrobate Spinacuta, offrait au public,
presque gratuitement, la réunion de tous les plaisirs qu'eût jamais
inventés le génie humain : comédies et pantomimes, ballets cos-
tumés, feux d'artifices, tours de force merveilleux du chien Garaby.
Enfin, vers deux heures, le mouvement des curieux se ralen-
tissait, les parades s'interrompaient : tout Paris rentrait chez soi
pour se mettre à table. Et alors, au .sortir des surprises et des
joies de la matinée, une autre fête s'apprêtait pour le petit Wolf-
gang. Excité par l'ivresse délicieuse de cette vie nouvelle, les
oreilles encore pleines de chansons et les yeux de chatoyantes
couleurs, l'enfant sentait croître son désir d'épancher le flot con-
tinu de musique qui coulait en lui. Dans la chambre chaude où
son père le retenait, — car l'excellent homme, aussi bien par pru-
dence commerciale que par sollicitude paternelle, tâchait à lui
éviter toute occasion de refroidissement, — dès la fin du repas
il se hissait sur la plus haute chaise, ouvrait le cahier oblong qui
contenait tous les morceaux composés par lui jusque-là, et, un
bout de langue dehors, s'occupait à en noircir les dernières pages.
Le 21 novembre, quatre jours après son arrivée à Paris, déjà il
avait commencé d'écrire sa seconde sonate pour le clavecin.
Ou plutôt sa troisième : car sur la page précédente du même
cahier, et probablement encore avant son départ de Bruxelles, il
en avait commencé une autre, que jamais ensuite il n'a pris la
peine d'achever. Elle était en si bémoi, comme celle qu'il écrivait
maintenant, à Paris, pour la remplacer; mais, à la manière ita-
lienne, elle débutait par un andante : et c'est de cet andante que
Mozart avait entièrement composé la première partie, lorsque
des circonstances que nous ignorons sont venues l'arrêter. Vingt-
huit mesures, que l'on n'* jamais recueillies dans aucune des
éditions de son œuvre de piano, et qui nous sont connues seu-
lement par une reproduction en fac-similé de l'autographe ori-
ginal, dans un album salzbourgeois de 1872 (1).
(1) Salzhurger Mozart-Album, i vol. in-4°; Salzbourg, librairie Glonner, 1872.
LA JEUNESSE DE MOZART. 653
Cet autographe aurait, lui-même., à nous apprendre bien des
particularités intéressantes sur les habitudes de travail du petit
Mozart. C'est, évidemment, un brouillon : après une première
ligne écrite avec beaucoup de soin, les notes, peu à peu, de-
viennent inégales, se mangent l'une l'autre, les barres de mesure
sont jetées au hasard, jusqu'à ce qu'enfin, à la troisième ligne, la
main fatiguée de l'enfant se trompe dans une indication de pas-
sages à répéter, et rature, et corrige, nerveusement. Un brouillon :
et cependant, quelque difficile que soit par instans la marche
harmonique des modulations, il n'y a pas une rature qui porte
sur la « musique » du morceau, je veux dire sur les notes du
chant ni de l'accompagnement. Tout de suite cette musique re-
çoit, sur le papier, sa l'orme définitive; de telle sorte qu'on serait
tenté de croire à une improvisation, si Ion ne savait point, par
ailleurs, combien Mozart a toujours été incapable de ce que dé-
signe proprement ce mot. La vérité est que, avec son besoin na-
turel de perfection, doublé peut-être d'une certaine paresse aux
besognes manuelles, jamais il ne se décidait à écrire un mor-
ceau que quand il l'avait composé tout entier, souvent à grand
efï'ort, dans sa tête. Ainsi nous savons qu'il faisait à vingt ans, à
trente ans, toute sa vie : et son andante inachevé de Bruxelles
nous prouve qu'il faisait déjà ainsi dès ses premiers essais.
Mais plus intéressante encore serait une analyse musicale de ce
court morceau. Court et inachevé, il n'en est pas moins un chef-
d'œuvre, un chant délicieux où le petit garçon, pour la première
fois, a mis toute son àme avec tout son génie. Il y a mis d'abord ce
que l'on chercherait vainement dans sa sonate précédente, comme
aussi dans la suivante : une expression personnelle, un essai de
traduire des sentimens qu'il éprouvait dans sou propre cœur, au
lieu de cette joie ou de cette mélancolie banales, et tout d'une
pièce, qui formaient le thème ordinaire de la plupart des auteurs
de sonates du temps. Nous entendons ici une plainte, délicate et
douce, une vraie plainte d'enfant, entrecoupée de soupirs; et
puis elle s'étend et se renforce, elle monte, par degrés, à des gé-
missemens d'une angoisse pathétique; après quoi, le petit cœur,
un moment secoué, se console, et de nouveau nous fait voir son
gentil sourire, dans une cadence où transparaît déjà presque
un reflet de l'allégresse lumineuse de la Flàle enchantée. Le
poète que va devenir Mozart, le voici, pour la première fois, qui
s'annonce à nous ; et voici également le musicien, avec son sens
654 REVUE DES DEUX MONDES.
profond des ressources les plus cachées de son art! Car l'élan
passionné de son inspiration lui a révélé tout à coup la misère de
cet emploi mécanique de la basse d'Alberti qui, de plus en plus,
rabaissait et enlaidissait la musique de piano do l'école nouvelle.
Nulle trace de ce procédé, dans Vandante bruxellois, mais au
contraire une harmonie qui change de note en note, d'après les
nuances diverses de l'émotion à traduire : procédant, dès le
début, par modulations chromatiques, pour aboutir enfin à une
suite d'accords mineurs, admirables de hardiesse et de forte
beauté. Et il n'y a pas jusqu'au contrepoint qui, durant tout un
long' passage, ne vienne accroître l'effet de la progression harmo-
nique : un contrepoint très simple, mais déjà « expressif » et
profondément (( mozartien, » prêtant pour ainsi dire à la plainte
une seconde voix, avant que toute la douleur se concentre dans
les accords sanglotans de la ligne finale. Tel est, en résumé, ce
morceau singulier, qui certes ne ressemble ni à la manière d'Em-
manuel Bach ni à celle d'aucun des honnêtes collaborateurs des
Œuvres mêlées, à rien autre qu'à la divine musique que, plus
tard, — bientôt, — nous fera entendre Mozart lui-même : à moins
que l'on ne veuille reconnaître, dans cet andante, un écho fugitif
des rêves suscités au cœur de l'enfant, pendant sa promenade à
travers l'Allemagne, par les chants magnifiques d'un Tartini ou
d'un Nardini, et comme la première réponse de ce cœur de poète
au charmant appel du génie italien.
Dans le cahier vénérable qui se trouve aujourd'hui, — hélas!
tout déchiqueté, — au Mozarteum de Salzbourg, ce fragment
à'andante occupait, je l'ai dit déjà, la page intermédiaire entre le
finale de la sonate en ut majeur, écrite à Bruxelles le 14 oc-
tobre 1763, et le début de la sonate en si bémol, commencée à
Paris le 21 novembre. On peut donc supposer que le petit garçon
l'aura ébauché à Bruxelles, aussitôt après sa première sonate,
dans le loisir que lui laissait l'attente de sa présentation à l'ar-
chiduc Charles: puis seront venus le concert du 10 novembre,
les préparatifs du voyage, et ce voyage lui-même; et désormais
l'enfant, avec son esprit toujours prompt à subir les impressions
du dehors, ne se sera plus senti en humeur de continuer sa so-
nate dans la forme que, d'abord, il avait voulu lui donner.
Pareille aventure devait lui arriver cent fois, au cours de sa vie,
le forçant à interrompre des morceaux qui souvent promettaient
une beauté supérieure : au Doint même qu'on a pu dire, sans
LA JEUNESSE DE MOZART. 655
trop d'exagération, que ses œuvres inachevées étaient ses chefs-
d^œuvre. Et je ne serais pas étonné que, à la date de son arrivée
à Paris, une certaine influence, en particulier, — celle du com-
positeur parisien Jean Godefroy Eckard, — eût pris sur lui assez
d'empire pour efïacer, momentanément, de son cerveau la légère
empreinte italienne qui se révèle à nous dans sa sonate en ut
majeur^ et dans ce bel andante resté incomplet.
Le Mercure de France du mois de mai 1763 annonçait la
publication, à Paris, de « Six sonates pour le clavecin, composées
par J. G. Eckard, op. 1, en vente chez l'auteur, rue Saint-Honoré,
près celle des Frondeurs, dans la maison de M. Lenoir, notaire. »
Cet Eckard, bien qu'il habitât Paris depuis plusieurs années,
était, en réalité, un Allemand d'Augsbourg, compatriote de Léo-
pold Mozart : et celui-ci avait sûrement entendu parler de lui,
durant le séjour qu'il venait de faire dans sa ville natale. Etait-ce
lui, Léopold, qui, à Bruxelles, avait acheté pour son fils le re-
cueil nouveau des sonates d'Eckard, ou bien l'enfant les avait-il
reçues en cadeau de quelque généreux amateur bruxellois? Tou-
jours est-il qu'il devait les connaître déjà lorsqu'il avait écrit sa
première sonate : il y a, en effet, dans Vallegro initial de cette
sonate, une cadence de deux mesures qui est directement em-
pruntée au finale de la première sonate d'Eckard, en si bémol. Et
pourtant il est sûr que ni l'ensemble de cette sonate en ut majeur,
ni l'adorable andante inachevé qui l'a suivie, ne se ressentent
encore d'une étude approfondie de la manière d'Eckard. Mais
j'imagine que, bientôt, à force de jouer le recueil de celui-ci,
à force de l'entendre vanter, autour de lui, comme le modèle
parfait de ce que demandait ce goût parisien qu'il allait avoir
lui-même à satisfaire désormais, il aura commencé, peu à peu,
à s'assimiler le style et les procédés du compositeur augsbour-
geois, au point de ne pouvoir plus s'empêcher de les imiter : car
le fait est que ce style et ces procédés se retrouvent, et cette fois
avec une évidence absolue, dans la sonate en si bémol, écrite
par lui, à Paris, le 21 novembre.
On peut voir à la Bibliothèque Nationale le recueil des six
sonates de Jean Godefroy Eckard, dédiées au violoniste Gavi-
niès, et précédées de V avertissement que voici :
iJ'ai tâché de rendre cet ouvrage d'une utilité commune au clavecin, un
656 REVUE DES DEUX MONDES.
clavicorde, et au forte e piano. C'est par cette raison que je me suis cru
obligé de marquer aussi souvent les doux et les forts, ce qui eût été inutile
si je n'avais eu que le clavecin en vue.
La première particularité qui frappe, à feuilleter le recueil, est
un emploi à peu près incessant de la basse d'Alberti. D'un bout
à l'autre des six sonates, nous n'apercevons, aux portées de la
main gauche, que groupes de croches ou de doubles croches,
répétant à l'intini la même figure d'accompagnement. Et comme,
d'autre part, les lignes de la main droite sont semées de trilles,
d'arpèges, d'appoggiatures, et comme les croisemens de mains
sont d'une fréquence extraordinaire, nous avons peine d'abord
à supposer que, sous ce riche appareil de « bravoure, » se cache
une réelle valeur musicale, ni surtout rien qui ressemble à une
traduction de sentimens intimes.
Encore cette fâcheuse impression s'aggrave-t-elle lorsque,
continuant à parcourir le cahier, nous découvrons que trois seu-
lement des six sonates, les trois premières, méritent d'être consi-
dérées avec un peu de soin. La quatrième et la cinquième n'ont,
chacune, qu'un morceau, et très court, très facile, sans doute
destinée des commençans; tandis que la sixième, en deux mor-
ceaux, — une façon de prélude et un air varié, — n'est évidem-
ment, tout entière, qu'un long et difficile exercice de virtuosité :
ce qui nous donne à penser que l'auteur n'a joint à son recueil
ces trois dernières pièces que parce que, n'en ayant composé
que trois qui fussent vraiment des « sonates, » et se croyant
tenu d'offrir cependant la série traditionnelle de six pièces, il
aura complété son recueil n'importe comment.
Mais une lecture plus attentive des trois premières pièces
nous contraint, par degrés, à tempérer la sévérité de cette
impression. Nous voyons alors que le virtuose, chez Eckard,
marche de pair avec un musicien à la fois très savant et très
ingénieux, — un des meilleurs, en somme, de cette période de
transition et de tâtonnement. Nous devinons que, malgré son
abus de la basse d'Alberti, cet homme a fort bien su profiter de
l'étude qu'on nous apprend qu'il a faite, jadis, du Clavecin bien
tempéré de Sébastien Bach, et que surtout il a assidûment étudié
les sonates d'un autre Bach, Philippe-Emmanuel : car les siennes
n'en sont, pour ainsi dire, qu'une adaptation plus brillante et
plus vide. De la même façon que chez Emmanuel Bach, les trois
LA JEUNESSE DE MOZART. 657
grandes sonates sont en trois morceaux, un mouvement lent
entre deux plus vifs; bien que l'excellent Eckard, dans son désir
ingénu de se conformer aux habitudes françaises, ne manque
point de substituer aux indications générales de ces mouvemens
divers qualificatifs soi-disant plus précis : amoroso, maestoso,
affettuoso, con discrezione. Et, pareillement, la plupart des mor-
ceaux de la sonate, chez Eckard comme chez Bach, sont en trois
parties, avec de longs développemens qui conduisent, par des
préparations délicatement ménagées, à une reprise variée de la
première partie. Conception de l'ensemble et ordonnance des
détails, tout, dans ces sonates, dérive manifestement de celles
de Bach ; et il y a même certains andante, par exemple celui de
la sonate en fa mineur, qui, pour la pureté de la mélodie et
l'éloquence plaintive de l'inspiration, ne sont pas trop inférieurs
aux touchans cantabile du maître de Berlin. Au total, une
musique honnêtement pensée et proprement écrite ; médiocre, à
coup sûr, mais avec une « tenue » artistique tout à fait esti-
mable : sans compter qu'elle rachète son défaut d'originalité et
son pédantisme par un charme singulier de douceur innocente
et rêveuse, quelque chose comme le parfum d'une belle âme
allemande. La musique de Schmucke, l'ami du Cousin Pons,
devait ressembler à ces sonates d'Eckard.
Telles sont les œuvres qui, probablement recommandées au
petit Mozart comme le type le plus parfait de la musique fran-
çaise, se sont imposées presque de force à son imitation lorsque,
dès son arrivée à Paris, il s'est mis à écrire une nouvelle sonate.
Je dis: « presque de force, » parce que l'agrément véritable
d'œuvres comme celles-là ne pouvait guère être compris, ni
goûté, d'un enfant : il était tout en nuances légères, en menues
trouvailles d'accens expressifs, en des qualités d'ordre « moral »
plutôt que musical. Et, de fait, non seulement Mozart, dans sa
sonate en si bémol, a imité de préférence les deux sonatines
publiées par Eckard à la suite de ses grandes sonates : encore
n'a-t-il pris au compositeur d'Augsbourg que la forme extérieure
de son art, l'allure facile et courante du rythme, l'emploi inin-
terrompu de la basse d A Ib er ti {c[u.e, d'ailleurs, nous avions con-
staté déjà dans sa première sonate), la division des morceaux en
trois parties, avec un développement assez étendu, et jusqu'aux
trilles, aux gruppetti, jusqu'au qualificatif: grazioso, au moyen
TOME XXX. — 1905. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
duquel il a cru relever l'intérêt de l'un des andante les plus insi-
gnifians que nous ayons de lui (1). Les deux premiers morceaux
de sa sonate parisienne en si bémol, — les seuls qu'il ait com-
posés à ce moment, — nous apparaissent, à leur tour, une « adap-
tation » enfantine des sonates d'Eckard.
Que si, après cela, nous comparons entre elles ses deux
sonates de Bruxelles et de Paris, celle-ci atteste assurément un
progrès très sensible. Désormais les deux « sujets » de Vallegro
sont nettement distincts; désormais le développement aune signi-
fication et une vie propres, au lieu de n'être qu'une transition
écourtée et informe, comme dans la musique de Léopold Mozart;
désormais presque toute trace de l'influence de Léopold a dis-
paru, et pour toujours, de l'œuvre de son fils. Chaque mesure
de la sonate nous révèle, à présent, l'adresse et la vigueur de
main d'un musicien de race. Mais ce remarquable talent de
forme s'emploie, ici, sans autre résultat qu'une gentillesse pas-
sagère et banale. Sous les dehors de la manière d'Eckard, l'en-
fant n'a point réussi à en saisir le dedans ; et il faut connaître
d'avance la prodigieuse variété du génie de Mozart pour ne pas
s'étonner que cette agréable sonate ait pu sortir, à quelques jours
d'intervalle, du même cœur d'où avait jailli le pathétique début
Mandante que j'ai signalé tout à l'heure.
H. — LE BON MONSIEUR GRIMM
Cependant Léopold Mozart, tout à son rêve de fortune, pour-
suivait la série de ses courses, aux quatre coins de la ville. Hélas!
ni les introductions dont il s'était pourvu, ni la « noblesse » de
ses manières, ni son infatigable assiduité, ne parvenaient à lui
valoir l'accès des salons parisiens. « Toutes les lettres que j'ai
apportées avec moi ne m'ont servi à rien ! — écrira-t-il plus
tard aux Hagenauer. — A rien, les recommandations de l'ambas-
sadeur français à Vienne ! A rien, celles de l'envoyé impérial à
Bruxelles ! A rien, celles qu'on m'a remises pour l'ambassadeur
d'Autriche à Paris, pour le prince de Conti, la duchesse d'Aiguil-
(1) Il se pourrait, cependant, qu'Eckard eût un peu contribué à développer,
chez Mozart, le goût des modulations chromatiques, qui, sûrement, n'a pu veni
à l'enfant ni de son père, ni des auteurs de sonates qu'il connaissait jusque-là.
Car le chromatisme abonde, dans l'œuvre d'Eckard. et souvent traité avec une
insistance toute « mozartienne. »
LA JEUNESSE DE MOZART. 659
Ion, et d'autres dont je pourrais vous remplir une litanie ! » Mais
c'est aussi que le pauvre homme, avec la malechance bizarre
qui semblait s'attacher à lui depuis son départ de Salzbourg,
arrivait à Paris dans un mauvais moment. Il nous dit lui-même,
à plusieurs reprises, que « pas n'est besoin d'avoir des lunettes
pour découvrir, à chaque pas, les fruits de la dernière guerre. »
Cette longue guerre, avec ses deuils et ses misères de toute sorte,
venait en vérité de finir, le 10 février 1763, mais par une paix
honteuse et désastreuse dont il n'y avait personne qui, de près ou
de loin, n'eût à ressentir les tristes effets. La France était épuisée,
ruinée; et l'on se demandait si la paix, au lieu de lui rendre
des forces, n'allait pas encore avoir pour résultat de l'affaiblir
davantage. Sans cesse le Roi faisait enregistrer de nouveaux
impôts : le 2 avril, le 31 mai, le 25 juin. La rente était réduite
de moitié; les impôts de guerre et les dons gratuits des villes
se trouvaient maintenus indéfiniment. De haut en bas, la société
française souffrait d'un malaise profond, qui allait bientôt se tra-
duire par des remontrances solennelles du Parlement de Paris.
Et l'on comprend que, dans ces circonstances, le prince de Conti,
la duchesse d'Aiguillon, et les autres, ne se soient guère souciés
d'accueillir la requête imprévue d'un obscur croque-notes alle-
mand, qui s'offrait à leur exhiber, moyennant salaire, deux « pro-
diges musicaux, » ou prétendus tels ; mais l'on comprend aussi
ce que devaient être le dépit et l'indignation du malheureux
père, jusqu'au jour où, providentiellement, après plus d'une
semaine d'inutiles démarches, il se souvint que la femme d'un
marchand de Francfort lui avait donné une lettre d'introduction
pour un de leurs compatriotes fixé à Paris, et qui passait même
pour s'y être acquis déjà une influence considérable : un certain
M. Melchior Grimm, secrétaire des commandemens du duc
d'Orléans.
Ce personnage avait en effet réussi déjà, et depuis longtemps,
à « se pousser dans le monde. » Arrivé à Paris en 1749, à vingt-
cinq ans, il avait tout de suite profité de tous les hasards de
ses rencontres pour s'insinuer dans l'intimité des gens de lettres
et des financiers, des bourgeois enrichis et des grands seigneurs.
Respectueux, complimenteur, empressé, se piquant de tout
savoir, c'était assez qu'on le laissât entrer quelque part pour qu'il
découvrît le moyen de s'y rendre indispensable, sauf ensuite à y
660 REVUE DES DEUX MONDES.
étaler la morgue et l'humeur tyrannique qui étaient l'autre
moitié de son caractère. Mais, au reste, tout ce que nous
apprennent de lui les écrivains de son entourage ne vaut point,
pour nous le faire connaître, un petit portrait, au crayon relevé
de sanguine, que nous a laissé de lui son ami Carmontelle (à
Chantilly) ; et encore le portrait ne nous montre-t-il pas 1 épaule
déviée du baron, ni ses maigres jambes tordues : mais toute son
âme vaniteuse et rusée se trahit à nous dans ce visage au front
fuyant, aux yeux troubles, au gros nez empâté.
Si Léopold Mozart s'était présenté chez lui quelques années
auparavant, ou quelques années plus tard, peut-être n'aurait-il
pas été mieux reçu que dans les maisons princières d'où on
l'avait éconduit. Mais une heureuse chance faisait que, à cette
date de 1763, Grimm venait d'avoir divers ennuis assez graves,
qui avaient sérieusement compromis sa situation mondaine, et
le forçaient à redevenir, pour un temps, le modeste et obsé-
quieux bonhomme de naguère. Une tentative d'espionnage, tout
à coup révélée, et dont la révélation Tavait obligé à sortir de
France durant plusieurs mois ; ses démêlés avec Rousseau, où
dès lors on entrevoyait l'hypocrisie de son attitude; ces motifs
et d'autres encore avaient un peu modéré sa hauteur habituelle :
si bien que, lorsque le maître de chapelle salzbourgeois vint ti-
midement solliciter son appui, dans son bel appartement de la
rue Neuve-du-Luxembourg, le « philosophe » lui fit l'accueil le
plus amical, écouta très volontiers ses explications, et manifesta
sur-le-champ une vive curiosité d'assister aux tours de force des
deux enfans prodiges. Et à peine eut-il entendu le petit Woif-
gang que, avec son flair de « lanceur » de nouveautés, — car
son goût musical était détestable dès que son intérêt n'était pas
en jeu, — il devina la nature vraiment exceptionnelle du
talent inconnu qui se livrait à lui. Protéger à Paris cet enfant
de génie et son brave homme de père, quelle admirable occa-
sion, pour lui, de se faire valoir, d'affirmer à nouveau son
autorité et son influence en matière d'art ! « Ce M. Grimm, mon
grand ami^ à qui je dois tout, — écrivait à Salzbourg Léopold
Mozart, — est un homme très savant, et un grand philanthrope...
C'est lui, lui seul, qui a tout fait pour nous ! Voyez un peu de
quoi est capable un homme qui a de l'intelligence et un cœur
sensible ! Allemand de Ratisbonne, il demeure à Paris depuis
plus de quinze ans ; et il s'entend si merveilleusement à engager
LA JEUNESSE DE MOZART. 661
toutes cnoses sur la bonne voie que tout doit forcément réussir,
quand il l'a résolu (1). »
Dès le 1" décembre, Grimm commençait sa Correspondance
par un long éloge des deux petits musiciens. Cet éloge a été sou-
vent reproduit et cité, comme le document historique le plus
important que nous possédions sur le premier séjour de Mozart
à Paris; et certes son importance historique est incontestable,
car tout porte à penser que Grimm, non content de l'adresser
aux princes allemands abonnés à sa chronique, l'aura encore
répandu dans Paris, à la façon d'une circulaire ou d'un prospec-
tus. Mais le prospectus ressemble si fort à d'autres, répandus
précédemment en Allemagne, et, dans la suite, en Angleterre et
en Hollande, que l'on devine aussitôt, à le lire, que Grimm n'en
est proprement que le traducteur. Il y a mis la sauce de sa phi-
losophie, notamment quand il dit, au début : « Les vrais pro-
diges sont assez rares pour qu'on en parle lorsqu'on a occasion
d'en voir un; » ou bien quand, après avoir observé « qu'il est
difficile de se garantir de la folie en voyant des prodiges, » il
ajoute, avec son tact et son bon goût ordinaires : « Je ne suis
plus étonné que saint Paul ait eu la tête perdue après son
étrange vision. » Il y a mis aussi cette haine et ce mépris de la
France qui sont parmi les traits les plus distinctifs du parfait
Parisien qu'il était. « C'est dommage, s'écrie-t-il tout à coup,
qu'on se connaisse si peu en musique en ce pays-ci ! » Mais
quant au fond de l'article, c'est certainement Léopold Mozart
qui le lui a fourni. Nous y retrouvons jusqu'tà des phrases
entières (par exemple sur la jeune Marianne) que nous avons
lues déjà dans l'annonce d'un concert à Francfort. Môme com-
plaisance à insister sur les tours de force : le clavier couvert
d'une serviette, les transpositions, etc. Même petit mensonge
sur l'âge de l'enfant, « qui aura sept ans (huit en réalité) au
(1) Pour qu'on ne se méprenne pas sur le flair musical de Grimm, et sur les
motifs de la protection qu'il a accordée aux Mozart, je dois, dès maintenant,
ajouter ceci : quand, en 1778, Mozart, déjà tout rayonnant de génie, reviendra
chercher fortime à Paris, le même Grimm, malgré les plus touchantes supplica-
tions du père, s'empressera de reconduire, d'abord en y mettant quelques formes,
et puis le plus brutalement du monde; et il écrira à I^éopold Mozart d'avoir à rap-
peler près de lui son fils, décidément incapable de rien faire de bon à Paris. C'est
surtout par la faute de Grimm que Mozart n'est pas devenu, comme Gluck et
Schobert, un compositeur fra.nçais. Voyez, au reste, dans l'excellente traduction
des Lettres de Mozart par M. Henri de Gurzon, en quels termes le jeune homme
lui-même définit et juge le caractère de son « protecteur » (p. 232 et suivantes).
662 REVUE DES DEUX MONDES.
mois de février prochain. » Même pédantisme naïf, où. reparaît
l'auteur de l'École du Violon : « L'enfant essaya une basse qui
ne fut pas absolument exacte, parce qu'il est impossible de pré-
parer d'avance V accompagnement d'un chant quon ne connaît
pas. » De telle sorte que l'article, d'un bout à l'autre, n'a rien à
nous apprendre que nous ne sachions déjà, à moins que nous
ne veuillons prendre au sérieux l'anecdote que voici : « Je lui ai
écrit, de ma main, un menuet, et l'ai prié de me mettre la
basse dessous; l'enfant a pris la plume, et, sans approcher du
clavecin, il a mis la basse à mon menuet. » Un menuet de
Grimm, et accompagné d'une basse de Mozart, voilà un morceau
dont la disparition est vraiment regrettable !
La rédaction de ce prospectus n'a été, d'ailleurs, que l'un
des moindres services rendus aux Mozart par leur « sensible »
ami. Celui-ci, heureux et fier d'avoir déniché un « phéno-
mène » d'aussi bon aloi, s'est immédiatement empressé de le
produire dans toutes les maisons où il avait accès : et une vie
nouvelle s'est ouverte pour le petit Wolfgang, ou plutôt une
répétition de la vie qu'on lui avait fait mener à Vienne, l'hiver
précédent. Nous n'avons malheureusement pas, pour cette partie
du voyage, le registre où Léopold inscrivait, chaque soir, les
noms des diverses personnes qu'il avait rencontrées : et ses pre-
mières lettres de Paris, non plus, ne nous renseignent guère sur
l'emploi de son temps. Nous lisons seulement, dans celle du
8 décembre : « Demain, séance chez la marquise de Villeroy -et
chez la comtesse de Lillebonne; » d'où nous pouvons conclure
que, entre le l^"" décembre et la veille de Noël, — date du départ
pour Versailles, — peu de journées ont dû se passer sans que
l'enfant eût à être exhibé dans deux, ou peut-être trois salons difFé-
rens. Il eut à l'être, sûrement, rue Neuve-des-Petits-Champs,
chez l'amie de Grimm, M™* d'Épinay, une petite femme toute
jaune, avec un sourire apprêté sur ses lèvres trop minces; il eut
à l'être chez le gros baron d'Holbach, dont la femme jouait
gentiment de la mandoline; il eut à l'être chez une foule de
seigneurs de fraîche date, issus de la double dynastie des Lalive
et des Dupin. Et pendant que son père, tout à la joie de se voir
admis en pareille société, faisait mine de s'intéresser aux con-
versations qui se poursuivaient, devant lui, sur la barbarie du
traitement infligé aux Calas, sur la nécessité d'obtenir de nou-
velles persécutions contre les jésuites, qu'on venait de chasser,
LA JEUNESSE DE MOZART. 663
OU sur les deux livres les plus en vogue de ce mois-ià, les Con-
sidérations sur les corps organisés et le Caleçon des Coquettes
du jour ; le fils, à l'autre coin du salon, accompagnait des ro-
mances en variant l'accompagnement à chaque couplet, ou
bien jouait des menuets sur un clavier couvert. Finis pour lui,
désormais, les loisirs charmans de la première semaine, avec leurs
promenades et leur libre travail! Le 30 novembre, peut-être à
la demande de Grimm, il avait encore écrit un menuet (en ré
majeur), évidemment improvisé, mais déjà d'allure plus chan-
tante, plus française, cjue les précédons : durant tout le mois de
décembre, je ne crois pas qu'il ait écrit une seule note.
Présenté par son ;M'olecteur dans le monde des financiers et
des philosophes, il a dû l'être aussi, dès ce moment, au Palais-
Royal. Nous ne voyons pas. toutefois, qu'il ait pénétré jusqu'au
duc d'Orléans, dont le nom n'est jamais mentionné dans les
lettres de Léopold Mozart; mais nous savons, par ces lettres,
que le duc de Chartres a daigné s'intéresser beaucoup aux deux
petits musiciens. Le futur Philippe-Egalité était alors un
charmant garçon de seize ans, à figure de fille, et rempli de l'ad-
miration la plus respectueuse pour la science universelle du bon
M. Grimm. Sa sœur. Mademoiselle, une enfant de treize ans,
montrait déjà le goût le plus vif pour la musique : nul doute
qu'elle ait, dès lors, pris plaisir à écouter l'enfant prodige à qui
elle allait dédier, deux ans après, un innocent rondeau de sa
composition. Tout le monde, d'ailleurs, dans la maison du duc
d'Orléans, se flattait d'aimer et de protéger la musique, depuis
le galant chevalier de Glermont d'Amboise, chambellan du duc,
jusqu'au maître d'hôtel Augeard et au suisse Bélier. Mais, de
toutes les connaissances faites par les Mozart au Palais-Royal,
aucune n'a dû leur être plus agréable, et aucune certainement n'a
eu pour nous des suites plus précieuses, que celle qu'ils ont faite,
toujours par l'entremise de leur ami Grimm, du « lecteur « du
duc de Chartres, M. de Carmontelle.
C'était un grand et bel homme de quarante-six ans, très
simple, sous l'élégance parfaite de sa mise, et dont l'honnête
visage n'était pas sans rappeler un peu celui de Léopold Mozart.
Parti de très bas, — son père était maître cordonnier, et
s'appelait, bourgeoisement, Carogis, — il s'était élevé, de proche
en proche, par ses seuls talens, qui étaient au reste d'une va-
riété et d'un agrément infinis. Personne ne savait mieux que lui
664 REVUE DES DEUX MONDES.
réciter des vers, chanter -ides, couplets, imaginer des jeux de
société, improviser et mettre vite en scène d'aimables proverbes.
Mais surtout il excellait à dessiner le portrait : à le dessiner et
même à le peindre, car, après s'être longtemps contenté de
crocfuis au crayon rehaussés de sanguine, il avait commencé,
depuis quelques années, à représenter ses modèles dans des
décors, et en coloriant son dessin à la gouache ou à l'aquarelle.
Il ne se risquait jamais, en vérité, à les représenter autrement
que de profil ; et toujours, malgré cette précaution, il y avait
dans ses portraits une certaine gaucherie qui dénonçait l'ama-
teur : mais à un don de ressemblance que tous ses contempo-
rains s'accordent à louer il joignait le don, plus enviable encore,
de saisir immédiatement le caractère des personnages qui
posaient devant lui. Pendant la guerre, — où il avait accompa-
gné en Allemagne, comme aide de camp, le lieutenant général
de Pons-Saint-Maurice, — ses principales occupations avaient,
été, au témoignage d'un de ses amis, « de relever des plans
dans la dernière perfection, de découper savamment la dinde de
son général, et de dessiner la Caricature de tous les officiers de
quatre régimens. » Puis, en 1763, à la conclusion de la paix, le
comte de Pons, qui était aussi gouverneur du duc de Chartres,
l'avait fait entrer au Palais-Royal, où ses modestes fonctions de
« lecteur » de ce jeune prince lui laissaient amplement le loisir
de poursuivre la série de ses « caricatures. » Il habitait là, au
premier étage, une chambre spacieuse et claire, donnant sur le
jardin, et contenant, avec d'autres accessoires, un long clavecin
noir tout bordé de jaune, qu'il ne manquait jamais d'intro-
duire dans ses aquarelles, chaque fois qu'il avait à représenter un
compositeur, une cantatrice, ou simplement une ieune demoiselle
qui cultivait la musique.
Et c'est là que, l'un des premiers jours de décembre, Grimm,
— qui venait d'envoyer à ses princes allemands un éloge enthou-
siaste des portraits de Carmontelle, — amena à celui-ci Léopold
Mozart et ses deux enfans : afin que leur portrait, reproduit
ensuite par un bon graveur, servît en quelque sorte à consacrer
la renommée des petits prodiges. Les trois modèles avaient
revêtu, pour la circonstance, leurs plus beaux costumes. Le père
était en habit et culotte de velours rouge, — presque la tenue
officielle de Saint-Cloud; — la fille, en robe blanche montante, à
ramages de fleurs; le fils, un vrai « petit homme, » avait un ma-
LA JEUNESSE DE MOZART. 665
gnifique habit bleu, abondamment garni de dentelles blancbes.
Puis, lorsque M. de Carmontelle, aidé sans doute des conseils de
Grimm, les eut installés dans une pose qui, tout en variant
agréablement l'expression de leurs qualités, allait lui permettre
le mieux d'apercevoir et dé dessiner leurs profils, — Wolfgang,
au centre du groupe, juché sur une chaise devant le clavecin, le
père, debout derrière lui, jouant du violon, la sœur, la pauvre
Marianne, reléguée au second plan, avec un morceau de mu-
sique dans les mains, et faisant mine de chanter (hélas! sans
aucune voix), — il vint s'asseoir, lui-même, à l'autre bout de la
pièce, devant une table carrée où il y avait un verre d'eau, une
minuscule palette, plusieurs pinceaux, un crayon noir et un
crayon rouge emmanchés aux deux extrémités d'unjporte-crayon,
et un grand album ouvert à une page blanche. Et puis, avec une
aisance, une sûreté merveilleuses, — quelques traits de sanguine
pour les visages, quelques traits de crayon pour le reste des
figures et les accessoires, — le dessin du groupe se trouva indi-
qué, sauf ensuite pour le peintre à achever de le colorier, en
l'absence des modèles, comme aussi à l'agrémenter d'un léger
fond de verdure printanière.
Tout le monde connaît ce portrait des Mozart, par l'excellente
reproduction qu'en a faite, le mois suivant, le graveur Dela-
fosse : reproduction en effet si excellente, d'un art si habile et
si consciencieux, que l'original y est vraiment rendu jusque
dans les détails les plus insignifians. Mais l'original, tel qu'on
peut le voir au Musée Gondé, n'en garde pas moins un charme
de fraîcheur et de naturel que nulle reproduction ne saurait nous
offrir (1). C'est, à coup sûr, l'une des œuvres les plus réussies de
Carmontelle, — dont la manière allait d'ailleurs bientôt changer
et un peu se gâter, après dix ans d'un progrès ininterrompu.
Composition et expression, dessin et couleur, tout y est du goût
le plus délicat. Avec cela, évidemment, une ressemblance par-
faite. La figure du père, en particulier, est toute pareille à celle
que- nous montre l'image gravée au frontispice de l'École du
Violon; et rien n'est plus curieux que de comparer le profil du
(1) On trouvera une photographie de l'aquarelle originale de Chantilly dans
l'intéressant ouvrage consacré par M. Gruyer aux portraits de Carmontelle du
Musée Condé (librairie Pion, 1902). Et je ne puis m'empécher, à cette occasion, de
remercier ici M. G. Maçon pour l'obligeance avec laquelle il a bien voulu m'aider.
de sa précieuse érudition, dans l'étude ^des charmans et instructifs portraits
conûés à sa garde.
666 REVUE DES DEUX MONDES.
fils, chez Carmontelle, avec le même visage peint de face, à
Londres, un an après, par l'Allemand Zoffany : c'est comme si
l'enfant, son morceau joué, avait sauté de sa chaise et se re-
tournait vers nous. Oui certes, voilà le premier portrait que
nous ayons de Mozart ! Déjà le tableau de Salzbourg nous avait
révélé la tête trop grosse sur un corps trop menu : mais ici seu-
lement nous comprenons comment cette disproportion n'a pas
empêché Wolfgang, pendant toute son enfance, de plaire, par sa
figure même, à ceux que ravissait son génie musical.
C'est précisément par sa figure qu'il a plu, je le jurerais, à
son portraitiste parisien. Accoutumé à étudier les visages avec sa
double curiosité de peintre et d'auteur comique, Carmontelle
n'aura point manqué de découvrir, sous la laideur apparente de
ce visage-là, une pure et profonde beauté intérieure : car le fait
est que toute l'âme de Mozart se manifeste à nous, déjà, dans
l'adorable portrait qu'il nous en a laissé. Entre les deux per-
sonnes, bien solides, du père et de la sœur, l'enfant, à son clavecin,
nous apparaît comme un exemplaire d'une humanité différente,
plus fine, plus « spirituelle, » et presque dégagée de l'entrave du
corps. Nous sentons qu'une flamme le brûle tout entier, celle-là
même qui plus tard, à trente-six ans, en pleine santé, achèvera
de le consumer. Mais, à présent, elle scintille et crépite joyeuse-
ment en lui ; elle le soulève sur la haute chaise où on l'a perché,
elle fait flotter les basques de son bel habit bleu, elle agite ses
petits pieds, que nous voyons frémir sous les boucles d'argent;
elle donne une grâce exquise au mouvement de ses mains, qui
volent, croirait-on, au-dessus des claviers ; et de quel étonnant
sourire elle illumine ses traits! Un sourire non plus seulement
de plaisir enfantin, comme dans le tableau de Salzbourg, mais de
rêve, d'extase : le sourire d'un enfant qui entendrait la musique
des anges, dans le paradis.
Ce lumineux génie que Carmontelle a su cievmer dans les
yeux rayonnans du petit garçon, je me plais à supposer qu'il fut
deviné aussi par les musiciens que les Mozart ont eu l'occasion
de rencontrer, pendant ces premières semaines de leur séjour à
Paris, et notamment par trois des clavecinistes parisiens les plus
goûtés d'alors. Le Grand, Eckard, et Schobert, dont Léopold
nous apprend qu'ils sont venus à l'Hôtel de Beauvais et « ont fait
hommage aux enfans de toutes leurs sonates gravées. » Le
LA JEUNESSE DE MOZART. 667
Grand, — le seul Français d'entre eux, — était, tout ensemble,
professeur de clavecin et organiste de l'abbaye Saint-Germain-
des-Prés, où plus d'une fois, sans doute, il aura laissé son petit
ami improviser, à sa place, sur le bel orgue de l'église, un des
plus grands de Paris, et des plus ornés. Après avoir publié na-
guère, dans un des recueils de l'éditeur Vénier, une sonate en un
morceau, à la vieille manière italienne et française. Le Grand
s'était converti au style nouveau d'Emmanuel Bach; c'est, en
effet, dans ce style qu'il avait composé un « premier livre » de
six sonates, qui venait de paraître, au mois d'avril 1763, « chez
l'auteur, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la rue Neuve du Luxem-
bourg, » — et qui ne semble pas, d'ailleurs, avoir jamais été
suivi d'un « second. »
Eckard, lui (dont nous avons vu que Mozart connaissait les
sonates dès avant sa venue en France), était décidément le brave
homme que révélait sa musique. Né à Augsbourg en 1734, il
était arrivé à Paris, en 1758, avec son compatriote Stein, qui
allait bientôt devenir l'un des fabricans de 'piano-forte les plus
fameux de l'Europe. Et comme il était très pauvre, et que, pro-
bablement, il craignait d'user son talent musical en donnant des
leçons, il avait imaginé de chercher son gagne-pain dans la
peinture, qui avait été jadis, à Augsbourg, son premier métier.
Réservant à la composition ses soirées et ses nuits, il employait
ses journées à peindre en miniature, sur des couvercles de
boîtes, toute sorte de petites paysanneries flamandes, copiées ou
imitées de Téniers et d'Ostade. Ainsi il avait pu recueillir assez
d'argent pour faire graver, à ses frais, son cahier de sonates ; et
celui-ci lui avait valu la faveur de Grimm, qui, depuis lors,
n'allait plus cesser de célébrer son « génie. » Hélas ! Grimm
lui-même était forcé d'ajouter que « tout le monde n'était pas
digne de sentir le prix de ses compositions. » Si bien que, soit
que le malheureux Eckard ait désespéré de vaincre jamais l'inin-
telligence musicale du public français, ou peut-être que son
« génie » se soit prématurément fatigué, malgré les précautions
qu'il prenait pour l'entretenir, peu s'en faut que le « premier »
livre de ses sonates, tout comme celui des sonates de Le Grand,
n'ait été aussi le « dernier : » une série de Variations sur le
Menuet d'Exaudet, et un nouveau recueil de deux petites so-
nates, — variations et sonates publiées en 1764, — je ne vois
pas qu'il ait rien produit d'autre, durant les quarante-six ans qui
668 REVUE DES DEUX MONDES.
lui restaient à vivre. Mais au moment où les Mozart l'ont connu,
en décembre 1763, il pouvait encore espérer pour son œuvre,
parue d'hier, le succès et la gloire que lui promettait Grimm;
sans compter que, à force d'entendre affirmer par son protecteur
qu'il était « le plus fort » des musiciens français, il devait avoir
fini, lui-même, par le croire. Et d'autant plus il convient de lui
savoir gré de la bonne amitié qu'il a témoignée à son confrère
salzbourgeois et à sa famille, tout le temps qu'ils sont restés à
Paris. « Le plus honnête homme du monde, » écrivait de lui
Léopold Mozart, qui du reste l'admirait fort, aussi, comme mu-
sicien, pour la (( difficulté » de ses compositions.
Il jugeait tout autrement Schobert, le rival d'Eckard ; et en
effet les deux rivaux étaient trop différens l'un de l'autre, de
toute façon, pour que, admirant l'un d'eux, on ne fût point porté
à détester l'autre. Mais Schobert, au contraire d'Eckard, était
destiné à jouer, dans la vie artistique du petit Wolfgang, un
rôle si durable et si important que j'aurai bientôt à parler de
lui avec plus de détail. Je me bornerai seulement à noter ici que,
plus jeune qu'Eckard de quatre ou cinq ans, il était Allemand
comme lui, mais de l'Allemagne du Nord, — Silésien, suivant
Grimm ; — qu'il demeurait, avec sa jeune femme, vis-à-vis le
Temple, où il remplissait l'emploi de claveciniste du prince de
Conti; qu'il avait publié déjà cinq cahiers de sonates, qui tout
de suite avaient beaucoup plu, bien que Grimm se fût ingénié à
les déprécier ; et que, encore qu'il semble avoir été, à Paris,
l'un des visiteurs les plus assidus de la famille des Mozart, le
chef de cette famille, dans sa mauvaise humeur contre lui, allait
jusqu'à l'accuser d'être « ridiculem<Mit jaloux » de la manière
dont Marianne exécutait les sonates d'Eckard!
Après cela, on pense bien que ces visites de confrères ne suf-
fisaient pas à satisfaire l'inquiète ambition du maître de chapelle
salzbourgeois. Présenter ses enfans à la cour de Versailles, tel
était le premier point du grand plan de campagne qu'il s'était
tracé ; et il y avait des jours où il se demandait avec angoisse
si cette présentation aurait jamais lieu. « Le deuil de la mort de
l'Infante nous empêche encore de pouvoir jouer à la Cour, »
écrivait-il, le 8 décembre, aux Hagenauer, pour s'excuser d'un
retard qui ne devait pas être moins vivement ressenti à Salz-
bourg qu'à l'Hôtel de Beauvais. L' « Infante » dont la Cour était
LA JEUNESSE DE MOZART. 669
alors en deuil était la jeune princesse de Parme, femme de
l'archiduc Joseph et petite-fille de Louis XV, qui venait de
mourir à Vienne le 25 novembre : mais ce deuil ne pouvait
guère constituer un obstacle à une réception du genre de celle
que sollicitaient les Mozart. La vérité était sans doute que, parmi
les tristesses publiques et privées de cette fin d'année, la Cour,
elle non plus, n'était pas d'humeur à écouter deux petits phéno-
mènes jouant du clavecin. N'importe : ici encore, l'extraordi-
naire entregent de Grimm réussit à triompher de tous les ob-
stacles.'Sur ses instances, le jeune duc de Chartres et une dame
d'honneur de la Dauphine, la comtesse de Tessé, prirent en main
la cause des deux enfans prodiges, et leur obtinrent la promesse
d'une séance au château pour les derniers jours de décembre.
Avis en fut donné aussitôt au père : et c'est ainsi que , la veille
de Noël, nos quatre voyageurs plièrent de nouveau leur bagage,
firent atteler, de nouveau, leur « noble » carrosse, et, sous une
pluie glacée, se mirent en route pour conquérir Versailles.
ni. — A VERSAILLES (1)
Léopold Mozart avait été officiellement chargé, comme on a
vu, d'envoyer à son maître, l'archevêque de Salzbourg, un récit
détaillé de sa réception à la Cour de Versailles, ou plutôt, un
■tableau détaillé des particularités de cette cour, qui excitait
alors, plus que jamais, la surprise, l'admiration, et l'envie de
tous les princes allemands. Ce précieux document, par malheur,
ne nous est point connu. Il doit pourtant exister quelque part, à
Salzbourg ou à Vienne, dans un coin d'archives ; et je crois bien
qu'on retrouverait, en outre, au Mozarteum de Salzbourg, —
parmi le millier de pièces inédites qui restent là cachées plus
hermétiquement que ne le furent jamais des secrets d'Etat, —
maintes informations curieuses sur l'emploi du temps des
Mozart, pendant les deux semaines de leur séjour à Versailles.
En France, aucune trace de ce séjour ne paraît s'être conservée
dans les mémoires, lettres, et journaux du temps. Seul l'inten-
dant Papillon de la Ferté, dans son registre des dépenses de la
(1) Ai-je besoin de dire combien m'ont été utiles, pour cette partie de mon
récit, les beaux livres de M. de Nolhac sur Marie Leczinska et sur M-^' de Pom-
padour, comme aussi les savantes études sur Versailles, publiées par M. A. Ber-
trand dans la Revue du 1" décembre 1904 et du 1" avril 19ÛS.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
chambre du Roi, mentionne, le 12 février 1764, un paiement de
cinquante louis « par ordre de Mesdames, » à « un enfant qui a
joué du clavecin devant elles. » Force nous sera donc de nous
contenter, pour cette partie de notre histoire, des renseignemens,
— bien confus et bien désordonnés, mais d'ailleurs assez nom-
breux, — que nous offrent les lettres de Léopold Mozart aux
Hagenauer.
Par une coïncidence de fâcheux augure, à l'instant où les
Mozart pénétraient au château de Versailles, le soir du 24 dé-
cembre, une nouvelle de mort y entrait avec eux. « Nous étions
dans la Galerie Royale, raconte le père, lorsque nous avons vu
passer le Roi ; il revenait de chez la Dauphine, à qui il était allé
annoncer la mort de son frère, l'électeur de Saxe. » Léopold ra-
conte cela plus d'un mois après, le l^'" février, et il ne pense
plus qu'à se glorifier, devant ses amis, du hasard de cette auguste
rencontre : mais j'imagine que, sur le coup, la nouvelle de la
mort de l'électeur de Saxe a dû l'émouvoir très péniblement, en
réveillant ses alarmes des semaines passées. Cette fois, en effet,
c'était un deuil tout frais, qui risquait d'ajourner encore la récep-
tion promise; et ce deuil atteignait la Dauphine, celle de toutes
les princesses de la Cour sur la sympathie de qui les Mozart
étaient le plus en droit de compter, la sachant Allemande, très
éprise de musique, et, de plus, la maîtresse de leur protectrice
M""® de Tessé ! De telle sorte que les pauvres gens durent se faire
plus d'une réflexion mélancolique, ce soir-là, en suivant la foule
jusqu'à la chapelle du château, pour y assister aux messes de
minuit.
Mais sans doute ils ne tardèrent pas à être distraits de leurs
réflexions quand, ayant pénétré dans la chapelle, i^^ découvrirent
le luxe et la beauté du décor qui les entourait, la grande gloire
dorée du maître-autel tout illuminé, la colonnade, les peintures
du plafond, dont l'une, au-dessus de l'orgue, représentait le
concert des anges ; quand ils virent entrer, dans la tribune du fond,
le Roi et la famille royale, au son des fifres de la garde suisse ; et
quand, ensuite, l'office des trois messes de nuit se déroula devant
eux, avec une pompe moins majestueuse qu'à leur cathédrale de
Salzbourg, mais combien plus variée et plus élégante ! « Voilà
donc cette cour qui remplit l'univers de sa renommée ! » son-
geaient-ils, transportés de plaisir et d'orgueil. De tous leurs yeux
l^V JEUNESSE DE MOZART. 671
ils contemplaient le Roi, agenouillé, récitant à mi-voix les prières
de son livre, la bonne Reine, les enfans de France, chacun
assisté de son aumônier, et ces jeunes princesses, Madame Adé-
laïde et ses sœurs, de qui allait dépendre, à présent, leur fortune.
Et que pouvait bien être la dame qui, dans une petite loge du
balcon de la sacristie, priait modestement, les paupières bais-
sées, tandis que tous les regards du public se tournaient vers
elle? Quoi! c'était la marquise de Pompadour, l'illustre favorite,
l'Aspasie moderne ? Que dirait-on, à Salzbourg, lorsqu'on saurait
que, dès le premier soir, il leur avait été donné d'entendre la
messe en compagnie de tous ces personnages ?
Mais M. Wolfgang, lui, debout devant eux, qu'avait-il donc
à se tenir si tranquille, avec tant de belles choses à voir autour
de lui? C'est que M. Wolfgang, en vérité, avait mieux à faire
que de regarder : il écoutait une musique plus jolie, plus amu-
sante, que tout ce qu'il avait jamais entendu, au moins dans une
église, une musique qu'on aurait crue composée expressément
pour lui. Car l'usage était alors, à la Cour comme à la ville, que
la partie musicale des offices de Noël consistât, surtout, à
accommoder en toutes façons le délicat trésor des noëls popu-
laires. A Versailles, cette nuit-là, c'était tantôt l'organiste,
M. Foucquet,un fort habile homme de l'ancienne école, qui, avec
toute sorte de figures et d'imitations, improvisait sur eux d'ai-
mables fantaisies, dans le style de Rameau ; tantôt les solistes et
les chœurs, sous la direction du maître de chapelle Blanchard,
chantaient un grand motet où, à l'exemple du fameux Fugii nox
de M. Boismortier, on avait revêtu de paroles latines une foule
de joyeux cantiques des provinces françaises; ou bien encore les
voix, l'orgue se taisaient, et l'orchestre jouait un « concerto »
de M. Blanchard, Les Noëls, où s'entremêlaient, en une longue
suite de variations, un vieux chant d'église et un chant popu-
laire (1). Tout cela d'un art assez mince, mais si clair, si léger,
si charmant ! Et le cœur de l'enfant buvait avec délices cette mu-
sique enfantine; et ce fut lui, sans doute, qui, dès ce premier
soir, obtint de ses parens la promesse de pouvoir assister,
chaque jour, à tous les offices de la chapelle royale.
(1) Un manuscrit de ce « concerto, » composé en 1755, se trouve à la Biblio-
thèque du Conservatoire. Tour à tour les hautbois, les bassons, les flûtes, les vio-
lcc=, alternant avec des iutli de lorchestre, variaient l'un ou l'autre des deux
thèmes, parfois en duo, arec de petites entrées en canon.
672 REVUE DES BEUX MONDES.
Les Mozart, du reste, purent se remettre bientôt des craintes
qui avaient failli leur gâter leur veillée de Noël : ils apprirent,
en effet, dès le lendemain, que, malgré le deuil de la Dauphine,
leur réception à la Cour ne serait ni décommandée, ni même
ajournée. Mais ils apprirent aussi, nouvelle moins agréable,
qu'ils auraient immédiatement à se pourvoir de costumes de
deuil, au lieu des superbes habits de gala qu'ils avaient appor-
tés. C'était un surcroît imprévu de dépenses, et d'autant plus
malencontreux que la vie à Versailles, d'une façon générale, me-
naçait de leur coûter beaucoup plus qu'ils n'avaient pensé.
Figurez-vous qu'en seize jours Versailles nous a coûté tout près de douze
louis d'or ! — écrira plus tard Léopold à ses commanditaires salzbourgeois.
— Peut-être allez-vous trouver que c'est trop, et la chose vous paraîtra-
t-elle incompréhensible? Mais c'est que, à Versailles, on n'emploie point de
carrosses de remise ni de fiacres, mais seulement des chaises à porteurs ; et,
pour chaque course, cela coûte 12 sols. Or il faut que vous sachiez que, très
souvent, ayant à prendre au moins deux chaises, sinon trois, nous avons
dépensé, rien qu'en courses, un gros thaler et plus : car le temps n'a pas
cessé, un seul jour, d'être détestable. Joignez maintenant à cette dépense
celle qu'il nous a fallu faire de quatre costumes noirs, et vous ne vous éton-
nerez plus d'apprendre que notre voyage à Versailles nous ait coûté entre
26 et 27 louis d'or I
Huit jours après l'arrivée des Mozart à Versailles, le 31 dé-
cembre, l'exhibition des deux enfans à la Cour était déjà ter-
minée. Mais comment s'est-elle produite? où? quand? et dans
quelles circonstances? c'est ce que les lettres de Léopold ne nous
révèlent point. Sa fille, Marianne, dans un récit trop rapide
qu'elle nous a laissé de la jeunesse de son frère, se borne à dire
que les enfans « se firent entendre à Versailles devant toute la
Cour. » Et d'autre part nous savons, d'après le journal de
Papillon de la Ferté, que cinquante louis ont été payés, « par
ordre de Mesdames, à un petit musicien qui a joué du clavecin
devant elles. » Les Mozart n'auraient-ils eu directement affaire
qu'à Mesdames ? et leur présentation à Versailles n'aurait-elle
consisté qu'en une unique séance, d'un caractère tout intime, où
les filles de Louis XV auraient invité le Roi et la Reine, — ou
peut-être même seulement le Dauphin et la Dauphine, de telle
sorte que le petit W^olfgang n'aurait jamais eu l'honneur do
jouer du clavecin devant le roi Louis XV, que la musique, d'ail-
leurs, n'intéressait ^uère? Nous ne saurions i affirmer d'une
LA JEUNESSE DE MOZART. 673
manière certaine : mais plusieurs passages des lettres du père
nous inclinent à le croire, comme aussi le fait que, de l'aveu
même de Léopold, ces cinquante louis ont été l'unique rému-
nération que les Mozart aient reçue de la Cour, avec « une taba-
tière d'or, don particulier du Roi (1). »
Il y avait alors, à Versailles, quatre princesses qui aimaient la
musique, et s'occupaient volontiers de protéger les musiciens : la
Reine, la Dauphine, Madame Adélaïde, et Madame Victoire. La
Reine, dans sa jeunesse, àWissembourg, avait mis une vraie pas-
sion à apprendre tous les instrumens, et souvent ensuite, à Ver-
sailles ou à Trianon, elle s'était fait donner des concerts presque
pour elle seule ; mais, à présent, les maladies, les chagrins, et un
certain engourdissement d'âme qui lui était venu en vieillissant,
sans pouvoir aucunement refroidir l'ardeur juvénile de sa cha-
rité, avaient fini par la rendre indifférente à toute autre forme
de plaisir que son cher cavagnol. La Dauphine, de son et té,
femme de l'esprit le plus fin sous ses dehors un peu lourds, excel-
lente musicienne, et qui aurait été plus capable que personne de
goûter le génie du petit Mozart, s'en trouvait empêchée, à ce
moment, par la douleur de son dou >le deuil, où s'ajoutaient
peut-être encore les fatigues d'une grossesse difficile. Tandis
qu'au contraire Mesdames, et notamment les deux aînées, étaient
plus infatigables que jamais dans leur fièvre de mouvement et
de curiosité, chacune y montrant, avec cela, sa nature propre :
Madame Adélaïde, plus intelligente et mieux douée, mais
fantasque, personnelle, toujours désireuse surtout de se faire
valoir ; Madame Victoire, avec moins de brillant, l'obligeance, la
douceur, et la bonté mêmes. Charmante princesse, comme nous
la préférons à ses sœurs, dans les portraits, malgré sa taille
trop courte et l'air abandonné de sa grosse figure ! Et pareille-
ment la préféraient tous ceux que leur naissance ou leur profes-
sion amenaient à vivre dans la familiarité de Mesdames Royales,
grands seigneurs et domestiques, diplomates et artistes. Les mu-
siciens, en particulier, s'ingéniaient à lui témoigner leur recon-
naissance d'une sympathie qu'ils sentaient, chez elle, bien plus
(1) Une petite notice publiée, le 5 mars 1764, dans V Avant-Coureur, et proba-
blement écrite par Grimm, affirme que les deux enfans « ont eu l'honneur de jouer
devant Mgr le Dauphin, M"° la Dauphine, et M"" de France. » Si le Roi et la Reine
avaient assisté à la séance, la notice n'eût point manqué d'en faire mention.
TOUB zxx. — 1905. 43
674 REVUTî DES DEUX MONDES.
sûre et plus effective que chez sa sœur aînée : lui dédiant leurs
ouvrages les plus soignés, et allant jusqu'à créer, en son honneur,
quelque chose comme un gen.'e nouveau, la victoire, entre leurs
gémissantes et leurs rigaudons (1). C'est d'elle, nous pouvons en
être assurés, c'est d'elle que le petit Mozart, appelé probablement
à Versailles par Madame Adélaïde, a reçu la plus forte part
d'éloges, de bonbons, et de ces tendres caresses dont il avait
besoin plus que de tout le reste. Et, aussi bien, est-ce elle qu'il
va choisir, deux mois après, entre toutes les princesses de la
Cour, pour lui dédier le recueil de ses premières sonates (2).
Je crains seulement que caresses et éloges n'aient pas été
répartis d'égale façon entre les deux enfans. « Cinquante louis à
un enfant, » nous dit le registre de Papillon. En vain le père
s'obstinait à vouloir présenter au monde deux petits prodiges :
le monde, décidément, ne voulait en admirer qu'un. A Versailles
comme partout, c'est le frère qui a dû recueillir pour lui, au dé-
triment de sa sœur, tout le succès de cette séance, — dont nous
ignorons absolument, après cela, en quels exercices elle a pu
consister. Ou plutôt, nous ne l'ignorons pas si absolument qu'il
ne nous soit trop facile de le deviner ! Le clavier couvert, le mor-
ceau joué d'un seul doigt, les transpositions^ l'exécution, sur deux
clavecins, de quelque fastidieux concerto d'Agrell ou de Wagen-
seil : nous savons l'invariable programme, et combien il était peu
fait pour laisser entrevoir, sous les tours de force du mignon
acrobate, la plus exquise floraison de beauté qui se soit jamais
épanouie dans un cœur d'enfant. Peut-être cependant Mozart,
cette fois, aura-t-il ajouté à son programme ordinaire quelques-
uns de ses menuets, ou l'une des deux sonates qu'il avait déjà
composées? Peut-être aura-t-il accompagné une romance jouée
par Madame Adélaïde : ce qui était aussi une manière de tour
de force, avec une violoniste qui souvent, nous dit-on, ne se rési-
gnait pas à suivre la mesure. Mais, en tout cas, il nous paraît
hors de doute que l'exhibition des Mozart s'est réduite à fort peu
de chose: un épisode à peu près insignifiant, et vite oublié, dans
(1) On trouvera, notamment, des morceaux intitulés la Victoire dans des
recueils de pièces de clavecin de Duphly et de Gouperin.
(2) Les petits concerts de Mesdames étaient le plus souvent organisés, depuis
1760, par Beaumarchais, professeur de harpe et factotum musical des trois prin-
cesses : mais le futur auteur du Mariage de Figaro, au moment de la visite des
Mozart à Versailles, venait de partir pour l'Espagne, où allait commencer sa
fameuse aventure avec Clavico.
LA JEUNESSE DE MOZART. 675
l'abondante série des divertissemens de la Cour. Par là s'explique
qu'aucune trace ne s'en soit conservée pour nous : aucune trace
écrite, du moins, car je ne puis entrer, à Versailles, dans le
salon de musique de Madame Adélaïde, sans qu'aussitôt les murs
de cette petite pièce, avec les trophées d'instrumens de leurs boi-
series, m'apportent un écho vivant des menuets et andantes qui
furent joués là, un après-midi de la fin de décembre 1763, par un
étrange enfant tout vêtu de noir, frémissant de tous ses membres
à force d'attention recueillie, et avec la lumière d'un printemps
éternel dans le sourire de ses grands yeux bleus.
Pour les Mozart eux-mêmes, du reste, cette séance ne semble
pas avoir été un événement aussi considérable que le Grand
Couvert du 31 décembre, où ils eurent l'honneur d'être admis à
approcher, de tout près, la famille royale. Mais, ici, je dois lais-
ser la parole à Léopold Mozart, qui, dans une de ses lettres,
s'est longuement étendu sur cette mémorable soirée : encore que
l'excellent homme, ainsi que l'on va voir, nous renseigne moins
sur le spectacle de la cour de Versailles qu'il ne nous éclaire
sur sa propre personne, sur le mélange singulier de simplicité
et de vantardise qui lui permet de soutenir, le plus sérieusement
du monde, que la faveur marquée par la famille royale à ses
enfans et à lui a frappé de stupeur « ces messieurs les Français. »
Il faut remarquer d'abord que ce n'est nullement la coutume, en ce pays,
de baiseï' les mains aux Seigneuries royales, ni de les aborder au passage,
comme l'on dit, c'est-à-dire quand elles passent par les appartemens royaux
et la Galerie pour se rendre à la chapelle; non plus que de témoigner son
respect au Roi, ni à personne de la famille royale, en pliant la tête ou le
genou : non, chacun reste debout sans bouger, et c'est dans cette attitude
qu'on a la liberté de voir passer, tout près de soi, le Roi et sa famille. Aussi
pouvez-vous facilement vous figurer quelle impression, quelle stupéfaction
ont dû éprouver ces Français, passionnément attachés à leurs usages de
cour, lorsque les filles du Roi, non seulement dans leurs chambres, mais en-
core dans le passage public, en apercevant mes enfans, se sont arrêtées, se
sont approchées d'eux, et, non contentes de se laisser baiser les mains par
eux, les ont encore embrassés et ont reçu d'eux d'innombrables baisers !
Mais ce qui a paru le plus extraordinaire à ces messieurs les Français, c'est
que, au Grand Couvert de la veille du Nouvel An, non seulement ils ont dû
nous faire place jusqu'au plus près de la table royale, mais qu'ils ont vu
mon Wolfgangus rester, tout le temps, derrière la Reine, s'entretenir avec
elle, souvent lui baiser les mains, et se régaler, à côté d'elle, des friandises'
qu'elle prenait, pour lui, sur la table royale. La Reine parle l'allemand aussi
bien que nous; et comme le Roi n'en comprend pas un mot, la Reine lui a.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
traduit tout ce que disait notre petit héros. C'était moi qui me tenais près
de lui; ma femme et ma fille étaient placées de l'autre côté du Roi, derrière
Monsieur le Dauphin et Madame Adélaïde. Or vous saurez que, les jours de
fête, Nouvelle Année, Pâques, Pentecôte, anniversaires, etc., il y a ce qu'on
appelle un Grand Couvert, où peuvent assister tous les gens de distinction;
mais la salle n'est pas grande, et, par suite, a vite fait d'être pleine. Nous
sommes arrivés tard ; de telle sorte qu'on a dû nous faire faire place par les
Suisses, et l'on nous a conduits jusque dans une pièce toute voisine de la
salle du Grand Couvert, par où doit passer la famille royale. C'est là, au
passage, que celle-ci a causé avec notre Wolfgang : après quoi nous l'avons
suivie jusqu'auprès de la table.
Nous pouvons bien croire, en effet, que la vue de ce Grand
Couvert, le salut obligatoire à la Nef d'Argent, la distribution
de serviettes neuves à chaque couvert, les diverses formalités de
prêt des viandes, que tout cela a dû amuser infiniment le petit
Mozart : à moins toutefois qu'au secret de son cœur il n'y ait
encore préféré ces dîners, plus modestes, de la Résidence de Salz-
bourg, où, sous la conduite de monsieur son papa, les musiciens
de la chapelle archiépiscopale exécutaient l'une des belles cas-
sations de M. Eberlin. Et il me plaît fort, aussi, d'imaginer que ce
n'est pas seulement par bonté maternelle que la reine ]\^arie, ce
soir-là, a daigné s'occuper de l'enfant debout derrière sa chaise.
Avec le don de divination morale qu'ont souvent les âmes très
pures, pourquoi n'aurait-elle pas senti, chez cet enfant, quelque
chose d'innocent et de limpide qui le rapprochait d'elle, une pu-
reté d'âme qui, de même que chez elle, résisterait toujours aux
déceptions et aux dégoûts de la vie?
Malheureusement, comme l'avait déjà observé naguère Léo-
pold Mozart, « les hôteliers ne se laissaient point payer avec des
baisers; » et nos voyageurs en étaient toujours à se demander
quel bénéfice plus solide allait résulter, pour eux, de leur pré-
sentation à la Cour. Ignorant ce qu'ils ne devaient point tarder à
apprendre, que, « à la cour de France, tout marchait encore
plus en petite poste que dans les autres cours, » ils s'attendaient
à recevoir, d'un jour à l'autre, la pile de louis qu'avaient mé-
ritée les talens et la gentillesse des enfans prodiges : et cette
attente a été, évidemment, l'une des causes de la prolongation,
jusqu'au 8 janvier, de leur séjour à Versailles, où leur rôle actif,
en somme, se trouvait terminé depuis le Nouvel An. Une seconde
cause, sans doute, fut la nécessité où ils se trouvèrent de produire
LA JEUNESSE DE MOZART. 677
les enfans chez plusieurs dames attachées à la Cour, et qui, ainsi
qu'autrefois les grandes dames de Vienne, désiraient offrir chez
elles, à leurs amis, une répétition de la séance offerte par Mes-
dames dans leurs appartemens. Nous savons, par exemple, que
les enfans ont joué, à Versailles, chez la comtesse de Tessé, qui,
dès le début, s'était particulièrement intéressée à eux. Cette
dame, qui faisait partie de la maison de la Dauphine, occupait au
château, depuis 1757, l'appartement occupé, avant elle, par la
célèbre M™° d'Estrades. « Elle a donné à mon garçon, — raconte
Léopold Mozart, — une tabatière d'or et une montre d'or, pré-
cieuse à cause de sa petitesse ; Nannerl a eu d'elle un étui à cure-
dents, tout en or, d'une beauté et d'une solidité extraordinaires. »
Une autre dame, d'origine allemande, la princesse de Carignan,
a donné à Marianne « une petite tabatière d'écaillé blonde in-
crustée d'or ; » et à Wolfgang « une écritoire d'argent avec des
plumes d'argent, pour composer de la musique. » J'aurai pro-
chainement à dire la triste destinée de tous ces cadeaux.
Des cadeaux, on ne voit pas que les deux enfans en aient
reçu aucun de M""^ de Pompadour, chez qui l'on sait pourtant
qu'ils ont été également conduits. Peut-être leur a-t-elle donné
quelques-uns des « douze louis » dont Léopold Mozart avoue
que c'est « tout ce qu'il a gagné à Versailles, en dehors de la
Cour? » Mais, au reste, le maître de chapelle salzbourgeois, avec
son humeur éminemment respectueuse, était homme à payer de
sa poche l'honneur de pouvoir présenter ses enfans à une aussi
illustre personne, et que ses amis les « philosophes » lui avaient
encore appris à vénérer comme la protectrice, à la fois, du bon
goût et de la libre pensée. Le portrait qu'il fait d'elle aux Hage-
nauer est d'une bienveillance quelque peu comique, quand on se
rappelle la ruine misérable qu'était devenue la marquise, à ces
derniers mois de sa vie. Après avoir parlé, dans sa lettre, du
scandale des mendians infirmes ou estropiés qui encombraient
les rues, — et contre lesquels Louis XV allait publier une « dé-
claration » le 3 août de la même année, — il continue ainsi :
Et maintenant je saute du laid au charmant, et même à ce qui a réussi à
charmer un monarque. Vous voudriez bien savoir, n'est-ce pas? quelle
figure a M™^ la marquise de Pompadour? Sachez donc qu'elle doit avoir été
extrêmement belle, car elle est encore très agréable. C'est une personne
grande et de taille imposante, plutôt grasse, mais très bien proportionnée,
blonde, et qui a, dans les yeux, une certaine ressemblance avec Sa Maiesté
678 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Impératrice. Avec cela une tenue de vraie grande dame, et uno intelligence
extraordinaire.
Suit la description de l'hôtel de la Pompadoiir, où elle a
accueilli les Mozart : « Ses appartemens do Versailles, un véri-
table paradis, sont tout contre le jardin; et à Paris, dans la rue
Saint-Honoré, elle possède un magnifique hôtel, qu'elle a fait
rebâtir à neuf. Dans la chambre où était le clavecin, — tout doré,
et peint et laqué avec un art merveilleux, — il y avait le por-
trait de la marquise, en grandeur naturelle, et, près de lui, le
portrait du Roi. » Mais ce que Léopold Mozart ne nous a point
dit, et que nous apprenons par le récit de sa fille Marianne, c'est
que le petit Wolfgang était loin d'avoir emporté, de son entrevue
avec cette « vraie grande dame, » la même impression de ravisse-
ment. Son morceau joué, l'enfant avait été hissé sur une table,
afin que M"^ de Pompadour pût le regarder, plus à l'aise ; et
comme, obéissant aux instructions paternelles, il lui tendait la
joue pour avoir un baiser, et comme elle se refusait à lui
accorder cette caresse : « Qu'est-ce que c'est que cette femme-là,
qui ne veut pas m'embrasser? — s'était-il écrié (sans doute dans
son patois allemand de Salzbourg). — L'Impératrice elle-même,
pourtant, m'a embrassé! » Le pauvre enfant ignorait que « cette
femme-là, » pour quelques semaines encore, était un personnage
presque aussi considérable que son Impératrice, qui, d'ailleurs,
la respectait fort, et lui avait fait remettre naguère, par son
ambassadeur, en témoignage «■ de ses sentimens pour elle, » un
petit « souvenir » de quatre-vingt mille livres.
Cependant ces séances particulières, pour, n'avoir rapporté
aux Mozart que « douze louis » en tout, n'ont pas dû leur prendre
beaucoup de leur temps; et il n'est guère probable, non plus,
qu'ils aient passé beaucoup de temps à admirer le jardin ni les
autres curiosités de Versailles. A cette saison de l'année, sous
la pluie et la bise, fontaines et bosquets ont dû leur paraître bien
tristes, en comparaison de leurs claires journées de Nymphen-
bourg et de Schwelziugen. Mais rien ne nous empêche d'admettre,
au contraire, qu'ils aient assisté, et avec grand plaisir, aux deux
représentations qui ont eu lieu sur la scène du château, durant leur
séjour à Versailles. Le jeudi 29 décembre, un groupe dechanteurs
et danseurs de l'Opéra sont venus donner, à la Cour, un spectacle
formé de la Guirlande de Rameau (avec Jelyotte et M'^* Larrivée
LA JEUNESSE DE MOZART. 679
dans les rôles du berger et de la bergère) et du Feu, troisième
entrée du fameux Ballet des Élémens de Des touches (avec
M^^^ Arnould, MM. Larrivée et Dubut) (1). Le mercredi suivant,
4 janvier, les acteurs de la Comédie Italienne, à leur tour, étaient
venus à Versailles ; ils avaient joué Bastien et Bastienne, parodie
du Devin de Village, écrite, en 17S3, par Favart, et accom-
pagnée de toute sorte d'airs populaires traités en pot-pourri (2).
Bastien et Bastienne, ce sera le titre du premier opéra-comique
allemand que composera Mozart, quatre ans après, au retour de
son voyage ; et bien que la musique qu'il y mettra soit évidem-
ment inspirée, surtout, d'un opéra-comique de Monsigny, Rose et
Colas, qu'il va avoir l'occasion d'entendre à Paris dans quelques
semaines, le hasard mérite pourtant d'être signalé qui lui a per-
mis, peut-être, de voir jouer et d'entendre chanter, à Versailles,
ce prototype de sa pièce future. Le Ballet des Èlémens, d'autre
part, vieux déjà de près d'un demi-siècle, ne l'aura sans doute
intéressé que par la beauté de sa mise en scène ; tandis que la
Guirlande de Rameau non seulement aura commencé à lui
révéler l'art du plus original de tous les maîtres français de la
génération précédente, mais aura eu l'avantage de lui révéler
cet art sous son aspect le plus charmant, tout ensemble, et le
mieux à sa portée. Et, aussi bien, retrouverons-nous des échos
du petit ballet chanté de Rameau dans maint menuet des sym-
phonies et divertissemens qu'écrira Mozart après sa rentrée en
Allemagne, quand son génie se sentira assez mûr pour faire un
libre choix parmi la masse innombrable de ses souvenirs (3).
Encore la présence des Mozart à ces deux spectacles n'est-
elle qu'une hypothèse que nous n'oserions point garantir. Ce que
nous savons en toute certitude, c'est la présence quotidienne de
l'enfant, du 25 décembre jusqu'au 10 janvier, à tous les offices
de la chapelle du château. « J'ai entendu là de mauvaise et de
bonne musique, — écrit Léopold Mozart aux Hagenauer. —
Tout ce qui se chantait d'une seule voix, et devait ressembler
(1) Papillon de la Ferté, dans son Journal, note que la Guirlande « n'a pas eu
grand succès. » La musique de Rameau se démodait de jour en jour.
(2) On peut voir ces airs, avec leur musique, dans le tome V du Théâtre de
M. Favart (Paris, 1763).
(3) Il y avait d'ailleurs, dès ce moment, à Versailles (rue Pioyale, n" 3), un
petit théâtre, dont l'histoire vient d'être racontée, dans la Revue de l'Histoire de
Versailles, par M. P. Fromageot. On y jouait la comédie et l'opéra-comique; et ce
n'est nullement chose impossible que les Mozart y aient passé une ou deuz
soirée.s
680 REVUE DES DEUX MONDES.
à un air, tout cela était vide, glacial, misérable, en un mot:
français; mais tous les chœurs sont bons, et même excellens.
Aussi suis-je allé tous les jours à la chapelle royale, avec mon
petit homme, pour entendre les chœurs dans les motets, que l'on
y chante invariablement à chaque messe du Roi. La messe du
Roi a lieu à une heure, sauf les jours de chasse, où elle a lieu à
dix heures; et la messe de la Reine, à midi et demie. » Marianne
Mozart et un article de V Avant-Coureur nous apprennent, en
outre, que le petit Wolfgang lui-même a eu l'honneur de tenir
l'orgue, à l'une de ces messes, en présence de la famille royale (1 ) ;
mais à ce renseignement, pour précieux qu'il soit, nous préfé-
rerions quelques détails positifs sur l'espèce et la qualité de la
musique française entendue là par le petit garçon. De véritables
messes chantées, comme celles qu'il était accoutumé à entendre
dans les églises allemandes, il n'en a assurément entendu
aucune à Versailles, oii, depuis longtemps, toute la musique des
offices n'était plus constituée que de motets, entremêlés de con-
certos d'orgue. Et quant aux motets qu'il a pu entendre, je crains
qu'il ne soit très difficile d'arriver à les connaître avec certi-
tude (2). Mais il convient d'ajouter, fort heureusement, que tous
les motets d'alors étaient d'un type si uniforme, avec leurs alter-
natives de soli et chœurs, et que les compositeurs, presque tou-
jours, y suivaient de si près les modèles que leur avaient fournis
les La Lande et les Mondonville, qu'il nous suffira, prochaine-
ment, d'examiner quelques-uns de ces modèles pour nous repré-
senter, sans trop de risque d'erreur, ce qu'ont dû être les chœurs
entendus par Mozart à la chapelle royale : entendus avec une
attention et un ravissement que nous laissent deviner les quelques
lignes de la lettre de son père que j'ai citées tout à l'heure.
Ainsi l'enfant, chaque matin, entrait en contact avec l'art
français des compositeurs de son temps ; puis, revenu dans sa
chambre d'auberge, il continuait à se familiariser avec lui, en
(1) Pendant « une heure et demie, » nous dit V Avant-Coureur. C'est là seule-
ment que Louis XV aura entendu Mozart.
(2) Les deux sous-maîtres de chapelle de Versailles étaient : pour le semestre de
juillet, le vieux Blanchard (1696-1770); pour le semestre de janvier, le jeune abbé
Gauzargues, savant homme qui a publié, plus tard, un Traité de Composition assez
original. Mais je n'ai pu découvrir aucun motet de Gauzargues; et, quant à Blan-
chard, quatre gros recueils manuscrits de ses motets (à la Bibliothèque du Conser-
vatoire) ne contiennent pas un seul ouvrage datant de 1763. Les motets de Blan-
chard sont, d'ailleurs, écrits exactement sur le modèle de ceux de La Lande, avec
une singulière pauvreté d'invention et de style.
LA JEUNESSE DE MOZART. 681
jouant les pièces de clavecin qu'on lui avait données. Son père
avait beau lui répéter que « français, » en matière de musique,
signifiait inévitablement « vide, glacial, pitoyable : » à la cha-
pelle royale, chez lui, dans les rues, l'air qu'il respirait était si
imprégné de musique française que sa petite âme ne pouvait
tarder beaucoup à s'en imprégner elle-même. Malgré lui, peut-
être, il prêtait maintenant une forme et une couleur françaises à
ces rêves musicaux qui sans cesse s'agitaient en lui, toujours prêts
à prendre corps dès que, par miracle, un hasard lui fournissait
l'occasion d'interrompre ou d'espacer un peu la fatigante série de
ses exhibitions. Et comme le séjour de Versailles, avec les longs
loisirs de ses journées de pluie, lui fournissait de nouveau une
telle occasion, on ne doit pas s'étonner que l'esprit des maîtres
français se retrouve aussi bien dans l'inspiration que dans le style
des deux sonates, en ré majeur et en sol majeur, conçues et pro-
bablement écrites par lui pendant ce séjour.
La date précise de la composition de ces sonates, en vérité,
ne nous est point connue : mais nous savons que, le 1®"" février,
elles étaient déjà « chez le graveur, » avec les deux précédentes,
toutes les quatre soigneusement revues, remaniées, complétées;
et nous savons, en outre, que, sitôt de retour à Paris, l'enfant-
prodige a recommencé à être promené de salon en salon. C'est
donc, suivant toute vraisemblance, à Versailles, entre le 1*''' et le
8 janvier, qu'il aura eu le temps de produire ces sonates, — qui
sont d'ailleurs, avec la sonate en si bémol du 21 novembre, à
peu près toute la musique qu'il a pu écrire durant les cinq
mois qu'il a passés en France. En tout cas, le moment me
semble venu d'étudier ces deux dernières sonates parisiennes,
et puis aussi de définir, à leur sujet, l'influence, en général trop
méconnue, qu'a exercée la musique française sur le développe-
ment du génie de Mozart. J'essaierai de le faire dans un pro-
chain article, avant de reprendre le récit de l'existence des
Mozart à Paris, — où ils sont revenus le 8 janvier, désespérant
de voir arriver de la Cour la rétribution attendue.
T DE Wyzewa.
POÉSIES
(1)
L'ENLÈVEMENT D'ANTIOPE
Tel qu'un aigle élancé du plus noir firmament,
Le héros a saisi dans sa puissante serre
L'Amazone. Il l'a prise, il la tient et la serre
Et l'emporte au galop de l'étalon fumant.
A ses cris, à ses bras levés éperdument
Le ciel n'a répondu que par un sourd tonnerre,
Et la bête sous qui fuit et tremble la terre
Redouble sa terreur à son hennissement.
L'air que déchire leur vertigineuse allure
Fait voler derrière eux la longue chevelure
Et lui cingle la gorge avec le fouet des crins.
Et partout, sur sa chair férocement baisée,
Elle a senti courir de sa nuque à ses reins
Le rire triomphal des lè\Tes de Thésée.
Octobre 1904.
(1) Ces « dernières » poésies paraissent ici rangées dans l'ordre que le poète
avait indiqué lui-même pour l'impression.
f oÉsiES. 683
LA VISION D'AJAX
C'est Elle! Je la vois, dans la nuit étoilée,
Ombre céruléenne et géante. Au ciel clair
Sa main droite brandit la lance où luit l'éclair,
Et l'autre tient captive une Victoire ailée.
Pallas!... D'une nuée éclatante voilée
Dont la splendeur bleuit l'ivoire de sa chair,
Et de ses pieds foulant l'impondérable éther
Elle me dit : — Prends garde à toi, fils d'Oïléel
Elle approche. Elle vient. Je ne recule pas.
Mais je sens que grandit à chacun de ses pas
La divine terreur de la Force et de l'Ordre.
En ses yeux glauques brille un sinistre dessein,
Et chaque battement de son cœur fait se tordre
Les vipères d'azur qui rampent sur son sein.
18 Juin 1905.
LE KRATER
Ce sont des vases peints. Etranger curieux,
Les uns hauts d'une palme et d'autres d'une orgye,
Qui sur leur galbe étroit ou leur panse élargie
Font tourner, rouge et noir, tout FOlympe à tes yeux.
Choisis: canthare, amphore ou rhyton?... Mais, j'ai mieux
Le potier, modelant la terre de Phrygie
Du sang viril d'Atys molle encore et rougie,
A formé ce kratèr pour l'ivresse des Dieux.
Vois. Il est sans défaut du bord jusqu'à la base.
Certe, il sera payé par quelque Pharnabazo
Au prix d'un bassin d'or, d'électrum ou d'argent.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
Euphronios a fait ce chef-d'œuvre d'argile
Qu'il signa de sa pointe illustre, le jugeant
D'autant plus précieux qu'il le fit plus fragile.
Juillet 1901.
' LA FILEUSE
Elle est morte Platlhis, morte la bonne vieille
Qui, tout le long des jours anciens et des nouveaux
A filé, dévidé, roulé les écheveaux
De laine blanche dont débordait sa corbeille.
Si parfois s'inclinait la tête qui sommeille,
Les doigts de la fileuse actifs et sans rivaux
D'un geste inconscient poursuivaient leurs travaux;
Seule la Mort a pu mettre un terme à sa veille.
A peine fut trouvée en son pauvre taudis
L'obole qui, glissée aux doigts enfin roidis,
Paya le dur nocher de la dwnière barque;
Et Platthis a franchi le fleuve aux sombres eaux,
Curieuse de voir si, mieux qu'elle, la Parque
Savait tordre le fil et tourner les fuseaux.
LES FLEUVES D'OMBRE
... Et quos fumantia torquens
Aequora, gurgitibus Phlegethon perlustrat anhelis.
C. ChkVDïANi de raptu Proserpinae.
Ce n'est pas, tel qu'Orphée, en héros de l'Amour
Que j'ai, bravant l'Érèbe et devançant la Moire,
Sans obole, passé le fleuve sans mémoire
Dont l'onde bat sans bruit la rive sans retour.
POÉSIES. 685
J'ignore si j'entrai dans l'infernal séjour
Par la porte de corne ou la porte d'ivoire,
Car je suis remonté du fond de la nuit noire,
Nouveau Pirithoûs qu'éblouissait le jour.
J'ai vu l'Ombre; j'ai vu hurler Cerbère aphone
En l'éternel silence où règne Perséphone
Sur le Léthé, le Styx et le Gocyte lent;
Et j'ai vu fuir, vengeurs qu'épouvante un grand spectre,
Aux bords du Phlégéthon où roule un flot sanglant,
Oreste pâlissant que suit la pâle Electre.
LES ROSTRES (1)
Franchis l'arc triomphal qui croulera demain
Et regarde, plus vaste à la splendeur nocturne,
Du lac de Curtius à celui de Juturne,
Ce qui naguère fut le grand forum romain.
Un vil peuple y débat le sort du genre humain
Et le vote vénal emplit la ciste et l'urne.
Les consuls sont muets, le Sénat taciturne.
Un homme tient le monde et Rome dans sa main
César a rebâti la tribune aux harangues;
L'univers y défile et dispute en cent langues;
Bientôt on y verra des rhéteurs de Thulé.
Plus loin gisent épars sous la poussière et l'herbe
Les vieux Rostres. C'est là que Gracchus a parlé
Et l'airain vibre encor de la rumeur du verbe.
(1) Ce sonnet était destiné à une édition monumentale des Trophées que pré-
pare actuellement M. Descamps-Scrive, de Lille, avec des illustrations d'C>livier
Merson.
686
REVUE DES DEUX MONDES.
HORTORUM DEUS
Interque cunctos ultimum Deos omen.
Cucurbitarum ligneus vocor custos.
Veterum Poet. Catalecta,
Faudra-t-il donc, comme hier, seul aujourd'hui, demain,
Toujours, garder ce clos que l'herbe folle encombre
Où le lupin se meurt près du pâle concombre
En ce désert qui fut jadis le Champ Romain?
Hélas .' je ne suis plus qu'un pieu, sans faulx, sans main,
Vermoulu, fatigué depuis des jours sans nombre
De voir sans fin tourner au soleil ma grande ombre
Et de servir de cible aux passans du chemin.
Tandis que, loin de Rome, ici je me délabre,
Vertumne a sa statue au coin du grand Vélabre.
Nul ne m'adore plus. Je suis las d'être Dieu.
Ah! béni le rôdeur, par ce froid crépuscule
Dont la main sacrilège en me jetant au feu,
De Priape oublié ferait un autre Hercule!
1904
SUR UN BUSTE DE PSYCHE
Au fond du parc désert d'un palais très lointain
Où, seul, un oiseau chante et l'abeille butine,
Le buste, dans sa grâce hellène ou florentine.
Fleur de marbre fleurit un fût de serpentin.
De l'églantier qui l'enguirlande, au frais matin
A la rosée, à peine éclose, une églantine
Épanouit sa rose à la lèvre enfantine,
Dont l'invisible chant semble un rire argentin.
POÉSIES. 687
Faisant poudroyer Tor des étamines frêles
Sous le frémissement azuré de ses ailes
Voici qu'un papillon s'y pose et boit te miel;
Et j'ai cru voir, mêlant en un rêve d'Attique
La beauté de la terre et l'ivresse du ciel
Sur ta bouche, ô Psyché ! palpiter l'âme antique^;
A UN POÈTE
Tu vivras toujours jeune, et grâce aux Piéride
Gallus, jamais ton front ne connaîtra les rides;
Leurs mains, leurs belles mains sans trêve tresseront
Le laurier dont la feuille ombragera ton front,
Et, sous le jour divin qui fait mouvoir les ombres.
Tes grands yeux tour à tour éblouissans ou sombres
Refléteront ainsi qu'au miroir de tes vers
Le spectacle éternel du mobile univers,
Indifférent aux Dieux comme aux hommes moroses:
Et tu n'en retiendras que la beauté des choses.
[Écrit le 26 février 1905, jour anniversaire
de la naissance de Victor Hugo.]
José Maria de Heredia.
QMl lA SEPARATION SERA VOTEE...
I
Quand la séparation sera votée,... nous savons tous que le
budget des cultes se trouvera supprimé, d'une part, ou diminué
de plusieurs millions (1); et, d'autre part, la nomination de nos
évoques ne dépendra plus d'un gouvernement que l'intérêt de la
religion n'a pas depuis cent ans toujours inspiré dans ses choix;
mais, d'ailleurs, il n'y aura rien de fait, et c'est seulement alors
que les vraies difficultés surgiront. Nous ne sommes pas embar-
rassés de savoir comment l'Etat y fera face, ni lui non plus! et,
sans plus de scrupules qu'il n'en a montré jusqu'ici, nous pou-
vons être sûrs qu'il appliquera le droit de la force. Mais, l'Eglise,
que fera-t-elle? ou, pour parler peut-être avec plus d'exactitude,
les catholiques de France, que feront-ils? C'est ce qu'il est de-
venu sans doute urgent d'examiner. Nous ne parlerons donc
aujourd'hui ni de la question théorique ou académique de la
séparation de l'Eglise et de l'État, ni du Concordat, et de tant de
moyens qu'il y aurait eu, si vraiment on l'eût voulu, de le con-
server en l'adaptant aux nouvelles conditions qui se sont im-
posées depuis 1802 tant à l'Église qu'à l'État moderne. Sur l'un
comme sur l'autre point, tout a été dit, depuis deux ans qu'on
(1) Il est évalué, pour l'année 1906, à 33 823 403 francs, dont 29 563 871 francs
de pensions ou allocations, « mais, ajoute le rapporteur, ce premier budget bais-
serait rapidement; après deux ou trois ans, il deviendrait possible de faire l'éco-
nomie de presque tous les frais d'administi'ation ; et le budget se disloquerait
comme le service lui-même. »
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 689
les discute, à la Chambre, dans les journaux, dans les salons ou
dans les cercles, hier encore au Sénat; — et les opinions sont
faites. Si nous exprimions aujourd'hui la nôtre, c'est un plaisir
bien inutile que nous nous donnerions; elle viendrait un peu
tard; nous convenons franchement qu'elle ne serait pas neuve;
et elle ne changerait rien aux choses. Mais la vraie question, —
la question du jour, si je l'osais dire, — et la question de demain,
c'est de savoir, quand la séparation sera votée, ce que fera
l'Église?
Car, cette loi de séparation, — qui, de son vrai nom, serait
d'ailleurs appelée bien mieux une « loi de spoliation, » ou « de
confiscation, » puisqu'il n'y est question pour l'Etat que de la
manière la plus avantageuse de ne pas payer ses dettes, et d'en-
lever à l'Eglise ce qu'elle possède encore de biens, — j'ai en-
tendu dire à quelques catholiques ardens qu'ils ne sauraient
Vaccepter; et, tout en partageant les sentimens de juste révolte
qu'ils exprimaient énergiquement par ce mot, j'avoue que je
n'ai pas compris ce qu'ils voulaient dire. Comment, en effet, s'y
prend-on pour ne pas accepter une loi? et, dans l'espèce, le bud-
get des cultes, par exemple, étant supprimé, quels moyens avons-
nous d'obliger un ministère à le rétablir ? ou encore, quels moyens
de reprendre Notre-Dame de Paris, quand une fois l'Etat, comme
il a fait jadis du Panthéon, l'aura désaffectée? Nous pourrons
donc, si nous le voulons, protester contre la loi; nous pourrons,
par des voies légales, en poursuivre l'abrogation; nous pour-
rons en dénoncer infatigablement les dispositions de haine et
d'iniquité; mais, puisqu'en attendant nous devrons la subir, et,
bon gré mal gré, nous y soumettre, il ne servira de rien de dire
que nous ne pouvons pas Vaccepter; — et au contraire il faudra
tâcher de nous en accommoder.
Insistons, et expliquons-nous clairement sur ce point.
Nous étions, personnellement, et nous demeurons partisans
du Concordat, pour toutes les raisons que l'on en a données,
dans la presse ou à la tribune, et plus particulièrement, si l'on le
veut, pour celles que le cardinal Mathieu et M. de Mun, dans
leurs livres, ont si éloquemment développées. Nous en demeu-
rons partisans comme catholiques et comme Français, comme
Français autant que comme catholiques ; et aussi bien, nous ne
doutons pas que, sous une forme ou sous une autre, on y
revienne un jour, parce que, r« Église libre dans l'État libre, »
TouE zxx. — 1909, 44
G90 REVUE DES DEUX MONDES.
ce n'est qu'une phrase, et une phrase qui ne s'entend point !
Libre en effet de quoi, l'Eglise? de violer la loi de l'Étut? et
libre de quoi, l'État? d'opprimer le droit d' l'Église? L'Église,
libre de faire échec à la souveraineté de l'État? et l'État, libre
d'ignorer l'existence de l'Eglise? Nous sommes libres aussi, en
France, d'ignorer l'existence de l'Allemagne ou celle de l'Angle-
terre ! et c'est d'ailleurs une liberté dont nous ferons bien de
ne pas user.
D'un autre côté, — nous venons de le dire et nous le répétons,
— nous savons parfaitement que la loi de séparation n'est qu'une
loi de haine, dont le premier effet, et un effet presque automa-
tique, pour n'en citer ici qu'un seul, sera d'anéantir le culte
catholique dans quelques milliers de communes de France.
L'archevêque de Besançon, dans une Lettre à MM. les sénateurs
du Doubs, de la Haute-Saône et du Haut-Rhiri, faisait récem-
ment observer que, « sans tenir compte des charges générales
de l'administration centrale du diocèse, pour les paroisses de
ville et les vicariats non rétribués par l'État, pour les aumô-
niers et l'éducation des clercs, le (!iocèse de Besançon émargeait
au budget des cultes pour une somme de 895050 francs! » Où
veut-on, et comment, que, d^une année à l'autre, on retrouve
cette somme, et qu'on la demande à des contribuables dont la
suppression du budget des cultes n'aura pas allégé les imposi-
tions d'un centime? On ne la leur demandera pas; et c'est bien
ce qu'espèrent les auteurs de la loi de séparation! Ce qui revient
à dire que, si les dispositions de la loi ne sont pas en quelque
sorte plus « meurtrières » pour la religion, c'est qu'on n'a pas
osé les faire telles. Mais soyons sûrs que nous ne perdrons
rien pour avoir attendu! On le verra bien quand paraîtra, dans
quelques mois, ou dans quelques jours, ce règlement d'adminis-
tration, dont le moins que l'on puisse craindre, c'est qu'il ne
soit à la loi de séparation ce que les articles organiques étaient
encore hier au Concordat. Et il faut le savoir, pour nous y pré-
parer.
Avons-nous besoin d'ajouter, après cela, que nous ne sommes
pas de ceux qui semblent se promettre de l'application de la
loi, je ne sais quel réveil ou quelle régénération du sentiment
religieux? Hélas! nous croirions plutôt le contraire! et, s'il faut
dire crûment les choses, nous ne doutons pas que, dans nos
campagnes, nos prêtres, en perdant l'attache officielle, ne perdent
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... " 691
en même temps cette espèce de considération ou de respect
qu'inspire au paysan « le fonctionnaire du gouvernement ! » La
régénération viendra d'ailleurs; et, s'il se préparait, en France
depuis une vingtaine d'années, un réveil de la pensée catholique,
dont nous avons ici même plus d'une fois signalé les progrès,
nous craignons que la loi de séparation, bien loin de le favo-
riser, n'en interrompe ou n'en trouble le cours. Il serait aisé de
prouver qu'on l'a faite en partie pour cela.
Mais nous disons que toutes ces raisons ne sont point des
raisons de renoncer à la lutte, et surtout elles n'en sont point de
ne pas vouloir voir, et de ne pas essayer de « réaliser » les
quelques avantages que nous laisse la loi de séparation. Il faut,
si nous le pouvons, nous « accommoder » de la loi qu'on nous
impose ; nous ne saurons si nous le pouvons qu'après l'avoir
essayé; et si nous ne le pouvons décidément pas, c'est alors,
mais seulement alors, qu'au regard de l'opinion, nous serons en
droit de dire qu'une telle impossibilité, démonstrative de notre
bonne volonté, l'est en même temps du fanatisme et de la dé-
loyauté de l'adversaire.
On ne s'étonnera pas, d'ailleurs, ou du moins je l'espère,
qu'un laïque éprouve le besoin d'exprimer, lui aussi, sa pensée,
dans une question de cette nature. Incapables que nous sommes
généralement, en France, de nous soumettre quand il le faudrait,
nous compensons cette « indépendance, » qui n'est, à vrai dire,
que de l'indiscipline, par une docilité fâcheuse, ou même cou-
pable, en d'autres occasions ! Disons-le donc ici naïvement, et
sans attendre davantage, puisque aussi bien tout cet article ne
sera qu'une expression de cette conviction : chacun de nous a le
droit de croire, — puisqu'il y va de sa conscience, — que les
intérêts de la religion qu'il professe ne lui importent pas moins
qu'à son évêque ou au Souverain Pontife lui-même, quoique
d'une autre manière ; et, s'il craint, comme dans les circonstances
présentes, de voir ces intérêts gravement compromis, pourquoi
n'aurait-il pas le droit, à ses risques et périls, d'examiner, de
discuter et, au besoin, de suggérer les moyens qui lui sembleront
propres à les sauvegarder? Rationabile sit obsequiuni nostrum.
Si nous nous trompons, on nous le dira ! et si c'est l'autorité
légitime qui nous le dit, nous nous soumettrons, nous nous
soumettons d'avance. Mais en attendant, et sous cette unique
restriction, nous osons croire que le laïque n'est incompétent,
692 REVUE DES DEUX MONDES.
comme laïque et parce que laïque, dans aucune des questions
qui intéressent l'Eglise et la religion du Christ. Il l'est moins que
jamais en un temps comme le nôtre, où, si l'on est catholique
de « naissance, » personne presque ne le demeure, que par une
libre adhésion de la volonté, qui doit elle-même être précédée
d'un libre consentement de l'esprit. Nous avons le droit d'expri
mer une opinion motivée, même dans une question de dogme,
pour aussi longtemps qu'elle n'est pas définie; et, à plus forte
raison, pourvu que la sincérité de notre soumission éventuelle
soit entière, nous croyons que nous l'avons, dans une question
d'organisation.
II
La première chose que nous souhaitions, comme étant en
quelque manière la condition de toutes les autres, c'est donc
qu'au lendemain du vote qui va libérer nos évêques de la
tutelle de l'Etat laïque, ils usent de cette liberté pour former
entre eux l'entente effective que leur interdisaient, depuis cent
ans, les articles organiques et pour se réunir en assemblée plé-
nière. Qui convoquera cette assemblée? Sera-ce le Souverain
Pontife? Si c'est lui, je pense que son intervention ne paraîtra
pas plus extraordinaire à nos républicains, ni surtout « plus
étrangère, » que ne l'a paru jadis aux Américains du Nord, assez
jaloux de leur liberté, l'intervention de Pie IX, en 1866, ou celle
de Léon XIII, en 1883, dans la convocation du 11^ et du IW Con-
ciles Pléniers de Baltimore. Mais, du reste, que ce soit le Sou-
verain Pontife ou, avec son assentiment, Je doyen de nos car-
dinaux qui convoque cette assemblée, comme encore de savoir
sous quel nom, — synode, assemblée, congrès ou concile, —
elle se réunira ; quel en sera le président ; à quelles questions
s'étendra le mandat du Congrès; et quelle sera la forme de ses
résolutions, je ne dirai pas que ce soient autant de questions de
<c procédure, » — parce que l'expression semblerait vouloir en
diminuer l'importance, et il y en a là d'essentielles, — mais
ce sont autant de questions un peu spéciales, qu'on trouvera
naturel que nous n'abordions pas. Ce que nous croyons et ce
que nous disons qui est uniquement nécessaire et urgent, c'est
une assemblée des évêques de France.
Ellu est nécessaire, pour affirmer en quelque sorte au monde
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 693
l'existence et l'unité de l'Église de France, laquelle sans doute
est et doit être, non pas assurément l'Eglise gallicane, —
comme on essaierait de nous le faire dire, si nous ne prenions
pas la précaution de protester, — mais pourtant quelque chose
de plus qu'une juxtaposition de provinces ignorées les unes
des autres sur le sol de la même patrie. Elle est nécessaire,
pour nous apprendre ce que nous ignorons tous, et ce que,
même à Rome, nous ne pensons pas que l'on sache d'une façon
précise, positive et certaine, je veux dire l'état réel du catholi-
cisme en France. « Nos cadres officiels, — écrivait récemment,
dans les Annales de Philosophie chrétienne, un prêtre éminent du
diocèse d'Albi (1), — sont beaucoup plus vastes que ne le compor-
terait l'efTectif des vrais fidèles. La majeure partie de la popu-
lation n'est plus catholique, ou l'est si peu, d'une façon si
négative, qu'il en résulte une faiblesse plus grande encore... »
Et plus loin : « La conscience religieuse s'éteint. Dans certains
bourgs des environs de Paris, les deux tiers des enfans ne sont
même plus baptisés. La proportion des familles étrangères à
tout culte s'accroît dans toutes les villes et dans les campagnes
elles-mêmes... » Ces observations inquiétantes sont-elles vraies
de la France entière? dans quelle mesure? et quelles sont les
raisons de cette indifférence croissante? N'y a-t-il pas, ici et là,
des (( gains » qui compensent les « pertes? » C'est ce qu'une
assemblée des évêques de France pourra seule nous dire, et seule
aussi renseigner Rome, dans une question de cette nature, avec
une autorité que ne sauraient avoir des informations particu-
lières, des mémoires individuels, ou des statistiques imprimées.
Que dirons-nous encore? Nous avons besoin d'une assemblée
des évêques, parce que le corps de l'Eglise est composé de
laïques, souvent faciles à scandaliser, et qu'on ne saurait mettre
au péril de ne savoir, en leur âme et conscience, que penser ni
que faire, si l'on agissait d'une manière dans un diocèse, et d'une
autre manière dans un diocèse voisin. En ce moment même, ne
voyons-nous pas des évêques favoriser la formation des « asso-
ciations paroissiales, » et d'autres évêques « ne pas croire qu'il
soit opportun de les établir à l'heure actuelle ? » Et nous avons
enfin besoin d'une assemblée des évêques de France, parce que si
les mesures que l'on prendra n'ont pas un caractère universel,
(1) M. l'abbé Birot
694 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles tiendront de leur origine même, ce sera comme si l'on ne
prenait pas de mesures du tout; et qui sait, en ce cas, si nous
ne sommes pas destinés à revoir l'espèce de désarroi dont
l'extrême conséquence, en ces dernières années, a été l'expul-
sion brutale des congrégations *
Il sera d'ailleurs infiniment désirable que, pour procéder uti-
lement à la tâche qui sera la sienne, cette haute assemblée ne se
mêle point de politique. Nous entendons par là qu'acceptant en
fait la situation telle qu'elle sera donnée, au lendemain du vote
de la loi, l'assemblée s'abstiendra de toute récrimination, même
éloquente, sur les circonstances qui ont précédé, préparé, et
accompagné la discussion de la loi. On ne mettra pas davantage
en question la forme du gouvernement, et on n'essaiera pas d'éta-
blir que tout le mal est venu de ce qu'elle est républicaine et
démocratique. On pourra même laisser les francs-maçons à leur
besogne, et à la célébration de leur culte, puisque, tout ce que
nous demandons, c'est qu'il nous soit permis de procéder* libre-
ment à la célébration du nôtre, et qu'aussi bien, tout ce que nous
pouvons utilement leur opposer, ce ne sont point de vaines invec-
tives, ni, je pense, des passions analogues aux leurs, — et des
procédés, — mais seulement une doctrine plus haute, plus géné-
reuse et plus pure. Et, plus prudemment encore, on se gardera de
retomber dans la pire erreur que les catholiques français aient
peut-être commise au siècle dernier, et c'a été de vouloir consti-
tuer le catholicisme en parti.
Renan, qui n'ignorait pas ce qu'il en a coûté à l'Eglise, trou-
vait cela fort bien, que le catholicisme fût un parti politique ;
et tous les jours on nous rappelle qu'en Allemagne, par exemple,
ou en Belgique, il en est un. Je me contenterai de répondre
que la France de 1905 n'est ni la Belgique, ni l'Allemagne!
En France, c'est précisément et surtout d'avoir essayé de con-
stituer le catholicisme en parti que souffre actuellement l'Eglise.
Des indifférens eux-mêmes lui en veulent de son ingérence
dans des affaires que l'on estime qui ne la regardent point,
comme ne touchant qu'indirectement aux choses de la religion.
Est-ce à tort? est-ce à raison? Je n'en sais rien; je n'en veux
rien savoir ; je me borne à constater le fait. On ne veut point,
en France, que l'Église se mêle de politique; on ne veut point
qu'elle intervienne, du poids de son autorité spirituelle, dans
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 695
les luttes électorales; on ne veut point qu'il tombe d'autres
conseils du haut de la chaire chrétienne que des conseils de
morale et de piété. Et, encore une fois, je n'approuve ni ne
désapprouve. Ou plutôt si ! je désapprouve, et j'accorde qu'il
soit monstrueux de permettre à l'instituteur ou au professeur
d'Université, contre tout ce que représentent l'évêque, ou le curé
du village, une liberté de parole que l'on refuse à ceux-ci ! Mais
le fait est là. Il faut compter avec le fait. Si l'on ne peut l'em-
pêcher d'être, — et le plus souvent, comment le pourrait-on?
— c'est inutilement qu'on récrimine. Et c'est pourquoi, comme
citoyens, nous nous occuperons de politique autant qu'il nous
plaira; nous nous en occuperons même comme catholiques, et
ce sera notre affaire ; mais ce sont nos curés et nos évêques,
en tant que « ministres du culte, » et, dans « l'exercice des
fonctions du culte, » qui ne devront pas s'en occuper; et, sans
doute, après leur en avoir elle-même donné l'exemple, c'est ce
que l'assemblée du clergé de France voudra leur dire, avec l'au-
torité qui lui appartiendra.
D'autres questions solliciteront alors son attention, et, entre
ttutres, celle de la nomination des évêques eux-mêmes. Il y a
pour le moment seize sièges vacans dans l'Église de France, ou
même dix-sept, en comptant l'archevêché d'Alger, et il est pro-
bable que le Souverain Pontife y voudra nommer des titulaires
de son choix, qu'il ne prendra, nous croyons le savoir, ni parmi
les étrangers, ni parmi les membres des congrégations expulsées.
Nous espérons d'ailleurs que ces nominations précéderont la
réunion de l'assemblée des évêques. Mais, ces nominations une
fois faites, l'Eglise de France demandera sans doute, et obtiendra,
que les nominations épiscopales se fassent à l'avenir comme
elles se font, par exemple, aux Etats-Unis, dans les conditions éta-
blies par le troisième concile plénier de Baltimore, en 1884(1).
Aux États-Unis, quand un siège vient à vaquer, les conseillers du
diocèse, — consultores, — qui sont, selon les diocèses et les
ressources du lieu, six, quatre ou deux prêtres, remplaçant dai»s
la hiérarchie de l'Église d'Amérique nos chanoines capitulaires,
dressent, avec le concours des recteurs ou curés inamovibles,
une liste de trois candidats. Cette liste est transmise aux évêques
(1) Comme je cite plusieurs fois les Actes de ce concile, j'avertis que j'en em-
prunte le texte à la publication officielle : Acta et Décréta Concilii Plenarii Balti-
morensis Tertii, etc., Baltimorœ, Typis Joannis Murphy, MDCCCXCIV.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
de la province ecclésiastique, c'est-à-dire aux sufTragans d'un
même siège métropolitain, lesquels discutent entre eux les titres
des candidats proposés ; motivent par écrit, s'ils croient devoir en
écarter un, les raisons qu'ils en ont; classent les noms par
ordre de mérite, et font alors passer à Rome ce qu'on pourrait
appeler le « dossier » de l'élection. Enfin, le Souverain Pontife
fait son choix entre les trois noms, sans être d'ailleurs tenu
d'observer l'ordre de présentation, et la faculté lui étant réser-
vée, dont il semble qu'il use rarement, de leur substituer un
quatrième nom. Nous croyons que cette manière de procéder
serait conforme au vœu des catholiques de France. Elle ne peut
certainement rien avoir de contraire aux dispositions du droit
canonique, puisqu'elle est en vigueur aux Etats-Unis. Elle laisse
entière, ou plutôt intacte, la liberté du Souverain Pontife. Elle
ne se réclame point de précédens historiques dont la discussion,
après quatre cents ans de régime concordataire, serait intermi-
nable. Elle ne constituerait aucun privilège à l'Église de France.
Et quelques inconvéniens qu'elle comporte, — et que nous ne
voyons point, — il ne semble pas qu'aucune autre puisse mieux
assurer la dignité de l'épiscopat.
C'est à ce moment que se posera, devant l'assemblée, la plus
difficile des questions que soulève la loi de séparation, et qui
n'est autre que la question des Associations cultuelles telles
qu'elles sont définies par les articles 4, 18 et 19 de ladite loi.
Nous n'en retenons ici que deux points : 1° « Les associations
cultuelles devront se conformer aux règles d'organisation géné-
rale du culte dont elles se proposeront d'assurer l'exercice ; » et
2° « Elles devront avoir pour objet, exclusivement, l'exercice d'un
culte. » On sait d'autre part qu'elles devront être composées,
« dans les communes de moins de 1000 habitans, de sept per-
sonnes au moins ; dans les communes de 1 000 à 20 000 habitans,
de quinze personnes; » et enfin, « dans les communes dont le
nombre des habitans sera supérieur à 20 000, de vingt-cinq per-
sonnes. » Si l'on remarque ici que ces chiff'res ne sont pas limi-
tatifs, et que par conséquent, l'association pourra se composer
d'autant de membres que l'auront jugé bon le curé de la paroisse
ou l'évêque du diocèse, ces dispositions, combinées avec celles
de la loi du l^'" juillet 1901, — articles 5 et suivans, — ne sem-
bleront pas d'abord inacceptables ; et, en effet, il serait assez simple
de s'en arranger, si malheureusement, comme on va le voir,
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE.. 697
elles n'étaient assez vagues, sous leur précision apparente, et
assez perfides, quoique d'ailleurs indéterminées.
Qu'est-ce en effet, d'abord, que « les règles de l'organisation
générale d'un culte, » et qui sera chargé d'en définir la nature?
« D'après le Projet de Loi présenté au Parlement, — écrivaient,
le 28 mars 1905, au président de la République, nos cardinaux
français, — l'existence de l'Eglise, après là séparation, serait sou-
mise au régime des associations cultuelles. Or, ces associations,
organisées en dehors de toute autorité des évêques et des curés,
sont, par là même, la négation de la constitution de l'Eglise et
une tentative formellement schismatique. Le vice essentiel des
associations cultuelles est de créer une institution purement
laïque pour l'imposer à l'Eglise catholique (1). » Et, à la vérité,
quand nos cardinaux s'exprimaient ainsi sur le danger des Asso-
ciations cultuelles, il n'était point écrit encore dans la loi que ces
associations devraient être « conformes aux règles de l'organi-
sation générale du culte dont elles se proposeraient d'assurer
l'exercice ! » Mais cette « concession, » si péniblement arrachée à la
Chambre par l'éloquente et généreuse obstination de M. A. Ribot,
en est-elle vraiment une? et qui ne voit aussitôt quelle dif-
ficulté nouvelle s'est, pour ainsi dire, substituée à l'ancienne, si
désormais la conformité « aux règles de l'organisation générale
du culte » fait partie intégrante et constitutive de la définition
même de V Association cultuelle? Au regard de l'Etat, et d'après
les termes précis de l'article 4, il ne saurait y avoir à! Association
cultuelle que celle qui prouvera d'abord sa conformité avec « les
règles de l'organisation générale du culte; » mais cette confor-
mité, comment, par quels moyens, sur quelle base l'établira-
t-elle? C'est ce que la loi a négligé de dire. Il faudra nécessaire-
ment que l'assemblée des évêques le dise, et qu'elle n'attende
pas, pour le dire, les jugemens des tribunaux ou un arrêt du
Conseil d'Etat. Si ce texte a quelque signification, il n'appartient
évidemment qu'à l'Eglise catholique, et à elle seule, de dire
quelles sont les « règles de l'organisation générale » du culte
catholique.
Rien ne sera plus délicat ; et on nous pardonnera d'en indiquer
(1) On trouvera ce document, avec beaucoup d'autres, dans un livre excellent,
que nous sommes un peu confus de n'avoir pas signalé plus tôt aux lecteurs de la
Revue : c'est L'histoire, le texte et la destinée du Concordat de 1801 , pai M. l'abbé
Emile Sevestre, Paris, 2= édition, 1905, P. Lethielleux.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
librement et respectueusement une au moins des raisons. Nous
avons déjà rappelé les décisions du troisième Concile plénier de
Baltimore, et si nous y revenons, c'est que l'Église des Etats-
Unis, avec ses 75 archevêques et évêques, — ce chiffre est celui
des prélats qui ont pris part à ce Concile, — cette Eglise a donné
au monde le plus bel exemple de ce que peut le catholicisme
sous le régime de la liberté politique absolue. Même il s'est
rencontré de hauts personnages, comme l'ancien procureur
général du Saint-Synode russe, M. Pobédonostzef, pour s'en
déclarer effrayés (1). Or, dans un pays comme l'Amérique du
Nord où, pendant longtemps, l'Eglise n'a trouvé, et ne trouve
encore aujourd'hui de ressources matérielles, et de moyens de
vivre, que dans la libéralité des fidèles, il est arrivé plus d'une
fois que ceux-ci voulussent, en quelque manière, « suivre leur
argent, » et non seulement en contrôler l'emploi, mais le diriger,
et s'ingérer, du droit de leurs dollars, jusque dans le choix des
personnes que rémunérait leur générosité. C'est ce que l'on craint
des Associations cultuelles, ou plutôt des bureaux qu'elles nom-
meront pour s'administrer; et je crois que c'est bien ce que nos
cardinaux ont voulu dire quand ils les ont qualifiées d' « insti-
tutions purement laïques. » Et, en effet, en France comme aux
Etats-Unis, la loi civile reconnaît aux membres des associa-
tions cultuelles plus de pouvoirs que l'Eglise ne consent à leur
en accorder. « C'est une règle universelle de l'Église catholique,
— avaient dit, en 1866, les pères du deuxième Concile plénier
de Baltimore, — que tous ceux qui administrent les biens
de l'Église, à quelque titre que ce soit, ne le peuvent légitime-
ment que du consentement du Saint-Siège ou de leur Évêque,
et demeurent soumis dans tous les actes de leur administration
à la juridiction et à l'autorité de l'Évêque. » Le troisième Con-
cile reprenait, en 1884, les déclarations du second, et les faisait
entièrement siennes. Il invoquait^ un Bref de Grégoire XVI,
du 12 août 4841, où il était dit : « Quant à ce qui regarde l'admi-
nistration des biens de l'Église, nous voulons que personne
n'ignore qu'elle dépend entièrement de l'autorité de l'Évêque, et
qu'aucun administrateur n'y peut faire d'autres actes de gestion
que ceux dont l'Évêque lui a confié la charge : nihil ah œdituis
Ecclesiœ geri unquam posse, nisi quod eis fuerit ab Antistite
(1) Voyez le curieux volume intitulé : Questions religieuses, sociales et poli-
tiques, traduit du russe, Paris, 1897, Baudry.
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 699
demandatum. » Et afin d'établir une règle uniforme pour toutes
les provinces de l'Union, — ad unitatem disciflinas per omnes
fere nostras provincias vigentis, promovendam, quantum lex sœru-
laris permittit, — les évêques des Etats-Unis édictaient un cer-
tain nombre de conditions relatives à la constitution, à la com-
position, et à la compétence de ces Councilmen et Board of
trustées auxquels ressembleront beaucoup les bureaux, ou, si
l'on le veut, le personnel agissant de nos Associations cultuelles.
Une de ces conditions, quant aux électeurs admis à nommer les
membres de ces bureaux, est d'avoir fait ses Pâques; et une
autre, d'avoir une chaise louée à l'année dans l'Eglise, et d' « avoir
acquitté le montant de sa location. »
On ne voit pas que ces conditions ou restrictions aient gêné,
depuis plus de vingt ans, le développement du catholicisme aux
Etats-Unis. Il y a donc lieu de croire que ce qui a pu se faire
aux Etats-Unis ne sera pas impossible en France. La tradition
de l'Eglise est-elle si sévère, ou tellement absolue sur ce point,
que l'on n'en puisse rien abandonner? et s'il faut faire quelques
concessions à l'élément laïque, les fera-t-on jamais plus consi-
dérables, ou plus étendues, que celles qu'on a dû faire, en d'autres
temps, à l'élément politique, Léon X à François P'', et Pie VII à
Bonaparte? C'est à nos évêques de France, réunis, comme ceux
des Etats-Uais, en « Concile » ou en « Assemblée générale, »
qu'il appanfe'ndra de l'examiner. Ils auront à dire, eux aussi,
dans quelles conditions les Associations cultuelles devront se for-
mer; et, s'ils estiment que les droits que la loi civile accorde à
ces associations sont incompatibles avec la constitution de
l'Eglise, c'est eux, sans aucun doute, que les catholiques sont
prêts à en croire. Mais la difficulté de les définir et de s'en servir
sera-t-elle une raison de renoncer à la formation des Associations
cultuelles? Puisqu'elles apparaissent comme le seul moyen qu'on
nous laisse d'assurer 1' « exercice du culte, » nous ne pouvons,
quelque défiance qu'il nous inspire, y renoncer sans en avoir
éprouvé la valeur. Tout en demeurant ce qu'elles sont au regard
de TEtat, les Associations cultuelles seront, au regard de l'Eglise,
ce que l'Eglise décidera qu'elles doivent être. Ce sera, pour tout
catholique appelé à en faire partie, une afîaire de conscience.
Aucun fidèle n'en appellera de l'Eglise à l'Etat. Ce sera même, à
ce propos, une excellente manière de ne pas « accepter » la loi de
séparation que de ne pas s'en prévaloir contre la loi de l'Église.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
El si, par hasard, il arrivait aue quelqu'un en appelât, qu'au-
rait-on à redouter, puisque, par liypothcsc, telles que r.ous les
concevons, les Association.' cultuelles auraient satisfait d'abord
à tout ce que l'État exige d'elles, mais, de plus, à des obligations
que l'Église leur imposerait de surcroît? On ne saurait m'em-
pêcher, je pense, de ne pas profiter de toute la loi, et surtout
quand cette loi, comme dans le cas présent, est faite ou se pré-
tend faite « en ma faveur! »
Enfin, comme les Associations cultuelles, une fois définies et
constituées, « devront avoir exclusivement pour objet l'exercice
d'un culte, » il s'agira d'examiner en quoi consiste <( l'exercice
d'un culte, » et jusqu'où s'étend la portée de l'expression. C'est
ce qu'il est assez difficile de dire ; et, par exemple, les œuvres
d'enseignement font-elles partie de 1' « exercice du culte? » Oui,
répond l'Église ! et, non, dit l'État laïque ! Sans entrer dans une
controverse qui nous éloignerait de notre sujet, — lequel n'est pas
aujourd'hui de savoir quelles sont en matière d'enseignement de
la jeunesse les droits de l'Église et ceux de l'État, mais unique-
ment d'examiner si « le droit d'enseigner » est compris dans ce
qu'on nomme « l'exercice du culte, » — nous croyons qu'il faut
distinguer.
11 y a en effet des œuvres d'enseignement qui, tout en étant
œuvre d'enseignement, ne laissent pas de faire partie de 1' « exer-
cice du culte ; » et ce sont celles qui n'ont, au fond et en prin-
cipe, d'autre objet que d'assurer, par la préparation des ministres
du culte, la continuité même de 1' « exercice de ce culte. »
Tel est évidemment le cas des grands séminaires, où, quelque
matière que l'on enseigne, on ne l'enseigne qu'en vue de pré-
parer le prêtre à sa mission future. Rien ne sera donc plus
naturel, pour V Association cultuelle du diocèse, que de revendi-
quer le droit d'entretenir un grand séminaire, au titre, pour
ainsi parler, et du chef de « l'exercice du culte. » C'est aussi
bien le droit que le Concordat n'avait pu refuser à l'évêque. Le
cas est plus douteux pour les petits séminaires, où, sans doute,
on peut bien dire qu'il s'agit aussi de la « préparation du
prêtre, » mais, de plus loin, d'une manière plus générale, et
dans des conditions qui paraissent moins étroitement liées à
r « exercice du culte. » Les Associations cultuelles, qui doivent
avoir exclusivement pour objet « l'exercice d'un culte, » auront-
elles le droit d'imputer sur leurs ressources régulières l'entretien
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 701
d'un petit séminaire? Nous nous contenterons d'observer à ce
sujet qu'en 1866, les pères du second Concile plénier de Balti-
more, uniquement soucieux de ]' « organisation générale du
cuite, » y firent en quelque sorte rentrer l'institution des petits
séminaires ; et ils en donnèrent comme raison que c'est là, dans
les petits séminaires, que se fait la sélection nécessaire aux
exigences du culte. Nos évoques décideront; et si l'Eglise, par
leur voix, juge que les petits séminaires sont en quelque sorte
exigés par « l'organisation générale du culte, » on ne voit pas
sur quel fondement on pourra refuser de l'en croire.
Mais il en est autrement des œuvres d'enseignement, en gé-
néral, primaire ou secondaire, et ici, nous croyons que l'Eglise de
France aura tout intérêt à ne pas les revendiquer comme faisant
partie de « l'exercice du culte. » Par où, sans doute, et on nous
entend bien, nous ne voulons assurément pas dire qu'elle s'en
désintéressera, — non plus que des œuvres de bienfaisance ou de
charité ! — mais elle ne s'y intéressera pas directement, par l'in-
termédiaire de VAssociatio7i cultuelle, ni même peut-être par celui
de V Association paroissiale. Car on a beaucoup parlé dH Associa-
tions paroissiales, depuis quelque temps, mais on a oublié de
dire comment on les entendait. S'il ne s'agit, en effet, que de
libres groupemens, ayant pour objet une œuvre d'enseignement
ou de bienfaisance, et qui ne seront « paroissiaux » que parce
que, sans doute, on ne s'adressera pas aux fidèles de Ménilmon-
tant, pour l'entretien d'un dispensaire ou d'une école profession-
nelle dans le quartier Montparnasse, rien ne sera plus facile.
Faisons des Associations paroissiales ! Mais, si nous voulons
parler à! Associations groupées autour du curé de la paroisse,
sous sa présidence, et dirigées par lui, la question se présente
alors sous un tout autre aspect; et je crains qu'en opposant, dès
à présent, aux Associations cultuelles de telles Associations pa-
roissiales, on ne s'expose à de graves mécomptes.
L'article 16 de la loi de séparation est ainsi conçu : « Les
associations formées pour subvenir aux frais, à l'entretien et à
l'exercice public d'un culte, devront être constituées conformé-
ment aux articles 5 et suivans du titre P'' de la loi du l^"" juillet 1901.
Elles seront en outre soumises aux prescriptions de la présente
loi. » Et, d'un autre côté, voici le texte du paragraphe 7 de l'ar-
ticle 47 : (( Elles [ces associations] pourront recevoir, en outre
des cotisations prévues par l'article 6 de la loi du l^'" Juillet 1901,
702 REVUE DES DEUX MONDES.
le produit des quêtes et collectes pour les frais du culte; perce-
voir des rétributions pour les cérémonies et services religieux,
même par fondation; pour la location des bancs et sièges, pour
la fourniture des objets destinés au service des funérailles dans
les édifices religieux, et à la décoration de ces édifices. » On ne
voit pas bien, en de telles conditions, — et l'idée même en étant
comme étranglée entre ces deux textes, — ce que pourront être
les Associations paroissiales, ni comment elles se constitue-
ront. Car, en vertu de l'article 17, paragraphe 7, on ne voit pas
sur quelles ressources elles pourront faire fond, si ce n'est sur
les cotisations qu'elles percevront en tant ({u' Associations parois-
siales. Mais, par le moyen de l'aj-ticle 16, on leur prouvera
qu'ayant pour objet « l'exercice public d'un culte, » elles sont
donc, en réalité, des Associations cultuelles, et comme telles sou-
mises, non seulement aux prescriptions de la loi de 1901, mais,
de plus, à celles de la loi de 1905. Allégueront-elles à ce propos
que leur objet est précisément de pourvoir aux œuvres qui,
comme les œuvres d'enseignement, de bienfaisance ou de pro-
pagande, ne relèveront pas des Associations cultuelles propre-
ment dites, formées et constituées sous ce nom? On leur ré-
pondra donc qu'en opérant la séparation de l'Eglise et de l'Etat, si
l'on a cru devoir faire une loi particulière et spéciale, — quand
on eût pu se borner à la dénonciation du Concordat et à la
suppression du budget des cultes, — on en a eu beaucoup d'autres
motifs, mais c'est aussi, précisément, pour soustraire les œuvres
d'enseignement ou de bienfaisance à la direction de l'Eglise
comme telle; et, légalement, il semble que l'on aura raison.
Entre les Associations cultuelles, qui seront nécessairement
« diocésaines » ou « paroissiales, » au sens administratif ou
topograpbique du mot, et les Associations sans épithète, formées
pour subvenir aux œuvres d'enseignement ou de bienfaisance,
on ne voit donc pas qu'il y ait de place pour les Associations
paroissiales ; et, en tout cas, on n'y devra songer qu'autant que
l'Église aura déclaré l'incompatibilité des Associations cultuelles
avec sa constitution.
D'où résulte cette conséquence, que, l'exercice du culte pro-
prement dit étant une fois assuré par les Associations cultuelles,
c'est aux laïques qu'il faudra que l'Église ait recours pour l'or-
ganisation de ses œuvres d'enseignement et de propagande. Il y
a des courans que l'on ne remonte pas. Si l'école, « la netite
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 703
école, » comme on l'appelait jadis, a été longtemps inséparable,
de l'Eglise, elle en est séparée désormais ; et, à ce propos, on
remarquera que, non seulement aux Etats-Unis la totalité, mais
en Angleterre même, — je ne dis pas en Ecosse, — la moitié
des écoles publiques a cessé d'être « confessionnelle (1). » Mais,
à côté, en face de l'école publique, nous pouvons encore ouvrir
une école chrétienne, et tandis que nous le pouvons, il faut nous
hâter de le faire. On ne peut empêcher des Associations qui ne
seront ni paroissiales, ni cultuelles, de se former à cet effet; on
ne peut empêcher l'évêque ou le curé, « comme citoyen, » d'en
faire partie; et surtout, — c'est ce que nous attendons de l'as-
semblée des évêques, — on ne peut empêcher l'Eglise d'en définir
les conditions, et d'opposer à l'école publique et laïque le pro-
gramme de l'école chrétienne et privée. Elle dira donc, d'une
manière générale, ce qu'elle est en droit d'exiger des maîtres de
l'école chrétienne, et elle dictera les conditions qu'ils devront
remplir, mais elle ne « dirigera » pas l'école. Et nous sera-t-il
permis de dire que nous n'y voyons pas de grands dangers? si
même il n'en résulte quelques avantages, dont le moindre ne sera
pas de soustraire l'Eglise à la tentation de confondre l'enseigne-
ment religieux avec l'enseignement de la religion, et celui-ci
même avec beaucoup de choses qui peuvent en faire partie, quand
on le donne du haut de la chaire chrétienne, mais qui ne sont
point à leur place dans l'école primaire.
Ce ne sont pas les seules questions que doive soulever l'appli-
cation de la loi qu'on nous fait, et il y en a beaucoup d'autres.
Mais il nous a semblé que celles-ci n'étaient pas les moins impor-
. tantes, ni surtout les moins urgentes. Ou plutôt encore, elles n'en
forment qu'une toutes ensemble, qui est la question à^s Associa-
tions cultuelles, et du moyen ou des moyens d'en concilier l'or-
ganisation avec la constitution de l'Église, avec le concours des
élémens laïques, substitué à celui de l'Etat, et avec les intérêts
de la religion. Si l'assemblée des évêques de France, une fois
réunie, croit devoir aborder et discuter d'autres questions,
celle-ci est manifestement la question préjudicielle, dont la solu-
tion rendra naturellement toutes les autres faciles à résoudre.
(1) Voyez à ce sujet d'intéressans détails dans le Rapport de M. Langlois sur
l'Instruction publique à l'Étranger, à l'occasion de l'Exposition de 1900. Collection
des Rapports, t. l'^, Paris, 1904. Imprimerie nationale.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
N'oublions pas, en effet, que d'après le paragraphe 8 de l'article 17,
« les Associations cultuelles pourront verser, sans donner lieu à
aucune perception de droits, le surplus de leurs recettes à d'au-
tres associations constituées pour le même objet; » et que, d'un
autre côté, d'après l'article 18, « ces associations pourront, dans
les formes déterminées par l'article 7 du décret du 16 août 1901,
constituer des unions ayant une administration ou une direction
centrale. » Non seulement donc les dispositions de la loi ne
s'opposent point à la fédération des Associations cultuelles en
provinces ecclésiastiques, et même en une association véritable-
ment nationale, mais, telles que sont ces dispositions, elles nous
invitent, pour ainsi dire, à former cette fédération, et l'Assem-
blée du clergé de France à en prendre la direction. Une solidarité
que le Concordat s'était efforcé de rompre, en limitant, autant
qu'il l'avait pu, l'action de l'évêque aux bornes de son diocèse,
la loi de séparation la rétablit. Nous serons bien maladroits, ou
étrangement négligens, si nous n'en savons pas profiter, nous
aussi, pour former « un bloc » dont la solidité soit capable de
résister aux assauts de nos adversaires. Mais si nous y réussis-
sons, toutes les questions qui regardent l'organisation financière
ou matérielle des choses du culte, ne deviendront-elles pas alors
faciles à résoudre? et c'est pourquoi, dans le présent article, nous
avons cru pouvoir nous dispenser de les examiner.
Il en est pourtant une dernière, dont nous ne pouvons guère
omettre de dire deux mots, et qui est celle-ci : « Qu'arriverait-
il ? et que ferions-nous, que devrions-nous faire si l'Eglise
repoussait le régime des associations cultuelles ? » On s'en remet
à Rome de nous le faire savoir, et on aurait raison, s'il ne s'agis-
sait que d'un point de doctrine, mais il s'agit aussi d'une ques-
tion de fait, ou d'application pratique, dont quelques-uns des
élémens de solution sont en France, et ne sont qu'en France.
En tout cas, si l'on repousse Je régime des associations cul-
tuelles, c'est toute une organisation du culte qu'il y faudra
substituer; et une organisation dont nous pouvons dire qu'elle
n'a de modèle nulle part, puisque nulle part, pas même depuis
la loi de 1901, le droit commun de l'association n'est ce qu'il
est en France. Quelle sera cette organisation? l'assemblée des
évêques se livrera-t-elle au travail infini, — rursiis ab integrOy
— d'en élaborer les grandes lignes? trouvera-t-on beaucoup
mieux que des associations « conformes aux règles de l'orga-
QUAND LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 705
nisation générale du culte? » libres individuellement de s'en-
tr'aider les unes les autres ? et toutes ensemble d'avoir « une
administration ou une direction centrale? » S'il ne nous appar-
tient pas de décider la question, il faudra que l'assemblée des
évêques de Franco la décide ; et il ne suffira pas qu'elle la dé-
cide contre les associations cultuelles, mais il faudra qu'elle
dise expressément le régime qu'elle propose de substituer en
France à celui de ces associations. Nous ne craindrons pas
d'ajouter que ce régime de l'association cultuelle aura toujours
sur tout autre, comme régime de transition, le très grand avan-
tage de maintenir notre organisation religieuse dans les données
du Concordat.
m
On nous demandera sans doute, sur cette conclusion, de quoi
nous nous plaignons donc, et nous répondrons sans difficulté :
« Nous nous plaignons qu'on ait dénoncé le Concordat de 1802
sans avoir essayé seulement d'en négocier l'amélioration ; — nous
nous plaignons que, du fait même et par une conséquence forcée
de cette dénonciation, la France ait rompu tous rapports avec une
puissance qu'il ne suffît pas de méconnaître pour la supprimer,
ni de dédaigner pour l'anéantir; — nous nous plaignons que des
résolutions qui sont de nature à modifier toute la politique inté-
rieure, et extérieure, d'un grand pays aient été prises ab irato,
par un seul homme, et en dehors de toute consultation de l'opi-
nion ; — nous nous plaignons qu'en supprimant les quarante
millions du budget des cultes on viole un engagement d'hon-
neur publiquement et solennellement pris ; — et nous nous plai-
gnons encore que, si l'on voulait faire la séparation loyale de
l'Eglise et de l'Etat, on ne se soit pas borné à un article unique,
portant qu'à dater de tel jour les Eglises rentreraient dans le droit
commun des associations. » Quelqu'un a dit à ce propos : « Tout
le mal vient de ce que la loi organique sur le droit d'association
est à la fois trop compliquée et trop étriquée : trop compli-
quée, car elle a une série de compartimens où l'on se perd; trop
étriquée, puisque, dès qu'il s'agit d'une association quelconque,
elle ne peut se caser dans aucun de ces compartimens, ce qui
oblige à faire une loi spéciale. » On ne saurait mieux dire que
M. Charles Gide, de qui sont ces paroles, dans une remarquable
TOME XXX. — 1905. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
conférence sur La séparation de V Église et de l'Etat; et c'est
encore de quoi nous nous plaignons, avec lui, qu'avant de « dé-
créter la séparation, » on n'ait pas commencé par la réforme
de la loi organique de 1901 sur le droit d'association. Il est
vrai qu'au Sénat un ministre ou un rapporteur, à moins que
ce ne soit le président de la Commission, car je ne sais lequel
des trois, a répondu sur ce sujet « qu'il y avait plusieurs droits
communs. »
Mais nous nous plaignons surtout qu'on essaie de nous
donner la loi de séparation comme une loi de liberté, parce
quelle n'est pas encore tout à fait une loi de proscription; et
comme un système de sincère tolérance, quand elle n'est qu'un
pas de plus vers la dccatholkisation. On trouvera ce mot bar-
bare! mais il ne l'est pas plus que la chose quïl exprime... Ou
plutôt encore, non! ne nous plaignons de rien ni de personne,
et, froidement, si nous le pouvons, voyons les choses telles
qu'elles sont. Dans son Histoire de r Europe pendant la révo-
lution française, l'historien Sybel, vers la fin du chapitre où il
vient de résumer les négociations relatives au Concordat, fait
cette remarque juste, simple et profonde, que « la conclusion du
Concordat avait mis fin pour l'Europe à l'ère du rationalisme
voltairien. » Et, en effet, là même et non ailleurs, dans la vérité
de cette observation, est la raison des oppositions que le Con-
cordat a soulevées dans sa nouveauté. Mais là aussi, dans le
raccourci de cette formule, s'abrège et se résume l'histoire reli-
gieuse du xix° siècle, à laquelle il ne faut pas douter que celle
du xx'', sous d'autres formes, et avec d'autres caractères, ne
laissera pas de ressembler beaucoup. Car nous n'avons pas fait
la situation où nous nous débattons ! Et ce n'est pas nous, ce ne
sont pas nos adversaires d'un jour, ceux d'hier ni ceux de de-
main, qui ont engagé la lutte bientôt deux fois séculaire dont
la séparation actuelle de l'Église et de l'Etat n'est pas la ter-
minaison, mais seulement un épisode, ou, si l'on le veut, une
phase.
Laissons donc de côté les questions de personnes, et les con-
sidérations de l'ordre politique ! Un changement de ministère, une
orientation nouvelle de la politique, une révolution même dans
la forme du gouvernement ne changerait rien au fond des choses.
Il ne s'agit plus seulement de savoir si l'on préférera la forme des
Associations cultuelles à celle des Associations paroissiales , ou
(JUAM> LA SÉPARATION SERA VOTÉE... 707
réciproquement, ni si, demain, la liberté relative que nous laisse
encore la loi de séparation, un règlement d'administration publique
ne s élabore point, en ce moment même, qui la supprimera. Mais
la vraie question, — dont celles-ci, comme toutes les autres, ne
sont que des manifestations successives, — la grande question est
de savoir si les sociétés ou les civilisations de Tavenir, et la civi-
lisation française en particulier, seront « chrétiennes » ou ne le
seront pas. Cest ainsi qu'elle est posée depuis les Encyclopédistes.
« M. de... qui voyait la source de la dégradation humaine dans
rétablissement de la secte nazaréenne et de la féodalité, disait
que, pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se dé-
baptiser, et devenir Grec ou Romain par 1 ame. « Ce mot n'est
pas d'aujourd'hui, ni de Nietzsche, ou d'un rédacteur du Radical
ou de V Action, mais du xviu*" siècle et de Chamfort. Il exprime
admirablement la pensée de nos adversaires. La vraie question
est de savoir si la France veut « se défranciser, » et le monde
(( se débaptiser. »
C'est encore à cette question que l'Assemblée de nos évoques
de France devra répondre, et, quand elle aura décidé quelle doit
être l'attitude de FEglise en face de la loi de séparation, nous
lui demandons d'essayer de nous dire, en les déflnissant avec
largeur et avec précision, les moyens dont l'Eglise dispose pour
résister à l'assaut de la libre pensée. Des lamentations ne sau-
raient y suffire, ni des invectives contre la fi'anc-maçonnerie, ni
des manœuvres électorales, ni généralement de la littérature ou
de la politique. 11 faut chercher et trouver autre chose ! Si peut-
être on l'a fait, ou si l'on a essayé, depuis quelques années, de le
faire, ici et là, dans l'Eglise et hors de l'Eglise, en France et hors
de France, le moment est venu de dire ce que valent ces tenta-
tives ; de concentrer ces efforts dispersés ; de leur donner une
direction convergente et commune ; de les « sérier, » comme
l'on dit ; et de leur imposer, en même temps que l'unité, cette
continuité d'action, sans laquelle ils sont toujours en danger de
s'égarer et de manquer leur but, même et surtout en le dépas-
sant. Si quelques positions, que l'Eglise ne saurait d'ailleurs
abandonner, sont devenues « indéfendables » avec les ressources,
les armes, et les moyens d'autrefois, il y faut donc appliquer des
moyens nouveaux, des armes plus modernes et, généralement,
des ressources non moins « actuelles » que celles de l'attaque.
Quelle plus naturelle occasion de le faire qu'une assemblée d'é-
708 RHVi'K iJi:s ))F.i;x monoks.
vêques ! et, comme nous l'iiAoïis dit plusieurs fois déjà, si c'est
une « mentalité » qu'il s'agit de refaire, quelle entreprise est donc
plus urgente? et nous ajouterons: quelle entreprise plus utile à
la catholicité tout entière? Car, nous savons bien que, si la cause
du catholicisme était un jour vaincue en France, le catholicisme
n'en continuerait pas moins d'exister, de se développer, et de
faire de nouvelles conquêtes; mais nous nous demandons, —
avec une inquiétude où l'on ne s'étonnera pas, fût-ce à Rome,
qu'il se mêle un peu d'orgueil national, — si la cause elle-
même du catholicisme n'en souffrirait pas?
Ferdinand Brunetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre.
La discussion générale de la loi de séparation a été brillante au
Sénat. Il faut savoir d'autant plus gré de leur efï'ort aux divers
orateurs qui y ont pris part, qu'ils en sentaient, ou plutôt qu'ils en
savaient d'avance l'inutilité, au moins en ce qui concerne le résultat
immédiat. Ils ont voulu seulement libérer leur conscience. Nous par-
lons bien entendu des orateurs opposés à la séparation : on nous per-
mettra de ne pas attacher grande importance aux autres, c'est-à-dire
aux représentans du gouvernement ou de la Commission. Si les pre-
miers s'acquittaient d'un devoir, avec force, avec chaleur et avec élo-
quence, les seconds s'acquittaient d'une fonction, très nonchalamment.
La victoire leur était acquise par avance ; ils n'avaient pas besoin de
se fatiguer à sa poursuite. Jamais majorité n'a obéi plus docilement
à un mot d'ordre. Le mot d'ordre consistait à voter la loi telle quelle,
sans y changer un iota, en dépit des défauts que tout le monde y
reconnaissait. La discussion, quelque intéressante qu'elle soit, n'est
donc qu'une manifestation vaine. Une majorité de 80 voix environ
repousse mécaniquement tous les amendemens, môme les mieux
fondés, et il n'est pas jusqu'à M. Clemenceau, si libre d'allures d'ordi-
naire, qui n'ait avoué mélancoliquement être « prisonnier de son
parti. » On peut parler contre la loi, et il ne s'en est pas privé, mais
à la condition de la voter ensuite. Le parti radical socialiste est assez
sûr de sa discipline pour permettre à l'éloquence, même la plus caus-
tique, de s'exercer contre le texte de la Chambre. Qu'importe? Verba
volant. Les mots ne sont que des mots, choses légères. Les votes
restent seuls.
Il faut avoir un grand courage pour prendre part à une discassiom
710 !ii:vi"E Di:s deix :MONDr.s.
aussi inévitablement stérile. A droite, MM.de Lamarzelle et Las-C^ases,
M. Ponlhier de Chamaillard, M. Iliou, d'autres encore l'ont eu avec
beaucoup d'éclat. Au centre, M. Charles Dupuy, M. Mézières, M. Gourju,
M. Vidal de Saint-Urbain n'ont pas été moins bien inspirés par l'ar-
deur de leur conviction. Analyser leurs discours nous exposerait à
des redites ; mais ces discours étaient nécessaires au Sénat. L'opinion
n'aurait pas compris qu'un découragement en quelque sorte préalable
eût condamné les adversaires de la loi au silence et à labstention.
M. Charles Dupuy, en particulier, a parlé avec une grande élévation de
pensée et un grand esprit politique. M. Mézières, à propos d'un amen-
dement, a repris la même thèse et lui a donné, avec non moins d'élo-
quence et de vigueur, des développemens nouveaux. Quant à M. de
Lamarzelle, il est sans cesse sur la brèche, combattant pied à pied,
éclairant l'un après l'autre tous les détails de la loi avec une attention
à laquelle rien n'échappe. Une documentation abondante et précise
lui permet de n'être jamais en défaut. Mais il n'y a pires aveugles que
ceux qui ne veulent pas voir, et la majorité du Sénat est composée
d'aveugles de ce genre. A la Chambre, il n'en était pas de même. Il
y avait dans l'assemblée une vie intense. Il s'y formait des courans
dans des sens opposés. L'imprévu y jouait un rôle. La raison pouvait y
faire des conquêtes, et la passion elle-même y était quelquefois com-
municative. M. Ribot s'est trouvé sur plus d'un point d'accord avec
M. Briand, et la loi est sortie de leurs mains assez sensiblement trans-
formée. Au Sénat, rien de pareil. Le parti pris est irréductible, et
aucune parole humaine ne serait assez puissante pour prévaloir
contre lui. Que ce soit là, de la part de l'assemblée, une véritable
abdication, nul ne le contestera. C'est la première fois qu'on assiste à ce
phénomène, et il est fâcheux de le voir se produire à l'occasion d'une
loi aussi importante. Mais à quoi bon récriminer? Après avoir pro-
testé contre le fait, il faut s'y résigner. La loi de séparation est faite :
elle l'a été à partir du jour où elle est sortie des délibérations de la
Chambre. Quelques esprits, peut-être chagrins, peut-être perspicaces,
ne s'en affligent d'ailleurs qu'à demi, car ils ne sont pas bien sûrs
que le Sénat, s'il avait modifié la loi, l'aurait améliorée. Qui sait s'il
n'en aurait pas fait disparaître quelques-unes des dispositions libé-
rales que la Chambre y a introduites? Qui sait si cette intangibihté
qu'on a donnée au texte de la Chambre n'est pas une garantie rela-
tive, et s'U n'y avait pas plus à craindre qu'à espérer de discussions
nouvelles, si elles avaient été vraiment libres? La dignité du Sénat y
aurait gagné sans doute : peut-on en dire autant de la loi ?
REVur:. — cimoMoiE. 711
L'article -î, par exemple, le fameux article i, n'aurait pas manqué
d'être l'objet d'un débat fort ardent, tandis qu'il a été seulement en
butte aux critiques de M. Clemenceau, incisives dans la forme, mais
en fait inofïensives, puisque l'orateur s'est finalement soumis au mot
d'ordre de son parti. Lui aurait-il fait le sacrifice de son opinion, si
le parti l'avait exigé? nous n'en savons rien; mais le parti ne lui
demandait que le sacritice de son vote, ce qui a permis à M. Cle-
menceau de s'en donner à cœur joie contre l'article lui-même. Tout
le monde en connaît la disposition fondamentale : c'est celle qui
transfère les biens des menses épiscopales, des fabriques, etc., aux
associations cultuelles formées conformément aux règles générales
du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice. Ce transfert doit
s'opérer par les soins des établissemens ecclésiastiques actuelle-
ment en possession des biens dont il s'agit, c'est-à-dire par l'intermé-
diaire des menses et des fabriques elles-mêmes. Les juristes discutent
pour savoir à qui ces biens appartiennent, et ils concluent le plus
souvent qu'ils n'appartiennent à personne, ni à l'État, ni à l'Église,
mais aucun ne conteste qu'Us sont affectés depuis l'origine, et par cette
origine même, à l'exercice du culte catholique et aucun ne propose de
modifier cette affectation. Il en est naturellement de même des biens
affectés au culte protestant et au culte israélite; la règle appliquée
à tous est celle du suum cuique; chacun garde son bien. Quoi de plus
simple? quoi de plus légitime?
Sur le principe tout le monde est d'accord : on l'est moins sur l'ap-
plication. Quelques personnes ont découvert, sans beaucoup de peine,
que l'argent étant de sa nature une chose essentiellement divisible
pouvait servir à créer des divisions dans l'Église catholique qui ne vit
que d'unité, en mettant en opposition les intérêts des « fidèles » avec
le respect qu'ils doivent à la hiérarchie et à l'autorité ecclésiastiques.
Toute une campagne a déjà été faite dans ce sens; M. Ferdinand
Buisson s'y est particulièrement distingué, et M. Clemenceau l'a portée
avec son impétuosité habituelle à la tribune du Sénat. — On a songé
au Pape, a-t-il dit, on a songé aux évêques, on a songé aux curés, on
n'a oublié que les fidèles, qui pourraient fort bien n'être plus d'ac-
cord avec les curés, les évêques et le Pape et réclamer quand
même leur part du gâteau. Comment la leur donner puisque les
seules associations cultuelles qui pourront y prétendre sont celles
qui seront reconnues par les autorités ecclésiastiques préexis-
tantes? — Et M. Clemenceau dénonce le privilège atr.ribué aux
uns au détriment des autres, et atteinte portée à la hberté de ces
712 REVUE DES DEUX MONDES.
derniers. C'est une singulière conception de la liberté! Il semble, à
entendre M. Clemenceau, qu'il n'y ait pas de liberté religieuse sans
argent, et, dans l'espèce, sans l'argent des autres. Que M. Clemen-
ceau se rassure : tout le monde est et demeure libre de former un
schisme, et c'est là la vraie liberté : mais ce n'est pas la question. La
question est de savoir, comme l'a dit M. Briand à la Chambre, si, en
quittant la maison dont la porte reste ouverte à qui veut en sortir, on
pourra en emporter les meubles. Il est piquant d'entendre M. Clemen-
ceau invoquer le droit des « fidèles, » juste au moment où ils cessent
de l'être, et où cette appellation ne leur convient plus. — Mais, dit-il,
tout ce qui vit évolue; il faut que l'Église catholique puisse évo-
luer. — C'est possible; nous ne l'examinerons pas en ce moment;
mais, si l'Église catholique évolue, ce doit être conformément à ses
principes propres et à ses règles, qui y placent l'autorité en haut et
non pas en bas. S'il s'agissait de l'Église protestante, nous parlerions
autrement ; nous ne lui appliquerions pas de force les règles de
l'Église catholique : il ne faut pas davantage appliquer à l'Église
catholique les règles ou les méthodes de l'Église protestante, et il
n'y a pas un protestant libéral qui ne soit de cet a\ds. C'est pourquoi
la disposition la plus heureuse de cette loi malheureuse est précisé-
ment l'article 4, en vertu duquel il n'y a d'associations cultuelles
catholiques que celles qui sont reconnues par les évêques. Ainsi le
veut la vraie liberté, si on admet qu'elle est faite pour les catholiques
comme pour les autres. Les autres associations ne sont pas moins res-
pectables, sans doute. Qu'elles se forment en dehors de l'Église
quand et comme elles voudront : on leur doit pleine et entière liberté.
Seulement, comme elles ne sont pas catholiques, on ne leur doit pas
l'argent des catholiques. Nous sommes un peu honteux d'avoir à
dire de pareilles choses, mais il faut bien le faire pour remettre un
peu de lumière dans une question qu'on a obscurcie à plaisir. Si le
schisme n'est pas assez puissant pour vivre de ses propres res-
sources, tant pis pour lui : ce n'est pas une raison pour qu'il pille
l'Église dont il se détache, après avoir élevé autel contre autel.
La question des associations cultuelles est la plus délicate qui se
pose à l'occasion de la séparation de l'Église et de l'État ; mais elle
deviendrait bien plus délicate encore, et même quelque chose de
plus, si on se servait artificiellement et artificieusement de ces asso-
ciations pour introduire dans l'Église catholique des germes de divi-
sion, germes qu'on s'appliquerait ensuite a développer et à multiplier
jusqu'à détruire l'Église elle-même. Est-ce là ce que veut M. Clémen-
REVUE. CIIROMQUE. 713
ceaii? Il ne l'a pas dit ; peut-être n'a-t-il pas osé le faire ; mais c'est évi-
demment à quoi il tend. Il a énuméré les trois résultats qui, d'après
lui, découleront d'une loi mal faite. L'a-t-il fait bien clairement?
Qu'on en juge.
Ces trois résultats sont, dit-il : u d'abord de consacrer légalement
une orthodoxie ; en second lieu, de fragmenter le privilège total du
Concordat en une poussière de sous-privilèges agglomérés au profit
de l'Église romaine ; et, en troisième lieu, de donner une garantie
à l'organisation politique d'autorité romaine contre notre régime de
liberté. » On se demande ce que veulent dii-e exactement ces formules
qui ont quelque prétention à la rigueur scientifique. Un seul point se
détache en pleine lumière : M. Clemenceau tend à constituer, d'évo-
lution en évolution, une Église catholique qui serait séparée de Rome,
ce qui est un non-sens et une contradiction dans les termes. De ces
trois résultats, nous ne prenons pour le moment que le second, parce
qu'il nous fournit, en y faisant un choix, des termes expressifs pour
faire comprendre ce que serait l'Église rêvée par M. Clemenceau.
« Oui, on aurait fragmenté le privilège du Concordat en une pous-
sière de sous-privilèges; » et dans cette poussière, où le bloc actuel
de l'Église catholique se serait complètement émietté, on le recher-
cherait bientôt en vain. 11 en aurait disparu. Si les associations cul-
tuelles, multipliées par la concurrence qu'elles se feraient les unes
aux autres en vue de se disputer des biens matériels, devaient aboutir
à cette dissolution de l'Église, nous serions les premiers à conseiller
aux catholiques de repousser des présens funestes et de renoncer à
constituer, pour les recueillir, des associations cultuelles. Heureuse-
ment il n'en est rien. M. le ministre des Cultes a été hésitant et
faible dans L'interprétation qu'Q a donnée des articles 4 et 8 de la loi ;
cependant il a donné la bonne, à savoir qu'il n'y aura pas d'associa-
tions catholiques en dehors de celles que les évêques auront recon-
nues. M. Clemenceau l'a accusé d'avoir, en parlant ainsi, mis les asso-
ciations entre les mains des évêques, et du Pape, et c'est la vérité.
Mais, ne l'eût-il pas fait, que la loi l'aurait fait à sa place, et on sait
que, devant les tribunaux, un texte de loi a une autre autorité que
les paroles d'un ministre ou d'un rapporteur. Or le texte voté est
suffisant sur ce point. En vertu de l'article 4, complété, mais non pas
modifié par l'article 8, il n'y a d'associations catholiques que celles
qui sont conformes aux règles générales du culte. Ce n'est pas là,
comme le soutient M. Clemenceau, un privilège accordé à ce culte, ni
une consécration donnée ii une orthodoxie : c'est une reconnaissance
714 UKVL'E l)i:s DKIX MONDES.
de ce que ce culte est en fait et par conséquent en droit, tout aussi bien
que le culte Israélite ou le culte protestant. L État, en se séparant de
tous les cultes, les laisse tels ({u'ils sont et n'a pas à se préoccuper de
ce qu'ils peuvent devenir sous le régime nouveau. Gela ne regarde
plus qu'eux.
En terminant son discours, M. Clemenceau a répondu très loyalement
à une interrogation tacite qu'il sentait dans l'esprit de ses collègues :
ce discours n'était-il pas un exercice académique puisque tous les
argumens en étaient dans un sens et la conclusion dans l'autre ? —
Je vote par discipline, répétait M. Clemenceau; je me soumets au
mot d'ordre; mais je ne me dissimule pas que cette loi que nous
faisons « au petit bonheur » sera, pour le pays républicain, une décep-
tion. — Cela signifie que M. Clemenceau, tout en votant la loi, ne la
regarda pas comme définitive et qu'il commence dès aujourd'hui une
campagne en vue de la changer. — .Je la vote, a-t-il avoué, parce
que je suis pris dans un étau dont il m'est impossible de me dégager,
parce que je suis prisonnier de mon parti. — C'est une attitude nou-
velle de sa part : autrefois, il ne se laissait prendre dans aucun étau,
il y prenait les autres, et il serrait fortement. D'où lui ^ient cette
complaisance ou cette faiblesse? C'est, dit -il, qu'il veut un certain ré-
sultat et qu'il accepte la partie du résultat qui lui est aujourd'hui
donnée. Mais pour accepter, pour réaliser et encaisser la partie, il
ne renonce pas au reste, il ne renonce pas au tout.
Qu'est-ce à dire? On nous avait répété, et on répétera sans doute
aux élections prochaines que la loi de séparation met irrévocablement
fin aux longs démêlés entre l'Église et l'État. Les voilà séparés; ils ne
se connaîtront plus, ils ne se verront plus; ils seront munis l'un à
l'égard de l'autre de l'anneau de Gigès : comment dès lors pourraient-
ils se rencontrer encore et se heurter? Et on a célébré sur un ton di-
thyrambique l'âge de paix rehgieuse où nous allons entrer grâce à
ce divorce voulu par l'un des deux conjoints et imposé à l'autre, mais
dont leur liberté, leur dignité et leur indépendance communes pro-
fiteront également. En sera-t-il ainsi? Nous ne lavons jamais cru, et
si nous l'avions fait, M. Clemenceau, qui, même dans sa soumission
temporaire, ne renonce pas à être l'enfant terrililo du parti, aurait
dissipé notre illusion naïve. Non, la lutte ne sera pas finie entre
l'ÉgUse et l'État ; elle continuera dans des conditions pires, il n'y
aura plu^ entre les deux puissances un tampon qui servira, comme
le Concordat dans le passé, à prévenir ou à amortir les coups qu'ils
se porteront mutuellement. Nous remercions M. Clemenceau d'avoir
HEVUE. CHRONIQUE. 7 I Tj
dit tout haut ce que tant d'autres pensent tout bas : la loi de sépa-
ration ne finit rien! Que deviendraient les radicaux, que deviendraient
les socialistes s'il en était autrement? Ils resteraient en face de leurs
programmes à réaliser, bien qu'irréalisables, sans avoir rien diisor-
mais pour y faire diversion. Les querelles religieuses étaient si com-
modes pour cela ! Il suffisait de les susciter par un coup de clairon
strident, et tout le reste était provisoirement oublié. On ne songeait
plus qu'à dissoudre des congrégations et à chercher quelque mauvaise
querelle au Pape : cela dispensait d'autre chose ! Qu'y a-t-il eu déplus
vide, de plus creux, de plus stérile, au point de vue des grands intérêts
du pays, que le long ministère de M. Combes ? Et pourtant M. Combes
a fait figure dans le monde; il a eu l'air d'un personnage. Comment
croire que les radicaux, manquant d'idées ou n'en ayant que d'embar-
rassantes pour eux, se priveront d'un pareil élément de succès per-
sonnel? La guerre religieuse, petite ou grande, est si facile, si com-
mode ! Elle exige si peu d'invention ! Elle est d'un effet immédiat si
sûr! Y renoncer serait une folle imprudence. M. Clemenceau n'y
renonce pas. Il annonce déjà des combats, des joutes, des tournois
nouveaux. Que deviendra donc ce grand apaisement qu'on nous avait
promis? Nous n'y avions pas cru, c'est vrai, mais d'autres avaient pu
y croire, et on jurera demain au pays qu'on le lui a définitivement
assuré. Le croira-t-il? C'est alors qu'il éprouvera la grande déception
dont M. Clemenceau l'a menacé.- Seulement, les élections seront
passées et, pour le moment du moins, le tour sera joué.
Il faut parler franchement : la séparation, non pas dans l'esprit
de tous ceux qui la votent, mais dans l'esprit de ceux qui la font voter,
a pour objet de déchristianiser la France, et surtout de la décatholi-
ciser. EUe n'est qu'une étape à laquelle on ne s'arrêtera pas dans cette
entreprise de longue haleine. L'article 4 de la loi respecte le principe
catholique : cela suffit pour qu'on lui en veuille, pour qu'on le con-
damne, pour qu'on en propose déjà l'abrogation. L'assaut n'est encore
qu'indiquéj; mais c'est une manière de le préparer. On montre dans
la loi le point principal qui doit y servir de cible. Tel est le plan.
Réussira- t-il? Cela dépend de tant de circonstances incertaines qu'il
est impossible de le dire : mais le but et le moyen sont évidens. Ils
consistent à dissoudre l'Église catholique et à rompre son unité, en
excitant entre les associations cultuelles la cupidité des biens maté-
riels. Le débat, à la Chambre, avait déjà donné cette impression : elle
a été confirmée, au Sénat, par le discours de M. Clemenceau. C'est là
(pi'est le danger de demain, danger pour l'Éghse sans doute, mais
716 RKvrr: drs deux mondes.
aussi pour l'État quon expose à de nouveaux et à d'incessans conflits,
et surtout pour le pays auquel on promet la paix et la liberté reli-
gieuses, alors qu'on lui prépare le trouble, le schisme et la guerre.
Mais qu'importe? Tout cela, nous l'avons dit, ne deviendra manifeste
qu'après les élections.
La crise politique qui couve en Angleterre depuis quelque temps
a failli éclater, ces jours derniers, d'une manière non pas imprévue,
mais soudaine. On pouvait tout prévoir du dissentiment profond qui
existe entre M, Balfour, chef du cabinet, et M. Chamberlain que, pour
emprunter une expression à notre langue parlementaire, nous appel-
lerons un unioniste dissident. Les choses pouvaient continuer d'aller
aussi longtemps que MM. Balfour et Chamberlain feraient semblant
d'être d'accord sans l'être ; mais c'était une de ces situations dont le
moindre incident devait révéler le malentendu, et l'incident vient de
se produire avec l'éclat que M. Chamberlain met volontiers dans
toutes ses manifestations. Il y a entre lui et M. Balfour opposition de
caractères aussi bien que d'opinions. Il est véhément, impatient, em-
porté, tandis que l'autre est souple, enveloppé et fuyant. Tant qu'a
vécu lord Salisbury et qu'il a exercé réellement le pouvoir, ces deux
hommes, si différens, pouvaient se concilier en apparence sous l'in-
fluence d'une autorité supérieure, mais après lui, il était difficile qu'ils
ne se brouillassent pas. Le premier conflit venu devait produire
entre eux cet effet, et M. Chamberlain, qui s'est séparé autrefois si
alertement de M. Gladstone, ne devait pas ménager beaucoup plus
M. Balfour. Ce dernier est le chef du ministère; mais il en était, lui,
l'homme le plus agissant. Ils devaient fatalement se séparer. Ils l'ont
fait sans rompre tout de suite et en sauvant les apparences ; mais le
jour était proche où les apparences elles-mêmes seraient sacrifiées,
et où se manifesterait la réalité des faits, des situations, des senti-
mens. On pouvait croire, toutefois, que M. Chamberlain, après avoir
repris son indépendance personnelle, attendrait les élections qui ne
devaient plus tarder beaucoup, avant de soumettre au paj^s son pro-
gramme à rencontre de celui de M. Balfour. Il a préféré une rupture
immédiate, qui devait rendre les situations plus nettes et les atti-
tudes plus tranchées. C'est assez sa manière. Il a donc adressé une
véritable provocation à M. Balfour. A partir de ce moment, les jours
du ministère et de la Chambre étaient comptés, et même assez étroite-
ment.
Voici l'occasion qu'a saisie, ou qu'a fait naître M. Chamberlain,
REVUE. CHRONIQUE. 717
après en avoir négligé quelques autres. M. Balfour venait de prendre
la parole à Newcastle, pour prêcher avec insistance la concorde entre
les unionistes : il la jugeait avec raison indispensable à la solidité
déjà ébranlée du parti, et encore plus à celle du ministère. Mais la
concorde, la conciliation, la cohésion, M. Chamberlain n'en voulait
plus I 11 la recommandait encore lui-même, U n'y a pas longtemps, par
des déclarations dont le souvenir trop récent aurait pu embarrasser
un autre que lui ; mais ce sont là choses dont il ne s'embarrasse guère;
nul homme d'État anglais ne néglige plus les transitions. Au discours
de M. Balfour à Newcastle il a répliqué avec sa coutumière énergie
d'accent. « Il faut, a-t-O dit, une politique d'action. Vous ne devez
pas tolérer que la minorité timide et sans courage de votre parti vous
démonte et vous affaiblisse, Aucune armée n'a jamais été victorieuse-
ment conduite au feu quand elle a confié sa direction au plus infirme.
Je dis qu'il ne faut pas marcher au combat avec une épée émoussée,
uniquement pour satisfaire les scrupules de ceux qui tiennent sur-
tout à ne pas se battre. »
Il y a dans ce morceau un luxe de vigueur qui n'était peut-être
pas indispensable à M. Chamberlain pour se bien expliquer; mais il
ne fait pas les choses à demi. Le tort impardonnable de M. Balfour,
— impardonnable aux yeux de M. Chamberlain, — est de n'avoir pas
accepté intégralement son programme fiscal, son grand projet de
protectionnisme impérialiste, tandis que son tort aux yeux de quel-
ques autres, et même de beaucoup, est de l'avoir accepté en partie,
au risque de créer une équivoque qui ne donne à personne une satis-
faction complète. Sans doute, en prenant cette attitude intermédiaire,
M. Balfour a prolongé la durée de son ministère; il a retardé l'agres-
sion à laquelle M. Chamberlain vient de se livrer contre lui ; mais
c'est probablement le seul avantage qu'U a relire d'une tactique dont
son ancien collègue, devenu son adversaire, a dénoncé avec tant de
dureté le caractère un peu flottant. Nous ne reviendrons pas aujour-
d'hui sur le dissentiment qui s'est produit entre M. Chamberlain et
M. Balfour : les élections prochaines, en mettant au premier plan la
question fiscale, nous donneront l'occasion naturelle d'en parler de
nouveau. Pour le moment, le fait saillant est la rupture entre les
deux hommes, c'est-à-dire le déplacement de la majorité parlemen-
taire. Le ministère actuel a débuté après les élections dernières, sous
l'égide de lord Salisbury, avec la plus écrasante majorité qu'il y ait
eu dans l'histoire de l'Angleterre : qu'en reste-t-il maintenant? Il est
difficile de croire que cette catastrophe ne soit pas due, en partie, à
71S REVUE DKS DEUX MONDES.
quelque défaut de caractère chez M. Balfour; nous ne disons pas d'in-
telligence, car il y en a peu qui soient aussi éclairées et aussi culti-
vées que la sienne; mais son intellii^^ence est celle d'un philosophe
qui, après les avoir recherchées, a trouvé les bases de la croyance un
peu incertaines, et qui a apporté dans sa politique quelque chose
du doute général qu'il avait dans l'esprit. Avec des qualités de premier
ordre, il n'a pas eu assez de parti pris pour un homme d'État. De là
est venue à M. Chamberlain la pensée de le remplacer, ou de le sup-
planter, et il l'exécute.
Toutefois, le ministère ne disparaîtra pas immédiatement : ceux
qui l'ont cru se sont trompés. 11 y mettra moins de hâte, et plus de
convenance et de dignité. Mais on ne se trompe pas en croyant qu'il
ne peut guère aller au delà de quelques semaines, ou d'un petit
nombre de mois. M. Balfour la réuni pour délibérer sur la résolution
à prendre, sauf à l'exécuter un peu plus tôt ou un peu plus tard. Deux
solutions se sont trouvées en présence. La première, la plus naturelle,
celle qui s'offre tout de suite à l'esprit et que les précédons recom-
mandent, consiste à dissoudre la Chambre et à faire appel au pays.
La seconde consisterait pour le ministère à se démettre, et à laisser à
un cabinet libéral le soin de procéder aux élections. Il semble, au
moment où nous écrivons, qu'on n'ait encore rien arrêté définitive-
ment, et peut-être faut-il voir dans cette indécision suprême une nou-
velle preuve d'irrésolution chez M. Balfour,
Il y a un autre côté de la question : les Ubéraux ne se montrent
nullement empressés de recueilhr le pouvoir avant d'avoir une majo-
rité pour l'exercer : ils regardent même, non sans raison peut-être,
la démission du cabinet conservateur comme une manœuvre contre
eux, manœuvre adroite et qu'ils doivent déjouer. Il est commode
pour le cabinet conservateur de se dérober par une démission pré-
maturée au jugement du pays sur sa politique, jugement sur lequel
•personne n'a de doute et qui sera certainement défavorable; mais
le parti libéral a, dans l'affaire, un intérêt opposé. Il est fort en ce
moment dans l'offensive : il le serait peut-être moins dans la défen-
sive, et on comprend qu'il ne veuille pas changer sa position. Si le
cabinet conservateur disparaît avant les élections, l'ardeur de l'attaque
contre lui sera inévitablement diminuée : on ne pourra plus invoquer
sa responsabihté puisqu'il en aura lui-même avoué le poids trop
lourd. Alors, les électeurs auront une incUnation naturelle à deman-
der compte au parti libéral de ce ([u'il fera au pouvoir, plutôt qu'au
parti conservateur de ce qu'il y a fait. Les rôles seront intervertis.
REVUE. CHRONIQUE. 71î>
Si le parti libéral était absolument d'accord sur tous les points de
son programme et si ce programme était d'avance intégralement
accepté par le pays, cette interversion n'aurait pas grand inconvé-
nient; mais il n'en est pas tout à fait ainsi ; le parti libéral est plus uni
et par conséquent plus fort lorsqu'il attaque que lorsqu'il se défend. En
France, les choses se passeraient autrement : un parti serait toujours
enchanté d'arriver au pouvoir pour faire les élections. Il se proposerait
d'exercer sur elles cette forte pression administrative à laquelle tant
de nos députés doivent leur présence au Palais-Bourbon. En Angle-
terre, les élections ne sont pas pures de toute corruption, loin de là!
mais ce n'est pas la corruption administrative qui y domine. Les partis
n'y comptent que sur eux-mêmes : à ce point de vue, les mœurs de
nos voisins sont meilleures que les nôtres. Au surplus, qu'on procède
aux élections avec un gouvernement libéral ou avec un gouverne-
ment conservateur, les libéraux auront la majorité ; c'est seulement
une question de plus ou de moins ; question d'ailleurs importante
pour l'avenir. Les conservateurs, qui ont su si mal gérer la majorité
qu'ils avaient après les élections dernières, aiment à croire et à dire
qxie celle des Mbéraux sera trop faible après les élections prochaines,
et bientôt trop divisée pour subsister longtemps. Ils se trompent
peut-être; l'avenir seul nous éclairera à cet égard. Quoi qu'il en soit
M. Chamberlain et M. Balfour vont poser leur candidature à une suc-
cession éventuelle, et qu'ils déclarent prochaine. Dans tous les camps,
la lutte sera très ardente, et elle sera encore plus intéressante, car les
questions qui y seront agitées sont de celles qui intluent pendant de
longues années sur l'avenir d'un pays.
Que le ministère conservateur de M. Balfour disparaisse demain
ou après-demain, nous lui devons un salut très sympathique. La
politique intérieure de nos voisins Anglais ne regarde qu'eux ; nous
l'envisageons comme une chose objective et sans y prendre parti.
Mais il n'en est pas de même de leur pohtique extérieure : elle a
pour nous un intérêt très direct. Nous en parlons en ce moment
d'autant plus à l'aise que tous les journaux et tous les orateurs libé-
raux ont répété à qui mieux mieux que la pohtique extérieure du
gouvernement conservateur avait l'assentiment de l'opinion tout en-
tière et que, quoi qu'il arrivât, elle serait maintenue. L'Angleterre,
heureux pays! a la. bonne fortune que tous les partis y sont d'accord
sur la politique étrangère qu'il convient d'y suivre, notamment en-
vers la France. Le rapprochement qui s'est fait avec nous n'a ren-
contré jusqu'ici qu'un critique un peu sévère, lord Rosebery : encore
720 REVUE DES DEIX -MONDES.
n'en a-l-il critiqué que les modalités. En dehors de lui, la forme et le
fond en ont été l'objet d'une approbation unanime. Dans ces condi-
tions, nous n'avons à craindre aucun changement d'orientation. Quel
que soit le successeur de lord Lansdowne, il suivra la même poli-
itique que lui. Mais cela ne nous empêche pas, au contraire, de rester
reconnaissans au titulaire actuel du Foreign Office d'y avoir introduit
cette politique et d'y avoir persévéré comme il l'a fait. Il en a d'ail-
leurs été récompensé par la justice de l'opinion. Les autres ministres
ont été discutés, contestés. On a attaqué, par exemple, la réforme
scolaire du cabinet conservateur. Seul lord Lansdowae a échappé à la
critique qui s'est exercée si vivement sur quelques-uns de ses col-
lègues, et on peut dire sans craindre la contradiction qu'il a été, dans
ces derniers mois, au milieu de tant de causes d'affaiblissement qui
s'exerçaient sur lui, la principale force du ministère. C'est ce qui
nous fait envisager avec une pleine contiance la continuation de nos
bons rapports actuels avec l'Angleterre. Ils ne sont pour rien dans la
crise qui vient de se produire : elle n'influera pas sur eux.
Le roi de Portugal a été pendant quelques jours l'hôte de la France,
à Paris. Nous nous sommes fé Licites de sa présence parmi nous;
elle nous laissera des souvenirs durables et elle resserrera encore les
liens de sympathie qui existent depuis longtemps entre les deux pays.
La visite que nous a faite le roi dom Carlos, en retour de celle qu'il
avait reçue de M. le Président de la République, a été une occasion de
rappeler le passé du Portugal, et tout ce qu'O a fait autrefois pour
répandre (hms le monde la civilisation européenne. Il a été grand
par l'intelligence et par le cœur, et il l'est resté. M. Loubet ne pouvait
pas aller à Madrid, sans pousser son voyage jusqu'à Lisbonne : U
s'est rendu avec empressement à l'invitation amicale qui lui en a été
faite. Quant au roi dom Carlos, il est venu plusieurs fois à Paris pen-
dant ces dernières années, et il y reviendra encore, nous l'espérons
bien. Il y trouvera toujours l'accueU qui est dû à sa personne, et au
représentant d'un pays que nous avons toujours aimé.
Fbancis Charmes.
Lt Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
XUFTS COLLEGE
i-IBRARY.
UN
VOYAGE A SPARTE
III (^J
XT. LE CEEVAL AILE SUR L ACRO-CORINTnE
Le long de la cote, en vue de Salamine, je vais par le chemin
de fer d'Eleusis à Mégare et jusqu'à Gorinthe.
Des champs d'une orge médiocre, quelques chevaux épars,
un bois d'oliviers, ou, comme nous dirions, un verger auprès
de la mer. Seules, les montagnes dénudées, à formes pleines,
sévères, gracieuses (donnent sur tous les horizons la marque
grecque. Leur élégance et leur dignité pourraient tout de même
ennuyer, par un temps couvert. C'est un paysage peu nouveau,
une route de notre Provence maritime.
La route de la Corniche devait être quelque chose d'analogue
avant que les rastaquouères du monde entier nous forçassent à
grouper dessus des idées communes. Ici du moins nulle architec-
ture prétentieuse, nulle végétation exotique. Des herbes sau-
vages parmi des pierrailles, et, sur des terres mêlées de rose,
d'immobiles petits vieux oliviers. Cette monotonie du sol, avec
la double monotonie de la mer et des montagnes, a la beauté
des espaces pleins en architecture qui laissent d'autant mieux
chanter le motif principal.
Le motif principal, en Grèce, c'est toujours la lumière. Qui
(1) Voyez la Revue des 15 novembre et 1" décembre
TOME XXX. — 1905. 43
722 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a pas vu, ce matin, le golfe Saronique ignore ce que peut
être un champ de coquelicots. Pourpre joyeuse, comme les
larges blessures d'un héros. Plus loin, voilà des nappes d'or.
Par masses, c'est le mieux pour jouir des fleurs. Etincellement
que la lumière donne aux montagnes, en même temps qu'elle
opalise les eaux ! Fraîches coulées d'argent dans le bleu de la
mer I
Est-ce de la joie que nous ressentons? Nous prenons notre
équilibre. Les angoisses, les tourmens, les délires ont leur
siège dans la nuit; la lumière les dissipe et nous pacifie. Un
chroniqueur grec du moyen âge, pour exprimer son dédain
envers l'un de nos chevaliers croisés, dit qu'il était « en tout un
homme passionné. » Chez nous, ce pourrait être un compliment;
ici, rien ne semble meilleur qu'un homme qui se possède.
Cette raison pourtant, chez l'Hellène, ne gêne pas l'incon-
scient et ces beaux imprévus qui nous viennent de notre fan-
taisie profonde. Depuis que je suis en Grèce, je sens ce qu'a de
guindé l'hellénisme parnassien. Leconte de Liste s'exagère l'émi-
nente dignité du rôle de la volonté dans l'art. Il nous conduit à
négliger les beaux trésors qu'un artiste porte dans son cœur.
Entre Mégare et Corinthe, aujourd'hui, je déclasse lés Poèmes
Antiques, Barbares et Tragiques ; je les rangerai dorénavant sur
le rayon que préside Boileau. Nul n'est poète s'il n'a des ailes
(encore qu'il faille redouter que Pégase s'égare dans les hautes
solitudes où lui seul serait son spectateur). C'est un problème de
mesure. Et la Grèce a trouvé le point ténu de la perfection.
Dans l'azur grec, l'esprit revient toujours sans vertige ni fatigue,
comme un puissant oiseau fidèle, se poser sur le promontoire.
Quand nous atteignons Corinthe, il est midi. Les brebis se
sont rassemblées sous un arbre. Le chevrier qui dort protège
dans ses bras un chevreau. Sur la campagne caillouteuse, rien
ne bouge. Un âne met son énorme figure débridée dans les
herbes, et de très loin je vois sa queue frétiller de plaisir.
A Corinthe, ce 6 mai, les plus hautes montagnes portent
encore de la neige, et la chaleur pèse sur la plaine. Le paysage
a perdu cette petite perfection dure qui nous rend muet sur
l'Acropole d'Athènes. L'Acro-Corinthe, avec son diadème de
ruines, a des airs d'Orient et d'immortalité.
Je gravis la haute, vaste et brûlante Acropole pour visiter la
fontaine fabuleuse, encore jaillissante, la fontaine Pirène, source
UN VOYAGE A SPARTE. 723
de toute poésie. Durant des heures, je parcours un chaos de
turqueries, de hautes murailles féodales françaises, de tours
byzantines et de substructions helléniques; je n'y regrette que le
temps où le cheval ailé, Pégase, venait à l'abreuvoir de Pirène
et qu'un héros le saisissait.
Autour de moi, la Grèce étale ses caps, ses golfes, ses îles,
ses deux mers, les neiges du Parnasse enflammées de rose et le
désordre des montagnes d'Achaïe. Je crois être sur la poupe
des âges, baigné, battu par une ivresse indéterminée. Mais
auprès de Pirène, nul beau délire qui ne se discipline. J'en fis
l'épreuve ce soir-là. Tout ramenait ma pensée, qu'un immense
spectacle eût voulu divertir, sur l'étroit miroir de la source, et la
riche fable se développa en images, sous mes yeux, en même
temps qu'une musique me parlait...
C'était au fond des âges, par un semblable soleil couchant. Il
y avait de grands espaces calmes dans le ciel au-dessus de la mer
et le rocher projetait de l'ombre sur la source. Là se tenaient le
cheval et le héros. Petit groupe précieux sur l'immense décor.
La robe du cheval fabuleux frissonnait de reflets et de moires
vivantes. Sa tête un peu farouche, ses narines froncées, son œil
plein d'éclairs, mais oblique, son sabot qui fouillait le sol, ses
ailes agitées parfois à grand bruit, tout son être se défendait,
tandis que le héros faiseur de calme le flattait et le tenait soli-
dement par la crinière aux belles tresses.
« — 0 mon cher et beau cheval, disait le héros, tu hennis à
l'espace et tu veux te soulever loin de tout ce que nous connais-
sons. Tu brûles de t'enfoncer dans la solitude des aigles et
qu'au-dessous de toi disparaisse Corinthe. Il y a dans ton âme
des paysages que tu veux aller reconnaître, fussent-ils dans le
soleil. L'impatience met en mouvement tes ailes, tes naseaux et
tes jeunes sabots. Si tu l'osais, tu me dirais que ma présence,
autrefois ta vie, te gêne, te pèse et te limite.
« Oublies-tu nos beaux soirs dans des vallées silencieuses, où
la nuit mettait une douceur qui desserrait ton cœur fumant? Nos
âmes se gonflaient: de bonheur, de douleur, j'ignore, mais d'une
divine effusion. Nulle parole, nos regards perdus; mais avec
ivresse nous nous sentions captifs l'un de l'autre. Parfois tu
t'arrêtais et tu battais l'espace avec tes longues ailes éclatantes,
car jamais notre bonheur ne fut dépouillé d'une sensation
d'éphémère; ose dire, cependant, ingrat, si tu fus une dupe-
724 REVUE DES DEUX MONDES.
quand tu renonçais à chercher l'infini dans l'espace, pour goûter
auprès de moi l'infini dans un sentiment.
« Soit ! tu vas t'élever comme une flèche vers le soleil. Mais
quel désert autour de toi ! Brûlante colonne de feu qui s'élance
pour se consumer ! Tu te satisferas d'orgueil et d'un haut senti-
ment solitaire de toi-même. 0 mon ingrat ami, si tu comptes sur
tes ailes, tu dois cette juste confiance à ma louangeuse amitié,
et si tu te crois le foyer, le cœur ailé de l'univers, c'est d'avoir
vu mon chaud regard et toutes mes pensées te presser et te cir-
conscrire.
« Dans le milieu du jour, quel sera ton ennui ! Et puis, au
coucher du soleil, une angoisse voisine du délire.
« 0 mon cher miracle, je t'aime et tu m'émerveilles autant
que le premier jour, quand je te surpris au bord de la source
et que j'osai te retenir. Mais seras-tu donc éternellement étonné
de toi-même? Est-il excessif d'attendre que tu t'habitues à la
grande ombre de tes ailes éployées?
« Apprends à te connaître. L'air que tes jeunes naseaux
aspirent, quand tu l'expires, devient un nuage de poésie, et toi,
d'un coup d'aile, tu veux rejoindre et dépasser ce mirage que tu
viens de créer. Où veux-tu courir? Hors de toutes limites? C'est
courir au délire. Tu cherches ton propre songe. Tu veux, dis-
tu, toujours plus d'azur. Il n'y a pas d'azur, il n'y a que notre
amitié.
« Je sais qu'ayant admis de naviguer dans les hautes soli-
tudes du ciel, tu comprimeras avec peine les vagues pressen-
timens qui te gonflent le cœur? Pourtant, une amitié profonde
a des mystères. Dans la nôtre tu trouverais du douloureux, de
l'inconnu, de l'insaisissable, tout un grand ciel plein de nuées.
Cher compagnon, demeure sur nos sommets à bondir de ta folie
vive en ta folie triste et à cultiver en toi le sentiment de l'exil.
Notre rencontre est un prodige. Comment lui préférer, crois-tu,
le sec isolement d'où notre sympathie t'a tiré ! Tu veux être, la
nuit, une éloilo dans les cieux? Mais que feras-tu d'épuiser ta
divinité là-haut, si tu ne peux pas me la voir admirer? »
Cependant, le cheval ailé hennissait et fumait de jeunesse,
d'impatience et de génie.
UN VOYAGB A SPARTE. 725
XII. — JE QUITTE MYCÊNES A LA SUITE» d'iPHïGÉNIE
Les chiens furieux et les enfans, avec un élan magnifique de
tout le corps, se précipitent et battent l'air. Dans la nuit de leurs
portes, les gens du misérable hameau de Karvathi nous regardent
passer sous un pkin soleil de midi. Avec un absurde désordre
nos petits chevaux grimpent la longue pente pierreuse vers les
co Jines fauves où nous allons trouver « Mycènes, abondante en
or, et l«e palais, séjour sanglant des Pélopides. » Je suis confus
de soulever tant de poussière quand j'ai le cœur si peu em-
pressé.
J'aperçus bientôt sur un monticule, au pied d'âpres mon-
tagnes, un rocher désert que marquent dans la sauvagerie géné-
rale des blocs disposés en damier. Nul arbrisseau, nul her-
bage, des pierres et partout une horreur fastidieuse... Je franchis
entre deux remparts noirâtres la porte royale écussonnée des
lions fameux, qui évoquent l'Egypte et l'Iran, et j'entrai dans
V Or este d'Euripide, dans Y Electre de Sophocle, dans la trilogie
d'Eschyle.
Je visitai l'Acropole, ceinte de hautes murailles, l'Agora, ses
tombes, le palais royal. Certainement ces ruines donnaient beau-
coup de plaisir au vieillard qui me guidait, et sa figure me
disait, tandis qu'il fumait des cigarettes : « Oui, ô étranger, voici
ce que, nous autres d'une vieille race, nous pouvons montrer
aux barbares. » Il me menait en faisant tourner sa canne, et
derrière lui, je pensais : « J'espère que bientôt il aura terminé ce
tour du propriétaire. »
Çà et là, sous le soleil, les fosses laissées béantes par les ar-
chéologues augmentent l'aspect de désolation. Schliemann,
l'éventreur des tombeaux, ajoute un retentissant sacrilège à la
série héroïque des crimes mycéniens.
Dans l'enceinte sacrée de la citadelle, sur l'Agora de Mycènes,
l'heureux épicier d'Allemagne a trouvé dix-sept corps ensevelis
luxueusement; la Société archéologique d'Athènes, au pied de la
colline et sur les pentes voisines^ à exploré cinquante-deux sépul-
tures. Un crâne se brisa, ne laissant aux mains impies qu'un
riche diadème. Certains de ces squelettes furent conservés en-
tiers parce qu'on les arrosa d'alcool saturé de résine. L'un d'eux,
au lever de son masque d'or, avait encoi^e les chairs de sa figure,
726 REVUE DES DEUX MONDES.
ses deux yeux, et, dans su bouche cntr'ouverte, trente-deux
dents.
Certes, ce fui un beau spectacle, quand ces buttes furent
éventrées. Mais l'émouvant, c'était de les imaginer pleines et
puis de les ouvrir. Avec la réussite, tout le jeu est fini. J'arrive
pour que l'on me dise : <( M. Schliemann s'est bien amusé ! »
M. Schliemann, soit. Mais moi? Le chercheur emporta la
truffe.
Au départ, quand on imagine un tête-à-tête avec l'antique
Mycènes, on s'assure qu'il sera fécond : sur les lieux, l'imagi-
nation reste bête. Sans doute on peut noter l'accord de ces
ravins desséchés et des légendes sinistres qui les peuplent. Un
tel site semble prédestiné pour servir d'aire à une nichée de
grands scélérats; ces solitudes retentissent encore des impréca-
tions d'Oreste et des cris de sa mère sous le couteau. Je n'en
disconviens pas. Mais tout de même, je méprise beaucoup ces
pensées qui font l'enfant, et qui, ne soupçonnant pas le plaisir
supérieur de voir clair, s'attardent dans l'esthétique du beau
crime et la poésie du maudit.
A Rodez, dans l'Aveyron, subsiste encore la sinistre maison
Bancal où Fualdès fut assassiné; elle garde la plus mauvaise
physionomie, une atmosphère de grand mélodrame, bien que la
musique des deux vielles se soit tue avec les gémissemens de
l'ex-accusateur public qu'on saignait comme un pourceau sur
une table. J'ai suivi, par un soir de pluie, de la rue des Hebdo-
madiers jusqu'au bord de la rivière, la route où Bastide le
gigantesque et Jausion l'insidieux menèrent le cortège du
cadavre. J'y goûtai fort congrùment des impressions de terreur.
J'avais tout de même un souci plus riche ; c'était d'étudier s'il y
eut quelques dessous politiques à ce fameux mystère criminel.
Mais quelle excuse d'être venu jusqu'à Mycènes, déterrer les
rois et soulever le masque que leur mirent les vieux batteurs
d'or, si nous ne savons rien obtenir d'eux qui ajoute à notre
poids?
Depuis ce burg de Mycènes, où régnèrent Agamemnon et ses
vassaux, je distingue le château franc qui couronne la montagne
d'Argos; et j'imagine que ces deux féodalités doivent peu de
chose aux lieux qu'elles étonnèrent en s'y épuisant. Ce sont deux
colonies que leurs mères patries cessent un jour de ravitailler.
Les flots ont jeté dans cette Argolide ouverte largement à la mer
UN VOYAGE A SPARTE. 727
les vieilles civilisations de l'Egypte, de la Chaldée, de l'Assyrie,
et vingt siècles plus tard, de France, d'Espagne et de Venise.
Mycènes est une Orientale abandonnée sur la plage de Grèce.
Les Atrides, comme les Brienne, sont une forte famille de chefs
déracinés.
Dans la même journée j'ai parcouru les pâles débris de Ty-
rinthe recouverts d'une exploitation agricole, sous laquelle je
n'étais que trop disposé à les laisser dormir. C'est à peine si j'y
trouvai le genre do curiosité que m'inspirent les ossemens d'un
ichthyosaure.
Au résumé, dans la plaine verdoyante d'Argos, ces collines
maudites et leurs mythes farouches semblent de la poésie asia-
tique éteinte, une suite d'anciens volcans.
Mille petites fleurs y frémissaient lors de ma visite à Mycènes;
et quand tout respirait la mort; leur douceur en un tel lieu
m'orienta soudain vers Iphigénie...
Toi seule, Iphigénie, tu gardes des couleurs sur la demeure
des Atrides. Petite fleur jaune, avoine balancée sur cette lave
refroidie...
Mais la vierge a quitté ce tertre où l'on ne peut pas vivre.
Elle a gagné la mer, les vagues bruissantes, les pins ombreux
de Tauride. Que ne puis-je la suivre dans ses voyages à la
recherche de l'apaisement!
*
* *
Sur les hautes falaises de Sébastopol, qui dominent une mer
d'un bleu intense, M. Schlumberger a reconnu l'emplacement du
temple où la vierge d'Argos fut la prêtresse d'Artémis. Un mo-
nastère de Saint-Georges occupe ce lieu charmant. Iphigénie
n'est plus en Tauride. Gœthe l'a prise par la main pour la con-
duire au cœur de la Germanie et, sous un tel précepteur, celle
qu'Eschyle compare à une chienne, devient une sorte, de chanoi-
nesse élevée dans l'admiration de Marc-Aurèle et des philo-
sophes stoïciens.
Dans mes Vosges natales, dans ce canton de rêverie mi-ger-
manique, mi-française, qui fut le paradis de [mon enfance, un
jour, j'ai rencontré la Grecque costumée en jeune dame alle-
mande. Taine venait de l'asseoir sur nos roches druidiques.
Bien que celles-ci soient assez pareilles aux pierres cyclopéennes
^2S REVUE DES DÈUÏC MONDES.
de Mycènes, le lieu et la dame disconvenaient. J'en pris con-
science, quand j'eus vécu toutes les heures du mont et de la
plaine d'Alsace. Mais d'abord, je fus enivré. Je revenais d'un
premier voyage en Italie. L'Italie nous raconte les plus belles
amours sans daigner rompre notre isolement. C'est la déception
de Tannbauser qui, repoussé de Rome, regagne nos forêts du
Nord, et dit sa plainte dans des cris, sommet de toute poésie.
Je crus qu'Iphigénie, type classique ranimé avec nos pensées
rhénanes, m'attendait à Sainte-Odile, pour me donner le sens
profond de mon pays; grave méprise dont je fus averti par un
mouvement de mon cœur.
Sous les bois du monastère, aucune strophe de nos hymnes
ne s'accorde avec la vierge de Weimar. C'est ici le domaine
d'Odile. Quand le colchique d'automne met sa délicatesse vio-
lette sur la prairie de Truttenhausen, et que les cloches de
novembre, en pleurant l'année qui s'achève, commémorent mes
parens, la vierge Odile s'avance et, les deux mains levées sur
la plaine, dit une prière alsacienne. Une prière qui ne passe
pas le Rhin, qui appelle, invoque, si je sais bien l'entendre, les
héroïnes de Corneille et de Racine, formées sur le cœur de la
France, plutôt que la noble jeune dame un peu lourde de la
cour de Weimar.
Je ne puis pas dire « ma sœur » à l'Iphigénie de Gœthe.
Cependant, par-dessus le vaste fossé rhénan et depuis le faîte
des Vosges, j'aime admirer sa belle stature, sa démarche sans
trouble, sa vertu de jeune Hercule féminin.
Peut-être n'est-il pas permis, — permis, ce mot si vague rend
seul ma peur un peu mystérieuse, — que nous produisions au
dehors nos pensées les plus intimes ; peut-être devons-nous pro-
téger, voiler nos réserves, de crainte qu'une source, dont nous
avons écarté les branches, ne se dessèche au soleil ; mais je dois
reconnaître mes obligations. La destinée qui oppose mon pays à
l'Allemagne n'a pourtant pas permis que je demeurasse insen-
sible à l'horizon d'outre-Rhin : j'aime la Grecque germanisée.
Connaissez-vous les routes par où le Nord aborde l'Italie? Ces
belles civilisatrices, à chaque fois que nous les descendons, elles
nous rajeunissent l'âme. D'étape en étape, un automne, par le
col du Rrenner, j'ai suivi Iphigénie dans le voyage d'amour
qu'éternellement elle fait avec Gœthe.
Je les attendais sur le lac de Garde, au petit port de Torbole,
UN VOYAGE A SPARTE. 729
Sans cette maison, aujourd'hui l'auberge Terrasse, où Gœthe,
fort excité d'avoir vu des oliviers, arriva le 12 septembre 1786,
Depuis dix ans il était épris de la prêtresse de Diane... On
possède une lettre, où, dix années avant le voyage d'Italie, un
soir de février 1776, il écrit à son amie, M""* de Stein : « Mon
âme se détache peu à peu, grâce aux agréables sons, des pro-
tocoles et des dossiers. Quatre musiciens sont tout près dans la
chambre verte, je suis assis et j'évoque doucement les iriiages
éloignées. Une scène doit s'achever aujourd'hui; je le pense,
mais j'aurai de la peine... »
Combien j'aime cette expression <f doit s'achever. » Il ne dit
pas « Je dois achever. » Il est un arbre qui se laisse fleurir et
fructifier. Il laisse se créer, en soi, des images, une œuvre, que
tout nécessitait.
Peu de jours après cette soirée, où quatre musiciens avaient
favorisé son génie, Gœthe dut partir en tournée comme inspec-
teur des ponts et chaussées et comme conseil de revision. Il allait
examiner les routes et les recrues. Et de Dornberg, le 2 mars,
il écrit à M""^ de Stein : « Je vis aujourd'hui avec les hommes de
ce monde; je mange, je bois, je plaisante avec eux, mais ils
m'affectent peu, car ma vie intérieure suit impitoyablement son
cours. »
Quelle est donc à cette date la vie intérieure de Gœthe?
Son amour pour M""^ de Stein et cette Iphigénie en Tauride,
qui sera l'histoire héroïque de leur amour.
M""* de Stein est Iphigénie, et Gœthe s'est exprimé dans
Thoas. Il écrit à son amie : « Ton amour éclaire toutes mes
journées. Ton approbation est ma meilleure gloire, et si j'attache
du prix à une bonne renommée, c'est pour toi, c'est pour ne pas
te faire honte. » Gomme la vierge d'Argos sur la côte de
Tauride, M""^ de Stein à Weimar, auprès du jeune et puissant
barbare romantique, est une civilisatrice. Leurs lettres et toutes
leurs mœurs l'attestent. Ne croit-on pas entendre Thoas, quand
le jeune Gœthe, qui, vient d'entrer à Weimar, brillant et géné-
reux comme un véritable roi des esprits, dit à la grande dame
qu'il aime : « Je no suis pas un être indépendant. J'ai appuyé
sur toi toutes mes faiblesses, j'ai rempli par toi mes lacunes. »
Et pour comprendre la principale beauté de cette tragédie, c'est
à savoir sa plénitude et sa solidité, que l'on médite le sentiment
de Gœthe pour son amie : « La gentillesse, la grâce, l'amabilité
73Q REVUE DES DEUX MONDES.
des James que je vois, jusqu'à leurs goûts apparens, portent la
marque de la fragilité; toi seule, sur ce sol mobile, as ce qui
dure. »
On doit honorer en M"""" de Stein un magnifique ressort du
développement de Gœthe.
Cette amitié fut pour le poète une incomparable excitation
morale; elle lui inspira des besoins plus relevés, une plus haute
idée de lui-même et l'amena à sentir la beauté d'une existence
vraiment noble. Au contact de M""^ de Stein il lui fut donné de
se policer, de se modérer, d'atteindre au calme et à la solidité.
Dans le même moment, le peintre OEser et Winckelmann affir-
mant que la sérénité est le caractère essentiel des œuvres d'art,
il réagissait contre l'influence qu'avaient eue sur son génie
Shakspeare, Herder et la cathédrale de Strasbourg. Ainsi tout
collaborait à former en lui la vierge spinoziste. Mais, pour la
parfaire, il sentit la nécessité du climat méridional et du milieu
privilégié où naquirent, où subsistent les œuvres classiques.
A Weimar, bien que pénétré des sentimens qu'il devait expri-
mer dans sa pièce, il sentait trop la médiocrité de la vie réelle
et bourgeoise.
En septembre 1786, Gœthe s'évade vers l'Italie. Lé cruel
artiste ! Il avait tiré son bénéfice de M""" de Stein, et maintenant
il la délaisse, il la sacrifie à l'enfant de leur amour. Le 8 sep-
tembre, dans l'auberge du Brenner, il retire de son bagage le
manuscrit à'fphigéme ; il prend la vierge pour compagne de
route : « Les jours sont longs, rien ne trouble la pensée, et les
délicieuses scènes qui m'entourent, loin d'éloigner le sentiment
poétique, ne l'évoquent que plus promptement avec l'air et le
mouvement... »
Quelle belle organisation pour produire il possède, ce grand
homme, s'il n'est point anéanti, désespéré, poussé vers le sui-
cide par la masse des sensations qui le pressent dans ces nuits
de septembre, solitaire sur les lacs !
C'est un matin, vers les trois heures, que Gœthe et son Iphi-
génie partirent de Torbole, avec deux rameurs, sur le doux et
sévère lac de Garde. Heureuses vagues qui portez cette petite
barque, jeunes rayons qui frappez la cime mobile des bois, vous
qu'un Virgile avait déjà favorisés, le poète germain vous saisit,
et pour les siècles vous étincelez et vous vous balancez sur la
grève imaginaire de Tauride.
UN VOYAGE A SPARTE. 731
Le 19 septembre au soir, Gœlhe écrit de Vicence : « Arrivé
ici depuis quelques heures, j'ai déjà parcouru la ville, vu le
théâtre olympique et les édifices de Palladio. Quand on a de
telles œuvres sous les yeux, on en reconnaît le rare mérite et je
dis de Palladio qu'il est essentiellement un grand homme; » Et
le 27, en passant à Padoue, il achète les ouvrages de Palladio,
ou plutôt un fac-similé sur cuivre de l'édition originale qui était
gravée sur bois. On doit cette réédition aux soins du consul
anglais Smith. Aussi, peu de jours après, dans le cimetière du
Lido, Gœthe lui rendra grâce sur une tombe à moitié ensevelie.
Bien souvent à Vicence, à Venise et sur la Brenta, j'ai exa-
miné les constructions de Palladio, avec la plus respectueuse
curiosité, pour saisir ce que Gœthe leur doit, pour m'instruira
à mon tour et surtout pour savoir comment ïlphigénie est une
œuvre palladienne.
Gœthe et Palladio témoignent, chacun à leur manière, d'une
même nature intérieure ; ils s'accordent sur la réforme à accom-
plir. Ils sont préoccupés de se poser des limites et de ne pas
permettre que leur imagination les dépasse. Ensuite, ils se pro-
posent de résoudre la grande, l'éternelle difficulté qui est de
rester naturel et vrai en stylisant : « Palladio, dit Gœthe, est
un génie créateur, car il sut vaincre la contradiction qu'il y
aura toujours à associer des colonnes et des murs. 11 parvint à
employer convenablement des colonnades dans l'architecture
bourgeoise. » Je prie que l'on remarque que c'est en quoi excelle
notre Bacine si noble, aisé, naturel, tandis que c'est l'échec
du Chateaubriand magnifique, mais composite et tendu des
Martyrs. Et Gœthe continue : « Palladio sut combiner; il nous
força d'oublier qu'une colonnade dans un palais privé, dans une
maison pour loger des Vicentins, c'est un artifice, un mensonge.
Il y a dans de tels plans quelque chose de divin, comme serait
la forme chez le grand poète qui, de la vérité et du men-
songe, crée une troisième chose dont l'existence empruntée nous
enchante. »
Nos amateurs modernes peuvent s'amuser de Gœthe et dire
qu'il n'a vu en Italie aucun des beaux objets de l'Antiquité.
Nous sourirons avec eux s'ils l'exigent. Mais, à défaut de la con-
naissance, ce grand homme avait l'amour du classicisme; il était
entraîné vers les grandes époques, et c'est par cet échauffement
de l'âme qu'on exerce une action féconde.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
A Venise, il voit un morceau do l'entablement du temple'
d'Anlonin et de Faustine : « C'est autre chose, s'écrie-t-il, que
nos saints grimaçans empilés par étages, sur de petites con-
soles, autre chose que nos enjolivemens gothiques, nos colonnes
en tuyaux de pipe, nos tourelles pointues et nos saillies fleu-
ronnées. Dieu merci ! Je suis pour jamais délivré de tout cela! »
Evidemment, il confond l'époque romaine avec la bonne
époque. Qu'importe l'anachronisme, puisque à l'aide de ce faux
jugement il se met dans l'état paisible que reflète Iphigénie et
qui déconcerta les fanatiques de sa fougue antérieure.
Aussi bien, il ne s'agit pas pour Gœthe de découvrir et
d'appliquer les règles de l'art antique. Ce qu'il chei'che, en
Italie, et ce qu'il obtient, fût-ce des œuvres pseudo-antiques, c'est
un secours pour mettre dehors l'énergie intime que M™" de Stein
et les leçons de la vie lui avaient communiquée.
Au cours de ce voyage, son but précis est de tenir son âme à
la hauteur où il trouvera tout naturellement des expressions, une
musique assez héroïque pour nous rendre saisissable, pour
chanter la tragédie dont il porte avec lui le livret.
Le pédantisme et l'aplomb d'un Gœthe pourraient décon-
certer. Gardons-nous de méconnaître sa magistrature. ïl nous
ouvre mieux qu'aucun maître la voie du grand art, en nous
montrant que, pour produire une plus belle beauté, le secret,
c'est de perfectionner notre âme. Gœthe travailla sans cesse à
se développer en s'élevant. L'artiste est grand selon qu'il pos-
sède une imagination de héros. De là l'effort si raisonnable de
Gœthe pour épurer, ennoblir continuellement sa sensibilité. Il
nous est utile par l'exemple de sa vie, mieux encore que par son
œuvre.
La société d'un Gœthe apprend à tirer parti sans vergogne
des moindres élémens, à ne pas nous intimider, ni enfiévrer, ni
désespérer. Ce grand homme est calmant. Ses points de vue ne
sont ni rares, ni extraordinairement puissans (d'ailleurs l'extra-
ordinaire a quelque chose de répugnant pour un naturaliste et
les phénomènes sont des beautés de foire). Mais c'est un
homme très solidement campé dans ses idées. Ce citoyen libre de
Francfort, ce bourgeois haussé d'une classe, ce parfait produit
d'une vigoureuse famille, bien adapté à la vie allemande, avec
quelle heureuse audace il s'appuie sur ses erreurs ! Rien n'en-
trave le jeu de ses facultés artistiques et, comme c'est toujours
UN VOYAGE A SPARTE. 733
de l'âme que naît une œuvre littéraire, il parvient, au moyen
des plus grossiers malentendus, dès l'instant qu'ils l'émeuvent,
à établir un poème le plus solide et le plus sincère.
Un voyage d'ignorant sur la terre classique a permis à
Goethe de donner une voix à tout ce qu'il avait entrevu dans ses
momens de plus haute vénération. Sous un climat qui transfi-
gure une âme du Nord et parmi des objets qui échaufTent la
piété d'un artiste, il a transformé en noble matière poétique ses
plus humbles expériences, pour le grand profit du modèle imagi-
naire qu'il s'occupait alors à réaliser. Dans Bologne, le 19 octobre,
il contemple longuement une sainte Cécile de Raphaël. « L'ar-
tiste, dit-il, lui a donné les traits d'une jeune fille robuste et
ferme, sans froideur et sans rudesse. Je l'ai étudiée avec soin et
je lui lirai en esprit mon Iphigénie. Je ne ferai rien dire à
mon héroïne que cette sainte n'ait pu exprimer. »
Plus tard, il se plaindra qu'aucun acteur allemand ne puisse
se faire l'âme assez noble pour jouer les rôles et prendre les
attitudes d'Iphigénie en Tauride. En effet un très petit nombre
de personnes sont à un degré suffisant de culture pour ressen-
tir, repenser l'esprit profond de cette tragédie qui est une pièce
civilisatrice.
\y' Iphigénie sort une puissance capable de faire des philo-
sophes stoïciens, — comme du Cid, A' Horace et de Polyeiicte
sortait une puissance capable de faire des individus qui se sa-
crifient. Corneille sert un Napoléon qui a besoin de héros ; Goethe
sert toute société qui a besoin de se défendre contre l'orgueil
intellectuel. Ulphigénie pose une barrière à celui que la con-
science de sa spiritualité incite à s'évader des règles et des cou-
tumes sans ménagemens. Ulphigénie, œuvre d'un homme que
disciplinaient, par ailleurs, ses études d'histoire naturelle, ra-
mène à la soumission nécessaire de puissantes intelligences
enivrées de leur supériorité.
*
* *
Mycènes enfin s'anime. Je donne un sens à mon pèlerinage,
c'est de comprendre la vierge qui s'embarqua sur cette plage
pour venir jusqu'aux plaines du Rhin. Je puis intéresser mon
cœur et sortir de ma frigidité si je me dis que cette Acropole
734
RE\'TJE DES DEUX MONDES.
farouche est le berceau de l'Étrangère qui m'enchanta dans mon
aigre pays.
Mais un grand doute m'est venu.
Je me rappelle un rouleau d'Egypte, auprès d'une momie,
où l'on trouve cette exclamation : « 0 cœur, qui me viens de ma
mère ! »
De cette famille des Atrides peut-il sortir, comme Goethe l'a
cru, une Iphigénie qui pardonne?
Rien d'arbitraire ne fleurit chez les êtres ; jamais une feuille
n'apparaît sur eux qui n'appartenait pas à leur principe. Iphi-
génie, formée d'Agamemnon et de Clytemnestre, n'est pas faite
pour s'insurger contre la loi sanglante d'Artémis. Celle qu'un
père acceptait d'immoler sur l'autel ne répugnera pas à verser
le sang pour obéir à la déesse. Iphigénie étant la sacrifiée
doit devenir la sacrifiante. Racine l'a bien vu. Dans les notes
qu'il prenait de ses lectures grecques, il relève ce que dit à
Clytemnestre Electre, sœur d'Iphigénie et d'Oreste : « Si je suis
méchante, je ne dégénère point de vous. » Et là-dessus, il fait
un commentaire : « Le caractère honnête d'Electre se montre
au milieu de son emportement. Elle s'en excuse sur son
malheur. Elle dit qu'elle en a honte elle-même et qu'elle y est
forcée, et elle l'explique en disant à Clytemnestre : « Ce sont vos
actions qui parlent en moi. »
A Mycènes, plus qu'ailleurs, on subissait les ordres des tom-
beaux. J'ai vu dans les vitrines du musée athénien la dépouille
des sépulcres, les vases d'or et d'argent, les sphinx, les grif-
fons, le beau lion d'or, les bibelots d'ivoire, la tête mitrée qui
sent l'Assyrie, les œufs d'autruche ornés de dessins , le grand
cachet babylonien. Qu'ils devaient valoir, ces morts, pour qu'on
les comblât de si grandes richesses!
Au premier acte des Choéphores, j'entends Oreste s'écrier :
« 0 mon père, sois avec ceux qui t'aiment. » Electre insiste :
« Vois, dit-elle, tes deux enfans debout près de ta tombe. »
Oreste, d'un cri sublime, presse son père : « Ne laisse pas
s'anéantir en nous la race des Pélopides. » Terribles adjurations
qu'aucun homme vraiment digne ne refuse de prononcer. Qui
de nous ne s'est écrié: « 0 mon sang, sois fidèle à toi-même;
ne laisse pas s'afTaiblir dans mes veines, mes pères. Tu es ma
famille, ma cité, mes lois, ma révélation, je t'accepte. » Mais
les enfans des Atrides, quand ils veulent que leur race s'agite
UN VOYAGE A SPARTE. 735
dans leurs veines, appellent leurs péchés et leur condamnation.
Goethe et la Grèce ont voulu nier ces fatalités. Sur les som-
mets de l'œuvre gœthienne, on respire la confiance dans la vie.
Le poète veut nous persuader d'une conception optimiste de
l'univers, parce qu'elle favorise l'activité... Les artistes sont
obligés, pour épanouir notre sympathie, d'épurer les passions
qu'ils mettent en mouvement sous nos yeux. Et dans toute
catastrophe il est convenable que l'on voie glisser des lueurs
de justice. Nous prenons du ressort et du calme dans la convic-
tion qu'ils nous communiquent que la vie est perfectible. Je
n'objecterai rien contre l'intention de cet heureux mensonge.
Je proclame, moi aussi, la nécessité de cet apaisement artis-
tique. Mais je pense que pour y atteindre, il est plus loyal de
nous faire voir comment ces passions, ces accidens, ces dévas-
tations rentrent dans un ordre universel. Et nul plus large plan ^
oii faire rentrer les faits que ce déterminisme auquel Vlphi-
(jénie essaie de contredire.
Certainement il est agréable d'entendre qu'Oreste s^est guéri
de ses troubles épileptiformes, et je voudrais que l'amitié de ce
dégénéré pour Pylade ne me fût pas suspecte. Mais que faire si
je vois nettement l'absurdité de ces hypothèses optimistes ?
Je pourrais encore me payer d'illusion sur cette grande famille
de tarés, dans les prairies du Jura oii je mets au net mes notes de
voyage. Parmi ces combes grasses, les chalets pleins de vaches
sonnantes, les longues solitudes où il n'est pas une herbe, pas
une bête méchante, nous inclinent à l'élégie et voilent les dures
certitudes. Mais sur les tombeaux de Mycènes, rien ne s'inter-
pose entre nous et les faits.
Sur les tertres funéraires, trois coupes de sang furent large-
ment épandues : au festin de Thyeste, à la mort d'Agamemnon,
à l'assassinat de Clytemnestre. Les colonnes du temple d'Ar-
témis, où la fille des assassins officie, demeurent teintes du
sang humain.
Au-dessous de l'Acropole mycénienne, on mène les voya-
geurs dans une crypte saisissante de force et de grandeur, dite
le Trésor d'Atrée. Par un corridor de murs cyclopéens, ils pénè-
trent sous une coupole en forme de ruche : à droite est un ca-
veau plus petit, entièrement creusé dans le roc; on l'éclairc en
brûlant un journal et il empeste le sépulcre violé. Edgar Quinet,
qui visitait en 1828 ce sanctuaire du culte des morts, s'écrie :
736 REVUE DES DEUX MONDES.
« Je sens qu'ici l'on est parvenu au point extrême du monde
grec et qu'il n'y a plus qu'à écouter autour de soi les sources
des fontaines... »
Il s'arrête, se tait, hésite à désigner ces fontaines, ces grandes
pensées qui n'ont jamais tari et qui sourdent encore sous la
terre pierreuse de Mycènes.
Aussi bien, on suit leur cours dans l'œuvre des grands
poètes, de Dante, de Pascal, qui, pour les adoucir, y mêlent l'idée
de la grâce. Nous sommes asservis aux transmissions du passé;
nos morts nous donnent leurs ordres auxquels il nous faut obéir;
nous ne sommes pas libres de choisir. Ils ne sont pas nos morts,
ils sont notre activité vivante.
Ces sombres vérités demeurent les vues les plus certaines
de notre raison. L'humanité, qui les avait déposées dans les'
grands mythes primitifs, les a transbordées dans ses lois scienti-
fiques. On est bien dans le tombeau des Atrides, qui nous res-
serre et ne nous donne d'échappée qu'en profondeur, pour en-
tendre ces fontaines sourdre de toute éternité.
Xm. — LE SOIR DANS UNE BOURGADE DE GRÈCE (1)
Au fond du golfe d'Argos, la baie de Nauplie abrite un
espace de mer pareil aux lacs italiens, mais où manque leur
volupté...
Des matelots travaillent lentement sur le port, le soleil se
couche en illuminant un cirque de montagnes, la fièvre vibre
dans les airs. Sur une barque un débardeur chante et rechante
sa plainte turque. Elle m'enchaîne et me laisse aller jusqu'au
point où elle se perd, pour, aussitôt, me ramener jusqu'au point
d'où elle se lève...
Voici des êtres mous, pareils à ceux qui boivent l'apéritif
dans notre Languedoc, et puis de vrais Arabes poussant leurs
bâtons pointus dans les plaies de leurs ânes. Je ne m'occupe
que des dalles où je pose mes cent pas monotones.
Heures avant-courrières de notre usure et qui déjà nous
isolent de l'univers !
Au crépuscule, tous les soirs, notre âme se fait neuve. Elle
(1) Papadopoulo Vrétos, Mémoires biographiques, historiques sur le Président
de la Grèce, 1837-1838, Paris. 2 vol. in-8°. — Voyez, dans la Revue du 15 avril 1841,
l'article du comte de Gobineau sur Capodistrias, sa vie et sa correspondance.
UN VOYAGE A SPARTE. 737
rejette les copeaux de sa journée qui l'encombrent et désire re-
cevoir une émotion spirituelle. Alors, si rieii ne nous impose
de plaisir ou de tourment, quelle détresse, quel veuvage! Un
homme raisonnable a soin de réclamer vite la lampe. Hâtons-
nous d'étouffer sous notre travail ce soulèvement de vaine
poésie.
Mais au fond du golfe d'Argos, sur quoi se divertir de soi-
même ? »
La terre de Nauplie, pour moi, n'a pas d'odeur. J'écoute ses
propositions avec insensibilité. Je ne gravirai pas sur le flanc
du rocher les huit cent cinquante-sept marches qui mènent au
fort Palamède. Nul paysage ne saurait, ce soir, vaincre ma dure
indifférence.
Je rentre à l'hôtel, et voici qu'en feuilletant mes livres, je
trouve sur le nom de Nauplie une ta "lie de sang pâli. Elle m'at-
tire au parvis de Saint-Spiridion...
Dans l'une des rues basses qui encerclent le Palamède, j'ai
visité la sinistre église. Sous son portail, le président Capo
d'Istria fut assassiné à six heures du matin, le 9 octobre 1831.
Capo d'Istria avait été mis par l'Europe à la tête du gouver-
nement de la Grèce. C'était un habile homme de cour parmi
de rudes Klephtes. Son escrime ne valait pas contre leurs bru-
talités. Il voulut affaiblir les familles influentes et pousser dans
l'ombre les chefs de la guerre d'Indépendance, afin de concen-
trer dans ses mains le pouvoir; il se heurta, il se brisa contre
leur opposition et surtout contre celle des Mavromichalis, la
plus puissante des familles féodales du Magne.
La tête de cette famille était Petro Mavromichalis, le bey
du Magne qui, en 1821, avec Colocotroni, avait donné le signal
de l'insurrection. Quarante-neuf membres de ses parens étaient
morts en combattant pour l'indépendance. Aussi souffrait-il
avec impatience l'autorité 'du nouveau président. Des siècles
d'anarchie belliqueuse l'avaient mieux préparé pour être un héros
que pour se soumettre à des institutions régulières : « Homme
né d'hier, disait-il à un contradicteur, oses-tu bien te mesurer
avec celui de qui l'origine est aussi ancienne que les sommets du
Taygète? » Des révoltes ayant éclaté sur plusieurs points, Capo
d'Istria osa l'emprisonner dans le fort Palamède. Mettre la main
sur le vieillard des Mavromichalis ! C'était un coup d'Etat.
TOME sxx. — 1905. ~ — - 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
« Notre vieillard : » on nomme ainsi en Grèce le chef de.
famille, et lui-même appelle ses cnfans tous les jeunes gens de
sa clientèle. Ceux-ci s'émurent au point que Capo d'Istria dut
en arrêter deux : le colonel Constantin et Georges, le premier,
frère, et l'autre, neveu du vieux Petro. D'ailleurs ils ne furent
point enfermés, mais seulement astreints à la résidence de
Nauplie, sous la surveillance de deux policiers.
Le dimanche, 9 octobre 1831, à six heures du matin, il faisait
un très beau soleil. Le colonel Constantin et Georges Mavromi-
chalis pénétrèrent avec leurs deux gardes dans l'église de Saint-
Spiridion. Ils y arrivaient du port, par la même rue qu'allait
prendre Capo d'Istria (elle est si étroite que j'ai touché ses deux
murs en étendant les bras). La messe allait commencer; on
n'attendait que le chef de l'État.
Georges Mavromichalis embrassa l'image de la Vierge sur
l'autel et fit allumer un cierge par son garde.
Après quelques minutes, le vieux bedeau Goulo annonça que
le président arrivait. Il fit dégager la porte. Le colonel Constan-
tin sortit et se plaça dehors, du même côté que son neveu resté
dans l'église. Le colonel appuyait sa tête contre le mur de
l'église. Jean Caraïanis et André Georgi, leurs deux policiers,
qu'il faut maintenant appeler leurs complices, étaient placés
dans la rue. Tous quatre regardaient venir le président.
Capo d'Istria était, à son ordinaire, vêtu d'un pantalon de
toile blanche et d'une redingote bleue, de coupe militaire, avec un
double rang de boutons en argent. Il était flanqué de son garde
habituel, Démétrius Léonidas, auquel se joignait, comme de
coutume, et par dévouement spontané, un brave manchot nommé
Georges Cozinis.
En apercevant les Mavromichalis sous le portail, Capo
d'Istria eut une hésitation. Les trouva-t-il étranges sous leurs
longs manteaux? Avait-il reçu des avertissemens? On croit
qu'une seconde, il voulut entrer dans la maison de M. Rhodius,
son secrétaire au département de la Guerre. Mais ce diplomate
avait de l'âme ; il s'achemina d'un pas égal vers sa destinée.
Comme tout le monde se découvrait, Constantin et Georges
ôtèrent leurs bonnets rouges avec leur main gauche ; ils te-
naient la droite sous leurs manteaux. Capo d'Istria répondit à
leur salut avec une grande afîabilité. Alors, comme il enlevait
son chapeau pour entrer dans l'église, le jeune Georges le
UN VOYAGE A SPARTE. 739
frappa de son poignard dans l'aine, en môme temps que le co-
lonel Constantin lui tirait, à bout portant, un coup de pistolet
dans la nuque.
On entendit deux explosions, c'est que Jean Garaïanis, lui
aussi, avait tiré, mais sa balle se licha dans le portail.
Les deux gardes de Capo d'Istria s'élancent à son secours.
Cozinis, le manchot, le reçoit sur son unique bras, mais le voit
mort, et le jette roide à terre pour courir sus à Constantin. Celui-
ci enfile la ruelle escarpée, vis-à-vis du portail de l'église. Au
vol, le manchot lui loge une balle dans l'épaule droite. Les
cris : « A l'assassin! » gagnaient de toutes parts. Constantin
tout saignant ne s'arrête pas de grimper. Il atteint le faîte de la
montée et va descendre l'autre versant, quand la clameur fait
bondir de son lit le vieux général souliote Fotorama, qui saisit
au mur sa carabine toute chargée, court à sa fenêtre, voit et
tire.
Le colonel roule par terre. Le manchot se jette dessus avec
la meute des poursuivans.
Au milieu de cette curée arrive par hasard un piquet de sol-
dats. Constantin, dit-on, les implora :
— 0 mes frères chrétiens, ne me martyrisez pas ; je ne
suis pas le vrai coupable, laissez-moi vivre pour avouer la vé-
rité...
Ils le traîniferent jusqu'au poste, mais d'une telle manière
qu'il mourut en arrivant.
Cependant Dimitri, le garde régulier de Capo d'Istria, pour-
suivait le second assassin et ses deux policiers, le long de la rue,
à droite, en sortant de l'église. Il leur tira dessus par deux fois,
sans que son pistolet prît feu. Les fuyards se jetèrent dans la
maison du colonel Valiano. Au premier étage habitait un bour-
geois, Spiridion Kyparissi, né à Ithaque. Il a déposé en justice:
J'entendis à l'étage supérieur, au deuxième, une voix effrayante.
Le jeune Mavromichalis, son pistolet à la main, menaçait tous
les locataires qui, en caleçons, voire en chemise, bondissaient
de leurs lits. Il criait : « Valiano, nous l'avons assassiné. —
Qui? — Ce f... président. Vous devez tous sortir de la maison. »
Il courait dans la chambre comme un forcené, et tandis qu'un
de ses gardes redescendait l'escalier pour s'assurer de la porte,
il calfeutrait les fenêtres avec les coussins du divan, car déjà,
du dehors, on menaçait de tirer.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
Au bout d'un quart d'heure, Georges s'étant aperçu qu'une
terrasse de la maison dominait le jardin du ministre de France,
espéra d'y trouver un asile inviolable. Tous trois sautèrent de la
terrasse dans le jardin. Le baron Rouen, accouru sur le bruit,
les rencontra dans son escalier. Georges Mavromichalis pro-
nonçait une suite de mots entrecoupés : « Honneur... Patrie. »
M. Rouen, devant le personnel de l'ambassade, lui demanda
d'abord de se désarmer. Georges ôta son pistolet de sa ceinture,
le baisa et dit :
— Je le livre à l'honneur de la France.
Nauplie, d'un seul élan, se prononçait contre les Mavromi-
chalis. On avait fermé les portes de la ville. Les troupes de la
garnison se mutinaient pour aller venger le sang du président.
Elles ne s'apaisèrent un peu qu'après avoir obtenu la démis-
sion du général Gérard, Français et, par là, suspect de libéra-
lisme. Un Portugais, lui fut substitué. Sur les sommets des
montagnes, les bergers sonnaient de la corne ; ils donnaient
l'alarme aux bergers plus lointains, comme ils faisaient jadis
pour annoncer les Turcs : « Frères, mettez en sûreté vos trou-
peaux. » Au parvis de Saint-Spiridion, la foule, avec des tam-
pons de coton, se pressait pour recueillir le sang du martyr. Son
corps, rapporté dans îe modeste palais présidentiel, avait été
remis aux pleureuses qui le lavaient en même temps qu'elles
lamentaient les chants funèbres, ainsi qu'il est déjà raconté dans
la dix-huitième rapsodie de V Iliade :
« Ces chiens, disaient-elles, ces hommes sans religion ni con-
science sont parvenus à le tuer. Désormais, qui nous protégera?
Où trouverons-nous un autre président, si bon, si doux, si pa-
tient, si amoureux du peuple? Jusqu'à ce moment nous dor-
mions tous tranquillement chez nous, parce qu'il y avait maître
Jean qui veillait. Malheureuse Grèce I tu vas être de nouveau la
proie de nos notables. »
Cette plainte est intéressante ; elle marque comment les no-
tables avaient vu dans la révolution un moyen de substituer leur
tyrannie à celle des Turcs. On y vérifie en outre que dans tous
les climats, les notables, les féodaux, les chefs de clientèle ten-
dent naturellement à réclamer le parlementarisme, tandis que
les petites gens se ramassent autour du pouvoir autoritaire.
M. Rouen qui avait de l'honneur, — et qui représentait la
France libérale de Louis-Philippe, — n'avait pas voulu livrer le
UN VOYAGH A SPARTE. 741
lib(?ral Georges Mavromichalis à cette foule servante de Fauto-
cratie qui, avec des' cris de mort, assiégeait l'ambassade. Quand
un pouvoir re'gulier se manifesta, qu'on vint réclamer le réfugié
au nom de la commission administrative, et que des forces
militaires furent en mesure de garantir l'ordre, les portes s'ou-
virent. Le général Pélion donna le bras au jeune homme, pour
le couvrir et les soldats le conduisirent, sans violences, au
Palamède! Chemin faisant, il disait :
« Je sais que je dois mourir; je recommande à ma femme
de trouver un beau mari et de se remarier. »
Ce à quoi elle ne manqua point.
Quelques jours plus tard on le condamna selon les formes. Il
fut mené sous un platane isolé, au bord de la mer. Son père,
des fenêtres de son cachot, lui envoya sa bénédiction.
Il est moral d'ajouter que, l'année d'après, à l'avènement du
roi Othon, le vieux Petro Mavromichalis et son fils Anastase
reçurent le titre de sénateurs, qu'un autre de ses fils, le général
Démétrios, fut nommé ministre de la Guerre par le gouverne-
ment qui renversa Othon, que la famille demeure une des pre-
mières de la Grèce, et que la mémoire de Capo d'Istria jouit du
respect patriotique de tous les partis. Un respect sans enthou-
siasme.
Pourquoi la complaisance des poètes semble-t-elle manquer à
Capo d'Istria?
Sur le ciel de Missolonghi la flamme du bûcher funèbre de
Byron laisse d'éclatantes lueurs. Je ne les préfère pas à cette
tache qui s'efface au parvis de Saint-Spiridion. Nous ne rejetons
pas l'héritage romantique, mais il faut l'agrandir; nous invi-
tons les enthousiastes d'un Byron à sentir de la poésie dans cer-
taines activités sans éclat... D'ailleurs la destinée de scandale ou
de gloire de leur héros devient mieux intelligible si nous met-
tons en regard la mission d'un Capo d'Istria.
Aristocrate, exclu par sa caste, et calomnié par toute sa na-
tion, Byron jette l'anathème sur l'Angleterre. Privé de la haute
vie seigneuriale que ses instincts exigeaient, il veut briser les
cadres sociaux. Son orgueil forcené s'insurge contre toute li-
mite; il refuse même d'accepter les conditions de la vie et, par
exemple, le départ de sa jeunesse : c'est le Révolté. Byron fut,
en Grèce, le chevalier de la Révolution, comme Capo d'Istria,
l'agent de la légitimité. Celui-ci, petit noble sans patrie, mit au
742 REVUE DES DEUX MONDES.
service du pius grand pouvoir conservateur, c'est-à-dire la Russie,
SCS facultés do faiseur d'ordre. 11 accepta la tâche de détruire les
sociétés secrètes en Grèce et de dompter un esprit d'anarchie qui
émouvait toute l'Europe. S'il périt, c'est que la Révolution, ayant
triomphé à Paris (1830), crut pouvoir établir en Grèce un régime
constitutionnel. Il fallait bien d'abord qu'elle se débarrassât de
Capo d'Istria.
A toutes les époques, pour se défaire d'un homme politique
qui gêne, on s'est adressé à des passions privées, auxquelles on
fournit des moyens matériels et des idées généreuses. Dans
l'espèce, il était naturel qu'on pensât aux Mavromichalis. Rs
furent enthousiasmés par l'idée de venger leur honneur, et par
le désir de restaurer le pouvoir de leur famille.
Qu'avais-je donc hier au soir sur le port de Nauplie, à suivre
cette chanson qui se noyait dans le crépuscule? Une chanson
orientale empoisonne une âme passante. Mais la vision nette de
quelques faits cruels nous redresse et nous tonifie. L'homme
n'est pas fait pour qu'il rêve, mais pour qu'il morde et qu'il
déchire.
XIV. — LES APPROCHES DE SPARTE
Dans les pauvres rues de Tripoli, je cherchai vainement un
vestige du récent passé turc. Rien ni personne ne me renseigna
sur le pacha de la Morée, tel qu'il survit dans les chants popu-
laires, assis dans ses jardins, avec sa garde d'Albanais, ses
esclaves noirs tenant de beaux chevaux, ses janissaires de tra-
gédie, son sérail plein de secrets, ses confiseurs, ses pages, ses
bouffons, ses musiciens, ses montreurs de marionnettes obscènes,
son chapelain et son bourreau.
En revanche, chacun voulut que je visitasse, à deux heures
de Tripoli, le champ de bataille de Mantinée.
Je cédai, car en voyage il faut battre tous les buissons de
peur de manquer son plaisir. Mais Pélopidas non plus qu'Epa-
minondas ne me firent compagnie; je pensais à Chateaubriand
qui passa ici le 14 avril 1806. Le lendemain, il se rendit chez
le drogman du pacha. On lui répondit que Son Excellence venait
d'entrer chez ses femmes. Ryron aussi traversa Tripoli. Son
génie doit beaucoup à son premier voyage de Grèce, comme sa
UN VOYAGE A SPARTE. 743
gloire à son second. Cette Grèce, où nous venons prendre des
leçons de classicisme, a fourni plus qu'aucun lieu des couleurs
au romantisme. Même aujourd'hui qu'en apparence elle s'est
expurgée, elle garde un fond de fièvre mal assoupie. Et voici
un thème bizarre qu'en revenant sur Tripoli, elle me suggérait
de broder.
Quand les Grecs de Colocotroni prirent la ville d'assaut, en
1821, ils massacrèrent toute la population turque, hors les
femmes du vieux Kourchid-pacha, gouverneur de la Morée. Les
jeunes vainqueurs s'amusèrent avec ces personnes d'un charme
sauvage, qui en eurent elles-mêmes du plaisir. Mais leur rachat
ayant été conclu par traité, elles furent rendues à Kourchid. Il
les fit coudre dans des sacs et jeter à la mer. Si l'on savait donner
des âmes variées et vraisemblables à tous les personnages de ce
drame brutal et même aux brutes qui cousirent les sacs, on aurait
une belle occasion de produire toute la gamme qui va de la
volupté à la cruauté.
Ce ne sont pas les ombres de ces belles hurleuses qui, en
mai 1900, visitèrent mon sommeil. Vers les cinq heures du ma-
tin, je me levai d'entre les punaises.
Soixante kilomètres d'une route excellente séparent Tripoli
de Sparte. Je fis un détour de deux lieues pour visiter la cathé-
drale de Palseo Episcopi, seul reste de la ville de Nicli, dont
Geoffroy de Villehardouin, au xiii^ siècle, fit unebaronnie, et qui
repose sur l'emplacement de l'antique Tégée.
Dans un paysage herbeux, à travers une grande plaine cerclée
de montagnes puissantes et semée de moulins à vent ou de pe-
tites villes peu distinctes sur des vallonnemens, j'atteignis mon
église. Je reconnus dans ses murs plusieurs fragmens de bas-
reliefs et de colonnes de marbre, puis un pappas m'introduisit
dans le dôme central, flanqué de quatre petits dômes. De là, je
poussai jusqu'à la bourgade voisine qui se nomme Piali.
On y conserve un bas-relief de marbre, un lion de grandeur
naturel, que les manuels affirment l'un des plus remarquables
morceaux de la sculpture grecque. Nous ne pûmes pas d'abord
obtenir la clé. Celui qui la garde était absent. 11 fallut nous
asseoir patiemment sur les pierres turques qui protègent le
puits. Hercule aussi s'est attardé au puits de Piali, mais il y
violait Auge, prêtresse d'Athéna. C'est une bonne manière de
tuer le temps. Le chœur grec s'était formé autour de nous et je
744 REVUE DES DEUX MONDES.
compris dans cette journée combien ce personnage du théâtre
ancien est pris dans la vérité locale. Ces raseurs, au nombre
d'une vingtaine, m'entouraient; un seul parlait et tous l'approu-
vaient de la tcte. Le chœur disait :
« 0 étranger, ne t'impatiente pas. Tu veux voir le lion qui est
admirable. Il est vraiment derrière cette porte fermée, et cette
fermeture même te prouve combien ce lion est un objet
précieux. »
Une vieille m'apporta une fleur; cette attention et la fleur
furent célébrées en termes hyperboliques par le chœur :
« Voilà comme nous sommes, nous, les antiques descendans
de ces Tégéates que tu es venu admirer de fort loin, car tu n'es
pas une bête et tu sais notre supériorité ; aussi tu t'empresses de
donner une piécette à' cette excellente vieille et tu trouveras
encore l'occasion de nous en donner. Ce qui te prouve que tu as
tort de t'impatienter si la clef tarde à venir. »
Des enfans assez gentils passèrent avec des ardoises, où, sans
doute, on les dressait à écrire les hauts faits des Tégéates. Le
chœur nous les montrait avec orgueil. Je n'ai jamais vu qu'un
bébé de quatre ans, et qu'on gâte, pour s'émerveiller de soi-même
aussi naïvement et, je dois le dire, aussi sincèrement que fait
cette nation. Parmi ces gens qui nous entouraient, il y a de gros
Turcs aisément reconnaissables, mais, s'appeler des Grecs, cela
transforme un peu le sang. Enfin, après plus de temps qu'il n'en
fallut, je ne dis pas à Hercule, mais à sa prêtresse violée pour
engendrer leur fils Télèphe, on m'ouvrit une sorte d'écurie obs-
cure au fond de laquelle gisait le chef-d'œuvre.
Le chœur entré avec moi me boucha complètement la
lumière...
j Une fois de plus, j'avais fait tout un voyage pour abandonner,
sur un dernier obstacle, ma curiosité. Et détourné par mon
impatience de ce lion, que je voudrais aujourd'hui revoir, je
n'attendais plus rien, sous la chaleur grandissante, que de Sparte;
je la réclamais, à peu près de la même manière qu'un dîneur
sans appétit, au restaurant, réclame « la suite. »
Au sortir de la Tégéatide, vaste plaine de belle culture où
nous avions longuement couru, la route gravit la montagne qui
devient rapidement pierreuse. Nous dominions le marais de la
Taka, d'une couleur chocolat. A distance, la Grèce, c'est immua-
blement des lignes pures sous un ciel bleu. Souvenir, sans doute.
UN VOYAGE A SPARTE. 745
des beaux jours de l'Attique. Mais, pour gagner Sparte, je trouvai
d'abord les hauts plateaux de l'Auvergne : même vent frais,
même saleté de l'habitant, mêmes force et, grandeur monotone
dans les ballons. Toutefois, les vaches d'Auvergne, si elles
s'avisaient de pâturer sur ces hauteurs, s'y ensanglanteraient le
mufle.
Notre voiture était un landau confortable et le cocher vêtu à
l'européenne; mais il se mit à chanter pour lui-même une sorte
de plainte gémissante et monotone qui, malgré l'aii); vif, me
tournait le cœur. C'était une chanson si accablée et si gisante
qu'on craignait que les mouches ne s'y missent.
Il paraît que les gens compétensVdistinguent dans cette mu-
sique orientale des variantes. Pour notre oreille inhabile, c'est
toujours la môme note, une note de plain-chant et un dévelop-
pement soudain interrompu. Elle soulève toute mon âme et puis
la laisse retomber. Ce n'est rien qu'un coup d'archet, mais qui
déclanche en moi une masse de sensations. C'est l'analogue
d'une ritournelle qui, dans un bal, met en branle tous les désirs,
tous les caprices d'une jeunesse enivrée.
Cette chanson du cocher de Tripolitza fait voir que la vie n'a
pas de but et que la société repose sur des opinions absolument
frivoles. « Et moi aussi, nous dit ce pauvre homme, j'aimerais
d'avoir une belle femme qui me caresserait avec plaisir; j'aime-
rais d'être considéré, d'avoir de l'argent. Mais les femmes ren-
dent bien malheureux ; il faut se donner du mal pour' faire sa
fortune et du mal encore pour la garder. En outre, quel puis-
sant est sûr du lendemain? » Cette chanson, fatiguée, ce sont des
désirs étouffés en leurs germes. «. Tout est vanité, répète indé-
finiment le chanteur ; les choses qui me semblent les plus belles
ne valent pourtant pas que je me désole si je meurs sans les
avoir possédées. » Cet humble qui n'a pas fait l'expérience de
toutes les occupations humaines ne saurait avoir inventé cette
philosophie, mais il l'a respirée dans un souffle qui vient
d'Orient, et désormais pour lui elle fait le charme de la vie. Il
ne se lasse pas de son refrain. A peine a-t-il exposé sa conception
dédaigneuse du monde qu'il a envie de l'exposer de nouveau.
C'est sa volupté. Il passe et repasse son archets sur ses nerfs.
Il irrite avec délice sa tristesse. Il se caresse comme un matou
avec son ronron.
J'excuse, j'admire ce voiturier de se laisser aller à la dérive
746 REVUE DES DEUX MONDES.
de son rythme monotone. Gomme le soleil dans son parcours,
sa pensée ayant aperçu la plus juste évolution qu'elle pût faire,
l'exécute sans arrêt. Il est fastidieux, mais persuasif. De kilo-
mètre en kilomètre, sa philosophie me pénètre l'âme. Aussi bien
de quel droit pourrais-je le critiquer? Si je cours dans ces mon-
tagnes du Péloponèse, c'est pour y ressentir des humeurs nou-
velles et les traduire en phrases longues, brèves, lourdes, ailées,
pareilles à des barques mouvementées sur mon cœur. Quand je
suis si personnel que je ne parviens pas à fixer mon attention
sur le terrain de Mantinée, sur les vestiges de Tégée, ni sur le
lion de Piali, convient-il que je blâme un pauvre cocher qui ne
s'occupe, comme moi, qu'à mettre dehors son âme?
Nous suivons un torrent pétré à travers des plateaux stériles.
Il semble que la même cause ait désolé cette vaste pierraille et
le cœur de mon cocher. Çà et là, un paysan, qu'on dirait un
Kabyle, mène une charrue, dont le fer débile gratte mal la
surface du sol. Parfois on croise une fuite en Egypte. Une heure
plus loin, des bergers aux visages noirs nous regardent du
haut des rochers. Appuyés sur de longs bâtons et le fusil à
l'épaule, ils ont des poses de style. Leurs chiens-loups aboient
furieusement. Quelques bandes de terre rouge héroïsent le pay-
sage, mais il a, en général, la couleur du dos des rares ânes qui,
les oreilles droites, y promènent leur sympathique humilité.
Un pauvre khani nous fournit du lait de chèvre et un café
buvable. A-t-il beaucoup changé depuis le passage de Chateau-
briand? « J'avais mangé l'ours et le chien sacré avec les sau-
vages ; je partageai depuis le repas des Bédouins, mais je n'ai
jamais rien rencontré de comparable à ce premier khani de La-
conie. » J'y laisse reposer notre triste cocher mélomane et, d'un
pied léger, je le précède. Il est midi; l'heure ajoute à l'aridité.
Seules quelques rares chèvres, dispersées, bravent le soleil qui
brutalement vient de succéder au froid. Ces bêtes font toute la
vie de ces étroits défilés. Pour la première fois, le mince sujet
classique du pâtre qui se désespère d'une brebis égarée m'appa-
raît avec un sens vivant...
Mon voiturier m'avait rejoint. Par mille lacets nous gravis-
sions une montagne toute en verdure. Quand nous fûmes exacte-
ment au point de partage et que nous franchîmes le col, nous ren-
contrâmes une tempête qui courait sur nous de la Laconie et qui
faillit nous dépouiller ; puis, dans la même minute, à travers les
UN VOYAGE A SPARTE. 747
poussières que ce vent furieux soulevait, là-bas, par-dessus les
abîmes où gît la plaine de Sparte, nous découvrîmes des crôtes
puissantes et nombreuses qui pointaient dans le ciel. Je n'eus
pas à demander leur nom : le Taygète !
Sa chaîne se disposait avec ordre et puissance. Un nuage
faisait marcher de grandes ombres sur les montagnes plus basses
interposées entre nous et cette suite d'arêtes tragiques...
L'ouragan qui nous secouait sur ce plateau pelé s'harmo-
nisait avec mon premier saisissement. Un tel grandiose, dont la
musique de Beethoven m'a seule donné l'avant-goût, bouscula
mon âme d'une si forte manière que je m'entendis m'écrier :
« Hélène, je le jure, n'est pas une poupée! En elle, la volupté
triste se confond avec les fureurs qui affrontent la mort. L'homme
veut tuer et se perpétuer, et les pics sévères que voici prési-
dèrent aux efforts les plus réussis de ces deux sauvages ins-
tincts pour s'élever à l'héroïsme ! »
Mais déjà de nouveaux renflemens des sommets où nous
courions me cachaient le Taygète.
Il avait suscité toutes mes forces intérieures. La morose can-
tilène de mon voiturier ne me semblait plus qu'un soupir de la
ville des pachas et la basse mélancolie d'un esclave. Le génie de
Lacédémone, dans un grand coup de vent, venait de m'assainir
l'âme et de balayer ce chant de malaria.
Bientôt je vis sans obstacle le Taygète, de ses cimes jusqu'à
sa base. Pour ajoutera mon plaisir par le contraste, en même
temps que je reconnaissais le Taygète comme le héros du
paysage, je promenais mes regards dans le ciel plein de nuages
et de soleil et dans la riche vallée surabondante de verdures
étalée immédiatement sous mes pieds. Je découvris l'Eurotas,
dont les eaux brillaient ; les blanches maisons de la nouvelle
Sparte éclataient dans les vergers de la plaine; des villages aux
toits rouges, pareils à des bosquets sacrés, s'abritaient sur les
flancs généreux du Taygète. Et, perchée sur un monticule, tout
au fond du décor, je finis par distinguer la noble ville de Mystra,
que je cherchais expressément.
C'est une ivresse de mettre en place, sur des lieux qu'on
aborde pour la première fois, des noms de poésie. Je me répète
à l'infini ces syllabes : Mystra, Lacédémone, Eurotas, Taygète,
tandis que d'interminables lacets nous conduisent au fond de
la vallée, parmi des arbustes verts, le plus souvent des lauriers-
748 REVUE DES DEUX MONDES.
roses. Un mois plus tard, j'eusse atteint l'Eurotas à travers leurs
branches fleuries.
Dans cette dernière heure, la plaine prend un aspect d'incom-
parable fertilité. Je m'engage entre les huttes qui recouvrent,
dit-on, la Sparte des héros. Partout des arbres à fruits et de pe-
tites rivières. J'aperçois deux gerbes bruissantes qui tombent de
la montagne. Que ne peut la lumière de Grèce! Elle charge de
beauté une colonne de poussière soulevée au loin par le vent.
Sparte, le soir où j'y parvins, embaumait le lilas en fleur.
Parrai les blanches maisons de ce grand village neuf, je crus,
au premier regard, retrouver l'Andalousie, Grenade par exemple,
d'où l'on voit, tout en brûlant, les neiges du Cerro de Mulhacen.
Mais à l'ouest de Sparte, le fleuve Euro tas, en s'écoulant parmi
ses désolations, fait avec le mont Taygète, un accord sublime. Le
Taygète vigoureux, calme, sain, classique (bien qu'il porte dans
ses forêts toutes les lyres du romantisme), nous propose les cimes
d'où l'on juge la vie fuyante. Cette plaine éternelle exprime des
états plus hauts que l'humanité. Je puis dire d'un seul mot, le
plus beau de l'Occident, ce que j'ai d'abord perçu dans ce
fameux paysage : de la magnanimité.
Maurice Barres.
LES ROQUEVILLARD
TROISIEME PARTIE(l)
TX. — LE COMPAGNON D ARMES
Lorsque Marguerite Roquevillard entra, comme chaque jour,
dans le cabinet de son père pour allumer la lampe et tirer les
rideaux, et surtout pour lui prendre une part de ses soucis, elle
le trouva qui suivait à la fenêtre la chute rapide du soir.
— C'est toi, dit-il. Il ne faisait plus assez clair pour travailler.
Il s'excusait de sa rêverie comme d'une faiblesse. Mais elle
savait la cause de cette préoccupation qu'il n'avouait pas.
— Ces messieurs ne sont pas encore venus? demanda-t-elle.
— Je les attends d'un moment à l'autre. Ils ont dû voir Mau-
rice à la prison cet après-midi.
— Qui plaidera? Sera-ce M. Hamel?
— Non. Maître Hamel est le bâtonnier de notre ordre : Mau-
rice étant inscrit au barreau, j'ai prié le bâtonnier de s'occuper
de sa défense. C'est une tradition! Maître Hamel nous donnera
l'appui d'un demi-siècle d'honneur professionnel, mais il s'es-
time trop âgé et trop spécialisé dans les questions de droit
civil pour porter la parole. Il veut en charger maître Bas tard,
qui, de tous nos confrères, est le plus réputé aux assises et qui
exerce en effet une grande influence sur le jury.
La jeune fille, à ce nom, fit un peu la moue.
(1) Voyez la Revue du lo novembre et du l""^ décembre.
750 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je l'ai entendu, père. Vous parlez mieux que lui.
Mais le vieil avocat se fâcha presque :
— Je ne parle pas bien, petite. Je dis simplement ce que j'ai
à dire.
— Pourquoi ne le défendez-vous pas, vous?
— C'est impossible, voyons! Ne le comprends-tu pas?
Elle vint à lui et, lui posant une main sur l'épaule, elle appuya
la tête à sa poitrine. De là, elle murmura doucement :
— Lui avez-vous pardonné?
— Il ne me l'a pas demandé.
— C'est qu'il souffre.
— Oui, peut-être. Le sort le frappe cruellement. Lui, du
moins, l'avait provoqué.
— Souvenez- vous de maman.
Il se pencha pour embrasser le front de sa fille.
— Ne me demande pas d'être faible, Marguerite. Je l'ai visité
deux fois à la prison. Je l'ai trouvé muré dans son orgueil. Il
ne m'a témoigné aucun regret de sa conduite, qui nous a causé
tant de maux. Je n'attends qu'un mot de lui pour lui pardonner,
et nous n'échangeons que des propos insignifians.
— Avec moi, il pleure sur notre mère. Avec vous, il n'ose pas.
— C'est à moi de l'attendre. Je l'attendrai.
Marguerite inclinée ne vit pas la douceur triste qui, répandue
sur le visage vieilli, atténuait la fermeté des paroles. Elle répéta :
— Il souffre. Il est malheureux.
— Et nous? dit M. Roquevillard.
Il souleva délicatement la tête de la jeune fille, et changeant
de conversation, à son tour, il interrogea :
— Qu'as-tu fait cet après-midi?
— J'ai promené le petit Julien. Puis j'ai écrit longuement à
Hubert.
— Ah! moi aussi.
Hubert leur était encore un sujet d'inquiétude. La dernière
lettre venue du Soudan annonçait que l'officier avait pris les
fièvres, et qu'il était malade, dans une case isolée, sans médecin.
Il plaisantait lui-même sur cette malencontreuse fatigue sans
gravité, mais un certain accent détaché, contrastant avec une
formule plus affectueuse d'adieu, avait frappé et profondément
affecté son père et sa sœur. Ils se turent, le cœur serré. Margue-
rite alluma une lampe pour chasser l'obscurité qui emplissait
LES ROQUEVILLARD. 751
la pièce de mauvais présages. Gomme elle laissait tomber les
rideaux, on frappa à la porte.
— Ce sont eux, dit M, Roquevillard.
Et la jeune fille n'eut que le temps de disparaître par la
porte qui communiquait avec l'appartement. Déjà l'avocat s'avan-
çait pour recevoir ses visiteurs. M. Hamel entra le premier, suivi
de M. Bastard.
Le bâtonnier jouissait, au barreau de Chambéry, d'une estime
respectueuse, que son grand âge, sa science juridique et la dignité
de sa vie imposaient. C'était un vieillard de soixante-quinze ans,
si maigre qu'il flottait presque dans la redingote élimée dont il
assurait avec obstination qu'elle durerait autant que lui. L'hiver,
il ne prenait pas la peine de passer les manches du pardessus
de coupe surannée dans lequel il se drapait. Son visage rasé
portait une couronne de longs cheveux blancs soulevés en dés-
ordre, et ses joues sans couleur paraissaient diaphanes. Sa haute
taille se voûtait comme ces peupliers trop grêles que tord le
vent. Mais son caractère ne s'était jamais courbé. Rien ne l'avait
pu faire dévier de la ligne de conduite que ses fermes convic-
tions avaient de bonne heure choisie dans le sens de ses tradi-
tions de famille. L'abord froid et distant, la voix brève, il mon-
trait autant de rigidité dans les principes que de fière courtoisie
dans les relations. Il manifestait sa grandeur dans les circon-
stances ordinaires comme dans les importantes. La fortune et
l'adversité avaient trouvé son âme égale. Pourtant il avait connu
celle-ci sur le tard et quand l'homme, à la fin de sa journée,
a droit au repos. Les mauvaises spéculations d'un fils l'avaient
ruiné. Il s'était remis simplement au travail pour gagner son
pain quotidien. Rarement à la barre, il était le conseiller au-
quel on songe dans les affaires délicates, dont on n'attend rien
que d'équitable et de droit. On ne le voyait guère hors de son
cabinet de consultation, petite pièce obscure et pauvre, où l'on
venait lui soumettre spécialement des transactions et des arbi-
trages comme à un juge souverain. S'il en sortait, c'était le soir,
pour gagner l'église d'un pas encore rapide, l'air frileux et pressé,
indifférent au monde extérieur, écoutant la voix de Dieu dont il
attendait l'appel avec une patience résignée.
Malgré leur grande différence d'âge, une de ces anciennes
amitiés que la parité d'existence et la communauté des luttes
fortifient au point de les assimiler aux liens du sang, l'unissait
752 REVUE DES DEUX MONDES.
à M. Roque villard, dont il avait protégé les débuts professionnels'
et qui, de son côté, l'avait soutenu dans l'effondrement de sa'
situation matérielle, tenant tête aux créanciers, obtenant des
délais, organisant au mieux les ventes et les paiemens. Lorsque
le cadet fut frappé à son tour, l'aîné sortit de sa retraite. Mais
il sentait la glace des années et 'son impuissance.
La renommée lui imposait M^ Bastard comme second. Ce
jeune homme, — c'est ainsi que le vieillard l'appelait malgré ses
quarante-cinq ans, — ne laissait pas de l'inquiéter par un cer-
tain cynisme dans la conversation, et le parti pris de considérer
les .procès au point de vue spécial des honoraires. Mais à la
barre, il était redoutable comme une armée; ironique et lyrique
tour à tour, railleur ou émouvant, modulant sa voix comme un
ténor et ses gestes comme un acteur, il se posait tout de suite
en premier rôle, étalait sa grande barbe, ses traits réguliers, sa
calvitie luisante comme des insignes d'autorité, s'agitait, se déme-
nait, dominait toute la scène et finalement escamotait jurés,
juges, adversaires dans les plis de sa toge qu'il déployait comme
un étendard. Il fallait tenir compte de cette supériorité incontes-,
table aux assises, et M^' Hamel, humble serviteur de la vérité
qui détestait tout appareil d'éloquence et de déclamation, avait
imposé silence à ses goûts personnels pour mieux assurer l'ac-
quittement du fils de son ami.
Bien que M. Roquevillard l'eût toujours tenu à distance, et
bousculât sans pitié à l'audience ses habiletés et ses séductions
par une tactique simple qui consistait à courir droit au but avec
la vitesse d'une charge de cavalerie, telle était la force de l'as-
sistance confraternelle que M^ Bastard avait accepté avec em-
pressement de prendre la défense de Maurice et s'y montrait
déjà actif et résolu.
Après un échange de poignées de main, le bâtonnier résuma
la situation en quelques mots :
— Vous savez, mon cher ami, que j'ai prié notre confrère
Bastard de nous venir en aide. Je suis trop vieux et je ne sais
pas émouvoir. Il plaidera : je l'assisterai. Wous avons étudié le
dossier ensemble et vu votre fils à la prison. Une difficulté se
présente.
— Laquelle? demanda le père anxieux.
— Bastard vous l'expliquera mieux qu^ moi.
Celui-ci agita sa belle tête avec importance. Assez avisé pour
LES ROQUEVILLARD. 753
juger tout effet inutile dans ce cabinet, il se contenta d'un exposé
clair et bref.
— Oui, j'ai étudié le dossier. Le fait matériel de l'abus de
confiance est démontre par la déclaration du notaire et par le
procès-verbal du commissaire de police. Des preuves contre votre
fils, je n'en trouve pas, mais des présomptions graves. Il avait
connaissance du dépôt d'argent ; il est demeuré le dernier à
l'étude après s'être fait remettre les clefs; il a pu découvrir le
secret du coffre-fort sur l'agenda du premier clerc où le chiffre
était inscrit; il était sans grandes ressources, personnelles et il
voulait enlever la femme de son patron. Avec cela on échafaude
un réquisitoire. Ajoutez le départ pour l'étranger, le silence, le
retour tardif. La déposition du nommé Philippeaux, surtout, est
pleine de fiel. Ce garçon-là devait être jaloux de son collègue
plus favorisé. Je le soupçonne d'une passion malheureuse pour
M""^ Frasne. C'était une femme fatale. Un peu maigre, mais de
beaux yeux.
D'une qualité d'âme inférieure, il ne sentit pas que cette
réflexion était déplacée et que la présence du père de l'accusé
l'obligeait à plus de réserve. Il reprit après une pause :
— Il ,ne suffit pas de protester de son innocence. Le vol
étant admis, le jury cherchera un coupable. Il faut le lui dé-
signer. L'offensive, je l'ai souvent remarqué, est d'un résultat plus
sûr que la défensive. Elle détourne l'attention pour la concentrer
ailleurs. Je la pratique toujours avec succès. Or, en l'espèce, le
vrai coupable est tout désigné.
Il s'empara du code sur la table et le feuilleta. Ses deux in-
terlocuteurs l'écoutaient sans l'interrompre :
— Notez que M""^ Frasne ne court aucun risque. Elle est cou-
verte par l'article 380 : Les soustractions commises par des maris
au préjudice de leurs femmes, par des femmes au préjudice de
leurs maris... ne peuvent donner lieu qiià des réparations civiles.
— Nous le savons, observa M° Hamel.
— En famille, on ne se vole pas. Ce n'est donc pas dénoncer
]y[nie ppasne à la vindicte publique que la désigner. Mais il y a
mieux encore. Mon instinct ne me trompe guère. J'ai mis la
main sur le contrat de mariage des époux Frasne. Je pensais bien
y découvrir quelque chose. Par l'entremise d'un avoué de Gre-
noble, je m'en suis procuré une expédition. Et j'y ai trouvé la
preuve que M""" Frasne, en prenant cent mille francs dans le
TOME XXX. — 1905. 48
754 RKVUE DES DEUX MONDES.
coffre-fort de son mari, a pu croire qu'elle se remboursait elle-
même.
— Je ne comprends pas, dit cette fois M. Roquevillard.
— Vous allez comprendre. C'est d'une clarté aveuglante. Son
mari, par ce contrat, lui constitue une donation de cent mille
francs.
— En cas de survie?
— Non, immédiate. Mais naturellement, elle était révocable
en cas de divorce, et l'époux en conservait l'administration. Le
régime est la séparation de biens. Néanmoins, M"*^ Frasne, igno-
rante de la loi, aura supposé qu'elle était propriétaire des cent
mille francs et qu'en abandonnant le domicile conjugal elle avait
le droit de les emporter. C'est un raisonnement absurde, mais
par là même c'est un raisonnement de femme. Ainsi je m'explique
pourquoi d'un dépôt de cent vingt mille francs réunis sous la
même enveloppe, le voleur a pris soin de n'en retirer que cent
mille. Ce n'est pas un vol, c'est un remboursement. M""^ Frasne
a cru exercer un droit.
— Oui, conclut M. Roquevillard intéressé par une argumen-
tation aussi solide, le contrat explique tout.
— Et c'est l'acquittement certain, incontestable, affirma
M. Bastard en s'animant et commençant d'agiter ses grands bras.
Quel jury résisterait à une pareille démonstration? Aux assises,
j'ai bien rarement autant d'atouts dans mon jeu.
— Vous ne défendez pas toujours des innoccns, insinua le
bâtonnier,
— Innocens ou coupables, c'est la preuve qiiî importe. Ici,
nous la tenons.
Le père de l'accusé, qui voulait une réhtibilitation complète
prit alors la parole :
— La découverte du contrat est en effet un élément très fa-
vorable à la défense. Votre éloquence, Bastard, en tirera le
meilleur usage, et nous pouvons escompter le succès final. Mais il
y a un point que je vous prie instamment de traiter dans votre
plaidoirie. Maurice n'est pas parti sans ressources avec M"*® Frasne.
Il emportait plus de cinq mille francs, empruntés pour la plus
grande part à ses deux sœurs, à son grand-oncle Etienne, et à sa
tante, M""^ Camille Roquevillard, qui en témoigneront au besoin.
Dans la ville d'Orta où il s'était retiré, il' a reçu un chèque
de huit mille francs délivré par la Société de Crédit, agence de
LES ROQUE VILLARD. 755
Chambéry, qui en représente le talon. Ces explications sont in-
dispensables à un double point de vue. D'abord elles répondent
d'avance à une accusation nouvelle que la partie civile, abandon-
nant l'article 408 sur l'abus de confiance, pourrait tirer de l'ar-
ticle 380 in fine. Le vol entre époux ne tombe pas sous le coup
de la loi, c'est entendu, mais le 'Gode pénal ajoute : A l'égard
de tous autres individiis qui auraient recelé ou appliqué à leur
profit tout ou partie des objets volés, ils seront punis comme cou-
pables de vol. Il faut qu'il ne subsiste à ce sujet aucune équi-
voque. Et cet article n'existerait-il point que je tiens encore
essentiellement à préserver l'honneur de mon fils de toute pro-
miscuité d'existence dont il n'aurait point payé les frais.
— Très bien, approuva M. Hamel.
— Très bien, répéta M. Bastard d'un ton indifférent.
Et M. Roque villard, dont le visage, que la lutte passionnait,
se rassérénait avec l'espérance de sortir de l'épreuve, conclut en
deux mots :
— Maintenant, nous sommes armés et la victoire est sûre.
Le bâtonnier leva sur lui ses yeux tristes, d'un bleu passé,
décoloré par l'âge :
— Mon ami, vous avez donc oublié la difficulté dont je vous
ai parlé au début de notre entretien?
Ce fut le retour de l'angoisse.
— Quelle difficulté?
M. Ikistard reprit aussitôt la première place, qu'il ne cédait
pas volontiers :
— Voilà! Notre beau plan, dont la réussite ne fait pour moi
aucun doute, échoue par l'obstination de votre fils.
— De mon fils?
— Parfaitement. Nous venons de lui exposer, à la prison,
comment nous entendions le sauver. Savez-vous ce qu'il nous a
répondu ?
— Ah ! je crains de le deviner.
— Qu'il s'opposait formellement à ce que le nom de M"^ Frasne
fût prononcé par son défenseur et que, s'il l'était, il s'accuserait
aussitôt lui-même.
— Je le redoutais, murmura M. Roque villard à mi-voix.
— En vain lui ai-je représenté que cette chevalerie était ridi-
cule, qu'il ne dénonçait personne puisque M"" Frasne n'était pas-
sible d'aucunes poursuites, et que l'acte de sa maîtresse s'expli-
756 REVUE DES DEUX BIONDES.
qiiait même par son inexpérience des jafîaircs , et la fausse inter-
prétation qu'elle avait pu donner à son contrat do mariage. Tout
a été inutile. Je me suis heurté à une obstination invincible.
— Vous a-t-il fourni des raisons?
— Une seule : l'honneur.
— C'en est une.
— Non, ce n'est qu'un sentiment. En justice nous n'avons
pas à nous placer au point de vue de l'honneur, mais à celui de
la loi.
Le bâtonnier, qui n'approuvait pas cette théorie, présenta la
question sous une autre forme.
— C'est l'honneur de M"" Frasne surtout qu'il envisage. Pour
préserver le sien, il doit établir qu'il n'a ni dérobé une somme
d'argent, ni profité du détournement d'autrui. Il prouve le pre-
mier point en arguant du contrat de M""^ Frasne, et le second
avec le témoignage écrit de la Banque Internationale de Milan
où les fonds de M""* Frasne étaient déposés. Mais il se refuse
catégoriquement à cette démonstration.
— Vous le lui avez dit, vous?
— Je le lui ai dit, et qu'il s'exposait gravement en se présen-
tant désarmé aux jurés.
— Que vous a-t-il répondu?
— Que jamais il ne laisserait accuser M"^ Frasne de quoi que
ce fût, et qu'il interdisait à son défenseur de prononcer jusqu'au
nom. de celle-ci. Nous l'avons trouvé inébranlable. « Mais enfin,
comment voulez-vous qu'on vous défende ? lui a objecté M* Bas tard.
— Comment peut-on me croire coupable? a-t-il fièrement répondu.
Qu'on regarde d'où je viens et qui je suis : cela doit suffire. »
— Quel enfant! reprit M. Bastard qui lissait avec contente-
ment sa belle barbe. Sans doute l'honorabilité de la famille est
un puissant, argument dont je compte aux assises- tirer bon
parti. Mais c'est un argument en quelque sorte accessoire. Il ne
touche pas au fond du débat. On ne plaide pas avec les parens.
Pourquoi pas avec les morts ?
— Ils témoignent pour nous, répondit M. Hamel non sans
quelque solennité.
— Il y a un coupable, ne l'oublions pas. Bon gré, mal gré,
le jury le cherchera. Si ce n'est pas l'amant, c'est la maîtresse.
Si ce n'est pas la maîtresse, c'est l'amant. Nous avons la preuve
gue c'est elle, et nous refuserions de la donner? C'est insensé I
LES ROQUEVILLARD. 757
J'ai prévenu votre fils, mon cher confrère, que je ne pouvais
accepter de le défendre dans ces conditions, et je viens vous le
répéter. Vous savez avec quelle ardeur 'je m'en étais chargé et
que j'y apportais tous mes soins. Paralysé, que puis-je faire?
Vous me voyez profondément affecté de cette décision, mais il
m'est impossible de me présenter à la barre ainsi ligotté.
Le malheureux père de l'accusé lui tendit la main :
— C'est un concours précieux que je perds, et c'est peut-être
le salut. Mais la défense ne doit pas être entravée.
Malgré leur manque de sympathie réciproque, les deux avo-
cats étaient pareillement émus. On ne partage pas impunément
la même vie professionnelle, les mêmes combats, les mêmes pré-
occupations d'esprit.
— Voyez-le, vous, dit encore M. Bastard en se levant. Peut-
être obtiendrez- vous ce que nous n'avons pas obtenu.
— Non, je ne le pense pas.
— Si vous parveniez à le décider, je demeure à votre dispo-
sition. Et vous pourrez compter sur mon plus bel effort. Il est
près de six heures, excusez-moi. J'ai un rendez-vous d'affaires.
M. Roque villard le reconduisit jusqu'à la porte et sur ,1e seuil
il le remercia :
— Nous avons été quelquefois divisés, mon cher confrère. Je
n'oublierai jamais que, dans la circonstance la plus grave de ma
vie, il n'a pas dépendu de vous de me consacrer votre dévoue-
ment et votre talent.
— Mais non, mais non! répliqua le grand avocat d'assises
que sa propre bienfaisance étonnait, je pensais mieux réussir.
C'était une belle cause. Décidez-le. Je reviendrai.
Lorsqu'il rentra dans son cabinet, M. Roque vil lard trouva
M. Hamel qui s'était approché du feu et qui tisonnait par dis-
traction. Il s'assit en face de lui, et tous deux restèrent long-
temps à réfléchir sans parler.
— Ma voix n'a jamais porté bien loin, dit enfin le bâtonnier
poursuivant ses déductions intérieures, et l'âge l'a cassée. Je n'ai
jamais su que démontrer et non pas émouvoir. Cependant je serai
là, je prononcerai quelques mots sur la famille de l'inculpé, sur
l'inculpé lui-même. Mais il faut un autre porte-parole. Je ne
puis que vous assister, mon ami.
Il ne livrait point son opinion sur l'attitude de Maurice et
peut-être ne se l'expliquait-il pas. Il gardait cette défiance de la
758 REVUE DES DEUX MONDES.
femme, confinant au dédain, qui se rencontre souvent à la fin
d'une vie austère et disciplinée. L'honneur d'une M""^ Frasne ne
lui paraissait point mériter tant d'égards. On citait de lui ce
trait excessif : ayant salué un jour une dame de mauvaise répu-
tation qui en avait tiré vanité, car il répandait autour de lui
le respect, il le sut et dès lors cessa de reconnaître personne
dans les rues de la ville.
— Le jury, se demanda tout haut M. Roquevillard qui com-
prenait mieux son enfant, devinera-t-il la générosité de ce
silence? C'est peu probable.
— C'est impossible, affirma nettement M. Hamel. Votre fils
se perd quand il n'y a pas lieu de sauver cette personne. Mais
ji'avons-nous pas le droit de le défendre malgré lui?
— Et comment ?
— Aux assises, la défense est obligatoire, vous le savez
comme moi. A défaut d'un avocat choisi par l'accusé, le prési-
dent lui en désigne un d'office. Si M^ Bastard est désigné d'of-
fice, — et il suffit que, bâtonnier, je l'indique au président, — il
recouvre la liberté intégrale de plaider, au risque d'être désa-
voué par son client.
— Mais ce désaveu influencera défavorablement le jury.
— Je ne vois pas d'autçe moyen. A moins que...
Et le grand vieillard se tut. Les interrogations multipliées de
M. Roquevillard ne réussirent pas à le tirer de son mutisme.
— La partie est perdue, finit par murmurer ce dernier.
Alors M. Hamel se leva :
— Vous croyez en Dieu comme moi, mon ami. Invoquez-le,
il vous inspirera. Votre fils est innocent; il doit être acquitté.
Sa véritable faute ne relève pas de la justice des hommes. Elle
n'atteint que lui-même et malheureusement sa famille.
Comme il se disposait à partir, déjà tourné vers la porte, il
revint en arrière, et tout à coup tendit les bras à son confrère.
Ce geste exceptionnel découvrait le fond de tendresse qui se dis-
simulait sous cette énergie tendue depuis un si grand nombre
d'années. Il était surprenant et doux comme une expression de
fraîcheur et de pureté sur le visage d'une femme âgée, ou comme
ces fleurs qui persistent à croître jusque sous la neige. Les
deux hommes s'étreignirent avec émotion.
— Vous ne nous abandonnerez pas, vous, dit M. Roquevil-
lard, merci.
LES ROQUE VILLARD. 7S9
— Je me souviens, répliqua le vieillard.
Et ramenant sur les épaules son pardessus dont flottaient les
manches vides, il s'éloigna d'un pas pressé dans le corridor où son
hôte avait peine à le suivre pour l'accompagner jusqu'à la porte.
Demeuré seul, M. Roque villard s'assit à la table de travail
où tant de difficultés matérielles et morales avaient été résolues
et, la tête dans les mains, il chercha comment il sauverait son
fils qui, en se perdant, perdait sa race entière. Moins absolu,
plus indulgent et plus apte à comprendre la vie et les hommes
que M. Hamel enfermé dans ses convictions intransigeantes
comme dans une tour, il reconnaissait, dans la résolution de
l'accusé, cette ténacité et cette revendication des responsabilités
qui, de génération en génération, avaient créé et maintenu la
force des Roquevillard. Mais cette force, celui-ci employait les
mêmes dons à la détruire. Pour édifier son bonheur individuel,
il avait compromis tout le passé et tout l'avenir des siens dont
il montrait pourtant les signes distinctifs jusque dans sa faute.
Et, le trouvant exempt de lâcheté et de bassesse, son père son-
geait que si le jeune homme reprenait un jour sa place au foyer
et dans la société, il ne laisserait pas fléchir la tradition et uti-
liserait pour leur but normal les facultés dont il avait faussé
l'emploi. A tout prix, il fallait le reprendre intact à cette passion
qu'il refusait de renier.
« A moins que... » reprit M. Roquevillard, que cette parole
mystérieuse du bâtonnier avait frappé. Que signifiait cette res-
triction?
Il releva son front penché et, s'adossant au fauteuil, il re-
garda en face de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sur le plan de la Vigie
accroché à la muraille qui, hors du cercle de lumière projeté
par la lampe, se distinguait mal dans l'ombre. Il évoqua le do-
maine comme un ancêtre, comme un conseiller, et en même
temps les cruels syllogismes de M^ Rastard lui revenaient en
mémoire.
« Il y a eu vol. Donc il y a un coupable. Lequel? Si ce n'est
pas lui, c'est elle. Il ne veut pas que ce soit elle. Donc c'est
lui... Que répondre à cette simplicité de raisonnement appro-
priée aux cervaux rustiques des jurés? »
Et tout à coup, tandis qu'il considérait les traits confus de la
carte, il crut voir surgir une idée comme un éclair dans la
nuit :
760 REVUE DES DEUX MONDES.
« Si l'on supprimait le vol, il n'y aurait plus de coupable. Le
jury serait forcé d'acquitter. Gomment supprimer le vol? »
Et la Vigie lui parla.
Quelques instans plus tard, Marguerite frappa discrètement à
la porte.
— Entre, dit-il, je suis seul.
— Eh bien! père, qu'avez-vous décidé?
Il lui expliqua le nouveau danger de condamnation où les
mettait l'obstination de Maurice et conclut :
— M^ Bastard nous abandonne. Il refuse de plaider.
— Alors, demanda-t-elle tout apeurée, qui le défendra? Et
comment le défendre?
— Ne t'inquiète pas encore, petUe. J'ai peut-être un moyen.
— Lequel?
— Plus tard je te l'apprendrai. Laisse-moi y réfléchir. Il exi-
gerait un grand sacrifice.
— Faites-le vite, père.
Les yeux de la jeune fille brillaient d'une telle flamme que
toute l'âme pure et généreuse s'y reflétait.
— Chère fille! murmura-t-il avec orgueil.
Elle lui sourit, d'un sourire fragile comme en ont ceux qui
vivent depuis longtemps dans le malheur.
— Père, dit-elle, j'avais toujours pensé que ce serait vous qui
le défendriez.
X. — LE CONSEIL DE FAMILLE
— Suis-je de trop? demanda Marguerite.
Sur le seuil du cabinet de travail elle s'était arrêtée en décou-
vrant une nombreuse compagnie.
— J'allais te chercher, dit son père. Ta place est avec nous.
Un grand vieillard sec et boutonné, qui s'appuyait à la che-
minée où flambait un l'eu clair, jeta du haut de sa tête •
— De mon temps, on ne tenait pas conseil avec des femmes.
— Ce n'est pourtant pas une femme qui a compromis la mai-
son, riposta vivement, du fond d'un fauteuil, une dame un peu
forte, déjà mûre et vêtue de noir.
Mais ce n'était là qu'une discussion de principes, car tous
deux firent trêve pour accueillir la jeune fille avec bonne grâce.
Elle salua tour à tour son grand-oncle, Etienne Roquevillard
LES ROQUEVILLARD. ■ 761
qui, plus âgé encore que M'= Hamel, portait ses quatre-vingts
ans sans plier sous leur poids, sa tante par alliance, M""^ Camille
Roquevillard, puis son cousin Léon, fils de celle-ci, industriel
à Pontcharra, en Dauphiné, enfin Charles Marcellaz, arrivé le
matin de Lyon.
Au dehors, un ciel lourd, chargé de neige, semblait descendre
sur le Château, comme pour l'écraser. Déjà il atteignait le don-
jon. Les arbres dépouillés lui tendaient leurs branches sup-
pliantes. Seul, le lierre de la Tour des Archives gardait sa teinte
d'éternel printemps. Malgré ses quatre fenêtres, la pièce se res-
sentait de la morosité du jour. Des bibliothèques, des portraits,
du paysage d'Hugard, tombait une impression de tristesse. Les
derniers volumes de jurisprudence, empilés sur un guéridon,
n'étaient pas reliés comme ceux des années précédentes. La
grande table couverte de dossiers, dont l'un était ouvert, étalant
ses pièces de procédure et ses actes civils, témoignait de la con-
tinuité d'un travail que les plus graves soucis n'avaient pas sus-
pendu, tandis qu'une gerbe fraîche de chrysanthèmes, placée
devant une photographie de i\f"'^ Valentine Roquevillard, révé-
lait le soin journalier d'une main de femme.
L'avocat pria ses hôtes de s'asseoir. La tête inclinée, il parut
réfléchir. Il avait beaucoup vieilli en un an. La couronne de
ses cheveux et sa moustache courte aux poils durs grisonnaient.
Deux plis s'étaient creusés autour delà bouche, et le cou amaigri
laissait voir, par-devant, une large rigole. La chair moins ferme
des joues et leur teint plombé complétaient cet ensemble de
signes de décadence que Marguerite ne pouvait constater sans
un serrement de cœur. Quelle difTérence entre l'homme absorbé
par sa méditation, assista devant cette table, et celui qui, de-
bout au sommet du coteau, profilait sur le ciel, aux vendanges do
l'année précédente, sa silhouette robuste et joyeuse !
Quand il se redressa, de ce seul geste il se fit reconnaître.
Du fond de l'arcade sourcilière ses yeux lançaient ce regard
impérieux, difficile à supporter, qui se fixait sur les visages
avec une précision gênante. Avant d'avoir parlé, il affirmait par
sa seule attitude qu'il était le chef et que les épreuves ne vien-
draient pas facilement à bout de sa force de résistance.
— Je vous ai convoqués, dit-il, parce que la famille court
un danger. Or nous portons le même nom, sauf Charles Mar-
cellaz, qui a le rang d'un fils puisqu'il représente ma fille Ger-
702 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
maine. Félicie et Hubert sont trop loin pour être consultés. Mais
leur vie atteste une toile abnégation qu'ils n'ont pas besoin de
l'être. Je sais leur désintéressement.
— Vous avez de bonnes nouvelles du capitaine? interrogea
M"^ Camille Roquevillard, que l'uniforme de son neveu avait
toujours impressionnée favorablement et qui était incapable de
penser à plus d'une personne à la fois.
Ce fut Marguerite qui répondit :
— Pas depuis quelque temps, et les dernières n'étaient pas
très bonnes. Il avait pris les fièvres.
— Les assises, reprit M. Roquevillard, s'ouvrent le 6 dé-
cembre, dans trois semaines. Maurice comparaîtra au début de
la session.
— C'est une simple formalité, dit Léon qui, fier de diriger à
vingt-huit ans une usine assez considérable, affectait un carac-
tère pratique et positif et ramenait toutes choses à leur résultat.
L'acquittement est certain.
D'un non catégorique l'avocat lui ferma la bouche. Sa fille
en frissonna. Les hommes se regardèrent, surpris, inquiets :
— Comment, non?
— Puisqu'il n'est pas coupable.
— Puisque c'est M™^ Frasne.
Charles Marcellaz avait parlé le dernier, désignant l'ennemie.
— La misérable! ajouta la veuve en levant les yeux au pla-
fond et en déplorant intérieurement que ce nom fût prononcé
devant Marguerite. Elle divisait simplement les femmes en deux
catégories : les honnêtes et celles qui ne le sont pas, mais elle ne
cherchait point l'origine des petits enfans qu'elle secourait. Au re-
bours de tant d'intellectuelles et d'émancipées d'aujourd'hui, son
horizon était borné, mais non sa charité ni son dévouement.
— L'acquittement n'est pas certain, reprit le chef de famille,
à cause des conditions que mon fils impose à la défense. Je l'ai
vu plusieurs fois dans sa prison. La dernière, notre bâtonnier,
M'' Hamel, m'accompagnait. Maurice est inébranlable. Il ne
consent à être défendu que si le nom de M'"^ Frasne n'est pas
prononcé par son défenseur.
D'un commun accord, l'industriel et l'avoué se révoltèrent :
— C'est impossible. Il est fou.
— C'est une trahison.
— 11 ne faut pas l'écouter.
LES ROQUEVILLARD. 763
— Tant pis : abandonnez-le.
Au cousin Léon revenait ce conseil de lâcheté. L'avocat le
toisa d'un regard où la colère et le mépris se changèrent bientôt
en douleur. La famille môme se désagrégeait, puisque l'un de
ses membres répudiait toute solidarité. Mais, dans le silence qui
suivit, l'ancêtre prononça doucement :
— Moi, j'estime que Maurice a raison.
M. Roquevillard, sur cette réflexion inattendue, continua son
exposé :
— Cette générosité pourrait être comprise d'un jury de
bourgeois. Elle ne le sera pas d'un jury de simples paysans.
Ceux-ci, du débat, ne retiendront qu'un point : la disparition
d'une somme de cent mille francs dont le chiffre môme les
éblouira. Ils sont plus sensibles aux attentats contre la propriété
qu'aux attentats contre les personnes. Cette somme, raisonne-
ront-ils, n'a pu être dérobée que par lui ou par elle. Si c'était
elle, il nous le dirait et nous l'acquitterions. Dans le doute,
nous l'acquitterions encore. Il n'ose pas l'accuser; donc, c'est
lui. Car ils n'ont pas notre conception de l'honneur.
— L'honneur ! l'honneur ! répéta deux fois Léon que le
dédain trop évident de l'avocat avait irrité. Il s'agit avant tout
d'éviter une condamnation qui serait déshonorante. Je n'admets
que cet honneur-là, moi, celui du Code.
Le plus vieux des Roquevillard, à son tour, dévisagea le
jeune homme avec indignation.
— Je vous plains, murmura-t-il d'une voix qui, par manque
de dents, était sifflante.
Sans déférence pour l'ùge, l'industriel réclama :
— Pourquoi ?
— Mais parce que vous ne comprenez plus rien à certains
mots.
— Justement, des mots, de grands mots quand c'est vous qui
les employez.
Conciliant, Charles Marcellaz donna cette explication juri-
dique :
— M™® Frasne est coupable. Or, sa culpabilité ne tombe pas
sous le coup de la loi. Le vol commis par une femme au préju-
dice de son mari ne comporte aucune sanction. En la dénonçant,
Maurice ne lui fait courir aucun risque et il dépose conformé-
meut à la vérité.
764 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais l'oncle Etienne, dont la lointaine jeunesse avait été ora-
geuse, prononça en dernier ressort :
— On ne dénonce sous aucun prétexte une femme dont on
a été l'amant. Je reconnais ton fils, François.
La veuve qui, depuis le commencement de la réunion, blâ-
mait tout bas le sien, lequel tenait d'elle son intelligence terre à
terre sans y joindre la bonté, voulut tout haut le soutenir contre
ce vieillard qui prêchait une étrange morale :
— Vous voulez qu'on respecte ces créatures?
Le chef de famille apaisa d'un geste l'inutile querelle :
— Laissez-moi achever. Quand le moment sera venu, je vous
demanderai d'intervenir. Maurice s'oppose à toute dénonciation
de M™® Frasne. Il ne s'agit pas de savoir s'il a tort ou raison,
puisqu'il est décidé, et que nous n'y pouvons rien. Si la défense
passait outre, il s'accuserait lui-même plutôt que de l'approuver,
et préférerait se charger du crime. Dans ces conditions, que se
passera-t-il? La question est là, non ailleurs. Le jury, forcé d'ac-
cepter le fait matériel du vol qui ne saurait être nié, impres-
sionné par une perte d'argent aussi considérable, cherchera, je le
prévois, un coupable. Désarmé vis-à-vis de M""^ Frasne, il se
retournera contre mon fils. Qu'il lui accorde ou non les circon-
stances atténuantes, c'est la flétrissure.
— Ah! père, laissa échapper Marguerite.
— Le danger est très grand. Le mesurez- vous ? Or, j'ai pensé
qu'il y avait peut-être un moyen de le conjurer.
La jeune fille, que son père n'avait pas renseignée sur ses
projets avant la réunion de famille, se reprit à l'espoir :
— Coûte que coûte, père, il faut l'employer.
— Voici. Aux assises, dans les affaires d'abus de confiance,
j'ai toujours constaté que la restitution emportait l'acquittement.
Le jury est surtout sensible à la perte d'argent. Supprimez-la, il
ne tient plus guère à frapper un coupable. Pas de préjudice, pas
de sanction: pas de victime, pas de condamné: c'est une asso-
ciation d'idées qui lui est habituelle.
Le gendre de M. Roquevillard tira la conclusion :
— Vous voudriez restituer à M. Frasne l'argent que sa femme
a emporté ?
— C'est cela.
— Cent mille francs ! s'écria Léon, c'est un chiffre.
Et Charles Marcellaz de protester aussitôt :
LES ROQUEVILLARD. 765
— Mais c'est avouer la faute de Maurice. Il paie, donc il est
coupable.
— Non pas. La caution qui paie à la place du débiteur prin-
cipal n'est pas ce débiteur. Par- la bouche de son avocat, Mau-
rice expliquera aux jurés que, s'il ne veut pas accuser, il entend
demeurer hors de tout soupçon. M. Frasne remboursé, il n'y a
plus de vol. Laisser M. Frasne à. découvert, c'est, je le crains,
livrer mon fils.
— Bien! François, approuva l'oncle Etienne qui agita sa tête
de grand oiseau déplumé.
Cette marque d'estime décida la veuve à une démonstration
amicale.
— Je ne comprends pas bien, dit-elle, toutes ces manigances.
Mais bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, et je suis
de cœur avec vous, François.
Son fils qui l'écoutait ne se rassura qu'au mot de cœur qui n'en-
gageait à rien. Il échangea avec l'avoué un regard qui signifiait :
« Ces vieilles gens traitent de haut la fortune, quand c'est elle
seule qui donne la considération et permet le développement des
familles. » Se sentant appuyé, Marcellaz interrogea avec douceur:
— Payer cent mille francs, le pouvez- vous, mon père?
— C'est une autre question, répondit un peu sèchement
M. Roquevillard qui commençait à s'énerver, je l'aborderai tout
à l'heure. D'abord les principes, ensuite les moyens d'applica-'
tion.
Mais lui-même, déjà décidé, renversa l'ordre en ajoutant :
— S'il le faut, je vendrai la Vigie.
C'était le plus grand sacrifice. Marguerite en comprit l'hé-
roïsme et devint toute pâle. Partagé entre le respect et l'intérêt,
entre l'admiration et l'indignation, Charles hésita, chercha une
issue à ce flot de sentimens contraires et, sur un coup d'œil iro-
nique de son cousin Léon, il argumenta:
— Vendre la Vigie ! Vous n'en avez pas le f.emps avant le
6 décembre. Ou bien vous vendrez à vil prix. La Vigie vaut
cent soixante mille francs au bas mot, sans les bois que vous avez
achetés, il y a quatre ans, sur la commune de Saint-Cassin.
Ces objections, l'avocat se les était déjà posées à lui-même
sans nul doute, car elles le trouvaient préparé :
— C'est possible, dit-il simplement. Reste l'emprunt hypo-
thécaire.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, au cinq ou au quatre et demi. Au cinq, probablement,
à cause de la nécessité immédiate que les hommes d'affaires ne
manqueront pas d'exploiter, quand la terre ne rend que le trois
à peine et qu'il suffit d'une gelée ou d'une grôle pour anéantir
une récolte. Vous avez trop d'expérience, mon père, pour ignorer
que l'emprunt hypothécaire est pour le sol une maladie incu-
rable, mortelle. Déjà la propriété immobilière constitue aujour-
d'hui un danger pour qui ne vit pas sur la terre ou n'a pas de
bonnes rentes moyennant quoi il puisse faire face aux intem-
péries, à la concurrence. Ce serait compromettre irrémédiable-
ment l'avenir. Et la Vigie, c'est le patrimoine de famille, le
patrimoine sacré auquel on ne touche pas.
M. Roque villard l'avait laissé parler. Impatient, il haussa le ton :
— Personne n'a plus que moi aimé et compris la terre, écouté
ses conseils, ausculté son mal dans la crise qu'elle traverse. Et
c'est à moi qu'on reproche de l'oublier. Mais apprenez donc, si
vous ne le savez pas, qu'il y a dans le plan des choses humaines
un ordre divin qu'il faut respecter. Au-dessus de l'héritage ma-
tériel, je place, moi, l'héritage moral. Ce n'est pas le patrimoine
qui fait la famille. C'est la suite des générations qui crée et main-
tient le patrimoine. La famille dépossédée peut reconstituer le
domaine. Quand elle a perdu ses traditions, sa foi, sa solidarité,
son honneur, quand elle se réduit à une assemblée d'individus
agités d'intérêts contraires et préférant leur destin propre à sa
prospérité, elle est un corps vidé de son âme, un cadavre qui
sent la mort, et les plus belles propriétés ne lui rendront pas
la vie. Une terre se rachète, la vertu d'une race ne se rachète
pas. Et c'est pourquoi la perte de la Vigie m'affecte moins que
le risque de mon fils et de mon nom. Mais parce que la Vigie est
demeurée de siècle en siècle le lot des Roquevillard, je n'ai pas
voulu interrompre une si longue continuité de transmission sans
vous avertir, sans vous consulter. Je vous ai fait connaître mon avis
le premier : j'ai eu tort. Donnez-moi le vôtre à tour de rôle avec
sincérité. Je ne dis pas que j'en tiendrai compte s'il s'oppose au
mien. Je suis le chef responsable. Mais une détermination qui
brise d'un seul coup le travail de tant de générations est si grave
qu'il me serait doux d'être approuvé par un conseil de famille.
Le silence qui suivit ces paroles lui montra que son entou-
rage avait saisi l'importance de la décision à prendre. 11 regarda
sur la muraille le plan du domaine qui s'y trouvait suspendu et
LES ROQUEVILLARD. 767
qui indiquait les adjonctions successives avec la date des contrats.
Si souvent, en préparant ses plaidoiries, il l'avait contemplé,
non point pour y lire des tracés et des chiffres, mais pour se
reorésenter des bois, des champs, des vignes, et les labours et
les vendanges ! Un morceau de la terre, les travaux agricoles,
le mouvement des saisons tenaient dans ce cadre étroit dont les
quelques traits noirs n'étaient pas inutiles à son imagination.
Ses yeux s'en écartèrent et par les fenêtres distinguèrent, sous
le ciel bas, le château des vieux ducs édifié lentement à toutes
les époques de l'histoire, démantelé à demi, imposant dans ses
restes, et gardien du passé. Mieux que tous les documens et
toutes les archives, mieux que les manuels et les chronologies,
il imposait le souvenir, par cela seul qu'il demeurait debout,
comme un témoin vivant. A lui seul, il évoquait l'ancienne
Savoie, et le temps des aïeux et les rudes guerres, tandis que
les ogives de la Sainte-Chapelle symbolisaient de pieux élans de
cœur. Que resterait-il des morts, de leurs actions, de leurs sen-
timens, sans les signes matériels où ils se réalisèrent et qui les
rappellent ? La Vigie défrichée, conquise, agrandie, restaurée,
n'était-elle pour rien dans le destin des Roque villard? et quand
elle serait abandonnée, ne manquerait-il pas à la race son point
d'appui, le signe visible de sa continuité? Dans les familles ter-
riennes, les générations se passaient la bêche comme les cou-
reurs antiques se passaient le flambeau. Et voici que le dernier
chef la laissait tomber.
Mais l'avocat détourna la tête, repoussant toute hésitation.
Le patrimoine n'était pas plus la famille que la prière n'était
l'église, et le courage un donjon. Loin du sol natal, au Soudan,
en Chine, Hubert et Félicie transportaient l'énergie vitale que
leur avait donnée la tradition. Rendu à son existence normale,
Maurice rachèterait par le travail sa faute. Et pour Marguerite,
la flamme du dévouement la brûlait.
Il s'adressa à sa fille, comme à la plus jeune de l'assemblée
et pour entendre l'écho de sa pensée :
— Toi, dit-il, parle la première.
Elle rougit d'être ainsi consultée publiquement.
— Moi, père? Tout ce que vous ferez sera bien fait. Sauvez
Maurice, je vous en prie. Si vous pensez que la vente de la Vigie
soit nécessaire, n'hésitez pas à la vendre. Nous n'avons pas
besoin de fortune. Dans tous les cas, prenez ma part. Ne vous
768 REVUE DES DEUX MONDES.
inquiétez pas de moi. Pour vivre il me faut peu de chose et je
me tirerai d'affaire.
— Je le savais, approuva M. Roquevillard.
Doucement, il caressa la main de Marguerite tandis qu'il
interpellait son neveu :
— A toi, Léon .
Et se méfiant de lui, il ajouta:
— Souviens-toi de ton père.
Le jeune homme prit l'air important des arrivistes qui ont
réussi et qui, néanmoins, sont prêts à donner pour rien la
recette du succès. Il allait enseigner ces vieillards ignorans de
la vie moderne que de nouvelles conditions font rapide, égoïste
et réaliste :
— Mon oncle, commença-t-il, vous êtes de ces hommes d'au-
trefois qui cherchaient partout des croisades et se battaient
contre les moulins à vent. Votre ruine est inutile. Voyez les
choses d'une façon plus positive. A cette heure, Maurice pratique
contre vous le chantage de l'honneur. L'honneur de M"*" Frasne
ne vaut pas cent mille francs. Mon gentil cousin fait le bravache
dans sa prison. Quand viendra l'audience, il filera plus doux. Je
ne suis pas avocat, mais j'ai lu souvent dans les journaux,
comme tout le monde, les comptes rendus des crimes passion-
nels. Toujours les accusés, et les plus orgueilleux, dénoncent
ou chargent leurs complices ou leurs victimes au dernier mo-
ment pour s innocenter eux-mêmes. La crainte du verdict est le
commencement de la sagesse. Maurice est un garçon intelligent,
plein d'avenir: il comprendra. Si, par hasard, il ne comprenait
pas, eh bien! tant pis pour lui, après tout. C'est triste à dire de-
vant vous, mon oncle, et je vous en exprime mes regrets. Mais
il l'aura voulu et je sais que vous aimez la franchise. Son risque
lui est personnel. La solidarité de la famille n'entraîne plus la
déchéance de tous par la faute d'un seul. C'était là une de ces
théories absurdes que notre temps a définitivement reléguées
dans le passé. Chacun pour soi, c'est la nouvelle devise. Nul
n'est tenu des dettes d'autrui, quand ce serait son père, son frère
ou son fils. L'argent que je gagne est à moi : de même mes
bonnes et mes mauvaises actions. On a déjà bien assez de peine
à organiser- son propre bonheur, sans lui imposer le poids
effroyable de vingt générations. Avancez à Maurice sa part, si
vous y tenez, mais réservez celles de ses frère et sœurs, et le pain
LES ROQUEVILLARD. 7fi9
de vos vieux jours. Quant à la Vigie, vendez-la en effet, si vous
en trouvez un bon prix, non pour acheter la compassion des
jurés, mais parcft que la terre, aujourd'hui, n'est plus bonne
qu'au paysan qui la ronge comme un rat. L'industrie, les ma-
chines, c'est l'avenir, comme la société, c'est l'individu.
L'ancêtre, sur cette harangue, laissa échapper un petit rire
aigu et marmonna :
— Il parle bien. Un peu long, mais il parle bien.
La veuve, elle, s'agitait_, joignait les mains pour invoquer le
Seigneur.
— Tu as fini? demanda M. Roquevillard, non sans quelque
impertinence.
— J'ai fini.
— Si j'ai bien compris, tu jetterais volontiers Maurice par-
dessus bord.
— Pardon, mon oncle : il s'y jette lui-même. Ce n'est pas la
même chose. S'il était raisonnable, il sortirait aisément sain et
sauf des griffes de la justice. Mais il ne veut pas être raison-
nable. Je suis toujours pour la raison, moi.
Le chef de famille se tourna vers son gendre.
— Et vous, Charles, êtes- vous aussi pour la raison?
Marcellaz hésita avant de répondre . Il supportait impatiemment
la supériorité de son beau-père. Celle de la famille de sa femme
sur sa propre famille le frappait à chaque comparaison et l'irri-
tait, surtout depuis qu'il s'était rapproché de son pays d'origine.
Laborieux et économe, il organisait avec acharnement l'avenir
de ses enfans, et se montrait jaloux de protéger une médiocre
fortune péniblement acquise. Les affaires l'avaient absorbé,
rétréci et durci. Mais il aimait Germaine, et s'il se méfiait des
mouvemens qu'inspire la sensibilité, c'est qu'il n'en était pas dé-
pourvu. Il biaisa, déplora le passé, la situation sans issue.
— Pourquoi Maurice nous préfère-t-il M""" Frasne jusque
dans sa prison? C'est absurde, puisqu'elle n'encourt aucune pé-
nalité. Il trahit la famille pour un faux point d'honneur. Cent
mille francs, payer cent mille francs, n'est-ce point au-dessus de
vos forces ? Il ne faut pas tenter l'impossible.
— Mais si, dit Marguerite, il faut tenter l'impossible pour le
sauver.
— Enfin, conclut M. Roquevillard qui voulait une réponse
ferme, vous me conseillez, vous aussi, d'abandonner mon fils?
770 REVUE DES DEUX MONDES.
L'avoué baissa la tête pour ne pas rencontrer le regard iro-
nique du jeune Léon, et presque honteux, murmura:
— Non, tout de même.
Quand il releva le front, il fut surpris du regard que son
beau-père posait sur lui, et dont l'expression, habituellement
autoritaire, était voilée, tendre, d'une douceur inconnue, comme
on s'étonne de la force d'un fleuve en découvrant, sous quelque
verdure fraîche, son humble source.
— A votre tour, Thérèse.
La veuve qui, depuis le discours de son fils, n'avait plus
écouté quoi que ce fût, ne se fit pas répéter l'invitation. Gou-
vernée par un sûr instinct, elle ne se mêla pas d'argumenter sur
des principes qu'elle appliquait et ne savait pas définir. Comme
beaucoup de femmes, elle substituait immédiatement aux théo-
ries des questions de personnes, ce qui du moins a le mérite
d'écarter les solutions abstraites et de dissiper les brouillards
philosophiques. De tout le débat elle n'avait retenu qu'une pa-
role, mais c (jLait la bonne. Incapable de répondre à plus d'un
seul, elle s'en prit à Léon sans aucun souci du reste de l'as-
semblée :
— Chacun pour soi, as-tu dit? Si ton oncle ici présent avait
pratiqué cette belle maxime, mon garçon, tu ne dirigerais pas,
à l'heurG» qu'il est, une usine qui te rapporte des cents et des
cents...
— Maman, tu te moques de moi, interrompit le jeune homme
que cette sortie atteignait dans son amour-propre. Mais la
bonne dame était partie et ne s'arrêta point.
— Non, non, tu sais ce que je veux dire. Je te l'ai déjà
raconté et, si tu l'as oublié, je rafraîchirai ta mémoire. Il y a
quinze ans, quand ton père eut placé toute son épargne dans
l'usine qu'il fondait, comme les commandes n'affluaient pas
encore, un jour vint où il dut suspendre ses paiemens. L'indus-
trie était nouvelle dans le pays, personne n'avait confiance. Il
alla trouver son frère aîné, ton oncle François, et lui exposa le
péril. François lui prêta sur l'heure, et sans intérêts, les vingt
mille francs dont il avait un besoin si urgent que nous étions
menacés de faillite. Ainsi nous fûmes sauvés, mon petit. De ces
heures mauvaises, j'ai conservé une grande peur de la misère.
Que Dieu me la pardonne ! c'est elle qui t'a rendu égoïste et
méfiant.
LES ROQUEVILLARD. 771
— Bien, bien, je ne me rappelais pas, avoua Léon avec mau-
vaise humeur.
M""^ Camille Roqaevillard était si gonflée de son sujet qu'elle
ne se laissa pas amadouer par cette concession, elle qui, d'ordi-
naire, après quelque tapage, cédait toujours aux raisons de son
fils. Quand on vit côte à côte, on ne s'observe pas, et l'on est
quelquefois tout surpris, dès qu'une circonstance grave en fournit
l'occasion, de découvrir la solitude. Aujourd'hui, cette sen-
sation d'isolement est plus fréquente d'une génération à l'autre,
à cause du relâchement des liens de famille et de la rapide trans-
formation des idées.
Elle affecta de s'adresser à son beau-frère :
— Je ne suis de votre parenté que par alliance, François.
Mais je porte le même nom que vous et je me souviens. C'est
vingt mille francs que je mets à votre disposition, si vous en avez
besoin à votre tour. Je ne comprends rien à vos histoires, mais
vous êtes malheureux. Quant à M"''' Frasne, c'est une coquine,
— Ma tante, je vous aime bien, dit Marguerite.
Et M. Roque villard ajouta :
— Merci, Thérèse. Je n'en aurai probablement pas besoin.
Je suis heureux de savoir que je puis compter sur vous à
l'occasion.
Le dernier enfin, l'ancêtre motiva son avis d'une voix lente,
mais ferme et qui, par momens, voulant se forcer, jeta des éclats
de cloche fêlée :
— Le père est le juge domestique de ses biens, François. Tu
es seul responsable, tu ne relèves de personne. J'étais le cadet
de ton père, nous fûmes orphelins de bonne heure : il nous
éleva, nous dirigea, nous aida, car il était l'héritier et le chef de
famille. En ce temps-là, — c'était sous le régime sarde, avant
l'annexion, — les filles ne recevaient qu'une légitime et on ne
les épousait pas pour leurs écus, le patrimoine devenait le lot
d'un seul avec ses obligations auxquelles n'aurait pas failli l'hé-
ritier, telles que nourrir , doter, établir les cadets, recevoir les
infirmes, les nécessiteux, les vieillards. Ces jeunes gens ignorent
ce que représentait alors le patrimoine qui était la force maté-
rielle de la famille, de toute la famille groupée autour d'un
chef, assurée de subsister, de durer, grâce à sa cohésion. Aujour-
d'hui, à quoi bon garder un domaine ? Si tu ne le vends pas, la
loi se charge de le pulvériser. Avec le partage forcé, il n'y a
772 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de patrimoine. Avec le chacun pour soi d'une part, et de
l'autre l'intervention permanente et intéressée de l'Etat dans tous
les actes de la vie, il n'y a plus de famille. Nous verrons ce que
réalisera cette société d'individus asservis à l'État.
Il eut un rire discret et méprisant, et termina sur des consi-
dérations moins générales.
— Cependant, tu as raison de préférer notre honneur à. ton
argent. Il est juste aussi que tu nous en avertisses. Nous te sui-
vions dans ta prospérité. Le sort t'accable; nous sommes là. Je
n'ai pas grand'chose pour ma part. A côté de ma pension de
conseiller, je ne possède guère que vingt-cinq ou trente mille
francs de titres dont le revenu m'aide à vivre. Je suis déjà bien
vieux. Après moi je te les donne, et, tout de suite, s'il le faut.
M. Roquevillard ému, répliqua simplement :
— Je suis fier de votre approbation, mon oncle, et touché
de votre appui. Ma tâche, maintenant, sera plus légère à accom-
plir. Ce sacrifice d'argent, c'est l'acquittement de Maurice : mon
expérience des affaires me le garantit. Je ne crois pas pouvoir
sauver la Vigie. Voici le dénombrement de notre fortune.
— Ceci ne nous regarde plus, interrompit l'ancêtre en se
levant.
— Je vous le dois, au contraire, afin que vous sachiez que
si la Vigie est un jour sortie des mains des Roquevillard, ce ne
fut ni sans douleur, ni sans nécessité. Vous êtes mes témoins.
La Vigie vaut au moins cent soixante mille francs. Mes bois de
Saint-Cassin sont estimés vingt mille. Germaine a reçu en dot
soixante mille francs.
— Devrais-je vous les rendre en tout ou en partie ? demanda
timidement Charles Marcellaz dont la générosité avait d'autant
plus de mérite qu'elle s'accompagnait de regrets, de renjords et
d'hésitations. Ils sont engagés à concurrence d'un certain diiffre
dans le prix de l'étude que j'ai acquise à Lyon.
— En aucun cas, mon ami. Ils vous appartiennent définiti-
vement et vous avez trois enfans. Lorsque Félicie est entrée au
couvent, nous avons placé sur sa tête vingt mille francs en rente
viagère. Et nous avions réservé pour Marguerite une dot équi-
valente à celle de Germaine. Sur cette dot, elle a touché huit
mille francs qu'elle a remis à son frère.
— Cent huit mille, additionna à mi-voix Léon aui boudait. Il
vous revient cher.
LES ROQUEVILLARD. 773
Encore ignorait-il les petits prêts à fonds perdus que lui
avaient consentis, Tannée précédente, sa propre mère et l'ancien
magistrat.
— Père, dit la jeune fille, disposez de ma dot. Je ne me ma-
rierai pas.
— La femme est faite pour le mariage, constata la veuve.
Et Marguerite ajouta d'une voix résolue :
— J'ai mes brevets, je travaillerai. Je fonderai une école.
— Bien que les femmes, à mon idée, ne doivent pas succéder,
intervint l'oncle Etienne, je dérogerai en sa faveur à mes prin-
cipes. C'est à elle que je léguerai mes quarante mille francs.
— Trente mille, rectifia Léon qui évaluait sa perte.
— Non, quarante, répliqua le vieillard qui, dans la crise
commune, rejetait définitivement mais péniblement son avarice.
Je diminuais tout à l'heure, involontairement. Et même quarante-
cinq, pour finir. Je referai mon testament qui t'instituait mon
héritier, François.
— Merci pour elle, mon oncle. Mais je ne toucherai à sa dot,
d'ailleurs insuffisante, que s'il m'est impossible de réaliser prom-
ptement et dans des conditions acceptables la Vigie. Car la vente
du domaine, si elle est possible, vaut mieux qu'un emprunt. J'y
ai réfléchi. Le rendement de la terre est aujourd'hui précaire.
Nos vignes, nos blés rencontrent, par la facilité des transports,
des concurrences si lointaines que nous ne pouvons plus estimer
leurs revenus Je préfère assurer l'avenir de Marguerite, et per-
mettre à mes fils d'achever le dessin de leur vie. Si je ne trouve
pas à la vendre, la terre me servira toujours de caution pour
emprunter.
— Nous aussi, assura la veuve, nous vous cautionnerons.
— Parfaitement, acquiesça l'oncle Etienne.
Le conseil de famille était terminé. On se salua amicalement,
sauf Léon qui montra un peu de froideur.
— C'est toujours la caution qui paie, fit-il observer à sa
mère dès l'escalier.
— Je paierai, dit nettement celle-ci.
— Vous, vous êtes trop bonne.
— Et toi, trop ingrat.
— C'était mon père. Ce n'était pas moi.
— Ton père et toi, n'est-ce pas la. même chose?
— Non.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
Charles reconduisant M. Etienne Roquevillard, l'avocat de-
meura seul avec sa lille. Au dehors, la lumière baissait. Le don-
jon, la Tour des Archives s'enveloppaient de brume comme d'un
manteau de soir. Le cabinet de travail s'emplissait de la tristesse
particulière à la tombée du jour en hiver. Marguerite remit une
bûche dans la cheminée.
— Je suis content, dit son père. Cela s'est bien passé.
Mais elle se révolta contre son cousin :
— Ce Léon est méchant. Je le déteste.
— Sa mère est une brave femme.
Ils se turent. Puis tous deux regardèrent le plan de la Vigie
sur la muraille. Au lieu d'une feuille obscure, ils revirent, au
beau soleil des vendanges, les vignes d'or, les champs mois-
sonnés, les terres prêtes au labour et la vieille maison vaste et
commode. C'était lappel suprême du domaine condamné.
Comme avait fait Maurice, du haut du Calvaire de Lémenc
avant son départ, mais pour une autre sorte d'amour dont
ils n'attendaient point leur bonheur personnel, ils lui dirent
adieu.
XI. — LA BELLE OPÉRATION DE M^ FRASNE
Il n'était bruit dans tout Chambéryque de la belle opération
de M" Frasne. Elle était un sujet courant de conv^ersatiou à la
soirée que donnaient M. et M""" Sassenay pour fêter les dix-huit
ans de leur fille Jeanne. C'est un des traits de la société provin-
ciale que les hommes transportent dans le monde leurs occu-
pations et préoccupations de la ville et n'abandonnent point dans
le plaisir le tracas des affaires : entre deux tours de valse, aban-
donnant ces dames à leurs rivalités de toilette, ils s'empressent
dans tous les coins de reprendre leurs médisances financières et
leurs soucis professionnels. Puis le drame de famille qui ébran-
lait dans leur vieille situation sociale les Roquevillard et qui
devait recevoir son dénouement le surlendemain, — on était au
4 décembre, — à l'audience de la cour d'assises, passionnait
l'opinion publique. Lasse d'une prépondérance trop appuyée et
trop prolongée, travaillée par ce désir de nivellement égalitaire
qui est une des erreurs modernes, et d'ailleurs irritée d'un
orgueil persistant qui, jusque dans l'infortune, refusait de se
nlaindre et de auémander la pitié, cette opinion Dubliau»
LES ROQUEVILLARD, 775
guettait la fin de la pièce pour voir tomber définitivement une
race qui, dans d'autres temps, eût été considérée comme l'orne-
ment de la cité.
Parmi les invités, hommes de loi, médecins, industriels,
rentiers, qui gardaient les abords du buffet comme des gérans
préposés à la surveillance, et dont quelques-uns seulement se
précipitaient aux premières mesures de chaque danse sur le
groupe des jeunes femmes et des jeunes filles assises au salon,
comme la sortie victorieuse d'une place assiégée, pour rega-
gner ensuite leur cercle masculin, un seul ignorait l'heureuse
spéculation du notaire que les uns blâmaient et que les autres
approuvaient : c'était le vicomte de la Mortellerie. Son excuse
était d'en être demeuré au xiv*" siècle dans l'histoire du château
des ducs qu'il préparait. Vainement s'efîorçait-il d'entreprendre
ses voisins sur l'ingéniosité d'Amédée V qui fit aménager en
1328 des conduites de bois pour amener l'eau de la fontaine
Saint-Martin jusqu'aux vastes cuisines oii elle jaillissait dans un
énorme bassin en pierre, réservoir des lavarets destinés à la
table ducale : on n'écoutait point le bavard qui retardait de près
de six cents ans. Sentencieux, cérémonieux, ennuyeux, appor-
tant dans ses propos la dignité de sa carrière et de sa vie,
M. Latache, président de la Chambre des notaires, tenait tête au
petit avoué Goulanges qui, musqué, poudré et frisé, prenait au
nom de la jeune école la défense de M. Frasne.
— Non, non, affirmait-il avec solennité, le criminel tient le
civil en état. Il fallait attendre le verdict du jury avant d'ac-
cepter la réparation du dommage matériel. Ou bien, indemnisé,
M. Frasne devait retirer sa plainte. Le lucre ne se môle pas à
la vengeance.
— Pardon, pardon, ripostait le bouillant avoué prompt à
l'escrime. Raisonnons, je vous prie. M. Frasne a déposé contre
Maurice Roquevillard une plainte en détournement d'une
somme de cent mille francs à son préjudice, et s'est constitué
partie civile. M. Roquevillard père lui offre de lui restituer
cette somme avant l'arrêt, et vous le blâmez d'accepter?
• — Je ne le blâme pas d'accepter, mais, l'ayant fait, de main-
tenir les poursuites. Et je ne comprends pas M. [Roquevillard.
— Oh ! lui, il sait que son fils est coupable, et il achète ainsi
l'indulgence des jurés. Quant à M. Frasne, comme une con-
damnation est toujours incertaine aux assises, il préfère un tiens
776 REVUE DES DEUX MONDES.
à deux tu Vauras. En outre, à l'audience, il tirera parti de co
paiement comme d'un aveu. C'est très fort.
— C'est très intéressé, surtout. M. Roqucvillard père, bien
^ue je ne m'explique pas les mobiles de son acte, est tout de
même trop expérimenté pour avoir livré une telle arme à son
adversaire sans prendre ses précautions. Le reçu qu'il a dû
exiger mentionne sûrement que, s'il acquitte l'obligation d'un
tiers, il ne reconnaît point pour cela que ce tiers est son fils.
— Le reçu contient en effet cette réserve, et dans les termes
les plus formels, annonça l'avocat Paille t qui arrivait et entrait
dans la discussion sans perdre une minute.
— Je l'avais deviné, triompha M. Latache. Et plutôt que
d'apposer sa signature au bas d'une semblable restriction,
M. Frasne eût été mieux inspiré de s'en référer à la décision des
juges.
Mais M. Coulanges ne se tint pas pour battu :
— Qu'est-ce qu'un pareil reçu prouve? Paie-t-on cent mill
francs pour un inconnu ?
La galerie lui donna raison et le lui témoigna par un mur-
mure flatteur, qui signifiait qu'en efl'et une telle générosité ne
va pas sans quelque nécessité impérieuse. Son succès néanmoins
fut court. L'avocat Paillet le lui rafla comme on escamote une
muscade. Gai, rond et gras, il savait tout, se fourrait partout,
livrait tout.
— Je vois, dit-il, que vous ignorez le plus beau coup de
M. Frasne.
— Parlez !
— Ah! ah!
Il tenait son monde par une nouvelle qu'il apportait. Et
comme l'orchestre préludait au sempiternel quadrille des lan-
ciers, il abandonna lâchement ses auditeurs scandalisés et roula
comme une boule aux pieds d'une dame qu'il invita. Par l'embra-
sure de la porte, ces messieurs, faute de mieux, regardèrent
évoluer les couples, en prenant des airs détachés pour apprécier
danseurs et danseuses qui avançaient, reculaient, se saluaient,
tournaient selon les rythmes de la musique et l'ordre du pas.
Jeanne Sassenay, les joues roses, la coiffure rebelle à la symétrie,
toute gracile et juvénile dans une robe bleu pâle dont le léger
décolletage laissait voir un coin de blancheur caressée de lu-
mière, s'appliquait à ne point confondre les figures et s'animait
LES ROQUEVILLARD. 777
au plaisir avec un air d'importance. Elle suscita les commen-
taires :
— Pas mal, cette petite.
— Bien maigre.
— A dix-huit ans.
— Oh ! elle se mariera bientôt.
— Pourquoi ?
— Elle a une grosse dot.
— Oui, mais son frère fait des dettes.
— Qui épousera-t-elle ?
— On ne sait pas encore. On parlait de Raymond Bercy.
— L'ancien fiancé de M"* Roquevillard ?
— Il débute comme médecin.
— .Justement: il n'a encore tué personne.
Après le galop final, l'avocat Paillet, se trouvant altéré, con-
duisit sa compagne au buffet, but du Champagne, mangea une
sandwich au foie gras, et, ainsi restauré, daigna reparaître dans
le cercle où sa désertion fut sévèrement appréciée. Mais il se
rebiffa en riant :
— Si vous me grondez, vous ne saurez rien.
— Alors, nous vous écoutons.
— Vous en êtes encore, vous autres, à la restitution des cent
mille francs par M. Roquevillard à M. Frasne.
— C'est quelque chose.
— Bien peu auprès de ce que vous allez apprendre.
Aux premières notes d'une polka, il tourna la tête, et Ton crut
qu'il aurait le cœur de repartir en laissant une seconde fois ses
auditeurs le bec dans l'eau. Tout un groupe décidé se massa vers
la porte pour lui barrer le passage.
— Vous avez chaud, ce serait imprudent, observa M. La-
tache.
Et l'avoué Goulanges, usant d'un autre moyen, mit en doute
la fameuse nouvelle. Aussitôt le nouvelliste ouvrit la bouche
pour lâcher sa proie :
— Eh bien! M. Frasne acquiert pour rien le domaine de la
Vigie qui vaut près de deux cent mille francs.
Les exclamations incrédules se croisèrent.
— Par exemple !
— Vous vous moquez de nous.
L'avocat Bastard et M. Vallerois, procureur de la Repu-
778 REVUE DES DEUX MONDES.
blique, qui causaient ensemble à l'écart, se rapprochèrent, l'oreille
tendue.
— Parfaitement, accentua l'orateur. Pour rien.
— Mais comment?
— Voici. M. Roque vil lard, pour se procurer l'argent dont il
avait besoin, a mis en vente la Vigie. M'' Doudan, notaire, lui en
a offert cent mille francs payables immédiatement en se réser-
vant de lui faire connaître l'acquéreur dans la quinzaine. Dans
la quinzaine, retenez ce délai. M. Roquevillard, qui n'avait pas
le choix avant les assises, a accepté. Il ne pouvait espérer da-
vantage dans un si court espace de temps. Or, par l'indiscrétion
d'un clerc, on sait maintenant, — je l'ai appris tout à l'heure, —
que le véritable acquéreur, c'est M. Frasne, M. Frasne qui verse
cent mille francs d'une main pour les recevoir de l'autre, et qui
se trouve ainsi, par un simple jeu, propriétaire d'un domaine
magnifique.
Ce machiavélisme dépassait par trop la commune mesure
des artifices bourgeois pour ne pas provoquer la stupeur. On
n'en rechercha point la cause morale, pas plus qu'on n'avait ap-
profondi le sacrifice du vieux patrimoine de famille chez les
Roquevillard. M. Frasne, dans la crise douloureuse qu'il avait
traversée, et qui ruinait son foyer sinon sa fortune, s'était rat-
taché à ce qui demeurait susceptible de le passionner encore,
îes affaires, comme un artiste demande à l'art sa consolation ou
une femme de bien à la charité. Les combinaisons de contrats
et de chiffres procuraient un alibi à sa triste pensée. Il oubliait
n>omentanément son ennui en débrouillant ceux de ses cliens,
et dans la satisfaction de conduire avec adresse la bataille des
intérêts. Le sort de la Vigie lui avait inspiré un de ces coups de
tactique audacieux auxquels il ne savait pas résister. Il espérait
que le secret en serait gardé jusqu'après la session des assises.
Mais quel secret peut se garder dans une ville de moins de vingt
mille habitans où déjà la vie intérieure est considérée comme
une prétentieuse originalité?
Le premier, M. Latache donna son sentiment en deux mots
qui, émanant du président de la Chambre de discipline, valaient
un discours.
— C'est incorrect.
— Point du tout, répliqua M. Coulanges. Un domaine est en
vente, on l'acauiert. C'est un flroit.
LES ROQUEVILLARD. 779
Néanmoins, la savante manœuvre de M. Frasne ne recueil-
lait qu'un petit nombre d'approbations, qui lui venaient du camp
de la jeunesse, laquelle place aujourd'hui son enthousiasme,
comme ses fonds, aux guichets solides. Il réussissait trop bien
dans ses entreprises matérielles, et la galerie, de mœurs sévères
et de sens pratique, en tirait grief contre lui bien plus qu'elle ne
s'était divertie de la fuite de sa femme. De plus, aux yeux d'une
société particulariste, son origine dauphinoise faisait de lui un
étranger que de tels gains devaient enrichir aux dépens du
pays. On n'avait point été fâché, certes, de l'abaissement des
Roquevillard dont l'élévation irritait la médiocrité générale;
mais on s'étonnait de les voir augmenter eux-mêmes leur dé-
sastre et consommer leur ruine de leurs propres mains. Pourquoi
ce désintéressement si Maurice n'était pas coupable, et, s'il l'était,
pourquoi cet aveu? Car on ignorait la décision du jeune homme.
M. Hamel était fort secret, et pour M. Bastard son silence était
calculé : friand des causes retentissantes, il espérait encore qu'on
réclamerait son appui.
Excité par toutes ces révélations, il ne se tint pas de parler
à son tour. Le cercle qui entourait le buffet fut rompu, la danse
finie, par un cortège de couples qui venaient se rafraîchir. La
conversation reprit de-ci de-là par petits groupes séparés, comme
ces feux qu'on é touffe et dont les flammes crépitent en s'éparpillant.
Le procureur Vallerois rejoignit M. Bastard dans une embrasure.
— Vous aurez beau jeu dans votre plaidoirie, lui dit-il, pour
cribler de sarcasmes le mari de M""^ Frasne.
— Il n'est pas encore certain que je plaide, répliqua l'avocat.
— Gomment! vous ne plaideriez pas?
Il fallait bien expliquer par une autre cette confidence qui était
partie sans réflexion.
— Ce jeune niais ne veut pas être défendu sérieusement afin
de ménager l'honneur de sa maîtresse.
Ces derniers mots furent prononcés avec une ironie dédai-
gneuse. Et il expliqua au magistrat attentif que l'inculpé démen-
tait à l'avance toute allusion à la culpabilité de M"'*" Frasne.
— Si ce n'est vous, qui plaidera?
— Je l'ignore. M^ Hamel sans doute.
Le bâtonnier ne fut pas traité avec beaucoup plus d'égards
que la femme coupable. Sa vieillesse et son impuissance étaient
mises en relief pai- le seul énoncé railleur de son nom.
7S0 REVUE DES DEUX MONDES.
Après quelques instans de silence, M. Vallerois conclut .
— Je comprends maintenant la conduite de M. Roquevillard.
Il supprime le vol pour sauver son fils. C'est sa dernière chance.
Il n'hésite pas à sacrifier sa fortune... C'est très beau.
Peu sensible à cet hommage, M. Bastard esquissa un geste
vague, susceptible de diverses interprétations.
— Tout ceci entre nous, dit-il, pour rattraper son secret pro-
fessionnel.
Et, la barbe soigneusement étalée sur son plastron, il, se
dirigea vers un groupe de dames, avec la démarche lente et
majestueuse d'un paon qui s'apprête à faire la roue.
Resté seul, le magistrat ne se pressa point de rechercher une
compagnie. Il continuait de songer à M. Roquevillard avec ad-
miration, et il évoquait la vie douloureuse et vaillante de cet
homme depuis le jour où, dans son cabinet, il lui avait transmis
la plainte de M. Frasne, et déjà l'avait trouvé désintéressé, fier,
prêt au sacrifice.
« Pourquoi, se demandait-il, suis- je seul ici à comprendre
son grand caractère? Aucune des personnes présentes ne lui va
seulement à la cheville, et ces messieurs, tout à l'heure, le trai-
taient de haut, comme si le malheur l'avait diminué et rendu
leur inférieur. La province est vindicative et envieuse. »
Dans ses lignes simples, le drame était émouvant et l'on s'en
amusait. Le jeune Maurice, en se livrant désarmé au jury, li-
vrait sa famille, et son père abandonnait le vieux domaine à bas
prix pour reconquérir l'enfant prodigue. Mais si l'avocat de l'ac-
cusé avait bouche close, une autre voix, plus autorisée que la
sienne, tombant de plus haut, pouvait se faire entendre à sa
place. Après le réquisitoire de la partie civile, n'appartenait-il
pas au ministère public de présenter à son tour la cause? Au
lieu de s'en rapporter « à justice, » selon la formule consacrée
dans ces sortes d'affaires, plus privées que publiques, son devoir
n'était-il pas d'intervenir avec efficacité, de dégager enfin le
rôle néfaste, le rôle prépondérant, le rôle unique de M""^ Frasne,
seule coupable d'un abus de confiance pour lequel elle ne pou-
vait point être condamnée? Quelle belle occasion de servir
d'équité, de rendre à chacun selon ses œuvres, et d'apporter un
peu de joie dans cet intérieur si éprouvé !
Toutes ces réflexions se pressaient dans le cerveau de M. Val-
lerois. Mais il était dessaisi : un avocat général occuperait aux
LES ROQUEVILLARD. 781
assises le siège du ministère public, et non lui. La cause de
Maurice Roquevillard ne le concernait plus. D'ailleurs, il avait
été blâmé de la démarche insolite qu'il avait tentée auprès du
notaire l'année précédente, et qui n'avait pu demeurer longtemps
secrète. A quoi bon se mêler d'une affaire qui ne le regardait
plus et ne lui valait que du désagrément? Pour sa tranquillité,
sa sympathie saurait se contenter d'être passive.
Afin de ne pas approfondir ni juger son égoïsme, il se pré-
cipita dans la cohue des invités et fut heureux de sentir du
monde autour de lui. La présence de nos semblables est une
consolation lorsque nous sommes tentés de mesurer notre peti-
tesse. Encore cette tentation est-elle réservée aux meilleurs.
La promenade au bufi'et avait provoqué à travers les deux
salons, le corridor, la salle à manger, un va-et-vient qui se pro-
longeait et dont profitaient les jeunes gens pour flirter avec les
jeunes filles. Les unes, tout au plaisir de la danse, réclamaient
bruyamment l'orchestre. D'autres montraient déjà quelques heu-
reuses dispositions dans les petits manèges d'une coquetterie qui
se limiterait à la conquête d'un mari. Mais quelques-unes, —
assez rares, — ne vérifiaient point, de ce coup d'œil rapide qu'un
observateur remarque, la présence ou l'absence d'une bague à
l'annulaire gauche des hommes avant de répondre à leurs
avances avec un art accompli. Ces yeux de jeunesse exaltée,
comme les bijoux des coiffures, des corsages, des bras, des
doigts, brillaient de flammes joyeuses sous les lustres. En taches
claires aux contours fondus comme des aquarelles, les toilettes
ressortaient entre les habits noirs.
Dans quelle catégorie se rangeait M^^' Jeanne Sassenay, qui
précisément s'écartait au bras de Raymond Bercy, fiancé l'année
précédente à M"° Roquevillard, tandis que l'œil vigilant de sa
mère la suivait avec sollicitude et aussi quelque étonnement?
Sa petite tête, proportionnée comme celle des statues grecques
qui, sur les épaules de pierre, nous apparaissent si élégantes et
d'un port si aisé, se trouvait-elle si légère de cervelle qu'elle
ne pût garder le souvenir de son amie abandonnée? Ses regards
limpides, d'un azur si frais, n'étaient-ils qu'indifîérens dans leur
sincérité? Du mouvement de la danse, ses joues gardaient une
teinte d'animation. Mais elle ne souriait pas, elle fronçait les
sourcils, elle serrait les lèvres et semblait prendre une décision
grave qui contrafjtait avec son joli air d'enfajjt.
782
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'ai pas encore dansé avec vous, dit le jeune homme.
Vous m'accorderez liien une valse?
— Non, répliqua-t-elle durement, après s'être assurée qu'ils
étaient isolés.
— Pourquoi non? Toutes vos vakes sont retenues?
— Pas du tout.
Il ne la prit pas au sérieux, et, au lieu de se froisser, il se
mit à rire.
— Me voilà prévenu : merci.
Elle poussa un de ces « ahans » de fatigue comme en ont les
ouvriers qui soulèvent de gros poids, et se lança tout à coup :
— Il faut que je vous prévienne en effet, monsieur. Votre
mère a parlé à maman. Et maman n'a pas de secrets pour moi.
Ceux qu'elle a, je les devine. Eh bien! jamais, entendez-vous
bien, jamais je ne vous épouserai.
Stupéfait, le jeune homme se rebiffa :
— Pardon, mademoiselle, je n'ai pas demandé votre main.
— Votre mère a tâté le terrain, comme on dit si gentiment.
— Les mères forment beaucoup de projets pour leurs fils...
Si flatteur que soit celui-ci, il ne correspond pas à mes intentions.
— Oh ! tant mieux.
— Je ne songe pas à me marier.
— Vous avez tort.
Dans cette jeune bouche ce reproche était singulier et presque
drôle. Elle ajouta :
— Quand on a la chance de rencontrer dans sa vie une jeune
fille comme Marguerite Roquevillard, on ne détruit pas soi-
même un pareil bonheur.
C'était là qu'elle voulait en venir. Il le comprit. Elle aurait
pu reconnaître à son changement de visage comme elle avait
frappé juste, mais dans un âge si tendre les yeux ne sont pas
assez débrouillés pour suivre sur les traits nos mouvemens inté-
rieurs. Aussi manqua-t-elle de mesure en l'accablant de son
dédain de pensionnaire émancipée.
— C'est toujours vilain, monsieur, de lâcher une fiancée. Et,
quand elle est malheureuse, c'est abominable.
De quel droit s'autori sait-elle pour le réprimander avec celte
virulence? Raymond Bercy s'en irritait, et pourtant, au fond du
cœur, il éprouvait un acre plaisir à entendre parler de Margue-
rite. Sa colère et son amertume passèrent dans sa réplic|ue.
LES ROQUEVILLARD. 783
— Je ne vous ai pas choisie pour juge, mademoiselle. Et, si
vous me parlez au nom d'une autre, je vous répondrai...
— Je ne parle au nom de personne.
— ... Que vous êtes mal renseignée. Ce n'est pas moi qui ai
rompu des fiançailles qui m'étaient chères.
— Qui vous étaient chères! Oui, quand le soleil brille, vous
autres hommes, vous êtes là ; et dès qu'il pleut, il n'y a plus per-
sonne.
— Mais vous êtes trop injuste, à la fin. .1 e vais perdre patience.
Loin de se taire, elle continua de l'agacer comme une guêpe
qui cherche à piquer :
— Celui qui se fâche, il a tort.
— Je n'ai pas de comptes à vous rendre, mademoiselle. Sachez
pourtant que M'^^ Roque villard a rompu de son plein gré.
— Par générosité.
— Sans consulter mon cœur, sans souci de ma peine.
— Dans de telles circonstances, vous ne deviez pas accepter
la rupture.
Elle était toute rouge, ne se possédait plus, se démenait
furieusement, et lui-même n'avait guère plus de calme.
— Et si son frère est condamné?
— La belle affaire!
— Ah! vraiment, mademoiselle?
— Oui, vraiment. Moi, si j'aimais, cela me serait bien égal
que mon fiancé fût envoyé aux galères. Je l'y suivrais, entendez-
vous, monsieur. Et si, pour le suivre, il fallait commettre un
crime, je le commettrais. Pif, paf, tout de suite.
— Vous êtes une enfant.
Mais brusquement, il changea de ton, et d'une voix sourde,
il murmura cette confidence :
— Pensez-vous que je ne la regrette pas?
Transformée aussi vite que lui et triomphante, elle faillit se
jeter à son cou, et de loin M""^ Sassenay, qui surprit ce geste, s'en
inquiéta et se rapprocha.
— Ah! je savais bien, monsieur, que vous ne pouviez pas
vouloir m'épouser. Eh bien! dépêchez- vous. Courez avertir Mar-
guerite. Suppliez-la de ma part de vous pardonner. Et revendi-
quez vite votre place dans la famille avant le procès. Après, il
serait trop tard. Cela vaudra mieux que d'administrer à vos ma-
lades toutes sortes de mauvaises drogues.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mercî
— Allez-y tout de suite.
— Mais il est onze heures et demie^
— Alors, demain.
M""® Sassenay, qui se dirigeait vers sa fille, fut arrêtée par un
groupe où l'on parlait avec animation, et qui grossissait d'ins-
itant en instant.
— Vous êtes sûr? demandait M. Vallerois à un jeune officier
dont l'uniforme portait les aiguillettes d'état-major.
— Parfaitement. La nouvelle est parvenue à six heures à la
division. Le général s'est rendu en personne chez M. Roquevil-
lard.
— En personne, constata M. Goulanges que cette démarche
officielle chez un vaincu étonnait et impressionnait.
M'"^ Sassenay s'informa auprès de son voisin qui était
M. Latache :
— ï)e quelle nouvelle parle-t-on ?
— De la mort du capitaine Roquevillard , madame. Il est
, décédé au Soudan de la fièvre jaune.
— Gomme 275 sont malheureux ! murmura-t-elle, émue de pitié.
— N'est-ce pas, madame?
Un deuil si cruel ramenait aux Roquevillard 'la sympathie
des femmes et détruisait l'hostilité des hommes, tandis qu'on
avait supporté ^avec tranquillité leur .décadence matérielle et
morale. On les voulait abaissés, et le sort les accablait sans
relâche, sans miséricorde. Les partisans de M. Frasne et de sa
belle opération se taisaient, et le procureur exprima le sentiment
général avec ce mot :
— Les pauvres gens!
Après ce colloque, Jeanne Sassenay disparut. Vainement sa
mère la chercha à travers l'appartement. Dans le vestibule, elle
aperçut Raymond Rercy qui mettait en hâte son pardessus.
— Vous partez déjà, monsieur?
— Oui, madame, répondit-il sans expliquer davantage ce
départ précipité.
Elle devina le trouble du jeune homme et, rapprochant cette
circonstance de la disparition de sa fille, elle commença de s'in-
quiéter sérieusement.
— Vous n'avez pas vu Jeanne ? demanda-t-elle à son mari
qu'elle rejoignit à l'entrée des salons.
LES ROQUEVILLARD. 785
— Non. Vous la cherchez?
M. Sassenay était un homme actif, franc, loyal, mais dé-
pourvu de psychologie, capable de surmonter les plus grands
;obstacles matériels et incapable de s'attarder à l'analyse des sen-
timens. Elle jugea inutile de lui communiquer ses craintes, et se
contenta de lui recommander le soin de leurs invités. Puis elle se
dirigea tout droit vers, la chambre de sa fille. Elle entra et n'eut
qu'à tourner le bouton de la lumière électrique pour la décou-
vrir qui, toute repliée et comme rapetissée dans un fauteuil,
pleurait sans aucun souci de froisser sa robe. Aussitôt elle l'in-
terrogea :
— Jeanne, qu'as-tu ?^
— Maman !
C'était une plainte de petit enfant qui s'apaisa bien vite.
-^ Pourquoi pleures -tu?
— Je pense au chagrin de Marguerite tandis que je danse.
M"° Sassenay respira. Elle connaissait la grande amitié de sa
fille pour M^^" Roquevillard. Mais, comme les sanglots ne s'arrê-
taient pas, elle interrogea doucement :
— Te rappelles-tu le lieutenant Hubert ?
— Oui... il était gentil... mais, au tennis, nous nous dispu-
tions. Il était toujours le plus fort.
La peine de la jeune fille ne venait pas de là.
— Pauvre Marguerite, ajouta-t-elle sans s'occuper des
transitions. Je préférais à Hubert Maurice, qui est en prison. H
sera acquitté, n'est-ce pas?
— Je l'espère, ma chérie.
— Un innocent acquitté et imême condamné, c'est quelque
chose de beau, n'est-ce pas, maman?
— Es-tu sûr qu'il soit innocent?
— Le frère de Marguerite? Par exemple!
M""^ Sassenay sourit de cette révolte et de cette certitude qu'à
dessein elle avait provoquées. Et, tout en câlinant sa fille, elle
se rappela une conversation lointaine qu'elle avait eue avec
M"'' Roquevillard au sujet de leurs enfans : « Un jour peut-être,
lui avait dit la sainte femme, si Maurice le mérite, je vous de-
manderai pour lui la main de votre enfant. Ainsi, elle restera
près de vous. » Maurice ne l'avait pas mérité, mais sur une
fillette trop généreuse il continuait d'exercer son prestige d'autre-
fois. Là était le péril. 11 fallait y prendre garde. Et tandis qu'elle
TOME XXX. — 1905. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
se promettait d'y veiller, la mère de Jeanne pensait malgré elle
aux autres Roquevillard, aux morts et aux vivans, si méritans,
eux, et si éprouvés.
Le bruit de l'orchestre parvenait à demi étouffé jusque dans
la chambre.
— Essuie tes yeux, petite. Doucement. Un peu de poudre.
Bien. Maintenant, retournons vite au salon. On va remarquer
notre absence.
— C'est vrai, maman. J'ai promis cette valse.
Et subitement rassérénée, la jeune fille précéda sa mère
dans le corridor...
... A cette même heure, Raymond Bercy, que la mort de son
ami Hubert avait bouleversé, faisait les cent pas devant la mai-
son des Roquevillard. Les toits du Château, couverts de neige,
s'éclairaient vaguement à la lueur des étoiles. La tour des
Archives et le donjon paraissaient veiller comme des sentinelles
sur la ville endormie. Par les quatre fenêtres du cabinet de tra-
vail qu'il connaissait bien, filtrait entre les persiennes une
mince clarté. Là, Marguerite et son père, frappés au cœur une
fois de plus, souffraient ensemble.
Il eut envie de monter, et il n'osa pas. Son engagement
rompu, la répugnance de ses parens, l'opinion du monde, tous
les obscurs mobiles d'égoïsme le retenaient encore. Mais dans
la nuit froide, au cours de cette promenade qui se prolongea
tard, il éprouva mieux son cœur, et il sentit que la douleur et la
pitié, mieux que la joie, élargissent l'amour.
XII. — LE CONSEIL DE LA TERRE
Il importait de prendre une décision. Accablé depuis la veille
par la perte de son fils dont il savait, par une pièce laconique
et officielle, qu'il était mort au service de la patrie, loin de
tout secours, dans un poste avancé, M. Roquevillard n'avait pas
même la suprême consolation de se rassasier de sa douleur.
Hubert, parti aux colonies pour chercher le danger et relever
le nom compromis, était la dernière victime expiatoire de l'er-
reur de Maurice. Or Maurice, le lendemain, comparaissait aux
assises, et l'on se débattait toujours dans les difficultés voulues
de sa défense. Sans doute, le sacrifice du patrimoine ne pouvait
être' vain. Sans doute, la réparation du préjudice rendait
LES ROQUEVILLARD. 787
l'acquittement sinon certain, du moins probable, et renversait
les chances au profit de l'accusé. Mais cet acquittement même,
il ne fallait pas qu'il fût arraché à la faveur ou à la pitié. Pour
reprendre sa place au foyer, dans la cité, au barreau, pour conti-
nuer une tradition et la transmettre à son tour, le jeune homme
devait sortir du Palais de Justice lavé de tout soupçon inju-
rieux, déchargé de toute faute contre la loi et contre l'honneur.
Et comment l'obtenir sans prononcer le nom de M™^ Frasne? Il
est vrai que M. Bastard, après la vente de la Yigie, était revenu
sur son refus de plaider.
— Ça vous coûte plus cher que ça ne vaut, avait-il dit à son
confrère avec son cynisme professionnel. Mais cette générosité
attendrira les jurés. Ces gens-là, qui tondraient sur un œuf et
tueraient pour un poirier, pleureront comme des femmes en
apprenant que vous avez vendu votre terre pour désintéresser la
victime. Ils seraient bien capables, à la réflexion, de condam-
ner quand même, à cause du mauvais exemple que vous donnez,
si la belle opération de M'' Frasne, dévoilée à l'audience en ar-
gument final, n'était destinée à les précipiter dans une envie
furieuse et favorable.
Car il estimait peu la justice et l'humanité. Il connaissait le
dossier, il s'ofTrait. Par sa réputation, il s'imposait. A cinq heures,
il devait une dernière fois s'entendre dans le cabinet de
M. Roquevillard avec celui-ci et M. Hamel sur les grandes lignes
de sa plaidoirie. Cependant le père de Maurice n'avait pas con-
fiance dans cet art théâtral et sceptique pour soutenir la cause
de sa famille.
Après le déjeuner auquel sa fille et lui touchèrent à peine, il
se leva pour sortir. Entre ces murs, sa douleur trop pesante
l'étouffait. Dehors, il réfléchirait mieux. L'air vivifierait ses
pensées, ses forces épuisées, son énergie vaincue. Comme il
gagnait la porte, Marguerite l'appela:
— Père.
Il se retourna, docile. Depuis la mort de sa femme, avant
même, elle était sa confidente, son conseil, la suprême douceur
de ses jours. Le départ du petit Julien, emmené à Lyon par
Charles Marcellaz le lendemain du conseil de famille, les avait
laissés seuls en face l'un de l'autre, dans la maison peu à peu
vidée. Cette nuit encore, ils l'avaient passée ensemble presque
jusqu'au matin, à parler d'Hubert, à pleurer, à prier. Quand
788 REVUE DES DEUX MONDES.
elle fut près de lui, il posa lentement la main sur ses beaux
cheveux. Elle comprit qu'il la bénissait tout bas sans parler, et
ses yeux, si vite voilés, si accoutumés aux larmes, se mouillèrent
une fois de plus.
— Père, reprit-elle, qu'avez-vous décidé pour Maurice?
— Bastard est prêt à le défendre. A cinq heures, il viendra ici
avec M'' Hamel. Je vais préparer dehors mes dernières instructions.
— Vous n'avez pas besoin que je vous accompagne ?
— Non, petite. Sois sans inquiétude sur moi. Je travaillerai
en marchant. Nous n'avons pas le loisir d'ensevelir nos morts.
Les vivans nous réclament.
— Alors, moi, jo vais à la prison , murmura la jeune fille.
— Oui, tu lui apprendras le malheur.
— Pauvre Maurice, comme il va souffrir !
— Moins que nous.
— Oh ! non, père, autant que nous et plus que nous. Il
s'adressera des reproches.
— Il le peut. Hubert est parti à cause de lui.
— Justement, père. Nous pleurons, nous, sans retour sur
nous-mêmes. Ne lui dirai-je rien de votre part?
— Non, rien.
— Père...
— Dis-lui... dis-lui qu'il se souvienne qu'il est le dernier des
Roquevillard.
Il sortit, passa devant le château et gagna la campagne. C'était
un beau jour d'hiver et le soleil brillait sur la neige. Machinale-
ment, il prit la route de Lyon qui conduisait à la Vigie, et qui était
sa promenade habituelle. Elle traverse le bourg de Cognin et,
après les scieries du pont Saint-Charles, s'engage, entre les
coteaux de Vimines et de Saint-Cassin, contreforts de la mon-
tagne de Lépine et du Corbelet, dans un long défilé qui aboutit
à la passe des Échelles. Parvenu à cet endroit, M. Roquevillard,
absorbé dans sa méditation, suivit à gauche le chemin rural qui
desservait son ancien domaine. Il traversa le vieux pont jeté sur
l'Hyères, mince filet d'eau coulant entre deux bordures de glace
et dont les peupliers et les saules dépouillés ne cachaient plus
le cours. Après un contour, il se trouva dans un pli de vallon
désert que fermaient les pentes de Montagnole dont le clocher
se profilait sur le ciel. Mais il ne remarqua pas sa solitude. Au
contraire, il marcha plus allègre et sentit un allégement à sa
LRS ROQUEVILLARD. 789
douleur. N'était-il pas chez lui, chez lui des deux côtés? Et la
bonne terre ne lui apportait-elle pas le réconfort de sa vieille et
sure amitié, des souvenirs d'enfance dont elle conservait la
grâce, de tout le passé humain qui l'avait refaite après la nature ?
A gauche, ce vignoble aux ceps ensevelis dont il ne distinguait
que les piquets reliés par leurs fils de fer, il l'avait encore .ven-
dangé à l'automne. A droite, au delà du ruisseau qui sert de
limite aux deux communes voisines, ce coteau dégarni qu'un
seul arbre dominait, c'était le bois de fayards et de chênes
qu'il avait acquis de son épargne pour arrondir sa propriété,
et dont il avait ordonné la coupe. Au bout de la montée, il
atteindrait la maison qu'il avait restaurée et dont la vétusté
même témoignait de la durée de la race et de son goût de la so-
lidité. Il entrerait à la ferme, il caresserait les enfans, il boirait
un petit verre de l'eau-de-vie qu'il distillait lui-même avec la
fermière qui ne redoutait point l'alcool, et surtout il embrasse-
rait du regard le vaste horizon dont les formes tourmentées des
monts, les plaines fertiles, un lac lointain composaient les lignes
immobiles et inspiratrices, puis l'horizon plus restreint de la
Vigie et de ses diverses cultures.
Ainsi distrait, il marchait. Sur le sol familier, son pas
reprenait l'allure vive d'autrefois, du temps qu'il se sentait
jeune en dépit des ans puisqu'il était heureux, entouré, appuyé.
Brusquement, il s'arrêta :
« Ici, avait-il pensé tout à coup, je ne suis plus chez moi.
La Vigie est vendue. Les Roquevillard n'y sont plus les maîtres.
Que viens-je y faire ? Allons-nous-en. »
Et il rebroussa chemin, la tête basse, comme un vagabond
surpris dans un verger.
Il s'arrêta au ruisseau qui séparait Cognin de Saint-Cassin.
Il le franchit, et se trouva, cette fois, sur le morceau de terre
qui, sans lien étroit d'exploitation avec le domaine, n'avait pas
été compris dans l'acte de vente et demeurait désormais sa seule
fortune immobilière. Au bas de la pente, il s'arrêta un instant
pour reprendre son souffle, comme une troupe en retraite qui
rencontre un abri. Puis il commença de gravir le coteau, non
sans peine, car il glissait et devait enfoncer sa canne pour se
maintenir. Le sentier, mal frayé, finissait par se perdre tout à
fait. Alors il se dirigea sur l'arbre qui se découpait, solitaire, au
sommet de la colline. C'était un vieux chêne qu'on avait res-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
pecté, non pour son âge, ni pour l'eiïet de sa taille et de son
essor, mais pour un commencement de pourriture qui en avilis-
sait le prix. Ses feuilles tenaces, toutes resserrées et recroque-
villées comme pour mieux se défendre, refusaient, même dessé-
chées, de quitter les branches, et leur teinte de rouille, çà et
là, a'pparaissait sous le givre. Le long de la pente, les troncs
coupés que les bûcherons n'avaient pas eu le temps d'emporter
avant l'hiver gisaient comme des cadavres dans la neige, les uns
vêtus de leur écorce, les autres déjà nus.
Enfin, M. Roquevillard parvint à son but. Il toucha de la
main, comme un ami, l'arbre qui l'avait attiré jusque-là. Et il en
admira la grandeur et la fierté.
« Tu es comme moi, songeait-il en s'épongeant le front. Tu as
vu frapper tes compagnons et tu demeures seul. Mais nous sommes
condamnés. Le temps sera la hache qui nous abattra bientôt. »
Il s'était un peu attardé en montant. Bien que l'après-
midi ne fût pas avancé, le soleil inclinait déjà vers la chaîne de
Lépine. Les jours en décembre sont si courts, et la proximité de
la montagne les raccourcissait encore. De la colline, il comman-
dait presque le même horizon que de la Vigie : en face, le
signal, en bas la fuite du val des Echelles, et sur la droite, au
fond, après la plaine, le lac du Bourget, la chaîne du Revard, le
Nivolet aux gradins réguliers. La neige atténuait les contours,
confondait les plans, adoucissait, uniformisait le paysage. Les
menaces du soir la teintaient d'un rose délicat. C'était, sur les
choses, comme un frisson de vie.
Malgré la pureté du ciel, M. Roquevillard sentit le froid et
boutonna son pardessus. Maintenant que la marche ne l'échauf-
fait plus, il retrouvait son âge et sa peine. Pourquoi avait-il
gravi ce coteau dont la pente, avec ses arbres abattus qui jon-
chaient le sol blanc, lui apparaissait semblable à un cimetière?
Venait-il ici, en face du vieux domaine abandonné après l'effort
conservateur de plusieurs siècles, contempler sa ruine et mener
le deuil de ses espérances? Il pouvait distinguer, de l'autre côté
du vallon, les bâtimens et les terres qui, par héritage, lui
avaient appartenu. La maison qui, l'année précédente, abritait
encore toute la famille rassemblée et jjoyeuse, était close main-
tenant, et jamais plus il n'y rentrerait.
Sur ce tertre dépouillé, funéraire, le silence et la solitude
l'environnaient. Autour de lui, en lui, c'était la mort. Et comme
LES. ROQUEVILLARD. 791
un chef vaincu, après la bataille, fait l'appel, il évoqua une à
une ses douleurs; sa femme épuisée, achevée par le chagrin;
sa fille Félicie donnée à Dieu, partie au delà des mers, perdue
pour lui; Hubert son fils aîné, son meilleur fils, frappé en pleine
jeunesse, loin de France, loin des siens; Germaine, fuyant le
pays natal; Marguerite vouée au célibat par sa pauvreté, et le
dernier des Roquevillard, celui de qui l'avenir de la race dé-
pendait, retenu en prison sous une accusation infamante, même
après le sacrifice de l'antique patrimoine. Vainement il avait
consacré soixante années au culte de la famille. La famille dé-
cimée, accablée par la faute d'un unique descendant, gisait au
pied de la Vigie, comme ces troncs coupés qui trouaient la
neige. A lui, dont la force et la foi robustes promettaient la
victoire, revenait la honte de la défaite.
Dans son découragement, il s'appuya au vieux chêne comme
à un frère d'infortune. Il eut un long gémissement désespéré,
celui de l'arbre qui, sous les coups répétés de la cognée, oscille
tout à coup et va choir. Le ciel et la terre, aux couleurs calmes,
immobiles, n'entendaient pas sa plainte. Et il se sentit aban-
donné.
Deux larmes coulèrent sur ses joues. C'étaient de ces larmes
d'homme, rares et émouvantes parce qu'elles sont un aveu d'hu-
milité et de faiblesse. A cause du froid, elles descendaient len-
tement, à demi gelées sur la chair sans chaleur. Il ne songeait
pas qu'il pleurait. Il ne le comprit qu'en apercevant une forme
humaine qui, lentement, à son tour, gravissait la pente. Et
pour ne pas être surpris dans sa douleur, il s'essuya les yeux.
La forme noire était une vieille femme qui ramassait du bois
mort pour en faire un fagot. Penchée sur la terre blanche, elle
ne le voyait pas. Quand elle fut près du chêne, elle se re-
dressa un peu et le reconnut.
— Monsieur François, murmura-t-elle.
— La Fauchois.
Elle s'approcha encore, posa son fardeau, chercha ce qu'elle
pourrait bien dire, et ne trouvant rien, elle se mit à sangloter,
non pas silencieusement, mais tout haut.
— Pourquoi pleures-tu ? lui demanda M. Roquevillard.
— C'est pour vous, monsieur François.
— Pour moi?
— Oui.
79^ REVUE DÈS DEUX MONDES.
Il n'avait jamais confié sa peine à personne. Sa fierté distante
écartait la commisération. Pourtant, il accepta celle de la vieille
pauvresse, et lui tendit la main.
— Tu as su mes malheurs ?
— Oui, monsieur François.
— Le dernier ?
— Oui... par un de Saint-Cassin qui est revenu ce matin de
la ville.
— Ahl
Ils se turent, puis la Fau chois recommença de se lamenter
à haute voix. Le silence dans la douleur est contraire aux
natures primitives.
— M. Hubert, si gaillard, si jeunet, et gentil avec tout le
monde... A la cuisine il venait regarder les plats et riait avec
nous... Et Madame... Madame, c'était une sainte du bon Dieu.
Tout ça, monsieur François, c'est de la graine de paradis.
M. Roquevillard, immobile, muet, enviait les morts qui se
reposaient. Déjà la Fauchois, bavarde, reprenait:
— Et M. Maurice, on vous le rendra?
Et tout bas, avec cette peur de la justice, fréquente dans le
peuple, elle ajouta :
— C'est demain qu'il passe.
Il la vit se signer comme pour implorer le secours divin.
Involontairement il se souvint de la fille de cette femme qui
avait été condamnée pour vol, et il s'en informa avec douceur,
car son âme éprouvée ne connaissait plus le mépris :
— Et ta fille, en as-tu de bonnes nouvelles ?
— Elle m'est revenue, monsieur François.
— Elle a bien fait.
— Oh! elle n'y a pas de mérite. C'est la nécessité. Elle est
revenue de Lyon toute malade. Elle ne veut pas guérir.
— Qu'a-t-elle ?
— C'est à la suite de ses couches.
— De ses couches ? S'est-elle mariée ?
— Non, monsieur François. Seulement elle a un enfant. Un
petiot mignon et vif qui frétille tout le long du jour. Je ne vou-
lais pas le voir, cet ange. Vous comprenez, à cause de la honte.
Et quand je l'ai vu, d'une risette il m'a tourné les sangs. Main-
tenant, c'est tout mon plaisir.
— Est-ce une fille?
LES ROQUEVILLARD. 793
— Une fille ? Vous voulez dire un garçon, un gros garçon
bien dodu.
— C'est bien des charges pour toi.
— Pour sûr. Mais quand je rentre, je vois ce gosse qui « bibe-
ronne » et ça me fait l'effet d'un verre de votre vin. Une chaleur
et du goût à vivre.
— Tu es déjà vieille pour travailler.
— Justement. Je ne suis plus bonne qu'à ça.
Ainsi, de sa misère même, elle tirait des consolations, et le
malheur apportait à ses derniers jours un suprême intérêt. Dis-
trait de son propre chagrin par ce récit, M. Roquevillard admira
la pauvre femme qui, sans le savoir, lui donnait un exemple de
pardon et de courage. Elle se pencha pour recharger son fagot
sur l'épaule.
— Au revoir, monsieur François.
— Où vas-tu ?
— A Cognin, porter mon bois au boulanger.
— Attends.
Il voulut, pour l'assister dans sa détresse, lui donner une
pièce de cinq francs, mais elle refusa.
— Prends, te dis-je.
— Monsieur François, maintenant la Vigie, ce n'est plus à
vous, à ce qu'ils racontent.
Le front de l'avocat se rembrunit.
— Non, la Vigie n'est plus à moi. Prends tout de même. Cela
me portera bonheur.
Elle comprit qu'elle l'humilierait par un refus et tendit la main :
— Merci. Je prierai pour vous.
Elis descendit la pente en pliant sur les jambes à chaque pas
afin de ne pas glisser. Il la regarda qui diminuait jusqu'à n'être
plus qu'un point noir dans le fond du val. Et il se retrouva seul,
mais différent. Cette pauvresse venait de lui rendre au centuple
le secours d'énergie qu'il avait pu lui donner l'année précédente
aux vendanges.
Le soir, pendant ce colloque, était venu. Il se faisait dans la
nature immobile et comme figée sous la neige ce recueillement
solennel et mystérieux qui précède la fuite du jour. Les con-
tours des montagnes se fondaient avec le bord du ciel pâle.
Aucun bruit ne troublait le silence, plus impressionnant dans
son indifférence que le déchaînement d'une tourmente,
794 REVUE DES DEUX MONDES.
Au bas de la colline, le petit ruisseau glissait sournoisement
sous une mince couche de glace qui, rompue, se reformait. La
terre, d'une seule teinte, paraissait ensevelie dans sa blancheur,
comme un joyau dans l'ouate.
M. Roquevillard fixait la Vigie fermée, déserte, veuve de la
lignée qui l'avait conquise. Cette vue l'attirait, le fascinait. LaFau-
chois avait réveillé en lui l'instinct de lutte, éloigné de lui le déses-
poir. Le chef de famille écartait la douleur pour songer à l'enfant
dont il avait la charge. Il cherchait un moyen de le sauver. Mais
son regard qui implorait comme une supplication se heurtait à
cet enveloppement froid et cruel de l'espace clair et sans paroles,
sans aucune de ces paroles que prononcent les saisons de vie, le
printemps, l'été, et l'automne même. Gomment défendre son fils
avec le seul passé? Quel concours attendre de la terre aban-
donnée, de la race descendue au tombeau ? Et tout haut, il répéta
les mots que M. Bastard lui avait dits en lui apprenant que
l'accusé refusait de discuter l'accusation :
— On ne plaide pas avec les morts.
Le soleil qui touchait la ligne de faîte jeta son dernier éclat.
Aux pentes des monts, la neige accumulée parut tressaillir sous
ses feux, et comme réveillée d'une léthargie s'empourpra. Enfin,
l'horizon immobile s'animait sous la lumière. Silencieux et im-
maculé, il consentait à sentir la vie et à l'exprimer. La terre fré-
missante se séparait nettement du ciel dont le bleu pâle se
teintait de mille nuances où dominait l'or. Et plus près, le givre
qui recouvrait les arbres et les buissons refléta les rayons du
couchant comme ces pierres qui résument en un tout petit espace
la clarté des lustres.
Les yeux fixés sur la Vigie, M. Roquevillard assistait à ce
phénomène de résurrection. Aux caresses du soir, pour quelques
instans la nature renaissait. Le sang de nouveau circulait sur son
visage de marbre. Le long des vignes, au sommet du coteau
atteint plus directement par les flèches presque horizontales du
soleil, au lieu d'un terrain uniformi&>^dans sa blancheur, le pro-
priétaire dépossédé distinguait maintenant, reconnaissait les
mouvemens du sol qui lui rappelaient l'emplacement des
cultures, et voici que, de-ci, de-là, les arbres, — hauts peupliers
calmes et fiers comme des palmes droites, tilleuls aux branches
en fusées, minces bouleaux, châtaigniers massifs, délicats
arbres fruitiers aux membres chétifs et pourtant si experts à
LES ROQUEVILLARD. 795
porter leur charge, — tout à l'heure anonymes et brouillés, lui
parurent surgir comme des personnages.
Et il ne sentit plus son isolement, car il nomma ces fan-
tômes. Avec une émotion croissante, il évoqua toutes les géné-
rations successives qui avaient défriché ces terres, bàli cette
maison de campagne, cette ferme, ces rustiques, fondé ce
domaine, depuis la première blouse du plus ancien paysan jus-
qu'aux toges du Sénat de Savoie, jusqu'à sa robe d'avocat. Le
plateau qui s'étendait à sa hauteur, en face de lui, était occupé
comme un fort, par la chaîne de ses ancêtres qui, avec le blé, le
seigle, l'avoine, et les vergers et les vignes, avaient implanté sur
ce coin de sol une tradition de probité, d'honneur, de courage,
de noblesse. Et comme les produits du patrimoine en répan-
daient au loin la réputation, cette tradition rayonnait sur la cité
que là-bas, au fond du cirque de montagnes, l'ombre commen-
çait d'envahir, sur la province qu'elle avait servie, protégée,
illustrée même à certaines heures historiques, et jusque sur le
pays dont la force était faite de la continuité et de la fermeté de
ces races-là.
Et il répéta pour la seconde fois :
« On ne plaide pas avec les morts. »
Mais il ajouta aussitôt :
« Avec les morts, non, mais avec les vivans. Ils sont là,
tous. Pas un ne manque à l'appel. La terre s'est ouverte pour les
laisser passer. Ce vallon qui nous sépare, je le franchirai. Je veux
les rejoindre. »
Et il mesura le creux du val déjà noir, comme si tous ces
fantômes s'y étaient massés.
L'ombre s'emparait de la nature. Déjà toute la plaine lui ap-
partenait. Elle montait. Les montagnes la défiaient encore, et
surtout le Nivolet en étages qui, faisant face au couchant, en
recevait toute la flamme, et dont la neige pourpre et violette
semblait échaufîée comme un métal en fusion.
Penché vers le bas de la colline, M. Roque villard suivait cet
effort de la nuit. Et tout à coup, il tressaillit^de tout son être.
Avec l'ombre, les ombres montaient, toutes les ombres. Elles
avaient quitté la Vigie, elles venaient. Tout à l'heure c'étaient
elles qu'il avait vues groupées au fond du^ vallon. Elles lui appor-
taient leur présence, leur assistance, leur témoignage. Il y en
avait sur toutes les pentes. C'était comme une armée qui se ralliait
790 REVUE DES DEUX MONDES.
autour de son cnef debout au pied du chêne. Et quand toute
l'armée fut rassemblée, il l'entendit qui lui réclamait la victoire :
« Nous avons travaillé, aimé, lutté, souffert, non point dans
un dessein personnel, pour un but atteint ou manqué par chacun
de nous, mais à une fin plus durable et qui nous dépassait, en
vue de la famille. Ce que nous avons réservé pour le fonds com-
mun, nous te l'avons confié pour le transmettre. Ce n'est pas la
Vigie. Une terre s'acquiert avec de la sueur et de l'ordre. C'est
l'âme de notre race que tu portes en toi. Nous avons confiance
en toi pour la défendre. Que parlais-tu, dans ton désespoir, de
solitude et de mort? De solitude? Compte-nous et dis-nous d'où
tu viens ? De mort ? Mais la famille est la négation de la mort.
Puisque tu vis, nous sommes tous vivans. Et quand tu nous
rejoindras à ton tour, tu revivras, il faut que tu revives dans tes
descendans. Vois : à cet instant décisif, nous sommes tous là.
Soulève ta douleur cornme nous avons soulevé la pierre de nos
tombes. C'est toi, entends-tu, à qui est réservé l'honneur de
défendre, de sauver le dernier des Roquevillard. Tu parleras
en notre nom. Après, ta tâche accomplie, tu pourras nous re-
joindre dans la paix de Dieu... »
M. Roquevillard, de la main, s'appuya au chêne. L'ombre assié-
geait le Nivolet, dont le gradin supérieur que surmonte une croix
flamboya encore avant de s'éteindre. Alors il connut un grand
calme intérieur et accepta la mission qu'il recevait du passé.
« Maurice, ton défenseur, ce sera moi... Et je ne pronon-
cerai pas le nom de M"^ Frasne. »
Comme il abandonnait l'arbre, il considéra l'emplacement
qu'il quittait :
« Là, pensa-t-il, je rebâtirai... Moi, ou mon fils. »
Henry Bordeaux.
[La dernière partie au prochain nwnch^o.)
LA
(1)
CONVERSION D'ISNARD
I
Avant d'entrer dans la vie politique, M.nximin Isnard, celui
qu'on a appelé, par paresse de- langue, le girondin Isnard, n'avait
.point d'histoire. Il appartenait à cette grande foule anonyme du
Tiers Etat, qui, surtout dans le Midi et plus particulièrement en
Provence, s'agitait, se travaillait, et fit la Révolution. Né à
Grasse, « la gueuse parfumée (2), » sur les dernières pentes
d'une colline fouettée par le mistral, rôtie par le soleil, toute
vibrante de cigales, tout odorante de mille effluves, à trois
lieues et en face de la grande mer d'azur, on devine sans
peine quelle influence ce sol dut avoir sur sa parole violente,
enflammée, aux images grandioses et imprévues. Il est plus que
probable qu'il fit ses études, et de bonnes études, au collège que
les Oratoriens étaient venus fonder à Grasse, quand il avait huit
ans. La Révolution, qui doit tant d'hommes à l'Oratoire, lui
doit-elle Isnard? On ne sait. Du moins, ses maîtres lui apprirent-
(1) Archives nationales. — Archives de la préfecture de police, Affaire des ex-
conventionnels. — Proscription d'Isnard, Paris, chez l'auteur, l'an III de la Répu-
blique, in-8°, 98 pages. — Je dois, en outre, de précieuses informations sur Isnard
îi MM/Mireur, archiviste du Yar, et Moris, archiviste des Alpes-Maritimes.
(2) Le mot est de Godeau, et je sais bien qu'il l'appliquait à toute la Provence.
Mais Godeau fut évéque de Grasse précisément, et, entre toutes les villes de Pro-
vence, celle-ci passait, même encore au temps de la jeunesse d'Isnard, pour une
des moins nroores et à la fois des nlus embaumées.
798 REVUE DES DEUX BIONDES.
ils à aimer les classiques de l'antiquité, Démosthènes, Plutarque
et Gicéron ; on le voit, sinon à ses discours, du moins à quelques-
uns de ses écrits (1). Mais ce qu'ils ne lui apprirent certaine-
ment pas, ce qu'il apprit tout seul, aux heures dérobées, c'est à
lire Jean-Jacques Rousseau, qui incendiait alors tant de jeunes
imaginations : il embrasa la sienne d'un feu qui ne s'éteignit,
jamais.
Cependant le cercle domestique dans lequel il avait pris nais-
sance, et celui dans lequel allait l'introduire son mariage,
n'avaient rien de commun avec la littérature, si l'on en juge aux
apparences ; et c'est ce qui déconcerte un peu, quand on essaye
de démêler, dans le passé d'Isnard, les fils conducteurs de sa
destinée. Issu d'un père qui devait à la fabrication et au com-
merce des savons une belle aisance, il n'avait pas encore tout à
fait vingt et un ans, lorsqu'il épousa à Draguignan, le 24 no-
vembre 1778, Françoise-Emmanuelle-Marguerite Clérion, fille
d'un riche parfumeur en gros de cette ville : le même jour et
dans la même église, son frère aîné conduisait à l'autel la sœur
de Françoise-Emmanuelle. Suivant contrat passé la veille,
la dot de la future se montait à 50 000 livres, tandis que le
futur en apportait lui-même 85 000. Son beau-père l'associait
aux affaires de son commerce pour cinq ans, sous la raison so-
ciale Clérion et Isnard cadet, mais il se réservait la gestion
de la caisse et la signature, vu la minorité de son gendre. A
partir de ce jour et pendant plus de dix ans, une obscurité
presque complète couvre l'existence d'Isnard (2). Absorbé sans
(1) Je fais surtout allusion à sa philippique Isnard à Fréron qu'il publia en
Van IV, au retour de sa mission à Marseille : c'est un évident pastiche. Mais lors-
qu'un des derniers historiens de la Révolution, rappelant l'action de la parole
d'Isnard sur la foule, la traite de « rhétorique, » s'il entend par là l'art de s'échauffer
à froid, fie répandre une chaleur factice et empruntée sur ce que l'on dit, je
conteste la justesse de ce reproche. Isnard est essentiellement un orateur: et
j'accorde, si l'on veut, que jamais l'art oratoire ne comporta plus de déclamation;
mais c'est un orateur de premier jet, un des plus grands, le plus grand peut-être des
improvisateurs de son temps. Si donc il y a de la chaleur dans ses discours, elle
jaillit toujours, sans calcul, ni recherche, ni intermédiaire, du contact direct de
son âme avec les événemens.
(2) Dans un roman de Ponson du Terrail que le journal Le Matin exhuma et
publia en feuilleton en 1903, il est question d'une mystérieuse agression don*-
Isnard aurait été victime à sa bastide des environs de Draguignan, dans la nuit
du 27 janvier 1787. C'est une « histoire de brigands » qui n'était connue de per-
sonne dans le pays (je le tiens de bonne source) et qui n'a laissé d'ailleurs
aucune trace dans les documens.
LA CONVERSION d'iSNARD, 799
doute par l'importance de son négoce à Draguignan, par la
direction d'une fabrique de savons qu'il avait fondée à Saint-
Raphaël et d'une maison de banque qu'il y avait jointe, les
seules dates qui jalonnent cette longue période sont celles des
naissances de ses quatre premiers enfans. Mais dès que la voix
puissante de Mirabeau fait rouler son tonnerre sur la Provence,
elle rencontre dans l'âme du jeune industriel un écho d'une
sensibilité, d'une ampleur, d'une sonorité inattendues. Impatient
du joug, — c'est lui-même qui parle, — il frémit, il s'enfla^nr^-ie,
il se redresse avec force ; il assemble et harangue le peuple,
sonne le tocsin de la liberté, électrise et porte l'épouvante dans
le cœur des privilégiés. Son langage, jugé séditieux, est dénoncé
au parlement d'Aix; il est décrété de prise de corps, et deux
dragons vont pour l'arrêter. Mais il s'enfuit de toits en toits, au
risque de se rompre le col, franchit la frontière toute voisine,
et, du fond de l'asile où il se cache, se croyant exposé, lui et les
siens, aux pires destins, il compose, à l'adresse de sa femme (1),
une sorte de testament spirituel dans lequel sou imagination,
surexcitée par le danger, se donne libre carrière. Ne sourions pas
trop à la lecture de ce morceau : Isnard, naturellement lyrique,
pensait sincèrement ainsi, et rappelons-nous que la Nouvelle
Héloïsc, tout entière, est écrite dans ce style-là :
« 0 femme trop sensible ! Quelles doivent donc être tes
alarmes depuis que tu vois cette tête qui t'est chère, courbée
sous la hache des bourreaux? Habites-tu au milieu de nos
enfans, ou bien n'ont-ils plus de mère ? Hélas ! je l'ignore, et
c'est mon plus cruel tourment. Ah ! si jamais je revole dans tes
bras, que d'amour! que de félicité ! Par quels excès de tendresse
je te ferai oublier les maux que te causa l'excès de mon patrio-
tisme ! Comme j'apprécierai les charmes de la vie obscure et
champêtre! que d'expérience acquise à l'école de l'adversité!...
Ma patrie, mon père, toi, nos enfans, mes foyers, des livres et
des arbres, voilà mes vrais biens sur la terre. Si je venais à la
quitter bientôt, sèche tes larmes en songeant que je meurs
martyr de la liberté. Offre à notre Jean Jacques mon dévoue-
(1) Le surlendemain de son évasion, sa femme, qui était enceinte et qui,
comme toute sa famille, vivait dans la plus grande inquiétude, vit passer un jeune
homme à peu près de sa taille que la gendarmerie conduisait enchaîné. Elle
accoucha, avant terme, quelques heures après.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
ment à 'imiter ; qu'il hérite de ma haine implacable pour les
tyrans, de mon idolâtrie pour la liberté ; qu'il soit digne de la
République et, j'ose dire, de son père. Pénètre-le du dogme si
consolant de l'immortalité de l'âme, qui le rendra, comme moi,
invulnérable à tous les coups du sort. Inspire tes sentimens, tes
vertus à l'intéressante Aimée, à Cécile, à Emilie; apprends-leur
à braver l'infortune, la misère. Il est un dernier vœu que je
forme et que je te prie d'effectuer : c'est d'ensevelir quelques
restes, ou du moins quelque représentation de mon être au pied
d'un chêne ; et si jamais un temps arrive où tu puisses, sans
risque, indiquer cet arbre à tes concitoyens, tu graveras alors
sur son écorce :
CI-GIT ISNARD QUI SUT BRAVER
TOUS LES TYRANS DE SA PATRIE.
IL A PERDU LA VIE
PROSCRIT PAR UN SÉNAT Qu'iL A VOULU SAUVER. »
Jusqu'ici, des idées religieuses d'Isnard, nous ne connaissons
encore rien. Si son nom figure dans le procès-verbal de l'inau-
guration de la loge maçonnique Le Triomphe de l' Amitié, fondée
à Draguignan en 178S, sa présence à cette cérémonie n'a peut-
être (1) pas la signification qu'elle aurait eue en d'autres temps.
Toutefois, de l'apostrophe à sa femme qu'on vient de lire, rete-
nons le passage où il parle de l'immortalité de l'âme. Pour le
moment, cette idée n'est encore sans doute qu'une doctrine phi-
losophique. Mais de tous les chemins qui mènent ou ramènent à
la foi, la philosophie n'est pas le moins fréquenté. Cette faible
lueur qui commence à l'éclairer de loin, dans une première
heure de détresse, va subir une forte et inquiétante éclipse ;
H) Je dis « peut-être, » parce que je ne suis pas absolument d'accord avec ceux
qui prétendent qu'il n'y eut rien d'hostile au catholicisme dans le grand mouve-
ment maçonnique que l'on remarque aux approches de la Révolution; et lorsqu'on
allègue les nombreux adeptes que les loges recrutèrent alors dans tous les
rangs du clergé, et les messes qu'elles faisaient dire pour célébrer leurs fêtes
annuelles ou pour honorer la mémoire des frères décédés, je ne trouve pas ces
raisons bien convaincantes. Dans une cérémonie publique, dans une fête corpora-
tive surtout, une messe n'a jamais été qu'un numéro du programme, qu'un
accessoire traditionnel et de pur protocole. Quant au clergé, on semble oublier
que celui du xviii" siècle n'est pas celui d'aujourd'hui ; qu'il était rempli d'incré-
dules, à tout le moins d'indifférens ; et puisque la franc-maçonnerie était devenue
surtout une afiaire de mode, pourquoi n'aurait-elie pas eu ses snobs parmi les
jeunes clercs aussi hien qu'ailleurs ?
LA CONVERSION d'iSNARD. 801
mais elle devait grandir et, comme un phare, guider sa barque
pour l'amener au port. ^
IT
Nous retrouvons Isnard, deux ans après, à l'Assemblée légis-
lative, où ses compatriotes du Var l'avaient envoyé. Celui qui
écrira l'histoire de sa vie publique aura des choses intéressantes
à dire sur son rôle dans cette assemblée. Il aura à déterminer sa
part d'influence sur la politique du groupe dont il prit tout de
suite la tête, aux côtés de Brissot, de Vergniaud, de Gensonné,
de Guadet, de Condorcet. Il rappellera ses harangues qui, dès le
début, le classèrent au premier rang des orateurs, et il n'aura
pas de peine à montrer par où se distingue, de celle de ses
émules, son éloquence chaude, spontanée, audacieuse, qui soule-
vait l'auditoire et déchaînait tour à tour la colère et l'enthou-
siasme.
Le nom d'Isnard est inséparable de deux des principales
questions qui furent livrées aux débats de l'Assemblée; et il se
trouve aussi que, pour l'histoire de ses idées, la seule qui nous
intéresse ici, elles sont de première importance : celle des émi-
grés et celle des prêtres insermentés.
Lorsque Gensonné eut déposé son rapport sur les troubles
de la Vendée et conclu à des mesures contre les prêtres auxquels
il les attribuait, Isnard monta à la tribune. C'était la première
fois. Qu'on se représente un homme corpulent, sanguin, à la
voix forte, mordante et emportée (1). Exalté par le danger que
pouvait faire courir au pays un clergé en révolte, il réclama
contre les prêtres réfractaires les peines les plus rigoureuses :
« La religion, — s'écria-t-il au milieu d'une tempête d'applaudis-
semens et de murmures, — la religion doit être considérée dans
ce moment comme un instrument avec lequel on peut faire infi-
niment plus de mal à la société qu'avec tout autre, et c'est pour-
quoi je soutiens que la loi doit être plus sévère contre tous ceux
qui s'établissent les intermédiaires entre le ciel et la terre, entre
Dieu et les hommes, parce que, comme dit Montesquieu, le
(1) C'était un des plus gros mangeurs de son temps. On prétend qu'il expédia,
un jour, à lui seul, une dinde entière. Une autre fois, il aurait absorbé toute la
provision de glaces d'un grand limonadier.
TOMB XXX. — 190Î).
802 REVUE DES DEUX MONDES.
prêtre a de si j,iundes menaces devers lui et de si grandes pro-
messes!... Il prend l'homme au berceau et le conduit à la tombe;
il n'est pas surprenant qu'il ait de si grands moyens de séduire
le peuple, et c'est pour cela que vous devez le punir d'autant plus
sévèrement lorsqu'il en abuse...
« Il faut chasser de France les prêtres perturbateurs; si j'osais
me servir d'une expression triviale, je dirais que ce sont des
pestiférés qu'il faut renvoyer dans les lazarets de Rome et
d'Italie... A ceux qui nous disent que rien n'est plus dangereux
que de faire des martyrs, je réponds que ce danger n'existe que
lorsqu'on persécute des hommes vertueux et fanatiques; et il
n'est question ici ni d'hommes vertueux, ni de fanatiques, mais
d'hypocrites et de perturbateurs... Le prêtre n'a pas le caractère
assez résolu pour prendre un parti ouvertement hostile; il est,
en général, aussi lâche que vindicatif; il est nul au champ de
bataille; les foudres de Rome s'éteindront sur le bouclier de la
Liberté. » Sans aller jusqu'à décréter l'exil des prêtres réfrac-
taires, comme le demandait Isnard, l'Assemblée imposa le ser-
ment civique à tous les ecclésiastiques. Ceux qui s'y refuseraient
seraient privés de leur traitement et déclarés suspects; quant
aux perturbateurs, on les jetterait en prison. Ainsi, dans son fa-
natisme anti-clérical, pour parler la langue d'aujourd'hui, Isnard
dépassait la majorité d'une assemblée qui n'était cependant pas
tendre envers le clergé.
L'antipathie qu'il ressentait à l'égard de la religion et de ses
ministres n'eut alors d'égale que l'indignation provoquée en lui
par les menées des émigrés. Ici encore, à l'avant-garde de son
parti, et donnant la main à Brissot, il désapprouva le mélange
de fermeté et de douceur qu'avait conseillé Gondorcet en un
discours cependant très applaudi, et il appela sur la tête des
Français qui persistaient à demeurer à l'étranger, comme sur
celle des princes qui leur donnaient asile, toutes les foudres de la
nation irritée. On n'était encore qu'au mois de novembre 1791 :
Brunswick n'avait pas lancé son manifeste , la patrie n'était pas
en danger. Entraînée cependant par Isnard, l'Assemblée déclara
en état de conspiration tout Français faisant partie des attroupe-
mens formés hors du royaume, et prononça la peine de mort
contre ceux qui n'auraient pas déposé les armes au i" jan-
vier 1792. Elle délégua, de plus, vers Louis XVI, comme le
voulait encore Isnard, quelques-uns de ses membres pour lui
LA CONVERSION d'iSNARD. 803
demander d'inviter les princes allemands à dissiper les rassemble-
mens qu'ils toléraient sur la frontière. Et quand le président de
cette députation dit au Roi : « Si des princes d'Allemagne conti-
nuent de favoriser des préparatifs dirigés contre des Français, les
Français porteront chez eux, non le fer et la flamme, mais la,
liberté, » cette première menace officielle de la, .Révolution à.
l'Europe était l'écho des paroles mêmes d'Isnard.
III
Commencé sur les bancs de l'Assemblée législative, le grand
duel de la Gironde et de la Montagne se poursuivit à la Con-
vention, avec quel redoublement d'acharnement, ce n'est pas ici
le lieu de le redire. Isnard y reparut, toujours au premier rang,
toujours aussi intrépide. Lors du procès de Louis XVI, il se
montra conséquent avec lui-même. Dans la précédente assemblée,
dès le 3 août 1792, on l'avait entendu démontrer que la conduite
du Roi n'était qu'un tissu de parjures et d'hypocrisies, et, le
soir même, au club des Jacobins, son discours lui avait valu
d'être salué comme « un vrai héros de la liberté. » Plus avancé
que la majorité de son groupe qui, si elle travaillait avec ardeur
à renverser la royauté, ne voulait pas, semble-t-il, la mort du
Roi, Isnard vota la mort, sans appel ni sursis. Puis les partis, un
instant distraits par le procès, reprirent leur querelle. Mais la
Montagne avait trouvé à l'Hôtel de Ville et dans les faubourgs
de redoutables auxiliaires. De jour en jour plus audacieuse et
plus insolente, la Commune dictait maintenant ses lois au légis-
lateur. Isnard, comme la plupart des députés de province,
aimait peu Paris, cet Etat dans l'Etat; il avait le culte de la loi
et de la représentation nationale. « La loi, — s'était-il écrié un
jour à la tribune, — la loi, c'est mon Dieu, le seul que je con-
naisse ! » Et voilà que le sanctuaire de la loi était, à chaque
instant, envahi et profané. Une sourde colère, — celle du prêtre
dont on briserait l'autel, — grondait en lui : elle n'attendait,
pour éclater, que l'occasion.
Le 2S mai 1793, une députation de la Commune se présenta
à la barre pour sommer la Convention de remettre en liberté
Hébert arrêté par son ordre. Isnard présidait. On connaît sa ré-
ponse : « Ecoutez ce que je vais dire. Si jamais, par une de ces
insurrections qui, depuis le 10 mars, se renouvellent sans cesse,
804 REVUE DES DEUX MONDES.
il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation nationale, je
vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait
anéanti, et l'on chercherait bientôt sur les rives de la Seine la
place où cette ville aurait existé. Souvenez- vous que le glaive de
la loi, qui dégoutte encore du sang du tyran, est prêt à trancher
la tête de quiconque voudrait rivaliser de pouvoir avec la Con-
vention nationale. » L'émeute recula. Mais, rendue plus furieuse
par cette menace même, elle revint aussitôt à l'attaque. En deux
jours, le 31 mai et le 2 juin, la Gironde était anéantie
Sentant que sa tête n'était plus solide sur ses épaules, Isnard,
plus habile ou plus heureux que les proscrits du 2 juin, n'avait
pas attendu de tomber au pouvoir de ses ennemis : suivant la
proposition du Comité de Salut public, il s'était « suspendu » lui-
même de ses fonctions, et, dès lors, prisonnier sur parole dans
Paris, il put, au moins pendant quelque temps, se croire à l'abri
des vengeances de la Commune. Mais la Commune ne le perdait
pas de vue : elle attendait seulement son heure. Le 28 sep-
tembre, un des jurés du tribunal révolutionnaire, accompagné
d'une force armée, l'arrêta en pleine rue. On le conduisait à la
Conciergerie, lorsqu'il obtint qu'en passant devant le Comité de
Sûreté générale, on l'y fît monter pour l'aviser de son arrestation.
Le Comité, qui savait bien qu'Isnard n'était sous le coup d'aucun
mandat, ne pouvait que le remettre en liberté. Ce fut un court
répit : cinq jours plus tard, il était compris parmi les députés
que la Convention, sur le rapport d'Amar, décrétait d'accusation.
Il alla chercher et trouva un asile au fond du faubourg Saint-
Antoine; l'asile était précaire, car, quelques mois plus tard, quand
il fut mis hors la loi, comme Girondin fugitif et l'un des chefs
du fédéralisme, deux commissaires et douze hommes armés étant
venus perquisitionner dans le lieu qu'il habitait, il s'en fallut
de rien qu'il ne fût découvert. Etendu sur le dos, dans une fosse
étroite qu'il s'était creusée en terre, il entendit pendant un quart
d'heure les gendarmes marcher au-dessus de sa tête (1). Cette
alerte le décida à quitter Paris, au risque de se faire vingt fois
reconnaître et arrêter en route. Il réussit cependant à se réfu-
(1) Rappellerai-je que Rabaud-Saint-Étienne, qui était dans le même cas et qui,
comme lui, avait trouvé une retraite dans un faubourg de Paris, cliez des compa-
tî-iotes, fut moins heureux? Découvert, il fut envoyé à l'échafaud, sur simple
constatation d'identité. L'homme et la femme qui l'avaient recueilli subirent le
même sort.
<LA CONVERSION d'iSNARD. 805
gier quelque part en province, en Dauphiné, croit-on, chez des
amis qui n'osèrent ou ne purent lui donner, pour abri, qu'une
grotte parmi des rocliers. C'est là qu'il semble avoir vécu jusqu'à
la fin de la Terreur. Très ému des dangers auxquels il venait
d'échapper, s'attendant à chaque instant à être repris et traîné
au supplice, comme la plupart de ses amis; la conscience in-
quiète des persécutions auxquelles il avait eu si grande part
et qui, maintenant, se retournaient contre lui; troublé surtout
du mal qu'il avait dit de la religion, une grande révolution
s'opéra alors chez ce grand révolutionnaire : il se convertit.
« Le décret, — dit-il dans l'opuscule où il raconta plus tard
sa proscription, — le décret qui me mit hors la loi, sembla me
mettre aussi hors des peines de la vie et m'introduire dans une
■existence nouvelle et plus réelle. Si je n'eusse jamais été pro-
scrit, emporté comme tant d'autres par une sorte de tourbillon,
j'aurais continué d'exister sans me connaître; je serais mort
sans savoir que j'avais vécu; mon malheur m'a fait faire une
pause dans le voyage de la vie, durant laquelle je me suis regardé
et reconnu; j'ai vu d'où je venais, où j'allais, le chemin que
j'avais fait et celui qu'il me restait à parcourir, les faux sentiers
que j'avais suivis et ceux qu'il me convenait de prendre pour
arriver au vrai but.
« Il m'est impossible d'exprimer quelles jouissances m'ont
procurées ce silence, ce recueillement absolu, cette possession
continuelle de ma pensée, cette étude suivie de mon être, ces
fruits de sagesse et d'instruction que je sentais éclore en moi, cet
abandon de la terre, ce lointain d'où j'apercevais et jugeais les
criminelles folies des hommes, cette adoration sincère et crois-
sante de la vertu, cette élévation intellectuelle vers les objets
grands et sublimes, et surtout vers l'auteur de la nature, ce culte
libre et pur que je lui adressais sans cesse.
« Je me promenais seul dans un jardin, environ trois heures
chaque nuit. Le spectacle de la voûte étoilée, le seul qui s'offrît
à ma vue, fixait presque continuellement mes réflexions. Ah !
qu'elles étaient salutaires et ravissantes!... Qu'il est sublime ce
li^Te sans cesse ouvert sur nos têtes, tracé de la propre main de
l'être incréé, et dont chaque lettre est un astre ! Qu'il est heureux
celui qui sait y lire ce que j'y voyais en traits de feu, en hiéro-
glyphes solaires : existence de Dieu, immortalité de l'âme, néces-
sité de la vertu. Retenu quelquefois, couché sur du gazon ou
806
REVUE DES DEUX MONDES.
assis sur une pierre, jusques à deux heures du matin dans mes
admirations méditatives, et devenu par elles aussi persuadé que
Socrate de l'immortalité de nos âmes, je m'écriais, en regagnant
ma retraite : « S'ils m'égorgent aujourd'hui, demain tous ces
soleils brilleront sous mes pieds (1). »
Réintégré, non sans difficulté, à la Convention dans les mois
qui suivirent la mort de Robespierre, Isnard se signala par le
zèle avec lequel il alla réprimer l'insurrection marseillaise de
germinal an III. Il passa ensuite au Conseil des Cinq-Cents et s'y
fit peu remarquer; le sort l'en ayant exclu en 1797, il disparut
définitivement de la scène politique.
IV
Alors s'ouvre une nouvelle phase de l'existence d'Isnard. Il se
retira dans une campagne des environs de Grasse, sur les bords de
la Méditerranée, voyant peu de monde, mais ayant constamment
sous les yeux la mer, le ciel et la nature. Il consacrait une partie
de ses loisirs à sa femme (2) et à ses jeunes eni'ans dont il avait
été si longtemps séparé et que si longtemps il avait désespéré
de revoir; il employait l'autre à poursuivre les méditations et les
études de philosophie religieuse auxquelles il avait pris goût
durant les longues heures de sa réclusion. Ce temps de recueille-
lement aboutit, en 1802, c'est-à-dire au moment même où le culte
se relevait en France, à la publication d'un discours sur l'immor-
talité de l'âme (3), premier crayon d'un ouvrage plus étendu
qu'il projetait, qu'il écrivit peut-être, mais qui est resté inédit.
Ce travail se compose d'un texte assez court et de notes fort
étendues qui en font surtout l'intérêt. C'est là en effet qu'il ex-
(1) Entre quelques-unes des pages de la Proscription d'Isnard et les premières
œuvres de Lamartine, il y a des ressemblances frappantes. Serait-il téméraire de
croire que le poète les avait lues, dans son enfance, sur les genoux de sa mère?
Au lendemain de la Terreur et des persécutions religieuses, ces pages devaient se
passer de mains en mains dans les familles chrétiennes. On les citait naguère
encore dans us ouvrages d'apologétique.
(2) Pendant la proscription d'Isnard et tandis que son nom était inscrit sur la
liste des émigrés, sa femme avait demandé le divorce, qui fut prononcé à Grasse
le 12 germinal an 11. Mais ce divorce, comme beaucoup d'autres" alors, n'avait
pour but que de dégager du séquestre mis sur les biens de son mari, ce que la
loi lui permettait <! en retirer. Les époux se réunirent après la tourmente, et la
dernière de leurs filles naquit à Grasse le 4 janvier 1799.
(3) De l'Immortalité de l'dme, par Maximin Isnard. Paris, Gh. Pougens,
an X-1802, in-8% 90 pages.
LA CONVERSION d'iSNARD. 807
plique comment il fut conduit à s'occuper du problème de l'im-
mortalité, et la manière dont il s'y prit pour le résoudre. Tout à
l'heure, en l'an III, c'était le poète qui chantait ses premières
émotions religieuses. Sept ans ont passé depuis lors. A la fleui
fraîche éclose de son enthousiasme a succédé le fruit mûr de
la réflexion. Maintenant le poète assoupi se réveille encore
parfois ; mais le plus souvent, c'est le penseur, et le penseur
chrétien, qui parle. La bouche d'Isnard n'était pas habituée à ce
langage : il dut produire un singulier effet sur ceux qui l'avaient
entendu autrefois. On en jugera par ces quelques extraits :
«... Mes opinions sur l'immortalité de l'âme et sur les autres
points de métaphysique religieuse que j'ai désignés dans ce dis-
cours, ne tiennent nullement, comme on pourrait le croire, à la
vivacité de mon imagination, à la sensibilité de mon âme;
elles sont le fruit de la plus profonde réflexion, et je puis dire
que peu d'hommes se sont trouvés à même de réfléchir là-dessus
aussi longtemps et aussi sérieusement que moi. Je dois cet avan
tage aux malheurs de la Révolution. Proscrit, condamné pour
un acte de dévouement envers ma patrie, la Providence, sans
me faire quitter Paris, me retint emprisonné dans une retraite
isolée, où, n'apercevant en arrière que mon échafaud dressé, de-
vant moi que le soleil, la nuit et la nature, n'ayant plus d'autre
intérêt ici-bas que de réfléchir sur Dieu, sur mon âme, sur la
religion, je me livrai tout entier à une méditation sur les objets
métaphysiques et religieux, qui dura seize mois pendant quinze
heures par jour, et certes on ne réfléchit jamais plus profondé-
ment qu'au pied de l'échafaud !
« Je retrouvai dans mon cœur ces germes religieux qu'une
saine éducation y avait semés dans l'enfance, et qui, si longtemps
étouffés par la prospérité, se ravivaient dans le malheur.
« Mais si mon âme était entraînée vers la religion, mon es-
prit répugnait à réfléchir sur ses dogmes et mystères, que je
trouvais absurdes. Je ne pouvais les croire, parce que je n'avais
pu les expliquer.
« Ceux qui, en matière religieuse, ont tant fait une fois que
de soumettre à l'examen rigide de leur faible raison ce que tant
de gens mieux avisés croient sans même y réfléchir, ne peuvent
plus trouver vrai que ce qui leur est assez démontré pour les
frapper d'une entière conviction. Ils veulent absolument qu'on
808 REVUE DliS DEUX MONDES.
leur prouve tout, et je me trouvais dans ce cas. Il faut alors
que ces sceptiques en fait de religion restent égarés dans le dé-
dale de la métaphysique; ou bien qu'à force de méditation et de
philosophie, ils parviennent à soulever presque tous les voiles
du sanctuaire, et à parcourir le cercle entier des connaissances
religieuses, pour revenir enfin, les yeux ouverts et un flambeau
à la main, dans le même endroit où l'humble foi les aurait
laissés paisiblement, son bandeau sur les yeux.
« J'ai heureusement parcouru le cercle; mais encore plus
heureux celui qui n'a pas besoin de faire le tour du monde pour
retourner au point d'où il était parti !
« Avec un cœur plein de zèle et un esprit égaré, mais résolu
de ne prendre du repos qu'après avoir distingué la vérité, j'entre-
pris ce long pèlerinage de la pensée. Celui qui m'en inspira la
résolution m'entretint dans la persévérance.
« Je m'aperçus d'abord qu'en matière religieuse, la solution
de la vérité dépend moins de l'effort de notre esprit, que de la
disposition de notre cœur; que sur ces questions qui tiennent
autant au sentiment qu'à l'intelligence, l'aveugle raison s'égare et
tombe, si elle veut marcher seule d'un pas présomptueux; qu'il
faut que la vertu lui prête le ferme appui de son bras, et que la
charité seule peut délier le bandeau que le vice et l'erreur re-
tiennent sur nos yeux. Je reconnus que dans la nuit obscure
de la métaphysique religieuse, la vérité ne se montre que par
éclairs qu'il faut saisir, et comme une flamme que l'humble
prière allume et que l'orgueil éteint. C'est pourquoi tant de per-
sonnes sont si peu propres à cultiver cette science, tandis qu'elles
sont si habiles dans toutes les autres.
« Je commençai donc par prier, et, plus en rapport avec
Dieu, je devins meilleur, plus calme, plus au-dessus de l'infor-
tune, plus apte à discerner la vérité.
« Séquestré des hommes, et sans distraction, je pus me con-
centrer tout à fait en moi-même, et je découvris que cette con-
centration est le plus puissant moyen d'atteindre directement le
vrai. Les anciens ont ingénieusement placé la vérité dans le fond
d'un puits: mais ils auraient dû ajouter que ce puits se trouve
creusé lui-même au fond de notre âme. C'est là que notre pensée
découvre des régions spirituelles, éthérées, inconnues, où elle
peut déployer à son gré toute l'activité de ses ailes. Là se trouve
cet abîme des idées, dont il est impossible d'assigner la profon-
LA CONVERSION DISNARD. 809
dêur, et autour duquel tourne un escalier où notre esprit peut
s'engager, descendre, et descendre encore à perpétuité, sans ja-
mais en atteindre la fin.
« Je me concentrai donc chaque jour davantage, et j'en vins
au point de vivre uniquement, quant à l'esprit, dans moi-même.
Des milliers d'espions étaient à ma recherche; le glaive fatal
était suspendu sur ma tête, et je n'y songeais pas! Le torrent
de la Révolution roulait en flots de sang à la lueur des incen-
dies, au bruit de la guerre; j'étais placé dans le lieu même où
bouillonnait sa source (1), et je ne l'entendais pasi Ce philo-
sophe de l'antiquité qui traçait des cercles à l'instant même où
l'ennemi saccageait la ville, où des soldats enfonçaient sa porte
pour l'égorger, était moins absorbé dans son problème que je ne
l'étais dans la solution des vérités divines.
« Ma pensée conservant toute sa force, et débarrassée de tout
ce fatras de systèmes entassés, depuis des siècles, dans des mil-
liers de volumes écritures de la main des hommes, cherchait à
approfondir les pages mystérieuses de ce grand livre de la na-
ture, où son auteur écrivit en langue universelle, en caractères
ineffaçables, et pour tous les hommes, la première des révéla-
tions.
« C'est à la suite de ces longues méditations, filles du
malheur, du recueillement, de la prière, que j'établis dans mon
esprit les bases de mon opinion en matière religieuse, dont
l'immortalité de l'âme est une des principales.
« ... Ce qui donne, à mes yeux, le plus grand poids à ce sys-
tème (2) et me rassure, c'est qu'il est parfaitement en harmonie
avec les révélations du christianisme, ses dogmes et ses mys-
tères, dont, par lui, on peut découvrir en grande partie l'im-
mense profondeur. Ces mystères et ces dogmes ne paraissent ri-
dicules à tant de personnes que parce qu'on n'en connaît pas le
sens spirituel et interne; et que ceux qui ont voulu les expli-
quer, les ont souvent rendus encore plus invraisemblables, parce
que, n'ayant pas aperçu le vrai sens spirituel, ils les ont inter-
prétés d'après la lettre, oubliant que Paul leur avait dit : La lettre
tue et l'esprit vivifie. Le système adopté donne en partie la clef
du sens interne, spirituel, et alors ces mystères, loin de répu-
(1) Dans Paris et au faubourg Saint-Antoine. (Note d'Isnard.)
(2) C'est-à-dire la métapliysique d'Isnard, dont sa théorie de l'immortalité de
l'âme n'est qu'un chapitre.
810 REVUE DES DEUX MONDES.
gner à la raison, l'étonnent et lui paraissent vraiment d'une pro-
fondeur admirable. »
Pour ceux qui sont curieux de métaphysique, je dirai que le
système d'isnard reposait sur ce qu'il appelait la science des cor-
respondances. C'est en quelque sorte la théorie des archétypes
de Platon. Selon lui, la nature, la matière, tous les corps, ne
sont que l'émanation, le signe ou le symbole de tout un monde
supra-sensible, où chaque chose visible a pour correspondant
la même chose, mais invisible et spiritualisée. Ainsi le soleil,
globe de feu qui nous donne de la chaleur et de la lumière, cor-
respond, dans le monde qu'imagine Isnard, à un autre soleil
spirituel et divin, d'où émane l'amour et l'intelligence. Dans
l'homme, il distingue : 1° « la chair grossière et visible, qui est
comme le mur le plus extérieur de l'édifice ; » 2° « le corps hu-
main qui se forme des substances les plus spiritueuses du corps
charnel actuel, et si spiritueuses que l'œil matériel ne saurait les
apercevoir ; » S*' ce qu'on appelle âme « dans la rigueur du terme, »
c'est-à-dire un composé d'amour et d'intelligence, produit par la
chaleur et la clarté du soleil divin. Ce qui ressuscitera au der-
nier jour, ce n'est pas le corps animal, mais le corps spirituel
« qui, comme dit l'apôtre, est semé dans lui. » Tout ingénieux
et séduisant qu'il pût paraître à certains esprits, ce système,
dont Isnard poussait loin les déductions, n'était pas, dans toutes
ses parties, aussi orthodoxe qu'il le croyait. On le lui fit sans
doute remarquer, car il supprima ses notes dans la seconde
édition de son bnmortalité, qui parut trois ans après.
Un grand tableau, peint probablement sous le Consulat et
conservé encore aujourd'hui dans sa famille, représente l'ancien
conventionnel assis à une table sur laquelle s'étalent plusieurs
livres et cahiers; on y distingue, ouvert à la première page, son
discours sur l'Immortalité. Sa femme, son fils et ses filles,
réunis autour de lui, l'écoutent, car il lit, ou plutôt on voit, au
geste de sa main droite, qu'il déclame, par un reste d'habitude, en
s'aidant seulement d'un livre qu'il tient de l'autre main. Dans une
niche, au fond de la salle, une grande statue en pied de Minerve,
déesse de la Sagesse, flanquée d'une sphère céleste et d'un globe
du monde, semble présider cette assemblée et lui donner sa si-
gnification. Et cependant, soit que la nostalgie de la vie publique,
si fréquente, dit-on, chez les hommes qui en connurent les
succès, l'eût atteint dans sa paisible et studieuse retraite, soit
LA CONVERSION d'iSNARD. 811
que l'idée lui fût venue ou lui eût été suggérée qu'il pouvait se
rendre plus utile dans les cadres de l'administration nouvelle que
par ses travaux philosophiques, Isnard eut, à la même époque,
quelque velléité de se mettre sur les rangs pour un emploi, et il
reste des traces écrites des démarches qu'il fit à cette fin (1).
Mais tandis qu'il ambitionnait une préfecture, il n'obtint que la
modeste place de receveur des contributions de l'arrondissement
de Grasse (2). L'âme orageuse de l'ex-Girondin aurait-elle pu se
plier aux besognes que Napoléon demandait à ses préfets? C'est
une question. Elle s'accommoda bien, sans doute, de celles d'un
receveur. Mais d'abord, ce n'étaient pas les mêmes, tant s'en faut;
et ensuite rappelons-nous qu'lsnard avait débuté dans la vie par
être commerçant, industriel et banquier.
Il est à présumer qu'on n'aurait plus entendu parler de lui,
sans les événemens de 1815. Mais lorsque Napoléon, quittant
l'île d'Elbe, vint débarquer juste en face de Grasse et fit de cette
ville sa première étape, il n'était pas nécessaire d'avoir une tête
aussi exaltée que l'ancien conventionnel pour s'imaginer que de
nouvelles agitations allaient bouleverser la Provence. Nonobs-
tant ses sentimens actuels, peu connus dans la masse du public,
son passé révolutionnaire n'y était pas oublié et lui donnait tout
à craindre dans un moment de réaction (3). Aussi s'empressa-t-il
de quitter Grasse et de se réfugier à Paris : là, du moins, per-
sonne ne pensait plus à lui depuis longtemps : il pourrait y
attendre que l'effervescence produite par le retour de l'Empe-
reur se fût calmée.
Carnot, son ancien collègue, et alors ministre de l'Intérieur,
(I) On conserve aux Archives nationales une correspondance à ce sujet, com-
mencée le 28 pluviôse an X, entre Isnard et Chaptal, alors ministre de l'Intérieur.
Isnard aurait voulu être préfet de l'Isère. Mais la place était prise. Il demanda à
être inscrit pour toute autre préfecture qui viendrait à vaquer, et les choses en
restèrent là.
^2) Décret du 3 ventôse an XIII.
(3) Si l'on s'en rapporte à une tradition locale, qui n'est peut-être qu'une
légende, un jour qu'lsnard se rendait à l'église pour entendre la messe, il ren-
contra un ancien ami et, l'ayant abordé par le vers
Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel,
il aurait reçu tout aussitôt cette réponse :
Puisso-t-il pariouucr tes forfaits criminels I
812
REVUE DES DEUX MONDES.
Carnot cherchait, on le sait, des auxiliaires parmi les survivans
les moins compromis de la Révolution. Comme Isnard, il avait
été lui-même trouvé trop modéré, et, au 18 fructidor, il avait
suhi, de ce fait, la proscription : c'était, entre eux, un lien de
plus. Isnard ne s'en est pas vanté, mais il dut certainement aller
le voir, ne fût-ce que par politesse et pour faire comme tout le
monde : tous les anciens conventionnels passèrent alors par l'an-
tichambre du ministre de l'Intérieur. On ne comprendrait pas,
autrement, que Carnot eût de lui-même songé à cet ancien col-
lègue qu'on savait depuis longtemps retiré dans le Midi et dont
rien ne pouvait faire deviner la présence à Paris. Isnard assure
qu'il chercha à l'enrôler sous la bannière impériale, en lui offrant
un poste dépendant de son ministère; mais que, n'ayant pu
vaincre ses hésitations, il se borna à lui envoyer, en considéra-
tion de ses anciennes luttes contre l'anarchie, le ruban de la
Légion d'honneur. S'il en est ainsi, il faut admirer la prudence
d'Isnard : ce n'est point par là qu'il brillait autrefois.
Quoi qu'il en soit, bien lui en prit de s'être alors abstenu de
toute participation aux affaires politiques, car, au retour de
Louis XVIII, lorsque la loi d'amnistie, après de longs et vifs
débats, fut enfin promulguée le 12 janvier 1816, il eut la satis-
faction de constater que l'article 7, qui bannissait à perpétuité du
royaume les régicides coupables d'avoir voté l'Acte additionnel
ou accepté quelque fonction ou emploi pendant les Cent-Jours,
ne s'appliquait point à lui. Cependant les mots fonctions, emplois
étaient vagues et équivoques, et, à la façon dont il vit bientôt l'ad-
ministration les interpréter, sa confiance dans la protection de
la loi fut ébranlée. Puisqu'on étendait l'article 7 aux votans qui
avaient pris part à de simples opérations électorales, c'est-à-dire
qui n'avaient, en somme, qu'exercé un droit et non une fonction,
qu'est-ce qui empêchait d'y joindre ceux qui avaient été gratifiés
d'une distinction honorifique? Isnard n'avait accepté aucun em-
ploi; il n'avait pas signé l'Acte additionnel; il n'avait assisté à
aucun collège électoral ; mais il avait reçu et accepté la croix de
la Légion d'honneur. Allait-on le bannir pour cela? Aux profes-
sions de foi, aux démarches qu'on le voit faire alors, aux expli-
cations dont il accable le préfet de police, on peut juger qu'il en
eutgrand'peur. De tous les papiers qu'il adressa alors à ce magis-
trat pour se ménager sa bienveillance, le plus curieux, sans con-
tredit, est un long mémoire daté du l*^*" mars 1816, signé de sa
LA CONVERSION d'iSNARD. 813
main et où il raconte, en raccourci, toute sa vie. Que ce vétéran
des persécutions politiques se souciât peu de reprendre, à son
âge, le bâton du proscrit, on le présume aisément. Qu'en vue
d'éviter l'exil, il entreprît l'apologie de sa conduite, rien de plus
naturel, de plus indiqué, de plus usité. Pour le but que se pro-
posait Isnard, ce document est donc, en quelque sorte, de style,
il n'a qu'un intérêt ordinaire; mais pour qui étudie son cas
psychologique, il est inappréciable. Après avoir poussé l'exalta-
tion révolutionnaire jusqu'aux extrêmes limites, une violente
secousse avait rejeté Isnard dans le sens opposé. Cette crise
passée, on pourrait croire qu'il se calma? On se tromperait. Les
cordes de sa lyre se sont usées et affaiblies; peut-être, la peur
aidant, ne sonnent-elles plus toutes très juste ; mais l'instrument
vibre toujours, et c'est toujours le même air, le dernier, qui en
sort. Dans le concert révolutionnaire, cet air-là est un véritable
phénomène, très rare, peut-être unique, car la conversion de
Bancal des Issarts, qui se rapproche le plus de celle d'Isnard, n'est
pas tout à fait la même : Bancal n'avait pas voté la mort du Roi
et par conséquent n'avait pas à se la reprocher (1). D'autres vo-
tans se repentirent et demandèrent grâce, à l'heure du règlement
des comptes. Mais en vit-on un seul s'en aller, comme on assure
qu'Isnard le fit, et plusieurs fois, au jour anniversaire de la mort
de Louis XVI, en plein midi, sur la place de la Concorde, se
prosterner, à la vue de tous les passans, mouiller de ses larmes
la terre qu'avait rougie le sang du roi martyr, faire amenda
honorable de ce qu'il appelait son crime, et implorer à haute
voix le pardon de Dieu et des hommes? En vit-on un seul pro-
(1) Député du Puy-de-Dôme à la Convention, puis aux Cinq-Cents, Bancal,
dans le procès de Louis XVI, avait voté le bannissement. C'était un disciple en-
tiîousiaste de J.-J. Rousseau, qui avait rêvé de réunir tous les peuples dans une
vaste association fraternelle et philosophique. Livré aux Autrichiens par Dumou-
riez, une dure captivité le ramena à la religion catholique qu'il se mit dès lors à
étudier et à pratiquer avec le même zèle que les autres doctrines pour lesquelles
il s'était passionné jusque-là. 11 y a peut-être une différence plus essentielle que
leurs votes entre Bancal et Isnard, une différence de tempérament. Non moins
ardent peut-être, Bancal était plus sentimental. Nous savons de quelle flamme il
brûla pour l'Anglaise Helena Williams, et quelle place il occupe dans le cortège
des adorateurs de M"" Roland. Il n'y a point, du moins à ma connaissance,
d'histoire de ce genre dans la vie d'Isnard, et, chose digne de remarque, malgré
ses attaches avec le parti de la Gironde, il ne semble pas avoir appartenu à la
société de M"* Roland. Son nom ne figure même pas dans le copieux recueil des
lettres de cette dernière, dû à la diligence de M. Perroud; et s'il est cité deux fois
dans ses mémoires, que le même éditeur vient de republier, c'est en note, par
M. Perroud, mais non par M°°° Roland.
814 REVUE DES DEUX MONDES.
clamer, comme nous allons l'entendre, sa faute, ses remords
et son expiation? Cette confession d'Isnard ne s'analyse ni ne
se résume, elle y perdrait trop. 11 faut en reproduire le texte
môme :
« Le sieur Isnard, entraîné dans sa jeunesse par le délire
révolutionnaire, vota la mort de Louis XVI. Ce saint monarque
lui a pardonné en montant au ciel, et Dieu sans doute a ratifié
ce pardon, puisqu'il s'est servi de l'égarement même du sieur
[snard pour le ramener sincèrement à la religion.
«... Parmi les hommes qui ont eu le malheur de condamner
Louis XVI, il en fut qui, n'étant qu'entraînés par la fatalité et
reconnaissant bientôt toute la noirceur de ceux qui les avaient
aveuglés, osèrent les combattre et sacrifier leur vie pour s'opposer
à leur fureur. Sur ce petit nombre dont la plupart ont péri
victimes de leurs efforts, le sieur Isnard fut l'un des plus mar-
quans. Il combattit les anarchistes avec tant de courage, et sur-
tout durant sa présidence dans la quinzaine qui précéda l'insur-
rection du 31 mai, que, le 2 juin, 30 000 insurgés, réunis au
Carrousel, demandèrent nominativement la tête de celui (c'était
lui-même) qui avait osé répondre à leur chef que, s'ils attentaient
à la représentation nationale, le voyageur chercherait un jour
sur quelle rive de la Seine Paris avait existé.
« Par suite de cet événement, le sieur Isnard fut proscrit,
condamné à mort, mis hors la loi ; c'est dans cet état qu'il a passé
quinze mois, errant de refuge en refuge, d'autant plus malheu-
reux qu'il était rigoureusement interdit à tout Français, sous
peine de proscription, de lui donner assistance ou asile.
« C'est durant cette réclusion qu'il a contracté une goutte
invétérée et perdu une partie de sa fortune livrée aux confisca-
tions. Mais aussi, c'est là que, se livrant en entier aux médita-
tions religieuses, il fut touché de Dieu et ramené à des senti-
mens de piété qu'il professa dès lors dans l'écrit qu'il publia sur
sa proscription, et qui n'ont cessé, depuis, de devenir le régula-
teur de sa conduite.
« Rentré dans la Convention, il fut envoyé dans les Bouches-
du-Rhône; il arriva au moment même où l'insurrection de Prai-
rial faisait son explosion en Provence, aux mêmes jour et heure
qu'à Paris. Une troupe innombrable d'insurgés de Toulon, après
avoir pillé l'arsenal et violenté le représentant qui était dans la
LA CONVERSION d'iSNARD. 815
place et se brûla la cervelle (1), marchaient sur Marseille pour
s'y joindre à leurs pareils et bouleverser cette ville par le
meurtre et le pillage. Malgré les efforts des autorités et des
représentans qui se trouvaient sur les lieux, la terreur devint
telle qu'elle paralysa tout à fait la résistance, jusqu'à l'apparition
du sieur Isnard, qui, averti en route par un courrier, précipita
sa marche dans la nuit, et qui, par les mouvemens de son âme,
enflamma tout à coup celles de ses auditeurs, et les fit passer subi-
tement de la crainte au courage. Il rappelle qu'il électrisa surtout
les esprits par ces paroles que légitimaient les circonstances et
le pressant danger : « Vous n'avez pas d'armes ! Eh bien, fouillez
la terre; armez-vous des ossemens de vos frères victimes de la
Terreur, et marchons contre leurs bourreaux ! » Des bataillons
armés furent enfantés à l'instant ; il marcha avec eux et son col-
lègue Cadroy contre les insurgés, et ces contrées furent sauvées
de nouveau des fureurs anarchiques.
« Ce sont là des faits à la connaissance de tous les habitans
d'Aix, de Marseille, de Toulon, et le sieur Isnard en appelle à
leur attestation et à celle de M. Siméon père (2).
« ... Le parti jacobin, qui avait son foyer dans le Directoire,
reprit successivement le dessus dans Paris, ce qui amena la
révolution du 18 fructidor. Le sieur Isnard était heureusement
déjà sorti à cette époque du Conseil des Cinq-Cents par la voie
du sort, ce qui le préserva d'une déportation dont furent frappés
plusieurs membres des deux Conseils; mais la persécution le
poursuivit dans son département. Il fut obligé de quitter la ville
de Draguignan qu'il habitait, pour se retirer dans une campagne
isolée sur le bord de la mer, où il a longtemps vécu en butte [à
des vexations de tout genre, dans des appréhensions continuelles
et trop souvent même avec des craintes pour sa vie.
« La révolution du 18 brumaire, en détruisant le règne de
l'anarchie, mit fin à ses inquiétudes. A cette époque, comme
ceux qui triomphaient étaient dans sa ligne, et que tous les
rouages du gouvernement furent renouvelés, il ne tenait qu'à
lui, en se rendant à Paris, d'être compris dans l'organisation des
(1) A la suite du soulèvement de Toulon (25 floréal an III), Ignace Brunel, dé-
puté de l'Hérault en mission dans le Var, se tua d'un coup de pistolet pour n'avoir
pas réussi à empêcher l'émeute.
(2) 11 s'agit du futur comte Siméon, un des principaux rédacteurs du Code civil.
Il était originaire d'Aix et venait alors d'être nommé par les représentans en mis-
sion procureur syndic des Bouches-du-Rhône.
816 ■ REVUE DES DEUX MONDES
grands corps qui furent constitués, ou dans le nombre des prin-
cipaux fonctionnaires nommés. Mais bien résolu dès lors de ne
plus figurer sur la scène révolutionnaire, et d'autant plus exempt
de toute ambition qu'il s'était passionné pour l'étude et la pra-
tique des choses religieuses, il ne voulut en aucune manière, ni
alors, ni après, ni dans aucun temps, rentrer dans la carrière
politique. M. le conseiller d'État Jourdan (1), auquel il eut
l'occasion de confier, dans ce temps-là, sa façon de penser, peut
en rendre témoignage.
« A l'époque du renouvellement du culte en France, le sieur
• Isnard, qui n'avait plus d'autre désir que de se rendre utile par
la manifestation des sentimens religieux auxquels ses malheurs
l'avaient ramené, publia un ouvrage sur l'immortalité de l'âme,
dont les notes se rattachent jusqu'à un certam point à sa vie
politique.., _
« Le sieur Isnard demande, comme une grâce, que, s'il était
quelqu'un qui , ne le considérant que sous le rapport de ses
anciens erremens, le jugeât digne d'être lapidé, il voulût bien,
avant de lui jeter la première pierre, lire cet écrit où son âme
s'est montrée à nu. Comme les notes théosophiques qui accom-
pagnaient cet ouvrage, pouvaient être sujettes à controverse sous
le rapport theologique, le sieur Isnard, 'par une délicatesse
puisée dans le sentiment religieux, les supprima dans sa seconde
édition. Elle parut, augmentée d'un dithyrambe sur le même
sujet, et Sa Sainteté le Pape, alors en France, daigna agréer
l'hommage de cette édition nouvelle, après qu'elle eut été mise
sous les yeux de Son Éminence Mgr le cardinal de Bayane (2).
« Depuis le retour du Roi, le sieur Isnard a continué d'ha-
biter Paris, parce que le séjour en est plus paisible que celui des
contrées méridionales. Ses fréquentations et ses occupations ont
été analogues aux sentimens religieux qui font le charme de sa
vie. Admis, à raison de ses principes connus, dans une réunion
do personnes distinguées qui a duré plusieurs mois et dont les
exercices de piété faits en commun formaient le lien, il était
d'autant plus assidu aux prières qui s'y faisaient chaque jour,
(1) André-Joseph-Jourdan, né à Aubagne en 1757, mort à Marseille en 1831,
membre du Conseil des Cinq-Cents, préfet et baron de l'Empire, conseiller d'État
et directeur des affaires ecclésiastiques sous la Restauration.
(2) L'abbé de Bayane, d'une des plus anciennes familles du Dauphiné, après
être resté longtemps à Rome comme auditeur de rote, avait été fait cardinal
en 1802. U fut sénateur sous l'Empire et pair de France sous la Restauration.
LA CONVERSION d'iSNARD. 817
qu'elles se terminaient presque toujours par les vœux les' plus
ardens pour la conservation du Roi, de la famille royale et le
soulagement de la France. Il pourrait à cet égard invoquer le
témoignage de personnes de la plus haute distinction auxquelles
la prière Ta souvent réuni.
« Lorsque S. M. l'empereur Alexandre, k l'occasion d'une
revue militaire, célébra une fête religieuse au camp des Ver-
tus (1), le sieur Isnard, frappé de ce grand hommage rendu à
Dieu, en traça une description qui parut plaire à S. M. l'Em-
pereur. Une personne, qui crut que la publication de ce petit
écrit ne pourrait être que très utile, demanda au sieur Isnard la
permission de le faire imprimer. A quoi celui-ci consentit d'au-
tant plus volontiers que son écrit se terminait par l'expression
de ses vœux bien sincères pour S. M. Louis XVIII.
« Le sieur Isnard, tout à fait étranger depuis longtemps à
toutes affaires politiques, ne s'occupe que de ce qui peut servir
à l'intérêt de la religion dont il pratique les devoirs et dont sa
plume voudrait concourir à faire triompher les préceptes. Il
travaille dans ce moment même à la correction d'un ouvrage sur
un objet religieux d'un genre épique en douze livres.
« On peut juger, d'après ce fidèle exposé de la vérité, que le
sieur Isnard, loin d'être un citoyen qui puisse paraître suspect
au gouvernement, doit être considéré comme un sujet dont la
fidélité repose sur les plus solides garanties, et qui même, quel-
que faibles que soient ses talens comme écrivain, peut devenir
utile par ses travaux présens et futurs entièrement consacrés à
la propagation des principes religieux dont la France éprouve
un si grand besoin (2). »
Si l'on voulait chicaner Isnard, ce n'est pas la matière qui
manquerait dans ce long plaidoyer. Lui qui l'a écrit tout entier
pour que le gouvernement ne le chassât pas, il ne se souvient
(1) Cette revue eut lieu, le 11 septembre 1815, dans la plaine de Vertus en Cham-
pagne. La plus grande partie des troupes russes cpii étaient en France défila
devant l'empereur Alexandre et ses invités, le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche,
le duc de Wellington, le Comte d'Artois, le Duc de Berry, etc.
(2) Ce mémoire d'isnard fut écrit dans une chambre de l'hôtel des Lillois, rue
de Richelieu, 63. C'est là que l'ancien conventionnel descendait toutes les fois
cju'il revenait à Paris. Par une de ces rencontres que le coudoiement de la vie pa-
risienne multiplie pour la joie des amateurs de contrastes, c'est dans le même
hôtel, dans la même chambre peut-être, que Henri Beyle, épris de M"» Pasta,
devait, quelques années plus tard, préparer son fameux traité de l'Amour.
TOME XXX, — 1905. 52
818 REVUE DES DF^UX MONDES.
plus qu'un jour, sous le Directoire, s'étant rencontré avec un
voyageur anglais, il l'assura « que si les Français se mettaient
dans la tête de rappeler Louis XVIII, il sortirait par quelque
coin du royaume, en même temps que le Roi entrerait par
l'autre (1). » Et lorsqu'il déclare que, une fois rendu à la vie
privée, il ne voulut plus jamais reparaître sur la scène poli-
tique, il oublie ses démarches de l'an X pour être nommé
préfet. Et s'il invoque, en témoignage de sa foi royaliste, et
ses actes et ses écrits, le préfet de police, à qui il s'adresse, aurait
pu lui en opposer d'autres, et notamment une brochure qu'il
publia en 1804 pour célébrer l'Empire naissant. On l'y voyait
décerner à Napoléon le titre imprévu d' « ange de la paix, » et
soutenir « que le retour à la famille des Bourbons nous cou-
vrait de honte (2). » Et, sans remonter si haut, le titre de baron
qui lui avait été conféré en 1813, comme membre assidu du
collège électoral du Var, n'était-il pas l'attestation officielle de
son dévouement à la cause impériale? En matière politique,
Isnard pratiquait donc, comme la plupart de ses contemporains
du reste, le plus large opportunisme.
Mais en matière religieuse, il n'existe rien, depuis le jour où
il se convertit, qui puisse inspirer quelque doute sur l'unité, la
solidité et la persistance de ses convictions. D'incrédule qu'il
était dans la première partie de sa vie publique, ainsi que tous
les Girondins, ses amis (3), il redevint croyant, et il le demeura
sans défaillance. Il exagère, il étale sa religion au delà des con-
venances et, s'il l'avait su, au delà de la nécessité ; cela saute
aux yeux. Mais n'oublions pas qu'Isnard était Méridional, c'est-
à-dire exubérant par nature, qu'il redoutait une nouvelle pro-
scription, et enfin qu'il avait beaucoup plus d'imagination que
de tact, de mesure et de goût.
Il ne fut pas exilé. Mais n'allez pas croire que ce fut à cause
(1) A. Babeau, Paris et la France sous le Directoire, p. 275.
(2) Réflexions relatives au Sénalus-Consulte du 28 floréal an XII, par Maximin
Isnard. Draguignan, prairial 1804, in-8°.
(3) Mais contrairement à l'opinion courante, les Girondins qui furent condamnés
par le tribunal révolutionnaire le 30 octobre 1793 et qui montèrent à l'échafaud
le lendemain, se confessèrent tous, à l'exception de Lasource, qui était protes-
tant, et de Brissot, qui refusa, seul, les secours de la religion. Deux prêtres, pré-
posés par l'évêque constitutionnel de Paris au service habituel des condamnés, se
partagèrent la besogne. On connaît leurs noms; on possède leur propre témoi-
gnage. Et cependant Michelet n'hésite pas à dire que, seuls, « l'évêque et le
marquis » (Fauchet et Sillery) acceptèrent leur ministère.
LA CONVERSION d'iSNARD. 819
de son repentir, de sa ferveur royaliste et religieuse ; vous feriez
erreur : la police n'a pas de tels attendrissemens. Le préfet
transmit les pièces au ministre, lui annonçant qu'il continuerait
à tenir en surveillance l'ancien conventionnel jusqu'à ce que sa
décision lui fût parvenue. De son côté, Isnard demanda une
audience à M. Decazes et se présenta au ministère porteur d'une
longue note reproduisant avec plus de détails encore les explica-
tions déjà données par lui au préfet. Le cabinet du ministre
ayant reconnu qu'il n'avait ni accepté de fonctions, ni signé l'Acte
additionnel, restait à trancher la question relative à la Légion
d'honneur. Il est certain que cette décoration avait flatté Isnard:
« Depuis longtemps, — dit-il en un de ses mémoires justificatifs,
— il s'en était rendu digne par ses combats contre l'anarchie...
Tout cela pouvait bien valoir, après vingt ans d'oubli, quelques
pouces de ruban. » Mais Waterloo était survenu assez tôt pour
qu'il n'eût pas eu le temps de prêter le serment requis des nou-
veaux légionnaires, et cette circonstance le sauva. Le 7 mars 1816,
le conseil des ministres décida que l'article 7 de la loi d'amnis-
tie lui était inapplicable, et le préfet de police reçut l'ordre de
lui délivrer le passeport qu'il réclamait pour retourner à Grasse.
Isnard partit quelques jours après. On ne sait si le temps
favorisa son voyage. Mais on peut être sûr qu'il trouva les
chemins bons, la nature riante, les hôtelleries confortables. La
Providence l'avait toujours traité en enfant gâté. Si loin qu'il
remontât dans son passé, il ne rencontrait que des marques de
sa protection. Avant même d'entrer dans la vie publique, lors-
qu'il voyageait en Provence pour ses affaires commerciales, il
avait été, un jour, assailli par des voleurs et dangereusement
blessé; cependant il avait pu leur échapper, grâce à la vitesse
de son cheval. En 1789, lorsqu'il s'était mis en tête de soulever
ses concitoyens, il avait commis un crime de lèse-majesté, et le
Parlement allait sans doute le lui faire payer cher. : l'abolition
des parlemens l'avait sauvé. En 1793, il avait été arrêté, illéga-
lement, il est vrai ; mais comme beaucoup d'autres, comme
M""" Roland, pour ne citer qu'elle ; et M"® Roland et les autres
étaient montés à l'échafaud. Il n'était pas îe seul alors qui eût
pu fuir : mais combien avaient été repris et immolés ! Plus tard,
sous le Directoire, la loi du sort l'avait exclu du Conseil des
Cinq-Cents, à la veille du coup d'Etat de Fructidor, et lui avait
ainsi épargné les misères et les souffrances de la déportation â
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Sinnamari. Plus tard encore, sous le Consulat, le démon de la
politique avait paru, un instant, le ressaisir : mais il n'avait
pas réussi à faire de lui sa victime. Et maintenant, à quoi tenait-il
qu'au lieu de rouler allègrement vers son pays natal, il ne s'ache-
minât sur les routes étrangères, avec la perspective d'achever
ses jours dans la tristesse, peut-être dans la gêne, loin de ses
enfans et des horizons familiers, comme le plus grand nombre
des conventionnels, ses anciens collègues?
« Craignant par motif de religion de se trouver en route,
pendant la semaine sainte, » il avait pressé la délivrance de son
passeport et il l'avait obtenu le 21 mars. Comme Pâques tomba
le 14 avril en 1816, on peut croire qu'il fut de retour à Grasse
assez tôt pour chanter Y Alléluia et qu'il le chanta d'un cœur
reconnaissant. Il passa ses dernières années dans sa ville natale,
entre sa femme, qui devait lui survivre douze ans, deux de ses
filles, qui ne se marièrent point, vouées à des œuvres de piété
et de charité, et son fils, qui lui avait succédé dans la place de
receveur particulier et qui, comme administrateur des hôpitaux
et du collège, fondateur de la caisse d'épargne, conseiller d'ar-
rondissement, conseiller municipal, conseiller général, membre
de diverses sociétés publiques et privées d'assistance, a laissé à
Grasse les plus honorables souvenirs. Il venait d'avoir soixante-
sept ans, lorsque l'apoplexie l'emporta le 12 mars 1825. Ainsi
mourut, dans la paix retrouvée du foyer domestique et de ses
premières croyances, un homme que les orages d'une vie extra-
ordinairement tourmentée semblaient avoir marqué pour une
fin moins sereine : suprême et dernière faveur de la Providence,
la plus précieuse à ses yeux, sans nul doute, de toutes celles
qu'il en avait reçues.
Eugène Welvert.
AMES CELTES
DERNIERE PARTIE(l)
.;.La terre où l'on ne connaît pas la terreur
de la mort...
HOKACE.
VIII
Enfin, c'était le retour. Après la longue semaine de chevau-
cliées et d'aventures, on revenait, non plus par les forêts aux
ombres vertes, non plus au cri des bêtes qu'on égorge et aux
aboiemens des chiens, mais le long des falaises et des grèves, et
si près du flot berceur que les lames courtes venaient mourir
aux pieds des chevaux. Et justement un de ces clairs soleils sans
brume, si rares dans les hivers de Bretagne, se levait sur la
lande. La splendeur de la lumière, dans l'air froid et pur, dorait
jusqu'aux ajoncs et aux buissons morts. L'Océan pâlissait encore,
à ces rayons, le vert transparent de ses lames. Par instans seule-
ment il redevenait tragique, se colorant du rouge ardent, du
bleu sombre des falaises où les vagues se brisaient...
Ahès marchait en avant et seule. Elle respirait longuement
la brise du large. Elle allait sans hâte, vers la grande joie dont
elle ne détachait plus sa pensée, tant l'attente même en était
exquise et la transportait hors de l'existence réelle. Elle n'avait
pas revu Rhuys depuis l'aveu. Elle ne savait pourquoi elle ne
lui avait presque rien dit alors, rien que les paroles définitives,
(1) Voyez la Revue du i" décembre.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
En elle, mille choses tendres battaient des ailes comme un vol
d'oiseaux ; des choses pour lui seul, auxquelles elle songeait très
grave, faisant et défaisant sous mille formes leur entrevue pro-
chaine. Comme toutes les primitives, elle pensait en images; et
elle regardait en elle-même pour le voir sourire ou pour le voir
trembler...
Elle avait tant à apprendre sur lui, tant à raconter sur elle'.
Est-ce qu'il savait que le destin l'avait mis sur une route vierge,
qu'aucun pas n'avait jamais foulée ? Non, pas même une ombre,
ni une pensée, ni un souvenir. Est-ce qu'il savait que jamais,
elle n'avait souri aux admirations passionnées des hommes ? Et
que, jusqu'à ces jours, elle ne s'était jamais réjouie d'être belle?
Elle lui raconterait combien de fois Gradlon avait voulu lui faire
accepter tel ou tel chef puissant... Le lui dirait-elle, cela? Non,
plus tard, lorsqu'il ne serait plus dans les chaînes. Il apprendrait
seulement qu'elle avait vécu jusque-là, fière, à l'écart des autres...
Pourquoi? Aurait-elle su le dire? Est-ce que d'instinct elle
l'attendait?
Mais elle lui dirait aussi toute sa faiblesse pour qu'il sentît
une grande joie à la protéger. Cette âme rêveuse et ardente
chantait son poème, — comme tous ceux qui chantent ce poème,
— à travers les hasards de chaque jour, puisant, à tout venant,
de nouvelles raisons d'aimer. Elle se rappelait avec effort son
épouvante de la forêt ; elle revoyait l'ombre sinistre des vieux
chênes; mais, à mesure qu'elle approchait de Rhuys, son effroi
faisait place au fol orgueil de ses pères bravant la chute des cieux
sur leurs têtes. Les cieux pourraient tomber quand Rhuys serait
là! Elle lui dirait bien qu'elle ne redoutait ni les bêtes fauves, ni
le feu, ni le sang, ni la mort: mais elle tremblait devant les
ombres qui passent, les voix qui pleurent, et les fantômes invi-
sibles et hostiles qui vous regardent avec des yeux qu'on ne voit
pas. Sans doute Rhuys l'aimerait encore plus pour cette faiblesse
qui appelait sa force; qui la ferait se blottir, craintive, les yeux
clos, comme un oiseau sous son aile.
Il la protégerait. Elle, elle recevrait tout, pour tout donner.
Elle se rendait compte, confusément, que cette âme héroïque et
simple de soldat dépendrait d'elle, encore plus qu'elle ne dépen-
drait de lui. Dans cette race, où si longtemps les femmes étaient
consultées, dans les assemblées, et décidaient du sort des peuples,
leur influence morale s'était toujours maintenue, quoique sous
AMES CELTES. 823
une forme différente. Aliès sentait bien que Rhuys la considé-
rait comme un être à part, d'une essence plus pure et plus
haute, et que, dans l'esprit du Celte, elle se mêlait aux déesses
et aux fées, et à ces belles mortes qui passaient, immatérielles et
blanches, par les nuits d'étoiles. Elle avait besoin de cette ado-
ration, comme elle avait besoin de sa protection. Il ne serait pas
étonné d'apprendre d'elle des choses très belles et inconnues...
Ici la rêverie d'Ahès s'adoucissait encore. Oui, elle lui ra-
conterait ce qu'elle avait vu à travers la lande. Elle lui parlerait
de ce Christ qu'il ignorait, et dont les serviteurs étaient si
bons !... Rhuys l'aimerait puisqu'il ne faisait que du bien, puis-
qu'il venait protéger, et défendre, et chercher à la sueur de son
front, par les sentiers arides, tout ce qui était perdu, les brebis
et les âmes. Et peut-être, pour Rhuys et pour elle, ce serait une
joie, dans leur folle joie, de ne laisser ni souffrance ni misère
partout où ils passeraient.
Que disait donc Gwennolé I Mais on ne pouvait pas souffrir
en aimant ainsi! Au soir, le soleil éclairait de reflets de cuivre
l'étendue sans fin de la mer, la lande déserte et jusqu'aux toits
des huttes encore couverts de givre, réfléchissant en petites
flammes courtes les derniers rayons. Ahès arrêta son cheval
devant l'horizon sans fin. Elle se laissa envelopper de cette lu-
mière d'apothéose, buvant la flamme, buvant la vie, toute nim-
bée d'or elle-même dans l'admirable blond roux de ses cheveux.
Une fois encore elle se fondit dans une union étroite avec la
nature, mêlant toute la poésie de son être à la poésie puissante
des choses, et son rêve au vieux chant infini de la mer. Et elle
resta ainsi de longs instans, très pâle, les yeux perdus, comme
écrasée par la joie de vivre.
Or, à cette heure même où elle défaillait de joie, là-bas, dans
les chaînes, Rhuys défaillait de douleur. Le druide, emporté par
son exaltation fanatique, lui avait annoncé le grand honneur
auquel les dieux l'invitaient. Il n'était pas besoin de ménage-
mens pour ces êtres les plus heureux de vivre et les plus heureux
de mourir. Leur croyance à l'immortalité était si forte que seuls
ils avaient entretenu parmi les barbares le dogme sacré. Pendant
de longs siècles, la plupart d'entre eux mouraient à la guerre;
quelques-uns en sacrifice aux dieux ou en offrande volontaire
pour leurs amis menacés : ils croyaient d'une foi ardente à la
substitution possible, et, comme le disait le druide, à une vie
82 î- REVUE DES DEUX MONDES.
pour une vie Mais ils ne mouraient si facilement que parce qu'ils
avaient la certitude de revivre. A quelle vie? Ils l'ignoraient. On
enterrait avec eux leurs chevaux et leurs armes, pour qu'ils
pussent les retrouver dans les longues plaines mornes là-haut,
au pays des nuages. Bien plus, ils revenaient vers les lieux
aimés ; ils voyaient et ils entendaient, surtout en la nuit des
âmes, au l^"" novembre, et ils prenaient dans les ténèbres les
libations que leur préparaient les mains pieuses, les messages
où on les entretenait encore d'un fidèle amour.
Il est vrai, la conquête romaine avait aboli en droit les sacri-
fices, il y avait des siècles. En fait, ils s'étaient continués long-
temps, rares, isolés, à l'abri des forêts impénétrables. Mais,
malgré les mœurs qui se modifiaient peu à peu, les âmes demeu-
raient les mêmes, aussi mystiques, aussi vaillantes, aussi folles
de gloire. Rhuys résumait en lui les qualités et les défauts de
ce peuple. Que lui importait la vie? Quelle mort vaudrait jamais
celle qu'on lui offrait, en plein soleil, debout, par un coup de
poignard, forçant l'admiration de ses ennemis mêmes. Combien
parmi les siens étaient partis, déjà, grands et tragiques, laissant
dans l'âme des témoins le frisson de quelque chose de surhu-
main ! Il y avait longtemps... Mais dans les combats sans cesse
renouvelés, ou, en plein Océan, dans les tempêtes, Rhuys
n'avait-il pas mille fois joué sa vie pour un hasard, pour l'appro-
bation d'un chef, pour l'amour des choses impossibles? Et tout
récemment encore, quand Gradlon l'avait fait prisonnier, n'avait-
il pas prolongé pendant des heures une résistance désespérée,
préférant mille fois être tué qu'être pris ?
Il y avait si peu de temps !...
Hélas! Il y avait la vie...
Mais Rhuys garda au fond de lui-même le mystère de sa dou-
leur. Il ne témoigna ni effroi ni surprise. Il écouta, impassible,
le message de mort. Il mourrait le lendemain puisque les dieux
et le druide avaient fixé le lendemain. Il mourrait devant tout le
peuple : ce peuple apprendrait alors ce que valaient leurs ennemis.
Rhuys ne demanda même pas pourquoi le caprice cruel. Et il
écouta vaguement les explications incohérentes du druide ; les
dieux l'appelaient ; les dieux voulaient une victime, ou ils mena-
çaient de perdre Ker Is tout entière sous les flots. Il apprit aussi
que le roi serait absent par la terreur de déplaire à des prêtres
nouveaux, ennemis des rites sang 1 an s ; Ahès serait absente aussi.
AMES CELTES. 82S
Elle ignorerait cette mort, — cette fête, — car les dieux d'abord
l'avaient demandée; et aurait-elle laissé même cet étranger,
mourir pour elle ?
Le druide discutait tout cela, froidement, écartant comme un
danger une intercession possible. Il allait jusqu'à parler de sa
joie d'offrir à Hésus, avant d'être couché dans la tombe, un sa-
crifice digne du dieu d'épouvante. Le vieillard poursuivait son
œuvre fanatique, cruel inconsciemment, car il mettait comme
tous les siens la gloire au-dessus de la vie. Il pensait à l'apo-
théose dernière de ses dieux; mais il pensait aussi que Rhuys
serait célébré à jamais dans les annales des peuples. Il croyait
que ce sacrifice volontaire le ferait entrer de plain-pied dans
l'immortalité heureuse, sans avoir, comme les autres, à renaître
trois fois, à expirer trois fois. Il l'encourageait. Il le bénissait
avec des paroles étranges et splendides.
Maintenant Rhuys était seul. Sa tête retomba sur sa poitrine.
Il écrasa sur ses lèvres le râle de douleur qui montait du fond
même de son être. Combien de temps demeura-t-il ainsi? Combien
de fois jeta-t-il la plainte désespérée : « Ahès! Ahès! » Le nom
d'amour, le nom de rêve descendait en lui à des profondeurs in-
connues. Le long regard des yeux verts, et le sourire et les
larmes de la jeune fille le suppliaient de vivre. Par quelle
ironie du destin venait-on demander qu'il mourût pour elle qui
lui promettait, avec la liberté, le don royal de son cœur, elle que
sa mort tuerait peut-être!...
« Ahès! Ahès! »
Oh ! s'enfuir avec elle ! S'en aller si loin que personne ne pût
découvrir leurs traces! Qu'elle soupçonnât la vérité seulement,
et elle le délivrerait. Et alors il l'emporterait comme ses pères
emportaient les belles prêtresses. Ils s'en iraient, au gré des
vagues, vers des Eden de songe; vers ces Atlantides que des
pêcheurs hardis essayaient d'atteindre chaque jour, sans y par-
venir jamais. Mais lui ! Où n'arriverait-il pas avec elle?
Et le mirage, et la plainte durèrent longtemps. C'était bien
plus que le cri de l'instinct, le cri de la bête qu'on traque et qui
meurt. C'était l'appel de la passion brûlante, non moins instinc-
tif, et chez certains êtres plus déchirant encore et plus amer...
Oui. Cela pouvait être. Il pouvait s'enfuir; il pouvait échapper
à la mort, avoir une existence de délices. Oui. Seulement aux
veux de tous, il serait un lâche : il se serait dérobé par peur de
826 REVUE DES DEUX MONDES,
mourir! Est-ce que c'était possible? Une Gamme de honte brûla
ses joues. Là-bas, les cendres des aïeux tressailliraient sous
l'affront. Ils se lèveraient sous les vieux cromlechs pour lui jeter
à la face leur opprobre... Tous, tous... Les guerriers morts sans
un cri malgré les enfans et les femmes; ceux qui avaient sou-
tenu des combats impossibles; ceux qui avaient répondu à
l'appel des dieux; et ce Gaulois, l'orgueil de leur race, allant,
enchaîné pour les autres, orner le triomphe de César, et périr
étranglé dans un cachot de Rome. Avait-il appelé sa femme, ce
Vercingétorix au cœur si noble? Que penserait-il de ce fils dé-
généré? Que diraient-ils, les autres, ses compagnons d'armes,
lorsque Gradlon leur apprendrait qu'il avait fui, eux qui se pro-
voquaient en des combats mortels, pour savoir seulement celui
qui tomberait le mieux, celui qui expirerait sans qu'un muscle
de son visage tressaillît? Toutes les âmes celtes, ces âmes éprises
d'honneur, dédaigneuses de la vie, ivres de folle bravoure, se
levèrent en lui, en un appel suprême de la race.
Il fallait mourir! Il ne saurait plus vivre avec la flétrissure
d'avoir fui. Quand même personne ne saurait, quand même il
serait seul à sentir la -tache indélébile, plutôt en finir mille fois !
Mais même pour elle ! Oserait-il jamais faire allusion à son passé?
Oserait-il lui parler des siens? Est-ce que le bonheur se fonde sur
ime âme déracinée? Non! non! elle aussi comprendrait qu'il
devait mourir... Sans raisons? Qu'importe! L'honneur ne de-
mande pas de raisons! Elle le sentait bien, elle qui souriait avec
orgueil aux femmes de sa race mortes obscurément pour ne pas
profaner leur tendresse ! Quand elle saurait avec quelle grandeur
calme il était mort, elle ne regretterait pas, elle ne pourrait
jamais regretter de lui avoir dit un jour : « Je viendrais ! »
Hélas! le mot résonna encore à ses oreilles. Il entendit la belle
voix grave. L'honneur, le courage, la foi, semblèrent crouler en
lui dans le néant et dans la nuit. Il lui parut qu'il sacrifiait la
réalité à une chimère? Que lui importaient ces hommes et tous les
hommes? Que lui importaient les dieux inflexibles, qui le repous-
saient de toute leur haine farouche? Sauraient-ils seulement s'il
mourait pour eux, s'il se sacrifiait pour elle? Et elle, ne l'accuse-
rait-elle pas d'avoir fait passer un fol orgueil avant sa tendresse?
Il se sentit perdu, désemparé comme un naufragé, pris et
repris par le flot d'une douleur trop forte. Qui appeler à son
.secours?. A qui tendre la main? Seul! en terre ennemie!
AIMGS CELTES. 827-
Là-haut, par les soupiraux de sa [prison, un pas hésitant et
lourd arrivait jusqu'à lui. On eût dit la démarche incertaine d'un
aveugle. Des fragmens de ballade se faisaient plus distincts.
Rhuys reconnut la voix du barde qui accompagnait Gradlon à
la guerre. Comme tous les Celtes, Rhuys croyait entendre dans
des chants du barde la voix des aïeux morts. Les sons devenaient
plus proches, Gwenc'hlan s'arrêtait devant la prison, pour être
entendu de Rhuys peut-être... Cet aveugle souvent paraissait
lire dans l'invisible; ce poète avait, sous ses haines vivaces, des
délicatesses de femme.
Gwenc'hlan avait choisi, entre ses poèmes, celui ou il chan-
tait les guerriers morts pour la patrie ou pour les dieux. Mais
il y avait mis des noms nouveaux, une flamme nouvelle. Il ac-
cordait la rote celtique. Il redisait le mot héroïque sorti de la
pierre funéraire au jour oii l'aïeul de Rhuys pliait, aveuglé par
le sang. Il le lançait, par le soupirail étroit, comme un fier défi :
« Rhuys, fils de Lennok, ne recule jamais ! »
Mais plus redoutable pour Rhuys, à cette heure, qu'un jet de
sang ou que le froid du fer, Ahès, souriante, s'approchait, les
mains tendues...
ÏX
Devant toi marchera la douleur au jour de
ta mort.
Taliésin.
L'avait-il jamais vue aussi belle? Elle entrait, portant en elle
tous les parfums de la forêt, tous les rayons qui l'enveloppaient
sur la grève. Elle avança avec un cri joyeux :
— Rhuys ! Tu ne m'attendais, pas ce soir môme ! Rien que
demain, n'est-ce pas? Mais demain était trop loin! Et puis, je ne
sais pourquoi, le roi veut que je reparte tout de suite. Si j'avais
attendu, nous passions deux jours emîore sans nous revoir. Et
j'avais tant de choses à te dire !
Rhuys s'était rejeté dans le coin le plus obscur de la prison.
Il faisait si sombre qu'elle ne pouvait distinguer sa [pâleur li-
vide. Elle s'inclina jusqu'à son visage. Il eut la force de regarder
tout au fond les grands yeux limpides. 11 eut la force de sourire.
— Tu ne m'attendais pas? répéta-t-elle.
— Je n'osais pas t'attendre, dit-il enlin.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
Sa voix était si basse, si changée qu'Ahès sentit une ombre
passer sur sa joie. Et Rhuys pensait que, si elle demeurait là,
toutes les forces humaines ne l'empêcheraient pas de dire :
« Fuyons! »
— Quelles belles journées ! reprit-elle. Les sangliers et les
loups tombaient en hécatombes. Quoique l'épieu soit trop lourd
pour moi, mes flèches n'en manquaient pas un seul. Combien
en ai-je tué? J'avais gardé le compte pour te le dire. Mais j'ai
oublié. J'ai tout oublié dans la lumière du retour.
Elle riait de tout le bonheur qui était en elle et qu'elle lui
apportait. Elle s'était bien promis de ne lui dire la grande sur-
prise qu'à la fin. Mais il semblait triste; et déjà elle n'y tenait
plus :
— Avant tout, laisse-moi t'annoncer la bonne nouvelle. Tu
n'as plus que quelques jours à passer ici. J'ai obtenu qu'on
avançât les fêtes de l'anniversaire de ma naissance. Le roi est
meilleur que jamais. J'ai sa parole. Il me donnera tout ce que je
lui demanderai. Rhuys, plus que des jours!
Il répéta : « Plus que des jours ! » Et Ahès ne vit pas qu'il
tremblait.
— Je ne regrette pas de partir encore demain, dit-elle. Nous
irons dans ton pays, d'abord, après les fêtes de nos noces. Ne
crains rien. Tu te battras. Tu partiras. Je ne diminuerai pas
ta vie, puis, quand tu voudras revenir vers cette terre où tu
m'as connue, jje te montrerai la solitude que j'ai choisie pour
nous deux. C'est là-bas, vers le sud, dans un endroit inexploré
encore, et inhabité. J'irai là, demain, pour prendre patience.
Mais je le connais bien. Souvent j'ai pensé : « Si j'ai un foyer à
moi, c'est là que je le poserai. » Figure-toi de très hautes falaises
et une mer qui, môme par les temps calmes, a des remous de
tempête. L'ombre des vieilles forêts descend jusque sur la grève.
Il y a dans tous les creux de roches des nids de goélands. A cer-
tains jours leurs plumes tombent en une neige fine. L'Océan
bondit dans les vieilles grottes avec une voix si profonde que
l'on se croirait dans une vie plus large, plus puissante... Nous
y serons tout seuls, Rhuys.
Et elle souriait à son rêve, sans s'étonner qu'il ne parlât pas,
un peu surprise seulement d'avoir tant de douceur à tout dire,
sans trouble, sans angoisse. Comme si déjà sa mission de femme
commençait : verser son cœur, tout le long de la vie, à la façon
AlVIES CELTES. 829
des ruisseaux de cristal qui chantaient, dans la forêt, sur les
mousses.
Rhuys la regardait, grave et tendre. Elle continua :
— Ne t étonne pas si je peux parler ainsi. Il y a derrière
moi des années de silence. Ce que je dis est à toi seul; lorsque
je t'ai quitté, je me tais de nouveau, comme toi maintenant.
— Ah! parle encore! supplia-t-il avec l'angoisse du con-
damné qui boit une à une les dernières gouttes de la vie.
Elle reprit avec une joie d'enfant :
— Rhuys ! dans deux semaines ! As-tu bien compris? Et alors...
— Alors tu me diras : « Je viens, » répéta encore Rhuys.
— Oh! Rhuys! pour la vie et pour la mort!
— Pourquoi parles-tu de mort? demanda-t-il.
— Je ne sais, répondit-elle. Les bardes chantent : « L'amour
est frère de la mort. » Je le crois. On ne sait rien avant d'aimer.
Peut-être aussi on ne sait rien avant de mourir.
— Tu n'aurais pas peur de mourir?
— Oh! pourquoi? interrogea-t-elle étonnée. Personne n'en a
peur autour de moi. Seulement, à présent, il faut que ce soit
avec toi.
— Cela me semble si étrange de t'entendre dire des paroles
éternelles, murmura-t-il. Tu es si jeune'
— Qu'importe à quel point de la route on rencontre son
destin? répondit-elle. Gomme chante Gwenc'hlan, que ce soit le
soir, que ce soit le matin, le sort des deux est venu.
11 y eut un silence. Rhuys pensa qu'il remettait, sans lui en
rien dire, sa vie et sa mort entre ses mains :
— Tu m'aurais donc aimé toujours? questionna-t-il.
— Toujours! reprit-elle avec ferveur. Ai-je su si tu étais
vaincu et captif? On va où la destinée vous pousse.
— Et si j'avais fui devant la mort, même pour toi?
— Est-ce que tu aurais pu fuir, toi? dit-elle avec un sourire
d'orgueil. Tu ne voudrais pas que je te dise : oui! Pas plus que tu
ne m'aurais aimée si j'étais de celles qui donnent et reprennent
leur cœur.
Elle aussi donc jugeait que se sauver de la mort n'était pas
d'un homme. C'était la dernière lumière qui s'éteignait; et cepen-
dant il l'en aima davantage... Il faut des siècles de folle vaillance
pour former ces caractères indomptables, pour donner aux âmes
ce sens de l'honneur.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais si, par impossible, reprit-il lialclant, on me tuait"
tout de suite à la guerre... ou ailleurs, est-ce que tu ne maudi-
rais pas le jour où tu m'as rencontré?
— Quel cœur me crois-tu donc? implora-t-elle. Maudit-on,
parce qu'on souffre? Et puis, vois-tu, je dis bien : je ne souffri-
rai jamais; je Tai dit à un bon moine dont je te parlerai. Il me
semble, par instans, que je ne peux pas porter ma joie, j'ar-
rive à toi avec des chants, avec des fleurs... Mais, ami, cela, ce
n'est pas encore le fond. Les bardes disent bien : « La joie chez
nous ne. rit qu'à la surface, comme un rayon flotte sur l'eau,
entre deux nuages. » Ce qui est nous-même, c'est cette mélan-
colie qui donne, à tous, cette expression grave; jusqu'aux en-
fans, dont le petit visage est si lent à sourire ! Tu me demandes :
« Pourquoi parles-tu de mort? » Pourquoi? Je ne sais pas. C'est
en moi, comme t'aimer.
Elle s'arrêta, debout, son exquise tête blonde appuyée au mur,
les bras tombans, les mains jointes. Et, à la regarder ainsi, et à
l'entendre, Rhuys puisait la force de mourir. Il serait digne de
cet amour plus grand que la mort.
Mais qu'une fois, une fois encore il lui entendît dire qu'elle ne
regrettait rien ! Qu'il emportât ces paroles, les dernières !
— Ainsi tu ne maudirais ni moi, ni le destin qui t'a mise sur
ma route, si je mourais? — Il hésita un instant, cherchant son
regard. — Et jamais tu ne redirais à un autre : « Je viens. »
— Tu ne sais pas, tu ne sais pas, murmura-t-elle. En chemin
je pensais : « 11 faudra que je lui dise. » Mais nous aurons la
longueur des jours pour ce que je pensais en chemin. Il vaut
mieux que tu me connaisses d'abord. Tu entends donc : toi seul !...
Ces mots ne se disent pas deux fois. Mélancoliques, oui, nous le
sommes, et fidèles, et sauvages sous nos airs calmes. On ne con-
naît pas l'Océan quand on ne l'a pas vu déchaîné sous la tem-
pête. On ne nous connaît pas jusqu'au jour où l'on nous broie le
cœur. Je t'ai promis des histoires? Ecoute...
Hélas ! Il semblait à Rhuys que sa torture aurait été moindre
s'il avait pu lui dire : « L'heure passe. Ne me parle que de toi
parce que je vais mourir demain. »
Mais, comme toutes les femmes qui aiment. Ahès ne parlait
des autres que pour mieux se raconter elle-même. Il le comprit
bientôt.
— D'abord, avant la conquête, c'est Gwen à qui l'on avait
AMES CELTES, 831
tué Raghed. Le meurtrier aimait Gwen. Il était puissant et riche;
les deux familles unirent leurs instances pour que la jeune fille
pardonnât et l'épousât. Elle consentit à le recevoir au festin qui
précède les noces: tu entends bien? l'homme qui avait tué
Raghed... Elle arriva, parée et magnifique. Elle lui tendit la
coupe. 11 en but la moitié, elle finit le reste. Et alors elle s'écria :
« 0 Raghed! pardonne le festin! Tu savais bien que si je lui
tendais la coupe des noces, c'est que cette coupe était empoi-
sonnée. » En effet, ils moururent tous les deux... J'aurais fait
comme elle.
A peine un battement de paupières. Elle trouvait cela très
simple. Rhuys la regardait avec une admiration croissante.
— Ecoute encore, continua-t-elle. Une autre, Run, eut son
mari tué dans une embuscade. Ils étaient dix contre lui. Elle mit
trois ans à les atteindre. Ils tombèrent un à un sous ses flèches,
tous les dix. Quand elle l'eut vengé, Run se tua elle-même.
Ahès disait vrai. Des gouffres dormaient sous les fronts tran-
quilles, et les tempêtes qui se levaient dans ces âmes devaient
accumuler les ruines.
Et doucement, maintenant, avec des gestes légers d'enfant,
elle prit la main de Rhuys :
— Pourquoi est-ce que je raconte ces choses? Est-ce que je
sais? Mais tu me connaîtras mieux après. Ces histoires me ber-
çaient toute petite. Ma mère m'endormait sur ses genoux en me
les contant. Et j'en ai appris d'autres, le long des grèves et près
de ces cromlechs, où je vais écouter si les morts reviennent. Je
voudrais savoir s'ils ramènent avec eux les chevaux qu'on brû-
lait sur leur bûcher, et les femmes qui se sont tuées auprès
d'eux, ou qui se sont usées à force de larmes.
— Les entends-tu? demanda Rhuys.
— Rarement. Quelquefois, au moment des guerres, les che-
vaux hennissent sur la lande. Dans la nuit des âmes, les morts
reviennent frapper aux portes des pêcheurs, chargeant les barques
d'un poids très lourd, jusqu'aux îles mystérieuses où ils abordent.
Moi, je les entends aux jours de brumes. Ils pleurent toujours.
Je ne sais pourquoi ils pleurent ainsi...
Il y eut un très long silence. Rhuys se recula encore dans
les ténèbres. Il voyait, dans l'avenir, — et quel avenir! le lende-
main même! — ce doux être de vie plié sous le poids de l'in-
consolable douleur. Il comprenait pourquoi les morts pleurent
832 REVUE DES DEUX MONDES.
quand ils reviennent, pourquoi d'autres ont tant de mal à ne pas
crier leur détresse quand ils vont mourir...
— J'ai encore beaucoup à te dire, reprit-elle. Ce sera pour
mon retour. Je te raconterai ce que j'ai vu au milieu des loups,
et les belles choses que m'ont dites les moines. Tu ne sais pas'^
Les vieux dieux morts vont être chassés à jamais. Pourquoi?
Ce n'est pas encore très clair dans mon esprit. Ma mère était
saxonne et païenne ; ma nourrice et mes femmes ne parlent que de
korrigans, de nains, de fées; les anciens nomment le dieu cruel
qui veut des victimes et du sang, dont l'ombre tue. Cette ombre..
Elle s'arrêta. Il lui répugnait de parler de cette ombre dans
la nuit qui venait.
— Mon père seul est chrétien, acheva-t-elle; c'est-à-dire, il
veut être chrétien. Depuis que j'ai vu Gwennolé, je voudrais que
nous le fussions aussi. Quand je saurai ce qu'il faut faire pour
cela, je te le dirai; c'est très difficile, mais c'est très beau... Leur
Dieu ne tue pas ; il hait le sang. Il ne vient pas troubler, épou-
vanter. Quand on le voit, on l'aime. Et on le voit tout près de soi
quand on souiïre. Il a pitié de chaque angoisse; quand on ne
peut plus marcher, il vous prend, comme un berger emporte sa
brebis blessée sur ses épaules.
— Alors, parle-lui pour moi, dit Rhuys presque involon
taire ment.
— Est-ce que tu souffres? demanda-t-elle anxieuse.
— Non! oh! non, balbutia-t-il... c'est-à-dire... oui; ces chaînes
sont lourdes. Parfois le désespoir me gagne !
— Mais deux semaines, ami! Vois, seulement des jours! Et
puis tu seras libre!
II fallait partir. On y voyait si peu ! elle se baissa jusqu'à son
front pour lui sourire. Ses grands yeux s'alanguissaient, pleins de
compassion tendre. Rhuys crut voir encore les blondes fées qui,
penchées sur sa barque, endormaient ses douleurs d'enfant, et
les mortes qui passaient, heureuses, les lèvres entr'ou vertes,
comme pour un baiser d'adieu :
— Pense à moi demain, disait Ahès... je te rapporterai de
là-bas, dans mon manteau, un peu de la terre où nous poserons
le foyer... notre foyer!
Elle ne s'étonna pas de son silence... Elle ne comprit pas qu'il
étouffait un cri d'agonie. Seulement, lorsqu'elle eut fait quelques
pas, lorsqu'il ne la vit plus : .
AMES CELTES. 833
— Marche lentement... lentement... supplia-t-il.
Lorsqu'il n'entendit plus le bruit de ses pas, il sentit qu'il
avait bu toute l'amertume de la mort...
Merzin fut condamné tout enfant par les
bardes de Vortigern à être offert en sacrifice
sur les fondemens d'une citadelle (v s.).
La Villemarqoé.
{Poèmes des bardes bretons.)
Les sacrifices druidiques s'offraient aux deux points extrêmes
du jour, à midi et à minuit. C'était en pleine nuit, à la lueur
des torches que l'on brûlait autrefois le colosse d'osier rempli
de victimes humaines. Il n'y avait pas d'holocauste plus digne
d'Hésus l'effroyable, Hésus dont Lucain disait « qu'il inspire la
terreur par ses autels sauvages. » Des siècles avaient passé sur
ces coutumes barbares. Pour une immolation unique, le rite
devait s'accomplir à midi, au plus haut point du soleil. Mais,
en dépit des instances du druide, Gradlon avait exigé le moins de
pompe, le moins de retentissement possible : il aurait voulu
qu'on tuât Rhuys le soir, ou dans le cachot même. Gradlon se
repentait; il avait peur des moines... Le druide obtint enfin que
le sacrifice aurait lieu à l'aurore, à l'instant précis où jailliraient
les premiers rayons du soleil; c'était un jour de répit pour le
condamné, un jour d'inquiétude et de trouble pour le roi. Aussi,
dès l'aube, Gradlon chevauchait sur la route de Kemper; il
fuyait, comme les faibles de tous les temps fuient devant les
conséquences de leurs fautes. Ahès, dans une ignorance absolue,
était repartie le soir même pour le sud de la Cornouaille, ainsi
qu'elle l'avait dit à Rhuys.
Le druide demeurait donc seul, en présence de la foule qu'il
haranguait, à laquelle il annonçait des biens sans nombre, l'al-
liance et l'appui des dieux redoutables. Le départ de ces dieux
devant les idoles romaines avait attiré tous les malheurs; leur
retour ouvrirait une ère dé prospérité nouvelle. Mais bientôt il
se lassa de ces discours. La foule indifférente lui semblait plus
distante de son âme que les troncs des chênes où, pensif, il son-
geait qu'Hésus l'entendait encore. Il quitta brusquement le peuple.
U alla vers le prisonnier qui, maintenant;^ était en sa puissance.
TOME XXX. — ^905 ^3
834 REVUE DES DEUX MONDES.
Selon l'usage, il le mit en liberté sur parole, lui promettant que,
durant ce dernier jour, chacun servirait ses moindres désirs.
Rhuys à ses yeux était déjà sacré. Si près d'entrer dans le
G\vynfyd, — le cercle druidique de la lumière, — il ne devait
emporter d'ici-bas que le parfum léger des choses. Le druide lui
disait avec une douceur grave les paroles indispensables ; il le
chargeait de souvenirs pieux pour les aïeux morts ; il lui parlait
de gloire en des termes superbes que nous ne savons plus...
En sortant de son cachot, Rhuys eut une sorte d'étourdis-
sement. Un souffle vif lui fouettait le visage ; ses yeux désha-
bitués de la lumière se fermaient à 'demi ; l'immobilité presque
complète de ces quelques mois lui rendait la marche difficile.
Ses ennemis auraient pu croire qu'il tremblait : cette pensée le
fit tressaillir... Déjà, derrière les murailles, il entendait le mur-
mure de la foule ; il eut horreur de cette exhibition publique,
pendant des heures. Un autre murmure arrivait jusqu'à lui, aussi,
le murmure familier et berceur de la mer : et un désir lui vint
de finir sa vie, là-bas, au milieu des mouettes que des aigles
poursuivaient dans la lumière :
— Maître, dit-il, est-ce que je pourrais prendre une barque
et passer ce dernier jour seul, au large ? Je ^o viendrais à l'heure
que tu me marquerais.
— Va, répondit le druide ; rentre seulement à la nuit si tu
veux.
— On m'attendras-tu ? demanda encore Rhuys.
— A l'endroit même où tu t'embarqueras. Moi aussi, j'ai
horreur des hommes. Je préfère demeurer seul sur la grève, et
interroger, encore une fois, tout ce qui a été, et tout ce qui sera.
Ils n'avaient l'un contre l'autre ni colère, ni haine, victimes
tous les deux d'une fatalité inévitable. Aucun ne fit allusion à
une fuite possible. Ils savaient bien que la parole donnée les
liait plus fortement que toutes les chaînes.
Rhuys gagna le large en quelques coups de rames. La mer
était vide. Ces deux jours étaient pour le peuple un temps de
réjouissance. Rhuys se trouvait seul, comme il l'avait désiré; et
bientôt, laissant aller les rames, il s'adossa contre le bord de la
barque la face au soleil, ainsi qu'il le faisait lorsqu'une ma-
nœuvre plus dure l'avait épuisé.
Et d'abord ce fut une impression de délices. Jamais la
« douce vie » ne lui avait paru plus chère. Il faisait encore
ABIES CELTES. 835
sombre. De grosses nuées grises couraient dans le ciel, trouées
par des tons blancs, légers, par un poudroiement d'or et de
brume. Et la mer, l'exquise mer de certains jours d'automne,
aux vagues souples, le berçait du mouvement monotone d'une
nourrice endormant un enfant dans ses bras. Tout à, la joie
instinctive de vivre, de respirer les souffles amers, Rhuys s'en-
dormait aussi sous la lente caresse. L'horizon s'agrandissait et se
transformait. Les longues lames vertes se soulevaient et retom-
baient comme les volutes de quelque gigantesque acanthe. Des
rayons filtrant en lignes claires, sous les nuées, donnaient à
l'étendue sans bornes quelque chose d'indéterminé, d'imprécis.
On se serait cru rejeté au delà des jours, quand la lumière
vierge avait jailli au sein du chaos.
Des êtres descendaient vers Rhuys par ces routes de songe;
des soldats comme lui, ayant tous la marque sanglante de la
flèche ou du fer. Ils étaient glorieux et triomphans. Ils appro-
chaient de cette terre qui faisait monter jusqu'à eux l'enivrante
fumée de la gloire. Ils écoutaient la voix confuse, faite de mille
voix inconnues, la voix de la race qui célébrait leur folle bra-
voure. Rhuys distinguait au milieu d'eux les vieux chefs dont la
tête blanche portait le stigmate sacré. Ceux-là étaient partis
pour le combat, sûrs de tomber au premier choc; ils cher-
chaient dans les années tremblantes la mort héroïque qui les
avait fuis jusque-là. Lennok en était, l'aïeul qui avait passé l'âge
où les hommes meurent, lorsque, sous un dolmen, une voix lui
cria : « Va les sauver, et meurs pour eux ! » Mais les plus
nombreux étaient jeunes et la tête haute : ils riaient tous, — les
Celtes donnaient leur vie en riant. — Pour beaucoup cependant,
comme le chantaient leurs bardes, « leur rire était sombre comme
le rire de la mer. »
Car elles venaient derrière eux en une nuée de deuil, les
belles mortes qu'ils avaient aimées. Elles parlaient à Rhuys,
comme autrefois, dans un murmure. Mais pour l'homme qui
allait mourir, toutes ces voix n'avaient qu'un son ; toutes les
belles Gauloises laissaient flotter sur les vagues les mêmes che-
velures fauves ; tous ces yeux n'avaient qu'un regard, le regard
vert aux reflets changeans, que les paupières voilaient à demi
pour en garder le mystère. Était-ce Ahès, vraiment? Ou plutôt,
Ahès n'était-elle pas l'incarnation de cette mer attirante dont les
fées chantaient, toutes les nuits, le cantique de douleur?
836 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis qu'elle l'avait quitté, le soir, dans sa prison, le cœur
de Rhuys était mort. Il ne revivait pas, à la voir passer et
repasser ainsi, le long des lames. Il n'y avait plus de lutte pos-
sible puisque ses ennemis savaient, puisqu'elle lui avait répondu :
« Peut-on aimer un homme qui a fui? » Mais il était seul
maintenant. Il n'entendait plus le pas hésitant du barde ; le
druide n'était plus assis à son côté, les yeux pâles, les paroles
lentes et lointaines. Rhuys était seul devant « la douce vie » qui
fuyait, et il pouvait aller vers elle! L'horizon sans bornes
s'ouvrait devant lui. Personne ne saurait le poursuivre et
l'atteindre... Tout son être protestait... Cette mort cruelle lui
donnait des frissons d'épouvante. Il y avait la résolution
suprême ! Hélas ! A quel moment le cri de la vie ne va-t-il plus
contre ces résolutions suprêmes? Et après avoir dit mille fois
« je veux, » quand s'éteint pour jamais le râle d'agonie qui
répond « je ne veux pas? » Rhuys se débattait, les yeux fermés;
il se soulevait à demi ; et un cri, un long cri de bête qu'on
égorge, sortit de ses lèvres, emplit l'immensité vide, comme une
dernière révolte inconsciente et tragique...
Ce cri le réveilla en sursaut. Il se faisait tard. Combien
d'heures avait-il passées ainsi sur cet Océan, qui tour à tour les
avait enchantés, enivrés et qui berçait, à l'alanguissement ou à
la fureur de ses lames, le sommeil sans fin d'un si grand
nombre?... Il serait là demain... Son corps serait jeté dans le
gouffre le plus proche, en offrande aux divinités hostiles qui
refusaient de laisser bâtir les murs de Ker Is. Et justement un
noyé passait près de la barque, les bras étendus, déjà une chose
sans forme et sans nom... Il serait cela demain. Il détourna la
tête avec horreur. Longtemps il regarda au soleil ses mains
brunes. Ses rêves s'enfuyaient; la réalité poignante, c'était ce
corps déformé, emporté à la dérive sous les cieux mornes que
l'ombre d'Hésus emplissait...
Qu'y avait-il donc dans ces âmes pour que, suivi par le
cadavre hideux, Rhuys reprît les rames, non pour fuir, comme
il l'eût pu si aisément, mais pour revenir au rivage? Le druide
en l'accueillant eut dans les yeux une vague lueur ue fierté :
« Tu es un Celte, » dit-il.
Lui aussi n'avait ni hésitation, ni doute. La race pesait sur
eux de tout son poids.
Le lendemain, à l'aube, on donna à Rhuys ses armes de
AMES CELTES. 837
guerre, le bouclier où des têtes de vautour étaient peintes, le
casque d'argent. Tout ce qui rehaussait la beauté des chefs, au
moment des batailles, on l'apporta dans sa prison. Il teignit de
rouge ses moustaches tombantes. Le bruit impatient de la foule
arrivait à lui avec le bruit de la marée. Le druide leur parlait en
mots brefs. Quelque chose de religieux et de solennel planait
sur eux. Et ce ne fut pas un cri de joie, mais une longue accla-
mation de triomphe; une acclamation ininterrompue, surhu-
maine, lorsque Rhuys parut, entre le druide et le barde, beau de
la beauté unique de ce peuple.
Il marchait, souriant et calme. Une seule pensée le prenait
tout entier : montrer à ses vainqueurs que leur captif savait
mourir. Tous étaient en armes comme lui. Ils le regardaient
avec un fraternel orgueil. Des mères approchaient leurs enfans
jusqu'à lui. Le barde chantait un chant de guerre et de mort
dont tous reprenaient le grave refrain. Ces voix rudes lui ver-
saient une ivresse d'orgueil. Il se sentait emporté au-dessus de
lui-même.
Il songeait maintenant : « Pourquoi n'ai-je rien dit? Elle
serait là. Elle viendrait avec moi dans la mort. » Vaguement, il
la cherchait. Les détails de la route s'imprimaient en lui avec
une fixité étrange : tel caillou qu'il allait dépasser; ce buisson
desséché oii tenaient encore des roses mortes... Une vieille
femme ridée, courbée sur son bâton, le regardait de ses yeux
éteints. Ah ! cette femme !...Si Ahès ne mourait pas, elle serait
un jour semblable à cette loque parcheminée, aux heures tou-
jours pareilles, vides et mornes... Oh! pas cela! Pas cette vie
d'abandonnée pour elle... Pourquoi ne lui avait-il rien dit? Elle
aurait répondu : «Oui » à la mort, aussi... Et quelle fête alors
aurait égalé pour lui la fête de cette heure !
Déjà ils arrivaient au bord des flots. Le druide allait incon-
scient, fanatique, scandant les triades et les paroles sacrées : « Ce
qui doit être sera. » Il arrêta le captif sur la digue commencée
trois fois, démolie trois fois, à l'abri des roches au pied desquelles
dormait l'abîme. Gwenc'hlan seul murmurait encore :
« Tu n'es pas plus ébranlé que ces rochers, ô fils de
Lennok!... » Mais le barde tremblait; et sa voix arrivait au
prisonnier, basse et déjà lointaine, comme les accens mêmes
de l'âme celte.
Rhuys était debout, immobile. Le druide lui dit quelques
838 r.EvuE DES deux mondes.
mots à voix basse. Quand le premier rayon du soleil tomberait
sur les vagues, alors...
Elle déferlait, encore voilée de brume, la mer sauvage. Rhuys
la regarda d'un regard suprôme. Dans son âme vide, aucune
consolation ne se levait; aucun appel au dieu lointain dont il
n'approcbcrait jamais, môme par ce sacrifice sanglant. Il allait
vers une autre vie, mais quelle vie? L'ombre d'IIésus glaçait
jusqu'à sa foi en l'immortalité. Alors, dans le besoin instinctif
de se rattacher à quelque chose, les mots d'Ahès retentirent dans
son cœur désert. Un instant, il appuya sa pensée au Dieu de
pitié qui hait le sang et qui compte nos larmes. Il songea que
peut-être, invisible et proche, Il le regardait mourir; qu'il
l'attendait dans la voie obscure.
Brusquement sur la crête d'écume, un rayon passa, fit retom-
ber l'eau glauque en gerbes blanches. C'était le signal. Rhuys fit
face à ces hommes qui fixaient sur lui leurs yeux graves ; il en-
veloppa d'un regard la terre où le druide, les bras levés, faisait
l'offrande du sang; la mer où les yeux d'Ahès l'appelaient dans»
l'eau profonde...
En lui un silence subit et effrayant se fit. Et avec un sourire
héroïque, le sourire que, pendant dix siècles, ces amoureux de
gloire avaient emporté dans la mort, il renversa la tête sur son
bouclier étendu. Il tendit la gorge au couteau du druide...
« Alors, sur le rempart, le guerrier avec la tache rouge fut
livré à la vague grise en fureur.
« Alors sous les flots débordés, les vagues lavèrent les roches
sanglantes... »
Xil
L'ivresse cruelle du sang s'empara alors de ce peuple; tous
les instincts affreux qui sommeillaient au cœur de ces barbares
se réveillèrent brusquement. Lorsque, avec des accens rauques
vers le dieu terrible, le sacrificateur repoussa le corps de sa vic-
time dans le gouffre, de fanatiques acclamations s'élevèrent. La
belle vaillance du guerrier mort, son courage héroïque s'effa-
çaient sous la buée sanglante. Les hommes se provoquaient à
des luttes corps à corps; des rixes éclataient; le long jet rouge
et tiède dégouttait sur les roches, et déjà ils réclamaient avec
des imprécations du sang, encore, et du vin, ces deux luxes
AMES CELTES. 839
rares ! Et c'étaient des danses effrénées, des rires lourds ; toutes
les passions mauvaises se déchaînaient, s'étalaient au grand jour,
en eau dont on a rompu les digues.
Un moment le druide demeura devant eux, regardant et
écoutant, les yeux hagards, les cheveux en désordre. On eût dit
que le coup dont il avait frappé Rhuys pénétrait jusqu'à son
âme. En vain Gwenc'hlan s'approcha de lui, l'interrogea :
l'aveugle ne reçut aucune réponse. Le druide ne l'entendait pas.
Il entendait seulement en lui des voix qui le déchiraient, et les
cris d'orgie de ce peuple qui le soulevaient de dégoût. Il voulut
échapper à cette obsession ; il se glissa à travers la foule; il hâtait
le pas. Une fois hors des murs, il courut. Il s'enfuyait de la fuite
éperdue de Caïn, Bientôt, il s'aperçut qu'il tenait encore le cou-
teau ensanglanté. Ses mains qui n'avaient pas tremblé à l'heure
terrible, sous l'empire du fanatisme, le trouvaient trop lourd
maintenant. Où le jeter dans la lande déserte, pour le faire dis-
paraître à jamais? Un dolmen était sur la route; il le glissa sous
la pierre. Il tomba épuisé tout auprès. Des gouttes de sueur
perlaient à ses tempes ; il tressaillait au moindre bruit. Longtemps
il resta ainsi, défaillant. Mais des voix arrivèrent jusqu'à lui.
Des femmes jeunes et belles passaient sur le chemin. Que lui
importaient la jeunesse et la beauté? Hélas! qu'en avait-il fait?
Il voulut se relever et fuir... Mais déjà Ahès était près de lui;
elle revenait avec sa vieille nourrice, un rayon de joie dans les
yeux. Elle s'approcha. Elle regarda avec effroi l'homme sinistre
éclaboussé de sang:
— Qui es-tu ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Il arrêta sur elle ses yeux, où toute l'hor-
reur du drame semblait écrite. Elle s'écarta. Le rayon de joie
mourut dans le regard de la jeune fille, pour toujours.
A peine arrivée à Ker Is, les chants, les danses l'entourèrent.
Etonnée, elle passa au milieu du peuple. Elle arriva jusqu'au bord
de la mer. Gwenc'hlan, debout au pied de la digue à moitié
démolie, chantait des paroles tristes qui n'étaient ni ses chants
de guerre, ni ses imprécations ordinaires contre les chrétiens.
Il disait :
« Que la vague brise avec fracas, qu'elle couvre le rivage. Si
j'avais été heureux, tu aurais échappé à la mort.
« Que la vague brise avec fracas, qu'elle couvre la plaine.
0 mon fils, malheur à qui est trop vieux puisqu'il t'a perdu.
840 RE.VUE DES DEUX MONDES.
« Doucement chantait un oiseau, sur un poirier, au-dessus de
sa tête, avant qu'on le couvrît d'un tertre de gazon. Il brisa le
cœur du vieux barde.
« 0 mon fils, à la vue perçante, tourment de ma pensée, ta
mort me met en grande douleur... »
— Pourquoi chantes-tu ainsi, demanda-t-elle et pourquoi
cette ville est-elle dans l'ivresse?
— C'est à cause du sacrifice de l'aurore, répondit-il. Il n'y a
rien eu d'aussi beau depuis longtemps ! Je ne vois pas; mais j'en-
tends; et je ne l'ai pas entendu soupirer sous le couteau du druide.
— Qui? Quel druide? De quoi parles-tu donc ?insista-t-elle.
— Sur son sang, on pourra construire la digue qui mettra
Ker Is à l'abri des flots, poursuivit le barde. Voilà pourquoi ils
chantent tous. Sa vie pour leur vie !
— Et qui a-t-on tué? demanda-t-elle indifférente.
— Le plus brave des prisonniers de guerre, Rhuys, fils de
Lennok...
Comment le barde aveugle vit-il passer sur lui une ombre
glacée? Comment se recula-t-il instinctivement, balayé par la
rafale? Ahès fuyait, pareille aux biches qu'elle chassait la veille,
qui emportaient dans leurs flancs le dard qui tue, et se terraient
pour mourir sans témoins. Elle se laissa aller, inconsciente,
jusqu'aux grottes voisines du gouffre. Elle y tomba, collée au
sol. Et pendant des heures, ce fut un gémissement indistinct, un
appel d'angoisse et d'épouvante : « Lui! Lui ! Lui... ! »
Quand elle revint à elle-même, le jour baissait. Le premier
choc avait été si terrible, si inattendu, qu'elle était demeurée
longtemps anéantie. Maintenant une demi-lucidité revenait, et,
avec elle, un redoublement de douleur. Depuis des heures, elle
regardait, les yeux fixes. Elle voyait, à présent, ce qu'elle regar-
dait. C'était une traînée sanglante qui suivait le long de la roche,
comme une veine rouge dans le granit. Les lueurs du soir pla-
quaient l'Océan de taches de pourpre. Des vautours et des aigles
volaient en cercle, s'approchaient des roches humides... elle savait
pourquoi ils venaient à ces roches... elle essayait de les écarter
de ce sang par ses cris. Mais Gwenc'hlan, là-haut, les appelait :
« L'aigle d'Éli élève la voix; il est humecté du sang des
hommes, du sang du cœur du fils de Lennok.
(( L'aigle d'Eli pousse des cris cuisans cette nuit. Il nage dans
le sang d'hommes blancs. Quels ree^rets j'éprouve I
AMES CELTES.
844
« L'aigle d'Éli garde les mers. Il appelle en voyant le sang
humain.
« L'aigle de Pengwern au bec gris pousse ses gémissemens
les plus perçans, avide du sang de celui que j'aimais.
« J'entends l'aigle cette nuit. Il est ensanglanté... »
Elle ferma les yeux pour ne pas voir; à voix basse elle pro-
nonçait des paroles entrecoupées. L'appel désespéré de son cœur
éclatait en longs sanglots. La nuit sans étoiles succéda au soir
rouge. Les aigles ne volaient plus autour des roches... Alors elle
rouvrit les yeux dans les ténèbres.
Comment le lui avait-on pris ? Pourquoi ? Les chants d'orgie
lui arrivaient de la ville. C'était sa mort qui les mettait dans une
telle fête. Sa mort ! Le savait-il qu'il mourrait, quand elle l'avait
quitté? Oui. Il savait. Il lui avait dit...
Que lui avait-il dit? Elle ne se souvenait plus. Elle souffrait
trop. Une demi-conscience suivait une prostration complète. Elle
ne voyait plus le gouffre, dans la nuit, ni le sang. Mais elle en-
tendait les coups précipités des lames contre les falaises. Dieu!
qu'il devait être tourmenté dans sa tombe mouvante, sa plaie, sa
large plaie ouverte !
A genoux elle l'implorait, d'une voix désespérée. Nous ne
savons plus après tant de siècles chrétiens, non, même les plus
impies d'entre nous ne savent plus ce qu'étaient ces douleurs
écrasantes. L'air seul que nous respirons, tout imprégné d'un
christianisme latent, fait nos âmes plus légères. Des souffles
d'espérance y passent, pour les plus incroyans, en dépit d'eux-
mêmes. On ne croit plus aux forces inflexibles, à « la fatalité,
mère du trépas. » Un Dieu bon a remplacé pour jamais le Dieu
effroyable ; et non seulement ceux qui croient en lui, qui
l'aiment, qui déposent à ses pieds les poids trop lourds ; mais
ceux qui pensent l'avoir repoussé se jettent dans « l'abri ouvert. »
Leur cœur s'y réfugie aux heures suprêmes où, broyé, redevenu
tout petit, l'homme balbutie les mots que sa mère lui apprenait...
Mais dans ce passé, rien ! La foi à une immortalité vague,
d'où, seulement, des larmes et des regrets arrivaient jusqu'à la
terre. Et puis, un éternel silence dans les cieux vides. L'an-
goisse sans consolation s'exaspérait alors jusqu'au délire ; elle se
changeait en haine ; le suicide et la vengeance étaient un des
orgueils de la race. Il n'y avait aucune issue d'espérance. Et les
âmes païennes étaient scellées dans leur douleur, comme ces
842 REVUE DES DEUX MONDES.
ensevelis vivans qui se déchirent aux pierres de leurs tombes...
Farouche, Ahès murmurait, penchée sur l'abîme : « Je te
vengerai I » Oui, c'était pour cela. Elle ne se rendait pas compte;
mais c'était pour cela qu'une force instinctive l'avait retenue et
empêchée d'aller à lui. Elle le vengerait d'abord... Ils arri-
vaient, portés par la rafale, les cris de joie, les cris d'orgie du
peuple. Les lourds sanglots d'Ahès étaient coupés par des chants
d'allégresse. Oh! qu'ils se taisent! Qu'ils se taisent donc, à
jamais, sous le fer ou dans le feu!... Et des plaintes d'enfant se
mêlaient à ces élans sauvages ; des mots si tendres, à peine pro-
noncés... Hélas! quand les bien-aimés ont disparu, avec quelle
angoisse viennent les paroles que l'on voudrait avoir dites ! Elle
cherchait les derniers lambeaux de phrase, avec l'accent qu'y
mettait Rhuys. Que disait-il?... Ah!... « Pars lentement...»
Il savait donc! Gomment n'avait-elle pas compris? Comment
n'avait-elle pas dit : « Je resterai! » Elle l'aurait arraché aux
dieux et aux hommes... à son père...
Car c'était de lui que venait ce coup ; lui qui avait remplacé
sa mère morte ; qui l'avait tant aimée, tant idolâtrée, et qui, pour
un caprice d'elle, avait élevé la ville de songe... Était-il donc si
cruel ? Il la tuaii ! il tuait son bonheur, de ses mains. Il l'avait
fait partir pour qu'elle ne pût pas le supplier... Ah! maudit...
mais non... Ses lèvres se refusaient aux imprécations contre lui.
Les larmes jaillirent pour la première fois. Il ne savait pas...
Est-ce qu'on compte pour quelque chose la mort d'un homme
quand on ne sait pas ? Elle-même n'avait-elle pas demandé, in-
différente : « Qui donc a-t-on tué? »
Etait-ce un cauchemar? Il lui semblait que le bruit s'était
déplacé, que Ker Is était vide ; qu'à sa gauche toute une multi-
tude allait et venait. Ses yeux fatigués suivaient les torches sur
le rivage. Elle s'étonnait, hors d'état de rassembler ses idées.
Un silence de mort planait maintenant sur la, grève. Des fanaux
se mouvaient le long des roches où, même durant le jour, tant
de navires se brisaient. Cela dura ainsi longtemps. Elle
s'engourdissait de faiblesse et de froid. Soudain une masse
sombre passa près d'elle à toute vitesse, courant droit aux
fanaux. Et ce fut un craquement sinistre, des cris d'épou-
vante, des clameurs de joie succédant au silence.
Et alors, la curée! Les pilleurs d'épaves se jetant sur le na-
vire échoué ; des femmes acharnées sur leur butin et sur leurs
AMES CELTES. 843
victimes; des hommes achevant les blessés. Ahès les voyait de
loin, à la lueur des torches, comme une légion de nains hideux,
armés de pierres, de débris d'amarres, massacrant et repoussant
les naufragés sans pitié. C'était une scène de carnage et d'hor-
reur. Seuls, les récits de ses femmes, ou les menaces de Gwen-
nolé, lui avaient laissé soupçonner ces choses. Elle touchait la
plaie honteuse de ces côtes païennes. Et l'indignation et le dé-r
goût la soulevaient. C'était pour ces misérables qu'on avait sa-
crifié Rhuys, si noble, si brave, la fleur de la race? Et pour leur
sécurité? Et pour leur repos? Lui, errant encore au bord du
rivage, les voyait, peut-être! Une tempête de haine grondait au
cœurd'Ahès, plus furieuse que l'orage du dehors. Elle se pencha
sur l'abîme où le corps navré, pris et repris par les vagues, -ne
pouvait même pas dormir, paisible, son dernier sommeil. Elle
aussi prononça les paroles que rien n'efface :
— Ecoute. Tous iront au fond du gouffre. Je te donnerai
leur sang pour ton sang. Et puis je viendrai...
Et comme apaisée par le serment sauvage, elle reprit sa
route au hasard, dans la nuit...
XII
Là-bas, sur le bord du fossé où il s'était laissé tomber, le
druide demeurait la tête dans ses mains. Mais des gens allaient
et venaient ; on s'approchait de lui ; on l'interrogeait ; il reprit
sa course épuisante. Tout le long du jour il marcha ; au soir il
s'arrêta à la porte d'une chaumière. Une femme se tenait sur le
seuil, faisant rentrer quelques brebis dans l'unique pièce qui ser-
vait de chambre et d'étable. Une tiédeur douce en sortait; une
croix se détachait sur le mur de terre. A la vue du vieillard qui
paraissait si faible, la veuve rentra un instant. Elle prit une
écuelle de lait, et la lui tendit avec commisération. Machinalement,
il but sans dire un mot; elle le pressa d'entrer; il refusa d'un signe.
— Je vous offre ce que j'ai, de bon cœur, dit-elle. C'est bien
peu. Mais, avec l'amour de Dieu, c'est assez.
L'amour de Dieu ! Il la regarda comme un insensé, l'air si
hagard qu'elle se signa: « Un fou! » dit-elle. Il reprit sa marche.
Il chancelait. Mais il approchait de sa retraite inaccessible, et
cette pensée le soutenait. Déjà c'était la presqu'île de Crozon.
La forêt s'ouvrait dans d'admirables teintes rousses; les feuilles
844 REVUE DES DEUX MONDES.
desséchées tenaient encore toutes aux branches des chênes.
Mais les mousses épaisses et les houx géans gardaient une per-
pétuelle verdure aux sous-bois. Des sources vives chantaient
partout. Le druide s'arrêta longtemps, calmé par cette paix des
choses. Il plongea ses mains et sa tête dans l'eau glacée; il s'a-
dossa à un vieux tronc, blanchi de moisissure, pour y passer la
nuit à l'abri des allans et des venans... Cette nuit fut coupée de
rêves cruels. Le drame de la veille y revivait avec une netteté
extraordinaire ; drame étrange où les formes disparaissaient pour
laisser se mouvoir seulement les âmes vivantes. L'âme de sa
victime était navrée ; elle demandait grâce ; plie suppliait : « Pour-
quoi?... Pourquoi?... » Lui ne trouvait point de réponse. Là
aussi l'œuvre de sang avait laissé sa trace : elle avait dissipé le
songe fanatique. La loi posée par Dieu au commencement des
jours : « Tu ne tueras point, » bouleversait la conscience du
vieillard, couvrait son corps d'une sueur d'épouvante.
Au matin, il essaya en vain de se relever. Il retomba sans
forces. Est-ce qu'il allait mourir? Pourquoi pas? Il ne comptait
plus ses années ; et ainsi il échapperait à l'obsession qui le han-
tait depuis la veille. Seulement il aurait voulu finir dans ces
retraites où personne ne le découvrirait jamais. D'un grand
effort, il s'accrocha aux premières branches qu'il put atteindre,
déchirant ses mains aux feuilles des houx. Il fit quelques pas;
mais il ne pouvait plus. Il retomba évanoui.
En traversant la forêt pour regagner son abbaye de Landéve-
nec, Gwennolé trouva le vieillard sur sa route. Il le prit dans ses
bras ; il l'amena dans la cabane qui lui servait de logement, à
l'écart des autres. Ce fut là que le druide revint à lui, devant un
feu de branches sèches. Mais défiant, il refusa de répondre aux
questions du moine; il ferma les yeux et retomba dans un
demi-sommeil.
Bientôt les accens de sa langue bien-aimée, cette langue qu'il
n'entendait plus, arrivèrent jusqu'à lui. A genoux, Gwennolé
disait en cette langue des paroles d'amour à un être invisible ; il
priait les bras étendus; et les vieilles syllabes, les vieux mots
berceurs apportèrent au druide l'émotion qu'il avait ressentie en
la nuit des âmes, quand la barque passait dans les ténèbres
emportant les accens des aïeux. La prière continuait ; le vieil-
lard écoutait; maintenant le saint implorait son Dieu pour cet
hôte inconnu dont l'âme lui semblait plus scellée encore que les
AMES CELTES. 845
lèvres. Et 'le vieillard suivait, le regarda obscurci par les larmes
avec un besoin, inéprouvé jusque-là, d'ouvrir son âme, de parler
à cet homme qui entendait sa langue, et qui jpriait un Dieu
invisible et si proche.
Comme s'il lisait dans sa pensée, Gwennolé se pencha sur la
couche de feuilles sèches :
— Te sens-tu mieux? demanda-t-il.
— Je vais mourir, répondit le druide. J'aurais voulu mourir
tout seul.
— Veux-tu que je me retire ? demanda doucement le saint.
— Tu le ferais si tu savais qui je suis, ois ce sang sur mes
mains !
— Tu t'es déchiré aux épines.
Oh ! la langue bénie, aux phrases courtes que sa mère lui
disait, il y avait si longtemps !
— Qui e'^ fu ? interrogea-t-il.
— Que L importe? répondit Gwennolé. Appelle-moi ton frère,
ton fils ou ton ami : et tous ces noms sont vrais...
Le druide eut le désir de se taire pour l'entendre encore.
Mais un instinct de droiture le poussa en avant :
— J'ai tué, dit-il.
Le moine eut un mouvement d'efTroi... Tout de suite, croyant
que la faiblesse le faisait délirer :
— J'ai compris que tu avais quelque grande douleur. Tu
gémissais dans ton sommeil. Mais tu n'as pas pu tuer. Tu te
soutiens à peine!
— J'ai tué, répéta-t-il farouche, pour offrir un sacrifice aux
dieux.
— Non! non! s'écria le saint avec épouvante. Tu ne peux
pas avoir fait cela...
Le druide parlait, les yeux fermés, comme si la langue ma-
ternelle parvenait à ouvrir son âme, non pour celui qui l'écou-
tait, mais pour lui-même. Comme si les choses qu'il disait de-
meuraient mystérieuses et sacrées dans cette langue morte...
— Moi aussi, reprit-il, je dis : je n'ai pas fait cela, je ne peux
pas avoir fait cela ! Mais sais-tu où l'on en vient quand, durant
des années, — près d'un siècle a passé sur ma tête, — on vit
seul, gardien d'un culte enseveli? Vois ce qui se mêle dans ce
silence : le regret de ce qui n'est plus, le vieux sang farouche
des aïeux et la vie invisible que l'on entend passer à travers les
846 REVUE DES DEUX MONDES. -
choses. Le vent, le ciel, les sources, mes chênes surtout me
parlaient. Au printemps, quand les troncs reverdissaient, Hésus
m'affirmait sa jeunesse éternelle; aux jours sombres, dans les
arbres dépouillés, il revenait encore, mais terrible, ne voulant
pas mourir. Rien ne veut mourir sur notre terre... Et moi, je lui
disais que tant que je vivrais, il vivrait aussi. Tout cela était-il
vrai? Je ne sais. J'ai eu un réveil si terrible ! Peut-être, dans ces
heures si longues, lassé de tant de silence, on met son âme à la
place des divinités absentes ; on les interroge ; et sans le savoir,
on répond pour elles.
Le druide s'arrêta, haletant. Gwennolé souleva entre ses mains
la tête blanche. Il priait. Il demandait à Dieu cette âme de poète.
— J'ai voulu en un jour faire revivre pour lui les cultes
d'autrefois, continua le vieillard. Personne ne m'entendait plus.
Ce peuple s'était fait, à l'image des Romains, de grossières idoles.
Tant qu'ils l'ont pu, mes pères ont abattu ces idoles. Les vain-
queurs disaient : « Ce sont des impies. » Impies ! ceux qui défen-
dent le dieu inaccessible, contre les représentations sacrilèges!
— Hélas ! Tu n'as pas su le dégager du culte le plus affreux,
interrompit le saint.
— Ecoute encore, reprit le druide. Il s'est passé en moi des
choses inattendues et elles me tuent. J'ai donc voulu frapper un
grand coup : immoler une victime selon le rite antique. J'ai
voulu donner une vie pour une vie, défendre Ker Is contre les
divinités hostiles ; mais surtout, ah ! surtout, voir finir dans une
apothéose mes dieux délaissés. Gradlon m'a cru. Et vraiment que
le Celte est bien mort, avec quelle noblesse, avec quelle force !...
— Malheureux! Comment as-tu pu! Comment as-tu pu!...
gémit le saint.
— Mes pères si souvent offraient ces sacrifices ! murmura le
druide. J'ai mis mes pas dans leurs pas. Mais les siècles ont passé,
et ils ne m'ont pas légué leur âme avec leur foi, car je meurs de
ce que j'ai fait.
Il parlait comme en rêve, la voix lente et monotone, et si
ibasse que Gwennolé se penchait pour l'entendre.
— Il y a dans la mort une lumière que je ne savais pas. Il
est tombé en souriant; mais son regard m'interrogeait et m'accu-
sait. Les jours qui avaient précédé, j'étais hors de moi-même,
emporté par la fièvre, ne voyant plus, n'entendant plus... Mais
ce sang 1... Ce poignard dans une chair qui vit et palpite et qui
AMES CELTES. 847
s'affaisse avec ce jet rouge... Et ce regard qui disait : Pourquoi?
Tout a croulé en moi à ce regard. Pourquoi? Je ne savais pas.
Il n'y avait plus qu'une victime et qu'un bourreau; et il ne me
reste qu'à mourir comme ma foi 8st morte.
— Et ainsi, gémissait Gwennolé, voilà ce que devient l'âme
la plus belle livrée à l'erreur ; voilà où va l'aveugle poussé par
l'aveugle 1
Tout haut il dit :
— Que Dieu te pardonne ! Il t'a fait comprendre qu'il hait le
sang.
— Qui es-tu pour parler au nom de Dieu? demanda le druide,
surpris.
— Un de ceux qu'il envoie pour épargner aux hommes de
tels remords, de telles douleurs...
Et avec les mots que lui seul savait, et qui faisaient tomber
les païens à ses pieds, le saint lui annonça la révolution qu'il
allait accomplir en ce monde, où tout ne serait plus qu'amour,
charité et pitié. Il lui parla du Dieu qui aime et qui nous sauve,
et qui est descendu en ce monde, vivant pour nous, mourant
pour nous, afin de triompher de cette peur invincible que le
péché nous a laissée.
Le druide l'écoutait, stupéfait. Des lueurs douces passaient
dans ses regards. Il répétait les mots, après lui, comme un enfant.
— Prends ma place, murmura-t-il avec effort. Tu viens de
cette île de Bretagne où nos pères allaient puiser la lumière ; et
il y a en toi une belle lumière ; mais il y a des choses que je
voudrais que tu dises : celles que, toute ma vie, la vieille forêt
m'apprenait.
— Confie-les-moi, demanda doucement le saint.
— Les chênes m'ont dit : L'homme doit être fort et impas-
sible comme nous...
— Ils doivent être bons, ajouta le saint.
— Les sources m'ont dit : La femme doit être pure et bienfai-
sante comme nous, à l'homme qu'elle aime...
— Mais elle doit étendre cette pitié et la joie qui est en elle
à toute misère et à toute douleur, poursuivit le saint.
— Les tempêtes m'ont dit : La destinée passe, emportant cette
feuille, laissant cette autre... Ce qui doit être sera.
— Non, dit le saint. La destinée inflexible n'est plus. C'est
une main amie qui cueille et qui laisse.
848 REVUE DES DEUX MONDES.
— Frère, reprit le druide avec agitation, tu dis : une main
amie?
— C'est elle qui m'as mis sur ta route pour cueillir ton âme,
qui est belle, dit gravement Gwennolé.
— Prends ma place, répéta le vieillard. Je meurs tranquille.
Ton Dieu me maudira sans doute ; mais il bénira la terre que
j'ai aimée.
— Il ne te maudit pas! s'écria Gwennolé.
Le mourant montra les mains qu'il tenait cachées dans sa
robe. « Il y a le sang! » murmura-t-il.
— Ne dis-tu pas sang pour sang? reprit le prêtre. Notre Christ
effacera ton crime, si tu le veux.
De nouveau, le vieillard étendit ses mains où le houx avait
laissé des traînées rouges. Défaillant, il les mit dans celles du
saint :
— Efface ! supplia-t-il.
Et après des heures de graves et saintes paroles, ses terreurs
cédèrent. Gwennolé le reçut dans le bercail du Christ. Il le bap-
tisa dans l'eau et dans l'Esprit. A l'aube, sur sa demande, le saint
le transporta sous les chênes au seuil de la cabane. La psalmodie
des moines arrivait, lointaine; des gouttes d'eau tremblaient aux
brins de mousse; des oiseaux volaient, familiers, dans la paix
limpide du matin. Et dans cette chanson des choses, sous la voix
bénie qui lui redisait l'éternel cantique, la vieille âme mys-
tique de la race s'apaisait, s'affranchissait lentement des der-
nières ombres.
XIII
Encore assoupie dans sa chambre close, Ahès murmurait des
mots entrecoupés; elle rejetait sa tête de côté et d'autre eu gé-
missant, comme ces patiens qui, malgré l'influence d'un narco-
tique, tressaillent et se plaignent, toujours étreints par la dou-
leur latente. Un mouvement plus brusque la réveilla. Elle
regarda autour d'elle les yeux vagues, et, peu è peu, avec une
pleine conscience l'affreuse douleur la reprit.
Ahès se leva, refaisant machinalement les gestes de tous les
jours, avec une rigidité de morte... Un à un, tous les souvenirs
revenaient; chaque parole douce creusait aux regrets une place
plus profonde; chaque rêve d'amour, en l'emportant plus haut,
AMES CELTES. 849
avait rendu la chute plus meurtrissante. Maintenant tout s'était
tu; elle s'asseyait très lasse, les mains abandonnées, devant la
baie ouverte, dans un détachement univ.ersel et comme déjà en-
sevelie. Si au moins elle l'avait revu ! Elle souriait, insouciante,
à l'heure môme où on le tuait : cette heure avait passé pour elle
comme une heure ordinaire... Oh! être allée jusqu'à lui, au mo-
ment suprême, lui dire seulement qu'il emportait l'âme de son
amie dans la tombe! Et si c'était trop demander aux dieux
cruels, seulement poser son regard sur lui ; il aurait tout vu dans
ce regard... Moins encore, lui avoir donné ses larmes, seulement
ses larmes, la dernière offrande de ceux qui aiment...
Mais rien! Elle n'avait rien "pu pour lui. A son dernier ins-
tant, rien que la foule indifférente ou hostile : un peuple de
bourreaux autour de la victime. Ah ! qu'elle les haïssait pour
leur joie, pour leur ivresse, pour leur cruauté froide! Quelle
fête de les lui jeter tous en holocauste, tous, ceux qui avaient ri
et chanté, comme des insensés, en ce jour d'angoisse !
Deux pensées seulement demeuraient dans le désert de son
âme : le venger et le rejoindre. Le venger... mais comment?
Pouvait-elle, comme Run, les tuer l'un après l'autre à coups de
flèches? Ils étaient trop nombreux. C'était le druide seul qu'elle
entendait sacrifier ainsi. Les empoisonner? Empoisonner, comme
Keben, les sources où ils buvaient? Non. C'était lâche et c'était
bas. Rien de ce qu'avaient fait les autres n'était possible pour
elle. Il fallait les atteindre tous d'un seul coup. Comment?
Par les larges ouvertures elle regardait sous une pluie fine,
incessante, l'horizon de mélancolie. Vaguement ses yeux erraient
sur la mer plombée et sinistre; sur la digue où, déjà, des ou-
vriers allaient et venaient, posant les assises de la porte d'or sur
la pierre sanglante. Oh! cette pierre encore rouge : « La mer,
toutes les eaux de la mer y passeraient sans la laver... » Et à la
regarder longuement les yeux fixes, le rêve de vengeance se pré-
cisa enfin. Oui... ce qui devait être serait... Que les eaux dé-
chaînées passent sur ce sang et se mêlent à lui, pour les exter-
miner tous; pour que, de cette ville maudite, il ne reste pas
pierre sur pierre ! Elle tenait la revanche tragique ! L'Océan où
le corps de Rhuys dormait aujourd'hui, comme en un immense
cercueil de plomb, se lèverait dans des colères effrayantes, et
viendrait à son aide. Elle ne voyait pas encore le moyen, mais
elle le trouverait. La ville insouciante se bloLtissait au bord des
roME XXX. — 1903. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Ilots. On la mettait à l'abri des divinités hostiles sous l'égide
du sang de Rliuys. Eh bien ! elle joindrait sa haine à celle de la
mer sauvage : à elles devx, avec leur besoin commun de renver-
ser et de détruire, elles viendraient à bout de l'œuvre terrible.
Et tandis qu elle songeait ainsi, les lèvres serrées, les yeux
durs, exaltant sa douleur à la mélancolie indicible des choses,
dans ce même palais, Gradlon aussi se sentait plein de trouble.
Lui aussi était assis, soucieux, depuis des heures, non devant
l'Océan, mais devant l'àtre où des troncs énormes flambaient^
Il n'était pas seul. Gwennolé se tenait debout, auprès de lui,
comme un justicier. Il lui annonçait un châtiment exemplaire,
pour cette exécution inique et impie, pour tous les crimes qui
souillaient cette ville. Interdit, le roi balbutiait : « Gomment
as-tu su? » Il apprenait avec étonnementque le druide était mort
le lendemain même du sacrifice, mort d'avoir tué cet homme ;
et que, présent à cette agonie, le prêtre avait apaisé son épou-
vante avec des paroles de miséricorde et de pardon...
— Il ne connaissait pas la vérité, continuait Gwennolé! Ce
qu'il a fait, sa conscience égarée lui dictait de le faire. Il croyait
honorer ses dieux; et le Seigneur, qui pèse l'erreur et la faute,
s'est contenté du remords qui la jeté mourant sur ma route, qui
a brisé son cœur et son corps... Mais toi !...
Il y eut un silence. L'âme de Gradlon oscillait entre le repen-
tir et la révolte, flottante et irrésolue, toujours : ,
— J'ai le droit de vie et de mort, dit-il enfin. Je suis roi. Je
tue, parce que je le veux...
— Malheureux, interrompit le saint, est-ce que, même avant
que je te l'apprenne, il n'était pas écrit au dedans de toi: « Tu
ne tueras point ? »
— Oui, si j'étais comme le reste des hommes, mais j'ai le
droit de disposer de leur vie.
— Et pourquoi l'as-tu, ce droit, sinon et uniquement pour les
causes justes? Et tu verses le sang pour un caprice, pour une
impiété abominable! Est-ce ton droit, aussi? Et ne crains-tu
pas les châtimens qui attendent les cœurs doubles ?
' Le saint frémissait d'indignation comme autrefois, aux jours
où Gradlon lançait contre Ronan ses dogues furieux...
— Qui peut quelque chose contre moi? reprit le Roi. Et si
je suis aussi coupable, pourquoi mon peuple m'aime-t-il! Pour-
quoi m'appelle- t-il « le bon roi Gradlon? »
AMES CELTES. ' 851
— Non, tu n'es pas mauvais, dit tristement le saint; tant que"
ton intérêt, tant que ton plaisir n'est pas en cause, tu es bon...
Mais ce que le peuple aime en toi, tu le sais bien, c'est ta fai-
blesse. Tu laisses sans répression les plus grands crimes. Tu ne
venges pas les malheureux qu'ils attirent et qu'ils massacrent
sur le rivage. Là seraient ton droit et ton devoir. Faudra-t-il
accumuler les catastrophes pour t'ouvrir les yeux sur toi-même?
— J'ai mes soldats; j'ai mes trésors; je ne crains rien, jeta
le roi avec orgueil; pas même tes menaces.
— Repens-toi, supplia le saint. Peut-être il en est temps en-
core. Quand tu me reverras, tu comprendras qu'une parole de
repentir valait mieux, pour te défendre contre le Seigneur, que
tes troupes et tes richesses.
Gradlon releva la tête d'un geste de défi. L'orgueil et l'esprit
de bravade l'emportaient.
— Je ne me repens de rien, dit-il froidement.
Et sans prolonger un débat inutile, Gwennolé tristement
quitta le roi.
Gradlon était moins tranquille qu'il ne voulait le paraître.
La haute sainteté de Gwennolé l'impressionnait, 11 le connaissait
depuis peu; mais il le redoutait pour la hardiesse de sa parole,
pour la force avec laquelle il prenait le parti des persécutés et
des faibles. Il l'aimait aussi, pour la beauté, pour la bonté qui
étaient en lui... Et déjà il s'en voulait à lui-même de cet orgueil
qui lui avait dicté des paroles dures. Il regrettait d'avoir laissé
partir le saint, sévère et menaçant. Le saint d'un mot aurait
apaisé le Seigneur, si on l'en avait prié, peut-être...
Quelles étaient ces calamités dont il le menaçait? Qu'est-ce
que ces catastrophes obscures? Ces hommes d'Eglise finissent
toujours par vous faire peur avec leur puissance occulte ! Et mal
à l'aise, inquiet sans trop se l'avouer à lui-même, Gradlon en-
voya chercher Ahès, comme il le faisait souvent pour retrouver
la paix à son sourire. Une caresse de sa fille, un de ses clairs
regards avaient le don de dissiper toutes les ombres...
Hélas ! elle entra, les traits creusés par son inexprimable
douleur, toute raidie par sa résolution implacable. Penché vers
le feu, le roi d'abord ne la vit pas, dominé par l'impression du
moment.
— Gwennolé sort d'ici, commença-t-il. Crois-tu qu'il vient
de me menacer de je ne sais quels maux imaginaires, parce qu'on
852 REVUE DES DEUX MONDES.
a tué un prisonnier par mon ordre? A la fin, je me suis révolté.
Si l'on ne peut môme pas sacrifier un captif sans que leur Dieu
intervienne!.. Et après tout, celait pour toi.
— Pour moi ! s'6cria-t-elle d'un accent si poignant que son
père se retourna vers elle.
— Pour toi!... Pourquoi es-tu si pâle? Te souviens-tu de
ton effroi de la forêt? J'avais tremblé, moi aussi, sans te le dire.
Lorsque tu m'as quitté, j'ai rencontré un druide, un de ceux qui
lisaient autrefois dans le présent et dans l'avenir. Je lui ai raconté
ton rêve. Il m'a dit: « Une vie pour une vie. » Et ainsi, en
sacrifiant cet homme, je t'ai sauvée.
Elle répéta l'air hagard : « Pour moi ! Pour moi ! » Inquiet, il
se leva, il l'attira pour l'embrasser. Elle se rejeta en arrière d'un
mouvement instinctif; elle frémissait de colère et de douleur :
— Oh ! pas cela ! pas cela ! gémit-elle.
Et dans une explosion de passion :
— Vous ne m'avez pas sauvée. Vous m'avez perdue. Vous
m'avez déchirée de vos propres mains. J'aimais Rhuys. Je lui
avais promis la liberté et la vie, et "ma vAe. Vous avez tout perdu !
Vous avez fait de moi la plus misérable des femmes.
Il la regardait, épouvanté, sans une parole, oppressé par une
angoisse affreuse.
— Mais tu vis ! murmura-t-il enfin.
— Il eût mieux valu pour moi que vous m'eussiez tuée, que
vous eussiez laissé les prêtresses m'emporter dans leur ronde
infernale, poursuivit-elle de la même voix sourde. Tout plutôt
que ce que je souffre, que la torture de ces jours et de ces nuits !
Toute ma vie tenait entre les murs de son cachot. Je voulais vous
le dire. Et vous l'avez tué avant que je l'aie dit. Nous nous
serions enfuis, si j'a^î^ais pensé que vous me le prendriez. Je
l'aurais mis hors de votre atteinte. Jamais plus vous n'auriez
entendu parler de lui.
— Tu m'aurais abandonné ! dit-il avec effort.
— Est-ce que Kenvred, ma mère, n'a pas abandonné son
père et son peuple pour vous suivre, après vous avoir vu, dans
une bataille et dans un festin? répondit-elle avec une ironie
cruelle. Mieux valait vous quitter que vous haïr ! Je ne voulais
pas parler. Je vous excusais. Je disais : « Il ne savait pas ! Il ne
savait pas. » Et j'aurais voulu mourir en emportant ce secret,
pour que vous puissiez être heureux encore sans penser : « C'est
AMES CELTES. 853
par moi qu'elle est morte. » Mais non. C'est au-dessus de mes
forces. Je n'aurais pas pu feindre jusqu'au bout une tendresse
que je n'avais plus. Je l'ai bien vu tout à l'heure quand vous vous
approchiez pour m'embrasser. Je ne puis plus ni vous voir, ni
vous entendre... Son sang est entre nous...
Elle parlait les yeux durs, les lèvres tremblantes et si impla-
cable qu'il retomba effondré, sans essayer de la lléchir par une
protestation, par un geste. Il la connaissait trop. Il savait bien
que les paroles débordaient de son âme, comme l'eau déborde
d'un vase trop plein. Il cacha son front dans ses mains. Elle
regarda sans la voir l'affreuse angoisse. Rien ne tressaillait plus en
elle. Elle marcha vers la porte, elle sortit du môme pas rigide.
Alors quand il fut seul, quand il sentit que c'était bien vrai
qu'elle l'abandonnait, il gémit sourdement. La douleur atteignait
jusqu'aux dernières fibres de son être. Etait-ce parce qu'il avait
commis ce crime, que tout ce qu'il avait échafaudé retombait
sur lui? Cette enfant, il l'idolâtrait. Elle était sa fête de chaque
jour. Il avait voulu la préserver même d'une catastrophe ima-
ginaire, même d'un songe. Pour elle, il s'était joué de la vie
d'un homme et de la colère de Dieu... Que lui prédisait Gwen-
nolé? La ruine? La destruction de Ker Is? Qu'était-ce que tout
cela? Un plus terrible châtiment l'écrasait. Il avait perdu le
cœur de son enfant!,.. Il avait passé auprès d'elle sans la com-
prendre"; c'était lui qui avait pris son rêve d'amour, qui l'avait
brisé... Et elle s'en allait !
Il marcha jusqu'au seuil. Il l'appelait, se tordant les mains.
Il répétait comme un insensé :
— Reviens ! Mes jours seront courts. Je ne savais pas. Tu
vois bien que je ne savais pas. Ne t'en va pas pour toujours!...
Mais elle n'y était plus. Rien ne venait jusqu'à lui que le hriii
monotone et ininterrompu de la pluie à travers les bnics
ouvertes, et l'indicible mélancolie du ciel gris et bas, de la
mer sombre...
Et pour la première fois « le cœur farouche » de Gradion se
brisa dans un sanglot.
XIV
En quittant Gradion, Gwennolé avait essayé de rassembler
les habitansde Ker Is pour leur prêcher la pénitence ; pour les
854 REVUE DES DEUX MONDES.
supplier de renoncer à leurs impiétés, à ces massacres, à ces
pillages affreux sur la grève. Mais le peuple refusait de l'en-
tendre et, comme autrefois les compagnons de Noé, ils tour-
naient en dérision les prédictions sinistres. Le saint, patient et
doux, ne répondait pas aux injures; il passait au milieu de tous
en bénissant.
— Père, disait Wennaël reprenant tristement avec Gwennolé
la route de Landévenec, bénirons-nous ainsi, toujours, là où
l'on nous maudit ?
— Oh ! toujours, même lorsque je ne serai plus là pour vous
le dire.
— Mais s'ils ne nous veulent pas, pouvons-nous nous obsti-
ner à les sauver en dépit d'eux-mêmes? insista le jeune disciple
qui frémissait encore des insultes subies.
— Les hommes le maudissaient, répondit le saint, lorsqu'il
passait au milieu d'eux sous sa croix. 11 leur apportait, cepen-
dant, le pardon, la paix, la vie. Il ne s'est pas vengé ; il ne s'est
pas détourné... Et II voyait non seulement ses ennemis, — ces
pauvres égarés qui ne savent pas, dans leurs ténèbres, — mais,
nous, ses amis... quels amis, hélas !...
Wennaël baissa la tête. Gwennolé continua, les yeux fermés,
dans un recueillement ineffable :
— Écoute bien. Quand il dit à une âmo : « Suis-moi, » c'est
comme s'il ajoutait : « Toi aussi, tu donneras ta vie à ceux qui
diront : à quoi bon ? »
— Peut-être, dit encore Wennaël, c'est parce qu'ils ne nous
connaissent pas. Quand ils verront que nous ne leur avons fait
que du bien...
— Non, interrompit Gwennolé, Je crois qu'il en sera ainsi
toujours, haïs de ceux qui le haïssent, aiméfi de ceux qui l'aiment. . .
Il s'arrêta, pensif. A leurs pieds, se dégageant de ses brumes,
Ker Is se détachait radieuse, dans un fond d'une douceur d'o-
pale.
— Ce sont eux qu'il faut plaindre, fînit-il. La coupe de la
fureur divine va déborder sur eux. Quelque châtiment terrible
les menace. Je ne vois pas le qu (il, mais je tremble... J'aurais
tant voulu les sauver tous!... Le reste n'est rien. Nous aimons
bien plus que le Seigneur en travaillant sous les malédictions
et dans les ténèbres.
Ils reprirent leur route. Wennacl ne parla plus, regardant
AMES CELTES. 855
à la dérobée son maître et son ami qui priait, envoyant des béné-
dictions à tout ce qui passait sur sa route, aux enfans et aux
oiseaux.
Ker Is, indolente, s'animait vers le soir. Des femmes aux yeux
bleus, pêcheuses de goémons ou de coquillages, s'échelonnaient
le long des falaises, jetaient leurs râteaux dans la mer, noncha-
lantes et superbes. Ce n'était pas la lutte âpre, courbant ces mal-
heureuses des nuits entières, le corps à demi dans l'eau, pour un
maigre butin. Non. Leur triste métier de pilleurs d'épaves leur
rapportait assez pour les délivrer des écrasans labeurs. Leurs
jours s'écoulaient entre quelques heures de pêche après les gros
temps ou à marée basse, les filets qu'elles faisaient pour leurs
hommes au seuil des portes, ou les réunions joyeuses autour des
fontaines. La ville insouciante s'assoupissait dans le bien-être
des richesses coupables, n'ayant même plus la notion des crimes
dont elle vivait, ignorant la colère qui s'amassait en nuages
lourds au-dessus d'elle...
Cette colère, Ahès l'entendait gronder, chaque jour, plus fu-
rieuse, plus exaspérée. Elle avait vu finir la digue, élever le
mur qui assurait la défense de la ville contre les flots. Elle
avait vu poser la porte dont le roi, seul, avait la elef, et que,
seul, il devait ouvrir ou fermer suivant le temps. Cette porte,
elle la regardait avec insistance. La mort passerait par là. Elles
tomberaient, lavant le sang de Rhuys, toutes les eaux du
gouff"re!... C'était une idée lancinante et fixe. Pas un remords,
pas un souffle, ne traversait l'âme fermée d'Ahès. « Sang pour
sang...» Elle attendait avec une impatience fiévreuse que l'Océan
vînt à son aide... Quand?... Quand donc? Les jours se suivaient
toujours semblables, pluvieux et lourds.
Dès l'aurore, Ahès partait en barque. Elle s'en allait seule,
àl'éoart, sur cette mer qui avait eu les dernières heures de
Rhuys, ou dans ce sinistre îlot de Sein dont elle lui avait conté
l'histoire. Elle demeurait là, assise des jours, la tête appuyée
sur ses mains, écoutant le vieux chant de la race, où mourir
n'était rien, où tuer n'était rien... Son amour et sa douleur
s'exaspéraient dans cette solitude que sa fièvre peuplait d'ombres
gémissantes. Les Celtes revenaient toujours à l'endroit où une
mort violente les avait saisis... Il ne reviendrait pas, lui. Elle
lui dirait :
« Cherche l'endroit où l'on t'a tué. Je l'ai efi'acé de la terre. »
856 REVUE DES DEUX MO^'DES.
Elle grandissait de toutes ces pensées sauvages, jusqu'à n'ôtrô
plus qu'une incarnation de la race. Mais l'àme farouche de ses
pères demeurait naïve jusque dans [ses fureurs. Ces êtres pas-
sionnés et mobiles abandonnaient souvent leurs projets cruels.
On avait vu des haines vivaces s'arrêter devant les larmes d'un
enfant... Ahès ne songeait même pas à ces reviremens possibles.
Elle avait fermé volontairement les avenues de son âme. Son
père, elle ne le voyait plus, elle le repoussait amèrement de son
souvenir. Elle ne pensait à rien, en dehors de l'idée fixe, ayant
dans la nuque des douleurs sourdes qu'elle essayait d'écarter
avec des gestes d'égarée. Des hommes et des femmes la voyant
passer, si pâle, la regardaient avec compassion. Des sorciers ve-
naient offrir au roi les ressources de leur art. Il les chassait,
avec des imprécations et des menaces.
La cour de Ker Is, dont les légendes vantaient la joie et les
fêtes, était devenue désolée depuis que la jeune fille n'y pa-
raissait plus. Le roi ne cherchait pas à revoir Ahès. Sombre
et seul, il trompait la monotonie de ses journées par des che-
vauchées lointaines. Il ne pouvait pas, il ne pourrait jamais
se résigner à cet abandon. En barbare qu'il était, il pensait
qu'il trouverait bien le moyen de la ramener à force de prodi-
galités et de folies, elle si éprise de la joie de vivre ! Sa
douleur s'userait; elle reviendrait vers ce père dont elle était
l'orgueil.
Il méditait, pour son jour de naissance, des fêtes comme
elle n'en avait jamais vu. Il les dépasserait tous : et ce Luern,
le chef arverne qui faisait remplir de cidre, pour son peuple,
toutes les citernes du pays; et ce Kendelann qui, dans l'île de
Bretagne, laissait tomber l'or, en pluie, de son char... Mais
viendrait-elle seulement? Il ne l'avait pas revue depuis l'expli-
cation cruelle. Les fleurs, la musique, les mets rares, les invita-
tions lointaines, Gradlon avait tout accumulé pour faire de cette
fête une fête unique, un effort suprême de réconciliation. Tout
était prêt. On était à la veille du jour marqué. Il se demandait
encore : Viendra-t-elle ? Inquiet, hésitant, il députa vers elle sa
vieille nourrice. Oui... Elle promettait de venir... Il respira...
tout était gagné alors.
Elle viendrait! Il ne savait pas que ce jour était pour elle
le plus cruel des jours, celui qu'elle avait marqué de loin comme
la fête de son cœur. Libre, elle l'aurait vu assis auprès d'elle, au
AJSES CELTES. 857
milieu des rois et des chefs. Elle l'aurait choisi. Elle lui aurait
tendu la coupe enchantée des fiançailles.
Le roi aurait tremblé, s'il avait su...
Etaient-ce ces pensées torturantes qui la tenaient éveillée
toute la nuit? Elle gémissait, le front brûlant, hantée par l'idée
fixe, tirée d'un assoupissement lourd par des soubresauts
brusques. Le bruit ininterrompu des lames l'agitait aussi. La
mer grossissait. Elle heurtait les falaises, bondissant au fond des
grottes avec des éclats de foudre. La tempête désirée s'annon-
çait, enfin, pour le jour môme.
Dès l'aube, Ahcs contemplait l'immensité morne. Le ciel
était sombre, d'un noir intense, par endroits, les nuages très bas,
emportés par la rafale en un désordre d'épouvante. A l'horizon,
des teintes violentes de cuivre flambaient. On eût dit quelque
incendie de l'abîme. L'âme désespérée d'Ahôs s'appuyait à ces
signes avant-coureurs des tempêtes. Comme toujours, l'orage
du dehors éclatait en elle ; mais cet orage avait une signification
particulière de triomphe. Ce jour-là même, elle aurait enlevé
les fers de Rhuys ; elle l'aurait amené h son père... Un autre
l'avait délivré, mais ce n'était pas elle, et c'était pour mourir...
Elle allait enfin le venger...
Alors, elle voulut revoir ce cachot où elle serait entrée,
à cette heure, comme une messagère de joie. Et quand la vie au
dehors détourna l'attention de tous, seule, elle y descendit. La
porte en était demeurée ouverte. Les fers gisaient encore sur le
sol. Elle arriva à la place où il était enchaîné. Rien n'était de-
meuré de lui : le vide et la désolation de la mort. Comme il
avait souffert entre ces murs! Elle le soutenait alors par sa pré-
sence, par l'annonce de sa délivrance si proche... Maintenant,
elle lui disait: « Je ne te trompais pas. C'était bien aujourd'hui...
Mais c'est aujourd'hui aussi que tu verras comment je tiens pa-
role... » Elle murmurait cela, les yeux secs, la tête abandonnée
*ur le banc de pierre... Elle demeurait là où il avait souffert,
plus près de lui que partout ailleurs, il lui semblait...
Les heures passaient. On la cherchait là-haut, peut-être...
Elle regardait, pour mettre dans son cœur jusqu'aux moindres
détails de ce cachot, l'unique horizon de Rhuys sur leur terre.
Ses yeux habitués à l'obscurité distinguèrent machinalement
dans l'angle, entre deux pierres disjointes, une tige flétrie. Elle
se pencha, elle écarta la terre; elle enlevq,un à un des brins des-
858 REVUE DES DEUX MONDES.
séchés de bruyères, petites choses mortes qui demeuraient
encore lorsqu'il était parti...
Il les avait dissimulés là pour qu'on ne les retrouvât pas, sans
doute, ces humbles témoins d'une heure douce. Peut-être, peut-
être songeait-il que le fidèle amour d'Ahès la ramènerait dans
cette prison, qu'elle saurait les découvrir... Et c'était, sans
doute, quand déjà il savait qu'il mourrait... Il n'avait aucun
moyen de lui dire adieu... 11 l'avait dit, comme il l'avait pu, par
ces bruyères mortes. Et elle, qui ne pleurait plus, laissa aller
son visage baigné de larmes sur ces pauvres choses, comme si
l'absent lui revenait dans cette délicatesse farouche des derniers
instans.
Et ainsi son cœur s'attendrissait. Elle s'éloigna, les yeux
encore noyés, les lèvres tremblantes... Quel déchaînement de
tempête se préparait!... Le vent augmentait de violence; la pluie
tombait en larges gouttes. Jusqu'à elle, des cris joyeux d'enfans
montaient; ils couraient sur la digue, sans souci de l'orage.
Mourraient-ils aussi, ces innocens? Qu'avaient-ils fait, eux? Elle
les regarda tristement. Elle voulut les appeler, les envoyer loin
delà ville. Une lueur de compassion naissait... Ah! si Gwen-
nolé avait été le ; si elle avait entendu les mots qui apaisent; si,
à cette heure-là, elle l'avait connu celui qui dit : « Pardonnez
comme je vous pardonne!... »
Les enfans ne l'entendaient pas, tout à leurs jeux. Que fai*
saient-ils donc? Ce n'étaient ni leurs courses, ni leurs chants
ordinaires. Ils entraînaient l'un des leurs, le plus grand. Ils l'ame-
naient devant la porte d'or. Ils lui criaient : « Tu n'y es pas!
Tu n'y es pas! Ris. Il faut rire... » Lui, renversait la tête...
Une lumière subite se fit. C'était une parodie de la mort de
Rhuys que l'on jouait. Un besoin cruel de savoir la retenait,
immobile. Acharnés, les petits faisaient passer sous ses yeux les
moindres détails du drame. Ils criaient : « Ris! Mais ris donc!
Tombe maintenant, le sang coule... » Et c'étaient les mêmes
clameurs de joie, les mêmes imprécations que leurs pères. Elle
eut un mouvement d'horreur, le désir de les voir tomber vrai-
ment sous les flèches, pour qu'ils finissent enfin de se jouer du
mort...
Et cela aussi la rejeta vers l'abîme.
AMES CELTES. 859
XV
« Ah! sire! ah! sire, fuyons. L'ire do Dieu
£t sur cette ville dis... »
Gwennol'i à Gradlon .
(Albert Le grand.)
Le festin se prolongeait fort avant dans la nuit. Ahès, vêtue
d'une robe blanche rehaussée de pourpre, trônait auprès de son
père, attirant tous les regards par son étrange beauté. La fièvre
donnait à son visage un éclat extraordinaire. Ses mains trem-
blaient. Elle ne mangeait pas; elle ne buvait pas, comme s'il lui
suffisait d'être là et de fleurir dans sa splendeur souveraine...
La gaieté devenait grossière. Tous les chefs et les rois des
environs, — rois arrogans de pauvres bourgades, — buvaient et
riaient. Ahès faisait renouveler sans cesse les massives cruches
de grès. Elle excitait les convives, provoquant leurs histoires de
chasse ou de guerre. Gradlon tombait dans une somnolence
douce. A demi assoupi, il faisait un songe joyeux. Chaque année,
à pareil jour, il demandait à Ahès : « Que veux-tu? » — A la
question ordinaire qu'il faisait d'une voix hésitante, tant il crai-
gnait d'être repoussé, Ahès avait souri. Elle avait tendu la main
vers le collier d'or ciselé que Gradlon avait enlevé aux Nam-
nètes. Elle désirait donc encore quelque chose ! Tout n'était pas
fini pour elle! Radieux, le roi passait au cou de la jeune fille le
collier splendide... Ah! il y avait la clef de cette porte de la
digue, qui y tenait... Il essayait, d'une main mal assurée, de dé-
tacher cette clef sans y parvenir. Qu'importait au fond? Elle la
dissimulait dans les plis de sa robe. Vraiment le roi ne rêvait
pas. Les rangs d'or mat rehaussaient la pâleur tragique de la
jeune fille, semblaient mettre des lueurs fauves dans ses yeux.
Gradlon s'assoupissait de nouveau dans un sentiment de bien-
être inconnu... Elle avait souri...
L'Océan battait les falaises avec fureur. Gwenc'hlan, seul,
semblait prendre garde à sa colère. 11 se levait parfois pour
écouter, inquiet, frémissant.
— A quoi penses-tu donc? disait Ahès, et pourquoi ne
chantes-tu pas ce soir?
— Si je chantais, il me semble que mes larmes étoufferaient
mes chants, répondit le barde.
860 RE\aJE DES DEUX MONDES.
Il y eut un débordement de rires, d'exclamations, de cris : des
larmes ce soir! des larmes dans celte fête! Le barde devait être
ivre, déjà...
— Chante, disait Ahès, et pleure si tu le veux. A voix plus
basse elle ajouta : Nous serons deux, alors, à pleurer...
— Je sens la ruine et la mort autour de nous, dit le vieil-
lard en levant vers elle son visage ravagé; mais ce que je vois,
si tu le veux, je le dévoilerai...
— Dis ! mais dis-le donc !
C'était une clameur d'ivresse, le désir de donner un nouvel
attrait à ce festin par les rêveries fantastiques d'un poète.
— Chante pour moi, dit tout bas Ahès.
Alors Gwenc'hlan se leva, ses longs cheveux blancs emmêlés
dans la couronne du bouleau emblématique. Aux hurlemens de
la tempête déchaînée au dehors, il chanta ce qu'il voyait dans
ses éternelles ténèbres (1).
LA PROPHÉTIE DE GWENC'HLAN
I
Quand le soleil se couche, quand la mer s'enfle,
Je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j'étais jeune, je chantais; devenu vieux.
Je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis triste cependant.
Si j'ai la tête baissée, si je suis triste, ce n'est pas sans motifs.
Ce n'est pas que j'aie peur ; je n'ai pas peur d'être tué.
Ce n'est pas que j'aie peur; assez longtemps j'ai vécu,
Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera; et quand on me cherche,
on ne me trouve pas.
Peu importe ce qui adviendra : ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.
Ici le barde s'arrêta, les mams étendues, comme pour re-
pousser une vision effrayante.
Il reprit avec effort :
H
Je vois le sanglier qui soit du bois; il boite beaucoup; il a le pied
blessé.
(1) Cette pièce, dit M. de la Villemarqué, par les sentimens, les croyances,
les images, est un débris précieux do l'ancienne poésie bardique. On l'attribue à
Riau surnommé G-wenc'hlan, barde aveugle du v" siècle.
AMES CELTES. 861
La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l'âge;
Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.
Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage
d'épouvante.
Il est aussi blanc que la neige brillante; il porte au front des cornes
d'argent.
L'eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.
Des chevaux marins l'entourent, aussi pressés que l'herbe au bord de
l'étang.
— Tiens bon! tiens bon! cheval de mer; frappe-le à la tête; frappe fort,
frappe !
Les pieds nus glissent dans le sang! Plus fort encore! frappe donc! plus
fort encore !
Je vois le sang comme un ruisseau! Frappe fort! frappe donc! plus fort
encore.
Je vois le sang lui monter aux genoux! Je vois le sang comme une
mare!
Plus fort encore! frappe donc! plus fort encore! Tu te reposeras de-
main.
Frappe fort! frappe fort, cheval de mer! Frappe-le à la tête! frappe forti
frappe I
Et, scandant les chants du barde, les lames hurlaient au de-
hors. Personne ne riait plus. Ahès, les yeux hagards, s'était
levée ; Gwenc'hlan reprit, la voix très basse :
III
Comme j'étais doucement endormi dans ma tombe froide
J'entendis l'aigle appeler au milieu de la nuit...
Ahès, emportée par le chant du barde, sortit.
Non ! Il ne dormait pas doucement dans sa tombe froide ! Ja-
mais tourmente plus furieuse n'avait pris et rejeté un cadavre.
Elle serait auprès de lui tout à l'heure. Elle pensait cela, sans
un frisson. Rigide, hors d'elle-même, elle franchit la ville en
fête, les groupes avinés, les rondes folles. Le mugissement de
la mer couvrait toutes les clameurs. Ahès marchait impassible
vers elle. Elle gravit les quelques marches qui la séparaient de
la porte d'or. Elle détacha sans effort la clef qui tenait à son cou.
A la lueur des éclairs et des feux de joie, elle voyait à ses
pieds la ville brillante. La porte d'or fermait le puits profond
de l'abîme, que des falaises dominaient à droite et à gauche.
L'eau battait, comme une formidable machine de guerre. On en-
8G2 REVUE DES DEUX MONDES.
tendait au dehors des éclats, des éboulemens de rocs. Jamais, de
mémoire d'homme, pareille tempête ne s'était déchaînée. Et la
tempête, au cœur d'Ahès, était aussi tragique. La vengeance, la
douleur sans nom, la suggestion de la race et des poussées hé-
réditaires cherchaient une issue pour éclater, pour en finir. Elle
n'obéissait pas à une impulsion du hasard. C'était un acte lo-
gique de païenne. Tout l'y poussait depuis sa naissance : le sang
de ses veines, les histoires dont tout enfant on la berçait, les
divinités cruelles qui réclamaient le sang pour le sang. Tout
cela se mêlait, l'oppressait dans une hallucination effrayante...
Ahès avait posé ses mains sur la pierre que le sang de Rhuys
avait couverte. Maintenant elle y posait son front. Elle murmu-
rait : « Je viens, je vais venir, mais laisse-moi chercher... »
Qu'attendait-elle donc? Elle ne pouvait plus ni se souvenir, ni
penser... Ses tempes battaient. Un voile s'étendait sur ses yeux
Chaque bond de l'Océan lui semblait un appel... Mais qu'y avait-
il donc?... Qu'aurait-elle voulu faire avant de mourir? Elle ne
savait plus... Qu'est-ce qui existait encore!... Elle souriait d'un
sourire d'insensée.
Les fées de la mer l'entouraient, l'exaltaient de leur haine,
l'emportaient hors de la réalité, dans les souffles du vent, dans
la grande plainte des flots. Elle leur disait : « Venez... mais il y
a une chose... » Elle ne trouvait pas. Elle prenait à deux mains
son front brûlant. Elle murmurait : « Rhuys, dis-moi? qu'est-ce
que je dois faire encore avant de mourir? »
Des bandes d'hommes ivres passèrent auprès d'elle. Ils
riaient. Ils provoquaient la tempête d'un air de défi, se sentant
en sûreté derrière la digue nouvelle. Les coups des grandes
vagues redoublaient; l'eau montante ébranlait les murs. Ces
hommes mêlaient des imprécations à leurs bravades. Ils appe-
laient les dieux. Ils appelaient Rhuys. Ils se troublaient, essayant
de rire encore : « C'est le mort qui se venge!... Il ne peut pas
dormir. »
Brusquement, elle se rejeta de côté. Elle ouvrit la porte.
La trombe passa, dévastatrice, hurlante, irrésistible. Des cris
de terreur s'élevèrent de la plaine, des premières demeures que
le flot atteignait. Ces cris rappelèrent Ahès à elle-même...
Son père!... C'était lui qu'elle cherchait, les yeux hagards,
dans le silence de tout, dans les pensées qui la fuyaient : sauver
son père! Il en était temps encore. Le palais dominait la ville.
AMES CELTES. 863
L'eau ne l'atteindrait qu'après tout le reste, lorsque l'œuvre de
mort serait accomplie. Tremblante, elle s'appuya à un pan de
muraille, incapable encore de marcher.
La clameur montait vers elle, formidable, effrayante. L'eau
se ruait, abattant les murs, inondant les places, avançant, avan-
çant toujours. Des lames hautes comme des tours s'écrasaient
contre quelque édifice encore debout, rejaillissaient en gerbes
immenses, emportant dans leur recul, pêle-mêle, les matériaux
effondrés, les roches énormes et les hommes et les femmes,
affolés, éperdus, jetant leurs cris désespérés dans la tempête.
Mais là, au milieu d'eux, pareil à un ange de lumière, allant
de roche en roche d'un saut surhumain de soii cheval, Gwen-
nolé sauvait tout ce qui voulait encore être sauvé. Il repoussait
vers la lande, il confiait à Wennaël tous les petits enfans qui
s'enfuyaient effarés. Quel amour le poussait vers ce peuple
impie? Par quel miracle de miséricorde était-il là, se guidant à
la lueur des éclairs, bondissant à cheval, partout où le danger
était plus pressant, pour bénir et pour pardonner? Maintenant il
désignait à Wennaël Gwenc'hlan l'aveugle, qui trébuchait à
chaque pas, que l'eau commençait à envelopper. « Sauve-le, »
disait-il. L'enfant prit dans sa main la main qui cherchait un
appui...
Ahès courait vers son père. Elle arriva au palais. Tout était
silencieux et désert, les tables renversées, les flambeaux éteints.
Son nom retentissait dans les salles vides. Gradlon l'appelait, la
voix rauque.
— Père! père ! me voici, dit-elle. Je viens vous sauver.
Fuyons.
— Te voilà ! dit-il avec ferveur. Je n'ai rien perdu, alors.
Gwennolé m'a averti. Il disait vrai. La colère de Dieu est sur
nous... Nous sommes les derniers atteints ici. Attends. Laisse-
moi sauver quelques-uns de mes vieux compagnons... Ils ne me
laisseraient pas, eux... Attends...
Là-bas Wennaël tombait dans les ténèbres.
— Abandonne-moi, disait doucement le barde. Ma vieille vie
ne vaut pas ta vie.
— Je te sauverai, père : je tombe parce que je suis trop faible
pour toi. Appuie-toi quand même, nous arriverons...
— Pourquoi sauves-tu le vieux barde? Il ne sait plus que
des chants de douleur... Qui es-tu?
864 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans répondre, l'enfant lui fit franchir péniblement un pas
dangereux. Il fléchissait sous le pas hésitant. Mais maintenant
c'était la lande. Le vieillard était en sûreté...
Gwennolé, qui amenait des petits en fans, rencontra son dis-
ciple brisé de fatigue, inondé de sueur, mais rayonnant.
— Il est sauvé, père !
Surpris, il ajouta :
— Père, écoutez un instant. Il chante dans cette tour-
mente !...
Sors la tempête, Gwenc'hlan courbait sa haute taille. On
distinguait à la lueur des éclairs ses cheveux blancs, son visage
ravagé. Sa voix s'élevait farouche, jetant des lambeaux de
strophes dans la rafale :
— ... Veau du moulin moudra menu...
Le sang des moines servira d'eau (1) !...
— Ah! s'écria Wennaël en larmes, je l'ai sauvé, pourtant !
— Prie, dit Gwennolé. Ce sera notre vie à travers les siècles.
Prie. J'ai encore une œuvre difficile à faire.
De nouveau, le saint s'enfonça dans Ja vallée, passant comme
iine lueur dans la nuit.
XVI
Ne va-t-il pas à la recherche de sa brebis
qui s'est perdue jusqu'à ce qu'il la retrouve?
Ldc, XV, 4.
— Viens, dit Gradlon. L'heure presse. L'eau nous gagne. II
faut fuir.
Devant le palais, le cheval de bataille du roi hennissait
d'épouvante. Gradlon sauta en selle, prit sa fille en croupe, et
partit au galop, atteint par l'eau que le cheval faisait rejaillir à
chaque pas. La tempête redoublait. Les grondemens de la
foudre, le mugissement des flots, les hurlemens d'effroi se
mêlaient en une clameur effrayante. Oh ! ces cris qui semblaient
partir déjà du fond de l'abîme ! Gradlon prenait sa tête à deux
mains pour ne pas les entendre. Ahès écoutait, glacée jusqu'au
cœur.
Dieu ! que la vengeance avait des fruits amers ! Est-ce qu'elle
(1) La Villemstrqué, Les Bardes breton
AMES CELTES. 865
avait voulu toute cette désolation ? Ce grand bruit de choses qui
s'écroulent, ces malédictions sur ses pas, ces gémissemens, ces
râles d'agonie, ces dernières plaintes d'êtres saisis en pleine
force, et qui ne veulent pas mourir?... Le cheval superbe s'en-
fuyait d'une course éperdue, mais l'eau montait; elle touchait au
haut des falaises qu'ils longeaient maintenant. C'était le gouffre
où l'on avait jeté le corps de Rhuys, qui débordait ainsi.
— Rhuys ! Rhuys !
Elle l'appelait en elle-même d'une voix navrée. Etait-ce bien
ce qu'il voulait? Ne gémissait-il pas, lui aussi, au sein de ces
ombres, portant comme un fardeau plus écrasant, le poids de
toutes ces douleurs? Tout se mêlait. Tout se confondait. Un seul
mot se détachait dans cette indicible angoisse, le premier mot
de sa tendresse. Elle dit tout haut :
— Je viendrai...
Alors elle se tourna vers son père Pour la première fois,
depuis son malheur, elle jeta ses bi-as autour du cou de Gradlon,
comme elle le faisait, tout enfant ; et elle sentit les larmes du
vieillard tomber sur elle.
— Père, ne souffrez pas, dit-elle à voix très basse. Vous
m'avez tant aimée! Vous ne saviez pas... Vous ne saviez
pas... Oubliez-moi... Je lui ai promis de le rejoindre aujour-
d'hui. .
Et, détachant ses bras, elle se laissa glisser dans l'abîme...
Gradlon étouffa un cri. Le cheval fît un bond. Une lueur
aveuglante les enveloppa, tout à coup, comme un éclair...
Gwennolé apparut, penché sur le gouffre. Lumineux dans la
nuit, pareil à un ange de Dieu, il semblait retenir la jeune fille
au-dessus des flots. Il se penchait vers elle :
— Regarde, disait-il.
Et, du seuil de la mort, à peine balancée par les vagues subi-
tement endormies, Ahès regardait...
Là-bas, du côté de l'Orient, Il venait vers elle, le Christ mi-
séricordieux, celui qu'elle avait une fois invoqué dans la nuit
paisible sur la lande. C'était bien Lui, compatissant, plein de
pitié, le front, comme les nôtres, ceint d'épines. Elle voyait,
d'une vue au-dessus de la terre, ce Bon Pasteur allant, à travers
la vie, redire son appel incessant aux brebis qui ont quitté son
bercail, à celles qui, — parce qu'elles ne l'ont pas connu, —
« sont d'une autre bergerie » Jésus-Christ venait vers cette
TOME XXX. — 1905. 5a
865 REVUE DES DEUX MONDES.
désespérée, des bords de l'éternel rivage, lui ouvrant le seul, le
suprême refuge à toute douleur.
« — Qu'il se penche vers moi à l'heure où je mourrai ! »
Gwennolé répétait lentement les paroles que la jeune fille
lui avait dites. Il priait pour elle, et pour tous ceux qui agoni-
saient, avec la certitude d'une confiance sans bornes, comme
l'ami qui parle à l'ami.
A chaque instance de cette prière, le Christ approchait plus
près de l'être de douleur. Il lui disait des mots mystérieux qui
apaisaient ce cœur révolté, qui en faisaient jaillir la source
sacrée des larmes, brisant la haine, brisant l'orgueil, révélant la
Vie...
— Ne va-t-il pas à la recherche de sa brebis, qui s'est perdue ,
jusqu'à ce qu'il la retrouve^
Les flots, montant peu à peu, couvraient le corps d'Ahès
tandis qu'elle s'endormait sous les mains bénies, dans la grande,
l'inefTable paix qu'il versait en elle...
— Pardon, Maître, implorait-elle à travers ses larmes... Je
ne vous connaissais pas...
Au matin, le ciel était clair, l'Océan redevenait caressant et
tranquille, comme ces fauves qui s'étirent paresseusement au
soleil, après le carnage. Gwennolé rejoignit VVennaël et les tout
petits, sur la lande.
— Père, dit le jeune disciple dont le visage gardait un
rayonnement d'extase, à mon tour je L'ai vu. Je ne me plaindrai
plus jamais. 11 venait de la mer, vers notre terre. Je L'ai vu et
je suis demeuré muet, devant sa splendeur, devant la tendresse
indicible de son regard. Il est passé près de moi, lassé mais
plein de joie, portant une brebis sur ses épaules. Père, toi qui
sais tout, sais-tu quelle était l'âme bienheureuse qu'il avait prise
ainsi ?
Le saint, qui voyait les choses du présent et celles de l'ave-
nir, répondit, perdu dans l'action de grâces :
— C'est l'Ame Celte.
M. Reynès Monlaur.
LES
RETIUITES ECCLÉSIASTIQUES
LA MUTUALITE SACERDOTALE
Ce n'est pas une nouveauté au point de vue ecclésiastique
que de s'occuper de pensions. Elles étaient fréquentes dans l'or-
ganisation du clergé sous l'ancien régime. Leur origine serait
même fort lointaine, aussi lointaine que celle des Bénéfices dont
elles étaient tirées.
Le premier exemple qui ait été conservé semble remonter
en 451. A cette époque, le concile œcuménique de Ghalcédoine
déposa l'évêque d'Antioche, nommé Domnus. Maxime, son suc-
cesseur, demanda que Domnus pût jouir pour son entretien
d'une partie des revenus de l'église d'Antioche. Les Pères du
Concile et les magistrats séculiers louèrent fort cette conduite
et laissèrent à Maxime le soin d'accorder ce qu'il jugeait utile
pour la « nourriture » de Domnus.
Mais, dès le vu® siècle, l'usage des pensions prit une tout autre
tournure et engendra les plus crians abus.
Chaque église, en effet, avait des revenus temporels, elle pos-
sédait des Bénéfices. Or, il arriva que certains curés au lieu
d'exercer leur ministère, ou obligés de s'absenter de leur église
pendant un temps plus ou moins long, chargèrent un autre
prêtre de leur office. Une telle suppléance était assez recherchée;
elle entraînait naturellement la jouissance des revenus ecclésias-
868 REVUE DES DEUX MONDES.
tiques attachés à cette église. Aussi les curés demandaient-ils
à leur remplaçant le versement d'une pension. Ces pensions
donnèrent lieu à de telles enchères, à de si scandaleux marchan-
dages, que les malheureux suppléans étaient souvent réduits à ce
qu'on appela la portion congrue, et que les canonistes n'avaient
pas de termes assez violens pour flétrir cet usage.
Les conciles et les Parlemens furent longtemps impuissans
à déraciner une telle pratique. Il fallut l'autorité d'un Louis XIV
pour mettre de l'ordre dans la question des pensions ecclé
siastiques. Par sa loi générale, enregistrée au Parlement le
21 juin 1671; puis, par une déclaration du 9 décembre 1673, en-
registrée au Parlement le 5 février 1674, Louis XIV réglementa
définitivement ces pensions.
(( Ces deux règlemens, — écrit M. Durand de Maillane en
1770, — ont toujours été exécutés. » Ils n'en donnèrent pas
moins lieu à de multiples chicanes et applications de jurispru-
dence qui cessèrent naturellement avec leur cause, c'est-à-dire
par la confiscation de tous les biens ecclésiastiques au profit de
la nation, par le décret des 2-3 novembre 1789.
Ces pensions accordées sur les revenus des églises, malgré
leurs imperfections, n'en étaient pas moins, fréquemment, pour
les bénéficiaires de véritables retraites. Quant aux desservans,
qui exerçaient d'une façon efl"ective le ministère sacré^ ils trou-
vaient, dans la plupart des cas, les ressources nécessaires à leur
existence dans les revenus de leur église. L'État n'avait donc
pas à se préoccuper à cette époque des prêtres âgés et infirmes.
La situation du clergé devint tout autre après la confis-
cation.
De nos jours, comme en 1789, la guerre contre l'Église catho-
lique française se dissimule sous la pression de la politique ou
la justification hypocrite d'une lutte philosophique. La mainmise
sur les biens ecclésiastiques et, actuellement, l'extinction brutale
d'une dette solennellement consentie, en sont aussi un mobile
que l'on ne cherche pas à dissimuler. Déjà, l'on suppute le pro-
duit d'une telle liquidation et l'emploi des quelque 42 millions
du budget des cultes. Mais l'on se soucie assez peu du sort qui
sera réservé, du fait de cette spoliation, aux prêtres qui ont voué
leur existence au service de la religion et à ceux que 1 âge et les
infirmités guettent ou ont atteints.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 869
L'Assemblée Constituante ne setait pas désintéressée d'une
telle question.
Le décret du 12 juillet-24 août 1790 contenait deux articles
ainsi conçus :
« Art. 9. — Les curés qui, à cause de leur grand âge ou de
leurs infirmités, ne pourraient plus vaquer à leurs fonctions, en
donneront avis au Directoire du Département qui, sur les in-
structions de la municipalité et de l'administration du District,
laissera à leur choix, s'il y a lieu, ou de prendre un vicaire de
plus, lequel sera payé par la Nation, sur le môme pied que les
autres vicaires, ou de se retirer avec une pension égale au trai-
tement qui aurait été fourni au vicaire.
« Art. 10. — Pourront aussi les vicaires, aumôniers des hôpi-
taux, supérieurs de séminaires et tous autres exerçant des fonc-
tions publiques, en faisant constater leur état de la manière qui
vient d'être prescrite, se retirer avec une pension de la valeur
du traitement dont ils jouissaient, pourvu qu'il n'excède pas la
somme de 800 livres. »
Sans doute, comme le font très judicieusement remarquer
MM. Léon Béquet, conseiller d'État et Paul Dupré, conseiller
d'Etat honoraire, « ces pensions étaient toutes spéciales, desti-
nées à s'éteindre progressivement et à disparaître complètement,
et ne constituaient en aucune façon un système de retraite (1). »
Il n'en est pas moins vrai que la Constituante avait eu une telle
préoccupation. Plus tard, dans des périodes plus paisibles, sous
des gouvernemens qui affectaient leur attachement à l'Eglise,
l'on ne se tourmentera pas de la situation précaire des vieux
serviteurs du culte.
Cette question ne fut d'ailleurs pas envisagée au moment où
le gouvernement français et la papauté conclurent un modus
vivendi. La convention, passée à Paris le 26 messidor an IX entre
Pie VII et Bonaparte et qui devint, après ratifications échangées
à Paris le 23 fructidor an IX, la loi relative à l'organisation du
culte du 18 germinal an X (8 avril 1802), ne porte aucun enga-
gement de l'Etat au sujet des retraites ou des pensions ecclésias-
tiques.
Une allusion est faite, néanmoins, à leur égard dans les
articles organiques de la convention du 26 messidor an IX :
(1) Répertoire du Droit administratif, t. IX. V°, Cultes. Pensions et secours.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
« Les pensions dont ils jouissent (archevêques, évêques et curés),
— trouve-t-on à l'article 67, — seront précomptées sur leur
traitement, » etc., et l'article 68 ajoute: « Les vicaires et desser-
vans seront choisis parmi les ecclésiastiques pensionnés en exé-
cution des lois de l'Assemblée Constituante. Le montant de ces
pensions et le produit des oblations formeront leur traitement. »
Il ne s'agit donc pas de rentes accordées à des ecclésias-
tiques âgés ou infirmes, mais de traitemens ajoutés à des pen-
sions, ce qui implique l'exercice du culte par les bénéficiaires.
M. G. de ChampeauX' donne d'ailleurs une explication de ces
pensions dans une note faite au sujet de cet article 67 des Orga-
niques : « Les pensions dont il est ici question n'étaient autre
chose que l'indemnité allouée aux curés et autres ecclésias-
tiques dépossédés de leurs fonctions et de leurs biens en 1790,
par l'Assemblée Constituante (i). »
On peut donc écrire avec M. Vuillefray (2) : « Lors du réta-
blissement du culte, on ne s'est pas occupé d'assurer des retraites
aux ecclésiastiques. Peut-être n'en a-t-on pas senti l'urgence,
par la raison que les anciens ecclésiastiques avaient tous, à cette
époque, des pensions de l'Assemblée Constituante. Peut-être
aussi a-t-on pensé que les chapitres, qui n'existaient pas sous la
Constitution civile et qui se trouvaient rétablis par le Concordat,
seraient un asile où les curés infirmes devraient trouver une
retraite, comme les évêques infirmes en trouvent une dans le
chapitre de Saint-Denis (3)... »
L'Etat désirait-il aussi indiquer au clergé, par cette absten-
tion, qu'il devait s'organiser avec ses seules forces et être pré-
voyant? On pourrait presque le croire lorsqu'on lit le décret du
13 thermidor an XIII (IV Bull.^ 53, p. 430) qui ordonne un pré-
lèvement sur le produit de la location des bancs, chaises et
places dans les églises pour former un fonds de secours.
« Article premier. — Le sixième du produit de la location
des bancs, chaises et places dans les églises, faite en vertu des
règlemens des évêques pour les fabriques de leurs diocèses, après
déduction des sommes que les fabriques auront dépensées pour
(1) Le Droit civil ecclésiastique Français, par M. G. de Champeaux, avocat à la
Cour d'appel de Paris. — Gourcier, Paris.
(2) Traité de l'administration du Culte catholique, p. 446.
(3) Le chapitre de Saiat-Denis fut organisé et doté de 200 000 francs sous la
Restauration. La loi de finances du 11 mars 1885 supprima, à compter du 1" jan-
vier 188u, le crédit spécial du chapitre de Saint-Denis.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 871
établir ces bancs et chaises, sera prélevé pour former un fonds
de secours à répartir entre les ecclésiastiques âgés ou infirmes.
« Art. 2, — Les évoques adresseront au ministre des Cultes,
dans le mois qui suivra la publication du présent décret, un
projet de règlement pour déterminer le mode et les précautions
relatifs à ce prélèvement, ainsi que la manière d'en appliquer le
résultat et d'en faire la distribution. »
Ce décret est encore en vigueur. Combien peu de catholiques
en payant leurs chaises le dimanche pensent qu'ils contribuent
ainsi à organiser des secours pour les vieux prêtres ! C'est, en
efîet, grâce à ce prélèvement sur ces locations que s'est constitué,
pour une assez forte partie, le capital des caisses diocésaines qui
se créèrent postérieurement au décret du 13 thermidor an XIII.
L'établissement de ces caisses fut une heureuse conséquence
de ce décret et il est sans doute à regretter qu'elles n'aient pas
produit, comme nous le verrons plus loin, les résultats qu'on
était en droit d'en attendre. Rien n'était plus juste que de charger
chaque diocèse d'assurer ainsi l'avenir de ses prêtres. Un coup
d'œil rétrospectif sur l'histoire du siècle dernier montrerait faci-
lement, hélas! que la grande majorité des diocèses n'a pas su
profiter de la latitude qui lui était ainsi donnée.
En 1807, l'Empereur fut saisi de propositions tendant « à
assurer des ressources à de pauvres prêtres » qui se trouvaient
dans la misère sur la fin de leur vie. Il y répondit par la note
suivante, adressée le 18 août 1807 au ministre des Cultes par
le ministre secrétaire d'Etat :
« Le Conseil d'Etat, monsieur, a délibéré sur votre rapport
un projet de décret tendant à accorder des pensions de retraites
aux ministres du culte avancés en âge et infirmes. Sa Majesté, à
qui ce projet a été soumis, n'y a point donné son approbation,
ayant pensé que, dans tous les temps, les titulaires des places
ecclésiastiques ont pu conserver leurs fonctions jusqu'à la fin
de leur vie. J'ai l'honneur de vous faire connaître cette détermi-
nation de Sa Majesté. »
Cette phrase « dans tous les temps » vaut un long poème. Il
est exact en effet que, d'après le droit canonique, le prêtre, ayant
fait le vœu de se dévouer au service de Dieu, doit à son sacer-
doce toute sa vie. Il n'y a pas pour lui d'âge fixé pour la
retraite.
Les pouvoirs publics furent peut-être très heureux d'une telle
872 REVUE DES DEUX MONDES.
situation et ne s'occupèrent plus des prêtres âgés et infirmes.
A cette époque pourtant, le gouvernement administrait des biens
ecclésiastiques non vendus par la Révolution, réservés par le
Concordat et dont il retirait, d'après le jurisconsulte André, un
revenu estimé en 1869 à SO millions. Ce n'est donc pas le côté
financier qui pouvait rendre impossible une amélioration à l'ave-
nir de tant de « pauvres prêtres. »
En 1848, il fut question d'établir une Caisse de retraites pour
les membres du clergé. Cette époque vit beaucoup de projets et
peu de réalisations ; celui-ci resta sous la forme de pensée géné-
reuse. Ce sera le second Empire, qui, mieux que les Rois très
chrétiens, cherchera à s'intéresser aux vieux serviteurs de
l'Eglise et répondra aux sollicitations qui avaient assiégé [Napo-
léon P^
Depuis que le Prince Louis Bonaparte était au pouvoir, il
s'était vivement préoccupé de la q ostion des retraites. En
1850, par un décret du 18 juin, il avait fondé la « Caisse géné-
rale des retraites, » qui prit, en 1886, le titre de « Caisse Nationale
des retraites pour la vieillesse » qu'elle possède encore aujour-
d'hui. Un peu plus tard, le 27 mars 1852, 10 millions étaient
accordés à la constitution d'un fonds de dotation pour les So-
ciétés de secours mutuels. Le 26 avril 1856, l'Empereur établis-
sait le fonds commun inaliénable des retraites mutualistes ;
idée excellente peut-être, à ses débuts, mais qui produit en ce
moment les plus funestes conséquences parmi nos Sociétés de
secours mutuels. Une telle création coïncidant avec la nais-
sance du Prince Impérial, Napoléon III accordait aux vieux mu-
tualistes une somme de 500 000 francs, prise sur sa cassette parti-
culière. Il n'est donc pas étonnant que M. Fortoul, ministre de
l'Instruction publique et des Cultes, ait été chargé de rédigei
un rapport sur les moyens de venir en aide aux prêtres âgés et
infirmes. Après avoir montré comment pouvait fonctionner une
Caisse générale de retraites ecclésiastiques, le ministre achève
5on rapport par ces mots : « Etablie sur les bases qui viennent
d'être définies, la Caisse des retraites du Clergé répondra, je
l'espère, aux intentions généreuses de Votre Majesté. Autant que
le permettent les intérêts du Trésor, vous aurez, sans compro-
mettre la discipline ecclésiastique, acquitté la dette du pays envers
les vieux serviteurs de l'Église et de l'Etat. »
Les retraites ecclésiastiques. 873
Napoléon III rendit immédiatement le décret suivant :
« Vu le décret du 13 thermidor an XIII;
Vu l'article 8 du décret du 22 janvier 1852 (1) ;
Considérant qu'il importe à la dignité de l'Etat autant qu'à
celle du clergé de ne pas laisser sans secours les prêtres que
l'âge et les infirmités ont obligés à résigner leurs saintes
fonctions ;
Attendu que la pensée du gouvernement qui a rétabli le Culte
en France n'a pu en ce point être encore réalisée qu'impar-
faitement, et que les caisses particulières fondées seulement dans
quelques diocèses sont loin de subvenir à toutes les nécessités ;
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
Article premier. — Notre ministre de l'Instruction et des
Cultes pourra accorder, sur l'avis de l'évêque diocésain, des pen-
sions aux prêtres âgés ou infirmes entrés dans les ordres depuis
plus de trente ans.
Art. II. — Ces pensions seront servies par une Caisse géné-
rale de retraite dont les ressources se composeront : i° D'une
subvention prélevée annuellement sur le chapitre VIII du
budget des Cultes; 2" De la subvention de 5 millions accordée
par le décret du 22 janvier 1852 ; 3" Du produit des dons et
legs que la caisse sera autorisée à accepter, après avis du
Conseil d'État ;
Art. III. — En aucun cas, les pensions ne pourront excéder
le montant des ressources qui seront réalisées chaque année par
la caisse, en vertu de l'article précédent.
Art. IV. — Le directeur de la Caisse des Dépôts et Consignations
est chargé de toutes les opérations qui concernent le recouvre-
(1) Ce décret confisquait les biens de la famille d'Orléans et répartissait le pro-
duit de leur vente entre diverses institutions. C'est ainsi qu'une somme de
5 millions fut prélevée pour doter la Caisse générale des retraites ecclésiastiques.
L'origine de cette gratification parut peu délicate au clergé. Il demanda que l'opi-
lion publique ne pût pas supposer que l'établissement d'une telle caisse ré-
sultât d'une spoliation. Aussi un nouveau décret fut-il rendu le 27 mars 1832
« affectant au soulagement des prêtres en retraite un capital de 5 millions sur le
produit de la vente des bois de l'État. » L'honneur était sauf, mais Napoléon oublia
sans doute cette rectification, et ce fut le décret du 22 janvier et non celui du
24 mars qui figura dans le texte du décret de 1853.
Ces 5 millions furent employés par le décret du 27 mars 1860 à l'acquisition
de rentes 3 p. 100. L'inscription unique de cette consolidation fut faite sur le
Grand Livre de la Dette publique sous la mention « Caisse générale des retraites
ecclésiastiques reconnue comme établissement d'utilité publique. »
874
REVUE DES DEUX MONDES,
ment des revenus de la caisse et le payement des arrérages des
pensions.
Art. V. — Une instruction de notre ministre de l'Instruction
publique et des Cultes, et des règlemens approuvés par lui, dé-
termineront les mesures et les détails d'exécution du présent
décret. »
Quelle est l'importance de l'innovation apporté e par ce décret?
Elle est bien minime, à vrai dire.
Le budget du ministère des Cultes possédait un article affecté
à des secours aux ecclésiastiques âgés et infirmes; M. For-
loul le rappelle dans son rapport. Le décret de 18o3 ne fait que
convertir en pensions ces secours. Mais les conditions exigées
pour ces retraites indiquent qu'il s'agit bien plus de secours que
de pensions. Il est nécessaire en effet :
1** Que le prêtre soit entré dans les Ordres depuis plus de
trente ans ;
2" Qu'il soit infirme et nécessiteux, c'est-à-dire ne possède
aucune ressource personnelle ;
3° Que cette pension soit sollicitée par l'évêque après une
enquête faite sur la situation pécuniaire des postulans.
En outre, il n'y a pas obligation pour l'Etat, mais simple
faculté pour le versement de ces sommes. Les titulaires ont l'as-
surance de toucher durant leur vie une pension, mais les postu-
lans ne peuvent revendiquer cette pension comme un droit.
Enfin le taux d'une telle retraite n'est pas déterminé.
La physionomie du décret de 1853 se précise du reste lors-
qu'on parcourt les circulaires ministérielles envoyées aux évêques.
En les informant officiellement le 28 juin 1853 de la consti-
tution de la Caisse générale des retraites ecclésiastiques,
M. Fortoul s'enquiert auprès des autorités diocésaines des
données nécessaires à la répartition de ces pensions (1). Puis, le
30 novembre 1853, il écrit aux évêques :
(1) Voici le questionnaire auquel il demandait de répondre :
1° Quel est le montant des ressources annuelles des Caisses ou maisons de re-
traite qui existent dans votre diocèse?
2° Combien de prêtres secourus par ces Caisses ou maisons touchent annuelle-
ment des secours sur les fonds du chapitre VIII du budget des Cultes?
3° Quel est le nombre total des prêtres secourus sur les fonds diocésains ?
4° Quelle est la quotité du secours accordé à chacun d'eux?
5o Combien y a-t-il chaque année de desaervans obligés de résigner leurs fonctions?
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 875
« Je sais, Monseigneur, et je partage tout l'intérêt que mé-
rite la pénible position de ces ecclésiastiques; mais j'ai reconnu
l'impossibilité de mettre à la charge de la Caisse des retraites
une dépense considérable et supérieure à ses ressources. Il a
fallu ce grave motif pour restreindre les dispositions du décret.
« Les infirmités précoces et les besoins exceptionnels trouve-
ront, comme par le passé, un soulagement dans le fonds de
secours expressément réservé au budget des Cultes.
« Les prêtres secourus sur les fonds du chapitre VIII pourront
d'ailleurs, trente ans après leur entrée dans le sacerdoce, obtenir,
a leur tour, des pensions de retraite.
« Je ferai tout mon possible pour proportionner le taux de la
pension aux besoins du prêtre qui le demandera. Le chiffre de
la somme qu'il recevait précédemment à titre de secours sera
pris en grande considération. Du reste, vos propositions, Mon-
seigneur, serviront de base à nos décisions; mais je vous prie
de vouloir bien vous rappeler qu'aux termes de l'article 3 du
décret du 28 juin, la totalité des pensions ne peut excéder le
montant des ressources qui seront réalisées, chaque année, par
la Caisse des retraites (1).
« Dans jl'état actuel des choses, je ne saurais déterminer le
maximum des pensions ecclésiastiques. Ce n'est que lorsque
j'aurai été mis en mesure de prévoir tous les résultats de l'exé-
cution du décret, que je pourrai me prononcer définitivement
sur ce point... »
Le caractère des nouvelles pensions ecclésiastiques était d'ail-
leurs nettement indiqué par ce passage de la circulaire minis-
térielle :
(1) Ces ressources étaient :
1° Une subvention prélevée annuellement sur le chapitre VIII du budget des
Cultes, mais dont la quotité ne pouvait être d'ores et déjà fixée, comme l'explique
l'un des passages de la circulaire ministérielle du 30 novembre 1853. « Le crédit de
765 000 francs porté au chapitre VIII du budget des Cultes de 1854, pour secours
personnels, n'est pas seulement applicable aux prêtres en retraite qui comptent
plus de trente ans d'exercice ; il a, en outre, pour objet de venir en aide aux autres
ecclésiastiques et aux anciennes religieuses dont la position est également digne
d'intérêt. Le temps et la pratique permettront d'apprécier la nature très variable
et l'étendue des besoins â satisfaire tous les ans ; mais au début de l'organisation
de la caisse des retraites, il n'est pas possible de régler d'une manière permanente
la quotité de la subvention dont 'elle devra profiter. Le gouvernement se réserve
de la fixer chaque année. »
2° Des intérêts de la dotation de 5 millions accordés par le décret du
27 mars 1852.
3' Des dons ot legs faits à cette caisse et régulièrement acceptés.
87G REVUE DES DEUX MONDES.
« Le décret du 28 juin n'a pas créé en faveur de tous les
prêtres qui ont trente ans de services un droit à une pension de
retraite ; il leur ouvre seulement les voies et moyens pour l'ob-
tenir. L'administration est libre de l'accorder ou de la refuser.
En un mot, chaque pension concédée sera une libéralité du
qouvernement . Par conséquent, aucun recours à ce sujet devant
le Conseil d'État ou toute autre juridiction ne pourrait être
admis. »
Enfin, il ne pouvait pas y avoir cumul entre ces pensions et
les secours exceptionnels accordés sur le chapitre Vlll du budget.
Les nouvelles retraites se présentaient donc comme une simple
consolidation des secours précédemment accordés, ou qui se-
raient accordés par la suite, sous cette forme de pensions via-
gères et facultatives pour le gouvernement.
M. Fortoul indiquait, en outre, le champ d'action des caisses
diocésaines existantes et les intentions du gouvernement à leur
égard : « Cette caisse (la caisse des retraites ecclésiastiques) a
pour but unique de donner des pensions aux ecclésiastiques qui
justifient de plus de trente ans de services ; tandis que les caisses
diocésaines ont plusieurs destinations, notamment celle de sou-
lager un certain nombre d'infortunes qui ne peuvent être con-
venablement secourues sur les fonds du Trésor public. Il importe
donc que les cotisations du clergé et les autres ressources des
caisses diocésaines n'éprouvent aucune diminution. Loin de vou-
loir porter atteinte à l'existence de ces établissemens, d'une in-
contestable utilité, le Gouvernement désire les voir prospérer et
se multiplier; il en facilitera de tout son pouvoir la fondation,
dans les diocèses où ils n'ont pas encore été créés. »
Tandis qu'il adressait une telle circulaire aux évêques, le mi-
nistre des Cultes en envoyait une également aux préfets le même
jour, 30 novembre 1853, dans laquelle il leur recommandait « de
vérifier, aussi exactement qu'il sera possible, la position pécu-
niaire de ceux qui les sollicitèrent (les pensions)... Je vous prie-
rai de prendre, avec la réserve et les ménagemens dus aux vieux
serviteurs de l'Église et de l'État, des renseignemens précis sur
leurs moyens d'existence et de me faire connaître confidentielle-
ment votre avis sur leurs demandes. »
Ce luxe d'informations de la part d'un gouvernement qui
cherchait à acquitter, en partie du moins, la dette du pays à
l'égard des vieux prêtres, fut assez mal interprété.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 877
Les évêques furent peu flattés de la confiance inspirée par les
renseignemens qu'ils avaient eux-mêmes à fournir. Quant aux
postulans, leur dignité était froissée : le caractère d'aumône et de
« libéralité gouvernementale » était réellement trop apparent.
M. André, dans son Cours de Législation civile ecclésiastique
(1869), regrette une semblable « inquisition, » qui a quelque chose
« d'odieux, et en même temps de pénible, pour celui qui en est
l'objet, » Il y voit « la délivrance d'une espèce de certificat de
mendicité. »
Cette caisse permit néanmoins de soulager tout de suite cer-
taines infortunes. L'année suivante, en effet, au mois de novembre
1834, M. Fortoul adressait à Napoléon III un rapport « sur le
fonctionnement de la Caisse générale des retraites ecclésiastiques »
où nous trouvons les intéressantes statistiques suivantes :
« Les ressources de la Caisse générale des retraites, créée par
le décret du 28 juin 18S3, s'élèvent, pour 1854, à 600 000 francs.
Depuis le mois de mars jusqu'au 15 octobre dernier, 544000 francs
ont été répartis entre 1246 prêtres en retraite. Le taux moyen
des pensions est donc d'environ 450 francs.
« Parmi les ecclésiastiques qui ont obtenu des pensions, on
compte: 1 chanoine, 91 curés, 1023 desservans, 99 vicaires,
23 aumôniers, 4 missionnaires, 1 directeur de séminaire, 4 pro-
fesseurs de séminaire. Total : 1246.
« La durée des services de 958 pensionnaires varie de 30 à
40 années ; 230 ont exercé le saint ministère pendant un espace
de 40 à 50 ans; 26 durant une période de 50 à 60 ans; et 32 ont
été en fonctions pendant plus de 60 ans.
« 392 pensionnaires sont âgés de 50 à 60 ans ; 576 de 60 à 70 ;
170, de 70 à 80; 85 de 80 à 90; 23 de 90 et au-dessus.
« La répartition par diocèses présentait de nombreuses diffi-
cultés : j'ose espérer qu'elles ont été résolues de la manière la
plus satisfaisante, grâce au concours de l'épiscopat. On ne sau-
rait dès maintenant comparer utilement les divers diocèses de la
France sous le double point de vue du nombre et de la quotité
des pensions. Les différences qui existent entre eux proviennent
de causes multiples que le temps et l'expérience mettront seuls
à même d'apprécier. On ne s'étonnera pas, du reste, que les ^ïo-
cèses les plus pauvres aient été les mieux partagés ; ainsi le àih-
cèse d'Ajaccio compte 69 pensionnaires, le diocèse de Saint-
Flour, 44; le diocèse de Rodez, 39... >*
878 REVUE DES DEUX MONDES
La Caisse générale des retraites ecclésiastiques existe encore
actuellement. Il est assez curieux qu'il n'en ait? pas été ques-
tion lors des longues discussions qui se sont produites à la
Chambre des députés sur le projet de Séparation des Églises et
de l'État.
II
Nous nous trouvons donc aujourd'hui en présence de deux
institutions destinées à venir en aide aux ecclésiastiques âgés et
infirmes : les caisses diocésaines, rouage purement sacerdotal,
et la soi-disant Caisse générale des retraites, appelée dans le
clergé. Caisse du Remords, parce que plusieurs phrases du mi-
nistre Fortoul font allusion à la dette de l'État à l'égard des
prêtres de TEglise catholique.
Quels sont les résultats donnés par ces institutions ? Quel
avenir sera le leur si la crise religieuse que nous traversons
atteint le degré d'acuité voulu par les jacobins et les sectaires?
Telles sont les questions qu'il semble utile d'examiner.
Il est assez difficile d'avoir des renseignemens très précis sur
la situation présente des caisses diocésaines. Leur administration
est sommaire, l'évêque est un président de Conseil dont les vo-
lontés sont difficiles à critiquer, surtout lorsqu'elles sont inspi-
rées par plus de charité chrétienne que de compétence financière.
Beaucoup de ces caisses vivent encore avec les statuts élaborés
après le décret de Thermidor an XIII. D'autres ont été obligées
de se soumettre à des formalités administratives et d'adopter des
statuts plus récens, mais moins libéraux, pour le motif suivant
Certaines caisses reçurent des legs importans et durent deman-
der l'autorisation de les accepter. Tout alla bien pendant quelque
temps. Mais, l'Etat s'aperçut qu'il se constituait ainsi une for-
tune de biens de mainmorte qu'il lui était difficile d'apprécier
et de contrôler. Il résolut donc de tirer parti de la première
occasion qui se présenterait, pour n'accorder son autorisation
d'accepter un don ou un legs, qu'à la condition de prendre pour
statuts un texte soigneusement élaboré.
Ce petit <( truc » gouvernemental semble avoir commencé à
fonctionner, en 1885, sous la présidence de M. Jules Grévy et le
passage au ministère de l'Instruction publique, des Beaux-Arts
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 879
et des Cultes, de M. René Goblet. La Caisse d'Angers fondée
en 1859 avait eu des difficultés; son conseil d'administration
avait été dissous et un administrateur séquestre nommé. On
en profita pour lui donner des statuts, dressés, délibérés et
adoptés par le Conseil d'Etat dans ses séances des 21 mai et
4 juin 1885. Ils sont signés de MM. Charles Ballot, vice-pré-
sident du Conseil d'Etat, — Jules Valabrègue, maître des (re-
quêtes, rapporteur, — A. Fouquier, maître des requêtes, secré-
taire général.
Le décret promulguant ces statuts est du 12 juin 1885, il
porte le n° 22474, et se trouve dans le Bulletin des lois n" 1698,
XII® série, partie supplémentaire, du 14 août 1885.
Ce texte servit de modèle pour les cas qui se présentèrent
dans la suite. Il avait été préparé par des décisions du Conseil
d'Etat qui, ayant considéré ces caisses comme établissemens
d'utilité publique, les « soumettaient par ce fait à la tutelle et à
la surveillance du gouvernement (1). »
Ce dernier a donc « le devoir de prescrire les mesures néces-
saires pour la conservation des biens de ces établissemens, la
garantie de leur gestion et la régularité de leur comptabi-
lité (2). »
Voici certains des articles de ces nouveaux statuts dans les-
quels l'État accomplit son « devoir. »
« Art. 15. — Les secours alloués ne peuvent excéder les dix-
neuf vingtièmes des ressources réalisées chaque année. Le Con-
seil d'administration fait affecter treize vingtièmes au plus de ces
ressources à des secours permanens et six vingtièmes au plus à
des secours temporaires.
« Art. 16. — L'excédent des recettes est employé en rentes
nominatives trois pour cent sur l'État.
Toutes les autres valeurs, de même que tous les immeubles qui
pourront échoir à la Caisse de secours, devront être aliénés et
convertis en rentes nominatives trois pour cent sur l'Etat.
Les fonds qui ne seront pas nécessaires pour les besoins du
mois sont versés en compte courant au Trésor.
« Art. 18, — Sur la proposition du Conseil d'administration,
(1) Voyez Contentieux. Conseil d'État, 9 février 1883. — Rapport de |M. Collet,
conseiller d'État, 8 mars 1884 et décret du 31 mars 1884. — Répertoire de Droit
administratif par M. Léon Béquet (Paul Dupont, 1891).
(2) Répertoire Béquet. V». Caisse de retraites diocésaines.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
le ministre des Cultes nomme un trésorier qui peut être pris en
dehors du Conseil.
«Ce trésorier est chargé de la comptabilité de l'établissement,
de la perception des revenus et du payement des mandats, qui
ne peuvent être délivrés que par l'ordonnateur. Il représente la
Caisse eu justice et dans tous les actes de la vie civile.
« // feiit être révoqué par le ministre des Cultes. »
Les statuts prévoyaient naturellement les conditions néces-
saires pour obtenir des secours. Elles sont les suivantes :
Pour les secours permanens :
1° Faire partie de la catégorie des prêtres séculiers;
2'* Etre âgé de soixante-dix ans ou infirme ;
3° Etre hors d'état d'exercer le ministère ;
4° Renoncer au titre d'activité payé par l'État, le département,
la commune, les établissemens publics, laïques ou ecclésias-
tiques, et les congrégations religieuses légalement reconnues.
Ces secours permanens ne pourront excéder huit cents francs
par an, lorsque l'ecclésiastique bénéficiaire n'aura pas versé ré-
gulièrement ses souscriptions annuelles. Ils pourront aller jus-
qu'à quatorze cents francs lorsque ces souscriptions auront été
versées sans interruption, soit depuis trente ans, soit depuis
l'entrée dans le sacerdoce, soit depuis l'incorporation au diocèse.
Pour les secours temporaires, on n'exige que la qualité de
prêtre séculier, les secours ne pourront, dans l'année, dépasser
huit cents francs.
Enfin, dans tous les cas, les ressources personnelles sont pré-
comptées.
Les ressources de la caisse se composent :
1" Des souscriptions volontaires des prêtres et des fidèles.
Aucun minimum, ni maximum n'est fixé ;
2° Des revenus des biens que la Caisse a été ou pourra être
autorisée à acquérir ou à recevoir ;
S'' Du produit du prélèvement de... (Beaucoup de caisses pren-
nent moins du sixième, sur la location des bancs, chaises et
places dans les églises. Décret du 13 thermidor, an XIII.)
Ces caisses sont-elles en mesure de pourvoir aux besoins de
tous les prêtres âgés ou infirmes de leurs diocèses? L'enquête
que nous avons faite à cet égard est loin de donner une réponse
satisfaisante. Ces secours empêchent quelques misères, enrayent
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 881
quelques détresses, mais ne peuvent pas être accordés à tous ceux
qui se trouveraient dans les conditions de les obtenir. Ce sont bien
des secours au sens propre du mot, et même ceux qui ont cotisé
pendant longtemps ne sont pas sûrs de les recevoir. L'aide va
sans doute aux plus besogneux, aux plus dignes de pitié, mais
n'assure pas l'avenir du clergé. La Caisse de secours peut être
un rouage utile, lorsqu'elle est bien administrée, mais elle n'est
•. pas un rouage suffisant et, dans certains cas, la sentimentalité et
le bon cœur de l'évêque semblent avoir une trop grande influence
sur la répartition des allocations.
En définitive, les Caisses de secours sont mal organisées et
insuffisantes à assurer les ecclésiastiques contre les hasards de
l'existence. Elles n'accordent que des secours et non pas des pen-
sions, ce dernier terme impliquant une idée de droit pour celui
qui veut assurer son avenir. Elles fonctionnent sans règles pré-
cises, les secours étant accordés proportionnellement aux revenus,
mais sans la recherche d'une répartition sûre, garantie, et mathé-
matique.
Reste le second organisme, la Caisse nationale des retraites
ecclésiastiques, la fameuse Caisse du Remords, créée en 1853.
Les ressources de cette caisse se composent de 216 000 francs
de rentes provenant de la première dotation, de 300 000 francs
environ pris sur le budget des Cultes et des revenus non em-
ployés dans les exercices précédens. Voici quel en était l'état
au 31 décembre 1902 :
Solde au 31 décembre 1901 652 520 fr. 93 c.
Recettes de 1902 516 476 fr.
Total des recettes i 168 996 fr. 93 c.
Sommes ordonnance'es en 1902 536 958 fr. 31 c.
Sommes réintégrées en 1902 99 342 fr. 30 c.
Net des sommes ordonnancées et dépenses de
1902 437 616fr. 01 c.
Solde créditeur au 31 d'cembre 1902 731380 fr. 92 c.
Le secours renouvelable est fixé à 500 francs pour les anciens
desservans, et 600 francs pour les anciens curés. Ce ne sont là,
nous le répétons que des secours et non pas des pensions. Pour les
obtenir, il faut attendre que les titulaires actuels aient disparu, et
il faut passer par toutes les conditions que nous avons déjà
examinées.
TOME XIX. — 190b. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans doute on exige que les postulans :
1" N'aient aucune fortune personnelle;
2** Soient âgés de soixante ans;
3** Justifient de trente années de services paroissiaux;
Mais il y a toute la gamme des présentations, des enquêtes et
des suppliques, ce qui faisait écrire à l'abbé Tounissoux :
;< Ce sont ici moins des pensions que de simples secours,
puisqu'il faut supplier humblement et longtemps pour les ob-
tenir, et que, même avec ces conditions, le prêtre infirme n'est
pas plus assuré de les obtenir que le mendiant n'est assuré d'ob-
tenir l'aumône qu'il demande au passant. »
Il est d'ailleurs intéressant de considérer à cet égard la sta-
tistique n° 3 de l'administration des Cultes qui, dans sa dernière
page (édition de 1904), donne la situation des pensions accor-
dées au 31 décembre 1903. Les prêtres qui en ont bénéficié sont aa
nombre de 927. Ils sont très irrégulièrement répartis parmi les
diocèses. C'est ainsi qu'il n'y a qu'un secours dans l'Ariège, le
Calvados, l'Eure-et-Loir, Tllle-et-Vilaine, la Manche, l'Algérie;
deux dans les Ardennes, l'Aube, la Creuse, le Finistère, l'Indre-
et-Loire, la Loire-Inférieure, la Mayenne, la Haute-Savoie, les
Deux-Sèvres, — tandis que nous trouvons des chiffres bien plus
élevés dans certains autres départemens : Hautes-Alpes, 24;
Alpes-Maritimes, 23; Aude, 27; Aveyron, 48; Bouches-du-
Rhône, 23; Cantal, 39; Gard, 30; Isère, 37; Haute-Loire, 26 ;
Lot-et-Garonne, 25; Lozère, 29; Tarn, 36, etc. A quoi attribuer
ces différences? Nous ne nous attarderons pas à une question
aussi embarrassante, qui sortirait peut-être du cadre de notre
étude.
Quoi qu'il en soit, ce court aperçu peut sans doute montrer
que la Caisse nationale des retraites ecclésiastiques aussi bien
que les caisses diocésaines ne donnent aux prêtres âgés et in-
firmes que l'assurance d'un avenir incertain. De telles pensions
sont exposées à tous les risques qui s'attachent à l'attribution
d'un secours que rien, ni personne, ne garantit.
Mais aujourd'hui une préoccupation plus 'grave doit s'emparer
de tous les prêtres qui pouvaient même escompter ces secours.
Que deviendront ces deux organismes lors de la séparation des
Églises et de l'État?
N'oublions nas que le gouvernement connaît les ressources
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 883
de presque toutes les caisses diocésaines, puisque leur capital
doit être en rentes 3 pour 100 nJminatives. Laissera-t-on ces
caisses libres de fonctionner comme par le passé? Des règle-
mens d'administration publique ne viendront-ils pas, postérieure ;
ment à la loi, porter un intérêt peut-être trop direct à ces insti-
tutions? Il nous semble que la situation de ces caisses est loin
d'être brillante et que les évêques qui en ont la responsabilité
doivent chercher à garantir les capitaux qu'elles possèdent. Nous
indiquerons plus loin un moyen qui nous semble digne d'être
employé, car il a déjà donné de bons résultats.
Quant à la Caisse nationale des retraites ecclésiastiques, son
existence semble directement menacée par la séparation. Si
l'on supprime le budget des Cultes, il va sans dire qu'on sup-
primera la subvention qui était affectée à cette caisse et qui re-
présentait son principal revenu. La dotation qui lui a été faite
conservera-t-elle cette affectation? Verra-t-on cette nouvelle dé-
rogation au principe de la séparation : l'Etat, par l'intermédiaire
de la Caisse des Dépôts et Consignations, obligé de donner des
secours au clergé catholique, qu'il prétend ne plus connaître, et
faire servir à cet usage une somme si nettement affectée comme
« reconnaissance de la dette du pays à l'égard de l'Eglise, » par
le gouvernement de Napoléon III ?
Le spectacle ne manquerait pas de piquant, mais il est à
craindre sur ce point encore qu'un décret d'administration pu-
blique, sinon une loi, ne viennent apporter leurs prévoyantes
prescriptions.
Le millier de prêtres, aujourd'hui bénéficiaire de secours, ne
perdra peut-être pas le seul moyen d'existence qu'il possède, mais
ceux qui disparaîtront ne seront probablement pas remplacés.
Cette institution, dans les temps actuels, offre donc, moins
que jamais, une espérance aux vieux serviteurs du culte catho-
lique. Il n'y avait déjà pas lieu de»compter sur elle. Il est juste
aujourd'hui de ne pas y compter du tout, sous peine de s'aven-
turer vers d'amères désillusions.
L'avenir du clergé est donc en ce moment en présence d'in-
f.ertitudes plus grandes qu'à aucune période de l'histoire que
nous avons sommairement parcourue.
La loi de la sépajation prévoit bien des pensions pour les
prêtres actuels, et encore la plupart de ces pensions sont tempo-
884 REVUE DES DEUX MONDES.
raires. Interrogé sur ce point, le ministre a donné les chiffres
suivans à la Commission de la séparation :
« Les pensions, telles qu'elles sont prévues par le projet de loi,
entraîneraient pour le culte catholique une dépense maximum^
de 22 millions 643 000 francs, ce qui constituerait une économie
de 13 508 000 francs par rapport aux crédits actuellement affectés
à ce culte. Pour le culte protestant, la dépense est de 1 347 000 francs ;
elle serait réduite à 446 000 francs. Pour le culte Israélite, dont la
dépense se chiffre à 118 000 francs, les pensions nécessiteraient
une dépense de 42000 francs. »
Dans tous les cas, ce ne serait qu'an état de choses transi-
toire : les jeunes prêtres d'aujourd'hui et ceux qui se forment
n'auraient pas à compter sur ces... largesses.
Le clergé catholique français doit donc se préoccuper de son
avenir matériel, et il semble que, dans cet ordre d'idées, d'inté-
ressantes initiatives puissent être prises.
III
L'une des plus remarquables brochures de V Action populaire,
signée de M. l'abbé Leroy, étudie les raisons qui justifient
l'action sociale du prêtre et les moyens qui sont en son pouvoir
pour l'exercer (1). Ne serait-il pas juste et utile que le clergé
donnât le premier l'exemple d'une organisation sociale sérieuse?
Et ne serait-il pas plus qualifié pour susciter des syndicats, des
mutualités, des caisses de retraites, s'il avait déjà fondé pour lui-
même de telles institutions? Certes, nous ne demandons pas aux
ecclésiastiques de fonder un syndicat professionnel pour la dé-
fense de leurs intérêts économiques, mais nous ne voyons pas
pourquoi ils n'utiliseraient pas à leur profit la loi du 1'^'' avril 1898,
sur les sociétés de secours mutuels et les caisses de retraites.
Jusqu'ici, l'Eglise a prétendu avoir des lois particulières; le
droit commun ne semblait pas fait pour elle. Il en résulte qu'elle
se trouve facilement mise hors la loi et qu'on supprime la légis-
lation qui la concerne avec d'autant plus d'aisance que d'autres
institutions ne semblent pas souffrir du fait de telles amputa-
tions. On parle d'établir des associations cultuelles: fort bien;
mais qu'un gouvernement un peu plus sectaire soit donné à
(1) Action populaire, Reims. — Le Clergé et les Œuvres sociales, 3* série.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES.
notre pays, et nous verrons peut-être ces associations de nou-
veau traquées, spoliées, détruites, au nom et pour le bénéfice
d'une politique quelconque. Les associations révolutionnaires et
jacobines, régies par le droit commun, n'auront rien à souffrir;
le régime d'exception des autres pourra être détruit ou rendu
plus tyrannique. Cela ne portera pas préjudice aux institutions
laïques ordinaires. Et c'est là peut-être le comble de l'habileté
des ennemis de l'Eglise, que de la maintenir toujours dans
l'exception, afin de pouvoir toujours, au nom d'une règle supé-
rieure, modifier ces exceptions.
Tout autre serait la situation du clergé catholique s'il s'orga-
nisait avec les lois ordinaires et communes à tous les citoyens. Il
serait bien difficile de toucher à une œuvre mise sous le couvert
d'une loi générale sans menacer toutes les autres œuvres, de
quelques nuances soient-elles, arborant le même pavillon. Pre-
nons l'exemple d'une caisse de retraites Si les prêtres consti-
tuent entre eux dans les termes de la loi du l^"" avril 1898 une
telle institution, comment un gouvernement pourra-t-il lui cau-
ser un préjudice sans en même temps porter atteinte à toutes les
caisses de retraites régies par .- même loi et qu'il a intérêt à
encourager ? La crainte de molester la masse obligera à suppor-
ter des organisations, parfaitement légales et régulières, mais
qu'on préférerait voir sur un autre terrain.
L'Eglise en tant que force morale peut revendiquer des pri-
vilèges et des droits, mais les ecclésiastiques en tant qu'hommes,
en tant que citoyens, auraient intérêt à entrer dans les cadres
du droit commun, à une époque où l'organisation religieuse n'est
plus en mesure comme autrefois de pourvoir à leur avenir. Aussi
ne pouvons-nous qu'applaudir aux initiatives qui ont été prises
à cet égard et qui ont bien voulu nous l'aire l'honneur de nous
demander quelques conseils d'ordre pratique.
Rien de plus noble et de plus conforme à la doctrine évan-
gélique que ces prêtres qui, en présence des aléas de leur avenir,
se groupent, s'unissent, forment des caisses de secours et de
retraites, emploient pour eux-mêmes les principes de l'aide
mutuelle et de la solidarité qu'ils ont si souvent prêches en
■commentant l'éternel : « Aimez-vous les uns les autres. »
Il s'est trouvé des évêques, profondément avertis des néces-
sités de l'heure actuelle, pour inspirer et patronner ces initia-
tives. Leurs psêtres se sont assemblés. Ils ont élaboré des sta-
886 REVUE DES DEUX BIONDES.
tuts conformes à la loi du 1" avril 1898. Ils ont créé une mu-
tualité semblable aux 20 000 mutualités régies par cette loi,
mais adaptée aux avantages spéciaux qu'on en veut tirer.
Société autonome et laïque... Laïque! Pourquoi ce mot
effrayerait-il quand il peut faire du bien? Quand il peut surtout
être mis au service de la religion en assurant ce qu'il y a
d'humain en ses ministres, la misère et la fragilité de leur exis-
tence, contre les conséquences des infirmités et de la vieillesse?
Société ayant un conseil d'administration, chargé de la ges-
tion de toutes les affaires sociales, et des assemblées générales
ratifiant les décisions prises en tranchant souverainement les
questions posées.
Le but de l'association peut être double :
1° Constituer pour ses sociétaires participans, qui ne pour-
ront être que des prêtres, des pensions de retraites garanties.
! 2° Accorder des allocations renouvelables et des secours
d'invalidité.
On pourra y ajouter la création d'une maison de retraite
pour les ecclésiastiques âgés ou infirmes. ïl n'y aurait d'ailleurs
aucun inconvénient à ce qu'une telle société étendît son champ
d'action.
C'est ainsi qu'elle pourrait accorder aux prêtres malades des
indemnités leur permettant de se procurer les soins médicaux
et les médicaments nécessaires ; que des secours pourraient être
alloués aux ecclésiastiques en cas de gêne momentanée ; que
les frais funéraires des associés seraient à la charge de la so-
ciété,... etc.
Toutes les combinaisons offertes par la loi du l^"" avril 1898
seraient à la disposition de telles sociétés. Mais il est évident
que la question des retraites se présente comme très urgente et
devrait être envisagée en premier lieu.
Ces pensions de retraites garanties seront obtenues à l'aide
des cotisations personnelles des participans inscrites à capital
réservé à la société sur les livrets de la Caisse nationale des
Retraites pour la vieillesse (1). Rien n'empêche actuellement un
■(l) Il ne faut pas confondre cette institution avec la Caisse nationale des retraites
ecclésiastiques dont nous ne nous occuperons plus dans cet article. La Caisse na-
tionale des retraites pour la vieillesse est celle à laquelle nous avons fait allusion
,à la sixième page de cet article. Elle possède aujourd'hui plus de 2430 000 dépo-
sans, a reçu 1 298 3 î". iGl francs, paie pour 36 622 000 francs de rentes et a rem-
bourse après décès Slci 891 000 francs.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 887
prêtre d'avoir recours directement à cette Caisse nationale. Si
beaucoup ne le font pas, c'est qu'ils l'ignorent; la Société aura
eu le mérite d'être pour ceux-là une révélation en leur montrant
que le droit commun a bien ses avantages.
Les allocations renouvelables et les secours d'invalidité se-
ront la part offerte aux sociétaires dans les bénéfices de la mutua-
lité^ c'est-à-dire de l'aide mutuelle. Ils n'auraient pas droit à ces
allocations s'ils s'adressaient directement à la Caisse nationale
des Retraites pour la vieillesse. En effet, à côté des capitaux qui
ne feront que passer de la Société à la Caisse nationale, on con-
stituera une caisse sociale alimentée de la façon suivante :
l*' Une quote-part fournie par les participans. Ils montre-
ront ainsi leur esprit de confraternité.
2" Puis, la masse provenant des dons, subventions des fidèles
qui pourront être membres honoraires de la Société, legs dont
l'acceptation pourra être accordée sans passer par les conditions
abusives imposées aux caisses diocésaines, etc. Une telle
caisse sociale sera susceptible de devenir très riche. Elle per-
mettra à l'assemblée générale de la Société d'accorder aux par-
ticipans infirmes ou âgés, et dans les termes des statuts, des allo-
cations qui viendront sensiblement augmenter la pension garantie
et fixe due à leur prévoyance personnelle (livret individuel de
la Caisse nationale des Retraites). 11 faut songer, en effet, que
la pension de vieillesse, pour être assez forte, ne s'acquiert que
par des versemens relativement élevés ou par des versemens
effectués lorsqu'on est encore jeune. A quarante-cinq, cinquante
ans, il est trop tard pour penser à se constituer cette pension.
Les allocations de vieillesse ou d'infirmités viendront remédier
à l'imprévoyance des uns et récompenser la prévoyance des
autres.
C'est là qu'une intéressante combinaison pourra se produire
avec les capitaux des caisses diocésaines qui semblent mena-
cées.
On liquidera la caisse diocésaine. Puis les fonds de cette
caisse seront nominalement répartis sur des livrets spéciaux
fournis par la Société mutuelle aux prêtres fondateurs de ladite
société. Cette répartition se fera proportionnellement aux années
de ministère de chaque titulaire de ces livrets. Au décès du
titulaire, le capital inscrit sur les livrets fait naturellement
retour à la Société qui peut le répartir de nouveau.
888 BEVUE DES DEUX MONDES.
Les diocèses qui auront la bonne fortune d'agir ainsi pour-
ront par ce moyen constituer d'importantes retraites à leurs
vieux prêtres. Elles tireraient les ressources suffisantes d'une
part de ce capital des caisses diocésaines qui resterait intangible,
mais dont les revenus seuls seraient employés, d'autre part, des
cotisations spéciales des sociétaires et des membres honoraires,
des dons, subventions, etc., annuellement versés et dont le pro-
duit pourrait être dans ce cas presque entièrement réparti en
capital. Ce serait une combinaison de la répartition et de la ca-
pitalisation : l'héritage de la caisse diocésaine représentant la part
réservée à la capitalisation ; les ressources provenant des dons,
subventions des fidèles, etc., tenant lieu de fonds de réparti-
tion.
Nous ne faisons qu'ébaucher l'organisation de telles sociétés
en prenant pour base ce qui a déjà été fait dans certains dio-
cèses, et ce qui est sur le point de se faire dans plusieurs autres.
Des modalités et des détails pourront être introduits selon
les situations particulières en présence desquelles on se trouvera.
Nous jugeons préférable de ne pas citer pour le moment les
initiatives en cours, mais nous sommes trop persuadé de la
sollicitude des évêques pour ne pas supposer que de telles
préoccupations ne soient pas l'un de leurs principaux soucis.
Nous croyons, d'autre part, cette combinaison préférable à
celle qui chargerait les associations diocésaines, paroissiales ou
cultuelles d'assurer l'avenir des prêtres âgés et infirmes.
Le clergé y puiserait une plus grande tranquillité, puisque
la législation régissant de telles sociétés mutuelles ne pourrait
être modifiée sans apporter des perturbations profondes dans
toutes les autres sociétés placées sous le même régime. Tout
gouvernement regarde à deux fois lorsqu'il s'agit de méconten-
ter une partie plus ou moins considérable d'électeurs et, en ce
qui nous concerne, il se trouverait en présence de plus de
3 000000 de mutualistes, parfaitement organisés et possédant
aujourd'hui les faveurs plus ou moins intéressées des pouvoirs
publics. Le régime des associations diocésaines ou cultuelles ne
sappliquant au contraire qu'à une seule catégorie de citoyens,
des ecclésiastiques, pourra toujours se voir attaqué ou menacé
sans que les intérêts matériels d'une masse d'électeurs ne soient
par ce fait compromis.
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 889
Le prêtre, d'autre part, trouverait dans ce système des certi-
tudes et des garanties que d'autres combinaisons ne lui donne-
ront peut-être pas. Pour être le serviteur de l'Eglise, le prêtre
n'en est pas moins wn citoyen français; il semble donc que, sans
porter atteinte au droit canonique, il ait le droit et le devoir,
comme tout citoyen, de s'assurer contre les aléas de l'existence.
Mais il peut, aussi, légitimement prétendre à des certitudes et à
des garanties au sujet de cette assurance. Les caisses diocésaines
actuelles, nous l'avons vu, ne garantissent rien, les secours sont
aléatoires; en un mot, les postulans n'ont pas le droit d'exiger
en telles ou telles circonstances l'aide matérielle dont ils ont
besoin. Il en sera peut-être de même avec le système des asso-
ciations diocésaines, paroissiales ou cultuelles, en admettant que
ces associations prévoient de tels buts. L'avenir de chaque prêtre
resterait incertain. Avec une société mutuelle, fondée sur les
principes que nous avons rapidement posés, il n'en serait pas
ainsi. Chaque associé, possédant un livret individuel de la Caisse
nationale des Retraites pour la vieillesse, saurait à un centime
près la pension à laquelle il aurait choit à l'âge fixé par lui-même.
Il resterait libre d'augmenter ses versemens afin de s'assurer une
rente jusqu'à concurrence de 1200 francs; il lui serait également
loisible de reculer de deux, quatre, cinq ou dix ans l'entrée en
jouissance de cette pension afin d'en augmenter le taux. Cette
partie de l'assurance serait certaine et fixe^ elle aurait pour
garans des barèmes et des statistiques qui ont fait leurs preuves
depuis un demi-siècle.
Les allocations et secours d'invalidité resteraient propor-
tionnés aux ressources de la Société. Mais chaque prêtre se trou-
vant dans les conditions des statuts aurait le droit d'exiger sa
quote-part. On n'aurait plus \d. faculté de lui accorder... quelque
chose, on aurait Vobligation de lui allouer la part qui lui revien-
drait statutairement. Cette seconde partie de l'assurance, tout
en n'ayant pas la rigidité de la première, pourra être très appré-
ciable, surtout si les associations cultuelles ou diocésaines
accordent à la société mutuelle des subventions assez fortes. Ce
serait aussi un moyen de détourner beaucoup d'ecclésiastiques
naïfs des spéculations hasardeuses où ils so lancent parfois pour
s'assurer un avenir ; d'écarter d'eux la bande des aigrefins et des
lanceurs d'affaires qui trouvent de faciles victimes dans de cré-
dules intelligences livrées à elles-mêmes.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, il s'établirait dans l'Egliso, à côté de la hiérarchie
canonique, une organisation de droit commun qui encadrerait
fortement les prêtres de chaque diocèse en mettant entre eux des
liens de solidarité. Cela ne pourrait certainement pas nuire aux
sentimens de charité chrétienne qu'ils doivent avoir les uns pour
les autres. Un jour viendra peut-être (et c'est là un rêve qu'il
est permis de faire) où ces sociétés mutuelles diocésaines fondées
en un assez grand nombre pourront établir entre elles une union.
Ce jour-là, au lieu d'avoir recours à l'intermédiaire de la Caisse
nationale des Retraites pour la vieillesse, pour le versement de
pensions garanties, l'Union de ces sociétés pourra elle-même
promettre et verser les pensions garanties. Le nombre des
assurés et le chiffre des capitaux groupés lui permettront alors
d'avoir elle-même ses barèmes, de posséder une autonomie
complète et de donnera ses sociétaires des avantages égaux sinon
supérieurs à ceux de la Caisse nationale. N'est-ce pas là l'un des
buts les plus intéressans que puissent désirer atteindre des
hommes qui ne doivent pas avoir seulement le souci' de leur
avenir, mais aussi le désir de rendre l'Eglise puissante, libre et
sérieusement organisée en France ?
Nous ne voulons pas insister davantage sur ces points, ni
rechercher les multiples combinaisons qui pourraient rayonner
autour de ce foyer central, la Société de retraites mutuelles dio^
césaine. Qu'il nous soit permis toutefois d'espérer que les tenta-
tives déjà faites se généraliseront sans attendre des événemens
qui rendront peut-être difficile ou moins aisée une telle organi-
sation.
Certaines personnes pourront objecter : « Mais la loi du
'!«'' avril 1898 interdit les discussions politiques et religieuses,
votre système ne sera-t-il pas illégal? »
Il est vraiment puéril de réfuter de telles objections. La
Société de retraites mutuelles diocésaine sera établie sur des prin-
cipes laïques et inscrira dans ses statuts conformément à la loi, et
comme toutes les sociétés de secours mutuels : « Les discussions
politiques, religieuses ou étrangères au but de la mutualité sont
interdites dans les séances du conseil et des assemblées de la
Société. » Les sociétaires ne s'occuperont dans ces séances que
d'intérêts matériejs n'ayant aucun rapport avec le culte.
JXoiis répétons que dans le prêtre, il y a l'homme, le citoyen
LES RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 891
qui reste tributaire de notre législation civile. Cette législation
devrait avoir des clauses bien scabreuses pour lui ravir le droit
et le dispenser du devoir de se préoccuper de son avenir, en uti-
lisant les moyens offerts à tout le monde.
Si nous avons esquissé l'historique des pensions et secours
ecclésiastiques, c'était pour montrer que la législation canonique
ne s'était pas préoccupée d'une façon précise de l'avenir des
ecclésiastiques. Les circonstances ne semblaient pas d'ailleurs
pousser le clergé à avoir des craintes à cet égard comme il peut
en avoir aujourd'hui. Nous avons voulu montrer aussi que les
régimes d'exception sont aléatoires et qu'au point de vue qui
nous occupe, le clergé n'a pas eu les garanties qu'on lui avait
laissé entrevoir. C'est donc vers d'autres horizons que doivent se
tourner les regards des prêtres à un moment où l'on rompt les
attaches de l'Église et de l'Etat. Il semble que le droit commun
puisse seul donner aux prêtres, au sujet de l'organisation des
pensions et des secours, les assurances conformes à leur dignité.
Nous voyons d'ailleurs dans la création des caisses de retraites
mutuelles diocésaines une véritable organisation professionnelle
Les meilleurs esprits catholiques sont très partisans, non pas de
reconstituer les anciennes corporations, — ce serait là une pré-
tention puérile et irréalisable, — mais de grouper les travailleurs
par métier. Ces groupemens seraient chargés de procurer â
leurs membres tous les services qui leur seraient nécessaires :
défense de leurs intérêts économiques, arbitrage, constitution de
caisses de crédit, de chômage, de secours, de retraites, coopéra-
tives, etc. Pourquoi, dans cette magnifique conception de l'or-
ganisation du travail, laisser de côté ces milliers d'ecclésias-
tiques dont l'existence est rivée au plus sublime des métiers : la
formation des âmes, le développement des énergies, l'élévation
des cœurs vers les suprêmes espérances? Le sacerdoce n'est-il
pas une profession, la plus haute et la plus noble des profes-
sions, puisqu'elle met directement l'homme en contact avec
Dieu? C'est pourquoi l'on ne saurait trop l'entourer de toutes les
garanties de la législation humaine et du droit commun.
E. Dedé.
LA
CONFÉRENCE D'ALGÉSIRAS
Dans quelques jours, la Conférence internationale d'Algésiras
tiendra sa première séance; l'attention universelle se tournera
vers la petite ville espagnole, où les représentans des grandes
puissances, assis autour du modeste tapis vert de la junte muni
cipale, en face du rocher menaçant de Gibraltar et en vue du
« nébuleux Atlas, » délibéreront sur les destinées du Maroc.
Mais plus encore que ces débats diplomatiques, c'est leur réper-
cussion sur la politique générale de l'Europe qui déjà préoccupe
l'opinion; plus que les paroles échangées et les protocoles
signés, ce sont les intentions sous-entendues et les désaccords
soupçonnés qui provoquent lïnquiétude. Le Maroc est l'objet
de la Conférence, mais ses décisions déborderont le cadre res-
treint de la question marocaine, ou plutôt, c'est la question
marocaine elle-même à qui les événemens de ces derniers mois
ont donné tout à coup une ampleur inattendue.
Il est délicat de parler aujourd'hui des incidens qui sont
venus compliquer la question marocaine et qui se sont enve-
nimés jusqu'à faire craindre pour la paix de l'Europe; mais si
l'on n'en parlait pas, il serait impossible d'expliquer pourquoi la
France va à la Conférence d'Algésiras, quels intérêts M. Paul
Révoil est appelé à y défendre, et quelles conséquences redou-
tables pour notre vie nationale en peuvent sortir. Toutefois, s'il
est devenu impossible de séparer l'avenir du Maroc des com-
LA CONFERENCE d'aLGÉSIRAS. 893
plications dont il a été l'occasion, du moins tâcherons-nous de
ne mêler les affaires marocaines aux dissentimens européens
que dans la mesure où les événemens eux-mêmes les ont ren-
dus solidaires.
I
Il était naturel, il était raisonnable que la France, maîtresse
de l'Algérie, de la Tunisie, du Sénégal, du Soudan et des routes
sahariennes, conçût un jour le dessein et manifestât le désir de
n'avoir à côté d'elle, dans cette « île » que la Méditerranée et le
Grand-Désert isolent de l'Europe et de l'Afrique noire, aucune
voisine qui pût devenir une rivale ; il était légitime qu'elle affir-
mât et fît reconnaître les intérêts spéciaux qui résultent pour
elle, et pour elle seule, de la communauté d'une longue fron-
tière terrestre et qui l'obligent à se faire la gardienne de l'intégrité
et de l'indépendance du Maroc en même temps qu'à y faire régner
l'ordre, la paix et la stabilité.
La France, au cours de son expansion coloniale, n'avait
guère eu à vaincre qu'une opposition, celle de TAngleterre:
lorsqu'elle eut conclu avec elle la convention du 8 avril 1904 et
signé, en outre, avec l'Espagne, l'accord du 7 octobre, elle s'en-
dormit dans la confiance que ses droits étaient reconnus, ses
vœux réalisés, et qu'aucune autre puissance européenne ne son-
gerait jamais à s'établir à côté d'elle sur les côtes du Maroc pour
y entraver son action civilisatrice. La France républicaine s'en
était toujours volontiers remise à ses ministres des Affaires
étrangères du soin de sauvegarder sa dignité et ses intérêts ; elle
leur faisait crédit de confiance, et, de leur côté, ils l'avaient
rarement jetée dans des aventures hasardeuses ; à quelques-
uns, elle avait pu reprocher d'avoir manqué de bonnes occa-
sions, ou même d'avoir laissé, comme dans les affaires d'Egypte,
péricliter son patrimoine ; mais, du moins, ils avaient su lui
éviter les secousses trop graves et les émotions trop violentes ;
assurée de leur prudence, elle leur avait permis de la faire par-
ticiper au mouvement général qui portait les grandes nations
vers l'expansion lointaine, elle y avait gagné un empire colonial,
et surtout elle y avait trouvé l'emploi des énergies surabon-
dantes et des vertus d'action dont sa situation européenne ne lui
permettait pas de tirer parti sur ses frontières; elle savait
894 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'avant de l'engager dans des entreprises africaines ou asiatiques,
les hommes à qui elle confiait la charge de la gouverner se ren-
daient compte et tenaient compte des conditions dans lesquelles
les traités et l'équilibre des forces en Europe lui permettaient
une initiative extérieure; il y avait, entre la France et ses mi-
pistres, quels qu'ils fussent, comme un pacte tacite; ni elle, ni
eux ne parlaient de certaines questions réservées, mais ils y
pensaient toujours et ils ne se décidaient à l'action au dehors
qu'avec la certitude préalable qu'il n'en pourrait résulter aucun
incident, aucune rupture d'équilibre sur les frontières continen-
tales; ils évitaient, et c'était leur premier souci, de créer aux
colonies des « surfaces de friction » où pourraient naître des diffi-
cultés de nature à troubler le repos et la sécurité de la patrie ; ils
tenaient, avant tout, à ce qu'aucun incident africain ne pût avoir
son contre-coup sur les Alpes ou sur les Vosges. La France, ras-
surée sur l'avenir par le passé, suivait donc avec confiance les
négociations relatives au Maroc, et lorsqu'on lui annonça que
ses droits, ses intérêts et son avenir, — on disait même sa « su-
prématie, » — y étaient définitivement assurés, elle s'en réjouit
de bon cœur et volontiers elle félicita le négociateur. Et voilà
qu'un jour, elle se réveille sous la menace d'une guerre à cause
du Maroc ! Que s'était-il donc passé et comment la France se
trouvait-elle en face d'une situation si critique? Il ne nous appar-
tient pas aujourd'hui de retracer toutes les circonstances et d'ana-
lyser toutes les illusions qui nous y amenaient ; nous nous con-
tenterons d'en indiquer ce que nous appellerions volontiers les
« raisons marocaines. »
Dès lors que nous étions décidés à établir la suprématie fran-
çaise au Maroc, tout en y maintenant l'autorité du Sultan et la
liberté commerciale, deux méthodes s'offraient à nous. La pre-
mière est celle que l'on a appelée « la manière forte : » à propos
d'un incident quelconque, au Touât ou à Figuig, les troupes
françaises pénétreraient par la trouée d'Oudjda, occuperaient
Fez, tandis que la flotte bloquerait les ports, et forceraient le
Sultan à accepter un contrôle sur ses relations extérieures, ses
finances et son administration. Ni notre situation en Europe, ni
l'état de notre politique intérieure ne nous permettaient de
choisir cette méthode et de rechercher des avantagées aussi con-
sidérables, même en saisissant le moment où nos concurrens
éventuels seraieiïit ou gagnés à nos projets ou aux prises avec
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 895.
des difficultés extérieures : le Maroc n'est pas, comme Madagas-
car ou le Dahomey, éloigné des centres de l'activité européenne;
il est à cheval sur la Méditerranée et l'Océan; ses côtes s'étendent
en face de l'Espagne et de Gibraltar et commandent un détroit
à la liberté duquel toutes les puissances sont intéressées; en
étendant la main sur un morceau de cette importance, nous
risquions de provoquer des protestations, de soulever des diffi-
cultés qui n'auraient peut-être pas été insurmontables, mais que
nos hommes d'Etat ne se sentaient pas en mesure d'affronter.
A défaut d'autres raisons, la nature de notre gouvernement parle-
mentaire et les crises intérieures par lesquelles nous sommes
passés, en ces dernières années, ne nous permettaient pas de
recourir à la « manière forte ; » les inspirateurs de la majorité
parlementaire redoutaient, plus qu'une humiliation nationale,
une action dans laquelle serait intervenue l'armée; ils crai-
gnaient par-dessus tout que l'ardeur des chefs militaires n'en-
traînât la France, malgré ses députés, dans des aventures belli-
queuses; ils ne se lassaient pas de protester par avance contre
toute politique qui pourrait aboutir à l'emploi de la force ; non
seulement ils ont rendu irréalisable toute velléité d'intervention
militaire, mais encore la crainte de leurs colères a grandement
contribué à l'échec final de la « pénétration pacifique. »
Du moment où ni le Parlement, ni l'opinion publique
n'étaient disposés à soutenir une action brusquée au Maroc, ni le
gouvernement à en prendre l'initiative, restait l'autre méthode,
celle que l'on a appelée « la pénétration pacifique. » Le pro-
gi'amme de « la pénétration pacifique » comportait trois
points: d'abord, une campagne diplomatique; le ministre des
Affaires étrangères s'adresserait successivement à toutes les
grandes puissances et négocierait avec «elles en vue d'obtenir,
à certaines conditions, sa liberté d'action au Maroc. En même
temps, on agirait auprès du Sultan jusqu'à ce qu'on l'eût per-
suadé des bieufailsique la suprématie française, ne manquerait
pas da lui apporter et finalement amené à accepter la collabo-
ra tioE de la -France dans le gouvernement de son empire : ce
serait le second ai'ticle du programme. Viendrait enfin, comme
suite à cette double négociation, « la pénétration pacifique »
proprement dite, c'est-à-dire la collaboration de la France avec
le gouvernement marocain pour la réorganisation des grands
services publics, le développe m.ent de l'activité économique,
896 REVUE DES DEUX MONDES.
l'exécution des grands travaux, en un i;;-'. la transformation pro-
gressive du Maroc en un État moderuu. Sur le papier, et pour
la clarté de l'exposition, ces trois modes d'action se distinguent
nettement; mais dans la pratique, ils devaient rester insépa-
rables et concourir au même résultat en se complétant con-
stamment l'un l'autre. Nous verrons, en exposant la politique
qui a été suivie, quels fâcheux effets la méconnaissance d'une
vérité si évidente a entraînés et comment elle a contribué
créer la situation actuelle.
II
Décidés à subordonner notre action au Maroc au consente-
ment préalable des grandes puissances, nous étions dans la né-
cessité de n'en négliger aucune et de frapper à toutes les portes ;
car les puissances étaient toutes bien qu'à des degrés divers,
intéressées à l'avenir du Maroc. Foutes avaient signé, en 1880,
la convention de Madrid. La Conférence de Madrid devait natu-
rellement faire appel à tous les gouvernemens étrangers, puis-
qu'il s'agissait d'y fixer un point spécial de droit international,
la protection des étrangers dans l'empire cliérifien ; elle avait
aussi, par son article 17, stipulé que toutes les nations joui-
raient, au Maroc, du traitement de la nation la plus favorisée;
elle pouvait donc être considérée comme constituant, en faveur
du caractère international de la question marocaine, un précé-
dent dont la diplomatie allemande a d'ailleurs singulièrement
exagéré la portée. Toutes les puissances avaient au Maroc des
intérêts commerciaux et, dans le détroit, des intérêts maritimes
qu'il importait de rassurer. Deux pays toutefois se trouvaient,
vis-à-vis du Maroc, dans une situation particulièrement avanta-
geuse qui pouvait rendre nécessaires, de notre part, des conces-
sions plus importantes: c'était l'Espagne, dont les côtes s'al-
longent en face de celles du Maghreb et qui possède, sur le sol
même du Maroc, ses presidios; et c'était l'Angleterre, maî-
tresse de Gibraltar, dont l'influence auprès du Sultan rivalisait
depuis longtemps avec la nôtre. La convention du 8 avril 1904,
moyennant l'abandon de nos droits sur l'Egypte et sur Terre-
Neuve, stipula que la Grande-Bretagne n'entraverait pas l'action
de la France au Maroc ; l'Espagne, par la convention du 7 octobre,
obtint de son côté, en échange du même engagement, des com-
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 897
pensations et des garanties dont on ignore encore la teneur
exacte. Ce n'est point aujourd'hui le cas, — et d'ailleurs ce n'est
plus le temps, — de discuter ces conventions et de recher-
cher si nous n'aurions pas trop chèrement acheté deux désis-
temens qui n'avaient pas, la suite l'a prouvé, la valeur d'un
envoi en possession ; les deux conventions nous sont acquises/,
il ne nous reste qu'à en tirer le profit qu'elles comportent.
La France, si elle n'avait eu, dans le monde, d'autres intérêts
que ses projets maïK^-nns et d'autres frontières que celles de la
province d'Oran, aurait encore agi prudemment en ne s'en tenant
pas à ces deux conventions, même en prenant soin de rassurer,
par une déclaration, les intérêts commerciaux des puissances qui
n'ont et qui ne convoitent au Maroc ou dans son voisinage aucune
possession territoriale : il était évident, en effet, que, pour im-
poser pacifiquement notre collaboration au Sultan dans la réforme
de son Etat, il fallait l'isoler et lui retirer tout espoir de trouver en
Europe un appui pour résister à nos instances. Mais nous avions
encore d'autres raisons, et de plus fortes, de négocier avec l'Alle-
magne : notre situation générale en Europe nous imposait des
précautions et des ménagemens faute desquels nous risquions
de nous préparer un échec; l'exemple des ministres créateurs
de notre empire colonial et méditerranéen, qu'ils s'appellent
Gambetta, Ferry, Freycinet, Gasimir-Perier, Ribot, Hanotaux,
suffisait à nous avertir que si l'Angleterre, encore qu'elle l'ait
parfois tenté, n'a pas pu nous empêcher de mener à bien nos
entreprises coloniales, le consentement au moins tacite de l'Alle-
magne a toujours été nécessaire à leur succès. Il est trop clair
qu'une sécurité complète sur la frontière de l'Est est pour nous
la condition indispensable à toute activité extra- européenne. Si
donc, au point de vue marocain, il avait pu suffire que nous don-
nions à toutes les puissances l'assurance formelle que nous
n'avions pas l'intention de mettre obstacle à la libre concurrence
internationale ou de « fermer la porte, » au point de vue euro-
péen nous pouvions en tout cas être obligés de tenir compte ^de
facteurs plus complexes. D'ailleurs, outre les conventions avec
l'Angleterre el l'ïilspagne, nous avions conclu avec l'Italie, —
nous avions même commencé par là, — un accord, dont les
stipulations n'ont pas été publiées, par lequel elle s'engageait à ne
point contrecarrer notre influence au Maroc moyennant que
nous ne mettrions pas obstacle à ses entreprises éventuelles sur
lOUE XXX. — 1905. $7
898 REVUE DES DEUX MONDES.
les provinces turques de Tripoli et de Gyréna'Hjuc : double im-
prudence, car, d'une part, nous froissions le Sultan de Constan-
tinople, tout en facilitant l'introduction d'une rivale possible
sur la frontière orientale de la Tunisie, et, de l'autre, nous
paraissions accorder aux intérêts italiens qui, au Maroc, étaient
minimes, plus d'importance qu'aux intérêts allemands. On a
dit, à cela, que l'Italie est une puissance méditerranéenne et
non l'Allemagne; mais, a-t-on répondu en Allemagne, la ques-
tion marocaine n'est pas uniquement méditerranéenne ; la
Méditerranée est, surtout aujourd'hui, un passage qui conduit
en Orient et en Extrême-Orient ; l'Allemagne, grand Etat com-
merçant en voie de devenir un grand Etat maritime, se croit
d'autant plus intéressée à la liberté du détroit que l'Angleterre,
grâce à la possession de Gibraltar, est en mesure de le fermer.
En second lieu, l'Allemagne, qui cherche à établir sa prépondé-
rance dans l'Empire turc, a, dans la Méditerranée orientale,
de si vastes desseins qu'elle tient à être comptée parmi les puis-
sances méditerranéennes. Et, si l'Allemagne enfin, par sa poli-
tique en Orient, tend à devenir une puissance musulmane, s'abs-
tenir de le reconnaître en ne tenant pas compte d'elle lorsque
le sort d'un Etat musulman était en jeu, c'était contrarier
ses ambitions. En tout cas, la place que l'Empire allemand
occupe en Europe, le poids dont il pèse, par son activité écono-
mique et par sa force militaire, dans la balance des affaires du
monde, ne permettaient pas, si l'on s'adressait à l'Italie et à
l'Espagne, de le passer en quelque sorte sous silence. Le comte
de Bûlow avait, à plusieurs reprises, insisté sur le caractère uni-
versel de la puissance allemande : notre « empire » n'est pas
territorial, expliquait-il, mais commercial et moral ; il consiste
en ce qu'aucun grand événement ne peut s'accomplir dans le
monde sans que l'Allemagne ait son mot à dire ou sa part à
prendre : on n'a pas paru comprendre, en France, toute la
portée^ d'un tel avertissement.
Le gouvernement de l'empereur Guillaume 11 ne paraissait
cependant nourrir contre nous aucun mauvais dessein ; il avait
affirmé, à plusieurs reprises, que l'Allemagne n'avait, au Maroc,
que des intérêts commerciaux et qu'elle ne souhaitait que d'y
voir régner une sécurité et une liberté favorables au négoce;
un très petit nombre de « coloniaux » demandaient que l'empire
acquit, sur la coLe du Maghreb, un établissement territorial,
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 899
mais leurs voix n'avaient d'écho ni auprès de l'Empereur ni
auprès du chancelier. Le comte de Bûlow, interrogé au Reichstag,
quelques jours après l'accord du 8 avril entre la France et
l'Angleterre, déclarait que la nouvelle convention ne lui parais-
sait avoir « aucune pointe dirigée contre l'Allemagne. » Cette
« affirmation optimiste (1) » constituait, aux yeux du chancelier,
une sorte d'avance au gouvernement français et lui paraissait
appeler une démarche de courtoisie, soit de la part du ministre
des Affaires étrangères de la République, soit de la part de son
ambassadeur à Berlin (2). Cette démarche ne l'ut pas faite. Le
discours du 12 avril marque l'instant critique où pouvaient
encore être prévenues les complications qui allaient survenir;
l'abstention du cabinet de Paris, dans cette circonstance, fut,
pour le chancelier, l'occasion d'un déplaisir personnel; il y vit
le résultat d'une volonté consciente d' « ignorer l'Allemagne »
et l'indice d'une vaste intrigue diplomatique préparée contre
elle.
C'était le moment où le bruit commençait à se répandre
que le ministre français des Affaires étrangères, par tout son sys-
tème d'alliances, d'ententes et de rapprochemens, poursuivait un
résultat autrement considérable que d'établir la suprématie de
la France au Maroc et qu'il cherchait à réaliser « l'isolement
de l'Allemagne. » Ce qui n'apparaissait au public que comme un
procédé pour résoudre la question marocaine, faisait-il, en effet,
dans l'esprit du ministre, partie d'un système de politique géné-
rale dont « l'isolement de l'Allemagne » serait apparu, en un
mirage lointain, comme l'aboutissement? On a paru le penser en
Allemagne et l'on a cru en trouver une confirmation dans les
articles d'une certaine presse ou dans les propos de certaines
personnalités, qui adressaient au ministre des éloges de nature
à faire croire que les ententes négociées, à propos du Maroc,
avec trois grandes puissances, à l'exclusion de l'Allemagne, se
coordonnaient et se complétaient jusqu'à constituer contre elle
une menace encore lointaine mais déjà précise.
(1) Voyez sur ce point la conversation du prince de Bûlow avec M. Georges
Villiers, dans le Temps du 4 octobre dernier.
(2) « Mon attente que l'autre partie s'aboucherait et s'entendrait avec nous, avant
de mettre ses plans à exécution au Maroc, ne s'est pas réalisée. On ne nous a fait,
dans tous les cas, aucune communication sérieuse et suffisante au sujet de l'ac-
cord. » (Discours du 1 décembre.)
900 REVUE DES DEUX MONDES.
En Allemagne, les semences de méfiance, si légèrement
jetées au vent, tombaient sur un terrain d'autant mieux préparé
à les recevoir que des difficultés intérieures — dont certains inci-
dens récens, le contre-coup de l'agitation en Russie, par exemple,
ou le discours de M. Bebel (8 décembre), ont souligné la gravité,
— avaient rendu le sentiment public plus prompt au soupçon
et plus enclin au pessimisme. L'Empereur lui-même s'est déclaré
« obligé de compter avec une fausse interprétation des senti-
mens propres aux Allemands et avec des préventions concer-
nant les progrès de l'activité de la nation allemande (1). » Tout
paraît sérieux à l'esprit positif de l'Allemand : il ne s'arrêta pas
à tout ce qu'il y avait d'incohérent dans un projet d' « isole-
ment » diplomatique que la France aurait entrepris de réaliser
à l'heure même où la guerre russo-japonaise l'isolait, elle, mili-
tairement, en face de l'Allemagne, et au moment où l'applica-
tion d'une nouvelle loi militaire allait mettre en péril la cohé-
sion et l'organisation de ses forces de f-erre et de mer; il ne
considéra pas qu'une pareille politique n'était pas en harmonie
avec l'attitude toute de paix, de conciliation et de recueillement
gardée, plus de trente ans durant, par la République; il ne
se demanda même pas si les combinaisons que l'on prêtait à un
ministre étaient connues, et, à plus forte raison, approuvées
par le gouvernement de la France, par les Chambres, par l'opi-
nion nationale : sous les bruits qui couraient, sous les indices
qu'il recueillait, il crut trouver une réalité objective et il se
prépara à la riposte.
La concordance de certains faits pouvait d'ailleurs prêter
quelque apparence de réalité aux intentions que l'on attribuait
à la politique française. Les voyages à Paris de tous les sou-
verains d'Europe, les commentaires dont ils étaient le thème
dans les journaux anglais, ne pouvaient pas laisser indifférente
une opinion publique dont l'amour-propre national s'irrite aisé-
ment; ces fêtes et ces pompes lui apparaissaient comme une
représentation symbolique de cet « isolement » dont on sem-
blait menacer l'Empire. L'Allemagne, dans son expansion,
éprouvait, dans le monde entier, les effets de la mauvaise vo-
lonté de la Grande-Bretagne ; elle sentait son opposition latente
à Gonstantinople et en Asie Mineure, à Pékin, sur le golfe
(1) Discours du Trône, 28 novembre
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 901
Persique et jusqu'au Venezuela; elle croyait saisir la trace d'une
connivence anglaise dans cette révolte des Herreros qui lui
coûte si cher pour un médiocre résultat; la nouvelle répartition
des escadres anglaises, leur renforcement dans la Manche et la
mer du Nord, la création d'une nouvelle base navale à Saint-
Margaret's-Hope, en face de Hambourg et du canal de Kiel, tout
cela lui paraissait dirigé contre sa grandeur extérieure et sa pro-
spérité commerciale; des polémiques de presse, fréquentes et
acerbes, des articles de revues comme ceux de VArmt/ andNavy;
des discours irritans, comme celui de M. Arthur Lee, lord civil
de l'Amirauté, le 2 février 1905, entretenaient ses défiances (1);
dans chacun de ces indices, elle croyait discerner la trace d'un©
conspiration universelle contre la grandeur allemande. Certes,
les hommes d'État allemands connaissaient assez les tendances
pacifiques qui, depuis trente ans, ont été celles de la politique
républicaine, pour échapper aux entraînemens de l'opinion pu-
blique et ne pas croire légèrement à des intentions témé-
raires de notre part, mais, peut-être, l'attitude de l'opinion ei
de la presse britanniques, s'ajoutant au sentiment d'une riva-
lité nécessaire entre les deux plus grandes puissances com-
merciales de l'Europe, suffisaient-ils à leur faire redouter que
l'influence anglaise ne fût parvenue à s'insinuer en France par
quelques-uns de ces mille canaux qui, dans une démocratie sur-
tout, peuvent permettre à des suggestions étrangères de se
glisser jusque dans les conseils du gouvernement; ils ont paru
craindre que la France ne devînt, en face de l'Allemagne, le
« soldat continental » de l'Angleterre comme, dans le même
temps, le Japon était, en face de la Russie, son (v soldat mari-
time. » A coup sûr, les comparaisons ne sont pas des raisons, et
ces craintes ne reposaient que sur des précédens historiques;
mais il suffit qu'elles se soient fait jour dans les milieux gou-
vernementaux allemands pour qu'elles aient pu exercer une
influence sur la politique de l'empire.
Guillaume II et son chancelier, sous l'influence des causes
que nous avons essayé de préciser, ou d'autres encore, crurent
nécessaire de mettre fin à une série d'incidens dont la répéti-
tion commençait à irriter le sentiment public allemand. Le Ma-'
roc, à propos duquel la France avait noué ces ententes et ces
(1) Comparez le discours du prince de Biilow du 7 décembre : « Nous avons à
compter avec une profonde antipathie de l'opinion publique anglaise. »
902 REVUE DES DEUX MONDES.
accords, dont le réseau subtil enlaçait l'imagination de la grande
Allemagne, allait devenir, comme l'a dit le prince de Bulow,
« l'occasion d'une riposte nécessaire (1). » Ces mots sont à re-
tenir : le Maroc n'a été que « l'occasion » de la manifestation
que le gouvernement de Berlin a jugé indispensable de faire;
le Maroc a été choisi parce qu'il était, pour ainsi parler, l'en-
droit sensible de la politique de M. Delcassé et non parce que
notre politique y aurait lésé des intérêts ou gêné des projets
allemands.
Après le discours du comte de Bûlow (2) en avril 1904, l'in-
tervention au Maroc était décidée en principe. Il était peut-être
temps encore cependant, pour nous, d'en arrêter la réalisation;
bien qu'aucune demande d'explications ne se fût produite avant
le coup de théâtre de Tanger, les avertissemens discrets ne man-
quèrent pourtant pas au quai d'Orsay, mais il semble qu'ils se
soient heurtés à un parti pris d'ignorer le mécontentement qui
grandissait à Berlin. Les dernières chances d'éviter des com-
plications pénibles furent perdues : l'Empereur descendit à
terre (31 mars), reçut quelques personnages marocains, fit une
courte promenade dans la ville ; puis il retourna à son yacht,
satisfait d'avoir affirmé l'indépendance du Sultan et de s'être
posé, une fois de plus, en protecteur de l'Islam. Il est important
de noter, au moment oii la conférence d'Algésiras va se réunir,
que l'Empereur, à Tanger, n'a pas prononcé une parole qui fût
en contradiction formelle avec les intentions réelles de la
France. Nous avons toujours proclamé notre volonté de main-
tenir l'intégrité du Maroc, la souveraineté du Sultan et la a porte
ouverte » à la libre concurrence; l'Empereur, à Tanger, n'a pas
émis d'autres prétentions. La manifestation n'en a pas moins eu
un triple résultat : elle a montré d'abord, même à ceux qui
auraient été tentés de croire à son « isolement, » de quel poids
l'Allemagne pèse dans les affaires du monde ; elle a précipité
l'échec de la mission française à Fez; et enfin elle a consolidé
l'hégémonie allemande à Constantinople : quelques jours après
l'incident de Tanger, Abd-ul-Hamid, recevant l'ambassadeur
allemand, le baron Marschall de Bieberstein, le remerciait avec
larmes de l'immense service que l'Empereur venait de rendre à
(1) Conversation avec M. Georges Villiers, dans le Temps du 4 octobre.
(2) Nous ne donnons au chancelier son titre de « prince » que lorsqu'il s'agit
d'évènemens postérieurs à l'été de 1903.
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 903
l'Islam. Si l'on voulait trouver les vraies raisons politiques de
l'intervention allemande au Maroc, c'est peut-être à Gonstan-
tinople qu'il conviendrait d'aller les chercher. C'est un point de
vue que nous ne pouvons aujourd'hui qu'indiquer, mais dont il
n'était pas inutile de signaler l'importance.
Le 11 mai, le comte de Tattenbach fit son entrée à Fez, en
grand appareil, au milieu d'un cortège de nombreux officiers; il
venait y continuer le geste protecteur de son impérial maître
et en développer les conséquences. M. Saint-René Taillandier,
par ordre de son chef, laissa le champ libre à son rival; sans
quitter Fez, il s'abstint de nouvelles démarches auprès du
Maghzen. Le Sultan, se sentant appuyé, ne tarda pas à faire une
réponse négative aux propositions françaises: il les tenait pour
incompatibles avec ses engagemens internationaux, mais se
déclarait prêt à exécuter les réformes que les puissances signa-
taires de la convention de Madrid, réunies en conférence, vou-
draient bien lui conseiller. Ainsi, par l'intervention de l'Alle-
magne, la question des réformes, de franco-marocaine qu'elle
était, tendait à devenir internationale.
Mais déjà le bruit de ces incidens marocains se perdait dans
l'émotion des événemens européens ; l'intérêt du drame n'était
plus ni à Fez, ni à Tanger, mais à Paris et à Berlin où la
« riposte, » dont le Maroc n'avait été que « l'occasion, « menaçait
de dégénérer en une guerre européenne. La campagne diploma-
tique, qui devait être le premier acte de « la pénétration paci-
fique » de la France au Maroc, s'achevait sur la menace formelle
d'un conflit immédiat. Ainsi se révélaient les dangers d'une mé-
thode qui, pour avoir méconnu l'équilibre réel des forces euro-
péennes et les conditions de notre action extérieure, aboutissait
à créer, entre l'Algérie et le Maroc, une frontière d'Alsace, et à
jeter brusquement un pays qui, depuis plusieurs années, n'enten-
dait parler que de paix et d'arbitrage, dans les préoccupations
de la guerre prochaine. Dès qu'il eut pris conscience du péril,
M. Rouvier, président du Conseil, intervint énergiquement et
le ministre des Affaires étrangères donna sa démission (S juin).
111
L'échec de la campagne diplomatique a jeté le discrédit sur
« la pénétration pacifique.» La méthode, cependant, si elle avait
904 REVUE DES DEUX MONDES.
été pratiquée comme elle avait été d'abord conçue et si la poli-
tique générale n'en avait pas faussé l'application, était suscep-
tible de donner d'excellens résultats.
Il aur . ih: d'abord, pour que la « pénétration » française
au Maroc reus&it et restât « pacifique, » en parler le moins pos-
sible, éviter d'en discuter les voies et moyens au Parlement et
se garder de faire savoir par avance au Magh/ m qu'en aucun
cas la majorité, docile aux injonctions de l'exti ème gauche, ne
permettrait le recours à la force. Sûrs que, s'ils uous opposaient
une résistance passive sans provocation, nous n'en viendrions
jamais aux armes, le Sultan et ses conseillers, pour employer
une expression familière, jouaient sur le velours, et nous avions
perdu la partie avant même de l'engager. Une « pénétration pa-
cifique » ne peut être que la résultante de tout ce qui constitue,
entre deux pays voisins, une inégalité de poids spécifique : c'est
la force militaire qui, par le seul fait de sa présence, e^ia^^. la
pression décisive et rend possible la « pénétration » des autres»
élémens qui constituent une civilisation supérieure; renoncer
à l'employer et l'annoncer par avance, c'était vouer à un échec
certain l'entreprise que l'on voulait tenter.
Il aurait été nécessaire, en outre, qu'une unité complète
d'inspiration et d'action fût établie entre la légation française à
Tanger, le gouvernement général de l'Algérie, les généraux
commandant à Oran et dans le Sud-Oranais, et qu'une direction
générale vînt constamment du quai d'Orsay ; tant que cette
bonne harmonie subsista, l'influence française fit des progrès ;
dès qu'elle fut rompue, les eff'orts mal coordonnés restèrent in-
fructueux quand ils ne devinrent pas dangereux. Enfin, répétons-
le, il était indispensable surfout que les négociations avec les
puissances européennes, l'action diplomatique auprès du Sultan
et l'œuvre de pénétration au Maroc même constituassent un
ensemble bien homogène et non pas une série d'actes indépen-
dans et successifs.
Nous avons essayé déjà, ici même (1), d'exposer ce que devait
être la politique de la France au Maroc : nous n'y reviendrons
que très rapidement. Nous définissions d'un mot cette politique
en disant qu'elle doit être algérienne. Si toutes les nations
reconnaissent à la France des « intérêts spéciaux » au Maroc,
(1) Voyez la Revue des 15 février 1902, 1" mars et 1" octobre 1903. Cf. notre
livre : l'Empire de la Méditerranée (Perrin, 1904, 1 vol. in-8° écu).
LA CONFÉRENCE D'ALGÉSIRAS. 90S
c'est en sa qualité de puissance algérienne. L'importance de son
commerce ne la mettrait qu'à son rang parmi les autres Etats
qui font des affaires au Maroc; c'est sa longue frontière commune
qui lui crée, à elle seule, des intérêts spéciaux et qui l'oblige à
« veiller à la tranquillité dans ce pays, à lui prêter son assis-
tance pour toutes les réformes administratives, économiques,
financières et militaires dont il a besoin (1); » c'est elle aussi
qui lui assure des moyens d'action particuliers. Pour justifier
les droits qu'elle revendique, la France, au Maroc, doit donc agir
d'abord comme puissance africaine et comme puissance musul-
mane. Cette politique, nous avons commencé à l'appliquer pen-
dant les mois où M. Paul Révoil, comme ministre de France à
Tanger d'abord, comme gouverneur de l'Algérie ensuite, en a
donné la formule et l'exemple ; elle peut être définie en quelques
mots : elle repose sur la collaboration de la France algérienne
avec le gouvernement marocain, collaboration qui, entre deux
Etats de puissance aussi inégale, ne peut manquer d'aboutir à
l'hégémonie du plus fort. Cette méthode, nous l'avons expéri-
mentée d'abord dans la région frontière ; au lieu de préciser
une limite dans ces contrées « où la terre ne se laboure pas, »
nous nous sommes appliqués à conserver une zone de Marches
dans laquelle nous exercerions, sans violer le traité de 184S et
sans porter atteinte à la souveraineté du Sultan, une influence
dont le rayonnement s'étendrait de proche en proche à toutes
les tribus du voisinage. C'est dans cet esprit que furent conclus
à Paris, entre M. Delcassé et Sidi-Mohammed-el-Guebbas, les
accords du 20 juillet 1901, complétés, l'année suivante (20 avril),
par deux autres « accords » qui prévoyaient et réglaient l'action
commune des deux gouvernemens. Une série de marchés de-
vaient être ouverts le long de la frontière ; ils serviraient à
attirer les tribus par l'appât du gain et le besoin des échanges et
à les apprivoiser peu à peu; plusieurs, parmi elles, comme les
Beni-Guil, les Doui-Menia, les Oulad-Djerir, étaient reconnues
par le Sultan comme devant relever de l'Algérie. Des troupes
marocaines, organisées et commandées par des officiers français,
seraient employées à veiller à la sécurité de la zone frontière ;
c'est elles qui, à Figuig, seraient chargées de rétablir l'autorité
de Vamei du Sultan. Dans les régions montagneuses, comme le
(1) Ce sont les termes de l'accord franco-anglais du 8 avril 1904.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
Beni-Smir, des postes français devaient être établis pour prévenir
les incidens de frontière et arrêter les djich de pillards ; ils ne
tarderaient pas à devenir des foyers d'influence française. Le
chemin de fer d'Aïn-Sefra à Beni-Ounif serait prolongé sur
Becharet Kenadsa.
Tel était le programme dont les « accords Révoil-Guebbas, »
— c'est ainsi qu'on les appelle généralement parce qu'ils ont été
conclus sous l'inspiration de M. Révoil, — traçaient les grandes
lignes : non seulement, s'il avait été appliqué avec esprit de
suite, il aurait abouti à la pacification définitive de la région
frontière et à une extension considérable de l'influence fran-
çaise ; mais surtout, en exerçant ainsi, peu à peu, dans les
Marches algéro-marocaines, l'influence pacifiante de notre sen-
timent de la justice, de notre puissance militaire et de notre acti-
vité commerciale, nous aurions prouvé au Sultan, mieux que
par des démonstrations verbales, la valeur bienfaisante de notre
amitié, nous lui aurions montré par quels procédés et pour quel
objet s'exerce l'action de la France. Mais, à cette tâche, les
médecins et les maîtres d'école, si utiles qu'ils puissent être,
ne pouvaient suffire ; pour éviter de faire usage de la force,
en un pareil pays, encore faut-il savoir, de temps en temps, la
montrer ; pour n'avoir pas un jour à frapper, il fallait peser, de
tout le poids de l'Algérie organisée, sur le Maroc inorganique :
une activité à la fois bienfaisante et menaçante aux frontières
aurait prévenu ou aplani bien des difficultés à Fez ou à Mar-
rakech.
En même temps que nous aurions agi dans la région des
Marches, nous ne devions pas négliger de poursuivre la « péné-
tration pacifique » sur les côtes et à l'intérieur du Maroc : toutes
les initiatives utiles devaient être encouragées et soutenues,
qu'elles vinssent d'explorateurs, de savans, de négocians ou de
prospecteurs ; il fallait, comme la Chambre des députés l'avait
demandé, envoyer dans les ports et dans les grands centres des
médecins français pour y ouvrir des dispensaires; par l'inter-
médiaire de nos Algériens musulmans et de nos protégés les ché-
rifs d'Ouazzan, nous pouvions rallier à notre cause des marabouts
influens, des membres des grandes congrégations ; de toutes parts
des concours s'offraient discrètement à nous : aucun n'était à dé-
daigner; même dans l'entourage du Sultan, parmi les caïds
influens, chez les ulémas et jusque dans les tribus insoumises,
LA CONFÉRENCE D ALGÉSIRAS. 907
nous pouvions nous faire des amis, grouper autour de nous une
clientèle et, en sachant au besoin utiliser des fonds secrets,
nous assurer des fidélités précieuses. Voilà quelques-uns des
multiples moyens dont l'emploi simultané nous aurait conduits,
peu à peu et sans éclat, au but : la France prépondérante dans
un Maroc indépendant. Ainsi comprise, la « pénétration paci-
fique » n'était pas une illusion dangereuse ; elle était une
réalité féconde.
Le traité le plus avantageux, surtout lorsqu'il s'agit d'entre-
prises coloniales, n'est rien qu'un papier à classer dans les
archives, si l'on n'en sait pas faire sortir tous les avantages
qu'il comporte. Les accords de 1901 et de 1902 étaient conçus
dans le meilleur esprit; il en découlait tout un programme dont
le gouvernement paraissait avoir compris l'opportunité; mais on
avait compté sans l'instabilité de notre régime politique : au
moment même où, comme gouverneur général de l'Algérie,
M. Révoil commençait à appliquer les accords conclus par lui et
à tirer profit des relations cordiales qu'il avait su nouer avec
Guebbas, il fut sacrifié à des rancunes politiques, la veille même
du jour où il devait accompagner en Algérie le président de la
République.
Nous avons raconté ici, en son temps, comment le châtiment
de Figuig, qui n'était pas inconciliable avec la méthode de « pé-
nétration pacifique, » s'il avait été exécuté avec moins d'osten-
tation et avec une participation plus effective des autorités ma-
rocaines, parut au contraire un démenti à la politique des
« accords » suivie par M. Révoil, et comment aussi le nouveau
gouverneur, M. Jonnart, après ce grand éclat, revint peu à peu,
dans le Sud-Oranais, à la méthode de son prédécesseur. Avec le
général Lyautey, un de ces soldats « coloniaux » qui savent être
des pacificateurs et allier à l'esprit d'organisation la vigueur de
l'exécution, la région frontière a retrouvé la stabilité et la paix;
plusieurs promenades militaires, le châtiment de quelques
bandes de pillards, la création, pour la protection de la frontière,
de trois postes permanens à Berghent (Ras-el-Aïn), à Forthasia
et à Colomb-Bechar, où des colonnes volantes sont toujours
prêtes à se mettre en marche, l'ouverture de marchés et de dis-
pensaires médicaux, ont à peu près achevé de nous rallier les
tribus sur lesquelles les « accords » de 1901 et de 1902 nous
reconnaissent pleine juridiction, et de faire rayonner l'influence
908
REA''UE DES DEUX MONDtS.
française jusqu'à l'oued Guir et à la Moulouya. C'étaient là
d'heureuses applications de la méthode tracée par les « accords
Révoil-Guebbas ; » elles ont assuré la tranquillité définitive de la
région des marches.
Malheureusement, depuis la disgrâce de M. Révoil, l'unité de
direction si indispensable avait cessé d'être complète entre Paris
et Tanger d'une part, Alger et Aïn-Sefra de l'autre. Le ministre
des Affaires étrangères, ébloui par le succès de ses négociations
avec l'Italie, l'Angleterre et l'Espagne, crut l'affaire marocaine
définitivement réglée ; il sembla perdre de vue que les intérêts
dont nous demandions aux puissances de reconnaître le caractère
spécial et prépondérant, étaient d'abord des intérêts algériens et
que, plus notre politique dans la région frontière serait active et
plus nous acquerrions d'hypothèques sur tout le Maroc, mieux
nous serions armés pour négocier avec les puissances et moins
il serait malaisé d'amener le Sultan à accepter la collaboration
française pour la réforme de son empire. A la période d'activité
diplomatique en Europe et auprès du Sultan, correspondit une
extrême timidité sur les frontières et au Maroc même; l'exé-
cution des « accords Révoil-Guebbas » fut en quelque sorte
suspendue et toute marque d'activité sembla devenir un épouvan-
tait à Paris et à Tanger. C'est ainsi que l'occupation de Ras-el-
Aïn (Berghent), qui rentrait dans l'esprit des accords de 1901 et
1902 et complétait la ligne des postes organisés par le général
Lyautey, provoqua une alarme hors de proportion avec l'im-
portance de l'incident : certes il aurait été préférable que les
représentans de la France au Maroc fussent prévenus que cette
opération nécessaire allait être effectuée; mais, la première sur-
prise passée, elle aurait pu leur servir d'un puissant argument
dans leurs entretiens avec le Sultan ; elle était bien propre à le
persuader de la nécessité d'écouter les propositions et de suivre
les conseils des hommes qui représentaient auprès de lui la paix
et l'amitié, s'il ne voulait pas s'exposer à subir les entreprises
des hommes de la guerre dont les impatiences, sur les fron-
tières, ne pourraient bientôt plus être contenues. A Tanger
même, lorsque les autorités marocaines chargèrent la France
d'organiser un corps de police sous les ordres d'un officier fran-
çais, les précautions dont nous crûmes devoir entourer l'accom-
plissement de ce mandat parurent à bon droit exagérées. On
pourrait multiplier ces exemples de défaillances partielles et de
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS 909
timidités inutiles; elles ont contribué à amoindrir l'idée que
les Marocains se faisaient de la puissance de la France et la
crainte qu'elle leur inspirait. En attendant tout d'une mission
diplomatique, conçue et préparée comme s'il s'agissait de négo-
cier avec le souverain d'un Etat européen, on s'exposait, au cas
où cette mission viendrait à ne pas aboutir, à rester presque
désarmé.
Cette mission elle-même, on en compromettait par avance le
succès en l'envoyant trop tard. Partie aussitôt après l'accord du
8 avril, ou tout au moins immédiatement après l'accord avec
l'Espagne, Tambassade de M. Saint-René Taillandier aurait encore
pu réussir à enlever dès les premiers entretiens l'adhésion du
Sultan à nos principaux projets de réformes. La signature de
l'accord avec l'Angleterre avait, durant les premières semaines,
fait croire à Mouley-abd-el-Aziz qu'il était abandonné de l'Eu-
rope; que le jeu de bascule qui, depuis si longtemps, réussissait
à ses prédécesseurs et à lui-même, allait devenir impraticable ; et
qu'il faudrait en passer par les volontés de la France. C'est ce
moment qu'il aurait fallu saisir; mais, dès qu'il eut en mains le
traité avec l'Angleterre, le ministre des Affaires étrangères se
crut « le maître de l'heure ; » la négociation à conduire au
Maroc même ne lui apparut plus que comme une formalité
dont le résultat était d'avance certain et dans laquelle il impor-
tait surtout de ne pas alarmer les susceptibilités pacifistes du
Parlement.
Lorsque enfin la mission française fut parvenue à Fez (26 jan-
vier), ses instructions comportaient tant de réserves et de précau-
tions qu'elle en parut comme paralysée. Aucune action exté-
rieure ne venait seconder son eflort; plus que jamais les initiatives
privées, qui auraient pu exercer une pression sur le Maghzen,
furent découragées, plus que jamais des instructions sévères
furent données dans toute la région frontière pour qu'aucun
incident ne vînt rappeler qu'il existait en Algérie une puis-
sance française et des intérêts français. Le ministre voulait
qu'on laissât faire son représentant à Fez et que rien ne vînt
du dehors troubler les négociations d'oii sortirait l'entente défi-
nitive avec le Sultan. Mais le Maghzen avait eu le temps de se
remettre de ses alarmes du printemps; le Sultan et ses mi-
nistres avaient lu les journaux et les débats des Chambres ; ils
savaient qu'en aucun cas nous n'aurions recours à l'action mili-
910 REVUE DES DEUX -MONDES.
taire; des avis discrets lui avaient fait deviner que les puis-
sances ne se désintéressaient pas autant de son sort qu'il l'avait
cru un moment. Ce fut probablement d'après les conseils de
quelque agent étranger qu'il imagina cette « assemblée des nota
blés, » dont on n'avait jamais ouï parler au Maroc, devant laquelle
le représentant de la France n'aurait jamais dû être autorisé à
exposer ses projets de réformes. Les Marocains, qui ne sont
sensibles qu'aux actes et ne s'inclinent que devant la force,
étaient peu touchés des beaux projets de réorganisation dont le
gouvernement français avait chargé M. Saint-René Taillandier
de leur exposer les avantages; ils savaient qu'aucune sanction ne
viendrait les obliger à les subir; un à un, les amis que nous
croyions avoir dans le Maghzen, persuadés de notre faiblesse,
nous faisaient défaut. Le Sultan et ses conseillers, secrètement
encouragés dans leur résistance par les étrangers, soutenus par
tout le parti hostile aux nouveautés, ne sentant nulle part les
efîets d'une politique française active, étaient résolus à tromper
le représentant de la France par des négociations dilatoires et à
ne rien céder que devant la force.
Tel était l'aboutissement naturel d'une politique de « péné-
tration pacifique » mal comprise et mal conduite : à force d'être
« pacifique, » elle cessait d'être une « pénétration. » Pareille
méthode ne pouvait conduire qu'à l'insuccès, à moms de recou-
rir à ce qu'on avait tout fait pour éviter, à un blocus, à une
expédition. Ainsi, au moment même où la campagne diploma-
tique, en Europe, s'achevait sur des bruits de guerre, au Maroc
nous nous acheminions aussi vers la guerre : c'est sous cette
double menace que s'écroulait le système de la « pénétration
pacifique » tel que, depuis deux ans, on l'avait pratiqué.
IV
L'intervention de l'Allemagne dans l'affaire du Maroc chan-
geait du tout au tout l'aspect de la question : de marocaine
qu'elle avait été, elle devenait européenne; c'est, à propos du
Maroc, de la politique générale de la France que maintenant
il s'agissait. Ni la nation, ni son gouvernement, ni ses repré-
sentans n'avaient jamais voulu autre chose qu'une action pa-
cifique, respectueuse des droits acquis et des intérêts légi-
times de toutes les puissances. L'Allemagne se plaignait que
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 911
le ministre démissionnaire le 5 juin eût systématiquement cher-
ché à Fexclure du concert européen à propos du Maroc, et à
« l'isoler » diplomatiquement; ces projets, s'ils avaient existé,
n'avaient, en tout cas, été ni connus ni approuvés par la France;
mais il suffisait que l'Allemagne eût cru à leur réalité, pour
que nous nous sentissions obligés de prouver notre volonté de
maintenir nos bonnes relations avec tous nos voisins. La « pé-
nétration pacifique » nous conduisait de toutes parts à des
impasses et à des menaces de guerre : c'est donc qu'il y avait mal-
donne, que nous nous étions trompés ou qu'on nous avait trom-
pés ; nous n'avions plus qu'à reprendre notre jeu et à battre de
nouveau les cartes. C'est dans cet esprit que le cabinet présidé
par M. Rouvier accepta, sous certaines conditions, l'invitation
faite parle Sultan à l'instigation de l'Allemagne, de participera
une Conférence internationale sur les affaires du Maroc.
Nous aurions pu ne pas aller à la Conférence ; nous l'aurions
oaême dû s'il ne s'était agi que du Maroc. Nous avons accepté d'y
aller parce que nous avons compris, comme l'a dit le prince de
Bûlow lui-même, que le Maroc n'était que « l'occasion » de la
manifestation de l'Empereur à Tanger et qu'il y avait, entre
l'Allemagne et la France, un malentendu plus grave qu'il im-
portait de dissiper. Si le Maroc avait été seul en cause, nous
aurions dû refuser, au nom des intérêts généraux de l'Europe com-
promis par un si fâcheux précédent, de participer à une Confé-
rence convoquée par le Sultan; toutes les grandes puissances
étaient prêtes à régler leur réponse sur la nôtre et si l'Allemagne
avait été tentée de faire de notre refus une question de paix ou
de guerre, elle aurait eu contre elle l'opinion universelle ; à Fez,
M. de Tattenbach se serait agité dans le vide, il aurait obtenu
quelques concessions, mais la question marocaine serait restée
intacte. Nous avons consenti, répétons-le, à participer à la Con-
férence parce que le Maroc n'était que « l'occasion » de l'inter-
vention allemande, et parce que nous espérions fermement que,
le malentendu une fois dissipé, l'Allemagne s'abstiendrait d'y con-
trecarrer nos intérêts et nos vues; nous n'avons d'ailleurs donné
notre adhésion qu'à la condition que le programme de la Confé-
férence serait arrêté d'avance, dans des négociations préalables
entre les cabinets de Berlin et de Paris, et que « l'intérêt spécial
qu'a la France au Maroc, en raison de sa situation de pays limi-
trophe, » n'y serait pas mis en question, non plus que « les
912 REVUE DES DEUX MONDES.
droits de la France résultant de ses traités ou arrangemens (1). »
L'accord sur ces points, entre les deux gouvernemens, fut con-
staté, le 8 juillet, sous la forme d'un échange de lettres entre
M. Rouvier et le prince Radolin.
La France accueillit cet accord avec satisfaction ; elle pensa
que le malentendu était dissipé et que son action au Maroc ne
rencontrerait plus l'opposition de l'Allemagne. Dans ces condi-
tions, la Conférence ne serait, espérait-on, qu'une formalité
dont le programme allait être arrêté sans délai et qui aurait pour
résultat de rendre manifeste la bonne harmonie des deux gouver-
nemens. On se plut à penser, chez nous, qu'après l'échange de
lettres du 8 juillet, il n'y avait plus de place que pour une
reprise des relations normales entre les deux pays. Si l'Alle-
magne avait, à ce moment, répondu h l'attente de la France,
l'incident aurait été clos et la bonne volonté manifestée des
deux parts aurait pu ouvrir, pour l'avenir, des perspectives nou-
velles.
Telle ne fut pas l'attitude du gouvernement de Berlin. Les
négociations pour la fixation du programme de la Conférence,
qui auraient pu être rapidement menées à bien, puisque l'accord
du 8 juillet paraissait en déterminer d'avance les points essen-
tiels, tramèrent en longueur. En même temps, à Fez, le comte
de Tattenbach déployait une étrange activité ; on pouvait se de-
mander si les pourparlers qui s'éternisaient à Paris n'étaient pas
destinés à couvrir ses démarches et ses exigences indiscrètes;
avec lui, le Maghzen, tout heureux de reprendre la politique de
bascule qui est la sauvegarde des faibles, se montrait accommo-
dant : on apprenait coup sur coup que M. de Tattenbach avait
négocié un emprunt de dix millions de francs au profit des
banques allemandes ; qu'il avait signé un contrat, au nom d'une
maison allemande, pour la construction d'un môle à Tanger;
que, par tous les moyens, il s'efforçait de créer à l'Allemagne,
au Maroc, une clientèle commerciale et politique. Une telle acti-
vité, au moment même où des négociations étaient pendantes à
Paris, devenait alarmante : elle pouvait prêter à croire que l'Alle-
magne prenait goût au gâteau marocain et qu'elle cherchait, en
définitive, à s'en faire attribuer la plus large part; on en vint
même à douter de la sincérité du gouvernement de Berlin dans
(1) Discours de M. Rouvier à la Chambre des députés, 8 juillet 1903.
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 913
l'accord du 8 juillet et à se demander s'il ne cherchait pas à
pousser à bout la patience de nos négociateurs et à décourager
leurs dispositions conciliantes. Les rôles, dès lors, se trouvaient
intervertis ; c'était nous, désormais, qui étions fondés à nous
plaindre des procédés d'une diplomatie qui, tandis qu'elle négo-
ciait à Paris, prenait des gages à Fez.
L'arrestation, au Maroc, d'un protégé algérien, Bou-Mzian,
survenue sur ces entrefaites, augmentait encore l'inquiétude, en
France, en menaçant de faire naître un conflit aigu avec le
Sultan. Allions-nous être obligés, au moment où le malaise
diplomatique était le plus grave en Europe, de recourir à la
force pour obtenir du Sultan la satisfaction à laquelle nous
ne pouvions renoncer sans la plus grave des humiliations? On
put éviter, heureusement, d'en venir à ces extrémités : Mouley-
abd-el-Aziz céda, mit en liberté notre protégé et lui accorda
une indemnité suffisante. Le bruit courut qu'en cette circon-
stance le comte de Tattenbach s'était employé auprès du Sul-
tan pour lui déconseiller la résistance : les journaux allemands
en profitèrent pour insister lourdement sur le bon office qu'à
les en croire le ministre allemand rendait en cette circonstance
à son collègue français et réussirent presque à transformer en
une offense ce qui aurait pu être en effet un procédé cour-
tois. D'ailleurs, il faut le dire, durant toute cette crise, le ton
agressif, les exigences hautaines de la plupart des journaux
allemands contribuèrent à entretenir en France une incertitude
pénible sur les intentions réelles du gouvernement de l'Em-
pereur.
L'arrivée à Paris du docteur Rosen, chargé de négocier avec
M. Révoil (6 septembre), fut interprétée en France comme un
signe de la bonne volonté du cabinet de Berlin d'aboutir à un
accord ; les pourparlers continuèrent, mais ils restèrent labo-
rieux et décevans ; il fallut toute l'évidente bonne foi de M. Rou-
vier, son énergie heureusement secondée par la dialectique souple
et par la compétence spéciale de M. Révoil, pour arriver enfin
à l'accord du 28 septembre. On affirme aussi, et le fait est vrai-
ssemblable, que le passage, à Paris et à Berlin, du comte Witte
ne fut pas étranger à l'entente.
Le « protocole d'entente » du 28 septembre a heureusement
manifesté une volonté commune de ne pas rompre les négocia-
tions; mais il n'était pas encore complètement rassurant pour les
TOME xxx. — 1905. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
intérêts français. Il réglait, par une cote mal taillée, les diffi-
cultés soulevées par les opérations du comte de Tattenbach ; il
les faisait rentrer, tant bien que mal, dans le cadre de la Confé-
rence; il déclarait, après l'accord du 8 juillet, que les intérêts
spéciaux de la France dans la région frontière ne seraient pas
mis en question et qu'eu aucun cas on ne contesterait à la
France le droit d'y faire seule la police; il fixait enfin les
grandes lignes du programme qui serait soumis à la Conférence.
Mais, au moins dans le résumé qui, seul, en a été publié, il
restait muet sur les solutions que les deux parties se proposent
de soumettre aux délibérations des représentans de l'Europe. La
Conférence va donc s'ouvrir sur une incertitude, en présence
d'une opinion publique inquiète. Les déclarations du prince de
Bûlow à M. Georges Villiers, du Temps, sont évidemment de
nature à nous expliquer l'attitude et les mobiles du gouverne-
ment allemand et à nous rassurer sur ses intentions. Mais bien
plus rassurans encore et plus décisifs seraient des actes qui, dès
l'ouverture de la Conférence, montreraient que l'Allemagne,
ainsi que lEmpereur et le chancelier l'ont plusieurs fois affirmé,
n'a pas, pour elle-même, d'ambitions au Maroc et que, si elle
s'est mise, durant quelques mois, en travers des espérances que
nous croyions pouvoir fonder sur nos accords avec l'Angleterre
et l'Espagne, c'est qu'elle s'était crue directement visée par la
politique de M. Delcassé. Malheureusement les « révélations » du
Malin sont venues, postérieurement à la conversation du prince
de Bûlow publiée par le Temps, alimenter, en Allemagne, les
polémiques antipathiques à la France et fortifier l'idée que le
voyage de l'Empereur à Tanger aurait seul fait échouer un grand
complot ourdi par l'Angleterre et le ministre français des
Affaires étrangères. Il appartient à la Conférence de dissiper ces
derniers nuages, de mettre fin définitivement à ce malentendu
trop prolongé. Mais la tâche, il ne faut pas se le dissimuler, est
aujourd'hui plus difficile qu'elle ne l'aurait été, par exemple, au
lendemain de la retraite de M. Delcassé et de l'accord du 8 juillet.
L'opinion publique française a eu le temps de réfléchir sur les
événemens ; troublée et nerveuse, elle se demande si ce n'est pas
en pure perte qu'elle a donné tant de preuves de sa bonne vo-
lonté conciliante et de ses intentions pacifiques, et si les inci-
dens pénibles qui ont marqué les négociations, l'incertitude des
conclusions qui en sont sorties, ne cachent pas quelque dessein
LA CONFÉRENCE d'alGÉSIRAS. 915
secret qui mettrait en péril d'autres intérêts aue ceux que nous
avons au Maroc.
« Je crois, a dit le prince de Bûlow, qu'entre deux graïK^s
peuples unis par les liens d'une haute culture intellectuelle et
morale, rien ne vaut une explication franche (1). » Il serait dé-
plorable, en effet, après plusieurs mois employés en explications
réciproques, que les deux parties arrivassent à la Conférence
avec des vues radicalement différentes. Il faut donc parler net,
car si, à la Conférence d'Algésiras l'entente au sujet du Maroc
ne se faisait pas, c'est une défiance peut-être irrémédiable qui
en pourrait sortir.
L'Allemagne souhaiterait peut-être, — on l'a dit, les journaux
des deux pays l'ont discuté et il n'est pas permis de négliger
l'hypothèse, — d'engager |avec la France une conversation sur
la politique générale. Cette conversation, la diplomatie ne l'a
pas entamée, mais la presse allemande a paru regretter que
nous n'en prissions pas l'initiative, elle a même laissé entendre
que l'Allemagne agirait prudemment en gardant ouverte la ques-
tion marocaine et en s'en servant pour peser sur notre politique
générale. Le prince de Bûlow s'est défendu à plusieurs reprises,
notamment dans son discours du 7 décembre, de pareilles arrière-
pensées ; mais, qu'elles existent dans certains milieux allemands,
c'est ce dont il n'est pas possible de douter (2). Nous ne discu-
tons pas ici l'opportunité d'une pareille conversation, mais il
est nécessaire que l'on se rende compte, en Allemagne, qu'au-
cune négociation de quelque portée n'est actuellement possible
entre les deux pays tant que la Conférence n'aura pas ter-
miné équitablement son œuvre; si l'Allemagne attend l'occa-
sion, comme on l'a laissé entendre, d'inaugurer à l'égard de
(1) Conversation publiée par le Temps.
(2) Voici un exemple, entre beaucoup, des étranges prétentions que la presse
allemande n'a pas craint de formuler ; la Gazette de Francfort écrivait le
19 octobre, dans un article de tête : « L'Allemagne a le droit de poser à la France
cette question : pour le cas où nous serions en conflit avec l'Angleterre, serais-tu
alliée de l'Angleterre, notre alliée, ou loyalement neutre?... L'Allemagne, dans son
intérêt personnel, doit poser cette question ; elle doit savoir ce qu'il en est exac-
tement de la France, et noua sommes sûrs qu'au cours des négociations du Maroc,
la diplomatie allemande l'a bien montré aux hommes d'État français ; c'est aux
Français de donner une réponse aussi claire que franche. »
916 REVUE DES DEUX MONDES.
la France une politique plus confiante et de commencer avec
elle des pourparlers sur les points où les intérêts des deux pays
ne sont pas en désaccord, il faut qu'elle comprenne que c'est elle-
même qui a rendu provisoirement impraticable toute tentative
de ce genre en jetant entre les deux pays, comme un élément de
discorde, la question du Maroc. On aurait pu « causer » après
l'accord du 8 juillet si des faits graves n'étaient venus aussitôt
donner une sorte de démenti à l'entente constatée par les notes
de M. Rouvier et du prince Radolin; on le pourrait peut être
de nouveau, si on le jugeait utile, après la Conférence d'Algé-
siras et au cas qu'elle adoptât des solutions compatibles avec la
dignité, les intérêts et les espérances de la France.
En acceptant d'aller à la Conférence, le gouvernement
français a donné à l'Allemagne une grande preuve de son désir
de concoTde et de ses intentions conciliantes ; aujourd'hui,
après les manœuvres de M. de Tattenbach à Fez, après six mois
denégociationspénibles, c'est nous qui avons besoin de reprendre
confiance. Le prince de Biilow estime que la Conférence « loin de
nous diviser doit contribuer à nous rapprocher. » C'est aussi le
vœu de la France, mais elle attend dabord la Conférence à ses
actes. M. Rouvier aurait volontiers consenti à causer des affaires
marocaines en tête à tête avec TAllemagne, comme notre diplo-
matie l'avait fait avec les puissances plus directement intéressées.
Bismarck a mis à la mode la politique de r« honnête courtier : »
on aurait pu chercher d'un commun accord dans quelle partie
du monde la France aurait pu offrir à l'Allemagne son concours
loyal pour réaliser quelqu'une des ambitions de l'impérialisme
germanique. L'Allemagne ne s'y est pas prêtée, elle a voulu la
Conférence et nous l'avons acceptée, sans plaisir et sans avoir
grande confiance en ses résultats, uniquement parce que c'est
elle qui la proposait. Aujourd'hui la Conférence s'ouvre : c'est
à l'Allemagne qui l'a voulue d'y montrer quels sont, en défini-
tive, ses dispositions et ses desseins. Il est nécessaire à la paix
du monde qu'elle comprenne bien la nature de nos intérêts au
Maroc et le prix que nous attachons à y devenir la puissance
politiquement prépondérante. Il n'y a pas de commune mesure,
au Maroc, entre nos intérêts et ceux de l'Allemagne : il ne s'agit,
pour elle, que de « porte ouverte » et de libre concurrence ; il
s'agit, pour la France, de la sécurité et de l'avenir de son empire
de l'Afrique du Nord.
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 917
Les accords du 8 juillet et du 28 septembre ont stipulé que la
Conférence ne mettrait en question ni la souveraineté du Sultan,
ni l'intégrité du Maroc, ni le principe de la libre concurrence
internationale. Nous avions toujours proclamé que telles étaient
nos intentions et que nous ne préparions pas ce qu'on a appelé
une « tunisification » du Maroc. Ces principes posés, la Confé-
rence s'occupera « de l'organisation d'une police, d'un règlement
concernant la surveillance et la répression de la contrebande des
armes, d'une réforme financière consistant principalement dans
l'établissement d'une banque d'Etat, de l'étude d'un meilleur
rendement des impôts et de la création de nouveaux revenus et
enfin de la fixation de certains principes destinés à sauvegarder
la liberté économique. » C'est le programme d'une réorganisation
foncière du Maroc, et il est important de noter que c'est à peu près
le même que le ministre de France proposait, l'été dernier, à
l'approbation du Sultan. Mais qui sera chargé de l'exécution des
réformes? Là est la question capitale que l'accord du 28 sep-
tembre n'a pas tranchée. La seule solution raisonnable, équi-
table, et conforme aux intérêts généraux de toutes les puissances
et du Maroc lui-même, serait que la France fût chargée de la
direction ou de la surveillance des réformes. La fixation du pro-
gramme est internationale, l'exécution ne saurait l'être. Tout ce
qui, au Maroc, ressemblerait à un condominium serait néfaste; si
toutes les puissances prétendaient concourir à l'exécution des
réformes, ce serait la négation des réformes ; le Sultan aurait
beau jeu pour profiter des dissentimens qui ne sauraient man-
quer d'éclater entre ses trop nombreux tuteurs ; si c'est une Ma-
cédoine que l'Empereur allemand voudrait créer au Maroc, les
autres puissances ont montré, en traitant par avance avec la
France et en s'en rappportant à elle pour rétablir l'ordre et la
paix dans l'Empire chérifien, qu'elles n'étaient pas disposées
à s'y prêter : l'Angleterre n'admettrait sans doute pas sans résis-
tance, pour ne parler que d'elle, que l'Allemagne prît au Maroc,
auprès de Mouley-abd-el-Aziz, le rôle qu'elle s'efTorce de jouer,
sur le Bosphore, auprès d'Abd-ul-Hamid. De l'Allemagne, et
d'elle seule, dépend donc le succès ou l'échec de la Conférence :
ni l'Angleterre, ni l'Espagne, ni l'Italie, qui sont engagées vis-à-
vis de nous, ni la Russie notre alliée, ne feront d'opposition à
nos justes demandes; si l'Allemagne, de son côté, admet que
l'exécution ou la surveillance des réformes nous soit confiée, le
918 REVUE DES DEUX MONDES.
succès de la Conférence est assuré et les résultats de ses travaux
seront excellens. Sur ce point, le discours du prince de Bûlow du
7 décembre n'apporte encore aucune lumière. « Il va de soi,
dit-il simplement, que nous continuerons à représenter et à dé-
fendre à cette Conférence ce que nous avons considéré jusqu'ici
comme juste et équitable. » Si l'on se reporte au reste du dis-
cours, il n'y est question que de la « porte ouverte » et de la
libre concurrence commerciale, que la France — elle en adonné
assez souvent l'assurance pour qu'on puisse la croire, — n'a
jamais menacée. Si au contraire l'Allemagne venait à s'opposer
à ce qu'un mandat international soit confié à la France, l'échec
de la Conférence serait certain, puisque toutes les décisions
doivent y être prises à l'unanimité et qu'un seul veto suffît pour
tout arrêter. C'est le régime de l'anarchie et de l'insécurité qui
s'installerait au Maroc à son propre détriment, et pour le plus
grand dommage du commerce international et, en particulier,
du commerce allemand.
Pour nous, notre conduite à la Conférence et après la Confé-
rence nous est tracée par les circonstances. A la Conférence, tout
en maintenant fermement ce que nous considérons comme nos
droits, les représentans de la France se prêteront à la concilia-
tion et à l'entente; ils se serviront de tous les « accords » que
notre diplomatie a signés avec l'Italie, l'Angleterre, l'Espagne,
et, plus récemment, avec l'Allemagne elle-même, pour travailler,
au profit de la paix et de l'harmonie générales, à réduire toutes
les intransigeances. Si la Conférence, se méprenant sur le rôle
qui devrait être le sien, aboutissait à imposer au Maroc une
sorte de régime international, nous n'aurions qu'à attendre que
les trois ans, pendant lesquels ses résolutions seront applicables,
aient démontré l'inefficacité certaine d'une pareille méthode ;
nous nous appliquerions, avec une activité stimulée par les
leçons de l'expérience, à développer nos intérêts et notre in-
fluence dans tout le Maroc et particulièrement à appliquer les
accords de 1901 et de 1902 dans cette zone frontière où nos « in-
térêts spéciaux » ne sont pas contestés, et, forts de nos traités
ivec l'Angleterre, l'Espagne et l'Italie que rien ne saurait rendre
caducs, prêts d'ailleurs à rechercher, avec l'Allemagne, dans une
conversation nouvelle, les moyens pratiques de l'amener à nos
vues, nous attendrions que les événemens et les circonstances
de la politique générale nous offrent l'occasion de reprendre, au
LA CONFÉRENCE d'aLGÉSIRAS. 919
Maroc, l'action que la géographie et l'histoire nous y destinent.
Le Maroc est entré dans la politique européenne : c'est un
malheur que les fautes de quelques-uns de nos hommes d'Etat
ont contribué à créer, mais dont nous devons prendre notre
parti tant qu'il ne sera pas possible d'y remédier; pour le mo-
ment, ce n'est plus d'une action uniquement marocaine, mais
c'est surtout des combinaisons changeantes de la vie politique
que nous devons attendre l'heure d'y réaliser nos projets.
Nous avons voulu envisager les pires hypothèses, mais tout
fait espérer qu'elles ne se réaliseront pas; nous n'en voulons
pour preuve que les paroles mêmes du prince de Biilow : « Au-
jourd'hui comme hier, a-t-il dit dans la conversation que le
Temps a publiée, pourvu que votre politique coloniale respecte
nos intérêts commerciaux qui croissent chaque jour, et notre
dignité que nous plaçons plus haut encore, non seulement nous
ne vous gênerons pas, mais au besoin nous vous aiderons, au
Maroc et ailleurs. » Nous avons confiance en la parole du chan-
celier : le discours qu'il vient de prononcer au Reichstag, quelque
pessimiste qu'en soit le ton, ne contredit pas ces assertions si
formelles. Si l'on ne savait dans quelles circonstances ce dis-
cours a été prononcé, et qu'il sert de prélude à une augmenta-
tion considérable du budget de l'Empire et de la flotte de
guerre, on aurait le droit de s'inquiéter d'y retrouver, après six
mois, les mêmes griefs dont le gouvernement de Berlin faisait
état avant les premières négociations. Se serait-on expliqué, six
mois durant, sans s'entendre ? Aurait-on signé deux accords
sans se comprendre? Le prince de Biilow insiste sur l'argument
que nous aurions voulu « mettre le Maroc dans une situation
analogue à celle de la Tunisie; » or la << tiinisification » consiste
essentiellement dans l'établissement d'un contrôle français sur
les relations extérieures du Bey et dans la perception de droits
de douane favorables à notre commerce : il n'y a rien qui res-
semble à cela dans le programme de réformes soumis par
M. Saint-René Taillandier au Sultan. Le chancelier est obligé
d'invoquer, pour justifier son dire, « quelques organes inspirés
de la grande presse parisienne ; « mais des journaux n'engagent
pas le gouvernement, et chacun sait qu'il n'y a pas, en France,
de journaux directement « inspirés. » Nous avons au contraire
répétons-le encore une fois, toujours affirmé notre intention de
maintenir l'indépendance du Sulta'?- la « porte ouverte » et la
920
REVUE DES DEUX MONDES.
libre concurrence commerciale; et non seulement nous l'avons
affirmé, mais nous avons inscrit cet engagement dans notre con-
vention du 8 avril avec l'Angleterre, — qui, on en peut être sûr,
n'aurait jamais traité sans cette assurance, — et dans nos accords
du 8 juillet et du 28 septembre avec l'Allemagne elle-même. Si
le prince de Bûlow revient sur ces argumens devant le Reichs-
tag, c'est donc, il faut le croire, dans un intérêt de politique
intérieure et il convient de voir surtout, dans son discours, le
désir sincère qu'il a, comme l'Empereur son maître, de ne pas
alarmer deux grands peuples pacifiques. D'ailleurs, l'intérêt même
du commerce allemand, dont Guillaume II et ses ministres ont
un si grand et si naturel souci, leur fait une loi de mettre fin, par
les seuls moyens efficaces, à l'anarchie et à l'insécurité qui
paralysent toute transaction au Maroc. Après la Conférence, si
ses résultats sont tels que nous le souhaitons, la question des
rapports franco-allemands, que les événemens de ces derniers
mois ont ouverte, ne sera pas fermée, mais elle sera éclaircie,
dégrevée du poids mort de la question marocaine ; et si le
voyage à Tanger a inauguré, entre les deux pays, une pénible
série de difficultés et d'incidens, pourquoi la Conférence d'Algé-
siras ne serait-elle pas l'origine de relations moins tendues et
plus confiantes?
René Pinon
REVUE LITTÉRAIRE
A L'AUBE DU ROMANTISME
L'époque la plus intéressante dans l'histoire d'un mouvement litté-
raire est celle de sa formation ; aussi les historiens du romantisme,
dont nous voyons chaque jour le nombre s'augmenter, ont-ils soin de
se placer non pas au lendemain de 1830 où l'école triomphe, mais aux
environs de 1820, alors que ses futurs chefs et ses hérauts prochains
hésitent, tâtonnent, et protestent surtout qu'ils ne sont pas roman-
tiques. C'est ce que vient de faire M. Ernest Dupuy, dans un livre d'une
lecture toujours agréable, qu'il intitule : la Jeunesse des romantiques (1),
et où il étudie les origines de la poésie de Victor Hugo et d'Alfred de
Vigny. A ces deux grands noms il nous permettra de joindre celui
de Lamartine, qui, sans doute, ne fut pas à proprement parler un
romantique, ayant été bien incapable de s'embrigader dans une école
ou dans un parti, mais qui n'en a pas moins été l'initiateur de tout
le lyrisme moderne. Et nous n'avons que l'embarras du choix parmi
les publications récentes qui trouveraient leur place à côté du livre de
M. Dupuy. Voici un essai — terriblement systématique — où M. Paul
Marabail , qui est officier, traite de V Influence de Vesprit militaire sur
Vœuvre d'Alfred de Vigny (2), et ne craint pas d'affirmer que Vigny a
été un grand écrivain parce qu'il a commencé par être un bon mili-
(1) Ernest Dupuy, la Jeunesse des Romantiques, Victor Hugo et Alfred dà Vigny,
4 vol. in-16 (Société française d'imprimerie et de librairie).
(2) Paul Marabail. De Vinfîuence de l'esprit mlVdaire sur l'œuvre d'Alfred de
Vigny, 1 vol. in-S' (Groville-Morant).
922 REVUE DES DEUX MONDES.
taire. « Si "Vigny est un poète pliilosophe de premier ordre, si ses
romans, ses œuvres dramatiques portent à leur tour la trace des
pensées les plus profondes et les plus originales, si son style encore
présente les véritables qualités de l'auteur classique, tout l'honneur
en retient à l'esprit militaire. » Trop est trop, mon capitaine! Votre
point de départ était juste et vos intentions sont les meilleures du
monde, mais comment voulez-vous qu'on accepte, sans toute sorte de
réserves, des conclusions aussi guerrières ? Voici une thèse, souvent
paradoxale, mais très suggestive, oii M. Emmanuel Barat, étudiant le
Style poétique et la révolution romantique (1), dénonce l'emploi systé-
matique de la métaphore comme la grande erreur des romantiques.
« Champions de la nature et de la vérité, ils eurent raison, certes,
de défendre les droits de l'imagination ; . . . mais sous ces grands mots
imaginer, inventer, créer, ils eurent le tort de confondre les illusions
sincères et belles de la fantaisie, de l'émotion, du merveilleux, avec
le métaphorisme et la mythologie, instrumens d'erreurs voulues. Et
la liberté enfin conquise ne leur servit parfois qu'à pousser jusqu'au
plus intotérable excès l'abus d'une poétique périmée. » Et naguère
M. Urbain Mengin, dans son livre sur f Italie des romantiques (2),
recherchait dans quelle mesure l'Italie a été une initiatrice pour les
écrivains du xix^ siècle. — A notre tour nous tâcherons d'indiquer
dans la formation intellectuelle de Lamartine, de Hugo, de Vigny,
les premiers de nos poètes modernes par la date comme par Je
mérite, quelques élémens qui leur sont communs et qui n'avaient pas
contribué à former l'esprit de leurs prédécesseurs, dans leur vie
quelques circonstances qui expliquent qu'ils se soient détachés de
l'idéal traditionnel pour se développer dans un sens nouveau. Nous
nous demanderons comment, dans leurs premières œuvres, s'annonce
le romantisme qui n'y est encore qu'à l'état de tendance, mais qui
ne doit plus tarder à prévaloir.
Le premier trait qui nous frappe est qu'eux tous, ils ont été très
médiocrement pourvus de culture classique. Venus à une époque où
l'enseignement avait été complètement et pour longtemps désorganisé,
et confiés à des maîtres de hasard, ils trouvèrent à l'école le dégoût
des choses mêmes qu'ils y devaient apprendre. Lamartine a tracé de
la pension Pupier, où on le mit, à Lyon, un tableau qu'on sent violem-
ment poussé à la caricature : il n'est guère vraisemblable que cette
(1) Emmanuel Barat, le Style poétique et la Révolution romantique, 1 vol. in-S»
(Hachette).
^2) Urbain Mengin, l'Italie des romantiques, 1 vol. in-8» (Pion).
REVUE LITTÉRAIRE. 923
institutioD ni aucune autre ait jamais été tenue par les tortionnaires
dont il nous fait un portrait à la Montaigne; il faut dire même qu'il y
travailla un peu mieux qu'il ne l'a prétendu. Il n'en reste pas moins
vrai que le séjour lui en parut insupportable, puisqu'on fait il ne
put le supporter, et prit, en plein hiver, la clé des champs. Les bons
maîtres du petit séminaire de Belley (1) ne réparèrent qu'imparfaite-
ment les lacunes d'une première éducation qui avait été trop long-
temps et trop résolument fantaisiste. Victor Hugo, quand il s'agit
d'entrer au lycée, éprouva de cette seule perspective une espèce
d'horreur, au point qu'il fallut lui accorder une commutation de
peine. A la pension Cordier, les mathématiques, le dessin, les essais
dramatiques firent tort aux études proprement classiques. Pour ce
qui est d'Alfred de Vigny, tout le choquait dans la vie de col-
lège : la sévérité des maîtres, la brutalité des camarades, la grossièreté
du langage, la malpropreté du régime. Élève de la pension Hix, il
n'oublia jamais le dégoût qu'elle avait inspiré à son enfance : « Pour
satisfaire à la fois ma détestation du collège et la joie de ma déli-
vrance, je réclamais chaque soir des gens qui me venaient chercher
le privilège de refermer avec force la porte cochère de la prison que
j'aurais voulu briser. » On ne profite guère d'études faites dans de
telles conditions : comme Lamartine et comme Hugo, Vigny sortit du
collège fort ignorant de tout ce qu'on y enseigne. Je sais bien qu'ils
refirent ensuite leurs études à leur gré et suivant leur fantaisie. Ils
se donnèrent à eux-mêmes cette éducation dont on a coutume de
dire que c'est la meilleure, mais qui, en réalité, n'en est pas une, puis-
qu'elle n'a pour guide que le hasard, et ne reflète que notre caprice.
Ce n'est un mystère pour personne qu'une fois hbérés du collège les
jeunes gens s'empressent de refermer les livres classiques, pour n'en
plus ouvrir que de modernes ou d'étrangers. Ce fut, à peu de chose
près, le cas pour ces illustres et détestables écoliers. Ils lurent des
livres de toutes mains; ils en lurent qui étaient du Nord et qui étaient
du Midi; ils lurent jusqu'à la Bible, qu'on venait de découvrir en tant
qu'ouvrage littéraire : l'antiquité ne fut pas l'institutrice de leur
esprit.
Ce qui n'est guère moins curieux ni moins nouveau, c'est que
l'éveil de leur imagination leur viendra en partie du séjour qu'ils ont
fait hors de France sous un ciel et dans un climat différent du nôtre._^
Sans y attacher trop d'importance, il n'est que juste de signaler les'
(1) Marius Déjey, le Séjour de Lamarline à Belley, 1 vol. in-8° (Vitte et Amatl.'
924 REVUE DES DEUX MONDES.
voyages que firent Victor Hugo en Espagne, et Lamartine en Italie.
Certes, Victor Hugo était bien jeune, c'était un enfant, quand il
partit, au printemps de 1811, avec sa mère et ses frères, pour re-
joindre à Madrid le général Hugo; mais ce sont aussi bien ces pre-
mières images reçues par le cerveau de l'enfant qui s'y emmaga-
sinent à jamais et sur lesquelles l'homme ne cessera plus tard de
travailler. Ni Chateaubriand, ni George Sand n'auraient été les
admirables paysagistes qu'ils sont, si leurs yeux d'enfans ne s'étaient
promenés sur les paysages de la Bretagne ou du Berry. On peut
admettre sans trop de peine que, si Victor Hugo n'avait eu qu'une
enfance parisienne, il n'aurait pas été, par la suite, avec la même
abondance et la même plénitude, le grand créateur d'images qu'il est
devenu. Au surplus il n'y a lieu de contester sur ce point ni le com-
plaisant récit du Victor Hugo raconté, ni l'aveu que contiennent les
vers fameux :
L'Espagne me montrait ses couvens, ses bastilles,
Burgos sa cathédrale aux gotliiques aiguilles,
Irun ses toits de bois, Viltoria ses tours,
Et toi, Valladolid, tes palais de famille
Fiers de laisser rouiller des chaînes dans leurs cours.,
L'Espagne, pays de soleil, avait ravi l'enfant par sa couleur; elle
lui avait présenté ces contrastes de lumière et d'ombre qui s'impo-
seront à son Imagination , pour en devenir le procédé le plus habituel
et presque la loi. Il revenait
... Rapportant de ses courses lointaines...
Comme un vague faisceau de lueurs incertaines.
Ce sont ces lueurs que l'avenir se chargera de préciser et d'am-
plifier.
Cette même année 1811, Lamartine partait pour l'Italie. 11 n'était
plus un enfant, U avait vingt et un ans, 0. avait eu le temps de dési-
rer assez ardemment ce voyage pour qu'en l'entreprenant il eût l'émo-
tion d'aller au-devant d'un rêve. On connaît déjà par ses Confidences,
par ses Mémoires et par sa Correspondance l'impression qu'il reçut de
ce prender séjour en Italie. Mais Confidences et Mémoires sont très
arrangés, la Correspondance est très incomplète. C'est ce qui fait le
prix d'un document resté jusqu'à présent inconnu, et que nous
avons retrouvé : le lecteur nous saura gré d'en mettre sous ses yeux
d'impnrliiis frasmens totalement inédits. Hier encore, dans son livre
REVUE LITTÉRAIRE. 925
Bur V Italie des romantiques, M. Urbain Mengin écrivait : « Peut-être
Lamartine notait-il quelques impressions dans ses carnets. A
Bologne, il avait déjà « un petit volume de notes décousues. » Un peu
plus tard il promet à Guichard de lui rapporter « un portefeuille bien
garni » de descriptions d'Italie pour le distraire les soirs d'hiver à
Bienasssis. Ces carnets sont perdus... » Il se peut que les carnets
d'impressions sur Bologne et sur Florence soient en effet perdus; mais
ce n'étaient pas les plus importans. En Italie Lamartine n'a goûté
que Rome et Naples. Or en explorant cet été les papiers du poète
conservés à Saint-Point, nous avons eu la bonne fortune de mettre la
main sur le carnet de voyage contenant les impressions de Rome et
de Naples (1). Il est daté de Rome où Lamartine arriva dans la nuit
du \" novembre, après être parti de Florence le 30 octobre à six
heures du soir par le « courrier » de Rome.
Rome, 1" novembre.
Je suis arrivé à Rome la nuit du 1" novembre, il faisait le plus beau
clair de lune, les dômes, les hautes têtes des pyramides et surtout le superbe
dôme de Saint-Pierre se dessinaient parfaitement sur un fond du bleu le
plus pur; le plus parfait silence régnait dans tous les environs déserts de
cette belle et triste ville; à droite et à gauche j'apercevais quelques débris
de temples ou de palais, quelques fûts de colonnes renversés, et partout,
l'image effrayante et sublime d'une splendeur qui n'est plus; je tressaillais
en entrant par cette fameuse porte du Peuple qu'on m'avait annoncée
comme une des plus belles choses du monde... Je traversai de longues rues
qui étaient dans le plus parfait repos et qui paraissaient elles-mêmes des
ruines sans habitans. Cette première impression a été triste et affligeante..*
Lamartine avait, avant son départ, consciencieusement travaDlé
son voyage dans les livres. Il s'en était promis toute sorte de mer-
veilles. Il lui arriva ce qui arrive souvent aux hommes d'imagination
très riche et d'ardente sensibilité : la réalité lui parut d'abord inférieure
à son rêve : il était déçu.
Je m'étais trop accoutumé, depuis que j'étais en voyage et en Toscane, à
l'idée de voir Rome. Ce nom-là avait perdu déjà pour moi de son enchan-
tement, je l'avais prononcé trop souvent; l'illusion était diminuée. C'est un
malheureux effet qu'avec mon caractère j'éprouve partout Et pourtant de
loin c'est quelque chose et de près... je ne dirai pas de Rome : ce n'est rien,
(1) Ce carnet, qui fait partie des archives de M. Ch. de Montherot, est une sorte
de calepin de cuir rouge cartonné de vert, — proches parens des albums, d'ailleurs
beaucoup plus élégans, qui contiennent Saill et les brouillons des M édita /.ions, et
qui sont déposés à la Bibliothèque nationale. 11 contient 24 pages dôcriture. Un
feuillet manque, à l'endroit où Lamartine racontait son voyage à llercuianum
926 REVUE DES DEUX MONDES.
ce serait blasphémer le génie de la puissance de l'iiomme dans son plus bel
ouvrage, mais c'est moins que ne me promettait mon imagination qui va
toujours trop loin et me ménage sans cesse de tristes surprises; elle pro-
met plus que la réalité ne peut donner et, ici comme ailleurs, elle m'avait
trompé.
Ce qu'il regrette surtout, c'est qu'on n'ait pas respecté suffisamment
l'intégrité des ruines antiques : « Quoique je ne soye ni par goût ni
parmode,un passionné pour l'antique, je n'ai pas vu sans la plus vive
peine qu'U fallait effacer de ma tête cette ancienne Rome que je m'étais
tracée d'après les classiques. » C'est pour lui l'occasion de pensées
tristes et déjà d'un beau caractère de gravité :
Il semble que les hommes se plaisent à enlever à leurs ancêtres jusqu'à
leurs noms, jusqu'à la trace de leurs ouvrages... Pourquoi a-t-on démoli une
partie de ce Golisée majestueux, de ce monument le plus vaste, le mieux
conservé qui nous reste de la grandeur des Romains, pour bâtir dans
Rome moderne deux petites églises sans nom, et le Palais Farnèse?... Quel
beau coup d'œil vous reste encore à Rome, le soir, au coucher du soleil, si
vous venez vous asseoir sur l'élévation qui est derrière le Capitole auprès
de cinq colonnes superbes dont on découvre à présent la tête seule, et en
face du Golisée dont le sommet est encore éclairé par le soleil couchant!
Que d'idées ne réveille pas cette magnificence dont il ne reste que les témoi-
gnages ! Quel beau rêve on peut faire sur la grandeur, la beauté, la puissance
de Rome antique! Avec quelle facilité on peut rebâtir toute cette immense
étendue ! Voilà le plus bel amphithéâtre qu'aient pu bâtir les hommes, voilà
les voûtes et les ruines du palais d'or de Néron, à droite voilà l'antique
palais des Cœsars, à mes pieds le temple de la Concorde et l'arc de Sep-
time Sévère, plus loin l'arc de Titus et celui de Constantin, à ma gauche
s'ouvrent les trois superbes voûtes du temple de la Paix, qui disait autrefois
le sort de l'univers (1)...
Ce qui le gêne à Rome ce sont les constructions modernes — et
c'est aussi la population : « Les hommes dans cet étonnant pays ont
plus encore changé que les édifices : on ne retrouve plus de traces du
(1) Il est intéressant de trouver ici la première indication de certains des plus
fameux morceaux de l'œuvre de Lamartine. Par exemple, ces lignes jetées sur le
papier font déjà [songer à la pièce des Nouvelles méditations : la Liberté ou une
Nuit à Rome :
Comme l'astre adouci de l'antique Elysée,
Sur les murs dentelés du sacré Colysée,
L'astre dos nuits, perçant des nuages épars,
Laisse dormir en paix ses lon^s et doux regards...
Rome, te voilà donc, ô more des Césars !
J'aime à fouler aux pieds tes jmonumens épars ;
J'aime à sentir le temps, plus fort que ta mémoire,
Effacer pas à pas les traces de ta trioire.
L'homme serait-il donc de ses œuvres jaloux ? etc.
REVUE LITTÉRAIRE. 927
caractère romain sur les bords du Tibre, et tout y est mort jusqu'à
ce fier orgueil républicain qui s'est changé en une vile et servile va-
nité, le seul trait du caractère romain (1). » Toutefois il visite Saint-
Pierre et en parle avec un enthousiasme trop violent d'ailleurs pour
ne pas être un peu convenu : « Arrivé au pied, je suis resté sans voix
et sans expression pour peindre ce que j'ai senti. » Il admire au Vatican
les peintures de Raphaël et les antiques, et il en tire cette excellente
leçon de goût : « Mes yeux dans ces galeries se sont accoutumés à
distinguer le goût antique du moderne ; c'est la divine simplicité qui
en est la différence la plus infaillible et le cachet le plus sûr. » La.
martine a toujours été beaucoup moins sensible aux beautés de l'art
qu'à ceUes de la nature, et c'est pourquoi la plus grande jouissance lui
vient non de la ville, mais de la campagne romaine.
Quel rêve agréable je viens ae faire, car cela me paraît un rêve. J'ai vu
ce Tibur si fameux, si cher aux amis des poètes et de la nature; J'ai vu le
prœceps Anio, tantôt doux et sinueux, tantôt rapide et sublime; je l'ai vu se
précipiter tout entier et d'un seul jet, d'une distance énorme, tomber en
poussière humide, et faire trembler ses rivages du bruit de sa chute: je l'ai
vu se perdre dans les rochers sous des grottes charmantes recouvertes
d'une verdure toujours fraîche, je l'ai vu en ressortir calme et limpide, puis
reprendre sa course, se diviser en plusieurs ruisseaux, bondir sur des rochers
moins âpres, couler sur le gazon et s'étendre comme un large lit de neige,
dans la prairie (2). J'ai visité sur ses bords la petite villa d'Horace; un cou-
vent de Franciscains a remplacé dans sa retraite l'aimable chantre de Gly-
cère et du falerne, des belles et des héros; plus haut dans la montagne et
plus solitaire encore est la villa de Catulle; celle de Tibulle était auprès,
celle de Cynthie un peu plus loin sur le môme coteau, vis-à-vis de celle de
Mécènes; Properce y venait souvent. Quelle délicieuse société a habité c&
Tibur! Ces paysages sont d'une beauté idéale, je n'en ai vu de semblables
que dans le Poussin ou Claude Lorrain. Ce sont des accidens, des change-
mens de scènes à chaque pas : ,un peintre pourrait employer sa vie dans
ce seul vallon. J'en ai joui par un temps un peu gris, les teintes étaient
(1) Cf. Le dernier Chant du pèlerinage d'Harold.
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine!)
Des hommes et non pas do la poussiôre humaine.
(2) Cf. la pièce des Hai^monies : La peiHe de l'A7iio :
J'avais rêvé jadis au bruit de ses cascades,
Couché sur le gazon qu'Horace avait foulé...
Je l'avais vu tombei- dans les f^rottos profondes,
Oix la flottante Iris se jouait dans ses ondes...
Je l'avais vu plus loin sur la mousse écumauto
Diviser en ruisseau.x sa nappe eucor fumante.
Étendre, resserrer ses oudoyans réseaux,
Jeter sur le gazon le voile errant des eaux.
Et, comblant le vallon de bruit et do poussière,
uivre au loin sa course en vagues de lumière.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
adoucies, el dans le lointain les fonds avaient ce vaporeux qui fait un si
bel efTet dans les paysagistes anglais.
Naples surtout le ravit. Il nous dit, à la date du 1*" décembre, qu'il
y est arrivé la nuit et qu'il a, le lendemain, parcouru toute la ville, et
salué le Vésuve, Portici, Pompeies, Castellamare, Pausilippe. C'est la
nature qui est admirable à Naples et c'est bien ce qui réjouit La-
martine :
Naples n'est pas riche en monumens des arts, elle doit tout h la nature
et n'en est que plus admirable. Là j'ai pris une idée de toute la richesse, de
toute la beauté de cette nature. Là j'ai vu des paysages dont rien ne peut
donner une idée dans aucun autre pays du monde. Ni la France, ni la Suisse,
ni les plus bellesmontagnes des Alpes ne sont, au lever du soleil, environnées
d'une vapeur dorée et qui adoucit et colore tous les objets. J'ai vu, par une
belle journée, une pluye de lumière environner les montagnes de Pausilippe
et de Salerne; vers le milieu du jour, la teinte devient plus argentée et le
soir elle redevient couleur d'or.
Le 13 décembre, Lamartine est au tombeau de Virgile. « Le laurier
planté sur le sommet du tombeau par Pétrarque était prêt à mourir :
on l'a coupé presque à sa racine, il reverdit et j'en ai cupilli quatre
feuilles pour mes amis et moi. Ce tombeau placé précisément au-
dessus de l'entrée de la grotte de Pouzzoles est un des pluh beaux sites
de Naples. » — Entre le 13 et le 17, Lamartine visite Herculanum.
Le 17, il est à la Chartreuse de Saint-Martin d'où sa vue s'étend jus-
qu'au Vésuve et jusqu'aux montagnes de Baia. — C'est ici que les
notes s'interrompent. Faut-il croire que le jeune homme ayant ren-
contré Graziella, la petite cigarière, ce jour-là il n'écrivit pas plus
loin?...
Après cela nous reprochera-t-on d'avoir fait à ces pages de trop
larges emprunts? Mais quel n'en est pas l'intérêt, puisque dans ces
notes écrites sans apprêt on saisit sur le vif l'impression immédia-
tement reçue par Lamartine au contact des choses d'Italie! Il aima
Rome pour ses ruines, Naples pour son ciel. Ces deux sentimens, le
culte du passé, le goût pour une nature amie, sont au premier rang
parmi ceux qui plus tard devaient faire de lui un poète. 11 est à remar-
quer que Vigny enfant n'a- voyagé ni en Kspagne ni en Italie; mais
peut-être et en quelque manière expliquerait-on par là ce qui manque
de couleur et d'éclat à sa poésie tout intérieure.
Ces voyages ne furent qu'un épisode dans la jeunesse des roman-
tiques. Ce qui est plus important, et qui contribuera davantage à dé-
REVUE LITTÉRAIRE. 929
terminer le caractère de leur œuvre, ce sont les habitudes de rêverie
solitaire qu'ils ont prises de bonne heure et qui contrastent avec l'atti-
tude de l'homme de lettres mêlé jadis à la société, écrivant pour
elle, î inspirant des idées et des sentimens « communs. » Lamartine a
passé des années de retraite forcée et d'inaction involontaire dans ses
bois de MOly ou dans sa chambre de Mâcon. Sa correspondance,
pendant dix années, est pleine des gémissemens que lui arrache l'ennui
de cette oisiveté pro-^dnciale. Heureux isolement! puisqu'en se pro-
longeant il permit à l'écrivain d'accumuler des trésors de poésie qui,
même à l'époque la plus agitée de sa vie d'orateur et d'homme
d'État, n'étaient pas complètement épuisés. Ce que furent pour Lamar-
tine les bois, les coteaux, les vallons du Maçonnais, Victor Hugo le
trouva dans le jardin des Feuillantines, profond et mystérieux. Et à
son tour Vigny dut le même bienfait à sa vie cloîtrée de soldat-poète.
M. Dupuy note combien il tira parti de la « réclusion forcée des régi-
mens dans leurs forteresses, pendant les premières années de la
Restauration. A Vincennes, à Courbevoie, à Rouen, à Strasbourg, à
Orthez, à Oloron, il mena la vie retirée, studieuse, d'un lé\'ite, d'un
bénédictin. En écrivant son admirable introduction de Servitude et
Grandeur militaires, il laissera percer un sentiment de grave enthou-
siasme au souvenir des nuits de veille et de labeur où il agrandit, en
silence, le peu de savoir qu'il avait reçu « de ses études tumultueuses
et publiques. « C'est là que sa pensée de\Tnt adulte et que son talent
se fortifia ; c'est là qu'il conçut, qu'il porta, qu'il mit au monde les
Poèmes (1). » Nous sommes loin du temps où le littérateur, qu'il fût
prosateur ou poète, considérait que la grande règle étant déplaire aux
« honnêtes gens, il faut savoir se plaire parmi eux. »
Quels furent donc les premiers résultats de ce labeur ignorant de
la tradition et de cette rêverie dans l'isolement ? On sait que la rup
ture avec le passé ne s'y accuse pas encore très nettement. Lamartine
publie ses Méditations en 1820, Vigny ses Poèmes en 1822, Victor
Hugo ses premières Odes la même année. Or on est frappé de voir
combien ces recueils, si originaux qu'ils puissent être, sont encore
étroitement rattachés à l'ancienne poétique. Le succès des Méditations
fut un succès d'enthousiasme, nullement de scandale, et les clas-
siques y applaudirent de bon gré. Pourquoi non? puisqu'il y traîne
tant d'élégances empruntées à la littérature impériale ! on y trouve
jusqu'à des réminiscences de Quinault et de Thomas. Victor Hugo
,1) Ernest Dupuy, La Jeunesse des romantiques, p. 249,
TOME XXX. — 1905, 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses Odes est un disciple docile de tous les lyriques du xvm^ siècle :
U reproduit aussi bien le mouvement de leurs strophes, les péri-
phrases de leur style, et les apostrophes de leur enthousiasme pinda-
rique. Vigny met pareillement à contribution Delille, MUlevoye et
Népomucène Lemercier. Gomme on le voit, l'influence du xviii^ siècle
se prolonge : elle se continuera bien après 1822, elle sera infiniment
lente à disparaître.
Notez que Chateaubriand, à cette date, a écrit toutes ses grandes
œuvres et que nos poètes sont tout imprégnés de leur souvenir, comme
aussi bien ils savent par cœur les maîtresses pages de J.-J. Rousseau
et de Bernardin de Saint-Pierre. Lamartine et Victor Hugo se sont
de bonne heure proposé pour idéal d'être « Chateaubriand ou rien. »
Pourtant l'exemple et les leçons de Chateaubriand n'ont pas suffi à les
affranchir. Car celui-ci est un prosateur. Poètes, ils ont besoin d'avoir
pour modèles des poètes. Où vont-ils les trouver?
La réponse est toute simple. Et puisqu'il ne s'agit ni des contem-
porains, ni des classiques, ni des anciens, il faut que ces puissans
alliés leur viennent de l'étranger. Il en est venu de tous les pays. La-
martine doit beaucoup à Pétrarque, s'il est vrai qu'il lui doive en partie
sa conception de l'amour et qu'on retrouve la substance de quelques-
unes de ses plus belles Méditations dans plusieurs des sonnets du poète
italien. Victor Hugo doit au romancero espagnol sa conception d'un
moyen âge héroïque et brutal. Dante, le Tasse, les dramaturges espa-
gnols, Goethe, Schiller sont mis à contribution. Toutefois ce n'est ni
aux Italiens, ni aux Espagnols, ni aux Allemands qu'appartient ici le
rôle décisif. Mais, la remarque est essentielle, tandis que nous aspi-
rions en France aux nouveautés qu'on qualifiera de romantiques, elles
étaient déjà du passé dans un autre pays. Avant d'apparaître en
France, et dès le xviii® siècle, le mouvement romantique s'était
épanoui dans cette Angleterre où il avait été non pas un objet d'im-
portation, mais au contraire une floraison naturelle et une expression
du tempérament national.
C'est ce qu'a bien vu l'auteur d'un excellent petit Uvre sur le ro-
mantisme anglais (1), M. W. Lyon Phelps, professeur à l'Université
de Yale, et dont nous reproduisons ici les conclusions. « Des élémens
multiples, écrit-il, ont contribué à déterminer le mouvement en Angle-
terre. C'a été d'abord le sentiment de la nature extérieure et de sa
poésie qrd commence avec Ramsay, Thomson et Dyer. Puis on a
(1) William Lyon Phelps, The beginninys of tlie enolisli romantic movement.
A study in eighteenlli Cenlunj lileraiure, 1 vol. Gian ib Company, Boston.
REVUE LITTERAIRE. 931
libéré la forme par l'emploi du vers blanc et les constans essais de
mètres nouveaux : le principe était qu'au code étroit des règles il faut
substituer le respect de la liberté du poète. Deux influences considé-
rables ont été celle de Spenser et celle de Milton : cette dernière no-
tamment a contribué à introduire dans la littérature ce caractère de
rêverie grave et de mélancolie méditative qui s'harmonisait avec le
sentimentalisme alors à la mode sur tout le continent. Le goût du
moyen âge fit son apparition avec la rage de l'art gothique et popula-
risa la littérature de ballades. Les dieux de la mythologie classique
furent mis en déroute par les dieux du Nord et triomphèrent dans les
poèmes d'Ossian. La vogue des élégies de Gray acheva le mouve-
ment... Le romantisme ne fut d'ailleurs pas seulement adopté par
les poètes et les conteurs : il eut aussi bien pour lui les critiques.
Young, entre autres, déclare qu'il est temps d'abandonner les mo-
dèles classiques et de se tourner vers la nature pour en recevoir l'in-
spiration directe, le génie étant supérieur à toutes les règles, et ne
devant recevoir de lois que de lui seul.,. Différence caractéristique :
les romantiques anglais ne sont pas des révolutionnaires ; ils restent de
profonds admirateurs de Pope etd'Addison; ils se contentent d'élargir
peu à peu l'horizon httéraire. C'est ce qui les distinguera des roman-
tiques français. Le romantisme en France est une bataille livrée par
de jeunes gens épris de nouveauté à l'instinct littéraire national; en
Angleterre, U est un retour à la véritable tradition. » Tous ces élémens
du romantisme anglais sont aussi bien ceux qu'on verra plus tard et
peu à peu constituer le romantisme français.
Sans doute les écrivains du xviii* siècle avaient lu, dans les tra-
ductions de Letourneur, Shakspeare, Ossian, Young. Mais ils ne leur
avaient emprunté que ce qui était en accord avec leur goût et leur
conception de la littérature. Les lecteurs français du xix^ siècle les
liront autrement et y découvriront toute sorte d'autres choses ; d'ail-
leurs ils ne s'en tiendront pas aux écrivains du siècle précédent et ils
auront pour compléter leur initiation Walter Scott et Byron, Words-
worth et Shelley. Qui ne sait combien nos premiers romantiques ont
été intéressés par la poésie anglaise? Pour Lamartine, Ossian a été
l'enchanteur de sa dix-huitième année : il a un culte pour Byron.
Celui qui, à coup sûr, est le moins familier avec la Httérature an-
glaise, comme aussi bien avec toute httérature étrangère, c'est Victor
Hugo. Et pourtant il a quelque teinture d'Addison et de Moore, il imite
Shakspeare, Walter Scott et Maturin, et il insère dans la « Muse fran-
çaise » un article qu'il réimprimera dans Littérature et Philosophie, et
932
REVUE DES DEUX MONDES.
qui s'applique indilTéremmenl à VEloa de Vigny, ou au Paradis perdu
de Milton. Quant à Vigny,i! est tout plein de l'influence anglaise.
A Milton il doit l'idée première d'Bloa et de la Colère de Samson;
Moïse est un héros byronien, etc. Il n'est pas jusqu'à la préface de
Chatterton qui, suivant la curieuse remarque de M. Dupuy,ne contienne
un morceau tiré du Giaour, la comparaison du poète malheureux
avec le scorpion torturé par un cercle de feu.
Est-ce à dire que notre lyrisme romantique n'ait été qu'un reflet ou
un prolongement de la poésie anglaise? Nullement. Nos poètes, alors
même qu'ils imitaient, sont restés d'inspiration toute française. Mais
ils ont trouvé dans l'exemple des Anglais un moyen pour se soustraire
à l'influence persistante de la littérature pseudo-classique. Ils se
sont recommandés de leur autorité pour faire de leur côté ce qu'ils
voulaient faire et développer librement les tendances qu'ils sentaient
grandir en eux. La poésie anglaise est tout individualiste ; et ils aspi-
raient à installer sur les ruines de la littérature impersonnelle la
poésie individuelle. Grâce à leurs voisins devenus leurs initiateurs,
ils ont pu prendre une conscience plus nette et surtout plus hardie du
principe inclus dans le romantisme. Tels sont quelques-uns des ensei-
gnemens que comporte une étude de la jeunesse de nos premiers
lyriques. Faiblement rattachés à notre passé classique par des études
insuffisantes, séparés de la société par leur goût pour la rêverie soli-
taire en face de la nature, dépaysés par des voyages qui, si courts
qu'ils fussent, leur ont révélé des aspects nouveaux du globe et leur
en ont laissé la nostalgie, ils ont abouti à une première formule où
se mêle à l'imitation des derniers classiques celle des modernes
étrangers; ces deux élémens, qu'il est aisé de signaler dans leurs
premiers ouvrages, étaient d'ailleurs d'importance inégale: c'est le
second qui enfermait le principe \dvant et toutes les chances d'avenir.
Ou, pour parler en termes plus généraux, le déclin des humanités,-
la disparition de l'ancienne vie sociale, le goût de l'exotisme et l'in-
fluence des littératures étrangères ont été chez nous les étapes suc-
cessives qui, en préparant l'alTranchissement de l'individu et sa sou-
veraineté littéraire, ont rendu inévitable l'avènement prochain du
romantisme.
René Doumic.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
Ce qui caractérise de plus en plus la production nouvelle aes
livres illustrés et tout particulièrement celle des livres de cette fin
d'année, c'est l'application prestjue générale, aux plus somptueux
comme aux plus modestes, des procédés mécaniques perfectionnés
dans leur infinie variété, l'importance donnée au cliché dans l'impres-
sion photographique, la reproduction en couleurs obtenue directement
d'après nature, enfin le talent presque parfait d'imitation. On ne crée
presque plus rien de vraiment original, mais on imite admirable-
ment, et, plus souvent, on corrige les inexactitudes, les exagérations et
les indiscrétions de l'objectif, en introduisant le sentiment et la per-
sonnalité même dans une opération autrefois automatique, qui, désor-
mais, se prête à toutes les combinaisons d'art, traduit fidèlement ou
répète à peu de frais, et sans limite d'exemplaires, toutes les nuances
de la palette et toutes les fantaisies du dessinateur. Grâce à ces pro-
grès matériels, à l'habileté introduite dans le développement de la
plaque ou le tirage de l'épreuve, à l'emploi du pinceau et du papier à
dépouillement, la photographie a pris la place de toutes les anciennes
et plus nobles méthodes des grandes époques de l'illustration : de
l'eau-forte, avec ses teintes chaudes et sa liberté, de la pointe sèche
avec sa finesse, sa précision et son velouté, et du burin avec son rehef,
sa vigueur et sa souplesse. La mode est à la photographie, qui par sa
rapidité d'exécution et la variété dans la manière, se prête au caractère
de l'illustration contemporaine, répond aux goûts d'information ins-
tantanée de plus en plus généralisés qu'exige la vie agitée et dispersée
de notre époque. Il n'est pas un magazine, pas un recueil illustré, qui
ne l'emploient. Elle convient à cette production hâtive et éphémère qui
appelle l'élégance et la fraîcheur à défaut de solidité et de valeur.
Hâtons -nous d'en iouir pendant que ces livres sont encore dans leur
934 REVUE DES DEUX MONDES.
éclat; ils ne sont pas faits pour durer, mais suffisent à leur action et à
leur destinée. Ils sont agréables à feuilleter, amusans par leur diver
site même, et intéressans par la comparaison des procédés d'illustration.
Et quand à leur élégance s'ajoute le charme de quelques souvenirs his-
toriques, la vue de nos merveilles d'art, — source inépuisable qui les
alimentera longtemps, — c'est tout bénélice pour les yeux et la rêverie.
De ces différentes manières des artistes photographes d'aujourd'hui,
— qui sont symbolistes, impressionnistes, luministes, intimistes, qui
sont, eux aussi, photographes de mœurs ou de paysage, de genre ou de
portrait, et qui ne s'en tiennent plus à la gamme invariable des tona-
lités brunes, des sépias, mais nous créent l'illusion des pastels, des
eaux-fortes, des fusains, des sanguines, — aucun ouvrage ne donnera
une idée plus exacte que V Épreuve j)holographique (1), avec ses im-
pressions en taille-douce, fines, délicates, harmonieuses et qui portent
toutes la marque personnelle. Et, dans V Art et la Couleur, où trouver
un ouvrage d'un caractère plus significatif, d'une individualité plus
tranchée que les Maîtres contemporains (2), cette publication nouvelle
et très originale, qui met à la portée de tous les œuvres des peintres
modernes des diverses écoles et des différens pays, reproduites dii-ecte-
nient en couleurs, et nous fait connaître tout ce qu'il faut savoir d'eux
dans de sobres et instructives notices, dues à la plume de critiques
autorisés et d'écrivains compétens ?
Jamais peut-être les ouvrages consacrés à l'histoire de l'Art n'ont
été d'ailleurs plus nombreux qu'aujourd'hui, comme en témoignent la
collection des Grands Artistes (3), où viennent de paraître Gainsbo-
rough (4) et Ruysdaël (5), — les Villes d'art célèbres où ont paru récem-
ment Florence (6), Milan (7), le Caire (8), — la collection les Maîtres de
VArt{9) d'une exécution si soignée, — enfin V Histoire de l'Art depuis
les premiers temps jusqu'à nos jours [I. l'Art chrétien] (10), qui doit les
résumer toutes sous la direction de l'un des maîtres de la critique,
M. André Michel, qui a groupé autour de lui les collaborateurs les plus
compétens, aussi connus pour leur jugement sûr que par leur talent.
Et quand on parle de critique d'art, comment ne pas nommer les
Maîtres de Venise (11), de John Ruskin?
Dans un volume d'une perfection soutenue et qui unit à l'intérêt
historique le charme rare et l'exquise élégance, le \'icomte de Reiset,
que des traditions de famille et les souvenirs de son aïeul, le lieutenant
général de la Restauration, désignaient pour cette tâche, a évoqué la
(1) Henri Pion.— (2-3-4-5-6-7-8) Laurens. — (9) Librairie de l'Art ancien et mo-
derne. — (10) Armand Colin. — (H) Hachette.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 935
toute gracieuse et fière, l'énergique et séduisante figure de la Duchesse
de Berry (1), durant les années que l'on pourrait définir les années
heureuses et les années françaises, — celles qui précédèrent et sui-
virent le mariage, où le bonheur devait être de si brève durée, qui
furent si vite assombries par la mort tragique de son mari et, dix ans
plus tard, par la ruine de la monarchie légitime, et l'exQ. L'historien
arrête là son récit, à la veille des hauts faits de la campagne de
Vendée, que tant de biographes ont racontée. Rien de plus attachant
que le récit de sa jeunesse simple et retirée en Sicile, de son arrivée
si fêtée en France; de cette existence, tout d'abord si brillante à la
cour de Louis XVIII, et qui va se compliquer des plus graves soucis;
où l'espérance apportée par la naissance du Duc de Bordeaux devait
bientôt sombrer, et la réalité dépasser en infortune tout ce qu'on peut
imaginer. Ce n'est pas dans son rôle d'héroïne que nous la verrons ;
c'est dans la période qui va de son enfance, déjà troublée dès l'âge de
huit ans, où la première révolution avait obligé les Bourbons d'Espagne
à s'éloigner du royaume de Naples jusqu'à celle de 1830 qui chassa
les Bourbons de France. Sous tous les aspects de sa vie d'enfant, de
jeune fille et de femme, de sa vie intime et officielle, la voici tout
d'abord dans le palais royal de Palerme auprès de son grand- père et
de sa grand'mère ou encore à Monreale et à Bocca di Falco, rési-
dences habituelles du prince héréditaire, dans cette île pittoresque et
lointaine d'où étaient bannies les rigueurs de la Cour de Madrid et de
Vienne, et où elle avait été élevée dans les traditions de liberté et
d'indépendance dont jouissent rarement les princesses royales; puis,
en France, «reine des élégances » à l'Elysée, aux TuUeries, sur la plage
de Dieppe comme sous les ombrages de Rosny, et telle qu'elle se
montrait elle-même dans le Journal qui consignait, régulièrement, en
quelques lignes, les événemens de chaque jour. Elle nous y apparaît
dans tout le laisser aller de son naturel capricieux et instinctif, qu'une
éducation très sommaire, comme celle que recevaient toutes les jeunes
filles napolitaines, n'a pas modifié, avec ce cœur généreux qui se
livre dans un abandon naïf aussitôt qu'on lui a inspiré quelque con-
fiance, mais que la moindre contradiction exaspère ; cet esprit vif et
pénétrant, cette volonté assez forte pour dominer les événemens et
lui faire braver toutes les fatigues et tous les dangers avec autant de
patience et d'intrépidité que de courage et de noblesse d'âme.
C'est dans le château même de Brunnsee, où la Duchesse de Berry a
(1) Manzi et Joyant.
936 REVUE DES DEUX MONDES
vécu tant d'années, que le vicomte de Reiset a pu consulter le précieux
Journal confié par M. le duc délia Grazia, lire les lettres si sponta-
nées que le Duc de Berry adressait à sa fiancée et c'est dans ces vastes
salles où, depuis trente-cinq ans, sont conservés ces meubles, qui jadis
ont orné les appartemens des Tuileries et les salons de Rosny, ces mi-
niatures, ces portraits qui sont ceux de Marie-Caroline et de ses enfans^
ceux de ses parens les plus chers et de ses amis les plus fidèles, qu'il a
évoqué son souvenir. Il revit au milieu même de tout ce qu'elle aima,
de tout ce qui lui était familier. Musée incomparable, d'où sont sorties
les illustrations de ce livre, comme la vérité et la précision des faits des
archives du château, si riches, si complètes, qui étaient jusqu'ici res-
tées fermées à tous, et grâce auxquelles l'historien de la Duchesse de
Berry a pu faire justice de plus d'une calomnie intéressée, de ce que
l'on appellerait aujourd'hui « le fait du Prince, » et qui sont de tous
temps la souveraine ressource des hommes d'État. Tous ces témoi-
gnages sont appuyés par les renseignemens les plus solides, fortifiés
des indications précises et des traditions les plus curieuses que M. de
Reiset a reçus ou recueillis de Mgr le duc de Parme, de Son Altesse
Royale M""* la comtesse de Bardi, de Mgr le comte d'Eu, ceux du
comte Charles-Ferdinand de la Roche, dernier fUs, encore vivant, du
Duc de Berry ; de M"" Harson, ancienne lectrice de Madame, du baron
de Mesnard, des comtes René de Monti, de Meffray, René Talon, de
la Rupelle, du duc Decazes, de la princesse de Montbart; enfin par les
papiers laissés par le lieutenant général vicomte de Reiset, et par tous
les mémoires de l'époque.
Les illustrations sont aussi bien exécutées que le récit qu'elles ac-
compagnent est original et attachant. De nombreuses planches en
photogravure tirées en taUle-douce, en camaïeu dans le texte et hors
texte, reproduisent les traits de Marie-Caroline, ceux de ses ancêtres
d'Autriche, les portraits de la famille du prince royal des Deux-Siciles
et les principaux événemens de la vie de la Duchesse de Berry à l'Élysée-
Bourbon, aux Tuileries, à Rosny, d'après les tableaux de David, Gros,
de Chasselat, de sir Thomas Lawrence, de J.-B. Isabey, de H. Lecomte,
de Renoux, de Dugoure, de M"'" Vigée-Le Brun, de Dubois-Drahonet,
de Robert Lefèvre, de Menjaud, de Hardi\àlliers, les aquarelles delà
Duchesse de Berry elle-même, celles d'Eugène Lami, de Garneray, et
les miniatures représentant la famUle royale de France, peintes par la
comtesse de Fordet, œuvres dont la plupart appartiennent à M. le duc
délia Grazia, et notamment les deux plus exquis de ces tableaux, la
miniature de 1819 et le portrait peint par M"** Vigée-Le Brun vers
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 93 i
1828, que les fac-similés en couleurs rendent dans toute leur élégance
apprêtée et leur si frais coloris. N'est-il pas piquant de rapprocher de
ce livre celui de M. René Bazin sur le Duc de Nemours (1), qui abonde
en souvenirs intimes, en documens originaux, en lettres inédites dont
l'illustration est également faite d'après les collections du prince et
qui apporte des renseignemens nouveaux sur le gouvernement de
Juillet, le règne de Louis-Philippe, et l'exil de Claremont?
Un volume qui obtiendra certainement un succès considérable est
celui de M. Moreau-Vauthier. Après avoir montré, l'année dernière, la
beauté et les grâces de la Femme (2), il nous donne cette année
l'Homme et son image (3). L'intérêt du commentaire s'y ajoute à celui
qui naît de la vue des œuvres les plus belles qu'aient produites les
artistes de tous les temps, de tous les pays et de toutes les écoles.
Dans le portrait, l'art et l'histoire se complètent, se pénètrent et
s'éclairent. Ce ne sont pas seulement les personnages plus ou moins
fameux dont nous revoyons ici les traits, c'est encore l'histoire même
de leur temps, dont leur physionomie porte en quelque sorte le carac-
tère et marque l'évolution même des sociétés qui [changent et des
mœurs qui se transforment. Elles reflètent, ces images, l'âme même
qui n'est plus, et qui semble affleurer au visage, le siècle où ces êtres
d'élite ont vécu, ses rayons et ses ombres, et résument en quelque
sorte les gloires qui ne passeront point et ce qui en reste d'immorta-
lité. Après avoir imposé sa volonté par sa force, son épée, la grâce
de ses manières, l'homme domine par la puissance de son intelli-
gence et de la réflexion.
Que de merveilles dans cette incomparable galerie, qui s'ouvre
avec les figures de bois ou de terre, les bustes des Pharaons : la sta-
tuette de l'intendant Sekhem-Ka, du Scribe égyptien, les pierres tail-
lées représentant des Assyriens du palais de Khorsabad, les jo'tjo. des
Grecs, les canopes des Étrusques, pour finir aux peintures de Bonnat,
au portrait de Pasteur, aux bustes de Baudry par Dubois, et de Jean-
Paul Laurens par Rodin, réunion universelle, où. chacun se distingue
dans l'individualité même de son génie! Que de chefs-d'œuvre et
que de chemin parcouru en art, en science et en civilisation ! et quelle
idée heureuse de nous le faire parcourir à notre tour en nous mettant
sous les yeux, dans les gravures les mieux choisies et les mieux exé-
cutées, ceux qui ont été et sont l'honneur de l'humanité et qui restent
les bienfaiteurs et les grands semeurs d'idées !
(1) Marne. — (2-3) Hachette.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans r Histoire contemporaine par l'image (1), c'e«t l'évocation, dans
son mouvement général, de tout un siècle de notre existence nationale,
la résurrection de tout ce qui en a marqué les heures brillantes ou
mélancoliques, tristes ou glorieuses, qui surgit, à lalueur d'une flamme
vivifiante, de cendres presque éteintes et, pour un moment, ranimées.
Les grands faits de notre histoii'e moderne, toutes les manifestations
de la vie sociale y apparaissent dans les détails les plus saisissans, sous
les aspects les plus pittoresques, en une suite de scènes de mœurs et
de tableaux historiques, qui commencent au début même de la Révo-
lution, et dont la théorie se poursuit et se déroule, dans une succes-
sion d'images chronologiquement disposées, jusqu'à la fin du siège de
Paris et la défaite de la Commune, toutes communiquant à chacune des
pages une sorte de frémissement de vie et laissant une impression si
forte sur l'esprit, que le souvenir des événemens qu'elles traduisent
doit rester à jamais gravé dans la mémoire. 1789-1872 ! entre ces deux
dates fatidiques et sinistres, que ne s'est-il point passé, et de quels
spectacles la France n'a-t-elle point été témoin? Sunt lacrymœ rerum,
c'est la réflexion qm s'impose en fermant ces annales d'un siècle qui
vit tant de bouleversemens, tant de révolutions, de changemens de
régimes et de gouvernemens, de guerres étrangères et fratricides, d'un
siècle que la Mort ouvre, domine et ferme du tranchant de sa faux.
Après les scènes vécues, les travers de notre temps. S'il est vrai
que la caricature n'ait jaiuais pu convenir aux idéalistes, celles de Puvis
de Chavannes (2) ne devaient pas faire exception ; et c'est bien ce que
l'on constate en parcourant les croquis que le peintre de Ludus pro
patina, du Bois Sacré cher aux Arts et aux Muses, de la Légende de
sainte Geneviève, de V Inspiration chrétienne, de Doux Pays, ne destinait
pas sans doute à la publicité, mais qui sont curieux en ce qu'ils
montrent ce qu'un artiste épris de la beauté, peut faire dans le
domaine comique, dans le genre le plus opposé à la nature même
de son génie, fait de simplicité et de noblesse, de pureté et d'har-
monie. En ce sens, les caricatures d'une psychologie peu compliquée
réunies dans cet album, où la verve burlesque, l'imagination excen-
trique, fantastique et fabuleuse, inventent des mascarades mons-
trueuses ou tragiques qui font penser à Callot, à Edgar Poë, à Flau-
bert et à Victor Hugo, sont intéressantes à connaître. Et puis ne
trouve-t-on pas, çà et là, quelques traits de génie qui rappellent le
maître dans ces fantaisies imaginées par délassement et qui sentent la
(1) Flammarion, — (2) Delagrave,
LES LIVRES D ÉTRENNES. 939
fatigue d'être sublime, dans la tension de cette vie de Ir^beur, de foi
et de désintéressement ?
Parmi les ouvrages originaux de l'année, il faut mettre encore en
première ligne la magnifique publication de M. de Nolhac sur les
Jardins de Versailles (1), sur tout ce solennel ensemble de plantations
régulières, de bosquets, de pièces d'eau et de bassins de bronze et de
marbre qu'ennoblit encore un assemblage merveilleux, un incom-
parable groupement de chefs-d'œuvre de la sculpture française dans
sa robuste originalité et sa fière élégance. La grandeur d'un règne,
la volonté d'une direction unique s'y manifestent dans la majesté de
l'œuvre tandis que la puissance des décorateurs éclate dans les
moindres détails et force l'admiration. Cette harmonie générale, cette
relation étroite entre le décor et le cadre, cette adaptation parfaite de
l'architecture au milieu, de l'ornementation à la construction, du
dessin des parterres et tapis verts et du canal à la perspective,
c'est bien l'impression qui naît de l'examen de ces deux cent cinquante
gravures tirées en deux tons, — qui conviennent surtout pour donner
l'idée juste et l'impression exacte des bronzes et des marbres, — et
dont beaucoup représentent les créateurs, les architectes et les sculp-
teurs des jardins de Versailles et de ses aspects aux diverses époques.
Dans les Coiyis de Paris ["I), c'est tout un voyage dans le passé, mais
depuis les origines de notre histoire et jusqu'à nos jours, que nous
pouvons entreprendre en admirant, chemin faisant, avec un guide
toujours bien informé, des merveilles qui en font une ville incom-
parable.
Le volume sur les Colonies françaises (3), qui est le sixième de la
Géographie pittoresque et monumentale de la France (4), publiée sous la
direction de M. Charles Brossard, complète cette superbe collection, à
laquelle ont collaboré les savans, les géographes, les voyageurs et les
explorateurs les plus autorisés, et qui est aussi appréciée pour la
sûreté de son information, la précision des détails, des statistiques
et des descriptions que pour le choix, l'élégance, la sincérité et la
fraîcheur des planches dues à M. A. Slom, qui s'est chargé d'exécuter
la totalité des aquarelles semées dans l'ouvrage. Plus de six cents gra-
vures donnent la vue la plus exacte des sites les moins connus, de nos
colonies, de l'infinie variété de leurs paysages, et de leurs habitans,
comme de leurs ressources. C'est une A^éritable leçon d'histoire et de
géographie de la France et de la plus grande France, en même temps
(1) Manzi et Joyant. — (2-3-4) Flammarion.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle est un véritable enchantement pour les yeux. Avec la France
s'achève également VAlbum géographique {\), pubhé par MM. Marcel
Dubois et Camille Guy, et dont les quatre premiers volumes sont la
plus utile et la plus savante des études sur les Aspects généraux de la
nature, — les Régions tropicales, — les Régions tempérées, — et les
Colonies françaises. Chaque ouvrage contient de iOO à 500 gravures,
qui sont ici le meilleur commentaire du texte. Rappelons aussi la col-
lection des Voyages en France, en 50 volumes, de la maison Berger-
Levrault.
Dans la situation présente, il suffira d'appeler l'attention sur le
Maroc pittoresque (2). Avec M. Jean du Taillis, nous pénétrions dans
un pays, qui, s'il est resté mystérieux et fermé jusqu'à ces derniers
temps, fait aujourd'hui beaucoup trop parler de lui. Sphinx dressé en
face de l'Europe et dont elle ne devine point l'énigme. Mais aucune
relation n'offre un intérêt plus soutenu et plus captivant que celle de
M. Perceval Landon, correspondant du Times, et membre de l'État-
major de la mission ou plutôt de l'expédition anglaise du Thibet, com-
mandée par le colonel Younghusband. A sa suite, à travers les pla-
teaux les plus élevés du monde, il est parvenu jusqu'à Lhassa (3), la
ville sainte du bouddhisme, la ville du Dalaï-Lama et des gompas, ou
monastères sacrés, la « ville interdite, » et nous décrit ce pays aux
mœurs étranges, aux traditions mystérieuses. Rappelons aussi Tjrns
ans au Klondike (4), de M. Jeremiah Lynch, qui a vécu plusieurs
années sur les rives, et exploré les mines d'or, du Youkon.
Ceux qui aiment les récits de voyages lointains trouveront à satis-
faire leur goût dans le Tour du Monde['6), qui nous conduit cette année
dans les régions les plus opposées ; avec le docteur Lamy, en Afrique;
avec M. Raymond Bel, en Océanie ; avec M. Miramon Fargues, aux
ruines d'Angkor; avec M. Paul Gruyer à Vile d'Elbe sous Napoléon (6),
Mais, sans aller si loin, quel charmant voyage que celui que l'on
peut faire, en quelques jours, Am vieux pays de France (7), guidé par un
aimable cicérone aussi informé que M. Louis Rousselet, l'auteur de
Vlnde des Rajahs! La Touraine, l'Anjou, le Berry, la Sologne, la
Vendée et la Bretagne, le bassin de la Loire, n'est-ce pas le pays qui a
le plus contribué à la naissance et au développement de notre nationa-
lité et qui est, par conséquent, le plus riche en souvenirs historiques,
celui qu'un grand géographe, Elisée Reclus, a appelé la France par
excellence? Les Témoins du passé (8), de M. Charles Géniaux, nous
(1) Armand Colin. — (2) Flammarion. — (3) Hachette. — (4) |Delagravc. —
(5-6-7) Hachette. — (S) Marne.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 941
montrent quelques-uns des plus curieux monumens de nos vieilles
provinces, châteaux forts, calvaires bretons, ruines féodales, maisons
du moyen âge et de la Renaissance en nous instruisant sur leurs
origines.
Tous ceux qui ont à cœur le souci de notre histoire nationale mais
qui ne peuvent l'étudié^ à fond dans l'impartiale et imposante His-
toire de France (1) composée sous la direction de M. Lavisse, et pu-
bliée chez Hachette, auront plaisir à lire le livre où M. Georges
Montor-gueil évoque l'énigmatique et déplaisante figure de ZomwX/(2),
dans ses grandes lignes et dans quelques-unes des attitudes de la
légende. Mauvais fils, roi de mine vulgaire aux traits ignobles, avare
et de mise sordide, défiant et tourmenté, traître et cauteleux, flatteur
et persuasif, plaisant et plein de verve, à l'air confiant et bon-
homme, mais qui n'eut point d'égal en dureté et en perfidie; cruel
comme tous les Valois, sans être débauché comme eux, et le plus
remarquable de sa race, jaloux de son autorité et de mauvaise foi
pour la conserver, s'appuyant sur les petits pour abattre les grands
feudataires et les princes du sang, courageux dans les combats et
tremblant devant la mort, sacrifiant à des dévotions mesquines, ren
dant un culte aux petites images de la madone de Cléry, tel on le voit
passer dans ces compositions de Job, animé'ris d'un entrain bien fran-
çais, dans ces illustrations en couleurs ou monochromes, d'une fantai-
sie charmante, d'un caractère simple, grave ou noble, mais toujours
appropriées au texte, qui nous retracent si bien le Louis XI des Chro-
niques. Voici le jeune Dauphin apercevant Jeanne d'Arc à la Cour de
Charles VII, le Dauphin chez le Duc de Bourgogne, la cérémonie du
Sacre, le combat de Montlhéry, la reddition des Liégeois après la
défection du roi de France, la signature de l'ignominieux traité de
Péronne sous la menace de Charles le Téméraire, la bataille de Gran-
son, l'impression , dans l'appartement du prieur Jean de la Farre, à la
Vieille Sorbonne, du Miroir de la vie humaine et des premiers livres
composés par les maîtres Michel, Ulrich et Martin, l'agonie au Plessis-
lez-Tours, et la mort, telle que Comines l'a décrite. Ils sont bien faits,
ces tableaux, pour frapper les jeunes imaginations et leur mettre sous
les yeux des spectacles qu'ils n'oublieront plus.
Et quand il est question de nos vieilles provinces françaises, de tout
ce qui rappelle nos traditions de patriotisme et de gloire, comment ne pas
évoquer le nom de l'Alsace, qui éveille tant de souvenirs tristes mêlés
(1) Hachette. — (2) Combet.
942 REVUE DES DEUX MONDES.
d'espérance, et quel plus beau livre, pénétré de plus d'amour du pays,
pourrait nous venir d'elle que celui de M. Georges Spelz, d'Isenheim,
qui est à la fois un artiste et un poète, et qui, dans les Légendes d'Al-
sace (1), choisies parmi les plus belles, amis tout son cœur de patriote
et a voulu, — dans un livre, entièrement illustré par des Alsaciens :
Henner, Joseph Sattler, Léon Schnug et Charles Spindler dans des com-
positions qui s'adaptent à la superbe typographie de l'imprimerie
alsacienne, — enfermer quelque chose de l'âme de sa patrie. Gomme
il est mélancolique et doux ce chant venu de jà-bas, symbolique et
touchant comme le son de V Angélus, et ne semble-t-il pas qu'il porte
plus loin et soit mieux entendu quand il sort de nos \ieux clochers ?
Les amateurs de livres où l'élément scientifique se mêle à l'étude
de la nature et qui donnent des enseignemens présentés avec savoir
et agrément ne sauraient trouver une ouvrage plus soigné et plus
complet que le nouveau volume de la Vie des animaux illusij'ée (2)
consacré aux Oiseaux (3). Nous avons signalé la valeur des études
déjà publiées sur les Mammifères par M. A. Ménégaux, sous la direc-
tion de M. Edmond Perrier. On retrouvera, dans cette monographie,
toutes les qualités qui font, de ce précis savant, un livre de lecture
toujours agréable, où rien ne rappelle la manière abstraite, la tech-
nique sévère des traités spéciaux. Les superbes planches en couleur
et les figures qui accompagnent le texte sont les reproductions fidèles
de peintures et de dessins d'un artiste de talent, M. W. Kuhnert, qui
a représenté les diverses espèces d'oiseaux, la richesse du plumage,
la variété du coloris, la grâce du geste et de la forme, avec autant
d'art et d'exactitude que de vérité, dans tout l'éclat et l'animation de
la vie.
Dans les Grandes culiures (4), nous apprendrons à connaître les
produits de l'industrie humaine que nous utilisons tous les jours et
dont l'origine et la préparation restent pour beaucoup lettre morte.
Les sujets sont empruntés au monde végétal, aux espèces seulement
qui sont d'un intérêt général, c'est-à-dire aux plantes de grande
culture. Le lecteur verra défiler sous ses yeux tour à tour le laboureur,
qui sème et récolte, le coolie, qui fournit son travaO, le marin, qui
transporte les marchandises, le petit marchand qui les vend et le
consommateur qui les achète. Suivre les plantes, dans les diverses
phases de leur existence, depuis le jour de leur éclosion jusqu'au mo-
ment où elles sont consommées, équivaut parfois à faire le tour du
(1) Revue alsacienne illustrée. Strasbourg. — (2-3) Librairie J.-B. Baillière et
fils. — (4) Flammarion.
LES LIVRES D ÉTRENNES. 943
monde. La feuille de tabac conduira le lecteur chez les Peaux-Rouges
d'Amérique, chez l'Islandais des régions polaires; le grain de riz de
la hutte du sauvage des Tropiques, à la boutique du parfumeur de la
rue de la Paix et le grain de raisin, — emblème de la concorde et de
l'union — peut le mener je ne sais où. Composé sous la direction
du docteur Van Someren Brand, avec le soin et la conscience que les
Hollandais apportent en toutes choses, ce livre, à la fois populaire et
pittoresque, est illustré exclusivement par la photographie, et le choix
et la diversité de ces vues prises dans les pays les plus lointains, de
ces illustrations directes, au nombre de plus de 700, donnent bien la
sensation de quelque chose de vu et de vécu.
Si l'on veut se tenir au courant du progrès et des découvertes de
la science, aucun livre ne saurait mieux convenir que la Science au
XY® siècle (1). Que de régions encore inconnues à explorer et com-
bien de manifestations de l'énergie universelle dont la cause reste et
restera cachée ! Les phénomènes de la foudre (2), si curieux, si terri-
fians et singuliers dans leurs effets, l'existence de rayons cérauniques
sont étudiés dans ce livre, si documenté, de M. Camille Flammarion,
qu'il suffit de nommer pour dire tout l'intérêt de cette nouvelle œuvre
de vulgarisation scientifique. Mentionnons encore dans les livres de
science: la Navigation s ous -marine {Z) de M. Lecornu, et Promenades
au pays des frivolités (4) de M. Louis Coupin.
Parmi les œuvres d'imagination qui ne vieilhront point, un livre
qui occupera toujours une place d'honneur dans la bibliothèque des
enfans, et qui s'adresse également à tous les âges parce qu'il amuse
et exalte la volonté et l'esprit de décision et qu'il est un traité d'édu-
cation naturelle, est assurément Robinson Crusoé (5), d'où se dégagent
à la fois une leçon de philosophie et de courage, le robuste sentiment
de la responsabilité personnelle mêlé d'utilitarisme pratique, qui unit
l'esprit de discipline à l'esprit d'initiative. Elle est de tous les jours
la moralité relative qui se laisse lire sous les voiles transparens de
l'allégorie romanesque, et, si les compatriotes de Robinson en ont
bien profité tous, pour conquérir le monde, d'autres lecteurs y goû-
teront les âpres joies de la solitude et de la lutte pour la vie, et y
admireront la puissance de la volonté. A la fantaisie de l'artiste les
aventures de l'immortel héros de Daniel de Foë offrent un thème
inépuisable, et dans cette édition, nouvelle et charmante, M. Fraipont,
dans ses aquarelles et dans ses dessms, a trouvé les inspirations les
plus variées et les interprétations les plus originales.
(1) Delagrave. — (2) Flammarion.— (3-4) Nony. *- (5) Laurens,
944 REVUE DES DEUX MONDES.
De Rohinson né presque en même temps que G'w//zuer(l) procèdent,
après Don Quichotte (2) , la plupart des conteurs qui, depuis le xvn'= siècle,
ont mis dans leurs récits d'aventures extraordinaires, avec beaucoup
de verve et d'humour, une dose de morale ou de philosophie, et
dont la manière a eu une si prodigieuse fortune. Ils sont aujourd'hui
légion, à la suite des Fenimore Cooper, des Gabriel Ferry, des Jules
Verne. Et, puisque nous avons nommé un des conteurs les plus ingé-
nieux et les plus féconds de notre temps, dont la disparition a laissé
tant de regrets parmi ses lecteurs et a été ressentie de toute la jeu-
nesse, mais dont l'œuvre restera toujours savante .et appréciée, citons
ses deux derniers romans : Vlnvasion de la mer (3) et le Phare du
Bout du monde (4). Le premier se déroule dans le désert saharien et au
milieu des chotts bouleversés par un tremblement de terre et envahis
par la mer; le second relate le drame de l'Ile des États, l'île des nau-
frages, et le dernier refuge d'une bande de pirates, pilleurs d'épaves.
Gomme la plupart des romans publiés par la maison Hetzel, ils ont
tout d'abord paru dans le Magasin d'éducation et de récréation (5), où
l'on a également pu suivre, dans le Maître de V Abîme (6), par André
Laurie, les explorations du sous-marin modèle VÉperlan, et la nou-
velle odyssée de son équipage, prisonnier, au Cambodge, du dernier
rejeton des souverains khmers, Zinki-Johol, le savant magicien aux
richesses merveilleuses, dans le palais duquel le commandant Aubry
ne s'ennuie pas en la compagnie de la séduisante princesse Jah, en
attendant l'heure de l'évasion. Le héros de M. Pierre Perrault obéit à
sa Fière devise (7) : « Quand même ! » dans ce roman qui n'a rien d'un
roman à clé, qui a pour théâtre les Balkans, et qui contient bien des
scènes touchantes. On peut d'ailleurs, pour faire un choix dans ces
collections comme dans celles de la Petite Bibliothèque blanche (8) et
des Albums Stahl (9), s'en fier au goût de l'éditeur, à son habile et longue
expérience, aux traditions de cette maison d'édition, enfin aux noms
de leurs auteurs,
A ce genre de romans d'aventures où l'habileté, le fin de l'art est
de faire accomplir aux personnages des exploits invraisemblables et de
les faire accepter du lecteur, se rattachent l'Invasion jaune (10) du com"
mandant Danrit, — Millionnaire malgré lui (11) de M.Paul d'Ivoi, où les
deux gracieuses héroïnes, sont Américaines et où les Français, — les
fiancés, — ont affaire aux Japonais et aux Chinois, — Champion du
tour du monde (12) où l'on voit un Japonais, ancien polytechnicien,
(1-2) Laurens. — (3-4-5-6-7-8-9) Hetzel. — (10) Flammarion. — (11) Combet. —
(12'l Flammarion.
LES LIVRES d'ÉTREN>ES. 1)45
constructeur d'un insubmersible-aviateur, devenir l'allié des Améri-
cains contre les Anglais dans la future guerre, et tant d'autres récils
où les Japonais et les Américaines ont remplacé encore les Boers
et les Russes et quelquefois les Peaux-Houges et' les Nègres, et
sont devenus les représentans de l'héroïsme, de l'intelligence et de
la générosité, de l'esprit chevaleresque, etc., — ce que ne confir-
ment pas toujours ï Histoire de la guerre russo-japonaise (1), de
M. Gaston Donnet, écrite au cours des événemens, ni Trois mois avec
le maréchal Oyama (2), de M. Vdletard de Lagaérie.
Parmi les récits qui se recommandent a la jeunesse par des aspi-
rations généreuses, une brillante imagination au service de beaux sen-
timens, un tour ingénieux, plaçons en première ligne Madame Coren-
tine{3) où l'auteur de Donatienne, de la Terre qui meurt et des Obe7'lé(i),
dont une édition vient d'être illustrée par M. Charles Spindler, a porté
une observation très précise, une fine sensibihté, dans l'admirable
cadre de Jerj^ey, de Lannion, Tréguier, Perros-Guirec, Trestrao et
Ploumanach; — le Fiancé de Catherine (5), par M. R, de Saint-Maur,
épisode de la guerre de 1870, dont le héros, fait prisonnier à ►Sedan,
s'échappe pour revenir se battre autour de Belfort, et, par son dévoue-
ment et sa vaillance, a bien mérité le bonheur qui lui échoit lorsqu'il
retrouve sa fiancée, — une Idylle dans un drame (6), qui retrace les
tragiques aventures de deux enfans, la fille d'un gentilhomme émigré
et le fils d'un colonel de l'armée impériale, — le Chevalier de Pmjja-
lou {!), par M. de Charlieu, — roman de cape et d'épée, avec les
qualités de goût et de verve qui font le succès du genre, — le Serviteur
du Lion de la Mer (8), histoire d'un marin anglais mêlé à la chouan-
nerie, illustrée par Job, contée avec un grand souci de l'invention
pittoresque et beaucoup d'originalité. Dans les Contes du Soleil et de
la Brume (9), M. Le Braz évoque sous nos yeux ces « paysages de
légende,» ces « nuits d'apparition et ces « équipées de printemps » qui
traduisent le mysticisme et la fière mélancolie du génie breton et de
la terre d'Armor, terre d'idéal, de résignation et de foi,4ont il a sondé
le mystérieux, pénétré le charme suranné et puissant et l'originalité
profonde. Renvoyons pour les autres, et les meilleurs, aux Lectures
pour tous (10), au Journal de la Jeunesse (M), au Saint-Nicolas ( ["2), au
Petit Français (13), à la Vie Heureuse (li).
Dans cette littérature, où tout a sa place, l'histoire et la légende,
(1) Ch. Delagvave. — (2) Hachette. — (3i Marne. — (4) Calmann Levy. —
(5) Combet. — (6) Marne. — (7-8) Hachette. — (9) Ch. Delagrave. — (iO-dl) Ha-
chette. — (12) Delagrave. — (13) Armand Colin. — (14) Hachette.
TOME XXX. — 1905. tiO
Diti KKVl i; DES IIUIIX moniïrs.
mais surtout les inventions étranges et la fantaisie, combien de livres
seraient encore à nonunor : Mentes obscurs (i), de M. L. d'Avezï^n; —
Ma Petite (2), de M. A. Dourliac; — Juana, La Fiancé^ mexicaine (3),
par M. Louis Boussenard, — Cartnhul le matelot (i), par M. Henri Le-
turque, — iEspion (5), nouvelle édition de Feniniore Cooper; — les
Bottes de sept lieues (6), de Mathilde Alanic; — le Ko-Hi-Noor ou le
Diamant du Rajah (7), par M. E. Salgari ; — Chasses en Abyssinie (8), par
M. H.Decaux; — La petite Colonelle{8), par M. F. Trémisot; — le Petit
fauconnier de Zomîs Jr///(9),par M. J. Chancel; — V(Jli'il de Tigre (10),
par M. Georges Pradel, — les Briseurs d'épées (li), de MM. Paul d'Ivoi et
Royet, — les Mémoires d'un cheval (12), — Nobles Cœurs (13), récit
amusant, moral et pathétique de M'"*" Cazin, l'auteur de plusieurs petits
contes distingués par l'Académie française. Citons encore parmi ces
publications d'une fantaisie charmante, avec des illustrations en cou-
leurs ou monochromes toujours si bien appropriées au texte, les
Assiégés de Compiêgne (14), livre écrit dans le genre des vieilles chro-
niques avec autant d'humour et d'esprit dans la narration que de
verve dans les dessins, — le Soldat français (15), de M. Louis Tarsot,
avec les croquis d'Eugène Chaperon ; — les Musiciens célèbres (16); —
Perles noires et flocons de Neige (17), — Un voyage dans le Vent (18),
de M™*^ Richard Lesclide; — les Broderies (19), — les Audiences
joyeuses (20), de Jean Drault, qui ne feront pas moins rire que les
Petits drames du poste: enfin les Quatre fils Hénion {sic) (22), par
M. Albert Gim, avec les dessins d'Edouard Zier (21).
On n'attend pas que nous analysions ces romans, qui sollicitent
surtout le lecteur par lattrait de l'imprévu, et dont plusieurs n'ont,
en fait de nouveauté, qu'un habit neuf et que l'illustration, parfois, d'ail-
leurs, dune fantaisie charmante. Ne suffi t-il pas au heu de «feuilleter à
cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans desseing, à pièces
descousues, » suivant l'expression de Montaigne, de renvoyer les jeunes
lecteurs à tous ces romans, albums, bibliothèques et journaux, confi-
dens de leurs premiers pleurs et de leurs premières joies : ils y pour-
ront faire leur choix de même que l'abeille recueille tout nectar dans
les prés en fleur :
Floriferis ut apcs in saltibus omniu libant.
•L Bertrand.
(1-2) llacheLte.— (;î-4-5-G) Gombet. —(7-8-9- Delagrave. — (l(»)Mame.— (ll-ii'i Ju-
ven.--(13) Hachette^ — (14-1.J-16) Lauvens. — illl) Nony. —■ (18-19) Juven. —
(20-21) Marne. — (22) [lachette.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre.
La loi de séparation de l'Église et de l'État a été votée par le Sénat
le (i décembre, à une majorité de 80 voix. Nous mentionnons le fait
sans y insister, en ayant par avance et à maintes reprises signalé, ici
même, le caractère inévitable, La discussion de la loi a été plus
longue qu'on ne s'y était attendu, brillante dans son ensemble et, sur
plusieurs points, très approfondie ; mais l'effort des orateurs de la
minorité n'a pas même abouti à faire changer un seul mot dans le
texte voté par la Chambre. Le président et le rapporteur de la commis-
sion ont beaucoup félicité le Sénat de l'admirable exemple de disci-
pline qu'il donnait : l'histoire portera un jugement très différent.
A quelque point de vue qu'on se place, on ne saurait admettre
qu'une assemblée déhbérante renonce à déUbérer, et c'est y renoncer
que de se condamner d'avance à ne donner aucune conclusion pratique
à un débat auquel on ne se Uvre que pour la forme, sans utihté, sans
liberté vraie, sans dignité. Mais tout a été dit à ce sujet : à quoi bon
le répéter? Nous nous bornerons à signaler l'excellent et éloquent
discours par lequel M. Méline a clos le débat. Plusieurs sénateurs,
avant d'émettre leur vote, sont montés à la tribune pourl'exphquer. Ils
l'ont tous fait avec courage et talent; quelques-uns, commeM.Gourju,
avec vigueur et avec esprit ; mais aucun avec autant d'ampleur que
M. Méline. Il a montré les périls que la loi fait courir à l'État sous
prétexte de l'affranchir : et de quoi l'affranchit-elle, en effet, si ce
n'est du droit qu'il avait et dont il s'est dépouillé de nommer les
évoques et les curés? Rien n'y a fait : le vote était acquis d'avance.
M. Méline ne l'ignorait pas, mais il parlait pour le pays, devant
lequel toutes les responsabilités devaient être nettement étabhes. Le
948 REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement et la majorité ont assumé la leur : à son tour, l'oppo-
sition a revendi(iué la sienne, en expliquant pourquoi elle repoussait
une loi qui allait avoir la triple conséquence de troubler les con-
sciences, d'affaiblir l'État et de déchaîner, un peu plus tôt ou un peu
plus tard, la guerre religieuse.
Nous souhaitons ardemment que cette dernière conséquence ne se
produise pas : mais comment l'espérer? Pendant que M. le ministre
des Cultos et les orateurs de la commission exposaient, expliquaient,
commentaient à la tribune les dispositions de la loi qu'ils qualifiaient
de libérales ; pendant qu'ils faisaient profession de respecter des
croyances qu'ils ne partageaient pas; pendant qu'ils repoussaient
avec indignation les reproches de sectarisme et d'intolérance qui leur
étaient adressés, leurs amis répétaient, dans des conversations moins
retentissantes que la loi n'était qu'une loi d'attente et qu'il y aurait
lieu, très prochainement, de la soumettre à des remaniemens pro-
fonds. Tout le monde convenait qu'elle était pleine de défauts; mais
lorsqu'on parlait de les corriger, ce qui était, semble-t-il, le devoir le
plus élémentaire de ceux qui les apercevaient si bien, la majorité s'y
refusait. — Non, pas aujourd'hui, disait-elle : nous le ferons plus tard.
C'était se réserver du pain sur la planche. C'était aussi, et surtout,
conserver le moyen de reprendre, de continuer entre l'Église et
l'État le duel auquel on prétendait ofûciellement mettre fm.
L'aveu e-n a été fait sans artifice par M. Combes en personne. Il est
monté lui aussi à la tribune pour y faire, avant le vote final, une dé-
claration au nom de son groupe, déclaration écrite dont tous les mots
avaient été pesés, calculés, réflécMs, et n'en méritaient que plus d'at-
tention. Ce que les orateurs du gouvernement et de la commission
avaient tenu dans l'ombre, M. Combes l'a mis en pleine lumière.
« Nous voterons la loi, a-t-il dit, parce que nous tenons particulière-
ment à la rendre exécutoire à partir du P'' janvier 1906, afin que le
corps électoral, qu'on a cherché et ([u'on cherchera certainement encore
à tromper sur les sentimens réels de la majorité républicaine des
deux Chambres, ait le temps de bien se rendre compte, avant les élec-
tions législatives d'avril, du véritable caractère de la loi et des effets
naturels de ses dispositions. Mais nous n'entendons nullement nous
enlever par ce vote le droit de remédier plus tard à des défectuosi-
tés qui n'ont échappé à aucun de nous. Notre conduite à cet égard
s'inspirera surtout des résultats de l'expérience qui va commencer
dès le début de l'année prochaine. » 11 y a, dans cette déclaration,
deux parties distinctes : la première est un mensonge , la seconde
REVUE. CHRONIQUE. 949
une vérité. M. Combes sait fort bien que le pays n'aura ni le temps,
ni le moyen do se rendre compte des effets de la loi avant les élec-
tions d'avril, puisque, à ce moment, aucun de ses effets ne se sera
encore produit. La première, et même les premières années de
l'application de la loi, le pays n'y verra rien du tout. Avons-nous
besoin de dire que la loi a, très sagement d'ailleurs mais aussi très
habilement, ménagé pour son application une période de transition
à degrés successifs qui en rendra les premiers résultats absolument
insensibles ? C'est au bout de plusieurs années seulement que le
véritable caractère en apparaîtra manifestement. Lors donc que
M. Combes se plaint qu'on ait calomnié la majorité des Chambres et
qu'il annonce gravement que le pays saura, par l'expérience même, à
quoi s'en tenir sur ce point avant le mois d'avril prochain, on a le
droit de lui répondre par le mot de Basile : « Qui trompe-t-on ici? »
Ce n'est pas pour éclairer le pays, mais pour le tromper, qu'on veut
l'appUcation immédiate de la loi. Plus tard interviendra et s'exécutera
la seconde partie de la déclaration de M. Combes, celle qui est sincère
et vraie. M. Combes ne croit pas plus que nous que l'Église et l'État
ne se connaîtront plus, ne se verront plus, n'auront plus aucun rap-
port le lendemain ou le surlendemain de la séparation. Les difficultés
et les heurts entre eux seront les mêmes que par le passé :1e tampon
seul manquera. Après l'avoir constaté, M. Combes proposera de légi-
férera nouveau. Ce qu'il a fait pour la loi sur les associations qu'il a si
heureusement complétée, il le fera pour la loi de séparation. La
source d'où est sortie cette loi n'est pas tarie ; elle coulera encore, et
longtemps ! Si l'Église parvient à s'organiser solidement, si elle use
avec succès des hbertés qui lui ont été provisoirement reconnues, en
un mot, si elle reste forte, et surtout si elle le devient davantage, radi-
caux et socialistes s'empresseront de lui faire subir des amputations
nouvelles. Mais alors, que deviendra l'apaisement qu'on nous a promis?
Cette ère nouvelle, que la loi devait nous ouvrir, sera plus troublée
que l'ancienne. Ce n'est pas nous qui en serons surpris, car nous
l'avons prévu et annoncé : mais qu'en pensera le pays? On ne le saura
que plus tard. A la veUle des élections, M. Combes et ses amis auront
pu lui dire avec la bonne foi qui les caractérise : — Vous voyez bien
que rien n'est changé.
Nous exagérons d'ailleurs un peu en prêtant au gouvernement et à
la commission un langage toujours libéral dans la forme et toujours
respectueux des croyances religieuses. Eux aussi ont laissé apercevoir
à plus d'une reprise, le fond de leur pensée. Leur éloquence naturelle
9r>0 r?:yie des deux îmondEvS.
les a trahis. Ils n'ont pas pu s'empêcher de faire quelques phrases
oratoires dans lesquelles ils ont mis en opposition la science et la
foi, et annoncé qu'à la fm du combat qui ne manquerait pas de se
perpétuer entre elles, la première l'emporterait décidément sur la
seconde et la supprimerait. M. Vallé, président de la commission,
a même un jour exprimé cette pensée sous une forme pittoresque.
M. Bérenger venait de plaider la cause des édifices religieux dont
quelques-uns, dans les paroisses petites et pauvres, seront condamnés
à la ruine s'ils ne peuvent bénéficier pour leur conservation que des
ressources des associations cultuelles, et si les communes ne sont
pas autorisées, puisqu'elles en restent d'ailleurs propriétaires, à
pourvoir partiellement à leur entretien. La commission a repoussé la
thèse, pourtant si juste, de M. Bérenger, et son président a terminé
son discours à ce sujet par les paroles suivantes : « Les églises ne
périront que si les fidèles ^dennent à manquer; c'est alors seulement
qu'on pourrait dire adieu aux cloches dont M. Bérenger, a parlé avec
tant d'attendrissement. Longtemps encore on entendra le son des
cloches des églises ; mais si elles se taisaient parce qu'il n'y aurait
plus de paroissiens à appeler au temple, que voulez-vous, messieurs,
on entendrait la cloche de l'école appelant les enfans près de Tinsti-
tuteur, et on se consolera en pensant que plus nos écoles seront
suivies, plus U y aura de profit pour notre pays. » M. Vallé se con-
solera; il est déjà même tout consolé; mais tout le monde ne le sera
peut-être pas aussi aisément que lui si les cloches de nos églises
viennent à se taire pour toujours. M. Vallé abolit tout un côté de l'âme
humaine. Nous ne l'imiterons pas; nous ne mettrons pas en opposition
et en conflit l'école et l'église. On peut prendre un plaisir différent,
mais très réel dans les deux cas, à entendre les cloches de l'une et de
l'autre; elles correspondent à des besoins qui, pour être d'une autre
nature, n'en sont pas moins également légitimes. Que penserions-nous
d'un rapporteur du budget des cultes, s'il y en avait encore un, qui
viendrait dire à la Chambre ou au Sénat : Qu'importe qu'on n'entende
plus les cloches des écoles, pourvu qu'on entende encore celles des
églises? Nous en penserions exactement ce que nous pensons de
M. Valté, lorsqu'il tient en sens inverse un langage analogue. Un
poète a dit autrefois, en parlant de deux conceptions différentes du
monde et des institutions qu'elles engendrent : « Ceci tuera cela. »Eh
bien ! ce mot prophétique ne s'applique pas à l'école et à l'église, à la
raison et à la foi. L'une et l'autre sont nécessaires et il n'est pas vrai
que l'une tuera l'autre. Le mieux est qu'elles se résignent à vivre
RËVIJK..— CllROMOUE. ^§1
côte à côte, en remplissant charime son office et en se respectant
mutuellement. Mais des paroles comme celles de M. le président de la
commission éclairent tout un (îtat d'esprit; elles manifestent, sui^
vant le mot à la mode, toute une mentalité. De cette mentalité, si
elle se perpétue, sortiront beaucoup d'événemens fâcheux. Voilà
pourquoi l'avenir nous paraît inquiétant.
Ce n'est pourtant pas une raison pour que les catholiques n'accep-
tent pas la loi nouvelle et n'en fassent pas, comme on disait autre-
fois, l'essai loyal. L'épreuve seule montrera ce qu'elle vaut. Dans les
projets ultérieurs qu'annoncent les radicaux et les socialistes, projets
dont M. Combes a apporté la menace à la tribune, il est fort possible
qu'il y ait un piège : les catholiques auraient tort d'y tomber. Qui sait
si on ne cherche pas à les effrayer sur les conséquences de la loi
afin qu'ils refusent de s'y soumettre? M. Combes, parlant au nom de
son groupe, a été tranchant, mais un peu sibylhn. Il a plus complè-
tement exprimé sa pensée dans un long article qu'il a enA^oyé à la ÎVou-
vclle Presse libre de Vienne. « L'intérêt bien entendu de l'ÉgUse
devrait, y dit-il, l'incliner à la paix. Malheureusement les intentions
notoirement belliqueuses du plus grand nombre des prélats français,
le langage de leurs lettres pastorales, semblent présager une guerre
imminente. Il y a dans l'air des éghses comme une odeur de poudre.
Néanmoins chacun de nous peut espérer ou craindre suivant ses dis-
positions morales tant que Rome n'a pas parlé. C'est du pape que dé^
pend la paix ou la guerre. Quant à moi, je ne me hasarderai pas à pro-
nostiquer ses décisions. S'il faut dire ma pensée, dans l'ignorance où
je suis de ses sentimens, je crois fermement que si la guerre s'allume
à la veille des élections, comme le fait parait extrêmement probable,
si même elle s'étend à toutes les circonscriptions ecclésiastiques, elle
s'éteindra avec les dernières fumées des bulletins de vote incinérés
pour faire place, le lendemain, à une pacification relative dont l'ÉgUse
catholique paiera les frais. "
Ainsi M. Combes regarde la guerre comme ^ extrêmement pro-
bable, » et il annonce déjà que l'ÉgUse en paiera les frais. Pourquoi la
prévoit-il si ce n'est parce qu'il la souhaite ? 11 fait assurément tout
ce qui dépend de lui pour la provoquer en inquiétant les cathôUqUes sur
l'application de la loi. C'est un piège, disons-nous. Sans savoir mieux
que lui ce qu'ordonneront les plus hautes autorités ecclésiastiques,
nous espérons bien que, dans une affaire de prudence humaine, elles
s'inspireront des conseils les plus sages : mais nous n'avons pas à re^
venir sur une question que M. Brunetière a traitée ici même, il y a
952 REVUE DES DEUX MONDES.
quinze jours. Depuis ce moment, ce qui était encore au futur est déjà
tombé dans le passé. La séparation est faite, le Concordat est déchiré.
Nous entrons dans une nouvelle période de notre histoire, plus inquié-
tante encore pour l'État que pour l'Église. SoitI On ne saura pas
encore aux élections prochaines, mais on saura dans quelques années
ce que valait le Concordat.
La Chambre des députés discute, le matin, les retraites ouvrières,
l'après-midi, le budget, et tous les vendredis, une interpellation à n'en
plus finir sur l'idée de patrie et sur le degré d'estime qu'elle mérite
auprès des gens éclairés. Cette dernière discussion fera l'étonnement des
siècles futurs, qui en admireront surtout la merveilleuse opportunité.
Mais les socialistes l'ont imposée à la Chambre. A les entendre, toutes
les idées, quelles qu'elles soient, doivent être soumises à l'analyse,
tomber sous le scalpel de ce qu'ils appellent la raison, et subir en
public une autopsie et une dissection qui permettent au peuple de
mieux savoir ce qu'elles contiennent de vrai ou de faux, de bon ou
de mauvais. Pourquoi, demandent-ils, l'idée de patrie ne serait-elle
pas soumise à la loi commune? Ils l'y soumettent donc, et, à force
de la décomposer, il n'en reste bientôt plus entre leurs mains qu'un
résidu inerte et mort. Si on s'en inquiète, si on s'en indigne, ils
montrent à leur tour de l'irritation et même quelque étonnement,
car enfin, disent-ils, il n'y a de droits dans ce monde que ceux de la
critique et il faut remplacer partout la foi aveugle, sauvage, —
M. Jaurès dit même volontiers bestiale, — par la raison éclairée,
épurée, élhérée. Bien qu'elle soit un signe, et un triste signe des
temps, nous ne parlerions pas aujourd'hui de cette discussion qui
a déjà rempli plusieurs séances, mais qui n'est peut-être encore
qu'ébauchée, si elle n'avait pas donné lieu à un incident de plus haute
portée que les autres. M. Sembat l'a fait naître. C'est un orateur qui
ne recule devant aucune conséquence de ses principes. 11 change quel-
quefois de principes, jamais de logique. Avec lui, on sait tout de suite
à quoi s'en tenir sur ses opinions : son outrance naturelle ne lui per-
met pas d'en farder l'expression. Ainsi, M. Ribot lui ayant demandé
s'il approuvait que les soldats tirassent sur leurs officiers, il a ré-
pondu tout de suite que oui, si les officiers ordonnaient eux-mêmes
de tirer sur le peuple. Ces choses-là passent aujourd'hui à la Chambre
comme de l'eau courante. Elles provoquent bien, sur le moment,
quelque scandale ; mais bientôt on n'y pense plus.
Dans son discours, M. Sembat a jugé à propos de parler de la
REVUE. — CHRONIQUE. 9 3
Russie et voici comment. « Il n'est pas un d'entre vous, a-t-il dit, qui
ne se félicite à l'heure actuelle de cette action violente et révolution-
naire qui vient d'arracher ce pays au tsarisme et le pousser dans la
voie de la liberté. » M. Sembat, on le voit, ne parlait pas seulement
pour lui et pour ses amis, mais pour toute la Chambre. Les protesta-
tions se sont élevées à peu près sur tous les bancs, sauf, faut-il le
dire? sur celui du gouvernement. Il n'y avait là, pour le moment, que
M. le ministre de l'Intérieur et M. le ministre du Commerce: soit
qu'ils n'aient pas trouvé le mot à dire, soit qu'Us aient jugé plus pru-
dent de ne pas le prononcer, ils se sont tus. Il a fallu qu'à la séance
suivante, M. le président du Conseil vînt suppléer au mutisme regret-
table de ses deux collègues, et il l'a fait, hâtons-nous de le dire, dans
les meilleurs termes. Il a exprimé la sympathie du gouvernement de
la République à la « nation amie et alliée, »> en affirmant que la France
entendait lui rester fidèle au milieu de ses épreuves, sans avoir d'ail-
leurs à s'immiscer dans sa poUtique intérieure. M. Rouvier a été cou-
vert d'applaudissemens. Les socialistes ont essayé de protester; mais,
en face du soulèvement presque unanime de la Chambre, ils ont adopté
une autre tactique. Ils ont eu l'air, — distinction puérile! — d'être
satisfaits de co que M. Rouvier avait dit la « nation » et non pas le
« gouvernement » russe, et ils ont laissé tomber l'incident. Il aurait
mieux valu ne pas le soulever. 11 en restera pourtant les déclarations
de M. Rouvier.
Tous les journaux, en France et ailleurs, continuent de parler du
discours que le prince de Bûlow a adressé, il y a quelques jours, au
Reichstag, discours qui est lui-même la paraphrase de celui que Guil-
laume II avait prononcé à l'ouverture du parlement impérial. Le dis-
cours de l'Empereur n'était empreint d'aucun optimisme. « L'Alle-
magne, y lit-on, entretient des relations correctes avec toutes les
puissances et des relations bonnes et amicales avec la plupart d'entre
elles. » Les quahficatifs appliqués à ces dernières relations sont
chauds; mais ceux qui s'appliquent aux premières sont froids. Sans
examiner si nous faisons partie, ce qui est probable, des puissances
de la première catégorie, voyons ce que l'Empereur dit expressément
de nous. Il ne pouvait pas ne pas parler et il parle, en effet, des
difficultés qui se sont produites au Maroc : elles n'ont eu, dit-il,
« d'autre cause qu'un penchant à résoudre sans notre coopération
des questions dans lesquelles l'empire allemand a aussi des intérêts
à protéger. » Et H ajoute aussitôt, sans doute pour ne pas nous
<)54 revi:k dks ni'^rx mu.ndks.
laisser croire que tous les nuages soni dissipés : « Los courans de ce
genre peuvent être réprimés sur un point et renaître sur un autre. »
Toutefois, il veut, bien constater « avec satisfaction » qu'on est par-
venu h s'entendre par des moyens diplomatiques sur la convocation,
et le programme d'une conférence. « La paix du peuple allemand
aftirme-t-il enfin, m'est sacrée; mais le signe des temps où nous
sommes impose à une nation le devoir de renforcer ses moyens de
défense contre les attaques injustes. » En conséquence, le gouver-
nement impérial demande au Reichstag un nombre très respectable
de mDlions en vue de développer sa puissance militaire sur terre et
encore plus sur mer. C'est ce qu'il ne faut pas oublier en parlant de
ces discours. Il est conforme à l'usage et à la logique, lorsqu'on de-
mande à un parlement de l'argent, beaucoup d'argent, pour l'appli-
quer à des dépenses militaires, de lui présenter la situation comme
sujette à certaines préoccupations. Les taxes nouvelles porteront sur-
tout âur la bière et sur le tabac, objets de consommation d'usage gé-
néral et populaire en Allemagne : il faut donc bien les justifier. Néan-
moins, on aurait tort de croire que le discours de l'Empereur et
celui de son chancelier s'expliquent seulement par des considérations
de ce genre. Les crédits une fois obtenus, l'horizon ne s'éclaircira pas
comme par enchantement. L'attitude du gouvernement allemand à
notre égard tient à des causes plus complexes, et puisqu'elle subsiste,
il faut bien croire que les causes subsistent aussi. Mais pourquoi? C'est
ce qu'il est assez difficile de comprendre, ou du moins d'expliquer,
car à force d'expliquer on aurait lair de justifier.
Le discours de M. de Biilow, avons-nous dit, n'est qu'une seconde
édition de celui de l'Empereur : elle est seulement plus développée.
On y chercherait en vain, et c'est ce qui nous frappe très vivement,
un mot, un seul mot, qui témoigne d'une détente quelconque dans les
rapports de la France et de l'Allemagne depuis que M. Rouvier a
succédé à M. Delcassé au ministère des Affaires étrangères. Comme
cette omission est certainement intentionnelle, il con\dent de la
signaler tout de suite : nous y reviendrons dans un moment.
Mais quelle est la thèse de M. de Bûlow? Naturellement, elle se
rattache à celle de l'Empereur, à savoir qu'il y a eu de notre part une
tendance à négliger, à oublier l'Allemagne dans nos arrangemens avec
d'autres puissances au sujet du Maroc. En a-t-il été ainsi? C'est bien
possible : on nous l'a répété si souvent que nous voulons bien
l'admettre. Cependant nous n'avons pas été sans quelques excuses.
Notre arrangement avec l'Angleterre était connu à Berlin, et même dans
REVISE. CHRONIQUE. 95^
le monde entier, lorsque M. de Bûlow a déclaré au Reichstag qu'il
n'avait rien à y reprendre, et que, les intérêts économiques de l'Alle-
magne ne courant par son fait aucun risque, le gouvernement impé-
rial n'avait aucune raison d'élever la voix. Et comme un orateur,
animé de la fureur coloniale, insistait pour qu'il intervînt, M. de Biilow
lui répondait avec l'ironie qui lui est familière : — • Voulez-vous mettre
flamberge au vent et faire la guerre à la France pour le Maroc ? Non :
alors que voulez-vous ? — On conviendra que de pareûles paroles
étaient de nature à nous rassurer. Nous avons le droit d'en conclure
que l'Allemagne, fidèle à la politique qu'elle avait toujours suivie jus-
qu'alors, ne voyait pas d'un mauvais œil le développement de notre
puissance coloniale, surtout dans un pays où tout le monde devait
être appelé à en profiter. Après ce discours, nous étions quelque peu
fondés à croire que l'Allemagne ne nous demandait rien. M. de Bûlow
assure aujourd'hui que nous nous sommes trompés; U nous deman-
dait, 0 attendait de nous quelque chose; il ne nous le disait pas, mais
nous aurions dû le comprendre. Nous ne l'avons pas compris : c'est
évidemment la faute de notre intelligence. L'invite était tellement
indirecte, tellement détournée, enveloppée et subtile, qu'elle n'est pas
arrivée à son adresse. Lorsqu'il s'en est aperçu, le gouvernement alle-
mand aurait pu parler avec plus de clarté. S'il Ta fait, il y a mis bien
longtemps : il nous a laissés pendant plusieurs mois dans une fausse
sécurité. Mais enfin, soit ! passons condamnation sur tout cela. Nous
avons eu tort puisque nous n'avons pas saisi le fin du fin de la poli-
tique allemande. Nous avons eu tort puisqu'on nous donne tort. En
tout cas, on ne peut pas nous reprocher d'avoir persévéré dans notre
erreur après qu'on nous l'a eu fait connaître avec l'éclat dont personne
n'a perdu le souvenir. Si le gouvernement impérial a commencé par
parler trop bas et même tout à fait en sourdine, il a ensuite parlé si haut
et avec un tel fracas de tempête que, si nous n'avons pas encore tout
à fait compris, il nous a été du moins impossible de ne pas entendre.
On sait ce qui est arrivé. Il y a eu dans notre conduite certains détails
sur lesquels nous aimons mieux ne pas insister parce qu'ils nous
sont, après tout, un peu pénibles ; mais, certes ! nous avons fait à ce
moment, et très largement, tout ce qui était en notre pouvoir pour
calmer les susceptibilités allemandes.
M. Bouvier est allé au quai d'Orsay. Il y a apporté une politique
nouvelle, toute faite de bon vouloir et même de condescendance. On
lui a demandé de consentir à une conférence qui n'était pas dans nos
intérêts; il l'a fait par esprit de conciliation, moyennant quelques
9o6 REVUE DES DEUX MONDES.
garanties bien faibles, dont nous saurons prochainement quelle est
la vraie valeur. A partir de ce jour, de quoi le gouvernement alle-
mand a-t-il eu à se plaindre? Il ne nous le dit pas, mais il se plaint
comme avant. Il récrimine avec aigreur sur le passé, comme si rien
n'était survenu depuis; il n'a pas encore pardonné à M. Rouvier les
torts, vrais ou non, de M. Delcassé. Nous ne sommes pas les seuls à
nous en étonner. Tout le monde le fait en Europe, et en Allemagne
même, l'assentiment donné à cette politique n'est pas unanime. Si le
gouvernement impérial voulait seulement redresser les rapports des
deux pays, il a eu plusieurs occasions de le faire; mais, à son tour, il
n'en a pas profité. Il lui aurait été, par exemple, très facile de nous
convaincre, et de convaincre avec nous l'univers entier, qu'il n'en
voulait qu'à une politique et à l'homme qui l'avait suivie. Quen'a-t-il
modifié son attitude envers nous en même temps que nous modifiions
nous-mêmes la nôtre envers lui? L'a-t-il fait? Le discours de M. de
Biilow, succédant à celui de l'Empereur, ne nous permet pas de ré-
pondre affirmativement. Si ce discours est strictement correct, il est
sec, tendu et dur; il n'est pas celui sur lequel nous avions le droit de
compter; il nous oblige à nous demander si vraiment c'était bien à
M. Delcassé qu'en voulait le gouvernement allemand. Ce discours est
une singulière préface à la Conférence d'Algésiras ! Après l'avoir
entendu, tout le monde reste sur le qui-vive, tandis que nous aurions
voulu, les anciennes difficultés une fois dissipées, aborder avec con-
fiance les uns dans les autres celles qui peuvent subsister encore.
M. de Bùlow a produit devant le Reichstag, au sujet de la manière
dont M. Saint-René Taillandier a rempU la première partie de sa mis-
sion, des allégations que nous ne croyons pas exactes. Il a été mal
renseigné, soit par ses agens au Maroc, soit par le Maghzen lui-même.
Le Maghzen avait intérêt à lui fournir un prétexte, sachant d'ailleurs
qu'il le cherchait, pour opérer dans la question marocaine une entrée
sensationnelle, et voUà pourquoi il a attribué à M. Saint-René Tail-
landier des propos que celui-ci n'a pas tenus. Quoi qu'il en soit, le
gouvernement allemand a trop parlé pour que le nôtre puisse conti-
nuer de se taire. L'opinion publique est justement préoccupée: elle
l'est sans trop savoir de quoi et uniquement peut-être parce qu'elle
ne le sait pas. M. Rouvier a compris la nécessité de s'expliquer. Il
a annoncé à la Chambre qu'il allait déposer sur son bureau un Livre
Jaune relatif aux affaires du Maroc : on l'attend avec impatience, on
le lira avec empressement. Mais une lecture de documens rétrospec-
tifs ne suffit pas pour nous éclairer sur le présent, et encore moins sur
REVUE. CHRONIQUE . 957
le lendemain probable. Aussi M. Rouvier s'est-il mis à la disposition
de la Chambre pour lui fournir des indications plus complètes et en
tout cas plus actuelles, au moment où seront discutés les douzièmes
provisoires, c'est-à-dire avant la séparation du Parlement. Cette sépa-
ration se produira dans très peu de jours, puisque la campagne élec-
torale pour le renouvellement d'un tiers du Sénat est déjà commencée.
Nous sommes convaincus que notre ministre des Affaires étrangères
n'aura aucune peine à répondre à la thèse, un peu laborieusement
construite, de M. le prince de Biilow et que. le passé restant ce qu'il
est puisque personne ne peut le changer, ses explications rassureront
l'Allemagne sur l'avenir, — si elle consent toutefois à être rassurée.
Deux crises ministérielles viennent de se produire, l'une à Londres,
l'autre à Madrid. Ni l'une ni l'autre ne sauraient nous surprendre, et
encore moins nous inquiéter. Elles ne sauraient nous surprendre
puisque nous annoncions, il y a quinze jours, comme prochaine la dé-
mission de M. Balfour et de ses collègues, et que, dès le premier mo-
ment, nous avions signalé dans le cabinet Montoro Rios le défaut qui
ne lui permettrait probablement pas d'être durable.
Le parti lii^éral en Angleterre. était au pouvoir depuis si longtemps
qu'n a fini par s'user un peu : c'est le sort commun à tous les partis
et à tous les ministères. Quant aux libéraux espagnols, ils ne sont aux
affaires que depuis quelques mois; aussi ne sont-ils pas usés du tout;
mais la plupart de leurs chefs, — hélas! ils en ont beaucoup, — se
sont refusés, à tort ou à raison, à faire partie du ministère avant et
même immédiatement après les élections, et M. Montero Rios, qui a
fait preuve, en cela, de la plus honorable bonne volonté, a dû se rési-
gner à faire un cabinet qui ne pouvait être qu'un cabinet d'attente,
puisque les hommes les plus importans du parti hbéral étaient restés
en dehors, attendant leur heure et prêts à en profiter. M. Montero
Rios sentait mieux que personne l'instabilité de la combinaison qu'il
avait formée par dévouement. Lorsque des troubles se sont pro-
duits à Barcelone et qu'il a dû y proclamer l'état de siège, il a offert
au Roi sa démission à plusieurs reprises et avec insistance. Il ne se
sentait pas, dans l'abandon où on l'avait laissé, la force de dominer
une situation devenue difficile, peut-être périlleuse. Finalement, le
Roi a accepté sa démission, et a confié le soin de former un nouveau
cabinet à M. Moret, l'homme qui était, dans les circonstances ac-
tuelles, le plus quaUfié pour cela. M. Moret est trop connu, il a
déjà joué en Espagne un rôle trop considérable pour qu'il soit néces-
<);;,S REVUE DF.S DKLX MONDES.
saire de le présenter à nos lecteurs. Son ministère offre incontesta-
blement plus (le chances de durée que celui de M. Montero Rios.
Cependant les divisions du parti libéral demeurent profondes; les
jalousies entre ses chefs continuent d'être actives; il faut du temps
pour former dans des partis des hommes devant lesquels tout le
monde s'incline, comme étaient autrefois M. Canovas del Castillo et
M. Sagasta. Mais, nous le répétons, s'il en est un qui paraisse appelé
à jouer un jour ce rôle à la tête du parti libéral, c'est M. Moret. Il a
déjà pour lui une grande expérience, une grande éloquence et une
autorité croissante. Quant à la crise anglaise, nous n'en parlerons pas
aujourd'hui : il nous faudrait plus de place qu'il ne nous en reste.
Sir Henry Campbell Bannerman a rapidement formé son ministère.
La question do savoir s'U entrerait ou s'il n'entrerait pas à la Chambre
des lords, et s'il le ferait tout de suite ou plus tard, a fait naître
quelques difficultés, qui ont été vite aplanies. Sir Henry reste pour le
moment à la Chambre des communes, et le leader du parti libéral à
la Chambre des lords sera lord Tweedmouth, ministre de la Marine.
Le dénouement de ces crises ne nous cause d'ailleurs aucune
préoccupation. Les ministères qui s'en vont avaient eu à notre égard
l'attitude la plus amicale, et nous savions pouvoir compter sur leur
persévérance dans les voies où ils s'étaient engagés avec nous. Mais
si les hommes s'en vont, leur politique reste : nous avons reçu, à cet
égard, les assurances les plus nombreuses vi les plus précises. Sir
Edward (irey sera le continuateur de lord Lansdowne au Foreign
Office, avec sc;^ qualités propres, quil a déployées autrefois comme
sous-secrétaire d'État au même département, et qui le désignaient
depuis longtemps déjà à la confiance de son parti. En Espagne, le nou-
veau ministre des Affaires étrangères, M. le duc d'Almodovar,
entend maintenir, lui aussi la politique de son prédécesseur : elle a
l'approbation du Roi, de la nation, de tous les partis. Il y aura donc
un changement très sensible dans la politique intérieure de l'Angle-
terre, et un changement moins important, peut-être faut-il dii'e
seulement un raffermissement dans la politique libérale de l'Espagne
au dedans; mais rien ne sera changé au point de vue international.
Et c'est ce que nous pouvions désirer et espérer de mieux.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
CINQUIÈME PÉRIODE. — LXXV^ ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
IKENTIÈME VOLUME
NOVEMBRE — DECEMBRE
Livraison du 1" Novembre.
. , . . . Pages.
La :sol!velle Allemagne. -^ Notes d'un voyage dans la Hanse, par M. le
vicomte Eugènè-Melchior DE VOGUÉ, de TAcadémie française 5
La fin "d'une Idylle, par Th. BENTZON 47
Julie de LespinÂsse'. — L'Expiation, par M. le marquis DE SÉGUR 102
|jE manuscrit des Bucoliques d'André Chénier, par .Iosé-Maria DE HEREDL\. 146
L'xE Correspondance inédite' de Lamennais. — Lettres a M. Vi arin, dernière
partie (18-26-1837), par M. Victor GIRAUD 168
Ex Mandchourie. — Les populations de Mandchourie au cours de la der-
nière guerre, par M. Raymond RECOULV 207
Poésie. — Une famille de soldats, par M. François COPPÉE, de l'Académie
française 219
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . :229
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Un vo\-*ge a Sparte, première partie, par M. Maurice BARRÉS 241
Les Roquevillaru, première partie, par M. Henry BORDEAUX. 282
Les Transformations de la langue française au xviii'' siècle, par M. Ferdinand
BRUNETIÈRE, de l'Académie française 330
Le Travail dans la grande industrie. — La laine et la soie, par M. Charles
BENOIST 368
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pages
M. Behnard Siiaw kt son théathe, par M. Auoustin FILON 405
PoKsiES, par M. Henhi DK RÉGNIER 434
Revue dramatiqie. — Le suicide au théâtre, par M. René DOUMIC 444
Revues étrangèuks. — Quelques chapitres inédits des Fiancés de Manzoni,
par M. T. DE WYZEWA 4:;(i
Chronique DE la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 468
Livraison du 1"'' Décembre.
Un voyage a Sparte, deuxième partie, par M. Maurice BARRÉS 481
L'Équilibre politique et la Diplomatie, par *** 507
Les Roquevillard, deuxième partie, par M. Henry BORDEAUX 521
L'Évolution de la puissance défensive des navires de guerre. — l. De 1860
a 1880, par M. L.-E. BERTIN, de l'Académie des Sciences 550
Ames celtes, première partie, par M. Reynès MONLAUR 569
Le Mexique au xx« siècle, par M. Pierre LEROY-BEAULIEU 612
La jeunesse de Mozart. — III. Paris et Versailles (18 novembre 1763-
8 janvier 1764), par M. T. DE WYZEWA 646
Poésies, par José-Maria DE HEREDIA 682
Quand la séparation sera votée..., par M. Ferdinand BRUNETIÉRE, de
l'Académie française 688
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 709
Livraison du 15 Décembre.
Un voyage a Sparte, troisième partie, par M. Maurice BARRÉS 721
Les Roquevillard, troisième partie, par M. Henry BORDEAUX 749
La conversion d'un conventionnel. — Maximin Isnard, par AI. Eugène
WELVERT 797
Ames celtes, dernière partie, par M. Reynès MONLAUR 821
Les RETRAITES ecclésiastiques et la mutualité, par M. E. DEDÉ 867
La Conférence d'Algésiras, par M. René PINON 892
Revue littéraire. — A l'aube du romantisme, par M. René DOUMIC. . . . 921
Les Livres d'étrennes, par M. J. BERTRAND 933
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 947
Paris. — lyp Philippe Renouard, 10, rue des Saints-Pères. — ii.784.
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