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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS  COLLEGE  LiBRARY. 


I 


REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


LXXV«   ANNÉE.   —   CINQUIÈME   PÉRIODE 


TOME   XXX.    —   1"  NOVEMBRE    J  9Ôo. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


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LXXV«   ANNÉE.    —   CINQUIÈME  PÉRIODE 


TOME  TRENTIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE   LA  REVUE   DES   DEUX  MONDES 

RUE    DE    l'université,    15 

1905 


TUFTS  COLLEGE 
LIBRARY. 


LA  NOUVELLE  ALLEMAGNE 


NOTES  DTN  VOYAGE  DANS  LA  HANSE 


Une  fois  de  plus,  l'Allemagne  est  redevenue  pour  nous  sujet 
de  préoccupations.  Il  n'y  eut  jamais  que  de  courtes  trêves  dans 
le  grand  conflit  historique  entre  les  peuples  de  la  Gaule  et  ceux 
de  la  Germanie  :  les  premiers  revendiquant  toujours  les  fron- 
tières naturelles  assignées  à  leur  territoire  par  sa  configuration  ; 
les  seconds  prétendant  rester^maîtres  des  deux  'rives  du  Rhin  et 
des  régions  où  domine  leur  parler.  On  se  bat  depuis  plus  de 
mille  ans  sur  la  tombe  de  Charlemagne,  l'empereur  équivoque, 
à  double  face  de  Franc  et  de  Teuton  ;  on  se  dispute  les  provinces 
litigieuses  de  son  empire  brisé  en  deux  morceaux. 

La  dernière  collision  de  l'autre  siècle,  si  défavorable  à  la 
France,  fut  particulièrement  violente  et  décisive;  décisive  pour 
de  longues  années  ;  décisive  au  sens  très  relatif  de  ce  mot,  lors- 
qu'on l'applique  à  des  différends  séculaires  que  nul  ne  peut  se 
flatter  de  trancher.  Il  est  dans  leur  nature  do  renaître  après 
chaque  arrêt  du  sort,  avec  l'appel  imprescriptible  de  la  partie 
condamnée  à  Bouvines  ou  à  Rosbach,  à  léna  ou  à  Sedan. 

Au  lendemain  de  cette  collision,  et  pendant  environ  un  quart 
de  siècle,  l'Allemagne  demeura  la  hantise  persistante  de»  imagi- 
nations françaises.  Espoir  d'une  revanche  à  bref  délai  chez  les 
uns;  chez  les  autres,  crainte  d'un  retour  offensif  du  vainqueur 
qui  achèverait  notre  écrasement  :  tout  concourait  à  nous  tenir 
en  haleine,  «  hypnotisés  sur  la  trouée  des  Vosges,  »  comme  il 


6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fut  dit,  et  sur  la  voisine  menaçante  dont  on  épiait  chaque  mou- 
vement. Pour  la  génération  à  laquelle  j'appartiens,  l'étude  de 
l'Allemagne  prima  longtemps  tout  autre  intérêt  de  l'esprit.  Une 
curiosité  douloureuse  nous  ramenait  sans  cesse  vers  le  pays  et  les 
hommes  qui  venaient  de  frapper,  qui  pouvaient  frapper  encore 
de  si  grands  coups.  M.  de  Bismarck,  en  particulier,  exerçait  sur 
nous  une  tyrannie  prestigieuse  :  envoûtés  par  ce  terrible  sor- 
cier, nous  ne  nous  lassions  pas  de  scruter  sa  physionomie,  ses 
moindres  paroles,  ses  gestes  primesautiers  et  déconcertans. 

Peu  à  peu,  une  détente  se  fit,  et  chaque  année  de  la  dernière 
décade  en  marqua  les  progrès.  Notre  attention,  fatiguée  de  sa 
longue  fixité  sur  le  même  objet,  se  débanda.  Des  générations 
nouvelles  regardèrent  ailleurs  :  elles  s'enhardirent  bientôt  à  sou- 
rire de  nos  vieilles  méfiances.  M.  de  Bismarck  devint  un  loup- 
garou  très  ancien,  puis  un  mort.  D'autres  soucis  s'emparèrent 
des  esprits,  détournèrent  leur  vigilance  :  en  premier  lieu  l'ex- 
pansion coloniale  ;  et  par  suite  le  réveil  des  rivalités  dangereuses 
avec  l'Angleterre.  L'alliance  russe,  préparée  à  l'époque  où  l'on 
cherchait  partout  des  armes  contre  l'Allemagne,  apparut  vite  aux 
moins  perspicaces  ce  qu'elle  était  en  effet,  une  ratification  rési- 
gnée du  traité  de  Francfort.  Nos  querelles  religieuses  et  sociales, 
longtemps  contenues  dans  une  certaine  mesure  par  le  frein  de 
l'anxiété  patriotique,  se  libéraient  enfin  de  cette  gêne,  s'exaspé- 
raient et  nous  voilaient  l'horizon  ;  elles  absorbaient  toute  l'acti- 
vité des  professionnels  de  la  politique,  toute  la  haine  disponible 
dans  les  cœurs.  La  sagesse  de  TAllemagne  justifiait  d'ailleurs 
une  quiétude  croissante  chez  des  voisins  qui  ne  se  sentaient  plus 
menacés;  satisfaite  de  ses  succès  militaires,  orientée  vers  d'autres 
ambitions,  l'ancienne  caserne  des  rois-sergens  s'était  transformée 
en  une  laborieuse  et  pacifique  usine.  Les  Allemands  venaient 
avec  plaisir,  la  main  tendue,  visiter  ce  Paris  qui  leur  avait  été  si 
longtemps  interdit;  le  seul  d'entre  eux  qui  n'y  pût  pas  venir 
nous  prodiguait  les  avances,  les  coquetteries  systématiques. 
Accueillies  d'abord  avec  une  réserve  effarouchée,  ces  prévenances 
nous  flattaient,  elles  amollissaient  les  résistances  d'une  vertu 
qui  commençait  à  nous  peser.  Le  respect  humain  retenait  seul, 
—  et  l'on  pouvait  prévoir  qu'il  ne  retiendrait  plus  longtemps,  — 
la  cordialité  naturelle  qui  nous  pousse  à  payer  de  retour  les 
bons  procédés,  l'inclination  des  intelligences  et  des  intérêts  à  un 
rapprochement  prôné  par  de  hardis  conseillers. 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  7 

Brusquement,  les  relations  se  sont  de  nouveau  tendues  :  on 
sait  à  la  suite  de  quels  ïncidens.  Maîtres  de  l'Algérie,  obligés 
d'en  défendre  les  approches  contre  nos  anarchiques  voisins  du 
Maroc,  nous  tenons  de  notre  situation  géogi-aphique  un  droit 
spécial  de  surveillance  sur  ces  Maugrabins.  Un  jour  viendra 
sans  doute  où  ils  se  rangeront  plus  étroitement  sous  notre  in- 
fluence :  c'est  une  vue  d'avenir  dont  il  serait  puéril  de  faire  mys- 
tère ;  chacun  nous  la  prête,  parce  qu'à  notre  place  chacun  l'au- 
rait. Dans  ces  derniers  temps,  notre  Gouvernement  avait  cru  le 
moment  venu  de  prononcer  son  action.  Elle  laissait  craindre 
qu'il  n'eût  mal  mesuré  l'obstacle,  et  aussi  les  forces  réelles  que 
l'opinion  lui  permettrait  d'employer  pour  corser  une  formule 
vide  de  sens,  —  «  la  pénétration  pacifique,  »  —  avant  d'engager 
une  de  ces  parties  que  l'on  ne  gagne,  dans  l'Orient  musulman, 
qu'en  se  montrant  résolu  à  les  pousser  jusqu'au  bout  et  à  jouer 
son  va-tout. 

Que  cette  politique  fût  bien  ou  mal  avisée,  c'est  matière  à 
controverse  entre  nous;  du  moins  s'était-elle  assuré  l'assenti- 
ment des  nations  les  plus  intéressées,  après  la  nôtre,  dans  les 
affaires  de  l'Afrique  du  Nord.  Soudain,  à  la  surprise  générale  de 
l'Europe,  l'Allemagne  se  dressa  pour  nous  barrer  la  route  sur  un 
point  du  globe  où  personne  ne  l'attendait,  dans  une  région  où 
elle  n'avait  pas  d'intérêts  politiques  et  presque  pas  d'intérêts 
commerciaux.  Toutes  proportions  gardées,  c'est  à  peu  près 
comme  si  nous  allions  soutenir  ouvertement  contre  elle,  aux 
portes  de  ses  colonies  sud-africaines,  la  résistance  de  ces  Hotten- 
tots  qu'elle  prétend  subjuguer. 

Le  geste  était  si  désobligeant,  si  disproportionné  au  mince 
prétexte,  qu'on  le  crut  aussitôt  prémédité  à  d'autres  fins.  Ne 
trahissait-il  pas  des  arrière-pensées,  le  dessein  de  nous  chercher 
querelle  sur  un  plus  grand  théâtre  et  pour  de  plus  grands, 
objets?  Était-ce  donc  un  changement  de  système,  la  provocation 
après  les  prévenances,  et  peut-être  la  guerre  à  bref  délai,  cette 
guerre  attendue  pendant  tant  d'années,  puis  éliminée  peu  à  peu 
de  nos  prévisions,  si  bien  que  personne  n'y  pensait  plus?  On 
eut  la  sensation  d'une  cicatrice  qui  se  rouvrait  sous  un  choc 
brutal,  et  donnait  passage  aux  acres  humeurs  sur  lesquelles  elle 
s'était  prématurément  fermée.  Dans  les  conversations,  dans  les 
articles  des  journaux  allemands  et  français,  les  hommes  mûrs 
reconnaissaient  les  sentimens  et  le  langage  du  temps  de  leur 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jeunesse.  Les  jeunes  gens,  au  contraire,  manifestèrent  un  éton- 
nement  significatif.  Lorsqu'on  leur  dit  que  la  guerre  pouvait 
sortir  de  ces  complications  diplomatiques,  éclater  en  quelques 
îieures,  avec  son  cortège  de  devoirs  et  de  calamités,  on  les  vit 
incrédules  d'abord,  puis  surpris  :  autant  que  si  le  journal  leur 
eût  affirmé  la  réapparition  de  plésiosaures  et  de  ptérodactyles 
sur  les  lacs  du  Bois  de  Boulogne.  On  put  mesurer  le  terrain 
gagné  par  l'idéologie  fallacieuse  qui  leur  représente  la  guerre 
comme  un  phénomène  préhistorique,  incompatible  avec  nos 
mœurs  éclairées  et  adoucies.  Etonnement  passager,  d'ailleurs  : 
l'afflux  du  vieux  sang  gaulois  fut  rapide  ;  après  quelques  jours 
de  dépression,  l'opinion  témoigna  par  toutes  ses  voix  qu'elle 
envisageait  les  plus  graves  éventualités  avec  calme  et  résolution. 

A  cet  égard,  l'alerte  aura  été  salutaire.  En  avait-on  exagéré 
le  péril?  L'émoi  public  était-il  justifié?  C'est  là  un  de  ces  pro- 
blèmes qui  ne  seront  élucidés  que  plus  tard,  très  tard.  Aujour- 
d'hui encore,  le  dernier  mot  n'est  pas  dit  sur  la  crise  semblable 
de  1875  :  ceux  qui  étaient  alors  au  centre  des  affaires  euro- 
péennes, en  situation  de  bien  voir  et  de  tout  voir  sans  intérêt 
personnel,  ceux-là  savent  comment  il  faudra  reviser  des  légendes 
universellement  acceptées.  En  sera-t-il  de  même  pour  la  crise 
de  190S?De  cette  dernière,  j'ignore  tout,  sauf  les  façades  trom- 
peuses que  nous  montrent  les  journaux  et  les  indiscrétions  cal- 
culées des  hommes  d'Etat.  Il  semble  à  cette  heure  que  des  négo- 
ciations laborieuses  aient  clos  l'incident.  Si  cela  est,  tant  mieux. 
Nous  n'en  sommes  que  plus  à  l'aise  pour  parler  de  TAllemagne 
avec  une  tranquille  liberté. 

Au  moment  où  l'éventualité  d'un  nouveau  conflit  occupait  à 
tort  ou  à  raison  les  esprits,  le  désir  me  vint  de  revoir  le  pays 
qui  rappelait  notre  attention  sur  ses  casques  multipliés.  Depuis 
plus  de  vingt  ans,  j'avais  perdu  le  contact  direct  avec  l'Allemagne. 
Gomme  tout  le  monde,  j'entendais  vanter  sa  richesse,  son  dé- 
veloppement prodigieux.  Les  livres  des  voyageurs  en  témoi- 
gnaient; pourtant,  des  divergences  d'opinion  se  produisaient 
dans  leurs  jugemens.  Je  voulus  former  le  mien  sur  place.  Je 
viens  de  parcourir  durant  cinq  semaines  l'Allemagne  du  Nord, 
«  la  Prusse,  »  comme  l'on  disait  d'ordinaire  dans  mon  jeune 
temps,  pour  désigner  toutes  les  provinces  récemment  rattachées 
à  ce  dur  noyau.  Je  l'avais  connue  déjà  unifiée,  enivrée  et  comme 
abasourdie  de  ses  victoires  récentes,  mais  encore  pauvre,  ché- 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  9 

tive  d'aspect,  rudement  maintenue  sous  son  harnais  militaire, 
fidèle  aux  simples  habitudes  d'une  vie  étroite. 

J'ai  visité  sa  capitale,  quelques-unes  de  ses  villes  provin- 
ciales, et  tout  d'abord  les  grands  ports  dont  le  nouvel  empire 
est  justement  fier.  On  n'apprendrait  rien  au  lecteur  en  lui  décri- 
vant Berlin,  Leipsig  ou  Francfort  ;  la  facilité  des  voyages  rend 
ces  villes  familières  à  beaucoup  de  nos  compatriotes.  J'extrais 
de  mon  carnet  de  route  les  notes  relatives  aux  villes  hanséa- 
tiques.  Mieux  que  partout  ailleurs,  on  y  peut  prendre  la  mesure 
de  la  nouvelle  Allemagne  ;  on  y  peut  vérifier  et  généraliser  les 
observations  recueillies  dans  les  autres  parties  de  l'empire.  Je 
transcris  ici  ces  notes  prises  au  hasard  des  promenades,  et 
quelques  réflexions  suggérées  par  les  gens,  les  choses  que  je 
voyais.  Telle  vision  rapide  nous  renseigne  parfois  sur  les  évolu- 
tions d'un  peuple  mieux  qu'une  copieuse  statistique.  D'anciens 
souvenirs  m'ont  permis  d'opposer,  comme  en  un  diptyque,  la 
figure  du  présent  à  celle  du  passé.  Elle  est  significative,  sinon 
très  gaie,  la  comparaison  que  font  les  mêmes  yeux,  à  vingt-cinq 
ans  de  distance,  entre  l'état  où  ils  avaient  laissé  un  pays  et  les 
conditions  nouvelles  qu'ils  y  retrouvent. 

Cologne. 

Je  croyais  bien  connaître  cette  ville.  J'y  passais  fréquemment, 
jadis;  et  chaque  fois  j'allais  honnêtement  saluer  mon  royal 
patron,  le  mage  vagabond  qui  s'en  vint  d'Orient  à  Milan,  de 
Milan  à  Cologne.  On  me  montrait,  à  travers  la  grille  d'or  de  sa 
châsse,  son  crâne  encerclé  d'une  belle  auréole  de  diamans.  Que 
ce  soit  bien  là  le  propre  chef  du  roi  noir,  lui-même  n'en  jurerait 
pas  ;  un  voyageur  qui  a  fait  tant  de  chemin,  parmi  des  popula- 
tions acharnées  à  se  disputer  ses  restes,  a  pu  égarer  sa  tête.  Mais 
la  chose  est  sans  importance.  Le  crâne  apporté  de  Lombardie  a 
huit  ou  neuf  siècles  de  possession  d'état  ;  c'est  déjà  une  légiti- 
mité respectable. 

Je  croyais  connaître  Cologne  :  et,  dès  cette  première  étape, 
j'éprouve  le  sentiment  qui  ne  me  quittera  plus  :  on  m'a  changé 
mon  Allemagne,  la  vieille  bonne  femme  s'est  muée  en  une  jeune 
géante.  Je  cherche  à  m'orienter  sur  le  parvis  du  Dôme  :  où  sont 
les  modestes  maisons,  à  l'enseigne  des  Jean-Marie  Farina,  qui 
enserraient  de  leurs  pignons  la  cathédrale  inachevée  ?  Disparues, 
les  façades  vieillottes  derrière  lesquelles  ces. alchimistes  distil- 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laient  leur  célèbre  alcool.  Dégagé,  isolé  entre  une  vaste  place 
et  des  corbeilles  de  verdure,  le  Dôme  est  restauré  de  la  base  au 
faîte,  les  aiguilles  pyramident  au  sommet  des  tours  qui  les 
attendaient  depuis  tant  de  siècles.  Sur  les  côtés  de  la  place  et 
dans  la  perspective  des  rues,  d'énormes  cubes  de  maçonnerie 
abritent  les  hôtels,  les  bureaux  des  grandes  entreprises  indus- 
trielles, les  magasins  luxueux  où  s'entassent,  derrière  la  vitre 
tout  d'une  pièce,  des  machines  pratiques  et  des  spécimens  d'un 
art  affligeant  :  «  galanteries,  »  camelote  d'exportation,  meubles 
et  bronzes  tordus  dans  les  crispations  du  «  moderne  style;  «robes 
voyantes  coupées  par  des  couturiers  sans  malice,  pour  d^honnêtes 
femmes  ignorantes  de  ce  qu'elles  voudraient  imiter,  les  élégantes 
suggestions  des  toilettes  parisiennes. 

C'est  le  samedi  soir.  Une  foule  dense,  bien  vêtue,  s'échappe 
des  ateliers,  encombre  les  rues;  elle  descend  aux  terrasses  des 
brasseries  qui  dominent  le  Rhin.  Ces  jardins  regorgent  de 
consommateurs,  attablés  autour  des  kiosques  où  les  musiques 
régimentaires  viennent  louer  leurs  services  :  tolérance  qui  nous 
paraîtrait  incompatible  avec  le  prestige  de  l'armée.  La  bière  coule 
à  flots  :  pas  un  verre  d'absinthe.  Si  l'on  généralise  cette  re- 
marque sur  l'absence  d'un  poison  dont  je  n'ai  pas  vu  trace  dans 
l'Allemagne  du  Nord,  elle  expliquera  peut-être,  mieux  que 
toutes  les  considérations  sur  les  races,  certaines  différences 
inquiétantes  dans  les  statistiques  comparées.  Sur  le  fleuve,  les 
vapeurs  s'ameutent;  ils  chargent  pour  Rotterdam  les  marchan- 
dises du  port  considérable  qu'est  devenue  Cologne.  En  moins 
de  vingt  ans,  la  population  a  plus  que  doublé.  Partout  les 
pulsations  aisées,  le  rythme  nombreux  et  ordonné  d'une  vie 
abondante. 

A  la  cathédrale,  le  dimanche  matin.  —  Les  jeunes  clercs  du 
séminaire  font  leur  entrée  dans  la  nef,  vont  prendre  place  au 
chœur  pour  la  grand'messe.  Une  procession?  Non  :  une  milice 
ecclésiastique  formée  en  colonne  de  compagnie,  qui  se  hâte  vers 
un  service  commandé.  Ces  lévites  gardent  le  pli  militaire;  nul 
laisser  aller  dans  leur  tenue,  point  de  gaucherie  ni  d'affectation 
dans  leurs  manières;  une  mise  soignée,  une  expression  de  gra- 
vité virile  sur  les  jeunes  visages.  Ils  marchent  d'un  pas  preste 
et  décidé;  le  pas  de  l'homme  qui  va  vers  un  but,  pour  y  faire 
une  chose  qu'il  sait  et  veut  :  pour  y  combattre,  probablement 
N'étaient  leurs  soutanes,  on  dirait  des  élèves  d'une  grande  école. 


LA   NOUVELLE  ALLE5IAGNE.  il 

normaliens  ou  polytechniciens  :  plutôt  les  derniers.  Rien  de 
moins  clérical,  au  sens  vulgaire  du  mot,  que  le  sérieux  juvénile 
de  ces  clercs  et  leur  air  de  troupe  en  campagne.  Ils  en  sont  peut- 
être  redevables  au  voisinage  des  protestans,  aux  réactions  d'une 
Eglise  sur  l'autre,  à  l'obligation  de  lutter  courtoisement  contre 
leurs  frères  de  la  confession  rivale,  et  de  les  vaincre  avec  les 
armes  que  ceux-ci  revendiquent  :  raison,  science,  moralité. 

La  vaste  nef  s'emplit  ;  elle  s'emplit  d'hommes,  de  tout  âge, 
de  toute  condition,  aussi  nombreux  que  les  femmes.  Le  Français 
qui  passe  le  Rhin  est  frappé  par  l'affluence  des  hommes  aux 
églises,  par  leur  participation  effective  aux  rites  du  culte.  La 
religion  demeure  ici  mâle  pour  des  mâles.  Par  comparaison 
avec  d'autres  contrées  où  il  se  plie  davantage  aux  exigences 
féminines,  le  catholicisme  allemand  est  infertile,  pauvre  d'expé- 
diens  ;  il  ne  sait  pas  inventer  les  dévotions  nouvelles  et  s'y 
confire,  il  ne  se  prête  pas  aux  pieux  caprices  d'une  mode  qui 
veut  de  la  nouveauté  dans  les  émotions  religieuses.  Les  pèleri- 
nages traditionnels  continuent  de  se  porter  aux  vieux  sanctuaires, 
gardiens  de  reliques  vénérables  ;  on  ne  les  détourne  point  vers 
des  basiliques  neuves,  consacrées  à  des  miracles  de  fraîche  date. 
Immobile  dans  ses  formes  extérieures,  la  religion  de  ces  Ger- 
mains est  évolutive  à  l'intérieur  des  âmes  ;  elle  y  travaille  au 
progrès  théologique,  moral,  social.  Religion  vivace,  pugnace, 
réfractaire  aux  entraînemens  d'imagination;  religion  un  peu 
sévère  pour  les  goûts  des  ouailles  latines.  On  se  représente 
pourtant  très  bien  un  Rossuet  ou  un  Rourdaloue  dans  la  chaire 
de  Cologne  :  ne  s'y  retrouverait-il  pas  plus  à  son  aise  que 
devant  certains  auditoires,  friands  d'une  nourriture  spirituelle 
dont  on  ne  sentait  point  le  besoin  au  siècle  de  ces  grands 
chrétiens  ? 

Munster. 

De  Cologne  à  Munster,  le  train  court  durant  plusieurs  heures 
sur  le  plat  pays  morose,  entre  d'interminables  avenues  de  houil- 
lères, d'aciéries,  de  hauts  fourneaux.  Cette  plaine  de  Westphalie 
n'est  qu'une  immense  pelote  hérissée  d'aiguilles,  les  cheminées 
d'usines.  Elles  relient  Dusseldorf,  Duisbourg,  Essen,  où  M.  Krupp 
fabrique  sa  marchandise  meurtrière.  On  la  demande  sur  tous  les 
points  du  globe;  les  cliens  exotiques  lui  apportent  leurs  piastres 
et  leurs  sapèques  en  échange  de  ses  ioujoux  d'acier;  les  Etats 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'endettent  pour  l'enrichir.  Avec  leur  argent,  il  forge  une  cein- 
ture inexpugnable  à  sa  patrie.  Des  deux  côtés  de  la  voie,  aussi 
loin  que  la  vue  peut  s'étendre,  sur  les  pâles  prairies,  sur  les 
eaux  souillées,  des  bennes  emplies  de  houille  ou  de  minerai 
circulent  automatiquement  le  long  des  fils  aériens.  Ces  ser- 
vantes mécaniques  apparaissent  à  l'horizon,  comme  de  lents 
oiseaux  de  proie  qui  emporteraient  dans  leurs  aires  les  entrailles 
de  la  terre  dépecée.  Elles  vont  les  livrer  à  des  milliers  de  bras 
qui  transformeront  ces  noires  matières  en  force,  en  richesse; 
pas  en  joie.  Nulle  part  peut-être,  sur  notre  vieux  continent, 
l'effort  humain  n'est  aussi  titanesque,  aussi  violemment  tendu 
que  dans  ce  bassin  de  la  Ruhr  ;  et  nulle  part  le  déshonneur  de 
la  terre  enlaidie  n'attriste  autant  les  yeux.  Ils  cherchent  vaine- 
ment les  aspects  maternels  de  la  nature,  la  grâce  d'un  lambeau 
de  forêt,  d'un  vallon  préservé. 

Ces  campagnes  furent  belles  et  riantes,  avant  que  la  rapace 
industrie  ne  les  contraignît  à  suer  par  tous  les  pores  le  fer  et  le 
charbon,  avant  qu'elle  n'en  eût  lait  un  cadavre  de  paysage, 
grouillant  d'innombrables  vers,  roulé  dans  un  suaire  de  fumée. 
Admirons  avec  les  économistes  ce  triomphe  du  génie  humain 
et  de  la  civilisation,  ces  multitudes  qui  peinent  savamment  sur 
un  sol  défiguré.  Mais  pourquoi?  Où  fabrique-t-on  du  bonheur, 
dans  ces  usines  haletantes?  L'historien  du  commerce  à  travers  les 
âges,  mon  érudit  confrère  Georges  d'Avenel,  me  dit  qu'on  n'en  a 
jamais  fabriqué  :  ce  produit  n'est  mentionné  dans  aucun  des  in- 
ventaires qu'il  a  compulsés.  Alors,  à  quoi  bon  tout  le  reste?  La 
terre  ne  se  mettra-t-elle  jamais  en  grève  pour  revendiquer  son 
droit  à  la  beauté,  à  la  douce  paix  qu'elle  répand  sur  ses  enfans, 
lorsqu'ils  se  contentent  de  cueillir  ses  fruits  et  ses  moissons? 
Questions  de  songe-creux.  Il  fut  un  temps  où  les  multitudes 
s'épuisaient  à  construire  les  magnifiques  pyramides  du  Pharaon  : 
nous  estimons  que  c'était  une  grande  vanité.  Il  fut  un  autre 
temps  où  l'on  enseignait  aux  pauvres  diables  qu'ils  devaient  se 
mortifier,  se  renoncer,  bâtir  une  haute  cathédrale  au-dessus  de 
leurs  chaumières,  vivre  à  son  ombre  dans  la  méditation  et  la 
prière,  avant  d'aller  chercher  leur  récompense  dans  le  cimetière 
voisin,  seul  but  du  voyage  terrestre  et  commencement  de  la 
vraie  vie.  Ce  temps  paraît  stupide  aux  hommes  d'aujourd'hui. 
Ve  nôtre  enseigne  à  ces  ouvriers  qu'ils  sont  ici-bas  pour  créer  de 
)a  richesse,  toujours  plus,  au  profit  d'un  patron  qui  se  ronge  de 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  13 

soucis  ;  et  pour  gagner  eux-mêmes  de  quoi  boire  copieusement 
au  cabaret,  ou  de  quoi  acheter,  s'ils  sont  sages,  un  livret  à  la 
caisse  d'épargne,  un  morceau  de  pain  pour  leur  vieillesse,  avant 
d'aller  s'anéantir  dans  ce  même  cimetière,  où  tout  finit.  Ce  sont 
les  dogmes  d'un  siècle  raisonnable.  Ne  contredisons  jamais  aux 
dogmes  de  notre  temps;  il  y  avait  autrefois  un  Saint-Office, 
il  y  a  maintenant  une  presse  éclairée  pour  corriger  les  fous 
qui  donnent  dans  ce  travers.  Mais  j'oublie  que  je  suis  venu 
ici  pour  admirer  le  développement  économique  de  l'Alle- 
magne. 

C'est  un  soulagement  de  revoir  des  bois,  des  champs,  aux 
approches  de  Munster.  En  souvenir  du  Prophète,  je  m'arrête 
dans  la  ville  de  Jean  de  Leyde.  Elle  rentre  dans  mon  programme  : 
Munster  fut  une  des  cités  hanséatiques,  à  l'époque  où  la  Ligue 
avait  des  confédérées  à  l'intérieur  des  terres.  Elle  ne  s'est  pas 
accrue  et  transformée  à  l'égal  d'autres  villes  provinciales,  brus- 
quement enflées  par  une  opulence  qui  détruit  leur  ancienne 
physionomie.  Munster  est  restée  la  bourgeoise  discrète  de  l'an- 
cien temps,  ramassée  autour  de  l'Hôtel  de  Ville  Renaissance  et 
de  la  place  du  Marché.  Dans  les  rues  qui  s'écartent  du  centre, 
les  vieilles  horloges  sonnent  des  heures  lentes  sur  de  rares  pas- 
sans  ;  ils  vont  en  famille  écouter  la  musique  dans  le  parc  du 
château  Louis  XV,  un  de  ces  petits  Versailles  rococo  dont 
raffolaient  les  principicules  allemands.  C'était  la  résidence  des 
princes-évêques  ;  le  roi  de  Prusse  les  a  expropriés.  Je  ren- 
contre Pévêque  actuel,  il  déambule  entre  deux  chanoines  contre 
le  chevet  de  sa  cathédrale  ;  et  c'est  un  tableau  de  chez  nous,  ce 
prélat  déchu  des  anciennes  splendeurs,  errant  sous  les  ormeaux 
du  mail  désert  et  silencieux,  un  mail  tout  pareil  à  ceux  de  nos 
préfectures  languissantes.  Peu  d'objets  d'art  dans  les  nombreuses 
églises  :  elles  furent  toutes  dévastées  et  aux  trois  quarts  détruites 
par  la  Commune  de  153S. 

Je  l'appelle  ainsi,  car  l'analogie  est  frappante  entre  les  scènes 
dont  Paris  fut  le  théâtre  en  1871  et  celles  que  rapportent  les  an- 
nalistes du  siège  de  Munster.  Mais  ce  dernier  s'étant  prolongé 
quinze  mois,  la  courbe  logique  des  grands  soulèvemens  popu- 
laires y  est  mieux  dessinée;  elle  parcourt  toutes  les  phases  obli- 
gatoires, de  l'enthousiasme  au  désespoir,  de  la  licence  à  la 
tyrannie.  Des  socialistes  très  convaincus  instituèrent  ici  une 
expérience  intéressante  de  la  doctrine  collectiviste.   Les  pierres 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ces  églises  mutilées  me  la  racontent  :  relisons  à  leur  ombre 
une  histoire  ancienne  et  toujours  nouvelle. 

Le  prince-évcquo  et  les  soigneurs  catholiques  gouvernaient 
—  fort  mal  —  la  ville  impériale  de  Munster,  quand  les  luthé- 
riens vinrent  y  propager  leur  culte.  Ces  novateurs  gagnèrent  la 
classe  moyenne,  les  marchands  des  ghildes  ;  ils  se  crurent  bientôt 
assez  puissans  pour  battre  en  brèche  une  féodalité  débile.  Pre- 
mière phase,  lutte  des  réformateurs  bourgeois  contre  l'aristo- 
cratie et  l'ancien  clergé.  Le  parti  de  l'évêque  eut  le  dessous  ; 
mais  ses  troupes  ayant  mis  une  première  fois  le  siège  devant  la 
place,  les  luthériens  sentirent  le  besoin  de  s'y  renforcer.  La 
Westphalie  était  alors  travaillée  par  les  melchiorites  des  Pays-Bas, 
la  dernière  née  et  la  plus  dangereuse  des  sectes  anabaptistes. 
Leurs  émissaires,  accueillis  dans  Munster  comme  d'utiles  recrues, 
en  appellent  d'autres  ;  cette  avant-garde  du  communisme  prend 
pied,  séduit  le  menu  peuple  :  il  acclame  pour  chefs  ceux  des 
nouveaux  venus  qui  ont  le  plus  de  facilité  à  parler  en  public. 
Effrayés  par  les  prétentions  croissantes  de  ces  auxiliaires,  les 
magistrats  bourgeois  et  luthériens  se  rapprochent  de  l'évêque, 
de  la  noblesse  ;  ils  s'entremettent,  négocient  inutilement  des 
compromis.  Deux  craintes  paralysent  ces  timides  réformateurs 
de  la  veille  :  celle  de  faire  le  jeu  de  la  réaction,  celle  d'être  évin- 
cés par  des  énergumènes  qu'ils  veulent  couvrir,  et  qui  déjà  les 
dépossèdent.  Eternelle,  réjouissante  histoire  du  tiers-parti, 
dévoré  par  la  démagogie  qu'il  a  suscitée  contre  les  anciens 
maîtres.  Cette  seconde  phase  s'achève  comme  il  est  d'usage  :  les 
plus  pusillanimes  de  ce  parti,  traînés  à  la  remorque  des  commu- 
nistes, leur  obéissent  la  mort  dans  l'âme;  les  autres,  prédicans 
luthériens,  magistrats,  gros  marchands  des  ghildes,  sont  chassés 
pêle-mêle  avec  l'évêque  et  les  seigneurs.  Sur  l'aire  nettoyée  du 
mauvais  grain,  comme  disent  les  anabaptistes,  ces  illuminés  éta- 
blissent la  république  démocratique  et  en  appliquent  les  trois 
principes  :  liberté,  égalité,  communauté  des  biens.  Les  princes 
de  la  Haute-Allemagne  se  liguent  contre  la  scandaleuse  Munster: 
tiraillés  par  leurs  jalousies,  malhabiles  et  lents,  ils  l'assiègent 
mollement.  Le  peuple  fanatisé  réclame  la  sortie  en  masse  :  son 
premier  chef,  Jean  Mathys,  s'y  fait  tuer. 

Un  petit  compagnon  tailleur  de  Leyde,  jeune  exalté  de  vingt- 
six  ans,  prend  la  direction  de  la  défense.  Il  a  puisé  dans  sa  Bible 
la  foi  et  l'audace  des  prophètes  justiciers  ;  peut-être  est-il  sincère 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  15 

au  début  dans  son  rêve  idéaliste.  Mais  à  gouverner  des  hommes, 
l'ambition  lui  vient.  Et  ces  hommes  qui  croient  aveuglément  en 
lui  n'en  sont  pas  moins  incommodes,  récalcitrans ;  les  subsi- 
stances se  font  rares,  la  folie  obsidionale  trouble  les  têtes. 
L'apôtre  en  fait  tomber  quelques-unes;  bientôt,  son  glaive  frappe 
dans  le  tas,  épure  les  traîtres,  puis  les  tièdes.  Du  sang  versé,  les 
fumées  de  l'orgueil  lui  montent  au  cerveau;  il  se  proclame  roi, 
par  droit  d'inspiration  divine,  il  se  grise  des  pompes  carnava- 
lesques où  il  parade.  Le  «  Roi  de  Sion  »  promulgue  la  commu 
nauté  des  femmes  après  celle  des  biens  :  cet  édit  rencontre  chez 
les  sujets  une  obéissance  empressée.  Les  suites  en  sont  décrites 
dans  le  latin  un  peu  vert  du  chroniqueur  Hortensius  :  à  la  fin  du 
siège,  s'il  faut  l'en  croire,  il  n'y  avait  pas  dans  Munster  une  fille 
au-dessus  de  quatorze  ans  qui  n'eût  ressenti  les  eff"ets  des  maximes 
anabaptistes.  —  «  On  a  remarqué  dans  tous  les  temps,  ajoute 
judicieusement  l'historien  Robertson,  que  les  excès  de  l'enthou- 
siasme accompagnent  d'ordinaire  le  penchant  à  l'amour.  »  Meyer- 
beer  aussi  l'avait  remarqué  :  une  intuition  du  génie  historique 
qui  fut  sa  qualité  maîtresse  lui  a  dicté  le  brindisi  final  du  Pro- 
phète. Il  a  suffi  de  quelques  notes  au  musicien  pour  nous  rendre 
sensibles  les  deux  mouvemens  du  xvi®  siècle,  Réforme  et 
Renaissance  ;  ils  s'entre-choquent  et  se  confondent  dans  le  double 
motif  :  accens  d'un  psaume  religieux  où  gronde  la  révolte 
austère  des  âmes,  bacchanale  de  la  joie  païenne  qui  agite  à  nou- 
veau ses  thyrses  sur  la  chair  émancipée. 

L'orgie  communiste  finit  selon  les  règles  habituelles.  Une 
trahison  livra  les  portes  de  Munster  aux  soldats  de  l'évêque 
Waldeck.  Les  fanatiques,  se  sentant  perdus,  avaient  pris  leurs 
dispositions  pour  incendier  la  ville  :  on  ne  leur  laissa  pas  le 
temps  d'exécuter  ce  beau  dessein.  Acculés  dans  le  boyau  du 
Prinzipalmarkt,  ils  ne  demandèrent  pas  de  quartier,  ils  s'y  firent 
bravement  hacher.  Comme  l'évêque  lui  reprochait  le  pillage  de 
son  trésor,  Jean  de  Leyde  l'engagea  fièrement  à  se  récupérer  en 
promenant  le  roi  de  Sion  dans  une  cage  de  fer  :  les  populations 
pairaient  cher  pour  le  voir.  Le  prélat  suivit  ce  conseil  avant  de 
faire  tenailler  Jean  par  le  bourreau.  On  réintégra  son  cadavre 
dans  la  cage,  on  en  fit  deux  autres  pour  ses  grands  officiers, 
Kaipperdolling  et  Krechting;  les  trois  cages  où  pourrissaient 
les  suppliciés  furent  suspendues  au  clocher  de  la  jolie  église 
Saint-Lambert.  Elles  y  sont  encore,  on  les  montre  avec  orgueil 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  étrangers,  car  la  mémoire  de  Jean  de  Leyde  n'est  pas  im- 
populaire à  Munster.  Il  y  a  de  la  vénération  dans  le  geste  du 
custode  qui  extrait  d'un  bahut  du  Rathaus  et  me  présente  un 
soulier  de  la  Reine,  la  première  femme  du  Roi-Prophète.  Elle 
avait  de  grands  pieds.  Cette  imperfection  n'excuse  pas  le  Roi, 
qui,  de  sa  main,  lui  trancha  publiquement  la  tête;  après  quoi 
ses  quinze  autres  femmes  dansèrent  avec  Jean  une  sarabande 
joyeuse  autour  du  corps  de  leur  compagne.  —  Et  cela  se  passait 
dans  cet  hôtel  de  ville  respectable,  sur  cette  place  somnolente 
où  de  braves  gens  discutent  les  intérêts  de  leur  négoce,  tout 
en  buvant  d'innombrables  chopes  de  bonne  bière  à  bas  prix; 
citoyens  soumis,  dociles  aux  moindres  prescriptions  de  la  police, 
jusqu'au  jour  où  passera  sur  leurs  têtes  un  de  ces  souffles 
d'orage  qui  font  recommencer  aux  fils  les  folies  de  leurs  pères. 
Au  delà  d'Osnabrûck,  le  sol  du  Hanovre  s'aplatit,  se  vide 
d'habitans  entre  les  villages  espacés  ;  vastes  prairies  humides  où 
des  troupeaux  paissent  sous  des  moulins  à  vent;  paysage  hol- 
landais, fin  de  continent  dans  le  crépuscule,  odeur  de  mer.  Rien 
n'annonce  une  grande  cité,  sur  ce  peu  de  terre  ferme  qui  s'in- 
cline vers  la  mer  du  Nord,  qui  va  mourir,  semble-t-il,  dans  les 
tourbières  et  les  marécages.  On  franchit  une  rivière  modeste, 
peu  profonde;  elle  se  traîne  entre  les  herbes.  Est-il  possible 
qu'elle  porte  des  paquebots  à  quelques  lieues  d'ici?  Des  feux 
d'usines  se  rallument  à  l'horizon  :  c'est  Brème. 

Brème,  Bremerhaven. 

Lorsque  les  Allemands  veulent  glorifier  le  rapide  essor  ae 
leurs  industries  maritimes,  ils  mettent  toujours  en  avant  le 
colosse  hambourgeois.  L'exemple  est  bien  choisi,  pour  qui  ne 
regarde  qu'à  l'énormité  des  résultats.  Mais  si  nous  cherchons  le 
secret  de  la  réussite  dans  les  qualités  humaines,  intelligence, 
énergie  patiente,  art  de  créer  beaucoup  avec  peu,  Brème  est 
encore  plus  révélatrice  que  sa  grande  sœur;  et  le  nouvel  empire 
a  bien  sujet  d'en  être  fier.  • 

La  nature  a  doté  Hambourg  d'un  fleuve  magnifique,  récep- 
teur et  distributeur  des  marchandises  sur  un  long  parcours.  Les 
hommes  n'avaient  qu'à  l'utiliser.  On  verra  plus  loin  qu'ils  s'en 
acquittent  à  merveille  ;  mais  Hambourg  est  avant  tout  une  créa- 
tion de  l'Elbe.  La  nature  n'a  fait  rien  de  pareil  pour  Brème. 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  17 

Contraindre  la  petite  Weser  à  devenir  la  voie  nourricière  et 
l'exutoire  d'un  grand  port,  ce  fut  en  vérité  une  audacieuse  ga- 
geure. L'estuaire,  peu  profond  et  barré  par  des  bancs  de  sable, 
suffisait  aux  bateaux  de  la  Hanse  médiévale;  les  monstres 
marins  d'aujourd'hui  ne  peuvent  s'y  introduire.  On  leur  a  creusé 
un  port  à  Bremerhaven,  distant  de  63  kilomètres;  et  là  même, 
l'embarquement  à  quai  sur  les  grands  paquebots  n'est  pas  tou- 
jours assuré  :  par  les  basses  mers,  il  faut  aller  chercher  le  na- 
vire au  débouché  du  chenal.  De  Bremerhaven  à  Brème,  jusqu'au 
port  franc  aménagé  à  l'entrée  de  la  ville,  l'estuaire  ne  permet 
qu'un  tirant  d'eau  de  6  mètres  à  haute  marée.  Plus  loin,  dans 
la  ville  et  en  amont,  on  afïouille,  on  drague  sans  cesse  le  lit  va- 
seux de  la  chétive  rivière  ;  on  obtient  ainsi  à  grand'peine  le  tirant 
d'eau  de  l^jSO,  requis  pour  le  passage  des  gros  chalands.  Enfin, 
depuis  Cassel,  point  où  elle  commence  d'être  navigable,  cette 
médiocre  servante  ne  traverse  aucune  houillère,  aucun  centre 
manufacturier.  Brème,  tributaire  des  Anglais  pour  une  forte 
part  du  combustible,  ne  peut  recevoir  le  charbon  allemand  et 
les  produits  d'exportation  que  par  les  voies  ferrées.  Voici  donc 
une  reine  de  la  mer  qui  en  est  séparée,  sans  facilités  fluviales 
pour  distribuer  les  apports  maritimes  à  l'intérieur  du  continent. 

La  république  brémoise  a  remplacé  tout  ce  que  la  nature 
lui  refusait  par  une  volonté  au  service  d'une  tradition.  Les  an- 
cêtres avaient  porté  très  haut  le  pavillon  hanséatique;  en  dépit 
des  obstacles  matériels  et  des  exigences  nouvelles  de  la  naviga- 
tion, les  fils  ont  voulu  maintenir  ce  pavillon  au  premier  rang  : 
ils  y  ont  réussi.  Brème  et  Bremerhaven  possèdent  ensemble  une 
flotte  de  333  vapeurs  et  128  voiliers.  Le  mouvement  total  du 
tonnage,  entrées  et  sorties  comprises,  s'élève  pour  les  deux  ports 
à  5  363000  tonneaux  de  jauge. 

La  ville  est  le  siège  d'une  des  deux  grandes  compagnies  mon- 
diales de  paquebots  qui  accaparent,  au  profit  de  l'Allemagne  et 
au  détriment  des  autres  nations,  une  part  chaque  jour  plus 
considérable  du  trafic  maritime.  Malgré  le  proche  voisinage  de 
Hambourg,  Brème  reste  le  premier  marché  allemand  des  tabacs, 
du  coton;  elle  dispute  à  sa  rivale  d'autres  spécialités.  Toutes 
proportions  gardées  entre  un  groupement  de  210000  habitans, 
et  un  autre  qui  dépasse  le  million,  il  m'a  paru  que  Brème  ne  le 
cédait  en  rien  à  Hambourg  pour  l'activité,  l'esprit  d'entreprise, 
la  richesse  manifestée  dans  l'extension  rapide  d'une  ville  qui 
TOME  XXX.  —  1905.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

couvre  de  quartiers  neufs,  chaque  année,  les  champs  où  l'herbe 
poussait  l'année  précédente. 

Le  cœur  de  la  cité  nous  reporte  aux  xv®  et  xvi®  siècles.  La 
haute  statue  peinte  d'un  Roland,  gardien  des  libertés  républi- 
caines, se  dresse  en  face  du  Rathaus.  Ce  gothique  hôtel  de  ville 
abrite  sous  son  large  pignon  des  chevaliers  de  pierre  dans  leur 
harnais  de  bataille.  A  l'intérieur,  des  modèles  de  navires  et  des 
portraits  de  sénateurs  ornent  une  grande  salle  de  belles  propor- 
tions. Une  guirlande  de  figurines,  sculptée  sur  l'escalier  tour- 
nant qui  monte  à  la  tribune,  est  peut-être  le  plus  délicat  joyau 
de  la  Renaissance  que  j'aie  rencontré  dans  l'Allemagne  du  Nord. 
A  l'autre  extrémité  de  la  grand'salle,  un  tableau  moderne  :  le 
régiment  de  Brème  à  la  bataille  de  Loigny.  Nul  embarras  pour 
le  visiteur  français  devant  cette  toile;  de  la  fierté  :  Sonis  et 
Charette  sont  bons  à  saluer  partout,  même  chez  leurs  vain- 
queurs. Quelques  autres  maisons  du  vieux  style  allemand  sub- 
sistent dans  le  voisinage  de  la  place  ;  le  Kensington  voulut  na- 
guère acquérir  la  plus  remarquable,  l'Altbremerhaus  :  les 
Brémois  se  hâtèrent  de  la  racheter.  Ils  en  ont  fait  un  musée- 
restaurant,  très  apprécié  des  gourmets.  On  y  dîne  dans  les 
petites  chambres  de  1618,  meublées  d'objets  rares  et  anciens; 
cabinets  particuliers  qui  doivent  toujours  communiquer  à  la 
salle  principale  par  une  porte  ouverte  :  ainsi  l'ordonnent,  à 
Brème  et  à  Hambourg,  les  règlemens  de  ces  vertueuses  répu- 
bliques. 

Autour  du  noyau  central  où  l'on  conserve  pieusement  les 
reliques  de  la  vieille  Hanse,  la  nouvelle  ville  érige  ses  édifices 
fastueux,  bourses,  maisons  de  commerce,  hôtels,  entrepôts  mo- 
numentaux. Bornée  au  nord-ouest  par  le  port  franc,  elle  est 
enveloppée  sur  tout  le  reste  de  son  pourtour  par  les  longs  cor- 
dons concentriques  d'une  troisième  cité  :  avenues  et  boulevards 
où  s'alignent  entre  des  jardins  les  demeures  des  riches  négo- 
cians.  Ils  sont  légion,  si  j'en  juge  par  la  multiplicité  des  maisons 
toutes  neuves  entre  lesquelles  on  me  fait  rouler  pendant  une 
heure.  Mon  guide  me  dit  :  «  Ah  I  une  rue  nouvelle  !  Je  ne  la 
connaissais  pas,  je  n'étais  pas  venu  de  ce  côté  depuis  l'an  der- 
nier. »  —  Louons  ces  Brémois  de  n'aA^oir  pas  sacrifié  ici  au  goût 
du  colossal  qui  sévit  dans  les  autres  villes  d'Allemagne.  Ils  se 
contentent  d'agréables  cottages,  littéralement  hfibillés  de  man- 
teaux de  fleurs.  Architecture  et  végétation  se  ressentent  du  voi- 


LA   NOUVELLE   ALLEMAGNE.  19 

sinage  de  la  Hollande.  Brème  est  la  ville  des  fleurs,  charmante 
dans  ces  élégans  faubourgs,  avec  les  longues  perspectives  de 
balcons  d'où  pendent  des  tapisseries  multicolores,  roses,  jas- 
mins, géraniums,  clématites.  Même  plaisir  des  yeux  dans  le 
Biirgerpark  :  beaucoup  de  capitales  pourraient  envier  cet  im- 
mense parc,  dessiné  avec  goût,  qui  prolonge  à  perte  de  vue  dans 
la  campagne  ses  bois,  ses  lacs,  ses  pelouses.  Les  collectes  volon- 
taires des  habitans  en  ont  seules  fait  les  frais.  La  cathédrale 
reconstruite,  la  Chambre  de  commerce,  d'autres  monumens  et 
des  fondations  de  tout  ordre  attestent  la  libéralité  de  ces  nababs, 
autant  que  le  vif  attachement  des  citoyens  à  leur  ville. 

Entrons  à  la  Seigneurie  de  Brème  :  c'est  vraiment  le  nom 
qu'il  faut  donner  à  cette  cité  dans  la  cité,  haute  et  vaste  ruche 
de  pierre,  somnitie  d'une  tour  féodale,  où  sont  concentrés  tous 
les  services  du  Nordâeutscher  Lloyd.  On  achève  de  bâtir  le  pa- 
lais de  ce  puissant  seigneur  sur  l'emplacement  des  humbles 
bureaux  où  il  naquit.  Comment  passer  sous  silence  l'objet  qui 
attire  entre  tous  la  curiosité  du  voyageur?  Et  comment  en 
parler  sans  ajouter  une  réclame  supplémentaire  à  celles  que 
prodigue  la  compagnie?  L'entente  de  la  publicité  est  une  de 
ses  forces.  Dans  la  moindre  ville  d'Allemagne  comme  dans  la 
plupart  des  villes  étrangères,  à  l'endroit  le  plus  fréquenté, 
une  vitrine  luxueuse  arrête  les  regards  :  elle  fait  généralement 
pendant  à  la  vitrine  pareille  de  la  compagnie  rivale,  la  Hamburg- 
Amerika  Linie.  Sur  le  planisphère  qui  remplit  la  devanture,  les 
lignes  multiples  du  Lloyd  s'allongent  et  se  croisent,  des  navires 
y  fourmillent,  modèles  minuscules  des  gros  paquebots.  Dans  les 
hôtels,  les  brasseries,  les  théâtres,  partout  où  des  hommes 
s'assemblent,  ses  tableaux-réclames  fascinent  les  yeux,  appellent 
vers  la  mer. 

La  flotte  de  la  Compagnie  représente  une  capacité  globale 
de  677  000  tonnes  de  registre,  réparties  pour  la  plus  grosse 
part  sur  les  114  vapeurs  en  service  à  la  mer  et  les  13  unités 
nouvelles  en  construction  :  subsidiairement,  sur  les  44  vapeurs, 
les  181  chalands  et  chaloupes  du  service  fluvial.  Deux  voiliers- 
écoles  sont  spécialement  affectés  à  l'éducation  des  apprentis 
officiers  ;  ils  naviguent  sur  fret  dans  les  mers  de  l'Australie  et 
de  l'Amérique  méridionale.  Cette  flotte  occupe  8  000  employés 
de  tout  ordre  ;  depuis  les  capitaines,  qui  doivent  justifier  'd'une 
connaissance  suffisante  de  l'anglais   et  du   français,  jusqu'aux 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cuisiniers,  qui  vont  étudier  à  Paris,  à  Berlin  et  à  Londres  l'art 
de  contenter  tous  les  goûts.  J'ai  passé  une  matinée  dans  l'office 
central  de  Brème.  C'est  un  monde.  Les  services  de  buanderie  et 
do  lingerie  exigent  à  eux  seuls  un  corps  de  logis  spécial  ;  des 
machines  à  vapeur  et  un  personnel  féminin  lavent,  damassent, 
plient  les  montagnes  de  linge  en  partance  pour  Bremerhaven. 
Dans  les  sous-sols  s'amoncellent  les  victuailles,  conserves,  frian- 
dises de  toute  provenance  :  il  y  a  là  de  quoi  approvisionner 
la  thalamège  et  toutes  les  autres  nefs  de  Pantagruel;  de  quoi 
apaiser  la  soif  de  son  père,  dans  ces  caves  où  s'empilent  des 
pyramides  de  bouteilles,  vins  du  Rhin  qui  fraternisent  avec  nos 
crus  de  France.  —  «  Fraternisent  »  est  une  façon  de  parler. 
Ces  longues  fioles  seront  proposées  et  vantées  à  des  milliers 
d'Anglais,  d'Américains,  d'exotiques  de  tout  poil,  consomma- 
teurs qui  ne  connaissaient  pas  les  vins  allemands  ;  ils  y  pren- 
dront peut-être  goût,  des  habitudes  se  créeront  :  autant  de  cliens 
perdus  pour  Bordeaux,  gagnés  par  le  Rheingau. 

Nous  surprenons  ici  la  caractéristique  essentielle  de  cette 
vaste  maison  de  commerce  qu'est  l'Allemagne,  et  l'un  des  secrets 
de  sa  prospérité.  Elle  suit  le  conseil  que  le  vieillard  de  la  fable 
donnait  à  ses  enfans  : 

Voyez  si  vous  romprez  ces  dards  liés  ensemble  : 
Je  vous  expliquerai  le  nœud  qui  les  assemble. 

Ce  nœud,  c'est  une  liaison  concertée  de  toutes  les  entre- 
prises, une  convergence  fraternelle  de  tous  les  efforts.  Maritimes 
ou  terrestres,  ces  industries  ne  se  contentent  pas  d'avancer  leurs 
propres  affaires  ;  chacune  d'elles  guette  l'occasion  de  donner  un 
vigoureux  coup  de  main  aux  autres  industries  nationales.  Forts 
de  laide  mutuelle  qu'ils  se  prêtent,  le  marin,  le  vigneron,  le 
tisserand,  marchent  du  même  pas,  l'un  remorquant  l'autre,  à  la 
conquête  économique  du  monde.  Dans  tous  les  rayons  de  l'im- 
mense bazar,  même  préoccupation  constante  d'enfler  le  bilan 
commun,  le  bilan  national.  —  Voici,  sur  la  même  côte,  deux 
grandes  compagnies  rivales,  le  Norddeutscher  Lloyd  et  la  Ham- 
burg-Amerika.  Impossible  qu'elles  ne  soient  pas  piquées  par  les 
aiguillons  d'une  âpre  concurrence  ;  et  je  crois  bien  qu'elles  le 
sont.  Néanmoins,  dans  un  intérêt  supérieur,  elles  ont  combiné 
leurs  opérations.  Elles  se  sont  partagé  le  globe,  comme  jadis 


LA   NOUVELLE   ALLEMAGNE.  21 

Espagnols  et  Portugais,  quand  la  bulle  d'Alexandre  VI  leur  tra- 
çait une  ligne  de  démarcation.  En  principe,  la  Hambourgeoise 
exploite  l'Atlantique  et  le  Nouveau  Monde  ;  la  Brémoise,  les 
mers  d'Orient  et  d'Extrême-Orient;  mais,  à  la  suite  de  conces- 
sions mutuelles,  leurs  deux  pavillons  alternent  sur  les  itiné- 
raires du  Pacifique  et  dans  le  fructueux  service  de  grande  vitesse 
sur  New-York. 

Le  tour  du  Lloyd  revient  cette  semaine  :  un  de  ses  grands 
paquebots,  le  plus  grand,  le  Kaiser  Wilhelm  //,  va  partir  de 
Bremerhaven.  Il  conduira  jusqu'à  la  haute  mer  un  groupe  dïn- 
vités  :  la  Direction  m'a  aimablement  prié  d'en  être.  Une  heure 
et  demie  de  chemin  de  fer  jusqu'à  Bremerhaven  :  morne 
paysage,  tourbières  et  lagunes  de  la  Gœste  qui  vient  confluer 
avec  la  Weser.  Mais  le  temps  passe  vite  dans  la  curieuse  Gos- 
mopolis  où  je  suis  accueilli.  Tous  les  idiomes  se  croisent  entre 
les  directeurs  allemands  et  leurs  hôtes  :  deux  Roumains  venus 
de  Bucharest  pour  nouer  des  rapports  entre  la  navigation  bré- 
moise et  les  escales  de  la  Mer-Noire  ;  un  Hongrois  qui  va  passer 
quelques  heures  à  Londres,  assister  à  un  conseil  où  il  représen- 
tera les  actionnaires  internationaux  d'une  société  belge  ;  un  jeune 
Américain  en  route  pour  son  pays,  un  «  roi  des  chemins  de 
fer,  »  comme  l'appellent  gaîment  nos  compagnons  :  il  paraît 
que  ce  tout  jeune  homme  figure  déjà  dans  le  Gotha  des  railways. 
Ces  messieurs  jonglent  avec  la  planète,  avec  les  grosses  affaires 
qui  relient  ses  divers  continens.  En  les  écoutant,  on  croit  sentir 
d'avance  les  vents  du  large,  les  grands  courans  mondiaux  qu'une 
volonté  tenace  capte  et  ramène  dans  cette  petite  Weser. 

Notre  train  s'arrête  au  bassin  d'où  émerge  l'énorme  masse  du 
Kaiser  Wilhelm  II,  long  de  203  mètres.  Amusant  tableau  :  des 
centaines  de  voyageurs,  empêtrés  dans  leurs  paquets  et  leurs 
bardes,  dégringolent  du  convoi  qui  précède  le  nôtre,  s'élancent 
aux  échelles;  la  musique  du  bord  fait  rage  de  tous  ses  cuivres, 
là-haut,  pendant  que  ces  colonnes  de  fourmis  grimpent  à  l'assaut 
du  colosse,  s'engouffrent  aux  divers  étages  des  ponts  superposés 
Cinq  cents  passagers  de  première  classe,  deux  cents  de  la  se- 
conde; et  le  flot  des  émigrans,  parqués  à  l'avant  du  haut-pont. 
Oiseaux  fugitifs  de  tous  les  cieux,  ces  derniers,  pauvres  gens 
qui  vont  tenter  la  grande  aventure  ;  des  Slaves,  pour  la  plupart, 
Bohémiens,  Galiciens,  Polonais  et  juifs  chassés  de  Russie  par  les 
événemens;  quelques  Hongrois.  Point  d'Allemands,   dans  les 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hordes  vagabondes  où  ils  prédominaient  naguère.  L'Allemagne 
industrielle  offre  aujourd'hui  du  travail  à  tous  les  bras,  du  pain 
à  tous  ses  fils  ;  l'Allemand  n'émigre  plus.  Fait  considérable, 
gros  de  conséquences  pour  l'ancien  monde,  pour  le  nouveau. 
Le  caractère  ethnique  du  peuple  américain,  tel  que  l'avait 
constitué  le  principal  apport  de  l'Europe,  sera-t-il  modifié  doré- 
navant par  la  substitution  de  l'élément  slave  à  l'élément  germa- 
nique? 

Le  léviathan  nous  reçoit  dans  ses  flancs.  Leur  ampleur  et 
leur  aménagement  font  que  l'on  y  perd  la  sensation  de  la  mer 
ambiante.  L'élévation  du  hall,  la  distribution  de  ces  salons,  fu- 
moirs, cafés,  bars,  billards,  salles  de  gymnastique,  bureaux  de 
poste  et  de  télégraphie  sans  fils,  tout  donne  au  passager  l'illusion 
qu'il  habite  encore  un  grand  hôtel  en  terre  ferme.  Faciliter  à 
une  clientèle  de  luxe  la  continuation  de  ses  habitudes,  deviner 
et  satisfaire  toutes  ses  fantaisies,  telle  est  la  préoccupation  vi- 
sible dans  les  installations  de  ce  palais  flottant.  Nulle  part  ne  se 
manifestent  mieux  les  aptitudes  commerciales  qui  font  la  for- 
tune de  la  nouvelle  Allemagne  :  ordre  méticuleux,  initiative 
hardie  dans  les  dépenses  lucratives,  souplesse  d'adaptation  aux 
besoins  du  consommateur  étranger.  Je  ne  citerai  qu'un  détail, 
le  plus  typique  :  le  Kaiser  Wilhelm  II  offre  aux  milliardaires 
américains  dix  cabines,  —  si  toutefois  ce  mot  convient  encore  à 
des  appartemens  complets,  chambre  avec  lit,  salon,  salle  de 
bains,  —  dont  le  prix  de  location  s'élève  à  10  000  francs  ou  ap- 
proche de  ce  chiffre,  suivant  les  catégories.  Les  dix  cabines  sont 
toujours  retenues  d'avance;  les  titulaires,  qui  s'embarquent  le 
plus  souvent  à  Cherbourg,  n'hésitent  pas  à  débourser  ces  sommes 
rondelettes  pour  s'assurer  six  jours  de  traversée  confortable. 

Tandis  que  nous  visitions  le  paquebot  et  faisions  honneur  à 
un  repas  très  recommandable,  il  a  démarré,  il  est  sorti  lente- 
ment du  chenal.  Au  moment  de  prendre  sa  course  à  22  nœuds, 
il  nous  rend  au  remorqueur  qui  nous  ramène  à  Bremerhaven  ; 
nous  et  ses  autres  invités,  des  officiers  de  cavalerie  que  nous 
avions  vus  s'asseoir  à  une  table  voisine  de  la  nôtre.  On  aura 
montré  un  instant  à  ce  public  cosmopolite  leurs  uniformes,  leur 
belle  tenue;  autant  de  gagné  pour  le  prestige  national.  Sur  les 
menus,  sur  les  livrets  élégans  où  sont  imprimés  les  noms  des 
passagers  qui  garderont  ces  souvenirs  du  Kaiser  Wilhelm  H,  un 
portrait  en  couleur  du  monarque,  parrain  de  ce  bâtiment.  Les 


LA   NOUVELLE   ALLEMAGNE.  23 

principaux  navires  du  Norddeutscher  Lloyd  et  de  la  Hamburg- 
Amerika  portent  et  propagent  de  même  les  noms,  les  por- 
traits du  père,  du  grand-père,  des  fils  de  Guillaume  IL  Coup 
double  :  gain  commercial  et  gain  politique,  inséparés  dans  la 
somme  des  gains  nationaux;  «  réclame  »  à  longue  portée,  s'il 
est  vrai  que  tous  les  gros  succès  de  notre  temps,  ceux  qui 
donnent  la  fortune,  la  puissance,  l'influence  politique,  —  j'allais 
presque  dire  la  gloire,  ou  sa  contrefaçon,  —  soient  fondés  et 
maintenus  par  ce  moyen  tout  physique,  vulgaire,  mais  infail- 
lible :  l'obsession  universelle,  perpétuelle,  de  certaines  imagés 
sur  les  rétines  et  de  certains  noms  sur  les  tympans. 

Redescendus  à  terre,  comme  nous  parcourons  les  chantiers, 
mon  guide  s'excuse  de  me  faire  marcher  un  peu  vite; il  ajoute  : 
«  C'est  notre  pas  habituel  :  il  y  a  tant  de  travail,  et  qui  presse! 
Voyez  nos  directeurs,  là,  devant  nous  :  ils  marchent  de  ce  même 
pas.  D'ailleurs,  c'est  le  pas  de  l'Empereur.  »  Ces  derniers  mots 
furent  dits  sans  intention  particulière,  d'un  ton  où  il  n'y  avait  ni 
plaisanterie,  ni  sous-entendus  symboliques;  ressouvenir  fortuit, 
simple  constatation  d'une  analogie.  —  Pour  moi,  ils  signifièrent 
davantage  ;  et  cent  fois  depuis  lors  ils  me  sont  revenus  à  la  mé- 
moire, comme  une  formule  explicative  de  tout  ce  que  je  voyais. 
Oui,  ces  hommes  emboîtent  le  pas  d'un  Directeur  général,  qui 
donne  le  branle  à  toutes  leurs  entreprises  ;  d'instinct,  ils  règlent 
leur  allure  sur  celle  de  l'entraîneur  qui  les  stimule  et  les  con- 
duit. 

Celui  qui  me  parle  a  doté  sa  ville  natale  de  la  source  de 
richesses  que  je  viens  d'examiner.  Et  ce  n'est  pas  la  seule  créa- 
tion dont  elle  lui  soit  redevable.  Il  en  est  une  dont  le  président 
du  Norddeutscher  Lloyd  est  plus  fier  encore  que  de  sa  flotte  :  la 
Bourse  des  cotons.  Idée  réalisée,  après  vingt-cinq  ans  d'applica- 
tion opiniâtre,  dans  le  spacieux  édifice  où  des  courtiers  de  toute 
nationalité  manipulent,  du  haut  en  bas  des  galeries,  les  échan- 
tillons du  textile  étudiés  et  classés  dans  ces  nombreux  bureaux. 
Ce  n'est  pas  uniquement  une  Bourse,  mais  plutôt  une  institu- 
tion semblable  à  celle  qu'on  appelle  dans  nos  villes  du  Midi  «  la 
Condition  des  soies  ;  »  laboratoire  d'essais  techniques  et  chambre 
d'arbitrage  où  les  Brémois  fixent  sans  appel,  pour  tous  les  mar- 
chés d'Europe,  la  qualité  et  la  valeur  des  difl"érens  types  du 
coton.  Leurs  arrêts  font  loi  sur  les  places  de  Manchester,  du 
Havre,  d'Anvers,  partout  où  se  vend  une  balle   de   coton  qui 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentre  dans  les  catégories  sanctionnées  à  Brème.  On  devine  ce 
qu'il  a  fallu  d'habileté  patiente  à  l'organisateur  de  cette  Bourse 
pour  monopoliser  au  profit  de  ses  concitoyens  un  privilège  si 
enviable. 

L'honorable  M.  Geo  Plate  n'en  voudra  pas  à  son  hôte,  si  je 
lui  avoue  qu'en  étudiant  ses  créations  ma  curiosité  la  plus  vive 
s'attachait  au  cerveau  de  leur  créateur.  Nous  avons  longuement 
causé,  de  toutes  choses,  et  en  dernier  lieu  des  problèmes  sociaux. 
Je  lui  demandais  comment  il  envisageait  les  difficultés  que  la 
grande  industrie  rencontre  dans  les  exigences  du  monde  ouvrier. 
Ah  !  ce  n'est  point  le  patron  geignant  I  J'essaie  de  résumer 
fidèlement  l'optimisme  hardi  de  ses  réponses.  Il  considère  l'ex- 
tension indéfinie  des  salaires  comme  un  phénomène  naturel,  dési- 
rable, justifié  par  l'avilissement  croissant  de  l'argent  et  le  déve- 
loppement de  la  production.  —  «  L'opposition  qu'on  établit  entre 
le  capital  et  le  travail,  me  dit-il,  est  un  non-sens.  Elle  a  existé; 
elle  ne  sera  bientôt  plus  qu'un  souvenir  historique;  car  le  pre- 
mier de  ces  deux  termes  emportera  une  signification  tout  autre 
que  celle  dont  nos  esprits  ont  encore  l'habitude.  On  raisonne 
comme  s'il  s'agissait  de  deux  quantités  différentes  et  égales  ;  en 
réalité,  il  n'y  en  a  qu'une  qui  compte,  le  travail.  Le  capital  ne 
sera  désormais  quelque  chose  que  dans  la  mesure  où  il  saura  se 
faire  l'un  des  outils  du  travail  ;  il  ne  vaudra  ni  plus  ni  moins  que 
les  autres  outils  indispensables  à  ce  travail.  Voyez  la  baisse 
constante  du  taux  de  l'intérêt  ;  un  jour  viendra  vraisemblable- 
ment où  il  tombera  à  rien,  ou  presque  rien.  Entre  des  mains 
oisives  ou  malhabiles,  le  capital  ne  comptera  plus  par  lui-même, 
en  tant  que  force  indépendante  :  nos  fils  n'y  verront  qu'un  des 
élémens  nécessaires  à  l'organisation  du  travail.  »  —  Je  me  sou- 
viens d'avoir  entendu  plaider  la  même  thèse;  le  regretté  Henri 
Germain,  à  qui  M.  Geo  Plate  me  fait  souvent  penser,  la  déve- 
loppait avec  une  conviction  égale.  —  Voilà  donc,  Messieurs  les 
rentiers,  ce  que  prédisent  des  voix  autorisées  :  dans  un  temps 
peut-être  prochain,  le  capital  paresseux,  placé  à  l'ancienne  mode, 
avec  le  minimum  de  risques,  ne  nourrira  plus  son  propriétaire; 
on  n'en  offrira  qu'an  loyer  dérisoire  ;  le  capitaliste  ne  tirera 
profit  de  son  instrument  qu'à  la  condition  de  mettre  lui-même 
la  main  au  labeur  où  il  l'emploiera.  —  Et  que  faites-vous,  dira- 
t-on,  de  la  puissance  de  l'argent,  ce  fait  d'évidence  qui  domine 
notre  époque?  —  Il  n'y  a,  il  n'y  aura  de  plus  en  plus  réelle  puis- 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  25 

sance  que  dans  l'argent  travailleur.  L'aatre  n'a  que  le  pouvoir 
d'un  roi  fainéant;  pouvoir  éphémère,  tout  d'apparat,  guetté 
par  les  révolutions  qui  balayent  vite  les  rois  ignorans  de  leur 
métier  et  oublieux  de  leurs  devoirs. 

Je  quitte  à  regret  la  ville  des  jolies  fleurs  et  des  grands 
efforts.  J'ai  beaucoup  appris  à  Brème;  j'y  ai  reçu  des  leçons  de 
choses,  j'y  ai  vu  un  homme.  En  disant  adieu  à  la  vaillante  petite 
Weser,  je  songe  aux  larges  estuaires  de  nos  beaux  fleuves,  Loire 
et  Gironde.  L'indulgente  nature  en  a  fait  les  débouchés  privilé- 
giés de  l'Europe  sur  l'Atlantique,  les  sentinelles  avancées  qui 
devraient  accaparer  les  arrivages  du  Nouveau  Monde.  —  Tant 
d'activité  récompensée  chez  les  riverains  de  ces  côtes  lointaines, 
que  la  nature  traita  en  marâtre  !  Tant  de  langueur  chez  les  en- 
fans  gâtés  d'un  sol  qu'elle  a  comblé  !  Pourquoi  ?  Et  sur  aui  ces 
derniers  règlent-ils  leur  pasJimide  ?... 

Hambourg. 

Landes,  pinèdes,  tourbières,  une  terre  sombre  et  revêche,  à 
peine  habitée  entre  Brème  et  Hambourg.  Il  semble  que  toute  la 
vie  de  cette  terre  ait  reflué  vers  l'Elbe  et  la  mer,  vers  le  foyer 
dévorant  où  elle  se  consume  sous  un  ciel  [subitement  incendié 
par  les  nappes  des  feux  électriques.  On  pénètre  dans  la  zone 
lumineuse,  et  des  chiff'res  effarans  étourdissent  l'imagination,  ils 
s'inscrivent  dans  l'espace,  ils  expliquent  l'étendue  de  cette  zone. 
Chifi'res  plus  éloquens  ici  que  tous  les  commentaires. 

En  1903,  d'après  \di  Statistique  officielle  de  r Empire  allemand, 
17  928000  tonneaux,  entrées  et  sorties  réunies,  avaient  passé 
dans  le  port  de  Hambourg  :  c'est  plus  que  la  moitié  du  mouve- 
ment total  des  ports  français,  qui  s'élevait  en  1903,  pour  l'Océan 
et  la  Méditerranée,  à  33  608  000  tonneaux;  et  presque  le  mouve- 
ment total  de  nos  ports  océaniques,  21  millions  environ.  Ce 
chiffre  de  tonnage  représentait  un  mouvement  de  marchandises 
d'une  valeur  de  10  milliards;  mouvement  supérieur  à  celui  du 
port  de  Londres,  à  peine  inférieur  au  commerce  total  de  la 
France  avec  l'extérieur,  qui  s'élevait  pour  1903  à  11  657  mil- 
lions. Si  l'on  étudie  la  progression  de  ce  grand  trafic,  on  voit 
que  Hambourg  était  un  port  du  deuxième  ordre  avant  1870. 
De  1871  à  1880,  il  monte  au  premier  rang  avec  une  moyenne 
annuelle  de  1800  millions  de  francs;  en   1896,  ce  chiffre  est 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  que  doublé,  3  800  millions;  deux  ans  après,  en  1898,  il 
s'élève  à  6  300  millions;  cinq  ans  encore,  et  il  atteint  en  1903 
les  10  milliards.  Chiffres  d'autant  plus  intéressans  qu'ils  sont, 
dirait  un  algébriste ,  les  «  exposans  »  du  développement  écono- 
mique de  l'Allemagne ,  les  signes  qui  expriment  la  puissance 
de  tous  les  autres  nombres  que  l'on  pourrait  placer  en  re- 
gard. Hambourg  est  enj  effet  l'emporium  où  l'Allemagne  dé- 
verse sa  production  industrielle  et  d'où  elle  tire  les  objets  de 
consommation  qu'elle  ne  produit  pas  :  le  trafic  de  ce  port  donne 
donc  une  mesure  exacte  de  l'augmentation  des  besoins  et  des 
forces  productives  à  l'intérieur  du  nouvel  empire.  Dans  le  livre 
où  j'ai  pris  le  calcul  de  la  progression  du  trafic  jusqu'en  1898, 
Hatnbourg  et  r Allemagne  contemporaine,  M.  Paul  de  Rousiers 
montre  fort  bien  quelles  sources  viennent  former  le  fleuve  du 
commerce  hambourgeois.  Je  renvoie  le  lecteur  à  cet  ouvrage 
autorisé  :  mes  notes  n'y  sauraient  rien  ajouter,  elles  ne  préten- 
dent qu'à  donner  quelques  images  sensibles  d'une  vie  si  pro- 
digieusement accrue.  Je  ne  veux  pas  les  surcharger  de  chiffres  : 
mais  ceux  que  j'ai  reproduits  suggéreront  à  tous  les  esprits  une 
observation. 

Les  victoires  commerciales  ont  suivi  de  près  les  victoires 
militaires  :  ces  coquins  de  chiffres,  avec  la  cruauté  cynique  dont 
ils  sont  coutumiers,  en  portent  un  témoignage  irréfragable. 
Pour  Hambourg  et  pour  tout  le  pays  dont  ce  port  exprime  l'évo- 
lution économique,  l'ère  de  prospérité  a  commencé  peu  après  la 
guerre;  la  guerre  qui  accumule  les  ruines  et  les  misères,  s'il 
faut  en  croire  les  dissertations  de  rhétorique.  Et  il  faut  les  en 
croire,  elles  ont  raison  ;  mais  d'une  raison  courte,  ignorante 
des  conséquences  du  fléau,  des  réactions  salutaires  qui  rendent 
parfois  au  centuple  les  biens  qu'il  a  détruits.  Seule,  la  guerre 
civile  est  toujours  dissolvante  et  impitoyablement  destructrice  : 
on  le  voit  assez  dans  certaines  parties  de  l'Allemagne,  qui  ont 
mis  des  siècles  à  se  relever  de  la  guerre  de  Trente  Ans.  La  lutte 
heureuse  contre  l'étranger  donne  souvent  à  un  peuple  ces  capi- 
taux rares  et  précieux  entre  tous  :  la  confiance  en  soi-même, 
l'audace  dans  les  entreprises,  la  conscience  d'une  grandeur 
nationale  à  étendre  et  à  perpétuer  dans  tous  les  ordres  de  l'acti- 
vité humaine.  Que  des  fruits  savoureux  puissent  naître  de  cette 
tige  empoisonnée,  la  guerre,  toute  l'histoire  en  fait  foi,  depuis 
la  vieille  Rome  jusqu'à  la  nouvelle  Allemagne. 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  27 

Des  collines  que  l'Elbe  contourne  sur  sa  rive  droite,  le 
regard  embrasse  une  vaste  étendue  d'eaux  et  de  quais  en  forme 
d'éventail  :  ce  sont  les  divers  hàfen,  ces  nombreux  bassins  qui 
rayonnent  en  s'éloignant  du  fleuve  et  se  ramifient  sur  sa  rive 
gauche.  Tout  d'abord  le  port  franc,  délimité  par  une  ligne  con- 
ventionnelle :  son  havre,  ses  canaux  et  ses  docks  couvrent  un 
millier  d'hectares.  Là  s'entassent  les  marchandises  étrangères 
que  Hambourg  reçoit  et  réexporte  dans  toutes  les  parties  du 
monde;  en  premier  lieu  les  cafés  et  nos  vins  de  Bordeaux.  De 
là  partent  les  longues  barques,  fermées  par  un  toit  de  volets 
que  la  douane  plombe  dans  l'enceinte  du  port  franc,  et  dont 
chacune  contient  la  charge  ordinaire  d'un  train  marchand  ;  elles 
remontent  l'Elbe,  traversent  en  libre  transit  la  zone  du  ZoUve- 
rein,  vont  porter  leur  cargaison  jusqu'aux  provinces  autrichiennes. 
En  dehors  du  port  franc,  l'échange  des  apports  maritimes  et 
des  apports  fluviaux  de  toute  l'Allemagne  emplit  d'une  acti- 
vité grandiose  les  hàfen.  Chacun  de  ces  bassins  a  sa  destination 
spéciale  :  certains  sont  monopolisés  par  les  navires  d'une  grande 
compagnie.  La  Hamburg  Amerika  Linie  a  le  sien,  insuffisant 
pour  les  paquebots  géans  qu'elle  envoie  à  New- York  :  ils  appa- 
reillent à  l'embouchure  de  l'Elbe,  dans  l'avant-port  de  Cuxha- 
ven.  On  sait  que  l'importance  de  sa  flotte  et  de  ses  opérations 
assigne  à  cette  société  le  premier  rang  parmi  les  entreprises 
rivales.  «  Mein  Feld  ist  die  Welt,  —  mon  champ  est  le  monde,  » 
—  dit  orgueilleusement  la  devise  gravée  au  fronton  du  palais  où 
la  Compagnie  a  groupé  ses  services,  sur  le  Binnen  Alster,  au 
centre  de  la  ville.  Devise  justifiée  par  les  faits.  J'ai  donné  un 
aperçu  de  l'organisation  du  Norddeutscher  Lloyd ;  il  faudrait 
me  répéter  et  amplifier  encore  pour  décrire  celle  de  \di  Hamburg- 
Amerika.  D'autres  compagnies  moins  puissantes  remplissent 
pourtant  un  bassin  de  leurs  navires  :  telle  la  maison  Wœr- 
mann,  qui  exploite  la  côte  occidentale  d'Afrique.  Flotte  patriar- 
cale :  chacun  de  ses  bateaux  porte  le  nom  d'un  des  enfans  de  la 
famille  Wœrmann.  Une  erreur  assez  répandue  en  France  nous 
fait  croire  que  ces  entreprises  ne  vivent  qu'à  l'aide  de  fortes 
subventions  du  gouvernement  impérial.  Il  n'en  est  rien.  On 
remarque  au  contraire,  chez  la  plupart  des  armateurs  de  la 
Hanse,  une  prévention  raisonnée  contre  les  obligations  gênantes 
qu'impose  un  secours  de  l'État.  —  «  Les  grosses  subventions 
attachées  à  un  cahier  de  charges,  disent-ils,  sont  en  réalité  des 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

primes  à  la  paresse  commerciale  :  elles  ne  servent  qu'à  tuer  l'ini- 
tiative, à  paralyser  la  liberté  d'une  industrie  qui  doit  s'accom- 
moder à  des  besoins  perpétuellement  changeans.  » 

J'ai  visité  en  détail  les  bassins  :  sur  cette  forêt  de  mâts,  je 
cherchais  toujours  un  pavillon  tricolore.  J'en  ai  enfin  trouvé  un  : 
il  flottait  sur  un  vapeur  de  moyen  tonnage,  la  Séphora  Worms,  de 
Bordeaux.  La  maison  Worms  fait  à  elle  seule  la  majeure  partie 
du  chiffre  d'affaires  que  notre  pavillon  peut  revendiquer  dans  le 
mouvement  du  port  de  Hambourg  :  cent  millions.  Vous  avez 
bien  lu  :  cent  millions,  sur  un  total  de  dix  milliards,  1  pour  100; 
c'est  toute  la  part  qu'a  su  se  tailler  ici,  —  grâce  à  l'entregent 
d'un  israélite,  si  j'en  juge  par  le  nom  du  bateau,  —  la  nation 
qui  fut  longtemps  la  seconde  puissance  maritime.  Je  vais  voir  à 
son  bord  le  brave  commandant  de  la  Séphora  Worms,  le  capi- 
taiter  Basroger  :  type  accompli  du  loup  de  mer,  sauveteur  légen- 
daire ;  on  ne  compte  plus  les  naufragés  qu'il  a  recueillis,  les 
vies  humaines  dont  les  équipages  de  toute  nationalité  lui  sont 
redevables.  Inventeur  incorrigible,  il  occupe  ses  loisirs  à  con- 
fectionner d'ingénieux  modèles  d'appareils  de  sauvetage.  Nous 
sommes  encore  bons  pour  exporter  de  l'héroïsme  et  du  dévoue- 
ment. L'hôte  aimable  qui  m'a  procuré  le  plaisir  de  cette  ren- 
contre et  d'autres  visites  intéressantes,  notre  |Consul  général 
M.  Jules  Lefaivre,  me  permettra  d'ajouter  que  nous  exportons 
aussi,  —  j'en  ai  eu  la  preuve  à  Hambourg,  —  l'intelligence  et 
l'amour  du  devoir  professionnel. 

La  ville  de  terre  ferme  s'accroît  et  déborde  sur  les  campagnes 
avec  la  même  exubérance  que  son  port.  La  partie  centrale  garde 
un  caractère  pittoresque,  grâce  aux  canaux  où  baignent  les 
vieilles  maisons,  grâce  aux  deux  lacs  intérieurs,  le  Binnen  Alster 
et  l'Aussen  Alster.  Sur  les  quais  du  premier  s'alignent  des  hôtels 
où  rien  ne  rappelle  l'antique  auberge  allemande  :  la  clientèle 
américaine  y  retrouve  le  confort  et  la  vie  large  dont  elle  a  l'ha- 
bitude. Le  second  lac,  de  beaucoup  le  plus  vaste,  est  entouré  de 
parcs  et  de  villas.  On  respecte  ici  les  arbres  :  un  bois  de  chênes 
séculaires  ombrage  les  maisons,  s'avance  au  cœur  de  la  cité. 
La  physionomie  cosmopolite  s'accuse  dans  le  gros  faubourg 
de  Saint-Paul  ;  c'est  l'un  des  giands  carrefours  du  globe,  la 
Capoue  nocturne  dont  rêvent  les  matelots  sur  toutes  les  mers. 
Chaque  soir,  quand  les  navires  lâchent  leurs  équipages.  Anglais 
et  Yankees,  nègres  et  Chinois  se    ruent  dans    l'avenue   illu- 


LA    NOUVELLE   ALLEMAGNE.  29 

minées,  bordée  de  «  Tivolis,  »  d'  «  Eldorados,  »  de  «  Variétés;  » 
ils  y  coudoient  d'honnêtes  familles  allemandes  qui  vont  entendre 
de  la  musique  bien  sage.  Les  matelots  cherchent  des  joies  plus 
grossières  dans  le  pandémonium  où  les  sollicitent  à  l'envi 
théâtres,  cafés-concerts,  exhibitions  de  phénomènes  et  de  figures 
de  cire,  bouges  d'un  luxe  criard  et  tavernes  sordides. 

Ce  faubourg  relie. le  territoire  de  la  république  à  la  ville 
prussienne  d'Altona.  Les  trois  villes  soudées  par  de  longues 
rues  communes,  Hambourg,  Saint-Paul,  Altona,  forment  aujour- 
d'hui une  agglomération  continue,  peuplée  par  plus  d'un  mil- 
lion d'habitans.  Sur  les  falaises  qui  dominent  l'Elbe  au  delà 
d'Altona,  la  route  court  entre  d'opulentes  maisons  de  campagne, 
renommées  pour  leurs  beaux  parcs.  J'avise  une  de  ces  maisons, 
plus  simple  que  les  autres  ;  elle  me  frappe  par  sa  mine  de  vieux 
logis  français,  avec  ses  orangers  en  caisse  alignés  devant  un 
péristyle.  Je  m'informe  :  cet  air  de  chez  nous  lui  est  resté  d'un 
locataire  qui  s'appelait  Davout,  et  qui  demeurait  ici  lorsqu'il 
commandait  la  ville  impériale  de  Hambourg.  Des  restaurans 
achalandés  bordent  plus  loin  la  route  ;  de  leurs  terrasses,  on 
voit  le  panorama  du  port  et  du  fleuve,  la  fuite  des  navires  à 
l'horizon  :  le  promeneur  y  ingurgite  sa  bière  en  regardant  passer 
au-dessous  de  lui  la  fortune  de  l'Allemagne. 

La  crue  torrentielle  de  cette  fortune  a  noyé  dans  Hambourg 
presque  tous  les  vestiges  du  passé.  Les  fervens  de  l'art  ancien 
trouvent  quelques  consolations  au  Musée,  devant  les  tableaux 
d'un  vieux  maître  hambourgeois,  F'ranke,  qui  portraiturait  ses 
contemporains  dans  une  suite  de  scènes  bibliques  au  commen- 
cement du  XV®  siècle.  Ces  toiles  peu  connues  ont  été  exhumées 
de  la  résidence  grand-ducale  de  Schwerin;  le  zèle  du  conserva- 
teur de  la  Kunsthalle  en  a  négocié  l'acquisition.  On  lui  doit  la 
révélation  d'un  peintre  qui  mérite,  par  la  vérité  de  son  réalisme 
et  l'éclat  de  son  coloris,  une  des  premières  places  parmi  les  pré- 
curseurs de  la  grande  école  allemande.  J'ai  vu  aussi,  dans  la 
galerie  d'un  riche  particulier,  des  nitrates  du  Chili  transformés 
en  bons  tableaux  de  l'Italie  et  des  Flandres.  Mais  le  goût  de  la 
beauté  pure  est  ici  moins  répandu  que  le  souci  de  l'utile  et  la 
recherche  du  pompeux.  Tous  les  monumens  publics  ont  été 
reconstruits  à  la  mesure  de  la  nouvelle  cité  ;  l'Hôtel  de  Ville  avec 
magnificence,  dans  ce  style  de  la  Renaissance  allemande  qui  veut 
rester  fidèle  aux  directions  des  ancêtres,  g[ui  en  altère  le  carac- 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tère  par  besoin  instinctif  d'introduire  la  pompe,  la  force,  le  co- 
lossal dans  les  lignes  où  ces  gens  simples  ne  mettaient  que  leur 
bonne  grâce  bourgeoise  et  leurs  élégances  d'artisans  minutieux. 
—  Colossal  !  Impérial  !  Ces  deux  mots  reviennent  sans  cesse  aux 
lèvres  des  citoyens  du  nouvel  empire  :  les  ambitions  qu'ils 
expriment  essaient  de  se  traduire  dans  la  physionomie  des  mo- 
numens  et  des  cités.  Les  dimensions  gigantesques  des  gares  et 
des  hôtels  des  Postes  sont  partout  un  sujet  d'étonnement  pour 
l'étranger.  Lorsqu'il  en  fait  la  remarque,  des  philosophes  lui 
répondent  :  «  Nos  père  donnaient  ces  vastes  proportions  à  l'é- 
difice où  ils  s'assemblaient  le  plus  souvent,  pour  leur  plus 
grande  affaire  :  cette  affaire  était  de  prier,  cet  édifice  était  l'église. 
Nous  élargissons  aujourd'hui  les  édifices  où  les  hommes  se  réu- 
nissent habituellement  pour  leurs  affaires,  où  nos  foules  mo- 
dernes assiègent  les  bureaux  et  les  trains  :  bourses,  gares,  hôtels 
des  Postes.  Ce  changement  des  pratiques  architecturales  n'est-il 
point  conforme  au  changement  de  nos  mœurs  et  de  nos  besoins?  » 
Rien  à  objecter.  Ily  a  de  fortes  raisons  pour  que  la  «  basilique  » 
des  anciens  redevienne  chez  nous  ce  qu'elle  était  chez  eux,  avant 
que  le  christianisme  s'en  emparât  :  une  Bourse  de  commerce  ;  et 
r  «  ecclesia,  »  lieu  de  rencontre  pour  la  communauté,  n'est-ce 
pas  tour  à  tour  la  gare,  la  poste,  le  théâtre? 

Dans  ces  théâtres  spacieux,  ces  cirques  pour  concerts  mons- 
tres, et  jusque  dans  les  grandes  brasseries,  les  restaurans  des 
jardins  publics,  l'architecte  est  visiblement  hanté  par  les  rémi- 
niscences des  colisées,  des  amphithéâtres  de  la  Rome  impériale. 
Le  malheur  de  cet  architecte,  c'est  qu'on  le  devine  sollicité  à  la 
fois  par  un  double  idéal,  celui  de  Rome  et  celui  de  Chicago.  A 
Berlin,  les  Terrassen  am  Halensee  sont  très  vaines  de  la  mon- 
tagne de  gradins  où  elles  peuvent  entasser  cinq  mille  consom- 
mateurs, entre  des  pylônes  surmontés  d'aurochs.  On  a  recueilli 
l'héritage  de  César,  c'est  chose  entenduej:  il  faut  que  sa  majesté 
se  retrouve  avec  ses  aigles  sur  les  monumens  de  pierre  et  de 
bronze  qui  témoigneront  à  l'univers  la  puissance  impériale.  Mais 
une  tendance  fâcheuse  fait  parfois  confondre  l'énormité  avec  la 
majesté.  —  L'ornementation  et  le  mobilier  de  quelques  maisons 
opulentes  suggèrent  une  autre  analogie.  Les  grands  officiers,  les 
fournisseurs  de  Napoléon  V^  affichaient  à  leur  manière  une 
richesse  un  peu  goulue,  venue  vite  et  qui  voulait  jouir  vite  ;  ces 
vainqueurs  ne  pouvaient  se  défaire  d'une  certaine  roideur  dans 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  31 

l'apparat;  ils  aimaient  emplir  de  gros  butin  les  casernes  aux 
lignes  sévères,  mirer  leurs  uniformes  dans  les  revêtemens  de 
marbre  poli,  dans  les  garnitures  métalliques  de  cuivre  et  d'or 
Ce  fut  le  style  empire,  massif  et  somptueux  chez  les  maréchaux  à 
grosses  dotations.  Avec  d'autres  formes,  avec  les  mêmes  matières 
au  service  des  mêmes  préférences,  le  nouvel  empire  allemand 
cherche  le  style  de  sa  subite  fortune  guerrière  et  commerciale. 
On  imagine  fort  bien  un  David  dessinant  à  Berlin,  comme  l'autre 
à  Paris,  la  mise  en  scène  appropriée  aux  époques  où  d'anciennes 
modesties  veulent  impérieusement  s'exalter  dans  un  luxe  glo- 
rieux. Les  Allemands,  si  longtemps  soumis  aux  modes  françaises 
des  derniers  siècles,  expriment  leur  désir  de  réagir  contre  ces 
modes  dans  une  formule  qu'ils  répètent  souvent  :  «  Nous  en 
avons  assez  des  trois  Louis!  »  Ne  sachant  comment  se  libérer 
des  trois  Louis,  beaucoup  se  jettent  éperdument  dans  les  témé- 
rités du  «  moderne-style  ;  »  plus  répandu  ici  que  chez  nous,  il 
gagne  chaque  jour  du  terrain;  mais  on  souhaiterait  en  faire  un 
«  style  impérial.  «  —  Arrangez  comme  vous  le  pourrez  toutes  ces 
tendances,  un  peu  incohérentes  ;  mais  accordez,  car  c'est  justice, 
qu'il  y  a  toujours,  dans  leurs  inventions  les  plus  discutables,  de 
la  force,  du  sérieux,  un  sens  pratique. 

Nos  artistes  ne  jugent-ils  pas  avec  une  sévérité  outrée  la 
statuaire  allemande?  Sur  les  effigies  de  bronze  que  l'Allemagne 
prodigue  à  ses  modernes  héros,  sur  les  figures  allégoriques  où 
elle  aime  à  se  reconnaître,  nous  ne  retrouvons  pas  la  sveltesse, 
le  mouvement,  les  élégances  florentines  ou  françaises  auxquelles 
nous  sommes  sensibles.  Ces  masses  d'un  airain  noir  comme  la 
fonte,  taillées  par  larges  plans,  ont  du  moins  une  gravité  re 
cueillie  dans  leur  parti  pris  de  rudesse  :  elles  donnent  l'im- 
pression d'une  puissante  pesée  sur  le  sol  ;  déplaisantes  parfois, 
rarement  ridicules.  Rien  ne  caresse  le  regard,  tout  sollicite  la 
pensée  dans  le  monument  de  la  Réforme  à  Worms,  la  Germania 
du  Niederwald,  le  Bis7narck  qui  continue  à  Berlin  de  tenir  en 
respect  le  Reichstag  voisin.  Les  deux  personnages  accolés  au 
socle  du  chancelier,  —  Atlas  portant  le  globe,  Siegfried  for- 
geant le  glaive  national,  —  sont  des  inventions  d'un  impérial 
artiste,  substituées  par  ordre  aux  motifs  qu'avait  choisis  le  sta- 
tuaire. Inventions  heureuses  ;  l'ensemble  est  d'un  bel  effet.  Les 
Hambourgeois  vont  ériger  un  Bismarck  d'airain  sur  la  haute 
colonne  déjà  prête  à  le  recevoir,  au  sommet  d'un  tertre  d'où  cet 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

indicateur  de  la  route  commandera  aux  vaisseaux  en  partance 
sur  le  fleuve.  Une  statue  équestre  de  Guillaume  P'"  a  été  récem- 
ment inaugurée  devant  l'Hôtel  de  Ville.  A  Hambourg  comme 
partout,  on  a  docilement  imité  les  dispositions  consacrées  à 
Berlin  pour  ces  sortes  de  monumens  :  le  vieil  empereur  se  dresse 
au  centre  d'un  exèdre  de  marbre;  sur  les  parois  reyêtues  de 
métal,  des  bas-reliefs  représentent  son  couronnement,  son  entrée 
dans  la  ville  qui  le  commémore. 

Oii  ne  l'ai-je  pas  rencontré,  ce  cavalier  de  bronze  qui  che- 
vauche à  travers  l'Allemagne,  'toujours  coulé  dans  le  même 
moule?  H  occupe  la  place  'd'honneur  dans  chaque  ville  de 
quelque  importance,  à  moins  qu'il  n'y  garde  l'entrée  des  ponts 
jetés  sur  les  grands  fleuves.  Ses  deux  acolytes,  Bismarck  et 
Moltke,  voisinent  avec  lui,  leurs  médaillons  timbrent  les  arches 
de  ces  ponts.  Je  retrouve  à  la  Kunsthalle  de  Hambourg,  j'ai  vu  dans 
tous  les  autres  musées  la  trinité  peinte  par  Lenbach.  On  s'étonne 
qu'il  ait  suffi  d'une  vie  au  maître  de  Munich  pour  reproduire  à 
de  si  nombreux  exemplaires  ses  modèles  officiels.  Dès  l'entrée, 
le  visiteur  va  droit  au  panneau  où  l'appellent  les  portraits  fati- 
diques, il  s'arrête  comme  hypnotisé  par  la  longue  projection 
d'histoire  qui  éclaire  les  faces  volontaires  des  trois  vieillards.  — 
Eh  quoi  !  Déjà  dans  la  légende,  et  avec  quel  recul,  ces  con- 
temporains que  j'ai  connus!  Je  revois  Guillaume  I",  son  visage 
de  vieux  gentilhomme  correct  et  placide,  à  la  fenêtre  du  petit 
palais  de  Berlin  où  il  se  montrait  volontiers.  Je  revois  le  mufle 
de  dogue  et  les  sourcils  broussailleux  de  Bismarck,  au  fond  du 
coupé  que  l'on  croisait  en  sortant  du  Kaiserhof  sur  la  Wilhelm- 
strasse,  et  qui  allait  déposer  le  chancelier  à  la  porte  de  son  mo- 
deste logis.  Si  haut  qu'ils  fussent,  et  si  chargés  de  grandes 
choses,  ces  hommes  étaient  alors,  —  hier,  —  des  créatures 
comme  nous  tous,  soumises  à  toutes  les  misérables  chances  de 
la  vie,  objets  de  discussion,  d'animadversion  pour  beaucoup. 
Sur  ces  mêmes  pavés  où  nous  marchons  encore,  nous  les  vîmes 
marcher  du  pas  humilié  qu'ont  les  plus  glorieux,  quand  ce  pas 
s'alourdit  à  proximité  de  la  tombe.  Et  déjà,  pour  ces  jeunes 
Allemands  attroupés  devant  leurs  statues,  Guillaume  est  déifié, 
stellaire  au  firmament  de  l'histoire;  il  s'estompe  dans  le  passé 
légendaire,  autant  qu'un  Barberousse  et  au  même  plan  lointain. 
Bismarck  et  Moltke  sont  héroïsés  dans  un  Walhalla  où  l'admi- 
ration ne  souffre  plus  que  l'on  discute  ces  demi-dieux.  Impres- 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  33 

sion  très  vive,  reçue  partout  dans  la  nouvelle  Allemagne. 
Pour  Guillaume  P"^  tout  au  moins,  l'agrandissement  ra- 
pide d'une  figure  si  longtemps  effacée  ne  s'explique  pas  uni- 
quement par  les  bonheurs  de  sa  vieillesse  :  des  causes  an- 
ciennes et  fortuites  y  ont  collaboré  ;  elles  apparaissent  dans  le 
mausolée  de  Charlottenbourg  où  il  repose,  à  côté  de  l'impéra- 
trice Augusta,  aux  pieds  de  son  père  Frédéric-Guillaume  III, 
de  sa  mère  la  reine  Louise.  Mausolée  un  peu  théâtral,  et  qui 
fait  songer  à  un  beau  décor  final  d'opéra;  l'arrangement  wagné- 
rien  y  avive  une  émotion  créée  par  des  réalités.  Les  verrières 
bleutées  de  la  coupole  tamisent  une  lumière  élyséenne  sur  les 
quatre  dormans  de  marbre  blanc,  drapés  dans  la  manière  roman- 
tique de  Thorwaldsen.  Un  grand  ange  funéraire  garde  le  silence 
autour  de  leur  sommeil  :  envoi  d'un  tsar  russe,  cet  emblème  de 
Sainte  Alliance,  protection  familiale  des  Romanof  qui  continue 
de  veiller  sur  les  tombes  des  Hohenzollern.  Dans  le  recueille- 
ment de  la  pénombre,  on  croit  entendre  un  prélude  de  harpe,  la 
symphonie  en  blanc  majeur 

Bu  marbre  blanc,  chair  froide  et  pâle, 
Où  vivent  les  divinités. 

L'éloquence  de  ces  sarcophages  est  dans  les  dates  gravées 
sous  les  noms  :  le  fils  descend  en  1888  du  trône,  —  combien 
élargi,  —  où  son  père,  né  en  1770,  monta  en  1797.  Un  long 
siècle  pèse  sur  cette  réunion  de  famille,  avec  les  douleurs  et  les 
humiliations  du  début,  symbolisées  dans  la  figure  de  la  belle 
reine  éplorée  ;  cette  reine  Louise,  leur  Marie-Antoinette,  autre- 
ment et  universellement  touchante  pour  eux,  grâce  féminine  de 
la  patrie  malheureuse.  Elle  retrouve  là,  après  quatre-vingts  ans 
de  séparation,  l'enfant  qu'elle  traînait  sur  les  routes;  disparu 
longtemps  dans  l'obscurité  d'une  vie  où  il  préparait  la  vengeance, 
l'enfant  surgit  en  pleine  apothéose  auprès  de  la  mère  enfin 
vengée,  il  fait  remonter  son  manteau  impérial  sur  la  couche  de 
ses  parens.  Le  Temps,  le  vénérable  magicien  si  puissant  sur  nos 
imaginations,  enchante  ce  groupe  humain.  Il  y  a  deux  façons 
d'asservir  le  Temps,  elles  étonnent  différemment  nos  esprits  : 
soit  que  l'éclair  du  génie  contraigne  ce  marcheur  régulier  à  pré- 
cipiter sa  course  sur  les  pas  d'un  Napoléon,  à  rassembler  en  peu 
d'années  les  événemens  d'un  siècle  ;  soit  que  la  durée  paradoxale 
d'une  vie  immobilise  le  destructeur  de  toute  vie  au  service  d'un 

TOME  XXX.  —  1905.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme.  Ces  vicissitudes  dramatiques  ont  fait  autant  que  la 
fortune  finale  pour  donner  un  caractère  d'exception  au  premier 
emjpereur  allemand;  de  là  vient  qu'à  peine  refroidi,  il  rejoint 
dans  les  prestiges  séculaires  Barberousse  et  Gharlemagno  ;  lui  et 
ses  paladins,  Moltke,  Bismarck. 

Il  y  a  trente  ans,  quand  on  apercevait  de  loin,  dans  une  petite 
ville  d'Allemagne,  la  silhouette  d'une  statue,  on  ne  risquait 
guère  de  se  tromper  en  disant  :  C'est  quelque  savant  professeur, 
un  philosophe,  un  musicien.  Aujourd'hui,  c'est  l'un  des  trois 
fondateurs  de  l'unité.  A  défaut  de  leurs  obsédantes  effigies,  les 
noms  des  trois  nouveaux  dieux  frappent  le  regard  sur  les  nou- 
velles avenues  qu'ils  baptisent  dans  toutes  les  villes.  Chez  nous, 
par  delà  les  vieilles  rues  qui  portent  encore  les  noms  de  Napo- 
léon et  de  ses  maréchaux,  les  voies  récentes  sont  dédiées  à 
Gambetta,  à  Victor  Hugo,  à  Pasteur  ;  à  l'éloquence,  à  la  poésie, 
à  la  science.  Dans  le  nouvel  empire,  le  sceau  visible  de  la  com- 
munauté nationale  est  imprimé  sur  le  pays  par  un  fait  histo- 
rique et  militaire,  la  fondation  de  l'unité,  par  les  hommes 
d'action  qui  en  furent  les  artisans.  Différence  caractéristique 
entre  les  deux  peuples  qui  ont  changé  d'idéal. 

Les  portraits  du  petit-fils  de  Guillaume  P^  accrochent  à 
chaque  pas  le  regard  du  promeneur.  Aux  vitrines  des  marchands 
d'estampes,  une  grande  chromolithographie  le  représente  sous  un 
suroît  de  matelot,  la  main  sur  la  barre  d'un  gouvernail,  avec 
cette  légende  :  «  Unser  Steuermann,  —  Notre  pilote.  »  Il  m'a  paru 
que  l'empereur  régnant  était  populaire  à  Hambourg.  Ce  monde 
de  marins  et  de  commerçans  lui  sait  ^ré  du  dessein  obstiné  qui 
persiste  sous  la  mobilité  d'autres  desseins  variables  :  maîtriser 
la  mer,  y  développer  le  commerce.  A  ce  lien  de  gratitude  rai- 
sonnée  pour  l'auguste  collaborateur  vient  s'ajouter  une  fascina- 
tion subie  par  ceux-là  mêmes  qu'il  contente  le  moins.  Une  petite 
observation  :  elle  n'est  pas  spéciale  à  Hambourg,  on  peut  la  faire 
dans  toute  l'Allemagne  ;  du  même  geste  fréquent  et  machinal, 
le  jeune  élégant  que  l'on  croise  dans  la  rue,  le  garçon  de  café 
qui  vous  sert  tirent  sur  leur  moustache,  s'efforcent  de  la  relever 
en  crocs  anguleux,  de  la  conformer  au  modèle  popularisé  par 
l'image.  Remarque  puérile,  dira-t-on;  non:  ce  geste  témoigne 
d'une  hantise  habituelle;  copier  une  mode,  c'est  accepter  une 
domination.  Les  républicains  de  Hambourg  sont  fiers  d'être 
dans  lempire,  fiers  de  leur  empereur,  du  tapage  flatteur  que 


LA    NOUVELLE    ALLEMAGNE.  35 

déchaînent  ses  paroles  et  ses  actes,  parfois  à  l'encontre  de  leurs 
aspirations  'intimes.  Ils  l'aiment  voyant,  eux  qui  sont  plutôt 
ternes.  Dans  le  cerveau  compartimenté  des  Allemands,  ce  loya- 
lisme de  fraîche  date  s'accorde  sans  peine  avec  un  attachement 
jaloux  aux  traditions  républicaines.  Leurs  Magnificences  les 
sénateurs  de  Hambourg  prennent  au  sérieux  leur  pouvoir,  leurs 
droits  et  privilèges,  tout  ce  qui  subsiste  de  leur  autonomie;  et 
on  les  prend  au  sérieux.  J'ai  vécu  quelques  jours  dans  une  vraie 
république,  libre  et  ordonnée,  où  l'égalité  n'est  pas'  un  vain 
mot.  La  justice,  l'administration,  la  police  font  respecter  la  loi 
commune  avec  une  inflexible  équité.  Quelles  que  soient  les 
opinions  ou  la  fortune  d'un  délinquant,  nulle  transaction  ne 
l'exemptera  d'un  arrêt  judiciaire,  de  l'amende  encourue  pour 
une  contravention  de  voirie.  On  me  cite  des  faits  qui  renverse- 
raient toutes  les  notions  d'un  provincial  Français,  habitué  à  nos 
mœurs  électorales,  résigné  ou  aspirant  aux  immunités  dont 
bénéficient  chez  nous  les  gros  bonnets  du  parti  triomphant. 

Je  croyais  trouver  ici  quelque  émotion,  en  un  moment  où  le 
désaccord  entre  l'Allemagne  et  la  France  fait  si  grand  bruit.  Je 
n'en  ai  surpris  aucun  indice  ;  de  l'indifférence,  et  qui  n'est  pas 
simulée.  Lorsqu'on  parle  en  France  de  l'opinion  allemande,  on 
raisonne  sur  un  fantôme  insaisissable  :  en  matière  de  politique 
étrangère,  s'entend.  S'agit-il  des  querelles  intérieures,  des  inté- 
rêts religieux,  économiques,  sociaux,  les  partis  se  prononcent, 
les  citoyens  se  montrent  ardens,  tenaces,  prêts  à  la  bataille  avec 
ou  contre  le  gouvernement.  Ils  lui  abandonnent  la  conduite  des 
négociations  diplomatiques.  En  dehors  des  journalistes  qui 
obéissent  aux  nécessités  du  métier,  —  et  parfois  à  une  inspira- 
tion venue  des  officines  berlinoises,  —  il  semble  que  la  grande 
majorité  des  Allemands  se  désintéresse  des  affaires  extérieures 
du  pays.  La  raison  de  ce  désintéressement  saute  aux  yeux.  Pen- 
dant un  quart  de  siècle,  l'Allemagne  avait  remis  le  soin  de  ses 
destinées  à  une  Providence  infaillible,  ou  qu'elle  croyait  telle  ; 
la  nation  n'eut  pas  à  regretter  d'avoir  donné  un  blanc-seing  au 
prince  de  Bismarck.  Il  a  disparu;  l'habitude  invétérée  demeure, 
moins  confiante  assurément,  mais  encore  passive.  C'est  au  suc- 
cesseur du  tout-puissant  chancelier  qu'il  appartient  de  gouverner 
la  barque,  sous  la  direction  du  souverain  «  pilote.  »  Quoi  qu'exige 
ce  dernier,  on  lui  obéira;  avec  allégresse  ou  avec  résignation, 
selon  l'occurrence.  Il  est  superflu  de  dire  que  dans  ce  milieu 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hanibourgeois,  tout  occupé  d'industrie,  de  négoce,  des  grandes 
opérations  qui  font  sa  richesse,  l'état  d'esprit  général  est  fon- 
cièrement pacifique.  Rien  ne  le  contristerait  plus  qu'une  brouille, 
un  éclat  qui  romprait  ses  relations  avec  la  France;  nul  ne 
nourrit  ici  de  mauvais  sentimens  à  notre  égard.  Et  comment 
les  nourrirait- on,  chez  des  hommes  d'affaires,  contre  ces  Fran- 
çais lucratifs,  bons  cliens,  piètres  concurrens?  Néanmoins,  si 
l'on  demandait  à  ces  gens  de  marcher,  le  pli  de  la  discipline  et 
l'aiguillon  du  patriotisme  seraient  plus  forts  que  toutes  les  répu- 
gnances ;  ils  marcheraient  avec  tristesse,  en  murmurant,  comme 
les  grognards  de  l'autre,  mais  ils  marcheraient.  Tous,  même  les 
socialistes;  leurs  chefs  l'ont  clairement  laissé  entendre,  au  con- 
grès d'Iéna. 

Autre  exemple  des  contradictions  où  l'Allemagne  vit  à  l'aise. 
On  sait  que  Hambourg  envoie  au  Reichstag  des  représentans 
socialistes  :  M.  Bebel  est  le  plus  fameux.  Manifestation  acadé- 
mique dune  doctrine,  article  d'exportation  à  l'usage  de  l'empire. 
La  République  reste  conservatrice  et  traditionaliste  chez  elle; 
son  sénat  et  ses  magistrats  ne  marquent  aucun  goût  pour  les 
nouveautés  aventureuses.  La  plupart  d'entre  eux,  à  la  vérité, 
doivent  leur  élection  à  un  autre  mode  de  suffrage;  et  encore  y 
a-t-il  80  représentans  de  la  Burgerschaft,  sur  160,  élus  par  le 
suffrage  universel  et  direct  ;  mais  on  peut  conjecturer  que  l'es- 
prit bourgeois  de  leur  administration  n'est  pas  trop  antipathique 
aux  masses  ouvrières,  qui  nomment  elles-mêmes  des  socialistes 
bourgeois,  puisque  ces  masses  ne  tournent  pas  leurs  forces 
contre  les  institutions  locales.  L'ordre  est  parfait,  dans  cet  Etat 
où  affluent  de  toute  part  les  bras  en  quête  de  travail.  Depuis 
la  grande  grève  de  1896,  qui  échoua  misérablement,  les  conflits 
économiques  sont  rares  sur  le  port.  M.  de  Rousiers  nous  explique 
comment  l'exagération  doctrinale  des  programmes,  chez  les 
Sozialdemocrates,  nuit  à  l'organisation  syndicaliste  et  aux  reven- 
dications pratiques  qu'une  politique  moins  abstraite  pourrait 
faire  triompher.  —  Je  demande  si  M,  Bebel  jouit  d'une  grande 
popularité  dans  la  ville  qui  se  pare  depuis  longtemps  de  cette 
célébrité  révolutionnaire  :  on  me  répond  qu'il  est  fort  peu  connu 
à  Hambourg,  qu'il  y  vient  rarement,  et  que  son  influence  n'irait 
pas  jusqu'à  faire  nommer  ou  remercier  un  balayeur  municipal. 
Encore  un  étonnement  pour  nous,  cette  impuissance  d'un  par- 
lementaire en  vue,   désarmé  pour   les   bons  comme  pour  les 


LA    NOUVELLE   ALLEMAGNE.  37 

mauvais  offices.  Un  député  qui  ne  peut  promettre  des  places 
que  dans  la  cité  future,  ce  n'est  guère  plus  inquiétant  qu'un 
prédicateur  qui  donne  des  assignations  sur  le  ciel. 

Pour  se  faire  une  idée  des  forces  actuelles  du  socialisme  alle- 
mand, il  faut  aller  voir  à  Berlin  le  palais  du  nouveau  Reiclistag. 
Dans  tous  les  ordres  de  la  connaissance,  nos  plus  sûrs  moyens 
d'information  sont  la  vue  des  lieux,  le  langage  révélateur  des 
monumens  :  il  y  a  des  vérités  qu'une  ville,  un  paysage  nous 
crient  d'emblée.  Lorsqu'un  journal  nous  raconte  au  loin  les  vic- 
toires électorales  des  Sozialdemocrates  et  les  formidables  assauts 
qu'ils  donnent  à  la  tribune  du  Parlement,  nous  sommes  tentés 
de  croire  qu'ils  emporteront  la  place  à  brève  échéance.  Allez  à 
Berlin,  regardez  ce  lourd  palais  du  Reichstag,  dominé  par  les- mé- 
daillons des  trois  premiers  empereurs,  serré  dans  le  cadre  de 
monumens  patriotiques  et  militaires  où  il  semble  qu'une  ironie 
de  l'architecte  l'ait  emprisonné.  Qu'aperçoit-on  des  fenêtres  du 
Parlement  ?  L'épopée  :  la  colonne  triomphale,  l'Allée  de  la  Vic- 
toire, les  statues  des  fondateurs  de  l'unité,  Guillaume,  Moltke,  et  ' 
le  Bismarck  tout  proche,  appuyé  sur  son  Atlas  et  son  Siegfried. 
Les  tirades  échauffées  des  parlementaires  viennent  mourir  aux 
pieds  de  ces  contradicteurs  de  bronze,  elles  n'entament  pas  leur 
gloire  et  leur  vigueur  toutes  neuves.  Ceci  comprime  cela.  On  me 
répondra  que  nos  pères  ont  vu,  à  Versailles,  un  régime  royal 
balayé  par  le  flot  révolutionnaire,  dans  le  sanctuaire  même  où 
chaque  pierre  proclamait  l'ancienneté,  la  grandeur  et  les  gloires 
de  ce  régime.  Mais  il  était  à  demi  mort  :  ces  superbes  témoins 
ne  témoignaient  plus  que  d'une  irrémédiable  usure,  les  âmes 
appartenaient  tout  entières  à  un  jeune  idéal.  A  Berlin,  les 
trophées  et  les  champions  du  nouvel  empire  viennent  de  surgir 
sur  la  place  où  ils  cernent  le  Parlement;  ils  sont  encore  dans  la 
fleur  d'un  prestige  tout-puissant  sur  les  imaginations  :  j'ai  dit 
plus  haut  comment  il  s'accroît  et  se  consolide.  Il  déclinera  sans 
doute  avec  le  temps  :  mais  pour  ce  qui  est  des  jours  prochains, 
croyons-en  cette  suggestion  des  lieux  plus  communicative  de 
vérité  que  toutes  les  appréciations  intéressées  des  hommes  :  ceci 
comprimera  cela  ;  les  socialistes  allemands  seront  jusqu'à  nouvel 
ordre,  sinon  apprivoisés,  du  moins  encagés  dans  l'épopée, 
comme  le  sont  dans  leurs  enclos  les  fauves  de  M.  Hagenbeck. 

Il  n'est  pas  besoin  de   présenter  M.  Hagenbeck  à  ceux  de 
nos  lecteurs  qui  achètent  habituellement  des  lions  ou  des  tigres  ; 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais,  ne  dût-on  pas  faire  ces  emplettes,  il  faut  aller  visiter  le 
«  père  des  fauves,  »  comme  on  l'appelle,  et  son  pensionnat.  C'est 
une  des  plus  intéressantes  curiosités  de  Hambourg,  elle  complète 
le  caractère  exotique  et  mondial  de  ce  marché  universel.  M.  Ha- 
genbeck  a  monopolisé  le  commerce  des  bêtes  féroces  et  de  tous 
les  animaux  exceptionnels.  Directeurs  de  jardins  zoologiques, 
propriétaires  de  ménageries,  dompteurs  des  deux  hémisphères 
viennent  se  fournir  chez  lui.  Une  meute  de  chasseurs  et  de  trap- 
peurs quête  dans  tous  les  fourrés  du  globe,  des  fleuves  de  Sibérie 
aux  forêts  équatoriales,  pour  rapporter  au  patron  les  plus  rares 
spécimens  de  la  création.  Sa  propriété  est  située  à  quelques  kilo- 
mètres de  la  ville.  On  approche,  et  l'on  voit  paître  dans  les 
prairies  avoisinantes  des  troupeaux  de  chameaux,  de  yacks,  de 
zébus.  On  entre,  et  l'on  trouve  le  nouveau  Robinson  faisant 
société  avec  ses  élèves.  Il  lutine  ses  éléphans,  il  flatte  ses  lions, 
s'amuse  à  les  croiser  avec  des  tigresses,  à  faire  nourrir  par  l'une 
d'elles  le  tigre  et  le  petit  chien  qui  folâtrent  fraternellement 
dans  la  même  cage.  Il  déroule  paternellement  les  interminables 
anneaux  des  pythons  de  Bornéo,  hideux  dans  leur  splendide 
cuirasse  d'azur,  lovés  sur  un  tronc  d'arbre  dont  ils  égalent  le  dia- 
mètre. Il  a  quelques  déboires  :  avant-hier,  ses  quatre  girafes  se 
sont  cassé  le  col  ;  «  l'animal  le  plus  cher,  observe-t-il,  et  le  plus 
gauche,  qui  ne  sait  plus  vivre  dans  notre  monde.  »  Le  rêve  du 
vieil  homme  est  de  refaire  le  Paradis  terrestre,  un  jardin  où  les 
lions  et  les  panthères  de  Java  fusionneront  avec  les  antilopes 
et  les  gazelles.  Des  ouvriers  sont  en  train  d'aménager  les  col- 
lines artificielles  et  les  fossés  de  ce  jardin;  des  fossés  larges  de 
sept  mètres,  l'espace  infranchissable  pour  le  bond  d'un  grand 
félin  :  hélas  !  le  monde  n'est  point  parfait,  les  fauves  non  plus, 
et  l'on  ne  pourra  offrir  aux  visiteurs  du  Paradis  terrestre,  tenus 
à  distance,  qu'un  trompe-l'œil  de  fraternité. 

J'ai  vu  là  des  exemplaires  singuliers  de  toutes  les  faunes. 
Mais  on  les  oublie  quand  M.  Hagenbeck  vous  conduit  au  cabinet 
vitré  des  deux  gorilles  du  Gabon  :  sujets  uniques  en  Europe, 
et  que  l'Amérique  lui  envie.  Ils  furent  allaités  par  une  nour- 
rice de  Hambourg,  —  «  Une  négresse?  demandai-je.  —  Non, 
fit  avec  dédain  leur  éducateur, —  une  blanche.  »  Et  ce  n'est  point 
à  un  nègre,  en  vérité,  que  fait  songer  tout  d'abord  l'aîné  des 
gorilles,  déjà  grand;  plutôt  à  un  Bouddha.  Il  siège  sur  son  divan 
de  paillCj  il  laisse  errer  sur  nous   un  regard  méditatif,  chargé 


LA   NOUVELLE   ALLEMAGNE.  39 

de  préhistoire,  et  d'une  lassitude  qui  aspire  au  nirvana.  Oh  !  ce 
geste  terriblement  nôtre,  quand  il  passe  la  main  sur  son  front, 
comme  pour  chasser  la  pensée,  la  pensée  qui  va  naître,  faire 
soujffrir...  Ou  pour  la  rappeler,  peut-être?  L'aurais-tu  possédée 
avant  nous,  vieux  cousin,  cette  sublime  tracassière?  A-t-elle 
construit  sous  ton  large  crâne,  avant  de  passer  dans  les  nôtres, 
des  philosophies ,  des  cosmogonies ,  des  explications  de  l'uni- 
vers? Nous  l'as-tu  léguée  comme  un  fardeau  importun?  A  quel 
degré,  à  quel  moment  ?  Réponds  donc  !  —  Il  ne  répond  que  par 
le  geste  de  sa  main  délicate,  vieillotte,  par  des  mouvemens  qui 
nous  mettent  au  défi  de  trouver  une  différence  essentielle  entre 
nous  et  lui.  Nous  ne  pouvions  plus  nous  arracher  à  cette  visite 
de  famille;  l'attrait  mystérieux  qui  retient  Thomme  devant 
l'énigme  des  grands  anthropoïdes  nous  immobilisait  en  face  du 
jeune  ancêtre.  Quand  nous  nous  éloignâmes  à  regret,  en  nous, 
retournant  plusieurs  fois,  il  nous  suivait  de  son  regard  pensif 
—  oui,  pensif  :  le  regard  de  l'aïeul  qui  voit  des  enfans  peu  sages 
partir  pour  les  aventures  d'où  il  est  revenu. 

Kiel,  Lûbeck. 

De  Hambourg  à  Kiel,  deux  heures  de  chemin  de  fer  :  le 
chien  de  garde  n'est  pas  loin  de  la  grasse  bergerie  qu'il  protège. 
La  nature  qui  fit  de  l'Elbe  un  fleuve  si  propice  aux  flottes  com- 
merciales a  réuni  ici  toutes  les  conditions  souhaitables  dans  un 
refuge  des  flottes  de  guerre.  On  s'en  convainc  au  premier  coup 
d'œil  jeté  sur  cette  rade,  longue  de  quatre  kilomètres,  parfaite- 
ment abritée,  bien  défendue  au  goulet,  assez  vaste  pour  recueil- 
lir de  nombreuses  escadres  et  les  garer  contre  l'insulte  d'un  en- 
nemi maître  de  la  haute  mer.  Depuis  quarante  ans  qu'elle  est 
prussienne,  la  petite  forteresse  'danoise  s'est  développée  dans  la 
même  proportion  que  les  ports  marchands;  elle  compte  aujour- 
d'hui 150  000  habitans;  elle  groupe  autour  de  sa  baie  l'outillage 
de  la  marine  militaire,  écoles,  arsenaux,  chantiers  de  construc- 
tion. Ces  arcanes  sont  invisibles  pour  l'étranger.  Les  yachts  de 
course  impériaux  frôlent  seuls  de  leurs  voiles  les  eaux  de  la 
rade,  morte  et  déserte  le  jour  où  je  la  visite  :  tous  les  navires 
sont  sortis,  jusqu'au  dernier,  pour  aller  donner  dans  les  eaux  de 
la  Baltique,  sur  les  côtes  danoises  et  suédoises,  une  de  ces  repré- 
sentations à  grand  effet  que  le  «  pilote  »  ne  hait  point.  Vers  le 
soir,  deux  croiseurs  et  un  cuirassé  reviennent  au  mouillage  : 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bateaux  très  militaires  d'aspect,  bien  tenus,  manœuvres  avec 
aisance. 

J'en  vois  un  plus  vénérable  dans  le  musée  des  antiquités  du 
Schleswig.  On  a  découvert  en  creusant  le  port,  on  a  renfloué 
une  de  ces  barques  étroites  et  longues  qui  portaient  à  travers  le 
monde  les  Vikings  Scandinaves.  Elle  conserve  encore  les  bancs 
de  ses  vingt-huit  rameurs  et  quelques-uns  de  ses  agrès.  Ces  barques 
ont  conquis  l'Angleterre,  remonté  la  Seine,  assiégé  Paris  ;  elles 
ont  rançonné  les  côtes  méditerranéennes,  comme  l'attestent  les 
monnaies  arabes  qui  remplissent  les  vitrines.  Ironie  du  sort  !  La 
relique  des  conquérans  danois  est  aujourd'hui  prisonnière  dans 
la  province  perdue  qu'ils  n'ont  pu  défendre. 

Le  président  du  canal  maritime  Kaiser  Wilhelm,  qui  relie 
la  Baltique  à  la  mer  du  Nord,  veut  bien  m'y  conduire  à  bord  de 
son  petit  bâtiment  et  m'expliquer  les  particularités  de  ce  beau 
travail.  Il  serait  irréprochable,  si  des  considérations  d'économie 
mal  entendue  n'avaient  fait  préférer  un  tracé  sinueux  au  tracé  en 
ligne  droite  :  la  nature  du  terrain  permettait  d'établir  ce  dernier 
avec  un  peu  plus  de  dépense.  Erreur  de  calcul  qui  diminue  les 
facilités  et  les  sécurités  dont  la  navigation  rapide  a  besoin,  sous 
un  climat  de  brumes,  durant  les  longs  mois  d'hiver.  Le  transit 
n'est  actif  que  dans  la  belle  saison  ;  de  50  à  60  bâtimens  par  jour, 
en  moyenne.  Ceux  qui  entrent  avec  nous  viennent  de  la  Baltique, 
chargés  pour  la  plupart  des  bois  de  Russie  et  de  Suède  :  ils 
franchissent  à  Holtenau,  entrée  du  canal  de  Kiel,  des  écluses 
rendues  nécessaires  par  la  différence  des  marées  entre  les  deux 
mers  ;  ils  croiseni  aux  garages  les  bateaux  qui  portent  les  mar- 
chandises de  Hambourg  aux  riverains  de  la  Baltique.  Après  un 
parcours  de  99  kilomètres,  ils  sortent  par  l'écluse  de  Bruns- 
buttel,  dans  l'estuaire  de  l'Elbe.  Machines,  règlemens,  services 
techniques,  tout  révèle  l'esprit  organisateur  et  l'ordre  porifctuel 
dont  les  Allemands  sont  coutumiers.  J'épargne  au  lecteur  les 
chiffres  et  les  renseignemens  spéciaux  qu'il  trouvera  ailleurs. 
Une  pensée  stratégique  a  présidé  au  creusement  du  canal  :  on  en 
saisit  sur  place  la  justesse.  En  quelques  heures,  l'escadre  de  Kiel 
peut  aller  couvrir  l'Elbe  et  la  Weser,  Hambourg  et  Brème.  La 
promenade  est  agréable  sur  le  fleuve  artificiel  :  les  hautes  arches 
des  viaducs  qui  portent  les  trains  l'enjambent  avec  une  hardiesse 
pittoresque,  des  pentes  forestières  l'encadrent,  des  restaurans 
juchés  sur  les  collines  l'égaient.  Mais  leur  animation  ne  rem- 


LA    NOUVELLE   ALLEMAGNE.  4l 

place  pas,  pour  les  vieux  amoureux  de  l'Egypte,  les  mirages  et 
les  caravanes  du  désert,  l'ardente  poésie  des  horizons  de  lumière 
qu'ils  revoient  en  traversant  ce  canal  maritime  ;  et  l'inévitable 
statue  équestre  de  Guillaume  P"",  montrant  aux  navigateurs  l'en- 
trée de  Holtenau,  les  touche  moins  que  le  geste  amical  de  notre 
Lesseps,  sur  la  jetée  de  Port-Saïd  d'où  il  appelle  les  navires 
dans  sa  trouée  ouverte  entre  les  continens. 

J'ai  pris  congé  de  la  Hanse  à  Lûbeck.  République  glorieuse 
entre  toutes,  mère  et  longtemps  directrice  d'une  ligue  fondée 
par  ses  marins.  Le  destin  inique  n'a  pas  voulu  que  l'ancienne 
reine  de  la  Baltique  fût  associée  de  nos  jours  à  la  fortune  de  ses 
grandes  filles  ;  il  ne  l'a  point  placée  comme  elles  sur  une  mer 
ouverte  au  trafic  d'un  monde  agrandi.  Lûbeck  n'est  plus  qu'une 
de  ces  maisons  de  commerce  stagnantes,  qui  continuent  honora- 
blement des  opérations  limitées.  Sa  petite  rivière,  la  Trave, 
porte  des  voiliers  et  quelques  vapeurs  de  faible  tonnage  à  une 
mer  relativement  stérile.  —  Tant  mieux!  s'écrie  l'amateur  d'art 
qui  découvre  à  Lûbeck  un  joyau  intact,  patiemment  travaillé 
par  ce  vieil  orfèvre,  le  Passé.  Au  sortir  de  la  colossale  et  semi- 
américaine  Hambourg,  encore  étourdi  par  la  décharge  d'acti- 
vité exubérante  qu'il  y  a  reçue,  il  Voit  d'un  œil  ravi  surgir  à 
l'horizon  cette  estampe  enluminée  de  rouge  :  svelte  silhouette 
d'une  ville  monacale,  qui  profile  sur  ie  pâle  ciel  du  Nord  un 
faisceau  de  fines  aiguilles,  les  quilles  géminées  des  clochers 
hanséatiques.  H  passe  sous  la  porte  ogivale  du  xv^  siècle,  épaisse 
barrière  dressée  au  seuil  de  cette  place  forte  de  l'histoire,  pour 
l'emprisonner  et  la  défendre  contre  les  assauts  du  présent. 
Comme  ce  monument,  tous  les  autres  l'initient  aux  procédés 
d'une  architecture  gothique  très  particulière,  adaptée  aux  maté- 
riiiux  du  pays,  briques  rouges  et  noires  alternées.  L'étrange 
Rathaus  où  se  marient  le  gothique  et  la  Renaissance  n'a  pas  son 
pareil  en  Allemagne  pour  la  fantaisie  pittoresque  de  l'ensemble 
et  de  la  décoration.  Tout  Hôtel  de  Ville  qui  se  respecte  abrite 
dans  son  sous-sol  une  cave  où  les  citoyens  vont  boire  et  faire 
de  franches  lippées  ;  celle  du  Rathaus  de  Lûbeck  rappelle  la 
salle  des  chevaliers  au  Mont  Saint-Michel.  Rien  n'a  changé  là 
depuis  Charles-Quint  :  sous  les  voûtes  où  les  pipes  ont  enfumé 
les  images  d'Henri  le  Lion  et  autres  protecteurs  impériaux,  les 
gens  de  mer  continuent  de  déguster  les  vins  de  France  qu'ai- 
maient leurs  ancêtres  ;  des  vins  religieusement  choisis,  apportés 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

directement  du  cru  bordelais  au  Rathauskeller.  A  chaque  pas 
qu'il  fait  dans  la  ville,  le  visiteur  rencontre  des  maisons  respec- 
tées par  le  temps,  ornées  à  l'intérieur  de  boiseries  du  plus  beau 
travail.  Dans  les  églises,  il  trouve  une  mine  inexplorée  d'objets 
d'art,  tableaux  des  vieux  maîtres  de  la  Haute  Allemagne,  chefs- 
d'œuvre  commandés  jadis  dans  les  Flandres,  comme  le  dessus 
d'autel  de  Memling  dont  s'enorgueillit  le  Dôme.  La  seule  Marien- 
kirche  occuperait  durant  plusieurs  jours  le  connaisseur  qui 
voudrait  en  inventorier  les  trésors,  peintures  du  jubé,  retables, 
sculptures  de  bois  et  de  marbre,  plaques  tombales  d'un  métal 
finement  buriné. 

Je  ne  tenterai  pas  une  de  ces  descriptions  d'autant  plus 
fastidieuses  qu'elles  sont  plus  sommaires;  catalogue  de  musées 
que  le  lecteur  n'a  pas  vus.  Il  aime  avec  raison  qu'on  lui  parle 
des  œuvres  d'art  qu'il  connaît  :  c'est  le  ramener  chez  des  amis  ; 
il  ne  se  soucie  pas  de  ces  présentations  rapides  où  l'on  fait  défi- 
ler devant  lui  des  inconnus.  Liibeck  mériterait  mieux  :  une  mo- 
nographie détaillée  qui  n'a  pas  été  faite  chez  nous,  que  je  sache, 
et  où  quelque  Fromentin  révélerait  le  charme  de  cette  Bruges  du 
Nord.  L'évocation  de  Bruges  peut  seule  donner  une  idée  appro- 
chée de  Liibeck  :  même  physionomie  conventuelle,  —  l'Asile 
des  vieillards  vaut  les  béguinages,  —  même  douceur  recueillie, 
mêmes  richesses  artistiques,  et  du  même  caractère.  Autant  que 
sa  sœur  flamande,  la  recluse  hanséatique  devrait  attirer  et  rete- 
nir les  touristes.  Je  me  suis  promis  d'y  revenir;  je  n'ai  pu  que 
la  saluer,  au  cours  de  ce  voyage  qui  avait  un  autre  objet  :  l'exa- 
men de  l'Allemagne  nouvelle,  transformée  par  l'action  et  la  for- 
tune, grosse  des  problèmes  d'aujourd'hui  et  de  demain.  J'ai 
respiré  un  instant  l'ancien  parfum  de  Liibeck,  comme  le  moisson- 
neur se  penche,  en  bottelant  ses  gerbes,  sur  un  bluet  épargné  par 
la  faux,  blotti  sous  les  grands  épis  qui  cachaient  cette  fleur 
ignorée. 

L'Allemagne  nouvelle,  je  l'ai  retrouvée  à  Berlin,  ville  mé- 
connaissable pour  ses  vieux  habitans;  changée  de  figure,  avec 
la  pléthore  de  ses  longues  rues  neuves  qui  enclavent  le  Tiergar- 
ien,  poussent  jusqu'à  Charlottenbourg,  dévorent  la  campagne 
comme  un  troupeau  en  marche,  y  jettent  chaque  mois  de  gros 
paquets  d'immeubles  aussitôt  loués;  changée  d'âme,  avec  la 
vie  de  plaisir  et  de  dépense  qui  écume  le  soir  tout  le  long  de  la 
Friedrichstrasse,  dans  les  restaurans,  sur  les  trottoirs,  et  y  repro- 


LA    NOUVELLE   ALLEMAGNE.  43 

duit  le  noctambulisme  peu  édifiant  de  nos  boulevards.  Je  l'ai 
retrouvée  à  Magdebourg,  à  Leipsig,  à  Francfort,  provinciales 
boursouflées  à  l'instar  de  la  capitale  :  le  trait  nouveau  de  la 
physionomie  s'accuse  surtout  dans  les  palais  proéminens  des 
grandes  banques  ;  ils  s'érigent  entre  les  édifices  impériaux  et  mu- 
nicipaux, ils  disent  l'ambition  d'une  puissance  jalouse  d'égaler 
les  anciennes  seigneuries  :  résidence  princière,  caserne,  univer- 
sité. Francfort  nous  semblait  jadis  emplie  par  la  petite  maison 
de  Gœthe.  L'homme  qui  me  la  rouvrit  promena  ses  doigts  sur 
le  clavecin  de  Friederici  que  le  poète  mentionne  dans  ses 
Mémoires,  et  où  sa  mère  jouait  l'ariette  :  sotitario  bosco  umbroso... 
Des  notes  grêles,  chevrotantes,  sortirent  de  la  boîte  ;  elles  dé- 
tonnaient étrangement  sur  tout  ce  que  je  venais  de  voir  et  d'en- 
tendre, comme  si  elles  eussent  soupiré  le  vieil  air  dans  une  tem- 
pête de  cuivres  wagnériens  :  voix  faible  et  surannée,  voix  sacrée 
d'une  autre  Allemagne,  âme  de  revenant  dépaysée  dans  le  fracas 
utilitaire  de  la  nouvelle. 

Au  Niederwald,  sous  la  Germania. 

Avant  de  repasser  le  Rhin,  je  suis  remonté  au  Niederwald. 
La  statue  de  la  Germa?iia,  je  le  savais  d'ancienne  expérience, 
est  une  amère,  une  utile  conseillère.  J'ai  voulu  rassembler 
devant  elle  les  impressions  que  je  rapporte.  Comme  j'atteins  le 
sommet  où  elle  trône,  un  orage  arrive  de  par  delà  les  grands 
hêtres;  des  nuées  livides  coiffent  la  femme  de  sombre  airain, 
l'enveloppent  de  rafales  et  d'ondées,  vont  s'écrouler  sous  ses 
pieds  dans  le  fleuve.  Par  instans,  le  ciel  redevient  d'azur,  il  sourit 
à  la  main  tendue  qui  lui  ofl"re  le  globe;  le  soleil  libéré  jette 
une  nappe  de  lumière  sur  ce  paysage  qui  retrouve  sa  grâce  habi- 
tuelle, sur  les  vignobles,  le  Rhin  sinueux,  la  plaine  mayençaise. 

J'ai  vu  la  nation  que  cette  femme  représente  et  protège  :  na- 
tion faite  à  son  image,  comme  elle  sérieuse,  solide,  prospère.  La 
trempe  de  son  arme  de  défense,  —  ou  d'attaque,  —  donne  raison 
au  refrain  patriotique  gravé  sur  ce  socle  :  «  Ferme  et  fidèle  veille 
la  garde  au  Rhin.  »  Ces  jours  derniers,  dans  le  Taunus,  des 
fractions  d'un  régiment  d'infanterie  manœuvraient.  Je  les  exami- 
nais aux  réunions  du  soir,  où  le  soldat  chante,  aux  rassemble- 
mens  du  matin,  où  il  travaille.  La  qualité  de  ce  soldat  n'est  pas 
diminuée  ;  il  est  toujours  dans  la  main  du  chef,  en  bonnes  con- 
ditions physiques  et  morales,  si  l'on  en  juge  par  sa  gaîté  du  soir; 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  précision  et  la  rapidité  mécaniques  de  ses  mouvemens,  même 
au  retour  d'une  longue  marche,  continuent  la  tradition  des  vété- 
rans prussiens  que  nous  avons  connus.  Faut-il  en  dire  autant  du 
corps  d'officiers?  L'affirmation  serait  ici  plus  téméraire.  Je  me 
défie  des  romans-pamphlets  qui  font  de  ce  corps  un  tableau  si 
noir;  mais  qu'il  y  ait  du  relâchement  par  suite  de  l'aisance  gé- 
nérale et  des  tentations  qu'elle  offre,  c'est  fort  vraisemblable. 

La  prospérité  matérielle,  —  je  me  place  pour  un  instant  dans 
la  convention  de  notre  époque,  qui  met  là  le  souverain  bien,  — 
est  indéniable;  tout  ce  que  j'ai  vu  et  rapporté  la  traduit  aux 
yeux.  Des  régions  pauvres  sont  devenues  florissantes;  dans  les 
ports  de  mer,  dans  les  grands  centres  industriels,  des  sources 
de  richesse  ont  abondamment  jailli;  elles  augmentent  chaque 
jour  par  le  progrès  de  l'industrie,  du  commerce,  de  la  navi- 
gation, du  travail  sous  toutes  ses  formes.  Il  se  peut  que  des 
crises  économiques  éclatent,  entravent  temporairement  cet  essor; 
mais  la  fortune  allemande  est  encore  dans  la  période  ascension- 
nelle, j'en  ai  eu  le  sentiment  très  vif. 

Quelques  esprits  craintifs  croient  cette  fortune  menacée,  avec 
tout  l'organisme  qui  la  produit,  par  un  assaut  prochain  du  so- 
cialisme. J'ai  dit  comment  et  pourquoi  l'assaillant  paraissait 
contenu  dans  la  mesure  où  il  peut  être  bienfaisant.  Le  ciel  nous 
garde  d'un  tyran  assez  fort  pour  extirper  le  socialisme  !  Il  est  le 
ferment  qui  soulève  la  pâte  lourde  des  intérêts.  Ses  apôtres, 
même  exagérés,  remplacent  tant  bien  que  mal  les  prédicateurs 
chrétiens  que  l'on  n'écoute  plus  guère;  ils  forcent  les  gouver- 
nemens  et  les  classes  engourdies  dans  le  bien-être  à  compter 
avec  un  idéal  de  justice  ,  d'humanité,  de  pitié.  Je  crois  qu'un 
brusque  triomphe  de  leurs  troupes  et  de  leurs  chimères  fepait 
le  monde  très  malheureux;  leur  disparition  le  laisserait  égoïste 
et  détestable.  Tout  homme  impartial  souhaitera  un  juste  équi- 
libre entre  la  compression  de  leurs  mouvemens  désosdonnés  et 
l'infiltration  de  leur  idéal  dans  les  lois,  dans  les  rapports  so- 
ciaux. Il  semble  que  cet  équilibre  soit  à  peu  près  satisfaisant  en 
Allemagne. 

Les  causes  efficientes  de  la  prospérité  allemande  sont  aussi 
évidentes  que  son  existence.  Ce  peuple  en  est  redevable  pour  une 
part  à  certaines  qualités  très  prononcées  chez  lui,  application 
patiente,  habitudes  d'ordre,  de  méthode,  de  discipline,  vue 
réaliste  du  but  à  atteindre  et  des  voies  qui  mènent  à  ce  but.  Les 


LA    NOUVELLE   ALLEMAGNE.  45 

deux  grands  secrets  de  sa  réussite,  répétons-le,  sont  la  conver- 
gence des  efforts  et  leur  subordination  docile  à  une  pensée 
directrice. —  Cest  le  pas  de  l'E7npereur,..l\  règle  toute  la  marche 
en  avant.  Les  jugemens  diffèrent  à  Tinfîni  sur  la  psychologie 
intéressante  d'un  souverain  qui  se  les  rend  favorables  par  sa  sé- 
duction personnelle,  quand  il  ne  les  aigrit  point  par  la  mobilité 
d'un  esprit  impétueux,  laborieux,  Imaginatif,  très  ouvert  au 
demeurant,  et  dont  nous  ne  savons  pas  encore  s'il  sera  redou- 
table par  l'action  d'une  volonté  soutenue,  ou  au  contraire,  — 
danger  pire,  —  par  l'absence  de  cette  volonté  régulatrice.  Ses 
sujets  se  perdent  en  conjectures  à  cet  égard;  beaucoup  le  cri- 
tiquent; mais  tous  le  suivent.  En  tant  que  chef  de  la  grande 
maison  de  commerce,  il  a  justifié  jusqu'à  ce  jour  leur  obéis- 
sance et  l'espoir  qu'ils  placent  en  lui. 

Redisons  enfin  que  la  cause  originelle  de  ces  victoires  paci- 
fiques est  d'abord  et  surtout  dans  les  victoires  militaires,  dans  la 
conscience  que  ce  peuple  y  a  prise  de  ses  forces,  dans  l'élan  de 
confiance  et  d'orgueil  national  qui  a  métamorphosé  depuis  qua- 
rante ans  l'esprit  allemand,  jadis  hésitant  et  timide  dans  l'action. 
Une  fois  de  plus  la  guerre,  ouvrière  de  mort  immédiate,  a  été 
créatrice  de  vie  future  ;  la  roue  de  fer  a  engrené  les  roues  d'or, 
de  diamant.  Partout  où  progresse  l'Allemagne,  sur  terre  et  sur 
mer,  cette  vérité  est  écrite  en  caractères  éblouissans.  J'entends  les 
bêlemens  des  «  pacifistes.  »  Pas  plus  qu'eux  je  ne  souhaite  un 
mal  qu'il  faut  être  toujours  prêt  à  subir  pour  qu'il  ne  nous 
emporte  pas  à  l'improviste  ;  mais,  n'ayant  point  leur  superbe 
intellectuelle,  je  m'incline  devant  le  mystère  de  contradiction 
que  renferme  ce  mot  horrible  et  sublime  :  la  guerre. 

L'orage  s'est  dissipé  ;  le  cou-chant  empourpre  de  clartés  glo- 
rieuses cette  molle  et  riante  vallée  du  Rheingau.  Je  la  regarde 
avec  admiration.  Je  pense  avec  estime  aux  braves  gens  qui  l'ha- 
bitent, à  ceux  que  j'ai  rencontrés  plus  loin  sur  ma  route,  aux 
hôtes  qui  m'ont  accueilli  avec  sympathie  et  dont  j'ai  serré  cor- 
dialement les  mains.  Je  ne  comprends  pas  la  haine  rogue,  d'au- 
tant plus  intransigeante  qu'elle  est  résolue  à  ne  jamais  se  satis- 
faire. Je  ne  crois  pas  que  la  haine  soit  indispensable  pour 
préserver  le  cœur  d'un  impossible  oubli.  J'en  reste  à  la  mode  de 
nos  pères,  aux  relations  courtoises,  et  même  amicales,  avec  les 
adversaires  de  la  veille  ;  on  savait  qu'on  aurait  peut-être  l'honneur 
de  les  retrouver  sous  les  armes  le  lendemain,  et  cela  n'empêchait 


46 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


pas  entre  temps  de  fraterniser  aux  avant-postes.  J'ai  constaté 
sans  envie  ni  déplaisir  la  richesse  qui  dilate  la  nouvelle  Alle- 
magne ;  et  je  prie  les  Allemands  de  ne  pas  voir  un  calcul  ma- 
chiav^élique  dans  la  simple  vue  d'historien  que  je  soumets,  en 
terminant,  à  ceux  de  mes  compatriotes  qui  me  liront. 

Cette  richesse  commence  à  produire  ses  effets  inéluctables; 
des  doléances  instructives  me  l'ont  appris.  La  génération  des  con- 
structeurs s'effraie  d'entendre  dans  l'édifice  certains  craquemens 
de  mauvais  augure  :  paresse  des  enfans  comblés  par  le  labeur 
paternel,  dissolution  des  mœurs  déjà  sensible  à  Berlin,  relâche- 
ment de  l'ancienne  discipline  dans  les  âmes.  Il  faudra  sans  doute 
beaucoup  de  temps  pour  qu'un  organisme  aussi  vigoureux  soit 
infecté  par  le  mal  dont  meurent  à  la  longue  tous  les  peuples  qui 
ont  trop  réussi.  Mais  à  mesure  que  ce  mal  étendra  ses  ravages, 
on  verra  s'énerver  la  force  qui  eut  raison  de  notre  faiblesse  au 
siècle  dernier. 

Quelle  était  cette  force?  J'en  demandais  le  secret  à  la  Ger- 
mania,  il  y  a  vingt  ans.  Qu'il  me  soit  permis  de  reproduire  ici 
des  lignes  écrites  à  cette  époque  :  ce  serait  un  vain  souci  de 
chercher  d'autres  termes  pour  exprimer  une  pensée  qui  n'a  pas 
varié.  —  «  La  force  qui  nous  avait  domptés,  ce  n'était  pas  la 
ceinture  des  bouches  d'acier  et  le  poids  des  régimens  :  c'était 
l'âme  supérieure  faite  de  toutes  ces  âmes,  trempée  dans  la  foi 
divine  et  nationale,  fermement  persuadée  que,  derrière  ses 
canons,  son  Dieu  marchait  pour  elle  près  de  son  vieux  roi;  l'âme 
résignée  et  obstinée  vers  un  seul  but,  qui  depuis  trois  généra- 
tions, depuis  léna,  l'avait  lentement  et  patiemment  préparé,  le 
mets  délicieux  qui  ne  se  mange  que  froid  (1).  »  —  Puisse  la  ri- 
chesse de  l'Allemagne  centupler,  fût-ce  aux  dépens  de  la  nôtre, 
si  l'invincible  force  morale  qu'elle  minera  fatalement  doit  passer 
à  ce  prix  du  côté  oii  elle  fit  défaut.  Quand  les  historiens  de 
l'avenir  raconteront  les  événemens  que  le  cours  des  choses 
ramène  aux  heures  marquées  par  le  destin,  puissent  ces  histo- 
riens expliquer  une  interversion  des  rôles  en  rendant  à  une 
France  nouvelle  l'hommage  que  je  rendais  il  y  a  vingt  ans  à 
l'ancienne  Allemagne. 

EuGÈNE-MeLCHIOR   DE   VOGÏJÉ. 
(1)  Regard*  historiques  et  littéraires.  —  Au  pays  du  Rhin,  1886. 


LA  FIN  D'UNE  IDYLLE 


I 

«  Caserio  !  Ravachol  !  » 

Les  deux  pies  qui  répondaient  à  ces  noms  d'anarchistes 
s'élancèrent  d'un  arbre  voisin  et  vinrent  s'abattre  aux  pieds  de 
leur  maîtresse.  Nous  prenions  le  thé  sous  les  draperies  flottantes 
d'un  dais  de  vigne  vierge,  assis  en  haut  de  cette  espèce  de  vé- 
randa dont  les  marches  de  bois  donnent  accès  à  une  maison  de 
campagne  petite-russienne,  maison  typique,  basse  et  longue, 
que  couvre  un  toit  de  tôle  peint  en  vert,  sans  autre  luxe  d'ail- 
leurs que  celui  des  plantes  grimpantes  qui  l'enveloppent  de  ver- 
dure mobile  et  diaprée.  Les  étables,  les  bâtimens  de  ferme  envi- 
ronnans  ont  plus  d'importance  qu'elle-même;  tout  cela  est  en 
harmonie  avec  les  grandes  lignes  planes  de  la  steppe  où  le 
village,  ses  chaumières  lavées  à  la  chaux  accroupies  autour  de 
l'habitation  prétendue  seigneuriale,  tient  moins  de  place  que 
n'en  pourrait  tenir,  sur  l'infini  de  la  mer,  une  mince  flottille  de 
petits  bateaux. 

Depuis  huit  jours,  je  me  retrempais  dans  la  paix  vivifianie 
et  profonde  que  dégagent  ces  étendues  immenses  et  je  jouissais 
en  même  temps,  amusé,  touché,  impatient  selon  le  cas,  des 
bizarreries  souvent  aimables  de  mon  hôtesse  Sophie  Paulowna. 

Je  l'avais  connue  à  Paris  où  on  l'appelait  de  son  nom  de 
famille,  M^^^  Belsky,  et  alors  je  ne  voyais  guère  en  elle  qu'un 
esprit  chimérique  logé  dans  une  enveloppe  des  plus  mal 
habillées.  Mais,  ramenée  en  pleine  nature  sauvage,  cette  person- 
nalité originale  était  à  sa  place. 

—  Ravachol I  Caserio!  Regardez-moi  ces  pillards  ! 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ayant  fait  gloutonnemeni  disparaître  un  régal  de  fromage, 
les  deux  pies  attaquaient  maintenant  les  gâteaux  dispersés 
autour  du  samovar  dont  les  lianes  de  cuivre  accrochaient  les 
derniers  rayons  du  soleil. 

—  Non,  ces  gâteaux  ne  vous  appartiennent  pas,  reprit-elle, 
en  écartant  les  deux  effrontées  d'un  geste  de  son  éventail.  Ils 
seront  pour  Lorinka. 

A  l'appel  de  son  nom,  Lorinka,  un  loriot  familier  au  plu- 
mage vert  glacé  d'or,  sortit,  l'aile  étincelante,  de  l'épaisseur  du 
feuillage  et  vint  picorer  les  miettes  qu'on  lui  offrait.  En  sa  qua- 
lité de  vieille  fille,  Sophie  Paulowna  idolâtrait  les  bêtes,  et  toutes 
participaient  plus  ou  moins  aux  friandises  qui  accompagnent  le 
thé.  Il  y  avait  là,  couché  à  nos  pieds,  Roland,  un  superbe  chien 
de  berger  de  la  Beauce  amené  si  loin  à  grands  frais  et  dont  les 
yeux  tristes  semblaient  avoir  conscience  de  l'exil.  A  ceux  qui 
l'appelaient  Rolinka,  il  refusait  de  répondre,  joyeusement  ému 
au  contraire  par  l'accent  d'une  voix  française.  Auprès  de  lui 
Milocha,  sa  noire  épouse,  sortie  d'une  lignée  féroce  de  chiens 
du  Kurdistan,  témoignait  une  fois  de  plus  des  oppositions  de 
mœurs  et  de  tempérament  qui  peuvent  exister  dans  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  un  bon  ménage.  Celle-là  n'avait  jamais  rêvé 
de  moutons;  encore  moins  se  fût-elle  chargée  de  la  garde  d'un 
troupeau;  sa  férocité  native  la  portait  à  défendre  contre  toute 
incursion  le  bien  de  ses  maîtres  ;  elle  mettait  à  leur  service  des 
crocs  terribles  prompts  à  déchirer.  Trois  ou  quatre  métis  issus 
de  cette  alliance  franco-russe,  rôdaient  agressifs  et  mal  élevés 
autour  de  leurs  parens,  pêle-mêle  avec  une  tribu  de  chats  qui 
ne  montraient  d'eux  aucune  crainte.  La  mère  de  cette  trop  nom- 
breuse famille,  Cocogna,  était  la  favorite  de  la  dame  de  céans  qui 
faisait  volontiers  d'elle  un  panégyrique  invraisemblable.  Cette 
chatte,  à  l'en  croire,  était  une  chatte  altruiste;  elle  poussait  au 
suprême  degré  l'oubli  d'elle-même,  l'esprit  de  sacrifice;  jamais 
elle  ne  touchait  à  la  pâtée  commune,  avant  de  s'être  assurée  que 
chacun  des  autres  eût  sa  part;  elle  avait  même  servi  de  nourrice 
à  un  jeune  chien  abandonné.  Peut-être  y  avait-il  une  part  d'illu- 
sion dans  les  récits  de  la  bonne  dame,  optimiste  de  nature  et  par 
système,  mais  il  est  vrai  qu'en  observant  de  près  la  vie  des 
animaux  ou  plutôt  en  se  mêlant  intimement  à  cette  vie  on 
découvre  chez  eux  des  particularités  surprenantes.  L'extrême 
laideur  de  Cocogna  était  celle  de  tous  les  chats  de  ces  parages  : 


LA   FIN    d'une    idylle.  49 

museau  pointu,  corps  efflanqué,  vastes  oreilles  en  forme  de 
cornet  qui  leur  prête  une  physionomie  comique  et  sauvage  à  la 
fois;  elle  avait  en  outre  le  poil  terne  et  rude,  les  paupières  mala- 
divement bordées  de  rouge;  mais  Sophie  Paulowna  m'apprit  à 
lire  dans  les  vertes  profondeurs  de  ces  pauvres  yeux,  qui  sem- 
blaient avoir  pleuré,  la  bonté  d'une  petite  âme  prisonnière  que 
n'eût  pas  désavouée  le  Bouddha.  Sans  être  pour  cela  d'égal  mérite, 
chiens,  chats  et  oiseaux  vivaient  à  Bouzowa  en  parfaite  intelli- 
gence. Le  large  visage  charnu  de  Sophie  Paulowna,  qui  s'affine 
à  la  clarté  du  plus  délicieux  sourire,  un  sourire  de  vingt  ans, 
ce  laid  et  bon  visage,  infiniment  aimable,  rayonnait  d'aise  lors- 
qu'elle disait  :  —  La  loi  de  la  lutte  pour  l'existence  est  ici  trans- 
formée en  loi  d'harmonie  ;  mes  animaux  donnent  l'exemple  à  la 
génération  humaine.  Les  espèces  les  plus  ennemies  couchent 
ensemble  dans  la  même  cabane;  poules  et  poulets  se  promènent 
sur  les  chiens  et  les  chats  entrelacés;  vraiment  c'est  l'âge  d'or. 

Caserio  et  Ravachol  démentaient  bien  un  peu  cette  assertion, 
l'un  ayant  perdu  sa  queue  et  l'autre  un  œil  à  la  bataille,  ce  qui 
leur  prêtait  mine  de  gueux  et  de  bandits;  mais  ils  étaient  cer- 
tainement l'exception.  Les  chiens  en  revanche  ne  manquaient 
jamais  de  donner  un  coup  de  langue  amical  aux  jeunes  chattes 
Coronka  et  Knopka,  lorsqu'elles  passaient  à  leur  portée.  Parfois 
même  on  était  eff'rayé  de  voir  les  pauvrettes  disparaître  à  demi 
sans  se  défendre  dans  quelque  énorme  gueule.  Elles  en  étaient 
quittes  pour  réparer  en  sortant  de  là  le  désordre  de  leur  toilette 
avec  ce  soin  méticuleux  qui  rend  les  chattes  de  tous  pays  si  sem- 
blables à  des  femmes,  ce  soin  coquet  que  pour  sa  part  avait  tou- 
jours dû  ignorer  Sophie  Paulowna,  dont  les  points  caractéris- 
tiques étaient  l'absence  de  corset  et  la  coifl"ure  tout  de  travers. 

Un  petft  domestique  en  chemise  rose,  le  corps  plié  par  de 
grands  saints,  apporta  sur  un  plat  quelque  chose  de  sanglant. 
Son  visage  mongol  semblait  animé  d'un  rire  perpétuel  et  silen- 
cieux, les  sourcils  noirs  se  relevant  d'un  air  de  malice  bien  au- 
dessus  des  yeux  en  virgule.  Il  eût  mérité  de  figurer  à  titre  chinois 
dans  la  ménagerie;  c'était  cependant  un  enfant  du  village.  Il 
avait  pour  mission  spéciale  de  hacher  menu  le  cœur  de  bœuf, 
mets  favori  d'un  très  petit  personnage  qui  jusque-là  s'était  occupé 
activement  devant  nous  à  fouiller  îe  gazon  d'un  bec  affilé  plus 
long  que  lui  pour  y  saisir  des  vers  et  des  insectes.  Ce  jeune  ser- 
viteur n'eut  qu'à  moduler  un  nom  mélodieux  :  Oudoudou;  le 

TOUE  XXX.  —  1905.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  cri  de  tristesse  et  de  douceur  lui  répondit  et,  déployant 
sa  crête  superbe,  la  huppe  vint  délicatement  goûter  au  hachis 
cru  dont  Lorinka  plus  glouton  eut  sa  large  part  et  dont  les  pies 
anarchistes  firent  en  sorte  de  dérober  les  meilleurs  morceaux. 
Puis  Sophie  Paulowna  s'amusa  longuement  à  nourrir  de  fines 
tranches  de  pastèque,  qu'elle  lui  tendait  du  bout  des  doigts, 
Douchinka,  un  hérisson  en  bas  âge  dérobé  au  nid  maternel  sous 
la  haie  du  jardin.  Ses  piquans  étaient  encore  doux  comme  de 
la  soie,  sa  petite  figure  porcine  s'allongeait  avec  confiance  vers 
la  pastèque,  il  avait  une  façon  de  se  soulever  sur  les  pattes  de 
derrière  qui  annonçait  au  gré  de  sa  maîtresse  des  dispositions 
chorégraphiques.  Comme  il  exécutait  innocemment  ses  exercices 
au  milieu  de  la  table  où  chantait  le  samovar,  je  ne  laissais  pas  de 
craindre  pour  lui  une  attaque  subite  de  Knopka  ou  de  Goronka 
qui  suivaient  ses  ébats  la  paupière  mi-close  ;  mais  elles  songeaient 
plutôt  à  dormir,  gorgées  de  laitage  et  blotties  ensemble  dans 
l'ample  giron  de  leur  maîtresse.  A  celle-ci  l'une  des  deux  chattes 
était  tendrement  attachée,  la  suivant  dans  ses  promenades,  dor- 
mant à  sa  porte  comme  un  chien  fidèle;  l'autre  était  jalouse  et 
méchante,  mais  la  faveur  de  Sophie  Paulowna  pleuvait  également 
sur  le  juste  et  sur  l'injuste.  La  pauvre  Knopka  n'était-elle  pas 
suffisamment  punie  par  la  noirceur  de  son  âme  envieuse  qui  cer- 
tainement devait  la  faire  souffrir?  Tous  nos  défauts  ne  sont  en 
somme  que  des  maladies  qu'il  faut  plaindre. 

Elle  raisonnait  de  même  à  l'égard  de  ses  serviteurs  et  des 
paysans  qui  ne  manquaient  pas  d'en  abuser.  Paresseux,  men- 
teurs, ivrognes,  beaucoup  d'entre  eux  étaient  capables  en  outre 
de  quelques  larcins. 

—  Est-ce  bien  leur  faute?  disait-elle,  en  soupirant.  Le  ser- 
vage a  laissé  des  traces.  Le  maître  est  responsable  des  vices  de 
l'esclave. 

Sophie  Paulowna  est  la  plus  douce,  la  plus  idéaliste  des  ré- 
volutionnaires, éprise  de  paix  et  d'égalité  avant  tout,  possédée 
d'un  rêve  de  félicité  pastorale  dont  la  réalisation  rendrait  un 
jour  envieux  de  sa  chère  Russie  l'Occident  perdu  par  de  fausses 
ambitions.  Son  tolstoïsme  limité  consiste  à  estimer  l'état  d'âme 
des  paysans  comme  le  meilleur  qui  existe,  à  souhaiter  que  nous 
y  soyons  tous  réduits.  Elle  ne  va  pas  cependant  jusqu'à  vouloir 
brûler  les  livres;  elle  subvient  même  sur  ses  terres  aux  frais  d'une 
petite  école,  ne  se  piquant  pas  de  logique  excessive.  Dans  le 


LA    FIN    d'uKE   idylle.  51 

même  quart  d'heure  elle  se  montre  communiste  à  outrance, 
sujette  loyale  de  l'empereur  et  aristocrate  jusqu'au  bout  des 
ongles.  Cette  apparente  versatilité  prouve  la  souplesse  d'un  esprit 
prompt  à  considérer  presque  à  la  fois  les  plus  graves  questions 
sous  toutes  leurs  faces.  Trois  portraits  ornent  sa  chambre  : 
Tolstoï,  en  blouse  et  pieds  nus,  entre  l'autocrate  doat  elle  parle 
comme  d'un  demi-dieu,  le  tsar  Nicolas  l*'",  et  le  libérateur  des 
paysans,  Alexandre  IL 

Je  le  répète,  ces  inconséquences  rendent  Sophie  Paulowna 
extrêmement  agréable  quand  elles  ne  deviennent  pas  irritantes 
à  l'excès;  cela  dépend  de  l'humeur  où  vous  êtes  vous-même  ;  or, 
je  n'avais  pas  cessé  d'être  de  bonne  humeur  depuis  mon  arrivée 
à  Bouzowa. 

Douchinka  ayant  fini  de  grignoter  sa  dernière  tranche  de  pas- 
tèque^ la  pensée  de  W^"  Belsky  se  détourna  enfin  de  la  ména- 
gerie intime  qui  depuis  une  grande  heure  l'absorbait  unique- 
ment. Elle  interrogea  sa  montre  : 

—  Décidément  Gisèle  est  en  retard.  Elle  avait  promis  de  ren- 
trer pour  le  thé. 

—  Le  plaisir  de  la  promenade  lui  aura  fait  oublier  l'heure, 
dis -je  avec  une  certaine  indifférence. 

—  Oui,  elle  a  la  passion  du  cheval;  j'étais  ainsi  à  son  âge. 
Hélas  !  —  M}^"  Belsky  poussa  un  profond  soupir  qui  s'adressait  à 
sa  jeunesse  envolée,  à  l'embonpoint  envahissant  autant  qu'au 
sort  de  Gisèle.  —  Elle  a  si  peu  de  plaisirs  en  ce  monde,  la 
pauvre  enfant  ! 

—  M^^*  Walther  me  paraît  cependant  parfaitement  heureuse 
auprès  de  vous,  un  peu  gâtée  même... 

—  Gâtée?...  Oh!  rien  ne  la  gâterait;  une  âme  adorable... 
Oui,  je  fais  ce  que  je  puis.  Il  est  si  doux  de  réparer,  quand  l'oc- 
casion s'en  présente,  les  injustices  du  sort  ! 

Et  de  sa  main  potelée,  mon  amie  caressait  la  fourrure  ron- 
ronnante de  Knopka. 

—  Mais  le  passé,  le  douloureux  passé  l'oppresse  toujours. 

—  Vraiment?  Je  l'aurais  crue  très  gaie. 

—  Ah  !  c'est  que  vous  ne  l'avez  jamais  vue  à  l'heure  du  dé- 
couragement et  des  larmes...  Pauvre  ange  ! 

—  En  tout  cas  il  y  a  lieu  de  féliciter  cet  ange  de  vous  avoir 
rencontrée  sur  son  chemin.  Au  fait,  comment  est-ce  arrivé? 

—  Le  plus  naturellement  du  monde.  J'étais  à  Nice  l'hiver 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dernier.  Une  ophtalmie  me  mit  tout  à  coup  hors  d'état  de  m'occu- 
per.  Dans  l'hôtel  où  je  me  trouvais  on  me  proposa  une  lectrice. 
L'hôte  chez  qui  elle  avait  pris  pension  la  recommandait  avec 
chaleur  car,  abandonnée  par  un  mari  indigne,  elle  était  fort 
pauvre  et  lui  devait  de  l'argent;  il  n'eût  pas  été  fâché  de  ren- 
trer dans  ses  fonds. 

—  Vous  avez  dit  un  mari...  M"®  Walther  est  mariée? 

—  Oui,  elle  l'a  été,  mais  si  peu...  C'est  une  vieille  histoire. 
L'annulation  de  ce  lien  odieux  lui  a  permis  de  reprendre  non 
seulement  son  nom  de  jeune  fille,  mais  le  titre  virginal  auquel, 
paraît-il,  elle  a  les  droits  les  plus  authentiques. 

—  C'est  elle  qui  vous  l'affirme  ? 

L'exquise  créature  reprit,  sans  s'apercevoir  du  sourire  que  je 
n'avais  pu  réprimer  : 

—  Puisque  son  secret  m'est  échappé  il  restera  entre  nous, 
n'est-ce  pas  ?  Tout  ce  que  je  voulais  dire  c'est  que  cette  infor- 
tunée, seule  au  monde,  dans  la  situation  la  plus  délicate,  exposée 
par  son  charme  même  à  mille  dangers,  m'intéressa  éperdu- 
ment  à  première  vue.  Je  l'engageai  pour  venir  chaque  jour  me 
faire  la  lecture,  mais  le  plus  souvent  nous  causions.  Sur  tous 
les  sujets  nous  nous  trouvions  d'accord...  Jamais  je  ne  l'entendis 
se  plaindre  de  rien  ni  de  personne,  mais  je  devinais  un  cœur 
brisé...  Ah  !  mon  ami,  combien  les  hommes  sont  abominables  !... 
Elle  m'entourait  d'attentions,  elle  lisait  à  ravir,  les  billets 
qu'elle  écrivait  pour  moi  étaient  de  petits  chefs-d'œuvre  ;  instruite, 
gracieuse,  amusante,  elle  était  tout  cela.  Et  moi  qui  avais  re- 
noncé par  dégoût  de  leur  médiocrité  aux  demoiselles  de  com- 
pagnie, je  lui  proposai  de  me  suivre,  —  je  le  lui  proposai 
avec  crainte,  car  il  me  semblait  impossible  qu'elle  consentît  à 
s'exiler  dans  ce  pays  perdu...  Tout  de  suite  elle  fondit  en 
larmes.  «  Ai-je  bien  compris?  vous  m'emmèneriez  pour  quel- 
ques semaines,  quelques  mois  peut-être  !  Je  n'osais  pas  vous 
le  demander  !»  —  Et  nous  nous  embrassâmes.  L'accord  était 
conclu. 

Je  hasardai,  tandis  qu'elle  passait  rapidement  sur  ses  pau- 
pières humides  un  mouchoir  roulé  en  boule  pour  servir  de  jouet 
aux  deux  chattes  : 

—  Vous  la  connaissiez  bien  peu,  en  somme?... 

—  Je  la  connaissais  peu  !...  Dans  une  âme  de  cristal  il  est 
facile  de  plonger  jusqu'aux  dernières  profondeurs. 


LA    FIN    d'une    idylle.  53 

—  Soit  !  vous  n'aviez  eu  sur  elle  pourtant  aucun  renseigne- 
ment précis  ? 

—  Ne  croirait-on  pas  que  vous  parlez  d'une  subalterne  quel- 
conque? M'^^  Walther  est  une  personne  parfaitement  bien 
élevée  dont  le  mérite  s'impose.  Tout  ce  qu'on  eût  pu  me  dire  en 
sa  faveur  serait  resté  au-dessous  du  vrai.  Tant  de  qualités 
brillantes  et  solides  !...  Ici  j'avais  grand'peine  à  être  convena- 
blement servie.  Eh  bien,  elle  dirige  la  maison  de  telle  sorte  que 
je  n'ai  plus  de  ce  côté  aucun  souci.  Ma  femme  de  chambre  Nadia, 
une  petite  sauvage  que  je  n'avais  jamais  pu  habituer  seulement 
à  porter  des  souliers,  a  maintenant  une  tenue  des  plus  correctes; 
tout  ce  que  lui  enseigne  M'^*  Walther,  cette  fille  l'apprend  en  un 
clin  d'œil. 

—  Je  ne  suppose  pourtant  pas  qu'en  quelques  mois  votre 
merveille,  si  merveille  qu'elle  puisse  être,  ait  appris  à  parler  le 
petit-russien  ? 

—  Oh  !  elle  en  a  déjà  attrapé  l'essentiel,  un  mot  par-ci  par- 
là;  et  le  magnétisme  de  sa  volonté,  l'éloquence  de  son  geste  se 
font  obéir. 

—  J'aurais  très  grand'peur  de  cette  maîtresse  femme  ! 

—  Bon,  je  vous  entends  !  vous  êtes  tous  les  mêmes  vous  autres 
Français  !  Vous  n'admettez  pas  qu'une  personne  séduisante  puisse 
être  vertueuse.  Eh  bien  !  après?...  Il  n'y  a  pas  de  ménage  à  trou- 
bler ici,  pas  de  fils  à  enjôler.  Je  suis  célibataire,  grâce  à  Dieu. 

Knopka  et  Coronka  ayant  daigné  comme  à  regret  descendre 
du  trône  que  leur  offraient  ses  genoux  : 

—  Allons  voir  rentrer  le  bétail,  dit-elle,  c'est  l'heure. 
Auparavant  elle  installa  soigneusement  Oudoudou  dans  sa 

cage  et  Douchinka  dans  un  petit  panier  bien  clos  où  il  passait 
la  nuit.  Les  pies  s'étaient  envolées  vers  d'autres  rapines  ;  les 
chiens,  aboyant  et  bondissant,  s'apprêtaient  à  nous  suivre.  Nous 
gagnâmes  la  haie  basse  qui  sépare  le  verger  de  la  steppe.  De 
longs  cris  d'appel  plaintifs  et  monotones  s'y  faisaient  entendre, 
éloignés  d'abord,  se  rapprochant  toujours,  puis  des  meuglemens, 
des  hennissemens,  des  bêlemens  s'y  mêlèrent  dans  le  grand 
calme  qui  suit  le  coucher  du  soleil.  Une  longue  procession  de 
chevaux,  de  bœufs,  de  vaches  et  de  moutons  noirs  foulait  len- 
tement le  sol  velouté  comme  un  épais  tapis.  Elle  se  dirigeait 
vers  le  village.  Je  m'extasiai  sur  cette  pastorale,  digne  des  temps 
primitifs  de  l'Ukraine.  M'^^Belsky  approuvait  mon  enthousiasme, 


54 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


ne  croyant  pour  sa  part  qu'à  la  Russie  agricole  avec  toutes  les 
anciennes  institutions  émanées,  disait-elle,  de  l'âme  même  du 
peuple.  Il  fallait  favoriser  le  travail  en  commun,  y  compris  les 
petites  industries  domestiques  qui,  exercées  l'hiver,  permettent 
à  un  village  de  fabriquer  ce  dont  il  a  besoin,  de  ne  rien  devoir 
qu'à  lui-même  ;  l'exode  vers  les  grandes  villes  devait  être  em- 
pêché à  tout  prix.  Qu'est-ce  qui  en  est  cause?  L'impossibilité 
pour  le  paysan  de  vivre  du  produit  de  la  parcelle  de  terre  qui 
lui  revient  ;  elle  était  insuffisante  déjà  avant  que  la  population 
ne  se  fût  augmentée  du  double.  C'est  la  misère  qui  disperse  ces 
affamés,  qui  chasse  les  hommes  vers  les  usines  nouvellement 
créées  et  leur  fait  abandonner  la  terre. 

Pleine  de  cette  idée,  Sophie  Paulowna  payait  si  bien  ses 
Journaliers  et  avait  organisé  au  profit  de  ses  fermiers  un  sys- 
tème si  désavantageux  pour  elle-même  qu'elle  en  était  venue  à. 
être  certainement  une  des  personnes  les  plus  gênées  en  leurs 
finances  de  tout  Bouzowa.  Ceux  qui  ne  connaissent  de  la  Russie 
que  les  grandes  villes,  ne  savent  pas  quels  sacrifices  a  souvent 
accomplis  la  noblesse  de  province  pour  atteindre  des  résultats 
que  les  économistes  avancés  d'aujourd'hui  traitent  de  chimé- 
riques. 

Très  faiblement  au  courant  de  ces  questions,  je  l'écoutais  sans 
discuter  faire  l'éloge  du  mir  et  des  artèles  autonomes  sur  les- 
quels se  fonde  son  système  vieilli  de  régénération  et  de  progrès. 

Le  bétail  défilait  toujours  ;  on  ne  voyait  que  lui  sur  la  vaste 
étendue  herbeuse  rompue  seulement  par  le  petit  bois  qui  donne 
son  nom  à  la  propriété. 

—  Elle  ne  rentre  pas  !  dit  en  s'interrompant  Sophie  Pau- 
lowna dont  le  regard  n'avait  cessé  d'interroger  l'horizon. 

—  Seriez-vous  inquiète? 

—  Oh  !  non.  Elle  est  avec  Fédia.  Et,  même  seule,  elle  serait 
capable  de  venir  à  bout  d'un  cheval  plus  vif  encore  que  ne  l'est 
Dourak.  Je  m'étonne  seulement...  mais  regardez  donc  là-bas... 
Oui...  Enfin,  c'est  elle,  la  voilà! 

Les  moindres  objets  sont  de  loin  visibles  sur  cet  océan  de  la 
steppe  que  rident  à  peine  des  vagues  mollement  soulevées.  Je 
voyais  en  effet  s'avancer  sans  hâte  deux  chevaux  côte  à  côte.  Peu 
à  peu  les  figures  qui  les  montaient  apparurent  plus  distinctes; 
en  même  temps  l'un  des  chevaux,  ralentissant  son  allure,  se 
détacha  de  l'autre  et  se  mit  à  le  suivre. 


LA   FIN    DUNE   IDYLLE.  55 

A  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  la  distance  entre  eux  deve- 
nait respectueuse.  Un  temps  de  galop  et  je  reconnus  l'amazone 
grise,  le  petit  canotier  de  paille  blanche. 

Je  demandai  qui  était  Fédia. 

—  Mais  vous  savez  bien,  Féodor,  le  rouage  indispensable  de 
ma  maison,  mon  factotum,  un  très  bon  sujet  que  j'ai  élevé  et 
que  je  charge  de  toutes  les  besognes  de  confiance. 

—  J'y  suis...  Quel  superbe  garçon! 

—  Il  n'est  pas  mal,  en  effet...  un  type  de  Grand-Russe  qui 
tranche  sur  les  physionomies  brunes  de  nos  Petits-Russiens.  Mes 
parens  avaient  amené  jadis  d'un  de  leurs  biens  du  Nord  l'aïeule 
de  Fédia  depuis  longtemps  au  service  de  la  famille;  elle  a  fait 
souche  de  blonds  dans  le  pays. 

L'homme  mit  pied  à  terre  ;  robuste  et  dégagé  sous  la  mince 
chemise  rouge  qui  retombait  par-dessus  les  chausses  rentrées 
dans  de  hautes  bottes.  Sous  son  bonnet  frisaient  des  cheveux 
couleur  d'amadou,  moins  dorés  que  la  barbe,  une  barbe  jeune 
et  légère.  On  pouvait  reprocher  au  visage,  coloré  par  le  hâle, 
des  pommettes  un  peu  saillantes,  des  traits  un  peu  court? 
quoique  réguliers.  Le  visage  trop  immobile  devenait  beau  dès  que 
la  flamme  bleue  du  regard  et  la  nacre  des  fortes  dents  blanches  y 
faisaient  passer  un  éclair.  Je  le  remarquai  lorsqu'il  salua  sa 
vieille  maîtresse  dont  le  sourcil  restait  froncé  d'un  air  mécontent, 

S'approchant  du  cheval  à  longue  crinière  soyeuse  que  mon- 
tait M"*  Walther,  il  dégagea  le  pied  de  l'étrier  et  offrit  sa  large 
épaule  à  une  petite  main  gantée  qui  ne  fit  que  l'effleurer  tandis 
que  d'un  bond  l'amazone  sautait  à  terre,  puis,  avec  une  sponta- 
néité charmante,  allait  se  jeter  au  cou  de  Sophie  Paulowna. 

—  Gomment,  vous  étiez  là  !  vous  m'attendiez  !  Vous  m'en 
voulez,  peut-être  ?  Oh  !  oui,  avec  beaucoup  de  raison  vous  m'en 
voulez  d'être  en  retard  pour  le  dîner.  Pardon...  pardon  encore. 
Mais  c'est  si  délicieux  de  galoper  sur  ce  gazon  élastique  sans 
que  rien  vous  arrête,  avec  la  sensation  de  pouvoir  aller  ainsi 
jusqu'au  bout  du  monde.  J'ai  tout  oublié,  sauf  que  j'avais  des 
ailes. 

—  Nous  ne  savions  que  penser,  dit  M^^"  Belsky  en  affectant 
toujours  une  mine  grondeuse. 

Le  joli  sourire  suppliant  se  tourna  vers  moi  comme  pour  me 
gagner  à  une  mauvaise  cause.  D'une  voix  basse  et  câline,  la  voix 
d'un  enfant  aui  a  mérité  d'être  puni  et  qui  se  soumet  : 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  le  ferai  plus,  dit-elle,  je  ne  veux  plus  monter  à 
cheval  jamais;  c'est  un  exercice  qui  me  fait  perdre  la  tête. 

—  Ne  plus  monter?  quelle  idée?  s'écria  la  bonne  Sophie  Pau- 
lowna.  Grisez-vous  de  grand  air  pendant  que  vous  en  avez  l'occa- 
sion, chère  petite;  rien  n'est  plus  sain.  Vous  prenez  à  ce  régime 
les  couleurs  qui  vous  manquaient.  J'ai  certainement  eu  tort  de 
m'agiter...  Les  deux  convives  que  nous  attendons  sont  toujours  en 
retard  eux  aussi,  Grégoire  surtout,  qui  vient  de  loin  à  bicyclette. 

—  Permettez  que  j'aille  changer  de  toilette,  dit  M"*  Walther. 
Elle  partit  en  courant,  la  jupe  de  son  habit  de  cheval  relevée 

sur  le  bras,  tandis  qu'après  l'échange  de  quelques  mots  en  russe 
avec  la  barischna,  Feodor  ramenait  gravement  les  deux  chevaux 
à  l'écurie. 

II 

Une  demi-heure  encore,  et  nous  étions  à  table  dans  la 
grande  salle  à  manger  toujours  infestée  de  mouches,  quelques 
pièges  que  Ton  pût  tendre  à  ces  visiteuses  importunes.  Et  long- 
temps des  mets  nombreux  se  succédèrent  à  la  suite  de  la 
zakouska  qui,  sous  prétexte  de  vous  mettre  en  appétit,  suffit 
à  rassasier  de  caviar,  de  concombres  salés,  de  petits  poissons 
fumés  et  autres  hors-d'œuvre  un  estomac  occidental. 

Après  avoir  essayé  en  sa  jeunesse  de  toutes  les  cuisines  de 
l'Europe,  M"^  Belsky  avait  une  secrète  préférence  pour  les  mets 
petits-russiens,  et  un  de  mes  titres  à  sa  bienveillance  était  le  goût 
que  je  témoignais  au  borsch,  ce  pot-au-feu  coupé  de  jus  de 
betteraves,  chargé  de  légumes  et  relevé  de  piment.  J'appréciais 
aussi  les  pâtés  gras  et  lourds,  y  compris  le  pâté  de  choux,  les 
aubergines  cuites  sous  la  cendre,  réduites  en  pâte  savoureuse 
et  assaisonnées  de  poivre  de  Cayenne,  les  courges  grecques 
gratinées  à  la  poêle  dans  de  la  crème  aigre,  les  pirogui  friables 
et  croustillans  où  l'on  trouve  de  tout,  du  riz,  de  la  viande,  des 
confitures,  que  sais-je  encore?  Le  massif  pain  noir  ne  m'effrayait 
pas,  je  m'abreuvais,  volontiers  de  kvas,  j'étais  surtout  grand 
amateur  des  pastèques  qui,  énormes  et  succulentes,  figuraient 
à  chaque  repas.  M^^*  Walther,  si  habile  à  flatter  sa  protectrice, 
m'enviait  cette  capacité  de  digestion,  moyen  sûr  de  conquérir 
les  bonnes  grâces  de  la  dame  de  Bouzowa.  Pour  sa  part 
la  jeune  étrangère  grignotait  du  bout  des  dents  les  petites  galettes 


LA    FIN    d'une    idylle.  57 

salées  à  l'anis,  se  rejetant  sur  le  thé;  mais  il  y  avait  ce  soir-là 
d'autres  convives,  bonnes  fourchettes  l'un  et  l'autre,  le  pope  du 
village,  veuf,  père  de  six  enfans  et  qui,  par  conséquent,  faisait 
d'habitude  maigre  chère,  et  un  étudiant  en  exil  de  l'université 
de  Kiev.  M'^°  Belsky  m'avait  expliqué  avant  dîner  que  ce  der- 
nier, son  filleul,  appartenait  à  une  bonne  famille  habitant  le 
chef-lieu  du  district.  Il  achevait  sa  dernière  année  de  cours 
quand,  accusé  d'avoir  pris  part  aux  actes  d'insubordination  qui 
amenèrent  une  première  fois  la  clôture  de  l'université,  l'arrêt 
d'exil  avait  été  prononcé  contre  lui.  Beaucoup  d'étudians,  des 
professeurs  même  qui  s'étaient  permis  de  blâmer  ces  mesures  de 
répression  rigoureuses  encoururent  la  même  peine.  On  les  dis- 
persait en  province.  Sans  doute  la  faute  de  Grégoire  Morozov  était 
vénielle  puisqu'on  lui  avait  accordé  la  permission  de  revenir 
dans  sa  ville  natale  avec  le  droit  de  s'occuper  dans  le  district  de 
travaux  d'histoire  naturelle.  Mais  l'ennui  n'en  existait  pas  moins 
d'être  surveillé  de  près  et  de  subir  un  relard  de  deux  ans  dans  la 
préparation  de  sa  carrière. 

M"'  Belsky,  fidèle  à  son  rôle  de  bonne  providence,  consolait 
de  son  mieux  le  coupable  qu'elle  avait  vu  naître,  en  l'invitant  à 
dîner  de  temps  à  autre.  Peut-être  se  faisait-elle  illusion  sur  ce 
qu'elle  appelait  les  peccadilles  du  pauvre  Gricha.  Malgré  sa  ré- 
serve presque  farouche  le  jeune  homme  à  première  vue  me  parut 
être  de  ceux  qui  prennent  leurs  principes  au  sérieux  et  sont  tout 
prêts  à  les  mettre  en  pratique.  Tête  de  révolté  opiniâtre  rappe- 
lant un  peu  celle  de  Gorki.  ^11  soulignait  la,v ressemblance  par 
l'arrangement  des  cheveux  relevés  d'un  coup  de  brosse  sur  le 
front  rétif.  Comme  si  cette  chevelure  n'eût  pas  été  suffisamment 
révélatrice  de  ses  sentimens  intimes,  il  y  ajoutait  l'extrême 
négligence  de  la  toilette.  Le  pope  et  lui  se  regardaient  de  tra- 
vers, n'étant  d'accord  que  pour  louer  la  qualité  des  plats.  Entre 
eux  l'unique  analogie  était  cet  étrange  manque  de  soin  dans 
l'apparence  extérieure;  mais  la  robe  du  pope,  taillée  sur  le  patron 
classique  de  celle  du  Christ,  perdait  moins  à  l'usure  et  aux 
taches  que  les  habits  râpés  de  l'étudiant.  De  cette  robe  d'un 
brun  violet,  déteint  par  ies  intempéries,  sortait  le  col  nu  sur- 
monté d'un  fin  visage  d'icône,  teint  d'ivoire  un  peu  jauni,  longs 
yeux  bruns  en  amande  furtifs  et  caressans,  chevelure  couleur  de 
feuille  morte  épandue  jusqu'au  milieu  du  dos,  si  crespelée  et 
emmêlée  qu'on  eût  dit  qu'elle  avait  toujours,  ainsi  aue  la  barbe, 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


ignoré  l'usage  du  peigne.  J'appris  au  cours  de  la  conversation 
qu'il  la  rattachait  quelquefois  sur  la  nuque.  Sophie  Paulowna 
collectionnait  pour  lui  à  cet  effet  ses  vieux  rubans  hors  d'usage. 
Elle  rit  beaucoup  en  me  racontant  qu'il  avait  longtemps,  grâce 
à  elle,  porté  un  nœud  de  taffetas  rose,  et  le  pope  écoutait  placi- 
dement ses  plaisanteries  en  riant  de  nous  voir  rire,  car  il  ne  sa- 
vait pas  un  mot  de  français.  On  ne  lui  témoignait  aucun  respect, 
mais  en  revanche  beaucoup  de  cordialité.  N'avait-on  pas  besoin 
de  lui  pour  bénir  l'école  chaque  année  et  pour  d'autres  bons 
offices  dont  les  paysans  n'auraient  pas  pu  se  passer!  Pénétrée  en 
matière  de  religion  des  doctrines  de  Jean-Jacques,  son  philo- 
sophe favori,  Sophie  Paulowna  était  d'avis  toutefois  qu'il  fallait 
éviter  de  scandaliser  les  simples;  elle  allait  donc  à  l'église  de  loin 
en  loin.  L'athéisme  scientifique  était  aussi  étranger  à  son  esprit 
qu'à  celui  de  Tolstoï,  et  peut-être  pour  cette  raison,  la  charitable 
optimiste  était-elle  plus  proche  après  tout  du  pauvre  pope  igno- 
rant que  de  Grégoire  Morozov  dont  elle  croyait  cependant  par- 
tager en  partie  les  idées  subversives. 

L'étudiant,  stimulé  par  la  présence  d'un  Français  autant  que 
par  l'excellent  bourgogne  de  Grimée  qui  lui  était  versé,  perdit  de 
sa  raideur  et  se  laissa  peu  à  peu  interroger.  Il  me  parla  de  la  per- 
sécution systématique  exercée  contre  la  pensée  russe,  de  la  né- 
cessité absolue  d'une  constitution,  s'entêtant  sans  beaucoup  de 
justesse,  me  semblait-il,  à  comparer  le  prélude  de  la  révolution 
française  aux  mouvemens  qui,  dès  cette  année-là,  agitaient  la 
Russie.  Je  hasardai  quelques  objections,  il  les  couvrit  de  sa  voix 
puissante.  Pourquoi  les  autres  peuples  qui  ont  tous  chacun  à 
son  tour  conquis  la  liberté  voudraient-ils  qu'un  grand  pays  pré- 
paré par  ses  institutions  primitives  à  se  gouverner  lui-même  en 
lut  à  tout  jamais  dépourvu  ? 

—  On  ne  se  doute  pas,  disait-il,  des  lisières  qui  nous  étouf- 
fent, privation  de  livres,  de  journaux... 

Et  il  s'emporta  contre  l'obligation  pour  les  étudians  de 
porter  un  uniforme  qui  les  désigne,  de  se  faire  photographier 
trois  fois  en  entrant  à  l'université,  moyen  d'espionnage,  etc.  11 
parla  aussi  de  l'extrême  pauvreté  de  certains  de  ses  camarades 
qui  ne  mangeaient  qu'un  jour  sur  deux. 

—  Preuve  suffisante,  osai-je  dire,  que  ceux-là  devraient  être 
ailleurs  qu'à  l'université,  exerçant  des  métiers  utiles? 

—  Eh!  que  voulez-vous  qu'ils  fassent?  riposta  Morozov  avec 


LA    FIN    DUNE   IDYLLE.  59 

un  emportement  contenu,  gratter  la  terre  qu'ils  n'ont  pas? 
Le  pope  cependant  d'un  ton  plaintif  parlait  en  russe  à  Sophie 
Paulownadu  relâchement  de  la  dévotion  dans  sa  paroisse,  à  quoi 
elle  répondait  en  lui  demandant  si,  par  hasard,  la  quête  avait 
été  moins  fructueuse  que  de  coutume  le  dernier  dimanche.  Elle 
se  détourna  pour  écouter  Morozov  qui  continuait  en  français 
une  véhémente  tirade  : 

—  Le  premier  devoir  de  chacun  est  de  se  développer  autant 
que  possible,  et  puis  de  faire  servir  ce  développement  au  bien 
général.  Ici  cependant  on  ne  permettrait  pas  à  un  homme,  aune 
femme  sortis  de  l'Université  de  se  consacrer  librement  à  l'édu- 
cation du  peuple. 

—  Peut-être  craindrait-on  que  ce  ne  fût  prétexte  à  propa- 
gande?... 

—  Soit,  si  vous  appelez  ainsi  la  diffusion  de  la  vérité.  De  sorte 
que  les  instituteurs  et  les  institutrices  sortent  mal  préparés  de 
séminaires  spéciaux  pour  être  ensuite  mal  payés,  guettés,  mo- 
lestés, tant  on  redoute  qu'ils  ne  dépassent  leurs  attributions.  Je 
ne  parle  pas  des  écoles  paroissiales  qui  valent  moins  que  rien. 

Le  pope  vidait  son  verre  avec  béatitude,  ignorant  des  flèches 
décochées  contre  lui. 

—  Allons,  tu  exagères  un  peu,  dit  M"^  Belsky  en  haussant 
les  épaules.  Nous  avons  ici  une  bonne  institutrice  et  le  nombre 
est  assez  grand  de  ceux  qui  viennent  chercher  des  livres  à  la 
petite  bibliothèque  que  j'ai  fondée. 

—  Quels  livres?  dit  l'étudiant  d'un  ton  moqueur.  Et  cepen- 
dant, j'en  conviens,  Sophie  Paulowna,  vous  êtes  relativement  libé- 
rale, mais  à  la  façon  des  libéraux  de  1860  qui  ne  se  sont  jamais 
intéressés  qu'au  sort  des  paysans,  et  encore  en  confondant  trop 
l'organisme  des  anciennes  associations  à  base  communiste  avec 
celui  des  sociétés  coopératives  d'aujourd'hui.  La  ressemblance 
n'est  qu'apparente;  le  vin  nouveau  ne  peut  être  mis  dans  de 
vieilles  outres.  Ce  n'est  pas  par  les  paysans  trop  arriérés  que 
peut  commencer  l'éveil  qui  s'annonce.  De  votre  temps  à  vous 
autres,  libéraux  des  années  60  ou  70,  le  prolétariat  russe  n'exis- 
tait pas,  il  est  né  depuis,  c'est  à  lui  que  nous  nous  adressons. 
Le  prolétaire  est  incomparablement  plus  intelligent  à  présent, 
plus  actif,  plus  éclairé  que  l'ancien  serf.  Et  la  lutte  s'engage  ici 
comme  ailleurs  entre  le  capital  et  le  travail... 

AI""  Belsky  l'iiiterrompit  pour  dire  qu'elle  croyait  aux  étapes 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nécessaires,  quitte  à  en  brûler  quelques-unes  aa  besoin.  Et  elle 
prit  avec  chaleur  la  défense  de  ses  chers  paysans. 

—  Je  n'ai  jamais  été  aussi  heureuse  que  parmi  eux,  en  ou- 
bliant le  plus  possible  à  Bouzowa  le  monde  et  ses  vanités. 

]\P°  Walther  jusque-là  ne  s'était  mêlée  que  fort  peu  à  la  con- 
versation, se  bornant  à  aider  avec  beaucoup  de  grâce  dans  ses 
devoirs  de  maîtresse  de  maison  Sophie  Paulowna;  mais  elle  prit 
la  parole  avec  une  vivacité  singulière  pour  donner  son  avis  sur 
le  paysan  russe  :  il  la  touchait,  il  la  charmait  comme  un  être 
naïf  et  poétique  infiniment,...  avec  des  profondeurs  ignorées  de 
tendresse  et  de  douceur. 

—  Oui,  je  comprends, . . .  l'amusement  du  contraste  avec  ce  que 
vous  avez  pu  connaître,  dit  d'une  voix  brève  Morozov. 

Elle  parut  légèrement  troublée  : 

* —  11  est  vrai  qu'on  trouve  grand  plaisir  à  revenir  à  la  na- 
ture. Mais  je  maintiens,  si  peu  que  je  sois  en  mesure  de  le 
savoir  encore,  qu'il  y  a  des  trésors  dans  l'âme  de  ces  braves 
gens  dont  l'ignorance  vous  fait  pitié. 

—  Oui,  mademoiselle,  ils  sont  bons,  ils  sont  patiens,  ils  sont 
dignes  depuis  longtemps  de  la  liberté  que  nous  réclamons  pour 
tous,  dit  Morozov,  et,  en  attendant,  ils  manquent  non  seulement 
du  pain  de  l'esprit,  mais  de  celui  qui  nourrit  le  corps. 

—  Pas  à  Bouzowa  !  s'écria  la  jeune  femme. 

—  Non,  pas  à  Bouzowa.  Je  reconnais  que  Sophie  Paulowna 
contribue  à  retarder  de  son  mieux  le  progrès  en  leur  donnant 
ce  bien-être  qui  endort  l'ambition  et  paralyse  les  revanches. 
Elle  a  créé  autour  d'elle  un  petit  paradis  d'exception  qui 
trompe  les  observateurs  superficiels  sur  l'état  véritable  du  paysan. 

—  Voilà  bien  de  vos  paradoxes,  dit  avec  calme  M'^^  Belsky. 
Heureusement,  j'ai  pour  moi  l'Evangile  :  Paix  aux  hommes  de 
bonne  volonté. 

—  Oh  !  la  bonne  volonté,  les  bonnes  intentions  "sont  sujettes 
à  s'égarer,  marraine. 

Le  pope,  dont  les  yeux  inquiets  allaient  de  l'un  à  l'autre  pen- 
dant cette  entretien,  devina  vaguement  de  quoi  il  s'agissait  et 
lança  son  mot  un  peu  au  hasard  : 

—  Ils  ont  la  foi.  Malheur  à  qui  la  leur  ôterait  ! 

Morozov  répondit,  de  sa  voix  dure  et  tranchante,  je  ne  sais 
quoi  qui  lui  attira  une  prompte  riposte  de  la  maîtresse  de  céans, 

—  Vous  connaissez  nos  conventions,  Gricha. 


LA   FIN  D  UNE   IDYLLE.  61 

Il  s'inclina. 

—  Autant  dire,  marraine,  que  vous  me  congédiez.  Oh  !  vous 
êtes  autocrate  à  votre  manière.  Rien  ne  peut  empêcher  que  nous 
ne  représentions,  ce  prêtre  et  moi,  le  feu  et  l'eau,  deux  camps 
opposés  avec  un  fossé  entre  eux  qui  se  creuse  de  plus  en  plus.  Il 
y  a  des  époques  historiques  inévitables  où  les  compromis  n'ont 
plus  cours...  Selon  ceux  quisaveni  voir,  la  foi  des  paysans  russes 
n'est  qu'une  soif  inextinguible  et  jamais  étanchée  de  justice.  Ils 
l'ont  demandée  en  vain  à  Dieu,  cette  justice  qui  se  fait  toujours 
attendre.  Ils  finiront  par  se  la  faire  à  eux-mêmes;  c'est-à-dire 
qu'ils  croiront  en  eux  seuls. 

—  Comme  vous  autres,  mauvais  semeurs  que  vous  êtes  !  Le 
monde  ne  s'en  portera  pas  mieux  peut-être.  Tu  m'appelles  auto- 
craie.  Soit,  quand  bien  même  gronderait  partout  le  tonnerre  des 
passions,  je  ne  veux  pas  que  son  écho  parvienne  jusqu'ici.  On 
peut  ailleurs  se  déclarer  la  guerre;  à  Bouzowa  les  roses  fleu- 
rissent, les  moissons  s'achèvent,  partout  abondantes,  les  bœufs 
marchent  de  leur  allure  lente  et  détachée.  Je  vous  enverrais  tous 
volontiers  à  l'école  de  ma  pépinière,  de  ma  ménagerie. 

—  Singulière  façon  de  comprendre  l'âge  d'or  pour  l'humanité, 
grommela  l'étudiant.  Végéter...  ruminer...  Au  surplus,  nous  ne 
voulons  pas  de  l'âge  d'or;  nous  voulons  la  lutte,  la  souffrance,  la 
victoire  à  tout  prix...  au  prix  du  sang,  qu'importe? 

Les  longs  yeux  en  amande  du  pope  continuaient  d'épier  avi- 
dement la  discussion  ;  Morozov  se  tourna  vers  lui  d'un  geste 
brusque  et  l'apostropha  dans  sa  langue  : 

—  L'Eglise  aurait  pu  aider  beaucoup  aux  réformes  en  se  ser- 
vant de  l'ascendant  qu'a  encore  la  religion  ;  mais  de  cet  ascendant 
elle  n'a  jamais  usé  pour  des  œuvres  sociales  ;  vous  ne  réclamez 
que  de  l'argent  et  les  jeûnes  de  carême.  Eh  !  les  malheureux 
jeûnent  la  moitié  de  l'année,  carême  d'obligation  et  carême 
forcé  ! . . . 

—  Certainement  ils  pourraient  faire  davantage,  balbutia  le 
pope  interdit,  mais  ils  ont  la  foi,  ils  ont  la  foi...  Et  nous  atten- 
dons tout  du  Tsar... 

Ici  Sophie  Paulowna  intervint  avec  vivacité,  parlant  à  la  fois 
français  et  russe. 

—  Comme  si  le  Tsar,  s'écria-t-elle,  pouvait  être  partout  et 
tout  voir  par  lui-même  !  Vous  figurez- vous  donc  le  calife  des 
Mille  et  une  Nuits  errant  à  toute  heure  parmi  ses  suiets  pour 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vérifier  les  abus  et  prêter  l'oreille  aux  griefs?  Il  n'y  a  jamais  eu 
que  Pierre  le  Grand  pour  faire  à  lui  seul  toutes  les  besognes. 

—  C'est  que  seul  il  a  compris  la  tâche  essentielle  d'un  sou- 
verain absolu,  dit  avec  force  Morozov.  Dès  que  celui-ci  s'entoure 
de  fonctionnaires  et  qu'il  voit  par  leurs  yeux,  la  véritable  auto- 
cratie n'existe  plus. 

Profitant  d'un  instant  de  silence,  M'^°  Walther  raconta 
gaîment  sa  longue  promenade  de  la  journée  en  s'adressant  sou- 
vent à  Grégoire  Morozov  de  l'air  de  coquetterie  qui  lui  était 
naturel.  Il  affectait  d'y  paraître  insensible,  à  moins  que  l'expres- 
sion de  reproche  irrité  que  prenait  par  momens  son  visage  ne 
voulût  dire  :  «  Pourquoi  essayez- vous  de  me  tourmenter?  C'est 
peine  perdue.  Nous  avons  de  plus  nobles  soucis.  » 

Je  m'amusais  fort  à  observer  l'un  après  l'autre  tous  ces  êtres 
qui  m'étaient  étrangers,  y  compris  la  petite  Nadia  servant  à  table 
avec  adresse  et  promptitude;  c'était  l'effet  des  leçons  de  Gisèle 
Walther.  Elle  ne  la  quittait  pas  des  yeux;  le  sourire  qui  ré- 
pondait à  chaque  ordre  émis  du  geste  ou  du  regard  eût  fait 
croire  que  l'intelligence  la  plus  parfaite  régnait  entre  la  demoi- 
selle et  la  servante,  mais  ce  qui  me  donna  bientôt  à  réfléchir  fut 
la  soudaine  expression  de  dureté,  le  froncement  de  sourcil  révé- 
lateur qui  chez  Nadia  remplaçait  ce  sourire  aussitôt  que  M"^  Wal- 
ther ne  la  regardait  plus.  Etait-elle  jalouse  de  l'importance  prise 
dans  la  maison  par  cette  inconnue,  de  la  faveur  toute  spéciale 
dont  l'honorait  sa  maîtresse?  En  tout  cas  l'attachement  pas- 
sionné qu'affectait  la  servante  envers  la  demoiselle  ne  me  parut 
pas  de  très  bon  aloi.  Elle  avait  pu  renoncer  pour  lui  plaire  à  la 
chère  habitude  d'aller  pieds  nus,  relever  en  couronne  sa  longue 
natte,  autrefois  pendante,  porter  de  petits  tabliers  de  femme  de 
chambre  anglaise,  mais  nonobstant  elle  ne  l'en  aimait  pas  davan- 
tage ;  ses  yeux  le  disaient  assez,  et  les  lèvres  un  peu  fortes  de  la 
bouche  très  rouge  prenaient  de  temps  à  autre  un  pli  amer,  aussitôt 
effacé  par  ce  sourire  de  commande  dont  la  naïveté  ne  me 
trompait  plus. 

On  se  leva  ;  il  y  eut  des  baisemains,  les  hôtes  russes  remer- 
ciant selon  l'usage  la  maîtresse  de  maison  pour  le  pain  et  le 
sel;  puis  nous  passâmes  dans  le  salon;  les  cigarettes  allumées 
ne  s'éteignirent  plus  de  la  soirée,  Sophie  Paulowna  donnant 
l'exemple.  L'inévitable  table  à  jeu  attendait,  mais  elle  pria 
IVr^"  Walther  de  faire  d'abord  un  peu  de  musique  et  aussitôt  la 


LA    FIN    d'une    idylle.  G3 

jeune  fille  fut  au  piano.  Elle  était  bonne  musicienne,  sans  pou- 
voir passer  pour  virtuose  ;  sa  mémoire  étonnante  lui  permettait 
de  jouer  tout  ce  qu'on  demandait. 

—  Il  faut  l'entendre  chanter,  dit  avec  une  sorte  de  maternel 
orgueil  Sophie  Paulowna. 

Et  Gisèle  commença  de  dire  avec  un  charme  particulier  une 
romance  de  Tosti,  des  airs  tziganes,  des  mélodies  rapportées  de 
voyage,  assurait-elle.  Vraiment  elle  avait  beaucoup  voyagé.  On 
aurait  cru  qu'elle  portait  en  elle  l'àme  musicale  de  tous  les 
peuples.  Quand  elle  en  vint  à  des  chants  populaires  russes  : 
Ganzia,  Rentrez  mes  canards,  Vanika  Tanikou  polioubile,  je 
remarquai  que  nous  n'étions  plus  seuls.  Les  paysans  se  pressaient 
dehors  contre  la  fenêtre  ouverte.  Accoudée  au  rebord,  le  menton 
appuyé  sur  ses  mains  croisées,  la  petite  Nadia  dardait  des  pru- 
nelles de  feu  sur  la  chanteuse.  Derrière  elle  je  distinguai,  quoique 
la  nuit  fût  sombre,  quelques  jeunes  têtes  nues,  d'autres  plus 
vieilles  coiffées  du  mouchoir,  des  svietkas  brunes,  des  chemises 
de  couleur  et,  au  premier  rang  parmi  les  hommes,  la  haute  taille, 
la  barbe  dorée  de  Fédia. 

Par  intervalles  Gisèle  tournait  la  tête  vers  ce  rustique  audi- 
toire qui  évidemment  jouissait  d'entendre  dans  sa  bouche  les 
airs  dont  vibre  si  souvent  la  steppe  aux  soirs  d'été  lorsque  filles 
et  garçons  s'appellent  et  se  répondent.  Il  vint  un  moment  où  ils 
reprirent  le  refrain  tous  ensemble,  les  belles  voix  mélancoliques 
s'afTaiblissant  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'elles  s'éloignaient  du 
côté  du  village. 

M^^*  Walther  soupira  : 

—  Poètes  sans  le  savoir  et  naturellement  musiciens,  voilà  ce 
qu'ils  sont,  vos  prétendus  barbares.  Quelles  aspirations  passion- 
nées s'exhalent  de  cette  note  haute  et  triste  si  longuement  sou- 
tenue qui  vibre  dans  la  nuit... 

—  Aspiration  vers  la  liberté,  dit  Morozov. 

—  Vers  l'amour  plutôt,  reprit  en  riant  M"'  Walther. 

—  Ils  ne  demandent  pas  mieux  que  de  chanter  en  chœur  à 
l'église,  fit  observer  le  pope;  mais  ce  chœur  il  faudrait  le  di- 
riger. 

M"^  Walther  se  mit  à  sa  disposition  :  —  Puis-je  vous  ser- 
vir?... J'en  serai  trop  heureuse. 

Je  lui  demandai  si  elle  ne  se  ferait  point  scrupule  de  chanter 
dans  une  église  qui  ne  fût  pas  de  sa  religion. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ma  religion,  répliqua-t-elle  avec  un  léger  mouvement 
d'épaules,  s'accommode  de  prier  dans  toutes  les  églises. 

Morozov  déclara  que  c'était  un  signe  de  superstition  lamen- 
table que  de  croire  à  la  nécessité  de  chanter  les  louanges  de 
Dieu  dans  une  église  quelconque. 

—  Si  tu  osais,  lui  dit  sa  marraine,  on  sait  bien  que  tu 
nierais  l'utilité  de  la  prière  en  quelque  lieu  que  ce  fût. 

—  Ne  me  défiez  pas,  répondit-il. 

—  Allons,  repartit  gaîment  W^"  Belsky,  tu  vois  bien  qu'il  est 
tard  et  que  je  ne  peux  plus  te  mettre  à  la  porte  avant  demain 
matin.  N'abuse  pas  de  la  situation.  Assieds-toi  là. 

Elle  lui  montrait  une  chaise  devant  la  table  à  jeu,  car  toutes  • 
les  discussions  aboutissaient  pour  elle  à  une  partie  de  cartes. 

L'étudiant,  n'ayant  d'autre  ressource  que  de  se  laisser  battre 
jusqu'à  minuit,  céda  sans  résistance. 

Le  pope  cependant  prit  congé.  Il  demeurait  tout  près  et  s'en 
alla  réconforté  par  l'offre  inespérée  de  cette  délicieuse  étrangère. 
Il  lui  semblait  entendre  déjà  retentir  dans  sa  pauvre  petite  église 
la  voix  qui  l'avait  ravi.  A  partir  de  ce  soir-là,  M'^^  Walther  eut 
un  esclave  de  plus. 

III 

Tout  le  monde  -ien  somme  aimait  M"®  'Walther-  dans'  la 
maison,  sauf  peut-être,  pour  quelque  raison  ignorée,  celle  qui  la 
cajolait  et  la  flattait  le  plus,  la  petite  Nadia.  «  La  Française,  » 
comme  on  l'appelait,  savait  se  faire  bien  venirpar  sa  gentillesse 
familière  et  ses  menus  cadeaux,  mais  surtout  elle  avait  le  charme 
qui  ne  peut  se  définir  et  que  l'on  subit.  Tout  le  premier  je  n'y 
échappai  pas,  si  persuadé  que  je  fusse  de  sa  qualité  d'aventu- 
rière. Etait-elle  Française  seulement?  Elle  avouait  être  issue 
d'un  mélange  de  races  assez  compliqué  qu'elle  ne  définissait  pas 
autrement,  car  l'une  de  ses  supériorités  sur  les  intrigantes  vul- 
gaires était  de  ne  mentir  que  le  moins  possible,  d'éviter  de 
parler  d'elle-même,  de  s'envelopper  adroitement  du  mystère 
inexploré  d'un  passé  douloureux.  Sa  protectrice  elle-même  ne 
l'interrogeait  guère,  craignant  trop  de  réveiller  ses  chagrins.  Le 
nom  de  Walther  n'était  pas  nécessairement  français  ;  quant  à 
celui  de  Gisèle,  un  jour  que  je  lui  en  faisais  compliment,  elle 
me  répondit  dans  un  éclat  de  rire  :  —  Oui,  très  joli,  n'est-ce  pas? 


LA    FIN    d'une    idylle.  65 

Je  l'ai  choisi  moi-même,  n'étant  pas  satisfaite  de  celui  que  porte 
mon  acte  de  naissance.  —  En  toutes  choses  apparemment  elle 
avait  dû  corriger  à  son  gré  le  destin.  Sans  famille,  elle  se  taisait 
absolument  sur  ses  origines;  elles  pouvaient  être  assez  vulgaires, 
à  en  juger  par  de  certaines  fautes  qui  échappaient  complètement 
à  M"®  Belsky  ;  on  sait  avec  quelle  facilité  les  Russes  les  plus 
distingués  usent  et  abusent  de  l'argot  parisien,  combien  ils 
peuvent  se  tromper  sur  notre  ton  et  nos  manières.  Je  ne  sais 
quel  léger  parfum  de  bohème  dont  elle  était  pénétrée  autant  que 
son  talent  de  chanteuse  légère,  la  grâce  un  peu  apprêtée  de 
son  allure,  quelques  particularités  de  diction  et  son  existence 
précédente  de  pierre  qui  roule  me  faisaient  soupçonner  chez 
M"*  Walther  une  carrière  théâtrale  avortée  ou  interrompue.  Elle 
avouait  vingt-cinq  ans,  mais  pouvait  bien  compter  quelques 
printemps  de  plus.  Les  yeux  cernés  de  bistre  portaient  des  traces 
de  fatigue;  il  n'était  pas  impossible  que  le  teint,  délicat  du 
reste,  eût  pâli  aux  feux  de  la  rampe. 

J'en  parlai  à  Sophie  Paulowna,  qui  rejeta  bien  loin  mes  sup- 
positions en  ajoutant  que,  fussent-elles  justes,  il  lui  importait 
peu  :  cette  jeune  femme  était  le  désintéressement  même,  elle 
l'amusait,  lui  rendait  mille  services  ;  la  vie  à  Bouzowa  était  illu- 
minée par  sa  présence  ;  très  adroite  de  ses  doigts,  elle  faisait  une 
classe  de  couture  aux  petites  filles  de  l'école,  qui  jamais  sans  elle 
n'auraient  essayé  de  raccommoder  leurs  pauvres  bardes;  elle 
s'intéressait  au  village,  à  la  ménagerie,  acceptait  du  même  regard 
bienveillant  qui  n'engage  à  rien  les  théories  avancées  de  Morozov, 
les  déplorables  superstitions  du  pope,  contribuant  ainsi,  par  le 
désir  incessant  de  plaire,  à  maintenir  la  paix  si  chère  à  sa  pa- 
tronne. Je  reconnus  volontiers  qu'on  ne  pouvait  rien  lui  de- 
mander de  plus  et,  sans  scruter  davantage  les  antécédens  de  la 
jolie  divorcée,  je  la  classai,  après  trois  ou  quatre  semaines  d'inti- 
mité journalière,  dans  certaine  catégorie  de  femmes  plus  nom 
breuses  peut-être  qu'on  ne  pense  :  enthousiastes,  impulsives, 
capables  d'engouemens  successifs  (rapides  et  toujours  sincères), 
insouciantes  du  ricochet  que  fera  le  caillou  qu'elles  lancent  au 
hasard,  mais  fidèles  à  la  folie  du  moment,  pourvues  d'une  ima- 
gination assez  vive  pour  parer  leurs  fantaisies  du  nom  de  passion 
et  pour  leur  faire  de  sérieux  sacrifices,  quittes  à  les  oublier  l'in- 
stant d'après  avec  cette  bonne  foi  qui  laisse  subsister  l'éternelle 
jeunesse,  l'inépuisable  fraîcheur  d'impressions.  Ce  sont  là  d'agréa- 

TOME  XXX.  —  1905»  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bles  créatures,  encore  que  dangereuses  aux  autres  et  à  elles- 
mêmes.  M''*  Walther,  incapable  de  calculs  bons  ou  mauvais,  devait 
profiter,  pensais-je,  d'une  échappée  dans  sa  vie,  quelle  qu'elle 
fût,  pour  tout  regarder  curieusement  autour  d'elle,  pour  jouir  de 
tout  en  nomade  qui  a  d'aveuture  planté  sa  tente  au  bon  endroit. 
L'étudier  devint  mon  occupation  quotidienne.  J'avais  pour 
cela  plus  de  loisirs  qu'il  n'en  fallait.  Les  jours  passaient  avec  une 
incroyable  rapidité,  chaque  lendemain  semblable  à  la  veille. 
Notre  vie  était  uniforme  et  sans  accidens  comme  la  steppe  elle- 
même.  Un  silence,  un  calme  adorables.  Sophie  Paulov^^na  me 
promenait  à  travers  son  domaine  en  m'expliquant  ses  projets 
d'amélioration  et  de  bienfaisance.  Nous  visitions  Thôpital,  où 
une  femme  médecin,  payée  par  elle,  prenait  soin  des  malades, 
l'école  où  elle  entretenait  une  institutrice. 

—  Grégoire  Morozov,  disait-elle,  a  pleinement  raison,  la 
Russie  est  destinée  à  passer  par  toutes  les  phases  historiques 
qu'ont  connues  avant  elle  les  autres  peuples,  mais  le  seul  moyen 
honnête  que  nous  ayons  dans  nos  campagnes,  quoi  qu'il  en  dise, 
de  pousser  à  la  roue  du  progrès,  c'est  d'élever  les  enfans,  de 
combattre  l'ivrognerie,  de  veiller  à  ce  que  le  pain  ne  manque 
pas.  Voilà,  en  réalité,  le  but  de  ma  vie,  et  beaucoup  d'autres 
propriétaires  pensent  comme  moi. 

Je  regardais  avec  respect  cette  femme  excellente,  qui  faisait 
si  simplement  ce  qu'elle  appelait  son  devoir  en  vivant  sur  ses 
terres  qu'elle  gérait  elle-même.  Le  pouvoir  de  l'intendant  ne 
peut  être  qu'oppressif  sur  certaines  propriétés  dont  les  maîtres 
gaspillent  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre  leurs  revenus  dans  toutes 
les  capitales  de  l'Europe.  On  ne  développe  les  paysans,  on  ne 
les  préserve  de  l'injustice,  on  ne  les  garde  contre  les  mauvaises 
influences  qu'en  restant  en  contact  direct  avec  eux. 

M'^^  Walther  secondait  les  intentions  de  Sophie  Paulowna. 

—  Vous  ne  savez  pas,  me  disait-elle,  combien  ces  gens  sont 
attachans,  comme  leurs  mœurs  sont  douces,  comme  s'ouvre  fa- 
cilement leur  intelligence,  celle  des  hommes  surtout.  Les  fenwnes 
sont,  règle  générale,  incapables  d'ordre  et  de  propreté.  Pourtant 
il  y  a  des  exceptions,  ainsi  cette  petite  Nadia...  Elle  est  dévorée 
du  désir  d'apprendre.  Quel  dommage  que  les  autres  ne  lui  res- 
semblent pas!  N'importe,  j'aime  le  village  tel  qu'il  est;  je  m'ac- 
commoderais fort  bien  d'une  chaumière  un  peu  perfectionnée, 
oh  !  très  peu,  et  encore  dans  le  goût  local,  avec  la  fenêtre  moins 


LA    FIN    d'une    idylle.  67 

étroite  seulement,  le   châssis  et  les  volets  ornés  de  ces  jolis 
dessins  bleus  et  rouges  qui  se  retrouvent  dans  les  broderies... 

—  Et  la  terre  battue  en  guise  de  parquet,  des  planches  mal 
rabotées  pour  y  dormir? 

—  Oh  !  je  suis  sûre  qu'on  se  fait  à  ces  lits-tables  tout  comme 
à  d'autres  plus  douillets.  Pourvu  qu'on  n'y  soit  pas  entassés  en 
trop  grand  nombre... 

—  Ainsi  les  bottes  goudronnées  n'offusqueraient  pas  votre 
odorat? 

—  Vous  vous  arrêtez  à  des  détails.  Je  gage  qu'on  peut  être 
au  village  parfaitement  heureuse. 

—  Avec  un  bon  mari,  oui,  peut-être. 

—  Cela  va  sans  dire.  Il  serait  bon. 

Et  elle  me  faisait  l'éloge  de  quelques-uns  des  paysans  que  je 
connaissais  de  vue  plus  ou  moins. 

—  Vous  ne  comptez  pas  parmi  eux  le  beau  Fédia?.,. 

—  Si  vraiment...  un  si  bon  fils!  Et  il  adore  M"^  Belsky,  Dé 
tous  les  hommes  du  pays  c'est  lui  qui  a  le  plus  d'école.  Savez- 
vous  qu'il  surveille  la  pépinière,  qu'il  est  habile  horticulteur? 
Il  s'entend  également  aux  chevaux.  Le  cocher  est  un  ivrogne  dont 
Sophie  Paulovvnane  veut  pas  pour  la  conduire;  elle  n'a  confiance 
qu'en  Fédia  et,  de  son  côté,  il  se  prête  à  tout  ;  mais  ce  n'est  pas 
un  serviteur  vulgaire,  c'est  un  paysan  libre,  qui  reste  aux  ordres 
de  la  barischna,  tout  en  cultivant  lui-même  son  petit  bien. 

—  Vous  êtes  très  renseignée  sur  son  compte. 

—  Gomment  n'aurais-je  pas  appris  à  les  connaître  tous  un 
peu  ?  Ils  ne  sont  pas  bien  difficiles  à  déchiffrer. 

Averti  des  hautes  qualités  morales  de  Fédia,  je  l'obseivai 
plus  attentivement  au  physique.  Dans  nos  promenades,  il  con- 
duisait toujours  la  troïka.  Je  voyais  de  dos  sa  superbe  personne, 
que  faisait  valoir  la  svietka  de  velours  traditionnelle  serrée  à  la 
taille  par  une  ceinture  de  cuir  à  clous  d'argent.  Le  vent  s'en- 
gouffrait dans  les  larges  manches  de  la  chemise  bouffante  à 
partir  de  l'épaule  ;  sous  la  toque  ronde  frisottaient  et  mouton- 
naient les  épais  cheveux  blonds. 

Le  jour  où  entre  tous  Fédia  me  parut  le  plus  à  son  avantage 
fut  celui  d'une  noce  célébrée  dans  le  village.  M""  Belsky  avait 
voulu  m'y  faire  assister  comme  à  un  spectacle  curieux. 

La  maison  très  petite  et  enguirlandée  sur  tous  les  murs  re- 
gorgeait de  monde  :  à  peine  les  trois  musiciens  de  l'orchestre 


68  REVUE   DES    DEUX   3I0NDES. 

trouvèrent-ils  le  moyen  de  fendre  la  foule.  On  nous  avait  réserve 
le  banc  d'honneur,  à  côté  des  mariés,  près  de  la  table  où  nous 
fûmes  obligés  de  goûter  à  la  vodka  et  aux  prianiks.  Le  troupeau 
des  invités  s'écarta  enfin  tant  soit  peu  pour  laisser  commencer 
les  danses;  elles  n'exigent  pas  beaucoup  d'espace,  étant  souvent 
piétinées  ou  sautées  sur  place  :  danses  d'hommes  d'abord,  au 
rythme  vigoureusement  marqué,  où  il  entre  autant  de  gymnas- 
tique pour  le  moins  que  de  chorégraphie,  danses  de  femmes 
rappelant  le  branle,  ou  encore  mélange  de  danseuses  et  de  cava- 
liers dans  des  figures  qui  simulent  la  poursuite  amoureuse.  Un 
couple  s'avance  :  un  garçon  bien  découplé,  botté  de  neuf,  et  coiffé 
sur  l'oreille,  notre  grand  Féodor,  tourne  autour  d'une  jeune  fille 
encore  un  peu  farouche  qui  fuit,  se  rapproche,  le  tient  à  distance 
du  geste  tout  en  l'engageant  du  coin  de  l'œil  à  oser.  C'est  Nadia. 
Dans  une  toilette  qui  trahit  le  désir  évident  de  se  mettre  à  la 
mode  des  villes,  elle  me  paraît  moins  jolie  que  sous  sa  jupe 
courte  et  sa  chemise  brodée  de  tous  les  jours.  Ils  commencent 
la  pantomime  d'amour,  lui  la  cherchant,  elle  adroite  à  s'échap- 
per, pour  revenir,  provocante,  se  dérober  encore,  se  laisser  res- 
saisir. Féodor,  avec  autant  d'énergie  que  de  légèreté,  exécute 
d'une  seule  jambe  des  plies  invraisemblables  qui,  au  moment 
où  on  le  voit  presque  à  genoux,  le  font  soudain  bondir  en  l'air 
comme  par  l'effet  d'un  ressort.  Parfois  il  joue  l'indifférence, 
les  deux  poings  sur  les  hanches,  ou  encore,  la  main  à  son 
bonnet,  affecte  une  galanterie  à  demi  railleuse.  Que  dire  de  la 
gentillesse,  de  la  coquetterie  tantôt  timide  et  tantôt  encoura- 
geante de  Nadia?  Cette  danse  permet  tous  les  aveux  et  la  phy- 
sionomie de  la  jeune  fille  est  d'accord  avec  les  mouvemens  ra- 
pides ou  ralentis,  languissans  ou  impétueux  de  ses  pieds  et  de 
ses  bras  ;  elle  se  livre  dans  un  regard,  se  reprend  par  un  sourire 
plein  de  malice.  Il  semble  impossible  que  son  cavalier  ne  de- 
vienne pas  à  mesure  amoureux  d'elle  tout  de  bon,  à  moins  qu'il 
ne  l'ait  été  déjà.  Je  le  dis  à  l'oreille  de  M"*  Walther. 

—  Ne  la  trouvez-vous  pas  trop  petite  pour  lui  ?  C'est  une 
danse  disproportionnée  de  naine  et  de  géant. 

—  Nadia  ne  me  paraît  pas  si  petite! 

—  Oh!  elle  est  tout  juste  de  ma  taille...  et  je  suis  une  très 
petite  femme.  Par  parenthèse,  êtes-vous  de  l'avis  de  Sophie 
Paulowna  qui  prétend  que  Nadia  me  ressemble? 

Je  compare  les  deux  femmes,  brunes  l'une  et  l'autre,  les 


LA    HN    d'une   IBYLLE.  69 

yeux  noirs,  les  sourcils  finement  arqués;  chez  Nadia  plus  de 
fraîcheur;  chez  Gisèle,  une  taille  plus  élégante,  amincie  par  le 
corset. 

—  Il  y  a  en  effet  quelque  rapport. 

—  Ce  qu'il  y  a,  interrompt  M^^^  Walther,  est  surtout  un  résul- 
tat de  l'imitation;  la  petite  s'efforce  de  me  singer  en  tout,  elle 
emprunte  mes  gestes,  ma  démarche,  tout  ce  qu'elle  peut  de  ma 
personne.  Gela  m'amuse.  Je  lui  ai  enseigné  beaucoup  de  choses, 
à  son  tour,  à  m'apprendre  à  danser.  Elles  sont  charmantes  ces 
danses  petites-russiennes. 

—  Gharmantes  et  singulièrement  suggestives. 

Au  moment  même,  Nadia,  consentante  à  demi,  se  laisse  enlacer 
par  le  bras  robuste  de  Féodor,  qui  l'enlève  comme  une  plume 
fort  au-dessus  du  sol,  d'un  geste  vainqueur,  et  W^^  Belsky,  tout  en 
s'éventant  avec  désespoir,  déclare  qu'elle  ne  peut  rester  davan- 
tage dans  cette  étouffante  atmosphère.  Il  n'y  a  plus  rien  à  voir; 
on  dansera,  on  boira  de  même  jusqu'au  matin.  Nous  sortons 
donc.  Dehors,  sur  l'aire  d'argile,  on  danse  aussi  et  la  vodka  cir- 
cule comme  dans  la  maison.  Les  hommes  fument  accroupis  sous 
l'auvent, déjà  plus  qu'à  moitié  ivres;  les  femmes,  même  les  plus 
vieilles,  se  déhanchent,  se  trémoussent  à  la  file,  en  battant  des 
mains,  la  jupe  courte,  la  tête  lourdement  enveloppée  de  châles. 
Il  y  a  dans  cette  scène,  dans  l'aspect  de  ses  acteurs  des  ressou- 
venirs  d'Asie  et  de  campemens  bohémiens.  J'emporte  l'impres- 
sion que  m'ont  laissée  toutes  les  assemblées  de  paysans  en  Russie  : 
celle  d'une  horde  de  barbares  doux  et  pacifiques  en  attendant 
que  s'éveillent  chez  eux  des  forces  latentes,  inconnues  d'eux- 
mêmes,  mais  prêtes  à  gronder. 

A  peu  de  temps  de  là,  le  jour  de  naissance  de  Sophie  Pau- 
lowna  fut  célébré  dans  l'intimité  la  plus  simple  et  la  plus  cordiale. 
Des  toasts,  des  fleurs,  des  complimens  de  circonstance,  quelques 
petits  présens  lui  rappelèrent  qu'elle  avait  atteint  sa  soixantième 
année  ;  on  but,  on  chanta  au  village,  mais  le  plus  joli  trait  de  la 
fête  fut  une  surprise  due  à  l'imagination  inventive  de  M'^^  Wal- 
ther. Les  sons  de  l'accordéon  et  de  la  balalaïka  se  firent  en- 
tendre sous  le  balcon  de  Bouzowa  où  notre  hôtesse  s'était  assise 
pour  recevoir  les  vœux  et  les  hommages. 

Deux  jeunes  paysannes,  de  même  taille  et  qu'on  eût  pu 
prendre  pour  deux  sœurs,  vinrent,  coquettement  serrées  dans 
l'antique  platka  de  couleur  vive  à  dessins  hiératiques,  exécuter 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  danse  du  printemps,  la  danse  des  colombes,  d'autres  encore. 
Les  gens  du  village,  accourus  à  leur  suite,  se  les  montraient  les 
uns  les  autres  en  souriant.  Quelques  minutes  s'écoulèrent  avant 
que  Sophie  Paulowna  ne  s'écriât  :  —  Mais  c'est  Gisèle  !  Est-il 
possible  !  Gisèle  !  —  Alors  plus  franchement  les  rires  éclatèrent, 
les  danseuses  seules  gardant  leur  sérieux.  Elles  tournoyaient  en 
passant  sous  les  bras  l'une  de  l'autre,  de  jolis  bras  à  demi  nus, 
arrondis  en  arceaux,  elles  se  querellaient,  se  tournaient  le  dos, 
se  quittaient  d'un  geste  d'adieu,  pour  revenir  légères,  en  battant 
des  mains,  exécuter  face  à  face  ces  pas  compliqués  qui,  après 
la  tristesse,  le  dépit,  la  colère,  expriment  toutes  les  nuances 
d'une  réconciliation.  Et,  à  chaque  mouvement,  la  platka,  cette 
pièce  d'étoffe  étroitement  drapée  en  guise  de  jupe,  s'écartait  sur 
les  hautes  broderies  de  la  chemise,  révélant  de  petits  pieds,  des 
jambes  nerveuses,  des  formes  sveltes;  les  rangs  nombreux  de 
colliers  s'entre-choquaient  avec  bruit.  Et  les  voix  des  assistans  qui 
accompagnaient  en  chœur  une  mélodie  monotone  s'élevaient 
davantage,  pressantes,  excitées.  Elles  étaient  exquises,  ces  deux 
paysannes,  la  vraie  et  la  fausse,  si  parfaitement  appareillées  à 
première  vue  et  pourtant  si  différentes,  rivalisant  de  grâce, 
Nadia  très  supérieure  par  le  style  classique  pour  ainsi  dire 
transmis  de  génération  en  génération  et  qu'elle  avait  dans  le 
sang,  Gisèle,  infiniment  moins  scrupuleuse,  cédant  aux  inspira- 
tions de  sa  fantaisie  et  faisant  de  ces  figures,  réglées  comme  un 
rite  d'église,  autant  de  figures  de  ballet.  Mais  l'une  et  l'autre 
sentaient  tout  de  bon  l'élément  dramatique  des  danses  russes;  la 
rivalité  qu'elles  affectaient  était  bien  dans  leur  cœur,  rivalité  de 
femmes  ou  d'artistes?... 

J'eusse  pour  ma  part  donné  la  palme  à  Nadia,  mais  les 
paysans  regardaient  avec  émerveillement  l'étrangère  travestir  et 
dénaturer  si  bien  leurs  traditions.  Lorsqu'elles  s'arrêtèrent,  les 
applaudissemens  partirent  du  balcon  et  les  acclamations  du 
peuple  s'y  mêlèrent. 

—  Je  vous  avais  dit  que  j'apprendrais,  répondit  à  mes  com- 
plimens  M'^*  Walther  un  peu  haletante. 

Je  vis  Nadia  parler  rapidement  à  Féodor  dont  la  réponse  lui 
fit  froncer  le  sourcil,  tandis  que  Grégoire  Morozov  auprès  d'eux 
se  mettait  à  rire. 

—  Que  disent-ils?  demandai-je  à  ce  dernier. 

—  Elle  dit  que  jamais  étrangère  ne  dansera  comme  il  faut 


LA    FIN    d'une    idylle.  71 

la  kamarinska  et  il  répond  :  «  Peut-être,  mais  ce  qu'elle  danse 
est  plus  beau.  »  Vous  pensez  bien  que,  là-dessus,  la  petite  chatte 
n'a  pas  sans  effort  rentré  ses  griffes  ;  je  l'ai  consolée  en  lui  disant 
qu'on  ferait  d'elle  plus  aisément  une  demoiselle  que  de  M'^''  Wal- 
tber  une  petite-russienne  bon  teint. 

Cette  flèche  avait  dû  porter  d'autant  mieux  qu'un  soupçon  de 
fard  avivait  laJbeauté  de  l'intruse. 

IV 

Les  plaisirs  de  Bouzowa,  noces  villageoises,  innocentes  mas- 
carades, envolées  de  troïkas  à  travers  la  steppe,  furent  brusque- 
ment interrompus  par  une  mauvaise  nouvelle  que  Sophie  Pau- 
lowna  reçut  de  Pétersbourg  à  l'improviste.  Son  frère,  qui  habitait 
cette  ville,  était  tombé  malade  et  demandait  à  la  voir. 

L'émotion  que  lui  causa  cet  appel  l'empêcha  d'abord  de  songer 
aux  difficultés  domestiques  qui  allaient  s'ensuivre  chez  elle.  Tous 
nos  plans  pour  la  fin  de  l'été  se  trouvaient  renversés,  car  elle 
ne  savait  combien  de  temps  cette  maladie,  qui  s'annonçait  fort 
grave,  pourrait  la  retenir.  Elle  s'excusa  d'avoir  à  me  demander 
d'abréger  ma  visite. 

—  Nous  partirons  ensemble,  lui  dis-je,  car  j'ai  moi-même 
affaire  à  Pétersbourg. 

—  Vous  serai-je  de  quelque  utilité  là-bas  ?  demanda  Rf^'  Wal- 
ther  timidement. 

Et  Sophie  Paulowna,  qui  savait  trop  le  peu  de  goût  qu'on  avait 
eu  de  temps  immémorial  dans  sa  famille  pour  les  «  objets  de  ses 
engouemens,  »  comme  on  appelait  ceux  et  celles  qu'elle  avait 
successivement,  avec  plus  ou  moins  de  légèreté,  associés  à  sa 
vie,  filleuls,  secrétaires  intimes,  gentilshommes  pauvres,  parte- 
naires au  whist,  dames  de  compagnie,  médecins  sans  clientèle, 
familiers  de  toute  sorte,  bêtes  comprises,  fut  obligée  de  recon- 
naître qu'il  lui  serait  impossible  de  l'emmener.  Elle  croyait  déjà, 
me  dit-elle  en  particulier,  entendre  son  frère,  toujours  irri- 
table et  sans  doute  aigri  par  la  maladie,  lui  demander  :  «  Où 
as-tu  encore  ramassé  celle-là?  »  Cependant  elle  était  fort  perplexe 
sur  la  conduite  à  tenir,  ayant  accepté  une  sorte  de  responsabi- 
lité envers  cette  jeune  fille  sans  appui.  Quand  sa  favorite  vint  se 
blottir  tendrement  auprès  d'elle  en  lui  disant  d'une  voix  insi- 
nuante :  —  Vous  n'allez  pas,  ma  dame  chérie,  me  rejeter  sans 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  dans  le  vaste  monde  où  personne  ne  m'aime  et  où  je  n'aime 
personne.  Permettez-moi  de  rester  ici. 
Elle  ne  sut  que  balbutier  : 

—  A  Bouzowa,  toute  seule,  mignonne? 

—  J'y  serai  moins  seule  qu'ailleurs,  dit  Gisèle.  Tout  me  par- 
lera de  vous  et  je  vous  attendrai  moins  longtemps  que  vous  ne 
le  supposez  peut-être,  car  votre  frère  peut  guérir  vite. 

—  Que  Dieu  vous  entende  ! 

—  Je  me  rendrai  utile,  ne  fût-ce  qu'en  soignant  nos  amis  à 
quatre  pattes,  et  puis  il  y  a  beaucoup  d'ordre  à  mettre  par- 
tout... 

En  effet,  Ottilie,  la  femme  de  charge  allemande,  vieille  et 
infirme,  ne  suffisait  plus  à  la  besogne. 

Voyant  cependant  que  sa  protectrice  se  taisait  : 

—  Je  visiterai  l'hôpital,  poursuivit  ]\r^°  Waîther,  je  continue- 
rai à  l'école  ma  petite  classe  d'aiguille. 

—  Si  vous  le  désirez  tant!  répondit  M'^*  Belsky  en  passant  la 
main  sur  les  cheveux  de  la  suppliante  agenouillée  auprès  d'elle. 
Prenez  donc  les  rênes  du  ménage.  Vous  recourrez,  dans  les  cas 
difficiles,  à  l'expérience  de  Fraulein  Ottilie  et  aux  lumières  de 
Féodor.  J'avoue  que,  dans  ma  grande  tristesse,  il  me  sera  doux 
de  penser  qu'un  bon  ange  m'attend  à  Bouzowa. 

Gisèle  Walther  couvrit  de  baisers  la  main  de  sa  «  dame  ché- 
rie, »  promit  de  lui  écrire  tous  les  jours,  répétant  que  son 
unique  bonheur  était  de  la  servir  et  qu'il  lui  suffirait  de  la 
société  de  Roland  et  de  Gocogna,  voire  même  de  celle  d'Oudou- 
dou  pour  ne  jamais  s'ennuyer. 

Je  crus  voir  qu'à  notre  dépari,  elle  s'efforçait  en  vain  de 
paraître  affligée;  en  revanche,  la  petite  Nadia  baissa  les  yeux 
avec  une  mine  de  déplaisir  farouche,  quand  sa  maîtresse  lui  en- 
joignit d'obéir  à  M"®  Walther  comme  à  elle-même  ;  mais  Sophie 
Paulowna  était  apparemment  trop  absorbée  dans  de  pénibles 
préoccupations  pour  rien  remarquer. 

Ensemble  nous  passâmes,  emportés  par  la  vapeur,  d'un 
monde  à  un  autre,  de  la  Petite-Russie  à  la  Grande,  de  la  steppe 
à  la  forêt,  des  plaines  aux  collines,  des  chaumières  aux  maisons 
de  bois  moussues.  Les  villes  sont  à  longue  distance  les  unes 
des  autres  et  toujours  éloignées  de  la  station.  Presque  rien  à 
regarder,  sauf  les  beaux  environs  de  Moscou,  et,  une  fois  engagés 
sur  la  route  qui  brusque  et   précipite  en  une  ligne  droite  uni- 


LA   FIN    d'une   idylle.  73 

forme,  sans  intérêt,  le  trajet  de  cette  ville  à  Saint-Pétersbourg, 
ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire  est  de  dormir. 

Je  laissai  ma  compagne  aux  mains  des  parens  venus  à  sa 
rencontre  et  allai  m'installer  à  l'hôtel  d'Europe  pour  consacrer 
désormais  tout  mon  temps  aux  antiquités  scythes  et  cimmé- 
riennes  de  l'Ermitage.  Cependant  j'allais  presque  chaque  jour 
prendre  des  nouvelles  de  M'^'  Belsky.  Tant  que  son  frère  fut  en 
danger,  elle  ne  reçut  personne,  se  consacrant  tout  entière  au 
malade  avec  l'ardeur  de  dévouement  qui  était  sa  qualité  la  plus 
belle  ;  mais,  au  bout  d'une  quinzaine  de  jours,  je  fus  admis  à 
partager  sa  joie:  la  guérison,  encore  que  lointaine,  était  assurée, 
on  pouvait  reparler  de  Bouzowa.  Et  elle  me  montra,  pleine  d'ad- 
miration, le  journal  presque  quotidien  qui  lui  était  envoyé  par 
Gisèle.  Quelle  précision  et  quelle  abondance  de  détails  à  la  fois 
dans  ces  lettres  pleines  de  fraîcheur  et  d'ingénuité  !  Tout  y  était 
passé  en  revue,  la  maison,  le  village,  l'école,  la  ménagerie,  d'une 
façon  amusante  et  circonstanciée. 

—  Je  crois  y  être,  s'écriait  M'^*  Belsky  attendrie,  tant  les 
choses  m'apparaissent  vivantes  et  présentes. 

Gisèle  s'y  louait  du  zèle  des  serviteurs  et  spécialement  de 
la  petite  Nadia,  plus  empressée  que  jamais.  Pour  sa  part,  elle 
savait  s'occuper,  prise  toute  la  matinée  par  des  soins  domes- 
tiques, lisant  beaucoup  et  en  outre  faisant,  le  soir,  un  peu  de  mu- 
sique, avec  la  douce  illusion  que  sa  grande  amie  était  encore  là, 
étendue  sur  la  chaise  longue,  à  l'écouter.  Elle  lui  chantait  ses 
mélodies  favorites.  Le  dimanche,  elle  dirigeait  à  l'église  les 
chœurs,  qui  commençaient  à  se  distinguer.  De  temps  en  temps, 
elle  montait  à  cheval,  mais  très  peu,  Féodor  avait  tant  à  faire  et 
elle  n'osait  s'aventurer  trop  loin  sans  un  guide  sûr,  quoique  vrai- 
ment il  n'y  eût  rien  à  craindre  ;  mais  elle  avait  promis  de  ne 
sortir  qu'accompagnée,  et  elle  tenait  parole.  Oh  !  quand  revien- 
drait sa  grande  amie  !  Et  à  cette  amie  elle  prodiguait  tous  les 
tendres  mots  d'amitié,  qu'elle  avait  appris  à  prononcer  en  russe, 
la  langue  qui  abonde  le  plus  en  diminutifs  caressans. 

Malheureusement,  M^^^  Belsky  ne  pouvait  songer  à  partir 
avant  que  ne  se  fût  déclarée  la  parfaite  convalescence  ;  cette 
convalescence  venue,  son  frère,  très  faible  encore,  la  conjura 
de  rester;  elle  l'avait  sauvé  par  ses  soins,  se  plaisait-il  à  dire,  et, 
maintenant,  elle  le  rattachait  petit  à  petit  à  la  vie  par  sa  pré- 
sence, qui  l'égayait.  Qui  donc  ferait  sa  partie,  qui  donc  ressasse- 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

rait  avec  lui  le  passé,  ce  beau  temps  de  la  jeunesse  que,  près  de 
la  tombe,  on  aime  tant  à  faire  renaître  dans  de  suprêmes  cause- 
ries? L'hiver  était  venu  précoce,  avec  une  première  tombée  de 
neige;  la  ville  valait  mieux  pour  elle-même  que  la  campagne 
en  cette  saison.  Tous  les  amis  qu'elle  négligeait  d'ordinaire  de- 
mandaient à  la  revoir.  En  somme,  chacun  parmi  les  siens  dis- 
posait égoïstement  d'elle  comme  on  dispose  toujours  des  vieilles 
filles,  qui  sont  supposées  n'avoir  pas  d'intérêts  personnels.  Et, 
naïvement  heureuse  de  paraître  indispensable,  la  bonne  Sophie 
Paulowna  se  laissait  retenir  de  semaine  en  semaine,  persuadée 
que  tout  marchait  à  souhait  sans  elle  à  Bouzowa. 

A  peine    cette  confiance   fut-elle   ébraulée   par    une  lettre 
ambiguë,   perfide  peut-être,  à  coup  sûr  goguenarde,  qu'écrivit 
Morozov.  Il  avait  été  récemment  faire  un  tour  du  côté  de  Bou- 
zowa, et  était  entré  pour  se  réchauffer  un  peu,  ayant  eu  très  froid 
à  bicyclette.  L'avantage  de  la  bicyclette,  c'est  qu'on  peut  sans 
bruit  s'introduire  chez  les  gens  en  manière  de  trouble-fête.  Il  avait 
trouvé  dans  la  salle  à  manger  la  petite  Nadia  qui,  très  attentive, 
écoutait  aux  portes...  Péché  véniel  s'il  en  fut,  car  elle  ne  pou- 
vait entendre,  comme  il  l'entendit  lui-même  qu'un  mazour  joué 
par  de  jolis  doigts  agiles.  Certain  violon  timide,  encore  incertain, 
accompagnait  le  piano.  Nadia  ayant  jugé  inutile  de  l'annoncer, 
il  était  entré  à   l'improviste,  et  les  musiciens  s'étaient  brus- 
quement interrompus.  L'archet  était  même  tombé  des  doigts  du 
bon   Fédia,  beaucoup   plus  troublé  que  ne  l'exigeait  la  circon- 
stance, car  n'était-il  pas  naturel  qu'une  personne  généreuse  et 
sans    préjugés  telle   que  W^  Walther  se    plût  à  cultiver  chez 
lui  le  goût  instinctif  de  la  musique?  Elle  avait  très  justement 
compris  que   la,  musique    adoucit  les  mœurs    et    que    c'est  là 
depuis  Orphée  un  moyen  de  civilisation,  auquel  mordront  faci- 
lement tous  les  Petits-Russiens.  Pour  sa  part,  n'admettant  pas, 
sa  marraine  le  savait  bien,  les  ridicules  et  criminelles  divisions 
de  castes,  il  avait  été  heureux  de  rencontrer  à  Bouzowa  ce  bel 
exemple  de  rapprochement  social.  Et  il  l'avait  dit  à  M'^*  Wal- 
ther  en    ajoutant   que    l'âge    d'or    commençait   tout    de   bon, 
comme  le  souhaitait  tant  Sophie  Paulowna,  à  régner  en  cette 
région  privilégiée.  Par  malheur  les  complimens  avaient  été  faits 
en  français  et  Fédia  s'était  dérobé  avec  confusion  à  ce  qu'ils  avaient 
de  flatteur  pour  lui  aussi  bien  que  pour  la  demoiselle.  Il  avait 
fui  comme  un  coupable,  honteux  peut-être  aussi  d'avoir  joué 


LA    FIN    d'une    idylle.  75 

médiocrement  à  portée  d'oreilles  qu'il  soupçonnait  être  nar- 
quoises; car  il  n'en  était,  selon  toute  apparence,  qu'au  commen- 
cement des  leçons.  M'^*"  Walther  louait  cependant  ses  éton- 
nantes dispositions  et  se  promettait  de  montrer  à  Sophie  Paulowna 
que,  chez  elle  en  son  absence,  on  n'avait  pas  perdu  le  temps.  Deux 
ou  trois  tasses  de  thé  exquis  préparées  par  les  blanches  mains 
d'une  Parisienne,  une  h'eure  de  conversation  non  moins  déli- 
cieuse, et  Gricha  réconforté  était  remonté  à  bicyclette  en  bénis- 
sant une  fois  de  plus  l'hospitalité  de  Bouzowa. 

Cette  lettre  parut  faire  réfléchir  M^^^  Belsky;  elle  me  la  lut 
pour  s'assurer  probablement  que  mon  opinion  serait  conforme 
à  la  sienne  et  me  demanda  sans  ambages  :  —  Qu'en  pensez-vous  ? 

—  Je  pense  que  votre  filleul  est  peut-être  amoureux  de  votre 
demoiselle  de  compagnie,  ce  qui  serait  très  naturel,  et  que  sa 
jalousie  se  trahit  par  une  petite  dénonciation. 

—  Et  de  qui,  de  quoi,  s'il  vous  plaît,  serait- il  jaloux? 

—  Mais  de  l'élève  que  s'est  donné  M"*  Gisèle. 

—  A  cela,  je  ne  vois  rien  d'extraordinaire,  répliqua  Sophie 
Paulowna  en  élevant  la  voix  un  peu  nerveusement;  tous  nos 
paysans  aiment  la  musique.  Vous  savez  bien  qu'elle  dirige  des 
chœurs.  Elle  aura  voulu  rendre  à  Fédia,  pour  lequel,  comme 
tout  le  monde,  elle  connaît  ma  grande  estime,  un  service  que... 
Ce  qui  m'étonne  seulement  un  peu,  c'est  que  les  leçons  aient  lieu 
dans  le  salon. 

—  Où  se  trouve  votre  piano... 

—  En  effet,  c'est  une  excuse...  Pourtant...  Pensez-vous  que 
je  doive  réprimander  Gisèle?... 

—  Ce  serait  donner  beaucoup  d'importance  à  une  chose  qui, 
—  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  —  n'en  a  guère. 

Elle  se  remit  à  songer,  me  regarda  en  dessous  comme  si  elle 
eût  douté  de  la  sincérité  de  mon  conseil  et  reprit  d'un  air  de 
négligence  : 

—  Une  fois  de  retour,  je  verrai  par  moi-même.  Il  sera  temps 
d'arrêter  des  familiarités...  fâcheuses,  si  parfaitement  innocentes 
qu'elles  soient... 

—  Et  justifiées,  ajoutai-je,  par  l'ennui  des  journées  d'hiver 
dans  une  complète  solitude. 

Elle  hocha  la  tête  en  signe  d'assentiment  et  ne  me  parla  plus 
de  la  lettre  de  Gricha. 

Celles  de  M"®  Walther  continuaient  d'arriver  sur  un  ton  d'eu- 


76  -        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jouement  imperturbable.  Elle  ne  fit  aucun  mystère  de  la  visite  de 
l'étudiant  et,  devinant  sans  doute  que,  de  son  côté,  il  avait  dû  par- 
ler, glissa  incidemment  une  adroite  explication  du  duo  surpris. 

Elle  s'amusait,  écrivit-elle,  depuis  que  le  mauvais  temps 
contrariait  les  promenades,  à  donner  quelques  leçons  de  mu- 
sique à  ceux  des  paysans  qui  lui  semblaient  bien  doués  pour  en 
profiter.  Là-dessus,  l'incident  parut  clos,  jusqu'au  moment  où 
Sophie  Paulowna  reçut  une  nouvelle  lettre  timbrée  de  la  ville 
du  district,  une  lettre  sans  signature,  sur  du  papier  grossier  et 
dont  l'écriture  pénible  aurait  pu  être  celle  d'an  écolier  novice  : 

«  Il  y  a  maintenant  un  tsar  à  Bouzowa  auprès  de  la  tsarine 
étrangère.  » 

Cette  dénonciation  donnait  une  valeur  nouvelle  aux  rensei- 
gnemens  railleurs  fournis  par  Grégoire  Morozov. 

Le  premier  mouvement  de  M'^*  Belsky  fut  de  reprendre  sans 
une  minute  de  retard  le  chemin  de  ses  terres.  Mais  presque 
aussitôt  elle  réfléchit  et  s'en  tint  avec  un  calme  apparent  à 
som.mer  en  style  télégraphique  M"'  Walther  de  vouloir  oien  sur- 
le-champ  la  rejoindre  à  Pétersbourg. 


J'assistai  à  la  scène  qui  eut  lieu  entre  la  bienfaitrice  et 
l'obligée.  J'y  assistai  sur  la  demande  de  la  première,  qui  préten- 
dait avoir  besoin  de  renfort,  mais  le  fait  est  que  mon  rôle  fut  à 
peu  près  passif.  Il  se  borna  en  somme  à  ceci  :  j'allai  à  la  rencontre 
de  notre  voyageuse  qu'amenait  un  train  matinal  et  je  la  conduisis 
à  l'hôtel  d'Europe  où  M'^*  Belsky  devait  venir  la  rejoindre.  Après 
cela,  je  n'eus  rien  à  faire,  sauf  admirer  dans  leurs  feintes,  dans 
leurs  prouesses  d'attaque  et  de  défense,  deux  combattantes  beau- 
coup plus  fortes  que  ne  saurait  être  fort  l'homme  le  plus  avisé. 

Le  premier  mot  de  M'^^  Walther  avait  été  un  cri  d'alarme  tout 
naturel.  S'agissait-il  d'un  accident?  Qu'était-il  arrivé  à  Sophie 
Paulowna  ? 

Il  semblait  qu'elle  ne  pût  vraiment  rien  redouter  de  pis.  La 
plus  pure  innocence  était  peinte  sur  son  joli  visage,  un  peu 
fatigué  par  une  nuit  en  chemin  de  fer,  mais  qui  cependant  me 
parut  embelli  comme  l'est  toujours  celui  d'une  femme  heureuse. 

Entre  les  deux  amies  ce  furent  autant  que  jamais  des  embras- 
sades, des  démonstrations  de  tendresse  sans  fin. 


LA    FIN    d'une    idylle.  77 

—  J'ai  eu  en  recevant  votre  petit  billet  une  telle  peur  !  ré- 
pétait Gisèle.  Pourquoi,  méchante,  ne  pas  vous  être  expliquée 
plus  clairement  ?  Tous  les  malheurs,  l'un  après  l'autre  ou  à  la 
fois,  me  sont  venus  à  l'esprit.  Mais  je  vous  retrouve  bien  por- 
tante, rajeunie,...  oui,  vraiment,  vous  êtes  fraîche  comme  une 
rose!...  Le  reste  importe  peu.  Quel  bonheur  de  se  revoir! 

Comment  supposer  qu'un  être  si  joyeusement  expansif  pût 
avoir  quelque  fardeau  sur  la  conscience?  Je  vis  bien  que  la 
bonne  Sophie  Paulowna  se  reprochait  déjà  ses  soupçons.  Que 
vaut  après  tout  une  lettre  anonyme?...  Calomnie  sans  doute... 
Ayant  fait  venir  cependant  de  si  loin  l'accusée,  elle  voulut  en 
avoir  le  cœur  net,  et,  après  lui  avoir  prodigué  mille  marques 
d'amitié  pour  adoucir  le  coup,  posa  devant  elle  sur  la  table  à 
thé  une  feuille  de  papier  grossier,  comme  du  papier  à  chandelle, 
maculé  de  taches  d'encre  qui  rendaient  presque  illisible  la 
lourde  écriture. 

—  Vous  demandiez  tout  à  l'heure,  chérie,  ce  qui  était  arrivé? 
Il  n'est  rien  arrivé  que  ceci... 

—  Qu'est-ce  que  cette  horreur»  s'écria  Gisèle  en  soulevant 
l'objet  avec  dégoût  du  bout  des  doigts. 

Elle  lut,  relut,  garda  un  instant  le  silence,  puis  levant  lente- 
ment les  yeux  sur  M^^*  Belsky. 

—  Et  c'est  là  tout?  demanda-t-elle  d'un  ton  où  il  y  avait  du 
reproche  et  surtout  de  la  tristesse. 

Sophie  Paulowna  semblait  beaucoup  plus  embarrassée 
qu'elle-même. 

—  Non,  lui  dit-elle,  ce  n'est  pas  tout;  j'avais  reçu  déjà 
d'autres  avertissemens,  mais  ils  me  semblaient  incroyables. 

—  Oh  !  je  devine  la  provenance  de  ceux-là. 

—  Soyez  sûre  que  je  n'ajoute  pas  foi  davantage  au  reste, 
poursuivit  Sophie  Paulowna.  J'ai  voulu  simplement  vous 
éloigner  quelque  temps  d'un  milieu  ennemi  qui  cherche  à  nous 
brouiller;  j'ai  agi  dans  voire  intérêt,  persuadée  quant  à  moi 
qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  ce  roman  ridicule...  Gom- 
ment, telle  que  je  vous  connais,  auriez-vous  pu  vous  com- 
mettre... 

IVr^^  Walther  l'interrompit  avec  beaucoup  de  fermeté.  Elle 
avait  pris  son  parti.  Tel  un  général  qui,  au  mépris  de  la  tac- 
tique prévue,  risque  crânement  le  tout  pour  le  tout  : 

—  En  cela  vous  vous  trompez,   dit-elle,  la  regardant  droit 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  yeux  ;  oui,  vous  vous  trompez  tout  à  fait  si  vous  sup- 
posez que  j'aurais  honte  d'aimer  un  paysan... 

M^^°  Belsky  fit  un  geste  qui  signifiait  :  —  Soit,  en  principe, 
cela  peut,  à  la  rigueur  se  soutenir...  On  sait  que  vous  avez 
l'âme  libérale. 

—  Et  comment  me  blâmeriez-vous,  continua  Gisèle  avec  la 
môme  intrépidité,  quand  si  souvent  je  vous  ai  entendue  faire 
avec  enthousiasme  l'éloge  d'une  vie  simplifiée  au  milieu  de  ceux 
que  Ton  appelle  les  humbles?  C'est  à  vous  que  je  dois  de  les 
avoir  considérés  d'abord  avec  respect.  Vous  m'avez  montré  quelle 
supériorité  morale  ont  beaucoup  d'entre  eux  sur  les  orgueilleux  qui 
les  traitent  de  haut.  Et  moi  qui  n'avais  vu,  depuis  que  j'existe, 
que  le  côté  ridiculement  artificiel,  platement  mondain  de  l'exis- 
tence, je  me  suis  sentie  pour  la  première  fois  en  face  de  la  vérité. 

—  Certes  ce  sont  là  des  sentimens  que  je  partage,  balbutia 
Sophie  Paulowna,  et  je  vous  ai  vue  avec  plaisir  goûter  la  douce 
poésie  rustique  de  Bouzowa;  mais  quant  à  jouer  un  rôle  per- 
sonnel dans  cette  pastorale,  quant  à  oublier  les  distances... 

—  Quelles  distances  ?. . .  Permettez-moi  de  vous  le  demander. 
Voilà  un  homme  dont  vous  vantez  sans  réserve  le  caractère,  un 
homme  en  qui  vous  avez  confiance  absolue  et  pour  qui  la  nature 
a  tout  fait,  s'il  ne  doit  rien  à  la  fortune.  Connaissez-vous  beaucoup 
de  princes  qui  soient  plus  beaux,  qui  aient  plus  grand  air?  Ma 
seule  crainte  serait  peut-être  de  n'être  pas  tout  à  fait  digne  de  lui... 

Il  s'agissait  donc  vraiment  de  Fédia  ?  M"^  Belsky  rougit  jus- 
qu'au blanc  des  yeux  tout  en  affectant  de  rire,  et  moi  j'admi- 
rais le  système  de  défense  de  cette  petite  femme  qui  mettait 
adroitement  son  juge  en  contradiction  avec  lui-même. 

Cependant  Sophie  Paulowna  réussit  à  se  ressaisir. 

—  Est-ce  une  raison,  répliqua-t-elle,  pour  donner  prise  aux 
grossiers  propos  du  village?...  car  c'est  du  village  très  certaine 
ment  qu'est  partie  cette  infamie. 

Gisèle  répondit  aux  suppositions  très  vraisemblables  par  le 
phis  dédaigneux  sourire. 

—  Si  je  vous  ai  offensée,  dit-elle,  j'en  ai  un  profond  regret. 
J'avais  pris  vos  paroles  à  la  lettre  ;  votre  bonté  même  à  mon 
égard  semblait  me  prouver  que  vous  vous  souciiez  peu  des  dis- 
tances sociales  dont  vous  me  parlez  maintenant.  Qui  suis-je  en 
effet  pour  me  croire  au-dessus  de  personne  ?  Me  l'avez-vous 
jamais  demandé?  Je  sors  d'une  famille  obscure  et  rien  dans  ma 


LA    FIN    D  UNE    IDYLLE.  79 

vie  tristement  agitée  n'a  pu  contribuer  à  me  donner  très  haute 
opinion  de  moi-même. 

—  Vous  êtes  une  dame  par  l'éducation,  interrompit  avec 
emphase  Sophie  Paulowna  et  vous  ne  pouvez  vous  laisser  aller 
davantage  à  un  goût  passager,  —  en  admettant  que  vous  l'ayez 
jamais  ressenti,  —  pour  un  paysan... 

—  Si  cependant  ce  paysan  m'aimait? 

—  Il  n'oserait!  s'écria  M"*  Belsky  avec  conviction. 

Gisèle  eut  un  nouveau  sourire  imperceptiblement  railleur. 

—  C'est,  dit-elle,  un  homme  comme  les  autres  et  par  consé- 
quent capable  de  s'éprendre  d'une  femme  qui  d'ailleurs,  sans 
trop  le  vouloir,  l'a  peut-être  encouragé. 

De  mon  coin,  à  l'arri ère-plan,  je  constatais  que  l'avocat  des 
convenances  faisait  assez  piteuse  mine.  M"°  Belsky  ne  trouva 
plus  qu'un  mot  à  dire  : 

—  Moi  qui  croyais  en  vous  ! 

—  Vous  rendrez  justice  du  moins  à  ma  sincérité;  vous  le 
voyez,  je  ne  me  défends  pas. 

Et  c'était  bien  là  ce  que  lui  reprochait  son  interlocutrice,  qui 
eût  préféré  cent  fois  qu'elle  consentît  à  mentir. 

—  Oui,  je  vois  que  vous  cédez  momentanément  à  un  vent 
de  folie.  Où  cela  vous  conduira-t-il ? 

—  A  épouser  avec  votre  permission  Féodor  Ilitch,  puisqu'il 
veut  bien  de  moi. 

M'^°  Belsky  eut  un  étourdissement.Elle  vit,  dans  la  chaumière 
où  la  vieille  mère  de  Fédia  tissait  du  chanvre,  cette  fileuse  d'une 
nouvelle  espèce,  installée  en  maîtresse;  elle  se  représenta  les 
ennuis  que  lui  infligerait  cet  absurde  voisinage. 

—  Après  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  vous!...  s'écria-t-elle. 

—  Mais,  ma  dame  chérie,  je  n'en  perds  pas  le  souvenir  et 
dorénavant  je  ne  vous  demanderai  rien.  Vous  avez  fait  pour  moi 
plus  encore  que  vous  ne  croyez. 

Sophie  Paulowna  me  jeta  un  regard  désespéré,  m'enjoignant 
d'intervenir  enfin.  Et  j'interrompis  à  regret  ce  dialogue  qui 
m'intéressait  au  delà  de  toute  expression.  Je  savais  gré  à  Gisèle 
d'avoir  donné  raison  à  mes  pronostics,  je  lui  savais  gré  d'être 
une  amoureuse  toute  à  son  roman,  si  insensé  qu'il  fût,  plutôt 
qu'une  aventurière  avide  d'accaparer  la  faveur  d'une  femme 
riche.  Sans  doute  ce  caprice  ne  serait  pas  de  plus  longue  durée 
que  tous  ceux  qui  avaient  pu  traverser  sa  jeunesse  vagabonde, 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  il  était  original  et  elle  le  proclamait  avec  une  audace  qui 
ne  me  déplaisait  pas. 

—  Je  n'ai  pas  qualité  pour  vous  prêcher  la  sagesse,  dis-je  en 
essayant  d'obéir  au  regard  impérieux  de  Sophie  Paulowna,  mais 
mon  âge,  mon  expérience,  l'intérêt  que  tous  nous  vous  portons, 
me  commandent  de  vous  dire  :  Prenez  garde  !  le  regret,  le  dégoût 
vous  attendent.  Tout  vaut  mieux  qu'un  mariage  disproportionné. 

Elle  me  toisa  de  son  air  moqueur  : 

—  J'entends,  vous  admettriez  encore  un  lien  moins  sérieux, 
mais  c'est  peut-être  que  vous  ne  vous  doutez*  pas  du  respect 
qu'a  pour  moi  ce  paysan...  Et  ce  respect,  cette  réserve  sont  ce 
qui  me  plaît  en  lui,  plus  encore  que  sa  bonne  mine  et  l'adora- 
tion qu'il  me  témoigne.  Je  n'ai  jamais  été  aimée  ainsi;  tous  les 
conseils,  toutes  les  exhortations  du  monde  ne  me  feront  pas 
manquer  le  bonheur  qui  passe  à  ma  portée. 

Quelle  belle  chose  que  la  franchise  et  la  passion  !  Cette  femme, 
qui  jusque-là  n'était  que  jolie,  me  parut  transfigurée  comme  par 
une  flamme  intérieure.  Je  m'inclinai  sans  ajouter  un  mot. 

—  Si  c'est  là  tout  ce  que  vous  trouvez  à  lui  dire  de  raison- 
nable!... murmura  M""  Belsky  avec  un  éclat  réprimé  d'impuis- 
sante colère. 

Se  tournant  vers  Gisèle  Walther,  elle  siffla  entre  ses  dents  : 

—  Vous  êtes  folle  ! 

—  Hélas  !  je  le  crois,  et  c'est  bien  bon. 

—  Que  comptez-vous  faire?  reprit  brusquement  Sophie 
Paulowna. 

—  Ce  qu«  vous  ordonnerez,  répondit  l'autre,  redevenue  sou- 
dain câline  et  soumise.  Mais  vous  aurez  pitié,  je  vous  connais,.. 
J'ai  foi  en  votre  bonté. 

Sophie  Paulowna  réfléchit  en  silence,  l'espace  d'une  minute, 
pendant  laquelle  M'^^  Walther  lui  baisa  les  mains  sans  qu'elle  se 
défendît.  Puis,  tout  à  coup,  il  me  sembla  qu'elle  se  révélait  à  sou- 
hait grande  politique  : 

—  Vous  m'avez  trouvée  dure,  dit-elle  lentement  et  il  est  cer- 
tain que  la  surprise...  Mais  à  chacun  la  liberté  de  ses  actes... 
Nos  paysans  ne  sont  plus  des  serfs  dont  on  dispose,  je  n'ai 
aucun  droit  sur  Féodor  Ilitch  pas  plus  que  sur  vous-même... 

—  Vous  avez  sur  moi  les  droits  que  vous  donnent  mon  affec- 
tion et  ma  reconnaissance,  se  récria  M^^^  Walther. 

—  Alors,  au  nom  de  cette  affection  et  de  cette  reconnais- 


LA    FIN    D  UNE    IDYLLE.  81 

sance,  je  vous  imposerai  une  épreuve.  Vous  êtes  pleine  d'imagi- 
nation; vous  avez  subi  l'ensorcellement  de  la  steppe,  d'un  cadre 
pittoresque  qui  prêtait  une  excessive  valeur  à  des  figures  nou- 
velles pour  vous.  L'atmosphère  ambiante,  le  contact  de  mœurs 
primitives,  les  discours  même  d'un  socialiste  comme  Morozov, 
d'une  idéaliste  telle  que  moi,  ont  pu  troubler  votre  jugement. 
Quelques  semaines  de  >  litude  assez  dangereuse  ont  fait  le  reste 
Vous  avez  rêvé,  sans  envisager  les  inconvéniens  qu'il  peut  y 
avoir  à  mettre  le  rêve  en  pratique.  Moi,  je  suis  vieille  et  je  sais 
par  expérience  que  l'on  revient  de  certaines  illusions.  Assurez- 
vous  que  vous  n'êtes  pas  en  présence  d'une  de  ces  illusions-là. 
Retournez  en  France,  à  Nice,  à  Paris,  où  vous  voudrez;  passez-y 
une  année...  Vous  trouvez  que  c'est  trop  long?  Six  mois  suffi- 
raient, je  gage.  Comparez  notre  honnête  Fédia  aux  hommes  que 
vous  rencontrerez.  Ils  ne  le  vaudront  pas,  peut-être,  je  vous 
l'accorde,  mais  ils  seront  vos  pareils,  ce  que  n'est  pas  ce  demi- 
sauvage  qui  a  commencé  par  être  pour  vous  un  serviteur. 

—  Serviteur  volontaire,  interrompit  brièvement  Gisèle. 

—  Inutile  de  discuter  sur  les  mots.  Je  sais  bien  que  Fédia  est 
maître  chez  lui  et  attaché  à  ma  maison  par  dévouement  plus 
que  par  intérêt;  je  sais  qu'il  n'est  pas  ce  qu'on  appellerait  ailleurs 
un  domestique,  mais  il  en  a  tout  de  même  rempli  l'emploi. 
Réfléchissez  à  la  position  qui  vous  sera  faite,  à  celle  que  vous 
me  feriez...  Eloignez- vous  pour  un  temps  et  si,  après  cette 
épreuve,  vous  revenez  avec  les  mêmes  sentimens  qu'aujour- 
d'hui,... eh  bien  !  vous  ferez  ce  que  vous  voudrez. 

—  Sans  encourir  vos  reproches?  s'écria  M"*  Walther  ravie 
de  ce  quasi-consentement. 

—  Non,  puisque  je  vous  ai  dit  une  bonne  fois  ce  que  j'avais 
sur  le  cœur.  Mon  opinion  n'aura  pas  varié,  mais  je  vous  laisse- 
rai la  vôtre  avec  toutes  ses  conséquences  qui,  si  vous  allez  jus- 
qu'au bout,  ne  seront  agréables  pour  personne. 

—  Oh!  ces  conséquences,  quelles  qu'elles  soient,  je  les 
accepte.  Le  monde  m'importe  peu. 

—  Il  faut  pourtant  le  revoir  avant  d'y  renoncer,  reprit 
M'^^  Belsky.  Il  va  sans  dire  que  je  ferai  les  frais  de  l'expérience. 
Vous  ne  refuserez  pas  à  une  ancienne  amie,  qui  vous  doit  beau- 
coup, de  vous  aider  à  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  lire 
clairement  en  vous-même. 

—  Je  ne  puis  rien  vous  refuser,  quoi  qu'il  m'en  coûte,  ré- 

TOME  XXX.  —  190b.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pondit  Gisèle  avec  une  [certaine  dignité;  je  suis  en  aos  mains. 

Elle  s'inclina  une  fois  de  plus  devant  M'^"  Belsky  et  celle-ci 
très  légèrement  la  baisa  au  front.  Puis,  avec  un  signe  d'adieu 
à  mon  adresse,  la  comédienne  sortit  charmante  dans  son  rôle  de 
victime  résignée. 

Je  faillis  crier  bravo,  mais  mon  hommage  se  reporta  pru- 
demment vers  Sophie  Paulowna. 

—  Permettez-moi  de  vous  féliciter,  lui  dis-je.  Voilà  ce  qui 
s'appelle  tirer  parti  d'un  mauvais  jeu  ! 

Elle  murmura,  se  parlant  à  elle-même  :  —  Impossible, 
invraisemblable!  Qui  eût  pu  penser?...  L'avoir  pour  voisine... 
M""  Ilitch  !.. .  la  femme  de  Fédia!...  cela  passe  toute  imagina- 
tion. Nous  échangerons  des  visites,  n'est-ce  pas?  Je  les  invite- 
rai à  dîner?...  Oh  !  je  paierais  le  double  pour  en  finir... 

Je  songeais  cependant  avec  une  forte  envie  de  rire  à  tout  ce 
qu'avait  pu  se  figurer  naguère  sur  le  compte  de  «  cet  ange  » 
rencontré  en  voyage  la  bonne  Sophie  Paulowna;  je  songeais 
aussi  à  ce  que  valent  les  théories  quasi  révolutionnaires  de  cer- 
taines belles  dames  sur  le  rapprochement  des  classes  et  l'égalité 
des  hommes. 

De  ce  qui  survint  ensuite,  je  n'ai  eu  connaissance  que  par 
ouï-dire. 

VI 

Bouzowa  revit,  à  peu  de  temps  de  là,  sa  maîtresse.  Gomme  de 
coutume  Féodor  guettait  l'arrivée  de  la  barischna,  empressé  à  la 
saluer  et  à  la  servir.  Elle  ne  remarqua  sur  son  visage  aucune 
expression  de  tristesse  ;  le  calme  sourire  habituel  des  yeux  bleus 
ensoleillés  lui  fit  fête,  et,  pendant  toute  la  première  journée,  le 
nom  de  M^^^  Walther  ne  fut  prononcé  que  par  Nadia  qui, 
d'un  air  d'affectueuse  sollicitude,  s'informa  de  ses  nouvelles. 
Oh!  elle  leur  manquait  tant  à  Bouzown  la  bonne  demoiselle  qui, 
avant  de  partir,  l'avait  comblée  de  cad(!aux  !  Elle  montra  comme 
preuve  une  de  ses  vieilles  robes  dont  elle  était  vêtue.  Ne  revien- 
drait-elle pas  bientôt?  Sans  elle,  on  lanjifuissait. . . 

M"*  Belsky  eut  sur  les  lèvres  quelques  questions  qu'elle 
réprima  bien  vite  comme  inutiles  et  déplacées.  Plongeant  un 
regard  perçant  dans  les  yeux  noirs  de  la  jeune  fille,  elle  s'efforça 
d'y  lire  ce  que  la  bouche  ne  disait  pas.  Mais  elle  ne   vit  que 


LA    FIN    d'une    idylle.  83 

l'éclat  des  prunelles  sombres  sous  les  sourcils  mobiles.  Nadia 
semblait  avoir  maigri,  ce  qui  augmentait  la  vague  ressemblance 
qu'elle  lui  avait  toujours  trouvée  avec  M"®  Walther,  ressem- 
blance accentuée  par  la  robe  de  Paris,  dans  laquelle  le  corps 
souple,  accoutumé  à  plus  de  liberté,  tenait  quand  même,  grâce 
à  la  pression  nouvelle  pour  lui  d'un  corset. 

La  journée  s'écoula  très  calme  à  prendre  du  thé  au  milieu 
de  la  ménagerie  rassemblée  sans  qu'aucun  de  ses  membres  man- 
quât à  l'appel,  à  écouter  les  rapports  de  la  femme  de  charge  et 
du  jardinier,  à  reprendre^  la  chaîne  des  petites  habitudes  inter- 
rompues, à  savourer  le  plaisir  de  rentrer  chez  soi,  après  une 
absence,  en  retrouvant  à  leur  place  les  amis  fidèles  que  sont  les 
vieux  meubles  et  les  vieux  souvenirs.  Et  combien  était  reposant 
ce  silence  absolu  de  la  steppe  après  le  tapage  d'une  grande  ville  ! 

Le  soir  venu,  M'^^  Belsky,  étendue  sur  sa  chaise  longue, 
Roland  à  ses  pieds,  Gocogna  voluptueusement  blottie  contre  elle, 
s'enveloppait,  en  fumant  sans  interruption,  de  ce  nuage  parfumé 
qu'exhale  le  tabac  turc,  lorsqu'on  frappa  à  la  porte  du  salon. 
Elle  n'entendit  pas  d'abord,  tant  le  coup  était  timide,  et  puis  elle 
sommeillait  à  demi,  rêvant,  il  faut  en  convenir,  de  sa  dange- 
reuse et  charmante  protégée. 

Il  y  avait  des  raisons  pour  cela  :  le  piano,  muet  et  aban- 
donné eu  face  d'elle,  lui  rappelait  des  soirées  moins  solitaires  et 
dont  le  charme  ne  devait  plus  renaitre  jamais  ;  le  coussin  brodé 
auquel  s'appuyait  sa  tête  était  empreint  du  parfum  un  peu  trop 
violent  d'héliotrope  que  dégageaient  les  cheveux  de  Gisèle  ;  et 
sur  la  petite  table,  auprès  de  la  couchette,  ce  meuble  indispen- 
sable du  pays  de  la  sieste,  elle  avait  trouvé  une  ample  provision 
de  cigarettes  délicatement  roulées  comme  savait  les  rouler  ces 
petits  doigts  fins  dont  elle  avait  souvent  loué  l'adresse.  Attention 
gracieuse  qui  la  touchait  au  cœur,  quoi  qu'elle  en  eût. 

Second  coup  plus  distinct.  Elle  cria  :  —  On  peut!  —  ce  qui 
veut  dire  :  Entrez  !  Et  la  haute  taille  de  Féodor  apparut  sous  la 
rouge  draperie  d'Orient  qui  encadrait  et  recouvrait  la  porte.  Il 
se  tint  immobile  un  instant  comme  s'il  n'osait  avancer,  puis  sur 
un  mot  de  la  barischna  qui  retirait  la  cigarette  de  ses  lèvres  pour 
lui  dire  :  — A  cette  heure?...  Eh  bien  !  que  veux-tu  ? —  il  parut 
prendre  une  grande  résolution,  marcha  vers  la  couchette  et 
tomba  lourdement  devant  elle  à  deux  genoux. 

Il  n'y  avait  plus  de  sourire  sur  son  visage  ;  il  avait  jeté  le 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

masque  :  —  Pardon,  lui  dit-il  d'une  voix  étouffée  dans  les  plis 
de  la  robe  qu'il  baisait  avec  componction,  je  suis  coupable 
envers  toi...  Je  m'en  confesse.  Pardonne-moi  d'avoir  levé  les  yeux 
jusqu'à  ton  amie. 

Sopbie  Paulowna  posa  la  main  sur  son  épaule.  Si  elle  eût 
parlé,  c'eût  été  pour  lui  dire  :  —  Je  sais  trop  bien  que  c'est  elle 
qui  a  abaissé  les  yeux  sur  toi,  pauvre  diable  ! 

—  Pardon  !  Je  suis  coupable,  répétait  sans  relâche  Féodor  en 
continuant  à  se  cacher  le  visage. 

—  Non,  tu  es  jeune,  voilà  tout,  et  tu  t'es  conduit  en  étourdi, 
répliqua  sans  colère  aucune  Sophie  Paulowna;  relève-toi,  je  ne 
t'en  veux  pas,  puisque  tu  regrettes... 

Maintenant  il  était  debout  devant  elle,  la  tête  basse,  dans 
l'attitude  bizarre,  vu  son  physique,  d'un  enfant  en  pénitence. 

—  Elle  t'a  dit...  commença-t-il. 

—  Oui,  elle  m'a  dit,  je  sais,  n'en  parlons  plus.  Je  l'ai  ren- 
voyée chez  elle. 

—  Pour  six  mois,  reprit  Féodor,  elle  me  l'a  écrit. 

—  Ah  !  vous  vous  écrivez... 

Et  un  sourire  passa  sur  les  lèvres  de  M'^*  Belsky.  Elle  eût  été 
curieuse  de  lire  les  lettres  de  Féodor. 

—  En  quelle  langue  ? 

—  Elle 'a  appris  beaucoup  de  russe,  les  derniers  temps... 

—  Ah  !  répéta  M'^^  Belsky  mécontente. 

Elle  eût  préféré  que  la  correspondance  se  fût  engagée  en 
français.  Mais,  dans  sa  langue  maternelle  même,  Fédia  ne 
devait  pas  avoir  de  ces  bonheurs  d'expression  qui  rendent  l'ab- 
sence délicieuse. 

—  Je  m'explique,  poursuivit-elle,  que  vous  soyez  arrivés  à 
vous  comprendre...  ou  plutôt  à  vous  tromper  sur  le  compte 
l'un  de  l'autre;  car  tout  cela  est  une  erreur,  un  enfantillage, 
pauvre  Fédia  ;  ton  repentir  même  me  montre  que  tu  t'en  rends 
compte,  étant  un  garçon  de  bon  sens. 

Il  secoua  la  tête  :  —  Nous  nous  sommes  très  bien  compris. 

—  Non,  puisqu'elle  a  pu  croire... 

—  Elle  a  cru  que  je  voulais  d'elle,  et  c'était  la  vérité;  moi, 
i'ai  cru  ce  qu'elle  m'a  dit,  que  nous  nous  marierions  pour  vivre 
ensemble. 

M'^°  Belsky  bondit  de  sa  couchette  :  —  Mais  cela  ne  se  peut, 
Fédia  I 


LA  PIN  d'une  idylle,  85 

Les  yeux  du  jeune  homme  se  fixèrent  sur  elle  avec  une 
expression  hardie  et  ingénue  qui  signifiait  clairement  :  Pour- 
quoi ?  puisqu'elle  m'aime  et  que  je  l'aime  ? 

—  Elle  a  promis,  répéta-t-il  ;  moi,  je  ne  demandais  rien. 

—  Allons,  Fédia,  il  faudra  être  raisonnable  et  oublier. 

A  ce  mot,  elle  lut  sur  son  visage  combien  ce  qu'elle  exigeait 
était  impossible.  Il  avait  lentement  souri  d'un  air  de  défi  presque 
méprisant,  comme  le  raconta  plus  tard  Sophie  Paulowna;  son 
regard  extasié  l'avait  fait  penser  à  l'esclave  auquel  Cléopâtre 
donna  une  nuit  d'enchantement  au  prix  de  sa  vie.  Sa  vie,  celui- 
là  aussi  l'eût  donnée  sans  hésitation  en  échange  de  la  merveil- 
leuse aventure  qui  était  venue  le  chercher;  mais  la  reine  Gisèle, 
plus  miséricordieuse  que  Cléopâtre,  ne  réclamait  rien  de  pareil. 
Sa  vie  elle  l'avait  prise  sans  doute,  mais  comme  un  bien  qui  lui 
appartenait,  dont  ils  jouiraient  ensemble  jusqu'à  la  fin  et  il  eût 
fallu  du  courage  pour  dire  à  Féodor  Ilitch  :  —  Non,  cela  ne  sera  pas. 

—  Soit,  ne  l'oublie  donc  point  !  C'est  elle  qui  t'oubliera,  dit 
froidement  M"°  Belsky. 

Il  eut  un  nouveau  sourire  plein  de  certitude. 
Fédia  pouvait  être  très  éloquent  sans  parler. 

—  Dans  six  mois,  répéta-t-il.  En  attendant,  je  bâtirai  pour 
elle  une  maison  neuve;  la  mienne  est  trop  vieille. 

—  Aurais-tu  l'idée  de  rester  au  village? 

—  Si  tu  préfères  que  je  l'emmène  ailleurs,  répondit  Féodor, 
je  l'emmènerai,  je  pourrai  travailler  partout.  Mais  j'aurais 
voulu  rester  ici,  à  cause  de  ma  mère. 

—  Laissons  faire  le  temps,  dit  Sophie  Paulowna  en  allumant 
d'un  air  méditatif  une  nouvelle  cigarette.  Tu  sais  que  j'ai  de 
l'amitié  pour  toi;  je  n'aurais  pas  voulu  te  voir  malheureux.  Tu  le 
ieras  avec  une  telle  femme!... 

—  Malheureux?  Comment?...  Je  ne  savais  pas  auparavant  ce 
que  c'est  que  d'être  heureux.  Je  ne  serais  jamais  plus  heureux 
sans  elle.  Je  le  suis,  depuis  que  je  la  connais,  comme  personne 
ne  peut  l'être  en  ce  monde. 

—  C'est-à-dire  que  tu  es  ensorcelé.  Prie  Dieu  qu'il  te  délivre 
du  mal.  Je  ne  veux  plus  entendre  parler  de  tes  remords  ni  de 
ton  entêtement.  Quand  tu  seras  guéri,  tu  viendras  me  trouver  et 
nous  causerons.  Je  crois  vous  avoir  rendu  service  à  tous  les  deux 
en  la  forçant  à  réfléchir.  Réfléchis  de  ton  côté. 

—  Elle  ne  changera  pas,  dit  Féodor  avec  un  élan  de  foi  pro- 


'S fi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fonde,  et  je  ne  changerai  pas  non  plus,  mais  je  puis  me  taire. 

Elle  remarqua  que,  tout  en  parlant,  il  regardait  autour  de  lui, 
embrassant  de  la  flamme  de  ses  yeux  clairs  tous  les  objets  au 
milieu  desquels  il  avait  vu  vivre  la  bien-aimée,  ces  objets  de 
luxe  qu'il  ne  pourrait,  hélas!  lui  donner;  mais  dont  elle  se  pas- 
serait si  bien  quand  elle  serait  sa  femme,  elle  le  lui  avait  dit.  Et 
il  soupira  du  regret  de  n'être  pas  un  homme  puissant  et  riche, 
un  prince,  un  tsar,  pour  mettre  le  monde  à  ses  pieds. 

—  Va-t'en,  pauvre  fou,  lui  dit  Sophie  Paulowna  d'une  voix 
assez  douce. 

Il  s'inclina  jusqu'à  terre,  une  fois  de  plus,  en  répétant  :  «  Par- 
don, »  mais  sans  rien  céder,  sans  rien  promettre,  comme  il  eût 
dit  :  Pardonne-moi  l'irrévocable. 

Et  M"*"  Bclsky  sentit  qu'avec  celui-là  il  n'y  avait  rien,  à  faire, 
sauf  à  s'armer  d'une  patience  égale  à  la  sienne. 

VII 

L'hiver  fut'plus  rigoureux  qu'il  ne  l'est  d'ordinaire  au  Sud. 
La  neige  tomba  longtemps  encore  sur  les  espoirs  silencieux 
qu'abritait  la  chaumière  de  Féodor  Ilitch. 

C'était  le  temps  des  veillées  ;  garçons  et  filles  s'assemblent 
chaque  soir  dans  la  maison  choisie  par  eux  à  cet  effet  pour  s'y 
divertir,  raconter  des  histoires,  chanter,  manger  ensemble,  chacun 
apportant  ce  qu'il  peut  afin  de  contribuer  au  régal.  Cette  intimité 
sans  contrainte  d'une  jeunesse  serrée  côte  à  côte  autour  du  poêle 
bien  chauffé,  rapproche  les  cœurs,  prépare  les  mariages  du  prin- 
temps. Que  faire  en  une  saison  de  silence  et  de  mort,  sinon 
l'amour?  Les  Petits-Russiens  usent  sans  scrupvile  de  cette  con- 
solation, qui  allège  pour  eux  la  tristesse  du  froid  et  des  trop 
longues  nuits.  Mais  Féodor  Ilitch  n'allait  plus  à  la  veillée,  mal- 
gré les  agaceries  de  plus  d'une  belle  fille  qui  eût  voulu  l'en- 
traîner; il  restait  au  gîte  près  de  sa  vieille  mère  qui,  ne  sachant 
rien  de  ses  affaires,  le  regardait  avec  admiration,  tandis  qu'elle 
filait,|s'appliquer  tantôt  à  écrire,  —  il  avait  toujours  été  si  savant, 
pensait-elle,  —  tantôt  à  tailler  un  de  ces  objets  de  bois  où  se 
dépense  le  goût  inné  des  paysans.  Féodor  savait  sculpter  en  véri- 
tables bijoux  un  peigne  de  fileuse  ou  une  quenouille.  Des 
ouvrages  de  sa  façon  figuraient  au  Musée  du  Peuple  de  la  ville  la 
plus   proche,   achetés  par  une  société  d'art  national  à  laquelle 


LA    FIN   d'une   idylle.  87 

appartenaifM"*  Belsky,  grande  protectrice  de  l'industrie  à  do- 
micile. S'il  y  avait  dans  le  village  des  potiers  fort  ingénieux, 
nul  ne  pouvait  pour  travailler  le  bois  rivaliser  avec  Féodor  Ilitch. 

Cette  fois,  il  se  surpassait  dans  la  construction  très  ornée 
d'un  rouet  si  beau  que  tout  le  monde  était  d'avis  qu'il  serait 
payé  très  cher  par  le  comité  qui  passe  à  intervalles  réguliers 
dans  les  campagnes;  mais,  sans  rien  répondre,  Féodor  se  pro- 
mettait bien  que  son  chef-d'œuvre  ne  serait  à  personne  qu'à  celle 
dont  le  nom  était  gravé  dans  toutes  les  dures  fibres  de  ce  bois 
poli  de  genévrier,  confident  de  ses  rêves.  Et  il  fermait  les  yeux 
pour  mieux  voir  la  main  blanche  qui  tiendrait  le  fil  au  bout 
duquel  danserait  en  guise  de  fuseau,  comme  dans  la  chanson,  un 
cœur  à  jamais  tout  à  elle.  Il  lui  semblait  entendre  le  bourdon- 
nement qu'accompagnerait  cette  voix  naguère  applaudie  dans 
les  salons.  Une  ivresse  d'orgueil  se  mêlait  chez  lui  à  un  désir  si 
tendre  et  si  soumis  que  la  plus  pure,  la  meilleure  des  femmes 
n'en  aurait  pu  être  offensée.  Sur  les  six  mois  d'épreuve,  trois  mois 
s'étaient  écoulés  déjà.  Les  beaux  jours  allaient  poindre;  il  avait 
encore  à  bâtir  sa  maison,  à  la  parer  de  son  mieux.  Ne  viendrait- 
elle  pas  peut-être  le  surprendre  avant  que  tout  ne  fût  prêt? 

Féodor  ne  sortait  de  ce  beau  songe  de  dormeur  éveillé 
qu'une  fois  par  semaine,  le  jour  où  il  allait  à  cheval  jusqu'à  la 
ville  chercher  le  courrier  de  Bouzowa  au  bureau  de  poste.  De  ce 
voyage  régulier  il  revint  longtemps  plus  gai  que  de  coutume,  et 
M^^*  Belsky,  interrogeant  son  visage  avec  curiosité  tandis  qu'il 
lui  remettait  ses  lettres,  se  demandait  si  elle  n'avait  pas  employé 
en  pure  perte  un  moyen  héroïque.  Evidemment  le  messager 
avait  trouvé  pour  son  propre  compte  à  la  poste  un  sujet  de 
consolation.  Comment  savoir  au  juste?...  Elle  ne  voulait  pas 
l'interroger,  et  personne  au  village  ne  paraissait  plus  se  souvenir 
seulement  que  la  demoiselle  étrangère  eût  existé.  En  vain 
Sophie  Paulowna  s'était-elle  efforcée  de  découvrir  l'auteur  de  la 
lettre  anonyme  parmi  tous  ces  visages  fermés.  Si  les  paysans 
s'étaient  étonnés  un  instant  de  la  bonne  fortune  de  Féodor  Ilitch, 
ils  avaient  dû  conclure  très  vite  que  les  manières  de  M"^  Walther 
étaient  celles  de  son  pays  et  n'en  pas  penser  plus  long,  Nadia 
sans  doute  comme  les  autres.  Sophie  Paulowna  remarquait  bien 
qu'elle  allait  souvent  chez  les  Ilitch,  et  que  Féodor  causait  avec 
elle  plus  volontiers  qu'avec  la  plupart  des  filles;  mais,  pour  cette 
raison  même,  elle  n'eût  pas  voulu  la  questionner. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nadia  continuait  à  déplorer  l'éloignement  de  la  Française; 
tout  allait  mal  depuis  lors;  plusieurs  personnages  de  la  ména- 
gerie avaient  passé  de  vie  à  trépas,  la  barischna  s'ennuyait,  et 
c'en  était  fait  des  beaux  chants  à  l'église,  de  la  gentille  classe  de 
couture  à  l'école.  Les  larmes  aux  yeux,  elle  formait  des  souhaits 
aussi  ardens  qu'ils  paraissaient  sincères  pour  son  prompt  retour. 
C'était  sur  le  même  ton  qu'elle  parlait  d'elle  à  Féodor,  ce  qui 
lui  assurait  de  plus  en  plus  l'amitié  du  brave  garçon.  Il  se  plai- 
sait évidemment,  lui  presque  toujours  silencieux,  aux  entre- 
tiens que  provoquait  Nadia. 

Elle  venait  parfois  s'asseoir  auprès  de  lui,  tandis  qu'il  ache- 
vait son  œuvre  d'amour,  le  fameux  rouet  de  genévrier,  en  atten- 
dant que  le  beau  temps  lui  permît  d'en  commencer  une  autre, 
la  maison  où  sa  dame  entrerait  la  première,  nul  n'en  ayant 
encore  passé  le  seuil.  Et  Nadia  très  discrètement  amenait  de  loin 
par  des  chemins  détournés  la  conversation  sur  l'absente  ;  elle 
disait  son  propre  regret  de  ne  plus  la  voir,  les  bontés  dont  elle 
l'avait  toujours  comblée.  Elle  arrachait  avec  adresse  des  nouvelles 
à  Féodor.  La  Petite-Russienne  de  pur  sang,  coquette  et  flatteuse, 
était  plus  fine  cent  fois  que  ce  fils  de  Grand-Russe  naïf  et  sé- 
rieux, elle  savait  le  prendre,  connaissant  à  fond  chez  lui  le  fort 
et  le  faible.  N'avait-il  pas  été  son  camarade  d'enfance?  Lui,  au 
contraire,  n'avait  jamais  songé  à  l'observer,  elle  lui  avait  été 
longtemps  indifférente,  mais  maintenant  il  savait  gré  à  Nadia  de 
l'attachement  qu'elle  portait  à  son  unique  aimée;  Nadia  était  la 
personne  qui  avait  touché  de  ses  mains,  pour  la  servir,  la  soigner, 
l'habiller,  la  fée  lointaine  qu'il  appellerait  un  jour  sa  femme,  et 
du  français  elle  savait  quelques  mots  de  plus  que  lui,  des  mots 
qu'elle  lui  apprenait  d'un  air  d'affectueuse  condescendance. 

Les  dernières  neiges  fondirent,  les  pluies  torrentielles  du  prin- 
temps firent  place  à  une  humidité  douce,  pleine  de  parfums  de 
sève;  la  steppe  reverdie  semblait  d'émeraude,  les  bourgeons 
éclataient.  Depuis  longtemps  avait  cessé  le  travail  à  la  chandelle. 
Féodor  s'évertuait  à  bâtir  sa  maison  sans  permettre  que  personne 
l'aidât.  Il  avait  planté  d'abord  les  quatre  pieux  solides  qui  for- 
ment les  quatre  angles  avec  de  nombreux  piquets  et  un  entrelacs 
de  cannes  dans  l'intervalle,  le  tout  recouvert  d'un  mortier  d'ar- 
gile lavé  à  la  chaux.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  couvrir  de  paille  le 
toit  artistement  prolongé  en  une  sorte  d'auvent,  soutenu  au- 
dessus  d'une  galerie  extérieure  par  des  poteaux  bien  équarris.  E* 


LA    FIN    d'uîNE    idylle.  89 

ce  qui  allait  prendre  le  plus  de  temps,  c'était  la  décoration  de 
ces  piliers,  puis  des  portes,  des  volets,  de  tout  le  bois  apparent. 
Féodor  voulait  multiplier  les  dessins  archaïques  de  couleur 
vive  qu'avait  admirés  celle  dont  la  présence  allait  faire  de  cette 
chaumière  un  palais.  Et  Nadia  aussi  lui  donnait  son  goût.  Tous 
les  jours,  elle  venait  constater  les  progrès  du  nid  nuptial. 

Avril  ayant  ramené  un  soleil  presque  aussi  chaud  que  celui 
de  l'été,  le  constructeur  aimait  à  se  reposer  de  son  travail  sous 
l'auvent  nouvellement  achevé,  devant  la  steppe  en  fleur,  toute 
vibrante  de  lumière.  Là  il  se  berçait  de  pensées  que  la  curieuse 
fille  cherchait  à  surprendre  sur  son  front  tantôt  rayonnant  et 
tantôt  taciturne.  Les  lettres  de  France  avaient  manqué  à  plu- 
sieurs reprises,  mais  il  pouvait  y  avoir  un  retard  fortuit,  un 
accident.  Lorsqu'elle  le  voyait  triste,  Nadia  se  glissait  sur  le  banc 
auprès  de  lui,  tout  près,  le  plus  près  possible,  comme  une  chatte 
câline,  et  le  réconfortait  de  son  mieux,  sans  avoir  l'air  de  tou- 
cher au  sujet  véritable  de  ses  préoccupations.  Il  ne  la  repoussait 
pas;  elle  lui  rappelait  l'adorée,  si  faiblement  que  ce  fût. 

Un  soir,  après  souper,  par  un  clair  de  lune  favorable  aux 
prestiges,  il  avait  eu  la  plus  étrange  illusion,  douce  d'abord,  puis 
brutalement  envolée.  La  steppe,  baignée  de  blancheur,  retentis- 
sait de  ces  coups  de  sifflet  aux  modulations  variées  dont  cha- 
cun s'adresse  à  quelque  jeune  fille  du  village,  l'avertissant  qu'un 
amoureux  l'attend;  un  chant  mélancolique  et  tendre  montait 
au  loin,  des  voix  fraîches  d'hommes  et  de  femmes  se  mariaient, 
s'éteignaient  dans  la  nuit;  et  quels  parfums  enivrans  de  végéta- 
tion féconde,  vigoureuse,  hâtive,  s'exhalaient  de  la  terre  noire 
récemment  remuée  !  Toute  cette  fermentation  du  printemps 
achevait  d'accabler  le  pauvre  amoureux  à  qui  pesait  sa  jeunesse 
après  une  longue  saison  d'attente.  Il  ne  regardait  pas  Nadia  qui, 
de  son  côté,  ne  parlait  ni  ne  bougeait,  demeurant  serrée  contre 
lui.  Tout  à  coup  elle  laissa  échapper  un  léger  sanglot.  Il  se  tourna 
et  vit  la  robe  bleue,  qu'avait  portée  sa  maîtresse  dans  un  inou- 
bliable hiver,  bleuir  sous  un  rayon  de  lune.  L'instant  d'après  sa 
tête  tombait  sur  l'épaule  de  Nadia,  qui  sentit  sa  taille  enlacée  dans 
une  fougueuse  étreinte.  Ce  ne  fut  que  le  vertige  d'une  seconde, 
un  vertige  qu'on  fit  payer  cher  par  la  suite  à  l'insensé.  Revenu 
presque  aussitôt  à  la  réalité,  il  écartait  de  lui  le  fantôme  d'un 
geste  brusque  et  s'éloignait  sans  un  mot  ;  mais  Nadia,  quoiqu'elle 
ne  marquât  ni  surprise,  ni  colère,  devait  se  ressouvenir. 


90  REVUE  DES   DEUX   MONDES., 


VIII 

Le  lendemain  était  le  jour  de  la  chevauchée  hebdomadaire 
de  Féodor  jusqu'à  la  poste;  pour  la  troisième  ou  quatrième  fois 
manquait  la  petite  enveloppe  d'azur,  à  son  nom,  l'enveloppe 
qui  lui  apportait  ce  qui  eût  semblé  à  d'autres  peu  de  chose,  ce 
qui  pour  lui  était  la  vie,  quelqu'un  des  signes  hiéroglyphiques 
suppléant  tant  bien  que  mal  à  un  commun  langage  ou  simple- 
ment parfois  une  fleur  eff"euillée.  Il  respirait,  il  baisait  cette 
lettre  plus  éloquente  que  toutes  les  lettres  écrites,  il  lui  faisait 
dire  ce  qu'il  souhaitait,  il  la  portait  sous  ses  vêtemens  avec  le 
paquet  de  médailles  bénites  et  d'amulettes  que  sa  mère  avait, 
lorsqu'il  était  petit,  attaché  à  son  cou.  Et  il  demeurait  heureux 
pour  huit  longs  jours.  Mais  voilà  qu'un  mois  s'était  écoulé  sans 
lui  donner  rien,  le  laissant  dans  une  sorte  d'inanition  dont  il 
ressentait  la  souff"rance  presque  physique.  Était-elle  malade  ou 
morte?  Non,  car  il  y  avait  une  lettre  de  Paris  pour  Sophie  Pau- 
lowna,  et  c'était  la  même  enveloppe  bleutée,  la  même  écriture 
fine  dont  la  seule  vue  lui  mettait  le  feu  dans  les  veines.  Il  poussa 
son  cheval  jusqu'à  Bouzowa  d'un  galop  tel  que  le  pauvre  animal 
y  arriva  en  sueur,  blanc  d'écume,  presque  fourbu. 

D'ordinaire,  Féodor  laissait  le  sac  rempli  de  journaux  et  de 
lettres  aux  mains  d'un  domestiq.ue;  mais,  cette  fois,  il  insista  pour 
le  remettre  lui-même  à  M"*  Belsky. 

Gomme  elle  ne  se  hâtait  pas  de  l'ouvrir  : 

—  Il  y  a  quelque  chose  qui  me  regarde,  lui  dit-il,  j'attendrai. 

Levant  les  yeux  vers  son  visage,  altéré  au  point  d'être  presque 
méconnaissable,  elle  comprit. 

C'était  la  première  fois,  depuis  leur  explication  à  Saint-Péters- 
bourg, que  Gisèle  Walther  lui  écrivait.  Elle  aussi  eut  le  frisson; 
de  cette  lettre  qui  devait  être  décisive  dépendait  sa  propre  tran- 
quillité. Les  six  mois  étaient  écoulés.  Gisèle  allait-elle,  oui  ou 
non,  revenir  à  Bouzowa,  y  faire  un  regrettable  scandale,  lui 
imposer  le  voisinage  plus  que  gênant  d'une  ancienne  amie  vo- 
lontairement déchue  et  transformée  en  paysanne?  Elle  ajusta 
ses  lunettes  d'une  main  tremblante  et  lut  à  voix  basse,  tandis  que 
Féodor,  debout  devant  elle,  suivait  d'un  regard  avide  tous  les 
changemens  de  sa  physionomie. 

La  lettre  était  ce  que  la  sagesse  mondaine  de  M"*  Belsky 


LA    FIN    d'une    idylle.  91 

avait  d'abord  prévu.  Les  charmes  d'une  civilisation  avancée 
avaient  reconquis  M"^  Walther.  Elle  n'en  convenait  pas  tout  à 
fait,  elle  laissait  croire  à  sa  protectrice  que  la  crainte  de  l'offenser 
avait  eu  raison  d'abord  des  entraînemens  de  son  cœur;  mais  elle 
avouait  cependant  qu'à  force  de  réfléchir,  elle  avait  reconnu  peu  à 
peu  la  justesse  de  ses  conseils.  On  ne  rétrograde  pas  vers  la  sim- 
plicité primitive  d'un  peuple  encore  sauvage  par  tant  de  côtés, 
quand  on  a  vécu  depuis  son  premier  jour  dans  une  tout  autre 
atmosphère.  Il  vous  reste  des  exigences,  des  raffmemens  de 
goût,  des  besoins  d'esprit  auxquels  l'amour  lui-même  ne  pour- 
rait suppléer;  surtout  si  cet  amour  n'est  en  somme  que  passion... 
Instinct  plutôt,  instinct  très  fort,  tant  qu'il  dure,  mais  au  fond 
brutal  sous  un  vernis  très  pittoresque  qui  l'avait  trompée,  ar- 
tiste incorrigible  qu'elle  était!  Toute  cette  première  page  était 
pour  ]Vf^*  Belsky,  que  Gisèle  remerciait  de  sa  maternelle  pré- 
voyance, de  l'aide  qu'elle  lui  avait  fournie  contre  elle-même. 
Elle  lui  demandait  un  dernier  service,  amener  le  pauvre  Fédia  à 
la  raison,  préparer  doucement  une  inévitable  rupture,  lui  dire 
qu'elle  répondrait  toujours  de  loin  à  la  tendresse  qu'il  lui  por- 
tait, mais  que  des  liens  qu'elle  croyait  rompus  s'étaient  renoués 
pour  elle  clans  son  pays.  Il  fallait,  —  elle  l'en  priait,  elle  l'exi- 
geait, —  qu'il  se  consolât,  sans  l'oublier. 

Le  congé  était  net  sous  son  apparence  affectueuse  et 
M'^'  Belsky  n'eut  pas  de  peine  à  démêler  qu'un  nouveau  roman, 
de  style  aussi  moderne  sans  doute  qu'avait  été  idyllique  celui  de 
la  précédente  aventure,  était  entré  dans  la  vie  sentimentale  de 
M}^^  Walther.  Le  front  contracté  derrière  ses  lunettes,  elle  afî'ec- 
tait,  pour  gagner  du  temps,  d'avoir  grand'peine  à  déchiffrer  d'il- 
lisibles pattes  de  mouches.  Enfin  le  malheureux,  qui  attendait, 
osa  l'interroger  : 

—  Qu'y  a-t-il?  Que  dit-elle? 

Avec  toute  la  pitié  dont  débordait  son  cœur,  Sophie  Paulowna 
lui  répondit,  en  inventant  à  mesure  tout  ce  qui  pouvait  ren- 
dre le  coup  moins  rude;  elle  parla  de  devoirs,  d'obligations 
impérieuses,  absolues,  qui  empêchaient  Gisèle  de  quitter  la 
France,  de  jamais  revenir. 

—  J'irai  alors,  répondit-il  avec  une  effrayante  tranquillité, 
sans  savoir  s'il  s'agissait  d'aller  à  Paris,  à  Pékin  ou  dans  la  lune, 
prêt  à  tout. 

Elle  fut  forcée  d'expliquer  qu'un  autre,  une  figure  anonyme 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  Gisèle  Walther  avait  eu  le  tort  de  ne  pas  parler  auparavant, 
gardait  des  droits  sur  elle,  un  tact  bien  féminin  l'empêchant  de 
lui  laisser  soupçonner  que  l'infidélité  pût  être  de  date  récente. 

—  Alors,  répéta-t-il  stupide,  pourquoi  m'a-t-elle  promis?... 

—  Peut-être  se  croyait-elle  plus  libre  qu'elle  ne  l'était  réelle- 
ment... Mais,  d'ailleurs,  je  te  l'avais  bien  dit,  vous  n'auriez  pu 
être  heureux  ensemble,  vos  habitudes  (quel  euphémisme  dans 
ce  mot  !)  étaient  trop  différentes. 

En  parlant,  elle  détournait  les  yeux,  tant  elle  redoutait  d'af- 
fronter sa  douleur,  douleur  muette  et  si  profonde  que  Gisèle, 
dans  la  frivolité  de  sa  petite  âme  occidentale,  n'aurait  pu  la 
concevoir.  Une  voix,  devenue  sourde  et  rauque,  l'interrompait 
presque  à  chaque  mot  : 

—  Non,  je  ne  le  crois  pas,  je  ne  le  crois  pas... 

Sophie  Paulowna  se  décida  enfin  à  regarder  ce  supplicié  dont 
bien  involontairement  elle  était  le  bourreau.  Il  pleurait,  de 
grosses  larmes  roulaient  sur  ses  joues,  sur  sa  barbe,  sans  qu'il 
songeât  à  les  essuyer. 

—  Fédia!  du  courage!  dit-elle,  maternellement  caressante, 
presque  sûre  d'ailleurs  d'être  arrivée  à  lui  faire  accepter  la 
situation  si  pénible  qu'elle  fût. 

Mais  il  n'en  était  rien  ;  la  même  obstination  calme  pétrifiait  son 
visage  :  —  Je  ne  le  crois  pas,  répéta-t-il  encore,  puisqu'elle  avait 
promis.  Si  elle  veut  que  je  croie,  qu'elle  me  le  dise  à  moi-même. 

—  Mais  comment  donc  ?  Tu  ne  comprendrais  pas. 
Il  réfléchit  un  instant  : 

— •  Qu'elle  m'envoie  de  ses  cheveux,  je  saurai  alors... 

A  travers  l'écroulement  de  sa  foi  si  longtemps  immuable  et 
de  ses  folles  espérances,  dans  le  désordre  de  sa  pauvre  âme  de 
barbare  et  d'enfant,  il  conservait  assez  de  ruse  pour  penser  : 

—  J'aurai  au  moins  cela  d'elle... 

Quinze  jours  après,  arriva,  dans  la  même  enveloppe  bleue  qui 
lui  avait  pendant  toute  une  saison  apporté  l'extase,  une  boucle 
de  cheveux  noirs,  brillans  et  fins  comme  de  la  soie,  dont  il  con- 
naissait trop  le  parfum  capiteux  d'héliotrope. 

IX 

Il  avait  fallu  la  violence  du  choc  qui  le  faisait  retomber  du 
ciel  sur  la  terre,  il  avait  fallu  des  émotions  absolument  étrau- 


LA    FIN    DUNE   IDYLLE.  93 

gères  à  celles  qui  composent  d'ordinaire  le  cercle  de  chagrins  et 
de  joies  où  se  meut  le  paysan  russe  pour  que  Féodor  Ilitch  sortît, 
comme  il  l'avait  fait,  de  l'espèce  de  passivité  qu'on  prend  d'or- 
dinaire chez  ceux  de  sa  race  pour  de  la  résignation.  Il  devait  y 
retomber  presque  aussitôt.  M"®  Belsky  fut  seule  témoin  de  cette 
révolte  passagère  ;  ni  sa  mère,  ni  Nadia,  ni  personne  n'en  vit 
rien;  seulement  il  cessa  de  travailler  à  embellir  sa  maison  neuve, 
qu'il  n'alla  point  habiter  comme  chacun  s'y  attendait;  sa  taci- 
turnité  habituelle  augmenta  encore  et,  pendant  un  temps,  il  parut 
fuir  plutôt  que  rechercher  la  jolie  fille  qui  lui  rappelait  l'infidèle. 
On  disait  au  village  qu'il  était  devenu  buveur  enragé;  en  effet, 
il  cherchait  volontiers  l'oubli  dans  la  vodka,  lui  dont  la  sobriété 
exceptionnelle  avait  été  si  souvent  citée  comme  un  exemple. 
Mais,  au  cours  de  cette  même  année,  qui  devait  être  d'un  bout  à 
l'autre  une  année  de  malheur,  sa  vieille  mère  mourut  et  la  perte 
de  l'être  qu'il  avait  le  plus  aimé  avant  l'heure,  maudite  mainte- 
nant, de  la  tentation  et  du  vertige,  réveilla  sa  conscience. 

La  pauvre  femme  fut,  pendant  les  longues  semaines  de  lan- 
gueur qui  précédèrent  sa  fin,  assidûment  soignée  ,par  Nadia, 
empressée  à  passer  les  nuits  auprès  d'elle,  à  l'entourer  d'une  sol- 
licitude presque  filiale,  avec  la  pleine  approbation  de  Sophie 
Paulowna,  qui  avait  ses  projets.  La  vieille  Mâcha  bénissait  la 
jeune  fille  cent  fois  par  jour  et  parlait  d'elle  à  son  fils  comme 
d'un  ange  gardien.  Nadia  ne  quittait  guère  plus  que  Féodor  lui- 
même  le  chevet  de  la  malade  ;  une  même  inquiétude  les  rap- 
prochait, très  tendrement  parfois.  Ainsi  s'évanouit  la  crainte 
qu'avait  d'abord  inspirée  à  l'amoureux  de  Gisèle  une  certaine 
ressemblance;  l'intimité  se  renoua  sur  des  bases  nouvelles  entre 
les  deux  jeunes  gens. 

Aux  premières  neiges,  la  mort  visita  sans  bruit  la  chaumière 
où  s'éteignait  Mâcha,  patiente  jusqu'au  bout.  Avant  de  s'en  aller, 
elle  fit  jurer  à  son  fils  sur  les  saintes  images  de  ne  plus  jamais 
boire  et  elle  lui  dit  à  l'oreille  le  nom  de  la  compagne  qu'elle  eût 
choisie  pour  lui.  Le  pauvre  garçon  avait  dès  lors  subi  l'effet  de 
cette  ossification  que  les  romanciers  russes  ont  si  bien  expliquée 
aux  Occidentaux  incapables  de  la  comprendre,  stoïcisme  invo- 
lontaire de  fataliste  longtemps  esclave  qui,  dans  l'impossibilité 
de  se  défendre,  accepte  son  lot  comme  le  chêne  accepte  d'être 
foudroyé  ou  le  brin  d'herbe  foulé  aux  pieds.  Ceux  qui  n'auraient 
pas  su  quel  bon  fils  avait  toujours   été  Féodor  eussent  pu  le 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

croire  insensible.  Il  ne  fit  aucun  étalage  de  regrets  et  continua 
tant  bien  que  mal  sa  vie  accoutumée,  sans  regimber  contre  les 
conseils  qui  lui  étaient  donnés  de  tous  côtés  par  les  voisins  et 
amis,  conseils  pressans  de  prendre  une  ménagère. 

Les  réunions  nocturnes  où  se  rencontre  la  jeunesse  le  revi- 
rent souvent  en  compagnie  de  Nadia,  et  le  bruit  courut  très  vite 
qu'elle  était  décidément  sa  préférée.  Peut-être,  à  mesure  que  se 
refermait  la  blessure  longtemps  saignante,  trouvait-il  de  nouveau 
quelque  plaisir  à  reconnaître,  sur  des  traits  vaguement  éclairés 
par  les  feux  de  la  veillée,  le  regard,  le  sourire  qu'il  avait  crus  à 
lui  et  qui  ne  lui  apparaissaient  plus  qu'en  rêve.  Quoi  qu'il  en 
fût,  avant  le  retour  d'un  autre  printemps,  il  alla,  l'air  aussi  calme 
que  s'il  n'eût  jamais  pensé  à  aucune  autre  femme,  annoncer  son 
prochain  mariage  à  Sophie  Paulowna.  Il  y  alla,  selon  la  coutume, 
avec  sa  fiancée  qui  portait  les  présens  traditionnels,  un  pain  de 
froment  très  lourd,  de  forme  spéciale  et  bizarre. 

Du  seuil  de  la  porte  jusqu'au  fauteuil  de  la  barischna,  ils  se 
prosternèrent  à  trois  reprises,  en  touchant  presque  le  plancher 
de  leurs  fronts.  Elle  les  releva,  les  embrassa  et  les  félicita,  la 
joie  dans  le  cœur,  car,  quelque  regret  qu'elle  eût  de  Iperdre  les 
services  intelligens  de  Nadia,  qui  se  devrait  désormais  toute  à 
son  mari,  elle  déposait  pour  la  première  fois  un  pénible  fardeau 
de  responsabilité.  Après  tout,  le  passage  à  Bouzowa  de  l'étran- 
gère dont  elle  s'était  si  imprudemment  férue  n'aurait  fait  à  per- 
sonne de  mal  irréparable,  tout  rentrait  dans  l'ordre. 

Féodor  reçut  ses  complimens  avec  gravité.  Il  répondit  qu'il 
croyait  se  conformer  au  désir  de  sa  défunte  mère.  Nadia  leur 
avait  toujours  à  tous  les  deux  marqué  de  l'amitié,  elle  s'enten- 
dait au  ménage,  elle  était  d'un  caractère  doux  et  facile,  une 
maison  sans  femme  ne  pouvait  être  que  la  maison  du  désordre 
et  de  la  misère  ;  bref,  il  dit  tout  ce  qui  prouvait  le  mieux  que  son 
mariage  fût  un  mariage  de  raison. 

Nadia,  nonobstant,  l'écoutait  triomphante  et  M'^"  Belsky  crut 
voir  un  malicieux  défi  scintiller  dans  ses  prunelles  noires. 

—  Elle  se  promet  bien,  pensa-t-elle,  d'être  aimée  à  la  fin,  et 
je  gage  qu'elle  le  sera. 

—  Tu  es  heureuse,  dit-elle  à  Nadia,  car  tu  prends  le  meilleur 
garçon  qui  soit  dans  le  pays. 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  le  sais,  répondit  la  fiancée.  Oui, 
je  serai  heureuse  parce  que  je  veux  l'être.  Je  le  suis  déjà,  ajouta- 


LA    FIN    d'une    idylle,  9S 

t-elle  en  adoucissant  la  flamme  de  son  regard  et  avec  une  de  ces 
intonations  séduisantes  qu'elle  avait  empruntées  à  W^^-  Walther. 

Féodor  s'était  fait  un  peu  prier  pour  aller  habiter  tout  do 
suite  la  maison  neuve,  sous  prétexte  qu'elle  n'était  pas  achevée, 
mais  il  finit  par  céder  aux  instances  de  sa  fiancée.  Après  tout, 
n'obéissait-il  pas  à  Vautre  qui  lui  avait  recommandé  de  se  con- 
soler de  son  mieux?  Ne  se  vengeait-il  pas  en  môme  temps?  Elle 
saurait  par  Sophie  Paulowna  que  sa  place  était  prise  et  peut-être 
sentirait-elle  alors  ce  qu'elle  avait  perdu. 

A  mesure  qu'approchait  cependant  le  jour  de  son  mariage, 
les  souvenirs,  les  regrets  qu'il  avait  crus  endormis  se  réveil- 
laient chez  Féodor.  Jamais  on  ne  vit  de  fiancé  plus  soucieux; 
mais  Nadia  ne  semblait  pas  s'en  apercevoir.  Elle  se  faisait  belle 
et  parait  la  maison.  M'^^  Belsky  lui  ayant  demandé  avec  sa  bonté 
coutumière  quels  cadeaux  elle  pouvait  désirer,  elle  avait  hum- 
blement demandé  les  menus  objets  usuels  dont  s'était  servie  sa 
jeune  bienfaitrice,  et  la  bonne  barischna  avait  pensé,  confiante  : 

—  Dieu  merci,  elle  ne  se  doute  de  rien! 

—  C'est  tout?  demanda-t-elle  en  faisant  emballer  le  peu  que 
convoitait  Nadia,  des  riens  sans  valeur  aucune  qui  garnissaient 
la  chambre  depuis  longtemps  fermée. 

Non,  si  elle  l'eût  osé,  la  petite  aurait  demandé  encore  un 
coussin!..,  le  coussin  de  la  couchette  du  salon. 

—  Quelle  idée  singulière  !  ce  vieux  coussin  brodé?  Certes  oui, 
tu  peux  le  prendre. 

Il  y  avait  deux  chambres  dans  la  maison  neuve,  sans  compter 
le  réduit  où  accédait  l'échelle  conduisant  au  grenier.  La  veille 
du  mariage,  Nadia  passa  en  revue  tout  l'ameublement,  luxueux 
à  sa  manière,  en  ce  sens  que  les  coffres  de  bois  bien  taillés,  les 
armoires  peintes,  les  tables  chargées  de  vaisselle  n'y  manquaient 
pas,  que  les  icônes  de  prix  étincelaient  à  la  clarté  des  lampes 
allumées  devant  elles,  que  les  portraits  de  l'empereur  et  de  l'im- 
pératrice s'entouraient  de  cadres  dorés.  Il  y  avait  même  un  mi- 
roir; les  bancs  alignés  contre  le  mur  portaient  des  nattes,  des 
pièces  de  toile  tissées  au  logis;  les  riches  essuie-mains,  brodés 
par  plusieurs  générations  d'aïeules,  pendaient  partout  en  guise 
d'ornement,  et  sur  les  planches,  qui  dans  la  chambre  d'été  re- 
présentaient le  lit,  étaient  jetés  des  tapis  aux  couleurs  éclatantes. 
Nadia  parut  très  satisfaite  et  annonça  gaiement  qu'elle  se  propo- 
sait d'ajouter  Quelques  surprises  aux  recherches  de  cette  chambre 


96  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuptiale  dont  elle  eut  soin  de  mettre  la  clef  dans  sa  poche. 

Le  pope  maria  le  lendemain  avec  une  certaine  pompe  les 
protégés  de  Sophie  Paulowna.  Il  fut  grassement  payé,  mais  il 
resta  encore  de  quoi  acheter  beaucoup  de  vodka.  Des  deux 
côtés,  on  était  riche,  selon  les  idées  du  village  sur  la  richesse. 
Tout  se  passa  au  mieux.  Dès  le  matin,  on  vit  rouler  rapidement  la 
charrette  légère  qui  portait,  haut  perchés,  le  marié  et  la  mariée; 
les  garçons  d'honneur  assis,  jambes  ballantes,  à  l'arrière  et  sur 
les  brancards,  tenaient  des  icônes.  A  chaque  rencontre  d'un  pas- 
sant de  connaissance  les  époux  sautaient  à  terre  pour  les  sala- 
malecs d'usage;  ils  se  rendirent  ainsi,  avec  de  fréquens  arrêts, 
chez  les  parensdont  ils  réclamaient  la  bénédiction,  puis  à  l'église, 
puis  dans  la  maison  neuve,  au  seuil  de  laquelle  leur  furent  pré- 
sentés le  pain  et  le  sel. 

Tout  en  se  conformant  aux  antiques  usages,  Nadia  était  mise 
comme  une  demoiselle,  presque  à  la  mode  du  jour.  Il  n'y  avait 
de  petit-russien  dans  son  costume  (pe  les  bijoux  :  un  collier  de 
monnaies  d'argent  anciennes,  curieux  héritage  de  famille,  tintait 
à  chacun  de  ses  mouvemens  parmi  les  rangs  de  perles  de  cou- 
leur ruisselans  jusqu'à  la  ceinture. 

On  festoya  bruyamment  jusqu'au  matin,  mais  les  mariés  dis- 
parurent au  plus  fort  de  la  fête,  non  pas  derrière  le  poêle,  comme 
fait  le  vulgaire,  mais  dans  la  chambre  d'été  que  la  précaution 
prise  par  Nadia  avait  préservée  de  l'invasion  des  danseurs. 

Elle  était  suffisamment  éclairée  pour  que  les  yeux  de  Féodor, 
eussent-ils  été  quelque  peu  troublés  par  de  copieuses  libations, 
pussent  reconnaître  à  première  vue  les  petits  meubles,  les  étoffes, 
les  bibelots  de  toute  sorte  qui  avaient  décoré  une  certaine 
chambre  de  la  seigneurie.  Et  Féodor  n'était  pas  ivre;  il  n'avait 
bu  que  juste  assez  pour  chasser  les  fantômes  qui,  au  seuil  de  sa 
vie  nouvelle,  si  différente  de  ce  qu'elle  aurait  pu  être,  étaient 
venus  le  tourmenter.  Il  vit  et  eut  un  mouvement  de  recul  ;  il  en 
voulut  à  Sophie  Paulowna  d'avoir  cédé  à  une  sotte  fantaisie 
de  Nadia,  il  s'irrita  contre  le  culte  aveugle  où  persistait  cette 
petite  pour  sa  rivale.  Un  flot  de  sang  lui  monta  au  visage  avec 
le  flot  des  importuns  souvenirs. 

Nadia  ne  le  quittait  pas  des  yeux  ;  elle  discernait  tout  ce  qui 
se  passait  en  lui,  quoiqu'il  crût  bien  dissimuler.  Sans  doute  il 
pensait  :  —  Après  tout,  il  vaut  mieux  encore  qu'elle  ignore,  il 
vaut  mieux  qu'elle  soit  stupide  ou  indifl"orente.  Notre  vie  en  sera 


LA    FIN    d'une    idylle.  97 

plus  tranquille.  —  Et  prudemment,  il  ne  faisait  tout  haut  aucun  16 
remarque,  trop  ému  d'ailleurs  pour  parler. 

De  son  côté  Nadia,  d'un  air  d'attente  pudique,  s'asseyait  sous 
les  icônes,  la  bouche  close,  les  yeux  baissés.  Il  s'approcha  d'elle 
avec  la  condescendance  d'un  sultan  qui  s'apprête  à  jeter  le  mou- 
choir à  son  esclave,  mais  à  peine  lui  eut-il  effleuré  la  main  que 
se  produisit  le  plus  imprévu  des  coups  de  théâtre. 

D'un  geste  dur,  qui  contrastait  avec  son  attitude  si  soumise 
jusque-là,  elle  le  repoussa  et,  le  regardant  de  ses  yeux  dilatés 
où  étincelaient  des  colères,  des  rancunes  longtemps  refoulées, 
d'autant  plus  furieuses,  alla  se  planter  devant  lui,  à  quelques 
pas  de  distance.  Les  chaînes  d'argent  et  les  cascades  de  perles 
cliquetaient  sur  son  sein  agité. 

—  Enfin!  s'écria-t-elle,  et  il  semblait  qu'un  grand  soupir  la 
délivrât  d^'un  poids  insupportable.  —  Enfin  !  c'est  donc  mon 
tour!  Je  te  tiens  maintenant,  tu  es  à  moi,  tu  ne  m'échapperas 
plus,  je  suis  maîtresse  de  te  rendre  tout  ce  que  tu  m'as  fait! 

Elle  sortit  des  plis  de  sa  jupe  et  brandit  au-dessus  de  sa  tête 
une  hachette  dont  elle  s'était  munie,  dans  une  intention  de 
meurtre,  il  put  le  croire  d'abord;  mais  non,  ce  n'était  pas  lui 
qu'elle  voulait  supprimer. 

Se  précipitant,  avant  que,  paralysé  par  la  surprise,  il  eût  pu 
la  retenir,  sur  le  rouet  si  soigneusement  sculpté  qui  décorait  la 
chambre  à  la  place  d'honneur,  elle  le  brisa,  frémissante  de  rage, 
en  jeta  les  morceaux  loin  d'elle  et  revint  les  fouler  aux  pieds. 
On  eût  dit  qu'elle  voulait  écraser,  anéantir  tout  ce  qu'il  avait  mis 
de  pensées  d'amour  dans  son  plus  bel  ouvrage. 

Il  cherchait  à  l'arrêter,  lui  tordait  pour  cela  les  poignets. 
Enfin  elle  lâcha,  en  criant,  l'arme  destructive,  mais  ce  fut  pour 
bondir  aussitôt  vers  le  coffre  où  elle  l'avait  vu  déposer  des  pa- 
piers avec  quelques  objets  auxquels  il  paraissait  attacher  un  prix 
particulier,  certaine  ceinture,  certain  bonnet,  certaine  bourse, 
un  mouchoir  de  soie,  une  cravache  à  pommeau  d'orièvrerie. 

—  Elle  t'a  donné  tout  cela,  je  l'ai  vu,  je  le  sais.  Quand 
j'étais  si  près  de  vous  à  la  servir,  crois-tu  que  quelque  chose  de 
vos  entretiens  m'échappait?  Non,  vous  ne  pouviez,  ni  toi,  nielle, 
remuer  un  doigt,  battre  des  cils  sans  que  je  comprisse!  Et 
quand  vous  vous  cachiez...  Ne  m'entendais-tu  pas  pleurer  der- 
rière la  porte,  tandis  que  vos  chansons,  vos  paroles  m'arrivaient 
interrompues  par  l'.js  silences?... 

TOME  XXX.  —  1905.  7 


98 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Par  la  fenêtre,  violemment  ouverte,  furent  lancés,  l'un  après 
1  autre,  ceux  des  gages  damour  qu'elle  ne  réussissait  pas  à  briser, 
à  mettre  en  pièces. 

—  Ses  lettres  maintenant!...  Où  sont  les  lettres  qu'elle  t'en- 
voyait ? 

—  Jamais,  répondit  Féodor,  étourdi,  exaspéré,  se  croyant  la 
proie  d'un  cauchemar. 

—  Jamais?  que  dis-tu?...  Je  les  ai  !  les  voici! 

Des  ongles,  des  dents,  elle  s'acharna  contre  le  mince  paquet, 
crachant  avec  mépris  les  fleurs  desséchées  qu'il  contenait  en  fait 
d'écriture.  Il  y  avait  dedans  une  photographie;  elle  la  mordit,  la 
trépigna,  insensible  aux  meurtrissures  qu'infligeaient  à  ses  bras, 
à  ses  mains  les  doigts  de  fer  qui  l'avaient  saisie.  La  boucle  de 
cheveux  glissa  d'un  papier  ;  il  y  eut  entre  eux  pour  la  reprendre 
une  lutte  qui  faillit  se  terminer  par  un  incendie,  car  en  brûlant  à 
la  lampe  sainte  le  talisman  de  la  Yaga,  de  la  sorcière,  comme  elle 
l'appelait,  Nadia  enflamma  les  découpures  de  papier  qui  enguir- 
landaient le  mur  autour  des  images.  Une  traînée  de  feu  courut 
et,  pour  l'éteindre,  les  combattans  firent  trêve.  Un  instant,  ils  se 
tinrent  en  face  l'un  de  l'autre,  muets,  haletans,  n'en  pouvant  plus. 
Les  sons  de  la  contrebasse  et  des  deux  violons,  le  bruit  des  danses, 
qui  avaient  jusque-là  couvert  leurs  voix  comme  un  grondement 
d'orage,  les  étonnèrent.  Ils  avaient  si  bien  oublié  que  c'était  fête  ! 

L'aspect  de  Nadia,  —  ses  tresses  éparses,  ses  vêtemens  en 
lambeaux,  les  épaules  et  le  visage  portant  des  traces  de  coups,  — 
avertit  soudain  Féodor  de  son  inconsciente  brutalité;  il  en  eut 
honte,  se  rapprocha  d'elle.  Qu'était-il  donc  survenu  entre  eux? 
Quel  pouvait  bien  être  le  secret  de  cette  soudaine  métamorphose 
d'une  femme  douce  et  timide  en  furie  ?  Il  essaya  de  l'interroger, 
mais  elle  l'interrompit  au  premier  mot. 

—  Ne  me  parle  pas...  bats-moi  encore  plutôt,...  tue-moi,  cela 
me  fera  moins  de  mal  que  ce  que  j'ai  supporté  deux  ans.  Oii  donc 
avais-tu  la  tête,  malheureux,  que  tu  n'as  pas  compris?  Je  t'ai 
aimé  toujours,  et  toi  aussi  dans  le  temps...  Oh  !  ne  dis  pas  non, 
je  ne  te  déplaisais  pas;  mais  elle  est  venue,  je  n'ai  plus  été  rien. 
Maintenant,  je  te  reprends  à  tout  jamais...  Pourquoi  jet'ai  repris? 
Je  te  voulais  à  moi,  voilà  tout,  comme  mon  bien...  à  jamais... 
je  te  voulais  pour  t'arracher  le  cœur.  Tu  Tas  cent  fois  mérité  ! 

Elle  s'interrompit  à  bout  de  forces.  Se  jetant  à  terre,  le 
visage  entre  ses  mains,  elle  pleurait  à  grands  sanglots. 


LA    FIN    d'une    idylle.  99 

—  Je  t'aimais...  Je  t'aimais...  Oh!  comme  je  t'aimais!  mais 
vous  n'avez  rien  vu,  vous  étiez  si  occupés  l'un  de  l'autre.  Tu 
baisais  chacun  de  ses  pas.  Est-ce  que  tu  te  rappelais  seulement 
que  j'étais  là  pour  en  mourir? 

A  ses  reproches,  à  ses  invectives,  Féodor,  accablé,  ne  répondit 
plus  rien.  Il  était  ému  de  pitié  jusqu'au  fond  des  entrailles,  sa- 
chant trop  bien  lui-même  ce  que  l'amour  trahi  ou  dédaigné  nous 
réserve  de  tortures.  Une  émotion  très  différente  se  mêlait  encore 
à  celle-là.  Cette  enragée  prenait  à  ses  yeux  un  prestige  que  n'avait 
jamais  eu  la  bonne  et  patiente  petite  Nadia;  elle  avait,  dans  son 
désordre  qui  la  laissait  demi-nue,  un  genre  de  beauté  nouveau 
pour  lui,  et  dans  cette  longue  lutte  corps  à  corps,  d'autres  sen- 
sations que  celles  de  la  colère  l'avaient  possédé  plus  d'une  fois. 

—  Tu  es  folle,  répétait-il  machinalement,  tu  es  folle! 

Avec  une  sorte  de  crainte,  il  cherchait  maintenant  à  la  calmer 
par  des  caresses  puériles;  mais  elle  ne  se  laissait  pas  faire,  elle 
répétait  :  —  Ne  m'approche  pas!  ne  me  touche  pas!  Si  tu  m'as 
choisie,  c'est  parce  que  sous  ses  vieilles  robes  je  te  la  rappelais, 
c'est  parce  que  je  pouvais  te  parler  d'elle  et  que  j'avais  l'air  de 
l'aimer,  moi  aussi,  de  la  regretter...  Je  suis  allée  jusqu'au  bout. 
J'ai  menti  bravement;  je  n'ai  plus  été  que  mensonge...  J'ai 
trompé  tout  le  monde,  mes  parens,  la  barischna  ;  que  mes  péchés 
retombent  sur  toi  et  ma  mort,  si  j'en  meurs  !  Mais,  d'abord,  viens 
ici!... 

Et  impérieusement  elle  jeta  devant  lui  le  coussin  qu'elle 
s'était  fait  donner  par  M"^  Belsky. 

—  Allons,  à  genoux  là-dessus  comme  tu  t'y  mettais  auprès 
d'elle  et  demande-moi  pardon. 

—  Tu  es  folle,  répétait  toujours  Féodor. 

Dans  la  pièce  voisine,  l'orchestre  s'évertuait  jusqu'au  délire  ; 
c'était  le  point  culminant  de  l'orgie,  un  vacarme  de  bancs  qui  se 
renversent,  de  chants  rauques,  de  verres  brisés,  qui  avait  dii 
couvrir  jusque-là  les  éclats  de  la  scène  dont  retentissait  Ja 
chambre  nuptiale.  Cependant  à  un  moment,  l'accalmie  se  pro- 
duisit comme  dans  les  tempêtes,  et  alors,  on  frappa  rudement  à 
la  porte.  Il  y  eut  des  rires  et  des  exclamations. 

—  A  genoux  !  demande-moi  pardon  !  avait  prononcé  la  voix 
haute  et  courroucée  de  Nadia. 

Et  Féodor,  vaincu  par  cette  fureur  sous  laquelle  il  devinait 
un  martyre   longtemps   dissimulé  à  force  de  ruse,  murmura  : 


iOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pardon!  à  plusieurs  reprises,  l'âme  sincèrement  contrite.  Puis  il 
se  releva  pour  embrasser  sa  femme  ;  mais  un  geste  menaçant  le 
tint  derechef  à  distance  : 

—  Elle  sera  morte,  plus  que  morte  pour  toi?  Tu  ne  pense- 
ras plus  jamais  à  elle?  Jamais?...  Du  reste  j'y  veillerai;  jour  et 
nuit  j'aurai  l'œil  sur  toi.  Je  te  connais  si  bien.  Je  t'ai  vu  sou- 
rire, pleurer,  te  taire,  j'ai  su  pourquoi,  je  l'ai  toujours  su.  Tu 
me  payeras  tout  cela,  maudit,  jusqu'au  dernier  copek... 

Elle  ne  désarmait  point  et  marchait  sur  lui,  dents  et  griffes 
dehors,  le  forçant  à  reculer  pas  à  pas  jusqu'à  la  porte  de  la 
chambre  de  débarras  contre  laquelle  il  se  trouva  enfin  adossé. 

—  Maintenant,  va!  dii-elle  en  ouvrant  brusquement  cette 
porte.  —  Et  elle  le  poussa  dehors  avant  qu'il  eût  compris  où  elle 
le  conduisait.  —  Va  !  je  serai  ta  femme  quand  je  voudrai...,  si 
je  la  suis  jamais,  m'entends-tu? 

La  porte  se  referma,  fut  verrouillée. 

On  chantait,  on  buvait,  le  tapage  avait  repris  de  plus  belle. 
Dans  le  reste  de  la  maison  et  aux  alentours,  l'ivresse,  la  joie 
étaient  au  comble. 

Nadia  échevelée,  ses  colliers  rompus,  le  corsage  arraché,  la 
jupe  en  lambeaux,  pleura  longtemps  sur  les  ruines  qu'elle  avait 
faites.  Et  Féodor  eut  tout  le  temps  de  réfléchir  dans  le  gîte  étroit, 
sombre  et  mal  odorant,  qu'il  partageait  avec  le  chanvre  filé,  les 
peaux  de  moutons  et  les  grosses  bottes  d'hiver. 

L'avenir,  en  compagnie  de  la  femme  qui  venait  inopinément 
de  se  révéler  à  lui  n'était  pas  sans  l'effrayer  ;  mais  comme  il  avait 
l'esprit  assez  juste  et  surtout  un  bon  cœur,  l'idée  de  tout  ce  qu'il 
avait  inconsciemment  fait  souffrir  à  Nadia  lui  parut  expliquer 
ses  violences  ;  d'ailleurs  l'excès  d'une  telle  jalousie  le  flattait 
secrètement.  Non,  il  ne  méritait  pas  d'être  aimé  si  fort!  Combien 
l'avait-il  humiliée  autrefois!  combien  s'était-il  montré  égoïste! 

En  s'assoupissant  vers  la  fin  de  la  nuit  sur  les  sacs  de  toile 
de  ménage  bourrés  de  fourrures  qui  jonchaient  sa  prison,  il 
songea  peut-être  aussi  qu'il  y  aurait  quelque  plaisir  à  mater  tôt 
ou  tard  cette  jolie  mégère  dont  les  ongles  lui  avaient  labouré  la 
face.  Pourvu  que  les  voisins  ne  s'en  aperçussent  pas! 

Ils  s'en  aperçurent,  et,  d'ailleurs,  tous  les  invités  de  la  noce 
n'avaient  pas  été  assourdis  par  l'ivresse.  Le  bruit  courut  donc 
dans  le  pays  que  Féodor  Ilitch  avait  battu  sa  femme  dès  le  pre- 
mier jour,  à  moins  qu'il  n'eût  été  battu  par  elle.  On  dit  ensuite 


LA    FIN    D  UNE   IDYLLE.  101 

qu'il  n'était  pas  maître  chez  lui,  qu'il  s'était  donné  une  tsarine 
qui  le  menait  knout  en  main. 

Quoi  qu'il  en  fût,  la  mésintelligence  ne  régna  pas  aussi 
grande  que  le  voulait  la  rumeur  publique  dans  la  maison  neuve 
des  Ilitch,  car,  avant  la  fin  de  l'année,  un  beau  petit  garçon  y 
naquit  que  caressèrent  à  l'envi  ses  père  et  mère  apparemment 
réconciliés.  Ce  fut  lui  qui  exorcisa  une  bonne  fois  les  derniers 
fantômes. 

Sophie  Paulowna  fut  sa  marraine.  Elle  s'était  fait  conter  par 
le  pauvre  Fédia  cette  nuit  de  noces  que  n'eussent  pas  désavouée, 
disait-elle,  un  couple  de  tigres,  mais  qui,  grâce  à  son  interven- 
tion, ajoutait  la  bonne  dame,  avait  été  suivie  d'un  prompt  rac- 
commodement. Par  elle,  j'ai  su  toute  la  fin  de  l'histoire,  à. 
laquelle  j'eus  l'occasion  de  pouvoir  ensuite  joindre  un  post- 
scriptum.  Le  hasard  me  fit  rencontrer  en  effet  trois  ou  quatre  ans 
plus  tard  à  Paris  la  souple  et  dangereuse  bête  de  proie  intro- 
duite imprudemment  dans  une  bergerie  de  la  steppe. 

Très  élégante,  encore  jolie,  un  peu  trop  engraissée  peut-être, 
sa  belle  chevelure  passée  au  henné,  les  paupières  un  peu  trop 
ombrées  de  kohl,  ne  ressemblant  plus  du  tout  ainsi  à  la  bruns 
et  maigre  petite  Nadia,  Gisèle  m'aborda  de  la  façon  la  plus  na- 
turelle en  me  demandant  si  j'avais  des  nouvelles  récentes  de. 
M"^  Belsky.  Avec  son  tact  ordinaire,  elle  évita  de  prononcer 
aucun  nom,  sauf  ceux  de  Roland  et  de  Cocogna.  La  chatte 
altruiste  était  morte,  elle  en  témoigna  un  sincère  regret. 

—  Tout  cela,  dit-elle,  était  si  amusant,  si  parfaitement  ori- 
ginal ! 

J'appris  ensuite,  entre  deux  légers  soupirs,  que  sa  vie  h  elle 
s'était  arrangée  pour  le  mieux,  qu'elle  était  devenue  très  séden- 
taire, très  raisonnable. 

Son  regard  rêveur  cependant  errait  au  loin  sur  le  boulevard 
comme  si  elle  y  eût  cherché  l'horizon  infini  de  la  steppe  et  elle 
murmura  presque  sérieuse  :  «  C'était  le  bon  temps  à  Boûzowa  !  » 

Th.  Bentzon. 


JULIE  DE  LESPÏNASSE 


(1) 


L'EXPIATION 


I 

L'année  entière  qui  suit  la  disparition  de  Mora  est  pour  Julie 
de  Lespinasse  une  année  de  troubles  et  de  tempêtes.  Le  choc 
qu'elle  a  reçu  a  singulièrement  ébranlé  sa  constitution  délicate, 
et  ce  corps  frêle  est  tourmenté  par  les  plus  pénibles  souffrances, 
vertiges,  douleurs  de  tête,  perpétuelles  insomnies,  dont  d  e- 
normes  doses  d'opium  ne  peuvent  toujours  triompher,  spasmes 
nerveux  et  «  convulsions,  »  qui  la  laissent  presque  «  anéantie.  » 
Cet  état  maladif  est  la  cause  et  l'excuse  des  variations  d'humeur 
dont  sa  volonté  affaiblie  n'est  plus  guère  aujourd'hui  maîtresse. 
Jamais  elle  ne  fut  ombrageuse,  irritable  à  ce  point.  Tout  la 
heurte,  la  blesse  et  la  met  en  méfiance;  sa  jalousie,  constam- 
ment en  éveil,  épie  toutes  les  actions,  toutes  les  paroles  et  jus- 
qu'aux silences  de  Guibert;  et  ce  sont,  sur  le  moindre  indice, 
des  insinuations,  des  reproches,  souvent  des  scènes  de  colère  et 
de  larmes,  auxquelles  succèdent  sans  transition  des  transports 
de  tendresse  et  des  effusions  passionnées.  «  Tant  de  contradic- 
tions, tant  de  mouvemens  contraires,  sont  vrais  et  s'expliquent 
par  ces  mots  :  Je  vous  ai?ne  (2).  »  Cette  phrase  échappée  de  sa 
plume  résume  exactement  cette  période  de  sa  vie.  Il  serait  fas- 
tidieux de  donner  le  détail  de  tant  de  violentes  auerelles,  suivies 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  lo  avril,  lo  juin,  1"  juillet,    1"  septembre  et 
13- octobre. 

^2)  Lettre  du  13  novembre  1774.  —  Édition  Asse. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  103 

de  mccommodemens  impétueux.  Je  me  contenterai  de  noter  les 
plus  graves  de  ces  crises,  et  d'indiquer  la  gradation,  qui  va  fina- 
lement aboutir  au  plus  terrible  déchirement. 

Au  milieu  de  juillet,  Guibert  quittait  subrepticement  Paris, 
sans  en  avoir  prévenu  Julie.  Ce  départ  subit,  ce  mystère, 
inquiètent  fort  cette  dernière.  «  Vous  vouliez,  lui  dit-elle  (1),  me 
faire  un  secret  de  votre  voyage.  Si  c'était  l'honnêteté  qui  en 
était  l'objet,  pourquoi  craigniez-vous  de  me  le  dire?  Et  si  ce 
voyage  doit  offenser  mon  cœur,  pourquoi  le  faites-vous?  Jamais 
vous  n'avez  avec  moi  l'abandon  de  la  confiance...  Je  ne  sais  pas 
où  vous  êtes;  je  suis  dans  l'ignorance  de  vos  actions...  »  Guibert, 
dans  la  réalité,  avait  des  raisons  de  se  taire,  car  son  absence  était 
causée,  comme  on  l'apprendra  tout  à  l'heure,  par  un  projet,  vague 
encore,  de  mariage.  Mais,  embarrassé  de  son  rôle,  impatienté 
de  ces  reproches,  il  se  tira  d'affaire  par  un  billet  bref,  ironique 
et  sec,  où  M"*"  de  Lespinasse  crut  lire,  sinon  un  congé  dans  les 
formes,  au  moins  un  désaveu  des  sermens  d'autrefois. 

Bien  que  Guibert,  cette  fois,  fût  évidemment  dans  son  tort, 
nous  ne  saurions  lui  en  vouloir,  car  son  injuste  procédé-  nous 
vaut  une  lettre  admirablement  éloquente,  où  la  tendresse  déçue, 
l'orgueil  blessé,  la  colère  indignée,  trouvent  des  accens,  dont, 
après  un  siècle  écoulé,  l'ardeur  ne  s'est  pas  encore  refroidie. 
On  en  jugera  par  ces  quelques  extraits  :  «  Je  ne  crois  pas 
de  ma  vie  (2)  avoir  reçu  une  impression  plus  pénible,  plus 
flétrissante  que  celle  que  m'a  faite  votre  lettre;  et,  avec  la  même 
vérité,  je  vous  dirai  que  l'espèce  de  mal  que  vous  m'avez  fait  ne 
mérite  guère  d'intérêt,  parce  que  c'est  mon  amour-propre  qui  a 
souffert,  mais  d'une  manière  qui  m'est  tout  à  fait  nouvelle.  Je 
me  suis  sentie  si  humiliée,  si  accablée,  d'avoir  pu  donner  à 
quelqu'un  l'effroyable  droit  de  me  dire  ce  que  je  lisais  !...  Mon 
cœur,  mon  amour-propre,  tout  ce  qui  m'anime,  tout  ce  qui  me 
fait  sentir,  penser,  respirer,  en  un  mot  tout  ce  qui  est  en  moi, 
est  révolté,  blessé  et  offensé  pour  jamais.  Vous  m'avez  rendu 
assez  de  forces,  non  pour  supporter  mon  malheur,  —  il  me 
paraît  plus  grand  et  plus  accablant  que  jamais,  —  mais  pour 
m'assurer  de  ne  pouvoir  plus  être  tourmentée  ni  malheureuse 
par  vous.  Jugez  et  de  l'excès  de  mon  crime,  et  de  la  grandeur  de 
ma  perte!  »    C'est  ici  pour  la  première  fois  qu'elle  prononce  le 

(1)  Lettre  de  1774.  —  Edition  Asse  et  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Lettre  de  1774.  Ibidem, 


i04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mot  de  rupture  :  «  Si  c'est  là  l'expression  de  ce  que  vous  pensez 
et  de  ce  que  vous  sentez  pour  moi,  croyez  au  moins  que  je  ne 
serai  pas  assez  vile  pour  me  justifier  et  pour  demander  grâce... 
C'en  est  donc  fait  ;  soyez  avec  moi  comme  vous  pourrez,  comme 
vous  voudrez;  pour  moi,  à  l'avenir,  —  s'il  y  en  a  un  pour  moi, 
—  je  serai  avec  vous  comme  j'aurais  dû  toujours  être,  et  si  vous 
ne  laissiez  point  de  remords  dans  mon  âme,  j'espérerais  bien 
vous  oublier...  Pourquoi  donc  me  plaindre?  Ah!  pourquoi? 
Parce  qu'un  malade  qui  est  condamné  attend  encore  son  méde- 
cin, parce  que  ses  yeux  se  lèvent  encore  vers  les  siens  pour  y 
chercher  de  l'espérance,  parce  que  le  dernier  mouvement  de  la 
douleur  est  une  plainte,  parce  que  le  dernier  accent  de  l'âme  est 
un  cri  !  » 

Malgré  l'attendrissement  voilé  qui  perce  dans  ces  dernières 
lignes,  elle  tient  rigueur,  les  premiers  temps,  au  repentir  du 
coupable  :  «  Ayez  assez  d'honnêteté  pour  cesser  de  me  persé- 
cuter, lui  jette-t-elle  après  son  retour.  Je  n'ai  qu'une  volonté,  je 
n'ai  qu'un  besoin,  c'est  de  ne  plus  vous  voir  en  particulier... 
Laissez-moi,  ne  comptez  plus  sur  moi.  Si  je  puis  me  calmer,  je 
vivrai  ;  mais  si  vous  continuez,  vous  aurez  bientôt  à  vous  repro- 
cher de  m'avoir  rendu  la  force  du  désespoir.  Epargnez-moi  le 
chagrin  et  l'embarras  de  vous  faire  exclure  à  ma  porte  dans  les 
heures  où  je  suis  seule.  »  Huit  jours  se  passent  ainsi,  huit 
jours  de  fermeté  stoïque;  puis,  un  matin,  Guibert  force  sa 
porte,  et  elle  tombe  dans  ses  bras  :  «  Quel  horrible  projet 
j'avais  conçu!  Ne  plus  vous  voir!  Gela  serait  impossible,  vous  le 
savez  bien.  Vous  savez  bien  que,  quand  je  vous  hais,  c'est  que  je 
vous  aime  avec  un  degré  de  passion  qui  égare  ma  raison.  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  c'est  une  séparation  nouvelle, 
plus  facilement  explicable  que  l'autre,  puisque,  celte  fois,  il  s'agit 
pour  Guibert  d'aller  faire  un  séjour  dans  sa  terre  de  famille,  près 
d'un  père  et  d'une  mère  dont  il  est  la  joie  et  l'orgueil.  Les  jours 
qui  précèdent  le  départ,  il  se  montre  plus  attentif,  plus  em- 
pressé, plus  tendre,  qu'il  n'a  jamais  été  :  «  Je  suis  poursuivi  de 
pensées  tristes,  écrit-il  à  Julie  (1);  presque  toutes  vous  sont 
relatives.  Vous  n'êtes  pas  heureuse,  votre  santé  est  languis- 
sante :  à  peine  êtes-vous  rattachée  à  la  vie.  Vous  l'êtes  par  un 
sentiment   auquel    vous   n'avez  jamais    osé    vous   livrer   tout 

(1)  Lettre  de  juillet  1774.  —  Archives  du  comte  de  Yilleneuye-Guibert. 


JULIE   DE   LESPINASSE.  105 

entière,  dont  vos  remords  étouffent  une  partie  et  que  l'absence 
va  peut-être  tout  à  fait  détruire.  Je  frémis  de  vous  quitter  dans 
cette  situation  ;  mais  mon  père  m'attend;  il  y  a  quinze  jours 
que  je  devrais  être  parti...  »  —  «  Que  vos  lettres,  dit-il  encore, 
me  seront  nécessaires!  Les  miennes  vous  le  seront-elles  de 
même?  Je  les  rendrai  fréquentes  comme  si  elles  l'étaient.  Cette 
occupation  remplira  bien  mal  le  vide  affreux  que  vont  me  lais- 
ser votre  société,  votre  conversation,  l'habitude  que  j'ai  si  dou- 
cement contractée  de  vous  voir  presque  tous  les  jours.  Je  sens 
que  cet  intérêt  et  l'étude  suffiraient  à  ma  vie;  mon  ambition 
s'est  éteinte  auprès  de  vous...  Jamais  mon  existence  n'a  été 
attachée  plus  fortement  à  aucune  autre.  J'ai  eu  des  sentimens 
plus  vifs,  plus  tumultueux  ;  je  n'en  ai  point  eu  d'aussi  doux,  et 
sur  lesquels  j'aie  de  même  fondé  mon  bonheur.  »  Même  note 
sentimentale  et  même  musique  de  mots  au  début  de  l'absence  : 
«Votre  pensée  (1)  m'a  occupé;  elle  me  suivra  ainsi  demain, 
après-demain,  tous  les  jours.  Devinez  les  premières  lignes  que 
j'ai  lues?  Trois  ou  quatre  de  vos  lettres,  que  j'ai  dans  mon 
portefeuille  et  qui  ont  échappé  à  votre  barbare  méfiance.  Je  les 
ai  gardées  sans  scrupule  ; 

Quiconque  est  soupçonneux  invite  à  le  trahir. 

«  Adieu,  mon  amie,  je  vous  écrirai  de  Rochambeau,  de  Ghan- 
teloup,  de  partout.  C'est  pour  moi  une  consolation,  un  plaisir,  un 
besoin.  Je  compte,  aux  mêmes  titres,  sur  votre  exactitude. 

A  cette  lettre,  point  de  réponse,  non  plus  qu'à  celles  qui  lui 
succèdent.  Grande  est  la  surprise  de  Guibert.  Dix  jours  plus 
tard  seulement,  le  voyageur  trouve  à  Bordeaux  un  billet  «  sec 
et  froid,  »  du  ton  dont  on  écrit  «  à  un  homme  avec  lequel  on 
veut  rompre  tout  commerce  (2).  »  Point  de  griefs  nettement 
articulés,  mais  des  allusions  inquiétantes  et  de  dures  épithètes, 
qui  mettent  Guibert  fort  mal  à  l'aise,  comme  il  appert  de  sa 
réplique  :  «  Je  ne  suis  ni  si  faux  ni  si  malhonnête  qu'il  vous  plaît 
de  me  supposer.  J'ai  été  entraîné  vers  vous  et,  en  même  temps 
que  je  l'étais,  je  ne  vous  ai  pas  caché  ce  qui  m'attachait,  me 
ramenait  malgré  moi  à  un  autre  objet.  Vous  avez  vu  mes  combats, 
mes  regrets,  mes  déchiremens.  Cette  malheureuse  position  m'a 

(1)  Lettre  du  15  août  1774,  datée  de  Chartres.  Ibidem, 

(2)  Lettre  de  Guibert  du  27  août.  Ibidem, 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souvent  forcé  à  des  réticences,  à  des  mensonges,  si  vous  voulez 
les  appeler  ainsi,  dont  le  principe  n'a  jamais  été  que  de  la  délica- 
tesse...  Il  m'arrive   ce  que  j'avais  si  tristement  et  si  souvent 
prévu  :  vous  finissez  par  me  haïr(i).  »  La  cause  de  cette  rancune, 
jn  voit  qu'il  la  soupçonne  vaguement;  ce  qu'il  apprend  bientôt 
Achève  de  lever  tous  ses  doutes  :  une  heure  après  son  départ  de 
Paris,  Julie  a  reçu  l'assurance,  par  une  voie  restée  mystérieuse, 
que  la  veille,  lorsqu'elle  l'attendait,  il  passait  toute  l'après-dînée 
et  la  soirée  entière  en  tète  à  tête  avec  M"'"  de  Montsauge;  c'est 
au  prix  d'un  mensonge  qu'il  s'est  efforcé  de  cacher  ce  rendez- 
vous  suspect.  «  Je  vis  donc  ejt  je  crus,  —  dit- elle,  après  avoir 
fait  ce  récit  (2),  —  tout  ce  qui   pouvait  m'affliger   davantage. 
J'étais  trompée,  vous  étiez  coupable,  vous  veniez  dans  le  mo- 
ment même   d'abuser  ma  tendresse!...  Cette  pensée   soulevait 
mon  âme;  je  me  sentais  au  comble  du  malheur;  je  ne  pouvais 
plus  vous  aimer!  »  Dans  son  indignation  première,  elle  a  fait  le 
serment  de  cesser  à  jamais  tous  rapports  avec  le  perfide,  de  ne 
même  plus  ouvrir  ses  lettres.  Dix  jours,  elle  s'est  tenu  parole,  et 
si  elle  rompt  aujourd'hui  le  silence,  c'est  pour  exiger,  coûte  que 
coûte,  une  explication  décisive  et  une  confession  sans  réserve. 
Nous  possédons  la  réponse  de  Guibert  (3)  à  cet  ultimatum. 
Elle  est  franche  et  sincère,  autant  que  malhabile,  et  peu  faite,  à 
coup  sûr,  pour  panser  la  blessure  de  ce  cœur  ulcéré  :  «  Que  je 
suis  fâché  de  tout  le  mal  que  je  vous  ai  fait  !  Je  vous  en  ai  fait, 
je  ne  prétends  pas  me  justifier.  Je  vous  ai  caché  que  M™^  de  Mont- 
sauge  était  partie  le  samedi  au  soii  pour  la  Bretèche,  que  je 
l'avais  vue.  En  effet,  elle  partit  à  neuf  heures  du  soir.  Je  restai 
jusqu'à  cette  heure-là  avec  elle  et,  vous  l'avez  deviné,  je  ne  voulus 
pas  en  la  quittant  aller  chez  vous;  je  rentrai  chez  moi.  Je  m'étais 
séparé  d'elle  avec  attendrissement,  et  cette  émotion  était  venue 
d'elle;  quelques  larmes  avaient  mouillé  mes  yeux.  Ce  nest  plus 
que  de  t  amitié,  vue  disait-elle;  mais  c'est  de  l'amitié  vive,  tendre, 
telle  qu'elle  aurait  une  peine  mortelle,  si  je  pouvais  jamais  l'ou- 
blier. J'ai  passé  une  partie  de  la  nuit  à  m'examiner  et  à  ne  pas 
me  comprendre,  à  sentir  que  je  n'étais  pas  guéri,  et  que,  cepen- 
dant, vous  m'étiez    chère...   Quel   labyrinthe  que   mon  cœur! 

(I)  Lettre  de  Guibert  du  27  août. 

^2)  Lettre  du  25   août.  —  Édition  Asse.  Cette  lettre   se  croisa  avec  celle  de 
Guibert  que  j'ai  citée  plus  haut. 

(3)  Lettre  du  31  août.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert, 


JULIE    DE    LESPINASSE.  107 

Quel  dédale  malheureux!  »  Suit  une  dissertation  confuse  sur 
des  «  mensonges  »  qui  sont,  dit-il,  plutôt  des  «  réticences,  »  et 
qui  d'ailleurs  lui  coûtent  si  fort  que,  lorsqu'il  les  profère,  «  son 
visage  et  le  fond  de  sa  pensée  font  en  môme  temps  réparation  à 
la  vérité.  »  Il  termine  par  ce  trait,  plus  juste  que  rempli  de  tact, 
et  qui  blessa  au  vif  la  sensibilité  chatouilleuse  de  Julie  :  «Eh! 
grands  Dieux,  n'y  a-t-il  pas  entre  votre  situation  et  la  mienne  des 
rapports  qui  dt)ivent  exciter  votre  indulgence?  Vous  m'aimez,  et 
votre  âme  est  remplie  de  M.  de  Mora.  Si  je  vous  proposais  de 
vous  détacher  de  son  souvenir,  ce  serait  vous  arracher  la  vie. 
Mon  amie,  nous  sommes,  vous  et  moi,  d'étranges  exemples  de 
l'activité  du  cœur  humain!  » 

Le  résultat  de  cette  défense  fut  ce  qu'on  en  pouvait  attendre  : 
une  lettre  foudroyante  (1)  annonçant  une  irrémédiable  rupture  : 
«  Jusqu'à  quel  point  j'ai  été  égarée  et  jetée  au  delà  des  bornes 
de  la  vertu,  et  même  de  tout  intérêt  personnel!...  Ce  sacrifice, 
mon  Dieu,  quel  en  était  l'objet?  Un  homme  qui  n'a  jamais  été  à 
jnoi,  et  qui  est  assez  cruel  et  assez  malhonnête  pour  me  dire 
qu'il  m'a  faite  sa  victime,  sans  m'aimer!  Après  avoir  trahi  la 
vérité,  après  m'avoir  trompée  mille  fois,  il  prend  un  plaisir  bar- 
bare à  prononcer  une  vérité  qui  m'avilit  et  qui  me  désespère.  Oh  ! 
Ciel,  n'y  a-t-il  point  de  vengeance  !  Faut-il  seulement  se  borner  à 
haïr  et  à  mourir!...  »  Longtemps,  sur  ce  ton  véhément,  se  pour- 
suit le  réquisitoire,  passant  de  l'ardente  invective  à  la  plus  amère 
ironie  :  «  En  ne  me  laissant  que  la  ressource  du  désespoir,  vous 
me  dites  que  je  vous  dois  de  l'indulgence,  vous  vantez  la  délica- 
tesse de  votre  sentiment,  qui  vous  faisait  me  tromper  et  mentir 
du  matin  au  soir.  Mon  Dieu,  qu'il  est  cruel  d'entendre  une  jus- 
tification qui  est  un  outrage  de  plus  pour  moi  !  Cette  passion,  que 
vous  prétendez  qui  vous  ramène  toujours  à  un  objet  qui  y  répond 
si  peu,  cette  passion  si  forte,  si  involontaire,  vous  a  pourtant 
permis  d'assurer  à  quelqu'un  que  vous  n'étiez  plus  amoureux  de 
cette  femme,  et  que  vous  aviez  l'âme  si  libre,  si  dégagée  de  tout 
sentiment,  que  votre  désir  le  plus  vif  était  de  vous  marier.  Gom- 
ment accordez-vous  tout  cela?  » 

La  fin  de  cette  éloquente  philippique  dénonce  un  parti  arrêté 
de  brûler  ses  derniers  vaisseaux  :  «  Perdez  donc  cette  lettre,  sui- 
vant votre  usage,  ou  gardez-la,  si  vous  l'aimez  mieux,  pour  la 

(1)  Lettre  du  3  septembre  1774.  — tArchives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


108  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lire  à  cet  objet  qui  vous  est  si  cher  et  avec  qui  vous  avez  une 
conduite  si  délicate.  En  un  mot,  faites  de  ce  que  je  vous  dis 
l'usage  qu'il  vous  plaira.  Je  ne  saurais  plus  rien  craindre  de 
vous.  Vous  n'avez  été  vraiment  dangereux  pour  moi  que  lorsque 
j'ai  pu  vous  croire  sensible  et  vertueux.  Adieu  ;  si  un  jour  je  puis 
vous  coûter  un  regret  et  vous  faire  connaître  le  remords,  je  serai 
vengée  (1)!  » 

Plus  encore,  s'il  se  peut,  que   cette  fougueuse  diatribe,  les 
lettres  ultérieures  font  présager  la  brouille  définitive.  Après  quinze 
jours  de  silence  et  de  réflexions,  elle  a  repris  possession  de  son 
âme,  et  elle  juge  les  choses  de  sang-froid  :  «   Je  me  suis  re- 
cueillie (2),  je  suis  rentrée  en  moi-même,  je  me  suis  jugée,  et 
vous  aussi,  mais  je  n'ai  prononcé  que  contre  moi.   »  Elle  voit 
clairement  qu'elle  a  demandé  «  l'impossible  »  en  prétendant  fixer 
un  homme  jeune,  séduisant,  aimé  de  toutes  les  femmes;  elle  re- 
connaît enfin  son  fol  orgueil  et  son  aveuglement;  aussi  a-t-elle 
fait  effort  sur  elle-même  pour  libérer  son  cœur  d'un  amour  in- 
sensé; elle  croit  y  avoir  réussi  :   «  Non   que  je  cesse   jamais 
d'avoir  de  l'amitié  pour  vous  et  de  l'intérêt  pour  votre  bonheur, 
mais  ce  sera  en  moi  un  sentiment  modéré,  qui  pourra,  si  vous  y 
répondez,  me  faire  goûter  quelques  momens  de  douceur,  sans 
jamais  troubler  ni  tourmenter  mon  âme.  »  Si  sa  main  tremble 
en  écrivant  ces  lignes,  sa  volonté  est  ferme  et  sa  sincérité  com- 
plète. On  ne  peut  lire  sans  émotion  de  quelle  façon  digne  et  tou- 
chante elle  dit  adieu  à  ses  rêves  de  bonheur  :  «  Je  vous  pardonne 
tout  ce  que  vous  pouvez  m'avoir  dit  d'ofTensant,  et  j'abjure,  avec 
tout  ce  qui  me  reste  de  force  et  de  raison,  tout  ce  que  je  vous 
ai  écrit  dans  les  convulsions  du  désespoir.  C'est  aujourd'hui  que 
je  dépose  dans  vos  mains  ma  profession  de  foi  :  je  vous  promets, 
je  m'engage  à  ne  plus  rien  exiger  ni  prétendre  de  vous.  Si  vous 
me  conservez  de  l'amitié,  j'en  jouirai  avec  paix  et  reconnais- 
sance, et  si  vous  veniez  à  ne  nas  m'en  trouver  digne,  je  m'en 

(1)  La  riposte  de  Guibert  à  cette  vive  attaque  manifeste  surtout  la  plus  profonde 
surprise  :  «  Votre  lettre  m'étonne  et  m'accable.  J'en  espérais  une  qui  porterait 
quelque  consolation  et  quelque  plaisir  dans  mon  âme  ;  vous  m'outragez  avec  une 
dureté  sans  exemple  !...  Vous  me  parlez  de  haine,  et  votre  lettre  en  effet  la  respire... 
Adieu,  vous  me  faites  connaître  les  regrets,  mais  non  les  remords.  C'est  sans  doute 
pour  la  dernière  fois  que  vous  m'écrivez.  En  effet,  pour  m'outrager,  pour  me  dire 
que  vous  me  haïssez,  il  vaut  mieux  m'abandonner  tout  à  fait.  Je  m'adresserai  à  vos 
amis  pour  avoir  des  nouvelles  de  votre  santé.  »  (Lettre  du  10  septembre  1774.  ■— 
Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert.) 

(2)  Lettre  du  15  septembre.  —  Édition  Asse. 


JULIE   DE    LESPINASSE.  i09 

affligerais  sans  vous  trouver  injuste.  Adieu,  mon  ami;  c'est 
l'amitié  qui  prononce  ce  nom  ;  il  n'en  est  que  plus  cher  à  mon 
cœur,  depuis  qu'il  ne  peut  plus  le  troubler.  » 

Qu'elle  ressente  néanmoins  dans  toute  son  étendue  la  dureté 
de  ce  sacrifice,  il  suffit,  pour  n'en  pas  douter,  de  lire  les  confi- 
dences qu'en  ce  même  temps  elle  fait  à  Condorcet  (1).  «  Quand 
on  est  arrivé  à  ce  degré  de  dégoût  qui  fait  qu'on  se  demande 
intérieurement  et  sans  même  le  vouloir  :  à  quoi  bon?  Quand  on 
n'a^même  plus  le  désir  de  changer  de  disposition  et  que,  sans 
avoir  l'activité  de  désespoir  qui  fait  qu'on  se  donne  la  mort,  on 
sent  tous  les  soirs  qu'on  serait  bien  heureuse  de  ne  pas  se 
réveiller,  alors,  mon  ami,  on  n'a  plus  le  droit  de  juger  rien;  on 
est  de  trop  dans  ce  monde.  »  Si  profonde  que  soit  sa  tristesse, 
sa  résolution  se  maintient  pendant  de  longues  semaines,  non 
cependant  sans  combats  intérieurs,  quelquefois  même  avec  des 
retours  avoués  de  tendresse.  Une  indisposition  qui,  pendant 
quelques  jours,  tient  Guibert  alité  la  bouleverse  et  l'affole  : 
«  Vous  êtes  malade,  vous  avez  la  fièvre.  Oh  !  mon  ami,  ce  n'est 
pas  mon  intérêt  que  cela  réveille,  c'est  de  l'effroi  que  cela  me 
cause.  Je  crois  que  je  porte  malheur  à  ce  que  j'aime.  »  Les  refus 
qu'il  oppose  à  l'idée  de  rupture,  quelques  phrases  d'un  accent 
plus  chaleureux  que  de  coutume,  la  jettent  aussi  dans  des 
perplexités  cruelles  :  «  Remettez-moi  dans  la  bonne  route,  soyez 
mon  guide.  Je  n'ose  plus  vous  dire  :  je  vous  aime.  Je  n'en  sais 
plus  rien.  Jugez-moi;  dans  le  trouble  où  je  vis,  vous  me  con- 
naissez mieux  que  je  ne  me  connais  moi-môme.  »  Et  quand  il 
touche  enfin  au  terme  de  son  long  voyage  :  «  Je  n'ose  pas 
désirer  votre  retour,  mais  je  compte  les  jours  de  votre  absence.  » 

Ce  retour  même  et  la  joie  du  revoir  ne  brisent  pas,  comme 
on  pourrait  croire,  sa  détermination.  Elle  le  reçoit  souvent,  ré- 
gulièrement ;  les  entretiens  repren,nent  leur  cours  ;  elle  désire 
ses  visites  avec  la  même  ardeur;  mais  leur  intimité  redevient 
innocente,  elle  refrène  les  fougueux  transports,  elle  fuît  les 
dangereux  abandons;  et  Guibert,  étonné,  déçu,  cherche  vaine- 
ment à  triompher  de  cette  vertueuse  résistance  :  «  Mon  Dieu, 
pouvez-vous  donc  toujours  regarder  l'amour  comme  un  crime? 
Pouvez-vous  donc  toujours  ne  vous  abandonner  qu'à  demi  et 
passer   votre  vie  à  vous   déchirer?...   Ne    savez- vous   pas   que 

(1)  Lettre  d'octobre  1774.  —  Lettres  inédites  publiées  par  M.  Charles  Henry. 


no  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'amour  est  comme  le  feu?  Il  épiiie  tout;  il  n'y  a  tlo  malhonnê- 
teté que  là  où  il  n'est  pas.  »  Cette  rhétorique  est  superflue;  ce 
n'est  point  par  des  raisonnemens  qu'il  reconquerra  sa  maîtresse. 
Mais,  pour  le  malheur  de  Julie,  il  dispose  d'armes  plus  puis- 
santes, le  charme  prenant  de  sa  voix,  l'éloquence  magique  de  son 
verbe,  l'irrésistible  attrait  qui  émane  de  son  être;  ou,  pour  mieux 
dire,  Julie  trouve  en  elle-même,  dans  sa  nature  brûlante,  dans  la 
passion  qui  la  consume,  le  poison  destructeur  de  son  propre 
repos.  Certain  soir,  une  heure  de  faiblesse  anéantit  l'effet  d'un 
long  mois  de  courage  ;  et  l'infortunée,  le  lendemain,  proclamait 
sa  défaite  par  ce  billet  énigmatique,  que  Guibert  n'eut  sans 
doute  que  peu  de  peine  à  déchiffrer  (i)  :  «  J.  n.  v...  d....  p..  q.. 

j.  V...  a...,  n.  q..  v...  m'....  e h...  d'..  s q..  j.  v 

n.  p...  c D....  m..,  p..   s ,  m.,  a..,  q..  v...  m' !  » 

(Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  vous  aime,  ni  que  vous  m'avez 
enivrée  hier  d'un  sentiment  que  je  voulais  ne  plus  connaître, 
Dites-moi,  par  surcroît,  mon  ami,  que  vous  m'aimez  !) 

Leur  liaison,  de  ce  jour,  entre  dans  une  phase  nouvelle.  La 
honte  que  lui  cause  cette  rechute,  le  sentiment  qu'elle  a  de  ce 
qu'elle  appelle  sa  «  lâcheté,  »  arrêteront  désormais,  sur  les 
lèvres  de  Julie,  les  paroles  outrageantes,  les  sanglantes  récrimi- 
nations. La  jalousie,  sans  doute,  n'est  pas  morte  en  son  cœur,  et 
M""^  de  Montsauge  demeure  son  perpétuel  tourment;  mais  aux 
reproches  et  aux  querelles  succède  une  sorte  de  résignation, 
quelquefois  ironique  et  toujours  douloureuse.  C'est  sur  ce  ton 
qu'elle  énumère  un  jour  à  son  volage  ami  tout  ce  qu'elle  a 
appris  sur  le  programme  de  sa  semaine  :  «  Appliquez-vous  (2) 
et  écoutez-moi  :  Lundi,  dîner  chez  M.  de  Vaines  et  souper  avec 
M""*  de  Montsauge  ;  Mardi,  dîner  au  contrôle  général  et  souper 
avec  M"""  de  M...;  Mercredi,  dîner  chez  M""®  Geoffrin  et  souper 
chez  M""*  de  M...  ;  Jeudi,  dîner  chez  le  comte  de  Grillon,  et  sou- 
per avec  M"'^  de  M...  ;  Vendredi,  dîner  chez  M""^  de  Châtillon  et 
souper  chez  M"^^  de  M...  ;  Samedi,  dîner  chez  M'"^  de  M...,  aller 
à  Versailles  après  dîner,  et  revenir  dimanche  au  soir  passer  la 
soirée  avec  moi.  »  C'est  à  peine  si,  de  temps  en  temps,  il  lui 
échappe  un  murmure  de  révolte,  aussitôt  réprimé  :  »  Vous  avez 
plus  d'affaires  (3)  que  la  Providence,  car  vous   veillez  sur   le 

(1)  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Lettre  du  19  novembre  1774.  Ibidem. 

(3)  Lettre  de  177S.  —  Archives  du  comte  de  VilIeneuve-Guibert. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  441 

bonheur  cie  deux  personnes.  Il  faut  d'abord  que  M"*®  de  Mont- 
sauge  soit  contente,  et  puis  je  viens  après,  mais  de  bien  loin, 
comme  de  raison;  et  je  devrais  dire  comme  la  Ghananéenne  : 
Je  me  contenterai  des  miettes  qui  tomberont  de  la  table  de  mon 
maître.  Mais,  mon  ami,  cette  morale,  ce  ton  de  l'Évangile,  est 
d'une  bassesse  dont  il  n'y  a  qu'un  chrétien  qui  puisse  se  con- 
tenter !  Pour  moi,  qui  n'aspire  point  au  Ciel,  je  ne  veux  point  me 
nourrir  dans  cette  vie  des  miettes  qui  tombent  de  la  table  de 
personne.  Bonjour.  Si  je  vous  vois,  je  serai  ravie  ;  si  vous  ne 
venez  pas,  je  me  dirai  :  il  est  mieux  qitavec  moi,  et  cette  pensée 
si  douce  me  calmera  sans  doute.  » 

II 

Les  disputes  violentes,  les  réconciliations  presque  aussi  agi- 
tées, dont  on  vient  de  lire  le  récit,  ne  sont  pourtant,  dans  la 
liaison  de  ce  couple  mal  assorti,  que  de  tristes  et  trop  fréquens 
épisodes.  Entre  deux  périodes  de  tempête,  il  se  produit  des 
accalmies.  Pareillement  cultivés  d'esprit,  pareillement  amoureux 
du  beau,  ils  font  alors  trêve  un  moment  aux  questions  person- 
nelles pour  revenir  à  des  idées  plus  hautes,  à  des  occupations 
plus  nobles  et  plus  dignes  d'eux-mêmes  ;  et  M"^  de  Lespinasse, 
comme  il  arrive  chaque  fois  que  la  passion  ne  trouble  plus  son 
âme,  redevient  aussitôt  l'amie  utile  et  sage,  la  fine  et  lucide  con- 
seillère qu'admirent  tous  ceux  qui  vivent  dans  son  intimité.  Au 
point  de  cette  histoire  où  nous  sommes  arrivés,  c'est  dans  le 
domaine  littéraire  qu'elle  a  l'occasion  d'exercer,  vis-à-vis  de 
Guibert,  ses  dons  charmans  de  goût,  de  tact  et  de  bon  sens,  et 
elle  lui  rendrait  à  coup  sûr  les  plus  précieux  services,  si,  par 
malheur,  l'orgueil,  le  contentement  de  soi,  l'encens  de  la  flatte- 
rie, ne  contrecarraient  trop  souvent  l'effort  de  sa  clairvoyante 
affection.  Non  que  Guibert,  rendons-lui  cette  justice,  prenne  sa 
franchise  en  mauvaise  part;  il  appelle  au  contraire  et  provoque 
ses  avis:  «  J'aime  à  me  faire  juger  par  vous,  lui  dit-il  (1); 
vous  savez  me  critiquer  sans  me  blesser;  votre  amitié  frotte 
toujours  de  miel  les  bords  du  vase.  ))  Mais,  s'il  supporte  la  con- 
tradiction, il  n'en  fait  jamais  qu'à  sa  tête,  comme  elle  l'observe 
un  jour  avec  un  mouvement  d'impatience  :  «  Je  ne  sais  pour- 

(1)  Lettre  du  22  octobre  1774.  Ibidem. 


H  2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quoi  je  vous  dis  tout  cela.  Je  devrais  être  rebutée  de  vous  dire 
mon  avis;  vous  avez  la  bonté  de  l'écouter,  mais  de  le  suivre, 
jamais  (1  )  !  » 

La  bonne  opinion  de  soi-même  qui  est  le  propre  de  Guibert 
est,  au  reste,  bien  excusable;  je  ne  sais  quel  cerveau  aurait  pu 
résister  aux  effets  du  vin  capiteux  que  lui  versait,  sans  trêve, 
l'admiration  de  ses  contemporains.  C'était  l'époque  où,  laissant 
pour  un  temps  ses  études  sur  l'art  de  la  guerre,  il  s'orientait  vers 
la  littérature.  Une  période  de  paix  prolongée  ne  lui  permettant 
pas  d'être  un  nouveau  Turenne,  il  s'avisait  d'être  un  nouveau 
Corneille.  Tout  lui  donnait  à  croire  qu'il  avait  réussi.  Sa  pre- 
mière tragédie,  Le  Connétable  de  Bourbon,  colportée  par  l'auteur 
de  salon  en  salon,  soulevait  des  transports  d'enthousiasme.  Les 
hommes,  électrisés,  s'épuisaient  en  applaudissemens  ;  les  femmes 
tombaient  en  pâmoison  (2)  ;  les  princes  du  sang  royal,  le  Duc 
d'Orléans,  le  Prince  de  Condé,  sollicitaient  l'honneur  d'une  audi- 
tion particulière  ;  la  Reine  elle-même  mandait  le  poète  à  Ver- 
sailles, lui  faisait  lire  Le  Connétable  et  s'en  déclarait  fanatique. 
L'art  extraordinaire  du  lecteur,  la  musique  de  sa  voix,  ajoutaient 
sans  doute  au  succès;  mais  Voltaire,  à  Ferney,  subissait  de  loin 
le  même  charme,  criait  également  au  chef-d'œuvre,  proclamait 
publiquement  la  pièce  «  étincelante  de  beaux  vers,  »  toute 
«  remplie  de  génie.  >>  Sans  d'ailleurs  s'endormir  sur  ce  lit  de 
lauriers,  »  le  «  sublime  écrivain  »  entreprenait  sur  l'heure  une 
deuxième  tragédie.  Les  Gracques,  dont  il  espérait  des  merveilles: 
<>■  Je  commence  le  second  acte,  et  je  suis  parfaitement  content  du 
premier,  annonçait-il  sans  modestie  à  W^^  de  Lespinasse  (3).  Les 
plus  grandes  richesses  se  présentent  à  moi  dans  ce  sujet.  Il  y  en 
a  qui  vous  tourneront  la  tête  !  » 

Dans  ce  concert  de  louanges  hyperboliques,  Julie  est  à  peu 
près  la  seule  qui  parle  librement  et  qui  lui  dise  la  vérité.  Sa 
judicieuse  finesse  a  promptement  discerné  le  point  faible  de  ces 
ouvrages,  le  vice  qui  gâte  irrémédiablement  les  réelles  qualités 
d'éloquence  et  d'élévation  qu'on  ne  peut  refuser  aux  écrits  de 
Guibert,  et  elle  le  reprend  sans  relâche,  avec  douceur  et  fermeté, 
sur  cette  incorrection  de  forme,  cette  impropriété  de  termes, 
cette  négligence  de  versification,  qui  donnent  à  ses  pompeuses 

(1)  Lettre  du  26  août  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Mélanges  de  M°"  Necker. 

(3)  Lettre  d'août  1774.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


JULIE   DE    LESPINASSE.  113 

tirades  je  ne  sais  quel  air  d'inachevé,  de  bâclé  et  d'improvisé. 
«  Dites-moi,  lui  demande-t-elle  (1),  si  vous  vous  accoutumez  à 
vous  hâter  lentement,  si  vous  vous  résoudrez  à  faire  comme 
Racine,  qui  faisait  difficilement  des  vers.  Mon  ami,  je  vous  im- 
pose le  plaisir  de  lire,  de  relire  tous  les  matins  une  scène  de 
cette  musique  divine  ;  et  puis  vous  vous  promènerez,  vous  ferez 
des  vers  et,  avec  le  talent  que  la  nature  vous  a  donné  de  penser 
et  de  sentir  fortement,  je  vous  réponds  que  vous  en  ferez  de  fort 
beaux.  »  Il  admet  de  bonne  grâce  ces  critiques  enveloppées  et 
semble  accepter  ces  conseils  :  «  Vous  seriez  bien  contente  de  moi. 
Je  ne  fais  quelquefois  pas  quatre  vers  par  jour.  Je  me  rends  fort 
difficile;  tout  ira  bien.  Mon  Dieu,  le  superbe  sujet  (2)  !  »  Mais 
la  nature  reprend  vite  le  dessus  et,  de  plus  belle,  sa  plume 
recommence  à  «  courir  la  poste,  »  au  grand  chagrin  de  son  amie. 
Une  fois  que,  devant  elle,  il  s'est  laissé  aller  à  «  de  petites  et 
vilaines  critiques  »  sur  les  faiblesses  qu'il  trouve  dans  La  Fon- 
taine :  «  Mon  ami,  réplique-t-elle  avec  quelque  impatience,  soyez 
difficile  pour  vous,  avec  vous,  et  ayez  de  l'indulgence  pour  ce 
qui  est  bon;  et  surtout  pardonnez-moi  d'avoir  raison  (3).  » 

Lorsque,  en  août  1775,  à  l'occasion  des  fêtes  du  mariage  de 
Madame  Clotilde,  Marie-Antoinette  fait  jouer  Le  Connétable  au 
château  de  Versailles,  avec  Lekain,  M""®  Vestris,  des  costumes, 
des  décors  qui  coûtent  300000  livres,  Julie  refuse  nettement  de 
prendre  part  à  cette  solennité,  pour  laquelle  tout  Paris  s'arrache 
les  fauteuils  et  les  loges  :  «  Non,  je  n'irai  point  au  Connétable  : 
je  ne  sais  plus  juger  ni  jouir  de  pareils  plaisirs  ;  je  prendrai  le 
plus  vif  intérêt  à  vos  succès,  et  j'en  serai  comblée.  «C'est  que, 
non  sans  raison,  elle  redoute  pour  Guibert  l'épreuve  difficile  de 
la  scène,  et  elle  le  conjure  à  l'avance  de  ne  jamais  l'affronter  de 
nouveau  :  «  J'espère  que  vous  reviendrez  cette  nuit,  écrit-elle  le 
grand  jour,  soit  que  vous  soyez  couvert  de  gloire  ou  abattu  par 
un  médiocre  succès;  mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être,  jurez  donc 
de  ne  plus  faire  jouer  de  pièce,  au  moins  celle-ci,  qui  sera  con- 
nue, jugée  et  qui,  si  elle  vient  à  Paris,  ne  pourra  qu'y 
perdre  (4).  »  C'est  qu'en  effet,  quand  chacun  présage  un  triomphe, 
elle  est  seule  à  concevoir  des  doutes  :  «  Si  vous  êtes  (5)  dans  le 

(1)  Lettre  du  27  août  1774.  —  Édition  Asse. 

(2)  Lettre  du  30  septembre  1774.  —  Arctiives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert 

(3)  Lettre  du  26  septembre  1774.  Ibidem. 

(4)  Lettre  du  26  août  177S.  —  Édition  Asse. 

(5)  Ibidem.  ' 

70ME  xxx.  —  190î>  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

* 

comble  de  la  gloire,  ditos-le-moi,  ot,  si  vous  n'étiez  pas  content, 
c'est  à  moi  qu'il  faut  le  dire  aussi,  parce  que  ce  qui  est  vous 
est  plus  moi  que  moi-même.  » 

D'ailleurs,  quand  l'événement  lui  a  donné  raison,  les  nouvelles 
qu'elle  reçoit,  —  la  mauvaise  humeur  de  Louis  XVI  pendant  la 
représentation,  le  jeu  médiocre  de  Lekain,  et  le  silence  glacial 
qui  a  suivi  le  baisser  du  rideau,  —  l'affligent  plus  que  l'auteur 
lui-même,  et  c'est  avec  une  infinie  tendresse  qu'elle  le  console 
de  son  échec;  mais  elle  n'en  est  que  plus  ardente  à  lui  décon- 
seiller de  renouveler  cette  dangereuse  expérience  et  d'en  appe- 
ler du  verdict  de  la  Cour  à  la  sentence  du  grand  public.  La 
Reine  l'y  poussait  fort  et,  enhardi  par  cet  encouragement,  il 
retouchait  sa  pièce,  changeait  le  dénouement,  préparait  tout 
pour  une  série  de  représentations  (nouvelles.  La  lettre  par 
laquelle  M'^^  de  Lespinasse  cherche  à  le  détourner  de  cette 
résolution  est  admirable  de  logique,  de  justesse  et  de  sens 
pratique.  Faute  de  pouvoir  la  citer  tout  entière,  j'en  donne  ici 
quelques  fragmens  (1)  :  «Je  désapprouve  les  grands  changemens 
que  vous  faites  dans  Le  Connétable,  et  voici  mes  raisons  :  remar- 
quez qu'en  changeant  et  bouleversant  ainsi  cette  pièce,  elle  sera 
jugée  de  nouveau  et  avec  plus  de  sévérité  que  la  première  fois, 
et  cela  est  juste.  La  première  fois,  vous  aviez  cédé  à  la  volonté 
de  la  Reine,  vous  aviez  annoncé  que  vous  n'aviez  jamais  songé 
à  la  faire  pour  le  théâtre;  dès  lors,  voilà  l'indulgence  établie; 
on  vous  sait  gré  de  toutes  les  beautés  qui  sont  en  foule  dans 
cette  pièce,  on  loue  votre  talent,  et  si  l'on  se  permet  quelque 
critique  sur  le  fond  ou  sur  la  diction  de  l'ouvrage,  on  ajoute  :  // 
ne  l'avait  pas  fait  pour  être  joué.  Actuellement,  mon  ami,  vous 
•.voilà  avec  toutes  les  prétentions  d'un  auteur:  vous  êtes  donc 
obligé  à  beaucoup,  car  il  est  bien  démontré  que  c'est  pour  la 
faire  jouer  que  vous  avez  fait  tous  ces  changemens  à  la  pièce, 
et  l'on  ne  doutera  pas  que  ce  soit  vous  qui  ayez  engagé  la 
Reine  à  la  redemander...  Dans  tous  les  cas,  dit-elle  plus  loin, 
le  seul  changement  qu'il  fallait  vous  permettre,  c'était  d'em- 
ployer tout  votre  temps  à  la  pureté,  à  l'élégance  et  à  la  no- 
blesse du  style  ;  il  fallait  que  tout  le  monde,  en  sortant  de  votre 
pièce,  dît  :  Mais  je  ne  la  croyais  pas  si  bien  écrite,  mais  il 
n'y  a  ni  négligence  ni  incorrection...  Au  lieu  de  cela,  il  y  aura 

(1)  Lettre  du  9  novembre  17715.  Ibidem. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  115 

un  décliaînement  affreux,  et,  quel  que  soit  le  changement  que 
vous  ferez,  je  vous  réponds  qu'il  tuera  les  beautés  réelles  de 
Touvrage...  Mon  ami,  vous  me  tueriez  que  je  soutiendrais  que 
j'ai  raison.  Et  puis  vous  ferez  comme  vous  voudrez:  je  m'en 
lavé  les  mains.  Mais  je  ne  vous  dirai  point  comme  toutes  ces 
dames  qui  savent  louer  et  point  sentir:  Ah!  que  cela  est  beau! 
Que  cela  a  gagné  au  changement  !  Que  cela  aura  de  succès  !  Moi 
je  vous  répéterai  cent  fois  :  non,  cela  n'aura  pas  de  succès,  pré- 
cisément parce  que  c'est  changé.  » 

Jamais  il  ne  se  vit  plus  juste  prophétie.  Jouée  devant  un 
public  qui  avait  payé  pour  l'entendre,  la  pièce  tomba  à  plat  et 
ne  se  releva  jamais.  «  Gomment  avez- vous  trouvé  Le  Connétable? 
demandait-on  le  lendemain  à  Chastellux.  —  Je  l'ai  trouvé  d'un 
changement  affreux.  Au  reste,  dès  la  première  fois,  il  était  évi- 
dent qu'il  couvait  une  grave  maladie.  »  Les  salons  firent  chorus, 
et  les  mêmes  gens  qui  naguère  la  portaient  aux  nues  n'eurent 
pas  assez  de  quolibets  pour  la  malheureuse  tragédie.  Dès  lors, 
les  rôles  s'intervertissent;  c'est  au  tour  de  Julie  à  défendre  la  pièce 
contre  ses  détracteurs,  à  la  défendre  avec  emportement,  jusqu'à 
risquer  la  brouille  avec  certains  de  ses  intimes  ;  car,  avoue-t-elle 
avec  ingénuité,  «  il  me  paraissait  que  c'était  le  comble  de  l'in- 
justice et  de  l'insolence  que  d'oser  vous  juger.  Je  voudrais  avoir 
le  droit  exclusif  de  penser  mal  de  vous  !» 

III 

A  prendre  aussi  chaudement  l'intérêt  de  Guibert,  à  le  soute- 
nir envers  et  contre  tous  dans  sa  mésaventure,  Julie  avait 
quelque  mérite  et  témoignait  d'une  belle  obstination  dans  la 
fidélité,  car  elle  passait,  à  cette  heure  même,  par  la  plus  humi- 
liante épreuve  qui  puisse  atteindre  une  femme  dans  sa  situa- 
tion :  voir  l'homme  qu'elle  aime,  chercher,  en  pleine  liaison,  à 
se  créer  un  foyer  régulier  et  passer  de  ses  bras  dans  ceux  d'une 
épouse  légitime.  Ce  projet  de  mariage  n'était  pas,  à  vrai  dire, 
une  nouveauté  pour  M'^''  de  Lespinasse  :  déjà,  l'année  d'avant, 
au  mois  de  septembre  1774,  l'idée  s'était  produite  avec  une 
certaine  persistance.  G'était  au  début  du  séjour  de  Guiberl 
dans  la  demeure  de  ses  parens;  dans  une  lettre  à  Julie,  il  in- 
terrompait soudainement  les  protestations  les  plus  tendres  pour 
tracer   un  triste    tableau   de  la   situation  des  siens  :    «  Mille 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peines  (1)  de  détails  m'assiègent  ;  le  plaisir  de  me  retrouver  dans 
ma  famille  a  été  bien  empoisonné.  »  Et  il  s'étend  longuement  sur 
les  soucis  dont  il  est  accablé  :  les  édits  de  l'abbé  Terray  qui  me- 
nacent de  ruiner  son  père,  ses  deux  sœurs  à  marier  avec  de  maigres 
dots,  sa  mère  malade  et  inquiète  de  l'avenir,  quelques  dettes  per- 
sonnelles «  que  la  vie  de  Paris  augmente  insensiblement  tous  les 
jours.  »  Il  termine  cette  navrante  peinture  par  ce  trait,  jeté  en 
passant,  comme  d'une  main  négligente  :  «  Dans  la  perplexité  où 
je  suis,  avec  l'avenir  que  j'entrevois,  me  marier  est  peut-être  le 
seul  moyen  d'échapper  à  mes  dettes,  d'affermir  la  fortune  de 
ma  famille,  de  pouvoir  lui  devenir  secourable.  On  a  proposé  à 
mon  père  des  partis  assez  considérables  en  province  ;  je  les  ai 
refusés,  j'aimerais  mieux  me  tuer  que  d'habiter  la  province.  » 
Point  de  réponse  à  cette  invite;  mais,  six  semaines  plus  tard,  il 
revient  à  la  charge  avec  une  plus  grande  précision  :  «  Mon 
père  (2)  ne  viendra  à  Paris  que  dans  le  mois  de  janvier.  Il  a  un 
projet  de  mariage  pour  moi,  qui  m'établirait  dans  ce  pays-là.  Je 
vous  dirai  cela;  je  vous  dirai  toute  ma  situation;  vous  me  con- 
seillerez, vous  me  servirez.  »  Et  brusquement  il  passe  à  une 
proposition  bizarre  :  cette  héritière  qu'il  lui  faudrait  pour  refaire 
sa  fortune,  pourquoi  Julie  elle-même  ne  la  lui  choisirait-elle 
pas?  «  Si  je  suis  forcé  de  prendre  le  parti  de  me  marier,  je 
voudrais  que  ce  fût  par  vous.  » 

Sans  doute  Julie  va-t-elle  se  révolter  devant  cette  étrange 
ouverture,  et  l'on  attend  une  scène  plus  violente  encore  que 
celles  dont  nous  avons  entendu  les  éclats.  Goûtons  cependant  la 
saveur  de  ces  lignes  imprévues  :  «  Vous  ne  devinerez  (3)  jamais 
ce  qui  m'occupe,  ce  que  je  désire  :  c'est  de  marier  un  de  mes 
amis.  Je  voudrais  qu'une  idée  qui  m'est  venue  pût  réussir... 
C'est  une  jeune  personne  de  seize  ans,  qui  n'a  qu'une  mère  et 
point  de  père...  On  lui  donnera  en  la  mariant  13  000  livres  de 
rente;  sa  mère  la  logera,  la  gardera  bien  longtemps,  parce  que 
son  fils  est  un  enfant.  Cette  fille  ne  peut  pas  avoir  moins  de 
600  000  francs,  et  elle  pourrait  être  beaucoup  plus  riche.  Cela 
vous  conviendrait-il,  mon  ami?  Dites,  et  nous  agirons.  »  Si  cette 
affaire  échouait,  elle  connaît  une  autre  famille  où  l'on  serait 
«  heureux  d'avoir  Guibert  pour  gendre  ;  »  il  est  vrai  que  la  fille 

(1)  Lettre  du  9  septembre  1774.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Octobre  1774.  Ibidem. 

(3)  Lettre  du  9  octobre  1774.  —  Édition  Asse. 


JULIE    DE   LESPINASSE.  Il7 

n'a  encore  que  onze  ans,  mais  «  elle  est  unique  et  elle  sera  bien 
riche.  »  Après  cela,  Julie  n'est-elle  pas  fondée  à  écrire  :  «  Con- 
venez que  les  Quiétistes  et  le  sensible  Fénelon  ne  pouvaient  pas 
aimer  Dieu  avec  plus  d'abnégation  !  » 

Veut-on  connaître  le  fin  mot  de  cette  surprenante  complai- 
sance? C'est  que  cet  échange  de  propos  a  lieu  pendant  la 
brouille  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  au  temps  où  M"*"  de  Lespi- 
nasse  se  croit  trahie  et  délaissée  pour  M"'  de  Montsauge.  S'il 
faut  céder  la  première  place  dans  les  affections  de  Guibert, 
mieux  vaut,  pense-t-elle,  pour  l'occuper  une  femme  légitime 
qu'une  maîtresse,  une  inconnue  que  l'ancienne  rivale  abhorrée. 
Mais  ce  calcul  ne  survit  pas  aux  craintes  qui  l'ont  fait  naître;  dès 
qu'elle  reprend  un  faible  espoir  de  reconquérir  l'infidèle,  elle 
change  aussitôt  de  langage  et  elle  use  toute  son  éloquence  à  dé- 
tourner des  voies  matrimoniales  celui  qu'elle  y  encourageait 
naguère  :  «  Mon  ami  (1),  j'en  suis  plus  sûre  que  jamais  :  tout 
homme  qui  a  du  talent,  du  génie,  et  qui  est  appelé  à  la  gloire  ne 
doit  pas  se  marier.  Le  mariage  est  un  éteignoir  de  tout  ce  qui 
est  grand  et  qui  peut  avoir  de  l'éclat.  Si  on  est  assez  honnête  et 
assez  sensible  pour  être  un  bon  mari,  on  n'est  plus  que  cela.  Et 
sans  doute  ce  serait  bien  assez,  si  le  bonheur  est  là;  mais  il  y  a 
tel  homme  que  la  nature  a  destiné  à  être  grand,  et  non  pas  à 
être  heureux.  »  Or  Guibert  n'appartient-il  pas  sans  conteste  à 
cette  race  supérieure  ?  «  Diderot  a  dit  que  la  nature,  en  formant 
un  homme  de  génie,  lui  secoue  le  flambeau  sur  la  tête  en  lui 
disant  :  Sois  grand  homme,  et  sois  malheureux.  Voilà,  je  crois, 
ce  qu'elle  a  prononcé  le  jour  on  vous  êtes  né!  » 

Six  mois  coulent  après  cette  première  alerte,  six  mois  pen- 
dant lesquels  il  n'est  plus  question  de  mariage  ;  Julie,  rassurée 
sur  ce  point,  croit  l'affaire  enterrée,  quand,  certain  soir  de  mars, 
au  cours  d'une  causerie  tête  à  tête,  une  phrase  échappée  à 
Guibert  déchaîne  une  agitation  violente.  Elle  se  contient  pour- 
tant, mais,  dès  qu'il  l'a  quittée,  elle  se  jette  sur  sa  plume,  elle 
lui  écrit  sur  l'heure  ce  qu'elle  n'a  pas  osé  lui  dire  :  «  Onze 
heures  du  soir.  Mardi.  Vous  souvenez-vous  de  ces  mots  :  Oh! 
ce  n'est  pas  M"""  de  Montsauge  que  vous  avez  à  craindre,  mais... 
Et  le  ton  avec  lequel  ils  furent  prononcés  !  Et  le  silence  qui  sui- 
vit! Et  la  réticence!  Et  la  résistance!  Mon   Dieu,  en  faut-il  tant 

(1)  Lettre  du  23  octobre.  Ibidem. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  porter  le  trouble  et  la  douleur  clans  mon  àmc  agitée? 
Joignez  à  cela  le  désir  que  vous  aviez  de  me  quitter;  ^i  pour 
qui  étiez- vous  si  pressé?  Pouvais-je  me  calmer?  Je  vous  aimais, 
je  souffrais,  je  m'accusais.  »  Vainement,  le  jour  suivant,  attend- 
elle  une  réponse  ;  Guibert  se  tait  et  fait  le  mort  ;  il  nexplique 
pas  les  paroles  ambiguës,  il  oppose  le  silence  à  ces  interroga- 
tions angoissées.  Ce  mutisme  avive  les  soupçons;  elle  pressent 
avec  certitude  qu'il  se  trame  quelque  chose,  qu'un  malheur 
encore  inconnu  va  fondre  sur  sa  tête;  c'est  avec  des  sanglots 
qu'elle  implore  l'aveu  redouté  :  «  Mon  ami  (1),  soyez  de  bonne 
foi,  je  vous  en  conjure.  Que  faut-il  faire  pour  mériter  la  vérité? 
Dites,  rien  ne  me  sera  impossible  ;  écoutez  le  cri  de  votre  âme, 
et  vous  cesserez  de  déchirer  la  mienne...  Estimez-moi  assez  pour 
ne  pas  me  tromper.  Je  fais  serment,  par  ce  qui  m'est  le  plus 
cher,  par  vous,  de  ne  jamais  vous  faire  repentir  de  m'avoir  dit 
vrai.  Je  vous  aimerai  du  trouble,  de  la  honte  que  vous  m'aurez 
épargnés;  jamais  vous  n'entendrez  un  reproche...  Mon  ami, 
songez-y  bien,  vous  seriez  bien  maladroit  et  bien  malhonnête,  si 
vous  manquiez  cette  occasion-ci  de  vous  abandonner  au  pen- 
chant de  votre  âme;  songez  que,  de  ce  moment,  il  ne  vous  est 
plus  permis  de  me  laisser  dans  l'erreur.  Je  vous  ôte  tout  prétexte 
de  me  tromper,  et,  si  vous  m'abusiez,  vous  seriez  trop  cou- 
pable !  » 

Adjuré,  pressé  de  la  sorte,  Guibert  parla  enfin;  il  lui  dit  le 
secret  dont  elle  devait  mourir.  Son  mariage  était  résolu,  Tépoque 
presque  fixée.  Il  épousait  M"^  de  Courcelles  (2),  une  fille  de  dix- 
sept  ans,  jolie,  intelligente,  riche  et  de  bonne  naissance.  Arrière- 
petite-fîlle  de  Dancourt,  le  célèbre  auteur  dramatique,  elle  avait 
des  goûts  littéraires  et  professait  par  suite  une  fanatique  admi- 
ration pour  le  comte  de  Guibert.  Ce  projet  de  mariage  était 
d'ailleurs  presque  vieux  d'une  année;  l'absence  mystérieuse  de 
Guibert,  au  mois  de  juillet  précédent,  n'avait  d'autre  motif 
qu'une  première  entrevue  ;  et  si  la  réalisation  avait  alors  dû  être 
retardée,  l'affaire  n'était   pas  moins   décidée  en  principe,  et  les 

(1)  Mars  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Alexandrine-Louise  Boutinon  des  Hayes  de  Courcelles,  née  en  1758,  morte 
en  1826,  fille  unique  de  Marc-Antoine  Boutinon  des  Hayes  de  Courcelles,  commis- 
saire-général des  Suisses  et  Grisons,  et  de  Louise-Charlotte-Françoise  Valmalette 
le  Morsan.  Marc-Antoine  de  Courcelles  avait  une  sœur,  Thérèse  Boutinon  des 
Hayes,  mariée  à  Alexandre  Le  Riche  de  la  Popelinière.  C'est  la  célèbre  M°"  de  la 
Popelinière,  qui  fut  par  conséquent  la  tante  de  la  comtesse  de  Guibert. 


JULIE   DE    LESPINASSE,  H9 

rapports  étaient  restés  suivis  entre  Guibert  et  les  Courcelles.  Un 
billet  par  lui  adressé  à  sa  future  belle-mère,  à  la  fin  de  l'au- 
tomne de  1774,  témoigne,  dès  ce  temps,  de  son  intimité  dans  la 
maison  et  de  sa  galante  impatience  :  «  Je  suis  engagé  (1),  et  j'en 
ai  bien  du  regret.  Je  vais  voir  ces  tableaux  de  Julien  (2),  avec 
M"®  de  Lespinasse,  M.  d'Alembert,  et  je  ne  sais  qui  encore. 
Disposez  de  moi  vendredi  et  samedi.  Mon  Dieu,  que  notre  soirée 
d'hier  a  été  charmante  I  Que  je  serai  heureux  quand  ma  vie  sera 
composée  de  soirées  pareilles!  » 

Les  détails  que  l'on  vient  de  lire,  Julie  les  ignora  longtemps. 
Guibert  lui  représenta  son  mariage  comme  un  simple  acte  de 
raison,  une  union  de  convenance,  presque  imposée  par  sa 
famille  et  récemment  conclue.  Le  coup  n'en  fut  pas  moins  ter- 
rible ;  il  semble  qu'elle  en  fut  d'abord  comme  écrasée.  Le  pre- 
mier mot  qui  sortit  de  ses  lèvres  fut  pour  dire  à  Guibert  :  «  Nous 
ne  pouvons  plus  nous  aimer;  »  le  second  :  «  Je  ne  peux  plus 
vivre.  »  —  «  Tout  ce  que  je  souffre,  tout  ce  que  je  sens  est 
inexprimable,  écrit-elle  le  lendemain  (3)  ;  il  me  paraît  impos- 
sible de  n'y  pas  succomber.  Je  sens  l'épuisement  de  ma  ma^ 
chine,  et  il  me  semble  que  je  n'ai  qu'à  me  laisser  aller  pour 
mourir.  »  Les  jours  suivans  ne  sont  qu'un  long  et  pénible  débat 
entre  son  orgueil  offensé,  qui  lui  commande  de  rompre,  sa  pas- 
sion, qui  le  lui  défend,  les  instances  de  Guibert,  qui  la  supplie 
de  rester  son  amie,  et  les  scrupules  de  sa  conscience  au  sujet  de 
son  aptitude  à  se  contenter  de  ce  rôle  :  «  Comment  voulez- 
vous  (4)  que  je  vous  dise  si  je  vous  aimerai  dans  trois  mois? 
Vous  voudriez  que,  lorsque  je  vous  vois,  lorsque  votre  présence 
charme  mes  sens  et  mon  âme,  je  puisse  vous  rendre  compte  de 
l'effet  que  je  recevrai  de  votre  mariage.  Mon  ami,  je  n'en  sais 
rien,  mais  rien  du  tout...  C'est  l'habitude  de  ma  vie,  de  mon 
caractère,  de  ma  manière  d'être  et  de  sentir,  en  un  mot,  c'est 
toute  mon  existence  qui  .me  rend  la  feinte  et  la  contrainte 
impossibles.  »  —  «  Je  sens  bien,  reprend-elle  encore,  que  si 
vous  aviez  à  créer  en  moi  une  disposition,  vous  me  formeriez 
un  caractère  plus  analogue  au  parti  que  vous  allez  prendre.  Ce 
n'est  pas  de  la  roideur  et  de  la  force  qu'on  veut  trouver  dans  les 

(1)  Novembre  ou  décembre  1774.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Simon  Julien,  dit  Julien  de  Parme,  peintre  alors  estimé  (1736-1800). 

(3)  Billet  écrit  à  Guibert  le  lendemain  de  l'aveu,  —  Édition  Asse, 

(4)  Lettre  de  mars  1775.  Ibidem. 


'20  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Victimes,  c'est  de  la  faiblesse  et  de  la  soumission.  Oli  !  mon  ami, 
je  me  sens  capable  de  tout,  excepté  de  plier.  J'aurais  la  force  du 
martyre,  j'aurais  la  force,  le  dirai-je,  oui,  la  force  du  crime ^ 
pour  contenter  ma  passion  ou  celle  de  qui  m'aimerait;  mais  je 
ne  trouve  rien  en  moi  qui  me  réponde  de  pouvoir  jamais  faire 
le  sacrifice  de  ma  passion  (i).  » 

Si  pitoyable  est  sa  détresse,  si  aiguë  sa  souffrance,  qu'elle 
en  arrive  presque  à  souhaiter  l'approche  de  l'échéance  fatale; 
dans  le  fait  accompli,  peut-être  trouvera-t-elle  un  peu  de  calme 
et  de  repos  :  «  J'attends,  je  désire  votre  mariage  (2).  Je  suis 
comme  les  malades  condamnés  à  une  opération;  ils  voient  leur 
guérison,  et  ils  oublient  le  moyen  violent  qui  doit  la  leur  pro- 
curer. Mon  ami,  délivrez-moi  du  malheur  de  vous  aimer.  » 
Toutefois  lorsque,  le  1"  mai,  se  signe  le  contrat,  ce  premier  pas 
dans  la  voie  de  l'irréparable  amène  une  crise  de  désespoir  : 
«  Le  voilà  donc  signé  (3),  cet  arrêt!  Dieu  veuille  qu'il  ait  pro- 
noncé aussi  sûrement  pour  votre  bonheur  qu'il  a  prononcé  sur 
ma  vie!  Mon  ami,  je  ne  puis  plus  soutenir  ma  pensée.  Vous 
m'accablez;  il  faut  vous  fuir,  pour  retrouver  la  force  que  vous 
m'avez  ôtée...  Ne  faites  plus  rien  pour  moi.  Votre  honnêteté, 
vos  bons  procédés  ne  font  qu'irriter  ma  douleur.  » 

Mille  sentimens,  mille  désirs  opposés,  se  heurtent  dans  son 
âme;  elle  n'est  plus  que  contradictions.  Un  certain  jour  de  mai, 
une  folle  envie  la  prend  de  connaître,  de  voir  celle  qui,  sans  s'en 
douter,  est  l'occasion,  la  cause  et  l'instrument  de  son  malheur. 
Elle  a  su  de  Guibert  qu'il  attend  chez  lui,  ce  soir  même,  à 
sept  heures,  M""^  de  Courcelles  et  sa  fille  (4)  ;  elle  y  arrive 
quelques  instans  plus  tôt,  s'installe  pour  les  attendre,  au  grand 
effroi  du  maître  du  logis  :  «  C'est  donc  pour  me  mettre  au  sup- 
plice, est-il  sur  le  point  de  lui  dire,  pour  épier  mes  mouvemens, 
pour  avoir  ensuite  de  quoi  vous  abreuver  de  fiel  et  m'accabler 
de  reproches!  »  Rien  de  tel;  la  double  visite  se  passe  le  mieux 
du  monde.  Julie  se  montre  affable,  gracieuse,  «  caressante  » 
même  avec  la  jeune  fiancée;  «  le  langage  du  Ciel  est  sur  ses 
lèvres;  »  M^^*  de  Courcelles  est  «  enchantée  »  de  cet  accueil;  et 


(1)  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Lettre  de  mars  1775.  —  Édition  Asse. 

(3)  Lettre  du  1"  mai  1775.  —  Édition  Asse. 

(4)  Tout  ce  qui  suit  est  extrait  d'une  lettre  de  Guibert  de  mai  1775.  —  Archives 
du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  121 

Guibert,  confondu,  touché,  reconnaissant,  est  tenté,  comme  il 
dit,  de  «  tomber  aux  pieds  »  de  Julie  et  de  «  lui  demander  pardon 
de  ses  efforts,  »  Un  billet  qu'il  reçoit  quelques  instans  après  n« 
fait  que  redoubler  sa  surprise  et  sa  joie  :  «  J'ai  trouvé  cette  jeune 
personne  charmante,  et  bien  digne  de  l'intérêt  qu'elle  vous  in- 
spire ;  la  manière,  la  figure  et  le  ton  de  sa  mère  sont  également 
aimables  et  intéressans.  Oui,  vous  serez  heureux.  » 

Le  lendemain,  soudaine  volte-face,  complet  changement  à 
vue.  La  grâce  et  la  beauté  de  celle  que  Guibert  a  choisie  exas- 
pèrent jusqu'à  l'injustice  le  cœur  aigri  de  la  femme  délaissée,  et 
elle  accable  l'inconstant  sous  une  avalanche  de  reproches,  contre 
lesquels  il  se  débat  avec  une  indignation  légitime  :  «  Vous  me 
faites  de  moi,  de  ma  conduite,  un  tableau  qui  l'ait  horreur! 
s'écrie-t-il  (1).  Vous  me  mettez  à  côté  de  Lovelace  et  de  tous  les 
scélérats  !  Vous  me  prêtez  gratuitement  le  projet  de  vous  tour- 
menter, de  dévouer  vos  jours  au  malheur,  de  vouloir  vous  faire 
vivre  d'une  passion  qui  satisfait  ma  vanité.  Vous  dites  que  j'ai 
tourné  et  retourné  le  poignard  dans  vos  blessures...  Ainsi  donc, 
je  jouis  de  vos  larmes,  de  vos  convulsions,  de  vos  projets  de 
mourir,  et  de  ce  sentiment  infortuné  qui  vous  garrotte  à  la  vie. 
Je  m'en  repais,  et  vous  me  faites  l'âme  d'un  bourreau  !  »  Contre 
ces  imputations  outrageantes,  il  se  défend  pourtant  avec  quelque 
douceur  :  «  Je  me  regarde,  je  descends  dans  mon  cœur,  et  mon 
cœur  me  rassure.  Non,  je  ne  suis  pas  aussi  coupable  envers  vous 
que  vous  le  supposez...  Je  vous  aime  à  présent,  je  vous  ai  aimée, 
j'ai  été  entraîné.  J'ai  tâché  de  vous  consoler;  j'aurais  donné  et 
le  donnerais  encore  de  mon  sang  pour  vous  ;  voilà  mes  crimes. 
Relisez  mes  lettres,  jugez-moi,  replacez-vous  dans  toutes  les  cir- 
constances oii  étaient  votre  cœur  et  le  mien,  et  voyez  si  je  suis 
un  méchant.  » 

Ces  protestations  sont  sincères.  C'est  que,  aans  la  réalité,  il 
n'a  jamais  compris  et  il  ne  comprendra  jamais  les  contrastes,  les 
soubresauts,  les  mouvemens  opposés  de  ce  cœur  tumultueux,  de 
cette  nature  nerveuse,  délicate  et  ardente,  exaltée  jusqu'à  la 
folie,  sensible  jusqu'à  la  torture,  si  différente  de  celles  qu'il  a  jus- 
qu'alors rencontrées.  La  sécheresse,  l'égoïsme,  la  «  barbarie,  » 
dont  Julie  l'accusera  jusqu'au  seuil  de  la  tombe  ne  sont  que  la 
suite  et  l'effet  d'un  perpétuel  malentendu.  Guibert  est  de  bonne 

(1)  Lettre  de  mai  1175.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


122  REVUE   DES   DEUX   MOJNDES. 

foi  quand,  quelques  mois  plus  tard,  il  confesse  à  Julie  le  trouble 
où  elle  jette  sa  pensée  :  «  Votre  âme  est  tantôt  si  active  et  si 
brûlante,  tantôt  si  froide  et  si  flétrie,  toujours  si  douloureuse  et 
si  difDcile  à  manier,  qu'on  ne  sait  plus  comment  traiter  avec 
elle(l).  » 

Plus  les  semaines  s'écoulent,  plus  l'époque  du  mariage  est 
proche,  plus  la  tête  de  Julie  se  monte  et  plus  la  fièvre  la  dé- 
vore. Elle  réclame  constamment  Guibert,  et  elle  ne  peut  sup- 
porter sa  présence.  Chaque  parole  d'affection  est  accueillie  comme 
une  insulte  :  «  Je  veux  que  vous  sachiez  qu'il  n'est  pas  en  mon 
pouvoir  de  souffrir  la  protection  et  la  compassion.  Mon  âme  n'a 
pas  été  façonnée  à  tant  de  bassesse  ;  votre  pitié  mettrait  le  comble 
à  mon  malheur  ;  épargnez-m'en  l'expression.  Persuadez-vous 
que  vous  ne  me  devez  rien,  et  que  je  n'existe  plus  pour  vous.  » 
Il  est  décidé  que  la  noce  s'effectuera,  le  l^*"  juin,  au  château  de 
Gourcelles,  situé  non  loin  de  Gien,  aux  confins  du  Berry;  Gui- 
bert, dix  jours  avant  cette  date,  y  doit  aller  rejoindre  sa  fiancée 
La  veille  de  son  départ,  il  reçoit  un  dernier  billet,  décousu, 
presque  incohérent,  dont  chaque  mot  semble  un  cri  d'angoisse  : 
«  Adieu,  ne  me  voyez  point  (2).  J'ai  l'âme  bouleversée,  et  vous 
ne  me  calmez  jamais.  Vous  ne  connaissez  ni  le  tendre  intérêt 
qui  console  et  qui  soutient,  ni  cette  bonté  et  cette  vérité  qui 
inspirent  de  la  confiance  et  qui  rendent  au  repos  une  âme 
blessée  et  affligée  profondément.  Ah!  que  vous  me  faites  mal! 
Que  j'ai  besoin  de  ne  plus  vous  voir!  Si  vous  êtes  'honnête, 
partez  demain  après  dîner.  Je  vous  verrai  le  matin,  c'est  bien 
assez.  « 

A  l'instant  du  cruel  adieu,  Guibert  fit  présent  à  Julie  d'une 
petite  bague  commandée  à  son  intention,  un  simple  cercle  de 
cheveux,  retenus  par  quelques  fils  d'or,  emblème  de  l'attache- 
ment fidèle  qu'il  lui  gardait  dans  le  fond  de  son  cœur.  Elle  s'en 
montra  touchée  ;  l'humble  joyau  fut,  à  ses  yeux,  plus  beau  et 
plus  précieux,  dit-elle,  que  «  le  Sancy  »  et  que  tous  les  diamans 
du  Roi.  Guibert  à  peine  parti,  elle  passa  la  bague  à  son  doigt  : 
«  Deux  heures  après,  elle  était  rompue  !  »  écrit-elle  (3).  Ce  minime 
accident  la  glaça  d'une  superstitieuse  épouvante  ;  elle  y  crut 
voir  un  signe  mystérieux,  le  symbole  de  sa  destinée. 

(1)  Lettre  de  septembre  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Lettre  du  21  mai  177S.  —  Édition  Asse. 

(3)  Lettre  du  10  juillet  1775.  Ibidem. 


JULIE    DE   LESPINASSE.  123 


IV 

«  Jour  de  mon  mariage,  commencement  d'une  vie  nouvelle. 
Frémissement  involontaire  pendant  la  cérémonie  ;  c'était  ma 
liberté,  ma  vie  entière  que  j'engageais.  Jamais  tant  de  sentimens 
et  de  réflexions  n'ont  fatigué  mon  âme.  CTh  !  quel  abîme,  quel 
labyrinthe  que  le  cœur  de  l'homme  !  Je  me  perds  dans  tous  les 
mouvémens  du  mien.  Mais  tout  me  promet  le  bonheur  :  j'épouse 
ma  femme  jeune,  jolie,  douce,  sensible,  qui  m'aime,  que  je  sens 
faite  pour  être  aimée,  que  j'aime  déjà  (1).  »  C'est  en  ces  termes 
que  Guibert,  le  soir  de  son  mariage,  épanche  dans  son  journal 
intime  les  impressions,  mêlées  de  trouble  et  d'espérance,  dont 
il  sent  son  âme  agitée.  Une  semaine  plus  tard,  l'accent  est  déjà 
plus  joyeux  :  «  Jours  passés  comme  un  songe  !  C'en  est  un,  en 
effet,  pour  moi  que  cet  état  nouveau.  Amour,  amitié,  candeur, 
amabilité  de  ma  femme  !  Son  âme  se  développe  chaque  jour;  je 
l'aime,  je  l'aimerai  ;  je  crois  fermement  que  je  serai  heureux  (2).  » 
Dès  lors,  sa  tendresse  conjugale  croît,  pour  ainsi  dire,  d'heure 
en  heure.  Au  cours  de  la  première  absence  que  lui  impose  son 
métier  militaire,  ses  lettres  à  sa  femme  sont  celles  d'un  amou- 
reux plus  peut-être  que  d'un  mari  :  «  Être  neuf  jours  sans  avoir 
de  tes  nouvelles,  c'est  comme  si  j'étais  à  cinquante  lieues  de 
toi.  Ce  sont  les  silences  qui  séparent,  plus  encore  que  les  dis- 
tances... Ah!  répète-moi  sans  cesse  que  tu  m'aimes!  Je  chéris 
ces  répétitions;  ce  désordre  est  l'éloquence  du  cœur.  »  Un  peu 
plus  tard  :  «  Ce  vilain  Lépine  ne  m'a  pas  encore  envoyé  ma 
montre,  mais  j'ai  ton  portrait.  Je  puis  bien  dire  comme  la  du- 
chesse du  Maine  :  l'une  marque  les  heures,  l'autre  les  fait  ou 
blier  (3). 

La  comtesse  de  Guibert  était  digne  en  tous  points  de  cette 
affection  passionnée.  A  la  jeunesse,  à  l'attrait  d'un  gracieux  vi- 
sage,—  dont  un  portrait  de  Greuze  a  perpétué  la  délicate  beauté, 
—  elle  joignait  une  douceur,  une  patience,  une  raison  précoces, 
qui  devaient  l'aider  rapidement  à  exercer  sur  son  fougueux 
époux  une  action,  presque  imperceptible  au  début,  mais  aussi 
forte  que  durable.  Ce  n'est  pas  elle  qui  l'irritera  par  des  jalou- 

(1)  Journal  de  Guibert  pendant  son  voyage  en  France.  —  Écrit  le  1"  juin  1775 

(2)  Ibidem,  8  juin. 

(3)  Lettres  de  juin  et  iuillet  1775.—  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


i2i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sies  maladroites.  Jamais,  dans  sa  correspondance  avec  sa  m^re 
ou  son  mari,  elle  ne  prononce  le  nom  de  M'^*  de  Lespinasse,  sauf 
pour  lui  faire  porter  un  jour,  de  la  part  de  Guibert,  une  lettre  et 
une  loge  de  théâtre.  Elle  se  montre  remplie  d'égards  pour 
M""*  de  Montsauge,  bien  qu'elle  devine  chez  cette  dernière  une 
sourde  antipathie.  Le  désir  de  Guibert  était  que  les  deux  femmes 
eussent  un  commerce  familier  :  «  Je  voudrais  que  ce  que  j'aime 
tienne  à  mes  amis,  écrit-il  à  M""^  de  Guibert;  c'est  un  enchaîne- 
ment dont  je  pense  que  je  suis  le  premier  anneau. —  Je  lui  par- 
donnerais de  me  haïr,  si  elle  était  moins  aimée  de  toi,  »  lui 
répond-elle  doucement  (1);  après  quoi,  sans  plus  insister,  elle 
rend  visite  à  M""^  de  Montsauge,  l'invite  fréquemment  à  souper, 
consent  même  à  faire  un  séjour  dans  son  château  de  la  Bre- 
tèche. 

Vertu  plus  appréciable  encore,  la  comtesse  de  Guibert  res- 
sent pour  l'homme  dont  elle  porte  le  nom  une  admiration  sans 
mélange,  absolument  sincère,  et  qui  ne  faiblira  jamais.  Com- 
ment Guibert  pourrait-il  résister  à  l'atmosphère  d'encens  qu'il 
respire  constamment  au  foyer  conjugal,  lui  pour  qui  l'applau- 
dissement est  une  nécessité,  presque  un  besoin  physique  ?  C'est 
ce  qui  n'échappe  point  à  la  pénétration  jalouse  de  M"^  de  Les- 
pinasse, quand  elle  lui  parle,  avec  une  amère  ironie,  de  «  celte 
famille  toujours  à  ses  genoux,  »  de  ces  louanges  qui,  «  matin 
et  soir,  caressent  son  amour-propre.  »  —  «  Voilà  comme  elle 
vous  a  attiré,  s'écrie-t-elle  (2),  comme  vous  vous  êtes  soumis, 
et  comme  vous  serez  subjugué  tout  le  reste  de  votre  vie  !  »  Sur 
ce  dernier  point,  elle  voit  juste.  Par  sa  foi  absolue  dans  le  génie 
de  son  époux,  au  moins  autant  que  par  ses  exquises  qualités,  la 
jeune  femme  conquiert  peu  à  peu  et  fixe  définitivement  ce  cœur 
divers,  ce  cœur  volage;  et  c'est  avec  une  entière  conviction  que 
Guibert  proclamera  bientôt  sa  .soumission  complète  et  sans 
réserve  à  ce  joug  aimable  et  léger  :  «  Charmante  et  douce  créa- 
ture, le  Ciel  t'a  formée  selon  le  vœu  de  mon  cœur.  Il  t'a  donné 
pour  premier  charme  la  bonté,  et  ensuite  la  grâce,  plus  belle 
que  la  beauté,  la  modestie,  la  simplicité,  la  raison;  et  tous  ces 
attraits  croissent  à  l'ombre  de  la  vie  que  tu  mènes...  Oui,  dans 
quelques  années,  tu  ne  seras  plus  une  femme  ordinaire,  tu  seras 
l'objet  exclusif  de  mon  culte  ;  tous  mes  autres  sentimens  seront 

(1)  Lettres  de  juin  et  juillet  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Lettre  du  8  novembre  1775.  Ibidem, 


JULIE    DE   LESPINASSE.  125 

réunis  sur  ta  tête;   et  mes  ennemis  pâliront   d'envie,    en    me 
voyant  un  bonheur  qu'ils  ne  pourront  ni  m'ôter  ni  affaiblir  (1)  !  » 

Tandis  que  s'ébauchait  cette  édifiante  idylle,  Julie  de  Les  pi- 
nasse, demeurée  à  Paris  dans  sa  pauvre  maison,  évoquait  en 
esprit  ces  scènes  déchirantes  pour  son  cœur  et  se  mourait  de 
honte,  de  désespoir  et  de  remords.  Huit  jours  durant,  suivant 
son  expression,  elle  fut  «  sans  mots  ni  larmes,  »  gardant  un 
silence  effrayant,  que  coupaient  seuls  des  accès  convulsifs.  Plus 
que  jamais,  dans  cette  détresse,  son  âme  se  tourne  vers  Mora; 
presque  chaque  jour  elle  lui  écrit,  pour  lui  raconter  sa  misère, 
implorer  son  pardon,  le  conjurer  de  cesser  sa  vengeance.  Ces 
lettres  à  un  mort  sont,  pour  l'instant,  sa  seule  correspondance. 
Dix  jours  après  le  départ  de  Guibert,  elle  a  reçu  de  ce  dernier  un 
billet  laconique,  d'un  ton  froid  et  gêné,  s'excusant  de  son  aban- 
don, lui  conseillant  l'oubli.  Dans  l'état  où  elle  est,  ces  lignes  la 
mettent  hors  d'elle-même  ;  de  chaque  parole,  comme  elle  l'avoue, 
elle  fait  «  du  fiel  et  du  poison.  »  Une  phrase  inoffensive: 
«  Vivez,  je  ne  suis  pas  digne  du  mal  que  je  vous  fais,  »  la 
révolte  à  tel  point  qu'elle  en  est  «  suffoquée  ;  »  elle  y  veut  dé- 
couvrir je  ne  sais  quel  secret  outrage,  et,  dans  ses  longues  nuits 
d'insomnie,  si  elle  s'assoupit  un  moment,  elle  «  se  réveille  avec 
effroi,  dit-elle,  au  son  de  ces  horribles  mots.  »  Aussi  refuse- 
t-elle  de  répondre,  et  pendant  six  semaines,  elle  n'ouvrira  même 
pas  les  lettres  de  l'absent.  Sans  cesse,  dans  son  cerveau  fiévreux, 
revient  la  même  pensée,  dont  elle  fouette  sa  colère  :  Guibert  ne 
l'a  jamais  aimée,  elle  n'a  jamais  été  que  son  jouet  et  sa  dupe, 
ce  qu'elle  formule  un  peu  plus  tard  en  ces  termes  sanglans  :  «  Je 
vous  vois  aujourd'hui  (2)  tel  que  vous  êtes.  Je  vois  que  vous 
avez  fait  une  action  vile  ;  je  vois  que  vous  n'avez  pas  craint  de 
me  réduire  au  désespoir,  pour  me  faire  servir  de  remplissage 
dans  un  temps  que  vous  vouliez  employer  à  rompre  une  liaison 
que  vous  ne  pouviez  conserver  en  vous  mariant  ;  et,  pour  mettre 
quelque  honnêteté  dans  vos  procédés  avec  M""®  de  Montsauge,  il 
*^ous  a  peu  importé  de  m'avilir  et  de  me  faire  perdre  le  seul  bien 
qui  me  restait,  l'estime  de  moi-même.  » 

C'est  miracle,  à  vrai  dire,  que  son  corps  frêle,  déjà  presqnie 
épuisé,  résiste  à  ces  secousses  et  au  régime  qu'elle  lui  impose. 

(1)  Journal  de  Guibert.  Passîm. 

(2)  Lettre  du  1"  juillet  1773.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 


12fi  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Elle  ne  mange  presque  plus;  pour  éteindre  sa  fièvre,  elle  passe 
quotidiennement  plusieurs  heures  dans  le  bain  ;  elle  calme  ses 
nerfs  afï'olés  avec  d'énormes  doses  d'opium.  Sur  quoi,  en  vue  de 
s'étourdir,  elle  reprend  fougueusement  l'existence  mondaine 
d'autrefois,  soupe  en  ville,  rouvre  son  salon,  court  les  spec- 
tacles avec  rage.  Quand  ces  moyens  ne  suffisent  plus  et  qu'elle 
sent  lïmpérieux  besoin  de  soulager  son  âme,  elle  prend  sa  plume 
et  accable  Guibert.  Car  elle  s'est  enfin  décidée  à  renouer  la  cor- 
respondance :  un  jour,  elle  a,  —  machinalement,  dit-elle,  —  ou- 
vert un  paquet  de  la  poste;  c'était  une  brochure  de  Guibert, 
VÉloge  de  Câlinât^  accompagnée  d'une  lettre  de  l'auteur.  Elle  lit, 
et  se  détermine  à  répondre,  mais  de  quel  ton  et  avec  quel  accent! 
Les  mots  de  «  haine  «  et  de  «  vengeance  »  reviennent  presque  à 
chaque  page,  parmi  de  cruelles  invectives  ;  à  moins  qu'elle  ne 
joue  la  froideur,  le  détachement  hautain  :  «  Souffrez-moi  le 
mouvement  d'orgueil  et  de  vengeance  qui  me  fait  trouver  du 
plaisir  à  prononcer  que  je  vous  pardonne  et  qu'il  n'est  plus  en 
votre  pouvoir  de  me  faire  connaître  la  crainte.  »  Ou  encore  elle 
étale  un  écrasant  dédain  :  «  Votre  mariage,  en  me  faisant  con- 
naître votre  âme  tout  entière,  a  repoussé  et  fermé  la  mienne  à 
jamais.  Il  a  été  un  temps  où  j'aurais  mieux  aimé  que  vous  fus- 
siez malheureux  que  méprisable;  ce  temps  n'est  plus  (1).  » 

Cette  virulence,  ces  outrages,  ces  excès,  malgré  leur  injus- 
tice, appellent  pourtant  le  blâme  bien  moins  cfue  la  pitié,  tant 
on  y  sent  d'atroce  souffrance,  et  tant  ce  fracas  de  colère  res- 
semble à  un  râle  d'agonie.  Au  reste,  peu  s'en  faut  qu'il  n'en  soit 
réellement  ainsi  :  le  45  juillet,  elle  est  prise  d'une  crise  si  ter- 
rible, de  spasmes  si  affreux,  de  si  effrayantes  convulsions,  qu'on 
croit  sa  dernière  heure  venue.  Ses  mains,  ses  bras  étaient  «  tor- 
dus et  retirés;  »  des  mots  entrecoupés  s'échappaient  de  ses 
lèvres:  «Je  mourrai...  Allez-vous-en!  »  DAlembert,  au  pied 
de  son  lit,  pleurait  à  fendre  l'âme:  «  Que  je  suis  malheureux 
de  ce  que  M.  de  Guibert  n'est  pas  ici  !  répétait-il  avec  égarement. 
C'est  le  seul  qui  pourrait  adoucir  vos  maux  !  »  Ces  paroles, 
assure-t-elle,  lui  rendirent  la  raison  :  «  J'ai  senti  (2)  qu'il  fallait 
me  calmer  pour  rendre  le  repos  et  la  vie  à  cet  excellent  homme. 
Je  me  suis  fait  effort,  je  lui  ai  dit  qu'il  s'était  joint  une  attaque 
de  nerfs  à  mes  douleurs  habituelles.   »   Un  violent  accès  de 

(1)  Lettre  du  15  juillet  1773.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 
(2J  Ihidetii. 


JULIE   DE    LESPIXASSE.  427 

larmes  survint  quelques  minutes  après,  provoquant  une  détente; 
un  hasard  heureux  fit  le  resle,  l'arrivée  du  l'acleur  portant  dans 
sa  sacoche  deux  lettres  de  Guibert  :  «  Mes  mains  tremblaient, 
dit-elle,  au  point  de  ne  pouvoir  les  saisir  ni  les  ouvrir.  Oh  !  pour 
mon  bonheur,  le  premier  mot  que  j'ai  pu  lire  était  :  Mon  amie. 
Mon  âme,  mes  lèvres,  ma  vie  sont  allées  s'attacher  au  papier; 
je  ne  pouvais  plus  lire,  je  ne  distinguais  rien  que  des  mots  dé- 
tachés, je  lisais  :  Vous  me  rendez  la  vie,  je  respire.  Mon  ami, 
c'est  vous  qui  me  la  donniez.  Jamais,  non  jamais,  je  n'avais 
éprouvé  un  sentiment  aussi  tendre  et  aussi  passionné  !  » 

Comme  le  font  présager  ces  lignes,  cette  crise  aiguë  amène 
un  apaisement  moral.  Elle  «  ne  veut  plus,  »  elle  «  ne  peut  plus 
haïr.  »  Elle  se  résigne  peu  à  peu  à  l'idée,  longtemps  rejetée, 
que,  sans  régner  seule  sur  un  cœur,  on  y  peut  conserver  une 
place.  Le  partage,  à  coup  sûr,  lui  inspire  un  juste  dégoût;  mais, 
à  défaut  d'amour  complet,  elle  entrevoit  dorénavant  la  possibi- 
lité d'une  chaste  et  innocente  tendresse,  et  cet  espoir  la  rattache 
à  la  vie  :  «  Oui,  nous  serons  vertueux,  dit-elle  avec  courage  (1), 
je  vous  le  jure,  je  vous  en  réponds.  Votre  bonheur,  votre  devoir 
me  seront  sacrés;  je  me  ferais  horreur,  si  je  trouvais  en  moi 
un  mouvement  qui  pût  les  troubler.  Oh  !  mon  Dieu,  si  j'avais  pu 
conserver  une  seule  pensée  qui  pût  blesser  la  vertu,  vous  me 
feriez  frémir!...  Non,  mon  ami,  vous  n'aurez  rien  à  me  repro- 
cher... Vous  connaissez  la  passion,  vous  savez  la  force  qu'elle 
peut  donner  à  l'âme  qu'elle  possède.  Eh  bien  !  je  vous  promets 
de  joindre  à  cette  force  toute  celle  que  peuvent  donner  l'amour 
de  la  vertu  et  le  mépris  de  la  mort,  pour  ne  jamais  porter 
atteinte  à  votre  repos  et  à  vos  devoirs.  Je  me  suis  bien  con- 
sultée; si  vous  m'aimez,  j'aurai  la  force  du  martyre.  » 

Un  nouveau  pacte  est  conclu  sur  ces  bases,  et  Guibert,  il  en 
faut  convenir,  sa  conscience  ainsi  en  repos,  fait  paraître  une 
plus  tendre  et  plus  attentive  affection.  Les  rôles  semblent  chan- 
gés ;  c'est  lui  maintenant  qui  fait  appel  aux  souvenirs  du  passé, 
qui  implore  des  lettres  fréquentes,  ou  qui  réclame  l'indulgence 
de  Julie,  avec  une  humilité  toute  nouvelle  :  ((  J'ai  des  chagrins, 
des  remords  ;  tout  ce  que  j'ai  aimé,  tout  ce  que  j'aime,  tout  ce  qui 
m'a  aimé  est  malheureux.  C'est  vraisemblablement  ma  destinée 
de  répandre  le  malheur  autour  de  moi...   Dites-moi  un  mot,  et 

(1)  Lettre  du  15  juillet  ms.  —  Édition  Asse, 


128  REVUE  DES  DEU?:  MONDES. 

que  ce  soit  encore  celui  de  mon  ami!  »  Après  un  court  silence 
de  M'^''  de  Lespinasse  :  «  Je  vous  écris  sans  avoir  l'espérance  que 
vous  me  répondiez,  m^is  je  ne  me  lasserai  pas,  je  vous  poursui- 
vrai de  mon  sentiment,  dussiez-vous  me  mander  qu'il  vous  est 
un  supplice.  »  Sur  une  phrase  où  elle  a  laissé  percer  quelque 
amertume  :  «  Ces  mots  m'effraient  :  Je  ne  vous  aime  pas  'partout 
où  vous  êtes.  Ah  !  moi,  mon  amie,  je  vous  aime  partout  où  je 
suis,  et  je  ne  changerai  jamais  (1).  »  Ces  protestations,  à  vrai 
dire,  sont  parfois  accueillies  par  un  sourire  de  doute  et  d'incré- 
dulité :  «  Est-il  bien  vrai?  Avez-vous  besoin  d'être  aimé  de  moi? 
Gela  ne  prouve  pas  que  vous  soyez  sensible  ;  cela  prouve  seule- 
ment que  vous  êtes  insatiable  (2).  »  Néanmoins,  pour  le  cœur 
malade  de  M"^  de  Lespinasse,  de  telles  paroles  sont  un  baume 
bienfaisant,  et  sa  plume  retrouve  par  instans  les  douces  expres- 
sions d'autrefois  :  «  Ce  qui  est  la  première  vérité,  c'est  que  je 
vous  aime  avec  autant  d'âme  que  si  vous  aviez  fait  à  mon  repos 
et  à  mon  plaisir  le  sacrifice  de  votre  bonheur  (3).  » 

C'est  aussi  dans  ce  temps  que,  par  hasard,  elle  rencontre  un 
jour  à  Paris  M""'  de  Guibert  et  sa  mère  :  «  J'ai  été  au-devant 
d'elles,  dit-elle  d'un  ton  de  fierté,  je  leur  ai  parlé  de  leurs  santés, 
de  leurs  talens,  enfin  j'ose  vous  répondre  que  vous  entendrez 
dire  que  je  suis  bien  aimable,  et  vous  n'en  croirez  rien.  »  C'est  à 
peine  si  cette  mansuétude  est  acidulée  d'ironie  :  «  Je  deviens 
parfaite  à  me  faire  peur.  Je  crois  que  je  suis  comme  le  cygne; 
son  chant  de  mort  est  le  plus  parfait.  Enfin,  c'est  quelque  chose. 
Vous  direz  :  elle  est  morte  mal  à  propos,  c'est  bien  dommage  !  » 
Quand  la  saison  d'automne  a  définitivement  ramené  Guibert  vers 
les  bords  de  la  Seine,  elle  le  reçoit  chez  elle  sur  le  même  pied 
que  trois  années  plus  tôt,  au  début  de  leur  connaissance,  fré- 
quemment, publiquement,  dans  une  honnête  intimité,  qui  ne 
comporte  aucun  remords. 

Si  cette  situation  nouvelle  et  délicate  se  maintient  jusqu'au 
bout  sans  accrpc  et  sans  défaillance,  c'est  à  Julie  qu'en  revient 
le  mérite.  Une  scène  que  rapporte  Guibert  en  est  le  témoignage. 
Certain  soir  de  novembre,  il  la  trouve  seule  chez  elle  ;  il  vient, 

(1)  Lettres  de  Guibert  de  septembre  et  d'octobre  1775.  —  Archives  du  comte  de 
Villeneuve-Guibert. 

(2j  Lettre  de  M"*  de  Lespinasse  du  26  octobre  1775.  —  Édition  Asse. 
(3)  Lettre  du  18  octobre.  Ibidem. 


JULIE    DE    LESPINASS2.  129 

sur  sa  prière,  lui  rapporter  un  paquet  de  ses  lettres,  des  lettres 
de  l'époque  récente  où  la  passion  déçue  parlait  le  langage  de  la 
haine;  avant  que  de  s'en  séparer,  il  réclame  la  faveur  de  les 
relire  avec  elle;  laissons  ici  la  parole  à  Guibert  :  «  Jamais,  écrit- 
il  (1),  l'amour  ne  m'a  enivré  à  ce  point  !  Vos  lettres,  ces  mêmes 
lettres  qui  devaient  me  refroidir,  le  souvenir  du  passé  qui  s'est 
tout  à  coup  présenté  devant  moi,  ma  main  qui  s'est  portée  sur 
la  vôtre,  enfin  que  pourrai-je  vous  dire?  Je  n'ai  plus  été  maître 
de  moi...  »  Entre  l'homme  affolé  et  la  femme  éperdue,  une  que- 
relle, une  lutte  pour  mieux  dire,  s'est  alors  engagée,  courte, 
mais  violente  :  «  Tout  le  feu,  tout  le  désordre  de  la  passion  était 
dans  mon  cœur,  et  vous,  vous  me  repoussiez  par  des  témoignages 
de  haine  et  de  mépris  !  »  Pas  plus  que  la  brutalité,  ni  les  in- 
stances, ni  les  supplications  ne  peuvent  venir  à,  bout  de  la  résis- 
tance de  Julie.  Confus,  humilié,  vaincu,  Guibert  s'enfuit  enfin, 
rentre  dans  son  logis,  d'où  la  nuit  même,  en  termes  repentans, 
il  demande  grâce  pour  une  heure  de  folie  :  «  Mon  amie  (2),  par 
quelles  expressions,  par  quelle  conduite,  pourrai-je  me  faire 
pardonner  les  mouvemens  qui  m'ont  entraîné  ?  Vous  m'accusez, 
vous  me  condamnez,  vous  me  haïssez,  vous  me  croyez  sans  mo- 
rale et  sans  vertu!...  Je  meurs  de  repentir  et  de  regret;  je  ne 
puis  point  trouver  le  sommeil;  je  suis  au  désespoir  de  vous  avoir 
déplu,  je  ne  puis  dire  offensée;  on  n'offense  que  quand  on  méprise 
ou  qu'on  forme  de  sang-froid  le  projet  de  séduire  et  d'allumer, 
et  j'étais  si  loin  de  ce  projet!...  Je  retarderai  mon  voyage,  j'irai 
demain  me  jeter  à  vos  pieds  et  vous  demander  ma  grâce.  Jamais 
je  ne  l'ai  plus  méritée,  jamais  vous  ne  m'avez  été  aussi  chère.  » 
Qui  s'attendrait,  pour  une  pareille  offense,  à  une  tenace  ran- 
cune, à  une  implacable  rigueur,  démontrerait  par  là  qu'il  connaît 
peu  le  cœur  des  femmes.  Sans  mollir  dans  sa  volonté,  sans 
revenir  sur  une  décision  sans  appel,  Julie,  lorsque  sa  colère  est 
éteinte,  ne  voit  bientôt  qu'une  chose  dans  la  scène  qui  l'a  bou- 
leversée :  la  preuve  qu'elle  est  encore  aimée.  Le  billet  qui  répond 
à  la  lettre  qu'on  vient  de  lire  respire,  en  même  temps  qu'un 
grand  trouble,  une  infinie  tendresse  :  «  Je  ne  sais  plus  vous 
écrire  (3),  je  crains  de  vous  parler.  Mon  âme  est  à  la  torture;  je 
confonds  tout,  je  ne  sais  plus  si  c'est  le  crime  ou  la  vertu  qui 

(1)  Lettre  de  novembre  ms.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve- Guibert. 

(2)  Ibidem. 

(3)  Novembre  1773.  —  Arcliives  du  comte  de  Villeneuve-(^uibert. 

TOME  XXX.  —  1905.  9 


130 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


fait  le  malheur,  je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  de  plus  douloureux,  des 
remords  ou  des  regrets...  Je  vis  et,  je  vous  le  répète,  ce  gui 
me  retient  à  la  vie,  c'est  que  je  me  sens  aimée;  ce  mot  est  tombé 
de  mon  cœur  hier  au  soir.  Vous  le  voyez,  vous  jTi  enlevez  à  tout  ; 
au  bout  d'un  quart  d'heure  de  votre  présence,  je  reste  seule  avec 
vous  dans  l'univers;  vous  anéantissez  le  passé  et  l'avenir;  vous 
n'êtes  plus  coupable,  je  ne  suis  plus  malheureuse  !  » 


Une  âme  moins  passionnée  que  celle  de  M""  de  Lespinasse 
se  serait  sans  doute,  à  la  longue,  accommodée  de  ce  demi- 
bonheur;  sur  les  ruines  de  l'amour  se  serait  établie  une  douce 
et  solide  amitié.  Il  n'en  peut  être  ainsi  avec  la  créature  ardente 
et  impérieuse  qui  ne  connaît  en  rien,  comme  elle  l'avoue  elle- 
même,  «  ni  modération  ni  mesure.  »  Elle  a  vu  clairement  son 
devoir  ;  inébranlablement  elle  y  sacrifie  son  bonheur  ;  le  lien 
qu'elle  a  rompu,  elle  ne  le  renouera  jamais,  mais  elle  se  meurt 
de  cette  rupture.  La  saison  d'automne  et  d'hiver  qui  suit  le  ma- 
riage de  Guibert  n'est  qu'un  long  appel  vers  cette  mort,  dont  elle 
parle  comme  d'une  amie  :  «  Oh  !  qu'elle  vienne,  s'écrie-t-elle  (1), 
et  je  fais  serment  de  ne  pas  lui  donner  de  dégoût  et  de  la  rece- 
voir au  contraire  comme  ma  libératrice  !»  —  «  En  m'interro- 
geant  sur  ce  que  je  veux,  sur  ce  qui  reste  pour  moi  dans  la 
nature,  reprend-elle  (2),  je  ne  trouve  rien  à  me  répondre,  sinon 
ce  que  demanderait  un  voyageur  bien  las:  un  gîte;  et  je  vois  le 
mien  à  Saint-Sulpice.  »  Un  jour  qu'elle  est  plus  faible  encore 
que  de  coutume  :  «  Laissez-moi  arrêter,  reposer  ma  pensée,  sur 
ce  moment  tant  désiré,  si  attendu,  et  dont  je  me  sens  approcher 
avec  une  sorte  de  transport  (3).  » 

Ce  ne  sont  point  propos  en  l'air,  attitude  affectée  ;  elle  sent, 
elle  sait  qu'elle  est  atteinte  dans  les  sources  mêmes  de  la  vie, 
que  l'incurable  mal  qui  la  ronge  nuit  et  jour  a  passé,  comme  elle 
dit,  «  de  son  âme  à  son  corps  ;  »  et  quand  elle  a  recours  aux 
soins  de  son  médecin,  il  ne  se  trompe  pas  sur  la  cause  de  cette 
effrayante  destruction  :  «  Il  me   répète  sans  cesse  que  je  suis 

(1)  Lettre  du  15  octobre  1775  à  Condorcet.  —  Lettres  inédites  publiées  par 
M.  Charles  Henry. 

(2)  Lettre  du  18  octobre  1775  à  Guibert.  —  Édition  Asse. 

(3)  Lettre  du  3  novembre  1775  à  Guibert.  —  Ibidem, 


JULIE    DE    LESPINASSE.  131 

consumée  de  chagrin,  que  mon  pouls,  que  ma  respiration  an- 
noncent une  douleur  active,  et  il  s'en  va  toujours  en  disant: 
Nous  n'avons  point  de  remèdes  pour  l'âme.  » 

Il  est  rare,  au  surplus,  dans  cette  dernière  période,  qu'elle 
fasse  appel  aux  lumières  de  la  Faculté.  Elle  a  pris  le  parti  de  se 
soigner  elle-même,  et  son  unique  souci  est  de  se  délivrer  de  la 
souffrance  physique.  «  Des  caïmans,  »  c'est-à-dire  des  sopori- 
fiques, voilà  presque  son  seul  remède,  dont  elle  use  immodéré- 
ment et  qu'elle  s'administre  à  sa  guise,  malgré  les  remontrances 
de  ses  meilleurs  amis.  C'est  ce  dont  la  reprend,  avec  esprit  et 
sans  succès,  la  comtesse  de  Boufflers  :  «  C'est  une  chose  bien 
singulière  (1)  de  trouver  une  personne  d'esprit  qui  redoute  les 
médecins  et  non  les  drogues.  Vous  vous  imaginez  donc  que  c'est 
avec  un  couteau  qu'ils  tuent  les  gens? Croyez-moi,  leurs  pilules 
sont  plus  malsaines  que  leur  présence  ;  et  quand  on  se  livre  une 
fois  aux  médicamens,  le  plus  court  est  de  les  consulter;  quelque 
ignorans  qu'ils  soient,  ils  en  savent  encore  plus  que  nous  là- 
dessus.  »  Nul  raisonnement  n'a  prise  sur  son  obstination,  car 
cette  conduite  fait  partie  d'un  plan  préconçu,  et  cette  phase 
ultime  de  sa  vie  n'est,  à  vrai  dire,  qu'un  lent  suicide,  froide- 
ment prémédité,  accompli  sans  faiblesse.  Elle  prend,  dès  cette 
époque,  toutes  ses  dispositions  dernières,  réglant  d'avance  les 
détails  de  son  enterrement,  indiquant  avec  minutie  ce  qu'on  doit 
faire  après  sa  mort,  comme  de  «  lui  faire  ouvrir  la  tête  par  un 
chirurgien  de  la  Charité,  »  funèbres  vœux  qu'elle  confie  à 
Guibert  et  qui  le  glacent  d'horreur:  «  Il  faut  donc,  s'écrie-t-il(2), 
que  vous  soyez  sans  aucune  sorte  de  sentiment  pour  moi,  pour 
porter  ainsi  le  désespoir  dans  mon  âme  !  Mais  vous  ne  l'y  por- 
tez pas,  dites-vous;  tous  mes  chagrins  ne  sont  que  fugitifs;  mes 
larmes  mêmes  ne  prouvent  rien,  j'en  ai  si  souvent  versé  !  Peu 
s'en  faut  que  vous  n'alliez  à  dire  qu'elles  sont  fausses  !  » 

Telle  est  effectivement  l'idée  qui  la  poursuit  sans  cesse,  la 
seule  crainte  qui  l'agite  au  seuil  de  la  tombe  entr'ouverte  : 
Guibert  l'oubliera  vite  et  ne  la  pleurera  pas  longtemps.  «  Oh! 
mon  ami  (3),  rien  n'est  profond,  rien  n'est  de  suite  en  vous.  Il  y 
a  des  jours  oii  la  nouvelle  de  ma  mort  vous  ferait  à  peine  sen- 
sation ;  et,  voyez  si  je  vous  connais,  peut-être  y  a-t-il  tel  moment 

(1)  Archives  du  château  de  Talcy. 

(2)  Février  1716.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(3)  Lettre  du  \  novembre  1775.  Ibidem. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  VOUS  en  seriez  accablé.  »  On  voit  combien,  malgré  son  anéan- 
tissement physique,  l'amour  subsiste  dans  son  cœur,  vivace,  in- 
destructible, vaincfupur  de  la  souffrance  :  «  Je  ne  suis  plus  à 
moi  (1)  lorsque  je  vous  vois;  votre  présence  charme  tous  mes 
maux;  alternativement  vous  me  donnez  ou  vous  m'enlevez  la 
fièvre;  à  peine  sais-je  si  j'ai  souffert.  En  vous  voyant,  je  n'ai  pas 
besoin  que  vous  m'aimiez  ;  le  Ciel  est  dans  mon  âme,  je  ne  juge 
plus  la  vôtre,  j'oublie  que  vous  êtes  coupable,  je  vous  aime!  » 

Il  est  étrange  de  constater  que,  dans  son  entourage,  même 
le  plus  familier,  nul  ne  soupçonne  la  réelle  origine  de  cet  état 
qui  désole  ses  amis.  Tous  attribuent  sa  langueur,  sa  faiblesse, 
son  pitoyable  amaigrissement,  au  chagrin  qu'elle  éprouve  d'avoir 
perdu  Mora  et  la  chapitrent  à  renvi,avec  une  affectueuse  logique, 
sur  la  stérilité  des  regrets  éternels  :  «  Vous  vous  êtes  fait,  lui 
écrit  Suard  (2),  des  idées  exagérées  de  passion,  qui  raniment  un 
sentiment  prêt  à  s'affaiblir  et  rappellent  à  votre  imagination 
tout  ce  qui  peut  le  rendre  plus  amer  et  plus  durable.  Ah!  ma- 
demoiselle, je  n'aurais  qu'un  vœu  à  former  :  ne  soyez  pas  plus 
grande  que  nature  !  Laissez-vous  aller  à  ce  qui  vous  attire,  ne 
rappelez  pas  les  souvenirs  funestes  qui  s'enfuient,  et  consolez- 
vous  de  n'être  pas  inconsolable.  »  Condorcet,  M""*  de  Boufflers  et 
ses  autres  amis  lui  tiennent  le  même  langage,  qui  la  pénètre,  à 
leur  insu,  d'une  humiliation  douloureuse.  «  Ils  croient  tous  (3) 
que  c'est  la  mort  de  M.  de  Mora  qui  me  tue.  Mon  ami,  s'ils  sa- 
vaient que  c'est  vous,  que  c'est  votre  mariage  qui  a  frappé  le 
r,oup  mortel  !  Quelle  horreur  ils  auraient  pour  moi  !  Que  je  leur 
paraîtrais  méprisable  !  Ah  !  ils  ne  m'accuseraient  ni  plus  haut  ni 
plus  fort  que  ma  conscience.  »  Et,  dans  son  aversion  pour  le 
aiensonge,  elle  est  quelquefois  sur  le  point  de  leur  tout  révéler  : 
c<  Je  ne  sais  comment  il  ne  m'est  déjà  pas  échappé  vingt  fois  les 
mots  qui  découvriraient  le  secret  de  ma  vie  et  de  mon  cœur!  » 
Elle  se  tait  cependant;  personne  ne  lit  dans  cette  âme  déchirée. 
Trente  ans  plus  tard,  quand  la  veuve  de  Guibert  se  décide  à  faire 
publier  les  premières  lettres  de  Julie,  M""  Suard  ouvre  le  vo- 
lume; à  peine  en  a-t-elle  lu  dix  pages,  que  le  livre  lui  tombû 
des  mains;  elle  court  chez  son  mari  :  «  Mon  ami,  lui  crie-t-elle, 

(1)  Lettre  du  7  novembre  1875.  Archives  du  comte  de  Villcneuve-Guibert. 

(2)  Archives  du  château  de  Talcy. 

(3)  Lettre  du  7  novembre  1775.  —  Édition  Asse. 


JULIE   DE    LESPINASSE.  133 

elle  aimait  M,  de  Guibert!  —  Oui,  répond-il,  je  viens  de  l'ap- 
prendre. »  Et  tous  deux  demeurèrent  confondus  d'étonnement(l). 

Mais  celui  dont  l'aveuglement  passe  vraiment  toutes  les 
bornes,  c'est  l'ami  qui  vit  sous  son  toit  et  qui  suit,  heure  par 
heure,  toutes  les  phases  de  son  existence.  La  tendresse  pas- 
sionnée que  d'Alembert  professe  pour  M"'  de  Lespinasse,  la  con- 
naissance parfaite  qu'il  a  de  sa  nature,  ne  lui  laissent  aucun 
doute  sur  la  cause  toute  morale  des  maux  dont  elle  est  accablée; 
mais,  n'ayant  jamais  cru  qu'elle  eût  éprouvé  pour  Mora  autre 
chose  que  de  l'amitié,  il  ne  peut,  comme  les  autres,  mettre  sur 
le  compte  de  ce  deuil  le  dépérissement  de  Julie.  D'autre  part,  il 
constate  avec  un  amer  désespoir  le  changement  subit  et  complet 
qui,  depuis  quelques  mois,  s'est  produit  dans  son  attitude,  dans 
sa  manière  d'être  avec  lui.  Ce  n'est  plus  comme  naguère,  lors- 
qu'elle tremblait  pour  les  jours  de  Mora,  la  froideur,  le  silence 
distrait  d'une  personne  absorbée  par  de  tristes  pensées,  mais  une 
sécheresse,  une  aigreur  de  langage  et,  chaque  fois  qu'il  s'ap- 
proche, un  mouvement  de  recul  qui  semble  de  la  répulsion;  c'est  ce 
dont  elle  s'accuse  elle-même  dans  ce  passage  d'une  de  ses  lettres 
à  Guibert  :  «  Si  je  ne  vous  paraissais  pas  trop  ingrate,  je  vous 
dirais  que  je  verrais  partir  avec  une  sorte  de  plaisir  M.  d'Alem- 
bert. Sa  présence  pèse  sur  mon  âme  ;  il  me  met  mal  avec  moi- 
même  ;  je  me  sens  trop  indigne  de  son  amitié  et  de  ses  vertus.  » 

Faut-il  décrire  la  peine  que  ressent  d'Alembert  d'une  telle 
métamorphose?  Jamais  pourtant  il  ne  se  plaint,  et  ce  n'est  que 
par  sa  bonté,  par  sa  douceur  constante,  par  son  infatigable  dé- 
vouement, qu'il  cherche  à  regagner  le  cœur  qui  lui  échappe. 
C'est  à  cette  date  qu'en  apportant  son  portrait  à  Julie,  il  inscrit 
au-dessous  ces  vers  mélancoliques  : 

De  ma  tendre  amitié  ce  portrait  est  le  gage; 

Qu'il  soit  dans  tous  vos  maux  votre  plus  ferme  appui, 

Et  dites  quelquefois,  en  voyant  cette  image  : 

De  tous  ceux  que  j'aimai,  qui  m'aima  comme  lui  ? 

C'est  en  vain  cependant  qu'il  se  creuj'e  la  cervelle;  jamais, 
dans  ses  nuits  sans  sommeil,  il  ne  devine  la  triste  vérité.  «  Par 
quel  motif,  que  je  ne  puis  comprendre  ni  soupçonner ,  gémit-il  au 
lendemain  de  la  mort  de  Julie  (2),  ce  sentiment  si  doux  pour 
moi  s'est-il  changé  tout  à  coup  en  éloignement  et  en  a\er.sion? 

(1)  Mémoires  de  M"=°  Suard.  Passim. 

(2)  Aux  mânes  de  Jti"»  de  Lespinasse.  Écrit  le  22  juillet  1776. 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Qu'avais-jc  fait  pour  vous  déplaire?...  Avicz-vous  avec  moi 
quelque  tort  que  j'ignorais,  et  que  j'aurais  eu  tant  de  douceur  à 
vous  pardonner,  si  je  l'avais  su?  Vous  avez  dit  à  l'un  de  mes 
amis,  qui  vous  reprochait  la  manière  dont  vous  me  traitiez,  que 
la  cause  de  votre  chagrin  était  de  ne  pouvoir  m'ouvrir  votre 
âme  et  me  faire  voir  les  plaies  qui  la  déchiraient.  J'ai  été  vingt 
fois  au  moment  de  me  jeter  dans  vos  bras  et  de  vous  demander 
quel  était  mon  crime;  mais  j'ai  craint  que  vos  bras  ne  repous- 
sassent les  miens,  que  j'aurais  tendus  vers  vous.  Votre  conte- 
nance, vos  discours,  votre  silence  même,  tout  semblait  me  dé- 
fendre de  vous  approcher.  »  S'il  est  loin,  comme  on  voit,  de 
supposer  chez  son  amie  un  amour  malheureux,  à  plus  forte  rai- 
son ne  songe-t-il  pas  à  soupçonner  Guibert.  Nous  l'avons  en- 
tendu, lors  de  la  crise  où  Julie  a  cru  succomber,  déplorer  can- 
didement l'absence  de  ce  consolateur;  il  lui  marque,  en  effet, 
toujours  et  en  toute  occasion,  une  confiance  toute  spéciale,  une 
sympathie  particulière.  i<  M.  d'Alembert  vous  aime  comme  si 
j'y  consentais,  »  dira  Julie  à  son  amant  avec  un  demi-sourire  (1). 
11  lui  écrit  toutes  les  fois  qu'il  s'absente;  s'il  est  souffrant,  il 
court  chez  lui  pour  s'informer  de  sa  santé;  quand  la  faiblesse 
cloue  Julie  dans  sa  chambre,  il  tient  Guibert  au  courant  des  nou- 
velles, lui  porte  même  parfois  des  lettres  de  la  malade,  dont  il 
met  l'adresse  de  sa  main  (2).  Une  naïveté  si  surprenante  prête- 
rait à  la  raillerie,  si  l'on  n'était  pris  d'émotion  devant  une  foi  si 
absolue,  une  abnégation  si  touchante,  un  si  généreux  dévoue- 
ment. Il  gardera  cette  belle  fidélité  au  delà  de  la  tombe;  quand 
Marmontel,  pour  l'arracher  à  sa  douleur,  lui  rappellera  un  jour 
l'ingratitude  de  son  amie  :  «  Oui,  répondra-t-il  en  pleurant,  elle 
était  changée,  mais  moi  je  ne  Tétais  pas  (3)  !  » 

VI 

Les  rigueurs  de  l'hiver  ne  pouvaient  manquer  d'aggraver 
l'état,  déjà  terriblement  précaire,  de  M'^^  de  Lespinasse.  «  J'ai 
froid,  si  froiri,  écrit- elle  (4),  que  mon  thermomètre  est  à  vingt 
degrés  plus  bas  que  celui  de  Réaumur.   Ce  froid  concentré,  cet 

(1)  Lettre  du  10  juillet  1775.  —  Édition  Asse. 

(2)  Pour  plusieurs  des  dernières  lettres  de  M"'  de  Lespinasse,  la  suscription 
est  de  récriture  de  d'Alembert.  (Archives  du  comte  de  Yilleneuve-Guibert.) 

(3)  Mémoires  de  Marmontel. 

(4)  Janvier  1774.  —  Édition  Asse. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  135 

état  de  torture  perpétuelle,  me  jettent  dans  un  découragement  si 
total,  si  entier,  que  je  n'ai  plus  la  force  de  désirer  une  meilleure 
disposition.  »  —  «  Je  gèle,  je  tremble,  je  meurs  de  froid,  je 
suis  dans  l'eau,  reprend-elle  peu  après.  Mon  cœur  est  froid, 
serré  et  douloureux,  et  je  dirais  comme  la  folle  de  Bedlam  :  il 
souffre  tant  quil  crèvera!  »  Aux  frissons  qui  chaque  soir  gla- 
cent le  sang  dans  ses  veines,  succède  chaque  nuit  une  fièvre 
ardente,  qui  la  tient  éveillée  jusqu'à  l'aube  du  matin.  Puis  ce 
sont  des  accès  de  toux  et  des  suffocations,  des  maux  de  tête  qui 
la  rendent  «  presque  folle.  »  Aussi,  plus  que  jamais,  invoque- 
t-elle  à  son  aide  le  dangereux  secours  de  l'opium,  dont  il  lui 
arrive  d'absorber  jusqu'à  «  quatre  grains  »  à  la  fois  :  «  Pris  à 
cette  dose,  dit-elle  (1),  il  me  calme  à  la  manière  dont  la  tête  de 
Méduse  calmait.  Je  suis  pétrifiée,  sans  mouvement,  je  n'ai  l'usage 
d'aucune  de  mes  facultés;  ce  que  je  vois  n'est  plus  pour  moi 
que  la  lanterne  magique,  et  cela  est  si  vrai  que,  pendant  deux 
heures  cette  après-midi,  il  m'aurait  été  impossible  de  mettre  les 
noms  sur  les  visages.  Oh  !  c'est  un  singulier  état  que  d'être 
morte  toute  en  vie  !  »  Vingt  fois,  à  ce  régime,  elle  risque  de 
s'empoisonner,  et  ses  amis,  Guibert  en  tête,  perdent  leur  élo- 
quence à  lutter  contre  cet  excès  :  «  Au  nom  de  Dieu,  par  pitié,  la 
conjure  ce  dernier  (2),  si  vous  m'avez  jamais  aimé,  ne  prenez 
pas  cette  seconde  pilule!  Je  ne  vous  survivrais  pas...  Vous 
m'avez  dit  des  paroles  qui  m'ont  fait  trembler  :  ce  froid  inconnu 
que  vous  sentez  dans  votre  cœur...  Mon  Dieu,  Phèdre  s'exprime 
ainsi  !  » 

Le  pire  est  son  affaiblissement  graduel.  Malgré  son  énergie, 
il  est  bien  rare  maintenant  qu'elle  puisse  quitter  sa  chambre, 
fût-ce  pour  une  course  urgente  et  nécessaire  :  «  Le  moyen  de 
penser  à  se  faire  transporter  là,  dit-elle  dans  une  circonstance 
de  ce  genre  (3),  lorsqu'il  y  a  trop  loin  de  mon  lit  à  mon  fau- 
teuil. Vous  n'avez  pas  l'idée  de  l'état  de  faiblesse  où  je  suis.  Je 
laboure  en  vous  écrivant  ;  les  oreilles  me  tintent  comme  si 
j'allais  m'évanouir.  »  Ces  défaillances  sont  quelquefois  suivies 
de  résurrections  passagères,  d'un  fébrile  besoin  de  mouvement, 
accompagné  d'une  espèce  de  fringale  :  «  Vous  ne  connaissez  pas 

(1)  Lettre  de  décembre  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve- Guibert. 

(2)  Lettre  de  janvier  1776.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert, 

(3)  Février  1776.  Ibidem.  —  Il  s'agissait  de  visiter  un  nouvel  appartement 
qu'elle  désirait  louar. 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plaisir  de  manger  jusqu'à  ia  passion?  Eh  bien!  j'en  suis  là 
depuis  douze  ou  quinze  jours  ;  et  les  médecins,  qui  sont  des 
ignorans  ou  des  barbares,  prétendent  que  c'est  un  mauvais  sym- 
ptôme pour  ma  poitrine.  Si  je  pouvais  calmer  ma  toux,  je  ne 
me  soucierais  guère  de  leurs  pronostics!  »  —  «  Jamais,  dit-elle 
encore  dans  une  de  ces  périodes  (1),  je  n'ai  eu  tant  de  vie  et  de 
force.  Le  silence,  la  solitude  des  nuits  me  donnent  une  intensité 
d'existence  que  j'aurais  peine  à  décrire.  »  Dans  ces  phases  éphé- 
mères, elle  se  reprend  à  l'espérance,  elle  esquisse  des  projets 
d'avenir.  L'idée  de  quitter  son  logis  pour  se  rapprocher  de 
Guiberl  (2)  la  hanta  quelque  temps;  c'est  avec  une  hâte  maladive 
qu'elle  prétendait  terminer  cette  affaire,  dont  Guibert,  trop  len- 
tement à  son  gré,  suivait  la  négociation. 

Au  reste,  si  son  corps  languit,  son  âme  reste  active  et 
brûlante.  Sans  doute  sa  porte  est,  la  plupart  du  temps,  fermée 
pour  les  indifférons  et  elle  ne  reçoit  plus  qu'un  nombre  assez 
restreint  d'intimes,  mais  elle  se  montre  avec  ceux-ci  aussi  pleine 
de  vivacité,  de  grâce  et  d'éloquence  qu'aux  plus  beaux  jours  de 
son  fameux  salon.  «  Vous  la  trouveriez  encore  intéressante  et 
animée,  au  milieu  de  ses  souffrances  et  dans  l'affaissement  où  elle 
tombe  tous  les  jours,  »  mande  Morellet  à  lord  Shelburne  (3), 
ajoutant  qu'un  «  miracle  seul  »  pourrait  l'arracher  à  la  mort.  Le 
mal  n'a  pas  plus  prise  sur  son  cœur  que  sur  son  esprit,  elle  aime 
Guibert  avec  la  même  tendresse,  la  même  ardeur  et  la  même 
amertume.  Elle  a  toujours  le  même  besoin  de  le  voir  chaque 
jour,  à  toute  heure,  et  elle  ne  se  lasse  pas  de  solliciter  ses  vi- 
sites :  «  Je  devrais  avoir  la  préférence,  parce  qu'il  me  semble 
que  l'attention  se  réveille  au  moment  de  se  quitter  ;  les  soins  ne 
tirent  plus  à  conséquence.  C'est  ce  qui  fait  que  presque  tous  les 
agonisans  sont  aimés  et  pleures  (4).  »  Elle  s'excuse  néanmoins 
du  spectacle  affligeant  qu'elle  est  forcée  de  lui  offrir  :  «  Je  meurs 
de  regret  de  la  manière  dont  vous  passez  la  soirée  ici,  tandis  que 
vous  êtes  entouré  ailleurs  de  tous  les  genres  de  plaisirs.  Point  de 
sacrifice,  mon  ami  (5).  » 

(1)  Lettre  à  Suard  de  1176.  —  Archives  du  château  de  Talcy. 

(2)  Guibert  logeait  alors  rue  de  Grammont,  dans  une  maison  appartenant  è  son 
,  beau-père.  L'appartement  que  désirait  louer  M"'  de  Lespinasse  était  situé  au  coin 
'  de  cette  même  rue  et  du  boulevard. 

(3)  Lettre  de  l'abbé  Morellet  à  lord  Shelburne  du  12  mars  1776,  passim. 

(4)  Lettre  de  décembre  1775.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(5)  Lettre  de  mars  1776.  Ibidem 


JULIE   DE   LESPINASSE.  137 

Ces  derniers  mots  suffiraient  à  prouver  que,  si  la  passion 
dure  encore,  la  jalousie^  son  triste  corollaire,  n'a  pas  cédé  non 
plus  devant  les  approches  de  la  mort.  La  pensée  des  deux 
femmes  qu'elle  laissera  derrière  elle,  l'ancienne  maîtresse  et 
l'épouse  légitime,  empoisonne  ses  derniers  instans,  et  elle  attaque 
souvent  Guibert  sur  les  embarras  que  lui  causent  tant  de  diverses 
affections,  qui  réclament  tour  à  tour  leurs  droits  :  «  Que  ferez- 
vous  demain  (1),  mon  ami?  Non  pas,  comme  de  raison,  ce  que 
vous  avez  dit  que  vous  feriez,  mais  ce  qui  plaira  à  la  première 
ou  à  la  dernière  venue  (2)  ;  et  cela  est  juste,  car  c'est  entre  les 
deux  qu'est  ma  place.  Que  je  rendrais  grâce  au  Ciel  si,  avant 
que  de  mourir,  je  pouvais  m'exiler  de  ce  trio!  En  vérité,  vous  les 
feriez  mourir  d'humeur,  si  vous  veniez  à  leur  dire  la  vérité.  Moi, 
vieille,  laide,  maussade,  mourante,  figurer  avec  ce  qu'il  y  a  de 
plus  aimable  et  de  plus  charmant  dans  ce  pays-ci  !  Mon  ami, 
vous  avez  le  goût  dépravé.  J'en  suis  bien  fâchée  pour  vous;  car 
moi  je  m'en  vais,  mais  vous,  vous  resterez  dépravé.  » 

Ces  tristes  ironies  ont  remplacé  les  violences  d'antan.  Janvier 
a  vu  leur  dernière  scène,  si  terrible,  à  vrai  dire,  que,  le  lende- 
main, lorsqu'il  a  repris  son  sang-froid,  Guiberta  redouté  quelque 
résolution  fatale  :  «  Mon  amie,  quelle  réponse  !  a-t-il  écrit  avec 
effroi  (3).  Je  la  trouve  en  rentrant  chez  moi,  et  je  frémis.  L'état 
dans  lequel  je  vous  ai  laissée  se  joint  à  tant  d'horreur,  et  achève 
de  m'accabler.  Vous  aviez  la  pâleur  de  la  mort...  Moi,  votre 
bourreau!  Ah!  tue-t-on  ce  qu'on  aime,  ce  qu'on  ne  peut  se 
passer  d'aimer  ?  Deux  mots,  je  vous  en  conjure,  je  ne  respire 
pas.  Ah  !  mon  amie,  vous  voulez  donc  que  je  pleure  en  larmes 
de  sang  la  scène  d'hier  au  soir?  »  A  dater  de  ce  jour,  moitié 
crainte,  moitié  compassion,  il  s'est  juré  de  se  contenir,  de  tout 
accepter  sans  révolte,  et  il  nous  faut  maintenant  admirer  sa 
patience.  Aux  mots  amers,  aux  reproches  silencieux,  plus  pé- 
nibles encore,  il  n'oppose  plus  que  la  résignation,  le  repentir,  la 
douceur  suppliante  :  «  Je  le  sens,  je  le  vois  (4),  je  n'ai  plus  rien 
à  attendre  de  vous,  mon  amie.  Le  désespoir  et  le  désir  de  la 
mort  habitent  dans  votre  âme.  Vous  êtes  détachée  de  tout.  Pas 
une  parole  de  douceur  et  de  bonté  n'est  sortie  de  votre  bouche 

(1)  Ibidem. 

(2)  C'est-à-dire  M"°«  de  Montsauge  et  M""  de  Guibert. 

(3)  Janvier  1776.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(4)  Ibidem,   -  Hiver  de  1716. 


*  138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  trois  semaines;  et  c'est  encore  plus  votre  volonté  que 
votre  abattement  qui  me  condamne  à  ce  supplice.  Hier  encore, 
vous  me  disiez  que  vous  me  vouliez  du  bien,  et  vous  ajoutiez: 
autant  que  volts  m' avez  fait  de  mal.  Quel  vœu!...  Vous  m'avez 
parlé  de  votre  santé,  et  vous  m'en  avez  parlé  avec  l'accent  dtt 
désespoir,  comme  pour  m'accabler  ;  il  semblait  que  vous  vou- 
lussiez me  dire  :  Oui,  je  souffre,  et  vous  êtes  mon  bourreau,  je 
meurs,  et  c'est  pour  n'être  plus  à  portée  de  vous  voir  !  »  A  quel- 
ques semaines  de  là  (1)  :  «  Vous  avez  été  hier  à  mon  âme  d'une 
manière  terrible;  vos  larmes,  vos  regards  éteints,  et  jamais  plus 
expressifs,  me  suivront  longtemps.  Vous  me  regardiez  à  peine, 
sinon  vous  m'auriez  vu  presque  aussi  bouleversé  que  vous  ;  je 
souffrais  de  vos  maux  et  je  pleurais  de  vos  larmes.  »  Jamais, 
jusqu'à  ce  jour,  il  n'a  trouvé  d'accens  si  chaleureux  et  si  vrai- 
ment sentis.  «  Je  ne  cesse  de  penser  à  vous;  je  baiserais  le  seuil 
de  votre  porte;  j'y  mourrais  de  douleur  si  vous  me  la  re- 
fusiez! » 

Il  fallut  les  instances  répétées  de  Guibert,  jointes  aux  prières 
de  d'Alembert,  pour  déterminer  la  malade  à  recourir  à  d'autres 
soins  que  ceux  du  «  médecin  de  sa  rue,  »  dont  jusqu'alors  elle 
s'était  contentée  (2).  Ils  proposèrent  Bordeu  (3),  le  plus  fameux 
praticien  de  son  temps,  et  elle  s'y  résigna,  «  le  poignard  sur  la 
gorge,  »  sans  illusion  sur  le  succès  de  cette  consultation.  «  J'ai 
cédé  à  l'amitié  en  voyant  Bordeu,  écrit-elle.  Avant  qu'il  soit  peu, 
la  même  amitié  gémira  de  l'inutilité  de  ses  secours.  »  Bordeu 
trouva  les  poumons  attaqués  et  déclara  l'état  à  peu  près  sans 
espoir;  toutefois,  affirme  Guibert  à  Julie,  «  il  dit  toujours  que, 
si  votre  âme  se  détendait,  si  elle  cessait  de  souffrir,  vous  guéri- 
riez. »  Les  nouveaux  remèdes  essayés  n'amenèrent  point  d'amé- 
lioration. Les  forces  déclinaient  avec  rapidité.  Depuis  le  mois 
d'avril,  elle  ne  quitte  plus  son  lit.  Son  cercle  se  restreint  encore  : 
avec  Guibert,  qui  vient  matin  et  soir,  et  d'Alembert,  toujours  à 
son  chevet,  elle  ne  reçoit  plus  guère  que  Condorcet,  Suard  e< 
M""*    Geoffrin.   Cette    dernière,    relevant    à    peine    d'une   forte 

(1)  Avril  1776.  Ibidem. 

(2)  «  11  s'appelle  M.  Sontoul,  écrivait-elle  à  Abel  de  Vichy,  et  il  demeure  rue  de 
l'Université,  près  la  rue  de  Beaune,  à  côté  du  pâtissier.  On  lui  donne  trois  livres, 
ainsi  qu'à  tous  les  chirurgiens  de  coin  de  rue.  »  (Archives  du  marquis  de  Vichy.) 

(3)  Théophile  de  Bordeu,  né  en  1722,  mort  en  1776,  célèbre  par  sa  science,  et 
aussi  par  ses  paradoxes  et  le  cynisme  de  ses  propos.  Il  déplaisait  fort,  pour  cette 
raison,  à  M""  de  Lespinasse. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  139 

attaque  d'apoplexio,  demi-paralyséo,  presque  mourante  elle- 
même,  se  traîne  quotidiennement  auprès  de  sou  amie,  au  grand 
attendrissement  de  M''"  de  Lespinasse  :  «  Quel  plaisir  doulou- 
reux j'ai  eu  en  la  revoyant  !  s'écrie-t-elle.  x\h  !  elle  ma  l'ait  mal; 
j'ai  vu  sa  tin  plus  près  que  la  mienne.  Je  n'ai  jamais  pu  me  rendre 
maîtresse  de  mes  larmes;  elles  m'ont  surmontée  devant  elle; 
j'étais  désolée.  »  Lorsque,  au  début  de  mai,  Suard  dut  aller  pas- 
ser quelques  semaines  en  Angleterre,  ce  fut  le  cœur  navré  qu'il 
fit  à  Julie  des  adieux  qu'il  savait  être  les  derniers  :  «  Ce  n'est  pas 
que  je  la  plaigne  de  mourir,  mandait-il  de  Londres  à  sa  femme  (1)  ; 
il  y  a  longtemps  que  ses  amis  ne  voient  dans  la  prolongation  de 
sa  vie  qu'une  prolongation  de  malheur;  mais  je  la  plains  de 
souffrir,  de  languir,  d'arriver  à  une  mort  prématurée  par  une 
longue  continuité  de  douleur  et  de  désespoir.  Cette  image  m'ob- 
sède et  obscurcit  tout  ce  que  je  vois.  » 

Quant  à  Guibert,  telle  est  son  anxiété,  que  c'est  à  peine  si, 
dans  ce  mois  de  mai,  il  s'absente  une  fois  quelques  heures  pour 
aller  à  Versailles,  où  l'appellent  ses  affaires.  Le  soir,  quand  il 
revient,  il  apprend  que  dans  la  journée  la  malade  a  failli  suc- 
comber dans  une  crise;  il  trouve  un  billet  d'elle  qu'elle  a  intitulé 
son  testament  de  mort,  et  dont  chaque  mot  éveille  en  lui  l'épou- 
vante et  le  repentir  :  «  Votre  testament  de  mortl  Ce  moi  m'a  l'ait 
frémir.  Hélas  !  votre  lettre  porte  en  effet  l'empreinte  de  la  mort; 
ce  sont  lesaccensde  l'agonie...  Je  vous  aime,  mon  amie,  je  vous 
aime;  ces  expressions  sortent  du  fond  de  mon  âme;  mes  san- 
glots les  interrompraient  si  vous  étiez  là  (2).  »  C'est  à  son  tour 
maintenant  de  faire  appel  à  la  pitié  :  «  Votre  lettre  m'accable; 
je  ne  suis  pourtant  point  aussi  coupable  que  vous  l'imaginez.  Je 
vous  ai  toujours  aimée,  je  vous  ai  aimée  du  premier  moment 
que  je  vous  ai  connue.  Vous  êtes  tout  ce  qui  m'attire,  tout  ce  qui 
m'attache  le  plus  au  monde.  Oui,  —  il  faut  le  dire,  puisque,  des- 
cendant dans  mon  cœur,  je  vois  que  c'est  ma  plus  intime 
pensée,  —  s'il  fallait  opter  entre  votre  mort  et  celle  de  tout  ce 
que  je  connais,  je  ne  balancerais  pas  !  » 

Il  fut  un  temps  où  ces  protestations,  ces  cris  sortis  du  cœur, 
eussent  enivré  de  joie  celle  à  qui  ils  s'adressent;  mais  les  souf- 
frances de  ce  corps  exténué  sont  parvenues  au  point  où  elles 
brisent  les  ressorts  de  l'âme,  et  c'est  d'une  voix  éteinte  qu'elle 

(1)  Lettre  de  Suard  à  M""  Suard,  14  mai  1776.  —  Archives  du  château  de  ïalcy. 

(2)  Mai,  9  heures  du  soir.  —  Archives  du  comte  de  Viîleneuve-Guibert. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

murmure  un  remerciement  :  «  Je  n'ai,  en  vérité,  pas  la  force  de 
tenir  ma  plume.  Toutes  mes  facultés  sont  employées  à  souffrir. 
Je  suis  arrivée  à  ce  terme  de  la  vie  où  il  est  presque  aussi  dou- 
loureux de  mourir  que  de  vivre.  Je  crains  trop  la  douleur;  les 
maux  de  mon  âme  ont  épuisé  toutes  mes  forces.  Mon  ami,  sou- 
tenez-moi, mais  ne  souffrez  pas,  car  cela  deviendrait  mon  mal  le 
plus  sensible.  » 

Sa  «  sensibilité,  »  en  effet,  reste  entière,  et  les  bons  procédés 
ne  sont  pas  perdus  pour  son  cœur.  Un  soir  qu'elle  est  plus  mal 
que  de  coutume,  Guibert,  deux  fois  dans  la  môme  nuit,  fait 
prendre  des  nouvelles  ;  cet  intérêt  la  touche  aux  larmes  :  «  Mais 
cela  est  comme  vous,  sans  mesure  !  Envoyer  la  nuit  deux  fois  I 
Ah  !  le  meilleur  et  le  plus  léger  de  tous  les  hommes  I  Oui,  cal- 
mez-vous, je  vous  le  répète,  vous  hâteriez  mes  maux;  les  vôtres 
me  font  mal,  bien  mal.  —  Que  je  me  calme,  et  vous  mourez! 
réplique-t-il  hors  de  lui.  Votre  journée  a  été  affreuse,  votre  nuit 
va  être  terrible...  Voyez  un  médecin,  prenez  du  lait,  puisque 
vous  avez  le  pressentiment  qu'il  peut  vous  soulager.  Je  renvoie 
chez  vous,  je  veux  savoir  comment  vous  vous  trouvez.  Il  sera 
onze  heures  et  demie  ou  minuit  quand  votre  réponse  m'arrivera; 
elle  me  trouvera  éveillé  et  en  larmes...  Ah  !  mon  amie,  que  ne 
voyez-vous  le  fond  de  mon  cœur  ?  Il  vous  toucherait,  vous  ne 
pourriez  plus  vous  résoudre  à  mourir  (1).  » 

Ce  funèbre  dialogue  se  poursuivra  jusqu'à  la  dernière  heure. 
Les  lettres  sont  d'ailleurs  maintenant  le  seul  lien  qui  subsiste 
entre  eux,  car,  depuis  la  crise  que  j'ai  dite,  Julie  n'a  plus  voulu 
que  Guibert  entrât  dans  sa  chambre.  M"*  de  La  Ferté-Imbault 
nous  apprend  le  motif  de  cette  interdiction  :  les  convulsions,  dit- 
elle  (2),  avaient  tordu  et  déplacé  ses  traits,  défiguré  entièrement 
son  visage;  et,  par  une  coquetterie  touchante,  elle  répugnait  à 
laisser  cette  image  dans  les  yeux  du  seul  homme  dont  le  souve- 
nir eût  pour  elle  quelque  prix.  Au  moins  compense-t-elle  cette 
rigueur  par  des  billets  fréquens,  où  elle  donne  cours  à  sa  ten- 
dresse. Celui  qu'elle  écrivit  dans  l'après-midi  du  11  mai  devait, 
sans  doute,  dans  sa  pensée  être  l'adieu  suprême;  il  y  règne  une 
sérénité  douce  et  sans  amertume,  où  l'on  sent  déjà,  croirait-on, 
l'auguste  apaisement  de  la  tombe  :  «  Vous  êtes  trop  bon,  trop 
aimable,  mon   ami;  vous  voudriez  ranimer,  soutenir  une  âme 

(1)  Mai  1776.  —  Archives  du  comte  de  Villeneuve-Guibert. 

(2)  Souvenirs  inédits,  passim. 


JUUE    DE    LESPÎNASSE.  141 

qui  succombe  enfin  sous  le  poids  et  la  durée  de  la  douleur.  Je 
sens  tout  le  prix  de  ce  que  vous  m'offrez,  mais  je  ne  le  mérite 
plus.  Il  a  été  un  temps  où  être  aimée  de  vous  ne  m'aurait 
rien  laissé  à  désirer.  J'aurais  voulu  vivre;  aujourd'hui  je  ne 
veux  plus  que  mourir...  Je  voudrais  bien  savoir  votre  sort;  je 
voudrais  bien  que  vous  fussiez  heureux  par  votre  situation,  car 
vous  ne  serez  jamais  bien  malheureux  par  votre  caractère  et 
par  vos  sentimens...  Adieu,  mon  ami.  Si  jamais  je  revenais  à  la 
vie,  j'aimerais  encore  l'employer  à  vous  aimer,  mais  il  n'y  a  plus 
de  temps  (1).  » 

VII 

Elle  eut  encore  quelques  jours  de  répit,  dont  elle  usa  pour 
achever  de  régler  ses  affaires.  Son  testament  désignait  d'Alem- 
bert  pour  faire  exécuter  ses  dernières  volontés  :  elle  lui  écrivit,  le 
16  mai,  une  lettre  destinée  à  être  ouverte  après  sa  mort  :  «  Je 
vous  dois  tout,  y  lit-on  (2).  Je  suis  si  sûre  de  votre  amitié,  que 
je  veux  employer  ce  qui  me  reste  de  force  à  supporter  une  vie 
011  je  n'espère  ni  ne  crains  plus  rien.  Mon  malheur  est  sans  res- 
sources comme  sans  consolation  ;  mais  je  sens  encore  que  je 
dois  faire  effort  pour  prolonger  des  jours  que  j'ai  en  horreur...  » 
Suivent  des  dispositions  touchant  ses  manuscrits,  ses  lettres, ses 
papiers  intimes,  et  une  sorte  de  codicille  contenant  des  legs 
qu'elle  fait  à  ses  amis  :  «  Adieu,  mon  ami,  conclut-elle.  Songez 
qu'en  quittant  la  vie,  je  trouve  le  repos  que  je  ne  pouvais  plus 
espérer.  Conservez  le  souvenir  de  M.  de  Mora  comme  de  l'homme 
le  plus  vertueux,  le  plus  sensible  et  le  plus  malheureux  qui  fut 
jamais...  Adieu,  le  désespoir  a  séché  mon  âme  et  mon  cœur.  Ma 
mort  n'est  qu'une  preuve  de  la  manière  dont  j'ai  aimé  M.  de 
Mora;  la  sienne  ne  justifie  que  trop  qu'il  répondait  à  ma  ten- 
dresse plus  que  vous  ne  l'avez  jamais  pensé.  Hélas!  quand  vous 
lirez  ceci,  je  serai  délivrée  du  poids  qui  m'accable...  Adieu,  mon 
ami,  pour  jamais.  » 

Cette  même  semaine  vit  l'arrivée  du  marquis  Abel  de  Vichy. 
Mandé  par  un  pressant  message,  il  accourait  vers  sa  sœur  mori- 

(1)  Lettre  du  H  mai  1776.  —  Édition  Asse  et  Archives  du  comte  de  Villeneuve- 
Guibert. 

(2)  Lellres  inédites  publiées  par  M.  Charles  Henry.  —  Documens    complémen- 
taires. 


■142  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bonde,  pour  l'assister  jusqu'à  son  dernier  souffle.  Très  croyant, 
clirétieii  pratiquant,  il  entreprit,  seul  contre  tout  l'entourage,  de 
ramener  à  l'Eglise  une  âme  qui,  depuis  sa  jeunesse,  en  était 
éloignée,  et  son  témoignage  nous  apprend  que  ses  efforts  eurent 
plein  succès.  «  Je  l'ai  vue  expirer,  écrira-t-il  au  comte  d'Albon  (1), 
et  j'ai  été  assez  heureux  pour  lui  faire  recevoir  tous  les  sacre- 
mens,  en  face  et  en  dépit  de  toute  l'Encyclopédie.  Elle  est  morte 
dans  les  sentimens  les  plus  chrétiens.  »  Toutefois  l'amour  divin, 
en  reprenant  ses  droits  sur  le  cœur  de  Julie,  n'en  chassa  point 
l'amour  profane.  Guibert,  jusqu'à  la  dernière  heure,  occupa  sa 
pensée.  Ecarté  du  lit  d'agonie  par  une  sévère  consigne,  il 
passait  ses  journées  dans  la  chambre  de  d'Alembert,  faisant  à 
chaque  minute  demander  des  nouvelles,  suppliant  que  l'on  fît 
appel  à  tous  les  médecins  de  Paris,  tantôt  suffoqué  par  les 
larmes,  tantôt  plongé  dans  un  morne  abattement  (2).  Ce  déses- 
poir, rapporté  à  Julie,  portait  le  trouble  dans  son  âme,  en  la 
rattachant,  malgré  elle,  à  cette  vie  qui  l'abandonnait.  Dans  sa 
furieuse  impatience  de  mourir,  elle  en  arrivait  à  souhaiter  de 
n'être  plus  aimée,  pour  s'en  aller  plus  aisément.  C'est  sous  l'em- 
pire de  cette  idée  que,  le  mardi  21,  à  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  elle  demanda  son  écritoire,  et  que,  soulevant  sa  main  par 
un  suprême  effort,  en  caractères  un  peu  tremblés,  lisibles  cepen- 
dant, elle  traça  quelques  mots  à  l'adresse  de  Guibert.  Voici  ce 
court  billet  (3),  le  dernier  sorti  de  sa  plume,  où,  parmi  [les 
obscurités  d'une  pensée  déjà  vacillante,  vibre  un  suprême  écho 
de  cette  passion,  qui  lui  valut  une  j heure  de  joie  et  deux  ans  de 
torture  :  «  Mon  ami,  je  vous  aime;  c'est  un  calmant  qui  en- 
gourdit ma  douleur.  Il  ne  tient  qu'à  vous  de  le  changer  en 
poison,  et,  de  tous  les  poisons,  ce  sera  le  plus  prompt  et  le  plus 
violent.  Hélas  !  je  me  trouve  si  mal  de  vivre,  que  je  suis  prête 
à  implorer  votre  pitié  et  votre  générosité  pour  m'accorder  ce 
secours.  Il  terminerait  une  agonie  douloureuse,  qui  bientôt 
pèsera  sur  votre  âme.  Ah!  mon  ami,  faites  que  je  vous  doive  le 
repos  !  Par  vertu,  soyez  cruel  une  fois.  Je  m'éteins.  Adieu.  » 

Ces  lignes  écrites  et  cachetées,  elle  appela  d'Alembert;  en 
quelques  phrases  à  peine  distinctes,  murmurées  plus  qu'articulées, 
elle  le  remercia  humblement  de  ses  bontés,  de  son  long  dévoue- 

(1)  Lettre  du  28  mai  1776.  —  Archives  d'Avauge. 

(2)  Mémoires  de  M""'  Suard. 

(3)  Archives  du  comte  de  Vllleneuve-Guibert. 


JULIE    DE    LESPINASSE.  143 

ment,  lui  demanda  pardon  de  son  ingratitude.  Ce  langage,  ce 
ton  affectueux,  dont  il  avait  désappris  la  douceur,  enhardirent  sa 
timidité  ;  il  tenta  de  l'interroger,  de  connaître  enfin  le  secret 
d'une  inexplicable  conduite;  mais  il  était  trop  tard,  elle  n'avait 
plus  la  force  «  ni  de  parler  ni  de  l'entendre  (1);  »  ils  ne  purent 
que  mêler  leurs  larmes.  A  l'approche  de  la  nuit,  elle  eut  un  long 
évanouissement;  on  la  fit  revenir  avec  quelques  cordiaux;  elle 
ouvrit  les  yeux,  se  souleva  :  «  Est-ce  que  je  vis  encore?  »  fit-elle 
d'un  air  surpris.  Depuis  lors,  elle  ne  parla  plus.  A  deux  heures 
après  minuit,  son  souffle  léger  s'arrêta;  ce  triste  cœur,  ce  cœur 
ardent,  cessa  de  battre  et  de  souffrir. 

Le  lendemain  23  mai,  les  obsèques  et  l'inhumation  eurent 
lieu  dans  l'église  Saint-Sulpice.  Son  testament,  daté  de  février, 
portait  qu'elle  voulait  être  «  enterrée  comme  les  pauvres,  sans 
être  exposée  sous  le  porche.  »  Ce  vœu  fut  respecté,  et  la  céré- 
monie fut  simple  autant  que  brève.  Le  deuil  était  conduit  par 
d^Alembert  et  Condorcet,  qui  passaient  pour  les  deux  amis  les 
plus  intimes  de  la  défunte  (2).  Guibert,  confondu  dans  la  foule, 
semiblait  accablé  de  douleur.  Si  sincère,  si  profonde  que  fût 
cette  affliction,  l'amant  désespéré  ne  tua  point  le  littérateur  :  la 
nuit  même  qui  suivit  (3),  il  prit  sa  plume  et,  d'un  seul  jet,  il 
composa  le  long  morceau,  un  peu  diffus,  ampoulé  par  endroits, 
d'ailleurs  plein  d'intérêt,  de  flamme  et  d'éloquence,  qui  fut 
publié  par  la  suite  sous  le  nom  d'Éloge  d'Eliza. 

D'Alembert,  par  malheur  pour  lui,  fut  absorbé  par  d'autres 
soins.  Exécuteur  testamentaire,  il  avait  pour  premier  devoir, 
d'après  l'injonction  de  Julie,  de  classer  ses  papiers,  de  restituer 
certaines  correspondances,  et  de  brûler  le  reste.  Au  cours  de 
cette  triste  besogne,  il  tomba  sur  le  manuscrit  où  elle  avait  conté 
l'histoire  de  ses  amours  avec  le  marquis  de  Mora,  Avant  de  le 
livrer  au  feu,  il  en  parcourut  quelques  pages,  et  le  rouleau 
s'échappa  de  ses  mains...  Ainsi  Julie  avait  aimé  Mora,  aimé  d'une 
tendresse  sans  égale,  de  toutes  les  forces  de  son  être,  avec  tout 
son  esprit  comme  avec  toute  son  âme!  Et  lui-même,  d'Alem- 

(1)  Aux  mânes  de  M"°  de  Lespinasse,  par  d'Alembert,  passim. 

{%)  Acte  de  décès  de  M"'  de  Lespinasse,  publié  pai'  M.  Asse  dans  sa  notice  sur 
iV/"*  de  Lespinasse  et  M'"'  du  Deffand.  Les  frais  de  l'enterrement,  y  compris  «  l'ou 
ver'ure  de  la  tête  »  exigée  dans  le  testament,  se  montèrent  au  total  à  414  livres. 

(3)  Mélanges  de  M"'  Necker, 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDEÏ. 

bert,  sans  s'en  être  douté,  avait  cessé  «  depuis  huit  ans  »  d'être, 
comme  il  le  dit,  «  le  premier  objet  de  son  cœur  (1).  «Pour  comble 
de  chagrin,  en  examinant  d'un  coup  d'oeil  les  liasses  de  lettres 
qu'il  était  chargé  de  détruire,  il  s'aperçut  que,  «  dans  cette  mul- 
titude immense,  »  elle  n'avait  pas  «  gardé  une  seule  des  siennes.  » 
Une  affreuse  idée  le  saisit,  dont,  plusieurs  mois  durant,  il  devait 
rester  obsédé.  Depuis  longtemps,  Julie  ne  l'aimait  plus;  peut- 
être  même  jamais  ne  l'avait-elle  aimé;  en  tous  cas,  dans  ses 
affections,  il  ne  venait  qu'au  dernier  rang,  après  «  dix  ou  douze 
autres  »  qu'elle  lui  préférait  sans  conteste  (2).  Toute  sa  ten- 
dresse, ses  soins,  ses  sacrifices,  tout  avait  donc  été  en  vain.  Il  avait 
perdu  auprès  d'elle  «  seize  années  de  sa  vie!  » 

L'indignation,   les  premiers  temps,  domina  presque  l'afflic- 
tion. Eperdu,  suffoqué,  il  ressentit  un  irrésistible  besoin  de  sou- 
lager son  âme  en  l'épanchant  dans  celle  qui,  mieux  que  toute 
autre  sans  doute,  lui  semblait  faite  pour  le  comprendre;  et  par 
une  ironie  suprême,  c'est  Guibert  qu'il  élut  pour  recevoir  ses 
confidences.  Voici  les  passages  essentiels  de  cette  lettre  (3),  déplo- 
rable à  coup  sûr  par  le  choix  du  destinataire,  émouvante  cepen- 
dant par  ce  que  l'on  y  sent  d'angoisse,  de  déception  et  de  dou- 
loureuse amertume  :  «...  A  l'égard  de  mon  ingrate  et  malheureuse 
amie,  qui  l'était  de   tout   le   monde  excepté   de   moi,   que  ne 
donnerais-je  pas,  monsieur,  pour  que  votre  amitié  pour  elle  et 
pour  moi  ne  se  trompât  point  dans  les  assurances  que  vous  me 
donnez  de   ses  sentimens!    Mais  malheureusement  pour  moi, 
malheureusement  même  pour  sa  mémoire,  la  voix  publique  ne 
s'accorde  point  avec  la  vôtre.  Je  crains  bien  que  vous  ne  vous  y 
réunissiez,  si  j'ai  la  force  de   vous  instruire  un  jour  de  mille 
détails  qui  ne  prouvent  que  trop  combien  la  voix  publique  a 
raison,  quoique  le  public  les  ignore,  et  que  vraisemblablement 
vous  les  ignorez  vous-même...  Plaignez-moi,  monsieur,  plaignez 
mon  abandon,  mon,  malheur,  le  vide  affreux  que  je  vois  dans  le 
reste  de  ma  vie.  Je  l'ai  aimée  avec  une  tendresse  qui  m'a  rendu 
le  besoin  d'aimer  nécessaire,  je  n'ai  jamais  été  le  premier  objet 
de  son  cœur;  j'ai  perdu  seize  ans  de  ma  vie,  et  j'ai  soixante  ans. 

(1)  Aux  mânes  de  M"°  de  Lespinasse.  Passim. 

(2)  Lettre  de  d'Alembert  à  Guibert  du  29  juin  1776.  —  Archives  du  comte  de 
Villeneuve-Guibert. 

(3)  Ibidem.  —  A  cette  lettre  était  joint  l'envoi  d'un  petit  secrétaire  légué  à 
Guibert  par  M"*  de  Lespinasse  et  dont  les  tiroirs  renfermaient  ce  qu'elle  avait 
conservé  de  leur  correspondance. 


JULIE   DE   LESPINASSE.  145 

Que  ne  puis-je  mourir  en  écrivant  ces  tristes  mots,  et  que  ne 
peuvent-ils  être  gravés  sur  ma  tombe  ! . . .  Hélas  !  elle  est  morte 
persuadée  que  sa  mort  sérail  un  soulagement  pour  moi;  c'est  ce 
qu'elle  me  disait  la  surveille  de  sa  mort.  Adieu,  monsieur, 
j'étouffe,  et  je  ne  puis  en  écrire  davantage.  Conservez-moi  votre 
amitié;  elle  ferait  ma  consolation,  si  j'en  étais  susceptible;  mais 
tout  est  perdu  pour  moi,  et  je  n'ai  plus  qu'à  mourir.  » 

Avec  le  temps,  lirritation  tomba  et  laissa  place  à  la  douleur. 
Ni  les  consolations  que  lui  prodiguèrent  ses  amis  (1),  ni  la 
sympathie  du  public,  ni  les  distractions  du  travail,  rien  ne  par- 
vint jamais  à  vaincre  sa  tristesse  :  «  Il  est  profondément  blessé, 
écrit  Condorcet  à  Turgot  (2),  et  tout  ce  que  j'espère  pour  lui, 
c'est  un  état  supportable.  »  Par  la  suite  cependant,  il  rentra 
dans  le  monde,  il  fréquenta  quelques  salons;  mais,  au  sortir  des 
entretiens  où  sa  parole  brillante  avait  ébloui  l'auditoire,  il 
retrouvait  son  affreuse  solitude  et  se  comparait  aux  aveugles, 
«  profondément  tristes,  dit-il,  quand  ils  sont  seuls  avec  eux- 
mêmes,  mais  que  la  société  croit  gais,  parce  que  le  moment  où 
ils  se  trouvent  avec  les  autres  hommes  est  le  seul  moment  sup- 
portable dont  ils  jouissent.  » 

C'est  avec  cette  mélancolie  profonde,  mais  avec  un  cœur 
apaisé,  qu'il  évoque  désormais,  dans  le  sanctuaire  de  sa  mé- 
moire, celle  qui,  malgré  ses  torts,  fut  pendant  tant  d'années  le 
charme,  l'intérêt,  la  douceur  de  sa  vie.  Pour  nous  qui,  mieux 
instruits  que  lui  sur  son  «  ingrate  et  malheureuse  »  compagne, 
avons  pu  suivre  jour  par  jour  les  phases  de  cette  existence  tour- 
mentée et  pénétrer  profondément  dans  les  replis  de  cette  con- 
science, ne  devons-nous  pas  accorder  à  l'héroïne  de  cette  his- 
toire l'indulgence  qu'on  ne  refuse  guère  aux  créatures  humaines 
dont  l'âme  intime  nous  est  connue  et  qu'il  nous  est  loisible  de 
juger  d'après  Içurs  sentimens  plus  que  d'après  leurs  actes  ?  Elle 
a  gravement  péché  sans  doute,  mais  elle  a  cruellement  expié;  et 
si  elle  a  beaucoup  souffert,  au  moins  a-t-elle  beaucoup  vécu. 
Peut-être  ne  faut-il  ni  la  condamner  ni  la  plaindre. 

Ségur. 


(1)  Tous  les  amis  de  d'Alembert,  en  effet,  crurent  devoir  lui  écrire  pour  s'asso- 
cier à  sa  peine.  Citons  parmi  les  plus  illustres  de  ces  consolateurs  :  Frédéric  II, 
Voltaire,  M.  et  M""  Necker,  etc. 

(2)  Correspondance  de  Condorcet  et  de  Turgot,  publiée  par  M.  Charles  Henry. 

TOME   XXX,  —  190E).  10 


LE  MANUSCRIT 


DES 


BUCOLIQUES 


(1) 


Mais  telle  qu'à  sa  mort,  pour  la  dernière  fois 
Un  beau  cygne  soupire,  et,  de  sa  douce  voix, 
De  sa  voix  qui  bientôt  lui  doit  être  ravie. 
Chante,  avant  de  partir,  ses  adieux  à  la  vie  : 
Ainsi,  les  yeux  remplis  de  langueur  et  de  mort. 
Pâle,  elle  ouvrit  sa  bouche  en  un  dernier  effort... 

Lorsque,  dans  la  salle  des  Manuscrits  de  la  Bibliothèque 
Nationale,  j'ouvris  au  hasard  le  volume  des  Bucoliques  d'André 
Chénier,  et  que  je  lus  en  haut  d'un  feuillet  de  papier  bleuâtre, 
écrits  d'une  encre  pâlie  par  le  temps,  les  premiers  vers,  si  sym- 

(1)  Les  pages  que  l'on  va  lire,  et  qui  sont  les  dernières  qu'ait  écrites  notre 
regretté  collaborateur,  José-Maria  de  Heredia,  doivent  servir  de  Préface  à  une 
somptueuse  édition  des  Bucoliques  d'André  Chénier,  admirablement  imprimée,  et 
enrichie  de  douze  lithographies  d'un  autre  mort  illustre,  le  peintre  Fantin-Latour. 
Le  volume,  de  format  in-4°,  paraîtra  prochainement  à  la  Maison  du  Livre,  chez 
M.  Charles  Meunier;  il  n'en  sera  tiré  qu'un  petit  nombre  d'exemplaires;  et  le  pro- 
duit en  est  destiné  à  faire  les  frais  d'un  monument  à  la  mémoire  d'André  Chénier; 
M.  Denys  Puech  en  sera  l'auteur. 

Nous  n'avons  pas  d'ailleurs  à  insister  sur  l'intérêt  du  texte  des  Bucoliques,  ré- 
tabli d'après  les  manuscrits,  disposé  dans  un  ordre  nouveau,  revu  dans  les 
moindres  détails  par  le  poète  des  Trophées;  et  c'est  à  lui  que  nous  laissons  le  soin 
de  le  dire  lui-même  dans  ces  pages  où  il  a  mis  toute  sa  vibrante  admiration  pour 
le  génie  savant,  subtil,  et  compliqué  d'André  Chénier. 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  447 

boliques,  de  ce  poème  de  Néère,  le  plus  simple,  le  plus  touchant, 
l'un  des  plus  parfaitement  beaux  de  la  langue  française,  un 
frisson  religieux  (je  ne  saurais  trouver  un  mot  plus  juste)  me  lit 
tressaillir  ;  mes  yeux  se  voilèrent  devant  ces  caractères  sacrés 
qu'avait  tracés  la  main  de  ce  jeune  homme  vraiment  divin  qui 
fut  un  grand  poète  et  mourut  à  trente  et  un  ans,  maMyr  de  la 
Liberté. 

Avidement,  rapidement,  je  feuilletai  ces  pages  où,  sur  des 
morceaux  d'un  papier  épais  et  rude,  étaient  jetés,  sans  suite,  en 
tous  sens,  entremêlés  aux  notes,  aux  citations,  aux  ébauches  en 
prose,  des  poèmes,  des  fragmens,  des  vers  épars.  Et  je  fis  alors 
le  vœu  d'employer  un  peu  de  ma  vie  à  débrouiller  ce  chaos  ad- 
mirable, à  ordonner  ce  désordre.  Je  rêvai  —  on  peut  tout  rêver, 
même  l'impossible  —  de  reconstituer  l'œuvre  du  poète.  Tel  celui 
qui  rassemblant  des  débris  d'une  statue  de  Scopas  ou  de  Poly- 
clète,  avec  un  soin  pieux  et  patient,  les  rapproche,  les  joint,  les 
unit  et  goûte  la  joie  de  voir  enfin  paraître,  dégagé  de  la  terre  qui 
le  souillait  et  de  la  poussière  brillante  du  marbre,  le  Héros  ou 
le  Dieu,  presque  entier. 

Si  le  travail  du  statuaire  qui  restaure  quelque  chef-d'œuvre 
mutilé  est  infiniment  difficile,  combien  plus  ardu  celui  du  lettré 
qui  tente  de  rétablir,  de  coordonner  une  œuvre  écrite,  fragmen- 
taire et  inachevée.  La  structure  du  corps  humain  est  certaine  et 
définie;  la  place  de  chacun  de  ses  membres  déterminée.  Mais 
comment  rattacher  l'un  à  l'autre  les  membres  épars  du  poète? 
Nulle  loi  ne  les  régit  autre  que  la  volontéou  le  caprice  de  celui 
qui  n'est  plus.  Comment  retrouver  une  composition  qui  n'était 
peut-être  même  pas  arrêtée  dans  son  esprit?  Et  ce  n'est  pas  une 
statue,  un  groupe  seulement;  c'est  un  temple,  un  musée,  tout 
un  Olympe  qu'il  faut  reconstruire.  Quels  furent  mes  doutes,  mes 
scrupules,  mes  perplexités,  mon  découragement,  je  ne  le  dirai 
point.  La  tâche  était  trop  noble  et  m'était  trop  chère  pour  y 
pouvoir  renoncer. 

J'entrepris  tout  d'abord  de  copier  les  manuscrits.  Cette  copie 
figurée,  faite  servilement,  la  loupe  à  la  main,  avec  un  soin  méti- 
culeux, en  reproduit  l'aspect,  toutes  les  particularités,  ratures, 
surcharges,  corrections,  erreurs  même.  Au  cours  de  ce  travail 
minutieux  et  cent  fois  repris,  j'ai  pu  retrouver,  sous  les  traits 
de  plume  qui  les  barrent,  tous  les  vers  de  premier  jet,  les  hémi- 
stiches et  les  mots  que  le  poète  avait  biffés.  Ils  ont  été  soigneu- 


.148 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


sèment  reproduits  dans  les  Notes,  sous  la  rubrique  :  Première 
version.  Mais  quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  d'avoir  à  constater,  à 
chaque  page,  les  innombrables  changemens  de  ponctuation,  les 
fautes  de  lecture,  les  graves  altérations  du  texte,  dont  les  anciens 
éditeurs,  sans  en  excepter  M.  Gabriel  de  Ghénier,  le  moins  par- 
donnable de  tous  puisqu'il  détenait  les  manuscrits,  ont,  en  plus 
d'un  endroit,  défiguré  les  vers  des  Bucoliques. 

Les  manuscrits  légués  à  la  Bibliothèque  Nationale  par 
M.  Gabriel  de  Ghénier,  fils  de  Sauveur  et  neveu  du  poète, 
forment  quatre  volumes  in-4*'  de  vingt-huit  centimètres  de  long 
sur  vingt-trois  de  large,  reliés  en  demi-parchemin.  Les  trois 
premiers,  cotés  FR.  Nouv.  Acq.  6848-6849-68S0,  contiennent  les 
poésies;  le  quatrième,  les  œuvres  en  prose. 

Les  œuvres  poétiques  sont  distribuées  comme  suit  :  Tome  I  : 
Églogues;  Tome  II  :  Satires,  Poésies  diverses  ;  Tome  III  :  Élégies, 
Epîtres,  Odes,  etc.  Ce  dernier  volume,  à  ses  dernières  pages, 
garde,  précieusement  sertis  dans  un  vergé  plus  fort,  les  célèbres 
ïambes  transcrits  sur  les  deux  faces  d'étroites  et  longues  bandes 
de  papier  très  mince,  en  caractères  microscopiques,  d'une  net- 
teté singulière,  qui  ne  peuvent  être  lus  qu'à  la  loupe. 

Le  Tome  I,  le  seul  dont  nous  ayons  à  nous  occuper  ici,  ren- 
ferme les  Bucoliques  auxquelles  le  titre  partiel  d'Églogues  a  été 
improprement  attribué.  Il  se  compose  de  218  pages  chiffrées  par 
M.  Gabriel  de  Ghénier.  Ge  volume,  en  faisant  abstraction  des 
titres,  annotations  et  essais  de  classification  du  donateur,  com- 
prend cent  onze  feuillets  autographes  de  toutes  dimensions, 
variant  de  quatre  à  vingt-quatre  centimètres,  collés  au  hasard 
ou  suivant  une  méthode  inexpliquée,  sur  des  onglets  d'un  papier 
de  couleur  jaune;  en  outre,  un  billet  en  vers  italiens  dédiés  à 
Mary  Gosway;  enfin,  deux  courtes  pièces  recopiées  par  M.  Gabriel 
de  Ghénier  sur  les  originaux  donnés  par  lui  à  des  personnes  de 
sa  famille.  J'y  ai  ajouté  les  deux  morceaux  du  poème  de  Clytie, 
retrouvés  par  Becq  de  Fouquières  aux  Élégies  où  ils  avaient  été 
ineptement  rangés,  ainsi  que  le  Faune,  les  vers  imités  de  Bion, 
et  la  courte  pièce  intitulée  Bel  Astre  de  Vénus;  le  Retour  d'Ulysse 
repris  au  Théâtre  et  le  beau  fragment  d'Orphée  inséré  dans 
l'Hermès  sans  raison  déterminante,  puisqu'il  n'en  porte  pas  le 
A  caractéristique.  Mais  j'ai    cru   devoir  retrancher,  en  les  re- 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  149 

portant  aux  notes,  deux  jolis  morceaux  erotiques  destinés  sans 
doute  à  quelque  élégie  ou  à  l'Art  d Aimer,  et  qui  semblent 
égarés,  sans  désignation  aucune,  au  verso  d'un  feuillet  des  Buco- 
liques. 

De  ces  cent  onze  feuillets  de  fort  papier  vergé  blanc  jauni 
ou  bleu  verdâtre,  il  en  est  qui  ne  contiennent  qu'un  seul  vers, 
une  ou  deux  lignes  de  prose  ;  d'autres  sont  écrits  dans  tous  les 
sens  ;  d'autres  couverts  de  projets  en  prose,  de  vers  épars  parmi 
des  notes  littéraires,  de  géographie,  de  botanique  o\\  d'érudition, 
chargés  de  renvois  et  d'abréviations,  soigneusement  calligraphiés 
ou  hâtivement  jetés,  pêle-mêle,  sans  ordre,  au  hasard  de  la  plume 
et  de  l'heure.  Tous  ou  presque  tous  portent  en  tête  la  syllabe 
Bou/.. 

De  cette  édition  nouvelle  des  Bucoliques,  je  n'ai  prétendu 
faire  ni  un  fac-similé,  ni  une  œuvre  d'érudition.  Celle-ci  a  été 
magistralement  accomplie,  en  1862  et  1872,  par  Becq  de  Fou- 
quières.  Après  lui,  il  ne  reste  qu'à  glaner.  La  reproduction  ser- 
vile  des  manuscrits  si  maladroitement  essayée,  dans  l'édition  de 
1874,  par  M.  Gabriel  de  Ghénier,  démontre  la  vanité  d'un  tel 
procédé  pour  une  œuvre  essentiellement  fragmentaire  où  les 
ébauches  informes  et  les  notes  préparatoires  tiennent  une  place 
si  considérable.  J'ai  voulu,  avant  tout,  faciliter  et  rendre  plus 
agréable  la  lecture  de  ces  beaux  poèmes  dont  le  désordre,  encore 
aggravé  par  ce  malencontreux  essai,  devait  rebuter  la  patience 
de  plus  d'un  admirateur.  Ce  labeur  long  et  difficile  n'a  été  entre- 
pris que  par  piété,  pour  la  gloire  d'André  Chénier;  et  j'ose 
espérer  que,  malgré  bien  des  lacunes,  il  fera  mieux  comprendre, 
par  le  charme  et  la  beauté  de  l'œuvre  inachevée,  toute  la  gran- 
deur du  poète. 

Pour  faire  des  Bucoliques  l'édition  idéale  rêvée  par  Sainte- 
Beuve,  pour  en  faire  un  livre,  la  grande,  la  seule  difficulté  à 
vaincre,  était  de  trouver  ou,  pour  mieux  dire,  d'imaginer  une 
classification  logique  et  claire.  A  première  vue,  le  problème 
paraît  insoluble.  Débrouiller  le  chaos,  quelque  admirable  qu'il 
soit,  semble  impossible  à  qui  n'est  pas  un  dieu.  Mais  l'homme, 
s'il  n'est  pas  éternel,  peut  être  patient.  L'amour  et  la  patience 
unis  sont  bien  forts.  A  force  d'y  songer,  de  lire,  de  relire  les 
manuscrits,  je  parvins  peu  à  peu  à  les  classer,  quoique  bien 
vaguement  encore,  dans  mon  esprit.  Je  compulsai  tout  ce  qui  a 
été  écrit  sur  André  Ghénier,  les  belles  études  de  Sainte-Beuve  et 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surtout  les  excellons  ouvrages  de  mon  vieil  ami  Bccq  de  Fou- 
quières.  Un  amour  comnmn  pour  le  grand  poète  nous  avait 
étroitement  liés.  Ce  môme  amour  nous  rejoint  encore,  malgré  la 
mort.  C'est  dans  son  livre  des  Documens  nouveaux,  véritable 
chef-d'œuvre  de  critique  judicieuse  et  perspicace,  qu'il  a  expli- 
qué ses  idées  sur  un  classement  possible  des  Bucoliques.  Celui 
que  j'ai  imaginé,  bien  que  différant  notablement  du  sien,  part 
du  même  principe.  «  Tout  classement  sera  toujours  factice,  dit- 
il.  Le  plus  clair  sera  le  meilleur.  »  Ces  deux  courtes  phrases 
pourraient  servir  d'épigraphe  à  ce  livre. 

La  classification  adoptée  est  donc  factice  et  arbitraire,  mais 
aussi  logique  qu'elle  pouvait  être,  vu  l'état  des  manuscrits.  Un 
ordre  arbitraire,  pour  un  livre,  est  préférable  au  désordre.  «  Ce 
classement,  il  faut  le  dire,  ajoute  Becq  de  Fouquières,  deman- 
dera beaucoup  de  soins  et  offrira  beaucoup  de  difficultés  ;  mais 
nous  croyons  qu'en  procédant  ainsi,  on  obtiendra  un  ensemble 
harmonieux  et  compréhensible.  »  Nous  espérons  y  être  parvenu. 
Mais  l'excellent  scoliaste  d'André  (îhénier  pourrait  seul  com- 
prendre au  prix  de  quels  efforts,  et  par  quel  travail  acharné, 
cent  fois  fait  et  défait  et  cent  fois  recommencé.  Je  ne  ferai  pas 
le  compte  de  ces  tàtonnemens  infinis,  de  tant  de  doutes,  de  re- 
prises, de  repentirs.  Le  lecteur  se  refuserait  à  me  croire.  Puisse- 
t-il  m'accuser  d'exagération  en  parcourant  ce  livre  et  trouver 
tout  simple  ce  qui  a  coûté  tant  de  peine. 

En  divisant  les  Bucoliques  en  dix  parties,  j'ai  pu  y  faire  tenir 
toutes  les  poésies,  jusqu'au  moindre  vers,  et  toutes  les  es- 
quisses en  prose  de  quelque  intérêt.  Les  notules  scientifiques  et 
littéraires  qui,  par  leur  caractère  spécial,  auraient  pu  nuire  à 
l'harmonie  de  l'ensemble,  ont  été,  pour  la  plupart,  reportées 
aux  Notes.  J'ai  dû,  à  regret,  en  omettre  un  très  petit  nombre, 
entre  autres,  le  joli  morceau  sur  la  poésie  chinoise  cité  par 
Sainte-Beuve.  On  y  pourrait  trouver  la  matière  d'un  appendice 
de  trois  ou  quatre  pages. 

Voici,  aussi  brièvement  que  possible,  le  détail  de  cette  clas- 
sification : 

L  Poèmes.  —  André  Chénier  avait  inscrit  le  mot  Ydille  en 
tête  des  deux  poèmes  dont  nous  avons  les  originaux,  la  Liberté 
et  le  Malade.  Idylle  signifie  proprement  .tableau  poétiaue,  nièce 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  151 

de  vers.  V Aveugle,  la  Liberté,  le  Malade,  le  Mendiant  auxquels 
j'ai  joint  l'Esclave,  que  j'espère  avoir  rétabli  dans  sa  beauté, 
m'ont  paru  devoir  être  présentés  à  part.  Ce  sont  de  vrais  poèmes 
au  sens  moderne,  et  de  grands  poèmes,  au  sens  éternel.  Le  titre 
d'Idylles,  pour  nous  plus  restreint,  m'a  semblé  convenir  mieux 
aux  morceaux  non  de  moindre  valeur,  mais  d'importance 
moindre. 

II.  Idylles.  —  A.ndré  Chénier  a  composé  un  certain  nombre 
de  prologues  et  d'épilogues.  On  les  trouve  dans  les  manuscrits, 
l'un  suivant  l'autre^  sur  plusieurs  feuillets  doubles,  où  il  semble 
les  avoir  soigneusement  recopiés,  précédés  de  ces  indications 
répétées  :  En  commence?'  une  par  ces  vers...  En  terminer  une 
ainsi...  Ces  invocations  à  ses  diverses  Muses  que  le  poète  se  ré- 
servait de  distribuer  au  début  ou  à  la  fin  de  ses  Idylles,  n'étaient 
pas,  ainsi  groupées,  malgré  les  détails  ingénieux  qui  les  carac- 
térisent, sans  offrir  quelque  monotonie.  J'en  ai  pu  distraire 
quelques-unes  et  les  placer,  en  guise  de  prologue,  à  la  tête  des 
diverses  séries  qu'elles  personnifient.  C'est  ainsi  que  la  Muse 
pastorale  préside  aux  Idylles. 

Sous  ce  titre  général,  j'ai  réuni  seize  petits  poèmes  dont  la 
composition,  sinon  l'exécution,  m'a  semblé  suffisamment  finie 
pour  produire  une  impression  complète,  quelque  brefs  qu'ils 
fussent.  J'ai  groupé  à  la  fin  les  pièces  purement  pastorales 
que  Chénier  nommait  en  grec  ses  bucoliques  de  chevriers  ou 
de  bouviers. 

Si  l'on  feuillette  quelqu'une  des  éditions  antérieures,  on  con- 
statera combien  il  est  difficile,  à  moins  d'avoir  gardé  le  souvenir 
précis  du  vers  initial,  de  retrouver,  au  hasard  des  pages  où  ils 
sont  épars,  tant  de  courtes  pièces,  de  fragmens  qu'aucun  titre 
ne  distingue.  Généralisant  l'exemple  donné  par  les  anciens  édi- 
teurs, Marie-Joseph,  Latouche,  Sainte-Beuve  et  Becq  de  Fou- 
quières  dont  j'ai  conservé  les  appellations  devenues  classiques, 
j'ai  cru  devoir  attribuer  des  titres  à  tous  les  morceaux  qui  n'en 
avaient  point.  Je  n'en  ai  inventé  aucun.  Ils  m'ont  été  fournis  par 
le  sujet  ou  le  héros  du  poème  et,  pour  de  moindres  fragmens, 
par  les  vers  mêmes  du  poète.  Aussi  sont-ils  tous  charmans. 

C'est  ici  que  doit  trouver  naturellement  sa  place  une  observa- 
tion des  plus  importantes.  Avec  son  habituelle  sagacité,  Sainte- 
Beuve   fait  très  justement  remarquer,  à  propos  de  La  Jeune 


152 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Locrienne,  «  qu'à  son  brusque  début,  on  l'a  pu  prendre  pour  un 
fragment.  »  Et  il  ajoute  :  «  mais  André  aime  ces  entrées  en 
matière  imprévues,  dramatiques.  »  Ce  qu'il  dit  de  «  cette  perle 
retrouvée,  »  il  l'eût  pu  dire  de  vingt  autres.  Becq  de  Fouquières 
(il  est  vrai  qu'il  n'avait  pas  eu,  moins  heureux  que  Sainte-Beuve, 
la  joie  de  parcourir  les  manuscrits)  s'y  est  maintes  fois  mépris 
et  a  classé  parmi  les  fragmens  plus  d'un  petit  poème  achevé. 

A  un  examen  attentif,  il  est  aisé  de  s'y  reconnaître.  Chénier 
fait  toujours  précéder  ou  suivre  le  fragment  d'une  ou  deux 
lignes  de  points  ou  du  mot  iiitercal...  Lorsque  le  poème  ne  porte 
aucune  de  ces  indications  et  que  le  dernier]  vers  est  suivi  d'un 
léger  paraphe  qui  le  clôt,  il  peut  être  considéré  comme  com- 
plet. Le  poète  l'aurait-il  un  jour  développé  ou  introduit  dans 
quelque  composition  plus  vaste? 

in.  Idylles  marines.  —  C'est  le  poète  lui-même  qui  m'a 
fourni  ce  joli  titre  (Bou/.  eîva^) . 

ToQtes  les  observations  qui  n'ont  pas  trait  au  classement  ont 
été  reportées  aux  Notes  et  Variantes. 

IV.  Les  dieux  et  les  héros.  —  Pour  tous  les  petits  poèmes, 
morceaux  et  fragmens  de  cette  série  et  des  suivantes,  il  a  été 
adopté  une  méthode  de  classement  invariable,  à  la  fois  logique 
et  typographique,  qui  semble,  quelque  factice  qu'elle  soit,  la 
plus  ingénieuse  et  la  seule  plausible. 

Le  titre  du  poème  est  imprimé  en  capitales  rouges.  Celui 
des  morceaux  de  moindre  importance  qui  s'y  rattachent,  en 
capitales  noires  d'un  plus  petit  caractère.  Enfin,  les  fragmens 
qui  ont  paru  avoir  avec  le  sujet  principal  quelque  rapport  qui 
permît  de  les  en  rapprocher,  sont  séparés  entre  eux  par  de 
grands  blancs. 

V.  Nymphes  et  Satyres.  —  Dans  Nymphes  et  Satyres  et  dans 
le  Faune,  je  crois  avoir  présenté  sous  leur  vrai  jour,  en  les  grou- 
pant comme  en  un  cadre  ou  une  vitrine,  ces  vers  épars,  ces 
fragmens  délicieux.  On  dirait  d'une  de  ces  frises  qui  tournent, 
rouges  sur  un  fond  noir,  autour  de  la  panse  vernie  d'un  vase 
grec  peint  par  Euphronios,  ou  de  petits  bronzes  antiques  à  la 
patine  d'émail  vert,  ou  plutôt  de  l'un  de  ces  dessins  savans  et 
voluptueux  que  Prud'hon,  l'André  Chénier  de  la  peinture,  dé- 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  153 

roule  au  long  d'étroites  bandes  d'un  papier  azuré,  bacchanales 
puériles,  courses  d'Amours,  jeux  et  danses  de  Sylvains  et  de 
Nymphes. 

VI.  L'Amour  et  les  Muses.  —  Après  avoir  emprunté  à  Becq 
de  Fouquières  ce  titre  charmant,  j'ai  dû  modifier  celui  de  Vesper 
qu'il  avait  donné  à  la  jolie  petite  pièce  dont  voici  le  premier 
vers: 

0  quel  que  soit  ton  nom,  soit  Vesper,  soit  Phosphore 

Le  seul  logique  était  Vesper  ou  Phosphore.  J'ai  préféré  sim- 
plifier en  l'intitulant  l'Étoile. 

VII.  Éptgrammes.  —  Cette  série  aurait  pu  être  considérable- 
ment grossie.  La  plupart  des  petits  poèmes  d'André  Ghénier 
sont  des  épigrammes,  dans  la  manière  de  l'Anthologie.  Par 
exemple,  l'idylle  de  Mnaïs  est  une  traduction  fort  exacte  d'une 
épigramme  de  Léonidas  de  Tarente. 

Dans  cette  classification  qui^  je  le  répète,  ne  pouvait  être  que 
factice  et  arbitraire,  je  n'ai  consulté  que  mon  goût  personnel  et, 
par-dessus  tout,  l'intérêt  du  poète,  et  j'ai  cru  bien  faire  en  pla- 
çant ces  divers  morceaux  là  où  ils  devaient  contribuer  à  un 
ensemble  agréable  et  logique. 

VIII.  Fragmens  et  vers  épars.  —  Tous  les  morceaux  poé- 
tiques vraiment  fragmentaires,  les  strophes  isolées  ne  pouvant 
se  rattacher  à  rien,  ont  été  réunis  ici.  Il  en  est  même  de  tout  à 
fait  informes,  d'embryonnaires.  On  y  pourrait  découvrir  ainsi 
que  dans  la  petite  idylle  inachevée  des  Deux  Enfans,  des  mo- 
dèles de  vers  libres  tels  qu'en  composent  les  jeunes  poètes. 
Ces  vers  épars,  dont  quelques-uns  ont  été  retrouvés  sur  des 
feuillets  insérés  aux  Élégies,  sont  groupés  pour  ainsi  dire  par 
espèces,  suivant  qu'ils  se  rapportent  aux  Dieux,  à  l'Amour,  aux 
fontaines,  aux  bois,  aux  fleurs,  aux  plantes,  aux  oiseaux  ou  aux 
bêtes. 

A  titre  de  curiosité,  j'insère  ici  ce  fragment  apocryphe  qui 
fit  couler  mille  fois  plus  d'encre  qu'il  n'en  fallut  pour  l'écrire. 

Proserpine  incertaine 

Sur  sa  victime  encor  suspendait  ses  ciseaux, 


154  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Et  le  fer,  respectant  ses  longues  tresses  blondes. 
Ne  l'avait  pas  vouée  aux  infernales  ondes. 
Iris,  du  haut  des  cieux,  sur  ses  ailes  de  feu. 
Descend  vers  Proserpine:  «  Oui,  qu'à  l'infernal  dieu 
Didon  soit  immolée;  emporte  enfin  ta  proie...  » 
Elle  dit  ;  sous  le  fer  soudain  le  crin  mortel 
Tombe;  son  œil  se  ferme  au  sommeil  éternel 
Et  son  souffle  s'envole  à  travers  les  nuages. 

(Trad.  de  Virgile,  En.,  IV.) 

C'est  un  pasticlie  ingénieirs  qu'un  jeune  poète,  aujourd'hui 
l'un  des  plus  illustres  prosateurs  de  France,  avait  combiné  pour 
se  divertir  aux  dépens  des  chercheurs  et  des  curieux.  Il  n'y  a 
que  trop  réussi;  et  Becq  de  Fouquières  lui-même,  charmé  par 
ces  vers  ignorés  de  M.  Gabriel  de  Ghénier,  s'est  toujours  obs- 
tiné à  maintenir  dans  toutes  ses  éditions  ce  fragment  malicieux. 

IX.  Esquisses  et  projets.  —  Esquisses  m'a  semblé  préférable 
à  l'affreux  mot  de  Canevas.  André  Ghénier,  on  ne  le  doit  pas 
oublier,  était  peintre  aussi.  Il  mêlait  volontiers  les  deux  arts,  et 
lorsqu'il  notait  :  «  on  peut  faire  un  petit  quadro  ;  »  il  n'est  pas 
aisé  de  distinguer  s'il  entendait  un  tableau  écrit  ou  peint. 

Aux  projets  qui  n'ont  jamais  été  exécutés,  aux  sujets  indi- 
qués en  quelques  lignes,  j'ai  tenu  à  joindre  les  esquisses  des 
Poè?nes.  Elles  expliquent  la  méthode  de  travail  d'André  Ghénier 
et  témoignent  du  soin  minutieux  qu'il  apportait  à  l'élaboration 
de  son  plan.  Les  esquisses  de  f  Aveugle  et  de  la  Liberté'  sont  des 
plus  sommaires.  Ce  n'est  sans  doute  qu'une  première  idée  jetée 
sur  le  papier.  Les  scénarios  complets  ne  nous  sont  point  parve- 
nus. Gelui  du  Mendiant  est  déjà  plus  détaillé.  Mais  l'esquisse 
du  Malade  est  poussée  aussi  loin  que  possible  ;  et  l'on  peut  y 
lire,  écrits  comme  de  la  prose,  nombre  de  vers  qui  se  retrouvent 
dans  l'œuvre  achevée.  Quant  à  celle  de  l'Esclave,  je  n'ai  pas  cru 
devoir  l'insérer  ici,  m'en  étant  servi,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  pour  reconstituer  ce  poème. 

X.  Poésies  diverses.  —  Un  tel  livre  de  vers  ne  pouvait  finir 
en  prose.  D'ailleurs,  la  place  de  ces  Poésies  diverses  semblait 
tout  indiquée.  Elles  sont  la  terminaison  naturelle  des  Buco- 
liques. 

Dans  la  dernière  moitié  du  xviii^  siècle,  le  succès  des  Idylles 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  155 

du  Suisse  Gessnerfut  des  plus  vifs.  Il  était  alors  de  mode  dans 
la  société  polie  d'avoir  l'âme  sensible.  La  Mort  d'Abel  fut  pleurée 
par  de  beaux  yeux.  Diderot  ne  dédaigna  pas  de  collaborer  avec 
ce  graveur-poète  qui  ornait  ses  pesans  in-quarto  de  planches 
d'un  burin  savant,  un  peu  lourd.  Plus  tard,  Marillier  l'illustra 
à  la  française,  dans  ces  jolis  petits  tomes  à  tranche  dorée,  reliés 
en  veau  écaille,  qu'imprimait  Cazin,  à  la  marque  de  Genève,  si 
aisés  à  dissimuler  sous  un  pli  de  jupe  et  pas  assez  volumineux 
pour  gonfler  trop  les  poches  des  vestes  étriquées.  Ces  tableaux 
poétiques  d'une  Helvétic  naïvement  idéalisée  ne  furent  pas  sans 
influence  sur  le  génie  de  Chénier.  Il  fit  à  la  Suisse  l'honneur 
d'ajuster  à  ses  pipeaux  virgiliens  (c'est  lui  qui  l'a  dit)  quelques 
tiges  de  roseaux  cueillis  aux  bords  des  lacs  et  des  torrens 
alpestres. 

J'ai  donc  groupé  dans  cette  dernière  partie  toutes  les  pièces, 
dédicaces,  envois,  débuts  ou  fins  d'idylles,  et  tous  les  morceaux 
dont  le  sens  et  le  son,  plus  modernes  à  mon  goût,  m'auraient 
semblé  détonner  dans  le  concert  de  la  lyre  et  des  flûtes  an- 
tiques. 

La  méthode  à  suivre  pour  l'établissement  du  texte  ne  pou- 
vait offrir  de  difficultés  que  dans  le  détail.  Pour  toutes  les  pièces 
restées  aux  mains  de  Latouche  et  qu'il  faut  considérer  aujour- 
d'hui comme  à  jamais  perdues,  le  texte  des  éditions  de  1819  et 
de  1833,  alors  même  qu'il  peut  paraître  douteux,  était  seul  admis- 
sible. Il  n'y  a  aucun  compte  à  tenir  de  celle  de  1826.  Elle  est  dé- 
testable. 

Les  manuscrits  qui  manquent  au  volume  des  Bucoliques  de 
la  Bibliothèque  Nationale  sont  les  suivans  : 

L Aveugle  dont  il  ne  reste  qu'un  fragment  de  quarante-quatre 
vers,  le  Mendiant,  rOaristys,  la  Leçon  de  Flûte.  Il  y  faut  ajouter 
les  deux  morceaux  repris  aux  Elégies  et  imités  de  Bion.  J'ai 
donc,  pour  ces  six  poèmes,  fidèlement  reproduit  le  texte  et  la 
ponctuation  du  premier  éditeur.  Dans  les  cas  très  rares  et  de  peu 
d'importance  où  j'ai  cru  devoir  les  modifier,  j'en  ai  donné  les 
raisons  aux  Notes  et  Variantes. 

Quant  aux  originaux  que  j'avais  sous  les  yeux,  je  les  ai  tran- 
scrits scrupuleusement.  J'ai  respecté  les  ratures,  les  surcharges, 
les  corrections,  même  lorsqu'elles  m'ont  semblé  malheureuses, 
sauf  en  un  cas  où  l'erreur  était  évidente.  Devant  les  variantes,  je 


156  REVUE   DES    DliUX    MONDES. 

suis  demeuré  souvent  perplexe.  Chénier  les  a  parfois  multipliées, 
plus  charmantes  l'une  que  l'autre.  Je  sentais  la  variété,  la  sou- 
plesse de  son  génie,  son  goût  raffiné,  le  délicat  travail  de  per- 
fectionnement auquel  il  s'était  plu  et,  après  lui,  j'hésitais.  Ail- 
leurs, première  version,  variantes,  il  avait  tout  biffé.  Que  faire? 
Et  pourtant,  il  fallait  choisir,  oser,  avec  quelle  crainte!  me  sub- 
stituer au  poète,  d'autant  plus  timidement  que,  le  connaissant 
mieux,  je  l'admirais  davantage.  Le  lecteur  trouvera  aux  Notes, 
s'il  consent  à  les  parcourir,  le  bref  détail  de  ces  perplexités  et 
des  heureuses  rencontres  que  j'ai  faites  au  cours  de  cette  longue 
étude  des  manuscrits.  Je  n'en  veux  donner  ici  que  deux  exemples 
qui  me  semblent  valoir,  par  leur  diversité  même,  d'être  plus  lon- 
guement expliqués. 

Le  premier  feuillet  autographe  des  Bucoliques  est  d'un  pa- 
pier vergé  bleuâtre,  de  vingt-deux  centimètres  de  long  sur  dix- 
sept  de  large,  écrit  à  mi-feuille.  Il  contient  le  magnifique  récit 
du  combat  des  Lapithes  et  des  Centaures  où  le  poète  a  concentré 
en  quarante-quatre  vers,  qui  peuvent  compter  parmi  les  plus 
beaux  de  notre  langue,  les  trois  cent  vingt-cinq  hexamètres 
d'Ovide.  Au-dessus  du  premier  alexandrin  et  auprès  de  la  syl- 
lable  Boux.,  Chénier  a  écrit  entre  parenthèses,  d'une  encre  et  d'une 
écriture  beaucoup  plus  récentes,  le  mot  employé.  La  demi-feuille 
restée  blanche  porte  cette  note  de  deux  mains  différentes,  vrai- 
semblablement de  Latouche  et  de  M.  Gabriel  de  Chénier  :  Em- 
ployé dans  le  poème  intitulé  l'Aveugle,  où,  ce  morceau  commence 
ainsi  : 

Enfin  rOssa,  l'Olympe  et  les  bois  du  Pénée 

En  effet,  le  fragment  que  j'ai  sous  les  yeux  commence  par 
cet  autre  vers  : 

C'est  ainsi  que  l'Olympe  et  les  bois  du  Pénée 

De  ces  divers  élémens  fournis  par  l'aspect  du  manuscrit,  on 
peut  déduire  que  ce  morceau  est  antérieur  à  la  composition  du 
poème  dont  il  fait  aujourd'hui  partie.  Becq  de  Fouquières  cite 
ces  quelques  lignes  destinées,  croit-il,  à  l'Hermès  :  «  Jadis  quand 
la  société  avait  moins  appris  à  avoir  de  l'empire  sur  soi,  les  ri- 
valités étaient  sanglantes,  et  rarement  une  fête  finissait  sans  voir 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  157 

briller  le  fer,  et  les  coupes  servaient  d'armes,  c'est  ainsi  que 
l'Olympe,  etc.  » 

Avant  que  ce  beau  fragment  y  fût  employé,  l'Aveugle  devait 
se  terminer  ainsi  : 


Ensuite,  avec  le  vin,  il  versait  aux  héros 

Le  puissant  népentliès,  oubli  de  tous  les  maux; 

Il  cueillait  le  moly,  fleur  qui  rend  l'homme  sage; 

Du  paisible  lotos  il  mêlait  le  breuvage. 

Les  mortels  oubliaient,  à  ce  philtre  charmés, 

Et  la  douce  patrie  et  les  parens  aimés. 

Ainsi  le  grand  vieillard  en  images  hardies, 
Déployait  le  tissu  des  saintes  mélodies 


En  relisant  l'Aveugle  tel  que  je  viens  d'en  indiquer  la  con- 
clusion probable,  André  Ghénier,  grâce  au  goût  et  au  sentiment 
de  la  composition  qui  semblent  lui  être  naturels,  dut  s'apercevoir 
que  la  fin  en  était  trop  égale,  trop  calme,  un  peu  froide;  que  le 
poème  tombait,  et  qu'il  le  fallait  relever  par  l'éclat  de  quelque 
tableau  tragique.  Et  c'est  alors  qu'après  avoir  refait  le  premier 
vers  pour  le  raccorder  aux  précédens,  il  y  intercala  ce  prodigieux 
combat  des  Lapithes  et  des  Centaures  qui  laisse  le  lecteur  sous 
l'impression  d'un  éblouissement  de  foudre. 

En  lisant  l'Esclave  dans  l'édition  de  1874  qui  a  donné  pour 
la  première  fois  le  texte  tout  entier,  je  fus  frappé  de  l'incohé- 
rence de  ce  poème  d'une  si  dramatique  allure.  Or  nul  ne  com- 
pose mieux  qu'André  Ghénier.  Ses  moindres  fragmens  sont  dis- 
posés et  gradués  avec  un  art  infini.  A  force  de  lire  et  de  relire, 
de  tourner  et  de  retourner  le  manuscrit,  je  suis  parvenu  à  décou- 
vrir les  raisons  de  cette  apparente  incohérence  ainsi  que  les 
moyens  d'y  remédier. 

C'est  une  grande  feuille  de  papier  vergé  blanc  jauni  qui  a 
dû  être  pliée  en  deux,  puis  coupée.  Le  manuscrit  se  compose 
donc  aujourd'hui  de  deux  feuillets  distincts,  collés  sur  onglets 
et  couverts,  au  recto  comme  au  verso,  de  caractères  très 
dissemblables  d'encre  et  d'écriture,  tracés  à  différentes  épo- 
ques, dans  tous  les  sens,  horizontalement,  verticalement,  à  l'en- 
vers. 

En  haut  du  premier  feuillet,  au  recto  qui,  ainsi  que  je  le  vais 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démontrer,  a  dû  être  primitivement  le  verso,  on  lit  ces  quelques 
lignes  dont  je  figure  la  disposition  : 

Voici  comme  il  faut  arranger  cela 

dire  en  quattre  vers  que  sur  le  rivage  de  telle 
île  (la  plus  près  de  Délos)  un  jeune  esclave  Délien 
venait  dire  ceci,  chaque  j.  (our) 


Après  son  discours  il  se  lève... 

Le  reste  de  la  page  est  occupé  par  un  scénario  en  prose 
d'une  quinzaine  de  lignes  où  il  n'est  fait  aucune  mention  du  dis- 
cours de  l'esclave  et  se  termine  par  une  ébauche  des  derniers 
vers  du  poème. 

Le  mot  cela  et  le  membre  de  phrase,  après  son  discours, 
que  précède  un  blanc  semé  de  points,  indiquent  clairement  que 
le  discours  de  l'esclave  qui  est,  à  peu  de  chose  près,  tout  le 
poème,  était  déjà  écrit.  En  effet,  tournons  le  feuillet,  et  nous 
trouverons  au  verso,  à  l'envers,  au  tiers  de  la  page  dont  le  haut 
a  été  laissé  en  blanc  comme  pour  indiquer,  sinon  la  place  du 
titre  (Chénier  n'en  mettait  presque  jamais),  du  moins  le  com- 
mencement du  poème,  tout  le  premier  morceau  qui  débute  par 
ce  vers  : 

Triste  vieillard,  depuis  que  pour  tes  cheveux  blancs, 

et  s'achève  sur  cet  autre  : 

Son  fils  esclave  meurt  loin  de  sa  main  chérie. 

Passons  au  second  feuillet. 

La  plus  grande  partie  du  recto  est  occupée  par  la  fin  du  poème 
ébauchée  au  premier  feuillet.  Les  vers  sont  repris  et  définitive- 
ment corrigés.  Au  bas  de  la  page,  après  deux  lignes  de  prose  et 
deux  vers  dits  par  la  jeune  fille,  commence  le  discours  sur  les 
vicissitudes  de  la  vie  humaine  que  lui  tient  son  père.  Ariston 
de  Ténos,  le  maître  de  l'esclave  Hermias.  Ce  discours  se  ter- 
mine au  verso,  dans  un  petit  espace  blanc  du  demi-feuillet,  à 
l'envers.  Sur  l'autre  moitié  du  feuillet,  après  l'avoir  remis  à 
l'endroit,  on  lit,  d'une  écriture  menue  et  serrée,  sauf  quelques 
blancs  réservés  et  remplis  postérieurement  par  des  vers  dont 
l'encre  est  beaucoup  plus  pâle,  tout  le  reste  du  poème  à  partir  de  : 

0  Vierge  infortunée,  était-ce  la  douleur... 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  159 

Il  y  a  donc  quatre  groupes  qu'il  s'agit  de  classer  et  de  rejoindre 
en  comblant  les  lacunes  par  quelques  lignes  de  prose  du  scénario. 
De  deux  de  ces  groupes,  le  discours  d'Ariston  et  les  vers  de  la 
fin,  la  place  est  nettement  marquée.  Quant  aux  deux  autres,  les 
plus  importans,  sans  même  tenir  compte  des  raisons  que  j'ai 
données  plus  haut,  la  lecture  attentive  du  scénaifo  ne  permet 
aucun  doute.  La  jeune  fille,  après  avoir  écouté  la  lamentation, 
les  imprécations  désespérées  de  l'esclave,  court  à  son  père  :  — • 
0  mon  père,  lui  dit-elle,  tu  m'as  promis  de  m'unir  bientôt  à... 
celui-ci  pleure  son  amante,  etc.  —  C'est  la  plainte  amoureuse 
d'Hermias  qu'elle  vient  d'entendre  qui  l'a  touchée  et  la  pousse 
à  implorer  la  liberté  pour  le  malheureux  amant.  C'est  donc 
l'apostrophe  : 

0  Vierge  infortunée,  était-ce  la  douleur... 

par  laquelle  M.  Gabriel  de  Chénier  ouvre  le  poème,  qui  doit 
être  placée  en  dernier  lieu,  et  le  poème  doit  nécessairement  s'ou- 
vrir par  l'invocation  au  vieux  père,  à  la  mère  désolée  : 

Triste  vieillard,  depuis  que  pour  tes  cheveux  blancs 
Il  n'est  plus  de  soutien  de  tes  jours  chancelans... 

Pour  rétablir  l'Esclave  dans  son  intégrité,  il  n'y  avait  plus 
qu'à  relier  ces  difFérens  morceaux  par  les  quelques  lignes  de 
prose  du  scénario.  Toutes  ces  raisons,  tant  matérielles  que  mo- 
rales, semblent  probantes.  D'ailleurs,  il  [suffît  de  lire  r Esclave 
dans  le  texte  que  j'ai  eu  le  bonheur  et  l'honneur  de  reconstituer 
pour  s'assurer  que  la  composition  de  ce  beau  poème  est  d'une 
clarté  et  d'une  gradation  psychologique  et  dramatique  parfaites. 

Que  le  lecteur  indulgent  veuille  bien  me  pardonner  cette  si 
longue  et  fastidieuse  démonstration  qui  lui  prouvera  combien 
ma  tâche  fut  parfois  malaisée  et  qu'il  n'est  pas  inutile,  pour  le 
classement  des  manuscrits  d'un  poète,  de  comprendre  son  génie. 

L'orthographe  d'André  Chénier  est  irrégulière  et  souvent 
fautive.  S'il  emploie  constamment  la  forme  grecque  ambrosie 
pour  ambroisie,  il  écrit  indifféremment  étoit  ou  était,  serait  ou 
serait  et  tous  les  temps  de  verbe  similaires,  ydille  ou  idylle,  joye 
ou  joie,  myrthe  ou  myrte,  naïade  ou  nayade,  fraier  ou  frayer, 
jetter  ou  jeter,  argille,  beaume ,  boccage,  gémaux,  ieux,   seur, 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yvre,  etc.  Il  serait  oiseux  de  relever  tous  les  vocables  que  sa 
plume  insoucieuse  et  rapide  a  défigurés.  J'avais  songé  à  con- 
server du  moins  son  orthographe  pour  les  terminaisons  ant,  enty 
end,  dont  il  supprime,  comme  il  était  alors  d'usage,  les  t  et  les  a 
au  pluriel.  Mais  j'eusse  été  entraîné,  logiquement,  à  imprimer 
pers  TpouT  perds,  détens  pour  détends.,.  L'emploi  qu'il  fait  de  la 
majuscule  est  aussi  des  plus  capricieux.  Il  n'en  met  jamais  à  la 
première  lettre  du  vers,  et,  par  contre,  il  écrit  toujours  avec  un 
grand  T  les  mots  qui  commencent  par  cette  lettre.  Aux  noms 
propres,  aux  Dieux,  Naïades,  Dryades,  Faunes,  Satyres  et  Syl- 
vains,  il  prodigue  ou  retire  la  majuscule.  J'ai  cru  devoir  la 
conserver  aux  Dieux,  Naïades,  Dryades,  hormis  les  cas  où  ces 
termes  sont  employés  symboliquement,  lorsque  naïade  signifie 
l'eau,  ou  dryades,  les  bois. 

Devant  tant  d'irrégularités  contradictoires  et  vu  le  peu  d'im- 
portance qu'a  l'orthographe  dans  l'œuvre  manuscrite  d'un  grand 
écrivain,  j'ai  résolu  d'unifier  celle  d'André  Ghénier  et  de  rétablir 
à  ses  vers  la  majuscule  initiale,  ainsi  qu'il  l'a  fait  lui-même 
pour  les  deux  poèmes  publiés  de  son  vivant,  le  Jeu  de  Paume  et 
l'Hymne  sur  l'entrée  triomphale  des  Suisses  révoltés  de  Château- 
vieux,  qui  est,  sans  conteste,  le  premier  des  ïambes  qu'il  ait 
écrit. 

La  ponctuation  n'est  pas  régie  par  des  règles  fixes.  Au  xvi®  et 
au  xvn^  siècle,  on  ne  ponctuait  guère.  Chaque  écrivain  a  sa 
ponctuation  particulière.  Bien  qu'elle  soit  souvent  nécessaire  à 
la  clarté  de  la  phrase,  son  importance  dans  la  prose  est  moindre 
qu'en  poésie.  Le  poète  se  sert  de  ces  signes  pour  indiquer  la 
façon  dont  il  entend  que  ses  vers  soient  scandés,  le  mouvement 
plus  rapide  ou  plus  lent,  les  pauses,  le  prolongement,  les  arrêts 
de  la  diction. 

Il  semble  que  les  éditeurs  se  soient  fait  un  jeu  d'altérer  la 
ponctuation  d'André  Chénier.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple. 
Dans  la  Jeune  Tarentine,  on  peut  compter,  sans  parler  des  vices 
du  texte,  vingt-sept  fautes  pour  trente  vers.  Cette  manie  absurde 
a  eu  les  plus  fâcheux  effets,  non-sens,  contresens,  inversions 
ridicules.  Et  j'ai  retrouvé  plus  d'une  intention  délicate,  plus  d'une 
élégance  de  style,  plus  d'une  hardiesse  de  langue  ou  de  coupe, 
qu'une  virgule,  substituée  à  un  point  ou  mal  placée,  avait  faussées 
ou  dénaturées. 


LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  161 

La  ponctuation  d'André  Chénier  est  singulièrement  person- 
nelle ;  à  la  fois  méticuleuse  et  sommaire.  L'emploi  de  la  con- 
jonction et  est  presque  toujours  exclusif  de  la  virgule,  que 
souvent  même  il  omet  au  cours  fluide  ou  précipité  des  énumé- 
rations  où  l'emporte  sa  fougue.  Il  fait,  d'autre  part,  un  usage  très 
fréquent  du  point  suspensif.  Il  en  use  et  parfois  il  en  abuse, 
pour  mieux  espacer  les  gestes  et  marquer  les  temps  de  l'action 
dramatique,  comme  dans  ces  vers  du  Malade  : 

C'est  ta  mère.  Ta  vieille,  inconsolable  mère 
Qui  pleure.  Qui  jadis  te  guidait  pas  à  pas; 
T'asseiait  sur  son  sein  ;  te  portait  dans  ses  bras 
Que  tu  disais  aimer.. 

Il  faut  remarquer,  en  comparant  avec  le  texte  de  l'édition  de 
1819,  la  manière  si  caractéristique  dont  sont  ponctués  les  qua- 
rante-quatre vers  du  combat  des  Lapithes  et  des  Centaures,  seul 
fragment  autographe  qui  nous  reste  de  l'Aveugle.  Le  vers  y  va 
par  bonds,  heurts,  chocs  et  soubresauts.  Il  s'arrête,  il  reprend 
brusquement.  Et,  par  son  allure  haletante,  saccadée,  en  une 
suite  de  traits  où  sont  accumulés  et  variés  les  artifices  du  plus 
admirable  métier,  il  fait  percevoir  du  même  coup  à  l'œil,  à  l'o- 
reille et  à  l'esprit  tout  le  désordre  furieux  de  cette  héroïque 
mêlée. 

Mais  c'est  surtout  aux  ellipses  violentes,  à  ces  latinismes 
hardis,  aux  souples  inversions,  aux  dérèglemens  de  syntaxe  où 
son  libre  génie  s'irrite  et  se  joue,  qu'André  Chénier,  conscient 
de  ses  audaces,  les  a  voulu  plus  indélébile  ment  marquer  par  sa 
ponctuation.  Elle  est  grossie  à  dessein,  comme  burinée.  Il  n'est 
plus  besoin  de  loupe.  Aussi,  ces  passages  qu'ils  auront  jugés  pé- 
rilleux, ont-ils  été  remaniés  ou  défigurés  par  les  éditeurs. 

Quant  à  moi,  dans  tous  les  poèmes  dont  j'ai  eu  les  origi- 
naux sous  les  yeux,  j'ai  toujours  respecté,  à  moins  qu'elle  ne 
fût  manifestement  insuffisante  ou  fautive,  la  ponctuation  du 
poète. 

On  a  tenté  d'établir  une  chronologie  des  œuvres  d'André 
Chénier  et  de  les  distribuer  dans  les  douze  ou  treize  années  de 
sa  vie  littéraire.  Je  n'essaierai  pas,  d'après  la  fraîcheur  ou  la 
décoloration  de  l'encre  et  le  caractère  si  variable  de  son  écri- 
ture, de  déterminer   les    dates    plus  ou  moins  exactes  de   ses 

TOME  XXX.  —  1905.  li 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poèmes.  Rien  ne  me  semble  plus  fallacieux.  Par  exemple,  les 
dernières  corrections  du  poète  sont  d'une  main  hâtive  et  d'une 
encre  beaucoup  plus  pâle.  S'il  est  possible,  à  quelques  mois  ou  à 
quelques  jours  près,  de  dater  les  pièces  qui  se  rapportent  aux 
événemens  de  la  Révolution  et  les  ïambes  écrits  à  Saint-Lazare, 
l'étude  attentive  des  manuscrits  ne  peut  fournir  aucun  élément 
de  certitude.  Il  n'y  a,  dans  les  Bucoliques,  que  deux  morceaux 
datés  :  La  Liberté,  de  1787  —  André  avait  vingt-cinq  ans  —  et  la 
petite  idylle  que  j'ai  intitulée  la  Génisse,  dont  les  vers  si  curieu- 
sement corrigés  sont  suivis  de  ces  deux  lignes  de  prose,  dou- 
blement suggestives  :  «  —  Vu  et  fait  à  Gatillon  près  Forges,  le 
4  août  1792,  et  écrit  à  Gournay  le  lendemain.  »  —  Cette  courte 
note  donne  quelque  idée  de  la  méthode  de  travail  de  Chénier  et 
prouve  que  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  travaillait  aux 
Bucoliques.  D'ailleurs,  rien  n'est  plus  explicite  que  la  lettre 
qu'il  écrivait,  à  la  fin  de  mai  ou  au  commencement  de  juin  1791, 
à  son  ami  François  de  Pange  :  —  «...  Tu  sais  combien  mes 
Muses  sont  vagabondes...  Elle  ne  peuvent  achever  promptement 
un  seul  projet  ;  elles  font  un  pied  à  ce  poème  et  une  épaule  à 
celui-là;  ils  boitent  tous  et  lisseront  sur  pied  tous  ensemble. 
Elles  les  couvent  tous  à  la  fois  ;  ils  sortiront  de  la  coque  à  la  fois, 
ils  s'envoleront  à  la  fois.  Souvent  tu  me  crois  occupé  à  faire  des 
découvertes  en  Amérique,  et  tu  me  vois  arriver  une  flûte  pas- 
torale sur  les  lèvres.  Tu  attends  un  morceau  d'Hermès,  et  c'est 
quelque  folle  élégie...  C'est  ainsi  que  je  suis  maîtrisé  par  mon 
imagination.  Elle  est  capricieuse  et  je  cède  à  ses  caprices...  »  — 
Et  ce  qu'il  vient  de  dire  en  prose  du  vagabondage  et  de  l'ubiquité 
de  sa  Muse,  il  l'a  dit  vingt  fois  en  vers. 

Bref,  ce  qui  importe,  ce  n'est  pas  les  dates,  mais  la  date  de 
l'œuvre  d'André  Chénier.  C'est  vraiment  un  des  prodiges  de  ce 
temps  prodigieux  que  des  poèmes  tels  que  Néère  ou  l'Aveugle, 
si  simples,  d'un  si  profond  sentiment,  d'une  ampleur  si  magni- 
fique, aient  pu  être  conçus  et  écrits  dans  les  dernières  années  du 
xvin^  siècle. 

Si  l'on  considère  l'époque  et  la  'société  littéraire  où  il  vécut, 
le  génie  d'André  Chénier  est  vraiment  fait  pour  déconcerter.  A 
triple  face,  comme  Hécate,  il  est  à  la  fois  de  son  siècle,  de  son 
temps,  de  tous  les  temps.  Les  Élégies,  les  Poèmes,  V Hermès  sont 
l'œuvre  du  plus  grand  des  poètes  du  xviii^  siècle  ;  les  Hymnes,  les 


'      LE    MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  163 

Odes,  les  ïambes,  du  seul  grand  poète  de  la  Révolution;  et  les 
Bucoliques,  d'un  grand  poète  de  tous  les  âges.  Il  semble  qu'il 
les  ait  écrites,  suivant  la  formule  célèbre  de  Spinoza,  sub  specie 
eeternitatis. 

Plus  de  deux  siècles  après  Ronsard,  comme  lui  et  peut-être 
mieux  que  lui,  grâce  à  la  connaissance  native  de  la  langue  [et  à 
la  familiarité  des  poètes  grecs,  il  renouvelle  dans  la  poésie  fran- 
çaise le  sentiment  de  la  nature  que  le  seul  La  Fontaine  n'avait 
pas  entièrement  méconnu.  Il  voit,  il  sent  la  beauté  multiple  des 
choses,  il  en  écoute  la  musique  et  les  traduit  en  des  vers  d'une 
harmonie  et  d'une  couleur  jusqu'alors  ignorées. 

Son  génie  est  essentiellement  objectif  et  dramatique.  Il  a,  à 
;la  plus  haute  puissance,  le  don  d'évocation,  la  première  des 
vertus  poétiques.  Il  se  dédouble.  Il  voit,  il  fait  vivre,  il  vit  ses 
personnages  ;  ils  semblent  se  mouvoir  dans  le  milieu  qui  leur  est 
naturel.  Le  paysage,  quelque  sommaire  qu'il  soit,  participe  à 
l'action.  La  mise  en  scène,  la  composition  sont  d'un  art  achevé 
dont  la  simplicité  voulue  redouble  l'intensité.  Jusque  dans  les 
moindres  fragmens  de  quelques  vers,  ces  qualités  apparaissent, 
d'autant  plus  frappantes.  Sa  vision  première  est  toute  plastique. 
Le  tableau,  le  quadro,  comme  il  disait,  se  compose  de  lui-même. 
Il  se  plaît  aux  brusques  débuts,  aux  entrées  immédiates,  et  cette 
allure  soudaine,  qui  précipite  en  plein  drame,  prête  aux  gestes, 
aux  paroles  et  aux  sentimens  qu'ils  expriment  toute  la  force,  le 
charme  saisissant  de  la  vie. 

Les  mots  de  mètre  et  de  rythme  n'ont  jamais  été  nettement, 
définis,  du  moins  en  français.  Je  ne  tenterai  pas  ce  que  de  plus 
savans  n'ont  pu  faire,  et  ne  les  emploierai  ici  que  dans  le  sens 
spécial  que  leur  donnent  la  plupart  des  poètes.  Pour  eux,  le 
mètre  est  la  disposition  mesurée  et  variée  des  syllabes  du  vers, 
et  le  rythme  la  disposition  des  vers  de  la  strophe.  Le  rythme 
serait  donc  à  la  strophe  ce  que  le  mètre  est  au  vers.  L'inventeur 
de  rythmes  est  celui  qui  trouve  et  combine  des  agencemens 
nouveaux  de  vers,  de  nouvelles  strophes. 

Pour  ne  parler  que  des  anciens,  Ronsard  fut  un  prodigieux 
inventeur  de  rythmes.  On  n'en  saurait  dire  autant  de  Ghénier 
Le  Jeu  de  Paume,  l'ode  à  Versailles,  une  ou  deux  odes  à  Fannj 
et  quelques  essais  de  chœurs  dans  son  Théâtre, me  paraissent  les 
seuls  rythmes  nouveaux  qu'on  lui  puisse  attribuer.  Et  les 
ïambes?  Il  faut  reconnaître  que  ni  la  forme,  ni  le  titre  de  ces , 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poèmes  célèbres  n'appartiennent  à  Chénier.  S'il  semble,  dans  les 
vers  cités  plus  loin,  l'avoir  indiqué  et  même  suggéré,  il  ne  l'a 
nulle  pari  expressément  noté,  et  j'ai  déjà  fait  remarquer  qu'il 
avait  intitulé  Hymne  le  premier  de  ses  ïambes.  C'est  à  Latouche 
que  revient  l'honneur  d'avoir  imposé  à  ces  derniers  cris  d'une 
éloquence  désespérée  et  furieuse,  qui  ont  peut-être  plus  fait 
pour  la  gloire  d'André  Chénier  que  ses  purs  chefs-d'œuvre,  ce 
titre  fameux,  devenu  classique.  On  dirait  que  le  poète  lui-môme 
le  lui  a  désigné  dans  ce  vers  : 

Arcniloque,  aux  fureurs  du  belliqueux  ïambe... 

ou  plutôt  dans  cette  apostrophe,  dont  le  premier  alexandrin  est 
l'un  des  plus  singulièrement  beaux  que  je  sache  : 

Diamant  ceint  d'azur,  Paros,  œil  de  la  Grèce, 

De  l'onde  Egée  astre  éclatant! 
Dans  tes  flancs  où  nature  est  sans  cesse  à  l'ouvrage, 

Pour  le  ciseau  laborieux 
Germe  et  blanchit  le  marbre  illustré  de  l'image 

Et  des  grands  hommes  et  des  Dieux. 
Mais  pour  graver  aussi  la  honte  ineffaçable, 

Paros  de  l'ïambe  acéré 
Aiguisa  le  burin  brûlant,  impérissable. 

Fils  d'Archiloque,  fier  André, 
Ne  détends  point  ton  arc 

L'ïambe,  comme  on  le  voit,  n'est  que  la  strophe  classique  de 
deux  alexandrins  et  de  deux  octosyllabes  régulièrement  entre- 
lacés et  à  rimes  croisées,  prolongée  au  gré  du  poète  par  la  sup- 
pression de  l'arrêt  au  quatrième  vers. 

Je  n'oserais  affirmer  qu'il  n'y  ait  point  de  ce  rythme 
d'exemples  plus  anciens  que  celui  que  j'ai  découvert  dans  les 
Œuvres  choisies  de  M.  Rousseau,  au  IIP  livre  de  ses  odes.  C'est 
l'ode  IV,  imitée  d'Horace,  Aux  Suisses  durant  leur  guerre  civile 
de  1712.  Or,  ainsi  que  nous  l'avons  noté,  le  premier  des  ïambes 
de  Chénier  est  V Hymne  sur  Ventrée  triomphale  des  Suisses  révol- 
tés du  régiment  de  Châteauvieux,  qu'il  publia  dans  le  Journal  de 
Paris  du  15  avril  1792.  La  coïncidence  est  frappante.  Elle  serait 
extraordinaire,  si  elle  n'était  toute  naturelle.  André  Chénier, 
comme  beaucoup  de  ses  contemporains,  avait  lu  et  étudié  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  poète  médiocre,  qui  fut  un  habile  ouvrier 
Ij^fique. 


LE   MANUSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  165 

S'il  n'est  pas,  comme  Ronsard,  grand  inventeur  de  rythmes, 
Chénier  est,  au  vrai  sens  antique,  le  Poète,  le  faiseur  de  vers  par 
excellence.  Sa  métrique  est  incomparable. 

Avec  l'hexamètre  grec,  l'alexandrin  français  est  le  plus  sonore, 
le  plus  solide,  le  plus  suave,  le  plus  souple  des  instrumens  poé- 
tiques. Il  est  composé,  ainsi  que  l'a  dit  Ronsard,  de  douze  à 
treize  syllabes,  suivant  qu'il  est  masculin  ou  féminin.  Ce  grand 
vers  contient  donc  tous  les  vers,  d'une  à  treize  syllabes,  et,  au 
moyen  de  l'enjambement,  il  semble  pouvoir  se  prolonger  indé- 
finiment. Malgré  cette  élasticité  que  l'enjambement  prête  à  la 
phrase  poétique,  l'alexandrin  ne  perd  jamais  sa  structure,  sa 
personnalité,  grâce  au  temps  fort  de  la  césure,  si  mobile  qu'elle 
soit,  et  surtout  grâce  au  rappel  de  la  rime  qui,  on  le  doit  re- 
marquer, même  dans  les  vers  féminins  de  treize  syllabes,  sonne 
toujours  sur  la  douzième.  On  a  prétendu  à  tort  que  l'alexandrin 
n'avait  que  douze  syllabes  et  que  la  treizième  ne  devait  pas  être 
comptée.  Il  est  évident  qu'elle  s'élide  lorsque  le  vers  suivant 
commence  par  une  voyelle;  mais  dans  tous  les  vers,  tels  que 
celui-ci  que  j'emprunte  à  l'idylle  de  Néère  : 

Mon  âme  vagabonde  à  travers  le  feuillage 
Frémira.  .  .  , 

il  est  impossible  de  ne  pas  prononcer  et  de  pas  compter  la  der- 
nière syllabe  du  mot  final  de  l'alexandrin. 

Ce  vers  d'apparence  si  drue  et  si  simple,  se  plie  aux  plus 
savantes  complexités  du  mètre.  Il  peut  être  coupé,  varié.  Les; 
muettes  particulières  à  notre  langue  l'allongent,  le  rendent  plus 
respirable.  Elles  y  mêlent,  à  l'éclatante  netteté  latine,  une  dou- 
ceur fluide,  une  sorte  de  perspective,  d'atmosphère  vaporeuse. 

Jamais  poète  n'a  si  magistralement  manié  l'alexandrin.  Pour 
Chénier,  le  métal  solide  qui  le  constitue  est  aussi  ductile  que  la 
glaise,  aussi  malléable  que  la  cire  sous  les  doigts  du  sculpteur. 
Il  le  pétrit,  il  le  brise,  il  le  renoue  à  son  gré.  On  dirait  qu'il  le 
modèle.  Le  vers  obéissant  semble  suivre  la  pensée,  l'oreille,  la 
vision  du  poète.  Il  l'étiré,  le  ramasse  ou  l'arrête.  Il  en  a  si  bien 
varié  les  coupes,  que  je  doute  qu'on  en  ait  inventé  depuis,  qu'il 
n'eût  essayées.  Il  se  joue  de  l'immobile  césure  ;  il  est  plein  de' 
ternaires,  de  bi-césurés.  A  la  fois  instinctif  et  raffiné,  il  fait  tenii 
en  quelques  syllabes  des  juxtapositions  inattendues,  des  inter- 
versions d'une  étrange  té  charmante.  Le  premier,  il  a  su  opposer 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à    la  symétrie  du   mètre  le  prestigieux  contraste  de   l'image, 
comme  dans  ces  vers  exquis  sur  les  abeilles  : 

Une  ruche  nouvelle  à  ces  peuples  nouveaux 
Est  ouverte.  Et  l'essaim  conduit  dans  les  rameaux 
Qu'un  olivier  voisin  présente  à  son  passage, 
Fend  en  grappe  bruyante  à  son  amer  feuillage. 

André  Ghénier  fut  donc,  en  syntaxe  aussi  bien  qu'en  mé- 
trique, un  novateur  d'une  audace  extrême  et  certes  plus  outré 
que  les  plus  fougueux  romantiques.  La  violence,  l'ardeur  spon- 
tanées de  son  génie  expliquent  ces  bizarreries,  ces  témérités  vo- 
lontaires. Elles  ne  semblent  pas  avoir  frappé  la  critique  mo- 
derne, enveloppées  qu'elles  sont  et  comme  voilées  sous  des 
apparences  discrètes.  Depuis  près  d'un  siècle,  elles  sont  entrées 
dans  la  langue  et  devenues  classiques.  Pourtant,  lorsque  parut, 
en  1819,  l'œuvre  mutilée  si  habilement  présentée  par  Latouche, 
à  l'admiration  qui  l'accueillit  se  mêla  quelque  effarement.  Népo- 
mucène  Lemercier,  Raynouard,  Loyson,  pour  ne  citer  que  les 
moins  oubliés,  tout  en  reconnaissant  les  dons  naturels  et  origi- 
naux du  poète,  lui  reprochèrent  des  incorrections  sans  nombre, 
l'imitation  servile  des  formules  et  des  tours  antiques,  les  césures 
déplacées  ou  brisées,  les  enjambemens,  l'incohérence  des  méta- 
phores. On  le  traita  de  barbare.  Barbare,  j'en  conviens;  mais 
barbare  comme  Homère  et  Théocrite.  Et  s'il  imita  les  anciens, 
ce  fut  à  l'exemple  et  à  la  façon  de  Virgile.  L'enfant  sublime, 
Victor  Hugo  —  il  avait  alors  dix-sept  ans,  —  écrivit  sur  Ghénier 
et  ses  détracteurs  quelques  pages  où  il  faut  relever  ces  phrases 
prophétiques  :  «  Chacun  de  ces  défauts  du  poète  est  peut-être  le 
germe  d'un  perfectionnement  pour  la  poésie.  C'est  une  poésie 
nouvelle  qui  vient  de  naître.  » 

L'influence  d'André  Chénier  sur  ceux  qui  préparèrent  et  me- 
nèrent le  grand  mouvement  de  rénovation  littéraire  du  xix®  siècle 
ne  peut  être  niée.  Dès  1829,  Jules  Janin  le  proclamait  le  maître 
et  le  prince  de  la  poésie  moderne.  Chateaubriand  l'admira, 
Millevoye  l'avait  pillé  d'avance;  il  inspira  Vigny.  Alfred  de  Musset 
lui  doit  plus  d'une  de  ses  élégances  et  plus  d'un  élan  passionné 
des  Nuits.  Barbier,  sans  lui,  n'eût  pas  forgé  ses  ïambes.  Le  cer- 
veau tout-puissant  de  Victor  Hugo  ne  faillit  pas  à  s'assimiler 
quelques-unes  de  ses  formes  les  plus  rares.  Seul,  Lamartine 
ne  paraît  pas  avoir  subi  cette  maîtrise.   Il  est  sans  art,  a  dit 


LE   MAlNtlSCRIT    DES    BUCOLIQUES.  167 

un  critique  subtil.  Et  Cliénier  fut  avant  tout  un  admirable 
artiste. 

Le  vers  du  vieux  Ronsard 

La  matière  demeure  et  la  forme  se  perd, 

si  juste  pour  le  monde  extérieur,  ne  saurait  s'appliquer  aux 
choses  de  l'esprit.  La  matière  poétique  est,  à  vrai  dire,  éternel- 
lement la  même;  ce  n'est  que  par  l'invention  d'images  neuves 
que  les  poètes,  de  siècle  en  siècle,  la  renouvellent  et  la  diversi- 
fient. Mais  seule,  la  forme  parfaite  d'une  œuvre  peut  en  perpé- 
tuer la  gloire. 

Chaque  jour  mieux  étudiée,  l'œuvre  d'André  Ghénier  ne 
pourra  qu'accroître  sa  gloire.  Aucun  poète  n'a  si  voluptueuse- 
ment et  fièrement  chanté  la  nature,  la  jeunesse,  l'amour,  les 
héros,  les  Dieux,  la  Justice  et  la  Liberté.  Nul,  mieux  que  lui, 
n'a  su  faire  siffler,  autour  de  la  tête  horrible  et  belle  de  l'antique 
Furie,  les  vipères  de  la  Vengeance.  Les  Bucoliques  et  les  ïambes 
suffiraient  à  son  immortalité.  Mais  il  fut  encore,  avant  trente 
ans,  —  génie  précoce  et  fécond,  —  grand  poète  épique,  lyrique, 
élégiaque  et  philosophique.  Dans  ses  vers  si  nouveaux,  il  a  con- 
centré l'essence  de  l'antiquité,  et  il  en  a  parfumé  à  jamais  la 
poésie  française.  Il  y  tient  la  place  que  tenait  à  Rome  celui 
qu'on  a  nommé  le  cygne  de  Mantoue.  Aussi,  lorsque  ma  pensée 
évoque  l'ombre  d'André  Ghénier  et  que  dans  ma  mémoire 
chantent  ses  vers  divins,  mes  lèvres  involontairement  murmurent 
ce  beau  nom  fraternel  :  Virgile. 

José-Maria  de  Heredia. 


UNE  CORRESPONDANCE  INÉDITE 


DE 


LAMENNAIS 


LETTRES  A  M.   VUARIN^'^ 

DERNIÈRE    PARTIE  (1) 


1826 

A  la  Chênaie,  le  3  février  1826. 

J'ai  reçu,  mon  cher  et  respectable  ami,  votre  lettre  du  13  jan- 
vier, qui  m'a  fait  bien  plaisir,  comme  tout  ce  qui  vient  de  vous. 
Ne  vous  lassez  point,  continuez  d'instruire  de  1  état  des  choses 
ceux  qui  doivent  être  instruits.  Ils  font,  sans  le  savoir,  bien  du 
mal  par  leur  inconcevable  faiblesse.  Ils  ont  reçu  de  Paris  des 
réclamations  officielles  qui  ont  fait  suspendre  le  Journal  ecclé- 
siastique. Ainsi  Vexeqiiatur  s'étend  jusqu'à  Rome.  Est-il  possible 
de  descendre  encore,  et  qu'y  a-t-il  de  plus  bas?  Ignore-t-il  donc 
que  c'est  toujours  le  courage  qui  sauve,  le  courage  qui  est  la 
prudence,  le  courage  qui  est  la  victoire?  Hœc  est  Victoria  quse 
vincit  mimdum,  fîdes  nostra  ?  Je  crains  que  vous  n'ayez  à  souf- 
frir de  ces  dispositions  dans  l'affaire  du  louche.  Enfin  Dieu  est 
là,  espérons  toujours. 

Je  partirai  le  8  pour  Paris.  Des  motifs  que  je  ne  puis  écrire, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  IS  octobre. 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  169 

mais  que  je  vous  dirai,  m'ont  décidé  à  faire  le  voyage  de  Turin 
vers  le  mois  d'avril,  si  toutefois  des  événemens  possibles  ne  vien- 
nent pas  déranger  mes  combinaisons.  On  meurt  quelquefois  dans 
la  bataille  ou  on  reste  prisonnier.  Priez  pour  le  succès  de  la 
mienne.  Si  je  vais  à  Turin,  c'est  là  que  je  m'occuperai  de  la 
Préface  que  me  demande  le  comte  de  Maistre  (1).  Ce  travail  me 
dérange  extrêmement  et  me  contrarie  de  même  ;  je  n'ai  pu  ce- 
pendant refuser.  M.  de  Sentît  doit  être  maintenant  à  son  poste. 
Que  Dieu  le  bénisse,  dans  sa  nouvelle  existence  !  Il  mérite  toutes 
les  grâces  du  ciel. 

Adressez-moi  à  Paris  les  pièces  de  votre  procès  genevois. 

La  France  catholique  a  cessé  de  paraître.  Elle  n'a  jamais  eu 
que  150  abonnés.  L'archevêque  de  Paris  la  soutenait  et  l'évêquo 
d'Hermopolis  était  persuadé  qu'elle  devait  plaire.  Celui-ci  va 
s'enfonçant  tous  les  jours  dans  son  péché.  Pour  l'autre,  il  est  au 
fond  depuis  longtemps. 

Ma  santé  est  faible,  on  s'use  vite  dans  ce  temps-ci.  J'espère, 
avec  la  grâce  de  Dieu,  mourir  sur  la  brèche.  Malgré  l'apathie 
générale,  on  ne  laisse  pas  de  faire  quelque  bien.  Le  clergé  s'unit, 
comprend  à  la  longue,  vient  ou  revient  aux  bonnes  doctrines, 
et  sera  préparé  pour  combattre  les  combats  de  la  foi.  Cela 
console  !  Oh  !  que  l'autorité  ne  sait-elle,  ou  ne  veut-elle  ! 

Adieu,  mon  excellent  ami  ;  mon  frère  et  l'abbé  G[erbet]  vous 
lisent  mille  choses  tendres  et  respectueuses. 

Tout  à  vous  en  N.  S. 

Paris,  11  mars  1826. 

J'ai  reçu,  mon  excellent  et  bien  cher  ami,  les  deux  lettres  que 
vous  m'avez  adressées  à  Paris,  la  dernière  en  date  du  24  février  (2). 

(1)  Le  fils  de  Joseph  de  Maistre. 

^2)  Nous  possédons  la  première  probablement  de  ces  deux  lettres  :  elle  est 
datée  du  20  février.  II  semble,  d'après  cette  lettre,  que  Lamennais  avait  fait  espérer 
à  M.  Vuarin  qu'il  retournerait  à  Genève.  Celui-ci  souhaite  vivement  sa  présence, 
ne  fût-ce  que  quelques  jours,  «  afin,  dit-il,  de  bien  montrer  à  nos  magnifiques  et 
très  honorés  seigneurs  que  leur  cité  ne  îJows/bti^pas/jeMr,...  puisqu'ils  ont  dit  que 
vous  aviez  gardé  l'incognito  en  1824.  »  Il  lui  annonce  l'envoi  de  différentes  pièces 
qui  doivent  servir  à  «  donner  une  nouvelle  leçon  à  nos  pasteurs  déistes.  »  «  Le 
sommeil  du  chef  Ab  la  cité  sainte,  ajoute-t-il,  et  de  ses  auxiliaires  me  parait 
étrange.  Est-ce  prudence  humaine?  Est-ce  sagesse  d'en  haut?  Je  n'ose  pronon- 
cer... Que  Dieu  vous  soutienne  et  vous  console,  mon  très  cher  ami,  dans  l'im- 
portante et  honorable  mission  que  vous  remplissez!  Je  vous  vénère,  je  vous  chéris 
et  vous  embrasse  tendrement.  »  —  Il  est  à  remarquer  que  la  plupart  des  lettres  de 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'userai  de  vos  instructions  pour  l'affaire  dont  vous  me  parlez, 
et  je  ne  négligerai  rien  à  cet  égard  de  ce  qui  sera  en  mon  pou- 
voir. Malheureusement  je  suis  personnellement  presque  nul.  Ma 
santé  est  très  altérée.  J'ai  un  commencement  de  maladie  du  cœur 
qui  me  rend  toute  application  impossible.  Une  lettre  à  écrire 
suffit  souvent  pour  déterminer  des  spasmes  douloureux  suivis 
d'un  évanouissement.  Outre  cela,  je  suis  accablé  d'affaires. 
Veuillez,  je  vous  prie,  avertir  M.  de  Maistre  de  mon  état,  afin 
qu'il  sache  combien  la  promesse  que  je  lui  ai  faite  est  incer- 
taine, quant  à  l'époque  de  son  exécution.  Si  vous  le  déterminiez 
à  s'adresser  à  une  autre  personne,  vous  me  rendriez  service  ; 
car  cet  engagement,  au  milieu  de  mille  devoirs  en  souffrance, 
me  tracasse  et  contribue  à  m'ôter  la  tranquillité  dont  j'ai  si 
grand  besoin.  Je  ne  puis  vous  dire  encore  quand  je  partirai  pour 
T[urin].  Mon  affaire  avec  M.  de  Saint-V[ictor]  qui  ne  finit  point, 
car  rien  ne  finit,  exige  ma  présence  dans  cette  triste  ville.  Vous 
serez  averti  de  mes  démarches  ;  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous 
dire  en  ce  moment. 

J'ai  vu  M""  de  Loménie  et  M"""  de  Bellamare;  nous  avons 
beaucoup  parlé  de  vous;  elles  vous  sont  fort  attachées.  La  douai- 
rière est  à  peu  près  complètement  aveugle;  elle  doit  se  faire  faire 
après  Pâques  l'opération  de  la  cataracte. 

Vous  avez  reçu  mon  dernier  écrit  (1),  il  produit  généralement 
une  vive  impression.  Fr [ayssinous]  en  est  très  affecté;  il  y  a  de 
quoi  l'être.  Dieu  veuille  que  sa  conscience  parle  et  qu'il  l'écoute. 
Il  serait  temps  ou  jamais,  que  R[ome]  aussi  parlât.  Nulle  circon- 
stance ne  saurait  être  plus  favorable.  Un  acte  éclatant  de  sa  part 
finirait  tout  à  jamais.  Écrivez  en  ce  sens,  ci  ;vec  force.  Il  n'y  a 
que  le  courage  qui  réussisse.  Je  ne  serai  probablement  pas  atta- 
qué; plus  faible,  je  l'eusse  été  sans  aucun  doute.  Pressez,  pres- 
sez, on  comprendra  peut-être. 

Je  vous  prie  de  dire  à  M.  Voullaire  que  je  serais  très  heu- 
reux de  lui  être  utile.  Je  voudrais  pouvoir  trouver  ici  un 
emploi  qui  lui  convînt.  11  est  impossible  que,  de  Genève  à  Paris, 
il  s'occupe  de  traductions  pour  le  Mémorial;  ce  sont  des  choses 


M.  Yuarin  à  Lamennais,  —  nous  ne  les  avons  malheureusement  pas  toutes,  — 
portent  pour  suscription  :  Pour  mon  compagnon  de  voyage  en  iS24.  Il  les  lui  fai- 
sait sans  doute  parvenir  par  un  intermédiaire.  <■  Je  charge  M""  de  Bellamare,  qui 
vous  remettra  ce  billet,...  •>  écrit-il  dans  la  lettre  suivante. 

(1)  La  Religion jfo.nsidérée  dans  ses  rapports  avec  l'ordre  politique  et  civil. 


UNE    CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE    LAMENNAIS.  171 

du  moment  qui  ne  sauraient  se  faire  que  sur  les  lieux.  Quant 
au  Droit  mosaïque,  je  n'ai  pas  ici  l'ouvrage  de  Michaëlis.  Il  faut 
qu'aidé  de  vos  conseils,  il  juge  lui-même  de  ce  qui  peut  inté- 
resser en  France. 

Adieu,  très  cher  ami  ;  je  vous  embrasse  tendrement. 

Paris,  4  mai  1826. 

J'ai  reçu  à  la  fois  vos  deux  dernières  lettres  (l),mon  cher  et 
excellent  ami,  et  j'y  aurais  répondu  plus  tôt,  comme  vous  le  pensez 
bien,  si  j'avais  pu  trouver  depuis  lors  un  moment  de  loisir.  Il  est 
triste  que  vous  rencontriez  toujours  le  même  obstacle  à  vos  pro- 
jets; c'est,  au  reste,  la  même  chose  partout  :  Omnes  qiisenintquœ 
sua  sunt,  non  qux  J.  C.  Je  goûte  peu  la  modification  que  vous 
paraissez  vouloir  apporter  à  vos  premières  idées.  Ce  n'est  au  fond 
qu'un  changement  de  personne,  et  la  difficulté  ne  sera  pas 
moindre  pour  l'obtenir.  Après  tout,  vous  en  êtes  beaucoup  meil- 
leur juge  que  moi. 

Les  journaux  vous  aurontappris  l'issue  de  mon  procès  (2).  J'ai 
longtemps  pesé  les  avantages  et  les  inconvéniens  d'un  appel,  par 
rapport  aux  intérêts  de  l'Eglise.  Je  me  suis  enfin  décidé  à  m'en 
tenir  au  premier  jugement,  dont  l'autorité  est  presque  nulle  en 
jurisprudence,  tandis  qu'un  arrêt  de  la  Cour  royale  qui  aurait 
déclaré  l'édit  de  1682  loi  de  l'État  (et  cet  arrêt  n'était  pas  dou- 
teux), eût  entraîné  pour  la  religion  des  conséquences  funestes. 
J'ai  dû  sacrifier,  en  cette  circonstance,  tout  ce  qui  était  de  ma  po- 
sition personnelle  à  de  plus  graves  considérations.  Au  surplus, 
j'ai  annoncé  que  je  continuerais  de  défendre  les  principes  éta- 
blis dans  mou  ouvrage,  et  c'est  ce  que  je  ferai.  Je  n'attends  pour 
cela  que  la  publication  de  l'écrit  de  l'évêque  de  Chartres  (3),  qu'on 


(1)  Nous  avons  une  lettre  de  M.  Vuarin  à  Lamennais,  datée  du  27  mars  :  c'est 
probablement  la  première  des  deux  dont  il  s'agit  ici. 

(2)  Le  procès  qui  lui  avait  été  intenté  pour  son  livre,  la  Religion,  etc.  (Cf.  la 
lettre  de  Lamennais  àM°"°  de  Senfft,  24  avril  1826,  dans  Forgues,  Correspondance, 
nouvelle  édition,  1863,  t.  I,  p.  246-249.) 

(3)  Clausel  de  Montais  (1769-1857),  l'un  des  quatre  frères  Clause!.  II  avait  écrit  à 
Lamennais  «  qu'il  n'avait  pu  se  dispenser  de  prendre  la  défense  de  Frayssinous, 
son  intime  ami  et  son  parent.  »  Le  gouvernement  demandait  aux  évêques  fran- 
çais de  souscrire  à  la  Déclaration  de  1682.  L'archevêque  de  Bordeaux  avait 
répondu  :  «  Laissez-moi  mourir  dans  mon  attachement  aux  vieilles  erreurs  de 
l'Église  romaine.  »  (Cf.  la  lettre  de  Lamennais  à  M.  de  Senfft,  10  mai  1826,/cJ.,i6zrf., 
p.  249-251.) 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

imprime  en  ce  moment.  Je  parlerai  aussi  de  la  Déclaration  ;  et  à 
propos  de  cette  Déclaration^  il  est  bon  qu'on  sache  que  les  adhé- 
sions prétendues  des  autres  évêques,  ne  sont,  en  grande  partie, 
rien  moins  que  dès  adhésions  réelles.  J'ai  vu  les  lettres  de  plu- 
sieurs d'entre  eux,  et  il  y  en  a  que  je  signerais  sans  aucune  dif- 
ficulté. Je  citerai  particulièrement  celles  des  évêques  de  Nancy 
et  de  Versailles.  Beaucoup  d'autres  se  taisent  complètement  sur 
les  trois  derniers  articles,  et  par  ce  qu'ils  disent  du  premier,  on 
v^oit  clairement  qu'ils  ne  l'entendent  pas.  Bref,  on  fait  pour  eux 
ce  que  Buonaparte  fit  pour  les  évoques  d'Italie,  on  abuse  de  leurs 
noms  pour  tromper  le  public.  Mais  tout  se  saura  plus  tard.  Vous 
sentez  bien  qu'il  m'est  impossible  de  songer  au  voyage  de  Turin. 
Le  devoir  me  retient  ici.  Je  ne  puis,  en  aucune  manière,  quitter 
la  France  qu'après  avoir  fait  mon  livre  (1),  et  il  sera  bien  tard  alors 
pour  passer  les  Alpes  ;  d'autant  plus  que  je  devrai  rester  encore 
pour  répondre  de  ce  que  j'aurai  dit.  L'Eglise  doit  aller  avant 
l'amitié.  Ecrivez  en  ce  sens  à  ceux  que  j'ai  à  cœur  de  persuader  (2). 

J'ai  su  que  M.  Larneau,  sans  me  prévenir,  vous  avait  fait 
une  demande  biscornue;  excusez  cette  méprise.  Il  est  averti 
maintenant,  et  il  doit  vous  l'avoir  écrit  lui-même. 

Mon  frère,  qui  est  ici  pour  quelques  jours,  vous  dit  mille 
choses  tendres.  Ne  viendrez-vous  point  aussi?  En  attendant,  priez 
pour  moi  comme  pour  le  plus  dévoué  de  vos  amis. 

Paris,  14  juin  1826. 

Je  vous  écris  deux  mots  en  toute  hâte,  mon  cher  et  respec- 
table ami.  Il  m'est  survenu  de  nouvelles  tribulations  qui  ne  me 
laissent  pas  un  seul  moment  libre.  Je  me  trouve  dans  des  embar- 
ras extrêmes  par  suite  d'un  épouvantable  abus  de  confiance. 
J'espère  pourtant  que  le  bon  Dieu  m'aidera  et  me  donnera  le 
moyen  de  reprendre  mes  travaux  qui  sont  assez  pressés.  Il  faut 
que  je  réponde  aux  trois  Clausel,  à  l'abbé  Boyer  (3),  etc.,  et  puis  je 

(1)  «  Je  médite  un  ouvrage  assez  étendu  où  les  questions  que  j'ai  traitées 
reparaîtront  sous  un  jour  nouveau;  il  sera  comme  une  théorie  générale  de  la 
société.  »  (Lamennais  à  M"*  de  SenlTt,  21  mai  1826,  Id.,  ibid.,  p.  251.) 

(2)  Ceci  est  probablement  une  réponse  à  ces  lignes  de  la  lettre  citée  de 
M.  Vuarin  :  «  Je  n'ai  pas  écrit  à  M"e  Constance  [de  Maistre]  que  vous  hésitiez  sur 
la  Préface;  toute  la  famille  en  aurait  été  trop  chagrinée.  » 

(3)  L'abbé  Boyer  (1766-1842),  prêtre  de  Saint-Sulpice,  oncle  de  Mgr  Affre  et 
fougueux  gallican.  L'oncle  et  le  neveu  s'attaquèrent  à  Lamennais,  qui  ne  les 
ménagea  guère. 


UNE   CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE   LAMENNiïIS.  173 

m'occuperai  de  l'ouvrage  plus  étendu  et  plus  important  que  je 
prépare  sur  le  même  sujet. 

Il  est  difficile  d'avoir  à  présent  les  lettres  des  évêques;  on  les 
aura  plus  tard,  et  tout  sera  connu.  La  masse  du  clergé  est  excel- 
lente, pleine  de  foi  et  pleine  de  chaleur  pour  toutes  les  vraies 
doctrines.  Il  est  bien  à  désirer  qu'on  profite  de  cette  disposition 
qui  peut  n'être  pas  éternelle.  L'évêque  de  Chartres  se  plaint  qu'on 
l'ait  forcé  de  publier  sa  lettre;  elle  lui  a  fait  perdre,  dit-il,  la  con- 
fiance des  prêtres.  Il  n'a  pas  trouvé  autour  de  lui  une  personne 
qui  voulût  seulement  écrire  sur  une  bande  de  papier  le  nom  de 
ceux  auxquels  il  a  jugé  bon  d'envoyer  cette  pauvre  lettre;  il  lui 
a  fallu  employer  pour  cela  des  élèves  de  son  petit  séminaire. 
Ah  uno  disce  omnes.  Adieu,  cher  et  digne  ami;  priez  pour  moi, 
j'ai  grand  besoin,  sous  tous  les  rapports,  des  secours  d'en  haut 
Tuissiinus  in  Z'°. 

Paris,  13  novembre  1826. 

Il  y  a  un  temps  infini  que  je  ne  vous  ai  écrit,  mon  cher  et 
respectable  ami  ;  mes  occupations  presque  sans  nombre,  et  ma 
mauvaise  santé  en  sont  la  cause.  En  ce  moment  même  je  suis 
très  souffrant.  Il  me  faudrait  du  repos  :  où  le  prendre?  Les  tra- 
casseries et  les  affaires  arrivent  de  tous  côtés.  Comment  laisser 
aller  les  choses  dans  des  circonstances  si  critiques?  Le  devoir 
ne  le  permet  pas;  quelque  peu  de  chose  que  je  sois,  je  sers  au 
moins  à  encourager,  à  réunir  les  vrais  soldats  de  J.-G.  et  de  son 
Église.  Ils  ne  sont  pas  nombreux  dans  ces  temps  de  lâcheté.  Oh! 
mon  Dieu,  en  quel  siècle  vivons-nous!  Et  encore  ce  que  nous 
voyons  n'est  rien  ;  nous  touchons  à  de  bien  plus  grands  maux,  à 
la  plus  terrible  persécution,  peut-être,  que  le  nom  chrétien  ait 
encore  éprouvé.  Prions,  prions.  Je  vois  le  schisme  près  d'écla- 
ter. Presque  tout  ce  qui  a  du  pouvoir  le  veut.  Le  ministère  ecclé- 
siastique y  marche  à  grands  pas.  On  ne  se  fait  pas  d'idée  de  la 
rage  de  ces  gens-là  contre  R[ome]  et  contre  ceux  qui  lui  demeurent 
fidèles.  Corruption,  violence,  menaces,  impostures,  il  n'est  pas 
de  moyens  qu'ils  n'emploient,  secondés  en  cela  par  quelques 
évêques,  pour  détacher  le  clergé  du  Saint-Siège  et  pour  pervertir 
l'enseignement.  Ce  n'est  pas  tout,  ils  ont  tenté  d'obtenir  du  Pape, 
pour  les  évêques,  une  permission  universelle  d'accorder  les  dis- 
nenses  matrimoniales  :  ce  qui  romprait  à  peu  près  le  dernier 


J74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lien  de  communication  avec  la  Chaire  apostolique.  Voilà  où  nous 
en  sommes,  et  nous  n'en  resterons  pas  là.  Une  partie  de  la  ma- 
gistrature, soutenue  de  tout  le  parti  libéral,  d'un  grand  nombre 
de  députés  et  de  pairs,  et  même,  au  fond,  de  plusieurs  ministres, 
veut  à  toute  force  une  Eglise  nationale,  semblable  à  l'Eglise  an- 
glicane. Qu'avons-nous  à  opposer  à  cette  vaste  conjuration?  Une 
masse  inerte,  et  quelques  hommes  dévoués,  mais  à  demi  pro- 
scrits. Au  moins  ceux-ci  mourront,  s'il  le  faut,  et  ne  regretteront 
pas  de  mourir. 

Je  désire  vivement  vous  voir  et  causer  avec  vous.  Mon  frère 
viendra  au  mois  de  février  ;  tâchez  d'être  ici  à  la  même  époque.  Il 
est  important  de  s'entendre  ;  et  n'est-ce  pas  d'ailleurs  une  conso- 
lation de  se  confier  ses  douleurs?...  Donnez-moi  de  vos  nou- 
velles, et  croyez  que  personne  ne  vous  est  plus  tendrement 
dévoué  que  votre  ami 

F.  M. 


1827 


Paris,  18  février  1827. 


Bien  que  ce  ne  soif  pas  encore  votre  écriture,  mon  cher  et 
respectable  ami,  c'est  du  moins  votre  parole,  et  ma  joie  est  égale 
à  l'impatience  avec  laquelle  j'attendais  ce  signe  de  convalescence. 
De  grâce,  ménagez  avec  grand  soin  vos  forces  naissantes;  con- 
servez-vous pour  l'Eglise  à  qui  vous  devez  de  nouveaux  et  im- 
portans  services.  Les  jours  d'épreuve  approchent  rapidement. 
Prions  et  veillons.  Les  soldats  de  Jésus-Christ  auront  bientôt  de 
durs  combats  à  soutenir;  tout  se  prépare  en  Europe  pour  une 
persécution  violente  :  mais  la  Religion  sortira  plus  brillante  et 
plus  forte  des  ruines  sous  lesquelles  l'impiété  tentera  encore  une 
fois  de  l'ensevelir.  Les  méchans  sont  aveugles,  ils  ne  savent  ce 
qu'ils  font,  et  déjà  je  vois  la  croix  debout  et  triomphante  de  l'autre 
côté  du  fleuve  de  sang  qu'il  faudra  que  l'Eglise  traverse,  car  c'est 
là  sa  destinée. 

Je  n'ai  pu  causer  que  quelques  instans  avec  notre  ancien 
hôte,  et  j'ai  été  on  ne  peut  plus  content  de  ce  court  entretien. 
C'est  le  même  cœur,  la  même  piété,  le  même  zèle,  la  même 
droiture  d'esprit.  Je  fonde  sur  lui  de  grandes  espérances  ;  au 
moins  sera-t-on  instruit,   et  c'est  beaucoup.  Il  faut  d'abord  lui 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE   DE   LAMENNAIS.  ^75 

laisser  le  temps  de  regarder  autour  de  lui,  de  se  reconnaître  et  de 
connaître  les  autres.  Le  reste  viendra  successivement.  Je  désire- 
rais bien  que  vous  pussiez  faire  un  voyage  ici  pendant  le  carême  : 
mais  je  crains  que  votre  santé  ne  vous  le  permette  pas. 

La  mienne  est  toujours  très  faible;  je  souffre  constamment 
et  je  suis  accablé  de  travail.  Gela  m'empêchera  de  faire  ce  que 
vous  me  demandez.  Mais  on  mettra  la  lettre  de  M.  Ch.  dans  le 
Mémorial,  avec  des  réflexions  convenables.  Mon  projet  est  d'allei 
après  Pâques  en  Bretagne  pour  y  travailler  à  un  ouvrage,  dont 
je  recueille  les  matériaux,  et  que  je  ne  pourrais  achever  ici.  C'est 
tout  ce  que  je  vois  de  plus  utile  pour  le  moment.  Au  reste  les 
circonstances  pourront  traverser  ce  dessein. 

Mgr  Macchi  (1)  ne  doit  repartir  que  dans  un  mois  au  plus, 
ce  qui  force  son  successeur  à  passer  ce  temps  à  l'auberge,  chose 
gênante  et  désagréable. 

Le  Pape  a  refusé  la  démission  de  l'évêque  de  Strasbourg  (2)  et 
de  celui  de  Verdun.  Ils  n'avaient  pas  même  pris  la  peine  d'écrire 
à  Sa  Sainteté.  Les  bureaux  ecclésiastiques  s'étaient  chargés  de  la 
prévenir  que  le  Roi  avait  pourvu  à  ces  deux  sièges  vacans  par 
démission.  C'est  une  manière  très  simple  d'expédier  ces  sortes 
d'afl'aires.  Il  paraît  que  M.  Tharin  n'est  pas  trop  fâché  d'une 
circonstance  qui  lui  permet  de  revenir  sur  sa  première  détermi- 
nation, et  qu'il  n'est  nullement  décidé  à  se  démettre  de  nouveau 
et  plus  canoniquement  :  de  sorte  que  voilà  M.  de  Trévern  dere- 
chef en  plein  air[Z).  Pardonnez  le  jeu  de  mots. 

Je  vous  recommande  la  lettre  ci-jointe,  et  vous  embrasse 
avec  toute  l'affection  et  tout  le  respect  que  je  vous  ai  voués  de- 
puis longtemps. 

Paris,  5  avril  1827. 

J'ai  tardé  assez  longtemps,  mon  cher  et  respectable  ami,  à  ré- 
pondre à  vos  lettres  du  12  et  du  17  mars.  N'en  accusez  que  les  nom- 
breuses occupations  qui  m'accablent  ici,  et  qui  se  renouvellent  et 
se  multiplient  sans  cesse.  J'ai  su  par  labbé  P...  que  votre  santé 

(1)  Mgr  Macchi  (1770-1860)  était  nonce  à  Paris  depuis  1819  avec  le  titre  d'arche- 
vêque m /3ar<i6ws  de  Nisibe.  Au  sortir  de  cette  nonciature,  en  1826,  il  fut,  suivant 
l'usage,  nommé  cardinal.  Il  joua  un  certain  rôle  dans  le  conclave  oîi  fut  élu 
Pie  VIII.  Il  eut  pour  successeur  Mgr  Lambruschini,  archevêque  de  Gênes. 

(2)  Ms'  Tharin  (1787-1843),  précepteur  du  duc  de  Bordeaux.  Sa  démission 
finit  par  être  acceptée  de  Rome  qui  agréa,  pour  le  remplacer,  M.  de  Trévern. 

^3)  Ms'  de  Trévern  (1754-1^42),  évêque  A'Âire    de  1823  à  1827. 


M 6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

était  un  peu  meilleure;  ménagez-la,  au  nom  du  bon  Dieu,  car 
elle  est  précieuse  pour  l'Eglise.  Vous  avez  dû  trouver  quelque 
consolation  dans  une  chose  que  vous  a  mandée  ce  bon  abbé  P.., 
et  qui  me  faisait  espérer  un  peu  de  vous  voir  à  Paris  avant  mon 
départ.  Il  faut  que  je  renonce  à  ce  plaisir.  Je  m'en  vais  en  Bre- 
tagne avec  mon  frère,  pour  travailler  à  l'ouvrage  que  j'ai  promis^ 
et  qui  exige  de  vastes  recherches  qui  ne  sont  pas  encore  termi 
nées. 

Diverses  raisons  qu'il  serait  trop  long  de  vous  expliquer  ont 
retardé  jusqu'à  présent  la  publication  de  l'article  que  vous  dési- 
riez. Il  paraîtra  dans  le  Mémorial  prochain.  C'est  l'abbé  Rohrba- 
cher  qui  le  fait;  j'espère  que  vous  en  serez  content. 

Je  suis  toujours  extrêmement  content  de  la  personne  dont 
vous  m'aviez  parlé.  C'est  la  Providence  qui  l'a  choisie  dans  des 
vues  d'avenir.  Il  est  impossible  d'imaginer  un  ensemble  de  qua- 
lités plus  convenables.  Prions  pour  le  succès  de  son  œuvre. 

Quant  à  ïautî^e,  il  a  peine  à  s'arracher  à  Paris,  d'autant  plus 
qu'il  ne  se  fait  pas  une  image  fort  agréable  du  genre  de  vie  qui 
l'attend  dans  sa  province.  Il  part  cependant  bientôt,  c'est-à-dire, 
je  crois,  dans  la  semaine  de  Pâques. 

On  assure  que  M.  Tharin  a  enfin  donné  sa  démission  de 
Strasbourg,  attendu  que  le  Roi  ne  recule  pas.  Voilà  M.  de  Tre- 
vern  bien  heureux  :  pour  le  diocèse  qu'il  va  gouverner,  c'est 
autre  chose.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  rien  dire  des  dernières 
nominations.  C'est  le  développement  d'un  système  dont  il  n'est 
que  trop  facile  de  prévoir  les  résultats.  Toutefois  nous  devons 
espérer  toujours  :  Deus  providebit.  Chaque  jour  les  saines  doc- 
trines font  des  progrès  dans  le  clergé.  Le  grand  obstacle,  ce  sont 
les  Sulpiciens  et  les  Jésuites. 

Adieu,  mon  très  cher  ami  :  vous  savez  avec  quel  respect  et 
quelle  tendresse  je  vous  suis  dévoué. 

F.  M. 

A  La  Chênaie,  le  25  septembre  1827. 

Vous  ne  doutez  pas,  mon  cher  et  respectable  ami,  que  je  ne 
vous  eusse  écrit  plutôt,  si  cela  m'avait  été  possible  ;  mais  il  m'a 
fallu  beaucoup  de  temps  avant  de  pouvoir  soutenir  une  courte  et 
légère  application.  J'ai  été  si  près  de  la  mort,  que  quelques  mi- 
nutes encore  du  même  état,  c'en  était  fait  :  il  n'y  avait  plus  ni 


UNE    CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE    LAMENNAIS.  177 

pouls  ni  respiration.  Revenu,  contre  toute  espérance,  des  der- 
nières extrémités  de  l'agonie,  ma  convalescence  a  été  ensuite 
retardée  par  une  rechute  que  me  causa  la  mort,  à  peu  près  sou- 
daine, d'un  domestique  de  confiance,  qu'il  me  fallut  confesser  en 
toute  hâte,  au  milieu  de  la  nuit  (1).  Enfin,  je  n'ai  plus  maintenant 
à  désirer  que  des  forces  pour  reprendre  mon  travail  et  mettre  à 
profit  le  temps,  car  je  ne  sais  combien  Dieu  m'en  accorde  encore, 
et  nox  venit  quando  nemo  potest  operari.  Vous  avez  été  aussi 
bien  malade,  et  je  ne  l'ai  su  qu'après  votre  rétablissement.  Je 
crains  que  vous  n'ayez  pag  de  vous  le  soin  nécessaire,  et  cela 
me  peine  beaucoup,  car  votre  santé  est  bien  précieuse  à  l'Eglise. 
Je  compte  rester  ici  environ  trois  ans.  J'ai  besoin  de  ce 
temps-là  pour  composer  l'ouvrage  qui  m'occupera  en  premier 
lieu,  et  pour  achever  ensuite  VEssai.  Mon  frère  qui  vient  de 
passer,  ce  qui  lui  arrive  rarement,  trois  jours  avec  moi,  vous 
remercie  mille  fois  de  votre  souvenir,  et  vous  fait  les  plus  tendres 
et  les  plus  respectueuses  amitiés.  Ne  m'oubliez  pas  près  des 
personnes  que  j'ai  connues  à  Genève,  particulièrement  près  de 
M.  le  curé  de  Chênes.  Priez  pour  moi,  mon  digne  ami,  et  croyez 
que  personne  au  monde  ne  vous  est  plus  tendrement  dévoué  en 
N.-S.  que  votre  ancien  hôte 

F.  DE  LA  M. 

A  La  Chênaie,  le  26  novembre  1827. 

Il  y  a  bien,  bien  longtemps,  cher  et  respectable  ami,  que  je 
n'ai  eu  l'occasion  et  le  loisir  de  vous  écrire.  Ce  n'est  pas  que  je 
n'aie  pensé  souvent  à  vous.  Mais,  dites-moi,  ètes-vous  maintenant 
plus  satisfait  de  votre  santé?  Ménagez-la  soigneusement  de 
grâce  ;  elle  est  précieuse  à  la  religion,  et  nécessaire  à  la  petite 
Eglise  que  vous  conduisez,  et  aux  Eglises  environnantes.  Je  ne 
sais  plus  où  en  sont  vos  affaires.  Vous  donnent-elles  un  peu  plus 
de  consolation?  Je  crains  que  vous  ne  trouviez  encore  beaucoup 
d'entraves.  Le  monde  va  s'afîaiblissant.  On  tremble  partout.  Notre 
hôte,  que  vous  avez  revu  depuis  à  Paris,  ne  ressemble  guère  à 
ce  qu'il  était  en  y  arrivant. 

Il  s'est  jeté  dans  l'ornière  de  son  prédécesseur.  Peur  à  droite, 
peur  à  gauche,  peur  par   devant  et  peur  par  derrière;  et  ces 

(1)  Sur  cette  maladie  et  cette  rechute  de  Lamennais,  voir  ses  deux  lettres  au 
marquis  de  Coriolis  et  à  Berryer  dans  Forgues,  t.  I,  p.  346-348. 

TOME  XXX.  —  1905.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peurs,  ce  qui  est  bien  triste,  sont  en  partie  commandées  de  plus 
haut.  Dieu  a  ses  desseins.  Je  baisse  la  tête,  et  je  me  soumets  en 
adorant.  Mais  quelle  merveilleuse  occasion  l'on  manque  !  Omon 
ami,  cela  déchire  le  cœur. 

On  m'a  envoyé  de  Paris  quelques  articles  de  M.  Voullaire. 
Veuillez  dire  à  ce  bon  jeune  homme  qu'en  général  ils  sont  trop 
longs,  pour  un  recueil  tel  que  le  Mémoi'ial,  qui  ne  parait  qu'une 
fois  le  mois,  et  dont  chaque  cahier  n'a  pas  50  pages.  Il  faudrait 
aussi  que  les  réflexions  fussent  plus  nombreuses  et  entremêlées 
davantage  avec  les  citations  ;  et  puis,  autant  que  possible,  que 
chaque  article  offrît  une  espèce  d'unité.  C'est  plus  de  travail, 
mais  il  faut  cela  pour  les  lecteurs  français.  Du  reste,  je  pense 
qu'on  pourra  tirer  parti  de  quelques-uns  des  articles  déjà  en- 
voyés, et  j'écris  pour  qu'on  vous  fasse  savoir  les  avantages  qu'on 
peut  proposer  à  M.  Voullaire. 

Les  élections  donnent  lieu  de  s'attendre  à  des  changemens 
dans  la  politique.  Il  paraît  difficile  que  le  ministère  se  soutienne. 
Qu'aurons-nous  après?  Un  peu  moins  de  bassesse  peut-être, mais 
probablement  plus  de  violence.  Il  faut  que  la  volonté  de  Dieu 
s'accomplisse.  Adieu,  cher  et  respectable  ami.  Je  suis  bien  ten- 
drement tout  à  vous  in  X'"  et  M". 

F.  M. 


1828 

A  la  Chênaie,  le  25  février  1828. 

Vous  avez'raison,  mon  cher  et  respectable  ami,  de  vous  mé- 
fier de  la  délicatesse  de  messieurs  de  la  poste.  Votre  billet,  quoi- 
qu'on me  l'ait  envoyé  de  Paris  sous  enveloppe  avec  d'autres 
lettres,  a  été  ouvert,  et  toutes  les  lettres  que  je  reçois  sont  éga- 
lement ouvertes.  C'est  une  habitude  de  l'ancien  ministère,  très 
religieusement  conservée  par  celui-ci  (1).  Croiriez- vous  que  Frays- 
sinous  a  eu  l'impudence  de  faire  venir  chez  lui  certaines  per- 
sonnes pour  leur  parler  de  choses  secrètes  qu'il  avait  sues 
avant  elles,  par  les  lettres  mêmes  qui  leur  étaient  adressées?  Le 
dévot  M.  de  Vaulquier  (2)  est  le  ministre  de  ces  infamies.  Je  serai 

(1)  Le  Ministère  Martignac,  qui  succédait  au  Ministère  Villèle. 

(2)  Né  en  1780,  le  marquis  Louis  du  Deschani  Vaulquier  fut  nommé,  en  1824, 
directeur  général  des  postes,  en  remplacement  du  duc  de  Doudeauville.  Il  avait  eu 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  179 

bien  aise  qu'il  trouve  ici  une  expression  de  ma  reconnaissance. 
S'il  est  poli,  il  m'en  accusera  réception. 

Je  compatis  à  tous  vos  ennuis,  et  je  les  sens  comme  s'ils 
m'étaient  propres.  Ne  vous  découragez  pourtant  pas;  regardez  Dieu, 
et  faites  son  œuvre  pour  lui  seul,  car  il  n'y  a  rien  à  attendre  des 
hommes.  —  Les  Jésuites  ont  replié  leur  noviciat  sur  Fribourg;  ils 
ne  sont  plus  que  20  à  Montrouge,  pour  se  tenir,  dit-on,  dans  les 
termes  de  la  loi.  L'abbé  de  Rohan  (1)  remplace  le  P.  Ronsin  (2) 
dans  la  direction  de  l'assemblée  de  la  rue  du  Bac.  C'est  Frays- 
sinous  et  l'archevêque  qui  ont  exigé  ces  deux  choses  des  Rév. 
Pères.  C'était  bien  la  peine  de  sacrifier  et  honneur  et  conscience 
pour  obtenir  la  protection  de  Mgr  d'Hermopolis.  On  appelle  cela 
de  l'adresse  aujourd'hui,  de  la  prudence,  de  la  politique  ;  et  moi  je 
dis  que  c'est  une  infâme  lâcheté,  une  détestable  hypocrisie,  qui 
attire  justement  le  mépris  des  hommes  et  la  malédiction  de  Dieu. 

Je  travaille,  mais  moins  que  je  ne  voudrais,  et  qu'il  ne  le  fau- 
drait. Ma  santé  est  toujours  très  faible,  je  souffre  perpétuelle- 
ment, et  les  tracasseries,  les  chagrins,  les  contradictions  ne  me 
manquent  pas.  Voilà  deux  années  qui  m'ont  bien  usé  ;  je  ne  puis 
pas,  dans  mon  état,  me  promettre  six  mois  de  vie;  à  chaque 
instant,  une  nouvelle  attaque  peut  m'enlever.  Priez  Dieu  qu'il  me 
fasse  la  grâce  d'employer  pour  lui,  et  pour  lui  seul,  le  temps  qui 
me  reste.  —  Si  vous  trouvez  un  libraire  qui  veuille  prendre  mes 
livres  avec  un  fort  rabais,  cela  me  fera  plaisir.  Je  vous  autorise 
à  les  donner  pour  le  prix  que  vous  en  trouverez. 

La  peur  a  gagné,  depuis  quelques  semaines,  tous  les  esprits  ; 
et  comme  on  est  tranquille  sans  savoir  pourquoi,  et  qu'on  a  peur 
sans  savoir  pourquoi,  on  est  extrême  en  tout.  Il  y  aura  une  cata- 
strophe, mais  pas  tout  de  suite.  Les  choses  ne  sont  pas  mûres. 
On  pourra  plus  sûrement  juger  à  peu  près  de  l'époque  après  la 
session.  Les  révolutionnaires  vont  au  jour  le  jour  avec  l'opinion 
qu'ils  corrompent  graduellement,  sans  aucun  plan  arrêté,  et  sans 
chef  de  reconnu.  Leur  succès  en  sera  plus  lent,  mais  plus  assuré 
parce  qu'il  ne  dépendra  pas  d'un  homme. 

Adieu,  cher  et  respectable  ami,  je  vous  embrasse  tendrement. 

déjà  la  direction  des  douanes,  qu'il  reprit  en  1829,  lorqu'il  dut  quitter  les  postes,  à 
la  suite  d'une  enquête  sur  le  fameux  cabinet  noir  que  l'on  accusait  de  violer  outra 
geusement  le  secret  des  correspondances. 

(1)  L'abbé    de  Rohan-Chabot  (1788-1833)   devint  archevéaue   d'Auch,  puis   de 
Besançon,  et  cardinal. 

(2)  Alors  provincial  des  Jésuites  de  France, 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris,  le  20  juillet  1828.  ' 

Il  me  tarde  beaucoup,  mon  clier  et  respectable  ami,  d'ap- 
prendre que  vous  êtes  entièrement  rétabli;  cependant  je  n'ose 
espérer  que  vos  forces  reviennent  aussi  vite  que  je  le  désirerais. 
Vous  aurez  besoin  longtemps  encore  des  plus  grands  ménage- 
,  mens,  et  je  vous  conjure,  au  nom  de  l'Eglise,  de  vous  en  faire 
un  devoir  rigoureux  de  conscience. 

On  continue  de  s'occuper  ici  très  activement  des  Ordon- 
nances (1),  et,  bien  qu'il  existe  à  ce  sujet  de  la  division  dans 
l'épiscopat,  cependant  le  plus  grand  nombre  paraît  disposé  à  la 
résistance.  A  la  tête  des  faibles,  sont  les  deux  archevêcjues  de 
Bordeaux  et  d'Albi;  viennent  ensuite  le  duc  de  Rohan,  le  cardinal 
Isoard  (2),  les  évêques  de  Ghâlons,  d'Amiens,  de  Périgueux,  et 
quelques  autres  ejusdem  farinœ.  L'homme  aux  petits  poulets  (3) 
paraît  jouer  un  rôle  double.  Quant  à  Feu  trier,  on  dit  que  l'or- 
gueil et  le  dépit  l'affermissent  de  plus  en  plus  dans  ses  mauvaises 
voies.  Si  Dieu  ne  le  touche  miraculeusement,  ce  pauvre  misé- 
rable ira  jusqu'où  l'on  peut  aller.  On  ne  voit  autour  de  lui 
que  des  Jacobins  et  des  prêtres  perdus.  Il  disait  dernièrement 
qu'il  ne  regrettait  qu'une  chose.  Devinez  quoi?  De  n'avoir  pas 
été  sur  son  lit  de  mort,  quand  il  a  signé  l'ordonnance,  attendu 
qu'elle  a  sauvé  la  religion.  L'abbé  Fayet  écrit,  dit-on,  pour  jus- 
tifier les  deux  actes  du  ministère  qui  marquent  le  commence- 
ment de  la  persécution.  Gela  serait  bien  digne  de  lui.  Du  reste, 
nous  avançons  chaque  jour  vers  la  catastrophe  inévitable.  Dans 
cette  terrible  crise,  je  crains  pour  le  trône,  mais  je  suis  tran- 
quille sur  le   sort  de  la  foi. 

Je  vous  en  prie  de  dire  à  M.  V[oullaire]  que  je  n'ai  pas  sous  les 
yeux  l'ouvrage  de  Michaëlis,  mais  que  l'ordre  à  établir  entre  les 
différentes  parties  étant  toujours  un  peu  arbitraire,  il  peut  sans 
inconvénient  choisir  la  distribution  qui  lui  paraîtra  la  meilleure. 

(1)  Les  deux  ordonnances  du  16  juin  dont  parle  ici  Lamennais  avaient  pour 
objet,  la  première  d'interdire  aux  Jésuites  l'enseignement  secondaire,  la  seconde 
de  limiter  le  nombre  des  petits  séminaires ,  dont  les  directeurs  devaient  être 
agréés  par  le  gouvernement.  La  plupart  des  évêques,  et,  à  leur  tête,  Mgr  de 
Quélen,  archevêque  de  Paris,  et  le  cardinal  de  Clermont-Tonnerre,  archevêque  de 
Toulouse,  doyen  de  l'épiscopat  français,  signèrent  une  Déclaration  par  laquelle  ils 
revendiquaient  la  liberté  civile  et  religieuse,  inscrite  dans  la  Charte,  contre  ces 
ordonnances  malencontreuses. 

(2)  Le  cardinal  Isoard  (1766-1839)  était  archevêque  d'Auch. 

(3)  Ce  terme,  dont  le  sens  nous  échanoe.  semble  désigner  Frayssinons. 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  181 

S'il  veut  envoyer  tout  ou  partie  de  sa  traduction  à  M.  Waille, 
rue  des  Beaux-Arts,  n°  5,  celui-ci  sera  prévenu  qu'il  s'agit  d'en 
traiter  avec  un  libraire,  je  suis  sûr  de  son  zèle,  et,  dans  tous  les 
cas,  il  ne  terminera  rien  sans  en  avoir  auparavant  écrit  soit  à 
vous,  soit  à  M.  V[oullaire],  à  qui  je  vous  prie  de  dire  mille  choses 
affectueuses  de  ma  part. 

Je  pars  le  25  pour  la  Bretagne.  J'ai  besoin  de  repos  pour  ma 
santé,  et  de  loisir  pour  mes  travaux.  Adieu,  mon  cher  et  respec- 
table ami.  Je  vous  suis,  et  à  jamais,  dévoué  de  tout  cœur  in  X'°  Jesu. 

J'ai  été  plus  content  cette  fois  de  notre  hôte  de  Gênes. 

Si  M.  Besson  voulait  destiner  quelque  aumône  à  l'œuvre  dont 
je  vous  ai  parlé,  il  m'obligerait  de  la  faire  remettre  à  M.  Waille, 
qui  me  la  fera  passer. 

1829 

A  la  Chênaie,  le  12  mars  1829. 

Mille  et  mille  remerciemens  de  votre  souvenir,  mon  cher  et 
respectable  ami.  Il  ya  longtemps  que  je  désirais  recevoir  de  vos 
nouvelles,  afin  d'être  rassuré  sur  votre  santé  :  malheureusement 
vous  ne  m'en  parlez  pas.  Ne  soyez  point  surpris  si  je  ne  vous  ai 
pas  répondu  plus  tôt  ;  je  n'ai  reçu  votre  lettre  qu'aujourd'hui, 
bien  qu'elle  soit  datée  du  30  janvier  (1).  Je  vous  remercie  beau- 
coup des  exemplaires  que  vous  avez  réussi  à  placer  :  tout  prix 
sera  bon  pour  en  finir.  Vous  pouvez  acquitter  soixante-deux 
messes  à  mon  intention. 

Vu  la  date  de  votre  lettre,  vous  savez  aujourd'hui  que  la 
plupart  des  adhésions  aux  ordonnances  sont  de  pures  impos- 
tures. En  aucun  temps,  on  n'a  menti  avec  autant  d'impudence. 
L'évêque  de  Rennes  écrivait  à  Feutrier  qu'il  persistait  à  déclarer 
que  les  ordonnances  étaient  tyranniques  et  sacrilèges.  Là-dessus 
Feutrier  lui  répond  qu'il  prend  cela  pour  une  adhésion,  et  qu'il 
agira  en  conséquence,  s'il  ne  reçoit  en  trois  jours  un  désaveu. 
Ab  uno  disce  omnea. 

Vous  avez  dû  recevoir  par  la  poste  un  exemplaire  de  mon 
livre  (2).   Au   milieu   du    bruit  qu'il  a  fait,  beaucoup  d'esprits 

(1)  Nous  avons  cette  lettre   du  30  janvier.  M.  Vuarin  avait  vendu  au  prix  de 
62  francs  un  certain  nombre  d'exemplaires  du  3»  et  du  4°  volume  de  VEssai. 
^2)  Des  Pi^ogrès  de  la  Révolution  et  de  la  guerre  contre  l'Église. 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'éclairent.  Chateaubriand  (1)  est,  dit-on,  chargé  de  solliciter  à 
Rome  une  improbation.  Celle  de  l'archevêque  de  Paris  a  déjà 
paru,  mais  elle  a  été  presque  universellement  blâmée.  Je  ne 
laisserai  pas  de  répondre.  Tout  cela  est  d'une  grande  fatigue, 
car  j'ai  bien  d'autres  occupations,  et  mes  forces  s'épuisent  tous 
les  jours.  Ménagez  les  vôtres,  mon  cher  ami;  elles  sont  bien 
précieuses  à  l'Eglise.  Hélas  !  les  paroles  si  bonnes  que  le  pauvre 
Pape  vous  a  écrites  me  rappellent  bien  douloureusement  la 
perte  que  nous  avons  faite  (2).  Qui  lui  donnera-t-on  pour  suc- 
cesseur? Quand  la  nomination  sera  faite,  veuillez  me  dire  ce  que 
vous  apprendrez  du  caractère  de  l'élu.  Que  de  bien  il  pourra 
faire,  si  Dieu  lui  donne  lumière  et  force! 

L'abbé  Gerbet  vous  offre  ses  hommages.  Il  m'a  dit  que 
l'article  sur  V Éclair eur  du  Jura  paraîtrait  dans  la  livraison  de 
février.  Il  va  profiter  de  quelques  jours  de  loisir  pour  examiner  les 
articles  de  M.  V[oullaire].  Il  en  a  même  déjà  parcouru  un  qui  lui 
a  paru  bon  (3).  Nul  doute  que  l'auteur  ne  reçoive  un  dédom- 
magement pour  son  travail. 

Adieu,  mon  très  cher  ami,  je  suis  tout  à  vous  en  J.-C.  du 
fond  de  mon  cœur. 

A  la  Chênaie,  le  1"  avril  1829  (4). 

Vous  avez  vu,  mon  cher  et  respectable  ami,  combien  votre 
première  lettre  avait  été  retardée.  C'est  ce  qui  m'a  empêché  de 
vous  écrire  plus  tôt.  Je  vous  réitère  mes  remerciemens  pour  les 
livres  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  placer.  Quelques  jours  après 
vous  avoir  écrit,  j'ai  appris  de  mon  frère  que  quelques-unes  des 
messes  que  vous  voulez  bien  faire  acquitter,  avaient  été  rétri- 
buées un  peu  au-dessus  du  taux  ordinaire.  La  différence  est 
d'environ  9  francs.  J'ai  cru  entrer  dans  vos  intentions  en  appli- 
quant cette  petite  somme  à  une  bonne  œuvre.  L'abbé  Gerbet,  qui 
est  absent  pour  quelques  jours,  a  déjà  renvoyé  à  Paris  un  des 

(1)  II  était  ambassadeur  à  Rome  depuis  l'année  précédente. 

(2)  Léon  XII  était  mort  le  10  février.  Dans  sa  lettre  du  30  janvier,  M.  Vuarin, 
écrivait  :  «  Je  n'ai  que  la  consolation  qui  sort  de  la  chaire  de  saint  Pierre.  Dans 
un  dernier  bref  du  16  juin  dernier,  le  Pape  me  dit  encore  :  «  Rortantes  aulem  in 
Domino  ut  pergas  alacri  animo  et  erecto  certare  bonum  certamen  fidei.  » 

(3)  L'abbé  Gerbet  a  joint  quelques  lignes  à  la  lettre  de  Lamennais. 

(4)  Cette  lettre  est  une  réponse  à  une  seconde  lettre  de  M.  Vuarin,  en  date  du 
n  mars,  et  que  nous  avons.  M.  Vuarin  n'avait  pas  encore  reçu  la  précédente  lettre 

de  Lamennais  :  de  là  des  redites  sous  la  plume  des  deux  correspondans. 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE   DE    LAMENNAIS.  183 

articles  de  M.  V[oullaire]  pour  qu'on  l'insère  dans  ie  Me monat.  Il 
a  emporté  les  autres  avec  lui  pour  les  corriger.  Il  doit  vous  écrire 
à  ce  sujet.  Le  travail  de  M.  V[oullaire]  lui  sera  payé  comme  celui 
des  autres  rédacteurs  du  Mémorial.  Je  crois  qu'il  serait  utile  de 
traduire  la  Vie  de  Grégoire  VII  {i).  J'ai  entendu  parler  de  cette 
Vie  comme  d'un  ouvrage  remarquable.  Il  est  vraisemblable  cepen- 
dant qu'il  faudrait  y  joindre  des  notes.  J'engage  M.  V[oullaire]  à 
soigner  sa  traduction.  Nous  tâcherons  de  trouver  un  libraire  qui 
lui  fera  des  conditions  avantageuses. 

Vous  avez  dû  recevoir  une  première  lettre  de  M.  l'archevêque 
de  Paris.  La  deuxième  ne  tardera  pas  à  paraître.  Je  réponds 
dans  celle-ci  à  l'archevêque  de  Tours,  à  l'évêque  de  Cambrai  et 
à  M.  de  Frénilly  (2).  L'abbé  Affre,  neveu  de  l'abbé  Boyer,  fait 
imprimer  une  défense  du  gallicanisme,  qu'il  avait  écrite,  il  y  a 
trois  ans,  à  l'époque  de  mon  procès  (3).  La  coterie  a  pressé 
l'évêque  de  Chartres  de  reprendre  la  plume.  Il  a  répondu  qu'il 
ne  se  souciait  pas  d'être  le  don  Quichotte  du  gallicanisme. 

On  m'écrit  de  Paris  :  «  Déjà  beaucoup  de  personnes  qui 
avaient  commencé  par  dire  pis  que  pendre  de  votre  dernier 
ouvrage,  reviennent  sur  leurs  pas,  et  avouent  que  vous  pourriez 
bien  avoir  raison.  » 

Je  crois  qu'avant  deux  ou  trois  ans,  le  premier  article  n'inspi- 
rera plus,  comme  les  trois  autres,  que  mépris  et  horreur  à  tout  ce 
qui  est  catholique.  C'est  un  pas  immense  fait  vers  le  bien. 

Je  n'ai  aucune  nouvelle  de  R[ome].  Mand'^z-moi,  je  vous  prie, 
ce  que  vous  pouvez  apprendre  de  là  (4). 

Je  vous  réitère,  mon  cher  et  respectable  ami,  l'assurance  de 
mon  tendre  et  inviolable  attachement. 

F.  M. 

A  la  Chênaie,  le  27  juillet  1829. 

Je  viens,  mon  cher  et  respectable  ami,  de  recevoir  une  lettre 
de  M.  Peillex,  curé  de  Cornier,  qui  me  prie  de  contribuer  à  la 

(1)  M.  Voullaire  faisait  interroger  Lamennais  sur  «  l'idée  de  publier  la  traduc- 
tion d'une  Histoire  de  Grégoire  VII,  faite  dans  un  bon  esprit,  par  un  professeur 
luthérien.  »  Il  s'agit  d'un  ouvrage  de  J.  Voigt  qui  datait  de  1815,  et  qui  fut  tra- 
duit en  français  par  l'abbé  Jâger  en  1854. 

(2)  M.  de  Frénilly,  pair  de  France,  avait  collaboré  au  Conservateur  avec  Lamen- 
nais et  M.  de  Coriolis,  son  parent,  et  l'un  des  amis  et  correspondans  de  Lamennais. 

(3)  Il  s'agit  de  l'Essai  sur  la  suprématie  temporelle  des  Papes. 

(4)  «  Quel  terrible  événement,  lui  écrivait  M.  Vuarin,  que  celui  de  la  mort  de 
Léon  XU  l  C'est  une  nouvelle  profondeur  qui  s'entr'ouvre  dans  les  desseins  de  Dieu. 


J84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

construction  de  son  église.  Je  désirerais  de  tout  mon  cœur  parti- 
ciper à  cette  bonne  œuvre;  mais  vous  savez  quelle  est  ma  position 
pécuniaire.  Tout  ce  que  j'avais,  on  me  l'a  volé.  Il  ne  me  reste  que 
des  dettes.  Et  puis  aussi  j'ai  à  pourvoir  péniblement  à  une  œuvre 
pieuse,  à  laquelle  je  me  dois  avant  tout.  Veuillez  faire  entendre 
ces  raisons  à  M.  le  curé  de  Cornier,  qui  me  paraît  im  prêtre 
fort  respectable  et  que  j'ai  un  grand  regret  de  ne  pouvoir  aider. 

Ma  santé  devient  de  plus  en  plus  mauvaise.  Je  suis  à  peu  près 
mcapable  de  tout  travail,  et  accablé  de  mille  pensées  tristes.  Il 
y  a  comme  un  esprit  de  vertige  universel  qui  me  fait  trembler 
pour  Tavenir.  On  ne  craint  rien  tant  que  la  vérité,  et  je  ne  parle 
que  des  bons,  ou  de  ceux  qui  croient  l'être.  Pourvu  qu'on  ait  un 
jour  devant  soi,  on  n'en  demande  pas  davantage  ;  et  malheur  à 
qui  parle  du  lendemain  !  Au  milieu  des  combats  de  [doctrine  les 
plus  vifs  que  jamais  le  monde  ait  vus,  et  sur  ce  que  la  religion 
a  de  plus  fondamental,  pas  un  mot  de  l'autorité  pour  guider  les 
esprits  et  pour  les  fixer.  Cette  voix,  qui  n'a  pas  défailli  pendant 
dix-huit  siècles,  se  tait,  et  toutes  les  erreurs,  enhardies  par  son 
silence,  élèvent  la  leur  avec  une  confiance  et  un  orgueil  nouveau. 
Enfin  Dieu  a  ses  desseins.  Il  faut  baisser  la  tête,  et  adorer. 

Ménagez  votre  santé,  qui  est  si  précieuse,  si  nécessaire,  et 
sou  venez- vous,  dans  vos  prières,  de  celui  qui  vous  est,  mon  cher 
et  respectable  ami,  si  tendrement  dévoué. 

A  la  Chênaie,  le  12  septembre  1829. 

Je  reçois,  à  l'instant,  mon  bien  cher  ami,  votre  petit  billet 
du  6  août.  Toute  ma  pauvre  âme  s'émeut  de  joie  à  la  seule 
pensée  de  vous  revoir,  et  de  passer  un  peu  de  temps  avec  vous. 
Mais  hélas!  il  est  impossible.  Vous  savez  ce  qui  me  retient  ici; 
ma  présence  est  indispensable,  et  d'autant  plus  que  Dieu  bénit 
cette  intention  de  bien.  Plus  tard,  il  faudra  que  nous  tâchions 
de  nous  trouver  à  Paris.  Je  ne  manquerai  pas  de  vous  prévenir 
quand  il  me  sera  possible  d'y  aller.  Si,  d'ici  là,  vous  trouviez 
une  occasion  sûre  de  me  communiquer  quelques  renseignemens, 
vous  savez  combien  cela  me  ferait  de  plaisir,  et  combien  cela  me 
serait  utile.  Voici  l'extrait  d'une  lettre  de  la  comtesse  Ric[coni] 
au  comte  de  S[enfft]  : 

Spiacemi  sentir  il  nostro  amico  si  abbatuto  di  forze  :  si  faccia  coraggio; 
il  S°  Padre  loama  e  dice  ch'è  il  maggior  difensore  della  Religionc:  ma  dice 


UNE   CORRESPONDANCE   INÉDITE  DE   LAMENNAIS.  185 

che  gli  rincresce  che  si  esponga  troppo,  perche  lo  ama.  Mi  ha  imposto  di 
mandargli  la  sua  benedizione,  ed  Ella  farà  il  favore  di  scriverglielo,  etc.  (1). 

La  persécution  religieuse  va,  je  crois,  dormir  quelque  temps 
en  France,  mais  pour  reprendre  après  plus  violemment.  Il  n'y  a 
,rien  de  solide  à  attendre  de  ce  ministère,  pas  plus  que  des 
autres.  Changement  de  noms,  et  voilà  tout. 

Parlez-moi  donc  de  votre  santé.  J'aimerais  tant  à  savoir 
,que  vous  êtes  mieux,  et  que  vos  forces  sont  redevenues  un  peu 
plus  proportionnées  à  votre  zèle! 

Les  miennes  ont  bien  diminué.  Sous  ce  rapport  au  moins  j'ai 
vieilli  de  vingt  ans.  Que  le  bon  Dieu  soit  béni  de  cela  comme  de 
toutes  choses.  Tout  à  vous,  cher  ami,  du  plus  profond  de  mon 
cœur. 

[Lyon],  le  10  décembre  1829. 

Je  vous  remercie,  mon  bien  cher  ami,  de  l'avis  que  vous  me 
donnez,  et  qui  me  servira  de  règle.  Les  choses  vont  extrêmement 
mal.  Nous  touchons  à  une  crise  politique,  et  en  ce  qui  tient  à 
la  religion,  le  parti  anti-romain,  qui  n'ose  plus  combattre  publi- 
quement, s'est' organisé  en  secret,  et  travaille  avec  ardeur  à 
corrompre  l'enseignement  dans  les  séminaires,  le  clergé  tout 
entier  dans  les  retraites  ecclésiastiques,  et  les  fidèles  par  la 
direction.  Les  agens  les  plus  actifs  et  les  plus  dangereux  de  cette 
vraie  conspiration  sont  les  Sulpiciens  et  les  Jésuites  ;  et,  chose  à 
peine  croyable,  le  Nonce  (2)  même  par  ses  propos,  par  la  cha- 
leur avec  laquelle  il  attaque  les  seuls  défenseurs  du  Saint-Siège, 
est  unjdes  hommes  qui  contribuent  le  plus  à  maintenir  le  galli- 
canisme en  France.  Dieu  sait  ce  qui  résultera  d'un  si  inconce- 
vable aveuglement. 

Je  lirai  avec  grand  plaisir  votre  éloge  historique,  quoiqu'il 
doive  renouveler  la  douleur  chaque  jour  plus  vive  que  j'éprouve 
de  la  perte  immense  que  l'Eglise  a  faite  (3). 

J'ai  parlé  à  l'abbé  G[erbet]  de  l'indemnité  due  à  M.  Voullaire. 

(1)  «  Je  regrette  d'apprendre  que  notre  ami  soit  si  abattu.  Qu'il  prenne  courage  1 
Le  Saint-Père  l'aime,  et  dit  qu'il  est  le  plus  grand  défenseur  de  la  religion  ;  mais 
son  affection  même  fait  qu'il  regrette  de  le  voir  trop_  s'exposer.  Il  m'a  chargé  de 
lui  envoyer  sa  bénédiction.  » 

(2)  Mgr  Lambruschini. 

(3)  11  s'agit  sans  doute  de  l'éloge  funèbre  de  Léon  XII  lu  par  M.  Vuarin  dans 
son  église  à  Toccasion  du  service  qu'il  fit  célébrer  après  la  mort  du  défunt  Pape. 
Il  projetait  une  Vie  de  Léon  XII  qu'il  n'eut  pas  le  temps  d'achever. 


18G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  a  été  bien  entendu  que  ses  articles  lui  seraient  payés  sur  le 
pied  de  5  francs  la  page.  11  peut  en  faire  le  compte  lui-même,  et 
le  Mémorial  en  acquittera  le  montant  à  la  personne  que  vous 
désignerez  à  Paris. 

Vous  pouvez  acquitter  vingt-cinq  messes  à  mon  intention. 

L'œuvre  dont  je  vous  parlai  à  Lyon,  et  qui  se  développe  peu 
à  peu,  exige  ma  présence  ici;  de  sorte  que  je  ne  puis  songer  en 
ce  moment  à  aucun  voyage.  Je  serais  pourtant  bien  heureux 
de  vous  voir.  Priez  pour  moi,  mon  excellent  ami,  et  veuillez 
offrir  mes  respects  à  M.  Bétemps.  Tout  à  vous,  de  tout  mon 
cœur,  et  à  jamais. 

1830 

A  la  Chênaie,  le  3  mars  1830. 

J'ai  reçu,  mon  excellent  ami,  votre  petite  lettre  du  20  février, 
et  j'ai  pris  note  des  trente-quatre  messes  que  vous  vous  chargez  de 
faire  acquitter.  Mille  remerciemens  pour  les  exemplaires  vendus. 

Puisque  votre  éloge  historique  sera  enrichi  de  nouveaux 
documens,  je  me  console  du  retard  qu'éprouve  sa  publication. 
Quant  à  moi,  je  me  borne  à  rassembler  des  matériaux  d'un  autre 
genre,  sans  bien  savoir  encore  l'usage  que  j'en  ferai.  Le  moment 
de  parler  de  nouveau  ne  me  paraît  pas  encore  venu.  Il  n'y  a  rien 
d'assez  déterminé  dans  la  situation  actuelle  des  choses.  Et  puis 
je  vous  avoue  que  je  suis  las  de  me  mettre  en  avant  et  de  souffrir 
persécution  pour  des  gens  qui,  non  seulement  vous  abandonnent, 
mais  qui  se  joignent  aux  persécuteurs.  On  ne  saurait  défendre 
ceux  qui  ne  se  défendent  pas  eux-mêmes,  et  qui  semblent  ne 
vouloir  pas  être  défendus.  Jamais  plus  heureuse  occasion  ne 
s'était  offerte  d'abattre  l'erreur  et  de  ramener  l'Europe  catho- 
lique à  une  parfaite  unité.  Qu'a-t-on  fait?  On  a  connivé  à  toutes 
les  faiblesses,  on  a  ménagé  tous  les  préjugés,  de  sorte  qu'aujour- 
d'hui c'est  au  nom  de  Rome  qu'on  enseigne  les  doctrines  que 
Rome  a  réprouvées,  et  qu'on  interdit  les  prêtres  dociles  à  ses 
enseignemens,  comme  cela  se  fait  en  ce  moment  dans  le  diocèse 
de  Saint-Brieuc.  Voilà  où  nous  en  sommes.  Mais  il  y  a  plus.  Les 
nonces  mêmes  du  Saint-Siège  se  font  les  fauteurs  du  gallica- 
nisme. Ostini  ayant  passé  quelque  temps  à  Marseille,  où  il  était 
venu  s'embarquer  pour  le  Brésil,  a  mis  à  profit  son  séjour  dans 
cette  ville  dont  l'évêque  est  excellent,  pour  corrompre  de  son 


UNE   CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE   LAMENNAIS.  187 

mieux  l'esprit  du  clergé.  Tout  ce  que  la  calomnie  a  de  plus 
infâme,  tout  ce  que  la  rage  a  de  plus  furieux,  voilà  ce  qui  n'a 
cessé  de  sortir  de  sa  bouche  contre  moi.  «  Il  n'y  a  pas  à  Rome 
plus  de  trois  ou  quatre  personnes  qui  partagent  mes  sentimens. 
On  y  censurerait  quiconque  soutiendrait  que  le  pouvoir  civil  est 
subordonné  à  la  puissance  spirituelle.  C'est  un  schisme  que  je 
travaille  à  faire.  Il  est  faux  que  Léon  XII  ait  eu  des  bontés  pour 
moi.  Il  aurait  condamné  mes  ouvrages,  n'eût  été  la  crainte  que 
je  ne  me  fusse  pas  soumis  à  la  condamnation.  Pie  VIII  ne  m'est 
pas  moins  opposé  ;  et  enfin  si  lui,  Ostini,  était  nonce  en  France, 
il  m'interdirait  sur-le-champ.  »  Ces  propos  se  sont  répandus  dans 
les  diocèses  environnans,  et  presque  tout  le  monde  y  ajoute  foi, 
me  mande-t-on,  attendu  la  qualité  de  celui  qui  les  a  tenus.  J'ai 
averti  Rome  et  de  cela,  et  de  plusieurs  autres  choses.  J'ai  dit, 
et  grâce  à  Dieu  avec  vérité,  que  peu  m'importait  personnelle- 
ment qu'on  me  traitât  de  la  sorte  pour  avoir  défendu  le  Saint- 
Siège  ;  mais  que  si  on  laissait  aller  les  choses  comme  elles  vont, 
il  fallait  s'attendre  à  voir  bientôt  renaître  en  France  un  gallica- 
nisme bien  plus  dangereux  que  le  premier.  Que  produira  cet 
avertissement?  Hélas  !  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  et  peut- 
être  mieux.  Mon  âme  se  brise,  quand  je  songe  à  l'avenir,  à  ce 
qu'il  aurait  pu  et  pourrait  être  encore,  et  à  ce  qu'on  en  fera  très 
probablement.  Que  Dieu  ait  pitié  de  nous  !  Je  n'espère  qu'en  lui. 
Priez,  mon  cher  ami,  pour  moi  et  pour  mon  œuvre,  qui  se  déve- 
loppe peu  à  peu  au  milieu  d'obstacles  sans  nombre.  Si  vous  ren- 
contriez en  Savoie  quelques  bons  sujets,  ayant  vocation  à  l'état 
religieux,  du  zèle  et  de  la  capacité,  souvenez-vous  de  nous.  Le 
papier  me  manque.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur  in 
X'^etW^ii), 


(1)  On  voit  monter  et  croître,  pour  ainsi  dire,  de  lettre  en  lettre,  l'exaltation  d» 
.Lamennais.  C'est  peu  après  que  fut  fondé  l'Avenir,  dont  le  premier  numéro  parut 
le  15  octobre.  «  Je  lis  l'Avenir  avec  intérêt,  lui  écrivait  M.  Vuarin  le  19  no- 
vembre 1830  ;  et  je  crois  que  l'Europe  entière  a  besoin  d'entendre,  sous  le  double 
rapport  politique  et  religieux,  les  vérités  que  vous  y  proclamez.  A  votre  place 
cependant,  j'éviterais  de  froisser  les  regrets  et  les  vœux  qu'un  grand  nombre 
d'âmes  droites  et  zélées  donnent  à  ce  qui  est  tombé.  Toutes  n'ont  pas  la  capacité 
de  saisir  l'ensemble  de  vos  vues,  ni  la  force  de  s'élever  à  la  hauteur  qu'elles 
exigent  pour  être  comprises  et  exécutées.  Assurément,  sous  le  précédent  ordre  de 
choses,  il  y  avait  partout  et  en  grand  nombre  sepulcra  dealbata  et  ossa  arida,  quae 
spiritum  non  habebant ;  ina.is  il  y  a  de  l'inconvénient  à  trop  découvrir  et  remuer 
cette  boue  et  ces  cadavres  qui  en  plusieurs  lieux  étaient  inaperçus.  »  Lamennais 
n'entendit  pas,  ou  plutôt  ne  sut  pas  suivre  ce  discret  et  sage  conseil. 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1831 

Paris,  5  février  183 

C'est  un  malade  qui  vous  écrit,  mon  cher  et  respectable  ami, 
et  un  malade  si  faible  et  si  souffrant,  qu'à  peine  a-t-il  l'usage  de 
sa  pauvre  tête.  Pour  le  cœur  il  est  tout  à  vous,  et  ce  cœur  vous 
remercie  des  observations  qui  étaient  jointes  à  votre  lettre.  Une 
heure  de  conversation  suffirait,  je  crois,  pour  vous  expliquer  ce 
qui  serait  trop  long  à  vous  expliquer  dans  une  lettre.  D'ailleurs 
tout  s'éclaircit  et  se  développe  avec  le  temps.  On  revient  de 
toutes  parts  à  nous.  Les  associations  catholiques  se  forment.  Je 
vous  recommande  VAge?ice  générale  (i)  qui  est  aujourd'hui 
l'œuvre  la  plus  importante.  Patience  et  courage,  nous  arriverons. 
Le  31  janvier  a  été  un  jour  de  triomphe  pour  la  cause  catho- 
lique (2).  L'effet  est  immense.  Oh  !  si  l'on  savait  voir  et  vouloir! 
Pour  moi,  je  sais  vous  aimer  et  vous  respecter,  et  cela  m'est 
doux,  et  ce  bien-là,  j'en  jouirai  tant  que  le  bon  Dieu  me  laissera 
sur  cette  triste  terre.  Les  gallicans  sont  plus  furieux  que  jamais. 
Leur  rage  (car  c'est  de  la  rage)  n'a  plus  de  bornes. 

Paris,  3  septembre  1831. 

Vous  trouverez  ci-joint,  mon  cher  et  respectable  ami,  deux 
paquets  que  je  vous  prie  de  faire  parvenir  le  plus  tôt  possible  à 
leur  destination,  après  avoir  pris  connaissance  de  l'un  et  de 
l'autre  (3).  J'ai  de  la  peine  à  croire  ces  horreurs  possibles,  et  ce- 
pendant comment  en  douter?  Des  prêtres  ont  bien  pu  fabriquer 
des  lettres  infâmes  et  les  faire  circuler  dans  toute  la  France  sous 

(1)  i: Agence  générale  pour  la  défense  de  la  liberté  religieuse  avait  été  fondée 
par  Lamennais.  (Cf.  Blaize,  t.  II,  p.  83). 

(2)  Le  31  janvier  1831,  Lamennais,  Lacordaire  et  Waille  avaient  été  traduits 
devant  la  Cour  d'assises  pour  provocation  à  la  désobéissance  aux  lois  et  au  mépris 
du  gouvernement,  Lacordaire,  en  publiant  dans  l'Avenir  le  25  novembre  1830  un 
article  intitulé  Aux  évêques  de  France,  et  Lamennais,  le  lendemain,  un  autre  inti- 
tulé Oppression  des  catholiques.  Waille  était  gérant  responsable.  Ils  furent  tous 
trois  acquittés.  (Cf.  Forgues,  t   II,  p.  186.) 

(3)  A  cette  lettre  en  étaient  jointes  deux  autres  :  l'une;  de  l'abbé  Michel  Frézier, 
prêtre  de  Savoie,  à  l'adresse  de  l'abbé  Gerbet,  lui  rapportant  les  propos,  à  tout  le 
moins  imprudens  etprématurés,  que  l'ancien  nonce  à  Paris,  Mgr  Lambruschini,  et 
un  autre  prêtre,  l'abbé  Letourneur,  futur  évêque  de  Verdun,  avaient  tenus  sur  le 
compte  de  Lamennais;  et  une  autre,  de  Lamennais  lui-même  à  Mgr  Lambrus- 
chini, pour  se  justifier  :  cette  dernière  lettre  a  été  publiée  déjà  par  Forgues  (t.  II, 
p.  223-225). M.  Vuarin  jugea  bon  de  ne  pas  l'envoyer  à  destination;  et  Lamennais, 
comme  on  le  verra  par  la  lettre  suivante,  l'en  a  finalement  approuvé. 


UNE    CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE   LAMENNAIS.  189 

mon  nom.  Il  est  vrai  que  je  les  ai  forcés  à  se  rétracter  publi- 
quement. 

Croiriez-vous  qu'on  ait  refusé,  dans  les  termes  les  plus  rudes, 
à  la  nonciature,  de  faire  passer  à  Rome  une  lettre  écrite  au 
Pape  par  le  clergé  de  Beauvais  pour  supplier  le  Saint-Père  de  ne 
pas  livrer  ce  malheureux  diocèse  à  une  espèce  de  demi-schisma- 
tique  (1),  sans  parler  du  reste  ?  Celui  qu'on  vient  de  nommer 
évêque  de  Dijon  (2)  est  pire  encore.  On  ne  lui  reproche  guère  que 
sa  foi  et  ses  mœurs.  Le  peuple  d'Aix,  où  il  est  vicaire  général, 
dit  hautement  :  «  Il  ne  sera  pas  sacré,  car  il  est  exécrable.  » 
Voilà  où  en  est  notre  pauvre  France,  et  personne  ne  prend  pitié 
d'elle.  Oh  !  qu'on  ne  se  flatte  pas  que  je  cesse  de  combattre,  tant 
qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie. 

Je  vous  embrasse  mon  cher  et  respectable  ami,  bien  tendrement. 

Paris,  18  novembre  1831. 

Je  reçois,  mon  cher  et  respectable  ami,  votre  lettre  du  9  de 
ce  mois.  Je  savais  déjà,  par  une  lettre  que  m'a  écrite  M.  Frézier, 
que  vous  aviez  éprouvé  une  grave  maladie,  mais  que,  grâce  à 
Dieu,  vous  étiez  en  convalescence.  Puissiez-vous  retrouver  bien- 
tôt et  conserver  longtemps  toutes  vos  forces,  dont  vous  faites 
un  si  digne  usage  !  Je  vous  remercie  du  parti  que  vous  avez  pris 
par  rapport  à  ma  lettre  à  Mgr  Lambruschini.  Je  reconnais  que 
c'est  le  mieux,  bien  que  ma  lettre  ne  contienne  pas  un  mot  qui 
ne  soit  de  la  plus  exacte  vérité.  Mais  la  vérité  est  précisément 
ce  qui  choque  le  plus  au  monde. 

Vous  aurez  vu  dans  l'Avenir  (3)  aussi  la  résolution  que  nous 
avons  prise.  Je  partirai  le  21  avec  Lacordaire,  et  Montalembert 
nous  rejoindra  à  Nice.  Je  m'attends  à  ce  que  ce  voyage  soit  long, 
mais  j'aurai  de  la  patience.  Les  événemens  seront  la  meilleure 
et  la  plus  forte  justification  de  notre  conduite  :  c'est  ce  qui  m'est 
arrivé  toujours.  En  France,  on  n'a  des  yeux  que  derrière  la  tête. 
Quant  aux  doctrines,  j'ai  cru  et  je  crois  encore  n'avoir  soutenu 
que  celles  du  Saiiit-Siège.  Si  je  me  suis  trompé,  il  me  le  dira  et 
je  crierai  sur  les  toits  sa  sentence.  Nous  nous  tairons  en  atten- 

(1)  Il  s'agit  de  l'abbé  Guillon,  professeur  à  la  Sorbonne. 

(2)  L'abbé  Rey  dont  il  a  été  question  précédemment. 

(3)  Pèlerins  de  Dieu  et  de  la  liberté,  Lamennais  se  rendait  à  Rome  avec  ses  deux 
principaux  collaborateurs.  C'est  ce  qu'il  appelait  «  consulter  le  Seigneur  à  Silo.  » 
(Dernier  numéro  de  l'Avenir,  15  novembre  1831.1 


190 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


dant  et  je  ne  connais  pas  encore  la  voix  qui  remplacera  la 
nôtre  pour  défendre  la  religion  qui  ne  fut  jamais  plus  audacieu- 
sement  attaquée.  Mais  qui  se  soucie  d'elle  ?  Le  mot  de  saint  Paul 
semble  avoir  été  dit  pour  les  hommes  de  ce  temps  :  Omnes  quœ- 
runt  quee  sua  suntj  non  quœ  Jesu  Christi. 

^^  Je  vous  remercie  des  brochures  que  vous  m'avez  envoyées. 
Malheureusement  il  n'y  a  plus  moyen  d'en  parler.  Veuillez 
remercier  pour  moi  M""^  P...  de  son  souvenir  et  lui  présenter 
mes  tendres  et  respectueux  hommages.  On  m'avait  assuré  qu'elle 
était  à  Rome,  ce  dont  je  m'étais  beaucoup  réjoui  par  égoïsme. 
Je  vous  réitère,  mon  cher  et  respectable  ami,  l'assurance  de 
ma  vieille  et  inaltérable  affection. 

1832 

Rome,  le  10  avril  1832. 

Je  tâcherai,  mon  cher  ami,  de  voir  demain  M™^  Kinielow,  et 
je  la  verrai  avec  le  regret  de  ne  pouvoir  cultiver  une  connais- 
sance aussi  agréable,  devant  partir  dans  la  semaine  pour  Fras- 
cati,  où  je  vais  chercher  un  peu  de  santé  et  un  peu  de  loisir 
pour  travailler,  s'il  m'est  possible.  J'ai  toujours  été  souffrant 
depuis  mon  arrivée  à  Rome,  dont  l'air  et  le  climat  variable,  plus 
dur  en  somme  que  le  nôtre,  ne  me  convient  pas. 

La  collection  que  vous  me  demandez  n'existe  point,  comme 
je  m'en  suis  assuré  aussitôt  après  avoir  reçu  votre  lettre.  On  a 
seulement  fait  imprimer  un  petit  nombre  de  discours,  qui  sont 
bien,  parmi  les  choses  insignifiantes,  ce  qu'il  y  a  de  plus  insi- 
gnifiant. Si  néanmoins  vous  le  désirez,  je  les  ferai  chercher  et 
vous  les  enverrai.  Mais  ce  serait,  je  le  répète,  une  dépense  tout 
à  fait  perdue. 

Quant  à  nos  affaires  ici,  les  difficultés  que  nous  y  avons  ren- 
contrées, ont  eu  pour  origine  les  intrigues  des  Jésuites  et  des 
réfugiés  français.  Puis  sont  venues  les  puissances  avec  leurs 
notes  diplomatiques  et  l'influence  prédominante  de  leurs  am- 
bassadeurs. Tous  nos  adversaires,  sans  distinction,  voulaient  deux 
choses  :  que  nous  n'eussions  pas  d'audience  du  Pape,  et  que  nos 
doctrines  ne  fussent  point  examinées.  Le  Pape  nous  a  reçus  et 
très  bien  reçus,  et  l'on  examine  nos  doctrines.  Ainsi,  sous  ce 
rapport,  notre  triomphe  a  été  complet.  Pour  ce  qui  est  mainte- 
nant du  jugement  que  nous  sollicitons,  le   résultat  en  soi  n'en 


UNE    CORRESPONÔANCE    INEDITE    Di.    LAMENNAIS.  191 

paraît  pas  douteux  :  il  n'y  a  qu'une  voix  là-dessus  dans  Rome. 
Le  premier  de  ses  théologiens,  le  P.  Olivieri,  commissaire  du 
Saint-Office,  s'est  prononcé  hautement,  ainsi  que  plusieurs 
autres,  en  notre  faveur  :  «  Vous  n'avez,  nous  disait-il,  contre 
vous  que  la  peur.  »  Mais  la  peur,  c'est  beaucoup,  car  elle  règne 
ici  en  souveraine  :  ainsi  la  décision  peut  se  faire  attendre  long- 
temps. Le  Pape  est  un  homme  pieux,  conduit  par  des  hommes 
qui  ne  le  sont  guère,  et  que  préoccupent  uniquement  les  intérêts 
temporels,  qu'ils  n'entendent  même  pas.  Ils  fondent  toutes  leurs 
espérances  sur  les  baïonnettes  des  puissances  ennemies  de 
l'Eglise,  et  en  conséquence  l'Église  leur  est  sacrifiée  sans  hési- 
tation. Les  gens  de  bien  gémissent  et  s'indignent.  Ils  prévoient 
de  grands  châtimens,  des  catastrophes  prochaines,  desquelles 
Dieu  fera  sortir  le  remède  des  maux  extrêmes  qu'ils  déplorent,  et 
qui  désormais  ne  peuvent  être  guéris  que  par  l'intervention 
immédiate  de  Dieu.  //  n'y  a  plus  de  papauté {i);  il  faut  qu'elle 
renaisse  ou  l'Eglise  et  le  monde  périraient.  Voilà  l'état  des 
choses. 

J'attends,  pour  retourner  en  France,  le  moment  où  la  Pro- 
vidence nous  enverra  une  force  quelconque,  avec  laquelle  nous 
puissions  lutter  contre  les  obstacles  que  nous  oppose  un  épisco- 
pat  politiquement  gallican,  appuyé  par  les  Jésuites  qui,  se  mo- 
quant de  tout,  se  sont  faits  carlistes  et  absolutistes  par  d'autres 
vues  et  d'autres  intérêts.  Omnes  quœrunt  quae  sua  sunt,  non  quse 
Jesu  Christi.  Mais,  comme  la  terre  a  été  donnée  à  J.-C,  et  non 


(1)  C'est  Lamennais  lui-même  qui  souligne,  comme  si  le  mot  n'exprimait  pas 
assez  éloquemment  son  état  d'esprit.  —  M.  Vuarin  était  du  reste  fort  exactement 
renseigné  sur  les  faits  et  gestes  de  son  ami,  car  on  trouve  parmi  ses  papiers  deux 
fragmens  de  lettres  qui  n'étaient  pas  faites  pour  calmer  ses  inquiétudes.  L'une  est 
datée  de  Gênes,  31  décembre  1831  :  «  J'ai  vu,  y  lit-on,  j'ai  vu  l'abbé  de  Lamennais 
à  son  passage  ;  il  nous  a  donné  une  soirée,  et  trois  heures  durant,  nous  l'avons 
entendu  colérer,  extravaguer,  déraisonner.  Quantum  mulatus  ab  illo  !  Son  hérésie 
politique  pourrait  bien  le  jeter  dans  l'hérésie  religieuse;  il  va  à  Rome  pour  con- 
vertir le  Pape,  et  si  le  Souverain  Pontife  a  l'impertinence  de  lui  rire  au  nez, 
M.  l'abbé  pourrait  bien  lui  retirer  le  brevet  d'infaillibilité,  qui,  je  le  crains,  n'a  été 
concédé  au  Saint-Siège  qu'à  la  charge  par  lui  de  reconnaître  l'infaillibilité  de 
M.  l'abbé  de  Lamennais  et  de  son  école.  »  Dans  une  autre  lettre  «  écrite  par  une 
personne  grave  »,  et  datée  de  Rome,  3  janvier  1832,  on  lit  :  «  Une  semaine  tout 
entière  s'est  déjà  écoulée  depuis  que  l'abbé  de  Lamennais  est  arrivé  à  Rome  pour 
des  motifs  qui  vous  sont  assez  connus;  néanmoins,  il  n'a  pas  encore  fait  la 
.moindre  démarche  pour  être  admis  à  l'audience  de  Sa  Sainteté.  Il  est  venu  pour 
demander  au  Saint-Père  si  c'est  un  délit  que  de  combattre  pour  la  justice,  pour  la 
vérité,  pour  Dieu...  Les  âmes  des  bons  sont  vraiment  affligées  et  craignent  l'issue 
d'une  affaire  aussi  délicate  et  aussi  difficile.  » 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  Jésuites  et  aux  prélats  français,  c'est  lui,  quoi  que  fassent 
les  autres,  qui  triomphera  définitivement. 

Je  vous  écris  de  S.  André  délia  Valle,  oi!i  m'a  reçu  le  bon 
P.  Ventura  (1).  Celui-là  est  vraiment  un  homme  de  Dieu.  Prie? 
pour  moi,  mon  cher  et  respectable  ami,  et  croyez  que  partout  où 
la  Providence  me  conduira,  il  y  aura  quelqu'un  qui  vous  est 
tendrement  dévoué. 

1883 

La  Chênaie,  le  8  mai  1833. 

Je  romps,  mon  cher  ami,  un  silence  déjà  bien  long,  pour 
vous  recommander  un  jeune  homme  nommé  Charles  Audley  qui 
ne  tardera  pas  à  se  rendre  à  Genève,  comme  professeur  d'anglais 
dans  je  ne  sais  quelle  maison.  Il  aura  l'honneur  de  vous  voir  en 
arrivant,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  ce  mois,  et  il  m'a  prié  lui- 
même  de  vous  parler  de  lui,  afin  d'être  déjà  connu  de  vous  quand 
il  se  présentera.  Il  a  de  l'esprit,  du  mérite,  et,  ce  qui  vaut 
mieux,  de  la  religion.  Né  Anglais  et  protestant,  il  s'est  fait  catho- 
lique à  Paris,  étant  encore  très  jeune  (2). 

En  fait  de  nouvelles,  je  ne  puis  probablement  rien  vous 
mander  que  vous  ne  sachiez.  Cependant  il  serait  possible  que 
vous  ignorassiez  qu'une  congrégation  de  cardinaux  assemblée 
ad  hoc  par  le  Pape,  a  décidé  unanimement,  le  28  février  dernier, 
qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  s'occuper  de  la  censure  envoyée  à 
Rome  par  une  cinquantaine  d'évêques  français  (3). 

Reviendra-t-on  sur  cette  aff'aire,  pour  laquelle  les  Jésuites  et 
la  diplomatie  et  tous  les  intrigans  de  Rome  et  de  France  s'étaient 
mis  en  mouvement,  c'est  ce  que  je  ne  sais  pas,  et  dont  je  ne 
me  soucie  guère,  à  présent  que  j'ai  vu  de  près  ce  que  c'est  que 
Rome,  et  quels  sont  les  ressorts  qui  la  remuent.  Le  bon  P.  Ven- 
tura vient  d'être  lui-même  victime  des  intrigues  infernales  de 
l'infâme  canaille  qui  domine  dans  cette  malheureuse  ville,  et  de 

(1)  Le  P.  Ventura  (1792-1861),  de  l'ordre  des  Théatins,  était  alors  un  partisan 
dévoué  et  un  ami  de  Lamennais  :  il  dut  se  séparer  de  lui  plus  tard.  Léon  XII, 
Pie  VIII  et  même  Grégoire  XVI  l'admettaient  dans  leur  intimité. 

(2)  Nous  avons  de  ce  jeune  homme  une  lettre  très  touchante  à  Lamennais  :  elle 
est  datée  de  Genève,  23  novembre  1833. 

(3)  Au  moment  même  où  Lamennais  écrivait  ceci,  Grégoire  XVI  adressait  à 
l'archevêque  de  Toulouse  un  bref  en  réponse  à  la  lettre  collective  du  22  avrillSSl, 
à  laquelle  fait  ici  allusion  Lamennais. 


UNE    CORRESPONDANCE   INÉDITE    DE   LAMENNAIS.  193 

l'ingratitude  proverbiale  du  Saint-Siège.  Le  Pape  lui  a  fait  écrire 
officiellement  par  le  cardinal  Pacca  «  qu'il  ne  souffrirait  pas 
qu'il  fût  réélu  général  de  son  ordre,  ni  qu'il  y  acceptât  aucune 
charge  qui  l'obligeât  de  résider  à  Rome.  »  Voilà  la  récompense 
de  vingt  ans  de  travaux  et  de  dévouement.  Le  résultat  sera  de 
tuer  ces  pauvres  théatins,  dont  l'ordre  se  mourait  et  que  le 
P.  Ventura  avait  ressuscité  :  aussi  toutes  les  voix  de  ses  reli- 
îgieux  lui  étaient-elles  assurées  à  la  nouvelle  élection.  Il  paraît 
que  la  diplomatie  s'en  est  mêlée,  sans  préjudice  aucun  de  la 
jalousie  jésuitique.  Pour  moi,  sachant  désormais  à  quoi  m'en 
tenir  sur  beaucoup  de  choses  à  l'égard  desquelles  j'avais  jusqu'ici 
vécu  dans  l'illusion  d'une  âme  simple  et  droite,  ma  pensée, 
mon  amour  et  tout  mon  être  a  pris  une  nouvelle  direction. 
Résolu  de  ne  plus  m'occuper,  ni  de  près  ni  de  loin,  de  l'Eglise 
et  de  ses  affaires,  j'attends  paisiblement  que  la  volonté  de  Dieu 
s'accomplisse  sur  elle,  et  je  me  renferme  exclusivement  dans  la 
philosophie,  la  science  et  la  politique,  où  je  ne  crains  point 
qu'on  vienne  me  troubler  ;  non  certes  faute  d'envie,  mais  parce 
que  là  je  me  sens  fort,  m'y  sentant  indépendant.  La  Providence 
a  envoyé  Grégoire  XVI  pour  clore  une  longue  période  de  crimes 
et  d'ignominie,  pour  montrer  au  monde  jusqu'où  peut  descendre 
la  partie  humaine  de  l'institution  divine  :  qu'il  achève  son  œuvre, 
et  l'achève  vite.  Quod  facis,  fac  citius.  Pendant  que  ce  mystère 
effrayant  s'accomplit  au  fond  de  la  vallée,  dans  les  ténèbres,  je 
monterai,  de  mes  désirs  au  moins,  sur  la  montagne  pour  y  cher- 
cher à  l'horizon  la  première  lueur  du  jour  qui  va  poindre  (4). 

(1)  Nous  avons  la  réponse  de  M.  Vuarin  à  cette  sombre  et  douloureuse  lettre: 
elle  est  datée  du  30  mai  1833.  Très  modérée  de  ton  et  comme  toujours  très  affec- 
tueuse, elle  donne  au  fond  très  nettement  tort  à  Lamennais.  »  Je  suis  peiné,  lui 
disait-il,  de  vous  voir  livré  à  des  pensées  sinistres,  particulièrement  sur  le  per- 
sonnel du  chef  de  la  grande  maison  de  banque  avec  laquelle  vous  avez  été  en  rap- 
port l'année  dernière.  [Ces  expressions  bizarres  avaient  pour  objet  de  dépister  la 
police.]  Je  suis  loin  de  contester  le  fait  de  l'alliage  qui  se  mêle  à  l'or  pur,  mais  je 
reste  bien  convaincu  que  la  partie  divine  de  l'institution  prédomine  toujours.  Je 
n'ai  pas  le  moindre  doute  sur  la  pureté  des  intentions  du  maître  de  maison  :  il 
faut  convenir  que  sa  position  est  difficile  et  que  les  circonstances  sont  inouïes. 

«  Je  n'ai  pas  cessé  de  rendre  hommage,  mon  très  cher  ami,  à  la  droiture  de  votre 
cœur  et  de  votre  conscience,  mais  je  crois  que  vous  vous  êtes  mépris  en  espérant 
que  les  journées  accomplies  à  Paris,  à  Bruxelles  et  à  Varsovie  en  1830  nous  pré- 
paraient un  avenir  dont  les  enfans  de  la  foi  et  les  amis  de  l'ordre  social  auraient  à 
se  féliciter.  Pour  moi,  je  n'ai  rien  attendu  de  bon  des  convulsions  des  enfans  de 
la  terre,  et  depuis  le  mois  d'août  1830,  j'ai  fermé  les  yeux  et  me  suis  interdit  toute 
conjecture  et  même  tout  vœu  sur  les  événemens  dout  l'avenir  est  gros;  je  me  suis 
renfermé   dans   la    politique    de  M""  de   Sévigné  :   «   Providence   de  mon  Dieu, 

TOME  XXX.  —  1905.  13 


i94  REVUE  DES  DEUX  MONBES. 

Je  désirerais  vivement  recevoir  mon  calice.  Si  vous  n'avez 
aucun  moyen  de  me  le  faire  parvenir  autrement,  je  payerai  vo- 
lontiers les  droits  d'entrée  en  France,  s'ils  ne  sont  pas  trop  con- 
sidérables. Dans  le  cas  où  vous  réussiriez  à  le  faire  passer, 
veuillez  l'adresser  à  M.  E.  Bore,  rue  de  Vaugirard,  n°  08,  à  Paris. 

Si  la  comtesse  Marie  Potocka  est  encore  à  Genève,  veuillez 

puisque  vous  ne  voulez  pas  faire  à  ma  fantaisie,  faites  comme  vous  l'entendrez...  >» 
Je  vous  réitère  de  tout  mon  cœur,  mon  très  cher  ami,  l'assurance  de  mon  tendre 
respect  et  de  mon  inaltérable  attachement.  » 

Nous  avons,  pour  cette  même  année  1833,  trois  autres  lettres  de  M.  Vuarin  à 
Lamennais,  sous  la  date  des  19  août,  1"  novembre  et  21  décembre.  Elles  répondent 
à  trois  lettres  de  Lamennais,  datées  des  4  août,  14  septembre  et  13  décembre," qui 
ne  nous  sont  malheureusement  point  parvenues.  La  lettre  du  4  août  était  accom- 
pagnée de  la  copie  de  celle  que,  le  même  jour,  Lamennais  adressait  à  Grégoire  XVI, 
et  dans  laquelle  il  paraissait  faire  sa  soumission  «  sans  aucune  réserve  ;  »  on  la 
trouvera  dans  Forgues  (t.  II,  p.  308-310).  M.  Vuarin  éprouva  «  jouissance  et  con- 
solation »  à  la  lire.  «  Il  me  tarde  de  savoir,  ajoutait-il,  si  vous  avez  reçu  une 
réponse  et  de  la  connaître.  »  Lamennais  ayant  été  amené  à  faire,  pour  se  rétracter, 
sous  la  date  du  11  décembre,  une  Déclaration  plus  formelle  encore  (cf.  Forgues, 
p.  343),  il  en  informe  aussitôt  son  ami  :  «  Votre  lettre  du  13  courant,  lui  écrivit 
aussitôt  ce  dernier,  excellent  et  très  cher  ami,  a  été  pour  moi  le  sujet  d'une  douce 
consolation.  J'en  ai  béni  Dieu  de  tout  cœur.  M"»  Fotocka  éprouve  la  même  joie... 
Je  suis  persuadé  que,  depuis  votre  dernière  démarche,  vous  avez  l'âme  plus  en 
repos.  J'espère  que  les  taquins  vous  laisseront  dormir  en  paix.  Vous  pourrez 
désormais  leur  opposer  le  silence  du  dédain,  sans  compromettre  aucun  intérêt...  » 
Les  «  taquins,  »  malheureusement,  continuèrent  leur  œuvre,  et,  alors  que  tout 
semblait  terminé  et  apaisé,  le  30  avril  1834,  éclataient  les  Paroles  d'un  croyant. 
Le  15  juillet  suivant,  l'Encyclique  Singulari  nos  déclarait  le  livre  mole  quidem  exi- 
guum,  pravitate  tamen  ingentem;  et  Lamennais  sortait  de  l'Église  pour  n'y  plus 
jamais  rentrer. 

M.  Vuarin  cependant  ne  désespérait  pas  de  l'y  voir  rentrer  quelque  jour.  Nous 
n'avons,  en  1834  et  1835,  aucune  lettre  des  deux  amis.  Mais  le  8  février  1836, 
M.  Vuarin  écrivait  à  Lamennais,  en  lui  annonçant  la  mort  de  M"°  de  Senfft,  une 
lettre  qui  ne  pouvait  manquer  de  le  toucher  :  «  Mes  sentimens  et  mes  vœux  pour 
vous,  lui  disait-il,  excellent  et  très  cher  ami,  sont  toujours  ceux  de  la  plus  sincère 
affection  et  du  plus  vif  intérêt...  Vous  nous  avez  bien  centristes  (je  parle  au  nom 
de  tous  nos  amis  communs)  ;  et  comme  vous  nous  réjouiriez  et  nous  rendriez  heu- 
reux si  vous  vous  replaciez  franchement  et  noblement  sur  la  ligne  où  nou  avons 
combattu  ensemble  1  Vous  connaissez  assez  la  droiture  de  cœur,  je  puis  même 
ajouter  la  rectitude  de  jugement  de  vos  anciens  amis;  et  pourquoi  vous  persuade- 
riez-vous  que  vous  avez  seul  raison  contre  tous?  Qu'ils  soient  d'un  esprit  inférieur 
au  vôtre,  vous  ne  pouvez  vous  défier  de  leur  cœur  et  de  leur  conscience  ;  ces  deux 
guides  sont  ordinairement  plus  sûrs  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Et  puis,  mieux 
vaut  dire  :  Je  crois  à  l'Église  unie  à  son  chef,  que  de  dire  :  Je  crois  en  moi...  Excel- 
lent et  tendre  ami,  revenez  à  nous  :  si  vous  vous  trompez,  vous  pourrez  dire  à 
Dieu  :  Je  me  suis  défié  de  moi-même,  et  j'ai  sacrifié  mes  opinions  à  la  conviction  de 
nombreux  et  anciens  amis  dont  la  droiture  éprouvée  a  entraîné  mon  cœur,  ma 
conscience,  et  a  subjugué  ma  raison  par  la  certitude  que  leurs  vues  étaient  pures 
et  désintéressées.  Combien  de  fois  j'aurais  voulu  aller  vous  embrasser,  si  nous 
n'avions  pas  été  à  une  si  grande  distance  l'un  de  l'autre  ;  mais  comme  il  n'y  en  a 
point  pour  les  cœurs,  je  vous  ai  toujours  aimé  et  toujours  plaint...  J'ai  la  con- 
fiance que  ces  lignes  trouveront  l'entrée  de  votre  cœur,  lors  même  que  votre 
esprit  serait  tenté  de  les  rejeter.  Adieu...  » 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE   DE    LAMENNAIS.  195 

lui  offrir  mes  tendres   et  respectueux  hommages.  Je  vous  em- 
brasse, mon  bien  cher  ami,  du  fond  de  mon  cœur. 


1836 


La  Chênaie,  26  février  1836. 


Ne  doutez  point,  mon  respectable  ami,  du  plaisir  que  m'a 
fait  la  lettre  que  je  viens  de  recevoir  de  vous.  Elle  m'en  eût  fait 
davantage  encore,  si  vous  m'y  parliez  de  votre  santé  qu'on  m'a 
dit  n'avoir  pas  toujours  été  bonne  depuis  quelque  temps,  et 
dont  j'aurais  souhaité  vivement  apprendre  le  rétablissement. 
Quant  à  moi,  sans  être  précisément  malade,  j'éprouve  des 
souffrances  presque  habituelles  et  une  grande  faiblesse  :  à  quoi 
patience. 

Vous  sentez  qu'il  y  a  des  choses  dont  on  causerait  volontiers, 
avec  vous  surtout,  mais  sur  lesquelles  il  est  impossible  de  s'ex- 
pliquer par  lettres.  Chacun  me  fait  parler  à  sa  guise.  La  vérité  est 
que,  désirant  par-dessus  tout  la  paix  pour  moi  et  pour  les  autres, 
je  me  renferme,  à  l'égard  de  qui  serait  de  nature  à  la  troubler, 
dans  un  silence  absolu. 

Avant  que  votre  lettre  me  fût  parvenue,  déjà  M.  de  Senfft 
m'avait  annoncé  l'irréparable  perte  qui  désormais  fera  de  sa  vie 
un  long  et  douloureux  regret.  Je  ne  puis  exprimer  à  quel  point 
je  suis  affecté  de  sa  position.  Cette  solitude  complète  et  d'au- 
tant plus  profonde  qu'elle  est  tout  intérieure,  m'effraie  et  me 
tourmente  comme  un  rêve  pénible.  Je  ne  sache  sur  la  terre  au- 
cune consolation  à  un  malheur  tel  que  le  sien;  et  plaise  à  Dieu 
qu'il  ne  lui  ouvre  pas  prochainement  la  tombe!  Les  douleurs 
calmes  des  vieillards  ont  en  elles  quelque  chose  de  la  mort. 

Mon  frère  me  charge  de  vous  transmettre  ses  souvenirs  affec- 
tueux. Quoique  ses  forces  aient  décliné,  il  trouve  encore  le 
moyen  de  suffire  à  des  travaux  auxquels  bien  peu  d'hommes  ré- 
sisteraient. 

Recevez,  mon  respectable  ami,  l'assurance  de  mon  dévoue- 
ment aussi  tendre  qu'inaltérable. 

F.    DE   LA  MeNNAIS  (1). 

(1)  C'est  la  dernière  fois  que  paraît  dans  cette  correspondance  la  signature 
habituelle.  Elle  sera  remplacée  dans  la  lettre  qui  suivra  par  la  signature  plus  dé- 
mocratique F.  Lamennais,  que  l'histoire  adoptera. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1837 

Rosmini  (1)  à  Lamennais. 

22  mars  1837. 

Monsieur  l'abbé, 

Je  pense  qu'un  cœur  plein  d'amertume  ne  saurait  point  re- 
pousser avec  mépris  une  parole  d'amitié.  C'est  dans  cette  pensée 
que  je  vous  adresse  cette  lettre.  C'est  un  de  vos  confrères  qui 
s'adresse  à  vous;  c'est  un  prêtre  qui,  bien  que  dans  l'éloigne- 
ment,  partage  toutes  les  angoisses  de  votre  cœur;  il  n'a  et  ne 
saurait  avoir  aucun  motif  d'intérêt  particulier,  c'est  uniquement 
la  charité  fraternelle  qui  l'inspire.  *Ce  sentiment  lui  a  fait  depuis 
longtemps  pousser  de  profonds  gémissemens  sur  votre  sort,  et 
lui  fait  un  besoin  de  vous  dire  avec  simplicité  :  Où  en  sommes- 
nous  donc  ?  N'avons-nous  plus  foi  aux  paroles  de  Jésus-Christ? 
Quel  sera  notre  sort  si  nous  n'avons  pas  cette  foi?  Est-ce  que 
nous  voudrions  perdre  notre  âme?  Voilà  une  réflexion  aussi 
simple  qu'elle  est  terrible  et  qu'il  me  paraît  que  vous  avez  per- 
due de  vue.  La  sagesse  humaine  peut  fouler  aux  pieds  cette 
menace,  mais,  hélas  !  elle  n'en  subsiste  pas  moins  et  celui  qui  la 
méprise  n'aurait  en  réalité  que  plus  de  motifs  d'épouvante.  Ce 
n'est  pas  une  controverse  régulière  que  je  veux  établir  avec 
vous;  mais  j'ai  un  besoin  à  satisfaire  en  vous  disant  librement 
des  paroles  qui  ont  peut-être  une  apparence  de  dureté  et  de  té- 
mérité, mais  qui  sont  pourtant  dictées  par  un  sentiment  réel  de 
loyauté  et  de  sympathie.  Pensez  à  l'état  et  au  sort  de  votre  âme, 
mon  très  cher  frère.  Votre  âme  risque  sa  perte;  elle  est  sur  le 
chemin  de  l'abîme  !  Comment  en  serait-il  autrement  ?  Cette  âme 

(1)  On  sait  Cfuel  est  Rosmini  (1797-1835).  Théologien  et  philosophe,  il  s'est  pro- 
posé toute  ^a  vie  de  réconcilier  la  rai>>i)ii  et  la  foi,  et  ce  fut  là  l'inspiration 
maîtresse  de  ses  très  nombreux  écrits.  En  conseillant  la  soumission  à  Lamennais, 
il  aurait  pu  se  vanter  d'avoir  commence  par  prêcher  d'exemple  :  deux  opuscules  de 
lui  avaient  été  mis  à  l'index,  et  il  s'ct&it  très  humblement  soumis.  Plus  tard,  à 
Texemple  de  Lamennais,  cette  fois,  il  refusa  le  chapeau  de  cardinal.  —  Cette 
longue  et  curieuse  lettre  a  été  retrouvée  dans  les  papiers  de  M.  Vuarin  :  il  semble 
que  ce  ne  soit  qu'une  copie  que  s'était  procurée  le  curé  de  Genève,  ou  que  Ros- 
mini lui  avait  fait  adresser,  car  la  signature  est  d'une  autre  écriture  que  le  reste 
de  la  lettre.  On  se  demande,  en  la  lisant,  si  c'étaient  bien  là  les  argumens  à  em- 
ployer pour  toucher  et  pour  ébranler  Lamennais  et  si  ces  syllogismes  si  parfai- 
tement déduits  n'étaient  pas  plutôt  de  nature  à  froisser  et  à  irriter  cette  âme 
ulcérée  et  endolorie.  Les  lettres  moins  inlellecluelles  de  l'abbé  Vuarin  semblent 
avoir  été  plus  habiles  et,  im  moment  même,  plus  efficaces. 


UNE   CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  197 

a  été  comblée  de  grâces  par  le  moyen  des  sacremens  de  l'Église 
catholique,  vous  avez  été  consacré  par  le  sang  de  l'Agneau  de 
Di^u  qui  vous  a  imprimé  le  caractère  du  chrétien  et  celui  du  sa- 
cerdoce, caractère  qui  doit  demeurer  ineffaçable  en  vous  pour 
l'éternité  tout  entière,  et  maintenant  vous  vous  éloignez  de 
cette  Eglise  catholique,  votre  mère!  C'est  par  elle  pourtant  que 
vous  avez  été  engendré  en  esprit,  et  que  vous  avez  reçu  une 
dfignité  qui  est  plus  élevée  que  celle  des  anges,  et  en  même  temps 
un  signe  indélébile  de  votre  assujettissement  à  Jésus-Christ. 
Serait-il  possible  que,  dans  le  moment  même  où  cette  Église  a 
repoussé  une  partie  de  vos  opinions,  les  paroles  de  l'Évangile 
aient  cessé  subitement  d'être  vraies,  lorsqu'il  a  été  dit  :  Celui 
qui  vous  écoute,  rrt  écoute  moi-même?  Est-ii  possible  que  vous 
vous  soyez  détaché  de  la  doctrine  qui  vous  paraissait  peu  aupa 
ravant  si  lumineuse,  qui  vous  inspirait  de  si  hautes  espérances, 
et  que  vous  déduisiez  de  ces  expressions  :  Tu  es  Pierre,  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église,  et  les  paroles  de  P enfer  ne 
prévaudront  point  contre  elle?  Comment  avez- vous  pu  perdre  en 
un  instant  la  confiance  que  devrait  inspirer  la  prière  de  Jésus- 
Christ  à  qui  rien  ne  peut  être  refusé  par  son  Père  et  qui  a  dit 
pour  nous  soutenir  :  Rogavi  pro  te,  Petre,  ut  non  deficiat  fides 
tua.  Ah  !  mon  cher  frère,  retournez  en  ai-rière  sans  retard,  cher- 
chez un  refuge  dans  le  sein  de  notre  tendre  mère,  là  où  seule 
ment  se  trouve  le  salut. 

Vos  écrits,  depuis  votre  voyage  à  Rome,  montrent  tous  une 
âme  immensément  triste  et  profondément  ulcérée.  Que  sera-ce 
donc?  N'est-ce  point  votre  devoir  de  soutenir  avec  force  ces 
épreuves,  quoique  bien  dures,  auxquelles  vous  soumet  la  Provi- 
dence divine?  Aurons-nous  la  lâcheté  de  déserter  le  drapeau 
de  l'Église  parce  que  le  combat  est  difficile,  ou  parce  que  les 
chefs  suprêmes  ne  dirigent  pas  l'ordre  du  combat  comme  il  plaît 
à  de  simples  soldats?  Ah!  n'entrons-iious  pas  dans  les  desseins 
éternels  de  celui  qui,  tout  en  dirigeant  son  Eglise  d'une  manière 
invisible,  a  pourtant  un  vicaire  visible?  C'est  celui-là  même  qui 
soumet  ses  serviteurs  à  l'épreuve.  C'est  Jésus-Christ  qui  éprouve 
votre  foi  pour  voir  si  elle  se  soutient,  ou  si  elle  faiblit  miséra- 
blement; il  attend  le  résultat  pour  vous  juger.  Ah  !  qu'il  plaise 
à  Dieu  que  tout  ce  que  vous  axez  fait  dans  le  passé  ne  soit  pas 
trouvé  vide  de  poids!  Ah!  que  tout  ce  que  vous  avez  fait,  et  qui 
paraît  pourtant  si  grand,  ne  soit  pas  trouvé  privé  de  racines! 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  saurait  nier  le  trouble  de  votre  âme.  Ce  sentiment  mé- 
rite à  la  fois  de  la  compassion  et  de  l'indulgence.  Il  faut,  en 
effet,  une  force  extraordinaire  et  presque  miraculeuse  pour  sa- 
crifier des  pensées  qui  ont  si  longtemps  dominé  dans  l'âme  tout 
entière.  Mais  comment  douterions-nous  que  si,  vous  étant  humi- 
lié dans  la  poussière  aux  pieds  du  Christ  qui  habite  dans  nos 
tabernacles,  vous  implorez  l'aide  de  sa  puissance  divine  à  l'ap- 
pui de  la  faiblesse  humaine,  vous  ne  partiez  du  lieu  saint  vous 
sentant  devenu  un  autre  homme  et  après  avoir  acquis  un  pou- 
voir absolu  sur  vous-même  ? 

D'un  autre  côté,  c'est  justement  le  trouble  où  se  trouve  votre 
âme  qui  vous  rend  plus  difficile  de  vous  soumettre  avec  foi  et 
sincérité  aux  paroles  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  car  cette  pertur- 
bation de  votre  esprit  vous  empêche  de  bien  saisir  le  sens  des 
décisions  du  chef  de  l'Eglise.  Au  lieu  de  prendre  ces  décisions 
dans  leur  simplicité,  comme  elles  se  présenteraient  dans  le  sens 
naturel  qui  les  a  dictées,  vous  leur  ajoutez  avec  l'imagination 
beaucoup  de  conséquences  qu'elles  ne  contiennent  point.  Il  pa- 
raîtrait, ce  me  semble  (permettez-moi  de  dire  toute  ma  pensée), 
qu'irrité  par  des  raisons,  étrangères  peut-être  au  fond  même  de 
la  discussion,  vous  désirez  une  sorte  de  vengeance.  Cet  esprit 
hostile  parait  mettre  toute  sorte  de  moyens  en  œuvre,  pour  mettre 
dans  leur  tort  ceux  que  sans  raison  vous  croyez  être  vos  adver- 
saires, c'est-à-dire  le  Saint-Siège.  On  dirait  que  c'est  dans  ce 
but  que  vous  imputez  à  ce  siège  respectable  bien  des  doctrines 
qui  ne  se  trouvent  ni  dans  la  lettre  encyclique  du  Saint-Père, 
ni  même  dans  la  lettre  du  cardinal  Pacca.  Nul  doute  que  vous  ne 
vous  soyez  persuadé  ces  choses  avant  de  les  écrire  ;  mais  cette 
persuasion  factice,  cette  illusion  où  vous  vous  êtes  mis  est  jus- 
tement ce  qui  vous  rend  d'une  difficulté  immense  une  soumission 
humble  et  filiale.  Vous  croyez,  et  vous  donnez  à  entendre  que 
la  lettre  de  S.  Em.  le  cardinal  l^acca  proscrit  la  liberté  civile  et 
religieuse.  Relisez  dans  le  calme  que  pourrait  vous  donner 
l'idée  de  la  présence  de  Dieu,  relisez,  dis-je,  alors  cette  même 
lettre  :  tout  ce  que  vous  y  trouverez  de  repoussé,  ce  sont  les 
doctrines  du  journal  «  l'Avenir  »  relatives  à  la  liberté  civile  et 
politique;  et  cela  est  bien  autre  chose.  Elles  sont  blâmées  par  une 
raison  exprimée  dans  la  lettre  même,  qui  est  qu'elles  ont  une 
tendance  naturelle  à  exciter  et  à  propager  partout  un  esprit  de 
sédition  et  de  révolte  des  sujets  contre  leurs  princes.  Vous  vous 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENÏKAIS.  199 

êtes  également  persuadé  que  cette  lettre  condamne  toujours  et 
en  tous  les  cas  la  liberté  des  cultes  et  de  la  presse,  tandis  que  ce 
n'est  que  les  doctrines  de  l'Avenir  à  cet  égard  qui  sont  censurées, 
et  cela  parce  quelles  ont  été  traitées  avec  tant  d'exagération  et 
poussées  si  loin  par  les  rédacteurs  de  ce  journal.  La  lettre  dit 
même  expressément  qu'il  y  a  des  circonstances  où  la  prudence 
exige  de  tolérer  ces  libertés  pour  éviter  de  plus  grands  maux. 
Eh  quoi!  prétendriez-voue;  que  la  liberté  des  cultes  et  de  la 
presse  n'entraînent  aucun  inconvénient?  Tout  ce  que  vous  pouvez 
dire  pour  les  défendre  est  que  ces  inconvéniens  sont  parfois 
d'une'^moindre  importance  que  le  bien  qui  en  dérive,  ou  quïl  y 
aurait  peut-être  un  plus  grand  mal  à  supprimer  ces  libertés,  mais 
c'est  cela  même  qui  est  dit  dans  la  lettre  du  doyen  du  Sacré 
Collège,  et  que  le  Saint-Père  vous  a  exprimé  par  son  organe.  Il 
me  serait  facile,  et  il  vous  le  sera  bien  plus  à  vous-même,  de 
trouver  parfois  ce  même  sentiment  exprimé  dans  vos  ouvrages, 
et  même  dans  ce  livre  que  jo  déplore  que  vous  venez  de  publier 
avec  le  titre  à^ Affaires  de  Rome.  Vous-même  avez  exprimé  le 
désir  que  vous  aviez  formé  que  l'Eglise  établît  la  liberté  sur 
l'éternel  fondement  de  tout  ordre,  la  loi  morale  qui  doit  en 
régler  l'usage  et  qui  en  garantit  la  durée... 

Qu'a  donc  décidé  l'Eglise  par  la  lettre  encyclique  du  Pape  ? 
Tout  se  réduit  à  déclarer  qu'il  est  contraire  à  l'esprit  du  chris- 
tianisme que  des  sujets  se  révoltent  contre  ceux  qui  les  gou- 
vernent. Cette  décision  n'a  trait  à  aucune  sorte  de  gouvernement  : 
elle  est  applicable  à  l'Empire  de  Russie,  comme  aux  Etats- 
Unis  et  aux  cantons  suisses.  L'Eglise  reconnaît  toute  forme  de 
gouvernement  légitimement  établie,  et  cela  justement  parce 
qu'elle  ne  se  mêle  point  des  choses  temporelles,  si  ce  n'est  quand 
elles  se  rapportent  au  salut  éternel  des  âmes,  ce  qui  est  sa  propre 
affaire.  Mais  quelle  difficulté  raisonnable  pouvez-vous,  rencon- 
trer dans  une  pareille  doctrine?  Dans  l'ancienne  loi,  les  tumultes 
populaires  étaient  proscrits  ainsi  que  ceux  qui  les  fomentent 
[Lev.  XIX,  16)  ;  la  loi  nouvelle  toute  de  charité  et  de  douceur  ne 
pouvait  sur  ce  point  que  perfectionner  l'ancienne.  Quand  les  dis- 
ciples de  Jésus-Christ  voulurent  repousser  par  la  force  l'autorité 
publique  qui  le  saisissait,  il  leur  répondit  des  paroles  à  jamais 
mémorables.  Il  les  appela  à  réfléchir  à  la  témérité  qu'ils  témoi- 
gnaient en  voulant  prendre  sa  défense  :  ce  fut  un  reproche  adressé 
à  leur  foi  que  celui  qui  est  contenu  dans    ses  paroles  quand 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  leur  dit  que,  s'il  eût  voulu  user  de  moyens  violens,  il  n'avait 
pas  besoin  des  hommes  puisqu'il  ne  règne  pas.  Sera-ce  l'homme 
sorti  de  la  poussière  dont  le  bras  se  croira  nécessaire  à  l'œuvre  du 
Très  Haut?  Jésus-Christ  a  repoussé  expressément  ces  moyens  et 
il  en  a  rendu  raison  en  disant  que  ce  n'était  point  à  la  façon  des 
rois  de  ce  monde  qu'il  voulait  conquérir  son  royaume^  mais  qu'il 
devait  l'établir  par  un  principe  invisible  et  surnaturel  seul  capable 
de  conquérir  les  âmes.  Regnum  meum  non  est  de  hoc  mundo. 
Et  nous,  qui  sommes  revêtus  du  sacerdoce,  —  que  sommes-nous 
sinon  les  disciples  du  Christ?  Quelle  est  notre  force  si  ce  n'est 
la  parole  de  Dieu  ?  Voilà  cette  épée  à  deux  tranchans  dont  saint 
Paul  dit  qu'elle  pénètre  la  moelle  des  os,  et  qu'elle  arrive  à  la 
division  de  l'âme  et  de  l'esprit,  c'est  là  une  arme  toute-puis- 
sante comme  l'est  Dieu  lui-même,  mais  c'est  l'unique  qui  soit 
remise  au  sacerdoce. 

D'un  autre  côté,  qu'est-ce  qu'une  révolte  ?  Qu'est-ce  donc 
sinon  un  ensemble  de  crimes  et  d'injustices?  Et  celui  qui  fomente 
les  rébellions  n'est-il  pas  complice  de  tous  les  crimes  et  de  tous 
les  méfaits  par  cela  même  qu'il  concourt  à  les  causer  ?  Vous  me 
dites  qu'une  région  de  bénédictions  se  trouve  au  delà  de  cette 
mer  d'iniquités  et  qu'il  faut  par  cette  raison  se  résigner  à  la  tra- 
verser. Une  pareille  doctrine  a-t-elle  dans  aucun  temps  été  celle 
de  l'Eglise  ou  celle  de  Jésus-Christ?  Le  sera-t-elle  jamais?  Je  lis 
dans  l'écrit  de  l'Apôtre  :  non  sunt  facienda  mala  ut  eveniant 
hona;  je  trouve  que  tous  les  Pères,  tous  les  écrivains  ecclé- 
siastiques et  la  conscience  de  tous  les  fidèles  s'accordent  à 
regarder  le  christianisme  comme  une  doctrine  d'une  telle  sainteté, 
qu'il  ne  permet  pas  le  moindre  péché,  fût-ce  pour  sauver  le 
monde  entier  ou  vider  l'enfer  lui-même. 

D'un  autre  côté,  jamais  l'Eglise  n'a  proscrit  l'opinion  que  la 
Providence  éternelle  ne  puisse  tirer  des  biens  éminens  des  révo- 
lutions. Je  dirai  même  qu'il  vous  est  enjoint  d'adhérer  à  ce 
principe,  car  il  n'y  a  aucun  mal  dans  ce  monde  qui  ne  soit  permis 
par  Dieu  dans  la  vue  d'un  plus  grand  bien.  C'est  par  cette  raison 
même  que  Jésus-Christ  a  dit  :  Oportet  ut  ventant  scandala. 
Mais  cela  justifie-t-il  celui  qui  les  produit  ou  qui  s'en  rend  l'au- 
teur soit  directement  soit  indirectement?  Vse  autem,  est-il  ajouté, 
Jiomini  illi  per  quem  scandalum  venit.  Il  est  positif  et  certain 
que  tous  les  tyrans  qui  ont  versé  le  sang  des  martyrs,  tous  les 
impies  qui  ont  prêché  sur  la  terre  des  doctrines  d'iniquité,  tous 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  201 

les  libertins  défenseurs  d'une  morale  corrompue  ont  servi  à  la 
cause  de  Jésus-Christ,  comme  aussi  toutes  les  révolutions  des 
empires,  les  ruines  des  villes,  les  massacres,  les  incendies,  les 
guerres  exterminatrices.  Qui  est-ce  qui  ne  sert  pas  à  cette  cause 
divine  ?  L'hérésie,  le  schisme,  l'apostasie,  l'enfer  même  ne  tra- 
vaillent qu'à  la  gloire  du  Rédempteur  et  de  son  épouse  qui 
jamais  ne  se  sépare  entièrement  de  lui.  Nous  travaillerons  donc 
à  la  cause  de  Jésus-Christ  et  de  l'Eglise,  soit  que  nous  le  vou- 
lions, ou  ne  le  voulions  pas,  soit  que  nous  lui  obéissions  ou  que 
nous  lui  désobéissions,  soit  que  nous  lui  soyons  unis  ou  bien 
encore  divisés.  Qu'il  soit  donc  vrai,  supposons-le  un  instant, 
qu'il  arrive  que  vous  puissiez  pousser  les  peuples  à  la  rébellion, 
lors  même  qu'après  un  déluge  de  maux,  le  monde  se  trouve 
rajeuni  et  dans  une  heureuse  prospérité,  soit  que  l'Eglise  elle- 
même  sorte  de  là  plus  belle  après  tant  de  désastres,  et  que  nous 
voyions  revenir  les  temps  des  premiers  chrétiens,  que  seriez- 
vous  en  droit  d'en  conclure,  mon  très  cher  frère?  Auriez- vous 
fait  une  bonne  œuvre  ?  Certainement  l'œuvre  serait  couronnée 
d'effets  salutaires,  mais  non  pas  pour  vous.  Vous  auriez  coopéré 
à  la  gloire  de  l'Église  comme  y  coopèrent  ceux  qui  lui  désobéis- 
sent. Vous  auriez  été  un  instrument  dans  les  mains  de  Dieu, 
comme  le  sont  ses  ennemis,  mais  non  comme  le  sont  des  amis 
qui  restent  attachés  au  cep  de  la  vigne.  Quid  prodest  homini? 
Un  sarment  une  fois  séparé  ne  sert  plus  qu'à  être  jeté  au  feu. 

Vous  êtes  donc  libre  de  penser  que  les  révolutions  dans  les 
mains  de  Dieu  sont  plus  ou  moins  utiles  à  l'Eglise  :  ce  n'est 
pas  une  opinion  condamnée  ;  vous  êtes  libre  pareillement  de 
penser  ce  que  vous  voulez  sur  les  circonstances  de  temps  plus 
ou  moins  menaçantes,  et  de  publier  même,  si  vous  le  jugez  à 
propos,  vos  prédictions.  Mais  il  ne  vous  est  pas  permis  de  le  faire 
de  manière  à  fomenter  avec  cela  ces  maux  horribles  qui  vous 
semblent  nécessaires,  comme  des  moyens  pour  la  restauration  de 
la  société  humaine  et  de  l'Eglise.  J'ai  remarqué  que  vous  vouliez 
trouver  le  Saint-Siège  en  contradiction  avec  lui-même  en  ce  qu'il 
ne  défend  pas  aux  catholiques  d'Irlande  de  revendiquer  leurs 
droits,  mais  ici  encore  vous  confondez  deux  causes  bien  diverses. 
Le  personnage  qui  exerce  dans  les  affaires  de  cette  contrée  la 
plus  grande  influence  ne  fomente  pas  la  révolte  de  ce  peuple  ; 
mais  il  le  contient  dans  les  limites  de  la  soumission  parfaite.  Son 
programme  est  d'employer  les  moyens  légaux  dans  l'intérêt  de 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  pays.  Est-ce  que  vous  croiriez  que  le  Saint-Siège  défend  à  un 
peuple  quelconque  de  se  servir  des  moyens  que  la  loi  lui  per- 
met?... Vous  exagérez  à  vos  propres  yeux  la  portée  des  décisions 
du  siège  apostolique,  c'est-à-dire  que  vous  ajoutez  ce  qu'il  ne  dit 
pas,  et  vous  parvenez  ainsi  à  vous  rendre  difficile,  j'allais  dire 
impossible,  l'obéissance  filiale.  Non,  le  Saint-Siège  ne  se  sépare 
pas  des  peuples;  bien  au  contraire,  il  est  pour  eux  un  centre 
commun  d'union  ;  il  embrasse  également  les  rois  et  les  peuples 
dans  son  afTection,  il  l'étend  sur  les  gouvernemens  et  sur  les 
sujets  et  il  leur  prêche  également  à  tous  la  justice  et  la  charité  (i). 
La  séparation  que  vous  supposez  entre  le  Saint-Siège  et  les  peu- 
ples est  une  conséquence  fausse  que  vous  déduisez  de  fausses  pré- 
misses. Calmez,  je  vous  en  conjure,  par  l'amour  de  notre  commun 
maître  et  seigneur  Jésus-Christ,  cette  agitation  qui  vous  empêche 
de  voir  la  vérité  tout  entière.  Si  vous  rentrez  en  vous-même 
dans  un  état  de  calme,  si,  dans  ce  nouvel  état,  vous  relisez  vos 
propres  écrits,  vous  retrouverez  un  chaos  oîi  la  lumière  céleste 
se  trouve  mêlée  à  des  ténèbres  infernales.  Tantôt  votre  style 
semble  enflammé  du  zèle  d'un  apôtre  et,  dans  une  autre  page, 
vous  prenez  le  ton  d'un  prophète  du  romantisme,  sans  ressentir, 
en  vous  jouant  ainsi  avec  la  parole  de  Dieu,  une  terreur  salutaire 
de  cette  sentence  qui  caractérise  les  faux  prophètes  :  Non  mitte- 
bam  eos  et  ipsi  currebant.  Vous  vous  retirez  par  moment  loin  de 
toutes  les  choses  de  la  terre,  et  alors  le  ciel  est  votre  patrie,  et  le 
dénuement  du  Seigneur  sur  la  croix  forme  toutes  vos  richesses; 
peu  après,  vous  démontrez  une  sorte  de  patriotisme  exclusivement 
national  qui  est  bien  différent  de  la  charité  chrétienne  et  vous 
parlez  de  finances,  d'industrie,  de  commerce,  comme  si  par  le 
sacerdoce  de  Jésus-Christ  vous  aviez  reçu  la  mission  de  vous 
occuper  en  entier  des  choses  de  cette  terre.  Ici  vous  mettez  en 
avant  la  douceur  de  Jésus- Christ  et  vous  reconnaissez  la  puis- 
sance  irrésistible  de  la  vertu  et  de  la  vérité  ;  ailleurs,  au  contraire, 
vous  voulez  tout  opérer  par  la  violence.  Vous  n'êtes  jamais  si 
éloquent  que  lorsque  vous  détestez  la  force  brutale  qui  a  toujours 
aspiré  à  se  faire  la  reine  du  monde,  et  puis  au  lieu  d'opposer 
à  cette  influence  cette  force  cachée  et  toute  spirituelle  qui  opère 
dans  l'âme  et  qui  conquiert  le  monde  sans  opposition,  vous 
recourez  à  cette  force  brutale  elle-même,  et  vous  en  parlez  de 

(1)  O'Gonnel  (Cf.  son  Éloge,  par  Lacordaire). 


UNE    CORRESPONDANCE   INÉDITE   DE   LAMENNAIS.  203 

manière  à  faire  croire  que  c'est  en  elle  que  vous  mettez  toutes 
vos  espérances.  Eh  1  non,  FEgiise  n'opère  et  n'opérera  jamais  ainsi, 
car  son  divin  fondateur  a  déjà  déclaré  que  le  royaume  de  Dieu 
vient  sans  être  observé,  et  non  avec  tumulte  et  avec  des  ruines. 

Persuadons-nous  bien,  montrés  cher  frère,  que  personne  n'est 
nécessaire  à  Jésus-Christ  et  à  son  Eglise,  et  nous,  prêtres  du 
Seigneur,  dans  ce  temps  de  calamités,  écoutez  la  voix  du  Seigneur 
qui  nous  dit  :  FA  vos  vultis  ire  ?  Ah  !  que  notre  réponse  soit 
unanime  :  Domine  ad  quem  ibimus  ?  Quel  sera  notre  asile  si 
nous  abandonnons  le  Christ  et  son  Église?  Est-il  possible  qu'en 
nous  retirant  de  l'ordre  spirituel  nous  nous  limitions  à  l'ordre 
purement  temporel  ?  Cette  pensée  que  je  trouve  exprimée  dans 
vos  écrits  m'a  fait  horreur.  Et  que  peut  espérer  et  chercher  dans 
l'ordre  purement  temporel  un  prêtre  de  Jésus-Christ?  Non,  il  ne 
sera  jamais  satisfait  au  fond  de  son  cœur;  il  sera  toujours  un 
malheureux  hors  de  route  :  il  est  comme  un  voyageur  dans  une 
forêt  déserte,  et  il  y  périra  faute  de  nourriture,  ou  se  trouvera 
sans  défense  contre  les  animaux  sauvages. 

Je  n'ajouterai  rien  de  plus.  Déjà  j'ai  été  assez  long  et  peut- 
être  importun.  Considérez  pourtant  que  cette  importunité  vient 
d'une  affection  pure  et  sincère  et  de  Teffroi  que  me  causerait  la 
pensée  de  la  perte  éternelle  d'un  confrère.  Si  vous  donnez  un 
instant  de  considération  à  cette  pensée,  si  vous  élevez  avec  affec- 
tion votre  cœur  vers  Jésus-Christ,  vous  ne  résisterez  pas  plus 
longtemps  à  la  voix  de  Dieu  qui  vous  parle  sans  aucun  doute 
dans  l'intérieur  de  l'âme. 

Je  suis  avec  le  plus  profond  respect,  de  l'abbaye  de  Saint- 
Michel  délia  Chiusa,  ce  22  mars  1837, 

Votre  très  dévoué  serviteur 

•  ROSMINI. 

M.  Vuarin  à  Lamennais. 

30  mai  1837. 

Encore  une  fois,  excellent  et  très  cher  ami,  vous  ne  me  sau- 
rez pas  mauvais  gré  de  venir  frapper  à  la  porte  de  votre  cœur. 
Dans  une  de  vos  lettres,  sous  date  du  10  avril  1832,  vous  aviez 
la  bonté  de  me  dire  :  «  Croyez  que  partout  où  la  Providence  me 
conduira,  il  y  aura  quelqu'un  qui  vous  est  bien  tendrement  dé- 
voué. »  Je  me  prévaus  de  cette  protestation  d'amitié  pour  vous 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exprimer  de  nouveau  le  chagrin  cuisant  que  je  continue  à 
éprouver  en  vous  voyant  toujours  séparé  de  vos  anciens  et  esti- 
mables amis  qui  vous  révéraient  et  vous  chérissaient  si  tendre- 
ment. Il  doit  en  coûter  à  votre  cœur,  et  votre  conscience  même 
doit  souffrir  de  vous  voir  placé  sur  une  tout  autre  ligne.  Vous 
me  comprenez,  mon  très  cher  ami,  je  n'ai  pas  besoin  de  rien 
ajouter  à  ce  mot.  Je  n'ai  pu  approuver  les  voies  dans  lesquelles 
vous  avez  eu  le  malheur  de  vous  jeter;  mais  je  n'ai  jamais  parlé 
contre  vous;  et  j'ai  même  tâché  d'atténuer  l'impression  pénible, 
produite  par  tout  ce  que  vous  avez  publié,  depuis  que  vous  avez 
fermé  votre  pauvre  cœur  à  la  voix  du  vicaire  de  Jésus-Christ. 
Toujours  j'ai  prié  pour  vous  et  je  ne  cesserai  jamais  de  le  faire 
jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Revenez,  mon  très  cher  ami,  reve- 
nez aux  principes  et  aux  sentimens  que  vous  professiez  en  1826 
et  qui  vous  avaient  mérité  l'estime  de  l'Europe  chrétienne  et 
1  "affection  de  Léon  XII.  Le  bonheur,  je  veux  dire  la  paix  de 
Tâme,  et  je  puis  ajouter  la  gloire  qui  est  selon  Dieu,  n'ont  pu 
vous  suivre  dans  votre  fâcheux  isolement. 

Donnez-moi  signe  de  vie,  excellent  et  très  cher  ami,  par  un 
des  prochains  courriers;  et  procurez-moi  la  seule  consolation 
qui  puisse  arriver  à  mon  cœur  I  Je  me  suis  refusé  à  croire  que 
vous  aviez  abandonné  et  la  pratique  salutaire  de  la  prière,  et  la 
sainte  Messe...  Que  Dieu  soit  avec  vous,  mon  très  cher  ami,  et 
,  vous  comble  de  ses  bénédictions  ! 

Votre  compagnon  de  voyage  en  1824. 

Lamennais  à  M.  Vuarin. 

Paris,  9  juin  1837. 

Je  vous  remercie  beaucoup,  Monsieur  et  ancien  ami,  des 
bonnes  et  obligeantes  choses  que  vous  me  dites.  Pour  ce  qui  touche 
mes  opinions  sur  d'importantes  matières,  vous  pouvez  regretter, 
je  le  conçois,  qu'elles  diffèrent  des  vôtres  ;  mais  comme,  vous  et 
moi,  nous  ne  cherchons  que  ce  qui  est  vrai,  je  ne  sache  point  de 
remède  à  cette  dissidence,  qu'un  changement  de  conviction  que 
jo  prévois  aussi  peu  d'un  côté  que  de  l'autre.  Je  respecte  votre 
conscience  dont  je  connais  la  droiture  ;  mais  croyez  bien  que  la 
mienne,  également  sincère,  n'est  pas  moins  tranquille  dans  le  parti 
qu'elle  m'a  ordonné  de  prendre. 

J'ignore  si  vous  avez  conservé  des  relations  avec  M.  de  Senfft. 


UNE    CORRESPONDANCE    INÉDITE    DE    LAMENNAIS.  205 

Voici,  dans  tous  les  cas,  un  service  que  je  vous  prierais  de  me 
rendre  près  de  lui,  si  vous  le  pouviez.  Il  a  entre  les  mains  un 
grand  nombre  de  lettres  de  moi  adressées  soit  à  lui,  soit  à  M™"  de 
Senlft  (1).  Je  ne  voudrais  pas  qu'après  lui  elles  passassent  en  la 
possession  de  personnes  inconnues  de  moi  et  de  lui  peut-être.  Je 
serais  fâché  aussi  qu'elles  fussent  détruites,  parce  qu'elles  con- 
tiennent beaucoup  de  souvenirs  pour  moi  précieux  et  chers.  Elles 
me  seraient,  en  outre,  fort  utiles,  si  je  m'occupais  plus  tard  de 
rédiger  des  fragmens  de  Mémoires.  Vous  me  feriez  donc  beau- 
coup de  plaisir,  si  vous  pouviez  et  vouliez  lui  faire  savoir  le 
désir  que  j'aurais  de  recouvrer  cette  correspondance,  soit  main- 
tenant, soit  à  une  autre  époque  où  il  jugerait  plus  convenable  de 
me  la  faire  remettre  :  bien  entendu  toutefois  que  cela  ne  le  con- 
trarierait nullement. 

Recevez,  je  vous  prie,  l'assurance  de  mes  sentimens  aussi 
affectueux  que  dévoués. 

F.  Lamennais. 

C'est  sur  ces  froides  et  sèches  paroles  que  s'achève  la  cor- 
respondance de  ces  deux  «  anciens  amis,  »  qui,  durant  tant 
d'années,  avaient  combattu  le  même  combat  et  professé  les 
mêmes  doctrines.  Ils  suivaient  maintenant  des  voies  divergentes. 
Tous  deux  «  également  sincères,  »  tous  deux  «  ne  cherchant  que 
ce  qui  est  vrai,  »  leur  «  droiture  »  à  tous  deux  est  au-dessus 
de  tout  soupçon.  Et  pourtant,  est-ce  leur  «  conscience  »  seule, 
comme  l'affirme  Lamennais,  qui  les  sépare?  «  Pendant  que  ce 
mystère  effrayant,  avait-il  déclaré,  s'&ccomplit  au  fond  de  la 
vallée,  dans  les  ténèbres,  je  monterai,  de  mes  désirs  au  moins, 
sur  la  montagne  pour  y  chercher  à  Thorizon  la  première  lueur 
du  jour  qui  va  poindre.  »   La   phrase  est  belle,  et  ce  n'est  pas 

(1)  M.  Vuarin  fit  ce  que  désirait  Lamennais,  et  il  en  écrivit  à  M.  de  Senfft, 
alors  ambassadeur  d'Autriche  à  La  Haye,  qui  lui  répondit  le  4  janvier  1838  : 
«  ...  Quelle  douleur  de  ne  plus  voir  P'éli  dans  nos  rangs  I...  Je  lui  adresserai  inces- 
samment par  notre  ambassade  à  Paris  cette  collection  de  ses  lettres  précieuse- 
ment conservées  depuis  quinze  ans.  Je  garderai  les  premières  années  de  sa  cor- 
respondance qui  alors  s'adressait  à  moi,  et  qui  nest  pas  comprise  dans  sa 
demande.  Je  ne  lui  redemande  pas  les  lettres  de  M"»  de  Senfft,  mais  j'en  rece- 
vrais avec  plaisir  telle  partie  qu'il  pourrait  m'en  renvoyer.  J'ai  trop  peu  de  ce  qui 
est  sorti  de  sa  plume  ;  et  dans  quelque  moment  de  loisir,  je  m'occuperai  peut- 
être  à  mettre  en  ordre  ces  trésors.  »  Voir  dans  l'Histoire  de  M.  Vuarin  (t.  II, 
p.  417)  une  autre  lettre  de  M.  de  Senfft  sur  Lamennais.  Les  nombreuses  lettres 
de  Lamennais  à  M.  et  M"'  de  Senfft  ont  été  publiées  par  Forgues. 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'une  phrase.  Si  elle  n'explique  pas  toute  la  psychologie  de  la 
défection  de  Lamennais,  elle  en  explique  une  partie.  Véritable 
prophète  de  l'avenir,  emporté  par  son  obscur  instinct  démocra- 
tique, par  son  hérédité  plébéienne,  par  son  impatient  besoin  de 
justice  sociale,  il  a  quitté  l'Eglise  parce  que  l'Eglise,  à  ses  yeux, 
désertait  la  cause  pour  laquelle  il  la  croyait  fondée  et  qu'il  avait 
lui-même  si  passionnément  servie.  Orgueilleux  d'ailleurs,  trop 
attaché  à  son  sens  propre,  il  n'eut  pas  de  peine  à  se  persuader 
«  qu'il  avait  seul  raison  contre  tous  »  ceux  qui  l'avaient  suivi 
jusqu'ici.  Et  puis,  il  avait  une  came  irritable  et  maladive  de 
poète.  Plus  que  d'autres,  il  avait  besoin  de  ménagemens,  de 
confiance  et  de  tendresse.  Tout  le  monde,  parmi  ceux  qui  parta- 
geaient sa  foi,  n'en  usa  pas  avec  le  tact,  la  discrétion,  la  charité 
évangélique  dont  le  curé  de  Genève  ne  s'est  jamais  départi  à  son 
égard.  Il  a  eu  à  se  plaindre  de  bien  des  mesquineries  et  de  bien 
des  injustices  ;  il  a  vu  se  produire  à  ses  côtés  de  trop  bruyantes 
ruptures.  Alors  qu'il  eût  fallu  tout  mettre  en  œuvre  pour  le  rete- 
nir, on  a  pris  comme  à  tâche  de  l'exaspérer  et  de  le  repousser 
hors  du  sanctuaire.  Un  autre,  plus  fort  et  surtout  plus  saint,  eût 
résisté  sans  doute.  Lui  ne  sut  pas  s'élever  au-dessus  de  ces  mi- 
sères trop  humaines.  Son  génie  môme  et  son  œuvre  en  reçurent 
plus  d'une  atteinte.  Et  l'on  peut  se  demander  enfin  si,  dans  sa 
nouvelle  carrière,  il  va  trouver  beaucoup  d'amitiés  aussi  tendres, 
aussi  dévouées,  aussi  obstinément  fidèles,  aussi  désintéressées 
surtout  que  celle  de  M.  Vuarin. 

Victor  Giraud. 


EN  MANDCHOURIE 


LES  POPULATIONS  DE  MANDCHOURIE  AU  COURS 
DE  LA  DERNIÈRE  GUERÎIE 


«  Honte  à  toi,  esclave  des  diables  étrangers!  Maintenant  ta 
mine  n'est  pas  fière  et  ton  compte  sera  bientôt  réglé.  »  C'est  par 
ces  mots  peu  aimables  que  mon  mafou  (palefrenier)  était  accueilli 
quotidiennement,  quand  il  paraissait  à  cheval,  derrière  moi,  dans 
les  rues  de  Moukden.  J'avais  beau  le  presser  de  me  traduire  ce 
que  lui  disaient  ses  compatriotes;  il  s'y  refusait  obstinément. 
Mais  le  Père  Villemot,  le  missionnaire  français,  m'ayant  éclairé, 
j'appris  que  le  seul  fait  d'être  à  mon  service,  moi  qui  pourtant 
n'étais  pas  Russe,  valait  au  Chinois  des  bordées  d'injures. 

C'était  après  la  bataille  de  Liao-yang.  Sous  l'irrésistible 
poussée  des  Jaunes,  l'armée  européenne  avait  fléchi.  Des  mil- 
liers d'yeux  curieux  et  narquois,  les  innombrables  boutiquiers, 
debout  sur  le  pas  de  leur  porte,  contemplaient  avec  béatitude 
le  grouillement  des  cavaliers  et  des  piétons,  le  défilé  désordonné 
des  voitures,  les  mines  flétries  et  hâves  des  soldats  qui  avaient 
lutté  pendant  huit  jours,  toute  la  saleté,  le  désarroi  de  la  re- 
traite. Huit  jours  durant,  vers  le  sud,  les  roulemens  assourdis  du 
canon  prolongeaient  l'incertitude  et  l'efl'roi.  Les  Russes  se  défen- 
daient âprement.  Mais  une  fois  de  plus  la  furie,  la  bravoure  ja- 
ponaise l'emportèrent  et  le  Chinois,  qui  était  sûr  de  cette  vic- 
toire, se  réjouissait  davantage  de  ce  qu'elle  avait  un  peu  tardé. 

Mon  mafou,  qui  vivait  sans  cesse  avec  l'armée  russe,  aurait 
dû  être  impressionné  par  cette  masse  imposante  de  fantassins, 
de  cavaliers  et  de  canons.  Un  homme  non  militaire,  quand  il 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voit  pour  la  première  fois  tant  de  force  accumulée,  ne  doute  pas 
que  cette  force  ne  soit  invincible.  Mais  le  mafou,  le  pacifique 
Chinois  de  Pékin,  échappait  à  cette  impression,  entièrement  per- 
suadé qu'il  était  de  la  supériorité  japonaise.  Quand  nous  atten- 
dions la  bataille  à  Ta-Ché-Kiao,  la  bataille  bien  lente  à  s'engager, 
il  préparait,  un  jour,  paquets  et  chargemens  et  me  disait,  d'un 
sourire  entendu  :  «  Demain,  Japonais  venir;  nous  partir  vers 
Liao-yang.  »  Cette  assurance  m'agaçait  :  car  enfin  les  Russes, 
depuis  deux  semaines,  avaient  creusé  des  trous,  élevé  des  retran- 
chemens;  deux  corps  d'armée  gardaient  ces  fortes  positions  et 
pouvaient  résister  à  l'assaillant.  Et  je  disais  au  mafou  :  «  Mais  tu 
vois  bien  tous  ces  soldats,  ces  canons.  Les  Japonais  ne  pourront 
pas  passer.  »  Le  Chinois  accentuait  son  sourire,  qui  se  teintait 
d'un  peu  de  pitié  :  «  Canons  japonais  beaucoup  plus  forts,  »  ré- 
pliquait-il, et  il  continuait  à  boucler  les  paquets. 

Et  le  lendemain  en  effet,  ou  deux  ou  trois  jours  après,  les 
Japonais,  depuis  des  semaines  immobiles,  avançaient.  Les  avant- 
postes  russes  se  repliaient  :  sur  toute  la  ligne  des  tranchées,  un 
grand  combat  d'artillerie  s'engageait.  La  nuit  venue,  l'ordre 
arrivait  du  quartier  général  d'évacuer  ces  positions  qui  parais- 
saient si  formidables.  Nous  allions  dans  les  ténèbres,  parmi  les 
chemins  encombrés,  jusqu'à  vingt,  trente  kilomètres  en  arrière, 
où  la  même  attente,  les  mêmes  dispositions  et  le  même  départ 
furtif  recommençaient.  Le  Chinois  avait  bien  raison  de  préparer 
d'avance  les  paquets  ;  sa  confiance  dans  les  Japonais  grandissait 
encore.  Il  se  représentait  la  guerre  comme  une  suite  de  bonds 
en  arrière  effectués  par  les  Russes,  chaque  fois  que  les  Japonais 
entraient  en  contact  avec  eux. 

Chez  le  Père  Baret,  le  missionnaire  de  Liao-yang,  je  me 
trouvai,  un  jour,  avec  un  messager  chinois,  arrivant  d'Inkéou, 
occupé  depuis  trois  semaines  par  les  Japonais.  Excellente  occa- 
sion pour  connaître  son  impression  sur  les  vainqueurs.  Le 
Père  l'interrogea  amicalement  et  me  traduisit  très  exactement 
ses  réponses  :  «  Comme  ils  se  battent  bien,  s'écria  d'abord  le 
Chinois.  Le  Cosaque  s'enfuit  dès  qu'il  les  aperçoit.  A  Inkéou, 
quinze  Japonais  seulement  ont  chassé  toute  la  garnison  russe.  Ils 
se  précipitaient  sur  r ennemi  comme  des  diables!  »  Tous  ces 


EN    MANDCHOURIE.  209 

détails  étaient  faux:  les  Japonais  ne  s'étaient  pas  précipités;  ils 
n'ont  pas  chassé  la  garnison  russe  qui  s'était  retirée  d'elle-même, 
quelques  heures  auparavant.  Mais  c'est  le  sentiment  qu'il  faut 
retenir,  l'exaltation,  l'enthousiasme  causé  par  cette  victoire. 
Telle  est  cette  exaltation  que  la  réalité  n'est  plus  pour  elle  assez 
forte;  la  légende  se  forme  qui  crée  des  héros. 

Le  Chinois  était  fier  de  ces  triomphes  ;  il  en  prenait  sa  part. 
Qu'importe  que  ce  soit  un  maître,  un  étranger  qui  remplace  un 
autre  étranger?  Le  Japonais  lui  est  moins  étranger  que  le  Russe, 
et,  s'il  faut  obéir  à  quelqu'un,  il  aime  mieux,  somme  toute,  obéir 
à  celui-là. 

La  Père  Baret  continuait  ses  questions  et  l'homme  d'Inkéou 
nous  racontait  comment  les  Japonais  avaiejit,  dès  la  première 
heure,  organisé  la  police,  comment  ils  réprimaient  le  pillage.  Du 
temps  des  Russes,  on  dévalisait  des  boutiques  toutes  les  nuits;  les 
policiers  russes  ne  savaient  pas  le  chinois  ;  leurs  agens,  leurs  in- 
terprètes indigènes  étaient  d'effroyables  coquins  qui  s'entendaient 
avec  les  voleurs.  Mais  chez  les  Japonais  tout  change  :  ils  savent 
la  langue  et,  mieux  encore,  Câyne  chinoise.  Ils  connaissent  tous 
les  tours  du  Chinois,  plus  nombreux  que  ceux  de  Panurge,  pour 
dérober  le  bien  d'autrui.  Ce  n'est  pas  eux  qu'on  peut  tromper. 

En  un  point,  un  seul,  l'homme  d'Inkéou  se  réjouissait  peu  de 
la  présence  des  Japonais  et  regrettait  le  départ  des  Russes  :  les 
Japonais  ne  sont  pas  de  généreux  payeurs.  Ils  tarifent  tout,  les 
marchandises  et  le  travail,  et  leur  tarif  est  très  bas,  un  tarif 
du  temps  de  paix,  non  du  temps  de  guerre  :  le  poulet  se  paiera 
quinze  cents,  la  livre  de  farine  dix  cents,  la  journée  d'un  coolie 
vingt  cents,  etc.,  etc.  Fini  le  bon  régime  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande, la  hausse  incessante,  scandaleuse  des  denrées,  le  chantage 
véritable  exercé  par  les  vaincus  sur  les  vainqueurs.  Le  Russe  bon, 
enfant,  si  gaspilleur  par  nature,  payait  tout  ce  qu'on  voulait  et 
Dieu  sait  si  le  Chinois  cupide  voulait  et  volait  de  plus  en  plus. , 
Les  boutiquiers,  supprimant  entre  eux  toute  concurrence,  s'en- 
tendaient, avec  un  remarquable  ensemble,  pour  élever  les  prix. 
Les  gamins  eux-mêmes,  qui  venaient  sur  les  quais  des  gares 
vendre  leurs  mauvaises  poires  aux  soldats  affamés,  adoptaient 
un  prix  uniforme  et  volaient  tous  également  les  pauvres  diables 
qui  achetaient  par  nécessité.  Le  Japonais  besogneux  frappe  le 
chinois  à  la  bourse;  après  l'occupation  d'Inkéou,  nombre  de 
boys,  accoutumés  aux  gros  salaires  russes  et  ne  pouvant  pas  se 

XOME  XXX.  —   1903.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résigner  à  la  modicité  imposée  par  les  Japonais,  revinrent  dans 
les  lignes  russes,  à  Liao-yang  ou  Moukden.  Chaque  jour,  quel- 
qu'un d'entre  eux  se  présentait  à  moi  pour  me  servir,  et,  quand 
je  lui  demandais  :  «  Pourquoi  diable  quittes-tu  les  Japonais  que 
vous  aimez  tant?  »  le  Chinois  répliquait,  dans  son  anglais: 
«  They  are  good  people,  but  they  no  pay  money.  Ce  sont  de  bonnes 
gens,  mais  ils  ne  paient  pas,  » 

Sans  doute,  il  aimerait  les  voir  un  peu  plus  généreux  ;  cepen- 
dant il  ne  leur  en  veut  pas  d'être  économes,  attentifs  à  leurs 
biens,  impossibles  à  duper  ;  ce  sont  là  qualités  qu'il  possède  lui- 
même  et  qu'il  apprécie  chez  les  autres;  pour  un  peu,  il  les  en 
estimerait  d'autant.  Dans  mes  transactions  avec  les  Chinois, 
quand  je  fermais  l'œil  sur  les  voleries  quotidiennes  de  quelqu'un 
de  mes  domestiques,  j'ai  toujours  remarqué  que  celui-ci  ne  m'en 
savait  aucun  gré.  Il  prenait  cette  indulgence  pour  de  la  sottise, 
me  méprisait  sans  aucun  doute,  et  servait  encore  plus  mal.  Ainsi 
les  libéralités  des  Russes  ne  leur  avaient  pas  gagné  la  sym- 
pathie des  indigènes,  pas  plus  que  les  Japonais  liardeurs  n'étaient 
détestés  pour  leur  avarice. 

* 
*  * 

J'avais  fait  halte  un  jour  pour  le  repas  de  midi,  dans  la  plus 
belle  maison  d'un  village  chinois,  entre  Liao-yang  et  Moukden. 
Je  n'avais  pas  mis  pied  à  terre  que  mon  mafou  avait  déjà  pris 
langue  avec  le  propriétaire,  lui  racontait  qui  j'étais  et  ce  que  je 
venais  chercher  dans  le  pays.  Le  maître  de  maison  m'accueille 
par  un  large  sourire  et,  juste  à  cet  instant,  débouchent,  du  por- 
tail laissé  ouvert,  quatre  à  cinq  cavaliers  russes,  conduits  par 
un  interprète  chinois,  un  des  interprètes  de  l'armée,  dont  la 
tenue  mi -européenne,  les  bottes,  le  sabre  battant  au  côté  sou- 
lignent aux  yeux  de  la  population  le  caractère  officiel.  L'inter- 
prète parait  dérangé  par  ma  présence  ;  sans  doute  il  avait  besoin 
d'être  seul,  car  il  se  retire,  avec  les  soldats,  presque  aussitôt. 
A  peine  a-t-il  tourné  le  dos  qu'un  gamin  de  douze  à  treize  ans 
qui  se  trouvait  dans  la  cour,  crache  en  le  regardant,  fait  une 
grimace  de  dégoût  et  crie  :  «  Pou  hâou,  pou  hàoii,  mauvais, 
mauvais  !  » 

La  grimace  du  gamin  traduisait  exactement  le  sentiment  una- 
nime des  indigènes  sur  les  interprètes  au  service  des  Russes. 


EN    MANDCHOURIE.  211 

C'était  un  sentiment  d'horreur.  Sans  doute  ces  interprètes,  la 
plupart  des  coquins,  pratiquant  le  chantage,  pillant  effrontément 
les  populations,  étaient  haïs  pour  leur  canaillerie  ;  mais  ils 
l'étaient  plus  encore  parce  qu'ils  aidaient,  parce  qu'ils  suivaient 
les  Russes.  Le  sentiment  populaire,  confus,  mais  très  fort,  voyait 
en  eux  des  traîtres  à  la  race.  Les  Japonais  les  punissaient  comme 
tels  :  quiconque  était  convaincu,  ou  même  soupçonné  d'avoir 
favorisé  les  Russes,  était  sur-le-champ  décapité.  Depuis  le  com- 
mencement de  la  guerre,  il  y  avait  à  Liao-yang,  à  Moukden, 
non  seulement  d'innombrables  Chinois,  agens  des  Japonais, 
mais  des  Japonais  eux-mêmes,  déguisés  en  Chinois,  tapis  dans 
quelque  maisonnette,  au  fond  d'un  caravansérail  mandchou,  à 
l'affût  des  moindres  nouvelles,  surveillant  les  mandarins  que 
leurs  fonctions  mettaient  en  rapport  avec  les  Russes.  Que  de  fois, 
par  mon  domestique,  par  les  missionnaires,  n'ai -je  pas  été  averti 
de  la  présence  de  ces  espions  japonais.  Seuls,  les  Russes  l'igno- 
raient ou,  peut-être,  feignaient  de  l'ignorer,  sachant  bien  que 
les  premiers  découverts  et  pendus,  il  en  surgirait  d'autres, 
comme  ce  rameau  d'or,  dont  parle  Virgile  :  uno  avulso,  non  déficit 
aller. 

* 
*  * 

Telle  étant  la  sympathie  des  Chinois  à  l'égard  des  Japonais, 
cette  sympathie  fut  singulièrement  agissante  pendant  toute  la 
durée  de  la  guerre;  le  Japonais,  réfléchi,  méthodique,  conscien- 
cieux élève  des  Allemands,  régla  et  organisa  cette  force,  pour 
en  tirer  le  maximum  d'effet. 

Pendant  les  longs  intervalles  de  repos,  les  entr'actes,  qui 
séparaient  les  batailles,  une  question  revenait  sans  cesse  sur  les 
lèvres  des  officiers  russes:  «  Où  sont  les  Japonais?  Que  fait 
Kuroki?  Que  fait  Nodzu?  »  A  vrai  dire,  on  n'en  savait  rien,  ou 
plutôt  on  en  savait  tous  les  jours  des  choses  différentes,  souvent 
contradictoires.  Jamais  armée  en  campagne  ne  fut,  autant  que 
l'armée  russe,  dans  l'ignorance  absolue  de  la  position  et  des 
mouvemens  de  son  adversaire.  Les  reconnaissances  de  cavalerie 
n'arrivaient  pas  à  percer  l'épais  rideau  d'infanterie  qui  s'éten- 
dait comme  un  voile  impénétrable,  sur  tout  le  front  de  l'armée 
nipponne.  J'ai  vécu  quelque  temps,  aux  avant-postes,  dans  la 
brigade  de  cosaques  du  général  Samsonof  et  j'ai  pris  part  à  plu- 


212,  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sieurs  de  ces  reconnaissances,  les  mieux  dirigées,  car  Samsonof 
était,  sans  contredit,  un  des  plus  intelligens,  des  plus  habiles 
parmi  les  généraux  russes.  Le  quartier  général,  à  court  d'infor 
mations  sur  l'ennemi,  et  voulant,  à  tout  prix,  en  apprendre 
quelque  chose,  harcelait  quotidiennement  Samsonof,  pour  qu'il 
rendît  un  compte  exact  des  forces  qui  se  trouvaient  devant  lui. 
C'était  après  la  bataille  de  Oua-Fan-Gou  vers  la  fin  de  juin,  et 
les  avant-postes  russes  s'étendaient  au  sud  de  Kaiping.  Le  géné- 
ral Stackelberg,  commandant  le  1"  corps  sibérien,  battu  à  Oua- 
Fan-Gou  s'était  replié  vers  le  nord,  suivi,  mais  non  poursuivi, 
par  l'armée  du  général  Oku,  Cette  armée  était-elle  restée  entière, 
composée  des  mêmes  divisions  qui  participèrent  à  la  bataille, 
ou  bien  ne  s'était-elle  pas  dégarnie  en  faveur  des  autres  armées 
japonaises,  celles  de  Nodzu  et  de  Kuroki,  qui  opéraient  dans 
l'est,  menaçaient  de  tourner  les  Russes  ?  Il  était  de  toute  néces- 
sité pour  l'état-major  russe  d'être  exactement  fixé  là-dessus,  et 
comme  il  n'arrivait  pas  à  l'être,  il  harcelait  Samsonof  qui  n'en 
pouvait  mais. 

Nous  partions  dans  la  nuit:  une  dizaine  d'escadrons,  cosaques 
et  dragons,  une  batterie  d'artillerie  montée,  un  bataillon  d'in- 
fanterie laissé  en  réserve  composaient  la  colonne.  Quand  on 
arrivait  sur  la  ligne  des  sentinelles  ennemies,  quelques  escadrons 
mettaient  pied  à  terre  et  se  déployaient  en  tirailleurs.  Les  avant- 
postes  japonais  se  retiraient  bien  vite,  poursuivis  par  une  charge 
des  cavaliers  russes.  Mais  bientôt,  sur  les  collines,  couvertes  de 
tranchées,  une  agitation,  un  grouillement  étaient  visibles.  Les 
Japonais  mettaient  en  position  leurs  canons;  des  lignes  d'in- 
fanterie se  formaient  et  commençaient  un  feu  nourri.  La  recon- 
naissance était  finie;  elle  avait  coûté  une  trentaine  d'hommes, 
tués  ou  blessés  et  rapporté  un  nombre  à  peu  près  égal  de  sacs 
japonais,  que  leurs  propriétaires  avaient,  dans  la  précipitation  de 
leur  fuite,  abandonnés.  Mais  quels  renseignemens  nouveaux 
avait-on?  Nous  avions  vu  un  certain  nombre  de  bataillons 
ennemis,  preuve  que  les  avant-postes  étaient  forts  et  devaient 
couvrir  des  troupes  importantes.  Ce  qu'il  y  avait  par  derrière, 
l'importance  de  ces  troupes,  on  l'ignorait.  Il  aurait  fallu  pour 
l'apprendre  risquer  une  véritable  bataille.  Tel  était  le  bilan  ordi- 
naire des  reconnaissances  de  cavalerie. 

Non  seulement  on  ignorait  absolument  la  position  des  corps 
ennemis,   leur  force   respective,  mais   même,  chose  beaucoup 


EN    MANDCIIOURIE.  213 

plus  grave,  le  chiffre  total  et  approximatif  de  leur  armée  Les 
évaluations  qu'en  tentait  l'état-major  russe  accusaient,  d'un  mois 
à  l'autre,  d'énormes  variations,  des  sautes  de  cent  mille  hommes. 

Les  militaires  de  tous  pays  ont  l'irrémédiable  défaut,  le 
défaut  professionnel,  de  dénombrer  les  armées,  non  par  combat- 
tans,  mais  par  bataillons.  Or  le  combattant  est  une  réalité  agis- 
sante, le  bataillon  n'est  qu'une  entité.  Par  je  ne  sais  quelle 
déformation  du  jugement,  ils  attribuent  à  cette  entité  une  va- 
leur intrinsèque  :  ils  ont,  singulièrement  tenace,  profondément 
ancré,  le  culte,  l'illusion  des  imités.  Quand  notre  état-major,  qui 
avait  déjà  assez  de  mal,  dans  un  pays  oii  l'on  ne  fait  plus  d'en- 
fans,  à  garnir  de  recrues  vigoureuses  les  cadres  existans,  créait 
les  quatrièmes  bataillons,  il  était  dupe  de  cette  illusion  :  il  pen- 
sait que  la  victoire  dépend,  non  pas  du  chiffre  des  'soldats,  mais 
du  chiffre  des  bataillons.  Les  rapports  les  plus  savans,  les  plus 
techniques  des  batailles  vous  donnent  toujours  le  nombre  des 
bataillons,  très  rarement  celui  des  soldats.  On  ne  saurait  ima- 
giner rien  de  moins  précis;  j'ai  vu  moi-même  des  bataillons 
russes,  qui,  à  un  mois  d'intervalle,  avaient,  par  les  épidémies  et 
les  batailles,  perdu  la  moitié  de  leurs  effectifs.  Comparer  ba- 
taillon et  bataillon,  c'est  exactement  comme  si  vous  compariez 
le  portefeuille  de  M.  Vanderbilt  avec  celui  d'un  expéditionnaire 
à  la  Préfecture  de  la  Seine  :  tous  deux  sans  doute  sont  des 
portefeuilles,  mais  le  contenu  en  diffère  étrangement. 

Or,  les  Russes  n'ont  pas  même  toujours  su  exactement  le 
chiffre  des  bataillons;  ils  ont  toujours  ignoré  celui  des  combat- 
tans.  Un  pays  de  quarante-cinq  millions  d'habitans,  comme  le 
Japon,  où  les  hommes  ont  pour  le  métier  militaire  tant  d'apti- 
tudes physiques  et  morales,  ne  saurait  manquer  de  soldats  :  il 
créait  en  quelques  mois  ses  soldats,  dans  la  mesure  de  ses 
besoins.  Ce  qui  aurait  manqué  plutôt,  c'étaient  les  cadres  qui 
exigent,  eux,  une  préparation  beaucoup  plus  longue.  Mais 
comme  ces  cadres  étaient,  d'un  avis  unanime,  excellens,  on  leur 
demandait  davantage,  on  grossissait  considérablement  leur  con- 
tenu :  au  lieu  de  donner  à  un  commandant  de  compagnie  deux 
cents  hommes  à  conduire  (c'était  à  peu  près  l'effectif  d'une  com- 
pagnie russe,  au  complet,  ce  serait  celui  d'une  compagnie  fran- 
çaise en  temps  de  guerre),  on  lui  en  donnait  deux  cent  cinquante, 
et  ainsi  les  forces  japonaises  ont  été  toujours  bien  plus  nom- 
breuses qu'on  n'a  cru. 


21* 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Ignorance  des  mouvemens,  du  nombre  des  ennemis,  c'est  là 
qu'il  faut  voir  une  des  grandes  faiblesses  russes,  une  des  causes 
de  leur  infériorité.  On  a  dit  qu'ils  ne  connaissaient  pas  le  pays, 
qu'ils  n'en  possédaient  pas  de  cartes  et  qu'ils  furent,  pour  cette 
raison,  battus.  Mais  cela  n'est  pas  très  exact  :  jusqu'à  Liao-yang, 
la  carte  de  l'état-major  'russe  était  excellente,  si  bonne  que  les 
Japonais  n'en  utilisaient  pas  d'autre  (le  témoignage  d'un  corres- 
pondant attaché  à  l'armée  japonaise  est  formel  à  cet  égard).  Au 
nord  de  Liao-yang,  la  contrée  était  bien  connue  des  Russes,  sauf 
dans  les  montagnes,  où  le  corps  de  Stackelberg  s'engagea  en 
effet  un  peu  à  l'aveuglette.  Mais  les  grandes  attaques  japonaises, 
les  attaques  décisives  qui  firent  fléchir  le  centre  et  l'aile  droite 
russe  eurent  lieu  dans  la  plaine. 

Les  tentatives  des  Russes  pour  se  procurer  des  informations 
échouèrent.  Les  reconnaissances  de  cavalerie,  nous  l'avons  vu, 
ne  donnaient  aucun  résultat.  Restaient  les  espions  chinois.  On 
essaya  d'en  dresser.  J'ai  connu  personnellement  des  officiers 
russes  qui  s'y  employèrent  :  ils  étaient  intelligens,  habitaient 
depuis  quelques  années  le  pays,  en  parlaient  la  langue,  dispo- 
saient de  sommes  considérables.  Leurs  efforts  furent  vains  :  les 
Chinois  au  service  des  Russes  se  sentaient,  malgré  toutes  les  pré- 
cautions prises,  observés,  surveillés  par  une  population  hostile; 
ils  craignaient  d'être  découverts,  dénoncés,  surpris  par  les  Japo- 
nais si  malins.  Même  la  cupidité  n'arrivait  pas  à  les  décider.  Ils 
accomplissaient  mal  leur  mission  et  rapportaient  des  renseigne- 
mens  sans  valeur. 

En  regard  de  cette  organisation  rudimentaire,  vouée,  par  la 
mauvaise  volonté  des  indigènes,  à  une  complète  impuissance,  il 
faut  mettre  les  magnifiques  résultats  du  système  japonais. 
Quelques  jours  avant  l'ouverture  des  hostilités,  la  Mandchourie, 
les  grandes  villes,  surtout  Port-Arthur,  regorgeaient  de  Japonais. 
Tout  ce  qu'il  y  avait  quelque  intérêt  à  connaître,  touchant  les 
fortifications,  les  régimens,  les  bateaux,  était,  jusque  dans  les 
plus  petits  détails,  connu. 

La  guerre  commence  :  un  réseau  d'agens  innombrables 
s'étend  sur  tout  le  pays  et  tient  les  Japonais  au  courant  de  tout. 
Il  n'arrive  pas  un  train  militaire,  on  ne  déplace  pas  une  com- 
pagnie, un  canon,  un  général  ne  bouge  pas  les  pieds  sans  que 
les  Japonais  eu  soient  aussitôt  informés.  Par  Inkéou,  par 
Sinmintinff.  des  courriers  portent  la  nouvelle  iusqu'au  premier 


.    EN    MANDCHOURIB.  215 

bureau  de  télégraphe,  où  se  trouve  un  Japonais,  le  chef  de  ser- 
vice, qui  la  câble  au  quartier  général.  Quand  les  armées  nip-* 
ponnes  occupent  déjà  une  portion  de  la  Mandchourie,  des  émis- 
saires chinois,  déguisés  en  coolies,  en  charretiers,  en  paysans, 
vont  et  viennent  à  travers  les  avant-postes.  Les  cosaques  en 
arrêtaient  à  tout  instant^  qu'on  trouvait  porteurs  de  lettres  et  de 
renseignemens.  Mais, pour  un  d'attrapé,  dix  passaient  librement; 
il  était  impossible,  dans  ce  grouillement  humain,  d'arrêter  tous 
les  Chinois  qu'on  rencontrait.  Les  Russes  se  laissaient  espionner, 
sans  pouvoir  rien  faire  :  il  y  avait  trop  d'espions  ;  la  population 
tout  entière  était  avec  les  Japonais. 

Pendant  les  combats  d'artillerie,  sur  quelque  monticule  voi- 
sin des  batteries  russes,  un  homme  agitait  parfois  des  drapeaux 
et  réglait  ainsi  admirablement  le  tir  des  Japonais  ;  on  donna  la 
chasse  à  ces  hommes  qu'on  put  assez  souvent  arrêter  ;  c'étaient 
des  Chinois  qui  s'étaient  familiarisés  avec  le  tir  des  nouveaux 
canons.  Ils  furent  immédiatement  exécutés.  Le  soir  de  la  baT 
taille  de  lentaï,  une  batterie  russe  était  tapie  au  pied  d'un  petit 
tertre  et  la  batterie  japonaise  tirait  sur  elle  depuis  des  heures, 
sans  parvenir  à  la  découvrir.  Tout  d'un  coup,  le  tir  japonais, 
trop  long  de  six  cents  mètres,  se  rectifie  sans  tâtonnement,  sans 
hésitation,  comme  par  miracle:  les  shrapnels  pleuvent  sur  les 
canons  russes;  en  quelques  minutes,  quinze  hommes  sont 
atteints.  Les  artilleurs  sont  stupéfaits,  regardent  de  tous  les 
côtés  :  en  arrière,  sur  la  gauche,  un  Chinois,  du  haut  d'un 
arbre,  avait  fait  les  signaux  ! 

Quelquefois,  les  Japonais  eux-mêmes  se  plurent  à  marquer, 
avec  une  malice  narquoise,  qu'ils  connaissaient,  aussitôt  qu'elles 
étaient  prises,  les  décisions  de  l'état-major  russe.  Le  général 
Kouropatkine  avait  placé  son  quartier  général  à  Ta-Ché-Kiao  et, 
pendant  trois  semaines,  il  resta  là,  attendant  l'attaque  des 
Japonais.  Mais  les  Japonais,  peu  pressés,  s'obstinaient  à  n'avancer 
point.  Kouropatkine  retourne  alors  à  Liao-yang,  et  part  dans  les 
montagnes  du  côté  de  l'Est.  Or,  le  matin  même  de  son  départ, 
les  Japonais  attaquent,  et  quand  Kouropatkine  rentre  en  toute 
hâte  à  Liao-yang,  la  position  de  Ta-Ché-Kiao  est  déjà  évacuée  par 
les  Russes.  Les  Japonais  connurent  le  déplacement  du  généra- 
lissime ennemi,  avant  même  qu'il  se  fût  produit,  quelques  heures 
après  qu'il  avait  été  décidé.  Il  y  avait  dans  cette  rapidité,  dans 
cette  sûreté  de  leurs  informations,  quelque  chose  d'effrayant  I 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  espions  chinois,  si  nombreux,  si  bien  entraînes,  ne  suf- 
jBsaient  pas  encore.  Les  Chinois  sont  toujours  des  Chinois,  peu 
versés  dans  les  choses  de  la  guerre,  susceptibles  de  se  tromper 
dans  les  observations.  Quand  il  s'agissait  d'une  enquête  difficile, 
des  Japonais  venaient  la  faire  eux-mêmes,  déguisés  en  Chinois. 
Le  Japonais  se  déguise  si  vite  en  Chinois  :  c'est  la  constatation 
matérielle  de  leur  parenté,  de  leur  cousinage,  ainsi  que  le  secret 
de  leur  sympathie.  Il  se  met  une  queue  postiche.  Certains 
Nippons  s'étaient  même,  depuis  des  années,  laissé  pousser  une 
queue,  en  prévision  des  services  qu'elle  leur  rendrait  pendant  la 
guerre.  Le  fait  est  prouvé  par  des  témoignages  nombreux.  Tant 
qu'Inkéou  fut  occupé  par  les  Russes,  c'étaient  par  là  que  les 
espions  japonais  pénétraient  en  Mandchourie.  A  Shan-Haï-Kouan, 
distant  d'un  jour  de  chemin  de  fer  d'Inkéou,  se  trouvent  des 
officiers  japonais  et  des  troupes  japonaises,  un  détachement  du 
corps  international  d'occupation.  Voilà  la  volière  d'où  partaient 
les  pigeons  voyageurs.  D'Inkéou,  par  les  nombreuses  jonques 
remontant  le  Liao-Ho,  par  la  route  mandarine,  à  travers 
champs,  les  espions  se  répandaient  dans  le  pays,  gagnaient  le 
poste  d'observation  qu'on  leur  avait  assigné.  Des  courriers  sûrs 
apportaient  à  Shan-Haï-Kouan  leurs  lettres.  La  police  russe  d'In- 
kéou saisit  plusieurs  fois  ces  lettres.  L'une  d'elles,  qu'on  m'a 
traduite,  contenait  ceci  :  «  Aujourd'hui  (la  date)  au  garage  de... 
nord  de  Liao-yang,  sont  passés,  venant  de  Moukden,  tant  de 
trains,  comprenant  tant  de  wagons,  amenant  de  l'infanterie.  Les 
soldats  avaient  sur  leurs  épaulettes  ces  signes  »  (ici  le  Japonais,  ne 
connaissant  pas  les  lettres  russes,  avait  très  minutieusement  des 
sine  les  initiales  et  le  numéro  du  régiment). 

Le  Russe,  grand  remueur  de  terre,  creusait  partout  des 
fossés  et  des  trous,  qu'il  défendait,  d'ailleurs,  très  énergiquement, 
quand  on  lui  commandait  de  les  défendre.  Le  Japonais  s'arran- 
geait toujours  pour  connaître,  quelques  jours  avant  la  bataille, 
la  disposition  exacte  et  la  force  de  ces  tranchées.  Les  officiers  se 
déguisaient  en  coolies,  ne  dédaignaient  pas  de  revêtir  des  défroques 
sordides,  d'aller  pieds  nus  par  la  boue  des  chemins  et  des  champs. 
Besogne  répugnante  et  terriblement  dangereuse  !  Car  les  Russes 
devenus  méfians  n'étaient  pas  particulièrement  tendres  pour  les 
Célestes  ou  pseudo-Célestes  qui  s'approchaient  de  leurs  positions. 
Le  sentiment  qu'ils  avaient  d'être  espionnés  sans  cesse  et  malgré 
tout,  finissait  par  les  exaspérer.  J'ai  vu  administrer  de  terribles 


EN    MANDCHOURIE.  217 

raclées  à  des  Chinois  qui,  malgré  la  défense,  s'obstinaient  à 
rôder  aux  environs.  Ces  Chinois  n  étaient  peut-être  que  des  culti- 
vateurs paisibles,  invincible  aient  attirés  par  leurs  champs.  Les 
innocens  payaient  pour  les  coupables;  mais  les  officiers  japonais 
parvenaient,  malgré  tout,  à  faire  leurs  observations.  Les  distances 
étaient  repérées,  la  place  des  batteries  déterminée,  et,  quand 
commençait  le  combat,  les  Russes  n'avaient  qu'une  ressource, 
pour  dérouter  les  canonniers  japonais  :  c'était  de  mettre  leurs 
pièces  en  d'autres  lieux  que  ceux  qu'on  avait  préparés  pour  elles. 
Au  sud  de  Ta-Ché-Kiao,  des  soldats  russes,  après  une  poursuite 
éperdue  dans  les  champs  de  sorgho,  arrêtèrent  deux  de  ces 
espions  japonais.  Le  troisième  réussit  à  s'échapper.  J'étais  au 
quartier  général  du  corps  d'armée,  quand  les  deux  prisonniers 
furent  amenés  :  sordides,  couverts  de  boue,  les  mains  et  la  face 
sanglantes,  tout  à  fait  hors  d'haleine.  On  les  fouille,  l'un  d'eux 
portait  des  plans,  des  croquis  qu'il  avait  levés;  il  avoue  tout  de 
suite  qu'il  est  officier,  connaît  les  lois  de  la  guerre,  le  sort  qui  lui 
est  réservé  et  ne  demande  qu'une  chose,  qu'on  en  finisse  au  plus  tôt 
avec  lui.  Aucun  aff'aissement,  aucune  douleur,  le  calme  le  plus 
absolu  devant  la  mort  toute  proche,  et  même  un  éclair  de  joie 
et  de  triomphe,  quand  on  l'interroge  sur  son  troisième  compa- 
gnon et  qu'il  acquiert  ainsi  la  certitude  qu'on  n'a  pas  pu  l'attra- 
per :  deux  sont  pris,  mais  le  troisième  est  sauvé;  ce  soir  son 
général  aura  les  plans  ;  le  petit  Japonais  va  mourir  content  I 

* 

Un  Japonais,  sous  le  déguisement  chinois,  peut  tromper  à  la 
rigueur  un  œil  européen;  mais  un  Chinois  le  reconnaîtra  tout 
de  suite,  si  habile  soit-il  à  se  déguiser.  Ces  espions  japonais  ne 
pouvaient  donc  circuler  dans  la  campagne  qu'avec  la  complicité 
de  la  population.  Tous  ceux  qui  furent  pris,  le  furent  par  des 
Russes,  jamais  avec  l'aide  d'un  Chinois.  Et  ainsi,  nous  arrivons 
toujours  à  la  même  cause  :  la  sympathie  des  Chinois  pour  les 
Japonais. 

Ce  fut  une  des  grandes  forces  de  la  guerre  :  sans  diminuer  en 
rien  les  brillans  mérites  de  l'armée  japonaise,  sans  oublier  les 
défauts  intrinsèques  de  l'armée  russe,  cette  force  qui  servit  aux 
uns  et  nuisit  aux  autres,  eut  des  effets  considérables.  Matériel- 
lement, moralement,  les  Chinois  furent  les  auxiliaires  des  Japo- 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nais.  Ils  leurs  fournissaient  des  renseignemens,  des  hommes, 
de  l'argent.  Les  bandes  de  Konghouses  qui  inquiétaient  sans 
cesse  les  Russes,  étaient  au  service  des  Japonais.  La  Mongolie, 
qui    aurait   inépuisablement   ravitaillé  de   chevaux,  de   bétail, 
l'armée,  était  après  six  mois  de   guerre  presque    entièrement 
fermée  aux  Russes  par  les  bandes  qu'y  organisaient  les  Japonais. 
Dans  la  guerre  qui  vient  de  finir,  le  Japon  avait   tous  les 
avantages.    Et    cette   inégalité   de    la  lutte,   l'officier  russe,   le 
soldat  russe,  ce  moujik  à  l'âme  enténébrée  qu'on  avait  arraché  à 
sa  chaumière  pour  l'envoyer  se  battre  dans  un  Orient  lointain, 
ils  la  sentaient  du  premier  coup.   Ils  avaient  devant  eux  une 
armée  aussi  forte  que  les  plus  fortes  armées  de  l'Europe  et  pour 
vaincre  cette  armée  qui  opérait  à  quelques  journées  de  chez  elle, 
ils  avaient  dû,  eux,  venir  toujt  au  fond  de  l'Asie.  Quand  au  sortir 
de  leur  prison  roulante,  après  un  voyage  de  quarante  jours,  ils 
arrivaient  dans  quelqu'une  de  ces  immenses  villes  chinoises, 
Liao-Yang,  Moukden,  tout  les  étonnait,  les  inquiétait.   Ils  se 
trouvaient  dans   une  fourmilière  de  jaunes,  parmi  des  visages 
renfermés  ou  hostiles  que,  seule,  la  cupidité  parvenait  à  dérider 
quelquefois.  Nul  ne  leur  souriait,  si  ce  n'est  le  marchand  qui 
s'apprêtait  à  les  voler.  On  subissait  leur  présence,  puisqu'il  était 
impossible  de  faire  autrement,  mais  de  mauvaise  grâce  ;  on  affi- 
chait l'espoir  et  même  la  certitude  que  cette  présence  serait  de 
courte  durée.  Sur  l'ordre  du  haut  commissaire  impérial,  le  co- 
lonel..., tous  les  boutiquiers  de  Moukden,  arboraient  à  leur  porte 
le  drapeau  russe,  le  jour  de  quelque  fête  russe,  religieuse  en 
patriotique.  Mais  en  même  temps  chaque  boutiquier  gardait  au 
fond  de  son  échoppe  un  drapeau  japonais,  un  drapeau  flambant 
neuf  qu'il  venait  de  fabriquer,  et  n'attendait  que  l'occasion  de 
déployer.  Et  les  Russes  savaient  tout  cela.  D'autres  se  seraient 
emportés,  auraient  peut-être  essayé  de  la  violence  pour  acquérir 
;  des  sympathies.  Mais,  eux,  trop  sages  ou  trop  fatalistes,  ils  se 
■'  résignaient  à  cette  chose  fatale.  Ils  se  battaient  tout  de  même, 
sentant  bien  qu'ils  ne  pourraient  pas  vaincre,  entêtés  pourtant  à 
se  défendre  et  gagnant',   par  leur  ténacité  farouche,  de  n'être 
jamais  complètement  vaincus. 

Raymond  Recouly. 


POÉSIE 


UNE  FAMILLE  DE  SOLDATS 


L'AÏEUL 


Né  sous  le  chaume  et  fils  de  pauvres  paysans, 

Mais  sachant  lire,  il  vient  à  la  ville,  à  seize  ans, 

Chez  son  oncle,  un  charron,  pour  son  apprentissage 

Ce  solide  garçon,  laborieux  et  sage, 

Ne  s'imagine  pas  qu'il  doive,  un  jour,  chercher 

Aventure  et  quitter  l'ombre  de  son  clocher. 

Quand  son  patron,  un  soir,  au  repas  de  famille, 

Annonce  qu'à  Paris  on  a  pris  la  Bastille, 

Et  raconte  plus  tard  qu'on  y  traite  en  vaincu 

Ce  roi  dont  le  profil  brille  sur  chaque  écu, 

L'enfant,  certe,  est  surpris,  mais  il  ne  comprend  guère; 

Et  ce  n'est  que  trois  ans  après,  quand  vient  la  guerre. 

Que,  jeune  homme,  il  s'émeut  pour  le  danger  public. 

«  Vive  la  nation  !  »  L'outrage  de  Brunswick 

Le  soufflette  et  lui  met  la  chaleur  à  la  joue. 

Un  jour  qu'il  est  en  train  de  ferrer  une  roue, 

Il  entend  le  tambour,  là-bas,  près  du  marché. 

Il  y  court.  Le  tribun,  sur  l'estrade  juché. 

Criant,  gesticulant  et  parlant  comme  un  livre, 

La  foule,  les  soldats,  les  drapeaux,  tout  l'enivre. 

Bras  nus,  tenant  encore  d'une  main  son  outil. 

Vite,  il  signe,  il  s'enrôle,  il  réclame  un  fusil. 


220  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

A  son  robuste  corps,  du  premier  coup,  adhère 
Cet  habit  bleu  qui  va  devenir  légendaire 
Et  qui,  pendant  vingt  ans,  fera  fuir  l'ennemij; 
Et,  devant  le  moulin  mitraillé  de  Valmy, 
Voilà  qu'il  sent  en  lui  battre  un  cœur  intrépide. 

C'était  alors  un  temps  d'avancement  rapide; 

Mais  le  simple  soldat  Jean  Morel,  —  c'est  son  nom,  — 

Malgré  son  nrave  instinct  de  marcher  au  canon 

Et  le  fusil  d'honneur  que  Jourdan  lui  décerne 

Pour  ses  hauts  faits,  n'a  nul  bâton  dans  sa  giberne, 

La  main  près  de  la  tempe  et  de  respect  roidi, 

Quand  il  vient  saluer  Bonaparte,  à  Lodi, 

Du  nom  du  caporal,  il  n'a  pas  d'autre  grade. 

Il  n'avancera  pas  comme  le  camarade 

Fait  empereur,  après  avoir  été  consul; 

Il  n'aura  pas,  le  soir  de  Wagram  ou  d'Eckmûhl, 

Quelque  titre  princier  à  graver  dans  l'histoire; 

Mais  ce  Français,  quand  même,  aura  sa  part  de  gloire. 

Son  temps  est  encombré  de  héros,  mais  l'un  d'eux. 

C'est  lui.  Sur  un  vieux  sphinx  datant  de  Rhamsès  deux, 

Près  du  Caire,  il  inscrit,  sous  son  nom  qu'il  parafe  : 

«  Sergent  de  grenadiers,  »  sans  faute  d'orthographe, 

Et  Kléber,  qui  l'embrasse  au  combat  du  Thabor, 

Lui  fait  enfin  donner  une  épaulette  d'or. 

Officier!  Lui!  L'enfant  du  peuple  se  demande 
Si  c'est  possible.  Il  porte  une  épée,  il  commande 
Et  même  aux  vieux  soldats  doit  parler  d'un  ton  bref. 
Quel  rêve  !  Il  veut  alors  s'instruire,  étant  un  chef. 
On  lui  prête  un  Corneille,  un  Homère;  il  s'exalte 
Pour  Ossian,  et,  quand  le  régiment  fait  halte, 
Près  des  faisceaux  formés  sur  le  bord  du  chemin. 
On  voit  le  lieutenant,  pensif,  un  livre  en  main. 
Mais  souvent  le  canon  interrompt  sa  lecture. 

Après  cette  campagne  en  Egypte,  si  dure, 

—  Pas  de  chance!  —  il  revient  trop  tard  pour  Marengo. 

L'empereur,  murmurant  :  Delenda  Carthago, 

Devant  la  flotte  anglaise,  à  Boulogne,  où  la  briso 


POÉSIE.  221 

Travaille  et  fait  flotter  sa  redingote  grise, 

Reconnaît  en  passant  cet  obscur  officier. 

De  son  œil  pénétrant  et  clair  comme  l'acier, 

Qui,  d'un  coup,  juge  et  pèse  un  homme,  il  le  regarde, 

Sourit,  lui  prend  l'oreille  et  le  met  dans  sa  garde. 

Voilà  donc,  pour  dix  ans,  Morel  dans  les  grognards. 

Il  n'aura  qu'à  Smolensk  la  graine  d'épinards 

Et  la  croix  d'or  qu'après  Ghampaubert.  Mais  qu'importe  ! 

Lorsque,  suivi  de  son  éblouissante  escorte, 

Calme  sur  un  ardent  cheval,  simple,  —  et  si  beau!  — 

Paraît  le  demi-dieu,  l'homme  au  petit  chapeau, 

Fanatique,  Morel  n'a  qu'un  désir,  le  suivre. 

Depuis  le  froid  matin  où,  sur  l'aigle  de  cuivre, 

Des  hauts  bonnets  à  poil  rangés  en  bataillons, 

Le  soleil  d'Austerlitz  a  jeté  ses  rayons. 

Cet  homme  s'habitue  à  l'extraordinaire. 

Il  vit  tranquillement  dans  un  bruit  de  tonnerre. 

Sans  s'étonner,  il  fait  ce  rêve  épique  et  fou. 

Entre  à  Vienne,  à  Berlin,  à  Madrid,  à  Moscou, 

Il  est  présent,  lorsque  les  rois  font  antichambre 

Chez  l'Empereur  qui  prend  l'Europe,  la  démembre, 

Et  leur  en  jette  avec  dédain  quelques  lambeaux. 

Après  ce  que  Morel  a  vu  sous  les  drapeaux. 

Il  sait  être,  dans  cette  Iliade  sublime. 

Un  Diomède  obscur,  un  Ajax  anonyme. 

Le  triomphe  est  si  grand  que  la  postérité, 

Songe-t-il,  doutera  de  la  réalité. 

Au  fond  de  l'avenir  lointain  et  sans  limite. 

Ils  seront  confondus  par  la  fable  et  le  mythe. 

Tous  ces  héros  autour  d'un  héros  sans  pareil, 

Avec  le  zodiaque  aux  ordres  du  soleil  ; 

Et,  tôt  ou  tard,  —  cet  humble  en  frémit  jusqu'aux  moelles,  — 

Sa  croix  d'honneur  sera  l'une  de  ces  étoiles  ! 

Tel  est  l'homme  qu'après  le  retour  des  Bourbons, 
Quand  on  change  drapeaux,  cocardes  et  pompons. 
Et  qu'on  gratte  les  N  couronnés,  son  village 
Voit  revenir  un  jour,  pauvre,  vieux  avant  l'âge, 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  toujours  triste,  mais  plein  de  gloire  et  d'honneur. 

Il  se  marie,  un  fils  lui  naît  et  —  quel  bonheur!  — 

Quand,  avec  un  bâton,  l'enfant  dit  :  «  Portez...  arme!  » 

Le  commandant  contient  avec  peine  une  larme 

Et,  depuis  lors,  dans  sa  retraite,  a  moins  d'ennui. 

D'ailleurs  on  le  vénère  et  tous  sont  fiers  de  lui. 

Pour  qu'il  sourie  un  peu  sous  sa  moustache  austère, 

Tous  les  gamins  lui  font  le  salut  militaire; 

Et  quand,  dans  son  jardin,  il  s'attarde,  le  soir, 

Les  gars,  en  le  voyant  poser  son  arrosoir 

Et  regarder,  songeur  et  redressant  sa  taille. 

Un  ciel  ensanglanté  comme  un  champ  de  bataille, 

S'imaginent  aussi  qu'au-dessus  de  leurs  fronts, 

Passe  le  furieux  galop  des  escadrons 

Devant  Napoléon,  là-bas,  dans  la  fumée. 

Et  se  disent  :  «  Le  vieux  pense  à  la  Grande  Armée  !  » 

Enfin  il  meurt,  et  c'est  un  deuil  dans  le  canton. 
On  tire  sur  sa  tombe  un  feu  de  peloton. 
Il  meurt,  las  et  vaincu,  mais  l'âme  consolée. 
Et  certain  qu'après  tant  de  gloire  accumulée, 
Malgré  bien  des  revers  et  des  revers  encor, 
La  France  ne  peut  pas  épuiser  ce  trésor  I 

LE    PÈRE 

L'enfant  qui,  tout  petit,  apprenait  l'exercice 
Et  faisait,  en  papier,  des  bonnets  de  police, 
Prosper  Morel  s'engage,  ayant  le  diable  au  corps. 
Pour  partir  en  Alger,  comme  on  disait  alors. 
Les  lauriers  poussent  vite  en  ce  climat  féerique. 
Ce  spahi  devient  l'un  de  ces  héros  d'Afrique, 
Coiffés  de  la  chéchia,  drapés  dans  le  burnous, 
Viveurs,  élégamment  débraillés,  mais  qui  tous 
Doivent  le  martial  éclat  qui  les  entoure 
A  des  actes  de  mâle  et  superbe  bravoure, 
Comme  à  Sidi-Brahim  et  comme  à  Mazagragi. 

Ce  charmant  cavalier  au  cœur  de  vétéran. 
Dont  les  beaux  yeux  et  les  allures  pittoresques 


POÉSIE.  223 

Font,  sous  leurs  voiles  blancs,  rêver  bien  des  Moresques, 

Charge  comme  Murât.  Plusieurs  fois,  des  témoins 

L'ont  vu,  sabre  au  fourreau,  cravacher  les  Bédouins. 

Mainte  face  bronzée  en  garde  encor  l'empreinte. 

A  la  cantine,  on  conte,  à  l'heure  de  Tabsinthe, 

Que,  devant  vingt  fusils  que  sur  lui  l'on  braquait, 

Il  alluma  sa  pipe  en  battant  le  briquet. 

Il  est  fameux  dans  cette  admirable  conquête 

Où  les  clairons  français  qui  sonnaient  la  «  casquette  » 

Et  vers  le  Sahara  guidaient  nos  bataillons, 

Repoussaient  devant  eux  Arabes  et  lions. 

Aussi  quelle  carrière  heureuse!  Alger  la  Blanche, 

Quand,  du  Sud,  il  y  vient  parfois,  voit,  sur  sa  manche. 

Deux,  trois,  quatre  galons  se  tordre  en  trèfles  d'or. 

Le  vieux  Bugeaud  le  prend  dans  son  état-major. 

Plus  tard,  en  Kabylie,  encore  il  se  distingue. 

Puis  l'Empereur  —  que  les  frondeurs  nomment  Badingue  — 

Près  du  trône,  à  Paris,  veut  ce  bel  africain. 

Il  s'y  plaît,  bien  qu'il  soit  trop  souvent  en  pékin  ; 

Mais,  le  matin,  sur  les  boulevards  plantés  d'ormes, 

Autour  du  Ghamp-de-Mars,  quels  brillans  uniformes  1 

Le  voilà,  sans  regret  de  son  vieux  yatagan, 

Colonel  des  chasseurs  au  talpack  d'astrakan. 

C'est  en  cinquante-sept,  le  plein  midi  du  règne. 

L'heureux  homme!  Il  galope  aux  chasses  de  Gompiègne. 

Aux  bals  de  cour,  il  est  le  valseur  —  combien  chic!  — 

De  la  Gastiglione  et  de  la  Metternich. 

La  fortune  le  traite  encor  mieux  qu'il  n'espère. 

Il  prend  femme  et  d'un  bel  enfant  il  devient  père, 

Il  passe  général,  le  soir  de  Magenta; 

Et  que  de  fleurs,  que  de  baisers  on  lui  jeta 

Des  balcons  de  Milan  pleins  de  toilettes  fraîches. 

Dans  ce  jour  triomphal  où  le  Dôme  aux  cent  flèches, 

Bouquet  de  marbre  blanc,  flambait  au  gai  soleil! 

Sa  vie  est  un  bien  beau  songe! 

Hélas  !  quel  réveil  I 

Le  canon  d'outre-Rhin,  brutal,  vient  de  répondre 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aux  «  oui  »  du  plébiscite,  et  l'Empire  s'effondre. 
«  A  Berlin!  A  Berlin!  »  criait-on  tous  les  soirs, 
Mais,  soudain,  l'innombrable  armée  aux  casques  noirs 
Bat  les  murs  de  Strasbourg,  couvre  toute  l'Alsace. 
A  Wœrth,  grâce  aux  canons  chargés  par  la  culasse, 
Les  Prussiens  ont  fauché  cuirassiers  et  turcos; 
Et  Paris  croit  entendre,  en  de  lointains  échos, 
Tout  en  accumulant  poudre,  armes,  blés  et  viandes-, 
JLe  bruit  lourd  et  rythmé  des  bottes  allemandes. 

Le  général  Morel  campe  sous  Metz,  et  là, 
L'ancien  spahi,  le  beau  sabreur  de  la  Smala, 
Devant  ses  escadrons  est  stupéfait  et  sombre? 
Quoi  ?  Les  Français  seraient  écrasés  sous  le  nombre  I 
Jamais!  Ses  cavaliers  vaincront,  dix  contre  cent. 
«  Chargez  !  »  Mais  un  obus  éventre  son  pur  sang 
Et  lui-même  est  criblé  d'éclats,  à  Gravelotte. 
A  l'ambulance,  dans  la  ville  où  déjà  flotte 
L'odeur  de  trahison,  Morel  hors  de  combat. 
Pendant  tout  le  blocus,  se  tord  sur  un  grabat, 
Furieux,  maudissant  la  fièvre  et  la  tisane; 
Et  quand,  bien  fail  le  encor,  mais  rejetant  sa  canne, 
Il  réclame  son  sabre  et  son  cheval  sellé, 
—  0  honte  !  ô  désespoir  !  —  Metz  a  capitulé. 
Quels  jours  affreux  !  Dans  les  wagons  où  l'on  entasse 
Les  tristes  prisonniers  de  guerre,  il  prend  sa  place, 
Les  yeux  mornes,  le  front  baissé,  n'en  pouvant  plus; 
Et  quand  le  train  s'ébranle,  il  voit,  sur  le  talus 
Où  les  ont  enfoncés  les  vainqueurs  pleins  de  haine, 
Nos  aigles,  nos  drapeaux  que  leur  livra  Bazaine. 
Oui,  nos  drapeaux  plantés  dans  la  boue  ! 

Oh!  cela, 
Pour  le  fils  d'un  vainqueur  d'Arcole  et  d'Iéna, 
C'est  la  pire,  la  plus  atroce  des  tortures. 
Il  pousse  un  cri  d'horreur  qui  rouvre  ses  blessures. 
Moribond,  il  arrive  à  Dantzig,  et  là-bas. 
Voilà  qu'il  pense  au  fils  qu'il  ne  reverra  pas, 
Au  fils  qu'il  a  laissé  dans  Paris,  au  collège, 
Et  qui,  dans  bien  des  jours,  quand  finira  le  siège, 


---  POÉSIE.  22Î 

Apprendra  seulement  qu'il  est  un  orphelin. 
Pauvre  père  !  Il  sanglote  alors.  Son  cœur  est  plein, 
Pour  son  unicfue  enfant,  de  tendresse  infinie. 
Pourtant  il  a  la  force,  avant  son  agonie, 
D'écrire,  en  relevant  sous  le  drap  ses  genoux  : 

«  Je  meurs.  Adieu,  mon  fils.  Sois  soldat.  Venge-nous.  » 


LE    FILS 

Se  rappelant  toujours  cet  ordre  laconique, 
Le  fils  du  général  entre  à  Polytechnique. 
Il  en  sort  en  bon  rang,  bourré  d'algèbre  et  d'x  ; 
Et  —  l'annuaire  est  là  —  Morel  (Victor-Félix), 
Depuis  plus  de  vingt  ans,  sert  dans  l'artillerie. 

C'est  l'officier  modèle  et,  dans  sa  batterie, 

Ses  hommes  qu'il  a  su  conquérir  par  le  cœur. 

Etant  bon  sans  faiblesse  et  juste  sans  rigueur, 

Quand  ils  disent  entre  eux  ce  mot  :  «  le  capitaine,  » 

Ont,  dans  leur  regard  jeune,  une  fierté  soudaine. 

Ils  sentent,  pour  ce  chef  pourtant  peu  galonné, 

L'affectueux  respect  qu'inspire  un  frère  aîné. 

Sur  son  ordre,  ils  sont  prêts  à  toutes  les  prouesses, 

Et  ces  braves  garçons,  pour  défendre  leurs  pièces, 

Se  feraient  avec  lui  tuer  jusqu'au  dernier. 

D'ailleurs  le  capitaine  est  un  beau  cavalier 

Et,  sans  abandonner  les  livres  et  l'étude. 

De  tous  les  rudes  sports  il  garde  l'habitude. 

Il  a  l'air  martial  et  fort  comme  pas  un, 

Quand  il  conduit,  si  bien  campé  sur  son  bai-brun. 

Son  long  train  de  canons,  d'affûts  et  de  prolonges. 

Alors,  dans  ses  yeux  clairs,  flottent  encor  les  songes 

De  sa  jeunesse,  hélas  !  si  lointains  maintenant, 

Lorsque,  sous  son  képi  tout  neuf  de  lieutenant, 

Il  rêvait  de  brandir  au  soleil  de  l'Argonne 

L'acier  de  son  épée  et  l'or  de  sa  dragonne 

Et  de  montrer  à  ses  canonniers  au  trot  lourd, 

Là-bas,  à  l'horizon,  la  flèche  de  Strasbourg. 

TOME  XXX.  —   J905.  19 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  iintime  douleur  de  ce  soldat  de  race 
De  sentir  que  toujours  de  plus  en  plus  s'efface 
Et  pâlit  riiéroïque  espoir  de  ses  vingt  ans. 
Oh  !  longtemps  il  a  pris  patience  ;  longtemps 
11  s'est  dit  : 

((  La  blessure  est-elle  bien  fermée? 
«  Travaillons  !  Il  nous  faut  une  invincible  armée, 
«  Et  nous  crierons  alors  vers  l'Est:  Quand  vous  voudrez!» 

Que  d'excellens  soldats  il  nous  a  préparés, 

Ce  bon  Français,  dans  la  «  réserve  »  et  dans  1'  «  active  !  » 

Combien  de  fois  il  s'est  redit  —  âme  naïve  — 

Le  mot  si  décevant  sur  l'Alsace  et  sur  Metz  : 

«  Pensons-y  tous  les  jours  et  n'en  parlons  jamais  !  » 

Mais,  un  jour,  il  comprit  qu'à  force  de  silence, 

Le  pays  oubliait  l'atroce  violence 

Et  la  frontière  ouverte,  ainsi  qu'un  amputé 

S'accoutume  à  la  longue  à  son  infirmité, 

Et  qu'ainsi  la  revanche  était  plus  qu'incertaine. 

L>m,  c'est  là  le  constant  chagrin  du  capitaine. 

Que  sa  triste  carrière  ainsi  doive  finir, 

Qu'il  reste  un  officier  pauvre  et  sans  avenir, 

11  s'y  résigne.  On  peut  tout  aussi  bien  combattre 

Pour  sa  patrie  avec  trois  galons  qu'avec  quatre. 

Non,  aujourd'hui,  ce  qui  le  navre,  c'est  qu'il  sent 

Que  son  pauvre  pays  vers  l'abîme  descend, 

Grisé  d'un  idéal  pour  la  race  future, 

Que  démentent,  hélas  !  l'histoire  et  la  nature. 

Il  sait  que,  sous  les  mots  de  paix,  d'humanité, 

La  chimère  souvent  masque  la  lâcheté. 

Longue  mala  pacis,  a  dit  le  vieux  Tacite, 

On  devient  veule  et  mou.  Le  plaisir  seul  excite. 

Il  faut  jouir  par  tous  les  pores  de  la  peau. 

La  vie  est  bonne.  On  craint  la  mort,  et  le  drapeau, 

Muet  témoin  blâmant  l'égoïsme  et  ses  vices. 

Semble  un  faux  dieu  qui  veut  de  sanglans  sacrifices. 

L'armée  existe  encore,  oui,  celle  qu'on  rêvait 
Victorieuse,  aux  bords  du  Rhin.  Qu'en  a-t-on  fait? 


POÉSIE.  227 

Elle  sert  maintenant  à  dompter  des  tumultes, 
Avec  l'ordre  formel  de  subir  les  insultes 
Et,  sans  jamais  broncher,  de  recevoir  les  coups. 
Elle  applique  des  lois  infâmes.  Nos  pioupious, 
Au  siège  d'un  couvent  de  femmes  en  cornette, 
Ont  armé  leurs  fusils  du  sabre-baïonnette, 

—  Quelle  dérision  !  —  comme  si  l'on  allait 
Les  mitrailler  avec  des  grains  de  chapelet. 
L'abjecte  politique  ici  répand  ses  lèpres. 

Tel  brave  commandant  —  sa  femme  allant  aux  vêpres  — 

Ne  doit  plus  obtenir  un  grade  mérité. 

Au  mess  des  lieutenans,  où  la  franche  gaîté 

Régnait  jadis,  chacun  se  tient  sur  la  réserve 

Et  parle  peu,  songeant  que  la  Loge  l'observe 

Et  que  peut-être,  à  table,  est  assis  un  Judas. 

Voilà  le  nouveau  sort  de  nos  pauvres  soldats. 

Mais  ce  qui,  plus  que  tout,  épouvante  et  désole 

Le  capitaine,  c'est  que  des  maîtres  d'école. 

Qui  jadis  montraient  Metz  et  Strasbourg  sur  l'atlas, 

Pervertis  par  Hervé,  Jaurès  et  Thalamas, 

Enseignent  aux  petits  Français  que  la  patrie 

N'est  plus  qu'une  stupide  et  vieille  idolâtrie 

Et  que  «  Guerre  à  la  guerre  !  »  est  le  plus  beau  des  cris. 

Et  Morel,  accablé,  songe  aux  futurs  conscrits, 

Dès  l'enfance  infectés  de  sottise  primaire 

Et  certains  —  sauront-ils  seulement  la  grammaire?  — 

Qu'ils  auront  pour  devoir,  en  cas  d'invasion, 

Le  refus  d'obéir  et  la  désertion  ! 

C'en  est  trop  !  Le  vaillant  homme  se  décourage. 

Pourtant,  lorsque,  le  soir,  rongeant  sa  sourde  rage. 
Il  rentre  dans  sa  chambre  et  qu'il  voit,  sur  le  mur. 
Des  armes  que  le  temps  ternit  d'un  souffle  obscur, 

—  Souvenirs  vénérés,  reliques  de  famille,  — 
Il  relève  son  front  chagrin  et  son  œil  brille. 
Oui,  tout  son  patrimoine  est  là  :  Fusil  d'honneur, 
Paire  de  pistolets  donnés  par  l'Empereur, 
Insignes  de  combat  aux  formes  surannées. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hausse-col  avec  l'aigle,  épauleltes  fanées, 
Et,  près  des  vieilles  croix  au  ruban  tout  pâli, 
Le  sabre  d'Austerlitz  et  le  sabre  d'Isly. 

Le  patriote  alors  respire  une  bouffée 

D'orgueil  français  devant  son  intime  trophée. 

Rassuré  par  l'aspect  de  ce  trésor,  le  seul 

(Hi'il  possède,  il  se  dit  qu'au  temps  de  son  aïeul, 

I.a  France  en  armes  fut  presque  surnaturelle. 

il  évoque,  attendri,  son  père  mort  pour  elle. 

Dans  l'avenir  —  lointain,  qu'importe?  —  il  reprend  foi. 

('.hère  patrie!  Il  se  souvient  qu'avant  Rocroi, 

Avant  Denain,  avant  Zurich,  sous  la  poussée 

D'invasion,  sa  vie  était  bien  menacée. 

Mais  qu'alors  son  génie  immortel  lui  donna, 

Pour  la  sauver,  Condé,  Villars  et  Masséna. 

Puis  le  rêveur  la  suit  dans  sa  longue  légende. 

Que  de  temps  il  fallut  pour  la  faire  si  grande  ! 

Mais  il  la  voit,  malgré  guerres  et  factions. 

Lentement  devenir  reine  des  nations 

Et  vaincre  les  malheurs  dont  son  histoire  est  pleine, 

Du  bûcher  de  Rouen  au  roc  de  Sainte- Hélène.   . 

«  Non,  la  France  n'est  pas  en  décadence!  Non! 
(c  Que  le  danger  surgisse  !  Un  seul  coup  de  canon 
«  Chassera  les  affreux  nuages  d'anarchie  !  » 

C'est  terrible  pourtant,  la  frontière  franchie, 
La  guerre,  tant  de  sang!...  Ce  brave  hésite  un  peu 
Et,  comme  il  est  chrétien,  il  songe  à  prier  Dieu. 
Mais  les  armes  sont  là,  de  l'aïeul  et  du  père. 
L'héritage  d'honneur  ordonne  qu'il  espère. 
Le  capitaine  alors,  d'un  cœur  religieux. 
Implore  avec  ardeur  le  ciel  et  les  aïeux. 
Et,  l'âme  d'un  courage  inébranlable  emplie. 
Fait  un  signe  de  croix  devant  la  panoplie. 

François  Coppée. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  octobre. 

Nous  n'avions  pas  trop  présumé  de  l'accueil  que  M.  le  Président  de 
la  République  recevrait  à  Madrid  et  à  Lisbonne.  Le  roi  d'Espagne  n'est 
venu  encore  qu'une  fois  à]  Paris  ;  le  roi  de  Portugal  y  est  venu  plus 
souvent  ;  l'un  et  l'autre  y  ont  été  reçus  et  s'y  sont  conduits  en  amis 
de  la  France.  Il  n'a  fallu  que  quelques  jours,  quelques  heures,  à 
Alphonse  XIII  pour  faire  notre  conquête.  Mais  ce  n'est  pas  lui  seule- 
ment que  nous  avons  acclamé;  c'est  aussi  la  grande  nation  dont  il  est 
le  représentant.  L'histoire  de  l'Espagne  a  été  si  intimement  mêlée  à  la 
nôtre  qu'elle  en  fait  partie.  C'est  d'ailleurs  une  histoire  qui  a  eu  ses 
jours  sombres  et  tragiques.  Que  de  luttes  politiques  1  Que  de  guerres 
sanglantes  !  Que  de  gloire  et  de  malheurs  !  De  tous  ces  souvenirs  d'au- 
trefois, il  ne  subsiste  que  l'estime  mutuelle  que  les  deux  nations  se 
sont  vouée  et  le  besoin  qu'elles  éprouvent  d'une  amitié  réciproque. 
Ce  besoin  n'a  jamais  été  plus  vivement  senti  qu'aujourd'hui. 

Les  affaires  du  Maroc,  qui  auraient  pu  diviser  l'Espagne  et  la 
France,  les  ont  rapprochées  au  contraire,  comme  cela  arriverait  sou- 
vent, et  non  pas  seulement  entre  la  France  et  l'Espagne,  si  on  savait 
se  dépouUler  des  vieux  préjugés  pour  aller  tout  droit  à  la  communauté 
des  intérêts.  Il  y  a  tant  à  faire  dans  le  domaine  de  la  civiUsation 
générale  que  toutes  les  bonnes  volontés  peuvent  y  trouver  leur  place. 
Ce  qui  vient  de  se  passer  entre  l'Espagne  et  nous  montre  qu'un  peu  de 
bonne  volonté  suffit  à  créer  un  accord  solide.  Et  quand  nous  parlons 
de  l'Espagne,  nous  ne  distinguons  pas  entre  les  partis  politiques  qui  s'y 
disputent  le  pouvoir  et  s'y  succèdent.  Hier,  les  conservateurs  étaient 
aux  affaires,  et  c'est  avec  eux  que  nous  avons  traité  :  aujourd'hui,  les 
libéraux  les  y  ont  remplacés,  et  nos  rapports  avec  eux  sont  les 
mêmes  qu'avec  leurs  devanciers.  On  a  rarement  mieux  compris  que  la 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique  extérieure  doit  rester  indépendante  de  la  politique  intérieure, 
parce  qu'elle  se  rapporte  aux  intérêts  permanens  de  l'État.  Un  pays 
peut  changer  de  ministère  et  même  de  gouvernement,  il  peut  être 
modifié  profondément  dans  sa  constitution  organique  sans  que  ses 
caractères,  en  tant  que  personne  internationale,  en  soient  altérés. 
Nous  ne  l'avons  pas  toujours  compris,  et  tout  le  monde  ne  le  com- 
prend pas  encore  chez  nous.  Nous  avons  des  révolutionnaires  qui  se 
croient  obligés  d'honneur  à  soutenir  la  révolution  dans  le  monde 
entier.  Cependant,  même  parmi  eux,  l'éducation  politique  est  en 
progrès,  comme  le  montre  l'exemple  donné  par  M.  Paul  Brousse,  pré- 
sident du  Conseil  municipal  de  Paris.  M.  Brousse,  après  avoir  reçu 
avec  une  grande  courtoisie  le  roi  d'Espagne  à  l'Hôtel  de  Ville,  est  allé 
à  Londres  sur  l'invitation  de  la  municipalité  et  n'a  pas  manqué  d'y 
rendre  respectueusement  visite  au  roi  Edouard  ;  puis  il  a  traversé  les 
Pyrénées  pour  se  rendre  à  Madrid  en  même  temps  que  M.  le  Prési- 
dent de  la  BépubUque.  Et  il  n'était  pas  seul  :  bon  nombre  de  ses 
collègues,  socialistes,  collectivistes,  révolutionnaires,  l'ont  accompa- 
gné dans  ses  voyages.  Sans  doute,  cela  lui  a  valu  un  blâme  des  éner- 
gumènes  de  son  parti;  mais  il  n'a  pas  paru  s'en  soucier;  il  a  persé- 
véré; il  a  continué.  Ce  sont  là  des  symptômes  qui  méritent  d'être 
relevés  :  ils  témoignent  chez  nous  d'une  intelligence  plus  exacte  de  ce 
que  sont  les  nations  étrangères,  et  d'un  respect  plus  grand  de  leur 
liberté  ;  ils  témoignent  aussi  d'un  esprit  moins  doctrinaire  et  plus 
réaliste  dans  nos  relations  avec  le  dehors. 

La  continuité  de  la  politique  extérieure  commence,  d'ailleurs,  à 
apparaître  partout  comme  une  nécessité.  Les  déclarations  des  orateurs 
libéraux,  en  Angleterre,  montrent  que,  s'ils  arrivent  au  pouvoir, 
comme  cela  est  probable,  ils  n'y  changeront  rien  à  la  politique  de 
lord  Lansdowne.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  sir  Ed.  Grey  et  M.  James 
Bryce  qui  en  donnent  l'assurance;  lord  Rosebery  lui-même,  que  ses 
tendances  inclinent  plutôt  du  côté  de  l'Allemagne  que  de  celui  de  la 
France,  vient  de  prononcer  un  discours,  dans  lequel  il  a  dit  que  la 
continuité  d'une  politique  étrangère  de  second  ordre  valait  ^  mieux 
que  la  mobilité  d'une  politique  supérieure.  Là  comme  partout, 
rien  n'est  plus  fort  qu'une  tradition.  Ces  considérations  nous  ont  un 
peu  éloignés,  en  apparence,  du  voyage  de  M.  le  Président  de  la 
République  à  Madrid  et  à  Lisbonne;  mais  elles  nous  y  ramènent.  Les 
relations  que  nous  avons  inaugurées  avec  nos  voisins,  avec  tous 
nos  voisins,  doivent  être  durables  pour  produire  tous  leurs  effets, 
et  la  A-isite  rendue  par  M.   le  Président  de  la  République  aux  rois 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

d'Espagne  et  de  Portugal  nous  plaît  comme  une  manifestation  écla- 
tante de  cette  stabilité.  Nous  n'en  raconterons  pas  les  détails,  les 
journaux  l'ont  fait.  Tous  ont  dit  à  quel  point  les  journées  de  Madrid 
et  de  Lisbonne  ont  été  brillantes  et  cordiales.  Mais  au-dessus  de  ces 
fêtes  populaires  se  dégage  et  s'élève  l'affirmation  d'une  politique,  et 
c'est  là  ce  qui  nous  touche.  Il  importe  à  la  France  et  à  l'Espagne  que 
leurs  rapports  restent  ce  qu'Us  sont  aujourd'hui,  et  que  rien  ne  vienne 
en  troubler  la  parfaite  harmonie. 

Nous  ne  sommes  pas  partisans  d'une  politique  de  races,  en  ce 
sens  que  ce  n'est  pas  dans  une  communauté  d'origine,  dont  beaucoup 
d'alluvions  diverses  ont  singulièrement  altéré  la  pureté,  qu'il  convient, 
d'après  nous,  de  prendre  ses  inspirations.  La  preuve  en  est,  d'ailleurs, 
dans  notre  alUance  avec  la  Russie  et  dans  notre  entente  cordiale  avec 
l'Angleterre.  Cependant  de  vieux  liens  de  famille  ont  aussi  leur  force, 
et  si  l'union  des  races  ne  doit  pas  être  un  principe,  elle  peut  être  un 
accident  heureux.  N'est-ce  pas  le  cas  aujourd'hui?  Cette  union  est 
une  garantie  du  maintien  de  l'équihbre  et  de  la  paix  dans  la  Méditer- 
ranée, qui  n'est  pas  un  lac  français,  comme  on  l'a  dit  autrefois  pré- 
somptueusement,  ni  même  un  lac  latin,  mais  dont  tous  les  rivages 
occidentaux,  à  l'exception  partielle  du  Maroc,  sont  peuplés  par  les 
races  latines,  ce  qui  assure  à  ces  dernières,  pourvu  qu'elles  s'en  mon- 
trent dignes,  un  rôle  prépondérant  dans  le  progrès  que  la  civilisation 
est  appelée  à  y  faire.  Pour  cette  œuvre,  nous  devons  tous  rester  d'ac- 
cord. Le  voyage  de  M.  Loubet  peut  y  aider. 

Le  langage  du  roi  d'Espagne  et  celui  du  Président  de  la  Répu- 
blique se  sont  inspirés  de  ce  sentiment.  Alphonse  XIII  a  dit  qu'il  fallait 
être  et  rester  fort  pour  être  sûr  de  conserver  les  bienfaits  de  la  paix, 
et  jamais  cette  vérité  n'a  été  plus  évidente.  Nous  sommes  encore 
loin  du  jour  où  le  désarmement  pourra  être  opéré  sans  danger.  C'est 
bien  l'avis  de  l'empereur  d'Allemagne,  qui  vient  de  terminer  les  dis- 
cours extrêmement  énergiques  qu'il  a  prononcés  à  Dresde  et  à  Berlin 
par  les  paroles  suivantes  :  «  Donc  la  poudre  sèche,  l'épée  aiguisée, 
les  yeux  vers  le  but,  les  forces  toujours  tendues  !  Je  vide  mon  verre  à 
notre  peuple  en  armes,  à  l'armée  allemande  et  à  l'état-major  alle- 
mand. Hourra  !  »  L'émotion  serait  grande  si  c'était  la  première  fois  que 
Guillaume  II  tenait  ce  langage  :  mais  on  s'habitue  à  tout. 

Les  nouvelles  qui,  depuis  quelques  jours,  arrivent  de  Russie, 
sont  de  nature  à  exciter  de  vives  préoccupations.  La  grève  générale 
menace,  si  elle  se  prolonge,  d'y  devenir  rapidement  une  catastrophe. 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Russie  est  un  pays  déconcertant  pour  nous,  Occidentaux.  Nous 
avons  peine  à  pénétrer  dans  l'âme  moscovite,  à  en  comprendre  les 
lentes  évolutions  et  les  brusques  explosions.  L'esprit  révolution- 
naire procède  chez  nous  d'une  autre  manière  :  une  fois  en  mouve- 
ment, il  agit  sans  discontinuité  et  se  précipite  vers  son  but.  En  Russie, 
au  contraire,  après  un  effort  violent,  il  s'arrête  comme  pour  se  reposer, 
et  on  peut  se  demander  si  son  énergie  n'est  pas  pour  quelque  temps 
épuisée.  Ce  serait  toutefois  une  illusion  de  le  croire.  Le  travail  ne 
se  fait  pas  à  la  surface  du  sol,  mais  il  continue  ses  progrès  en  des- 
sous par  des  voies  mystérieuses,  qui  n'en  sont  que  plus  dangereuses, 
et,  après  quelques  mois  d'un  silence  qui  semblait  devoir  conduire  à 
l'apaisement,  une  irruption  soudaine  a  lieu  de  nouveau.  Nous  avons 
déjà  assisté  plus  d'une  fois  à  ce  phénomène;  nous  y  assistons  une 
fois  encore,  et  dans  des  conditions  de  plus  en  plus  inquiétantes. 

Un  autre  caractère  du  mouvement  a  été  de  se  manifester  jusqu'ici 
sous  une  forme  plus  anarchique  que  révolutionnaire.  La  décomposi- 
tion était  partout,  et  il  en  résultait  partout  des  accidens  violens  et 
brutaux,  mais  sans  lien  entre  eux,  sans  coordination,  sans  ensemble, 
de  sorte  qu'on  ne  voyait  que  des  commencemens  éparpillés  sur  un 
grand  nombre  de  points,  puis  des  arrêts  si  longs  qu'on  se  demandait 
si  ce  n'était  pas  la  fin.  Aujourd'hui,  il  n'en  est  plus  tout  à  fait  de 
même.  La  grève  des  chemins  de  fer  et  toutes  celles  qui  s'y,  sont  gref- 
fées sonl  évidemment  le  résultat  d'un  plan  général  dont  nous  ignorons 
l'auteur  ou  les  auteurs,  mais  qui  n'est  pas  l'effet  d'une  génération 
accidentelle  et  spontanée.  Tout  cela,  évidemment,  a  été  préparé  dans 
un  certain  nombre  de  cerveaux.  Les  révolutionnaires  russes,  de  plus 
en  plus  impatiens  après  tant  de  promesses  dont  ils  attendent  encore 
les  effets,  ont  voulu  frapper  un  grand  coup  d'intimidation.  Ils  ont 
cherché,  ils  ont  trouvé  un  moyen  d'agir  à  la  fois  sur  toute  la  surface 
du  territoire  et  par  là  sur  tous  les  esprits.  Le  choix  du  moyen  ne  de- 
vait pas  les  embarrasser  longtemps;  le  plus  efficace,  assurément,  était 
d'interrompre  les  voies  de  communication;  mais  il  semblait  plus 
facile  de  l'imaginer  que  de  le  réaliser,  et,  si  on  y  a  réussi,  c'est  que  l'or- 
ganisation révolutionnaire  est  plus  avancée  qu'on  ne  le  pensait.  Les 
ouvriers  des  chemins  de  fer  ont  été  secrètement  enrôlés,  et,  un  beau 
jour,  sans  que  rien  l'eût  fait  prévoir,  ils  se  sont  mis  en  grève  en 
demandant  quoi?  la  diminution  de  leur  travail?  l'augmentation  de 
leurs  salaires?  enfin  l'amélioration  de  leur  existence?  Non,  ils  ont, 
demandé  des  libertés,  le  suffrage  universel,  une  constitution,  c'est-à- 
dire  des  choses  dont  ils  n'ont  que  l'idée  la  plus  confuse,  si  môme 


REVUE.    CHRONIQUE.  233 

ils  en  ont  une  quelconque,  et  dont  ils  n'éprouvent  que  très  faible- 
ment le  besoin,  si  même  Us  le  sentent  un  tant  soit  peu.  Qu'ils  aient 
été  un  instrument  aveugle  et  docile  entre  des  mains  qui  se  dis- 
simulent, on  n'en  saurait  douter;  mais,  certes,  l'instrument  a  une 
puissance  redoutable,  et  il  risque  de  devenir  également  malfaisant 
pour  ceux  qui  en  usent  et  pour  ceux  contre  lesquels  il"  est  tourné. 
Quels  sont  ces  derniers?  Ce  n'est  pas  seulement  le  gouvernement, 
c'est  tout  le  monde,  et  là  sont  à  la  fois  la  force  et  la  faiblesse  de 
cette  agitation  évidemment  ordonnée  dans  son  principe,  mais  qui 
reste  anarchique  dans  ce  qu'on  peut  appeler  son  incidence  :  elle 
frappe,  en  effet,  indistinctement  tous  les  citoyens,  suspend  chez  eux 
la  première  des  libertés,  qui  est  celle  de  se  mouvoir,  les  menace  de  la 
famine,  et  apparaît  à  brève  échéance  comme  un  cataclysme  dans  une 
société  où  les  progrès  de  la  civilisation  ont  créé  des  besoins  si  compli- 
qués, si  nombreux,  si  impérieux.  N'y  aura-t-iï  pas  une  révolte  géné- 
rale contre  une  révolution  qui  emploie  de  pareilles  armes,  et  si, 
dans  quelques  jours,  le  gouvernement  opère  à  son  tour  par  une 
répression  vigoureuse,  n'aura-t-il  pas  l'opinion  avec  lui? 

Mais  une  répression  n'est  pas  une  solution.  Les  doutes  qu'on  avait 
pu  conserver  sur  la  profondeur  et  sur  l'étendue  du  mouvement  se 
dissipent  de  plus  en  plus.  A  supposer  même  que  l'esprit  révolution- 
naire se  concentre  chez  un  petit  nombre  de  personnes,  ces  personnes 
viennent  de  montrer  qu'elles  ont  des  moyens  d'action  qui  portent 
loin,  et  c'est  une  constatation  dont  U  faut  tenir  compte.  On  le  fait,  sans 
doute;  mais,  comme  toujours,  on  le  fait  trop  tard  et  par  des  procédés 
qui  révèlent  plus  de  trouble  moral  que  de  volonté  réfléchie  et  de' 
sang-froid.  Tous  les  points  d'arrêt  où  la  révolution  a  paru  se  reposer 
ont  été  des  répits  donnés  au  gouvernement.  En  a-t-U  profité  ?  Il  serait 
injuste  de  dire  qu'il  ne  l'a  pas  fait  du  tout,  mais  U  l'a  fait  insuffisam- 
ment. L'initiative  impériale  s'est  exercée  en  matière  constitution- 
nelle avec  une  sincérité  incontestable,  mais  avec  une  efficacité  dou- 
teuse, puisqu'elle  ne  doit  se  produire  que  dans  l'avenir.  Il  est 
dangereux  de  montrer  à  un  peuple  une  constitution,  ou  même  un 
semblant  de  constitution,  et  de  ne  pas  le  lui  donner  tout  de  suite. 
La  réalisation  immédiate  aurait  eu  du  moins  l'avantage  de  l'occuper, 
tandis  que  la  simple  promesse  pour  un  avenir  qui  reste  pour  lui 
indistinct,  sinon  improbable,  l'amène  à  une  étude  spéculative  où  il 
aperçoit  plus  volontiers  les  défauts  que  les  qualités  de  la  constitution 
qu'on  a  fait  miroiter  à  ses  yeux.  On  lui  a  dit  qu'elle  entrerait  en 
vigueur  au  commencement  de  l'année    prochaine  :   son  impatience 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  a  été  accrue  au  lieu  d'en  être  calmée.  Ce  retard  n'indiquait-il  pas 
de  l'hésitation,  compliquée  peut-être  de  l'arrière-pensée  de  reprendre 
ce  qu'on  s'était,  au  total,  contenté  de  faire  espérer  ?  La  marche  du 
gouvernement  en  Russie  n'est  pas  moins  lente,  ni  moins  irrégulière, 
que  celle  de  la  révolution;  mais  la  révolution  va  toujours  de  l'avant, 
même  lorsqu'elle  semble  immobile  ;  tandis  que,  lorsque  le  gouverne- 
ment reste  immobile  à  son  tour,  on  craint  naturellement  qu'il  ne 
revienne  en  arrière.  Le  gouvernement  ne  comprend  pas  assez  que, 
okms  un  temps  de  révolution,  il  faut  sans  cesse  occuper  les  esprits 
de  quelque  chose  et  les  tenir  en  haleine  pour  les  diriger;  faute  de 
quoi,  ils  s'égarent  ou  on  les  égare,  et,  tout  d'un  coup,  ils  grondent  et 
éclatent.  Alors  on  se  trouve  dans  la  redoutable  alternative  de  céder 
ou  de  réprimer.  Réprimer  ne  sert  à  rien,  c'est  toujours  à  recommen- 
cer. Il  en  est  de  même  de  céder,  c'est-à-dire  de  donner  trop  tard, 
sous  la  menace  de  l'émeute.  Encore  s'il  ne  s'agissait  que  d'une 
émeute  !  On  ne  sait  que  trop  en  venir  à  bout  en  Russie.  Mais  on  y  est 
beaucoup  plus  novice  en  révolution.  Les  procédés  d'autrefois  seraient 
ici  insuffisans  :  leur  effet  ne  s'étendrait  qu'à  un  petit  nombre  de  jours. 
Pour  parer  à  la  difficulté  du  moment,  l'empereur  a  eu  ou  aura 
recours,  dit-on,  à  M.  le  comte  Witte,  qui  était  hier  président  du  comité 
et  qui  serait  demain  président  du  conseil  des  ministres.  Le  comité 
n'était  rien;  le  conseil  peut  être  beaucoup.  Pourquoi  n'a-t-on,pas  fait 
sortir  plus  rapidement  cette  institution  des  limbes  confus  où  elle 
s'élaborait?  Il  est  fâcheux  de  penser  qu'il  aura  fallu  la  grève  géné- 
rale pour  en  déterminer  l'éclosion.  Quant  au  choix  de  M.  Witte,  il 
mérite  d'être  approuvé  si  on  le  fait  défmitiA^ement  :  mais  le  fera-t-on? 
Les  nouvelles  se  suivent,  ne  se  confirment  pas,  quelquefois  se  dé- 
mentent. Nous  ne  raisonnons  que  sur  des  hypothèses.  Quoi  qu'il  en 
soit,  et  quelque  opinion  que  l'on  ait  sur  M.  Witte,  on  ne  saurait  con- 
tester l'importance  de  ses  services  récens,  ni  la  perspicacité  dont  il  a 
autrefois  donné  des  preuves.  Il  a  le  coup  d'œU  clair  et  la  décision 
prompte.  Les  événemens  qui  ont  été  si  cruels  pour  son  pays  ont 
servi  sa  réputation  :  il  est  donc  tout  indiqué  dans  les  circonstances 
actuelles  pour  assumer  les  responsabilités  du  pouvoir.  Et  cependant 
il  n'est  ni  agréable  à  son  souverain,  ni  populaire  dans  le  pays  :  c'est 
l'opinion  qu'on  a  de  sa  supériorité  qui  seule  l'impose.  Depuis  qu'il 
est  rentré  en  Russie,  après  avoir  traversé  la  France,  où  il  a  été  accueilli 
avec  une  juste  considération  et  l'Allemagne,  où  on  l'a  reçu  avec  un 
étalage  de  triomphe,  tous  les  regards  se  sont  tournés  vers  lui.  Il  ne 
pouvait  donc  pas  échapper  aux   yeux   de  l'empereur.  11  n'a  même 


REVUE.    CHRONIQUE.  235 

pas  échappé  à  ceux  des  grévistes.  Bien  qu'il  ne  fût  rien  encore,  les 
grévistes  se  sont  adressés  à  lui,  comme  s'ils  avaient  pressenti,  nous 
allions  dire  devancé  le  choix  de  l'empereur.  M.  Witte  leur  a  donné 
les  meDleurs,  les  plus  sages,  les  plus  fermes  conseils.  Il  a  essayé 
de  leur  faire  comprendre  que  le  gouvernement  ne  pouvait  pas 
céder  à  un  ultimatum  venant  d'eux,  et  que,  s'ils  continuaient  de  tenir 
la  population  tout  entière  sous  la  menace  de  la  disette  et  du  pil- 
lage, ils  s'exposeraient  à  une  répression  sanglante  si  elle  venait  de 
l'autorité  militaire,  et  encore  plus  implacable  si  elle  venait  de  la 
population  elle-même,  affolée  et  exaspérée.  C'était  bien  le  langage 
à  tenir;  mais  nous  ignorons  encore  l'impression  qu'il  a  produite. 
Il  faudra  probablement  autre  chose  que  des  paroles  pom^  inter- 
rompre le  mouvement  gréviste,  derrière  lequel  apparaît  si  clairement 
l'action  révolutionnaire.  M.  Witte  le  sait  bien.  Aussi  annonce-t-on 
déjà  que,  s'il  en  est  le  maître,  il  donnera  d'une  main  assez  large  la 
liberté  de  la  presse  et  la  liberté  de  réunion.  11  aura  raison,  non  pas 
que  l'exercice  de  ces  libertés,  sans  préparation,  sans  éducation  préa- 
lable, n'ait  pas  de  graves  inconvéniens,  mais  parce  qu'il  faut  faire 
quelque  chose  et,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  occuper  les 
esprits  et  satisfaire  au  moins  quelques-unes  de  leurs  exigences.  Ces 
exigences  sont  d'ailleurs  légitimes.  Le  pouvoir  absolu  a  produit  de  tels 
résultats  en  Russie  que  le  moment  est  venu  de  le  tempérer  par 
quelques  institutions  de  contrôle.  Le  malheur  est  qu'on  ait  attendu 
une  grève  révolutionnaire  pour  faire  tout  cela.  Le  malhem>  est  que  les 
grévistes  auraient  pu  répondre  aux  bons  conseils  de  M.  Witte  en  lui 
disant  que,  sans  eux,  il  ne  serait  peut-être  jamais  devenu  premier 
ministre.  Le  malheur  est  que  la  volonté  impériale,  au  heu  d'agir  dans 
son  indépendance  et  sa  spontanéité,  aura  eu  l'air  de  ne  s'y  résoudre 
que  contrainte  et  forcée.  On  fait  bien  toutefois  de  se  résigner  à  ce 
malheur,  car  il  pourrait  y  en  avoir  de  pires  encore.  Mais  les  événe- 
mens  suivent  leur  cours,  et  nous  ne  pouvons  que  les  observer. 

Nous  le  faisons  avec  les  sentimens  d'amitié  inaltérée  que  nous 
avons  pour  la  Russie.  Nulle  part  plus  qu'en  France,  on  ne  forme 
aujourd'hui  des  vœux  pour  le  rétablissement  de  sa  tranquilUté  inté- 
rieure, comme  on  en  formait  hier  pour  la  cessation  d'une  guerre  qui 
avait  trop  duré  et  où,  désormais,  elle  épuisait  inutilement  ses  forces. 
La  Russie  est  notre  alUée  ;  rien  de  ce  qui  la  touche  dans  ses  œuvres 
vives  ne  saurait  nous  laisser  indifférens.  La  crise  qu'elle  traverse  est 
arrivée  à  l'état  aigu.  Peut-être  cela  vaut-il  mieux,  car  rien  n'est  plus 
dangereux  que  de  s'endormir  dans  une  fausse  sécurité.  Plus  ce  som- 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

meil  dure,  plus  le  péril  augmente,  et  plus  l'inévitable  réveil  a  des  sur- 
sauts inquiétans.  Lorsque  la  grève  aura  pris  fin  d'une  manière  ou 
d'une  autre,  ce  sera  le  moment  de  faire  hardiment  les  réformes  néces- 
saires. Le  comprendra-t-on  ? 

Chez  nous,  les  Chambres  viennent  de  reprendre  leurs  travaux  : 
elles  sont  entrées  dans  ce  qu'on  appelle  la  session  extraordinaire, 
bien  qu'elle  ait  lieu  tous  les  ans  et  que  rien,  dès  lors,  ne  soit  plus  ordi- 
naire. La  session  d'automne  est  consacrée  à  la  discussion  du  budget; 
c'est  sa  raison  d'être;  mais  il  est  devenu  assez  rare  que  le  budget  soit 
voté  lorsqu'elle  se  termine  à  la  fin  de  décembre,  et  cela  paraît  devoir 
être  d'autant  plus  difficile  cette  année  que,  les  élections  d'un  tiers  du 
Sénat  ayant  lieu  au  commencement  de  janvier,  il  faudra  mettre  le 
Parlement  en  vacances  trois  semaines  auparavant.  On  fera  ce  qu'on 
pourra  !  II  y  aurait  un  intérêt  d'autant  plus  grand  à  voter  le  budget  en 
temps  normal,  que  les  premiers  mois  de  1906  verront  une  accumula- 
tion d'élections  tout  à  fait  exceptionnelle.  Les  échéances  constitu- 
tionnelles l'ont  voulu  ainsi.  On  élira  d'abord  un  tiers  du  Sénat,  puis 
le  président  de  la  République,  puis  la  Chambre  des  députés,  et  tout 
cela  dans  l'intervalle  de  quatre  ou  cinq  mois.  Une  vraie  fièvre  élec- 
torale sévira  sur  le  pays,  avec  des  accès  redoublés,  qui  laisseront 
peu  de  calme  aux  esprits,  et  n'offriront  pas  les  meDleures  conditions 
pour  discuter  un  budget.  Mais  qui  se  préoccupe  du  budget?  Bien  peu 
de  personnes.  Avouons  que  celui  de  1906  n'est  pas  fait  pour  exciter 
l'enthousiasme.  Il  ne  contient  rien,  sauf  une  augmentation  notable 
des  dépenses,  et  des  recettes  en  partie  fictives  pour  y  faire  équilibre. 
Mais  n'est-ce  pas  l'habitude?  Le  budget  prochain  diffère  peu  de  ses 
devanciers  ;  c'est  un  budget  d'attente  comme  eux;  on  a  pris  le  parti 
très  sage  de  laisser  en  dehors  de  lui  les  réformes  promises  à  la  démo- 
cratie et  qui  ne  sont  pas  encore  réalisées,  comme  les  retraites  ou- 
vrières. Il  n'est  donc  pas  impossible  que  ce  budget  sans  intérêt 
soit  expédié  assez  vite,  et  sans  faire  beaucoup  parler  de  lui.  L'atten- 
tion est  ailleurs.  Elle  est,  au  Palais-Bourbon,  à  la  question  politique 
par  excellence,  celle  de  savoir  quel  sera  le  sort  du  ministère,  et,  au 
Luxembourg,  à  la  question  plus  grave  encore,  mais  qu'il  faut  sans 
doute  considérer  comme  déjà  résolue,  de  la  séparation  de  l'Église  et 
de  l'État. 

Le  ministère  n'est  peut-être  pas  en  péril,  mais  il  est  menacé. 
Est-ce  par  les  modérés  qui  pourraient  à  bon  droit  lui  reprocher  sa  com- 
position hétéroclite  et  ses  faiblesses  à  l'égard  d'un  de  ses  membres, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

M.  Berteaux?  Non,  c'est  par  les  radicaux-socialistes  et  par  les  socia- 
listes qui,  le  comparant  à  son  prédécesseur,  trouvent  qu'il  ne  fait 
pas  aussi  bien  leurs  affaires.  Il  n'est  que  juste,  en  effet,  de  recon- 
naître chez  lui  un  effort  intermittent  pour  se  dégager  de  certaines 
étreintes  et  s'affranchir  de  certaines  habitudes  où  M.  Combes  se 
complaisait;  mais  il  y  réussit  si  médiocrement  que  l'extrême 
gauche  devrait  bien  lui  pardonner  ses  bonnes  intentions.  Son  insuccès 
tient  surtout  à  ce  qu'il  ne  sait  pas  se  faire  obéir.  L'administration, 
qui  dépend  de  lui  aujourd'hui,  se  rappelle  de  qui  eUe  dépendait  hier 
et  se  demande  de  qui  elle  dépendra  demain.  L'ancien  ministère 
lui  inspirait,  non  pas  plus  de  respect,  le  mot  serait  impropre,  mais 
plus  de  crainte  et  de  circonspection  que  le  nouveau,  et  cette  crainte 
dure  encore.  Enfin,  des  préfets  et  des  sous-préfets  qui  ont  reçu 
autrefois  pour  instructions,  et  qui  ont  pris  pour  habitude,  de  se 
faire  les  très  humbles  serviteurs  de  certains  hommes  politiques, 
continuent  d'accepter  ou  de  subir  leur  direction.  Quoi  de  plus  na- 
turel? Pour  les  affrancliir  du  joug,  il  aurait  fallu  au  moins  les  chan- 
ger de  place.  Le  gouvernement  ne  l'a  pas  fait.  Aussi,  lorsqu'on  va 
en  province,  on  y  trouve  peu  de  modifications  dans  les  tendances 
ou  même  dans  les  procédés  de  l'administration.  Les  tendances  sont 
restées  les  mêmes  ;  les  procédés  d'hier  s'emploient  moins  ouverte- 
ment ;  c'est  toute  la  différence.  Les  modérés  seraient  donc  en  droit 
d'être  mécontens,  beaucoup  plus  que  les  radicaux-socialistes  et  les 
socialistes.  Mais  ceux-ci  se  croyaient  si  bien  les  maîtres  de  tout  et  de 
tous  qu'Us  s'indignent  des  moindres  velléités  d'indépendance.  Leur 
mauvaise  humeur  devient  de  plus  en  plus  agressive.  Très  certaine- 
ment, ils  essaieront  de  renverser  le  ministère  :  la  seule  question 
est  de  savoir  sur  quel  terrain  ils  lui  livreront  assaut.  On  avait  pu 
croire  un  moment  que  la  politique  étrangère  leur  fournirait  un  pré- 
texte; mais  d'abord  ils  la  connaissent  mal;  ensuite  la  détente,  peut- 
être  provisoire,  apparente  néanmoins  et  sensible  qui  s'est  produite 
entre  l'Allemagne  et  nous,  ne  leur  permet  plus  de  trouver  un  argu- 
ment de  ce  côté.  L'opinion  ne  les  suivrait  pas.  Il  faudra  donc  trouver 
contre  le  ministère  des  griefs  dans  la  politique  intérieure,  et  cette 
poUtique  est  elle-même  si  imprécise,  si  flottante,  si  indéterminée, 
que,  là  encore,  il  est  difficile  de  découvrir  les  armes  qu'on  cherche. 
On  peut  accuser  des  tendances  ;  les  faits  manquent  pour  les  caracté- 
riser. Il  est  certain  que  le  gouvernement  gouverne  peu,  qu'il  laisse 
beaucoup  faire,  et  que  son  rêve  serait  de  pratiquer  la  neutralité  entre 
les  partis  républicains  :  nous  l'en  approuverions  fort  si  ses  agens  la 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pratiquaient  en  effet.  Servir  les  grands  intérêts  du  pays  et  laisser 
les  candidats  se  débrouiller  avec  les  électeurs,  ce  serait  un  beau 
et  bon  programme.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  radicaux-socialistes  et  les 
socialistes  ne  sont  pas  satisfaits;  ils  se  plaignent  d'être  abandon- 
nés, trahis  même  par  le  ministère,  et,  comme  ils  ont  cessé  d'être 
d'accord  entre  eux,  l'avenir  électoral  les  préoccupe.  Quelle  sera  l'ex- 
pression parlementaire  de  ces  sentimens  divers,  confus,  mais  âpres  et 
violens,  nous  ne  saurions  le  dire.  Nous  souhaiterions  au  cabinet  actuel 
d'être  toujours  menacé,  comme  celui  d'hier,  par  des  gens  qui,  finale- 
ment, voteraient  toujours  pour  lui,  et  cela  pourrait  bien  arriver  si, 
au  moment  de  livrer  bataille,  ses  adversaires  se  prenaient  à  douter 
de  leurs  forces.  Mais  aujourd'hui  les  intentions  des  radicaux  et  des 
socialistes  sont  hargneuses,  et  il  faut  s'attendre  à  un  retour  offensif 
de  ce  que  M.  Combes  lui-même  appelle  modestement  le  combisme. 
L'histoire  retiendra-t-elle  ce  vocable? 

Nous  avons  dit  que  les  radicaux  et  les  socialistes  n'étaient  plus 
aussi  complètement  d'accord  qu'autrefois.  Ils  le  sont  encore  à  la 
Chambre,  mais  non  plus  dans  le  pays.  A  mesure  que  les  élections 
approchent,  on  s'aperçoit  que  le  bloc,  le  fameux  bloc,  était  beaucoup 
plus  un  instrument  parlementaire  qu'un  instrument  électoral.  Il  s'agis- 
sait, au  cours  de  la  législature,  d'exploiter  le  pouvoir  en  commun, 
puisque  aucun  parti  radical  ou  socialiste  ne  se  sentait  assez  fort  pour 
l'accaparer  à  lui  seul  et  s'en  attribuer  tous  les  bienfaits.  Mais,  en  face 
du  scrutin,  c'est  autre  chose.  Les  socialistes  estiment  qu'ils  ont  assez 
compromis  et  usé  les  radicaux  pour  les  supplanter  dans  un  grand 
nombre  de  circonscriptions,  et,  naturellement,  ils  se  disposent  à  le 
faire.  En  vain  la  plupart  des  radicaux  se  sont-ils  affublés  par  sur- 
croît de  l'épithète  de  socialistes  ;  les  socialistes  sont  les  premiers  à 
dénoncer  ce  déguisement  et  à  conseiller  aux  électeurs  de  ne  pas  s'y 
laisser  prendre.  Si  on  veut  vraiment  des  sociaUstes,  il  n'y  a  qu'eux 
qui  tiennent  cette  spécialité  et  qui  aient  la  bonne  marque  de  fabrique. 
En  conséquence,  ils  ont  décidé  qu'ils  se  présenteraient  dans  toutes  les 
circonscriptions  où  ils  auraient  quelque  espoir  de  remporter  la  vic- 
toire, que  ce  fût  d'ailleurs  contre  un  radical  aussi  bien  que  contre  un 
modéré  ou  un  réactionnaire.  La  seule  question  qu'ils  consentent  à  dé- 
battre est  de  savoir  ce  qu'ils  feront  au  second  tour  de  scrutin.  Se  dé- 
sisteront-Us s'ils  ont  eu,  au  premier,  moins  de  voix  que  le  candidat 
radical?  Conserveront-ils  le  droit  de  maintenir  leurs  candidatures  si 
grâce  à  des  coalitions  quelconques,  ils  peuvent  encore  gagner  la 
partie?  Dans  plus  d'un  endroit,  les  conservateurs  aiment  mieux  voter 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2.39 

pour  les  socialistes  que  pour  les  radicaux.  Nous  n'examinons  pas  s'ils 
ont  tort  ou  raison;  mais  le  fait  est  là,  incontestable,  et  les  socialistes 
n'ont  pas  renoncé  à  en  profiter.  S'ils  ne  sollicitent  pas  les  voix  de  la 
réaction,  ils  les  acceptent,  pensant  qu'elles  se  purifient  en  se  reportant 
sur  eux.  C'est  ce  qui  vient  de  se  passer  aux  élections  municipales  de 
Toulouse,  où  les  socialistes,  bien  qu'ils  n'en  disent  rien,  n'ont  cer- 
tainement pas  la  prétention  d'avoir  triomphé  avec  leurs  seules  forces. 
Aussi,  quand  on  leur  demande  de  fixer  une  règle  uniforme  pour  le 
second  tour  de  scrutin,  répondent-ils  qu'ils  aiment  mieux  rester  libres 
d'agir  suivant  les  circonstances  locales.  Un  congrès  socialiste  se 
réunit  en  ce  moment  même  à  Chalon  pour  discuter  et  résoudre,  s'H 
est  possible,  ces  graves  questions  de  tactique.  Mais  sera-ce  possible? 
Si  la  règle  établie  est  celle  du  désistement  au  second  tour  du  candi- 
dat qui  sera  en  minorité  au  premier,  il  est  très  probable  qu'elle  sera 
dans  maints  endroits  outrageusement  violée.  De  tout  cela,  il  résulte 
que  le  bloc  s'effrite,  et  qu'un  gouvernement  avisé  et  vigoureux  pour- 
rait en  profiter  pour  reconquérir  son  indépendance.  Le  nôtre  est  avisé  ; 
mais  personne  ne  le  soupçonne  d'être  vigoureux.  Il  ménage  égale- 
ment, à  la  Chambre,  les  radicaux  et  les  socialistes.  Voilà  pourquoi  la 
situation  parlementaire  reste  indécise. 

Pour  ce  qui  est  du  Sénat,  il  n'aura  à  s'occuper  du  budget  qu'après 
la  Chambre,  et,  en  attendant,  U  discutera  la  séparation  de  l'ÉgUse  et 
de  l'État.  Aucune  illusion  n'est  possible  sur  le  sentiment  de  l'assem- 
blée, et,  au  surplus,  personne  ne  s'en  fait  aujourd'hui;  personne  ne 
doute  que  la  séparation  sera  votée  ;  le  seul  point  est  de  savoir  si  elle 
le  sera  exactement,  machinalement,  docilement,  dans  les  mêmes 
termes  qu'à  la  Chambre,  de  manière  que  la  loi  n'ait  pas  à  y  revenir 
et  à  ce  qu'elle  puisse  être  promulguée  pour  le  l"  janvier.  Les  par- 
tisans de  la  séparation  tiennent  beaucoup  à  donner  cette  étrenne 
électorale  au  pays.  Ils  semblent  craignent —  le  font-ils  réellement? 
—  que  la  Chambre  prpchaine  ne  soit  pas  aussi  entichée  de  la  ré- 
forme que  l'est  celle  d'aujourd'hui.  Doutent-Us  donc  du  pays,  et 
veulent-ils  lui  forcer  la  main?  Mais  nous  ne  reviendrons  pas  sur  des 
polémiques  pour  le  moment  épuisées.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  pour 
ou  contre  la  séparation  a  été  dit,  et  on  aura  beau  le  répéter,  l'opinion 
ou  le  parti  pris  de  chaque  sénateur  a  peu  [de  chances  d'en  être 
modifié.  Eh  bien!  si  la  majorité  du  Sénat  est  pour  la  séparation, 
qu'elle  la  vote,  qu'elle  en  prenne  la  responsabihté.  Nous  ne  lui  de- 
mandons même  pas  d'introduire  dans  la  loi  beaucoup  d'amendemens, 
car  nous  ne  sommes  pas  sûr  qu'ils  en  amélioreraient  les  dispositions 


2i.O  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  le   sens  libéral.  Mais  on  sait  comment  la  loi  a  été  discutée  et 
votée  à  la  Chambre.  Le  gouvernement  n'y  a  pris  que  très  peu  de  part, 
et    les  efforts  quelquefois    divergens,    quelquefois    convergens,   de 
M.  Ribot  et  de  M.  Briand  n'ont  pas  réussi  à  en  coordonner  logiquement 
toutes  les  parties.  Il  serait  même  facile  de  relever,  dans  cette  loi, 
des  dispositions  évidemment   contradictoires.  Les  règlemens   d'ad- 
ministration publique  ne  feront  disparaître  ces  disparates  que  si  on 
laisse  indirectement  et  incorrectement  le  Conseil  d'État  mettre  la 
main  à  la  pâte  législative.  Le  Sénat  aimera-t-il  la  loi  jusque  dans  ses 
taches  et  dans  ses  verrues,  jusque  dans  ses  erreurs  de  rédaction, 
jusque  dans  son  incohérence?  La  déclarera-t-il  intangible?  S'interdi- 
ra-t-il  d'y  rien  changer,  ni  un  mot,  ni  une  virgule,  pour  que  cette 
belle  œuvre  passe  à  la  postérité  telle  quelle?  Ce  serait  de  sa  part  une 
abdication.  A  quoi  sert  d'avoir  deux  Chambres,  si  l'une  renonce  à  sa 
part  de   collaboration  indépendante  dans  l'œuvre   commune,  et  se 
réduit  elle-même  à  un  simple  rôle  d'enregistrement?  C'est  pourtant 
ce  que  la  commission  et  son  rapporteur,  M.  Maxime  Lecomte,  de- 
mandent au  Sénat  de  faire.  Et  pourquoi?  Nous  l'avons  dit,  pour  que 
la  loi  soit  promulguée  le  1"  janvier.  Il  paraît  que,  si  elle  l'était  le  2, 
toute  la  vertu  en  serait  évaporée;  tout  serait  perdu;  le  parti  républi- 
cain aurait  manqué  à  une  échéance  qu'il  s'est  fixée  solennellement; 
ce  serait  presque  une  faillite.  A  nos  yeux,  tout  cela  est  puéril,  et,  pour 
l'honneur  du  parti  républicain,  il  vaudrait  mieux  une  loi  bien  faite 
quelques  jours  plus  tard,  qu'une  loi  mal  faite  quelques  jours  plus  tôt. 
Tels  sont  les  auspices  sous  lesquels  la  session  s'ouvre,  session  de 
liquidation  et,  en  quelque  sorte,  de  fin  de  bail.  Dès  le  mois  de  janvier, 
s'ouvrira  l'ère  électorale.  L'élection  du   Président   de  la  République 
dépend  des  Chambres,  mais  celle  des  Chambres  elles-mêmes  dépend 
du  pays.  A  lui  de  se  prononcer.  S'U  est  satisfait  de  la  politique  qu'on 
nous  a  faite  depuis  quelques  années,  il  le  dira.  Le  malheur,  faut-il 
l'avouer?  est  que   cette  politique  n'a  pas    encore  produit  toutes  ses 
conséquences,  et  c'est  seulement  lorsqu'une  politique  en  est  là  que  le 
pays  est  à  même  de  la  juger.  Le  malheur,  aussi,  est  qu'il  est  alors  ua 
peu  tard  pour  le  faire. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérantf 
F.  Brunetière. 


UN 

VOYAGE  A  SPARTE 


I.    —   LE   DERNIER   APOTRE   DE    l'HELLÉNISME. 

L'idée  qu'on  se  faisait  de  la  Grèce,  de 
cette  littérature  et  de  cette  contrée  célèbre 
n'a  pas  toujours  été  la  même  en  France,  et 
elle  a  passé  depuis  trois  siècles  par  bien 
des  variations  et  des  vicissitudes. 

Sai:?te-Becve. 

Au  lycée  de  Nancy,  en  1880,  M.  Auguste  Burdeau,  notre 
professeur  de  philosophie,  ouvrit  un  jour  un  tout  petit  livre  : 

—  Je  vais  vous  lire  quelques  fragmens  d'un  des  plus  rares 
esprits  de  ce  temps. 

C'étaient  les  Rêveries  (Tun  païen  mystique.  Pages  subtiles  et 
fortes,  qui  convenaient  mal  pour  une  lecture  à  haute  voix,  car  il 
eût  fallu  s'arrêter  et  méditer  sur  chaque  ligne.  Mais  elles  con- 
quirent mon  âme  étonnée. 

Avez-vous  fait  cette  remarque  que  la  clarté  n'est  pas  néces- 
saire pour  qu'une  œuvre  nous  émeuve?  Le  prestige  de  l'obscur 
auprès  des  enfans  et  des  simples  est  certain.  Aujourd'hui 
encore,  je  délaisse  un  livre  quand  il  a  perdu  son  mystère  et  que 
je  tiens  dans  mes  bras  la  pauvre  petite  pensée  nue. 

Les  difficultés  de  la  thèse  de  Ménard,  l'harmonie  de  ses 
phrases  pures  et  maigres,  l'accent  grave  de  Burdeau  qui  mettait 
sur  nous  l'atmosphère  des  temples,  son  visage  blême  de  jeune 
contremaître  des  ateliers  intellectuels ,  tout  concourait  à  faire 
de  cette  lecture  une  scène  théâtrale. 

TOME   XIX.    —    190o.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Trente  petits  provinciaux  de  Lorraine  et  d'Alsace  n'étaient 
guère  faits  pour  recevoir  avec  profit  cette  haute  poésie  essen- 
tielle, ce  triple  extrait  d'Athènes,  d'Alexandrie  et  de  Paris.  Il 
eût  mieux  valu  qu'un  maître  nous  proposât  une  discipline  lor- 
raine, une  vue  à  notre  mesure  de  notre  destinée  entre  la 
France  et  l'Allemagne.  Le  polythéisme  mystique  de  Ménard 
tombait  parmi  nous  comme  une  pluie  d'étoiles;  il  ne  pouvait 
que  nous  communiquer  une  vaine  animation  poétique.  J'ai  hor- 
reur des  apports  du  hasard;  je  voudrais  me  développer  en  pro- 
fondeur plutôt  qu'en  étendue;  pourtant,  je  ne  me  plaindrai  pas  du 
coup  d'alcool  que  nous  donna,  par  cette  lecture,  Burdeau.  Depuis 
vingt  années,  Ménard,  sans  me  satisfaire,  excite  mon  esprit. 

Peu  après,  vers  1883,  comme  j'avais  l'honneur  de  fréquenter 
chez  Leconte  de  Lisle,  qui  montrait  aux  jeunes  gens  une  extrême 
bienveillance,  je  m'indignai  devant  lui  d'avoir  vu,  chez  Lemerre, 
la  première  édition  des  Rêveries  presque  totalement  invendue. 
A  cette  date,  je  n'avais  pas  lu  les  préfaces  doctrinales  de  Leconte 
de  Lisle,  d'où  il  appert  que  l'esthétique  parnassienne  repose  sur 
l'hellénisme  de  Ménard,  et  j'ignorais  que  les  deux  poètes  eussent 
participé  aux  agitations  révolutionnaires  et  stériles  que  le  se- 
cond Empire  écrasa.  Je  fus  surpris  jusqu'à  l'émotion  par  l'affec- 
tueuse estime  que  Leconte  de  Lisle  m'exprima  pour  son  obscur 
camarade  de  jeunesse.  Je  fus  surpris,  car  ce  terrible  Leconte 
de  Lisle,  homme  de  beaucoup  d'esprit,  mais  plus  tendre  que 
bon,  s'exerçait  continuellement  au  pittoresque,  en  faisant  le  fé- 
roce dans  la  conversation  ;  je  fus  ému,  parce  qu'à  vingt  ans,  un 
novice  souffre  des  querelles  des  maîtres  que  son  admiration 
réunit.  Leconte  de  Lisle  me  peignit  Ménard  comme  un  assez 
drôle  de  corps  (dans  des  anecdotes,  fausses,  je  pense,  comme 
toutes  les  anecdotes),  mais  il  y  avait,  dans  son  intonation  une 
nuance  de  respect.  C'est  ce  qu'a  très  bien  aperçu  un  poète, 
M.  Philippe  Dufour.  «  J'étais  allé  voir  Leconte  de  Lisle,  dit 
M.  Dufour,  au  moment  où  la  Revue  des  Deux  Mondes  publiait 
ses  Hymnes  orphiques  :  je  suis  content  de  ces  poèmes,  me  dé- 
clara le  maître,  parce  que  mon  vieil  ami  Ménard  m'a  dit  que 
c'est  dans  ces  vers  que  j'ai  le  plus  profondément  pénétré  et 
rendu  le  génie  grec.  »  La  jolie  phrase,  dlun  sentiment  noble  et 
touchant  !  Belle  qualité  de  ces  âmes  d'artistes,  si  parfaitement 
préservées  que,  bien  au  delà  de  la  soixantaine,  elles  frissonnent 
d'amitié  pour  une  même  conception  de  l'hellénisme.  «  Tout  est 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  243 

illusion,  »  a  répété  indéfiniment  Leconte  de  Lisle,  mais  il  a  cru 
dur  comme  fer  à  une  Grèce  qui  n'a  jamais  existé  que  dans  le 
cerveau  de  son  ami. 

Heureux  de  donner  un  admirateur  à  Miinard,  qui  ne  s'en 
connaissait  guère,  Leconte  de  Lisle  me  conduisit  un  matin  chez 
Polydor,  humble  et  fameux  crémier  de  la  rue  de  Vaugirard.  Les 
Grecs,  fort  éloignés  de  nos  épaisses  idées  de  luxe,  ont  toujours 
réduit  leurs  besoins  matériels  à  une  frugalité  qui  nous  paraî- 
trait misérable.  Le  vieil  helléniste  avait  une  maison  place  de  la 
Sorbonne  et,  dans  cette  maison,  une  jeune  femme  charmante, 
mais  il  venait  se  nourrir  pour  quelques  sous  chez  Polydor.  Je 
vis  mon  maître,  je  vis  des  petits  yeux  d'une  lumière  et  d'un  bleu 
admirables  au  milieu  d'un  visage  ridé,  un  corps  de  chat  maigre 
dans  des  habits  râpés,  des  cheveux  en  broussailles  :  au  total,  un 
vieux  pauvre  animé  par  une  allégresse  d'enfant  et  qui  éveillait 
notre  vénération  par  sa  spiritualité.  Nul  homme  plus  épuré  de 
parcelles  vulgaires.  Si  j'aime  un  peu  l'humanih;,  c'est  qu'elle 
renferme  quelques  êtres  de  cette  sorte,  que  d'ailleurs  elle  écrase 
soigneusement. 

Depuis  cette  première  rencontre,  je  n'ai  jamais  cessé  d'entre*- 
tenir  des  relations  avec  Louis  Ménard.  Je  montais  parfois  l'esca- 
lier de  sa  maison  de  la  place  de  la  Sorbonne.  J'évitais  que  ce 
fût  après  le  soleil  couché,  car,  sitôt  la  nuit  venue,  en  toute 
saison,  il  se  mettait  au  lit,  n'aimant  pas  à  faire  des  dépenses  de 
lumière.  Il  occupait  à  l'étage  le  plus  élevé  une  sorte  d'atelier 
vitré  où  il  faisait  figure  d'alchimiste  dans  la  poussière  et  l'en- 
combrement. On  y  voyait  toute  la  Grèce  en  moulages  et  en  gra- 
vures qu'il  nous  présentait  d'une  main  charmante,  prodigieuse- 
ment sale.  D'autres  fois,  nous  faisions  des  promenadiîs  le  long 
des  trottoirs.  11  portait  roulé  autour  de  son  cou  maigre  un  petit 
boa  d'enfant,  un  mimi  blanc  en  poil  de  lapin.  Peut-étrci  que  cer- 
tains passans  le  regardaient  avec  scandale,  mais,  dans  le  même 
moment,  il  prodiguait  d'incomparables  richesses,  des  éruditions» 
des  symboles,  un  tas  d'explications  abondantes,  ingénieuses,  très 
nobles,  sur  les  dieux,  les  héros,  la  nature,  l'âme  et  la  politique: 
autant  de  merveilles  qu'il  avait  retrouvées  sous  les  ruines  des 
vieux  sanctuaires. 

C'était  un  homme  un  peu  bizarre,  en  même  temps  que  l'esprit 
le  plus  subtil  et  le  plus  gentil,  ce  Louis  Ménard!  En  voilà  un 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  conçut  pas  la  vie  d'artiste  et  de  philosophe  comme  une 
carrière  qui,  d'un  jeune  auteur  couronné  par  l'Académie  fran- 
çaise, fait  un  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  un  officier,  un 
membre  de  l'Institut,  un  commandeur,  un  président  de  sociétés, 
puis  un  bel  enterrement  !  Il  a  été  passionné  d'hellénisme  et  de 
justice  sociale,  et  toute  sa  doctrine,  long  monologue  incessam- 
ment poursuivi,  repris,  amplifié  dans  la  plus  complète  solitude, 
vise  à  nous  faire  sentir  l'unité  profonde  de  cette  double  passion. 

Comme  Jules  Soury,  fils  d'un  opticien,  et  comme  Anatole 
France,  fils  d'un  libraire,  Louis  Mcnard  est  né  de  commerçans 
parisiens,  nés  eux-mêmes  à  Paris.  Tous  les  trois,  en  même  temps 
qu'ils  m'émerveillent  par  leur  aisance  à  respirer  et  à  s'isoler  au 
plus  épais  de  la  grande  ville  (d'où  ils  s'absentent  rarement),  sont 
aimables,  curieux,  ornés,  simples  de  mœurs.  Tout  aboutit  et  se 
combine  dans  leurs  cerveaux  ;  ils  sont,  comme  leur  ville,  des 
esprits  carrefours,  tout  à  la  fois  athées  et  religieux. 

Ménard  est  né  dans  l'automne  de  1822  (19  octobre),  rue  Gît- 
le-Cœur.  Il  eut  pour  compagnon  d'études,  au  collège  Louis-le- 
Grand,  Baudelaire  qui  le  précédait  de  deux  ans.  En  1846,  ils  firent 
la  connaissance  de  Leconte  de  Lisle  qui  débarquait  à  Paris. 
Celui-ci  m'a  raconté  que,  dès  le  premier  jour,  Baudelaire  leur 
récita  la  Barque  de  Don  Juan.  Je  crois  avoir  distingué  que  Leconte 
de  Lisle  appréciait  mal  Baudelaire.  Le  désir  de  produire  de  reff"et 
rendait  le  jeune  Baudelaire  insupportable  :  les  poètes  sont  sou- 
vent démoniaques.  Et  puis,  son  parti  pris  aristocratique  devait 
choquer  dans  ce  petit  cénacle  où  les  Leconte  de  Lisle,  les  Ménard, 
les  Thaïes  Bernard  participaient  de  l'esprit  généreux  et  absurde 
du  Paris  révolutionnaire  à  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe. 

Ménard  travaillait  dans  le  laboratoire  du  chimiste  Pelouze. 
On  lui  doit  la  découverte  du  collodion,  d'un  usage  si  important 
par  ses  applications  au  traitement  des  plaies,  à  la  chirurgie,  aux 
matières  explosibles  et  par  son  emploi  décisif  pour  la  photogra- 
phie. C'est  encore  lui  qui,  le  premier,  réussit  à  cristalliser  la 
mannite  électrique,  le  plus  puissant  explosif  connu.  Au  juge- 
ment de  M.  Marcelin  Berthelot,  Ménard  était  près  des  grandes 
découvertes  modernes.  Il  tentait  la  fabrication  du  diamant,  à  côté 
de  son  ami  Paul  de  Flotte,  qui  cherchait  à  faire  de  l'or,  quand 
la  révolution  de  1848  éclata. 

Tous  ces  jeunes  gens  se  jetèrent  dans  le  mouvement  socia- 
liste. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  245 

Louis  Ménard,  transporté  d'indignation  par  les  fusillades 
de  Juin,  publia  des  vers  politiques,  Gloria  victis,  et  toute  une 
suite  d'articles,  intitulés  :  Prologue  d'une  Révolution,  qui  lui 
valurent  quinze  mois  de  prison  et  10  000  francs  d'amende.  Il 
passa  dans  l'exil,  où  il  s'attacha  passionnément  à  Blanqui  et 
connut  Karl  Marx.  Il  vivait  en  aidant  son  frère  à  copier  une 
toile  de  Rubens.  Leconte  de  Liste,  envoyé  en  Bretagne  par  le 
Club  des  Clubs,  pour  préparer  les  élections,  était  resté  en  dé- 
tresse à  Dinan.  Il  gardait  sa  foi  républicaine,  mais  se  détour- 
nait, pour  toujours,  de  laction.  Il  s'efforça  de  ramener  le  pro- 
scrit dans  les  voies  de  l'art  :  «  En  vérité,  lui  écrivait-il,  n'es-tu 
pas  souvent  pris  d'une  immense  pitié,  en  songeant  à  ce  misé- 
rable fracas  de  pygmées,  à  ces  ambitions  malsaines  d'êtres  infé- 
rieurs? Va,  le  jour  où  tu  auras  fait  une  belle  œuvre  d'art,  tu 
auras  plus  prouvé  ton  amour  de  la  justice  et  du  droit  qu'en 
écrivant  vingt  volumes  d'économie  politique.  » 

Le  grand  silence  de  l'Empire  les  mit  tou*s  deux  au  même  ton. 
Et  Ménard,  à  qui  l'amnistie  de  1852  venait  de  rouvrir  les  portes 
d'une  France  toute  transformée,  s'en  alla  vivre  dans  les  bois  de 
Fontainebleau. 

Si  l'on  feuillette  l'histoire  ou  simplement  si  l'on  regarde 
autour  de  soi,  on  est  frappé  du  grand  nombre  des  coureurs  qui 
lâchent  la  course  peu  après  le  départ,  et  qui,  voyant  le  train 
dont  va  le  monde,  ne  daignent  pas  concourir  plus  longtemps.  Les 
hommes  sont  grossiers  et  la  vie  injuste.  On  peut  s'exalter  là- 
dessus  et  dénoncer  les  violences  des  puissans  et  la  bassesse  des 
humbles  ;  on  peut  aussi  se  réfugier  dans  le  rêve  d'une  société 
où  régneraient  le  bonheur  et  la  vertu.  Cette  société  édénique, 
selon  Ménard,  ce  fut  la  Grèce.  Il  entreprit  de  la  révéler  aux 
cénacles  des  poètes  et  des  républicains. 

José-Maria  de  Heredia  a  souvent  entendu  Ménard  lire  du 
grec  :  «  Ménard  prenait  un  vieil  in-folio  à  la  reliure  fatiguée, 
Homère,  Anacréon,  Théocrite  ou  Porphyre,  et  traduisait. 
Aucune  difficulté  du  texte  ne  pouvait  l'arrêter,  et  sa  voix  expri- 
mait une  passion  telle  que  je  n'en  ai  connue  chez  aucun  autre 
homme  de  notre  génération.  La  vue  seule  des  caractères  grecs 
le  transportait;  à  la  lecture,  il  était  visible  qu'il  s'animait  inté- 
rieurement; au  commentaire,  c'était  un  enthousiasme.  Sa  face 
noble  s'illuminait.  Il  en  oubliait  les  soins  matériels  de  la  vie. 
Un  soir  d'hiver  que  nous  expliquions  l'Antre  de  Porphyre,  je  dus 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  dire  tout  à  coup  qu'il  l'aisait  plus  froid  dans  sa  chambre  sans 
feu  que  dans  l'Antre  des  Nymphes.  >: 

En  sa  qualité  d'helléniste,  Ménard  poursuivait  le  diviji  sur 
tous  les  plans  de  l'univers  :  comme  peintre  dans  la  nature,  comme 
poète  dans  son  âme,  comme  citoyen  dans  la  société.  11  vécut  et 
travailla  avec  les  peintres  de  Barbizon,  avec  Troyon  à  Toucques, 
avec  Jules  Duprc  à  l'Isle-Adam,  avec  Rousseau.  Pendant  dix 
années,  il  a  exposé  une  quantité  de  paysages  au  Salon.  Le 
public  les  méconnut,  mais  Théophile  Gautier  les  aima.  J'ai  vu 
l'entassement  des  toiles  de  Ménard  couvertes  de  poussière  dans 
sa  maison  de  la  Sorbonne.  On  dit  avec  justesse  que  le  déli- 
cieux peintre-poète  René  Ménard  a  hérité  et  employé  les  dons 
de  son  oncle.  Après  avoir  inspiré  les  hautes  pages  d'esthétique 
qui  précèdent  la  première  édition  des  Poèmes  antiques,  Louis 
Ménard  publia  ses  propres  poésies  (1855),  mais  en  façon  de  tes- 
tament. S'était-ii  découragé  devant  la  maîtrise  de  son  ami  ?  <(  Je 
publie  ce  volume  de  vers,  qui  ne  sera  suivi  d'aucun  autre,  di- 
sait-il, comme  on  élève  un  cénotaphe  à  sa  jeunesse.  Qu'il  éveille 
l'attention,  ou  qu'il  passe  inaperçu,  au  fond  de  ma  retraite,  je  ne 
le  saurai  pas.  Engagé  dans  les  voies  de  la  science,  je  quitte  la 
poésie  pour  n'y  jamais  revenir.  »  Essentiellement,  ce  qu'il  de- 
mandait à  l'étude  de  l'hellénisme,  c'était  d'accorder  ses  médita- 
tions et  son  activité,  ses  rêves  d'art,  sa  turbulence  révolutionnaire 
de  jeune  Parisien  et  son  incontestable  générosité  citoyenne. 

Au  ,cours  de  ses  longues  rêveries  dans  les  bois,  sa  prédi- 
lection pour  la  Grèce  et  sa  haine  de  la  Constitution  de  1852  s'amal- 
gamèrent. 11  sattacha  au  polythéisme  comme  à  une  conception 
républicaine  de  l'univers.  Pour  les  sociétés  humaines  comme 
pour  l'univers,  l'ordre  doit  sortir  de  l'autonomie  des  forces  et 
de  l'équilibre  des  lois;  la  source  du  droit  se  trouve  dans  les  rela- 
tions normales  des  êtres  et  non  dans  une  autorité  supérieure  : 
Homère  et  Hésiode  prononcent  la  condamnation  de  Napoléon  111. 

Ménard  exposait  ces  vues  à  M.  Marcelin  Berthelot,  au  cours 
de  longues  promenades  péripatéticiennes,  sous  les  bois  paisibles 
de  Chaville  et  de  Virollay.  M.  Berthelot  et  son  ami  Renan  étaient 
des  réguliers.  Ils  pressèrent  IMénard  de  donner  un  corps  à  ses 
théories  ingénieuses  sur  la  poésie  grecque,  les  symboles  reli- 
gieux, les  mystères,  les  oracles,  l'art,  et  de  passer  son  docto- 
rat. Ils  auguraient  que  sa  profonde  connaissance  du  grec  lui 
assurerait  une  belle  carrière  universitaire. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  247 

La  soutenance  de  Ménard  eut  beaucoup  d'éclat.  Nous  avons  sa 
thèse  dans  le  livre  qu'il  a  intitulé  :  La  morale  avant  les  philo- 
sophes, et  qu'il  compléta,  en  1866,  par  la  publication  du  Poly- 
théisme hellénique.  C'est  quoique  chose  d'analogue,  si  j'ose  dire, 
au  fameux  livre  de  Chateaubriand;  c'est  une  sorte  de  Génie  du 
polythéisme .  Le  polythéisme  était  un  sentiment  effacé  de  l'âme 
humaine;  Ménard  l'a  retrouvé.  Il  est  le  premier  qui  n'ait  pas 
partagé  l'indignation  de  Platon  contre  la  mort  de  Socrate. 
Socrate  se  croyait  bien  sage  de  rejeter  les  traditions  antiques  et 
de  dénoncer  des  fables  grossières;  il  pensait  épurer  l'intelli- 
gence athénienne  et  dissiper  les  ténèbres  de  l'obscurantisme, 
mais  un  scepticisme  général  sortit  de  son  enseignement.  Un 
peuple  qui  a  renié  ses  dieux  est  un  peuple  mort,  écrit  Ménard.  Et 
ce  n'est  pas  l'art  seulement,  c'est  la  liberté  qui  mourait  avec  le 
polythéisme. 

Le  nouveau  docteur  désirait  de  partir  pour  la  Grèce  et  il  allait 
l'obtenir,  quand  un  fonctionnaire  s'y  opposa,  sous  prétexte  que 
la  thèse  du  postulant  se  résumait  à  dire  que  «  le  polythéisme 
est  la  meilleure  des  religions,  puisqu'elle  aboutit  nécessairement 
à  la  république.  » 

Ce  fonctionnaire  impérial  avait  bien  de  l'esprit. 

Avec  son  émotivité  d'artiste  et  de  Parisien,  Ménard  était  à 
point  pour  participer  à  tous  les  enthousiasmes  et  toutes  les 
bêtises  de  V Année  terrible.  Heureusement  qu'une  pleurésie  l'em- 
pêcha de  prendre  part  à  la  Commune.  Il  se  serait  fait  tuer  sur 
les  barricades  ou  exécuter  par  les  tribunaux  de  répression.  Il 
ne  put  que  la  glorifier.  Ses  amis  blâmèrent  son  exaltation.  Il 
s'enfonça  tout  seul  dans  l'ombre. 

Il  y  médita  son  chef-d'œuvre,  les  Rêveries  d'un  païen  mys- 
tique. 

Ce  petit  volume  mêlé  de  prose  et  de  vers,  d'une  dialectique 
allègre  et  d'un  goût  incomparable,  un  des  honneurs  du  haut 
esprit  français  assailli  par  le  vulgaire  et  par  les  étrangers,  peut 
servir  de  pierre  de  touche  pour  reconnaître  chez  nos  contem- 
porains le  degré  de  sensibilité  intellectuelle. 

Nos  plus  illustres  mandarins,  la  chose  éclate  avec  scandale 
dans  le  Tombeau  de  Louis  Ménard  (édité  par  le  jeune  Edouard 
Champion),  ignoraient  ou  ne  comprirent  pas  Ménard.  C'est  qu'à 
notre  époque,  il  y  a  plus  d'écrivains  à  tempérament  que  d'esprits 
justes  et  plus  de  brutalité  que  de  maîtrise. 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  le  tard,  l'auteur  des  Rêveries  eut  une  grande  satisfaction. 
Le  conseil  municipal  de  Paris,  soucieux  de  dédommager  un  vieil 
enthousiaste  révolutionnaire,  créa  pour  Ménard  un  cours  d'his- 
toire universelle  à  l'Hôtel  de  Ville.  Louons  les  gens  d'esprit  qui 
firent  agréer  Ménard  par  une  majorité  d'anticléricaux  et  de  so- 
cialistes hicn  incapables  de  le  juger.  En  réalité,  les  idées  sociales 
et  religieuses  du  vieil  hellénisant  ne  pouvaient  satisfaire  aucun 
parti  ;  même  elles  devaient  déplaire  gravement  à  tous  les  élus, 
de  quelque  coterie  qu'ils  fussent,  car  le  programme  politique  de 
Ménard,  c'est,  avant  tout,  la  législation  directe  et  le  gouvernement 
gratuit,  qu'il  emprunte  aux  républiques  de  l'antiquité.  Ménard 
méprisait  de  tout  son  cœur  notre  prétendue  démocratie  :  «  Je 
resterai  dans  l'opposition,  m'écrivait-il  un  jour,  tant  que  nous 
ne  serons  pas  revenus  à  la  démagogie  de  Périclès.  »  Dans  cette 
attente,  et  pour  mieux  protester  contre  un  siècle  trop  peu  athé- 
nien, il  se  tenait  dans  les  partis  extrêmes  ;  mais  il  repoussait  le 
parti  des  satisfactions  du  ventre.  Il  ne  pensait  pas  qu'on  pût  se 
passer  d'une  règle  idéale  pour  la  conduite  de  la  vie.  Gela 
éclate  dans  ses  cours,  dédiés  à  Garibaldi,  comme  au  champion 
de  la  démocratie  en  Europe.  Ils  sont  d'un  grand  esprit,  mais 
qui  mêle  à  tout  des  bizarreries.  «  J'aime  beaucoup  la  Sainte 
Vierge,  m'écrivait-il;  son  culte  est  le  dernier  reste  du  poly- 
théisme. »  A  l'Hôtel  de  Ville,  il  justifiait  les  miracles  de  Lourdes 
et,  le  lendemain,  faisait  l'éloge  de  la  Commune.  Le  scandale 
n'alla  pas  loin,  parce  que  personne  ne  venait  l'écouter. 

En  hiver,  Ménard  professait  dans  la  loge  du  concierge  de 
l'Hôtel  de  Ville.  A  quoi  bon  chauffer  et  éclairer  une  salle? 
N'était-il  pas  là  très  bien  pour  causer  avec  l'ami  et  unique  audi- 
teur qui  le  rejoignait? 

C'est  peut-être  chez  ce  concierge  et  dans  les  dernières  con- 
versations de  Ménard  qu'on  put  le  mieux  profiter  de  sa  science 
fécondée  par  cinquante  ans  de  rêveries.  Ce  poète  philosophe 
n'avait  jamais  aimé  le  polythéisme  avec  une  raison  sèche  et 
nue;  mais,  à  mesure  qu'il  vieillit,  son  cœur,  comme  il  arrive 
souvent,  commença  de  s'épanouir.  Il  laissa  sortir  des  pensées 
tendres  qui  dormaient  en  lui  et  qu'un  Leconte  de  Liste  n'a  jamais 
connues. 

Il  me  semble  que  nous  nous  augmentons  en  noblesse  si  nous 
rendons  justice  à  toutes  les  formes  du  divin  et  surtout  à  celles 
qui  proposèrent  l'idéal  à  nos  pères  et  à  nos  mères.  Leconte  de 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  219 

Lislc  m'offense  et  se  diminue  par  sa  haine  politicienne  contre 
le  moyen  âge  catholique.  Il  veut  que  cette  haine  soit  l'effet  de  ses 
nostalgies  helléniques  ;  j'y  reconnais  plutôt  un  grave  inconvé- 
nient de  sa  recherche  outrancière,  féroce  du  pittoresque  verbal. 
Le  blasphème  est  une  des  plus  puissantes  machines  de  la  rhé- 
torique, mais  une  âme  qui  ne  se  nourrit  pas  de  mots  aime 
accorder  entre  elles  les  diverses  formules  religieuses.  Ménard 
se  plaisait  à  traduire  sous  une  forme  abstraite  les. dogmes 
fondamentaux  du  christianisme,  afin  de  montrer  combien  ils 
sont  acceptables  pour  des  libres  penseurs.  Et  par  exemple,  il 
disait  que,  si  l'on  voulait  donner  au  dogme  républicain  de  la  fra- 
ternité une  forme  vivante  et  plastique,  on  ne  pourrait  trouver 
une  image  plus  belle  que  celle  du  Juste  mourant  pour  le  salut 
des  hommes. 

Je  soupçonne  bien  qa'il  y  a  une  part  de  jeu  littéraire  dans 
cette  interprétation  des  symboles,  mais  elle  est  servie,  protégée 
par  un  goût  exquis.  C'est  de  la  science  animée  par  le  plus  dé- 
licat amour.  Et  puis,  de  tels  jeux  de  l'esprit  sont  d'une  grande 
importance  pour  la  paix  sociale.  Ils  permettent  de  concilier  la 
foi,  le  doute  et  la  négation;  ils  aident  des  athées,  des  esprits 
passionnés  pour  l'analyse  et  l'examen  à  éviter  l'anarchie  et  à 
s'accommoder  de  l'ordre  traditionnel  qui  porte  nos  conceptions 
de  la  vertu  el  de  l'honneur. 

Je  ne  puis  pas  regarder  sans  attendrissement  la  position  qu'a 
prise  Ménard  dans  l'équipe  des  Burnouf,  des  Renan,  des  Taine 
et  des  Littré.  Ces  grands  travailleurs  attristés,  attristans,  nous 
font  voir  les  dieux  incessamment  créés  et  puis  détruits  par  nous 
autres,  misérables  hommes  Imaginatifs.  La  conséquence  immé- 
diate de  cette  vue  sur  la  mutabilité  des  formes  du  divin  devrait 
être  de  nous  désabuser  des  dieux.  Mais  par  une  magnifique  res- 
source de  son  âme  de  poète,  Louis  Ménard  y  trouve  un  argument 
de  plus  en  leur  faveur.  Ils  sont  tous  vrais,  puisqu'on  doit  voir 
en  eux  les  affirmations  successives  d'un  besoin  éternel. 

Que  l'on  me  passe  une  image  qui  n'est  irrespectueuse  qu'en 
apparence.  Ménard  me  fait  songer  à  la  sœur  de  Claude  Bernard, 
qui,  pour  réparer  les  crimes  do  la  physiologie,  a  ouvert  un  asile 
de  chiens.  Louis  Ménard,  le  compagnon  de  ces  philologues  qui 
détruisirent,  chez  nous,  la  religion,  a  prétendu  abriter  dans  son 
intelligence  tous  les  dieux.  Il  ne  les  jette  point  ignominieuse- 
ment au  Scheol;  il  les  recueille  et  les  honore  comme  sur  un 


2o0  REVUE  LES  DEUX  MONDES. 

Olympe,  clans  sa  conscience  d'historien  et  d'artislc.  Chez  ce 
grand  Aryen  vivent  côte  à  côte  {toutes  les  formes  de  l'idéal. 
Ménard  n'a  pas  jeté  le  cri  blasphémateur  de  James  Darmesteter, 
un  cri  dont  Leconte  de  Liste  se  convulsait  de  plaisir.  James  Dar- 
mesteter, âpre  prophète  d'Israël,  a  vu  dans  un  songe  le  Christ 
tombé  du  ciel  et  assailli  par  les  huées  des  mille  dieux  qu'il  avait 
détrônés  :  «  Te  voilà  donc  blessé  comme  nous,  Galiléen,  te  voilà 
semblable  à  nous.  Ta  splendeur  s'est  éteinte  et  tes  lyres  se  sont 
tues.  »  Ménard  n'admet  point  qu'aucune  splendeur  se  soit  éteinte, 
ni  qu'aucune  lyre  se  soit  tue.  Il  prophétise  la  communion  uni- 
verselle des  vivans  et  des  morts^  la  grande  paix  des  dieux.  Et, 
spécialement,  il  honore  dans  le  christianisme  l'héritier  de  la 
morale  grecque.  Entre  tous  les  grands  systèmes  encore  vivans 
de  philosophie  sociale,  seule  la  doctrine  du  Christ  fait  une  place 
pour  l'énergie  virile  de  la  lutte  contre  soi-même,  pour  l'héroïque 
eft'orl  de  la  volonté  ;  elle  établit  la  suprématie  de  l'àme  sur  les 
attractions  du  dehors. 

Toutefois,  pour  nuancer  exactement  la  pensée  chrétienne  de 
Ménard,  observons  qu'il  disait:  «  Je  ne  puis  être  chrétien,  qu'à 
la  condition  d'être  protestant,  car  je  tiens  absolument  à  garder 
mon  droit  illimité  de  libre  examen  et  d'interprétation.  »  Peut- 
être  suivait-il  là  une  inclination  de  famille;  je  suppose  que  c'est 
lui-même  qui  parle,  quand  il  fait  dire  à  un  personnage  de  ses 
petits  dialogues  :  ((  Mon  trisaïeul  est  mort  clans  la  persécution 
C[ui  suivit  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes  et  ses  enfans  ont  été 
convertis  au  catholicisme  par  autorité  du  roi.  »  Plus  sûrement, 
il  subissait  les  mêmes  influences  intellectuelles  C|ui  décidèrent 
un  Taine,  né  catholique  et  devenu  un  pur  stoïcien,  à  réclamer 
pour  son  enterrement  un  pasteur.  Dans  ce  temps-là,  Renouvier, 
l'ami  de  Ménard,  voulait  protestantiser  la  F'rance.  Il  faudra 
qu'on  étudie  un  jour  comment  la  crise  de  1870-71  obligea  et 
oblige  encore  les  libres  penseurs  individualistes  à  reconnaître 
la  nécessité  d'un  lien  social,  d'une  religion. 

La  Grèce  avait  été  présente  sous  chacune  des  pensées  et  l'on 
peut  dire  sous  chacun  des  actes  de  Ménard.  C'est  sur  la  guerre  de 
l'indépendance  hellénic|ue,  de  1821  à  1828,  c[u'il  fit  ses  dernières 
lc';ons.  Ce  suprême  hommage  à  ses  chers  Hellènes  fut  d'ailleurs 
annulé  par  l'étrange  manie  où  il  venait  de  tomber. 

Vers  la  fin  de  sa  carrière,  ne  s'avisa-t-il  pas  de  se  passionner 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  251 

pour  la  réforme  de  l'orthographe!  Ses  ouvrages  n'ayant  jamais 
eu  les  lecteurs  auxquels  son  génie  l'autorisait  à  prétendre,  il  se 
préoccupa  de  dégoûter  ses  rares  fidèles.  Il  fit  des  sacrifices  pour 
qu'on  réimprimât  les  Rêveries  d'un  paien  mystique  en  ortho- 
graphe simplifiée.  Il  ne  simplifiait  ni  la  tâche  de  ses  lecteurs  ni 
la  tâche  de  ses  imprimeurs.  Ce  nouveau  texte  est  ignoble  à 
l'œil  et,  pour  l'entendre,  il  faut  le  lire  à  haute  voix. 

J'ai  eu  l'honneur  d'avoir  Ménard  pour  collaborateur  à  la 
Cocarde  (septembre  1891  à  mars  1895),  où  furent  ébauchées 
toutes  les  idées  d'une  régénération  française.  11  s'agissait  de  faire 
((  sentir  que  le  parti  fédéraliste  était  le  parti  national  et  que  le 
parti  national  perdrait  les  trois  quarts  de  ses  forces  s'il  ne  deve- 
nait pas  un  parti  fédéraliste.  On  insistait  pour  substituer  au 
patriotisme  administratif  un  patriotisme  terrien  et  remplacer 
l'image  de  la  France  idéale  chère  à  quelques  rhéteurs  par  l'idée 
d'une  France  réelle,  c'est-à-dire  composée,  comme  dans  la 
réalité,  de  familles,  de  communes  et  de  provinces  :  tous  élé- 
mens  non  point  contraires  ou  divisés  entre  eux,  mais  variés, 
sympathiques  et  convergens  (1).  »  Louis  Ménard  nous  avait 
apporté  une  belle  étude  :  Les  classes  dirigeantes  et  les  ennemis  de 
la  société.  Il  désira  qu'elle  fût  orthographiée  d'après  son  système. 
Il  fallut  plus  de  cinq  épreuves  pour  arriver  à  maintenir  les 
fautes  que  la  grammaire  réprouvait,  et  que  Ménard  exigeait. 
Quand  le  secrétaire  de  rédaction,  enfin,  eut  obtenu  le  bon  à  tirer, 
le  public  se  fâcha  :  «  Quel  charabia  incompréhensible  !  »  Et 
Ménard  se  désolait  :  «  Ils  ont  encore  corrigé  mes  fautes.  » 

Il  y  a  du  défi  au  public  dans  cette  extrémité  d'un  homme  de 
grand  goût  gâtant  son  œuvre  à  plaisir.  Une  part  de  responsabi- 
lité est  imputable  à  mon  homonyme  W.  Jean  Barès,  qui  est 
venu  de  Colombie  à  Paris  pour  réformer  lo  français.  Un  galant 
homme,  d'ailleurs,  et  qui  donne  l'exemple  du  sacrifice  de  fouies 
les  manières.  Il  consacre  ses  revenus  à  subventionner  ceux  qui 
écrivent  aussi  mal  que  lui,  c'est-à-dire  qui  suppriment  les  lettres 
redoublées,  et  même,  pour  donner  l'exemple,  il  s'est  exécuté,  il  a 
supprimé  un  r  dans  notre  nom.  Mais  pourquoi  ne  s'appolle-t-il 
pas  Jan,  comme  jambon  ? 

Puisque  toute  manière  d'écrire  est  conventionnelle,  je  ne  per- 
drai   pas  mon   temps    à  apprendre   une  nouvelle  orthographe 

(1)  Charles  Maurras  :  L'Idée  de  la  de'cenlralisaUon. 


21)2  r.RVTJR    DRS    DEUX    MONDES. 

L'honorable  Colombien  me  dit  qu'il  y  a  des  règles  compliquées 
çt  des  mots  difficiles.  Eh!  monsieur!  qui  vous  empêche  de  faire 
des  faut'es?  On  ne  vous  mettra  pas  à  l'amende. 

Je  souhaite  que  M.  Jean  Barès  échoue  dans  son  apostolat. 
Pour  tout  le  reste,  mes  vœux  l'accompagnent,  car  il  plaisait 
beaucoup,  je  dois  le  reconnaître,  à  mon  vénéré  maître  Ménard. 
D'ailleurs  nous  devons  à  ce  fâcheux  M.  Barès  une  page  déli- 
cieuse. Je  veux  la  transcrire,  charmante  et  bizarre,  telle  qu'il 
l'a  donnée  dans  le  Tombeau  de  Louis  Ménard. 

«  Malgré  tous  ses  déboires,  Ménard  avait  conservé  un  fond 
de  gaîté...  Lors  de  sa  dernière  vizite  au  Béformiste  (c'est  le  jour- 
nal de  M.  Barès),  nous  cauzâmes  longuement  de  la  réforme,  de 
la  vie  et  même  de  la  mort  q'il  sentait  venir. 

«  —  Je  suis  viens  et  bien  cassé,  me  dizait-il,  néanmoins  une 
bien  grande  et  hèle  dame  est  devenue  amoureuse  de  moi  et  a 
solicité  mon  portrait. 

«  —  Diable,  lui  dis-je,  céte  dame  ne  semble  pas  vous  croire 
aussi  cassé  qe  vous  prétendez  l'être. 

«  —  Je  n'en  sais  rien,  me  dit-il,  mais  le  fait  est  vrai. 

«  —  Mon  cher  maître,  je  n'en  doute  pas. 

«  —  Oui,  je  vois  qe  vous  en  doutez,  et  pour  qe  vous  n'en 
doutiez  plus,  je  vais  vous  dire  son  nom. 

(f  —  Gomme  vous  voudrez. 

«  —  Eh  bien  !  la  dame  en  question  n'est  autre  que  la  ville  de 
Paris  qi  m'a  demandé  le  portrait  dont  je  vous  ai  parlé  pour  le 
placer  au  muzée  du  Luxembourg. 

«  Aussitôt  son  explication  terminée,  le  cher  maître  se 
mit  à  rire  et  je  fis  comme  lui,  bien  qe  ce  fût  un  peu  à  mes  dé- 
pens. 

«  Un  moment  plus  tard  Ménard  reprenait  : 

«  —  La  ville  de  Paris  n'est  pas  la  seule  dame  qi  me  dézire, 
je  suis  aussi  courtisé  par  une  autre.  Céte  dernière  est  moins 
bêle,  mais  èle  est  encore  plus  puissante,  ce  qi  ne  sufjfit  pas  à 
me  la  faire  aimer.  Néanmoins,  èle  sait  qe  je  ne  la  crains  pas. 
Voulez-vous  savoir  son  nom? 

«  —  Je  veux  bien. 

«  —  Èle  s'apèle  la  Mort. 

«  Hélas!  les  deus  amoureuzcs  de  l'inoubliable  et  c^rnnd  Louis 
Ménard  ont  obtenu  satisfaction  :  lune  a  reçu  le  porti'ait  et  i  autre 
a  emporté  l'original.  » 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  253 

Quelle  charmante  histoire,  n'est-ce  pas,  mais  quelle  caco- 
graphie  ! 

La  dernière  fois  que  je  vis  Loois  Ménard,  il  se  réjouissait 
d'une  longue  étude  que  Philippe  Berthelot,  le  fils  de  l'illustre 
savant,  projetait  sur  son  œuvre.  Je  me  serais  bien  mal  expliqué 
dans  les  pages  qui  précèdent  si  l'on  pouvait  admettre  chez  le 
vieux  philosophe  déclinant  la  moindre  vanité  d'auteur  :  «  Ne 
parlez  pas  de  moi,  parlez  de  mes  idées,  »  disait-il  à  son  jeune 
admirateur.  Philippe  Berthelot  promit  à  Louis  Ménard  de  «  bien 
parler  des  dieux  d'Homère.  »  Le  pauvre  et  délicieux  homme  est 
mort  sans  cette  satisfaction  qu'il  attendait  impatiemment. 

Depuis  lors,  Philippe  Berthelot  a  publié  des  Pages  choisies^ 
précédées  d'une  étude  digne  de  son  objet.  J'en  veux  citer  une 
belle  page  : 

«  Louis  Ménard  est  mort  le  9  février  1901,  dans  cette 
petite  rue  du  Jardinet  qui  traverse  la  cour  de  Rohan,  blottie  au 
creux  d'un  mur  d'enceinte  du  vieux  Paris;  c'est  là  qu'il  s'est 
éteint  au  milieu  des  ouvriers  et  des  gens  du  peuple,  pour  qui  il 
avait  rêvé  la  justice;  au  ras  de  terre^  car  il  ne  pouvait  plus  mar- 
cher. A  son  chevet  le  vieux  païen  a  cru  voir  la  sombre  figure 
des  Erynnies  et  il  a  confessé  ses  fautes.  Mais  devons-nous 
oublier  l'indifférence  du  siècle?  A  son  heure  dernière,  accablé 
par  le  sentiment  de  sa  solitude,  il  a  douté  de  son  génie.  Il  est 
parti,  délaissé  par  ceux  à  qui  il  avait  tout  donné;  mais  pardonné 
de  celle  qu'il  avait  aimée  et  méconnue  :  c'est  à  peine  si  l'on  a 
pu  mettre  dans  sa  main  fermée  une  de  ses  belles  médailles  grec- 
ques, l'image  divine  d'Athéné,  l'obole  que  réclamait  Charon.  » 

Il  y  a  dans  ces  lignes  harmonieuses  et  voilées  tout  le  drame 
intime  de  la  vie  de  Ménard. 

J'ai  bien  des  fois  cherché  à  comprendre  ce  véritable  scan- 
dale qu'est  l'échec  de  Louis  Ménard.  Gomment  l'un  des  esprits 
les  plus  originaux  de  ce  temps,  à  la  fois  peintre  et  poète,  érudit 
et  savant,  historien  et  critique  d'art,  admiré  de  Renan,  de  Mi- 
chelet,  de  Gautier,  de  Sainte-Beuve,  a-t-il  pu  vivre  et  mourir 
ainsi  complètement  inconnu  du  public? 

L'ardeur  de  sa  pensée  démocratique  a-t-elle  éloigné  de  lui 
les  craintifs  amis  des  lettres?  A-t-il  distrait  la  gloire  en  s'es- 
sayant  dans  des  genres  si  divers?  Peut-être,  mais  surtout  il  y  a 
trop  dp  gens  qui  lisent  aujourd'hui.  Leur  masse,  en  se  portant 


2:;i 


RRVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sur  un  livre  médiocre,  crée  des  succès  injustifiés  et  rejette  dans 
l'ombre  des  ouvrages  de  la  plus  haute  valeur. 

Je  crois,  en  outre,  que  Mcnard  fut  gêné  de  la  manière  la 
plus  déplorable  et  la  plus  comique  par  un  tas  d'homonymes.  Sa 
découverte  du  coUodion  est  attribuée  par  les  dictionnaires  spé- 
ciaux à  un  Américain  nommé  Maynard  qui,  de  bonne  foi,  la 
refit  en  effet,  après  lui,  et,  sans  les  rectifications  proposées  par 
M.  Berthelot,  l'erreur  durerait  encore.  Plusieurs  littérateurs, 
dont  un  qui  eut  cette  aventure  de  publier  comme  inédites  des 
pages  de  Bossuet  qui  figuraient  déjà  dans  les  Œuvres  complèteSy 
portent  les  noms  de  Menars,Mesnard,  Maynard  et  même  de  Louis 
Ménard  ;  ils  n'ont  pas  peu  contribué  à  embrouiller  les  notions 
du  public.  Un  jour  que  j'avais  cherché  dans  un  article  de  journal 
à  tracer  de  notre  maître  une  image  exacte  et  noble,  un  lecteur 
m'écrivit  :  «  Merci,  monsieur,  de  nous  avoir  donné,  à  ma  femme 
et  à  moi,  des  nouvelles  du  joyeux  compagnon  qui  nous  a  tant 
fait  rire  dans  un  voyage  à  Dieppe  l'an  dernier.  Nous  avions 
bien  soupçonné  que  ce  charmant  garçon  écrivait,  car  personne 
ne  tournait  comme  lui  le  calembour.  »  Mon  correspondant  s'éga- 
rait grossièrement.  Le  ^.entiment  religieux  demeura  toujours  le 
centre  de  Ménard,  et  même  cette  préoccupation  suffit  à  expliquer 
son  échec  auprès  du  public.  L'attitude  d'un  laïque  et  d'un  libre 
penseur,  qui,  sans  préoccupation  polémique,  étudie  le  divin,  est 
peut-être  bien  ce  qu'il  y  a  de  plus  étranger  à  notre  goût  français. 

Ménard  posséda  tout(!fois  un  disciple,  M.  Lami,  esprit  exalté, 
d'une  rare  distinction.  Il  ne  le  garda  pas  longtemps.  Après  avoir 
prié  Brahma  toute  une  imit,  M.  Lami  se  jeta  par  la  fenê>tre  en 
disant  : 

—  Je  m'élance  dans  l'éternité. 

Un  ami  commun,  M.  Droz,  ne  voulut  pas  croire  à  cette  mort 
extraordinaire. 

—  Je  savais  bien  qu'il  était  fou,  disait-il  à  Ménard,  mais 
je  croyais  que  c'était  comme  vous. 

Ces  hautes  préoccupations  du  sentiment  religieux  plaisent 
beaucoup  aux  étrangers;  Ménard,  s'il  était  traduit,  aurait  un  im- 
mense succès  dans  les  pays  anglo-saxons.  Avant  la  guerre,  il  y 
avait  des  curiosités  de  cette  sorte  en  France.  Elles  nous  valurent 
certaines  Méditations  de  Lamartine,  le  Port-Royal  de  Sainte- 
Beuve,  l'œuvre  deBenanet  la  poésie  de  Leconte  de  Liste.  Je  suis 
arrivé  à  Paris  assez  à  temps  pour  en  recueillir  l'écho.  Mais,  de 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  255 

plus  en  plus,  notre  inaptitude  à  saisir  ce  qu'est  la  religion  se 
constate  par  l'impuissance  où  nous  sommes,  plus  qu'aucun 
autre  peuple  en  Europe,  à  résoudre  nos  difficultés  éternelles  de 
cléricalisme  et  d'anti-cléricalisme.  Nos  lettrés,  à  cette  heure, 
ne  font  plus  oraison.  Pour  ma  part,  je  dois  l'avouer,  quand 
Ménard,  depuis  l'Acropole  ou,  plus  exactement,  depuis  le  Sera- 
peum  d'Alexandrie,  regarde  Fécoulement  éternel  de  la  matière 
divine,  il  m'inspire  du  respect  plutôt  qu'il  ne  conseille  mon 
activité.  J'admire  son  grand  art,  jamais  appuyé,  d'écrivain  ;  je 
m'ennoblis  en  goûtant  sa  poésie;  sa  figure  solitaire,  un  peu 
bizarre,  me  repose  de  tant  d'âiues  intéressées  ou  communes; 
parfois  j'invoque  son  autorité,  puisque  aussi  bien  il  a  entrevu 
certaines  conséquences  de  ce  culte  des  morts  qui  semble  se  former 
dans  nos  grandes  villes  modernes;  et  pourtant,  sa  pensée  de 
fond,  son  polythéisme  m'ennuie.  C'est  peut-être  Mt^^^rd  qui 
m'a  conseillé  le  voyage  de  Grèce,  mais  sa  voix,  si  plaisanlc  sous 
le  ciel  nuancé  de  Paris,  [n'a  tout  de  même  pas  su  m'éinouvoir 
d'une  vénération  qui  donnât  leur  sens  plein,  leur  vie  mystique 
aux  temples  quand  je  foulai  le  vieux  sol  pittoresque. 

n.    —    LE   DÉPART 

La  curiosité  qui  m'oriente  vers  Athènes  m'est  venue  du  do- 
hors  plutôt  que  de  mon  cœur  profond.  Si  le  salon  de  Leconte  de 
Lisle  (les  Ménard,  les  Anatole  France,  les  Henry  Houssaye) 
n'avait  pas  eu  tant  de  prestige  sur  mon  imagination  à  vingt 
ans,  irais-je  de  moi-même  chercher  dans  l'Athènes  de  Périclès 
un  complément  de  ma  culture? 

Sur  le  paquebot  du  Piréc,  je  songe  qu'en  peu  d'heures,  j'au- 
rais pu  gagner  Barcelone  et  gravir  le  Montserrat,  ou  bien  fran- 
chir une  fois  encore  le  ravin  de  Tolède  et  regarder  les  Greco  qui 
savent  toujours,  ainsi  que  les  Zurbaran  de  Séville,  me  dire  des 
paroles  excitantes.  C'est  avec  une  sorte  de  maussaderie  et  pour 
remplir  un  devoir  de  lettré  que  je  vais  me  soumettre  à  la  disci- 
pline d'Athènes.  Saurai-je  l'entendre? 

Quand  notre  bateau  doubla  Notre-Dame  de  la  Garde,  dix  reli- 
gieuses, pressées  sur  un  banc  du  pont  comme  des  oiseaux  sur  un 
bâtonnet,  ont  prié  pour  obtenir  une  traversée  favorable.  Leur 
latin  de  bréviaire  éveille  en  moi  une  sensibilité  catholique  pas 
trop  lointaine,  mais   qu'est-ce  que  le  polythéisme  d'Hellas,  tel 


25G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  pour  les  initiés  il  flotte  encore  sur  les  débris  du  Parthénon? 

Un  sage  voyageur  voudrait  agir  comme  ces  animaux  cpii 
prennent  la  couleur,  la  forme,  l'apparence  exacte  des  objets  qui 
les  entourent.  Un  beau  voyage,  c'est  un  cas  de  mimétisme. 
Gautier  épanouit  une  âme  orientale,  Stendhal  milanaise,  Corneille 
espagnole  et  M.  Taine  britannique.  Certes  un  Corneille  se  con- 
struit une  Espagne  autrement  forte  que  celle  de  Gautier,  mais 
enfin,  l'un  comme  l'autre,  ils  ont  su  mettre  de  l'unité  dans  leur 
vision,  et  se  faire  de  l'âme  avec  des  beautés  étrangères. Aurai-je 
leur  bonheur? 

Je  suis  d'une  race  qui  trouva  ses  dieux  au  plus  épais  des  fo- 
rêts. Ils  me  favorisent  encore  en  Lorraine  et  en  Alsace,  tandis 
que  les  divinités  marines  m'énervent  avec  leur  sel  et  leur  mobilité. 
■"  J'ai  traversé  comme  un  colis  des  messageries,  et  nullement 
comme  Uxi  Ulysse,  une  mer  qui  m'embrouillait  tout.  Nous  fîmes 
une  courte  relâche  à  Naples,  grossière  et  pleine  de  cris  mati- 
naux, sous  un  ciel  voilé  qui  ne  laissait  point  chanter  Ischia, 
Castellamare,  Sorrente,ni  le  Pausilippe.Dans  la  nuit,  le  Strom- 
boli  jetait  des  flammes  et  prêtait  à  ces  rêveries  où,  sur  mer,  l'es- 
prit le  mieux  discipliné  s'égare.  Le  commandant  me  dit  :  «  Nous 
passerons  à  deux  heures  du  matin  Charybde  et  Scylla.  Par  votre 
hublot, vous  respirerez  les  orangers  de  la  Sicile.  »  Nous  fran- 
chîmes les  limites  de  l'antiquité  latine  pour  entrer  dans  la 
grecque.  Après  vingt-quatre  heures,  nous  arrivâmes  aux  falaises 
basses  de  Cythère.  Aurais-je  atteint  l'âge  de  n'y  voir  qu'un 
écueij  sans  agrément?  Des  îlots,  puis  les  escarpemens  d'Hydra 
me  confirmèrent  dans  ma  déception.  Les  géographes,  en  dénon- 
çant l'aridité  des  contours  du  Péloponèsc,  ne  m'avaient  point 
jusqu'alors  gêné  pour  y  amasser  de  la  volupté,  car  j'imaginais 
une  désolation  émouvante  comme  le  visage  des  héros  vaincus 
ou,  mieux  encore,  déchirante  comme  le  cri  des  violons  tziganes 
dans  une  nuit  chargée  de  parfums.  Mais,  sous  un  ciel  pareil  au 
nôtre,  j'ai  vu  leurs  roches  usées  par  les  chèvres,  dirait-on,  plutôt 
que  brûlées  par  une  activité  surhumaine.  Ces  lieux  du  miracle 
hellénique  ont  passé  l'automne  extrême  où  la  fleur  qui  vient  de 
défaillir  couvre  encore  le  sol  de  ses  pétales. 

Si  puissante  est  la  force  de  ces  grands  noms  de  la  poésie, 
qu'après  quelques  semaines,  mon  imagination,  repoussant  mon 
expérience,  rétablit  sur  ces  îlots  des  beautés  enivrantes  et  vagues. 
Le  mirage  restaure  son  règne  sur  les  pauvres  écueils,  d'où  ma 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  2o7 

lorgnette  l'avait  chasse.  Mais,  en  avril  1900,  comme  je  suivais  la 
mer  d'Ionie  et  de  Crète,  déçu  par  l'horizon,  j'étais  réduit  à  me 
pencher  sur  le  sillage  des  illustres  pèlerins  qui  vinrent  avant 
moi  chercher  la  Raison  dans  sa  patrie,  et  je  subissais  avec  eux 
cette  alternative  d'ardeur  et  de  déception  où  nous  balancent  des 
noms  qui  parlent  si  fort  et  des  rivages  si  muets. 

Le  quatrième  jour,  par  un  ciel  lumineux  et  sur  une  mer 
indulgente,  nous  entrâmes  au  golfe  d'Athènes.  Toute  sauvagerie 
a  disparu  ;  l'abrupt  se  transforme  en  netteté  et  fermeté.  Voici  les 
îles  d'Égine,  de  Salamine,  et  puis,  dans  une  échancrure  que  for- 
ment deux  belles  montagnes,  un  rocher  apparaît  qui  porte  quel- 
ques colonnes  et  le  triangle  d'un  fronton.  Le  cœur  hésite;  le 
doigt,  le  regard  interrogent.  Cette  petite  chose?...  C'est  l'Acro- 
pole, semblable  à  un  autel,  et  qui  nous  présente,  avec  la  plus 
étonnante  simplicité,  le  Parthénon. 

Vue  à  trois  lieues  depuis  la  mer,  au  fond  d'un  golfe  pur,  res- 
serrée entre  les  montagnes  et  sans  défense,  l'Acropole  émeut 
comme  un  autel  abandonné.  Eh  quoi!  tant  de  confiance! 
Le  plus  précieux  morceau  de  matière  qui  soit  au  monde  s'ex- 
pose si  familièrement!  Un  mouvement  de  vénération  nous 
convainc  avant  que,  de  si  loin  et  si  vite,  Minerve  ait  pu  tou- 
cher notre  intelligence. 

Ce  petit  rocher  ruineux  se  rattache  en  nous  à  tant  d'idées 
préalablement  associées  que  ce  seul  mot  des  passagers  :  «  Athènes  ! 
voici  l'Acropole!  »  détermine  dans  ma  conscience  le  même 
bruissement  qu'un  coup  de  vent  dans  les  feuilles  de  la  forêt. 
Mon  jugement  propre  n'avait  aucune  part  dans  mon  enthou- 
siasme, car  ce  premier  aspect  d'Athènes,  exactement,  me  décon- 
certait par  son  apparence  de  bibelot  bizarre  ;  mais  les  Chateau- 
briand, les  Byron,  les  Renan,  les  Leconte  de  Liste  s'agitaient, 
faisaient  une  rumeur  de  foule  dans  les  parties  subconscientes 
de  mon  être. 

in.    —    PREMIÈRE   VISITE   A   l'aCROPOLE 

Je  fis  ma  première  visite  au  Parthénon  une  heure  après  mon 
débarquement  dans  Athènes. 

Encore  mal  débarrassé  du  sel  marin  et  de  la  poussière  du 
Pirée,  je  me  tenais  sur  le  perron  de  l'hôtel  et  m'orientais  vers 
l'Acropole  quand  de  grands  cris  m'étonnèrent. 

TOUE  XXX.  —  1905.  *' 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  voiture  paysanne,  sa  roue  rompue,  venait  de  verser; 
douze  officieux  accourus  ramassaient  un  enfant,  et  sur  son  petit 
front  le  malheureux  serrait  ses  mains  instantanément  sanglantes. 
Une  émotion  d'horreur  anéantit  ma  joie.  Un  cocher  empoigna 
l'enfant,  courut  vers  son  fiacre,  le  mit  sur  le  siège  à  son  côté  et 
fouetta  vers  quelque  pharmacie;  mais  la  victime,  qu'il  tenait 
d'une  seule  main  et  que  le  sang  couvrait  de  plus  en  plus,  faillit 
à  un  tournant  retomber.  Le  beau  ciel  me  révolta.  «  Je  vais  goû- 
ter, me  disais-je,  un  plaisir  d'art,  le  plus  grand,  je  crois,  de  ma 
vie;  que  ne  piiis-je  en  le  sacrifiant  racheter  la  peine  de  ce 
faible  !  » 

Tandis  que  je  gravissais  l'Acropole,  non  par  la  route  carros- 
sable, que  je  n'avais  pas  su  trouver,  mais  à  travers  les  masures 
des  pentes  et  sur  les  vieux  sentiers  turcs,  ma  pensée,  mise  en 
mouvement  par  ce  drame  de  la  rue,  s'en  alla,  je  me  le  rappelle, 
vers  ces  enfans  que  la  République,  peu  avant  Platées,  lapida  parce 
que  leur  père  proposait  d'accepter  les  avances  des  Perses. 

C'est  peut-être  puéril  que  je  teinte  avec  le  sang  de  ce  petit 
écrasé  ma  première  image  du  Parthénon,  mais  c'est  un  fait,  et 
grâce  auquel  le  Parthénon  m'a  tout  de  suite  été  une  émotion 
vivante.  Si  je  fus  sur  l'Acropole  d'esprit  médiocre  ou  peu  rapide, 
du  moins  n'y  ai-je  pas  conduit  des  nerfs  enveloppés,  protégés  par 
la  poussière  des  livres.  Sur  la  haute  terrasse,  les  Propylées  fran- 
chies, dans  le  premier  émoi  d'un  spectacle  longuement  annoncé, 
et  quand  l'harmonie  des  monumens  avec  le  cercle  des  mon- 
tagnes ébranlait  en  moi  ces  ressources  de  respect  que  nous 
autres,  bons  Celtes,  nous  promènerons  toujours  à  travers  les 
hommes  et  les  choses,  je  me  tournai  d'instinct  vers  Salamine  et 
vers  Marathon  pour  remercier  les  soldats,  les  tueurs,  qui  per- 
mirent à  la  pensée  grecque,  à  la  perfection,  d'exister.  «  Non 
seulement  leur  pays  conserve  leurs  noms  gravés  sur  des  colonnes, 
mais,  jusque  dans  les  régions  les  plus  lointaines,  à  défaut  d'épi- 
taphes,  la  renommée  élève  à  leur  mémoire  un  monument  im- 
matériel. »  Ainsi  parla,  jadis,  Périclôs.  Et  ma  présence,  après 
vingt-trois  siècles,  justifiait  cet  engagement.  ]\Iais,  en  même 
temps,  je  sentais  combien  de  choses  diaboliques  soutiennent  ce 
que  nous  jugeons  divin.  J'entendais  la  mère  qui  poursuivit  Péri- 
clès  de  ses  lamentations. 

Cette  mince  circonstance  méritait-elle  que  je  la  rapportasse? 

Je  perdrais  sans  gloire  mon  temps  si,  dans  un  voyage  voulu 


JN    VOYAGE    A    SPARTE.  259 

pour  mon  perfectionnement,  je  manquais  de  sincérité  envers 
moi-même.  Qu'ai-je  trouvé  d'abord  au  milieu  de  cet  horizon 
sublime  et  sur  les  rocailles  de  ce  fameux  rocher?  Quelque  chose 
de  ramassé,  de  farouche  et  de  singulier,  uno  dure  perfection, 
sous  laquelle  je  crus  entendre  des  gémissemens. 

IV.    —   LES    PAS    DANS    LES    PAS 

Les  yeux  sans  cesse  rappelés  vers  le  Parthénon,  j'ai,  pendant 
quinze  jours,  parcouru  l'Athènes  moderne,  élégante,  plaisante, 
j'allais  dire  pimpante,  et  les  vieux  quartiers,  pleins  de  turqueries, 
où  de  gros  personnages,  vêtus  de  fustanelles,  manient  les  grains 
de  leurs  fastidieux  «  Komboloi.  »  Les  masures  accrochées  aux 
flancs  de  l'Acropole  me  redisaient  la  phrase  dont  vécut  la  mélan- 
colie des  voyageurs  romantiques  :  «  Athènes  n'est  plus  qu'un 
village  albanais.  »  En  visitant  les  fouilles  récentes,  l'Agora,  les 
maisons  étroites  des  contemporains  de  Périclès,  leurs  citernes, 
les  puits  où  coulait  le  vin  de  leurs  pressoirs,  je  me  plaignais 
secrètement  de  trouver  plus  de  «  curiosités  »  archéologiques  que 
de  beautés  évidentes.  Bien  que  je  doive  en  rougir,  je  me  rends 
compte  que  je  cherchai  d'abord  dans  Athènes  des  objets  ana- 
logues à  ceux  qui,  dans  d'autres  pays,  m'avaient  donné  du  bonheur. 
Je  ne  trouvai  point  d'agrémens  faciles,  sensuels,  dans  ce  pays 
de  la  raison. 

Timidité  ou  manque  de  goût,  j'ajournais  d'attaquer  l'Athènes 
essentielle,  et  je  ne  songeais  pas  à  me  placer  moi-même  au  centre 
des  beautés  que  j'entrevoyais.  J'élaborais  des  jugemens  analogues 
à  ceux  des  littérateurs  qui  me  précédèrent  ici.  Avec  une  régula- 
rité qui  mènerait  au  désespoir  des  hommes  assez  imprudens  pour 
s'attarder  à  réfléchir  sur  notre  effroyable  impuissance,  nous  met- 
tons éternellement  nos  pas  dans  les  pas  de  nos  prédécesseurs 
immédiats.  Les  ombres  de  Byron  et  de  Chateaubriand,  que 
j'avais  amenées  de  Paris,  m'accompagnaient  dans  toutes  mes 
dévotions.  C'est  à  former  des  rêveries  qui  s'accordassent  avec  les 
leurs  que  j'employai  ma  première  semaine,  et  du  temple  de 
Thésée  au  Pnyx,  à  l'Aréopage  et  à  la  colline  des  Nymphes,  sous 
une  lumière  brûlante,  j'ai  vagué  sans  que  le  sol  de  l'Attique 
me  fût  plus  nourrissant  que  les  gravats  que  paissaient,  durant 
cette  semaine  de  la  Pâque  grecque,  d'innombrables  agneaux 
pascals. 


2G0  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

J"ai  vu  la  tribune  aux  harangues.  .Te  me  suis  trouvé  inca- 
pable d'y  ressusciter  Ddmosthène.  Le  contact  des  objets  eL  la 
vue  de  ce  petit  canton  hellénique,  loin  de  servir  mon  imagi- 
nation, la  gênent,  la  désorientent.  L'hellénisme,  pour  nous 
autres  bacheliers,  c'est  un  Olympe,  un  ciel,  le  pays  des  abstrac- 
tions académiques.  Nul  moyen  de  camper,  sous  ce  beau  ciel, 
mon  Démosthène  des  classes,  qui  était  un  type  vague,  un  pâle 
esclave  des  professeurs.  Au  contraire,  sans  nul  elfort  et  presque 
malgré  moi,  je  vois  sur  cette  pierre,  à  la  fois  fat  et  généreux, 
Alphonse  de  Lamartine,  tel  qu'il  s'y  complut  un  soir  d'août  1832, 
à  comparer  le  sort  de  l'orateur  avec  le  sort  du  poète.  Il  se  pro- 
mettait de  réunir  leurs  deux  destinées  :  «  Hélas  !  disait-il,  les 
hommes,  jaloux  de  toute  prééminence,  n'accordent  jamais  deux 
puissances  à  une  môme  tête.  »  Avidité  d'une  âme  ardente  à  la 
vie  !  Sur  le  tard,  Lamartine  paya  cette  vaine  gloire  de  sa  jeu- 
nesse. «  Pourquoi  ai-je  réveillé  l'écho  qui  dormait  si  bien  dans 
les  bois  paternels?  Il  me  poursuit  maintenant  que  je  voudrais 
dormir  à  mon  tour.  »  On  apprécie  toutes  les  nuances  d'une 
telle  vie,  et  l'on  aime  Lamartine;  mais  ses  malheurs  font  à  Dé- 
mosthène une  draperie  de  théâtre,  aussi  belle  qu'indifférente. 

Dans  cette  saison  où  les  cerisiers  en  fleur  atténuent  les  ro- 
cailles,  j'ai  tenté  quelques  courtes  promenades.  J'aurais  voulu 
retrouver  à  Keratea  cette  cabane  d'Albanais  où  M.  de  Chateau- 
briand crut  mourir  de  la  fièvre;  dans  son  délire,  il  chantait  la 
chanson  de  Henri  IV,  il  regrettait  son  ouvrage  interrompu  et 
M"*^  de  N...,  tandis  qu'une  jeune  indifférente,  de  dix-sept  ans 
et  pieds  nus,  vaquait  à  ses  travaux  dans  la  pièce. 

Je  me  suis  promené  sous  les  oliviers  peu  nombreux  de 
Colone.  Depuis  longtemps,  je  m'étais  promis  d'y  murmurer 
comme  une  formule  magique  le  couplet  de  Sophocle  :  «  Etran- 
ger, te  voici  dans  une  contrée  célèbre  par  ses  chevaux  et  le 
meilleur  séjour  qui  soit  sur  la  terre,  c'est  le  sol  du  blanc  Colone. 
Les  rossignols  font  entendre  leurs  plaintes  mélodieuses  dans  ces 
bois  sacrés,  impénétrables  à  la  lumière;  les  arbres  chargés  de 
fruits  y  sont  respectés  des  orages,  et  dans  ses  fortes  allégresses, 
Bacchus  aime  de  promener  ici  le  cortège  de  ses  divines  nour- 
rices. Chaque  jour,  la  rosée  du  ciel  y  fait  fleurir  le  narcisse  aux 
belles  grappes  et  le  safran  doré,  couronne  antique  des  deux 
grandes  déesses.  La  source  du  Céphise  y  verse  à  flots  pressés 
une  onde  qui  ne  dort  jamais...  »  La  présence  réelle  des  oliviers, 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  261 

des  grèves  où  devrait  couler  la  rivière  et  des  pures  montagnes 
d'Athènes,  n'ajoutait  rien  à  la  force  de  Sophocle,  mais  plutôt  me 
communiquait  la  tristesse  d'une  déception. 

On  me  conseilla  d'aller  voir  les  danses  qui,  chaque  année, 
le  jour  de  Pâques,  se  déroulent  en  feston  sur  la  colline  aride  de 
Mégare.  Elles  commémorent,  dit-on,  les  exploits  de  Thésée  et 
cherchent  à  figurer  les  replis  du  Minotaure. 

A  une  heure  et  demie  d'Athènes  (par  le  chemin  de  fer  de 
Corinthe),  en  face  de  l'île  de  Salamine,  la  misérable  Mégare, 
d'aspect  tout  oriental,  resserre  six  mille  âmes  dans  des  maisons 
blanches  pareilles  à  des  cubes  de  plâtre.  Nous  nous  assîmes  au 
café,  sur  l'antique  Agora.  Quel  ennui  de  décrire  ce  rassemble- 
ment! Le  député  portant  beau,  fumant  et  riant,  distribuait  des 
poignées  de  main  à  des  hommes  en  fustanelle.  Des  vendeurs 
ambulans  criaient  et  offraient  des  pistaches  ou  de  la  menthe. 
Des  petites  filles  en  costumes  locaux  s'approchèrent  de  nos 
tables.  Plusieurs  avaient  de  beaux  yeux;  leur  misère  donnait  à 
toutes  une  grâce  florentine.  Elles  nous  regardaient  sans  bouger. 
Au  moindre  geste,  fût-ce  si  nous  prenions  nos  verres,  elles 
tressaillaient,  tortillaient  leurs  doigts,  cachaient  leurs  cheveux. 
Vous  aurez  idée  de  cette  délicatesse  par  les  oiseaux  de  nos  jar- 
dins publics  qui  s'apprivoisent  si  l'on  ne  bouge  pas.  Aucune  ne 
mendiait  ;  elles  prirent  seulement  quelques  pastilles  de  menthe 
avec  des  petits  doigts  si  durs  que  je  crus  sentir  dans  le  creux  de 
ma  main  les  coups  de  bec  d'une  poule. 

La  fête  commença.  Toutes  les  femmes  de  Mégare,  jeunes  ou 
vieilles,  formaient  d'étranges  lignes  de  danse,  de  marche,  plutôt, 
conduites  par  un  musicien.  Sous  le  vaste  soleil,  les  couleurs 
franches  de  leurs  costumes  traditionnels  donnaient  à  l'œil  un 
plaisir  net.  Ni  les  tons,  ni  les  gestes  ne  se  brouillaient.  Ces  femmes 
faisaient  trois  pas  en  avant,  deux  pas  en  arrière,  soutenues  par 
ces  lentes  mélopées  que  nous  appelons  orientales.  En  vain  atten- 
dait-on, il  n'y  avait  à  voir  que  ce  remuement  de  leurs  pieds  et  puis 
certaines  manières  incessamment  variées  d'enlacer  leurs  mains, 
cependant  qu'un  public  mal  discipliné  encombrait  tout  le  terrain. 

Cette  danse  a  quelque  chose  de  religieux,  de  simple  et  de 
grave.  On  la  nomme,  je  crois,  traita.  Il  est  difficile  de  dégager 
l'impression  qu'elle  communique.  Est-ce  un  néant  d'intérêt?  ou 
bien  notre  goût,  émoussé  comme  celui  des  lecteurs  de  romans 
forcenés,  ne  sait^'l  plus  apprécier  des  effets  délicats? 


2(>2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Des  joiines  filles  anglaises  mangeaient  des  sandwichs  trop 
gros  pour  leur  appétit  et  semblaient  n'être  venues  que  pour  faire 
le  bonheur  des  chiens  de  Mégare. 

Les  évolutions  lentes  et  cadencées  se  succédèrent  indéfini- 
ment. 

Je  me  félicite  à  chaque  pas  de  mon  voyage  en  Grèce  d'être 
averti  par  la  splendeur  des  noms.  J'ai  vu  à  Palma  de  Majorque, 
dans  le  domaine  de  Raxa,  des  rondes  rustiques  dont  le  décor  et 
le  caractère  m'ont  autrement  touché  que  les  danses  de  Mégare. 
Celles-ci,  ailleurs  qu'en  Grèce,  je  les  oublierais  tout  de  suite.  Eh 
bien!  j'aurais  tort.  Ces  femmes  ne  valent  pas  en  beauté,  j'ima- 
gine, les  anciennes  courtisanes  de  Mégare,  qu'on  appelait  des 
sphinges;  leurs  mouvemens  ne  me  semblent  guère  expressifs; 
mais  je  suis  en  Grèce,  à  l'école,  et  pourquoi  mes  sens  dédaigne- 
raient-ils de  prendre  des  leçons  de  tempérance?  J'assiste  à  une 
fête  municipale;  je  devrais  goûter  son  naturel  oii  rien  n'est  tri- 
vial et  qui  m'avertit  que  la  foire  de  Neuilly  est  proprement 
ignoble.  J'ai  vu  à  Mégare  quelque  chose  dont  nous  ne  pouvons 
rapprocher  que  nos  processions  catholiques;  mais  à  nos  plus 
aimables  Rogations,  il  manque  cet  effacement  de  Imdividu,  cette 
subordination  de  chaque  danseuse,  dans  l'équilibre  et  dans  la 
convenance  générale. 

Je  me  suis  renseigné  à  l'Ecole  française  d'Athènes.  «  Danses 
albanaises,  »  m'a-t-on  répondu.  Mais  un  Athénien  fort  érudit 
m'affirme  qu'elles  appartiennent  à  la  meilleure  tradition  grecque. 
Ces  gens  de  Mégare  seraient  de  race  dorienne.  J'attends  d'être 
fixé  sur  ce  problème  ethnique  pour  savoir  si  je  m'ennuyai,  ce 
mardi  de  la  Pâque  grecque,  à  Mégare. 

En  revenant  vers  Athènes,  j'aurais  voulu  rencontrer  ce 
paysan  qui  menait  un  âne  chargé  de  raisin  et  que  l'illustre 
M.  Fauvel  fit  voir  à  Pouqueville  :  «  Regardez  Neri,  lui  dit-il, 
Neri  le  descendant  des  derniers  princes  d'Ahènes.  Il  ne  reven- 
dique pas  la  couronne  ducale  de  ses  glorieux  ancêtres  ;  il  s'em- 
barrasse aussi  peu  de  son  extraction  que  le  gouvernement  turc 
sinquiète  de  ses  droits  sur  l'Attique.  Sa  dynastie  succéda  aux 
maisons  de  la  Roche  et  de  Rrienne,  après  la  décadence  des 
seigneurs  français  dans  la  Grèce.  La  force  lui  a  pris  ce  que 
l'astuce  avait  donné  à  ses  pères.  Aujourd'hui,  le  pauvre  Neri, 
aussi  noble  qu'un  grand  d'Espagne,  est  devenu  le  plus  simple  et 
le  plus  humble  des  raïas  de  la  terre  classique.  »  Ce  petit-fils 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  263 

des  Neri,  qui  se  balance  derrière  son  âne,  quel  joli  héros  pour 
un  Walter  Scott!  Je  m'informai  de  sa  descendance.  Mais  vaine- 
ment :  il  paraît  que  les  Neri  sont  trop  jeunes  pour  ressortir  à 
l'archéologie,  et  je  dus  rougir  de  m'cvader  ainsi  des  curiosités 
orthodoxes. 


V.    —  J  ESSAYE   D  ANALYSER   MON    DÉSARROI    D  ATHÈNES 

Heureux  celui  qui  de  l'Acropole  réjouit  pleinement  son  âme 
avec  le  cirque  montagneux  !  Quant  à  moi,  je  ne  viens  pas  en 
Grèce  pour  goûter  un  paysage.  J'ai  pu  cueillir  les  gros  œillets 
d'Andalousie  et  les  camélias  des  lacs  italiens,  mais,  à  respirer  au 
pied  du  Parthénon  les  violettes  de  l'Attique,  je  mésuserais  de 
mon  pèlerinage. 

Heureux  encore  qui  se  satisfait  de  comprendre,  tant  bien  que 
mal,  des  parcelles  de  la  beauté,  mais  je  ne  puis  me  contenter 
avec  des  plaisirs  fragmentaires.  Où  que  je  sois,  je  suis  mal  à  l'aise 
si  je  n'ai  pas  un  point  de  vue  d'où  les  détails  se  subordonnent 
les  uns  aux  autres  et  d'où  l'ensemble  se  raccorde  à  mes  acqui- 
sitions précédentes. 

Il  y  a  quelques  années,  l'hellénisme,  sur  le  haut  de  cette 
Acropole,  apparaissait  à  l'humanité  dans  une  lumière  spéciale  et, 
chaque  soir,  le  soleil  couchant  mettait  au  golfe  d'Athènes  une 
coloration  d'apothéose.  0  beauté,  maître  idéal,  décisive  révéla- 
tion !  Les  plus  virils  penseurs  professaient  une  foi  naïve  dans  le 
miracle  grec.  Hs  trouvaient  ici  une  beauté,  une  vérité  qui  ne 
dépendaient  d'aucune  condition  et  qu'ils  regardaient  comme 
nécessaires  et  universelles  :  l'absolu.  Et  de  qui  veux-je  parler? 
De  ceux-là  mêmes  qui  dénient  qu'une  vérité  universelle  existe, 
des  maîtres  qui  substituèrent  à  la  notion  de  l'absolu  la  notion  du 
relatif.  Dans  le  temps  où  il  dépouille  Jésus  de  sa  divinité,  Renan 
maintient  celle  de  Pallas  Athéné.  Il  dit  qu'Athènes  a  fondé  la 
raison  universelle.  Taine  nous  trace  de  la  société  hellénique  un 
tableau  où  il  n'y  a  plus  de  place  pour  le  mal,  où  le  rêve  et 
l'action  s'harmonisent.  Aux  yeux  de  ce  savant,  enivré  par  les 
livres  et  par  les  moulages,  le  Parthénon  fonde  la  religion  éter- 
nelle des  artistes  et  des  philosophes.  Je  reprendrais  volontiers 
cette  thèse.  Aussi  bien,  ce  qui  me  conduit  vers  Athènes,  c'est 
une  affectueuse  déférence  pour  la  suite  des  hommes  illustres 


265. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qui  vinrent  ici  respirer  le  parfum  du  vase  dont  les  tessons 
jonchent  le  sol.  Je  serais  fier  de  joindre  ma  voix  aux  cantates 
que  sur  l'Acropole  mes  aînds  entonnèrent.  Mais  tout  de  même, 
quand  je  me  trouve  dans  un  cadre  limité,  en  face  d'objets  réels, 
les  litanies  admiratives  doivent  céder  à  un  examen  positif.  Si 
plaisant  qu'il  soit  de  chanter,  dans  le  cadre  authentique,  un 
chant  appris  sur  les  bancs  de  l'école,  je  dois  tirer  de  mon  effort 
un  meilleur  parti. 

Me  voici  sur  le  tas,  au  pied  du  mur.  En  cinq  minutes,  le 
contact  des  choses  m'a  fait  mieux  progresser  que  les  plus  lyriques 
commentaires.  Après  huit  jours,  je  crois  sentir  que  l'interpré- 
tation classique  ne  pourra  pas  être  la  mienne.  A  mon  avis, 
Pallas  Alhéné  n'est  pas  la  raison  universelle,  mais  une  raison 
municipale,  en  opposition  avec  tous  les  peuples,  môme  quand 
elle  les  connaît  comme  raisonnables. 

Pour  entendre  sa  voix,  penchez-vous,  par  exemple,  sur  le 
dialogue  des  Athéniens  et  des  Méliens,  élégant  et  dur,  et  d'un 
souverain  bon  sens.  Les  Méliens  refusaient  d'accepter  le  joug 
d'Athènes,  ils  ^plaidaient  leur  bon  droit,  l'honneur,  la  justice; 
les  autres  répondaient  froidement  :  «  Il  faut  se  tenir  dans  les 
limites  du  possible  et  partir  d'un  principe  universellement  admis  : 
c'est  que,  dans  les  affaires  humaines,  on  se  règle  sur  la  justice 
quand  de  part  et  d'autre  on  en  sent  la  nécessité,  mais  que  les 
forts  exercent  leur  puissance  et  que  les  faibles  la  subissent.  » 
Toute  bête  de  proie  qui  serait  capable  de  raisonner  ses  mœurs 
réinventerait  naturellement  cette  formule. 

Dans  l'intérieur  d'Athènes,  au  nom  de  l'intérêt  public,  les 
partis  se  déciment  tour  à  tour,  comme  ils  s'étaient  accordés 
pour  exterminer  les  cités  rivales.  L'Athéna  colossale,  dressée  en 
bronze  par  Phidias  à  l'entrée  de  l'Acropole,  enveloppait  sa  ville 
d'un  sourire  caressant  :  c'est  un  sourire  électoral.  MM.  Heuzey 
et  Pierre  Paris  remarquent  que  l'étiquette  orientale  imposait 
aux  visages  des  rois  et  des  dieux  une  expression  impassible,  mais 
que  la  vie  libre  des  cités  grecques  obligeait  les  chefs  du  peuple 
et  les  dieux  eux-mêmes  à  paraître  aimables,  à  chercher  la  popu- 
larité. 

Cette  déesse  de  la  Raison  est  proprement  la  raison  d'Etat. 

Chez  cette  Pallas  Athéné,  dont  les  poètes  et  les  philosophes 
tiennent  le  règne  pour  les  temps  de  l'âge  d'or,  nulle  autre  mo- 
ralité que  la  force.  Sa  tête  portait  le  casque  et  son  bras  gauche 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  265 

un  bouclier.  Quand  sa  lance  lui  échappa,  toute  sa  perfection  et 
tout  son  prestige  ne  servirent  de  rien  :  elle  subit  celte  môme  loi 
que  de  son  clair  regard  elle  avait  reconnue. 

* 
*  * 

Je  ne  puis  faire  emploi  d'aucune  beauté,  si  je  n'ai  pas  su  éta- 
blir une  circulation  de  mon  cœur  à  son  cœur.  Les  amoureuses 
de  Racine  avec  toutes  leurs  syllabes  harmonieuses  sont  inca- 
pables d'éveiller  nos  échos  profonds,  jusqu'à  ce  qu'un  hasard 
nous  présente  réunies,  dans  une  jeune  déesse  vivante,  la  beauté, 
la  tendresse  et  la  mesure.  Et  le  docteur  Faust,  encore,  que 
m'était-il  avant  que  j'approchasse  du  temps  où,  trop  tard,  je 
me  dirai  :  «  Quand  j'étais  jeune,  plutôt  que  de  tant  étudier, 
j'aurais  dû  jouir  de  la  vie?»  Les  plus  justes  rfiisonnemens  et 
l'étude  la  mieux  dirigée  ne  me  conduiront  jamais  jusqu'où  me 
mettrait  une  soudaine  démarche  de  mon  cœur.  Comment  puis-je 
utiliser  cette  fameuse  Athènes  où  je  rôde?  Il  faudrait  qu'en 
me  repliant  sur  moi-même  je  trouvasse  dans  mon  âme  des  réa- 
lités morales,  des  besoins  et  des  émotions,  analogues  à  celles  qui 
s'expriment  par  ces  statues,  par  ces  architectures  et  par  ces  pay- 
sages grecs.  Il  faudrait...  parlons  net,  il  faudrait  que  j'eusse  le 
sang  de  ces  Hellènes. 

Le  sang  des  vallées  rhénanes  ne  me  permet  pas  de  participer 
à  la  vie  profonde  des  œuvres  qui  m'entourent.  Je  puis  avoir 
quelque  révélation.  Le  grand  bas-relief  de  Déméter,  Koré  et  Trip- 
tolème,  trouvé  à  Eleusis,  \q%  Amazones  d'Epidaure,  les  Charités  de 
Phidias  et  la  Niké  attachant  sa  sandale^  me  contraignent  à  recon- 
naître une  suprématie  dont  Sophocle  et  Thucydide  m'avaient 
d'ailleurs  prévenu.  Ces  éclairs  m'éblouissent,  ils  ne  me  guident 
pas.  Après  trois  semaines  d'Athènes,  on  se  dit  :  «  Il  est  probable 
que  je  suis  devant  la  perfection,  mais  tout  de  même,  je  suis 
bien  mal  à  l'aise.  » 

C'était  plus  commode  avec  la  conception  de  Winkelmann, 
dont  vécurent  les  Gœthe  et  plus  près  de  nous  les  Gautier,  voire 
les  Leconte  de  Liste.  On  opposait  la  sérénité  grecque  aux  scru- 
pules chrétiens.  Cette  thèse  suffît-elle  pour  nous  rendre  intelli- 
gible l'art  plastique  de  l'époque  farheuse?  Allons  donc  !  Aujour- 
d'hui nous  savons  un  fait,  c'est  que  nous  ne  possédons  que  des 
morceaux  de  boutique,  des  répliques   commerciales.  Une  seule 


2G6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

statue  authentique  est  venue  jusqu'à  notre  âge  parmi  colles  que 
l'antiquité  mettait  réellement  tr^s  haut  :  l'Hermès  de  Praxitèle  à 
Olympie.  Eh  bien!  il  est  pommadé.  Les  frises  de  Phidias?  Le 
barbare  ploie  le  genou  devant  leur  aisance  divine.  Mais  de  ces 
frises,  Phidias  et  l'antiquité  ne  faisaient  pas  le  plus  grand  cas. 
Elles  furent  exécutées  par  les  élèves,  d'après  les  dessins  du 
maître.  Allons  au  court,  l'œuvre  de  Phidias,  c'était  TAthéna  en 
matière  précieuse,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  opposé  à 
notre  conception  de  l'art  hellénique. 

Tout  est  trop  clair,  hélas  !  nous  sommes  de  deux  races. 

Ce  que  les  meilleurs  d'entre  nous  appellent  leur  hellénisme 
est  un  ensemble  d'idées  conçues  dans  Alexandrie,  dans  Séleucie, 
dans  Antioche,  et  dans  nos  universités.  Cette  idéologie  que  nous 
apportons  naïvement  de  nos  bibliothèques  pour  la  confronter 
avec  ces  lieux  fameux  ne  s'accorde  pas  avec  les  odeurs  et  avec 
la  structure  de  ces  ruines.  Nous  avons  accepté  la  fiction  d'une 
sorte  de  nationalité  hellénique  oii  l'on  s'introduit  par  une  culture 
classique.  J'ai  bavardé  tout  comme  un  autre  sur  l'hellénisme  de 
Racine,  sur  l'atticisme  de  La  Fontaine,  sur  la  plasticité  grecque 
de  la  George  Sand  champêtre,  d'Anatole  France  et  de  Jules  Le- 
maître.  Mais  ce  ne  serait  pas  la  peine  que  j'eusse  fait  le  voyage 
pour  que  mon  esprit  restât  dans  un  système.  Quel  rapport  entre 
ces  barbares  héritiers  d'une  certaine  culture  hellénisante  et  les 
citoyens  de  l'Athènes  du  vi®  siècle?  La  Grèce,  exactement,  elle 
est  un  arbre  mort  après  avoir  produit  certains  esprits,  auxquels 
on  doit  les  principes  de  notre  civilisation.  Les  libres  Hellènes 
disparus  sous  la  montée  des  barbares,  aucun  peuple  n'a  sécrété 
le  même  génie.  Bien  plus,  aucun  de  nous  ne  repensera  leurs 
pensées. 

* 
*  * 

Dès  la  haute  mer,  en  vue  des  côtes  de  la  Grèce,  j'avais 
éprouvé  un  mouvement  de  défiance  pour  mes  annonciateurs 
d'Athènes.  A  mesure  que  je  m'appliquais  à  m'adapter  au  climat 
des  musées  de  la  Grèce,  je  soupçonnai  leurs  déclamations  d'im- 
posture, et  bientôt,  je  commençai  une  manière  de  liquidation. 
Je  congédiai  les  ombres  de  Byron,  de  Chateaubriand,  de  Lamar- 
tine. Je  les  trouvais  grossiers.  L'impudence  alcoolique  du  pre- 
mier, la  roide   pompe   du  second,  le   bavardage   du   troisième 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  267 

m'appar tirent,  et  l'on  imagine  ce  que  je  pouvais  penser  de  moi- 
même  si  j'en  arrivais  à  traiter  ainsi  mes  illustres  maîtres. 

Je  fus  amené  à  me  vider  de  toutes  les  idées  que  je  me  com- 
posais du  sublime.  Par  exemple,  j'admirais  Michel-Ange  et  je 
pouvais,  avec  son  aide,  ressentir  de  l'héroïsme.  Gomme  j'en 
étais  fier!  Mais,  en  un  tour  de  main,  ce  grand  homme  vient  d'être 
jeté  bas,  et  je  ne  puis  plus  supporter  ses  contorsions  arbitraires 
en  vue  d'obtenir  un  efTet. 

Ici  les  œuvres  les  plus  fameuses  n'ont  pas  des  proportions  ni 
des  efTets  qui  éblouissent.  Elles  sont  tout  l'opposé  du  Tintoret, 
de  Saint-Pierre  de  Rome,  de  nos  cathédrales,  de  notre  Victor 
Hugo...  Ah!  les  Grecs  ne  se  sont  pas  démanchés!  Seulement 
ils  avaient  des  âmes  grecques  ! 

Après  trois  semaines  d'Athènes,  j'ai  trouvé  sur  l'Acropole  la 
révélation  d'une  vie  supérieure  qui  ne  peut  pas  être  la  mienne. 
Cela  m'irrite  et  me  peine,  me  prive  du  bonheur  calme  que 
nous  donnent  à  l'ordinaire  l'art  et  la  nature.  Je  ne  souffre  pas 
seulement  de  mon  impuissance  à  m'identifier  avec  l'âme  athé- 
nienne, mais  encore  de  connaître  avec  évidence  mon  irré- 
médiable subalternité.  La  perfection  de  l'art  grec  m'apparaît 
comme  un  fait,  mais  en  l'affirmant  je  me  nie.  On  juge  de  mon 
trouble.  Je  faillis  en  donner  une  preuve  trop  sûre.  Des  échafau- 
dages dressés  sur  la  façade  occidentale  m'avaient  permis  d'exa- 
miner et  de  toucher  avec  la  main  les  jeunes  cavaliers  de  la  frise 
dans  la  cella;  j'étais  si  préoccupé  de  l'effondrement  de  mon 
esthétique  qu'en  descendant  l'échelle,  je  perdis  l'équilibre.  L'ac- 
cident souligne  assez  bien  que  je  progresse  mal  dans  Athènes,  et 
que  si  je  fais  un  pas  en  avant,  c'est  pour  me  détruire.  En  un 
tel  lieu,  c'eût  été  un  manque  détestable  de  goût.  On  a  beau  n'être 
qu'un  barbare,  il  faudrait  être  exceptionnellement  dépourvu 
d  atticisme  pour  terminer  le  petit  poème  de  la  vie  sur  une  chute 
aussi  prétentieuse. 

VI.  —   LE   PALAIS  DES    DUCS  d'aTHÈNES 

Le  voyageur.  —  Qu'aviez- vous  besoin  de  détruire  le  palais 
des  ducs  d'Athènes? 

Le  pensionnaire  de  l'école  française  d' Athènes.  —  J'ai  détruit 
un  palais  ! 

Le  voyageur.  —  Vous  ou  vos  frères  en  archéologie  grecque. 


2G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1875,  vous  avez  démoli  une  tour  sur  l'Acropole,  à  côté  des 
propylées  et  du  temple  de  la  Victoire  Aptère.  Elle  était  une  survi- 
vance du  palais  des  ducs  d'Athènes  ;  c'est  bien  pour  cela  qu'elle 
vous  gênait.  Vous  ne  tenez  aucun  compte  des  souvenirs  français 
en  Grèce. 

Le  PENSIONNAIRE.  —  Ah  !  vous  parlez  de  cette  tour  qu'on  voit 
sur  les  anciens  dessins  de  l'Acropole.  Elle  n'a  disparu  qu'en 
1875?  On  a  vraiment  trop  attendu  pour  l'abattre.  Elle  ne  pré- 
sentait aucun  intérêt. 

Le  voyageur. —  Pardon!  elle  m'intéresse.  Les  ducs  d'Athènes, 
cela  m'enchante  l'imagination.  Un  seigneur  bourguignon  qui  se 
bâtit  sur  l'Acropole  un  palais  embrassant  les  Propylées  et  la 
Pinacothèque  et  se  prolongeant  jusqu'au  temple  d'Erechtée... 
Vous  n'êtes  pas  séduit?  A  mon  goût,  si  le  Parthénon,  que  ne 
peut  plus  habiter  Minerve,  demeurait  ce  qu'il  fut  un  jour,  la 
Basilique  de  la  mère  de  Dieu,  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  antique 
n'y  perdraient  rien  ;  ils  seraient  baignés  de  vie,  ils  échapperaient 
à  cette  désolation,  à  cette  mort  de  musée  qui  me  gêne  là-haut. 

Le  pensionnaire.  —  Je  vois  que  vous  pourriez  dire  là-dessus 
de  jolies  choses,  mais  c'est  de  la  fantaisie. 

Le  voyageur.  — A  moins  que  la  fantaisie  ne  soit  de  contrarier, 
au  nom  de  votre  caprice,  l'ordre  des  choses,  et  de  gêner  avec 
vos  études  et  vos  piétés,  que  je  respecte,  mes  études  et  mes 
piétés,  qu'il  faut  également  respecter.  Oh  !  je  vous  comprends 
bien  :  vous  êtes  un  agrégé  hellénisant  et  ne  voulez  connaître 
que  l'antiquité;  mais  si  je  suis  un  chartiste  et  un  élève  de  Viollet- 
le-Duc,  si  j'aime  Buchon  et  lis  nos  vieilles  chroniques,  si  je 
m'appelle  Courajod  ou  bien  Walter  Scott?  Le  «  miracle  grec  » 
c'est  beau,  mais  le  miracle  français,  je  veux  dire  notre  expansion 
au  xiii^  siècle,  ce  n'est  pas  mal  non  plus.  Vous  me  faites  songer 
à  ces  ouvriers  qu'on  prie  de  collaborer  à  sa  maison  et  qui  dé- 
truisent, les  uns  les  autres,  leurs  travaux.  Le  tapissier  scie  le  bas 
de  mes  portes,  parce  qu'elles  ne  jouent  plus  sur  le  tapis  qu'il 
vient  de  clouer;  le  peintre  que  je  charge  de  faire  un  raccord 
arrache  brutalement  le  «  capitonnage  invisible  »  que  le  tapissier 
avait  posé  dans  les  joints  des  fenêtres  et  des  portes  :  chacun  de 
ces  gens-là,  pour  faire  du  bel  ouvrage,  détruit  d'autres  ouvrages 
qui  m'étaient  également  utiles. 

Le  pensionnaire.  —  Vous  n'allez  tout  de  même  pas  comparer 
aux  plus  beaux  vestiges  de  l'art   classique  une   mauvaise  tour 


UN    VOYAGE   A   SPARTE.  2G9 

carrée  !  Le  fait  regrettable,  le  crime,  c'a  été  précisément  de  démolir 
une  partie  de  l'aile  Sud  des  Propylées  pour  édifier  votre  palais. 

Le  voyageur.  —  Eh  !  monsieur,  comme  vous,  je  préfère  les 
Propylées  au  palais  des  ducs  d'Athènes,  mais  tel  n'est  pas  le 
débat.  En  détruisant  celui-ci,  vous  n'avez  pas  rétabli  celui-là.  Il 
n'est  pas  en  votre  pouvoir  de  remettre  l'Acropole  dans  sa  jeu- 
nesse, ne  gâtez  donc  pas  sa  vieillesse.  Vous  n'êtes  intervenu  dans 
la  vie  de  ces  ruines  que  pour  appauvrir  leur  signification.  C'est 
encore  une  beauté  pour  un  monument  dont  les  premières  beautés 
sont  irréparables,  s'il  est  chargé  de  siècles,  d'événemens  et 
d'émotion. 

Le  pensionnaire.  —  Je  connais  votre  point  de  vue.  Il  peut  se 
soutenir  et  même  il  a  été  souvent  soutenu...  Renan...  Emile 
Gebhart...  Laissez-moi  vous  le  dire  :  c'est  un  vieux  bateau. 
Faut-il  ramener  les  édifices  à  leur  aspect  primitif  ou  les  accepter 
tels  que  les  siècles  nous  les  ont  légués  ?  Là-dessus  on  a  dit  le 
pour  et  le  contre,  mais  s'il  s'agit  de  l'Acropole,  l'hésitation  n'est 
pas  permise.  Nous  avons  le  devoir  de  tout  sacrifier  pour  dégager 
la  pensée  de  Phidias. 

Le  voyageur.  —  Pour  avoir  supprimé  tout  ce  qui  ne  vous 
semble  pas  du  v''  siècle,  vous  croyez  avoir  mis  sous  nos  yeux  la 
pensée  de  Phidias!  Quelle  aberration!  Vous  avez  simplement 
créé  un  nouvel  état  du  Parthénon,  l'état  de  1900.  La  ruine 
nettoyée  par  vos  soins  est  une  fort  belle  chose,  mais  nul  Grec  du 
V®  siècle  n'y  reconnaîtrait  les  monumens  religieux  splendide- 
ment peints  et  ornés  où  se  déroulaient  les  fêtes  athéniennes.  En 
reniant  sur  l'Acropole  mes  braves  compatriotes,  les  ducs 
d'Athènes,  vous  avez  cru  tout  arranger  pour  que  je  repense  la 
pensée  de  Périclès.  J'en  suis  incapable  comme  devant.  C'est  la 
faute  de  votre  document  incomplet  ;  mais  j'irai  plus  loin,  et  je  dis 
que  c'est  la  faute  de  mon  âme.  Parfaitement.  Je  n'ai  pas  l'âme 
grecque.  J'ai  une  âme  composite  et  par  là  fort  capable  de  com- 
prendre la  signification  de  l'Acropole  que  vous  avez  détruite. 
Vous  avez,  au  nom  de  votre  conception  scolaire,  mis  bas  un  don- 
jon qui,  sous  le  soleil  de  l'Attique,  avait  pris  une  belle  couleur 
fauve  et  s'harmonisait  avec  le  paysage.  Ce  Parthénon  incongru 
était  justifié  par  l'histoire.  Il  n'était  pas  plus  absurde  que  mon 
cerveau  où  des  parties  grecques  et  romaines  sont  associées  à  une 
première  conception  celtique.  Les  blocs  antiques  écussonnés  par 
les  Villehardouin  et  les  La  Roche,  ducs  d'Athènes  et  de  Thèbes, 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ressemblent  assez  à  ce  que  nous  sommes,  nous  autres,  pèlerins, 
indéfiniment  métissés.  Vous  n'avez  pas  raisonné,  vous  vous  êtes 
scandalisés  ;  il  vous  a  paru  intolérable  que  des  reliques  bar- 
bares souillassent  le  parvis  d'Athéna.  Mais  où  est-elle,  Athéna? 
Cette  déesse,  s'est-elle  réfugiée  dans  vos  âmes?  Elle  fat  un 
instant  du  divin  dans  le  monde.  P]h  bien  !  pour  nous,  aujourd'hui, 
le  divin  gît  dans  un  sentiment  très  fort  et  très  clair  de  l'évolu- 
tion et  de  l'écoulement  des  choses.  Nous  protestons  contre  des 
iconoclastes  qui  gâtent  les  plus  nobles  démonstrations  du  temps. 
Le  principe  du  développement  des  sociétés  et  des  vérités,  voilà 
ce  que  nous  mettrait  sous  les  yeux,  avec  un  pittoresque  inexpri^ 
niable,  le  temple  de  Pallas,  compliqué  d'une  chapelle  byzan- 
tine, d'un  donjon  féodal,  d'un  mirab  musulman  et  d'un  musée 
archéologique.  La  vue  nette  de  ces  constructions  successives, 
l'apparente  incohérence  de  tant  d'efforts  qui  eurent  chacun  leur 
idéal  et  qu'un  grand  cœur  sentirait  dans  leur  unité,  voilà  une 
magnifique  leçon  de  relativisme.  Elle  met  dans  mon  esprit  de 
l'ordre,  et  me  moralise  mieux  que  ne  peut  faire  l'incertaine 
Athéna.  Elle  me  communique  un  apaisement  religieux  quand 
vos  effusions  d'helléniste  me  tiennent  en  défiance. 

Le  pensionnaire.  —  Nous  n'avons  jamais  eu  l'idée,  que  je 
sache,  de  restaurer  le  culte  d'Athéna. 

Le  voyageur.  —  Alors,  je  ne  vois  plus  à  quoi  vous  pouvess 
servir.  Si  vous  rebâtissez  le  temple,  il  faut  de  toute  nécessité 
que  vous  tâchiez  d'y  faire  rentrer  le  dieu.  La  pensée  de  Phidias, 
la  pensée  de  Périclcs  sont  inintelligibles  si  je  ne  me  représente 
pas  la  conception  morale  qu'ils  voulaient  abriter,  glorifier  dans  le 
Parthénon.  Ils  concevaient  sans  doute  une  religion  municipale, 
un  ardent  nationalisme.  Tant  bien  que  mal  et  au  risque  de  faire 
mille  confusions,  je  puis  l'admirer  du  dehors;  je  ne  puis  pas  y 
participer.  En  revanche,  quand  je  suis  sur  l'Acropole,  je  me 
trouve,  tout  naturellement,  rempli  d'émotions  qui  tiendraient 
dans  le  Parthénon  composite  et  pour  lesquelles  la  ruine  de  Pé- 
riclès  est  trop  étroite.  Par  exemple,  je  me  rappelle  la  petite  ville 
de  Brienne  où  je  passe  si  souvent  et  d'où  sortirent  des  seigneurs 
qui  régnèrent  ici.  Je  me  rappelle  le  général  Fabvier.  Dans  le 
chaos  de  1823,  c'est  peut-être  ce  Lorrain  qui  a  sauvé  la  Grèce. 
Il  n'y  avait  plus  que  l'Acropole  d'Athènes  qui  résistât  aux  Turcs. 
Mais  les  munitions  commençaient  d'y  manquer.  Une  nuit,  Fab- 
vier avec  huit  cents  hommes  débarque  sur  la  plage  de  Phalère, 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  271 

il  traverse  au  pas  do  course  et  sabre  à  la  main  le  gros  de  l'armée 
turque,  chaque  soldat  portant  de  la  farine  et  de  la  poudre.  Il 
resta  dans  l'Acropole  pendant  six  mois  de  misère  terrible.  Mais 
Athènes  sauvée  fut  jointe  au  Péloponèse  et  aux  îles  pour  former 
la  Grèce  indépendante.  Les  ducs  de  Briennc  sont  sur  le  chemin 
que  je  parcours  pour  aller  en  Lorraine.  Fabvier  est  de  Pont-à- 
Mousson.  Notre  sang  nous  force  à  sentir  dans  le  mot  de  Grèce 
autre  chose  que  ce  que  l'Hellade  était  pour  Périclès. 

Le  pensionnaire.  —  Ça,  c'est  trop  fort!  Je  ne  vois  pas  ce  que 
le  «  sang  français  »  vient  faire  là  dedans!  Je  suis  un  archéologue 
classique  et  je  fais  mon  métier. 

Le  voyageur.  —  Je  crains  qu'à  faire  votre  métier  vous  n'ou- 
bliiez la  raison  de  votre  métier.  Après  tout,  l'archéologie  ne  peut 
avoir  d'autre  objet  que  de  nous  fournir  des  documens  pour  que 
nous  sentions  et  jugions.  Et,  je  vous  prie,  avec  quoi  sentirais-je 
et  jugerais-je,  sinon  avec  ma  sensibilité  et  ma  raison  françaises. 
Mais  je  n'insiste  pas  sur  cette  considération  s'il  vous  semble  que 
je  m'égare.  Votre  métier  d'helléniste  et  d'archéologue,  puisque 
vous  vous  y  tenez,  c'est  de  mettre  sous  nos  yeux  des  documens 
contrôlés  ;  eh  bien  !  je  me  plains  que  vous  m'ayez  supprimé  des 
documens  certains.  En  somme,  je  venais  en  Grèce  pour  com- 
prendre et  pour  jouir.  Je  me  plains  que  vous  n'ayez  pas  laissé 
l'espace  des  siècles  à  mon  imagination.  J'ai  plus  de  confiance  que 
vous  dans  la  puissance  totale  de  cette  terre.  Sa  perfection,  dites- 
vous,  fut  au  temps  de  Périclès.  Ma  piété  pour  cette  époque 
s'augmente  à  voir  que  notre  Fabvier  fit  de  grandes  choses  parce 
que  Périclès  avait  existé.  De  môme,  s'il  flotte  tant  de  poésie  au- 
tour des  seigneurs  champenois  et  bourguignons  qui  régnèrent  un 
jour  ici,  c'est  qu'ils  sont  les  successeurs  d'un  Périclès.  La  Grèce 
expurgée  que  vous  me  proposez  est  une  vérité  sèche,  mal  féconde. 
Celle  que  je  réclame  a  plus  d'atmosphère,  est  mieux  mêlée  de  dou- 
leur, de  pitié,  de  respect,  d'élévation  morale.  Qu'est-ce  qu'elle 
fait  de  moi  pendant  que  je  la  regarde,  votre  ruine  bien  nettoyée? 
Un  amoureux,  un  héros,  un  sage?  Elle  me  met  hors  de  la  vie. 
Au  contraire,  un  Parthénon  qui  va  de  Pisistrate  à  la  guerre  de 
l'Indépendance  me  communique  des  notions  qui  se  muent  aisé- 
ment en  sentimens  :  il  fait  de  moi  un  philosophe  et  un  héros. 

Le  pensionnaire.  —  Je  n'entends  rien  à  tout  cela.  Jamais  je 
ne  me  suis  demandé  le  retentissement  moral  de  mes  travaux 
scientifiques. 


272  REVUE,  DES    DEUX   BIONDES. 

Le  voyageur.  —  C'est  possible,  mais  vous  avez  tort  de  ne  pas 
vous  demander  à  quoi  vous  servez.  Vous  êtes  destinés  à  amé- 
nager l'univers  pour  nous  faire  plus  nobles,  plus  délicats,  plus 
poètes.  Très  souvent  vous  nous  y  aidez.  Mais  je  voudrais  que 
vous  ne  nous  gênassiez  jamais.  Ici,  au  début,  voyez-vous,  vous 
étiez  la  science  au  service  de  l'art,  mais  petit  à  petit,  l'esprit 
géométrique,  chez  vous,  a  étouffé  l'esprit  de  finesse.  Tenez,  vous 
finirez  par  rebâtir  le  Parthénon. 

Le  pensionnaire.  —  Ce  serait  très  facile.  Mais  avant  de  le  re- 
bâtir, nous  allons  achever  de  le  démolir;  car  nous  sommes  très 
curieux  pour  le  moment  de  savoir  comment  tiennent  ses  fonda- 
tions. 

VIT.  —   PHIDIAS 

Devant  Phidias,  comme  devant  Thucydide,  je  sens  moins  la 
difficulté  de  se  comprendre  si  l'on  n'a  pas  le  même  sang:  je  ne 
puis  contester  que  Phidias  me  fournit  une  beauté  qui  semble 
devoir  être  de  la  beauté  pour  tous  les  hommes  raisonnables. 
Il  m'est  impossible  de  pénétrer  toute  la  raison  d'être  d'un  Socrate, 
d'un  Platon  ;  pour  me  plaire  dans  leurs  interminables  discussions, 
à  la  fois  délicieuses  et  fastidieuses,  je  soupçonne  qu'il  me  fau- 
drait un  sens  spécial,  comme  j'ai  un  sens,  par  exemple,  pour 
goûter  l'ingénue  surabondance  d'un  Théodore  de  Banville  ;  mais 
devant  Phidias,  ne  faisons  pas  le  récalcitrant.  Celui-là  justifie 
les  enthousiastes  qui  d'abord  me  choquaient  en  parlant  d'absolu 
et  de  miracle  grec.  Il  y  a  une  distance  immense  entre  Phidias  et 
ses  contemporains,  entre  Phidias  et  ses  prédécesseurs,  entre 
Phidias  et  ses  successeurs.  Il  est  le  sommet  où  l'on  mesure  le 
plus  haut  génie  de  l'art  grec.  Je  n'ignore  pas  que  certains  sa- 
vans  tiennent  Phidias,  comme  Raphaël  en  Italie,  pour  le  com- 
mencement de  la  décadence  ;  c'est  une  opinion  où  je  me  range 
si  elle  revient  à  dire,  comme  je  crois,  que  la  fleur  en  s'épanoais- 
sant  annonce  son  déclin.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'aurai  beaucoup  fait 
pour  mon  intelligence  de  la  Grèce,  si  je  puis  approcher,  entre- 
voir "la  pensée  vivante,  le  modèle  moral  que  portait  en  soi  un 
Phidias,  et  sur  lequel  il  a  exécuté  son  œuvre. 

Je  parle  du  modèle  moral  d'après  lequel  travaillait  Phidias, 
c'est  que  je  suis  mieux  préparé  pour  m'avancer  dans  Tordre  de 
la  moralité  que  dans  le  domaine  de  l'art  plastique.  Je  ne  suis 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  273 

pas  un  sculpteur,  ni  un  connaisseur  de  la  beauté  des  corps;  ce 
n'est  pas  moi  qui  pourrais  dire  le  mot  passionné  de  M.  Ingres  : 
«  Ces  muscles,  ils  sont  tous  nos  amis;  »  mais  je  me  crois  apte 
à  comprendre  les  statues  comme  l'expression  fixée  d'une  certaine 
sensibilité. 

C'est  à  la  longue  que  j'ai  compris  quelque  chose  de  Phidias. 
Je  ne  l'ai  point  pénétré  d'une  vue  et  par  le  sentiment,  je  me  suis 
aidé  de  réflexions.  Chacun  s'avance  vers  la  vérité  avec  ses 
propres  moyens. 

Phidias  fut  mis  à  la  tête  des  grands  travaux  d'Athènes  par 
son  ami  Périclès.  Ses  pouvoirs  peuvent  être  comparés  à  ceux 
d'un  Alfred  Picard  dans  nos  dernières  expositions  :  il  comman- 
dait une  armée  de  sculpteurs,  de  peintres  et  d'architectes.  Il  a 
réglé  et  surveillé  la  construction  du  Parthénon,  il  a  dessiné  les 
modèles  des  quatre-vingt-douze  métopes  et  de  la  frise  ;  l'exé- 
cution, il  la  distribuait  à  ses  collaborateurs.  Pour  connaître  son 
excellence  propre,  il  faudrait  que  nous  puissions  juger  de  l'effet 
que  produisait  dans  le  sanctuaire  sa  statue  colossale  d'Athéna, 
toute  revêtue  d'or  et  d'ivoire  et  haute  de  quinze  mètres.  Toute- 
fois la  plupart  des  cinquante  statues  ou  morceaux  de  frontons 
doivent  être  de  sa  main,  et  le  nu  de  l'Héraclès,  les  draperies  de 
l'Iris  debout,  le  groupe  de  Déméter  et  de  Coré,  les  trois  Parques 
assises,  la  figure  nue  de  Céphise,  qui  sont  à  Londres,  ou  bien  le 
torse  de  Poséidon,  et  Cécrops  avec  sa  fille,  qui  demeurent  à 
Athènes,  exigent  qu'on  s'agenouille  :  grâce,  plénitude,  souplesse, 
voici  la  fleur  des  choses  et  la  plus  profonde  vie  morale. 

Chaque  fois  que  je  regarde  le  Parthénon  et  les  sculptures  de 
la  frise,  des  frontons,  des  métopes,  je  me  dis  :  «  Quel  bonheur 
dans  tout  cela,  bonheur  d'artiste,  réussite,  force,  aisance  à 
vivre  !  » 

Ils  étaient  heureux,  les  contemporains  de  Phidias,  ces  Athé- 
niens, dans  leur  belle  patrie  reconquise;  heureux  de  leurs  pères, 
d'eux-mêmes,  de  leurs  ressources  et  de  leur  gloire!  Je  les  com- 
pare à  des  hommes  qui,  sortis  avec  succès,  grâce  à  leur  énergie, 
de  la  plus  périlleuse  aventure,  se  sont  bâti  une  maison  disposée 
tout  à  leur  convenance.  Ils  se  préparent  à  jouir  de  la  vie  avec 
sécurité.  Ils  ne  rêvent  que  d'ordre  et  d'harmonie.  Comment  ne 
les  envierions-nous  pas,  nous  les  artistes  d'aujourd'hui,  mal 
satisfaits  de  notre  société,  enclins  à  préférer  soit  le  passé,  soit 
ïOME  xax.  —  1905.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avenir,  et  ne  voyant  pas  un  public  homogène  dont  nous  puis- 
sions exprimer  ou  exciter  l'ame? 

Phidias  a  senti  cet  équilibre  autour  de  lui  dans  la  société  et 
dans  l'honnête  homme.  Comme  tous  les  philosophes  et  artistes 
grecs,  il  regarde,  écoute  la  nature  ;  il  est  un  observateur,  non  pas 
un  inspiré  que  favorise  une  révélation  mystérieuse  :  il  voit  les 
vainqueurs  de  Marathon  et  de  Platées,  et  il  sait  tirer  des  beaux 
corps  de  ces  hommes  libres  de  quoi  nous  ravir.  Qu'il  ait  été 
lui-même  un  homme  chétif,  incertain,  c'est  possible,  mais  il 
avait  l'amour  de  l'ordre,  des  proportions  justes,  des  moyens 
simples;  et  ces  qualités,  peut-être  n'étaient-elles  pas  sans  mélange 
chez  ses  concitoyens,  mais  il  a  su  les  choisir  et  les  isoler. 

L'invention  artistique  n'est  pas  une  bonne  fortune  de  hasard; 
elle  est  la  trouvaille  d'un  heureux  regard  que  le  génie  jette  sur 
la  nature.  Notre  Corneille  a  discerné  quelque  chose  de  généreux, 
d'héroïque,  de  «  cornélien  »  chez  les  Français  de  son  temps,  qui, 
s'ils  étaient  regardés,  vivaient  et  mouraient  volontiers  pour  l'hon- 
neur. Comme  le  poète  Corneille,  dans  les  mœurs  de  l'âme,  le 
poète  Phidias,  dans  les  mœurs  du  corps,  a  reconnu  une  très 
noble  qualité,  qu'il  a  séparée  et  accentuée  pour  la  faire  éclater 
devant  le  monde. 

Un  Phidias,  un  Corneille  ont  aimé  autour  d'eux  ce  qu'on 
n'avait  pas  encore  distingué.  Ils  ont  enrichi  l'idéal  en  définissant 
des  façons  de  sentir;  nous  savons  que  le  Cid,  Horace,  Cinna,  ont 
ajouté  quelque  chose  à  l'honneur  français,  et,  c'est  de  la  même 
manière,  sans  doute,  que  Quintilien  disait  que  le  Zeus  de  Phidias 
avait  ajouté  quelque  chose  à  la  religion. 

La  religion  grecque  était  essentiellement  traditionaliste.  Phi- 
dias, y  ajoutant  quelque  chose,  devait  passer  pour  un  impie.  Ses 
ennemis  prétendirent  qu'il  s'était  attribué  une  partie  de  l'or  des- 
tiné à  la  statue  d'Athéna.  C'est  une  coutume  universelle  de 
déshonorer,  par  une  accusation  de  détournement  des  deniers 
)ublics,  ceux  que  les  partis  poursuivent  de  haines  politiques  ou 
religieuses.  Phidias  se  justifia  de  ce  prétendu  vol.  Alors  on  avança 
qu'il  avait  dénaturé  les  attributs  des  simulacres  divins,  qu'il  avait 
mis  la  figure  de  Périclès  sur  le  bouclier  d'Athéna.  Il  s'enfuit,  et 
Ton  doit  croire  qu'à  Olympie,  où  il  exécutait  d'admirables  tra- 
vaux, il  finit  par  succomber  sous  les  accusations  d'impiété. 

Ici,  l'on  peut  faire  quelques  réflexions  sur  l'isolement  où  se 


UN    VOYAGE   A   SPARTE.  275 

trouvent  toujours,  —  fût-ce  dans  Athènes,  à  l'époque  sublime, 
—  les  hommes  de  génie.  Nous  ne  serons  pas  si  naïfs  de  nous 
en  étonner.  Ce  sont  des  êtres  différens,  et,  par  là,  s'ils  n'ont  pas 
la  force  et  si  la  foule  les  aperçoit,  elle  se  jette  dessus,  car  il 
y  a  un  instinct  qui  veut  l'élimination  des  «  monstres.  »  Nous 
tendons  à  nous  représenter  les  citoyens  d'Athènes  comme  des 
Sophocle,  des  Périclès,  des  Euripide,  des  Phidias  :  ce  n'est  pas 
plus  raisonnable  que  de  croire  que  les  Parisiens  de  la  généra- 
tion qui  nous  a  précédés  étaient  des  Hugo,  des  Renan,  des 
Taine,  des  Puvis  de  Chavannes  ;  on  peut  dire  de  ces  derniers 
qu'ils  suscitaient  la  plus  vive  admiration,  mais  c'est  pourtant 
vrai  qu'ils  faisaient  scandale,  déplaisaient,  et  qu'ils  furent  dé- 
noncés à  l'opinion  publique.  C'est  bon  pour  le  petit  groupe  de 
Périclès,  pour  les  Anaxagore,  les  Archélatis,  les  Euripide,  de 
comprendre  et  d'admirer  l'Athéna  de  leur  ami  Phidias  ;  quant  à 
la  foule,  il  est  dans  l'ordre  des  choses  qu'elle  préfère  la  vieille 
idole  en  bois,  gardée  sur  l'Acropole  dans  la  petite  cella  du  temple 
de  la  Victoire  Aptère,  et  ces  hommes,  qui  portent  aux  autels  des 
goûts  qu'elle  ne  comprend  pas,  elle  les  accusera  d'impiété,  voire 
d'athéisme... 

C'est  déjà  un  premier  et  excellent  résultat  do  voir  Phidias 
qui  construit  son  œuvre  au  milieu  des  difficultés  politiques,  au 
milieu  des  injustices  normales.  Cela  nous  sort  d'une  atmosphère 
fastidieuse  de  féerie,  cela  raccorde  Phidias  et  son  œuvre  à  nos 
expériences  ordinaires  de  la  vie.  Mais  je  crois  que  nous  pou- 
vons serrer  la  réalité  de  plus  près  et  connaître  quelques-unes 
des  opinions  que  l'on  professait  dans  le  cénacle  où  vécut  Phi- 
dias. A-t-on  jamais  confronté  son  œuvre  avec  les  doctrines  au 
milieu  desquelles  il  vécut  et  qui  nous  sont  parvenues?  Par  ce 
moyen,  j'imagine  qu'il  serait  possible  de  comprendre  ses  «  im- 
piétés, »  ou  mieux,  l'enrichissement  qu'il  a  donné  à  la  religion, 
ou  enfin,  pour  ne  rien  préjuger,  ses  innovations  religieuses. 

Qu'est-ce  qui  caractérise  l'innovation  religieuse  de  Phidias? 
En  quoi  ses  simulacres  des  dieux  contrarient-ils.  dénaturent-ils, 
ou  enrichissent-ils,  comme  nous  le  pensons,  la  religion  tradi- 
tionnelle d'Athènes?  Je  crois  être  arrivé  à  quelque  lumière,  en 
écoutant  ce  qui  se  dit  chez  Périclès. 

En  ce  temps-là,  un  homme  était  venu  dans  Athènes,  Anaxa- 
gore, qu'on  appelle  Anaxagore  l'athée. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  était  athée,  c'est-à-dire  qu'il  ne  concevait  pas  Dieu  exacte- 
ment comme  on  avait  fait  l'avant-veille. 

Dans  la  première  conception  des  Grecs,  les  hommes  et  les 
dieux  ont  une  même  origine  :  ils  sont  nés  de  la  terre  ;  l'Hellène 
voit  dans  la  nature  des  êtres  vivant  et  sentant  comme  lui,  des 
forces,  qui  se  livrent  des  combats  incessamment  variés.  Ces 
dieux  personnifient  les  diverses  sensations  du  peuple  hellène 
devant  les  phénomènes  de  la  nature. 

Cette  conception  n'est  plus  celle  de  Phidias.  Que  s'est-il  donc 
passé? 

Je  prie  que  l'on  écoute  les  idées  d'Anaxagore  et  qu'on  les 
évoque  sur  l'Acropole;  on  comprendra  mieux  la  construction 
de  Phidias.  En  plaçant  au  cœur  de  ses  statues  la  magnifique 
pensée  des  philosophes  physiciens,  on  les  éclaire. 

Anaxagore  disait  que  la  cause  motrice  du  monde  était  le  voOç, 
l'intelligence.  C'est  cette  intelligence  qui,  par  les  soins  de  Phi- 
dias, préside  sur  l'Acropole  dans  l'effigie  d'Athéna. 

Le  vouç  n'est  qu'une  force  de  la  nature,  il  n'agit  que  comme 
tel  :  il  n'y  a  aucune  trace  d'une  intervention  de  la  divinité  dans 
le  cours  du  monde.  Le  rôle  qu'Anaxagore  donne  à  l'intelligence 
(et  Socrate  s'en  plaint  amèrement),  ce  n'est  pas  d'organiser  le 
monde,  c'est  de-  le  sentir.  L'intelligence  n'a  pas  créé  le  monde; 
elle  est  un  mode  de  l'existence,  une  qualité  du  corps  de  l'homme 
vivant.  Que  dis-je,  une  qualité  de  l'homme  vivant  !  S'en  tenir  là 
serait  fausser  la  conception  d'Anaxagore  et  restreindre  la  pré- 
sidence d'Athéna.  L'intelligence  est  une  force  qu'Anaxagore 
attribue  à  tous  les  êtres.  Même  chez  les  végétaux  il  constate 
des  sensations,  des  désirs,  des  perceptions. 

(Que  j'aime,  à  la  lueur  de  ces  idées  familières  à  Phidias, 
regarder  les  aimables  et  fiers  chevaux,  les  fortes  bêtes  du  sacri- 
fice! Et  comme  Charles  Maurras  est  justifié  du  sentiment  fra- 
ternel qui  le  poussait,  l'obligeait  à  embrasser  les  belles  co- 
lonnes!) 

Toutefois  l'homme  est  le  plus  intelligent  des  animaux. 
Anaxagore  en  donne  la  raison  :  «  L'homme  est  le  plus  intelli- 
gent des  animaux  parce  qu'il  a  des  mains.  »  Observation  sai- 
sissante! Si  les  plantes,  les  animaux,  les  hommes  participent  à 
l'intelligence  universelle,  ils  ne  sont  pas  tous  également  à  même 
d'en  user  :  un  bon  corps  permet  mieux  d'agir  au  vo'j<;  qui  est 
dans  tous  les  êtres.  Chez  un  homme,  il  y  a  d'autant  plus  de 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  277 

la  force  qui  anime  le  monde  qu'il  a  pour  l'exercer  un  meilleur 
corps  et  des  organes  plus  solides. 

Cette  vue  philosophique  est  très  propre  à  mettre  la  statuaire 
au  premier  rang  des  arts  :  elle  laisse  entendre  qu'un  beau  corps 
pour  Phidias  est  quelque  chose  d'analogue  à  ce  que  nous  appel- 
lerions une  âme  bien  née. 

Et  quels  droits  Anaxagore  et  Phidias  reconnaissaient-ils  à 
ces  âmes  bien  nées?  C'est  ce  qu'un  texte  d'Aristote  nous  in- 
dique. «  Le  voù;  d'Anaxagore,  dit-il,  ne  paraît  pas  exister  dans 
la  même  mesure  chez  tous  les  animaux,  ni  même  être  réparti 
également  entre  tous  les  hommes...  »  C'est  évidemment  en  con- 
séquence de  ce  principe  qu' Anaxagore,  ainsi  que  le  raconte 
Plutarque,  enseignait  à  Périclès  l'art  de  gouverner  le  peuple 
avec  fermeté.  Et  nous  voilà  en  mesure  d'interpréter  ce  qu'il  y 
avait  de  dominateur  (jusqu'à  la  dureté)  sous  le  front  d'A- 
théna. 

On  atteint  une  conception  plus  claire  encore  du  Parthénon, 
si  l'on  examine  les  autres  textes  trop  rares  qui  nous  sont  par- 
venus d'Anaxagore. 

Il  a  écrit  :  «  Les  Hellèn^es  parlent  mal  quand  ils  disent  naître 
et  mourir,  car  rien  ne  naît  ni  ne  périt,  mais  les  choses  déjà 
existantes  se  mélangent,  puis  se  séparent  de  nouveau.  Pour  dire 
juste,  il  faudrait  donc  appeler  mélange  la  production  d'une  chose 
et  désagrégation  sa  fin.   » 

Voilà  qui  est  bien  fait  pour  justifier  la  paix,  qui  n'a  rien  de 
morne,  de  ces  statues.  Que  leur  vie  s'écoule  et  que  la  mort 
s'approche,  qu'importe  !  elles  vont  avec  confiance  vers  une  autre 
naissance.  Ainsi  s'expliquent  l'harmonie,  le  recueillement,  l'éter- 
nelle jeunesse  qui  respirent  sur  l'Acropole. 

Mais  un  dernier  propos  d'Anaxagore  nous  rend  décidément 
intelligible  la  paix  des  créatures  de  Phidias.  D'après  Aristote, 
Anaxagore  aurait  dit  à  quelques-uns  de  ses  amis  ou  disciples  : 
«  que,  pour  eux,  les  choses  ne  seront  que  ce  qu'ils  les  croiront 
être.  »  Ce  «  doute  sur  la  réalité  objective  de  nos  connaissances,  » 
cette  «  conscience  des  limites  de  l'esprit  humain,  »  cette  certi- 
tude que  nous  sommes  enfermés  dans  les  phénomènes,  nous 
donne  une  résignation,  une  acceptation.  Elle  nous  interdit  les 
aspirations  illimitées  et  toutes  les  fausses  idées  du  sublime 
romantique.  La  prison  est  irrémédiablement  close  ;  ne  nous 
dégradons  point  à  frapper  contre  les  portes,  adaptons-nous  à 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  sort.  Il  y  a  de  la  paix  à  savoir  son  assujettissement  et 
qu'on  ignorera  toujours  les  choses  cachées. 

Le  vojç  d'Anaxagore  sensible  au  cœur,  tangible  aux  yeux,  à 
la  main,  c'est  l'œuvre  de  Phidias. 

Je  ne  m'étonne  pas  qu'après  Marathon  et  Platées,  il  y  ait  eu 
chez  les  Athéniens  un  état  d'esprit  propre  à  se  traduire  dans 
une  telle  philosophie  et  à  se  satisfaire  avec  le  Parthénon.  C'est 
par  le  ^oïjç,  par  l'intelligence  et  par  l'âme,  que  les  Grecs  ont 
vaincu  les  masses  barbares.  Athènes  est  l'endroit  où  il  y  a  le  plus 
d'intelligence  et  d'âme,  et  dans  Athènes,  doivent  dominer  les 
hommes  à  qui  il  a  été  réparti  le  plus  d'intelligence  et  d'âme. 

Aristophane  a  poursuivi  avec  violence  la  doctrine  d'Anaxa- 
gore. Il  se  permettait  de  plaisanter  les  dieux,  mais  il  n'acceptait 
point  qu'on  revisât  leurs  titres.  Il  sentait  bien  qu'une  innovation 
qui  installait  le  voQf;  à  la  présidence  de  l'activité  universelle,  sug- 
gérait, en  même  temps  que  le  dédain  des  institutions  anciennes, 
un  vague  idéal  de  cosmopolitisme.  Il  ne  se  trompait  pas;  ces 
idées  sont  contenues  dans  l'œuvre  de  Phidias  et  leur  puissance 
continue  d'agir;  nos  humanistes  tendent  à  croire  qu'Athènes  a 
fourni  une  raison  universelle  et  qu'elle  était  personnifiée  dans 
la  cella  vide  de  l'Acropole.  Pourtant,  si  violent  qu'Aristophane 
ait  été  contre  Périclès  et  Euripide,  il  semble  attendri  par  Phidias. 
Je  crois  qu'il  fut  sensible,  lui,  le  grand  combattant  pour  la  paix, 
à  cette  beauté  plastique  dont  la  marque  est  l'impassible  sérénité 
de  l'âme.  Qu'il  est  touchant  sous  ses  voiles,  le  passage  consacré 
par  Aristophane  à  Phidias  !  J'aime  sur  l'Acropole  à  me  rappeler 
cette  phrase  obscure,  mais  si  tendre,  où  le  comique  fait  allusion 
à  la  grande  guerre  du  Péloponèse  :  «  Phidias  finit  mal  ;  la  paix 
a  disparu  avec  lui.  »  —  «  Elle  était  donc  sa  parente  ?»  —  <(  Sans 
doute,  elle  l'était  par  sa  beauté.  » 

On  croit  savoir  que  Phidias,  après  avoir  fui  d'Athènes,  fut 
par  la  suite,  à  Élis,  condamné  à  mort  et  torturé. 

Me  suis-je  fait  comprendre?  Je  ne  dis  pas  un  seul  instant 
que  Phidias  tailla  des  statues  pour  symboliser  des  idées.  Je  rap- 
pelle que,  dans  une  élite,  à  cette  époque,  régnait  une  sensibilité 
qui  fut  satisfaite  par  l'enseignement  d'Anaxagore  ;  que  cet  ensei- 
gnement fut  de  grande  action  sur  Périclès,  Euripide,  Archélaus, 
Phidias,  et  leur  valut  des  accusations  d'impiété  ;  qu'il  me  donne 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  279 

la  raison  de  ce  que  Phidias  a  ajouté  aux  simulacres  des  dieux  et 
à  la  religion;  et  qu'enfin,  si  les  fragmens  d^Anaxagore  nous  man- 
quaient, on  retrouverait  sa  doctrine  dans  les  statues  de  Phidias. 
Ces  membres  épars  d'une  philosophie  et  d'un  temple  semblent 
faits  sur  le  même  modèle  spirituel.  Il  y  avait  un  certain  rapport 
entre  la  nature  et  Phidias,  et  c'était  le  même  qu'entre  la  nature 
et  Anaxagore. 

C'est  la  doctrine  d^Anaxagore  qui  rend  le  mieux  compte  des 
dispositions  morales  où  m'inclinent  les  statues  de  Phidias.  Mais 
mon  objet  n'est  point  d'expliquer  comment  Phidias  a  raisonné. 
Aussi  bien,  il  n'a  pas  raisonné,  il  a  eu  du  goût.  Je  cherche  à  me 
le  rendre  intelligible,  et,  de  fait,  je  suis  parvenu  à  me  faire  une 
vue  de  son  œuvre  en  prenant  pour  repère  le  point  où  était  par- 
venue, de  son  vivant,  la  philosophie. 

Vraiment,  sur  l'Acropole,  je  ne  pouvais  pas  n'avoir  qu'un 
plaisir  ordinaire  de  musée.  C'est  bon  qu'au  British  Muséum  et 
au  Louvre,  je  me  contente  d'enrichir  de  belles  formes  mon 
imagination  de  conteur,  mais  dans  Athènes  i  J'attends  des  mar- 
bres athéniens  qu'ils  me  renseignent  sur  la  vie  puissante  qui, 
jadis,  anima  cette  société,  sur  sa  conception  des  dieux,  de  la 
patrie  et  de  la  nature;  je  veux  qu'ils  m'ouvrent  d'immenses 
perspectives  nouvelles  et  me  proposent  des  sentimens  tout  neufs 
pour  un  chrétien  de  la  vallée  du  Rhin. 

Mon  pèlerinage  n'a  pas  été  déçu.  Ce  grand  art  de  l'Acropole 
soulève  les  plus  graves  problèmes  intellectuels;  il  nous  fournit 
d'admirables  représentations  d'une  vérité  qui  était  efficace  au 
v^  siècle  et  qui  est  encore  une  des  deux  grandes  vérités  hu- 
maines. Cependant  le  Parthénon  n'éveille  pas  en  moi  une  mu- 
sique indéfinie  comme  fait,  par  exemple,  un  Pascal.  C'est  qu'en 
explorant  ses  vestiges,  je  ne  repasse  point  par  des  sentimens 
éprouvés,  familiers  et  chers.  Il  nous  oblige  à  le  rejoindre  dans 
un  passé  qui  nous  désoriente.  Entre  le  Parthénon  et  nous,  il  y 
a  dix-neuf  siècles  de  christianisme.  J'ai  dans  le  sang  un  idéal 
différent  et  même  ennemi.  Bien  que  je  reconnaisse  l'interpréta- 
tion hellénique  de  la  vie  comme  très  haute  et  d'immense  portée, 
elle  m'est  étrangère  et  sans  résonance.  Si  Goethe,  par  son 
commentaire  de  Spinoza,  ne  m'avait  pas  préparé,  je  n'aurais 
rien  de  vivant  en  moi  où  rattacher  la  pensée  de  Phidias  :  un 
Juif  et  un  Allemand  sont  mes  anneaux  intermédiaires... 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


viii.  —  j'ai  mis  mon  cœur  en  dépôt  a  DAPHNÉ... 

A  chaque  minute  d'Athènes,  j'imagine  qu'enfin  je  vais  em- 
ph)yer  mon  cœur.  Parfois  il  se  soulève,  mais  l'air  est  trop  marin, 
les  rocailles  trop  sèches;  dans  ces  dehors  si  neufs,  mon  cœur 
ne  voit  rien  où  il  puisse  me  raccorder;  il  retombe,  boude,  s'at- 
triste et  se  croit  exilé. 

—  Pourtant,  lui  dis-je,  depuis  le  paquebot  tu  battis  plus  fort, 
quand  nous  arrivâmes  en  vue  du  petit  temple  bizarre? 

Il  me  répond  : 

—  J'étais  un  naïf  cœur  gaulois,  curieux  et  respectueux  de 
toutes  nouveautés.  A  l'usage,  je  n'éprouve  pas  d'Athènes  ces 
mouvemens,  cette  effusion  qui  seuls  me  persuadent. 

C'est  vrai  qu'ici  je  ne  sens  pas  sous  moi  cet  Océan  profond, 
ces  milliers  d'idées  préalablement  associées  qui,  dans  ma  Lorraine, 
me  portent.  Sur  notre  immense  plateau  solitaire,  les  peupliers, 
les  vallonnemens  légers,  les  villages  peureux  et  les  effluves  de 
l'histoire  me  composent  une  musique  et  me  disposent  à  consen- 
tir âmes  destins.  Mais  dans  l'Attique,  seule  peut-être  la  petite 
Daphiié  me  touche,  modeste  église,  fraîche  sous  des  platanes 
et  sur  une  prairie  où  des  visiteurs  assis  sont  en  train  de  goûter. 

Quand  j'étais  un  petit  garçon,  j'allais  chaque  année,  le  long 
de  la  Moselle,  à  la  Saint-Pierre  d'Essegiiey,  pauvre  fête  de  vil- 
lage, où,  dans  une  herbe  pareille  à  la  prairie  de  Daphné,  il  y  avait 
des  chevaux  de  bois,  de  la  fatigue,  un  malaise  d'estomac,  du 
désir  sans  objet... 

Bien  chétives  images,  mais  l'une  de  mes  sources  et  qui  s'har- 
monisent avec  le  paisible  vallon  catholique  de  Daphné. 

C'est  ici  que  Buchon  retrouva  les  tombeaux  des  ducs  français 
d'Athènes,  et  que  Chateaubriand  aperçut  pour  la  première  fois  la 
ville  de  l'intelligence.  Voilà  des  faits  où  je  m'intéresse.  Mais  peu 
me  chaut  si  l'on  me  montre  la  voie  sacrée,  que  suivait  la  pro- 
cession des  initiés  d'Eleusis  :  j'ignore  trop  à  quoi  ils  étaient  ini- 
tiés. Les  plus  belles  Panathénées  ne  me  donnent  pas  la  douceur 
d'une  fête  de  la  Vierge  dans  nos  petites  villes  lorraines... 
L'on  voit  d'abord  trois  filles  de  seize  ans  qui  portent  une  Marie 
dorée.  Les  femmes  suivent,  ayant  au  cou  des  rubans  violets, 
puis  viennent  les  bannières  de  beau  goût  et  la  musique  munici- 
pale  alternant  avec  les   cantiques   latins.   Voici   le   groupe  des 


UN   VOYAGE    A   SPARTE.  281 

hommes,  compact  et  fort,  derrière  le  prêtre  et  qui  répètent  obs- 
tinément :  «  Je  suis  chrétien,  »  avec  notre  accent  héréditaire 
et  fraternel.  J'entends  les  mots  <(  espérance,  »  «  amour,  »  qui 
flottent  dans  le  tiède  soleil.  Mais  déjà  le  mince  cortège  a  disparu, 
déploiement  rustique  d'une  profonde  pensée  de  ma  race. 

Qu'il  arrive  vite  le  temps  où  des  beautés  derrière  nous  sont 
seules  pleines,  touchantes,  sérieuses  !  Si  je  cédais  à  ma  préfé- 
rence, je  refuserais  d'accroître  mon  modeste  patrimoine  ;  je  né- 
gligerais les  leçons  d'Athènes  pour  m'en  tenir  à  mes  vénérations 
innées,  qu'accueille,  conforte  et  prolonge  l'église  de  Daphné. 

Abandonner  toutes  les  positions  pour  resserrer  mon  cœur  sur 
mes  tombes;  m'isoler,  vivre  en  profondeur,  quelle  volupté!  Je 
me  consumerais  dans  une  musique  perpétuelle. 

Mais  il  faut  que  je  m'interdise  ou  que  j'ajourne  ce  morne 
bonheur.  Mon  courage  me  défend  de  m'engourdir  déjà  au  son 
des  humbles  violons  de  Lorraine.  Je  ne  mettrai  pas  au-dessus 
de  tout,  comme  il  me  serait  si  doux,  mon  émouvant  pays  de 
naissance,  les  côtes  viticoles  du  Madon,  du  Brenon,  notre  vent 
glacial,  nos  bois  de  bouleaux  et  ma  claire  Moselle,  où  j'admire 
chaque  saison  les  reflets  de  mon  enfance.  Jusqu'à  mon  extrême 
fatigue,  mon  intelligence  voudra  chercher  et  conquérir  des  terres 
nouvelles,  pour  que  mes  activités  profondes  s'étendent,  s'enri- 
chissent, s'expriment  par  des  formes  plus  saisissantes.  Je  le 
veux,  et  cependant,  au  cours  de  mes  études  d'Athènes,  j'ai 
laissé  mon  cœur  en  dépôt  à  Daphné. 

Maurice  Barrés. 


LES    ROQUEVILLARD 


PREMIÈRE   PARTIE 


I.  —   LES   VENDANGES 

Du  sommet  du  coteau,  la  voix  de  M.  François  Roquevillard 
descendit  vers  les  vendangeuses  qui,  le  long  des  vignes  en  pente, 
allégeaient  les  ceps  de  leurs  grappes  noires. 

—  Le  soir  tombe.  Allons  !  un  dernier  coup  de  collier. 

C'était  une  voix  bienveillante,  mais  autoritaire.  Elle  com- 
muniqua de  l'agilité  à  tous  les  doigts,  et  courba  les  épaules 
des  ouvrières  qui  flânaient.  Avec  bonne  humeur,  le  maître 
ajouta  : 

—  Le  matin,  elles  sont  plus  légères  que  des  alouettes,  et 
l'après-midi,  elles  bavardent  comme  des  pies. 

Cette  réflexion  provoqua  des  rires  unanimes  : 

—  Oui,  monsieur  l'avocat. 

On  n'appelait  jamais  autrement  le  maître  de  la  Vigie.  La 
Vigie  est  un  beau  domaine,  bois,  champs  et  vignes,  d'un  seul 
tenant,  situé  à  l'extrémité  de  la  commune  de  Cognin,  à  trois  ou 
quatre  kilomètres  de  Chambéry.  On  y  accède  en  suivant  un  che- 
min rural  et  en  traversant  un  vieux  pont  jeté  sur  IHyère  aux 
eaux  basses.  Il  domine  la  route  de  Lyon  qui,  jadis,  reliait  la 
Savoie  à  la  France  à  travers  les  roches  taillées  des  Echelles.  Son 


LES    ROQIJEVILLARD.  283 

nom  lui  vient  d'une  tour  qui  couronnait  le  raamelou  et  dont  il 
ne  reste  plus  aucun  vestige.  Il  appartient  depuis  plusieurs  siècles 
à  la  famille  Roquevillard  qui  l'a  agrandi  peu  à  peu,  ainsi  qu'en 
témoignent  la  maison  de  campagne  et  les  communs  bâtis  de 
pièces  et  de  morceaux,  ensemble  d'une  harmonie  contestable, 
mais  expressif  comme  un  visage  de  vieillard  où  toute  une  vie  se 
résume.  Ici,  c'est  le  passé  d'une  forte  race  fidèle  à  la  terre 
natale.  Les  Roquevillard  sont,  de  père  en  fils,  gens  de  loi.  Ils 
ont  donné  des  bâtonniers  au  barreau,  des  juges,  des  présidons 
à  l'ancien  Sénat  provincial,  et  à  la  nouvelle  Cour  d'appel  un  con- 
seiller qui,  pour  mourir  chez  lui,  refusa  tout  avancement.  Néan- 
moins, le  pays  persiste  à  les  traiter  indifféremment  d'avocats, 
et  sans  doute  il  donne  à  ce  titre  un  sens  de  protection.  Près  de 
quarante  ans  d'exercice,  une  connaissance  précise  du  droit,  une 
parole  ardente  et  vigoureuse  méritaient  plus  spécialement  cette 
popularité  au  propriétaire  actuel. 

Les  alignemens  réguliers  du  vignoble  permettaient  de  sur- 
veiller aisément  la  récolte.  Déjà  les  teintes  des  feuilles  accu- 
saient octobre,  et  sur  les  coteaux,  la  terre  plus  lumineuse  s'oppo- 
sait au  ciel  plus  pâle.  Les  divers  plants  se  distinguaient  mieux 
aux  colorations  :  la  Mondeuse  vert  et  or,  le  Grand  Noir  et  la 
Douce  Noire  vert  et  pourpre.  Entre  les  branches  claires,  les 
taches  sombres  des  raisins  sollicitaient  le  regard.  Le  couteau 
ouvert  et  la  main  sanglante,  pareilles  à  de  prompts  sacrificateurs, 
les  vendangeuses  se  hâtant,  poursuivaient  les  grappes  comme 
des  victimes  offertes,  les  tranchaient  d'un  coup  net  et  les  jetaient 
au  panier.  Elles  relevaient  uniformément  leur  jupe  en  l'atta- 
chant en  arrière  afin  d'être  plus  libres  de  leurs  mouvemens  sur 
le  sol  gras,  et  portaient  un  mouchoir  ou  un  lichu  bariolé  noué 
autour  de  la  tête  pour  se  garantir  des  rayons  du  jour.  De  temps 
en  temps,  l'une  d'elles,  redressée,  émergeait  de  la  mer  des  ceps, 
comme  un  lavaret  qui  vient  respirer  à  la  surface,  puis  replon- 
geait aussitôt.  Il  y  en  avait  de  vieilles,  noueuses  et  ridées,  lentes 
et  le  corps  rétif,  mais  capables  d'endurance  et  l'œil  aux  aguets, 
car,  n'étant  plus  guère  employées,  elles  luttaient  pour  conserver 
leurs  derniers  cliens.  Des  jeunes  filles  de  vingt  ans,  plus  adroites 
et  lestes,  exposaient  sans  crainte  leur  visage  et  leurs  avant-bras 
découverts  à  l'action  du  hâle  qui  garde  à  la  chair  les  caresses 
du  soleil,  et  des  fillettes  inachevées  encore,  moins  résistantes, 
changeaient  de  place,  troublaient   l'ordre  ou  s'asseyaient  tout 


284  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonnement  avec  une  gaieté  de  pensionnaires  en  vacances.  Enfin 
de  petits  enfans,  confiés  par  leurs  mères  qui  en  débarrassaient 
le  logis,  vendangeaient  pour  leur  compte  en  se  bousculant  et 
en  se  barbouillant  lèvres  et  joues  à  la  façon  de  précoces  bac- 
chantes. 

Sur  le  chemin  à  mi-côte  qui  partage  le  domaine  et  en  assure 
l'exploitation,  le  chariot,  attelé  de  deux  bœufs  roux  aux  cornes 
redressées  en  forme  de  lyre,  attendait  patiemment  l'heure  de 
gaj^uer  le  pressoir.  Les  vignerons  le  chargeaient  avec  gravité. 
On  ne  les  entendait  pas  rire  comme  les  filles,  mais  seulement 
échanger  de  brèves  indications.  Les  moins  âgés  portaient  des 
bérets  blancs  et  des  bandes  molletières,  ce  qui  leur  dégageait  la 
tournure,  à  la  mode  des  chasseurs  alpins,  qui,  par  esprit  d'imi- 
tation, se  répand  chez  les  jeunes  gens  de  la  campagne  savoi- 
sienne.  Ils  passaient  un  bâton  de  bois  dur  dans  les  anses  de  la 
benne  remplie  jusqu'aux  bords,  la  soulevaient  sur  l'épaule  et, 
imprimant  à  leur  fardeau  un  léger  mouvement  de  bascule,  ils  le 
déposaient  sur  le  train  du  char.  Un  vieux  à  la  barbe  grise  qui, 
debout  sur  le  véhicule,  les  dirigeait,  achevait  d'écraser  le  raisin 
dans  les  bennes  déjà  chargées.  Parfois,  il  se  redressait  de  toute 
sa  taille,  les  mains  rougies  et  dégouttantes  du  sang  des  vignes. 

En  face  de  la  Vigie,  l'ombre  du  soir  envahissait  les  coteaux 
de  Vimines  et  de  Saint-Sulpice,  rapprochés  de  la  chaîne  de 
Lépine  qui  reçoit  les  soleils  couchans  et,  plus  bas,  le  val  sinueux 
de  Saint-Thibaud-de-Coux  et  des  Echelles.  Mais  la  lumière  inon- 
dait le  vignoble  de  pourpre  et  d'or.  Elle  découvrait  les  vendan- 
geuses dans  leurs  lignes,  les  nimbait  malgré  leurs  foulards,  se 
jouait  sur  les  cornes  des  bœufs,  embrasait  la  barbe  grise  et  la 
face  rouge  du  chef  de  culture  sur  le  chariot,  éclairait,  sous  les 
rebords  du  chapeau,  le  visage  énergique  de  M.  Roquevillard,  et, 
plus  haut  encore,  miroitait  sur  le  clocher  arrogant  de  Monta- 
gnole,  pour  se  poser  enfin  audacieusement,  comme  une  cou- 
ronne, sur  le  rocher  légendaire  du  mont  Granier. 

Se  groupant  autour  de  quelques  ceps  épargnés,  les  ouvrières 
cueillaient  les  derniers  raisins.  Une  benne  encore  fut  hissée  et 
du  haut  du  char  le  vieux  Jérémie  lança  triomphalement: 

—  Ça  y  est,  monsieur  lavocat. 

—  Combien  de  chariots  ?  interrogea  le  maître. 

—  Douze. 

—  C'est  une  belle  année. 


LES    ROQUEVILLARD.  283 

Il  ajouta,  comme  les  bœufs  se  mettaient  en  marche,  suivis  de 
toute  la  bande  des  vignerons  : 

—  Maintenant,  à  mon  tour.  Par  ici  le  rassemblement. 
Panier  au   bras,  couteau  ou   serpe   en  main,  les  ouvrières 

gagnèrent  le  sommet  du  coteau  et  entourèrent  M.  Roquevillard. 
Il  planta  sa  canne  ferrée  en  terre,  et  sortit  de  sa  poche  un  petit 
sac  d'où  il  tira  de  la  monnaie  de  cuivre  et  des  pièces  d'argent. 
Aussitôt,  les  plus  bavardes  se  turent.  Ce  fut  un  instant  solennel, 
celui  de  la  paye.  Derrière  l'assemblée,  des  vitres  ou  des  toits 
d'ardoise  renvoyaient  comme  des  miroirs  l'éclat  du  soleil. 

Avec  une  amicale  familiarité,  il  appelait  chacune  par  son 
nom,  et  même  il  les  tutoyait,  car,  les  plus  âgées,  il  les  avait 
toujours  vues,  et  les  autres,  il  les  avait  connues  petites.  Elles 
touchaient  le  prix  de  leur  journée  avec  un  mot  aimable  en  sup- 
plément, et  répondaient  à  tour  de  rôle  : 

—  Merci,  monsieur  l'avocat. 

A  la  tin  du  défilé,  le  maître  inspecta  sa  troupe  et  demanda: 

—  Tout  le  monde  est  content? 

Vingt  voix  joyeuses  répondirent  en  remerciant. 
Mais  un  enfant  désigna  du  doigt  une  vieille  femme  qui  se 
tenait  à  l'écart,  honteuse  et  la  mine  déconfite  : 

—  La  Fauchois. 

Son  nom  se  perdit  et  personne  n'intervint,  comme  si  elle  ne 
méritait  aucun  salaire. 

—  Alors,  bonsoir,  reprit  la  voix  bien  timbrée  de  M.  Roque- 
villard. Vous  arriverez  de  jour  à  Saint-Gassin  et  à  Vimines. 

—  Bonsoir,  monsieur  l'avocat. 

Immobile  à  son  poste  d'observation,  il  vit  les  silhouettes  des 
vendangeuses  se  découper  en  noir  sur  le  couchant,  décroître  et 
disparaître.  D'en  bas,  leurs  voix  montaient.  Elles  s'étaient  sépa- 
rées en  deux  groupes,  celles  de  Vimines  et  celles  de  Saint-Cas- 
sin.  Ces  dernières,  qui  avaient  pris  à  gauche,  se  mirent  à  chanter: 
un  chœur  rustique  au  finale  traînant.  Déjà  le  disque  du  soleil 
effleurait  la  montagne. 

A  côté  du  maître,  la  Fauchois  ne  bougeait  pas,  ne  réclamait 
rien. 

—  Pierrette,  dit  brusquement  M.  Roquevillard. 

Elle  tendit  en  avant  sa  figure  qui  était  moins  vieillie  que 
douloureuse  et  crevassée. 

—  Monsieur  François,  murmura-t-elle. 


286 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Voilà  cent  sous.  Va  manger  la  soupe  à  la  maison. 

—  C'est  trois  journées,  dit  la  pauvresse  c[ui  regardait  l'écu 
tout  blanc  dans  sa  main  racornie,  je  n'ai  droit  qu'à  une. 

—  Prends  toujours.  Et  ta  fille? 

—  Elle  est  partie  pour  Lyon. 

—  Travaille-t-clle  ? 

La  vieille  femme  laissa  tomber  ses  deux  bras  le  long  du 
corps,  et  ne  répondit  pas. 

—  Il  faut  qu'elle  travaille. 

—  Depuis  sa  condamnation,  elle  ne  trouve  plus  à  se  placer. 
Une  voleuse  ! 

L'avocat  plaida  les  circonstances  atténuantes  : 

—  Elle  a  volé  par  étourderie,  par  coquetterie,  par  vanité. 
Elle  n'est  pas  mauvaise.  A  son  âge,  on  se  corrige.  De  quoi  vit- 
elle? 

—  Et  de  quoi  voulez-vous  qu'elle  vive  ?  Elle  vit  des  hommes, 
pardi. 

—  Gomment  le  sais-tu  ? 

—  Les  premiers  temps,  j'avais  envoyé  un  mandat,  un  petit, 
pour  l'aider.  Elle  me  l'a  renvoyé  avec  un  autre,  un  gros,  que 
j'ai  brûlé. 

—  Que  tu  as  brûlé  ? 

—  Oui,  monsieur  François,  l'argent  de  la  honte. 

Et  la  colère  redressa  brusquement  la  paysanne  qui  apparut 
en  pleine  lumière,  menaçante  et  la  main  tendue,  comme  pour 
accuser  le  destin  : 

—  Je  ne  sais  pas  comment  je  l'ai  faite.  Dans  notre  famille,  il 
n'y  avait  que  des  braves  gens.  Maintenant  j'ai  vergogne. 

—  Ce  n'est  pas  ta  faute,  Pierrette. 
Elle  secoua  la  tête  avec  certitude  : 

—  C'est  toujours  la  faute  de  la  famille,  vous  le  savez  bien. 
C'est  vous  qui  l'avez  dit. 

—  Moi? 

—  Oui,  devant  moi,  à  Julienne,  avant  la  condamnation.  Elle 
minquiétait  déjà;  Alors,  je  vous  l'avais  amenée  un  jour. 

—  Je  me  souviens.  Et  que  lui  ai-je  dit? 

—  Que  lorsqu'on  avait  la  chance  d'appartenir  à  une  famille 
honnête,  il  fallait  se  respecter  davantage.  Parce  que  dans  les 
familles,  on  met  tout  en  commun,  la  terre  et  les  dettes,  la  bonne 
conduite  et  la  mauvaise. 


LES    ROQUEVILLARD.  287 

—  Personne  ne  peut  te  jeter  la  pierre. 

—  On  me  la  jette  quand  même.  On  a  raison.  Par  bonheur, 
j'ai  perdu  mon  homme  avant. 

—  Il  t'aurait  défendue. 

—  Il  l'aurait  tuée. 

—  Et  toi,  tu  l'aimes  toujours? 

—  C'est  mon  enfant. 

—  Allons,  Pierrette,  ne  te  décourage  pas.  Tant  qu'on  n'est 
pas  mort,  il  n'y  a  rien  de  perdu.  Rentre  à  la  maison;  moi,  je  vais 
au  pressoir  vérifier  les  cuves. 

—  Merci,  monsieur  François. 

De  tout  temps,  elle  avait,  à  la  Vigie,  collaboré  aux  lessives, 
aux  vendanges  et  même  par  intérim  à  la  cuisine  :  de  là  son 
usage  des  prénoms. 

M.  Roquevillard,  quand  elle  fut  partie,  ne  se  pressa  pas  de 
la  suivre.  D'un  coup  d'oeil  amoureux  il  embrassa  tout  le  do- 
maine qui  s'étendait  à  ses  pieds  :  les  vignes  dépouillées  dont  il 
retrouverait  au  vin  joyeux  les  tons  de  pourpre  et  d'or,  les  prés 
deux  fois  dévêtus,  les  vergers,  et,  par  delà  le  petit  ruisseau  ano- 
nyme qui  sépare  les  communes  de  Cognin  et  de  Saint-Gassin, 
le  bois  de  chênes  et  de  fayards  nuancé  par  l'automne  comme 
un  bouquet  pâle.  Sur  cette  terre  aux  cultures  diverses,  il  ne 
lisait  pas  à  cette  heure  l'histoire  des  saisons,  mais  celle  de  sa 
famille.  Tel  aïeul  avait  acheté  ce  champ,  tel  autre  planté  ce 
vignoble,  et  lui-même  n'avait-il  pas  franchi  la  frontière  de  la 
commune  pour  acquérir  ces  arbres  trop  serrés  qui  réclamaient 
une  coupe?  Se  retournant  vers  les  bâtimens  de  ferme,  il  reconnut 
la  baraque  primitive,  changée  en  remise,  que  les  premiers 
Roquevillard,  des  paysans,  avaient  construite,  et  il  la  compara 
à  sa  maison  d'habitation  solide  et  vaste,  que  décorait  une  écla- 
tante vigne  vierge.  C'était,  sur  les  mêmes  lieux,  la  même  race, 
mais  fortifiée  matériellement  et  moralement  par  un  passé  d'hon- 
neur, de  travail  et  d'économie.  Il  lui  fit  hommage  de  son  mérite 
en  répétant  la  parole  de  la  Fauchois  : 

—  C'est  toujours  la  faute  de  la  famille. 

La  sienne  avait,  en  outre,  fourni  au  pays  des  hommes  capables 
de  servir  utilement  la  chose  publique,  comme  ils  avaient  administré 
leurs  propres  biens.  Ainsi  les  générations  se  soutenaient  les 
unes  les  autres  pour  la  prospérité  commune.  Les  plus  lointains 
aïeux  n'avaient-ils  pas  préparé  son  œuvre?  Cette  terre  qu'il  fou- 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lait,  ils  l'avaient  convoitée  avantliii.  Cet  horizon  les  avait,  avant 
lui,  captivés  et  exaltés.  Et,  non  sans  peine,  il  détacha  les  yeux  de 
son  domaine  pour  revoir  ce  qu'ils  avaient  vu,  l'ensemble  de 
lignes  et  de  teintes  que  lui  offrait  le  paysage,  et  dont  leur  sen- 
sibilité, comme  la  sienne,  dépendait.  Car  les  cultures  peuvent 
modifier  la  forme  immédiate  du  sol,  l'homme  ne  change  rien 
à  la  lumière  ni  à  l'étendue  :  il  y  ajoute  seulement  quelques 
points  de  répère  émouvans,  un  toit  qui  fume  et  évoque  la  dou- 
ceur du  foyer,  un  chemin,  une  haie  qui  font  souvenir  de  la  vie 
sociale,  un  clocher  qui  symbolise  la  prière. 

Seul  sur  la  colline,  il  ajouta  à  la  beauté  du  soir  la  satisfac- 
tion de  communier  avec  sa  race.  11  sentit  jusque  dans  un  passé 
obscur  l'importance  de  ce  coin  de  terre.  En  face  de  lui,  la  chaîne 
de  Lépine,  rompue  dans  sa  monotonie  par  la  cime  du  Signal,  se 
bordait  de  rouge.  Son  regard  descendit  dans  la  plaine,  suivit  un 
instant  la  fuite  gracieuse  de  la  route  des  Echelles,  à  qui  les  der- 
niers contreforts  des  montagnes  semblent  composer  de  chaque 
côté  une  escorte,  puis  remonta  aux  dentelures  du  Corbelet,  de 
Joigny  et  du  Granier,  pour  revenir  aux  coteaux  plus  proches,  aux 
vallonnemens  étages  dont  les  courbes  sont  plus  harmonieuses. 
Dans  cette  nature  heurtée,  tour  à  tour  image  de  hardiesse  et 
de  mollesse,  il  retrouvait  des  caractères  de  parenté  :  l'audace 
de  son  grand-père,  qui,  sous  la  Révolution,  fut  aux  armées,  la 
nonchalance  de  son  père  qui,  se  laissant  glisser  dans  la  contem- 
plation, compromit,  sans  y  prendre  garde,  le  patrimoine  sacré. 

—  Personne,  songeait-il,  ne  peut  de  cette  place  envisager  de 
la  sorte  le  spectacle  du  couchant.  Un  jour,  quand  je  ne  serai 
plus,  l'un  de  mes  enfaris  reprendra  ces  comparaisons.  Mes 
enfans,  qui  continueront  notre  œuvre,  et  seront  gens  de  bien. 

Du  passé  qui  aboutissait  à  lui-même,  il  envisageait  l'avenir 
avec  sécurité.  Absorbé  dans  ses  réflexions,  il  ne  vit  pas  venir  à 
lui  une  femme  qui  sortait  de  la  maison.  C'était  une  femme  déjà 
âgée,  qui  portait  sur  les  épaules  un  châle  sombre  et  s'appuyait 
sur  une  canne  avec  un  grand  air  de  lassitude,  d'épuisement.  Son 
visage,  qui  recevait  le  reflet  du  soir,  avait  dû  être  beau.  Les 
années  lavaient  flétri  sans  lui  ôter  une  expression  de  pureté  qui 
surprenait  tout  d'abord,  puis  attirait.  C'était  lempreinte  visible 
d'une  âme  droite,  exempte  de  tout  mal. 

—  Us  ne  viennent  pas  encore?  demanda  M"^  Roquevillard  à 
sou  mari. 


LES    ROQUEVILLARD.  289 

—  Si,  Valentine,  les  voilà. 

Tous  deux  s'entendaient  pour  parler  de  leurs  enfans.  Il  lui 
montra  au  bas  de  la  rampe,  sur  le  chemin  montant,  un  groupe 
nombreux.  En  tête  marchaient  deux  bébés  que  leur  grand'mère 
reconnut  : 

—  Pierre  et  Adrienne.  Ils  prennent  le  raccourci.  Je  ne  vois 
pas  le  petit  Julien. 

—  Il  doit  tenir  la  main  de  sa  tante  Marguerite.  Il  ne  la  quitte 
pas. 

—  En  effet.  Je  l'aperçois  entre  Marguerite  et  son  fiancé.  Il 
les  sépare,  le  méchant  garçon.  Et  sa  mère,  où  est-elle? 

—  Elle  vient  derrière  eux,  tranquillement,  selon  son  liabi- 
tude,  avec  son  frère  Hubert. 

—  Notre  fils  aîné.  Distingues-tu  sa  décoration? 
M.  Roquevillard  sourit  en  regardant  sa  compagne. 

—  Comment  veux-tu,  à  cette  distance? 

Elle  prit  le  parti  de  rire  à  son  tour,  gracieusement. 

—  Il  y  a  un  grand  ruban  rouge  sur  la  montagne. 

—  Et  tu  lis  dans  le  ciel  :  Hubert  Roquevillard,  vingt-huit 
ans,  lieutenant  d'infanterie  de  marine,  décoré  pour  faits  de  guerre, 
proposé  pour  le  grade  supérieur,  campagne  de  Chine,  défense  du 
Pétang. 

—  Mais  oui,  approuva-t-elle,  je  le  lis  très  distinctement. 
Elle  interrogea  de  nouveau  le  chemin  : 

—  Et  Maurice?  Je  ne  vois  pas  Maurice. 

—  11  est  on  arrière,  je  crois,  avec  une  autre  personne. 

M""^  Roquevillard,  satisfaite,  posa  une  main  sur  l'épaule  de 
son  m.'iri  : 

—  Ce  sera  notre  gendre,  Charles  [Marcellaz.  Notre  compte  y 
est.  Je  les  compte  toujours,  comme  lorsqu'ils  étaient  petits  :  Ger- 
maine, Hubert,  Maurice,  Marguerite. 

—  Et  Félicie  manque  toujours  à  l'appel  !  répondit-il. 

Une  ombre  obscurcit  ses  traits  :  il  ne  s'accoutumait  point  à 
l'absence  de  sa  seconde  fille,  qui,  petite  Sœur  des  pauvres,  avait 
traversé  les  mers  pouT  s'en  aller  à  l'hôpital  d'Hanoï. 

Elle  s'appuya  plus  fort  sur  lui  : 

—  Mais  non,  François,  elle  n'est  pas  loin  de  nous.  Sa  pensée 
est  avec  nous  :  je  le  sais,  je  le  sens.  Hubert,  qui  l'a  vue  à  son 
retour  de  Chine,  l'a  trouvée  heureuse.  Et  puis,  un  jour  nous  serons 
tous  réunis. 

TOllE   XXS-     —   lOOii.  i9 


290  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  voulut  pas  s'attendrir  et  reprit  son  dénombrement  : 

—  Ce  n'est  pas  Charles  qui  vient  avec  Maurice.  C'est  une 
femme.  Ils  ont  laissé  le  raccourci,  ils  allongent. 

—  C'est  peut-être  M"^  Frasne.  Vois-tu  son  mari? 

—  Oui,  c'est  elle.  Mais  je  n'aperçois  p;^  le  notaire. 

—  Il  montera  plus  tard  avec  Charles.  Leurs  études  les  re- 
tiennent jusqu'à  six  heures. 

—  Les  Frasne  dînent  ici  ce  soir,  n'est-ce  pas? 
Elle  parut  s'en  excuser  comme  d'une  faute. 

—  Oui,  Maurice,  qui  est  souvent  prié  chez  eux,  m'a  demandé 
de  les  inviter. 

Ils  gardèrent  un  instant  le  silence,  ayant  le  même  souci. 

—  Je  n'aime  pas  cette  femme,  finit-elle  par  dire. 

Surpris,  non  pas  de  la  réflexion,  mais  de  l'entendre  formuler 
par  sa  compagne  qui  était  d'habitude  l'indulgence  même,  il  l'in- 
terrogea au  lieu  de  l'approuver. 

—  Et  pourquoi? 

M""^  Roquevillard  fixa  ses  yeux  limpides  sur  le  ciel  cou- 
chant : 

—  Je  ne  sais  pas.  On  ignore  d'où  elle  vient,  on  tremble  de 
connaître  jusqu'où  elle  irait.  Elle  n'est  pas  belle,  et  rien  qu'en 
la  voyant  les  mères  s'inquiètent  de  leurs  fils  et  les  femmes  de 
leurs  maris, 

—  Quelle  pitié!  dit-il.  Qui  t'en  a  parlé? 

—  Personne.  Ce  que  je  sais,  je  le  devine.  Ceux  qui  prient 
beaucoup  ne  sont  pas  les  plus  mal  renseignés.  Elle  a  des  yeux 
étranges,  sombres,  avec  un  grand  feu.  Elle  me  fait  peur. 

—  Ah!...  Eh  bien!  on  parle  en  ville  d'elle  et  àfi  notre 
fils. 

—  Il  faut  avertir  Maurice.  II  faut  l'avertir  sans  retard. 

—  Mais,  chère  amie,  comment  s'y  prendre? Nous  ne  sommes 
pas  fixés.  La  rumeur  publique,  que  signifîe-t-elle? 

—  Ce  n'est  pas  la  rumeur  publique.  Je  le  pressens,  j'en  suis 
sûre.  II  est  en  danger. 

M.  Roquevillard  reprit  : 

—  Quelquefois  c'est  décider  une  passion  que  la  combattre. 
Tu  l'as  bien  compris  :  tu  as  consenti  à  inviter  les  Frasne.  Puis, 
les  jeunes  gens  supportent  mal  cette  ingérence  dans  leur  vie. 
Maurice,  surtout,  qui  est  très  fier.  Il  a  vingt-quatre  ans,  il  est 
docteur  en  droit,  il  n'a  confiance  qu'en  lui-môme.  Il  soutient  d'ab- 


LES    ROQUEVILLARD.  291 

siirdes  théories  sur  le  droit  au  bonheur,  sur  la  nécessité  du  déve- 
loppement personnel.  Paris  nous  les  rend  affinés,  mais  révoltés. 
Il  faut  l'expérience  pour  les  assagir. 

—  Tu  t'en  préoccupais  donc?  Et  tu  ne  m'en  avais  rien  dit. 

—  A  quoi  bon  t'attrister?  Tu  es  déjà  si  lasse. 

—  Oui,  je  devrais  être  forte.  Une  mère  doit  être  forte.  Mais 
tu  Tes  pour  nous  deux. 

Il  continua  : 

—  Nous  avons  eu  tort  de  le  placer  dans  l'étude  de  maître 
Frasne.  Je  le  voulais  mettre  au  courant  de  la  pratique  des 
affaires,  spécialement  des  successions  et  des  liquidations,  avant 
qu'il  ne  débutât  au  barreau.  Maître  Frasne  est  le  successeur  de 
maître  Clairval  qui  était  mon  ami  et  notre  notaire.  J'ai  respecté 
une  tradition.  Là,  je  me  suis  trompé.  Enfin,  tout  sera  change 
bientôt. 

—  Bientôt? 

—  Oui.  Je  reprendrai  Maurice  dans  mon  cabinet;  il  y  ter- 
minera son  stage.  Ou  bien  il  apprendra  la  procédure  chez  Mar- 
cellaz.  Dès  notre  réinstallation  à  la  ville,  je  l'en  informerai. 

—  Bien,  dit-elle  en  lui  serrant  la  main.  Il  aura  moins  souvent 
l'occasion  de  la  rencontrer.  Mais  ce  n'est  pas  suffisant.  Tu  le 
trouves  raisonneur;  moi,  je  le  crois  surtout  un  peu  romanesque. 
Je  voudrais  occuper  son  imagination. 

—  Et  comment? 

—  Le  fiancer  de  bonne  heure,  par  exemple.  Les  longues  fian- 
çailles occupent  et  fortifient  les  jeunes  gens.  En  France,  on  bâcle 
trop  vite  les  mariages,  quand  un  mariage  dispose  d'une  vie,  d'une 
famille,  d'un  avenir. 

—  C'est  vrai. 

—  Marguerite  avait  pensé  à  la  petite  Jeanne  Sassenay. 

—  Une  enfant. 

—  Une  enfant  jolie,  élevée  par  une  sainte  mère. 

Ces  dernières  paroles  furent  coupées  par  de  petites  voix 
perçantes  qui  piaillaient  : 

—  Bonsoir,  grand'mère  !  Bonsoir  grand-père! 

C'était  l'avant-garde,  Pierre  et  Adrienne,  essoufflés  à  la  course, 
qui,  après  le  tournant,  débouchaient  sur  le  plateau.  Ils  luttèrent 
de  vitesse  malgré  les  :  «  Pas  si  vite  !  Pas  si  vite  I  »  de  M""^  Roque- 
villard,  et  leur  grand-père  les  reçut  à  la  volée. 

—  Tu  sais,  fit  Adrienne  qui  avait  la  parole  facile  et  tutoyait 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  le  monde  sans  respect,  Julien  est  resté  avec  tante  Marguerite, 
et  maman  lui  avait  recommandé  de  venir  avec  nous. 

A  mi-côte,  le  groupe  des  jeunes  gens,  qui  montaient,  cria  à 
son  tour  : 

—  Bonsoir! 

Seuls,  Maurice  et  M""*  Frasne  se  trouvaient  trop  éloignés  pour 
prendre  part  à  ces  épanchemens  de  famille.  De  connivence,  ils 
ralentissaient  le  pas  à  mesure  qu'ils  approchaient  du  sommet,  et 
d'ailleurs,  en  suivant  le  lacet  du  chemin,  ils  s'étaient  ménagé 
un  écart  assez  considérable,  bien  que  Marguerite  se  fût  retournée 
plusieurs  fois  pour  les  appeler.  La  proximité  de  la  pente  suppri- 
mant en  face  d'eux  la  montagne,  ils  apercevaient  les  silhouettes 
de  M.  et  M""*  Roquevillard  profilées  sur  le  fond  du  ciel.  Elle  jeta 
sur  son  compagnon  que  leur  tête-à-tête  alanguissait  un  regard 
énigmatique. 

—  Votre  père,  dit-elle,  a  dû  être  plus  beau  que  vous. 
Et  tout  bas,  comme  pour  elle-même,  elle  ajouta  : 

—  Il  sait  ce  qu'il  veut,  lui. 

Contrarié,  le  jeune  homme  garda  le  silence.  Elle  sourit  de 
l'avoir  fâché  et  demanda  : 

—  Quel  âge  a-t-il,  votre  père? 

—  Soixante  ans,  je  crois. 

—  Soixante  ans.  Il  me  déteste.  S'il  le  pouvait,  il  me  suppri- 
merait volontiers. 

—  Vous  vous  trompez  :  il  vous  accueille  toujours  bien. 

—  Ces  choses-là  se  sentent.  Il  me  déteste,  et  pourtant  il  me 
plaît.  J'aime  les  caractères,  moi. 

Avant  d'atteindre  le  faîte  du  coteau,  le  chemin  tourne  et  dé- 
couvre une  nouvelle  vue  encadrée  entre  le  remblai  de  droite  et 
les  arbrisseaux  qui  bordent  la  gauche,  et  qui,  décolorés  à  demi, 
mélangeaient  le  vert  du  printemps  et  l'or  automnal.  Avec  les 
lignes  régulières  de  son  architecture  en  gradins,  le  Ni  volet  leur 
apparut  brusquement,  réverbérant  encore  l'éclat  du  soleil  dis- 
paru. Les  maigres  buissons  qui  agrippent  ses  rochers  prenaient 
une  teinte  violette,  presque  lie  de  vin,  tandis  que  la  chaîne 
de  Margeria,  en  arrière,  se  montrait  toute  rose  et  charmante 
avec  des  tons  de  chair. 

—  Voyez  ce  changement  de  décor,  murmura  Maurice  sans 
remarquer  que  sa  compagne  se  rendait  compte  de  leur  .solitude 
bien  plutôt  que  des  merveilles  du  soir. 


LES    ROQUEVILLARD.  293 

Gomme  elle  s'arrêtait,  il  se  tourna  vers  elle  : 

—  Qu'avez-vous?  Êtes- vous  fatiguée? 

—  Non,  je  vous  donne  le  temps  de  regarder  le  paysage. 

—  Seriez- vous  jalouse? 

—  Oui,  vous  aimez  votre  pays,  et  moi... 

—  Et  vous? 

—  Je  ne  vous  le  dirai  plus... 

—  Et  moi,  je  vous  le  dirai  que  je  vous  aime 

Il  la  prit  dans  ses  bras.  C'était  une  mince  femme  brune,  aux 
grands  yeux,  dont  le  corps  était  résistant  et  souple.  Gomme  elle 
renversait  un  peu  la  tête,  sous  les  paupières  à  demi  closes,  il 
voyait  le  regard,  le  regard  noir  et  or  où  toute  l'angoissante  vo- 
lupté de  la  saison  et  de  l'heure  se  fixait. 

—  Quelle  petite  chose,  songeait-il  en  la  serrant,  je  sens  là 
contre  ma  poitrine,  et  cette  petite  chose  vaut  pour  moi  l'uni- 
vers ! 

Il  murmura  : 

—  Je  t'aime,  Edith. 

—  Vraiment?  fit-elle,  avec  son  même  sourire  volontaire. 

—  Quand  seras-tu  à  moi? 

—  Quand  je  ne  serai  qu'à  toi. 

—  G'est  impossible. 

—  Pourquoi? 

—  Tu  es  liée. 

—  Partons  ensemble. 

—  De  quoi  vivrions-nous? 

—  De  ma  dot. 

—  Je  ne  veux  pas.  Et  d'ailleurs  tu  n'en  disposes  pas. 

—  Je  la  reprendrai. 

—  Non,  non. 

—  Tu  travailleras. 

Il  se  tut.  Presque  irritée  elle  lui  jeta  des  mots  d'ironie. 

—  Ah  !  tu  préfères  obéir  à  ton  papa.  Sois  comme  lui  un  grand 
homme  de  petite  ville  avec  beaucoup  d'enfans. 

Elle  lui  vit  une  telle  expression  de  tristesse  qu'elle  se  blottit 
sur  son  cœur  : 

—  Je  t'aime  et  je  te  tourmente.  Mais,  vois-tu,  j'étouffe  dans 
ton  Ghambéry.  Je  voudrais  partir,  t'aimer  librement,  vivre.  J'ai 
horreur  du  mensonge.  Et  toi,  tu  ne  m'aimes  pas. 

—  Edith,  comment  peux-tu  le  dire? 


294 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Non,  tu  ne  m'aimes  pas.  Si  lu  m'aimais  vraiment,  il  y  a 
longtemps  que  je  serais  à  toi. 

Alourdis  par  ces  confidences,  ils  reprirent  lentement  leur 
marche.  Débarrassé  de  son  cadre,  leur  horizon  s'élargit  et  dé- 
couvrit au  fond,  après  les  derniers  contreforts  du  Nivolet,  le 
lac  du  Bourget  dont  le  bleu  pâle  se  fondait  avec  les  vapeurs 
mauves  qui  montaient  de  son  extrémité.  Mais  ils  ne  regardaient 
plus  rien.  Cette  douceur  mortelle  de  Tannée,  cette  exaltation 
inquiète  ,de  la  nature,  cet  enthousiasme  du  soir  d'automne  qui 
semblait  un  grand  cri  de  volupté,  qu'avaient-ils  besoin  de  les 
reconnaître  hors  de  leurs  cœurs? 

Avant  la  maison,  ils  trouvèrent  M"""  Roquevillard  qui  venait 
elle-même  à  la  rencontre  de  M"^  Frasne,  bien  qu'il  lui  fût  re- 
commandé de  ne  pas  sortir  après  le  coucher  du  soleil. 

...  Plus  tard  dans  la  soirée,  M.  Roquevillard,  revenant  du 
pressoir  quand  on  ne  l'attendait  pas,  aperçut  dans  l'ombre  son 
fils  et  la  jeune  femme.  Les  jours  de  vendanges,  il  y  a  beaucoup 
d'allées  et  venues  dans  une  maison,  et  il  est  aisé  de  se  faufiler 
dehors  sans  être  remarqué. 

—  Il  nous  a  vus,  dit  Maurice. 

—  Tant  mieux,  répliqua-t-elle. 

Et  comme  il  passait  devant  la  remise,  ancienne  demeure  de 
ses  ancêtres,  pour  regagner  le  seuil  édifié  par  son  grand-père  et 
agrandi  par  lui-même,  M.  Roquevillard  s'efforçait  vainement  de 
chasser  l'anxiété  qui  s'était  abattue  sur  lui. 

«  J'ai  été  jeune,  »  se  souvint-il. 

Mais  sa  jeunesse  même  avait  été  utilement  employée  à 
consolider  l'avenir  de  sa  race.  Son  fils  cadet,  qui  le  devait  conti- 
nuer, saurait-il  à  temps  ce  que  réclame  d'énergie  et  d'abnégation 
l'honneur  d'être  chef  de  famille?  Peu  impressionnable  d'habi- 
tude, il  sentait  autour  de  lui  comme  un  vol  de  mauvais  oiseaux, 
le  désespoir  de  la  Fauchois  abandonnée  et  la  trop  belle  fragilité 
de  l'automne.  Tout  à  l'heure,  devant  son  domaine,  il  avait  résumé 
l'ascension  des  Roquevillard.  C'était  son  orgueil.  Et  voici  que  pour 
une  conversation  avec  une  vieille  femme,  et  pour  un  baiser  sur- 
pris, il  remarquait,  par  un  pressentiment  sans  doute  absurde  et 
inexplicable,  comment  les  saisons  déclinent  et  les  familles  dé- 
choient. 


LES    ROQUEVILLARD.  295 


II.  —   LE   CONFLIT 


Après  le  départ  de  leur  fils  Hubert  qui  tenait  garnison  à 
Brest,  les  Roquevillard  avaient  quitté  la  campagne  pour  re- 
prendre leurs  quartiers  d'hiver  à  Chambéry.  Ils  habitaient  le  pre- 
mier étage  d'un  ancien  hôtel  qui  termine  la  rue  de  Boigne,  du 
côté  du  Château.  Octobre  touchait  à  sa  fin,  et  les  audiences  du 
Tribunal  et  de  la  Cour  d'appel  réclamaient  l'avocat. 

Ce  jour-là,  après  le  déjeuner  auquel  sa  femme  souffrante 
n'avait  pu  assister,  M.  Roquevillard  appela  sa  fille  Marguerite, 
tandis  que  son  fils  s'absorbait  dans  la  lecture  des  journaux. 

—  Viens  avec  moi.  Tu  me  donneras  ton  avis. 

—  Sur  quoi,  père? 

Il  regarda  Maurice  qui  n'écoutait  pas. 

—  Sur  une  nouvelle  disposition  de  mon  cabinet. 

Ce  cabinet  de  travail,  à  l'angle  de  la  rue  qui  s'évase,  était  une 
vaste  pièce,  très  haute  de  plafond,  éclairée  par  quatre  fenêtres. 
Deux  de  ces  fenêtres  encadrent  en  quelque  sorte  le  passé  de  la 
Savoie  :  elles  donnent  sur  le  château  des  anciens  ducs,  grand 
corps  de  bâtiment  aux  pierres  noircies  qui  date  du  xiv^  siècle 
et  dont  la  pesante  et  plate  architecture  est  à  peine  relevée 
par  quelques  moulures  en  saillie.  Mais  ce  vieux  logis  délabré 
s'appuie  à  droite  au  chevet  de  la  Sainte-Chapelle,  délicate  fleur 
ogivale  que  supportent,  comme  une  tige  solide,  des  soubassemens 
de  forteresse.  A  gauche,  il  est  dominé  par  la  tour  des  Archives, 
couverte  de  lierre  et  de  vigne  vierge,  et  couronnée  elle-même 
par  un  donjon  fraîchement  repeint  en  blanc,  qui  est  comparable, 
pour  son  air  fanfaron,  à  une  aigrette  ou  un  panache.  Ces  con- 
structions, d'âges  et  de  caractères  divers,  retardées  ou  poussées 
selon  les  ressources  financières  des  princes  et  leurs  ambitions, 
sont  moins  ordonnées,  mais  plus  éloquentes  que  les  édifices  uni- 
formes dus  à  un  seul  maître  des  travaux.  Une  longue  suite 
d'histoire  y  habite  avec  ses  heurs  et  ses  malheurs.  Les  deux  tours 
émergent  d'une  masse  confuse  d'arbres  qui,  plantés  sur  deux 
terrasses,  paraissent  se  confondre.  Sous  les  platanes  de  la  ter- 
rasse inférieure  se  dressent  les  statues  récentes  de  Joseph  et  Xa- 
vier de  Maistre.  Ainsi,  en  peu  d'espace,  tiennent  plusieurs  siècles 
de  souvenirs.  L'endroit  est  désert  comme  une  tombe;  seul,  le 
passé  y  parle. 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  a  beau  être  accoutumé  à  un  spectacle  :  un  jeu  de  lumière 
suffit  à  le  renouveler.  Quand  M,  Roquevillard  et  sa  fille  en- 
trèrent dans  cette  pièce,  si  le  soleil  attaquait  sans  succès  la 
morne  façade,  il  nuançait  de  rose  les  fines  dentelles  gothiques 
de  la  chapelle,  et  au-dessus  des  branches  qui,  plus  légères,  com- 
mençaient de  se  dégarnir,  il  favorisait  l'éclat  de  la  vigne  sur  la 
tour  des  Archives  et  flattait  la  gloriole  du  donjon. 

—  Vous  êtes  bien  ici  pour  travailler,  dit  Marguerite.  J'en  suis 
contente  :  vous  travaillez  tant. 

—  J'aurais  désiré  que  ta  mère  prît  mon  cabinet  pour  son 
salon.  Elle  n'a  jamais  voulu.  Mais  ne  remarques-tu  rien,  petite 
fille? 

Elle  fit  des  yeux  le  tour  des  murs,  reconnut  les  bibliothèques 
encombrées  d'ouvrages  de  droit  et  de  jurisprudence,  quelques 
portraits  d'anciens  magistrats,  ses  ancêtres,  rendus  plus  raides 
que  leur  justice  par  les  soins  d'artistes  médiocres,  un  lac  du 
Bourget  d'Hugard,  le  meilleur  paysagiste  savoisien,  enfin  le  plan 
du  domaine  de  la  Vigie,  encadré  avec  honneur. 

—  Non,  rien,  déclara-t-elle  après  son  inspection. 

—  Parce  que  tu  regardes  en  l'air. 

Elle  se  rendit  compte  alors  que  la  massive  table  de  chêne, 
large  à  souhait  pour  y  étaler  les  dossiers,  avait  été  déplacée  au 
profit  d'une  autre  table,  plus  petite  et  élégante,  qui  jouissait  de 
la  plus  agréable  vue  et  de  la  meilleure  lumière. 

—  Oh!  s'écria-t-elle,  pourquoi  vous  reculer  ainsi? 

—  Mais  pour  recevoir  ton  frère. 

—  Maurice  quitte  l'étude  Frasne? 

—  Oui.  Il  s'installera  près  de  la  fenêtre.  Vois  d'ici  l'automne 
arracher  leurs  feuilles  aux  platanes.  Moi,  je  préfère  le  printemps. 
Quand  on  est  vieux,  on  préfère  le  printemps. 

Marguerite  ne  l'écoutait  pas  et  montrait  une  figure  triste. 

—  Maurice,  oui.  Mais  vous? 

—  Petite  fille,  il  faut  qu'un  jeune  homme  se  plaise  chez  lui. 
Ne  peux-tu  compléter  l'arrangement  de  cette  table?  L'orner  d'un 
bouquet,  par  exemple. 

—  Ce  n'est  pas  la  saison,  père.  Je  n'ai  que  des  chrysanthèmes. 

—  Mets  des  chrysanthèmes.  Un  ou  deux,  pas  plus,  dans  un 
long  vase.  Ils  reviennent  de  Paris,  ces  docteurs  en  droit,  avec  le 
goût  des  jolies  choses,  et  je  n'y  entends  goutte.  Mais  toi  qm  es 
notre  grâce,  tu  sauras  nous  aider  à  le  retenir. 


LES    ROQUEVILLARD.  ,297 

Il  souriait,  d'un  sourire  un  peu  contraint  qui  cherchait  une 
approbation.  Il  s'approcha  de  la  jeune  fille,  et  posa  les  mains 
sur  ses  beaux  cheveux  d'un  châtain  foncé  sans  crainte  de  nuire 
à  la  coiffure  : 

—  Tu  vas  quitter  bientôt  la  maison,  Marguerite.  Es-tu  con- 
tente de  te  marier? 

Au  lieu  de  répondre,  elle  s'appuya  à  son  père  et,  le  cœur; 
lourd,  se  mit  à  pleurer.  Elle  ressemblait  à  M.  Roque villard  sans 
avoir  la  même  expression  de  visage.  De  taille  plutôt  élevée  et 
.vigoureuse,  le  nez  un  peu  busqué,  le  menton  droit,  elle  donnait, 
comme  lui,  une  impression  de  sécurité,  de  loyauté,  à  quoi  de 
grands  yeux  bruns,  très  ouverts  et  très  purs,  —  les  yeux  de  sa 
mère,  —  ajoutaient  une  douceur  profonde,  tandis  que  les  yeux  de 
son  père,  enfoncés  et  petits,  jetaient  une  flamme  si  aiguë  qu'on 
avait  peine  à  supporter  leur  regard. 

Il  s'inquiéta  de  cet  accès  de  larmes  : 

—  Pourquoi  pleures-tu?  Ce  mariage  ne  te  convient-il  pas? 
Raymond  Rercy  est  un  gentil  garçon,  de  bonne  bourgeoisie.  Il  a 
terminé  ses  études  de  médecine,  et  il  est  définitivement  fixé 
dans  notre  ville.  As-tu  quelque  chose  à  lui  reprocher?  Il  ne  faut 
pas  se  marier  à  contre-cœur. 

Elle  surmonta  son  émotion  pour  murmurer  : 

—  Oh!  je  n'ai  rien  à  lui  reprocher...  quoique... 

—  Parle,  petite  fille.  Là,  doucement. 

Elle  fixa  sur  son  père  des  yeux  admiratifs  : 

—  Quoiqu'il  ne  soit  pas  un  homme  comme  vous. 

—  Tu  es  absurde. 

Calmée,  elle  s'expliqua  davantage  : 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  pleure.  Je  devrais  être  heu- 
reuse. Mais  ici,  ne  l'étais-je  pas?  Maintenant  mon  enfance  me 
revient  avec  ses  joies,  avec  son  soleil.  Et  je  me  sens  toute  dou- 
loureuse à  la  pensée  de  m'en  aller. 

Il  la  réconforta  gravement  : 

—  Ne  regarde  pas  en  arrière,  Marguerite.  Ta  mère  et  moi, 
nous  le  pouvons.  Toi,  pense  à  ton  avenir  de  femme.  Donne-toi 
à  cet  avenir  sans  faiblesse. 

Elle  essaya  de  sourire  : 

—  Mon  avenir,  c'est  ma  famille. 
' —  Celle  que  tu  fonderas,  oui. 

—  Vous  me  recommandiez  souvent,  père,  dans  ces'prome- 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nades  que  nous  faisions  tout  l'hiver  ensemble,  de  garder  nos  tra- 
ditions. 

—  Mais  les  traditions,  petite  raisonneuse,  ne  se  gardent  pas 
dans  une  armoire,  suivant  la  méthode  de  notre  voisin  de  cam- 
pagne, le  vicomte  de  la  Mortellerie,  qui  s'enferme  pour  recon- 
stituer des  blasons  et  des  généalogies  et  s'étonne  que  ses  fer- 
miers osent  porter  des  bottes.  Elles  ne  se  gardent  même  pas 
dans  une  vieille  maison  ou  un  vieux  domaine,  bien  que  la  con- 
servation des  patrimoines  ait  son  importance.  Elles  se  mêlent  à 
notre  vie,  à  nos  sentimens,  pour  leur  donner  un  appui,  une 
valeur  féconde,  une  durée. 

De  nouveau,  elle  le  contempla  avec  de  grands  yeux  enthou- 
siastes, et  soupira  : 

—  Je  me  suis  trop  attachée  à  la  maison. 

—  Non,  non,  dit  son  père  d'un  ton  ferme.  Un  mariage,  c'est 
toujours  un  peu  l'inconnu,  et  je  comprends  qu'un  tel  change- 
ment d'existence  te  préoccupe.  Mais  puisque  ton  cœur  ni  ta  rai- 
son n'ont  d'objections  sérieuses,  sois  vaillante  et  gaie  en  nous 
quittant.  Tu  as  été  heureuse  avec  nous,  c'est  ma  récompense. 
Mais  tu  peux,  tu  dois  l'être  sans  nous...  Va  me  chercher  des 
Ûeurs,  et  Maurice. 

—  Oui,  père. 

Après  quelques  instans,  elle  revint,  portant  sur  les  bras  toute 
une  gerbe.  En  un  tour  de  main,  la  table  destinée  à  son  frère  fut 
transformée  et  d'un  plaisant  coup  d'oeil. 

—  J'avais  encore  quelques  roses,  les  dernières.  Là,  dans  ce 
vase  qui  change  de  couleur  au  soleil  comme  l'opale.  C'est  très 
joli. 

M.  Roquevillard  répéta  complaisamment  : 

—  C'est  joli. 

Mais  c'était  sa  fille  qu'il  louait.  Elle  Fembrassa  et  s'envola  : 

—  Maintenant,  je  cours  avertir  Maurice. 

Le  jeune  homme  succéda  sans  retard  à  sa  sœur. 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  dire  ?  demanda-t-il  en  en- 
trant, le  chapeau  et  la  canne  à  la  main,  comme  s'il  était  pressé 
de  sortir. 

Il  était  de  la  même  haute  stature  que  son  père,  mais  plus 
maigre  et  affiné.  Bien  qu'il  fût  aussi  plus  élégant  de  manières  et 
de  tournure,  il  ne  portait  pas,  comme  lui,  un  caractère  de  gran- 
deur sur  le  visage  et  dans  l'attitude.   Cette  majesté  naturelle, 


LES    ROQUEVILLARD.  299 

M.  Roque  vil  lard,  en  ce  moment  même,  s'efforçait  de  l'atténuer, 
de  la  remplacer  par  un  air  d'affectueuse  camaraderie. 

—  Vois  comme  Marguerite  a  bien  disposé  ta  table. 

—  Ma  table? 

—  Oui,  celle-là,  celle  des  roses.  Tu  es  en  face  du  château  et 
du  soleil.  Ne  veux-tu  pas  achever  ton  stage  avec  moi? 

Un  rayon  caressait  les  fleurs  et,  dehors,  la  tour  des  Archives 
et  le  donjon  baignaient  dans  la  lumière.  Le  jour  se  faisait  com- 
plice de  M.  Roquevillard,  qui  courtisait  son  fils  avec  une  gau- 
cherie touchante.  Mais  les  fils  ne  connaissent  que  plus  tard  la 
patience  des  pères,  et  seulement  par  l'apprentissage  de  la  pa- 
ternité. 

—  Alors,  dit  Maurice,  je  ne  dois  plus  retourner  à  l'étude 
Frasne? 

—  Non,  c'est  inutile.  Tu  connais  assez  le  droit  successoral. 
Tu  suivras  mieux  ici  la  marche  des  affaires,  et  tu  fréquenteras 
les  audiences.  Si  tu  le  désires,  tu  pourras  passer  quelques  mois 
chez  ton  beau-frère  Charles,  qui  t'initiera  aux  beautés  de  la  pro- 
cédure. Il  est  un  de  nos  avoués  les  plus  occupés.  Enfin  tu  dé- 
buteras au  barreau.  Si  tu  le  veux,  j'ai  une  jolie  cause  à  t'offrir. 
Il  y  a  une  question  de  droit  intéressante.  Il  s'agit  de  la  validité 
d'un  acte  de  vente. 

Jamais  il  n'avait  plaidé  avec  autant  de  circonspection  et  de 
condescendance.  Mais  le  jeune  homme  le  laissait  parler.  Il 
réfléchissait. 

—  Je  croyais,  dit-il,  qu'il  était  convenu  que  je  passerais  six 
mois  à  l'étude  de  maître  Frasne. 

—  Eh  bien  !  les  six  mois  sont  presque  révolus.  Tu  y  es  entré 
au  mois  de  juin,  et  nous  sommes  à  la  fin  d'octobre, 

—  Mais  j'ai  pris  mes  vacances  au  commencement  d'août. 
Elles  se  sont  terminées  depuis  peu.  Et  j'examinais  ces  jours-ci 
d'importantes  liquidations. 

—  Nous  les  retrouverons  au  Palais,  tes  liquidations,  répliqua 
M.  Roquevillard  avec  rondeur.  Elles  reviennent  le  plus  souvent 
au  Tribunal.  J'ai,  pour  cette  rentrée,  un  nombre  d'affaires  ex- 
ceptionnel. Tu  m'aideras.  Va  chercher  ta  serviette  chez  maître 
Frasne  et  installe-toi. 

—  Maître  Frasne  est  absent.  Il  conviendrait  de  l'attendre. 

11  accumulait  les  objections,  mais  son  père  n'en  avait  point 
souci. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Demain,  il  sera  de  retour.  Je  l'ai  d'ailleurs  avisé  avant  son 
départ. 

A  cette  nouvelle,  Maurice,  qui  en  attendait  l'occasion,  se 
rebiffa  : 

—  Vous  l'avez  averti  sans  me  prévenir  ?  Je  serai  donc  tou- 
jours ici  un  petit  garçon.  On  dispose  de  moi  comme  d'une 
chose.  Mais,  je  n'entends  pas  qu'on  me  prenne  mon  indépendance. 
Je  suis  libre,  et  je  prétends  être  au  moins  consulté,  sinon  agir 
à  ma  guise. 

Devant  cette  révolte  qu'il  avait  prévue  et  dont  il  devinait  la 
cause  secrète,  M.  Roquevillard  garda  son  calme,  malgré  le  tour 
irrespectueux  que  prenait  la  conversation.  Il  savait  que  les  che- 
vaux de  sang  sont  les  plus  difficiles  à  manier,  et  de  même  les 
caractères  les  mieux  trempés. 

—  Petit  ou  grand  garçon,  dit-il  simplement,  tu  es  mon  fils  et 
je  t'aide  à  préparer  ton  avenir. 

Mais  le  jeune  homme  fonça  sur  l'obstacle  que  tous  deux  jus- 
qu'alors avaient  écarté. 

—  A  quoi  bon  le  dissimuler?  Je  sais  bien  pourquoi  vous  me 
retirez  de  l'étude  Frasne. 

La  présence  d'esprit  de  son  père  faillit  éviter  le  heurt  : 

—  Seras-tu  donc  si  mal  dans  mon  cabinet,  et  peux-tu  si 
légèrement  dédaigner  ma  direction  ?  Ton  indépendance  sera- 
t-elle  menacée  parce  que  tu  profiteras  de  mon  expérience  pro- 
fessionnelle, de  mes  quarante  ans  de  barreau?  Je  ne  te  comprends 
pas. 

Le  sentant  ébranlé,  il  crut  achever  sa  victoire  par  un  peu  de 
tendresse  : 

—  Ta  mère  est  malade.  Ta  sœur  va  nous  quitter.  Avec  toi, 
je  serai  moins  seul. 

Un  instant,  il  espéra  qu'il  avait  détourné  l'orage.  Après  avoir 
hésité,  —  car,  tout  au  fond  de  lui-même,  il  admirait  son  père, 
—  Maurice,  croyant  remporter  une  victoire  sur  l'hypocrisie,  se 
jeta  de  nouveau  à  corps  perdu  dans  l'offensive. 

—  Oui,  on  vous  a  prévenu  contre  moi  à  l'occasion  de 
M™*  Frasne.  Que  vous  a-t-on  dit?  Je  veux  le  savoir,  j'ai  le  droit 
de  le  savoir.  Ah  !  la  vie  est  intenable  en  province.  On  y  est  sur- 
veillé, épié,  guetté,  garrotté,  et  les  plus  nobles  sentimens  y  sont 
travestis  par  tout  ce  qu'une  ville  peut  compter  de  tartuffes  en- 
vieux et  de  venimeuses    dévotes.  Mais  vous,  père,  je  n'admets 


LES    ROQUEVILLARD.  301 

pas  que  vous  écoutiez  d'aussi  basses  calomnies  qui  ne  craignent 
pas  de  s'attaquer  à  la  plus  honnête  des  femmes. 
M.  Roquevillard  cessa  de  se  dérober. 

—  Je  t'ai  laissé  parler,  Maurice.  Maintenant,  écoute-moi. 
Je  ne  m'occupe  point  des  on-dit,  et  je  ne  te  demande  pas 
s'il  est  vrai  que,  pendant  les  absences  de  ton  patron  qui  est 
très  actif  en  affaires,  tu  es  plus  souvent  au  salon  que  dans 
l'étude.  Toutes  les  raisons  que  je  t'ai  données  sont  équitables. 
Mais  puisque  tu  m'interpelles  de  la  sorte,  je  ne  fuirai  pas  ce  dé- 
bat. Oui,  c'est  à  cause  d'elle  aussi  que  je  te  prie  de  terminer 
chez  moi  ton  stage,  comme  il  est  naturel.  Et  je  n'ai  besoin 
de  prêter  l'oreille  à  aucune  calomnie  :  il  me  suffit  de  ce  que 
j'ai  vu. 

—  Et  quoi  donc  ? 

—  C'est  inutile,  n'insiste  pas. 

—  Vous  m'avez  menacé,  je  veux  savoir. 

—  Soit.  Quand  ta  mère,  sur  ta  demande,  reçoit  des  invités, 
tu  devrais  au  moins  respecter  notre  toit.  Tu  sais  maintenant  à 
quoi  je  fais  allusion. 

Mais  rendu  maladroit  par  la  colère,  Maurice,  encore  une  fois, 
passa  outre  avec  l'avidité  de  justifier  la  passion  par  des  raison- 
nemens  : 

—  Ma  vie  personnelle  aussi  est  respectable.  Je  ne  veux  pas 
qu'on  s'en  mêle.  Je  vous  ai  donné  satisfaction  sur  tous  les  points 
où  je  puis  vous  devoir  des  comptes. 

—  Maurice  ! 

—  J'ai  réussi  à  mes  examens,  brillamment.  Je  suis  revenu 
de  Paris  après  six  années,  sans  un  sou  de  dettes.  Quel  blâme  ai- 
je  mérité  ?  Vous  n'avez  même  pas  à  me  reprocher  quelqu'une 
de  ces  basses  liaisons  de  quartier  Latin  qui  sont  en  usage  chez 
les  étudians. 

—  Je  ne  t'ai  adressé  aucun  reproche.  Mais,  malheureux 
enfant... 

—  Je  ne  suis  pas  un  enfant. 

—  On  est  toujours  un  enfant  pour  son  père.  Ne  comprends- 
tu  pas  que  précisément  parce  que  le  travail,  la  fierté,  les  tradi- 
tions de  famille  qui  donnent  le  sens  de  l'ordre  et  de  la  disci- 
pline, ont  sauvegardé  ta  jeunesse,  cette  femme  plus  âgée  que 
toi,  dont  je  n'ai  pas  prononcé  le  nom  ici  le  premier,  est  plus 
redoutable  pour  toi?  Sais-tu  seulement  ce  qu'elle  est? 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ne  parlez  pas  d'elle!  s'écria  Maurice. 

—  J'en  parlerai  pourtant,  reprit  M.  Roquevillard  d'un  ton 
qui  devint  brusquement  impérieux.  Suis-je  le  chef  de  famille  ? 
Et  de  quel  droit  m'imposerais-tu  silence?  Crains-tu  donc  que 
j'aille  recourir  à  des  argumens  sans  dignité?  Ce  serait  mal  me 
connaître. 

—  jyjme  Frasne  est  une  honnête  femme,  répéta  le  jeune 
homme. 

—  Oui,  de  ces  honnêtes  femmes  qui  ont  besoin  de  jouer  avec 
le  feu  pour  se  distraire,  qui  n'ont  de  cesse,  dans  un  salon, 
qu'elles  n'accaparent  tous  les  hommes,  et  jusqu'aux  vieillards. 
De  ces  honnêtes  femmes  d'aujourd'hui  qui  ont  tout  lu,  excepte 
l'Évangile,  tout  compris,  hormis  le  devoir,  tout  excusé,  sauf  la 
vertu,  et  qui  se  prévalent  de  toutes  les  libertés,  mais  dédaignent 
celle  de  faire  le  bien  qui  ne  leur  a  jamais  été  refusée.  Pourquoi 
sont-elles  honnêtes?  On  n'eu  sait  rien.  La  foi  ni  la  pudeur  ne  les 
retiennent,  et  quant  à  l'honneur,  c'est  une  religion  pour  hommes 
seuls.  Ce  sont  des  révoltées  :  dans  la  jeunesse  on  peut  se  con- 
tenter des  mots  ;  quand  elle  menace  de  s'enfuir,  crois-moi,  on 
veut  les  réalités.  Celle-là,  qui  est  la  jeune  femme  d'un  mari  déjà 
mûr,  devrait  se  souvenir  tout  au  moins  qu'il  la  loge  et  la  nourrit, 
car  il  l'a  prise  sans  le  sou. 

—  C'est  faux  :  elle  a  eu  cent  mille  francs  de  dot. 

—  Qui  te  l'a  dit? 

—  Elle-même. 

—  Je  veux  bien.  Pourtant,  mon  vieil  ami  Clairval,  qui 
nous  les  a  présentés  lors  de  l'installation  de  son  successeur 
m'a  renseigné.  Il  ne  parle  pas  légèrement.  Partagée  entre  la 
crainte  de  la  misère  ou,  tout  au  moins,  de  la  déchéance  maté- 
rielle, et  celle  de  son  mari  dont  la  figure  impassible  n'est  pas 
rassurante,  qu'elle  préfère  encore  le  mari,  c'est  là  toute  sa 
sagesse. 

Tout  frémissant  de  ce  mépris  qui  atteignait  son  idole,  Mau- 
rice avança  d'un  pas. 

—  Assez,  père,  je  vous  en  prie.  N'accusez  pas  sa  lâcheté,  ne 
défiez  pas  son  courage  :  je  vous  assure  que  vous  auriez  tort.  Je 
ne  veux  plus  l'entendre  diffamer,  et  je  m'en  vais. 

—  Je  te  défends  de  remettre  les  pieds  à  l'étude  Frasne. 

—  Prenez  garde  que  je  ne  refuse  de  les  remettre  ici. 
Du  seuil  de  la  porte  il  avait  lancé  cette  menace. 


LES    ROQUEVILLARD.  303 

—  Maurice  !  appela  M.  Roqiievillard  d'une  voix  changée,  qui 
était  plus  suppliante  qu'autoritaire. 

Il  se  précipita  sur  ses  traces  :  l'antichambre  était  vide,  le 
jeune  homme  descendait  l'escalier.  Seul  dans  le  grand  cabinet 
clair,  il  regarda  la  petite  table  où  le  soleil  caressait  les  roses, 
tous  ces  préparatifs  de  bon  accueil  qu'approuvaient  les  vieux 
portraits,  et.  de  la  fenêtre,  le  paysage  du  passé,  et  il  se  sentit 
abandonné  comme  un  chef  d'armée  un  soir  de  défaite. 

«  Est-ce  qu'un  fils,  songeait-il,  se  soulève  ainsi  contre  son 
père?  Je  lui  parlais  doucement  au  début;  il  s'est  tout  de  suite 
irrité...  Gomme  cette  femme  est  puissante  et  que  je  voudrais  la 
briser!...  Il  reviendra,  il  est  impossible  qu'il  ne  revienne  pas. 
J'irai  le  chercher  au  besoin...  J'ai  été  trop  loin,  peut-être.  Je  l'ai 
blessé  sans  raison.  Il  l'aime,  le  pauvre  enfant  ;  il  croit  ce  qu'elle 
lui  raconte.  Avec  sa  voix  de  sirène,  ses  yeux  de  feu  et  toutes 
ses  coquetteries,  elle  l'a  enjôlé  et  se  joue  de  lui.  Oui,  j'ai 
eu  tort  de  les  défier.  Par  leur  haine  de  l'hypocrisie  et  leur  ré- 
volte contre  la  société,  ces  femmes-là  sont  plus  dangereuses  que 
celles  d'autrefois...  Il  a  couru  chez  elle  sans  doute.  Elle  va 
l'exciter  contre  moi,  contre  son  père.  Contre  ton  père,  Maurice, 
dont  l'amour  veut  te  sauver  et  te  maintenir  dans  la  voie  droite, 
fût-ce  au  prix  de  son  sang!...  » 

Il  n'était  pas  l'homme  des  gémissemens  superflus.  Cherchant 
une  décision  à  prendre,  il  entra  dans  la  chambre  de  sa  femme. 
C'était  là  qu'il  venait  demander  conseil  dans  les  occasions  diffi- 
ciles. Mais  les  rideaux  étaient  tirés,  M"**  Roquevillard  sommeil- 
lait. Minée  par  une  lente  consomption  que  l'âge  avait  déter- 
minée, elle  souff'rait  de  névralgies  faciales  qui  l'anéantissaient 
momentanément.  Bien  des  fois,  depuis  des  années,  il  avait 
ainsi  ouvert  sa  porte,  comptant  sur  son  calme  jugement,  sur  sa 
clairvoyance,  et  il  avait  dû  s'éloigner  sans  bruit,  réduit  à  ses 
propres  ressources.  Il  sentait  moins  sa  force  depuis  qu'elle  était 
abattue.  Il  s'agissait  de  leur  fils  :  une  mère  est  plus  habile  et 
plus  influente,  elle  eût  peut-être  conjuré  le  péril. 

«  Je  suis  seul,  »  pensa-t-il  avec  tristesse  au  chevet  de  la 
malade. 

Et  doucement,  à  pas  de  loup,  il  sortit.  Au  salon  il  trouva 
Marguerite  qui  écrivait,  et  cette  chère  image  le  rasséréna. 

«  Voilà  celle  qui  m'aidera,  se  dit-il.  Il  n'est  pas  de  sœur 
plus  dévouée.  » 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

11  s'approcha  d'elle,  et  comme  elle  relevait  la  tête  pour  lui 
sourire,  il  s'efforça  do  lui  dissimuler  son  inquiétude. 

—  Que  fais-tu,  petite?  Je  gage  que  lu  commandes  ton  trous- 
seau à  quelque  grand  magasin. 

—  Père,  vous  n'y  êtes  pas  du  tout. 

—  Tu  annonces  à  tes  amies  de  pension  la  nouvelle  de  tes 
fiançailles  ? 

—  Pas  davantage. 

—  Alors  tu  rappelles  à  ton  fiancé  qu'il  dîne  ce  soir  ici. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine. 

Elle  lui  tendit  le  cahier  dont  elle  se  servait.  Il  reconnut  le 
livre  de  famille.  Gomme  il  était  d'usage  autrefois,  les  Roquevil- 
lard  tenaient  un  de  ces  livres  de  raison  où  nos  aïeux  notaient, 
à  côté  de  l'administration  du  patrimoine,  les  faits  importans  de 
la  vie  privée,  tels  que  mariages,  décès,  naissances,  honneurs, 
charges,  contrats,  et  qui,  évoquant  le  passé  avec  la  majesté  d'un 
testament,  enseignent  la  confiance  dans  l'avenir  à  celui  qui  s'in- 
spire de  ses  pères  et  se  promet  d'être  leur  digne  descendant. 

—  Je  le  mets  à  jour,  ajouta  la  jeune  fille.  Le  retour  de 
Maurice  et  la  décoration  d'Hubert  n'avaient  pas  encore  été 
inscrits. 

M.  Roquevillard  feuilleta,  non  sans  orgueil,  le  volume  qui 
attestait  l'énergie  de  sa  race. 

—  Qui  le  tiendra  après  toi,  Marguerite? 

—  Mais  je  continuerai,  père. 

—  Non,  une  femme  doit  appartenir  à  son  nouveau  foyer. 
Elle  rougit  comme  un  écolier  pris  en  faute  : 

—  Jai  peur  de  faire  une  bien  mauvaise  femme,  car  je  de- 
meurerai toujours  attachée  à  l'ancien.  Tout  ce  qui  s'y  passe 
retentit  en  moi,  jusqu'à  mon  cœur. 

Il  ne  put  s'empêcher  de  murmurer  : 

—  Chère  enfant  ! 

—  Et  Maurice,  reprit-elle,  est-il  content  de  son  installation, 
de  mes  roses,  de  la  fenêtre?  A  sa  place,  je  serais  ravie  de  tra- 
vailler près  de  vous. 

Ainsi,  elle  le  suivait  dans  ses  préoccupations,  lui  facilitait  les 
confidences. 

—  C'est  de  lui  que  je  venais  te  parler.  Nous  avons  eu  une 
discussion  tout  à  l'heure.  J'ai  été  peut-être  un  peu  vif. 

—  Vous,  père  ? 


LES    ROQUEVILLARD.  305 

—  Enfin,  je  l'ai  froissé.  Il  est  sorti  avec  colère,  et  la  colère 
est  de  mauvais  conseil.  Va  le  chercher,  Marguerite  :  tu  sauras 
le  ramener. 

Vivement,  elle  se  leva,  déjà  prête  : 

—  Où  est-il? 

—  Je  l'ignore.  Peut-être  à  l'étude  Frasne.  Dans  tous  les  cas, 
la  ville  n'est  pas  grande.  Tu  le  rencontreras.  Dieu  veuille  que  tu 
le  rencontres. 

—  J'y  vais. 

—  Tu  comprends,  ajouta  doucement  M.  Roquevillard,  je  ne 
puis  pas  y  aller  moi-même. 

—  Oh  !  non,  pas  vous.  Il  ne  le  mérite  pas.  Il  est  tout  drôle 
depuis  quelque  temps;  on  dirait  qu'il  nous  aime  moins. 

Le  père  et  la  fille  se  regardèrent,  se  comprirent,  mais  n'ap- 
profondirent pas  davantage  ce  sujet. 

Elle  mit  à  la  hâte  son  chapeau  et  sa  jaquette,  et  s'enfuit  à  la 
poursuite  de  Maurice.  Dans  la  rue,  elle  tourna  le  dos  au  château, 
descendit  la  rue  de  Boigne,  et,  par  un  de  ces  nombreux  passages 
qui  forment  à  Ghambéry  comme  un  réseau  de  voies  intérieures, 
elle  gagna  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville.  C'est  l'ancienne  place  de 
Lans  où  jadis  affluait  la  vie  commerciale  de  la  cité  :  quelques 
bâtimens  de  guingois,  une  de  ces  maisons  italiennes  ornées  de 
véranda  et  de  loggia,  qui  peuvent  être  décoratives  en  photogra- 
phie ou  en  carte  postale,  et  sont  en  réalité  sales,  vermoulues, 
navrantes,  ne  réussissent  pas  à  lui  donner  de  l'intérêt.  Sur  la 
façade  d'un  immeuble  restauré,  une  plaque  de  marbre  noir 
porte  cette  inscription  : 

DANS    CETTE  MAISON 

SONT    NÉS 

JOSEPH    DE    MAISTRE    LE   l^""  AVRIL  1753 

ET 

XAVIER  DE  MAISTRE  LE  8  NOVEMBRE  1763. 

Au-dessous  un  panonceau  doré  annonçait  une   étude  de  no- 
taire.  Marguerite  Roquevillard   chercha   des    yeux  l'indication 
historique  et  monta  l'escalier.  Le  cœur  battant,  car  sa  démarche 
TOME  XXI.  —  1905.  20 


306 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


lui  coûtait  fort,  elle  frappa  à  la  porte  de  re:tude  Frasne,  entra, 
et  s'adressant  au  premier  clerc  qu'elle  aperçut,  elle  demanda  : 

—  Mon  frère,  M.  Maurice  Roquevillard,  je  vous  prie? 

—  Il  n'y  est  pas,  mademoiselle,  répondit  le  jeune  homme  en 
se  levant  avec  beaucoup  de  politesse.  Il  n'est  pas  venu  cet  après- 
midi. 

Mais  derrière  un  pupitre,  un  autre  clerc,  qu'elle  ne  voyait 
pas,  lança  d'une  voix  acerbe  où  se  devinait  une  longue  rancune 
amassée  : 

—  Voyez  chez  M"'  Frasne. 

La  jeune  fille  rougit  jusqu'aux  oreilles,  mais  remercia,  et 
sans  retard  alla  sonner  en  effet  à  l'appartement  de  M""^  Frasne. 
Il  lui  fut  répondu  que  Madame  était  sortie.  Elle  en  fut  soulagée 
sur  le  moment  et,  après  quelques  pas,  le  regretta,  car  c'était  sa 
plus  grande  chance  de  rejoindre  son  frère.  Où  le  découvrir  ?  Elle 
se  rendit  rue  Favre,  chez  M""^  Marcellaz,  sa  sœur  aînée,  qui 
revenait  de  promenade  avec  les  trois  enfans.  Le  petit  Julien  se 
jeta  sur  elle  et  refusa  de  la  laisser  partir,  tandis  que  la  jeune 
femme  expliquait  avec  indifférence  : 

—  Non,  il  n'est  pas  ici.  Il  ne  me  rend  guère  visite. 

Un  bobo  d'Adrienne,  qui  se  plaignait,  la  préoccupait  bien 
davantage. 

Après  ce  premier  échec,  Marguerite  commença  de  parcourir 
la  ville,  sans  grand  espoir,  marchant  très  vite,  comme  si  la 
crainte  la  talonnait.  Sous  les  Portiques,  elle  croisa  son  fiancé 
qui  fit  un  mouvement  pour  l'arrêter,  et,  après  l'avoir  dépassé, 
elle  se  retourna  pour  venir  à  lui. 

—  Bonjour,  Raymond,  lui  dit-elle  sans  perdre  une  minute. 
N'avez- vous  pas  rencontré  Maurice  ? 

—  Non,  Marguerite.  Vous  le  cherchez? 

—  Oui. 

—  Faut-il  vous  aider? 

—  Non,  merci.  A  ce  soir. 

Raymond  la  regarda  qui  s'éloignait  de  son  pas  agile  : 

«  Elle  n'est  pas  aimable,  pensait  le  jeune  homme.  Avec  moi, 
elle  est  toujours  réservée.  » 

Mais  il  l'accompagna  des  yeux  jusqu'à  sa  disparition. 

Marguerite,  continuant  ses  vaines  courses,  fut  accostée 
devant  la  cathédrale  par  une  petite  amie,  Jeanne  Sassenay,  qui 
passait  avec  sa  bonne.  C'était  une  fillette  de  seize  ou  dix-sept  ans. 


LES    ROQUEVILLARD.  307, 

plus  enfant  que  son  âge,  avec  des  nattes  blondes  sur  le  dos  et 
une  physionomie  toute  mignonne  et  mobile.  Elle  se  précipita 
sur  M''*  Roquevillard  qu'elle  admirait  fort  : 

—  Mademoiselle  Marguerite,  vous  êtes  bien  pressée. 

—  Bonjour,  Jeanne. 

—  Vous  imitez  votre  frère  qui  me  rencontre  dans  la  rue  sans 
me  saluer.  Pourtant,  je  suis  d'âge  à  être  saluée. 

Et  baissant  un  peu  la  tête,  d'un  coup  d'œil  elle  crut  allonger 
le  bas  de  sa  robe. 

—  Evidemment,  concéda  Marguerite.  Mais  où  donc  avez-vous 
rencontré  Maurice  ? 

—  Sur  le  pont  du  Reclus. 

—  Maintenant? 

—  Oh  !  non.  C'était  avant  ma  leçon  de  musique,  il  y  a  une 
heure  ou  deux. 

—  Où  allait-il? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Vous  lui  direz  qu'il  n'est  pas  gentil. 

—  Je  le  lui  dirai  sans  aucun  doute.  Avec  mes  amies,  sur- 
tout, c'est  impardonnable. 

—  Je  lui  pardonne  tout  de  même,  avoua  Jeanne  Sassenay 
en  éclatant  de  rire,  ce  qui  lui  permit  de  montrer  des  dents 
blanches  prêtes  à  mordre  avec  appétit. 

Demeurée  seule,  M'^*  Roquevillard  vit  la  porte  de  l'église 
entr'ouverte,  et  pénétra  dans  le  lieu  saint.  A  cette  heure,  il  n'y 
avait  sous  les  voûtes  que  deux  ou  trois  formes  noires  agenouil- 
lées de  loin  en  loin.  Mais  elle  eut  beaucoup  de  peine  à  prier  : 
tantôt  elle  imaginait  quelle  femme  charmante  pourrait  être,  plus 
tard,  dans  trois  ou  quatre  ans,  cette  fillette  vive  et  gaie,  et  cepen- 
dant sérieuse,  pour  son  frère  Maurice,  tantôt  elle  se  rappelait  le 
visage  anxieux  de  son  père.  A  elle-même,  elle  ne  songeait  point. 
Sur  le  seuil  elle  fut  toute  saisie  à  la  pensée  qu'elle  n'avait  rien 
demandé  à  Dieu  pour  son  fiancé  ni  pour  elle. 

Animée  d'un  nouveau  courage,  elle  retourna  sans  plus  de 
succès  à  l'étude  Frasne,  mais  cette  fois  elle  ne  sonna  pas  chez 
M'""  Frasne.  De  guerre  lasse,  elle  se  résigna  enfin  à  la  défaite. 
Comme  elle  remontait  la  rue  de  Boigne,  dans  le  jour  qui  tom- 
bait la  tour  des  Archives  et  le  donjon  du  château  se  profilaient 
en  face  d'elle  sur  un  ciel  rouge.  Aux  flammes  du  couchant,  ces 
témoins  du  passé  surgissaient  dans  toute  leur  gloire,  comme 
pour  resplendir  une  dernière  fois  avant  de  s'efloijdrer.  C'était  un 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ces  soirs  d'apothéose  réservés  à  l'automne,  d'un  éclat  émou- 
vant tant  on  le  sent  fragile.  C'était  un  de  ces  momens  de  gran- 
deur qui  sont  le  prélude  de  la  décadence. 

Elle  fui  frappée  de  ce  fier  dessin  découpé  sur  l'embrasement 
du  ciel,  mais,  au  lieu  de  ralentir  le  pas  afin  de  le  mieux  appré- 
cier, elle  franchit  en  hâte  le  vieux  porche  familial. 

—  M.  Maurice  est-il  rentré?  s'informa-t-elle  dès  la  porte. 

—  Non,  mademoiselle,  pas  encore,  expliqua  la  servante. 
Monsieur  vous  attend. 

i       Déjà  M.  Roquevillard  qui  l'avait  entendue  ouvrait  son  cabinet 
pour  la  recevoir. 

—  Eh  bien,  Marguerite? 

—  Père,  je  ne  l'ai  pas  trouvé. 

Et  dans  ce  dialogue  qu'échangèrent  le  père  et  la  fille,  il  y  avait 
toute  l'angoisse  secrète  et  encore  incertaine  d'un  malheur  me- 
naçant, —  d'un  malheur  plus  grand  que  n'en  provoquent  d'ha- 
bilude  les  égaremens  de  la  jeunesse,  à  cause  de  l'audacieuse 
force  qu'ils  pressentaient  en  M"'  Frasne. 

m.  —   LE   CALVAIRE   DE   LÉMENG 

Au  sortir  de  la  maison  paternelle,  Maurice  Roquevillard  tra- 
versa la  ville  et  monta  tout  droit  au  calvaire  de  Lémenc,  où 
M"*  Frasne  lui  avait  donné  rendez- vous. 

Le  choix  de  ce  lieu  était  déjà  un  défi  à  l'opinion  :  il  domine 
Chambéry,  et  de  partout  on  l'aperçoit.  C'était  jadis  un  rocher  nu, 
d'une  importance  stratégique  si  considérable  qu'on  y  avait  in- 
stallé, du  temps  des  anciens  ducs,  un  signal  à  feu  pour  corres- 
pondre avec  le  signal  de  Lépine  et  la  Roche  du  Guet,  cimes 
avancées,  redoutables  sentinelles  qui  commandaient  la  frontière 
française.  On  y  accède  aujourd'hui  par  un  chemin  moulant  qui 
part  du  faubourg  du  Reclus,  au-dessus  des  lignes  ferrées,  et 
longe  d'un  côté  les  hauts  murs  d'un  couvent,  de  l'autre  de  ché- 
tives  maisons  populaires  à  un  étage.  Au  sortir  de  ce  défilé,  on 
débouche  dans  la  campagne,  et  l'on  découvre  en  face  de  soi  la 
petite  colline  couronnée,  non  plus  d'un  artifice  de  guerre,  mais 
d'une  chapelle  qui  se  détache  sur  le  fond  clair  et  lointain  de  la 
chaîne  du  Revard  et  du  Nivolet.  Dès  lors,  le  sentier  est  à  décou- 
vert. Une  mince  bordure  d'acacias  le  protège  insuffisamment. 
Taillé  à  même  la  pierre,  il  foule  une  herbe  maigre.  Un  chemin 


LES   ROQUEVILLARD.  309 

de  croix  incomplet,  aux  niches  vides,  l'accompagne  dans  son 
ascension.  C'est  une  promenade  abandonnée,  et  si  l'on  y  est  vu 
de  loin,  on  n'y  rencontre  jamais  personne. 

La  petite  chapelle  du  Calvaire,  d'architecture  byzantine,  se 
compose  d'un  dôme  et  d'un  péristyle  supporté  par  quatre  colonnes 
et  surélevé  de  quelques  marches.  Un  archevêque  de  Chambéry 
s'y  fit  ensevelir  en  1839.  Son  tombeau  est  creusé  dans  le  roc, 
mais  l'intérieur  du  monument  est  vide. 

Dès  la  première  station  au  bas  du  sentier,  Maurice  distingua 
une  forme  humaine  assise  sur  l'escalier,  entre  les  colonnes.  Elle 
l'attendait.  En  vain,  à  côté  de  lui,  les  branches  d'or  pâle  des 
acacias  égalaient-elles  en  légèreté  les  fleurs  [de  mimosa;  en 
vain  les  montagnes  violettes  se  fondaient -elles  devant  lui  à 
la  lumière  d'automne  :  il  ne  voyait  qu'elle  au  pied  du  Calvaire 
qui  l'encadrait.  Les  coudes  aux  genoux,  elle  supportait  son 
visage  dans  ses  deux  mains  ouvertes  qui  paraissaient  roses  et 
transparentes  au  soleil.  Immobile,  elle  le  regardait  venir  de  ses 
yeux  de  feu.  Il  se  hâtait  à  en  perdre  le  souffle.  Quand  il  fut  près 
d'elle,  elle  se  leva  d'un  seul  mouvement  imprévu  comme  en  ont 
ces  fauves  nonchalans  dont  on  devine  tout  à  coup  les  muscles. 

—  J'ai  eu  peur  que  tu  ne  vinsses  pas,  dit-elle,  et  ma  vie 
s'arrêtait. 

—  J'ai  été  retenu,  Edith. 

11  était  si  bouleversé  qu'elle  ne  lui  adressa  pas  de  reproches. 
Elle  le  prit  par  la  main  et  l'emmena  derrière  la  chapelle.  Là,  elle 
lui  montra  l'herbe  plus  grasse  et  l'ombre  favorable. 

—  Asseyons-nous,  veux-tu?  Il  ne  fait  pas  froid.  Nous  serons 
bien. 

Ils  s'installèrent  côte  à  côte,  appuyés  au  mur  du  Calvaire  qui 
les  séparait  de  Chambéry  et  du  monde.  Ils  ne  voyaient  en  face 
d'eux  que  les  pentes  du  Nivolet  en  pleine  clarté.  Elle  se  pelo- 
tonna contre  lui,  toute  caressante. 

—  Je  t'aime  tant,  murmura-t-il  comme  une  plainte. 

Leur  amour  n'était-il  pas  douloureux  et  délicieux  tout 
ensemble?  Ils  se  tutoyaient:  cependant,  ils  n'étaient  pas  amans. 
Elle  s'écarta  un  peu  de  lui  pour  mieux  le  voir. 

—  Tu  as  souffert  ?  Est-ce  à  cause  de  moi  ? 

Il  résuma  brièvement  la  scène  qu'il  avait  eue  avec  son  père 
et  qui  impliquait  la  découverte  de  leurs  amours,  de  plus  grandes 
difficultés  futures,  et  il  ajouta  : 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'allons-nous  devenir  ? 
Elle  répéta  : 

—  Oui,  qu'allons-nous  devenir?  Notre  secret  n'est  plus  à 
nous,  et,  moi,  je  ne  sais  plus  le  cacher, 

—  Notre  secret  n'est  plus  à  nous,  reprit-il  amèrement  à  son 
tour,  et  toi,  tu  n'as  jamais  été  mienne. 

Elle  posa  la  tête  sur  la  poitrine  du  jeune  homme,  et  de  sa 
voix  aux  inflexions  si  câlines  qu'elles  appuyaient  sur  le  cœur 
comme  les  doigts  sur  un  clavier,  elle  s'appliqua,  en  le  berçant, 
à  le  soumettre  : 

—  Ose  dire  que  je  ne  suis  pas  tienne.  Quand  me  suis-je 
refusée?  Veux-tu  partir?  Je  suis  à  toi.  Tu  es  si  jeune,  et  moi 
j'ai  trente  ans  bientôt.  Trente  ans  et  mon  amour  qui  est  ma  vie 
ne  date  que  de  quelques  mois  :  je  t'ai  regardé,  il  y  avait  du 
soleil  sur  toi,  et  je  suis  sortie  de  l'ombre  pour  te  rejoindre. 
Un  jour,  je  te  dirai  mon  enfance,  et  ma  jeunessR  p.t  mon  ma- 
riage, et  ce  sera  pour  voir  tes  larmes. 

—  Edith  ! 

—  Ah  !  celles  pour  qui  le  mariage  est  une  porte  de  lumière 
et  non  une  porte  de  prison,  ont  beau  jeu  à  mépriser  nos  fai- 
blesses !  Quand  le  destin  les  comble,  l'ont-elles  plus  que  nous 
mérité?  Mais  elles  ne  se  posent  jamais  une  telle  question.  Le 
bonheur  leur  était  dû  sans  doute.  Elles  ne  font  même  rien  pour 
le  garder,  et  s'il  leur  arrivait  de  le  perdre,  elles  accuseraient  le 
sort  avec  fureur  sans  un  retour  sur  elles-mêmes. 

—  Edith  !  je  t'aime  et  tu  n'es  pas  heureuse. 

Se  soulevant  à  demi,  elle  lui  entoura  le  visage  de  ses  mains 
dans  un  geste  d'adoration  : 

—  Donne-moi  un  an  de  ta  vie  pour  toute  la  mienne.  Veux- 
tu  ?  Viens,  partons,  oublions...  Je  ne  veux  plus  menlir...  Je  ne 
veux  plus  appartenir  à  un  autre.  Je  ne  peux  plus,  puisque  je 
suis  à  toi. 

D'un  bond,  elle  fut  debout.  En  arrière  de  la  chapelle,  non 
loin  d'eux,  la  roche  descendait  à  pic  sur  la  route  d'Aix.  Elle 
s'approcha  du  bord  pour  narguer  le  vide. 

—  Edith  !  cria-t-il  en  se  redressant. 
Elle  revint  à  lui,  calmée  et  souriante. 

—  J'aime  le  vertige,  mais  je  ne  le  sens  que  là,  dit-elle,  en 
reprenant  sa  place  près  de  lui. 

Ce  fut  pour  recommencer  de  tourmenter  l'avenir  : 


LES    ROQUEVILLARD.  311 

—  Notre  secret  est  à  tout  le  monde.  Mon  mari,  le  saura  bien- 
tôt. Il  s'en  doute  déjà.  Il  m'aime  à  sa  manière  qui  me  révolte. 
C'est  une  âme  ténébreuse.  Il  se  vengera. 

—  Ecoute,  Edith;  il  faut  divorcer. 

—  Divorcer,  oui,  j'y  ai  pensé.  Et  si  mon  mari  s'y  oppose?  Et 
il  s'y  opposera.  Et  puis,  un  divorce,  c'est  toujours  un  an,  deux 
ans,  peut-être  plus.  On  m'obligera  à  une  résidence  chez  des 
parens,  loin  d'ici.  Toujours  attendre.  Encore  deux  ans  de  réclu- 
sion :  j'en  sortirais  toute  vieille.  Je  serais  séparée  de  toi.  Séparée 
de  toi,  comprends-tu?  Je  suis  renseignée,  tu  vois  :  c'est  impos- 
sible. 

Ils  se  turent.  Dans  le  silence  qui  les  environnait,  appuyés 
l'un  à  l'autre,  ils  entendaient  l'appel  sourd  de  leurs  êtres.  Un 
frôlement,  le  long  du  mur,  près  d'eux,  les  fit  tressaillir. 

—  On  vient,  murmura-t-il. 

—  Restons,  répondit-elle  impérieusement. 

Ils  restèrent.  Leur  destinée  se  jouait  en  eux-mêmes  et  déjà 
ne  dépendait  plus  des  autres.  Mais  leur  témoin  n'était  qu'une 
chèvre  qui  broutait  l'herbe  rare.  Une  fillette  la  suivait  avec  une 
gaule  :  elle  les  considéra  d'un  œil  stupide  et  continua  son  che- 
min. Et  ils  regrettèrent  que  leur  imprudence  n'eût  pas  entraîné 
de  suites  irréparables. 

Le  temps  passait,  et  lui  ne  se  décidait  point.  Reprendraient- 
ils  leurs  chaînes  plus  lourdes,  en  descendant  la  colline,  ou  les 
briseraient-ils,  incapables  d'accepter  de  nouvelles  précautions? 
Elle  se  coula  tout  contre  lui,  cherchant  à  lire  dans  ses  yeux: 

—  Tes  yeux,  tes  chers  yeux  sont  fuyans  comme  les  vagues 
qui  s'en  vont.  Ils  sont  profonds,  ils  sont  immenses  comme  une 
mer. 

—  Et  ton  amour  les  remplit,  soupira-t-il  en  les  fermant  à 
demi,  pris  de  vertige  comme  tout  à  l'heure  lorsqu'elle  défiait  le 
vide. 

Elle  l'embrassa  sur  les  paupières  avec  ces  mots  dont  la  dou- 
ceur enveloppait  une  audacieuse  décision  : 

—  Ces  jours  dorés,  ces  jours  d'automne,  je  sens  mon  cœur 
qui  se  brise.  Chaque  soir  qui  descend  m'est  cruel,  comme  un 
bonheur  qui  m'est  volé.  Je  partirai  ce  soir,  le  sais-tu? 

A  cette  fin  inattendue  il  tressaillit  et  se  dégagea  de  son 
étreinte  : 

—  Tais-toi,  Edith. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ces  jours  derniers,  quand  je  te  le  disais,  tu  croyais  à  de 
vaines  menaces.  Maurice,  lu  te  trompais,  je  partirai  ce  soir. 

D'autres  fois,  elle  l'avait  tenté  ainsi,  et  toujours  il  avait  écarté 
ce  projet  comme  irréalisable,  allant  jusqu'à  lui  offrir  de  partir 
le  premier,  et  de  l'appeler  à  lui,  dans  la  suite,  dès  qu'il  aurait 
obtenu  à  Paris  quelque  situation.  Inquiet,  effaré,  suppliant, 
devant  ce  nouvel  assaut  plus  vif  que  tous  les  autres  et  plus  im- 
médiat, il  s'efforça  de  la  retenir  encore. 

—  Tais-toi.  Je  reste,  moi,  et  je  t'aime. 

Pour  la  troisième  fois,  autoritaire  et  exaltée,  elle  répéta  : 

—  Je  partirai  ce  soir.  A  minuit  passe  le  train  d'Italie.  A  mi- 
nuit je  serai  libre. 

Il  se  tordit  les  mains  de  désespoir. 

—  Tais-toi. 

—  Libre  de  crier  mon  amour.  Libre,  si  tu  n'es  pas  là,  de 
goûter  cette  joie  nouvelle  de  pleurer  sans  contrainte.  Libre  de 
t'adorer,  si  tu  viens. 

—  Par  pitié,  ne  me  tente  plus. 

—  J'étouffe  dans  ta  ville.  Vos  maisons  historiques  sentent 
le  moisi.  J'étouffe  de  tendresse,  vois-tu.  Ici,  nous  serons  tou- 
jours séparés.  Je  veux  jouir  de  ma  douleur,  si  tu  ne  viens  pas;  si 
tu  viens,  je  veux  respirer  la  vie.  Viendras-tu?...  Viendras-tu  ce 
soir? 

Elle  acheva  de  l'étourdir  avec  des  baisers,  et  il  promit. 
Un  instant  elle  savoura  son  triomphe  en  silence,  puis  mur- 
mura : 

—  J'ai  oublié  tout  mon  passé. 

Elle  l'entraîna  hors  de  leur  retraite,  devant  le  Calvaire,  au 
soleil.  A  quoi  bon  désormais  se  dissimuler?  Ils  virent  dans  un 
éblouissement,  sous  un  pur  ciel  bleu  pâle,  les  formes  radieuses 
et  diverses  de  la  terre.  C'était,  devant  eux,  à  l'extrémité  de  l'ho- 
rizon, comblant  tout  l'espace  vide  que  laissent  entre  leurs  masses 
noires,  le  Granier  et  la  Roche  du  Guet,  la  dentelle  légère  des 
Alpes  dauphinoises,  —  les  Sept-Laux,  Berlange,  le  Grand-Char- 
nier, —  que  la  première  neige  avait  poudrées  et  que  l'heure  du 
jour  teintait  de  rose.  Moins  éloignées  et  plus  à  droite,  les  pentes 
boisées  du  Corbelet  et  de  Lépine,  entre  lesquelles  se  creuse  le  val 
des  Échelles,  portaient  comme  une  toison  rousse,  leurs  buissons 
et  leurs  forêts  incendiés  par  l'automne.  Devant  ces  chaînes  de 
montagnes  s'étageait  la  guirlande  des  coteaux  délicats,  les  Char- 


LES    ROQUEVILLARD.  313 

mettes,  Montagnole,  Saint-Gassin,  Vimines  aont  les  courbes 
molles,  les  ondulations  nonchalantes  reposaient  le  regard.  Des 
coulées  de  lumière  se  glissaient  dans  leurs  replis,  jaillissaient  en 
poussière  entre  leurs  ombres.  Les  flèches  aiguës  des  clochers, 
les  peupliers  d'or  vert  servaient  de  points  saillans  au  décor. 
Dans  la  plaine,  Chambéry  sommeillait.  Et  tout  près  enfin,  au  bas 
de  la  colline,  une  vigne  d'or  mat  et  d'or  rouge  jetait  sa  note 
éclatante. 

—  Montre-moi  l'Italie,  demanda-t-elle. 

D'un  geste  négligent  il  désigna  leur  gauche.  Mais  au  lieu  de 
suivre  la  direction  de  son  bras,  elle  se  tourna  vers  lui.  De  lui 
voir  un  visage  d'angoisse,  elle  demeura  interdite.  Elle  avait  com- 
pris. Elle  pouvait,  elle,  admirer,  comme  un  touriste  qui  passe, 
cette  exaltation  de  la  nature.  Son  compagnon  ne  la  sentait  pas 
ainsi.  N'était-ce  pas  le  suprême  effort  que  tentait  son  pays  pour 
le  retenir?  Là-bas,  il  reconnaissait  la  Yigie,  et  voici  que  les  sou- 
venirs de  son  enfance,  de  son  enfance  toute  claire  et  limpide, 
se  levaient  de  terre  comme  des  oiseaux  pour  venir  à  lui.  Plus 
près,  c'était,  désignée  par  le  voisinage  du  château,  la  maison, 
ce  que  chacun  de  nous  appelle,  tout  petit,  la  maison,  comme  s'il 
n'y  en  avait  qu'une  au  monde. 

Dans  les  yeux  de  Maurice,  elle  suivait  ce  dernier  combat 
avec  une  sorte  d'envie,  elle  qui  n'avait  rien  à  sacrifier.  Après  un 
soupir  elle  lui  toucha  l'épaule. 

—  Écoute,  dit-elle,  laisse-moi  partir  seule. 

Mais  il  supporta  malaisément  de  se  sentir  deviné  jusque  dans 
les  plus  obscures  protestations  de  son  être  intime,  et  les  plus 
instinctives. 

—  Non!  non!  Tu  ne  m'aimes  donc  plus? 

—  Si  je  t'aime  ! 

Elle  lui  sourit  d'un  sourire  infiniment  tendre  qu'il  ne  vit  pas. 
La  flamme  de  ses  yeux  se  voila.  Femme  d'aujourd'hui,  affamée 
de  sincérité  et  de  vie  personnelle,  soudainement  impatiente  après 
neuf  ans  de  patience  muette,  elle  était  décidée,  coûte  que  coûte, 
à  profiter  de  l'absence  momentanée  de  son  mari  pour  s'évader 
hors  de  la  prison  du  mariage.  Son  romanesque  départ  était  mi- 
nutieusement préparé  dans  ses  conditions  pratiques  et  dans  le 
choix  de  l'heure.  L'irritation  favorable  de  Maurice  le  livrait 
presque  à  sa  merci.  Mais  comment  témoignerait-elle  à  son 
amant  le  plus  d'amour  :  en  l'associant  à  sa  destinée  inévitable 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  dangereuse,  ou  bien  en  le  laissant  à  son  milieu  naturel?  Avant 
de  l'aimer,  elle  ne  trouvait  pas  son  existence  insupportable.  Il 
avait  soufflé  en  elle,  sans  le  savoir,  l'esprit  de  révolte.  Comment 
se  séparerait-elle  de  lui?  L'offre  qu'elle  venait  de  lui  faire  brisait 
son  propre  cœur,  et  cependant  elle  insista.  Jamais  elle  ne  devait 
plus  rencontrer  ce  détachement  de  soi-même  que  la  passion 
traverse  parfois  comme  une  prairie  humide  que  le  soleil  dévo- 
rant va  sécher. 

—  Peu  à  peu,  lentement,  reprit-elle,  tu  m'oublierais.  Ne 
proteste  pas.  Ecoute-moi.  Tu  es  si  jeune  !  Toute  la  vie  est  devant 
toi.  Laisse-moi  partir. 

Mais  il  se  révolta  de  cette  injurieuse  condescendance.  Qui 
pouvait  le  retenir?  sa  raison,  —  une  raison  de  vingt-quatre 
ans,  —  ne  lui  avait-elle  pas  révélé  le  droit  de  chacun  au 
bonheur? 

—  Je  ne  veux  pas  de  la  vie  sans  toi. 

—  Je  resterai,  dit-elle  encore,  si  tu  le  préfères.  J'apprendrai 
à  mieux  mentir,  tu  verras.  Quand  on  aime,  toutes  les  lâchetés 
sont  permises  pour  son  amour. 

C'était  une  proposition  trop  tardive.  Cette  fois  elle  le  savait 
et  guettait  un  refus.  En  le  recevant,  elle  s'abattit  sur  la  poitrine 
de  son  ami  qui  murmura  : 

—  Je  t'aime  jusqu'à  mourir. 

—  Seulement?  Moi,  c'est  bien  davantage. 

—  C'est  impossible. 

—  Oh!  si.  Jusqu'au  crime. 

Et  sans  transition,  elle  jeta  négligemment: 

—  Ce  soir  j'emporterai  ma  dot. 

Il  se  souvint  des  doutes  de  son  père  : 

—  Ta  dot? 

—  Oui.  Elle  est  inscrite  dans  mon  contrat.  Ne  te  l'ai-je  pas 
montré? 

—  Tu  n'as  pas  le  droit  de  la  prendre.  Un  jugement  te  la  rendra. 

—  Ce  qui  est  à  moi,  je  l'abandonnerais  à  mon  mari?  Et  de 
quoi  vivrions-nous? 

— •  Ce  soir,  Edith,  j'aurai  quelque  argent.  Puis  j'obtiendrai 
une  situation  à  Paris.  Un  de  mes  camarades  dont  le  père  dirige 
une  grande  compagnie  m'a  promis  de  me  faire  réserver  une  place 
au  contentieux.  Ces^ temps  derniers,  je  lui  ai  rappelé  sa  promesse 
à  tout  hasard. 


LES    ROQUEVILLARD.  315 

Elle  ne  découragea  pas  ce  candide  optimisme  : 

—  Oui,  tu  travailleras.  Nous  irons  à  Paris,  plus  tard.  Mais  ce 
soir,  c'est  pour  lltalie  que  nous  parlons. 

—  Pourquoi? 

—  N'est-ce  pas  le  pèlerinage  obligatoire  des  voyages  de 
noces? 

Elle  inclina  la  tête  avec  modestie.  Dans  sa  souplesse,  elle  parut 
instantanément  une  jeune  fiancée,  cette  femme  de  trente  ans 
dont  le  visage  pouvait  sans  transition  passer  d'un  air  de  désen- 
chantement à  une  expression  de  grâce  enfantine,  et  qui  était 
avide  de  mordre  à  la  vie  comme  à  ces  fruits  verts  dont  la  seule 
vue  agace  les  dents. 

L'ombre,  déjà,  envahissait  la  plaine.  Devant  eux,  les  plans 
du  paysage  s'accentuaient,  tandis  que  s'empourpraient  les  teintes 
d'or.  Elle  souffrait  de  ces  trop  beaux  soirs  d'octobre  comme  d'un 
désir  : 

—  Demain,  dit-elle,  demain. 

Il  fit  un  pas  en  avant,  et  tournant  délibérément  le  dos  au 
décor,  il  la  [regarda,  elle  seule,  qui  s'appuyait  à  une  colonne 
sous  le  péristyle  de  la  chapelle.  N'était-elle  pas  désormais  sa 
patrie  ? 

Ce  leur  fut  une  sorte  de  revanche  prise  contre  la  ville  que  de 
descendre  ensemble  la  colline  de  Lémenc  jusqu'au  pont  du 
Reclus,  avec  le  risque  de  rencontrer  des  personnes  de  leur  con- 
naissance. 

—  Cinq  heures  bientôt,  dit-elle  au  moment  de  le  quitter.  En- 
core sept  heures. 

L'espoir  avivait  la  flamme  de  ses  yeux  tandis  qu'il  entrevoyait, 
lui,  avec  dégoût,  ces  heures  cruelles  où  il  devrait  tromper  sa  fa- 
mille. Elle  le  devina  et  s'apitoya  sur  le  sort  de  Maurice,  afin  de 
détruire  par  avance  les  influences  quelle  redoutait  : 

—  Pauvre  enfant,  sauras-tu  mentir  tout  un  soir? 

Il  tressaillit  de  se  sentir  découvert,  et  lui  répéta,  non  sans 
âpreté,  des  paroles  qu'elle  avait  prononcées  : 

—  Il  n'y  a  plus  de  lâchetés  quand  on  aime. 

—  C'est  horrible,  reprit-elle,  tu  verras.  Tu  comprendras  ma 
honte  et  ma  fatigue.  Moi,  je  mens  depuis  que  je  t'aime.  Courage! 
A  ce  soir. 

Avant  de  rentrer,  il  fit  en  hâte  quelques  démarches  pour  em- 
prunter l'argent  nécessaire.  De  son  grand-oncle  Etienne  Roque- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

villard,  vieil  original  qui  passait  pour  avare,  et  de  sa  tante  Thé- 
rèse, pieuse  et  aumônière,  il  obtint  des  subsides,  un  millier  de 
francs  environ,  plus  cinq  cents  de  sa  sœur,  M'"°  Marcellaz,  et 
autant  de  son  futur  beau-frère,  Raymond  Bercy.  Il  dut  invoquer 
Fobligation  de  dettes  contractées  au  cours  de  ses  années  d'études. 
Cette  ruse  lui  procura  une  humiliation  qu'il  offrit  à  son  amour, 
mais  sans  y  trouver  l'apaisement.  Cependant  il  ne  réfléchit 
pas  que  tous  les  étrangers  auxquels  il  s'était  adressé  avaient 
refusé  de  lui  prêter  secours,  tandis  que  sa  famille,  avec  ten- 
dresse ou  d'un  ton  bourru,  s'empressait  de  l'aider  dans  sa  gêne 
imaginaire. 

A  six  heures,  il  revint  à  l'étude  Frasne  comme  les  clercs  en 
fermaient  les  portes. 

—  J'ai  une  lettre  ou  deux  à  écrire,  leur  dit-il,  je  me  charge 
des  verrous. 

Il  écrivit  en  effet  à  ses  relations  les  plus  influentes  pour  leur 
demander  sans  délai  une  place  d'un  bon  rapport  à  Paris.  Lauréat 
de  tous  les  concours,  il  comptait  sur  la  recommandation  de  ses 
anciens  professeurs  de  droit.  Il  ne  s'était  jamais  heurté  aux  dif- 
ficultés de  l'existence  et,  confiant  dans  sa  valeur,  il  ne  doutait 
point  de  les  vaincre  aisément.  Où  lui  répondrait-on?  Il  hésita, 
puis  donna  cette  indication  :  Milan,  poste  restante. 

Par  ces  préparatifs  qui  occupaient  son  activité,  il  avait  réussi 
à  tromper  son  regret  de  partir.  Il  le  retrouva,  aigu  et  poignant, 
quand  il  lui  fallut  une  dernière  fois  passer  le  seuil  de  la  maison 
paternelle.  Il  s"y  glissa  furtivement,  fut  aussitôt  signalé,  mais 
s'enferma  dans  sa  chambre.  Marguerite  vint  l'y  chercher  au  mo- 
ment du  dîner  et  le  trouva  la  tête  dans  les  mains,  sous  la  lampe, 
si  absorbé  qu'il  ne  l'avait  pas  entendue  frapper.  Elle  lui  prit  les 
poignets  avec  affection,  et  cette  caresse  le  fit  sursauter. 

—  Maurice,  quel  chagrin  as-tu? 

—  Je  n'ai  rien, 

—  Je  suis  ta  petite  sœur,  et  tu  ne  veux  pas  me  confier  tes 
ennuis.  Qui  sait?  Je  ne  te  serais  pas  inutile. 

Pour  expliquer  son  air  de  souci  qu'il  ne  pouvait  nier,  il  in- 
voqua ces  prétendus  embarras  d'argent  qu'il  venait  de  raconter 
à  diverses  reprises.  La  jeune  fille  aussitôt  l'arrêta. 

—  Attends  une  minute. 

Elle  s'éclipsa  et  quand  elle  reparut  peu  après,  triomphante, 
elle  déposa  devant  lui  un  beau  billet  bleu  de  mille  francs  : 


LES    ROQUEVILLARD.  317 

—  Est-ce  assez?  Père  m'en  avait  donné  trois  pareils  pour  mon 
trousseau.  Il  me  reste  heureusement  celui-là. 

—  Tu  es  folle,  Marguerite.  Je  ne  veux  pas. 

—  Si,  si,  prends-le,  je  suis  si  contente.  Quelques  robes  df> 
moins  ne  m'appauvriront  guère. 

Elle  riait,  et  lui,  les  nerfs  tout  vibrans,  se  sentait  des  larmes 
au  bord  des  paupières.  Par  un  grand  effort  il  réussit  à  se  con- 
traindre, et  se  contenta  d'attirer  la  jeune  fille  sur  son  cœur,  — 
sur  ce  cœur  qui  n'appartenait  donc  pas  tout  entier  à  M"""  Frasne. 

—  Aime-moi  toujours,  murmura-t-il,  quoi  qu'il  arrive. 

Elle  leva  sur  lui  des  yeux  interrogateurs.  Mais,  retenue  par 
sa  propre  générosité,  elle  n'osa  pas  lui  réclamer  un  secret  en 
échange,  et,  l'emmenant  à  la  salle  à  manger,  elle  lui  glissa  dou- 
cement ces  mots  comme  une  prière  : 

—  Sois  gentil  avec  Père,  et  je  t'aimerai  plus  encore. 

Le  dîner  se  passa  sans  incident,  grâce  à  la  présence  de  Ray- 
mond Bercy  qui  facilita  l'entrevue  de  M.  Roquevillard  et  de  son 
fils.  Dans  la  soirée,  Maurice  se  retira  de  bonne  heure  sous  le 
prétexte  d'une  migraine.  Il  traversa  la  chambre  de  sa  mère  qui 
continuait  de  souffrir.  L'âme  en  détresse,  il  put  embrasser  la  ma- 
lade dans  l'obscurité.  Elle  le  reconnut  à  ses  lèvres  et  d'une  voix 
faible  elle  l'appela  par  son  nom  en  lui  caressant  le  visage  de  la 
main.  Il  étouffa  un  sanglot  et  sortit.  L'amour  lui  ordonnait  de 
telles  cruautés. 

Il  prépara  sa  valise  qu'il  fit  légère  afin  de  pouvoir  la  porter 
lui-même  à  la  gare,  rassembla  dans  un  portefeuille  son  argent 
personnel,  celai  de  ses  emprunts  et  celui  de  Marguerite,  en  tout 
un  peu  plus  de  cinq  mille  francs,  ce  qui,  dans  son  inexpérience 
de  la  vie,  lui  paraissait  une  somme  importante,  plia  les  quelques 
bijoux  qui  lui  appartenaient  et  dont  il  pourrait  tirer  parti,  et  la 
toilette  de  l'exécution  étant  terminée,  il  attendit  comme  un  con- 
damné à  mort  l'heure  qui  lui  livrerait  sa  bien-aimée.  Sa  raison, 
son  infaillible  raison  le  soutenait  dans  sa  décision,  et  lui  repré- 
sentait la  beauté  de  vivre  librement  pour  son  propre  compte  au 
lieu  de  prendre  rang,  comme  le  dernier  de  la  classe,  dans  la 
chaîne  ininterrompue  des  Roquevillard. 

...  Rassuré  par  lattitude  de  Maurice  et  par  une  demi-confi- 
dence de  sa  fille,  M.  Roquevillard  s'était  endormi  sans  inquié- 
tude immédiate,  après  s'être  décidé  toutefois  à  éloigner  quelque 
temps  son  fils  de  Ghambéry.  Il  s'adresserait  à  un  ancien  ami 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  avait  obligé  diverses  fois  et  qui,  après  avoir  beaucoup  roulé 
à  travers  le  monde  et  dévoré  son  patrimoine,  s'était  installé  à 
Tunis,  comme  avocat,  y  voyait  ses  afl'aires  prospérer  et  lui  expri- 
mait dans  ses  lettres  le  désir  de  se  reposer  ou,  tout  au  moins,  de 
trouver  une  aide.  A  vingt-quatre  ans,  un  tel  voyage,  une  telle 
vie,  n'était-ce  pas,  avec  la  nouveauté,  l'oubli,  le  salut? 

Dans  la  nuit,  il  crut  entendre  ouvrir  et  fermer  une  porte.  Le 
silence  étant  retombé  sur  la  maison,  il  pensa  qu'il  s'était  trompé 
et  s'efforça  de  retrouver  le  sommeil.  Après  une  lutte  assez  longue, 
il  frotta  une  allumette,  regarda  sa  montre  qui  marquait  minuit 
et  demie,  se  leva  et  sortit  de  sa  chambre.  Au  bout  du  corridor, 
une  raie  de  lumière  filtrait  sous  la  porte  de  Maurice.  Il  s'appro- 
cha, écouta  et,  ne  percevant  aucun  bruit,  il  frappa.  Il  ne  reçut  pas 
de  réponse.  Après  une  hésitation,  il  entra  : 

—  Il  aura  oublié  d'éteindre  sa  lampe,  essayait-il  de  se  per- 
suader, quand  l'anxiété  le  tenaillait  déjà. 

Il  vit  d'un  coup  d'œil  le  lit  intact,  un  tiroir  vide.  Il  rentra 
chez  lui,  s'habilla  en  hâte  et  malgré  ses  soixante  années  courut 
comme  un  jeune  homme  vers  la  gare.  L'heure  de  l'express 
d'Italie  devait  être  passée,  mais  il  restait  un  dernier  train  dans 
la  direction  de  Genève.  Un  employé  qui  le  connaissait  le  ren- 
seigna. Maurice  était  parti  avec  elle.  Ils  avaient  pris  leurs  billets 
pour  Turin. 

Seul,  il  poussa  un  gémissement  comme  en  ont  les  grands 
chênes  au  premier  coup  de  hache.  Mais,  comme  eux,  il  était  ré- 
sistant et  contre  le  sort  il  se  raidit. 

Une  race,  une  famille,  une  existence  même  ne  sont  pas  com- 
promises, ne  peuvent  pas  être  compromises  par  une  faute  de  jeu- 
nesse. Il  retrouverait  son  fils  tôt  ou  tard,  il  le  ramènerait  au 
foyer,  ou  bien  ce  serait  la  destinée  qui  se  chargerait  de  ramener 
l'enfant  prodigue,  et,  comme  dans  la  parabole,  il  auraiila  faiblesse 
de  tuer  le  veau  gras  à  son  retour,  au  lieu  de  lui  adresser  des 
reproches.  Le  foyer  paternel  :  c'est  là  qu'on  vient  panser  ses 
blessures,  là  qu'on  est  certain  de  ne  jamais  être  repoussé.  Un 
mari  peut  abandonner  sa  femme,  une  femme  son  mari,  des  en- 
fans  ingrats  leurs  père  et  mère  :  un  père  et  une  mère  ne  peuvent 
pas  abandonner  leur  enfant,  quand  tout  l'univers  l'abandonne- 
rait. 

La  ville  était  comme  morte  sous  la  lune.  Le  pas  de  M.  Ro- 
quevillard  retentissait  dans  ce  désert.  De  la  rue  de  Boigne  qu'il 


LES    ROQUEVILLARD.  319 

remontait,  il  vit  le  château  dresser  devant  lui  ses  tours  claires 
que  la  perspective  nocturne  allongeait.  Sur  leur  façade,  un  arbre 
voisin  dessinait  l'ombre  de  ses  feuilles.  Dans  quelques  heures,  la 
cité  muette  retrouverait  la  vie  pour  jeter  ses  rires  insultans  sur 
ce  drame  de  famille. 

Quand  il  ouvrit  sa  porte,  une  ombre  blanche  vint  à  lui. 
C'était  Marguerite. 

—  Père,  qu'y  a-t-il? 

A  défaut  de  sa  femme,  il  pouvait  avec  elle  partager  le  poids 
de  l'épreuve.  Il  l'estima  assez  pour  ne  lui  rien  cacher  :   • 

—  Ils  sont  partis,  murmura-t-il  brièvement. 

—  Ah  !  soupira-t-elle,  ayant  compris  et  se  rappelant  l'expres- 
sion douloureuse  de  son  frère. 

De  nouveau  le  père  et  la  fille  se  serrèrent  l'un  contre  l'autre 
dans  une  angoisse  commune.  Puis,  avec  tendresse,  il  la  recon- 
duisit jusqu'à  sa  chambre  et  la  quitta  sur  cette  recomman- 
dation : 

—  Laissons  dormir  ta  mère,  petite.  Elle  saura  toujours  assez 
tôt  notre  peine. 

IV.    —   LA   VENGEANCE    DE    MAITRE   FRASNE 

Une  petite  valise  à  la  main,  engoncé  dans  son  pardessus  à 
rause  de  la  fraîcheur  matinale,  M.  Frasne  descendit  de  l'express 
de  sept  heures  à  la  gare  de  Chambéry,  et  d'un  pas  rapide  regagna 
son  domicile  après  deux  jours  d'absence.  A  l'air  emprunté  de  la 
femme  de  chambre  qui  lui  ouvrit  la  porte,  il  comprit  immédia- 
tement qu'il  s'était  passé  ou  qu'il  se  passait  quelque  chose  dans 
sa  maison.  C'était  un  homme  approchant  de  la  cinquantaine, 
assez  bien  conservé,  correct,  froid  et  distingué  au  premier  aspect, 
mais  dont  les  lèvres  charnues  et  surtout  les  yeux  à  fleur  de  tête 
à  demi  dissimulés  derrière  le  lorgnon  causaient  bientôt  une  im- 
pression inquiétante. 

—  Tout  va  bien?  demanda-t-il  malgré  son  fâcheux  pressen- 
timent. Et  Madame? 

La  servante  mit  dans  sa  réponse  un  imperceptible  accent  de 
raillerie  : 

—  Madame  est  partie  hier  soir  pour  l'Italie  avec  ses  malles. 

—  Pour  l'Italie? 

—  Oui,  monsieur. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  A  quelle  heure? 

—  A  minuit. 

—  Sans  explications? 

—  Madame  m'a  dit  en  s'en  allant  que  Monsieur  était  pré- 
venu. 

—  En  effet,  répliqua  M.  Frasne  avec  sang-froid.  Vous  me 
porterez  à  déjeuner  dans  mon  cabinet. 

Et  sans  manifester  plus  de  surprise,  il  entra  dans  son  cabinet 
de  travail  qui  communiquait  avec  l'étude.  A  quoi  bon  interroger 
cette  fille  malveillante  et  évidemment  peu  renseignée?  La  nou- 
velle inattendue  qu'il  recevait  à  bout  portant  comme  un  coup 
de  feu  ne  lui  faisait  encore  aucun  mal.  Il  n'en  éprouvait  que  de 
l'étonnement.  Une  blessure,  même  mortelle,  ne  se  distingue  pas 
tout  d'abord  d'un  simple  choc.  Il  faut  quelque  temps  pour  en 
reconnaître  la  gravité  comme  pour  en  souffrir.  Le  regard  aiguisé 
et  les  nerfs  tendus,  il  remarqua  sur  la  table  une  lettre  fermée 
qui  s'y  trouvait  placée  de  façon  ostensible  et  presque  agressive. 
Il  la  prit  en  main  sans  l'ouvrir,  cherchant  à  la  deviner.  Elle  con- 
tenait sans  doute  l'explication  de  ce  départ,  —  abandon,  bravade 
ou  inconséquence?  Après  neuf  années  de  mariage,  il  était  si  peu 
sûr  de  sa  femme  que  toutes  les  conjectures  lui  paraissaient  éga- 
lement vraisemblables.  Devait-il  lui  chercher  un  compagnon  de 
fuite  ou  imaginer  le  caprice  d'une  neurasthénique  qui  ne  tarde- 
rait pas  à  rentrer  au  bercail?  Le  nom  de  Maurice  Roque villard 
ne  s'imposait  pas  à  son  esprit.  M""*  Frasne  recherchait  les  hom- 
mages et  s'en  divertissait  :  chacun  lui  faisait  une  cour  anodine. 
Il  pouvait  donc  ne  pas  prendre  au  sérieux  la  banale  amitié 
qu'elle  témoignait  à  son  clerc,  bien  que  par  des  lettres  anonymes 
il  eût  appris  que  la  ville  s'en  préoccupait  avant  lui.  Il  partageait 
le  dédain  assez  commun  des  hommes  mûrs  pour  les  jeunes  gens 
qui,  prenant  le  temps  pour  allié,  se  contentent  volontiers  de 
Fespérance.  A  mesure  qu'on  perd  sa  jeunesse,  c'est  toujours  son 
âge  ou  un  âge  rapproché  du  sien  que  l'on  attribue  aux  séduc- 
teurs. Les  sentimens  ne  valaient  à  ses  yeux  qu'appuyés  sur 
des  contingences,  et  il  savait  combien  d'adultères  de  désir  les 
coalitions  morales  de  la  province  empêchent  de  se  réaliser. 
Puis,  comment  admettre  une  hypothèse  aussi  déraisonnable  que 
le  renoncement  volontaire  à  une  situation  confortable  et  de 
tout  repos?  Il  ne  comprenait  pas,  mais  il  se  trouvait  en  pré- 
sence d'un  fait,  lui  qui  n'attachait  d'importance  qu'aux  faits. 


LES    ROQUEVILLARD.  321 

Irrité  de  ce  mystère  que  sa  clairvoyance  n'élucidait  pas,  il  dé- 
chira l'enveloppe  et  lut  : 

((  Monsieur,  je  ne  vous  ai  jamais  aimé,  et  vous  le  saviez. 
Qu'est-ce  que  le  cœur  d'une  femme  pour  qui  la  possède  par 
acte  authentique?  J'ai  pu  subir  neuf  ans  cet  esclavage  parce 
que  je  n'aimais  pas.  Tout  est  changé  aujourd'hui  :  je  me  libère 
loyalement  au  lieu  de  me  partager.  Qui  me  retiendrait?  Il  eût 
peut-être  suffi  d'une  petite  main  tendue  pour  m'enchaîner  tout 
à  fait,  mais  notre  maison  est  vide  et  personne  n'a  besoin  de 
moi.  Vous  m'avez  estimé  cent  mille  francs  dans  notre  contrat 
de  mariage.  Vous  trouverez  naturel  que  j'emporte  mon  prix. 
J'ai  payé,  la  première,  avec  ma  jeunesse.  En  vous  quittant, 
je  vous  pardonne.  Adieu. 

«  Edith  Dannemarie.  » 

Pour  maître  Frasne,  soit  par  coutume  professionnelle,  soit 
par  tournure  d'esprit  positif,  toutes  les  choses  de  la  vie,  même 
les  sentimens,  se  traduisaient  en  actes  et  obligations.  Notre 
caractère  gouverne  jusqu'à  nos  agonies  :  dans  ce  naufrage  où 
son  existence  s'abîmait,  il  n'était  sur  le  moment  sensible  qu'à  la 
perte  de  sa  femme  et  non  à  celle  de  son  argent,  bien  qu'il  n'en 
fût  pas  prodigue;  mais,  pour  revivre  son  passé  et  exaspérer  sa 
douleur,  il  alla  d'instinct  exhumer  d'un  carton  son  contrat  de 
mariage  auquel  la  lettre  faisait  allusion.  Avec  le  papier  timbré,  il 
évoqua  plus  nettement  la  grande  passion  de  son  arrière-jeunesse. 
Il  revit,  sur  un  seuil  d'église,  une  jeune  fille  svelte  et  souple 
dont  les  mouvemens  et  les  yeux  dénonçaient  la  fièvre  inté- 
rieure. C'était  à  la  Tronche,  près  de  Grenoble,  son  pays  d'en- 
fance. Il  y  venait  en  vacances  chaque  été,  de  Paris  où  il  était 
premier  clerc  ;  il  ne  pouvait  se  résoudre,  malgré  la  quarantaine 
menaçante,  à  quitter  définitivement  la  capitale  pour  acquérir 
une  étude  en  Dauphiné.  Informations  prises,  Edith  Dannemarie 
habitait  avec  sa  mère,  dans  le  voisinage,  une  petite  maison  où 
les  deux  femmes  s'étaient  retirées  presque  sans  ressources  après 
la  mort  du  chef  de  famille  qui  s'était  ruiné  au  jeu.  Une  jeune 
fille  à  la  campagne,  avec  ces  yeux-là,  devait  être  une  proie 
facile.  Deux  ans  de  suite,  il  tenta  de  s'en  emparer.  Elle  atten- 
dait un  prince,  car  elle  était  exaltée,  et  s'impatientait  de 
l'attendre,  la  solitude  échauffant  son  imagination.  Ainsi   elle 

TOME  XXX.  —  1905.  -  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  rebutait,  mais  pas  assez  pour  l'éloigner  sans  retour.  Elle  dé- 
couvrait sans  études  préparatoires  l'art  de  se  promettre  en  se 
refusant  et  le  pratiquait  aux  dépens  d'un  homme  que  des  con- 
quêtes dans  un  monde  trop  aisé  et  des  habitudes  sensuelles  de- 
vaient rendre  plus  irritable  et  nerveux  devant  cette  coquetterie. 
11  dut  se  reconnaître  vaincu  :  son  désir  fut  plus  fort  que  son  in- 
térêt. Ayant  perdu  ses  parens  qui  lui  transmettaient  un  bel  hé- 
ritage, il  se  décida  enfin  à  demander  la  main  cruelle  qui  le 
repoussait  tout  en  lui  montrant  la  place  d'un  anneau  de  fian- 
çailles. 

Comment  pouvait-il,  à  travers  les  clauses  laconiques  d'un 
contrat,  relever  les  traces  de  cet  amour?  Un  article  concédait  à 
la  future  épouse,  en  considération  du  mariage,  une  donation  de 
cent  mille  francs  ;  non  pas,  comme  il  est  d'usage  et  presque  de 
style  en  pareil  cas,  une  donation  sous  la  condition  de  survie  du 
donataire,  mais  une  donation  immédiate,  comportant  une  trans- 
lation de  propriété.  Cette  générosité  anormale,  c'était  la  preuve 
de  sa  faiblesse,  le  témoignage  lamentable  de  sa  défaite.  Elle 
conférait  l'authenticité  à  sa  passion. 

M.  Frasne  fut  arraché  à  son  examen  par  la  femme  de 
chambre  qui  lui  apportait  son  chocolat.  Elle  observa  son  maître 
du  coin  de  l'œil  tout  en  le  servant,  et  fut  déconcertée  de  lui  voir 
en  mains  des  papiers  d'affaires.  Il  compulsait  un  dossier,  quand 
elle  guettait  son  dépit  ou  sa  fureur  pour  l'annoncer  à  la  ville. 
D'un  geste,  il  la  congédia.  Il  déjeuna  sans  appétit,  par  ordre  de 
sa  volonté  :  n'aurait-il  pas  besoin  de  ses  forces  intactes,  tout  à 
l'heure  quand  il  lui  faudrait  prendre  une  décision? 

Tandis  qu'il  avalait  de  petites  gorgées  brûlantes,  il  achevait 
de  revivre  les  années  mortes.  Il  les  revivait  à  son  point  de  vue, 
incapable,  comme  beaucoup  d'hommes,  de  se  représenter  celui 
de  son  partenaire.  C'était,  après  bien  des  hésitations  et  des 
délais  qui  ne  venaient  pas  de  son  côté,  le  mariage  à  la  Tronche, 
puis  le  départ  pour  Paris.  Paris  lui  révélait  une  compagne  in- 
connue qui,  de  l'isolement  et  de  la  monotonie,  passait  sans  tran- 
sition et  sans  surprise  à  la  plus  folle  agitation.  C'est  alors  que, 
dans  l'espoir  de  se  reposer  en  province,  il  avait  acquis  à  Cham- 
béry  l'office  de  maître  Clairval  à  défaut  d'une  étude  vacante  à 
Grenoble.  M"^  Frasne  s'était  pliée,  avec  l'indifférence  de  ceux 
que  la  vie  ne  peut  plus  satisfaire,  à  un  changement  d'existence 
aussi  radical.  Elle  paraissait  accepter  la  retraite  comme  le  plai- 


LES    ROQUEVILLARD.  323 

sir,  sans  objection  et  par  caprice.  Deux  ans  s'étaient  écoulés 
ainsi,  paisibles  autant  qu'ils  pouvaient  l'être  auprès  d'une  femme 
qui,  même  dans  le  calme,  ne  cessait  pas  d'inspirer  quelque 
inquiétude.  Et  brusquement,  quand  il  la  croyait  enlizée  dans 
l'aisance,  les  bonnes  relations  et  le  train-train  journalier,  sans 
crier  gare,  elle  abandonnait  le  domicile  conjugal  pour  s'enfuir 
avec  un  amant. 

Abattu  par  une  catastrophe  qui  ne  le  trouvait  pas  préparé, 
le  notaire  avait  remonté  machinalement  la  pente  de  ses  souve- 
nirs que  précisait  un  acte  civil.  De  nouveau  il  rencontra  l'abîme 
et,  cette  fois,  il  le  mesura  mieux.  Ce  Maurice  Roquevillard  qu'il 
dédaignait  en  arrivant  s'imposait  maintenant  à  sa  fureur  jalouse. 
Edith  n'était  point  partie  seule.  Elle  était  partie  avec  lui,  proba- 
blement, sûrement.  En  ce  moment  même,  là-bas,  très  loin,  en 
Italie,  hors  d'atteinte,  il  la  pressait  sur  sa  poitrine...  M.  Frasne 
prit  son  mouchoir,  le  passa  sur  ses  yeux,  puis  le  déchira  à 
pleines  dents.  Il  pleurait  et  ne  se  possédait  plus.  «  Il  m'aime  à 
sa  manière,  »  avait-elle  dit  de  lui.  Cette  manière  qui  n'est  pas 
la  plus  noble  est  la  plus  fertile  en  tourmens  :  elle  se  heurte  à  des 
images  définies  et  cruelles,  elle  laboure  le  cœur,  comme  une 
charrue  la  terre,  et  met  à  nu  la  haine. 

M.  Frasne  reprit  la  lettre  et  le  contrat,  non  plus  pour  appro- 
fondir sa  misère,  mais  pour  y  chercher  sa  vengeance.  Les  clercs 
ne  tarderaient  pas  à  envahir  l'étude.  Il  fallait  avant  leur  venue 
mener  son  enquête,  forger  ses  armes.  L'argent  qu'elle  avait  em- 
porté, qu'elle  avait  volé,  —  car  une  donation  entre  époux  serait 
dans  tous  les  cas  annulée  à  la  suite  du  divorce  prononcé  contre 
le  donataire,  —  elle  avait  dû  le  prendre  dans  le  coffre-fort.  Il 
avait  récemment  encaissé  un  prix  de  vente  de  cent  vingt  mille 
francs  qui  devait  être  versé  dans  quelques  jours  lors  de  la  pas- 
sation de  l'acte.  Par  sa  propre  indiscrétion,  elle  avait  pu  l'ap- 
prendre. Une  clé  se  fabrique  ou  se  dérobe,  mais  la  mystérieuse 
combinaison  de  chiffres  sans  laquelle  cette  clé  ne  sert  de  rien, 
comment  l'avait-elle  découverte? 

Il  se  leva  et  s'approcha  du  coffre-fort  qui  ne  portait  aucune 
trace  d'effraction.  Il  fouilla  sa  poche  et  prit  son  trousseau.  Alors 
il  s'aperçut  que  cette  clé-là  y  manquait.  Elle  avait  dû  en  être 
distraite  le  jour  de  son  départ.  Il  la  possédait  en  double,  il  est 
vrai,  et  avait  confié  l'autre,  selon  l'usage,  à  son  premier  clerc 
pendant  son  absence.  Il  attendrait  donc,  pour  ouvrir  et  vérifier 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  conteif'u  du  meuble,  l'arrivée  du  clerc  qui,  d'ailleurs,  servirait 
de  témoin.^" 

Revenant   à  sa   table    de  travail,  il  chercha  un  code  pénal  et 
commença  d'en  ^narcourir  les  paragraphes  au  titre  des  crimes  et 
délits  contre  la  p/opriété.  Il  lut  à  l'article  380  que  les  soustrac- 
tions commises  par  (îl^&  maris  au  préjudice  de  leurs  femmes,  par 
des  femmes  au  préjudice' âe"  leurs  maris  ne  peuvent  donner  lieu 
qu'à  des  réparations  civiles.  Mail'',  la  fin  du  même  article,  qui  le 
désarmait     contre     l'infidèle,   l'arm^ait   contre    son    complice  : 
«  A  l'égard  de  tous  autres  individus  qui'  auraient  recelé  ou  appli- 
qué à  leur  profit  tout  ou  partie  des  objets  Violés,  ils  seront  punis 
comme  coupables  de  vol.  »  Parti  sur  cette  pisi*e,  il  trouva  mieux 
encore.  L'article  408  qui  traitait  de  l'abus  de  comfiance  y  voyait 
une  circonstance  aggravante  lorsqu'il  était  commis' ^par  un  offi- 
cier public  ou   ministériel,  ou  par  un   domestique,  ihomme  de 
service  à  gages,  élève,   clerc,   commis,  ouvrier,  compagnon  ou 
apprenti  au  préjudice  de  son  maître,  et  la  peine  devena.it  alors 
celle  de  la  réclusion.  Qui  l'empêchait  d'accuser  Maurice  Roque- 
villard  et  même  de  l'accuser  seul?  N'était-ce  pas  vraisembla.ble? 
Le  jeune  homme  connaissait  les  lieux,  les  versemens  opéré.s  à 
l'étude,  la  date  des  contrats,  l'absence   du  notaire.   Il  avait  pti 
surprendre  le  secret  de   la  serrure,  soustraire  momentanémeni^ 
la  clé  du  premier  clerc.  Sans  fortune  personnelle,  il  avait  dû  se 
procurer  des  ressources  pour  enlever  sa  maîtresse.  Enfin,  sa  fuite 
à  l'étranger  ne  le  dénonçait-elle  pas  ?  Sans  doute   la  déclaration 
de  M""*   Frasne   démentait  expressément   cette  version.  Mais  la 
déclaration  de  M""®    Frasne,    inefficace   contre   elle   et  gênante 
contre    son  amant,  il  suffisait  de   la   supprimer.  Elle  détruite, 
rien  n'innocentait  plus  ce  dernier.  Et  même  il  perdait  tout  moyen 
de  défense  :   pour  se  défendre,  ne  devrait-il  pas   se  retourner 
contre  sa  compagne,  admettre  au  moins  une  vie  commune  aux 
frais  de  celle-ci?  Un  homme  d'honneur  ne  le  pouvait  faire.  Sa 
condamnation  était  donc  certaine.  L'extradition  terminerait  sa 
fuite  amoureuse.  Il  comparaîtrait  devant  les  assises.  Flétri,  dé- 
chu, brisé,  il  expierait  pour  les  deux  coupables.  Enfin  sa  famille, 
pour  atténuer  sa  faute,  restituerait  peut-être  la  somme  dérobée. 
Ainsi  le  désastre  serait  sauf  au  moins  de  toute  perte  matérielle. 
Et  la    perte  matérielle    ne   semblait    déjà    plus   négligeable   à 
M.  Frasne  plus  réflé    n. 

A  mesure  qu'il  explorait  dans  tous  les  sens  une  combinaison 


LES    ROQUEVILLARD.  325 

aussi  fertile  en  déductions  et  la  conduisait  jusqu'au  dénouement, 
il  sentait  son  désespoir  s'alléger.  Il  oubliait  sa  douleur  en  apprê- 
tant le  supplice  du  rival.  Il  envisageait  sans  pitié  les  consé- 
quences les  plus  lointaines  de  la  vengeance,  et  jusqu'à  l'abaisse- 
ment de  ces  orgueilleux  Uoquevillard  qui  pourtant  avaient 
accueilli  le  successeur  de  maître  Clairval  en  ami.  Dans  son 
malheur,  il  eût  jeté  sa  souffrance  comme  une  malédiction  à  tout 
l'univers.  Une  dernière  fois  il  relut  cette  lettre  qui,  seule,  met- 
tait obstacle  à  son  projet,  puis  résolu,  il  la  jeta  au  feu  et  la  re- 
garda se  tordre  sous  l'action  de  la  flamme,  noircir  et  se  réduire 
en  cendres. 

Neuf  heures  sonnèrent. 

Ponctuels,  les  clercs  entrèrent  un  à  un  dans  l'étude  et  ga- 
gnèrent leurs  pupitres.  Le  patron  franchit  aussitôt  la  porte  de 
communication,  et  sans  les  saluer,  il  interpella  le  principal  d'un 
ton  préoccupé  : 

—  Philippeaux,  je  ne  retrouve  pas  la  clé  du  coffre-fort. 

—  Mais  la  voici,  monsieur,  répliqua  le  clerc.  Vous  me  l'avez 
confiée  pendant  votre  absence.  Je  ne  m'en  suis  pas  servi. 

—  C'est  juste,  venez  avec  moi. 

Les  deux  hommes  passèrent  dans  le  cabinet. 
M,  Frasne  ouvrit  le  meuble  et  y  remarqua  tout  de  suite  un 
certain  désordre. 

—  Vous  avez  cherché  quelque  chose,  un  testament  peut-être? 
Philippeaux  protesta  avec  la  plus  grande  énergie  : 

—  Non,  monsieur,  je  vous  jure. 

—  Alors,  je  ne  comprends  plus.  Tenez  :  cette  enveloppe  a 
été  déchirée.  Elle  contenait  le  prix  d'acquisition  de  Belvade  : 
cent  vingt  mille  francs.  Nous  les  avons  comptés  ensemble. 

—  En  effet,  convint  le  clerc  effrayé. 

Très  calme,  le  notaire  ne  poussa  pas  plus  loin  ses  investiga- 
tions et  referma  soigneusement  le  coffre-fort. 

—  Quelqu'un  est  entré  ici. 

—  C'est  impossible,  monsieur. 

—  Je  vous  dis  que  quelqu'un  est  entré  ici.  Nous  vérifierons 
le  contenu  devant  le  commissaire  de  police.  Qui  a  fermé  l'étude 
hier  soir? 

—  Maurice  Roquevillard. 

—  Est-il  resté  seul  ? 

—  Oui,  pour  écrire  des  lettres. 


326  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Combien  de  temps? 

—  Je  ne  sais  pas.  Je  l'ai  rencontré  sous  les  Portiques  une 
demi-heure  plus  tard.  Il  m'a  rendu  les  clés. 

—  Les  clés?  Colle  du  coffre-fort  fait  partie  de  votre  trous- 
seau ? 

—  Oui. 

—  C'est  imprudent. 

Après  un  silence,  M.  Frasne  reprit  : 

—  Pourquoi  n'est- il  pas  encore  arrivé? 

—  Qui? 

—  Maurice  Roquevillard. 

—  Il  ne  reviendra  pas,  lança  le  clerc  d'une  voix  vindica- 
tive. 

M.  Frasne  le  fixa  de  ses  yeux  perspicaces.  De  cet  examen,  il 
tira  deux  conclusions  :  le  bruit  de  son  malheur  courait  déjà  la 
ville,  et  Philippeaux,  dont  il  soupçonnait  la  jalousie,  serait  un 
sûr  allié.  Néanmoins,  il  joua  l'ignorance. 

—  C'est  juste.  Il  devait  retourner  chez  son  père. 

—  Non,  monsieur,  il  a  pris  le  train  hier  soir  à  minuit. 

—  Pour  quelle  destination? 

—  L'Italie. 

—  Ah  !  je  comprends  enfin,  avoua  cette  fois  le  notaire. 
Et  lentement  il  prononça  son  arrêt  : 

—  Ce  serait  donc  lui  qui  aurait  forcé  mon  coffre-fort.  Com- 
ment aurait-il  trouvé  le  chiffre  ? 

Philippeaux  baissa  la  tête  :  la  peur  et  l'envie  faisaient  de  lui 
un  délateur  : 

—  Le  chiffre  est  inscrit  sur  mon  agenda,  mais  sans  indica- 
tion :  ma  mémoire  est  mauvaise.  Roquevillard  a  pu  le  lire,  se 
douter  de  son  emploi. 

De  nouveau  M.  Frasne,  que  servaient  les  circonstances,  dévi- 
sagea son  clerc  et  dissimula  son  contentement  : 

—  Vous  êtes  deux  fois  imprudent,  Philippeaux.  Priez  un  de 
vos  camarades  d'appeler  le  commissaire  de  police.  Il  perquisi- 
tionnera lui-même. 

Ainsi  le  meuble  fut  visité  légalement  en  présence  de  plu- 
sieurs témoins.  M.  Frasne  dressa  patiemment  son  inventaire. 
Nulle  pièce  ne   manquait  et  le  chiffre  de  l'encaisse  était  exact. 

—  Il  reste  à  vérifier  cette  grande  enveloppe  qui  a  été  descel- 
lée, dit  tranquillement  le  notaire  qui  conduisait  l'enquête  avec 


LES   ROQUEVILLARD.  327 

méthode.  Elle  contenait  le  prix  d'acquisition  de  Belvade,  vingt 
hectares,  cent  vingt  mille  francs  en  billets  de  banque.  Je  les 
ai  comptés  avant  de  partir,  devant  mon  premier  clerc  ici  pré- 
sent qui  en  témoignera. 

—  Parfaitement,  monsieur. 

—  Le  chiffre  est  consigné  là,  tout  au  long. 

Or  l'enveloppe  ne  renfermait  plus  que  vingt  billets. 

—  On  m'a  volé  cent  mille  francs,  conclut  M.  Frasne. 

—  Comment  expliquez-vous,  objecta  le  commissaire,  que  le 
voleur  n'ait  pas  tout  emporté  ?  D'habitude,  ils  ne  limitent  pas 
volontairement  leurs  profits. 

—  Je  l'expliquerai  au  Parquet  où  je  porte  immédiatement  ma 
plainte. 

—  C'est  votre  affaire.  Vous  soupçonnez  donc  quelqu'un? 

—  Oui. 

—  Vos  domestiques  ? 

—  Non.  Ils  seraient  partis.  Et  d'ailleurs,  ils  n'auraient  pas  su 
découvrir  le  chiffre. 

—  Bien.  Je  vais  rédiger  mon  procès-verbal. 

—  Accompagnez-moi  au  Palais.  C'est  à  deux  pas. 

—  Comme  vous  voudrez. 

Ils  se  rendirent  au  Parquet  directement.  Le  notaire  eut  avec 
le  procureur  de  la  République  une  longue  conférence  qui  se 
prolongea  après  le  départ  du  commissaire  de  police.  Comme  il 
redescendait  l'escalier,  au  bas  des  marches  il  croisa  M.  Roque- 
villard  qui  venait  à  la  Cour.  Il  était  midi  et  quart,  l'heure  d'ou- 
verture de  l'audience.  Les  deux  hommes  se  regardèrent  et  se 
saluèrent. 


V.  — LA  FAMILLE  EN  DANGER 

Avant  l'entrée  en  séance  des  conseillers,  d'habitude  avocats  et 
avoués,  dans  la  salle  des  pas-perdus,  bavardent  quelques  mi- 
nutes entre  eux.  C'est  le  laminoir  où  passent  les  nouvelles  de  la 
ville.  Mais  M.  Roquevillard,  recherché  pour  sa  belle  humeur  et 
redouté  pour  ses  pointes,  agrafa  sa  robe  au  vestiaire,  et  gagna 
directement  sa  place  à  la  barre.  De  loin,  ses  confrères  le  consi- 
déraient avec  une  curiosité  malveillante  en  s'égayant  de  l'équipée 
du  jeune  Maurice  qu'ils  traitaient  d'ailleurs  avec  légèreté  et 
comme  une  revanche  contre  la  contrainte  des  mœurs  en  pro- 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vince.  Il  paraissait  absorbé  dans  la  préparation  de  sa  plaidoirie. 
Un  huissier  vint  à  son  banc  et  lui  toucha  l'épaule  : 

—  Maître,  on  vous  demande  au  Parquet. 
Il  se  leva  aussitôt  avec  déférence  : 

—  J'y  vais,  dit-il. 

Il  arrive  quotidiennement  que  le  Ministère  public  profite  de  la 
présence  d'un  avocat  à  l'audience  pour  le  faire  appeler  au  sujet  de 
quelque  affaire  pénale.  M.  Roquevillard,  néanmoins,  n'était  pas 
sans  inquiétude  :  sa  rencontre,  sur  le  seuil  du  Palais,  avec 
M.  Frasne,  lui  inspirait  cette  réflexion  : 

—  Commettrait-il  la  folie  de  déposer  une  plainte  en  adul- 
tère ? 

Légalement,  l'adultère  demeure  un  délit.  Il  appartient  au 
mari  seul  de  le  dénoncer,  et  c'est  un  privilège  dont  il  use  rare- 
ment. Mais  le  visage  du  notaire  était  si  malaisé  à  déchiff"rer. 

Le  procureur  de  la  République,  M.  Vallerois,  dirigeait  le 
parquet  de  Chambéry  depuis  plusieurs  années.  Il  avait  eu  le 
temps  d'apprécier  la  probité  professionnelle,  le  caractère  et  le 
talent  de  l'avocat.  On  parlait,  il  est  vrai,  de  la  candidature  éven- 
tuelle de  celui-ci  aux  prochaines  élections  législatives,  et  l'oppo- 
sition au  pouvoir  trouverait  en  lui,  s'il  acceptait,  son  chef  le 
plus  énergique  et  le  plus  autorisé.  L'accusation  de  M.  Frasne 
détruisait  fatalement  ce  danger  politique.  Fonctionnaire  ambi- 
tieux, M.  Vallerois  le  constatait  sans  déplaisir  quand  M.  Roque- 
villard entra  dans  son  cabinet. 

Il  n'y  songea  plus  lorsqu'il  dut  lui  parler  et  ce  fut  son  hon- 
neur de  ne  plus  voir  en  face  de  lui  qu'un  honnête  homme  dans 
l'épreuve.  Il  lui  tendit  la  main  et  commença: 

—  Je  dois  remplir  auprès  de  vous  une  mission  pénible. 

Il  s'arrêta  et  hésita.  La  force  morale  de  l'avocat  se  montrait 
mieux  dans  les  circonstances  difficiles.  Il  sut  gré  au  procureur 
de  sa  délicatesse,  mais  il  marcha  droit  au  but. 

—  Il  s'agit  de  mon  fils. 

—  Oui. 

—  D'une  instance  en  divorce  où  son  nom  est  mêlé?  D'une 
plainte  en  adultère  ? 

—  Non,  malheureusement. 

—  Malheureusement? 

Ce  mot  ne  pouvait  guère  avoir  qu'une  signification.  D'une 
voix  ferme,  mais  assourdie,  M.  Roquevillard  demanda: 


LES    ROQUEVILLARD.  329 

—  S'agirait-il  d'un  accident?  d'un  suicide? 

—  Non,  non,  rassurez- vous,  s'écria  M.  Valierois,  se  rendant 
compte  de  l'erreur  qu'il  avait  provoquée.  Il  est  parti  cette  nuit 
avec  M"*  Frasne  :  toute  la  ville  le  sait.  Mais  ce  qui  est  plus  grave, 
c'est  que  M.  Frasne  qui  sort  d'ici  a  déposé  entre  mes  mains  une 
plainte  en  abus  de  confiance  contre  lui. 

Malgré  sa  possession  de  lui-même,  le  vieil  avocat,  le  rouge 
au  front,  s'indigna  : 

—  Abus  de  confiance?  Je  connais  mon  fils.  C'est  impossible. 
Le  procureur  lui  donna  lecture   de  la  dénonciation  que  le 

notaire  avait  signée  et  des  constatations  relevées  par  le  commis- 
saire de  police.  Attentif,  M.  Roquevillard  l'écouta  sans  l'inter- 
rompre. Ce  pouvait  être,  c'était  l'effondrement  de  sa  famille,  la 
honte  de  son  nom.  Maître  de  lui,  mais  frappé  au  cœur,  il 
conclut. 

—  M.  Frasne  se  venge  bassement. 

—  Gomme  vous  je  le  crois,  reprit  M.  Valierois  qui  laissa 
paraître  sans  détour  sa  sympathie.  Mais  l'acrgent  a  disparu:  com- 
ment arrêter  l'action  publique? 

—  Mon  fils  n'est  pas  seul  en  cause.  Quand  un  enfant  de  vingt 
ans  enlève  une  femme  de  trente,  lequel  des  deux  prépare  et 
dirige  l'expédition? 

—  Je  l'ai  donné  à  entendre  tout  à  l'heure,  à  cette  place 
même,  avec  insistance.  J'ai  recommandé  la  prudence  et  réclamé 
vingt-quatre  heures  de  réflexion.  Je  me  suis  heurté  à  une  déci- 
sion formelle.  La  justice  va  suivre  son  cours.  Je  suis  obligé  de 
commettre  le  juge  d'instruction. 

Rassemblant  son  courage  devant  ce  coup  du  sort,  M.  Roque- 
villard se  taisait,  tandis  que  le  chef  du  parquet  tournait  et 
retournait  l'insoluble  problème  : 

—  Il  y  a  contre  lui  des  présomptions  graves,  précises, 
concordantes  :  d'abord  les  facilités  de  sa  situation  à  l'étude, 
puis  sa  présence  hier  soir,  avec  les  clés,  après  le  départ  des 
autres  clercs,  son  manque  de  ressources  pour  entreprendre  son 
audacieux  enlèvement,  et  jusqu'au  souci  d'arrêter  lui-même  le 
chifi're  de  son  vol,  comme  on  fixe  la  quotité  d'un  emprunt  qu'on 
restituera. 

—  Il  y  a  pour  lui  d'autres  présomptions,  répliqua  fièrement 
le  père.  D'abord  sa  famille.  On  ne  ment  pas  à  toute  une  lignée 
de  braves  gens.  Et  qui  vous  dit  qu'il  est  parti   sans  ressources? 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  son  argent,  à  lui,  sera  épuisé,  il  reviendra,  j'en  réponds. 
Leur   entretien   fut  interrompu  par   un  huissier  qui  venait 
chercher  l'avocat  dont  la  Cour  attendait  la  plaidoirie. 

—  Je  vous  suis,  dit  M.  Roque villard  en  le  congédiant  d'un 
geste. 

—  Mais  s'il  est  arrêté,  comment  se  défendra-t-il ?  reprit 
M.  Vallerois.  Comprenez  bien  que  son  cas  est  mauvais.  Les 
preuves  s'accumulent  contre  lui.  Et  dans  l'hypothèse  la  plus 
favorable,  pOur  se  disculper,  il  faudra  qu'il  accuse.  Le  voudra-t-il? 
Et  il  passera  toujours  pour  complice.  Dans  tous  les  cas,  si  vous 
connaissez  le  lieu  de  sa  résidence,  conseillez-lui  d'attendre,  avant 
de  rentrer  en  France.  Je  réclamerai  mollement  l'extradition, 

M.  Roquevillard  secoua  la  tête  avec  énergie. 

—  Non,  non.  Fuir,  c'est  avouer.  Il  faut  qu'il  revienne.  Je 
trouverai  des  preuves  d'innocence... 

Et  après  un  instant  de  réflexion  où  il  pesa  le  pour  et  le 
contre,  il  ajouta  : 

—  Puisque  [notre  -malheur  vous  touche,  monsieur  le  procu- 
reur, m'autorisez-vous  à  vous  demander  un  service,  un  grand 
service  qui  peut  encore  nous  sauver  ? 

—  Lequel  ? 

—  Proposez  à  maître  Frasne  de  retirer  sa  plainte  contre  le 
paiement  intégral  de  cent  mille  francs. 

—  Vous  les  restitueriez! 

—  Je  les  paierais. 

—  Et  si  votre  fils  n'est  pas  coupable? 

—  Il  est  dans  une  impasse,  vous  l'avez  dit.  Notre  honneur 
vaut  davantage.  Même  des  poursuites  l'éclabousseraient. 

—  Maître  Frasne  passe  pour  intéressé.  Sa  plainte  n'est  peut- 
être  pour  lui  qu'un  moyen  de  rentrer  dans  ses  fonds.  Essayez  de 
la  moitié. 

—  Non,  pas  de  marchandage.  Le  paiement  contre  le  retrait. 
Par  un  souci  de  tranquillité,  le  magistrat  ébranlé  se  retrancha 

derrière  des  scrupules  professionnels. 

—  Vous  avez  raison.  J'ai  le  désir  de  vous  obliger,  maître.  Et 
je  l'ai  plus  encore  devant  votre  sacrifice.  Mais  convient-il  à  mon 
caractère  de  tenter  une  démarche  aussi  anormale? 

M.  Roquevillard  mit  un  peu  d'émotion  dans  sa  réponse. 

—  Elle  est  anormale,  c'est  vrai.  Mais  le  temps  presse.  Je 
plaide  à  la  Cour.  Tout  à  l'heure  la  plainte  sera  ébruitée.  Vous 


LES   ROQUEVILLARD.  331 

seul  la  connaissez  et  pouvez  la  suspendre  encore,  l'anéantir.  Je 
vous  en  supplie. 

—  Soit,  dit  M.  Vallerois.  Le  moyen  est  cher,  mais  sûrement 
efficace.  J'y  vais.  Je  ferai  la  proposition  en  mon  nom,  afin  que 
si,  par  hasard  j'échoue,  vous  ne  soyez  pas  engagé  par  une  offre 
qui  paraîtrait  une  acceptation  du  vol. 

—  Merci. 

Ils  se  séparèrent.  L'avocat  rentra  dans  la  salle  d'audience  où 
les  conseillers  s'impatientaient,  et  commença  de  plaider  avec  sa 
lucidité  accoutumée.  Devant  l'ordre  serré  de  son  argumentation, 
nul  ne  soupçonna  l'angoisse  qui  le  torturait.  Mais  quand  il 
s'assit,  le  vieux  lutteur,  qui  n'était  jamais  las,  sentit  une  fatigue 
extrême,  lourde  comme  le  poids  inconnu  de  la  vieillesse. 

Après  la  plaidoirie  adverse  et  une  courte  réplique,  il  reprit 
enfin  sa  liberté.  Il  regarda  sa  montre  :  elle  marquait  trois  heures 
et  demie.  Pendant  ces  trois  heures  d'intervalle,  le  sort  de  son 
fils  s'était  décidé.  Il  remonta  au  Parquet  où  l'attendait  M.  Valle- 
rois, et  comprit  immédiatement  que  le  magistrat  avait  échoué. 

—  Vous  aviez  raison,  expliqua  celui-ci  :  M.  Frasne  se  venge. 

—  Il  refuse? 

—  Catégoriquement.  Il  préfère  sa  haine  à  son  argent.  En 
vain,  j'ai  pesé  sur  lui  de  toutes  mes  forces,  invoqué  le  scandale 
qui  rejaillirait  sur  sa  femme,  parlé  même  du  manque  de  preuves. 
11  m'a  répondu  que,  si  je  ne  mettais  pas  en  mouvement  l'action 
publique,  il  se  constituerait  partie  civile  devant  le  juge  d'in- 
struction. C'est  son  droit  et  sa  résolution  est  inébranlable. 

—  Et  si  je  tentais,  moi,  de  le  fléchir?  Nous  étions  en  bonnes 
relations. 

—  Cette  visite  serait  inutile,  pénible  et  même  compromet- 
tante. Je  ne  vous  y  engage  point.  Je  lui  ai  parlé  de  votre  fa- 
mille, de  vous.  Il  m'a  répliqué  :  «  Son  fils  m'a  arraché  le  cœur. 
Tant  pis  si  les  innocens  paient  pour  les  coupables.  » 

M.  Roquevillard  réfléchit  un  instant ,  s'inclina  devant  ce 
conseil  dont  il  approuva  l'exactitude,  et  prenant  congé  du 
procureur,  il  lui  tendit  la  main  : 

—  Il  me  reste  à  vous  remercier.  Vous  m  avez  traité  en  ami, 
je  ne  l'oublierai  pas. 

—  Je  vous  plains,  répondit  M.  Vallerois  touché. 

Sa  serviette  sous  le  bras,  l'avocat  regagna  sa  maison.  Il  se 
hâtait  de  son  pas  toujours  jeune,  portant  haut  la  tête  selon  son 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

habitude,  mais  le  visage  très  pâle.  Sous  les  Portiques,  asile  des 
flâneurs,  il  croisa  des  amis  qui  se  détournèrent,  tandis  que  les 
passans  le  dévisageaient  avec  insistance,  avec  raillerie.  Il  com- 
prit que  les  clercs  de  Fétude  Frasne  colportaient  déjà  à  travers 
la  ville  la  honte  des  Roquevillard.  Les  Roquevillard  :  c'était, 
depuis  des  siècles,  la  première  défaillance  de  la  race.  Fallait-il 
qu'elle  fût  guettée  pour  qu'on  la  répandît  avec  cette  rancune  ! 
Et  que  de  basse  envie  soulevait  donc  l'orgueil  d'un  nom!  La 
faiblesse  d'un  descendant  détruisait  d'un  coup  tout  un  passé 
d'énergie  et  d'honneur  qui  avait  fourni  depuis  tant  d'années 
des  exemples  virils.  Et  ceux  qui  s'en  réjouissaient  ne  compre- 
naient-ils point  que  cet  écroulement  les  atteignait?... 

Il  se  redressa  et  ralentit  sa  marche.  Personne  ne  supporta 
son  regard.  Se  raidissant  dans  le  mépris,  il  songeait,  tandis 
qu'il  faisait  face  à  l'orage  :  «  Chiens,  aboyez  à  distance.  Mais 
n'approchez  pas.  Tant  que  je  serai  vivant,  je  protégerai  les 
miens,  je  les  couvrirai  de  ma  force.  Et  vous  ne  me  verrez  pas 
souff"rir.  » 

Devant  sa  porte,  il  fut  abordé  par  M.  de  la  Mortellerie,  son 
voisin  de  campagne.  Devrait-il  subir  déjà  des  condoléances  et 
des  sympathies?  Encore  ce  maniaque,  en  le  recherchant,  se  mon- 
trait-il le  plus  humain.  Le  vieux  gentilhomme  lui  montra  le 
château  que  baignait  la  lumière  du  soir. 

—  A  la  réception  de  l'empereur  Sigismond,  en  1416,  lui  con- 
fia-t-il  mystérieusement,  le  duc  Amédée  VIII  donna  dans  la  grande 
salle  un  banquet  dressé  par  Jean  de  Belleville,  l'inventeur  du 
gâteau  de  Savoie.  Les  viandes  étaient  dorées,  chargées  d'orne- 
mens  et  de  banderoles  aux  armes  des  convives,  et  chacun  rece- 
vait les  mets  qui  lui  étaient  destinés  en  portion  simple,  double 
ou  triple  suivant  son  rang.  J'aime  cette  distinction  :  il  faut 
manger,  non  pas  selon  son  appétit,  mais  selon  son  importance. 

—  Une  portion  m'eût  suffi,  répliqua  M.  Roquevillard  en  aban- 
donnant le  fâcheux. 

Il  ne  pouvait,  lui,  tromper  le  présent  avec  les  souvenirs  du 
passé.  Il  disparut  sous  la  voûte,  monta  l'escalier,  et  gagna  son 
cabinet  en  évitant  la  chambre  de  sa  femme  toujours  alitée.  Mais 
celle-ci  l'ayant  entendu,  le  fit  appeler  dans  l'espoir  qu'il  lui 
donnerait  des  nouvelles  de  leur  fils.  Il  la  trouva  seule,  assise 
sur  son  lit,  dans  l'ombre  du  jour  qui  tombait. 

—  Marguerite  est  sortie,  murmura-t-elle,  et,  osant  à  peine 


LES   ROQUEVILLARD.  333 

formuler  cette  demande,  elle  ajouta  :  —  Tu  ne  sais  rien  de  Mau- 
rice? 

—  Non,  rien.  De  longtemps,  sans  doute,  nous  ne  saurons 
rien. 

—  Comme  ta  voix  est  dure,  François!  reprit  la  malade.  Cette 
femme  Ta  ensorcelé,  comprends-tu,  le  pauvre  enfant. 

—  La  faiblesse  est  une  façon  d'être  coupable. 

Frappée  de  cet  accent  rigide,  elle  tourna  le  bouton  de  la 
lumière  électrique,  et  vit  son  mari  comme  atteint  d'une  vieil- 
lesse subite,  si  pâle  et  les  ,yeux  si  creusés,  qu'elle  pressentit  le 
danger. 

■ —  François,  supplia-t-elle,  il  y  a  autre  chose  que  tu  me 
caches.  Ne  suis-je  plus  comme  autrefois  ta  compagne  pour  qui 
tu  n'avais  pas  de  secrets  ? 

Il  s'avança  vers  le  lit  : 

—  Mais  non,  chère  femme,  il  n'y  a  rien  de  plus.  La  désertion 
de  notre  fils,  n'est-ce  pas  assez? 

Redressée  et  les  bras  tendus,  elle  reprit  sa  supplication. 

—  Je  lis  dans  ton  regard  une  menace  terrible  qui  pèse  sur 
nous.  Ne  m'épargne  pas  comme  la  nuit  dernière.  Parle  :  j'aurai 
du  courage. 

—  Tu  t'exaltes  sans  cause  ;  il  n'y  a  rien. 

—  Je  te  jure  que  j'aurai  du  courage.  Tu  ne  me  crois  pas? 

—  Valentine,  calme-toi. 

—  Attends,  tu  vas  me  croire. 

Et  joignant  les  mains,  la  vieille  femme  que  la  maladie  acca- 
blait invoqua  à  haute  voix  la  force  de  Dieu.  Dans  le  visage 
exsangue  et  émacié,  sans  reflet  de  vie,  les  yeux  brillaient  d'une 
ardente  flamme. 

—  Valentine,  dit-il  doucement. 

Elle  se  tourna  vers  lui  comme  transfigurée  : 

—  Maintenant,  dit-elle,  maintenant,  parle.  Je  puis  tout 
entendre.  Est-il  mort? 

—  Oh  !  non  ! 

Elle  avait  eu  le  même  cri  que  lui.  Subjugué  par  cette  foi 
qui  animait  sa  femme,  il  lui  confia  la  redoutable  accusation 
qui  les  atteignait  dans  leur  chair.  Avec  indignation,  elle  la  re- 
poussa. 

—  Ce  n'est  pas  vrai.  Notre  fils  n'est  pas  un  voleur. 

—  Non.  Mais  pour  tout  le  monde  il  le  sera. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'importe,  s'il  ne  Test  pas  en  réalité.  Et  cela,  je  le  sais, 
j'en  suis  sûre. 

Mais  d'un  geste  coupant,  M.  Roquevillard  résuma  le  désastre: 

—  Il  nous  déshonore. 

C'était  le  crime  contre  la  race  que,  chef  de  famille,  il  jugeait, 
tandis  que  la  chrétienne  songeait  à  la  conscience. 

—  Dieu,  déclara-t-elle  avec  solennité,  ne  nous  abandonnera 
pas. 

Comme  elle  prononçait  cet  unique  mot  d'espoir,  Marguerite 
entra,  bouleversée  et  luttant  contre  son  trouble.  Elle  regarda  son 
père  et  sa  mère,  les  vit  unis  dans  la  même  douleur,  et,  comme 
un  torrent  qui  renverse  un  barrage,  elle  brisa  la  contrainte 
qu'elle  s'imposait  et  se  livra  à  ses  sanglots. 

M"*  Roquevillard  l'attira  sur  son  cœur  : 

—  Viens  vers  moi. 

—  Qui  t'a  fait  du  mal  ?  lui  demanda  son  père. 

Avec  une  surexcitation  fébrile,  elle  domina  sa  détresse  : 

—  On  nous  insulte. 

—  Qui? 

—  Je  viens  de  chez  M""^  Bercy.  Raymond  était  là.  Elle  ma 
dit  :  «  Vous  avez  un  joli  frère.  »  C'était  mal  de  sa  part.  Moi  je 
baissais  la  tête.  Elle  a  repris  :  «  Vous  [savez  ce  que  racontent  les 
clercs  de  l'étude  Frasne  ?  »  Je  me  taisais  toujours.  «  Ils  racon- 
tent que  votre  frère  ne  s'est  pas  contenté  de  la  femme.  »  —  «  Ma- 
man! »  a  crié  Raymond  faiblement.  Moi,  j'étais  déjà  debout. 
«  Achevez,  madame,  vous  le  devez.  »  Elle  a  osé  achever  :  «  Il  a 
emporté  la  caisse.  »  Alors  j'ai  dit  :  «  Je  vous  défends  d'insulter 
mon  frère.  »  Et  à  mon  fiancé,  j'ai  ajouté  :  «  Vous,  monsieur, 
qui  ne  savez  pas  me  protéger  chez  vous,  je  vous  rends  votre 
parole.  »  Il  a  voulu  me  retenir,  mais  je  n'ai  plus  rien  écouté,  et 
me  voilà. 

—  Chère  petite!  murmura  sa  mère  en  l'embrassant, 

—  Ah  !  se  récria  M.  Roquevillard  redressé  sur  les  têtes 
jointes  de  sa  femme  et  de  sa  fille,  on  condamnera  donc  toujours 
sans  entendre! 

Mais  déjà  Marguerite  oubliait  son  malheur  personnel  pour  le 
malheur  commun.  Elle  se  releva  et  vint  à  son  père  qu'elle  fixa 
dans  les  yeux  : 

—  Vous  en  qui  j'ai  confiance,  répondez-moi  :  ce  n'est  pas 
vrai,  n'est-ce  pas? 


LES    ROQUEVILLARD.  335 

—  C'est  faux  !  assura  la  malade. 

—  Je  l'espère,  dit  le  chef  de  famille.  Mais  toutes  les  appa- 
rences sont  contre  lui,  et  ii  risque  d'être  condamné. 

—  Condamné? 

—  Oui,  condamné,  répéta  l'avocat,  et  nous  }tous  avec  lui  qui 
portons  le  même  nom,  venons  du  même  passé  et  marchons  vers 
le  même  avenir. 

D'un  geste,  il  parut  protéger  les  deux  femmes  en  larmes  et 
menacer  le  déserteur  : 

—  Un  instant  de  faiblesse  suffit  à  briser  l'efTort  de  tant  de  gé- 
nérations solidaires.  Ah!  que  là-bas,  dans  sa  fuite  honteuse  il 
mesure  l'étendue  de  sa  trahison  :  les  fiançailles  de  sa  sœur 
rompues,  l'avenir  de  son  frère  atteint,  la  santé  de  sa  mère 
ébranlée,  notre  fortune  compromise,  notre  nom  taché  et  notre 
honneur  sali  !  Voilà  son  œuvre.  Et  cela  s'appelle  l'amour  !  Qu'im- 
porte qu'il  n'ait  pas  dérobé  une  somme  d'argent?  A  nous,  il  nous 
a  tout  volé.  Aujourd'hui  que  nous  reste-t-il? 

—  Vous,  s'écria  Marguerite,  Vous  le  sauverez. 

—  Dieu,  dit  M"*  Roquevillard  qui  retrouvait  dans  le  malheur 
une  étrange  sérénité.  Ayez  confiance  :  les  mérites  d'une  race 
ne  sont  jamais  perdus.  Ils  rachètent  les  fautes  des  coupables... 

Henry  Bordeaux. 
{La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LES    TRANSFORMATIONS 


DE 


LA  LANGUE  FRANÇAISE 

AU  XVIir  SIÈCLE 


Ce  sont  deux  livres  tout  à  fait  intéressans  l'un  et  l'autre  que 
celui  de  M.  F.  Gohin,  sur  :  Les  transformations  de  la  Langue 
française  de  il 40  à  1789  [Paris,  1903,  Belin  frères],  et  celui  de 
M.  Alexis  François,  sur  :  La  grammaire  du  Purisme  et  r Académie 
française  au  XVIIP  siècle  [Paris,  1905,  Société  nouvelle  de 
librairie  et  d'édition].  Le  titre  du  premier  promet  un  peu  plus 
qu'il  ne  tient,  et  sous  le  nom  de  «  transformations  de  la  langue,  » 
M.  F.  Gohin  n'a  guère  étudié  que  l'enrichissement,  ou  l'accrois- 
sement du  vocabulaire  au  xvm®  siècle.  C'est  quelque  chose!  Mais 
la  transformation  de  la  langue  est  autre  chose,  dont  M.  F.  Gohin 
n'a  vraiment  parlé  que  dans  les  quelques  pages  qu'il  a  consa- 
crées à  l'étude  particulière  de  la  langue,  et  du  style  de  Rousseau 
et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Au  rebours,  le  titre  du  livre  de 
M.  Alexis  François  est  trop  modeste,  et  la  vraie  question  qu'il  y 
traite,  ou  du  moins  la  question  que  ses  recherches  éclairent,  — 
car  il  a  le  tort  d'en  avoir  voulu  traiter  trois  ou  quatre  à  la  fois, 

—  c'est  précisément  celle  de  la  transformation  de  la  langue.  Si 
la  question  de  la  transformation  de  la  langue  enveloppe  en  effet 

,  la  question  de  la  «  grammaire  du  purisme,  »  elle  la  dépasse  ;  et, 

—  on  voudra  bien,  en  un  tel  sujet,  nous  pardonner  ce  néolo- 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAIS!:.       337 

gisme,  —  rintérêt  du  livre  de  M.  A.  François  est  dans  ce  «  dé- 
passement. »  En  tout  cas,  tels  qu'ils  sont,  ce  sont  deux  bcns 
livres,  deux  livres  utiles,  deux  «  contributions  »  importantes  à 
l'histoire  générale  de  la  langue  française,  et  deux  livres  qui,  pe' 
une  heureuse  rencontre,  se  complètent  l'un  l'autre  en  se  contre- 
disant. ((  Tandis  qu'en  effet  M.  F.  Gohin,  —  dit  à  ce  sujet,  et 
fort  bien,  M.  Alexis  François,  —  s'est  appliqué  surtout  à  montrer 
l'origine  et  les  progrès  du  mouvement  émancipateur  de  la  langue, 
nous  nous  sommes  attaché  à  mettre  en  lumière  les  efforts  de  la 
réaction...  Nous  pensons  que  ces  deux  entreprises  sont  destinées 
à  se  compléter  l'une  l'autre,  en  corrigeant  l'impression  trop 
exclusive  qui  pourrait  se  dégager  de  chacune  d'elles.  »  C'est  ce 
que  nous  voudrions  essayer  de  montrer  dans  les  pages  qui  sui- 
vent, et  non  pas  sans  doute  écrire,  mais  esquisser,  au  moyen 
des  précieux  renseignemens  que  ces  deux  livres  contiennent,  un 
chapitre  de  l'histoire  de  la  langue  française  qu'ils  n'ont  certes 
pas  épuisé,  mais  qu'on  ne  saurait  désormais  se  proposer  d'écrire 
sans  recourir  à  eux. 

I 

L'enrichissement,  ou,  pour  mieux  dire  et  ne  rien  préjuger, 
l'accroissement  du  vocabulaire,  par  quelque  procédé  que  ce  soit, 
—  néologisme,  archaïsme,  «  provignement,  »  comme  disaient  les 
théoriciens  de  la  Pléiade,  extensions  de  sens,  invention  de  mé- 
taphores nouvelles,  emprunts  aux  langues  étrangères  et  aux 
vocabulaires  techniques,  ou  à  l'argot  même  des  voleurs  et  des 
filles,  —  est-il  d'abord  une  affaire  de  «  transformation  de  la 
langue?  »  Il  faut  distinguer,  à  notre  avis;  et  le  défaut  du  livre  de 
M.  Gohin  est  de  n'avoir  pas  assez  marqué  la  distinction.  Ne 
parlons,  à  ce  propos,  ni  du  simple  barbarisme,  ni  du  néolo- 
gisme par  dérivation  ou  par  composition  :  les  premiers,  comme 
Inextirpable,  qu'on  trouve,  nous  dit-on,  dans  Linguet,  ou  comme 
Apocrijphité,  qu'on  trouve  dans  Volney,  ne  changent  rien  au 
fond  d'une  langue;  ils  n'en  sont  qu'une  maladive  excroissance; 
et  les  seconds,  tels  ([Vi' Individualité  ou  Intellectualité,  Anglo- 
manie ou  Bureaucratie,  n'en  altèrent  même  pas  la  physionomie. 
On  les  croirait  aussi  anciens  qu'elle  !  Mais  d'autres  cas  sont  plus 
douteux.  Vers  le  milieu  du  xviii"  siècle,  Svelte  était,  nous  dit-on 
un  mot  d'atelier,  qui  ne  s'employait  qu'entre  sculpteurs,  et 
TOME  xxx.  —  1905.  22 


338  uKvrK  i)i:s  dkix   mondes. 

(lAlembert  scandalisa  les  puristes  ses  contemporains  en  le  fai- 
sant servir  à  caractériser  Tune  des  qualités  du  style  de  Voltaire; 
Amplitude  n'était  qu'à  l'usage  des  savans  :  «  l'amplitude  des 
oscillations  du  pendule;  »  se  Potisser  n'était,  au  dire  de  Gham- 
fort,  cité  par  M.  Gohin,  qu'un  synonyme  jtopulaire  ou  populacier 
de  s  Avancer^  Avancer,  Arriver,  et  Chamfort  oubliait-il  donc  les 
vers  du  Misanthrope  : 

On  sait  que  ce  pied  plat^  digne  qu'on  lo  confonde 
Par  àé  sales  emplois  s'est  poussé  dans  le  monde? 

à  moins  qu'il  ne  fît  peut-être  une  différence  entre  se  Pousser 
dans  le  monde,  et  se  Pousser,  pris  absolument.  Pouvons-nous 
vraiment  dire  que,  rien  qu'en  entrant,  depuis  une  centaine  d'an- 
nées, dans  l'usage  courant,  et  en  s'y  dépouillant,  avec  le  temps, 
de  ce  quils  avaient  originairement  de  technique,  tous  ces  mots, 
et  tant  d'autres  qu'on  y  joindrait  aisément  par  centaines,  aient 
opéré  quelque  transformation  de  la  langue?  C'est  Rousseau,  le 
premier,  paraît-il,  dans  ses  Rêveries,  et,  après  lui,  Mercier,  dans 
son  Tableau  de  Paris,  qui  auraient  détourné  de  son  sens  tech- 
nique le  mot  de  Placage  :  «  La  phrase  du  bel  esprit  galant  sent 
le  placage.  »  On  ne  trouve  pas  non  plus  dexemple  de  Dissolvant, 
nous  dit  M.  Gohin,  dans  son  sens  moral  :  —  «  La  pensée  de 
Voltaire  est  dissolvante,  »  —  avant  Rivarol,  de  qui  est  cette 
phrase;  et  le  mot  n'avait  jusque-là  d'emploi  que  dans  le  vocabu- 
laire de  la  chimie.  Extension  de  sens  ou  détournement,  sont-ce 
bien  encore  là  des  facteurs  de  transformation  de  la  langue?  La 
métaphore  elle-même  en  est-elle  un?  C'est  ce  qu'il  faudrait  voir! 
Mais  en  tout  cas  le  simple  néologisme,  le  mot  qu'on  emprunte  à 
la  science  même  ou  à  l'art,  à  une  langue  étrangère,  à  la  langue 
populaire,  à  l'argot,  et  dont  on  n'use  qu'en  son  acception  primi- 
tive, ou  à  peine  un  peu  étendue,  pouvons-nous  vraiment  dire, 
quand  on  en  verserait  des  milliers  dans  le  vocabulaire,  que  la 
langue  en  soit  transformée?  M.  Gohin  a  compté  que,  de  sa  troi- 
sième édition,  celle  de  1740,  à  la  quatrième,  qui  est  celle  de  1762^ 
le  Dictionnaire  de  l Académie  s'était  accru,  grossi  ou  enflé  de 
plus  de  cinq  mille  mots  :  qui  dira  cependant  qu'il  se  soit  opéré 
de  1740  à  1762,  —  c'est-à-dire  à  peu  près  de  Mahomet  à  Tan- 
crède,  —  une  transformation  correspondante  ou  proportionnelle 
à  cet  accroissement? 


LES  TRANSFORMATIONS  DK    LA  LANGUE  FRANÇAISE.        339 

On  répondra  ([uo  ki  distinction  est  subtile,  et  je  n'en  discon- 
viens pas.  En  matière  de  langage  on  pourra  toujours  dire  que 
nous  ne  discutons  que  sur  des  subtilités;  et  on  aura  généralement 
raison.  Mais  la  distinction  me  paraît  ici  nécessaire,  et  jo  la  crois 
logiquement  et  historiquement  fondée.  Le  caractère  essentiel 
d'une  langue  est  dans  sa  grammaire  ou  dans  sa  syntaxe  :  je  ne 
voudrais  pas  le  voir  dans  son  vocabulaire.  Et,  à  cette  occasion, 
je  ne  puis  m'empêcher  de  relever,  dans  les  «  conclusions  »  du 
livre  de  M.  Gohin,  les  lignes  que  voici  :  «  A  la  fantaisie  des 
écrivains  antérieurs...  Vaugelas  et  les  puristes  avaient  compris 
la  nécessité  de  substituer  l'ordre  et  l'unité...  De  là  leurs  efforts 
pour  créer  une  syntaxe  et  un  vocabulaire...  Pour  ce  qui  est  de  la 
syntaxe,  les  classiques  du  xvn*'  siècle  arrivèrent  très  vite  à  la 
fixer  d'une  manière  à  peu  près  définitive  et  à  la  régulariser  ;  ceux 
de  L'âge  suivant  ne  modifièrent  en  rien  les  résultats  acquis,  si  ce 
n'est  pour  les  compléter.  Les  efforts  des  grammairiens  et  des 
écrivains  furent  sur  ce  point  aussi  décisifs  que  les  puristes  les 
plus  intransigeans  pouvaient  le  souhaiter.  »  Ce  n'est  pas  tout  à 
fait  mon  avis,  ni,  si  je  l'ai  bien  compris,  celui  de  M.  Alexis 
François.  La  révolution  de  la  syntaxe  a  été  plus  profonde  !  L'un 
des  crimes,  nous  le  verrons,  qu'il  faut  reprocher  aux  grammai- 
riens du  xviii'-  siècle,  est  précisément  d'avoir  rendu,  pur  leurs 
décisions  d'une  logique  arbitraire,  quoique  rationnelle,  iMolière 
et  La  Fontaine,  Pascal  même  et  Bossuet,  «  irréguliers  »  et  incor- 
rects. Sic  fata  voluere...  Ainsi  l'ont  voulu,  qui?  les  Dumarsais 
et  les  Beauzée,  les  d'Açarq  et  les  de  Wailly,  les  Gamache  et  les 
Bellegarde.  Mais  ce  que  je  retiens  de  l'observation  de  M.  Gohin, 
c'est  qu'en  toute  langue,  à  côté  de  l'élément  changeant,  ou  des 
élémens  changeans,  lesquels  sont  la  prononciation,  l'orthographe, 
le  vocabulaire,  etc.,  il  y  a  un  élément,  non  pas  «  fixe,  »  mais  moins 
changeant;  et  précisément  ma  thèse  est  que  la  langue  ne  «  se 
transforme  »  que  dans  la  mesure  où  varie  cet  élément  moins 
changeant.  Un  accroissement  de  vocabulaire  n'est  pas  une  trans- 
formation de  la  langue,  s'il  n'y  a  transformation  qu'autant  qu'il 
y  a  «  variation  ;  »  et  un  accroissement  en  nombre,  quelque  consi- 
dérable qu'il  soit,  n'est  pas  une  variation. 

Quel  est  maintenant  l'intérêt  de  cette  distinction?  Le  voici. 
C'est  qu'à  ceux  qui  se  sont  proposé  ou  qui  se  proposeraient  de 
M  fixer  »  une  langue,  on  ne  peut  pas  opposer  cette  objection, 
devenue  cependant  banale,  qu'à  des  besoins  nouveaux  il  faut 


340  iu;vri:   i)i:s   i)i:i  x   :\I()Mji;s. 

des  mots  nouveaux.  Car,  en  réalité,  qui  a  dit  le  contraire?  «  Il 
est  défendu  de  créer  des  mois  :  »  tel  serait,  d'après  M.  Goliin,  le 
premier  article  de  la  doctrine  de  Vaugelas;  et  d'abord  je  dois 
dire  que  Vaugelas,  —  dont  les  Remarques  seraient  tout  aussi 
bien  intitulées  des  Doutes  sur  la  Langue  française,  —  ne  donne 
point,  en  général,  à  ses  conseils,  cette  forme  impérati\  e.  11  excepte 
d'ailleurs  expressément  de  sa  défense,  «  les  mots  allongés  ou 
dérivés.  »  Et  enfin,  en  troisième  lieu,  pour  les  mots  qu'il  défend 
de  créer,  a-t-on  pris  garde  que  ce  sont  les  mots...  dont  on  n'a 
pas  besoin?  Diderot,  si  nous  en  voulions  croire  M.  F.  Gohin, 
aurait  inventé  les  .mots  di  Automatiser,  de  Facultatiste,  de  Pré- 
ceptoriser,  de  Scèlératisme,  de  Term^inateur.  Ces  mots  étaient-ils 
nécessaires?  en  quoi  correspondaient-ils  à  des  «  idées  nouvelles?  » 
de  quel  progrès,  non  pas  même  de  la  science,  mais  de  l'obser- 
vation psychologique  et  morale,  dira-t-on  qu'ils  fussent  l'expres- 
sion? Ce  sont  les  mots  de  cette  espèce,  —  allongés,  dérivés, 
composés,  fabriqués,  empruntés,  transplantés,  il  n'importe,  — 
vraies  créatures  de  l'ignorance  ou  de  l'improvisation,  que  Vau- 
gelas et  son  école  ne  voulaient  pas  que  l'on  créât.  Ils  ne  vou- 
laient pas  qu'on  les  créât  parce  qu'on  n'en  avait  pas  besoin  ; 
parce  que  de  tels  mots  n'expriment,  en  général,  rien  de  plus  que 
ceux  dont  ils  deviennent  les  synonymes  barbares  ;  et  parce  qu'en 
supposant,  —  ce  qui  est  le  grand  argument  de  leurs  inventeurs, 
—  qu'ils  «  abrègent  le  discours,  »  ils  ne  l'abrègent  d'ordinaire 
qu'en  le  spécialisant,  c'est-à-dire  en  le  rendant  plus  obscur.  Et, 
en  effet,  tout  le  monde  me  comprendra,  si  j'écris  que  les  condi- 
tions de  la  grande  industrie  «  réduisent  l'ouvrier  à  l'état  de 
machine,  »  mais  personne  ne  m'entendra  si  je  dis  qu'elles 
«  l'automatisent.  »  Et,  au  lieu  de  dire  que  je  n'aime  pas  «  qu'on 
me  fasse  la  leçon,  »  que  gagnerai- je  à  dire  qu'il  ne  me  plaît  pas 
qu'on  me  «  préceptorise?  » 

Mais,  pour  les  mots  qui  expriment  des  idées  ou  des  choses 
Jiouvelles;  —  et,  par  exemple,  si  la  chimie,  l'histoire  naturelle,  la 
physiologie,  la  philologie,  l'histoire  des  institutions  viennent  à 
naître,  ou  encore,  si  du  fond  de  son  observation,  quelque  écri- 
vain, prosateur  ou  poète,  ramène  quelque  vérité  jusqu'alors 
inaperçue,  —  je  ne  vois  pas  qu'on  ait  jamais  disputé  à  l'écrivain 
le  droit  de  créer,  pour  rendre  ces  choses,  des  vocables  nouveaux  ; 
et,  à  cet  égard,  ce  n'est  pas  Vaugelas,  ni  Boileau,  qui  se  seraient 
insurgés  contre  Iji  leçon  d'Horace  : 


I.ES    TRANSFORMATIONS    DL:    LA    LANGUE    FRANÇALSL.  IVll 

...  Licuit  semperque  Ucchit 
Slgnatum  prœaente  nota  producere  nomen. 

J'aimerais,  là-dessus,  pour  terminer  une  question  dont  j*". 
pense  qu'on  voit  maintenant  l'importance,  qu'en  regard  du  pré- 
cieux Lexique  méthodique  où  M.  Gohin  a  rassemblé  tous  les 
«  néologismes  »  qui  se  sont  fait  jour  de  1740  à  1789,  —  et  dont 
il  n'y  a  pas,  je  pense,  la  moitié  qui  [soient  demeurés  en 
l'usage,  —  quelqu'un  dressât,  sur  le  même  plan,  le  Lexiqtie  des 
mots  qui  se  sont  introduits  dans  la  langue  depuis  1647  \B.e~ 
marques  de  Vaugelas],  jusqu'en  1696  [huitième  édition  des  Carac- 
tères de  La  Bruyère] .  Ils  seraient  peut-être  plus  nombreux  qu'on 
n'a  l'air  de  le  croire. 

Ce  que  l'on  peut  seulement  dire,  et  qui  sera  parfaitement 
vrai,  c'est  qu'au  cours  de  cette  période,  de  1647  à  1696,  les 
«  bons  écrivains,  »  —  et  je  désigne  ainsi,  tout  simplement,  ceux 
que  nous  réputons  encore  aujourd'hui  les  meilleurs,  —  pré- 
fèrent, à  la  <(  création  »  de  mots  nouveaux,  des  manières  nou- 
velles d'assembler  les  mots  consacrés  par  l'usage  : 


ou  encore, 


ou  encore 


Ces  murs  même,  Seigneur,  peuvent  avoir  des  yeux  ; 


L'imbécile  Ibrahim,  .sans  craindre  sa  naissance, 
Traîne  dans  le  sérail  une  éternelle  enfance  ; 


L'implacable  Athalie,  un  poignard  à  la  main, 
Rit  du  faible  rempart  de  nos  portes  d'airain. 

Nous  savons  de  nos  jours  que  le  propre  de  ces  «  alliances  de 
mots,  »  —  qui  ne  sont,  ni,  en  un  certain  sens,  moins  fréquentes, 
ni,  en  un  autre  sens,  moins  rares  chez  Hugo  que  chez  Racine,  — 
est  généralement  de  ne  pouvoir  être  détachées  de  leur  contexte, 
transposées,  et  imitées.  Les  yeux  d\m  mur!  cela  ne  veut  rien 
dire  hors  de  sa  place,  en  dehors  du  vers  de  Racine,  ne  serait 
qu'une  fausse  élégance  dans  un  vers  même  de  la  Henriade  !  et 
pour  l'expression  de  :  craindre  sa  naissance,  nous  ne  l'enten- 
drions seulement  pas  en  dehors  de  son  contexte.  C'est  ce  que 
n'a  pas  su  le  xvui^  siècle,  et,  comme  le  fait  remarquer  jus- 
tement M.  Gohin,  là  même  est  l'une  des  raisons  de  la  faiblesse 
du  «   style  poétique   »  de  Voltaire  et  de  son  école.  Quant  au 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  motif  de  cette  préférence  des  «  l)ons  écrivains,  »  il  est 
assez  clair,  mais  le  fût-il  davantage,  nous  vivons  dans  un  temps 
où  il  n'est  pas  inutile,  en  passant,  de  le  préciser. 

C'est  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  facile  que  d'inventer  un  mot,  et 
même,  ordinairement,  on  n'en  invente  que  parce  que  cela  est  infi- 
niment plus  facile  que  de  connaître  les  ressources  de  sa  langue 
et  d'en  savoir  tirer  parti.  «  Pour  éviter  l'erreur,  a  dit  quelque  part 
Gondillac,  il  ne  faut  que  savoir  se  servir  de  la  langue  que  nous 
parlons.  »  Et  il  ajoute  :  «  Il  ne  faut  que  cela,  mais  j'avoue  que 
c'est  beaucoup  exiger.  »  Pareillement,  pour  éviter  le  néologisme, 
je  dirais  qu'il  ne  faut  que  ((  savoir  se  servir  de  la  langue  que 
l'on  écrit.  »  Le  néologisme  proprement  dit,  —  à  moins,  bien 
entendu,  que  l'on  n'écrive  ou  que  l'on  ne  parle  sur  des  matières 
techniques,  sur  la  chimie  organique  ou  sur  les  constructions 
navales,  —  n'est  toujours  qu'une  ressource  désespérée.  «  Les 
termes  autorisés  par  l'usage,  dit  le  même  Gondillac,  et  à  peu 
près  au  même  endroit  [De  ïart  de  Penser,  partie  11,  ch.  1 
et  2],  me  paraissent  d'ordinaire  suffisans  pour  parler  sur  toutes 
sortes  de  matières.  Ce  serait  même  nuire  à  la  clarté  du  lan- 
gage que  d'inventer,  surtout  dans  les  sciences,  des  mots  sans 
nécessité.  »  Voilà  la  vérité  même,  contre  laquelle,  en  aucune 
langue,  ne  prévaudront  les  déclamations  des  «  néologues.  »  Je 
la  trouve  exprimée,  —  ou  avouée,  —  d'une  autre  manière  par 
un  «  néologue  »  illustre  en  son  temps  :  c'est  le  marquis  de 
Mirabeau,  qui  nous  dit  franchement,  dans  V Avertissement  de  son 
A7ni  des  hommes  :  «  Habitué  à  écrire  très  incorrectement,  les 
soins  nécessaires  pour  retravailler  un  style  quelquefois  original, 
mais  toujours  louche  et  défectueux,  seraient  une  fatigue  pour  moi 
qui  suis  surtout  ennemi  de  la  peine.  »  Les  néologues  sont  enne- 
mis de  la  peine  :  entendons  bien  cela  !  Et,  en  effet,  ce  sont  le  plus 
souvent  des  «  improvisateurs,  »  quand  ce  ne  sont  pas  des  «  il- 
lettrés, »  ou  tout  au  moins  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  des  «  au- 
todidactes. »  Et  ils  peuvent  bien  dire,  avec  Mercier  :  «  Si  l'on  ne 
veut  point  de  ma  langue,  l'on  n'aura  point  de  mon  esprit  !  Qui 
perdra?  Je  fais  la  loi  et  ne  la  reçois  point;  je  donne;  le  public 
est  mon  débiteur;  qu'il  paye  en  reconnaissance  ou  qu'il  ne  paye 
pas,  je  me  déclare  son  créancier.  Cette  génération-ci  n'est  pour 
moi  qu'un  parterre;  il  y  en  aura  une  autre  demain  qui  appré- 
ciera mon  travail;  en  attendant  j'aurai  travaillé  pour  ma  langue, 
celle  que  je  préfère!  »  On  leur  répondra  qu'ils  ont  tort  dans  leur 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAIS!:.       343 

préférence;  que  1  "on  n'a  jamais  «  travaillé  pour  sa  langue  »  à 
coups  de  barbarismes;  que  leurs  néologismes  ne  leur  servent 
qu'à  masquer  leur  embarras;  et  qu'en  somme,  toutes  les  fois 
qu'ils  savent  à  peu  près  ce  qu'ils  veulent  dire,  ils  le  disent  plus 
ou  moins  heureusement,  mais  à  peu  près  comme  tout  le  monde; 
—  et  on  le  voit  dans  ce  passage  même.  Des  mots  nouveaux  n'en- 
richissent une  langue  qu'autant  qu'ils  expriment  des  idées  vrai- 
ment nouvelles;  et  quand  l'idée  est  vraiment  nouvelle,  le  mot 
nouveau  passe,  et  s'introduit  dans  la  langue,  sans  qu'on  s'en  soit 
presque  aperçu.  C'est  encore  ce  que  Vaugelas  avait  dit  avant 
nous. 

II 

Après  cela,  nous  ne  nierons  assurément  pas  que  l'histoire 
de  l'introduction  des  mots  nouveaux  dans  une  langue  ne  soit 
toujours  intéressante,  et  assez  souvent  instructive.  Il  est  intéres- 
sant de  savoir  que  Capucinade,  coqiietiement,  endolorir,  indis- 
tinction, înatérialiser,  meseslifne,  ordurier,  repoussant ,  promis- 
cuité, ro7itinier  seraient  de  l'invention  de  Rousseau  ;  et  je  ne 
retiens  ici  de  la  liste  de  M.  Gohin  que  les  mots  qui  sont  entrés 
dans  l'usage  courant  de  la  langue.  Nous  devrions  à  Bernardin  de 
Saint-Pierre  :  Alarmant^  animalité,  bruire,  caverneux ,  cha- 
toyant, s  exfolier,  insignifiance,  organisant,  vésiculaire.  Diderot 
nous  aurait  donné  :  Dispendieux,  doctoralement,êpistolographie, 
idéaliste,  incoercible,  ininterrompu^  ondulant ,  préconçu ,  prévari- 
cation, proscripteur,  surimposer,  théisme,  théophilie,  quelques 
autres  encore.  Alacrité  serait  de  la  Beaumelle;  Enumérer,  de 
Montesquieu;  Gloriole,  de  l'abbé  de  Saint-Pierre;  Pédestre,  de 
Diderot;  Probe  serait  de  Restif;  Procréateur,  de  Buffon;  Improvi- 
sateur, de  Mercier  ;  Déploration,  de  la  Beaumelle...  Mais,  à  vouloir 
poursuivre  l'énumération,  je  reproduirais  le  Lexique  entier  de 
M.  Gohin,  et  je  dois  avouer  qu'en  transcrivant  ces  mots  je  me 
demande  s'ils  sont  bien  tous  de  l'invention  des  écrivains  à  qui 
M.  Gohin  les  attribue. 

J'ai  cité  plus  haut  les  vers  du  Misanthrope  :  M.  Gohin  est-il 
bien  sûr  que  Bruire  soit  une  création  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  ou  ma  mémoire  me  trompe-t-elle  quand  je  crois  me 
rappeler  une  phrase  de  Don  Juan  :  «  Vous  voyez  que,  depuis 
un  temps,  le  vin  émétique  fait  bruire  ses  fuseaux?  »  Et,  en  tout 


344  IIEVIE    DKS    DEl  X    MONDF.S, 

cas,  Bruire  est  dans  la  première  édition  du  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie ri694],  de  même  que    Caverneux.  Dispendieux  est  dans 
la  quatrième  [1762]  (1).  M.  Gohin  inscrit  le  mot  Fongible  dans 
son  Lexique  méthodique,  et  il  cite  cette  phrase  de  Turgot  :  «  Les 
choses  qui  se  consomment  par  l'usage,  et  que  les  jurisconsultes 
appellent  fongibles...  »  La  citation  même  n'écarte-t-elle  pas  ici 
toute  idée  de  néologisme?  à  moins  qu'avant  Turgot   le  droit 
français  n'eût  pas  de  nom  pour  les  choses  fongibles?  M.  Gohin 
fait    honneur    à    Rousseau   d'avoir,    dit-il,    «   rendu   leur   sens 
antique  aux  mots  civil,  civilité,  civilement?  »   Mais  est-ce  que 
Bossuet  ne  l'avait  pas  fait  avant  Rousseau,  dans  ce  passage  de 
son  Discours  sur  riiistoire  universelle  :  «  Le  mot  de  civilité  ne 
signifiait  pas  seulement  parmi  les  Grecs  la  douceur  et  la  défé- 
rence naturelle  qui  rend  les  hommes  sociables;   Chornme  civil 
n'était  autre  chose  qu'un  bon  citoyen,  qui  se  regarde  toujours 
comme  membre  de  l'État,  qui  se  laisse  conduire  par  les  lois,  et 
qui  conspire  avec  elles  au  bien  public,  sans  rien  entreprendre  sur 
personne  [III,  V.].  »  Je  ne  parle  pas  de  Saint-Simon,  qui  avait  dit 
de  Fénelon  et  de  M"^  Guyon  que  leur  «  sublime  s  amalgama,  » 
bien  avant  que  les  «  néologues  »  du  xvni*'  siècle  eussent  réem- 
prunté l'expression  à  la  langue  de  la  chimie  :  M.  Gohin  s'en  est 
souvenu  à  temps;    et  d'ailleurs  les  Méinoires  de  Saint-Simon 
n'ont  paru  qu'en  1824.  Et  moi-même,  ici,  je  n'ose  rien  affirmer, 
sachant  combien  ces  questions  de  priorité  sont  difficiles  à  dé- 
cider.  Il  y   faudrait    des    lectures  infinies,  auxquelles  une  vie 
d'homme  ne  saurait  suffire,  et  quand  on  les  aurait  achevées,  un 
texte  inédit  surgirait  qui  nous  obligerait  à  changer  d'opinion. 
Joignez-y  des  nuances  de  sens  qui  échappent  aux  uns  et  que  les 
autres  croient  sentir.  ((  L'homme  n'est  jamais  qu'à  la  circonfé- 
rence de  ses  ouvrages,  la  nature  est  à  la  fois  au  centre  et  à  la 
circonférence  des  siens.  »  C'est  une  phrase  de  Rivarol,  et  je  ne 
l'entends   même   qu'à   moitié.   Qu'est-ce   que   cela   veut  dire   : 
«  L'homme  n'est  qu'à  la  circonférence  de   ses  ouvrages?  »  En 
quoi  et  comment  M.  de  Rivarol  n'était-il  qu'à  «  la  circonférence  » 
de  la  «  pensée  »  que  nous  venons  de  transcrire?  Mais  s'il  ne 
fait  ici  que  transposer  une  expression  célèbre  de  Pascal,  où  est 
le  «  néologisme?  »  et  M.  Gohin,  qui  le  lui  attribue  comme  tel, 

(1)  Rappelons  ici,  pour  ceux  qui  le  savent,  znais  qui  feignent  parfois  de 
l'ignorer,  qu'il  y  a  eu  sept  éditions  du  [Diclionnaire  de  l'Académie,  —  sous  les 
dates  respectives  de  1694,  1718,  1740,  1762,  1798,  1835  et  1878. 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE.       345 

l'entend  donc  d'une  autre  manière  que  moi?  J'ai  peine  encore 
à  croire  que  Repoussant,  —  un  aspect  repoussant,  des  manières 
repoussantes,  —  soit  un  néologisme  qui  ne  daterait  que  de 
VÉmilc;  Alarmant,  que  de  Bernardin  de  Saint-Pierre;  et  Docto- 
ralement,  que  de  Diderot.  Quelque  lecteur  pourra-t-il  me  tirer 
d'inquiétude? 

Je  Tespère,  s'il  a  vu  l'intérêt  de  la  discussion,  qui  consiste  en 
ceci  que  le  vocabulaire  de  la  langue  écrite,  —  et  surtout  de  la 
langue  littéraire,  —  étant  toujours  moins  étendu  que  le  vocabu- 
laire de  la  langue  parlée,  nous  ne  sommes  jamais  absolument 
sûrs  qu'un  mot  de  la  langue  générale  et  de  l'usage  commun 
soit  proprement  «  nouveau.  »  Voici  à  cet  égard  un  curieux 
article  de  M.  F.  Gohin  dans  son  Lexique  : 

«  Conséquent,  considérable.  Beaumelle,  IV,  537  :  «  des  rem- 
boursemens  de  capitaux  conséquens.  »  Id.,  IV,  429  :  «  cet  objet 
pourrait  devenir  conséquent  pour  le  prince.  »  Piis  l'avait  employé 
dans  la  préface  de  V Harmonie  imitative ;  il  en  fut  vivement  repris 
et  essaya  de  se  justifier. 

«  Cette  signification  nouvelle  rencontra  de  vifs  adversaires. 
La  Harpe  [ix,  445]  s'élève  contre  cet  «  usage  des  coulisses  et  des 
journaux.  »  Domergue  reconnaît  que  le  mot  est  à  la  mode  en  ce 
sens  [Journal,  ix,  83],  qu'on  l'emploie  «  dans  les  meilleures 
sociétés,  »  mais  il  le  rejette  comme  barbare.  Au  contraire  Mer- 
cier [Tableau  de  Paris,  x,  192]  se  montre  favorable  à  ce  néolo- 
gisme :  «  Le  peuple  dit  une  araire  conséquente,  un  tableau  con- 
séquent, pour  dire  une  affaire  importante,  un  tableau  de  prix... 
Les  grammairiens  et  les  journalistes  proscriront  le  terme  consé- 
quent. Presque  tout  le  monde  s'en  sert,  et  il  faudra  bien  qu'il 
soit  accepté,  du  moins  dans  la  conversation. 

«  En  réalité,  ajoute  M.  Gohin,  cette  signification  est  cou- 
rante parmi  le  peuple,  mais  elle  est  toujours  suspecte  et  bar- 
bare. » 

Ici,  je  ne  comprends  plus.  Suspecte;  pourquoi  cela?  et  bar- 
bare; pour  quelle  raison?  Parce  qu'elle  est  populaire?  Parce 
qu'elle  n'est  pas  conforme  à  l'étymologie  du  mot,  ni  analogue  au 
sens  habituel  des  autres  mots  de  la  même  famille,  Conséquence, 
conséquemment?  C'est  le  cas  de  la  plupart  des  mots  de  la  langue  1 
Voyez  plutôt  Erreur,  erratique.,  errement.  Du  moins  est-ce  une 


|}4G  ui:vrK  des  i)i;i  x  mo.mjhs. 

objection  qu'on  no  saurait  faire  à  Temploi  du  mot  Fortuné  dans 
le  sens  de  «  Qui  a  de  la  fortuuc;  n  et  rien,  sans  doute,  n'est 
plus  «  analogue  «  au  sens  du  mot  de  Fortune  lui-même  !  11  est 
vrai  qu'en  revanche  rien  n'est  moins  conforme  à  Tétymologie, 
Fors,  for tima,  for tunatits.  Le  lexicographe  Féraud  n'y  voit  cepen- 
qu'un  «  barbarisme,  »  et  M.  Gohin  semble  être  du  môme  avis... 
Mais  sans  insister  sur  ces  exemples,  j'ai  voulu  dire  et  je  dis  que, 
le  jour  où  les  mots  de  conséquent  et  de  fortuné  seront  acceptés 
de  la  langue  littéraire  avec  le  sens  qu  ils  ont  dans  la  langue 
populaire,  ce  ne  seront  pas  des  «  néologismes  »  dont  s  accroîtra 
le  vocabulaire,  mais  encore  une  fois  de  simples  extensions, 
dérivations  ou  détournemens  de  sens  qu'on  enregistrera,  mais 
qu'on  n'inventera  pas. 

C'est  ce  qui  rend  intéressant  de  savoir  à  quelle  date  précise, 
dans  quelles  conditions,  pour  faire  droit  à  quelles  exigences,  et 
par  l'intermédiaire  de  quel  écrivain,  tel  ou  tel  mot  a  commencé 
de  signifier  ce  quil  ne  signifiait  pas  jusqu'alors.  C'est  pourquoi 
la  seconde  partie  du  livre  de  M.  Gohin,  sur  «  la  création  des 
métaphores  »  et  sur  «  l'extension  du  sens  des  mots,  »  paraîtra  la 
plus  instructive.  Elle  l'est  surtout  en  ce  qui  concerne  le  véritable 
enrichissement  du  vocabulaire,  et  de  la  langue  même,  par  l'in- 
troduction, dans  la  langue  générale,  du  vocabulaire  des  langues 
spéciales,  telles  que  celle  des  sciences  positives,  par  exemple,  ou 
celle  des  arts  plastiques,  ou  celle  des  arts  et  métiers.  Mais  ici 
encore,  ici  surtout,  nous  aurions  aimé  que  la  statistique  fût 
comparative.  «  Diderot  emploie  au  figuré,  nous  dit  M.  Gohin, 
des  mots  comme  Arithmétique ,  anatomiser,  aplomb,  levier,  oscil- 
lation. »  M.  Gohin  n'ignore  sans  doute  pas  qw'anatomiser,  par 
exemple,  s'est  employé  dans  la  langue  littéraire,  et  au  figuré, 
bien  avant  Diderot.  C'est  pourquoi,  avant  que  de  considérer  l'in- 
troduction des  termes  de  science  dans  la  langue  générale  comme 
un  des  caractères  de  la  transformation  de  la  langue  au  xviii^  siè- 
cle, il  faudrait  avoir  dépouillé  les  œuvres,  non  pas,  naturelle- 
ment, de  Racine  ou  de  Molière,  mais  de  Pascal,  de  Descartes, 
de  Malebranche,  de  Bayle,  en  ses  Nouvelles  de  la  République  des 
Lettres,  de  Fontenelle,  en  sa  Pluralité  des  mondes,  et  de  bien 
d'autres  encore.  Ou,  inversement,  il  ne  faudrait  prendre  ses 
exemples  pour  le  xviii*'  siècle  que  dans  les  œuvres  purement 
«  littéraires  »  des  Voltaire,  des  Diderot,  des  Rousseau,  et  non  dans 
leurs  œuvres  «  scientifiques  «  ou  «  philosophiques,  »  telles  que 


LES    TRANSFORMATIONS    DE    LA    LANGUE    FRANÇAIS!:.  .'iiT 

les  Principes  de  la  Philosophie  de  Netoton  ou  la  Lettre  sur  les 
aveugles.  Mais  on  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre  !  On  appelle  tout  le 
monde,  Linguet  ou  Restif,  —  et  à  peu  près  indistiuctement  tous 
les  textes,  si  je  puis  ainsi  dire,  la  Théorie  de  l'impôt  ou  le 
Tableau  de  Paris,  —  à  témoigner  de  la  langue  du  xviii^  siècle, 
et  au  contraire  on  n'appelle  qu'une  demi-douzaine  de  «  grands 
classiques  »  à  témoigner  de  la  langue  du  xvii^  siècle  !  Je  vou- 
drais, qu'avant  de  parler  des  emprunts  de  la  langue  générale 
du  xviii^  siècle  à  la  langue  scientifique,  on  eût  dépouillé,  je  le 
répète,  Pascal  et  Descartes,  Bayle  et  Malebranche,  comme  je  vou- 
drais qu'avant  de  parler  de  ses  emprunts  à  la  langue  populaire, 
on  eût  dépouillé  Poisson  et  Hauteroche,  Bergerac  et  d'Assouci, 
Scarron  et  Saint-Amant,  Charles  Sorel  et  le  Père  Garasse. 

Si  l'on  faisait  ce  dépouillement,  d'une  part,  et,  de  l'autre, 
cette  balance,  on  verrait  peut-être  alors  que  deux  choses,  que 
l'on  confond  ou  que  l'on  mêle,  doivent  être  examinées  séparé- 
ment, pour  la  bonne  raison  qu'elles  ne  varient  pas  toujours 
simultanément  Tune  et  l'autre,  ni  surtout  en  fonction  l'une  de 
l'autre  :  la  «  transformation  de  la  langue,  »  et  la  «  transforma- 
tion de  la  mentalité.  »  Il  est  certain  qu'au  xvni'=  siècle,  et  no- 
tamment dans  la  période  qu'étudie  M.  Gohin,  de  1740  à  1789, 
— ^  ces  dates  étant  d'ailleurs  un  peu  arbitrairement  choisies,  — 
l'opinion  publique,  le  public  français  et  européen,  les  gens  du 
monde,  les  hommes  de  lettres  sont  devenus  infiniment  plus 
curieux  de  science  et  d'art,  de  musique  et  de  peinture,  par 
exemple,  qu'ils  ne  l'étaient  cent  ans  auparavant.  Les  vrais  savans 
ne  sont  pas  alors  plus  nombreux,  et,  quoi  qu'on  en  dise, 
leurs  découvertes  ne  sont  pas  plus  considérables;  mais,  de  ces 
découvertes  et  de  ces  travaux  des  savans,  le  public  est  plus 
curieux.  A  plus  forte  raison  les  gens  de  lettres!  Voltaire  et  Rous- 
seau s'intéressent  à  une  foule  de  choses  qui  n'intéressaient  ni 
Boileau  ni  Racine.  Il  n'est  donc  pas  douteux  que  les  grands 
écrivains  du  xvni®  siècle  aient  abordé  beaucoup  de  sujets  igno- 
rés, méconnus,  ou  dédaignés  de  leurs  prédécesseurs.  Il  ne  l'est 
pas  non  plus  que  V Emile  et  le  Contrat  social,  que  ÏHis taire 
naturelle,  que  les  Études  de  la  nature  aient  été  des  eni-ichisse- 
mens  durables  pour  la  littérature  et  la  langue  française.  La 
Révolution  n'a  pas  permis  que  VEe^^mès  de  Chénier  en  devînt 
un.  Et  il  n'est  pas  douteux  enfin  que,  pour  parler  de  l'attraction 
ou  de  r  ((  emboîtement  des  germes,  »  tous  ces  écrivains  ont  eu 


3i8  i\evi:e  di:s  dkux  aio.mjks. 

besoin  de  mots  qui  n'étaient  pas  en  usage  avant  que  la  «  chose  » 
fût  connue.  Mais  la  question  n'est  pas  là;  la  question  est  de  savoir 
si  la  langue  en  a  été  «  transformée  ;  »  et  pour  ma  part,  c'est  ce 
que  je  ne  vois  pas. 

Et  cette  opinion,  que  j'ai  l'air  de  soutenir  contre  lui,  ne 
serait-elle  pas,  en  somme,  l'opinion  de  M.  Gohin?  Les  meilleures 
pages  de  son  livre  sont  celles  où  il  a  essayé  de  caractériser  la 
nouveauté  du  style  de  Rousseau  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Félicitons-le,  à  cette  occasion,  d'avoir  rendu  à  l'admirable  écri- 
vain des  Études  de  la  nature,  la  justice  qu'il  mérite  et  qu'on 
lui  refuse  communément.  Mais  qu'est-ce  à  dire?  et  pourquoi  ces 
pages?  Parce  que  M.  Gohin  n'a  pu  lire,  «  la  plume  à  la  main,  » 
Bernardin  de  Saint-Pierre  et  Rousseau,  sans  être  émerveillé  de 
la  nouveauté  de  leur  style?  Oui,  sans  doute!  Mais  plutôt  encore, 
parce  qu'il  a  senti  que  le  véritable  ouvrier  de  la  «  transforma- 
tion de  la  langue,  »  c'est  l'écrivain,  le  grand  écrivain,  l'écri- 
vain original,  qui  n'a  besoin  pour  être  original,  —  et  M.  Gohin 
le  constate  à  propos  de  Rousseau,  —  ni  presque  d'une  seule 
métaphore  dont  on  ne  se  soit  servi  avant  lui,  ni  presque  d'un 
«  néologisme.  »  Et,  en  effet,  tant  qu'une  langue  n'a  pas  encore 
de  (f  littérature,  »  et  ne  sert  qu'aux  usages  quotidiens  de  la  vie, 
son  évolution  peut  obéir  à  des  lois  dont  la  nécessité  se  dé- 
montre. On  peut  dire  en  ce  cas,  quoiqu'un  peu  abusivement, 
que  l'histoire  d'une  langue  a  quelque  chose  de  scientifique.  Mais, 
avec  sa  littérature,  l'action  de  l'homme  commence  à  s'exercer 
sur  elle,  et  la  langue,  en  devenant  œuvre  d'art,  devient  suscep- 
tible d'être  «  transformée  »  par  la  volonté.  C'est  ce  qui  semble 
alors  monstrueux  aux  philologues,  et  c'est  de  là  qu'ils  datent  le 
commencement  de  la  décadence.  On  peut  le  leur  permettre,  si 
les  révolutions  ne  s'accomplissent  pas  moins,  en  dépit  d'eux,  en 
dehors  d'eux,  sans  égard  à  leurs  théories.  Mais  ils  ont  toutefois 
le  pouvoir  de  les  retarder,  et,  sous  le  nom  de  «  grammairiens,  » 
c'est  ce  qu'ils  ont  essayé  de  faire  au  xviii®  siècle.  Nous  allons  le 
voir  en  passant  du  livre  de  M.  Gohin  à  celui  de  M.  François,  où 
sont  exposés  les  efforts  du  «  purisme  »  pour  immobiliser  la 
langue  à  un  moment  donné  de  son  évolution,  et,  —  contradiction 
singulière  !  —  pour  achever  néanmoins  de  la  «  perfectionner,  » 
non  pas  précisément  en  la  ramenant  à  ses  origines,  mais  en  la 
soumettant  aux  exigences  de  la  logique  et  de  la  raison. 


LES    TRANSFORMATIONS    DE    LA    LANGUE    FRANÇAISE.  :{i9 

III 

L'un  des  phénomènes  les  plus  caractéristiques  et  les  plus 
particuliers  de  l'histoire  extérieure  de  la  langue  au  xviii"  siècle, 
c'est  la  multiplication,  et,  d'année  en  année,  pour  ainsi  dire,  la 
croissante  autorité  des  grammairiens.  De  fort  honnêtes  gens, 
qui  ne  font  point  métier  d'écrire,  et  qu'aucun  apprentissage  n'a 
d'ailleurs  préparés  à  la  tâche  qu'ils  assument,  «  s'établissent  » 
grammairiens  et,  du  haut  de  leur  judiciaire,  s'érigent  en  arbitres 
souverains  de  la  correction,  de  la  pureté,  de  l'élégance  du  lan- 
gage. Ils  ne  s'adressent  point,  comme  les  grammairiens  de  nos 
jours,  aux  enfans  des  écoles,  ou,  comme  nos  philologues,  aux 
étudians  des  Universités,  mais  aux  gens  du  monde,  aux  gens 
de  lettres;  et  même  ce  sont  ceux-ci  qu'ils  prétendent  surtout 
régenter.  Ils  énoncent  des  règles  auxquelles  ils  s'étonnent,  ou 
plutôt  ils  s'indignent,  que  Racine,  que  Molière,  que  La  Fon- 
taine, que  Pascal,  que  Bossuet  ne  se  soient  pas  soumis.  Ils  déci- 
dent que  ces  grands  écrivains,  en  dépit  de  tout  leur  génie,  «  ne 
doivent  être  lus  qu'avec  précaution  sous  le  rapport  du  langage.  » 
Ils  en  donnent  ce  qu'ils  appellent  des  preuves,  et  qui  n'en  sont 
que  de  leur  présomption  ou  de  leur  outrecuidance.  Cette  phrase 
est  trop  longue,  et  ce  tour  est  embarrassé  !  Des  traces  de  négli- 
gence leur  apparaissent  dans  Andromaque  ou  dans  Iphigéaie,  et 
ils  en  découvrent  de  «  galimatias  »  dans  Tartufe  ou  dans  le 
Misanthrope.  Bossuet,  dans  ses  Oraisons  funèbres,  a  d'étranges 
familiarités,  et  Pascal,  surtout  en  ses  Pensées,  de  regrettables 
hardiesses.  Et  on  les  écoute  !  On  les  écoute  et  on  les  suit.  Le  fils 
même  de  Racine  est  gêné  quand  il  essaie  de  défendre  les  vers 
de  son  père  contre  les  critiques  souvent  ridicules  de  l'abbé  d'Oli- 
vet;  et  Voltaire,  hardi  contre  Pascal,  est  timide  aux  observia lions 
de  labbé  Desfontaines.  C'est  bien  pis  quand,  dans  la  seconde 
moitié  du  siècle,  les  grammairiens  deviennent  philosophes,  que 
leurs  chefs  de  file  s'appellent  Dumarsais,  Condillac,  Duclos, 
Marmontel,  ou  Thomas.  Ils  régnent  alors  sur  la  littérature.  Et,  le 
désordre  de  l'époque  révolutionnaire  aidant,  ce  sont  eux  qui 
achèvent  de  constituer  le  nouvel  ordre  grammatical,  et  ce  style 
«  pseudo-classique,  »  dont  le  romantisme  aura,  de  1810  à  1830, 
tant  de  peine  à  se  libérer. 

Rendons   d'ailleurs  justice   à    leurs   intentions,    qui   furent 


'MiO  ItHVlK    IJHS    DEUX    .MO.NDKS. 

bonnes,  et  auxquelles  il  n"a  manqué  que  de  trouver  de  meilleurs 
moyens,  et  surtout  des  moyens  plus  iiitelligens,  de  se  réaliser. 
Admirateurs  sincères,  et  on  pourrait  dire  passionnés,  de  ces 
grands  écrivains  qu'ils  critiquent,  leur  critique  n'est  justement, 
du  moins  à  Torigine,  qu'un  ellet  de  leur  admiration.  Bien  loin  de 
méconnaître  les  qualités  de  Molière  ou  de  Racine,  ils  n'en 
veulent  à  ces  grands  écrivains  que  des  taches  qu'on  trouve 
encore  en  eux.  Ils  ne  sont  point  parfaits  !  Mais  quoi,  se  disent 
nos  grammairiens,  ne  pourrait-on  les  rendre  tels,  rétrospecti- 
vement? et,  par  exemple,  serait-il  impossible  de  distinguer  en  eux 
leurs  qualités  d'avec  leurs  défauts,  et  de  retenir  les  unes,  qu'on 
imiterait,  en  rejetant  les  autres,  qu'on  éviterait?  Les  modèles 
seraient  ainsi  fixés  dans  une  attitude  éternelle!  On  chercherait^ 
on  trouverait,  on  dirait  en  quoi,  comment,  pour  quelles  raisons 
ils  sont  des  modèles.  Le  respect  qu  ils  inspireraient  ferait  une 
barrière  naturelle  à  la  menaçante  invasion  du  <(  néologisme.  » 
Leurs  exemples  ne  s'opposeraient  pas  moins  à  la  «  préciosité  » 
renaissante,  qu'aux  progrès  quotidiens  de  la  vulgarité.  On  verrait 
se  multiplier  les  copies  de  leurs  chefs-d'œuvre.  Il  y  aurait  des 
Massillon,  qui  seraient  des  Bossuet  moins  rudes,  plus  élégans,. 
dont  les  accens,  plus  harmonieux,  flatteraient  plus  agréablement 
les  oreilles  de  Cour;  et  Voltaire,  à  la  ville,  serait  un  Racine 
plus  pathétique,  plus  «  mondain,  >»  moins  étranger  aux  choses 
qui  ne  sont  pas  de  son  art.  On  a  relevé  quelque  part  ce  propos 
de  Voltaire  :  ((  Ma  mère,  qui  avait  connu  Despréaux,  disait  de 
lui  que  c'était  un  bon  livre  et  un  sot  homme;  »  les  Boileau  du 
xvui*  siècle,  plus  avertis,  ne  seraient  pas  des  sots.  C'est  même  en 
quoi  consisterait  la  supériorité  du  Temple  du  Goût  sur  l'Art 
Poétique.  Mais  ce  serait  la  même  tradition;  ce  serait  la  même 
langue,  maintenue  dans  sa  fixité  par  le  même  corps  de  syntaxe; 
ce  serait  donc  aussi  la  même  littérature  ;  et  ce  serait  surtout,  — 
car  là  est  le  grand  point  pour  nos  «  grammairiens,  »  —  les 
mêmes  raisons  de  propagation  de  cette  langue  et  d'universalité 
de  cette  littérature. 

Je  crois  avoir  résumé,  dans  ces  deux  paragraphes,  —  et  peut- 
être  un  peu  éclairci,  —  ce  qu'il  y  a  de  sujets  mêlés  dans  le  livre 
de  M.  François.  En  voici  le  titre  complet  :  La  Grammaire  du 
Purisme  et  V Académie  française  au  XVIIP  siècle.  Introduction  à 
ré/ude  des  commentaires  grammciticaax  d'auteurs  classiques.  Et 
en  effet,  tout  cela  s'y  trouve  :  la  critique   des   «  grammairiens 


LES    TRAiXSFORMATlO.NS    DE    LA    LANGUE    FRANÇAISE.  Mol 

puristes;  »  d'exacts  et  curieux  renseignemens  sur  leurs  rapports 
avec  rAcadémie  française,  dont  plusieurs  d'entre  eux  ont  fait 
partie;  la  détermination,  si  je  puis  ainsi  dire,  de  la  «  liste  des 
classiques  français;  »  de  précieuses  indications  sur  la  manière 
dont  le  xvni«  siècle  les  a  lus  et  commentés,  ou  commentés  pour 
les  mieux  lire;  et  enfin  Ténumération,  avec  la  discussion,  des 
moyens  qui  ont  procuré,  par  la  modification  de  Ja  syntaxe,  la 
seule  «  transformation  »  que  la  langue  ait  subie  au  xviii°  siècle. 
Ce  sont  ces  moyens  qu'il  est  intéressant  d'examiner. 

IV 

On  se  rappelle  la  définition  que  Vaugelas  avait  donnée  de 
l'usage,  en  le  réduisant  «  à  la  façon  de  parler  de  la  plus  saine 
partie  de  la  Cour,  conformément  à  la  façon  d'écrire  de  la  plus 
saine  partie  des  auteurs  du  temps.  »  Sur  quoi  trois  questions 
s'élevaient  :  «  —  1"  Qu'est-ce  que  la  plus  saine  partie  delà  Cour? 

—  2"  Qu'est-ce  que  la  plus  saine  partie  des  auteurs  du  temps  ? 

—  3^*  Quels  rapports  doit-on  établir  entre  la  façon  de  parler  de 
la  Cour,  et  la  façon  d'écrire  des  auteurs?  »  Vaugelas,  —  comme 
d'ailleurs  avant  lui  Malherbe,  et  comme  après  eux  la  plupart  de 
nos  bons  écrivains,  jusqu'à  La  Bruyère,  —  avaient  répondu  à  la 
dernière  de  ces  trois  questions,  qui  est  logiquement  la  première,  en 
subordonnant  la  langue  écrite,  et,  ce  sont  les  termes  de  M.  Fran- 
çois, «  en  la  plaçant  dans  la  dépendance  absolue  de  la  langue 
parlée.  »  Ils  donnaient  pour  motif  de  cette  décision  qu'étant  la 
première  en  date,  la  parole  est  aussi  la  première  en  dignité,  puis- 
que enfin  elle  est  toujours  «  le  modèle  »  que  l'écriture  se  propose 
d'imiter.  Les  mots  eux-mêmes  l'indiquent  :  on  n'écrit  que  pour  se 
faire  «  entendre  ;  >>  c'est-à-dire  pour  atteindre,  au  moyen  de  l'écri- 
ture, un  public  plus  étendu;  pour  lui  mettre  sous  les  yeux  ce 
que  l'éloignement,  dans  l'espace  ou  dans  le  temps,  nous  empêche 
de  confier  à  son  oreille.  Et  si  peut-être  on  pourrait  rapporter  à 
l'observation  de  ce  principe  la  tendance  ou  le  caractère  oratoire 
de  la  prose  française  au  xvii^  siècle,  c'est  ce  que  je  n'examine 
point  aujourd'hui.  Je  me  borne  à  rappeler  qu'il  y  a  une  prose 
française  du  xvu°  siècle  qui  n'est  pas  du  tout  oratoire,  et  on  la 
trouvera  dans  les  Maximes  de  La  Rochefoucauld  ou  dans  les  Lettres 
de  M""^  de  Se  vigne.  Mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que  la 
maxime  de  Vaugelas  a,  pour  ainsi  dire,  prolongé,  jusque  dans 


3r>2  REVUK    DES    \)VA:\    MONDES. 

la  prose  oratoire  de  Bossuet,  ce  caractère  de  «  familiarité  » 
parlée,  qui  offense  la  délicatesse  mondaine  de  Voltaire  ;  et  ce 
qui  n'est  pas  douteux,  c'est  qu'elle  nous  rend  compte,  on  nous 
en  expliquant  l'origine  et  l'objet,  dos  «  irrégularités  »  que  les 
puristes  nous  signalent  à  l'envi  non  seulement  dans  les  vers, 
mais  dans  la  prose  de  Molière  (1). 

Citons  \i  cet  égard  de  justes  et  fines  remarques  de  M.  Fran- 
çois :  <(  Rien  n'égale,  nous  dit-il,  la  satisfaction  de  Vaugelas 
lorsqu'il  découvre  «  une  belle  et  curieuse  »  exception  aux  règles 
qu'il  s'efforce  d'établir.  Longtemps  après  lui  les  grammairiens 
célèbrent  encore  le  charme  de  l'irrégularité  en  matière  de  lan- 
gage. Le  gallicisme,  ce  fils  insoumis  de  la  langue,  leur  inspire 
plus  que  de  l'indulgence;  ils  ont  pour  lui  toutes  les  faiblesses.  » 
Et  qu'est-ce  que  le  gallicisme,  sinon  «  une  façon  de  parler  » 
proprement  et  purement  française,  dont  ni  l'analogie,  ni  l'histoire, 
ni  la  raison  ne  rendent  compte,  qui  ne  se  tire  que  de  l'usage, 
qui  est  parce  qu'elle  est?  et  qu'en  vain  essaiera-t-on  de  proscrire, 
on  n'y  réussira  toujours  qu'incomplètement,  parce  qu'elle  tient 
au  fond  ou  au  génie  même  de  la  langue.  C'est  au  gallicisme 
que  songeait  Chapelain,  quand  il  écrivait,  sur  une  marge  de  son 
exemplaire  des  Remarques  de  Vaugelas,  qu'en  notre  langue, 
«  l'élégance  consiste  principalement  à  s'éloigner  de  la  construc- 
tion ordinaire  et  de  la  régularité  grammaticale.  »  C'est  au  gal- 
licisme que  songeait  l'abbé  Tallemant,  quand  il  écrivait,  dans  ses 
Remarques  et  décisions  :  «  On  ne  peut  mieux  prouver  que  cette 
phrase  est  bonne  qu'en  faisant  voir  qu'elle  aurait  moins  de  grâce 
en  la  rendant  plus  grammaticale.  »  Et  Dacier  aussi  y  songeait 
quand  il  écrivait,  en  1721,  dans  la  préface  de  ses  Vies  de  Plu- 
tarque  :  <(  Notre  langue  est  surtout  capricieuse  en  une  chose; 
c'est  qu'elle  prend  souvent  plaisir  à  s'écarter  de  la  règle,  et  Von 
peut  dire  que  souvent  rien  n'est  phis  français  que  ce  qui  est 
irrégulier.  »  C'est  à  M.  François  que  j'emprunte  ces  deux  der- 
nières citations. 

Mais,  précisément,  c'est  ici,  et  à  cette  même  époque,  aux  envi- 
rons de  1720,  que  commence  à  s'échauffer  la  bile  des  grammai- 
riens philosophes,  et,  au  fait,  dans  toutes  leurs  diatribes  contre 
la  tyrannie  «  capricieuse  et  désordonnée  de  1  usage,  »  ils  n'en  ont 
véritablement  qu'à  ce  principe  de  la  subordination  de  la  langue 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  décembre  1898,  l'article  sur  la  Langue  de  Molière 


LES    TRANSFORMATIOINS    DE    LA    LANGUE    FRANÇAISE.  353 

écrite  à  la  langue  parlée.  «  Aulre  chose  est  de  parler  ou  d'écrire, 
dit  à  ce  propos  l'abbé  d'Olivet:  car  si  l'on  veut  s'arrêter  aux 
licences  de  la  conversation,  c'est  le  vrai  moyen  d'estropier  la 
langue  à  tout  moment!  »  C'est,  on  le  voit,  la  contradiction  formelle 
du  principe  de  Vaugelas.  La  contradiction  n'est  pas  moins  appa- 
rente dans  cet  autre  passage  :  «  Moins  la  grammaire  autorisera 
d'exceptions,  moins  elle  aura  d'épines;  et  rien  ne  me  paraît  si 
capable  que  des  règles  générales  de  faire  honneur  à  une  langue 
savante  et  polie.  »  Et,  de  proche  en  proche,  sous  le  couvert  de 
ces  observations,  qu'on  eût  crues  d'abord  inoffensives,  nous 
aboutissons,  vers  1750,  àcette  conclusion,  qui  est  de  d'Alembert, 
dans  le  Ducours  préliminaire  de  l'Encyclopédie  :  ((  Eclairée  par 
une  métaphysique  fine  et  déliée,  la  grammaire  démêle  les  nuances 
des  idées,  apprend  à  distinguer  ces  nuances  par  des  signes  diffé- 
rens,  donne  des  règles  pour  faire  de  ces  signes  l'usage  le  plus  avan- 
tageux, découvre  souvent,  par  cet  esprit  philosophique  qui  remonte 
à  la  source  de  tout,  les  raisons  du  choix  bizarre  en  apparence 
qui  fait  préférer  un  signe  à  un  autre,  et  ne  laisse  enfin  à  ce  caprice 
national  qu'on  appelle  l'Usage  que  ce  qu'elle  ne  peut  pas  absolu- 
ment lui  ôter.  »  Voilà  pour  le  coup  les  griefs  des  grammairiens 
nettement  exprimés  :  l'usage  est  «  capricieux,  »  et  la  grammaire 
d'une  langue  savante  et  polie  doit  être  «  rationnelle  »  ou  du 
moins  «  raisonnable;  »  l'usage  est  «  national,  »  et  nous  voulons 
une  grammaire  qui  soit  «  universelle;  »  et,  —  d'Alembert  ne 
le  dit  pas,  mais  d'autres  le  diront  pour  lui,  et  s'ils  ne  l'avaient 
pas  dit,  nous  prendrions  sur  nous  de  le  dire  pour  eux,  — 
l'usage  est  «  aristocratique,  »  puisqu'on  J'a  défini  jusqu'à  eux 
par  sa  «  conformité  avec  la  façon  de  parler  de  la  plus  saine 
partie  de  la  Cour.  »  Capricieux,  national,  et  aristocratique,  c'en 
était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  condamner  la  doctrine  de  l'usage; 
et,  en  effet,  la  substitution  d'une  autre  doctrine  à  la  doctrine  de 
l'usage  est  le  premier  trait  de  la  «  transformation  de  la  langue  » 
au  xvin®  siècle. 

J'ai  tâché  d'expliquer  ici  même,  dans  une  étude  sur  Vaugelas 
et  la  doctrine  de  l'usage  (1),  ce  que  c'était,  dans  l'esprit  de  Vau- 
gelas que  «  la  plus  saine  partie  de  la  Cour,  »  et  je  crois  avoir 
montré  que  ce  n'était  pas  «  le  courtisan,  »  —  dans  le  sens  qu'aussi 
bien  ce  mot  lui-même  n'a  décidément  pris  que  depuis  Vaugelas 

(l)  Voyez  la  Revue  du  1*'  décembre  1901. 

TOME  XXX,  —  1905.  23 


lM)i  UKATR    DF,S    UKIX    :\1()NDES. 

et  après  Louis  XIV,  —  mais  le  rapprochement  et  la  réunion  tie 
ce  qu'un  grand  pays,  à  un  moment  donné  de  son  histoire,  peut 
compter  de  «  mérites  »  on  tout  genre,  militaires,  prélats,  diplo- 
mates, magistrats,  administrateurs,  hommes  de  lettres,  grandes 
dames!  Kt,  en  effet,  comment  une  telle  réunion  n'aurait-elle 
pas  une  tout  autre  expérience  des  réalités  de  la  vie  que  le  bon 
pédant  qui  n"a  jamais,  pour  ainsi  dire,  mis  le  nez  hors  de  son 
cabinet,  ou  du  cabaret  du  Mouton  Blanc?  Et  comment  cette  expé- 
rience, en  s'efforçant  de  s'exprimer,  n'aurait-eile  pas  enrichi  la 
langue  des  mots,  des  locutions  et  des  tours  les  plus  appropriés  à 
la  nature,  à  la  diversité,  à  la  complexité  de  son  objet?  C'est  par 
la  Cour,  ainsi  définie,  que  le  technique  de  la  guerre,  de  l'admi- 
nistration, de  la  politique  sont  entrés  dans  l'usage  de  la  langue. 
Mais,  après  cela,  je  ne  fais  aucune  difficulté  de  reconnaître  que, 
de  Vaugelas  à  labbé  d'Olivet,  la  Cour  avait  changé  ;  qu'elle  était 
fort  éloignée  d'être,  aux  environs  de  1750,  la  réunion  des  mérites 
en  tout  genre  ;  que,  la  plupart  des  courtisans  «  ne  s'exerçant  que 
sur  des  matières  frivoles,  »  —  l'observation  est  d'Helvétius,  — 
leur  juridiction  sur  la  langue  avait  perdu  son  principal  titre  ;  et 
que  par  conséquent,  quel  qu'il  fût,  l'usage  de  «  la  plus  saine 
partie  de  la  Cour,  »  qui  nen  était  plus  alors  que  la  moins  cor- 
rompue, ne  pouvait  servir  de  modèle  ni  de  règle  à  la  bonne 
«  façon  de  parler  »  ou  «  d'écrire.  »  C'était  la  Ville,  désormais, 
et  les  Salons  qui  exerçaient  ou  qui  prétendaient  représenter,  en 
matière  de  langue,  l'autorité  de  Fusage. 

Il  ne  restait  donc  plus,  pour  les  contrepeser,  —  c'est  un  beau 
mot,  que  Pascal  préférait  à  contre-balancer,  —  que  «  la  plus 
saine  partie  des  auteurs.  »  Sur  quoi,  naturellement,  la  discussion 
se  rouvrait  de  plus  belle, car,  qui  sont  ces  «  bons  auteurs?»  ces 
«  auteurs  sains  ?  »  ceux  dont  les  écrits  pourront  servir  à  la  fois 
de  modèles  à  leurs  imitateurs,  et  de  fondement  ou  de  point 
d'appui  aux  règles  de  la  grammaire?  On  trouvera  sur  cette 
question  d'intéressans  détails  dans  le  livre  de  M.  François;  et  il  y 
en  avait  quelques-uns  dans  le  livre  de  M.  Gohin.  Mais  nous 
serions  entraînés  trop  loin  si  nous  voulions  les  suivre,  et  il 
nous  suffira  de  constater  que  le  travail  des  grammairiens  sur 
cet  article  aboutit  finalement  à  tirer  de  pair  trois  écrivains,  qui 
sont  Bossuet,  Racine  et  Boileau.  Encore  les  grammairiens  ne 
semblent-ils  connaître  de  Boileau  que  le  Boileau  «  noble,  »  si  je 
puis  ainsi    dire,   le   Boileau  de  l'Art  Poétique  et    celui    de  ses 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FKANÇAISK.       355 

Épitres  les  plus  compassées,  non  le  Boileau  des  Satires  ou  le 
Boileau  du  Lutrin,  qui  sont  un  Boileau  «  réaliste  ;  »  et,  de  Bossuet, 
les  Sermons  leur  sont  naturellement  inconnus,  —  puisqu'ils  ne 
paraîtront  qu'en  1772,  pour  permettre  à  La  Harpe  de  les  dé- 
clarer «  médiocres,  »  —  mais  nos  grammairiens  ne  paraissent  avoir 
lu  ni  les  Élévations,  ni  V Histoire  des  Variations,  ni  les  Avertisse- 
mens  aux  Protestans,  et  Bossuet  n'est  pour  eux  que  l'orateur  des 
Oraisons  funèbres  et  du  Discours  sur  l'Histoire  universelle.  Le 
Discours  sur  l' Histoire  universelle  y  les  Oraisons  funèbres —  quatre 
Oraisons  funèbres,  car,  des  six,  encore  fait-on  mine  d'en  excepter 
deux;  —  V Art  Poétique,  les  Épîtres,  et  neuf  tragédies  de  Racine, 
car  on  retranche  V Alexandre  et  la  Thébaïde,  telle  est  donc  la  base 
étroite  sur  laquelle  s  élève  l'édifice  grammatical  du  xvni^  siècle. 
Il  n'est  pas  encore  tout  à  fait  renversé. 

Certes,  on  le  pense  bien,  ce  n'est  pas  nous  qui  nous  plain- 
drons que  l'on  fasse  à  Bossuet  et  à  Racine,  ou  même  à  Boileau, 
la  place  trop  large  dans  l'histoire  de  la  langue  française!  Nous 
en  laisserons  le  soin  à  M.  Salomon  Reinach.  Mais,  d'un  autre 
côté,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  déplorer  une  consé- 
quence au  moins  de  ce  fâcheux  exclusivisme,  si  rien  n'a  contri- 
bué davantage  à  répandre  dans  les  esprits,  et,  depuis  cent  cin- 
quante ans,  à  fortifier  les  idées  très  fausses  que  l'on  se  forme  de 
la  littérature,  et  même  de  la  langue  française  du  xv!!*"  siècle.  Je 
ne  donne  point  ici  de  rangs  ni  n'exprime  de  préférences!  Mais 
enfin,  comme  historien  de  la  littérature,  je  ne  puis  oublier  que 
le  siècle  de  Bossuet  est  aussi  le  siècle  de  Pascal,  de  Nicole,  de 
Malebranche,  de  Bayle,  de  Descartes  et  d'Arnaud,  dont  ni  la 
langue  ni  le  style,  qui  d'ailleurs  ne  se  ressemblent  guère  entre 
eux,  ne  sont  le  style,  ou  la  langue  des  Oraisons  funèbres;  et,  s'il 
y  a  Racine,  je  ne  puis  oublier  qu'il  y  a  Saint-Amant,  il  y  a 
Scarron,  il  y  a  Cyrano  de  Bergerac,  il  y  a  d'Assouci,  il  y  a 
Dancourt,  il  y  a  Dufresny.  Pouvons-nous  les  supprimer?  Pou- 
vons-nous supprimer  Le  Sage  et  M"""  de  Se  vigne?  Retz  et  La 
Rochefoucauld?  Pellisson?  M'^"  deScudéri?  Regnard  etQuinault? 
La  Fontaine  et  Molière?  Bourdaloue?  La  Bruyère  et  Fénelon? 
J'allais  oublier  la  Princesse  de  Clèves  et  les  Contes  des  Fées; 
Bouhours  et  Fontenelle  ;  les  Mémoires  de  Grammont  et  les  traduc- 
tions de  M"""  Dacier.  Et  encore  je  ne  remonte  guère  au  delà  de 
1630!  Si  je  remontais  au  delà  de  1650,  l'énumération  ne  finirait 
jamais.  Je  l'ai  dit  bien  souvent,  mais  je  veux  le  redire  encore  : 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

nous  ne  connaissons  pas  notre  littérature  du  xvii*^  siècle.  Elle  est 
plus  riche,  inlinimenl;  et  combien  plus  diverse  qu'on  ne  l'en- 
seigne !  Dans  une  Histoire  de  la  Littérature  française  classique  que 
j'ai  entrepris  d'écrire, —  et  peut-être,  même  en  la  réduisant,  comme 
j'ai  fait,  aux  trois  siècles  classiques,  est-ce  un  dessein  qui  passe 
aujourd'hui  les  forces  d'un  seul  homme,  —  je  n'aurai  besoin 
que  d'un  volume  pour  la  période  qui  s'étend  de  1515  à  1595,  et 
d'un  volume  pour  celle  qui  va  de  1720  à  1830;  mais  il  m'en 
faudra  trois  de  1595  à  1720;  et  les  proportions  ne  seront  que 
tout  juste  observées.  Ce  sont  les  grammairiens  du  xvu*'  siècle 
qui  les  ont  renversées.  Et  c'est  pourquoi,  vers  la  fin  du  siècle, 
rien  n'est  plus  amusant  que  de  les  entendre  se  plaindre  du  tort 
qu'ils  se  sont  fait.  «  Où  en  serions-nous,  s'écrie  Marmontel,  si 
l'écrivain  même  le  plus  élégant  ne  devait  rien  dire  comme  le 
peuple;  »  et  encore  :  «  Par  quelle  vanité  voulons-nous  que  dans 
notre  langue,  tout  ce  qui  est  à  l'usage  du  peuple  contracte  un 
caractère  de  bassesse  ou  de  vileté?  »  Tu  l'as  voulu,  George 
Dandin!  Ils  étaient  nombreux,  au  xvii®  siècle,  ceux  que  n'effa- 
rouchaient pas  les  mots  ou  les  termes  de  l'usage  populaire. 
Mais  cet  usage,  vous  avez  décidé  qu'il  fallait  lui  enlever  tout  ce 
que  l'on  pourrait  lui  enlever,  et,  de  tant  de  monumens  de  la 
littérature  et  de  la  langue,  ayant  résolu  de  ne  retenir  que  neuf 
tragédies,  quatre  Oraisons  funèbres,  et  un  poème  didactique, 
c'est  vous,  c'est  bien  vous,  grammairiens  et  philosophes  de 
VEnci/clopédie,  qui  avez  établi  la  loi  contre  laquelle  vous  feignez 
de  vous  révolter. 

C'est  la  seconde  étape  de  la  «  transformation  de  la  langue.  » 
Il  y  a  désormais  des  auteurs,  pour  ainsi  parler,  «  canoniques  » 
et  en  dehors  desquels  il  peut  bien  y  avoir  de  spirituels  ou  d'élo- 
quens  écrivains,  mais  point  de  «  maîtres,  >->  ni  donc  de  vrais  clas- 
siques. Remarquez  que  la  théorie  n'a  rien  d'insoutenable  en  soi, 
et  sans  doute  c'est  ce  qui  explique  la  contradiction.  En  fait,  et 
dans  l'histoire  des  littératures  anciennes,  par  exemple,  grecque 
ou  latine,  il  y  a  des  auteur»  qui  ont  ((  mieux  écrit  »  que  d'autres, 
plus  correctement,  plus  purement,  avec  un  sens  plus  «  national  » 
du  génie  de  la  langue  :  il  se  peut  donc  aussi  qu'il  y  en  ait,  et  il 
doit  même  y  en  avoir  en  français.  L'erreur  des  grammairiens 
du  xvni*  siècle  n'est  que  de  les  avoir  cherchés,  et  de  ne  les  avoir 
reconnus  que  dans  un  ou  deux  genres.  Racine  écrit-il  «  mieux  » 
que  Molière?  C'est  une  question  qu'à  peine  pouvons-nous  nous 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE.       357 

poser,  puisque  Racine  a  fait  des  «  tragédies,  »  et  Molière  des 
«  come'dies,  »  Ils  écrivent  tous  les  deux  dans  des  genres  diflerens, 
et  ce  serait  s'ils  écrivaient  de  la  «  même  manière,  »  que  l'un  des 
deux  écrirait  mal.  La  langue  de  Racine  est  noble,  parce  qu'il 
traite  de  sentimens  «  nobles  »  ou  réputés  tels,  et  la  langue  de 
Molière  est  familière,  parce  que  les  sujets  qu'il  traite  sont  «  fa- 
miliers. »  Si  donc  nous  demandons  à  quelqu'un  des  «  règles 
de  la  langue,  »  les  demanderons-nous  à  Rossuet,  ou  à  M"^  de 
Sévigné?  Il  faudra  voir  !  Nous  les  demanderons  à  M"^  de  Sévigné, 
s'il  s'agit  d'écrire  une  ((  lettre  familière  ;  »  mais  nous  ne  les  de- 
manderons à  Bossuet  que  s'il  s'agit  :  4°,  de  prononcer  une  Orai- 
son funèbre;  2",  si  cette  Oraison  funèbre  est  celle  d'une  «  per- 
sonne souveraine  »  ou  au  moins  d'  «  un  grand  de  ce  monde;  » 
et  3*>,  si  nous  sommes  prêtre.  Ces  observations  paraîtront  au 
lecteur,  et  à  bon  droit,  la  banalité  même  et  la  naïveté.  Car  tout 
cela  est  évident,  d'une  évidence  qui  éclate  aux  yeux  des  moins 
avertis  !  Ni  le  style  ni  la  langue  de  la  tragédie  ne  sont  ceux  de 
la  comédie,  et  on  n'apprend  pas  à  «  conter  »  dans  V Oraison 
funèbre  d' Henriette  d'Angleterre!  Mais  il  faut  pourtant  que  cela 
ne  soit  pas  si  clair,  puisque  les  grammairiens  du  xvui*^  siècle 
ont  cru  et  enseigné  le  contraire.  Avec  leur  dédain  de  «  la  langue 
parlée  »  et  leur  superstition  pour  deux  ou  trois  modèles,  ils  ont 
établi  les  règles  de  la  grammaire  au-dessus  des  exigences  des 
genres,  du  génie  des  écrivains,  et  des  conseils  du  plus  simple 
bon  sens. 

Il  n'y  avait  plus  qu'à  justifier  le  choix  de  ces  modèles;  car, 
au  fait,  pourquoi  Racine  et  Bossuet  plutôt  que  d'autres,  dont  la 
réputation ,  comme  celle  de  Fénelon  ou  de  Corneille,  avait  au 
moins  égalé  la  leur?  C'était  la  question  qu'il  était  difficile  que 
l'on  ne  posât  pas  aux  grammairiens,  et  qu'ils  se  posaient  à  eux- 
mêmes.  Ils  ne  pouvaient  plus  alléguer  la  conformité  avec  l'usage, 
puisqu'il  s'agissait,  au  moyen  du  choix  des  modèles,  de  la  res- 
treindre, ou  même  de  l'abolir;  ni  la  ressemblance  de  l'œuvre 
écrite  avec  «  la  langue  parlée,  »  puisque  cette  ressemblance  était 
l'unique  ou  le  principal  défaut  des  modèles.  Ils  ne  pouvaient 
pas  davantage  invoquer  la  tradition,  puisqu'il  s'agissait  précisé- 
ment de  l'établir!  Et,  s'ils  s'avisaient  enfin  d'en  appeler  aux 
grammairiens  leurs  prédécesseurs,  cela  était  trop  ridicule  de  vou- 
loir déterminer  la  «  canonicité  »  des  classiques,  à  l'aide  et  par 
le  moyen  d'  «  une  sorte  d'extrait  des  Remarques  de  Vaugelâs,  de 


358  REVUE    DKS    DKIX    MONDES. 

celles  de  l'Académie  et  de  Th.  Corneille  sur  Vaiigelas,  et  de 
celles  de  Boulioiirs,  Ménage,  Andry  de  Boisregard,  Bellegarde  et 
Gamache!  »  Les  belles  autorités!  et  qu'en  vérité  ce  Gamache 
avait  donc  de  grâce  à  relever  des  «  incorrections  »  ou  de  vrais 
((  solécismes  »  dans  les  Empires,  je  suppose,  ou  dans  Iphigénie! 
Cependant,  et  M.  François  a  raison  d'en  faire  la  remarque, 
((  c'est  par  là  surtout,  —  par  Bellegarde  et  par  Boisregard,  — 
que  les  grammairiens  du  xviii"  siècle  restent  en  contact  avec 
la  langue  de  la  belle  époque ,  mais  cette  langue  est  la  langue 
des  puristes,  et  non  celle  des  chefs-d'œuvre,  ce  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  la  même  chose.  »  Mais  à  défaut  de  tout  cela,  tradi- 
dition,  usage,  autorités,  nos  grammairiens  ont  une  ressource  et 
un  recours  suprême  :  c'est  la  «  raison,  »  la  «  raison  raison- 
nante, »  la  «  raison  encyclopédique.  »  Les  vrais  classiques,  les 
seuls,  seront  ceux  dont  la  façon  d'écrire  sera  trouvée  le  plus 
conforme  aux  décisions  rie  la  raison  ;  et  ainsi  va  s'achever  la 
«  transformation  de  la  langue,  »  par  l'avènement  et  sous  1  in- 
fluence de  ce  pouvoir  nouveau.  C'est  la  dernière  et  troisième 
étape.  Vaugelas,  lui,  avait  écrit  :  «  Ceux-là  se  trompent  lour- 
dement, et  pèchent  contre  le  premier  principe  des  langues,  qui 
veulent  raisonner  sur  la  nôtre  et  qui  condamnent  beaucoup  de 
façons  de  parler...  parce  qu'elles  sont  contre  la  raison  (1).  » 

Donnons  un  exemple  de  cette  application  de  la  raison,  telle 
que  les  grammairiens  l'entendent,  aux  choses  de  la  langue.  On 
connaît  ces  vers  de  Malherbe  : 

La  mort  a  des  rigueurs  à  nulle  auti^e  pareilles, 

On  a  beau  la  prier, 
La  cruelle  qu'elle  est  se  bouche  les  oreilles. 

Et  nous  laisse  crier. 
Le  pauvre,  eu  sa  cabane  où  le  chaume  le  couvre 

Est  sujet  à  ses  lois; 
Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 

N'en  défend  pas  les  rois. 

(1)  Dans  cet  ordre  d'idées,  Vaugelas  va  si  loin  que,  «  contrairement  à  la  raison,  » 
et  même  à  l'étymologie,  il  ne  craint  pas  de  déclarer  qu'on  doit  dire  Péril  Éminent, 
et  non  Péril  Imminent,  parce  que  tout  le  monde  le  dit,  et  que  «  l'erreur  n'est  par- 
donnable à  qui  que  i-e  soit,  de  vouloir,  en  matières  de  langues  vivantes,  s'opiniâ- 
trer  pour  la  raison  contre  l'usage.  » 

C'est  d'ailleurs  ainsi  que  de  nos  jours  l'usage  est  presque  consacré  de  dire 
Émérite  pour  Distingué  ;  il  s'établit,  en  ce  moment  même,  de  dire  Fruste  pour  Mal 
dégrossi;  et  nous  le  verrons  sans  doute  se  répandre  de  dire  Compendieusement 
pour  Interminablement . 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE.       359 

Voici  quelques  observations  de  Gamache  sur  ce  sujet  :  «  Que 
le  poète,  sur  le  fondement  qu'il  personnifie  la  Mort,  affecte  de 
paraître  surpris  qu'un  prince  ne  puisse  se  défendre  contre  elle, 
secouru  par  ceux  qui  veillent  à  sa  garde,  c'est  assurément  nous 
marquer  qu'il  a  des  idées  fort  singulières...  Quand  Malherbe 
n'exprimerait  dans  ses  vers  aucun  mouvement  de  surprise,  son 
assertion  n'en  serait  pas  moins  vicieuse.  On  ne  peut,  sans  tomber 
dans  la  puérilité,  afflnner  sérieusement  ce  rjiiil  serait  ridicule  de 
révoquer  en  doute.  »  C'est  ce  qui  s'appelle  «  raisonner  !  »  Il  est 
vrai  que  Gondillac,  —  à  qui  j'emprunte  la  citation  [Traité  de  lart 
d'écrire,  Livre  II,  ch.  13]  car  j'avoue  n'avoir  point  lu  Gamache, 
—  trouve  que  «  cette  critique  n'est  pas  fondée.  »  Rivalité  de 
grammairiens!  Mais,  en  revanche,  lui,  ce  qu'il  critique,  c'est  le 
vers  : 

Le  pauvre  en  sa  cabane  où  le  chaume  le  couvre. 

«  Car,  dit-il,  quel  est  l'objet  de  Malherbe?  C'est  de  démontrer  que 
rien  ne  résiste  à  la  mort.  Or  cest  à  quoi  le  toit  de  chaume  est 
tout  à  fait  inutile.  »  Et  plus  loin,  après  les  avoir  combattues, 
s'associant  décidément  aux  critiques  de  Gamache,  mais  pour 
d'autres  motifs  :  «  Les  quatre  premiers  vers  de  Malherbe  sont 
mauvais,  nous  dit-il.  Les  expressions  n'en  sont  pas  nobles;  elles 
sont  même  fausses;  car  «  se  boucher  les  oreilles  »  est  l'action 
d'un  caractère  qui  craindrait  de  se  laisser  toucher.  »  On  n'ou- 
bliera pas  d'ailleurs  que  de  tous  ces  grammairiens,  Condillac  est 
de  beaucoup  le  plus  intelligent,  et,  à  vrai  dire,  le  seul  dont 
l'analyse  ait  pénétré  un  peu  avant  dans  le  mystère  de  VArt  de 
penser  et  décrire. 

Mais  on  conçoit  aisément  ce  que  la  langue  générale  du 
xvni''  siècle  est  devenue  en  de  telles  conditions,  sous  l'action  de 
cette  critique  plus  restrictive  que  ((  rationnelle  ;  »  et,  de  fait, 
à  ce  moment  de  la  transformation,  les  contradictions  se  conci- 
lient; les  livres  de  M,  Gohin  et  de  M.  François  ne  s'opposent 
plus,  ils  se  rejoignent;  et  la  nature  de  la  transformation,  si  nous 
ne  l'avions  pas  aperçue,  se  déclare.  L'usage  et  la  tradition  ne 
formant  plus  barrière,  le  champ  s'ouvre  au  néologisme,  dont 
l'introduction  dans  le  vocabulaire  est  devenue,  pour  une  langue 
désormais  fixée,  le  seul  témoignage  de  sa  vitalité  subsistante. 
La  langue  n'est  pas  morte,  puisqu'elle  continue,  tout  au  moins, 
de  s'accroître!  Mais,  en  même^temps,  on  tombe  d'accord  de  la 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

to'/P  d'une  syntaxe,  pas  encore  tout  à  l'ait  achevée,  que  la  logique 
et  la  raison  vont  se  charger  de  simplifier,  précisément  en  vue  de 
l'immobiliser.  Car  «  la  raison  »  approuve  également  deux  choses  : 
la  création  de  mots  nouveaux  pour  exprimer  des  idées  nouvelles, 
sous  la  seule  condition  que  ces  mots  soient  u  rationnellement  » 
composés  :    Capucinade   de    capucin,    Baladinage  de    balad'm; 
Emmagasinement  dî emmagasiner,  Protègement  àe  protéger,  etc., 
et  d'un  autre  côté,  elle  approuve  la  fixation  de  la  syntaxe  par 
élimination  de  toutes  les  «  façons  de  parler  »  qui  ne  seront  pas 
démontrées   être  conformes  à    la  logique.  De  telle  sorte  que, 
tandis  que  d'une  part,  —  et  notamment  au  cours  de  la  période 
révolutionnaire,  —  lïnvasion  du  néologisme  semble  absolument 
dénaturer  le  caractère  de  la  langue,  le  mouvement  n'agit  cepen- 
dant qu'à  la  surface,  et,  grâce   à  la  fixation  de  la  syntaxe,  la 
langue,  en  réalité,  s'immobilise.  Sa  «  transformation  »  consiste  à 
s'interdire  les  moyens  de  se  <(  transformer.  »  Son  idéal,  confor- 
mément à  ce  que   Condillac  appelle  le   principe  de    «  la  plus 
grande  liaison  des  idées,  »  devient  de  «  réduire  un  ouvrage  au 
plus  petit   nombre  de   chapitres,  les    chapitres    au   plus   petit 
nombre  d'articles,  les  articles  au  plus  petit  nombre  de  phrases, 
et  les  phrases  au  plus  petit  nombre  de  mots.  »  En  conséquence 
de  quoi,  tout  le  monde  écrira  de  la  même  manière  !  Quand  on 
lira  du  Marmontel,  on  pourra  croire  qu'on  lit  du  La  Harpe;  on 
pourra  croire  qu'on  lit  du  Marmontel  quand  on  lira  du  Morellet; 
et,  au  fait,  on  lira  du  Morellet  quand  on  lira  du  Ginguené.  C'est 
maintenant  de  la  profondeur,  et  de  quelques  conséquences  de 
cette  transformation  que  nous  voudrions  dire  quelques  mots. 

V 

Il  ne  semble  pas  que  la  transformation  ait  été  très  profonde; 
—  et  je  conviens  qu'à  ce  propos  nous  devrions  peut-être,  et  avant 
tout,  essayer  de  dire  comment  et  par  quels  moyens  on  mesure 
la  profondeur  de  la  transformation  d'une  langue.  C'est  même 
la  réponse  que  M.  Gohin  pourrait  opposer  aux  objections  que 
nous  lui  avons  faites  sur  le  titre  de  son  livre  :  Les  Transforma- 
tions de  la  Langue  française  pendant  la  deuxième  moitié  du 
XVIIP  siècle.  Et,  en  effet,  la  transformation  la  plus  profonde 
étant  celle  qui,  d'une  langue,  en  dégage  une  autre,  le  français,  par 
exemple,  ou  l'italien  du  latin,  ne  pourrait-on  pas  dire  que  la  plus 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE.       .'{(U 

superficielle  est  celle  qui,  par  une  longue  accumulation  de  varia- 
tions du  vocabulaire,  en  modifie  la  physionomie? Le  vocabulaire 
de  Bossuet  n'est  pas  celui  de  Rabelais,  et  le  vocabulaire  de  Vol- 
taire n'est  plus  celui  de  Bossuet.  On  voit  d'ailleurs,  par  cet 
exemple  même,  que  la  transformation  a  sans  doute  été  plus  pro- 
fonde de  Rabelais  à  Bossuet  que  de  Bossuet  à  Voltaire.  Mais  la 
vérité  est,  d'autre  part,  que  si  ces  nuances  sont  faciles  à  sentir, 
elles  sont  moins  faciles,  ou  plutôt  elles  sont  extrêmement  déli- 
cates à  préciser,  et  même  à  définir.  A  distance,  et  en  gros,  les 
transformations  sont  certaines  !  Mais  en  quoi  elles  ont  consisté, 
c'est  ce  qu'il  est  toujours  un  peu  hasardeux  de  vouloir  dire;  et 
quand  on  veut  bien  y  réfléchir,  il  y  en  a  d'assez  bonnes  raisons, 
dont  les  grammairiens,  en  général,  et  les  historiens  de  la  langue 
ne  tiennent  pas  assez  de  compte,  parce  que,  disent-ils,  elles  sont 
littéraires  ;  —  et  la  littérature  n'est  pas  leur  affaire,  à  eux  qui 
ne  sont  brevetés  que  de  grammaire  et  de  philologie. 

Il  y  a,  en  premier  lieu,  la  solidarité  nécessaire  de  la  forme  et 
du  fond,  de  l'expression  et  de  la  pensée.  Nous  trouvons,  à  tort 
ou  à  raison,  que  Marmontel  et  Ginguené  n'écrivent  pas  la  même 
langue,  et  que,  celle  qu'ils  écrivent,  ils  ne  l'écrivent  pas  aussi 
bien  que  Fontenelle  et  que  M"""  de  Staal  Delaunay  :  c'est  peut- 
être  et  tout  simplement  qu'ils  ne  pensent  pas  aussi  bien,  je  veux 
dire  aussi  finement,  et  ingénieusement.  La  langue  elle-même 
na  point  changé,  mais  ce  sont  différens  écrivains  qui  ne  la 
manient  pas  avec  la  même  aisance.  Les  Remarques  de  Voltaire 
sur  les  Pensées  de  Pascal  ne  sont  assurément  pas  du  même  style 
que  les  Pensées  :  cela  tient-il  à  la  langue,  ou  à  la  qualité  de  la 
pensée  même  de  Pascal  et  de  Voltaire?  C'est  encore  ce  qu'il 
n'est  pas  très  aisé  de  déterminer.  Il  ne  l'est  pas  non  plus  de  dis- 
tinguer, dans  une  page  de  La  Motte  ou  de  Marivaux,  si  d'ailleurs 
on  trouve  qu'elle  diflère  d'une  page  de  Voiture,  ce  qui  est  pro- 
prement de  la  «  langue  »  de  l'un  et  de  l'autre  écrivain,  et  ce 
qui  peut-être  ne  dépend  que  des  changemens  survenus  dans  la 
manière  générale  de  penser,  entre  1630  et  1720.  Ce  n'est  guère 
plus  d'un  demi-siècle,  soixante-dix  ans  seulement,  mais,  dans 
ces  soixante-dix  ans,  que  de  choses  se  sont  passées!  Et  enfin, 
dans  toutes  les  langues,  si  le  grand  écrivain  n'est  pas  précisé- 
ment celui  qui  a  écrit  «  mieux  »  qu'un  autre,  mais  celui  qui  a 
écrit  d'une  manière  originale,  et  par  conséquent  unique,  quoi  de 
plus  difficile  que  de  démêler  dans  sa  «  langue,  »  ce  qui  est  de 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'évolution  naturelle  de  la  langue  générale,  et  ce  qui  n'appar- 
tient qu'à  lui,  Pascal  ou  Bossuet,  Corneille  ou  Racine,  Molière  ou 
La  Fontaine,  M""  de  Se  vigne  ou  Saint-Simon?  M.  Ferdinand 
Brunot,  à  qui  sont  dédiés  les  deux  livres  de  M.  Gohin  et  de 
M.  François,  et  de  qui  j'ai  sous  les  yeux,  en  ce  moment  même, 
le  premier  volume  d'une  remarquable  Histoire  de  la  Langue 
française  (1),  la  seule  d'ailleurs  que  nous  possédions,  ne  man- 
quera certainement  pas,  dans  les  suivans,  de  rencontrer,  chemin 
faisant,  ces  difficultés,  qui  sont  grandes;  —  et  de  nous  en  donner 
la  solution. 

En  attendant,  je  le  répète,  il  ne  semble  pas  que  la  trans- 
formation de  la  langue  au  xvni^  siècle,  par  rapport  à  la  langue 
du  siècle  précédent,  ait  été  très  profonde.  Elle  aurait  pu  l'être  ! 
Si  les  écrivains  avaient  docilement  suivi  les  grammairiens  et  les 
philosophes,  il  se  pourrait  que  la  langue  générale,  renonçant 
décidément  à  toute  intention  d'art,  fût  devenue  un  système  d'al- 
gèbre; et  de  fait,  elle  l'est  devenue  en  quelque  mesure.  C'est  ce 
que  M.  Gohin  exprime  en  disant  que  «  la  plupart  des  écrivains 
du  xvin^  siècle  ont  méconnu  les  ressources  que  le  style  figuré 
offre  au  talent  de  l'écrivain.  »  Je  voudrais  qu'il  eût  ajouté  que 
ce  «  style  figuré,  »  c'est  le  style  naturel,  je  veux  dire  celui  que 
nous  employons  naturellement,  puisque  enfin  nous  ne  parlons 
que  par  métaphores;  et,  avec  cela,  si  M.  Gohin  eût  rappelé, 
quoique  souvent  cité,  le  mot  de  Dumarsais  sur  les  tropes,  dont 
il  se  fait  en  un  jour,  assurait-il,  une  plus  grande  consommation 
sur  le  carreau  des  Halles  qu'à  l'Académie  dans  toute  l'année, 
nous  serions  à  peu  près  d'accord. 

Mais  les  écrivains  ont  résisté  aux  grammairiens  !  «  Je  sais, 
disait  déjà  Rousseau  dans  une  note  de  son  Discours  sur  les 
Sciences  et  les  Arts,  que  la  première  règle  de  tous  nos  écrivains 
est  d'écrire  correctement  et,  comme  ils  disent,  de  parler  français  : 
c'est  qu'ils  ont  des  prétentions  et  qu'ils  veulent  passer  pour  avoir 
de  la  correction  et  de  l'élégance.  Ma  première  règle  à  moi,  qui 
ne  me  soucie  nullement  de  ce  qu'on  pensera  de  mon  style,  — 
Rousseau  se  moque  de  nous  quand  il  s'exprime  ainsi  !  —  est  de 
me  faire  entendre  :  toutes  les  fois  quà  l'aide  de  dix  salée ismes, 
je  pourrai  mexprimer  plus  fortement  ou  plus  clairement,  je  ne 
balancerai  jamais;  pourvu  que  je  sois  bien  compris  des  Philo- 

(1)  Armand  Colin,  éditeur. 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  KRANÇALSE.       363 

sophes,  je  laisse  volontiers  les  Puristes  courir  après  les  mots  (1).  » 
Il  n'était  pas  alors  brouillé  avec  les  Philosophes.  Il  écrivait  vingt 
ans  plus  tard,  clans  le  préambule  de  ses  Confessions  :  <(  Si  je  veux 
faire  un  ouvrage  écrit  avec  soin,  comme  les  autres,  je  me  far- 
derai... Je  prends  donc  mon  parti  sur  le  style  comme  sur  les 
choses.  Je  ne  m'attacherai  point  à  le  rendre  uniforme,  j  aurai 
toujours  celui  qui  me  viendra;  j'en  changerai  selon  mon  humeur, 
sans  scrupule;  je  dirai  chaque  chose  comme  je  la  sens,  comme 
je  la  vois,  sans  recherche,  sans  m'embarrasser  de  la  bigarrure... 
mon  style  inégal  et  naturel,  tantôt  rapide  et  tantôt  diffus,  tantôt 
grave  et  tantôt  gai,  tantôt  sage  et  tantôt  fou,  fera  lui-même  partie 
de  mon  histoire  (2).  »  Dirons-nous  là-dessus  qu'au  «  style  apprêté 
qui  masque  les  choses,  Rousseau  préfère  un  style  franc  et  sin- 
cère?... »  Nous  le  dirons,  si  M.  Gohin  le  veut  et  pour  lui  faire 
plaisir,  en  nous  bornant  à  lui  rappeler  que  V.  Cousin,  qui  s'y 
connaissait,  en  artifices  de  langage,  voyait  justement,  lui,  dans 
le  style  de  Rousseau,  le  modèle  d'un  style  «  fardé.  »  Mais  nous 
ferons  observer  que,  contre  les  grammairiens  qui  veulent  enchaî- 
ner l'écrivain  sous  la  contrainte  de  leurs  règles,  ce  que  Rousseau 
revendique,  c'est  la  liberté  qui  était  avant  eux  celle  de  l'écrivain. 
Ne  le  dit-il  pas  textuellement,  dans  son  Emile ^  —  et  c'est  à 
M.  François  maintenant  que  j'emprunte  la  citation  :  —  <(  qu'il  ne 
connaît  d'autres  règles  pour  bien  écrire  que  les  ouvrages  qui  sont 
bien  écrits?  »  En  réalité,  la  distinction  dont  il  refuse  expressé- 
ment de  tenir  compte,  c'est  celle  qu'on  a  établie  depuis  peu  entre 
la  «  langue  écrite  »  et  la  «  langue  parlée.  «  Contre  les  Gamache  et 
les  d'Olivet,  les  Rellegarde  et  les  d'Açarq,  il  prétend,  lui,  qu'elles 
ne  sont  qu'une,  ou,  si  elles  sont  deux,  il  estime,  avec  Vaugelas,  que 
c'est  la  parole  qui  doit  régir  l'écriture.  Et  je  ne  sais  d'ailleurs  si 
c'est  pour  cela  qu'il  ressuscite,  en  quelque  sorte,  la  tradition  de  la 
langue  oratoire  du  siècle  précédent,  mais  c'est  par  lui,  et  avec 
lui,  c'est  grâce  à  sa  résistance  aux  prétentions  des  grammairiens 
que  la  langue  n'est  pas  devenue,  entre  1760  et  1780,  l'inesthé- 

(1)  Ce  Rousseau  fait  tant  d'affaires,  à  ijropos  de  tout  et  de  rien,  et  il  a  parfois 
des  titres  si  longs  qu'on  ne  peut  les  faire  entrer  commodément  dans  une  phrase. 
Le  passage  que  nous  citons,  après  M.  Gohin,  est  tiré  de  la  note  3  des  six  pages 
intitulées  :  de  la  Lettre  de  Jean-Jacques  Rousseau  sur  une  nouvelle  réfutation  de 
son  Discours  par  un  académicien  de  Dijon. 

(2)  On  ne  cherchera  pas  ce  préambule  dans  les  éditions  usuelles  des  Confessions. 
II  n'a  paru  pour  la  première  fois  qu'en  1850,  dans  la  Revue  Suisse,  d'après  le 
manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Neuchâtel. 


36i  Tuivri';  dks  dkix  iniondes. 

tique  algèbre  quon  eût  pu  redouter.  On  sait  qu'il  a  été  suivi  de 
près  par  Bernardin  de  Saint-Pierre;  et,  à  son  tour,  l'auteur  des 
Études  de  la  nature  par  celui  âHAtala. 

Il  n'est  que  juste,  après  cela,  d'ajouter  que  cet  appauvrisse- 
ment, et  on  dirait  mieux  encore  ce  dessèchement  de  la  langue, 
n'a  pas  été  sans  quelque  compensation.  La  meilleure  langue 
du  xvu°  siècle,  —  celle  de  Bossuet  et  celle  de  Pascal,  celle  de 
Molière  et  celle  de  M™^  de  Sévigné,  —  est  quelquefois,  si  je  Pose 
dire,  un  peu  obscure  à  l'œil,  et,  quelquefois,  pour  la  bien  en- 
tendre, c'est  à  haute  voix  qu'il  faut  lire  leur  phrase,  et  l'accen- 
tuer. Gela  ne  tient  pas  du  tout  à  la  longueur  de  la  phrase.  La 
phrase  de  Pascal  n'est  pas  longue  lorsqu'il  écrit  que  :  «  Le  froid 
est  agréable  pour  se  chauffer;  »  et  il  se  peut  que  d'abord  on  n'en- 
tende pas  ce  que  Pascal  veut  dire,  quoiqu'il  soit  court.  LTn  gram- 
mairien aimerait  certainement  mieux  qu'il  eût  dit  :  u  S'il  est 
agréable  de  se  chauffer,  c'est  un  plaisir  que  nous  ne  connaîtrions 
pas,  sans  le  froid,  dont  nous  nous  plaignons;  »  ou  encore  r 
«  Le  plaisir  que  nous  éprouvons  à  nous  chauffer  ne  serait  pas 
un  plaisir,  si  nous  n'avions  souffert  du  froid.  »  Ce  serait  plus 
long  et  plus  clair.  Je  ne  trouve  donc  pas  mauvais  qu'à  cette 
manière  abréviative,  elliptique,  et  nerveuse  de  parler,  nos  gram- 
mairiens, sans  la  condamner,  aient  essayé  d'en  substituer  une 
autre,  plus  analytique  (1).  Et,  en  effet,  là  est  le  bénéfice  de  la  trans- 
formation qui  s'est  opérée  dans  la  langue  au  xvni^  siècle  :  la  langue 
française  est  devenue  plus  claire,  j'entends  toujours  pour  l'œil, 
—  et  pour  l'étranger,  qui,  naturellement,  la  lit  plus  qu'il  ne  la 
parle.  D'où  il  résulte  encore  que,  si  depuis  Ronsard  et  du  Bellay, 
la  langue  française,  dans  son  effort  vers  sa  perfection,  a  surtout 
affecté  la  gloire  de  1"  «  universalité,  »  les  grammairiens  du 
xvni®  siècle  n'ont  pas  contribué  médiocrement  à  la  lui  assurer. 
Car,  en  essayant  d'en  faire  la  langue  de  la  «  raison,  »  ils  lui  ont 
donné,  avec  la  clarté  qui  la  distingue,  ce  caractère  à'imperson- 
nalïlé  ou  à^ internationalisme ,  qui  est  par  délinition  celui  des 
conceptions  rationnelles  ou  raisonnables,  et  qui  devait  faire  la 
fortune  du  système  métrique,  par  exemple,  ou  de  la  nomencla- 
ture chimique.  Tel  est  le  sens  de  la  formule  célèbre  que  «  les 
sciences  ne  sont  que  des  langues  bien  faites;  »  et  si  l'on  disait, 

(1)  Considère/  encore  cette  ellipse  hardie  :  <>  Le  silence  est  la  plus  grande  des 
persécutions  »  c'est-à-dire  :  <>  Le  silence  [qu'on  nous  impose]  ou  [cju'on  nou3- 
oblige  à  garder]. 


LES  TRANSFORMATIONS  DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE.       305 

en  la  renversant,  que  «  les  langues  bien  faites  participent  du 
caractère  des  sciences,  »  on  aurait  assez  bien  rendu  ce  que  nous 
voulons  dire. 

C'est  ce  que  nous  reconnaîtrons  donc  si  nous  sommes 
justes  envers  les  grammairiens  du  xviii'^  siècle  :  la  clarté  pro- 
verbiale de  la  langue  française  est  en  partie  leur  œuvre,  et  si 
l'on  récrivait  le  Discours  de  Rivarol  sur  V Universalité  de  la 
Langue  française,  c'est  l'influence  des  grammairiens  qu'il  y  fau- 
drait mettre  au  premier  rang.  Ils  peuvent  encore  se  glorifier, 
au  moment  même  où  j'achève  d'écrire  ces  pages,  de  l'article  XV 
du  traité  russo-japonais  :  «  Le  présent  traité  sera  signé  —  on  a 
voulu  dire  «  rédigé  »  —  en  double,  en  français  et  en  anglais. 
Les  textes  en  seront  absolument  conformes;  mais,  en  cas  de 
contestation  dans  V interprétation,  le  texte  français  fera  foi.  »  On 
remarquera  que  c'est  en  vue  du  même  objet,  et  comme  un 
moyen  de  contribuer  à  la  propagation  de  la  langue  française, 
que  nos  philologues,  —  héritiers  naturels,  quoique  souvent 
ingrats,  des  Gamache  et  des  Bellegarde,  —  nous  proposent 
aujourd'hui  de  ((  réformer  »  notre  orthographe. 

Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  une  manière  d'en  revenir  à  la 
question  de  la  réforme  de  l'orthographe,  et  pour  le  moment,  nous 
la  laisserons  sommeiller.  Mais  une  double  observation  que  je  ne 
puis  m'empêcher  de  faire,  c'est  qu'il  n'est  pas  prouvé  que  1'  «  uni- 
versalité »  d'une  langue  soit  en  quelque  sorte  la  mesure  de  sa 
perfection  ;  et,  ce  qui  Test  encore  moins,  c'est  que  l'on  doive  sa- 
crifier systématiquement  toutes  les  autres  qualités  d'une  langue 
à  la  poursuite  et  à  la  réalisation  de  cette  «  universalité.  »  Une 
langue  est  sans  doute  un  nioyen  d'échange  ou  de  communication 
des  idées,  et  là  même  est  sa  fonction  première,  mais  cette  fonc- 
tion n'est  pas  la  seule,  —  si  ce  n'est  en  mandingue  ou  en  bam- 
bara;  —  et  nos  langues  littéraires,  avec  le  temps,  sont  devenues 
quelque  chose  de  plus.  Une  langue  est  aussi  une  ((  œuvre  d'art  » 
ou,  —  pour  ôter  toute  équivoque  en  modifiant  l'expression,  — 
une  langue  est  un  «  moyen  d'art;  »  une  langue  est  encore  l'ex- 
pression de  ce  qu'on  appelle  un  «  génie  national  ;  »  et  une  langue 
est  enfin ,  dans  une  certaine  mesure ,  avec  ses  défauts,  ses 
verrues  ou  ses  diff"ormités,  la  créature,  pour  ainsi  parler,  de 
sa  propre  histoire,  qu'elle  ne  saurait  impunément  renier.  On 
reprochait  au  Père  Bouhours  d'avoir  comparé  dans  ses  écrits 
les  langues  «  à  tous   les  arts,  à  tous  les  artisans ,  cinq  fois  aux 


*iO(>  RKVrE    KES    DEUX    MONDES. 

rivières,  et  plus  de  dix  fois  aux  femmes  et  aux  filles.  »  Nous 
n'en  comparerons  la  diversité  et  la  vie  qu'à  celles  des  indi- 
vidus; et  nous  dirons  que,  si  tous  les  hommes  se  ressemblaient 
ù  eux-mêmes,  depuis  le  jour  de  leur  naissance  jusqu'à  celui  de 
leur  mort,  la  vie,  en  vérité,  ne  vaudrait  pas  la  peine  d'être  vécue; 
mais  elle  ne  serait  pas  tenable,  et  nous  ne  songerions  qu'à  nous 
en  évader,  si  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  bout,  tous  les  hommes 
se  ressemblaient  entre  eux.  C'est  pourquoi  je  ne  sais  s'il  faut 
souhaiter  l'établissement  d'une  langue  «  universelle,  »  au  sens 
le  plus  étendu  du  mot;  et,  dans  un  sens  plus  restreint,  je  ne  vois 
pas  ce  qu'une  langue  donnée,  le  français  ou  l'anglais,  par  exemple, 
gagnerait  au  sacrifice  de  ses  traditions  pour  affecter  la  gloire, 
assez  vaine,  de  se  rendre  universelle.  Telle  fut  pourtant  l'erreur 
des  grammairiens  du  xviii''  siècle.  Et  après  cela,  si  l'erreur  n'a 
pas  eu  de  plus  fâcheuses  conséquences,  c'est  que,  comme  nous 
l'avons  dit,  l'action  des  grammairiens  a  été  contrariée  par  la 
résistance  des  écrivains,  et  que,  dans  la  première  moitié  du  siècle 
qui  vient  de  finir,  une  partie  de  leur  œuvre  a  été  détruite  ou  du 
moins  combattue  par  le  romantisme. 

Aussi  bien  n'est-ce  là  qu'un  cas  particulier  d'une  question  plus 
générale,  et  Faspect  philologique,  si  j'osais  ainsi  dire,  de  la  lutte 
éternelle  entre  la  «  tradition  »  et  le  «  progrès,  »  Il  faut  que  les 
langues  «  évoluent  ;  »  et,  sans  doute,  il  ne  viendrait  à  l'idée  de 
personne  aujourd'hui  de  vouloir  les  «  fixer.  »  Mais  si  leur  évolu- 
tion dépend  en  partie  de  quelques  causes  profondes,  qui  échap- 
pent à  l'action  de  notre  volonté,  par  la  bonne  raison  qu'elles  sont 
ignorées  de  notre  intelligence,  elle  dépend  aussi,  pour  une  partie, 
de  causes  qui  sont  en  notre  pouvoir.  Les  transformations  de  la 
langue  française,  depuis  qu'il  existe  une  «  littérature  française,  » 
en  sont  la  preuve.  Or,  depuis  Ronsard  jusqu'à  Victor  Hugo, 
tandis  que  ces  «  transformations,  »  en  tant  que  voulues,  l'ont 
presque  toutes  été  par  les  écrivains,  et,  presque  toutes,  ont  eu 
pour  objet,  sans  toucher  aux  qualités  natives  de  la  langue,  de  la 
rendre,  non  pas  du  tout  plus  universelle  ou  plus  logique,  ni 
même  plus  claire,  mais  plus  souple  à  l'expression  d'une  pensée 
plus  complexe  ou  à  Timitation  plus  fidèle  de  la  réalité,  et  d'en 
augmenter  ainsi  la  valeur  d'art,  cest  de  quoi  n'ont  eu  cure  les 
grammairiens  du  xvin^  siècle,  ni  les  écrivains  qui  les  en  ont  crus; 
et  ils  ont  bien  pu  se  vanter  qu'ils  l'envisageaient  sous  l'aspect 
de  l'universalité,  mais  à  vrai  dire,  ils  ne  l'ont  transformée  que 


LES    TRANSFORMATIOxNS    DE    LA    LA.NGUE    FRAXÇAISK.  liGT 

dans  le  sens  de  l'utilité.  C'est  pourquoi  la  révolte  contre  eux  a 
été  «  universelle,  »  elle  aussi,  et  pour  le  moment  ils  ont  perdu 
la  bataille  !  Mais  ne  nous  flattons  pas  de  l'avoir  gagnée  définiti- 
vement. Il  existe  un  Comité  des  Monumens  historiques ,  et  de 
très  honnêtes  gens  ont  formé  un  Comité  pour  la  protection  des 
Paysages!  Nous  verrons  un  peu  ce  cpi'ils  feront,  je  veux  dire 
ce  qu'ils  pourront,  quand  il  s'agira  de  a  multiplier  le  trafic,  » 
en  faisant  passer  une  ligne  de  chemin  de  fer  par  le  travers 
d'un  beau  paysage,  ou  quand  une  grande  ville  se  plaindra  qu'elle 
étouff"e  dans  son  «  enceinte  historique.  »  Je  ne  lis  pas  non 
plus  un  récit  de  voyage  aux  Etats-Unis  sans  y  trouver  un  cha- 
pitre sur  rCniformité  des  villes  américaines.  Les  Américains 
n'en  continuent  pas  moins  de  les  construire  more  geomefrico, 
et,  nous,  dans  nos  capitales,  nous  commençons  à  les  imiter,  pour 
des  raisons  d'hygiène,  quand  ce  n'est  pas  pour  des  raisons  de 
finances.  Nous  vivons  dans  un  temps  où  les  oreilles  des  hommes 
n'entendent  qu'à  ces  raisons  pratiques  d'utilité  prochaine,  et  de 
rendement  certain.  Ne  doutons  donc  pas  que  l'on  veuille  de 
plus  en  plus  rendre  les  langues  «  universelles,  »  en  les  rendant 
«  rationnelles,  »  et  notamment  la  langue  française.  On  a  tâché  de 
montrer,  dans  les  pages  qui  précèdent,  l'origine  et  l'intention  pre- 
mière de  cette  «  transformation,  »  et  on  a  tâché  de  montrer  quels 
en  étaient  les  dangers.  S'il  y  a  quelques  moyens  de  les  éviter,  je 
n'en  connais  pas  de  meilleur  que  de  résister  aux  prétentions  des 
grammairiens;  de  les  obliger  à  se  contenir  dans  leur  rôle  de 
greffiers  de  l'usage  ;  et  de  maintenir  aux  seuls  écrivains  un  droit 
qui  n'appartient  qu'à  eux  sur  l'évolution  de  la  langue. 

Ferdinand  Brunetière. 


LE  TRAVAIL 


DANS 


LA   GRANDE   INDUSTRIE 


LA    LAINE    ET    LA    SOIE 


Parlant  de  l'industrie  textile  en  général,  j'ai  déjà  indiqué 
sommairement  (1)  les  différentes  opérations,  et  par  conséquent 
les  différentes  espèces  d'usines,  —  car  il  y  en  a  presque  autant 
que  d'opérations  mêmes,  —  auxquelles  donnent  naissance  le 
travail  de  la  laine  et  le  travail  de  la  soie.  Au  nombre  de  près  de 
cent  pour  les  quatre  matières  principales  qui  alimentent  la  fila- 
ture et  le  tissage  :  lin,  coton,  laine  et  soie,  elles  sont  très  nom- 
breuses encore  pour  les  deux  dernières  seulement,  la  laine  et  la 
soie  ;  une  vingtaine,  d'an  côté,  une  douzaine,  de  l'autre,  sans 
compter  les  établissemens  auxiliaires  ou  accessoires  de  teinture, 
apprêt  et  impression. 

Elles  sont  d'ailleurs  entre  elles  d'une  importance  fort  inégale  : 
c'est  ainsi  que,  pour  la  laine,  tandis  que  les  «  fabriques  de  dra- 
perie, i'risage  et  épluchage  de  drap  »  occupent  en  France 
30200  ouvriers,  les  «  cardages,  peignages  et  filatures  de  laine  » 
31 000,  les  «  fabriques  de  nouveautés,  laine,  drap  »  36  300,  les 
«  tissages  de  laine,  fabriques  de  lainage  »  48300,  en  revanche, 
les  «  dégraissage,  épaillage  et  lavage  de  laines  »  n'en  emploient 

(])  Voyez  dans  la  Revue  du  1"  août  1904,  l'étude  sur  le  Lin  el  le  Jule. 


LB    TRAVAIL   DANS    LA    GRANDE    INDUSTRIE.  369 

que  800  ;  les  «  battage,  effilochage,  affinage  »  que  700  ;  la  «  fou- 
lerie  d'étoffes  et  de  bas  »  que  300.  Pour  la  soie,  le  «  dévidage,  » 
le  «  cannetage,  »  le  «  pliage  »  occupent  100  000  personnes,  la 
«  filature  »  14  400,  le  «  moulinage  »  18100,  le  «  tissage  »  (avec 
la  fabrication  des  couvertures  de  soie,  de  filoselle,  de  satin)  75 100  ; 
mais  la  «  peignerie  ou  carderie  de  bourre  de  soie  »  n'en  occupe 
que  1 100;  la  «  fabrique  de  soie  à  bluter  »  que  600;  le  «  tirage, 
le  polissage,  »  que  200. 

Au  total,  200  000  personnes  pour  la  laine,  136  000  pour  la 
soie,  plus  d'un  tiers  des  900  000  ouvriers  et  ouvrières  qui  vivent 
de  l'industrie  textile  et  qui  représentent  14,17  pour  100  de  la 
population  industrielle  active  ;  groupe  si  considérable  qu'il  n'est 
primé  que  par  celui  que  les  statistiques  officielles  désignent  sous 
le  nom  de  «  travail  des  étoffes,  vêtement,  »  et  qui  représente, 
lui,  20,47  pour  100  de  cette  population  :  quand  bien  même  l'art 
de  la  laine  et  de  la  soie,  Roubaix,  Sedan,  Reims,  Elbeuf  et 
Lyon,  n'auraient  pas  porté  aussi  loin  ni  aussi  haut  le  renom  de 
la  fabrique  française,  quand  bien  même  tant  d'honneur  ne  s'y 
attacherait  pas,  il  s'y  attacherait  tant  d'intérêt  qu'à  ces  études 
sur  le  travail  dans  la  grande  industrie,  quoiqu'elles  ne  puissent 
tout  embrasser,  il  manquerait  sûrement  quelque  chose,  si  l'ou- 
vrier de  la  laine  et  l'ouvrier  de  la  soie  en  demeuraient  tout  à 
fait  absens. 

i 

Cependant  l'ouvrier  de  la  laine  n'y  paraîtra,  pour  l'instant, 
que  d'assez  loin,  ou  n'y  passera  qu'assez  vite.  En  effet,  je  ne  vou- 
drais pas  prendre  toujours  mes  exemples  dans  le  même  milieu, 
ni  peindre  toujours  le  même  pays,  de  crainte  de  n'avoir,  en  des 
occupations  diverses,  qu'un  seul  homme  que  la  même  race,  en 
dépit  de  ce  qu'il  fait,  a  fait  incorrigiblement  ce  qu'il  est.  Or,  pour 
la  laine  comme  pour  le  lin  et  pour  le  coton,  le  Nord  affirme  sa 
suprématie,  en  la  poussant  parfois  presque  jusqu'au  monopole. 
Sur  100  personnes  employées  aux  mêmes  travaux  dans  la  France 
entière,  ses  «  tissages  de  laine  et  fabriques  de  lainage  »  en  four- 
nissent 47  ;  ses  «  cardages,  peignages  et  filatures  »  51  ;  ses 
fabriques  de  nouveautés,  laine,  drap  99;  outre  les  87  pour  100 
qu'occupent  ses  peignages  qui  ne  sont  que  des  peignages,  sans 
cardage  ni  filature,  et  les  89  pour  100  qu'occupent  ses  fabriques^ 

TOME  XXX.  —  1905.  24 


1370  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

.^pécmlés  de  tissus  d'ameublement.  A  côté  dé  iuil  et  le  plus  sou- 
vvent  au-dessous,  se  retrouvent  les  deux  autres  grandes  régions 
jtextiles,  l'Est  et  la  Normandie,  avec  quelques  coins  du  Midi,  le 
{Tarn  ou  l'Hérault,  pour  quelques  articles.  Mais  le  Nord,  ou 
[l'Est,  ou  même  la  Normandie,  c'est  précisément  là  que  nous 
.^sommes  allés  chercher  les  sujets  de  nos  monographies  d'usines 
pour  le  lin  et  pour  le  coton;  la  laine  n'y  ajouterait  rien  de  bien 
.autre,  ni  par  suite  rien  de  bien  neuf:  ce  qui  nous  inquiète  ici, 
;les  conditions,  la  durée,  la  peine  et  le  prix  du  travail,  sont  à  peu 
près  les  mêmes  dans  les  mêmes  contrées,  à  égalité  de  circon- 
(stances  locales  ou  économiques,  pour  toutes  les  branches  de 
U'industrie  textile,  quelle  que  soit  la  matière  travaillée,  lin, 
;Coton  ou  laine  ;  le  tisseur  de  laine  et  le  tisseur  de  coton  de 
Roubaix  ou  de  Tourcoing  se  ressemblent  comme  des  frères,  et 
comme  un  frère  aussi  leur  ressemble  le  tisseur  de  lin  d'Armen- 
tières  :  ils  pourraient  au  besoin  passer  d'un  métier  à  l'autre,  il 
n'y  aurait  dans  leur  vie  qu'un  très  petit  changement. 

Le  temps  de  travail  est  le  même,  fixé  par  la  loi  pour  les 
ateliers  mixtes.  Au-dessus  de  soixante-cinq  ans,  il  reste  4,14 
ouvriers  et  1,90  ouvrières  sur  100  dans  l'industrie  linière,  et  dans 
l'industrie  lainière,  il  reste  4,39  ouvriers,  et  2,15  ouvrières  (1)  : 
la  peine,  ou  du  moins  Vusure  professionnelle  est  donc  sensible- 
,ment  pareille,  et  plutôt  un  peu  moindre  pour  la  laine  que  pour 
le  lin.  Quant  aux  salaires,  on  relève  (en  s'en  tenant  toujours  au 
département  du  Nord)  des  moyennes  de  2  fr.  23,  3  fr.  75, 
3  fr.  95,  3  fr.  15,  2  fr.  90  pour  les  filatures  de  laine,  3  fr.  50, 
2  fr.  75,  2  fr.  60,  4  fr.  50  pour  les  tissages,  2  fr.  85  pour  les 
fabriques  de  draps,  molletons  et  couvertures,  selon  qu'il  s'agit 
d'établissemens  occupant  de  500  à  999  personnes,  ou  de  100  à 
499,  ou  de  25  à  99,  ou  de  1  à  24  seulement,  mais  sans  qu'il  y 
ait  lieu,  semble-t-il,  d'en  tirer  une  conclusion  certaine,  ni,  à  plus 
forte  raison,  de  prétendre  en  déduire  une  règle  générale.  Le 
salaire  moyen  par  dix.  heures  des  ouvrières  pour  la  filature  du 
coton  serait  de  1  fr.  90  à  2  fr.  50  dans  les  établissemens  occu- 
pant de  800  à  999  personnes,  de  1  fr.  60  à  2  fr.  05  dans  les  éta- 
blissemens en  occupant  de  100  à  499;  pour  la  filature  de  la 
laine,  il  serait  de  1  fr.  75  (établissemens  de  500  à  999  ouvriers 
«et  ouvrières),  de  1  fr.  45  à  1  fr.  55  (établissemens  de  100  à  499), 

(1)  Recensement  des  industries  et   professions,   t.    IV.  Résultait  généraux, 
p.  zcni. 


LE  TRAVAIL  BANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  371 

de  1  fr.  85  à  2  fr,  10  (établissemens  de  25  à  99   personnes). 

Il  en  est  du  tissage  comme  de  la  filature,  à  un  degré  plus 
frappant  encore.  Du  coton  à  la  laine,  les  salaires  coïncident 
exactement:  tissages  de  coton,  département  du  Nord,  établisse- 
mens qui  occupent  de  100  à  499  personnes,  salaire  moyen  des 
ouvrières  par  dix  heures:  2  fr.  05;  tissages  de  laine,  même 
département,  établissemens  analogues,  salaire  moyen  :  2  fr.  05 
(2  fr.  30  dans  les  établissemens  occupant  de  500  à  999  ouvriers 
et  ouvrières,  2  fr.  45  dans  les  établissemens  en  occupant  de  25 
à  99  ;  là,  non  plus,  point  de  règle  générale  à  tirer  du  plus  ou 
moins  grand  nombre  d'ouvriers  employés).  Et  voici  maintenant! 
les  salaires  par  catégories,  (mais  géographiquement  njêlés,  pris  : 
au  hasard  un  peu  partout,  tels  que  les  donne  l'Office  du  travail)  :  ' 
industrie  lainière,  épisseuses  (Charente),  3  fr.  80;  doubleuses, 
(Seine-et-Oise),  2  francs;  rentrayeuses  (Marne),  2  fr.  20;  bobi- 
neuses, 0  fr.  85  :  les  ouvrières,  sans  désignation  plus  particulière, 
des  Deux-Sèvres  gagneraient  ainsi  340  francs  par  an;  les  ren- 
trayeuses du  Nord,  780  francs,  soit,  à  300  jours  de  travail,  chô- 
mage annulé,  2  fr;  60  par  jour;  les  brodeuses  des  Hautes-Pyré- 
nées se  feraient  400  francs,  et  les  tisserandes  des  Deux-Sèvres 
560  francs.  D'autres  tisserands  ou  tisserandes  (Lozère)  ne  gagne- 
raient qu'un  salaire  quotidien  de  0  fr.  50  ;  mais  il  s'agit  évidem- 
ment de  tisserands  à  domicile,  qui  tissent  pour  remplir  les 
heures  que  le  travail  des  champs  laisse  vides.  Plus  heureux,  le 
tisserand  de  Lot-et-Garonne  gagnerait  1  franc  ;  le  bobineur  de  la 
Marne,  1  fr.  55  par  jour;  des  tisserands  de  l'Allier  et  des  Deux- 
Sèvres,  respectivement  1 000  et  700  francs  par  an.  Dans  les 
fabriques  de  draps,  les  salaires  seraient:  Ardennes,  tisseurs, 
600  francs  par  an;  Isère,  tisseurs,  1  060  francs,  épinceteuses  et 
autres,  550  francs;  Lozère,  fîleurs,  2  fr.  75  par  jour,  780  francs 
par  an,  canneteuses,  1  franc  par  jour,  310  francs  par  an,  tisse- 
rands, de  1  fr.  75  à  2  francs  par  jour,  de  540  à  620  francs  par  an, 
tisseurs,  2  francs  par  jour;  Tarn,  épailleuses,  0  fr.  80;  Ariège,  tis- 
serands, 2  fr.  50,  énoueuses,  1  fr.  50  ;  Tarn-et-Garonne,  tisserands 
ou  tisserandes,  200  francs  par  an. 

Mais  je  transcris  simplement  à  titre  d'indication,  sans  les  expli- 
quer, ces  chiffres  qui  ne  se  rapportent  pas  tous  à  «  la  grande  indus- 
trie, »  et  qui  ne  me  viennent  pas  d'une  enquête  personnelle  (1). 

(1)  Salaii»es  et  durée  au  travail  dans  l'industrie  française,  t.  IV.  Résultats  gêné' 
vaux,  p.  174-175  et  212. 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Peut-être  suffiront-ils  à  une  comparaison,  à  laquelle  je  ne  de- 
mande au  surplus  que  de  justifier  le  demi-silence  que  m'im- 
pose, à  mon  vif  regret,  sur  l'industrie  de  la  laine,  la  nécessité 
d'en  finir,  et,  pour  en  finir,  d'abréger,  et,  pour  abréger,  de 
passer.  Mais  si,  pourtant,  ils  ne  suffisaient  pas,  on  voudrait  bien 
alors  se  souvenir  que  cette  industrie,  dans  ses  parties  essen- 
tielles, n'a  en  quelque  sorte  pas  bougé,  ou,  si  c'est  trop  dire, 
parce  qu'enfin  elle  n'est  pas  plus  que  les  autres  restée  inacces- 
sible au  progrès,  du  moins  elle  n'a  subi  ni  transformations,  ni 
modifications  profondes  depuis  les  observations  qu'en  ont  faites 
et  les  descriptions  qu'en  ont  données  les  Andrew  Ure,  les  Vil- 
lermé,  les  Audiganne.  L'art  de  la  laine  aussi  est  un  art  ancien, 
de  longtemps  si  rapproché  de  son  point  de  perfection  que  le  seul 
perfectionnement  possible  touchait  non  sa  technique,  mais  la 
mécanique  du  métier  ;  ce  perfectionnement  réalisé,  la  consé- 
quence ou  le  résultat  en  a  été,  d'une  part,  pour  le  fabricant, 
l'accroissement  de  la  production,  d'autre  part,  et  surtout,  pour 
l'ouvrier,  la  diminution  de  la  peine.  Les  opérations  sont  aujour- 
d'hui ce  qu'elles  étaient  il  y  a  un  demi-siècle,  et,  en  lisant  soit 
le  chapitre  de  la  Philosophie  des  manufactures  qui  a  pour  titre  : 
Nature  et  opérations  d'une  manufacture  de  laine,  soit  la  section 
du  Tableau  de  ïétat  physique  et  moral  des  ouvriers  qui  traite 
des  ouvriers  de  V industrie  lainière  (1),  je  revois  atelier  par  ate- 
lier, sinon  machine  par  machine,  l'usine  d'Elbeuf,  un  peu  tra- 
ditionnelle et  familiale,  il  est  vrai,  que  l'on  me  fit  visiter  voilà 
quatre  ou  cinq  ans.  Mais  l'opérateur,  lui,  qui  est  l'homme  que 
nous  cherchons,  l'ouvrier,  n'est  plus  ce  qu'il  était,  il  n'est  plus 
comme  il  était  :  il  est  mieux. 

Je  n'ai  pas  constaté  là,  et  nulle  part  on  ne  constaterait  plus, 
Jes  mauvais  traitemens  que,  suivant  Andrew  Ure,  le  boudi- 
neur^  dans  les  factories,  exerçait  couramment  sur  ses  appié- 
ceurs.  «  Il  est  d'usage  que  le  boudineur  soit  pourvu  d'une  longe 
de  cuir;  et  si  ses  jeunes  apprentis  laissent  manquer  les  bouts, ou 

(1)  Philosophie  des  manufactures  ou  Économie  industrielle  de  la  fabrication  du 
colon,  de  la  laine,  du  lin  et  de  la  soie,  avec  la  description  des  diverses  machines 
employées  dans  les  ateliers  anglais,  par  Andrew  Ure,  D.  M.,  membre  de  la  Société 
royale,  etc.,  traduit  sous  les  yeux  de  l'auteur,  2  vol.  in-16.  Paris,  L.  Mathias 
(Augustin),  1836;  —  Tableau  de  l'état  physique  et  moral  des  ouvriers  employés 
ians  les  manufactures  de  coton,  de  laine  et  de  soie,  ouvrage  entrepris  par  ordre  et 
sous  les  auspices  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  par  M.  Villermé, 
membre  de  cetteJVcadémie,  2  vol.  in-S»;  J.  fienouard.  1840. 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  873 

s'ils  font  un  trop  grand  nombre  de  cardées  interrompues,  il  fait 
venir  les  délinquans  à  la  porte  du  chariot  et  les  frappe  de  sa 
longe.  La  sévérité  du  châtiment  dépend  nécessairement  plus  du 
caractère  de  l'homme  que  des  règlemens  de  la  factorie.  Quelque- 
fois il  corrige  les  enfans  avec  le  grand  rouleau,  qu'il  peut  faci- 
lement enlever  de  dessus  le  métier,  ce  qui  permet  de  les  atteindre 
de  l'autre  côté  du  métier.  »  C'était  peut-être  sa  faute  à  lui  et  non 
celle  des  enfans,  mais,  comme  il  était  payé  aux  pièces,  il  vou- 
lait rattraper  par  eux  le  temps  perdu  par  lui-même  au  cabaret, 
et,  ne  le  pouvant  point,  il  se  payait  sur  eux.  Et  sans  doute, 
mérité  ou  immérité,  ce  châtiment  n'était  pas  réglementaire,  mais, 
dans  bien  des  usines,  il  était  toléré,  admis  ou  subi  en  forme 
d'usage  et  en  force  d'habitude.  «  On  préfère  les  enfans  comme 
appiéceurs,  non  seulement  à  cause  du  bas  prix  de  leur  travail  et 
de  la  souplesse  de  leurs  muscles,  mais  aussi  pour  leur  taille, 
car  ils  peuvent  travailler  sans  être  gênés  à  la  table  inclinée,  qui 
doit  être  basse  pour  la  facilité  du  boudineur,  ce  qui  ne  pourrait 
se  faire  par  des  personnes  d'une  taille  plus  élevée,  à  moins 
qu'elles  ne  fussent  courbées  péniblement,  et  dans  une  position 
nuisible  à  leur  santé.  »  Par-ci  par-là  un  patron  s'indigne  et  s'in- 
surge :  ainsi  M.  Gamble,  «  un  des  hommes  les  plus  humains  qui 
aient  jamais  existé,  dit  Ure  :  il  ne  veut  pas  permettre  que  les 
ouvriers  touchent  les  enfans,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit; 
et,  quand  ils  ne  veulent  pas  travailler,  il  les  renvoie.  »  Mais  le 
même  auteur  s'empresse  d'ajouter  :  «  Malheureusement,  comme 
il  est  si  important  pour  les  pauvres  parens  de  suppléer  au  déficit 
de  leur  chétif  revenu  par  les  gages  de  leurs  enfans,  ils  ne  sont 
que  trop  enclins  à  fermer  les  yeux  sur  les  mauvais  traitemens 
que  leur  font  souffrir  les  boudineurs,  et  à  étouffer  les  justes 
plaintes  de  leurs  pauvres  enfans.  On  s'accorde  à  dire  que  ces 
ouvriers  sont  des  êtres  sauvages  et  intraitables,  qui  demandent  des 
contre-maîtres  d'un  caractère  dur  pour  les  gouverner;  les  appié- 
ceurs sont  souvent  leurs  propres  enfans  ou  leurs  pupilles  (1).  » 

N'oublions  pas  qu'Andrew  Ure  parlait  en  ces  termes  des 
factories,  des  fabriques  anglaises,  et  que  ces  choses,  nous  ne 
savons  pas  si  on  les  a  jamais  connues  en  France,  mais  en  tout 
cas  on  ne  les  y  souffrirait  plus.  De  même  y  souffrirait-on  à  peine 
que  des  enfans,  filles  ou  garçons,  fussent  employés  à  une  besogne 
semblable  à  celle  du  'preeming  ou  nettoyage  des  chardons  natu- 

(1)  Andrew  Ure,  Philosophie  des  manufactures,  1. 1,  p.  266-268. 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rels,  avec  obligation  de  porter  les  châssis  à  la  sécherie  et  de  les 
en  rapporter,  travail  très  fatigant  et  qui  exposait  à  de  brusques 
changemens  de  température;  ou  encore  qu'ils  fussent  mis,  ainsi 
qu'ils  l'étaient  jadis,  aux  laineuses  ou  aux  tondeuses  (1).  Ssns 
doute  le  triage,  qui  «  se  fait  sur  des  claies  en  bois,  et  consiste  à 
dérouler  chaque  toison,  puis  à  en  extraire  les  plus  grosses 
ordures,  les  mèches  feutrées  qu'elle  peut  contenir,  en  la  déchi- 
rant avec  les  mains  et  en  séparant  les  diverses  qualités  de  la 
laine;  »  le  dessuintage  ou  le  dégraissage  «  avec  de  l'urine  en  pu- 
tréfaction ou  bien  avec  un  alcali  dissous  dans  l'eau  chaude  ;  »  la 
teinture  et  le  lavage  en  pleine  humidité,  «  les  jambes  et  les 
cuisses  dans  l'eau  ;  »  le  battage,  au  prix  d'un  «  effort  musculaire 
considérable  »  et  «  parfois,  pour  les  laines  déjà  teintes  et  celles 
qui  viennent  des  peaux  mortes,  lorsqu'elles  n'ont  pas  été  lavées 
ou  qu'elles  l'ont  été  mal,  »  au  milieu  d'«  une  poussière  qui  occa- 
sionne aux  ouvriers  de  la  toux,  de  l'étouffement,  et  peut  forcer 
d'interrompre  le  travail  ou  même  de  l'abandonner  ;  »  le  foulage 
et  le  lainage,  toujours  sous  l'eau  qui  ruisselle;  toutes  ce»  opéra- 
tions d'une  manufacture  de  laine  avaient,  quelques-unes  peuvent 
avoir  encore,  malgré  les  perfectionnemens  mécaniques  ou  chi- 
miques introduits  >u^oudamment  de  1810  à  1840,  et  non  moins 
abondamment  depuis  lors,  de  quoi  incommoder  les  nerfs  ou  les 
poumons  des  délicats. 

Villermé  le  ressentait  vivement  en  rédigeant  ses  notes  :  «  Les 
ouvriers  sont  debout;  toute  leur  personne,  surtout  leurs  mains, 
est  d'une  saleté  repoussante  et  répand  autour  d'eux  l'odeur  des 
laines  surges  ou  conservées  en  suint,  c'est-à-dire  sans  avoir  été 
lavées  ni  dégraissées  (2).  »  Même  aujourd'hui,  le  pavé  d'une 
fabrique  de  draps  ne  présente  guère  l'aspect  d'un  parquet  ciré  ; 
il  ne  reluit  pas,  astiqué  et  frotté  comme  le  pont  d'un  navire  de 
guerre  :  à  chaque  pas,  il  y  faut  enjamber  un  ruisseau  savonneux, 
huileux,  jaunâtre  ou  noirâtre.  Mais  sont-ce  là  des  conditions  de 
travail  réellement  et  directement  anti-hygiéniques?  Andrew Ure, 
qui  était  médecin  comme  le  docteur  Villermé,  ne  le  pensait  pas 
et  déclarait  même  le  contraire.  «  Les  fileurs  de  fil  de  laine, 
écrivait-il,  prétendent,  non  sans  raison,  que  l'opération  du  bou- 
dinage,  dans  leurs  fabriques,  n'offre  aucun  inconvénient  pour  la 
santé.  Quoique  l'extérieur  malpropre  des  ouvriers  à  leurs  mé- 

(1)  Ure,  ouvrage  cité,  p.  302. 

(2)  Villermé,  Étal  physique  et  7noral  des  ouvrières,  t.  I,  p.  200. 


LB    TRAVAIL   DANS    LA    GRANDE    INDUSTRIE.  375 

tiers,  et  les  miasmes  de  l'huile  animale  qui  frappent  l'odorat 
dans  quelques  fabriques,  laissent  d'abord  une  impression  bien 
différente  dans  l'esprit  d'un  étranger,  ni  les  hommes  ni  le  peu 
d'enfans  qu'on  y  emploie  ne  souffrent  de  ce  genre  d'occupation.  » 
Mais  voici  plus  fort:  «  et  plusieurs^  au  contraire,  s'en  trouvent 
bien  (1).  «A  ne  rien  exagérer,  disons  qu'ils  ne  s'en  trouvent  pas 
mal,  et  que  les  statistiques  le  prouvent,  par  la  proportion,  déjà 
citée,  de  4,39  ouvriers  et  de  2,15  ouvrières  pour  100  au-dessus  de 
soixante-cinq  ans,  qui  dépasse  légèrement  celle  des  ouvriers 
et  ouvrières  du  lin,  notablement  celle  des  ouvriers  et  ouvrières 
du  coton  et  de  la  soie  (2). 

Pareillement,  qu'ils  se  trouvent  mieux  maintenant  qu'il  y  a  un 
demi-siècle,  non  seulement  par  la  diminution  de  la  peine,  due  aux 
progrès  de  la  chimie  et  de  la  mécanique,  mais  aussi  par  Taug- 
mentation  du  salaire,  les  chiffres  de  Villermé  et  ceux  de  l'Office 
du  travail  en  témoignent.  Villermé  avait  étudié  Elbeuf,  Louviers, 
Reims,  Rethel,  Sedan,  Amiens,  Lodève,  BédarieuxetCarcassorme, 
le  Nord  et  le  Midi.  Pour  la  région  normande,  autour  de  Rouen,  à 
Darnetal,  il  attribue  comme  salaire  moyen,  dans  les  tissages  ou 
les  filatures  :  aux  hommes,  de  1  fr.  80  à  2  francs  ;  aux  femmes, 
de  1  franc  à  1  fr.  10;  aux  enfans,  de  0  fr.  50  à  0  fr.  75  par 
jour  (3)  ;  et  l'on  peut,  sur  ses  renseignemens,  dresser  des  salaires 
réels,  selon  les  catégories  ou  spécialités,  le  tableau  ci-après  : 

EOMMKS 

Darnetal.  Elbeuf  (1837). 

fr.  c.     fr.    c.  fr.  c.     fr.    c. 

Fileurs 2  80  3    »  à  3  67 

Tondeurs  de  draps 2  75  2    »  à  2  25 

Laineurs 2    »  2    »  à  2  25 

Manœuvres  ou  journaliers.  .   .   .  1  75  à  2  »               2    » 

Tisserands  travaillant  chez  eux  {i).  1  67  à  2  »               2  25 

Boudineurs  dans  les  filatures.   .  1  67 

(1)  Andrew  Ure  :  Philosophie  des  manufactures,  t.  I,  p.  274. 

(2)  Coton  :  ouvriers  au-dessus  de  65  ans,  2,97  pour  100;  ouvrières  :  1,89. 
Soie  :  —  —  —     -    3,27       —  —  1,72. 

{Résultats  statistiques  du  recensement  des  industries  et  professions,  t.  IV.  (Résultats 
généraux,  p.  xciii.) 

(3)  A  Elbeuf  (1834  et  1835),  aux  ouvriers  les  plus  habiles,  hommes,  de  3  à 
4  francs;  aux  ouvriers  ordinaires,  hommes,  de  1  fr.  75  à  2  francs;  femmes,  de 
1  franc  à  1  fr.  25;  enfans,  de  0  fr.  75  à  1  franc;  aux  ouvriers  les  moins  habiles, 
hommes,  1  fr.  50;  femmes,  0  fr.  75;  enfans,  0  fr.  45;  à  Louviers  (1833),  mêmes 
moyennes,  sauf  pour  les  enfans  depuis  l'âge  de  dix  ans  jusqu'à  celui  de  dix-sept 
ans,  qui  ont  gagné  de  0  fr.  55  à  0  fr.  90. 

(4)  Mais  travaillant  exclusivement  et  toute  la  journée  à  leur  métier  sans  aucun 
travail  agricole. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


FEMMES 


Darnétal.  Elbeuf  (1837). 

fr.  c.     fr.    c.  fr.    c. 

Soigneuses  ouveilleuses  de  cardes,  1  10 

Renfrayeuses  et  couturières..   .  1     »  1  25 

Pileuses  qui  n'ont  pas  de  ratta- 

cheurs 1     » 

Boudineuses 0  90  à  1     » 

Femraes  à  la  journée 0  90ài»  l     » 

ENFANS 

Rattacheurs  aidant  les  fileurs.    .       0  75  à  1     »  0  67 

Boudineurs 0  60  à  0  75 

Rattacheurs  des  Garderies..    .   .       0  40  à  0  60 

Pour  plus  de  clarté  ou  plus  d'évidence,  et  afin  de  ne  pas  nous 
égarer  en  de  longues  et  tortueuses  colonnes  de  francs  et  de  cen- 
times, si  nous  ne  retenons  que  les  catégories  d'ouvriers  et  d'ou- 
vrières mentionnées  sous  le  même  nom  par  le  docteur  Villermé 
en  1840  et  par  l'Office  du  travail  en  1897,  nous  trouvons  que  les 
rentrayeuses  (et  justement  dans  la  Marne),  qui  touchent  à  pré- 
sent 2  fr.  20,  touchaient  à  Reims,  en  1836,  1  fr.  20  ou  1  fr.  25; 
que  les  épinceteuses,  qui  gagnaient  (Reims,  1836)  1  fr.  20  par 
jour  ou  360  francs  par  an,  gagnent  (Isère,  1897)  550  francs  par 
an,[ou  un  peu  plus  de  1  fr,  80  par  jour  (1).  Quant  aux  fileurs,  le 
prix  n'aurait  que  très  peu,  ou  même  n'aurait  pas  du  tout  changé  : 
2  fr.  75  (Lozère,  1897),  de  2  fr.  50  à  3  francs  (Reims,  1836),  de 
2  fr.  50  à  2  fr.  80,  pour  le  gros,  de  1  fr.  75  à  2  fr.  70  pour  le  fin 
(Sedan,  1836).  Les  bobineuses  gagneraient  dans  la  Marne 
0  fr.  85  par  jour;  à  Sedan,  en  1836,  elles  gagnaient  de  0  fr.  50 
à  0  fr,  75.  Ainsi  de  toutes  les  spécialités,  dans  la  filature  et  le 
tissage  de  la  laine  :  il  y  a  partout  ou  presque  partout  améliora- 
tion, premièrement  par  augmentation  de  salaire,  mais  cette 
augmentation  est  néanmoins  relativement  faible,  et  les  sa- 
laires dans  l'industrie  lainière,  comme  dans  l'industrie  textile  en 
général,  sont  des  salaires  relativement  et  même  absolument  bas. 

Amélioration  encore  par  la  réduction  du  temps  de  travail  : 
plus  de   longues  journées  de   douze,  treize,  quatorze  et  quinze 

(1)  Pour  les  tisserands,  la  comparaison  n'est  pas  possible,  l'Office  du  travail 
ayant  omis  de  dire  de  quel  tisserand,  à  domicile  ou  en  usine,  professionnel  ou 
occasionnel,  il  est  question  à  la  page  212  de  Salav'es  et  Durée  du  Travail  dans 
l'industrie  française. 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  -GRANDE  INDUSTRIE.  377 

heures,  telles  qu'Andrew  Ure  et  Villermé  en  connurent.  Plus 
d'enfans  employés  à  une  tâche  si  manifestement  au-dessus  de 
leurs  forces  qu'il  fallait,  pour  faire  cesser  cet  abus,  prendre  des 
arrêtés  municipaux  (1);  à  dire  le  vrai,  plus  de  tâches  au-dessus 
des  forces  de  l'homme,  enfant  ou  adulte  ;  la  force  substituée  à 
ses  forces,  une  force  tirée  non  de  lui-même,  mais  du  dehors, 
dont  il  use  sans  qu'elle  l'use,  et,  —  c'est  le  grand  bienfait  de  la 
science  appliquée  à  l'industrie,  —  qu'il  n'a  plus  à  produire,  qu'il 
n'a  qu'à  conduire.  A  cet  égard,  l'industrie  textile  ne  le  cède  en 
rien  aux  autres  industries,  et  il  en  est  du  travail  de  la  laine 
comme  du  travail  du  lin  ou  du  coton,  du  travail  de  la  soie 
comme  du  travail  de  la  laine. 

II 

La  Flandre,  la  Lorraine  et  la  Normandie  sont  les  trois  pro- 
vinces privilégiées  du  coton,  de  la  laine  et  du  lin  :  Lyon  est 
la  ville  de  la  soie.  La  soie  règne  à  Lyon,  ou  Lyon  règne  sur 
la  soie.  Par  «  régner  »  il  faut  entendre  :  exercer  un  empire 
qui  n'est  guère  moins  qu'universel,  et  par  Lyon,  non  seule- 
ment Lyon,  mais  tout  le  pays  de  Lyon,  assez  loin  vers  le 
Siid,  le  Sud-Est  et  le  Sud-Ouest  :  les  uns  disent  six,  les  autres 
huit,  et  d'autres  encore  treize  départemens  ;  Rhône,  Isère,  Loire, 
Savoie,  Ardèche,  Drôme,  Ain,  Haute-Savoie,  Haute-Loire, 
Saône-et-Loire,  Vaucluse,  Gard,  Puy-de-Dôme  (2).  Ce  vaste  ter- 
ritoire, le  cinquième  ou  le  sixième  de  la  France,  relève  en  fief  de 
la  fabrique  lyonnaise,  soit  pour  la  production,  soit  pour  la  fila- 
ture, soit  pour  le  tissage,  soit  pour  l'apprêt  ou  la  teinture  de  la 

(1)  «  Je  ne  puis  taire  ici  une  cause  particulière  de  ruine  pour  la  santé  des 
jeunes  ouvriers  dans  les  petites  filatures  qui  manquent  d'un  moteur  général.  Cette 
cause,  sur  laquelle  l'attention  de  la  mairie  d'Amiens  a  été  appelée  deux  fois,  à  ma 
connaissance,  par  le  conseil  des  prud'hommes  de  la  ville,  consiste  à  faire  mettre 
en  mouvement,  par  des  enfans,  les  machines  à  filer  ou  à  carder,  au  moyen  d'une 
manivelle  à  laquelle  on  fait  décrire,  avec  la  main,  un  cercle  dont  le  point  supé- 
rieur passe  à  cinq  pieds  des  planchers,  et  à  exiger  ainsi  de  ces  enfans  plus  qu'il 
ne  convient  à  leur  faiblesse  et  à  leur  taille.  »  Villerme,  État  des  ouvriers,  I,  310. 
Voyez,  p.  3U,  le  texte  de  l'arrêté  du  maire  d'Amiens,  en  date  du  21  août  1821. 
Nouvelles  plaintes  en  1834. 

(2)  Exposition  universelle  de  1889  à  Paris.  La  Fabrique  lyonnaise  de  soieries  et 
Vindustrie  de  la  soie  en  France,  1789-1889.  Imprimé  par  ordre  de  la  Chambre  de 
commerce  de  Lyon,  1  vol.  in-4°;  Lyon,  imprimerie  Pitrat  aîné,  1889,  p.  23.  Cet 
ouvrage,  non  signé,  est,  si  je  ne  me  trompe,  de  M.  Morand,  le  très  distingue 
secrétaire  de  la  Chambre  de  commerce. 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soie.  Un  même  établissement  fait  l'une  ou  l'autre  de  ces  opéra  * 
tions,  rarement  deux,  jamais  toutes  à  la  fois. 

C'est  une  opinion  commune  à  Lyon,  et  comme  un  sujet  de 
fierté,  que  l'organisation  du  travail  n'y  ressemble  pas  à  ce  qu'elle 
est  ailleurs  et  «  déconcerte  les  étrangers  curieux  d'étudier  notre 
industrie  si  insaisissable  dans  ses  contrastes  et  son  origina- 
lité (1).  »  Au  seuil  de  la  fabrique  lyonnaise,  si  vous  en  croyez 
les  regards  et  les  sourires  de  bienveillante,  mais  sceptique  indul- 
gence qui  vous  accueillent,  vous  êtes  au  seuil  du  mystère.  Isis 
ne  se  dévoile  qu'aux  habitans  de  la  Croix- Rousse.  Quant  à  l'orga- 
nisation elle-même  du  travail,  autant  qu'un  «  étranger  curieux  » 
peut  en  juger,  l'originalité  de  cette  industrie  réside  principale- 
ment en  ce  que  le  «  fabricant  »  ne  «  fabrique  »  pas.  Il  ne  pro- 
duit pas  la  soie,  il  l'achète;  il  ne  la  file  pas,  il  la  reçoit  toute 
filée;  il  ne  la  teint  pas,  il  la  fait  teindre;  il  ne  la  tisse  pas,  il  la 
fait  tisser;  jadis,  avant  le  métier  mécanique,  par  des  ouvriers 
travaillant  chez  eux,  avec  quelques  compagnons;  et  maintenant, 
depuis  que  le  métier  mécanique  l'emporte,  — on  en  comptait  déjà, 
en  1888,  plus  de  20  000  dans  les  treize  départemens  de  la  région 
lyonnaise,  —  en  usine,  par  des  entrepreneurs,  qui  ne  sont  pour  la 
plupart,  comme  l'étaient  les  vieux  canuts,  mais  en  grand,  que  des 
chefs  d'atelier  à  façon.  En  somme,  le  métier  n'appartient  pas  à 
qui  appartient  le  fil,  ni  le  tissu  à  qui  appartient  le  métier  :  le 
«  fabricant  »  fournit  la  matière,  on  lui  rend  la  marchandise  (2). 
Mais  cela,  c'est  connu.  C'est  une  forme  antique,  et  périmée 
autre  part,  de  l'organisation  du  travail.  C'était  l'organisation  du 
travail,  précisément  dans  l'industrie  textile,  avant  l'industrie 
concentrée,  avant  le  moteur  général,  avant  l'introduction  de  la 
vapeur,  du  temps  de  l'industrie  sporadique,  dispersée,  à  domi- 
cile ;  avant  l'usine,  du  temps  de  l'atelier  de  famille.  Des  fau- 
bourgs et  de  la  campagne,  les  tisserands  venaient  ainsi  chez 
le  maître  chercher  le  fil,  la  laine  ou  le  coton,  et,  la  façon 
achevée,  ils  rapportaient  l'ouvrage.  Plus  tard,  on  adapta,  on 
plia  cet  usage  au  régime  de  la  fabrique,  Villermé  l'a  remarqué 
pour  Reims  et  pour  Sedan  :  «  Dans  les  campagnes,  où  il  n'y  a 

(1)  La  Fabrique  lyonnaise,  p.  25. 

(2)  «  Des  188  établissemens  de  tissage  mécanique  de  la  soie  recensés  dans 
notre  région  sur  le  rôle  des  patentes  de  1888,  34  seulement  appartiennent  en 
propre  aux  fabricans  lyonnais,  les  154  autres  ont  été  créés  par  des  entrepreneurs 
de  travail  à  façon.  »  La  Fabrique  lyonnaise,  p.  25. 


LE   TRAVAIL   DANS    LA    GRANDE   INDUSTRIE.  379 

que  des  peigneurs  de  'laine,  des  tisserands  et  des  dévideuses  de 
trames,  tous  les  ouvriers  travaillent  chez  eux;  mais  dans  la  ville 
tous  les  autres  sont  employés  chez  des  fabricans  ou  bien  chez 
des  entrepreneurs.  Je  dis  chez  des  entrepreneurs;  car  celui  qui 
achète  des  laines  et  en  fait  fabriquer  des  étoffes  ne  fait  pas  tou- 
jours laver,  teindre,  filer  dans  ses  ateliers,  ni  même  donner 
chez  lui,  aux  étoffes  que  les  tisseurs  lui  rapportent,  toutes  les 
façons  ou  tous  les  apprêts  qu'elles  doivent  recevoir  avant  d'être 
livrées  au  commerce  ;  il  a  recours  à  des  entrepreneurs  parti- 
culiers pour  chacune  de  ces  opérations  (1).  » 

L'originalité  de  l'industrie  lyonnaise,  en  ce  point,  est  donc 
d'avoir  conservé,  sous  le  régime  de  l'industrie  concentrée,  les 
procédés  de  l'industrie  dispersée;  dans  l'usine,' les  coutumes  du 
petit  atelier.  Mais  elle  est  trop  hautement  et  hardiment  intelli- 
gente, trop  novatrice  et  initiatrice  quand  il  le  faut,  pour  l'avoir 
fait  sans  de  bonnes  raisons.  «  Les  fabricans  lyonnais,  habitués 
de  longue  date  à  s'affranchir  du  souci  d'un  matériel  industriel, 
trouvent  dans  cette  constitution  originale  qui  survit  aux  petits 
ateliers  les  avantages  de  la  grande  manufacture  et  en  même 
temps  une  liberté  d'allures  précieuse  pour  une  industrie  dépen- 
dante de  tous  les  caprices  de  la  mode  (2).  »  Et  en  même  temps, 
devrait-on  sans  doute  ajouter  encore,  elle  y  trouve  un  moyen  de 
maintenir  la  tradition,  dans  une  industrie  qui  est  un  art  et  qui, 
du  moins  pour  le  beau,  depuis  le  xv^  et  le  xvi®  siècle,  depuis  la 
Renaissance  italienne,  a  beaucoup  plus  à  imiter  qu'à  inventer. 
Quoi  qu'il  en  soit,  originale  ou  non,  et  peut-être  un  peu  moins 
que  le  patriotisme  local  ne  l'imagine,  telle  est  l'organisation  du 
travail  dans  la  région  lyonnaise  :  transition  ou  transaction  entre 
autrefois  et  aujourd'hui,  entre  le  système  de  la  petite  et  le 
système  de  la  grande  industrie. 

«  L'étranger  curieux  »  qui,  de  ce  qu'il  aurait  vu,  —  ou  plutôt 
de  ce  qu'il  n'aurait  pas  vu,  —  se  hâterait  de  conclure  que  l'in- 
dustrie de  la  soie  est  «  restée  rebelle,  »  radicalement  et  inva- 
riablement, à  toute  pratique  de  la  grande  industrie,  qu'elle 
existe  toujours  et  n'existe  encore  qu'à  l'état  de  petits  ateliers, 
celui-là,  vraiment,  en  porterait  un  jugement  trop  sommaire,  et 
contribuerait  pour  sa  part  à  répandre  «  une  légende,  »  très  accré- 
ditée au  dehors,  mais  qui  n'est  pourtant  qu'une  légende.  «  Si 

(1)  Villermé,  Êlat  physique  et  moral  des  ouvriers,  I,  220. 

(2)  La  Fabrique  lyonnaise,  p.  23. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'on  n'aperçoit  pas  les  panaches  des  hautes  cheminées  fumantes 
sur  le  plateau  de  la  Croix-Rousse,  celles-ci  peuplent  les  cam- 
pagnes des  départemens  circonvoisins,  oii  notre  industrie,  re- 
montant en  quelque  sorte  à  ses  origines  pastorales,  avait  déjà 
associé  la  culture  des  champs  au  tissage  de  la  soie  (1).  »  Du 
quartier  de  Saint- Just  et  des  rives  de  la  Saône,  où  elle  s'était 
formée  et  comme  ramassée  du  xv®  au  xvm®  siècle,  de  la  Croix- 
Rousse,  de  Vaise,  de  la  Guillotière,  des  Brotteaux,  où  elle  avait 
grandi  au  xix^  siècle,  cette  glorieuse  et  féconde  industrie  a  es- 
saimé, par  Tarare,  l'Arbresie,  Saint-Genis-Laval,  Neuville, 
Limonest,  Saint-Laurent-de-Chamousset,  Givors,  le  Bois-d'Oingt, 
vers  la  Loire,  Saône-et-Loire,  la  Drôme,  l'Isère,  l'Ain,  etc.  :  en 
1819,  sur  «  un  rayon  de  plus  deux  myriamètres;  »  en  1889,  sur 
un  rayon  de  plus  de  80  kilomètres.  «  A  l'ancienne  et  grande 
unité  du  travail  dans  l'enceinte  de  la  ville,  la  marche  du  temps 
a  substitué  cette  trinité  du  travail  à  la  main  dans  la  ville,  avec 
12000  métiers;  du  travail  à  la  main  dans  les  campagnes,  avec 
55  ou  60000  métiers;  et  enfin  du  tissage  mécanique,  avec  plus 
de  20000  métiers,  qui  constituent  aujourd'hui,  dans  leur  étroite 
alliance,  les  trois  grandes  assises  de  notre  production  manufac- 
turière (2).  » 

Ce  mouvement  qui  devait  fractionner  «  l'ancienne  unité  du 
travail  »  en  «  trinité  »  dont  le  troisième  terme  serait  le  tissage 
mécanique,  on  le  prédisait,  et  des  économistes  l'appelaient  de 
leurs  vœux  dès  1848  ou  1850.  Audiganne  en  analysait,  en  1854, 
les  conséquences  bonnes  et  mauvaises  : 

«  L'agglomération  des  métiers  dans  les  ateliers  mécaniques 
commence  à  menacer  le  travail  à  domicile,  surtout  celui  qui  est 
le  plus  coûteux,  celui  de  l'industrie  urbaine.  Quelques  établisse- 
mens  munis  de  moteurs  hydrauliques  sont  en  pleine  activité  dans 
les  départemens  voisins  du  Rhône,  dans  l'Ain,  dans  l'Isère;  si 
quelques  essais  à  la  vapeur  n'oni  pas  aussi  bien  réussi,  on  peut 
du  moins  prévoir  que  le  succès  sera  le  prix  de  nouvelles  études 
et  de  persévérans  efforts.  Le  mouvement  qui  s'annonce  paraît 
devoir  répondre  à  notre  civilisation,  qui  tend  si  ostensiblement 
à  remplacer,  dans  la  production  industrielle,  la  force  humaine 
par  des  forces  conquises  sur  la  nature  physique.  Appelé  à  d'in- 
faillibles progrès,  ce  mouvement  a  débuté  avec  une  prudente  me- 

(1)  La  Fabrique  lyonnaise,  p.  25. 

(2)  Ibid.,  p.  27. 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  381 

sure.  La  mécanique  a  d'abord  été  appliquée  aux  étoffes  les  plus 
communes,  à  celles  qui  sont  teintes  après  la  fabrication  ;  puis  on 
a  employé  des  fils  teints  à  l'avance,  mais  seulement  pour  des 
tissus  peu  serrés  auxquels  un  apprêt  était  ensuite  nécessaire  ; 
maintenant  la  machine  a  saisi  des  étoffes  plus  compactes,  ou, 
comme  on  dit  en  fabrique,  plus  réduites.  On  pourrait  peut-être 
soutenir  qu'elle  finira  pal*  s'attaquer  aux  riches  tissus  façonnés; 
toutefois,  ces  étoffes  sans  rivales  dans  le  monde,  ces  tissus  sou- 
mis à  tous  les  caprices  de  la  mode,  résistent  à  la  fabrication  en 
grand  bien  plus  que  les  articles  dont  la  consommation  est  uni- 
forme et  constante.  Il  ne  faut  pas  craindre  d'ailleurs,  même  pour 
les  tissus  unis,  une  brusque  transformation.  Le  changement  sera 
ralenti  par  l'intérêt  des  fabricans,  que  le  régime  actuel  dispense 
d'acheter  un  matériel  coûteux,  et  affranchit  de  ces  frais  géné- 
raux qui  deviennent  écrasans  en  cas  de  longs  chômages.  Si 
l'avenir,  un  avenir  plus  ou  moins  lointain,  appartient  au  nou- 
veau système,  jusqu'à  quel  point  faut-il  s'en  alarmer?  Le  travail 
en  fabrique,  en  retour  d'inconvéniens  qui  lui  sont  propres,  pré- 
sente des  avantages  dont  profiterait  la  cité  lyonnaise.  Disposé, 
comme  il  paraît  l'être,  à  se  répandre  dans  un  rayon  de  vingt  à 
vingt-cinq  lieues,  il  remédierait  à  une  concentration  fâcheuse 
d'intérêts  vivant  au  jour  le  jour.  D'ailleurs,  tant  que  le  travail  à 
domicile  reste  dans  des  conditions  qu'on  peut  appeler  patriar- 
cales, tant  qu'il  se  mêle  de  près  à  la  vie  agricole,  s'il  ne  favorise 
pas  les  progrès  de  la  fabrication,  il  peut  conserver  du  moins 
parmi  les  familles  des  habitudes  calmes  et  régulières;  mais  quand 
il  devient  exclusivement  industriel,  quand  il  transforme  la  de- 
meure de  l'ouvrier  en  une  petite  fabrique  sans  règle,  et  qu'il 
rassemble  sur  un  même  point  une  multitude  d'ateliers  placés  sous 
la  menace  d'alternatives  d'activité  ou  d'inertie  qui  les  boule- 
versent, il  a  perdu  le  caractère  original  qui  séduisait  en  lui.  Le 
régime  de  la  grande  industrie  permet  plus  facilement  de  fabri- 
quer à  l'avance  certaines  étoffes  et  de  restreindre  ainsi  la  durée 
des  chômages;  de  plus,  sans  impliquer  une  réglementation  ab- 
solue qui  entraînerait,  dans  l'état  présent  de  l'industrie  nationale, 
les  plus  graves  embarras,  le  travail  aggloméré  s'accommode  de 
certaines  mesures  disciplinaires,  qui  sont  des  garanties  de  bien- 
être  et  de  bon  ordre.  Au  point  de  vue  général  de  l'avenir,  il 
serait  donc  permis  de  bien  augurer  de  la  modification  qui  semble 
attendre  sous  ce  rapport  le  système  actuel  ;  mais,  si  lente  qu'elle 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doive  être,  elle  n'en  constitue  pas  moins,  pour  le  moment  do  la 
transition,  une  nouvelle  cause  d'inquiétude  (1).  » 

La  modification,  en  effet,  a  été  lente,  mais  elle  n'a  pas  cessé. 
Dans  une  publication  préparée  par  la  Chambre  de  commerce  de 
Lyon  pour  l'Exposition  de  Vienne,  en  1873,  on  en  fait  remonter 
les  origines  à  la  Restauration.  C'est  le  temps  où  «  lentement  et 
par  degrés,  les  métiers  commencent  à  prendre  le  chemin  de  la 
campagne  ;  le  tissage  rural  s'apprête  à  devenir  l'auxiliaire  de 
celui  de  la  ville,  en  attendant  qu'il  s'y  substitue  presque  entière- 
ment. La  fabrication  des  articles  bon  marché  fait  rechercher  les 
moteurs  hydrauliques  ;  la  vapeur,  à  son  heure,  sera  appliquée  au 
tissage  des  soieries.  Le  nombre  des  petites  maisons  décroît;  le 
chiffre  des  affaires  grossit;  l'industrie  lyonnaise  perd  peu  à  peu 
cette  physionomie  de  petite  fabrique,  qui,  à  côté  des  usines  de 
coton,  de  laine  et  de  lin,  lui  donnait  un  caractère  à  part. 
L'époque  de  la  grande  industrie  s'annonce  de  tdutes  parts,  pour 
elle  comme  pour  les  autres  industries  ;  elle  ne  se  dérobera  pas 
à  la  loi  commune.  »  Et,  plus  bas  :  «  Les  conséquences  de  ce 
mouvement,  ou,  pour  l'appeler  de  son  vrai  nom,  de  cette  révolu- 
tion ont  été  immenses;  la  constitution  intérieure  de  la  fabrique 
lyonnaise  en  a  été  modifiée  profondément.  On  avait  souvent  re- 
proché à  cette  constitution  l'isolement  oii  elle  laisse  l'ouvrier  par 
'  rapport  au  patron,  l'absence  de  liens  entre  eux,  de  telle  sorte 
qu'au  moment  des  crises  le  patron,  non  propriétaire  des  métiers, 
restait  libre  d'arrêter  subitement  sa  fabrication,  sans  s'inquiéter 
du  sort  de  l'ouvrier  autrement  qu'à  titre  de  bienfaisance  ou  de 
charité.  Si  cette  séparation  donnait  à  l'ouvrier  plus  d'indépen- 
dance, si  elle  respectait  mieux  la  vie  de  famille,  elle  avait  aussi 
ses  inconvéniens,  qui  devenaient  presque  un  péril  social  au  nào- 
ment  des  longs  chômages.  On  se  souvient  des  émotions,  de  l'effroi 
qu'ils  causaient,  des  troubles  populaires  qui  les  ont  quelquefois 
accompagnés.  Heureusement,  la  dissémination  des  métiers  dans 
les  campagnes,  l'accroissement  du  tissage  rural  au  détriment  du 
tissage  urbain,  l'association  du  travail  de  la  soie  à  celui  des 
champs,  surtout  la  formation  des  grandes  maisons  par  suite  de 
l'augmentation  de  la  production,  la  nécessité  pour  ces  maisons 
de  maintenir,  même  aux  époques  de  mévente,  leur  organisation 

(1)  Les  populations  ouvrières  et  les  industries  de  la  France  dans  le  mouvement 
social  du  XIX'  siècle,  par  A.  Audiganne,  2  vol.  in-16.' Paris,  Capelle,  i8o4;  —  1. 1", 
^,«22  i -275. 


LE   TRAVAIL   DANS   LA    GRANDE   INDUSTRIE.  383' 

intacte,  afin  d'être  prêtes  à  l'heure  de  la  reprise,  tout  »eki  acÉiëj^ 
entre  le  patron  et  l'ouvrier  une  solidarité  d'intérêts,  latente,  msffs: 
effective,  qui  est  une  garantie  pour  celui-ci.  Tout  en  restant,  selon 
les  exigences  de  sa  nature,  divisée  en  petits  ateliers,  la  f«ibrique 
lyonnaise  en  est  venue  néanmoins  à  présenter,  au  point  de  vue 
de  la  permanence  du  travail,  des  avantages  qui  semblaient  l'apas 
nage  exclusif  des  agglomérations  de  métiers  en  usine  ;  tous  ses 
élémens  ont  plus  de  cohésion.  Ne  lui  est-il  pas  aussi  permis  de 
montrer,  avec  une  complaisance  partiale,  comme  témoignage  de 
ce  qui  peut  être  fait  dans  cette  voie,  outre  les  cinq  mille  métiers 
mécaniques  qu'elle  emploie,  ces  beaux  et  grands  établissemens; 
peu  nombreux,  il  est  vrai,  mais  d'autant  plus  remarquables,  où 
toutes  les  opérations  de  la  soie  sont  concentrées,  depuis  la  fila- 
ture jusqu'au  tissage  (1)?  » 

Ici,  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon,  et  son  porte-parole 
autorisé,  qui,  dans  l'espèce,  était,  je  crois,  son  secrétaire, allaient 
peut-être  un  peu  loin,  comme  Audiganne  l'avait  fait.  Il  n'y  avait 
point  de  «  transformation,  «  encore  moins  de  «  révolution;  » 
modification  suffisait;  »  il  n'y  a  point  eu  substitution,  mais  su- 
perposition ou  juxtaposition  de  l'usine  à  l'atelier.  Ce  qui  est 
exact  et  ce  qui  est  caractéristique,  c'est  que  le  travail  est  allé  |de 
«  l'unité  »  à  «  la  trinité,  »  par  les  deux  adjonctions  succes- 
sives du  tissage  rural  au  tissage  urbain,  et  du  métier  mécanique 
au  métier  à  la  main.  Le  mouvement,  puisque  c'est  le  mot  con- 
sacré, a  été  double;  l'industrie  de  la  soie  a  d'abord  reflué  de 
Lyon  sur  les  campagnes  environnantes,  puis  s'est  concentrée,  et 
tend  encore  à  se  concentrer  en  usines. 

Elle  est  moins  strictement  et  moins  spécifiquement  lyonnaise 
qu'elle  ne  le  fut  pendant  des  siècles  après  que  les  proscrits  [luc- 
quois,  florentins  ou  génois,  Guelfes  ou  Gibelins,  chacun  à  son 
tour,  ces  fuorusciti  dont  les  uns  allaient  devant  eux  cherchani 
la  paix  et  les  autres  cherchant  leur  pain,  y  eurent  introduit  et 
acclimaté  leur  art  subtil  et  délicat.  Quiconque  ferait  ou  referait  le 
dénombrement  de  ses  métiers  aux  diverses  époques  :  10000  avant 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  2  000  après  4685  ;  18  000  en  1787, 


(1)  Exposition  universelle  de  Vienne,  la  Fabrique  lyonnaise  de  soieries,  son 
passé,  son  présent.  Imprimé  par  ordre  de  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon,  1  vol. 
gr.  in-4%  Lyon,  Perrin  et  Marinet,  1873.  —  Cet  écrit  n'est  pas  de  M.  Morand,  au- 
jourd'hui secrétaire  de  la  Chambre  de  commerce,  à  qui  nous  devons  un  travail 
semblable  pour  l'Exposition  de  1889,  mais  de  son  prédécesseur. 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

2500  après  la  Révolution;  12  000  de  1804  à  1812;  20000  en  1819; 
27  000  en  1825;  40000  en  1837;  50  000  en  1848,  admirerait  le 
développement  quasi  constant,  —  sauf  le  contre-coup  des  boule- 
versemens  politiques  ou  sociaux,  —  l'épanouissement  magnifique 
de  l'industrie;  et  en  y  regardant  mieux,  à  partir  de  là,  ou  même 
d'un  peu  plus  haut,  car  l'irritation  des  tisseurs  urbains  contre  les 
ruraux  fut  pour  beaucoup  dans  les  émeutes  de  1831  et  de  1834, 
il  verrait  la  fabrique  lyonnaise,  durant  la  seconde  moitié  du 
xix^  siècle,  sortir,  pour  ainsi  dire  de  Lyon,  y  gardant  seulement 
30  000  métiers  sur  les  120  000  qu'elle  faisait  battre  en  1890  (1).  Et 
deuxièmement,  il  découvrirait,  sur  les  rôles  des  patentes  à  cette 
même  date,  188  établissemens  mécaniques  pour  le  travail  de  la 
soie  dans  la  région  lyonnaise,  desquels  il  importait  peu  que  34 
seulement  fussent  la  propriété  des  fabricans  lyonnais,  et  les  154 
autres  créés  par  des  entrepreneurs  à  façon.  Ce  n'en  était  pas  moins 
des  «  établissemens  mécaniques,  »  et  quelques-uns  de  grands  éta- 
blissemens :  en  1897,  5  peigneries  ou  filatures  de  soie,  8  tissages 
occupaient  plus  de  500  ouvriers.  Il  n'y  a  sans  doute  pas  de  quoi 
crier  à  la  «  révolution,  »  ni  à  la  «  transformation,  »  ni  au 
«  triomphe  »  de  la  grande  industrie,  «  se  substituant  »  au  petit 
atelier  et  soumettant  la  fabrique  lyonnaise  «  à  la  loi  commune;  » 
mais  il  y  a  de  quoi  nous  justifier  d'introduire  dans  ces  études  sur 
la  grande  industrie  la  fabrique  lyonnaise  qui,  à  première  vue,  et 
en  tant  qu'elle  se  définissait  par  la  dispersion  même  de  ses  métiers 
et  de  ses  opérations,  paraissait  ne  devoir  ni  ne  pouvoir  y  figurer. 

III 

L'usine  que  j'ai  visitée  peut  bien  être  prise  pour  type.  Elle 
emploie  ordinairement  environ  500  personnes  (presque  toutes 
femmes,  quelques  hommes  seulement)  ;  tantôt  plus,  tantôt  moins, 
l'eiïectif  varie,  il  est  en  ce  moment  de  464  ouvriers  et  ouvrières. 
C'est  une  usine  neuve  ;  elle  a  été  construite  en  1903,  et  ne 
marche  donc  que  depuis  dix-huit  mois.  Elle  est  située,  non  dans 
Lyon  même,  mais  à  la  porte  de  Lyon,  en  un  faubourg  que  sépare 
de  la  ville  le  beau  parc  de  la  Tête-d'Or,  à  Villeurbanne.  Elle  n'a 
qu'un  seul  étage  et  ne  forme  qu'un  seul  atelier,  une  vaste  salle 

(1)  Voyez  les  Industries  de  la  soie  :  sériciculture,  filature,  moulinage,  tissage.  — 
Histoire  et  statistique,  par  E.  Pariset.  (Publications  du  Bulletin  des  soies  et  soie- 
ries)] 1  vol.  iii-8°,  Lyon,  Pitrat  aîné,  1890. 


LB  TRAVAIL  DANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  385 

OÙ  sont  réunies  toutes  les  opérations  du  travail  de  la  soie,  ou  à 
peu  près  toutes,  toutes  celles  que  réunit  l'usine  qui  en  réunit  le 
plus,  car  je  ne  sais  si  nulle  part  on  fait  en  même  temps  dans  le 
même  lieu  la  filature  et  le  tissage  :  à  l'usine  D...  on  fait  tout,  et 
tout  dans  le  même  local,  du  dévidage  du  fil  au  baguetage  ou 
pliage  final  de  l'étoffe.  Pour  moteur,  la  force  électrique  :  tout  se 
meut  et  s'arrête  instantanément.  Tandis  que  j'étais  là,  un  acci- 
dent banal,  un  plomb  qui  venait  de  sauter,  coupa  tout  d'un  coup  le 
travail,  et  tout  d'un  coup,  l'accident  réparé,  le  plomb  remplacé,  le 
travail  reprit  :  en  une  ou  deux  minutes,  il  recommença  à  battre 
son  plein.  De  la  cage  vitrée  oti  se  font  les  écritures,  ces  cordes  qui 
pendent,  ces  fils  qui  se  tendent,  ces  lisses  qui  s'abaissent,  ces  le- 
viers qui  remontent,  ces  battans  qui  frappent,  ces  poulies  qui  tour- 
nent, ces  sortes  de  hunes  qui  couronnent  les  hauts  métiers,  tout 
cet  entre-croisement  de  lignes  verticales  et  de  lignes  horizontales, 
on  dirait  les  agrès  très  fins  d'un  très  grand  et  très  puissant  na- 
vire ;  ce  bureau  même  domine  l'énorme  atelier  comme  une  passe- 
relle de  commandement,  et,  s'il  y  a  peu  de  cuivres,  avec  ce  va-et- 
vient  d'acier  qui  y  met  un  reflet  bleuâtre,  l'irréprochable  propreté 
du  pavé  aide  à  l'illusion,  en  complétant  l'image.  Ce  n'est  plus  la 
crasse  grasse  et  glissante  de  l'ancienne  manufacture  de  draps  ; 
toutes  les  opérations  de  la  soie  se  font  ici,  excepté  deux,  celles 
justement  qui  salissent,  le  tirage  des  cocons  et  la  teinture. 

Le  tirage  «  consiste  à  dissoudre,  dans  de  l'eau  très  chaude, 
l'espèce  de  gomme  qui  enduit  et  colle  à  lui-même  dans  toute  sa 
longueur  le  fil  unique  dont  se  compose  le  cocon;  à  saisir  le 
bout  de  ce  fil,  à  le  tirer  pendant  que  le  cocon  plonge  dans  l'eau, 
à  le  réunir  à  d'autres  tirés  de  la  même  manière  et  en  même 
temps  que  lui,  pour  n'en  former  qu'un  seul  plus  gros  et  plus 
fort,  et  à  dévider  celui-ci  en  écheveaux  sur  un  asple  ou  dévi- 
doir. —  Il  serait  difficile,  notait  le  docteur  Villermé,  de  se  faire 
une  idée  de  l'aspect  sale,  misérable,  des  femmes  employées  au 
tirage  de  la  soie,  de  la  malpropreté  horrible  de  leurs  mains,  du 
mauvais  état  de  santé  de  beaucoup  d'entre  elles,  et  de  l'odeur 
repoussante,  siii  generis,  qui  s'attache  à  leurs  vêtemens,  infecte 
les  ateliers  et  frappe  tous  ceux  qui  les  approchent  (1).  »  L'usine 
D...  ne  fait  pas  le  tirage  ou  le  dévidage  des  cocons;  elle  reçoit 
en  écheveaux  ses  soies  grèges  :  soies  jaunes  de  France,  d'Italie 

(1)  État  physique  et  moral  des  ouvriers,  I,  345. 

TOME  XXX.  —  1905.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  d'Espagne,  soies  blanches  de  Canton.  «  La  soie  grège  est 
formée  d'un  certain  nombre  de  fils  élémentaires  soudés  entre 
eux  par  le  grès  coagulé,  suivant  des  directions  à  peu  près  paral- 
lèles. En  cet  état,  elle  pourrait  être  soumise  au  tissage,  mais 
elle  est  incapable  de  supporter  les  opérations  de  la  teinture  en 
flottes.  Ces  manipulations,  en  effet,  nécessitent  l'immersion  de 
la  soie  dans  des  bains  dont  la  température  atteint  100°.  Sous 
l'influence  d'un  pareil  traitement,  le  grès  perdant  sa  consis- 
tance, pouvant  même  entrer  en  dissolution,  les  fils  élémentaires 
auraient  une  tendance  à  se  séparer  les  uns  des  autres,  à  former 
des  boucles  et  des  nœuds  ;  il  serait  impossible  ensuite  de  les  sou- 
mettre au  tissage.  Pour  donner  à  la  soie  grège  plus  de  résistance, 
pour  la  transformer  en  un  fil  capable  de  subir*le  mieux  possible 
les  diverses  manipulations  qui  lui  sont  imposées  d'ordinaire 
avant  d'être  transformée  en  tissus,  on  la  soumet  au  moiilinage^ 
appelé  aussi  ouvraison  (1).  «  Sous  le  régime  de  l'industrie  dis- 
persée, cette  ouvraison  était  la  spécialité  de  certaines  manufac- 
tures appelées  moulins,  établies  surtout  dans  la  Haute-Italie, 
Piémont  et  Lombardie,  aux  environs  de  Bergame,  dans  le  Midi 
de  la  France  et  le  Sud  de  la  Grande-Bretagne  (2). 

«  Le  moulinage,  qui  constitue  une  des  préparations  fonda- 
mentales de  la  soie,  comprend  quatre  opérations  : 

1°  Dévidage  des  écheveaux  de  la  soie  grège,  pour  la  trans- 
porter sur  des  bobines; 

2°  Torsion  donnée  séparément  à  chaque  fil  de  grège  prove- 
nant des  bobines; 

3°  Doublage  de  deux  fils  de  grège  préalablement  tordus,  iso- 
lément ou  non,  torsion  imprimée  au  double  fil  obtenu,  et  nou- 
veau dévidage  sur  les  bobines  ; 

4°  Formation,  par  torsion  nouvelle,  des  fils  provenant  de 
l'assemblage  de  deux  ou  d'un  plus  grand  nombre  de  fils  de  grège 
préalablement  tordus  ou  non  ;  dévidage  sur  des  guindres  et 
mises  en  écheveaux. 

La  torsion  d'un  seul  fil  de  grège  porte  le  nom  de  premier 
tors  ou  premier  apprêt  et  donne  un  fil  qui  est  désigné  sous  le 
nom  de  poil. 

(1)  La  Soie  au  point  de  vue  scientifique  et  industriel,  par  Léo  Vignon,  maître  de 
conférences  à  la  Faculté  des  sciences,  sous-directeur  de  l'École  de  chimie  indus- 
trielle de  Lyon,  1  vol.  in-16.  Bibliothèque  des  connaissances  utiles  ;  Paris,  J.-B.  Bail- 
lière  et  fils,  1890,  p.  151. 

(2)  Ure,  Phitosophie  des  manufactures,  I,  en.  ii,  p.  356. 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  387 

Deux  OU  plusieurs  fils  de  soie  grège  tordus  ensemble  sans 
être  tordus  au  préalable  individuellement  fournissent  un  fil 
appelé  trame. 

Enfin,  si  l'on  donne  à  deux  ou  plusieurs  fils  de  grège  tordus 
préalablement  et  individuellement  de  droite  à  gauche  une  torsion 
de  gauche  à  droite  après  les  avoir  assemblés,  on  obtient  des  fils 
employés  pour  la  chaîne  des  tissus  et  connus  sous  le  nom  ^or- 
gansins (1).  » 

Tout  le  monde  sait  comment  se  fait  le  dévidage.  «  Pour  être 
dévidées,  les  soies  grèges  sont  placées  sur  des  tavelles,  cadres 
très  légers  en  bois  de  pin,  dont  les  bras  sont  réunis  par  des  fils 
de  fer  :  les  tavelles  disposées  verticalement  tournent  sur  un  axe 
horizontal  passant  en  leiir  centre  ;  des  roquets  ou  bobines,  tour- 
nant par  friction,  attirent  et  enroulent  la  soie,  et  font  tourner  les 
tavelles...  On  évalue  la  qualité  d'une  grège  au  point  de  vue  du 
dévidage  par  le  nombre  de  tavelles  qui  peuvent  être  surveillées 
par  une  seule  ouvrière.  On  dit  qu'une  grège  est  d'un  dévidage  de 
40  tavelles  lorsqu'une  ouvrière  peut  suffire  à  la  marche  de  40  ta- 
velles/:. Il  est  admis  comme  règle  qu'une  ouvrière  peut  trouver 
et  nouer  8^0  bouts  en  une  heure  avec  une  soie  bien  croisée  (2).  » 

luQ  moulinage  proprement  dit  ou  tordage  ou  torsion,  néces- 
saire pour  faire  de  la  soie  grège  un  fil  apte  à  être  tissé,  et  qui 
s'opérait  au  fuseau  par  les  filleresses  de  la  vieille  France,  qui 
s'opère  encore  à  la  main,  comme  procèdent  les  cordiers  pour  leur 
corde,  au  Tonkin  et  dans  d'autres  contrées  de  l'Asie,  se  faisait 
depuis  le  xiv®  siècle  en  Italie  et  se  fait  même  de  nos  jours  en 
Piémont  sur  un  moulin,  appelé  moulin  rond,  à  cause  de  sa  forme, 
lequel  n'est  qu'un  gros  tour,  volumineux  et  encombrant,  outil 
médiocre,  justement  comparé  pour  l'inutile  complexité  et  la  gros- 
sièreté de  ses  organes,  à  l'antique  machine  de  Marly  (3).  L'usine 
D...  emploie  le  moulin  ovale,  d'invention  française,  plus  facile  à 
loger  et  d'un  mécanisme  très  simple.  Il  est^ comme  divisé  en 
deux  étages  :  «  à  la  partie  inférieure  se  trouvent  une  ou  plusieurs 
rangées  de  fuseaux  placés  verticalement  et  tournant  avec  rapi- 
dité (cinq  à  six  mille  tours  par  minute).  La  soie  qu'ils  débi- 
tent se  déroule,  se  tord  en  même  temps  en  proportion  de  leur 
vitesse,  et  s'enroule  ensuite  sur  des  guindres  ou  des  cylindres 


(1)  Léo  Vignon,  ouvrage  cité,  p.  132. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  154-155. 

(3)  Id.yibid.,^.  153,  157. 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


placés  horizontalement  à  la  partie  supérieure  (1).  »  Des  trois 
espèces  de  fils  produits  par  le  moulinage  :  le  poil,  la  trame  et 
l'organsin,  la  première,  le  poil  ne  subit  qu'une  faible  torsion; 
elle  fournit  des  fils  qui  servent  de  chaîne  pour  les  étoffes  légères, 
la  rubanerie,  la  passementerie,  la  broderie.  La  trame  exige  une 
torsion  de  80  à  150  tours  par  mètre.  Quant  à  Vorgansm,  soumis, 
après  le  filage  et  le  doublage,  à  une  nouvelle  torsion  en  sens 
inverse,  ou  tors,  les  deux  torsions  qu'il  subit  varient  selon  les 
apprêts,  au  premier  apprêt  ou  filage  de  400  à  2  500  tours,  au 
second  apprêt  ou  tors  de  300  à  1  500  tours  (2). 

Le  moulinage  fini,  on  met  le  fil  en  flottes,  ou  en  paquets  dont 
la  longueur,  autrefois  de  1  500  mètres,  peut  atteindre  maintenant 
de  15  à  20000  mètres.  On  marque  avec  des  capies,  petits  nœuds 
de  schappe  ou  de  coton,  la  croisure  des  fils,  afin  de  les  empêcher 
de  se  mêler  et  de  conserver  la  forme  de  la  flotte.  Si  cette  méthode 
a  ses  désavantages,  en  ce  qu'elle  rend  la  teinture  plus  malaisée, 
les  fils  étant  serrés  les  uns  contre  les  autres  et  moins  divisés 
que  dans  les  petites  flottes,  elle  permet  cependant  de  grandes 
économies,  moins  de  main-d'œuvre  et  moins  de  déchet,  lors  du 
nouveau  dévidage,  au  retour  de  la  teinture  (3),  où  la  soie  en 
flottes  est  envoyée  à  la  suite  d'un  triage  et  d'un  classement  qui 
porte  le  nom  de  mettage  en  mains.  Ordinairement  les  fils  sont 
classés,  suivant  leur  grosseur,  en  trois  catégories  ;  les  flottes  de 
même  espèce  sont  réunies  entre  elles  par  un  lien  et  donnent  une 
pantime.  Le  groupement  de  plusieurs  pantimes  constitue  une 
masse  appelée  main  (4j. 

Quand  les  flottes  de  soie  reviennent  teintes,  alors  s'ouvre, 
avant  le  tissage,  la  deuxième  série  des  opérations  :  dévidage  et 
détrancanage;  la  dévideuse  doit  enrouler  la  soie  sur  le  roquet  d'une 
-manière  parfaitement  uniforme  avec  une  tension  convenable,  de 
façon  que  sous  le  doigt  les  roquets  garnis  soient  résistans,  mais 
non  pas  durs;  elle  doit  rattacher  rapidement  les  fils  cassés,  éviter 
le  déchet,  prendre  garde  à  ne  pas  ternir  la  nuance  et  le  brillant 
de  la  soie,  mettre  en  un  mot  les  roquets  en  état  de  pouvoir  se 
dévider  régulièrement  et  sans  secousse  pendant  le  tissage  (5); 

(1)  Léo  Vignon,  ouvrage  cité,  p.  157. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  158-159. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  160-161. 

(4)  Id.,  ibid.,  p.  215. 

(5)  Id.,  ibid.,  p.  287. 


LE   TRAVAIL  DANS   LA    GRANDE   INDUSTRIE.  389 

cannetage  :  c'est  le  chargement  ou  la  charge  des  cannettes.  Dans 
le  cas  où  les  fils  enroulés  sur  le  roquet  doivent  servir  pour  la 
trame,  une  ouvrière,  la  canneteuse,  réunit  le  nombre  de  fils  fixé 
par  le  fabricant  ;  elle  les  enroule  sur  un  tuyau,  petit  cylindre  en 
jonc,  en  buis,  en  canne  ou  en  roseau,  qui  viendra,  à  son  tour, 
charger  la  navette  du  tisserand,  et  qui  en  effet  s'y  glisse  comme 
la  cartouche  dans  le  magasin  du  fusil  :  le  tuyau  couvert  de  soie 
prend  le  nom  de  cannette. 

Ainsi  que  le  cannetage  est  la  préparation  de  la  trame,  Vour- 
dissage  est  la  préparation  de  la  chaîne  :  il  a  pour  objet  de  juxta- 
poser, parallèlement  et  avec  une  tension  uniforme,  les  fils  de  même 
longueur,  en  nombre  déterminé,  —  tnuseties  de  quarante  fils, 
portées  de  quatre-vingts,  etc.,  —  qui  composeront  la  chaîne,  en 
leur  gardant  leurs  places  respectives,  sans  quoi  les  fils  pourraient 
s'entremêler  et  le  tissage  deviendrait  impossible.  (Gomme  s'éclaire 
et  s'explique  soudain,  se  dégage  dans  toute  sa  force  l'expression  : 
ourdir  un  complot  !)  L'appareil  à  ourdir  se  nomme  naturelle- 
ment Vourdissoir  :  c'étaii»  et  c'est  généralement  encore,  dans  les 
petits  ateliers,  un  grand  tambour,  creux,  cylindrique,  de  deux 
mètres  de  haut,  dont  l'axe  doit  être  parfaitement  vertical.  L'ou- 
vrière donne  à  l'ourdissoir  un  mouvement  de  rotation  au  moyen 
d'une  manivelle.  Elle  enroule  d'abord  la  première  musette  du 
haut  en  bas  sur  le  tambour,  puis  elle  juxtapose  une  seconde 
musette  en  remontant  de  bas  en  haut  et  continue  ainsi  jusqu'à 
ce  que  le  nombre  voulu  de  musettes  ou  de  portées  ait  été  mis 
sur  l'ourdissoir...  Il  est  essentiel,  dans  l'ourdissoir,  de  conserver 
à  chaque  fil^  son  rang  déterminé;  les  fils  doivent  être  assez  dis- 
tincts les  uns  des  autres  pour  qu'on  puisse  retrouver  la  véri- 
table place  des  fils  qui  se  cassent.  Lorsque  l'ourdissoir  a  reçu  un 
nombre  suffisant  de  musettes,  l'ouvrière  lève  la  chaîne  et  l'en- 
roule autour  d'une  cheville  en  un  peloton  très  serré  (1).  »  A 
l'usine  D...,  on  se  sert  de  préférence  d'un  modèle  plus  récent,  où 
le  tambour  est  horizontal,  peut  tourner  autour  de  son  axe  et 
progresser  en  même  temps  suivant  une  direction  parallèle  à  cet 
axe.  «  Avec  ce  modèle  perfectionné,  la  juxtaposition  exacte  de 
chaque  musette  est  assurée  par  le  passage  des  fils  au  travers  des 
dents  d'un  peigne  qui  règle  la  largeur  d'enroulement.  Les  di- 
mensions du  tambour  sont  telles  que  la  chaîne  se  trouve  répartie 

(1)  Léo  Vignon,  ouvrage  cité,  p.  288-289. 


1  390  RBVUK  DES  DEUX  MONDES. 

suivant  une  longueur  d'axe   justement  égale  à  la  largeur  de 
l'étoffe  à  laquelle  elle  est  destinée  (1).  » 

Vient  ensuite  le  pliage.  Il  s'agit  d'enrouler  la  chaîne  sur  l'en- 
souple  ou  rouleau,  qui  alimentera  le  métier  à  tisser,  dans  la  lar- 
geur que  doit  avoir  letoffc,  bien  parallèlement  et  avec  une 
tension  égale.  Quand  tous  les  fils  sont  uniformément  tendus,  im- 
peccablement parallèles,  et  chaque  fil  à  sa  place,  la  chaîne  est 
bonne  et  prête  pour  le  tissage.  Du  tissage  même,  il  n'y  a  assuré- 
ment rien  à  dire  qui  n'ait  été  dit,  si  ce  n'est  quant  à  l'allége- 
ment de  la  peine,  et  je  le  dirai  en  son  lieu;  après  le  tissage,  il  ne 
reste  que  les  apprêts,  mais  il  y  en  a  autant  et  plus  que  de  genres 
d'étoffes  :  finissage,  polissage,  pincetage,  déjumellage,  cylin- 
drage,  rasage,  grillage  ou  flambage,  encollage,  gommage ^ 
glaçage,  gaufrage,...  tous  ces  tours  de  main,  d'où  «sortent, 
en  uni,  les  taffetas,  les  sergés,  les  satins  et  les  velours,  parmi 
les  façonnés,  les  lampas,  les  satins  lamés,  les  droguets,  les 
brocatelleS;  les  brocarts;  enfin,  métrage  et  baguetage  ou  pliage 
final. 

IV 

A  ces  diverses,  opérations,  nécessaires,  préliminaires  ou  con- 
sécutives au  tissage  de  la  soie,  correspondent  autant  de  catégo- 
ries, de  spécialités  d'ouvriers,  ou  plutôt  d'ouvrières,  ear  l'usine 
D...  n'emploie  guère,  outre  le  patron,  les  trois  directeurs  (un  à  la 
préparation,  deux  à  l'atelier),  les  commis  et  les  machinistes,  que 
cinq  ou  six  gareurs,  sortes  de  mécaniciens  tisseurs  qui  font 
ce  qu'une  femme  ne  pourrait  pas  faire,  et  notamment  les  répara- 
tions aux  métiers,  lorsque  quelque  chose  s'y  dérange;  cinq  ou 
six  apprèteufs,  cinq  ou  six  polisseurs  ou  finisseurs  do  tissus. 
C'est,  à  eux  seuls,  tout  le  personnel  masculin.  Les  fen.vmes  sont 
partout  ailleurs,  et  partout  indifféremment,  sans  (V^tinction 
d'âge  :  au  moulinage  de  la  trame  avant  le  départ  du  fi  pour  la 
teinture,  dévideuses,  doubleuses,  moulineuses,flotteuses,]flieuses; 
au  retour  de  la  teinture,  dévideuses  encore,  ourdisseust%  canne- 
teuses,  remetteuses ,  tordeuses,  monteuses  de  métier  pour  façon- 
nés, tisseuses;  après  le  tissage,  pinceteuses  (2).  L'a  plupart,  pour- 

(1)  Léo  Vignon,  ouvrage  cité,  p.  291. 

(2)  On  dit  ailleurs  épinceteuses.  J'ai  même  cru  entendre  dire  à  Eïbeuî épingleuses, 
mais  je  n'en  suis  pas  sûr,  et  peut-êti'e  était-ce  «  épinceteuses  »  qu'on  disait. 


LS   TRAVAIL   DANS    LA    GRANDE   INDUSTRIE.  391 

tant,  presque  toutes,  sont  jeunes  ou  encore  jeunes,  et  il  me 
semble,  après  avoir  parcouru  d'un  bout  à  l'autre  la  quadruple  ou 
sextuple  haie  de  métiers,  en  avoir  vu  très  peu  de  vieilles.  La 
journée  est  de  dix  heures,  comme  le  veut  la  loi,  avec  une  heure 
et  demie  ou  deux  heures  d'interruption  pour  le  repas  de  midi. 
Auprès  de  chaque  métier  est  un  tabouret  sur  lequel  l'ouvrière 
peut  de  temps  en  temps  s'asseoir,  tout  en  surveillant  son  tra- 
vail, et  se  délasser  de  cette  longue  station  debout,  si  pénible  et 
parfois  si  dangereuse  pour  la  femme.  De  toutes  façons  on  s'ingé- 
nie à  réduire  l'effort  au  moindre  effort,  et,  par  une  suite  d'appli- 
cations heureuses,  on  y  a  en  partie  réussi.  Les  métiers  à  la  Jac- 
quard y  ont  grandement  contribué,  en  permettant  à  un  ouvrier 
de  produire  sans  aide,  sans  tireur  de  lacs,  les  étoffes  les  plus 
compliquées.  Ils  y  ont  contribué  directement  :  «  grâce  à  eux,  la 
fabrication  des  étoffes  dites  façonnées,  c'est-à-dire  de  celles  dans 
lesquelles  on  représente  des  fleurs,  des  dessins,  ou  que  l'on 
broche  d'or  et  d'argent,  est  maintenant  plus  facile,  plus  prompte 
qu'autrefois  et  moins  fatigante,  à  durée  égale  de  travail;  »  et 
indirectement,  pour  les  tisseurs  en  chambre  :  la  «  hauteur  du  mé- 
tier Jacquard  force  les  propriétaires  et  constructeurs  de  maisons 
d'espacer  beaucoup  les  planchers,  et,  par  conséquent,  de  donner 
abondamment  de  l'air  et  de  la  lumière  dans  l'intérieur  des  loge- 
mens.  Enfin,  ce  métier  a  fait  supprimer  la  classe  entière  des 
tireurs,  qui  était  composée  d'enfans,  dont  la  constitution,  m'a- 
t-on  assuré,  se  détériorait  toujours  par  la  grande  fatigue  à  laquelle 
ils  étaient  soumis  et  par  les  attitudes  vicieuses  qu'ils  étaient 
obligés  de  prendre  (1).  » 

Néanmoins,  et  bien  que  son  invention  fût  destinée  à  épar- 
gner à  tant  de  victimes  tant  de  misères,  Jacquart  fut  d'abord, 
comme  beaucoup  d'inventeurs,  la  victime  de  son  invention. 
Quelles  épreuves  il  dut  traverser,  Andrew  Ure  l'a  raconté  en  une 
page  très  intéressante  : 

«  L'histoire  de  l'introduction  du  métier  Jacquard  (2)  est  une 
leçon  des  plus  instructives  sur  l'avantage  de  la  libre  communi- 
cation et  de  la  rivalité  entre  deux  pays.  L'inventeur  de  ce  beau 
mécanisme  était  originairement  un  obscur  fabricant  de  chapeaux 
de  paille,  qui  n'avait  jamais  appliqué  son  esprit  à  la  mécanique 
automatique,  avant  d'avoir  eu  l'occasion,  par  suite  de  la  paix 

(1)  Villermé,  Tableau  de  l'état  physique  el  moral  des  ouvriers,  I,  370. 

(2)  Ure  et  Villermé  écrivent  «  Jacquart.  » 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Amiens,  de  lire,  dans  un  journal  anglais,  l'offre  faite  par  notre 
Société  des  Arts  d'une  récompense  à  celui  qui  tisserait  un  filet 
par  une  mécanique.  Son  génie  assoupi  s'éveilla  aussitôt,  et  il 
fabriqua  un  filet  à  la  mécanique;  mais,  n'ayant  obtenu  aucun 
encouragement  de  la  part  du  gouvernement  de  son  pays,  il  ou- 
blia son  invention  pendant  quelque  temps,  et  plus  tard  il  en  fit 
présent  à  un  ami  comme  une  chose  de  peu  d'importance.  Cepen- 
dant le  filet  tomba  par  hasard  entre  les  mains  des  autorités,  et 
fut  envoyé  à  Paris.  Longtemps  après,  lorsque  Jacquard  ne  son- 
geait plus  à  son  invention,  le  préfet  du  département  l'envoya 
chercher,  et  lui  dit  :  «  Vous  êtes-vous  occupé  de  la  fabrication 
d'un  filet  à  la  mécanique?  »  Il  ne  s'en  souvenait  pas  d'abord; 
mais,  le  filet  lui  ayant  été  représenté,  il  se  rappela  toutes  les  cir- 
constances. Le  préfet  l'ayant  prié  de  construire  la  machine  avec 
laquelle  il  avait  fabriqué  ce  filet.  Jacquard  demanda  trois  se- 
maines pour  l'exécuter.  Au  bout  de  ce  temps,  il  revint  vers  le 
préfet,  avec  la  machine  ;  il  lui  demanda  de  frapper  du  pied  sur 
une  certaine  partie  de  la  mécanique,  mouvement  dont  l'efTet  fut 
d'ajouter  une  nouvelle  maille  au  filet.  La  mécanique  ayant  été 
envoyée  à  Paris,  Napoléon,  avec  sa  brusquerie  et  son  despo- 
tisme ordinaire,  fit  expédier  un  mandat  d'arrêt  contre  le  con- 
structeur. Jacquard  fut  aussitôt  placé  sous  la  garde  d'un  gen- 
darme ;  on  ne  lui  permit  même  pas  de  se  rendre  chez  lui  pour 
se  pourvoir  de  choses  nécessaires  à  son  voyage.  Arrivé  dans  la 
métropole,  on  le  conduisit  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers, 
où  on  lui  commanda  de  construire  sa  machine  en  présence  des 
inspecteurs;  ce  qu'il  fut  obligé  de  faire. 

«  Lorsqu'on  l'eut  présenté  à  Bonaparte  et  à  Carnot,  le  pre- 
mier lui  adressa,  d'un  air  d'incrédulité,  ces  rudes  paroles  : 
«  Est-ce  vous  qui  prétendez  faire  ce  que  Dieu  tout-puissant  ne 
saurait  faire,  un  nœud  à  une  corde  tendue?  »  Jacquard  montra 
alors  la  mécanique,  et  la  nature  de  son  opération.  On  lui  donna 
ensuite  à  examiner  un  métier  qui  avait  coûté  de  20  à  30  000  francs, 
pour  faire  des  tissus  à  l'usage  de  Bonaparte.  Il  entreprit  défaire 
par  une  mécanique  fort  simple  ce  qu'on  avait  essayé  en  vain  à 
l'aide  d'un  mécanisme  très  compliqué  ;  et,  ayant  pris  pour  mo- 
dèle une  des  machines  de  Vaucanson,  il  construisit  le  fameux 
métier  Jacquard.  Il  retourna  dans  sa  ville  [natale,  récompensé 
d'une  pension  de  mille  écus;  mais  il  éprouva  la  plus  grande  dif- 
ficulté à  introduire  sa  machine  parmi  les  tisserands  en  soie,  et  il 


LE   TRAVAIL  DANS    LA   GRANDE    INDUSTRIE.  393 

fut  trois  fois  en  danger  de  sa  vie.  Le  conseil  des  prud'hommes, 
qui  sont  les  conservateurs  officiels  du  commerce  de  Lyon,  brisa 
son  métier  en  place  publique,  en  vendit  le  bois  et  le  fer  comme 
matériaux  de  rebut,  et  le  désigna  comme  un  objet  de  haine  et 
d'ignominie  universelle.  Ce  ne  fut  que  lorsque  les  Français  com- 
mencèrent à  sentir  le  pouvoir  de  la  concurrence  étrangère  qu'ils 
eurent  recours  à  cette  admirable  invention  de  leur  compatriote; 
et,  depuis  cette  époque,  ils  ont  eu  la  preuve  que  c'est  la  seule 
protection,  le  seul  appui  réel  de  leur  commerce  (1).  » 

Laissons  le  libéralisme  tendancieux,  l'optimisme  et  comme 
le  finalisme  économique  de  ce  petit  morceau  :  il  reste  que  les 
contemporains  virent  surtout  dans  l'invention  de  Jacquard 
qu'elle  «  supprimait  un  ouvrier.  »  C'est  de  quoi  le  jury  de  l'Expo- 
sition de  1801  le  récompensa  et  de  quoi  les  tisseurs  lyonnais 
lui  en  voulurent.  Mais  nous,  nous  ne  voyons  plus  que  ce  qu'il  a 
supprimé  de  peine,  et  nous  lui  en  devons  être  d'autant  plus  re- 
connaissans  que  le  tireur  de  lacs  dont  il  a  trouvé  le  moyen  de  se 
passer  était  le  plus  souvent  un  enfant.  Par  lui  et  de  ce  seul  fait, 
il  y  a  dans  le  monde  un  peu  moins  de  souffrance,  pour  la  race 
un  peu  plus  de  force  et  de  vie  en  réserve.  Je  ne  crois  pas, 
d'autre  part,  que  l'on  puisse  dire  encore  aujourd'hui,  comme 
Villermé  le  disait  :  «  La  circonstance  qui,  d'après  les  ouvriers 
eux-mêmes,  leur  occasionne  le  plus  de  fatigue,  la  seule  même 
qui  nuise  à  leur  santé,  si  l'on  met  à  part  la  longue  durée  du  tra- 
vail, est  la  percussion,  renouvelée  à  chaque  instant,  du  balan- 
cier du  métier,  serrant  chaque  fil  de  trame  sur  le  fil  précédent. 
Cette  percussion  se  transmet  à  la  partie  inférieure  de  la  poitrine 
par  Vensouple  ou  gros  cylindre  sur  lequel  on  enroule  l'étoffe  à 
mesure  qu'on  tisse  (2).  » 

En  somme,  et  pour  toutes  sortes  de  raisons,  dont  la  plus 
forte  est  le  progrès  de  la  mécanique,  la  peine  du  travail  a  cer- 
tainement diminué.  Mais  la  diminution  de  la  peine  n'est  qu'une 
amélioration  pour  ainsi  dire  négative.  Il  y  a  eu  aussi  améliora- 
tion positive,  par  l'augmentation  du  prix  du  travail.  Au  mo- 
ment de  toucher  la  question  du  salaire,  je  ne  puis  me  défendre 
de  quelque  inquiétude,  car  je  sens  que  cette  espèce  de  mystère 

(1)  Ure,  Philosophie  des  manufactures,  I,  381-384.  —  La  Biographie  universelle 
de  Michaud  et  la  Nouvelle  biographie  générale  rapportent  les  mêmes  faits,  mais 
en  attribuant  à  Garnot  le  mot  prêté  par  Ure  à  Napoléon. 

(2)  État  physique  et  moral  des  ouvriers,  I,  371. 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  s'enveloppe  la  fabrique  lyonnaise  s'épaissit.  Tout  à  l'heure, 
tant  qu'il  ne  s'agissait  que  de  l'industrie  de  la  soie,  de  la  fabrique 
en  son  ensemble,  on  regardait  «  l'étranger  curieux  »  avec  une 
bienveillance  légèrement  narquoise;  sitôt  qu'il  s'informe  du  sa- 
laire, il  semble  s'y  mêler  de  la  commisération,  à  moins  que  ce  ne 
soit  de  la  méfiance.  Replié  sur  lui-même,  entre  les  collines  qui 
l'enserrent  et  bouchent  au  bout  des  rues  son  horizon,  le  Lyonnais 
aime  bien  s'occuper  seul  de  ses  affaires,  et  il  ne  veut  montrer  au 
monde  que  ce  qu'il  lui  vend.  Si  pourtant  un  homme  audacieux 
et  préalablement  vêtu  de  la  triple  cuirasse  pousse  de  ce  côté  ses 
investigations,  on  ne  le  voue  sans  doute  pas  aux  dieux  irrités  de 
la  cité,  on  est  de  trop  bonne  grâce  et  de  trop  bonne  éducation 
pour  se  livrer  à  cet  excès  d'humeur,  —  mais  on  l'abandonne  à 
son  sort,  et  on  le  laisse  aller  avec  ses  dieux  à  lui,  que  l'on  espère 
tout  bas  et  que  peut-être  on  souhaite  impuissans.  Ce  n'est  pas 
d'hier  que  ce  sentiment  se  révèle  :  «  Il  est  peu  de  sujets  dans 
toutes  mes  recherches,  faisait  observer  Villermé,  sur  lesquels  il 
m'ait  été  aussi  difficile  d'avoir  une  opinion  que  sur  les  salaires 
payés  par  la  fabrique  de  Lyon,  et  sur  leurs  rapports  avec  le  prix 
des  choses  nécessaires  à  la  vie  ;  on  ne  s'entendait  même  pas  sur 
le  point  le  plus  facile  à  constater,  le  chiffre  des  salaires  (1).  » 
Ferai-je  observer  à  mon  tour  que  c'est  là  en  effet,  uû  point 
toujours  obscur  dans  les  recherches  sur  les  industries,  et  princi- 
palement sur  les  métiers  de  femmes,  qui  sont,  d'autres  diraient 
probablement  parce  que  ce  sont  des  métiers  à  salaires  bas? 
Mieux  vaut  répondre  que,  grâce  à  l'obligeance  de  M.  D...,  si  je 
n'ai  pas  tout  su,  je  n'ignore  plus  tout  à  fait  tout.  De  toutes  les 
opérations  ci-dessus  décrites,  le  moulinage  seul  se  paye  à  la 
journée  :  tout  le  reste  (sauf  le  travail  des  prépareuses  et  celui 
des  finisseuses)  est  à  la  tâche.  M.  D...  estime  que  chez  lui,  —  il 
a  grand  soin  de  préciser:  chez  lui,  —  le  salaire  moyen  est  d'envi- 
ron 3  francs  ;  que  les  ouvrières  les  plus  habiles  peuvent  aller 
à  3  fr.  50  (4  francs  étant  considéré  comme  un  chiffre  absolu- 
ment exceptionnel  même  pour  les  meilleures  ouvrières)  ;  que  les 
moins  bonnes  gagnent  2  fr.  75  (ce  chiffre  étant  cependant  con- 
sidéré comme  un  peu  faible).  D'après  le  tableau  qu'il  fit  dresser 
pour  se  rendre  compte  du  plus  ou  moins  bien  fondé  des  reven- 
dications de  ses  ouvrières  en  chômage,  lors  de  la  grève  générale 


(1)  État  ohysique  et  moral  des  ouvriers,  I,  374. 


Ouvrières. 
6 

P.  100 

13 

11 

26 

17 

36 

9 

18 

L3   TRAVAIL   DANS    LA    GRANDB   INDUSTRIE.  395 

de  1903,  M.   D...  établit  ainsi  la  proportion  des  salaires,  hauts, 
moyens  et  bas  : 

gagnaient,  par  an,  plus  de  1  100  fr.  (1  à  1  413  fr  ). 

—  —  1  000  fr.  (1  à  1  085  fr.). 

—  —      900  à  1 000  francs. 

—  —      800  à  900   — 
4      8(1)      —        —      700  à  800   — 

Le  salaire  le  plus  faible  avait  été  de  744  francs,  la  grande 
majorité  des  ouvrières  touchant  de  800  à  1000  francs,  soit,  à 
trois  cents  jours  de  travail  par  an,  de  2  fr.  66  à  3  fr.  33  par  jour. 
A  ce  moment  du  reste,  en  1903,  l'usine  D...,  qui  venait  de 
naître,  était  encore  dans  la  période  d'organisation  :  depuis  qu'elle 
en  est  sortie,  et  qu'on  la  peut  tenir  pour  adulte,  on  peut  égale- 
ment tenir  pour  acquis  que  tous  les  salaires  y  ont  augmenté,  que 
l'amélioration  de  la  condition  des  ouvriers  s'y  est  accusée  et 
accentuée,  du  fait  de  l'amélioration  des  conditions  de  l'usine 
elle-même.  Mais  M.  D...  insiste  :  voilà  ce  que  les  ouvrières 
gagnent  chez  lui:  il  ne  dit  pas  qu'elles  le  gagnent  partout,  et 
son  silence  fait  entendre  le  contraire,  non  moins  que  les  conseils 
de  prudence  que  d'autres  patrons  nous  prodiguent  quant  à  la 
portée  à  donner  aux  chiffres  relevés  chez  M.  D...  Et  le  myoïère 
s'éclaircit  peut-être.  Si  M.  D...  ouvre  ses  livres  de  paie,  avec 
une  complaisance  qui  charge  d'étonnement  admira tif  le  regard, 
tout  à  l'heure  de  commisération  et  tout  à  l'heure  d'ironique  in- 
dulgence, n'est-ce  pas  parce  qu'il  sait  que,  chez  lui^  les  salaires 
sont,  pour  la  fabrique  lyonnaise,  des  salaires  forts  ?  Mais  inver- 
sement, si,  chez"d'autres,  loin  de  les  étaler,  on  les  enferme  à 
double  tour,  n'est-ce  pas  parce  que...?  Plusieurs  des  personnes 
que  j'ai  vues  eussent  préféré,  —  à  peine  le  dissimulaient-elles, 
—  que  M.  D...  se  fût  tu  sur  ce  chapitre,  et  désiré  que  je  me 
tusse  sur  ce  que  M.  D...  m'avait  déjà  appris.  Je  ne  leur  dois  que 
delà  gratitude  pour  l'aimable  accueil  qu'elles  m'ont  fait;  et  je 
ne  dirai  donc  rien  de  ce  qu'elles  sont  censées  ne  pas  m'avoir 
montré;  mais  ce  qui  est  dit  est  dit,  et  ce  qui  ne  l'est  pas  l'est 
peut-être  un  peu  tout  de  même. 

Quoique  la  comparaison    entre   l'industrie    agglomérée    en 

(1)  Si  le  total  donne  101  au  lieu  de  100,  c'est  que  j'ai  forcé  un  peu  les  chiffres 
pour  m'exprimer  en  chiffres  ronds  et  sans  fractions. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

usine  et  l'industrie  dispersée  en  petits  ateliers  soit  plus  qu'im- 
parfaite, impossible,  et  faussée  encore  par  la  différence  des 
temps,  rappelons  les  chiffres  qu'indiquait  le  docteur  Villermé, 
suivant  les  affirmations  de  Jules  Favre  (1)  et  «  les  notes  d'un 
administrateur  »  pour  les  années  1833  et  4834.  Selon  Jules 
Favre,  un  compagnon  lyonnais,  travaillant  sur  le  métier  du 
maître,  gagnait,  à  cette  date,  1  franc,  1  fr.j  50  ou  2  francs  par 
jour,  pour  les  étoffes  unies,  2  fr.  15  pour  les  façonnés,  tandis 
que  le  chef  d'atelier  gagnait  de  3  fr.  06  à  3  fr.  30  sur  son  mé- 
tier à  lui,  et  prélevait  1  fr.  10  ou  1  fr.  11  sur  celui  qu'il  four- 
nissait à  son  compagnon.  A  la  tâche,  les  salaires  journaliers 
n'auraient  ressorti  qu'à  0  fr.  55,  0  fr.  66,  0  fr.  90  tout  au  plus(2). 
Et  c'étaient  des  salaires  d'hommes  !  Selon  «  l'administrateur,  » 
le  chef  d'atelier  se  faisait,  pour  les  étoffes  unies,  3  fr.  50,  pour 
les  façonnés,  5  francs  ;  le  compagnon,  de  1  fr.  75  à  3  francs  : 
l'écart,  assez  grand,  dépendait  de  l'étoffe.  Pour  les  articles  de 
goût  (tissus  riches),  le  chef  d'atelier  pouvait  s'élever  jusqu'à 
8  francs;  le  compagnon  (très  exceptionnellement  encore)  à 
5  francs.  Un  chef  d'atelier  veloutier,  ou  tisseur  de  velours, 
arrivait  à  gagner,  avec  sa  femme,  de  7  fr.  50  à  8  francs.  Mais, 
Villermé  a  tenu  à  nous  en  avertir,  ces  chiffres  ne  sont  pas 
sûrs  :  «  Les  premières  évaluations  ont  été  fournies  par  les 
chefs  d'atelier,  et  les  secondes  doivent  l'avoir  été  par  les  fabri- 
cans.  On  peut  supposer  que  les  unes  et  les  autres  s'éloignent 
de  la  vérité.  C'est  en  effet  ce  qui  m'a  été  affirmé  à  Lyon  par 
différentes  personnes  et  ce  que  j'ai  pu  reconnaître  dans  les 
réponses  toujours  plus  ou  moins  évasives  des  maîtres-ouvriers 
que  j'interrogeais  sur  les  prix  de  façon  des  étoffes  que  je  voyais 
sur  les  métiers  (3).  »  Et,  découragé,  il  déclare,  «  dans  ce  mélange 
de  renseignemens  contradictoires,  n'oser  compter  sur  l'exacti- 
tude d'aucun,  pas  même  sur  l'exactitude  de  ceux  qu'il  a  pu 
recueillir  lui-même.  »  Le  brouillard  ne  s'était  pas  dissipé  sur  la 
Croix-Rousse  :  les  dieux  de  la  cité  avaient  vaincu. 

Autant  qu'il  est  permis  de  le  croire,  les  salaires  dans  la 
fabrique  lyonnaise  sont  en  général  médiocres,  et  ils  sont,  de  plus, 
fort  variables,  ou  plutôt  fort  différens,  d'une  usine  ou  d'un  ate- 

(1)  Jules  Favre,  De  la  coalition  des  chefs  d'atelier  de  Lyon;  brochure  in   -8»  d 
43  pages;  Lyon,  1833. 

(2)  Depuis  novembre  1831. 

(3)  Tableau  de  l'état  physique  et  moral  des  ouvriers,  I,  376-377. 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  GRANDE  INDUSTRIE.  397 

lier  à  l'autre.  C'est  ce  qui  fait  qu'à  toutes  les  grèves,  les  ouvriers 
réclament  un  tarif  commun,  sans  réfléchir  que  ce  tarif  n'est  pas 
possible,  tout,  dans  le  tissage  de  la  soie,  étant  subordonné  à  la 
nature  ou  à  la  qualité  des  titres  des  matières  employées,  et  qu'il 
leur  serait  en  fin  de  compte  nuisible,  comme  Ta  malheureusement 
prouvé  l'expérience  de  1869,  où,  les  prix  étant  calculés  sur  le 
nombre  de  portées  (80  fils),  il  en  résulta,  dans  la  contexture 
des  tissus,  une  grande  gêne  qui  fit  passer  une  partie  de  la  fabri- 
cation en  Suisse. 

Pour  le  travail  aux  pièces,  la  paie,  à  l'usine  D...,  est  quoti- 
dienne :  toute  pièce  finie  avant  onze  heures  est  comptée  et  payée 
le  soir  même.  On  a  adopté  ce  mode  de  paiement  pour  plusieurs 
motifs,  d'ordre  même  moral  :  comme  la  paie  du  mari  est  hebdo- 
madaire, si  celle  ^e  la  femme  l'était  aussi,  dans  bien  des  mé- 
nages, on  ferait  le  samedi  une  fête  qui  ne  finirait  que  le  lundi, 
et  où  tout  passerait,  gain  de  l'homme  et  gain  de  la  femme,  lais- 
sant le  couple  sans  argent  et  peut-être  les  enfans  sans  pain. 
Motifs  d'ordre  industriel  ou  économique  aussi  :  quand  on  faisait 
la  paie  le  samedi,  le  travail  de  l'usine  était  à  demi  suspendu 
dès  le  vendredi  après-midi.  C'était  pour  la  production,  pour  le 
patron,  un  préjudice  net.  Celui  quç  causait,  au  travail,  à  l'ou- 
vrier, le  «  remontage  du  métier,  une  fois  la  pièce  tissée,  et  qui, 
dans  les  petits  ateliers,  était  très  important,  a  été  réduit,  dans 
l'usine,  à  n'être  pour  ainsi  dire  plus  sensible;  amélioration  en- 
core qu'il  ne  conviendrait  pas  de  dédaigner  (1).  A  l'usine  D..., 
il  n'y  a  pas  de  contrat  de  travail,  pas  de  règlement  d'atelier. 
Lorsque  le  patron  veut  renvoyer  un  ouvrier,  ou  lorsqu'un  ouvrier 
veut  quitter  le  patron,  ils  ne  sont  obligés  à  rien  l'un  envers 
l'autre,  mais  il  est  d'usage  qu'ils  se  préviennent  réciproquement 
trois  jours  à  l'avance. 

La  teinture  n'est  pas  la  servante,  elle  est  plus  que  l'auxiliaire, 

(1)  Dans  la  fabrique  lyonnaise  classique,  il  y  avait,  dans  cet  arrêt  forcé  des 
métiers,  un  vice  énorme,  auquel  on  remédiait  ou  qu'on  palliait  comme  on  pouvait: 
«  Pour  les  schalls  d'une  grande'  beauté  et  d'une  grande  variété  de  dessins,  les  frais 
de  montage  s'élèvent  quelquefois  jusqu'à  1  000  francs.  Mais  alors  ils  sont  rem- 
boursés par  le  manufacturier.  Lorsque  ces  frais  dépassent  100  francs,  un  arrange- 
ment a  lieu  ordinairement  entre  le  maître  et  le  tisserand  relativement  à  la  manière 
dont  ils  doivent  être  payés.  »  lire.  Philosophie  des  manufactures,  I,  399.  —  Suivant 
la  grosseur  de  la  trame,  le  métier  «  finit  »  plus  ou  moins  souvent,  d'où  un  avan- 
tage pour  les  trames  fines.  Dans  Tusine  moderne,  les  ouvriers  mènent,  en  quan- 
tité à  peu  près  égale,  un  ou  deux  métiers  selon  les  articles. 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  est  la  collaboratrice  du  tissage  dans  l'industrie  de  la  soie. 
Après  avoir  visité  l'une  des  plus  belles  maisons  de  la  région 
lyonnaise,  l'usine  G...,  je  ne  puis  faire  rien  de  plus,  ni  rien  de 
mieux,  que  de  transcrire  les  règlemons  arrêtés,  à  la  suite  de  la 
grève  générale  de  1903,  par  la  Commission  patronale  de  la  tein- 
ture et  des  apprêts,  lesquels  ont  maintenant  encore  f-^---^  ^'^  loi 
dans  la  profession  (c'est-à-dire  dans  70  usines  environ,  petites  ou 
grandes,  et  pour  environ  9  000  personnes  employées,  dont  envi-\ 
ron  30  ou  35  pour  100  de  femmes)  : 

REGLEMENT 

APPRÊTS,    ÉTOFFES   ET   MOUSSELINES 

Décembre  1903. 

Articie  premier.  —  La  journée  de  travail  est  fixée  à  dix  heures,  de 
6  heures  du  matin  à  6  heures  du  soir  ;  l'usage  d'accorder  deux  heures  pour 
le  repas  est  maintenu. 

Art.  2.  —  Le  minimum  de  salaire  est  fixé  comme  suit  : 

Il  est  entendu  que  tous  les  ouvriers  ayant  actuellement  i:a  salaire  plus 
élevé  que  ceux  mentionnés  ci-dessous  le  conserveront  int(  gialement,  et 
que  ces  nouveaux  salaires  seront  un  tarif  minimum  et  dit  d'embauché. 

Ouvriers  chefs  d'outils  ou  chefs  de  rame,  à  partir  de  18  ans,  5  francs. 

Cette  catégorie  comprend  tous  les  chefs  de  baignage,  de  cylindrage  de 
la  presse,  de  la  rame  ou  du  païmer,  les  dérompeurs  finissant  et  les  baguet- 
teurs. 

Ouvriers  auxiliaires,  à  partir  de  18  ans,  4  francs. 

Cette  catégorie  comprend  le  cartonnage,  décartonnage,  vaporisage  et 
enroulage,  les  aides  baigneurs,  aides  cylindreurs,  aides  presseurs,  aides 
dérompeurs  et  les  manœuvres. 

Ouvrières  au-dessus  de  18  ans,  plieuses  et  pinceuses.   ....  3  50 

Manœuvres  femmes  au-dessus  de  18  ans  et  couseuses.    ...  2  75 

Enfans  de  13  à  16  ans 1  75 

—  16  à  18  ans 2  25 

Vour  la  mousseline,  il  ne  sera  pas  embauché  d'hommes  au-dessus  de 
18  ans  à  moins  d'un  minimum  de  4  francs.  Des  pinceurs  4  fr.  25. 

Art.  3.  —  Il  est  bien  entendu,  en  ce  qui  concerne  la  mousseline,  que  les 
enfans  de  13  à  18  ans  ne  pourront  être  employés  aux  métiers,  eu  remplace- 
ment de  l'ouvrier  en  période  de  chômage. 

La  paie  sera  effectuée  tous  les  samedis.  Il  ne  pourra  être  retenu  que 
deux  journées  de  garantie. 

Art.  4.  —  Les  heures  supplémentaires  ne  pourront  pas  dépasser  deux 
lioures  par  jour;  elles  seront  faites  le  soir  de  6  à  8  heures  autant  que  pos- 
sible. 


LE   TRAVAIL   DANS    LA    GRANDE   INDUSTRIE.  399 

Le  prix  en  sera  fixé  comme  suit  : 

Ouvriers  chefs  d'outils  ou  de  rames  au-dessus  de  18  ans,  0  fr.  63. 

Ouvriers  auxiliaires  et  manœuvres  au-dessus  de  18  ans,  0  fr.  6îj. 

Ouvrières  à  partir  de  18  ans,  0  fr.  55. 

Manœuvres  femmes  au-dessus  de  18  ans,  0  fr.  55. 

Lorsqu'il  y  aura  des  heures  supplémentaires,  le  personnel  en  sera 
informé  le  matin  avant  le  repas  de  onze  heures. 

Art.  5.  —  Pendant  les  périodes  de  chômage,  il  pourra  être  fait  usage  de 
la  mise  à  pied  :  cette  mise  à  pied  pourra  être,  dans  une  semaine  : 

Soit  deux  heures  par  jour,  de  quatre  à  six  heures. 

Soit  d'une  journée  entière. 

Soit  de  deux  demi-journées. 

Ceci  à  cause  des  nouveaux  usages  de  la  fabrique  de  fermer  le  samedi. 

La  mise  à  pied  devra  avoir  lieu  par  postes  complets  ou  à  tour  de  rôle. 
Cette  mise  à  pied  ne  pourra  pas  dépasser  douze  heures  par  semaine. 

Art.  6.  —  Dans  le  cas  où  le  travail  de  nuit  ou  encore  le  travail  du 
dimanche  serait  indispensable,  les  heures  seraient  payées  au  tarif  des 
heures  supplémentaires. 

Art.  7.  —  Le  nettoyage  sera  fait  au  compte  du  patron  avant  la  sortie  des 
usines. 

Art.  8.  —  Après  quinze  jours  d'inscription  dans  la  maison,  les  trois 
jours  de  dédite  réciproque  deviennent  obligatoires,  aussi  bien  pour  celui 
qui  la  donne  que  pour  celui  qui  la  reçoit. 

Règlement. 

TEINTURE  EN    FLOTTES,  PIECES  ET  MOUSSELINES 

Article  premier.  —  La  durée  de  la  journée  est  de  10  heures  pour  les 
ouvriers,  ouvrières,  manœuvres  et  apprentis. 

Art.  2.  —  La  journée  commencée  ne  pourra  être  moindre  de  10  heures, 
qui  pourront  commencer  à  partir  de  5,  6  ou  7  heures  du  matin,  suivant  les 
besoins  du  travail. 

Art.  3.  —  La  durée  du  repas  est  de  deux  heures,  du  1"  mars  au 
31  octobre,  et  de  une  heure  et  demie,  du  1"  novembre  à  fin  février. 

Art.  4.  —  Les  repos  sont  supprimés.  Les  fêtes  seront  générales  par  postes 
complets.  Le  personnel  en  sera  informé  la  veille  au  soir,  avant  la  sortie. 

Art.  5.  —  Il  est  bien  entendu  que  tous  les  ouvriers  ayant  un  salaire 
plus  élevé  que  ceux  mentionnés  ci-dessous  le  conserveront  intégralement, 
et  que  ces  salaires  sont  minimum  et  dits  d'embauché. 

Ce  tarif  minimum  de  la  journée  est  : 

TEINTURES  EN   FLOTTES  ET  MOUSSELINES 

Pour  les  ouvriers  coloristes,  5  francs. 
Pour  tous  les  autres  ouvriers,  4  fr.  50. 

Pour  les  manœuvres  pendant  la  première  année  de  présence  dans  une 
ou  plusieurs  usines  flotte  soie,  3  fr.  73. 


400  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Après  la  première  année,  4  francs. 
Ouvrières  metteuses  en  main,  2  fr.  75. 

Apprenties  metteuses   en  main  pendant  l'apprentissage  qui  sera  d'un 
an,  1  fr.  50.  Apprentis  hommes  première  année,  1  ir.  50. 
Apprentis  hommes  deuxième  année,  2  francs. 
Apprentis  hommes  troisième  année,  2  fr.  75. 

TEINTURE   EN   PIECES 

Pour  les  ouvriers  coloristes  justifiant  d'un  certificat  d'apprentissage, 
5  francs. 

Pour  les  manœuvres  pendant  la  première  année  de  présence  dans  une 
ou  plusieurs  usines  pièces,  3  fr.  75. 

Après  la  première  année,  4  francs. 

Pour  les  ouvrières  pendant  la  première  année,  2  fr.  25. 

Après  la  première  année,  2  fr.  50. 

Art.  6.  —  La  durée  de  l'apprentissage  est  de  trois  ans  sans  perte  de 
temps. 

Art.  7.  —Le  nombre  des  apprentis  ne  pourra  dépasser  10  pour  100  des 
ouvriers. 

Art.  8.  —  La  paie  aura  lieu  tous  les  samedis.  Il  ne  pourra  être  retenu 
que  deux  journées  de  garantie. 

Art.  9.  —  Après  quinze  jours  d'inscription  dans  lamaisoiî,  les  trois  jours 
de  dédite  réciproque  deviennent  obligatoires,  aussi  bien  pour  celui  qui  la 
reçoit  que  pour  celui  qui  la  donne. 

Art.  10.  —  Le  décompte  de  la  journée  se  fera  à  l'heure. 

Art.  11.  —  Les  heures  supplémentaires  seront  fixées  comme  suit  : 

Ouvriers  de  5  francs  et  au-dessus,  0  fr.  70. 

Ouvriers  de  4  fr.  50  et  au-dessus^  0  Sr.  60. 

Manœuvres,  0  fr.  50. 

Ouvrières,  0  fr.  40. 

Apprentis,  0  fr^  40. 


J'arrête  ici,  bien  que  "très  incomplète,  et,  je  le  crains,  très 
insuffisante,  la  première  série  de  ces  monographies.  Monogra- 
phies d'usine,  et  non  monographies  de  famille,  parce  que, 
comme  je  l'ai  dit,  si  la  grande  industrie  concentrée,  de  type 
moderne,  a  produit  un  effet  certain,  c'a  été  précisément  de  dis- 
socier, de  dissoudre  la  famille  ouvrière  ;  et  c'est  devenu,  par 
conséquent,  presque  une  erreur  de  méthode,  voulant  connaître 
l'ouvrier  de  cette  industrie,  de  prendre  pour  base  la  famille  et 
pour  instrument  la  monographie  de  famille.  Mais  la  grande 
industrie  concentrée  n'est  pas,  à  elle  seule,  toute  l'industrie  :  à 
côté  d'elle,  la  moyenne  et  la  petite  industrie,  de  type  plus  ancien 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    GRANDE    INDUSTRIE.  101 

OU  moins  récent,  subsistent;  et  les  cinq  ou  six  espèces  que  nous 
avons  dû  choisir  entre  plus  de  quatre-vingts  rentrant  dans  la 
même  définition,  et  plus  ou  moins  voisines  sans  être  pourtant 
identiques  ni  analogues,  à  elles  seules  ne  sont  pas  non  plus  toute 
la  grande  industrie  concentrée.  Nous  n'avons  fait  en  quelque 
sorte  que  tracer  le  cadre  ;  peut-être  eût-il  fallu  y  mettre,  au- 
près de  l'ouvrier  des  industries  du  bâtiment  et  du  vêtement, 
ceux  de  l'alimentation  et  de  la  locomotion,  afin  de  saisir  et  de 
tenir  plus  de  l'homme,  plus  de  la  vie,  plus  de  la  société.  Le 
cadre  du  moins  est  tracé  :  le  remplir  n'est  qu'une  affaire  de 
temps.  Les  quatre-vingts  espèces  de  la  grande  industrie  concen- 
trée peuvent  l'une  après  l'autre  y  trouver  leur  place,  et  même  la 
moyenne  et  la  petite  industrie  (pourvu  que  le  travail  s'y  fasse 
dans  un  atelier  commun,  autour  d'un  moteur  mécanique). 

Pour  chacune  d'elles,  et  pour  chacune  des  catégories  ou  spé- 
cialités d'ouvriers  qu'elles  emploient,  il  y  aurait  à  examiner, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait,  la  durée,  la  peine,  le  prix  et  les  con- 
ditions du  travail. 

Là-dessus,  de  la  masse  des  observations  que  nous  avons  rele- 
vées et  consignées,  émergent  quelques  points  saillans  :  le  prin- 
cipal est  que,  contrairement  à  l'opinion  généralement  admise, 
le  temps  de  travail  est  plutôt  moins  long,  la  peine  du  travail 
est  plutôt  moins  dure,  le  prix  du  travail  est  plutôt  meilleur  dans 
la  grande  industrie  que  dans  la  moyenne,  dans  la  moyenne  que 
dans  la  petite,  et  dans  les  plus  grands  établissemens  de  la 
grande  industrie  que  dans  les  moyens  ou  dans  les  plus  petits. 
Le  temps  de  travail,  réglé  par  la  loi  pour  les  ateliers  mixtes,  où 
sont  occupés  à  la  fois  des  hommes,  des  enfans  et  des  femmes,  a 
constamment  diminué  et  tend  à  diminuer  encore,  pour  tous  les 
ouvriers,  hommes  ou  femmes,  adultes  ou  mineurs,  soit  par 
suite  de  nouvelles  prescriptions  légales,  soit  en  vertu  de  nou- 
veaux usages  industriels,  que  rendent  possibles  ou  plus  faciles 
les  progrès  de  la  mécanique,  et  dans  la  mesure,  différente  pour 
chaque  industrie,  différente  même  pour  chaque  usine,  où  ces 
progrès  les  rendent  possibles  sans  nuire  à  la  production.  Quant 
à  la  peine  du  travail,  nous  avons  vu  qu'elle  était  la  plus  dure  là 
où  l'ouvrier  est  obligé  à  un  mouvement  rapide  et  continu,  dans 
une  haute  température,  ou  dans  une  salle  humide,  ou  parmi  les 
poussières;  et  qu'à  bien  dire,  elle  n'était  aujourd'hui  très  dure 
que  là,  l'homme  étant   maintenant,  grâce    à  la  machine,  dans 

TOME  XXX.  —   1905.  2ê 


402  UI'.VTK    DKS    DKIX    MONDES. 

toute  la  giaiule  industrie  concentrée,  dans  l'industrie  textile 
comme  dans  la  métallurgie,  et  qu'il  s'agisse  de  mouvoir  un 
marteau-pilon  ou  une  aiguille,  un  conduch'ur  au  lieu  d'un  pro- 
ducteur de  force;  non  pas  sans  doute  que  toute  peine  soit  sup- 
primée pour  lui,  —  il  mange  toujours  son  pain  à  la  sueur  de 
son  iront,  —  mais  elle  est  réduite,  et  tend  constamment  à  l'être 
davantage.  Le  prix  du  travail  s'élève,  les  salaires  augmentent  en 
valeur  absolue,  le  fait  borné  à  cela  est  indéniable,  et,  pour  l'in- 
stant, nous  n'allons  pas  au  delà;  nous  ne  le  rapprochons  d'aucun 
autre  fait,  nous  ne  le  posons  pas,  nous  ne  le  «  situons  »  pas  en 
valeur  relative  :  il  est;  après  quoi  il  vaut  ce  qu'il  vaut;  mais 
nous  ne  saurons  exactement  ce  qu'il  vaut  que  lorsque  nous  sau- 
rons ce  que  sont  tous  les  autres  faits  dont  il  dépend  ou  auxquels 
il  tient.  Que  dire  enfin  des  conditions  du  travail,  au  sens  juri- 
dique du  mot?  Il  n'y  a  pas,  dans  toute  la  grande  industrie,  de 
contrat  de  travail  :  ni  contrat  de  travail  individuel,  ni,  à  plus 
forte  raison,  de  contrat  de  travail  collectif;  à  peine  quelques 
coutumes,  observées  souvent  par  intermittence,  des  règlemens 
d'atelier;  mais  c'est  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir,  puisque  le  Gode 
est  muet;  et  c'est  peu  de  chose,  puisque  les  règlemens  corporatifs 
ont  disparu  avec  les  corporations,  et  que  ce  que  les  syndicats 
professionnels  en  ont  repris  ou  voudraient  en  reprendre  est  con- 
testé et  d'ailleurs  contestable. 

D'un  point  de  vue  moins  strictement  économique,  plus  large- 
ment philosophique  et  social,  peut-être  serions-nous  déjà,  si  nous 
voulions  conclure,  fondé  à  tirer  de  ce  que  nous  avons  vu 
plusieurs  conclusions.  L'enquête  a  parfois  confirmé,  mais  parfois 
elle  a  infirmé  les  hypothèses  que  nous  avions  formées,  et 
les  constructions  théoriques  que,  comme  tout  le  monde,  nous 
avions  bâties  en  imagination.  Nous  avions,  par  exemple,  sug- 
géré l'idée  que  l'énergie  électrique,  distribuée  à  domicile,  en 
reconstituant  le  petit  atelier,  l'atelier  de  famille,  déferait  un  jour 
l'œuvre  de  la  vapeur,  redéconcentrerait  là  où  l'autre  avait  concen- 
tré, et  poserait  ainsi  en  de  tout  autres  termes  la  question  sociale 
en  tant  qu'elle  se  compose  de  questions  ouvrières,  la  concentra- 
tion des  ouvriers  dans  l'usine  par  la  machine  à  vapeur  ayant  eu 
sur  le  développement  même  du  socialisme  beaucoup  plus  d'in- 
fluence qu'on  ne  lui  en  accorde  d'abord.  Et  l'idée  peut  bien  rester 
vraie,  à  l'état  d'idée;  mais,  à  l'état  de  fait  prochain,  le  jour  ne 
semble  pas  encore  en  être  arrivé.  Si,  dans  la  rubanerie,  à  Saint- 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    (IKANDK    INDISIRIE.  403 

Etienne,  10  000  métiers  sont  dès  à  présent  actionnés  par  l'élec- 
tricité, moyennant  une  redevance  modique,  0  fr.  40  par  jour, 
10  francs  par  mois,  qui  met  la  force  à  la  portée  de  tous,  chez  les 
tisseurs  lyonnais,  au  contraire,  chez  les  canuts  de  la  Croix-Rousse, 
700  métiers  seulement  jusqu'ici  ont  emprunté  ce  moteur,  et  il 
n'y  a  pas  d'apparence  que  le  nombre  s'en  accroisse  très  rapide- 
ment, parce  qu'il  est  difficile  de  l'adapter  à  l'ancien  métier 
à  main,  sans  des  changemens  tels  que  le  plus  vite  fait,  quand  on 
le  peut,  mais  il  faut  pouvoir,  est  d'acheter  un  métier  neuf  (1).  Et 
puis,  voilà  les  usines  elles-mêmes,  comme  l'usine  D...,  à  Lyon, 
qui  n'ont  plus  d'autre  machine  que  la  machine  électrique  !  Ce- 
pendant ce  sont  des  usines  ;  elles  emploient  500  ou  plus  de 
500  ouvriers,  dans  le  même  local,  dans  un  seul  atelier:  en 
elles,  l'énergie  électrique  n'a  pas  déconcentré  le  travail.  Elle  ne 
le  déconcentrera  donc  sans  doute  pas  autant  qu  on  le  pouvait 
croire  ou  concevoir  a  ^priori;  en  tout  cas,  elle  ne  le  déconcen- 
trera pas  tout  ni  partout;  et  c'est  une  rectification,  ou  une  cor- 
rection, ou  du  moins  une  atténuation  qu'il  nous  convenait  d'ap- 
porter à  ce  que  nous  avions  dit  avant  enquête  (2).  C'est  aussi  une 
preuve  de  plus  qu'il  ne  faut  jamais  rien  dire,  ni  surtout  jamais 
édifier  de  système  avant  enquête,  mais  seulement  après,  —  et 
encore  !  11  y  a  dans  les  choses  sociales  tant  de  «  si,  »de  «  mais  »  et 
de  «  néanmoins  !  »  Il  y  a,  dans  la  vie  et  dans  l'homme,  tant  de 
«  peut-être  !  »  La  construction,  la  généralisation,  la  systématisation 
la  plus  prudente  est  toujours  une  imprudence  ;  l'erreur  est  au  fond, 
et  le  fait,  comme  un  réactif  tout-puissant,  la  dénonce,  dès  qu'on  en 
approche  le  système.  Herbert  Spencer,  tout  le  premier,  s'il  eût 
analysé  d'un  peu  près  les  fonctions  et  les  organes  d'une  usine, 
sous  le  régine  de  la  grande  industrie,  n'eût  pas  risqué  sa  théorie 
du  «  type  industriel  »  opposé  au  <(  type  féodal  ou  militaire,  »  car 
justement  nulle  part,  nous  l'avons  constaté,  «  le  type  militaire  » 
ne  se  retrouve  aussi  net,  aussi  marqué  que  dans  l'organisation 
du  travail  industriel.  Voilà  une  conclusion,   en  voilà  deux,  et 

(1)  Mes  renseignemens  concordent  tout  à  fait  avec  ceux  que  M.  Georges  Picot  a 
soumis  à  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques,  dans  sa  très  intéressante 
communication  du  26  août  dernier;  très  probablement,  ils  nous  viennent  à  tous 
deux  de  la  même  source. 

(2)  D'autre  part,  je  lisais  ces  jours-ci  qu'à  Paris,  dans  le  X'  ou  le  XI"  arrondis- 
sement et  dans  le  XIX%  la  force  vapeur  est  aussi  comme  distribuée  à  domicile  et 
actionne  un  certain  nombre  de  petits  ateliers  de  famille,  mais  groupés  encore 
sous  le  même  toit,  autour  de  la  machine,  et  par  conséquent,  malgré  tout,  à  demi 
concentrés. 


404  REVUi:  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  deux  concluent  sinon  à  ne  pas  conclurn,  au  moins  à  no  pas 
construire,  puisque  aussi  bien  ce  n'est  pas  le  fait  qui  se  plie  au 
système,  mais  le  système  qui  se  brise  au  fait. 

Nous  ne  construirons  pas,  et  nous  ne  conclurons  que  sur  les 
faits,  sur  des  faits  qui  nous  seront  connus  dans  toutes)  leurs  cir- 
constances. Ainsi,  malgré  tout  ce  que  nous  avons  vu  et  tout  ce 
que  nous  avons  noté  sur  le  travail,  nous  ne  le  connaîtrons  vrai- 
ment que  lorsque  nous  connaîtrons  également  les  circonstances 
de  travail.  Nous  ne  connaîtrons  le  \travail  à  létal  normal,  le 
travail  en  état  de  santé,  que  lorsque  nous  connaîtrons /e^m«/«rffe6 
du  travail  ;  nous  ne  connaîtrons  [utilement  les  maladies  du 
travail  que  lorsque  nous  en  connaîtrons  V hygiène,  la  médecine  ou 
la  thérapeutique.  Alors  seulement  nous  nous  risquerons  légiti- 
mement à  conclure.  J'associe  exprès  ces  deux  termes,  qu'il  est 
un  peu  singulier  de  joindre  :  «  se  risquer  »  et  «  légitimement.  » 
Oui,  «  nous  nous  risquerons,  »  parce  que  toujours  «  on  se 
risque  »  et  «  on  risque  »  à  conclure,  même  sur  [les  faits,  même 
sur  des  faits  munis  de  toutes  leurs  circonstances  comme  un 
chiffre  de  son  exposant,  même  avec  toutes  les  réserves  et  toutes 
les  précautions.  C'est  de  la  diverse  et  multiple  et  complexe  et 
changeante  matière  sociale,  c'est  de  la  matière  humaine,  c'est 
de  la  société  et  de  l'humanité,  c'est  de  la  vie  que  nous  touchons; 
c'est  une  onde,  une  fuite  que  nous  prétendons  saisir  et  fixer. 
Mais  pourtant  nous  nous  risquerons  aussi  «  légitimement  »  qu'il 
se  puisse  faire,  parce  que,  cela  fait,  nous  aurons,  autant  qu'on 
peut  le  faire  dans  un  aussi  vaste  domaine  que  le  règne  du 
travail,  fermé  le  cercle  et  embrassé  le  phénomène  tout  entier. 

Charles  Benoist. 


M.  BERNARD   SHAW 


ET 


SON  THEATRE 


I 


Le  Français  qui  se  rend  à  Londres  pour  un  séjour  de  quelque 
durée  commence  par  s'informer  des  théâtres.  «  Que  joue-t-on? 
Que  faut-il  voir?  »  La  réponse  variera  suivant  le  milieu  social 
où  la  question  est  posée.  Est-ce  dans  le  monde  de  la  Cité,  qui  ne 
voit  dans  le  spectacle  que  l'amusement  du  soir  après  une  journée 
d'affaires  ?  On  enverra  notre  Français  à  la  farce  musicale  la  plus 
en  vogue,  à  celle  dont  cinq  cents  représentations  ont,  comme  on 
dit,  affirmé  le  succès.  Est-ce  dans  la  «  Société,  »  où  l'on  se  pique 
de  littérature?  L'interlocuteur  haussera  doucement  les  épaules. 
«  Le  Théâtre  ?  Nous  n'avons  pas  de  théâtre  !  «  Notre  compatriote 
s'étonnera  et,  pour  faire  voir  qu'il  est  au  courant,  citera  deux  ou 
trois  noms  :  Barrie,  Jones,  Pinero...  «  Oui,...  Pinero...  Mais 
c'est  égal,  nous  n'avons  pas  de  théâtre.  »  Enfin  si  la  personne 
que  l'on  interroge  appartient  au  monde  des  lettres  et  au  groupe 
le  plus  avancé,  le  plus  indépendant  de  ce  monde-là,  après  avoir 
confirmé  le  fait  de  la  décadence  profonde  du  théâtre  anglais, 
peut-être  ajoutera-t-elle  :  «  Nous  avons  bien  un  grand  écrivain 
dramatique,  mais  on  ne  le  joue  qu'en  Amérique  et  en  Allemagne 
—  Et  c'est?...  —  M.  Bernard  Shaw   » 


tOf)  REVrE    DES    DEUX    MONDES. 

J'ai  raconté  ici  même,  avec  quelque  détail,  l'histoire  du 
drame  britannique  pendant  le  xix*^  si^cle  :  histoire  si  triste 
qu'aucun  bon  Anglais  n'avait  osé  ou  n'avait  voulu  l'écrire.  J'ai 
montré  comment  ce  drame,  après  avoir  subsisté  durant  soixante- 
dix  ans  aa  moyen  de  ce  genre  d'emprunts  que  l'on  pratique  sans 
en  informer  le  propriétaire,  avait  été  contraint  par  des  lois  plus 
sévères  de  renoncer  à  ce  mode  d'existence  et  s'était  efforcé  de 
sortir  de  son  abjection  et  de  sa  dépendance.  Mais,  soit  que  les 
auteurs  aient  manqué  au  public  ou  le  public  aux  auteurs  (c'est, 
je  crois,  la  seconde  de  ces  alternatives  qui  est  la  vraie),  ce  grand 
effort  a  abouti  à  un  avortement,  et  le  drame  national  est  retombé 
dans  un  état  encore  plus  misérable  qu'autrefois.  Cette  situation 
nous  est  attestée  par  les  lamentations  que  nous  avons  entendues 
l'année  dernière.  Divers  plans  ont  été  proposés  pour  le  sauve- 
tage du  drame  national  :  aucun  n'a  encore  été  mis  sérieusement 
à  l'essai.  La  haute  classe,  dont  le  patriotisme  en  toute  autre  cir- 
constance est  si  actif  et  si  généreux,  est,  jusqu'ici,  restée  sourde 
à  tous  les  appels.  Les  milliardaires  américains  n'ont  pas  bougé. 
Ce  cri  continue  à  retentir  partout  :  <(  Le  théâtre  se  meurt  !  Le 
théâtre  est  mort  !  » 

Et  c'est  dans  de  telles  conditions  que  se  produirait  l'ostra- 
cisme dont  M.  Bernard  Shaw  est  victime!  Ce  théâtre  qui  se 
meurt  repousserait  le  seul  homme  qui  puisse  lui  rendre  la  vie  !  La 
chose  est  bizarre,  si  elle  est  vraie,  et  vaut  la  peine  d'être  exami- 
née. Il  faut  se  hâter  d'étudier  le  phénomène,  car  il  va  cesser.  La 
dernière  pièce  de  M.  Shaw,  bien  qu'écrite  absolument  d'après  le 
même  système  que  les  précédentes,  a  entraîné  le  public,  et  toutes 
les  autres,  jusque-là  confinées  dans  de  gros  volumes  où  très  peu 
de  gens  allaient  les  chercher,  se  sont  mises  à  vivre  de  la  vraie 
vie  théâtrale,  entre  la  rampe  et  la  toile  de  fond.  Au  moment  où 
j'écris,  il  y  a  un  théâtre  à  Londres,  et  Tun  des  plus  fashionables, 
qui  ne  joue,  cette  saison,  que  du  Bernard  Shaw  et  qui  s'en 
trouve  bien.  Bernard  Shaw  fait  de  l'argent  ;  Bernard  Shaw  fait 
salle  comble.  En  sorte  que  j'ai  à  expliquer  ici,  à  la  fois,  et  le  long 
dédain  du  public  et  sa  faveur  présente  qui  va  tourner  à  l'en- 
gouement. 

Il  y  a  longtemps  déjà  que  la  question  Bernard  Shaw  m'attire. 
Mais  elle  me  repousse  en  même  temps  et  deux  tractions  égales 
ep  sens  contraire  ont  pour  résultat  nécessaire  l'immobilité.  La 
curiosité  me  poussait  à  faire  intime  connaissance  avec  un  talent 


M.    BERNARD    SHAW    ET    SON    THÉÂTRE.  407 

qui  semblait  neuf  et  original,  mais  j'hésitais  à  le  suivre  dans  ses 
transformations  incessantes  et  infinies,  car  elles  me  ménageaient 
des  surprises  dont  plus  d'une  pouvait  être  désagréable.  Il  faut 
avertir  le  lecteur  que  M.  Bernard  Shaw  a  déjà  prodigieusement 
écrit  et  parlé  pour  un  homme  de  son  âge.  Il  a  été  successi- 
vement critique  de  musique  pendant  sept  ans,  critique  de  pein- 
ture pendant  cinq  ou  six,  critique  littéraire  pendant  le  même 
nombre  d'années  et  critique  de  théâtre  quatre  ans.  Il  est,  en 
même  temps  qu'auteur  dramatique,  romancier,  journaliste, 
poète  à  ses  heures,  conférencier  toutes  les  fois  qu'on  veut  bien 
l'écouter.  Je  l'ai  entendu,  un  soir,  à  la  Fabian  Society:  il 
m'avait,  tout  ensemble,  charmé  et  agacé.  Charmé  par  sa  facile, 
souple  et  brillante  parole,  agacé  par  le  soin  extrême  qu'il  mettait 
à  mystifier  son  auditoire.  Il  s'agissait  de  la  guerre  du  Transvaal, 
alors  dans  toute  sa  tristesse,  et  M.  Bernard  Shaw  jeta  à  travers 
ce  douloureux  sujet  des  anecdotes  sur  le  vieux  Kruger  qui,  pré- 
sidant à  l'inauguration  d'une  synagogue,  l'avait  déclarée  ouverte 
«  inthe  name  of  our  blessed  Lord  Jésus  Christ.  » 

Un  de  mes  amis,  un  jeune  écrivain  qui  veut  bien  m'aider  quel- 
quefois dans  la  préparation  de  mes  travaux  et  qui  a  une  sincère 
admiration  pour  M.  Bernard  Shaw,  avait  collectionné  pour  moi 
non  ses  œuvres  complètes,  mais  un  grand  nombre  de  ses  publi- 
cations. Je  ne  regardais  jamais  sans  effroi  ce  redoutable  bloc 
littéraire  qui  encombrait  une  de  mes  tables  et  où  il  y  avait  de 
tout  :  des  gros  livres,  des  brochures,  des  articles  de  journaux  et 
jusqu'à  des  coupures  de  dix  lignes.  Cependant  j'avais  reçu  des 
lettres  de  diverse  provenance  et,  notamment  d'Amérique,  l'une 
émanant  d'un  professeur  distingué  qui  écrit  un  livre  sur  M.  Ber- 
nard Shaw.  Ces  lettres  m'invitaient  à  donner  une  opinion  sur  cet 
écrivain,  me  sommaient  presque  d'avoir  à  étudier  l'auteur  de 
Candida.  C'est  alors  que  j'ai  pris  une  belle  résolution  :  celle 
d'ignorer  tous  les  Bernards  Shaws  empilés  sur  ma  table  à 
l'exception  d'un  seul,  l'écrivain  dramatique.  J'étudierais  son 
œuvre  en  elle-même  et  j'éliminerais  cette  personnalité  tapageuse, 
obsédante,  qui,  depuis  quinze  ans,  sollicite,  viole,  en  mille  ma- 
nières, l'attention  du  public  anglais.  Je  dis  que  c'était  une  belle 
résolution  si  j'avais  pu  la  tenir.  Et  quel  service,  pensaîs-je, 
rendu  à  M.  Shaw  lui-même,  si  l'on  pouvait  l'isoler  un  moment 
de  son  œuvre  !  Dans  une  de  ses  préfaces,  il  dit  en  riant  (c'est  en 
riant  qu'il  dit  tout  et  il  serait  bien  difficile  de  citer,  dans  tout  ce 


408  REVUE    DES    DE[;X    .^lONDES. 

qu'il  a  écrit,  une  seule  ligne  d'où  l'ironie  soit  absente)  :  «  Je 
crois  que  ce  qui  déplaît  aux  directeurs  de  théâtre  et  ce  qui  les 
effraye  dans  mes  pièces,  c'est  moi.  »  Je  ne  me  doutais  pas,  en 
lisant  cette  phrase,  et  peut-être  M.  Shaw  ne  se  doutait-il  pas  lui- 
même,  en  l'écrivant,  qu'elle  renferme,  sous  sa  forme  la  plus  con- 
cise, le  jugement  critique  le  mieux  fondé  qu'on  puisse  porter  sur 
son  théâtre.  En  effet,  quand  j'ai  abordé  ses  pièces,  la  première 
chose  que  j'y  ai  rencontrée,  c'est  cette  personnalité  que  je  pré- 
tendais fuir  et,  durant  ma  lecture,  elle  ne  s'est  pas  voilée  un  seul 
instant.  Elle  est,  à  la  fois,  le  grand  défaut  et  la  grande  origina- 
lité de  ces  comédies.  Il  faut  en  prendre  son  parti  et  accepter  — 
ou  rejeter  —  l'œuvre  dramatique  de  M.  Shaw  telle  qu'elle  est, 
c'est-à-dire  comme  l'expression  des  idées,  des  sentimens,  des 
fantaisies  de  M.  Shaw. 

Je  n'aurais  que  l'embarras  du  choix  si  je  voulais  donner  un 
aperçu  des  procédés  vraiment  extraordinaires  par  lesquels  M.  Ber- 
nard Shaw  s'est  imposé  au  public.  On  a  dénoncé  Alcibiade  pour 
avoir,  un  beau  jour,  coupé  la  queue  de  son  chien  :  tous  les 
matins,  M.  Bernard  Shaw  coupe  la  queue  d'un  chien  nouveau. 
C'est  plutôt  aux  industriels  modernes  qu'il  faut  le  comparer. 
Cherchez  dans  votre  mémoire  les  traits  les  plus  audacieux  :  «  A 
tous  ceux  qui  ont  des  pieds...  Enfin  nous  avons  fait  faillite...  » 
sans  oublier  la  voiture-réclame  qui  a  la  forme  d'un  gigantesque 
pot  de  moutarde,  ni  ce  Mangin,  si  connu  d'une  autre  génération, 
qui  s'habillait  en  chevalier  du  moyen  âge  et  se  faisait  suivre  d'un 
orgue  de  Barbarie  pour  vendre  des  crayons  sur  la  voie  publique. 
Voilà  les  classiques  de  M.  Bernard  Shaw.  Il  les  rappelle  et  les 
dépasse  tous.  Les  esprits  chagrins  prétendent  que  sa  vanité  est 
énorme  parce  qu'il  lui  est  arrivé  de  parler  de  son  propre  génie 
en  l'opposant  à  la  stupidité  de  ses  confrères.  Mais  tout  cela,  on 
le  devine,  n'est  qu'à  demi  sérieux.  Il  entre  dans  les  fanfaron- 
nades de  M.  Shaw  beaucoup  d'exagération  bouffonne  et  de 
joyeuse  étourderie.  Témoin  la  lettre  qu'il  écrivait  au  journal  le 
Daily  News  pour  réclamer  l'ignominieuse  expulsion  d'un  rédac- 
teur, coupable  de  lui  avoir  prêté  un  mot  qu'il  n'avait  pas  pro- 
noncé. Or,  l'erreur  se  trouvait  non  dans  le  Daily  News,  mais  dans 
le  Daily  Chronicle.  Le  lendemain  M.  Shaw  adressait  une  lettre 
d'excuses  au  Daily  News  et,  après  s'être  couvert  la  tête  de 
cendres,  il  glissait  dans  cette  seconde  épitre  des  impertinences 
encore  plus  grosses  que  celles  de  la  veille.  Mais  on  ne  se  fâche 


M.    BERNARD    SHAW    ET    SON    THÉÂTRE.  409 

plus;  l'enfant  terrible  est  devenu  un  enfant  gâté.  On  se  demande 
seulement  si  c'est  de  l'humour  anglais  ou  de  la  gaîté  irlan- 
daise (M.  Shaw  est  natif  de  l'ile-sœur).  Je  ne  prétends  pas  tran- 
cher là-dessus.  En  français,  si  l'on  me  permet  de  descendre, 
pour  un  instant,  à  des  expressions  qui  ne  sont  pas  dans  les  mœurs 
de  cette  revue,  c'est  une  «  blague  infernale.  »  Cette  bonne  humeur 
agressive,  ce  perpétuel  manque  de  respect  à  tout  ce  qui  existe, 
ce  pessimisme  qui  n'épargne  rien  ni  personne,  mais  qui  devient 
un  imperturbable  optimisme  lorsque  l'auteur  parle  de  lui-même, 
sont  probablement  choses  innées  chez  M.  Bernard  Shaw;  mais 
rien  n'était  plus  propre  à  développer  en  lui  cet  étrange  état 
d'esprit  que  ses  vingt  années  de  servitude  dans  la  presse,  au 
cours  desquelles  il  lui  a  fallu  analyser  des  niaiseries,  parler 
sérieusement  de  choses  qui  ne  sont  pas  sérieuses,  écrire  sa 
pensée  à  lui  trop  souvent  sur  la  marge  étroite  de  la  pensée 
d'un  sot.  Ces  horribles  besognes,  lorsqu'elles  n'aboutissent  pas 
à  l'asphyxie  intellectuelle,  amènent  forcément  une  réaction,  une 
explosion  Le  talent  de  M.  Bernard  Shaw  est  une  de  ces  explo- 
sions. 


II 


Avant  d'aborder  le  théâtre  de  M.  Shaw,  je  voudrais  m'ar- 
rêter  un  moment  devant  le  critique  dramatique,  dans  l'espoir 
qu'il  nous  apprendra  quelque  chose  sur  les  idées  de  l'auteur 
concernant  l'art  du  théâtre.  De  sorte  qu'avant  de  voir  ce  qu'il 
a  fait,  nous  saurons  ce  qu'il  a  voulu  faire.  Pour  ne  pas  nous 
attarder  aux  bagatelles,  donnons-lui  la  parole  sur  Ibsen  et  sur 
Shakspeare. 

D'abord  Ibsen.  C'était  il  y  a  une  douzaine  d'années.  Un  petit 
groupe  enthousiaste  cherchait  à  populariser  en  Angleterre  les 
œuvres  du  dramaturge  norvégien,  et  cette  tentative  rencontrait 
la  plus  violente  opposition.  Après  certaine  représentation  des 
Bevenans,  il  y  eut  un  débordement  d'injures  sans  précédent. 
M.  Bernard  Shaw  ne  perdit  pas  cette  magnifique  occasion  d'être 
en  désaccord  avec  l'opinion  générale.  Il  donna  une  conférence 
sur  Ibsen  à  Tune  des  soirées  de  la  Fabian  Society.  Après  avoir 
fait  sa  conférence,  M.  Bernard  Shaw  étudia  le  sujet,  étendit  son 
travail  ;  le  résultat  fut  un  mince  volume  que  je  lus  alors  et  que 


410  REVl'E    DES    DRIX    MONDES. 

je  viens  de  relire.  Je  ne  le  recommande  pas  à  ceux  qui  ignorent 
Ibsen  et  voudraient  faire  connaissance  avec  lui.  Dans  les  quatre 
premiers  chapitres,  qui  forment  une  sorte  d'introduction  géné- 
rale, il  n'est,  pour  ainsi  dire,  pas  question  d'Ibsen.  Les  analyses, 
qui  viennent  ensuite,  esquissent,  avec  plus  ou  moins  de  fidélité, 
l'idée  de  chaque  pièce,  mais  ne  visent  aucunement  à  mettre  en 
lumière  le  système  dramatique  de  l'auteur  à'Hedda  Gabier.  La 
conclusion  est  bâclée  et  un  peu  mystifiante.  M.  Bernard  Shaw 
se  défend  de  nous  offrir  un  jugement  d'ensemble  sur  Ibsen  parce 
que,  dit-il,  «  on  n'emprisonne  pas  dans  une  formule  l'homme 
qui  a  passé  sa  vie  à  combattre  les  formules.  »  Non  seulement  ce 
petit  livre  ne  nous  fait  pas  connaître  les  phases  de  la  carrière 
d'Ibsen,  aujourd'hui  si  distinctes  pour  nous,  mais  il  établit  un 
lien  artificiel  entre  des  œuvres  qui  n'ont  rien  de  commun  et  je 
crois  bien  qu'il  dénature,  en  l'exagérant,  la  pensée  génératrice  du 
théâtre  ibsénien.  Au  risque  de  tomber,  à  mon  tour,  dans  les 
formules,  je  dirai  que  le  drame  d'Ibsen,  c'est  la  lutte  des  forces 
naturelles  qui  sont  en  nous  avec  les  principes  que  la  société  et 
l'éducation  nous  imposent.  On  y  voit,  de  Brand  à  M"'''  Eljen, 
une  succession  d'idéalistes  fourvoyés,  mais  absolument  sincères, 
épris  d'un  faux  idéal  ou  égarés  par  la  fausse  interprétation  d'un 
idéal  vrai.  Surtout,  —  qu'on  le  remarque  bien  !  —  cette  émou- 
vante bataille  des  principes  et  des  instincts  est  mise  en  scène 
sans  parti  pris  apparent,  avec  un  sérieux,  une  intensité,  une 
impassibilité  qui  ne  se  dément  point.  Çà  et  là,  un  éclair  d'ironie; 
quelquefois,  une  vague  sympathie  en  faveur  des  vaincus.  A  part 
cela,  l'auteur  n'apparaît  point. 

M.  Bernard  Shaw,  lui,  confond  dans  une  même  hostilité  les 
vrais  et  les  faux  idéals.  Ceux  qui  les  servent,  ou  qui  s'en  servent, 
sont,  à  ses  yeux,  des  hypocrites  ou,  au  mieux,  des  dupes  gro- 
tesques. Le  mot  môme  d'idéal  avec  les  trois  ou  quatre  mots  en 
lesquels  il  se  décompose,  héroïsme,  amour,  devoir^  est  sa  bête 
noire,  sa  cible  favorite.  C'est  ainsi  qu'il  modifie,  suivant  son  tem- 
pérament, la  leçon  reçue  du  maître  norvégien,  A  ce  réalisme 
tragique,  à  cet  art  profond,  si  habile  à  dissimuler  son  habileté, 
il  substituera  la  gaminerie  endiablée  du  petit  journaliste,  qui  fait 
feu  sur  tout  ce  qui  passe  à  sa  portée,  poil  ou  plume,  et  ne  voit  rien 
au  delà  du  mot  à  l'emporte-pièce.  Nous  pressentons  déjà  que, 
s'il  se  mêle  d'être  l'Ibsen  anglais,  ce  sera  un  Ibsen  qui  rit,  un 
Ibsen  qui  s'est  glissé  dans  la  peau  de  Beaumarchais  et  qui  a 


31.  BERNARD  SIIAW  ET  SON  THÉÂTRE.  411 

perdu  dans  l'opération  les  trois  quarts  de  sa  puissance  dramatique 
et  la  moitié  de  sa  philosopliie. 

M.  Bernard  Shaw  nous  a  livré,  à  plusieurs  reprises,  sa  pensée 
sur  Shakspeare.  D'abord,  dans  certaine  préface  mise  en  tête 
d'une  de  ses  pièces,  The  Admirable  Bashville.  Il  avait  tiré  cette 
pièce  d'un  de  ses  propres  romans  The  Profession  of  Cashel  Byron, 
lequel  avait  obtenu  peu  de  succès,  et  rien  ne  caractérise  mieux 
M.  Bernard  Shaw  que  cette  persistance  railleuse  à  offrir  au 
public,  sous  une  forme  légèrement  différente,  le  régal  littéraire 
dont  il  ne  s'est  pas  soucié  :  «  Ah!  tu  n'en  veux  pas?...  Hé  bien, 
tu  l'avaleras  quand  même  !  »  La  pièce  était  écrite  en  vers  blancs  : 
sur  quoi  M.  Shaw  saisit  l'occasion  de  faire  une  conférence  sur  les 
origines,  le  progrès  et  la  décadence  du  vers  blanc.  Cette  rigma- 
role  produit  un  effet  assez  agréable  chez  Kyd,  chez  Greene 
et  chez  Shakspeare  lui-même  <(  jusqu'aux  drames  historiques.  » 
A  partir  de  ce  moment,  le  vers  de  ce  pauvre  Shakspeare  ne 
vaut  plus  rien;  il  retrouve  seulement  une  certaine  grâce  dans 
quelques  parties  de  la  Tempête,  notamment  dans  les  rôles 
d'Ariel  et  de  Caliban.  A  ce  propos,  M.  Shaw  passe  en  revue 
toute  la  pléiade.  Il  remarque  que  Marlowe  n'a  jamais  écrit  une 
mightij  Une,  quoi  qu'en  dise  le  trop  flatteur  Ben  Jonson.  Les  vers 
du  dit  Jonson  ne  sont  que  de  la  prose.  Ghapman  est  un  pédant 
et  Webster  un  dramaturge  de  cour  d'assises.  Heywood  aurait 
pu  faire  quelque  chose  si...  Enfin,  c'est  un  massacre,  auquel 
n'échappe  aucun  des  contemporains  et  des  successeurs  de  Shak- 
speare. Après  quoi,  M.  Bernard  Shaw  paraît  soulagé  et  rede- 
vient très  bon  enfant,  tout  prêt  à  pardonner  à  Shakspeare  et  à 
son  groupe  le  bruit  qu'ils  ont  fait  dans  le  monde.  Tout  de  même 
il  nous  présente  sa  rigmarole  pour  nous  faire  voir  comme  il 
est  facile  d'écrire  en  vers  quand  on  a  du  génie.  Oronte  n'avait 
mis  qu'un  quart  d'heure  à  composer  son  sonnet.  M.  Bernard  Shaw 
n'a  employé  que  quinze  jours  à  écrire  sa  pièce.  Oserai-je  lui  dire 
qu'Alceste,  s'il  avait  été  Anglais,  n'eût  pas  hésité  à  reléguer  The 
Admirable  Bashmlle  là  où  il  envoyait  le  sonnet  à  Philis.  Les 
vers  blancs  de  M.  Shaw  ne  me  semblent  pas  très  supérieurs  à 
ceux  des  pantomimes  de  Christmas.  C'est  le  même  procédé  qui 
consiste  à  donner  un  choc  à  l'esprit  en  traduisant  l'extrême 
platitude  de  la  vie  moderne  sous  une  forme  idyllique  ou  hé- 
roïque. 

M.  Bernard  Shaw  est  revenu  à  la  critique  de  Shakspeare  dans 


il2  REVUE    DES    DEUX    3I0iNDES. 

une  récente  conférence  qui  a  été  très  discutée  et  furieusement 
attaquée.  Mais  je  crois  que,  cette  fois,  il  avait  raison  contre  la 
galerie.  Il  avait  eu  l'audace  de  dire  que  Shakspeare  a  une  phi- 
losophie et  que  cette  philosophie  est  franchement  pessimiste. 
Une  race  qui  a  fait  fortune  dans  le  monde  par  l'optimisme  à 
outrance,  ne  peut  pas  laisser  dire  que  son  plus  grand  poète  est 
pessimiste  ! 

J'ai  indiqué  ici,  à  propos  des  Sonnets,  et  dans  les  Débats^  à 
propos  de  l'énigme  baconienne,  les  principaux  traits  de  la  philo- 
sophie shakspearienne.  Il  l'avait  puisée  chez  les  plus  grands 
maîtres  penseurs  du  xvi^  siècle,  qu'il  était  tout  aussi  capable  de 
comprendre  que  l'auteur  du  Novinn  Organum,  et  peut-être  da- 
vantage. Il  était  pessimiste,  indubitablement.  Ce  pessimisme 
circule  à  travers  toute  son  œuvre,  s'accentue,  se  passionne,  s'exas- 
père dans  les  drames  du  milieu  de  sa  vie,  se  tempère,  se  résigne 
et  s'élève  dans  les  derniers. 

M.  Bernard  Shaw  a  raison,  également,  de  dire  que  les  pièces 
de  Shakspeare  sont  très  mal  faites,  et  lorsqu'il  affirme  avoir 
composé  des  comédies  mieux  construites  que  As  you  like  it,  il 
n'est  pas  si  ridicule  quil  en  a  l'air.  Shakspeare  serait  absolu- 
ment de  son  avis  s'il  revenait  au  monde.  Il  nous  dirait  :  «  Qu'im- 
porte l'intrigue?  J'ai  pris  les  miennes  çà  et  là,  un  peu  partout. 
Sur  trente-neuf  drames  que  j'ai  laissés,  une  fois  seulement,  je 
me  suis  donné  la  peine  d'inventer  le  sujet,  et  c'est  une  de  mes 
plus  mauvaises  pièces.  Le  génie  est  dans  l'expression.  »  Imagi- 
nez Shakspeare  se  présentant  chez  M.  Scribe  avec  le  manuscrit 
de  As  you  like  it.  Que  lui  aurait  dit  le  grand  pontife  de  la  pièce 
bien  faite?  «  Jeune  homme,  il  y  a  quelque  chose  en  vous,  mais 
il  faut  d'abord  remettre  votre  pièce  sur  ses  pieds.  »  C'est  ce 
«  quelque  chose  »  qui  est  tout  pour  M.  Bernard  Shaw  et  aussi 
pour  nous.  Et  cette  admiration  de  notre  contemporain  pour  la 
pensée  du  grand  dramaturge,  indépendamment  du  moule  dra- 
matique où  il  l'a  jetée,  nous  avertit  que,  chez  les  personnages  de 
M.  Shaw,  nous  devrons  nous  attacher  non  à  ce  qu'ils  font,  mais 
à  ce  qu'ils  disent,  et  que,  dans  son  théâtre,  il  sera  question  de  tout, 
mais  qu'il  ne  se  passera  rien. 


31.  BERNARD  SHAW  ET  SON  THÉÂTRE.  il3 


III 


Ce  théâtre  se^compose,  jusqu'ici,  de  quatorze  pièces.  Je  n'en 
connais  que  treize.  Le  petit  acte  How  he  lied  to  her  Husband, 
joué  cet  hiver  au  Saint- James  en  compagnie  de  deux  pièces  de 
M.  Alfred  Sutro,  le  brillant  auteur  des  Walls  of  Jéricho,  a  dis- 
paru si  vite  de  l'affiche  que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'aller  le  voir 
et  je  ne  sache  pas  que  la  pièce  ait  encore  été  imprimée.  D'après 
ce  qu'on  m'a  dit,  ce  petit  acte  a  très  peu  d'importance,  mais  il 
offre  ceci  de  particulier  que  l'auteur  semble  y  parodier  une  autre 
de  ses  pièces  :  et  il  serait  dommage  de  ne  pas  mentionner  ce  trait 
qui  caractérise  M.  Shaw. 

Je  mets  d'abord  à  part  un  groupe  de  trois  pièces  que  j'appel- 
lerai les  pièces  historiques.  Ce  sont  peut-être  les  plus  modernes 
de  toutes,  quoiqu'elles  soient  censées  se  passer,  respectivement, 
en  48  avant  Jésus-Christ,  en  1777,  et  en  1796. 

La  première  est  intitulée  Cœsar  and  Cleopatra.  M.  Bernard 
Shaw  paraît  avoir  été  tenté  par  ce  curieux  sujet  auprès  duquel 
ont  passé  deux  grands  poètes  dramatiques.  Les  bienséances  de 
la  tragédie  autant  que  le  tempérament  personnel  de  Corneille 
lui  défendaient  d'y  toucher,  et  Shakspeare  l'a  négligé  pour  cou- 
rir vers  la  catastrophe  finale  qui  l'attirait.  Pourtant,  est-il,  en 
psychologie  dramatique,  beaucoup  de  cas  aussi  intéressans  que 
la  liaison  qui  eut  Cesarion  pour  résultat?  J'avoue  que  je  partage 
la  curiosité  de  Mérimée  qui  eût  voulu  voir  la  figure  de  César 
au  moment  où  Cléopâtre  émergea  du  tapis  où  elle  s'était  fait 
empaqueter  pour  arriver  jusqu'à  lui.  Surtout  je  voudrais  savoir 
qui  séduisit  et  qui  fut  séduit,  de  la  petite  Egyptienne,  reine  et 
courtisane  de  naissance,  ou  du  don  Juan  G\idM\b,moechus  calvus, 
comme  l'appelaient  ses  propres  soldats.  M.  Shaw  me  donne  seu- 
lement quelques  traits  de  cette  bataille  d'amour,  et  la  pièce  ne 
satisfait  pas  l'appétit  que  le  titre  a  éveillé.  La  première  rencontre 
des  deux  futurs  amans  est  insensée.  César  a  quitté  ses  légion- 
naires et  s'est  avancé  tout  seul,  en  vrai  touriste,  jusqu'au  sphinx 
accroupi  qui  garde  l'entrée  du  désert.  Entre  les  pattes  du 
sphinx,  il  trouve  blottie  la  petite  reine  qui  s'est  enfuie  de  sa 
royale  nursery  parce  que  sa  bonne  l'opprime.  Après  avoir  jeté  à 
cette  nuit  d'Orient  une  foule  de  propos  singuliers.  César  apprend 


114  UKVIE    IJKS    DEUX    .AIOiNOES. 

à  l'enlant  comnionl  on  mate  sa  bonne  d'abord,  et  Tiinivers  en- 
suite, et  elle  y  réussit  d'autant  mieux  que  les  légionnaires  sont 
arrivés  pour  lui  prêter  main-forte.  A  ce  moment,  quoique  l'his- 
toire lui  donne  vingt  et  un  ans,  elle  n'en  a  que  huil  ;  à  la  fin  du 
dernier  acte,  quoique  l'histoire  lui  en  donne  toujours  vingt  et 
un,  elle  en  a  trente.  Mais  c'est,  à  tous  les  instans  de  la  pièce, 
une  Anglaise  de  notre  temps:  impertinente,  autoritaire,  sen- 
suelle. César  est  une  figure  vague  et  crépusculaire,  un  rêveur 
shakspearien,  qui  disserte  et  dort  debout  au  milieu  du  danger. 
Toute  sa  politique  consiste  dans  la  clémence,  et  l'on  ne  voit  pas 
qu'il  s'en  serve  à  son  avantage.  Il  est  trop  papa  avec  Cléopâtre, 
c'est  le  ton  du  vieux  marcheur,  et  il  n'en  est  pas  encore  à  cette 
étape-là. 

En  somme,  cette  pièce  ne  pourrait  se  soutenir  que  par  deux 
choses  :  rimagination  poétique  ou  le  sens  historique.  Or,  elle  ne 
contient  ni  l'une  ni  l'autre.  Elle  suit  cahin  caha  l'ordre  des  évé- 
nemens  racontés  dans  le  De  bello  Alexandrino ;  mais  l'esprit, 
l'âme  de  ces  événemens,  elle  ne  les  fait  ni  comprendre  ni  pres- 
sentir. En  revanche,  une  infinité  de  types  modernes  et  d'allu- 
sions contemporaines  détruisent  toute  impression  d'antiquité. 
César  est  flanqué  de  deux  séides  :  un  grognard  qui  manque  de 
respect  à  son  empereur,  mais  qui  est  prêt  à  se  faire  tuer  pour 
lui;  un  jeune  secrétaire  ramené  de  l'Ile  de  Bretagne,  qui  est  la 
correction  même  et  qui  n'a  que  le  mot  de  «  convenance  »  à  la 
bouche.  Avec  un  faux-col  et  un  parapluie,  il  ressemblerait  à 
tous  les  Anglais  qui  passent  dans  Piccadilly.  Un  esthète  se  pro- 
mène à  travers  la  pièce,  distillant  des  phrases  ruskiniennes. 
Nous  voyons  passer  devant  nous  avec  stupeur  les  formules  qui 
ont  été  dans  toutes  les  bouches  de  1885  à  1895  :  «  La  paix  avec 
honneur,  l'Egypte  aux  Egyptiens,  la  femme  nouvelle,  l'art  pour 
l'art.  »  César  dit  à  Cléopâtre  :  c  Vous  voulez  faire  parler  un  gué- 
ridon. Comment!  Sept  cents  ans  après  la  fondation  de  Rome,  il 
est  encore  question  de  tables  tournantes  !  »  Voilà  de  ces  mots 
qui  eussent  fait  la  joie  et  l'orgueil  du  maestro  Hervé,  auteur  de 
Chilpêric  et  de  ÏŒil  crevé.  Aux  lecteurs  d'outre-Manche  ils 
doivent  rappeler  les  beaux  jours  des  Burlesques,  où  triomphaient 
Byron  et  Burnand. 

Je  ne  m'arrêterai  guère  au  Devil's  Disciple,  mélodrame  outra- 
geusement mal  construit.  La  couleur  historique  et  locale  en  est 
très  faible.  Les    puritains,   mis   en  scène   d'une   manière  assez 


M.    BERiNARD    SlIAW    ET    SON    THÉÂTRE.  415 

amusante,  sont  censés  vivre  dans  le  New-Hampshiie  au  temps 
de  la  guerre  de  l'indépendance  américaine,  mais  ils  pourraient 
également  vivre  dans  le  Hampshire  vers  le  commencement  du 
rè^ne  de  Victoria.  Le  général  Burgoyne,  qui  entre  inopinément 
daas  l'actiou  au  moment  où  elle  s'approche  du  dénouement  et 
qui  la  remplit  de  ses  impertinences  raffinées,  est  une  caricature 
plutôt  qu'un  portrait.  La  pièce,  ai-je  dit,  est  un  mélodrame.  En 
eftet,  elle  repose  sur  une  antithèse  artificielle  et  qui  ne  paraî- 
trait pas  très  neuve  à  la  Porte-Saint-Martm  ou  à  l'Ambigu.  Mais 
là,  du  moins,  elle  aurait  la  chance  d'être  traitée  avec  ce  savoir- 
faire,  ce  doigté  d'escamoteur  qu'on  appréciait  à  l'ancien  boule- 
vard du  Crime  et  que  M.  Bernard  Shaw  est  loin  de  posséder.  Le 
sacripant  sans  mœurs,  le  «  disciple  du  diable,  »  se  laisse  prendre 
et  va  se  laisser  pendre  à  la  place  de  l'homme  de  Dieu,  qui  pro- 
fite de  ce  dévouement  et  s'enfuit  de  toute  la  vitesse  de  son  cheval. 
Cette  lâcheté  provoque  une  révulsion  soudaine  dans  les  sen- 
timens  de  sa  femme,  la  belle  Judith.  Elle  s'aperçoit  qu'elle  aime 
ce  gredin  héroïque  dont  elle  croyait  avoir  horreur.  Elle  va  le  lui 
dire  dans  sa  prison  où  elle  pénètr(}  sans  difficulté,  car  tous 
croient  que  le  condamné  est  son  mari.  Mais  la  lâcheté  du  mi- 
nistre n'est  qu'apparente.  Un  instant  a  suffi  pour  faire  de  lui  un 
soldat,  un  homme  d'action.  Il  revient  à  la  tête  d'une  force  con- 
sidérable qui  décide  la  capitulation  de  Saratoga.  Par  là  il  sauve 
la  vie  de  son  sauveur.  Tout  est  bien  qui  finit  bien,  à  condition 
qu'il  ignore  toujours  le  drame  qui  s'est  joué,  pendant  une  nuit, 
dans  l'âme  de  sa  Judith.  Telle  est  la  situation.  Elle  a  fourni  à 
M.  Bernard  Shaw  une  minute  émouvante,  la  seule  qu'on  trouve 
dans  tout  son  théâtre  où  il  y  a  tant  d'esprit  et  si  peu  d'émotion. 
Passé  cette  minute,  il  recommence  à  gambader  et  le  mélodrame 
se  dissout  en  farce. 

The  Man  of  Destiny  nous  raconte,  avec  une  verve  et  une  ori- 
ginalité singulières,  une  aventure  imaginaire  du  général  Bona- 
parte, au  lendemain  de  la  victoire  de  Lodi. 

Voici  en  quoi  consiste  l'aventure.  Bonaparte  a  des  inquié- 
tudes sur  ce  qui  se  passe,  en  son  absence,  dans  la  petite  mai- 
son de  la  rue  Chantereine.  C'est  pourquoi  il  a  envoyé  un  officier 
de  confiance,  avec  le  meilleur  cheval  de  Tarmée,  au-devant  du 
courrier  de  Paris  qui  doit  lui  apporter  certaines  révélations 
Mais  s'il  a  intérêt  à  les  lire,  d'autres  ont  intérêt  à  l'en  empêcher. 
Une  jeune  dame  fort  entreprenante  s'est  donné  à  elle-même,  ou 


410  UEVUK    DES    DEUX    MOIVDES. 

a  accepté  de  quelqu'un  que  l'on  ne  nomme  point,  la  mission 
d'intercepter  ces  documens,  notamment  des  lettres  de  la 
citoyenne  Bonaparte,  dont  le  contenu  doit  éclairer  sur  des  points 
délicats  le  vainqueur  de  Lodi.  Déguisée  en  homme,  elle  surprend 
la  confiance  du  jeune  lieutenant  envoyé  à  la  recherche  du  cour- 
rier et  lui  soustrait  les  lettres.  Après  ce  coup  d'éclat,  elle  commet 
une  de  ces  sottises  comme  les  gens  d'esprit  n'en  font  que  dans 
les  comédies  en  venant  se  loger  précisément  dans  l'auberge  oii 
Bonaparte  a  établi  son  quartier  général.  Singulier  quartier  gé- 
néral !  On  n'y  voit  ni  aides  de  camp  ni  officiers  d'ordonnance, 
pas  trace  d'un  état-major.  Rien  qu'un  factionnaire  à  la  porte. 
Bonaparte  est  servi  par  l'aubergiste  italien  qui  parle  comme  par- 
lerait M.  Shaw  lui-même  et  qui  se  moque  très  audacieusement 
de  son  illustre  pensionnaire.  Un  peu  plus  tard,  c'est  au  tour  de 
l'aventurière  cosmopolite  de  faire  entendre  à  Bonaparte  les 
cruelles  vérités  que  lui  réservait  M.  Bernard  Shaw.  Quant  au 
vainqueur  de  Lodi,  il  paraît  être  un  mélange  du  condottiere  et 
du  cabotin,  beaucoup  plus  italien  que  français.  Ai-je  dit  le  vain- 
queur de  Lodi?  Je  me  trompe.  C'est  un  cheval  qui  a  gagné  la 
bataille  de  Lodi.  Personne  ne  le  savait,  mais  M.  Bernard  Shaw 
le  sait.  Oui,  c'est  un  cheval  qui,  en  voulant  boire,  a  découvert  le 
gué  grâce  auquel  on  a  pu  tourner  Beaulieu  et  tomber  sur  ses 
derrières.  Le  maître  du  cheval  n'y  est  pour  rien,  car  c'est  cet 
imbécile  de  lieutenant,  qui  représente  l'armée  française  et  toute 
la  génération  révolutionnaire.  L'Europe  a  appartenu  pendant 
vingt  ans  à  ces  soldats  sans  cervelle,  à  ces  grands  enfans  qui 
avaient  des  nerfs  d'acier  et  un  courage  stupide,  mais  qui  ne 
comprenaient  rien  à  rien,  pas  même  à  la  guerre. 

Dans  le  duel  engagé  avec  sa  belle  ennemie,  Napoléon  aurait 
le  dessous  s'il  n'usait  de  fourberie  et  de  violence.  Enfin  il  est  en 
possession  des  papiers  révélateurs.  Il  feint  de  les  brûler  sans  les 
lire,  mais  nous  savons  qu'il  a  tout  lu  et  tout  digéré.  Du  reste,  sa 
vengeance  est  facile,  car,  au  baisser  de  la  toile,  il  est  seul  avec 
sa  mystificatrice  et  la  contemple  ardemment  :  ce  qui  suggère  un 
dénouement  un  peu  leste  pour  une  pièce  anglaise,  née  au  jour 
de  la  rampe  devant  les  bons  bourgeois  de  Groydon. 

L'action  est  conduite  avec  une  dextérité  que  nous  ne  retrou- 
verons pas  chez  M.  Shaw,  et  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'obtienne 
un  vif  succès  sur  une  grande  scène,  à  la  condition  que  Ton  coupe 
sans  miséricorde  une  conférence  dont  Bonaparte  régale  son  in- 


M.  BKRXARD  SHAW  ET  SON  THÉÂTRE.  417 

terlocutrice,  à  la  dernière  scène,  et  qui  a  pour  sujet  le  mot 
fameux  :  «  L'Angleterre  est  une  nation  de  boutiquiers.  »  Si 
M.  Bernard  Shaw  veut  bien  prendre  la  peine  de  lire  le  Journal 
de  Gourgaud  ou,  tout  simplement,  le  livre  de  lord  Rosebery, 
Napoléon,  the  last  phase,  il  se  convaincra  que,  si  Napoléon  a 
répété  ce  mot  dont  il  n'était  pas  l'inventeur,  il  était  incapable 
d'en  donner  un  commentaire  acceptable,  parce  que  personne  n'a 
jamais  plus  mal  compris  les  Anglais.  En  tout  cas,  il  lui  eût  été 
difficile  de  présenter,  dans  un  style  à  la  Bernard  Shaw,  un  pano- 
rama à  vol  d'oiseau  de  l'histoire  politique  et  industrielle  de 
l'Angleterre  au  xix*^  siècle,  en  commençant  par  des  allusions  à 
Nelson  et  à  Wellington  pour  finir  par  des  vues  sur  l'Ecole  de 
Manchester  et  sur  l'Impérialisme. 

Les  jeux  de  scène,  imprimés  en  italiques,  constituent  un  vé- 
ritable pamphlet  contre  Napoléon  où  sont  ramassées,  avec  les 
vieilles  vilenies  dont  le  caricaturiste  Gillray  repaissait  l'animo- 
sité  de  John  Bull,  il  y  a  cent  ans,  les  calomnies,  plus  modernes 
et  plus  savantes,  de  l'historien  Seeley.  On  y  voit  Napoléon  vo- 
lant la  caisse  de  son  régiment,  puis  vendant  sa  femme  aux 
membres  du  Directoire  pour  obtenir  un  grade.  Qu'a  fait  Napo- 
léon à  M.  Bernard  Shaw?  On  a  beaucoup  parlé  de  cet  homme 
et  l'on  s'obstine  à  en  parler  encore.  Il  a  le  même  défaut  que 
Shakspeare,  il  encombre  l'histoire,  il  tient  de  la  place.  Ne 
serait-il  pas  temps  de  faire  le  silence  autour  de  ces  gens-là  et 
de  s'occuper  un  peu  de  M.  Bernard  Shaw?  Au  fond,  qu'est-ce 
que  Napoléon?  Un  raté,  tout  simplement.  M.  Shaw  nous  énu- 
mère  complaisamment  les  échecs  littéraires  du  jeune  officier 
d'artillerie  et  nous  donne  à  entendre  que  le  malheureux  a  con- 
quis l'Europe  faute  d'avoir  pu  percer  dans  les  lettres. 

Puisque  j'ai  parlé  des  indications  scéniques,  je  dirai  que 
c'est  une  des  affectations  de  M.  Bernard  Shaw  de  les  développer 
outre  mesure  et  de  nous  offrir  ainsi,  non  seulement  la  descrip- 
tion physique,  mais  l'histoire  morale  de  tous  ses  personnages, 
de  noter  non  seulement  leurs  gestes,  mais  l'état  de  leur  âme,  à 
chaque  instant.  Imprimés  dans  le  même  caractère  que  le  dia- 
logue, ces  jeux  de  scène  formeraient  avec  ce  dialogue  le  texte 
continu  d'un  roman  véritable.  Au  troisième  acte  de  Man  and 
Superman,  l'auteur  a  introduit  dans  cet  espace  réservé  aux  indi- 
cations scéniques  une  dissertation  sur  le  paupérisme  qui  n'a  pas 
le  plus  lointain  rapport  avec  le  sujet  de  la  pièce. 

TOME  xxs.  —  1905.  27 


418  IIEVIE    DES    DRIX    MONDES. 


IV 


Voilà  pour  les  pièces  «  historiques.  »  Si  elles  nous  ont  dé- 
montré que  l'écrivain  a  quelque  peine  à  se  transporter  dans  une 
autre  époque,  elles  nous  ont  fait  entrevoir  qu'il  ne  juge  pas  très 
sainement  de  la  psychologie  des  races  étrangères. 

Arms  and  the  Man  va  nous  confirmer  dans  cette  pensée. 
Cette  fois,  nous  sommes  en  Bulgarie,  au  plus  fort  de  la  guerre 
contre  les  Serbes.  M.  Bernard  Shaw,  pour  se  représenter  les 
caractères  et  les  mœurs  de  la  Bulgarie  en  1885,  s'est  servi  d'un 
procédé  qu'il  nous  livre  ingénument  et  que  le  lecteur  appréciera. 
Il  s'est  dit  :  «  Ces  gens-là  retardent  d'environ  trois  quarts  de 
siècle  sur  l'Europe  occidentale.  Par  conséquent  un  vieux  pro- 
priétaire campagnard  aura  les  idées  d'un  squire  anglais  vers  1800, 
tandis  qu'un  jeune  homme  de  bonne  maison  en  sera  déjà  à  la 
pose  satanique  et  byronienne.  »  Et  il  a  eu  ainsi  sa  Bulgarie  :  ce 
n'est  pas  plus  difficile  que  cela  ! 

Mais  Arms  and  the  Man  n'a  pas  pour  objet  de  nous  initier  à 
la  vie  bulgare.  Son  but  avoué  est  de  prouver  que  ce  qui  carac- 
térise le  soldat,  ce  n'est  pas  le  courage,  cest  la  lâcheté. M.  Shaw 
s'y  prend  de  la  manière  suivante.  M""  Petkofî  est  seule  dans  sa 
chambre.  C'est  la  nuit  après  la  bataille  de  Slivnitza,  et  la  cam- 
pagne est  couverte  de  fuyards  auxquels  les  troupes  victorieuses 
donnent  la  chasse.  Des  coups  de  feu  éclatent  autour  de  la  mai- 
son. Tout  à  coup  un  de  ces  fuyards  pénètre  dans  la  chambre 
par  le  balcon.  C'est  un  officier  serbe,  un  officier  d'artillerie,  les 
vêtemens  en  lambeaux,  couvert  de  sang  et  de  boue.  «  Si  vous 
appelez,  si  vous  poussez  un  cri,  si  vous  faites  un  mouvement, 
je  A'ous  tue.  »  Et  il  tient  la  jeune  fille  sous  le  feu  de  son  revol- 
ver. Elle  reste  immobile.  Cependant  on  frappe  à  la  porte  de  la 
maison  où  l'on  a  vu  entrer  le  fugitif.  Un  officier  pénètre  dans  la 
chambre,  mais  M""  Petkoff,  en  qui  s'éveille  la  pitié  delà  femme, 
cache  le  malheureux  dans  l'épais  rideau  de  la  fenêtre  et  fait  face 
aux  interrogations  avec  autant  de  sang-froid  qu'elle  en  a  montré 
tout  à  l'heure  en  présence  de  l'arme  braquée  sur  elle.  Enfin, 
tout  le  monde  s'est  retiré,  la  fusillade  s'éloigne  et  une  curieuse 
conversation  s'engage  entre  la  jeune  fille  et  son  hôte.  Ce  n'est 
pas  un  Serbe,  mais  un  Suisse  qui  fait  la  guerre  à  la  manière  de 


M.  BERNARD  SHAW  ET  SON  THÉÂTRE.  419 

ses  ancêtres  du  xxi"  siècle,  comme  un  métier  et  un  gagne-pain, 
en  attendant  que  son  père  veuille  bien  mourir  et  lui  laisser  les 
nombreux  hôtels  dont  il  est  propriétaire,  avec  la  literie  et  la 
batterie  de  cuisine  qui  en  dépendent.  Nous  apprenons  alors  que  le 
pistolet  n'était  pas  chargé.  «  Un  jeune  oflicier  met  des  cartouches 
dans  sa  cartouchière,  un  vieil  oflicier  la  remplit  de  chocolat.  » 
Malheureusement  la  sienne  est  vide. 

]yj!ie  Petkofî  découvre  dans  une  boîte  de  bonbons  quelques 
pralines,  qu'il  dévore.  A  ce  moment,  il  aperçoit  sur  la  commode 
une  photographie  qui  semble  placée  là  pour  y  recevoir,  à  toute 
heure,  l'hommage  d'une  dévote  admiration.  Avant  que  la  jeune 
fille  ait  eu  le  temps  de  lui  dire  :  «  C'est  mon  fiancé,  le  héros 
de  la  journée,  celui  qui  a  chargé  les  canons  ennemis  à  la  tête 
de  son  régiment  et  qui  a  sabré  les  artilleurs  sur  leurs  pièces,  » 
l'aventurier  suisse  s'est  écrié  :  «  Je  le  reconnais.  C'est  cet  imbé- 
cile qui  a  couru  droit  sur  notre  batterie.  De  lui  et  de  ses  hommes, 
il  ne  serait  rien  resté  si  nous  avions  eu  encore  des  gargousses.  » 
Quant  à  lui,  il  tressaille  au  moindre  bruit  :  a  Ah!  que  c'est 
bête  !  Vous  m'avez  fait  une  peur  !  »  11  explique  que  le  courage 
est  une  affaire  de  nerfs.  «  On  peut  être  brave  un  jour,  deux  au 
plus;  le  troisième,  on  devient  lâche.  »  Il  est  tellement  vaincu 
par  la  fatigue,  la  faim,  le  besoin  de  dormir  qu'il  se  met  à  pleurer 
et,  un  moment  après,  pendant  que  la  jeune  fille  est  allée  cher- 
cher sa  mère,  il  tombe  sur  le  lit,  foudroyé  par  le  sommeil,  tout 
en  travers,  une  botte  de-ci,  une  botte  de-là.  Impossible  de  le 
réveiller.  Tel  est  le  premier  acte.  Il  est  original  et  d'un  effet 
immanquable. 

Les  deux  actes  qui  suivent  ne  valent  rien.  M.  Sliaw  qui  pense 
avoir  déjà  fortement  endommagé  son  héros  en  le  faisant  charger 
une  batterie  dénuée  de  gargousses  (mais,  monsieur,  puisqu'il 
n'en  savait  rien!)  poursuit  et  achève  sa  démolition  en  le  faisant 
tomber  dans  les  filets  d'une  petite  femme  de  chambre,  aussi  sé- 
duisante que  peu  scrupuleuse.  Comme  tout  cela  démontre  bien 
que  les  soldats  n'ont  pas  de  courage  ! 

D'une  Bulgarie  imaginaire,  nous  passons  dans  un  Maroc  de 
fantaisie,  découvert  par  M,  Bernard  Shaw  dans  un  livre  de  Cun- 
ningham  Graham  qui  croyait  y  être  allé.  Au  point  de  vue  moral, 
Captain  Brasshounds  Co7iversion  met  en  présence  les  difîérens 
moyens  que  nous  possédons  de  corriger  les  hommes.  Ces  moyens 
sont  au  nombre  de  trois  :  à  savoir   la  Religion,  la  Justice  et 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Amour  qui,  dans  la  langue  particulière  de  M.  Bernard  Shaw, 
s'appelle  l'attraction  sexuelle.  La  Religion  est  représentée  par 
un  missionnaire  écossais,  le  révérend  Renkin,  établi  à  Mogador 
depuis  trente  ans;  la  Justice  par  sir  Howard  Allan,  un  des  prin- 
cipaux membres  du  corps  judiciaire,  qu'un  voyage  de  plaisir  a 
conduit  sur  cette  côte;  enfin  l'attraction  sexuelle  par  sa  belle- 
sœur  qui  l'accompagne  dans  ce  voyage,  lady  Gicely  Waynflete. 
En  trente  ans,  le  bon  missionnaire  n'a  pas  amené  au  christia- 
nisme un  seul  Marocain,  Son  unique  conversion  est  un  chenapan 
londonien  qui  l'exploite  et  se  moque  de  lui.  Le  juge,  avec  l'ac- 
quittement d'un  coupable  que  nous  connaissons,  doit  avoir  sur  la 
conscience  la  condamnation  de  plus  d'un  innocent,  et  nous  aper- 
cevons dans  sa  vie  privée  des  actes  fort  discutables.  Quant  à 
lady  Cicely,  c'est,  il  est  vrai,  un  caractère  d'exception,  mais  très 
réel  pourtant,  et,  d'ailleurs,  charmant.  Peut-être  l'avez-vous  ren- 
contrée dans  ses  pérégrinations  incessantes  à  travers  le  monde, 
elle  ou  quelque  chose  qui  en  approche.  Pour  elle,  il  n'y  a  pas 
de  méchans  :  c'est  ((  parce  qu'on  ne  sait  pas  s'y  prendre.  »  Elle  a 
traversé  l'Afrique  avec  un  petit  chien  sous  le  bras,  habillée 
comme  elle  le  serait  pour  aller  à  Richmond  ou  à  Hampstead. 
Elle  a  causé  amicalement  avec  des  chefs  cannibales  qui  ont  été 
parfaits  pour  elle.  Quel  est  son  secret?  Rien  de  plus  simple.  Elle 
va  droit  aux  gens,  la  main  tendue,  avec  un  Hoiu  d'ye  do?  qui  ne 
manque  jamais  son  effet.  Elle  dit  à  un  horrible  coquin  dans  les 
mains  duquel  elle  tombe  :  «  Oh!  vous  avez  de  si  beaux  yeux! 
Une  si  bonne  figure!  Il  est  impossible  que  vous  ayez  de  mau- 
vais desseins.  »  Et  on  sent  qu'elle  est  capable  de  le  lui  persuader. 
Car  elle  obtient  tout  ce  qu'elle  veut  par  sa  douceur  obstinée,  sa 
confiance  imperturbable,  son  autorité  caressante.  A  bord  d'un 
navire  américain,  elle  commande  mieux  que  le  capitaine;  elle 
fait  mentir  le  missionnaire  écossais  qui  est  la  sincérité  même; 
enfin  elle  a  inspiré  une  folle  passion  au  capitaine  Brassbound, 
qui  est  «  pirate  »  de  son  métier. 

M.  Bernard  Shaw^  ne  se  connaît  pas  très  bien  en  pirates,  ni 
moi  non  plus.  Mais  je  crois  reconnaître  dans  Brassbound  ce 
Zampa  qui  tournait  la  tête  de  nos  grand'mères.  Pour  comble, 
c'est  un  Zampa  qui  s'analyse.  Le  forban  amoureux  va  jusqu'à  de- 
mander la  main  de  lady  Cicely  qui  n'est  pas  loin  d'accepter, 
mais  qui,  se  ressaisissant  par  un  suprême  effort,  échappe  à  un 
danger  où  elle   s'est  déjà  vue,  paraît-il,  dix-sept  fois.  J'ai  dit 


31.    lîER.NARD    SIIAW    ET    SO>i    THÉÂTRE.  421 

qu'elle  était  charmante.  Elle  le  sera  encore  quelques  années. 
Après  quoi,  elle  deviendra  l'Anglaise  sentimentale  et  excentrique, 
qui  fait  la  joie  des  tables  dhôte  continentales.  Quant  au  capitaine 
Brassbound,  il  est  si  peu  converti  qu'il  recommencera,  dès  de- 
main, à  écumer  les  mers. 

The  Widowers  hoiises  nous  ramène  en  Angleterre  après 
nous  avoir  promenés  sur  le  Rhin  où  le  jeune  docteur  Trench 
s'est  étourdiment  fiancé  à  miss  Blanche  Sartorius.  Il  croit  que 
la  rencontre  est  un  effet  du  hasard,  alors  qu'il  est  tombé  dans 
un  piège  matrimonial  préparé  à  Londres.  Il  ne  sait  rien  de  la 
position  du  père  et  il  est  sincèrement  épouvanté  en  apprenant 
que  le  revenu  de  cet  honnête  homme  provient  des  horribles 
maisons  de  Robbin's  Rowoù  est  logée  la  population  la  plus  misé- 
rable de  Londres,  dans  des  conditions  qui  défient  toutes  les  lois 
de  l'hygiène,  de  la  décence  et  de  l'humanité.  Que  fera-t-il?  Se 
retirera-t-il?  Non,  car  il  est  homme  d'honneur  et,  de  plus,  amou- 
reux, mais  il  n'acceptera  pas  un  sou  de  son  beau-père.  Sur  quoi, 
M.  Sartorius  lui  apprend  qu'il  est,  lui.  Trench,  propriétaire  d'une 
hypothèque  sur  ces  mêmes  Slums  de  Robbin's  Row  et  qu'il  vit 
des  intérêts  que  lui  rapporte  cette  hypothèque.  L'homme  d'hon- 
neur ne  se  rend  pas  encore.  Mais  le  beau-père  lui  donne  à  en- 
tendre que  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  le  rembourser  et  de 
trouver  un  autre  prêteur  moins  scrupuleux.  Si  le  docteur  Trench 
était  réduit  à  mettre  dans  les  consolidés  son  capital  placé  dans  les 
Slums  de  Robbin's  Row,  il  verrait  son  revenu  annuel  tomber  de 
700  livres  à  250.  Là-dessus,  l'homme  d'honneur  devient  souple 
comme  un  gant  et  épouse  sans  mot  dire.  Tel  est  le  gentleman 
anglais,  d'après  M.  Shaw  :  honorable  jusqu'à  une  certaine  limite, 
jusqu'à  un  certain  chiffre. 

Il  en  est  de  bien  pires  que  le  docteur  Trench  :  par  exemple,  ce 
baronnet  qui  commandite  des  maisons  de  plaisir  dans  les  grandes 
villes  du  continent.  Celui-là  semble  avoir  un  certain  goût  pour 
la  fange,  car  non  content  des  dividendes  de  l'infamie,  il  a  fait 
une  amie  de  Mrs  Warren  qui  dirige  ces  établissemens,  et  il  a 
le  projet  d'épouser  la  fille  de  cette  dame  qui  a  reçu  l'éducation 
d'une  lady  et,  qui  plus  est,  d'une  intellectuelle,  puisqu'elle  arrive 
de  Cambridge  où  elle  a  obtenu  un  rang  distingué  dans  le  Tripos. 
La  lutte  morale  qui  s'engage  entre  cette  mère  et  cette  fille  est 
le  sujet  de  Mrs  Warren's  Profession,  une  pièce  qui  est  impos- 
sible à  jouer,  pénible   à  lire   et   difficile  à   raconter.  Le  reste 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  qu'un  remplissage  fastidieux  et  agaçant.  Mais  les  deux  scènes 
qui  terminent  le  second  et  le  quatrième  acte  abordent  franche- 
ment le  problème.  Mrs  Warren  est  énergique  et  intelligente; 
sa  fille  ne  l'est  pas  moins.  La  mère  se  défend  vigoureusement; 
elle  raconte  sa  vie  sans  mensonge,  sans  pleurnicherie,  avec  une 
bi'utale  simplicité.  «  Je  ne  voulais  pas  être  battue  par  un 
mari  ivrogne  comme  une  de  mes  sœurs,  ni  crever  à  l'hôpital, 
empoisonnée  par  les  effets  d'un  métier  malsain  comme  mon  autre 
sœur.  J'avais  une  troisième  sœur  qui  s'était  laissé  séduire.  Le 
clergyman  avait  prédit  qu'elle  finirait  au  fond  de  la  rivière.  Elle 
vit  dans  l'aisance,  entourée  de  respects.  Jai  fait  comme  elle;  je 
suis  devenue  son  associée.  J'ai  pris  la  seule  industrie,  le  seul 
commerce  possible  à  une  jeune  fille  qui  n'a  d'autre  capital  que 
sa  personne.  »  A  quoi  miss  Warren  pourrait  répondre  :  «  Vous 
étiez  en  droit  de  vendre  votre  chair,  non  celle  des  autres.  »  Mais 
elle  a  été  touchée  par  le  plaidoyer  de  sa  mère  et  paraît  accepter 
la  situation,  parce  qu'elle  croit  que  Mrs  Warren  en  a  fini  avec  son 
affreux  métier.  Lorsqu'elle  apprend  qu'il  n'en  est  rien,  la  rupture 
entre  les  deux  femmes  devient  irrévocable,  et  miss  Warren  met 
froidement  sa  mère  à  la  porte  de  l'humble  bureau  où,  à  l'avenir, 
elle  entend  gagner  sa  vie  par  son  travail.  Soit,  mais  ce  n'est  pas 
une  conscience  bien  délicate,  bien  précise,  ni  bien  sûre  d'elle- 
même  qui  accepte  sa  part  d'un  revenu  prélevé  sur  les  vices  de 
Vienne,  de  Berlin  et  de  Bruxelles,  à  la  condition  que  ces  revenus 
datent  de  plusieurs  années,  mais  se  cabre  et  se  révolte  à  l'idée 
qu'ils  datent  de  la  veille.  Quant  au  dénouement,  je  l'accepterais 
dans  sa  rigueur  si  je  pouvais  croire  à  cette  mère  qui  aime  sa 
fille,  mais  qui  aime  encore  mieux  sa  profession.  Maintenant  que 
Mrs  Warren  est  riche,  n'a-t-elle  pas  cent  manières  de  dépenser 
son  activité  et  ses  talens  administratifs  d'une  façon  rémunératrice 
et  à  peu  près  honnête? 

Cette  pièce  touche  à  la  question  de  l'éducation  et  des  rapports 
entre  parens  et  enfans,  mais  dans  un  cas  tellement  exceptionnel 
qu'on  ne  saurait  en  déduire  une  théorie.  Le  problème  est  posé 
d'une  manière  beaucoup  plus  générale  dans  Voit  never  cantell. 
La  pièce  ne  s'annonce  guère,  pourtant,  comme  une  «  pièce  à 
thèse.  »  Elle  débute  comme  une  farce  et  s'achève  en  arlequinade. 
Au  premier  acte,  la  scène  est  chez  un  dentiste,  et  le  fauteuil  de 
torture  est  occupé  au  lever  comme  au  baisser  du  rideau.  Nous 
ne  voyons  point  arracher  de  dent,  mais  nous  savons  qu'on  vient 


M.     15ER>"ARD    SHAW    ET    SON    THEATRE.  428 

d'en  extraire  une  et,  à  la  fin  de  lacté,  on  endort  un  autre  patient 
pour  la  même  opération.  C'est  le  dentiste  qui  est  l'amoureux  de 
la  pièce,  et  il  partage  l'intérêt  avec  un  vieux  garçon  d'hôtel  dont 
les  excentricités  ont  fourni,  cet  hiver,  à  M.  Galvert,  les  élémens 
d'une  création  fort  amusante.  Sous  ces  fantaisies  un  peu  folles  on 
découvre  peu  à  peu  une  idée.  Laquelle  vaut  mieux,  de  l'ancienne 
éducation  sentimentale,  qui  imposait  aux  enfans,  envers  leurs 
parens,  non  seulement  l'obéissance  et  le  respect,  mais  l'affection, 
ou  de  l'éducation  scientifique,  qui  donne  des  leçons,  jamais  des 
ordres  et  ne  permet  pas  au  cœur  de  se  mêler  de  l'affaire? Le  pre- 
mier système  est  représenté  par  Mr  Crampton  et  le  second  par 
sa  femme,  Mrs  Clandon,  et  elle  tient  d'autant  plus  à  ses  idées 
qu'elle  les  a  imprimées  :  ce  qui  rend  le  retour  impossible.  Les 
deux  époux  se  sont  brouillés  et  séparés  sur  cette  question.  ïls 
se  retrouvent  inopinément  dans  un  hôtel  d'Hastings.  Que  feront- 
ils?  S'embrasseront-ils?  Ou  se  feront-ils  un  procès?  Ils  demandent 
conseil  à  un  grand  avocat,  qui  se  trouve  là  par  hasard  pour 
assister  à  un  bal  masqué,  et  qui  veut  bien  ôter  un  moment  son 
faux  nez  pour  essayer  de  raccommoder  cette  famille  désunie. 
Quand  il  a  rendu  son  oracle,  il  remet  son  faux  nez  et  s'éloigne 
en  valsant  avec  une  des  filles  de  Mrs  Clandon.  Mais  cet  oracle 
n'est  pas  clair  et  nous  demeurons  dans  le  doute  sur  ce  qui  va 
se  passer  dans  la  famille  Crampton  comme  sur  le  problème  gé- 
néral. L'éducation  prétendue  scientifique,  donnée  par  la  mère, 
a  produit  deux  enfans  terribles  et  une  orgueilleuse  dont  la  froi- 
deur apparente  fond,  comme  une  gelée  de  mai,  sous  le  premier 
baiser.  Si  on  les  livre  à  leur  père  pour  recommencer  leur  édu- 
cation, sa  tendresse  jalouse  achèvera  de  les  gâter.  Aucune  solu- 
tion n'est  suggérée,  à  moins  que  ce  ne  soit  l'éducation  donnée 
par  l'Etat  collectiviste  de  l'avenir.  Nous  sentons  vaguement 
qu'on  s'est  moqué  de  nous.  On  nous  a  convoqués  à  la  discussion 
d'un  des  plus  grands  problèmes  de  ce  temps,  et  on  nous  renvoie 
après  nous  avoir  montré  un  légiste  dansant,  comme  dans  les 
entrées  de  ballet  de  Molière.  Mais  le  garçon  d'hôtel  est  si 
drôle!  Et  puis,  un  jeune  premier  qui  est  dentiste!  Quelle  trou- 
vaille ! 

Je  ne  dirai  presque  rien  du  Philanderer.  Les  pièces  de 
M.  Bernard  Shaw,  en  général,  marchent  mal  :  celle-ci  ne  bouge 
pas.  Toujours  la  même  scène  de  larmes  et  de  jalousie  qui  se  ré- 
pète d'acte  en  acte  !  Cette  comédie,  comme  la  précédente,  ridicu- 


42 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lise  à  la  fois  les  anciennes  mœurs  et  les  nouvelles,  les  pères 
vieux  jeu  et  les  filles  émancipées,  mais  elle  se  distingue  des 
autres  pièces  de  M.  Shaw  par  un  défaut  qui  est  rare  chez  lui  : 
elle  est  ennuyeuse.  On  en  jugera  par  ce  fait  que  le  seul  élément 
comique  qu'elle  contienne  est  un  médecin  qui  a  inventé  non  une 
panacée,  mais  une  maladie.  Son  désespoir,  lorsqu'on  découvre 
que  cette  maladie  est  imaginaire,  ne  nous  amuse  qu'un  moment. 
Gomme  s'il  tenait  à  se  montrer  un  sot  deux  fois  dans  le  même 
après-midi,  il  épouse  avec  des  transports  de  joie  la  jeune  fille 
qui  a  cessé  de  plaire  au  Philanderer.  Mais  qu'est-ce  donc  qu'un 
Philanderer?  C'est  un  homme  qui  ne  fait  la  cour  aux  femmes  ni 
pour  le  bon  ni  pour  le  mauvais  motif.  Que  veut-il?  S'amuser, 
Seulement,  —  comme  on  l'a  dit  des  Anglais  en  général,  —  il 
s'amuse  tristement,  et  il  y  a  dans  l'attitude  de  ce  séducteur  gla- 
cial et  dégoûté  quelque  chose  qui  n'est  pas  très  viril.  On  dit  la 
société  anglaise  infestée  de  ces  gens-là. 

M.  Bernard  Shaw  a  écrit  Man  and  Superman  pour  faire  plaisir 
à  M.  Walkley.  Connaissez-vous  M.  Walkley,  le  spirituel  critique 
du  Times?  Si  vous  ne  le  connaissez  pas,  il  vous  connaît  bien, 
car  il  possède  son  Paris  sur  le  bout  du  doigt.  Un  soir,  ayant 
M.  Shaw  pour  voisin  de  stalle,  il  lui  a  dit  :  «  Vous  devriez 
écrire  une  pièce  sur  Don  Juan.  »  M.  Bernard  Shaw,  après  de 
longues  années  d'oubli,  a  écrit  Man  and  Superman  et  Ta  envoyé 
à  M.  Walkley  en  lui  disant  :  «  Voilà  votre  pièce  sur  Don  Juan. 
Vous  êtes  responsable  de  tout  ce  qu'il  y  a  dedans.  »  Je  ne  sais 
ce  qu'en  pense  M.  Walkley.  Pour  moi,  en  lisant  cette  comédie, 
je  me  disais  :  «  Où  est  Don  Juan?  »  Je  n'apercevais  que  M.  John 
Tanner  qui,  bien  loin  de  séduire  les  femmes,  a  une  peur  horrible 
de  tomber  dans  leurs  filets  et  s'enfuit  à  travers  toute  l'Europe, 
de  toute  la  vitesse  de  son  automobile,  pour  échapper  aux  cajo- 
leries de  miss  Ann  Whitefield.  Il  arrive  ainsi  dans  un  endroit 
désert  de  la  Sierra-Nevada  où  son  pneu  éclate.  En  efîet,  la  route 
est  couverte  de  clous.  C'est  un  procédé  ingénieux  et  peu  fati- 
gant pour  arrêter  les  automobiles,  où  l'on  trouve  généralement 
un  gros  butin.  L'idée  est  exploitée  par  une  bande,  pardon!  par 
une  compagnie  Mendoza,  limited,  qui  est  probablement  cotée  à 
la  Bourse  de  New-York.  Le  personnel  de  l'entreprise  est  cosmo- 
polite, et  la  France  est  représentée  d'une  façon  qui  n'est  nulle- 
ment faite  pour  nous  enivrer  de  fierté.  Au  point  de  vue  des 
opinions  :  un  anarchiste,  deux  socialistes,  le  reste,  —  la  grande 


M.    BERNARD    SIIAW    ET    SON    THÉÂTRE.  425 

majorité,  —  appartenant  aux  diverses  nuances  du  grand  parti 
conservateur.  Le  chef,  —  ancien  garçon  dans  un  restaurant  de 
nuit  de  Londres,  de  plus  poète  et  philosophe,  —  s'avance  poli- 
ment vers  l'automobiliste  démonté  :  «  Monsieur,  je  suis  un  bri- 
gand et  je  vis  en  détroussant  les  riches.  »  A  quoi  Tanner 
riposte  :  «  Moi,  monsieur,  je  suis  un  gentleman  et  je  vis  en  vo- 
lant les  pauvres.  »  La  conversation,  ainsi  engagée,  aboutit 
promptement  à  l'intimité,  et  comme  ils  sont  tous  deux  assis,  sous 
la  nuit  qui  descend,  auprès  du  feu  qui  achève  de  se  consumer, 
Mendoza  insiste  pour  lire  quelques  vers  composés  en  l'honneur 
d'une  cuisinière  londonnienne,  Louisa,  qui  a  dédaigné  son  amour. 
«  Louisa!...  Mendoza!...  »  cette  mélopée  endort  John  Tanner.  Il 
a  un  rêve  où  il  voit  l'immortel  Juan  Tenorio,  sous  ses  traits  à 
lui-même.  Il  est  dans  l'Enfer  et  cause  familièrement  avec  son 
ancien  ennemi,  le  Commandeur,  devenu  un  excellent  type  de 
major  anglais  en  retraite,  vertueux  en  principe  et  mauvais  sujet 
dans  la  pratique,  comme  il  convient  à  un  homme  du  monde.  En 
sa  qualité  d'hypocrite,  «  il  est  allé  droit  au  ciel,  mais  il  vient,  en 
voisin,  faire  des  visites  au  diable.  »  —  Quoi  donc!  Est-ce  que  ces 
deux  endroits  ne  sont  pas  séparés  par  un  abîme  infranchissable? 
—  Non  vraiment.  On  passe  de  l'un  dans  l'autre  sans  difficulté, 
comme  on  passe  du  concert  classique,  où  l'on  s'ennuie  noblement, 
3M  music-hall  oi\  l'on  s'amuse  ignoblement.  —  Alors,  l'Enfer  est 
amusant?  — Hélas!  pas  trop  !  On  n'a  plus  de  corps  :  on  est  obligé 
de  s'aimer  avec  les  âmes  et  le  diable  est  un  idéaliste  à  outrance. 
Quant  à  l'attitude  nouvelle  de  Don  Juan,  elle  s'explique  sans 
peine.  Nous  l'avons  toujours  vu  dans  une  de  ces  deux  positions  : 
courant  après  la  femme  qu'il  n'a  pas  encore  possédée  ou  fuyant 
celle  qui  n'a  plus  rien  à  lui  accorder.  Eh  bien!  après  les  mille 
trois  expériences  que  l'on  sait,  il  est  las  de  la  femme  en  général 
et  il  fuit  le  sexe  tout  entier.  Don  Juan  misogyne,  l'idée  est  plai- 
sante. Mais  pourquoi  est-il  socialiste?  M.  Bernard  Shaw  nous 
l'explique  trop  longuement  pour  que  nous  le  comprenions.  A  la 
représentation,  les  acteurs  lui  rendent  l'immense  service  de 
couper  les  quatre  cinquièmes  de  ce  troisième  acte.  Sans  quoi, 
l'on  sortirait  du  théâtre  à  deux  heures  du  matin. 

Candida  passait  pour  le  chef-d'œuvre  de  M.  Bernard  Shaw 
avant  qu'il  nous  eût  donné  John  BuWs  other  Island.  En  effet,  le 
premier  acte  est  plein  de  promesses.  Nous  sommes  dans  un  mi- 
lieu vrai,  vivant,  très  moderne,  au  centre  d'un  décor  bien  planté, 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chez  le  doclcur  Morell,  le  beau  et  éloquent  docteur  Morell,  vi- 
caire de  Saint-Dominique,  dans  l'Est  de  Londres.  Il  est  l'heureux 
époux  de  Candida,  une  belle  personne  qui  lui  a  donné  de  beaux 
enfans.  Elle  le  gâte  comme,  avant  elle,  l'ont  gâté  sa  mère  et  ses 
sœurs.  La  jeune  Proserpine  Garnet,  qui  est  pour  tout  le  monde 
un  fagot  d'épines,  est  folle  de  lui;  ses  servantes  aussi,  ses  pa- 
roissiennes également.  Son  assistant,  un  aimable  curate  qui  arrive 
de  l'Université,  l'admire  tellement  qu'il  copie  ses  moindres  tics 
et  se  précipite  en  avant,  le  parapluie  sous  le  bras,  courant  à 
l'extinction  de  l'impiété  et  du  paupérisme  comme  on  court  à 
l'extinction  d'un  incendie.  Il  a  pour  beau-père  un  entrepreneur 
louche  auquel  il  dit  carrément  son  fait,  mais  dont,  après  tout,  il 
héritera.  Ce  bonhomme  s'était  éloigné,  jugeant  que  son  gendre 
était  un  pur  imbécile  et  que  la  religion  avait  fait  son  temps.  Mais 
voici  l'élément  religieux  qui  regagne  du  terrain  depuis  que  le 
clergyman  s'est  fait  économiste,  philanthrope,  agent  électoral 
and  what  not?  C'est  pourquoi  notre  homme  revient,  espérant 
attraper  quelque  job  du  London  Coiinty  coiincil^  sous  le  pavillon 
du  socialisme  chrétien,  hautement  et  bruyamment  arboré  par  le 
docteur  Morell.  En  quoi  consiste  le  socialisme  chrétien?  II  consiste 
à  écrire  des  lettres  et  à  prononcer  des  discours. 

Nous  ne  connaissons  pas  encore  Candida,  mais  elle  revient 
de  la  campagne,  ramenant  avec  elle  un  petit  être  singulier  que, 
dans  leur  rage  de  faire  du  bien,  ils  ont,  en  quelque  sorte,  adopté. 
Eugène  Marchbanks  a  dix-huit  ans  ;  il  appartient  à  une  grande 
famille  qui  l'a  presque  renié.  Il  représente  la  décadence  des  aris- 
tocraties. Il  souffrait  à  Eton,  il  souffrait  à  Oxford.  Nerveux  à 
l'excès,  gracieux  et  faible,  il  hait  les  sports  virils  et,  pour  comble, 
il  fait  des  vers.  Nous  le  reconnaissons  très  vite,  quoiqu'il  ait 
évolué  depuis  un  siècle.  En  1780,  il  s'appelait  Chérubin,  portait 
un  uniforme  d'officier  et  chantait  la  romance  à  Madame.  En  1830, 
séminariste  défroqué,  il  se  nommait  Julien  Sorel  et  saisissait, 
dans  l'ombre,  la  main  de  M""  de  Rénal  à  l'heure  et  à  la  minute 
qu'il  s'était  fixée  à  lui-même.  Aujourd'hui,  il  fait  mieux.  Lorsqu'il 
se  trouve  seul  avec  le  docteur  Morell,  il  lui  tient  à  peu  près  ce 
langage  :  «  J'aime  votre  femme  et  je  l'aime  mieux  que  vous,  qui 
ne  savez  pas  l'aimer  et  qui  usez  sa  jeunesse  dans  un  stupide 
apostolat.  Donc,  cédez-moi  la  place.  »  Morell,  abasourdi,  éclate 
de  rire,  puis  se  fâche,  saisit  l'avorton  au  collet  et  va  le  jeter 
dehors  lorsqu'il  se  rappelle  son  habit.  Candida  apparaît  sur  ces 


M.  BERNARD  SHAW  ET  SON  THÉÂTRE.  i27 

entrefaites.  «  Gomme  le  voilà  fait,  ce  pauvre  enfant!  »  Tendre- 
ment, elle  lui  remet  les  cheveux  en  ordre,  le  brosse,  le  câline, 
et  Morell  est  obligé  de  se  taire. 

Voilà,  assurément,  un  premier  acte  qui  s'offre  bien.  Quel 
drame  va  sortir  de  là?  Dans  la  vie  réelle,  Morell,  aussitôt  seul 
avec  sa  femme,  lui  dirait  :  «  Ce  petit  drôle  se  permet  de  lever 
les  yeux  sur  vous.  Nous  allons  le  mettre  à  la  porte  sans  faire 
d'esclandre.  »  Mrs  Morell  approuverait,  si  elle  est  honnête.  Si  elle 
ne  l'est  pas,  elle  approuverait  tout  de  même,  mais  elle  corres- 
pondrait avec  Marchbanks  par  la  poste  restante,  aux  lettres 
X.  Y.  Z.  Elle  lui  donnerait  des  rendez-vous,  d'abord  à  la  Natio- 
nal Gallery,  puis  dans  des  tea  rooms  du  West  End,  puis  dans 
quelque  hôtel  de  Kew  ou  de  Richmond.  Mais  la  Gandida  de 
M.  Shaw  prend  les  devans  et  dit  à  son  mari  :  «  Ge  pauvre  Eugène 
est  amoureux  de  moi  sans  s'en  douter.  Si  je  le  chasse,  il  ira 
demander  des  leçons  damour  à  une  mauvaise  femme,  car  il  a 
besoin  d'être  aimé.  Toute  sa  vie  s'en  ressentira  et  il  ne  pourra 
me  pardonner  le  mal  que  je  lui  aurai  fait.  »  Morell  est  touché 
de  ce  beau  raisonnement.  Il  s'éloigne  et  éloigne  tout  le  monde 
pour  ménager  un  tète-à-tête  décisif  au  petit  Marchbanks  avec 
celle  qu'il  aime.  A  son  retour,  il  manifeste  une  anxiété  qui,  au 
théâtre  des  Nouveautés,  aurait  un  grand  succès.  «  Eh  bien  !  que 
s'est-il  passé?  »  Il  ne  s'est  rien  passé.  On  a  lu  des  vers  et  on  a 
bâillé.  Gandida  s'en  tire  en  donnant  un  baiser  d'amante  à  son 
mari  et  en  déposant  un  baiser  maternel  sur  le  front  du  petit 
polisson.  Voilà  qui  va  bien  pour  ce  soir.  Mais  demain  et  après 
demain  ? 

John  Bull' s  other  Island  paraît  avoir  vaincu  les  résistances  du 
public  et  décidé  du  succès  de  M.  Bernard  Shaw.  La  raison  en 
est  facile  à  trouver.  Pourtant,  ce  n'est  pas  une  pièce  bien  faite, 
ou  plutôt,  ce  n'est  pas  une  pièce,  d'après  le  sens  qu'on  attache 
d'ordinaire  à  ce  mot.  Elle  a  tous  les  défauts  des  œuvres  précé- 
dentes, mais  elle  les  affiche  si  franchement  qu'il  est  impossible 
de  ne  pas  se  rendre  compte  qu'on  se  trouve  en  présence  d'un 
nouveau  système  dramatique  qui  subordonne  le  développement 
de  l'action  sentimentale  à  la  peinture  des  caractères  et  à  la  dis- 
cussion des  idées. 

Or,  à  ces  deux  derniers  points  de  vue,  John  Buirs  other  Island 
a  été  très  justement  admiré.  En  l'écoutant,  on  éprouve  ce  plai- 
sir intellectuel  qui  nous  est  si  rarement  donné  par  les  écrivains 


428  REVl'H  DES  DEUX  MONDES. 

contemporains,  de  voir  se  préciser  avec  une  nettet(''  lumineuse 
et  une  saisissante  originalité  des  choses  vaguement  effleurées  et 
entrevues  jusqu'ici.  Nul  n'a  présenté,  avec  cette  sûre  et  mor- 
dante observation,  le  contraste  de  lame  anglaise  et  de  lame 
irlandaise.  Voici,  d'abord,  l'Irlande  tout  entière,  hommes  et 
femmes,  l'Irlande  qui  rêve  et  l'Irlande  qui  rit,  le  petit  fermier 
ambitieux  qui  est  en  train  de  devenir  propriétaire  et  le  pauvre 
paysan  illettré  qui  croit  encore  aux  maléfices  et  aux  sortilèges  ; 
tous,  jusqu'au  faux  Irlandais,  ou,  si  l'on  veut,  à  l'Irlandais  pro- 
fessionnel, dont  le  brogiie  est  une  affectation  et  qui  fait  métier 
de  déclamer  en  faveur  du  Home  rule  sur  les  plates-formes  an- 
glaises. Avant  tout,  le  clergé  qui  mène  le  peuple  irlandais.  Et 
comment  le  mène-t-il?  Par  le  profond  instinct  politique  qui  ca- 
ractérise le  prêtre  romain  et  par  le  mysticisme  qui  a  une  séduc- 
tion invincible  pour  ces  âmes  croyantes.  Ces  deux  moyens 
d'action  sont  si  différens  que  M.  Bernard  Shaw  a  cru  nécessaire 
de  les  incarner  dans  deux  personnes  distinctes.  C'est  pourquoi 
nous  avons  le  prêtre  de  la  paroisse  qui  envisage  toutes  les  ques- 
tions au  point  de  vue  de  son  église  et  conduit  son  troupeau  au 
scrutin  comme  à  un  pèlerinage.  Et  nous  avons  une  sorte  de 
François  d'Assise  irlandais  qui  cause  familièrement  avec  les 
cigales,  aime  tout  ce  qui  vit  d'un  amour  fraternel  et  erre  la  nuit 
dans  les  lieux  déserts  en  rêvant  au  ciel. 

La  question  irlandaise,  lorsqu'on  l'entend  discuter  sur  place 
et  par  les  vrais  intéressés,  dans  le  pur  style  du  cru,  prend  un 
aspect  bien  différent  de  celui  que  lui  prêtait  la  rhétorique  des 
grands  journaux  anglais  ou  des  discours  parlementaires.  Quel- 
qu'un s'écrie  :  «  Enfm,  grâce  au  Land  Bill,  il  n'y  a  plus  de  pro- 
priétaires en  Irlande  !  »  —  Allons  donc!  Il  y  en  a,  et  plus  que 
jamais!  Seulement,  au  grand  propriétaire  terrien  qui  pouvait 
développer  la  grande  agriculture,  faire  face  aux  mauvaises  années 
et  se  montrer  généreux  sur  la  question  des  arrérages,  on  a  sub- 
stitué une  nuée  de  petits  propriétaires  affamés  et  rapaces  qui 
écraseront  le  pauvre  travailleur  placé  au  plus  bas  de  l'échelle  in- 
tellectuelle et  sociale.  Et  ces  petits  propriétaires  eux-mêmes,  sans 
un  capital  suffisant,  ne  pourront  garder  la  terre.  Il  leur  faudra 
mourir  de  faim  ou  s'enfuir  en  Amérique.  Alors  viendra  Broad- 
bent,  l'ingénieur  anglais,  l'homme  qui  a  un  cœur  large  dans  une 
large  poitrine,  qui  fait  sonner  dans  chacune  de  ses  phrases, 
comme  des  grelots  d'un  tambour  de  basque,  «  les  grands  prin- 


M.  BERNARD  SHAW  ET  SON  THÉÂTRE.  429 

cipes  du  grand  parti  libéral.  »  S'il  aime  l'Irlande!  C'est-à-dire 
que  son  cœur  saigne  quand  il  songe  aux  vieux  crimes  du  passé. 
Lui,  il  vient  pour  se  vouer  à  l'Irlande  et  pour  la  régénérer.  Elle 
a  besoin  de  capitaux  :  il  les  a  dans  sa  poche.  Les  Irlandais  se 
moquent  de  lui  et  le  prennent  pour  leur  député.  Il  va  couvrir 
leur  pays  d'hôtels,  de  tramways  électriques  et  de  casinos.  Et  dans 
dix  ans,  dans  vingt  ans  peut-être,  la  terre  sera  sienne.  Il  en 
pompera  tous  les  revenus  comme  il  pompe  ceux  de  l'Inde.  Il 
aura  conquis  l'Irlande  de  nouveau  et  le  second  état  de  cette  île 
sera  pire  que  le  premier.  La  terre  ne  lui  suffit  pas,  il  veut 
encore  la  femme  irlandaise,  si  supérieure  à  la  femme  anglaise 
qui  n'est,  dit-il,  qu'un  beefsteak  animé.  Voici  Nora  qui,  depuis 
dix-huit  ans,  aime  sans  le  dire,  et  attend  patiemment  son  com- 
patriote, l'Irlandais  Larry  Doyle.  Mais,  en  véritable  Irlandais, 
il  n'a  pas  su  «  prendre  sa  chance,  »  dire  le  mot  nécessaire  à  la 
minute  voulue.  Son  ami,  l'Anglais  Broadbent  le  supplante  en 
vingt-quatre  heures.  Pourtant,  elle  aussi  s'est  moquée  de  lui  le 
premier  soir,  mais  il  revient  à  la  charge  ;  il  veut  réussir  auprès 
d'elle  et  de  son  rire  même,  il  se  fait  un  auxiliaire.  Est-il  supé- 
rieur à  l'Irlandais?  Certes  non.  C'est  un  médiocre,  et  personne 
n'avait  encore  si  bien  montré,  sur  la  scène  du  moins,  cette  mé- 
diocrité obstinée  et  victorieuse  de  l'Anglais  qui  est  le  secret  de 
ses  triomphes,  dans  le  passé  et  dans  l'avenir.  Mon  Dieu!  il  n'est 
ni  sot,  ni  méchant.  Toute  son  hypocrisie  consiste  à  dire  une 
chose  et  à  en  faire  une  autre.  II  a  la  prétention  d'être  idéaliste 
à  ses  heures,  mais  il  choisit  ces  heures-là.  Son  idéalisme  est 
comme  le  chapeau  à  haute  forme  et  la  redingote  qu'il  met  pour 
aller  à  l'église  le  dimanche.  Les  autres  jours,  il  travaille,  il  agit, 
il  gagne  de  l'argent;  il  est  «  efficient,  »  mot  significatif  qui, 
hélas  !  manque  dans  notre  langue.  L'Irlandais  est  idéaliste  toute 
la  semaine,  et  c'est  pourquoi,  en  amour  comme  en  politique,  il 
sera  toujours  vaincu. 


Lorsque  j'ai  assisté  à  la  représentation  de  John  Bull' s  other 
Island,  j'ai  cru  remarquer  dans  la  salle  la  présence  de  deux 
élémens  très  distincts,  presque  opposés,  dont  je  ne  saurais 
déterminer  l'importance  relative.  Parmi  les  spectateurs,  les  uns 


i30  IIEVIE    DKS    ])Ei;X    :\IOM>ES. 

étaient  des  habitués  de  théâtre,  des  playgoers;  les  autres  appar- 
tenaient à  ce  grand  public  anghiis  qui  dévore  tous  les  matins 
vingt  journaux  pour  y  satisfaire,  avec  sa  soif  d'informations,  son 
humeur  étrangement  mêlée  d'optimisme  et  de  combativité.  Les 
playgoers  avaient  la  mine  un  peu  déconfite,  quand  le  rideau  est 
tombé  sur  la  dernière  scène.  Ils  hésitaient  à  s'en  aller,  tant  ils 
se  sentaient  désappointés  et  comme  mystifiés  par  le  dénouement. 
Les  autres  paraissaient  enchantés  de  leur  soirée,  car  ils  avaient 
obtenu  ce  qu'ils  étaient  venus  chercher  :  le  choc  des  argumens 
qui  se  jettent  à  la  rencontre  les  uns  des  autres  dans  leur  véhé- 
mence la  plus  spirituelle  et  la  plus  passionnée. 

Il  est  évident  que  M.  Bernard  Shaw  est  très  capable  d'attirer 
au  théâtre  une  foule  de  gens  qui  n'y  mettaient  jamais  les  pieds. 
Mais  y  retiendra-t-il  ceux  qui  formaient  la  clientèle  ordinaire 
du  théâtre?  Voilà  la  question.  Je  suis  loin  de  prétendre  que  les 
exigences  du  playgoer  soient  toutes  fondées  en  raison  et  qu'il  ne 
s'y  mêle  pas  un  peu  de  mode  avec  beaucoup  de  préjugé.  L'esthé- 
tique dramatique  ayant  changé  plusieurs  fois  depuis  l'origine  du 
théâtre,  il  est  parfaitement  légitime  de  penser  qu'elle  subira 
encore  de  nouvelles  transformations  et  qu'il  n'a  pas  été  donné  à 
feu  Scribe  d'en  fixer  à  jamais  les  règles.  Ses  recettes  ne  sont  pas 
plus  des  dogmes  que  celles  de  la  Cuisinière  bourgeoise.  Elles 
signifient  simplement  que,  pour  la  composition  d'une  œuvre  dra- 
matique, aussi  bien  et  mieux  que  pour  la  composition  d'un  pâté 
de  lapin,  il  n'est  pas  mauvais  de  suivre  certaines  méthodes  tradi- 
tionnelles qui  sont  en  possession  de  la  faveur  publique.  M.  Ber- 
nard Shaw  viole  délibérément,  systématiquement,  tous  ces  pré- 
ceptes, dont  quelques-uns  sont  puérils  et  conventionnels,  mais, 
en  même  temps,  il  s'émancipe  de  certaines  lois  fondamentales 
dont  Ibsen  lui  aurait  livré  le  secret  s'il  le  lui  avait  demandé, 
mais  il  a  écrit,  comme  on  l'a  vu,  tout  un  livre  sur  l'auteur 
du  Canard  sauvage  sans  paraître  avoir  aperçu  ses  dons  drama- 
tiques. 

Qu'elle  est  semée  de  trappes  dangereuses,  cette  scène  qui,  de 
loin,  nous  semble  si  plane  et  si  unie  !  Qu'il  est  compliqué,  cet 
art  du  théâtre  que  Dumas  lils  appelait  l'art  des  préparations  et 
qu'il  aurait  pu  appeler  aussi  bien  l'art  des  surprises,  car  le  même 
spectateur  qui  demande  de  la  logique,  réclame  en  même  temps 
de  l'inattendu  !  M.  Bernard  Shaw  veut  ignorer  tous  ces  dangers 
et  les  mille  petites  finesses  avec  lesquelles  on  les  surmonte.  Soit, 


M.    BERNARD    SIIAW    ET    SOX    THÉÂTRE.  431 

et  tant  mieux  pour  lui  s'il  réussit  de  cette  façon.  Anarchiste  lit- 
téraire, son  système  consiste  à  ne  point  avoir  de  système,  à  ne 
pas  gouverner  son  talent,  je  dirai  son  génie,  s'il  y  tient.  Mais  il 
se  heurtera  fatalement  à  plusieurs  obstacles  qui  tiennent  à  la  loi 
même  du  théâtre  ou  aux  sentimens  de  l'âme  humaine.  Il  a  dit 
lui-même  et  il  a  répété  (il  répète  volontiers)  que  les  spectateurs 
et  les  spectatrices  venaient  chercher  au  théâtre  l'attraction 
sexuelle.  Leur  fera-t-il  admettre  que  l'amour,  de  principal  ou 
d'unique  sujet,  tombe  au  rang  de  détail  et  d'accessoire?  Ces 
spectateurs  sont  attirés  par  l'espoir  de  se  reconnaître  dans  des 
êtres  pareils  à  eux,  mais  plus  grands,  en  qui  ils  seront  élevés 
eux-mêmes  à  la  dignité  de  héros  et  d'héroïnes.  Se  retrouveront- 
ils  dans  cette  humanité  moyenne,  aux  vices  prudens,  aux  lâches 
vertus,  dont  les  bonnes  et  les  mauvaises  actions  se  ressemblent 
et  se  valent  presque,  parce  que  l'égoïsme  les  inspire  toutes? 

M.  Bernard  Shaw  a,  sans  doute,  des  dons  précieux.  Il  a  le 
dialogue  facile,  naturel  et  brillant.  Il  sait  peindre  des  figures 
humaines  en  qui  l'observation  et  l'invention  collaborent  dans  une 
vraie  mesure.  Sa  galerie  de  femmes  est  étonnante.  Nous  avons  la 
rageuse,  l'hypocrite,  la  sensuelle,  la  philosophe,  la  positive,  la 
romanesque,  la  tragi-comique,  celle  qui  calcule  tout  et  celle  qui 
ne  calcule  rien,  celle  qui  devine  tout  et  celle  qui  ne  se  comprend 
pas  elle-même,  avec  bien  d'autres  nuances  pour  lesquelles  les 
adjectifs  me  manqueraient.  Rapides  esquisses  ou  portraits  ache- 
vés, elles  sont  toutes  vraies,  toutes  vivantes,  excepté  Candida 
qui  n'est  que  l'incarnation  d'un  paradoxe  de  l'auteur. 

Mais  on  aura  beau  citer  Molière,  on  ne  nous  persuadera  pas 
qu'une  pièce  de  théâtre  soit  une  galerie  de  portraits.  Outre  les 
caractères,  il  y  faut  des  situations.  L'action  des  situations  sur  les 
caractères,  la  réaction  de  ceux-ci  sur  celles-là,  la  lutte  qui  s'en- 
gage entre  les  unes  et  les  autres,  finalement  la  victoire  des 
volontés  sur  les  circonstances  ou  des  circonstances  sur  les  vo- 
lontés constituent,  sous  les  formes  les  plus  diverses,  l'essence 
du  théâtre.  Or  M.  Bernard  Shaw,  si  riche  en  caractères,  est 
extrêmement  pauvre  en  situations. 

Il  ne  se  donne  pas  la  moindre  peine  pour  en  trouver,  ou,  s'il 
en  rencontre  une  sans  l'avoir  cherchée,  il  la  néglige  et  l'aban- 
donne, à  peine  indiquée,  bien  loin  de  la  mûrir  et  de  la  déve- 
lopper. Ou  bien,  il  l'exagère  en  farce  et  la  noie  dans  un  éclat  de 
rire.  En  sorte  que  les  caractères  demeurent,  d'un  bout  à  l'autre, 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

identiques  à  eux-mômes,  sans  se  modifier  et  sans  agir.  En  géné- 
ral, le  premier  acte,  qui  est  l'acte  d'exposition,  produit  un  effet 
tr^s  agréable.  Mais  lorsqu'on  s'aperçoit  que  les  actes  suivans 
sont  encore  des  actes  d'exposition,  Tintérôt  décroît  de  scène  en 
scène,  et  la  pièce,  admirablement  partie,  lancée  d'un  train  d'enfer, 
n'arrive  nulle  part,  n'aboutit  à  rien,  si  ce  n'est  à  quelque  vague 
compromis  ou  à  ^la  piteuse  défaite  de  l'idéal,  cet  ennemi  per- 
sonnel de  M.  Shaw.  Dans  les  deux  cas,  le  spectateur  est  déçu,  car 
il  prétend  emporter  du  théâtre  une  solution  nette  et,  à  défaut 
d'un  dénouement  heureux,  un  mot  de  consolation  et  de  sympa- 
thie pour  la  vertu  qui  n'a  pas  eu  de  chance,  pour  le  talent  qui 
s'est  trompé,  pour  l'héroïsme  qui  a  eu  le  dessous.  Et  tant  que 
M.  Bernard  Shaw  ne  donnera  pas  cette  satisfaction-là  à  son 
public,  il  n'entraînera  pas  les  gros  bataillons. 

Mais  je  vois  un  obstacle  encore  plus  sérieux  à  son  succès, 
qui  serait,  en  vérité,  un  succès  inquiétant,  un  succès  dangereux. 
Tout  son  théâtre  n'est  qu'une  campagne  contre  nos  pauvres 
vieilles  institutions  et  contre  les  principes  sur  lesquels  elles 
reposent  tant  bien  que  mal  ;  contre  le  mariage,  la  famille, 
la  propriété  individuelle,  contre  la  morale  et  contre  l'idée 
même  du  devoir.  Le  libéral  d'hier,  le  radical  d'aujourd'hui, 
l'homme  aux  idées  «  avancées,  »  n'est  pour  lui  qu'une  ganache 
rétrograde,  pire  que  le  conservateur-borne  de  jadis,  parce  qu'il 
est  plus  hypocrite.  Tout  système  d^éducation  est  mauvais,  sauf, 
apparemment,  celui  qui  aura  pour  théâtre  la  grande  Nursery 
collectiviste  de  l'avenir.  Le  soldat  est  l'incarnation  de  la  lâcheté. 
Le  gentleman  se  définit  l'exploiteur  de  ceux  qui  travaillent;  s'il 
ne  vole  pas  de  ses  mains,  il  est  le  complice  et  le  receleur  de 
toutes  les  spoliations.  Un  père  n'est  pas  un  père,  mais  un 
guv'nor,  c'est-  à-dire  un  tyran  gâteux  qui  laisse  la  bride  sur  le 
cou  aux  folies  de  ses  filles  et  ne  sait  même  pas  cacher  à  son  fils 
ses  propres  turpitudes.  Quel  est  le  rôle  d'une  mère  auprès  de  sa 
fille?  «  Elle  la  hait,  l'opprime,  l'abrutit,  parce  qu'elle  en  est 
jalouse.  »  Et  la  fille  de  son  côté,  que  fait-elle  ?  «  Après  sa  mère, 
il  n'est  personne  qu'elle  déteste  autant  que  sa  sœur  aînée.  » 
Gomme  pendant  à  ces  sœurs  qui  se  détestent,  M.  Bernard  Shaw 
nous  montre  un  frère  qui  est  en  train  de  faire  la  cour  à  sa  sœur 
sans  la  connaître  et  qui  trouve  mauvais  qu'on  le  dérange  dans  son 
flirt  en  l'informant  de  cette  circonstance.  La  morale  consiste  à 
chercher  le  bonheur  et  le  bonheur  consiste  à  faire  ce  qu'on  veut. 


M.    BERNARD    SHAW    ET    SON    THÉÂTRE.  433 

Il  n'est,  certes,  pas  mauvais  qu'un  écrivain  vienne,  de  temps  à 
autre,  secouer  notre  conscience  qui  s'endort  et  qu'il  nous  oblige 
à  nous  interroger  sur  nos  principes.  Malheur  aux  vérités  qu'on 
n'attaque  pas,  car  personne  ne  les  défend,  et,  à  force  de  les 
croire,  on  cesse  de  les  pratiquer.  Je  ne  suis  donc  pas  sérieuse- 
ment alarmé  au  sujet  des  théorèmes  moraux  que  M.  Shawapris 
pour  cibles  :  ils  lui  survivront,  et  il  aura  aidé  à  les  rajeunir, 
mais  d'une  façon  indirecte  et  involontaire.  Peut-être  pouvait-il 
faire  mieux.  Un  de  ses  personnages,  un  de  ceux,  je  pense,  en 
qui  il  s'incarne  le  plus  volontiers,  dit  à  peu  près  ceci  :  «  Quand 
j'étais  petit  garçon,  j'annonçais  ma  vocation  de  réformateur  en 
brisant  les  palissades  et  en  mettant  le  feu  au  Common...  Je 
détruisais  tant  que  je  pouvais,  car,  voyez-vous  ?  dans  tout  réfor- 
mateur, il  y  a  un  iconoclaste.  »  Erreur  profonde  !  L'iconoclaste 
et  le  réformateur  sont  des  hommes  différens.  Tout  au  moins,  ils 
représentent  des  heures  différentes  dans  la  même  vie.  M.  Bernard 
Shaw  a  brisé  assez  de  clôtures,  incendié  assez  souvent  le  Com- 
mon. Il  s'en  va  grand  temps  qu'il  nous  bâtisse  quelque  chose, 
fût-ce  une  hutte  oij  nous  puissions  reprendre  haleine  au  milieu 
de  l'étape.  Indulgens  et  amusés,  nous  avons  souri  aux  fantaisies 
de  l'iconoclaste,  qui,  d'ailleurs,  n'a  cassé  jusqu'à  présent  que  des 
réductions  en  plâtre,  à  bon  marché,  des  statues  de  nos  dieux 
immortels  :  nous  attendons  le  réformateur. 

Augustin  Filon. 


TOME  XXX,  —  1906.  âô 


POÉSIES 


SENTENCE 

Le  vrai  sage  esi  celui  qui  fonde  sur  le  sable, 
Sachant  que  tout  est  vain  dans  le  temps  éternel, 
Et  que  même  l'amour  est  aussi  peu  durable 
Que  le  souffle  du  vent  et  la  couleur  du  ciel. 

C'est  ainsi  qu'il  se  fait,  devant  l'homme  et  les  choses, 

Ce  visage  tranquille,  indifférent  et  beau. 

Qui  regarde  fleurir  et  s'effeuiller  les  roses 

Comme  éclate,  s'empourpre  ou  s'éteint  un  flambeau. 

Les  soirs  n'ont  pas  pour  lui  de  cendres  douloureuses, 
Car  le  jour  qu'il  voit  naître  est  le  jour  qu'il  attend, 
Et  il  n'attise  pas  de  ses  mains  paresseuses 
Les  flammes  de  l'aurore  et  les  feux  du  couchant. 

Parmi  tout  ce  qui  change  et  tout  ce  qui  s'efface, 
Je  pourrais,  comme  lui,  rester  grave  et  serein, 
Et,  si  la  fleur  se  fane  en  la  saison  qui  passe, 
Penser  que  c'est  le  sort  que  lui  veut  son  destin. 


POESIES.  435 

Mais  j'aime  mieux  laisser  l'angoisse  qui  m'oppresse 
Emplir  mon  cœur  plaintif  et  mon  esprit  troublé, 
Et  pleurer  de  regret,  d'attente  et  détresse, 
Et  d'un  obscur  tourment  que  rien  n'a  consolé; 


Car  ni  le  pur  parfum  des  roses  sur  le  sable, 
Ni  la  douceur  du  vent,  ni  la  beauté  du  ciel, 
N'apaise  mon  désir  avide  et  misérable 
Que  tout  ne  soit  pas  vain  dans  le  temps  éternel. 


LE    SACRIFICE 

Agamemnon,  ton  noir  chagrin  pleure  en  tes  yeu" 

L'oracle  du  Devin  et  le  décret  des  Dieux, 

Et  c'est  ton  sang  déjà  qui  coule  dans  tes  larmes. 

La  pourpre  du  couchant  rougit  tes  belles  armes, 

Et  ton  grand  bouclier  éclatant  et  vermeil 

Reflète  la  couleur  et  l'orbe  du  soleil. 

Quand  tu  marches,  le  long  de  la  mer,  sur  le  sable, 

Le  front  baissé,  en  proie  au  tourment  mémorable 

Qui  partage  ton  cœur  incertain,  déchiré 

Par  un  double  devoir  également  sacré. 

Lutte  impie  où  le  Roi  combat  contre  le  Père... 

Je  t'ai  revu  souvent  sur  cette  grève  amère. 

Malheureux  !  J'ai  pensé  souvent  que  ton  Destin 

Fut  pareil  à  celui  du  Poète  qu'étreint 

Un  semblable  désir  d'orgueil  et  de  victoire  : 

Il  livre,  comme  toi,  en  offrande  à  la  gloire 

Pour  contenter  l'oracle  et  pour  fléchir  les  Dieux, 

Tandis  que  d'acres  pleurs  brûlent  ses  tristes  yeux, 

Sa  jeunesse  éperdue  et  qui  tout  bas  l'implore, 

Et  qui  craint  de  mourir  et  qui  veut  vivre  encore, 

Et  dont  la  tendre  chair  se  révolte  en  pensant. 

Hélas  î  au  vain  laurier  que  va  payer  son  sang, 

Et  qu'implacablement  immole  un  dur  génie 

Sur  l'autel  où  jadis  mourut  Iphigénie. 


436  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


VILLE    D'ORIENT 

Toi,  dont  j'ai  vu  monter  de  la  terre  d'Asie 
Les  cyprès  toujours  verts  et  les  blancs  minarets 
Entre  toutes,  mon  cœur,  ô  Ville,  t'a  choisie 
Pour  l'un  de  ses  désirs  et  l'un  de  ses  regrets. 

Ma  mémoire  s'émeut  à  tes  beautés  lointaines 

Dont  l'aspect  un  seul  jour  charma  mes  yeux  nouveaux, 

Et  j'écoute,  depuis,  la  voix  de  tes  fontaines 

Qui  rend  plus  grave  encor  la  paix  de  tes  tombeaux. 

Entre  leurs  murs  verdis  de  faïences  persanes 
Où  luisent  dans  l'émail  les  versets  du  Coran, 
Ils  gardent  à  l'écart,  parmi  les  vieux  platanes, 
Les  cercueils  inégaux  que  surmonte  un  turban. 

Si  ce  sont  d'autres  mains  qui  soutiennent  les  hampes 
Des  grands  étendards  verts  brodés  du  nom  d'Allah, 
La  mosquée  où  priaient,  prosternés  sous  les  lampes, 
Ceux-ci  qui  maintenant  sont  morts,  est  toujours  là. 

La  fontaine  où  jadis,  par  ordre  du  Prophète, 
Dans  l'onde  jaillissante  et  qui  n'a  pas  tari. 
Ils  se  lavaient  les  pieds,  la  poitrine  et  la  tête, 
Murmure  dans  sa  vasque  avec  le  même  bruit. 

Sa  vivante  fraîcheur  emplit  tout  le  silence 
De  ce  beau  lieu  muet,  solennel  et  luisant, 
Et  la  lumière  est  douce  aux  carreaux  de  faïence 
Dont  chacun  porte  en  or  un  fier  dessin  persan. 

C'est  là  qu'assis  en  l'ombre  bleue  et  métallique 
Et  sous  le  dôme  blanc  que  rien  ne  peut  ternir 
J'ai  commencé  d'aimer  ta  grâce  asiatique 
Et  senti  naître  en  moi  ton  premier  souvenir, 


POÉSIES.  437 

Et  que,  las  du  soleil  et  fermant  la  paupière, 

Je  revoyais  déjà  sur  le  ciel  d'Orient 

Ta  montagne  au  beau  nom  debout  dans  la  lumière, 

Ton  Olympe  à  la  fois  neigeux  et  verdoyant; 

Et,  s'étageant  au  gré  de  la  pente  fertile. 
Dont  la  terre  arrosée  est  propice  aux  jardins, 
Tes  maisons  à  toit  plat  que  recouvre  la  tuile 
Et  tes  enclos  carrés  qu'embaument  les  jasmins 

C'est  leur  âme  odorante  et  celle  de  la  rose 
Que  tes  marchands  subtils  enferment  avec  art 
Dans  le  cristal  aigu  de  la  fiole  close 
Qu'ils  vendent,  accroupis  aux  nattes  du  bazar  ; 

Et  tes  Fils  patiens,  ô  Ville  industrieuse. 

S'ils  savent  prendre  aux  fleurs  leurs  parfums  passagers, 

Connaissent  le  secret,  sur  la  trame  soyeuse. 

D'en  tisser  longuement  les  fantômes  légers; 

Et  c'est  pourquoi  mon  cœur  en  ce  jour  t'a  choisie 
Pour  vivre  en  ma  mémoire  et  t'ajouter» aux  lieux 
Dont  les  chers  souvenirs  sont,  au  fond  de  ma  vie, 
Le  regret,  le  désir  et  l'amour  de  mes  yeux. 


STROPHES 


J'ai  tant  regardé  ce  visage 

Délicat  et  délicieux. 

Que  je  connais  le  paysage 

De  votre  bouche  et  de  vos  yeux; 

Je  sais  l'attitude  diverse 
De  votre  corps  couvert  ou  nu 
Quand  il  s'accoude  ou  se  renverse 
Aux  coussins  qui  l'ont  soutenu; 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  sais  ce  que  le  rire  ajoute 
Au  charme  de  votre  beauté, 
Et  sa  grâce  lorsqu'elle  goûte 
La  tendresse  ou  la  volupté; 

L'odeur  de  votre  chevelure 
Et  le  parfum  de  votre  peau 
Ont  en  mon  souvenir  qui  dure 
Un  arôme  toujours  nouveau. 

Vous  êtes  les  mots  d'un  poème, 
Dont  le  sens  caché  transparaît; 
Mais  de  la  strophe  de  vous-même 
Le  rythme  demeure  secret. 

Et,  si  je  cherche  votre  nombre, 
Il  me  semble,  ô  beauté,  tout  bas. 
Que  j'entends  s'effeuiller  dans  l'ombre 
Des  roses  que  je  ne  vois  pas. 


LE    SATYRE    IVRE    ET   TRISTE 

Jadis,  quand  le  printemps  venu  gonflait  l'écorce 
Des  arbres,  je  sentais  sa  vigueur  en  ma  force, 
Et  mon  sang  imitait  en  mes  membres  jumeaux 
Le  retour  de  la  sève  aux  fibres  des  rameaux. 
De  mes  sabots  de  bouc  à  ma  tête  cornue 
Quelque  chose  montait  en  toute  ma  chair  nue 
De  si  fort,  de  si  délicieux,  de  si  doux 
Que  je  restais  ainsi  haletant  et  debout 
Comme  si,  de  la  terre  et  de  l'air  à  la  fois, 
Voluptueusement  se  répandait  en  moi 
Diverse,  formidable  et  soudaine,  l'ivresse 
Nouvelle,  tout  à  coup,  d'une  double  jeunesse! 
Mais,  maintenant,  hélas  !  ô  Maître,  que  m'importe 
Si  la  feuille  renaît  ou  si  la  feuille  est  morte, 
Que  me  fait  le  printemps  puisque  son  clair  retour 
Ne  rend  plus  sa  verdeur  à  mon  corps  las  et  lourd, 


poÉsiLs.  439- 

Qu'il  ne  se  mêle  plus  à  ma  force  vieillie, 

Puisqu'il  me  raille,  qu'il  m'ignore,  qn'il  m'oublie 

Et  s'écarte  de  moi  qui  l'écoute  souvent 

Rire  dans  la  feuillée  et  rire  dans  le  vent 

Et  chuchoter  tout  bas  le  long  de  mon  chemin, 

Tellement  que  je  vais,  misérable  et  chagrin, 

M'asseoir  sur  cette  pierre  au  seuil  de  ton  cellier, 

Et,  Satyre  podagre,  au  vin  hospitalier 

Qui  sommeille  dans  l'ombre  au  flanc  creux  de  l'amphore, 

Je  redemande  le  mensonge  d'être  encore 

Celui-là  qui  sentait,  avec  avril  éclos. 

Le  retour  de  la  sève  en  ses  membres  nouveaux. 


CONFIDENCE 

Elle  disait  :  «  L'Amour  fut  à  mon  cœur  troublé 
Ce  frisson  qu'on  éprouve  en  la  nuit  incertaine 
Lorsqu'au  souffle  imprévu  d'une  brise  soudaine 
Un  feuillage  frémit  sous  le  ciel  étoile.  » 

Elle  disait  encore  :  «  Ensuite,  il  m'a  parlé. 
Sa  voix  à  mou  oreille  était  grave  et  lointaine 
Et  douce  comme  un  bruit  de  source  et  de  fontaine 
Si  son  visage  obscur  restait  toujours  voilé.  » 

Elle  m'a  dit  :  «  Et  toi,  comment  est-il  venu 
A  ta  rencontre?  Etait-il  ivre,  chaste  ou  nu? 
Mais  tu  ne  réponds  pas  et  semblés  interdite...  » 

Et  je  pensais,  Amour,  à  ce  bois  ténébreux 

Oii  vers  toi,  pas  à  pas,  dans  l'ombre  m'a  conduite 

Ton  image  secrète  et  vivante  en  mes  yeuxl 

LES    PINS     ^ 

J'aime  ce  bois  de  pins  dont  vous  avez  chanté 

La  verdure  marine, 
Qui  sent  bon  la  chaleur,  le  soleil  et  l'été, 

L'écorce  et  la  résine. 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  coquille  en  craquant  s'y  mêle  sous  les  pas 

A  la  pomme  écailleuse, 
Entre  les  troncs  on  voit  la  mer  border  là-bas 

La  plage  sablonneuse. 

Il  n'est  pas  grand,  ce  bois  dont  vous  chantiez  si  bien 
La  paix,  l'edeur  et  l'ombre 

Et  le  vent  qui  parfois  d'un  souffle  aérien 
Courbe  les  cimes  sombres; 

Alors,  pris  tout  entier  d'un  murmurant  frisson 
Qui  cesse  et  recommence. 

Il  semble  tout  à  coup  s'étendre  à  l'horizon 
Et  devenir  immense; 

Puis,  lorsque  sa  rumeur  s'est  tue  avec  le  vent 
En  ses  branches  sans  force, 

Avec  elle  il  se  rapetisse  et  l'on  y  sent 
La  résine  et  l'écorce... 

STANCES 

Prends  garde.  Si  tu  veux  parler  à  ma  tristesse, 
Ne  lui  demande  pas  le  secret  de  ses  pleurs, 
Ni  pourquoi  son  regard  se  détourne  et  s'abaisse 
Et  se  fixe  longtemps  sur  le  pavé  sans  fleurs. 

Pour  distraire  son  mal,  sa  peine  et  son  silence, 
N'évoque  de  l'oubli  taciturne  et  glacé 
Nul  fantôme  d'amour,  d'orgueil  ou  d'espérance 
Dont  le  visage  obscur  soit  l'ombre  du  passé. 

Parle-lui  du  soleil,  des  arbres,  des  fontaines, 
De  la  mer  lumineuse  et  du  bois  ténébreux 
D'où  monte  dans  le  ciel  la  lune  souterraine, 
Et  de  tout  ce  qu'on  voit  quand  on  ouvre  les  yeux. 

Dis-lui  que  le  printemps  porte  toujours  des  roses 
En  lui  prenant  les  mains  doucement,  et  tout  bas, 
Car  la  forme,  l'odeur  et  la  beauté  des  choses 
Sont  le  seul  souvenir  dont  on  ne  soufi"re  pas. 


POÉSIES.  441 


LA    FLUTE    ET    LA    SOURCE 

J'ai  retrouvé,  ce  soir,  ma  flûte  d'autrefois. 

Elle  est  lisse  et  légère  aux  mains.  Je  me  revois 

Comme  jadis,  debout  et  la  tige  à  la  bouehe, 

Le  dos  contre  le  tronc  d'un  pin,  près  de  la  source 

Dont  l'onde,  en  s'écoulant,  guidait  mon  jeune  jeu, 

Si  bien  que  ma  chanson  imitait  peu  à  peu 

Son  rythme,  ses  frissons,  son  murmure,  sa  voix; 

Et  mon  regard  suivait  la  gamme  de  mes  doigts 

Tandis  que  se  mêlaient  les  bruits,  à  mon  oreille, 

D'une  feuille,  du  vent,  d'un  oiseau,  d'une  abeille... 

Jours  heureux  !  Mon  désir  voudrait  entendre  encore 

Votre  écho  qui  sommeille  en  la  flûte  sonore  : 

La  voilà.  Je  l'appuie  à  ma  lèvre  ;  c'est  bien 

Ainsi...  mais  où  donc  est  le  bruit  aérien 

De  la  feuille  et  l'oiseau  et  le  vent  et  l'abeille 

Et  la  source  qui  murmurait  à  mon  oreille? 

Où  donc  est  tout  cela  qui  jadis  m'inspirait, 

Et  le  pin  au  tronc  rouge,  et  la  verte  forêt, 

Et  les  heures  d'alors*  et  moi-même  et  pourquoi 

M'avoir  fait.  Dieux  cruels,  Die  x  méchans.  Dieux  sournois, 

Qui  riez  du  vain  sduitle  où  mon  soir  s'évertue, 

Retrouver  le  roseau,  si  la  source  est  perdue? 


SAISONS 

Le  Printemps,  dans  les  fleurs,  monte  vers  la  lumière 
Et  frappe  au  palais  rouge  où  rit  le  jeune  Eté, 
Et  l'Automne,  au  pas  lourd,  qui  regarde  en  arrière 
Descend  avec  lenteur  vers  l'Hiver  redouté. 

Les  laines  où,  jadis,  on  tissa  vos  visages. 
Sont  brillantes  toujours  et  vives,  ô  Saisons, 
Et  chacune  de  vous,  parmi  son  paysage, 
Ajoute  son  emblème  au  mur  de  la  maison. 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  faut-il  que  debout  dans  la  tapisserie 
Votre  image  se  dresse  en  le  tissu  savant 
Et  que  votre  quadruple  et  vaine  allégorie 
Me  rappelle  la  fuite  et  le  cercle  du  temps? 

Je  sais  bien  que  l'année  est  faite  de  fleurs  douces, 
De  lumière,  d'azur,  de  soleil  et  de  fruits, 
Et  que  le  vent  emporte,  un  jour,  les  feuilles  rousses 
Et  suspend  leur  couronne  au  tombeau  de  la  nuit. 

Je  sais  bien  que  ma  vie  a  vécu,  riche  ou  tendre, 
Son  Avril  délicat  et  son  Juillet  joyeux, 
Et  que  mes  mains  ont  pu  s'élever  et  se  tendre 
Vers  la  grappe  d'Automne  éclatante  à  mes  yeux, 

Et  que  l'heure  après  l'heure  a  conduit  jusqu'en  l'ombre 
Mon  destin  qui  bientôt  n'aura  plus  d'horizon... 
Mais  pourquoi,  maintenant,  que  tout  me  semble  sombre, 
Demeurez- vous  toujours  les  mêmes,  ô  Saisons? 

Comme  celle  de  vous  qui  regarde  en  arrière. 
Je  descends  vers  le  soir  et  crois  avoir  été 
Ce  Printemps  qui  jadis  montait  dans  la  lumière 
Vers  ce  palais  d'or  rouge  où  lui  riait  l'Eté! 


L'IMAGE    DIVINE 


Vos  mains  sont  belles,  mon  enfant,  vos  mains  sont  belles, 
Mais  leur  geste  pensif  ne  s'est  jamais  penché 
Pour  saisir  doucement  par  le  bout  de  ses  ailes 
Le  papillon  qui  vole  à  ta  lampe,  ô  Psyché  ! 

Ta  bouche  est  fraîche,  mon  enfant,  ta  bouche  est  fraîche. 
Et  le  sang  qui  la  teint  n'est  pas  encor  celui 
Qu'envenime  à  jamais  la  pointe  de  la  flèche 
Et  ■^n'  porte  partout  le  poison  qu'il  conduit. 


POÉSIES.  443 

Tes  yeux,  ô  mon  enfant,  sont  beaux  en  ton  visage 
Que  l'aurore  salue  et  qu'éveille  le  jour, 
Et  l'innocent  orgueil  de  ton  jeune  courage 
Sourit  en  ton  regard  qui  n'a  pas  vu  TAmour. 

Mais  lorsque,  sur  ta  lèvre  ayant  posé  sa  bouche. 
Entre  ses  mains,  dans  l'ombre,  il  aura  pris  ta  main, 
Et  que  tu  garderas,  enivrée  et  farouche, 
L'image  dans  tes  yeux  de  ce  passant  divin, 

Alors,  si  tu  veux  boire  aux  plus  fraîches  fontaines, 
Ta  soif  n'y  trouvera  qu'une  source  de  feu, 
Parce  que  dans  leurs  eaux  qu'échauffa  son  haleine 
Se  sera  reflété  le  visage  du  Dieu. 

Et  tu  t'éloigneras,  silencieuse  et  grave. 
Avec  tes  doigts  ardens  sur  ton  cœur  enflammé, 
Et  le  sol  brûlera  ton  pied  comme  une  lave 
Et  tu  seras  plus  belle  encor  d'avoir  aimé. 

Henri  de  Régnier. 


REVUE  DRAMATIQUE 


LE  SUICIDE  AU  THEATRE 


On  a  bien  raison  de  dii's  que  les  modes  vont  vile  dans  la  littérature 
d'aujourd'hui.  Il  y  a  cinq  ans  à  peine,  un  des  plus  brillans  et  des  plus 
vigoureux  parmi  nos  auteurs  dramatiques,  fatigué  d'entendre  qualifier  de 
pessimistes  les  pièces  de  ses  contemporains  et  les  siennes,  publiait  une 
étude  :  Pessimisme  et  Théâtre,  où  il  retournait  le  reproche  contre  le 
théâtre  de  la  génération  précédente.  A  l'appui  de  sa  thèse  il  invoquait 
les  dénouemens  sanglans  de  plusieurs  des  comédies  d'Augier,  de 
Dumas,  de  Feuillet,  ces  meurtres,  ces  suicides,  ces  trépas  devenus 
coutumiers,  ces  cadavres  jonchant  la  scène.  11  rappelait  les  toxiques, 
les  armes  blanches,  les  arsenaux  domestiques,  la  fumée  de  mousque- 
terie  qu'on  s'était  habitué  à  respirer  à  chaque  cinquième  acte.  A  ce 
théâtre  dont  on  eût  dit  un  vrai  champ  de  carnage,  un  immense  cime- 
tière, il  opposait  nombre  d'œuvres  dramatiques  nouvelles  qui  sem- 
blaient vouloir  par  leurs  conclusions  diminuer  la  mortalité  à  la  scène. 
Il  concluait  qu'en  cela  du  moins  le  théâtre  présent  est  plus  optimiste 
que  celui  qui  l'avait  précédé.  Et  peut-être,  au  moment  où  il  achevait 
cette  étude  à  la  louange  des  auteurs  qui  ont  le  respect  de  la  vie 
humaine,  déjà  s'ébauchait  dans  sa  tête  la  fable  du  Dédale,  qui  devait 
finir  par  un  spectacle  doublement  meurtrier,  puisque  le  suicide  s'y 
complique  d'un  meurtre.  Car,  nous  avons  oublié  de  le  dire,  c'est 
M.  Paul  Hervieu  qui,  en  1900,  prenait  si  nettement  parti  contre  les 
dénouemens  par  le  poison,  par  le  fer  et  par  le  feu. 

Si  M.  Paul  Hervieu  a  été  promptement  amené  à  se  mettre  lui-même 
en  opposition  avec  la  théorie  de  la  comédie  à  dénouement  paci- 
fique, que  dire  de  l'étrange  phénomène  auquel  nous  assistons  depuis 


REVUE   DRAMATIQUE.  44S 

la  rentrée  des  théâtres  ?  Les  criminalistes  professent  que  le  suicide  est 
un  mal  contagieux  et  qu'on  voit  s'en  produire  à  de  certaines  époques 
de  véritables  épidémies.  C'est  une  de  ces  épidémies  qui  vient  de  se  dé- 
clarer sur  notre  théâtre.  Elle  a  éclaté  dès  le  mois  de  septembre,  A  cette 
époque  que  nous  passons  volontiers  dans  le  calme  des  fins  de  vacances, 
nous  étions  convoqués  au  Vaudeville  pour  constater  un  premier  décès  : 
c'était  au  dénouement  de  la  pièce  de  M.  Abei  Hermant,  la  Belle  Ma- 
dame Héber  :  l'amant  de  cette  dame  séduisante,  perfide  et  pratique, 
s'était,  de  désespoir,  jeté  sous  les  roues  d'un  omnibus.  Puis  ce  fut 
une  pièce  de  M.  Léon  Gandillot  :  Vers  Vamour.  Nous  y  étions  allés  sans 
méfiance,  sur  la  réputation  que  s'est  faite  M.  Gandillot  d'être  un  auteur 
gai.  Mais  en  temps  d'épidémie,  personne  n'est  assuré  de  rester  in- 
demne. Une  autre  année,  le  peintre  Jacques  Martel,  lâché  par 
l'ex-mannequin  Blanche  qui  vient  d'épouser  un  monsieur  très  riche, 
eût  peut-être  trouvé  quelque  moyen  de  se  raccrocher  à  la  vie  ;  en  cette 
année  1905,  il  n'a  pu  résister  à  la  mortelle  attirance  du  lac  du  Bois 
de  Boulogne,  qui,  au  dire  des  gardiens,  est  très  profond  vers  le  milieu 
et  suffit  parfaitement  à  noyer  son  homme.  Les  roues  d'un  omnibus, 
les  flots  du  lac  parisien,  c'étaient  des  moyens  assez  peu  usités  en  litté- 
rature ;  à  quelles  inventions  allaient  recourir  les  autres  auteurs, 
pour  débarrasser  ingénieusement  de  la  vie  leurs  personnages?  Mais 
ils  n'ont  pas  jugé  nécessaire  de  se  mettre  l'esprit  à  la  torture  :  ils 
se  sont  contentés  du  classique  coup  de  pistolet.  Dans  la  Rafale  de 
M.  Bernstein,  c'est  un  joueur  qui,  après  avoir  perdu  la  forte  somme 
et  pour  ne  pas  subir  certaines  déchéances,  à  ses  yeux  pires  que  la 
mort,  se  foudroie  dans  les  règles.  Dans  la  Marche  nuptiale  de 
M.  BataOle,  le  pistolet  est  braqué  sur  elle-même  par  une  jeune 
femme,  que  désespère  l'irréparable  de  la  folie  qu'elle  a  commise  en  se 
sauvant  de  chez  ses  bons  parens  avec  le  plus  imbécile  des  pianistes. 
Dans  Bertrade  de  M.  Jules  Lemaître,  un  vieux  gentilhomme  ruiné  et 
qui  préfère  la  mort  à  une  situation  diminuée  ou  à  une  vieillesse 
aviUe,  tire  de  son  secrétaire  les  portraits  de  sa  femme  et  de  sa  fille 
et  l'inévitable  boite  à  pistolets.  Qui  sera-ce  demain?  Notez  que  les 
voilà  déjà  cinq,  et  cela  en  six  semaines  I  Ce  qui  prouve  bien  qu'il  y 
a  dans  leur  cas  une  sorte  de  fatalité,  et  qu'une  force  supérieure  à  leur 
volonté  guide  sûrement  leur  main,  c'est  qu'ils  exécutent  ce  dernier 
geste  avec  autant  de  précision  que  d'aisance.  Dans  la  réalité  il  arrive 
qu'un  pistolet  rate  et  qu'en  voulant  se  tuer  on  se  blesse  ;  eux  se 
tuent  net,  comme  s'ils  n'avaient  jamais  fait  autre  chose  de  leur  vie. 
Nous  en  sommes  d'ailleurs  au  point  que  cette  suprême   résolution 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  nous  cause  plus  aucune  surprise  ;  quelques  paroles  énigmatiques, 
un  serrement  de  mains  plus  solennel,  un  baiser  plus  long,  le  per- 
sonnage passe  dans  la  chambre  à  côté;  nous  savons  très  bien  ce 
qu'il  y  est  allé  faire,  et  la  détonation  prévue,  attendue,  escomptée, 
ne  provoque  même  pas  chez  nous  un  sursaut  nerveux.  L'habitude  est 
prise.  En  1905-1906,  à  la  fin  des  pièces  on  se  tue;  c'est  la  loi  et 
nous  voyons  bien  que  ni  l'âge,  ni  le  sexe,  ni  la  condition  n'en  préser- 
vent les  héros  de  théâtre.  Jeunes  gens  qui  devraient  avoir  foi  dans 
l'avenir,  hommes  mûrs  qui  devraient  savoir  que  la  vie  est  une  bataille, 
vieillards,  hommes  ou  femmes,  plébéiens  ou  aristocrates,  ils  y  pas- 
sent tous.  Aux  peines  de  cœur,  aux  soucis  d'argent,  à  tous  les  maux, 
le  suicide  est  le  spécifique  toujours  approprié.  C'est  la  panacée  uni- 
verselle. C'est  le  remède  dont  il  faut  profiter  pendant  qu'il  guérit. 

Puisque  le  problème  est  soulevé  par  ce  curieux  concours  d'œuvres 
à  terminaison  analogue,  nous  laisserons  aux  moralistes  le  soin  de 
disserter  sur  la  nature  du  suicide,  mais  nous  nous  demanderons  ce 
qu'il  vaut  comme  moyen  de  théâtre.  C'est  un  point  d'esthétique 
théâtrale  qui  mérite  d'être  examiné.  Et  si  les  pièces  qu'on  représente 
actuellement  pèchent  surtout  par  le  dénouement,  elles  nous  aide- 
ront à  établir  tout  ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  au  point  de  vue  de  l'art, 
dans  cet  appel  au  suicide  qui  est  en  vérité  un  procédé  trop  com- 
mode pour  n'être  pas  en  même  temps  un  expédient  très  décevant. 

Ce  genre  de  dénouemens  a  d'abord  un  défaut  qui,  lorsqu'il  s'agit 
de  dénouement,  a  bien  son  importance  :  c'est  qu'il  ne  dénoue  rien.  Au 
théâtre  comme  dans  la  vie,  le  suicide  est  un  moyen  non  pas  de  sauver 
une  situation,  mais  d'en  laisser  le  poids  retomber  sur  d'autres  épaules. 
On  s'esquive,  on  laisse  aux  autres  le  soin  de  se  débrouiller  et  de  payer 
pour  vous.  Le  duc  de  Mauferrand  a  mangé  tout  son  patrimoine,  le 
bien  de  sa  fille,  une  partie  de  la  fortune  de  sa  sœur,  il  a  fait  pour 
trois  millions  de  dettes,  les  hypothèques  prises  sur  ses  immeubles  en 
dépassent  la  valeur  réelle.  Il  se  tue.  Sa  mort  ne  rembourse  pas  ses 
créanciers,  ne  rattrape  pas  son  patrimoine  dissipé,  ne  rend  pas  sa  dot 
à  Bertrade  de  Mauferrand,  ne  restitue  pas  son  prêt  à  M""^  de  Laurière, 
ne  relève  pas  la  valeur  des  immeubles  hypothéqués.  Mais  elle  va 
mettre  directement  Bertrade  aux  prises  avec  les  difficultés  dont  le  duc 
s'est  déclaré  incapable  de  triompher.  C'est  Bertrade  qui,  ruinée,  assis- 
tera impuissante  à  cette  liquidation  et  à  ce  désastre  ;  c'est  elle  qui, 
sans  pouvoir  les  défendre,  verra  passer  en  des  mains  étrangères  ces 
biens  qui  depuis  des  siècles  étaient  l'héritage  de  la  famille,  et  dans  cet 
universel  naufrage  sombrer  jusqu'à  l'honneur  du  nom,  puisque  le 


REVUE    DRAMATIQUE.  447 

dernier  des  Mauferrand  sera  mort  insolvable  et  aura  fait  banqueroute 
à  ses  engagemens.  A  moins  que,  pour  conjurer  cette  ruine,  elle  ne  se 
décide  à  employer  un  remède  héroïque,  et  qu'elle  ne  consente  à  cette 
mésalliance,  qui,  son  père  vivant,  lui  faisait  horreur.  Mais  ce  serait  la 
pièce  elle-même  qui  recommencerait.  —  Robert  de  Chacéroy  a  perdu 
au  jeu  une  somme  de  650000  francs  qui  ne  lui  appartenait  pas.  Ses 
commanditaires,  mis  en  défiance,  exigent  le  remboursement.  Il  n'a  pu 
trouver  à  emprunter  ailleurs  la  somme  aventurée  au  jeu.  Il  se  tue. 
Eh  bieni  mais,  ce  sont  ses  commanditaires  qui  sont  volés  de 
650  000  francs.  Et  cette  malheureuse  Hélène,  sa  maîtresse,  qui,  pour 
se  procurer  cette  somme,  est  allée  frapper  à  toutes  les  portes,  a  crié 
son  secret,  s'est  déshonorée,  a  déserté  la  maison  conjugale,  que  de- 
viendra-t-elle  ?  Sa  destinée  ne  va-t-elle  pas  être  un  drame  nouveau 
dont  la  crise  est  ouverte  justement  par  le  suicide  de  son  amant?  — 
Grâce  de  Plessans,  après  avoir,  pendant  quelques  mois,  dégringolé  de 
déceptions  en  déceptions,  comprend  que  décidément  il  n'y  a  rien  à 
faire  de  l'inepte  croque-notes  à  qui  sa  folie  l'a  rivée,  qu'elle  aime 
ailleurs,  qu'elle  est  sur  le  chemin  qui  mène  à  toutes  les  hontes;  alors 
elle  se  tue  ;  et  sans  doute  cela  nous  est  tout  à  fait  indifférent  à  nous 
autres,  que  son  pianiste  devienne  ce  qu'il  pourra  ;  mais  comment  Grâce 
n'a-t-elle  pas  réfléchi  qu'elle  partie,  ce  pauvre  homme  ne  sera  plus 
qu'une  loque  humaine,  qu'en  fait  c'est  elle  qui  a  bouleversé  la  vie  de 
ce  timide,  et  qu'elle  lui  laisse,  avec  l'horreur  de  l'avenir  qui  s'ouvre 
devant  lui,  les  douloureux  souvenirs  d'un  passé  de  cauchemar  et  le 
remords  même  de  ce  suicide  dont  il  aura  été  tout  au  moins  l'occa- 
sion? «  Vous,  parbleu!  vous  seriez  bien  tranquille,  dit  une  petite 
femme  dans  une  comédie  de  Meilhac  :  vous  seriez  noyé.  Mais  moi, 
qu'est-ce  que  je  deviendrais  ?  »  C'est  là,  exprimée  sous  une  forme 
bouffonne,  cette  idée  qu'après  le  suicide  la  situation  reste  aussi  diffi- 
cile et  les  choses  sont  un  peu  plus  embrouillées  qu'avant, 

Dira-t-on,  comme  on  le  fait  souvent,  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
qu'une  action  se  ternùne  au  dénouement,  que  dans  la  vie  rien  ne 
s'achève,  tout  se  continue,  et  qu'il  est  conforme  à  la  réalité  de  voir 
sortir  d'une  catastrophe  d'autres  catastrophes  et  s'emmêler  sans  cesse 
l'écheveau  des  difficultés?  Ce  serait  n'avoir  pas  compris  l'objection. 
En  effet,  lorsqu'il  se  débarrasse  par  le  suicide  d'un  personnage  dont 
il  ne  sait  plus  que  faire,  non  seulement  l'auteur  ne  dénoue  pas  la 
situation,  mais,  ce  qui  est  beaucoup  plus  grave,  et  ce  qui  en  matière 
de  théâtre  devient_,impardonnable,  û  ne  répond  pas  à  la  question  qu'il 
a  lui-même  posée.  C'est  ici  le  point  essentiel.  Une  pièce  de  théâtre 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  en  effet  une  question  que  pose  l'auteur,  et  à  laquelle  il  aperçoit 
diverses  réponses,  entre  lesquelles  il  choisira  la  plus  vraisemblable 
et  la  mieux  en  accord  avec  les  données  du  problème  telles  qu'il  les  a 
lui-même  disposées.  De  là  vient  tout  à  la  fois  l'intérêt  dramatique  et 
l'intérêt  humain  de  son  œuvre.  Dans  Bertrade  voici  la  question  que 
pose  M.  Jules  Lemaître  :  Comment  un  grand  seigneur,  qui  a  conservé 
un  certain  sentiment  de  l'honneur  et  tout  au  moins  le  préjugé  du 
rang,va-t-ilse  comporter,  pour  échapper  au  désastre  qui  menace  de 
l'engloutir?  Deux  solutions  se  présentent  à  lui,  toutes  deux  procédant 
logiquement  d'un  même  fait,  à  savoir  qu'un  grand  nom  conserve, 
encore  aujourd'hui,  une  valeur  marchande.  Le  duc  de  Mauferrand  a 
une  fille;  cette  fille,  qu'il  connaît  à  peine,  qui  a  vécu  loin  de  lui,  qui 
a  reçu  dans  un  château  de  province  une  éducation  très  antique,  a  le 
respect  des  traditions,  l'horreur  de  toutes  les  vilenies  et  de  tous  les 
compromis  pour  lesquels  notre  époque  est  si  indulgente.  Or  un 
brasseur  d'affaires,  Chaillard,  s'est  mis  en  tête  d'épouser  la  fille  du 
duc  de  Mauferrand.  Ce  Chaillard  est  colossalement  riche,  et  il  peut 
faire  de  nouveau  couler  le  Pactole  sur  les  terres  de  la  vieille  famille 
ruinée;  c'est  d'ailleurs  un  forban  et  une  brute  vaniteuse.  Mauferrand 
peut  vendre  sa  fille  à  ce  brigand.  D'autre  part,  le  duc  a  reconnu  dans 
une  dame  aux  allures  très  respectables,  et  qui  s'est  introduite  sous  le 
prétexte  de  quêter  pour  quelque  œuvre  pieuse,  une  ancienne  à, lui,  la 
petite  Pâquerette,  qui  chantait  si  faux  jadis  à  Bobino.  C'était  le  bon 
temps,  sous  l'Empire,  quand  régnait  le  tyran,  pendant  les  dix-huit 
années  de  corruption.  Et  les  deux  survivans  de  cette  époque  lointaine 
évoquent  leurs  souvenirs,  en  un  bout  de  dialogue  qui  est  une  pure 
merveille  et  qui  a  mis  la  salle  en  joie.  Reste  à  savoir  ce  qu'est  deve- 
nue Pâquerette  depuis  tant  d'années  que  le  duc  l'a  perdue  de  vue,  et 
comment  s'est  opérée  en  elle  une  si  complète  transformation.  C'est 
une  personne  de  tête,  elle  a  su  faire  une  belle  carrière.  Sa  spécialité 
était  de  se  consacrer  aux  poitrinaires  riches.  Elle  a  épousé  le  der- 
nier en  Autriche,  est  devenue  comtesse  de  Rommelsbach,  et,  main- 
tenant veuve,  revenue  en  France,  assoiffée  de  considération,  elle  en- 
trevoit ce  rêve  de  devenir  duchesse.  Mauferrand  peut  se  vendre  à 
cette  gourgandine.  —  C'est  entre  ces  deux  partis  que  l'auteur  lui  a 
donné  à  choisir  et  c'est  dans  cette  alternative  que  réside  toute  la  pièce. 
Va-t-il  épouser  les  millions  de  Pâquerette  acquis  de  la  façon  que 
vous  savez?  Ce  serait  raide,  comme  dit  le  notaire;  ce  n'est  pas  impos- 
sible. Mauferrand  est  d'a\ds  que  nous  vivons  dans  une  «  époque  dégoû- 
tante. »  Pourquoi  donc  ménagerait-il  les  susceptibilités  d'une  société 


REVUE   DRAMATIQUE.  449 

qu'il  méprise  et  quel  scrupule  l'empêcherait  de  lui  jeter  ce  défi  ?  En 
privant  les  descendans  des  grandes  familles  de  tous  leurs  droits,  on 
les  a  aifranchis  de  leurs  devoir»  ;  ou  plutôt  ils  n'en  conservent  qu'un,  le 
seul  qu'on  ne  puisse  leur  enlever,  et  qui  est  de  faire  durer  cette 
famiUe  et  ce  nom  qui  ont  déjà  duré  pendant  des  siècles.  Ils  s'y  pren- 
nent comme  Us  peuvent,  et  comment  s'étonner  si  les  seuls  moyens 
que  leur  laisse  notre  triste  époque  sont  eux-mêmes  des  moyens 
«  dégoûtans?  »  Sophismes!  si  l'on  veut,  mais  auxquels  Mauferrand 
peut  être  incliné  par  cette  disposition  de  sa  nature  que  l'auteur  a  eu 
soin  de  nous  signaler  :  le  besoin  de  luxe,  le  goût  d'une  vie  ornée, 
d'une  existence  encadrée  dans  un  décor  fastueux.  Que  ne  fera  pas 
ce  viveur,  engourdi  par  la  fête,  pour  retrouver  autour  de  lui,  jusqu'à 
son  dernier  jour,  cette  atmosphère  de  plaisir  et  de  beauté? 

Ou  bien  va-t-il  imposer  à  Bertrade  le  mariage  Ghaillard?  Et  pour- 
quoi pas?  Bertrade  aime  un  cousin  à  elle,  gentilhomme  campa- 
gnard, avec  qui  elle  se  trouve  en  parfaite  conformité  de  goûts.  EUe 
souffrira  de  renoncer  à  ses  innocentes  fiançailles  ;  elle  souffrira  dou- 
blement d'être  liée  à  un  homme  qui  représente  à  ses  yeux  les  plus 
mauvaises  entre  les  puissances  nouvelles.  Mais  c'est  une  fille  obéis- 
sante, c'est  une  chrétienne  résignée,  c'est  une  aristocrate  qui,  elle,  ne 
renie  aucun  de  ses  devoirs;  elle  est,  comme  l'iphigénie  de  Racine, 
prête  pour  le  sacrifice.  Qu'on  lui  persuade  qu'elle  seule  peut,  par  ce 
mariage  d'argent,  sauver  la  famille,  et  qu'elle  doit  à  l'intérêt  collectif 
cette  immolation  personnelle,  elle  ira  à  l'autel  en  victime,  mais  elle  y 
ira.  11  suffît  que  l'ordre  lui  en  soit  donné  ;  et  on  ne  voit  pas  bien  ce 
qui  empêche  Mauferrand,  chef  d'une  illustre  maison,  de  lui  donner 
cet  ordi'e  au  nom  de  toute  une  lignée  d'ancêtres.  Il  sait  de  reste  que 
les  Mauferrand  se  sont  fréquemment  alhés  à  des  familles  de  finan- 
ciers, et  qu'ils  ont  largement  usé  du  procédé  classique  pour  fumer 
leurs  terres  ;  il  peut  croire  qu'il  continue  la  tradition.  D'ailleurs  il 
n'aime  pas  sa  fUle  et  il  a  l'obscur  sentiment  qu'il  ne  peut  en  être 
aimé  ;  il  a,  toute  sa  vie  durant,  donné  les  preuves  d'un  égoïsme  féroce, 
inlassable  et  impitoyable.  Nous  ne  serions  aucunement  surpris  de 
voir  Mauferrand  devenir  le  beau-père  de  Ghaillard. 

Dans  la  première  hypothèse,  c'est  donc  que  l'auteur  aurait  voulu 
insister  surtout  sur  la  veulerie  où  une  longue  habitude  de  la  vie 
inutile  aurait  noyé  le  caractère  de  ce  gentilhomme  ;  dans  la  seconde, 
c'est  qu'il  aurait  voulu  nous  mettre  sous  les  yeux  un  phénomène 
de  monstrueux  égoïsme.  Mais  dans  l'une  ou  dans  l'autre,  il  aurait 
donné  une  réponse  à  la  question  dont  il  a  provoqué  l'examen.  Il 
TOME  XXX.  —  180b.  Î9 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait  montré  comment,  au  prix  de  quels  compromis,  ou  de  quels 
honteux  trafics,  un  grand  seigneur  qui  n'a  gardé  de  l'héritage  de  ses 
ancêtres  que  le  goût  de  la  vie  brillante  et  le  dédain  de  la  médiocrité, 
peut,  dans  une  époque  où  tout  a  changé,  soutenir  encore  le  paradoxe 
de  mener  une  existence  seigneuriale.  Peut-être  nous  aurait-il  choqués, 
révoltés,  scandahsés.  11  ne  nous  aurait  pas  déçus.  Le  dénouement  par 
le  suicide  est  pour  nous  une  déception,  parce  qu'il  dispense  l'auteur 
de  prendre  parti,  et  de  choisir  entre  les  deux  solutions  sur  lesquelles 
il  a,  pendant  toute  la  soirée,  concentré  notre  attention.  A  quoi  bon  les 
agiter  devant  nos  yeux,  nous  les  représenter  d'acte  en  acte  modifiées 
parle  progrès  de  l'action,  éclairées  tantôt  d'un  jour  et  tantôt  d'un  autre, 
si  c'était  pour  les  abandonner  ensuite  et  si  l'auteur  en  tenait  en  réserve 
une  troisième,  à  laquelle  d'ailleurs  rien  ne  nous  avait  préparés?  Car 
l'idée  du  suicide  ne  s'impose  pas  du  premier  coup  à  l'être  humain  ; 
elle  commence  par  tenter  et  hanter  le  «  sujet;  »  mais  aucun  trait  ne 
nous  a  fait  prévoir  que  Mauferrand  songeât  à  quitter  la  vie.  11  nous  a 
bien  parlé,  en  passant,  de  quelque  vague  tristesse.  On  serait  triste  à 
moins.  Ce  qui  donne  à  la  pièce  son  mouvement,  ce  qui  en  fait  la  pro- 
gression, ce  qui  peut  produire  en  nous  l'étreinte  de  l'émotion,  c'est 
que  nous  sentons  le  duc  de  plus  en  plus  étroitement  serré  par  la 
double  alternative,  comme  par  les  deux  branches  d'un  étau,  et  que 
nous  sommes  persuadés  qu'il  ne  peut  échapper.  Si,  au  contraire,  il  a 
un  moyen  d'échapper,  tout  change;  l'intérêt  d'action  disparait;  ce  ne 
sont  plus  que  conversations  sans  objet.  Le  dénouement  par  le  suicide 
est  cela  même  :  une  échappatoire. 

Dans  la  Rafale,  la  question  posée  par  M.Bernstein  est  la  suivante  : 
Gomment  un  homme  qui  n'est  pas  un  simple  filou,  et  qui  a  perdu  au 
jeu  l'argent  des  autres,  va-t-il  faire  pour  ne  pas  sombrer  complète- 
ment dans  cette  conjoncture  terrible  ?  Quelles  ressources  lui  offrent 
les  conditions  économiques,  sociales,  morales  de  notre  monde  mo- 
derne ?  Quels  moyens  conserve-t-il  de  sauver  quelques  bribes  d'hon- 
nêteté? L'auteur  lui  en  offre  deux;  je  ne  dis  pas  qu'ils  soient  excel- 
lens,  mais  ce  sont  les  deux  seuls  entre  lesquels  on  lui  laisse  à  choisir. 
Une  femme  va  lui  apporter  la  somme  dont  il  a  besoin  :  elle  a,  pour 
lui,  renoncé  à  sa  propre  situation,  rompu  avec  sa  famille,  s'est  placée 
en  dehors  de  la  société.  11  peut,  en  échange  de  tant  de  sacrifices,  faire 
de  cette  femme  la  sienne  et  commencer  avec  elle  une  vie  nouvelle. 
Ou  bien  il  peut  accepter  les  propositions  de  M.  Lebourg,  recevoir  de 
lui  la  somme  qui  désintéressera  ses  créanciers,  renvoyer  sa  maîtresse 
à  un  mari  qui  promet  de  fermer  les  yeux,  et  lui-même  se  faire  oublier, 


REVUE    DRAMATIQUE.  451 

vivre  au  loin.  Obligé  de  subir  l'une  ou  l'autre  de  ces  nécessités,  on 
comprend  qu'il  éprouve  une  indicible  angoisse  :  son  état  d'esprit  doit 
être  pareil  à  celui  du  condamné,  lorsqu'il  ne  reste  plus  aux  juges 
qu'à  délibérer  sur  sa  peine.  Mais  cette  peine  même,  Robert  sait  qu'il 
dépend  de  lui  de  s'y  soustraire.  Le  coup  de  pistolet  libérateur  brisera 
la  porte  de  sa  prison.  Gela  nous  explique  son  calme.  Les  stoïciens 
avaient  fait  du  suicide  une  vertu  :  aussi  le  sage,  suivant  leur  formule, 
ignorait-il  les  troubles  de  l'âme  et  envisageait-il  avec  sérénité  les 
pires  servitudes,  ayant  toujours  à  sa  disposition  le  moyen  de  s'en 
libérer. 

Dans  la  Marche  nuptiale,  la  question  posée  par  M.  Bataille  est  celle- 
ci:  qu'une  jeune  fille  de  conscience  droite  et  scrupuleuse,  d'éducation 
chrétienne,  dans  un  moment  d'égarement,  commette  cette  folie  de  se 
sauver  avec  un  amant;  le  jour  où  les  écailles  lui  seront  tombées  des 
yeux,  que  va-t-elle  faire?  Grâce  de  Plessans  a  joué  dans  une  minute 
toute  son  existence.  Née  d'une  bonne  famille,  grandie  en  province, 
vertueuse,  pieuse,  mystique  même,  eUe  a  cru  trouver  dans  son 
professeur  de  piano.  Glande  MorUlot,  l'homme  désintéressé,  bon,  gé- 
néreux et  noble  qui  sera  pour  elle  le  compagnon  idéal.  Quelques 
semaines  de  vie  en  commun,  et  elle  a  pleinement  reconnu  l'immensité 
de  son  erreur.  Ce  Morillot  est,  dans  toute  la  force  du  terme,  un 
pauvre  être,  sans  initiative,  sans  volonté,  sans  courage  :  il  n'a  même 
pas  enlevé  la  jeune  fille,  il  s'est  laissé  enlever  par  elle.  Sans  talent 
comme  sans  énergie,  ce  premier  prix  du  Conservatoire  de  Nancy  va 
tâcher  de  végéter  dans  un  petit  emploi  que  lui  obtient  sa  compagne.  Il 
a  une  mentalité  tellement  incertaine  qu'il  ne  distingue  pas  très  bien 
les  notions  les  plus  élémentaires  du  bien  et  du  mal  :  il  vole  200  francs 
dans  la  caisse  de  son  patron  pour  louer  à  sa  femme  un  piano  d'oii  la 
mélodie  emportera  leurs  deux  âmes  vers  les  régions  éthérées.  G'est 
un  inconscient.  La  gaffe  est  complète,  absolue,  et  probablement 
irrémédiable.  Grâce  va-t-elle  céder  à  la  tentation  qui  guette  à  Paris, 
—  et  ailleurs,  —  toute  fUle  jeune,  jolie  et  qui  s'est  mise  dans  une 
situation  fausse?  M.  Lechatelier,  le  patron  de  l'infortuné  Glande, 
s'est  tout  de  suite  épris  d'elle  et,  habitué  qu'il  est  à  ne  guère  trou- 
ver de  cruelles  parmi  les  femmes  de  ses  employés,  il  lui  a  fait  des 
propositions  aussi  claires  que  déshonnêtes.  Grâce  l'a  remis  à  sa  place 
très  dignement  dans  une  scène  fort  joUment  conduite.  Mais  ce  Le- 
chatelier s'obstine;  n'ayant  pas  réussi  par  la  brutaUté,  il  change  de 
tactique,  soumet  Grâce  à  un  siège  en  règle,  découvre  pour  la  séduire 
des  ressources  inattendues  de  délicatesse  et  de  réserve.  Un  moment 


452  REVUE    DES, DEUX    MONDES. 

vient  où,  tout  en  repoussant  Lechatelier,  elle  sent  qu'elle  l'aime. 
Deviendra-t-elle  la  femme  entretenue?  Ou  va-t-elle  continuer,  dans 
le  logis  misérable,  entre  la  cage  du  canari  et  le  piano  de  louage, 
entre  le  garçon  d'hôtel  familier  et  les  voisines  babillardes,  entre  le 
mari  qu'elle  méprise  et  l'enfant  qui  risque  de  ressembler  à  son  père, 
une  vie  d'humiliation  et  de  lent  enfoncement  dans  l'ignoble  médio- 
crité ?  Le  mysticisme  de\iendra-t-il  chez  elle  mysticisme  de  la  chair 
ou  esprit  de  sacrifice?  Elle  peut  être  une  grande  amoureuse  ou  une 
grande  sœur  de  charité.  Ou  plutôt,  s'il  est  vrai  que,  comme  le  répète 
l'auteur,  Grâce  ait  une  âme  de  chrétienne,  elle  est  tenue  de  devenir 
une  martyre.  Car  il  n'y  a  plus  pour  elle  qu'une  forme  de  l'honnêteté, 
c'est  de  subir  jusqu'au  bout  les  conséquences  de  sa  faute.  Qu'elle 
devienne  de  ce  Morillot  l'épouse  en  justes  noces,  devant  Dieu  et  à 
jamais.  Qu'elle  subisse  le  contre-coup  delà  sottise  et  de  l'indélicatesse 
qui  se  combinent  dans  la  belle  âme  de  ce  personnage.  Au  surplus,  elle 
ne  sera  pas  la  première  qui,  après  le  rêve  envolé,  se  sera  résignée  à 
la  réaUté.  Si  toutes  les  femmes  qui  ont  trouvé  leur  mari  peu  sem- 
blable à  leur  fiancé,  avaient  quitté  le  domicile  conjugal,  on  est 
effrayé  de  songer  combien  il  y  aurait  de  foyers  déserts.  Et  peut-être 
puisqu'il  y  a  chez  Grâce  une  tendance  à  l'exaltation  religieuse,  trou- 
vera-t-eUe,  dans  son  sacrifice  quotidien,  une  sorte  d'âpre  et  d'atroce 
jouissance.  La  pièce,  en  se  terminant  sur  cette  perspective  d'un 
long  sacrifice,  aurait  eu  sa  beauté.  En  ouvrant  à  Grâce  la  porte  de 
sortie  du  suicide,  M.  Bataille  a  supprimé  lui-même  l'intérêt  de  l'étude 
qu'il  avait  ébauchée. 

Tel  est  le  vice  fondamental  du  dénouement  par  le  suicide  :  il  est  le 
procédé  qui  sert  à  éluder  la  question.  Il  permet  à  l'auteur  de  se  déro- 
ber aux  nécessités  logiques  de  son  sujet  :  c'est  le  dénouement  pos- 
tiche, plaqué,  artificiel.  De  ce  défaut  initial  d'autres  découlent.  D'abord 
en  ce  qui  concerne  l'architecture  dramatique.  On  se  souvient  de  l'im- 
portance que  donnait  Dumas  au  dénouement  :  il  en  faisait  la  pièce 
maîtresse  de  tout  l'édifice.  «  Un  dénouement  est  un  total  mathéma- 
tique. Si  votre  total  est  faux,  toute  votre  opération  est  mauvaise. 
J'ajouterai  même  qu'il  faut  toujours  commencer  sa  pièce  par  le  dé- 
nouement, c'est-à-dire  ne  commencer  l'œuvre  que  lorsqu'on  a  la 
scène,  le  mouvement  et  le  mot  de  la  fin.  On  ne  sait  bien  par  oîi  on 
doit  passer,  que  lorsqu'on  sait  bien  où  l'on  va.  »  Il  se  peut  que  Dumas 
exagérât  à  plaisir  cette  théorie,  et  que  dans  les  dénouemens  de  ses 
propres  pièces  sa  fantaisie  ait  plus  d'une  fois  dérangé  cette  rigueur 
mathématique.  Il  reste  qu'il  doit  y  avoir  une  harmonie  entre  les  di- 


REVUE   DRAMATIQUE,  453 

verses  parties  de  l'œuvre  et  que  les  momens  successifs  de  l'action 
doivftTit  Atre  autant  d'étapes  qui  nous  acheminent  vers  un  but  entrevu 
d'avance.  Le  suicide  n'était  certes  pas  le  but  entrevu  par  les  auteurs 
des  pièces  que  nous  analysons  lorsqu'ils  ont  commencé  d'imaginer 
intrigue  et  personnages,  et  il  est  difficile  d'admettre  que  chacune  de 
ces  comédies  n'ait  été  conçue  que  pour  nous  montrer  l'utilité  de  la 
mort  volontaire  dans  la  société  moderne.  Ce  sont  tout  uniment  des 
pièces  qui  dévient  en  route  et  aboutissent  à  un  point  vers  lequel  elles 
n'étaient  pas  orientées.  D'autre  part  l'auteur,  au  cours  de  son  œuvre, 
n'est  pas  protégé  contre  lui-même,  par  une  crainte  salutaire,  il  devient 
libre  d'accumuler  les  invraisemblances,  les  situations  extraordinaires 
et  de  s'engager  dans  une  impasse,  s'il  ne  se  sent  pas  retenu  par 
l'obligation  de  sortir  par  un  moyen  vraisemblable,  logique,  humain 
de  la  situation  difficile  où  il  se  place.  Il  peut  multiplier  à  son  gré  les 
scènes  violentes,  brusques,  imprévues.  Nous  nous  demandons  :  à  quoi 
tout  cela  aboutira-t-il?  Or  les  situations  théâtrales  n'ont  de  valeur, 
de  mérite  et  de  force  que  d'après  la  conclusion  qu'en  sait  tirer 
l'auteur. 

Comme  l'architecture  de  la  pièce  devient  arbitraire,  de  même  en 
est-il  pour  la  composition  des  caractères.  Ils  peuvent  rester  flottans, 
inconsistans,  attendu  qu'ils  ne  sont  pas  soutenus  par  la  forte  armature 
dont  un  dénouement  logique  est  la  partie  essentielle.  Maintes  fois, 
dans  ces  pièces,  nous  avons  constaté  des  incertitudes,  des  obscurités. 
M.  Jules  Lemaitre  lui-même,  qui  est  un  moraliste  si  avisé  et  dont  la 
psychologie  est  toujours  si  souple  et  si  sûre,  ne  s'est  pas  entièrement 
tenu  en  garde  contre  ce  danger.  Nous  ne  voyons  pas  toujours  très  clair 
dans  l'âme  de  ses  personnages.  Ce  ne  doit  pas  être  une  âme  très 
comphquée  que  celle  du  financier  Chaillard.  Pourtant  nous  en  arri- 
vons à  ne  plus  savoir  au  juste  s'il  souhaite  d'épouser  Bertrade  par 
pur  intérêt  ou  si  l'amour  ne  se  serait  pas  mis  de  la  partie.  Dans  la 
Marche  nuptiale;  après  avoir  vu  Grâce  repousser  si  nettement  les 
avances  de  Lechatelier,  nous  ne  comprenons  pas,  mais  pas  du  tout, 
comment  elle  accepte  de  venir  s'installer  chez  lui  et  jouer  avec  le  feu? 
Pas  davantage  nous  n'étions  préparés  à  voir  cet  usinier  viveur  de 
Lechatelier  se  changer  en  un  amoureux  transi  et  fatal.  L'auteur  est 
dispensé  de  tenir  aucun  compte  de  la  réalité,  et  il  peut  à  son  gré 
inventer  des  fantoches  qu'au  besoin  il  grime  en  croquemitaines. 
C'est  dans  la  Rafale  que  ce  défaut  éclate  dans  son  plus  beau  jour. 
Cu-  on  nous  donne  ce  Roger  de  Chacéroy  pour  an  gentilhomme 
intraitable  sur  les  questions  de  point  d'honneur.  Il  faut  voir  de  quel 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

air  lî.iutain  il  se  promène  à  travers  la  pièce.  Lui  faire  accepter  de  l'ar- 
gent d'une  femme,  il  n'y  faut  pas  même  songer,  et  tandis  que  l'infor- 
tunée Hélène  s'ingénie  à  lui  trouver  la  somme  dont  il  a  un  si  pres- 
sant besoin,   sa  crainte  constante  est  que  le  chevaleresque  Roger 
puisse  soupçonner  son  intervention  dans  l'affaire.  Qu'on  s'avise,  en 
lui  payant  ses  dettes,  de  lui  imposer  des  conditions,  pour  qui  le  prend- 
on?  Il  toise  sévèrement  M.  Lebourg  qui  a  eu  cette  inconvenance,  et 
si  bien  prouvé  par  là  qu'U  n'est  qu'un  croquant.  Pourtant  ce  gentle- 
man, à  l'honneur  si  chatouilleux,  nous  savons  que  depuis  longtemps 
il  n'a  d'autres  ressources  d'existence  que  le  jeu.  L'abus  de  confiance 
qualifié  qui  va  faire  de  lui  un  client  de  la  correctionnelle,  n'est  que  le 
dernier  épisode  d'une  vie  d'expédiens.   Comment  une  âme  peut-elle 
être  à  la  fois  aussi  gangrenée  et  aussi  pure?  Et  depuis  quand  le  joueur 
qui  vit  de  son  jeu  conserve-t-il  cette  blancheur  de  conscience  qui  fait 
songer  à  la  blanche  hermine?  Cela  nous  déconcerte.  Nous  avons  de  la 
peine  à  croire  ce  qu'on  nous  en  dit,  et  nous  voudrions  en  voir  la  fin. 
Quant  à  la  psychologie  d'Hélène,  nous  avouons  qu'elle  nous  stupéfie. 
Qu'une  femme  qui,  bien  entendu,  est  une  honnête  femme,  découvre 
que  son  amant  est  un  voleur  et  qu'elle  continue  de  l'aimer  ;  que  pour 
se  procurer  la  somme  énorme  dont  cet  escroc  a  besoin  pour  se  refaire, 
elle  ait  le  front  de  la  demander  à  un  homme  qui  l'a  aimée  et  dont 
elle  a  repoussé  la  recherche,  et  qu'elle  invective  son  père  sous  pré- 
texte que  ce  père  lui  refuse  l'argent  dont  elle  veut  faire  un  usage  si 
particulier,  cela  nous  paraît  à  peu  près  insensé.  A  quel  déUre  est  en 
proie  cette  forcenée?  Dans  quel  monde  cela  se  passe-t-il?.  Et  d'où 
vient  qu'on  puisse  jeter  si  allègrement  le  défi  à  toute  vérité  humaine? 
V     Ce  n'est  pas  nous  qui  imposons  aux  auteurs  les  sujets  qu'ils  traitent, 
mais,  une  fois  qu'ils  les  ont  choisis,  ils  se  doivent  à  eux-mêmes  et  ils 
nous  doivent  de  les  traiter  complètement.  Les  auteurs  des  pièces  que 
nous  étudions  n'ont  pas  eu  le  courage  de  pousser  jusqu'au  bout  des 
situations  qu'ils  ont  eux-mêmes  estimées  trop  pénibles.  Car  voici 
qu'une  fois  de  plus  le  vent  a  tourné.  Ces  dernières  années  ont  été 
marquées  par  un  renouveau  de  sentimentalisme,  et  on  nous  a  saturés 
de  berquinades.  Mais  voici  que  nos  écrivains  de  théâtre  recommen- 
cent à  broyer  du  noir.  Toutes  ces  pièces  ont  un  trait  en  commun, 
c'est  l'amertume.  Bertrade  est  une  satire  très  vigoureuse  et  très  âpre. 
La  Rafale  est  le  récit  d'une  aventure  atroce.  La  Marche  nuptiale  est 
une  sorte  de  dérision  du  rêve,  des  aspirations  généreuses  et  tendres. 
A  ces  drames  sombres  eût  convenu  une  conclusion  assortie.  En  bonne 
logique  le  duc  de  Mauferrand  eût  épousé  l'ancienne  cocotte;  Cha- 


REVUE   DRAMATIQUE.  455 

céroy  eût  accepté  l'argent  d'Hélène  et  l'eût  reperdu  ;  Grâce  fût  devenue 
la  maîtresse  de  Lechatelier.  Au  contraire,  le  suicide,  d'après  la  con- 
vention littéraire  et  morale,  passe  pour  une  expiation.  Il  appelle  la 
pitié.  Et  ainsi  il  permet  à  l'auteur  de  ne  pas  aller  jusqu'aux  consé- 
quences extrêmes  d'un  sujet  dont  l'horreur  apparaîtrait  dans  le  résumé 
de  la  catastrophe  finale. 

Je  sais  bien  ce  que  pourraient  répondre,  avocats  dans  leur  propre 
cause,  les  auteurs  qui  tiennent  pour  l'emploi  du  suicide  au  théâtre. 
Ils  nous  diraient  que, malgré  tout,  le  suicide  est  lui-même  un  épisode, 
plus  ou  moins  fréquent,  de  la  réalité,  et  que  jamais  les  dramaturges 
n'ont  cru  devoir  s'interdire  de  le  transporter  au  théâtre.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  les  écrivains  romantiques  et  Shakspeare  et  les  an- 
ciens qui  l'ont  employé  pour  dénouer  leurs  plus  sombres  drames, 
mais  nos  écrivains  classiques  en  ont  fait  une  belle  consommation.  La 
Rodoçfune  de  CorneUle  se  termine  par  le  suicide  de  Cléopâtre.  Dans 
Andi'omaque,  Hermione  se  tue  sur  le  corps  de  Pyrrhu?»  Dans  Iphi- 
génie,  c'est  Ériphyle  qui  se  poignarde  sur  l'autel  où  Iphigénie  devait 
être  immolée.  Phèdre  absorbe  un  poison  qu'elle  tient  de  Médée.  Mais 
les  comparaisons  qu'on  fait  de  notre  comédie  moderne  avec  la  tra- 
gédie classique  pèchent  toujours  par  la  base,  car  la  question  est  de 
savoir  si  l'éloignement  dans  le  passé  et  le  prestige  de  l'histoire  ne 
font  pas  toute  la  différence  entre  le  tragique  et  le  mélodramatique. 
Aussi  bien  l'objet  de  la  comédie  de  mœurs  n'est  pas  le  même  que 
celui  de  la  tragédie.  Celle-ci  doit  nous  montrer  dans  son  paroxysme 
la  passion  qui  en  effet  peut  trouver  sa  dernière  expression  dans  le 
meurtre  et  dans  le  suicide.  La  comédie  doit  nous  montrer  le  train 
de  la  vie  ordinaire,  l'aboutissement  normal  de  nos  actes,  la  réper- 
cussion lointaine  de  nos  fautes.  Il  ne  faut  pas  qu'elle  donne  au  «  fait 
divers  »  plus  d'importance  et  plus  de  fréquence  qu'il  n'en  a  véritable- 
ment. Que  dans  certains  cas,  et  dans  tel  concours  de  circonstances  où 
il  jaillit  du  sujet  même,  le  dénouement  par  le  suicide  en  vaille  un 
autre,  cela  n'est  pas  impossible.  La  plupart  du  temps,  il  n'est  qu'un 
expédient.  C'est,  en  art  comme  dans  la  réaUté,  un  coup  de  désespoir  ; 
c'est  l'aveu  d'impuissance  et  la  dernière  ressource  du  dramaturge 
embarrassé  de  conclure. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


QUELQUES  CHAPITRES  INÉDITS  DES  «  Tî'IANCÉS 
DE  MANZONI 


Brani  inediti  dei  «  Promessi  Sposi,  »  per  cura  di  Giovanni  Sforza,  2  vol.,  in-8°, 
Milan,  librairie  Ulrico  Hœpli,  1905. 


On  ne  lit  plus  guère  les  Fiancés  de  Manzoni,  en  France  du  moins, 
où  jamais  aucun  autre  roman  étranger  n'a  eu,  'peut-être,  un  plus 
grand  nombre  de  lecteurs,  ni  de  traducteurs.  Les  amours  contrariées 
de  Renzo  et  de  Lucie,  la  tragique  destinée  de  l'abbesse  de  Monza,  la 
conversion  de  l'Inconnu,  la  naïve  pleutrerie  de  don  Abbondio  et 
l'héroïsme  sublime  du  Frère  Christophe,  tout  cela,  qui  a  passionné- 
ment ému  ou  amusé  nos  grands-parens,  n'éveille  plus  même  en  nous 
un  vague  souvenir.  Les  Fiancés  sont  allés  rejoindre,  dans  un  oubli 
d'où  U  n'y  a  que  bien  peu  de  chances  qu'ils  sortent  désormais,  Ivanhoé 
et  le  Monastère,  Peveril  du  Pic  et  Quentin  Durward,  toute  la  série  des 
romans  de  «  l'Ulustre  Écossais.  »  Et  cet  oubli  s'explique  par  des  mo- 
tifs divers,  par  la  longueur  du  roman  itaUen,par  les  digressions  histo- 
riques qui,  sans  cesse,  y  viennent  interrompre  ou  retarder  le  récit,  par 
la  médiocrité  des  traductions,  dont  les  meilleures,  pour  dire  vrai,  sont 
loin  d'être  bonnes  ;  mais  il  s'explique  surtout  par  un  fait  que  j 'ai  eu, 
souvent  déjà,  l'occasion  de  constater  :  notre  croissante  indifférence  à 
l'égard  des  chefs-d'œuvre  des  littératures  étrangères.  En  vain  nous 
nous  piquons  de  cosmopolitisme  :  nous  avons  à  hre  trop  de  choses 
écrites  expressément  à  notre  usage  pour  trouver  encore  le  loisir  de 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  451 

nous  intéresser  à  ce  qu'on  écrit  dans  les  autres  pays.  Parfois,  tout  au 
plus,  un  roman  nouveau,  anglais,  italien,  ou  russe,  nous  séduit  au  pas- 
sage, et  rencontre  chez  nous  un  instant  de  vogue  :  mais,  dès  la  saison 
suivante,  nous  n'y  pensons  plus  ;  et  personne,  en  tout  cas,  ne  s'inquiète 
plus,  à  présent,  de  connaître  par  soi-même  les  œuvres  les  plus  admirées 
à  Berlin  ou  à  Londi-es,  comme  on  le  faisait  au  xviii«  siècle  et  pendant 
la  premiène  moitié  du  siècle  suivant.  Des  romans  aussi  proches  de  nous 
que  La  Guerre  et  la  Paix,  Crime  et  Châtiment,  ou  David  Copperfield 
n'auront  bientôt  plus,  pour  les  lire,  que  de  rares  oisifs  :  quoi 
d'étonnant  que  nous  ayons  oublié  un  vieux  roman  historique  de  1827, 
racontant,  en  plus  de  mille  pages,  les  fiançailles  de  deux  jeunes 
paysans  des  bords  du  lac  de  Gôme? 

Mais  en  Italie,  au  contraire,  le  roman  de  Manzoni  est  resté  aussi 
vivant  qu'il  l'était  chez  nous  Uy  a  trois  quarts  de  siècle.  Non  seule- 
ment les  lettrés  italiens  continuent  à  l'admirer  comme  l'un  des  pre- 
miers monumens,  et  le  plus  parfait,  de  leur  prose  romantique;  non 
seulement  ils  lui  gardent  le  culte  que  nous  gardons  aux  Martyrs,  à 
Cinq-Mars,  à  Notre-Dame  de  Paris  :  le  public  tout  entier,  de  Milan  à 
Naples,  ne  se  fatigue  point  de  le  lire  et  d'en  être  ravi.  Il  n'y  a,  peut- 
être,  que  la  popularité  de  Dickens  en  Angleterre  qui  puisse  être  com- 
parée à  celle  des  Fiancés  au  delà  des  Alpes.  Je  me  souviens  qu'un 
jour,  dans  la  diligence  qui  monte  de  la  gare  de  Poggibonsi  à  San 
Gimignano,  j'ai  été  frappé  de  l'attention  merveilleuse  avec  laquelle 
un  jeune  ouvrier,  mon  compagnon  de  route,  se  plongeait  dans  la  lec- 
ture d'un  petit  livre  jaune,  qu'il  avait  tiré  de  sa  poche  dès  que  la 
voiture  s'était  mise  en  marche.  Ni  les  rencontres  diverses  de  la 
montée,  ni  les  bavardages  du  conducteur,  ni  le  spectacle  magnifique 
du  vieux  nid  de  tours  se  détachant,  au-dessus  de  nos  têtes,  sur  le 
bleu  déhcat  d'un  ciel  de  printemps,  rien  ne  distrayait  ce  jeune  homme 
de  la  société  de  son  livre;  et  par  momens  je  le  voyais  sourire, 
sous  sa  moustache  noire,  évidemment  très  amusé  de  quelque  repartie 
trop  prudente  de  don  Abbondio.  Car  je  n'avais  pu  me  défendre  de 
regarder  par-dessus  son  épaule,  à  un  tournant  du  chemin,  le  titre  du 
livre  où  il  s'absorbait  :  et  je  me  rappelle  mon  extrême  surprise 
quand  j'avais  lu,  en  tète  d'une  page  :  7  Promessi  Sposi. 

Souvent  déjà  le  hasard  m'avait  fait  tomber  sous  la  main  le  roman 
de  Manzoni  :  mais  ses  dimensions,  son  âge,  son  sous-titre  même, 
«  histoire  milanaise  du  xvn^  siècle,  »  m'avaient  empêché  de  prendre 
plaisir  au  premier  chapitre,  ni,  je  crois  bien,  de  le  dépasser.  Je  réso- 
lus, ce  jour-là,   de  pousser  l'épreuve  un  peu  plus  à  fond,  Chez  un 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

papetier  de  la  place  de  la  Collégiale,  à  San  Gimignano,  j'achetai,  pour 
deux  lires,  une  édition  populaire  des  Fiancés,  le  seul  livre  qui  se 
trouvât  là  avec  quelques  Clefs  des  Songes,  des  recueils  de  prières,  et 
une  Biographie  de  Garibaldi.  Le  soir,  dans  la  diligence,  je  lisais,  à 
mon  tour,  les  aventures  du  fileur  de  soie  et  de  sa  fiancée  ;  et  il  me 
suffit  d'atteindre  au  récit  de  l'entrée  de  Renzo  à  Milan  pour  que, 
désormais,  le  roman  de  Manzoni  me  devint  aussi  cher  qu'il  l'était  au 
jeune  ouvrier  de  San  Gimignano,  aussi  cher  qu'il  a  toujours  été,  et  le 
restera  toujours,  à  tous  ceux  qui  auront  le  courage  d'en  affronter  la 
lecture,  pourvu  seulement  qu'ils  ne  se  promettent  point,  à  l'avance, 
de  s'y  ennuyer. 

Le  fait  est  que,  dans  toutes  les  littératures  et  de  tous  les  temps,  il 
y  a  peu  de  romans  d'une  beauté  plus  charmante  que  celui-là.  Non 
certes  qu'il  soit  parfaitement  beau  ;  et  la  langue,  en  particulier,  tou- 
jours infiniment  vive  et  spirituelle,  n'y  a  point'  la  richesse  musicale 
que  l'on  aurait  pu  attendre  d'un  poète  qui  n'était  devenu  romancier 
que  par  occasion.  Peut-être  aussi  Manzoni,  se  méprenant  sur  les  con- 
ditions du  genre,  alors  tout  nouveau,  du  «  roman  historique,»  a-t-iïeu 
tort  de  vouloir  faire  une  part  trop  dii'ecte,  dans  son  livre,  à  Vhisioii'e 
proprement  dite,  lorsqu'il  a  intercalé,  parmi  les  scènes  imaginaires  de 
son  intrigue,  des  chapitres  tout  à  fait  indépendans  de  celle-ci,  et  con- 
sacrés à  l'exposition  des  grands  événemens  pohtiques  ou  sociaux  de 
la  première  moitié  du  xvii®  siècle.  C'est  ce  que  lui  a  reproché  Goethe, 
dont  on  sait  l'admiration  enthousiaste  pour  les  Fiancés.  Mais  ces  cha- 
pitres mêmes  ne  nous  paraissent,  comme  à  Goethe,  «  secs  »  et  «  inutiles  » 
qu'en  comparaison  de  la  délicieuse  saveur  du  récit  où  ils  s'entre- 
mêlent. Conçu  plus  maladroitement  que  les  romans  de  Walter  Scott 
au  point  de  ymq  historique,  la  vérité  est  que  le  roman  de  Manzoni  n'est 
pas  du  tout  un  «  roman  historique,  »  et  que  l'histoire  n'y  est  qu'un 
prétexte  à  la  peinture  de  sentimens  et  d'actions  d'une  réahté  constante 
et  universelle.  Pour  la  part  de  vérité  «  purement  humaine  »  qu'ils 
renferment,  les  Fiancés  n'ont  d'égal,  dans  toute  la  Httérature  roma- 
nesque, que  les  chefs-d'œuvre  de  Balzac,  qui  d'ailleurs,  probablement, 
ne  sont  pas  sans  leur  devoir  quelque  chose,  comme  à  Hoffmann  et  à  ' 
l'auteur  des  Chroniques  de  la  Canongate.  Les  paysages  et  les  figures  y 
ont  une  vie  à  la  fois  si  simple  et  si  forte  que,  aujourd'hui  encore,  ils  se 
ressentent  à  peine  de  la  date  du  livre;  et  n'y  a  pas  jusqu'à  la  couleur 
locale  qui.  en  somme,  ne  nous  soit  assez  indifférente,  dans  ces  figures 
du  roman,  tant  le  génie  de  l'auteur  a  su  les  rendre  «  humaines,  »  en 
même  temps  qu'italiennes,  en  pénétrant  jusqu'au  plus  secret  de  leurs 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  459 

petites  âmes.  Lui-même,  d'ailleurs,  dans  les  lettres  qu'il  écrivait,  en 
français,  à  son  ami  Fauriel,  nous  a  laissé  voir  l'idée  toute  «  réaliste  » 
qu'il  se  faisait  du  roman  historique  : 

Je  conçois  ce  roman,  disait-il,  comme  une  représentation  d'un  état 
donné  de  la  société  par  le  moyen  de  faits  et  de  caractères  si  semblables  à 
la  réalité  qu'on  puisse  le  croire  une  histoire  véritable  qu'on  viendrait  de 
découvrir...  Quant  à  la  marche  des  événemens  et  à  l'intrigue,  je  crois  que 
le  meilleur  moyen  de  ne  pas  faire  comme  les  autres  est  de  s'attacher  à  con- 
sidérer, dans  la  réalité,  la  manière  d'agir  des  hommes,  et  de  la  considérer 
surtout  dans  ce  qu'elle  a  d'opposé  à  l'esprit  romanesque.  Dans  tous  les 
romans  qite  j'ai  lus,  il  me  semble  de  voir  un  travail  pour  établir  des  rap- 
ports intéressans  et  inattendus  entre  les  différons  personnages,  pour  les 
ramener  sur  la  scène  de  compagnie,  pour  trouver  des  événemens  qui 
influent  à  la  fois,  et  en  différentes  manières,  sur  la  destinée  de  tous;  enfin 
une  unité  artificielle,  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  la  vie  réelle.  Je  sais  que 
cette  unité  fait  plaisir  au  lecteur;  mais  je  pense  que  c'est  à  cause  d'une 
ancienne  habitude.  Je  sais  qu'elle  passe  pour  un  mérite  dans  quelques 
ouvrages,  qui  en  ont  un  bien  réel  et  du  premier  ordre;  mais  je  suis  d'avis 
qu'un  jour  ce  sera  un  objet  de  critique,  et  qu'on  citera  cette  manière  de 
nouer  les  événemens  comme  un  exemple  de  l'empire  que  la  coutume  exerce 
sur  les  esprits  les  plus  beaux  et  les  plus  élevés,  ou  des  sacrifices  que  l'on 
fait  au  goût  établi. 

L'admirable  simplicité  de  l'intrigue  des  Fiancés,  la  réalité  vivante 
des  figures,  la  délicatesse  minutieuse  des  nuances,  aussi  bien  dans  les 
descriptions  que  dans  l'analyse  des  sentimens,  c'est  tout  cela,  sans 
doute,  qui,  lors  de  la  première  publication  du  roman,  a  surpris  les 
critiques  et  le  public  italiens.  Par  une  rencontre  des  plus  curieuses, 
trois  ou  quatre  des  critiques  qui,  en  Italie,  ont  rendu  compte  du 
roman  de  Manzoni,  se  sont  a\dsés  de  citer,  à  son  sujet,  la  «  pein- 
ture hollandaise.  »  Ces  compatriotes  de  Tintoret  et  des  Carrache  ont 
vu  d'abord,  dans  lex  Fiancés,  quelque  chose  comme  une  suii»  de 
tableaux  de  genre  d'un  Miéris  ou  d'un  Gérard  Dov.  Mais,  tout  en 
s'étonnant  de  la  réalité  des  peintures  de  l'auteur  milanais,  ils  n'ont  pu 
s'empêcher  d'en  subir,  dès  lors  et  à  jamais,  la  profonde  émotion  poé- 
tique :  une  émotion  tout  italienne,  au  contraire,  avec  son  mélange 
harmonieux  de  douceur  et  de  pathétique,  de  fraîche  transparence  et 
d'intensité.  Plus  encore  que  l'aisance  et  la  finesse  de  son  réalisme, 
c'est  cette  émotion  qui  donne  au  roman  de  Manzoni  le  charme  sans 
pareil  qui  nous  saisit  dès  le  début  du  Uvre,  et  puis  ne  cesse  point  de 
grandir  en  nous  jusqu'aux  derniers  chapitres.  Des  scènes  conmie 
l'arrestation  et  la  fuite  de  Renzo,  comme  l'entretien  de  l'Inconnu 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  cardinal  Borromée,  comme  la  visite  du  jeune  artisan  au  lazaret 
des  pestiférés,  jamais  un  romancier  n'a  rien  écrit  de  plus  touchant,  ni 
qui  joigne  à  sa  poignante  vérité  humaine  plus  de  beauté  artistique. 
Les  scènes  du  lazaret,  notamment,  sont  composées  avec  une  pureté 
de  lignes  et  un  équilibre  qui,  malgré  l'allure  cursive  du  style,  leur 
prêtent  la  grandeur  héroïque  d'une  tragédie  de  Gluck  ;  et  le  sentiment 
religieux  qui  s'en  dégage  pénètre  en  nous,  parfumé  d'une  douceur  si 
musicale  que  je  ne  crois  pas  que  personne  puisse  jamais  se  défendre 
de  le  ressentir.  Extrêmement  imparfaits  au  point  de  vue  de  l'idéal 
particulier  du  roman  historique,  les  Fiancés  sont,  à  coup  sûr,  l'un 
des  plus  beaux  romans  chrétiens  qui  existent,  l'un  de  ceux  dont  la 
portée  pieuse  se  lie  le  plus  intimement  à  l'intrigue  romanesque.  Et 
que  la  Divine  Comédie  et  les  Fiancés,  ces  deux  œuATes  les  plus  fon- 
cièrement classiques  de  la  littérature  italienne,  se  trouvent  être, 
l'une  et  l'autre,  des  œuvres  religieuses,  employant  leur  art  au  ser- 
vice du  dogme  catholique,  n'est-ce  point  un  phénomène  littéraire 
digne  d'être  noté,  sauf  pour  les  sociologues  à  lui  attribuer  telles 
causes  ou  telles  conséquences  qu'il  leur  semblera  bon  ? 

Il  est  certain,  en  tout  cas,  que  tous  les  compatriotes  de  Manzoni 
s'accordent  à  admirer  ses  Fiancés,  à  les  aimer,  à  en  être  fiers  comme 
d'une  gloire  nationale.  «  Le  Roman,  »  c'est  ainsi  qu'ils  les  appellent; 
et  l'hommage  qu'ils  leur  rendent  par  là  est  d'autant  plus  éloquent  que 
leur  pays,  avant  et  après  Manzoni,  n'a  certes  pas  manqué  de  bons 
romanciers.  Aussi  n'aura-t-on  pas  de  peine  à  comprendre  l'agréable 
émoi  que  vient  de  soulever,  dans  l'Italie  entière,  la  publication  des 
premiers  brouillons  du  fameux  roman,  ou  plutôt  d'une  première  ver- 
sion qu'en  avait  écrite  l'auteur,  et  qui  contenait  une  foule  de  passages 
coupés,  ou  tout  à  fait  remaniés,  dans  la  version  imprimée. 

Car,  depuis  le  24  avril  1821,  où  il  a  commencé  à  écrire  son  récit, 
jusqu'aux  derniers  jours  de  septembre  1826,  où  il  a  achevé  de  revoir 
les  épreuves  du  troisième  et  dernier  volume,  Manzoni  n'a  jamais 
cessé  de  corriger  son  texte,  avec  une  conscience  et  aussi  une  intelli- 
gence dont  les  brouillons  récemment  mis  au  jour  nous  apportent  la 
preuve.  Ces  brouillons  viennent  d'être  publiés  en  deux  volumes  dont 
chacun  est  précédé  d'une  très  savante  et  très  intéressante  préface,  par 
l'un  des  meilleurs  historiens  et  critiques  de  la  littérature  italienne, 
M.  Giovanni  Sforza,  directeur  des  Archives  Royales  de  Turin.  La 
première  préface  est  consacrée  à  la  genèse  des  Fiancés,  la  seconde  à 
l'accueil  qu'a  reçu  le  roman  dès  son  apparition.  Toutes  deux  abondent 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  461 

en  documens  précieux,  présentés  et  commentés  avec  cette  précision  à 
la  fois  élégante  et  discrète  qui,  naguère  encore  commune  à  la  plupart 
des  prosateurs  italiens,  ne  se  rencontre  plus,  à  présent,  que  chez  un 
trop  petit  nombre  d'entre  eux.  En  quelques  pages,  et  presque  sans 
avoir  l'air  d'intervenir  personnellement,  M.  Sforza  nous  renseigne,  de 
la  façon  la  plus  complète,  sur  les  premiers  essais  du  roman  historique 
italien,  qui  tous,  du  reste,  ont  été  postérieurs  à  la  rédaction  des 
Fiancés  ;  sur  les  motifs  qui  ont  conduit  Manzoni  à  écrire  un  roman,  et 
à  y  traiter  le  sujet  qu'il  y  a  traité;  sur  les  sources  principales  où  il  a 
puisé;  sur  les  lents  progrés  de  son  travail;  sur  les  hésitations  et  le  dés- 
accord des  critiques  italiens,  en  présence  de  son  livre,  jusqu'au  jour 
où  l'enthousiasme  unanime  du  public  les  a  enfin  réunis,  à  leur  tour, 
dans  une  admiration  désormais  sans  réserve.  Et  tout  cela  a  encore 
rehaussé  l'intérêt  littéraire  de  la  publication  nouvelle,  où  nous  était 
offerte  une  série  de  chapitres  des  Fiancés  dont  l'existence,  en  vérité, 
était  depuis  longtemps  connue  des  lettrés,  mais  dont  personne  ne 
nous  avait  encore  donné  une  édition  entière,  ni  entièrement  conforme 
aux  manuscrits  originaux. 

De  ceux  de  ces  chapitres  qui  sont  de  véritables  «  brouillons,  »  et 
dont  le  contenu  a  été  repris  ensuite  par  Manzoni  sous  une  autre 
forme,  je  dirai  seulement  qu'ils  nous  font  voir  le  romancier  italien 
toujours  assez  peu  préoccupé  de  corriger  son  style,  en  homme  assuré 
d'avance  que  son  style  sera  bon,  pourvu  qu'il  exprime  simplement  et 
clairement  la  pensée  de  l'auteur.  C'est  en  effet  sur  la  pensée,  sur  la 
présentation  des  faits  et  leur  enchaînement,  que  portent  les  corrections 
successives  de  Manzoni;  et  souvent  même  on  a  l'impression  que, pour 
donner  à  son  récit  une  allure  plus  vivante,  il  tâche  à  l'alléger  de  tous 
les  ornemens  poétiques  dont  il  n'avait  pu  d'abord  se  défendre  de  le 
revêtir.  De  copie  en  copie,  sa  phrase  prend  un  tour  plus  familier,  sans 
cesse  gagnant  en  douceur  souriante  ce  qu'elle  perd  en  éclat  et  en  sono- 
rité romantiques.  Et,  aussi  bien,  est-ce  au  fond  comme  à  la  forme  du 
roman  que  s'applique  cette  méthode  continue  d'allégement  et  de  sim- 
plification :  de  telle  sorte  qu'il  y  a,  dans  les  deux  volumes  nouveaux, 
mainte  page  qu'on  serait  tenté  de  préférer  à  celle  que  lui  a  substituée 
l'auteur  dans  sa  version  définitive,  si  l'on  ne  découvrait  ensuite  que, 
dans  le  cours  du  roman,  elle  eût  risqué  de  paraître  trop  longue,  ou 
trop  ambitieuse. 

Mais  surtout  ces  volumes  nous  révèlent  une  dizaine  de  chapitres 
que  l'on  ne  saurait  pas  appeler  des  brouUlons,  car  ils  n'ont  pas  été 
remplacés  dans  la  version  dernière.  Après  les  avoir  maintes  fois  récrits 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  reste  de  son  livre,  Manzoni  s'est  enfin  d('cidé  à  les  supprimer, 
les  jugeant  inutiles  ou  nuisibles  à  l'intérêt  de  son  œuvre.  Et,  certes, il  a 
sagement  fait  de  les  supprimer,  puisque  son  œuvre  se  suffit  pleinement 
sans  eux  ;  et  peut-être  même  en  a-t-il  laissé  plusieurs  autres  que  les 
futurs  éditeurs  des  Fiancés  feraient  sagement  d'envoyer  rejoindre 
la  série  des  brouillons  et  des  passages  coupés,  ce  qui  aurait  pour 
résultat,  j'ose  l'affirmer,  de  rendre  encore  plus  sûres  l'immortalité 
littéraire  du  «  Roman  »  et  sa  popularité  auprès  du  public  italien. 
Mais,  avec  tout  cela,  il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces  chapitres  inédits  où, 
à  les  prendre  séparément,  ne  se  manifeste  à  nous  le  génie  de  l'auteur, 
en  même  temps  que  s'en  dégage  pour  nous  ce  charme  subtil  et  indé- 
finissable qui  naguère,  dans  la  diligence  de  San  Gimignano,  faisait 
briller  de  plaisir  les  grands  yeux  noirs  de  mon  compagnon  de  montée. 
Je  voudrais  qu'on  les  traduisît  tous,  ces  chapitres  inédits,  pour  que 
tout  le  monde  pût  y  trouver  l'émotion  et  l'amusement  que  je  viens 
d'y  prendre  :  mais,  hélas  !  à  supposer  même  qu'une  traduction  leur 
conservât  quelque  chose  de  leur  beauté  ingénue,  personne,  proba- 
blement, ne  daignerait  employer  son  temps  à  les  lire.  En  voici  deux, 
cependant,  dont  je  vais  essayer  de  traduire  quelques  pages,  deux 
chapitres  d'un  caractère  aussi  différent  que  possible,  et  qui  se  trouvent 
être,  d'ailleurs,  les  deux  premiers  du  premier  volume  des  Fragmens 
inédits. 

Le  premier,  à  défaut  d'autre  mérite,  divertira  le  lecteur  français 
d'aujourd'hui  comme  un  paradoxe  énorme,  ou  comme  un  écho  des 
opinions  esthétiques  d'une  autre  planète.  Au  moment  où  Renzo  et 
Lucie,  tout  fraîchement  fiancés,  se  voyaient  séparés,  peut-être  pour 
toujours,  Manzoni  avait  d'abord  introduit  dans  son  texte,  sous  le  titre 
de  :  Digression,  un  petit  dialogue  entre  l'auteur  et  un  de  ses  lecteurs, 
qui  lui  reprochait  de  n'avoir  pas  songé  à  décrire  les  nuances  des  sen- 
timens  amoureux  de  ses  personnages  :  «  Comment,  lui  disait  ce  lec- 
teur, la  passion  des  deux  amans  a  traversé  déjà  plusieurs  stades  dont 
chacun  a  dû  lui  fournir  l'occasion  de  se  manifester  et  de  se  dévelop- 
per de  la  façon  la  plus  intéressante  ;  et  cependant  vous  ne  nous  avez 
rien  fait  voir  de  tout  cela  !  Votre  histoire  ne  nous  rapporte  rien  de  ce 
qu'ont  éprouvé  ces  malheureux  jeunes  gens;  elle  néghge  de  nous 
peindre  les  débuts,  la  croissance,  les  communications  de  leur  amour 
réciproque;  en  un  mot,  elle  ne  prend  pas  la  peine  de  nous  les  montrer 
amoureux!  »  A  quoi  l'auteur  répondait,  notamment,  entre  plusieurs 
autres  choses  non  moins  imprévues  et  surprenantes  pour  nous  : 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  463 

Si  je  pouvais  faire  en  sorte  que  cette  histoire  ne  tombât  pas  en  d'autres 
mains  qu'en  celles  de  deux  fiancés  amoureux,  alors,  peut-être,  je  tâcherais 
à  y  mettre  le  plus  possible  d'amour  :  car,  pour  de  tels  lecteurs,  de  telles 
peintures  ne  sauraient  certainement  avoir  rien  de  dangereux.  Tout  au  plus 
pensé-je  que,  pour  ces  lecteurs-là,  de  telles  peintures  seraient  inutiles,  et 
que  tout  l'amour  qu'ils  y  trouveraient  leur  semblerait  bien  froid  :  car 
l'amour  véritable  ne  se  laisse  point  transfuser  dans  un  écint,  même  d'un 
auteur  plus  habile  que  moi.  Mais  supposez  que  cette  histoire  vienne  à 
tomber,  par  exemple,  entre  les  mains  d'une  jeune  fille  pauvre  qui,  ayant 
perdu  toute  pensée  de  mariage,  s'en  va  tranquillement  coiffant  Sainte- 
Catherine,  et  cherche  à  tenir  tout  son  cœur  occupé  de  l'idée  de  ses  devoirs, 
des  consolations  de  la  paix  et  de  l'innocence,  et  de  ces  espoirs  que  le 
monde  ne  peut  ni  lui  donner,  ni  lui  enlever;  or,  dites-moi  un  peu  quel 
beau  profit  pourrait  apporter  à  cette  créature  une  histoire  qui  viendrait 
réveiller  dans  son  cœur  des  sentimens  que,  en  personne  très  sage,  elle  a 
réussi  à  y  assoupir?  Ou  bien  supposez  un  jeune  prêtre  qui,  par  les  graves 
offices  de  son  ministère,  par  les  fatigues  de  la  charité,  par  la  prière,  par 
l'étude,  travaille  à  sauter  par-dessus  les  années  périlleuses  qui  lui  restent  à 
parcourir,  mettant  tout  son  soin  à  ne  pas  tomber,  et  évitant  de  trop  regar- 
der à  droite  ni  à  gauche,  avec  la  crainte  de  faire  quelque  faux  pas  dans  un 
moment  de  distraction;  supposez  que  ce  jeune  prêtre  s'amuse  à  lire  cette 
histoire,  —  car  enfin  vous  ne  voudriez  pas  qu'on  publiât  un  livre  qu'un 
prêtre  n'eût  pas  le  droit  de  lire  ;  —  et  dites-moi  un  peu  quel  avantage  il 
pourra  retirer  d'une  description  de  ces  sentimens  qu'il  est  tenu  d'étouffer 
toujours  dans  son  cœur,  s'il  ne  veut  pas  manquer  à  un  rôle  saint  qu'il  a 
assumé  de  son  gré,  s'il  ne  veut  pas  introduire  dans  sa  vie  une  contra- 
diction qui  l'altérerait  tout  entière  !  Et  combien  d'autres  cas  semblables 
je  pourrais  vous  citer  !  D'^^ù  je  conclus  que  l'amour  est  nécessaire  en  ce 
monde,  mais  qu'on  y  en  trouve  déjà  autant  qu'il  en  faut;  et  qu'il  ne  faut 
pas  que  d'autres  que  les  amoureux  se  donnent  la  tâche  de  le  cultiver;  et 
qu'à  vouloir  le  cultiver  ainsi  on  risque,  simplement,  de  le  faire  naître  où  il 
n'est  pas  nécessaire.  Il  y  a  d'autres  sentimens  dont  le  monde  a  autrement 
besoin,  et  qu'un  écrivain,  suivant  ses  forces,  peut  s'employer  à  répandre  un 
peu  plus  dans  les  âmes  :  par  exemple  la  compassion,  l'amour  du  prochain, 
la  douceur,  l'indulgence,  le  sacrifice  de  soi-même.  Oh!  de  ces  sentimens-là 
on  n'aura  jamais  trop;  et  honneur  aux  écrivains  qui  cherchent  à  en  mettre 
un  peu  plus  dans  les  choses  de  ce  monde  !  Mais  de  l'amour,  comme  je  vous 
le  disais,  il  y  en  a,  au  bas  mot,  six  cents  fois  plus  qu'il  n'en  faut  pour  la 
conservation,  de  notre  vénérable  espèce:  et  j'estime  donc  que  c'est  œuvre 
imprudente,  de  l'aller  fomenter  par  les  choses  qu'on  écrit. 


Heureusement,  l'autre  chapitre  des  Fragmens  inédits  aura  de  quoi 
réconcilier  avec  Manzoni  ceux  des  lecteurs  d'à  présent  qui  se  seront 
trop  scandalisés  de  la  hardiesse  paradoxale  de  la  profession  de  foi  lit- 
téraire que  je  viens  de  citer  :  car  cet  autre  chapitre  est,  précisément, 
consacré  au  récit  d'une  aventure  d'amour,  et  aussi  passionnée,  aussi 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ardente,  aussi  criminelle,  que  peut  la  souhaiter  notre  goût  moderne 
le  plus  raffiné. 

Parmi  les  digressions  introduites  par  Manzoni  dans  ses  Fiancés,  et 
conservées  par  lui  jusque  dans  la  version  dernière  de  son  œuvre,  il  y 
en  lavait  une  qui,  au  contraire  des  autres,  avait  activement  contribué 
au  succès  du  roman,  et  tout  de  suite  en  était  devenue  l'une  des  parties 
les  plus  fameuses.  C'était  l'histoire  de  la  jeune  abbesse  de  ce  couvent  de 
Monza  où  s'était  réfugiée  la  fiancée  de  Renzo.  Le  rôle  de  rabbesse,dans 
l'intrigue  principale,  se  réduisait  en  somme  à  assez]peu  de  chose  :  elle 
accueillait  Lucie  dans  son  couvent,  et  puis,  un  jour,  elle  la  livrait  par 
trahison  au  puissant  séducteur  que  la  pauvre  fille  avait  voulu  fuir. 
Mais  la  tragique  figure  de  cette  femme,  telle  qu'il  l'avait  vue  esquissée 
dans  des  documens  contemporains,  avait  si  vivement  frappé  l'imagi- 
nation du  romancier  qu'il  n'avait  pu  s'empêcher,  à  son  tour,  d'essayer 
de  la  peindi-e.  Il  avait  donc  raconté  très  longuement,  avec  une  vérité 
pittoresque  et  une  pénétration  admirables,  les  circonstances  qui,  en 
contraignant  la  jeune  Gertrude  à  se  faire  religieuse  contre  son  gré, 
lavaient  conduite  peu  à  peu  à  l'oubli  de  ses  devoirs,  au  point  de  la 
rendre  capable  de  la  trahison  qu'elle  allait  commettre  à  l'égard  de 
Lucie.  Ce  grand  épisode  des  Fiancés  se  trouvait  être,  de  cette  façon, 
quelque  chose  comme  un  nouvelle  Religieuse,  écrite  seulement  dans 
un  tout  autre  esprit  que  celle  de  Diderot,  —  et,  du  reste,  avec  un  art 
d'exposition  infiniment  supérieur;  —  et  innombrables  avaient  été  les 
'  comparaisons  qu'on  en  avait  faites  avec  le  célèbre  roman  de  l'écrivain 
français.  Manzoni  nous  donnait  même  à  entendre,  dans  les  dernières 
pages  de  son  épisode,  que  l'abbesse,  au  moment  où  Lucie  était  venue 
se  mettre  sous  sa  protection,  entretenait  des  rapports  coupables  avec 
un  jeune  débauché  de  Monza  :  mais,  parvenu  à  ce  point  de  son  récit» 
il  s'arrêtait  assez  brusquement,  pour  reprendre  la  suite  de  l'histoire 
de  la  fiancée  de  Renzo. 

Or  le  roman  de  l'abbesse  de  Monza,  dans  la  version  primitive  des 
Fiancés,  se  prolongeait  encore  pendant  plusieurs  pages,  que  Manzoni 
a  cru  devoir  couper  sur  les  épreuves  de  son  livre.  Leur  suppression 
lui  a  été  conseillée,  nous  dit-on,  par  deux  de  ses  amis  :  le  Français 
Fauriel,  qui  craignait  que  l'épisode  de  l'abbesse,  en  se  prolongeant 
trop,  ne  nuisit  à  l'unité  littéraire  du  roman,  et  l'évêque  de  Pavie, 
Mgr  Tosi,  qui  craignait  que  la  peinture  trop  vive  de  l'inconduite  d'une 
abbesse  ne  fît  tort  à  la  portée  religieuse  du  reste  du  livre.  Le  roman- 
cier s'était  donc  résigné  à  retrancher,  en  fin  de  compte,  toute  la  der- 
nière partie  de  son  récit,  et   c'est  cette   dernière  partie  qu'on  vient 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  465 

de  nous  restituer.  Elle  nous  fait  voir  l'àbbesse  de  Monza  non 
seulement  infidèle  à  son  vœu  de  chasteté,  mais  poussée  jusqu'au 
crime  par  une  conséquence  fatale  de  cet  amour  qui,  comme  le 
disait  tout  à  l'heure  Manzoni,  a  eu  pour  effet  «  d'altérer  entièrement 
sa  vie.  » 

L'auteur  raconte  d'abord,  dans  ces  pages  supprimées,  comment 
les  relations  se  sont  engagées  entre  l'abbcsse  Gertrude  et  l'homme 
qui  va  devenir  son  amant.  Un  jour,  comme  Gertrude  se  promenait, 
seule,  dans  une  petite  cour  de  son  monastère,  elle  a  entendu  une 
voix  l'appelant;  elle  a  relevé  la  tête  machinalement,  et  a  aperçu  le 
jeune  homme  qui,  d'une  fenêtre  de  la  maison  voisine,  semblait  lui 
demander  la  permission  de  descendre  près  d'elle. 

Il  faut  rendre  justice  à  cette  malheureuse  :  quelle  qu'ait  été,  jusqu'alors, 
la  licence  de  ses  pensées,  le  sentiment  qu'elle  éprouva  en  cet  instant  fut 
une  terreur  franche  et  forte.  Elle  baissa  aussitôt  les  yeux,  fronça  les  sour- 
cils avec  une  sévérité  méprisante,  et  courut  comme  se  réfugier  sous  l'abri 
du  cloître;  puis,  se  serrant  contre  le  mur,  elle  parvint  jusqu'à  un  petit  esca- 
lier qui  conduisait  à  sa  chambre.  Là,  après  avoir  soigneusement  verrouillé 
la  porte,  elle  se  laissa  tomber  sur  un  siège, toute  haletante;  et  une  foule  de 
pensées  lui  assaillirent  l'esprit.  Elle  commença  d'abord  à  chercher,  dans  sa 
mémoire,  si  jamais  elle  avait  fourni  un  motif  quelconque  à  la  hardiesse  de 
cet  homme,  et,  s'étant  reconnue  innocente,  elle  se  réconforta.  Puis,  toujours 
détestant  sincèrement  l'homme  qu'elle  avait  vu,  elle  se  mit  à  le  revoir  en 
pensée,  à  imaginer  sa  figure,  afin  d'arriver  plus  clairement  à  comprendre 
comment  et  pourquoi  la  chose  s'était  produite.  Peut-être  s'était-elle  trompée  ? 
peut-être  le  jeune  homme  avait-il  voulu  lui  parler  d'un  sujet  indifférent  ? 
Mais  plus  elle  réfléchissait,  plus  il  lui  paraissait  que  sa  première  impression 
ne  l'avait  pas  trompée;  et  ses  réflexions,  en  même  temps  qu'elles  fortifiaient 
sa  certitude,  la  familiarisaient,  peu  à  peu  avec  cette  figure,  diminuaient  en 
elle  l'horreur  et  la  surprise  premières.  Chose  étrange,  le  sentiment  même 
de  son  innocence  lui  donnait  une  certaine  sécurité  à  insister  sur  ces  images. 
A  présent,  elle  se  complaisait  librement  à  une  curiosité  dont  elle  igno- 
rait encore  toute  l'étendue,  et  considérait  sans  remords,  sans  précaution, 
une  faute  qui  n'était  pas  la  sienne.  Enfin  elle  se  leva,  comme  lasse  de  tant 
d©  pensées  qui  toutes  aboutissaient  à  une  seule  ;  et  le  désir  l'envahit  de  se 
retrouver  avec  ses  élèves,  avec  les  sœurs,  d'échapper  à  la  solitude...  Dans 
la  salle  des  élèves,  soit  par  hasard  ou  par  un  reste  de  curiosité,  elle 
s'appuya  à  une  fenêtre  qui  faisait  face  à  la  maison  voisine,  y  regarda,  vit  le 
téméraire,  qui  n'avait  pas  bougé,  s'éloigna  aussitôt  de  la  fenêtre,  et  sortit 
delà  salle,  en  disant  aux  élèves,  d'une  voix  toute  troublée  :  «  Travaillez 
bien!  »  Mais  à  peine  eut-elle  pénétré  dans  le  jardin,  où  elle  s'était  enfuie, 
qu'elle  s'y  sentit  plus  mal  à  l'aise  encore  que  dans  sa  chambre.  De  nou- 
veau la  pensée  lui  vint  :  «  Et  si  je  m'étais  trompée?  »  Elle  se  dit  qu'avant  de 
dénoncer  le  jeune  homme,  ainsi  qu'elle  devait  le  faire,  elle  voulait  d'abord 
TOME  XXX.  —  1905,  30 


4G6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  bien  'certaine  de  ses  intentions.  «  Et  puis  cnlin,  conclut-elle,  dans 
un  accès  de  passions  diverses,  et  puis  enfin  qu'y  a-t-il  de  ma  faute  à  tout 
cela?  Est-ce  moi  qui  ai  planté  ce  couvent  tout  contre  la  maison  de  cet 
homme?  Celles-là  auraient  dû  y  aviser  qui  sont  venues  s'enfermer  ici  de 
leur  gré!  Que  les  choses  aillent  comme  elles  voudront!  Quant  à  moi,  je  ne 
veux  plus  y  penser!  »  Et  ces  paroles  signifiaient,  peut-être  sans  que  Ger- 
Irude  elle-même  s'en  rendît  bien  compte,  que,  désormais,  elle  n'allait  plus 
penser  à  autre  chose. 


La  pauvre  femme  commença  par  faire  entendre  au  jeune  homme 
qu'elle  désapprouvait  ses  instances;  mais,  de  proche  en  proche, 
«  après  avoir  passé  des  marques  de  la  désapprobation  à  celles  de 
rindilïerence,  et  de  celles-ci  à  celles  de  la  tolérance,  »  elle  dut  s'avouer 
vaincue.  Et  le  premier  sentiment  qu'elle  éprouva,  au  sortir  de  cette 
lutte  intérieure,  fut  une  grande  joie.  «  A  l'ennui,  au  dégoût,  à  la  ran- 
cœur incessante,  succédait  tout  à  coup,  dans  son  âme,  une  occupa- 
tion forte  et  continue;  une  vie  puissante  se  répandait  dans  le  vide  de 
son  cœur  :  Gertrude  en  fut  comme  enivrée.  L'avenir  lui  apparut  tout 
uni;  délicieux.  Quelques  momens  de  la  journée  passés  avec  le  jeune 
homme,  et  le  reste  employé  à  y  penser,  à  les  attendre,  à  les  prépaier, 
cela  lui  semblaitune  existence  bienheureuse,  qui  ne  lui  laisserait  ni 
soucis,  ni  regrets.  » 

Mais  elle  n'allait  point  tarder  à  apprendre  que  «  les  consolations 
d'une  mauvaise  conscience  profitent,  à  ceux  qui  les  goûtent,  comme 
au  fils  de  famille  l'argent  qu'il  emprunte  chez  les  usuriers.  »  Je  ne 
puis  malheureusement  songer  à  traduire,  ni  même  à  analyser,  les 
pages  vraiment  tragiques  où  Manzoni  décrivait  la  suite  de  l'aventure. 
11  y  montrait  l'abbesse  amenée,  à  la  fois  par  la  nécessité  extérieure  et 
par  un  besoin  spontané,  à  mettre  deux  sœurs  de  son  couvent  dans  la 
confidence  de  son  intrigue.  Puis,  un  jour,  dans  un  mouvement  de 
colère,  elle  avait  dit  à  l'une  de  ces  sœurs  des  paroles  si  dures,  que,  dès 
l'instant  d'après,  son  amant  et  elle  avaient  craint  que  la  sœur  offensée 
ne  voulût  se  venger.  Et  ainsi  Gertrude,  à  l'instigation  de  son  amant, 
avait  fini  par  consentir  à  un  assassinat.  Toutes  les  circonstances  du 
crime,  les  terreurs  de  l'abbesse,  ses  remords,  son  aversion  croissante 
pour  son  complice  et  son  impuissance  à  se  délivrer  du  pouvoir  qu'il 
avait  pris  sur  elle,  tout  cela  était  raconté  par  le  romancier  avec  un 
naturel  et  une  précision  qui  font  songer  à  ces  vieilles  chroniques  ita- 
liennes d'où  il  prétendait  transcrire  son  récit.  Après  quoi,  il  revenait 
au  sujet  de  son  roman;  et  le  lecteur  se  trouvait  mieux  préparé,  de  cette 
façon,  à  comprendre  et  à  apprécier  la  peinture,  laissée  par  Manzoni 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  467 

dans  la  version  définitive  des  Fiancés,  de  l'accueil,  tour  à  tour  affec- 
tueux et  méfiant,  que  recevait  Lucie  auprès  de  labbesse. 

On  pourrait  se  demander,  seulement,  s'il  n'y  a  pas  une  certaine 
contradiction  entre  ce  chapitre  des  Fragmens  inédits  et  le  chapitre 
précédent,  où  Manzoni  s'interdisait  de  décrire,  même,  l'innocent  et 
légitime  amour  des  deux  héros  de  son  livre.  Mais,  d'abord,  les  deux 
chapitres  ont  été  supprimés,  dans  le  texte  imprimé  du  Livre,  ce  qui 
était  une  manière  infaillible  de  les  mettre  d'accord.  Et  puis,  pour 
peu  que  l'on  veuille  réflécliir  à  la  véritable  pensée  de  l'auteur,  on 
s'apercevra  vite  que  la  contradiction  n "était  qu'apparente.  Les  senti- 
mens  que  Manzoni  se  défendait  de  décrire,  c'était  précisément  ceux 
de  l'amour  innocent,  ceux  qui  s'accompagnent  d'un  plaisir  sans  mé- 
lange, et  dont  la  description  risque  ainsi  de  raviver,  dans  plus  d'un 
pauvre  cœur,  des  désirs  ou  des  rêves  «  péniblement  assoupis  :  «  tan- 
dis que  le  récit  de  la  passion  criminelle  de  l'abbesse,  avec  les  souf- 
frances de  toute  sorte  qui  l'avaient  précédée  et  suivie,  lui  semblait  fait, 
plutôt,  pour  inspirer  un  mélange  bienfaisant  d'horreur  et  de  compas- 
sion. D'un  bout  à  l'autre  des  Fiancés,  aussi  bien  dans  les  passages 
supprimés  que  dans  l'édition  définitive,  toujours  le  moraliste  chré- 
tien se  retrouve,  derrière  le  conteur  et  le  peintre.  Toujours  on  y  sent 
un  homme  qui,  après  avoir  beaucoup  vécu,  s'est  profondément  péné- 
tré non  seulement  de  la  vérité  foncière,  mais  encore  et  surtout  de  la 
nécessité  pratique  de  ces  croyances  qu'il  avait  autrefois  détestées  et 
méprisées,  avec  tout  le  zèle  d'un  élève  de  Voltaire  et  de  Condorcet.  Et 
l'on  ne  saurait  trop  souhaiter,  à  ce  propos,  que  la  publication,  qui 
nous  est  promise  par  M.  Sforza,  de  la  Correspondance  de  Manzoni  nous 
permît  de  connaître  enfin,  dans  ses  détails  authentiques,  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  roman  de  la  vie  du  grand  romancier  italien  :  la 
crise  intérieure  qui,  du  poète  antireligieux  du  Triomphe  de  la  Liberté, 
a  fait  le  poète  chrétien  des  Hymnes  sacrés  et  des  Fiancés. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre. 

Les  incidens,  les  événemens  si  l'on  veut,  se  précipitent  avec  une 
telle  rapidité  que  ceux  qui  datent  de  huit  jours  sont  déjà  vieux. 
Gela  rend  difficile  le  rôle  d'un  chroniqueur  :  nous  tâcherons  pourtant 
de  le  remplir  en  nous  excusant  (îe  paraître  donner  trop  d'importance 
à  des  choses  qui  déjà  n'en  ont  plus.  Le  point  de  départ  de  tout  ce  qui 
vient  de  se  passer,  et  de  ce  qui  se  passera  peut  être  encore,  est  la  séance 
du  7  novembre  à  la  Chambre  des  députés.  Le  gouvernement  y  a  eu  la 
majorité  :  mais  cette  majorité,  dont  la  droite  faisait  partie,  a  semblé 
anormale,  instable,  provisoire,  et  on  a  vu  M.  le  président  du  conseil 
en  chercher  une  autre,  l'ancienne,  et  faire  des  efforts  éperdus  pour  la 
retrouver.  Un  ministre  plus  impatient  que  les  autres,  M.  Berteaux, 
n'en  a  pas  attendu  l'effet  :  U  a  donné  sa  démission  dans  un  geste  qu'il 
avait  déjà  esquissé  à  deux  ou  trois  reprises  antérieures,  comme  s'il 
avait  voulu  s'y  exercer  pour  le  jour  définitif.  Il  est  sorti  avec  fracas^ 
de  la  salle  des  séances,  son  portefeuille  sous  le  bras  ;  il  y  est  rentré 
sans  portefeuille,  et  est  allé  s'asseoir  loin  du  banc  des  ministres, 
sur  ceux  de  l'exlrême  gauche.  C'est  de  l'éloquence  figurée.  M.  Ber- 
teaux une  fois  dehors,  M.  Ribot  a  couru  fermer  la  porte  derrière 
lui,  de  peur  qu'il  ne  revînt,  car  c'est  encore  un  geste  dont  U  est 
coutumier.  «  Nous  voulons,  a  dit  M.  Ribot,  un  ministre  de  la  Guerre 
qui  ne  soit  que  ministre  de  la  Guerre.  »  Ce  vœu,  qui  serait  légitime 
en  tout  temps,  l'est  aujourd'hui  plus  que  jamais.  Le  moyen  le  plus 
simple  de  le  réaliser  était  de  mettre  au  ministère  de  la  Guerre  un 
général.  Gomment  M,  Rouvier  ne  s'en  est-il  pas  rendu  compte?  Com- 
ment lui,  ministre  des  Affaires  étrangères,  n'a-t-il  pas  compris  quil 
fallait,  en  ce  moment  surtout,  mettre  le  ministre  de  la  Guerre  au-des- 


REVUE.    —    CIIR0>'1QUE.  469 

SUS  et  en  dehors  des  partis?  Il  a  choisi  pour  successeur  à  M.  Ber- 
teaux,  qui?  M,  Etienne.  Pourquoi?  Pour  donner  satisfaction  au  parti 
radical  en  lui  livrant  le  ministère  de  l'Intérieur.  Ces  dosages  de  chi- 
mie politique,  qu'on  croit  habiles  et  qui  le  sont  rarement,  corres- 
pondent mal  aux  nécessités  impéiieuses  de  l'heure  présente.  La 
crise  ouverte  par  la  sortie  de  M.  Berteaux  s'est  "close  par  la  rentrée 
de  M.  Trouillot.  M.  Berteaux  et  M.  Trouillot  peuvent  être  considérés 
comme  des  équivalens  politiques,  de  sorte  que  le  ministère  reste  le 
même  en  apparence.  Qu'avons-nous  gagné?  Rien  !  Seulement  nous 
avons  perdu  M.  Berteaux,  et  c'est  quelque  chose.  Mais  nous  avons 
le  devoir  de  raconter  comment  les  choses  se  sont  passées,  et  il  faut 
pour  cela  revenir  un  peu  en  arrière. 

On  cherchait  une  occasion  d'attaquer  le  cabinet.  M.  Lasies  l'a  fait 
naître  en  portant  ex  abrupto  à  la  tribune  la  déUcate  question  des  syn- 
dicats de  fonctionnaires.  Délicate,  elle  ne  l'était  pas  à  l'origine,  mais 
elle  l'est  devenue.  On  aurait  fort  étonné,  en  4884,  les  hommes  qui 
ont  fait  la  loi  sur  les  syndicats  professionnels,  si  on  leur  avait  dit 
qu'elle  s'appliquerait  un  jour  aux  employés  de  l'État.  Dans  leur  pensée 
elle  ne  devait  s'appliquer  qu'aux  ouvriers  :  c'est  pour  eux  qu'elle  était 
faite,  c'est  à  eux  seuls  qu'elle  devait  servir.  Mais  il  est  assez  difficile 
de  déterminer  où  commence  et  où  finit  l'ouvrier.  En  1848,  tout  le 
mon  le  prétendait  l'être,  jusqu'aux  écrivains  et  aux  philosophes,  qui  se 
proclamaient  ouvriers  de  la  pensée.  M.  Léon  Say  a  dit  un  jour  spiri- 
tuellement à  la  tribune  que,  dans  le  monde  qu'on  nous  faisait,  la 
classe  privilégiée  serait  ou  plutôt  qu'elle  était  déjà  la  classe  ouvrière, 
et  qu'il  voudrait  bien  en  être.  La  loi  de  1884  justifiait  cette  apprécia- 
tion. Elle  avait  pour  objet  d'accorder  aux  ouvriers  le  droit  d'associa- 
tion, alors  qu'on  le  refusait  encore  aux  autres  citoyens  :  c'était  une 
exception  au  droit  commun  faite  en  leur  faveur.  Les  syndicats  ne  sont 
pas  autre  chose  que  des  associations  d'ouvriers.  Lorsque  le  droit  d'as- 
sociation a  été  généralisé  par  la  loi  de  1901,  on  aurait  pu  sans  incon- 
véniens  supprimer  celle  de  1884.  Il  aurait  été  naturel,  en  tout  cas, 
que  cette  loi,  en  perdant  de  son  intérêt,  perdît  de  son  prestige.  Mais 
il  n'en  a  rien  été,  et  on  a  continué  de  croire  que  la  loi  de  1884  atîrait  à 
ceux  qui  en  usaient  des  avantages  exceptionnels.  Elle  avait  d'ailleurs 
été  déjà  mise  à  l'épreuve,  tandis  que  la  loi  de  1901  ne  l'avait  pas  encore 
été  :  son  efficacité  était  incontestable.  Cette  loi  dont  les  auteurs 
avaient  voulu  faire  un  instrument  de  paix  entre  le  travail  et  le  capital, 
entre  les  ouvriers  et  les  patrons,  était  devenue  en  réaUté  une  arme  de 
guerre  :  elle  avait  enfanté  une  multitude  de  grèves.  Avec  l'évolution, 


470  Rp]VUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  n'osons  pas  dire  le  progrès  des  mœurs  publiques,  le?  fonction- 
naires n'ont  pas  tardé  à  se  demander  s'ils  ne  pouvaient  pas,  eux  aussi, 
s'emparer  de  la  loi  de  1884  pour  faire  des  syndicats,  et  il  était  facile 
de  prévoir  que,  lorsque  ce  droit  leur  aurait  été  reconnu,  l'imitation 
de  ce  qui  se  passe  dans  la  classe  ouvrière  irait,  un  jour  ou  l'autre, 
jusqu'au  bout:  on  aurait  des  grèves  de  fonctionnaires  comme  on  a  des 
grèves  d'ouvriers.  M.  Rouvier  s'en  rend  fort  bien  compte.  Tous  les 
hommes  de  gouvernement  le  prévoient  avec  lui.  Tous  ont  refusé  et 
refusent  aux  fonctionnaires  le  droit  de  se  syndiquer,  mais  les  socialistes 
et  les  radicaux-socialistes  le  leur  attribuent.  De  là  le  conflit  qui  s'est 
élevé,  le  7  novembre,  entre  le  ministère  et  l'opposition.  Ce  qui  rend  un 
peu  faible,  il  faut  l'avouer,  la  ligne  de  défense  du  premier,  c'est  qu'elle  a 
été  depuis  longtemps  entamée  sur  certains  points,  et  c'est  aussi  que  la 
loi  de  1901  sur  les  associations  a  rendu  la  contestation  un  peu  vaine.  — 
Ne  vous  syndiquez  pas,  conseille  le  gouvernement  aux  fonctionnaires  ; 
associez-vous.  —  Malgré  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  de  la  séduc- 
tion qui  s'attache  au  terme  de  syndicat,  on  a  quelque  peine  à  com- 
prendre pourquoi  les  fonctionnaires  ne  prennent  pas  le  gouverne- 
ment au  mot,  car  syndicat  ou  association,  c'est  la  même  chose.  M.  le 
président  du  Conseil,  pour  justifier  sa  distinction,  a  dit  qu'un  syndicat 
pouvait  conduire  aune  grève,  tandis  qu'une  association  ne  le  pouvait 
pas.  Nous  avouons  modestement  que,  plus  nous  y  avons  réfléchi, 
moins  il  nous  a  été  possible  d'en  comprendre  le  motif.  Si  les  associa- 
tions n'ont  pas  encore  produit  de  grèves,  c'est  parce  que  la  loi  qui 
les  autorise  ne  date  que  de  quatre  ans,  et  aussi  parce  que  les  syndi- 
cats professionnels  ont  continué  de  jouir  d'une  faveur  plus  grande. 
Il  n'y  a  d'ailleurs  pas  entre  eux  d'autre  différence. 

On  a  fait  des  distinctions  entre  les  fonctionnaires.  Il  y  en  a  qui  sont 
de  simples  ouvriers,  ce  qui  est  inévitable  dans  une  organisation  poli- 
tique et  sociale  où  l'État  est  lui-même  un  grand  industriel.  M.  Rou- 
vier a  dit  le  7  novembre  à  la  Chambre  que,  depuis  plusieurs  années 
déjà,  il  avait  reconnu  lui-même  aux  ouvriers  des  manufactures  de 
l'État,  des  manufactures  de  tabac  notamment,  le  droit  de  se  syn- 
diquer et  de  se  mettre  en  grève.  Voilà  une  première  brèche  au  prin- 
cipe que  la  loi  de  1884  ne  s'applique  pas  aux  employés  de  l'État.  Mais 
si  elle  s'applique  à  quelques-uns,  pourquoi  ne  s'appliquerait-elle  pas 
à  d'autres?  pourquoi  ne  s'appliquerait-elle  pas  à  tous?  On  a  dit  que 
les  ouvriers  des  ateliers  militaires  de  l'État,  des  manufactures 
d'armes,  des  arsenaux,  ne  pouvaient  pas  en  user.  Ce  n'est  pas  l'avis 
des  ouvriers  maritimes  :  ils  entendent   profiter   du  droit  commun. 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

En  conséquence,  ils  se  livrent  en  dehors  de  leur  travail  à  une  pro- 
pagande anti-militariste  effrénée;  ils  injurient  leurs  chefs;  ils  atta- 
quent le  gouvernement.  Ne  sont-ils  pas  de  libres  citoyens?  Quand  ils 
ont  fourni  à  l'État-patron  l'ouvrage  pour  lequel  celui-ci  les  paie,  que 
lui  doivent-ils  de  plus?  Qui  oserait  leur  interdire  d'exprimer  leur 
opinion  comme  nous  le  faisons,  vous  ou  moi  ?  Voilà  ce  qu'ils  disent. 
M.  le  ministre  de  la  Marine  se  débat  en  ce  moment  au  milieu  des  dil- 
licultés  sans  nombre  que  lui  crée  cet  état  d'esprit;  il  essaie  de  résis- 
ter; puis  il  cède  partiellement;  puis  H  se  reprend.  Nous  compatis- 
sons à  son  embarras  :  l'héritage  de  son  prédécesseur  est  lourd  à 
porter!  La  distinction  entre  les  ouvriers  qui  font  des  cigares  et  ceux 
qui  font  des  fusils  et  des  canons;  bien  qu'elle  apparaisse  comme 
nécessaire,  devient  de  plus  en  plus  difficile  à  soutenir.  En  tout  cas, 
on  la  maintient  de  jour  en  jour  avec  moins  de  force,  et  le  moment 
approche  peut-être  où  on  y  renoncera.  C'est  ce  que  demandent  les 
socialistes  et  leurs  amis  radicaux  :  il  n'y  aura  plus  de  difficultés, 
disent-ils,  lorsque  le  gouvernement  aura  accepté  toutes  les  reven- 
dications de  ses  ouvriers.  Les  difficultés,  eu  effet,  changeront  de 
caractère.  Mais  celles  de  demain  seront-elles  moins  graves,  moins 
inquiétantes,  moins  angoissantes,  lorsqu'elles  se  confondront  avec 
l'affaiblissement  de  la  défense  nationale?  Grave  question. 

Ce  n'est  pas  cependant  celle  qui  s'est  posée,  le  7  novembre,  à  la 
séance  de  la  Chambre  :  il  s'agissait  ce  jour-là  des  instituteurs.  11  s'agit 
souvent,  trop  souvent,  des  instituteurs  :  on  n'entend  parler  que  d'eux. 
Malgré  tout  ce  qu'a  fait  le  gouvernement  de  la  République  pour  amé- 
liorer leur  situation  matérielle  et  morale,  ils  ne  sont  pas  contens  ;  ils 
demandent  toujours  davantage.  C'est  leur  droit  sans  doute;  mais  com- 
ment l'exercent-ils?  Ils  entendent  l'exercer  à  l'exemple  des  ouvriers, 
et  ils  commencent  eux  aussi  à  s'organiser  en  syndicats.  Organisez- 
vous  en  associations,  leur  dit-on,  doucement.  —  Non,  répondent-ils, 
en  syndicats.  Ils  y  tiennent;  rien  ne  les  en  fera  démordre.  On  a  pu 
croire  un  moment  qu'ils  se  conformeraient  sur  ce  point  à  l'opinion 
du  gouvernement,  puisqu'ils  avaient  prié  M.  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  de  vouloir  bien  la  leur  faire  connaître  :  n'était-ce  pas  s'en- 
gager indirectement  à  l'accueilUr  avec  déférence  et  à  s'y  soumettre? 
Us  espéraient  sans  doute  qu'un  ministre  comme  M.  Bienvenu-Martin 
leur  donnerait  gain  de  cause  et  autoriserait  leurs  syndicats;  mais  ils 
se  sont  trompés.  M.  Bienvenu-Martin,  quelles  que  soient  ses  tendances 
personnelles  vers  les  opinions  les  plus  avancées,  est  un  juriste  :  il  ne 
pouvait  pas  méconnaître  la  loi,  ni  faire  fi  de  la  jurisprudence  qui  l'a 


472  RKvri':  dks  deux  mondes. 

interprtUée  à  diverse?  reprises  et  toujours  dans  le  même  sens,  à  sa- 
voir que  les  fonctionnaires  qui  ne  sont  pas  à  proprement  parler  des 
ouvriers  ne  peuvent  pas  se  syndiquer.  C'est  dans  cet  esprit  que  M.  le 
ministre  de  l'Instruction  publique  a  rédigé  l'espèce  de  consultation 
qu'on  lui  demandait,  l^lle  était  bien  faite,  et  très  propre  à  éclairer  les 
instituteurs  s'ils  avaient  cherché  seulement  à  être  éclairés  ;  mais  c'était 
le  dernier  de  leurs  soucis.  Ils  voulaient  une  approbation  :  ne  1  ayant  pas 
obtenue,  ils  ont  décidé  de  passer  outre  et  ont  formé  des  syndicats. 
Hâtons-nous  de  dire  que  les  instituteurs  dont  nous  parlons  ne  sont 
qu'une  petite  minorité;  mais,  si  on  les  laissait  faire,  ils  deviendraient 
probablement  bientôt  la  majorité.  Le  gouvernement  l'a  compris  ;  U 
les  a  traduits  devant  les  tribunaux  correctionnels  comme  coupables  de 
délits  contre  la  loi  de  1884.  C'est  là-dessus  qu'il  a  été  interpellé. 

La  réponse  était  facile.  S'il  y  a  des  fonctionnaires  qui  sont  évi- 
demment de  simples  fonctionnaires  et  non  pas  des  ouvriers,  ce  sont 
les  instituteurs  :  par  conséquent,  s'il  est  vrai  que  la  loi  de  1884  est 
faite  seulement  pour  les  ouvriers,  elle  n'est  pas  faite  pour  eux.  Telle 
est  la  thèse  qu'a  soutenue  M.  Rouvier  :  il  a  ajouté  qu'il  n'appartenait  ni 
à  la  Chambre,  ni  au  gouvernement,  d'interpréter  la  loi,  mais  aux  tri- 
bunaux. Les  tribunaux  étaient  saisis;  U  fallait  attendre  leur  jugement. 
Les  radicaux  socialistes  s'y  sont  refusés.  D'après  eux,  la  loi  de  1884 
s'appliquait  aux  instituteurs  comme  aux  ouvriers,  comme  à  tout  le 
monde,  et  si  on  en  doutait,  si  le  texte  de  la  loi  n'était  pas  assez  clair, 
ce  n'était  pas  aux  tribunaux  qu'on  devait  s'adresser  pour  l'éclaircir, 
mais  au  Parlement  lui-même.  M.  Rouvier  avait  beau  dire  qu'il  y 
aurait  là  une  regrettable  confusion  des  pouvoirs;  on  lui  répondait 
qu'il  n'en  était  rien,  que  la  Chambre  était  déjà  saisie  d'un  rapport  de 
M.  Barthou  sur  les  modifications  à  introduire  dans  la  loi  de  1884,  et 
qu'ail  suffisait,  après  avoir  mis  ce  rapport  à  l'ordre  du  jour,  d'inter- 
rompre les  poursuites  contre  les  instituteurs  pour  concilier  tous  les 
intérêts  en  cause  et  dégager  la  situation  des  obscurités  qui  l'enve- 
loppent. C'est  là-dessus  qu'on  s'est  disputé. 

Quel  est  donc  ce  rapport  de  M.  Barthou  auquel  il  a  été  fait  si 
souvent  allusion,  et  que  peu  de  personnes  connaissent  bien?  Il 
s'agit,  croyons-nous,  d'un  rapport  qui  propose  au  nom  de  la  Con»- 
mission  du  travail,  le  remaniement  et  la  codification  de  tout  un 
ensemble  de  lois  ouvrières.  La  question  de  savoir  si  les  fonctioB- 
maires  peuvent  former  des  syndicats  y  est  traitée  avec  beaucoup 
d'a?u*res.  Comment  y  est-elle  résolue  ?  Le  droit  au  syndicat  est  reconnu 
aux  ouvriers  de  l'État.  Quant  aux  fonctionnaires  qui  ne  sont  pas  des 


REVUE.    CHROMOUE.  '  473 

ouvriers,  on  fait  entre  eux  une  distinction.  Encore  une  I  Nous  crai- 
gnons que  nos  lecteurs  ne  s'y  perdent;  nous  craignons  de  nous  y 
perdre  nous-même.  La  nouvelle  distinction  n'est  pas  plus  lumi- 
neuse que  les  précédentes.  Elle  porte  sur  les  ouvriers  qui  détiennent 
et  sur  ceux  qui  ne  détiennent  pas  une  partie  de  l'autorité  publique  : 
les  seconds  peuvent  former  des  syndicats,  les  premiers  ne  le  peuvent 
pas.  Ainsi,  les  agens  des  postes  peuvent-ils  former  des  syndicats  ? 
Non,  car  ils  détiennent  et  exercent  une  parcelle  de  l'autorité  pu- 
blique :  ils  constatent  certaines  contraventions  sur  lesquelles  ils  font 
des  procès-verbaux.  Les  instituteurs,  au  contraire,  ne  détiennent  pas 
la  moindre  parcelle  de  l'autorité  publique.  Ils  ne  relèvent  pas  des 
contraventions  ou  des  délits  commis  par  des  citoyens,  mais  seule- 
ment des  fautes  dans  les  devoirs  ou  dans  la  conduite  des  élèves.  Ils 
n'infligent  pas  des  peines,  mais  seulement  des  punitions,  des  pen- 
sums, des  retenues.  Par  conséquent,  dans  le  système  de  M.  Bar- 
thou,  ils  devraient  pouvoir  se  syndiquer.  Mais  M.  le  président  du 
Conseil  n'accepte  pas  cette  conséquence,  et  nous  ne  savons  pas  si 
M.  Barthou  l'accepte  lui-même.  M.  Bouvier  a  dit,  en  effet,  que  la  règle 
établie  par  M.  Barthou  était  incomplète,  et  qu'il  ne  saurait  reconnaître 
le  droit  au  syndicat  à  tous  les  fonctionnaires  qui  ne  détiennent  aucune 
parcelle  de  l'autorité  publique;  et  M.  Barthou  a  déclaré  à  son  tour  que 
sa  règle,  ou  sa  «  formule,  »  ne  dissipait  pas  toutes  les  difficultés. 
Alors...  ?  C'était,  de  la  part  des  radicaux  socialistes,  une  étrange  pré- 
tention de  vouloir  tout  subordonner  à  la  discussion  d'un  rapport  qui, 
de  l'aveu  de  son  auteur,  laissait  planer  tant  d'ombres  sur  la  question. 
Néanmoins  on  a  décidé  qu'on  le  mettrait  à  l'ordre  du  jour  et  qu'on  le 
discuterait  quand  on  aurait  le  temps.  La  discussion  en  sera  certaine- 
ment intéressante;  mais  on  aurait  tort  de  l'attendre  pour  décider  que 
les  fonctionnaires  en  général,  et  les  instituteurs  en  particulier,  ne  peu- 
vent pas  se  syndiquer.  M.  le  président  du  Conseil  a  eu  raison  de  dire 
que  le  jour  où  le  milhon  de  fonctionnaires  que  nous  avons  en  Frauc<- 
pourront  s'organiser  en  syndicats  et  bientôt  se  mettre  en  grève, 
l'anarchie  régnera  partout.  Au  fait,  ne  commence-t-elle  pas  déjà  à  lu 
faire  ? 

Pour  ceux  qui  regardent  un  peu  plus  haut  et  un  peu  plus  loin 
fue  l'incident  du  jour,  la  question  est  plus  importante  encore  que  la 
Chambre  n'a  paru  s'en  rendre  compte.  C'est  de  sa  propre  cause  qu'il 
s'agissait.  Nous  assistons  à  un  déplacement  de  pouvoir  qui  s'opère, 
tantôt  par  des  mouvemens  doux  et  presque  insensibles,  tantôt  par  de 
brusques  secousses,  mais  toujours  sans  interruption  et  sans  arrêt.  Le 


474  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvoir,  chez  nous,  est  passé  de  mains  en  mains. lia  appartenu  long- 
temps au  gouvernemtuit  proprement  dit,  puis  aux  Chambres,  et,  à 
leur  tour,  les  Chambres  sont  menacées  d'en  être  dépossédées.  Elles  le 
sont  déjà  en  partie;  elles  le  seront  complètement  le  jour  où  la  loi 
qui  émane  d'elles  sera  ouvertement,  impudemment,  impunément 
violée  par  des  organisations  plus  puissantes  qu'elles,  et  ces  orga- 
nisations on  les  voit  se  former  partout  et  pulluler  sous  le  nom  de 
syndicats.  Bientôt  les  syndicats  diront  aux  Chambres  qu'il  faut  se 
soumettre  ou  se  démettre.  On  peut  d'ailleurs  faire  les  deux  succes- 
sivement, et  déjà  les  Chambres  se  soumettent  beaucoup  depuis  quelque 
temps.  Elles  ne  comprennent  pas  que,  lorsqu'il  refuse  de  le  faire  lui- 
même,  le  gouvernement  travaille  pour  elles,  et  que,  lorsqu'elles  affai- 
blissent le  gouvernement  dans  cette  lutte,  c'est  à  leur  propre  intérêt 
qu'elles  portent  atteinte. 

Le  spectacle  auquel  nous  assistons  est  pourtant  des  plus  signi- 
ficatifs. On  voit  quotidiennement  des  syndicats,  et  des  aggloméra- 
tions de  citoyens  qui  veulent  en  former,  professer  le  mépris,  ou,  ce 
qui  est  peut-être  encore  pis,  le  dédain  de  la  loi.  Lorsqu'une  loi  les 
embarrasse  ou  les  gêne,  il  faut  qu'elle  plie,  qu'elle  se  courbe,  qu'elle 
s'efface  en  attendant  qu'elle  disparaisse.  Aucun  retard  n'est  admis 
dans  l'exécution  de  ces  volontés  impatientes,  qui  sont  énoncées  par 
une  voix  quelconque,  la  première  venue,  mais  qui  sait  se  faire  obéir 
Des  poursuites  sont  entamées  contre  des  instituteurs  :  il  faut  qu'elles 
soient  suspendues.  Jusqu'à  quand?  Jusqu'à  ce  que  la  loi  soit  changée. 
C'est  l'ordre  qui  vient  du  dehors  :  la  Chambre  n'a  qu'à  s'incliner.  Si 
elle  ne  l'a  pas  fait  le  7  novembre,  il  s'en  est  fallu  de  peu,  et  qui  sait 
si  elle  ne  le  fera  pas  demain  en  votant  l'amnistie  qu'on  lui  propose? 
La  majorité  du  gouvernement  a  été  de  près  de  80  voix;  mais  il  y  a 
là,  nous  l'avons  dit,  les  voix  d'une  grande  partie  de  la  droite,  et,  si 
nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  croient  qu'il  faille  négliger  ou 
repousser  ces  voix,  nous  sommes  bien  obligés  de  reconnaître  qu'elles 
n'apportent  pas  à  un  gouvernement  républicain  une  force  normale, 
ni  peut-être  durable.  La  Chambre  se  débande,  le  bloc  lui-même  se 
disloque  dès  que  la  question  des  syndicats  se  pose.  Ce  sont  les 
symptômes  d'un  état  général  auquel  on  ne  saurait  donner  trop 
d'attention,  surtout  si  on  les  rapproche  de  ceux  qui  se  manifestent 
dans  le  parti  socialiste  et  qui  en  caractérisent  l'évolution.  Si  nous 
en  avions  le  temps  ou  la  place,  nous  montrerions  le  parti  socia- 
liste qui,  pendant  quelques  années,  avec  M.  Jaurès,  a  cherché  ses 
moyens  d'action  dans  le  gouvernement  et  dans  le  parlement,  se  dé- 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

tournant  aujourd'hui  du  gouvernement  et  du  parlement  pour  les  cher- 
cher désormais  ailleurs.  M.  Jaurès  lui-même,  dont  le  talent  ora- 
toire semblait  devoir  faire  un  parbmentaire  impénitent,  se  convertit 
à  des  procédés  nouveaux,  ceux  du  socialisme  unifié.  Cette  unifi- 
cation, à  laquelle  il  s'est  rallié,  ne  s'est  pas  faite  par  lui,  mais  par 
M.  Guesde,  et  ce  n'est  ni  dans  les  Chambres,  ni  dans  le  gouvernement, 
que  M.  Guesde  a  dressé  sa  tente;  ce  n'est  pas  sur  eux  qu'il  compte 
pour  atteindre  son  but,  qui  est  la  révolution.  M.  Jaurès  n'en  a  pas  un 
autre;  seulement  il  se  plaisait  dans  les  Chambres  parce  qu'il  les 
entraînait,  et  il  aimait  le  voisinage  du  gouvernement  parce  qu'U  le 
dominait.  Ses  amis  lui  ont  reproché  de  s'y  être  trop  attardé.  Il  a 
expliqué  alors  qu'avant  de  livrer  assaut  à  toutes  les  -vdeilles  organisa- 
tions politiques,  il  fallait  les  affaiblir  intérieurement  et  en  créer,  exté- 
rieurement à  elles,  d'autres  pour  les  remplacer.  Ce  double  travail 
apparaît  assez  avancé  aujourd'hui  pour  qu'on  passe  de  la  préparation  à 
l'action  :  de  là  les  procédés  nouveaux  du  parti  socialiste.  Xe  discrédit 
jeté  sur  les  lois,  et  par  conséquent  sur  les  Chambres  qui  les  ont  faites, 
est  une  manifestation  de  ces  tendances,  en  partie  inconscientes  peut- 
être,  en  partie  réfléchies,  mais  toujours  plus  impérieuses  et  plus  victo" 
rieuses.  Nous  assistons  au  déclin  du  parlementarisme  qui,  d'ailleurs, 
y  travaille  lui-même  avec  un  déplorable  aveuglement.  Qu'est-ce  qu'un 
pouvoir  qui  ne  subsiste  qu'à  la  condition  de  céder  sans  cesse,  et  qui 
prend  sur  le  gouvernement  la  revanche  des  humiliations  qu'il  est 
obUgé  lui-même  de  subir? 

Mais  ces  considérations  touchent  peu  une  Chambre  qui  vit  au  jour 
le  jour,  et  qui  n'a  plus  d'ailleurs  qu'un  petit  nombre  de  mois  à  vivre. 
Dans  la  question  des  syndicats  de  fonctionnaires,  elle  n'a  vu  en  réaUté 
que  la  question  ministérielle  qu'on  y  avait  rattachée,  et  U  ne  s'est  agi 
en  réaUté  pour  elle  que  de  savoir  si  M.  Rouvier  resterait  au  gouver- 
nement ou  en  serait  renversé.  Sa  majorité,  dont  nous  avons  donné  le 
chiffre,  serait  très  suffisante  pour  le  faire  vivre,  si  le  parti  républicain 
no  s'était  pas  divisé  en  deux  fractions  sensiblement  égales,  de  sorte 
que  le  moindre  poids  devait  incliner  la  balance  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre.  Lorsqu'il  a  formé  son  ministère,  M.  Rouvier  a  déclaré,  impru- 
demment peut-être,  qu'il  résignerait  le  pouvoir  le  jour  où  U  n'aurait 
pas  avec  lui  la  majorité  du  parti  républicain.  Les  socialistes  n'ont  pas 
manqué  de  crier  que,  si  ce  jour  n'était  pas  venu,  il  était  proche  et 
que  la  chute  définitive  était  inévitable.  Rien  n'était  moins  démontré, 
et  il  aurait  suffi  à  M.  Rouvier  d'un  peu  plus  de  confiance  en  lui-même 
pour  maintenir  sa  situation;  mais  il  s'est  ému,  il  s'est  troublé,  U  a  cru 


47G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devoir  courir  après  la  majorité  républicaine  qui  semblait  lui  échapper, 
tandis  qu'elle  lui  serait  revenue  s'il  l'avait  attendue  de  pied  ferme; 
enfin  il  est  entré  dans  la  voie  des  marchandages.  Il  a  demandé  aux 
radicaux  ce  qu'ils  voulaient  :  ils  voulaient  le  ministère  de  l'Intérieur 
et  ils  ont  exigé  qu'on  le  leur  donnât  à  la  veille  des  élections.  En  consé- 
quence, M.  Etienne,  qui  avait  montré  des  qualités  réelles  dans  ce  minis- 
tère mais  qui,  pour  cela  même,  ne  faisait  pas  suffisamment  l'affaire 
des  radicaux,  a  remplacé  M.  Berteaux  rue  Saint-Dominique.  Les  des- 
tinées de  notre  armée  tiennent  à  cela!  La  première  pensée  de  M.  Rou- 
vier  avait  été  de  remplacer  M.  Etienne  lui-même  par  M.  Thomson. 
Nous  l'aurions  regretté,  car  M.  Thomson  a,  suivant  l'expression  con- 
sacrée, réussi  à  la  Marine  et  le  moment  était  mal  choisi  pour  l'en 
retirer:  nos  arsenaux  maritimes  sont  à  la  veille  d'une  grève:  elle 
vient  même  d'être  proclamée.  Mais  ce  n'est  pas  pour  ce  motif-  que 
M.  Thomson  a  été  maintenu  à  la  Marine;  c'est  parce  que  les  radicaux 
ont  prononcé  contre  lui  l'exclusion  du  ministère  de  l'Intérieur.  Qu'au- 
raient-ils gagné  au  départ  de  M.  Etienne  si  M.  Thomson  lui  avait 
succédé  avec  les  mêmes  idées,  les  mêmes  procédés,  et  peut-être  un 
peu  plus  d'énergie?  Il  a  fallu  leur  donner  M.  Dubief,  qui  est  un  homme 
doux  sur  lequel  ils  comptent.  M.  Dubief  ayant  été  lui-même  remplacé 
au  Commerce  par  M.  Trouillot,  le  ministère  s'est  retrouvé  au  complet. 
Mais  M.  Rouvier  avait  donné  la  preuve  de  sa  faiblesse  envers  les 
radicaux  et  les  socialistes.  Vainqueur  le  7  novembre,  U  a  été  en  réa- 
lité vaincu  le  11,  et  par  sa  propre  défaillance.  Dès  le  9  novembre,  il  a 
fait  acte  de  présence  au  Sénat,  et  a  déclaré  fièrement  à  la  haute  as- 
semblée qu'il  ne  resterait  pas  un  jour  de  plus  au  pouvoir  si  elle  ne 
votait  pas  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État.  Tout  le  monde  a  com 
pris  que  ce  n'était  pas  pour  le  Sénat  qu'il  parlait,  mais  pour  la  Chambre  : 
il  voulait  rentrer  en  grâce  auprès  des  radicaux.  La  manœuvre  était 
peut-être  ingénieuse;  elle  a  semblé  ingénue.  La  séparation  ne  cou- 
rait, hélas!  aucun  risque  au  Sénat,  où  on  peut  la  considérer  comme 
faite  :  il  fallait  donc  autre  chose  pour  amadouer  les  mécontens. 
Alors,  M.  Rouvier  leur  a  lâché  l'Intérieur.  En  deux  mots,  voilà  toute 
la  crise  ministérielle  :  elle  aurait  pu  mieux  tourner. 

Les  nouvelles  de  Russie  sont  de  deux  sortes.  Les  unes  sont  rela- 
tives au  mouvement  réformiste,  les  autres  au  mouvement  révolu- 
tionnaire. Les  premières  sont  bonnes  et  ne  peuvent  manquer  de  pro- 
duire une  impression  favorable  dans  le  monde  entier  comme  en 
Russie,  et  plus  encore,  car,  en  Russie,  l'impression  reste  confuse;  les 


REVUE.    CHRONIQUE.  477 

secondes,  malheureusement,  sont  mauvaises,  et  il  faut  s'attendre  à  ce 
qu'elles  le  restent  encore  quelque  temps,  car  le  mouvement  qu'on  a 
déchaîné  n'est  pas  de  ceux  qu'une  baguette  magique,  quelque  puis- 
sante qu'elle  soit,  puisse  arrêter  comme  par  enchantement.  Si  toute- 
fois on  était  juste,  on  reconnaîtrait,  en  Russie  comme  ailleurs,  que 
l'empereur  Nicolas  a  fait,  en  quelques  jours,  des  concessions  telles, qu'il 
n'est  plus  permis  de  mettre  en  doute  sa  sincérité.  Il  s'est  engagé  à  fond 
dans  les  voies  libérales,  à  regret  peut-être,  -  comment  un  homme 
n'éprouverait-il  aucun  regret  en  se  dépouillant  lui-même  d'une  partie 
de  ses  pouvoirs?  —  mais  avec  une  intelligence  résignée  et  ferme  de 
ce  que  la  situation  lui  impose  de  renoncement  et  d'abnégation.  Les 
faits  parlent  si  haut  et  si  clair  qu'il  faut  bien  faire  des  sacrifices. 
Cependant,  il  est  douteux  qu'un  autre  souverain,  élevé  comme  l'a 
été  l'empereur  Nicolas  et  ayant  exercé  comme  lui  une  autorité  abso- 
lue, sans  limites  et  sans  contrôle,  aurait  accepté  aussi  vite  et  aussi 
loyalement  la  loi  de  la  nécessité.  Le  manifeste  du  31  octobre  con- 
tenait des  promesses  libérales  dont  on  pouvait  craindre,  sans  être 
taxé  d'un  scepticisme  excessif,  qu'elles  ne  fussent  que  des  promesses 
ajoutées  à  tant  d'autres;  mais  aussitôt  après  l'avoir  publié,  l'empereur 
a  prouvé  par  des  actes  décisifs  que  sa  résolution  était  prise,  et  qu'il 
y  avait  vraiment  eu  Russie  quelque  chose  de  changé.  Sans  doute,  on 
constate,  on  constatera  encore  des  hésitations  et  des  tâtonnemens; 
mais,  d'abord,  ils  ne  sont  plus  imputables  à  l'empereur,  ou  du  moins 
à  lui  seul,  puisqu'il  a  investi  le  comte  Witte  de  pouvoirs  très  réels  ; 
ensuite,  quels  que  soient  la  bonne  volonté  du  souverain  et  les  mérites 
du  ministre,  ce  serait  un  miracle  sans  précédent  s'ils  trouvaient  l'un  et 
l'autre  du  premier  coup  la  meilleure  solution  de  difficultés  si  lourdes 
que  des  épaules  humaines  semblent  devoir  en  être  écrasées.  L'histoire 
montre  qu'une  génération  expie  souvent  les  fautes  de  celles  qui  l'ont 
précédée,  et  que  des  responsabiUtés  lointaines  s'accumulent  et  se  con- 
centrent parfois  sur  quelques  têtes  innocentes; mais  cela  n'est  ni  équi- 
table, ni  vraiment  humain,  et  il  l'est  bien  plus  de  rendre  à  chacun 
ce  qui  lui  revient  en  personne  dans  l'œuvre  à  laquelle  il  a  pris  part,  à 
l'heure  à  laquelle  il  y  est  entré. 

Tout  jugement  sur  M.  Witte  serait  prématuré  :  c'est  à  peine  s'il 
vient  de  mettre  la  main  à  sa  tâche.  Cependant,  dès  aujourd'hui,  on 
peut  signaler  et  on  doit  peut-être  admirer  le  courage  tranquille  avec 
lequel  il  fait  face  à  tant  de  dangers.  Chargé  de  former  un  minis- 
tère, il  s'est  adressé  d'abord,  pour  solliciter  leur  concours,  aux 
hommes  le  plus  en  vue  du  parti  libéral  constitutionnel  ;  mais  il  n'a 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvé  de  leur  part  aucun  empressement  h  partager  avec  lui  la  res- 
ponsabilité du  i)ouvoir  dans  des  circonstances  aussi  agitées.  Les  uns 
ont  voulu  lui  imposer  des  conditions  qu'il  n'a  pas  admises,  par 
exemple  le  suffrage  universel  pour  l'élection  de  la  douma  ;  les  autres 
ont  laissé  voir  qu'ils  aimaient  mieux  se  réserver  pour  des  temps  plus 
calmes,  ou  du  moins  plus  clairs.  M.  Witte  aurait  pu  se  décourager  ; 
il  ne  l'a  pas  fait;  il  a  composé  comme  il  a  pu  un  ministère  d'affaires 
où  sa  personne  reste  seule  en  vue.  S'il  réussit,  il  aura  tout  l'honneur 
du  succès;  s'il  échoue,  ce  ne  sera  peut-être  pas  tout  à  fait  sa  faute.  En 
tout  cas,  il  aura  donné  la  preuve  d'un  rare  courage  moral. 

Avant  défaire  des  réformes,  qui  sont  assurément  difficiles,  et  qu'il 
convenait  d'ailleurs  de  réserver  à  l'activité  de  la  douma,  il  devait 
faire  des  actes  propres  à  dissiper  tous  les  soupçons  sur  sa  parfaite 
bonne  foi  et  sur  celle  de  son  souverain.  En  fait  de  réformes,  les 
seules  à  réaliser  immédiatement  sont  celles  qui  ont  pour  objet 
d'assurer  la  pleine  liberté  des  élections  et  d'en  faire  sortir  une  repré- 
sentation exacte  du  pays.  Le  reste  viendra  ensuite  naturellement. 
Mais  il  fallait  des  actes  prompts  et  éclatans  pour  montrer  qu'on  en- 
trait dans  une  ère  nouvelle  sans  esprit  de  retour,  et  il  ne  pouvait  pas 
y  en  avoir  de  plus  significatifs  que  ceux  qui  feraient  descendre  de  la 
scène  les  représentans  de  l'ère  passée.  M.  Witte  n'a  pas  hésité.  Le 
premier  qui  a  disparu  a  été  M.  Pobiedonotzef ,  procureur  général  du 
Saint-Synode,  dont  l'esprit  autoritaire,  inflexible,  réactionnaire  et 
théocratique,  a  pesé  si  longtemps  sur  la  Russie.  Il  n'y  a  pas  eu,  pen- 
dant les  deux  derniers  règnes,  d'autorité  égale  à  la  sienne  :  elle  était 
pohtique  et  religieuse,  ce  qui  en  doublait  la  force  et  aussi  le  poids. 
M.  Pobiedonotzef  n'a  pas  participé  personnellement  aux  pires  scan- 
dales du  régime;  il  se  contentait  de  les  couvrir  d'un  voile  sacré 
auquel  il  était  interdit  de  toucher.  Le  principe  autocratique  était  pour 
lui  le  premier  de  tous,  ou  plutôt  le  seul,  et  la  moindre  idée  libé- 
rale un  virus  de  corruption  dont  il  fallait  débarrasser  le  corps  social 
par  tous  les  moyens.  On  avu  où  cela  a  conduit  la  malheureuse  Russie. 
M.  Pobiedonotzef  était  naturellement  haï  par  les  révolutionnaires  et 
redouté  par  les  libéraux.  Il  a  fait  beaucoup  de  mal,  avec  de  bonnes 
intentions  sans  doute,  mais  avec  une  intelligence  trop  étroite  pour 
pouvoir  s'appliquer  impunément  à  la  politique.  Sa  retraite  devait  être 
la  garantie  du  gouvernement  nouveau.  S'il  était  resté  en  fonctions,  on 
n'aurait  pas  cru  à  la  sincérité  de  l'empereur,  ou  à  l'indépendance  de 
M.  Witte.  Lorsqu'on  a  appris,  au  contraire,  qu'il  disparaissait,  on  a 
commencé  à    respirer  plus   librement.  Mais    ce    n'était   pas  assez  : 


PEVUE.    CHROxMQUE.  479 

d'autres  hommes,  dont  l'opinion  se  déûait  à  tort  ou  à  raison,  devaient 
eux  aussi  abandonner  les  hautes  situations  qu'ils  avaient  remplies 
sous  un  régime  condamné.  Le  grand-duc  Wladimir  et  le  généra^ 
Trépof  ont  suivi  M.  Pobiedonotzef  dans  sa  retraite,  ou  plutôt  on  leur  a 
donné  des  fonctions  nouvelles  où  ils  n'auront  pas  à  jouer  un  rôle  poli- 
tique et  où  ils  ne  pourront  pas  entraver  le  mouvement  libéral.  Nous 
ne  nous  associerons  pas  à  lalégère  aux  jugemens  qui  ont  été  prononcés 
sur  eux,  sachant  trop  combien  les  foules  se  trompent  lorsqu'elles 
s'émeuvent  et  se  passionnent;  mais  il  y  a  des  jours  où  on  perdrait 
son  temps  à  vouloir  rectifier  les  jugemens  des  foules  et  où  il  faut 
céder  à  une  opinion  toute-puissante.  Le  général  Trépof  en  particulier 
ne  paraît  pas  avoir  été  l'homme  de  police  qu'on  a  dépeint  comme 
implacable.  Il  a  annoncé,  à  la  vérité,  qu'il  maintiendrait  l'ordre  avec 
une  extrême  énergie;  mais,  si  ses  paroles  ont  été  menaçantes  et  même 
parfois  brutales,  ses  actes  ont  été  pleins  de  circonspection  et  de  ména- 
gemens.  A  lire  certaines  dépêches,  le  général  Trépof  allait  mettre 
Saint-Pétersbourg  à  feu  et  à  sang.  Le  sang  a  coulé,  le  feu  a  été  mis 
ailleurs  :  à  Saint-Pétersbourg,  un  ordre  relatif  a  été  maintenu  sans 
violences,  et  c'est  probablement  à  lui  qu'on  le  doit.  Il  faisait,  au  sur- 
plus, profession  d'être  converti  aux  idées  libérales  et  d'approuver  le 
mouvement  qui  se  dessinait  en  leur  faveur.  N'importe,  il  devait  être 
sacrifié,  il  l'a  été.  Il  fallait  donner  l'impression  rapide  et  forte  qu'on 
inaugurait  une  politique  nouvelle,  et,  dans  tous  les  pays  du  monde, 
cela  ne  peut  se  faire  qu'avec  des  hommes  nouveaux. 

Il  semble  qu'après  ces  gages  donnés  par  M.  Witte,  les  libéraux, 
sinon  les  révolutionnaires,  devraient  avoir  confiance  dans  le  gouver- 
nement et  lui  accorder  quelque  crédit;  mais  nous  ignorons  encore  ce 
qu'il  en  sera.  En  attendant,  le  phénomène  qui  se  manifeste  aujour- 
d'hui partout  est  celui  que  Taine  a  appelé  1'  «  anarchie  spontanée  » 
pendant  la  Révolution  française.  Non  pas  qu'il  faille  comparer  des 
situations  aussi  dissemblables  :  on  risquerait  de  s'égarer  en  le  faisant. 
La  Russie  de  1905  ne  ressemble  nullement  à  la  France  de  1789.  Mais 
il  y  a  des  traits  communs  à  toutes  les  révolutions,  au  moins  en  de 
certains  momens,  et  l'affaiblissement,  l'insuffisance,  la  disparition 
même  des  pouvoirs  organisés  en  face  de  l'émeute  sont  un  de  ces  traits. 
Il  est  même  arrivé  en  Russie,  —  une  note  officieuse  l'a  reconnu  et 
M.  Witte  y  a  pourvu  par  un  certain  nombre  de  révocations,  —  que  la 
police  ait  fomenté  l'émeute.  Les  forces  d'autrefois,  les  forces  de  réac- 
tion et  de  compression  se  défendaient  spontanément,  instinctivement, 
contre  lesforces  libérales  d'aujourd'hui  et  de  demain.  Par  malheur,  il 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  résulté  de  tout  cela  d'effroyables  désordres.  On  voudrait  croire  que 
les  massacres  d'Odessa  et  l'incendie  de  Cronstadt  sont  des  cauche- 
mars sans  réalité;  mais,  même  en  admettant  qu'il  y  ait  de  l'exagéra- 
tion, comme  cela  semble  certain,  dans  les  dépêches  qui  nous  ont 
raconté  ces  scènes  de  meurtre  et  de  destruction,  comment  douter  qu'il 
n'y  ait  là  cependant  une  grande  part  de  vérité?  La  participation  delà 
police  aux  désordres  est  un  symptôme  d'anarchie  après  lequel  il 
semble  qu'il  ne  puisse  pas  y  en  avoir  de  pires;  il  y  en  a  pourtant 
et  on  éprouve  une  anxiété  encore  plus  vive  en  apprenant  que  les  équi- 
pages de  la  flotte  ont  pris  part  aux  incendies  de  Cronstadt,  ou  plutôt 
qu'ils  en  ont  été  les  auteurs  principaux.  Il  faut  toutefois  se  garder  de 
généraliser.  L'esprit  de  la  flotte  est  mauvais.  On  le  savait  déjà  par  la 
mutinerie  de  l'équipage  du  Kniaz-Polemkine,  qui,  après  avoir  assassiné 
ses  offlciers,  a  erré  dans  la  Mer-Noire  jusqu'au  moment  où  il  a  trouvé 
un  refuge  dans  un  port  roumain.  La  révolte  de  Cronstadt  paraît  pro- 
venir d'une  impulsion  première  analogue,  mais  elle  a  eu  des  suites 
plus  étendues.  Cependant  elle  est  restée  localisée,  et  les  troupes  de 
terre  qui  ont  assuré  la  répression  ont  rempli  leur  devoir  avec  courage 
et  avec  fidélité.  Ce  sont  là  des  phénomènes  d'anarcliie.  Seule  la  grève 
générale  a  présenté  des  symptômes  de  révolution  parce  qu'on  y  aper- 
cevait un  plan  concerté  et  une  idée  directrice;  mais  elle  a  cessé  dès 
l'apparition  du  manifeste  impérial  où  on  a  vraiment  vu  l'aurore  de  la 
liberté. 

La  situation  n'en  est  pas  moins  très  inquiétante,  et  notre  seule 
espérance  est  qu'une  crise  aussi  aiguë  ne  saurait  se  prolonger  long- 
temps. Elle  a,  comme  nous  en  avons  déjà  fait  l'observation,  des  inter- 
mittences aussi  imprévues  que  les  explosions  soudaines  qui  y  fort 
suite,  et  cette  marche  incertaine  des  choses  déjoue  tous  les  calculSj 
ou  ne  permet  d'en  établir  aucun.  C'est  un  spectacle  tragique  de  voir 
un  homme  seul,  M.  "Witte,  faire  tête  à  un  pareil  orage.  La  fortune  l'a 
accompagné  pendant  presque  toute  sa  carrière  :  puisse-t-elle  ne  pas 
l'abandonner  aujourd'hui! 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur- Gérant, 
F.  Brunetière. 


UN 

VOYAGE  A  SPARTE 


lia) 


IX.    —   ANTIGONE   AU   THÉÂTRE  DE   DIONYSOS 

Mes  meilleures  minutes  de  l'Athènes  antique  et  mes  instans 
de  plénitude  furent  sur  les  gradins  du  théâtre  de  Dionysos, 
quand  je  relisais  Antigone. 

C'est,  à  mon  goût,  le  plus  beau  des  livres,  un  drame  lyrique, 
mais  d'un  lyrisme  qui  se  justifie  devant  notre  raison.  Ni  l'auteur 
ni  l'acteur  n'exigèrent  qu'Antigone  chantât  :  chez  une  telle  per- 
sonne, naturellement  solitaire  en  pleine  foule,  les  penséos  pren- 
nent, d'elles-mêmes,  un  rythme.  Je  ne  m'étonne  pas  non  plus 
des  mouvemens,  des  transports  du  chœur,  car  l'aventure  qu'il 
voit  se  dérouler  nous  met  en  telle  disposition  que,  nous  aussi, 
nous  sommes  prêts  à  interpeller  le  soleil  :  «  Soleil  aux  rayons 
d'or,  œil  du  jour...  » 

Pour  jouir  de  cette  raison  chantante,  qui  va  tout  droit  nous 
saisir  l'âme,  je  montais  aux  places  les  plus  élevées,  celles  du 
vulgaire.  Humble  ignorant,  j'épelais  une  traduction  juxtali- 
néaire, et,  du  fond  du  vieux  texte,  émergeait  une  inexprimable 
poésie.  Du  théâtre  jusqu'à  la  mer,  une  brume  matinale  flottait 
de  chants  invisibles  mêlés  au  joyeux  soleil.  Cette  double  jeunesse 
du  ciel  grec  et  de  la  tragédie  m'enveloppait,  m'isolait.  J'étais 
dans  le  cercle  des  déesses. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre. 

TOME  XXX.  —  1905.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Que  m'importent  les  déceptions  possibles  de  la  vie!  Comme 
une  louange  immortelle,  Antigone  justifie  mon  activité  toute 
réglée  par  mes  morts.  Cette  tragédie  rassemble  les  faits,  les 
idées  et  les  mœurs  les  plus  propres  à  faire  reconnaître  pour 
émouvante  notre  piété,  qu'on  accusait  d'étinceler,  sans  conquérir, 
et  d'être  une  picrrerie  froide. 

Ai-je  respiré  intacte  la  rose  que  Sophocle  fit  fleurir  sur  le 
sable  de  Bacchus?  C'est  beaucoup,  auprès  d'une  fleur,  fût-elle  la 
moins  périssable,  qu'un  retard  de  vingt-trois  siècles.  Nous  nous 
partageons  les  pétales  défaits  d'Antigone.  Les  chrétiens  admirent 
que  chez  les  païens  une  innocente  soit  apparue  pour  racheter  sa 
race,  et  s'ils  lèvent  leur  regard  du  texte,  ils  voient  Antigone  au 
milieu  des  anges.  Cette  vierge  païenne  dans  son  rocher  d'agonie 
est  la  sœur  de  nos  religieuses  qui,  chaque  nuit,  dans  leurs 
cellules,  font  la  réparation  pour  tous  les  coupables  de  l'uni- 
vers. Les  philosophes  étudient  dans  ce  petit  drame  les  rap- 
ports de  la  religion  et  de  l'Etat,  l'opposition  entre  la  piété  de  la 
femme  et  la  loi  publique  que  l'homme  est  fait  pour  servir.  Quant 
à  moi,  cette  pièce,  toute  claire,  harmonieuse  et  proportionnée, 
m'est  un  puits  de  rêverie.  J'y  distingue  superposés  tous  les  âges 
de  l'humanité.  Antigone  émerge  des  profondes  époques  primi- 
tives oij  les  sœurs  épousaient  leurs  frères.  Le  secret,  le  centre 
de  son  culte  des  morts,  elle  le  livre  quand  elle  dit  :  «  Je  n'au- 
rais pas  ainsi  bravé  la  mort  pour  mon  époux,  car  j'aurais  pu 
me  remarier,  ni  pour  un  fils,  car  j'aurais  pu  avoir  un  autre  fils; 
mais  pour  un  frère...  Puisque  les  auteurs  de  mes  jours  reposent 
tous  les  deux  dans  la  tombe,  un  frère  ne  peut  plus  naître  pour 
moi...  »  Par  ce  chuchotement  sibyllin,  Antigone  se  révèle  comme 
une  survivance  des  conceptions  aristocratiques  qui  mirent  sur 
nos  sommets  mosellans  le  culte  de  la  déesse  Rosmerthe,  assise 
auprès  de  son  frère,  le  Mercure  gaulois.  Et  de  cette  nuit  loin- 
taine, elle  s'élève,  fusée  royale  et  solitaire,  pour  illuminer  Lucile 
de  Chateaubriand,  Eugénie  de  Guérin,  Henriette  Renan,  toutes  ces 
«  parèdres  »  ardentes  et  chastes  qui  meurent  d'un  amour  fraternel. 

Cette  jeune  figure,  pleine  de  vie,  constamment  tournée  vers 
la  mort,  je  l'invoque  sous  le  nom  d'Antigone  l'ensevelisseuse. 
Par  ses  chants,  comme  un  fidèle,  dans  les  prières  traditionnelles, 
j'exhale  mes  vœux  particuliers. 

Redisons  les  paroles  sacrées  : 

«...  J'ensevelirai  mon  frère...  Je  reposerai  avec  mon  frère  chéri 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  483 

et  j'aurai  rempli  mon  devoir,  car  j'ai  plus  longtemps  à  plaire 
aux  morts  qu'aux  vivans.  Je  dois  reposer  avec  eux  à  jamais...  » 

«...  Je  satisfais  ceux  à  qui  je  dois  plaire.  Je  m'arrêterai  quand 
je  ne  pourrai  plus  agir...  » 

«...  Tu  vis  encore,  mais  moi,  depuis  longtemps,  je  suis 
morte  à  la  vie  pour  servir  celui  qui  n'est  plus.  » 

Par  de  telles  sentences,  lourdes  d'un  sens  social,  cette  vio- 
lente fille  se  désigne  comme  la  sainte  patronne  de  ceux  qui 
veulent  donner,  jusqu'au  bout,  témoignage  à  leur  maison,  à 
toutes  leurs  traditions,  fût-ce  sans  autre  espoir  que  d'accomplir 
une  vie  qui  soit  une  note  juste.  Ce  n'est  pas  un  médiocre  rôle 
qu'Antigone  nous  propose  ainsi.  Les  empereurs  Marc-Aurèle  et 
Julien  furent  de  tels  témoins  du  monde  antique  périssant.  Nous 
ne  pensons  pas  à  monter  dans  les  barques  légères,  heureuses,  qui 
s'en  vont  courir  des  destins  inconnus,  mais  nous  voulons  per- 
sister et  faire  bonne  figure,  sur  le  vieux  sol  traditionnel  :  le  seul 
où  nous  adapte  notre  préparation  et  hors  duquel  il  ne  vaut  plus 
de  vivre. 

Depuis  dix  années  que  j'aime  Antigone,  elle  ne  m'a  pas 
laissé  une  fois  insensible.  Si  les  circonstances  me  devaient  dé- 
cevoir, ses  chants  véridiques  seraient  mon  refuge  et,  je  crois,  ma 
consolation.  De  ces  minces  pastilles  que  mon  regard  allume, 
monte  une  fumée  qui  m'enveloppe,  m'isole  et  me  donne  une 
paix  funéraire. 

* 
*  * 

J'ai  vu  M'"^  Bartet  jouer  Antigone  à  la  Comédie-Française. 
Elle  était  exquise  de  goût,  de  plastique  et  de  douceur,  mais  elle 
trahissait  Sophocle.  Cette  chantante  M""^  Bartet  amoindrit  toitte 
l'œuvre,  quand  elle  hésite  à  nous  montrer  les  colères  d' Antigone 
que  tourmentent  ses  nerfs  et  son  désir  de  gloire.  En  édulcorant 
de  tendre  amabilité  son  rôle,  elle  annule  l'invention  infiniment 
riche,  souple  de  deux  sœurs  qui  semblent  pareilles,  mais  dont 
l'une  est   déesse,  et  l'autre  à  notre  mesure 

On  ne  distinguait  d'abord  sur  ces  deux  filles  que  de  la  jeu- 
nesse et  quelque  chose  d'étincelant;  elles  semblaient  interchan- 
geables. Mais  qu'un  choc  les  bouleverse  !  Antigone  est  une  sœur 
d'Achille.  Elle  porte  en  elle  un  démon  qui  l'isole  et  la  rend  su- 
blime, en  même  temps  que  douloureuse  et  mal  agréable.  Je  vois 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

Ismène  de  qui  les  yeux  ne  quittent  pas  sa  sœur,  mais  Antigone 
se  plaint  de  son  génie  et  nous  fatigue  avec  sa  grosse  voix  de 
rossignol. 


* 
*  * 


Antigone  et  Ismène  ne  sont  pas  deux  chants  d'opéra  qui  se 
marient,  l'un  plus  puissant,  l'autre  plus  doux,  pour  mieux  nous 
plaire,  mais  deux  épreuves  réalistes,  à  des  échelles  différentes, 
d'un  type  royal  éternellement  vrai.  Leur  conflit,  c'est  le  chucho- 
tement de  deux  feuilles  que  le  vent  du  malheur  froisse,  distingue 
et  fait  sonner  sur  l'arbre  familial. 

Avant  même  que  sa  beauté  intérieure  éclate  et  qu'Antigone 

soit  toute  df^^lose  par  la  mort,  on  reconnaît  une  aristocrate,  une 

«  eugénique,  »  comme  elle  dit  d'elle-même  et  comme  disent  nos 

^   sociologues  modernes.  Elle  prend  conseil  de  ses  morts,  quand  elle 

médite  l'oreille  inclinée  vers  son  cœur. 


* 

*  * 


Antigone  est  une  pièce  de  guerre  civile.  On  y  voit  les  su- 
prêmes soubresauts  d'une  famille  de  forcenés.  A  travers  les 
siècles,  de  place  en  place,  émergent,  comme  de  hauts  burgs  dans 
le  brouillard,  des  familles  féodales,  intraitables,  déniesurées. 
Qu'une  telle  famille  soit  dépossédée  d'un  trône  ou  d'un  domaine, 
ses  passions,  à  toutes  les  époques,  se  révéleront  pareilles.  Sur 
la  tragédie  thébaine  éclatent  les  dures  couleurs  qui  souillent  le 
konak  royal  de  Belgrade. 


* 


Je  ne  puis  pas  me  détacher  d'Antigone,  quand  elle  s'en  va,  de 
nuit  sur  la  plaine  des  morts...  C'est  que  nous  tous,  nous  avons 
à  relever  des  morts  sur  les  champs  de  bataille  de  l'histoire  :  des 
morts  que  d'autres  morts  également  vénérables  nous  défendent 
d'honorer. 

Antigone  a  peur,  son  regard  est  fixe,  elle  frôle  les  mânes 
goulus  qui,  n'ayant  pas  encore  traversé  le  Styx,  accourent, 
comme  des  chiens,  se  repaître  des  libations  sur  les  tombes  ;  mais 
rien  ne  la  détournera.  C'est  le  propre  d'une  Antigone  qu'exaltée, 
délirante,  elle  garde,  comme  une  lanterne  sous  la  tempête,  toute 
sa  vive  intelligence  pour  accomplir  sa  décision. 


UN   VOYAGE    A    SPARTE.  485 

Stace  l'accompagne;  le  doux  Ballanche  aussi,  qui,  la  confon- 
dant avec  M"®  Récamier,  trouve,  pour  la  décrire,  quelques  accens 
aimables.  11  dit  qu'elle  aperçut  un  petit  groupe  de  gardes  qui 
sommeillaient  autour  d'un  feu.  A  quelque  trente  mètres,  dans 
la  demi-nuit  brillait  un  grand  corps  tout  nu.  Elle  court  sans  bruit, 
le  reconnaît  et,  par  pudeur,  le  couvre  d'abord  avec  son  écbarpe. 

On  sourit  de  reconnaître  aux  mains  d'Antigone  l'écharpe  à 
tout  faire  de  M"°  Récamier. 

Une  tempête  de  vent  s'est  élevée.  La  jeune  fille,  sur  le 
cadavre  de  son  frère,  pousse  les  cris  lamentables  d'une  vocifé- 
ra trice. 

Je  ne  sais  rien  de  plus  beau  que  ce  jeune  aigle  sombre  saisi 
sur  un  charnier  et  qu'on  traîne  devant  Gréon. 

Alors  éclate  l'immortel  dialogue,  la  protestation  d'Antigone 
en  face  du  pouvoir  constitué. 

Gréon.  —  Gonnaissais-tu  la  défense  que  j'avais  fait  publier? 

Antigone.  —  Je  la  connaissais. 

Gréon.  —  Et  pourtant  tu  as  osé  enfreindre  cette  loi. 

Antigone.  —  Ge  n'était  pas  Jupiter  qui  m'avait  publié  ces 
choses,  ni  la  justice,  compagne  des  dieux  mânes  qui  avaient  fixé 
ces  lois  parmi  les  hommes.  Je  ne  croyais  pas  que  tes  procla- 
mations, les  proclamations  d'un  mortel,  pussent  transgresser 
les  lois  non  écrites  et  infaillibles  des  dieux.  Gar  celles-ci  existent 
non  d'aujourd'hui,  certes,  ni  d'hier,  mais  éternellement,  et  per- 
sonne ne  sait  depuis  quel  temps  elles  ont  paru. 

L'homme  sage  qui  lit  cette  scène  voudrait  sur  son  visage  un 
voile,  car  l'éclatante  revendication  de  la  vierge  en  faveur  de 
l'équité  divine  contre  la  fragile  justice  humaine,  naturellement 
elle  nous  émeut  de  sympathie,  mais  il  s'agit  de  vivre  en  société, 
et  je  ne  puis  avouer  le  mouvement  de  chevalerie  qui  me  range 
au  côté  de  cette  audacieuse.  Que  je  cède  au  prestige  d'Anti- 
gone, il  n'y  a  plus  de  cité.  Gette  vierge,  au  nom  de  son  sens 
personnel,  proteste  contre  la  loi  écrite  et  se  glorifie  d'agir  autre- 
ment que  ses  concitoyens;  à  sa  suite,  dès  lors,  chacun  de  nous, 
pour  n'en  faire  qu'à  sa  tête,  peut  invoquer  les  lois  non  écrites 
impérissables,  émanées  des  dieux. 

* 
*  * 

Le  conflit  de  Gréon  avec  la  noble  Antigone  est  immoral,  très 
propre  à  pervertir  les  Thébains.  Si  Gréon  avait  un  peu  d'inteili- 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

genco  politique,  il  chercherait  un  biais.  Je  suis  sûr  qu'il  le 
trouverait  en  causant  avec  Tirésias,  car  les  lois  humaines  n'ont 
rien  d'absolu,  et  c'est  le  propre  d'un  bon  administrateur  de  les 
plier  selon  les  cas.  Mais  ce  Créon  est  un  novice  ou  plutôt  un 
homme  passionné  ;  il  s'égare  à  discuter  avec  sa  prisonnière  et  lui 
propose  ime  difficulté.  Une  difficulté  grave,  d'ailleurs,  celle-là 
même,  qu'aujourd'hui  encore,  on  oppose  aux  traditionalistes. 
Étéocle  et  Polynice  se  détestaient;  ils  sont  morts  en  s'exécrant; 
vous  dites  que  vous  êtes  leur  sœur  et  leur  sang,  que  vous  les 
honorez  tous  les  deux  et  que  vous  les  continuerez,  mais,  trop 
légère  raisonneuse,  «  vous  outragez  l'un  par  les  honneurs  rendus 
à  l'autre.  » 

—  N'était-il  pas  aussi  ton  frère,  cet  Etéocle  qui  périt  en  com- 
battant Polynice? 

—  Il  l'était  et  naquit  de  mêmes  parens. 

—  Comment  alors  honores-tu  d'un  service  impie  Polynice? 

—  Étéocle  ne  dira  pas  que  je  l'outrage. 

—  Cependant  tu  partages  avec  un  impie  les  honneurs  que  tu 
lui  rends. 

—  Polynice  était  son  frère  ! 

—  Il  ravageait  sa  patrie,  Etéocle  combattait  pour  elle. 

—  J'agis  selon  les  lois  que  Pluton  nous  impose. 

—  Le  criminel  et  le  vertueux  ne  doivent  pas  être  traités  de 
la  même  manière... 

Terrible  difficulté  du  vieux  texte  grec  et  que,  cent  fois,  dans 
les  mêmes  termes,  nous  nous  entendîmes  opposer  :  —  Fort  bien, 
nous  disait-on,  vous  invoquez  la  tradition,  mais  quelle  tradition? 

Bien  que  notre  force  de  vénération  qui  est  notre  source  pro- 
fonde ne  s'arrête  pas  sur  cet  obstacle,  notre  dialectique  en  a  de 
l'embarras.  Aussi  regardons-nous  avec  angoisse  Antigone;  nous 
tremblons  pour  elle,  comme  pour  Jeanne  devant  ses  juges.  Mais 
soudain,  elle  prononce  la  claire  parole,  elle  projette  le  pur  sen- 
timent, elle  nous  associe  à  sa  générosité  naturelle  qui  nous 
rassérène  et  qui  volatilise  l'objection  : 

—  Je  ne  suis  pas  née,  dit-elle,  pour  partager  la  haine,  mais 
pour  partager  l'amitié. 

Comme  une  musique  soutient  un  chant,  une  telle  parole, 
si  pleine,  nous  accompagne  et  nous  assiste  à  travers  les  contra- 
dictions de  l'histoire.  Je  tiens  de  ma  naissance  française  d'in- 
nombrables  affinités,  des  amitiés,  par  où  j'accorde  dans  mon 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  487 

cœur  nos  Étéocle  ot  nos  Polynice,  tous  ces  frères  ennemis  dont 
nous  perpétuons  la  querelle. 


Il  faudrait  que  je  fusse  un  harmoniste  surhumain  et  que  je 
possédasse  des  ressources  inouïes  de  rythme  pour  mêler  dans  un 
cantique  juste  les  sympathies  et  les  déplaisirs  que  j'éprouve 
d'Antigone.  Je  pleure  Antigone  et  la  laisse  périr. 

C'est  que  je  ne  suis  pas  un  poète. 

Que  les  poètes  recueillent  Antigone.  Voilà  le  rôle  bienfaisant 
de  ces  êtres  amoraux.  A  mes  yeux,  Antigone  représente  la 
vertu  et  rhéroïsme;  Créon,  l'autorité  légitime.  Ce  n'est  point 
dans  les  livres,  c'est  tout  autour  de  moi  que  j'ai  appris  combien 
étaient  rares  les  circonstances  oi^i  le  héros  est  utile  à  l'Etat.  Pour 
l'ordinaire,  ce  genre  de  personnage  est  un  péril  public. 

* 

Les  chants  du  supplice  s'approchent.  Antigone  commence  sa 
lamentation.  La  nénie  d'Antigone  marchant  toute  vivante  à  la 
mort!  Une  des  plus  hautes  plaintes  lyriques  qu'ait  entendues 
l'humanité. 

Pour  nous  toucher,  toute  beauté  nous  signale  qu'elle  doit 
périr;  mais  est-il  rien  d'aussi  périssable  qu  Antigone  dans  le  sen- 
tier de  son  supplice?  Elle  trouve  le  plus  fort  moyen  de  nous 
émouvoir  :  elle  dit  tout  haut  son  regret  de  n'avoir  pas  connu  le 
lit  nuptial.  Là-dessus,  fût-elle  coupable,  quel  homme  lui  refuse- 
rait sa  complaisance?  C'est  une  promesse  de  bonheur  quelle 
laisse  échapper.  Quelle  fière  audace  a  cette  vierge  de  nous  fournir 
un  trait  si  positif!  Elle  éveille  notre  désir,  mais  l'épure  de  ja- 
lousie, puisque  aucun  homme  ne  la  possédera. 


Ballanche  s'éternise  auprès  d'Antigone  mourante,  comme  il 
faisait  les  jours  que  M"""  Récamier  indisposée  l'autorisait  à  lui 
tenir  compagnie.  Je  suis  plus  désireux,  je  l'avoue,  de  connaître 
ce  qui  se  passe  dans  Thèbes  que  d'entendre  le  gémissement  de 
la  vierge  dans  son  rocher.  Sophocle  n'a  pas  tout  dit  quand  il 
me  fait  voir  la  mort  d'Antigone  et  le  désespoir  de  Créon  qui,  sa 
femme  et  son  fils  perdus,  s'éloigne  dans  l'exil;  il  ne  contente  pas 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  mes  curiosités;  il  laisse  irrésolue  la  plus  grave  des  péri- 
péties de  sa  pièce.  Qu'est-il  advenu  de  Tlièbes? 

Je  suis  convaincu  que  Sophocle  a  déformé  l'histoire,  et  qu'en 
fait  Hémon  a  vécu  pour  'épouser  Ismène  et  régner.  Cette  révo- 
lution, selon  moi,  fut  l'œuvre  de  Tirésias.  Le  caractère  exact 
de  ce  prêtre  est  discernable  à  travers  les  déformations  (légitimes) 
du  poète.  Tirésias  était  un  agitateur,  un  prophète,  un  journa- 
liste, fort  habile,  mais  vénal. 

—  L'appât  du  gain  te  dicte  tes  discours,  lui  dit  Gréon.  Toute 
la  race  des  devins  est  avide  d'argent. 

—  C'est  grâce  à  moi,  réplique  Tirésias,  que  tu  as  sauvé  l'Etat, 
que  tu  règnes. 

—  Tu  es  habile,  oui,  c'est  certain,  mais  je  me  méfie... 
Tirésias  attendait  une  circonstance  favorable.  La  mort  d'Anti- 

gone  le  sert.  En  marchant  à  la  mort,  la  victime  disait  aux  par- 
tisans d'Etéocle  et  aux  partisans  de  Polynice  :  «  Voyez,  chefs  des 
Thébains,  une  princesse,  seul  reste  du  sang  des  rois,  voyez  quels 
outrages  elle  reçoit.  »  Un  tel  spectacle  dut  en  effet  émouvoir  la 
populace.  Songez  à  l'utilité  d'un  cadavre  dans  nos  troubles  pari- 
siens. Cette  mort,  par  son  pathétique,  refit  l'unité  dans  Thèbes; 
surtout  elle  donna  plus  d'assurances  pour  l'avenir  à  Tirésias. 
Il  voyait  bien  que  sur  une  Antigone  on  ne  peut  rien  fonder, 
mais  au  nom  de  la  jeune  Ismène,  il  gouvernera  comme  Joad, 
dans  Athalie,  sous  le  couvert  du  jeune  Joas. 

Ce  serait  un  plaisir  de  reconstituer  l'habile  et  sainte  argu- 
mentation par  laquelle  Tirésias,  sur  l'Acropole  de  Thèbes,  jus- 
tifia, consacra  le  nouveau  règne.  Sans  nul  doute,  ce  prêtre  a 
devancé  la  fameuse  doctrine  de  Joseph  de  Maistre  sur  l'effi- 
cacité merveilleuse  du  sacrifice  volontaire  de  l'innocence  qui 
se  dévoue  elle-même  à  la  divinité  comme  une  victime  propitia- 
toire :  «  Toujours  les  hommes  ont  attaché  un  prix  infini  à  cette 
soumission  du  juste  qui  accepte  les  souffrances...  Les  change- 
mens  les  plus  heureux  qui  s'opèrent  parmi  les  nations  sont 
presque  toujours  achetés  de  sanglantes  catastrophes  dont  l'in- 
nocence est  la  victime.  » 

Bien  que  de  telles  idées  aient  été,  je  crois,  étrangères  à  l'in- 
domptable Antigone,  chez  qui  le  fait  princier,  l'orgueil  du  sang 
suffit  à  rendre  tout  intelligible,  on  ne  blâmera  point  Tirésias  de 
les  lui  avoir  prêtées.  C'est  l'usage  des  politiques  de  maquiller  la 
figure  et  de  fausser  la  pensée  des  cadavres. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  489 


* 


Avec  quelle  soupjesse  Sophocle  se  plie  aux  dures  nécessités! 
quel  sens  aristocratique  ou  politique  de  la  vie  !  Il  a  très  bien 
vu  qu'il  serait  également  dangereux  de  sacrifier  Antigone  à 
Gréon,  ou  Créon  à  Antigone.  On  avait  ouvert  dans  Thèbes  un 
conflit  sans  issue  entre  l'Etat  et  la  famille,  mieux  encore  entre 
la  vie  sociale  et  le  droit  de  la  nature.  Ces  forces  se  niaient  l'une 
et  l'autre.  Il  fallait  régler  le  problème  en  supprimant  les  deux 
termes,  je  veux  dire  les  deux  personnages  inconciliables. 

Sophocle  avait  cinquante-cinq  ans  lorsqu'il  écrivit  sa  pièce. 
Ce  n'est  plus  un  jeune  poète  qui  subit  tout  le  prestige  d'une 
figure  héroïque;  il  jouit  des  belles  parties  d'une  telle  nature, 
mais  garde  un  juste  sentiment  du  paysage  général.  Une  fleur 
tournoie  sur  un  gouffre.  Derrière  cette  frêle  vivante,  l'homme 
mûr  surveille  tout  l'horizon.  Il  était  utile  à  la  paix  sociale 
et  à  l'ordre  moral  qu'Antigone  et  Gréon  disparussent.  Rien  que 
par  cette  solution,  Sophocle  méritait  le  poste  de  stratège  auquel 
il  semble  bien  que  ses  auditeurs  l'élurent. 

X.   —   MON   AMI   TIGRANE,    DISCIPLE   DES   STÈLES   DU    CÉRAMIQUE 

Pourquoi  suis-je  revenu  si  souvent  parmi  les  blanches  stèles 
du  Géramique  ou  du  musée  de  Patissia? 

C'est  en  commémoration  de  l'influence  virile  qu'elles  eurent 
sur  celui  de  mes  amis  qui  m'a  le  plus  émerveillé  :  je  veux  parler 
d'un  jeune  Oriental,  l'Arménien  Tigrane,  qui  faisait  avec  tout  de 
la  poésie  et  qui,  durant  plusieurs  années,  guida  mon  imagination 
dans  le  monde  asiatique.  Il  servait  là  mon  goût  bien  involontaire- 
ment, car  sa  raison  contredisait  avec  violence  l'Orient.  Il  avait 
étudié  auprès  des  plus  doctes  imans,  mais  sous  les  poivriers 
d'Athènes,  son  cœur  ne  voulut  plus  connaître  que  les  trésors  de 
l'Occident.  11  y  satisfît  son  dégoût  des  conceptions  familières  aux 
masses  asiatiques  et  son  enthousiasme  pour  nos  méthodes  de 
pensée.  Il  ne  m'a  jamais  répondu  qu'à  contre-cœur  si  je  l'inter- 
rogeais sur  les  cyprès  qui  ombragent  les  tombes  d'Eyoub,  ou  bien 
sur  les  barques  rapides  du  Bosphore  et  de  la  Corne  d'Or.  Il 
haïssait  ces  turqueries.  Les  cimetières  de  Constantinople,  ces 
champs  de  ronces  plantés  d'innombrables  pierres  que  couronne 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  turban,  peuvent  susciter  d'agréables  rêveries  chez  un  voya- 
geur désintéressé,  mais  Tigrane  disait  avec  mépris  :  «  Le  Turc, 
devant  l'immensité  de  son  créateur,  est  de  la  poussière  qui  re- 
devient poussière  ;  devant  l'omnipotence  du  Sultan  qui  le 
nourrit,  il  est  un  fonctionnaire  qu'on  remplace.  Sa  raison  est 
esclave  dans  le  domaine  moral  comme  son  corps  dans  le  do- 
maine politique,  et  la  corde  dont  il  ceint  avec  orgueil  son 
front  rasé  apparaît  sur  les  pierres  mortuaires  comme  l'emblème 
dernier  de  la  servitude.  » 

En  circulant  aujourd'hui  parmi  les  asphodèles  du  Céramique, 
je  comprends  d'une  manière  sensible  que,  dans  la  pire  détresse, 
Tigrane  se  mettait  à  l'école  de  ces  tombeaux  antiques  !  Son  ima- 
gination, hantée  par  les  supplices  où  des  milliers  d'enfans  de  sa 
race  moururent,  aimait  à  se  prémunir  contre  un  destin  atroce 
en  méditant  le  calme  souverain  de  ces  séparations... 

Sur  les  monumens  funéraires  d'Athènes,  on  voit  le  mort 
assis  devant  sa  tombe  et  qui  prend  congé  de  ses  amis.  Nulle 
angoisse,  aucun  abattement  ;  c'est  un  fruit  qui  se  détache  ou  le 
soleil  quand  il  se  couche.  Un  honnête  homme  se  retire  d'une 
honnête  compagnie. 

Voici  un  vieillard  et  sa  fille  morte.  Que  pense  le  père?  On 
distingue  sa  douleur.  Mais  cette  fille?  Gomme  elle  est  calme! 
En  regard  de  son  indifférence,  j'évoque  le  cri  terrible,  que  me 
citait  Alphonse  Daudet,  d'un  enfant  du  Nord  malade,  veillé  par 
les  siens,  et  qui,  dans  la  nuit,  chuchote  :  «  Père,  cela  me  fait 
tant  de  peine  de  mourir  !  »  Une  telle  plainte  nous  étouffe  d'an- 
goisse, mais  au  Céramique,  on  accepte  la  mort.  Toutes  les  vertus 
que  contient  le  mot  «  dignité  »  sont  réunies  sur  cette  vierge.  Dans 
les  sérails  do  l'Orient,  elle  introduirait  la  fierté  d'une  âme  libre. 
On  reçoit  d'elle  une  préparation  pour  entendre  la  Myrrha  de 
Byron,  qui,  asservie  au  barbare  charmant,  par  l'amour  plus  que 
par  des  chaînes,  veut  l'helléniser,  l'affranchir  de  ses  vices.  — 
Ailleurs,  deux  jeunes  gens  armés  du  casque,  de  la  lance  et  du 
bouclier,  se  donnent  l'adieu.  Leurs  jeunes  femmes,  dont  l'une 
iebout  s'appuie  légèrement  sur  sa  compagne  assise,  regardent 
iiu  loin,  et  de  la  main  droite  désignent,  rappellent  ces  héros 
distraits.  Près  de  quitter  les  plaisirs  et  la  tendresse,  ils  ne  pen- 
sent qu'à  leur  gloire.  —  Sur  un  autre  marbre,  le  mort,  un  ado- 
lescent qui  tient  un  bâton  et  qu'accompagne  son  chien,  plonge 
au  loin  un  regard  pensif.  Rien  ne  marque  pourtant  qu'il  regrette 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  491 

la  vie  ;  c'est  quand  les  forces  déclinent  qu'on  s'attache  à  l'exi- 
stence :  à  trente  ans,  on  veut  du  nouveau,  toujours  du  nouveau, 
et  c'en  est  encore  de  devenir  un  héros.  Un  vieillard  l'examine 
avec  un  profond  chagrin.  C'est  le  père;  il  ne  pleurera  pas.  Sans 
doute  les  Grecs  connaissaient  les  larmes,  puisqu'un  petit  ser- 
viteur, assis  par  terre  et  pelotonné,  pleure,  mais  c'est  un  enfant 
et  un  esclave. 

De  telles  compositions,  comme  un  geste  de  la  main  écarte 
des  fumées,  font  du  silence  autour  de  nous.  La  société  de  ces 
morts  murmure  :  «  Retenez  vos  larmes  et  n'aigrissez  pas  votre 
cœur;  tout  est  accompli.  » 

Les  parnassiens  sont  passés  à  côté  du  bon  sens,  s'ils  ont 
voulu,  au  nom  de  l'Hellénisme,  bannir  de  la  poésie  les  émotions 
personnelles,  mais  ils  pouvaient  nous  parler  justement  d'une 
certaine  impassibilité  grecque,  ou,  du  moins,  reconnaître  dans 
l'élite  athénienne  des  hommes  qui  pratiquaient  ce  que  Spinoza 
et  Gœthe,  avec  le  pédantisme  de  nos  races,  nous  ont  rendu 
accessible  sous  le  nom  d'  «  acceptation.  » 

Cette  tenue  des  anciens  Grecs  devant  l'inévitable  est  exprimée 
avec  une  force  saisissante  sur  les  stèles  et  les  lécythes.  Elle 
compose  sans  phrases  un  enseignement  dont  mon  ami  Tigrane 
fut  l'élève.  Par  là,  sa  vie  mérite  mieux  qu'une  allusion  rapide. 
Elle  est  bien  dans  le  sens  de  mon  voyage,  car  d'Athènes  à  Sparte 
mon  objet,  c'est  de  reconnaître  quel  bénéfice  moral  nous  pou- 
vons encore  tirer  de  la  Grèce  subsistante.  Et  puis  comment 
quitter  si  vite  la  mémoire  de  mon  ami  :  si  je  m'éloigne,  il  va 
glisser  dans  le  plus  muet  isolement. 

Les  premières  circonstances  où  j'ai  connu  Tigrane  me  dispo- 
saient à  sentir  vivement  son  charme.  En  effet,  des  soins  matériels 
et  des  occupations  basses  laissent  s'amasser  en  nous  une  sorte 
de  nostalgie  ou  de  mal  du  pays  ;  les  êtres  qui  nous  entourent 
deviennent  des  espèces  de  fantômes,  et  nous  nous  retirons, comme 
dans  un  réduit  sacré,  tout  au  fond  de  notre  conscience  où  fer- 
mente un  vague  enthousiasme.  Dans  l'été  de  1893,  je  m'occupais 
d'une  campagne  électorale  à  Neuilly,  et,  bien  qu'elle  fût  inté- 
ressante, je  sentais  s'irriter  en  moi  des  exigences  de  poésie.  Au 
milieu  de  ces  dispositions,  je  fus  surpris  par  la  visite  d'un  jeune 
Arménien,  qui  désirait  me  dire  son  amitié  pour  mes  livres,  et  il 
m'enchanta  tout  d'abord  par  la  lumière  de  son  visage  et  par  sa 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grâce  un  peu  raide.  C'était  un  fragile  morceau  d'ambre,  déga- 
geant un  précieux  arôme  intérieur.  J'appris  avec  curiosité  qu'il 
venait  de  Constantinople,  et  je  fus  émerveillé,  quand  il  me  ra- 
conta que  sa  famille  avait  passé  par  Bagdad.  Cela  me  changeait 
de  Neuilly,  de  Boulogne  et  de  Billancourt.  Pour  l'instant,  il 
suivait  un  traitement  d'hydrothérapie  dans  une  maison  de  repos 
du  boulevard  d'Argenson.  Ses  yeux  étaient  trop  grands,  ses 
membres  frêles  et  ses  gestes  un  peu  contractés  ;  il  parlait  d'une 
manière  précise,  avec  une  sorte  de  fierté  et  l'on  se  plaisait  tout 
de  suite  à  le  traiter  en  jeune  prince  d'Orient. 

Comme  on  propose  à  un  invité  le  tour  du  propriétaire,  j'ofTris 
à  Tigrane  de  me  suivre  chez  les  marchands  de  vins  où  j'avais 
des  mains  à  serrer. 

Ce  jeune  flatteur  trouva  qu'on  y  parlait  trop  peu  du  Jardin 
de  Bérénice. 

—  En  vérité,  lui  répondis-je,  ce  qui  me  gène  chez  les  mas- 
troquets,  ce  n'est  pas  ma  soif  d'égards.  C'est,  tout  au  court,  mon 
manque  de  soif.  Le  petit-bleu,  le  petit-blanc,  le  mêlé-casse,  le 
marc-teint  me  dégoûtent  également.  Ah  !  ce  serait  plus  agréable 
de  respirer  des  roses  à  Chiraz  que  de  trinquer  sur  le  zinc  !  Mais 
ne  trouvez- vous  pas  que  l'agréable  nous  débilite  l'âme?, Ce  qui 
me  plaît  dans  les  besognes  où  vous  me  surprenez,  c'est  précisé- 
ment que  je  m'y  contrarie.  Il  y  a  du  plaisir  à  faire  quelque 
chose  d^extrêmement  ennuyeux,  à  se  porter  de  tout  son  corps 
contre  un  obstacle.  D'ailleurs,  ces  médiocrités  sont  les  moyens 
d'une  œuvre  magnifique,  et,  si  j'avais  plus  d'énergie  généreuse, 
sans  doute  que  je  saurais  réconcilier  cette  réalité  avec  mon  idéal. 

Là-dessus,  je  lui  exposai  quelques-unes  des  thèses  détermi- 
nistes, connues  aujourd'hui  sous  le  nom  de  nationalisme. 

Elles  flattent  vivement  un  individu  un  peu  fier,  parce  qu'elles 
le  prolongent  dans  le  passé  et  dans  favenir  de  sa  race;  elles  lui 
permettent  de  sentir  que  l'humanité  vit  dans  une  étroite  élite, 
où  de  lui-même  il  se  place. 

—  Ainsi,  mon  cher  monsieur,  disais-je  à  Tigrane,  vos  ancêtres 
vous  ont  préparé  sur  la  rive  de  l'Euphrate  et  dans  la  Mésopo- 
tamie, d'où  vous  êtes  venu  en  Perse  pour  habiter  aujourd'hui 
Constantinople.  Certainement  votre  sensibilité  diff"é rente  do  la 
nôtre  vous  permet  de  goûter,  mieux  que  je  ne  puis,  les  musiques 
monotones  de  l'Orient  et  les  motifs  décoratifs  indéfiniment 
répétés  et  divers  des  Alhambras  musulmanes.  C'est  par  là  que 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  493 

VOUS  m'êtes  précieux.  Les  partisans  et  même  les  adversaires, 
Rvec  qui  vous  me  voyez  m'agiter,  m'intéressent  d'une  certaine 
manière  fraternelle,  car  nous  sommes  des  frères  d'armes,  mais 
je  les  vaux,  ils  me  valent  et  je  les  défie  de  m'étonner.  Nous  pou- 
vons bâiller  en  nous  regardant,  mais  vous,  Tigrane,  vous  m'étiez 
annoncé  par  les  figures  persanes  que  j'ai  vues  peintes  sur  des 
boîtes  ou  sur  des  plats  de  livres.  Si  j'ai  rêvé  plusieurs  fois  que, 
dans  Chiraz,  je  visitais  le  tombeau  de  Saadi  et  qu'un  jeune  lettré 
convaincu  par  ma  démarche  me  livrait  le  sens  secret  de  Fir- 
dousi,  d'Hafiz  et  d'Omar  Kheyam,  ce  jeune  lettré  c'était  vous. 
J'aime  la  rêverie  auprès  du  jet  d'eau  des  cours  intérieures  d'Asie; 
j'aime  les  histoires  un  peu  fades,  mais  pleines  de  ressources  ver- 
bales, sur  les  amours  de  la  rose  et  du  rossignol;  j'aime  le  soleil 
écrasant.  Eh  bien  !  toutes  ces  formes  diverses  d'une  poésie  où 
mon  esprit  aspire,  ce  jet  d'eau  comme  ces  légendes  du  rossignol 
et  de  la  rose,  comme  ces  lourds  après-midis  de  soleil,  avec  quoi 
le  cerveau  fait  de  la  résignation,  vous  les  mettez  auprès  de  moi, 
Tigrane.  Je  vous  reconnais  pour  l'un  des  innombrables  voya- 
geurs qui  furent,  à  toutes  les  époques,  les  sages  des  diverses 
races  de  l'Orient;  vous  m'apparaissez  comme  un  épi  de 
l'immense  moisson  asiatique. 

Ainsi  je  devisais,  ou,  plutôt,  c'est  ainsi  que  j'aurais  voulu 
deviser.  Nous  manquions  de  loisir.  Dans  cet  été  de  1893,  je  vis 
peu  Tigrane,  car  ce  n'était  pas  pour  moi  le  temps  de  la  rêverie. 
Parfois,  dans  les  réunions  les  plus  épaisses,  à  la  faveur  d'une 
houle,  du  haut  de  l'estrade  où  je  parlais,  j'apercevais  sa  jeune 
figure  dorée,  agréable  et  mystérieuse,  comm_e  la  flamme  d'un 
cierge  en  plein  jour.  Puis  il  quitta  la  France  et,  peu  de  semaines 
après,  je  reçus  du  Caire  ou  d'Alexandrie,  un  journal  qui  conte- 
nait ses  impressions  sur  mon  ardente  campagne  électorale.  C'était 
imprimé  en  caractères  égyptiens,  qui  sont  des  petits  traits  fleuris 
et  bistournés.  On  eût  dit  un  bouquet  défait,  un  sélam  répandu. 
Une  traduction  que  mon  Arménien  avait  jointe  à  son  envoi  me 
convainquit  de  sa  flatteuse  sympathie  en  même  temps  que  de 
son  joli  goût. 

Quelques  mois  après,  quand  je  dirigeai  la  Cocarde,  j'écrivis  à 
Tigrane,  et  il  m'envoya  de  Constantinople  des  pages  charmantes 
qui  rappelaient  les  soies  brodées  de  Loti.  Puis,  les  jours  s'amas- 
sant,  une  buée  se  forma  sur  l'image  que  j'avais  gardée  de  ce 
frêle  passant. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  1896,  Tigrane  réapparut  en  chair  et  en  os.  Il  hiyait  de 
Constantinople  et  venait  de  passer  par  Aliiènes.  Il  reprit  tout  de 
go  ma  conversation  de  1893  sur  la  nécessité  de  vivre  d'accord 
avec  les  morts  de  sa  nation,  il  voulait  vivre  et  mourir  pour  sa 
malheureuse  Arménie.  Quant  à  moi,  il  venait  m'offrir  le  rôle 
d'un  Byron.  11  fallait  que  je  le  suivisse  dans  une  série  de  confé- 
rences, puis  en  Grèce,  pour  organiser  une  descente  de  volontaires 
en  Gilicie. 

On  pense  si  je  regardai  avec  soin  ce  pèlerin  !  J'avais,  dès  notre 
première  rencontre,  discerné  qu'il  portait  en  lui  un  inconnu 
de  poésie;  mais  cette  fois-ci,  le  jeune  lettré  cosmopolite  s'était 
évanoui.  La  chrysalide  aux  beautés  d'emprunt  avait  mué;  je  me 
trouvais  en  face  d'un  patriote  et  d'un  apôtre. 

Tigrane  avait  de  naissance  une  âme  désireuse  d'attirer  sur 
soi  la  sympathie  des  autres  âmes  et  une  organisation  mobile  à 
qui  tout  milieu  morne  eût  été  insupportable.  Mais  il  existe  des 
milliers  de  jeunes  gens  de  cette  sorte.  Ce  qui  m'émut,  ce  fut  de 
voir  les  meurtrissures  et  les  stigmates  d'une  nation  défigurant 
la  beauté  naturelle  d'un  individu.  Mon  fragile  et  fier  Tigrane 
était  préparé  pour  être  un  jeune  aristocrate,  et  les  circonstances 
voulaient  qu'il  fût  un  esclave,  ou  bien  un  révolutionnaire,  ou  bien 
un  exilé.  C'était  un  enfant  malheureux. 

En  méditant  sur  une  telle  vie,  je  me  convainc  que  c'est  une 
grande  chance  d'être  né  Français,  fût-ce  dans  une  F'rance  dimi- 
nuée. L'Arménien  Tigrane  ne  pouvait  connaître  qu'un  idéal 
désespéré.  Il  n'en  avait  pas  conscience  les  premières  fois  que  je 
le  vis,  car  il  sortait  de  faire  ses  études  au  collège  d'Arcueil  et  puis 
de  voyager  en  Amérique.  Mais,  en  1896,  un  long  séjour  à  Con- 
stantinople venait  de  lui  révéler  sa  race,  son  cœur  et  son  destin. 

On  peut  imaginer  ce  qu'avaient  été  les  frémissemens  de  ce 
jeune  homme  formé  par  une  double  culture  anglaise  et  fran- 
çaise, quand  il  trébucha  dans  les  cadavres  des  siens  jetés  en 
travers  des  rues  de  Péra  et  qu'il  entendit  la  maxime  des  Turcs  : 
«  L'arbre  doit  être  privé  de  ses  branches,  mais  non  pas  déraciné, 
car  il  s'agit  que  les  enfans  instruits  par  l'exemple  grandissent 
dans  la  soumission  et  servent  de  nouveau  avec  fidélité.  »  Quel 
tragique  déniaisement  pour  un  garçon  à  peine  majeur  !  Il  se 
chercha  et  se  trouva  dans  ses  morts.  Il  se  comprit  comme  l'un 
des  points  les  plus  consciens  de  sa  race  et  ne  voulut  point 
douter  que  la  raison  occidentale,  à  laquelle  nos  collèges  l'avaient 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  495 

initié,  ne  fût  appelée  à  conquérir  tous  les  pays  oii  elle  n'exerce 
pas  encore  son  empire. 

Sa  vue  principale,  dès  lors,  fut  que  l'Arménien,  pour  fournir 
de  l'excellent,  doit  se  soumettre  à  la  culture  hellénique.  Il  m'en 
a  bien  souvent  donné  la  démonstration  historique. 

—  C'est  à  la  conquête  d'Alexandre,  disait-il,  que  l'Arménie, 
jusqu'alors  trop  soucieuse  d'imiter  la  Perse,  se  retourna  vers 
l'Occident.  Les  dieux,  les  statues,  les  sophistes  et  les  acteurs  de 
la  Grèce  furent  reçus  à  Tigranocerte  et  dans  Artaxade...  Athènes, 
Mithridate  et  le  roi  d'Arménie  unirent  leurs  efforts  contre 
Rome.  Le  succès  politique  des  Romains  n'entrava  point  l'hellé- 
nisme dans  l'Orient.  Les  professeurs  grecs  continuèrent  de  faire 
l'éducation  des  riches  Arméniens...  Plus  tard,  contre  les  inva- 
sions mazdéennes,  puis  musulmanes,  les  Arméniens  furent  le 
rempart  de  toute  la  civilisation  chrétienne.  Plusieurs  centaines 
d'années,  ils  résistèrent,  furent  piétines,  se  relevèrent  au  milieu 
des  neiges,  apparurent  à  l'entrée  des  défilés,  aux  abords  des 
cavernes,  sur  des  hauteurs  inaccessibles,  flore  énergique  enra- 
inée  dans  les  rochers.  Cependant  beaucoup  do  paysans,  de 
riches  citadins  et  de  princes  passèrent  à  Byzance.  Il  y  eut  une 
garde  arménienne,  des  généraux,  des  ministres,  des  empereurs 
arméniens... 

Cette  période  triomphante  flattait  au  plus  haut  point  les  pas- 
sions politiques  de  Tigrane.  Pour  me  la  rendre  intelligible,  il 
revenait  toujours  à  Jean  Zimiscès  l'Arménien ,  qui  refoula  les 
Arabes  et  les  Bulgares,  et  qui  perdit,  par  le  poison,  la  couronne 
impériale  qu'il  avait  conquise  par  ses  victoires  et  ses  crimes. 
Tigrane  aimait,  je  crois,  ce  brutal  héros  parce  qu'il  lui  voyait 
des  vertus  batailleuses  qui  manquent  trop  aux  doux  Arméniens 
de  Galata. 

Toutes  les  nations  vaincues  et  foulées,  l'Irlande  comme  la 
Pologne,  l'Arménie  comme  la  Roumanie,  ont  des  poètes  qui 
lamentent  les  destinées  de  leur  patrie;  ils  enchaînent  dans  leurs 
récits  les  héros  fabuleux  aux  soldats  les  plus  récens  de  la 
liberté.  Aucun  de  ces  élémens  d'émotion  ne  manquait  à  Tigrane; 
ils  faisaient  au  fond  de  son  àme  une  chaleur  concentrée,  mais 
sa  poésie  propre  était  une  sorte  de  philosophie  de  l'histoire.  Il 
cherchait  dans  les  annales  byzantines  des  leçons  utiles  au  succès 
de  sa  cause,  et  sa  constante  conclusion,  c'était  qu'il  fallait  lier 
les  destinées  de  l'Arménie  à  celles  de  la  Grèce. 


496  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Quand  Tigrane  dut  quitter  en  hâte  Constantinople  opres  la 
journée  du  26  avril  1896  et  qu'il  vint  à  Paris  m'apporter  ses 
ardentes  excitations,  il  s'arrêta  en  route  à  Athènes.  Il  y  fit 
une  conférence.  Sur  cette  terre  favorable,  il  donnait  enfin  leur 
vol  aux  pensées  qui  depuis  trois  années  multipliaient  et  s'étouf- 
faient en  lui.  Son  succès  fut  immense.  Les  Athéniens  recoji- 
nurent  le  délégué  d'une  nation  marchande,  en  même  temps 
qu'un  esprit  formé  par  la  discipline  de  l'hellénisme,  c'est-à-dire 
chez  qui  l'enthousiasme  ne  nuit  pas  à  la  mesure  ni  à  l'habileté. 

J'ai  sous  les  yeux  le  manuscrit  de  son  discours.  J'y  goûte 
le  mélange  d'un  accent  héroïque  et  d'une  argumentation  réaliste. 
J'aime  surtout  l'élasticité  de  cette  âme  courageuse  qui  trouvait 
dans  tous  les  malheurs  une  raison  de  se  dresser. 

On  ne  peut  lire  sans  amitié  les  lettres  que  Tigrane  écrivait 
d'Athènes  à  sa  mère  demeurée  à  Constantinople. 

30  septembre  1896. 

«  Je  vais  prolonger  mon  séjour  jusqu'au  10  octobre  et 
peut-être  un  peu  plus  en  donnant  des  articles  aux  journaux.  La 
presse  grecque  m'a  fait  un  excellent  accueil.  La  vie  d'ailleurs  est 
ici  très  facile.  Une  pièce  de  vingt  francs  vaut  trente-cinq  francs 
grecs.  Je  vais  donner  ma  conférence  samedi  soir.  La  manifes- 
tation aura  lieu  le  lendemain,  après  le  service  religieux.  Nous 
honorerons  d'abord  le  monument  Byron,  et  nous  irons  ensuite 
saluer  celui  du  patriarche  Grégoire,  pendu  par  les  Turcs  au 
Phanar.  Je  me  sens  vivifié  par  la  vue  des  ruines  que  j'ai  aimées 
depuis  mon  enfance  et  par  la  saine  énergie  des  sentimens  qui 
animent  le  peuple  d'Athènes.  Je  pense  à  toi  en  mangeant  le 
raisin  de  l'Attique  dont  les  grappes  sont  longues,  exirêmement 
sucrées,  à  la  peau  dure,  ou  bien  cette  autre  espèce  de  raisins  qui 
s'appelle  «  la  mamelle  d'Aphrodite  »  et  qui  est  rose.  Si  tu  n'as 
pas  encore  envoyé  à  Paris  mes  ordonnances  de  pharmacie, 
adresse-les-moi  ici...  » 

1"  dimanche  d'octobre  .1896. 

«  Ma  chère  mère,  je  viens  de  recevoir  enfin  ta  lettre.  Me  voilà 
content.  Je  l'attendais  avec  anxiété.  Elle  me  surprend  au  milieu 
du  plus  grand  désordre.  Toute  la  matinée  j'ai  été  occupé  à 
dicter  et  à  recopier  mon  discours  dont  le  texte  entier  et  des 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  497 

fragmens  sont  demandés  par  les  journaux  de  toutes  nuances  de 
la  ville.  Le  président  du  Syllogue  a  chargé  quelqu'un  de  venir 
me  remercier  d'avoir  honoré  leur  maison  d'une  semblable  con- 
férence, de  me  présenter  le  titre  de  membre  du  Syllogue  et  de 
m'annoncer  que  la  traduction  grecque  du  discours  serait  j^ubliée 
à  leurs  frais.  Le  discours  concluant  à  l'alliance  des  deux  nations 
sur  le  double  terrain  moral  et  politique,  une  foule  de  pourpar- 
lers se  sont  engagés  en  ce  qui  concerne  la  réalisation  immédiate 
des  idées  que  j'ai  exposées.  Je  suis  donc  occupé  d'une  part  avec 
le  monde  universitaire,  d'autre  part  avec  les  comités  grecs,  qui 
me  chargent  d'une  mission  pour  Paris.  En  un  mot,  l'alliance  a 
été  bien  plaidée.  Moi-même  j'en  fus  quelque  peu  surpris.  Jamais 
je  n'ai  eu  des  idées  aussi  claires  et  le  travail  cérébral  aussi  facHe 
qu'à  Athènes. 

«  Les  Grecs  veulent  que  les  Arméniens  du  Pirée  et  d'Athènes 
ne  quittent  pas  le  pays.  Pour  faciliter  leur  installation,  ils  vont 
m'arranger  une  entrevue  avec  le  Premier,  Delyannis,  à  qui  je  de- 
manderai qu'un  lot  de  terre  soit  accordé  à  nos  transfuges  en 
Thessalie.  Ces  diverses  affaires  m'empêcheront  de  partir  demain. 
Je  ne  m'embarquerai  que  l'autre  dimanche.  Les  Arméniens  sont 
très  heureux  d'avoir  exhibé  celui  que  les  journaux  comblent  des 
épithètes  de  nearos,  aristos,  retor,  philosophas,  philoxenos,  phil- 
hellenos.  Le  bruit  même  a  pris  naissance  que  Tigrane  était  un 
millionnaire  du  Caucase.  Je  te  dis  tout  cela,  ma  chère  maman, 
pour  te  distraire. 

«  J'ai  vu  le  Parthénon,  le  Musée.  Quel  dommage  que  je  n'aie 
point  d'argent  pour  que  tu  me  rejoignes  ici  et  que  nous  visi- 
tions ensemble  tous  ces  marbres  en  compagnie  des  professeurs 
de  l'Université  :  à  la  chaire  de  mythologie  tu  retrouverais 
toutes  ces  dames  d'Ovide;  c'est  ici  qu'il  y  a  des  attitudes  qui 
t'inspireraient  des  poses  :  draperies,  profils  de  mains,  tabourets, 
et  tout  cela  contemporain  de  Périclès  ! 

«  Au  moment  de  fermer  ma  lettre,  voici  que  je  reçois  un  mot 
d'un  écrivain  qui  habite  le  Pirée  et  qui,  en  compagnie  de  plu- 
sieurs Grecs,  était  allé  à  bord  du  dernier  courrier  pour  me  dire 
adieu.  Comme  ils  savent  tous  que  j'aime  beaucoup  les  fleurs, 
sa  lettre  est  accompagnée  d'un  envoi  de  fouis  dont  le  parfum 
peut-être  parviendra  jusqu'à  toi  et  de  roses  énormes.  Cet  écri- 
vain, qui  est  le  premier  auteur  tragique  de  la  Grèce,  a  entendu 
avec  enthousiasme  la  partie  de  ma  conférence  où  je  parle  du 
TOME  XXX.  —  19C5.       •  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

x^  siècle  byzantin  pendant  lequel  les  Grecs  et  les  Arméniens 
s'unirent  contre  les  Slaves  et  les  Musulmans.  Lui-môme  a  étudié 
spécialement  cette  époque,  et  en  a  tiré  la  matière  d'une  trilogie, 
où  règne  la  figure  de  Théophano.  La  dernière  pièce  de  cette 
trilogie  est  Zimiscès,  l'empereur  arménien,  pour  lequel  il  est 
tout  feu  et  passion,  et  probablement  son  imagination  lui  fait 
retrouver  en  Tigrane  l'énergie  et  le  philhellénisme  de  ce  Jean 
Zimiscès.  Il  vient  de  consacrer  à  Tigrane  un  article  qui  débute 
par  une  citation  de  Schiller  :  «  J'ai  vingt-deux  ans  et  je  n'ai 
rien  fait  encore  pour  l'immortalité.  »  Il  continue  :  «  Ces  vers 
que  Schiller  met  dans  la  bouche  de  don  Carlos  et  dont  beau- 
coup d'entre  nous  sentent  encore  l'amertume  à  quarante  ans, 
Tigrane  n'en  a  point  éprouvé  la  mélancolie.  »  Tu  vois  que  l'on 
est  plongé  ici  dans  l'histoire  et  dans  le  lyrisme. 

«  Je  t'écris  à  la  hâte,  car  quelqu'un  m'attend  pour  me  conduire 
aux  jardins  du  roi.  On  y  voit  de  belles  allées  que  fit  dessiner  la 
reine  Amélie,  femme  d'Othon.  C'est  grâce  à  ses  soins  qu'Athènes 
fut  fleurie  et  décorée  d'arbres.  Il  paraît  qu'au  début,  on  allait 
voler  toutes  les  fleurs  de  ses  parterres,  surtout  aux  jours  où  il  y 
avait  quelque  fête  au  palais.  Aussi,  chaque  fois  qu'elle  recevait, 
avisait-elle  ses  invités  qu'ils  ne  devaient  pas  être  fleuris.  Olga 
n'est  nullement  aimée  par  le  peuple  qui  la  considère  comme  une 
Slave,  comme  une  barbare. 

«  Ce  soir,  je  vais  manger  un  excellent  yoghourt,  cadeau  d'Ar- 
méniens que  nous  avons  réussi  à  placer  en  ville  comme  restau- 
rateurs. Quand  remangerons-nous  ensemble  de  toutes  ce? 
bonnes  choses?  Si  nous  pouvions  nous  rencontrer  ici,  au  prin- 
temps, pour  quelques  mois!...  Je  suis  obligé  de  glisser  et  de  me 
taire  sur  la  partie  sérieuse  de  mon  séjour...  » 

Tigrane  doit  se  taire  à  cause  de  la  police  ottomane,  et  moi, 
je  diminue  peut-être  le  caractère  politique  de  mon  ami,  si  je 
laisse  s'épancher  devant  des  lecteurs  sans  complaisance  ce  long 
chuchotement  d'un  fils  de  vingt-cinq  ans  à  l'oreille  d'une  mère 
inquiète.  Il  la  caresse  en  lui  disant  :  «  On  fête  ton  fils.  »  La 
jolie  animation  de  cette  figure  adolescente  sous  le  soleil  d'Athènes 
et  sous  les  premiers  feux  de  la  gloire  !  Désormais,  tous  les  rêves 
de  Tigrane  évolueront  autour  de  ces  heureuses  semaines  de  sep- 
tembre-octobre 1896,  étroit  espace  lumineux  d'une  vie  sur  qui 
va  tomber  la  plaie  noire  de  l'exil. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  499 

Ce  jeune  oiseau  migrateur  m'arriva  porté  sur  deux  ailes  de 
poésie  et  d'impatience.  Il  cherchait  un  grenier  où  faire  sa  pro- 
vision arménienne.  Ce  partisan,  qui  ne  croyait  pas  décider  les 
riches  de  sa  nation  par  des  appels  au  cœur,  prétendit  me  gagner 
en  me  montrant  mes  avantages.  «  Qu'est-ce  qu'une  obscure 
campagne  à  Neuilly-Boulogne,  disait-il,  auprès  d'une  expédition 
en  Cilicie?  »  Les  destinées  interrompues  de  Byron  m'attendaient 
sur  des  rivages  fameux. 

Si  j'avais  été  indépendant,  je  serais  parti  avec  Tigrane,  en 
limitant  mes  ambitions,  de  manière  à  limiter  mon  échec  :  je  me 
serais  proposé  simplement  de  courir  une  aventure.  Pour  la 
réussir,  je  manquais  peut-être  des  qualités  sportives.  Mon  jeune 
et  idéaliste  ami  prévoyait  l'objection,  mais  il  la  réfutait  avec  une 
arrière-pensée  que  la  connaissance  de  l'histoire  lui  suggérait  : 
«  La  cause  de  l'indépendance  de  la  Grèce  fut  mieux  servie  par  la 
mort  de  Byron  qu'elle  ne  l'eût  été  par  sa  vie.  L'exact  emploi  de 
cet  illustre  volontaire  fut  de  fournir  aux  Grecs  son  argent,  et  puis 
un  cadavre  de  bel  effet.  »  A  la  bonne  heure!  j'aime  les  idéalistes 
qui  ont  dans  l'esprit  des  parties  positives. 

C'est  très  probablement  dans  le  musée  de  Patissia  que  Tigrane  a 
rêvé  pour  moi  la  fin  honorable  qu'il  est  venu  me  proposer  à  domi- 
cile. Il  admirait  la  conception  que  les  Grecs  se  font  de  la  mort. 

—  Toute  leur  vie,  disait-il,  est  une  belle  tragédie  dont  le 
tombeau  fait  le  terme  glorieux.  Ils  la  jouent  sur  des  petits 
théâtres.  Dans  leurs  étroites  cités,  on  promène  le  mort  à  visage 
découvert  et  chacun  dit  sur  lui  des  éloges  et  des  regrets.  Ainsi 
le  Grec  s'habitue  à  considérer  la  mort  comme  un  collégien  le 
jour  de  la  distribution  des  prix,  qui  est  en  même  temps  la  veille 
des  vacances. 

J'indiquais  au  jeune  Arménien  que  moi  aussi  je  croyais 
qu'il  y  a  deux  ou  trois  choses  plus  importantes  que  la  vie  ; 
cette  croyance  est  même  le  pain  de  notre  race.  Je  lui  rappelais 
les  belles  exclamations  de  Bonaparte  :  «  Ne  faut-il  pas  toujours 
périr?  Celui  qui  tombe  sur  le  champ  de  bataille  échappe  à  la 
tristesse  de  se  voir  mourir  sur  son  lit,  environné  de  l'égoïsme 
d'une  nouvelle  génération.  11  n'a  jamais  inspiré  la  compassion 
que  nous  arrache  la  vieillesse  caduque  ou  l'homme  tourmenté 
par  les  maladies  aiguës.  »  Dois-je  avoir  des  remords  si  par  de 
tels  propos  j'ai  donné  de  l'espoir  à  Tigrane?  Aussi  bien  il  m'était 
difficile  de  lui  dire  : 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mon  cher  Tigrane,  je  vous  aime  et  vous  admire  de  ce  que  vous 
voulez  être  un  martyr  du  patriotisme.  Mais  avouez  tout  de  même 
que  ce  serait  trop  drôle  si,  moi,  Français,  j'allais  me  faire  Armé- 
nien. C'est  déjà  bien  beau  que  vous  le  restiez.  Et,  entre  nous, 
sachez  qu'à  votre  insu,  vous  êtes  en  train  de  vous  faire  Grec. 

Tigrane  était  trop  neuf  encore  pour  que  je  me  livrasse  avec 
lui  à  l'ivresse  des  dieux,  au  plaisir  cruel  de  voir  tout  à  fait  clair. 
Il  eût  dit  comme  le  jeune  Saint-Just  :  «  Ils  m'ont  flétri  le  cœur.  » 
Je  ne  lui  ai  jamais  avoué  que  je  croyais  fermement  à  son  échec; 
il  aurait  souffert,  et,  s'il  m'avait  cru,  il  serait,  tout  d'un  coup, 
devenu  devant  moi  un  pauvre  petit  garçon.  J'aurais  été  bien 
fâché  de  le  détourner  et  qu'il  ne  déployât  pas  ses  vertus.  J'ai 
traité  ses  projets  comme  j'aurais  fait  d'un  manuscrit  qu'il  m'eût 
présenté.  J'ai  contesté  certains  détails  de  l'action  de  Tigrane, 
jamais  je  n'en  ai  mis  en  question  l'idée  fondamentale.  Pourtant 
je  lui  ai  donné  quelques  indications  assez  sombres.  Je  le  vois 
encore,  par  les  après-midi  d'hiver,  appuyé  contre  mes  rayons  de 
livres.  Je  lui  disais,  à  propos  de  l'assassinat  de  Mores,  ce  que 
j'ai  vérifié  ensuite  sur  la  mort  de  Villebois-Mareuil,  que  les  pré- 
parations d'une  mort  héroïque  supposent  un  état  d'esprit  ana- 
logue par  certains  côtés  aux  prodromes  d'un  suicide.  Quand 
Byron  voulut  gagner  la  Grèce,  ses  amis  l'accompagnèrent  jusqu'à 
son  navire  qui  partit  au  milieu  de  l'enthousiasme,  mais  sitôt  en 
pleine  mer,  le  mauvais  temps  survint  et  le  contraignit  de  ren- 
trer au  port,  où  personne  ne  l'attendait  plus.  Byron  passa  trois 
heures  à  terre.  Il  retourna  dans  la  maison  démeublée  où  il  avait 
habité  avec  la  Guiccioli  et  il  pleura.  Tigrane  et  moi  nous  nous 
taisions  pour  entendre  les  larmes  du  héros  qui  s'était  tant  dé- 
truit qu'il  n'avait  plus  qu'à  parfaire  rapidement  sa  destruction. 

Qu'on  ne  croie  point  au  reste  que  mon  ami  fût  un  cerveau 
durci  de  naissance  ou  congestionné  par  son  rêve.  Tigrane  avait  une 
intelligence  qui  met  les  choses  à  leur  place.  Grande  beauté  chez 
un  martyr.  Elle  manque,  à  mon  gré,  au  Polyeucte  de  Corneille, 
tandis  que  je  la  vois,  par  exemple,  chez  mon  compatriote  La- 
salle,  le  cavalier  de  Lunéville,  dans  cette  fameuse  soirée  de 
Burgos,  où,  peu  de  jours  avant  qu'une  balle  le  tuât  net  à  Wagram, 
il  devisait  avec  le  sage  Messin  Rœderer.  «  Pourquoi  veut-on 
vivre,  disait  le  jeune  Lasalle,  campé  dans  ses  grandes  culottes 
à  la  mameluck  et  tirant  des  bouffées  de  sa  pipe?  Pour  se  faire 
honneur,  pour  faire  son  chemin,  sa  fortune.  Eh  bien!  j'ai  trente- 


JN    VOYAGE    A    SPARTE.  501 

trois  ans,  je  suis  général  de  division...  Savez- vous  que  l'Empe- 
reur m'a  donné  l'an  dernier  cinquante  mille  livres  de  rente?  On 
jouit  en  acquérant  tout  cela,  on  jouit  en  faisant  la  guerre,  on 
est  dans  le  bruit,  dans  la  fumée,  dans  le  mouvement,  et  puis, 
quand  on  s'est  fait  un  nom,  eh  bien!  on  a  joui  du  plaisir  de  le 
faire.  Tout  cela  m'est  arrivé.  Moi,  je  puis  mourir  demain.  » 

J'ai  horreur  des  hommes  de  sacrifice  qui  tombent  dans  la 
niaiserie.  On  peut  toujours  faire  quelque  chose  d'un  pur  goujat, 
d'un  matérialiste,  mais  un  idéaliste  qui  est  en  même  temps  un 
imbécile,  quelle  inutile  créature  !  On  voudrait  qu'il  bêlât  pour 
l'envoyer  à  l'abattoir.  Tigrane  savait  que  la  vie  ne  ressemble  pas 
aux  portraits  qu'on  en  trace  dans  les  discours  d'apparat  (distri- 
butions de  prix,  oraisons  funèbres,  etc.).  C'est  ainsi  que  son 
intelligence  savait  tirer  des  satisfactions  de  faits  que  sa  sensibi- 
lité déplorait.  Dans  le  palais  secret  de  son  âme,  je  le  vis  tou- 
jours se  féliciter,  au  nom  de  l'Arménie  éternelle,  que  les  maîtres 
de  sa  nation  fussent  des  bourreaux.  Un  chef  sait  bien  que  les 
soldats  marcheront  dès  qu'ils  auront  à  venger  des  camarades. 

C'est  quand  Tigrane  parlait  des  longues  misères  de  sa  race 
que  sa  passion  et  sa  raison  étaient  les  plus  belles  à  voir. 

—  Mes  grands-parens,  disait-il,  se  souviennent  que  de  leur 
temps,  les  chrétiens  avaient  encore  coutume  de  porter  sur  eux 
un  mouchoir  spécial  :  au  moindre  geste,  ils  se  courbaient  pour 
essuyer  les  pieds  d'un  janissaire...  Ce  caractère  ethnique  brutal 
de  nos  maîtres  sera  notre  salut.  En  nous  condamnant  au  travail 
et  en  s'attribuant  à  eux-mêmes  le  privilège  exclusif  de  déployer 
la  force,  les  Turcs  se  murent  dans  un  moyen  âge  prolongé  et 
nous  préparent  pour  la  vie  du  xx^  siècle.  Comme  les  Grecs,  nos 
frères,  nous  devrons  notre  liberté  aux  flots  de  sang  de  nos  com- 
patriotes égorgés,  aussi  bien  qu'à  l'argent  de  nos  obscurs  mar- 
chands. 

Ce  jeune  prophète  d'Arménie  ajoutait  : 

—  La  main  de  Dieu  ne  s'est  pas  encore  assez  appesantie  sur 
son  peuple. 

Tigrane,  cependant,  ne  partageait  pas  lïvresse  que  j'éprouve 
à  constater  la  bj'utaiité  avec  laquelle  les  lois  du  monde,  les  né- 
cessités courbent  et  nivellent  tous  les  êtres.  C'est  pour  moi 
quelque  chose  d'analogue  à  la  représentation  d'une  tragédie  par- 
faite. J'aime  voir  l'orgueilleux  cochon  qui  entre  à  un  bout  de  la 
machine  en  faisant  mille  difficultés,  toujours  les  mêmes,  et  qui 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sort  à  l'autre  bout  en  belles  saucisses  et  jambons.  Quand  Tigrane 
me  disait  que  la  force  doit  céder  à  l'esprit,  je  lui  laissais  voir, 
sans  y  insister,  que  je  me  méfiais  d'un  esprit  qui,  depuis  tant  de 
siècles,  n'était  pas  devenu  la  force. 

—  Que  voulez-vous,  lui  disais- je,  dans  le  pommeau  d'un  sabre 
ou  dans  une  pièce  de  cent  sous,  il  y  a  toujours  de  l'intelligence. 
A  part  cela,  tous  mes  respects  et  surtout  mes  tendres  sentimens 
aux  vaincus  et  aux  pauvres. 

Nous  eûmes  cette  conversation  par  une  après-midi  de  janvier 
dans  les  sentiers  du  bois  de  Boulogne. 

—  Je  ne  veux  plus,  me  disait-il  au  retour,  que  vous  me 
promeniez  dans  ce  bois  triste  comme  un  cimetière.  Tout  ce  que 
vous  me  dites  me  décompose. 

Mes  tristesses  m'empoisonnent  moi-même  quand  elles  ont 
perdu  leur  lyrisme  et  que  je  les  retrouve  figées  dans  un  coin  de 
ma  mémoire.  Ah  !  je  n'ai  pas  le  bel  optimisme  de  ce  Tigrane  qui, 
des  malheurs  mêmes  de  sa  nation,  tirait  une  promesse  de  bonheur. 

L'Orient,  c'est  l'acceptation.  Tigrane  s'attachait  avec  fréné- 
sie à  l'Occident  courageux.  On  eût  dit  1  élan  d'un  malade  vers 
la  guérison.  Je  n'abordais  pas  à  fond  le  problème  du  fatalisme, 
mais  j'indiquais  que  l'Asie,  en  voulant  croire  que  l'avenir  est 
réglé  d'avance  et  qu'un  grand  cœur  n'y  peut  rien  changer,  atteint 
à  une  résignation  qui  n'est  pas  sans  une  sombre  grandeur.  C'est 
ce  que  déniait  Tigrane.  Il  n'avait  de  sympathie  que  pour  la 
patience,  les  ressources  et  lelasticité  grecque.  On  trouve  le 
même  enthousiasme  exclusif  chez  tous  les  raïas  qui  tendent  à 
se  libérer  du  Turc.  Quant  à  nous  qui  sommes  cette  pensée 
occidentale  qu'ils  veulent  acquérir,  il  est  naturel  que  nous 
cherchions  ce  que  nous  ne  possédons  pas,  et  que  nous  nous 
tournions  parfois  vers  les  jardins  de  l'Islam. 

—  Achetez  une  maison,  lui  disais-je,  dans  l'allée  des  Poi- 
vriers, à  Athènes.  Pour  moi,  mon  rêve  demeure  une  vérandah, 
pleine  d'œillets  blancs,  là-bas,  sur  l'indus,  aux  extrémités  de 
l'empire  d'Alexandre...  Combien  j'aime  aussi  ce  lac  d'un  bleu 
intense  dont  parlait  Ximénès,  l'Espagnol  né  à  Avila,  et  qu'il  vit 
dans  les  montagnes  pleines  de  neige  et  de  myosotis  d'où  ^il 
embrassait  toute  la  Perse  ! 

Ainsi  je  me  plaisais  à  contrarier,  à  exciter  Tigrane  jusqu'à 
ce  qu'il  me  dénonçât  une  nouvelle  fois  les  fermens  malsains  de 
l'Asie  et  je  pensais:  «  Bonheur!  voilà  encore  qu'il  va  maudire, 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  503 

et  de  l'objet  que  ses  malédictions  me  décrivent  si  beau,  j'en- 
richirai mon  imagination.  » 

En  vain,  d'ailleurs,  se  reniait-il  :  un  accent  particulier, 
une  invincible  persistance  de  sa  nationalité  rappelaient  toujours 
son  climat  naturel,  et,  par  sa  seule  présence,  Tigrane  faisait  régner 
FOrient  dans  ma  bibliothèque.  En  le  regardant,  on  disait:  «  0  la 
plus  aimable  des  pensées  de  l'Asie  !  » 

Je  voudrais  me  rappeler  ses  paroles  d'un  soir  d'hiver,  quand 
nous  suivions  la  rue  de  la  Paix,  vers  six  heures,  et  qu'il  me 
développa  que  cette  rue,  avec  ses  diamans,  le  faisait  toujours 
songer  aux  vieilles  civilisations  égyptiennes. 

Après  tant  d'années,  je  n'entends  plus  de  mon  ami  qu'un 
murmure,  je  ne  me  rappelle  qu'une  physionomie  qui  m'en- 
chante ;  mais  chacune  de  ses  phrases  était  vive  et  précise.  Il 
me  donne  une  idée  de  ces  poètes  persans  qui  menaient  une 
vie  errante  et  de  qui  l'œuvre  est  une  riche  collection  d'anec- 
dotes ornées.  Bien  que  leur  but  essentiel  fût  d'instruire  ceux  qui 
en  étaient  dignes,  ils  recherchaient  les  déguisemens  de  la  rhé- 
torique ou  bien  ils  affichaient  une  mobilité  sceptique,  car  ils 
étaient  souvent  engagés  dans  des  circonstances  difficiles. 

J'aimais  beaucoup  Tigrane  pour  sa  puissance  à  faire  de  la 
poésie  avec  la  vie.  J'aimais  aussi  sa  fierté.  Non  seulement  il 
dédaignait  de  se  raconter  à  ceux  qui  ne  pouvaient  pas  collaborer 
à  son  œuvre,  mais  encore  il  voulait  les  ignorer.  Il  eût  craint,  en 
se  voyant  dans  leurs  yeux,  d'être  ramené  à  une  vue  trop  basse 
sur  soi-même.  J'ignorais  absolument  les  conditions  de  son  exis- 
tence. J'aurais  imaginé  volontiers  une  vie  d'exil  à  la  polonaise  : 
des  hommes  chevaleresques,  des  femmes  étincelantes  à  qui  Chopin 
[ait  de  la  musique.  Il  n'en  allait  pas  ainsi.  Mais  quelle  interven- 
tion l'eût  servi  ?  Il  lui  fallait,  pour  lui,  la  gloire,  et,  pour  l'Ar- 
ménie, la  liberté. 

J'ai  connu  la  vérité  après  sa  mort,  dans  ses  lettres  à  sa 
mère.  En  me  les  remettant,  elle  eut  un  mot  qui  fait  l'image 
la  plus  touchante  et  la  plus  juste  :  «  Vous  les  comprendrez 
mieux  que  nul  poète,  c^^  cris  d\ia  oiseau  mourant^  et, 
comme  tel,  il  a  exhalé  son  dernier  soupir,  une  'plainte  céleste.  » 
Ces  lettres  montrent  toute  l'amabilité  de  mon  ami.  L'enfant 
y  réapparaît  sous  l'adolescent  d'une  intelligence  héroïque. 
Il  dit  à;  sa  mère  ce 'qui  peut  la  rendre  orgueilleuse,  il  tâche 
de  la  faire  jouir  dis- instans  de  chaleur,  de   lumière   que   ses 


5Q4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vingt  ans  de  malade  et  d'exilé  trouvaient  tout  de  même,  parfois, 
à  Paris. 

Janvier  1897. 

«  Ma  chère  mère,  avant-hier  vendredi,  j'ai  donné  lecture  de 
ma  conférence  d'Athènes  chez  les  H...,  devant  une  trentaine 
d'intimes  :  Américains,  Anglais,  hommes  de  lettres  et  artistes 
français,  quelques  Grecs,  la  princesse  S...  et  le  prince  M.-K...  Ils 
avaient  arrangé  l'atelier  et  les  pièces  attenantes  d'une  manière 
ravissante  :  lustres,  fleurs,  brocarts,  statues.  La  salle  à  manger 
en  buffet.  Sur  toutes  les  nappes  blanches,  des  parterres  de  mi- 
mosas et  de  bruyères.  Tigrane  applaudi  et  très  entouré.  Une 
très  belle  après-midi  pour  ton  fils.  Tu  eusses  été  si  contente  à 
Paris.  A  huit  heures,  un  très  beau  dîner  pour  quelques  intimes 
en  l'honneur  de  la  lecture.  Quelques  jours  auparavant,  ils 
m'avaient  prié  à  déjeuner  pour  rencontrer  miss  S...,  une  beauté 
anglaise...  Une  petite  branche  de  bruyères  cueillie  pour  toi...  » 

15  février  1897. 

«...  Lesévénemens  de  Crète  m'ont  fourni  du  travail  pour  les 
journaux  et  quelques  ressaurces.  Je  suis  loin  d'être  satisfait.  Il 
me  semble  que  je  cours  sur  un  parapet  entre  le  succès  et  la 
Seine...  Je  continue  devoir  souvent  les  Américains  :  les  D..., 
les  M...  les  H...,  et  leurs  amis.  Ce  monde  me  plaît  et  me  convient 
par  ses  allures  franches  et  parce  qu'il  lui  manque  l'esprit  bour- 
geois et  l'égoïsme  étroit.  » 

Paris,  27  février  1897. 

«  Je  suis  alité  de  nouveau  depuis  hier.  Toute  fatigue  que  je 
subis  se  porte  sur  les  intestins.  Je  crois  bien  que  c'est  le  seul 
héritage  que  m'a  laissé  mon  père.  Je  suis  très  content  du  petit 
thé  que  tu  as  pris  en  compagnie  dBsB-.-  et  des  M...  Je  voudrais 
pouvoir  t' envoyer  les  moyens  de  répéter  souvent  la  chose.  Et  il 
faudrait  si  peu  d'argent  pour  que  ces  modestes  distractions  te 
fussent  fréquentes!  Si  j'avais  eu  une  santé  meilleure,  j'aurais 
pu  travailler  trois  ou  quatre  fois  plus,  gagner  en  proportion 
et  nous  procurer  à  tous  deux  une  vie  aisée.  On  se  fait  toujours 
l'illusion  que  les  maladies  sont  passagères,  qu'elles  existent 
seulement  pour  quelques  semaines  ou  quelques  mois.  Comme 
tu  as  bien  fait   de    ne  pas  vouloir   venir    à  Paris!  —   Merci 


UN   VOYAGE    A    SPARTE.  505 

pour  cette  recette.  —  Je  me  dis  toujours  qu'à  la  première  occa- 
sion où  j'aurai  quelque  argent  de  poche,  il  me  faudra  t'acheter 
une  foule  de  choses  à  la  Pensée  et  chez  Petit.  Le  numéro  du 
\^^  mars  de  la  Revue  des  Revues  contient  mon  article  sur  la 
Crète.  Il  est  signé  XXX.  Cet  article  affive  à  point  pour  liquider 
mes  dépenses  d'hôtel.  C'est,  une  satisfaction  pour  moi,  lors- 
que, avec  le  produit  de  mon  travail  d'intelligence,  j'arrive  à 
couvrir  mes  dépenses  matérielles.  —  Il  y  a  du  soleil  ;  je  vais  me 
lever  dans  l'après-midi.  Très  heureusement,  mon  indisposition, 
quoique  fréquente,  ne  dure  jamais  plus  d'une  couple  d'heures, 
trois  tout  au  plus.  — J'ai  sur  ma  table  une  série  d'articles  qiil 
m'attendent.  Les  sujets  grecs  me  passionnent  en  particulier.  Je 
corresponds  toujours  avec  mes  amis  d'Athènes.  Ils  me  voudraient 
là.  Moi,  je  m'y  souhaite.  A  la  suite  du  bombardement  de  la 
Canée,  j'ai  rédigé,  j'ai  fait  signer  et  j'ai  porté,  à  la  têt'e  d'une  dé- 
légation, au  ministère  de  la  Grèce,  l'adresse  dont  tu  as  dû  lire 
le  texte  dans  le  journal...  » 

Triste  chose  que  l'exil,  fût-ce  à  Paris,  et  qu'il  s'agisse  de  Dante, 
dans  la  rue  du  Fouarre,  ou  du  jeune  Oriental,  sur  qui  tombe 
notre  pluie  au  sortir  des  fêtes  brillantes  du  monde  cosmopolite. 

Vers  le  mois  de  mai  1897,  durant  la  guerre  gréco-turque, 
Tigrane  put  retourner  dans  sa  chère  Athènes.  Les  hommes  poli- 
tiques, les  littérateurs,  les  journalistes  l'accueillirent  avec  admi- 
ration, et  c'est  là  qu'il  écrivit  ses  meilleurs  articles. 

Les  amitiés  d'hommes  sont  des  collaborations  d'idées,  Tigrane 
m'adressait  les  documens  de  sa  vie  publique,  il  ne  m'écrivit  rien 
d'une  pleurésie  qui,  dans  l'été  de  1897,  le  mit  très  bas.  Il  voulut 
la  soigner  en  Egypte,  mais  il  y  souffrit  d'un  hiver  exceptionnel- 
lement froid  et  revint  à  Athènes  où  il  se  sentait  moins  triste  de 
sa  maladie.  Bientôt  il  fallut  quitter  cette  terre  de  consolation  et 
suivre  à  Constantinople  sa  mère  qui,  prévenue  par  des  amis, 
était  venue  le  chercher.  Elle  nous  a  dit  qu'en  revoyant  cette 
fameuse  rade  où  les  collines  de  Galata,  d'Eyoub  et  de  Stamboul 
dessinent  avec  la  mer  un  immense  sarcophage,  il  murmura  : 
«  Un  tombeau  1  » 

Il  mourut  dans  l'île  des  Princes,  sur  la  mer  de  Marmara,  le 
1"  décembre  1899,  âgé  de  vingt-neuf  ans,  épuisé  de  longues 
souffrances  et  sans  bénéfice  public. 

Sa  mère  m'a  écrit  :  «  En  me  quittant,  en  1896,  Tigrane  me 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

disait  pour  atténuer  le  chagrin  de  notre  séparation  :  «  Tu  seras 
la  mère  de  Tigrane,  »  sans  se  douter  que  je  serais  la  mère  d'un 
pauvre  saint  supplicie...  Peu  de  jours  avant  sa  fin,  vers  le  soir 
d'une  journée  ensoleillée,  tournant  son  regard  vers  la  fenêtre, 
il  prononçait  trois  fois  le  nom  d'une  belle  et  charmante  jeune 
fille  qu'il  avait  laissée  à  Paris,  en  ajoutant  :  «  France... 
Athènes...  » 

Quelque  chose  de  léger  et  de  généreux,  c'est-à-dire  de  cheva- 
leresque est  éternellement  sensible  dans  notre  pays,  qui  rassure 
les  courages  non  encore  éprouvés,  de  môme  que  l'Athènes 
antique  met  dans  l'esprit  des  enthousiastes  ces  vertus  de  mesure 
et  de  prudence  qui  firent  d'Ulysse  son  héros  le  plus  populaire. 

Tigrane  demeure  pour  moi  un  peu  énigmatique.  On  n'est  pas 
d'une  race  préparée  à  Bagdad  sans  laisser  quelque  chose  à  devi- 
ner pour  un  Lorrain.  Il  me  prête  indéfiniment  à  réfléchir  et,  par 
là,  il  fait  une  société  excellente  pour  l'imagination.  Ce  qu'il  m'a 
montré  m'inspire  un  tel  goût  que  je  sais  avec  certitude  que 
tout  ce  qui  me  restait  à  découvrir  de  lui  m'était  approprié.  Il  a 
irrité,  sans  y  satisfaire,  mon  désir  de  connaître  la  poésie  de 
l'Orient,  mais  je  tiens  sa  vie  elle-même  pour  un  charmant 
poème  du  divan  oriental-occidental.  La  vie  de  Tigrane  entraîne 
vers  ces  hautes  régions  où  le  sacrifice  se  transforme  en  volupté. 
Il  s'était  consacré  à  une  magnifique  œuvre  d'art,  il  voulait  resti- 
tuer à  sa  nation  une  âme  hellénique,  pour  qu'elle  fût  plus 
impaliente  dans  sa  captivité  et  qu'elle  touchât  davantage  ceux 
qui  ont  les  sentimens  humains. 

Dans  les  conceptions  des  Hellènes,  —  fût-ce  dans  les  sculptures 
exécutées  à  la  grosse  par  des  praticiens  installés  autour  des 
cimetières,  —  il  reste  une  telle  spiritualité  qu'un  jeune  esclave 
d'âme  fière  reçut  de  ces  marbres,  ses  excitations,  sa  méthode  et 
son  suprême  réconfort. 

J'ai  des  amis  d'une  formation  analogue  à  la  mienne  et  qui 
m'ont  donné  des  témoignages  positifs.  Je  leur  préfère  ce  jeune 
éphémère. 

Maurice  Barrés. 


L'ÉQUILIBRE  POLITIQUE 


ET 


LA    DIPLOMATIE 


La  guerre  russo-japonaise  est  heureusement  terminée,  mais 
les  désastres  qui  en  ont  signalé  le  cours,  avec  perte  d'innom- 
brables vies  humaines  et  destruction  de  richesses  privées  et 
publiques,  ne  sont  pas  restés  sans  effet  sur  l'opinion  de  tous  les 
pays.  On  a  éprouvé  plus  que  jamais  le  désir  d'un  développement 
pacifique  des  sociétés  modernes,  et  les  penseurs  sincères,  aussi 
bien  que  les  publicistes  occasionnels,  se  sont  remis  à  l'étude  des 
moyens  d'atteindre  ce  but. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  aux  propositions,  peu  désinté- 
ressées peut-être,  de  ceux  qui  ont  cru  pouvoir  profiter  de  l'oc- 
casion pour  combattre  l'idée  même  de  la  patrie,  ou  proclamer 
l'avènement  de  la  fraternité  universelle,  lorsque  les  classes  labo- 
rieuses dirigeront  dans  tous  les  pays  le  sort  des  gouvernemens. 
Comme  si  ce  n'était  pas  dans  ces  milieux  mêmes  que  surgissent 
le  plus  souvent  les  conflits  et  les  bagarres,  où  les  intérêts  indi- 
viduels et  collectifs  trouvent  à  leur  service  des  forces  brutales 
à  peine  modérées,  et  rarement  retenues,  par  la  raison  et  l'édu- 
cation ! 

C'est  surtout  dans  les  élémens  nouveaux  apportés  à  la  direc- 
tion des  relations  internationales  par  la  Convention  de  La  Haye 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  gens  les  plus  sérieux  voient  un  moyen  efficace  d'amé- 
liorer l'avenir  en  diminuant  le  nombre  des  conflits  armés. 
Déjà,  des  traités  d'arbitrage  lient  entre  elles  une  grande  partie 
des  puissances  européennes  dans  tout  un  ordre  de  questions  qui, 
sans  constituer  des  menaces  directes  pour  la  paix,  étaient  cepen- 
dant de  nature  à  aigrir  les  rapports,  et  à  créer  ainsi  une  atmo- 
sphère moins  favorable  à  des  solutions  pacifiques.  Un  différend 
grave  entre  deux  des  plus  grandes  puissances  de  l'Europe  a  pu 
même  être  réglé  à  la  satisfaction  des  deux  parties  avec  le  con- 
cours d'une  des  institutions  prévues  par  la  conférence  de  La  Haye. 
Bien  que  l'idée  de  cette  Conférence  émanât  de  l'empereur  de 
Russie,  dont  elle  constitue  un  titre  à  la  reconnaissance  des 
peuples,  la  large  application  en  est  due  à  la  France.  C'est  aux 
hommes  éminens  qui  y  ont  représenté  la  République  qu'est 
due  en  grande  partie  l'expression  pratique  des  intentions  géné- 
reuses manifestées  de  différens  côtés.  C'est  à  un  ministre  des 
Affaires  étrangères  français  qu'appartient  l'honneur  d'avoir  pro- 
cédé le  premier  à  la  conclusion  de  ces  traités  d'arbitrage  qui 
tendent  à  créer  entre  les  différens  États  des  liens  d'un  caractère 
nouveau  et  éminemment  pacifique.  C'est  dans  la  capitale  de  la 
France,  enfin,  qu'a  siégé  avec  tant  de  succès,  sous  la  présidence 
d'un  amiral  français,  la  première  commission  d'enquête  instituée 
sur  les  bases  de  la  Convention  de  La  Haye. 

Mais,  de  là,  conclure  à  la  possibilité  de  résoudre  par  voie 
d'arbitrage  ou  de  jugement  international,  comme  le  voudraient 
les  pacifistes,  toutes  les  difficultés  entre  gouvernemens,  ce  serait 
méconnaître  la  nature  riiême  de  ces  difficultés.  Elles  sont  la 
conséquence  naturelle  de  la  coexistence,  à  côté  les  uns  des  autres, 
de  différens  groupemens  d'êtres  humains.  Les  guerres  ne  sont 
point,  ou  ne  sont  plus,  ainsi  que  se  plaisent  à  l'affirmer  les 
partis  avancés,  l'effet  de  l'ambition  des  gouvernans.  Le  temps  des 
guerres  de  conquête  est  passé  pour  l'Europe.  Mais  le  contact 
continuel  des  grandes  sociétés  humaines  appelées  nations  crée 
entre  elles  des  oppositions  d'intérêts,  des  rivalités,  des  diffé- 
rends, des  luttes  qui  dégénèrent  facilement  en  guerres.  On  arri- 
vera peut-être,  en  appliquant  consciencieusement  la  Convention 
de  La  Haye  et  en  maniant  habilement  les  ressources  qu'offre  la 
diplomatie,  à  rendre  les  guerres  moins  fréquentes  et  surtout 
moins  désastreuses.  Mais  avant  de  songer  aux  moyens  de  les 
éviter  complètement  et  de  les  prévenir,  il  faut  en  reconnaître  les 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  S09 

causes  intimes  et  profondes.  Elles  résultent  de  la  situation  même 
des  peuples  vis-à-vis  les  uns  des  autres.  Il  y  a  des  raisons  qu'on 
pourrait  appeler  physiologiques  qui  amènent  entre  eux  des  conflits 
et  des  guerres.  C'est  à  une  rapide  étude  de  ces  phénomènes, 
ainsi  qu'aux  moyens  d'en  atténuer  les  effets,  que  sont  destinées 
ces  quelques  pages. 

Il  est  presque  inutile  de  rappeler  que  les  rapports  entre  les 
Etats  civilisés  sont  réglés  par  des  actes  internationaux  (traités, 
conventions,  arrangemens,  déclarations,  protocoles,  etc.),  qui 
déterminent  leurs  droits  et  obligations  réciproques  et  servent  de 
base  à  ce  qu'on  appelle  le  droit  public  européen,  —  une  espèce 
de  constitution  de  la  famille  des  Etats  civilisés.  Ces  actes  inter- 
nationaux sont  généralement  le  résultat  d'ententes  amiables, 
mais  les  princicipaux  d'entre  eux,  ceux  qui  définissent  la  position 
politique  des  Etats,  ont  plutôt  pour  origine  des  guerres,  à  la 
suite  desquelles  la  situation  respective  des  Etats  se  modifie.  Les 
principes  découlant  de  ces  actes,  ou  leur  servant  de  base,  consti- 
tuent le  «  droit  »  que  l'on  invoque  ensuite  comme  règle  direc- 
trice dans  les  différends  qui  surgissent  entre  les  États  en  temps 
de  paix.  Mais  ce  droit  lui-même  n'est  point  un  principe  abstrait, 
fixe,  précédant  ou  dirigeant  les  arrangemens  conclus  entre  les 
Etats.  Il  en  découle,  il  en  est  la  conséquence  et  ne  constitue  que 
la  formule  de  l'équilibre,  amené  par  la  guerre,  des  forces  qui  se 
sont  trouvées  en  conflit.  On  doit  donc  bien  admettre,  sinon  que 
la  force  prime  le  droit,  au  moins  qu'elle  le  précède  et  que  ce 
dernier  en  émane. 

L'idée  même  de  ce  droit  change  avec  les  progrès  de  la  civili- 
sation et  la  nature  des  rapports  qui  s'établissent  entre  les  sociétés 
humaines.  Il  y  a  peu  de  siècles,  des  provinces  étaient  données 
en  dot  à  des  princesses  ;  leur  possession  par  le  nouveau  maître 
constituait  un  «  droit  »  incontestable;  et  lorsque  les  sujets  ainsi 
cédés  protestaient  contre  le  sort  qui  leur  était  fait,  on  les  traitait 
de  rebelles.  C'est  ce  que  l'on  n'admet  plus  de  nos  jours.  Un 
droit  nouveau  s'est  substitué  à  l'ancien.  Et,  tout  récemment  les 
habitans  des  Philippines  et  de  la  Havane  qui  s'étaient  soulevés 
contre  la  domination  espagnole,  à  laquelle  ils  devaient  cependant 
tout  ce  qu'ils  ont  de  civilisation,  ont  trouvé  d'éminens  protec- 
teurs parmi  les  grandes  puissances  ;  et,  pour  n'avoir  pas  été  abso- 
lument désintéressées,  les  sympathies  qu'on  leur  a  témoignées 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'en  ont  pas  moins  prétendu  s'inspirer  des  plus  nobles  sent» 
mens  et  s'appuyer  sur  le  «  droit  »  qu'ont  les  hommes  à  vouloir 
être  libres  et  indépendans 

Dans  leur  application  aux  cas  particuliers,  les  traités,  issus  des 
guerres,  établissent  nettement  la  valeur  réciproque  des  Etats,  et 
leur  influence  dans  l'ensemble  des  nations  civilisées. 

Aussi  longtemps  que  les  traités  et  arrangemens  en  vigueur 
répondent  à  la  réalité  des  forces  et  de  la  valeur  respective  des 
États,  ils  sont  respectés  et  il  y  a  paix.  Mais  la  marche  progres- 
sive des  peuples  et  des  gouvernemens  n'est  pas  la  même  pour 
tous.  Les  uns  avancent  plus  vite  que  les  autres.  Des  circon- 
stances favorables  ou  malheureuses  peuvent  en  accélérer  ou  retar- 
der le  développement,  et  lorsque  les  conditions  dans  lesquelles 
un  Etat  est  politiquement  placé  ne  répondent  plus  à  sa  valeur 
intrinsèque,  à  l'ensemble  des  forces  qu'il  renferme  et  représente, 
il  y  a  trouble  dans  les  relations  internationales  et  danger  de 
conflit. 

On  peut  donc  dire,  d'une  manière  générale,  que  l'état  de  paix 
est  un  état  d'équilibre,  non  pas  entre  les  différens  Etats,  mais 
entre  la  valeur,  la  force  réelle  de  chacun  d'eux  et  son  influence 
au  dehors,  telle  'qu'elle  résulte  du  «  droit  »  issu  des  derniers 
arrangemens  qui  ont  déterminé  sa  position  à  l'égard  des  autres 
Etats. 

On  a  beaucoup  disserté  et  écrit  sur  le  prétendu  équilibre 
européen,  équilibre  méditerranéen,  etc.,  en  en  faisant  dépendre 
le  développement  ou  le  maintien  pacifique  des  rapports  entre 
les  diff"érentes  puissances.  Ces  mots  sonores  n'étaient  générale- 
ment destinés  qu'à  masquer  des  convoitises  ambitieuses  ou  inté- 
ressées. Il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  y  avoir  de  vrai  équilibre  entre 
les  divers  Etats  ;  il  serait  en  tout  cas  absolument  impossible  de 
le  mesurer  ou  le  peser,  d'en  établir  des  règles  tant  soit  peu 
justes  et  logiques. 

Mais  il  y  a,  il  doit  y  avoir  un  équilibre  intérieur  pour  chaque 
pays  entre  sa  force  et  son  rayonnement  au  dehors,  entre  sa 
valeur  réelle  et  le  rôle  qui  lui  est  assigné  dans  la  famille  des 
autres  Etats. 

On  peut  comparer  ce  principe  aux  lois  de  la  météorologie  : 
aussi  longtemps  que  les  diverses  couches  atmosphériques  sont 
calmes,  le  temps  reste  beau  ;  mais  dès  qu'il  se  produit  un  renver- 
sement d'équilibre,  il  y  a  mouvement,  fluctuation,  bouleverse- 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  511 

ment,  jusqu'à  ce  que,  par  la  loi  de  la  pondération,  l'équilibre  se 
trouve  rétabli.  C'est  la  guerre  à  laquelle  succède  la  paix  qui  éta,- 
blit  sur  de  nouvelles  bases  les  rapports  entre  les  Etats.  Mieux 
elles  répondent  à  la  réalité  et  à  la  justice,  plus  la  paix  est  solide 
et  promet  d'être  durable. 

Pour  illustrer  ces  théories  par  des  exemples,  il  suffirait  de  se 
rappeler  la  situation  de  l'Europe  au  commencement  duxix''  siècle, 
à  l'issue  des  guerres  de  l'Empire,  après  le  congrès  de  Vienne. 
Le  rôle  de  l'Autriche,  grâce  à  l'habileté  de  Metternich  et  à  son 
alliance  avec  Talleyrand,  y  avait  été  singulièrement  exagéré.  Elle 
avait  non  seulement  pris  une  place  prépondérante  au  centre  de 
l'Europe,  dans  la  Confédération  germanique,  mais  elle  s'était 
étendue  au  Sud  du  côté  de  l'Italie  et,  profitant  du  principe  de 
légitimité  qui  était  une  doctrine  nouvelle  inscrite  dans  le  droit 
des  gens,  elle  s'était  assuré  la  possibilité  de  conserver  longtemps 
encore  ses  acquisitions  récentes,  et  même  de  les  étendre.  Des 
émeutes  et  des  révoltes  surgissaient  çà  et  là;  les  peuples  récla- 
maient des  droits  que  les  principes  dominans  leur  refusaient.  Il  a 
fallu  des  révolutions  étendues,  de  grandes  guerres  et  de  graves 
bouleversemens  pour  asseoir  la  paix  européenne  sur  de  nou- 
velles bases.  En  revanche,  la  place  assignée  à  la  Prusse  dans  la 
Confédération  germanique  était  inférieure  [à  sa  valeur  et  [si-r 
gnification  réelles  ;  et,  ces  dernières  croissant  continuellement, 
l'écart  devenait  toujours  plus  grand.  Ce  n'est  que  la  guerre  de  1866 
qui  assura  à  la  Prusse  en  Allemagne  le  rôle  qui  lui  revenait  en 
réalité. 

Notons  ici  que,  lorsqu'il  est  question  de  la  valeur  réelle  et  de 
la  force  d'un  État,  il  ne  faut  évidemment  pas  avoir  en  vue  la  force 
militaire  seule.  Celle-ci  ne  forme  qu'un  des  élémens  de  la  puis- 
sance. C'est  Tensemble  des  ressources  d'un  pays  qui  en  con- 
stitue la  valeur  réelle.  C'est  cet  ensemble  qu'il  représente  au 
dehors,  qu'il  porte  sur  le  marché  international  et  qui  détermine 
son  poids  dans  la  balance  politique.  La  richesse  économique,  le 
degré  de  civilisation,  l'état  des  finances ,  la  solidité  de  l'ordre 
intérieur,  —  tout  cela,  ce  sont  des  facteurs  qui,  à  côté  d'une  bonne 
force  armée,  sont  des  titres  à  l'influence  politique.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'au  sentiment  patriotique  et  à  une  bonne  diplomatie  qui  ne 
soient  des  élémens  de  puissance  pour  un  pays,  en  tant  que  cette 
puissance  se  produit  au  dehors  et  y  exerce  son  effet  sur  la  posi- 
tion de  ce  pays  à  l'égard  des  autres. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  comprend  aisément  d'ailleurs  qu'un  Etat  en  voie  de  crois- 
sance, qui  se  sent  capable  d'un  développement  plus  large  que 
no  le  permettent  les  conditions  auxquelles  le  condamne  le  droit 
public  européen,  tende  à  s'en  dégager  et  à  remplir  les  desti- 
nées auxquelles  il  se  croit  appelé.  S'il  en  a  réellement  la  force 
et  les  moyens,  il  y  réussira  nonobstant  les  vicissiXudes  des 
luttes  qu'il  aura  à  soutenir,  et  quel  que  soit  le  rôle  que  le 
hasard  y  joue.  Et,  la  guerre  terminée,  si  la  paix  qui  en  consacre 
les  résultats  est  équitable,  on  verrg,  toujours  ce  pays  prendre 
un  nouvel  essor  de  prospérité  en  développant  les  forces  latentes 
que  des  conditions  politiques  défavorables  l'empêchaient  jusque-là 
de  faire  valoir. 

Le  soin  de  tirer  parti  de  toutes  les  forces  d'un  pays  pour  les 
faire  servir  à  l'avantage  de  sa  position  internationale  est  dévolu  à 
la  diplomatie. 

C'est  aux  diplomates  qu'il  appartient  de  se  mettre  bien  au  cou- 
rant des  ressources  du  pays  qu'ils  représentent,  aussi  bien  que 
de  celles  dont  disposent  les  autres,  et  d'en  profiter  habilement 
pour  servir  la  cause  de  la  paix,  c'est-à-dire,  pour  amener,  par  la 
voie  d'ententes  amiables,  le  maintien  ou  le  rétablissement  de 
l'équilibre  qui,  par  la  force  du  mouvement  international  et  des 
progrès  que  font  les  divers  pays,  tend  toujours  à  osciller  et  me- 
nace continuellement  d'être  renversé. 

Mais  un  pareil  travail  ne  peut  se  faire  avec  succès  que  dans 
certaines  limites, 

La  diplomatie  de  Metternich  avait  réussi  pendant  près 
d'un  demi-siècle  à  conserver  à  l'Autriche  la  position  prépondé- 
rante qui  lui  avait  été  assurée  par  les  traités  de  1815,  mais 
l'écroulement  de  l'ancienne  puissance  de  la  monarchie  des 
Habsbourg  a  été  d'autant  plus  violent...  A  son  tour,  la  Prusse  a 
vainement  tâché,  pendant  de  nombreuses  années,  de  prendre  paci- 
fiquement la  place  qu'elle  croyait  lui  revenir,  tant  au  sein  de  la 
Confédération  Germanique  que  dans  les  Conseils  de  l'Europe.  lia 
fallu  des  guerres  brillantes  pour  la  lui  laisser  conquérir,  peut- 
être  au  delà  de  la  stricte  mesure  de  ce  à  quoi  elle  aurait  eu  le 
droit  de  prétendre... L'Empire  de  Napoléon  P*",  trop  étendu  pour 
les  ressources  que  pouvait  lui  offrir  la  France  seule,  et  fondé  uni- 
quement sur  la  force  armée,  n'a  pas  pu  se  maintenir  à  cette  hau- 
teur, et  la  débâcle  est  venue  plus  vite  que  n'étaient  arrivées  les 
conquêtes...  La  France  avait  continué  à  occuper  en  Europe  pen- 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  513 

dant  les  dernières  années  du  second  Empire  la  place  que  lui 
avaient  conquise  les  premières  années  brillantes  du  règne  de 
Napoléon  III,  mais  cette  place  et  son  importance  ne  répondaient 
plus  à  la  situation  du  moment.  La  guerre  de  1870  s'en  est  suivie... 
L'influence  politique  de  Nicolas  I",  au  moment  où  éclata  la  guerre 
de  Grimée,  n'était  plus  en  rapport  avec  l'état  de  faiblesse  inté- 
rieure de  son  Empire.  Ses  prétentions  n'étaient  plus  justifiées... 

D'autre  part,  les  troubles  de  la  Révolution  française  avaient 
ébranlé  les  assises  du  pays  et  avaient  exposé  la  France  à  une  in- 
vasion étrangère.  Les  forces  morales  de  la  nation  se  sont  alors 
réveillées,  et  c'est  ce  réveil  qui  l'a  sauvée  de  la  ruine.  Le  senti- 
ment patriotique  s'y  étant  manifesté  avec  une  vigueur  sans 
exemple  a  fait  pencher  la  balance  de  son  côté,  et  a  même  rendu 
possible  l'avènement  d'un  grand  conquérant! 

Ces  causes  intérieures,  physiologiques,  des  guerres  ne  se 
laissent  nettement  percevoir  que  dans  l'histoire.  Elles  ne  sont 
pas  toujours  manifestes  aux  yeux  des  contemporains,  ni  même 
de  ceux  qui  se  trouvent  directement  engagés  dans  les  affaires 
politiques.  Il  faut  une  perspicacité  particulière  et  une  grande 
netteté  de  jugement  pour  saisir  à  un  moment  donné  la  vraie  na- 
ture des  rapports  de  puissance  entre  les  différens  Etats  et  appré- 
cier ce  que  l'on  peut  raisonnablement  atteindre,  ce  qu'il  est 
possible  de  risquer  et  où  l'on  doit  s'arrêter.  Aussi  bien,  pour 
éviter  un  conflit,  faut-il  quelquefois  savoir  céder  en  se  conten- 
tant de  solutions  qui  ne  portent  pas  atteinte  à  l'honneur  et  à 
l'amour-propre  national. 

Or,  c'est  là  que  se  présentent  généralement  les  plus  grandes 
difficultés.  Les  motifs  extérieurs  des  conflits  ne  sont  ordinaire- 
ment pas  en  rapport  avec  leurs  causes  intérieures.  Les  prétextes, 
les  incidens  qui  déterminent  une  rupture  sont  pour  la  plupart 
insignifians  et  ne  répondent  point  aux  vraies  causes  qui  l'ont 
rendue  inévitable. 

La  rupture  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  en  1866,  a  eu  pour 
motif  immédiat  une  discussion  sur  le  retrait  simultané  des 
troupes  que,  des  deux  côtés,  on  avait  déjà  échelonnées  le  long 
de  la  frontière  à  la  suite  de  conflits  dans  les  Duchés  de  l'Elbe. 
En  1870,  c'est  la  fameuse  entrevue  d'Ems  à  propos  de  la  candida- 
ture Hohenzollern  qui  a  amené  la  déclaration  de  guerre.  Ni  la 
France  ni  la  Prusse  n'avaient  un  intérêt  vital  à  ce  que  ce  fût  de 
telle  ou  telle  autre  façon  que  Léopold  de  Hoiienzollern  fût 
TOME  XXX.  —  1905  .33 


514 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


empêché  de  devenir  roi  d'Espagne.  La  forme  de  la  note  que  la 
Porte  devait  adresser  au  prince  MenschikofF  a  servi  de  motif  à 
la  guerre  de  1853.  C'était  chaque  fois  la  dernière  goutte  qui 
faisait  déborder  la  coupe,  et  si  une  solution  pacifique  avait  été 
trouvée,  en  ce  moment,  à  chacun  de  ces  incidens,  un  autre 
n'aurait  pas  manqué  de  surgir,  comme  manifestation  d'un  mal 
interne  dont  on  peut,  avec  des  soins,  guérir  un  symptôme  exté- 
rieur, mais  qu'on  ne  saurait  empêcher  de  reparaître  ailleurs  ou 
sous  une  autre  forme.  Ainsi  l'affaire  du  Luxembourg  avait  déjà 
menacé  de  provoquer,  dès  1867,  la  guerre  entre  la  France  et  la 
Prusse.  L'heureuse  solution  de  cette  affaire  a  précédé  de  peu  la 
rupture  pour  un  autre  motif  en  1870. 

Passant  de  cet  exposé  sommaire  des  causes  qui  engendrent 
les  guerres,  et  les  rendent  même  parfois  inévitables,  aux  moyens 
de  les  prévenir,  moyens  dont  la  recherche  a  été  l'idée  inspira- 
trice de  la  Conférence  de  La  Haye  et  continue  à  préoccuper  les 
pacifistes,  on  doit  constater  que,  dans  cet  effort,  on  n'a  généra- 
lement eu  en  vue  que  les  motifs  extérieurs,  les  incidens  immé- 
diats qui  servent  de  préludes  aux  guerres,  et  nullement  les 
causes  intimes,  réelles,  qui  les  préparent  et  les  amènent. 

On  peut,  en  appliquant  les  remèdes  discutés  à  La  Haye,  ré- 
soudre pacifiquement  tel  incident  qui  surgit  inopinément  entre 
deux  nations  restées  jusque-là  dans  des  relations  absolument 
normales.  Si  les  raisons  physiologiques  ne  poussent  pas  ces 
Puissances  à  se  mesurer  par  les  armes,  si  dans  leurs  positions 
internatioaales  il  n'y  a  pas  de  disproportion,  de  rupture  d'équi- 
libre qui  demande  à  être  corrigée,  on  peut  être  sûr  que  la  guerre 
n'en  sortira  pas.  Les  Cours  d'arbitrage  ou  les  bons  offices  des 
tiers  pourront  faciliter  une  solution.  Les  questions  de  ce  genre 
se  résolvent  généralement  par  une  entente  directe  ou  un  recours 
à  la  médiation  et  commencent  maintenant  à  être  portées  devant 
le  tribunal  arbitral  de  La  Haye. 

Si,  au  contraire,  des  raisons  internes  rendent  nécessaire  un 
conflit  armé,  l'intervention  pacificatrice  des  neutres  ne  pourra 
pas  les  écarter.  Elles  seront  inhérentes  à  la  situation  réci- 
proque de  ces  Etats  au  sein  de  la  famille  européenne.  En  ré- 
glant momentanément  le  différend,  on  ne  fera  que  retarder  les 
hostilités,  —  et  les  rendre  peut-être  plus  graves,  puisque  la 
rupture  d'équilibre  ne  fera  que  s'accentuer  toujours  davan- 
tage. 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  515 

On  peut  se  demander  si  ces  tentatives  d'intervention  amicale 
ne  pourraient  pas  avoir  également  une  action  plus  large,  plus 
profonde,  préventive,  servir  à  redresser  l'irrégularité  de  la  situa- 
tion réciproque  des  Etats,  rétablir  l'équilibre  renversé  et  main- 
tenir la  balance  entre  la  valeur  des  différens  Etats  et  leur 
influence  au  dehors. 

Rien  qu'en  posant  cette  question,  on  est  déjà  frappé  de  la 
difficulté.  Quel  est  donc  le  pays  qui  voudra  abandonner  à  d'autres, 
même  à  des  amis,  d'être  juges  de  sa  valeur,  qu'il  considère 
comme  une  affaire  d'amour-propre,  de  dignité  nationale,  d'hon- 
neur. La  Conférence  de  La  Haye  l'a  si  bien  senti  qu'elle  a  elle- 
même  mis  hors  de  cause  les  questions  de  cette  nature.  Mais  en 
admettant  même  qu'un  tribunal  ou  Conseil  central  quelconque 
puisse  être  chargé  de  veiller  au  maintien  de  cet  équilibre  inter- 
national qui  est  une  condition  essentielle  de  la  conservation  de 
la  paix,  quelle  serait  la  garantie  de  l'impartialité  de  ses  juge- 
mens,  la  sanction  de  leur  stricte  exécution,  de  l'obéissance  des 
Etats  qui  auraient  à  s'y  soumettre?  On  sait  que  les  sympathies 
ou  antipathies  des  peuples  sont  souvent  établies  sur  des  élémens 
qui  ne  procèdent  pas  de  la  stricte  équité.  Un  Etat  jeune  qui  va 
de  l'avant,  qui,  par  son  origine  et  sa  nature,  par  sa  position 
géographique  et  les  dispositions  de  ses  habitans  tend  à  se  déve- 
lopper au  dehors,  ne  trouvera  pas  toujours  chez  les  juges  inter- 
nationaux la  même  bienveillance  qu'un  pays  ancien  qui  a  de 
nombreux  et  sûrs  cliens,  liés  intimement  par  leurs  intérêts  à  sa 
puissance,  à  sa  sécurité  et  à  sa  prospérité.  Et,  si  un  jugement 
était  prononcé  qui  imposerait  à  un  peuple  des  sacrifices  que  son 
amour -propre  national  répugnerait  à  accepter,  ne  faudrait-il  pas 
encore  un  recours  à  la  force  pour  l'obliger  à  se  soumettre,  faire 
la  guerre  pour  assurer  la  paix  ! 

Devra-t-on,  après  cela,  désespérer  définitivement  de  la  possi- 
bilité d'apporter  un  allégement  aux  charges  de  plus  en  plus 
lourdes  que  les  guerres  imposent  aux  peuples?  L'approbation 
universelle  qui  a  accueilli  l'œuvre  de  La  Haye  aura-t-elle  été 
une  vaine  manifestation  de  stérile  sentimentalité? 

Assurément  non  !  Le  fait  même  que  la  nécessité  en  a  été  re- 
connue solennellement  par  tous  les  gouvernemens,  et  que  des 
tentatives  ont  été  faites  pour  trouver  les  moyens  adaptés  au  but 
poursuivi  constitue  un  progrès  et  un  gage  de  succès  pour  l'avenir. 
Mais  vouloir  supprimer  les  différends  entre  les  peuples,  et  la  né- 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessité  pour  eux  dans  certaines  circonstances  de  recourir  à  la 
force,  serait  illusoire. 

Assurément  il  est  toujours  possible,  même  indispensable  de 
chercher  à  écarter  les  petites  difficultés,  sources  souvent  insigni- 
fiantes de  froissemens  sensibles  qui  laissent  des  traces  fâcheuses 
dans  les  dispositions  réciproques  des  nations,  —  et  c'est  à  quoi 
ont  tendu  les  efforts  de  la  Conférence  de  La  Haye.  Après  cela, 
pour  le  maintien  de  l'équilibre  politique  tel  qu'il  a  été  défmi 
plus  haut,  il  faut  des  organes  convenables  et  consciencieux  ;  et 
c'est  là  le  rôle  important  de  la  diplomatie.  Loin  d'être  un  rouage 
superflu,  considéré  à  tort  comme  un  artifice,  ainsi  qu'on  a  tâché 
de  l'insinuer  quelquefois,  la  diplomatie  est  un  organe  essentiel 
et  indispensable  des  rapports  internationaux,  et  les  diplomates 
sont  bien  les  vrais  gardiens  de  la  paix.  C'est  à  eux  qu'incombe, 
dans  la  conception  idéale  de  leur  mission,  la  tâche  de  bien  peser 
les  vraies  ressources,  la  vraie  valeur  du  pays  qu'ils  représentent, 
et  de  chercher  à  lui  procurer  en  rapport  avec  elles  la  place  et 
l'influence  auxquelles  il  a  droit.  Ce  travail  demande  de  la 
science,  du  dévouement,  de  l'habileté,  mais  exige  aussi,  pour 
être  rempli  comme  il  doit  l'être,  une  grande  honnêteté  et  sincérité. 
Le  temps  est  passé  oîi,  par  des  artifices  de  langage  ou  des  ré- 
serves mentales,  on  pouvait  acquérir  plus  qu'il  n'avait  été  concédé, 
ou,  comme  on  dit  en  langage  vulgaire,  mettre  dedans  son  parte- 
naire. Tout  se  sait  et  se  découvre  tôt  ou  tard  dans  le  siècle  où 
nous  vivons,  et  c'est  rendre  un  mauvais  service  à  son  gouverne- 
ment et  à  son  pays  que  de  vouloir,  par  des  voies  malhonnêtes 
ou  illégales,  lui  acquérir  plus  d'influence  que  ne  comporte  sa 
valeur  réelle.  Un  pareil  succès  éphémère  peut  coûter  cher 
lorsque  l'évidence  en  aura  fait  justice,  car,  au  lieu  de  procurer 
un  avantage  à  sa  patrie,  on  risque  de  l'exposer  à  une  humilia- 
tion ou  à  une  guerre. 

Si  donc  les  diplomaties  des  différens  États  étaient  sincère- 
ment inspirées  de  l'élévation  de  leur  mission  pacifique,  si  elles 
cherchaient  réellement  à  éviter  des  boule versemens  d'équilibre 
trop  brusques  amenant  à  leur  suite  des  guerres,  leur  préoccupa- 
tion serait  non  pas  de  gagner  par  des  empiétemens  le  plus 
d'avantages  possible,  mais  de  se  borner  à  bien  mettre  en  lu- 
mière la  vraie  valeur  et  les  intérêts  de  leur  propre  pays,  tout 
en  tenant  compte,  —  et  c'est  essentiel,  —  de  ceux  des  autres,  et 
en  respectant  leurs  droits  légitimes.  Ici,  ce  ne  sont  pas  des  prin- 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  517 

cipes  abstraits  du  droit  des  gens,  des  théories  forgées  par  des 
philosophes  qui  feront  loi.  Ce  n'est  point  un  tribunal  interna- 
tional, souvent  partial,  qui  jugera.  C'est  l'action  vivante  de  la 
diplomatie,  —  la  fluctuation  progressive  des  rapports  entre  ces 
Etats,  —  qui  déterminera  leur  attitude  respective  et  leurs  droits 
réciproques.  On  n'arrivera  jamais  à  écarter  tout  motif  de  conflit,  à 
éviter  tout  froissement,  toute  rupture,  toute  guerre.  Mais  on 
pourra  considérablement  en  diminuer  les  chances.  Si,  chaque 
fois  qu'une  question  ou  une  situation  réellement  importante  de- 
vient menaçante  pour  la  paix,  les  intéressés,  avant  de  recourir 
aux  armes,  négocient  directement  ou  par  l'organe  de  délégués 
amis  nommés  par  eux;  si  ceux-ci,  consciens  de  la  valeur  efî'cc- 
tive  de  leurs  mandataires  et  des  intérêts  qui  leur  sont  confies, 
procèdent  avec  équité,  en  s'appuyant  sur  la  réalité  de  la  situation 
et  non  sur  des  théories  abstraites  ou  des  principes  de  droit  in- 
ternational que  chaque  nouvel  arrangement  politique  modifie, 
et  qui  sont  par  conséquent  toujours  en  retard  sur  la  marche 
vivante  de  l'existence  des  nations,  —  des  arrangemens  raison- 
nables pourront  souvent  résoudre  des  questions  difficiles  et 
éviter  à  l'humanité  quelques  conflits  sanglans. 

C'est  d'ailleurs  dans  ce  sens  que  se  sont  prononcés  la  plu- 
part des  délégués  à  la  Conférence  de  La  Haye,  et  si  une  trop 
large  part  y  a  été  faite  peut-être  à  des  revendications  théoriques, 
la  tendance  n'en  a  pas  été  moins  marquée  dans  le  seus  indiqué 
plus  haut. 

Inutile  d'ajouter  après  cela  que  tous  les  tempéramens  pra- 
tiques qui  ont  été  apportés  aux  lois  de  la  guerre  sont  autant 
de  résultats  réels  qui  marqueront  dans  les  annales  du  pro- 
grès humain,  et  qui  sont  susceptibles  de  développement  ulté- 
rieur. 

La  Conférence  de  La  Haye  n'a  pas  été  une  mise  en  scène  inu- 
tile. Les  sentimens  élevés  qui  en  ont  inspiré  l'idée  ont  éveillé  et 
produit  au  grand  jour  chez  tous  les  peuples  et  dans  tous  les 
pays  civilisés  des  tendances  et  encouragé  des  aspirations  qui, 
jusque-là,  se  manifestaient  isolément  et  osaient  à  peine  s'affirmer 
devant  les  gouvernemens.  Ce  sont  ceux-ci  qui,  aujourd'hui,  les 
prennent  sous  leur  patronage  et  s'attachent  à  en  assurer  le 
triomphe.  Pour  peu  qu'une  direction  vraie  soit  donnée  à  ces 
bonnes  dispositions  et  que  l'on  s'évertue  à  étudier  les  causes 
réelles  des  guerres  et  la  nature  des  relations  internationales  fon- 


518  REVUE    Di:S    DEUX    MONDES. 

dt^'es  sur  l  équilibre  politique,  on  trouvera  aussi  le  moyen  de  leur 
imprimer  dans  l'avenir  une  marche  plus  régulière,  en  préparant 
de  préférence  des  solutions  pacifiques. 

Sous  ce  dernier  rapport,  l'exemple  de  la  commission  de  Hull 
est  là  pour  servir  d'encouragement  et  de  modèle  à  suivre.  Il  fal- 
lait bien  se  rendre  compte  de  l'importance  des  intérêts  engagés 
dans  la  solution  pacifique  d'une  cause  relativement  petite,  et  y 
apporter  l'esprit  d'équité  et  de  conciliation  qui  a  distingué 
l'attitude  des  intéressés  aussi  bien  que  l'action  de  l'amiral  Four- 
nier,  pour  atteindre  un  résultat  aussi  satisfaisant. 

Peut-on  s'attendre  à  les  trouver  partout  et  toujours  dans 
l'avenir? 

Et  cependant,  les  causes  de  différends  entre  gouvernemens 
sont  loin  de  diminuer.  Si  les  rapports  toujours  croissans  et  tou- 
jours plus  intimes  entre  les  diverses  nations  du  globe  tendent 
à  les  rapprocher  et  à  éteindre  entre  elles  une  hostilité  préconçue, 
ils  recèlent  aussi  des  germes  plus  nombreux  de  conflits.  La  riva- 
lité des  intérêts  et  des  convoitises  dans  des  contrées  qui  ne  sont 
pas  encore  entrées  dans  la  vie  internationale,  le  développement 
du  commerce  et  des  communications  mondiales  créent  entre  les 
gouvernemens  des  points  de  contact  souvent  délicats,  qui,  si  l'on 
n'y  prend  garde,  peuvent  facilement  dégénérer  en  luttes  armées. 
Un  préservatif  puissant  a  été  créé  sous  certains  rapports  par  la 
convention  du  Congo,  mais  encore  faut-il  que  les  gouvernemens 
en  usent  comme  d'un  moyen  d'entente,  et  non  comme  d'un  in- 
strument destiné  à  faciliter  ou  justifier  des  conquêtes  et  des  em- 
piétemens.  C'est  là  que  la  diplomatie  a  un  beaii  rôle  à  jouer  et 
une  mission  importante  à  accomplir. 

Mais,  tout  comme  l'incident  de  Daggers-Bank  a  été  un  des 
épisodes  de  la  guerre  russo-japonaise,  c'est  en  temps  de  guerre 
que  les  dangers  de  conflits  entre  des  belligérans  et  des  Etats 
étrangers  à  la  lutte,  deviennent  particulièrement  fréquens  et 
réclament  les  soins  les  plus  attentifs  de  la  diplomatie  pour  em- 
pêcher que  les  calamités  de  la  guerre  ne  s'étendent.  Or,  les  inci- 
dens  capables  de  créer  des  situations  délicates  surgissent  conti- 
nuellement, et  découlent  principalement  de  l'incertitude  et  de 
l'insuffisance  des  stipulations  internationales  relatives  aux  devoirs 
et  aux  droits  des  neutres.  Les  fournitures  de  guerre  de  toute  es- 
pèce, qui  forment  un  élément  important  du  commerce  interna- 
tional en  temps  de  guerre,  deviennent  facilement  pour  les  neutres 


l'équilibre  politique  et  la  diplomatie.  519 

une  source  de  complications  avec  les  belligérans.  A  part  cela, 
les  moiivemens  des  navires  de  guerre  des  pays  qui  ne  possèdent 
pas  de  stations  navales  sur  les  grandes  routes  maritimes,  les 
relâches ,  le  ravitaillement,  tout  cela  devient  matière  à  dis- 
cussion et  à  controverse,  et  risque  toujours  d'élargir  encore 
la  zone  des  hostilités.  La  diplomatie  peut  réussir  avec  de  la 
bonne  volonté  et  de  l'équité  à  écarter  quelquefois  ce  danger, 
mais  on  ressent  de  toutes  parts  le  besoin  d'une  réglementation 
internationale  plus  complète  de  toutes  ces  questions,  ainsi 
que  de  tant  d'autres  qui  tiennent  encore  plus  intimement  à  la 
guerre. 

C'est  cette  nécessité  généralement  reconnue  qui  a  inspiré  aux 
initiateurs  de  la  seconde  Conférence  de  La  Haye  l'idée  de  con- 
voquer encore  une  fois  les  gouvernemens  pour  une  œuvre  de 
paix  et  d'humanité.  Il  y  a,  d'ailleurs,  encore  bien  des  points 
à  retoucher  dans  la  Convention  de  1899,  laquelle,  ayant  fait 
ses  preuves  et  révélé  ses  avantages,  a  montré  aussi  quelques 
lacunes  et  imperfections  qui  doivent  être  comblées  ou  cor- 
rigées. 

Autant  l'idée  de  supprimer  la  guerre  et  de  la  rendre  impos- 
sible est  illusoire,  autant  est  digne  d'attention  et  de  reconnais- 
sance toute  tentative  sincère  des  gouvernemens  pour  en  écarter 
les  prétextes  et  adoucir  les  effets. 

La  seconde  Conférence  de  La  Haye  dont  on  prépare  la  réunion 
mérite  donc  toutes  les  sympathies  des  peuples,  tandis  que  les 
gouvernemens  doivent  y  apporter,  avec  la  conscience  de  leurs 
intérêts  particuliers,  le  respect  de  ceux  des  autres,  et  chercher 
surtout  à  faire  aboutir  des  accords  qui  soient  acceptables  pour 
tous. 

C'est  dans  cette  idée  que  l'opinion  publique  doit  applaudir  à 
la  réunion  projetée  et  y  voir  un  effort  nouveau  de  la  diplomatie 
internationale  pour  répondre  aux  vœux  qui  s'expriment  de  toutes 
parts  en  faveur  de  la  solution  pacifique  des  différends  entre  pays 
civilisés. 

Ces  différends  surgiront  toujours,  de  même  qu'il  y  aura  tou- 
jours des  querelles  et  des  procès  entre  particuliers. 

Les  philosophes  de  la  paix  eux-mêmes  ne  croient  pas  que 
la  concorde  et  l'amouri  puissent  régner  dans  ce  monde  et 
présider  aux  relations  entre  les  peuples.  Un  des  plus  opti- 
mistes  d'entre   eux,  le   professeur  L.  Stein  de  Berne,  dans  un 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

article  paru  à  la  veille  de  la  première  Conférence  de  La  Haye  sous 
le  titre  de  «  Philosophie  de  la  paix,  »  s'est  horné  à  exprimer 
l'espoir  qu'on  pourra  arriver  un  jour  à  supprimer  entre  les 
Dations  la  guerre,  non  la  lutte,  qui  est,  dit-il,  un  élément  essen- 
tiel de  tout  progrès.  Or,  qu'est-ce  que  la  lutte  entre  les  nations 
sinon  la  guerre,  lorsqu'il  s'agit  d'intérêts  vitaux  qui  tiennent  à 
l'existence  même  des  peuples,  à  leur  honneur  et  à  leur  intégrité 
même.  Et  quel  intérêt  plus  élevé  peut  avoir  une  nation  con- 
sciente de  sa  valeur  et  de  sa  mission  que  celui  de  travailler  à  y 
rendre  conforme  sa  situation  dans  le  monde  et  le  degré  d'in- 
fluence qu'elle  est  appelée  à  y  exercer;  Si  ceia  n'est  pas,  l'équi- 
libre nécessaire  ne  pourra  être  rétabli  que  par  la  guerre,  à  moins 
que  la  diplomatie  des  pays  en  cause,  pénétrée  de  ses  devoirs 
réels,  ne  s'attache  à  corriger  sans  secousses  l'écart  qui  se  sera 
pruduit. 

C'est  en  se  bien  pénétrant  de  cette  théorie  immuable  de 
l'équilibre  politique  et  des  devoirs  de  la  diplomdtie  que  les 
vrais  amis  de  la  paix  pourront  appliquer  leurs  efforts  à  en  con- 
server aux  peuples  les  immenses  bienfaits. 


LES    ROQUEVILLARD 


DEUXIEME   PARTIE  (1) 


VI.  —  LE  JOUfi   DES    MORTS 

De  tous  les  lacs  de  Lombardie,  le  moins  visité  est  celui  d'Orta. 
Il  se  perd  dans  la  réputation  du  lac  Majeur  comme  une  barque 
dans  le  sillage  d'un  bateau.  Du  train  qui  le  longe,  le  voyageur 
se  contente  de  le  regarder  négligemment,  sans  daigner  s'arrêter 
Il  aperçoit  les  lignes  précises  des  montagnes  boisées  qui  l'en- 
serrent, et  les  creux  de  vallons  où  de  blancs  villages  se  cachent 
à  demi  comme  des  troupeaux  dans  l'herbe.  Il  emporte  en  hâte  la 
vision  d'une  colline  plantée  d'arbres  qui  s'avance  en  promon- 
toire sur  les  eaux,  d'une  ville  éparpillée  sur  la  rive,  d'une  île 
toute  bâtie,  et,  dans  sa  fuite  rapide,  il  pense  avoir  cueilli  le  sou- 
rire délicat  de  ce  paysage  qui  se  réserve  et  qui  résume  le  charme 
de  la  nature  lombarde  :  un  mélange  d'âpreté  et  de  grâce. 

Orta  Novarese  n'est  pas  encore  aménagée  pour  recevoir  des 
hôtes.  De  là  son  heureux  abandon.  Un  seul  hôtel  au  penchant 
du  Mont  sacré,  —  Orta  est  couronnée  d'un  monticule  où  vingt 
chapelles  disséminées  dans  les  arbres  illustrent  la  vie  et  les  mi- 
racles de  saint  François  d'Assise,  —  l'hôtel  du  Belvédère  reçoit, 
du  printemps  à  l'entrée  de  l'hiver,  des  pensionnaires  en  petit 
nombre.  Mais  on  découvre   sans  cesse  dans  la  verdure,  le  long 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre. 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  côte,  des  maisons  de  campagne  où  l'aristocratie  de  la  pro- 
vince vient  goûter  le  repos.  Les  grilles  n'en  sont  pas  fermées. 
Bien  entretenus,  leurs  jardins  répandent  un  parfum  de  fleurs  que 
l'on  respire  avec  délices  au  lieu  des  relens  de  tables  d'hôte 
qui  empoisonnent  le  séjour  de  Pallanza  ou  de  Baveno... 

Fuyant  les  grandes  villes  où  ils  avaient  passé  la  mauvaise 
saison,  M"'^  Frasne  et  Maurice  Boquevillard  s'étaient  installés  au 
mois  de  mai  à  l'hôtel  du  Belvédère.  Betenus  par  la  lassitude  du 
changement,  et  aussi  par  la  modicité  du  prix,  ils  s'y  trouvaient 
encore  à  la  fin  d'octobre.  Un  automne  exceptionnel  succédait  à 
l'été  presque  sournoisement,  et  sans  la  brièveté  des  jours,  un 
peu  de  fraîcheur  dans  l'air,  et  l'or  craintif  qui  teintait  les  feuil- 
lages, le  soleil  eût  inspiré  une  confiance  illimitée. 

Dans  un  moment  d'exaltation,  elle  avait  exigé  de  lui  le  ser- 
ment de  vivre  un  an  sans  passé  ni  avenir,  en  respirant  heure 
par  heure  leur  tendresse  et  en  oubliant  le  reste  du  monde.  Cette 
année  s'était  écoulée  goutte  à  goutte.  Il  avait  tenu  parole  et  ne 
savait  rien  de  ce  qu'il  avait  laissé  derrière  lui.  Mais  un  jour 
qu'elle  lui  avait  imprudemment  demandé  de  quel  côté  de  l'ho- 
rizon était  Chambéry,  il  s'était  orienté  si  vite  qu'elle  avait  de- 
viné où  couraient  ses  pensées  lorsqu'il  gardait  le  silence. 

S'il  disposait  de  quelques  heures  de  solitude  par  suite  de  la 
fatigue  ou  de  la  paresse  de  sa  compagne,  il  se  dirigeait  aussitôt 
vers  la  tour  de  Buccione.  Il  l'avait  découverte  dans  ses  prome- 
nades avec  Edith.  Dernier  débris  d'un  ancien  château  fort,  c'est 
une  haute  tour  carrée,  sans  caractère,  entourée  de  pans  de  murs 
en  ruines  qu'envahissent  les  plantes  grimpantes.  Elle  se  dresse  à 
l'extrémité  du  lac  d'Orta,  sur  une  colline  de  châtaigniers,  et 
commande  un  paysage  qui,  du  sud  au  nord,  va  de  Novare,  cité 
claire  au  bout  de  la  plaine,  au  Mont-Bose  dont  le  lointain  som- 
met regarde  par-dessus  les  autres  plans  de  montagnes,  et  dont 
les  glaciers  scintillent  au  soleil.  L'endroit  est  désert,  et  nulle 
part,  dans  les  environs,  on  ne  voit  aussi  loin.  Là  Maurice,  étendu 
dans  l'herbe,  voyait  plus  loin  encore  :  il  imaginait  son  pays  et 
se  sentait  en  exil.  Par  delà  cette  barrière  qui  arrêtait  le  regard, 
que  faisaient-ils  à  cette  heure,  ceux  dont  il  n'avait  pas  de  nou- 
velles? 

Et  pourtant  il  aimait.  Pas  plus  que  le  passé,  cet  amour  ne 
supprimait  l'avenir.  Secrètement  le  jeune  homme  avait  tenté 
quelques   démarches   en    vue  d'obtenir  un  emploi  à  Paris.  Il 


LES    ROQUEVILLARD.  523 

comptait  toujours  occuper  une  place  clans  les  bureaux  d'un  con- 
tentieux de  grande  compagnie.  A  ses  moniens  perdus,  il  appre- 
nait la  langue  italienne,  à  tout  hasard.  Avec  l'anglais  enseigné 
au  collège,  et  l'allemand  étudié  pour  sa  thèse  de  doctorat,  ne 
pourrait-il  demander,  dans  la  presse,  à  rédiger  une  revue  des 
journaux  étrangers? 

Il  avait  besoin  de  ces  espérances,  de  ces  illusions,  car  la  ter- 
rible question  d'argent  s'était  déjà  posée.  Lorsqu'il  eut  épuisé 
ses  propres  ressources  ,  Edith  lui  avait  imposé,  —  avec  quels 
artifices  de  confiance  et  de  délicatesse!  —  l'administration  de  sa 
fortune  personnelle,  de  cette  dot  de  cent  mille  francs  dont  elle 
lui  avait  parlé  dès  le  commencement  de  leur  passion,  et  qu'elle 
lui  avait  représentée  comme  un  héritage  de  famille.  Il  avait  ac- 
cepté avec  répugnance,  et  dès  lors  s'était  montré  plus  économe, 
avait  proposé  le  séjour  moins  dispendieux  d'Orta,  au  lieu  de  ces 
fuites  de  ville  en  ville  qui  les  faisaient  ressembler  à  des  vaga- 
bonds. Après  une  courte  période  de  prodigalité,  sa  compagne 
s'était  montrée  constamment  facile  et  simple,  contente  à  peu  de 
frais.  Néanmoins,  il  avait  dû  entamer  le  capital  qu'il  avait  déposé 
au  nom  d'Edith  à  la  Banque  internationale  de  Milan. 

Chaque  fois  qu'il  avait  tenté  de  voir  plus  clair  dans  l'origine 
de  cette  fortune  et  surtout  dans  sa  réalisation,  chaque  fois  qu'il 
avait  proposé  le  retour  à  Paris,  plus  favorable  à  la  recherche 
d'une  carrière,  elle  lui  avait  fermé  la  bouche  en  lui  rappelant 
sa  promesse  : 

—  Tais-toi...  Cette  année  m'appartient  jusqu'au  dernier  jour, 
jusqu'à  notre  anniversaire.  Et  puis,  ne  suis-je  pas  ta  femme? 

Il  l'adorait,  et  d'ailleurs  il  ne  soupçonnait  pas  la  vérité  et  ne 
sinquiétait  réellement  que  de  l'absence  des  formes  légales  dans 
le  recouvrement  d'une  fortune  légitime,  ce  qu'il  jugeait  toute- 
fois assez  important  pour  s'en  tourmenter.  Vaincu,  il  avait  cédé 
chaque  fois  : 

—  Quand  tes  lèvres  s'appuient,  lui  disait-il,  je  n'ai  plus  de 
volonté,  je  n'ai  plus  rien,  je  n'ai  plus  que  mon  cœur  qui  bat. 

Aussi  put-elle  se  croire  assez  puissante  pour  provoquer 
elle-même,  au  lendemain  de  leur  anniversaire,  le  26  octobre-, 
l'explication  si  longtemps  repoussée.  Son  but  était  de  rejeter 
tout  mensonge,  et  de  s'attacher  irrévocablement  son  amant  par 
la  révélation  d'une  complicité  impossible  à  désavouer  si  tard. 
Elle  ne  considérait  pas  cette  complicité  comme  criminelle  :  ,11  lui 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

suffisait  qu'elle  fût  un  lien  solide  ajouté  à  ceux  de  l'amour.  Le 
droit  de  prendre  et  d'emporter  le  montant  de  la  donation  que 
lui  avait  consentie  M.  Frasne  ne  faisait  pour  elle  aucun  doute. 
Qu'est-ce  qu'une  donation  que  le  donateur  peut  retenir?  Elle 
chassait  môme  les  scrupules  qui  lui  venaient  sur  la  manière 
dont  elle  avait  agi.  Que  lui  importait  la  manière?  Les  femmes 
ne  comprennent  qu'à  demi  les  questions  d'intérêt  qui  les  gênent. 
On  lui  avait  expliqué  que  cet  argent  était  à  elle.  Cette  explica- 
tion lui  suffisait.  Eût-elle  dépouillé  son  mari  qu'elle  n'eût  point 
connu  de  remords  puisqu'elle  le  haïssait.  Mais  de  bonne  foi  elle 
ne  croyait  pas  lavoir  dépouillé.  Elle  n'avait  emporté  strictement 
que  son  dû  quand  elle  n'auraiteu  qu'à  élargir  la  main.  Elle  avait 
donné,  elle,  sa  jeunesse  et  sa  beauté.  Elle  avait  payé  avec  de  la 
vie,  avec  des  larmes.  Pourrait-on  lui  restituer  ses  neuf  années 
de  répulsion  vaincue,  de  dégoûts  accumulés?  Et  dans  le  cas 
inverse,  eût-elle  hésité  à  accepter,  à  solliciter  même  une  part  do 
complicité? 

Cependant,  au  moment  de  tout  révéler,  elle  hésita,  et  s'éten- 
dit longuement  sur  une  autobiographie  touchante  qui  résumait 
sa  vie  de  son  enfance  à  son  mariage.  Il  en  ressortait  qu'après  la 
ruine  de  son  père  elle  avait  connu  presque  la  misère  avant 
d'épouser  M.  Frasne. 

—  Je  me  vendis,  conclut-elle. 

Maurice,  qui  l'avait  écoutée  avec  impatience  et  le  souffle 
court,  coupa  d'un  mot  ses  confidences  : 

—  Et  ta  dot? 

Mais  il  avait  formulé  cette  question  d'une  telle  voix,  et  le 
visage  si  décomposé,  qu'elle  abandonna  immédiatement  ses  pro- 
jets et  accumula  les  mensonges  pour  défendre  leur  amour 
qu'elle  sentit  menacé.  Elle  employa  tout  son  art  de  femme  à 
rendre  ces  mensonges  vraisemblables  en  s'inspirant  de  l'interro- 
gatoire môme  qu'il  lui  faisait  subir  et  dont  elle  devinait  les  ten- 
dances. Ainsi  lui  affirma-t-elle  que  sa  fortune,  dont  elle  ne  pou- 
vait plus  nier  la  provenance,  était  du  moins  indépendante,  libre, 
placée,  administrée,  retirée  par  elle-même.  Ses  réponses,  con 
formes  à  de  précédentes  explications,  étaient  plausibles  en 
somme.  Il  n'était  pas  déraisonnable  de  croire  qu'un  conseiller 
de  la  famille  Danemarie  se  fût  entremis  avant  la  signature  du 
contrat  de  mariage  pour  obtenir  de  la  passion  de  M.  Frasne 
une  donation  immédiate,  absolue  et  définitive,  destinée  à  sauve- 


LES    ROQUEVILLARD.  525 

garder  l'avenir  de  la  jeune  fille  et  à  lui  assurer,  dans  le  pré- 
sent, moins  de  contrainte  matérielle  et  plus  de  dignité.  Pour- 
quoi Maurice  eût-il  douté  de  cette  explication  ?  Ne  détruisait-elle 
pas  suffisamment  son  bonheur?  C'était  déjà  trop  que,  cédant  à 
une  sorte  d'entraînement  dont  il  se  réveillait  avec  colère,  il  eût 
accepté,  par  un  indigne  compromis,  de  retarder  son  entrée  en 
carrière  jusqu'à  l'expiration  d'une  année  réservée  à  l'amour. 
Mais  de  la  fortune  d'Edith  qu'il  se  faisait  l'illusion  de  compléter 
prochainement  par  son  travail,  il  ne  soupçonnait  pas  jusqu'alors 
l'origine  empoisonnée.  Voici  que  cette  origine  se  dévoilait  pour 
anéantir  son  orgueil,  et  briser  en  lui  toute  estime  de  soi-même. 
Cette  fortune,  si  elle  appartenait  en  propre  à  sa  compagne,  pro- 
venait en  réalité  de  l'homme  dont  il  avait  ruiné  le  foyer.  Qu'il 
s'en  fût  glissé  la  moindre  parcelle  dans  son  existence,  c'était  une 
infamie  qu'il  ne  pouvait  à  aucun  prix  tolérer. 

Se  sentant  perdu,  il  calcula  mentalement  le  chiffre  de  sa 
dette.  Huit  mille  francs  manquaient  au  dépôt  qu'il  avait  opéré  à 
Milan  au  nom  de  sa  maîtresse. 

—  Nous  n'avons  pas  beaucoup  dépensé,  protesta-t-elle  avec 
douceur. 

De  fait,  cette  somme,  ajoutée  à  celle  qu'il  avait  emportée  lui- 
même,  atteignait  un  chiffre  bien  peu  élevé  pour  les  dépenses 
d'une  année  entière  passée  en  voyage.  Mais  à  Orta  où  ils  rési- 
daient depuis  six  mois,  la  vie  est  à  bon  marché,  les  distractions 
rares  et  peu  coûteuses. 

Oiî  et  comment  se  procurerait-il  ces  huit  mille  francs?  Tant 
qu'il  ne  les  aurait  pas  remboursés,  il  se  sentirait  déchu,  sans 
honneur,  et  la  vie  lui  serait  à  charge.  Ne  trouvant  aucune  solu- 
tion, dans  sa  colère  et  son  désespoir,  il  montra  à  sa  compagne 
l'eau  du  lac  qui  souriait.  Elle  hésita  à  comprendre  son  geste, 
puis  se  révolta  avec  des  cris  de  fureur  : 

—  Quand  on  aime,  on  ne  veut  pas  mourir.  Quand  on  aime,  on 
ment,  on  vole,  on  tue,  mais  on  ne  veut  pas  mourir.  Les  amans 
qui  se  tuent  n'aimaient  pas  leur  amour. 

Alors  il  la  repoussa,  et  s'enfuit  à  la  tour  de  Buccione.  Il  y 
demeura  longtemps  à  envenimer  sa  blessure.  De  la  passion  qui 
devait  combler  sa  jeunesse,  pourquoi  ne  sentait-il  plus,  à  cette 
heure,  que  la  misère?  Il  y  avait  donc  autre  chose  que  l'amour, 
quelque  chose  de  si  considérable  que,  s'il  ne  pouvait  détruire 
l'amour,  il  avait  assez  de  force  pour  le  réduire  au  second  plan  et 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corrompre  ses  joies.  L'amour  n'était  pas  toute  la  vie.  Maurice  ne 
pouvait  pas  s'isoler,  se  détacher  du  reste  de  la  vie.  Livre  à  lui- 
même,  il  n'était  qu'une  force  désordonnée  et  destructrice.  De 
l'autre  côté  de  ces  montagnes  qui  fermaient  l'horizon,  il  avait  dû 
occasionner  quelque  désastre.  Maintenant  Maurice  en  était  sûr... 
Pouvait-il  sincèrement  accuser  les  seules  circonstances?  Non  : 
évoqué  avec  franchise,  le  passé  le  condamnait.  Il  se  découvrait 
responsable  de  légèreté,  de  faiblesse  :  responsable  pour  avoir 
accepté  de  partir  quand  il  pouvait  prévoir  que  les  ressources  ne 
tarderaient  pas  à  lui  manquer  ;  responsable  pour  avoir  accueilli 
sans  preuves  les  explications  qu'Edith  lui  avait  fournies  et  dont 
il  lui  était  facile  de  saisir  l'insuffisance  ;  responsable  pour  avoir 
consenti,  sous  l'inspiration  de  ses  caresses,  à  jouir  du  présent 
sans  le  relier  au  passé  ni  à  l'avenir;  responsable  encore  pour 
avoir  cédé  à  ses  sollicitations  quand  elle  s'obstinait  à  lui  réclamer 
une  année  d'oubli,  une  année  de  bonheur,  une  année  de  paresse 
et  de  lâcheté. 

Et  il  lui  apparut  clairement  que  s'il  tenait  à  son  honneur,  le 
salut  ne  pouvait  lui  venir  que  de  sa  famille.  Sans  elle,  il  s'estimait 
perdu,  puisqu'il  ne  pouvait,  et  peut-être  de  longtemps,  restituer 
cet  argent  dont  il  ne  voulait  pas  avoir  vécu;  mais,  s'il  implorait 
son  secours,  elle  le  sauverait.  Gomment  ne  le  sauverait-elle  pas? 
N'était-elle  point  solidaire  de  sa  honte?  Si  elle  était  solidaire  do 
sa  honte,  il  avait  donc  envers  elle  des  devoirs  qu'il  avait  désertés. 
Favorisé  dans  sa  naissance,  il  avait  contracté  des  obligations 
qu'il  avait  négligées,  un  pacte  qu'il  avait  rompu.  La  famille,  qui 
nous  doit  assistance  dans  le  péril,  dans  la  mauvaise  fortune,  de 
quel  droit  l'oublier  dans  la  poursuite  d'un  bonheur  égoïste  dont 
les  conséquences  lui  sont  contraires  ? 

L'orgueil  le  séparait  de  son  père.  Mais  sa  mère  serait  sa  con- 
fidente. Il  lui  demanderait  la  somme  nécessaire  à  sa  libération. 
C'était  cela  qui  pressait.  Il  fallait  avant  toutes  choses  recouvrer 
l'honneur  à  ses  propres  yeux. 

Ainsi  décidé,  il  regagna  l'hôtel  en  hâte  et  écrivit  à  M""*  Ro~ 
quevillard  11  venait  de  terminer  sa  lettre  et  de  la  mettre  à  la 
poste  lorsqu'Edith  rentra  II  l'aperçut  au  bout  de  l'allée  et  fut 
presque  étonné  de  la  revoir  si  vite,  tant  il  s'était  éloigné  d'elle 
en  quelques  heures.  Depuis  un  an,  elle  avait  occupé  tous  ses 
jours,  et  son  cœur  à  chaque  battement.  Se  trouvait-elle  si  rapi- 
dement dépossédée  de  son  royaume?  Mais  elle  courut  à  lui  et  se 


LES    ROQUE VILLARD.  827 

précipita  dans  ses  bras.  Elle  avait  suivi  la  grève  avec  terreur. 
Elle  pleura  longtemps  sur  sa  poitrine,  il  s'attendrit,  et  tous  deux 
goûtèrent  éperdument  un  bonheur  qu'ils  savaient  oondamné. 

Dès  lors  ils  ne  parlèrent  plus  du  passé.  Lui  attendait  une 
réponse  à  sa  lettre.  Elle  n'osait  plus  l'interroger,  mais  redou- 
blait de  charme  afin  de  lui  plaire.  Ce  charme  s'était  modifié.  Il 
n'avait  plus  rien  de  provocant  ni  de  perpétuellement  agité.  La 
crainte  de  perdre  son  amant  l'avait  rendue  humble  et  soumise, 
toute  faible  et  tendre.  Elle  recherchait  les  conversations,  les 
lectures  qu'il  préférait.  Elle  devinait  au  piano  sa  musique  de 
prédilection.  Lui-même  ne  la  traitait  plus  qu'avec  bonté.  De 
ce  renouveau  de  paix  affectueuse,  tous  deux  ne  jouissaient 
qu'avec  gêne.  Leur  accord  était  sans  gaîté,  sans  conviction,  sans 
confiance. 

Le  2  novembre  leur  fut  particulièrement  cruel.  Afin  de  se 
livrer  mieux  à  ses  souvenirs  de  famille  que  le  jour  des  Morts 
avivait,  Maurice  voulut  sortir  seul,  mais  Edith  implora  de  l'ac- 
compagner. Il  accepta  sans  plaisir,  et,  tandis  qu'elle  se  préparait, 
il  fut  l'attendre  au  Mont  sacré.  De  l'hôtel  du  Belvédère,  on  y  par- 
vient en  quelques  pas.  Le  sommet  du  Mont  est  occupé  par  un 
grand  bois  de  sapins,  de  mélèzes,  de  châtaigniers  et  de  pins 
parasols  où  s'abritent,  çà  et  là,  sur  un  sol  accidenté,  les  vingt 
sanctuaires  de  Saint  François  d'Assise.  Entre  ces  petites  cha- 
pelles d'architectures  différentes,  ils  avaient  élu  la  quinzième 
dont  une  tradition  attribue  le  dessin  à  Michel-Ange.  Elle  est  de 
forme  cylindrique  avec  une  élégante  coupole  et  un  pourtour 
supporté  par  de  grêles  colonnettes  de  granit.  Elle  leur  rappelait 
ce  Calvaire  de  Lémenc  où  leur  départ  s'était  décidé.  Les  arceaux 
de  ses  voûtes  légères,  le  long  de  la  galerie  surélevée  de  quelques 
marches,  encadraient  successivement  toutes  les  perspectives  du 
bois  :  tantôt  d'autres  chapelles  dans  la  verdure,  tantôt  la  mar- 
gelle d'un  puits,  et  tantôt,  entre  les  branches,  un  pan  du  ciel,  un 
coin  du  lac,  ou  l'île  Saint-Jules,  comparable,  avec  son  campa- 
nile à  l'avant,  à  quelque  grand  cuirassé  échoué  dans  ce  lac  mi- 
nuscule. Là,  presque  chaque  jour,  ils  étaient  venus  s'asseoir. 

Malgré  l'éclat  du  soleil,  l'automne  accomplissait  son  œuvre. 
Les  arbres  et  les  buissons  avaient  changé  de  couleur  :  seuls,  les 
groupes  de  pins  maintenaient  leur  vert  intact  dans  une  mer  d'or 
pâle. 

Debout    entre    deux  colonnes,    il   attendait    impatiemment. 


528  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

Edith  le  rejoignit  sans  mot  dire.  Ils  se  parlaient  si  peu  depuis 
quelque  temps.  Embarrassée  de  ce  silence,  elle  se  détourna  vers 
le  paysage  familier.  Les  narines  dilatées,  les  nerfs  tendus,  toute 
vibrante,  elle  parut  respirer  la  grâce  mortelle  de  l'automne.  Lui, 
ne  pouvait  détacher  les  yeux  de  ce  visage  qu'il  n'avait  peut-être 
jamais  vu  dans  le  calme,  mais  toujours  animé  par  quelque  pas- 
sion. Il  remarqua  d'un  seul  coup  les  changemens  qui  s'étaient 
faits  en  elle.  La  jeunesse  retrouvée,  la  liberté,  le  plaisir,  les  villes 
d'art  parcourues  avaient  favorisé  son  épanouissement.  Partie  le 
cœur  bouillonnant  de  désirs  confus,  elle  s'était  affmée.  Jamais 
encore  il  n'avait  apprécié  avec  autant  de  sûreté  l'achèvement 
complet  de  sa  séduction.  Il  en  éprouva  une  jouissance  angois- 
sante, jugeant  mieux  ce  qu'il  allait  perdre. 

Elle  sentit  le  regard  persistant  de  Maurice,  lui  sourit  et 
désigna  l'horizon  d'un  geste  large  qui  semblait  le  cueillir  : 

—  C'est  plus  beau  que  les  premiers  jours. 

Il  ne  put  se  tenir  de  lui  révéler  sa  dernière  pensée  : 

—  Toi  aussi,  tu  es  plus  belle. 

Ce  compliment  inattendu  la  surprit. 

—  Vraiment? 

—  Oui.  Regarde  les  arbres.  Ils  sont  plus  légers  et  comme  dé- 
barrassés d'un  poids  inutile.  Sous  leurs  branches,  on  voit  plus 
loin.  Dans  tes  yeux,  on  voit  plus  profond. 

—  Jusqu'à  mon  cœur  ? 

—  Jusqu'à  ton  cœur. 

Elle  sourit  en  songeant  à  tout  ce  qu'un  jeune  homme  ignore, 
encore  d'un  cœur  de  femme. 

—  Oiî  allons-nous?  demanda-t-elle. 

—  Au  cimetière,  comme  tout  le  monde  aujourd'hui. 
Avant  de  pénétrer  dans  le  cimetière  d'Orta,  il  fallait  traverser 

un  champ  inculte  qui  jadis  en  avait  fait  partie  et  qui  avait  été 
récemment  désaffecté.  Les  tombes  qu'il  renfermait  dans  son 
enclos  étaient  invisibles  et  anonymes.  Rien  ne  les  désignait  plu« 
au  regard,  ni  un  nom,  ni  une  croix,  pas  même  un  pli  de  terre. 
A  cause  de  la  Toussaint,  des  mains  inconnues  avaient  disposé 
çà  et  là  des  gerbes  de  chrysanthèmes  qui  transformaient  cette 
prairie  en  jardin. 

Edith  et  Maurice  s'arrêtèrent  dans  cet  enclos  que  limitaient 
des  marronniers.  Les  feuilles  semblaient  ne  plus  tenir  que  par 
la  moUease  de  lair.  Un  coup  de  vent  suffirait  à  dévêtir  les  arbres. 


LES    ROQUEVILLARD.  529 

Avec  le  soir  qui  venait,  un  peu  de  bise  fraîche  se  leva.  Et  des 
feuilles  d'or  tombèrent  en  effet,  tournoyèrent  quelques  instans, 
et  allèrent  se  tasser  dans  le  fossé  qui  bordait  l'allée  principale. 
L'une  d'elles  se  posa  sur  le  chapeau  de  la  jeune  femme. 

Un  tel  signe  de  détresse  sur  ce  visage  au  teint  chaud,  aux 
yeux  de  feu,  sur  cette  forme  de  chair  qui,  dans  l'immobilité  même, 
gardait  l'animation  de  la  vie,  ce  fut  de  quoi  achever  d'émouvoir 
son  compagnon  que  ce  jour  surexcitait. 

Gomme  il  se  taisait,  elle  lui  montra  les  chrysanthèmes. 

—  Les  belles  fleurs,  dit-elle. 

Et  tous  deux  songèrent  qu'elles  recouvraient  la  mort.  Par  un 
retour  inconscient  sur  eux-mêmes,  ils  regardèrent  la  rangée 
d'arbres  qui  les  dissimulait  à  demi,  et,  se  rapprochant  l'un  de 
l'autre,  ils  s'embrassèrent  sur  les  tombes.  Leur  bonheur  n'était 
plus  vivant. 

VII.    —  LA   LETTRE 

...  Le  surlendemain  de  cette  promenade,  Maurice  fut  appelé 
au  bureau  de  l'hôtel. 

—  C'est  pour  une  lettre  chargée.  Le  facteur  vous  réclame. 

Il  reconnut  les  enveloppes  jaunes  dont  se  servait  son  père,  et 
fit  sauter  rapidement  les  cachets,  tandis  que  la  gérante,  ayant  lu 
le  chiffre  de  la  recommandation,  l'observait  d'un  air  admiratif. 
La  lettre,  encadrée  de  noir,  contenait  à  l'intérieur  un  billet  fran- 
çais de  cent  francs  et  un  chèque  de  huit  mille  francs  sur  une 
banque  de  Milan,  signé  de  sa  sœur  Marguerite. 
«  Maintenant,  se  dit-il,  je  suis  mon  maître.  » 
Après  l'humiliation,  sa  première  pensée  était  orgueilleuse. 
Rasséréné,  il  remarqua  mieux  la  bordure  du  papier,  et  son  cœur 
se  serra.  Il  y  avait  eu  un  malheur,  un  grand  malheur  pendant 
son  absence.  Dans  l'extrême  jeunesse,  et  plus  tard  quelquefois, 
on  n'envisage  point  la  possibilité  de  perdre  ceux  qu'on  aime  :  on 
s'éloigne  d'eux  sans  angoisse,  avec  la  certitude  de  les  retrouver 
au  retour.  Au  premier  deuil,  cesse  le  crédit  de  l'avenir.  Séparé 
des  siens,  privé  de  nouvelles,  préservé  par  l'insouciance  de  l'âge 
et  l'égoïsme  de  l'amour,  il  avait  pu  ignorer  cette  inquiétude  qui 
brutalement  étreint  la  poitrine  lorsque  le  souvenir  intervient. 
Souvent,  de  plus  en  plus  souvent,  il  évoquait  sa  famille,  il  ima- 
ginait la  place  vide  qu'il  avait  laissée.  La  présence  d'Edith  ne 

I041E  ixx.  —  1905.;  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

suffisait  pas  toujours  à  chasser  ces  fantômes.  Mais  de  pressenti- 
mens  funèbres,  il  n'en  avait  jamais  eu.  Depuis  quelques  jours 
cependant,  depuis  que  la  saison  ajoutait  sa  fragilité  à  celle  de 
son  bonheur,  il  revoyait  plus  distinctement  le  visage  si  pâle  de 
sa  mère,  il  sentait  sur  sa  joue  la  dernière  caresse  qu'elle  lui 
avait  donnée  d'une  main  qui  était  froide,  dont  il  retrouvait,  après 
un  an,  le  contact. 

Le  coup  qui  le  frappait  ne  le  trouvait  pas  préparé.  Pour- 
quoi était-ce  Marguerite  qui  avait  tenu  la  plume?  De  qui  pou- 
vait-elle être  en  grand  deuil,  sinon?...  La  réponse  à  cette  ques- 
tion, il  n'osait  pas  se  la  faire  :  elle  s'imposait.  Il  prit  son  chapeau 
et  sortit,  la  lettre  à  la  main.  Gomment  l'aurait-il  lue  dans  ce 
bureau  d'hôtel?  Pas  même  sur  la  terrasse,  ni  dans  l'avenue,  ni 
sous  le  bois  :  Edith  surviendrait  dans  quelques  instans,  le  sur- 
prendrait, et  cette  douleur-là,  elle  n'était  qu'à  lui,  il  ne  la  vou- 
lait partager  avec  personne.  La  partager,  c'était  la  diminuer,  et 
il  désirait  l'épuiser  jusqu'à  la  lie. 

Dehors  il  lut  les  premières  lignes  et  s'enfuit  dans  le  chemin, 
comme  une  bête  blessée  qu'on  poursuit.  Tant  qu'il  aperçut  des 
maisons,  il  continua  sa  course.  Il  cherchait  une  solitude  où 
pleurer  sans  être  vu.  Et  il  se  dirigea  vers  la  tour  de  Buccione. 

Il  ne  s'arrêta  qu'au  sommet  de  la  colline,  au  pied  de  la  tour. 
Hors  d'haleine,  il  se  laissa  choir  dans  l'herbe  qui  poussait  entre 
les  murs  écroulés.  Il  avait  couru,  comme  si  l'on  peut  fuir  devant 
le  destin.  A  mesure  qu'il  reprenait  son  souffle,  la  peur  s'em- 
parait de  lui  et  le  tenaillait  davantage.  La  lettre  de  plusieurs 
feuillets  qu'il  tenait  toujours  dans  sa  main  crispée,  il  n'osait  pas 
la  lire  tout  entière.  Il  lui  fallut  un  grand  effort  pour  en  conti- 
nuer la  lecture  qu'il  dut  interrompre  plusieurs  fois.  Elle  lui  an- 
nonçait plus  de  malheurs  môme  qu'il  n'en  pouvait  prévoir. 

Chambéry,  31  octobre. 
«  Mon  cher  Maurice, 

«  Ta  lettre  m'a  été  remise  à  moi.  C'est  moi  qui  l'ai  déca- 
chetée. Je  l'attendais  depuis  longtemps.  Je  pensais  bien  qu'elle 
viendrait,  ou  toi.  Notre  mère  me  l'avait  annoncé.  Tu  ne  pouvais 
pas  nous  avoir  oubliés  pour  toujours. 

«  J'ai  compris  en  te  lisant  que  tu  ne  savais  plus  rien  de  nous 
depuis  ton  départ,  et  je  me  suis  mieux  expliqué  ton  silenf«  per- 


LES    ROQUEVILLARD.  531 

sistant.  Toi,  tu  as  déjà  compris  que  nous  n'avons  plus  maman. 
Pour  te  le  dire,  je  retrouve  toute  ma  souffrance  que  je  ne  veux 
pas  perdre,  et  qui  me  rapproche  d'elle.  Pleure  avec  moi,  mon 
pauvre  frère,  pleure  beaucoup  de  larmes  pour  le  temps  où  tu 
n'as  pas  pleuré.  Mais  ne  te  laisse  pas  aller  au  désespoir.  Elle  ne 
le  veut  pas. 

«  Elle  nous  a  quittés  le  4  avril  dernier,  il  y  a  bientôt  sept 
mois.  Tout  l'hiver  ses  forces  ont  décliné  lentement,  doucement. 
Elle  ne  souffrait  pas  ;  du  moins  elle  ne  se  plaignait  jamais.  Elle 
ne  cessait  pas  de  prier.  Un  soir,  sans  que  rien  n'eût  fait  prévoir 
davantage  une  fin  aussi  prompte,  elle  a  passé  en  priant.  Père  et 
moi,  nous  étions  là.  Elle  nous  a  regardés,  elle  a  essayé  de  sou- 
rire, elle  a  murmuré  un  nom  que  nous  avons  compris  tous  les 
deux  et  qui  était  le  tien.  Et  puis  sa  tête  s'est  renversée  en  arrière. 
Ce  fut  tout. 

«  Quelques  jours  auparavant,  elle  m'avait  parlé  de  toi,  comme 
si  elle  m'exprimait  ses  dernières  volontés.  Je  m'en  suis  rendu 
compte  plus  tard  :  elle  parlait  comme  à  l'ordinaire,  si  simple- 
ment. Elle  m'a  dit:  «  Maurice  reviendra.  11  est  plus  malheureux 
que  coupable.  Il  l'ignore  encore  et  il  l'apprendra.  Il  aura  besoin 
de  tout  son  courage.  Promets-moi,  toi,  lorsqu'il  reviendra,  de  le 
recevoir,  de  le  réconcilier  avec  son  père,  avec  sa  famille,  de  le 
défendre,  enfin  de  ne  jamais  l'abandonner,  quoi  qu'il  arrive.  » 
Je  n'avais  pas  besoin  de  promettre  et  j'ai  promis.  Aussi,  quand 
ta  lettre  est  venue,  je  n'ai  pas  hésité  à  l'ouvrir  :  je  remplace 
maman,  bien  mal,  mais  de  tout  mon  cœur. 

«  Il  faut  que  tu  le  saches  :  maman  ne  te  croyait  pas  coupable. 
Moi  non  plus.  Père  non  plus,  j'en  suis  sûre;  mais  il  nous  disait 
que  la  faiblesse  est  une  façon  d'être  coupable,  et  que  celui  dont 
la  famille  a  soutenu  les  premières  années  jusqu'à  l'âge  d'homme 
n'est  pas  libre  d'entraîner  par  ses  actes  la  décadence  de  toute  sa 
race.  Maintenant  il  ne  parle  plus  de  toi,  jamais.  Je  devine  qu'il 
y  pense  souvent,  et  qu'il  en  a  beaucoup  de  peine.  Souviens-toi 
de  lui,  Maurice,  souviens-toi  de  lui  autant  que  de  notre  mère 
qui  se  repose.  Il  a  changé,  beaucoup  changé.  Lui  qui  avait  gardé 
tant  de  jeunesse  dans  la  démarche,  dans  l'expression,  dans  la 
voix,  il  a  vieilli  en  peu  de  jours.  Il  travaille  sans  relâche.  Il 
oublie,  en  travaillant,  le  mal...  Mais  j'ai  promis  de  ne  pas 
t'adresser  de  reproches.  Cependant  il  faut  bien  que  tu  apprennes 
ce  que  nous  sommes  tous  devenus,  puisque  tu  étais  sans  nouvelles 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  une  année.  Il  est  si  estimé  que  pas  un  de  ses  cliens  ne 
lui  a  retiré  sa  confiance. 

«  Hubert,  qui  devait  rester  deux  ans  en  France,  a  obtenu  de 
repartir  pour  les  colonies.  Il  s'est  embarqué  au  mois  de  mai  der- 
nier à  destination  du  Soudan.  Il  commande  un  poste  très  avancé, 
à  l'intérieur  des  terres,  à  Sikasso.  C'est  un  endroit  assez  exposé. 
C'est  ce  qu'il  avait  demandé. 

«  Félicie  est  toujours  à  l'hôpital  d'Hanoï.  Elle  s'inquiète 
beaucoup  de  toi.  Dernièrement,  elle  nous  racontait  la  mort  de 
deux  missionnaires  belges  qui  ont  été  massacrés  sur  la  frontière 
de  la  Chine.  Au  lieu  de  s'en  affliger,  elle  se  réjouissait  pour  eux 
de  leur  martyre,  et  regrettait  de  ne  pouvoir  donner  sa  vie  pour 
celui  qu'elle  appelle  «  l'enfant  prodigue  »  et  que  tu  reconnaîtras. 
Elle  a  hérité  de  la  piété  ardente  de  notre  mère.  Que  Dieu  nous 
la  garde  là-bas,  à  l'autre  bout  du  monde  ! 

«  Les  Marcellaz  nous  ont  quittés.  Malgré  les  prières  de  Ger- 
maine, Charles  a  vendu  son  étude  pour  en  acquérir  une  autre  à 
Lyon.  Ce  départ  nous  a  été  dur.  Cependant  père  soutient  qu'il 
est  raisonnable.  Notre  beau-frère  avait  une  occasion  de  se  rap- 
procher de  sa  famille  qui  est  de  Villefranche,  tu  le  sais;  il  devait 
en  profiter.  Ils  sont  venus  passer  les  vacances  avec  nous  à  la 
Vigie.  Pierre  et  Adrienne  y  ont  pris  de-  bonnes  joues  rouges.  Le 
petit  Julien,  mon  favori,  est  resté  un  peu  pâlot.  L'air  de  Savoie 
lui  convient  mieux  que  les  brouillards  de  Lyon.  Aussi  Germaine 
nous  l'a-t-elle  laissé  pour  cet  hiver.  Il  anime  notre  grande  mai- 
son, qui  est  bien  triste. 

('■  J'ai  terminé  ma  revue.  Autrefois,  c'était  notre  mère  qui  cen- 
tralisait les  nouvelles  des  absens,  et  les  transmettait  des  uns  aux 
autres.  Tu  vois  que  je  tâche  de  la  remplacer.  Pour  ce  qui  me 
reste  à  te  dire,  c'est  plus  difficile.  Pourtant,  je  te  le  dirai.  Je  te 
le  dirai  sans  récriminations.  Il  me  semble  que  ce  sera  mieux. 
D'abord  je  te  suis  dévouée  quand  même,  et  puis  tu  jugeras  de 
notre  misère  qui  est  la  tienne. 

«  Tu  ne  dois  pas  savoir  ce  qui  s'est  passé  tout  de  suite  après 
ton  départ  :  sans  quoi  tu  n'aurais  pas  gardé  ce  silence  qui  nous  a 
tant  affectés.  M.  Frasne  a  déposé  contre  toi,  oui,  contre  toi,  une 
plainte  en  abus  de  confiance.  C'est  ainsi  que  cela  s'appelle  :  on  en 
a  tant  parlé.  Il  t'accusait  d'avoir  pris  cent  mille  francs  dans  son 
coffre-fort.  Il  s'est  porté  partie  civile  pour  forcer  la  justice  à  te 
poursuivre,  et  comme  tu  n'étais  pas  là,  on  t'a  jugé  par  contu- 


LES    ROQUEVILLARD.  533 

mace.  Je  t'explique  avec  les  mots  qu'on  a  employés.  Les  conseil- 
lers ne  voulaient  pas  te  condamner.  Mais  les  clercs  de  l'étude, 
surtout  M.  Philippeaux,  ont  témoigné  contre  toi  à  l'audience. 
Ils  ont  déclaré  que  tu  savais  que  le  coffre-fort  contenait  tout  cet 
argent,  et  puis  que  tu  étais  resté  le  dernier  à  l'étude,  avec  les 
clefs,  et  que  tu  connaissais  le  chiffre  qui  sert  à  ouvrir.  Alors, 
on  t'a  condamné,  avec  les  circonstances  atténuantes,  à  un  an  de 
prison.  Il  paraît  que  c'est  le  minimum.  On  a  tenu  compte  des 
influences  que  tu  avais  subies.  Mais  ils  t'ont  condamné,  com- 
prends-tu, et  c'est  horrible  !  Cela  s'est  fait  le  mois  dernier.  Maman 
n'était  plus  là.  Quand  père  me  l'a  annoncé,  son  visage  était  si 
blanc  que  j'ai  eu  peur  pour  lui.  Il  se  dominait,  comme  toujours. 
J'aurais  préféré  qu'il  pleurât.  Mais  il  n'est  pas  de  ceux  qui  pleurent. 
Il  souffre  en  dedans,  et  c'est  pire. 

«  Le  jugement  a  été  affiché  à  notre  porte,  publié  par  les  jour- 
naux. Il  paraît  que  c'est  la  loi.  Tous  les  vieux  Roquevillard  qui 
ont  rendu  tant  de  services  au  pays  n'ont  pas  épargné  cet  affichage 
à  notre  nom. 

<(  Il  y  a  aussi  les  cent  mille  francs  que  tu  dois  restituer  à 
M.  Frasne.  Père  est  d'avis  de  vendre  la  Vigie  pour  les  payer.  Il 
dit  que  la  durée  de  ton  absence  prouve  malheureusement  que  tu 
as  dû  en  profiter,  et  que  cela,  au  point  de  vue  de  l'honneur,  c'est 
pareil  au  vol.  Charles  soutient  au  contraire  que  les  payer,  c'est 
te  reconnaître  coupable,  et  qu'il  ne  le  faut  à  aucun  prix.  Mais 
Charles  n'a  pas  charge  de  l'honneur  de  la  famille,  et  moi  je  suis 
avec  père.  Dans  tous  les  cas,  la  justice  a  nommé  un  séquestre 
qui  a  fait  diviser  la  fortune  de  notre  mère  pour  avoir  ta  part.  Sur 
la  mienne,  comme  je  suis  majeure,  père  m'a  remis  la  somme 
que  je  t'envoie  et  que  je  lui  ai  demandée.  Il  a  paru  étonné;  je 
ne  sais  pas  s'il  a  compris.  Je  lui  ai  offert  ta  lettre,  il  l'a  refusée 
avec  ces  mots  que  je  te  transmets  : 

«  —  Non,  il  est  mort  pour  moi,  s'il  ne  revient  pas  prouver 
son  innocence. 

«  J'ai  ajouté  cent  francs  pour  ton  retour.  Il  faut  que  tu  re- 
viennes. Vois  le  tort  que  tu  nous  as  fait.  Au  nom  de  notre  mère 
dont  ce  fut  le  dernier  désir,  le  dernier  ordre,  au  nom  de  notre 
pore  que  tu  as  blessé  au  cœur,  à  ce  cœur  si  noble,  si  tendre,  au 
nom  de  Félicie  et  d'Hubert  qui  méritent  pour  toi,  de  Germaine 
et  (In  ta  petite  sœur,  au  nom  de  tous  les  nôtres  qui  pendant  tant 
d'années  n'ont  donné  que   des  exemples  d'honnêteté,  et  qui  te 


534 


RBVUE    DES    DEUX   MONDES. 


conjurent  do  ne  pas  renverser  en  un  jour  i'œuvrc  de  toute  une 
suite  de  générations,  reviens.  Je  t'attends.  Je  serai  là.  Je  t'ai- 
derai. J'ai  confiance  que,  toi  revenu,  tout  peut  encore  se  ré- 
parer. Car  tu  n'es  pas  coupable.  Il  est  impossible  que  tu  le  sois. 
A  ta  lettre  je  vois  bien  que  ce  n'est  pas  toi.  Et,  s'il  y  a  du  danger 
pour  toi,  reviens  quand  môme.  Il  serait  juste  que  ce  fût  ton  tour 
de  souffrir,  et  tu  ne  serais  pas  assez  lâche  pour  t'y  dérober. 

«  J'ai  fini.  Je  voudrais  tanj;  t'avoir  convaincu.  Pourtant,  si 
elle  était  plus  forte  que  nous,  si  malgré  nos  sacrifices  et  notre 
peine,,  tu  ne  devais  pas  revenir  maintenant,  je  t'attendrais  encore. 
Je  t'attendrais  toute  ma  vie.  Elle  est  à  notre  père  et  à  toi.  Sache 
que  jamais  je  ne  t'abandonnerai.  Ne  l'ai-je  pas  promis  à  maman? 
Tu  as  été  sa  dernière  pensée.  Et  si  ma  lettre  te  désespère,  sou- 
viens-toi qu'elle  t'a  recommandé  le  courage,  rappelle-toi  cette 
parole  de  notre  père  :  Tant  qu'on  n'est  pas  mort,  il  n'y  a  rien  de 
perdu. 

«  Adieu,  Maurice,  je  t'embrasse.  Ta  sœur 

«  Marguerite.  » 

La  tristesse  et  la  honte  qui  s'étaient  emparées  de  Maurice 
après  les  demi-révélations  de  sa  maîtresse,  que  pouvaient-elles 
signifier  auprès  du  torrent  de  douleur  que  précipitait  en  lui  la 
lettre  de  Marguerite? Comment  y  résisterait-il,  lui  qui,  seulement 
pour  un  infamant  soupçon,  avait  entendu  quelques  instans  l'appel 
de  la  mort?  A  ses  pieds,  le  lac  l'invitait  pareillement,  lui  offrait 
l'oubli,  le  silence,  la  paix,  et  il  ne  le  voyait  même  pas.  C'était 
l'appel  de  la  race  qui  retentissait  dans  sa  poitrine,  et  voici  qu'au 
lieu  de  faiblir,  il  ramassait  toutes  ses  forces  pour  faire  face  au 
désastre  qui  venait  l'accabler.  La  pensée  de  la  mort  est  naturelle 
aux  amans  dès  qu'ils  conçoivent  des  doutes  sur  l'éternité  de  leur 
bonheur.  Or,  il  ne  s'agissait  plus  de  son*  bonheur,  chose  indi- 
viduelle dont  il  se  croyait  le  maître,  à  la  perte  de  quoi  il  se 
croyait  le  droit  de  ne  pas  survivre  s'il  en  jugeait  ainsi.  Avec  lui, 
sa  famille  tout  entière  était  en  cause.  Il  ne  s'appartenait  plus. 
Qu'il  le  voulût  ou  non,  il  subissait  une  dépendance,  et  Tisole- 
ment  qu'il  avait  créé  autour  de  lai  n'était  que  chimère  et  vanité. 
Mais  en  même  temps  qu'il  perdait  l'éternelle  illusion  des  amans 
pour  qui  l'amour  est  solitude  et  se  passe  de  tout  commerce  avec 
le  reste  du  monde,  il  puisait  réconfort  comme  on  puise  à  un  ré- 


LES    ROQUEVILLARD.  535 

servoir  d'énergie  dans  la  solidarité  même  qui  s'imposait  avec 
une  autorité  si  puissante. 

Sa  plus  cruelle  souffrance  fut  de  ne  pouvoir  pleurer  sa  mère 
librement,  exclusivement.  Il  envia  les  fils  qui,  devant  un  cer- 
cueil, se  livrent,  sans  retour  sur  eux-mêmes,  à  leurs  regrets.  Les 
séparations  sont  autrement  cruelles  lorsqu'il  s'y  mêle  des  re- 
mords. Et  n'avait-il  point  sa  part  dans  cette  fin  dont  aucun  pres- 
sentiment ne  l'avait  averti?  Il  se  souvenait  que  le  médecin  ne 
condamnait  pas  la  malade,  qu'il  attendait  le  salut  d'un  régime 
de  tranquillité  et  de  repos.  Comment  cette  frêle  existence  eût- 
elle  résisté  à  la  tempête? 

Et  la  tempête  qu'il  avait  déchaînée  en  partant  avait  ravagé, 
détruit  le  foyer.  C'était  la  dispersion,  les  Marcellaz  partis,  Hubert 
allant  chercher  un  peu  de  gloire  pour  un  nom  compromis,  et 
c'était  la  menace  de  ruine  avec  la  vente  du  vieux  domaine.  Il  ne 
restait  plus  à  la  maison  que  son  père  devenu  un  vieillard  et 
Marguerite.  Mais  Marguerite,  pourquoi  ne  s'était-elle  pas  mariée? 
Son  fiancé  aurait-il  été  assez  lâche  pour  la  charger  de  la  faute 
d'un  autre?  Elle  n'en  parlait  point  dans  sa  lettre.  Elle  s'oubliait 
elle-même,  dans  l'énumération  de  leurs  maux.  «  Ma  vie  est  à 
notre  père  et  à  toi,  »  lui  disait-elle  simplement,  sans  une  autre 
allusion  à  son  sacrifice.  Personne  n'avait  été  épargné,  personne, 
excepté  le  coupable  qui  sous  un  ciel  délicat  avait  goûté  toute  la 
douceur  de  vivre. 

Car  s'il  ne  méritait  point  l'ignominieuse  accusation  lancée 
par  M.  Frasne,  il  était  coupable  envers  sa  famille  pour  s'être  cru 
libre  de  la  trahir.  Et  il  accusa  sa  maîtresse  dont  l'imprudence 
l'avait  ainsi  déshonoré,  dont  l'amour  l'avait  avili.  Mais  était-ce 
bien  son  amour  qui  l'avait  avili?  L'amour  qu'il  avait  tant  con- 
voité pendant  sa  jeunesse  exaltée  et  studieuse  à  la  fois,  qui  avait 
passé  sur  son  cœur  comme  ces  souffles  embrasés  que  les  lyres 
légendaires  suspendues  aux  arbres  attendaient  pour  vibrer,  il  lui 
attribuait  toute  sa  sensibilité,  comme  au  vent  le  son  des  cordes. 
Et  il  le  chargeait  des  enthousiasmes  et  des  faiblesses  dont  la 
source  était  en  lui-même.  Il  se  rappelait,  dans  cette  course 
éperdue  qu'il  entreprenait  à  travers  sa  vie,  les  yeux,  la  bouche, 
les  mouvemens  d'Edith.  A  la  grâce  de  ces  gestes,  aux  caresses  de 
cette  voix,  à  la  flamme  de  ces  regards,  oui,  le  chant  de  son  cœur 
était  suspendu.  Il  quitterait  cette  femme  ;  il  ne  renierait  pas  son 
amour. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  d'ailleurs,  que  reprocherait-il  à  Edith?  Du  drame  lamen- 
table où  toute  une  race  roulait''au  fossé  par  sa  faute,  que  soup- 
çonnait-elle? Rien,  assurément.  Elle  avait  pris  cet  argent  comme 
elles  prennent  les  cœurs,  sans  penser  à  mal,  et  en  croyant  exer- 
cer un  droit.  S'il  l'avertissait,  elle  s'étonnerait,  et  sans  hésiter 
reviendrait  à  Chambéry  crier  aux  juges  l'innocence  de  son  amant. 
De  cette  générosité,  il  ne  voulait  pas.  Il  valait  mieux  qu'elle 
demeurât  toujours  dans  l'ignorance  et  que  pour  elle-même  elle 
ne  courût  aucun  risque.  Il  partirait  ce  soir...  non,  pas  ce  soir, 
demain  matin,  sans  l'avoir  avertie,  après  avoir  complété  sa  dot 
illégitime  afin  qu'elle  ne  manquât  de  rien. 

Mais  que  deviendrait-elle,  ainsi  abandonnée?  N'avait-il  pas 
aussi  des  devoirs  envers  elle  dont  l'amour  était  toute  la  vie?... 
Il  essaya  d'imaginer  son  avenir.  Il  la  vit  cruellement  déchirée,  le 
maudissant  et  le  pleurant  tour  à  tour,  le  réclamant  au  Bois 
sacré,  aux  chapelles,  à  tous  les  témoins  de  leur  tendresse.  Il  as- 
sista véritablement  à  son  agonie.  Pourtant  il  y  avait  tant  de 
ressort  en  elle,  une  telle  frénésie  de  vivre,  qu'elle  résisterait  et 
se  reprendrait.  Ne  l'avait-il  pas  vue  se  dresser  contre  lui,  frémis- 
sante et  révoltée,  quand  il  avait  parlé  de  mourir?  Oui,  elle  se 
reprendrait,  elle  résisterait,  elle  vivrait.  Et  il  se  sentit  le  cœur 
serré  à  la  pensée  qu'elle  serait  aimée  encore,  que  peut-être  un 
jour,  plus  tard,  ce  feu  dévorant  qui  la  consumait  brûlerait  pour 
un  autre... 

«  Non,  pas  cela,  soupira-t-il  dans  sa  solitude.  Je  ne  veux 
pas  cela.  » 

C'était  la  dernière  lutte.  Dès  le  premier  moment,  il  avait  avoué 
sa  défaite.  La  mort  de  sa  mère,  le  suprême  appel  de  sa  famille, 
l'infamante  condamnation  qui  le  frappait  ne  lui  permettaient 
pas  de  discuter.  Il  ne  lui  restait  qu'à  régler  les  détails  de  son 
départ,  à  atténuer  dans  la  mesure  du  possible  le  mal  d'Edith. 
Demeurer  avec  elle  plus  longtemps,  il  ne  le  voulait  pas,  et  à 
peine  séparé  d'elle  par  une  fragile  décision,  il  souffrait  à  crier  de 
douleur... 

Elle  l'attendait  avec  impatience  sur  le  pas  de  l'hôtel.  Dès 
qu'elle  l'aperçut,  elle  courut  à  sa  rencontre. 

—  Enfin!  murmura-t-elle  comme  une  plainte  légère,  non 
comme  une  gronderie. 

Il  essaya  de  sourire. 

. —  Bonjour,  Edith. 


LES    ROQUEVILLARD.  537 

xendre  et  attentive,  elle  observait  le  visage  de  son  amant  et 
remarqua  la  trace  des  larmes. 

—  J'ai  toujours  peur,  maintenant,  quand  tu  es  loin. 

—  Peur  de  quoi? 

—  Peur  que  tu  ne  reviennes  pas. 

—  Ma  chérie. 

—  Je  sais,  reprit-elle  gravement.  Un  jour  tu  ne  reviendras 
pas.  Dis-moi  que  ce  n'est  pas  encore? 

—  Tais-toi,  Edith.  Je  t'aimerai  toujours. 

—  Toujours?  quoi  qu'il  arrive? 

—  Quoi  qu'il  arrive. 

Elle  lui  prit  la  main  et  d'un  mouvement  d'adoration  la  porta 
à  ses  lèvres.  Puis,  timidement,  elle  demanda  : 

—  Tu  as  reçu  des  nouvelles  de  France,  ce  matin.  On  me 
l'a  dit. 

—  Oui. 

—  De  bonnes? 

Il  eut  le  courage  de  répondre  d'un  signe  aflirmatif.  Puisqu'il 
gardait  sa  peine  pour  lui  seul,  c'est  qu'ils  étaient  déjà  séparés. 
Mais  elle  ajouta  : 

—  Moi,  je  n'attends  jamais  de  nouvelles.  Tu  es  mon  cœur 
et  ma  vie. 

Et  comme  elle  le  précédait  sur  la  terrasse  où  leur  petite  table 
était  mise  à  l'abri  du  vent,  il  se  demanda  : 
«  Aurai-je  la  force  de  partir?  » 

Vni.    —   LE   RETOUR 

Edith,  couchée,  se  souleva  sur  le  bord  du  lit  et  s'accouda  pour 
regarder  son  amant  qui  achevait  sa  toilette.  Il  avait  posé  la 
lampe  à  terre  afin  qu'elle  ne  reçût  pas  la  lumière  que  l'abat- 
jour  étouffait. 

—  Pourquoi  te  lèves-tu  si  matin?  lui  demanda-t-elle  d'une 
voix  endormie  et  les  yeux  mal  ouverts. 

—  Je  n'ai  plus  sommeil.  Le  jour  vient. 

Il  souffla  la  lampe.  Une  mince  clarté,  au  bout  d'un  instant, 
filtra  entre  les  persiennes. 

—  C'est  la  nuit,  Maurice. 

—  Ne  vois-tu  pas  un  peu  de  jour? 

—  Ce  n'est  pas  le  jour.  Il  y  a  clair  de  lune. 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Repose  encore,  Edith.  Tu  on  as  le  temps. 

—  Oui.  Je  suis  si  lasso,  si  délicieusement  lasse. 

Elle  so  laissa  retomber  sur  Toreiller  et  ferma  les  paupières. 
Même  dans  le  sommeil,  elle  gardait  un  air  de  passion.  Il  s'ap- 
procha du  lit,  se  pencha  sur  elle,  et  à  l'incertaine  lueur  qui 
venait  de  la  fenêtre,  il  considéra  son  visage. 

«  Cette  petite  flamme  du  regard  qui  animait  ma  vie,  son- 
geait-il, pour  moi  elle  est  éteinte.  Je  ne  la  verrai  plus  jbriller.  Je 
ne  vois  pas  le  mouvement  du  sang  sur  les  joues,  ni  la  lumière 
sur  les  dents,  bien  que  les  lèvres  soient  entr'ouvertes,  à  peine 
l'arc  de  la  bouche,  le  dessin  du  nez,  la  sombre  masse  des  cheveux 
dont  je  sens  le  parfum.  Et  elle  est  perdue  pour  moi...  » 

Il  s'attendrissait,  dangereusement.  La  tentation  lui  vint  de 
■rester.  Il  se  baissa,  effleura  le  front  dont  il  sentit  la  douce  cha- 
leur. Elle  sourit  vaguement  en  gardant  les  yeux  clos.  Et  il  sortit 
de  la  chambre. 

Dans  le  corridor  de  Thôtel,  il  ne  rencontra  qu'un  garçon  qui 
bâillait  en  frottant  le  parquet,  et  qui  ne  prêta  pas  d'attention  à 
sa  tenue.  Il  emportait  pour  tous  bagages  un  sac  à  main,  un  par- 
dessus d'hiver  et  sa  canne. 

Pour  gagner  la  gare  d'Orta,  le  plus  court  était  de  traverser  le 
Mont  sacré.  La  lune,  qui  pâlissait  devant  les  menaces  du  matin, 
pénétrait,  comme  avec  crainte  et  mystère,  dans  le  bois  à  demi 
dépouillé.  Entre  les  troncs  élancés  des  pins  et  des  mélèzes,  ses 
lueurs  glissaient  jusqu'aux  feuilles  mortes  qui  jonchaient  le  sol, 
se  posaient  sur  les  façades  des  chapelles.  Lorsque  Maurice  fut 
parvenu  devant  la  quinzième,  il  leva  la  tête  et  s'arrêta.  Les 
sveltes  colonnettes  se  détachaient  en  blanc,  et  l'une  ou  l'autre  se 
reflétait  en  ombre  noire  sur  le  mur. 

Il  monta  les  marches  et  se  retourna  pour  embrasser  d'un 
dernier  coup  d'oeil  le  paysage  familier. jLa  margelle  du  puits,  les 
formes  claires  de  quelques-uns  des  sanctuaires  surgissaient  au- 
tour de  lui  comme  des  apparitions.  Il  distinguait  en  face  les 
montagnes  sombres,  et  de  chaque  côté  de  la  colline,  des  parties 
du  lac  métallique.  Déjà  il  ne  pouvait  plus  apercevoir  l'hôtel  du 
Belvédère  que  supprimait  la  pente.  C'était  cela,  pourtant,  qu'il 
cherchait.  Ces  pierres  qu'il  foulait,  ces  arbres,  ces  chapelles  et 
tous  ces  contours  indécis  à  qui,  tout  à  l'heure,  le  soleil  restitue- 
rait leur  valeur,  il  les  emportait  dans  sa  mémoire.  Tant  qu'il 
aurait  la  force  de  se  souvenir,  il  les  reverrait  dans  leur  inté- 


LES    ROQUEVILLARD.  539 

grité,  non  pour  leur  grâce  particulière,  mais  comme  le  décor 
accessoire  qui  se  subordonne  à  la  figure  principale.  A  distance, 
cette  figure  principale,  fleur  unique  de  sa  jeunesse,  exerçait  en- 
core sur  lui  une  fascination.  Au  lieu  de  fuir,  de  fuir  sans 
regarder  en  arrière,  il  demeurait  immobile,  à  cette  place  qu  elle 
afl"ectionnait. 

Dans  leur  chambre,  elle  dormait,  délicieusement  lasse.  Dans 
une  heure,  dans  deux  heures,  peut-être  plus  tôt,  quand  elle  se 
lèverait  pour  le  rejoindre,  elle  trouverait  sur  la  table  à  coiffer 
la  lettre  meurtrière  qui  lui  annoncerait,  avec  des  mots  de  ten- 
dresse, la  séparation.  Elle  ne  comprendrait  pas  tout  de  suite. 
Les  papiers  contenus  dans  l'enveloppe  la  renseigneraient  mieux. 
C'étaient  la  note  de  l'hôtel  acquittée  jusqu'au  dernier  jour, 
quelques  billets  de  banque  et  les  reçus  de  dépôt  donnés  à  son 
nom  par  la  Banque  internationale  de  Milan,  complétés  par  le 
chèque  de  Marguerite  Roquevillard  que  Maurice  avait  endossé. 
Là  elle  reconnaîtrait  l'intervention  qui  la  brisait.  La  famille 
qu'elle  avait  vaincue  lui  reprenait  son  amant.  Alors  elle  pousse- 
rait un  grand  cri  de  douleur.  Si  loin  qu'il  serait  d'elle,  il  l'en- 
tendrait. Il  l'entendrait  toujours  retentir  en  lui-même... 

Au  bois,  la  lumière  de  la  lune  se  dissipait  dans  celle  du  matin. 
L'heure  passait.  Appuyé  à  l'une  des  colonnes,  Maurice  ne  pouvait 
se  décider  à  partir. 

«  Où  donc,  se  disait-il,  ai-je  pris  le  courage  de  briser  son  cœur 
et  le  mien?  Elle  est  là,  tout  près  de  moi  encore.  Si  je  rentrais, 
elle  ne  saurait  pas.  Son  réveil  serait  doux  et  léger.  Mais  non,  je 
ne  la  reverrai  jamais  plus.  Il  est  des  liens  que  l'amour  ne  peut 
pas  supprimer.  Le  bonheur,  je  le  comprends,  n'est  pas  un  droit. 
Je  la  torture  et  je  l'aime.  Le  mal  qu'elle  m'a  fait  était  involon- 
taire. Je  ne  me  souviens  plus  que  d'avoir  senti  la  vie  auprès 
d'elle  à  chaque  minute,  et  pourtant  avec  elle  je  ne  puis  plus 
vivre...  Edith,  te  rappelles -tu  le  passé?  Tu  m'as  donné  des  fleurs 
le  premier  soir.  Et  puis,  tu  m'as  donné  tes  lèvres,  comme  tes 
fleurs,  sans  hésiter.  Lorsque  tu  m'as  dit  :  «  Je  serai  à  toi,  mais  à 
toi  seul,  quand  tu  voudras,  »  j'ai  senti  d'avance  tes  caresses  qui 
se  sont  incorporées  à  moi.  Ah!  parce  que  tu  es  trop  sensible 
aux  caresses,  parce  que  maintenant  même  que  tu  vas  souffrir 
par  ma  faute,  ta  faiblesse  méfait  trembler  pour  l'avenir, ne  crois 
pas  que  je  t'aime  moins,  et  de  savoir  que  par  là  je  puis  te  perdre 
un  jour,  Edith,  je  ne  devrais  pas  le  penser,  mais  peut-être  ie 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

t'aime  davantage  encore...  Quel  souvenir  garderas-tu  de  moi? 
Entre  deux  automnes  a  tenu  notre  amour.  Tu  préférais  cette 
saison  où  la  nature  s'exalte.  Je  retrouvais  son  or  dans  tes  yeux, 
et  sa  fièvre  dans  tes  bras.  Je  découvrais  en  elle  un  voluptueux 
enthousiasme.  Maintenant,  je  la  vois  pareille  aux  chrysanthèmes 
du  cimetière  d'Orta.  Elle  cachait  la  mort.  Oui,  la  mort,  com- 
prends-tu? Je  ne  t'ai  pas  dit  adieu,  et  c'est  fini.  C'est  comme  la 
mort  pour  nous.  Tu  pleureras,  tu  parleras,  tu  marcheras,  tu 
seras  pour  d'autres  un  être  vivant,  un  être  de  grâce  et  de  jeu- 
nesse; mais  pour  moi  qui  ne  saurai  plus  rien  de  toi,  tu  seras 
morte.  Et  mieux  vaudrait  que  tu  fusses  morte,  en  eff"et:  tu  ne 
me  maudirais  pas,  moi  qui  t'aime  et  qui  dois  égorger  notre 
amour...  » 

Le  sifflet  d'un  train  l'arracha  brutalement  à  cet  état  de  déses- 
poir où  peu  à  peu  sa  volonté  s'alanguissait-  Avait-il  laissé  passer 
l'heure?  Non,  ce  devait  être  l'express  qui  descend  à  Novare  et 
qui  précède  de  quelques  minutes  celui  qui  monte  à  Domodossola. 
Cet  appel  opportun  le  rendait  à  sa  destinée.  Il  abandonna  la 
chapelle,  traversa  le  bois  en  courant,  et  gagna  la  gare.  Sur  les 
monts,  le  matin  rose  naissait  et  la  lune  se  désagrégeait  dans 
l'espace. 

Il  prit  un  billet  pour  Corconio,  station  toute  voisine  d'Orta, 
mais  dans  le  sens  opposé  à  la  direction  qu'il  allait  suivre,  afin 
d'empêcher  les  recherches  d'Edith  qui  peut-être  essaierait  de  le 
rejoindre.  En  route,  il  prétexterait  une  erreur. 

Jusqu'à  Omegna,  la  voie  ferrée  longe  de  haut  le  petit  lac. 
Dans  le  wagon,  Maurice  s'assit  au  rebours  et  se  pencha  à  la 
portière  afin  que  son  regard  prît  l'empreinte  de  ces  lieux  qui  lui 
appartenaient.  Au  jour  levant,  les  eaux  se  moiraient  de  légers 
frissons.  Les  arbres  de  la  presqu'île  montraient  leur  fûts  élancés 
et  l'essor  de  leurs  branches.  Là,  il  avait  connu  le  bonheur.  Le 
train  quitta  Omegna.  En  vain  il  tenta  d'apercevoir  encore  Orta 
Novarese,  de  retenir  avec  ses  yeux,  avec  son  cœur,  ce  paysage 
qui  fuyait.  Les  secondes  qui  accroissaient  la  distance  tombaient 
comme  des  pierres  au  gouffre.  Une  à  une  il  entendait  leur 
chute. 

Une  heure  plus  tard  il  arrivait  à  Domodossola,  petite  ville 
italienne  appuyée  aux  grandes  Alpes,  que  baigne  la  Tosa  rapide 
et  verte  en  amont  du  lac  Majeur.  De  là  part  la  diligence  qui 
relie  l'Italie  à  la  Suisse  en  traversant  le  col  du  Simplon.  Avec  de 


LES    ROQUEVILLARD.  541 

bons  attelages  et  des  relais  bien  échelonnés,  elle  parcourt  en 
douze  heures  les  soixante-quatre  kilomètres  qui  séparent  le  val 
d'Ossola  de  la  vallée  du  Rhône. 

La  traversée  coûte  près  d'un  louis.  Pour  s'acquitfer  complè- 
tement envers  Edith,  Maurice  avait  presque  épuisé  ses  res- 
sources. Il  avait  consulté  les  horaires  :  quand  il  aurait  payé  le 
trajet  en  troisième  classe  d'Orta  à  Domodossola  et  de  Brieg  à 
Chambéry,  il  ne  devait  plus  lui  rester  en  poche  d'après  ses 
calculs  que  le  prix  de  trois  ou  quatre  repas  très  modestes.  C'était 
véritablement  le  retour  de  l'enfant  prodigue.  La  pénurie  qui 
l'assimilait  aux  humbles  ouvriers  avec  lesquels  il  partageait  son 
compartiment,  il  la  supportait  sans  déplaisir.  Par  de  mesquins 
soucis,  elle  le  détournait  de  sa  peine.  D'ailleurs,  il  n'avait  pas 
d'inquiétude  réelle.  Il  savait  comment  on  opère  pour  économiser 
la  voiture  et  les  coûteux  hôtels  de  Brieg.  Au  sommet  du  col, 
l'hospice  du  Simplon,  comme  celui  du  Grand  Saint-Bernard, 
donne  l'hospitalité  gratuite  aux  pauvres  gens  qui  passent  la 
montagne,  et  les  touristes  eux-mêmes  en  profitent  sans  ver- 
gogne. Son  voisin,  un  Piémontais  qui  connaissait  le  pays,  acheva 
de  le  renseigner  :  «  L'hospice  est  toujours  ouvert.  Le  jour  et  la 
nuit,  la  nuit  et  le  jour.  La  nuit,  on  entre,  on  cherche  une 
chambre  au  premier  étage  sans  demander  rien  à  personne.  » 

Ainsi  les  difficultés  du  voyage  se  simplifiaient.  Il  franchirait 
le  Simplon  à  pied,  et  coucherait  à  l'hospice.  A  Domodossola, 
point  extrême  de  la  voie,  il  descendit  du  train  et  passa  fièrement 
à  côté  de  la  diligence  qui  stationnait  devant  la  gare  et  qui,  une 
fois  chargée,  ne  tarda  pas  à  l'atteindre  au  trot  de  ses  cinq  che- 
vaux dont  l'ardeur  est  toute  fraîche  au  début  de  l'interminable 
ascension.  Le  conducteur  évalua  du  regard  ce  jeune  homme  bien 
vêtu  qui  tenait  un  sac  à  la  main  et  ne  craignait  pas  d'user  ses 
souliers.  Il  mit  son  attelage  au  pas,  fit  claquer  son  fouet  pour 
attirer  l'attention  ;  et  du  geste  galant  dont  on  offre  un  bouquet  à 
une  dame,  il  offrit  une  place  libre  dans  le  coupé. 

—  Merci,  répondit  Maurice,  je  vais  à  pied. 

—  Impossible,  impossible  à  des  jambes  de  seigneur.  Et  quel 
retard  !  je  suis  sûr  que  la  signorina  vous  attend. 

—  Personne  ne  m'attend. 

—  Ah  !  tant  pis.  Un  bon  feu,  une  soupe  chaude  et  une 
femme,  c'est  agréable  à  l'arrivée. 

Et  ramassant  les  rênes,  il  secoua  ses  bêtes.  Bientôt  la  voiture 


S42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ut  hors  de  vue.  Rendu  à  l'isolement,  Maurice  continua  sa  route. 
Lentement  il  s'élevait  au-dessus  du  val.  Avant  d'entrer  dans  les 
étroites  gorges  des  Alpes,  il  cueillait,  en  se  retournant,  les  der- 
niers sourires  de  la  grâce  italienne.  Sur  la  plaine  sinueuse  qu'ar- 
rosait la  Tosa  elle  fleurissait,  et  sur  les  pentes  boisées,  même 
sur  les  rampes  abruptes  que  décoraient  des  buissons  d'or.  Au 
soleil,  il  était  visible  que  ce  pays  cherchait  à  plaire  en  dépit  des 
sévérités  de  la  montagne.  Les  paysannes  qui  descendaient  à  la 
messe,  —  c'était  un  dimanche,  —  portaient  des  fichus  de  couleur 
qui  leur  retombaient  en  pointe  dans  le  dos,  et  des  jupes  courtes 
et  bariolées.  Les  premières,  elles  saluaient  les  passans  d'un  gentil 
bonjour  dont  le  jeune  homme  s'attendrissait.  Il  avait  l'impres- 
sion qu'il  s'exilait  volontairement.  Edith  n'était-elle  pas  sa  patrie? 
Edith!  Elle  s'éveillait  à  cette  heure,  elle  savait...  Et  il  accé- 
léra sa  marche  pour  oublier  son  mal  dans  la  fatigue. 

Il  avait  réparti  en  trois  étapes  les  64  kilomètres  du  parcours: 
Iselle,  18  kilomètres;  le  col,  22;  Brieg,  24.  Il  pensait  déjeuner 
à  Iselle,  atteindre  le  col,  qui  esta  2  000  mètres  d'altitude,  pour 
dîner  et  coucher  à  l'hospice,  et  descendre  sur  Brieg  le  lende- 
main matin,  assez  tôt  pour  y  prendre  le  train  de  Lausanne  et 
Genève,  qui,  à  la  frontière  française,  trouve  la  correspondance 
de  Savoie.  Le  lundi  à  six  heures  du  soir,  il  débarquerait  à 
Ghambéry. 

Iselle  que  précède  un  petit  vallon  verdoyant  est  le  dernier 
village  avant  la  Suisse.  On  y  a  véritablement  l'impression  qu'il 
faut  ici  dire  un  adieu  mélancolique  à  l'Italie.  Bâti  en  longueur 
sur  les  bords  de  la  route  de  Napoléon,  il  est  déjà  enfermé  entre 
deux  murailles  hautes  de  quatre  à  cinq  mille  pieds,  mais  il  suffit 
encore  de  regarder  en  arrière  pour  apercevoir  des  prairies, 
quelques  bouquets  d'arbres,  et  comme  une  ouverture  de  clarté  à 
travers  les  montagnes.  Les  grelots  de  la  diligence  qui  relaie  à 
Iselle  et  les  exercices  des  douaniers  qui,  distingués  et  farauds 
comme  des  soldats,  portent  le  nom  majestueux  de  gardes  des 
finances,  animaient  seuls  jadis  le  petit  bourg,  quand  au  mois 
d'août  1898  commencèrent  les  travaux  de  la  nouvelle  voie  ferrée 
creusée  à  travers  les  Alpes.  Comme  par  enchantement  la  popu- 
lation quadrupla.  Des  cités  ouvrières  se  bâtirent,  et  aussi  de 
petites  villas  avec  des  jardins  pour  les  ingénieurs  et  contre- 
maîtres. Albergi&i  trattorie  se  multiplièrent,  avec  des  enseignes 
à  la  gloire  du  Simplon  et  l'annonce  d'un  asti  pétillant. 


LES    ROQUEVILLARD.  543 

Toute  cette  population  flottante  était  sur  pied,  à  cause  du 
dimanche.  Des  cloches  sonnaient  la  sortie  de  la  grand'messe 
quand  Maurice  arriva.  Il  croisa  le  cortège  des  femmes  qui,  le 
paroissien  à  la  main,  rentraient  au  logis,  tandis  que  les  jeux  de 
houles  accaparaient  les  hommes,  et  que  de  chaque  guinguette 
sortaient,  avec  une  odeur  de  cuisine,  des  sons  de  guitare  et 
d'harmonica.  Il  mangea  pour  une  somme  modique  dans  une 
osteria  de  chétif  aspect,  en  compagnie  de  bruyans  convives.  Au 
lieu  de  profiter  du  jour  et  de  brusquer  le  départ,  —  la  nuit 
en  novembre  tombe  si  vite,  —  il  s'attarda  sans  prévoyance  comme 
s'il  préférait  le  tapage  le  plus  vulgaire  à  la  solitude.  Il  ne  pouvait 
se  décider  à  franchir  la  frontière.  Il  y  voyait  l'image  matérielle 
de  la  rupture,  il  se  rattachait  éperdument  à  son  amour.  Jusque 
dans  cette  salle  enfumée  où  le  vacarme  assourdissant  qui  l'empê- 
chait de  penser  allégeait  sa  douleur,  il  lui  semblait  demeurer  en 
communication  lointaine  avec  Edith. 

Un  peu  avant  les  gorges  de  Gondo  où  mugissent  des  cas- 
cades, il  trouva  la  borne  qui  marque  la  séparation  des  deux 
pays.  Et  après  l'avoir  dépassée,  il  sentit  l'ombre  qui  envahissait 
son  cœur  avant  même  de  recouvrir  le  morceau  de  terre  amincie 
où  il  cheminait  entre  deux  rochers.  En  levant  la  tête,  il  vit  les 
dernières  lueurs  roses  se  retirer  du  ciel.  La  nuit  qui  le  surpre- 
nait beaucoup  plus  tôt  qu'il  ne  l'avait  prévu  dans  son  itinéraire, 
ne  lui  permit  pas  de  prendre  le  raccourci  qui  évite  le  long  con- 
tour d'Algaby.  Il  parvint  déjà  tard,  et  fatigué,  au  village  de 
Simplon  où  il  soupa  et  se  reposa. 

Quand  il  se  remit  en  route,  l'obscurité  et  le  silence  l'atten- 
daient sur  le  seuil  de  l'auberge.  Il  les  accueillit  comme  les  com- 
pagnons naturels  de  son  triste  voyage.  Il  accomplissait  un  de- 
voir :  peu  lui  importaient  désormais  les  conditions.  N'avait-il 
pas  tué  de  ses  propres  mains  son  bonheur,  et  les  meurtriers  ne 
méritent-ils  pas  d'expier?  C'était  le  temps  où  la  lune  décroît.  Elle 
ne  se  montra  qu'à  onze  heures  du  soir,  comme  il  approchait  du 
sommet  du  col.  A  sa  clarté  il  se  découvrit  seul  dans  un  cirque 
désert  et  désolé,  entouré  de  la  neige  qui  rend  tous  les  objets 
uniformes.  Il  ne  s'entendait  même  pas  marcher.  Son  ombre  lui 
tenait  une  compagnie  inquiétante  qui  s'allongeait,  s  amincissait, 
disparaissait  et  renaissait. 

Le  souffle  court  et  les  jambes  rompues,  depuis  longtemps  il 
explorait  des  yeux  l'horizon  pour  y  découvrir  l'hospice.  Aurait- 


Kii  REVUli-    DES    DEUX   MONDES. 

il  passé  devant  sans  le  voir?  La  lassitude  ne  lui  permettait  plus 
d'évaluer  les  distances.  Et  puis,  à  quoi  bon  tant  d'efforts?  Il 
n'avait  qu'à  se  laisser  choir  au  bord  du  chemin.  Sur  la  neige,  il 
serait  bien  pour  dormir  ou  pour  mourir.  Ce  serait  fini  de  penser, 
fini  de  marcher. 

—  Edith!  murmura-t-il  tout  haut. 

Au  son  de  sa  propre  voix,  il  s'arrêta  et  tressaillit  comme  si 
on  l'avait  appelé.  N'était-ce  pas  elle  qui  l'appelait  une  fois 
encore,  une  dernière  fois?  Il  irait  la  rejoindre  sans  peine.  Déjà 
il  ne  sentait  plus  ses  jambes.  Il  glisserait  vers  elle  doucement, 
comme  ces  rayons  de  lune  sur  la  neige.  L'excès  de  fatigue,  le 
froid;  la  raréfaction  de  l'air  et  aussi  le  désespoir  lui  donnaient 
une  hallucination.  Dans  cet  état  d'épuisement,  celui  qui  s'arrête 
est  perdu.  Une  peut  plus  remettre  un  pied  devant  l'autre.  C'est 
un  mécanisme  brisé. 

—  Edith!  prononça-t-il  encore. 

Et  il  sourit.  Aucune  angoisse  ne  l'étreignait.  C'était  si 
simple  de  s'asseoir  et  d'attendre.  Devant  lui,  sur  la  droite,  les 
glaciers  du  Monte-Leone  brillaient  en  tremblant  comme  si 
quelque  mouvement  les  animait.  II  iui  parut  que  tout  l'horizon 
blanc  se  déplaçait,  rétrogradait  vers  l'Italie.  Il  connaissait,  avec 
l'engourdissement,  une  sorte  de  béatitude.  L'instinct  de  la  con- 
servation ou  la  curiosité  du  mirage  lui  maintenaient  les  yeux 
ouverts  quand  le  sommeil  l'envahissait ,  mais  il  n'avait  plus 
envie  de  remuer.  Le  silence  de  la  montagne  que  la  neige  et  la  lune 
paraissaient  élargir  emplissait  tout  l'espace  et  montait  jusqu'aux 
étoiles. 

Dans  cette  fuite  du  paysage  où  il  se  laissait  couler,  il  y  eut 
un  temps  d'arrêt,  occasionné  par  la  chute  de  son  sac  qu'il  avait 
lâché  machinalement.  Le  geste  qu'il  fit  pour  le  retenir  brisa  le 
sortilège.  A  la  difficulté  de  se  mouvoir  il  comprit  le  danger. 

«  Mais  je  vais  mourir  !  se  dit-il  brusquement.  Là,  tout  seul, 
dans  ce  désert.  » 

Mourir!  Edith,  vers  qui  il  croyait  redescendre,  disparut  ins- 
tantanément de  sa  pensée,  comme  une  sirène  au  fond  de  la 
mer,  et  fut  remplacée  par  le  pays  de  son  enfance,  par  le  coteau 
de  la  Vigie,  par  sa  famille. 

«  Ils  m'attendent.  » 

Etait-ce  un  talisman  contre  la  mort,  ce  rappel  des  premières 
années  qui  substitue  des  images  de  durée  aux  tentations  de  fin, 


LES   ROQUEVILLARD.  54S 

aux  désirs  d'anéantissement?  Sa  jeunesse  aidant,  il  récupéra 
quelque  énergie.  Il  souleva  ses  pieds  successivement,  comme  s'il 
les  dégageait  d'une  boue  tenace  où  ils  se  seraient  enfoncés,  il  se 
traîna  plutôt  qu'il  ne  marcha  sur  une  étendue  de  quelques 
mètres.  Maintenant  il  avait  peur  et  se  raidissait  contre  le  péril 
dont  il  devinait  la  présence  à  son  côté,  qui  l'accompagnait  pas 
à  pas  dans  cette  solitude  comme  un  ennemi  guettant  ses  défail- 
lances. Il  savait  qu  au  bord  de  la  route,  près  du  col,  des  refuges 
en  planches  offrent  de  distance  en  distance  un  abri  aux  voya- 
geurs surpris  par  la  tempête  ou  le  froid.  A  la  découverte  de 
l'une  de  ces  baraques  il  bornait  toute  son  ambition.  Alors  il 
aperçut  au  bas  du  Monte  Leone  une  frêle  lumière  qui  brillait  à 
peme  dans  la  nuit  trop  claire.  Tout  petit,  serré  contre  l'énorme 
masse  de  la  montagne,  c'était  l'hospice  dont  la  porte  demeure 
toujours  grande  ouverte  et  même  désignée  par  une  lampe.  Du 
moment,  qu'il  voyait  le  but,  il  était  sauvé.  Il  ne  quitta  plus  du 
regard  cette  lueur  qui  l'encourageait.  Bientôt  le  bâtiment  prit  son 
importance  réelle,  haut  et  large  en  grosses  pierres  de  taille. 
Enfin,  il  gravit  le  perron  et  entra.  Des  chiens,  du  fond  d'un 
chenil  éloigné,  signalaient  son  arrivée.  Mais  dans  le  corridor  où 
le  clair  de  lune  entrait,  il  ne  rencontra  personne.  Le  laisserait- 
on  en  détresse  au  port  même?  Dans  son  état  de  fatigue,  il  allait 
se  coucher  sur  la  pierre,  quand  le  renseignement  €u  Piémontais 
lui  revint  en  mémoire  : 

—  La  nuit,  on  entre,  on  cherche  une  chambre  au  premier 
étage  sans  demander  rien  à  personne. 

Il  monta  l'escalier,  tâta  une  première  porte  qui  était  fermée, 
puis  une  seconde  qui  céda.  11  se  trouva  dans  une  chambre 
simple  mais  confortable,  meublée  d'un  lit  aux  draps  frais  et 
largement  pourvu  de  couvertures,  d'une  table  de  toilette,  d'une 
commode,  de  deux  ou  trois  chaises  et  d'un  tapis.  Devant  cette 
installation,  il  sourit  de  plaisir.  On  avait  poussé  la  prévenance 
jusqu'à  placer  sur  la  commode,  de  manière  à  attirer  l'attention, 
im  flacon  de  rhum,  un  verre  et  un  sucrier.  La  liqueur  le  récon- 
forta. A  vingt-cinq  ans,  le  danger  s'oublie  vite. 

«  Je  suis  ici  chez  moi,  comme  un  voleur,  »  se  dit-il  plaisam- 
ment, tout  disposé  à  estimer  de  nouveau  la  vie.  Mais  sa  réflexion 
le  fit  tressaillir.  Gomme  un  voleur,  en  efïet.  N'avait-il  pas  été 
condamné  pour  vol?  Le  souvenir  de  la  honte  lui  gâta  son  plaisir. 
Il  se  coucha  rapidement.  Les  épaisses  couvertures  lui  communi- 
TOME  XXX.  —  1905.  35 


S46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qiièrent  une  chaleur  bienfaisante.  Sa  fatigue  était  si  grande  qn'il 
s'endormit  aussitôt,  sans  même  songer  que  celait  la  première 
nuit  qu'il  passait  loin  d'Edith  et  hors  de  l'Italie,  depuis  son  dé- 
part de  la  maison  paternelle. 

Le  lendemain,  il  se  réveilla  trop  tard  pour  descendre  sur 
Bricg.  Les  religieux,  mis  au  courant  des  péripéties  de  son 
voyage,  le  gardèrent  une  journée  et  le  restaurèrent  de  leur 
mieux.  Il  refusa  de  prendre  la  diligence,  mais  sa  fierté  l'empê- 
cha d'en  révéler  le  motif.  Ce  fut  une  journée  de  repos,  de  dis- 
traction, presque  d'oubli.  Dans  cette  thébaïde,  perdue  à  deux 
mille  mètres  d'altitude,  il  montra  une  gaîté  d'enfant,  interrom- 
pue de  temps  à  autre,  assez  rarement,  par  de  brusques  accès  de 
tristesse.  Il  mangea  comme  un  ogre,  se  promena  aux  abords  de 
l'hospice  pour  dérouiller  ses  jambes  raidies,  caressa  dans  leur 
chenil  les  molosses  à  longs  poils,  admira  les  efîets  du  soleil  sur 
les  glaciers  et  la  diversité  des  petits  cristaux  de  neige,  exprima 
plusieurs  fois  son  désir  de  demeurer  plus  longtemps  dans  la 
montagne,  et  se  coucha  de  bonne  heure.  Personne  n'aurait  pu 
supposer  qu'il  venait  de  quitter  la  plus  chère  des  maîtresses  et 
qu'il  rentrait  en  France  pour  se  constituer  prisonnier.  Au  milieu 
des  plus  grands  chagrins,  il  est  ainsi  des  oasis  inattendues  que 
nous  ménage  la  faiblesse  de  notre  nature  incapable  de  se  fixer 
dans  la  douleur,  ou  ce  brutal  instinct  de  vivre  qui  nous  soutient 
malgré  nous. 

Le  mardi,  à  quatre  heures  du  matin,  il  quitta  l'hospice,  après 
avoir  mangé  un  peu  de  pain  et  de  fromage  que  la  veille  au  soir 
le  Père  chargé  du  soin  des  étrangers  avait  à  toute  force  voulu 
qu'il  emportât  de  table  pour  son  déjeuner  du  lendemain.  Encore 
en  garda-t-il  la  moitié  en  prévision  de  la  route,  n'étant  pas  cer- 
tain qu'il  lui  restât  en  poche  plus  d'argent  que  le  prix  de  son 
billet,  à  cause  du  repas  supplémentaire  qu'il  avait  dû  prendre  au 
village  de  Simplon.  Personne  n'était  levé.  Il  partit  comme  il 
était  venu,  secrètement.  Comme  le  soir  de  son  arrivée,  la  porte 
était  grande  ouverte.  Dehors,  au  lieu  de  la  lune  dont  il  espérait 
le  concours  amical,  il  se  heurta  à  l'obscurité.  Sur  le  perron,  il 
sentit  la  neige. 

Il  fallait  se  hâter,  la  descente  devenant  moins  facile.  De  la 
route,  il  se  retourna  pour  chercher  dans  l'ombre  le  bâtiment 
noir  et  lui  adresser  un  regret.  Raffermi,  il  marchait  à  l'avenir 
sans   crainte.    La   paix   de    la   montagne,  celle    des    religieux, 


LES    ROQUEVILLARD.  547 

avaient  calmé  son  cœur  sans  qu'il  s'en  doutât.  D'un  pas  déli- 
béré, il  allait  reconquérir  au  foyer  sa  place  dont  «ne  passion 
accidentelle  l'avait  détourné.  Le  geste  de  hasard  auquel  il  devait 
son  salut  l'avait  en  même  temps  restitué  à  lui-même.  Il  rentrait 
dans  la  vie  normale  de  la  façon  audacieuse  et  romanesque  dont 
généralement  on  s'en  écarte,  et  il  savourait  son  sacrifice  avec 
une  ardeur  toute  satisfaite. 

Sans  doute  la  neige  tombait  depuis  plusieurs  heures,  car  le 
chemin  n'était  pas  frayé.  Il  avançait  avec  la  crainte  permanente 
de  perdre  la  route  qui  longe  des  abîmes.  Elle  traverse,  peu  après 
le  sommet  du  col,  deux  ou  trois  tunnels  taillés  dans  le  roc.  L'obs- 
curité, dans  ces  tunnels,  était  si  intense  qu'il  croyait  être  devenu 
aveugle  au  fond  d'une  cave.  Sa  canne  en  avant  dans  la  main 
droite,  et  le  bras  gauche  tendu  malgré  le  sac  qu'il  tenait,  il 
marchait  à  tâtons,  enfonçant  à  chaque  pas  dans  les  flaques  d'eau 
que  fait  la  roche  en  s'égouttant,  et  il  sentait  la  sortie  à  l'air 
froid  bien  plutôt  qu'en  recouvrant  la  vue. 

Les  obstacles  de  la  route  durcissaient  son  courage.  Il  faut 
aux  jeunes  gens  des  épreuves,  et  s'ils  recherchent  tant  l'amour, 
c'est  plus  encore  frénésie  de  vivre  que  volupté.  Celui-ci  qui 
fuyait  le  bonheur,  pareil  à  un  mendiant,  ne  souffrait  point 
d'avoir  tout  perdu.  Il  luttait  bravement  contre  le  froid,  la  neige, 
la  nuit  et  la  peur,  et  ce  combat  réchauffait. 

Le  jour  se  leva  peu  à  peu,  mais  il  y  gagna  peu  de  chose.  Le 
brouillard  blanc  que  formaient  les  flocons  le  baignait  de  toutes 
parts,  comme  la  mer  un  îlot.  Cette  route  qui  est  si  pittoresque 
et  découvre  au  regard  les  Alpes  bernoises,  le  glacier  d'Aletsch, 
les  contreforts  magnifiques  et  divers  de  la  vallée  du  Rhône, 
lui  paraissait  creusée  dans  du  coton.  Parfois,  à  dix  pas  de  lui,  un 
sapin  chargé  de  givre  se  détachait  au  bord.  Et  après  l'avoir  dé- 
passé, il  cherchait  un  autre  point  de  repère.  Dans  cette  monotonie 
fastidieuse,  il  atteignit  Brieg.  Ce  fut  la  fin  de  la  période  hé- 
roïque. 

La  journée  de  wagon  fut  longue  et  pénible,  malgré  le  voisi- 
nage de  plus  en  plus  immédiat  de  la  terre  natale.  Il  descendit  à 
six  heures  du  soir  au  Vivier,  qui  est  la  gare  la  plus  proche  de 
Chambéry.  La  crainte  chimérique  d'être  reconnu  et  arrêté  en 
débarquant  du  train  lui  inspira  cette  résolution.  Il  s'achemina 
donc  à  pied  par  la  route  d'Aix.  Elle  passe  au-dessous  du  Cal- 
vaire de  Lémenc. 


REVUE    DKS    DEUX    MONDES. 

—  Edith!  soiipira-t-il,  en  s'arrêtant  à  cet  endroit. 

Il  comprit  à  quel  point  ces  trois  jours  l'avaient  séparé  d'elle. 
Et  comme  il  l'aimait,  il  s'affligea  de  sa  cruauté.  Puis  il  s'approcha 
du  garde-fou  qui  protège  la  route  creusée  à  flanc  de  coteau.  Les 
feux  de  Chambéry  brillaient.  Il  s'orienta  : 

—  Le  cimetière.  La  maison. 

Sa  première  visite  fut  pour  sa  mère.  Le  champ  des  morts 
était  clos  et  il  ne  put  y  pénétrer.  Alors,  par  des  rues  tortueuses, 
il  gagna  la  maison.  Une  horloge  sonna  huit  heures.  Il  était  glacé, 
il  avait  faim  :  où  aller,  sinon  là?  Le  cœur  battant,  il  pressa  le 
timbre.  Une  servante  nouvelle  lui  ouvrit  la  porte,  et,  au  lieu  de 
pénétrer  librement,  il  dut  demander  d'une  voix  indistincte  : 

—  Mademoiselle  Roquevillard. 

On  le  laissa  dans  l'antichambre.  Humilié,  vaincu,  il  fut  tenté 
de  s'enfuir,  d'aller  n'importe  où.  Quelle  force  étrange  l'avait 
poussé  par  les  épaules  jusque  sous  le  toit  paternel? 

Marguerite  parut  et  se  jota  dans  ses  bras  : 

—  Toi,  Maurice,  toi. 

Et  comme  il  se  raidissait  pour  ne  pas  pleurer,  elle  ajouta 
doucement  : 

—  Depuis  hier,  je  t'attendais. 

Elle  l'emmena  à  la  salle  à  manger.  Abattu,  déseinparé,  il 
s'abandonnait  à  ses  soins.  Le  couvert  n'était  pas  encore  enlevé. 

—  Et  père?  demanda-t-il  enfin  avec  un  peu  de  crainte. 

—  Après  le  dîner,  il  s'est  enfermé  dans  son  cabinet  pour 
travailler,  pendant  que  je  déshabillais  le  petit  Julien.  Je  vais 
le  prévenir. 

—  Non,  Marguerite,  n'y  va  pas. 

—  Pourquoi? 

—  Je  ne  sais  pas. 

Et  après  un  lourd  silence,  il  murmura  : 

—  Alors...  il  a  bien  changé? 

—  Oui. 

11  avait  faim  et  il  n'osait  pas  manger  des  plats  qu'elle  allait 
chercher  elle-mèino  à  la  cuisine.  Elle  le  comprit,  et,  quand  elle  le 
vit  absorbé,  elle  s'éloigna  pour  courir  au  cabinet  de  son  père. 

—  Père,  il  est  là. 

M.  Roquevillard,  penché  sur  un  dossier,  se  leva  brusque- 
ment. Ce  fut  un  mouvement  involontaire.  Tout  de  suite  il  se 
domina  ; 


LES    ROQUEVILLARD.  549 

—  C'est  bien  tard  pour  revenir. 

—  Ne  le  verrez- vous  pas?  Il  est  si  malheureux. 
M.  Roquevillard  rétléchit  et  répondit  avec  effort  : 

—  J'irai  le  voir  demain,  à  la  prison,  pour  organiser  sa  dé- 
fense. Pas  ce  soir. 

Et  comme  Marguerite  sanglotait,  il  l'attira  sur  sa  poitrine. 

—  Toi,  dit-il,  occupe-toi  de  lui.  S'il  est  fatigué,  veille  à  son 
repos.  Demain  seulemen'    1  ira  se  constituer  prisonnier. 

—  Pèio,  pardonnez-lui.  Pour  mamnn.  . 

—  Un  jour,  Marguerite,  j'espère  qu  i  méritera  mon  pardon. 
Maintenant,  je  ne  puis  oublier  si  vite  le  mal  qu'il  nous  a  fait  en 
partant.  Je  veux  qu'il  le  comprenne,  qu'il  le  mesure.  C'est  né- 
cessaire pour  notre  passé  et  pour  son  avenir.  Mais  ne  pleure 
pas.  Je  n'ai  pas  cessé  de  l'aimer.  Son  retour  me  fait  du  bien... 

Plus  tard,  bien  plus  tard,  dans  le  silence  de  la  nuit,  M.  Roque- 
villard sortit  de  sa  chambre  et  vint,  à  pas  de  loup,  jusqu'à  la 
porte  de  son  fils.  De  la  main,  il  cachait  la  flamme  du  bougeoir. 
Un  instant  il  écouta  le  souffle  léger  et  régulier  qu'il  entendait  à 
peine.  Un  mince  sourire  éclaira  sa  figure  énergique  que  la  dou- 
leur avait  ravagée  : 

«  Il  est  là.  C'est  l'essentiel.  Je  le  sauverai,  et,  avec  lui, 
toute  la  race...  » 

Henry  Bordeaux. 
[La  ù'oisième  partie  au  prochain  numéro.) 


iVOLIITION  DE  li  PllISSAlE  DlFElIVE 


DES 


NAVIRES  DE  GUERRE 


PREMIERE    PARTIE 


DE    1860    A    1880 


I 


Nous  sommes,  en  France,  souvent  accusés  de  mal  connaître 
les  choses  de  la  mer,  et  parfois  de  nous  en  désintéresser.  Nous 
aurions  une  excuse  valable,  à  supposer  le  reproche  fondé,  dans 
le  nombre  excessif  des  pédagogues  qui  se  dévouent  à  combattre 
notre  ignorance  ou  notre  apathie,  en  nous  accablant  de  l'exposé 
de  leurs  vues  personnelles  et  de  leurs  projets  discordans  de 
réformes.  On  trouverait  peu  de  pays,  en  effet,  oîi  la  presse  quo- 
tidienne et  les  revues  consacrent  plus  de  colonnes  que  chez  nous 
à  la  flotte  de  guerre,  sans  parler  des  publications  techniques  qui 
ne  sont  point  lues  du  public.  En  venant  ajouter  un  mince  filet  à 
cette  inondation  bibliographique,  je  sollicite  Imduigence.  Je 
limite  mon  sujet  à  la  seule  efficacité  de  la  puissance  défensive, 
et  même  à  la  protection  contre  le  canon,  la  protection  contre  la 
torpille  étant  encore  à  létat  embryonnaire.  Une  monographie 
peut  toujours  être  claire.  J'éviterai  Técueil  de  conclure,  selon 


LA   PUISSANCE    DÉFENSIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  551 

l'usage,  par  un  programme  détaillé  de  la  flotte; cela  me  permet- 
tra d'être  bref. 

L'évolution  de  la  puissance  défensive  est  celle  qui  frappe  le 
moins  le  public,  parce  qu'elle  ne  se  manifeste,  ni  par  un  chan- 
gement des  caractères  extérieurs  des  navires,  ni  par  une  siic- 
cession  de  chiffres  précis.  On  a  mieux  noté  le  changement  des 
dimensions,  résumé  dans  celui  du  déplacement  d'eau  égal  au 
poids  total  du  navire,  armé,  lequel  a  plus  que  doublé  depuis 
trente  ans.  On  a  été  encore  plus  frappé  du  changement  des  vi- 
tesses, qui,  dans  la  môme  période,  se  sont  accrues  de  50 
pour  400,  environ,  sur  les  bâtimens  de  combat  et  de  100  pour 
100  sur  les  croiseurs.  Un  seul  indice  a  pu  révéler  une  transfor- 
mation dans  Fart  de  protéger  les  navires  ;  c'est  l'arrêt  dans  l'ac- 
croissement de  l'épaisseur  des  cuirasses  et  du  calibre  des  canons, 
suivi  d'une  diminution  presque  simultanée  de  ces  deux  élé- 
mens  de  la  puissance  militaire.  Sous  cette  forme  apparente,  se 
manifestait  un  changement  radical  des  dispositions  intérieures, 
bouleversant  les  emménagemens  classiques  et  influant  même  sur 
la  charpente  et  le  mode  de  construction.  La  transformation  du 
navire  tout  entier  a  accompagné  l'évolution  du  système  dé- 
fensif. 

Toute  évolution  étant  un  mouvement,  son  étude  veut  une 
histoire.  11  faut  donc,  à  l'exposé  et  à  la  justification  du  système 
défensif  h  peu  près  universellement  adopté  aujourd'hui,  joindre 
le  récit  des  phases  successives  par  lesquelles  il  a  passé.  Il  ne  sera 
possible  de  parler  ici,  bien  entendu,  que  des  études  prélimi- 
naires faites  eu  France,  car  les  marines  de  guerre,  même  les  plus 
libérales,  divulguent  rarement  leurs  recherches  avant  d'en 
avoir  fait  mûrir  et  récolté  le  fruit.  Les  études  françaises,  pour- 
suivies avec  persévérance  pendant  trente-cinq  ans,  suffisent 
d'ailleurs  à  traiter  le  sujet,  peut-être  même  à  le  traiter  plus 
complètement  que  partout  ailleurs. 

Rappelons,  comme  prologue,  l'histoire  du  cuirassement  des 
navires,  qui  répondit  à, l'adoption  des  projectiles  explosifs,  et  qui 
constitua  une  première  évolution  de  la  puissance  défensive, 
devançant,  d'une  quinzaine  d'années,  l'origine  de  celle  que  nous 
devons  examiner  en  détail. 

L'application  do  la  cuirasse  est 'principalement  l'œuvre  de 
Dupuy  de  Lomé  en  Europe  et  d'Ericson  en  Amérique,  la  part 


S?)2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

faite  à  quelques  précurseurs  isolés,  tels  que  le  capitaine  Cotes 
en  Angleterre,  et  aux  auteurs  français  des  batteries  flottantes 
qui  détruisirent  Kinburn. 

Dupuy  de  Lomé,  partant  de  l'excellent  vaisseau  à  hélice 
qu'il  avait  créé,  trouva  le  poids  nécessaire  à  son  armure  dans  la 
suppression  de  sa  batterie  haute,  murailles  et  artillerie,  et  dans  la 
réduction  de  sa  mâture.  Les  frégates  cuirassées,  dont  la  première 
fut  la  Gloire,  portaient  une  cuirasse  complète,  nécessaire  pour 
les  protéger,  à  la  flottaison  contre  les  voies  d'eau,  dans  les  hauts 
contre  l'incendie.  Elles  ont  été  de  bons  navires  de  guerre,  aptes 
à  croiser  comme  à  combattre,  en  même  temps  que  des  merveilles 
de  simplicité. 

Ericson  créa  son  Monitor  tout  d'une  pièce,  en  donnant  au 
problème  de  l'allégement  sa  solution  radicale,  par  la  suppres- 
sion complète  des  hauts  des  navires.  Insoucieux  du  service  de 
haute  mer,  il  élimina  franchement  tout  ce  qui  assure  la  marche 
mer  debout  et  ce  qui  sert  seulement  à  la  vie  du  bord,  au  loge- 
ment des  hommes  et  à  leur  respiration  en  cours  de  route,  ou 
autres  futilités  du  même  ordre. 

Les  cuirassés  d'aujourd'hui  ne  ressemblent  guère,  ni  à  la 
Gloire,  ni  au  Monitor.  Tous  les  modèles  cependant  dérivent  de 
l'un  de  ces  deux  types  primitifs  également  rationnels,  et  dé- 
rivent même  éventuellement  de  l'un  et  de  l'autre  à  la  fois,  par 
une  série  de  transformations  exécutées,  tantôt  en  conformité  des 
règles  de  l'architecture  navale,  tantôt  au  mépris  de  ces  mêmes 
règles. 

La  protection  parfaite  contre  le  canon,  rêve  du  début  de  la 
cuirasse,  était  également  réalisée,  et  sur  la  Gloire  et  sur  le  Mo- 
nitor, lors  de  leur  apparition.  Elle  existait  encore  et  touchait  à 
son  terme,  à  l'époque  du  combat  de  Lissa,  qui  fut  livré  entre 
frégates  du  type  Gloire.  Elle  devait  rester  le  but  aveuglément  et 
obstinément  poursuivi,  après  qu'elle  avait  cessé  d'être  réalisable. 

Dès  que  le  canon  rayé,  plus  solidement  construit  et  chemisé 
d'un  métal  plus  dur,  fut  capable  d'imprimer  au  boulet  ogival 
d'acier  plein  la  pauvre  vitesse  de  cinq  à  six  cents  mètres  par 
seconde,  la  cuirasse  cessa  d'assurer  pratiquement  la  protection 
contre  les  calibres  de  canon  voisins  de  sa  propre  épaisseur.  Alors 
commença  la  lutte  bien  connue,  où,  de  part  et  d'autre,  on  ne 
s'épuisa  en  grands  efforts  ni  de  science  ni  d'intelligence,  et  où  la 
théorie  du  navire,  en  particulier,  n'eut  jamais  rien  à  voir.  Elle 


LA    PUISSANCE    DÉrE>'SIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  S53 

a  eu  pour  chantres  des  romanciers  qui  prédisaient  uniformément 
la  victoire  du  canon.  En  voyant  aujourd'hui  réduire  l'épaisseur 
des  plaques,  le  public  pourrait  croire  qu'elle  s'est  terminée  en 
faveur  de  la  cuirasse  ;  il  se  tromperait,  car  elle  se  poursuit  tou- 
jours, bien  qu'avec  une  importance  amoindrie  et  dans  des  condi- 
tions différentes.  La  compétition  des  épaisseurs  et  des  calibres 
atteignit  son  maximum  d'acuité  vers  1880.  Les  cuirasses,  à  ce 
moment,  étaient  arrivées  à  l'épaisseur  de  plus  de  soixante  centi- 
mètres, exactement  deux  pieds  anglais,  soit  six  fois  ce  qui  suffi- 
sait au  début.  L'artillerie,  plus  modeste,  s'était  arrêtée  aux 
calibres  voisins  de  quarante  centimètres;  elle  n'a  jamais  dépassé 
beaucoup  le  poids  de  cent  mille  kilogrammes  pour  un  canon  nu, 
sans  l'affût  et  les  autres  accessoires. 

L'accroissement  du  calibre  des  canons  et  celui  de  l'épaisseur 
des  plaques  rencontraient,  au  point  de  vue  des  constructions 
navales,  des  difficultés  d'un  ordre  tout  différent. 

Pour  accroître  le  calibre  des  canons,  il  suffit  d'en  réduire  le 
nombre.  On  mit  donc  quatre  grosses  pièces,  par  exemple,  dans 
un  réduit,  à  la  place  des  trente  ou  quarante  canons  de  seize  cen- 
timètres qui  garnissaient  les  batteries  blindées  des  premières 
frégates.  Quelques  rares  pièces  moyennes  furent  conservées  à 
ciel  ouvert  sur  le  gaillard;  la  petite  artillerie  n'existait  pas  encore. 
Tel  fut  l'armement  de  plusieurs  dérivés  de  la  Gloire  et  du 
Warrior. 

L'augmentation  d'épaisseur  des  cuirasses  présentait  un  pro- 
blème moins  commode.  La  difficulté  gisait,  bien  entendu,  dans 
la  limite  du  poids  dont  on  disposait  pour  la  protection,  et  nulle- 
ment dans  la  puissance  des  marteaux  et  des  laminoirs.  Il  fallait 
réduire  l'étendue  de  la  surface  cuirassée,  dans  la  proportion  où 
l'épaisseur  des  plaques  augmentait,  ce  qui  se  fit  par  deux  pro- 
cédés différens. 

La  première  solution  trouvée  fut,  en  conservant  toute  la 
disposition  des  hauts  des  frégates,  de  cuirasser  seulement  la 
même  bande  inférieure  que  sur  les  monitors,  avec,  en  plus,  ce 
qu'il  fallait  pour  couvrir  l'artillerie.  Elle  fut  adoptée,  en  France, 
sur  les  cuirassés  type  Marengo  et  leurs  dérivés,  ainsi  que  sur  les 
gardes-côtes  type  Bélier,  en  Angleterre  sur  le  Bellerophon,  V Her- 
cules et  les  navires  un  peu  postérieurs  du  modèle  Alexandra. 

La  seconde  solution  consista  dans  l'adoption  du  type  moni- 
tor  mitigé  par  l'addition  des  superstructures  les  plus  iudispen- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sables  au  logement  et  au  service  à  la  mer.  Elle  fut  adoptée  en 
Angleterre  sur  la  Dévastation^  ile  Dreadnought^  le  Rupert,  le 
Glatton,  etc. 

Les  deux  solutions,  bien  que  tendant  à  se  rapprocher  à 
quelques  égards,  différaient  par  un,  caractère  fondamental  :  la 
destruction  des  tôleries  légères  au  cours  d'un  combat  modifiait 
la  stabilité,  très  profondément  dans  la  première,  d'une  manière 
insignifiante  dans  la  seconde.  La  'première  solution  donnait  des 
navires  plus  marins  et  préférables  pour  la  navigation  courante 
en  temps  de  paix;  mais  la  seconde  assurait  mieux  la  sécurité 
après  avaries  de  combat. 

Dans  le  premier  cas  comme  dans  le  second,  la  ceinture  de 
plaques  verticales  fut  surmontée  d'un  pont  blindé,  constituant 
avec  elle  une  sorte  de  caisson  renversé  ou  de  carapace  complète 
et  continue. 

Le  cuirassement  horizontal  est  nécessaire  à  divers  points  de 
vue.  Il  protégerait  contre  les  coups  plongeans  dans  le  cas  très 
rare  d'un  combat  bord  à  bord.  Il  sert  contre  les  projectiles 
lancés  à  longue  distance,  avec  lesquels  il  faut  au  contraire  tou- 
jours compter,  et  qui  pourraient  descendre  très  bas,  en  vertu  de 
leur  angle  de  chute,  sur  un  navire  pris  d'enfilade.  Il  est  enfin 
l'unique  défense  contre  le  tir  en  bombe,  auquel  aucune  cuirasse 
verticale  n'oppose  d'obstacle,  quelle  que  soit  sa  hauteur  au-des- 
sus de  la  flottaison.  Ces  difTérens  buts  à  atteindre  n'imposent 
pas,  d'ailleurs,  de  position  particulière  au  pont  blindé. 

Dans  l'une  comme  dans  l'autre  des  deux  premières  solutions 
envisagées,  l'emplacement  choisi  pour  le  pont  blindé  laissait  à  la 
ceinture  cuirassée  toute  la  charge  de  protéger  les  parties  vitales 
du  navire,  chaudières,  machines,  soutes  à  munitions.  Tout  coup 
de  perforation  pouvait  être  un  coup  mortel.  Un  progrès  de  l'ar- 
tillerie faisait  passer  la  flotte  cuirassée  d'un  état  de  puissaiice 
défensive  satisfaisant  à  un  état  d'insécurité  redoutable.  De  là, 
toute  lâpreté  de  la  lutte  engagée  entre  le  canon  et  la  cui- 
rasse. 

A  côté  des  divers  genres  de  navires  blindés,  la  période  anté- 
rieure à  1870,  dont  nous  nous  occupons  ici,  vit  naître,  comme 
classe  accessoire,  un  modèle  tout  nouveau  de  bâtimens,  succé- 
dant aux  anciennes  corvettes  en  bois  moins  rapides  que  les  cui- 
rassés contemporains,  dont  VAlabama  et  le  Kearsage  ont  été  des 
spécimens  particulièrement  célèbres.  C'étaient  de  grands  croiseurs 


LA   PUISSANCE   DÉFENSIVE   DÉS    NAVÎRES    DE    GUERRE.  555 

en  for,  à  très  grande  vitesse  pour  leur  temps,  et  dont  Vlnconstant 
anglais  a  marqué  la  première  apparition.  Leur  unique  protection 
était  un  revêtement  de  bois,  prolongeant  sur  les  œuvres  mortes 
celui  qui,  sur  la  carène,  recevait  le  doublage  en  cuivre  et  l'iso- 
lait du  fer.  Cette  application  du  bois  sur  la  tôle,  qui  rappelle 
une  vieille  conception  de  Dupuy  de  Lomé  antérieure  au  Napo- 
léon, ne  créait  pas  de  danger  sérieux  d'incendie;  elle  rendait 
possible  lobturation  des  brèches  ouvertes  parle  feu  de  l'ennemi, 
et  calmai I;  ainsi  les  légitimes  défiances  du  marin  contre  le 
simple  bordé  en  tôlerie. 

En  réalité,  la  puissance  défensive  des  croiseurs  type  Incons- 
tant a  résidé  surtout  dans  la  supériorité  de  vitesse  qui  leur  per- 
mettait le  choix  de  leurs  adversaires.  La  vitesse  est  aussi  l'arme 
d'attaque  principale  des  navires  de  course,  mais  son  importance 
est  différente,  au  point  de  vue  offensif  et  au  point  de  vue  défen- 
sif.  Les  bâtimens  de  commerce  capables,  comme  jadis  les  for- 
ceurs  de  blocus  sudistes,  de  défier  un  croiseur  à  la  course,  sont 
et  seront  toujours  une  minorité  infime.  Le  croiseur  peut  donc 
rester  pour  le  commerce  un  ennemi  redoutable,  bien  que  cer- 
tains paquebots  lui  échappent.  La  supériorité  de  vitesse  vis-à-vis 
de  l'adversaire  qui  peut  le  détruire  est,  au  contraire,  pour  lui, 
une  question  de  vie  ou  de  mort.  Cette  considération  si  simple  a 
été  souvent  perdue  de  vue.  L'erreur  d'un  constructeur  éminent 
prônant,  pour  les  croiseurs,  la  vitesse  de  seize  nœuds  au  maxi- 
mum n'a  pas  eu  de  conséquences  graves  ;  mais  il  n'en  a  pas  été 
de  môme  de  celle  des  auteurs  de  nos  programmes  de  la  flotte 
imposant  à  nos  croiseurs  une  limite  de  vitesse  inférieure  à  ce 
qu'il  était  possible  d'atteindre. 

I-,es  reproches  auxquels  Vlnconstant  a  été  exposé  ne  s'adressent 
qu'aux  idées  en  cours  à  l'époque  de  sa  conception.  Quand  on 
s'étonne  de  la  hardiesse  avec  laquelle  on  osa  construire  des  bâti- 
mens d'un  prix  si  élevé,  déplaçant  5000  tonnes,  portant  une 
artillerie  puissante,  sans  l'ombre  d'une  protection  môme  légère 
pour  les  parties  vitales,  et  quand  on  la  taxe  de  témérité,  on 
oublie  que  le  cuirassement  vertical  était  alors  la  seule  protection 
connue.  Or  on  savait  bien  ce  qu'une  ceinture  de  plaques,  môme 
mince,  coûterait  do  déplacement;  mais  on  ignorait,  en  présence 
de  lartillerio  en  Irrtvail,  ce  que  pourrait  avoir  de  valeur,  sur  le 
navire  terminé,  l'épaisseur  de  cuirasse  adoptée  lors  de  la  mise 
en  chantier. 


5^)6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  croiseur  le  Shah,  frère  de  Vlnconstant,  n'a  pas  craint  de 
se  mesurer  avec  le  cuirassé  Huascar.  Le  combat  ne  s'est  point 
terminé  à  son  désavantage,  mais,  en  dehors  de  la  question 
d'honneur,  il  n'en  faut  rien  conclure,  car  il  eût  suffi  du  hasard 
d'un  coup  bien  pointé  pour  mettre  à  mal  le  Shah. 

Nous  restons  sur  cette  conclusion  que,  durant  la  période  où 
la  seule  protection  a  consisté  dans  la  cuirasse  verticale  sur- 
montée d'un  pont  blindé^  période  qui,  dans  certaines  marines, 
s'est  prolongée  jusqu'à  nos  jours,  tous  les  bâtimens  de  guerre, 
tous  les  cuirassés  comme  les  non-cuirassés,  ont  couru  le  risque 
d'être  mis  hors  de  combat  et  même  détruits  par  un  projectile 
unique. 

Les  nouvelles  dispositions  de  la  puissance  défensive,  à  l'étude 
desquelles  nous  arrivons,  ont  eu  pour  objet,  en  partie  de  porter 
remède  à  cette  situation  critique,  en  partie  de  donner  à  la  sta- 
bilité des  navires  un  complément  de  protection  dont  nous  allons 
voir  la  nécessité. 

II 

La  position  hasardeuse,  oîi  Je  progrès  du  canon  tenait  les 
navires  de  guerre,  préoccupa  de  bonne  heure  quelques  construc- 
teurs. L'attention  se  dirigea  d'abord  du  côté  du  grand  cuirassé 
3t  du  complément  de  protection  nécessaire  à  ses  parties  vitales. 

Il  a  transpiré  quelque  chose  d'un  navire  à  tourelles,  dont 
l'étude  fut  entreprise  par  sir  Edward  Reed,  vers  1870,  après  celle 
de  la  Dévastation,  qui  parut  alors  gigantesque,  et  qui  devait  pré- 
senter, sur  la  hauteur  de  sa  ceinture  verticale  de  cuirasse,  une 
tranche  horizontale  remplie  d'eau  et  vraisemblablement  cloi- 
sonnée. 

Chez  nous,  la  première  étude  porta  également  sur  une  façon 
de  grand  monitor,  dont  le  projet,  daté  du  16  juin  1870,  doit 
être  regardé,  si  imparfait  qu'il  soit,  comme  le  prototype  des 
navires  protégés  par  une  tranche  cellulaire  à  la  flottaison.  L'en- 
trepont supérieur,  situé  sous  le  pont  blindé  derrière  une  cuirasse 
verticale  de  30  centimètres,  était  entièrement  divisé  en  compar- 
timens  étanches  communiquant  entre  eux  par  des  portes 
étanches.  Le  pont  inférieur  de  cette  tranche  était  étanche;  il 
était,  par  sa  position,  au-dessous  de  la  trajectoire  probable  des 
projectiles  qui  auraient  perforé  la  cuirasse.  Tous  les  passages 


LA    PUISSANCE   DÉFENSIVE    DES    NAVIRES   DE    GUERRE.  557 

conduisant  à  la  région  inférieure  du  bâtiment,  échelles,  chemi- 
nées, canaux  de  ventilation,  conduits  de  munitions,  etc.,  étaient 
concentrés  au  milieu  de  la  tranche  cellulaire,  sous  l'obri  d'une 
cuirasse  intérieure  supplémentaire  entourée  elle-même  des  soutes 
à  charbon.  Les  parties  vitales  étaient  ainsi  bien  garanties,  à  la 
fois  contre  l'entrée  des  projectiles  et  contre  l'invasion  de  l'eau. 
La  flottabilité  et  la  stabilité,  assurées  par  le  caisson  blindé  qui 
émergeait  seul  de  la  mer,  n'auraient  pas  été  anéanties  par  un 
seul  coup  de  perforation,  bien  que  le  cloisonnement  fût  rudi- 
mentaire.  L'épaisseur  de  la  cuirasse  écartait  le  danger  de  la  mul- 
tiplicité des  brèches.  Le  bâtiment  présentait,  comme  engin  de 
combat,  des  conditions  de  sécurité  supérieures  à  celles  dont  on 
s'est  parfois  contenté  trente  ans  plus  tard.  Au  point  de  vue  de  la 
marche  mer  debout,  du  service  des  tourelles  et  de  l'habitabilité 
en  cours  de  route,  le  projet  était  riche  en  aléas;  on  pouvait 
seulement  invoquer  l'exemple  des  monitors  américains,  pour 
conclure  que  sa  réalisation  ne  rencontrait  pas  d'impossibilité 
absolue. 

Si  les  propositions  de  1870  ne  passèrent  point  inaperçues, 
les  événemens  en  détournèrent  entièrement  l'attention.  Les 
années  qui  suivirent  ne  furent  toutefois  pas  perdues,  parce  que 
la  théorie  du  navire  y  subit  une  transformation  complète,  qui 
permit,  comme  conclusions,  de  donner  aux  bâtimens  des  pro- 
portions interdites  par  l'ancienne  doctrine  et  précisément  exigées 
par  les  nouveaux  principes  de  puissance  défensive.  Art  militaire 
et  mécanique  rationnelle  se  confondent  souvent  en  marine.  Nous 
tombons  ici  sur  leur  terrain  commun,  ce  qui  nous  oblige  à  en- 
trer dans  quelques  explications  un  peu  abstraites,  bien  que  très 
élémentaires,  relatives  aux  lois  du  roulis,  en  rappelant  tout 
d'abord  qu'un  navire  grand  rouleur  est  nécessairement  mauvais 
canonnier. 

En  premier  lieu,  la  grande  stabilité  des  navires  n'a  point, 
comme  conséquence  obligée,  celle  de  les  faire  rouler  beaucoup, 
ainsi  qu'on  le  croyait  en  1870.  La  plus  grande  amplitude  d'oscil- 
lation qui  menace  un  bâtiment  dépend  surtout  de  la  résistance 
offerte  par  sa  carène  au  mouvement  oscillatoire  dans  l'eau  ;  elle 
se  combat  par  l'adoption  de  formes  particulières  ou,  plus  simple- 
ment,  par  l'emploi  de  quilles  latérales;  elle  est  limitée,  sur  le.-; 
monitors,  par  l'action  du  pont  supérieur  qui,  eu  entrant  dans 
l'eau  dès  que  le  navire  s'incline,  oppose  un  obstacle  in^urmon- 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

table  aux  grands  roulis.  Ce  point  est  de  sérieuse  importance.  Les 
navires  à  faible  stabilité,  comme  il  s'en  est  construit  d'excellens 
pour  la  navigation  courante,  deviennent  dangereux  au  combat, 
parce  que  c'est  la  stabilité  surtout  que  bat  en  brèche  le  canon 
ennemi.  On  a,  comme  exemples,  le  chavirement  des  croiseurs 
chinois  au  Yalou  et  des  cuirassés  russes  àTsoushima.  En  recher- 
chant la  protection  d'une  tranche  cellulaire  à  la  flottaison,  on 
accepte  d'avance  une  réduction  de  la  stabilité,  pour  chaque 
compartiment  crevé;  il  faut  donc,  au  navire  intact,  une  assez 
large  marge  de  stabilité,  pour  que  les  pertes  soient  sans  dan- 

En  second  lieu,  l'amplitude  du  roulis  habituel  dépend  bien, 
comme  l'ont  enseigné  nos  vieux  auteurs,  les  praticiens  du 
xvm*  siècle,  du  degré  de  synchronisme  entre  la  houle  et  le 
roulis;  mais  l'efl'et  de  ce  synchronisme  peut  être  combattu  par 
le  redressement  de  la  position  d'équilibre  du  navire  sur  houle 
synchrone.  Ceci  est  du  pur  domaine  de  l'analyse  mathématique, 
et,  chose  étrange,  la  première  introduction  de  cette  science  a,  dans 
Ufi  théorème  trop  célèbre,  succédant  à  l'observation  intelligente 
du  navire  à  la  mer,  marqué  un  recul  pour  l'architecture  navale. 
Daniel  BernouUi,  égaré  par  une  fausse  conception  du  mouve- 
ment de  l'eau  dans  la  houle,  attribua  à  la  position  d'équilibre 
du  navire  une  inclinaison  beaucoup  plus  grande  que  celle  de  la 
normale  à  la  surface  de  l'eau  agitée.  William  Froude  a  rectifié, 
vers  1860,  l'erreur  ainsi  commise;  il  a  posé,  comme  fait  d'expé- 
rience, que  la  position  d'équilibre  est  normale  à  la  houle.  Il  faut 
aller  plus  loin  que  William  Froude.  La  théorie  de  la  houle,  que 
l'on  n'enseignait  point  de  son  temps  ni  du  mien,  et  que  j'ai  bien 
cru  être  le  premier  à  découvrir  en  1869,  démontre  que  le  navire 
a  sa  position  d'équilibre  notablement  moins  inclinée  que  la  nor- 
male à  la  houle.  Le  calcul  de  l'angle  exact  avec  la  verticale 
néglige  les  perturbations  apportées  par  la  présence  de  la  carène 
au  mouvement  de  l'eau  environnante,  mais  est,  à  cela  près,  sus- 
ceptible de  précision.  Il  existe,  pour  chaque  navire,  une  houle 
sur  laquelle  sa  position  d'équilibre  reste  constamment  verticale, 
ce  qui  supprime  tout  roulis,  et  il  n'est  nullement  impossible, 
pour  un  bâtiment  de  grande  largeur,  de  faire  coïncider  cette 
position  favorable  avec  le  synchronisme  redouté.  La  concor- 
dance en  question  n'est  pas  très  loin  d'être  réalisée  sur  le 
Henri  IVs  cuirassé  dont  les  qualités  nautiques  mériteraient  une 


LA    PUISSANCE    DÉFENSIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  559 

observation  attentive;  elle  a  pu  se  rencontrer  sur  plus  d'un  mo- 
nitor,  à  l'insu  de  l'auteur  de  ses  plans. 

Cette  page  de  déductions  scientifiques  était,  on  le  verra  par 
la  suite,  indispensable  à  l'intelligence  de  notre  sujet.  Elle  pourra 
aussi  servir  à  rappeler  la  vérité,  trop  souvent  méconnue,  que  la 
construction  des  navires  est  œuvre  d'architecte  et  non  pas  de 
maître  maçon. 

Revenons  à  la  question  militaire. 

L'étude  du  système  défensif,  esquissée  en  1870  et  abandonnée 
depuis  lors,  fut  reprise  en  1872,  non  plus  pour  un  grand  cui- 
rassé de  ligne,  mais  pour  une  simple  corvette  de  croisière.  Le 
but  proposé  fut  de  remplacer  le  type  ingrat  des  cuirassés  de 
station  par  un  modèle  tout  nouveau,  de  puissance  analogue, 
ayant  les  qualités  de  vitesse  et  de  distance  franchissable  des 
croiseurs;  présentant  le  même  problème  sous  une  face  diffé- 
rente, on  se  proposait  de  doter  les  croiseurs  du  type  Inconstant  de 
la  protection  due  à  un  équipage  de  plus  de  500  hommes  et  à  un 
prix  de  revient  dépassant  7  millions.  La  cuirasse  verticale  étant 
abandonnée,  un  pont  blindé  fut  établi  aussi  bas  que  possible, 
couvrant  les  organes  vitaux,  de  manière  à  éviter  des  accidens 
comme  celui  du  malchanceux  tuyau  de  vapeur  qui  avait  désem- 
paré le  Bouvet  triomphant  devant  le  Meteor  en  déroute.  Une 
fraction  minime  du  poids  d'une  cuirasse  fut  suffisant  pour  cloi- 
sonner à  fond  la  tranche  cellulaire.  Enfin  l'effet  du  cloisonne- 
ment, comme  flottabilité  et  stabilité,  fut  complété  en  utilisant 
toutes  les  ressources,  qu'un  navire  porte  en  lui-même,  de  char- 
bon et  d'autres  approvisionnemens  propres  à  arrêter  les  éclats 
de  projectiles  et  à  faire  obstacle  à  l'envahissement  de  l'eau.  On 
réalisait,  par  le  dernier  moyen,- une  protection  de  genre  analogue 
à  celle  que  le  soldat,  couché  derrière  son  sac,  trouve  contre 
l'ouragan  des  shrapnells  et  qui,  diminuant  des  deux  tiers  le 
nombre  des  blessés,  permet  de  tenir  au  feu  trois  fois  plus  long- 
temps. 

La  corvette  de  croisière  à  flottaison  cellulaire,  dont  le  pre- 
mier projet  fut  envoyé  en  juillet  1872,  était  un  bâtiment  de 
modeste  valeur  militaire  ;  mais  elle  avait  le  mérite  de  faire 
franchir  d'un  bond,  au  système  défensif  contre  l'artillerie,  l'étape 
que  l'on  a  mis  ensuite  vingt  ans  à  parcourir.  Or  il  n'eût  pas  été 
de  mince  importance  de  conserver  à  notre  marine  son  rôle  d'ini- 
tiatrice, avec   la  supériorité    de   nos   constructions  incontestée 


560  REVUE   DES    DEUX    BIONDES. 

depuis  un  siècle.  On  ne  se  bat  pas  toujours  sur  mer,  mais  on  se 
toise  de  près  ;  on  se  juge  sans  cesse,  et  les  marines  s'estiment 
l'une  l'autre,  d'après  les  avances  prises  et  les  progrès  réalisés. 
Rien  ne  dénote  plus  clairement  l'incompétence  en  matière  mari- 
time que  la  pensée  de  faire  pour  soi-même  l'économie  des  tenta- 
tives nouvelles,  en  laissant  à  d'autres  la  charge  des  expériences 
coûteuses.  L'intérêt  de  nouveauté,  que  présentait  le  projet 
de  1872,  suffirait  donc  à  le  faire  analyser,  si,  par  ailleurs,  un 
autre  motif  n'engageait  à  s'arrêter  un  instant  sur  lui.  Ce  pro- 
jet, après  quelques  remaniemens  en  1873,  est  arrivé  aux  disposi- 
tions, vers  lesquelles  on  a  ensuite  peu  à  peu  tendu  partout,  et 
que  reproduisent  presque  identiquement  nos  bâtimens  les  plus 
nouveaux;  sa  description  est  donc  d'intérêt  actuel,  et,  donnée 
ici,  elle  dispensera  de  s'étendre  plus  loin  sur  les  détails  du  sys- 
tème défensif  moderne. 

Un  pont  blindé  de  cinq  centimètres  d'épaisseur  fut  substitué 
au  simple  pont  étanche,  établi  au  pied  de  la  tranche  cellulaire 
dans  le  projet  de  1870.  La  position  et  la  forme  de  ce  pont 
étaient  étudiées,  de  manière  à  le  mettre  à  l'abri  de  l'atteinte 
des  projectiles.  Les  coups  de  pont  étaient  fort  redoutés  en  1872 
et  ils  doivent  toujours  l'être,  car  un  projectile  qui  frappe  un 
pont,  même  quand  il  ne  traverse  pas,  peut  très  bien  crever  des 
tuyaux  de  vapeur  placés  au-dessous  du  pont. 

Sur  le  pont  blindé,  qui  couvrait  ainsi  les  parties  vitales,  et 
jusqu'à  une  hauteur  de  plus  de  deux  mètres  au-dessus  de  la 
flottaison,  régnait  la  tranche  cellulaire,  grand  radeau  insubmer- 
sible, propre  à  bien  assurer  la  flottabilité  et  la  stabilité  du  na- 
vire. Deux  séries  rectangulaires  de  cloisons  verticales  étanches 
partageaient  cette  tranche  en  compartimens,  spacieux  près  de 
l'axe  du  navire,  plus  restreints  en  allant  en  abord,  véritables 
cellules  au  voisinage  des  murailles,  là  où  l'invasion  de  la  mer 
déplace  la  position  angulaire  d'équilibre  et  supprime  d'une  ma- 
nière dangereuse  le  balancement  qui  fait  la  stabilité.  Dans 
l'entrepont  ainsi  cloisonné,  plus  particulièrement  en  abord, 
trouvaient  place  les  approvisionnemens,  le  charbon  pour  sa 
grosse  part,  les  vivres,  sauf  une  réserve  mise  à  l'abri,  tout  ce 
qui  peut,  par  son  encombrement,  faire  obstacle  à  l'entrée  de 
l'eau.  Les  fonds  du  navire,  les  vieilles  soutes  de  l'ancienne  ma- 
rine, ne  contenaient  plus  que  le  moteur  avec  tous  les  organes 
vitaux,  les  munitions  de  guerre  et  les  approvisionnemens  qu'il 


LA    PUISSANCE    DÉFENSIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERHE.  561 

faut  préserver  pour  le  lendemain  du  combat.  Ces  fonds  auraient 
pu  eire  remplis  d'eau,  sans  que  le  navire,  soutenu  par  son 
radeau,  cessât  de  flotter  d'aplomb. 

Une  précaution  accessoire  contre  l'envahissement  de  la  mer, 
précaution  souvent  reproduite  plus  tard,  en  France  et  ailleurs, 
fut,  dès  1872,  l'établissement,  à  l'intérieur  de  la  muraille,  d'un 
chapelet  de  petites  cellules,  dont  le  bourrage  à  l'aide  de  sub- 
stances donnant  à  peu  près  l'étanchéité,  représente,  sur  les  na- 
vires en  fer,  l'équivalent  du  tamponnage  des  trous  de  boulets  à 
l'aide  de  tapes  chassées  à  coups  de  maillet  dans  les  anciennes 
murailles  de  bois.  Ce  chapelet  de  cellules,  qui  doit  le  nom  de 
cofferdam  à  son  adoption  partielle  et  presque  contemporaine  en 
Angleterre,  a  pour  complément  nécessaire  un  tuyau ta^e  d'épuise- 
ment d'eau  desservant  une  seconde  file  de  cellules  contiguë  qui 
forme  corridor.  Le  bourrage  du  cofferdam  et  la  manœuvre  des 
prises  d'eau  du  corridor  sont  des  opérations  délicates  à  ac- 
complir au  cours  du  combat;  on  ne  pourrait  guère  les  exécuter 
qu'après  l'action.  Il  serait  précieux  d'avoir  le  cofferdam  bourré 
d'avance  de  matières  capables  de  se  refermer  automatiquement 
derrière  les  projectiles.  Divers  essais  ont  été  tentés  en  ce  sens, 
mais  aucune  des  substances  expérimentées  n'a  paru  mériter 
d'être  adoptée  définitivement. 

Un  second  complément,  plus  nécessaire  que  le  cofferdam 
pour  assurer  l'effet  de  la  tranche  cellulaire,  consiste  dans  la 
protection  des  écoutilles  du  pont  blindé.  Cette  protection  a  un 
double  but  :  arrêter  les  projectiles  qui  pourraient  pénétrer  dans 
les  fonds  par  les  écoutilles,  et  arrêter  l'eau  qui  y  entrerait  à  la 
suite  d'un  projectile  traversant  la  tranche  cellulaire  au-dessus 
d'une  écoutille.  Ce  double  effet  était  obtenu,  dans  le  projet  de 
1872,  à  l'aide  de  tambours  blindés  entourant  les  écoutilles  sur 
toute  la  hauteur  de  la  tranche  cellulaire.  En  raison  de  la  tactique 
nouvelle,  prévue  comme  conséquence  obligée  du  nouveau  sys- 
tème de  protection,  les  murailles  des  tambours  avaient  été 
orientées  de  manière  à  faire  ricocher  les  projectiles  reçus  du 
travers.  Je  supprimai  presque  entièrement  cette  cuirasse,  dans 
les  variantes  de  1873,  et  cela  à  la  suggestion  de  l'amiral  Serre, 
rapporteur  auprès  du  Conseil  des  travaux.  La  protection  contre 
les  projectiles  fut  alors  demandée  à  de  simples  surbaux  blin- 
dant la  base  des  tambours,  et  la  protection  contre  l'eau  obtenue 
par    des    dispositions   de    cofferdam.    La   multiplicité    actuelle 

TOME  XXX.   —   1D05.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  écoutilles  ne  permettrait  plus  de  songer  au  cuirassement 
de  1872. 

Je  terminerai  cette  description,  en  indiquant  que  l'artillerie 
était  disséminée  dans  des  tourelles,  qui  la  protégeaient  unique- 
ment contre  les  éclats  et  qui  étaient  distribuées  en  vue  du  tir 
par  le  travers. 

En  regard  des  motifs  justifiant  les  innovations  proposées,  on 
pourrait  s'attendre  à  trouver  ici  l'exposé  des  objections  soulevées  ; 
mais  ces  objections  n'ont  jamais  été  formulées,  en  dehors  d'une 
vague  crainte  de  complication  pour  le  service  courant.  Je  dois 
donc  me  borner  à  décrire  les  phases  du  débat  à  la  suite  duquel  le 
projet  a  été  repoussé. 

Le  premier  accueil  fut  réconfortant  pour  l'auteur  un  peu  in- 
quiet d'abord  de  l'audace  de  ses  propositions.  Le  Conseil  des  tra- 
vaux, recomposé  après  la  guerre,  réunissait,  en  1872,  une  véri- 
table élite,  et  comme  caractère,  et  comme  science.  Quelques-uns 
des  membres  sont  encore  en  vie  ;  pour  ne  parler  que  des  morts, 
je  citerai  l'amiral  Touchard,  président  du  Conseil,  l'amiral  Coup- 
vent-Desbois,  et  le  bienveillant  Robiou  de  Lavrignais,  inspecteui 
général  du  Génie  maritime.  Le  commandant  Serre,  plus  tard 
amiral,  choisi  comme  rapporteur,  s'était  dévoué  à  son  œuvre; 
il  venait  à  Cherbourg  éclairer  avec  moi  les  points  litigieux  et 
me  donnait  des  avis  excellens.  Au-dessus  du  Conseil  ainsi  dis- 
posé à  l'approbation  du  projet,  planait  l'influence  du  prince  de 
Joinville,  qui  s'était  fait  apporter  les  pièces,  les  avait  étudiées  à 
fond  et  agissait  directement  sur  le  ministre. 

Avec  les  atouts  en  main,  la  partie  pouvait  se  gagner.  Il  m'a 
été  reproché  de  l'avoir  perdue  faute  d'un  peu  d'habileté.  Je  ne 
puis  invoquer  comme  excuse  l'inexpérience  de  mes  trente-deux 
ans,  parce  que  plus  tard,  et  jusqu'en  1905,  je  n'ai  jamais  eu  re- 
cours aux  finesses  diplomatiques  dans  les  questions  de  métier. 
Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'en  1872,  je  n'avais  point  médité  sur  This- 
toire  de  la  marine  et  découvert,  par  moi-même,  cette  vérité 
aujourd'hui  banale,  que  la  construction  navale  n'a  jamais  fait 
de  grands  pas  en  avant  par  le  jeu  régulier  de  nos  institutions,  et 
que  les  époques  brillantes  de  notre  marine  coïncident  toujours 
avec  une  impulsion  puissante  venue  du  dehors.  Je  laissai  donc 
échapper  l'occasion  de  voir  et  d'intéresser  M.  Thiers,  au  retour 
des  provinces  de  l'Est,  où  j'avais  été  baraquer  l'armée  d'occu- 
pation allemande.  Je  ne  connus  d'ailleurs  que  trop  tardivement, 


LA    PUISSANCE    DÉFENSIVE   DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  563 

en  1873,  par  l'amiral  Toucliard,  l'intervention  du  prince  de 
Joinville.  A  ce  moment-là,  j'avais  déjà  manqué  d'éloquence  au- 
près du  ministre  défavorablement  influencé  par  son  entourage  ; 
j'avais  trop  brusquement  renoncé  à  lui  faire  comprendre  ce  que 
mon  croiseur  avait  de  pratiquement  réalisable,  et  tout  ce  que  sa 
mise  en  essai  offrait  d'importance  capitale,  au  point  de  vue  des 
navires  d'une  puissance  militaire  supérieure.  Je  pensais  avoir 
assez  fait,  quand  j'avais  répondu,  sous  la  forme  strictement  régle- 
mentaire, à  tout  ce  qui  m'était  demandé  comme  études  de  détail 
ou  programme  d'essais  d'artillerie,  sans  chercher  à  y  distinguer, 
soit  une  embûche,  soit  un  moyen  dilatoire  retardant  la  solution, 
aussi  longtemps  qu'elle  s'annonçait  favorable. 

Entre  temps,  j'eus  la  très  grande  satisfaction  d'un  éloge  sans 
réserve  de  Dupuy  de  Lomé,  à  qui  je  n'avais  point  porté  sans  ap- 
préhension un  travail  si  fort  en  dehors  de  son  œuvre,  et  qui 
me  rassura  par  une  chaude  accolade.  La  manière  dont  fut  enlevée 
l'approbation  du  projet  du  Napoléon,  avec  la  signature  de 
M.  Guizot,  me  fut  révélée  ce  jour-là;  le  prince  de  Joinville  en 
dit  un  mot  dans  l'article  publié  vers  cette  époque  par  \a  Revice 
des  Deux  Mondes.  L'avis  de  Dupuy  de  Lomé  ne  comptait  malheu- 
reusement plus  au  ministère,  en  1873. 

A  la  fin  de  1873,  le  renouvellement  presque  complet  du  Con- 
seil y  produisit  un  revirement  d'opinion.  Un  avis  défavorable 
succéda  aux  approbations  antérieures,  et  fut,  à  l'inverse  de 
celles-ci,  sanctionné  par  une  décision  ministérielle  immédiate. 

J'ai  dit  que  j'ignorais  les  motifs  du  rejet.  Cette  assertion  ne 
paraîtra  point  contredite  par  le  rappel  d'une  déclaration  que  me 
fit  le  successeur  de  l'amiral  Touchard  à  la  présidence  du  Conseil 
des  travaux,  et  dont  je  n'ai  pas  oublié  les  termes  textuels  :  «  La 
France  a  fait  le  premier  cuirassé.  Il  ne  convient  pas  qu'elle  fasse 
le  premier  décuirassé.  »  Il  n'yjavait  mot  à  répondre  à  cette  contre- 
évidence.  J'ai  mieux  compris  la  pensée  d'un  autre  président  du 
Conseil,  me  disant,  quelques  années  plus  tard,  à  l'occasion  d'un 
nouvel  effort  tenté  pour  interrompre  au  moins  la. prescription  : 
«  Vous  vous  battez  les  flancs,  mon  cher  ami,  pour  nous  trouver 
des  croiseurs  extraordinaires.  Nous  le  connaissons  depuis  long- 
temps, le  meilleur  des  croiseurs.  C'est  la  frégate  en  bois.  Je  l'ai 
pratiquée.  Que  l'on  est  bien  à  bord!  »  Les  événemens  allaient 
donner  à  cette  appréciation  la  valeur  d'une  prophétie.  Enfin, 
vers  1880,  au  cours  d'un  entretien  avec  l'ingénieur  qui  a  la  prin- 


■564  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cipale  responsabilité  du  rejet,  je  remarquai,  et  je  lui  fis  observer, 
qu'il  attribuait,  au  cloisonnement  de  la  tranche  cellulaire,  un 
poids  dix  fois  trop  fort,  par  suite  d'une  erreur  de  décimale. 

De  1873  à  1881,  il  ne  fut  fait  en  France  que  deux  études  de 
bàtimens  à  flottaison  cellulaire  :  l'une,  que  je  viens  de  men- 
tionner, rééditant  celle  de  1872-73;  l'autre,  relative  à  un  grand 
cuirassé  de  12  000  tonnes,  dérivée  de  celle  de  1870.  Ce  dernier 
projet  fut  présenté  à  l'occasion  du  concours  qui  produisit  le  For- 
7nidable.  L'honneur  de  diriger  les  constructions  dans  une  voie 
nouvelle,  refusé  chez  nous,  passa  aux  mains  de  Benedetto  Brin 
en  Italie  et  de  sir  Nathaniel  Barnaby  en  Angleterre. 

Je  cite  Benedetto  Brin  le  premier,  contrairement  à  l'ordre 
chronologique,  à  cause  de  l'extrême  analogie  qui  se  rencontre 
entre  la  tranche  cellulaire  de  Vltalia  et  du  Lepanto  et  celle  de 
mon  premier  projet  de  juillet  1872.  La  ressemblance  s'étend 
même  à  certaines  complications  que  j'ai  écartées  des  variantes 
ultérieures.  Il  est  donc  très  supposable  que  Brin  a  eu  connais- 
sance de  mon  travail  primitif,  et  qu'il  s'en  est  inspiré  plutôt  que 
des  travaux  contemporains  anglais.  Les  bàtimens  ne  sont  d'ail- 
leurs comparables  que  sous  le  rapport  du  système  de  protec- 
tion, lultalia  et  le  Lepanto  sont  des  navires  de  combat,  d'un 
déplacement  quadruple  de  celui  de  ma  corvette  de  croisière, 
auxquels  leur  puissant  armement,  joint  à  leur  vitesse,  assurait,  en 
leur  temps, une  grande  valeur  militaire.  Leur  conception  a  répondu 
à  une  certaine  politique  italienne,  car  ils  auraient  pu  singulière- 
ment entraver  les  communications  entre  la  France  et  l'Algérie. 
L'abandon  de  la  cuirasse  à  la  flottaison,  sur  des  navires  de  pre- 
mier rang,  était  justifié,  en  1875,  par  l'absence  presque  complète 
d'artillerie  moyenne  sur  les  adversaires  que  Vltalia  pouvait  alors 
prévoir;  les  conditions,  à  cet  égard,  sont  aujourd'hui  différentes. 

En  Angleterre,  l'étude  de  la  protection  des  navires  par  une 
tranche  cellulaire  fut  certainement  indépendante  de  la  mienne. 
Elle  date  sensiblement  de  la  même  époque  :  on  en  trouve  la 
preuve  dans  la  publication,  faite  par  YEngineer  du  1^''  août  1873, 
du  projet  primitif  de  VInflexible,  auquel  j'ai  emprunté  le  nom 
du  cofferdam.  Comme  plus  tard  son  confrère  d'Italie,  sir  Natha- 
niel Barnaby  appliqua  hardiment  la  protection  cellulaire  à  un 
navire  de  combat  de  la  plus  grande  dimension;  mais,  contraire- 
ment à  Brin,  il  s'en  servit  pour  décuirasser  seulement  les  deux 
extrémités  de  la  flottaisou.  La  région  centrale  de  V Inflexible  qui, 


LA    PUISSANCE    DEFENSIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  505 

sur  le  tiers  environ  de  sa  longueur,  porte  toute  la  grosse  ar- 
tillerie, est  protégée  par  des  plaques  de  deux  pieds  (0"',61)  d'épais- 
seur, le  maximum  qui  ait  jamais  été  atteint,  à  l'exclusion  de 
tout  cloisonnement.  Les  dispositions  de  V Inflexible  ont  été  re- 
produites sur  la  longue  série  des  citadel-ships  anglais,  avec  un 
léger  allongement  de  la  citadelle  centrale  cuirassée. 

L'attention  toujours  en  éveil  de  l'Amirauté  anglaise  s'est  por- 
tée, dès  l'origine,  sur  les  dangers  que  les  brèches  dans  la 
tranche  cellulaire,  en  avant  et  en  arrière  de  la  citadelle,  peuvent 
faire  courir  à  la  stabilité.  Le  blue-book  publié  à  ce  sujet,  lors  de 
l'entrée  en  service  de  VInflexible,  est  un  document  important 
pour  l'histoire  du  système  défensif  des  navires,  à  la  fois  par  ce 
qu'il  donne  et  par  ce  qu'il  omet.  La  protection  de  la  stabilité 
est,  en  effet,  d'importance  primordiale,  même  lorsque  la  tranche 
cellulaire  est  recouverte,  comme  aujourdhui,  d'une  ceinture 
cuirassée  complète.  Les  problèmes  qu'elle  soulève  sont  com- 
plexes. J'en  ai  tout  spécialement  poursuivi  la  solution  depuis 
quinze  ans,  en  cherchant  à  déterminer,  à  la  fois,  la  valeur  du 
couple  de  redressement  sur  le  navire  en  avaries  et  celle  du 
couple  de  chavirement,  auquel  il  faut  faire  équilibre  pendant  les 
girations.  Je  ne  suis  parvenu  qu'au  commencement  de  l'an- 
née 1905  à  des  résultats  un  peu  satisfaisans  et  théoriquement 
complets. 

A  partir  de  1877,  la  tranche  cellulaire  fut  établie  sur  tous 
les  croiseurs  mis  en  chantier  en  Angleterre,  à  l'exception  de 
VIris  et  du  Mercury  ;  ses  dispositions  ont  varié. 

D'abord  sir  Nathaniel  Barnaby  dota  ses  six  croiseurs  du  type 
Cornus  d'un  cloisonnement  complet,  longitudinal  et  transversal, 
avec  cofferdam  en  abord  et  cofferdam  autour  des  écoutilles.  Ces 
bâtimens  sont  bien  véritablement  à  flottaison  cellulaire  ;  ils  ont 
été  des  précurseurs. 

Plus  tard,  les  constructeurs  anglais  jugèrent  suffisant,  sur 
les  simples  croiseurs,  d'établir  un  pont  blindé  surmonté  en 
abord  des  soutes  à  charbon  .principales,  sans  cofferdam,  sans 
protection  des  écoutilles,  en  resserrant  seulement  un  peu  le  ré- 
seau des  cloisons  vers  les  extrémités  avant  et  arrière.  Cette  dis- 
position, d'une  grande  simplicité,  a  l'inconvénient  d'exiger,  pour 
être  efficace,  la  présence  du  charbon  dans  les  soutes  supérieures 
qui  sont  forcément  vidées  les  premières.  Le  nom  de  protected, 
en  français  «  croiseurs  protégés,  »  a  été  créé  pour  cette  classe 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  navires,  dont  la  maison  Armstroni^  s'est  longtemps  fait  une 
lucrative  spécialité.  Il  n'est  pas  inutile  de  conserver  les  deux 
noms  de  bâlimens  protégés  et  bâtimens  à  flottaison  cellulaire, 
pour  distinguer  deux  systèmes  défensifs,  dont  la  valeur  est  très 
différente  au  point  de  vue  de  la  stabilité. 

Les  croiseurs  français  construits  de  1872  à  1880  n'offrent  pas 
d'intérêt.  11  y  eut  d'abord  trois  navires  en  fer  à  revêtement  de 
bois,  imités  de  V Inconstant,  dont  l'un  du  moins,  le  Duguesne, 
rendit  de  longs  services  et  fit  honneur  à  son  auteur  par  la  per- 
fection de  ses  détails.  Puis  vinrent  les  croiseurs  en  bois,  unique- 
ment protégés  contre  le  danger  de  couler  ou  de  chavirer  par  la 
certitude  préalable  de  brûler.  Les  plus  petits,  type  Villars  ef 
type  Lapérouse,  ont  des  excuses  ;  les  quatre  frégates  de  la  classe 
Iphigénie  se  justifient  difficilement. 

Pendant  la  même  période,  nos  cuirassés  de  ligne  nouveaux, 
Redoutable^  Dévastation,  Amiral-Courbet,  furent  des  imitations 
du  modèle  Alexa.ndra,  antérieur  à  V Inflexible  anglais.  Le  pre- 
mier d'entre  eux  a  eu,  comme  on  sait,  grâce  aux  belles  recher- 
ches  de  M.  J.  Barba  à  Lorient,  l'honneur  d'inaugurer  la  substi- 
tution générale  de  l'acier  au  fer  dans  les  constructions  navales. 

Les  gardes-côtes  du  type  Tonnerre,  imités  du  Glatton,  afin  de 
compléter,  avec  le  Duqnesne  et  le  Redoutable,  la  série  des  copies 
anglaises,  ont  présenté  une  singularité  unique,  qui  est  d'un 
grand  intérêt  pour  notre  sujet.  Le  Glatton  était  un  monitor  de 
largeur  moindre  que  les  bâtimens  américains,  surmonté  d'un 
caisson  blindé  qui  portait  la  tourelle  ;  ce  caisson  fournissait  en 
même  temps  le  complément  de  stabilité  rendu  nécessaire  par 
la  largeur  adoptée.  Dans  la  copie  française,  le  caisson  supé- 
rieur ne  fut  pas  prolongé  jusqu'en  abord,  ce  qui  amena,  pour 
la  stabilité,  la  conséquence  commandée  par  les  principes.  Dans 
la  giration  à  toute  vitesse,  en  venant  sur  la  gauche,  le  Tonnerre 
chavirait.  L'expérience,  heureusement,  ne  fut  pas  poussée  à  fond; 
la  barre  fut  redressée  à  temps.  Les  terribles  catastrophes  du 
Captain  et  du  Victoria  et  les  exemples  tirés  des  guerres  ré- 
centes prouvent  qu'on  ne  plaisante  pas  avec  la  stabilité  des  na- 
vires. 

La  leçon  du  Tonnerre  enseignait  à  quel  danger  sont  exposés 
tous  les  cuirassés  de  ligne  trop  étroits  pour  se  soutenir  à  la 
façon  des  monitors,  lorsque  les  superstructures  légères,  qui 
comnlètent  leur  stabilité  pu  t^niDS  dfi   naix,  sont  détruites  ou 


LA    PUISSANCE    DÉFENSIVE    DES    NAVIRES    DE    GUERRE.  567 

largement  perforées  pendant  le  combat.  Elle  ne  fut  pas  enten- 
due. La  modification  apportée  au  Tonnerre  lui-même  eût  été 
inefficace  en  temps  de  guerre. 

Aux  cuirassés  genre  Redoutable,  succéda  V Amiral- Diiperre', 
qui  inaugurait  chez  nous  un  modèle  original  reproduit  ensuite, 
dans  ses  grandes  lignes,  pendant  vingt  ans.  Par  un  retourna  un 
vieil  usage  français,  des  réductions  du  Duperré  iurent  construites 
pour  le  service  des  stations  ;  elles  constituèrent  la  classe  Batjard. 
Tous  ces  bâtimens,  de  même  que  leurs  prédécesseurs,  sont  dé- 
pourvus de  protection  cellulaire,  et,  de  plus,  bien  que  privés  de 
réduit  central,  ils  n'ont  qu'une  hauteur  de  ceinture  cuirassée 
très  inférieure  à  celle  dont  le  Tonnerre  avait  prouvé  la  néces- 
sité. Ils  témoignent,  avec  évidence,  du  fâcheux  abandon  des  tenta- 
tives faites  pour  diriger  rationnellement  la  recherche  de  la  pro- 
tection contre  l'artillerie. 

On  me  permettra  sans  doute  de  ne  point  trop  scruter  ici 
l'origine  des  interminables  délais  qui  ont  retardé,  de  1873  à  4881 , 
la  mise  en  chantier  de  notre  premier  croiseur  à  flottaison  cellu- 
laire, et  qui,  plus  funestes  encore  à  nos  cuirassés  de  ligne,  ont 
fait  ajourner  pour  eux  la  correction  des  défauts  graves,  entre- 
vus dès  1870,  jusqu'à  Tannée  1902,  jusqu'à  1896  tout  au  moins, 
si  l'on  tient  compte  de  la  circonstance  accessoire  du  Henri-lVy 
devançant  de  six  ans  la  construction  des  cuirassés  du  type  Patrie. 
Il  serait  oiseux  de  s'appesantir  sur  les  accusations  d'ignorance 
et  d'apathie  générales,  bien  que  ces  deux  qualificatifs,  le  pre- 
mier surtout,  n'aient  ici  rien  d'excessif.  Il  est  plus  pratique 
d'examiner  si  nos  institutions  maritimes,  en  particulier,  sont  en 
cause.  L'usage  est  assez  répandu  de  faire,  du  Conseil  des  tra- 
vaux, le  bouc  émissaire  chargé  chez  nous  de  tous  les  péchés 
d'Israël.  Un  amiral,  de  ceux  dont  notre  marine  s'honore  le  plus, 
qui  a  bien  su  manier  ses  organismes,  et  qui  a  présidé  un  instant 
avec  éclat  à  ses  destinées,  a  résumé  d'un  trait  cette  opinion 
courante  sur  le  Conseil,  en  disant  que  les  projets  entachés  de 
nouveauté  y  sont  presque  toujours  l'objet  d'une  de  ces  solutions 
négatives  chères  aux  assemblées  bigarrées  (1).  Il  avait  présent  à 
l'esprit,  en  écrivant  ces  lignes,  le  vote  négatif  de  1873,  il  avait 
surtout  gardé  un  vif  souvenir  de  l'accueil  plus  que  froid  fait  au 
projet  du  Napoléon,  vingt-six  ans  auparavant.  11  faut  cependant 

(1)  La  Marine  et  son  budget,  par  le  capitaine  de  vaisseau  Th.  Aube.  —  Revue 
des  Deux  Mondes  du  1"  juillet  1874. 


5G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reconnaître  que  le  Conseil  a  accueilli,  en  1872,  un  projet  forte- 
ment entaché  de  nouveauté,  jusqu'à  accorder  à  son  auteur  une 
active  collaboration,  ce  qui  écarte,  à  son  adresse,  l'objection  de 
principe.  Dans  ses  votes  négatifs,  le  Conseil  est,  en  général,  le 
simple  écho  de  l'opinion  régnante,  parfois  même  celui  d'une 
autorité  supérieure  à  la  sienne,  résolue  à  dire  non  alors  que  lui- 
même  proposerait  d'approuver.  L'intervention  d'un  conseil  con- 
sultatif, où  les  officiers  de  vaisseau  dominent,  a  l'avantage  de 
favoriser  la  confiance  du  personnel  naviguant  dans  ses  navires  ; 
elle  serait  sans  inconvéniens,  si  le  Ministre,  à  qui  incombe  toute 
la  responsabilité  finale,  savait  faire  sentir  à  propos  une  influence 
toujours  acceptée.  Nous  pouvons  donc  respecter  nos  vieilles  in- 
stitutions, à  la  seule  condition  de  placer  en  bonnes  mains  la 
plume  qui  donne  la  signature  décisive,  et  de  mettre,  comme  on 
dit  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  the  right  man  in  the  right  place. 
Maintenant  surtout,  qu'il  n'y  a  plus  à  compter  sur  quelque  puis- 
sante intervention  venue  du  dehors,  on  aurait  le  plus  grand  tort 
de  croire  le  ministère  de  la  Marine  outillé  d'un  si  parfait  en- 
semble de  rouages  mécaniques,  que  l'on  puisse  contier  à  qui- 
conque le  soin  de  tourner  la  manivelle,  avec  des  chances  d'avoir 
la  musique  plus  régulièrement  moulue,  si  le  porteur  de  l'orgue 
est  aveugle. 

L.-E.  Bertin. 


AMES  CELTES 


Le  peuple  de  ces  côtes  entend  les  gémisse- 
mens  des  ombres  qui  volent  avec  un  bruit 
léger.  Il  voit  passer  les  pâles  fantômes  des 
morts. 

Claudikn. 


La  nuit  était  tout  à  fait  venue.  A  la  pointe  du  Raz,  qui  do- 
mine l'Océan  de  ses  falaises,  et  tout  le  long  de  la  baie  des  Tré- 
passés, des  formes  vagues  erraient  çà  et  là,  se  collaient  contre 
les  roches,  se  blottissaient  dans  les  moindres  anfractuosités  des 
murs  de  granit.  Beaucoup  cherchaient  un  abri  dans  les  grottes 
qui  bordent  le  rivage,  car  le  froid  était  rigoureux. 

Hommes  et  femmes  arrivaient  d'un  peu  partout  :  de  Ker  Is, 
dont  on  apercevait  les  feux  à  une  portée  de  flèche  ;  des  chau- 
mières isolées  où  l'on  descendait  courbé  en  deux,  comme  dans 
des  caves;  et  là-bas,  de  plus  loin,  de  l'intérieur  des  terres.  Tous 
marchaient  sans  bruit  ;  tous  se  rassemblaient  silencieux  comme 
devant  une  tombe  :  et  c'était  bien  un  immense  ossuaire,  la  mer 
sauvage  où  pour  une  nuit  leurs  morts  devaient  revenir,  pressés 
comme  un  vol  de  mouettes.  On  était  en  novembre.  C'était  la 
nuit  des  âmes.  Depuis  le  matin  la  pluie  tombait,  fine  et  triste  ; 
maintenant,  d'instant  en  instant,  des  éclairs  jetaient  des  reflets 
froids  sur  les  grèves,  sur  les  êtres  anxieux  qui  se  penchaient 
pour  mieux  voir;  et  ces  lueurs  aveuglantes  rendaient  ensuite  les 
ténèbres  plus  sinistres  et  comme  vivantes... 

La  mer  montait  depuis  des  heures,  lente  d'abord,  avec  des 
allures    sournoises;   puis    déchaînée,  furieuse,    grondant   d'un 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bruit  de  tonnerre  dans  les  grandes  roches.  La  mer,  la  nuit,  a 
une  sorte  d'épouvante  spéciale.  On  dirait  que  cette  sombre 
masse  mouvante  porte  en  elle  toute  l'horreur  de  l'invisible,  d'un 
invisible  conscient  et  hostile.  Presque  toujours,  pour  rendre  la 
fête  des  âmes  plus  tragique,  la  tempête  sur  ces  côtes  se  mêlait  à 
la  nuit.  Les  blanches  crêtes  d'écume  dessinaient,  aux  éblouis- 
semens  des  éclairs,  la  hauteur  fantastique  des  lames  qui  rejail- 
lissaient à  plus  de  quatre-vingts  pieds,  et,  dans  leur  remous, 
creusaient  ces  gouffres  où  les  morts  roulaient  et  hurlaient, 
éperdus. 

Pourquoi  les  âmes  qui  hantaient  ces  rives  traînaient-elles 
toujours  l'orage  à  leur  suite?  Que  trouvaient-elles  donc  dans  la 
survivance  à  laquelle  tout  Celte  croyait  d'une  foi  si  ferme?  Pour- 
quoi revenaient-elles  ainsi,  avec  des  lamentations  et  avec  des 
sanglots?  Et  non  seulement  les  êtres  jeunes,  morts  au  combat, 
ou  morts  en  mer  brisés  contre  un  écueil,  pleuraient  la  terre 
douce  et  le  sourire  qui  ne  fleurirait  plus  jamais  les  lèvres 
fidèles  ;  mais  les  vieillards  aux  jours  amers,  mais  les  vieux 
bardes,  mais  les  vieux  chefs,  tous  revenaient,  redemandant  la 
vie... 

Ceux  de  leur  clan  reconnaissaient  leurs  voix  mêlées  aux  sif- 
flemens  du  vent  d'orage;  ils  entendaient  leur  cri  de  révolte  dans 
le  hurlement  des  vagues.  Et  si  une  ombre  aimée  vous  frôlait 
au  passage,  c'était  les  bras  tendus,  c'était  dans  un  effort  pas- 
sionné et  impuissant  pour  demeurer,  pour  revivre...  Jamais,  de 
mémoire  d'homme,  la  barque  mystérieuse  des  morts  n'avait 
abordé  au  rivage  par  une  nuit  d'étoiles.  Et  les  veuves  et  les 
mères  apportaient  aux  disparus,  en  offrande  suprême,  un  deuil 
semblable  à  leur  deuil  sans  fin. 

Dans  une  caverne  aux  voûtes  envolées  de  cathédrale,  une 
troupe  nombreuse  était  assemblée.  C'étaient  des  pêcheurs  et 
des  pâtres,  des  gens  pauvres  et  rudes.  Ils  avaient  planté  en  terre 
des  torches  de  résine.  Ils  avaient  allumé  des  brassées  d'ajoncs 
qui  faisaient  étinceler  comme  des  joyaux  les  stalactites  des 
colonnes;  et  engourdis  par  le  froid,  efl'arés  par  la  tempête,  ils 
se  laissaient  aller  au  bien-être  de  la  chaleur  et  de  l'abri. 

Seuls,  deux  hommes  à  l'écart,  au  seuil  de  la  grotte,  sem- 
blaient ignorer  que  la  pluie  leur  fouettait  le  visage,  que  l'écume 
rejaillissait  jusqu'à  leurs  pieds.  L'un  était  un  vieillard  décharné 
et  pensif;  penché  sur  le  gouffre,  il  effeuillait  des  branches  vertes 


AMES    CELTES.  571 

en  prononçant  de  très  vieilles  paroles.  La  conquête  romaine 
n'avait  pu  effacer,  chez  les  lettrés,  la  langue  primitive  qu'elle 
avait  corrompue  dans  le  peuple.  En  cette  langue,  le  vieillard  ap- 
pelait les  dieux  dont  il  fut  le  prêtre,  Hésus,  Taranis,  Tentâtes, 
comme  si,  à  son  évocation,  les  dieux  disparus  pouvaient  revenir! 
Il  nommait  aussi  ses  pères,  les  druides  d'autrefois;  quelque  chose 
de  farouche  semblait,  par  instans,  passer  d'eux  en  lui.  Lorsque 
ses  regards  se  posaient  inconsciemment  sur  la  flamme,  oubliant 
que  ses  dieux  aussi  étaient  morts,  il  retrouvait  le  cri  rauque  des 
aïeux  aux  jours  où  le  colosse  d'osier,  rempli  de  victimes  vivantes, 
flambait  en  un  holocauste  terrible. 

Le  peuple  le  vénérait  et  le  contemplait  avec  un  effroi  super- 
stitieux. Lui  dédaignait  ce  peuple  qui  s'était  fait,  à  l'imitation 
des  Romains,  de  grossières  idoles.  Il  vivait  avec  de  rares  dis- 
ciples à  l'ombre  des  chênes.  Et  chaque  année,  en  cette  nuit  de 
novembre,  il  venait  jeter  à  l'âme  délaissée  des  druides  de  sym- 
boliques offrandes.  11  n'y  avait  plus  de  taureaux  sans  tache  pour 
les  sacrifices;  il  n'y  avait  plus  de  serpe  d'or;  plus,  même,  de 
sagum  blanc  pour  recueillir  le  gui  sacré.  Mais  la  main  jalouse 
du  vieillard  détachait  encore  la  plante  mystique  ;  et,  pour  que 
nul  profane  n'y  touchât,  elle  en  jetait  les  feuilles  et  les  fruits 
dans  l'abîme. 

Auprès  de  ce  fils  des  druides  se  tenait  un  barde  aveugle.  Il 
chantait  à  demi-voix  sur  un  rythme  étrange.  Les  druides  n'exis- 
taient plus.  Jamais  les  bardes  n'avaient  été  plus  nombreux  et 
plus  honorés.  Gwenc'hlan  l'aveugle  revenait  de  la  grande  île  de 
Bretagne  avec  les  poèmes  de  ses  frères,  et  les  poèmes  de  sa  jeu- 
nesse. Il  avait  vécu  des  années  heureuses,  là  où  le  bouleau  em- 
blématique ((  tire  le  pied  de  l'entrave.  »  Hélas  !  le  bouleau  du 
barde, —  son  signe  distinctif,  comme  le  chêne  l'était  des  druides, 
—  ne  le  défendit  pas  de  la  férocité  d'un  chef.  En  un  jour  d'or- 
gie, un  roi  i\Te  lui  avait  fait  crever  les  yeux.  Ce  roi  malheureu- 
sement était  chrétien.  Gwenc'hlan  revint  vers  sa  terre  natale, 
ayant  au  cœur  une  haine  effrayante  contre  cet  homme  et  contre 
la  religion  nouvelle.  Gradlon  le  recueillit  pour  entendre  ses 
chants.  Mais  le  barde  demeurait  à  la  cour  dans  un  esprit  de 
haine,  prêt  à  lutter  contre  l'apostolat  de  ces  hommes  nouveaux 
que  la  Gornouaille,  il  le  pensait  du  moins,  ne  connaissait  pas 
encore. 

Lassé  d'entendre  le  druide    parler  touiours  à  ses    dieux,  le 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barde  se  rapprocha  du  peuple.  Il  accorda  la  rote  celtique.  Guidé 
par  un  enfant,  il  s'assit  sur  une  pierre  tapissée  de  goémon.  11 
commença  une  mélopée  triste,  aux  paroles  monotones  : 

«  Ce  n'est  pas  ta  mort,  ô  Freuer,  qui  me  désole  cette  nuit. 
C'est  le  sort  fatal  de  nos  frères.  Je  m'éveille.  Je  pleure  des  l'au- 
rore. 

«  Ce  n'est  pas  ta  mort,  ô  Freuer,  qui  cause  mon  angoisse; 
depuis  l'arrivée  de  la  nuit  jusqu'à  minuit,  je  m'éveille,  je  pleure 
jusqu'au  jour. 

«  Ce  n'est  pas  ta  mort,  ô  Freuer,  qui  me  navre  cette  nuit, 
qui  flétrit  mes  jours,  qui  fait  couler  mes  larmes. 

«  Ce  n'est  pas  ta  mort,  ô  Freuer,  qui  m'afflige  cette  nuit,  ni 
d'être  moi-même  infirme  et  malade.  Ce  sont  mes  frères,  ce  sont 
mes  contemporains  que  je  pleure.  » 

Il  pleurait,  en  eff'et,  le  barde  aveugle.  Mais  qui  aurait  pu 
dire  pour  qui  tombaient  ces  larmes?  Au  bout  de  quelques  in- 
stans,  il  reprit  : 

«  Le  rameau  vigoureux  de  la  ronce  couverte  de  mûres  et  le 
merle  sur  son  nid  et  le  conteur  ne  se  taisent  jamais. 

«Il  pleut  au  dehors.  La  fougère  est  mouillée;  le  sable  de 
mer  est  blanchi;  l'écume  des  flots  est  gonflée.  La  plus  belle 
lumière,  c'est  l'intelligence  de  l'homme. 

«  Il  pleut  au  dehors.  L'abri  est  étroit.  La  bruyère  jaunissante. 
Le  panais  maigre.  Dieu,  roi  du  ciel,  pourquoi  as-tu  créé  un  être 
douloureux  comme  moi  ? 

«  Il  pleut  au  dehors.  Mes  cheveux  sont  humides.  Le  malade 
est  gémissant;  la  montagne  à  pic,  l'Océan  sombre,  la  mer  salée. 

«  Il  pleut  au  dehors.  Il  pleut  dans  l'Océan.  Le  vent  siffle... 

((  Écoutez  tous  la  vague  pesante.  Que  ses  coups  sont  bruyans 
parmi  les  graviers  !  Mon  esprit  est  accablé  cette  nuit. 

«  Il  y  a  péril  sur  cette  terre  mauvaise...  » 

Soudain,  un  cri  sourd  du  druide  interrompit  le  poète.  Tous 
entourèrent  le  vieillard.  Là-bas,  à  la  lueur  d'un  éclair  il  leur 
montrait  une  barque  qui,  comme  un  goéland,  semblait  effleurer 
le  sommet  des  vagues.  Elle  était  ei}gagée  dans  les  terribles  cou- 
rans  du  Raz;  mais  la  barque  des  âmes  se  rit  du  danger,  et  qui 
donc  pouv*it  s'aventurer  ainsi,  en  pleine  tempête,  sinon  la 
barque  des  âmes?  Deux  ou  trois  formes  blanches  guidaient 
l'étroite  embarcation;  chose  étrange!  en  dépit  de  la  rafale,  un 
chant  clair,  le  chant  des  ombres,  parvenait  par  lambeaux  jus- 


AMES    CELTES.  573 

qu'au  rivage.  Le  druide,  penché  sur  l'abîme,  surprit  quelques 
mots  dans  sa  langue,  la  pure,  la  chère,  la  forte  langue  des 
aïeux.  Une  rougeur  ardente  colora  le  vieux  visage.  Ils  revenaient 
donc,  les  dieux,  les  prêtres  morts!  Ils  entendaient  donc  sa 
prière!...  Tous  retenaient  leur  souffle  autour  de  lui...  Déjà  il 
tendait  les  mains  pour  un  appel... 

Mais  le  barde,  lui  aussi,  écoutait.  Il  ne  pouvait  rien  voir; 
mais  il  ne  perdait  pas  un  son.  De  grandes  rides  se  creusaient 
entre  ses  yeux  morts  ;  l'expression  de  son  visage  devenait  ter- 
rible : 

—  Ce  sont  eux  !  Ce  sont  eux  !  s'écria-t-il  avec  fureur. 

—  Ce  sont  les  voix  de  nos  pères,  murmura  le  druide. 

—  Ce  ne  sont  plus  les  mêmes  chants,  reprit  le  barde.  Ce  sont 
les  ennemis  de  tes  dieux,  je  les  reconnais  bien.  L'homme  qui  m'a 
fait  crever  les  yeux  chantait  aussi  ces  paroles.  Mais  qu'ils  se 
brisent  donc  contre  la  roche  !  Que  la  mer  les  engloutisse!  Qu'ils 
soient  maudits,  maudits,  maudits!... 

Par  saccades,  à  travers  la  tempête,  la  malédiction  tomba  sur 
la  barque  fragile.  L'homme  qui  était  à  la  proue  sembla  l'en- 
tendre. D'un  grand  geste  de  bénédiction  il  embrassa  la  terre  qui 
le  repoussait.  La  barque  s'engagea  dans  une  passe  étroite  et  dis- 
parut dans  les  ténèbres. 

Le  druide,  perdu  dans  ses  pensées,  redisait  les  syllabes  que, 
tout  enfant,  il  avait  cueillies  sur  les  lèvres  de  ses  pères  :  on  eût 
dit  la  fin  d'un  exil.  L'amour  vivace,  l'amour  passionné  du  passé 
semblait  tenir  dans  les  sons  qu'il  répétait,  sans  songer  que  les 
vieilles  paroles  exprimaient  des  choses  nouvelles  !  Mais  une 
femme  violente,  irritée,  fendit  le  groupe;  elle  s'adressa  au  vieil- 
lard dans  la  grossière  langue  gallo-romaine  : 

—  Ce  sont  eux;  j'en  jurerais  aussi.  Je  les  connais.  Là-bas, 
ils  m'ont  pris  mon  mari.  Ils  m'ont  volé  mon  enfant.  Un  homme 
s'est  installé  dans  une  partie  de  cette  forêt  de  Porzoed  où  mon 
mari  et  moi  nous  vivions.  D'abord  on  le  regardait  comme  un 
étranger,  avec  défiance;  mais  enfin,  à  chacun  son  chemin.  Mais 
non.  Il  a  des  charmes  magiques.  Mon  mari  s'est  pris  à  ses  belles 
paroles;  tout  chôme  maintenant;  il  m'aKindonne  pour  le  suivre. 
Cet  homme  est  un  sorcier.  Un  jour,  un  loup  accourait  tenant 
une  brebis  sanglante  :  l'homme  a  fait  un  signe;  le  loup  s'est  cou- 
ché à  ses  pieds  abandonnant  la  brebis.  Maintenant  cet  étranger 
se  change  lui-même  en  bête,  en  corbeau,  en  chat-huant.  Je  le 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hais.  J'ai  peur...  Mais  il  est  sous  bonne  garde.  Je  me  suis  plainte 
au  roi,  qui  la  fait  emmènera  Quimper  couvert  de  chaînes.  On 
le  jugera  demain.  Maître,  si  tu  veux  savoir  quels  sont  ces 
hommes,  viens  donc.  Celui  qu'on  jugera  est  un  des  leurs. 

—  Je  ne  vais  plus  parmi  les  hommes,  dit  froidement  le  druide. 

—  J'irai,  et  je  te  soutiendrai,  et  nous  le  ferons  brûler!  s'écria 
le  barde.  L'aigle  de  Powys  arrachera  ses  yeux. 

—  Nous  viendrons  tous,  tous... 

Ses  compagnons  s'échauffaient,  prenaient  parti  pour  elle 
contre  l'étranger. 

—  Je  suis  Kében,  la  magicienne,  dit  la  femme  s'enhardis- 
santà  ce  succès.  Nul  ne  connaît  les  philtres  et  les  simples  comme 
moi.  Nul,  comme  moi,  ne  mêle  les  trois  sortes  d'herbes,  en 
chantant,  les  jours  de  pleine  lune.  Cet  homme  doit  savoir  pour- 
tant des  secrets  que  je  ne  sais  pas;  ses  signes  détruisent  les 
miens.  Lasse  d'attendre  en  vain  mon  mari,  un  jour  qu'ils  erraient 
encore  en  parlant,  lui  et  l'homme  vêtu  de  peaux  de  bêtes,  je  suis 
allée  au-devant  d'eux,  j'ai  tendu  à  l'étranger  un  breuvage  qui 
lui  aurait  enlevé  le  goût  de  la  vie...  Il  a  fait  un  signe  en  croix. 
Le  vase  s'est  brisé  dans  mes  mains.  Le  soir,  je  me  tordais  dans 
des  convulsions,  comme  si  j'étais  moi-même  empoisonnée. 

—  Tu  mens,  Kében,  interrompit  une  voix  chevrotante  de 
vieille.  Cet  homme,  à  ta  prière,  t'a  guérie. 

—  Qu'importe  s'il  [m'a  guérie?  reprit  rudement  la  sorcière. 
Ce  qui  doit  être,  sera. 

Le  druide,  qui  depuis  longtemps  semblait  loin  d'elle,  répéta 
distraitement  : 

—  Ce  qui  doit  être,  sera. 

Un  instant,  il  fixa  sur  la  magicienne  ses  yeux  vagues,  puis  il 
se  détourna  du  côté  où  la  barque  avait  disparu.  Avec  elle  s'était 
enfui  le  chant  de  sa  langue  maternelle,  la  langue  de  ses  pères 
et  la  langue  de  ses  dieux,  la  langue  qu'il  ne  parlait  plus  qu'aux 
bêtes  fauves  ou  aux  oiseaux  de  la  forêt.  Et  durement,  scandant 
les  mots  comme  en  quelque  avertissement  prophétique  : 

—  Prends  garde,  femme,  dit-il. 

Et  dans  la  langue  des  aïeux,  se  parlant  à  lui  seul,  il  finit  les 
triades  célèbres: 

«  Il  y  a  douze  mois  (1)  et  douze  signes.  L'avant-dernier,  le 
Sagittaire,  décoche  la  flèche  armée  d'un  dard. 

(1)  Les  Séries.  Ce  chant  est  le  plus  ancien  poème  celtique  connu 


AMES    CELTES.  57D 

«  Les  douze  signes  sont  en  guerre.  La  belle  vache,  la  vache 
noire,  qui  porte  une  étoile  blanche  au  front,  sort/'-de  la  forêt 
des  dépouilles. 

«  Dans  sa  poitrine  est  le  dard  de  la  flèche.  Elle  beugle  tête 
levée.  Son  sang  coule  à  flots, 

«  La  trompe  sonne...  » 

Il  s'arrêta  haletant.  La  tempête  redoublait  de  violence.  Des 
gerbes  d'écume  rejaillissaient  jusqu'à  ses  cheveux  blancs.  De 
l'eau  ruisselait  de  ses  mains  décharnées.  Il  s'était  avancé  au  bord 
du  gouffre  ;  les  éclairs  lui  faisaient  un  fond  d'apothéose  ;  dans 
un  grondement  de  tonnerre  il  acheva  : 

«  La  trompe  sonne.  Feu  et  tonnerre.  Pluie  et  vent.  Tonnerre 
et  feu.  Rien,  plus  rien,  ni  aucune  série. 

«  La  nécessité  unique.  Le  trépas,  père  de  la  douleur.  » 

Le  druide  ne  parla  plus  jusqu'au  jour. 

II 

«  Le  roi  Gradlon,  dans  les  guerres  cruelles  oîi  il  =;avait  acca- 
blé les  pirates  du  Nord,  avait  tranché  la  tête  à  cinq  de  leurs 
chefs,  pris  cinq  de  leurs  bâtimens,  brillé  et  triomphé  dans  cent 
combats.  Témoin  en  est  le  fleuve  de  Loire,  car  c'est  entre  ses 
rives  brillantes  que  s'étaient  livrées  ces  grandes  batailles.  » 

C'est  en  ces  termes  que  le  cartulaire  de  Landévenec  célèbre 
les  victoires  de  Gradlon-Meur,  Gradlon  le  Grand.  On  s'explique 
qu'après  de  telles  batailles  le  roi  recherchât  un  repos  chèrement 
gagné.  La  lutte  contre  les  pirates  était  épuisante.  Les  Saxons 
arrivaient  de  nuit  sur  des  barques  de  peaux,  tombaient  sur 
quelque  ville  ou  quelque  bourgade  endormie  ;  pillaient,  brû- 
laient, massacraient  et  s'enfuyaient  avec  leur  butin  et  leurs  cap- 
tifs, pareils  à  des  vautours  emportant  leur  proie  dans  leur  aire. 
Quimper  venait  d'être  le  théâtre  d'un  de  ces  combats  souvent 
renouvelés.  Gradlon,  après  avoir  vigoureusement  repoussé  l'en- 
nemi, l'avait  poursuivi  jusque  dans  son  camp,  au  pays  des  Nam- 
nètes.  Maintenant  Quimper  réparait  tranquillement  ses  murailles, 
et  le  roi  et  sa  cour  étaient  ensemble  dans  cette  ville  de  Ker  Is 
«  que  Gradlon  affectionnait  plus  qu'aucune  autre.  » 

Quelle  autre  ville  de  ce  temps  et  de  ce  pays,  —  oii  il  y  avait 
si  peu  de  vraies  villes,  —  aurait  pu  rivaliser  avec  elle  ?  Ker  Is 
était  bâtie  dans  une  situation  délicieuse,  tout  au  bord  des  flots, 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blottie  dans  les  arbres  et  dans  les  fleurs  comme  un  nid  dans  les 
haies.  Le  climat  y  était  plus  doux;  les  bardes  y  chantaient;  la 
vie  s'amollissait,  là,  pour  une  population  moins  rude  ;  et  enfin, 
et  surtout,  Ahès,  la  lille  bien-aimée  de  Gradlon,  y  demeurait  de 
préférence. 

Ahès  !  Un  charme  étrange  émanait  même  de  ce  nom.  C'était 
l'unique  enfant  que  Gradlon  avait  eue  de  Kenvred,  la  femme  de 
sa  jeunesse,  enlevée  à  un  chef  saxon  un  jour  de  victoire.  Ken- 
vred était  morte,  laissant  à  sa  fille  ses  cheveux  d'un  or  roux,  et 
ses  longs  yeux  verts,  glauques  comme  la  mer  et  changeans  comme 
elle.  L'enfant  avait  grandi  auprès  de  ce  père  qui  l'idolâtrait, 
d'année  en  année  plus  inquiétante  et  plus  belle.  On  la  sentait, 
malgré  son  baptême,  païenne  jusqu'aux  moelles,  à  la  façon  cel- 
tique, sans  temple,  sans  idole;  mais  la  nature  elle-même  était  1a 
grande  idole.  Ahès  avait  la  passion  de  sa  terre  où  flottaient  les 
brumes,  des  forêts  antiques  aux  ombres  vertes,  du  chant  de 
cristal'  des  sources,  et  du  silence  des  landes  arides.  Plus  que 
tout  au  monde  elle  aimait  le  triste,  le  sauvage  Océan.  Gradlon, 
pour  lui  plaire,  avait  fait  bâtir  son  palais  au  sommet  d'une  roche 
battue  des  vagues,  et,  par  la  fantaisie  de  cette  enfant,  Ker  Is 
s'était  groupée  à  ses  pieds,  en  un  jour,  comme  une  ville  de 
rêve,  en  dépit  de  la  menace  constante  des  flots. 

Ahès  habitait  ce  palais,  ayant  pour  horizon  l'immensité  vide 
et  grise,  où  passaient  des  vols  de  corbeaux,' et  là-bas,  au  soir,  de 
larges  fonds  de  pourpre  au  seuil  de  l'inconnu.  Elle  regardait.  Elle 
écoutait.  Une  âme  étrange  se  levait  en  elle.  Souvent,  à  entendre 
la  plainte  éternelle,  elle  demeurait  silencieuse  de  longues  heures, 
dans  un  frisson  d'angoisse  et  de  joie.  Une  plainte  obscure  sem- 
blait aussi  monter  et  se  briser  du  fond  de  son  être  ;  des  abîmes 
se  creusaient  sous  la  caresse  des  yeux  clairs;  toute  son  âme  pas- 
sionnée, impérieuse,  obstinée  et  douce,  semblait  passer  dans  ces 
yeux  comme  une  force  fatale,  et  tout  prendre,  et  tout  dominer... 
Mais  ce  triomphe  habituel  semblait  suffire  à  la  jeune  fille.  A  la 
première  approche,  l'oiseau  sauvage  s'enfuyait.  Un  à  un  tous  les 
chefs  qui  osaient  rêver  de  s'unir  à  elle  étaient  repoussés.  Et  s'ils 
insistaient,  s'ils  vantaient  à  Gradlon  les  avantages  de  leur  alliance 
ou  la  bravoure  de  leur  race,  Ahès,  d'un  de  ces  regards  tout  à 
l'heure  si  caressans,  faisait  reculer  les  plus  intrépides,  comme 
si  une  lame  avait  pénétré  en  eux  jusqu'au  cœur. 

Gradlon  la  laissait  très  libre,  heureux,  instinctivement,  de 


AMES    CELTES.  577 

garder  auprès  de  lui  l'enchantement  et  le  sourire  de'sa  vie  :  Ahès 
était  encore  si  jeune!  Ce  jour-là,  —  peu  après  la  Nuit  des  âmes, 
—  Gradlon  était  assis  dans  une  des  salles  de  son  palais,  la  main 
posée  sur  la  tête  blonde.  Pour  la  centième  fois,  à  la  demande 
de  sa  fille,  il  redisait  les  moindres  détails  de  son  expédition,  le 
nom  des  chefs  qu'il  avait  tués,  le  nom  de  ceux  qu'il  avait  ramenés 
enchaînés  à  sa  suite.  Il  racontait  les  prouesses  des  pirates,  les 
ruses  qu'il  avait  dû  déjouer  pour  s'en  rendre  maître,  et  comment, 
montés  sur  leurs  barques,  ils  s'enfuyaient  en  bandes  noires  de 
corbeaux  : 

—  Ils  ont  leur  repaire  au  bord  du  grand  fleuve,  disait-il. 
Beaucoup,  parmi  les  Namnètes,  combattaient  avec  eux.  Ce  Rhuys 
que  tu  as  vu  en  était.  On  l'eût  deviné  rien  qu'à  sa  façon  de  se 
battre.  C'est  pour  cela  que  je  l'ai  épargné.  Il  a  toute  la  bravoure, 
toute  l'arrogance  des  nôtres.  Il  s'est  défendu  jusqu'à  la  nuit. 
Quand  on  la  pris,  épuisé  de  fatigue,  et  de  sang,  il  est  arrivé  devant 
moi,  le  front  haut,  la  démarche  tranquille.  Tel  il  était  alors,  tel 
tu  l'as  vu,  enchaîné,  au  retour. 

—  Je  l'ai  vu,  dit  Ahès  qui  semblait  suivre  attentivement  un 
vol  de  mouettes. 

—  Ils  voulaient  le  massacrer  sur  place,  poursuivit  le  roi. 
Mais  j'en  avais  déjà  tué  cinq  de  ma  main.  Et  puis,  à  un  moment 
ou  à  un  autre,  on  a  toujours  besoin  d'otages.  Il  est  en  sûreté, 
dans  la  basse-fosse. 

—  Il  est  en  sûreté,  répéta  encore  Ahès. 

Elle  baissa  la  tête,  et  un  triste  sourire  passa  sur  ses  lèvres. 
Les  mouettes  entraient  librement  par  les  baies  ouvertes.  Elles 
se  poursuivaient  d'un  vol  capricieux.  L'une  d'elles  effleura  le 
front  du  roi.  Ahès  songeait  :  «  Est-ce  mon  rêve  qui  le  frôle  en 
passant  ?  »  Elle  dit  tout  haut  : 

—  Pour  me  conformer  aux  conseils  que  donnent  les  moines, 
je  vais  voir  les  prisonniers  de  temps  en  temps.  Ils  ne  regrettent 
que  leur  liberté.  Us  ne  se  plaignent  jamais  de  vous,  père.  Vous  ne 
les  torturez  pas,  vous  ne  leur  faites  souffrir  ni  la  faim  ni  la  soif. 
Et  les  Saxons  sont  si  cruels  pour  leurs  captifs!  Mais  vous  êtes 
chrétien... 

—  Ce  n'est  pas  à  cause  des  moines  que  j'agis  ainsi,  dit  impa- 
tiemment Gradlon.  Un  prisonnier  de  guerre  reste  un  compagnon 
d'armes,  l.orsqu'on  ne  lui  a  pas  tranché  la  tête  pour  augmenter 
les  trophées  glorieux,  on  ne  le  traite  pas  comme  un  criminel. 

TOME  XXX.  —  iQntî  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  marchait  maintenant  de  long  en  large,  animé,  redressant 
sa  haute  taille  : 

—  Autrefois,  il  est  vrai,  c'était  bien  plus  beau.  On  traitait 
royalement  les  captifs,  les  laissant  libres  d'aller  et  de  venir  sur 
leur  parole.  Et  puis,  à  l'heure  d'une  calamité  publique  ou  à  l'an- 
nonce d'une  guerre,  on  les  entassait  dans  les  colosses  d'osier,  et 
ils  flambaient  en  un  embrasement  formidable.  On  obtenait  tout 
des  dieux  par  ces  sacrifices.  J'aurais  voulu  vivre  en  ces  temps-là. 
Après  la  conquête  romaine,  on  n'a  plus  sacrifié  que  des  victimes 
isolées,  en  se  cachant  au  fond  des  bois.  Et  maintenant,  partout 
où  sont  les  moines,  même  cela  est  impossible. 

—  J'aime  les  moines  sans  les  connaître,  dit  Ahès  avec  un 
frisson. 

—  Oui,  ajouta  Gradlon,  moi  aussi  je  les  aime,  et  je  n'oublie 
pas  que  je  suis  chrétien.  Tu  sais  si  je  les  protège  en  temps  de 
paix.  Dans  la  guerre,  ils  m'obsèdent.  Tout  le  vieux  fonds  se  lève 
et  se  révolte  en  moi.  Leurs  discours  me  sont  à  charge.  Qu'ont  à 
faire  ces  gens  d'Eglise  dans  les  combats,  puisqu'ils  ont  peur  du 
sang?...  Je  voudrais  être  avec  leur  Dieu,  ici,  et  dans  leur  temple, 
et  quand  je  mourrai,  pour  qu'il  ne  me  livre  pas  à  des  supplices 
sans  fin.  Mais  je  voudrais  retrouver  mes  vieux  Dieux  de  colère 
et  de  vengeance  sur  les  champs  de  bataille,  et  chaque  fois  que 
mon-  sang  bout  dans  mes  veines. 

Ce  païen  mal  converti  se  laissait  aller  à  ouvrir  ainsi  son  âme. 
Ahès  l'écoutait,  souriant  toujours  du  même  vague  sourire  ;  s'ap- 
puyant  à  son  bras,  elle  marcha  près  de  lui  : 

—  Nous  sommes  bien  de  la  même  race,  père,  dit-elle  de  sa 
voix  profonde.  J'aime  les  tempêtes,  comme  vous  aimez  les  sacri- 
fices sanglans.  C'est  que,  alors,  quelque  chose  se  déchaîne  en 
nous,  plus  fort  que  nous-mêmes.  Vous  regrettez  vos  dieux  ter- 
ribles; moi,  j'appelle  ceux  qui  font  hurler  les  vents  et  courir  les 
vagues.  Ah!  ceux-là!  on  dirait  qu'ils  se  ruent  en  moi,  en  bonds 
de  joie!  Et  eux  aussi  m'appellent  aux  jours  d'orage.  J'entends 
leurs  voix.  Je  réponds.  Je  suis  de  votre  sang  :  ceux  qui  contredi- 
raient ces  voix  irrésistibles,  je  les  briserais. 

Oui,  elle  les  briserait.  On  le  sentait  à  la  flamme  du  regard  où 
les  forces  qui  dormaient  s'éveillaient,  brusques  et  terribles.  Mais 
ces  éclairs  s'évanouissaient  vite.  Elle  reprit  bientôt  en  riant  : 

—  Nous  sommes  chrétiens,  vous  et  moi,  en  temps  de  paix, 
et  par  les  jours  clairs.  Est-ce  que  cela  ne  suffit  pas?  Au  fond. 


AJIES    CELTES.  579 

qu'est-ce  que  je  sais  de  cette  religion?  Seulement  ce  que  vous 
m'en  dites,  et  c'est  sans  doute  bien  peu.  Si  je  connaissais  leurs 
moines  ou  leur  prêtres,  peut-être,  alors... 

—  Veux-tu  en  voir  un,  et  des  plus  renommés  ?  Monte  à 
cheval  avec  moi.  On  amène  à  Quimper,  devant  mon  tribunal, 
un  de  ces  hommes  de  Bretagne,  qui  ont  émigré  ici  comme  nous  : 
c'est  un  Scot,  je  le  hais.  Il  faut  qu'il  se  défende.  Je  vais  à  Quimper 
pour  deux  jours.  Viens-tu? 

—  Non,  répondit  rapidement  Ahès.  Que  m'importe  cet 
homme?  La  justice  et  la  guerre  sont  à  vous  seul;  vous  êtes  juste 
et  vous  êtes  brave.  Votre  peuple  vous  aime,  il  est  fier  de  vous. 
Qu'irais-je  faire  là? 

Gradlon  regarda  avec  orgueil  l'enfant  de  sa  tendresse.  Elle 
disait  juste.  A  quoi  bon  la  mêler  à  des  jugemens  ou  à  des  procès? 
Elle  était  la  beauté  et  elle  était  la  grâce.  Qu'avait-elle  à  faire  en 
ce  monde,  sinon  fleurir  ?  Gradlon  partit  seul  au  crépuscule. 
Lorsqu'il  se  retourna,  déjà  loin  de  la  ville,  il  vit  Ahès  encore  à 
la  fenêtre  où  il  l'avait  laissée.  Vêtue  de  la  tunique  rouge  qu'elle 
portait  presque  toujours,  elle  se  détachait  comme  une  fleur  de 
pourpre,  royale  etsplendide.  Puis  elles'eflaça  peu  à  peu,  diminua, 
s'estompa  dans  la  brume,  jusqu'à  n'être  plus,  à  l'horizon,  qu'une 
large  tache  de  sang... 

III 

Durant  de  longues  heures,  Gradlon  chevaucha  sur  la  lande 
morne,  à  l'allure  rapide  de  son  cheval.  Il  était  triste.  Il  avait 
compté  sur  une  journée  de  plein  repos  ;  Gwenc'hlan  lui  avait 
annoncé  des  chants  sur  sa  dernière  campagne.  Or  Gwenc'lilan 
était  à  Quimper,  depuis  trois  jours.  Ce  moine  et  ce  maudit  procès 
attiraient  tout  le  monde  et  dérangeaient  tous  les  plans. 

Et  puis,  Gradlon  n'était  pas  en  paix  avec  lui-même.  Il  disait 
juste  :  la  vue  du  sang  ramenait  toujours  en  lui  à  la  surface  le 
vieux  levain,  et  il  était  assez  chrétien  pour  en  éprouver  un  vague 
remords.  La  Cornouailie,  en  ce  temps-là,  était  presque  entière- 
ment païenne.  Il  y  avait  bien  eu,  par  les  premiers  Bretons  fugi- 
tifs, quelques  essais  d'évangélisation.  Mais  rien  de  régulier,  rien 
de  fixe  ;  point  d'évêché  dans  le  pays  ;  à  peine  quelques  prêtres. 

Quelques  noms,  cependant,  éclairaient  ces  ombres;  ils  arri- 
vaient au  roi  sur  l'aile  du  miracle.  Les  vieilles  forêts  de  Nevet, 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Porzoëd,  celles  du  pays  de  Léon,  étaient  un  vaste  reîuge  pour 
les  anachorètes  et  les  ermites.  Des  colonies  religieuses  se  fon- 
daient çà  et  là;  les  saints  attiraient  à  eux  des  disciples.  Ce  Ronan, 
qu'on  allait  juger,  était,  d'après  la  rumeur  publique,  l'un  de  ces 
saints...  Entre  l'entourage  païen  et  les  réactions  chrétiennes, 
Gradlon  restait  flottant  et  comme  suspendu.  Le  Dieu  des  chré- 
tiens, —  son  Dieu,  —  lui  semblait  plus  redoutable  dans  sa  dou- 
ceur que  les  dieux  de  tonnerre  et  de  colère.  Ce  Dieu  demandait 
de  lui  des  choses  autrement  difficiles  ;  Gradlon  le  sentait  confu- 
sément. Mais,  en  barbare  qu'il  était,  il  cherchait  à  l'apaiser  par 
des  présens.  Au  jour  de  ses  remords,  il  redoublait  ses  libéralités  : 
alors  il  faisait  bâtir  hâtivement  quelque  église.  Les  cent  cathé- 
drales de  sa  ville  d'Is,  —  les  cathédrales  aux  cloches  d'or,  — 
dorment  au  pays  des  légendes.  Mais  une  pauvre  petite  chapelle 
s'élevait,  çà  et  là  :  le  roi  donnait  le  bois  des  voûtes,  le  sol  ou 
l'autel.  Il  ne  donnait  pas  son  âme.  En  réalité,  il  avait  pris  au 
culte  chrétien  quelques  cérémonies  seulement  et  quelques  pra- 
tiques, sans  en  avoir  pénétré  le  sens  ;  inquiet  et  troublé,  il 
essayait  de  se  tromper  lui-même,  car  déjà  il  n'ignorait  pas  que 
le  Seigneur  demande  le  cœur  des  hommes,  et  non  leurs  dons. 

Gradlon  arriva  à  Quimper  d'assez  fâcheuse  humeur.  Tous 
ceux  qui  se  trouvaient,  il  y  a  quelques  jours,  au  réquisitoire  de 
Kében,  entouraient  la  sorcière  devant  le  tribunal  improvisé  du 
roi.  Quelques  chrétiens  rares  et  timides  qui  connaissaient  Ronan 
par  ses  bienfaits  se  tenaient  à  l'écart.  La  foule  était  divisée  et 
houleuse.  Gwenc'hlan  l'aveugle,  conduit  par  un  enfant,  allait  de 
groupe  en  groupe,  maudire  les  moines  et  chanter  les  dieux. 

Tout  de  suite  Gradlon  ordonna  qu'on  amenât  le  prisonnier, 
et  Rouan,  chargé  de  chaînes,  fut  mis  en  présence  du  roi. 

C'était  un  homme  de  petite  stature,  d'un  aspect  chétif.  Il 
était  vêtu  de  peaux  de  bêtes;  il  avait  les  pieds  nus,  la  tête  rasée. 
Son  regard  calme  ne  se  posait  ni  sur  le  roi  ni  sur  le  peuple;  il 
allait  là-bas,  vers  les  ondulations  bleues  qui  fuyaient  à  l'horizon  : 
l'ermite  semblait  voir  des  choses  mystérieuses  et  très  lointaines. 
Humble  et  doux,  il  paraissait  le  plus  inoffensif  des  hommes,  une 
victime  plutôt  qu'un  bourreau,  et  si  distant  des  êtres  qui  l'entou- 
raient qu'on  Teût  dit  étranger  à  cette  scène. 

Kében  s'avança,  hardie,  effrontée,  encore  jeune,  faisant  des 
gestes  de  menace,  proférant  des  paroles  de  colère.  Elle  redit 
devant  le  roi  les  accusations  qu'elle  avait    jrmulées  devant  tout 


AMES    CELTES.  581 

le  peuple  :  cet  homme  lui  avait  enlevé  son  mari,  qui  délaissait 
son  métier  de  sabotier  pour  chanter  des  psaumes,  et  c'étaient 
depuis,  chez  elle,  le  désordre  et  la  ruine.  L'ermite  se  changeait 
aussi  en  loup,  en  oiseau  de  proie  :  et,  si  absurdes  que  ces  paroles 
nous  semblent,  rien  ne  répondait  mieux  à  l'état  d'âme  de  ces 
descendans  de  druides  et  de  druidesses,  qui  croyaient  fermement 
voir  voler  les  sorcières,  changées  en  corbeaux,  par  les  nuits  sans 
lune.  Le  moine  enfin  avait  enlevé  à  Kében  une  fillette  de  deux  ans  ; 
il  l'avait  tuée  pour  se  venger  d'elle.  Kében  entrecoupait  son  accu- 
sation d'imprécations  et  de  cris.  Brune,  le  front  barré,  le  regard 
fuyant,  elle  incarnait  la  haine  tenace,  féroce... 

—  Malheureuse  !  s'écria  la  vieille  femme  qui  l'avait  déjà  in- 
terrompue sur  la  grève,  tu  oublies  qu'on  te  connaît.  Si  ton 
mari  suit  le  moine,  c'est  pour  trouver  la  force  de  vivre  avec  un 
démon  tel  que  toi.  Il  s'en  va,  comme  ils  s'en  iraient  tous,  parce 
que  tu  es  une  sorcière,  une  perdue.  Et  quant  à  ta  fille,  je  croi- 
rais plutôt  que  tu  las  tuée  de  tes  propres  mains,  dans  un  accès 
de  démence. 

Kében  bondit,  comme  si  elle  avait  marché  sur  un  reptile  : 

—  Que  l'herbe  de  joie  ne  pousse  plus  sur  ton  chemin,  la 
vieille,  et  que  je  sois  confondue  si  je  mens  !  Est-ce  que  cet 
homme  t'a  payée  pour  le  défendre  ?  Ne  vois-tu  pas  que  lui-même 
ne  trouve  rien  à  répondre? 

Gradlon  regarda  Ronan.  Le  moine  n'avait  pas  fait  un  mouve- 
ment; il  n'avait  pas  prononcé  une  parole.  Il  priait  avec  une  séré- 
nité extraordinaire.  Le  roi  s'irritait  de  cette  paix.  Pourquoi  cet 
homme  ne  disait-il  rien?  Se  jouait-il  de  lui?  Ne  savait-il  pas 
qu'il  avait  sur  lui  droit  de  vie  et  de  mort? 

La  sorcière  multipliait  les  faits.  Elle  appelait  plusieurs  des 
assistans  en  témoignage.  Chose  étonnante  !  Quelques-uns  avaient 
vu  cet  homme  paisible  entouré  de  loups  qu'il  menait,  comme  un 
troupeau  d'agneaux,  avec  des  paroles  inconnues.  Bien  plus  !  Dans 
l'humble  champ  qui  touchait  sa  cabane,  on  le  voyait  atteler  à  sa 
charrue  des  taureaux  sauvages  qui,  chaque  matin,  venaient 
d'eux-mêmes  se  remettre  sous  le  joug.  Le  roi  écoutait,  attentif. 
Gwenc'hlan,  à  tâtons,  se  rapprocha  de  son  maître  :  il  chantait  à 
demi-voix  un  poème  dont  il  venait  de  composer  les  premières 
strophes  et  où  revenait  un  refrain  sinistre  contre  les  prêtres  et 
contre  les  chrétiens. 

Et  toujours  le  même  silence  !  Non  un  silence  d'orgueil,  mais 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  silence  de  recueillement.  Les  loups  étaient  moins  cruels  pour 
Ronan  que  ces  êtres  ;  mais  Ronan  grandissait  de  toute  celte  haine. 
Seul,  un  homme  vêtu  de  blanc  se  tenait  derrière  Gradion,  et 
priait,  les  mains  étendues,  aussi  calme,  aussi  silencieux  que 
celui  qu'on  jugeait.  Mais  un  frémissement  d'indignation  passait 
malgré  lui  sur  son  visage.  Grand,  blond,  les  yeux  clairs,  c'était 
le  type  du  Celte  dans  toute  sa  beauté.  Son  costume  indiquait 
aussi  un  moine.  Tout  à  leur  curiosité  ou  à  leur  haine,  aucun  des 
assistans  ne  prenait  garde  à  lui. 

Gradion  enfin  les  arrêta.  L'impassibilité  de  Ronan  augmen- 
tait, d'instant  en  instant,  ses  dispositions  mauvaises.  Toute  son 
âme  farouche  se  soulevait,  étouffait  les  remords  timides.  Il 
rêvait  de  donner  à  son  peuple  un  de  ces  spectacles  sauvages,  en 
honneur  dans  sa  terre  natale  : 

—  Nous  allons  en  juger,  dit-il  enfin.  J'ai  deux  chiens  furieux 
que  je  vais  faire  lâcher  contre  l'accusé.  S'il  est  coupable,  ils  le 
mettront  en  pièces  et  justice  sera  faite.  S'il  est  innocent,  que  le 
ciel  le  défende  ! 

Kében  triomphante  eut  un  cri  de  joie.  Tous  s'écartèrent.  On 
entraîna  le  prisonnier  dans  un  champ  fermé  d'une  palissade.  Au 
passage,  l'homme  de  Dieu  se  pencha  vers  un  enfant  et  l'em- 
brassa. On  le  laissa  seul,  enchaîné  au  milieu  de  la  place.  Les 
valets  amenèrent  les  chiens. 

C'étaient  des  dogues  énormes,  le  poil  ras,  les  crocs  en  avant, 
grondant  sourdement.  Quelques  femmes  s'enfuirent.  Gradion  et 
son  peuple,  penchés  en  avant,  regardaient,  un  rire  cruel  aux 
lèvres.  Le  roi  pensait  :  «  Si  cet  homme  n'a  pas  peur,  il  est  plus 
brave  que  moi.  »  Les  molosses  démuselés  bondirent. 

Alors  l'homme  humble  et  doux  se  redressa.  Ses  yeux  s'éclai- 
rèrent. Il  sembla  subitement  transfiguré.  Une  force  divine  passa 
en  lui,  fit  resplendir  son  visage.  Il  leva  la  main  aussi  haut  que 
le  permettaient  ses  chaînes.  Il  traça,  lentement,  un  signe  de 
croix,  et  d'une  voix  presque  basse  : 

—  Obéissez  à  Dieu,  dit-il. 

Les  chiens  frémirent  sous  cette  parole.  Ils  baissèrent  la  tête 
comme  les  taureaux  indomptés  sous  le  joug  de  Ronan,  là-bas, 
pour  le  labeur  de  chaque  jour;  grondant  encore,  ils  léchèrent  les 
pieds  nus... 

Tout  le  peuple  eut  un  cri  de  stupeur.  Kében  s'enfuit,  hurlant 
ies  paroles  inintelligibles.  Gwenc'hlan  recueillait  par  bribes  le 


AMES    CELTES.  583 

récit  du  prodige.  Gradlon,  livide,  refaisait  machinalement  sur 
lui-même  un  signe  de  croix.  Pour  un  moment,  la  foi  de  son  bap- 
tême se  relevait  en  lui  au  grand  souffle  du  miracle.  Et  les  vieux 
biographes  du  saint  ont  reproduit,  à  leur  manière,  les  paroles 
du  roi  : 

—  Puissant  serviteur  de  Dieu,  ne  t'irrite  pas  contre  nous,  je 
t'en  supplie.  Nous  nous  sommes  follement  émus  contre  toi; 
nous  t'avons  imposé  une  rude  fatigue  en  te  faisant  venir  jus<- 
qu'ici,  nous  t'avons  livré  comme  un  criminel  à  nos  chiens 
furieux  :  c'est  que  nous  étions  aveuglés  par  les  mensonges  de 
cette  femme  maudite.  Heureusement  ta  sainteté  a  réduit  la 
calomnie  ù  néant,  et  la  puissance  de  Dieu  t'a  sauvé  du  sup- 
plice. 

L'ermite  se  taisait  toujours.  Une  voix,  qui  semblait  être  la 
voix  même  de  la  conscience  du  roi,  s'éleva  alors  : 

—  Tu  es  plus  coupable  encore  que  lu  ne  le  dis!  Je  l'ai  laissé 
juger  mon  frère  dans  le  Seigneur  parce  que  je  savais  que  Dieu 
était  avec  lui,  que  Dieu  voulait  gagner  ton  âme  par  ce  miracle... 

Et  l'homme  vêtu  de  blanc,  Gwennolé,  fils  de  Fracan,  le  saint 
populaire  et  bien-aimé  de  l'Armorique,  vénéré  de  tous,  semant 
à  pleines  mains  les  miracles  ;  allant  comme  un  chevalier  du 
Christ  partout  où  il  y  avait  des  injustices,  des  souffrances  ou  des 
larmes;  Gwennolé  vint  en  la  présence  du  roi.  Son  front  était 
sévère.  Et  lui,  si  doux  aux  humbles,  si  terrible  aux  puissans, 
parla  pour  la  première  fois  au  redoutable  chef  breton  : 

—  Ecoute,  roi.  On  ne  se  joue  pas  de  Dieu.  Les  partages 
honteux  attirent  sa  colère.  Tant  que  tu  ne  lui  as  pas  donné  ton  âme, 
tu  ne  lui  as  rien  donné.  Prends  garde  !  Si  le  miracle  ne  t'éclaire 
pas,  la  vengeance  de  Dieu  s'abattra,  terrible,  sur  toi  et  sur  ton 
peuple.  Ce  ne  sont  pas  ceux  qui  tuent  le  corps  qu'il  faut  craindre, 
mais  Celui  qui  peut  jeter  le  corps  et  l'âme  dans  l'enfer. 

Le  roi,  haletant,  voulut  répondre.  Mais  déjà  le  saint  avait 
repris  son  bâton  de  voyageur;  le  chevalier  errant  du  Seigneur 
était  remonté  sur  son  cheval,  il  s'éloignait  au  bruit  des  accla- 
mations du  peuple,  en  quête  d'autres  plaies  à  guérir. 

Gradlon  fit  approcher  Ronan,  s'enquit  de  sa  demeure  et  de 
celle  de  Gwennolé,  promit  d'aller  chercher  leurs  bénédictions  et 
leurs  conseils  pour  la  conversion  de  son  âme.  La  foule  entourait 
Pvonan,  le  pressait  de  toutes  parts,  réclamait  à  grands  cris  le 
baptême.  Ronan  promit  de  revenir  les  instruire  et  les  baptiser.  Il 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  hâte  d'être  seul,  d'échapper  à  cet  enthousiasme.  Mais  il 
laissait  courir  autour  de  lui,  avec  un  sourire,  des  groupes  joyeux 
de  petits  enfans. 

Le  lendemain  à  la  nuit,  quand  Gradlon  reprit  le  chemin  de 
Ker  Is,  il  rencontra,  marchant  sur  le  bord  du  sentier,  Ronan, 
l'homme  vêtu  de  peaux  de  bêtes,  qui  priait  en  regardant  les 
étoiles.  Gradlon,  pris  d'une  terreur  superstitieuse,  mit  son  cheval 
au  pas.  Un  trouble  inconnu  Tagitait  depuis  la  veille.  Ce  trouble 
redoublait  à  cette  heure.  Cet  homme  s'en  allait  seul,  pieds  nus, 
comme  un  mendiant.  Il  s'enfonçait  dans  la  solitude  quand  le 
peuple  aurait  voulu  le  porter  en  triomphe;  il  choisissait  le 
silence,  quand  tous  l'accUimaient.  S'il  était  demeuré  à  Quimper, 
il  eût  été  roi,  bien  plus  que  le  roi  lui-même.  Pourquoi  préférait- 
il  sa  misérable  cellule  dans  les  bois?  Quelle  joie  y  avait-il  donc 
en  lui,  plus  forte  que  toute  joie  humaine?  L'âme  orgueilleuse  et 
troublée  du  monarque  se  perdait  clans  ces  pensées:  il  se  sentait, 
auprès  de  cet  homme,  misérable  et  petit.  Et  cependant,  il  avait 
une  douceur  inexplicable  à  mettre  ses  pas  dans  les  pas  du  moine, 
comme  si  l'homme  qui  priait  traçait  sur  sa  route  un  sillon  de 
paix. 

A  un  détour  du  chemin,  aux  dernières  lueurs  du  couchant, 
Gradlon  regarda  l'humble  visage.  11  rayonnait  comme  la  veille 
à  l'heure  du  miracle,  peut-être  avec  une  expression  plus  pro- 
fonde d'anéantissement  bienheureux  ;  comme  si  Ronan  était 
écrasé  sous  la  main  bienfaisante  et  toute-puissante  du  Seigneur. 
Les  ténèbres,  malgré  ce  soir  d'hiver,  semblaient  brûlantes. 
Ronan  laissa  le  sentier  à  la  lisière  de  la  forêt  et  s'engagea  sous 
les  chênes.  Gradlon  arrêta  son  cheval  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  vu 
disparaître... 

Alors  le  roi  se  sentit  seul,  et  il  eut  froid. 


IV 


La  femme  apporte  le  sommeil  à  la  dou 
leur. 

Liwârc'h-hen. 


Longtemps,  accoudée  à  la  fenêtre,  Ahès  avait  suivi  des  yeux 
le  roi  qui  s'éloignait;  et  il  fallut  le  froid  piquant  de  novembre 
pour  la  rappeler  à  elle-même  et  l'obliger  à  rentrer.  Elle  avait  un 
besoin  absolu  de  silence  et  de  solitude.  Autour  d'elle   on   con- 


AMES    CELTES.  585 

naissait  si  bien  les  accès  de  sauvagerie  de  son  humeur  que  per- 
sonne ne  se  serait  permis  de  l'approcher  sans  être  appelé.  Elle 
traversa  donc  les  longues  salles  vides,  et  revint  jusque  dan&  sa 
chambre,  qui  dominait  directement  la  mer.  Des  lueurs  flottaient 
encore  sous  de  lourds  nuages.  L'Océan  avait  au  loin  une  admi- 
rable teinte  d'un  violet  sombre,  en  contraste  brusque  avec  le  vert 
léger  des  bords.  Ahès  regardait  longuement  ce  spectacle,  dont 
elle  ne  se  lassait  jamais.  Elle  écoutait  les  bruits  du  déclin  des 
jours  :  les  lourds  chariots  qui  rentraient  un  à  un,  les  sonneries 
grêles  des  troupeaux,  les  pas  qui  allaient  s'éloignant,  les  voix 
qui  s'éteignaient  ;  et,  à  ses  pieds,  le  bruit  des  vagues  courtes,  se 
lamentant  comme  des  êtres  qui  meurent.  Et,  peu  à  peu,  engour- 
die par  les  ombres  et  par  les  sons  berceurs,  elle  ne  regarda  plus, 
elle  n'écouta  plus  qu'en  elle-même. 

—  Je  rai  vu  ! 

Elle  répéta  tout  haut,  d'une  voix  changée,  la  parole  qu'elle 
avait  dite  à  son  père.  Et  sa  vie  passée,  sa  courte  vie  de  quelques 
mois  se  leva  devant  elle  en  un  relief  très  net.  C'était  d'abord 
l'annonce  de  l'arrivée  da  Roi,  après  la  campagne  glorieuse  contre 
les  Saxons.  Elle  avait  couru  au-devant  de  lui;  elle  s'était  jetée 
dans  ses  bras.  Quelle  joie  à  ce  retour!  Elle  marchait  près  de  lui. 
Et,  encore  à  cheval,  ce  père  qui  l'idolâtrait  lui  tendait  le  plus 
beau  bijou,  enlevé  aux  pirates;  ce  collier  qu'il  avait  gardé  pré- 
cieusement pour  son  enfant,  hors  des  «  coffres  de  joyaux  »  dont 
parlent  les  chroniques.  Elle  avait  souri  en  vraie  Gauloise  qu'elle 
était,  folle  de  parures  et  de  couleurs  éclatantes.  Et  déjà,  c'était  le 
défilé  des  hommes  d'armes.  Elle  saluait  joyeusement  les  chefs 
par  leur  nom,  les  connaissant  presque  tous,  très  intéressée  à  la 
petite  troupe.  Et  puis,  enfin,  les  prisonniers  de  guerre... 

Elle  avait  jeté  sur  eux,  elle  s'en  souvenait,  un  regard  d'or- 
gueil, sans  pitié,  sans  compassion  aucune.  Ces  vaincus  rele- 
vaient le  triomphe  paternel,  et  c'était  tout.  Ils  étaient  fatigués  de 
la  route  ;  ils  marchaient  péniblement,  la  tête  basse,  l'air  décou- 
ragé. 

Au  milieu  d'eux,  elle  l'avait  vu. 

C'était  le  plus  grand  de  tous,  très  blond,  une  longue  mous- 
tache tombant  des  deux  côtés  de  la  bouche,  les  yeux  bleus  et 
durs,  la  mine  haute.  Ses  bras  étaient  enveloppés  de  linges  san- 
glans.  Ahès  songeait  que  ses  chaînes  devaient  le  blesser:  mais  il 
se  redressa  en  passant  devant  elle,  comme  pour  montrer  à  ses 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

snnemis  qu'ils  pouvaient  le  traîner  ainsi  dans  les  fers  sans  ré- 
duire son  âme.  Elle  lui  en  voulut  de  cette  arrogance.  Elle  le 
regarda  impérieusement.  Il  détourna  les  yeux,  tranquille,  sans  ce 
mouvement  d'admiration  involontaire  qu'elle  arrachait  à  tous 
les  hommes.  Aux  fêtes  qui  suivirent,  et,  plus  tard,  dans  les  récits 
ie  guerre  que  lui  faisait  Gradlon,  elle  fut  poursuivie  par  la  vision 
de  ce  captif  qu'elle  n'avait  pu  sentir  humilié.  Elle  se  disait  que 
c'était  là,  sans  doute,  l'effort  d'un  moment.  Tous  les  hommes 
autour  d'elle  étaient  braves,  mais  si  vite  abattus  par  la  mau- 
vaise fortune  !  C'était  même  un  des  traits  caractéristiques  de  cette 
race  mobile,  qui  passait  avec  une  rapidité  incroyable  de  la  pré- 
somption à  l'abattement.  Elle  en  vint  à  se  demander  si  Rhuys 
était  un  être  exceptionnel,  toujours  aussi  dédaigneux  de  toute 
douleur?  Il  occupait  ainsi  sa  pensée  comme  un  problème  irri- 
tant... Gomment  savoir? 

Ahès,  un  jour,  descendit  jusqu'aux  prisons.  Là,  peut-être, 
elle  surprendrait  quelque  plainte.  Elle  rougissait,  maintenant, 
en  se  rappelant  ces  choses.  Quel  orgueil  était  donc  en  elle  pour 
souffrir  à  ce  point  de  ne  pas  réduire,  de  ne  pas  confondre  un 
prisonnier?...  Elle  n'avait  surpris  aucune  plainte.  Elle  était  re- 
venue souvent...  Une  fois,  entin,  elle  allait  s'éloigner  dans  l'ha- 
bituel silence  lorsque  les  premières  notes  d'un  chant  avivèrent 
jusqu'à  elle.  Rhuys  fredonnait  d'une  voix  monotone  et  lente, 
pareille  à  celle  des  matelots,  dans  les  nuits  en  mer.  Gomment  les 
paroles  qu'il  disait  lui  demeurèrent-elles  aussi  présentes?  Gom- 
ment apprit-elle  le  vieil  air  aussi  vite?  Il  est  vrai,  elle  s'était 
éloignée  seulement  lorsque  le  prisonnier  avait  cessé  depuis  long- 
temps. Mais  les  pêcheurs  chantaient  de  longues  heures  sous  ses 
fenêtres,  et  les  pâtres,  près  d'elle  aussi,  dans  les  landes,  et  elle 
ne  savait  pas  quel  était  leur  chant.  Et  maintenant,  lorsqu'elle 
était  seule,  pourquoi  oubliait-elle  jusqu'aux  ballades  de  son  en- 
fance pour  reprendre,  inconsciemment,  la  ballade  de  Rhuys  : 

«  Elle  est  éblouissante,  la  cime  des  frênes,  longtemps  blancs 
lorsqu'ils  croissent  dans  le  torrent;  le  cœur  malade  voit  durer 
longtemps  sa  douleur. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  surface  du  torrent  à  l'heure  longue 
de  minuit;  toute  intelligence  doit  être  honorée;  la  femme  doit 
apporter  le  sommeil  à  la  douleur. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  tige  du  trèfle.  L'homme  sans  cou- 
rage est  gémissant;  les  soucis  fondent  sur  le  faible. 


AMES    CELTES.  587 

«  Elle  est  éblouissante,  la  crête  des  montagnes  pendant  l'hiver 
ennemi  du  sommeil;  le  roseau  est  fragile,  l'oppression  lourde; 
les  besoins  amers  dans  l'exil. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  cime  du  chêne;  amer  est  le  bour- 
geon du  frêne,  rieur  le  flot;  la  joue  ne  cache  point  le  trouble 
du  cœur. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  tige  du  genêt  fleuri;  le  gué  est  peu 
profond;  il  dort,  l'homme  heureux. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  cime  du  cormier:  les  soucis  sont 
avec  le  vieillard  comme  les  abeilles  dans  la  solitude;  violente  est 
la  tempête,  fragile  la  broussaille. 

«  Il  est  éblouissant,  le  dôme  du  bosquet  de  coudrier.  Voici 
les  feuilles  poussées  aux  chênes;  quiconque  voit  ce  qu'il  aime 
est  heureux. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  cime  d'un  saule  frêle  et  tendre.  Le 
coursier  dans  les  longs  jours  est  mou.  Qui  aime  autrui  ne  le 
dédaigne  pas. 

«  Elle  est  éblouissante,  la  tête  de  l'aubépine  en  fleurs.  Le 
bois  est  la  parure  du  sol.  L'esprit  rit  à  qui  Taime. 

«  Ils  sont  éblouissans  les  sillons  et  harmonieux  les  bois; 
violemment  le  vent  souffle  parmi  les  arbres  ;  n'intercède  pas  pour 
l'endurci;  impatient  est  le  chanteur  solitaire  (1)!  » 

La  prison  du  château  était  située  au  bas  d'une  tour.  L'ap- 
partement d'Ahès  occupait,  dans  une  tour  correspondante,  les 
étages  supérieurs.  De  sa  chambre,  elle  dominait  les  soupiraux 
grillés  des  cachots.  Elle  ne  voyait  rien  de  plus,  tant  il  pénétrait 
peu  de  jour  et  de  lumière  dans  ces  sous-sols.  Mais  souvent  elle 
allait  regarder  de  ces  côtés,  sans  savoir,  sans  doute  pour  s'as- 
surer que  les  gardes  veillaient  bien  et  qu'elle  était  à  l'abri  de  tout 
danger. 

Ici  Ahès  s'arrêta  dans  ses  souvenirs  pour  sourire.  Quelle 
crainte  avait  donc  traversé  son  esprit?  Son  père  disait  bien  : 
«  Rliuys  était  en  sûreté.  » 

Hélas!  après  avoir  souri,  Ahès  soupira,  et  elle  continua  à 
tourner  un  à  un  les  feuillets  de  son  histoire... 

Un  jour,  elle  avait  réfléchi  qu'il  était  chrétien,  qu'il  était 
humain  de  chasser  tout  ressentiment  contre  des  ennemis,  si  ar- 
rogans  fussent-ils,  et,  au  contraire,  de  s'assurer  que  les  geôliers 

(1)  Livarc'h-hen  les  Splendeurs.  Nous  avons  forcément  abrégé. 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ajoutaient  pas  à  leur  misère.  Tout  de  suite,  elle  voulut  suivre 
cette  pensée.  Elle  descendit;  elle  passa  de  prison  en  prison, 
bonne  et  secourable,  portant  du  pain  et  des  fruits,  s'attardant  en 
paroles  consolantes.  Les  prisons  de  ce  temps-là  étaient  rudes. 
La  terre  nue,  les  chaînes,  un  peu  de  paille  chez  les  maîtres  les 
plus  humains,  ce  qu'il  fallait  de  pain  et  d'eau  pour  ne  pas  mourir  : 
Ahès  n'était  jamais  entrée  là;  elle  frémissait  de  pitié... 

Et  cependant,  quand  ce  fut  le  tour  de  Rhuys,  elle  se  tint 
devant  lui  hautaine  et  glacée.  Sa  voix  impérieuse  démentait  les 
paroles  compatissantes.  Et  lorsqu'elle  lui  demanda,  comme  aux 
autres,  ce  qui  lui  serait  bon ,  ce  qu'il  désirait  pour  être  moins 
malheureux,  il  refusa  d'un  geste  ;  il  ne  demandait  rien,  il  ne 
désirait  rien.  Elle  regarda  à  la  dérobée  le  fier  visage.  Elle  pensa 
qu'il  était  bien  fait  pour  ces  casques  brillans  qui  étincelaient  au 
jour  des  batailles.  Son  attention  fut  attirée  par  le  bras  qui  saignait. 
De  la  même  voix  dure,  elle  lui  proposa  de  le  panser  : 

—  Tu  ne  panseras  pas  ceux  des  tiens  qui  m'ont  fait  ces  bles- 
sures, dit-il  ironiquement.  Je  leur  ai  enlevé  leur  place  au  soleil! 

Un  éclair  de  colère  avait  passé  dans  les  yeux  d'Ahès,  elle  se 
souvenait.  .  Elle  était  sortie  pour  ne  plus  revenir. 

Comment  était-elle  revenue? 

Vraiment,  elle  ne  savait  pas... 

Ahès  revoyait  une  course  sans  but  sur  la  grève.  Le  ciel  était 
bas  et  triste,  dans  ces  adorables  tons  de  gris  qu'elle  préférait  à 
tout.  Des  vols  de  goélands  passaient  et  repassaient  la  frôlant  de 
leurs  ailes,  jetant  leurs  cris  rauques  aux  souffles  courts  du  vent. 
A  demi-voix,  elle  chantait  : 

«  Qu'ils  sont  bruyans,  les  oiseaux!  Le  sable  est  humide,  clair 
le  firmament,  la  vague  tourmentée.  Gomme  il  se  flétrit,  le  cœur, 
par  l'ennui!  » 

Elle  se  sentait  triste  jusqu'aux  larmes;  comme  toujours  la 
mélancolie  des  choses  la  saisissait,  s'imprégnait  en  elle.  Et  la 
pensée  de  Rhuys  achevait  de  lui  rendre  cette  heure  amère.  Cet 
homme  la  haïssait...  Elle?  Elle  ne  savait  pas.  Pourquoi  était-elle 
si  dure  pour  celui  qui  déjà  soufl"rait  tant,  avec  le  besoin  de  le 
blesser,  de  l'humilier,  de  l'entendre  crier  grâce?  Et  cependant, 
pourquoi  cette  pensée  incessante,  loin  de  lui?  Et  comment,  pour 
la  première  fois,  sentait-elle  son  cœur  «  flétri  par  l'ennui,  » 
comme  disait  la  ballade? 

Il  fallait  absolument  chasser  cette    pensée.  Elle  se  sentait 


AMES    CELTES.  589 

mauvaise...  Pour  qu'il  fût  si  indifférent,  elle  l'avait  blessé  sans 
doute?  Sur  ces  grèves  abritées  contre  le  vent  par  de  hautes  fa- 
laises, des  bruyères  fleurissaient  encore.  Elle  les  cueillait,  sans 
hâte,  brin  à  brin,  d'un  geste  presque  machinal.  Et  la  pensée  lui 
venait  de  les  lui  donner;  ces  bruyères  égayeraient  sa  prison, 
sans  l'humilier,  sans  qu'elle  eût  l'air  de  lui  porter  des  secours 
comme  à  un  pauvre. 

Elle  était  donc  allée  vers  Rhuys,  sa  moisson  fleurie  dans  les 
bras.  Mais,  à  la  porte  même  du  cachot,  ses  résolutions  s'étaient 
évanouies.  Le  sourire  s'était  glacé  sur  ses  lèvres.  Elle  avançait 
plus  pâle,  plus  froide,  plus  hautaine  que  jamais.  Les  fleurs 
qu'elle  avait  apportées  dans  une  pensée  douce  s'étaient  échap- 
pées de  ses  mains  qui  tremblaient.  Elle  les  laissait  tomber  devant 
Rhuys  d'un  geste  brusque. 

Et  de  nouveau  l'orgueil  du  Celte  s'était  révolté.  Une  con- 
traction  rapide  avait  passé  sur  son  visage.  Malgré  ses  fers,  il 
s'était  baissé  pour  reprendre  les  fleurs  sauvages  et  les  lui 
tendre  : 

—  Je  n'aime  pas  les  fleurs,  dit-il. 

Quelles  luttes  avait-il  eu  à  soutenir,  lui  aussi,  entre  son  or- 
gueil et  la  tendresse  qu'il  sentait  grandir?  Ahès  l'ignorait.  Elle 
ne  savait  pas  que,  passant  sous  les  chaînes,  il  s'était  détourné 
pour  échapper  au  charme  fatal;  qu'il  avait  cru  voir  en  elle  une 
de  ces  fées  des  houles  aux  longs  yeux  verts,  que,  tout  enfant,  il 
cherchait,  rêveur,  dans  les  remous  des  lames.  Elle  ne  savait  pas 
que, dans  son  horreur  de  la  terre  d'exil,  —  la  terre  du  vainqueur! 
—  il  repoussait  ses  dons,  comme  il  repoussait  son  image;  et 
que,  si  les  dons  s'éloignaient,  l'image  restait  présente.  Tout  ce 
qui  pouvait  séduire  ce  cœur  à  demi  barbare,  elle  l'avait  en  elle  : 
son  étrange  et  mystérieuse  beauté  le  fascinait;  sa  hauteur  natu- 
relle le  faisait  songer  à  quelque  reine  qui  s'assiérait  à  son  foyer 
peut-être...  hélas!  s'il  n'avait  pas  été  le  vaincu...  Mais  ce  mot, 
où  s'amassait  tant  de  haine,  le  rendait  fort  contre  lui-même 

Et  voilà  pourquoi  il  refusait  ses  fleurs!  Elle,  elle  essayait  de 
cacher  sa  déception.  Mais  elle  était  à  bout  de  force,  à  bout  de 
dédain  et  d'orgueil.  Et,  comme  dans  ses  chagrins  d'enfant,  ses 
larmes  involontairement  avaient  jailli. 

«  Belle  est  la  femme  sous  les  larmes  !  »  Rhuys  la  regardait 
pleurer.  Et  c'est  à  cet  instant  que,  depuis,  elle  le  revoyait  tou- 
jours, souriant  pour  la  première  fois,  étonné  et  triste,  comme 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il   se    sentait   vaincu,   malgré   lui-même,  malgré    ses    grands 
désirs  de  haine. 


La  rêverie  d'Ahès  continuait  dans  la  nuit. 

Elle  lui  avait  promis  de  le  revoir.  Elle  l'avait  revu,  ils  étaient 
amis  maintenant.  Il  lui  parlait  de  son  pays,  de  son  enfance,  de 
ses  courses  aventureuses  :  elle  le  découvrait  très  brave,  très 
beau,  très  bon.  Elle,  de  son  côté,  lui  racontait  sa  vie,  courte 
encore,  vide  d'événemens,  mais  si  pleine  de  pensées  et  d'émo- 
tions intenses!  Toute  cette  vie  tenait,  à  présent,  dans  le  cachot 
étroit.  Elle  le  savait.  Sur  cette  terre  de  Bretagne,  tout  cœur  qui 
se  donnait  ne  se  reprenait  pi  us.  Et  cela  mettait  une  teinte  grave 
à  son  rêve  de  tendresse,  un  reflet  profond  à  son  jeune  visage. 
Elle  pouvait  passer  au  milieu  des  chefs  dans  sa  grâce  hautaine. 
Son  cœur  était  loin  d'eux,  près  de  Rhuys.  Mais  elle  ne  le 
lui  disait  pas  encore.  Aucun  mot  damour  n'avait  été  prononcé 
entre  eux. 

Lui  ne  parlerait  pas.  Elle  était  heureuse  qu'il  ne  parlât  pas. 
La  tendresse  chez  ces  femmes  que  l'on  regardait  comme  en  de- 
hors et  au-dessus  de  la  vie  atteignait  d'étranges  profondeurs. 
Tout  ce  qu'il  y  avait  en  elles  de  fierté,  de  pudeur  instinctive,  de 
noblesse  se  concentrait  dans  l'heure  où  elles  aimaient.  «  La 
feuille  tournoie  au  gré  du  vent.  Malheur  à  qui  en  a  le  destin!  » 
chantait  Liwarc'h.  Le  cœur  des  belles  Gauloises  demeurait  à 
jamais  où  il  se  posait.  La  plupart  emportaient  à  travers  la  vie 
comme  le  trésor  unique,  le  souvenir  d'un  mort  bien-aimé  :  car 
la  guerre  et  la  mer  leur  étaient  de  bonne  heure  de  terribles 
rivales!  On  comprend  le  dédain  de  ces  femmes  ;  on  comprend  le 
dédain  d'Ahès  pour  ceux  qui  venaient  à  elle  par  ambition  ou  par 
intérêt.  Et  Ahès  savait  bien  que  Rhuys,  captif,  exilé,  vaincu, 
Rhuys,  fier  comme  elle  était  fi  ère,  ne  saurait  pas  parler  d'amour. 
Il  se  tairait  puisqu'elle  tenait  dans  ses  mains  la  liberté,  la  puis- 
sance et  la  vie. 

Ahès  pensait  qu'il  eût  été  plus  doux  pour  elle  d'être  la  cap- 
tive. Les  mots  qu'on  n'écoute  qu'une  fois,  elle  les  aurait  enten- 
dus sans  avoir  à  les  demander  ou  à  les  dire  ;  elle  sentait  qu'il 
l'aurait  enlevée  de  ses  chaînes  et  emportée  sur  son  trône, 
comme  le  vautour  fond  sur  une   hirondelle.  Et  ce   ne  pouvait 


AMES    CELTES.  591 

pas  être  ainsi  !  Elle  voulait  obtenir  de  son  père  la  liberté  de  Rhuys: 
elle  savait  combien  ce  serait  difficile,  et  surtout  quand  elle  lui 
déclarerait  sa  volonté  irrévocable  de  s'unir  au  prisonnier.  Elle 
redoutait  les  révoltes  et  les  répugnances  de  Gradlon  :  cependant 
elle  savait  aussi  qu'elle  pouvait  tout  obtenir  de  lui,  sauf  une  vio- 
lation de  parole;  et  le  roi  lui  avait  juré  de  ne  pas  l'engager  en 
dehors  d'elle-même...  Mais  l'heure  viendrait  où  il  exigerait  d'elle 
une  décision.  A  cette  heure-là,  elle  devrait  parler.  Comment 
parler  sans  être  sûre? 

Parfois,  en  effet,  un  doute  cruel  la  déchirait.  Aux  heures 
d'extase  succédaient  des  momens  d'affreuse  angoisse.  Etait-ce 
seulement  par  fierté  que  Rhuys  aussi  ne  disait  rien?  Là-bas,  est- 
ce  que  quelque  femme,  quelque  fiancée  ne  l'attendait  pas?  Ne  se 
taisait-il  pas  pour  ne  point  trahir?  Le  rayonnement  de  joie  qu'elle 
voyait  en  lui,  était-ce  de  l'amour?  ou  seulement  delà  gratitude? 
Et  même,  s'il  n'avait  laissé  dans  son  pays  aucun  rêve,  viendrait- 
il  à  elle  comme  elle  venait  à  lui,  parce  que,  sur  la  terre,  il  n'y 
avait  pas  d'autre  visage  où  poser  son  sourire,  d'autre  main  où 
mettre  sa  main? 

Elle  était  si  fière,  et  si  femme,  qu'elle  ne  voulait  le  tenir  que 
de  lui-même.  Mais  elle  avait  foi  en  lui.  Elle  l'interrogerait  puis- 
qu'il le  fallait.  Ce  qu'il  dirait,  elle  le  croirait.  Ce  serait  son  des- 
tin. C'était  l'usage  de  sa  race  que  les  femmes,  dans  un  banquet 
solennel,  tendissent  la  coupe  à  l'élu  de  leur  cœur.  Oui,  mais  en 
public,  sous  les  yeux  de  tous!...  La  belle  pudeur  de  la  jeune 
fille  répugnait  au  mystère  et  aux  ténèbres...  Que  faire?  Les  cir- 
constances exceptionnelles  créent  des  sentimens  exceptionnels. 
Pendant  qu'elle  débattait  ainsi  avec  elle-même,  il  restait  en- 
chaîné, malheureux,  hors  la  vie.  Eh  bien!  elle  saurait.  S'il  en 
aimait  une  autre,  elle  le  ferait  mettre  en  liberté  quand  même, 
et  renvoyer  dans  son  pays,  et  il  serait  heureux... 

Ah!  pouvait-il,  pouvait-il  en  aimer  une  autre?  La  regarde- 
rait-il ainsi,  comme  seule  sa  mère  autrefois  la  regardait?  Et 
quand  elle  parlait,  quand  elle  souriait,  aurait-il  cette  expression 
unique,  qu'elle  ne  voyait  même  pas  au  roi  sur  son  trône,  comme 
si  l'orgueil  de  se  sentir  si  proche  d'elle  l'emportait  hors  de  lui- 
même?  Dans  ce  désarroi  de  son  âme,  elle  recourait  à  la  nature, 
sa  grande  amie  :  elle  recherchait  des  présages  dans  la  course  des 
fleurs  qu'elle  jetait  au  fil  de  l'eau,  dans  le  vol  des  oiseaux,  dans 
le  bruit  des  vagues.   Elle   pensait  :  «  Si  c'est  un  jour  de  tem- 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pête  demain,  je  parlerai.  »  Le  lendemain  était  un  jour  de  tem- 
pête, et  elle  se  taisait. 

Et  ce  soir,  elle  était  trop  lasse  ;  cette  lutte  la  brisait.  Elle 
avait  été  sur  le  point  de  tout  avouer  à  son  père  en  se  jetant  dans 
ses  bras.  Hélas!  elle  ne  l'avait  pas  osé!...  Une  mère  aurait  de- 
viné, elle  aurait  compris  !  Alors  elle  invoqua  Kenvred  la  Belle, 
comme  aux  jours  de  son  enfance.  Elle  chercha  à  se  blottir  dans 
les  bras  très  tendres.  Elle  lui  dit  :  «  Mère,  si  vous  m'envoyez  une 
mouette  ce  soir,  ce  sera  une  messagère  de  joie,  et  je  parlerai.  » 

La  nuit  était  tout  à  fait  venue.  Malgré  le  froid,  Ahès  avait 
laissé  les  fenêtres  grandes  ouvertes  sur  le  large.  A  l'imitation  des 
villas  romaines,  de  légers  treillis,  en  s'écartant,  donnaient  beau- 
coup d'air  et  de  jour.  Anxieusement,  elle  regardait  dans  les 
ténèbres;  elle  attendait.  Il  lui  semblait  que  cette  attente  ne 
finissait  pas.  Enfin  elle  entendit  des  cris  d'oiseaux,  un  froisse- 
ment d'ailes.  Une  mouette  entrait  en  tournoyant,  s'abattait  sur 
le  sol.  Ahès  eut  un  cri  de  joie.  Elle  étendit  la  main  pour  la 
saisir  et  Tembrasser;  mais  d'un  brusque  mouvement  de  recul, 
elle  la  rejeta.  L'oiseau  blessé,  l'aile  cassée  et  sanglante,  agoni- 
sait : 

—  Toujours  du  sang!  dit-elle. 

Puis  elle  releva  la  tète,  comme  pour  braver  la  destinée  : 

—  Qu'importe  le  sang?  Je  saurai,  demain... 

Le  lendemain  Gradlon  était  encore  à  Quimper.  Ahès  avait 
quelques  heures  devant  elle.  D'ordinaire,  c'était  au  milieu  du 
jour  qu'elle  descendait  vers  les  prisonniers.  Elle  faisait  le  tour 
dos  cachots  avec  les  geôliers  :  elle  finissait  par  Rhuys  et  s'attar- 
da, t  auprès  de  lui.  Cette  fois,  elle  irait  à  lui  dès  le  matin.  Elle 
s(,'ntait  bien  que,  si  elle  attendait,  sa  grande  résolution  faiblirait, 
qu'elle  n'oserait  plus,  qu'elle  ne  pourrait  plus. 

Au  bruit  léger  de  son  pas,  Rhuys  détourna  la  tête  avec  une 
surprise  joyeuse. 

—  Tu  ne  m'attendais  pas?  Comment  as-tu  su  que  c'était  moi? 
iemanda-t-elle. 

—  Comment  je  l'ai  su? 

Il  la  regarda,  ne  comprenant  pas.  Est-ce  qu'il  savait  autre 
cho  0  qu'elle?  Mais  tout  de  suite  il  reprit  : 

—  On  en  viojit  à  distinguer  chaque  bruit  lorsque  les  jour- 
nées sont  si  longues.  Rien  ne  distrait. 


AMES    CELTES.  593 

Elle  soupira.  Instinctivement  elle  attendait  autre  chose. 
Elle  pensa  qu'elle  mourrait  de  honte  si,  à  sa  question,  il  répon- 
dait... 

Et  brusquement  : 

—  Est-ce  qu'on  croit  aux  présages  dans  ton  pays?  dit-elle. 

—  Oui.  On  n'entreprend  rien  sans  avoir  observé  les  oiseaux, 
les  nuages  ou  les  plantes.  Et  puis  nous  avions  autrefois  des 
oracles  célèbres.  Il  y  avait  à  l'embouchure  de  la  Loire  un  col- 
lège de  prêtresses  que  l'on  consultait  dans  tous  les  événemens 
graves.  Mais  ces  prêtresses  ont  disparu  depuis  longtemps. 

— •  C'est  comme  dans  l'île  de  Sein,  en  face  de  la  pointe  du 
Raz.  Ne  sais-tu  pas  l'histoire  de  cette  île?  demanda  Ahès  qui 
sentait  que,  décidément,  ce  jour-là  encore,  elle  ne  parlerait  pas. 

—  Je  sais  bien  peu  d'histoires  de  ton  pays,  quoique  nous 
soyons  de  la  même  race,  répondit  Rhuys  avec  un  sourire. 

—  Voilà.  C'est  un  roc  désolé  et  sinistre;  j'y  suis  allée,  seule, 
en  barque,  et  j'ai  eu  peur.  Quelque  chose  pleure  dans  ces  roches. 
Autrefois  il  y  avait  sept  druidesses.  Elles  devaient  entretenir  un 
feu  sacré  en  l'honneur  de  Korridwen  :  c'était  la  Lune,  je  crois, 
qu'on  nommait  ainsi.  Ces  femmes  avaient  des  mœurs  étranges  et 
farouches.  Une  fois  par  an  elles  devaient  détruire  et  reconstruire 
leur  temple.  Malheur  à  celle  qui  laissait  quelque  pierre  s'échap- 
per de  sa  robe  !  Ses  compagnes  déchiraient  l'imprudente  sans 
pitié!  On  tuait  encore,  pour  d'autres  raisons... 

—  Quelles  raisons?  interrogea  Rhuys,  qui  suivait  distraite- 
ment l'histoire  et  n'écoutait  que  la  voix. 

'  —  Oh  !  ce  sont  des  souvenirs  tragiques  !  Ces  druidesses  ne  se 
mariaient  pas,  et  elles  étaient  les  gardiennes  du  feu  :  en  retour,  la 
déesse  leur  conférait  des  dons  particuliers.  Elles  se  changeaient 
en  oiseaux,  en  rayons  de  lune  :  elles  lisaient  dans  l'avenir 
comme  dans  un  livre.  Elles  t'auraient  dit  :  «  Ne  combats  pas 
contre  Gradlon.  » 

—  J'aurais  combattu  quand  même,  interrompit  Rhuys.  Est- 
que  les  soldats  allaient  les  consulter? 

—  Ils  y  allaient  :  et  voilà  où  commencent  les  drames  d'il  y 
a  bien  longtemps.  Un  jour,  un  guerrier  de  Léon  rencontra,  en 
abordant,  la  plus  jeune  des  druidesses,  Arzel  la  Rrune.  Il  lui 
demanda  l'avenir...  Elle  était  si  belle  qu'il  aurait  rêvé  de  de- 
meurer auprès  d'elle  ;  il  était  si  fort  et  si  doux  qu'elle  résolut  de 
fuir  avec  lui.  Sans  se  parler,  ils  se  comprirent.  Mais  au  moment 

TOME  xsx.  —  1905.  «^8 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  Arzel  mettait   le  pied   clans   la  barque  du  soldat,  elle  tomba 
percée  de  flèches. 

—  Et  il  ne  sut  pas  la  défendre!  Il  ne  sut  pas  les  tuer  toutes? 

—  C'était  la  déesse  qui  tirait  les  flèches,  dit  Ahès  avec  fer- 
veur. On  ne  peut  rien  contre  les  dieux.  Un  autre  chef,  dans  des 
temps  plus  proches  de  nous,  aborda  de  nuit  l'île  de  Sein.  Il  vou- 
lait enlever  une  femme  qui  s'était  enchaînée  là  pour  le  fuir.  Elle 
le  laissa  s'approcher  et  lui  planta  un  poignard  dans  le  cœur 
d'une  main  si  sûre  qu'il  tomba  mort,  sans  un  cri. 

—  Tu  aurais  fait  cela?  demanda  Rhuys. 

—  Oui,  répondit  simplement  Ahès. 

—  Mais  si  tu  l'avais  aimé?  insista  encore  le  jeune  homme. 

—  Alors  je  n'aurais  pas  fui.  Je  ne  me  serais  pas  engagée  au 
service  de  la  déesse. 

Non.  Elle  ne  se  serait  pas  engagée  au  service  de  la  déesse. 
On  le  sentait,  rien  qu'à  sa  voix  si  chaude,  à  la  passion  naïve 
qu'ol^      ir-ttait  à  conter  ces  légendes. 

-.le  reprit: 

—  N'y  a-t-il  rien  eu  de  pareil  sur  vos  côtes? 

—  J'ai  tellement  vécu  sur  mer  et  dans  les  combats  que 
j'ignore  beaucoup  de  choses,  dit-il.  J'ai  marché  hors  de  la  voie 
des  autres.  Mais  dans  les  longues  nuits  en  mer  j'apprenais  les 
chants  de  mon  pays  :  ils  redisent  des  histoires  semblables  aux 
tiennes,  où  les  femmes  meurent  d'avoir  aimé. 

La  flamme  mystique  qui  brûle  au  cœur  de  tout  Celte  sembla 
passer  dans  son  regard.  Il  continua  : 

—  Ce  qu'on  chante  n'est  rien  :  ce  sont  les  visions  du  «  monde 
derrière  le  voile  »  qui  apprennent  tout.  J'ai  vu,  dans  des  nuits 
d'étoiles,  ces  femmes  mortes  d'amour,  qui  revenaient  autour  de 
nous,  heureuses  et  désespérées,  laissant  traîner  leurs  longs 
cheveux  dans  les  vagues.  Elles  me  parlaient.  Elles  me  racontaient 
des  choses  d'autrefois.  Autrefois  et  aujourd'hui  et  toujours,  les 
bien-aimés  des  dieux  meurent  avant  d'avoir  épuisé  le  breuvage. 
Je  me  penchais  pour  les  mieux  entendre,  je  les  appelais  ;  je  leur 
demandais  de  demeurer  près  de  moi,  comme  le  rêve  de  ma  vie 
obscure. 

—  Tu  ne  parlais  ainsi  qu'à  des  mortes  ?  demanda  Ahès  d'une 
voix  basse. 

—  A  des  mortes.  Aux  mortes  que  je  chantais  dans  les  bal- 
lades. A  qui  aurais-jc  parlé  ? 


AMES    CELTES,  595 

Ahès  respira  plus  librement.  Elle  reprit  : 

—  Ainsi,  dans  ton  pays,  personne  ne  t'attend?  Ni  femme,  ni 
fiancée,  ni  sœur? 

—  Les  Saxons  m'ont  enlevé  à  huit  ans.  Je  cours  les  mers 
depuis.  Je  suis  seul  au  monde.  Mais  non.  Les  aïeux  me  parlent 
dans  les  longues  nuits  :  tous  ceux  qui  m'ont  précédé  et  qui 
dorment  dans  la  vieille,  terre;  et  ceux,  plus  nombreux,  que  la 
mer  a  pris  aux  jours  d'hiver. 

—  Et  tu  voudrais  revenir  vers  eux  ? 

—  Ah  !  reprit  Rhuys  qui  se  releva  malgré  ses  chaînes,  ne 
demande  pas  si  le  rêve  éperdu  de  la  mer,  de  la  large  brise  qui 
vous  fouette  au  visage,  des  courses  folles  sur  l'abîme,  ne  vous 
brûle  pas  le  cœur  !  Et  se  battre  !  Et  tuer  !  Et  voir  fuir  les  enne- 
mis !  Je  t'ai  parlé  de  rêve  :  mais  le  bruit  des  armes  et  les  casques 
au  soleil,  quel  rêve  aussi  !  De  quoi  sommes-nous  faits  pour  aimer 
tant  les  songes  de  la  vie,  et  tant  le  sang  ! 

—  Nous  sommes  les  descendans  des  conquérans  et  des  fées, 
dit  Ahès.  Il  faut  bien  qu'il  en  soit  ainsi  ! 

—  Moi,  je  donnerais  tout  pour  la  guerre,  tout...  Et  cepen- 
dant ! 

—  Cependant?...  interrogea  encore  Ahès. 

Mais  elle  attendit  vainement  une  réponse.  Rhuys  ne  parla 
plus. 

Non.  C'était  impossible.  Elle  ne  pouvait  pas  lui  demander  sa 
tendresse.  Elle  ne  pouvait  pas  offrir  son  cœur.  Toute  sa  fierté 
se  levait  en  elle,  en  une  répugnance  invincible.  Et  le  regard  si 
tendre  se  changea  en  un  regard  de  détresse.  Elle  se  sentit  seule 
et  comme  perdue  :  il  lui  semblait  qu'elle  venait  de  lâcher  une 
épave  en  pleine  tempête  et  que  la  mer  la  prenait  et  la  rejetait 
sans  force,  navrée...  Mais  lui,  au  moins,  serait  heureux,  il  serait 
libre... 

—  Ecoute,  dit-elle  enfin.  Dans  quelques  semaines,  c'est  mon 
jour  de  naissance.  Ce  jour-là,  je  peux  tout  obtenir  du  roi.  J'ai  sa 
parole.  Il  ne  m'a  jamais  rien  refusé  :  je  demanderai  ta  liberté. 
On  te  délivrera  le  jour  même. 

—  Ah  !  implora  Rhuys,  ne  te  joue  pas  de  moi  ! 

—  Est-ce  que  je  me  joue?  Est-ce  que  tu  me  crois  capable  de 
me  jouer?  dit-elle  avec  amertume.  Sois  heureux,  tu  n'es  plus  là 
que  pour  bien  peu  de  temps.  Tu  ne  seras  plus  notre  prisonnier, 
mais   notre   égal,  demain.   Tout  te  sera  rendu,  ta  liberté,  tes 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

armes,  tes  trésors.  Je  suis  venue  te  le  dire  :  j'ai  tardé  ainsi  parce 
que...  parce  que  je  voulais  te  préparer.  Mais  tu  as  ma  parole. 
Donc  tu  es  libre. 

—  Et  à  quelle  condition  ?  interrogea  Rhuys. 

—  Aucune,  répondit  fièrement  Ahès.  Est-ce  un  marché?  Le 
roi  et  moi  nous  donnons,  nous  ne  vendons  pas. 

—  Et  tu  me  diras  :  «  Pars  !  » 

Quelle  lumière  passe  donc  sur  le  visage  de  celles  qui  aiment  ? 
Quelle  réponse,  lorsque  leurs  paupières  restent  closes?  Ce  fut  au 
tour  de  Rhuys  de  faiblir.  Jusqu'ici  son  orgueil  d'homme  avait 
fermé  ses  lèvres.  Il  avait  pu  se  taire  tant  qu'il  était  prisonnier. 
Mais  puisque  la  parole  royale  était  donnée,  puisqu'il  était  l'égal, 
il  fallait  qu'il  sût.  Hélas  !  depuis  le  jour  où  le  regard  superbe 
s'était  posé  sur  lui,  il  vivait  le  rêve  que  les  belles  mortes  lui 
murmuraient  la  nuit,  au  bercement  des  vagues.  Et  Ahès  n'était- 
elle  pas  l'une  d'entre  elles,  dans  sa  pâleur  tragique,  dans  sa  robe 
de  pourpre  qu'une  blessure  invisible  semblait  teindre  toujours? 
Et  ainsi,  comme  hors  de  lui-même,  flottant,  à  demi  inconscient 
entre  la  réalité  et  le  songe,  il  reprit  : 

—  Tu  pourrais  dire  :  «  Pars  !  »  Et  moi,  quand  je  serai  libre; 
quand  la  terre  s'ouvrira  devant  mes  pas  ;  quand,  de  nouveau,  je 
me  sentirai  assez  vivant,  assez  fort,  pour  braver  même  la  chute 
des  cieux  sur  ma  tête...  Alors,  si  je  te  disais:  «  Viens!...  » 

Les  grands  yeux  s'ouvrirent  dans  un  inexprimable  regard. 
Ahès  demeura  cependant  immobile,  les  mains  croisées,  dans  une 
attitude  de  pudeur  royale,  comme  se  recueillant  en  elle-même 
pour  le  mot  éternel. 

—  Je  viendrais,  dit-elle. 

Et  ainsi  leurs  âmes  furent  scellées.  Dans  ces  âmes  aux  paroles 
rares,  des  mots  si  simples  étaient  un  serment.  Et  comme  le  chan- 
tait leur  barde  :  «  Sur  la  colline,  de  la  cime  joyeuse  du  chêne 
ils  entendaient  descendre  une  voix  d'oiseau...  » 

Cependant  il  fallait  se  séparer.  Il  fallait  rompre  ce  silence 
devant  lequel  tous  les  mots  leur  semblaient  trop  petits.  Rhuys 
le  premier  parla  : 

—  Regarde,  dit-il.  Par  le  soupirail  de  ma  prison  je  vois  les 
fenêtres,  là-haut,  où  ton  ombre  se  dessine  souvent,  où  tu  te 
penches  quelquefois.  Mes  heures  se  passent  à  attendre  ces  ins- 
tans  rapides. 

—  Il  y  a  longtemps?  demanda-t-elle 


AMES    CELTES  597 

—  Depuis  le  jour  où  pour  la  première  fois  je  t'ai  vue  auprès 
du  roi,  dans  tout  l'orgueil  du  triomphe  ;  et  celui  où  tu  es  venue 
ici  me  porter  du  pain  comme  à  ton  pauvre  ;  et  celui... 

—  Tu  as  refusé  mes  fleurs  pourtant  !  Mais  j'étais  mauvaise, 
murmura-t-elle.  Pourquoi?  Il  y  en  nous  des  choses  obscures. 
On  a  besoin  d'affirmer  son  empire,  de  poser  la  main  sur  le  cœur 
qui  se  tait,  de  l'entendre  palpiter  et  crier  grâce.  On  croit  ne  pas 
aimer  et  déjà  on  a  la  passion  d'être  aimé.  On  veut  savoir.  Et  la 
seule  preuve,  c'est  la  souffrance.  On  doute  tant  qu'on  voit  sou- 
rire :  on  ne  doute  plus  si  l'on  voit  pleurer. 

—  Et  tu  as  pleuré  !  dit  Rhuys  gravement. 

—  C'était  malgré  moi.  J'en  ai  été  si  honteuse!  Mais  tout  est 
bien.  Pourvu  que  ces  semaines  puissent  s'enfuir  vite  ! 

—  Je  puis  attendre,  dit  Rhuys.  Cette  joie  est  trop  forte,  et 
j'ai  peur;  ne  fais  pas  de  bruit;  les  dieux  sont  jaloux;  le  bonheur 
ne  se  pose  pas  plus  sur  nous  que  les  goélands  sur  les  vagues. 

—  Il  se  posera  quand  nous  lui  aurons  fait  son  nid,  reprit-elle. 
Ecoute.  Nous  partons  demain  pour  une  grande  chasse.  J'aimerais 
tant  t'avoir  avec  moi!  Je  lance  des  flèches  comme  mon  père; 
j'ai  tué  je  ne  sais  combien  de  cerfs  et  de  biches.  Ce  sera  la  der- 
nière fois  sans  toi.  La  dernière,  entends-tu?  Au  retour,  nous 
ferons  nos  plans. 

—  Là-haut,  tous  te  suivront,  dit  Rhuys.  Et  ils  t'admirent 
tous.  Tu  es  si  belle  !  Les  chaînes  me  seront  lourdes  ! 

Ahès  posa  sur  lui  cet  étrange  regard  où  les  gouffres  se  creu- 
saient comme  dans  ces  grandes  eaux  que  l'on  entendait  gémir 
au  dehors  en  masses  sourdes. 

—  Apprends  à  me  connaître,  dit-elle.  La  vaillance  que  vous 
apportez  dans  vos  luttes,  nous  l'apportons  dans  nos  tendresses. 
Mourir  nest  rien.  Tuer  n'est  rien  :^.uprès  de  cela.  Je  te  raconte- 
rai en  revenant  des  histoires  de  femmes  de  ma  race.  Je  n'ai  peur 
d'aucune  lutte.  On  vit  quand  on  veut  vivre. 

Et  à  ce  moment,  dans  un  frisson,  elle  revit  le  présage  qu'elle 
implorait  la  veille  !  La  mouette  qui  lui  avait  laissé  aux  mains 
des  taches  rouges,  et  qui  mourait  haletante,  levant  et  laissant 
retomber  sa  tête  fine  en  saccades  brusques,  en  appels  désespé- 
rés à  la  vie. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VI 

Vous,  célèbres  par  la  connaissance  des 
choses  cachées,  si,  comme  vos  pères,  vous 
lisez  dans  les  ténèbres,  vous,  druides... 
Ldcain. 

Le  lendemain  de  grand  matin,  comme  elle  l'avait  dit  à  Rhuys, 
Ahès  partait  avec  son  père  et  une  suite  nombreuse.  Les  chasses, 
en  ce  temps-là,  étaient  le  divertissement  favori  de  ces  races 
fortes  ;  elles  remplissaient  le  court  intervalle  des  guerres,  et  il  s'y 
mêlait  assez  d'imprévu,  assez  de  danger  pour  que  ce  divertisse- 
ment se  changeât  en  une  véritable  passion. 

L'Armorique,  aux  v®  et  vi®  siècles,  était  presque  entièrement 
recouverte  de  bois;  et  si  les  aurochs  s'y  faisaient  rares,  les  loups, 
les  renards,  les  sangliers  et  les  ours  y  abondaient.  On  attaquait 
les  sangliers  à  lépieu,  les  loups  et  les  renards  au  couteau,  ou  à 
coups  de  flèches.  C'étaient  des  scènes  de  carnage,  parfois  des 
luttes  corps  à  corps,  périlleuses  et  cruelles.  Les  femmes  mo- 
dernes seraient  hors  d'état  d'assister  à  ces  tueries.  Il  y  fallait 
plus  d'énergie,  plus  de  cruauté  aussi  et  moins  de  nerfs.  Mais 
les  belles  Gauloises  ne  reculaient  pas  pour  si  peu;  et,  longtemps 
après  Jésus-Christ,  les  historiens  latins  et  grecs  nous  les 
montrent  lançant  de  leurs  bras  blancs  les  lourds  épieux,  ou 
perçant  à  coups  de  flèches  les  daims  et  les  cerfs. 

Or  la  chasse  de  ces  jours-là  s'annonçait  comme  particulière- 
ment émouvante.  Gradlon  avait  résolu  de  délivrer  son  peuple 
des  incursions  meurtrières  des  sangliers.  Il  comptait  s'enfoncer 
par  la  forêt  de  Porzoëd  jusque  dans  les  retraites  les  plus  inac- 
cessibles de  la  forêt  centrale.  Il  désirait  voir  Rouan,  son  nouvel 
ami,  et  plus  loin,  à  la  naissance  de  la  presqu'île  de  Crozon,  cet 
étrange  Gwennolé  qui  lui  parlait  comme  un  maître  et  devant 
lequel  il  se  sentait  soumis  comme  un  enfant.  Gradlon,  encore 
tout  ému  du  miracle  de  Rouan,  songeait  aux  saints  avec  les- 
quels il  voulait  nouer  une  amitié  étroite;  et  sans  parler,  l'air 
préoccupé,  il  s'abandonnait  à  l'allure  capricieuse  de  son  cheval. 

Ce  silence  convenait  merveilleusement  à  Ahès.  Son  âme 
ébranlée,  les  jours  précédens,  par  des  impressions  contradic- 
toires, allant  de  l'extrême  angoisse  à  l'extrême  joie,  appelait  un 
repos  absolu.  Rien  ne  semblait  mieux  fait  pour  calmer  sa  fièvre 


AMES    CELTES.  599 

que  l'ombre  mystérieuse  des  vieux  chênes,  encore  verts  en 
novembre,  et  la  fraîcheur  recueillie  qui  descendait  sur  elle  des 
hautes  branches.  Oh  !  la  poésie  des  vieilles  forêts!  Le  silence  des 
pas  endormis  sur  les  mousses ,  le  silence  des  sources  coulant 
sans  bruit  à  travers  les  fougères  aux  teintes  rousses;  l'exquise 
odeur  humide  des  sous-bois  :  et  ces  longs  rayons  passant  obli- 
quement parmi  l'ombre  mystique,  comme  des  chemins  de  paradis 
tout  proches!... 

A  la  première  halte,  à  l'écart,  Ahès  s'était  étendue  sur  un 
épais  lit  de  feuilles.  Les  mains  jointes  sous  sa  tête,  elle  suivait 
les  découpures  des  ormes,  déjà  dépouillés,  dans  le  bleu  lavé  du 
ciel.  Aucun  chant  d'oiseau.  Aucun  cri  de  bête  sauvage.  C'était 
l'heure  endormie  de  midi.  Ahès  baignait  tout  entière  dans  la 
pure  lumière  ;  elle  se  détendait  dans  un  sentiment  de  bien-être 
et  de  paix  infinie. 

Elle  se  sentait  vivre  dans  un  bonheur  moins  agité  que  ces 
derniers  jours,  mais  plus  large,  plus  enveloppant.  Elle  regardait 
les  chênes  aux  troncs  vermoulus.  Elle  se  demandait  combien  de 
générations  tremblantes  et  caduques  avaient  passé  devant  ces 
géans  immobiles  :  cela  lui  semblait  si  étrange  de  passer!  Et  la 
brièveté  possible  de  sa  vie  lui  rendait  l'heure  présente  plus  pré- 
cieuse. Jamais  la  grande  nature  ne  lui  avait  paru  aussi  mater- 
nelle ;  elle  entrait  avec  elle  en  une  communion  étroite  ;  elle 
rafraîchissait  son  âme  brûlante  à  la  grande  paix. 

Une  somnolence  délicieuse  l'envahissait.  Les  yeux  mi-clos, 
elle  découvrait  maintenant  du  gui  jusqu'à  la  portée  de  sa  main. 
Elle  se  souvenait  qu'on"  le  cueillait  autrefois  dans  des  fêtes  bril- 
lantes où,  toujours,  coulait  du  sang.  Ce  gui  était  l'emblème  de 
l'Etre  unique,  qui  ne  demande  rien  à  la  terre,  ni  racines,  ni  suc: 
du  sang  seulement  !  C'était  un  emblème  de  joie  aussi,  d'après  les 
druides;  la  joie  sans  angoisse,  réservée  à  quelques  privilégiés... 
Et  les  tiges  grandissaient  démesurées,  se  déroulaient  en  volutes 
fantastiques;  l'air  était  criblé  de  petites  baies  blanches... 

Veillait-elle?  Dormait-elle?  Le  temps  fraîchissait.  La  grande 
forêt  amie  prenait  un  aspect  sauvage.  La  lumière  verdâtre  don- 
nait à  des  êtres  qui  se  mouvaient  sans  bruit  des  pâleurs  de  fan- 
tômes. Des  femmes  passaient,  en  robes  traînantes,  une  serpe  d'or 
à  la  main.  Le  vieux  tronc  devenait  farouche.  Hésus,  le  redou- 
table Hésus,  l'enveloppait  de  son  ombre;  cette  ombre  semblait 
hostile    et  effrayante    :    elle    donnait  froid  jusqu'aux  moelles, 


000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  éteignait  le  soleil   et  la  joie.  Ahès  en  avait  des  frissons. 

Maintenant  les  femmes  formaient  un  cercle  qui  allait  se  rétré- 
cissant :  elles  entouraient  la  jeune  fille  en  une  ronde  infernale; 
leur  regard  cruel  et  fixe  ne  la  quittait  pas.  Ahès  se  couvrait  les 
yeux  de  ses  deux  mains  ;  mais  c'était  en  vain  ;  elle  voyait  tou- 
jours... Ces  femmes  la  déchiraient  par  leurs  maléfices,  elles  lui 
arrachaient  le  cœur...  Elle  eut  un  cri  désespéré  :  «  Rhuys  I 
Rhuys !» 

Le  son  de  sa  propre  voix  la  réveilla.  Elle  se  leva,  encore  épou- 
vantée. Mais  non,  le  songe  affreux  s'était  dissipé.  Tout  avait 
gardé  autour  d'elle  l'éternelle  sérénité  de  vivre.  Elle  seule  trem- 
blait, saisie  par  le  froid  de  novembre.  D'un  pas  rapide  elle  se 
mit  à  la  recherche  de  son  père.  Elle  lui  redit  son  rêve,  frisson- 
nant encore.  Gradlon  affecta  d'en  sourire;  et  cependant,  il  insista, 
il  l'interrogea  sur  les  moindres  détails.  Ce  demi-païen,  troublé 
par  les  présages,  donna  l'ordre  de  repartir  sur-le-champ.  Et  tout 
le  reste  du  jour  il  ne  regarda  qu'à  la  dérobée  les  troncs  fleuris  de 
gui,  comme  si  Fàme  des  dieux  antiques  revenait  pleurer  à  leur 
ombre  les  sacrifices  et  les  victimes  d'autrefois. 

A  la  nuit,  on  campa  sous  des  tentes,  dans  une  clairière 
entourée  de  grands  feux.  Pas  une  flèche  n'avait  été  tirée.  Le  roi 
avait  donné  des  ordres  sévères  ;  la  chasse  devait  être  portée  au 
cœur  même  de  la  forêt,  dans  les  régions  jusqu'alors  inacces- 
sibles. Les  premières  heures  du  jour  se  passèrent  à  atteindre  le 
point  marqué.  Les  sentiers  devenaient  impraticables.  Des  bran- 
ches de  houx  gigantesques,  plus  hautes  que  les  arbres,  s'enche- 
vêtraient, faisant  la  nuit  sous  les  feuilles  vertes.  Des  cris  de  bêtes 
s'entendaient  çà  et  là.  L'œil  aux  aguets,  la  petite  troupe  avançait 
avec  précaution.  Ahès,  que  le  repos  de  la  nuit  avait  guérie  de 
son  trouble,  reprenait  toute  son  intrépidité  joyeuse.  Penchée  sur 
son  cheval,  toute  au  divertissement  dangereux,  elle  interrogeait 
sans  effroi  les  moindres  recoins  de  cette  nature  vierge.  Et  tout  à 
coup,  sans  qu'un  muscle  de  son  visage  se  contractât,  elle  banda 
son  arc,  et  visa  un  loup  de  haute  taille  qui,  ramassé  sur  lui- 
même,  allait  bondir.  La  flèche,  empoisonnée  de  jusquiame, 
siffla  :  il  y  eut  un  râle  d'agonie.  Ahès  désigna  tranquillement 
aux  hommes  de  sa  suite  le  cadavre  étendu.  Elle  sourit  orgueil- 
leusement. Elle  pensa  :  «  Rhuys,  auprès  de  moi,  pourra  conti- 
nuer à  tuer.  » 

Elle  désirait  se  surpasser  elle-même  pour  qu'il  l'admirât  au 


AMES    CELTES.  601 

retour,  comme  il  le  faisait,  sans  paroles,  mais  dans  ce  regard  qui 
était  une  adoration.  Elle  rejeta  la  tête  en  arrière,  elle  respira 
avec  délices.  Il  lui  semblait  que  la  vie  devenait  une  chose  sen- 
sible,  enivrante  ;  qu'elle  la  buvait  à  longs  traits. 

L'odeur  du  sang  avait  excité  les  chiens  ;  les  chevaux  hennis- 
saient, les  oreilles  droites;  çà  et  là  d'autres  flèches  partirent.  Les 
loups  tombaient  en  masses  lourdes,  ou  s'enfuyaient  avec  des 
hurlemens.  Des  cerfs  et  des  biches,  effarés  au  bruit,  passaient 
leur  tête  fine  à  travers  les  buissons.  Ahès  les  visait  d'une  main 
sûre  :  ils  s'affaissaient,  sans  que  la  jeune  fille  semblât  s'aperce- 
voir de  leur  effroi  et  de  leur  douleur. 

Au  soir,  il  fallut  faire  prendre  aux  chevaux,  sous  la  garde  de 
quelques  hommes,  une  route  moins  inaccessible;  les  houx  gigan- 
tesques les  déchiraient.  Ahès  refusa  de  les  suivre  ;  mais  Gradlon 
exigea  qu'elle  n'allât  plus  seule,  ainsi,  à  l'aventure.  Bientôt  on 
signala  en  avant  des  empreintes  nombreuses  de  sangliers  :  les 
chiens  donnaient  furieusement  de  la  voix;  on  inspectait  avec  pré- 
caution les  abords  des  cavernes  et  des  mares  ;  le  jour  était  encore 
assez  haut  pour  qu'on  pût  forcer  les  sangliers  dans  leurs  bauges. 

Plusieurs  cependant  sortaient  au  bruit  ;  on  les  acculait  alors 
contre  des  troncs  d'arbres  ou  des  roches,  et  les  couteaux  larges 
et  courts  faisaient  des  plaies  affreuses  :  ils  se  débattaient  les 
défenses  en  avant.  Les  plus  intrépides  entamaient  avec  eux  des 
luttes  cruelles.  Ahès  les  encourageait,  les  excitait  :  et  plus  d'une 
fois   ses  flèches  empoisonnées  achevèrent  la  sauvage  besogne. 

La  chasse  se  poursuivit  ainsi  jusqu'au  matin.  Après  quelques 
heures  de  repos,  Ahès,  lasse  enfin  de  tumulte,  de  sang  et  de 
cris,  se  décida  à  rejoindre  les  chevaux  vers  le  nord.  Plusieurs 
la  suivirent.  Gradlon  demeura  seulement  avec  les  chasseurs 
intrépides.  Alors  les  combats  de  l'homme  et  de  la  bête  redou- 
blèrent. Une  suite  de  bas-reliefs  sur  des  pierres  tombales,  au 
Vatican,  donnent  de  curieux  aperçus  sur  cette  chasse.  Le  chas- 
seur immobile  attendait,  un  genou  en  terre,  l'épieu  long  de  trois 
pieds  solidement  calé  dans  un  pli  de  terrain,  contre  une  roche 
ou  contre  un  arbre.  Le  sanglier,  traqué  par  les  valets  et  par  les 
chiens,  tombait  sur  l'épieu  et  ne  pouvait  plus  se  dégager.  C'était 
vraiment  une  chasse  splendide.  Harassé,  frémissant,  Gradlon 
brandissait  l'épieu  durci;  il  l'enfonçait  au  défaut  de  l'épaule  du 
fauve;  le  sang  jaillissait,  l'aveuglait.  Il  était  hideux  et  terrible. 
Il  invoquait  les  dieux  sanguinaires.  Ce  n'était  plus  à  la  dérobée 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  regardait  les  troncs  mystérieux,  dont  Hésus  était  l'hôte  ; 
mais  en  face,  les  yeux  brillans.  La  légère  couche  chrétienne 
craquait  sous  la  poussée  sauvage  :  à  lui  Hésus  et  Taranis!  A  lui, 
à  lui,  Cernunnos,  le  dieu  des  chasses  furieuses  !  Le  corps  d'un 
sanglier,  et  un  autre,  et  un  autre,  jonchaient  le  sol  en  une  héca- 
tombe digne  d'eux.  Ah!  que  les  vieilles  racines  étaient  [vivaces î 
Qu'ils  étaient  dans  leurs  veines,  les  cultes  défendus  !  Comme 
ces  hommes  vivaient,  comme  ils  palpitaient  à  l'aspersion  cruelle, 
et  quil  était  loin  d'eux,  en  ce  moment,  le  culte  en  esprit  et  en 
vérité  du  Dieu  humble,  patient  et  doux  ! 

Gradlon  s'avançait  seul,  maintenant,  à  la  poursuite  d'un 
énorme  sanglier.  Il  l'avait  acculé  à  une  roche;  mais  par  une 
feinte  habile,  l'animal  avait  bondi  décote;  il  tombait  sur  Gradlon 
les  défenses  en  avant,  il  l'atteignait  :  c'en  était  fait  du  roi  si  une 
pierre  lancée  par  une  main  invisible  n'avait  blessé  la  bête  au  front  ; 
cette  diversion  suffit  pour  que  le  roi  pût  reprendre  son  avantage. 
Il  saisit  l'épieu  à  deux  mains,  l'enfonça  avec  rage  dans  le  poitrail 
découvert,  et,  éclaboussé  de  sang,  il  chercha  des  yeux  son  sauveur. 

C'était  le  vieillard  qui  attendait,  à  la  baie  de  Douarnenez,  le 
passage  des  âmes,  en  jetant  aux  aïeux  morts  des  offrandes  de 
gui  et  de  verveine. 

Ses  traits  étaient  ravagés  par  des  années  sans  nombre;  et 
Gradlon,  interdit,  le  regardait,  ne  sachant  si  c'était  une  ombre  ou 
un  homme. 

—  Qui  es  tu,  interrogea-t-il  enfin,  et  comment  te  trouves-tu 
égaré  dans  cette  forêt? 

—  Je  ne  suis  pas  égaré,  j'y  demeure,  répondit  le  vieillard. 
Mais  depuis  longtemps  personne  ne  me  connaît  plus. 

—  Es-tu  donc  le  seul  de  ta  génération  ?  Quel  est  ton  âge  ? 

—  Est-ce  que  je  sais?  Vois  ce  hêtre;  nous  avons  grandi  en- 
semble. Il  reste  debout  tandis  que  je  penche.  Le  père  de  mon 
père  l'avait  planté  au  jour  de  ma  naissance. 

—  Il  habitait  donc  aussi  cette  forêt?  Mais  comment  pouvait- 
il  y  vivre?  Qu'y  faisait-il? 

—  Il  était  druide. 

Le  mot  sembla  éveiller  dans  la  vieille  forêt  des  échos  endor- 
mis. Un  frisson  passa  dans  les  veines  du  roi  comme,  la  veille,  au 
rêve  d'Ahès.  Cet  homme  était  le  fils  de  ceux  qui  résumaient  en 
eux  toute  l'antique  sagesse,  qui  tenaient  dans  leurs  main^  le  pré- 
sent, et  l'avenir... 


AMES    C3LTES,  603 

—  Maître,  dit  Gradlon  d'une  voix  changée,  est-ce  qu'ils  t'ap- 
prenaient les  choses  que  nous  ne  savons  plus  ? 

—  J'ai  recueilli  sur  leurs  lèvres  les  vingt  mille  vers  qui  ren- 
fermaient toute  la  science  humaine.  J'ai  tout  appris.  J'ai  tout 
oublié.  Il  y  a  en  moi  comme  un  vaste  ossuaire,  et  mon  âme  me 
semble  morte  comme  mes  dieux. 

Les  prunelles  déteintes  par  les  années  se  fixèrent  sur  le  roi, 
qui  sentait  grandir  son  effroi  et  son  malaise  : 

—  Apprends  donc  où  le  destin  t'a  conduit,  poursuivit  le 
druide.  A  mon  tour,  j'ai  eu  des  disciples.  Ils  sont  morts  un  à  un. 
Je  les  ai  enterrés  à  l'ombre  de  ces  arbres..  Cette  terre  est  deux 
fois  sacrée  :  c'est  la  tombe  des  miens,  et  c'est  aussi  la  partie 
réservée  de  la  forêt  où  s'offraient  les  sacrifices.  Hésus  a  habité 
ces  chênes,  vieux  de  milliers  d'années  ;  et  peut-être  que,  pensif, 
il  nous  regarde  encore. 

—  Maître,  interrompit  Gradlon  qui  tremblait,  invoque-le 
pour  moi,  car  ilnous  a  vus.  Ahès,  ma  fille  unique,  a  senti  passer 
sur  elle,  dans  son  sommeil,  l'ombre  redoutable  ;  et  des  drui- 
desses  l'entouraient,  l'appelaient  dans  une  ronde  éperdue.  Lis-tu 
comme  tes  pères  dans  les  livres  scellés?  Parle  alors.  Que  vou- 
laient-elles? 

—  Elles  la  voulaient,  dit  le  druide  à  voix  basse. 

—  Mais  elles  n'existent  plus  !  Elles  sont  mortes  !  Et  ce  n'est 
qu'un  rêve,  s'écria  Gradlon. 

—  Qui  est  plus  proche  de  nous  que  les  morts  ne  le  sont? con- 
tinua le  druide.  Et  quand  les  dieux  nous  parlent-ils,  sinon  dans 
le  sommeil  ? 

—  C'est  donc  un  présage  de  mort? 

Les  mots  cruels  sifflaient  entre  ses  lèvres.  Le  vieillard  inclina 
la  tête. 

—  Mais  on  conjure  ces  présages,  on  les  détourne.  Tu  sais, 
toi...  Que  faire?  Que  veux-tu?  demande-moi  tout! 

—  Que  veut-on  lorsque  trois  pieds  de  terre  vous  suffiront 
demain  ?  Que  faire?  Les  idées  me  fuient.  Autrefois  on  donnait 
une  vie  pour  en  racheter  une  autre. 

—  Je  donnerai  la  mienne,  dit  Gradlon  haletant. 

—  Pourquoi?  dit  froidement  le  druide.  Un  prisonnier,  un 
criminel  suffira. 

—  Tous  !  prends-les  tous  ! 

Les  vieilles  superstitions  avaient  reconquis  le  roi  tout  entier. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elles  revivaient  en  lui  par  le  sang  et  par  le  rêve,  les  deux  forces 
de  sa  race;  elles  se  mêlaient  à  son  amour  passionné  pour  son 
enfant. 

—  Un  seul,  poursuivit  le  prêtre.  Vie  contre  vie.  Tu  choi- 
siras. 

—  Rhuys  !  s'écria  Gradlon  au  bout  d'un  instant.  Il  est  à  moi. 
Je  l'ai  gardé  en  otage.  Je  te  l'env^errai,  tu  le  tueras  ici. 

—  Non,  dit  résolument  le  druide.  Non,  là-bas,  dans  une  ré- 
paration aux  dieux  que  tu  as  reniés  et  auxquels  tu  reviens, 
malgré  toi-même.  Là-bas,  sur  cette  digue  que,  dans  sa  fureur, 
Hésus  a  renversée  trois  fois. 

—  Gomment  sais-tu?  balbutia  le  roi  interdit. 

—  Tu  pourras  bâtir  sur  son  sang,  continua  le  vieillard  sans 
l'entendre.  Ton  peuple  sera  à  l'abri  des  flots,  et  ta  fille  sera 
sauvée.  Ce  Rhuys  est-il  des  nôtres? 

—  Il  est  Celte. 

—  Alors  il  mourra  bien,  dit  le  druide  avec  orgueil.  Il  sait 
qu'il  deviendra  semblable  aux  dieux  ! 

Une  flamme  sacrée  brûlait  dans  les  yeux  pâles.  Cet  homme 
d'aspect  doux  était  hors  de  lui-môme  : 

—  Que  ce  soit  donc  à  la  face  du  peuple,  en  plein  jour,  en 
pleine  fête.  Je  suis  le  seul  survivant  du  culte  mort;  mais  je 
m'endormirai  à  la  fumée  des  holocaustes,  et  mes  dieux  quitte- 
ront leur  vieille  terre  dans  un  dernier  reflet  de  gloire  ! 

—  Va  donc  à  Is,  conclut  Gradlon.  Précède-moi.  Prépare  cet 
homme.  Je  te  suivrai  dans  quelques  jours  Tu  me  réponds 
d'Ahès  ?  Tout  est  bien  alors.  Il  vaut  mieux  qu'elle  ne  sache  pas; 
slle  a  déjà  oublié  que  ces  rêves  portent  malheur  !  Nous  ne  par- 
lerons ni  de  songe,  ni  de  présage,  ni  de  victime,  à  cause  des 
chrétiens.  Je  me  débarrasse  d'un  prisonnier  sur  lequel  j'ai  le 
droit  de  vie  et  de  mort.  Voilà  tout. 

—  Es-tu  donc  esclave?  demanda  fièrement  le  druide. 

Et  sans  attendre  la  réponse,  il  s'enfonça  dans  les  taillis  répé- 
tant, comme  une  mélopée,  la  triade  célèbre  : 

«  J'ai  vécu  trois  fois,  je  suis  mort  trois  fois.  J'ai  été  le  lièvre 
timide.  J'ai  été  le  renard  fertile  en  ruses.  J'ai  été  le  roi  brave 
dans  la  guerre,  lâche  dans  mes  pensées.  » 


AMES    CELTES  605 


VII 

Ahès  et  sa  suite,  par  d'étroits  sentiers  de  mousse,  rejoigni- 
rent bientôt  les  chevaux  et  reprirent  avec  eux  la  route  de  Landé- 
venec.  Bien  qu'ils  fussent  séparés  des  chasseurs  les  plus  intré- 
pides, et  que,  dans  cette  direction,  les  sangliers  devinssent  rares, 
tout  l'intérêt  et  tout  le  danger  de  la  chasse  n'étaient  pas  écartés. 
Les  loups  abondaient  dans  ces  parages.  Les  flèches  d'Ahès  et  les 
couteaux  de  ses  hommes  d'armes  en  abattirent  plusieurs.  Le 
plus  grand  nombre  fuyait,  hors  d'atteinte,  en  bandes  furieuses. 

La  nuit,  maintenant,  était  proche.  Il  fallait  bivouaquer  en 
un  endroit  sûr.  Ahès  choisit  une  éminence  où  la  forêt  semblait 
s'arrêter  pour  ne  reprendre  que  très  loin,  au  bord  de  l'horizon, 
en  ligne  sombre.  On  approchait  de  la  presqu'île  de  Crozon.  La 
lande  déserte  s'étendait  à  perte  de  vue,  stérile  et  désolée.  Il  avait 
neigé  dans  la  journée  ;  on  s'en  apercevait  à  peine  sous  l'épaisse 
voûte  des  arbres  ;  mais  là,  à  découvert,  les  longues  ondulations 
blanches  étaient  coupées  seulement  par  des  arêtes  de  granit,  des 
fantômes  étranges  dans  la  nuit.  C'étaient  des  pierres  en  forme 
d'autel,  qui  recouvraient,  disait-on,  des  guerriers  fameux  ;  et  des 
monolithes  énormes,  restes  inquiétans  d'on  ne  savait  quel  culte, 
posés  là,  dans  le  recul  des  siècles,  par  les  mains  des  Celtes 
morts.  La  lune  jetait  sa  clarté  froide  sur  le  linceul  de  neige,  et 
les  tombes,  et  les  autels  géans;  et  au  loin,  le  murmure  éternel 
de  la  mer  ajoutait  encore  à  la  mélancolie  des  choses  qui 
demeurent,  quand  les  hommes  et  les  dieux,  et  jusqu'au  nom  des 
hommes  et  des  dieux,  ont  disparu. 

Tout  était  immobile.  Seulement  à  quelque  distance,  un  trou- 
peau se  blottissait,  serré  contre  le  froid,  devant  un  pauvre  feu 
de  tourbe,  et  le  pâtre  trompait  l'ennui  des  heures  en  jouant 
d'une  sorte  de  biniou  rustique. 

Bientôt  le  troupeau  et  le  pâtre  attirèrent  l'atteulion  d'Ahès. 
Elle  ne  pouvait  dormir.  Dédaigneuse  de  tout  danger,  elle  avança 
pour  entendre  de  plus  près  le  chant  primitif.  Il  y  avait  trois  ou- 
quatre  notes  qui  revenaient  toujours  et  ne  finissaient  pas,  laissant 
en  suspens  le  rythme  et  le  rêve.  Le  rêve  d'Ahès  suivait  ce  chant. 
Elle  était  lasse  de  ces  rudes  journées  d'exercice  et  de  vie  au 
grand  air;  mais  cette  lassitude  était  saine.  Elle  se  sentait  plus . 
maîtresse  d'elle-même,  plus  forte  aussi,  et  plus  sûre  dans  sa  ré~ 


G06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

solution  suprême.  Elle  trouvait  à  la  clarté  blanche  de  la  lune,  à 
ces  solitudes  vierges,  un  charme  apaisant  et  pur.  Sa  vie  ancienne, 
sa  courte  vie  d'enfant,  lui  semblait  pareille  à  ce  champ  de  neige, 
éclairé  d'un  demi-jour  froid...  Puis  la  chaude  lumière  était 
venue...  Et  qu'elle  était  exquise,  cette  heure  de  l'épanouissement 
et  de  la  joie  !  Tout  riait,  tout  rayonnait  en  elle  ;  elle  aimait,  elle 
était  aimée...  Cette  fête  intérieure  transformait  tout,  rejaillissait 
sur  tout,  et  semblait  faire  resplendir  jusqu'à  cette  nuit  glacée, 
jusqu'à  cette  terre  du  sommeil  et  de  la  mort. 

Absorbée  dans  ses  pensées,  Ahès  ne  s'était  pas  aperçue  que 
les  dernières  notes  du  chant  mélancolique  restaient  en  suspens. 
Elle  avançait  toujours.  Maintenant  elle  surplombait  le  pli  de 
terrain  où  s'abritait  le  troupeau,  lorsqu'un  cri  d'effroi  l'arracha 
à  elle-même.  Là,  à  quelques  pas,  le  jeune  pâtre  courait  en  appe- 
lant ses  brebis.  Et  tout  à  coup,  les  chiens  hurlèrent  de  terreur. 
Une  bande  de  loups  se  ruaient  vers  eux  à  travers  la  plaine.  Que 
faire  ?  Ahès  était  sans  armes,  et  déjà  trop  loin  pour  appeler  à 
l'aide.  Les  loups  arrivaient  en  une  course  rapide  et  muette  :  ils 
étaient  nombreux,  étendus  en  un  demi-cercle  menaçant.  Déjà  ils 
touchaient  presque  les  brebis  qui,  tremblantes,  effarées,  s'échap- 
paient à  droite  et  à  gauche.  Instinctivement,  Ahès  se  baissa  pour 
saisir  une  pierre,  au  hasard... 

Alors  le  petit  pâtre  eut  un  cri  incompréhensible  :  «  Gwennolé, 
père,  au  secours  !  au  secours  !  »  Ahès  connaissait,  pour  l'avoir 
entendu  prononcer  par  de  rares  chrétiens,  le  nom  du  saint  le 
plus  populaire  de  l'Armorique.  Mais  l'enfant  était  affolé  par  la 
peur  pour  crier  ainsi,  à  travers  ses  larmes,  dans  ce  désert  et 
dans  cette  nuit  ! 

Non.  L'enfant  n'avait  pas  appelé  en  vain.  Deux  fois,  Ahès 
serra  ses  mains  à  les  briser  pour  s'assurer  qu'elle  ne  rêvait  pas; 
qu'elle  n'était  pas,  comme  dans  la  forêt,  le  jouet  d'une  halluci- 
nation. Mais  non.  Elle  avait  les  yeux  grands  ouverts  ;  elle  était 
bien  certaine  d'avoir  conscience  d'elle-même  puisqu'elle  pensait  : 
«  Si  Rhuys  était  là,  il  nous  sauverait.  »  De  quelque  côté  qu'elle 
se  tournât,  personne  ne  marchait  à  travers  la  lande.  Aucune 
ombre  n'avait  passé  dans  la  limpidité  froide  de  la  nuit  :  ni  un 
bruit  de  pas,  ni  un  souffle...  Et  cependant  un  homme  était  là, 
debout,  vêtu  d'une  robe  de  moine.  Les  loups,  arrêtés  soudain, 
se  couchaient  en  hurlant  devant  lui.  Il  passait  entre  les  brebis 
et  les  loups,  comme  s'il  était  naturel  que  les  créatures  de  son 


AMES    CELTES.  C07 

maître  lui  obéissent.  Les  agneaux,  paisibles,  s'étaient  recouchés. 
Le  pâtre  avait  cessé  ses  cris.  Il  baisait  avec  ferveur  la  main  que 
le  cher  saint  lui  avait  tendue.  Le  pauvre  petit  n'avait  plus  ni  an- 
goisse ni  inquiétude.  Il  allait  et  venait,  près  de  son  grand  ami, 
d'un  air  d'importance,  frôlant  les  bêtes  avec  une  vanité  enfan- 
tine. Et  peu  à  peu,  tandis  que  Gwennolé  continuait  sa  garde  vi- 
gilante, l'enfant  ralentissait  le  pas  ;  ses  yeux  se  fermaient.  Gwen- 
nolé le  roula  dans  son  manteau;  pensif,  il  s'assit  près  de  lui, 
parlant  à  un  Etre  invisible  d'une  autre  bergerie  et  d'un  autre 
pasteur  ;  et  l'enfant  s'endormit  sous  sa  garde,  tenant  toujours 
entre  ses  mains  les  mains  du  saint  bien-aimé... 

Ahès  ne  pouvait  pas  distinguer  les  traits  de  Gwennolé.  Mais 
une  paix  délicieuse  la  retenait  à  ses  pieds.  Elle  ne  se  deman- 
dait pas  comment  le  saint  était  venu,  tant  elle  vivait  dans  une 
atmosphère  de  songe.  Son  âme  bercée  de  chants  et  de  légendes, 
fille  de  la  race  la  plus  rêveuse  qui  fut  jamais,  remplaçait  seule- 
ment les  fées  par  les  anges,  et  les  dieux  inconnus  et  hostiles  par 
des  saints  bienfaisans  et  sourians.  La  question  pour  elle  n'était 
donc  point  :  «  Comment  est-il  venu  ?  »  Mais  :  «  Pourquoi  est-il 
là?  »  Et  rien  dans  sa  vie  passée,  rien  dans  ses  vieilles  histoires, 
ne  lui  donnait  une  réponse... 

Est-ce  que  les  larmes  d'un  pauvre  valaient  un  miracle?  Est- 
ce  que  le  Maître  invisible  venait  ou  envoyait  ses  serviteurs  à 
chaque  appel?  Gradlon  disait  souvent  que  les  hommes  de  la  reli- 
gion nouvelle  ne  s'occupaient  pas  de  la  terre,  qu'ils  ne  parlaient 
que  du  ciel.  Et  cependant,  avant  Gwennolé,  qui  avait-elle  jamais 
surpris  veillant  sur  le  sommeil  d'un  misérable  enfant?  Qui  au- 
rait gardé  ainsi,  fidèlement,  les  petites  mains  confiantes,  toute 
une  longue  nuit?  Est-ce  donc  que,  ne  songeant  qu'à  l'autre 
monde,  les  saints  donnaient  leur  cœur  pour  faire  fleurir  dans 
celui-ci  la  bonté,  la  compassion,  la  pitié? 

Elle  pensa  :  «  Je  le  dirai  à  Rhuys,  pour  qu'il  se  fasse  chré- 
tien, pour  qu'il  les  aime...  »  Et  jusqu'à  ce  qu'elle  fermât  les 
yeux,  elle  regarda  l'enfant  et  le  cher  saint,  et  les  loups  enchaî- 
nés près  des  brebis  paisibles  qu'ils  atteignaient  de  leur  haleine, 
songeant  qu'il  y  avait  peut-être  encore,  dans  la  vie,  une  autre 
douceur  qu'aimer  et  qu'être  aimé... 

Et  ainsi  la  nuit  avait  passé,  lente  et  douce.  Au  matin,  les 
loups  avaient  fui,  le  saint  avait  disparu  ;  Ahès  et  les  siens  s'étaient 
remis  en  marche,  escortés  par  le  petit  troupeau  :  le  pâtre  allait 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  toute  hâte  remercier  son  protecteur  à  l'abbaye  de  Landéve- 
nec.  Ils  suivaient  donc  ensemble  la  même  route. 

Ahès  avait  mis  son  cheval  au  pas.  Elle  interrogeait  Tenfant 
le  long  du  chemin.  Il  lui  racontait  que  le  bon  Gwennolé  était 
leur  providence  ;  qu'il  les  défendait  contre  les  bêtes  féroces,  et 
les  maîtres  cruels,  et  le  feu,  et  la  grêle,  et  tout... 

—  Il  était  très  riche  et  très  puissant,  disait  l'enfant  avec 
orgueil.  Il  s'est  fait  pauvre  comme  nous  et  pour  nous.  Il  n'a  rien. 
Je  suis  mieux  nourri  que  lui  avec  mon  lait  et  mes  fruits;  et  sa 
vie  est  plus  dure  que  la  mienne.  Il  est  partout  où  on  l'appelle... 
Tout  le  monde  l'aime.  Il  passe  et  il  me  dit  :  «  Es-tu  heureux?  » 
Je  le  suis  toujours  quand  je  le  vois...  Alors  il  ajoute  :  «  Aime 
bien  le  bon  Dieu;  »  parce  qu'il  m'a  appris  que  le  bon  Dieu  le 
premier  nous  aimait;  quil  était  venu  en  ce  monde,  misérable 
comme  je  le  suis...  Aussi,  vous  ne  trouveriez  pas  un  païen  dans 
le  pays.  Personne  n'oserait  faire  cette  peine  au  cher  saint.  Il  est 
trop  bon  ! . . . 

Ahès  souriait  à  cet  enthousiasme  naïf.  Les  bois  avaient 
repris  ;  mais  de  larges  espaces  étaient  défrichés,  semés  de  blé 
et  d'orge.  On  approchait  du  monastère.  Ce  n'était  pas  encore  le 
bâtiment  symétrique  et  régulier  des  abbayes  du  moyen  âge; 
mais  une  série  de  cabanes  de  chaume,  où  chaque  moine  vivait 
seul;  au  milieu,  un  pauvre  et  spacieux  oratoire  réunissait  tous 
les  religieux  à  heure  fixe.  Ils  prenaient  aussi  leurs  repas  en 
commun. 

Et  non  seulement  ils  défrichaient  la  terre,  non  seulement  ils 
chantaient  les  louanges  de  Dieu,  mais'  ils  allaient  toujours  par 
voies  et  par  chemins  convertir  et  consoler,  enseigner  les  secrets 
du  paradis,  et  protéger  les  petits  et  défendre  les  faibles.  Vrai- 
ment ces  chevaliers  errans  de  Dieu  faisaient  la  terre  plus  belle 
et  les  cieux  plus  proches. 

Gradlon  était  arrivé  le  premier.  Assis  au  seuil  de  l'abbaye, 
sous  les  arbres,  il  écoutait  Gwennolé  d'un  air  soucieux.  Le 
faible  roi,  passant  du  druide  aux  moines,  oscillait  plus  que 
jamais  entre  le  vrai  Dieu  et  ses  dieux  :  il  eût  voulu  les  fondre  en 
un  accord  impossible.  Son  âme  était  semblable  à  la  terre  dont 
parle  le  Christ  où  la  semence  mystérieuse  est  étouffée  par  les 
épines... 

Avant  Gwennolé,  Gradlon  avait  revu  Rouan,  le  moine  qu'il 
avait  livré  aux   chiens  à  Quimper.  Et  de  nouveau  le  roi  avait 


AMES    CELTES.  609 

entendu  prier  l'homme  humble  et  patient  qui  ne  l'avait  pas  mau- 
dit au  jour  du  jugement  inique...  Gradlon  avait  passé  la  nuit 
dans  la  cabane  d'écorces  d'arbres.  Au  matin,  il  avait  vu  avec 
stupeur,  comme  on  le  lui  avait  dit,  les  buffles  sauvages  se  cour- 
ber d'eux-mêmes  sous  le  joug  pour  le  travail  journalier.  Les 
saints,  ces  bien-aimés  de  Dieu,  se  mouvaient  dans  la  création 
comme  Adam  avant  la  faute.  Ils  appelaient  les  bêtes  fauves  par 
leur  nom,  et  elles  leur  étaient  soumises.  Mais  ils  avaient  de  plus 
qu'Adam  l'humilité  profonde,  et  cette  compassion  ineffable  que 
le  Christ  radieux  apprend  à  ceux  qui  mettent  leurs  pas  dans  ses 
pas...  Pensif,  Gradlon  regardait  Ronan,  l'homme  du  miracle, 
aller  bien  loin  puiser  de  l'eau,  et  de  ces  mêmes  mains,  qui 
d'un  signe  de  croix  domptaient  les  fauves,  apprêter  sa  pauvre 
nourriture,  cueillir  des  racines  et  des  fruits  pour  rendre  son 
hospitalité  moins  misérable. 

Et  après  Ronan,  Gwennolé!  Ahès  arrivait  au  moment  oii  le 
saint  reprochait  au  roi  son  esprit  divisé,  son  cœur  faible.  Tandis 
que  Ronan  avait  conquis  Quimper  au  grand  souffle  du  miracle, 
et  que  Gwennolé  ne  comptait  déjà  plus  de  païens  autour  de  son 
abbaye,  la  Cornouaille  demeurait  entièrement  infidèle.  Is  était 
célèbre  par  ses  débordemens  et  ses  folies,  par  son  paganisme  si 
ancré,  si  profond  qu'aucun  fruit  de  salut  n'avait  pu  s'y  produire. 
Et  ce  n'était  pas  tout  !  La  côte  était  bordée  de  pilleurs  d'épaves. 
On  attirait  les  navires  contre  les  écueils  par  des  feux  mouvans. 
On  les  pillait.  On  massacrait  les  naufragés.  Que  faisait  donc  le 
roi  ?  A  quoi  servait  le  pouvoir  que  Dieu  plaçait  dans  ses  mains? 

Et  comme  la  voix  des  prophètes,  la  voix  de  Gwennolé  s'éle- 
vait, menaçante.  Il  parlait  de  châtimens  exemplaires,  de  ruine 
et  de  mort.  Dieu  lui-même  interviendrait,  à  une  heure  que  lui 
seul  savait,  si  l'on  laissait  ainsi  se  multiplier  l'iniquité.  C'est  le 
Dieu  qui  aime.  Mais  l'amour  a  ses  représailles,  plus  terribles 
que  celles  de  la  colère.  Gwennolé  parlait  ainsi,  sévère  et  triste. 
11  s'interrompait  pour  sourire  au  pâtre,  pour  tracer  sur  le  front 
candide  le  signe  de  la  croix... 

Gradlon  écoutait  la  tête  basse,  inquiet,  sentant  bien  qu'il 
venait  de  se  souiller  d'un  nouveau  crime,  en  donnant  au  druide 
l'ordre  de  tuer  Rhuys...  Mais  sa  conscience  obscure  trouvait 
déjà  des  excuses.  Après  tout,  la  vie  do  cet  homme  lui  apparte- 
nait. Il  disposait  de  son  bien.  Sans  doute,  il  écoutait  les  prêtres 
païens;  il  célébrerait  un  rite  païen...  Mais  qu'importait!  En  de- 
TOME  XXX.  —   1905.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hors  de  lui,  —  qui  l'était  si  peu,  —  personne  n'était  chrétien  à 
Ker  Is.  Et  c'était  pour  sa  fille  !  Etait-ce  donc  trop  de  tous  les 
cultes  et  de  tous  les  dieux  pour  garantir  cette  vie  si  chère? Non, 
non.  Il  ne  dirait  rien  au  moine,  et  ce  serait  la  dernière  fois,  la 
dernière  fois... 

Comme  s'il  l'eût  entendu,  Gwennolé  reprenait  : 

—  Ne  dis  pas  :  «  Encore  cette  goutte  d'eau!  »  Une  goutte 
d'eau  suffit  à  faire  déborder  le  vase  de  la  fureur  divine.  Le 
Seigneur  veut  être  seul.  On  ne  se  joue  pas  de  lui. 

Tout  bas,  Gradlon  pensait  :  h  Lorsque  Ahès  ne  courra  plus 
aucun  risque,  je  rejetterai  publiquement  les  vieux  dieux...  » 
Tout  haut,  il  répondit  : 

—  Je  ferai  de  bonnes  lois,  père,  quand  tu  seras  venu  me 
rejoindre  à  Ker  Is.  En  attendant,  je  veux  consacrer  au  Seigneur 
toutes  les  terres,  tous  les  bois  qui  entourent  ton  abbaye. 

Le  saint  se  détourna  avec  lassitude,  sans  répondre.  Il  envoya 
une  bénédiction  à  Ahès  qu'il  semblait  voir  pour  la  première 
fois.  La  jeune  fille  approcha,  confiante  et  simple.  Elle  lui  ra- 
conta comment  elle  était  arrivée  à  Landévenec  à  travers  les 
songes  tragiques,  à  l'ombre  des  vieux  chênes. 

—  Qu'est-ce  qu'un  rêve?  dit  le  bon  saint  avec  une  afl'ec- 
tueuse  sollicitude.  Tu  n'y  crois  pas.  Tu  nas  pas  peur? 

La  voix  de  Gwennolé  était  redevenue  basse  et  douce.  Il  parut 
à  Ahès  que  sa  mère  morte  lui  parlait.  Elle  s'enhardit  : 

—  Est-ce  encore  un  rêve?  J'ai  vu  hier,  sur  la  lande,  le 
berger  et  son  troupeau  défendus  contre  les  loups...  par  toi, 
n'est-ce  pas? 

—  C'est  encore  un  rêve,  murmura  le  saint. 

« —  Le  Père  n'a  pas  quitté  son  oratoire  cette  nuit,  interrompit 
Wennaël,  le  disciple  bien-aimé  du  maître. 

—  Qui  ai-je  donc  vu?  interrogea  encore  Ahès. 

—  Que  t'importe?  reprit  Gwennolé.  Sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  c'est  celui  qui  s'est  nommé  lui-même  le  bon  Pasteur, 
celui  qui  nous  garde  et  qui  nous  aime. 

—  Passe-t-il  donc  quelquefois  sur  nos  chemins  ?  demanda-t-elle 
étonnée.  Je  ne  l'ai  jamais  rencontré. 

—  Tu  le  rencontreras  quand  tu  souffriras,  fit  gravement  le 
saint. 

—  Mais  je  ne  souffrirai  jamais! 

Tout  l'orgueil  de  sa  passion  éclata  dans  ce  mot.  Le  regard  du 


AMES    CELTES.  611 

saint  se  posa,  compatissant  et  doux,  sur  cette  enivrée  de  la  vie. 
Il  continua  sans  paraître  l'entendre  : 

—  Lui,  le  Christ  bien-aimé,  se  penche  sur  nos  épines.  Il 
prend  dans  ses  mains  l'âme  qui  crie  vers  lui,  de  détresse  ou  de 
remords.  Il  lui  dit  des  paroles  inconnues.  Il  l'emporte  dans  la 
nuit  malgré  sa  plainte,  car  souvent,  elle  ne  le  reconnaît  pas. 
Elle  veut  s'enfuir  de  ses  mains,  quoiqu'il  se  soit  lassé  en  la 
cherchant,  quoique  ses  pieds  et  son  front  et  son  cœur  soient 
blessés  pour  elle. 

—  Et  oïl  l'emporte-t-Il?  demanda-t-elle  encore. 

—  Vers  la  Vie,  dit  le  saint. 

Les  yeux  sombres  d'Ahès  s'éclairèrent.  Il  lui  sembla  que,  si  elle 
avait  été  seule,  elle  aurait  confié  au  bon  saint  son  grand  amour 
son  grand  espoir  de  vivre  heureuse,  pour  que  le  Christ  béni 
tournât  son  regard  vers  elle.  Mais  non.  L'empreinte  de  la  race 
était  trop  forte.  Elle  n'aurait  pas  su  dévoiler  le  mystère  de  son 
cœur  ainsi,  en  une  fois,  et  devant  les  autres.  Du  reste,  elle 
devait  le  revoir  à  Ker  Is... 

Et  ce  fut  seulement  bien  des  heures  après,  au  moment  de 
partir,  qu'elle  lui  dit  tout  bas,  continuant  la  conversation  du 
matin  : 

—  Je  voudrais  quil  se  penchât  vers  moi  à  l'heure  où  je 
mourrai... 

—  Il  le  fera,  dit  gravement  le  saint. 

Mais  sou  sourire  devint  très  triste;  et  lorsque  Gradlon  et  Ahès 
se  retournèrent,  loin  déjà,  ils  le  virent  encore  regardant  vers 
eux,  priant  sans  doute,  comme  Celui  qui  passe,  invisible  et  lassé, 
sur  nos  chemins... 

M.  Reynès  Monlaur. 
{La  dernière  partie  an  prochain  numéro.) 


LE 

MEXIQUE  AU  Xr  SIÈCLE 


Les  pays  de  l'Amérique  centrale  et  méridionale  n'ont  long- 
temps attiré  l'attention  du  monde  que  par  leurs  révolutions.  Les 
luttes  intérieures  qui  n'ont  cessé  de  les  troubler,  depuis  la  pro- 
clamation de  leur  indépendance  jusqu'à  une  époque  toute  récente, 
les  maintenaient  dans  un  état  de  pauvreté,  sinon  de  barbarie, 
bien  différent  de  la  paix  et  de  la  prospérité  qui  ont  toujours 
régné  aux  Etats-Unis,  sauf  pendant  les  quatre  années  de  la 
guerre  de  sécession.  Ce  contraste  entre  les  vaines  agitations  de 
l'Amérique  latine  et  le  labeur  énergique  et  productif  de  l'Amé- 
rique anglo-saxonne  n'avait  pas  le  seul  inconvénient  de  fournir 
un  thème  facile  aux  détracteurs  des  peuples  latins.  Pour  l'ave- 
nir de  ces  peuples,  il  constituait  une  grave  menace.  L'ordre  et  la 
sécurité  du  lendemain  sont  les  biens  les  plus  précieux  dont 
puisse  jouir  une  nation.  Les  guerres  civiles  toujours  renouve- 
lées qui  en  privaient  l'Amérique  du  Sud  et  du  Centre  appauvris- 
saient les  habitans  de  ces  pays  ;  elles  en  écartaient  les  immigrans 
dont  ils  auraient  eu  besoin  pour  se  développer;  elles  faisaient 
fuir  les  capitaux  qui  auraient  aidé  à  mettre  en  valeur  leurs  res- 
sources naturelles.  Elles  les  plaçaient  vis-à-vis  des  Etats-Unis 
dans  une  infériorité  de  jour  en  jour  plus  marquée  au  point  de 
vue  de  la  population,  de  la  richesse,  en  un  mot  de  la  puissance. 
A  la  fin  du  xviii''  siècle,  l'ensemble  des  colonies  espagnoles  et 


LE   MEXIQUE   AU   XX*   SIÈCLE.  613 

portugaises  du  continent  américain  était,  certes,  beaucoup  plus 
peuplé  que  l'Union.  Toute  jeune  encore  en  1790,  celle-ci  ne 
comptait  pas  4  millions  d'habitans,  tandis  qu'en  1794,  la  popula- 
tion du  seul  Mexique  était  évaluée  à  4  millions  et  demi.  En  1900, 
toute  l'Amérique  du  Centre  et  du  Sud,  les  Antilles  exceptées, 
n'avait  guère  plus  de  60  millions  d'habitans  alors  que  les  Etats- 
Unis,  trois  fois  moins  étendus,  en  recensaient  76  millions.  Encore 
le  dernier  quart  du  xix"  siècle  avait-il  vu  les  turbulentes  répu- 
bliques espagnoles  s'assagir,  leur  population  et  leur  richesse  se 
développer.  Si  les  Américains  du  Sud  avaient  continué  à  s'épui- 
ser en  des  troubles  stériles,  il  n'est  pas  douteux  que  ceux  du 
Nord,  auxquels  les  terres  vierges  commencent  à  manquer,  ne 
fussent  venus  s'installer  dans  leurs  pays  pour  exploiter  à  leur 
place  les  richesses  qu'ils  laissaient  dormir  et  établir  l'ordre 
qu'ils  étaient  incapables  d'assurer  eux-mêmes.  Ils  les  auraient 
administrés,  inondés  de  leurs  capitaux,  de  leurs  colons,  qu'au- 
raient suivis  des  immigrans  d'Europe.  Ceux-ci,  et  nombre  d'in- 
digènes peu  ou  point  latinisés,  que  contient  encore  l'Amérique 
«  latine,  »  auraient  adopté  la  langue  de  la  race  prépondérante. 
Les  élémens  espagnols  et  portugais  auraient  vite  été  réduits  à 
l'état  de  minorité  comme  l'élément  français  au  Canada.  Sur  le 
Nouveau  Monde  tout  entier,  sur  tous  les  Nouveaux  Mondes, 
faut-il  dire,  car  l'Océanie  a  déjà  subi  le  même  sort,  se  fût  ainsi 
étendue  uniformément  la  culture  anglo-saxonne. 

Pour  l'humanité,  c'eût  été  probablement  un  malheur,  car  la 
diversité  des  tempéramens  nationaux,  des  civilisations,  des  dis- 
ciplines éducatrices  est  l'un  des  facteurs  du  progrès  scientifique 
comme  du  progrès  moral.  Pour  les  peuples  de  culture  latine, 
c'eût  été  Lin  désastre.  Ne  formant  plus  qu'une  minorité  des  plus 
faibles,  cantonnée  dans  un  petit  coin  du  monde,  ils  auraient 
perdu  toute  influence  sur'  ses  destinées,  auraient  été  rejetés  à 
l'écart  du  grand  mouvement  intellectuel  aussi  bien  que  du  mou- 
vement économique.  Pour  la  France  en  particulier,  qui,  bien 
qu'étant  la  moins  latine  des  nations  latines,  exerce  sur  elles 
toutes  une  sorte  de  magistrature  intellectuelle,  c'eût  été  la  perte 
de  son  influence  philosophique,  littéraire  et  scientifique,  qui 
importe  plus  qu'on  ne  le  croit  souvent  à  l'extension  de  sa  clien- 
tèle économique  et,  par  conséquent,  à  sa  prospérité  matérielle. 

Notre  pays  a  donc  bien  des  raisons  pour  suivre  avec  l'in-, 
térôt  le  plus  vif  les  progrès  que  font  les  pays  de  l'Amérique  du 


614  AEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sud,  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  s'assagissent,  et  qui  sont  une  véri- 
table renaissance.  Peu  à  peu,  l'amélioration  s'étend  à  tous.  Les 
résultats  de  la  paix  et  de  l'ordre  sont  si  heureux  qu'on  a  vrai- 
ment le  droit  d'espérer  que  l'ère  de  la  sagesse  est  définitivement 
ouverte,  bien  qu'elle  soit  encore  d'assez  fraîche  date,  pour  la 
plupart  de  ces  pays.  L'un  d'eux  cependant  y  est  entré  assez 
longtemps  avant  les  autres  et  donne  depuis  trente  ans,  la  durée 
de  toute  une  génération,  l'exemple  d'une  nation  parfaitement 
tranquille  sous  un  gouvernement  stable.  Après  avoir  été  le 
premier  subjugué  par  l'Espagne,  dont  il  fut  la  plus  belle  colonie, 
après  avoir  le  premier  conquis  son  indépendance,  le  Mexique 
a  été  aussi  le  premier  des  Etats  de  l'Amérique  latine  qui  soit 
venu  à  la  sagesse.  Cette  ancienne  terre  classique  de  la  guerre 
civile  mérite  qu'on  étudie  ce  qu'elle  est  devenue  après  trente 
ans  de  paix  et  de  sécurité.  Son  gouvernement  justement  fier 
de  son  œuvre  a  voulu  faciliter  cette  étude  et  présenter  au 
monde,  à  la  France  en  particulier,  le  Mexique  régénéré  en  pu- 
bliant une  véritable  encyclopédie  mexicaine  où  sont  décrits  les 
caractères  naturels  du  pays  et  tout  son  développement  écono- 
mique, politique,  social  et  moral.  L'une  des  originalités  de  cet 
ouvrage,  qui  forme,  à  cent  ans  de  distance,  une  sorte  de  pendant 
h.V Essai  politique  sur  le  Royaume  de  la  Nouvelle-Espagne  par 
lequel  Alexandre  de  Humboldt  avait  révélé  au  monde  européen 
le  Mexique  colonial,  c'est  qu'il  est  écrit  tout  entier  par  des  Fran- 
çais, choisis  parmi  les  plus  compétens  en  chacune  des  matières 
traitées,  auxquels  le  gouvernement  mexicain  a  fourni  des  docu- 
mens  aussi  complets  que  possible.  Le  livre  qui  est  résulté  de 
cette  collaboration,  le  Mexique  au  XX^  siècle  se  trouve  ainsi 
afl'ranclii  de  préjugés  nationaux.  Quelques  esprits  pointilleux 
pourraient  craindre,  il  est  vrai,  que  la  courtoisie  n'ait  porté  ses 
rédacteurs  à  faire  du  Mexique  un  tableau  trop  attrayant;  mais, 
lors  même  qu'il  y  manquerait  quelques  ombres,  il  n'en  est  pas 
moins  tracé  par  des  hommes  qualifiés  et  qui  ont  pu  prendre  un 
recul  suffisant.  Il  est  possible,  au  surplus,  de  contrôler  par 
d'autres  documens  la  plupart  des  informations  qu'il  contient,  de 
les  compléter  au  besoin,  et  il  semble  qu'on  puisse  apprécier 
ainsi  sainement  ce  qu'est  le  Mexique  d'aujourd'hui,  les  causes 
qui  en  ont  produit  la  rénovation,  et  les  perspectives  qui  paraissent 
s'ouvrir  devant  lui. 


LE    MEXIQUE    AU    XX®    SIÈCLE.  615 


I 


Les  divers  pays  du  monde  sont  ce  que  les  ont  faits  la  nature 
et  les  hommes.  Il  est  donc  nécessaire  de  rappeler  ici  dans  quelles 
conditions  physiques  se  trouve  le  territoire  mexicain  et  quels 
sont  les  hommes  qui  l'ont  peuplé.  Le  Mexique  est  fort  vaste,  si 
on  le  compare  aux  Etats  de  l'Europe,  puisqu'il  couvre  deux 
millions  de  kilomètres  carrés,  près  de  quatre  fois  la  surface  de 
la  France  ou  de  l'Allemagne,  six  fois  celle  des  Iles  Britanniques; 
mais  il  n'a  plus  que  des  dimensions  moyennes  si  l'on  prend 
pour  terme  de  comparaison  les  autres  pays  du  Nouveau  Monde. 
Les  Etats-Unis,  le  Canada,  le  Brésil  sont  trois  à  quatre  fois  plus 
étendus,  l'Argentine  deux  fois  et  le  Pérou  presque  autant.  Situé 
entre  le  15®  et  le  32®  degré  de  latitude  Nord,  le  Mexique  est 
compris,  moitié  dans  la  zone  tropicale,  moitié  dans  la  portion 
chaude  de  la  zone  tempérée.  Le  climat  en  serait  donc  très  chaud 
et  très  médiocrement  propice  à  la  colonisation  blanche,  si  l'alti- 
tude ne  devait  corriger  en  partie  les  effets  d'une  latitude  trop 
voisine  de  l'Equateur. 

Le  Mexique  forme  le  prolongement  naturel  des  États-Unis, 
mais  un  prolongement  affaissé,  où  les  terres  basses  sont  rem- 
placées par  la  mer,  et  où  les  montagnes,  dans  le  Nord  tout  au 
moins,  ne  sont  pas  aussi  élevées.  Aux  grandes  plaines  du  Missis- 
sipi  succède  le  golfe  du  Mexique  ;  aux  larges  vallées  califor- 
niennes qui,  sur  le  territoire  des  Etats-Unis,  isolent  les  chaînes 
côtières  du  corps  des  plateaux,  fait  suite  le  golfe  de  Califor- 
nie ou  mer  Vermeille;  ces  chaînes  côtières  elles-mêmes  sont 
continuées  par  la  montueuse  presqu'île  de  la  Basse-Californie. 
Enfin  la  masse  des  grands  plateaux  se  poursuit  sans  interruption, 
du  territoire  américain  sur  le  territoire  mexicain,  dont  elle 
occupe,  à  plus  de  1  000  mètres  d'altitude,  presque  toute  la  lar- 
geur d'une  mer  à  l'autre,  ne  laissant  qu'une  lisière  très  mince 
sur  le  grand  Océan,  un  peu  plus  large  sur  l'Atlantique.  Elle  se 
rétrécit  peu  à  peu,  comme  tout  l'ensemble  des  terres  émergées, 
en  allant  vers  le  Sud-Est,  mais  se  relève  en  même  temps,  telle 
la  proue  d'un  navire,  pour  atteindre  2000  mètres  dans  TAnahuac, 
dominé  par  les  sommets  les  plus  élevés  du  pays,  tous  volcans 
éteints  ou  en  activité,  le  Popocatepetl  ou  (c  Mont  de  la  Fumée,  » 
i'Ixtaccihuatl  ou  «  Femme  Blanche,  »  le  pic  d'Orizaba.  Plus  au 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sud,  se  projette  encore  un  puissant  massif  de  hautes  terres,  relié 
au  plateau  proprement  dit  par  un  mince  pédonciilft  ;  ce  sont  les 
montagnes  d'Oaxaca  qui  s'efTondrent  sur  Tisthmo  de  Tehuan- 
tepec,  large  de  220  kilomètres,  et  dont  le  point  culminant  atteint 
200  mètres  à  peine.  Physiquement  le  Mexique  finit  là.  Politique- 
ment, il  englobe  encore,  au  delà  de  l'isthme,  les  hauts  plateaux 
du  Chiapas,  qui  font  partie  du  système  de  l'Amérique  centrale, 
et  la  presqu'île  du  Yucatan  «  vaste  dalle  calcaire,  -->  selon  l'ex- 
pression d'Elisée  Reclus,  à  peu  près  absolument  plate  et  dont 
la  surface  n'est  qu'à  une  centaine  de  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  lu  mer. 

A  ce  relief  si  mouvementé,  le  Mexique  doit  une  variété  de 
climat  aussi  grande  que  s'il  s'étendait  à  travers  45  degrés  de 
latitude,  du  Sénégal  à  la  Scandinavie.  La  Vera-Cruz  et  une  por- 
tion de  la  côte  du  golfe,  la  péninsule  du  Yucatan,  Acapulco  et 
une  grande  partie  des  bords  du  Pacifique  sont  parmi  les  con- 
trées les  plus  chaudes  du  globe,  puisque  la  température  moyenne 
de  Tannée  y  dépasse  25  degrés  ;  toutes  les  régions  voisines 
du  littoral,  toutes  celles  dont  l'altitude  est  inférieure  à  600  ou 
800  mètres  dans  le  Nord,  ai  000  ou  1200  dans  le  Sud  ont  une 
moyenne  annuelle  supérieure  à  20  degrés,  un  climat  franche- 
ment tropical  :  ce  sont  les  terres  chaudes,  tierras  calientes.  Au- 
dessus  d'elles  les  premières  terrasses  des  montagnes,  et  la  ma- 
jeure partie  des  plateaux  forment  les  tierras  templadas,  les  terres 
tempérées,  oii  la  hauteur  moyenne  du  thermomètre  est  de  15  à 
20  degrés  ;  ce  sont  elles  qui  occupent  au  Mexique  la  plus  vaste 
étendue.  Les  plateaux  les  plus  élevés,  TAnaliuac  par  exemple  et 
les  montagnes  de  2000  à  3  000  mètres  n'ont  plus  que  10  à  lo 
degrés  de  température  annuelle;  ce  sont  les  terres  froides, 
tierras  frias  :  au-dessus  d'elles  quelques  hauts  sommets  s'élèvent 
jusqu'à  la  zone  des  neiges  éternelles. 

A  part  la  presqu'île  du  Yucatan,  où  l'eau  des  pluies  filtre  à 
travers  le  sol  calcaire,  fissuré  comme  celui  de  nos  causses,  les 
terres  les  plus  chaudes  du  Mexique  sont  aussi  les  mieux  arrosées 
et  par  l'eau  des  nuages,  et  par  celle  des  fleuves.  Elles  méritent 
bien  leur  nom  d'Indes  Occidentales,  par  la  splendeur  de  leur 
flore  :  à  l'état  de  nature  ce  sont  des  forêts  presque  inaccessibles 
où  des  lianes,  dont  plusieurs  sont  précieuses,  comme  la  vanille, 
comme  certains  caoutchoucs,  s'enlacent  aux  branches  d'arbres 
magnifiques,  qui  fournissent  les  meilleurs  bois  de  teinture  et  de 


LE   MEXIQUE    AU   XX"    SIÈCLE.  617 

conslniction  ;  une  fois  dëtricliées,  elles  se  prêtent  à  la  culture 
de  toutes  les  plantes  tropicales,  du  cacao,  de  la  banane,  des  pal- 
miers. A  moyenne  altitude,  sur  les  versans  et  les  terrains  des 
montagnes  tournés  vers  la  mer,  il  fait  à  la  fois  moins  humide 
et  moins  chaud  ;  couvertes  encore  de  beaux  arbres,  ces  terres 
tempérées  sont  propres  à  la  production  du  café,  du  coton,  du 
tabac,  de  l'oranger.  La  diminution  simultanée  de  l'humidité  et 
de  la  température  continue  à  mesure  qu'on  s'élève  sur  les  hauts 
plateaux  du  centre  et  du  Sud  :  l'Anahuac  et  les  régions  voisines, 
bien  qu'en  partie  déjà  comprises  dans  les  «  terres  froides,  »  ne 
le  sont  que  par  comparaison  avec  les  parties  plus  basses  du 
Mexique  ;  mais  l'égalité  de  leur  température,  l'alLénuation  des 
extrêmes,  une  moyenne  annuelle  égale  à  celle  du  midi  de  la 
France  et  de  la  Haute-italieies  rendent  vraiment  dignes  du  nom 
de  tempérées.  C'est  la  zone  des  cultures  vivrières,  du  maïs  et 
du  haricot,  —  les  principaux  alimens  du  Mexicain,  —  de  toutes 
les  céréales,  de  l'élevage.  La  plupart  des  plantes  de  l'Europe 
occidentale  et  méridionale  peuvent  y  prospérer,  malgré  les  diffé- 
rences climatériques  qui  se  manifestent,  non  dans  in  température 
moyenne,  mais  dans  l'adoucissement  de  l'hiver  et  dans  l'humi- 
dité de  l'été  coïncidant  avec  la  saison  des  pluies. 

Terres  chaudes,  terres  tempérées,  terres  froides  sont  ainsi, 
dans  le  centre  et  le  Sud  du  Mexique,  d'une  fertilité  presque 
égale  pour  des  cultures  très  diverses,  et  il  n'est  pas  douteux 
qu'elles  ne  se  prêtent  à  un  très  riche  développement  agricole.  Au 
Nord  de  la  République ,  les  deux  cinquièmes  environ  du  terri- 
toire ne  sont  malheureusement  pas  aussi  favorisés.  L'insuffisance 
des  pluies  en  fait  le  prolongement  de  la  zone  aride,  qui  couvre  aux 
Etats-Unis  toutes  les  Montagnes  Rocheuses  et  même  l'Ouest  des 
grandes  plaines  du  bassin  du  Mississippi.  Au  Mexique,  les  côtes 
orientales  restent  toujours  suffisamment  arrosées  ;  mais  certains 
des  bords  du  Pacifique  et  du  golfe  de  Californie  ne  reçoivent  pas 
assez  de  pluies.  Au  Nord  du  tropique  du  Cancer,  de  forêt  vierge 
luxuriante,  la  terre  chaude  s'y  transforme  ensables  et  en  rochei  s 
brûlans.  Les  plateaux  des  Etats  de  Sonora,  de  Chihuahua,  de  Coa- 
huila  ne  méritent  plus  le  nom  de  tempérés  que  par  la  moyenne 
de  leur  température  annuelle  ;  comme  ceux  de  l'Arizona  et  du 
Nouveau-Mexique,  auxquels  ils  vont  se  souder  au  delà  de  la  ligne 
idéale  de  la  frontière,  ce  sont  des  steppes,  voire  des  déserts, 
suffocans  en  été,  souvent  glacés  eu  hiver  qui  rappellent  les  hauts 


618  REVUE  bES  DEUX  MONDES. 

plateaux  algériens.  Sauf  en  quelques  oasis  privilégiées,  et  aux 
abords  des  oueds,  où  croissent  des  saules  ou  de  maigres  peu- 
pliers, on  ne  voit  d'autre  végétation  que  des  touffes  d'herbe 
généralement  rares  et  brûlées,  et  des  plantes  grasses,  des  cactus, 
des  aloès,  des  agaves,  des  yuccas.  Quelques-unes  atteignent  des 
dimensions  gigantesques,  tels  les  cactus-cierges,  dont  les  hautes 
tiges,  épineuses  et  cannelées,  portent  des  rameaux  se  détachant  à 
angle  droit  pour  se  redresser  brusquement  à  quelques  décimètres 
du  tronc,  et  qui  figurent  d'énormes  candélabres  de  l'aspect  le 
plus  étrange.  Une  partie  de  ce  sol  aride  peut  cependant  être  uti- 
lisé, ne  fût-ce  que  par  l'exploitation  des  aloès  et  des  agaves 
dont  plusieurs  ont  de  précieuses  qualités.  Les  plateaux  du 
Mexique  septentrional  ont  encore  quelques  ressources  agricoles 
dans  l'élevage  :  le  mouton  prospère,  en  Australie  et  ailleurs, 
sur  des  pâturages  plus  maigres  encore. 

Néanmoins,  la  plus  grande  partie  de  ce  Mexique  septentrional 
serait  presque  un  poids  mort,  si  l'agriculture  était  la  seule 
source  des  richesses  humaines.  Mais  il  en  est  une  autre,  qui 
prend  de  jour  en  jour  plus  d'importance,  c'est  l'industrie  mi- 
nière. Jamais  les  métaux  et  les  minéraux  de  toute  sorte  n'ont 
joué  dans  la  vie  matérielle  un  rôle  aussi  grand  qu'aujourd'hui. 
Sans  croire  que  dès  demain  viendra  le  temps,  rêvé  des  chimistes, 
où  l'homme  se  passera  entièrement  de  ces  usines  de  transfor- 
mation si  lentes  que  sont  les  animaux  et  les  végétaux  et  extraira 
directement  du  règne  minéral,  par  des  mécanismes  perfection- 
nés, tout  ce  qu'il  lui  faut  pour  se  nourrir,  se  vêtir  et  se  trans- 
porter, il  paraît  probable  que  l'emploi  des  matières  minérales 
est  destiné  à  augmenter  encore  beaucoup.  Il  est  déjà  immense 
aujourd'hui.  Or  les  richesses  du  sous-sol  mexicain  sont  des  plus 
grandes  et  se  répartissent  à  travers  tout  le  territoire,  au  Nord  aussi 
bien  qu'au  Sud.  Le  Mexique  est  un  des  fleurons  de  la  «  Couronne 
Pacifique  ;  »  c'est  ainsi  que  les  géologues  appellent  l'ensemble 
des  hautes  chaînes  de  montagnes,  qui  se  dressent  tout  autour 
du  Grand  Océan.  D'époque  géologique  relativement  récente,  ces 
montagnes  ont  été  imprégnées,  par  suite  d'une  acîivité  volca- 
nique intense  et  qui  se  manifeste,  encore  en  maints  endroits, 
d'incrustations  métallifères  qui  en  font  l'une  des  régions  mi- 
nières les  plus  riches  qui  soient,  sinon  la  plus  riche  du  globe 
entier.  Depuis  que  les  filons  ont  été  déposés,  de  puissantes  éro- 
sions -en  ont  déjà  fait  disparaître  les  parties  supéi'ieures.  «  Or, 


LE    Mb^XIQUE    AU    XX'    SIÈCLE  619 

(lit  M.  l'ingénieur  des  mines  de  Launay,  dans  le  Mexique  au 
XX^  siècle,  une  étude  générale  paraît  montrer  que,  dans  la  consti- 
tution première  des  gîtes  métallifères,  les  zones  tout  à  fait  su- 
perficielles présentent  des  veines  émiettées,  dispersées  d'une 
manière  peu  favorable  ;  puis  vient  en  profondeur  la  zone  riche, 
aux  filons  les  plus  nombreux  et  les  plus  réguliers  ;  plus  bas  encore 
ceux-ci  disparaissent  et  se  «  coincent,  »  mais  peuvent  faire  place 
à  de  grands  amas  intrusifs  d'un  type  tout  différent,  qui  est  parti- 
culièrement bien  défini  en  Scandinavie  et  au  Canada.  Il  faut 
donc,  pour  qu'une  région  métallifère  offre  des  gisemens  dans  les 
conditions  les  plus  avantageuses,  que  l'érosion  l'ait  déjà  entamée 
assez  pour  la  réduire  à  peu  près  à  un  plateau  irrégulier,  sans 
atteindre  cependant  les  filons  jusqu'à  leur  racine,  circonstance 
réalisée  dans  le  cas  du  Mexique  et  de  l'Ouest  Américain.  » 

Les  plus  anciennement  connues  des  richesses  minières  du 
Mexique  sont  les  métaux  précieux  pour  lesquels  il  était  célèbre 
à  l'égal  du  Pérou  ;  mais  il  en  possède  d'autres  encore  plus 
précieuses  aujourd'hui  :  le  cuivre,  dont  les  usajes  ont  été  si 
développés  par  l'industrie  électrique,  le  plomb,  le  zinc,  le  fer 
même,  dont  un  des  principaux  minerais,  l'hématite,  a  été  reconnu 
en  masses  considérables.  La  houille  fait  malheureusement  défaut, 
comme  il  arrive  en  maints  pays  très  riches  en  métaux,  et  la 
constitution  géologique  du  sol  ne  permet  guère  d'espérer  la  dé- 
couverte de  gisemens  importans  ;  mais  quelques  sources  de 
pétrole,  qui  ont  été  reconnues  dans  le  Nord-Est,  pourraient  indi- 
quer que  le  bassin  pétrolifère  du  Texas  se  prolonge,  en  passant 
au-dessous  du  golfe,  jusque  sur  le  territoire  mexicain.  D'ailleurs, 
le  combustible  minéral  n'est  plus,  comme  naguère,  la  seule 
source  puissante  d'énergie  naturelle  dont  dispose  l'humanité,  la 
condition  essentielle  du  développement  de  l'industrie  dans  une 
contrée;  l'électricité,  en  permettant  l'utilisation  de  toutes  les 
chutes  d'eau,  a  ouvert  aux  régions  qui  les  possèdent  en  abon- 
dance des  perspectives  toutes  nouvelles  de  prospérité.  Peu  de 
pays  sont  plus  riches  à  ce  point  de  vue  que  le  centre  et  le  Sud 
du  Mexique,  où  l'eau  des  pluies  abondantes  tombées  sur  les 
montagnes  se  précipite  vers  la  mer  en  rivières  torrentielles,  cou- 
pées de  ^rapides  et  de  cascades. 

De  vastes  étendues  de  terres  fertiles,  propres  à  toutes  les 
productions  de  la  zone  tropicale  et  de  la  zone  tempérée,  un 
sous-sol  non  moins  riche  que  le  sol,  des  forces  propres  à  mettre 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  œuvre  ces  ressources  variées,  voilà  ce  que  la  nature  a  donné 
au  Mexique;  elles  s'est  montrée  généreuse  pour  lui.  Il  ne  reste 
plus  aux  hommes  qu'à  mettre  en  valeur  les  dons  du  ciel. 
Quels  sont  ces  hommes? 

II 

Les  pays  américains  se  classent  de  par  l'origine  de  leur  po- 
pulation en  deux  catégories  très  distinctes.  Dans  les  uns,  les  habi- 
tans  primitifs,  qui  s'y  trouvaient  il  y  a  quatre  siècles,  ont  presque 
complètement  disparu,  et'  ne  représentent  plus  qu'une  fraction 
insignifiante  de  la  population  actuelle,  qui  se  compose  d'immi- 
grans  volontaires  arrivés  d'Europe  et,  dans  les  parties  chaudes, 
d'immigrans  forcés  amenés  d'Afrique  ou  de  leurs  descendans. 
Dans  les  autres,  les  indigènes  et  les  métis  d'indigènes  et  de  blancs 
continuent  à  former  la  majorité,  bien  qu'une  notable  portion 
des  habitans  descende  aussi  d'Européens  immigrés,  auxquels  il 
ne  se  mêle  en  général  que  très  peu  de  noirs.  C'est  à  cette  der- 
nière catégorie  qu'appartient  le  Mexique,  de  même  que  les 
contrées  andines,  où  avaient  pu  se  constituer,  avant  l'arrivée  des 
Blancs,  des  sociétés  nombreuses  et  policées,  fort  différentes  des 
misérables  tribus  d'Indiens  chasseurs  ou  pêcheurs  errant  dans 
les  plaines  du  Mississippi,  de  l'Amazone  et  du  Parana. 

Au  Mexique  s'étaient  formé  deux  centres  principaux  de  civi- 
lisation indigène  :  celui  de  l'Anahuac  et  celui  du  Yucatan; 
Ces  deux  civilisations  alliées  avaient  acquis  un  développement 
qu'attestent,  pour  la  première,  les  ruines  d'Uxmal  et  de  Palenqué, 
pour  la  seconde,  les  récits  des  compagnons  de  Fernand  Cortez. 
Les  conquistadors  décrivent  en  termes  admiratifs  les  splendeurs 
de  Tenochtitlan,  la  capitale  des  Aztèques,  dont  la  prépondérance 
avait  succédé  dans  l'Anahuac  à  celle  des  Toltèques,  puis  des 
Chichimèques.  Bâtie  sur  l'emplacement  du  Mexico  moderne,  au 
milieu  des  lacs,  reliée  par  de  solides  chaussées  à  la  terre  ferme, 
elle  renfermait  300  000  habitans;  le  palais  de  l'empereur,  assem- 
blage de  salles  somptueuses,  de  parcs,  d'étangs,  était  une  vraie 
merveille,  s'il  faut  en  croire  la  Véridiqiie  histoire  de  la  Conquête 
de  la  Nouvelle-Espagne ,  publiée  à  Madrid  en  1632,  et  traduite 
en  français  par  José-Maria  de  Heredia.  Toute  la  région  de  l'Ana- 
huac, où  étaient  venues  s'accumuler  les  migrations  arrivées  du 
Nord  était  habitée  par    une   population   aussi    dense  peut-être 


LE    MEXIQUE   AU   XX^   SIÈCLE.  621 

qu'aujourd'hui.  Plus  au  Sud,  dans  les  montagnes  d'Oaxaca,  les 
Zapotèques  possédaient  aussi  une  civilisation  avancée,  bien  que 
leur  pays  eût  été  conquis  et  ravagé  par  les  Aztèques  à  la  lin  du 
xv"  siècle. 

A  ces  populations  nombreuses  et  policées,  habituées  à  la  vie 
sédentaire  et  à  la  culture  du  sol,  la  conquête  européenne  n'im- 
posait point  de  changement  profond  dans  leur  existence.  Loin 
d'être  une  gêne  pour  les  colons,  comme  des  sauvages  naturelle- 
ment pillards  et  qu'on  ne  saurait  employer  à  aucune  besogne 
utile,  les  Indiens  du  Mexique  étaient  des  auxiliaires  précieux. 
Les  terres  changèrent  de  maîtres  à  la  suite  de  la  conquête; 
mais  les  serfs  de  la  glèbe  qui  formaient  la  masse  de  la  popu- 
lation des  campagnes  continuèrent  à  les  cultiver  pour  les  uns 
comme  ils  l'avaient  fait  pour  les  autres.  Le  travail  des  mines 
était  plus  dur  et  plus  nouveau  pour  les  indigènes;  mais  un  grand 
nombre  de  ceux-ci  étaient  rompus  aux  plus  pénibles  corvées,  en 
ce  pays  '  où  tous  les  transports  étaient  faits  par  des  porteurs, 
sortes  d'ilotes  qui  formaient  la  caste  spéciale  des  tamenes,  com- 
posée de  descendans  des  vaincus.  Les  Espagnols  n'avaient  nul 
intérêt  à  détruire  tous  ces  gens  qui  leur  étaient  d'une  grande 
utilité  pour  l'exploitation  du  pays  et  qui,  la  première  résistance 
brisée  et  le  gouvernement  indigène  renversé,  devinrent  bien 
vite  les  plus  dociles  et  les  plus  soumis  des  sujets.  Qu'il  y  ait  eu, 
malgré  cela,  bien  des  violences,  des  massacres  même,  des  excès 
de  toute  sorte  commis  par  les  aventuriers  brutaux  et  cupides 
qui  s'abattirent  sur  le  Nouveau  Monde  au  début  du  xvi^  siècle,  ce 
n'est  pas  douteux.  Mais  il  ne  faudrait  pas  exagérer  et  généraliser 
ces  faits  déplorables,  voir  un  système  dans  ce  qui  n'a  jamais 
été  qu'un  abus.  Comme  le  dit  le  prince  Roland  Bonaparte  qui 
s'est  chargé,  d.ais  le  Mexique  au  XX^  siècle,  de  la  partie  ethno- 
graphique, «  la  conquête  espagnole,  contre  laquelle  il  est  d'usage 
de  s'élever,  ne  diffère  pomt  des  autres  du  même  genre  et  ses 
cruautés,  qui  remontent  à  près  de  quatre  cents  ans,  ne  dépassent 
point  ce  que  nous  avons  vu  se  produire  au  début  du  xx^  siècle, 
dans  l'Afrique  centrale  et  aux  Philippines,  de  la  part  de  peuples 
qui  prétendent  au  plus  haut  degré  de  culture.  » 

Les  Espagnols  rendirent  aux  Indiens  deux  grands  services, 
l'un  moral,  l'autre  matériel.  Ils  remplacèrent  par  le  christia- 
nisme la  sanguinaire  religion  des  Aztèques,  qni  sacrifiaient  des 
victimes  humaines  au  dieu   de  la  guerre  Huitzilinochtl,  et  la 


622 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bienfait  fut  d'autant  plus  grand  qiie  les  indigènes  eml>rasRf>rPnt 
presque  sans  résistance  la  religion  des  vainqueurs.  D'autre  part, 
ils  introduisirent  les  bêtes  de  somme  européennes,  qui  se  mul- 
tiplièrent rapidement  et  dont  l'emploi  adoucit  beaucoup  la  con- 
dition des  classes  inférieures.  En  outre,  ils  établirent  la  paix,  qui 
régna  sans  interruption  pendant  près  de  trois  siècles,  de  la  con- 
quête aux  luttes  pour  l'indépendance,  tandis  qu'avant  eux,  les 
guerres  étaient  fréquentes  entre  les  divers  États  indigènes  dont 
le  royaume  de  Mexico  était  seulement  le  plus  puissant  et  le  plus 
étendu.  On  peut  médire  de  la  colonisation  espagnole,  comme  de 
toutes  les  colonisations  :  il  ne  lui  en  restera  pas  moins  l'immortel 
et  unique  honneur  d'avoir  réussi,  en  définitive,  à  imprégner  de 
la  culture  européenne  de  nombreuses  sociétés  indigènes  et  à 
fondre  la  race  indigène  avec  la  race  blanche  sans  la  détruire. 
Les  historiens  sérieux  sont,  du  reste,  revenus  aujourd'hui  de& 
préjugés  d'antan.  Elisée  Reclus,  peu  suspect  de  sympathie  exces- 
sive pour  la  catholique  et  monarchique  Espagne,  reconnaît  que 
la  conquête  fut  un  bonheur  pour  les  Indiens,  et  les  publicistes 
mexicains,  même  les  plus  avancés,  partagent  cet  avis. 

Sans  doute  la  fusion  des  races  ne  s'est  pas  faite  en  un  jour, 
et  la  population  a  fort  décru  au  début;  peut-être  même  est-elle 
moins  dense,  aujourd'hui  encore,  dans  l'Anahuac  qu'au  temps 
de  Montezuma.  C'est  surtout  au  xvi«  et  au  xvii*  siècle  que  beau- 
coup d'Indiens  ont  disparu;  mais  il  est  certain  que  les  épidémies 
y  ont  eu  beaucoup  plus  de  part  que  les  massacres  ou  le  travail 
des  mines.  Humboldt  dit  qu'il  n'y  avait  vers  1800  dans  toute  la 
Nouvelle-Espagne  que  30000  mineurs  et,  si  les  conquérans  ont 
apporté  aux  indigènes  la  variole  et  d'autres  maladies  qui  les  dé- 
cimèrent, c'est  là  un  fait  indépendant  de  leur  volonté.  Quant  aux 
obstacles  que  le  régime  colonial  apporta  longtemps  à  un  mélange 
intime  des  races,  ils  provenaient  en  parti  du  souci,  louable  par 
lui-même,  de  ne  pas  troubler  trop  brusquement  les  habitudes  des 
indigènes  et  de  ne  pas  les  livrer  sans  défense  à  la  rapacité  et  à  la 
brutalité  des  blancs.  Ils  n'empêchèrent  pas,  au  reste,  le  mélange 
des  populations  de  se  faire  rapidement,  comme  en  témoignent  les 
distinctions  mêmes  de  races  et  de  nuances  qui  classaient,  sous  le  ré- 
gime colonial,  la  population  en  septcatégories,  dont  trois  de  métis  : 
les  Espagnols  de  la  Péninsule,  les  créoles  blancs  nés  au  Mexique, 
les  métis  de  blancs  et  d'Indiens,  les  métis  de  blancs  et  de  nègres, 
les  Indiens,  les  métis  de  nègres  et  d'Indiens,  et  enfin  les  nègres. 


LE   MEXIQUE   AU   XX"   SIÈCLE.  623 

Sur  les   13611694   habitans  recensés   en   1900,  chiffre   ffui 
paraît  comporter  des  omissions  et  G[u'il  faudrait  sans  doute  porter 
à  14  millions,  on  estime  que  les  blancs  sont  un  cinquième  seu- 
lement, que  deux  cinquièmes  sont  des  métis,  deux  cinquièmes 
des  Indiens  et,  parmi  ceux-ci,  2  millions  seulement  sur  plus  de 
5  millions  se  servent  encore   des  langues   indigènes,  non  sans 
comprendre  et  parler  souvent  l'espagnol  en  même  temps.  C'est 
une  preuve  manifeste  des  progrès  accomplis  dans  le  sens  de  l'as- 
similation. Réduits  à  l'état  de  dialectes  et  fort  appauvris  depuis 
le  temps  de  la  conquête  espagnole,  les  parlers  indigènes  ont,  au 
Mexique,  une  situation  analogue  à  celle  des  langues  celtiques  en 
Bretagne,  en  Ecosse  ou  dans  le  pays  de  Galles.  Ils  sont  répandus 
surtout  dans  les  provinces  du  Centre  et  du  Sud-Est,  où  les  po- 
pulations indigènes  formaient  les  groupes  les  plus  compacts; 
même  aux  environs  de  la  capitale,  l'Etat  de  Mexico  n'est  pas 
entièrement  hispanifié;  plus  au  Sud,  ceux  d'Oaxaca  et  de  Chiapas 
le  sont  moins  encore,  et  dans  le  Yucatan,  la  langue  maya  est 
usuellemment  parlée,  non  seulement  par  les  Indiens,  mais  par 
les  métis  et  par  des  gens  de  sang  espagnol  presque  pur,  comme 
l'est,  au  Paraguay,  le  Guarani.  Les  anciennes  langues  subsiste- 
ront sans  doute  longtemps  encore,  sans  empêcher  ceux  qui  s'en 
serviront  usuellement  de   savoir  l'espagnol,  comme  subsistent, 
dans  tout  le  midi   de   la  France,  les   dialectes  de  langue  d'oc 
couramment  employés  par  toute  la  population,  bien  qu'il  ne  s'y 
trouve  presque  plus  personne  qui  ignore  le  français. 

Un  grand  nombre  d'indigènes  vivent  encore  à  part  du  reste 
de  la  nation  dans  leurs  communes  à  propriété  collective,  mais 
la  loi  du  Reparto  d.  définitivement  supprimé  celle-ci  et  prescrit 
le  partage  des  terres;  on  ne  l'applique,  très  sagement,  que  d'une 
manière  graduelle.  Elle  n'en  aura  pas  moins  pour  effet  final  de 
permettre  aux  Indiens  de  s'élever  dans  l'échelle  sociale.  Le  sort 
des  journaliers,  des  péons  employés  sur  les  hacieîidas,  s'améliore 
aussi  peu  à  peu.  Tous  ces  paysans  indiens  se  trouvent  aujour- 
d'hui dans  une  situation  sociale  et  morale  qui  rappelle,  en  somme, 
de  très  près  celle  des  moujiks  russes. 

Comme  eux,  ils  sont  très  pauvres,  primitifs  dans  leurs  habi- 
tudes, ignorans  et  passablement  superstitieux;  mais  plus  qu'eux 
encore,  ils  sont  vigoureux,  endurans,  et  tout  porte  à  croire  qu'ils 
sont  aussi  susceptibles  qu'eux  d'évoluer  et  de  progresser.  Les 
peuples  qui,  malgré  leur  isolement  du  reste  du  monde,  sont  arri- 


624  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vés  au  degré  de  civilisation  qu'avaient  atteint  les  Toltèques  et 
les  Aztèques,  les  Zapotèques,  les  Mayas  ne  sont  assurément 
dénués  ni  d'intelligence  ni  d'énergie.  Bien  des  exemples  indivi- 
duels prouvent  que  les  Indiens,  lorsqu'ils  peuvent  acquérir  l'in- 
struction nécessaire,  ne  le  cèdent  en  rien  aux  blancs.  Il  suffit  de 
rappeler  que  le  fameux  président  Juarez  était  de  pur  sang  zapo- 
tèque  et  que,  dans  les  veines  du  général  Porfirio  Diaz,  qui, 
depuis  vingt-cinq  ans,  gouverne  le  Mexique,  y  a  rétabli  et  main- 
tenu l'ordre  et  la  prospérité,  coule  plus  de  sang  indien  que  de 
sang  blanc. 

«  Dieu  a  fait  le  blanc,  Dieu  a  fait  le  noir,  le  diable  a  fait  le 
mulâtre,  »  dit  un  proverbe  méchant  et  qu'il  ne  faudrait  pas 
croire  toujours  vrai.  Il  l'est  assez  souvent  cependant  lorsqu'on 
le  restreint  au  croisement  de  la  race  blanche  et  de  la  race  noire, 
trop  différentes,  semble-t-il,  pour  que  la  combinaison  des  deux 
sangs  puisse  donner  d'heureux  résultats.  Il  deviendrait  tout  à  fait 
faux  si  l'on  prétendait  l'appliquer  aux  métis  de  blanc  et  d'Indien. 
L'exemple  illustre  que  nous  venons  de  citer  suffirait  à  le  démon- 
trer. Il  n'est  pas  unique  en  son  genre  :  dès  le  lendemain  de 
la  conquête,  Gortez,  donnant  l'exemple,  épousa  une  native  de 
l'isthme  de  Tehuantepec,  doiia  Marina,  qui  lui  rendit  les  plus 
grands  services  comme  conseil  et  interprète.  Certains  des  chefs 
indigènes  qui  s'étaient  ralliés  au  nouveau  régime  et  avaient 
embrassé  le  christianisme  épousèrent  aussi  des  Européennes; 
beaucoup  plus  souvent  encore  leurs  filles  se  marièrent  avec  des 
Espagnols,  même  de  très  haut  rang.  Ainsi  un  fils  de  l'empereur 
Montezuma,  amené  en  Espagne  par  Fernand  Cortez  avec  d'autres 
nobles  Indiens,  demeura  en  Europe,  eut  des  descendans  qui 
épousèrent  des  Espagnoles;  ces  héritiers  sont  aujourd'hui  grands 
d'Espagne  et  portent  le  titre  de  ducs.  L'un  d'eux,  José  Sarmiento 
Valladarez,  comte  de  Mocteuhzoma  y  Tula,  fut  même  vice-roi  de 
la  Nouvelle-Espagne  de  1697  à  1701  ;  quatre  filles  de  Montezuma 
épousèrent  des  Espagnols.  Ce  fut  un  principe  politique  chez  Fer- 
nand Cortez  d'hispanifier  l'aristocratie  indigène.  Les  seigneurs 
féodaux  ralliés  conservèrent  la  plupart  de  leurs  privilèges  et  de 
leurs  terres.  Ils  s'absorbèrent  dans  les  classes  supérieures  espa- 
gnoles, et  leurs  descendans  furent  considérés,  non  comme  des 
métis  mais  comme  des  blancs  purs,  ce  qui  était  d'autant  plus 
facile  que,  dès  la  seconde  génération,  le  sang  rouge  ne  laisse  plus 
de  trace  reconnaissable. 


LE   MEXIQUE   AU   XX®   SIÈCLE.  623 

En  dehors  même  de  ces  personnages  de  haut  rang,  l'ensemble 
ie  la  population  métissée,  tout  en  étant  dédaignée  par  les  blancs, 
ne  fut  jamais  reléguée  au  niveau  des  mulâtres  dans  les  pays  où 
se  trouvent  des  nègres.  Dès  iS88,  Philippe  II  permit  de  leur 
conférer  les  ordres,  et  ils  contribuèrent  bientôt  largement  au 
recrutement  du  clergé  des  campagnes.  Ils  fournirent  aussi  aux 
vice-rois,  de  même  que  les  Indiens,  d'excellens  soldats.  «  En 
1804,  les  métis,  au  nombre  de  1  300  000,  avaient  une  tendance  à 
s'élever  au-dessus  de  la  catégorie  des  serviteurs  ;  ils  s'employaient 
principalement  au  travail  des  mines,  aux  transports,  à  la  petite 
industrie,  enfin  ils  envahissaient  les  professions  libérales  et  se 
montraient  avides  de  savoir  et  ambitieux  de  richesses  et  de  pou- 
voir. »  En  1812,  ce  fut  un  métis,  le  curé  Morelos,  qui  releva  le 
drapeau  de  l'indépendance  tombé  des  mains  expirantes  du  curé 
Hidalgo,  un  créole,  qui  avait  lancé,  en  1810,  le  premier  appel  à 
l'insurrection.  Vaincu  et  tué,  après  avoir  d'abord  remporté  plu- 
sieurs victoires,  il  montra  de  véritables  talens  militaires.  Sous  le 
régime  de  l'indépendance,  les  métis  ont  rempli  avec  succès  les 
plus  hautes  charges.  Ils  formeront  de  plus  en  plus  le  fond  de  la 
population  du  pays  comme  ils  forment  déjà  le  fond  de  la  population 
des  villes  et  des  classes  moyennes  en  générai.  Ils  sont,  en  réalité, 
plus  nombreux  qu'ils  ne  le  paraissent;  tant  qu'a  duré  le  régime 
colonial,  et  que  des  avantages  divers  ont  été  attachés  à  la  qua- 
lité de  blanc,  de  nombreux  sang-mêlés  ont  .recherché  et  souvent 
réussi,  moyennant  finances,  à  se  faire  inscrire  dans  la  classe  des 
blancs.  Ils  le  faisaient  encore  à  Cuba,  par  pure  gloriole,  il  n'y  a 
pas  longtemps.  De  nos  jours,  par  la  force  naturelle  des  choses, 
le  mouvement  continue  ;  les  nombreux  métis  arrivés  à  une  po- 
sition élevée  sont  absorbés  par  les  blancs  et  considérés  comme 
tels(l). 

Le  groupe  qu'on  appelle  blanc  et  qui  représente  seulement 
un  cinquième  delà  population  mexicaine  n'est  donc  pas  même  en 
réalité  composé  de  blancs  tout  à  fait  purs.  Néanmoins  le  sang 


(1)  Le  prince  Roland  Bonaparte  cite  à  ce  propos,  dans  le  Mexique  au  XX'  siècle, 
l'exemple  de  Juarez,  Indien  zapotèque  de  pur  sang,  hispanifîé  par  l'instruction  et 
l'éducation;  devenu  avocat  et  iiomme  politique  important,  il  épouse  une  femme 
de  la  classe  décente  (dirigeante)  dont  la  mère  était  Italienne.  Son  fils  épouse  à  son 
tour  une  Française,  trois  de  ses  cinq  filles  des  Espagnols,  une  autre  un  Mexicain, 
une  autre  un  Cubain.  Ses  petits-enfans  s'allient  tous  avec  des  blancs.  A  là  qua- 
trième génération,  sinon  à  la  troisième,  tous  ses  descendans  peuvent  être  ainsi 
absolument  confondus  avec  des  blancs  purs. 

TOME  XXX.  —  1903.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blanc  y  prédomine  largement,  et  ce  sang  est  tout  entier  d'origine 
espagnole.  Suivant  la  pratique  universellement  admise  par  tous 
les  pays  sous  l'ancien  régime  colonial,  les  Espagnols  seuls  avaient 
le  droit  d'entrer  en  Amérique.  Au  début,  les  sujets  de  la  couronne 
de  Castille  prétendirent  même  que  ce  privilège  devait  leur 
être  réservé,  à  l'exclusion  des  sujets  de  l'Aragon,  parce  qu'Isa- 
belle de  Castille  avait  seule  pourvu  aux  frais  de  l'expédition  de 
Colomb,  sans  que  Ferdinand  d'Aragon,  son  époux,  y  fût  inter- 
venu. Si  cette  thèse  extrême  fut  rejetée,  on  interdit  du  moins 
l'entrée  des  colonies  à  tous  les  sujets  des  rois  d'Espagne  en 
dehors  de  la  Péninsule  et  des  Canaries  :  aux  Flamands,  aux 
Francs-Comtois,  aux  Italiens  du  Milanais  et  du  royaume  de  Naples. 
Cet  exclusivisme  fut  un  malheur,  qui  priva  le  Nouveau  Monde 
d'excellens  colons.  En  Amérique,  même  l'esprit  de  privilège  se 
continuait  par  la  rivalité  entre  les  «  hijos  del  pais,  »  les  fils  du  pays, 
les  créoles  blancs  nés  aux  colonies  et  les  gens  venus  d'Espagne, 
les  Péninsulaires,  surnommés  gachupinos,  hommes  à  souliers, 
qui  se  considéraient  comme  au-dessus  des  autres  et  monopoli- 
saient toutes  les  grandes  places,  la  métropole  se  défiant  de  la 
fidélité  des  créoles. 

Il  n'y  a  plus  lieu,  aujourd'hui,  de  faire  cette  distinction  et 
presque  toute  la  population  blanche  se  compose  de  créoles.  L'im- 
migration a  malheureusement  été  très  faible  depuis  la  proclama- 
tion de  l'indépendance  ;  au  recensement  de  1900,  le  nombre  des 
personnes  résidant  au  Mexique  et  nées  hors  du  territoire  ne 
s'élevait  qu'à  57S07,  moindre  que  n'était  cent  ans  plus  tôt  le 
nombre  des  Péninsulaires,  qui  atteignait  70000.  Parmi  ces 
étrangers,  16258  seulement  sont  Espagnols,  15265  sont  des  Amé- 
ricains du  Nord  ;  on  trouve  environ  6  000  Guatémaléens, 
4000  Français,  un  peu  moins  de  3  000  Anglais  et  à  peu  près  au- 
tant de  Cubains,  2  500  Allemands,  et  autant  d'Italiens.  Nos  com- 
patriotes tiennent  dans  ce  petit  groupe  un  rang  aussi  honorable 
par  la  qualité  que  par  la  quantité  de  ceux  qui  le  composent. 
Une  notable  partie  d'entre  eux  est  formée  de  gens  de  la  vallée 
de  Barcelonnette,  qui  a  monopolisé  à  Mexico  la  vente  des 
étoffes  et  se  fait  remarquer  par  son  esprit  de  solidarité. 

C'est  un  fait  curieux  et  regrettable,  mais  certain,  que  le 
Mexique  perd  aujourd'hui  plus  d'habitans  par  l'émigration  qu'il 
ne  reçoit  d'immigrans.  Beaucoup  d'ouvriers  agricoles  et  de  gar- 
diens de  bestiaux,  sans  parler  des  chercheurs  d'or,  vont  gagner 


LE    MEXIQUE    AU    XX"    SIÈCLE.  627 

dans  le  Sud-Ouest  des  Etats-Unis  des  salaires  meilleurs  que  dans 
leur  pays;  ils  se  font  cowboys,  ou  travaillent  dans  les  planta- 
tions de  coton  du  Texas,  ou  viennent  retrouver,  au  Nouveau- 
Mexique,  leurs  anciens  compatriotes  que  les  Etats-Unis  ont 
annexés  en  1848,  mais  qui  ont  conservé  les  coutumes  et  la  langue 
espagnole  en  même  temps  que  la  religion  catholique. 

L'excès  de  l'émigration  sur  l'immigration  est  assurément  un 
mal  pour  un  pays  dont  l'ensemble  contient  à  peine  7  habitans 
au  kilomètre  carré  et  qui,  même  en  mettant  à  part  les  provinces 
à  demi  désertiques  du  Nord  :  Sonora,  Chiiiuahua,  Coahuila,  la 
Basse-Californie  et  l'appendice  peu  habité  du  Yucatan,  c'est-à- 
dire  près  de  la  moitié  du  territoire,  n'atteint  encore  qu'une  den- 
sité de  12.  Il  ne  peut  compter  pour  se  peupler  que  sur  l'excé- 
dent des  naissances  relativement  aux  décès.  La  comparaison  des 
deux  recensemens  de  1895  et  de  1900  qui  ont  accusé,  le  premier 
12632  000,  le  second  13  611000  habitans,  fait  ressortir  un  gain 
moyen  annuel  de  près  de  200  000  âmes,  soit  7  1/2  pour  100  de 
la  population,  ce  qui  est  une  proportion  très  satisfaisante  en  soi 
et  indique  une  très  forte  natalité,  car  la  mortalité  doit  être  con- 
sidérable dans  un  pays  où  les  règles  de  l'hygiène  ne  sont  guère 
observées  ni  même  connues,  où  la  richesse  est  médiocre,  et  dont 
^es  régions  côtières  sont  fort  peu  saines.  Les  gens  des  provinces 
les  plus  peuplées  vont  coloniser  peu  à  peu  celles  qui  le  sont 
le  moins,  car  on  observe  que  ce  sont  ces  dernières  qui  gagnent 
le  plus  grand  nombre  d'habilans.  En  dépit  de  cette  «  auto- 
colonisation »  favorisée  par  le  gouvernement ,  le  Mexique 
aurait  grand  besoin  de  colons  venus  du  dehors  et  les  accueillerait 
à  bras  ouverts  ;  l'Etat  leur  concède  de  grands  avantages,  leur 
offre  des  terres  fertiles  aux  conditions  les  plus  favorables.  Le 
climat  des  terres  froides  et  même  des  terres  tempérées  convient 
d'ailleurs  très  bien  aux  Européens  du  Midi  ;  le  Mexique  n'est  pas 
plus  éloigné  de  l'Europe  que  l'Argentine  ou  le  Sud  du  Brésil,  il 
l'est  même  moins.  Malgré  tout,  les  colons  ne  viennent  pas. 

On  peut  découvrir  deux  causes  de  leur  abstention.  Un  demi- 
siècle  de  guerres  civiles  ont  fait  au  pays  un  mauvais  renom, 
qu'il  est  difficile  d'effacer,  et,  surtout,  la  présence  d'une  nom- 
breuse population  indigène  écarte  les  immigrans,  comme  la 
présence  des  noirs  les  éloigne  en  grande  partie  du  Sud  des  États- 
Unis.  Tous  les  hommes  ont  une  répugnance  instinctive  pour 
le  contact,  d'hommes  d'autres  races,  surtout  quand  ils  estiment 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ce  sont  des  races  inférieures,  et  ils  sont  d'autant  plus  portés 
à  les  considérer  comme  telles  qu'ils  sont  eux-mêmes  des  échantil- 
lons moins  relevés  de  la  race  supérieure.  D'ailleurs,  on  ne  s'ex- 
patrie que  dans  l'espoir  de  trouver  dans  le  pays  où  l'on  va 
s'établir  un  sort  meilleur  que  dans  celui  que  l'on  quitte,  et  ce 
que  la  plupart  des  immigrans  recherchent  d'abord,  ce  sont  des 
salaires  élevés.  Mais  la  présence  de  nombreux  indigènes  a  pour 
premier  effet  de  fournir  une  abondante  main-d'œuvre  à  bon 
marché ,  assez  défectueuse  sans  doute,  mais  qui  n'en  est  pas 
moins  un  obstacle  à  la  hausse  des  salaires  pour  les  travaux 
courans.  Les  seuls  qui  puissent  espérer  une  bonne  rémunéra- 
tion de  leur  travail  sont  les  ouvriers  qualifiés  et  spéciaux,  les 
contremaîtres  et  autres.  Ce  n'est  qu'une  élite.  En  ce  qui  con- 
cerne les  classes  agricoles,  les  simples  journaliers  sont  écartés, 
nous  l'avons  dit,  par  la  concurrence  des  Indiens,  et  les  gens  sus- 
ceptibles de  devenir  propriétaires  conçoivent  plus  de  craintes 
des  déprédations  des  indigènes,  que  d'espoir  dans  leur  concours; 
ils  préfèrent  se  diriger  vers  les  pays  complètement  libres. 

Peut-être,  avec  le  temps,  de  sages  mesures  administratives, 
une  habile  réclame  comme  en  pratiquent  d'autres  pays  neufs,  le 
Mexique  parviendra-t-il  cependant  à  attirer  vers  ses  rivages  un 
filet  du  large  courant  de  l'émigration  italienne.  Rien  ne  serait 
plus  heureux  que  de  voir  une  partie  des  nombreux  Latins  qui 
quittent  l'Europe  venir  renforcer  cette  sentinelle  avancée  de 
l'Amérique  latine,  au  lieu  de  se  perdre  dans  la  masse  anglo- 
saxonne  aux  Etats-Unis. 

Doué  comme  il  l'est  par  la  nature  et  peuplé  d'habitans  dont 
une  partie  est  encore  primitive  et  ignorante,  mais  qui  n'en 
possèdent  pas  moins  de  grandes  et  viriles  qualités,  le  Mexique 
devrait  être  depuis  longtemps  un  pays  progressif  et  prospère. 
Malgré  la  rigidité  excessive  et  les  abus  divers  du  vieux  sys- 
tème colonial,  malgré  les  épidémies  qui  avaient  réduit  sa 
population,  il  était  parvenu,  il  y  a  cent  ans,  grâce  à  des  ré- 
formes administratives  et  aux  vice-rois  de  grand  mérite  qui 
le  gouvernèrent  au  xviii^  siècle,  à  un  réel  développement.  La 
Nouvelle-Espagne  était  alors  la  plus  riche  de  toutes  les  colonies 
européennes,  les  135  000  habitans  de  Mexico  faisaient  de  sa 
capitale  la  plus  grande  ville  du  Nouveau  Monde.  La  population 
atteignait,  d'après  Humboldt,  6  422000  habitans  en  1810,  le 
commerce  s'était  élevé,  en  1802,  jusqu'à  60  millions  de  piastres. 


LE    MEXIQUE    AU    XX^    SIECLE.  62S 

Nous  n'avons  pas  de  renseignemens  sur  les  revenus  publics  sous 
le  régime  colonial;  mais  au  premier  budget  de  l'indépendance, 
et  en  1821-1822,  ils  atteignaient  9  millions  de  piastres,  ou  50  mil- 
lions de  francs.  Malheureusement  les  cinquante  premières 
années  où  le  Mexique  fut  libre  ne  furent  qu'une  longue  guerre 
civile,  compliquée  de  guerre  étrangère  avec  les  Etats-Unis  en 
1847  et  1848,  puis  avec  la  France  de  1863  à  1867.  Aussi  la  popu- 
lation ne  s'accrut-elle  que  lentement  :  en  1879,  elle  n'était  encore 
que  de  9  908  000  âmes,  moitié  plus  que  soixante-neuf  ans  plus 
tôt;  en  1874,  le  commerce  n'était  que  de  45  millions  de  piastres, 
moins  qu'en  1802.  De  1867  à  1876,  le  budget  des  recettes  ne  s'éle- 
vait qu'à  16  millions  de  piastres  en  moyenne;  encore  les  impôts 
pesaient-ils  lourdement  sur  la  population  appauvrie.  Le  pays 
n'avait  alors  aucun  chemin  de  fer,  aucune  bonne  route,  aucun 
port  sûr  et  aménagé.  Il  inspirait  aux  étrangers  une  méfiance 
justifiée  par  des  banqueroutes  successives  et  telle  qu'en  1888 
encore,  il  était  obligé  d'emprunter  au  taux  de  8  pour  100.  L'ave- 
nir du  Mexique  semblait  bien  incertain  et  des  prophètes  de  mau- 
vais augure  ne  voyaient  d'autre  moyen  d'assurer  le  repos  de  ses 
habitans  et  le  développement  de  ses  richesses  que  l'établissement 
d'un  protectorat  américain. 

Il  n'a  point  été  besoin  de  recourir  à  ce  remède  héroïque.  Le 
Mexique  s'est  relevé  de  lui-même  par  le  simple  effet  de  l'ordre 
qui  a  régné  depuis  l'accession  au  pouvoir  du  général  Porfirio 
Diaz.  Sa  population  a  augmenté  de  plus  d'un  tiers  en  vingt-six 
ans.  Son  commerce  extérieur,  en  ramenant  la  piastre  à  la  valeur 
qu'elle  possédait  avant  la  baisse  de  l'argent,  qui  l'a  réduite  à 
2  fr.  50  environ  au  lieu  de  5  fr.  40,  est  de  180  millions  de  pias- 
tres :  il  a  quadruplé  en  trente  ans.  Les  recettes  du  Trésor,  en 
faisant  la  même  correction,  sont  de  40  millions  de  piastres;  elles 
ont  beaucoup  plus  que  doublé  dans  le  même  intervalle.  Enfin, 
s'il  est  vrai,  comme  le  disait  Thiers,  que  «  dans  ces  vastes  mar- 
chés de  fonds  publics  qui  ont  été  sous  le  nom  de  Bourses  établis 
dans  toute  l'Europe,  chaque  jour  la  sagesse,  la  prudence,  l'ha- 
bileté des  gouvernemens  sont  mis  aux  enchères  et,  selon  le 
prix  quen  ofi'rent  de  fins  observateurs,  la  confiance  monte  ou 
s'abaisse,  les  affaires  marchent  ou  s'arrêtent,  le  bien-être  public 
s'étend  ou  s  évanouit,  »  le  monde  a  bonne  opinion  du  Mexique  et 
de  son  avenir;  son  dernier  emprunt  4  pour  100  a  été  émis 
à  90.  soit  au  taux  de  4  1/2  pour  100  et  les  cours  s'en  sont  encore 


6oU  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevés  ûopiiis  lemissioii.  Les  capitalistes  de  tou.s  Us  pays  et 
même  ceux  de  la  France,  les  plus  craintifs  de  tous,  se  disputent 
les  titres  d'entreprises  mexicaines.  Avec  les  fonds  qu'on  lui 
prête,  le  pays  se  constitue  un  outillage  des  plus  modernes  :  il  a 
amélioré  ses  ports  et  construit  20  000  kilomètres  de  chemins  de 
fer.  Tels  sont  les  heureux  effets  de  l'ordre,  dont  le  rétablisse- 
ment a  transformé  le  Mexique  et  a  permis  à  ses  habitans,  assurés 
désormais  de  récolter  les  fruits  de  leurs  efforts,  de  consacrer 
toute  leur  activité  au  développement  moral  et  matériel  du  pays. 

III 

La  population  mexicaine,  comme  celle  de  tous  les  pays  encore 
primitifs,  est  en  grande  majorité  rurale.  Les  villes  importantes 
sont  rares;  il  n'en  existe  en  tout  que  vingt-deux  qui  dépassent 
20  000  âmes  (1).  L'agriculture  occupe  plus  des  trois  quarts  des 
travailleurs  (76  pour  100).  De  toutes  les  branches  de  la  produc- 
tion, c'est  donc  la  plus  importante  au  point  de  vue  social  aussi 
bien  qu'au  point  de  vue  économique. 

Au  lendemain  de  la  conquête,  l'Etat  espagnol  s'était  déclaré 
maître  de  toutes  les  terres.  Les  villages  indiens  gardèrent  pour- 
tant la  plus  grande  partie  de  celles  qu'ils  cultivaient  collective- 
ment :  une  autre  portion  fut  rendue  ou  conservée,  comme  nous 
l'avons  dit,  à  la  noblesse  indigène  ;  sur  le  reste  on  préleva  les 
vastes  domaines  qui  furent  distribués  d'abord  aux  conquista- 
dors,  puis  aux  colons  bien  apparentés  ou  recommandés,  venus 
de  la  métropole.  Des  Indiens  étaient  souvent  donnés  avec  la 
terre  ;  après  avoir  été  au  début  la  chose  de  leurs  maîtres,  des 
esclaves  ou  peu  s'en  faut,  comme  ils  l'étaient,  au  reste,  sous  le 
régime  indigène,  ils  passèrent  bientôt  à  la  condition  meilleure 
des  serfs  de  la  glèbe,  lorsque  le  Conseil  des  Indes  eut  réglementé 
les  droits  des  détenteurs  des  «  encomiendas.  »  Ces  fiefs,  donnés 
à  vie  ou  pour  quelques  générations  plutôt  qu'héréditairement, 
finirent  par  disparaître  au  xvni"  siècle;  mais  les  Indiens  n'en 
restèrent  pas  moins  dans  un  état  de  demi-servage,  plus  ou  moins 
officiellement  reconnu. 

(1)  D'après  le  recensement  de  1900,  Mexico  compte  344  721  habitans;  Guadala- 
jara,  qui  est  la  plus  grande  ville  après  la  capitale,  en  a  105  000  ;  Puebla,  93  000; 
Monterey,  62000;  San  Luis  Potosi,  61  000;  Léon,  58  000.  Dix  autres  villes  ont  de 
30  000  à  50  000  âmes  et  six  de  20  000  à  3Û00U. 


LE   MEXIQUE   AU   XX"    SIÈCLE.  631 

Aujourd'hui  encore,  c'est  la  grande  propriété  qui  est  la  base 
du  régime  rural  mexicain,  on  dehors  des  terres  collectivement 
exploitées  par  les  Indiens  que  fait  disparaître  peu  à  peu  l'appli- 
cation de  la  loi  du  Reparto.  Il  existe  environ  8000  haciendas 
ou  grands  domaines;  on  en  trouve  assez  souvent  qui  atteignent 
vingt  lieues  carrées  et  davantage,  c'est-à-dire  60000  hectares,  la 
lieue  mexicaine  ayant  5  kilomètres  et  demi.  Avec  dix  propriétés 
pareilles,  on  ferait  un  département  français.  Il  n'est  pas  rare  qu'il 
y  vive  jus([u'à  3000  personnes.  Cette  population  se  compose 
principalement  de  péons,  qui  étaient  autrefois  des  serfs;  aujour- 
d'hui, ils  ne  peuvent  aliéner  perpétuellement  leur  liberté  :  tout 
contrat  de  ce  genre  serait  nul  et  de  nul  effet  au  Mexique  comme 
en  France;  ils  ne  sont  même  le  plus  souvent  engagés  que. pour 
m:  an.  Mais  le  régime  aboli  par  la  loi  s'est  en  partie  conservé 
dans  les  faits,  et  les  péons  demeurent  en  général  très  longtemps, 
et  quelquefois  de  père  en  fils,  au  service  du  même  propriétaire. 
Seulement,  il  faut  maintenant  que  celui-ci  les  traite  bien. 
L'extrême  étendue  des  haciendas,  leur  éloignement  fréquent  de 
tout  centru  urbain,  a  des  conséquences  d'où  pourraient  naître 
certains  abus.  C'est  Vhacendado  —  le  propriétaire  —  qui  fait 
venir  tous  les  objets  dont  la  population  de  son  domaine  peut 
avoir  besoin  et  qui  les  vend  dans  ses  magasins.  Aux  premiers 
temps  qui  suivirent  la  suppression  du  servage,  certains  hacen- 
dados,  ou  leurs  iniendans  ou  majordomes,  le  rétablirent  d'une 
manière  d<iguisée  en  poussant  les  Indiens  à  faire  des  dettes  dont 
ils  ne  pouvaient  ensuite  se  libérer.  Aujourd'hui,  de  pareilles 
manœuvres  ne  sont  plus  guère  possibles.  Toute  hacienda  impor- 
tante est  ])ourvue  d'une  justice  de  paix,  d'une  école,  les  péons 
connaissent  mieux  leurs  droits  et  sont  d'autant  plus  portés  à  les 
faire  respecter  que  la  main-d'œuvre  ne  surabonde  pas. 

Les  gains  de  ces  travailleurs  ruraux  sont  assez  faibles  et 
varient  suivant  les  régions  et  les  avantages  accessoires  dont  ils 
jouissent.  Vers  1890,  on  évaluait  la  moyenne  des  salaires  agricoles 
à  36  cenlanos  ou  centièmes  de  piastre  soit  90  centimes  par  jour. 
La  demande  toujours  croissante  des  bras,  jointe  à  la  baisse  de  la 
piastre,  a  dû  élever  ce  niveau.  D'après  M.  le  sénateur  Gomot 
qui  a  rédijjé  pour  le  Mexique  an  XX®  siècle  la  partie  relative  à 
l'agriculture,  les  péons  d'haciendas,  logés,  recevraient  une  demi- 
piastre  par  jour  dans  les  terres  chaudes,  un  quart  de  piastre 
seulement  sur  les  hauts  plateaux;  mais,  en  ce  cas,  on  fournit  au 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

péon  le  maïs,  qui  est  le  fond  de  sa  nourriture,  on  lui  vend  aussi 
des  vêtemens  à  prix  réduit.  Partout,  du  reste,  chaque  péon  a  la 
jouissance  d'un  lot  de  terrain  qu'il  cultive  avec  sa  i'amille  et  on 
l'autorise  le  plus  souvent  à  faire  paître  son  bétail  sur  les 
herbages  de  l'hacienda. 

En  dehors  des  péons,  ou  domestiques  à  l'année,  qui  ne  pos- 
sèdent pas  de  terres,  les  grands  propriétaires  emploient  aussi 
comme  journaliers  des  Indiens  venus  des  villages  voisins,  dont 
les  terres,  trop  souvent  mal  cultivées,  ne  suffisiint  pas  à  leur  sub- 
sistance. Pendant  la  moisson  et  aux  diverses  périodes  de  grands 
travaux,  ils  sont  fort  nombreux  et  on  les  log(!  aussi,  tant  bien 
que  mal.  Péons  et  journaliers  travaillent  assez  peu.  «  S'il  se  pro- 
duisait au  Mexique,  dit  M.  Gomut,  une  manifestation  en  faveur  ue 
la  journée  de  huit  heures,  c'est  par  les  patrons  qu'elle  serait  faite.  » 

La  constitution  de  la  petite  et  de  la  moyenne  propriété  pour- 
rait donner  naissance  à  une  classe  d'agriculteurs  plus  laborieux. 
Elle  se  formera  nécessairement  par  la  répartition  entre  les 
Indiens  des  anciennes  terres  collectives,  mais  il  faut  attendre 
d'avoir  vu  plus  longtemps  à  l'œuvre  ces  nouveaux  propriétaires 
pour  les  juger.  Sans  parler  d'eux,  il  se  constitue  depuis  quelque 
temps,  à  côté  des  grands  seigneurs  terriens,  maître  s  d'haciendas, 
une  classe  intermédiaire  et  rapidement  croissante  :  celle  des  ran- 
cheros,  qui  exploitent  de  petits  et  moyens  domaines  à  titre  de 
propriétaires,  de  métayers  ou  de  fermiers.  Ce  sont  très  souvent 
des  métis,  recrutés  parmi  les  chefs  d'équipe  et  de  culture  des 
haciendas  ou  les  plus  intelligens  des  péons;  ils  occupent  déjà 
la  plupart  des  terres  en  certaines  régions,  entre  autres  dans  le 
riche  arrondissement  de  Cordoba,  situé  sur  le  premier  gradin 
de  la  terre  tempérée  et  coupé  par  le  chemin  de  fer  de  Mexico  à 
la  Vera-Gruz.  S'il  est  probable  que  la  grande  propriété  conser- 
vera toujours  sa  prépondérance  sur  les  terres  sèches  des  hauts 
plateaux,  où  il  faut  de  grandes  avances  pour  traverser  les  mau- 
vaises années  fréquentes  et  où  la  culture  ne  peut  être  que  des 
plus  extensives;  il  n'y  a  pas  lieu  de  regretter  qu'elle  continue 
partout  à  tenir  sa  place,  car  elle  est  souvent  un  élément  de  pro- 
grès; mais  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  la  formation  d'une 
nombreuse  classe  de  petits  et  moyens  propriétaires  serait  un 
grand  bien  pour  le  pays.  Les  terres  tempérées,  avec  les  cultures 
variées  auxquelles  elles  se  prêtent,  leur  conviendraient  admira- 
blement. 


LE    MEXIQUE    AU    XX**    SIÈCLE.  633 

A  côté  des  terres  appropriées,  le  domaine  public  couvre  en- 
core au  Mexique  d'immenses  étendues.  Longtemps  on  n'en  a 
bien  connu  ni  la  surface  ni  les  limites  :  aussi  des  gens  peu  scru- 
puleux n'hésitaient-ils  pas  à  s'y  établir  sans  aucun  titre  de  pro- 
priété. Les  intérêts  de  l'Etat  en  souffraient,  car  la  vente  ou  la 
location  des  terres  publiques  aurait  été,  pour  le  budget,  une  im- 
portante ressource  ;  mais,  avant  d'en  profiter,  il  aurait  fallu  faire 
des  dépenses  considérables  pour  l'arpentage,  et  le  gouvernement 
reculait  devant  elles.  Il  fut  tiré  d'embarras  par  les  offres  que  lui 
fit  l'initiative  privée  et  qu'il  eut  la  bonne  inspiration  de  ne  pas 
repousser.  Des  contrats  furent  passés  avec  plusieurs  sociétés  par- 
ticulières qui  entreprirent  l'arpentage  à  la  condition  qu'un  tiers 
des  terres  qu'elles  auraient  arpentées  leur  appartiendrait  en  toute 
propriété.  En  dix  ans,  50  millions  d'hectares  furent  arpentés. 
Les  deux  tiers,  qui  restent  à  l'Etat,  ont  beaucoup  plus  de  valeur 
que  n'avait  l'ensemble  avant  l'opération,  parce  qu'on  peut  acqué- 
rir sur  eux  des  titres  de  propriété  réguliers.  De  1897  à  1901,  il 
a  été  vendu  342  000  hectares,  ce  qui  a  produit  au  Trésor 
354000  piastres;  en  1902  seulement,  73  acquéreurs  ont  acheté 
364000  hectares  pour  344  000  piastres.  On  voit  que  ce  sont  de 
grands  domaines  qui  se  constituent  ainsi,  puisque  chaque  vente 
porte  en  moyenne  sur  5000  hectares.  Ce  n'est  pas  là  pourtant 
une  étendue  énorme  pour  les  steppes  pastorales  du  Nord  qui  se 
partagent  avec  les  Etats  de  l'Extrême-Sud  les  terres  nouvelle- 
ment arpentées.  Une  partie  de  celles-ci  a  servi  d'autre  part  à 
augmenter.,  les  lots  des  Indiens.  L'importance  des  ventes  pu- 
bliques augmente  tous  les  ans  :  les  Sociétés  d'arpentage  vendent 
aussi  leurs  réserves.  Il  s'écoulera  longtemps  avant  que  l'appro- 
priation du  sol  mexicain  soit  complète  ;  et  cela  est  naturel  car  il 
faut  que  les  colons  à  venir  trouvent  des  places  libres.  Mais  il 
était  essentiel  qu'au  fur  et  à  mesure  de  leur  venue,  ils  pussent 
trouver  des  lots  bien  délimités  et  bornés.  C'est  ce  qui  leur  est 
assuré  maintenant. 

La  conquête  de  l'Amérique  par  les  Européens  n'en  a  pas  seu- 
lement modifié  la  population;  elle  en  a  changé  profondément  la 
faune  et  la  flore,  l'agriculture.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
hommes,  ce  sont  les  plantes  et  les  animaux  importés  d'Europe 
qui  ont  colonisé  le  Nouveau  Monde,  et  le  succès  de  cette  colo- 
nisation a  été  merveilleux.  Le  blé,  la  plupart  des  céréales,  tous 
les  animaux  domestiques,  à  l'exception  du  chien, étaient  inconnus 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'Amérique  il  y  ii  quatre  siècles.  Or,  c'est  elle  aujourd'hui, 
qui,  de  toutes  les  parties  du  monde,  produit  le  plus  de  céréales 
et  nourrit  le  plus  de  bétail. 

Le  Mexique  est  l'un  des  exemples  de  cette  révolution.  Sur  ses 
8  000  grands  domaines,  1 600  ont  pour  princii)ale  industrie 
i  élevage  et  3  000  la  culture  des  céréales.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne 
sont  encore  aussi  développés  qu'ils  pourront  Têtre  un  jour. 
L'élevage,  surtout,  paraît  avoir  un  très  grand  avenir  devant  lui. 
Avec  ses  5  millions  de  têtes  de  gros  bétail,  le  Mexique  laisse 
loin  en  arrière  la  plupart  des  pays  européens  ;  mais  de  combien 
n'est-il  pas  encore  inférieur  aux  Etats-Unis  qui  en  ont  plus  de 
60  millions!  Dans  la  grande  République,  l'élevage,  repoussé  par 
la  culture,  qui  s'avance  de  plus  en  plus  vers  l'Ouest,  commence 
pourtant  à  reculer;  c'est  une  occasion  favorable  pour  les  proprié- 
taires mexicains  d'augmenter  leurs  troupeaux,  car  ils  seront 
peut-être  appelés  bientôt  à  suppléer  la  production  indigène  de- 
venue insuffisante  et  à  alimenter  en  partie  les  immenses  fabriques 
de  conserves  de  viande  de  Chicago,  de  Saint-Louis  ou  d'Omaha. 
Les  moutons  sont  moins  nombreux  que  les  bœufs  puisqu'il  n'en 
existe  que  3  millions  et  demi.  Les  grands  plateaux  secs  du  Nord, 
où  le  froid  est  beaucoup  moins  intense  qu'aux  EtatsrUnis  et 
n'oblige  pas  à  rentrer  les  animaux  pendant  l'hiver,  sembleraient 
pourtant  leur  offrir  un  terrain  aussi  favorable  que  l'Australie, 
où  les  pluies  sont  plus  rares  et  les  pâturages  plus  maigres 
encore,  et  dont  le  troupeau  avait  atteint  un  moment  jusqu'à 
100  millions  de  têtes.  Il  n'a  pu  se  maintenir  à  ce  chiffre,  mais 
la  réduction  même  qu'il  a  subie,  le  recul  de  l'élève  du  mouton 
dans  bien  d'autres  contrées,  la  hausse  de  la  laine  qui  s'ensuit  et 
qui  semble  chronique,  sont  autant  de  causes  qui  doivent 
augmenter  les  profits  des  éleveurs  en  un  pays  aussi  propre  à  leur 
industrie  que  le  Nord  du  Mexique.  L'extension  du  troupeau  de 
moutons  comme  du  troupeau  de  bœuis  ne  paraît  doi)c  pas  dou- 
teuse. Il  sera  nécessaire  seulement  de  les  améliorer  pour  que  le 
Mexique  devienne  vraiment  le  grand  pays  d'élevage  que  la  nature 
le  dfisline  à  être. 

L'agriculture  proprement  dite  ne  trouve  peut-être  pas  sur  le 
sol  mexicain  un  terrain  aussi  favorable  que  1  élevage.  La  séche- 
resse nuit  et  nuira  toujours  à  son  développement  sur  une  grande 
partie  des  plateaux.  Aussi  le  Mexique  ne  sera-t-il  sans  doute 
jamais  un  des  greniers  de  l'humanité;  cependant  les  produits 


LE    MEXIQUE    AU    XX®    SIÈCLE.  635 

de  ses  champs  suffisent  à  nourrir  ses  habitans  et  leurs  animaux 
domestiques.  Formé,  comme  il  Test,  d'un  mélange  d'Espagnols 
et  d'Indiens,  c'est-à-dire  de  deux  races  des  plus  frugales,  le 
peuple  se  contente,  il  est  vrai,  de  peu.  Don  Quichotte  vivait  de 
soupe  «  plus  souvent  de  mouton  que  de  bœuf,  »  et  de  pois 
chiches.  La  plupart  des  campagnards  des  plateaux  se  satisfont 
des  pois  chiches,  et  autres  haricots,  auxquels  ils  joignent  des 
gâteaux  ou  des  bouillies  de  maïs,  mais  se  passent  de  la  soupe  et 
mangent  encore  moins  de  viande  que  l'ingénieux  hidalgo;  de 
temps  à  autre  seulement  un  peu  de  chito  ou  chèvre  conservée, 
plus  rarement  encore  de  la  viande  fraîche,  quoiqu'elle  soit  à 
fort  bon  marché.  Dans  les  villes  on  consomme  plus  de  nourri- 
ture animale  et  l'usage  du  pain  de  froment  s'y  est  répandu  aussi. 
Le  blé  réussit  bien,  en  dépit  d'une  culture  fort  primitive  (1), 
qui  n'ignore  pas  seulement,  comme  aux  Etats-Unis,  l'usage 
des  engrais,  mais  aussi,  le  plus  souvent,  celui  des  machines,  et  qui 
aurait  grand  besoin  de  se  perfectionner. 

Parmi  les  cultures  vivrières,  il  faut  encore  ranger  celle  du 
maguey.  grand  aloès  qui  ne  nécessite  que  très  peu  de  soins,  qui 
fournissait  aux  anciens  Mexicains  un  aliment  par  ses  racines,  des 
vêtemens  par  ses  fibres  et  une  boisson  fermentée  par  son  suc. 
Aussi  avaient-ils  presque  divinisé  cette  plante  tutélaire.  Aujour- 
d'hui on  n'en  extrait  plus  que  la  boisson  nationale,  le  pulqtie. 
Quand  le  maguey  est  prêt  à  fleurir,  à  l'âge  de  huit  ou  dix  ans, 
on  ouvre  le  cœur  et  on  recueille  chaque  jour,  pendant  deux  ou 
trois  mois,  six  litres  environ  de  liqueur  qu'on  fait  fermenter 
pendant  une  semaine  et  qu'on  consomme  aussitôt,  car  elle  ne  se 
conserve  pas.  Aussi,  un  train  spécial,  el  tren  del  pulqiie,  amène 
tous  les  jours  des  environs  d'Orizaba  à  Mexico  ce  breuvage 
laiteux,  dont  le  goût  a  quelques  rapports  avec  celui  du  cidre, 
et  qui  se  vend  15  centimes  le  litre  dans  les  villes.  Une  autre 
variété  de  maguey  fournit  le  mezcal,  boisson  plus  alcoolique, 
qui  se  conserve. 

Il  est  très  précieux  pour  un  pays,  surtout  pour  un  pays  neuf, 
où  l'industrie  est  peu  développée,  de  pouvoir  alimenter  sa  popu- 
lation à  l'aide  des  produits  de  son  sol,  comme  le  fait  le  Mexique, 

(1)  Pour  la  période  irs98-i902,  la  production  moyenne  du  maïs  a  été  de  33  mil- 
lions d'hectolitres  ;  on  a  récolté  de  plus  2  770  000  quintaux  de  froment,  3  400  000  hec- 
tolitres d'orge,  2  800  000  de  haricots,  960  000  de  pois,  pois  chiches.  fèves  et  len- 
tilles, 210  000  quintaux  de  patates  douces  et  92  000  de  pommes  de  terre. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  ses  céréales,  son  bétail  et  ses  aloès.  Beaucoup  de  pays  tro- 
picaux, où  cette  condition,  n'est  pas  réalisée,  en  souffrent  grave- 
ment. Obligés  d'acbeter  au  dehors,  non  seulement  les  objets 
manufacturés,  mais  les  alimens  qui  leur  sont  nécessaires,  comp- 
tant pour  les  payer  sur  les  revenus  d'un  petit  nombre  de  cul- 
tures, comme  la  canne  à  sucre  ou  le  café,  ils  sont  jetés  dans  les 
plus  graves  embarras  dès  qu'il  vient  quelques  mauvaises  récoltes, 
ou  que  baisse  le  prix  de  leurs  produits.  Mais  si  les  cultures  vi- 
vrières  sont  les  plus  essentielles,  parce  qu'elles  donnent,  en  tous 
cas,  le  plus  nécessaire  aux  hommes,  les  autres  n'en  sont  pas  moins 
fort  utiles.  Un  pays  jeune  a  besoin  d'exporter  :  la  vente  de  ses 
produits  au  dehors  lui  permet  non  seulement  de  se  procurer  le 
superflu,  d'acheter  même  certains  articles  manufacturés  indis- 
pensables qu'il  n'est  pas  en  état  de  fabriquer,  mais  encore  de  se 
constituer  des  capitaux  par  l'épargne  d'une  portion  des  bénéfices 
réalisés,  et  de  payer  les  intérêts  de  ceux  qu'il  est  obligé  d'em- 
prunter s'il  veut  mettre  en  valeur  ses  richesses  naturelles.  Le 
Mexique  est  fort  heureusement  doté  pour  produire  beaucoup 
d'articles  d'exportation  appartenant  aussi  bien  au  règne  végétal 
qu'au  règne  minéral. 

C'est  encore  un  aloès  qui  lui  fournit  la  plus  importante  de 
ces  cultures  d'exportation.  Le  «  henequen,  »  agave  saxi  des 
naturalistes,  croît  spontanément,  comme  l'indique  son  nom  latin, 
dans  les  terres  les  plus  rocheuses  du  Yucatan.  Apprécié  des  in- 
digènes, mais  longtemps  dédaigné  des  Européens,  il  fournit  une 
fibre  qui  supporte  sans  s'altérer  les  extrêmes  de  froid  et  de 
chaleur,  de  sécheresse  et  d'humidité.  On  en  fit  d'abord  des 
cordages,  des  sacs,  puis  des  stores,  des  tapis;  mais  c'est  surtout 
depuis  qu'on  l'emploie  à  lier  mécaniquement  les  gerbes  de  blé, 
que  sa  consommation  a  pris  aux  Etats-Unis  un  développement 
énorme.  Les  producteurs  ont  peine  à  satisfaire  aux  demandes; 
l'exportation,  qui  n'était  en  1880  que  de  M2  000  balles,  dépasse 
maintenant  500  000  ;  dans  le  même  intervalle  les  prix  ont  monté 
de  9  à  30  centavos  le  kilogramme  ;  la  valeur  de  l'exportation  pour 
1902-1903  est  de  32  millions  de  piastres,  80  millions  de  francs. 
Devant  ce  succès,  on  essaye  de  tirer  parti  d'autres  aloès  :  l'ixtle, 
le  lechiguilla  fournissent  des  fibres  grossières  dont  on  fabrique 
des  sacs.  Ces  plantes  qui  nécessitent  si  peu  de  frais  de  culture 
peuvent  être  une  ressource  particulièrement  précieuse  pour  les 
pays  où  la  main-d'œuvre  est  rare  et  peu  exercée. 


LE    MEXIQUE    AU    XX^    SIÈCLE.  637 

Les  autres  produits  végétaux  d'exportation,  les  denrées  colo- 
niales proprement  dites,  exigent  au  contraire  des  soins  beaucoup 
plus  dispendieux,  et  comme  elles  onl  un  débouché  moins  vaste, 
que  leurs  prix  varient  souvent  et  beaucoup,  leur  commerce  est 
sujet  à  des  crises  assez  fréquentes,  qui  atteignent  durement  les 
planteurs.  Tel  est  le  cas  du  café  dont  la  culture  s'est  fort  déve- 
loppée sur  les  terres  tempérées  du  Mexique,  qui  lui  sont  très 
propices;  l'exportation  a  passé  de  1200  000  piastres  en  1878  à 
14  millions  en  1895,  puis  est  revenue  à  8  millions  en  1903.  Après 
les  brillans  succès  obtenus  par  les  planteurs  brésiliens,  le  monde 
entier  s'était  trop  engoué  de  l'arbuste  qui  produit  cette  «  aimable 
liqueur.  »  Le  tabac,  moins  aimable  peut-être,  a  donné  jusqu'ici 
moins  de  déboires  aux  pays  qui  Font  cultivé.  La  qualité  des 
crus  du  Mexique  n'est  guère  dépassée  que  par  ceux  de  Cuba, 
auxquels  les  fabricans  de  la  Havane  eux-mêmes  les  mélangent, 
paraît-il,  quelquefois.  Pendant  l'insurrection  cubaine,  plus  d'un 
amateur  européen  a  fumé  des  cigares  venus  de  la  Vera-Gruz, 
qu'il  croyait  fait  avec  des  feuilles  de  Vuelta  Abajo;  les  expor- 
tations mexicaines,  insignifiantes  il  y  a  un  quart  de  siècle,  s'étaient 
élevées  en  1898  à  plus  de  4  millions  et  demi  de  piastres;  elles 
ont  baissé  de  moitié  depuis.  Devant  l'épuisement  des  sols  de 
Cuba  la  culture  n'en  paraît  pas  moins  destinée  à  un  brillant 
avenir. 

D'autres  cultures,  jadis  très  brillantes,  sont  en  décadence  au- 
jourd'hui, bien  qu'elles  soient  indigènes  au  Mexique.  Tel  le  cho- 
colat, qu'on  buvait  à  la  cour  de  Montezuma,  d'où  l'usage  en 
a  été  introduit  en  Europe  par  les  conquistadores,  mais  que  le 
Mexique  ne  produit  presque  plus,  tandis  que  les  républiques 
voisines  de  l'Amérique  Centrale  en  ont  de  vastes  plantations; 
Celle  encore  la  vanille,  jadis  la  richesse  de  l'Etat  de  Vera- 
Cruz.  La  canne  à  sucre  progresse  lentement  au  Mexique,  en 
dépit  du  droit  protecteur  de  IS  centavos  ou  37  centimes  le  kilo- 
gramme qui  frappe  les  sucres  étrangers,  droit  énorme  puisqu'il 
dépasse  la  valeur  moyenne  de  la  marchandise.  Le  Mexique 
n'importe  ni  n'exporte  guère;  les  70  000  tonnes  de  sucre  qu'il 
produit  suftlseni,  avec  les  65  000  tonnes  de  panocha,  sucre  brun 
inférieur  fabriqué  dans  les  petites  sucreries  primitives  dont  il 
existe  encore  un  grand  nombre,  à  la  consommation  du  pays. 
Voisin  de  Cuba  et  de  Porto-Rico,  où  les  Américains  entreprennent 
de  développer  et  de  perfectionner  la    fabrication   du  sucre  de 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

canne,  de  lui  faire  prendre,  comme  ils  disent,  sa  revanche  sur 
le  sucre  de  betterave,  il  est  peu  probable  que  le  Mexique  puisse 
tirer  de  grands  profits  de  la  vente  du  sucre  au  dehors. 

Toutefois,  ces  cultures  en  décadence  ou  en  stagnation  pour- 
raient être  remplacées  par  des  cultures  nouvelles.  Il  en  est  une 
qui  semblerait  appelée  à  un  avenir  brillant  entre  toutes,  parce 
que  ses  débouchés  sont  immenses  et  toujours  croissans,  parce 
qu'on  cherche  dans  le  monde  entier  à  la  répandre  et  parce 
qu'elle  réussit  admirablement  aux  portes  mêmes  du  Mexique: 
c'est  celle  du  coton.  Les  côtes  du  Pacifique,  aussi  bien  que  celles 
du  Golfe,  semblent  lui  offrir  un  terrain  non  moins  favorable  que 
le  Texas  lui-même  et,  pourvu  qu'on  sache  en  améliorer  la  cul- 
ture, il  semble  que  le  Mexique  devrait  devenir  un  des  grands 
producteurs  du  textile  moderne  par  excellence,  dont  il  ne  récolte 
aujourd'hui  qu'une  quantité  infime,  moins  de  30  000  tonnes  sur 
3  millions  et  demi  que  produit  le  monde. 

Le  Mexique  n'a  d'ailleurs  pas  à  compter  sur  les  seuls  pro- 
duits de   son   agriculture  pour  augmenter   ses   exportations   et 
payer  l'intérêt  des  capitaux  qu'il  emprunte  au  dehors.  Ses  im- 
menses  ressources   minières  lui   fournissent  les   élémens  d'un 
commerce  considérable.  Nous  avons  dit  quelle  était  la  richesse 
de  son  sous-sol.  Les  métaux  précieux  qu'il  recèle  sont  exploités 
depuis  longtemps  ;  mais  leurs  gisemeus  sont  loin  d'être  épuisés. 
Telle   mine    d'argent    a  duré  des  siècles,   comme    la   fameuse 
Valenciana,  dans  la  Veta  Madré  de  Guanajuato,  qui  a  produit 
plus  d'un  milliard  et  demi  d'argent.  Le  district  de  la  Veta  Madré 
de  Zacatecas  en  a  fourni,  de  1S48  à  1832,  pour  plus  d'un   mil- 
liard et  demi.  Au  cours  du  siècle  dernier  les  chercheurs  sont 
remontés  vers  le  Nord  à  la  rencontre  des  prospecteurs  améri- 
cains et  beaucoup  de  nouvelles  mines  se  sont  ouvertes  dans  les 
Etats  de  Chihuahua,  de  Durango,  de  Sonora.  Malgré  la  baisse 
de  l'argent,  la  production  a   passé  de  659  000  kilogrammes  en 
1884  à  1772000  en  1998  et  1713000  en  1902,  ce  qui  représente 
170  millions  de  francs.  On  découvre  aussi  de  nombreuses  mines 
d'or  :  le  Mexique  ne  produisait  en  1889,  que  1  03S  kilogrammes 
du  plus  précieux  des  métaux;  en  1902,  il  en  extrayait  15  500  kilo- 
grammes, 53  millions  de  francs.  Les  mines  de  cuivre,  dont  la 
principale  est  celle  du  Boléo,  en  Basse-Californie,  ne  sont  guère 
exploitées  qnQ  depuis  vingt  ans;  on  en  extrait  11  000  tonnes  de 
métal;  celles  de  plomb  ea  fournissent  16000  tonnes. 


LE   MEXIQUE    AU   XX"    SIÈCLE.  639 

Les  progrès  de  l'exploitation  des  mines  sont  dus  en  grande 
partie  à  la  sagesse  des  lois  qui  la  régissent.  Depuis  la  réforme 
minière  de  1885,  complétée  par  les  lois  de  1887  et  de  1892,  les 
impôts  sur  les  mines,  leurs  produits,  les  articles  nécessaires  aux 
traitemens  des  minerais  sont  très  légers,  la  propriété  minière 
est  très  bien  assurée;  on  a  supprimé  dans  les  concessions  la 
clause  qui  frappe  en  certains  cas  les  concessionnaires  de  dé- 
chéance, et  qui  ne  sert  qu'à  écarter  les  demandeurs  sérieux;  on  a 
favorisé  les  grandes  concessions,  qui  seules  permettent  une  ex- 
ploitation économique,  en  accordant  des  franciiises  spéciales, 
des  exonérations  de  droits  de  douane  et  autres  aux  personnes 
engageant  plus  de  200  000  piastres  dans  une  entreprise  minière. 
Le  gouvernement  a  compris  en  un  mot  que  le  grand  profit  que 
l'Etat  et  le  pays  tout  entier  pourraient  retirer  de  l'exploitation 
des  mines  n'était  pas  le  profit  direct,  sous  forme  d'impôts  payés 
par  les  exploitans,  mais  le  profit  indirect,  l'accroic-sement  géné- 
ral de  richesses  qui  résulte  de  l'introduction  dans  le  pays  d'abon- 
dans  capitaux  et  du  paiement  de  salaires,  relativement  élevés,  à 
de  nombreux  ouvriers. 

Si  l'industrie  minière  est  très  prospère,  les  autres  sont  beau- 
coup moins  développées,  et  il  n'y  a  pas  lieu  d'en  être  surpris. Le 
Mexique  n'a  pas  encore  la  maturité  nécessaire  pour  être  un  grand 
pays  manufacturier.  L<  s  seules  industries  qui  y  soient  assez  lar- 
gement représentées  r{int  celles  qui  font  subir  aux  produits  de 
l'agriculture  des  manipvi  lations  siiinples,  et  même  celles-ci  restent, 
pour  la  plupart,  à  l'état  de  petites  industries  :  c'est  ainsi  que, 
sur  1 124  sucreries,  les  neuf  dixièmes  produisent  moins  de  cin- 
quante tonnes  de  sucre  par  an  et  que  les  plus  grandes  ne  trai- 
tent que  500  tonnes  de  cannes  par  jour,  alors  qu'à  Cuba  on  ar- 
rive à  1  000  et  même  à  2  000.  De  même  les  distillerieh  de  magiiey 
sont  éparpillées  sur  toutes  les  haciendas  et  il  eu  faut  2  000  pour 
produire  348  000  hectolitres  d'alcool  ;  de  même  encore  il  y  a 
710  manufactures  de  tabac  qui  ne  produisent  en  tout  que  6  mil- 
lions de  kilogrammes  de  cigarettes,  400  000  de  cigares  lins  et 
283000  de  cigares  communs.  Il  existe  enfin  un  grand  nombre  de 
petits  moulins  et  quelques  minoteries  importantes. 

L'industrie  textile  était  encore  naguère  dans  l'enfance  ;  mais 
elle  commence  à  se  constituer  sur  un  pied  moderne,  en  particu- 
lier pour  la  filature  et  le  tissage  du  coton,  et  aussi  du  henequen; 
quelques  fabriques  de  lainages  et  soieries  font  également  leur  ap- 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parition  (1).  Six  des  principales  usines  de  cotonnades,  fournissant 
un  cinquième  de  la  production  du  pays,  appartiennent  à  des 
Français  de  Barcelonnette.  La  métallurgie  entre  aussi  dans  une 
phase  nouvelle.  Elle  n'a  plus  seulement  des  ateliers  de  répara- 
tion, d'ajustage,  de  finissage,  mais  des  usines  dignes  de  ce  nom 
où  l'on  fabrique  des  machines  pour  les  mines,  les  moteurs  à 
vapeur.  A  Monterey,  la  grande  ville  industrielle  du  Nord,  on  fait 
même  des  rails,  et  il  s'y  est  établi  une  société  au  capital  de 
5  millions,  qui  pourra  produire  20  wagons  de  chemins  de  fer 
par  jour,  c'est-à-dire  l'équivalent  des  7000  par  an  qu'on  importe 
actuellement  des  Etats-Unis,  Enfin, ^  la  toute  jeune  industrie 
électrique  comptait,  dès  1899,  19  entreprises  dont  14  employaient 
la  force  hydraulique;  la  plus  puissante  appartenait  à  un  Français. 
D'autres  installations  plus  vastes  se  fondent  aujourd'hui,  pour 
transporter  souvent  à  grande  distance  la  force  des  nombreuses 
chutes  d'eau. 

Comme  il  le  fait  pour  Findustrie  minière,  le  gouvernement 
mexicain  cherche  à  favoriser  les  progrès  de  l'industrie  en  géné- 
ral par  des  exemptions  d'impôts  et  de  droits  de  douane  pour  les 
établissemens  ayant  un  capital  de  plus  de  250  000  piastres.  L'in- 
tention est  bonne  et  les  effets  peuvent  en  être  heureux  dans  de 
certaines  limites.  Il  n'y  a  pas  lieu,  pourtant,  de  provoquer  la  nais- 
sance hâtive  d'industries  de  toutes  sortes  avant  que  le  pays  ne 
puisse  leur  fournir  un  marché  important,  car  elles  ne  sauraient 
être  progressives  ;  et  il  est  bien  des  objets  que  le  Mexique 
trouvera  longtemps  avantage  à  se  procurer  au  dehors,  par 
échange  avec  les  minéraux  et  les  denrées  végétales  d'exportation 
qu'il  est  particulièrement  bien  placé  pour  produire.  Ce  dont  il 
avait,  en  revanche,  un  besoin  urgent  et  incontestable,  c'est  de 
voies  de  communication.  Montagneux,  dénué  de  rivières  navi- 
gables, les  chemins  de  fer  lui  étaient  essentiels.  Et  cependant, 
c'est  en  1874  seulement  qu'on  ouvrait  la  première  ligne,  les 
500  kilomètres  de  la  Vera-Cruz  à  Mexico.  Aujourd'hui,  il  existe 
plus  de  20  000  kilomètres  de  voies  ferrées.  La  capitale  et  ses 
environs  sont  reliées  par  trois  lignes  à  la  frontière  des  Etats- 
Unis,  par  plusieurs  autres  à  l'Atlantique  ;  ils  le  seront  bientôt 

(1)  En  1880,  il  se  trouvait  au  Mexique  99  manufactures  de  cotons,  avec  9  214  mé- 
tiers à  tisser  et  258  000  broches,  empli;yant  16  000  ouvriers,  et  fabriquant  4  800  000 
pièces.  En  1900,  on  comptait  134  manufactures,  18  009  métiers,  588  000  broches, 
28  000  ouvriers,  11  millions  et  demi  de  pièces  fabriquées. 


LE  MEXIQUE   AU   XX®   SIÈCLE.  641 

au  Pacifique.  Le  chemin  de  fer  de  l'isthme  de  Tehuantepec 
s'achève  en  ce  moment,  et  l'on  espère  pour  lui  un  trafic  impor- 
tant même  après  l'ouverture  du  canal  de  Panama,  parce  qu'il 
évite  un  grand  détour  à  tout  ce  qui  va  d'une  côte  à  l'autre  de 
l'Amérique  du  Nord.  C'est  l'industrie  privée  qui  a  construit  et 
qui  exploite  ce  vaste  réseau,  dont  la  situation  financière  est 
bonne.  Le  gouvernement  se  borne  à  la  contrôler,  se  réserve  le 
droit  d'homologuer,  même  en  certains  cas  de  re viser  les  tarifs. 
Il  a  dû  prendre  des  précautions  pour  éviter  qu'il  se  constitue 
un  trust  des  chemins  de  fer,  ce  qui  eût  été  périlleux,  étant  donné 
que  les  actions  sont  aux  mains  d'étrangers;  c'est  à  ce  rôle  de 
gardien  vigilant  de  la  défense  nationale  qu'il  a  sagement  borné 
son  intervention  (1). 

IV 

Le  tableau  que  nous  venons  ae  tracer  aes  progrès  matériels 
accomplis  depuis  trente  ans  au  Mexique  est  assurément  brillant. 
Il  y  correspond  un  réel  progrès  social  :  l'ensemble  de  la 
population  est  plus  aisé;  les  distinctions  de  castes  tendent  à 
s'atténuer;  les  Indiens  échappent  peu  à  peu  à  la  condition  de 
demi-servage  et  de  minorité  perpétuelle  où  ils  étaient  tenus 
naguère,  en  fait,  sinon  en  droit.  L'instruction  même  se  répand; 
elle  est  théoriquement  obligatoire  ;  sur  2  millions  d'enfans 
d'âge  scolaire,  il  s'en  trouvait,  en  1901,  871 000,  dont  S36  000  gar- 

(1)  C'est  au  désir  de  se  dégager  autant  que  possible  de  l'étreinte  économique 
des  États-Unis  qu'il  faut  attribuer  la  récente  introduction  à  la  Bourse  de  Paris  de 
fonds  d'États  et  autres  valeurs  du  Mexique,  qui  ont  obtenu  beaucoup  de  succès. 
C'est  en  effet  un  problème  assez  délicat,  au  voisinage  immédiat  des  États-Unis, 
que  d'attirer  des  capitaux  étrangers,  —  ce  qui  est  absolument  nécessaire,  —  sans 
tomber  dans  la  dépendance  complète  des  Américains.  Heureusement  une  notable 
partie  des  chemins  de  fer,  presque  tous  ceux  de  la  région  centrale,  sont  aux 
mains  de  capitalistes  anglais  ;  beaucoup  de  mines  aussi  sont  dans  ce  cas,  de 
même  que  plusieurs  banques.  La  plupart  des  actions  des  chemins  de  fer  du  Nord 
appartiennent,  par  contre,  à  des  Américains  et  la  prépondérance  des  États-Unis 
est  absolue  dans  le  commerce  extérieur,  qui  se  répartit  ainsi  en  1902-1903  : 

Importations,  Exportations. 

(Millions  (Millions 

de  piastres  or).  de  piastres  argent). 

États-Unis 40,5  143,8 

Grande-Bretagne 10,6  26,9 

France 6,5  3,7 

Allemagne 9,6  9,7 

Total  général 76  198 

TOME  XXX.  —  1905.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çons,  inscrits  dans  qiielcfu'une  des  12  436  écoles  primaires,  offi- 
cielles ou  libres,  de  la  République,  au  lieu  de  369  000  dans  les 
8000  écoles  de  1876,  et  de  beaucoup  moins  encore  dans  les 
4  500  écoles  de  1870,  ce  qui  n'empêche  qu'au  recensement  de 
1895  on  comptait  seulement  2  200000  personnes  sachant  lire  sur 
une  population  de  12  millions  et  demi.  L'instruction  secondaire 
et  supérieure  est  bien  organisée.  Les  établissemens  scientifiques 
sont  assez  nombreux  et  bien  pourvus  ;  ils  assurent  au  pays  une 
place  honorable  parmi  les  nations.  Le  Mexique  est  entré  dans 
ce  qu'il  est  convenu  d'appeler  la  voie  du  progrès  moderne. 

L'ombre  de  ce  tableau,  c'est  le  manque  d'harmonie  entre  le 
degré  de  culture  du  peuple  et  les  institutions  qu'on  lui  a  don- 
nées. La  masse  de  ce  peuple  est  encore  très  primitive,  à  tous 
points  de  vue.  Les  institutions  au  contraire  sont  des  plus  avan- 
cées puisqu'elles  sont  copiées  presque  littéralement  sur  celles  des 
Etats-Unis.  La  République  mexicaine  est  une  fédération  de 
vingt-sept  Etats,  plus  le  district  fédéral  formé  par  la  capitale  et 
sa  banlieue,  et  trois  territoires.  Les  pouvoirs  fédéraux  sont  repré- 
sentés par  deux  Chambres,  un  président  et  une  Cour  suprême  à 
laquelle  sont  subordonnés  des  tribunaux  de  district.  La  Chambre 
des  députés,  qui  compte  232  membres,  est  élue  au  suffrage  uni- 
versel, le  nombre  des  députés  de  chaque  Etat  étant  proportion- 
nel à  celui  de  ses  habitans  ;  le  Sénat  au  contraire  compte 
2  membres  pour  chaque  Etat,  plus  2  membres  pour  le  district 
fédéral.  La  Chambre  a  seule  le  droit  de  voter  les  impôts,  tandis 
que  le  Sénat  doit  ratifier  les  traités  et  la  nomination  de  tous  les 
fonctionnaires  de  quelque  importance.  Le  président  devait  être 
élu  d'abord  pour  quatre  ans  et  n'être  pas  rééligible  ;  un  amende- 
ment de  1887  a  autorisé  sa  réélection  indéfinie;  un  autre  de  1904 
a  porté  à  six  ans  la  durée  de  ses  pouvoirs.  Il  choisit  ses  mi- 
nistres comme  il  l'entend  et  nomme  à  toutes  les  fonctions  sous 
réserve  de  l'approbation  sénatoriale.  La  Cour  suprême  est  elle- 
même  élective,  —  contrairement  cette  fois  à  ce  qui  a  lieu  aux 
États-Unis,  —  et  c'est  elle  qui  nomme  les  magistrats  des  tribu- 
naux inférieurs.  Chacun  des  vingt-sept  Etats  jouit  d'une  large 
autonomie,  il  a  son  gouverneur,  son  assemblée  législative,  sa 
législation  civile  et  criminelle,  ses  tribunaux  (la  juridiction  des 
tribunaux  fédéraux  étant  limitée  à  des  cas  spéciaux)  ;  il  s'admi- 
nistre à  son  gré,  sous  réserve  de  ne  pas  établir  de  douanes  inté- 
rieures, et  de  ne  pas  contracter  de  dettes  étrangères. 


LE    MEXIQUE    AU    XX®    SIÈCLE.  643 

La  Constitution  se  montre  très  soucieuse  de  garantir  les  droits 
des  particuliers  et  la  liberté  individuelle;  les  mesures  à  ce  des- 
tinées sont  imitées  de  celles  mises  en  vigueur  aux  États-Unis. 
Le  jury  existe  partout  en  matière  criminelle.  L'égalité  de  tous 
les  citoyens,  la  liberté  religieuse,  la  liberté  de  la  presse,  le  droit 
d'association,  la  liberté  du  travail,  la  liberté  de  l'enseignement, 
sont  formellement  affirmées.  Il  est  vrai  que,  dans  cette  même 
constitution,  sont  formulées  certaines  exceptions  déconcer- 
tantes à  ces  règles,  en  ce  qui  concerne  les  ordres  religieux  et 
les  ministres  du  culte,  le  Mexique  s'étant  distingué  par  sa 
législation  anticléricale.  Sauf  ces  mesures  spéciales,  qui  jurent 
fâcheusement  avec  l'ensemble,  il  est  incontestable  que  les  insti- 
tutions mexicaines  sont  aussi  libérales  que  démocratiques.  Elles 
constituent  une  façade  brillante  et  toute  moderne,  mais  quel 
est  leur  lien  avec  la  réalité  qu'elles  recouvrent?  <(  Faut-il,  écrit 
M.  Léon  Bourgeois  dans  le  Mexique  au  XX'^  siècle,  faut-il  attri- 
buer à  cette  législation  si  remarquable,  le  développement  plus 
remarquable  encore  des  États  auxquels  elle  a  été  donnée?  Ou 
doit-on  chercher  ailleurs  la  cause  principale  de  la  prospérité 
actuelle  du  Mexique?  C'est  une  question  qui  se  pose  malheureu- 
sement dans  un  pays  aussi  neuf,  où  l'accord  entre  les  mœurs 
anciennes  et  les  nouveautés  légales  n'a  pu  se  faire  en  peu  d'années 
et  oii,  certainement,  bien  des  institutions  empruntées  aux  vieux 
pays  latins,  —  ou  aux  pays  anglo-saxons,  faudrait-il  ajouter,  — 
ne  peuvent  être  encore  comprises  et  pratiquées  réellement  par 
la  masse  des  citoyens.  On  peut  dire  que  les  institutions  mexi- 
caines donnent  encore  et  pour  longtemps  peut-être  l'indication  de 
ce  qui  devrait  être,  plus  que  le  signe  de  ce  qui  est  en  réalité...  » 

Le  jugement  est  corroboré  par  le  témoignage  d'écrivains  et 
d'hommes  d'Etat  mexicains  appartenant  eux-mêmes  au  parti 
libéral  avancé.  «  La  vie  parlementaire  est  à  peu  près  nulle,  écrit 
l'un  des  plus  distingués  d'entre  eux,  M.  Justo  Sierra;  le  peuple 
s'est  convaincu  que  l'action  d'un  pouvoir  administratif  bien 
organisé  et  énergiquement  dirigé  comme  l'est  le  pouvoir  actuel 
suffit  aux  besoins  de  progrès  du  pays  ;  les  groupes  politiques  s€ 
dissolvent.  Eternelle  histoire  des  pays  qui  ont  traversé  de  Ion 
gués  périodes  de  crises  convulsives  et  qui  se  sont  trouvés  sou- 
dain en  présence  de  ce  dilemme  formidable  :  résoudre  deux  ou 
trois  problèmes  capitaux  ou  disparaître  de  la  liste  des  nations... 
Quel  rôle  le  suffrage  universel  peut-il  jouer  dans  les  pays  neufs 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  les  élémens  de  la  représentation  nationale  sont  embryon- 
naires, oii  l'éducation  politique  n'est  pas  encore  faite,  où  l'in- 
struction scolaire  est  à  peu  près  nulle,  où  sur  d'immenses  espaces 
une  population  clairsemée  aspire  vaguement  à  un  bien-être 
qu'elle  ne  sait  pas  définir.  »  Le  tableau  est  énergiquement  et 
fidèlement  tracé.  Tous  les  pays  de  l'Amérique  latine  et  bien  des 
pays  européens  peuvent  se  l'appliquer.  En  dehors  de  l'Europe 
septentrionale  et  occidentale,  des  Etats-Unis  et  des  colonies  an- 
glaises, le  suffrage  populaire  n'est  encore  qu'un  instrument  entre 
les  mains  d'un  homme  ou  d'une  oligarchie,  et  les  institutions 
libérales  ne  sont  guère  que  des  cadres  à  peu  près  vides. 

Au  témoignage  même  des  personnes  ies  mieux  informées  et 
les  moins  prévenues,  ce  n'est  donc  pas  dans  les  institutions  du 
Mexique,  qu'il  faut  chercher  le  secret  de  sa  prospérité,  laquelle 
est  d'ailleurs  beaucoup  moins  ancienne  que  la  constitution 
actuelle,  qui  remonte  k  1857.  Le  véritable  auteur  de  cette  pros- 
périté, c'est  un  homme,  le  général  Porfirio  Diaz.  Elu  une  pre- 
mière fois  Président  de  la  République  en  1876,  remplacé  de  1880 
à  1884  par  un  de  ses  lieutenans,  réélu  alors  et  sans  cesse  depuis, 
il  a  résumé  en  lui  seul  tout  le  gouvernement  du  Mexique  pen- 
dant la  durée  d'une  génération.  Il  a  su  s'entourer  d'hommes 
compétens  et  appliqués;  il  a  fait  appel  à  tous  les  partis.  On  a 
pu  résumer  son  programme  en  ces  mots  :  «  Peu  de  politique  et 
beaucoup  d'administration.  «  Mais  il  ne  faudrait  pas  entendre 
par  là  qu'il  ait  cru  devoir  immiscer  l'État  en  toutes  choses.  Il  a 
vu,  au  contraire,  que  la  grande  tâche  du  gouvernement,  c'est  sim- 
plement d'établir  et  de  maintenir  Tordre,  et  il  a  veillé  à  ce  qu'elle 
fût  toujours  accomplie.  Depuis  qu'il  est  au  pouvoir,  le  Mexique 
ne  connaît  plus  ia  guerre  civile,  le  banditisme  même  est  éteint 
depuis  longtemps.  L'ordre  établi,  on  n'a  pas  essayé  de  substi- 
tuer le  gouvernement  aux  particuliers  pour  mettre  en  valeur  le 
pays;  on  n'a  pas  eu  peur  de  l'initiative  privée;  on  n'a  pas  craint 
qu'elle  privât  l'État  de  ce  qui  lui  était  dû  ;  mais  on  l'a  solli- 
citée, on  s'est  appuyé  sur  elle,  on  l'a  débarrassée  de  toutes 
entraves,  on  lui  a  facilité  la  tâche,  comme  le  témoignent  la  mé- 
thode employée  pour  l'arpentage  des  terres,  la  législation  mi- 
nière, hydraulique,  industrielle.  Le  Mexique  est  un  exemple 
éclatant  des  progrès  rapides  que  fait  un  pays  neuf  lorsque  l'État 
borne  sagement  son  rôle  au  maintien  énergique  de  l'ordre,  à 
la  suppression   des   impôts    vexatoires   et  nuisibles   au   com- 


LE    MEXIQUE    AU    XX*    SIÈCLE.  645 

merce,  et  lorsqu'il  fait  crédit  aux  bonnes  volontés  particulières. 
Malgré  tout,  un  pays  à  qui  l'on  a  donné  ainsi  les  institutions 
d'une  démocratie  libre,  et  qui  n'est  pas  un  pays  démocratique 
parce  que  les  différences  des  classes  y  sont  trop  profondes  et 
qu'aucune  n'a  des  aspirations  réellement  démocratiques,  qui  ne 
saurait  être  un  pays  libre  parce  qu'un  grand  nombre  de  ses 
habitans  n'ont  même  pas  la  notion  de  ce  qu'est  la  liberté  poli- 
tique, un  tel  pays  est  toujours  et  malgré  tout  dans  un  état  d'équi- 
libre quelque  peu  instable.  Si,  par  un  heureux  concours  de 
circonstances,  un  homme  supérieur  parvient  à  se  mettre  à  sa  tête, 
à  imposer  une  dictature  éclairée,  tout  en  respectant  l'apparence 
des  institutions  libérales,  le  pays  goûte  alors  tous  les  bienfaits  de 
l'ordre  au  sens  le  plus  étendu  du  mot.  Et  l'ordre  est  un  bien 
pour  tous,  alors  que  la  liberté  n'en  est  un  que  pour  ceux  qui 
savent  s'en  servir.  Mais  si  l'homme  supérieur  vient  à  disparaître, 
on  peut  craindre  que  tout  le  développement  acquis  ne  soit 
remis  en  question.  Cependant,  quand  l'ordre  règne  depuis  long- 
temps, ses  avantages  ont  éclaté  d'une  manière  si  évidente,  il  y  a 
tant  de  gens  qui  en  ont  bénéficié  et  ont  intérêt  à  son  maintien, 
qu'on  a  le  droit  d'espérer  qu'il  survivra  à  ses  fondateurs.  Au 
Mexique,  comme  en  d'autres  pays  de  l'Amérique  du  Sud,  la 
classe  dirigeante  ne  s'occupait  jadis  que  de  politique  parce  que 
la  politique  seule  pouvait  donner  les  honneurs,  le  prestige,  le 
rang  social.  Après  vingt  ou  trente  ans  de  progrès  économiques 
et  de  calme  politique,  il  s'est  créé  d'autres  sphères  d'activité,  il 
s'est  formé  une  autre  classe  dirigeante,  composée  d'industriels, 
de  grands  propriétaires,  de  commerçans,  d'ingénieurs,  de  finan- 
ciers même,  gens  que  l'on  décrie  parfois,  que  l'on  peut  accuser 
d'égoïsme  et  de  «  bourgeoisisme,  »  mais  qui  ont  cette  qualité 
d'aspirer  à  la  stabilité  et  à  la  régularité.  Maintenant  que  les 
Latins  d'Amérique  voient  que  l'on  peut  s'élever  dans  l'échelle 
sociale  autrement  qu'en  faisant  de  la  politique,  il  semble  qu'on 
puisse  espérer  le  maintien  de  Tordre  chez  eux.  Si  cette  espé- 
rance se  réalise,  l'éducation  du  peuple  se  fera  peu  à  peu,  les 
institutions  libres  cesseront  d'être  une  apparence  pour  devenir  une 
réalité,  et  le  siècle  qui  s'ouvre  verra,  avant  de  fmir,  les  grands 
Etats  latins  d'Amérique  faire  contrepoids,  pour  le  bien  général 
de  l'humanité,  aux  fédérations  anglo-saxonnes,  à  la  puissante 
masse  slave  et  aux  Empires  rajeunis  de  l'Extrême-Orient. 

Pierre  Leroy-Beaulieu. 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART 


III 

PARIS    ET   VERSAILLES  (1) 

(18     NOVEMBRE     1763    —    8     JANVIER    17641 


I.    —   L  ARRIVEE    A  PARIS 

Dans  sa  premiôre  lettre  de  Paris,  le  8  décembre  1763, 
Léopold  Mozart  écrivait  aux  Hagenauer  :  «  Le  18  novembre, 
nous  sommes  arrivés  ici,  dans  la  maison  de  l'ambassadeur  de 
Bavière,  comte  d'Eyck,  qui  nous  a  reçus  très  amicalement,  et 
nous  a  fait  préparer  chez  lui  une  chambre  où  nous  sommes 
logés  fort  à  l'aise  :  avantage  dont  nous  sommes  redevables  à  la 
recommandation  de  la  famille  de  la  comtesse  d'Eyck.  » 

Le   comte  d'Eyck,    envoyé    extraordinaire  de    l'électeur  de 
Bavière  à  la  cour  de  France,  avait  loué  et  habitait,   depuis  1753, 
l'Hôtel  de  Beauvais,  entre  la  rue  Saint-Antoine  et  la  rue  de  Jouy 
C'était,  cet  hôtel,  une  des  plus  célèbres  et  des  plus  magnifiques 
maisons  de  Paris,  une  de  celles  où  l'architecture  du  xvii®  siècle 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  avril  et  du  1"  novembre  Î904.  —  Je  ne  puis  songer  à 
indiquer  ici  les  sources,  très  diverses,  qui  m'ont  servi  pour  cet  article  et  pour  le 
suivant  :  je  me  suis  vraiment  etforcé  d'interroger  tous  les  documens,  livres  et 
journaux,  partitions,  portraits,  capables  de  m'aider  à  reconstituer,  presque  jour 
par  jour,  l'histoire  du  premier  séjour  de  Mozart  en  France.  Mais  il  faut  que  je 
dise,  au  moins,  de  quel  profit  particulier  m'a  été  l'ouvrage  de  M.  Michel  Brenet 
sur  le»  Concerts  en  France  sous  Vancien  Régime  (1  vol.  in-18,  Fischbacher,  19001, 
le  meilleur  tableau  qu'on  nous  ait  donné  de  la  vie  musicale  française  d'autrefois. 


LA  JEUNESSB  DE  MOZART.  647 

avait  su  le  mieux  unir  à  de  brillans  rappels  de  la  Renaissance 
italienne  la  noble  et  forte  grandeur  du  nouvel  art  français.  Au- 
jourd'hui encore  sa  façade  (68,  rue  François-Miron),  misérable- 
ment mutilée,  —  dépouillée  de  ses  entablemens  et  de  ses  sculp- 
tures, ne  gardant  plus  que  des  restes  informes  du  fameux  balcon 
d'où,  jadis,  Anne  d'Autriche  et  Marie-Thérèse  ont  maintes  fois 
assisté  aux  sorties  triomphales  du  jeune  Louis  XIV,  —  nous 
étonne,  au  passage,  comme  la  ruine  de  quelque  Louvre  égaré 
parmi  l'honnête  médiocrité  bourgeoise  des  maisons  voisines.  Et 
notre  surprise  se  change  en  un  vrai  ravissement  lorsque,  péné- 
trant sous  le  porche,  nous  découvrons  la  perspective  élégante 
de  la  petite  cour,  avec  le  svelte  péristyle  circulaire  dont  elle  est 
précédée,  et  surtout,  à  gauche  de  l'entrée,  un  admirable  escalier 
d'honneur  que  des  hasards  miraculeux  nous  ont  conservé  presque 
intact,  depuis  sa  rampe  de  pierre  finement  ajourée  jusqu'aux 
mascarons,  aux  putti,  et  aux  armoiries  du  plafond,  chefs-d'œuvre 
du  bon  maître  flamand  Van  den  Bogaert  (1). 

A  l'intérieur  de  la  maison,  par  contre,  rien  ne  subsiste  plus 
qui  puisse  nous  permettre  de  nous  représenter  ce  qu'était  l'am- 
bassade de  Bavière,  au  moment  où  les  Mozart  y  sont  venus 
loger.  Un  inventaire  de  1769  nous  apprend  seulement  que  le 
premier  étage  comprenait  deux  grands  salons,  dont  un  «  de 
musique,  »  une  bibliothèque,  deux  chambres  à  coucher  avec 
«  garde-robe  à  l'anglaise,  »  et  qu'il  y  avait  au  second  étage,  sur 
la  rue  Saint- Antoine,  «  six  pièces  à  glaces.  »  Est-ce  dans  une  de 
ces  six  pièces  que  le  comte  d'Eyck  a  installé  ses  hôtes?  Ou  bien 
ne  serait-ce  pas  plutôt  dans  une  «  petite  chambre  »  du  premier 
étage,  qui  se  trouvait  isolée  du  reste  des  appartemens,  à  gauche 
vers  le  fond  de  la  cour,  avec  un  escalier  pour  elle  seule?  Cette 
petite  chambre  donnait  accès  sur  une  terrasse  communiquant 
elle-même,  par  une  galerie,  avec  un  a  jardin  suspendu  »  qui 
avait,  à  deux  de  ses  coins,  <(  une  «  grotte  »  et  une  «  volière  :  » 
et  j'imagine  en  tout  cas  que  cette  grotte,  cette  volière,  et  tout  ce 
jardin  en  terrasse  ont  dû  amuser  infiniment  le  petit  Wolfgang, 
cependant  que  le  luxe  princier  de  la  maison  remplissait  d'aise  le 

(1)  L'Hôtel  de  Beauvais  avait  été  construit,  de  1655  à  1660,  sur  les  plans  de 
Lepautre  :  mais,  dès  1706,  le  financier  Orry  avait  commencé  à  en  gâter  la  façade, 
sous  prétexte  de  l'accommoder  au  goût  nouveau  de  son  temps.  On  trouvera,  du 
reste,  une  foule  de  détails  curieux  sur  cette  maison  dans  une  étude  du  savant 
Jules  Cousin,  publiée,  en  1863,  à  la  Revue  universelle  des  Arts. 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cœur,  à  peine  moins  ii)génu,  de  Le'opold  Mozart.  Oui  certes,  au 
point  de  vue  de  la  «  noblesse  »  comme  à  celui  de  l'économie,  le 
maître  de  chapelle  salzbourgeois  pouvait  s'enorgueillir  de 
«  l'avantage  »  que  lui  avait  valu  la  recommandation  du  comte 
Arco,  premier  chambellan  de  la  cour  de  Salzbourg,  et  père  de 
la  comtesse  Félicité  d'Eyck. 

Il  convient  pourtant  de  noter  que,  dans  ses  lettres  suivantes, 
^Léopold  Mozart  ne  parle  plus  jamais  du  palais  qu'il  habite,  ni 
du  personnage  éminent  qui  l'y  a  reçu.  Et  le  fait  est  qu'il  n'aurait 
eu  rien  de  bon  à  dire,  sans  doute,  de  l'un  ni  de  l'autre.  Tout  au 
plus  pouvons-nous  supposer  que  les  impressions  qu'il  en  a  eues 
n'ont  pas  été  étrangères  aux  doléances  souvent  exprimées  par 
lui,  dans  ces  lettres,  sur  la  dépravation  des  mœurs  parisiennes. 
Car  d'abord  la  maison,  avec  toute  la  majesté  de  sa  façade  et  toute 
son  apparence  de  demeure  princière,  commençait  des  lors  à  être 
un  tripot,  et  l'un  des  plus  courus  de  Paris  et  des  plus  mal  famés. 
Le  comte  d'Eyck  était,  en  effet,  un  de  ces  ambassadeurs  qui, 
pour  épargner  aux  jeux  de  hasard  les  vexations  dont  les  mena- 
çait la  police  en  territoire  français,  leur  avaient  généreusement 
offert  le  territoire  étranger  qu'étaient  leurs  ambassades.  Il  avait 
affermé  à  des  «  banquiers  »  le  rez-de-chaussée  et  une  partie  du 
premier  étage,  qui  s'étaient  vus  ainsi  transformés,  le  rez-de- 
chaussée  en  un  «  brelan  »  populaire,  le  premier  étage  en  une 
élégante  «  académie  de  jeu.  »  Tous  les  soirs  et  jusqu'à  l'aube 
suivante,  il  y  avait  «  grand  concours  de  carrosses  et  de  chaises  » 
devant  la  maison,  tandis  que  les  salons  retentissaient  du  bruit 
des  pièces  d'or  et  des  clameurs  passionnées  des  <(  pontes,  » 
rythmant  les  rapides  péripéties  du  pharaon  et  de  la  bassette. 
C'est  là  que  se  réunissait  de  préférence,  désormais,  le  personnel 
cosmopolite  fréquenté  naguère  par  le  chevalier  des  Grieux  à 
l'Hôtel  de  Transylvanie,  les  virtuoses  du  «  filage  de  cartes  »  et 
de  la  «  volte-face;  »  et  bientôt  Paris  n'allait  pas  avoir  d'endroit 
où  l'on  se  ruinât  plus  volontiers  qu'à  l'ambassade  de  Bavière. 
Mais  l'hospitalier  ambassadeur,  lui,  s'y  enrichissait  si  heureuse- 
ment que,  quelques  années  plus  tard,  le  15  avril  1769,  il  allait 
être  en  état  d'acheter  l'hôtel,  «  meubles  et  peintures  compris,  » 
pour  une  somme  approchant  de  deux  cent  mille  livres. 

Jamais,  au  reste,  cet  habile  homme  ne  paraît  s'être  trop 
embarrassé  de  scrupules  moraux.  Agé  d'une  cinquantaine  d'an- 
nées au  temps  du  voyage  des  Mozart,  il  était  d'origine  flamande, 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  649 

et,  de  son  vrai  nom,  s'appelait  van  Eycken.  Avant  d'obtenir  le 
titre  d'envoyé  de  Bavière,  en  1761,  il  avait  longtemps  représenté 
à  Paris  un  très  petit  prince,  Févêque  de  Liège,  fils  de  l'électeur 
bavarois  Max-Emmanuel  ;  et  c'était  seulement  en  17S9  que, 
ayant  été  créé  comte  du  Saint-Empire,  M.  van  Eycken  était 
devenu  «  le  comte  d'Eyck.  »  Intrigant,  menteur,  résolu  à  faire 
fortune  par  tous  les  moyens,  ses  contemporains  s'accordaient 
assez  généralement  à  le  mépriser.  Et  aujourd'hui,  s'il  n'avait 
pas  eu  l'honneur  d'accueillir  chez  lui  le  petit  Mozart,  son  nom 
ne  nous  serait  plus  connu  que  par  cette  amusante  épi  gramme 
de  Rulhière  : 

LES   DEUX   COQUINS 

Un  coquin  à  qui  l'on  fit  grâce 

Était  au  carcan  sur  la  place. 

«  Il  a  de  l'esprit!  »  disait-on. 

Mais  un  quidam  répondit  :  «  Non  l 

Regardez  sa  sottise  insigne  : 

S'il  en  avait,  serait-il  là?  » 

Comme  il  parlait,  van  Eyck  passa. 

«  Tenez,  —  en  le  montrant  d'un  signe,  — 

Un  homme  d'esprit,  le  voilà  !  » 

La  recommandation  d'un  tel  protecteur  n'était  guère  faite 
pour  ouvrir  aux  deux  enfans  prodiges  les  salons  de  Versailles, 
ni  même,  à  Paris,  ceux  des  grandes  familles  françaises  ou  étran- 
gères. Mais  Léopold  Mozart  était  amplement  pourvu  d'autres  re- 
commandations, obtenues  à  Salzbourg,  avant  son  départ,  et 
dans  les  divers  endroits  où  il  s'était  arrêté.  Pareil  à  maint  client 
de  l'hôtel  de  Beauvais,  il  apportait  à  Paris  les  sentimens  fiévreux 
d'un  joueur  qui  a  résolu  de  risquer  toute  sa  chance  sur  un  seul 
coup  de  dés  :  il  voulait  que  ce  séjour  assurât  définitivement  sa 
fortune,  et  il  n'y  avait  pas  de  démarche  où  il  ne  fût  prêt  pour  ai- 
der au  succès  de  son  entreprise.  Matin  et  soir,  il  courait  la  ville, 
d'un  quartier  à  l'autre.  Au  Temple,  à  l'ambassade  d'Autriche,  à 
l'Hôtel  d'Aiguillon,  chez  toute  sorte  de  hauts  personnages,  il 
déposait  avec  respect  ses  lettres  d'introduction,  attendait  dans 
les  antichambres,  sollicitait  la  laveur  des  intendans  et  des  valets 
de  pied.  Paris,  évidemment,  ne  l'intéressait  qu'au  point  de  vue 
de  la  conquête  qu'il  se  préparait  à  en  faire  :  et  l'on  ne  s'étonne 
pas  que,  n'ayant  le  loisir  d'y  rien  voir,  il  n'ait  pas  eu  non  plus 
celui  d'en  rien  décrire  à  ses  fidèles  amis  salzbourgeois. 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  au  contraire  sa  femme  et  ses  enfans,  pendant  ce  temps, 
profitaient  de  leur  liberté  pour  faire  connaissance  avec  la  glo- 
rieuse capitale  que  tout  Salzbourg  leur  enviait  de  pouvoir  admi- 
rer. Sous  la  conduite,  peut-être,  d'un  commis  de  l'ambassade,  ou 
simplement  avec  le  secours  d'une  édition  allemande  des  Curio- 
sités de  Paris,  ils  employaient  la  matinée  à  visiter  les  églises,  et, 
d'abord,  celles  de  leur  rue  et  de  leur  quartier  :  le  sombre  Petit 
Saint-Antoine,  presque  vis-à-vis  de  l'Hôtel  de  Beauvais,  les 
églises  des  Grands  Jésuites  et  des  Gélestins,  qui  toutes  deux 
conservaient,  dans  de  beaux  mausolées,  les  cœurs  d'une  foule 
de  rois  et  de  princes  du  sang,  l'église  Saint-Paul,  somptueuse- 
ment tapissée  et  dorée,  et  où  l'organiste  Daquin  excellait  à 
imiter  le  chant  des  oiseaux.  La  cathédrale,  malgré  la  barbarie 
de  son  style  gothique,  avait  aussi  à  leur  offrir  bien  des  choses 
curieuses  :  l'énorme  Saint  Christophe  de  l'entrée,  la  statue  équestre 
de  Philippe  le  Bel,  tel  qu'il  avait  pénétré  dans  l'église  après  une 
de  ses  victoires,  le  maître-autel  de  porphyre,  entouré  des  figures 
agenouillées  de  Louis  XIII  et  de  Loins  XIV,  le  trésor,  avec  ses 
vases  de  prix  et  ses  reliquaires.  Et  tandis  que  la  mère  et  la  fille, 
en  chemin,  s'ébahissaient  des  modes  nouvelles,  ou  s'indignaient 
du  nombre  des  mendians,  et  des  folles  histoires  qu'ils  leur  débi- 
taient, le  petit  garçon,  Ijii,  se  remplissait  les  oreilles  de  l'inces- 
sante musique  des  rues  de  Paris.  Il  écoutait  les  mille  cris  variés 
des  vendeurs  ambulans,  les  joyeuses  chansons  des  maçons  et 
des  peintres,  et  tout  le  charmant  répertoire  de  ces  joueurs  de 
vielle  ou  d'ov.^ue  mécanique  qui,  à  chaque  carrefour,  lui  dérou- 
laient les  airs  favoris  du  Devin  de  village,  à'Annelte  et  Lubin,  et 
du  Bûcheron.  Puis,  les  dévotions  achevées,  et  en  attendant  Theure 
du  dîner,  nos  voyageurs  s'en  allaient  aux  galeries  de  bois  du 
Palais-Marchand,  où  merciers,  modistes,  Lijoutiers,  papetiers, 
étalaient  à  leurs  yeux  ravis  les  plus  récentes  trouvailles  du  goût 
parisien;  ou  bien,  par  la  Vieille  Rue  du  Temple,  toute  pianténi 
de  superbes  hôtels,  lentement  on  descendait  sur  les  Boulevards; 
et  c'est  là  surtout,  parmi  l'innocente  et  bruyante  gaîté  d'une  foire 
perpétuelle,  que  j'aime  à  me  représenter  le  petit  Mozart,  pendant 
ces  heureux  premiers  jours  de  son  arrivée  à  Paris, 

Car  je  n'ai  pas  encore  assez  dit  combien,  depuis  son  départ 
de  Salzbourg  et  jusqu'au  terme  du  voyage  (ou  plutôt,  désormais, 
jusqu'au  terme  de  sa  vie),  le  »  nouvel  Orphée  »  était  gai,  es- 
piègle, avide  de  plaisir,  profondément  enfant.  Tous  les  témoi- 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  651 

gnages  de  ceux  qui  l'ont  approché  s'accordent  là-dessus;  et  l'un 
de  ces  témoignages  est  à  la  fois  si  typique  et  si  amusant  que, 
bien  qu'il  soit  d'une  date  un  peu  postérieure  au  séjour  de  Paris, 
je  ne  résiste  pas  au  désir  de  le  citer  tout  de  suite.  A  Londres,  en 
juin  4763,  le  célèbre  naturaliste  Daines  Barrington  a  soumis  le 
petit  Wolfgang  à  un  long  examen,  dont  il  a  consigné  tous  les 
détails  dans  le  recueil  des  Philosophical  Transactions  :  il  Ta  in- 
terrogé sur  l'harmonie  et  le  contrepoint,  lui  a  fait  déchiffrer 
plusieurs  morceaux  difficiles,  lui  à  donné  à  mettre  en.  musique 
divers  chants  italiens  où,  avec  une  sûreté  merveilleuse,  le  bambin 
a  su  adapter  le  rythme  et  l'expression  qui  leur  convenaient.  Mais, 
au  milieu  de  cette  grave  séance,  un  incident  s'est  produit  que 
Barrington  nous  raconte  ainsi  :  «  A^  un  moment  où  le  petit 
garçon  était  en  train  d'improviser  devant  moi,  mon  chat  favori  est 
entré,  par  hasard,  dans  la  chambre  :  aussitôt  voici  notre  compo- 
siteur qui  s'échappe  du  clavecin  pour  aller  jouer  avec  lui;  et  long- 
temps il  nous  a  été  impossible  de  le  rappeler.  »  L'histoire  de  ce 
chat,  je  voudrais  pouvoir  la  répéter  en  marge  de  toutes  les  pages 
du  récit  qui  va  suivre.  Mieux  que  les  plus  savantes  dissertations 
des  musicographes,  c'est  elle  qui  nous  permet  de  comprendre  la 
vraie  physionomie  et  le  vrai  caractère  d'un  enfant  toujours  riant, 
gambadant,  et  le  cœur  en  fête,  de  cet  enfant  dont  un  autre 
témoin  nous  dit  qu'il  «  rassurait,  par  sa  gaîté,  contre  la  crainte 
qu'un  fruit  si  précoce  n'eût  pas  le  temps  de  mûrir.  » 

Que  l'on  se  figure  donc  l'enchantement  qu'a  dû  être,  pour  lui, 
chacune  de  ses  promenades  sur  les  Boulevards  !  Depuis  la  Porte 
du  Temple  jusqu'aux  Filles  du  Calvaire,  aux  deux  côtés  de  la 
large  avenue,  ce  n'étaient  que  théâtres,  cirques,  ménageries, 
cabinets  magiques,  entremêlés  de  cafés  où  de  petits  orchestres 
jouaient  des  «  symphonies.  »  Mais,  du  reste,  l'avenue  tout  en- 
tière rayonnait  de  musique  :  chansons,  sérénades,  fanfares, 
accompagnant  les  pirouettes  des  pitres,  ou  servant  d'intermèdes 
aux  doctes  harangues  des  marchands  d'élixir.  Et,  dans  cette  atmo- 
sphère chantante,  combien  de  beaux  spectacles  pour  divertir  les 
yeux  et  le  cœur  du  petit  garçon  !  Il  y  avait  par  exemple  sur  les 
Boulevards,  cet  hiver-là,  une  troupe  italienne  de  plus  de  vingt 
enfans,  danseurs  et  sauteurs  de  corde  ;  il  y  avait  un  certain  Festi 
qui,  entre  autres  prodiges  de  la  nature,  exhibait  le  squelette  d'une 
baleine  et  un  dromadaire  vivant;  il  y  avait  le  fameux  Comus,  qui, 
par  des  expériences'^  vraiment  à  peine  croyables,  mettait  à  la 


652 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


portée  des  profanes  les  derniers  mystères  de  l'électricité  et  de  la 
«  vertu  sympathique.  »  Il  y  avait  tout  cela,  sans  compter  la  foule 
bariolée  des  joueurs  de  gobelets,  des  diseurs  de  sorts,  des  arra- 
cheurs de  dents  :  et  tout  cela  n'était  rien  encore  en  comparaison 
du  théâtre  splendide  où  Nicolet,  le  roi  du  Boulevard,  assisté  de 
son  poète  Taconet  et  de  l'acrobate  Spinacuta,  offrait  au  public, 
presque  gratuitement,  la  réunion  de  tous  les  plaisirs  qu'eût  jamais 
inventés  le  génie  humain  :  comédies  et  pantomimes,  ballets  cos- 
tumés, feux  d'artifices,  tours  de  force  merveilleux  du  chien  Garaby. 
Enfin,  vers  deux  heures,  le  mouvement  des  curieux  se  ralen- 
tissait, les  parades  s'interrompaient  :  tout  Paris  rentrait  chez  soi 
pour  se  mettre  à  table.  Et  alors,  au  .sortir  des  surprises  et  des 
joies  de  la  matinée,  une  autre  fête  s'apprêtait  pour  le  petit  Wolf- 
gang.  Excité  par  l'ivresse  délicieuse  de  cette  vie  nouvelle,  les 
oreilles  encore  pleines  de  chansons  et  les  yeux  de  chatoyantes 
couleurs,  l'enfant  sentait  croître  son  désir  d'épancher  le  flot  con- 
tinu de  musique  qui  coulait  en  lui.  Dans  la  chambre  chaude  où 
son  père  le  retenait,  —  car  l'excellent  homme,  aussi  bien  par  pru- 
dence commerciale  que  par  sollicitude  paternelle,  tâchait  à  lui 
éviter  toute  occasion  de  refroidissement,  —  dès  la  fin  du  repas 
il  se  hissait  sur  la  plus  haute  chaise,  ouvrait  le  cahier  oblong  qui 
contenait  tous  les  morceaux  composés  par  lui  jusque-là,  et,  un 
bout  de  langue  dehors,  s'occupait  à  en  noircir  les  dernières  pages. 
Le  21  novembre,  quatre  jours  après  son  arrivée  à  Paris,  déjà  il 
avait  commencé  d'écrire  sa  seconde  sonate  pour  le  clavecin. 

Ou  plutôt  sa  troisième  :  car  sur  la  page  précédente  du  même 
cahier,  et  probablement  encore  avant  son  départ  de  Bruxelles,  il 
en  avait  commencé  une  autre,  que  jamais  ensuite  il  n'a  pris  la 
peine  d'achever.  Elle  était  en  si  bémoi,  comme  celle  qu'il  écrivait 
maintenant,  à  Paris,  pour  la  remplacer;  mais,  à  la  manière  ita- 
lienne, elle  débutait  par  un  andante  :  et  c'est  de  cet  andante  que 
Mozart  avait  entièrement  composé  la  première  partie,  lorsque 
des  circonstances  que  nous  ignorons  sont  venues  l'arrêter.  Vingt- 
huit  mesures,  que  l'on  n'*  jamais  recueillies  dans  aucune  des 
éditions  de  son  œuvre  de  piano,  et  qui  nous  sont  connues  seu- 
lement par  une  reproduction  en  fac-similé  de  l'autographe  ori- 
ginal, dans  un  album  salzbourgeois  de  1872  (1). 

(1)  Salzhurger  Mozart-Album,  i  vol.  in-4°;  Salzbourg,  librairie  Glonner,  1872. 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  653 

Cet  autographe  aurait,  lui-même.,  à  nous  apprendre  bien  des 
particularités  intéressantes  sur  les  habitudes  de  travail  du  petit 
Mozart.  C'est,  évidemment,  un  brouillon  :  après  une  première 
ligne  écrite  avec  beaucoup  de  soin,  les  notes,  peu  à  peu,  de- 
viennent inégales,  se  mangent  l'une  l'autre,  les  barres  de  mesure 
sont  jetées  au  hasard,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  à  la  troisième  ligne,  la 
main  fatiguée  de  l'enfant  se  trompe  dans  une  indication  de  pas- 
sages à  répéter,  et  rature,  et  corrige,  nerveusement.  Un  brouillon  : 
et  cependant,  quelque  difficile  que  soit  par  instans  la  marche 
harmonique  des  modulations,  il  n'y  a  pas  une  rature  qui  porte 
sur  la  «  musique  »  du  morceau,  je  veux  dire  sur  les  notes  du 
chant  ni  de  l'accompagnement.  Tout  de  suite  cette  musique  re- 
çoit, sur  le  papier,  sa  l'orme  définitive;  de  telle  sorte  qu'on  serait 
tenté  de  croire  à  une  improvisation,  si  Ion  ne  savait  point,  par 
ailleurs,  combien  Mozart  a  toujours  été  incapable  de  ce  que  dé- 
signe proprement  ce  mot.  La  vérité  est  que,  avec  son  besoin  na- 
turel de  perfection,  doublé  peut-être  d'une  certaine  paresse  aux 
besognes  manuelles,  jamais  il  ne  se  décidait  à  écrire  un  mor- 
ceau que  quand  il  l'avait  composé  tout  entier,  souvent  à  grand 
efï'ort,  dans  sa  tête.  Ainsi  nous  savons  qu'il  faisait  à  vingt  ans,  à 
trente  ans,  toute  sa  vie  :  et  son  andante  inachevé  de  Bruxelles 
nous  prouve  qu'il  faisait  déjà  ainsi  dès  ses  premiers  essais. 

Mais  plus  intéressante  encore  serait  une  analyse  musicale  de  ce 
court  morceau.  Court  et  inachevé,  il  n'en  est  pas  moins  un  chef- 
d'œuvre,  un  chant  délicieux  où  le  petit  garçon,  pour  la  première 
fois,  a  mis  toute  son  àme  avec  tout  son  génie.  Il  y  a  mis  d'abord  ce 
que  l'on  chercherait  vainement  dans  sa  sonate  précédente,  comme 
aussi  dans  la  suivante  :  une  expression  personnelle,  un  essai  de 
traduire  des  sentimens  qu'il  éprouvait  dans  sou  propre  cœur,  au 
lieu  de  cette  joie  ou  de  cette  mélancolie  banales,  et  tout  d'une 
pièce,  qui  formaient  le  thème  ordinaire  de  la  plupart  des  auteurs 
de  sonates  du  temps.  Nous  entendons  ici  une  plainte,  délicate  et 
douce,  une  vraie  plainte  d'enfant,  entrecoupée  de  soupirs;  et 
puis  elle  s'étend  et  se  renforce,  elle  monte,  par  degrés,  à  des  gé- 
missemens  d'une  angoisse  pathétique;  après  quoi,  le  petit  cœur, 
un  moment  secoué,  se  console,  et  de  nouveau  nous  fait  voir  son 
gentil  sourire,  dans  une  cadence  où  transparaît  déjà  presque 
un  reflet  de  l'allégresse  lumineuse  de  la  Flàle  enchantée.  Le 
poète  que  va  devenir  Mozart,  le  voici,  pour  la  première  fois,  qui 
s'annonce  à  nous  ;  et  voici  également  le  musicien,  avec  son  sens 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

profond  des  ressources  les  plus  cachées  de  son  art!  Car  l'élan 
passionné  de  son  inspiration  lui  a  révélé  tout  à  coup  la  misère  de 
cet  emploi  mécanique  de  la  basse  d'Alberti  qui,  de  plus  en  plus, 
rabaissait  et  enlaidissait  la  musique  de  piano  do  l'école  nouvelle. 
Nulle  trace  de  ce  procédé,  dans  Vandante  bruxellois,  mais  au 
contraire  une  harmonie  qui  change  de  note  en  note,  d'après  les 
nuances  diverses  de  l'émotion  à  traduire  :  procédant,  dès  le 
début,  par  modulations  chromatiques,  pour  aboutir  enfin  à  une 
suite  d'accords  mineurs,  admirables  de  hardiesse  et  de  forte 
beauté.  Et  il  n'y  a  pas  jusqu'au  contrepoint  qui,  durant  tout  un 
long'  passage,  ne  vienne  accroître  l'effet  de  la  progression  harmo- 
nique :  un  contrepoint  très  simple,  mais  déjà  «  expressif  »  et 
profondément  ((  mozartien,  »  prêtant  pour  ainsi  dire  à  la  plainte 
une  seconde  voix,  avant  que  toute  la  douleur  se  concentre  dans 
les  accords  sanglotans  de  la  ligne  finale.  Tel  est,  en  résumé,  ce 
morceau  singulier,  qui  certes  ne  ressemble  ni  à  la  manière  d'Em- 
manuel Bach  ni  à  celle  d'aucun  des  honnêtes  collaborateurs  des 
Œuvres  mêlées,  à  rien  autre  qu'à  la  divine  musique  que,  plus 
tard,  —  bientôt,  —  nous  fera  entendre  Mozart  lui-même  :  à  moins 
que  l'on  ne  veuille  reconnaître,  dans  cet  andante,  un  écho  fugitif 
des  rêves  suscités  au  cœur  de  l'enfant,  pendant  sa  promenade  à 
travers  l'Allemagne,  par  les  chants  magnifiques  d'un  Tartini  ou 
d'un  Nardini,  et  comme  la  première  réponse  de  ce  cœur  de  poète 
au  charmant  appel  du  génie  italien. 

Dans  le  cahier  vénérable  qui  se  trouve  aujourd'hui,  —  hélas! 
tout  déchiqueté,  —  au  Mozarteum  de  Salzbourg,  ce  fragment 
à'andante  occupait,  je  l'ai  dit  déjà,  la  page  intermédiaire  entre  le 
finale  de  la  sonate  en  ut  majeur,  écrite  à  Bruxelles  le  14  oc- 
tobre 1763,  et  le  début  de  la  sonate  en  si  bémol,  commencée  à 
Paris  le  21  novembre.  On  peut  donc  supposer  que  le  petit  garçon 
l'aura  ébauché  à  Bruxelles,  aussitôt  après  sa  première  sonate, 
dans  le  loisir  que  lui  laissait  l'attente  de  sa  présentation  à  l'ar- 
chiduc Charles:  puis  seront  venus  le  concert  du  10  novembre, 
les  préparatifs  du  voyage,  et  ce  voyage  lui-même;  et  désormais 
l'enfant,  avec  son  esprit  toujours  prompt  à  subir  les  impressions 
du  dehors,  ne  se  sera  plus  senti  en  humeur  de  continuer  sa  so- 
nate dans  la  forme  que,  d'abord,  il  avait  voulu  lui  donner. 
Pareille  aventure  devait  lui  arriver  cent  fois,  au  cours  de  sa  vie, 
le  forçant  à  interrompre  des  morceaux  qui  souvent  promettaient 
une  beauté  supérieure  :  au  Doint  même  qu'on  a  pu  dire,  sans 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  655 

trop  d'exagération,  que  ses  œuvres  inachevées  étaient  ses  chefs- 
d^œuvre.  Et  je  ne  serais  pas  étonné  que,  à  la  date  de  son  arrivée 
à  Paris,  une  certaine  influence,  en  particulier,  —  celle  du  com- 
positeur parisien  Jean  Godefroy  Eckard,  —  eût  pris  sur  lui  assez 
d'empire  pour  efïacer,  momentanément,  de  son  cerveau  la  légère 
empreinte  italienne  qui  se  révèle  à  nous  dans  sa  sonate  en  ut 
majeur^  et  dans  ce  bel  andante  resté  incomplet. 

Le  Mercure  de  France  du  mois  de  mai   1763  annonçait  la 
publication,  à  Paris,  de  «  Six  sonates  pour  le  clavecin,  composées 
par  J.  G.  Eckard,  op.  1,  en  vente  chez  l'auteur,  rue  Saint-Honoré, 
près  celle  des  Frondeurs,  dans  la  maison  de  M.  Lenoir,  notaire.  » 
Cet  Eckard,  bien   qu'il  habitât  Paris  depuis  plusieurs  années, 
était,  en  réalité,  un  Allemand  d'Augsbourg,  compatriote  de  Léo- 
pold  Mozart  :  et  celui-ci  avait  sûrement  entendu  parler  de  lui, 
durant  le  séjour  qu'il  venait  de  faire  dans  sa  ville  natale.  Etait-ce 
lui,  Léopold,  qui,  à  Bruxelles,  avait  acheté  pour  son  fils  le  re- 
cueil nouveau  des  sonates  d'Eckard,  ou  bien  l'enfant  les  avait-il 
reçues  en  cadeau  de  quelque  généreux  amateur  bruxellois?  Tou- 
jours est-il  qu'il  devait  les  connaître  déjà  lorsqu'il  avait  écrit  sa 
première  sonate  :  il  y  a,  en  effet,  dans  Vallegro  initial  de  cette 
sonate,  une  cadence   de  deux  mesures  qui  est  directement  em- 
pruntée au  finale  de  la  première  sonate  d'Eckard,  en  si  bémol.  Et 
pourtant  il  est  sûr  que  ni  l'ensemble  de  cette  sonate  en  ut  majeur, 
ni  l'adorable  andante  inachevé  qui  l'a  suivie,  ne  se  ressentent 
encore  d'une  étude  approfondie  de  la  manière  d'Eckard.  Mais 
j'imagine  que,  bientôt,  à  force  de  jouer  le   recueil  de  celui-ci, 
à  force  de  l'entendre  vanter,  autour  de  lui,  comme  le  modèle 
parfait  de  ce  que  demandait  ce  goût  parisien  qu'il  allait  avoir 
lui-même  à  satisfaire  désormais,  il  aura  commencé,  peu  à  peu, 
à  s'assimiler  le  style  et  les  procédés  du  compositeur  augsbour- 
geois,  au  point  de  ne  pouvoir  plus  s'empêcher  de  les  imiter  :  car 
le  fait  est  que  ce  style  et  ces  procédés  se  retrouvent,  et  cette  fois 
avec  une  évidence  absolue,  dans  la  sonate  en  si  bémol,  écrite 
par  lui,  à  Paris,  le  21  novembre. 

On  peut  voir  à  la  Bibliothèque  Nationale  le  recueil  des  six 
sonates  de  Jean  Godefroy  Eckard,  dédiées  au  violoniste  Gavi- 
niès,  et  précédées  de  V avertissement  que  voici  : 

iJ'ai  tâché  de  rendre  cet  ouvrage  d'une  utilité  commune  au  clavecin,  un 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

clavicorde,  et  au  forte  e  piano.  C'est  par  cette  raison  que  je  me  suis  cru 
obligé  de  marquer  aussi  souvent  les  doux  et  les  forts,  ce  qui  eût  été  inutile 
si  je  n'avais  eu  que  le  clavecin  en  vue. 


La  première  particularité  qui  frappe,  à  feuilleter  le  recueil,  est 
un  emploi  à  peu  près  incessant  de  la  basse  d'Alberti.  D'un  bout 
à  l'autre  des  six  sonates,  nous  n'apercevons,  aux  portées  de  la 
main  gauche,  que  groupes  de  croches  ou  de  doubles  croches, 
répétant  à  l'intini  la  même  figure  d'accompagnement.  Et  comme, 
d'autre  part,  les  lignes  de  la  main  droite  sont  semées  de  trilles, 
d'arpèges,  d'appoggiatures,  et  comme  les  croisemens  de  mains 
sont  d'une  fréquence  extraordinaire,  nous  avons  peine  d'abord 
à  supposer  que,  sous  ce  riche  appareil  de  «  bravoure,  »  se  cache 
une  réelle  valeur  musicale,  ni  surtout  rien  qui  ressemble  à  une 
traduction  de  sentimens  intimes. 

Encore  cette  fâcheuse  impression  s'aggrave-t-elle  lorsque, 
continuant  à  parcourir  le  cahier,  nous  découvrons  que  trois  seu- 
lement des  six  sonates,  les  trois  premières,  méritent  d'être  consi- 
dérées avec  un  peu  de  soin.  La  quatrième  et  la  cinquième  n'ont, 
chacune,  qu'un  morceau,  et  très  court,  très  facile,  sans  doute 
destinée  des  commençans;  tandis  que  la  sixième,  en  deux  mor- 
ceaux, —  une  façon  de  prélude  et  un  air  varié,  —  n'est  évidem- 
ment, tout  entière,  qu'un  long  et  difficile  exercice  de  virtuosité  : 
ce  qui  nous  donne  à  penser  que  l'auteur  n'a  joint  à  son  recueil 
ces  trois  dernières  pièces  que  parce  que,  n'en  ayant  composé 
que  trois  qui  fussent  vraiment  des  «  sonates,  »  et  se  croyant 
tenu  d'offrir  cependant  la  série  traditionnelle  de  six  pièces,  il 
aura  complété  son  recueil  n'importe  comment. 

Mais  une  lecture  plus  attentive  des  trois  premières  pièces 
nous  contraint,  par  degrés,  à  tempérer  la  sévérité  de  cette 
impression.  Nous  voyons  alors  que  le  virtuose,  chez  Eckard, 
marche  de  pair  avec  un  musicien  à  la  fois  très  savant  et  très 
ingénieux,  —  un  des  meilleurs,  en  somme,  de  cette  période  de 
transition  et  de  tâtonnement.  Nous  devinons  que,  malgré  son 
abus  de  la  basse  d'Alberti,  cet  homme  a  fort  bien  su  profiter  de 
l'étude  qu'on  nous  apprend  qu'il  a  faite,  jadis,  du  Clavecin  bien 
tempéré  de  Sébastien  Bach,  et  que  surtout  il  a  assidûment  étudié 
les  sonates  d'un  autre  Bach,  Philippe-Emmanuel  :  car  les  siennes 
n'en  sont,  pour  ainsi  dire,  qu'une  adaptation  plus  brillante  et 
plus  vide.  De  la  même  façon  que  chez  Emmanuel  Bach,  les  trois 


LA  JEUNESSE   DE  MOZART.  657 

grandes  sonates  sont  en  trois  morceaux,  un  mouvement  lent 
entre  deux  plus  vifs;  bien  que  l'excellent  Eckard,  dans  son  désir 
ingénu  de  se  conformer  aux  habitudes  françaises,  ne  manque 
point  de  substituer  aux  indications  générales  de  ces  mouvemens 
divers  qualificatifs  soi-disant  plus  précis  :  amoroso,  maestoso, 
affettuoso,  con  discrezione.  Et,  pareillement,  la  plupart  des  mor- 
ceaux de  la  sonate,  chez  Eckard  comme  chez  Bach,  sont  en  trois 
parties,  avec  de  longs  développemens  qui  conduisent,  par  des 
préparations  délicatement  ménagées,  à  une  reprise  variée  de  la 
première  partie.  Conception  de  l'ensemble  et  ordonnance  des 
détails,  tout,  dans  ces  sonates,  dérive  manifestement  de  celles 
de  Bach  ;  et  il  y  a  même  certains  andante,  par  exemple  celui  de 
la  sonate  en  fa  mineur,  qui,  pour  la  pureté  de  la  mélodie  et 
l'éloquence  plaintive  de  l'inspiration,  ne  sont  pas  trop  inférieurs 
aux  touchans  cantabile  du  maître  de  Berlin.  Au  total,  une 
musique  honnêtement  pensée  et  proprement  écrite  ;  médiocre,  à 
coup  sûr,  mais  avec  une  «  tenue  »  artistique  tout  à  fait  esti- 
mable :  sans  compter  qu'elle  rachète  son  défaut  d'originalité  et 
son  pédantisme  par  un  charme  singulier  de  douceur  innocente 
et  rêveuse,  quelque  chose  comme  le  parfum  d'une  belle  âme 
allemande.  La  musique  de  Schmucke,  l'ami  du  Cousin  Pons, 
devait  ressembler  à  ces  sonates  d'Eckard. 

Telles  sont  les  œuvres  qui,  probablement  recommandées  au 
petit  Mozart  comme  le  type  le  plus  parfait  de  la  musique  fran- 
çaise, se  sont  imposées  presque  de  force  à  son  imitation  lorsque, 
dès  son  arrivée  à  Paris,  il  s'est  mis  à  écrire  une  nouvelle  sonate. 
Je  dis:  «  presque  de  force,  »  parce  que  l'agrément  véritable 
d'œuvres  comme  celles-là  ne  pouvait  guère  être  compris,  ni 
goûté,  d'un  enfant  :  il  était  tout  en  nuances  légères,  en  menues 
trouvailles  d'accens  expressifs,  en  des  qualités  d'ordre  «  moral  » 
plutôt  que  musical.  Et,  de  fait,  non  seulement  Mozart,  dans  sa 
sonate  en  si  bémol,  a  imité  de  préférence  les  deux  sonatines 
publiées  par  Eckard  à  la  suite  de  ses  grandes  sonates  :  encore 
n'a-t-il  pris  au  compositeur  d'Augsbourg  que  la  forme  extérieure 
de  son  art,  l'allure  facile  et  courante  du  rythme,  l'emploi  inin- 
terrompu de  la  basse  d A Ib er ti  {c[u.e,  d'ailleurs,  nous  avions  con- 
staté déjà  dans  sa  première  sonate),  la  division  des  morceaux  en 
trois  parties,  avec  un  développement  assez  étendu,  et  jusqu'aux 
trilles,  aux  gruppetti,  jusqu'au  qualificatif:  grazioso,  au  moyen 

TOME  XXX.  —  1905.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duquel  il  a  cru  relever  l'intérêt  de  l'un  des  andante  les  plus  insi- 
gnifians  que  nous  ayons  de  lui  (1).  Les  deux  premiers  morceaux 
de  sa  sonate  parisienne  en  si  bémol,  —  les  seuls  qu'il  ait  com- 
posés à  ce  moment, —  nous  apparaissent,  à  leur  tour,  une  «  adap- 
tation »  enfantine  des  sonates  d'Eckard. 

Que  si,  après  cela,  nous  comparons  entre  elles  ses  deux 
sonates  de  Bruxelles  et  de  Paris,  celle-ci  atteste  assurément  un 
progrès  très  sensible.  Désormais  les  deux  «  sujets  »  de  Vallegro 
sont  nettement  distincts;  désormais  le  développement  aune  signi- 
fication et  une  vie  propres,  au  lieu  de  n'être  qu'une  transition 
écourtée  et  informe,  comme  dans  la  musique  de  Léopold  Mozart; 
désormais  presque  toute  trace  de  l'influence  de  Léopold  a  dis- 
paru, et  pour  toujours,  de  l'œuvre  de  son  fils.  Chaque  mesure 
de  la  sonate  nous  révèle,  à  présent,  l'adresse  et  la  vigueur  de 
main  d'un  musicien  de  race.  Mais  ce  remarquable  talent  de 
forme  s'emploie,  ici,  sans  autre  résultat  qu'une  gentillesse  pas- 
sagère et  banale.  Sous  les  dehors  de  la  manière  d'Eckard,  l'en- 
fant n'a  point  réussi  à  en  saisir  le  dedans  ;  et  il  faut  connaître 
d'avance  la  prodigieuse  variété  du  génie  de  Mozart  pour  ne  pas 
s'étonner  que  cette  agréable  sonate  ait  pu  sortir,  à  quelques  jours 
d'intervalle,  du  même  cœur  d'où  avait  jailli  le  pathétique  début 
Mandante  que  j'ai  signalé  tout  à  l'heure. 

H.    —  LE   BON   MONSIEUR   GRIMM 

Cependant  Léopold  Mozart,  tout  à  son  rêve  de  fortune,  pour- 
suivait la  série  de  ses  courses,  aux  quatre  coins  de  la  ville.  Hélas! 
ni  les  introductions  dont  il  s'était  pourvu,  ni  la  «  noblesse  »  de 
ses  manières,  ni  son  infatigable  assiduité,  ne  parvenaient  à  lui 
valoir  l'accès  des  salons  parisiens.  «  Toutes  les  lettres  que  j'ai 
apportées  avec  moi  ne  m'ont  servi  à  rien  !  —  écrira-t-il  plus 
tard  aux  Hagenauer.  — A  rien,  les  recommandations  de  l'ambas- 
sadeur français  à  Vienne  !  A  rien,  celles  de  l'envoyé  impérial  à 
Bruxelles  !  A  rien,  celles  qu'on  m'a  remises  pour  l'ambassadeur 
d'Autriche  à  Paris,  pour  le  prince  de  Conti,  la  duchesse  d'Aiguil- 


(1)  Il  se  pourrait,  cependant,  qu'Eckard  eût  un  peu  contribué  à  développer, 
chez  Mozart,  le  goût  des  modulations  chromatiques,  qui,  sûrement,  n'a  pu  veni 
à  l'enfant  ni  de  son  père,  ni  des  auteurs  de  sonates  qu'il  connaissait  jusque-là. 
Car  le  chromatisme  abonde,  dans  l'œuvre  d'Eckard.  et  souvent  traité  avec  une 
insistance  toute  «  mozartienne.  » 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  659 

Ion,  et  d'autres  dont  je  pourrais  vous  remplir  une  litanie  !  »  Mais 
c'est  aussi  que  le  pauvre  homme,  avec  la  malechance  bizarre 
qui  semblait  s'attacher  à  lui  depuis  son  départ  de  Salzbourg, 
arrivait  à  Paris  dans  un  mauvais  moment.  Il  nous  dit  lui-même, 
à  plusieurs  reprises,  que  «  pas  n'est  besoin  d'avoir  des  lunettes 
pour  découvrir,  à  chaque  pas,  les  fruits  de  la  dernière  guerre.  » 
Cette  longue  guerre,  avec  ses  deuils  et  ses  misères  de  toute  sorte, 
venait  en  vérité  de  finir,  le  10  février  1763,  mais  par  une  paix 
honteuse  et  désastreuse  dont  il  n'y  avait  personne  qui,  de  près  ou 
de  loin,  n'eût  à  ressentir  les  tristes  effets.  La  France  était  épuisée, 
ruinée;  et  l'on  se  demandait  si  la  paix,  au  lieu  de  lui  rendre 
des  forces,  n'allait  pas  encore  avoir  pour  résultat  de  l'affaiblir 
davantage.  Sans  cesse  le  Roi  faisait  enregistrer  de  nouveaux 
impôts  :  le  2  avril,  le  31  mai,  le  25  juin.  La  rente  était  réduite 
de  moitié;  les  impôts  de  guerre  et  les  dons  gratuits  des  villes 
se  trouvaient  maintenus  indéfiniment.  De  haut  en  bas,  la  société 
française  souffrait  d'un  malaise  profond,  qui  allait  bientôt  se  tra- 
duire par  des  remontrances  solennelles  du  Parlement  de  Paris. 
Et  l'on  comprend  que,  dans  ces  circonstances,  le  prince  de  Conti, 
la  duchesse  d'Aiguillon,  et  les  autres,  ne  se  soient  guère  souciés 
d'accueillir  la  requête  imprévue  d'un  obscur  croque-notes  alle- 
mand, qui  s'offrait  à  leur  exhiber,  moyennant  salaire,  deux  «  pro- 
diges musicaux,  »  ou  prétendus  tels  ;  mais  l'on  comprend  aussi 
ce  que  devaient  être  le  dépit  et  l'indignation  du  malheureux 
père,  jusqu'au  jour  où,  providentiellement,  après  plus  d'une 
semaine  d'inutiles  démarches,  il  se  souvint  que  la  femme  d'un 
marchand  de  Francfort  lui  avait  donné  une  lettre  d'introduction 
pour  un  de  leurs  compatriotes  fixé  à  Paris,  et  qui  passait  même 
pour  s'y  être  acquis  déjà  une  influence  considérable  :  un  certain 
M.  Melchior  Grimm,  secrétaire  des  commandemens  du  duc 
d'Orléans. 

Ce  personnage  avait  en  effet  réussi  déjà,  et  depuis  longtemps, 
à  «  se  pousser  dans  le  monde.  »  Arrivé  à  Paris  en  1749,  à  vingt- 
cinq  ans,  il  avait  tout  de  suite  profité  de  tous  les  hasards  de 
ses  rencontres  pour  s'insinuer  dans  l'intimité  des  gens  de  lettres 
et  des  financiers,  des  bourgeois  enrichis  et  des  grands  seigneurs. 
Respectueux,  complimenteur,  empressé,  se  piquant  de  tout 
savoir,  c'était  assez  qu'on  le  laissât  entrer  quelque  part  pour  qu'il 
découvrît  le  moyen  de  s'y  rendre  indispensable,  sauf  ensuite  à  y 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaler  la  morgue  et  l'humeur  tyrannique  qui  étaient  l'autre 
moitié  de  son  caractère.  Mais,  au  reste,  tout  ce  que  nous 
apprennent  de  lui  les  écrivains  de  son  entourage  ne  vaut  point, 
pour  nous  le  faire  connaître,  un  petit  portrait,  au  crayon  relevé 
de  sanguine,  que  nous  a  laissé  de  lui  son  ami  Carmontelle  (à 
Chantilly)  ;  et  encore  le  portrait  ne  nous  montre-t-il  pas  1  épaule 
déviée  du  baron,  ni  ses  maigres  jambes  tordues  :  mais  toute  son 
âme  vaniteuse  et  rusée  se  trahit  à  nous  dans  ce  visage  au  front 
fuyant,  aux  yeux  troubles,  au  gros  nez  empâté. 

Si  Léopold  Mozart  s'était  présenté  chez  lui  quelques  années 
auparavant,  ou  quelques  années  plus  tard,  peut-être  n'aurait-il 
pas  été  mieux  reçu  que  dans  les  maisons  princières  d'où  on 
l'avait  éconduit.  Mais  une  heureuse  chance  faisait  que,  à  cette 
date  de  1763,  Grimm  venait  d'avoir  divers  ennuis  assez  graves, 
qui  avaient  sérieusement  compromis  sa  situation  mondaine,  et 
le  forçaient  à  redevenir,  pour  un  temps,  le  modeste  et  obsé- 
quieux bonhomme  de  naguère.  Une  tentative  d'espionnage,  tout 
à  coup  révélée,  et  dont  la  révélation  Tavait  obligé  à  sortir  de 
France  durant  plusieurs  mois  ;  ses  démêlés  avec  Rousseau,  où 
dès  lors  on  entrevoyait  l'hypocrisie  de  son  attitude;  ces  motifs 
et  d'autres  encore  avaient  un  peu  modéré  sa  hauteur  habituelle  : 
si  bien  que,  lorsque  le  maître  de  chapelle  salzbourgeois  vint  ti- 
midement solliciter  son  appui,  dans  son  bel  appartement  de  la 
rue  Neuve-du-Luxembourg,  le  «  philosophe  »  lui  fit  l'accueil  le 
plus  amical,  écouta  très  volontiers  ses  explications,  et  manifesta 
sur-le-champ  une  vive  curiosité  d'assister  aux  tours  de  force  des 
deux  enfans  prodiges.  Et  à  peine  eut-il  entendu  le  petit  Woif- 
gang  que,  avec  son  flair  de  «  lanceur  »  de  nouveautés,  —  car 
son  goût  musical  était  détestable  dès  que  son  intérêt  n'était  pas 
en  jeu,  —  il  devina  la  nature  vraiment  exceptionnelle  du 
talent  inconnu  qui  se  livrait  à  lui.  Protéger  à  Paris  cet  enfant 
de  génie  et  son  brave  homme  de  père,  quelle  admirable  occa- 
sion, pour  lui,  de  se  faire  valoir,  d'affirmer  à  nouveau  son 
autorité  et  son  influence  en  matière  d'art  !  «  Ce  M.  Grimm,  mon 
grand  ami^  à  qui  je  dois  tout,  —  écrivait  à  Salzbourg  Léopold 
Mozart,  —  est  un  homme  très  savant,  et  un  grand  philanthrope... 
C'est  lui,  lui  seul,  qui  a  tout  fait  pour  nous  !  Voyez  un  peu  de 
quoi  est  capable  un  homme  qui  a  de  l'intelligence  et  un  cœur 
sensible  !  Allemand  de  Ratisbonne,  il  demeure  à  Paris  depuis 
plus  de  quinze  ans  ;  et  il  s'entend  si  merveilleusement  à  engager 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  661 

toutes  cnoses  sur  la  bonne  voie  que  tout  doit  forcément  réussir, 
quand  il  l'a  résolu  (1).  » 

Dès  le  1"  décembre,  Grimm  commençait  sa  Correspondance 
par  un  long  éloge  des  deux  petits  musiciens.  Cet  éloge  a  été  sou- 
vent reproduit  et  cité,  comme  le  document  historique  le  plus 
important  que  nous  possédions  sur  le  premier  séjour  de  Mozart 
à  Paris;  et  certes  son  importance  historique  est  incontestable, 
car  tout  porte  à  penser  que  Grimm,  non  content  de  l'adresser 
aux  princes  allemands  abonnés  à  sa  chronique,  l'aura  encore 
répandu  dans  Paris,  à  la  façon  d'une  circulaire  ou  d'un  prospec- 
tus. Mais  le  prospectus  ressemble  si  fort  à  d'autres,  répandus 
précédemment  en  Allemagne,  et,  dans  la  suite,  en  Angleterre  et 
en  Hollande,  que  l'on  devine  aussitôt,  à  le  lire,  que  Grimm  n'en 
est  proprement  que  le  traducteur.  Il  y  a  mis  la  sauce  de  sa  phi- 
losophie, notamment  quand  il  dit,  au  début  :  «  Les  vrais  pro- 
diges sont  assez  rares  pour  qu'on  en  parle  lorsqu'on  a  occasion 
d'en  voir  un;  »  ou  bien  quand,  après  avoir  observé  «  qu'il  est 
difficile  de  se  garantir  de  la  folie  en  voyant  des  prodiges,  »  il 
ajoute,  avec  son  tact  et  son  bon  goût  ordinaires  :  «  Je  ne  suis 
plus  étonné  que  saint  Paul  ait  eu  la  tête  perdue  après  son 
étrange  vision.  »  Il  y  a  mis  aussi  cette  haine  et  ce  mépris  de  la 
France  qui  sont  parmi  les  traits  les  plus  distinctifs  du  parfait 
Parisien  qu'il  était.  «  C'est  dommage,  s'écrie-t-il  tout  à  coup, 
qu'on  se  connaisse  si  peu  en  musique  en  ce  pays-ci  !  »  Mais 
quant  au  fond  de  l'article,  c'est  certainement  Léopold  Mozart 
qui  le  lui  a  fourni.  Nous  y  retrouvons  jusqu'tà  des  phrases 
entières  (par  exemple  sur  la  jeune  Marianne)  que  nous  avons 
lues  déjà  dans  l'annonce  d'un  concert  à  Francfort.  Môme  com- 
plaisance à  insister  sur  les  tours  de  force  :  le  clavier  couvert 
d'une  serviette,  les  transpositions,  etc.  Même  petit  mensonge 
sur  l'âge  de  l'enfant,  «  qui  aura  sept  ans  (huit  en   réalité)  au 

(1)  Pour  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  flair  musical  de  Grimm,  et  sur  les 
motifs  de  la  protection  qu'il  a  accordée  aux  Mozart,  je  dois,  dès  maintenant, 
ajouter  ceci  :  quand,  en  1778,  Mozart,  déjà  tout  rayonnant  de  génie,  reviendra 
chercher  fortime  à  Paris,  le  même  Grimm,  malgré  les  plus  touchantes  supplica- 
tions du  père,  s'empressera  de  reconduire,  d'abord  en  y  mettant  quelques  formes, 
et  puis  le  plus  brutalement  du  monde;  et  il  écrira  à  I^éopold  Mozart  d'avoir  à  rap- 
peler près  de  lui  son  fils,  décidément  incapable  de  rien  faire  de  bon  à  Paris.  C'est 
surtout  par  la  faute  de  Grimm  que  Mozart  n'est  pas  devenu,  comme  Gluck  et 
Schobert,  un  compositeur  fra.nçais.  Voyez,  au  reste,  dans  l'excellente  traduction 
des  Lettres  de  Mozart  par  M.  Henri  de  Gurzon,  en  quels  termes  le  jeune  homme 
lui-même  définit  et  juge  le  caractère  de  son  «  protecteur  »  (p.  232  et  suivantes). 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mois  de  février  prochain.  »  Même  pédantisme  naïf,  où. reparaît 
l'auteur  de  l'École  du  Violon  :  «  L'enfant  essaya  une  basse  qui 
ne  fut  pas  absolument  exacte,  parce  qu'il  est  impossible  de  pré- 
parer d'avance  V accompagnement  d'un  chant  quon  ne  connaît 
pas.  »  De  telle  sorte  que  l'article,  d'un  bout  à  l'autre,  n'a  rien  à 
nous  apprendre  que  nous  ne  sachions  déjà,  à  moins  que  nous 
ne  veuillons  prendre  au  sérieux  l'anecdote  que  voici  :  «  Je  lui  ai 
écrit,  de  ma  main,  un  menuet,  et  l'ai  prié  de  me  mettre  la 
basse  dessous;  l'enfant  a  pris  la  plume,  et,  sans  approcher  du 
clavecin,  il  a  mis  la  basse  à  mon  menuet.  »  Un  menuet  de 
Grimm,  et  accompagné  d'une  basse  de  Mozart,  voilà  un  morceau 
dont  la  disparition  est  vraiment  regrettable  ! 

La  rédaction  de  ce  prospectus  n'a  été,  d'ailleurs,  que  l'un 
des  moindres  services  rendus  aux  Mozart  par  leur  «  sensible  » 
ami.  Celui-ci,  heureux  et  fier  d'avoir  déniché  un  «  phéno- 
mène »  d'aussi  bon  aloi,  s'est  immédiatement  empressé  de  le 
produire  dans  toutes  les  maisons  où  il  avait  accès  :  et  une  vie 
nouvelle  s'est  ouverte  pour  le  petit  Wolfgang,  ou  plutôt  une 
répétition  de  la  vie  qu'on  lui  avait  fait  mener  à  Vienne,  l'hiver 
précédent.  Nous  n'avons  malheureusement  pas,  pour  cette  partie 
du  voyage,  le  registre  où  Léopold  inscrivait,  chaque  soir,  les 
noms  des  diverses  personnes  qu'il  avait  rencontrées  :  et  ses  pre- 
mières lettres  de  Paris,  non  plus,  ne  nous  renseignent  guère  sur 
l'emploi  de  son  temps.  Nous  lisons  seulement,  dans  celle  du 
8  décembre  :  «  Demain,  séance  chez  la  marquise  de  Villeroy  -et 
chez  la  comtesse  de  Lillebonne;  »  d'où  nous  pouvons  conclure 
que,  entre  le  l^""  décembre  et  la  veille  de  Noël,  —  date  du  départ 
pour  Versailles,  —  peu  de  journées  ont  dû  se  passer  sans  que 
l'enfant  eût  à  être  exhibé  dans  deux,  ou  peut-être  trois  salons  difFé- 
rens.  Il  eut  à  l'être,  sûrement,  rue  Neuve-des-Petits-Champs, 
chez  l'amie  de  Grimm,  M™*  d'Épinay,  une  petite  femme  toute 
jaune,  avec  un  sourire  apprêté  sur  ses  lèvres  trop  minces;  il  eut 
à  l'être  chez  le  gros  baron  d'Holbach,  dont  la  femme  jouait 
gentiment  de  la  mandoline;  il  eut  à  l'être  chez  une  foule  de 
seigneurs  de  fraîche  date,  issus  de  la  double  dynastie  des  Lalive 
et  des  Dupin.  Et  pendant  que  son  père,  tout  à  la  joie  de  se  voir 
admis  en  pareille  société,  faisait  mine  de  s'intéresser  aux  con- 
versations qui  se  poursuivaient,  devant  lui,  sur  la  barbarie  du 
traitement  infligé  aux  Calas,  sur  la  nécessité  d'obtenir  de  nou- 
velles persécutions  contre  les  jésuites,  qu'on  venait  de  chasser, 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  663 

OU  sur  les  deux  livres  les  plus  en  vogue  de  ce  mois-ià,  les  Con- 
sidérations sur  les  corps  organisés  et  le  Caleçon  des  Coquettes 
du  jour  ;  le  fils,  à  l'autre  coin  du  salon,  accompagnait  des  ro- 
mances en  variant  l'accompagnement  à  chaque  couplet,  ou 
bien  jouait  des  menuets  sur  un  clavier  couvert.  Finis  pour  lui, 
désormais,  les  loisirs  charmans  de  la  première  semaine,  avec  leurs 
promenades  et  leur  libre  travail!  Le  30  novembre,  peut-être  à 
la  demande  de  Grimm,  il  avait  encore  écrit  un  menuet  (en  ré 
majeur),  évidemment  improvisé,  mais  déjà  d'allure  plus  chan- 
tante, plus  française,  cjue  les  précédons  :  durant  tout  le  mois  de 
décembre,  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  écrit  une  seule  note. 

Présenté  par  son  ;M'olecteur  dans  le  monde  des  financiers  et 
des  philosophes,  il  a  dû  l'être  aussi,  dès  ce  moment,  au  Palais- 
Royal.  Nous  ne  voyons  pas.  toutefois,  qu'il  ait  pénétré  jusqu'au 
duc  d'Orléans,  dont  le  nom  n'est  jamais  mentionné  dans  les 
lettres  de  Léopold  Mozart;  mais  nous  savons,  par  ces  lettres, 
que  le  duc  de  Chartres  a  daigné  s'intéresser  beaucoup  aux  deux 
petits  musiciens.  Le  futur  Philippe-Egalité  était  alors  un 
charmant  garçon  de  seize  ans,  à  figure  de  fille,  et  rempli  de  l'ad- 
miration la  plus  respectueuse  pour  la  science  universelle  du  bon 
M.  Grimm.  Sa  sœur.  Mademoiselle,  une  enfant  de  treize  ans, 
montrait  déjà  le  goût  le  plus  vif  pour  la  musique  :  nul  doute 
qu'elle  ait,  dès  lors,  pris  plaisir  à  écouter  l'enfant  prodige  à  qui 
elle  allait  dédier,  deux  ans  après,  un  innocent  rondeau  de  sa 
composition.  Tout  le  monde,  d'ailleurs,  dans  la  maison  du  duc 
d'Orléans,  se  flattait  d'aimer  et  de  protéger  la  musique,  depuis 
le  galant  chevalier  de  Glermont  d'Amboise,  chambellan  du  duc, 
jusqu'au  maître  d'hôtel  Augeard  et  au  suisse  Bélier.  Mais,  de 
toutes  les  connaissances  faites  par  les  Mozart  au  Palais-Royal, 
aucune  n'a  dû  leur  être  plus  agréable,  et  aucune  certainement  n'a 
eu  pour  nous  des  suites  plus  précieuses,  que  celle  qu'ils  ont  faite, 
toujours  par  l'entremise  de  leur  ami  Grimm,  du  «  lecteur  «  du 
duc  de  Chartres,  M.  de  Carmontelle. 

C'était  un  grand  et  bel  homme  de  quarante-six  ans,  très 
simple,  sous  l'élégance  parfaite  de  sa  mise,  et  dont  l'honnête 
visage  n'était  pas  sans  rappeler  un  peu  celui  de  Léopold  Mozart. 
Parti  de  très  bas,  —  son  père  était  maître  cordonnier,  et 
s'appelait,  bourgeoisement,  Carogis,  —  il  s'était  élevé,  de  proche 
en  proche,  par  ses  seuls  talens,  qui  étaient  au  reste  d'une  va- 
riété et  d'un  agrément  infinis.  Personne  ne  savait  mieux  que  lui 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réciter  des  vers,  chanter -ides,  couplets,  imaginer  des  jeux  de 
société,  improviser  et  mettre  vite  en  scène  d'aimables  proverbes. 
Mais  surtout  il  excellait  à  dessiner  le  portrait  :  à  le  dessiner  et 
même  à  le  peindre,  car,  après  s'être  longtemps  contenté  de 
crocfuis  au  crayon  rehaussés  de  sanguine,  il  avait  commencé, 
depuis  quelques  années,  à  représenter  ses  modèles  dans  des 
décors,  et  en  coloriant  son  dessin  à  la  gouache  ou  à  l'aquarelle. 
Il  ne  se  risquait  jamais,  en  vérité,  à  les  représenter  autrement 
que  de  profil  ;  et  toujours,  malgré  cette  précaution,  il  y  avait 
dans  ses  portraits  une  certaine  gaucherie  qui  dénonçait  l'ama- 
teur :  mais  à  un  don  de  ressemblance  que  tous  ses  contempo- 
rains s'accordent  à  louer  il  joignait  le  don,  plus  enviable  encore, 
de  saisir  immédiatement  le  caractère  des  personnages  qui 
posaient  devant  lui.  Pendant  la  guerre,  —  où  il  avait  accompa- 
gné en  Allemagne,  comme  aide  de  camp,  le  lieutenant  général 
de  Pons-Saint-Maurice,  —  ses  principales  occupations  avaient, 
été,  au  témoignage  d'un  de  ses  amis,  «  de  relever  des  plans 
dans  la  dernière  perfection,  de  découper  savamment  la  dinde  de 
son  général,  et  de  dessiner  la  Caricature  de  tous  les  officiers  de 
quatre  régimens.  »  Puis,  en  1763,  à  la  conclusion  de  la  paix,  le 
comte  de  Pons,  qui  était  aussi  gouverneur  du  duc  de  Chartres, 
l'avait  fait  entrer  au  Palais-Royal,  où  ses  modestes  fonctions  de 
«  lecteur  »  de  ce  jeune  prince  lui  laissaient  amplement  le  loisir 
de  poursuivre  la  série  de  ses  «  caricatures.  »  Il  habitait  là,  au 
premier  étage,  une  chambre  spacieuse  et  claire,  donnant  sur  le 
jardin,  et  contenant,  avec  d'autres  accessoires,  un  long  clavecin 
noir  tout  bordé  de  jaune,  qu'il  ne  manquait  jamais  d'intro- 
duire dans  ses  aquarelles,  chaque  fois  qu'il  avait  à  représenter  un 
compositeur,  une  cantatrice,  ou  simplement  une  ieune  demoiselle 
qui  cultivait  la  musique. 

Et  c'est  là  que,  l'un  des  premiers  jours  de  décembre,  Grimm, 
—  qui  venait  d'envoyer  à  ses  princes  allemands  un  éloge  enthou- 
siaste des  portraits  de  Carmontelle,  — amena  à  celui-ci  Léopold 
Mozart  et  ses  deux  enfans  :  afin  que  leur  portrait,  reproduit 
ensuite  par  un  bon  graveur,  servît  en  quelque  sorte  à  consacrer 
la  renommée  des  petits  prodiges.  Les  trois  modèles  avaient 
revêtu,  pour  la  circonstance,  leurs  plus  beaux  costumes.  Le  père 
était  en  habit  et  culotte  de  velours  rouge,  —  presque  la  tenue 
officielle  de  Saint-Cloud;  —  la  fille,  en  robe  blanche  montante,  à 
ramages  de  fleurs; le  fils,  un  vrai  «  petit  homme,  »  avait  un  ma- 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  665 

gnifique  habit  bleu,  abondamment  garni  de  dentelles  blancbes. 
Puis,  lorsque  M.  de  Carmontelle,  aidé  sans  doute  des  conseils  de 
Grimm,  les  eut  installés  dans  une  pose  qui,  tout  en  variant 
agréablement  l'expression  de  leurs  qualités,  allait  lui  permettre 
le  mieux  d'apercevoir  et  dé  dessiner  leurs  profils,  —  Wolfgang, 
au  centre  du  groupe,  juché  sur  une  chaise  devant  le  clavecin,  le 
père,  debout  derrière  lui,  jouant  du  violon,  la  sœur,  la  pauvre 
Marianne,  reléguée  au  second  plan,  avec  un  morceau  de  mu- 
sique dans  les  mains,  et  faisant  mine  de  chanter  (hélas!  sans 
aucune  voix),  —  il  vint  s'asseoir,  lui-même,  à  l'autre  bout  de  la 
pièce,  devant  une  table  carrée  où  il  y  avait  un  verre  d'eau,  une 
minuscule  palette,  plusieurs  pinceaux,  un  crayon  noir  et  un 
crayon  rouge  emmanchés  aux  deux  extrémités  d'unjporte-crayon, 
et  un  grand  album  ouvert  à  une  page  blanche.  Et  puis,  avec  une 
aisance,  une  sûreté  merveilleuses,  —  quelques  traits  de  sanguine 
pour  les  visages,  quelques  traits  de  crayon  pour  le  reste  des 
figures  et  les  accessoires,  —  le  dessin  du  groupe  se  trouva  indi- 
qué, sauf  ensuite  pour  le  peintre  à  achever  de  le  colorier,  en 
l'absence  des  modèles,  comme  aussi  à  l'agrémenter  d'un  léger 
fond  de  verdure  printanière. 

Tout  le  monde  connaît  ce  portrait  des  Mozart,  par  l'excellente 
reproduction  qu'en  a  faite,  le  mois  suivant,  le  graveur  Dela- 
fosse  :  reproduction  en  effet  si  excellente,  d'un  art  si  habile  et 
si  consciencieux,  que  l'original  y  est  vraiment  rendu  jusque 
dans  les  détails  les  plus  insignifians.  Mais  l'original,  tel  qu'on 
peut  le  voir  au  Musée  Gondé,  n'en  garde  pas  moins  un  charme 
de  fraîcheur  et  de  naturel  que  nulle  reproduction  ne  saurait  nous 
offrir  (1).  C'est,  à  coup  sûr,  l'une  des  œuvres  les  plus  réussies  de 
Carmontelle,  —  dont  la  manière  allait  d'ailleurs  bientôt  changer 
et  un  peu  se  gâter,  après  dix  ans  d'un  progrès  ininterrompu. 
Composition  et  expression,  dessin  et  couleur,  tout  y  est  du  goût 
le  plus  délicat.  Avec  cela,  évidemment,  une  ressemblance  par- 
faite. La  figure  du  père,  en  particulier,  est  toute  pareille  à  celle 
que-  nous  montre  l'image  gravée  au  frontispice  de  l'École  du 
Violon;  et  rien  n'est  plus  curieux  que  de  comparer  le  profil  du 

(1)  On  trouvera  une  photographie  de  l'aquarelle  originale  de  Chantilly  dans 
l'intéressant  ouvrage  consacré  par  M.  Gruyer  aux  portraits  de  Carmontelle  du 
Musée  Condé  (librairie  Pion,  1902).  Et  je  ne  puis  m'empécher,  à  cette  occasion,  de 
remercier  ici  M.  G.  Maçon  pour  l'obligeance  avec  laquelle  il  a  bien  voulu  m'aider. 
de  sa  précieuse  érudition,  dans  l'étude  ^des  charmans  et  instructifs  portraits 
conûés  à  sa  garde. 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fils,  chez  Carmontelle,  avec  le  même  visage  peint  de  face,  à 
Londres,  un  an  après,  par  l'Allemand  Zoffany  :  c'est  comme  si 
l'enfant,  son  morceau  joué,  avait  sauté  de  sa  chaise  et  se  re- 
tournait vers  nous.  Oui  certes,  voilà  le  premier  portrait  que 
nous  ayons  de  Mozart  !  Déjà  le  tableau  de  Salzbourg  nous  avait 
révélé  la  tête  trop  grosse  sur  un  corps  trop  menu  :  mais  ici  seu- 
lement nous  comprenons  comment  cette  disproportion  n'a  pas 
empêché  Wolfgang,  pendant  toute  son  enfance,  de  plaire,  par  sa 
figure  même,  à  ceux  que  ravissait  son  génie  musical. 

C'est  précisément  par  sa  figure  qu'il  a  plu,  je  le  jurerais,  à 
son  portraitiste  parisien.  Accoutumé  à  étudier  les  visages  avec  sa 
double  curiosité  de  peintre  et  d'auteur  comique,  Carmontelle 
n'aura  point  manqué  de  découvrir,  sous  la  laideur  apparente  de 
ce  visage-là,  une  pure  et  profonde  beauté  intérieure  :  car  le  fait 
est  que  toute  l'âme  de  Mozart  se  manifeste  à  nous,  déjà,  dans 
l'adorable  portrait  qu'il  nous  en  a  laissé.  Entre  les  deux  per- 
sonnes, bien  solides,  du  père  et  de  la  sœur, l'enfant,  à  son  clavecin, 
nous  apparaît  comme  un  exemplaire  d'une  humanité  différente, 
plus  fine,  plus  «  spirituelle,  »  et  presque  dégagée  de  l'entrave  du 
corps.  Nous  sentons  qu'une  flamme  le  brûle  tout  entier,  celle-là 
même  qui  plus  tard,  à  trente-six  ans,  en  pleine  santé,  achèvera 
de  le  consumer.  Mais,  à  présent,  elle  scintille  et  crépite  joyeuse- 
ment en  lui  ;  elle  le  soulève  sur  la  haute  chaise  où  on  l'a  perché, 
elle  fait  flotter  les  basques  de  son  bel  habit  bleu,  elle  agite  ses 
petits  pieds,  que  nous  voyons  frémir  sous  les  boucles  d'argent; 
elle  donne  une  grâce  exquise  au  mouvement  de  ses  mains,  qui 
volent,  croirait-on,  au-dessus  des  claviers  ;  et  de  quel  étonnant 
sourire  elle  illumine  ses  traits!  Un  sourire  non  plus  seulement 
de  plaisir  enfantin,  comme  dans  le  tableau  de  Salzbourg,  mais  de 
rêve,  d'extase  :  le  sourire  d'un  enfant  qui  entendrait  la  musique 
des  anges,  dans  le  paradis. 

Ce  lumineux  génie  que  Carmontelle  a  su  cievmer  dans  les 
yeux  rayonnans  du  petit  garçon,  je  me  plais  à  supposer  qu'il  fut 
deviné  aussi  par  les  musiciens  que  les  Mozart  ont  eu  l'occasion 
de  rencontrer,  pendant  ces  premières  semaines  de  leur  séjour  à 
Paris,  et  notamment  par  trois  des  clavecinistes  parisiens  les  plus 
goûtés  d'alors.  Le  Grand,  Eckard,  et  Schobert,  dont  Léopold 
nous  apprend  qu'ils  sont  venus  à  l'Hôtel  de  Beauvais  et  «  ont  fait 
hommage    aux   enfans    de  toutes   leurs    sonates   gravées.  »  Le 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  667 

Grand,  —  le  seul  Français  d'entre  eux,  —  était,  tout  ensemble, 
professeur  de  clavecin  et  organiste  de  l'abbaye  Saint-Germain- 
des-Prés,  où  plus  d'une  fois,  sans  doute,  il  aura  laissé  son  petit 
ami  improviser,  à  sa  place,  sur  le  bel  orgue  de  l'église,  un  des 
plus  grands  de  Paris,  et  des  plus  ornés.  Après  avoir  publié  na- 
guère, dans  un  des  recueils  de  l'éditeur  Vénier,  une  sonate  en  un 
morceau,  à  la  vieille  manière  italienne  et  française.  Le  Grand 
s'était  converti  au  style  nouveau  d'Emmanuel  Bach;  c'est,  en 
effet,  dans  ce  style  qu'il  avait  composé  un  «  premier  livre  »  de 
six  sonates,  qui  venait  de  paraître,  au  mois  d'avril  1763,  «  chez 
l'auteur,  rue  Saint-Honoré,  vis-à-vis  la  rue  Neuve  du  Luxem- 
bourg, »  —  et  qui  ne  semble  pas,  d'ailleurs,  avoir  jamais  été 
suivi  d'un  «  second.  » 

Eckard,  lui  (dont  nous  avons  vu  que  Mozart  connaissait  les 
sonates  dès  avant  sa  venue  en  France),  était  décidément  le  brave 
homme  que  révélait  sa  musique.  Né  à  Augsbourg  en  1734,  il 
était  arrivé  à  Paris,  en  1758,  avec  son  compatriote  Stein,  qui 
allait  bientôt  devenir  l'un  des  fabricans  de  'piano-forte  les  plus 
fameux  de  l'Europe.  Et  comme  il  était  très  pauvre,  et  que,  pro- 
bablement, il  craignait  d'user  son  talent  musical  en  donnant  des 
leçons,  il  avait  imaginé  de  chercher  son  gagne-pain  dans  la 
peinture,  qui  avait  été  jadis,  à  Augsbourg,  son  premier  métier. 
Réservant  à  la  composition  ses  soirées  et  ses  nuits,  il  employait 
ses  journées  à  peindre  en  miniature,  sur  des  couvercles  de 
boîtes,  toute  sorte  de  petites  paysanneries  flamandes,  copiées  ou 
imitées  de  Téniers  et  d'Ostade.  Ainsi  il  avait  pu  recueillir  assez 
d'argent  pour  faire  graver,  à  ses  frais,  son  cahier  de  sonates  ;  et 
celui-ci  lui  avait  valu  la  faveur  de  Grimm,  qui,  depuis  lors, 
n'allait  plus  cesser  de  célébrer  son  «  génie.  »  Hélas  !  Grimm 
lui-même  était  forcé  d'ajouter  que  «  tout  le  monde  n'était  pas 
digne  de  sentir  le  prix  de  ses  compositions.  »  Si  bien  que,  soit 
que  le  malheureux  Eckard  ait  désespéré  de  vaincre  jamais  l'inin- 
telligence musicale  du  public  français,  ou  peut-être  que  son 
«  génie  »  se  soit  prématurément  fatigué,  malgré  les  précautions 
qu'il  prenait  pour  l'entretenir,  peu  s'en  faut  que  le  «  premier  » 
livre  de  ses  sonates,  tout  comme  celui  des  sonates  de  Le  Grand, 
n'ait  été  aussi  le  «  dernier  :  »  une  série  de  Variations  sur  le 
Menuet  d'Exaudet,  et  un  nouveau  recueil  de  deux  petites  so- 
nates, —  variations  et  sonates  publiées  en  1764,  —  je  ne  vois 
pas  qu'il  ait  rien  produit  d'autre,  durant  les  quarante-six  ans  qui 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  restaient  à  vivre.  Mais  au  moment  où  les  Mozart  l'ont  connu, 
en  décembre  1763,  il  pouvait  encore  espérer  pour  son  œuvre, 
parue  d'hier,  le  succès  et  la  gloire  que  lui  promettait  Grimm; 
sans  compter  que,  à  force  d'entendre  affirmer  par  son  protecteur 
qu'il  était  «  le  plus  fort  »  des  musiciens  français,  il  devait  avoir 
fini,  lui-même,  par  le  croire.  Et  d'autant  plus  il  convient  de  lui 
savoir  gré  de  la  bonne  amitié  qu'il  a  témoignée  à  son  confrère 
salzbourgeois  et  à  sa  famille,  tout  le  temps  qu'ils  sont  restés  à 
Paris.  «  Le  plus  honnête  homme  du  monde,  »  écrivait  de  lui 
Léopold  Mozart,  qui  du  reste  l'admirait  fort,  aussi,  comme  mu- 
sicien, pour  la  ((  difficulté  »  de  ses  compositions. 

Il  jugeait  tout  autrement  Schobert,  le  rival  d'Eckard  ;  et  en 
effet  les  deux  rivaux  étaient  trop  différens  l'un  de  l'autre,  de 
toute  façon,  pour  que,  admirant  l'un  d'eux,  on  ne  fût  point  porté 
à  détester  l'autre.  Mais  Schobert,  au  contraire  d'Eckard,  était 
destiné  à  jouer,  dans  la  vie  artistique  du  petit  Wolfgang,  un 
rôle  si  durable  et  si  important  que  j'aurai  bientôt  à  parler  de 
lui  avec  plus  de  détail.  Je  me  bornerai  seulement  à  noter  ici  que, 
plus  jeune  qu'Eckard  de  quatre  ou  cinq  ans,  il  était  Allemand 
comme  lui,  mais  de  l'Allemagne  du  Nord,  —  Silésien,  suivant 
Grimm  ;  —  qu'il  demeurait,  avec  sa  jeune  femme,  vis-à-vis  le 
Temple,  où  il  remplissait  l'emploi  de  claveciniste  du  prince  de 
Conti;  qu'il  avait  publié  déjà  cinq  cahiers  de  sonates,  qui  tout 
de  suite  avaient  beaucoup  plu,  bien  que  Grimm  se  fût  ingénié  à 
les  déprécier  ;  et  que,  encore  qu'il  semble  avoir  été,  à  Paris, 
l'un  des  visiteurs  les  plus  assidus  de  la  famille  des  Mozart,  le 
chef  de  cette  famille,  dans  sa  mauvaise  humeur  contre  lui,  allait 
jusqu'à  l'accuser  d'être  «  ridiculem<Mit  jaloux  »  de  la  manière 
dont  Marianne  exécutait  les  sonates  d'Eckard! 

Après  cela,  on  pense  bien  que  ces  visites  de  confrères  ne  suf- 
fisaient pas  à  satisfaire  l'inquiète  ambition  du  maître  de  chapelle 
salzbourgeois.  Présenter  ses  enfans  à  la  cour  de  Versailles,  tel 
était  le  premier  point  du  grand  plan  de  campagne  qu'il  s'était 
tracé  ;  et  il  y  avait  des  jours  où  il  se  demandait  avec  angoisse 
si  cette  présentation  aurait  jamais  lieu.  «  Le  deuil  de  la  mort  de 
l'Infante  nous  empêche  encore  de  pouvoir  jouer  à  la  Cour,  » 
écrivait-il,  le  8  décembre,  aux  Hagenauer,  pour  s'excuser  d'un 
retard  qui  ne  devait  pas  être  moins  vivement  ressenti  à  Salz- 
bourg  qu'à  l'Hôtel  de  Beauvais.  L'  «  Infante  »  dont  la  Cour  était 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  669 

alors  en  deuil  était  la  jeune  princesse  de  Parme,  femme  de 
l'archiduc  Joseph  et  petite-fille  de  Louis  XV,  qui  venait  de 
mourir  à  Vienne  le  25  novembre  :  mais  ce  deuil  ne  pouvait 
guère  constituer  un  obstacle  à  une  réception  du  genre  de  celle 
que  sollicitaient  les  Mozart.  La  vérité  était  sans  doute  que,  parmi 
les  tristesses  publiques  et  privées  de  cette  fin  d'année,  la  Cour, 
elle  non  plus,  n'était  pas  d'humeur  à  écouter  deux  petits  phéno- 
mènes jouant  du  clavecin.  N'importe  :  ici  encore,  l'extraordi- 
naire entregent  de  Grimm  réussit  à  triompher  de  tous  les  ob- 
stacles.'Sur  ses  instances,  le  jeune  duc  de  Chartres  et  une  dame 
d'honneur  de  la  Dauphine,  la  comtesse  de  Tessé,  prirent  en  main 
la  cause  des  deux  enfans  prodiges,  et  leur  obtinrent  la  promesse 
d'une  séance  au  château  pour  les  derniers  jours  de  décembre. 
Avis  en  fut  donné  aussitôt  au  père  :  et  c'est  ainsi  que ,  la  veille 
de  Noël,  nos  quatre  voyageurs  plièrent  de  nouveau  leur  bagage, 
firent  atteler,  de  nouveau,  leur  «  noble  »  carrosse,  et,  sous  une 
pluie  glacée,  se  mirent  en  route  pour  conquérir  Versailles. 

ni.  —  A  VERSAILLES  (1) 

Léopold  Mozart  avait  été  officiellement  chargé,  comme  on  a 
vu,  d'envoyer  à  son  maître,  l'archevêque  de  Salzbourg,  un  récit 
détaillé  de  sa  réception  à  la  Cour  de  Versailles,  ou  plutôt,  un 
■tableau  détaillé  des  particularités  de  cette  cour,  qui  excitait 
alors,  plus  que  jamais,  la  surprise,  l'admiration,  et  l'envie  de 
tous  les  princes  allemands.  Ce  précieux  document,  par  malheur, 
ne  nous  est  point  connu.  Il  doit  pourtant  exister  quelque  part,  à 
Salzbourg  ou  à  Vienne,  dans  un  coin  d'archives  ;  et  je  crois  bien 
qu'on  retrouverait,  en  outre,  au  Mozarteum  de  Salzbourg,  — 
parmi  le  millier  de  pièces  inédites  qui  restent  là  cachées  plus 
hermétiquement  que  ne  le  furent  jamais  des  secrets  d'Etat,  — 
maintes  informations  curieuses  sur  l'emploi  du  temps  des 
Mozart,  pendant  les  deux  semaines  de  leur  séjour  à  Versailles. 
En  France,  aucune  trace  de  ce  séjour  ne  paraît  s'être  conservée 
dans  les  mémoires,  lettres,  et  journaux  du  temps.  Seul  l'inten- 
dant Papillon  de  la  Ferté,  dans  son  registre  des  dépenses  de  la 

(1)  Ai-je  besoin  de  dire  combien  m'ont  été  utiles,  pour  cette  partie  de  mon 
récit,  les  beaux  livres  de  M.  de  Nolhac  sur  Marie  Leczinska  et  sur  M-^'  de  Pom- 
padour,  comme  aussi  les  savantes  études  sur  Versailles,  publiées  par  M.  A.  Ber- 
trand dans  la  Revue  du  1"  décembre  1904  et  du  1"  avril  19ÛS. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chambre  du  Roi,  mentionne,  le  12  février  1764,  un  paiement  de 
cinquante  louis  «  par  ordre  de  Mesdames,  »  à  «  un  enfant  qui  a 
joué  du  clavecin  devant  elles.  »  Force  nous  sera  donc  de  nous 
contenter,  pour  cette  partie  de  notre  histoire,  des  renseignemens, 
—  bien  confus  et  bien  désordonnés,  mais  d'ailleurs  assez  nom- 
breux, —  que  nous  offrent  les  lettres  de  Léopold  Mozart  aux 
Hagenauer. 

Par  une  coïncidence  de  fâcheux  augure,  à  l'instant  où  les 
Mozart  pénétraient  au  château  de  Versailles,  le  soir  du  24  dé- 
cembre, une  nouvelle  de  mort  y  entrait  avec  eux.  «  Nous  étions 
dans  la  Galerie  Royale,  raconte  le  père,  lorsque  nous  avons  vu 
passer  le  Roi  ;  il  revenait  de  chez  la  Dauphine,  à  qui  il  était  allé 
annoncer  la  mort  de  son  frère,  l'électeur  de  Saxe.  »  Léopold  ra- 
conte cela  plus  d'un  mois  après,  le  l^'"  février,  et  il  ne  pense 
plus  qu'à  se  glorifier,  devant  ses  amis,  du  hasard  de  cette  auguste 
rencontre  :  mais  j'imagine  que,  sur  le  coup,  la  nouvelle  de  la 
mort  de  l'électeur  de  Saxe  a  dû  l'émouvoir  très  péniblement,  en 
réveillant  ses  alarmes  des  semaines  passées.  Cette  fois,  en  effet, 
c'était  un  deuil  tout  frais,  qui  risquait  d'ajourner  encore  la  récep- 
tion promise;  et  ce  deuil  atteignait  la  Dauphine,  celle  de  toutes 
les  princesses  de  la  Cour  sur  la  sympathie  de  qui  les  Mozart 
étaient  le  plus  en  droit  de  compter,  la  sachant  Allemande,  très 
éprise  de  musique,  et,  de  plus,  la  maîtresse  de  leur  protectrice 
M""®  de  Tessé  !  De  telle  sorte  que  les  pauvres  gens  durent  se  faire 
plus  d'une  réflexion  mélancolique,  ce  soir-là,  en  suivant  la  foule 
jusqu'à  la  chapelle  du  château,  pour  y  assister  aux  messes  de 
minuit. 

Mais  sans  doute  ils  ne  tardèrent  pas  à  être  distraits  de  leurs 
réflexions  quand,  ayant  pénétré  dans  la  chapelle,  i^^  découvrirent 
le  luxe  et  la  beauté  du  décor  qui  les  entourait,  la  grande  gloire 
dorée  du  maître-autel  tout  illuminé,  la  colonnade,  les  peintures 
du  plafond,  dont  l'une,  au-dessus  de  l'orgue,  représentait  le 
concert  des  anges  ;  quand  ils  virent  entrer,  dans  la  tribune  du  fond, 
le  Roi  et  la  famille  royale,  au  son  des  fifres  de  la  garde  suisse  ;  et 
quand,  ensuite,  l'office  des  trois  messes  de  nuit  se  déroula  devant 
eux,  avec  une  pompe  moins  majestueuse  qu'à  leur  cathédrale  de 
Salzbourg,  mais  combien  plus  variée  et  plus  élégante  !  «  Voilà 
donc  cette  cour  qui  remplit  l'univers  de  sa  renommée  !  »  son- 
geaient-ils, transportés  de  plaisir  et  d'orgueil.  De  tous  leurs  yeux 


l^V    JEUNESSE    DE    MOZART.  671 

ils  contemplaient  le  Roi,  agenouillé,  récitant  à  mi-voix  les  prières 
de  son  livre,  la  bonne  Reine,  les  enfans  de  France,  chacun 
assisté  de  son  aumônier,  et  ces  jeunes  princesses,  Madame  Adé- 
laïde et  ses  sœurs,  de  qui  allait  dépendre,  à  présent,  leur  fortune. 
Et  que  pouvait  bien  être  la  dame  qui,  dans  une  petite  loge  du 
balcon  de  la  sacristie,  priait  modestement,  les  paupières  bais- 
sées, tandis  que  tous  les  regards  du  public  se  tournaient  vers 
elle?  Quoi!  c'était  la  marquise  de  Pompadour,  l'illustre  favorite, 
l'Aspasie  moderne  ?  Que  dirait-on,  à  Salzbourg,  lorsqu'on  saurait 
que,  dès  le  premier  soir,  il  leur  avait  été  donné  d'entendre  la 
messe  en  compagnie  de  tous  ces  personnages  ? 

Mais  M.  Wolfgang,  lui,  debout  devant  eux,  qu'avait-il  donc 
à  se  tenir  si  tranquille,  avec  tant  de  belles  choses  à  voir  autour 
de  lui?  C'est  que  M.  Wolfgang,  en  vérité,  avait  mieux  à  faire 
que  de  regarder  :  il  écoutait  une  musique  plus  jolie,  plus  amu- 
sante, que  tout  ce  qu'il  avait  jamais  entendu,  au  moins  dans  une 
église,  une  musique  qu'on  aurait  crue  composée  expressément 
pour  lui.  Car  l'usage  était  alors,  à  la  Cour  comme  à  la  ville,  que 
la  partie  musicale  des  offices  de  Noël  consistât,  surtout,  à 
accommoder  en  toutes  façons  le  délicat  trésor  des  noëls  popu- 
laires. A  Versailles,  cette  nuit-là,  c'était  tantôt  l'organiste, 
M.  Foucquet,un  fort  habile  homme  de  l'ancienne  école,  qui,  avec 
toute  sorte  de  figures  et  d'imitations,  improvisait  sur  eux  d'ai- 
mables fantaisies,  dans  le  style  de  Rameau  ;  tantôt  les  solistes  et 
les  chœurs,  sous  la  direction  du  maître  de  chapelle  Blanchard, 
chantaient  un  grand  motet  où,  à  l'exemple  du  fameux  Fugii  nox 
de  M.  Boismortier,  on  avait  revêtu  de  paroles  latines  une  foule 
de  joyeux  cantiques  des  provinces  françaises;  ou  bien  encore  les 
voix,  l'orgue  se  taisaient,  et  l'orchestre  jouait  un  «  concerto  » 
de  M.  Blanchard,  Les  Noëls,  où  s'entremêlaient,  en  une  longue 
suite  de  variations,  un  vieux  chant  d'église  et  un  chant  popu- 
laire (1).  Tout  cela  d'un  art  assez  mince,  mais  si  clair,  si  léger, 
si  charmant  !  Et  le  cœur  de  l'enfant  buvait  avec  délices  cette  mu- 
sique enfantine;  et  ce  fut  lui,  sans  doute,  qui,  dès  ce  premier 
soir,  obtint  de  ses  parens  la  promesse  de  pouvoir  assister, 
chaque  jour,  à  tous  les  offices  de  la  chapelle  royale. 

(1)  Un  manuscrit  de  ce  «  concerto,  »  composé  en  1755,  se  trouve  à  la  Biblio- 
thèque du  Conservatoire.  Tour  à  tour  les  hautbois,  les  bassons,  les  flûtes,  les  vio- 
lcc=,  alternant  avec  des  iutli  de  lorchestre,  variaient  l'un  ou  l'autre  des  deux 
thèmes,  parfois  en  duo,  arec  de  petites  entrées  en  canon. 


672  REVUE  DES  BEUX  MONDES. 

Les  Mozart,  du  reste,  purent  se  remettre  bientôt  des  craintes 
qui  avaient  failli  leur  gâter  leur  veillée  de  Noël  :  ils  apprirent, 
en  effet,  dès  le  lendemain,  que,  malgré  le  deuil  de  la  Dauphine, 
leur  réception  à  la  Cour  ne  serait  ni  décommandée,  ni  même 
ajournée.  Mais  ils  apprirent  aussi,  nouvelle  moins  agréable, 
qu'ils  auraient  immédiatement  à  se  pourvoir  de  costumes  de 
deuil,  au  lieu  des  superbes  habits  de  gala  qu'ils  avaient  appor- 
tés. C'était  un  surcroît  imprévu  de  dépenses,  et  d'autant  plus 
malencontreux  que  la  vie  à  Versailles,  d'une  façon  générale,  me- 
naçait de  leur  coûter  beaucoup  plus  qu'ils  n'avaient  pensé. 

Figurez-vous  qu'en  seize  jours  Versailles  nous  a  coûté  tout  près  de  douze 
louis  d'or  !  —  écrira  plus  tard  Léopold  à  ses  commanditaires  salzbourgeois. 
—  Peut-être  allez-vous  trouver  que  c'est  trop,  et  la  chose  vous  paraîtra- 
t-elle  incompréhensible? Mais  c'est  que,  à  Versailles,  on  n'emploie  point  de 
carrosses  de  remise  ni  de  fiacres,  mais  seulement  des  chaises  à  porteurs  ;  et, 
pour  chaque  course,  cela  coûte  12  sols.  Or  il  faut  que  vous  sachiez  que,  très 
souvent,  ayant  à  prendre  au  moins  deux  chaises,  sinon  trois,  nous  avons 
dépensé,  rien  qu'en  courses,  un  gros  thaler  et  plus  :  car  le  temps  n'a  pas 
cessé,  un  seul  jour,  d'être  détestable.  Joignez  maintenant  à  cette  dépense 
celle  qu'il  nous  a  fallu  faire  de  quatre  costumes  noirs,  et  vous  ne  vous  éton- 
nerez plus  d'apprendre  que  notre  voyage  à  Versailles  nous  ait  coûté  entre 
26  et  27  louis  d'or  I 

Huit  jours  après  l'arrivée  des  Mozart  à  Versailles,  le  31  dé- 
cembre, l'exhibition  des  deux  enfans  à  la  Cour  était  déjà  ter- 
minée. Mais  comment  s'est-elle  produite?  où?  quand?  et  dans 
quelles  circonstances?  c'est  ce  que  les  lettres  de  Léopold  ne  nous 
révèlent  point.  Sa  fille,  Marianne,  dans  un  récit  trop  rapide 
qu'elle  nous  a  laissé  de  la  jeunesse  de  son  frère,  se  borne  à  dire 
que  les  enfans  «  se  firent  entendre  à  Versailles  devant  toute  la 
Cour.  »  Et  d'autre  part  nous  savons,  d'après  le  journal  de 
Papillon  de  la  Ferté,  que  cinquante  louis  ont  été  payés,  «  par 
ordre  de  Mesdames,  à  un  petit  musicien  qui  a  joué  du  clavecin 
devant  elles.  »  Les  Mozart  n'auraient-ils  eu  directement  affaire 
qu'à  Mesdames  ?  et  leur  présentation  à  Versailles  n'aurait-elle 
consisté  qu'en  une  unique  séance,  d'un  caractère  tout  intime,  où 
les  filles  de  Louis  XV  auraient  invité  le  Roi  et  la  Reine,  —  ou 
peut-être  même  seulement  le  Dauphin  et  la  Dauphine,  de  telle 
sorte  que  le  petit  W^olfgang  n'aurait  jamais  eu  l'honneur  do 
jouer  du  clavecin  devant  le  roi  Louis  XV,  que  la  musique,  d'ail- 
leurs,  n'intéressait  ^uère?  Nous  ne  saurions   i  affirmer  d'une 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  673 

manière  certaine  :  mais  plusieurs  passages  des  lettres  du  père 
nous  inclinent  à  le  croire,  comme  aussi  le  fait  que,  de  l'aveu 
même  de  Léopold,  ces  cinquante  louis  ont  été  l'unique  rému- 
nération que  les  Mozart  aient  reçue  de  la  Cour,  avec  «  une  taba- 
tière d'or,  don  particulier  du  Roi  (1).  » 

Il  y  avait  alors,  à  Versailles,  quatre  princesses  qui  aimaient  la 
musique,  et  s'occupaient  volontiers  de  protéger  les  musiciens  :  la 
Reine,  la  Dauphine,  Madame  Adélaïde,  et  Madame  Victoire.  La 
Reine,  dans  sa  jeunesse,  àWissembourg,  avait  mis  une  vraie  pas- 
sion à  apprendre  tous  les  instrumens,  et  souvent  ensuite,  à  Ver- 
sailles ou  à  Trianon,  elle  s'était  fait  donner  des  concerts  presque 
pour  elle  seule  ;  mais,  à  présent,  les  maladies,  les  chagrins,  et  un 
certain  engourdissement  d'âme  qui  lui  était  venu  en  vieillissant, 
sans  pouvoir  aucunement  refroidir  l'ardeur  juvénile  de  sa  cha- 
rité, avaient  fini  par  la  rendre  indifférente  à  toute  autre  forme 
de  plaisir  que  son  cher  cavagnol.  La  Dauphine,  de  son  et  té, 
femme  de  l'esprit  le  plus  fin  sous  ses  dehors  un  peu  lourds,  excel- 
lente musicienne,  et  qui  aurait  été  plus  capable  que  personne  de 
goûter  le  génie  du  petit  Mozart,  s'en  trouvait  empêchée,  à  ce 
moment,  par  la  douleur  de  son  dou  >le  deuil,  où  s'ajoutaient 
peut-être  encore  les  fatigues  d'une  grossesse  difficile.  Tandis 
qu'au  contraire  Mesdames,  et  notamment  les  deux  aînées,  étaient 
plus  infatigables  que  jamais  dans  leur  fièvre  de  mouvement  et 
de  curiosité,  chacune  y  montrant,  avec  cela,  sa  nature  propre  : 
Madame  Adélaïde,  plus  intelligente  et  mieux  douée,  mais 
fantasque,  personnelle,  toujours  désireuse  surtout  de  se  faire 
valoir  ;  Madame  Victoire,  avec  moins  de  brillant,  l'obligeance,  la 
douceur,  et  la  bonté  mêmes.  Charmante  princesse,  comme  nous 
la  préférons  à  ses  sœurs,  dans  les  portraits,  malgré  sa  taille 
trop  courte  et  l'air  abandonné  de  sa  grosse  figure  !  Et  pareille- 
ment la  préféraient  tous  ceux  que  leur  naissance  ou  leur  profes- 
sion amenaient  à  vivre  dans  la  familiarité  de  Mesdames  Royales, 
grands  seigneurs  et  domestiques,  diplomates  et  artistes.  Les  mu- 
siciens, en  particulier,  s'ingéniaient  à  lui  témoigner  leur  recon- 
naissance d'une  sympathie  qu'ils  sentaient,  chez  elle,  bien  plus 

(1)  Une  petite  notice  publiée,  le  5  mars  1764,  dans  V Avant-Coureur,  et  proba- 
blement écrite  par  Grimm,  affirme  que  les  deux  enfans  «  ont  eu  l'honneur  de  jouer 
devant  Mgr  le  Dauphin,  M"°  la  Dauphine,  et  M""  de  France.  »  Si  le  Roi  et  la  Reine 
avaient  assisté  à  la  séance,  la  notice  n'eût  point  manqué  d'en  faire  mention. 
TOUB  zxx.  —  1905.  43 


674  REVUTî   DES    DEUX    MONDES. 

sûre  et  plus  effective  que  chez  sa  sœur  aînée  :  lui  dédiant  leurs 
ouvrages  les  plus  soignés,  et  allant  jusqu'à  créer,  en  son  honneur, 
quelque  chose  comme  un  gen.'e  nouveau,  la  victoire,  entre  leurs 
gémissantes  et  leurs  rigaudons  (1).  C'est  d'elle,  nous  pouvons  en 
être  assurés,  c'est  d'elle  que  le  petit  Mozart,  appelé  probablement 
à  Versailles  par  Madame  Adélaïde,  a  reçu  la  plus  forte  part 
d'éloges,  de  bonbons,  et  de  ces  tendres  caresses  dont  il  avait 
besoin  plus  que  de  tout  le  reste.  Et,  aussi  bien,  est-ce  elle  qu'il 
va  choisir,  deux  mois  après,  entre  toutes  les  princesses  de  la 
Cour,  pour  lui  dédier  le  recueil  de  ses  premières  sonates  (2). 

Je  crains  seulement  que  caresses  et  éloges  n'aient  pas  été 
répartis  d'égale  façon  entre  les  deux  enfans.  «  Cinquante  louis  à 
un  enfant,  »  nous  dit  le  registre  de  Papillon.  En  vain  le  père 
s'obstinait  à  vouloir  présenter  au  monde  deux  petits  prodiges  : 
le  monde,  décidément,  ne  voulait  en  admirer  qu'un.  A  Versailles 
comme  partout,  c'est  le  frère  qui  a  dû  recueillir  pour  lui,  au  dé- 
triment de  sa  sœur,  tout  le  succès  de  cette  séance,  —  dont  nous 
ignorons  absolument,  après  cela,  en  quels  exercices  elle  a  pu 
consister.  Ou  plutôt,  nous  ne  l'ignorons  pas  si  absolument  qu'il 
ne  nous  soit  trop  facile  de  le  deviner  !  Le  clavier  couvert,  le  mor- 
ceau joué  d'un  seul  doigt,  les  transpositions^  l'exécution,  sur  deux 
clavecins,  de  quelque  fastidieux  concerto  d'Agrell  ou  de  Wagen- 
seil  :  nous  savons  l'invariable  programme,  et  combien  il  était  peu 
fait  pour  laisser  entrevoir,  sous  les  tours  de  force  du  mignon 
acrobate,  la  plus  exquise  floraison  de  beauté  qui  se  soit  jamais 
épanouie  dans  un  cœur  d'enfant.  Peut-être  cependant  Mozart, 
cette  fois,  aura-t-il  ajouté  à  son  programme  ordinaire  quelques- 
uns  de  ses  menuets,  ou  l'une  des  deux  sonates  qu'il  avait  déjà 
composées?  Peut-être  aura-t-il  accompagné  une  romance  jouée 
par  Madame  Adélaïde  :  ce  qui  était  aussi  une  manière  de  tour 
de  force,  avec  une  violoniste  qui  souvent,  nous  dit-on,  ne  se  rési- 
gnait pas  à  suivre  la  mesure.  Mais,  en  tout  cas,  il  nous  paraît 
hors  de  doute  que  l'exhibition  des  Mozart  s'est  réduite  à  fort  peu 
de  chose:  un  épisode  à  peu  près  insignifiant,  et  vite  oublié,  dans 

(1)  On  trouvera,  notamment,  des  morceaux  intitulés  la  Victoire  dans  des 
recueils  de  pièces  de  clavecin  de  Duphly  et  de  Gouperin. 

(2)  Les  petits  concerts  de  Mesdames  étaient  le  plus  souvent  organisés,  depuis 
1760,  par  Beaumarchais,  professeur  de  harpe  et  factotum  musical  des  trois  prin- 
cesses :  mais  le  futur  auteur  du  Mariage  de  Figaro,  au  moment  de  la  visite  des 
Mozart  à  Versailles,  venait  de  partir  pour  l'Espagne,  où  allait  commencer  sa 
fameuse  aventure  avec  Clavico. 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  675 

l'abondante  série  des  divertissemens  de  la  Cour.  Par  là  s'explique 
qu'aucune  trace  ne  s'en  soit  conservée  pour  nous  :  aucune  trace 
écrite,  du  moins,  car  je  ne  puis  entrer,  à  Versailles,  dans  le 
salon  de  musique  de  Madame  Adélaïde,  sans  qu'aussitôt  les  murs 
de  cette  petite  pièce,  avec  les  trophées  d'instrumens  de  leurs  boi- 
series, m'apportent  un  écho  vivant  des  menuets  et  andantes  qui 
furent  joués  là,  un  après-midi  de  la  fin  de  décembre  1763,  par  un 
étrange  enfant  tout  vêtu  de  noir,  frémissant  de  tous  ses  membres 
à  force  d'attention  recueillie,  et  avec  la  lumière  d'un  printemps 
éternel  dans  le  sourire  de  ses  grands  yeux  bleus. 

Pour  les  Mozart  eux-mêmes,  du  reste,  cette  séance  ne  semble 
pas  avoir  été  un  événement  aussi  considérable  que  le  Grand 
Couvert  du  31  décembre,  où  ils  eurent  l'honneur  d'être  admis  à 
approcher,  de  tout  près,  la  famille  royale.  Mais,  ici,  je  dois  lais- 
ser la  parole  à  Léopold  Mozart,  qui,  dans  une  de  ses  lettres, 
s'est  longuement  étendu  sur  cette  mémorable  soirée  :  encore  que 
l'excellent  homme,  ainsi  que  l'on  va  voir,  nous  renseigne  moins 
sur  le  spectacle  de  la  cour  de  Versailles  qu'il  ne  nous  éclaire 
sur  sa  propre  personne,  sur  le  mélange  singulier  de  simplicité 
et  de  vantardise  qui  lui  permet  de  soutenir,  le  plus  sérieusement 
du  monde,  que  la  faveur  marquée  par  la  famille  royale  à  ses 
enfans  et  à  lui  a  frappé  de  stupeur  «  ces  messieurs  les  Français.  » 

Il  faut  remarquer  d'abord  que  ce  n'est  nullement  la  coutume,  en  ce  pays, 
de  baiseï'  les  mains  aux  Seigneuries  royales,  ni  de  les  aborder  au  passage, 
comme  l'on  dit,  c'est-à-dire  quand  elles  passent  par  les  appartemens  royaux 
et  la  Galerie  pour  se  rendre  à  la  chapelle;  non  plus  que  de  témoigner  son 
respect  au  Roi,  ni  à  personne  de  la  famille  royale,  en  pliant  la  tête  ou  le 
genou  :  non,  chacun  reste  debout  sans  bouger,  et  c'est  dans  cette  attitude 
qu'on  a  la  liberté  de  voir  passer,  tout  près  de  soi,  le  Roi  et  sa  famille.  Aussi 
pouvez-vous  facilement  vous  figurer  quelle  impression,  quelle  stupéfaction 
ont  dû  éprouver  ces  Français,  passionnément  attachés  à  leurs  usages  de 
cour,  lorsque  les  filles  du  Roi,  non  seulement  dans  leurs  chambres,  mais  en- 
core dans  le  passage  public,  en  apercevant  mes  enfans,  se  sont  arrêtées,  se 
sont  approchées  d'eux,  et,  non  contentes  de  se  laisser  baiser  les  mains  par 
eux,  les  ont  encore  embrassés  et  ont  reçu  d'eux  d'innombrables  baisers  ! 
Mais  ce  qui  a  paru  le  plus  extraordinaire  à  ces  messieurs  les  Français,  c'est 
que,  au  Grand  Couvert  de  la  veille  du  Nouvel  An,  non  seulement  ils  ont  dû 
nous  faire  place  jusqu'au  plus  près  de  la  table  royale,  mais  qu'ils  ont  vu 
mon  Wolfgangus  rester,  tout  le  temps,  derrière  la  Reine,  s'entretenir  avec 
elle,  souvent  lui  baiser  les  mains,  et  se  régaler,  à  côté  d'elle,  des  friandises' 
qu'elle  prenait,  pour  lui,  sur  la  table  royale.  La  Reine  parle  l'allemand  aussi 
bien  que  nous;  et  comme  le  Roi  n'en  comprend  pas  un  mot,  la  Reine  lui  a. 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traduit  tout  ce  que  disait  notre  petit  héros.  C'était  moi  qui  me  tenais  près 
de  lui;  ma  femme  et  ma  fille  étaient  placées  de  l'autre  côté  du  Roi,  derrière 
Monsieur  le  Dauphin  et  Madame  Adélaïde.  Or  vous  saurez  que,  les  jours  de 
fête,  Nouvelle  Année,  Pâques,  Pentecôte,  anniversaires,  etc.,  il  y  a  ce  qu'on 
appelle  un  Grand  Couvert,  où  peuvent  assister  tous  les  gens  de  distinction; 
mais  la  salle  n'est  pas  grande,  et,  par  suite,  a  vite  fait  d'être  pleine.  Nous 
sommes  arrivés  tard  ;  de  telle  sorte  qu'on  a  dû  nous  faire  faire  place  par  les 
Suisses,  et  l'on  nous  a  conduits  jusque  dans  une  pièce  toute  voisine  de  la 
salle  du  Grand  Couvert,  par  où  doit  passer  la  famille  royale.  C'est  là,  au 
passage,  que  celle-ci  a  causé  avec  notre  Wolfgang  :  après  quoi  nous  l'avons 
suivie  jusqu'auprès  de  la  table. 

Nous  pouvons  bien  croire,  en  effet,  que  la  vue  de  ce  Grand 
Couvert,  le  salut  obligatoire  à  la  Nef  d'Argent,  la  distribution 
de  serviettes  neuves  à  chaque  couvert,  les  diverses  formalités  de 
prêt  des  viandes,  que  tout  cela  a  dû  amuser  infiniment  le  petit 
Mozart  :  à  moins  toutefois  qu'au  secret  de  son  cœur  il  n'y  ait 
encore  préféré  ces  dîners,  plus  modestes,  de  la  Résidence  de  Salz- 
bourg,  où,  sous  la  conduite  de  monsieur  son  papa,  les  musiciens 
de  la  chapelle  archiépiscopale  exécutaient  l'une  des  belles  cas- 
sations de  M.  Eberlin.  Et  il  me  plaît  fort,  aussi,  d'imaginer  que  ce 
n'est  pas  seulement  par  bonté  maternelle  que  la  reine  ]\^arie,  ce 
soir-là,  a  daigné  s'occuper  de  l'enfant  debout  derrière  sa  chaise. 
Avec  le  don  de  divination  morale  qu'ont  souvent  les  âmes  très 
pures,  pourquoi  n'aurait-elle  pas  senti,  chez  cet  enfant,  quelque 
chose  d'innocent  et  de  limpide  qui  le  rapprochait  d'elle,  une  pu- 
reté d'âme  qui,  de  même  que  chez  elle,  résisterait  toujours  aux 
déceptions  et  aux  dégoûts  de  la  vie? 

Malheureusement,  comme  l'avait  déjà  observé  naguère  Léo- 
pold  Mozart,  «  les  hôteliers  ne  se  laissaient  point  payer  avec  des 
baisers;  »  et  nos  voyageurs  en  étaient  toujours  à  se  demander 
quel  bénéfice  plus  solide  allait  résulter,  pour  eux,  de  leur  pré- 
sentation à  la  Cour.  Ignorant  ce  qu'ils  ne  devaient  point  tarder  à 
apprendre,  que,  «  à  la  cour  de  France,  tout  marchait  encore 
plus  en  petite  poste  que  dans  les  autres  cours,  »  ils  s'attendaient 
à  recevoir,  d'un  jour  à  l'autre,  la  pile  de  louis  qu'avaient  mé- 
ritée les  talens  et  la  gentillesse  des  enfans  prodiges  :  et  cette 
attente  a  été,  évidemment,  l'une  des  causes  de  la  prolongation, 
jusqu'au  8  janvier,  de  leur  séjour  à  Versailles,  où  leur  rôle  actif, 
en  somme,  se  trouvait  terminé  depuis  le  Nouvel  An.  Une  seconde 
cause,  sans  doute,  fut  la  nécessité  où  ils  se  trouvèrent  de  produire 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  677 

les  enfans  chez  plusieurs  dames  attachées  à  la  Cour,  et  qui,  ainsi 
qu'autrefois  les  grandes  dames  de  Vienne,  désiraient  offrir  chez 
elles,  à  leurs  amis,  une  répétition  de  la  séance  offerte  par  Mes- 
dames dans  leurs  appartemens.  Nous  savons,  par  exemple,  que 
les  enfans  ont  joué,  à  Versailles,  chez  la  comtesse  de  Tessé,  qui, 
dès  le  début,  s'était  particulièrement  intéressée  à  eux.  Cette 
dame,  qui  faisait  partie  de  la  maison  de  la  Dauphine,  occupait  au 
château,  depuis  1757,  l'appartement  occupé,  avant  elle,  par  la 
célèbre  M™°  d'Estrades.  «  Elle  a  donné  à  mon  garçon,  —  raconte 
Léopold  Mozart,  —  une  tabatière  d'or  et  une  montre  d'or,  pré- 
cieuse à  cause  de  sa  petitesse  ;  Nannerl  a  eu  d'elle  un  étui  à  cure- 
dents,  tout  en  or,  d'une  beauté  et  d'une  solidité  extraordinaires.  » 
Une  autre  dame,  d'origine  allemande,  la  princesse  de  Carignan, 
a  donné  à  Marianne  «  une  petite  tabatière  d'écaillé  blonde  in- 
crustée d'or  ;  »  et  à  Wolfgang  «  une  écritoire  d'argent  avec  des 
plumes  d'argent,  pour  composer  de  la  musique.  »  J'aurai  pro- 
chainement à  dire  la  triste  destinée  de  tous  ces  cadeaux. 

Des  cadeaux,  on  ne  voit  pas  que  les  deux  enfans  en  aient 
reçu  aucun  de  M""^  de  Pompadour,  chez  qui  l'on  sait  pourtant 
qu'ils  ont  été  également  conduits.  Peut-être  leur  a-t-elle  donné 
quelques-uns  des  «  douze  louis  »  dont  Léopold  Mozart  avoue 
que  c'est  «  tout  ce  qu'il  a  gagné  à  Versailles,  en  dehors  de  la 
Cour?  »  Mais,  au  reste,  le  maître  de  chapelle  salzbourgeois,  avec 
son  humeur  éminemment  respectueuse,  était  homme  à  payer  de 
sa  poche  l'honneur  de  pouvoir  présenter  ses  enfans  à  une  aussi 
illustre  personne,  et  que  ses  amis  les  «  philosophes  »  lui  avaient 
encore  appris  à  vénérer  comme  la  protectrice,  à  la  fois,  du  bon 
goût  et  de  la  libre  pensée.  Le  portrait  qu'il  fait  d'elle  aux  Hage- 
nauer  est  d'une  bienveillance  quelque  peu  comique,  quand  on  se 
rappelle  la  ruine  misérable  qu'était  devenue  la  marquise,  à  ces 
derniers  mois  de  sa  vie.  Après  avoir  parlé,  dans  sa  lettre,  du 
scandale  des  mendians  infirmes  ou  estropiés  qui  encombraient 
les  rues,  —  et  contre  lesquels  Louis  XV  allait  publier  une  «  dé- 
claration »  le  3  août  de  la  même  année,  —  il  continue  ainsi  : 

Et  maintenant  je  saute  du  laid  au  charmant,  et  même  à  ce  qui  a  réussi  à 
charmer  un  monarque.  Vous  voudriez  bien  savoir,  n'est-ce  pas?  quelle 
figure  a  M™^  la  marquise  de  Pompadour?  Sachez  donc  qu'elle  doit  avoir  été 
extrêmement  belle,  car  elle  est  encore  très  agréable.  C'est  une  personne 
grande  et  de  taille  imposante,  plutôt  grasse,  mais  très  bien  proportionnée, 
blonde,  et  qui  a,  dans  les  yeux,  une  certaine  ressemblance  avec  Sa  Maiesté 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Impératrice.  Avec  cela  une  tenue  de  vraie  grande  dame,  et  uno  intelligence 
extraordinaire. 

Suit  la  description  de  l'hôtel  de  la  Pompadoiir,  où  elle  a 
accueilli  les  Mozart  :  «  Ses  appartemens  do  Versailles,  un  véri- 
table paradis,  sont  tout  contre  le  jardin;  et  à  Paris,  dans  la  rue 
Saint-Honoré,  elle  possède  un  magnifique  hôtel,  qu'elle  a  fait 
rebâtir  à  neuf.  Dans  la  chambre  où  était  le  clavecin,  —  tout  doré, 
et  peint  et  laqué  avec  un  art  merveilleux,  —  il  y  avait  le  por- 
trait de  la  marquise,  en  grandeur  naturelle,  et,  près  de  lui,  le 
portrait  du  Roi.  »  Mais  ce  que  Léopold  Mozart  ne  nous  a  point 
dit,  et  que  nous  apprenons  par  le  récit  de  sa  fille  Marianne,  c'est 
que  le  petit  Wolfgang  était  loin  d'avoir  emporté,  de  son  entrevue 
avec  cette  «  vraie  grande  dame,  »  la  même  impression  de  ravisse- 
ment. Son  morceau  joué,  l'enfant  avait  été  hissé  sur  une  table, 
afin  que  M"^  de  Pompadour  pût  le  regarder,  plus  à  l'aise  ;  et 
comme,  obéissant  aux  instructions  paternelles,  il  lui  tendait  la 
joue  pour  avoir  un  baiser,  et  comme  elle  se  refusait  à  lui 
accorder  cette  caresse  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  femme-là, 
qui  ne  veut  pas  m'embrasser?  —  s'était-il  écrié  (sans  doute  dans 
son  patois  allemand  de  Salzbourg).  —  L'Impératrice  elle-même, 
pourtant,  m'a  embrassé!  »  Le  pauvre  enfant  ignorait  que  «  cette 
femme-là,  »  pour  quelques  semaines  encore,  était  un  personnage 
presque  aussi  considérable  que  son  Impératrice,  qui,  d'ailleurs, 
la  respectait  fort,  et  lui  avait  fait  remettre  naguère,  par  son 
ambassadeur,  en  témoignage  «■  de  ses  sentimens  pour  elle,  »  un 
petit  «  souvenir  »  de  quatre-vingt  mille  livres. 

Cependant  ces  séances  particulières,  pour,  n'avoir  rapporté 
aux  Mozart  que  «  douze  louis  »  en  tout,  n'ont  pas  dû  leur  prendre 
beaucoup  de  leur  temps;  et  il  n'est  guère  probable,  non  plus, 
qu'ils  aient  passé  beaucoup  de  temps  à  admirer  le  jardin  ni  les 
autres  curiosités  de  Versailles.  A  cette  saison  de  l'année,  sous 
la  pluie  et  la  bise,  fontaines  et  bosquets  ont  dû  leur  paraître  bien 
tristes,  en  comparaison  de  leurs  claires  journées  de  Nymphen- 
bourg  et  de  Schwelziugen.  Mais  rien  ne  nous  empêche  d'admettre, 
au  contraire,  qu'ils  aient  assisté,  et  avec  grand  plaisir,  aux  deux 
représentations  qui  ont  eu  lieu  sur  la  scène  du  château,  durant  leur 
séjour  à  Versailles.  Le  jeudi  29  décembre,  un  groupe  dechanteurs 
et  danseurs  de  l'Opéra  sont  venus  donner,  à  la  Cour,  un  spectacle 
formé  de  la  Guirlande  de  Rameau  (avec  Jelyotte  et  M'^*  Larrivée 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  679 

dans  les  rôles  du  berger  et  de  la  bergère)  et  du  Feu,  troisième 
entrée  du  fameux  Ballet  des  Élémens  de  Des  touches  (avec 
M^^^  Arnould,  MM.  Larrivée  et  Dubut)  (1).  Le  mercredi  suivant, 
4  janvier,  les  acteurs  de  la  Comédie  Italienne,  à  leur  tour,  étaient 
venus  à  Versailles  ;  ils  avaient  joué  Bastien  et  Bastienne,  parodie 
du  Devin  de  Village,  écrite,  en  17S3,  par  Favart,  et  accom- 
pagnée de  toute  sorte  d'airs  populaires  traités  en  pot-pourri  (2). 
Bastien  et  Bastienne,  ce  sera  le  titre  du  premier  opéra-comique 
allemand  que  composera  Mozart,  quatre  ans  après,  au  retour  de 
son  voyage  ;  et  bien  que  la  musique  qu'il  y  mettra  soit  évidem- 
ment inspirée,  surtout,  d'un  opéra-comique  de  Monsigny,  Rose  et 
Colas,  qu'il  va  avoir  l'occasion  d'entendre  à  Paris  dans  quelques 
semaines,  le  hasard  mérite  pourtant  d'être  signalé  qui  lui  a  per- 
mis, peut-être,  de  voir  jouer  et  d'entendre  chanter,  à  Versailles, 
ce  prototype  de  sa  pièce  future.  Le  Ballet  des  Èlémens,  d'autre 
part,  vieux  déjà  de  près  d'un  demi-siècle,  ne  l'aura  sans  doute 
intéressé  que  par  la  beauté  de  sa  mise  en  scène  ;  tandis  que  la 
Guirlande  de  Rameau  non  seulement  aura  commencé  à  lui 
révéler  l'art  du  plus  original  de  tous  les  maîtres  français  de  la 
génération  précédente,  mais  aura  eu  l'avantage  de  lui  révéler 
cet  art  sous  son  aspect  le  plus  charmant,  tout  ensemble,  et  le 
mieux  à  sa  portée.  Et,  aussi  bien,  retrouverons-nous  des  échos 
du  petit  ballet  chanté  de  Rameau  dans  maint  menuet  des  sym- 
phonies et  divertissemens  qu'écrira  Mozart  après  sa  rentrée  en 
Allemagne,  quand  son  génie  se  sentira  assez  mûr  pour  faire  un 
libre  choix  parmi  la  masse  innombrable  de  ses  souvenirs  (3). 

Encore  la  présence  des  Mozart  à  ces  deux  spectacles  n'est- 
elle  qu'une  hypothèse  que  nous  n'oserions  point  garantir.  Ce  que 
nous  savons  en  toute  certitude,  c'est  la  présence  quotidienne  de 
l'enfant,  du  25  décembre  jusqu'au  10  janvier,  à  tous  les  offices 
de  la  chapelle  du  château.  «  J'ai  entendu  là  de  mauvaise  et  de 
bonne  musique,  —  écrit  Léopold  Mozart  aux  Hagenauer.  — 
Tout  ce  qui  se  chantait  d'une  seule  voix,  et  devait  ressembler 

(1)  Papillon  de  la  Ferté,  dans  son  Journal,  note  que  la  Guirlande  «  n'a  pas  eu 
grand  succès.  »  La  musique  de  Rameau  se  démodait  de  jour  en  jour. 

(2)  On  peut  voir  ces  airs,  avec  leur  musique,  dans  le  tome  V  du  Théâtre  de 
M.  Favart  (Paris,  1763). 

(3)  Il  y  avait  d'ailleurs,  dès  ce  moment,  à  Versailles  (rue  Pioyale,  n"  3),  un 
petit  théâtre,  dont  l'histoire  vient  d'être  racontée,  dans  la  Revue  de  l'Histoire  de 
Versailles,  par  M.  P.  Fromageot.  On  y  jouait  la  comédie  et  l'opéra-comique;  et  ce 
n'est  nullement  chose  impossible  que  les  Mozart  y  aient  passé  une  ou  deuz 
soirée.s 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  un  air,  tout  cela  était  vide,  glacial,  misérable,  en  un  mot: 
français;  mais  tous  les  chœurs  sont  bons,  et  même  excellens. 
Aussi  suis-je  allé  tous  les  jours  à  la  chapelle  royale,  avec  mon 
petit  homme,  pour  entendre  les  chœurs  dans  les  motets,  que  l'on 
y  chante  invariablement  à  chaque  messe  du  Roi.  La  messe  du 
Roi  a  lieu  à  une  heure,  sauf  les  jours  de  chasse,  où  elle  a  lieu  à 
dix  heures;  et  la  messe  de  la  Reine,  à  midi  et  demie.  »  Marianne 
Mozart  et  un  article  de  V Avant-Coureur  nous  apprennent,  en 
outre,  que  le  petit  Wolfgang  lui-même  a  eu  l'honneur  de  tenir 
l'orgue,  à  l'une  de  ces  messes,  en  présence  de  la  famille  royale  (1  )  ; 
mais  à  ce  renseignement,  pour  précieux  qu'il  soit,  nous  préfé- 
rerions quelques  détails  positifs  sur  l'espèce  et  la  qualité  de  la 
musique  française  entendue  là  par  le  petit  garçon.  De  véritables 
messes  chantées,  comme  celles  qu'il  était  accoutumé  à  entendre 
dans  les  églises  allemandes,  il  n'en  a  assurément  entendu 
aucune  à  Versailles,  oii,  depuis  longtemps,  toute  la  musique  des 
offices  n'était  plus  constituée  que  de  motets,  entremêlés  de  con- 
certos d'orgue.  Et  quant  aux  motets  qu'il  a  pu  entendre,  je  crains 
qu'il  ne  soit  très  difficile  d'arriver  à  les  connaître  avec  certi- 
tude (2).  Mais  il  convient  d'ajouter,  fort  heureusement,  que  tous 
les  motets  d'alors  étaient  d'un  type  si  uniforme,  avec  leurs  alter- 
natives de  soli  et  chœurs,  et  que  les  compositeurs,  presque  tou- 
jours, y  suivaient  de  si  près  les  modèles  que  leur  avaient  fournis 
les  La  Lande  et  les  Mondonville,  qu'il  nous  suffira,  prochaine- 
ment, d'examiner  quelques-uns  de  ces  modèles  pour  nous  repré- 
senter, sans  trop  de  risque  d'erreur,  ce  qu'ont  dû  être  les  chœurs 
entendus  par  Mozart  à  la  chapelle  royale  :  entendus  avec  une 
attention  et  un  ravissement  que  nous  laissent  deviner  les  quelques 
lignes  de  la  lettre  de  son  père  que  j'ai  citées  tout  à  l'heure. 

Ainsi  l'enfant,  chaque  matin,  entrait  en  contact  avec  l'art 
français  des  compositeurs  de  son  temps  ;  puis,  revenu  dans  sa 
chambre  d'auberge,  il  continuait  à  se  familiariser  avec  lui,  en 

(1)  Pendant  «  une  heure  et  demie,  »  nous  dit  V Avant-Coureur.  C'est  là  seule- 
ment que  Louis  XV  aura  entendu  Mozart. 

(2)  Les  deux  sous-maîtres  de  chapelle  de  Versailles  étaient  :  pour  le  semestre  de 
juillet,  le  vieux  Blanchard  (1696-1770);  pour  le  semestre  de  janvier,  le  jeune  abbé 
Gauzargues,  savant  homme  qui  a  publié,  plus  tard,  un  Traité  de  Composition  assez 
original.  Mais  je  n'ai  pu  découvrir  aucun  motet  de  Gauzargues;  et,  quant  à  Blan- 
chard, quatre  gros  recueils  manuscrits  de  ses  motets  (à  la  Bibliothèque  du  Conser- 
vatoire) ne  contiennent  pas  un  seul  ouvrage  datant  de  1763.  Les  motets  de  Blan- 
chard sont,  d'ailleurs,  écrits  exactement  sur  le  modèle  de  ceux  de  La  Lande,  avec 
une  singulière  pauvreté  d'invention  et  de  style. 


LA  JEUNESSE  DE  MOZART.  681 

jouant  les  pièces  de  clavecin  qu'on  lui  avait  données.  Son  père 
avait  beau  lui  répéter  que  «  français,  »  en  matière  de  musique, 
signifiait  inévitablement  «  vide,  glacial,  pitoyable  :  »  à  la  cha- 
pelle royale,  chez  lui,  dans  les  rues,  l'air  qu'il  respirait  était  si 
imprégné  de  musique  française  que  sa  petite  âme  ne  pouvait 
tarder  beaucoup  à  s'en  imprégner  elle-même.  Malgré  lui,  peut- 
être,  il  prêtait  maintenant  une  forme  et  une  couleur  françaises  à 
ces  rêves  musicaux  qui  sans  cesse  s'agitaient  en  lui,  toujours  prêts 
à  prendre  corps  dès  que,  par  miracle,  un  hasard  lui  fournissait 
l'occasion  d'interrompre  ou  d'espacer  un  peu  la  fatigante  série  de 
ses  exhibitions.  Et  comme  le  séjour  de  Versailles,  avec  les  longs 
loisirs  de  ses  journées  de  pluie,  lui  fournissait  de  nouveau  une 
telle  occasion,  on  ne  doit  pas  s'étonner  que  l'esprit  des  maîtres 
français  se  retrouve  aussi  bien  dans  l'inspiration  que  dans  le  style 
des  deux  sonates,  en  ré  majeur  et  en  sol  majeur,  conçues  et  pro- 
bablement écrites  par  lui  pendant  ce  séjour. 

La  date  précise  de  la  composition  de  ces  sonates,  en  vérité, 
ne  nous  est  point  connue  :  mais  nous  savons  que,  le  1®""  février, 
elles  étaient  déjà  «  chez  le  graveur,  »  avec  les  deux  précédentes, 
toutes  les  quatre  soigneusement  revues,  remaniées,  complétées; 
et  nous  savons,  en  outre,  que,  sitôt  de  retour  à  Paris,  l'enfant- 
prodige  a  recommencé  à  être  promené  de  salon  en  salon.  C'est 
donc,  suivant  toute  vraisemblance,  à  Versailles,  entre  le  1*'''  et  le 
8  janvier,  qu'il  aura  eu  le  temps  de  produire  ces  sonates,  —  qui 
sont  d'ailleurs,  avec  la  sonate  en  si  bémol  du  21  novembre,  à 
peu  près  toute  la  musique  qu'il  a  pu  écrire  durant  les  cinq 
mois  qu'il  a  passés  en  France.  En  tout  cas,  le  moment  me 
semble  venu  d'étudier  ces  deux  dernières  sonates  parisiennes, 
et  puis  aussi  de  définir,  à  leur  sujet,  l'influence,  en  général  trop 
méconnue,  qu'a  exercée  la  musique  française  sur  le  développe- 
ment du  génie  de  Mozart.  J'essaierai  de  le  faire  dans  un  pro- 
chain article,  avant  de  reprendre  le  récit  de  l'existence  des 
Mozart  à  Paris,  —  où  ils  sont  revenus  le  8  janvier,  désespérant 
de  voir  arriver  de  la  Cour  la  rétribution  attendue. 

T    DE  Wyzewa. 


POÉSIES 


(1) 


L'ENLÈVEMENT    D'ANTIOPE 

Tel  qu'un  aigle  élancé  du  plus  noir  firmament, 
Le  héros  a  saisi  dans  sa  puissante  serre 
L'Amazone.  Il  l'a  prise,  il  la  tient  et  la  serre 
Et  l'emporte  au  galop  de  l'étalon  fumant. 

A  ses  cris,  à  ses  bras  levés  éperdument 
Le  ciel  n'a  répondu  que  par  un  sourd  tonnerre, 
Et  la  bête  sous  qui  fuit  et  tremble  la  terre 
Redouble  sa  terreur  à  son  hennissement. 

L'air  que  déchire  leur  vertigineuse  allure 
Fait  voler  derrière  eux  la  longue  chevelure 
Et  lui  cingle  la  gorge  avec  le  fouet  des  crins. 

Et  partout,  sur  sa  chair  férocement  baisée, 
Elle  a  senti  courir  de  sa  nuque  à  ses  reins 
Le  rire  triomphal  des  lè\Tes  de  Thésée. 


Octobre  1904. 


(1)  Ces  «  dernières  »  poésies  paraissent  ici  rangées  dans  l'ordre  que  le  poète 
avait  indiqué  lui-même  pour  l'impression. 


f  oÉsiES.  683 


LA    VISION    D'AJAX 


C'est  Elle!  Je  la  vois,  dans  la  nuit  étoilée, 
Ombre  céruléenne  et  géante.  Au  ciel  clair 
Sa  main  droite  brandit  la  lance  où  luit  l'éclair, 
Et  l'autre  tient  captive  une  Victoire  ailée. 

Pallas!...  D'une  nuée  éclatante  voilée 
Dont  la  splendeur  bleuit  l'ivoire  de  sa  chair, 
Et  de  ses  pieds  foulant  l'impondérable  éther 
Elle  me  dit  :  —  Prends  garde  à  toi,  fils  d'Oïléel 

Elle  approche.  Elle  vient.  Je  ne  recule  pas. 
Mais  je  sens  que  grandit  à  chacun  de  ses  pas 
La  divine  terreur  de  la  Force  et  de  l'Ordre. 

En  ses  yeux  glauques  brille  un  sinistre  dessein, 
Et  chaque  battement  de  son  cœur  fait  se  tordre 
Les  vipères  d'azur  qui  rampent  sur  son  sein. 

18  Juin  1905. 


LE    KRATER 

Ce  sont  des  vases  peints.  Etranger  curieux, 

Les  uns  hauts  d'une  palme  et  d'autres  d'une  orgye, 

Qui  sur  leur  galbe  étroit  ou  leur  panse  élargie 

Font  tourner,  rouge  et  noir,  tout  FOlympe  à  tes  yeux. 

Choisis:  canthare,  amphore  ou  rhyton?...  Mais,  j'ai  mieux 

Le  potier,  modelant  la  terre  de  Phrygie 

Du  sang  viril  d'Atys  molle  encore  et  rougie, 

A  formé  ce  kratèr  pour  l'ivresse  des  Dieux. 

Vois.  Il  est  sans  défaut  du  bord  jusqu'à  la  base. 

Certe,  il  sera  payé  par  quelque  Pharnabazo 

Au  prix  d'un  bassin  d'or,  d'électrum  ou  d'argent. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Euphronios  a  fait  ce  chef-d'œuvre  d'argile 
Qu'il  signa  de  sa  pointe  illustre,  le  jugeant 
D'autant  plus  précieux  qu'il  le  fit  plus  fragile. 


Juillet  1901. 


'  LA    FILEUSE 

Elle  est  morte  Platlhis,  morte  la  bonne  vieille 
Qui,  tout  le  long  des  jours  anciens  et  des  nouveaux 
A  filé,  dévidé,  roulé  les  écheveaux 
De  laine  blanche  dont  débordait  sa  corbeille. 

Si  parfois  s'inclinait  la  tête  qui  sommeille, 
Les  doigts  de  la  fileuse  actifs  et  sans  rivaux 
D'un  geste  inconscient  poursuivaient  leurs  travaux; 
Seule  la  Mort  a  pu  mettre  un  terme  à  sa  veille. 

A  peine  fut  trouvée  en  son  pauvre  taudis 
L'obole  qui,  glissée  aux  doigts  enfin  roidis, 
Paya  le  dur  nocher  de  la  dwnière  barque; 

Et  Platthis  a  franchi  le  fleuve  aux  sombres  eaux, 
Curieuse  de  voir  si,  mieux  qu'elle,  la  Parque 
Savait  tordre  le  fil  et  tourner  les  fuseaux. 


LES    FLEUVES    D'OMBRE 


...  Et  quos  fumantia  torquens 
Aequora,  gurgitibus  Phlegethon  perlustrat  anhelis. 

C.  ChkVDïANi  de  raptu  Proserpinae. 


Ce  n'est  pas,  tel  qu'Orphée,  en  héros  de  l'Amour 
Que  j'ai,  bravant  l'Érèbe  et  devançant  la  Moire, 
Sans  obole,  passé  le  fleuve  sans  mémoire 
Dont  l'onde  bat  sans  bruit  la  rive  sans  retour. 


POÉSIES.  685 

J'ignore  si  j'entrai  dans  l'infernal  séjour 
Par  la  porte  de  corne  ou  la  porte  d'ivoire, 
Car  je  suis  remonté  du  fond  de  la  nuit  noire, 
Nouveau  Pirithoûs  qu'éblouissait  le  jour. 

J'ai  vu  l'Ombre;  j'ai  vu  hurler  Cerbère  aphone 
En  l'éternel  silence  où  règne  Perséphone 
Sur  le  Léthé,  le  Styx  et  le  Gocyte  lent; 

Et  j'ai  vu  fuir,  vengeurs  qu'épouvante  un  grand  spectre, 
Aux  bords  du  Phlégéthon  où  roule  un  flot  sanglant, 
Oreste  pâlissant  que  suit  la  pâle  Electre. 


LES    ROSTRES  (1) 

Franchis  l'arc  triomphal  qui  croulera  demain 
Et  regarde,  plus  vaste  à  la  splendeur  nocturne, 
Du  lac  de  Curtius  à  celui  de  Juturne, 
Ce  qui  naguère  fut  le  grand  forum  romain. 

Un  vil  peuple  y  débat  le  sort  du  genre  humain 
Et  le  vote  vénal  emplit  la  ciste  et  l'urne. 
Les  consuls  sont  muets,  le  Sénat  taciturne. 
Un  homme  tient  le  monde  et  Rome  dans  sa  main 

César  a  rebâti  la  tribune  aux  harangues; 
L'univers  y  défile  et  dispute  en  cent  langues; 
Bientôt  on  y  verra  des  rhéteurs  de  Thulé. 

Plus  loin  gisent  épars  sous  la  poussière  et  l'herbe 
Les  vieux  Rostres.  C'est  là  que  Gracchus  a  parlé 
Et  l'airain  vibre  encor  de  la  rumeur  du  verbe. 

(1)  Ce  sonnet  était  destiné  à  une  édition  monumentale  des  Trophées  que  pré- 
pare actuellement  M.  Descamps-Scrive,  de  Lille,  avec  des  illustrations  d'C>livier 
Merson. 


686 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


HORTORUM    DEUS 


Interque  cunctos  ultimum  Deos  omen. 
Cucurbitarum  ligneus  vocor  custos. 

Veterum  Poet.  Catalecta, 

Faudra-t-il  donc,  comme  hier,  seul  aujourd'hui,  demain, 
Toujours,  garder  ce  clos  que  l'herbe  folle  encombre 
Où  le  lupin  se  meurt  près  du  pâle  concombre 
En  ce  désert  qui  fut  jadis  le  Champ  Romain? 

Hélas .'  je  ne  suis  plus  qu'un  pieu,  sans  faulx,  sans  main, 
Vermoulu,  fatigué  depuis  des  jours  sans  nombre 
De  voir  sans  fin  tourner  au  soleil  ma  grande  ombre 
Et  de  servir  de  cible  aux  passans  du  chemin. 

Tandis  que,  loin  de  Rome,  ici  je  me  délabre, 
Vertumne  a  sa  statue  au  coin  du  grand  Vélabre. 
Nul  ne  m'adore  plus.  Je  suis  las  d'être  Dieu. 

Ah!  béni  le  rôdeur,  par  ce  froid  crépuscule 
Dont  la  main  sacrilège  en  me  jetant  au  feu, 
De  Priape  oublié  ferait  un  autre  Hercule! 

1904 


SUR    UN    BUSTE    DE    PSYCHE 

Au  fond  du  parc  désert  d'un  palais  très  lointain 
Où,  seul,  un  oiseau  chante  et  l'abeille  butine, 
Le  buste,  dans  sa  grâce  hellène  ou  florentine. 
Fleur  de  marbre  fleurit  un  fût  de  serpentin. 

De  l'églantier  qui  l'enguirlande,  au  frais  matin 
A  la  rosée,  à  peine  éclose,  une  églantine 
Épanouit  sa  rose  à  la  lèvre  enfantine, 
Dont  l'invisible  chant  semble  un  rire  argentin. 


POÉSIES.  687 

Faisant  poudroyer  Tor  des  étamines  frêles 
Sous  le  frémissement  azuré  de  ses  ailes 
Voici  qu'un  papillon  s'y  pose  et  boit  te  miel; 

Et  j'ai  cru  voir,  mêlant  en  un  rêve  d'Attique 

La  beauté  de  la  terre  et  l'ivresse  du  ciel 

Sur  ta  bouche,  ô  Psyché  !  palpiter  l'âme  antique^; 

A    UN    POÈTE 

Tu  vivras  toujours  jeune,  et  grâce  aux  Piéride 
Gallus,  jamais  ton  front  ne  connaîtra  les  rides; 
Leurs  mains,  leurs  belles  mains  sans  trêve  tresseront 
Le  laurier  dont  la  feuille  ombragera  ton  front, 
Et,  sous  le  jour  divin  qui  fait  mouvoir  les  ombres. 
Tes  grands  yeux  tour  à  tour  éblouissans  ou  sombres 
Refléteront  ainsi  qu'au  miroir  de  tes  vers 
Le  spectacle  éternel  du  mobile  univers, 
Indifférent  aux  Dieux  comme  aux  hommes  moroses: 
Et  tu  n'en  retiendras  que  la  beauté  des  choses. 

[Écrit  le  26  février  1905,  jour  anniversaire 
de  la  naissance  de  Victor  Hugo.] 

José  Maria  de  Heredia. 


QMl  lA  SEPARATION  SERA  VOTEE... 


I 

Quand  la  séparation  sera  votée,...  nous  savons  tous  que  le 
budget  des  cultes  se  trouvera  supprimé,  d'une  part,  ou  diminué 
de  plusieurs  millions  (1);  et,  d'autre  part,  la  nomination  de  nos 
évoques  ne  dépendra  plus  d'un  gouvernement  que  l'intérêt  de  la 
religion  n'a  pas  depuis  cent  ans  toujours  inspiré  dans  ses  choix; 
mais,  d'ailleurs,  il  n'y  aura  rien  de  fait,  et  c'est  seulement  alors 
que  les  vraies  difficultés  surgiront.  Nous  ne  sommes  pas  embar- 
rassés de  savoir  comment  l'Etat  y  fera  face,  ni  lui  non  plus!  et, 
sans  plus  de  scrupules  qu'il  n'en  a  montré  jusqu'ici,  nous  pou- 
vons être  sûrs  qu'il  appliquera  le  droit  de  la  force.  Mais,  l'Eglise, 
que  fera-t-elle?  ou,  pour  parler  peut-être  avec  plus  d'exactitude, 
les  catholiques  de  France,  que  feront-ils?  C'est  ce  qu'il  est  de- 
venu sans  doute  urgent  d'examiner.  Nous  ne  parlerons  donc 
aujourd'hui  ni  de  la  question  théorique  ou  académique  de  la 
séparation  de  l'Eglise  et  de  l'État,  ni  du  Concordat,  et  de  tant  de 
moyens  qu'il  y  aurait  eu,  si  vraiment  on  l'eût  voulu,  de  le  con- 
server en  l'adaptant  aux  nouvelles  conditions  qui  se  sont  im- 
posées depuis  1802  tant  à  l'Église  qu'à  l'État  moderne.  Sur  l'un 
comme  sur  l'autre  point,  tout  a  été  dit,  depuis  deux  ans  qu'on 

(1)  Il  est  évalué,  pour  l'année  1906,  à  33  823  403  francs,  dont  29  563  871  francs 
de  pensions  ou  allocations,  «  mais,  ajoute  le  rapporteur,  ce  premier  budget  bais- 
serait rapidement;  après  deux  ou  trois  ans,  il  deviendrait  possible  de  faire  l'éco- 
nomie de  presque  tous  les  frais  d'administi'ation  ;  et  le  budget  se  disloquerait 
comme  le  service  lui-même.  » 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  689 

les  discute,  à  la  Chambre,  dans  les  journaux,  dans  les  salons  ou 
dans  les  cercles,  hier  encore  au  Sénat;  —  et  les  opinions  sont 
faites.  Si  nous  exprimions  aujourd'hui  la  nôtre,  c'est  un  plaisir 
bien  inutile  que  nous  nous  donnerions;  elle  viendrait  un  peu 
tard;  nous  convenons  franchement  qu'elle  ne  serait  pas  neuve; 
et  elle  ne  changerait  rien  aux  choses.  Mais  la  vraie  question,  — 
la  question  du  jour,  si  je  l'osais  dire,  —  et  la  question  de  demain, 
c'est  de  savoir,  quand  la  séparation  sera  votée,  ce  que  fera 
l'Église? 

Car,  cette  loi  de  séparation,  —  qui,  de  son  vrai  nom,  serait 
d'ailleurs  appelée  bien  mieux  une  «  loi  de  spoliation,  »  ou  «  de 
confiscation,  »  puisqu'il  n'y  est  question  pour  l'Etat  que  de  la 
manière  la  plus  avantageuse  de  ne  pas  payer  ses  dettes,  et  d'en- 
lever à  l'Eglise  ce  qu'elle  possède  encore  de  biens,  —  j'ai  en- 
tendu dire  à  quelques  catholiques  ardens  qu'ils  ne  sauraient 
Vaccepter;  et,  tout  en  partageant  les  sentimens  de  juste  révolte 
qu'ils  exprimaient  énergiquement  par  ce  mot,  j'avoue  que  je 
n'ai  pas  compris  ce  qu'ils  voulaient  dire.  Comment,  en  effet,  s'y 
prend-on  pour  ne  pas  accepter  une  loi? et,  dans  l'espèce,  le  bud- 
get des  cultes,  par  exemple,  étant  supprimé,  quels  moyens  avons- 
nous  d'obliger  un  ministère  à  le  rétablir  ?  ou  encore,  quels  moyens 
de  reprendre  Notre-Dame  de  Paris,  quand  une  fois  l'Etat,  comme 
il  a  fait  jadis  du  Panthéon,  l'aura  désaffectée?  Nous  pourrons 
donc,  si  nous  le  voulons,  protester  contre  la  loi;  nous  pourrons, 
par  des  voies  légales,  en  poursuivre  l'abrogation;  nous  pour- 
rons en  dénoncer  infatigablement  les  dispositions  de  haine  et 
d'iniquité;  mais,  puisqu'en  attendant  nous  devrons  la  subir,  et, 
bon  gré  mal  gré,  nous  y  soumettre,  il  ne  servira  de  rien  de  dire 
que  nous  ne  pouvons  pas  Vaccepter;  —  et  au  contraire  il  faudra 
tâcher  de  nous  en  accommoder. 

Insistons,  et  expliquons-nous  clairement  sur  ce  point. 

Nous  étions,  personnellement,  et  nous  demeurons  partisans 
du  Concordat,  pour  toutes  les  raisons  que  l'on  en  a  données, 
dans  la  presse  ou  à  la  tribune,  et  plus  particulièrement,  si  l'on  le 
veut,  pour  celles  que  le  cardinal  Mathieu  et  M.  de  Mun,  dans 
leurs  livres,  ont  si  éloquemment  développées.  Nous  en  demeu- 
rons partisans  comme  catholiques  et  comme  Français,  comme 
Français  autant  que  comme  catholiques  ;  et  aussi  bien,  nous  ne 
doutons  pas  que,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  on  y 
revienne  un  jour,  parce  que,  r«  Église  libre  dans  l'État  libre,  » 
TouE  zxx.  —  1909,  44 


G90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  n'est  qu'une  phrase,  et  une  phrase  qui  ne  s'entend  point  ! 
Libre  en  effet  de  quoi,  l'Eglise?  de  violer  la  loi  de  l'Étut?  et 
libre  de  quoi,  l'État?  d'opprimer  le  droit  d'  l'Église?  L'Église, 
libre  de  faire  échec  à  la  souveraineté  de  l'État?  et  l'État,  libre 
d'ignorer  l'existence  de  l'Eglise?  Nous  sommes  libres  aussi,  en 
France,  d'ignorer  l'existence  de  l'Allemagne  ou  celle  de  l'Angle- 
terre !  et  c'est  d'ailleurs  une  liberté  dont  nous  ferons  bien  de 
ne  pas  user. 

D'un  autre  côté,  —  nous  venons  de  le  dire  et  nous  le  répétons, 
—  nous  savons  parfaitement  que  la  loi  de  séparation  n'est  qu'une 
loi  de  haine,  dont  le  premier  effet,  et  un  effet  presque  automa- 
tique, pour  n'en  citer  ici  qu'un  seul,  sera  d'anéantir  le  culte 
catholique  dans  quelques  milliers  de  communes  de  France. 
L'archevêque  de  Besançon,  dans  une  Lettre  à  MM.  les  sénateurs 
du  Doubs,  de  la  Haute-Saône  et  du  Haut-Rhiri,  faisait  récem- 
ment observer  que,  «  sans  tenir  compte  des  charges  générales 
de  l'administration  centrale  du  diocèse,  pour  les  paroisses  de 
ville  et  les  vicariats  non  rétribués  par  l'État,  pour  les  aumô- 
niers et  l'éducation  des  clercs,  le  (!iocèse  de  Besançon  émargeait 
au  budget  des  cultes  pour  une  somme  de  895050  francs!  »  Où 
veut-on,  et  comment,  que,  d^une  année  à  l'autre,  on  retrouve 
cette  somme,  et  qu'on  la  demande  à  des  contribuables  dont  la 
suppression  du  budget  des  cultes  n'aura  pas  allégé  les  imposi- 
tions d'un  centime?  On  ne  la  leur  demandera  pas;  et  c'est  bien 
ce  qu'espèrent  les  auteurs  de  la  loi  de  séparation!  Ce  qui  revient 
à  dire  que,  si  les  dispositions  de  la  loi  ne  sont  pas  en  quelque 
sorte  plus  «  meurtrières  »  pour  la  religion,  c'est  qu'on  n'a  pas 
osé  les  faire  telles.  Mais  soyons  sûrs  que  nous  ne  perdrons 
rien  pour  avoir  attendu!  On  le  verra  bien  quand  paraîtra,  dans 
quelques  mois,  ou  dans  quelques  jours,  ce  règlement  d'adminis- 
tration, dont  le  moins  que  l'on  puisse  craindre,  c'est  qu'il  ne 
soit  à  la  loi  de  séparation  ce  que  les  articles  organiques  étaient 
encore  hier  au  Concordat.  Et  il  faut  le  savoir,  pour  nous  y  pré- 
parer. 

Avons-nous  besoin  d'ajouter,  après  cela,  que  nous  ne  sommes 
pas  de  ceux  qui  semblent  se  promettre  de  l'application  de  la 
loi,  je  ne  sais  quel  réveil  ou  quelle  régénération  du  sentiment 
religieux?  Hélas!  nous  croirions  plutôt  le  contraire!  et,  s'il  faut 
dire  crûment  les  choses,  nous  ne  doutons  pas  que,  dans  nos 
campagnes,  nos  prêtres,  en  perdant  l'attache  officielle,  ne  perdent 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  "  691 

en  même  temps  cette  espèce  de  considération  ou  de  respect 
qu'inspire  au  paysan  «  le  fonctionnaire  du  gouvernement  !  »  La 
régénération  viendra  d'ailleurs;  et,  s'il  se  préparait,  en  France 
depuis  une  vingtaine  d'années,  un  réveil  de  la  pensée  catholique, 
dont  nous  avons  ici  même  plus  d'une  fois  signalé  les  progrès, 
nous  craignons  que  la  loi  de  séparation,  bien  loin  de  le  favo- 
riser, n'en  interrompe  ou  n'en  trouble  le  cours.  Il  serait  aisé  de 
prouver  qu'on  l'a  faite  en  partie  pour  cela. 

Mais  nous  disons  que  toutes  ces  raisons  ne  sont  point  des 
raisons  de  renoncer  à  la  lutte,  et  surtout  elles  n'en  sont  point  de 
ne  pas  vouloir  voir,  et  de  ne  pas  essayer  de  «  réaliser  »  les 
quelques  avantages  que  nous  laisse  la  loi  de  séparation.  Il  faut, 
si  nous  le  pouvons,  nous  «  accommoder  »  de  la  loi  qu'on  nous 
impose  ;  nous  ne  saurons  si  nous  le  pouvons  qu'après  l'avoir 
essayé;  et  si  nous  ne  le  pouvons  décidément  pas,  c'est  alors, 
mais  seulement  alors,  qu'au  regard  de  l'opinion,  nous  serons  en 
droit  de  dire  qu'une  telle  impossibilité,  démonstrative  de  notre 
bonne  volonté,  l'est  en  même  temps  du  fanatisme  et  de  la  dé- 
loyauté de  l'adversaire. 

On  ne  s'étonnera  pas,  d'ailleurs,  ou  du  moins  je  l'espère, 
qu'un  laïque  éprouve  le  besoin  d'exprimer,  lui  aussi,  sa  pensée, 
dans  une  question  de  cette  nature.  Incapables  que  nous  sommes 
généralement,  en  France,  de  nous  soumettre  quand  il  le  faudrait, 
nous  compensons  cette  «  indépendance,  »  qui  n'est,  à  vrai  dire, 
que  de  l'indiscipline,  par  une  docilité  fâcheuse,  ou  même  cou- 
pable, en  d'autres  occasions  !  Disons-le  donc  ici  naïvement,  et 
sans  attendre  davantage,  puisque  aussi  bien  tout  cet  article  ne 
sera  qu'une  expression  de  cette  conviction  :  chacun  de  nous  a  le 
droit  de  croire,  —  puisqu'il  y  va  de  sa  conscience,  —  que  les 
intérêts  de  la  religion  qu'il  professe  ne  lui  importent  pas  moins 
qu'à  son  évêque  ou  au  Souverain  Pontife  lui-même,  quoique 
d'une  autre  manière  ;  et,  s'il  craint,  comme  dans  les  circonstances 
présentes,  de  voir  ces  intérêts  gravement  compromis,  pourquoi 
n'aurait-il  pas  le  droit,  à  ses  risques  et  périls,  d'examiner,  de 
discuter  et,  au  besoin,  de  suggérer  les  moyens  qui  lui  sembleront 
propres  à  les  sauvegarder?  Rationabile  sit  obsequiuni  nostrum. 
Si  nous  nous  trompons,  on  nous  le  dira  !  et  si  c'est  l'autorité 
légitime  qui  nous  le  dit,  nous  nous  soumettrons,  nous  nous 
soumettons  d'avance.  Mais  en  attendant,  et  sous  cette  unique 
restriction,  nous  osons  croire  que  le  laïque  n'est  incompétent, 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  laïque  et  parce  que  laïque,  dans  aucune  des  questions 
qui  intéressent  l'Eglise  et  la  religion  du  Christ.  Il  l'est  moins  que 
jamais  en  un  temps  comme  le  nôtre,  où,  si  l'on  est  catholique 
de  «  naissance,  »  personne  presque  ne  le  demeure,  que  par  une 
libre  adhésion  de  la  volonté,  qui  doit  elle-même  être  précédée 
d'un  libre  consentement  de  l'esprit.  Nous  avons  le  droit  d'expri 
mer  une  opinion  motivée,  même  dans  une  question  de  dogme, 
pour  aussi  longtemps  qu'elle  n'est  pas  définie;  et,  à  plus  forte 
raison,  pourvu  que  la  sincérité  de  notre  soumission  éventuelle 
soit  entière,  nous  croyons  que  nous  l'avons,  dans  une  question 
d'organisation. 

II 

La  première  chose  que  nous  souhaitions,  comme  étant  en 
quelque  manière  la  condition  de  toutes  les  autres,  c'est  donc 
qu'au  lendemain  du  vote  qui  va  libérer  nos  évêques  de  la 
tutelle  de  l'Etat  laïque,  ils  usent  de  cette  liberté  pour  former 
entre  eux  l'entente  effective  que  leur  interdisaient,  depuis  cent 
ans,  les  articles  organiques  et  pour  se  réunir  en  assemblée  plé- 
nière.  Qui  convoquera  cette  assemblée?  Sera-ce  le  Souverain 
Pontife?  Si  c'est  lui,  je  pense  que  son  intervention  ne  paraîtra 
pas  plus  extraordinaire  à  nos  républicains,  ni  surtout  «  plus 
étrangère,  »  que  ne  l'a  paru  jadis  aux  Américains  du  Nord,  assez 
jaloux  de  leur  liberté,  l'intervention  de  Pie  IX,  en  1866,  ou  celle 
de  Léon  XIII,  en  1883,  dans  la  convocation  du  11^  et  du  IW  Con- 
ciles Pléniers  de  Baltimore.  Mais,  du  reste,  que  ce  soit  le  Sou- 
verain Pontife  ou,  avec  son  assentiment,  Je  doyen  de  nos  car- 
dinaux qui  convoque  cette  assemblée,  comme  encore  de  savoir 
sous  quel  nom,  —  synode,  assemblée,  congrès  ou  concile,  — 
elle  se  réunira  ;  quel  en  sera  le  président  ;  à  quelles  questions 
s'étendra  le  mandat  du  Congrès;  et  quelle  sera  la  forme  de  ses 
résolutions,  je  ne  dirai  pas  que  ce  soient  autant  de  questions  de 
<c  procédure,  »  —  parce  que  l'expression  semblerait  vouloir  en 
diminuer  l'importance,  et  il  y  en  a  là  d'essentielles,  —  mais 
ce  sont  autant  de  questions  un  peu  spéciales,  qu'on  trouvera 
naturel  que  nous  n'abordions  pas.  Ce  que  nous  croyons  et  ce 
que  nous  disons  qui  est  uniquement  nécessaire  et  urgent,  c'est 
une  assemblée  des  évêques  de  France. 

Ellu  est  nécessaire,  pour  affirmer  en  quelque  sorte  au  monde 


QUAND   LA    SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  693 

l'existence  et  l'unité  de  l'Église  de  France,  laquelle  sans  doute 
est  et  doit  être,  non  pas  assurément  l'Eglise  gallicane,  — 
comme  on  essaierait  de  nous  le  faire  dire,  si  nous  ne  prenions 
pas  la  précaution  de  protester,  —  mais  pourtant  quelque  chose 
de  plus  qu'une  juxtaposition  de  provinces  ignorées  les  unes 
des  autres  sur  le  sol  de  la  même  patrie.  Elle  est  nécessaire, 
pour  nous  apprendre  ce  que  nous  ignorons  tous,  et  ce  que, 
même  à  Rome,  nous  ne  pensons  pas  que  l'on  sache  d'une  façon 
précise,  positive  et  certaine,  je  veux  dire  l'état  réel  du  catholi- 
cisme en  France.  «  Nos  cadres  officiels,  —  écrivait  récemment, 
dans  les  Annales  de  Philosophie  chrétienne,  un  prêtre  éminent  du 
diocèse  d'Albi  (1),  —  sont  beaucoup  plus  vastes  que  ne  le  compor- 
terait l'efTectif  des  vrais  fidèles.  La  majeure  partie  de  la  popu- 
lation n'est  plus  catholique,  ou  l'est  si  peu,  d'une  façon  si 
négative,  qu'il  en  résulte  une  faiblesse  plus  grande  encore...  » 
Et  plus  loin  :  «  La  conscience  religieuse  s'éteint.  Dans  certains 
bourgs  des  environs  de  Paris,  les  deux  tiers  des  enfans  ne  sont 
même  plus  baptisés.  La  proportion  des  familles  étrangères  à 
tout  culte  s'accroît  dans  toutes  les  villes  et  dans  les  campagnes 
elles-mêmes...  »  Ces  observations  inquiétantes  sont-elles  vraies 
de  la  France  entière?  dans  quelle  mesure?  et  quelles  sont  les 
raisons  de  cette  indifférence  croissante?  N'y  a-t-il  pas,  ici  et  là, 
des  ((  gains  »  qui  compensent  les  «  pertes?  »  C'est  ce  qu'une 
assemblée  des  évêques  de  France  pourra  seule  nous  dire,  et  seule 
aussi  renseigner  Rome,  dans  une  question  de  cette  nature,  avec 
une  autorité  que  ne  sauraient  avoir  des  informations  particu- 
lières, des  mémoires  individuels,  ou  des  statistiques  imprimées. 
Que  dirons-nous  encore?  Nous  avons  besoin  d'une  assemblée 
des  évêques,  parce  que  le  corps  de  l'Eglise  est  composé  de 
laïques,  souvent  faciles  à  scandaliser,  et  qu'on  ne  saurait  mettre 
au  péril  de  ne  savoir,  en  leur  âme  et  conscience,  que  penser  ni 
que  faire,  si  l'on  agissait  d'une  manière  dans  un  diocèse,  et  d'une 
autre  manière  dans  un  diocèse  voisin.  En  ce  moment  même,  ne 
voyons-nous  pas  des  évêques  favoriser  la  formation  des  «  asso- 
ciations paroissiales,  »  et  d'autres  évêques  «  ne  pas  croire  qu'il 
soit  opportun  de  les  établir  à  l'heure  actuelle  ?  »  Et  nous  avons 
enfin  besoin  d'une  assemblée  des  évêques  de  France,  parce  que  si 
les  mesures  que  l'on  prendra  n'ont  pas  un  caractère  universel, 

(1)  M.  l'abbé  Birot 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elles  tiendront  de  leur  origine  même,  ce  sera  comme  si  l'on  ne 
prenait  pas  de  mesures  du  tout;  et  qui  sait,  en  ce  cas,  si  nous 
ne  sommes  pas  destinés  à  revoir  l'espèce  de  désarroi  dont 
l'extrême  conséquence,  en  ces  dernières  années,  a  été  l'expul- 
sion brutale  des  congrégations  * 

Il  sera  d'ailleurs  infiniment  désirable  que,  pour  procéder  uti- 
lement à  la  tâche  qui  sera  la  sienne,  cette  haute  assemblée  ne  se 
mêle  point  de  politique.  Nous  entendons  par  là  qu'acceptant  en 
fait  la  situation  telle  qu'elle  sera  donnée,  au  lendemain  du  vote 
de  la  loi,  l'assemblée  s'abstiendra  de  toute  récrimination,  même 
éloquente,  sur  les  circonstances  qui  ont  précédé,  préparé,  et 
accompagné  la  discussion  de  la  loi.  On  ne  mettra  pas  davantage 
en  question  la  forme  du  gouvernement,  et  on  n'essaiera  pas  d'éta- 
blir que  tout  le  mal  est  venu  de  ce  qu'elle  est  républicaine  et 
démocratique.  On  pourra  même  laisser  les  francs-maçons  à  leur 
besogne,  et  à  la  célébration  de  leur  culte,  puisque,  tout  ce  que 
nous  demandons,  c'est  qu'il  nous  soit  permis  de  procéder*  libre- 
ment à  la  célébration  du  nôtre,  et  qu'aussi  bien,  tout  ce  que  nous 
pouvons  utilement  leur  opposer,  ce  ne  sont  point  de  vaines  invec- 
tives, ni,  je  pense,  des  passions  analogues  aux  leurs,  —  et  des 
procédés,  —  mais  seulement  une  doctrine  plus  haute,  plus  géné- 
reuse et  plus  pure.  Et, plus  prudemment  encore,  on  se  gardera  de 
retomber  dans  la  pire  erreur  que  les  catholiques  français  aient 
peut-être  commise  au  siècle  dernier,  et  c'a  été  de  vouloir  consti- 
tuer le  catholicisme  en  parti. 

Renan,  qui  n'ignorait  pas  ce  qu'il  en  a  coûté  à  l'Eglise,  trou- 
vait cela  fort  bien,  que  le  catholicisme  fût  un  parti  politique  ; 
et  tous  les  jours  on  nous  rappelle  qu'en  Allemagne,  par  exemple, 
ou  en  Belgique,  il  en  est  un.  Je  me  contenterai  de  répondre 
que  la  France  de  1905  n'est  ni  la  Belgique,  ni  l'Allemagne! 
En  France,  c'est  précisément  et  surtout  d'avoir  essayé  de  con- 
stituer le  catholicisme  en  parti  que  souffre  actuellement  l'Eglise. 
Des  indifférens  eux-mêmes  lui  en  veulent  de  son  ingérence 
dans  des  affaires  que  l'on  estime  qui  ne  la  regardent  point, 
comme  ne  touchant  qu'indirectement  aux  choses  de  la  religion. 
Est-ce  à  tort?  est-ce  à  raison?  Je  n'en  sais  rien;  je  n'en  veux 
rien  savoir  ;  je  me  borne  à  constater  le  fait.  On  ne  veut  point, 
en  France,  que  l'Église  se  mêle  de  politique;  on  ne  veut  point 
qu'elle  intervienne,  du  poids  de  son  autorité  spirituelle,  dans 


QUAND    LA   SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  695 

les  luttes  électorales;  on  ne  veut  point  qu'il  tombe  d'autres 
conseils  du  haut  de  la  chaire  chrétienne  que  des  conseils  de 
morale  et  de  piété.  Et,  encore  une  fois,  je  n'approuve  ni  ne 
désapprouve.  Ou  plutôt  si  !  je  désapprouve,  et  j'accorde  qu'il 
soit  monstrueux  de  permettre  à  l'instituteur  ou  au  professeur 
d'Université,  contre  tout  ce  que  représentent  l'évêque,  ou  le  curé 
du  village,  une  liberté  de  parole  que  l'on  refuse  à  ceux-ci  !  Mais 
le  fait  est  là.  Il  faut  compter  avec  le  fait.  Si  l'on  ne  peut  l'em- 
pêcher d'être,  —  et  le  plus  souvent,  comment  le  pourrait-on? 
—  c'est  inutilement  qu'on  récrimine.  Et  c'est  pourquoi,  comme 
citoyens,  nous  nous  occuperons  de  politique  autant  qu'il  nous 
plaira;  nous  nous  en  occuperons  même  comme  catholiques,  et 
ce  sera  notre  affaire  ;  mais  ce  sont  nos  curés  et  nos  évêques, 
en  tant  que  «  ministres  du  culte,  »  et,  dans  «  l'exercice  des 
fonctions  du  culte,  »  qui  ne  devront  pas  s'en  occuper;  et,  sans 
doute,  après  leur  en  avoir  elle-même  donné  l'exemple,  c'est  ce 
que  l'assemblée  du  clergé  de  France  voudra  leur  dire,  avec  l'au- 
torité qui  lui  appartiendra. 

D'autres  questions  solliciteront  alors  son  attention,  et,  entre 
ttutres,  celle  de  la  nomination  des  évêques  eux-mêmes.  Il  y  a 
pour  le  moment  seize  sièges  vacans  dans  l'Église  de  France,  ou 
même  dix-sept,  en  comptant  l'archevêché  d'Alger,  et  il  est  pro- 
bable que  le  Souverain  Pontife  y  voudra  nommer  des  titulaires 
de  son  choix,  qu'il  ne  prendra,  nous  croyons  le  savoir,  ni  parmi 
les  étrangers,  ni  parmi  les  membres  des  congrégations  expulsées. 
Nous  espérons  d'ailleurs  que  ces  nominations  précéderont  la 
réunion  de  l'assemblée  des  évêques.  Mais,  ces  nominations  une 
fois  faites,  l'Eglise  de  France  demandera  sans  doute,  et  obtiendra, 
que  les  nominations  épiscopales  se  fassent  à  l'avenir  comme 
elles  se  font,  par  exemple,  aux  Etats-Unis,  dans  les  conditions  éta- 
blies par  le  troisième  concile  plénier  de  Baltimore,  en  1884(1). 
Aux  États-Unis,  quand  un  siège  vient  à  vaquer,  les  conseillers  du 
diocèse,  —  consultores,  —  qui  sont,  selon  les  diocèses  et  les 
ressources  du  lieu,  six,  quatre  ou  deux  prêtres,  remplaçant  dai»s 
la  hiérarchie  de  l'Église  d'Amérique  nos  chanoines  capitulaires, 
dressent,  avec  le  concours  des  recteurs  ou  curés  inamovibles, 
une  liste  de  trois  candidats.  Cette  liste  est  transmise  aux  évêques 

(1)  Comme  je  cite  plusieurs  fois  les  Actes  de  ce  concile,  j'avertis  que  j'en  em- 
prunte le  texte  à  la  publication  officielle  :  Acta  et  Décréta  Concilii  Plenarii  Balti- 
morensis  Tertii,  etc.,  Baltimorœ,  Typis  Joannis  Murphy,  MDCCCXCIV. 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  province  ecclésiastique,  c'est-à-dire  aux  sufTragans  d'un 
même  siège  métropolitain,  lesquels  discutent  entre  eux  les  titres 
des  candidats  proposés  ;  motivent  par  écrit,  s'ils  croient  devoir  en 
écarter  un,  les  raisons  qu'ils  en  ont;  classent  les  noms  par 
ordre  de  mérite,  et  font  alors  passer  à  Rome  ce  qu'on  pourrait 
appeler  le  «  dossier  »  de  l'élection.  Enfin,  le  Souverain  Pontife 
fait  son  choix  entre  les  trois  noms,  sans  être  d'ailleurs  tenu 
d'observer  l'ordre  de  présentation,  et  la  faculté  lui  étant  réser- 
vée, dont  il  semble  qu'il  use  rarement,  de  leur  substituer  un 
quatrième  nom.  Nous  croyons  que  cette  manière  de  procéder 
serait  conforme  au  vœu  des  catholiques  de  France.  Elle  ne  peut 
certainement  rien  avoir  de  contraire  aux  dispositions  du  droit 
canonique,  puisqu'elle  est  en  vigueur  aux  Etats-Unis.  Elle  laisse 
entière,  ou  plutôt  intacte,  la  liberté  du  Souverain  Pontife.  Elle 
ne  se  réclame  point  de  précédens  historiques  dont  la  discussion, 
après  quatre  cents  ans  de  régime  concordataire,  serait  intermi- 
nable. Elle  ne  constituerait  aucun  privilège  à  l'Église  de  France. 
Et  quelques  inconvéniens  qu'elle  comporte,  —  et  que  nous  ne 
voyons  point,  —  il  ne  semble  pas  qu'aucune  autre  puisse  mieux 
assurer  la  dignité  de  l'épiscopat. 

C'est  à  ce  moment  que  se  posera,  devant  l'assemblée,  la  plus 
difficile  des  questions  que  soulève  la  loi  de  séparation,  et  qui 
n'est  autre  que  la  question  des  Associations  cultuelles  telles 
qu'elles  sont  définies  par  les  articles  4,  18  et  19  de  ladite  loi. 
Nous  n'en  retenons  ici  que  deux  points  :  1°  «  Les  associations 
cultuelles  devront  se  conformer  aux  règles  d'organisation  géné- 
rale du  culte  dont  elles  se  proposeront  d'assurer  l'exercice  ;  »  et 
2°  «  Elles  devront  avoir  pour  objet,  exclusivement,  l'exercice  d'un 
culte.  »  On  sait  d'autre  part  qu'elles  devront  être  composées, 
«  dans  les  communes  de  moins  de  1000  habitans,  de  sept  per- 
sonnes au  moins  ;  dans  les  communes  de  1  000  à  20  000  habitans, 
de  quinze  personnes;  »  et  enfin,  «  dans  les  communes  dont  le 
nombre  des  habitans  sera  supérieur  à  20  000,  de  vingt-cinq  per- 
sonnes. »  Si  l'on  remarque  ici  que  ces  chiff'res  ne  sont  pas  limi- 
tatifs, et  que  par  conséquent,  l'association  pourra  se  composer 
d'autant  de  membres  que  l'auront  jugé  bon  le  curé  de  la  paroisse 
ou  l'évêque  du  diocèse,  ces  dispositions,  combinées  avec  celles 
de  la  loi  du  l^'"  juillet  1901,  —  articles  5  et  suivans,  —  ne  sem- 
bleront pas  d'abord  inacceptables  ;  et,  en  effet,  il  serait  assez  simple 
de  s'en  arranger,  si  malheureusement,  comme  on  va   le  voir, 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA   VOTÉE..  697 

elles  n'étaient  assez  vagues,  sous  leur  précision  apparente,  et 
assez  perfides,  quoique  d'ailleurs  indéterminées. 

Qu'est-ce  en  effet,  d'abord,  que  «  les  règles  de  l'organisation 
générale  d'un  culte,  »  et  qui  sera  chargé  d'en  définir  la  nature? 
«  D'après  le  Projet  de  Loi  présenté  au  Parlement,  —  écrivaient, 
le  28  mars  1905,  au  président  de  la  République,  nos  cardinaux 
français,  —  l'existence  de  l'Eglise,  après  là  séparation,  serait  sou- 
mise au  régime  des  associations  cultuelles.  Or,  ces  associations, 
organisées  en  dehors  de  toute  autorité  des  évêques  et  des  curés, 
sont,  par  là  même,  la  négation  de  la  constitution  de  l'Eglise  et 
une  tentative  formellement  schismatique.  Le  vice  essentiel  des 
associations  cultuelles  est  de  créer  une  institution  purement 
laïque  pour  l'imposer  à  l'Eglise  catholique  (1).  »  Et,  à  la  vérité, 
quand  nos  cardinaux  s'exprimaient  ainsi  sur  le  danger  des  Asso- 
ciations cultuelles,  il  n'était  point  écrit  encore  dans  la  loi  que  ces 
associations  devraient  être  «  conformes  aux  règles  de  l'organi- 
sation générale  du  culte  dont  elles  se  proposeraient  d'assurer 
l'exercice  !  »  Mais  cette  «  concession,  »  si  péniblement  arrachée  à  la 
Chambre  par  l'éloquente  et  généreuse  obstination  de  M.  A.  Ribot, 
en  est-elle  vraiment  une?  et  qui  ne  voit  aussitôt  quelle  dif- 
ficulté nouvelle  s'est,  pour  ainsi  dire,  substituée  à  l'ancienne,  si 
désormais  la  conformité  «  aux  règles  de  l'organisation  générale 
du  culte  »  fait  partie  intégrante  et  constitutive  de  la  définition 
même  de  V Association  cultuelle?  Au  regard  de  l'Etat,  et  d'après 
les  termes  précis  de  l'article  4,  il  ne  saurait  y  avoir  à! Association 
cultuelle  que  celle  qui  prouvera  d'abord  sa  conformité  avec  «  les 
règles  de  l'organisation  générale  du  culte;  »  mais  cette  confor- 
mité, comment,  par  quels  moyens,  sur  quelle  base  l'établira- 
t-elle?  C'est  ce  que  la  loi  a  négligé  de  dire.  Il  faudra  nécessaire- 
ment que  l'assemblée  des  évêques  le  dise,  et  qu'elle  n'attende 
pas,  pour  le  dire,  les  jugemens  des  tribunaux  ou  un  arrêt  du 
Conseil  d'Etat.  Si  ce  texte  a  quelque  signification,  il  n'appartient 
évidemment  qu'à  l'Eglise  catholique,  et  à  elle  seule,  de  dire 
quelles  sont  les  «  règles  de  l'organisation  générale  »  du  culte 
catholique. 

Rien  ne  sera  plus  délicat  ;  et  on  nous  pardonnera  d'en  indiquer 

(1)  On  trouvera  ce  document,  avec  beaucoup  d'autres,  dans  un  livre  excellent, 
que  nous  sommes  un  peu  confus  de  n'avoir  pas  signalé  plus  tôt  aux  lecteurs  de  la 
Revue  :  c'est  L'histoire,  le  texte  et  la  destinée  du  Concordat  de  1801 ,  pai  M.  l'abbé 
Emile  Sevestre,  Paris,  2=  édition,  1905,  P.  Lethielleux. 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

librement  et  respectueusement  une  au  moins  des  raisons.  Nous 
avons  déjà  rappelé  les  décisions  du  troisième  Concile  plénier  de 
Baltimore,  et  si  nous  y  revenons,  c'est  que  l'Église  des  Etats- 
Unis,  avec  ses  75  archevêques  et  évêques,  —  ce  chiffre  est  celui 
des  prélats  qui  ont  pris  part  à  ce  Concile,  —  cette  Eglise  a  donné 
au  monde  le  plus  bel  exemple  de  ce  que  peut  le  catholicisme 
sous  le  régime  de  la  liberté  politique  absolue.  Même  il  s'est 
rencontré  de  hauts  personnages,  comme  l'ancien  procureur 
général  du  Saint-Synode  russe,  M.  Pobédonostzef,  pour  s'en 
déclarer  effrayés  (1).  Or,  dans  un  pays  comme  l'Amérique  du 
Nord  où,  pendant  longtemps,  l'Eglise  n'a  trouvé,  et  ne  trouve 
encore  aujourd'hui  de  ressources  matérielles,  et  de  moyens  de 
vivre,  que  dans  la  libéralité  des  fidèles,  il  est  arrivé  plus  d'une 
fois  que  ceux-ci  voulussent,  en  quelque  manière,  «  suivre  leur 
argent,  »  et  non  seulement  en  contrôler  l'emploi,  mais  le  diriger, 
et  s'ingérer,  du  droit  de  leurs  dollars,  jusque  dans  le  choix  des 
personnes  que  rémunérait  leur  générosité.  C'est  ce  que  l'on  craint 
des  Associations  cultuelles,  ou  plutôt  des  bureaux  qu'elles  nom- 
meront pour  s'administrer;  et  je  crois  que  c'est  bien  ce  que  nos 
cardinaux  ont  voulu  dire  quand  ils  les  ont  qualifiées  d'  «  insti- 
tutions purement  laïques.  »  Et,  en  effet,  en  France  comme  aux 
Etats-Unis,  la  loi  civile  reconnaît  aux  membres  des  associa- 
tions cultuelles  plus  de  pouvoirs  que  l'Eglise  ne  consent  à  leur 
en  accorder.  «  C'est  une  règle  universelle  de  l'Église  catholique, 
—  avaient  dit,  en  1866,  les  pères  du  deuxième  Concile  plénier 
de  Baltimore,  —  que  tous  ceux  qui  administrent  les  biens 
de  l'Église,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  ne  le  peuvent  légitime- 
ment que  du  consentement  du  Saint-Siège  ou  de  leur  Évêque, 
et  demeurent  soumis  dans  tous  les  actes  de  leur  administration 
à  la  juridiction  et  à  l'autorité  de  l'Évêque.  »  Le  troisième  Con- 
cile reprenait,  en  1884,  les  déclarations  du  second,  et  les  faisait 
entièrement  siennes.  Il  invoquait^  un  Bref  de  Grégoire  XVI, 
du  12  août  4841,  où  il  était  dit  :  «  Quant  à  ce  qui  regarde  l'admi- 
nistration des  biens  de  l'Église,  nous  voulons  que  personne 
n'ignore  qu'elle  dépend  entièrement  de  l'autorité  de  l'Évêque,  et 
qu'aucun  administrateur  n'y  peut  faire  d'autres  actes  de  gestion 
que  ceux  dont  l'Évêque  lui  a  confié  la  charge  :  nihil  ah  œdituis 
Ecclesiœ  geri  unquam  posse,  nisi  quod  eis  fuerit  ab  Antistite 

(1)  Voyez  le  curieux  volume  intitulé  :  Questions  religieuses,  sociales  et  poli- 
tiques, traduit  du  russe,  Paris,  1897,  Baudry. 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  699 

demandatum.  »  Et  afin  d'établir  une  règle  uniforme  pour  toutes 
les  provinces  de  l'Union,  —  ad  unitatem  disciflinas  per  omnes 
fere  nostras  provincias  vigentis,  promovendam,  quantum  lex  sœru- 
laris  permittit,  —  les  évêques  des  Etats-Unis  édictaient  un  cer- 
tain nombre  de  conditions  relatives  à  la  constitution,  à  la  com- 
position, et  à  la  compétence  de  ces  Councilmen  et  Board  of 
trustées  auxquels  ressembleront  beaucoup  les  bureaux,  ou,  si 
l'on  le  veut,  le  personnel  agissant  de  nos  Associations  cultuelles. 
Une  de  ces  conditions,  quant  aux  électeurs  admis  à  nommer  les 
membres  de  ces  bureaux,  est  d'avoir  fait  ses  Pâques;  et  une 
autre,  d'avoir  une  chaise  louée  à  l'année  dans  l'Eglise,  et  d'  «  avoir 
acquitté  le  montant  de  sa  location.  » 

On  ne  voit  pas  que  ces  conditions  ou  restrictions  aient  gêné, 
depuis  plus  de  vingt  ans,  le  développement  du  catholicisme  aux 
Etats-Unis.  Il  y  a  donc  lieu  de  croire  que  ce  qui  a  pu  se  faire 
aux  Etats-Unis  ne  sera  pas  impossible  en  France.  La  tradition 
de  l'Eglise  est-elle  si  sévère,  ou  tellement  absolue  sur  ce  point, 
que  l'on  n'en  puisse  rien  abandonner?  et  s'il  faut  faire  quelques 
concessions  à  l'élément  laïque,  les  fera-t-on  jamais  plus  consi- 
dérables, ou  plus  étendues,  que  celles  qu'on  a  dû  faire,  en  d'autres 
temps,  à  l'élément  politique,  Léon  X  à  François  P'',  et  Pie  VII  à 
Bonaparte?  C'est  à  nos  évêques  de  France,  réunis,  comme  ceux 
des  Etats-Uais,  en  «  Concile  »  ou  en  «  Assemblée  générale,  » 
qu'il  appanfe'ndra  de  l'examiner.  Ils  auront  à  dire,  eux  aussi, 
dans  quelles  conditions  les  Associations  cultuelles  devront  se  for- 
mer; et,  s'ils  estiment  que  les  droits  que  la  loi  civile  accorde  à 
ces  associations  sont  incompatibles  avec  la  constitution  de 
l'Eglise,  c'est  eux,  sans  aucun  doute,  que  les  catholiques  sont 
prêts  à  en  croire.  Mais  la  difficulté  de  les  définir  et  de  s'en  servir 
sera-t-elle  une  raison  de  renoncer  à  la  formation  des  Associations 
cultuelles?  Puisqu'elles  apparaissent  comme  le  seul  moyen  qu'on 
nous  laisse  d'assurer  1'  «  exercice  du  culte,  »  nous  ne  pouvons, 
quelque  défiance  qu'il  nous  inspire,  y  renoncer  sans  en  avoir 
éprouvé  la  valeur.  Tout  en  demeurant  ce  qu'elles  sont  au  regard 
de  TEtat,  les  Associations  cultuelles  seront,  au  regard  de  l'Eglise, 
ce  que  l'Eglise  décidera  qu'elles  doivent  être.  Ce  sera,  pour  tout 
catholique  appelé  à  en  faire  partie,  une  afîaire  de  conscience. 
Aucun  fidèle  n'en  appellera  de  l'Eglise  à  l'Etat.  Ce  sera  même,  à 
ce  propos,  une  excellente  manière  de  ne  pas  «  accepter  »  la  loi  de 
séparation  que  de  ne  pas  s'en  prévaloir  contre  la  loi  de  l'Église. 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

El  si,  par  hasard,  il  arrivait  aue  quelqu'un  en  appelât,  qu'au- 
rait-on à  redouter,  puisque,  par  liypothcsc,  telles  que  r.ous  les 
concevons,  les  Association.'  cultuelles  auraient  satisfait  d'abord 
à  tout  ce  que  l'État  exige  d'elles,  mais,  de  plus,  à  des  obligations 
que  l'Église  leur  imposerait  de  surcroît?  On  ne  saurait  m'em- 
pêcher,  je  pense,  de  ne  pas  profiter  de  toute  la  loi,  et  surtout 
quand  cette  loi,  comme  dans  le  cas  présent,  est  faite  ou  se  pré- 
tend faite  «  en  ma  faveur!  » 

Enfin,  comme  les  Associations  cultuelles,  une  fois  définies  et 
constituées,  «  devront  avoir  exclusivement  pour  objet  l'exercice 
d'un  culte,  »  il  s'agira  d'examiner  en  quoi  consiste  <(  l'exercice 
d'un  culte,  »  et  jusqu'où  s'étend  la  portée  de  l'expression.  C'est 
ce  qu'il  est  assez  difficile  de  dire  ;  et,  par  exemple,  les  œuvres 
d'enseignement  font-elles  partie  de  1'  «  exercice  du  culte?  »  Oui, 
répond  l'Église  !  et,  non,  dit  l'État  laïque  !  Sans  entrer  dans  une 
controverse  qui  nous  éloignerait  de  notre  sujet,  —  lequel  n'est  pas 
aujourd'hui  de  savoir  quelles  sont  en  matière  d'enseignement  de 
la  jeunesse  les  droits  de  l'Église  et  ceux  de  l'État,  mais  unique- 
ment d'examiner  si  «  le  droit  d'enseigner  »  est  compris  dans  ce 
qu'on  nomme  «  l'exercice  du  culte,  »  —  nous  croyons  qu'il  faut 
distinguer. 

11  y  a  en  effet  des  œuvres  d'enseignement  qui,  tout  en  étant 
œuvre  d'enseignement,  ne  laissent  pas  de  faire  partie  de  1'  «  exer- 
cice du  culte  ;  »  et  ce  sont  celles  qui  n'ont,  au  fond  et  en  prin- 
cipe, d'autre  objet  que  d'assurer,  par  la  préparation  des  ministres 
du  culte,  la  continuité  même  de  1'  «  exercice  de  ce  culte.  » 
Tel  est  évidemment  le  cas  des  grands  séminaires,  où,  quelque 
matière  que  l'on  enseigne,  on  ne  l'enseigne  qu'en  vue  de  pré- 
parer le  prêtre  à  sa  mission  future.  Rien  ne  sera  donc  plus 
naturel,  pour  V Association  cultuelle  du  diocèse,  que  de  revendi- 
quer le  droit  d'entretenir  un  grand  séminaire,  au  titre,  pour 
ainsi  parler,  et  du  chef  de  «  l'exercice  du  culte.  »  C'est  aussi 
bien  le  droit  que  le  Concordat  n'avait  pu  refuser  à  l'évêque.  Le 
cas  est  plus  douteux  pour  les  petits  séminaires,  où,  sans  doute, 
on  peut  bien  dire  qu'il  s'agit  aussi  de  la  «  préparation  du 
prêtre,  »  mais,  de  plus  loin,  d'une  manière  plus  générale,  et 
dans  des  conditions  qui  paraissent  moins  étroitement  liées  à 
r  «  exercice  du  culte.  »  Les  Associations  cultuelles,  qui  doivent 
avoir  exclusivement  pour  objet  «  l'exercice  d'un  culte,  »  auront- 
elles  le  droit  d'imputer  sur  leurs  ressources  régulières  l'entretien 


QUAND    LA   SÉPARATION    SERA   VOTÉE...  701 

d'un  petit  séminaire?  Nous  nous  contenterons  d'observer  à  ce 
sujet  qu'en  1866,  les  pères  du  second  Concile  plénier  de  Balti- 
more, uniquement  soucieux  de  ]'  «  organisation  générale  du 
cuite,  »  y  firent  en  quelque  sorte  rentrer  l'institution  des  petits 
séminaires  ;  et  ils  en  donnèrent  comme  raison  que  c'est  là,  dans 
les  petits  séminaires,  que  se  fait  la  sélection  nécessaire  aux 
exigences  du  culte.  Nos  évoques  décideront;  et  si  l'Eglise,  par 
leur  voix,  juge  que  les  petits  séminaires  sont  en  quelque  sorte 
exigés  par  «  l'organisation  générale  du  culte,  »  on  ne  voit  pas 
sur  quel  fondement  on  pourra  refuser  de  l'en  croire. 

Mais  il  en  est  autrement  des  œuvres  d'enseignement,  en  gé- 
néral, primaire  ou  secondaire,  et  ici,  nous  croyons  que  l'Eglise  de 
France  aura  tout  intérêt  à  ne  pas  les  revendiquer  comme  faisant 
partie  de  «  l'exercice  du  culte.  »  Par  où,  sans  doute,  et  on  nous 
entend  bien,  nous  ne  voulons  assurément  pas  dire  qu'elle  s'en 
désintéressera,  —  non  plus  que  des  œuvres  de  bienfaisance  ou  de 
charité  !  —  mais  elle  ne  s'y  intéressera  pas  directement,  par  l'in- 
termédiaire de  VAssociatio7i  cultuelle,  ni  même  peut-être  par  celui 
de  V Association  paroissiale.  Car  on  a  beaucoup  parlé  dH Associa- 
tions paroissiales,  depuis  quelque  temps,  mais  on  a  oublié  de 
dire  comment  on  les  entendait.  S'il  ne  s'agit,  en  effet,  que  de 
libres  groupemens,  ayant  pour  objet  une  œuvre  d'enseignement 
ou  de  bienfaisance,  et  qui  ne  seront  «  paroissiaux  »  que  parce 
que,  sans  doute,  on  ne  s'adressera  pas  aux  fidèles  de  Ménilmon- 
tant,  pour  l'entretien  d'un  dispensaire  ou  d'une  école  profession- 
nelle dans  le  quartier  Montparnasse,  rien  ne  sera  plus  facile. 
Faisons  des  Associations  paroissiales  !  Mais,  si  nous  voulons 
parler  à! Associations  groupées  autour  du  curé  de  la  paroisse, 
sous  sa  présidence,  et  dirigées  par  lui,  la  question  se  présente 
alors  sous  un  tout  autre  aspect;  et  je  crains  qu'en  opposant,  dès 
à  présent,  aux  Associations  cultuelles  de  telles  Associations  pa- 
roissiales, on  ne  s'expose  à  de  graves  mécomptes. 

L'article  16  de  la  loi  de  séparation  est  ainsi  conçu  :  «  Les 
associations  formées  pour  subvenir  aux  frais,  à  l'entretien  et  à 
l'exercice  public  d'un  culte,  devront  être  constituées  conformé- 
ment aux  articles  5  et  suivans  du  titre  P'' de  la  loi  du  l^""  juillet  1901. 
Elles  seront  en  outre  soumises  aux  prescriptions  de  la  présente 
loi.  »  Et,  d'un  autre  côté,  voici  le  texte  du  paragraphe  7  de  l'ar- 
ticle 47  :  ((  Elles  [ces  associations]  pourront  recevoir,  en  outre 
des  cotisations  prévues  par  l'article  6  de  la  loi  du  l^'" Juillet  1901, 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  produit  des  quêtes  et  collectes  pour  les  frais  du  culte;  perce- 
voir des  rétributions  pour  les  cérémonies  et  services  religieux, 
même  par  fondation;  pour  la  location  des  bancs  et  sièges,  pour 
la  fourniture  des  objets  destinés  au  service  des  funérailles  dans 
les  édifices  religieux,  et  à  la  décoration  de  ces  édifices.  »  On  ne 
voit  pas  bien,  en  de  telles  conditions,  —  et  l'idée  même  en  étant 
comme  étranglée  entre  ces  deux  textes,  —  ce  que  pourront  être 
les  Associations   paroissiales,  ni    comment   elles    se    constitue- 
ront. Car,  en  vertu  de  l'article  17,  paragraphe  7,  on  ne  voit  pas 
sur  quelles  ressources  elles  pourront  faire  fond,  si  ce  n'est  sur 
les  cotisations  qu'elles  percevront  en  tant  ({u' Associations  parois- 
siales.   Mais,  par    le  moyen  de  l'aj-ticle   16,  on   leur  prouvera 
qu'ayant  pour  objet  «  l'exercice  public  d'un  culte,  »  elles  sont 
donc,  en  réalité,  des  Associations  cultuelles,  et  comme  telles  sou- 
mises, non  seulement  aux  prescriptions  de  la  loi  de  1901,  mais, 
de  plus,  à  celles  de  la  loi  de  1905.  Allégueront-elles  à  ce  propos 
que    leur   objet   est  précisément  de  pourvoir  aux  œuvres  qui, 
comme  les  œuvres  d'enseignement,  de  bienfaisance  ou  de  pro- 
pagande, ne  relèveront  pas  des  Associations  cultuelles  propre- 
ment dites,  formées  et  constituées  sous  ce  nom?  On  leur  ré- 
pondra donc  qu'en  opérant  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  si 
l'on  a  cru  devoir  faire  une  loi  particulière  et  spéciale,  —  quand 
on  eût  pu  se  borner  à   la  dénonciation   du  Concordat  et  à  la 
suppression  du  budget  des  cultes,  —  on  en  a  eu  beaucoup  d'autres 
motifs,  mais  c'est  aussi,  précisément,  pour  soustraire  les  œuvres 
d'enseignement  ou  de  bienfaisance  à  la  direction   de  l'Eglise 
comme  telle;  et,  légalement,  il   semble  que  l'on  aura  raison. 
Entre    les    Associations  cultuelles,    qui    seront    nécessairement 
«  diocésaines  »  ou  «  paroissiales,   »  au  sens  administratif  ou 
topograpbique  du  mot,  et  les  Associations  sans  épithète,  formées 
pour  subvenir  aux  œuvres  d'enseignement  ou  de  bienfaisance, 
on  ne  voit  donc  pas  qu'il  y  ait  de  place  pour  les  Associations 
paroissiales  ;  et,  en  tout  cas,  on  n'y  devra  songer  qu'autant  que 
l'Église  aura  déclaré  l'incompatibilité  des  Associations  cultuelles 
avec  sa  constitution. 

D'où  résulte  cette  conséquence,  que,  l'exercice  du  culte  pro- 
prement dit  étant  une  fois  assuré  par  les  Associations  cultuelles, 
c'est  aux  laïques  qu'il  faudra  que  l'Église  ait  recours  pour  l'or- 
ganisation de  ses  œuvres  d'enseignement  et  de  propagande.  Il  y 
a  des  courans  que  l'on  ne  remonte  pas.  Si  l'école,  «  la  netite 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA    VOTÉE...  703 

école,  »  comme  on  l'appelait  jadis,  a  été  longtemps  inséparable, 
de  l'Eglise,  elle  en  est  séparée  désormais  ;  et,  à  ce  propos,  on 
remarquera  que,  non  seulement  aux  Etats-Unis  la  totalité,  mais 
en  Angleterre  même,  —  je  ne  dis  pas  en  Ecosse,  —  la  moitié 
des  écoles  publiques  a  cessé  d'être  «  confessionnelle  (1).  »  Mais, 
à  côté,  en  face  de  l'école  publique,  nous  pouvons  encore  ouvrir 
une  école  chrétienne,  et  tandis  que  nous  le  pouvons,  il  faut  nous 
hâter  de  le  faire.  On  ne  peut  empêcher  des  Associations  qui  ne 
seront  ni  paroissiales,  ni  cultuelles,  de  se  former  à  cet  effet;  on 
ne  peut  empêcher  l'évêque  ou  le  curé,  «  comme  citoyen,  »  d'en 
faire  partie;  et  surtout,  —  c'est  ce  que  nous  attendons  de  l'as- 
semblée des  évêques,  —  on  ne  peut  empêcher  l'Eglise  d'en  définir 
les  conditions,  et  d'opposer  à  l'école  publique  et  laïque  le  pro- 
gramme de  l'école  chrétienne  et  privée.  Elle  dira  donc,  d'une 
manière  générale,  ce  qu'elle  est  en  droit  d'exiger  des  maîtres  de 
l'école  chrétienne,  et  elle  dictera  les  conditions  qu'ils  devront 
remplir,  mais  elle  ne  «  dirigera  »  pas  l'école.  Et  nous  sera-t-il 
permis  de  dire  que  nous  n'y  voyons  pas  de  grands  dangers?  si 
même  il  n'en  résulte  quelques  avantages,  dont  le  moindre  ne  sera 
pas  de  soustraire  l'Eglise  à  la  tentation  de  confondre  l'enseigne- 
ment religieux  avec  l'enseignement  de  la  religion,  et  celui-ci 
même  avec  beaucoup  de  choses  qui  peuvent  en  faire  partie,  quand 
on  le  donne  du  haut  de  la  chaire  chrétienne,  mais  qui  ne  sont 
point  à  leur  place  dans  l'école  primaire. 

Ce  ne  sont  pas  les  seules  questions  que  doive  soulever  l'appli- 
cation de  la  loi  qu'on  nous  fait,  et  il  y  en  a  beaucoup  d'autres. 
Mais  il  nous  a  semblé  que  celles-ci  n'étaient  pas  les  moins  impor- 
. tantes,  ni  surtout  les  moins  urgentes.  Ou  plutôt  encore,  elles  n'en 
forment  qu'une  toutes  ensemble,  qui  est  la  question  à^s  Associa- 
tions cultuelles,  et  du  moyen  ou  des  moyens  d'en  concilier  l'or- 
ganisation avec  la  constitution  de  l'Église,  avec  le  concours  des 
élémens  laïques,  substitué  à  celui  de  l'Etat,  et  avec  les  intérêts 
de  la  religion.  Si  l'assemblée  des  évêques  de  France,  une  fois 
réunie,  croit  devoir  aborder  et  discuter  d'autres  questions, 
celle-ci  est  manifestement  la  question  préjudicielle,  dont  la  solu- 
tion   rendra  naturellement  toutes  les  autres  faciles  à  résoudre. 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  d'intéressans  détails  dans  le  Rapport  de  M.  Langlois  sur 
l'Instruction  publique  à  l'Étranger,  à  l'occasion  de  l'Exposition  de  1900.  Collection 
des  Rapports,  t.  l'^,  Paris,  1904.  Imprimerie  nationale. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'oublions  pas,  en  effet,  que  d'après  le  paragraphe  8  de  l'article  17, 
«  les  Associations  cultuelles  pourront  verser,  sans  donner  lieu  à 
aucune  perception  de  droits,  le  surplus  de  leurs  recettes  à  d'au- 
tres associations  constituées  pour  le  même  objet;  »  et  que,  d'un 
autre  côté,  d'après  l'article  18,  «  ces  associations  pourront,  dans 
les  formes  déterminées  par  l'article  7  du  décret  du  16  août  1901, 
constituer  des  unions  ayant  une  administration  ou  une  direction 
centrale.  »  Non  seulement  donc  les  dispositions  de  la  loi  ne 
s'opposent  point  à  la  fédération  des  Associations  cultuelles  en 
provinces  ecclésiastiques,  et  même  en  une  association  véritable- 
ment nationale,  mais,  telles  que  sont  ces  dispositions,  elles  nous 
invitent,  pour  ainsi  dire,  à  former  cette  fédération,  et  l'Assem- 
blée du  clergé  de  France  à  en  prendre  la  direction.  Une  solidarité 
que  le  Concordat  s'était  efforcé  de  rompre,  en  limitant,  autant 
qu'il  l'avait  pu,  l'action  de  l'évêque  aux  bornes  de  son  diocèse, 
la  loi  de  séparation  la  rétablit.  Nous  serons  bien  maladroits,  ou 
étrangement  négligens,  si  nous  n'en  savons  pas  profiter,  nous 
aussi,  pour  former  «  un  bloc  »  dont  la  solidité  soit  capable  de 
résister  aux  assauts  de  nos  adversaires.  Mais  si  nous  y  réussis- 
sons, toutes  les  questions  qui  regardent  l'organisation  financière 
ou  matérielle  des  choses  du  culte,  ne  deviendront-elles  pas  alors 
faciles  à  résoudre?  et  c'est  pourquoi, dans  le  présent  article, nous 
avons  cru  pouvoir  nous  dispenser  de  les  examiner. 

Il  en  est  pourtant  une  dernière,  dont  nous  ne  pouvons  guère 
omettre  de  dire  deux  mots,  et  qui  est  celle-ci  :  «  Qu'arriverait- 
il  ?  et  que  ferions-nous,  que  devrions-nous  faire  si  l'Eglise 
repoussait  le  régime  des  associations  cultuelles  ?  »  On  s'en  remet 
à  Rome  de  nous  le  faire  savoir,  et  on  aurait  raison,  s'il  ne  s'agis- 
sait que  d'un  point  de  doctrine,  mais  il  s'agit  aussi  d'une  ques- 
tion de  fait,  ou  d'application  pratique,  dont  quelques-uns  des 
élémens  de  solution  sont  en  France,  et  ne  sont  qu'en  France. 
En  tout  cas,  si  l'on  repousse  Je  régime  des  associations  cul- 
tuelles, c'est  toute  une  organisation  du  culte  qu'il  y  faudra 
substituer;  et  une  organisation  dont  nous  pouvons  dire  qu'elle 
n'a  de  modèle  nulle  part,  puisque  nulle  part,  pas  même  depuis 
la  loi  de  1901,  le  droit  commun  de  l'association  n'est  ce  qu'il 
est  en  France.  Quelle  sera  cette  organisation?  l'assemblée  des 
évêques  se  livrera-t-elle  au  travail  infini,  —  rursiis  ab  integrOy 
—  d'en  élaborer  les  grandes  lignes?  trouvera-t-on  beaucoup 
mieux  que  des  associations  «  conformes   aux  règles  de  l'orga- 


QUAND    LA    SÉPARATION    SERA    VOTÉE...  705 

nisation  générale  du  culte?  »  libres  individuellement  de  s'en- 
tr'aider  les  unes  les  autres  ?  et  toutes  ensemble  d'avoir  «  une 
administration  ou  une  direction  centrale?  »  S'il  ne  nous  appar- 
tient pas  de  décider  la  question,  il  faudra  que  l'assemblée  des 
évêques  de  Franco  la  décide  ;  et  il  ne  suffira  pas  qu'elle  la  dé- 
cide contre  les  associations  cultuelles,  mais  il  faudra  qu'elle 
dise  expressément  le  régime  qu'elle  propose  de  substituer  en 
France  à  celui  de  ces  associations.  Nous  ne  craindrons  pas 
d'ajouter  que  ce  régime  de  l'association  cultuelle  aura  toujours 
sur  tout  autre,  comme  régime  de  transition,  le  très  grand  avan- 
tage de  maintenir  notre  organisation  religieuse  dans  les  données 
du  Concordat. 


m 

On  nous  demandera  sans  doute,  sur  cette  conclusion,  de  quoi 
nous  nous  plaignons  donc,  et  nous  répondrons  sans  difficulté  : 
«  Nous  nous  plaignons  qu'on  ait  dénoncé  le  Concordat  de  1802 
sans  avoir  essayé  seulement  d'en  négocier  l'amélioration  ;  —  nous 
nous  plaignons  que,  du  fait  même  et  par  une  conséquence  forcée 
de  cette  dénonciation,  la  France  ait  rompu  tous  rapports  avec  une 
puissance  qu'il  ne  suffît  pas  de  méconnaître  pour  la  supprimer, 
ni  de  dédaigner  pour  l'anéantir;  —  nous  nous  plaignons  que  des 
résolutions  qui  sont  de  nature  à  modifier  toute  la  politique  inté- 
rieure, et  extérieure,  d'un  grand  pays  aient  été  prises  ab  irato, 
par  un  seul  homme,  et  en  dehors  de  toute  consultation  de  l'opi- 
nion ;  —  nous  nous  plaignons  qu'en  supprimant  les  quarante 
millions  du  budget  des  cultes  on  viole  un  engagement  d'hon- 
neur publiquement  et  solennellement  pris  ;  —  et  nous  nous  plai- 
gnons encore  que,  si  l'on  voulait  faire  la  séparation  loyale  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  on  ne  se  soit  pas  borné  à  un  article  unique, 
portant  qu'à  dater  de  tel  jour  les  Eglises  rentreraient  dans  le  droit 
commun  des  associations.  »  Quelqu'un  a  dit  à  ce  propos  :  «  Tout 
le  mal  vient  de  ce  que  la  loi  organique  sur  le  droit  d'association 
est  à  la  fois  trop  compliquée  et  trop  étriquée  :  trop  compli- 
quée, car  elle  a  une  série  de  compartimens  où  l'on  se  perd;  trop 
étriquée,  puisque,  dès  qu'il  s'agit  d'une  association  quelconque, 
elle  ne  peut  se  caser  dans  aucun  de  ces  compartimens,  ce  qui 
oblige  à  faire  une  loi  spéciale.  »  On  ne  saurait  mieux  dire  que 
M.  Charles  Gide,  de  qui  sont  ces  paroles,  dans  une  remarquable 
TOME  XXX.  —  1905.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conférence  sur  La  séparation  de  V Église  et  de  l'Etat;  et  c'est 
encore  de  quoi  nous  nous  plaignons,  avec  lui,  qu'avant  de  «  dé- 
créter la  séparation,  »  on  n'ait  pas  commencé  par  la  réforme 
de  la  loi  organique  de  1901  sur  le  droit  d'association.  Il  est 
vrai  qu'au  Sénat  un  ministre  ou  un  rapporteur,  à  moins  que 
ce  ne  soit  le  président  de  la  Commission,  car  je  ne  sais  lequel 
des  trois,  a  répondu  sur  ce  sujet  «  qu'il  y  avait  plusieurs  droits 
communs.  » 

Mais  nous  nous  plaignons  surtout  qu'on  essaie  de  nous 
donner  la  loi  de  séparation  comme  une  loi  de  liberté,  parce 
quelle  n'est  pas  encore  tout  à  fait  une  loi  de  proscription;  et 
comme  un  système  de  sincère  tolérance,  quand  elle  n'est  qu'un 
pas  de  plus  vers  la  dccatholkisation.  On  trouvera  ce  mot  bar- 
bare! mais  il  ne  l'est  pas  plus  que  la  chose  quïl  exprime...  Ou 
plutôt  encore,  non!  ne  nous  plaignons  de  rien  ni  de  personne, 
et,  froidement,  si  nous  le  pouvons,  voyons  les  choses  telles 
qu'elles  sont.  Dans  son  Histoire  de  r Europe  pendant  la  révo- 
lution française,  l'historien  Sybel,  vers  la  fin  du  chapitre  où  il 
vient  de  résumer  les  négociations  relatives  au  Concordat,  fait 
cette  remarque  juste,  simple  et  profonde,  que  «  la  conclusion  du 
Concordat  avait  mis  fin  pour  l'Europe  à  l'ère  du  rationalisme 
voltairien.  »  Et,  en  effet,  là  même  et  non  ailleurs,  dans  la  vérité 
de  cette  observation,  est  la  raison  des  oppositions  que  le  Con- 
cordat a  soulevées  dans  sa  nouveauté.  Mais  là  aussi,  dans  le 
raccourci  de  cette  formule,  s'abrège  et  se  résume  l'histoire  reli- 
gieuse du  xix°  siècle,  à  laquelle  il  ne  faut  pas  douter  que  celle 
du  xx'',  sous  d'autres  formes,  et  avec  d'autres  caractères,  ne 
laissera  pas  de  ressembler  beaucoup.  Car  nous  n'avons  pas  fait 
la  situation  où  nous  nous  débattons  !  Et  ce  n'est  pas  nous,  ce  ne 
sont  pas  nos  adversaires  d'un  jour,  ceux  d'hier  ni  ceux  de  de- 
main, qui  ont  engagé  la  lutte  bientôt  deux  fois  séculaire  dont 
la  séparation  actuelle  de  l'Église  et  de  l'Etat  n'est  pas  la  ter- 
minaison, mais  seulement  un  épisode,  ou,  si  l'on  le  veut,  une 
phase. 

Laissons  donc  de  côté  les  questions  de  personnes,  et  les  con- 
sidérations de  l'ordre  politique  !  Un  changement  de  ministère,  une 
orientation  nouvelle  de  la  politique,  une  révolution  même  dans 
la  forme  du  gouvernement  ne  changerait  rien  au  fond  des  choses. 
Il  ne  s'agit  plus  seulement  de  savoir  si  l'on  préférera  la  forme  des 
Associations  cultuelles  à  celle  des  Associations  paroissiales ,  ou 


(JUAM>    LA    SÉPARATION    SERA    VOTÉE...  707 

réciproquement,  ni  si,  demain,  la  liberté  relative  que  nous  laisse 
encore  la  loi  de  séparation,  un  règlement  d'administration  publique 
ne  s  élabore  point,  en  ce  moment  même,  qui  la  supprimera.  Mais 
la  vraie  question,  —  dont  celles-ci,  comme  toutes  les  autres,  ne 
sont  que  des  manifestations  successives,  —  la  grande  question  est 
de  savoir  si  les  sociétés  ou  les  civilisations  de  Tavenir,  et  la  civi- 
lisation française  en  particulier,  seront  «  chrétiennes  »  ou  ne  le 
seront  pas.  Cest  ainsi  qu'elle  est  posée  depuis  les  Encyclopédistes. 
«  M.  de...  qui  voyait  la  source  de  la  dégradation  humaine  dans 
rétablissement  de  la  secte  nazaréenne  et  de  la  féodalité,  disait 
que,  pour  valoir  quelque  chose,  il  fallait  se  défranciser  et  se  dé- 
baptiser, et  devenir  Grec  ou  Romain  par  1  ame.  «  Ce  mot  n'est 
pas  d'aujourd'hui,  ni  de  Nietzsche,  ou  d'un  rédacteur  du  Radical 
ou  de  V Action,  mais  du  xviu*"  siècle  et  de  Chamfort.  Il  exprime 
admirablement  la  pensée  de  nos  adversaires.  La  vraie  question 
est  de  savoir  si  la  France  veut  «  se  défranciser,  »  et  le  monde 
((  se  débaptiser.  » 

C'est  encore  à  cette  question  que  l'Assemblée  de  nos  évoques 
de  France  devra  répondre,  et,  quand  elle  aura  décidé  quelle  doit 
être  l'attitude  de  FEglise  en  face  de  la  loi  de  séparation,  nous 
lui  demandons  d'essayer  de  nous  dire,  en  les  déflnissant  avec 
largeur  et  avec  précision,  les  moyens  dont  l'Eglise  dispose  pour 
résister  à  l'assaut  de  la  libre  pensée.  Des  lamentations  ne  sau- 
raient y  suffire,  ni  des  invectives  contre  la  fi'anc-maçonnerie,  ni 
des  manœuvres  électorales,  ni  généralement  de  la  littérature  ou 
de  la  politique.  11  faut  chercher  et  trouver  autre  chose  !  Si  peut- 
être  on  l'a  fait,  ou  si  l'on  a  essayé,  depuis  quelques  années,  de  le 
faire,  ici  et  là,  dans  l'Eglise  et  hors  de  l'Eglise,  en  France  et  hors 
de  France,  le  moment  est  venu  de  dire  ce  que  valent  ces  tenta- 
tives ;  de  concentrer  ces  efforts  dispersés  ;  de  leur  donner  une 
direction  convergente  et  commune  ;  de  les  «  sérier,  »  comme 
l'on  dit  ;  et  de  leur  imposer,  en  même  temps  que  l'unité,  cette 
continuité  d'action,  sans  laquelle  ils  sont  toujours  en  danger  de 
s'égarer  et  de  manquer  leur  but,  même  et  surtout  en  le  dépas- 
sant. Si  quelques  positions,  que  l'Eglise  ne  saurait  d'ailleurs 
abandonner,  sont  devenues  «  indéfendables  »  avec  les  ressources, 
les  armes,  et  les  moyens  d'autrefois,  il  y  faut  donc  appliquer  des 
moyens  nouveaux,  des  armes  plus  modernes  et,  généralement, 
des  ressources  non  moins  «  actuelles  »  que  celles  de  l'attaque. 
Quelle  plus  naturelle  occasion  de  le  faire  qu'une  assemblée  d'é- 


708  RHVi'K  iJi:s  ))F.i;x   monoks. 

vêques  !  et,  comme  nous  l'iiAoïis  dit  plusieurs  fois  déjà,  si  c'est 
une  «  mentalité  »  qu'il  s'agit  de  refaire,  quelle  entreprise  est  donc 
plus  urgente?  et  nous  ajouterons:  quelle  entreprise  plus  utile  à 
la  catholicité  tout  entière?  Car,  nous  savons  bien  que,  si  la  cause 
du  catholicisme  était  un  jour  vaincue  en  France,  le  catholicisme 
n'en  continuerait  pas  moins  d'exister,  de  se  développer,  et  de 
faire  de  nouvelles  conquêtes;  mais  nous  nous  demandons,  — 
avec  une  inquiétude  où  l'on  ne  s'étonnera  pas,  fût-ce  à  Rome, 
qu'il  se  mêle  un  peu  d'orgueil  national,  —  si  la  cause  elle- 
même  du  catholicisme  n'en  souffrirait  pas? 

Ferdinand  Brunetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre. 

La  discussion  générale  de  la  loi  de  séparation  a  été  brillante  au 
Sénat.  Il  faut  savoir  d'autant  plus  gré  de  leur  efï'ort  aux  divers 
orateurs  qui  y  ont  pris  part,  qu'ils  en  sentaient,  ou  plutôt  qu'ils  en 
savaient  d'avance  l'inutilité,  au  moins  en  ce  qui  concerne  le  résultat 
immédiat.  Ils  ont  voulu  seulement  libérer  leur  conscience.  Nous  par- 
lons bien  entendu  des  orateurs  opposés  à  la  séparation  :  on  nous  per- 
mettra de  ne  pas  attacher  grande  importance  aux  autres,  c'est-à-dire 
aux  représentans  du  gouvernement  ou  de  la  Commission.  Si  les  pre- 
miers s'acquittaient  d'un  devoir,  avec  force,  avec  chaleur  et  avec  élo- 
quence, les  seconds  s'acquittaient  d'une  fonction,  très  nonchalamment. 
La  victoire  leur  était  acquise  par  avance  ;  ils  n'avaient  pas  besoin  de 
se  fatiguer  à  sa  poursuite.  Jamais  majorité  n'a  obéi  plus  docilement 
à  un  mot  d'ordre.  Le  mot  d'ordre  consistait  à  voter  la  loi  telle  quelle, 
sans  y  changer  un  iota,  en  dépit  des  défauts  que  tout  le  monde  y 
reconnaissait.  La  discussion,  quelque  intéressante  qu'elle  soit,  n'est 
donc  qu'une  manifestation  vaine.  Une  majorité  de  80  voix  environ 
repousse  mécaniquement  tous  les  amendemens,  môme  les  mieux 
fondés,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  M.  Clemenceau,  si  libre  d'allures  d'ordi- 
naire, qui  n'ait  avoué  mélancoliquement  être  «  prisonnier  de  son 
parti.  »  On  peut  parler  contre  la  loi,  et  il  ne  s'en  est  pas  privé,  mais 
à  la  condition  de  la  voter  ensuite.  Le  parti  radical  socialiste  est  assez 
sûr  de  sa  discipline  pour  permettre  à  l'éloquence,  même  la  plus  caus- 
tique, de  s'exercer  contre  le  texte  de  la  Chambre.  Qu'importe?  Verba 
volant.  Les  mots  ne  sont  que  des  mots,  choses  légères.  Les  votes 
restent  seuls. 

Il  faut  avoir  un  grand  courage  pour  prendre  part  à  une  discassiom 


710  !ii:vi"E  Di:s  deix  :MONDr.s. 

aussi  inévitablement  stérile.  A  droite,  MM.de  Lamarzelle  et  Las-C^ases, 
M.  Ponlhier  de  Chamaillard,  M.  Iliou,  d'autres  encore  l'ont  eu  avec 
beaucoup  d'éclat.  Au  centre, M.  Charles  Dupuy,  M.  Mézières,  M.  Gourju, 
M.  Vidal  de  Saint-Urbain  n'ont  pas  été  moins  bien  inspirés  par  l'ar- 
deur de  leur  conviction.  Analyser  leurs  discours  nous  exposerait  à 
des  redites  ;  mais  ces  discours  étaient  nécessaires  au  Sénat.  L'opinion 
n'aurait  pas  compris  qu'un  découragement  en  quelque  sorte  préalable 
eût  condamné  les  adversaires  de  la  loi  au  silence  et  à  labstention. 
M.  Charles  Dupuy,  en  particulier,  a  parlé  avec  une  grande  élévation  de 
pensée  et  un  grand  esprit  politique.  M.  Mézières,  à  propos  d'un  amen- 
dement, a  repris  la  même  thèse  et  lui  a  donné,  avec  non  moins  d'élo- 
quence et  de  vigueur,  des  développemens  nouveaux.  Quant  à  M.  de 
Lamarzelle,  il  est  sans  cesse  sur  la  brèche,  combattant  pied  à  pied, 
éclairant  l'un  après  l'autre  tous  les  détails  de  la  loi  avec  une  attention 
à  laquelle  rien  n'échappe.  Une  documentation  abondante  et  précise 
lui  permet  de  n'être  jamais  en  défaut.  Mais  il  n'y  a  pires  aveugles  que 
ceux  qui  ne  veulent  pas  voir,  et  la  majorité  du  Sénat  est  composée 
d'aveugles  de  ce  genre.  A  la  Chambre,  il  n'en  était  pas  de  même.  Il 
y  avait  dans  l'assemblée  une  vie  intense.  Il  s'y  formait  des  courans 
dans  des  sens  opposés.  L'imprévu  y  jouait  un  rôle.  La  raison  pouvait  y 
faire  des  conquêtes,  et  la  passion  elle-même  y  était  quelquefois  com- 
municative.  M.  Ribot  s'est  trouvé  sur  plus  d'un  point  d'accord  avec 
M.  Briand,  et  la  loi  est  sortie  de  leurs  mains  assez  sensiblement  trans- 
formée. Au  Sénat,  rien  de  pareil.  Le  parti  pris  est  irréductible,  et 
aucune  parole  humaine  ne  serait  assez  puissante  pour  prévaloir 
contre  lui.  Que  ce  soit  là,  de  la  part  de  l'assemblée,  une  véritable 
abdication,  nul  ne  le  contestera.  C'est  la  première  fois  qu'on  assiste  à  ce 
phénomène,  et  il  est  fâcheux  de  le  voir  se  produire  à  l'occasion  d'une 
loi  aussi  importante.  Mais  à  quoi  bon  récriminer?  Après  avoir  pro- 
testé contre  le  fait,  il  faut  s'y  résigner.  La  loi  de  séparation  est  faite  : 
elle  l'a  été  à  partir  du  jour  où  elle  est  sortie  des  délibérations  de  la 
Chambre.  Quelques  esprits,  peut-être  chagrins,  peut-être  perspicaces, 
ne  s'en  affligent  d'ailleurs  qu'à  demi,  car  ils  ne  sont  pas  bien  sûrs 
que  le  Sénat,  s'il  avait  modifié  la  loi,  l'aurait  améliorée.  Qui  sait  s'il 
n'en  aurait  pas  fait  disparaître  quelques-unes  des  dispositions  libé- 
rales que  la  Chambre  y  a  introduites?  Qui  sait  si  cette  intangibihté 
qu'on  a  donnée  au  texte  de  la  Chambre  n'est  pas  une  garantie  rela- 
tive, et  s'U  n'y  avait  pas  plus  à  craindre  qu'à  espérer  de  discussions 
nouvelles,  si  elles  avaient  été  vraiment  libres?  La  dignité  du  Sénat  y 
aurait  gagné  sans  doute  :  peut-on  en  dire  autant  de  la  loi  ? 


REVur:.  —  cimoMoiE.  711 

L'article  -î,  par  exemple,  le  fameux  article  i,  n'aurait  pas  manqué 
d'être  l'objet  d'un  débat  fort  ardent,  tandis  qu'il  a  été  seulement  en 
butte  aux  critiques  de  M.  Clemenceau,  incisives  dans  la  forme,  mais 
en  fait  inofïensives,  puisque  l'orateur  s'est  finalement  soumis  au  mot 
d'ordre  de  son  parti.  Lui  aurait-il  fait  le  sacrifice  de  son  opinion,  si 
le  parti  l'avait  exigé?  nous  n'en  savons  rien;  mais  le  parti  ne  lui 
demandait  que  le  sacritice  de  son  vote,  ce  qui  a  permis  à  M.  Cle- 
menceau de  s'en  donner  à  cœur  joie  contre  l'article  lui-même.  Tout 
le  monde  en  connaît  la  disposition  fondamentale  :  c'est  celle  qui 
transfère  les  biens  des  menses  épiscopales,  des  fabriques,  etc.,  aux 
associations  cultuelles  formées  conformément  aux  règles  générales 
du  culte  dont  elles  se  proposent  d'assurer  l'exercice.  Ce  transfert  doit 
s'opérer  par  les  soins  des  établissemens  ecclésiastiques  actuelle- 
ment en  possession  des  biens  dont  il  s'agit,  c'est-à-dire  par  l'intermé- 
diaire des  menses  et  des  fabriques  elles-mêmes.  Les  juristes  discutent 
pour  savoir  à  qui  ces  biens  appartiennent,  et  ils  concluent  le  plus 
souvent  qu'ils  n'appartiennent  à  personne,  ni  à  l'État,  ni  à  l'Église, 
mais  aucun  ne  conteste  qu'Us  sont  affectés  depuis  l'origine,  et  par  cette 
origine  même,  à  l'exercice  du  culte  catholique  et  aucun  ne  propose  de 
modifier  cette  affectation.  Il  en  est  naturellement  de  même  des  biens 
affectés  au  culte  protestant  et  au  culte  israélite;  la  règle  appliquée 
à  tous  est  celle  du  suum  cuique;  chacun  garde  son  bien.  Quoi  de  plus 
simple?  quoi  de  plus  légitime? 

Sur  le  principe  tout  le  monde  est  d'accord  :  on  l'est  moins  sur  l'ap- 
plication. Quelques  personnes  ont  découvert,  sans  beaucoup  de  peine, 
que  l'argent  étant  de  sa  nature  une  chose  essentiellement  divisible 
pouvait  servir  à  créer  des  divisions  dans  l'Église  catholique  qui  ne  vit 
que  d'unité,  en  mettant  en  opposition  les  intérêts  des  «  fidèles  »  avec 
le  respect  qu'ils  doivent  à  la  hiérarchie  et  à  l'autorité  ecclésiastiques. 
Toute  une  campagne  a  déjà  été  faite  dans  ce  sens;  M.  Ferdinand 
Buisson  s'y  est  particulièrement  distingué,  et  M.  Clemenceau  l'a  portée 
avec  son  impétuosité  habituelle  à  la  tribune  du  Sénat.  —  On  a  songé 
au  Pape,  a-t-il  dit,  on  a  songé  aux  évêques,  on  a  songé  aux  curés,  on 
n'a  oublié  que  les  fidèles,  qui  pourraient  fort  bien  n'être  plus  d'ac- 
cord avec  les  curés,  les  évêques  et  le  Pape  et  réclamer  quand 
même  leur  part  du  gâteau.  Comment  la  leur  donner  puisque  les 
seules  associations  cultuelles  qui  pourront  y  prétendre  sont  celles 
qui  seront  reconnues  par  les  autorités  ecclésiastiques  préexis- 
tantes? —  Et  M.  Clemenceau  dénonce  le  privilège  atr.ribué  aux 
uns  au  détriment  des  autres,   et     atteinte  portée  à  la  hberté  de  ces 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

derniers.  C'est  une  singulière  conception  de  la  liberté!  Il  semble,  à 
entendre  M.  Clemenceau,  qu'il  n'y  ait  pas  de  liberté  religieuse  sans 
argent,  et,  dans  l'espèce,  sans  l'argent  des  autres.  Que  M.  Clemen- 
ceau se  rassure  :  tout  le  monde  est  et  demeure  libre  de  former  un 
schisme,  et  c'est  là  la  vraie  liberté  :  mais  ce  n'est  pas  la  question.  La 
question  est  de  savoir,  comme  l'a  dit  M.  Briand  à  la  Chambre,  si,  en 
quittant  la  maison  dont  la  porte  reste  ouverte  à  qui  veut  en  sortir,  on 
pourra  en  emporter  les  meubles.  Il  est  piquant  d'entendre  M.  Clemen- 
ceau invoquer  le  droit  des  «  fidèles,  »  juste  au  moment  où  ils  cessent 
de  l'être,  et  où  cette  appellation  ne  leur  convient  plus.  —  Mais,  dit-il, 
tout  ce  qui  vit  évolue;  il  faut  que  l'Église  catholique  puisse  évo- 
luer. —  C'est  possible;  nous  ne  l'examinerons  pas  en  ce  moment; 
mais,  si  l'Église  catholique  évolue,  ce  doit  être  conformément  à  ses 
principes  propres  et  à  ses  règles,  qui  y  placent  l'autorité  en  haut  et 
non  pas  en  bas.  S'il  s'agissait  de  l'Église  protestante,  nous  parlerions 
autrement  ;  nous  ne  lui  appliquerions  pas  de  force  les  règles  de 
l'Église  catholique  :  il  ne  faut  pas  davantage  appliquer  à  l'Église 
catholique  les  règles  ou  les  méthodes  de  l'Église  protestante,  et  il 
n'y  a  pas  un  protestant  libéral  qui  ne  soit  de  cet  a\ds.  C'est  pourquoi 
la  disposition  la  plus  heureuse  de  cette  loi  malheureuse  est  précisé- 
ment l'article  4,  en  vertu  duquel  il  n'y  a  d'associations  cultuelles 
catholiques  que  celles  qui  sont  reconnues  par  les  évêques.  Ainsi  le 
veut  la  vraie  liberté,  si  on  admet  qu'elle  est  faite  pour  les  catholiques 
comme  pour  les  autres.  Les  autres  associations  ne  sont  pas  moins  res- 
pectables, sans  doute.  Qu'elles  se  forment  en  dehors  de  l'Église 
quand  et  comme  elles  voudront  :  on  leur  doit  pleine  et  entière  liberté. 
Seulement,  comme  elles  ne  sont  pas  catholiques,  on  ne  leur  doit  pas 
l'argent  des  catholiques.  Nous  sommes  un  peu  honteux  d'avoir  à 
dire  de  pareilles  choses,  mais  il  faut  bien  le  faire  pour  remettre  un 
peu  de  lumière  dans  une  question  qu'on  a  obscurcie  à  plaisir.  Si  le 
schisme  n'est  pas  assez  puissant  pour  vivre  de  ses  propres  res- 
sources, tant  pis  pour  lui  :  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  pille 
l'Église  dont  il  se  détache,  après  avoir  élevé  autel  contre  autel. 

La  question  des  associations  cultuelles  est  la  plus  délicate  qui  se 
pose  à  l'occasion  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  ;  mais  elle 
deviendrait  bien  plus  délicate  encore,  et  même  quelque  chose  de 
plus,  si  on  se  servait  artificiellement  et  artificieusement  de  ces  asso- 
ciations pour  introduire  dans  l'Église  catholique  des  germes  de  divi- 
sion, germes  qu'on  s'appliquerait  ensuite  a  développer  et  à  multiplier 
jusqu'à  détruire  l'Église  elle-même.  Est-ce  là  ce  que  veut  M.  Clémen- 


REVUE.    CIIROMQUE.  713 

ceaii?  Il  ne  l'a  pas  dit  ;  peut-être  n'a-t-il  pas  osé  le  faire  ;  mais  c'est  évi- 
demment à  quoi  il  tend.  Il  a  énuméré  les  trois  résultats  qui,  d'après 
lui,  découleront  d'une  loi  mal  faite.  L'a-t-il  fait  bien  clairement? 
Qu'on  en  juge. 

Ces  trois  résultats  sont,  dit-il  :  u  d'abord  de  consacrer  légalement 
une  orthodoxie  ;  en  second  lieu,  de  fragmenter  le  privilège  total  du 
Concordat  en  une  poussière  de  sous-privilèges  agglomérés  au  profit 
de  l'Église  romaine  ;  et,  en  troisième  lieu,  de  donner  une  garantie 
à  l'organisation  politique  d'autorité  romaine  contre  notre  régime  de 
liberté.  »  On  se  demande  ce  que  veulent  dii-e  exactement  ces  formules 
qui  ont  quelque  prétention  à  la  rigueur  scientifique.  Un  seul  point  se 
détache  en  pleine  lumière  :  M.  Clemenceau  tend  à  constituer,  d'évo- 
lution en  évolution,  une  Église  catholique  qui  serait  séparée  de  Rome, 
ce  qui  est  un  non-sens  et  une  contradiction  dans  les  termes.  De  ces 
trois  résultats,  nous  ne  prenons  pour  le  moment  que  le  second,  parce 
qu'il  nous  fournit,  en  y  faisant  un  choix,  des  termes  expressifs  pour 
faire  comprendre  ce  que  serait  l'Église  rêvée  par  M.  Clemenceau. 
«  Oui,  on  aurait  fragmenté  le  privilège  du  Concordat  en  une  pous- 
sière de  sous-privilèges;  »  et  dans  cette  poussière,  où  le  bloc  actuel 
de  l'Église  catholique  se  serait  complètement  émietté,  on  le  recher- 
cherait bientôt  en  vain.  11  en  aurait  disparu.  Si  les  associations  cul- 
tuelles, multipliées  par  la  concurrence  qu'elles  se  feraient  les  unes 
aux  autres  en  vue  de  se  disputer  des  biens  matériels,  devaient  aboutir 
à  cette  dissolution  de  l'Église,  nous  serions  les  premiers  à  conseiller 
aux  catholiques  de  repousser  des  présens  funestes  et  de  renoncer  à 
constituer,  pour  les  recueillir,  des  associations  cultuelles.  Heureuse- 
ment il  n'en  est  rien.  M.  le  ministre  des  Cultes  a  été  hésitant  et 
faible  dans  L'interprétation  qu'Q  a  donnée  des  articles  4  et  8  de  la  loi  ; 
cependant  il  a  donné  la  bonne,  à  savoir  qu'il  n'y  aura  pas  d'associa- 
tions catholiques  en  dehors  de  celles  que  les  évêques  auront  recon- 
nues. M.  Clemenceau  l'a  accusé  d'avoir,  en  parlant  ainsi,  mis  les  asso- 
ciations entre  les  mains  des  évêques,  et  du  Pape,  et  c'est  la  vérité. 
Mais,  ne  l'eût-il  pas  fait,  que  la  loi  l'aurait  fait  à  sa  place,  et  on  sait 
que,  devant  les  tribunaux,  un  texte  de  loi  a  une  autre  autorité  que 
les  paroles  d'un  ministre  ou  d'un  rapporteur.  Or  le  texte  voté  est 
suffisant  sur  ce  point.  En  vertu  de  l'article  4,  complété,  mais  non  pas 
modifié  par  l'article  8,  il  n'y  a  d'associations  catholiques  que  celles 
qui  sont  conformes  aux  règles  générales  du  culte.  Ce  n'est  pas  là, 
comme  le  soutient  M.  Clemenceau,  un  privilège  accordé  à  ce  culte,  ni 
une  consécration  donnée  ii  une  orthodoxie  :  c'est  une  reconnaissance 


714  UKVL'E    l)i:s    DKIX    MONDES. 

de  ce  que  ce  culte  est  en  fait  et  par  conséquent  en  droit,  tout  aussi  bien 
que  le  culte  Israélite  ou  le  culte  protestant.  L  État,  en  se  séparant  de 
tous  les  cultes,  les  laisse  tels  ({u'ils  sont  et  n'a  pas  à  se  préoccuper  de 
ce  qu'ils  peuvent  devenir  sous  le  régime  nouveau.  Gela  ne  regarde 
plus  qu'eux. 

En  terminant  son  discours,  M.  Clemenceau  a  répondu  très  loyalement 
à  une  interrogation  tacite  qu'il  sentait  dans  l'esprit  de  ses  collègues  : 
ce  discours  n'était-il  pas  un  exercice  académique  puisque  tous  les 
argumens  en  étaient  dans  un  sens  et  la  conclusion  dans  l'autre  ?  — 
Je  vote  par  discipline,  répétait  M.  Clemenceau;  je  me  soumets  au 
mot  d'ordre;  mais  je  ne  me  dissimule  pas  que  cette  loi  que  nous 
faisons  «  au  petit  bonheur  »  sera,  pour  le  pays  républicain,  une  décep- 
tion. —  Cela  signifie  que  M.  Clemenceau,  tout  en  votant  la  loi,  ne  la 
regarda  pas  comme  définitive  et  qu'il  commence  dès  aujourd'hui  une 
campagne  en  vue  de  la  changer.  —  .Je  la  vote,  a-t-il  avoué,  parce 
que  je  suis  pris  dans  un  étau  dont  il  m'est  impossible  de  me  dégager, 
parce  que  je  suis  prisonnier  de  mon  parti.  —  C'est  une  attitude  nou- 
velle de  sa  part  :  autrefois,  il  ne  se  laissait  prendre  dans  aucun  étau, 
il  y  prenait  les  autres,  et  il  serrait  fortement.  D'où  lui  ^ient  cette 
complaisance  ou  cette  faiblesse?  C'est,  dit -il,  qu'il  veut  un  certain  ré- 
sultat et  qu'il  accepte  la  partie  du  résultat  qui  lui  est  aujourd'hui 
donnée.  Mais  pour  accepter,  pour  réaliser  et  encaisser  la  partie,  il 
ne  renonce  pas  au  reste,  il  ne  renonce  pas  au  tout. 

Qu'est-ce  à  dire?  On  nous  avait  répété,  et  on  répétera  sans  doute 
aux  élections  prochaines  que  la  loi  de  séparation  met  irrévocablement 
fin  aux  longs  démêlés  entre  l'Église  et  l'État.  Les  voilà  séparés;  ils  ne 
se  connaîtront  plus,  ils  ne  se  verront  plus;  ils  seront  munis  l'un  à 
l'égard  de  l'autre  de  l'anneau  de  Gigès  :  comment  dès  lors  pourraient- 
ils  se  rencontrer  encore  et  se  heurter?  Et  on  a  célébré  sur  un  ton  di- 
thyrambique l'âge  de  paix  rehgieuse  où  nous  allons  entrer  grâce  à 
ce  divorce  voulu  par  l'un  des  deux  conjoints  et  imposé  à  l'autre,  mais 
dont  leur  liberté,  leur  dignité  et  leur  indépendance  communes  pro- 
fiteront également.  En  sera-t-il  ainsi?  Nous  ne  lavons  jamais  cru,  et 
si  nous  l'avions  fait,  M.  Clemenceau,  qui,  même  dans  sa  soumission 
temporaire,  ne  renonce  pas  à  être  l'enfant  terrililo  du  parti,  aurait 
dissipé  notre  illusion  naïve.  Non,  la  lutte  ne  sera  pas  finie  entre 
l'ÉgUse  et  l'État  ;  elle  continuera  dans  des  conditions  pires,  il  n'y 
aura  plu^  entre  les  deux  puissances  un  tampon  qui  servira,  comme 
le  Concordat  dans  le  passé,  à  prévenir  ou  à  amortir  les  coups  qu'ils 
se  porteront  mutuellement.  Nous  remercions  M.  Clemenceau  d'avoir 


HEVUE.    CHRONIQUE.  7  I  Tj 

dit  tout  haut  ce  que  tant  d'autres  pensent  tout  bas  :  la  loi  de  sépa- 
ration ne  finit  rien!  Que  deviendraient  les  radicaux,  que  deviendraient 
les  socialistes  s'il  en  était  autrement?  Ils  resteraient  en  face  de  leurs 
programmes  à  réaliser,  bien  qu'irréalisables,  sans  avoir  rien  diisor- 
mais  pour  y  faire  diversion.  Les  querelles  religieuses  étaient  si  com- 
modes pour  cela  !  Il  suffisait  de  les  susciter  par  un  coup  de  clairon 
strident,  et  tout  le  reste  était  provisoirement  oublié.  On  ne  songeait 
plus  qu'à  dissoudre  des  congrégations  et  à  chercher  quelque  mauvaise 
querelle  au  Pape  :  cela  dispensait  d'autre  chose  !  Qu'y  a-t-il  eu  déplus 
vide,  de  plus  creux,  de  plus  stérile,  au  point  de  vue  des  grands  intérêts 
du  pays,  que  le  long  ministère  de  M.  Combes  ?  Et  pourtant  M.  Combes 
a  fait  figure  dans  le  monde;  il  a  eu  l'air  d'un  personnage.  Comment 
croire  que  les  radicaux,  manquant  d'idées  ou  n'en  ayant  que  d'embar- 
rassantes pour  eux,  se  priveront  d'un  pareil  élément  de  succès  per- 
sonnel? La  guerre  religieuse,  petite  ou  grande,  est  si  facile,  si  com- 
mode !  Elle  exige  si  peu  d'invention  !  Elle  est  d'un  effet  immédiat  si 
sûr!  Y  renoncer  serait  une  folle  imprudence.  M.  Clemenceau  n'y 
renonce  pas.  Il  annonce  déjà  des  combats,  des  joutes,  des  tournois 
nouveaux.  Que  deviendra  donc  ce  grand  apaisement  qu'on  nous  avait 
promis?  Nous  n'y  avions  pas  cru,  c'est  vrai,  mais  d'autres  avaient  pu 
y  croire,  et  on  jurera  demain  au  pays  qu'on  le  lui  a  définitivement 
assuré.  Le  croira-t-il?  C'est  alors  qu'il  éprouvera  la  grande  déception 
dont  M.  Clemenceau  l'a  menacé.-  Seulement,  les  élections  seront 
passées  et,  pour  le  moment  du  moins,  le  tour  sera  joué. 

Il  faut  parler  franchement  :  la  séparation,  non  pas  dans  l'esprit 
de  tous  ceux  qui  la  votent,  mais  dans  l'esprit  de  ceux  qui  la  font  voter, 
a  pour  objet  de  déchristianiser  la  France,  et  surtout  de  la  décatholi- 
ciser.  EUe  n'est  qu'une  étape  à  laquelle  on  ne  s'arrêtera  pas  dans  cette 
entreprise  de  longue  haleine.  L'article  4  de  la  loi  respecte  le  principe 
catholique  :  cela  suffit  pour  qu'on  lui  en  veuille,  pour  qu'on  le  con- 
damne, pour  qu'on  en  propose  déjà  l'abrogation.  L'assaut  n'est  encore 
qu'indiquéj;  mais  c'est  une  manière  de  le  préparer.  On  montre  dans 
la  loi  le  point  principal  qui  doit  y  servir  de  cible.  Tel  est  le  plan. 
Réussira- t-il?  Cela  dépend  de  tant  de  circonstances  incertaines  qu'il 
est  impossible  de  le  dire  :  mais  le  but  et  le  moyen  sont  évidens.  Ils 
consistent  à  dissoudre  l'Église  catholique  et  à  rompre  son  unité,  en 
excitant  entre  les  associations  cultuelles  la  cupidité  des  biens  maté- 
riels. Le  débat,  à  la  Chambre,  avait  déjà  donné  cette  impression  :  elle 
a  été  confirmée,  au  Sénat,  par  le  discours  de  M.  Clemenceau.  C'est  là 
(pi'est  le  danger  de  demain,  danger  pour  l'Éghse   sans  doute,  mais 


716  RKvrr:  drs  deux  mondes. 

aussi  pour  l'État  quon  expose  à  de  nouveaux  et  à  d'incessans  conflits, 
et  surtout  pour  le  pays  auquel  on  promet  la  paix  et  la  liberté  reli- 
gieuses, alors  qu'on  lui  prépare  le  trouble,  le  schisme  et  la  guerre. 
Mais  qu'importe?  Tout  cela,  nous  l'avons  dit,  ne  deviendra  manifeste 
qu'après  les  élections. 

La  crise  politique  qui  couve  en  Angleterre  depuis  quelque  temps 
a  failli  éclater,  ces  jours  derniers,  d'une  manière  non  pas  imprévue, 
mais  soudaine.  On  pouvait  tout  prévoir  du  dissentiment  profond  qui 
existe  entre  M,  Balfour,  chef  du  cabinet,  et  M.  Chamberlain  que,  pour 
emprunter  une  expression  à  notre  langue  parlementaire,  nous  appel- 
lerons un  unioniste  dissident.  Les  choses  pouvaient  continuer  d'aller 
aussi  longtemps  que  MM.  Balfour  et  Chamberlain  feraient  semblant 
d'être  d'accord  sans  l'être  ;  mais  c'était  une  de  ces  situations  dont  le 
moindre  incident  devait  révéler  le  malentendu,  et  l'incident  vient  de 
se  produire  avec  l'éclat  que  M.  Chamberlain  met  volontiers  dans 
toutes  ses  manifestations.  Il  y  a  entre  lui  et  M.  Balfour  opposition  de 
caractères  aussi  bien  que  d'opinions.  Il  est  véhément,  impatient,  em- 
porté, tandis  que  l'autre  est  souple,  enveloppé  et  fuyant.  Tant  qu'a 
vécu  lord  Salisbury  et  qu'il  a  exercé  réellement  le  pouvoir,  ces  deux 
hommes,  si  différens,  pouvaient  se  concilier  en  apparence  sous  l'in- 
fluence d'une  autorité  supérieure,  mais  après  lui,  il  était  difficile  qu'ils 
ne  se  brouillassent  pas.  Le  premier  conflit  venu  devait  produire 
entre  eux  cet  effet,  et  M.  Chamberlain,  qui  s'est  séparé  autrefois  si 
alertement  de  M.  Gladstone,  ne  devait  pas  ménager  beaucoup  plus 
M.  Balfour.  Ce  dernier  est  le  chef  du  ministère;  mais  il  en  était,  lui, 
l'homme  le  plus  agissant.  Ils  devaient  fatalement  se  séparer.  Ils  l'ont 
fait  sans  rompre  tout  de  suite  et  en  sauvant  les  apparences  ;  mais  le 
jour  était  proche  où  les  apparences  elles-mêmes  seraient  sacrifiées, 
et  où  se  manifesterait  la  réalité  des  faits,  des  situations,  des  senti- 
mens.  On  pouvait  croire,  toutefois,  que  M.  Chamberlain,  après  avoir 
repris  son  indépendance  personnelle,  attendrait  les  élections  qui  ne 
devaient  plus  tarder  beaucoup,  avant  de  soumettre  au  paj^s  son  pro- 
gramme à  rencontre  de  celui  de  M.  Balfour.  Il  a  préféré  une  rupture 
immédiate,  qui  devait  rendre  les  situations  plus  nettes  et  les  atti- 
tudes plus  tranchées.  C'est  assez  sa  manière.  Il  a  donc  adressé  une 
véritable  provocation  à  M.  Balfour.  A  partir  de  ce  moment,  les  jours 
du  ministère  et  de  la  Chambre  étaient  comptés,  et  même  assez  étroite- 
ment. 

Voici  l'occasion  qu'a  saisie,  ou  qu'a  fait  naître  M.  Chamberlain, 


REVUE.    CHRONIQUE.  717 

après  en  avoir  négligé  quelques  autres.  M.  Balfour  venait  de  prendre 
la  parole  à  Newcastle,  pour  prêcher  avec  insistance  la  concorde  entre 
les  unionistes  :  il  la  jugeait  avec  raison  indispensable  à  la  solidité 
déjà  ébranlée  du  parti,  et  encore  plus  à  celle  du  ministère.  Mais  la 
concorde,  la  conciliation,  la  cohésion,  M.  Chamberlain  n'en  voulait 
plus  I  11  la  recommandait  encore  lui-même,  U  n'y  a  pas  longtemps,  par 
des  déclarations  dont  le  souvenir  trop  récent  aurait  pu  embarrasser 
un  autre  que  lui  ;  mais  ce  sont  là  choses  dont  il  ne  s'embarrasse  guère; 
nul  homme  d'État  anglais  ne  néglige  plus  les  transitions.  Au  discours 
de  M.  Balfour  à  Newcastle  il  a  répliqué  avec  sa  coutumière  énergie 
d'accent.  «  Il  faut,  a-t-O  dit,  une  politique  d'action.  Vous  ne  devez 
pas  tolérer  que  la  minorité  timide  et  sans  courage  de  votre  parti  vous 
démonte  et  vous  affaiblisse,  Aucune  armée  n'a  jamais  été  victorieuse- 
ment conduite  au  feu  quand  elle  a  confié  sa  direction  au  plus  infirme. 
Je  dis  qu'il  ne  faut  pas  marcher  au  combat  avec  une  épée  émoussée, 
uniquement  pour  satisfaire  les  scrupules  de  ceux  qui  tiennent  sur- 
tout à  ne  pas  se  battre.  » 

Il  y  a  dans  ce  morceau  un  luxe  de  vigueur  qui  n'était  peut-être 
pas  indispensable  à  M.  Chamberlain  pour  se  bien  expliquer;  mais  il 
ne  fait  pas  les  choses  à  demi.  Le  tort  impardonnable  de  M.  Balfour, 
—  impardonnable  aux  yeux  de  M.  Chamberlain,  —  est  de  n'avoir  pas 
accepté  intégralement  son  programme  fiscal,  son  grand  projet  de 
protectionnisme  impérialiste,  tandis  que  son  tort  aux  yeux  de  quel- 
ques autres,  et  même  de  beaucoup,  est  de  l'avoir  accepté  en  partie, 
au  risque  de  créer  une  équivoque  qui  ne  donne  à  personne  une  satis- 
faction complète.  Sans  doute,  en  prenant  cette  attitude  intermédiaire, 
M.  Balfour  a  prolongé  la  durée  de  son  ministère;  il  a  retardé  l'agres- 
sion à  laquelle  M.  Chamberlain  vient  de  se  livrer  contre  lui  ;  mais 
c'est  probablement  le  seul  avantage  qu'U  a  relire  d'une  tactique  dont 
son  ancien  collègue,  devenu  son  adversaire,  a  dénoncé  avec  tant  de 
dureté  le  caractère  un  peu  flottant.  Nous  ne  reviendrons  pas  aujour- 
d'hui sur  le  dissentiment  qui  s'est  produit  entre  M.  Chamberlain  et 
M.  Balfour  :  les  élections  prochaines,  en  mettant  au  premier  plan  la 
question  fiscale,  nous  donneront  l'occasion  naturelle  d'en  parler  de 
nouveau.  Pour  le  moment,  le  fait  saillant  est  la  rupture  entre  les 
deux  hommes,  c'est-à-dire  le  déplacement  de  la  majorité  parlemen- 
taire. Le  ministère  actuel  a  débuté  après  les  élections  dernières,  sous 
l'égide  de  lord  Salisbury,  avec  la  plus  écrasante  majorité  qu'il  y  ait 
eu  dans  l'histoire  de  l'Angleterre  :  qu'en  reste-t-il  maintenant?  Il  est 
difficile  de  croire  que  cette  catastrophe   ne  soit  pas  due,  en  partie,  à 


71S  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

quelque  défaut  de  caractère  chez  M.  Balfour;  nous  ne  disons  pas  d'in- 
telligence, car  il  y  en  a  peu  qui  soient  aussi  éclairées  et  aussi  culti- 
vées que  la  sienne;  mais  son  intellii^^ence  est  celle  d'un  philosophe 
qui,  après  les  avoir  recherchées,  a  trouvé  les  bases  de  la  croyance  un 
peu  incertaines,  et  qui  a  apporté  dans  sa  politique  quelque  chose 
du  doute  général  qu'il  avait  dans  l'esprit.  Avec  des  qualités  de  premier 
ordre,  il  n'a  pas  eu  assez  de  parti  pris  pour  un  homme  d'État.  De  là 
est  venue  à  M.  Chamberlain  la  pensée  de  le  remplacer,  ou  de  le  sup- 
planter, et  il  l'exécute. 

Toutefois,  le  ministère  ne  disparaîtra  pas  immédiatement  :  ceux 
qui  l'ont  cru  se  sont  trompés.  11  y  mettra  moins  de  hâte,  et  plus  de 
convenance  et  de  dignité.  Mais  on  ne  se  trompe  pas  en  croyant  qu'il 
ne  peut  guère  aller  au  delà  de  quelques  semaines,  ou  d'un  petit 
nombre  de  mois.  M.  Balfour  la  réuni  pour  délibérer  sur  la  résolution 
à  prendre,  sauf  à  l'exécuter  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard.  Deux 
solutions  se  sont  trouvées  en  présence.  La  première,  la  plus  naturelle, 
celle  qui  s'offre  tout  de  suite  à  l'esprit  et  que  les  précédons  recom- 
mandent, consiste  à  dissoudre  la  Chambre  et  à  faire  appel  au  pays. 
La  seconde  consisterait  pour  le  ministère  à  se  démettre,  et  à  laisser  à 
un  cabinet  libéral  le  soin  de  procéder  aux  élections.  Il  semble,  au 
moment  où  nous  écrivons,  qu'on  n'ait  encore  rien  arrêté  définitive- 
ment, et  peut-être  faut-il  voir  dans  cette  indécision  suprême  une  nou- 
velle preuve  d'irrésolution  chez  M.  Balfour, 

Il  y  a  un  autre  côté  de  la  question  :  les  Ubéraux  ne  se  montrent 
nullement  empressés  de  recueilhr  le  pouvoir  avant  d'avoir  une  majo- 
rité pour  l'exercer  :  ils  regardent  même,  non  sans  raison  peut-être, 
la  démission  du  cabinet  conservateur  comme  une  manœuvre  contre 
eux,  manœuvre  adroite  et  qu'ils  doivent  déjouer.  Il  est  commode 
pour  le  cabinet  conservateur  de  se  dérober  par  une  démission  pré- 
maturée au  jugement  du  pays  sur  sa  politique,  jugement  sur  lequel 
•personne  n'a  de  doute  et  qui  sera  certainement  défavorable;  mais 
le  parti  libéral  a,  dans  l'affaire,  un  intérêt  opposé.  Il  est  fort  en  ce 
moment  dans  l'offensive  :  il  le  serait  peut-être  moins  dans  la  défen- 
sive, et  on  comprend  qu'il  ne  veuille  pas  changer  sa  position.  Si  le 
cabinet  conservateur  disparaît  avant  les  élections,  l'ardeur  de  l'attaque 
contre  lui  sera  inévitablement  diminuée  :  on  ne  pourra  plus  invoquer 
sa  responsabihté  puisqu'il  en  aura  lui-même  avoué  le  poids  trop 
lourd.  Alors,  les  électeurs  auront  une  incUnation  naturelle  à  deman- 
der compte  au  parti  libéral  de  ce  ([u'il  fera  au  pouvoir,  plutôt  qu'au 
parti  conservateur  de  ce  qu'il  y  a  fait.  Les  rôles  seront  intervertis. 


REVUE.    CHRONIQUE.  71î> 

Si  le  parti  libéral  était  absolument  d'accord  sur  tous  les  points  de 
son  programme  et  si  ce  programme  était  d'avance  intégralement 
accepté  par  le  pays,  cette  interversion  n'aurait  pas  grand  inconvé- 
nient; mais  il  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi  ;  le  parti  libéral  est  plus  uni 
et  par  conséquent  plus  fort  lorsqu'il  attaque  que  lorsqu'il  se  défend.  En 
France,  les  choses  se  passeraient  autrement  :  un  parti  serait  toujours 
enchanté  d'arriver  au  pouvoir  pour  faire  les  élections.  Il  se  proposerait 
d'exercer  sur  elles  cette  forte  pression  administrative  à  laquelle  tant 
de  nos  députés  doivent  leur  présence  au  Palais-Bourbon.  En  Angle- 
terre, les  élections  ne  sont  pas  pures  de  toute  corruption,  loin  de  là! 
mais  ce  n'est  pas  la  corruption  administrative  qui  y  domine.  Les  partis 
n'y  comptent  que  sur  eux-mêmes  :  à  ce  point  de  vue,  les  mœurs  de 
nos  voisins  sont  meilleures  que  les  nôtres.  Au  surplus,  qu'on  procède 
aux  élections  avec  un  gouvernement  libéral  ou  avec  un  gouverne- 
ment conservateur,  les  libéraux  auront  la  majorité  ;  c'est  seulement 
une  question  de  plus  ou  de  moins  ;  question  d'ailleurs  importante 
pour  l'avenir.  Les  conservateurs,  qui  ont  su  si  mal  gérer  la  majorité 
qu'ils  avaient  après  les  élections  dernières,  aiment  à  croire  et  à  dire 
qxie  celle  des  Mbéraux  sera  trop  faible  après  les  élections  prochaines, 
et  bientôt  trop  divisée  pour  subsister  longtemps.  Ils  se  trompent 
peut-être;  l'avenir  seul  nous  éclairera  à  cet  égard.  Quoi  qu'il  en  soit 
M.  Chamberlain  et  M.  Balfour  vont  poser  leur  candidature  à  une  suc- 
cession éventuelle,  et  qu'ils  déclarent  prochaine.  Dans  tous  les  camps, 
la  lutte  sera  très  ardente,  et  elle  sera  encore  plus  intéressante,  car  les 
questions  qui  y  seront  agitées  sont  de  celles  qui  intluent  pendant  de 
longues  années  sur  l'avenir  d'un  pays. 

Que  le  ministère  conservateur  de  M.  Balfour  disparaisse  demain 
ou  après-demain,  nous  lui  devons  un  salut  très  sympathique.  La 
politique  intérieure  de  nos  voisins  Anglais  ne  regarde  qu'eux  ;  nous 
l'envisageons  comme  une  chose  objective  et  sans  y  prendre  parti. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  leur  pohtique  extérieure  :  elle  a 
pour  nous  un  intérêt  très  direct.  Nous  en  parlons  en  ce  moment 
d'autant  plus  à  l'aise  que  tous  les  journaux  et  tous  les  orateurs  libé- 
raux ont  répété  à  qui  mieux  mieux  que  la  pohtique  extérieure  du 
gouvernement  conservateur  avait  l'assentiment  de  l'opinion  tout  en- 
tière et  que,  quoi  qu'il  arrivât,  elle  serait  maintenue.  L'Angleterre, 
heureux  pays!  a  la. bonne  fortune  que  tous  les  partis  y  sont  d'accord 
sur  la  politique  étrangère  qu'il  convient  d'y  suivre,  notamment  en- 
vers la  France.  Le  rapprochement  qui  s'est  fait  avec  nous  n'a  ren- 
contré jusqu'ici  qu'un  critique  un  peu  sévère,  lord  Rosebery  :  encore 


720  REVUE    DES    DEIX    -MONDES. 

n'en  a-l-il  critiqué  que  les  modalités.  En  dehors  de  lui,  la  forme  et  le 
fond  en  ont  été  l'objet  d'une  approbation  unanime.  Dans  ces  condi- 
tions, nous  n'avons  à  craindre  aucun  changement  d'orientation.  Quel 
que  soit  le  successeur  de  lord  Lansdowne,  il  suivra  la  même  poli- 
itique  que  lui.  Mais  cela  ne  nous  empêche  pas,  au  contraire,  de  rester 
reconnaissans  au  titulaire  actuel  du  Foreign  Office  d'y  avoir  introduit 
cette  politique  et  d'y  avoir  persévéré  comme  il  l'a  fait.  Il  en  a  d'ail- 
leurs été  récompensé  par  la  justice  de  l'opinion.  Les  autres  ministres 
ont  été  discutés,  contestés.  On  a  attaqué,  par  exemple,  la  réforme 
scolaire  du  cabinet  conservateur.  Seul  lord  Lansdowae  a  échappé  à  la 
critique  qui  s'est  exercée  si  vivement  sur  quelques-uns  de  ses  col- 
lègues, et  on  peut  dire  sans  craindre  la  contradiction  qu'il  a  été,  dans 
ces  derniers  mois,  au  milieu  de  tant  de  causes  d'affaiblissement  qui 
s'exerçaient  sur  lui,  la  principale  force  du  ministère.  C'est  ce  qui 
nous  fait  envisager  avec  une  pleine  contiance  la  continuation  de  nos 
bons  rapports  actuels  avec  l'Angleterre.  Ils  ne  sont  pour  rien  dans  la 
crise  qui  vient  de  se  produire  :  elle  n'influera  pas  sur  eux. 

Le  roi  de  Portugal  a  été  pendant  quelques  jours  l'hôte  de  la  France, 
à  Paris.  Nous  nous  sommes  fé Licites  de  sa  présence  parmi  nous; 
elle  nous  laissera  des  souvenirs  durables  et  elle  resserrera  encore  les 
liens  de  sympathie  qui  existent  depuis  longtemps  entre  les  deux  pays. 
La  visite  que  nous  a  faite  le  roi  dom  Carlos,  en  retour  de  celle  qu'il 
avait  reçue  de  M.  le  Président  de  la  République,  a  été  une  occasion  de 
rappeler  le  passé  du  Portugal,  et  tout  ce  qu'O  a  fait  autrefois  pour 
répandre  (hms  le  monde  la  civilisation  européenne.  Il  a  été  grand 
par  l'intelligence  et  par  le  cœur,  et  il  l'est  resté.  M.  Loubet  ne  pouvait 
pas  aller  à  Madrid,  sans  pousser  son  voyage  jusqu'à  Lisbonne  :  U 
s'est  rendu  avec  empressement  à  l'invitation  amicale  qui  lui  en  a  été 
faite.  Quant  au  roi  dom  Carlos,  il  est  venu  plusieurs  fois  à  Paris  pen- 
dant ces  dernières  années,  et  il  y  reviendra  encore,  nous  l'espérons 
bien.  Il  y  trouvera  toujours  l'accueU  qui  est  dû  à  sa  personne,  et  au 
représentant  d'un  pays  que  nous  avons  toujours  aimé. 

Fbancis  Charmes. 

Lt  Directeur-Gérant, 

F.  Brunetière. 


XUFTS  COLLEGE 
i-IBRARY. 


UN 

VOYAGE  A  SPARTE 


III  (^J 


XT. LE    CEEVAL   AILE   SUR  L  ACRO-CORINTnE 

Le  long  de  la  cote,  en  vue  de  Salamine,  je  vais  par  le  chemin 
de  fer  d'Eleusis  à  Mégare  et  jusqu'à  Gorinthe. 

Des  champs  d'une  orge  médiocre,  quelques  chevaux  épars, 
un  bois  d'oliviers,  ou,  comme  nous  dirions,  un  verger  auprès 
de  la  mer.  Seules,  les  montagnes  dénudées,  à  formes  pleines, 
sévères,  gracieuses  (donnent  sur  tous  les  horizons  la  marque 
grecque.  Leur  élégance  et  leur  dignité  pourraient  tout  de  même 
ennuyer,  par  un  temps  couvert.  C'est  un  paysage  peu  nouveau, 
une  route  de  notre  Provence  maritime. 

La  route  de  la  Corniche  devait  être  quelque  chose  d'analogue 
avant  que  les  rastaquouères  du  monde  entier  nous  forçassent  à 
grouper  dessus  des  idées  communes.  Ici  du  moins  nulle  architec- 
ture prétentieuse,  nulle  végétation  exotique.  Des  herbes  sau- 
vages parmi  des  pierrailles,  et,  sur  des  terres  mêlées  de  rose, 
d'immobiles  petits  vieux  oliviers.  Cette  monotonie  du  sol,  avec 
la  double  monotonie  de  la  mer  et  des  montagnes,  a  la  beauté 
des  espaces  pleins  en  architecture  qui  laissent  d'autant  mieux 
chanter  le  motif  principal. 

Le  motif  principal,  en  Grèce,  c'est  toujours  la  lumière.  Qui 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  novembre  et  1"  décembre 

TOME  XXX.  —  1905.  43 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'a  pas  vu,  ce  matin,  le  golfe  Saronique  ignore  ce  que  peut 
être  un  champ  de  coquelicots.  Pourpre  joyeuse,  comme  les 
larges  blessures  d'un  héros.  Plus  loin,  voilà  des  nappes  d'or. 
Par  masses,  c'est  le  mieux  pour  jouir  des  fleurs.  Etincellement 
que  la  lumière  donne  aux  montagnes,  en  même  temps  qu'elle 
opalise  les  eaux  !  Fraîches  coulées  d'argent  dans  le  bleu  de  la 
mer  I 

Est-ce  de  la  joie  que  nous  ressentons?  Nous  prenons  notre 
équilibre.  Les  angoisses,  les  tourmens,  les  délires  ont  leur 
siège  dans  la  nuit;  la  lumière  les  dissipe  et  nous  pacifie.  Un 
chroniqueur  grec  du  moyen  âge,  pour  exprimer  son  dédain 
envers  l'un  de  nos  chevaliers  croisés,  dit  qu'il  était  «  en  tout  un 
homme  passionné.  »  Chez  nous,  ce  pourrait  être  un  compliment; 
ici,  rien  ne  semble  meilleur  qu'un  homme  qui  se  possède. 

Cette  raison  pourtant,  chez  l'Hellène,  ne  gêne  pas  l'incon- 
scient et  ces  beaux  imprévus  qui  nous  viennent  de  notre  fan- 
taisie profonde.  Depuis  que  je  suis  en  Grèce,  je  sens  ce  qu'a  de 
guindé  l'hellénisme  parnassien.  Leconte  de  Liste  s'exagère  l'émi- 
nente  dignité  du  rôle  de  la  volonté  dans  l'art.  Il  nous  conduit  à 
négliger  les  beaux  trésors  qu'un  artiste  porte  dans  son  cœur. 
Entre  Mégare  et  Corinthe,  aujourd'hui,  je  déclasse  lés  Poèmes 
Antiques,  Barbares  et  Tragiques  ;  je  les  rangerai  dorénavant  sur 
le  rayon  que  préside  Boileau.  Nul  n'est  poète  s'il  n'a  des  ailes 
(encore  qu'il  faille  redouter  que  Pégase  s'égare  dans  les  hautes 
solitudes  où  lui  seul  serait  son  spectateur).  C'est  un  problème  de 
mesure.  Et  la  Grèce  a  trouvé  le  point  ténu  de  la  perfection. 
Dans  l'azur  grec,  l'esprit  revient  toujours  sans  vertige  ni  fatigue, 
comme  un  puissant  oiseau  fidèle,  se  poser  sur  le  promontoire. 

Quand  nous  atteignons  Corinthe,  il  est  midi.  Les  brebis  se 
sont  rassemblées  sous  un  arbre.  Le  chevrier  qui  dort  protège 
dans  ses  bras  un  chevreau.  Sur  la  campagne  caillouteuse,  rien 
ne  bouge.  Un  âne  met  son  énorme  figure  débridée  dans  les 
herbes,  et  de  très  loin  je  vois  sa  queue  frétiller  de  plaisir. 

A  Corinthe,  ce  6  mai,  les  plus  hautes  montagnes  portent 
encore  de  la  neige,  et  la  chaleur  pèse  sur  la  plaine.  Le  paysage 
a  perdu  cette  petite  perfection  dure  qui  nous  rend  muet  sur 
l'Acropole  d'Athènes.  L'Acro-Corinthe,  avec  son  diadème  de 
ruines,  a  des  airs  d'Orient  et  d'immortalité. 

Je  gravis  la  haute,  vaste  et  brûlante  Acropole  pour  visiter  la 
fontaine  fabuleuse,  encore  jaillissante,  la  fontaine  Pirène,  source 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  723 

de  toute  poésie.  Durant  des  heures,  je  parcours  un  chaos  de 
turqueries,  de  hautes  murailles  féodales  françaises,  de  tours 
byzantines  et  de  substructions  helléniques;  je  n'y  regrette  que  le 
temps  où  le  cheval  ailé,  Pégase,  venait  à  l'abreuvoir  de  Pirène 
et  qu'un  héros  le  saisissait. 

Autour  de  moi,  la  Grèce  étale  ses  caps,  ses  golfes,  ses  îles, 
ses  deux  mers,  les  neiges  du  Parnasse  enflammées  de  rose  et  le 
désordre  des  montagnes  d'Achaïe.  Je  crois  être  sur  la  poupe 
des  âges,  baigné,  battu  par  une  ivresse  indéterminée.  Mais 
auprès  de  Pirène,  nul  beau  délire  qui  ne  se  discipline.  J'en  fis 
l'épreuve  ce  soir-là.  Tout  ramenait  ma  pensée,  qu'un  immense 
spectacle  eût  voulu  divertir,  sur  l'étroit  miroir  de  la  source,  et  la 
riche  fable  se  développa  en  images,  sous  mes  yeux,  en  même 
temps  qu'une  musique  me  parlait... 

C'était  au  fond  des  âges,  par  un  semblable  soleil  couchant.  Il 
y  avait  de  grands  espaces  calmes  dans  le  ciel  au-dessus  de  la  mer 
et  le  rocher  projetait  de  l'ombre  sur  la  source.  Là  se  tenaient  le 
cheval  et  le  héros.  Petit  groupe  précieux  sur  l'immense  décor. 
La  robe  du  cheval  fabuleux  frissonnait  de  reflets  et  de  moires 
vivantes.  Sa  tête  un  peu  farouche,  ses  narines  froncées,  son  œil 
plein  d'éclairs,  mais  oblique,  son  sabot  qui  fouillait  le  sol,  ses 
ailes  agitées  parfois  à  grand  bruit,  tout  son  être  se  défendait, 
tandis  que  le  héros  faiseur  de  calme  le  flattait  et  le  tenait  soli- 
dement par  la  crinière  aux  belles  tresses. 

«  —  0  mon  cher  et  beau  cheval,  disait  le  héros,  tu  hennis  à 
l'espace  et  tu  veux  te  soulever  loin  de  tout  ce  que  nous  connais- 
sons. Tu  brûles  de  t'enfoncer  dans  la  solitude  des  aigles  et 
qu'au-dessous  de  toi  disparaisse  Corinthe.  Il  y  a  dans  ton  âme 
des  paysages  que  tu  veux  aller  reconnaître,  fussent-ils  dans  le 
soleil.  L'impatience  met  en  mouvement  tes  ailes,  tes  naseaux  et 
tes  jeunes  sabots.  Si  tu  l'osais,  tu  me  dirais  que  ma  présence, 
autrefois  ta  vie,  te  gêne,  te  pèse  et  te  limite. 

«  Oublies-tu  nos  beaux  soirs  dans  des  vallées  silencieuses,  où 
la  nuit  mettait  une  douceur  qui  desserrait  ton  cœur  fumant? Nos 
âmes  se  gonflaient:  de  bonheur,  de  douleur,  j'ignore,  mais  d'une 
divine  effusion.  Nulle  parole,  nos  regards  perdus;  mais  avec 
ivresse  nous  nous  sentions  captifs  l'un  de  l'autre.  Parfois  tu 
t'arrêtais  et  tu  battais  l'espace  avec  tes  longues  ailes  éclatantes, 
car  jamais  notre  bonheur  ne  fut  dépouillé  d'une  sensation 
d'éphémère;   ose   dire,  cependant,  ingrat,  si  tu  fus  une  dupe- 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  tu  renonçais  à  chercher  l'infini  dans  l'espace,  pour  goûter 
auprès  de  moi  l'infini  dans  un  sentiment. 

«  Soit  !  tu  vas  t'élever  comme  une  flèche  vers  le  soleil.  Mais 
quel  désert  autour  de  toi  !  Brûlante  colonne  de  feu  qui  s'élance 
pour  se  consumer  !  Tu  te  satisferas  d'orgueil  et  d'un  haut  senti- 
ment solitaire  de  toi-même.  0  mon  ingrat  ami,  si  tu  comptes  sur 
tes  ailes,  tu  dois  cette  juste  confiance  à  ma  louangeuse  amitié, 
et  si  tu  te  crois  le  foyer,  le  cœur  ailé  de  l'univers,  c'est  d'avoir 
vu  mon  chaud  regard  et  toutes  mes  pensées  te  presser  et  te  cir- 
conscrire. 

«  Dans  le  milieu  du  jour,  quel  sera  ton  ennui  !  Et  puis,  au 
coucher  du  soleil,  une  angoisse  voisine  du  délire. 

«  0  mon  cher  miracle,  je  t'aime  et  tu  m'émerveilles  autant 
que  le  premier  jour,  quand  je  te  surpris  au  bord  de  la  source 
et  que  j'osai  te  retenir.  Mais  seras-tu  donc  éternellement  étonné 
de  toi-même?  Est-il  excessif  d'attendre  que  tu  t'habitues  à  la 
grande  ombre  de  tes  ailes  éployées? 

«  Apprends  à  te  connaître.  L'air  que  tes  jeunes  naseaux 
aspirent,  quand  tu  l'expires,  devient  un  nuage  de  poésie,  et  toi, 
d'un  coup  d'aile,  tu  veux  rejoindre  et  dépasser  ce  mirage  que  tu 
viens  de  créer.  Où  veux-tu  courir?  Hors  de  toutes  limites?  C'est 
courir  au  délire.  Tu  cherches  ton  propre  songe.  Tu  veux,  dis- 
tu,  toujours  plus  d'azur.  Il  n'y  a  pas  d'azur,  il  n'y  a  que  notre 
amitié. 

«  Je  sais  qu'ayant  admis  de  naviguer  dans  les  hautes  soli- 
tudes du  ciel,  tu  comprimeras  avec  peine  les  vagues  pressen- 
timens  qui  te  gonflent  le  cœur?  Pourtant,  une  amitié  profonde 
a  des  mystères.  Dans  la  nôtre  tu  trouverais  du  douloureux,  de 
l'inconnu,  de  l'insaisissable,  tout  un  grand  ciel  plein  de  nuées. 
Cher  compagnon,  demeure  sur  nos  sommets  à  bondir  de  ta  folie 
vive  en  ta  folie  triste  et  à  cultiver  en  toi  le  sentiment  de  l'exil. 
Notre  rencontre  est  un  prodige.  Comment  lui  préférer,  crois-tu, 
le  sec  isolement  d'où  notre  sympathie  t'a  tiré  !  Tu  veux  être,  la 
nuit,  une  éloilo  dans  les  cieux?  Mais  que  feras-tu  d'épuiser  ta 
divinité  là-haut,  si  tu  ne  peux  pas  me  la  voir  admirer?  » 

Cependant,  le  cheval  ailé  hennissait  et  fumait  de  jeunesse, 
d'impatience  et  de  génie. 


UN   VOYAGB  A   SPARTE.  725 


XII.    —  JE   QUITTE    MYCÊNES   A  LA   SUITE»  d'iPHïGÉNIE 

Les  chiens  furieux  et  les  enfans,  avec  un  élan  magnifique  de 
tout  le  corps,  se  précipitent  et  battent  l'air.  Dans  la  nuit  de  leurs 
portes,  les  gens  du  misérable  hameau  de  Karvathi  nous  regardent 
passer  sous  un  pkin  soleil  de  midi.  Avec  un  absurde  désordre 
nos  petits  chevaux  grimpent  la  longue  pente  pierreuse  vers  les 
co  Jines  fauves  où  nous  allons  trouver  «  Mycènes,  abondante  en 
or,  et  l«e  palais,  séjour  sanglant  des  Pélopides.  »  Je  suis  confus 
de  soulever  tant  de  poussière  quand  j'ai  le  cœur  si  peu  em- 
pressé. 

J'aperçus  bientôt  sur  un  monticule,  au  pied  d'âpres  mon- 
tagnes, un  rocher  désert  que  marquent  dans  la  sauvagerie  géné- 
rale des  blocs  disposés  en  damier.  Nul  arbrisseau,  nul  her- 
bage, des  pierres  et  partout  une  horreur  fastidieuse...  Je  franchis 
entre  deux  remparts  noirâtres  la  porte  royale  écussonnée  des 
lions  fameux,  qui  évoquent  l'Egypte  et  l'Iran,  et  j'entrai  dans 
V  Or  este  d'Euripide,  dans  Y  Electre  de  Sophocle,  dans  la  trilogie 
d'Eschyle. 

Je  visitai  l'Acropole,  ceinte  de  hautes  murailles,  l'Agora,  ses 
tombes,  le  palais  royal.  Certainement  ces  ruines  donnaient  beau- 
coup de  plaisir  au  vieillard  qui  me  guidait,  et  sa  figure  me 
disait,  tandis  qu'il  fumait  des  cigarettes  :  «  Oui,  ô  étranger,  voici 
ce  que,  nous  autres  d'une  vieille  race,  nous  pouvons  montrer 
aux  barbares.  »  Il  me  menait  en  faisant  tourner  sa  canne,  et 
derrière  lui,  je  pensais  :  «  J'espère  que  bientôt  il  aura  terminé  ce 
tour  du  propriétaire.  » 

Çà  et  là,  sous  le  soleil,  les  fosses  laissées  béantes  par  les  ar- 
chéologues augmentent  l'aspect  de  désolation.  Schliemann, 
l'éventreur  des  tombeaux,  ajoute  un  retentissant  sacrilège  à  la 
série  héroïque  des  crimes  mycéniens. 

Dans  l'enceinte  sacrée  de  la  citadelle,  sur  l'Agora  de  Mycènes, 
l'heureux  épicier  d'Allemagne  a  trouvé  dix-sept  corps  ensevelis 
luxueusement;  la  Société  archéologique  d'Athènes,  au  pied  de  la 
colline  et  sur  les  pentes  voisines^  à  exploré  cinquante-deux  sépul- 
tures. Un  crâne  se  brisa,  ne  laissant  aux  mains  impies  qu'un 
riche  diadème.  Certains  de  ces  squelettes  furent  conservés  en- 
tiers parce  qu'on  les  arrosa  d'alcool  saturé  de  résine.  L'un  d'eux, 
au  lever  de  son  masque  d'or,  avait  encoi^e  les  chairs  de  sa  figure, 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  deux  yeux,  et,  dans  su  bouche  cntr'ouverte,  trente-deux 
dents. 

Certes,  ce  fui  un  beau  spectacle,  quand  ces  buttes  furent 
éventrées.  Mais  l'émouvant,  c'était  de  les  imaginer  pleines  et 
puis  de  les  ouvrir.  Avec  la  réussite,  tout  le  jeu  est  fini.  J'arrive 
pour  que  l'on  me  dise  :  <(  M.  Schliemann  s'est  bien  amusé  !  » 
M.  Schliemann,  soit.  Mais  moi?  Le  chercheur  emporta  la 
truffe. 

Au  départ,  quand  on  imagine  un  tête-à-tête  avec  l'antique 
Mycènes,  on  s'assure  qu'il  sera  fécond  :  sur  les  lieux,  l'imagi- 
nation reste  bête.  Sans  doute  on  peut  noter  l'accord  de  ces 
ravins  desséchés  et  des  légendes  sinistres  qui  les  peuplent.  Un 
tel  site  semble  prédestiné  pour  servir  d'aire  à  une  nichée  de 
grands  scélérats;  ces  solitudes  retentissent  encore  des  impréca- 
tions d'Oreste  et  des  cris  de  sa  mère  sous  le  couteau.  Je  n'en 
disconviens  pas.  Mais  tout  de  même,  je  méprise  beaucoup  ces 
pensées  qui  font  l'enfant,  et  qui,  ne  soupçonnant  pas  le  plaisir 
supérieur  de  voir  clair,  s'attardent  dans  l'esthétique  du  beau 
crime  et  la  poésie  du  maudit. 

A  Rodez,  dans  l'Aveyron,  subsiste  encore  la  sinistre  maison 
Bancal  où  Fualdès  fut  assassiné;  elle  garde  la  plus  mauvaise 
physionomie,  une  atmosphère  de  grand  mélodrame,  bien  que  la 
musique  des  deux  vielles  se  soit  tue  avec  les  gémissemens  de 
l'ex-accusateur  public  qu'on  saignait  comme  un  pourceau  sur 
une  table.  J'ai  suivi,  par  un  soir  de  pluie,  de  la  rue  des  Hebdo- 
madiers  jusqu'au  bord  de  la  rivière,  la  route  où  Bastide  le 
gigantesque  et  Jausion  l'insidieux  menèrent  le  cortège  du 
cadavre.  J'y  goûtai  fort  congrùment  des  impressions  de  terreur. 
J'avais  tout  de  même  un  souci  plus  riche  ;  c'était  d'étudier  s'il  y 
eut  quelques  dessous  politiques  à  ce  fameux  mystère  criminel. 
Mais  quelle  excuse  d'être  venu  jusqu'à  Mycènes,  déterrer  les 
rois  et  soulever  le  masque  que  leur  mirent  les  vieux  batteurs 
d'or,  si  nous  ne  savons  rien  obtenir  d'eux  qui  ajoute  à  notre 
poids? 

Depuis  ce  burg  de  Mycènes,  où  régnèrent  Agamemnon  et  ses 
vassaux,  je  distingue  le  château  franc  qui  couronne  la  montagne 
d'Argos;  et  j'imagine  que  ces  deux  féodalités  doivent  peu  de 
chose  aux  lieux  qu'elles  étonnèrent  en  s'y  épuisant.  Ce  sont  deux 
colonies  que  leurs  mères  patries  cessent  un  jour  de  ravitailler. 
Les  flots  ont  jeté  dans  cette  Argolide  ouverte  largement  à  la  mer 


UN    VOYAGE   A    SPARTE.  727 

les  vieilles  civilisations  de  l'Egypte,  de  la  Chaldée,  de  l'Assyrie, 
et  vingt  siècles  plus  tard,  de  France,  d'Espagne  et  de  Venise. 
Mycènes  est  une  Orientale  abandonnée  sur  la  plage  de  Grèce. 
Les  Atrides,  comme  les  Brienne,  sont  une  forte  famille  de  chefs 
déracinés. 

Dans  la  même  journée  j'ai  parcouru  les  pâles  débris  de  Ty- 
rinthe  recouverts  d'une  exploitation  agricole,  sous  laquelle  je 
n'étais  que  trop  disposé  à  les  laisser  dormir.  C'est  à  peine  si  j'y 
trouvai  le  genre  do  curiosité  que  m'inspirent  les  ossemens  d'un 
ichthyosaure. 

Au  résumé,  dans  la  plaine  verdoyante  d'Argos,  ces  collines 
maudites  et  leurs  mythes  farouches  semblent  de  la  poésie  asia- 
tique éteinte,  une  suite  d'anciens  volcans. 

Mille  petites  fleurs  y  frémissaient  lors  de  ma  visite  à  Mycènes; 
et  quand  tout  respirait  la  mort;  leur  douceur  en  un  tel  lieu 
m'orienta  soudain  vers  Iphigénie... 

Toi  seule,  Iphigénie,  tu  gardes  des  couleurs  sur  la  demeure 
des  Atrides.  Petite  fleur  jaune,  avoine  balancée  sur  cette  lave 
refroidie... 

Mais  la  vierge  a  quitté  ce  tertre  où  l'on  ne  peut  pas  vivre. 
Elle  a  gagné  la  mer,  les  vagues  bruissantes,  les  pins  ombreux 
de  Tauride.  Que  ne  puis-je  la  suivre  dans  ses  voyages  à  la 
recherche  de  l'apaisement! 

* 
*   * 

Sur  les  hautes  falaises  de  Sébastopol,  qui  dominent  une  mer 
d'un  bleu  intense,  M.  Schlumberger  a  reconnu  l'emplacement  du 
temple  où  la  vierge  d'Argos  fut  la  prêtresse  d'Artémis.  Un  mo- 
nastère de  Saint-Georges  occupe  ce  lieu  charmant.  Iphigénie 
n'est  plus  en  Tauride.  Gœthe  l'a  prise  par  la  main  pour  la  con- 
duire au  cœur  de  la  Germanie  et,  sous  un  tel  précepteur,  celle 
qu'Eschyle  compare  à  une  chienne,  devient  une  sorte,  de  chanoi- 
nesse  élevée  dans  l'admiration  de  Marc-Aurèle  et  des  philo- 
sophes stoïciens. 

Dans  mes  Vosges  natales,  dans  ce  canton  de  rêverie  mi-ger- 
manique, mi-française,  qui  fut  le  paradis  de  [mon  enfance,  un 
jour,  j'ai  rencontré  la  Grecque  costumée  en  jeune  dame  alle- 
mande. Taine  venait  de  l'asseoir  sur  nos  roches  druidiques. 
Bien  que  celles-ci  soient  assez  pareilles  aux  pierres  cyclopéennes 


^2S  REVUE    DES    DÈUÏC    MONDES. 

de  Mycènes,  le  lieu  et  la  dame  disconvenaient.  J'en  pris  con- 
science, quand  j'eus  vécu  toutes  les  heures  du  mont  et  de  la 
plaine  d'Alsace.  Mais  d'abord,  je  fus  enivré.  Je  revenais  d'un 
premier  voyage  en  Italie.  L'Italie  nous  raconte  les  plus  belles 
amours  sans  daigner  rompre  notre  isolement.  C'est  la  déception 
de  Tannbauser  qui,  repoussé  de  Rome,  regagne  nos  forêts  du 
Nord,  et  dit  sa  plainte  dans  des  cris,  sommet  de  toute  poésie. 
Je  crus  qu'Iphigénie,  type  classique  ranimé  avec  nos  pensées 
rhénanes,  m'attendait  à  Sainte-Odile,  pour  me  donner  le  sens 
profond  de  mon  pays;  grave  méprise  dont  je  fus  averti  par  un 
mouvement  de  mon  cœur. 

Sous  les  bois  du  monastère,  aucune  strophe  de  nos  hymnes 
ne  s'accorde  avec  la  vierge  de  Weimar.  C'est  ici  le  domaine 
d'Odile.  Quand  le  colchique  d'automne  met  sa  délicatesse  vio- 
lette sur  la  prairie  de  Truttenhausen,  et  que  les  cloches  de 
novembre,  en  pleurant  l'année  qui  s'achève,  commémorent  mes 
parens,  la  vierge  Odile  s'avance  et,  les  deux  mains  levées  sur 
la  plaine,  dit  une  prière  alsacienne.  Une  prière  qui  ne  passe 
pas  le  Rhin,  qui  appelle,  invoque,  si  je  sais  bien  l'entendre,  les 
héroïnes  de  Corneille  et  de  Racine,  formées  sur  le  cœur  de  la 
France,  plutôt  que  la  noble  jeune  dame  un  peu  lourde  de  la 
cour  de  Weimar. 

Je  ne  puis  pas  dire  «  ma  sœur  »  à  l'Iphigénie  de  Gœthe. 
Cependant,  par-dessus  le  vaste  fossé  rhénan  et  depuis  le  faîte 
des  Vosges,  j'aime  admirer  sa  belle  stature,  sa  démarche  sans 
trouble,  sa  vertu  de  jeune  Hercule  féminin. 

Peut-être  n'est-il  pas  permis,  —  permis,  ce  mot  si  vague  rend 
seul  ma  peur  un  peu  mystérieuse,  —  que  nous  produisions  au 
dehors  nos  pensées  les  plus  intimes  ;  peut-être  devons-nous  pro- 
téger, voiler  nos  réserves,  de  crainte  qu'une  source,  dont  nous 
avons  écarté  les  branches,  ne  se  dessèche  au  soleil  ;  mais  je  dois 
reconnaître  mes  obligations.  La  destinée  qui  oppose  mon  pays  à 
l'Allemagne  n'a  pourtant  pas  permis  que  je  demeurasse  insen- 
sible à  l'horizon  d'outre-Rhin  :  j'aime  la  Grecque  germanisée. 

Connaissez-vous  les  routes  par  où  le  Nord  aborde  l'Italie?  Ces 
belles  civilisatrices,  à  chaque  fois  que  nous  les  descendons,  elles 
nous  rajeunissent  l'âme.  D'étape  en  étape,  un  automne,  par  le 
col  du  Rrenner,  j'ai  suivi  Iphigénie  dans  le  voyage  d'amour 
qu'éternellement  elle  fait  avec  Gœthe. 

Je  les  attendais  sur  le  lac  de  Garde,  au  petit  port  de  Torbole, 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  729 

Sans  cette  maison,  aujourd'hui  l'auberge  Terrasse,  où  Gœthe, 
fort  excité  d'avoir  vu  des  oliviers,  arriva  le  12  septembre  1786, 

Depuis  dix  ans  il  était  épris  de  la  prêtresse  de  Diane...  On 
possède  une  lettre,  où,  dix  années  avant  le  voyage  d'Italie,  un 
soir  de  février  1776,  il  écrit  à  son  amie,  M""*  de  Stein  :  «  Mon 
âme  se  détache  peu  à  peu,  grâce  aux  agréables  sons,  des  pro- 
tocoles et  des  dossiers.  Quatre  musiciens  sont  tout  près  dans  la 
chambre  verte,  je  suis  assis  et  j'évoque  doucement  les  iriiages 
éloignées.  Une  scène  doit  s'achever  aujourd'hui;  je  le  pense, 
mais  j'aurai  de  la  peine...  » 

Combien  j'aime  cette  expression  <f  doit  s'achever.  »  Il  ne  dit 
pas  «  Je  dois  achever.  »  Il  est  un  arbre  qui  se  laisse  fleurir  et 
fructifier.  Il  laisse  se  créer,  en  soi,  des  images,  une  œuvre,  que 
tout  nécessitait. 

Peu  de  jours  après  cette  soirée,  où  quatre  musiciens  avaient 
favorisé  son  génie,  Gœthe  dut  partir  en  tournée  comme  inspec- 
teur des  ponts  et  chaussées  et  comme  conseil  de  revision.  Il  allait 
examiner  les  routes  et  les  recrues.  Et  de  Dornberg,  le  2  mars, 
il  écrit  à  M""^  de  Stein  :  «  Je  vis  aujourd'hui  avec  les  hommes  de 
ce  monde;  je  mange,  je  bois,  je  plaisante  avec  eux,  mais  ils 
m'affectent  peu,  car  ma  vie  intérieure  suit  impitoyablement  son 
cours.  » 

Quelle  est  donc  à  cette  date  la  vie  intérieure  de  Gœthe? 

Son  amour  pour  M""^  de  Stein  et  cette  Iphigénie  en  Tauride, 
qui  sera  l'histoire  héroïque  de  leur  amour. 

M""*  de  Stein  est  Iphigénie,  et  Gœthe  s'est  exprimé  dans 
Thoas.  Il  écrit  à  son  amie  :  «  Ton  amour  éclaire  toutes  mes 
journées.  Ton  approbation  est  ma  meilleure  gloire,  et  si  j'attache 
du  prix  à  une  bonne  renommée,  c'est  pour  toi,  c'est  pour  ne  pas 
te  faire  honte.  »  Gomme  la  vierge  d'Argos  sur  la  côte  de 
Tauride,  M""^  de  Stein  à  Weimar,  auprès  du  jeune  et  puissant 
barbare  romantique,  est  une  civilisatrice.  Leurs  lettres  et  toutes 
leurs  mœurs  l'attestent.  Ne  croit-on  pas  entendre  Thoas,  quand 
le  jeune  Gœthe,  qui, vient  d'entrer  à  Weimar,  brillant  et  géné- 
reux comme  un  véritable  roi  des  esprits,  dit  à  la  grande  dame 
qu'il  aime  :  «  Je  no  suis  pas  un  être  indépendant.  J'ai  appuyé 
sur  toi  toutes  mes  faiblesses,  j'ai  rempli  par  toi  mes  lacunes.  » 
Et  pour  comprendre  la  principale  beauté  de  cette  tragédie,  c'est 
à  savoir  sa  plénitude  et  sa  solidité,  que  l'on  médite  le  sentiment 
de  Gœthe  pour  son  amie  :  «  La  gentillesse,  la  grâce,  l'amabilité 


73Q  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  James  que  je  vois,  jusqu'à  leurs  goûts  apparens,  portent  la 
marque  de  la  fragilité;  toi  seule,  sur  ce  sol  mobile,  as  ce  qui 
dure.  » 

On  doit  honorer  en  M""""  de  Stein  un  magnifique  ressort  du 
développement  de  Gœthe. 

Cette  amitié  fut  pour  le  poète  une  incomparable  excitation 
morale;  elle  lui  inspira  des  besoins  plus  relevés,  une  plus  haute 
idée  de  lui-même  et  l'amena  à  sentir  la  beauté  d'une  existence 
vraiment  noble.  Au  contact  de  M""^  de  Stein  il  lui  fut  donné  de 
se  policer,  de  se  modérer,  d'atteindre  au  calme  et  à  la  solidité. 
Dans  le  même  moment,  le  peintre  OEser  et  Winckelmann  affir- 
mant que  la  sérénité  est  le  caractère  essentiel  des  œuvres  d'art, 
il  réagissait  contre  l'influence  qu'avaient  eue  sur  son  génie 
Shakspeare,  Herder  et  la  cathédrale  de  Strasbourg.  Ainsi  tout 
collaborait  à  former  en  lui  la  vierge  spinoziste.  Mais,  pour  la 
parfaire,  il  sentit  la  nécessité  du  climat  méridional  et  du  milieu 
privilégié  où  naquirent,  où  subsistent  les  œuvres  classiques. 
A  Weimar,  bien  que  pénétré  des  sentimens  qu'il  devait  expri- 
mer dans  sa  pièce,  il  sentait  trop  la  médiocrité  de  la  vie  réelle 
et  bourgeoise. 

En  septembre  1786,  Gœthe  s'évade  vers  l'Italie.  Lé  cruel 
artiste  !  Il  avait  tiré  son  bénéfice  de  M"""  de  Stein,  et  maintenant 
il  la  délaisse,  il  la  sacrifie  à  l'enfant  de  leur  amour.  Le  8  sep- 
tembre, dans  l'auberge  du  Brenner,  il  retire  de  son  bagage  le 
manuscrit  à'fphigéme  ;  il  prend  la  vierge  pour  compagne  de 
route  :  «  Les  jours  sont  longs,  rien  ne  trouble  la  pensée,  et  les 
délicieuses  scènes  qui  m'entourent,  loin  d'éloigner  le  sentiment 
poétique,  ne  l'évoquent  que  plus  promptement  avec  l'air  et  le 
mouvement...  » 

Quelle  belle  organisation  pour  produire  il  possède,  ce  grand 
homme,  s'il  n'est  point  anéanti,  désespéré,  poussé  vers  le  sui- 
cide par  la  masse  des  sensations  qui  le  pressent  dans  ces  nuits 
de  septembre,  solitaire  sur  les  lacs  ! 

C'est  un  matin,  vers  les  trois  heures,  que  Gœthe  et  son  Iphi- 
génie  partirent  de  Torbole,  avec  deux  rameurs,  sur  le  doux  et 
sévère  lac  de  Garde.  Heureuses  vagues  qui  portez  cette  petite 
barque,  jeunes  rayons  qui  frappez  la  cime  mobile  des  bois,  vous 
qu'un  Virgile  avait  déjà  favorisés,  le  poète  germain  vous  saisit, 
et  pour  les  siècles  vous  étincelez  et  vous  vous  balancez  sur  la 
grève  imaginaire  de  Tauride. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  731 

Le  19  septembre  au  soir,  Gœlhe  écrit  de  Vicence  :  «  Arrivé 
ici  depuis  quelques  heures,  j'ai  déjà  parcouru  la  ville,  vu  le 
théâtre  olympique  et  les  édifices  de  Palladio.  Quand  on  a  de 
telles  œuvres  sous  les  yeux,  on  en  reconnaît  le  rare  mérite  et  je 
dis  de  Palladio  qu'il  est  essentiellement  un  grand  homme;  »  Et 
le  27,  en  passant  à  Padoue,  il  achète  les  ouvrages  de  Palladio, 
ou  plutôt  un  fac-similé  sur  cuivre  de  l'édition  originale  qui  était 
gravée  sur  bois.  On  doit  cette  réédition  aux  soins  du  consul 
anglais  Smith.  Aussi,  peu  de  jours  après,  dans  le  cimetière  du 
Lido,  Gœthe  lui  rendra  grâce  sur  une  tombe  à  moitié  ensevelie. 

Bien  souvent  à  Vicence,  à  Venise  et  sur  la  Brenta,  j'ai  exa- 
miné les  constructions  de  Palladio,  avec  la  plus  respectueuse 
curiosité,  pour  saisir  ce  que  Gœthe  leur  doit,  pour  m'instruira 
à  mon  tour  et  surtout  pour  savoir  comment  ïlphigénie  est  une 
œuvre  palladienne. 

Gœthe  et  Palladio  témoignent,  chacun  à  leur  manière,  d'une 
même  nature  intérieure  ;  ils  s'accordent  sur  la  réforme  à  accom- 
plir. Ils  sont  préoccupés  de  se  poser  des  limites  et  de  ne  pas 
permettre  que  leur  imagination  les  dépasse.  Ensuite,  ils  se  pro- 
posent de  résoudre  la  grande,  l'éternelle  difficulté  qui  est  de 
rester  naturel  et  vrai  en  stylisant  :  «  Palladio,  dit  Gœthe,  est 
un  génie  créateur,  car  il  sut  vaincre  la  contradiction  qu'il  y 
aura  toujours  à  associer  des  colonnes  et  des  murs.  11  parvint  à 
employer  convenablement  des  colonnades  dans  l'architecture 
bourgeoise.  »  Je  prie  que  l'on  remarque  que  c'est  en  quoi  excelle 
notre  Bacine  si  noble,  aisé,  naturel,  tandis  que  c'est  l'échec 
du  Chateaubriand  magnifique,  mais  composite  et  tendu  des 
Martyrs.  Et  Gœthe  continue  :  «  Palladio  sut  combiner;  il  nous 
força  d'oublier  qu'une  colonnade  dans  un  palais  privé,  dans  une 
maison  pour  loger  des  Vicentins,  c'est  un  artifice,  un  mensonge. 
Il  y  a  dans  de  tels  plans  quelque  chose  de  divin,  comme  serait 
la  forme  chez  le  grand  poète  qui,  de  la  vérité  et  du  men- 
songe, crée  une  troisième  chose  dont  l'existence  empruntée  nous 
enchante.  » 

Nos  amateurs  modernes  peuvent  s'amuser  de  Gœthe  et  dire 
qu'il  n'a  vu  en  Italie  aucun  des  beaux  objets  de  l'Antiquité. 
Nous  sourirons  avec  eux  s'ils  l'exigent.  Mais,  à  défaut  de  la  con- 
naissance, ce  grand  homme  avait  l'amour  du  classicisme;  il  était 
entraîné  vers  les  grandes  époques,  et  c'est  par  cet  échauffement 
de  l'âme  qu'on  exerce  une  action  féconde. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  Venise,  il  voit  un  morceau  do  l'entablement  du  temple' 
d'Anlonin  et  de  Faustine  :  «  C'est  autre  chose,  s'écrie-t-il,  que 
nos  saints  grimaçans  empilés  par  étages,  sur  de  petites  con- 
soles, autre  chose  que  nos  enjolivemens  gothiques,  nos  colonnes 
en  tuyaux  de  pipe,  nos  tourelles  pointues  et  nos  saillies  fleu- 
ronnées.  Dieu  merci  !  Je  suis  pour  jamais  délivré  de  tout  cela!  » 
Evidemment,  il  confond  l'époque  romaine  avec  la  bonne 
époque.  Qu'importe  l'anachronisme,  puisque  à  l'aide  de  ce  faux 
jugement  il  se  met  dans  l'état  paisible  que  reflète  Iphigénie  et 
qui  déconcerta  les  fanatiques  de  sa  fougue  antérieure. 

Aussi  bien,  il  ne  s'agit  pas  pour  Gœthe  de  découvrir  et 
d'appliquer  les  règles  de  l'art  antique.  Ce  qu'il  chei'che,  en 
Italie,  et  ce  qu'il  obtient,  fût-ce  des  œuvres  pseudo-antiques,  c'est 
un  secours  pour  mettre  dehors  l'énergie  intime  que  M™"  de  Stein 
et  les  leçons  de  la  vie  lui  avaient  communiquée. 

Au  cours  de  ce  voyage,  son  but  précis  est  de  tenir  son  âme  à 
la  hauteur  où  il  trouvera  tout  naturellement  des  expressions,  une 
musique  assez  héroïque  pour  nous  rendre  saisissable,  pour 
chanter  la  tragédie  dont  il  porte  avec  lui  le  livret. 

Le  pédantisme  et  l'aplomb  d'un  Gœthe  pourraient  décon- 
certer. Gardons-nous  de  méconnaître  sa  magistrature.  ïl  nous 
ouvre  mieux  qu'aucun  maître  la  voie  du  grand  art,  en  nous 
montrant  que,  pour  produire  une  plus  belle  beauté,  le  secret, 
c'est  de  perfectionner  notre  âme.  Gœthe  travailla  sans  cesse  à 
se  développer  en  s'élevant.  L'artiste  est  grand  selon  qu'il  pos- 
sède une  imagination  de  héros.  De  là  l'effort  si  raisonnable  de 
Gœthe  pour  épurer,  ennoblir  continuellement  sa  sensibilité.  Il 
nous  est  utile  par  l'exemple  de  sa  vie,  mieux  encore  que  par  son 
œuvre. 

La  société  d'un  Gœthe  apprend  à  tirer  parti  sans  vergogne 
des  moindres  élémens,  à  ne  pas  nous  intimider,  ni  enfiévrer,  ni 
désespérer.  Ce  grand  homme  est  calmant.  Ses  points  de  vue  ne 
sont  ni  rares,  ni  extraordinairement  puissans  (d'ailleurs  l'extra- 
ordinaire a  quelque  chose  de  répugnant  pour  un  naturaliste  et 
les  phénomènes  sont  des  beautés  de  foire).  Mais  c'est  un 
homme  très  solidement  campé  dans  ses  idées.  Ce  citoyen  libre  de 
Francfort,  ce  bourgeois  haussé  d'une  classe,  ce  parfait  produit 
d'une  vigoureuse  famille,  bien  adapté  à  la  vie  allemande,  avec 
quelle  heureuse  audace  il  s'appuie  sur  ses  erreurs  !  Rien  n'en- 
trave le  jeu  de  ses  facultés  artistiques  et,  comme  c'est  toujours 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  733 

de  l'âme  que  naît  une  œuvre  littéraire,  il  parvient,  au  moyen 
des  plus  grossiers  malentendus,  dès  l'instant  qu'ils  l'émeuvent, 
à  établir  un  poème  le  plus  solide  et  le  plus  sincère. 

Un  voyage  d'ignorant  sur  la  terre  classique  a  permis  à 
Goethe  de  donner  une  voix  à  tout  ce  qu'il  avait  entrevu  dans  ses 
momens  de  plus  haute  vénération.  Sous  un  climat  qui  transfi- 
gure une  âme  du  Nord  et  parmi  des  objets  qui  échaufTent  la 
piété  d'un  artiste,  il  a  transformé  en  noble  matière  poétique  ses 
plus  humbles  expériences,  pour  le  grand  profit  du  modèle  imagi- 
naire qu'il  s'occupait  alors  à  réaliser.  Dans  Bologne,  le  19  octobre, 
il  contemple  longuement  une  sainte  Cécile  de  Raphaël.  «  L'ar- 
tiste, dit-il,  lui  a  donné  les  traits  d'une  jeune  fille  robuste  et 
ferme,  sans  froideur  et  sans  rudesse.  Je  l'ai  étudiée  avec  soin  et 
je  lui  lirai  en  esprit  mon  Iphigénie.  Je  ne  ferai  rien  dire  à 
mon  héroïne  que  cette  sainte  n'ait  pu  exprimer.  » 

Plus  tard,  il  se  plaindra  qu'aucun  acteur  allemand  ne  puisse 
se  faire  l'âme  assez  noble  pour  jouer  les  rôles  et  prendre  les 
attitudes  d'Iphigénie  en  Tauride.  En  effet  un  très  petit  nombre 
de  personnes  sont  à  un  degré  suffisant  de  culture  pour  ressen- 
tir, repenser  l'esprit  profond  de  cette  tragédie  qui  est  une  pièce 
civilisatrice. 

\y' Iphigénie  sort  une  puissance  capable  de  faire  des  philo- 
sophes stoïciens,  —  comme  du  Cid,  A' Horace  et  de  Polyeiicte 
sortait  une  puissance  capable  de  faire  des  individus  qui  se  sa- 
crifient. Corneille  sert  un  Napoléon  qui  a  besoin  de  héros  ;  Goethe 
sert  toute  société  qui  a  besoin  de  se  défendre  contre  l'orgueil 
intellectuel.  Ulphigénie  pose  une  barrière  à  celui  que  la  con- 
science de  sa  spiritualité  incite  à  s'évader  des  règles  et  des  cou- 
tumes sans  ménagemens.  Ulphigénie,  œuvre  d'un  homme  que 
disciplinaient,  par  ailleurs,  ses  études  d'histoire  naturelle,  ra- 
mène à  la  soumission  nécessaire  de  puissantes  intelligences 
enivrées  de  leur  supériorité. 


* 
*  * 


Mycènes  enfin  s'anime.  Je  donne  un  sens  à  mon  pèlerinage, 
c'est  de  comprendre  la  vierge  qui  s'embarqua  sur  cette  plage 
pour  venir  jusqu'aux  plaines  du  Rhin.  Je  puis  intéresser  mon 
cœur  et  sortir  de  ma  frigidité  si  je  me  dis  que  cette  Acropole 


734 


RE\'TJE    DES    DEUX    MONDES. 


farouche  est  le  berceau  de  l'Étrangère  qui  m'enchanta  dans  mon 
aigre  pays. 

Mais  un  grand  doute  m'est  venu. 

Je  me  rappelle  un  rouleau  d'Egypte,  auprès  d'une  momie, 
où  l'on  trouve  cette  exclamation  :  «  0  cœur,  qui  me  viens  de  ma 
mère  !  » 

De  cette  famille  des  Atrides  peut-il  sortir,  comme  Goethe  l'a 
cru,  une  Iphigénie  qui  pardonne? 

Rien  d'arbitraire  ne  fleurit  chez  les  êtres  ;  jamais  une  feuille 
n'apparaît  sur  eux  qui  n'appartenait  pas  à  leur  principe.  Iphi- 
génie, formée  d'Agamemnon  et  de  Clytemnestre,  n'est  pas  faite 
pour  s'insurger  contre  la  loi  sanglante  d'Artémis.  Celle  qu'un 
père  acceptait  d'immoler  sur  l'autel  ne  répugnera  pas  à  verser 
le  sang  pour  obéir  à  la  déesse.  Iphigénie  étant  la  sacrifiée 
doit  devenir  la  sacrifiante.  Racine  l'a  bien  vu.  Dans  les  notes 
qu'il  prenait  de  ses  lectures  grecques,  il  relève  ce  que  dit  à 
Clytemnestre  Electre,  sœur  d'Iphigénie  et  d'Oreste  :  «  Si  je  suis 
méchante,  je  ne  dégénère  point  de  vous.  »  Et  là-dessus,  il  fait 
un  commentaire  :  «  Le  caractère  honnête  d'Electre  se  montre 
au  milieu  de  son  emportement.  Elle  s'en  excuse  sur  son 
malheur.  Elle  dit  qu'elle  en  a  honte  elle-même  et  qu'elle  y  est 
forcée,  et  elle  l'explique  en  disant  à  Clytemnestre  :  «  Ce  sont  vos 
actions  qui  parlent  en  moi.  » 

A  Mycènes,  plus  qu'ailleurs,  on  subissait  les  ordres  des  tom- 
beaux. J'ai  vu  dans  les  vitrines  du  musée  athénien  la  dépouille 
des  sépulcres,  les  vases  d'or  et  d'argent,  les  sphinx,  les  grif- 
fons, le  beau  lion  d'or,  les  bibelots  d'ivoire,  la  tête  mitrée  qui 
sent  l'Assyrie,  les  œufs  d'autruche  ornés  de  dessins ,  le  grand 
cachet  babylonien.  Qu'ils  devaient  valoir,  ces  morts,  pour  qu'on 
les  comblât  de  si  grandes  richesses! 

Au  premier  acte  des  Choéphores,  j'entends  Oreste  s'écrier  : 
«  0  mon  père,  sois  avec  ceux  qui  t'aiment.  »  Electre  insiste  : 
«  Vois,  dit-elle,  tes  deux  enfans  debout  près  de  ta  tombe.  » 
Oreste,  d'un  cri  sublime,  presse  son  père  :  «  Ne  laisse  pas 
s'anéantir  en  nous  la  race  des  Pélopides.  »  Terribles  adjurations 
qu'aucun  homme  vraiment  digne  ne  refuse  de  prononcer.  Qui 
de  nous  ne  s'est  écrié:  «  0  mon  sang,  sois  fidèle  à  toi-même; 
ne  laisse  pas  s'afTaiblir  dans  mes  veines,  mes  pères.  Tu  es  ma 
famille,  ma  cité,  mes  lois,  ma  révélation,  je  t'accepte.  »  Mais 
les  enfans  des  Atrides,  quand  ils  veulent  que  leur  race  s'agite 


UN    VOYAGE   A   SPARTE.  735 

dans  leurs  veines,  appellent  leurs  péchés  et  leur  condamnation. 

Goethe  et  la  Grèce  ont  voulu  nier  ces  fatalités.  Sur  les  som- 
mets de  l'œuvre  gœthienne,  on  respire  la  confiance  dans  la  vie. 
Le  poète  veut  nous  persuader  d'une  conception  optimiste  de 
l'univers,  parce  qu'elle  favorise  l'activité...  Les  artistes  sont 
obligés,  pour  épanouir  notre  sympathie,  d'épurer  les  passions 
qu'ils  mettent  en  mouvement  sous  nos  yeux.  Et  dans  toute 
catastrophe  il  est  convenable  que  l'on  voie  glisser  des  lueurs 
de  justice.  Nous  prenons  du  ressort  et  du  calme  dans  la  convic- 
tion qu'ils  nous  communiquent  que  la  vie  est  perfectible.  Je 
n'objecterai  rien  contre  l'intention  de  cet  heureux  mensonge. 
Je  proclame,  moi  aussi,  la  nécessité  de  cet  apaisement  artis- 
tique. Mais  je  pense  que  pour  y  atteindre,  il  est  plus  loyal  de 
nous  faire  voir  comment  ces  passions,  ces  accidens,  ces  dévas- 
tations rentrent  dans  un  ordre  universel.  Et  nul  plus  large  plan  ^ 
oii  faire  rentrer  les  faits  que  ce  déterminisme  auquel  Vlphi- 
(jénie  essaie  de  contredire. 

Certainement  il  est  agréable  d'entendre  qu'Oreste  s^est  guéri 
de  ses  troubles  épileptiformes,  et  je  voudrais  que  l'amitié  de  ce 
dégénéré  pour  Pylade  ne  me  fût  pas  suspecte.  Mais  que  faire  si 
je  vois  nettement  l'absurdité  de  ces  hypothèses  optimistes  ? 

Je  pourrais  encore  me  payer  d'illusion  sur  cette  grande  famille 
de  tarés,  dans  les  prairies  du  Jura  oii  je  mets  au  net  mes  notes  de 
voyage.  Parmi  ces  combes  grasses,  les  chalets  pleins  de  vaches 
sonnantes,  les  longues  solitudes  où  il  n'est  pas  une  herbe,  pas 
une  bête  méchante,  nous  inclinent  à  l'élégie  et  voilent  les  dures 
certitudes.  Mais  sur  les  tombeaux  de  Mycènes,  rien  ne  s'inter- 
pose entre  nous  et  les  faits. 

Sur  les  tertres  funéraires,  trois  coupes  de  sang  furent  large- 
ment épandues  :  au  festin  de  Thyeste,  à  la  mort  d'Agamemnon, 
à  l'assassinat  de  Clytemnestre.  Les  colonnes  du  temple  d'Ar- 
témis,  où  la  fille  des  assassins  officie,  demeurent  teintes  du 
sang  humain. 

Au-dessous  de  l'Acropole  mycénienne,  on  mène  les  voya- 
geurs dans  une  crypte  saisissante  de  force  et  de  grandeur,  dite 
le  Trésor  d'Atrée.  Par  un  corridor  de  murs  cyclopéens,  ils  pénè- 
trent sous  une  coupole  en  forme  de  ruche  :  à  droite  est  un  ca- 
veau plus  petit,  entièrement  creusé  dans  le  roc;  on  l'éclairc  en 
brûlant  un  journal  et  il  empeste  le  sépulcre  violé.  Edgar  Quinet, 
qui  visitait  en  1828  ce  sanctuaire  du  culte  des  morts,  s'écrie  : 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Je  sens  qu'ici  l'on  est  parvenu  au  point  extrême  du  monde 
grec  et  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  écouter  autour  de  soi  les  sources 
des  fontaines...  » 

Il  s'arrête,  se  tait,  hésite  à  désigner  ces  fontaines,  ces  grandes 
pensées  qui  n'ont  jamais  tari  et  qui  sourdent  encore  sous  la 
terre  pierreuse  de  Mycènes. 

Aussi  bien,  on  suit  leur  cours  dans  l'œuvre  des  grands 
poètes,  de  Dante,  de  Pascal,  qui,  pour  les  adoucir,  y  mêlent  l'idée 
de  la  grâce.  Nous  sommes  asservis  aux  transmissions  du  passé; 
nos  morts  nous  donnent  leurs  ordres  auxquels  il  nous  faut  obéir; 
nous  ne  sommes  pas  libres  de  choisir.  Ils  ne  sont  pas  nos  morts, 
ils  sont  notre  activité  vivante. 

Ces  sombres  vérités  demeurent  les  vues  les  plus  certaines 
de  notre  raison.  L'humanité,  qui  les  avait  déposées  dans  les' 
grands  mythes  primitifs,  les  a  transbordées  dans  ses  lois  scienti- 
fiques. On  est  bien  dans  le  tombeau  des  Atrides,  qui  nous  res- 
serre et  ne  nous  donne  d'échappée  qu'en  profondeur,  pour  en- 
tendre ces  fontaines  sourdre  de  toute  éternité. 

Xm.  —  LE  SOIR  DANS  UNE  BOURGADE   DE    GRÈCE  (1) 

Au  fond  du  golfe  d'Argos,  la  baie  de  Nauplie  abrite  un 
espace  de  mer  pareil  aux  lacs  italiens,  mais  où  manque  leur 
volupté... 

Des  matelots  travaillent  lentement  sur  le  port,  le  soleil  se 
couche  en  illuminant  un  cirque  de  montagnes,  la  fièvre  vibre 
dans  les  airs.  Sur  une  barque  un  débardeur  chante  et  rechante 
sa  plainte  turque.  Elle  m'enchaîne  et  me  laisse  aller  jusqu'au 
point  où  elle  se  perd,  pour,  aussitôt,  me  ramener  jusqu'au  point 
d'où  elle  se  lève... 

Voici  des  êtres  mous,  pareils  à  ceux  qui  boivent  l'apéritif 
dans  notre  Languedoc,  et  puis  de  vrais  Arabes  poussant  leurs 
bâtons  pointus  dans  les  plaies  de  leurs  ânes.  Je  ne  m'occupe 
que  des  dalles  où  je  pose  mes  cent  pas  monotones. 

Heures  avant-courrières  de  notre  usure  et  qui  déjà  nous 
isolent  de  l'univers  ! 

Au  crépuscule,  tous  les  soirs,  notre  âme  se  fait  neuve.  Elle 

(1)  Papadopoulo  Vrétos,  Mémoires  biographiques,  historiques  sur  le  Président 
de  la  Grèce,  1837-1838,  Paris.  2  vol.  in-8°.  —  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  avril  1841, 
l'article  du  comte  de  Gobineau  sur  Capodistrias,  sa  vie  et  sa  correspondance. 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  737 

rejette  les  copeaux  de  sa  journée  qui  l'encombrent  et  désire  re- 
cevoir une  émotion  spirituelle.  Alors,  si  rieii  ne  nous  impose 
de  plaisir  ou  de  tourment,  quelle  détresse,  quel  veuvage!  Un 
homme  raisonnable  a  soin  de  réclamer  vite  la  lampe.  Hâtons- 
nous  d'étouffer  sous  notre  travail  ce  soulèvement  de  vaine 
poésie. 

Mais  au  fond  du  golfe  d'Argos,  sur  quoi  se  divertir  de  soi- 
même  ?  » 

La  terre  de  Nauplie,  pour  moi,  n'a  pas  d'odeur.  J'écoute  ses 
propositions  avec  insensibilité.  Je  ne  gravirai  pas  sur  le  flanc 
du  rocher  les  huit  cent  cinquante-sept  marches  qui  mènent  au 
fort  Palamède.  Nul  paysage  ne  saurait,  ce  soir,  vaincre  ma  dure 
indifférence. 

Je  rentre  à  l'hôtel,  et  voici  qu'en  feuilletant  mes  livres,  je 
trouve  sur  le  nom  de  Nauplie  une  ta  "lie  de  sang  pâli.  Elle  m'at- 
tire au  parvis  de  Saint-Spiridion... 

Dans  l'une  des  rues  basses  qui  encerclent  le  Palamède,  j'ai 
visité  la  sinistre  église.  Sous  son  portail,  le  président  Capo 
d'Istria  fut  assassiné  à  six  heures  du  matin,  le  9  octobre  1831. 

Capo  d'Istria  avait  été  mis  par  l'Europe  à  la  tête  du  gouver- 
nement de  la  Grèce.  C'était  un  habile  homme  de  cour  parmi 
de  rudes  Klephtes.  Son  escrime  ne  valait  pas  contre  leurs  bru- 
talités. Il  voulut  affaiblir  les  familles  influentes  et  pousser  dans 
l'ombre  les  chefs  de  la  guerre  d'Indépendance,  afin  de  concen- 
trer dans  ses  mains  le  pouvoir;  il  se  heurta,  il  se  brisa  contre 
leur  opposition  et  surtout  contre  celle  des  Mavromichalis,  la 
plus  puissante  des  familles  féodales  du  Magne. 

La  tête  de  cette  famille  était  Petro  Mavromichalis,  le  bey 
du  Magne  qui,  en  1821,  avec  Colocotroni,  avait  donné  le  signal 
de  l'insurrection.  Quarante-neuf  membres  de  ses  parens  étaient 
morts  en  combattant  pour  l'indépendance.  Aussi  souffrait-il 
avec  impatience  l'autorité  'du  nouveau  président.  Des  siècles 
d'anarchie  belliqueuse  l'avaient  mieux  préparé  pour  être  un  héros 
que  pour  se  soumettre  à  des  institutions  régulières  :  «  Homme 
né  d'hier,  disait-il  à  un  contradicteur,  oses-tu  bien  te  mesurer 
avec  celui  de  qui  l'origine  est  aussi  ancienne  que  les  sommets  du 
Taygète?  »  Des  révoltes  ayant  éclaté  sur  plusieurs  points,  Capo 
d'Istria  osa  l'emprisonner  dans  le  fort  Palamède.  Mettre  la  main 
sur  le  vieillard  des  Mavromichalis  !  C'était  un  coup  d'Etat. 
TOME  sxx.  —  1905.  ~ — -      47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Notre  vieillard  :  »  on  nomme  ainsi  en  Grèce  le  chef  de. 
famille,  et  lui-même  appelle  ses  cnfans  tous  les  jeunes  gens  de 
sa  clientèle.  Ceux-ci  s'émurent  au  point  que  Capo  d'Istria  dut 
en  arrêter  deux  :  le  colonel  Constantin  et  Georges,  le  premier, 
frère,  et  l'autre,  neveu  du  vieux  Petro.  D'ailleurs  ils  ne  furent 
point  enfermés,  mais  seulement  astreints  à  la  résidence  de 
Nauplie,  sous  la  surveillance  de  deux  policiers. 

Le  dimanche,  9  octobre  1831,  à  six  heures  du  matin,  il  faisait 
un  très  beau  soleil.  Le  colonel  Constantin  et  Georges  Mavromi- 
chalis  pénétrèrent  avec  leurs  deux  gardes  dans  l'église  de  Saint- 
Spiridion.  Ils  y  arrivaient  du  port,  par  la  même  rue  qu'allait 
prendre  Capo  d'Istria  (elle  est  si  étroite  que  j'ai  touché  ses  deux 
murs  en  étendant  les  bras).  La  messe  allait  commencer;  on 
n'attendait  que  le  chef  de  l'État. 

Georges  Mavromichalis  embrassa  l'image  de  la  Vierge  sur 
l'autel  et  fit  allumer  un  cierge  par  son  garde. 

Après  quelques  minutes,  le  vieux  bedeau  Goulo  annonça  que 
le  président  arrivait.  Il  fit  dégager  la  porte.  Le  colonel  Constan- 
tin sortit  et  se  plaça  dehors,  du  même  côté  que  son  neveu  resté 
dans  l'église.  Le  colonel  appuyait  sa  tête  contre  le  mur  de 
l'église.  Jean  Caraïanis  et  André  Georgi,  leurs  deux  policiers, 
qu'il  faut  maintenant  appeler  leurs  complices,  étaient  placés 
dans  la  rue.  Tous  quatre  regardaient  venir  le  président. 

Capo  d'Istria  était,  à  son  ordinaire,  vêtu  d'un  pantalon  de 
toile  blanche  et  d'une  redingote  bleue,  de  coupe  militaire,  avec  un 
double  rang  de  boutons  en  argent.  Il  était  flanqué  de  son  garde 
habituel,  Démétrius  Léonidas,  auquel  se  joignait,  comme  de 
coutume,  et  par  dévouement  spontané,  un  brave  manchot  nommé 
Georges  Cozinis. 

En  apercevant  les  Mavromichalis  sous  le  portail,  Capo 
d'Istria  eut  une  hésitation.  Les  trouva-t-il  étranges  sous  leurs 
longs  manteaux?  Avait-il  reçu  des  avertissemens?  On  croit 
qu'une  seconde,  il  voulut  entrer  dans  la  maison  de  M.  Rhodius, 
son  secrétaire  au  département  de  la  Guerre.  Mais  ce  diplomate 
avait  de  l'âme  ;  il  s'achemina  d'un  pas  égal  vers  sa  destinée. 

Comme  tout  le  monde  se  découvrait,  Constantin  et  Georges 
ôtèrent  leurs  bonnets  rouges  avec  leur  main  gauche  ;  ils  te- 
naient la  droite  sous  leurs  manteaux.  Capo  d'Istria  répondit  à 
leur  salut  avec  une  grande  afîabilité.  Alors,  comme  il  enlevait 
son  chapeau   pour   entrer  dans   l'église,    le    jeune  Georges  le 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  739 

frappa  de  son  poignard  dans  l'aine,  en  môme  temps  que  le  co- 
lonel Constantin  lui  tirait,  à  bout  portant,  un  coup  de  pistolet 
dans  la  nuque. 

On  entendit  deux  explosions,  c'est  que  Jean  Garaïanis,  lui 
aussi,  avait  tiré,  mais  sa  balle  se  licha  dans  le  portail. 

Les  deux  gardes  de  Capo  d'Istria  s'élancent  à  son  secours. 
Cozinis,  le  manchot,  le  reçoit  sur  son  unique  bras,  mais  le  voit 
mort,  et  le  jette  roide  à  terre  pour  courir  sus  à  Constantin.  Celui- 
ci  enfile  la  ruelle  escarpée,  vis-à-vis  du  portail  de  l'église.  Au 
vol,  le  manchot  lui  loge  une  balle  dans  l'épaule  droite.  Les 
cris  :  «  A  l'assassin!  »  gagnaient  de  toutes  parts.  Constantin 
tout  saignant  ne  s'arrête  pas  de  grimper.  Il  atteint  le  faîte  de  la 
montée  et  va  descendre  l'autre  versant,  quand  la  clameur  fait 
bondir  de  son  lit  le  vieux  général  souliote  Fotorama,  qui  saisit 
au  mur  sa  carabine  toute  chargée,  court  à  sa  fenêtre,  voit  et 
tire. 

Le  colonel  roule  par  terre.  Le  manchot  se  jette  dessus  avec 
la  meute  des  poursuivans. 

Au  milieu  de  cette  curée  arrive  par  hasard  un  piquet  de  sol- 
dats. Constantin,  dit-on,  les  implora  : 

—  0  mes  frères  chrétiens,  ne  me  martyrisez  pas  ;  je  ne 
suis  pas  le  vrai  coupable,  laissez-moi  vivre  pour  avouer  la  vé- 
rité... 

Ils  le  traîniferent  jusqu'au  poste,  mais  d'une  telle  manière 
qu'il  mourut  en  arrivant. 

Cependant  Dimitri,  le  garde  régulier  de  Capo  d'Istria,  pour- 
suivait le  second  assassin  et  ses  deux  policiers,  le  long  de  la  rue, 
à  droite,  en  sortant  de  l'église.  Il  leur  tira  dessus  par  deux  fois, 
sans  que  son  pistolet  prît  feu.  Les  fuyards  se  jetèrent  dans  la 
maison  du  colonel  Valiano.  Au  premier  étage  habitait  un  bour- 
geois, Spiridion  Kyparissi,  né  à  Ithaque.  Il  a  déposé  en  justice: 
J'entendis  à  l'étage  supérieur,  au  deuxième,  une  voix  effrayante. 
Le  jeune  Mavromichalis,  son  pistolet  à  la  main,  menaçait  tous 
les  locataires  qui,  en  caleçons,  voire  en  chemise,  bondissaient 
de  leurs  lits.  Il  criait  :  «  Valiano,  nous  l'avons  assassiné.  — 
Qui?  —  Ce  f...  président.  Vous  devez  tous  sortir  de  la  maison.  » 
Il  courait  dans  la  chambre  comme  un  forcené,  et  tandis  qu'un 
de  ses  gardes  redescendait  l'escalier  pour  s'assurer  de  la  porte, 
il  calfeutrait  les  fenêtres  avec  les  coussins  du  divan,  car  déjà, 
du  dehors,  on  menaçait  de  tirer. 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  Georges  s'étant  aperçu  qu'une 
terrasse  de  la  maison  dominait  le  jardin  du  ministre  de  France, 
espéra  d'y  trouver  un  asile  inviolable.  Tous  trois  sautèrent  de  la 
terrasse  dans  le  jardin.  Le  baron  Rouen,  accouru  sur  le  bruit, 
les  rencontra  dans  son  escalier.  Georges  Mavromichalis  pro- 
nonçait une  suite  de  mots  entrecoupés  :  «  Honneur...  Patrie.  » 
M.  Rouen,  devant  le  personnel  de  l'ambassade,  lui  demanda 
d'abord  de  se  désarmer.  Georges  ôta  son  pistolet  de  sa  ceinture, 
le  baisa  et  dit  : 

—  Je  le  livre  à  l'honneur  de  la  France. 

Nauplie,  d'un  seul  élan,  se  prononçait  contre  les  Mavromi- 
chalis. On  avait  fermé  les  portes  de  la  ville.  Les  troupes  de  la 
garnison  se  mutinaient  pour  aller  venger  le  sang  du  président. 
Elles  ne  s'apaisèrent  un  peu  qu'après  avoir  obtenu  la  démis- 
sion du  général  Gérard,  Français  et,  par  là,  suspect  de  libéra- 
lisme. Un  Portugais,  lui  fut  substitué.  Sur  les  sommets  des 
montagnes,  les  bergers  sonnaient  de  la  corne  ;  ils  donnaient 
l'alarme  aux  bergers  plus  lointains,  comme  ils  faisaient  jadis 
pour  annoncer  les  Turcs  :  «  Frères,  mettez  en  sûreté  vos  trou- 
peaux. »  Au  parvis  de  Saint-Spiridion,  la  foule,  avec  des  tam- 
pons de  coton,  se  pressait  pour  recueillir  le  sang  du  martyr.  Son 
corps,  rapporté  dans  îe  modeste  palais  présidentiel,  avait  été 
remis  aux  pleureuses  qui  le  lavaient  en  même  temps  qu'elles 
lamentaient  les  chants  funèbres,  ainsi  qu'il  est  déjà  raconté  dans 
la  dix-huitième  rapsodie  de  V Iliade  : 

«  Ces  chiens,  disaient-elles,  ces  hommes  sans  religion  ni  con- 
science sont  parvenus  à  le  tuer.  Désormais,  qui  nous  protégera? 
Où  trouverons-nous  un  autre  président,  si  bon,  si  doux,  si  pa- 
tient, si  amoureux  du  peuple?  Jusqu'à  ce  moment  nous  dor- 
mions tous  tranquillement  chez  nous,  parce  qu'il  y  avait  maître 
Jean  qui  veillait.  Malheureuse  Grèce  I  tu  vas  être  de  nouveau  la 
proie  de  nos  notables.  » 

Cette  plainte  est  intéressante  ;  elle  marque  comment  les  no- 
tables avaient  vu  dans  la  révolution  un  moyen  de  substituer  leur 
tyrannie  à  celle  des  Turcs.  On  y  vérifie  en  outre  que  dans  tous 
les  climats,  les  notables,  les  féodaux,  les  chefs  de  clientèle  ten- 
dent naturellement  à  réclamer  le  parlementarisme,  tandis  que 
les  petites  gens  se  ramassent  autour  du  pouvoir  autoritaire. 

M.  Rouen  qui  avait  de  l'honneur,  —  et  qui  représentait  la 
France  libérale  de  Louis-Philippe,  —  n'avait  pas  voulu  livrer  le 


UN    VOYAGH    A    SPARTE.  741 

lib(?ral  Georges  Mavromichalis  à  cette  foule  servante  de  Fauto- 
cratie  qui,  avec  des'  cris  de  mort,  assiégeait  l'ambassade.  Quand 
un  pouvoir  re'gulier  se  manifesta,  qu'on  vint  réclamer  le  réfugié 
au  nom  de  la  commission  administrative,  et  que  des  forces 
militaires  furent  en  mesure  de  garantir  l'ordre,  les  portes  s'ou- 
virent.  Le  général  Pélion  donna  le  bras  au  jeune  homme,  pour 
le  couvrir  et  les  soldats  le  conduisirent,  sans  violences,  au 
Palamède!  Chemin  faisant,  il  disait  : 

«  Je  sais  que  je  dois  mourir;  je  recommande  à  ma  femme 
de  trouver  un  beau  mari  et  de  se  remarier.  » 

Ce  à  quoi  elle  ne  manqua  point. 

Quelques  jours  plus  tard  on  le  condamna  selon  les  formes.  Il 
fut  mené  sous  un  platane  isolé,  au  bord  de  la  mer.  Son  père, 
des  fenêtres  de  son  cachot,  lui  envoya  sa  bénédiction. 

Il  est  moral  d'ajouter  que,  l'année  d'après,  à  l'avènement  du 
roi  Othon,  le  vieux  Petro  Mavromichalis  et  son  fils  Anastase 
reçurent  le  titre  de  sénateurs,  qu'un  autre  de  ses  fils,  le  général 
Démétrios,  fut  nommé  ministre  de  la  Guerre  par  le  gouverne- 
ment qui  renversa  Othon,  que  la  famille  demeure  une  des  pre- 
mières de  la  Grèce,  et  que  la  mémoire  de  Capo  d'Istria  jouit  du 
respect  patriotique  de  tous  les  partis.  Un  respect  sans  enthou- 
siasme. 

Pourquoi  la  complaisance  des  poètes  semble-t-elle  manquer  à 
Capo  d'Istria? 

Sur  le  ciel  de  Missolonghi  la  flamme  du  bûcher  funèbre  de 
Byron  laisse  d'éclatantes  lueurs.  Je  ne  les  préfère  pas  à  cette 
tache  qui  s'efface  au  parvis  de  Saint-Spiridion.  Nous  ne  rejetons 
pas  l'héritage  romantique,  mais  il  faut  l'agrandir;  nous  invi- 
tons les  enthousiastes  d'un  Byron  à  sentir  de  la  poésie  dans  cer- 
taines activités  sans  éclat...  D'ailleurs  la  destinée  de  scandale  ou 
de  gloire  de  leur  héros  devient  mieux  intelligible  si  nous  met- 
tons en  regard  la  mission  d'un  Capo  d'Istria. 

Aristocrate,  exclu  par  sa  caste,  et  calomnié  par  toute  sa  na- 
tion, Byron  jette  l'anathème  sur  l'Angleterre.  Privé  de  la  haute 
vie  seigneuriale  que  ses  instincts  exigeaient,  il  veut  briser  les 
cadres  sociaux.  Son  orgueil  forcené  s'insurge  contre  toute  li- 
mite; il  refuse  même  d'accepter  les  conditions  de  la  vie  et,  par 
exemple,  le  départ  de  sa  jeunesse  :  c'est  le  Révolté.  Byron  fut, 
en  Grèce,  le  chevalier  de  la  Révolution,  comme  Capo  d'Istria, 
l'agent  de  la  légitimité.  Celui-ci,  petit  noble  sans  patrie,  mit  au 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

service  du  pius  grand  pouvoir  conservateur,  c'est-à-dire  la  Russie, 
SCS  facultés  do  faiseur  d'ordre.  11  accepta  la  tâche  de  détruire  les 
sociétés  secrètes  en  Grèce  et  de  dompter  un  esprit  d'anarchie  qui 
émouvait  toute  l'Europe.  S'il  périt,  c'est  que  la  Révolution,  ayant 
triomphé  à  Paris  (1830),  crut  pouvoir  établir  en  Grèce  un  régime 
constitutionnel.  Il  fallait  bien  d'abord  qu'elle  se  débarrassât  de 
Capo  d'Istria. 

A  toutes  les  époques,  pour  se  défaire  d'un  homme  politique 
qui  gêne,  on  s'est  adressé  à  des  passions  privées,  auxquelles  on 
fournit  des  moyens  matériels  et  des  idées  généreuses.  Dans 
l'espèce,  il  était  naturel  qu'on  pensât  aux  Mavromichalis.  Rs 
furent  enthousiasmés  par  l'idée  de  venger  leur  honneur,  et  par 
le  désir  de  restaurer  le  pouvoir  de  leur  famille. 

Qu'avais-je  donc  hier  au  soir  sur  le  port  de  Nauplie,  à  suivre 
cette  chanson  qui  se  noyait  dans  le  crépuscule?  Une  chanson 
orientale  empoisonne  une  âme  passante.  Mais  la  vision  nette  de 
quelques  faits  cruels  nous  redresse  et  nous  tonifie.  L'homme 
n'est  pas  fait  pour  qu'il  rêve,  mais  pour  qu'il  morde  et  qu'il 
déchire. 

XIV.    —   LES   APPROCHES   DE  SPARTE 

Dans  les  pauvres  rues  de  Tripoli,  je  cherchai  vainement  un 
vestige  du  récent  passé  turc.  Rien  ni  personne  ne  me  renseigna 
sur  le  pacha  de  la  Morée,  tel  qu'il  survit  dans  les  chants  popu- 
laires, assis  dans  ses  jardins,  avec  sa  garde  d'Albanais,  ses 
esclaves  noirs  tenant  de  beaux  chevaux,  ses  janissaires  de  tra- 
gédie, son  sérail  plein  de  secrets,  ses  confiseurs,  ses  pages,  ses 
bouffons,  ses  musiciens,  ses  montreurs  de  marionnettes  obscènes, 
son  chapelain  et  son  bourreau. 

En  revanche,  chacun  voulut  que  je  visitasse,  à  deux  heures 
de  Tripoli,  le  champ  de  bataille  de  Mantinée. 

Je  cédai,  car  en  voyage  il  faut  battre  tous  les  buissons  de 
peur  de  manquer  son  plaisir.  Mais  Pélopidas  non  plus  qu'Epa- 
minondas  ne  me  firent  compagnie;  je  pensais  à  Chateaubriand 
qui  passa  ici  le  14  avril  1806.  Le  lendemain,  il  se  rendit  chez 
le  drogman  du  pacha.  On  lui  répondit  que  Son  Excellence  venait 
d'entrer  chez  ses  femmes.  Ryron  aussi  traversa  Tripoli.  Son 
génie  doit  beaucoup  à  son  premier  voyage  de  Grèce,  comme  sa 


UN   VOYAGE   A    SPARTE.  743 

gloire  à  son  second.  Cette  Grèce,  où  nous  venons  prendre  des 
leçons  de  classicisme,  a  fourni  plus  qu'aucun  lieu  des  couleurs 
au  romantisme.  Même  aujourd'hui  qu'en  apparence  elle  s'est 
expurgée,  elle  garde  un  fond  de  fièvre  mal  assoupie.  Et  voici 
un  thème  bizarre  qu'en  revenant  sur  Tripoli,  elle  me  suggérait 
de  broder. 

Quand  les  Grecs  de  Colocotroni  prirent  la  ville  d'assaut,  en 
1821,  ils  massacrèrent  toute  la  population  turque,  hors  les 
femmes  du  vieux  Kourchid-pacha,  gouverneur  de  la  Morée.  Les 
jeunes  vainqueurs  s'amusèrent  avec  ces  personnes  d'un  charme 
sauvage,  qui  en  eurent  elles-mêmes  du  plaisir.  Mais  leur  rachat 
ayant  été  conclu  par  traité,  elles  furent  rendues  à  Kourchid.  Il 
les  fit  coudre  dans  des  sacs  et  jeter  à  la  mer.  Si  l'on  savait  donner 
des  âmes  variées  et  vraisemblables  à  tous  les  personnages  de  ce 
drame  brutal  et  même  aux  brutes  qui  cousirent  les  sacs,  on  aurait 
une  belle  occasion  de  produire  toute  la  gamme  qui  va  de  la 
volupté  à  la  cruauté. 

Ce  ne  sont  pas  les  ombres  de  ces  belles  hurleuses  qui,  en 
mai  1900,  visitèrent  mon  sommeil.  Vers  les  cinq  heures  du  ma- 
tin, je  me  levai  d'entre  les  punaises. 

Soixante  kilomètres  d'une  route  excellente  séparent  Tripoli 
de  Sparte.  Je  fis  un  détour  de  deux  lieues  pour  visiter  la  cathé- 
drale de  Palseo  Episcopi,  seul  reste  de  la  ville  de  Nicli,  dont 
Geoffroy  de  Villehardouin,  au  xiii^  siècle,  fit  unebaronnie,  et  qui 
repose  sur  l'emplacement  de  l'antique  Tégée. 

Dans  un  paysage  herbeux,  à  travers  une  grande  plaine  cerclée 
de  montagnes  puissantes  et  semée  de  moulins  à  vent  ou  de  pe- 
tites villes  peu  distinctes  sur  des  vallonnemens,  j'atteignis  mon 
église.  Je  reconnus  dans  ses  murs  plusieurs  fragmens  de  bas- 
reliefs  et  de  colonnes  de  marbre,  puis  un  pappas  m'introduisit 
dans  le  dôme  central,  flanqué  de  quatre  petits  dômes.  De  là,  je 
poussai  jusqu'à  la  bourgade  voisine  qui  se  nomme  Piali. 

On  y  conserve  un  bas-relief  de  marbre,  un  lion  de  grandeur 
naturel,  que  les  manuels  affirment  l'un  des  plus  remarquables 
morceaux  de  la  sculpture  grecque.  Nous  ne  pûmes  pas  d'abord 
obtenir  la  clé.  Celui  qui  la  garde  était  absent.  11  fallut  nous 
asseoir  patiemment  sur  les  pierres  turques  qui  protègent  le 
puits.  Hercule  aussi  s'est  attardé  au  puits  de  Piali,  mais  il  y 
violait  Auge,  prêtresse  d'Athéna.  C'est  une  bonne  manière  de 
tuer  le  temps.  Le  chœur  grec  s'était  formé  autour  de  nous  et  je 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compris  dans  cette  journée  combien  ce  personnage  du  théâtre 
ancien  est  pris  dans  la  vérité  locale.  Ces  raseurs,  au  nombre 
d'une  vingtaine,  m'entouraient;  un  seul  parlait  et  tous  l'approu- 
vaient de  la  tcte.  Le  chœur  disait  : 

«  0  étranger,  ne  t'impatiente  pas.  Tu  veux  voir  le  lion  qui  est 
admirable.  Il  est  vraiment  derrière  cette  porte  fermée,  et  cette 
fermeture  même  te  prouve  combien  ce  lion  est  un  objet 
précieux.  » 

Une  vieille  m'apporta  une  fleur;  cette  attention  et  la  fleur 
furent  célébrées  en  termes  hyperboliques  par  le  chœur  : 

«  Voilà  comme  nous  sommes,  nous,  les  antiques  descendans 
de  ces  Tégéates  que  tu  es  venu  admirer  de  fort  loin,  car  tu  n'es 
pas  une  bête  et  tu  sais  notre  supériorité  ;  aussi  tu  t'empresses  de 
donner  une  piécette  à' cette  excellente  vieille  et  tu  trouveras 
encore  l'occasion  de  nous  en  donner.  Ce  qui  te  prouve  que  tu  as 
tort  de  t'impatienter  si  la  clef  tarde  à  venir.  » 

Des  enfans  assez  gentils  passèrent  avec  des  ardoises,  où,  sans 
doute,  on  les  dressait  à  écrire  les  hauts  faits  des  Tégéates.  Le 
chœur  nous  les  montrait  avec  orgueil.  Je  n'ai  jamais  vu  qu'un 
bébé  de  quatre  ans,  et  qu'on  gâte,  pour  s'émerveiller  de  soi-même 
aussi  naïvement  et,  je  dois  le  dire,  aussi  sincèrement  que  fait 
cette  nation.  Parmi  ces  gens  qui  nous  entouraient,  il  y  a  de  gros 
Turcs  aisément  reconnaissables,  mais,  s'appeler  des  Grecs,  cela 
transforme  un  peu  le  sang.  Enfin,  après  plus  de  temps  qu'il  n'en 
fallut,  je  ne  dis  pas  à  Hercule,  mais  à  sa  prêtresse  violée  pour 
engendrer  leur  fils  Télèphe,  on  m'ouvrit  une  sorte  d'écurie  obs- 
cure au  fond  de  laquelle  gisait  le  chef-d'œuvre. 

Le  chœur  entré  avec  moi  me  boucha  complètement  la 
lumière... 

j  Une  fois  de  plus,  j'avais  fait  tout  un  voyage  pour  abandonner, 
sur  un  dernier  obstacle,  ma  curiosité.  Et  détourné  par  mon 
impatience  de  ce  lion,  que  je  voudrais  aujourd'hui  revoir,  je 
n'attendais  plus  rien,  sous  la  chaleur  grandissante,  que  de  Sparte; 
je  la  réclamais,  à  peu  près  de  la  même  manière  qu'un  dîneur 
sans  appétit,  au  restaurant,  réclame  «  la  suite.  » 

Au  sortir  de  la  Tégéatide,  vaste  plaine  de  belle  culture  où 
nous  avions  longuement  couru,  la  route  gravit  la  montagne  qui 
devient  rapidement  pierreuse.  Nous  dominions  le  marais  de  la 
Taka,  d'une  couleur  chocolat.  A  distance,  la  Grèce,  c'est  immua- 
blement des  lignes  pures  sous  un  ciel  bleu.  Souvenir,  sans  doute. 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  745 

des  beaux  jours  de  l'Attique.  Mais,  pour  gagner  Sparte,  je  trouvai 
d'abord  les  hauts  plateaux  de  l'Auvergne  :  même  vent  frais, 
même  saleté  de  l'habitant,  mêmes  force  et,  grandeur  monotone 
dans  les  ballons.  Toutefois,  les  vaches  d'Auvergne,  si  elles 
s'avisaient  de  pâturer  sur  ces  hauteurs,  s'y  ensanglanteraient  le 
mufle. 

Notre  voiture  était  un  landau  confortable  et  le  cocher  vêtu  à 
l'européenne;  mais  il  se  mit  à  chanter  pour  lui-même  une  sorte 
de  plainte  gémissante  et  monotone  qui,  malgré  l'aii);  vif,  me 
tournait  le  cœur.  C'était  une  chanson  si  accablée  et  si  gisante 
qu'on  craignait  que  les  mouches  ne  s'y  missent. 

Il  paraît  que  les  gens  compétensVdistinguent  dans  cette  mu- 
sique orientale  des  variantes.  Pour  notre  oreille  inhabile,  c'est 
toujours  la  môme  note,  une  note  de  plain-chant  et  un  dévelop- 
pement soudain  interrompu.  Elle  soulève  toute  mon  âme  et  puis 
la  laisse  retomber.  Ce  n'est  rien  qu'un  coup  d'archet,  mais  qui 
déclanche  en  moi  une  masse  de  sensations.  C'est  l'analogue 
d'une  ritournelle  qui,  dans  un  bal,  met  en  branle  tous  les  désirs, 
tous  les  caprices  d'une  jeunesse  enivrée. 

Cette  chanson  du  cocher  de  Tripolitza  fait  voir  que  la  vie  n'a 
pas  de  but  et  que  la  société  repose  sur  des  opinions  absolument 
frivoles.  «  Et  moi  aussi,  nous  dit  ce  pauvre  homme,  j'aimerais 
d'avoir  une  belle  femme  qui  me  caresserait  avec  plaisir;  j'aime- 
rais d'être  considéré,  d'avoir  de  l'argent.  Mais  les  femmes  ren- 
dent bien  malheureux  ;  il  faut  se  donner  du  mal  pour'  faire  sa 
fortune  et  du  mal  encore  pour  la  garder.  En  outre,  quel  puis- 
sant est  sûr  du  lendemain?  »  Cette  chanson,  fatiguée,  ce  sont  des 
désirs  étouffés  en  leurs  germes.  «.  Tout  est  vanité,  répète  indé- 
finiment le  chanteur  ;  les  choses  qui  me  semblent  les  plus  belles 
ne  valent  pourtant  pas  que  je  me  désole  si  je  meurs  sans  les 
avoir  possédées.  »  Cet  humble  qui  n'a  pas  fait  l'expérience  de 
toutes  les  occupations  humaines  ne  saurait  avoir  inventé  cette 
philosophie,  mais  il  l'a  respirée  dans  un  souffle  qui  vient 
d'Orient,  et  désormais  pour  lui  elle  fait  le  charme  de  la  vie.  Il 
ne  se  lasse  pas  de  son  refrain.  A  peine  a-t-il  exposé  sa  conception 
dédaigneuse  du  monde  qu'il  a  envie  de  l'exposer  de  nouveau. 
C'est  sa  volupté.  Il  passe  et  repasse  son  archets  sur  ses  nerfs. 
Il  irrite  avec  délice  sa  tristesse.  Il  se  caresse  comme  un  matou 
avec  son  ronron. 

J'excuse,  j'admire  ce  voiturier  de  se  laisser  aller  à  la  dérive 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  son  rythme  monotone.  Gomme  le  soleil  dans  son  parcours, 
sa  pensée  ayant  aperçu  la  plus  juste  évolution  qu'elle  pût  faire, 
l'exécute  sans  arrêt.  Il  est  fastidieux,  mais  persuasif.  De  kilo- 
mètre en  kilomètre,  sa  philosophie  me  pénètre  l'âme.  Aussi  bien 
de  quel  droit  pourrais-je  le  critiquer?  Si  je  cours  dans  ces  mon- 
tagnes du  Péloponèse,  c'est  pour  y  ressentir  des  humeurs  nou- 
velles et  les  traduire  en  phrases  longues,  brèves,  lourdes,  ailées, 
pareilles  à  des  barques  mouvementées  sur  mon  cœur.  Quand  je 
suis  si  personnel  que  je  ne  parviens  pas  à  fixer  mon  attention 
sur  le  terrain  de  Mantinée,  sur  les  vestiges  de  Tégée,  ni  sur  le 
lion  de  Piali,  convient-il  que  je  blâme  un  pauvre  cocher  qui  ne 
s'occupe,  comme  moi,  qu'à  mettre  dehors  son  âme? 

Nous  suivons  un  torrent  pétré  à  travers  des  plateaux  stériles. 
Il  semble  que  la  même  cause  ait  désolé  cette  vaste  pierraille  et 
le  cœur  de  mon  cocher.  Çà  et  là,  un  paysan,  qu'on  dirait  un 
Kabyle,  mène  une  charrue,  dont  le  fer  débile  gratte  mal  la 
surface  du  sol.  Parfois  on  croise  une  fuite  en  Egypte.  Une  heure 
plus  loin,  des  bergers  aux  visages  noirs  nous  regardent  du 
haut  des  rochers.  Appuyés  sur  de  longs  bâtons  et  le  fusil  à 
l'épaule,  ils  ont  des  poses  de  style.  Leurs  chiens-loups  aboient 
furieusement.  Quelques  bandes  de  terre  rouge  héroïsent  le  pay- 
sage, mais  il  a,  en  général,  la  couleur  du  dos  des  rares  ânes  qui, 
les  oreilles  droites,  y  promènent  leur  sympathique  humilité. 

Un  pauvre  khani  nous  fournit  du  lait  de  chèvre  et  un  café 
buvable.  A-t-il  beaucoup  changé  depuis  le  passage  de  Chateau- 
briand? «  J'avais  mangé  l'ours  et  le  chien  sacré  avec  les  sau- 
vages ;  je  partageai  depuis  le  repas  des  Bédouins,  mais  je  n'ai 
jamais  rien  rencontré  de  comparable  à  ce  premier  khani  de  La- 
conie.  »  J'y  laisse  reposer  notre  triste  cocher  mélomane  et,  d'un 
pied  léger,  je  le  précède.  Il  est  midi;  l'heure  ajoute  à  l'aridité. 
Seules  quelques  rares  chèvres,  dispersées,  bravent  le  soleil  qui 
brutalement  vient  de  succéder  au  froid.  Ces  bêtes  font  toute  la 
vie  de  ces  étroits  défilés.  Pour  la  première  fois,  le  mince  sujet 
classique  du  pâtre  qui  se  désespère  d'une  brebis  égarée  m'appa- 
raît  avec  un  sens  vivant... 

Mon  voiturier  m'avait  rejoint.  Par  mille  lacets  nous  gravis- 
sions une  montagne  toute  en  verdure.  Quand  nous  fûmes  exacte- 
ment au  point  de  partage  et  que  nous  franchîmes  le  col,  nous  ren- 
contrâmes une  tempête  qui  courait  sur  nous  de  la  Laconie  et  qui 
faillit  nous  dépouiller  ;  puis,  dans  la  même  minute,  à  travers  les 


UN    VOYAGE    A    SPARTE.  747 

poussières  que  ce  vent  furieux  soulevait,  là-bas,  par-dessus  les 
abîmes  où  gît  la  plaine  de  Sparte,  nous  découvrîmes  des  crôtes 
puissantes  et  nombreuses  qui  pointaient  dans  le  ciel.  Je  n'eus 
pas  à  demander  leur  nom  :  le  Taygète  ! 

Sa  chaîne  se  disposait  avec  ordre  et  puissance.  Un  nuage 
faisait  marcher  de  grandes  ombres  sur  les  montagnes  plus  basses 
interposées  entre  nous  et  cette  suite  d'arêtes  tragiques... 

L'ouragan  qui  nous  secouait  sur  ce  plateau  pelé  s'harmo- 
nisait avec  mon  premier  saisissement.  Un  tel  grandiose,  dont  la 
musique  de  Beethoven  m'a  seule  donné  l'avant-goût,  bouscula 
mon  âme  d'une  si  forte  manière  que  je  m'entendis  m'écrier  : 
«  Hélène,  je  le  jure,  n'est  pas  une  poupée!  En  elle,  la  volupté 
triste  se  confond  avec  les  fureurs  qui  affrontent  la  mort.  L'homme 
veut  tuer  et  se  perpétuer,  et  les  pics  sévères  que  voici  prési- 
dèrent aux  efforts  les  plus  réussis  de  ces  deux  sauvages  ins- 
tincts pour  s'élever  à  l'héroïsme  !  » 

Mais  déjà  de  nouveaux  renflemens  des  sommets  où  nous 
courions  me  cachaient  le  Taygète. 

Il  avait  suscité  toutes  mes  forces  intérieures.  La  morose  can- 
tilène  de  mon  voiturier  ne  me  semblait  plus  qu'un  soupir  de  la 
ville  des  pachas  et  la  basse  mélancolie  d'un  esclave.  Le  génie  de 
Lacédémone,  dans  un  grand  coup  de  vent,  venait  de  m'assainir 
l'âme  et  de  balayer  ce  chant  de  malaria. 

Bientôt  je  vis  sans  obstacle  le  Taygète,  de  ses  cimes  jusqu'à 
sa  base.  Pour  ajoutera  mon  plaisir  par  le  contraste,  en  même 
temps  que  je  reconnaissais  le  Taygète  comme  le  héros  du 
paysage,  je  promenais  mes  regards  dans  le  ciel  plein  de  nuages 
et  de  soleil  et  dans  la  riche  vallée  surabondante  de  verdures 
étalée  immédiatement  sous  mes  pieds.  Je  découvris  l'Eurotas, 
dont  les  eaux  brillaient  ;  les  blanches  maisons  de  la  nouvelle 
Sparte  éclataient  dans  les  vergers  de  la  plaine;  des  villages  aux 
toits  rouges,  pareils  à  des  bosquets  sacrés,  s'abritaient  sur  les 
flancs  généreux  du  Taygète.  Et,  perchée  sur  un  monticule,  tout 
au  fond  du  décor,  je  finis  par  distinguer  la  noble  ville  de  Mystra, 
que  je  cherchais  expressément. 

C'est  une  ivresse  de  mettre  en  place,  sur  des  lieux  qu'on 
aborde  pour  la  première  fois,  des  noms  de  poésie.  Je  me  répète 
à  l'infini  ces  syllabes  :  Mystra,  Lacédémone,  Eurotas,  Taygète, 
tandis  que  d'interminables  lacets  nous  conduisent  au  fond  de 
la  vallée,  parmi  des  arbustes  verts,  le  plus  souvent  des  lauriers- 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roses.  Un  mois  plus  tard,  j'eusse  atteint  l'Eurotas  à  travers  leurs 
branches  fleuries. 

Dans  cette  dernière  heure,  la  plaine  prend  un  aspect  d'incom- 
parable fertilité.  Je  m'engage  entre  les  huttes  qui  recouvrent, 
dit-on,  la  Sparte  des  héros.  Partout  des  arbres  à  fruits  et  de  pe- 
tites rivières.  J'aperçois  deux  gerbes  bruissantes  qui  tombent  de 
la  montagne.  Que  ne  peut  la  lumière  de  Grèce!  Elle  charge  de 
beauté  une  colonne  de  poussière  soulevée  au  loin  par  le  vent. 

Sparte,  le  soir  où  j'y  parvins,  embaumait  le  lilas  en  fleur. 
Parrai  les  blanches  maisons  de  ce  grand  village  neuf,  je  crus, 
au  premier  regard,  retrouver  l'Andalousie,  Grenade  par  exemple, 
d'où  l'on  voit,  tout  en  brûlant,  les  neiges  du  Cerro  de  Mulhacen. 
Mais  à  l'ouest  de  Sparte,  le  fleuve  Euro  tas,  en  s'écoulant  parmi 
ses  désolations,  fait  avec  le  mont  Taygète,  un  accord  sublime.  Le 
Taygète  vigoureux,  calme,  sain,  classique  (bien  qu'il  porte  dans 
ses  forêts  toutes  les  lyres  du  romantisme),  nous  propose  les  cimes 
d'où  l'on  juge  la  vie  fuyante.  Cette  plaine  éternelle  exprime  des 
états  plus  hauts  que  l'humanité.  Je  puis  dire  d'un  seul  mot,  le 
plus  beau  de  l'Occident,  ce  que  j'ai  d'abord  perçu  dans  ce 
fameux  paysage  :  de  la  magnanimité. 

Maurice  Barres. 


LES    ROQUEVILLARD 


TROISIEME   PARTIE(l) 


TX.    —   LE   COMPAGNON   D  ARMES 

Lorsque  Marguerite  Roquevillard  entra,  comme  chaque  jour, 
dans  le  cabinet  de  son  père  pour  allumer  la  lampe  et  tirer  les 
rideaux,  et  surtout  pour  lui  prendre  une  part  de  ses  soucis,  elle 
le  trouva  qui  suivait  à  la  fenêtre  la  chute  rapide  du  soir. 

—  C'est  toi,  dit-il.  Il  ne  faisait  plus  assez  clair  pour  travailler. 
Il  s'excusait  de  sa  rêverie  comme  d'une  faiblesse.  Mais  elle 

savait  la  cause  de  cette  préoccupation  qu'il  n'avouait  pas. 

—  Ces  messieurs  ne  sont  pas  encore  venus?  demanda-t-elle. 

—  Je  les  attends  d'un  moment  à  l'autre.  Ils  ont  dû  voir  Mau- 
rice à  la  prison  cet  après-midi. 

—  Qui  plaidera?  Sera-ce  M.  Hamel? 

—  Non.  Maître  Hamel  est  le  bâtonnier  de  notre  ordre  :  Mau- 
rice étant  inscrit  au  barreau,  j'ai  prié  le  bâtonnier  de  s'occuper 
de  sa  défense.  C'est  une  tradition!  Maître  Hamel  nous  donnera 
l'appui  d'un  demi-siècle  d'honneur  professionnel,  mais  il  s'es- 
time trop  âgé  et  trop  spécialisé  dans  les  questions  de  droit 
civil  pour  porter  la  parole.  Il  veut  en  charger  maître  Bas  tard, 
qui,  de  tous  nos  confrères,  est  le  plus  réputé  aux  assises  et  qui 
exerce  en  effet  une  grande  influence  sur  le  jury. 

La  jeune  fille,  à  ce  nom,  fit  un  peu  la  moue. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lo  novembre  et  du  l""^  décembre. 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  l'ai  entendu,  père.  Vous  parlez  mieux  que  lui. 
Mais  le  vieil  avocat  se  fâcha  presque  : 

—  Je  ne  parle  pas  bien,  petite.  Je  dis  simplement  ce  que  j'ai 
à  dire. 

—  Pourquoi  ne  le  défendez-vous  pas,  vous? 

—  C'est  impossible,  voyons!  Ne  le  comprends-tu  pas? 

Elle  vint  à  lui  et,  lui  posant  une  main  sur  l'épaule,  elle  appuya 
la  tête  à  sa  poitrine.  De  là,  elle  murmura  doucement  : 

—  Lui  avez-vous  pardonné? 

—  Il  ne  me  l'a  pas  demandé. 

—  C'est  qu'il  souffre. 

—  Oui,  peut-être.  Le  sort  le  frappe  cruellement.  Lui,  du 
moins,  l'avait  provoqué. 

—  Souvenez- vous  de  maman. 

Il  se  pencha  pour  embrasser  le  front  de  sa  fille. 

—  Ne  me  demande  pas  d'être  faible,  Marguerite.  Je  l'ai  visité 
deux  fois  à  la  prison.  Je  l'ai  trouvé  muré  dans  son  orgueil.  Il 
ne  m'a  témoigné  aucun  regret  de  sa  conduite,  qui  nous  a  causé 
tant  de  maux.  Je  n'attends  qu'un  mot  de  lui  pour  lui  pardonner, 
et  nous  n'échangeons  que  des  propos  insignifians. 

—  Avec  moi,  il  pleure  sur  notre  mère.  Avec  vous,  il  n'ose  pas. 

—  C'est  à  moi  de  l'attendre.  Je  l'attendrai. 

Marguerite  inclinée  ne  vit  pas  la  douceur  triste  qui,  répandue 
sur  le  visage  vieilli,  atténuait  la  fermeté  des  paroles.  Elle  répéta  : 

—  Il  souffre.  Il  est  malheureux. 

—  Et  nous?  dit  M.  Roquevillard. 

Il  souleva  délicatement  la  tête  de  la  jeune  fille,  et  changeant 
de  conversation,  à  son  tour,  il  interrogea  : 

—  Qu'as-tu  fait  cet  après-midi? 

—  J'ai  promené  le  petit  Julien.  Puis  j'ai  écrit  longuement  à 
Hubert. 

—  Ah!  moi  aussi. 

Hubert  leur  était  encore  un  sujet  d'inquiétude.  La  dernière 
lettre  venue  du  Soudan  annonçait  que  l'officier  avait  pris  les 
fièvres,  et  qu'il  était  malade,  dans  une  case  isolée,  sans  médecin. 
Il  plaisantait  lui-même  sur  cette  malencontreuse  fatigue  sans 
gravité,  mais  un  certain  accent  détaché,  contrastant  avec  une 
formule  plus  affectueuse  d'adieu,  avait  frappé  et  profondément 
affecté  son  père  et  sa  sœur.  Ils  se  turent,  le  cœur  serré.  Margue- 
rite alluma  une  lampe  pour  chasser  l'obscurité  qui  emplissait 


LES    ROQUEVILLARD.  751 

la  pièce  de  mauvais  présages.  Gomme  elle  laissait  tomber  les 
rideaux,  on  frappa  à  la  porte. 

—  Ce  sont  eux,  dit  M,  Roquevillard. 

Et  la  jeune  fille  n'eut  que  le  temps  de  disparaître  par  la 
porte  qui  communiquait  avec  l'appartement.  Déjà  l'avocat  s'avan- 
çait pour  recevoir  ses  visiteurs.  M.  Hamel  entra  le  premier,  suivi 
de  M.  Bastard. 

Le  bâtonnier  jouissait,  au  barreau  de  Chambéry,  d'une  estime 
respectueuse,  que  son  grand  âge,  sa  science  juridique  et  la  dignité 
de  sa  vie  imposaient.  C'était  un  vieillard  de  soixante-quinze  ans, 
si  maigre  qu'il  flottait  presque  dans  la  redingote  élimée  dont  il 
assurait  avec  obstination  qu'elle  durerait  autant  que  lui.  L'hiver, 
il  ne  prenait  pas  la  peine  de  passer  les  manches  du  pardessus 
de  coupe  surannée  dans  lequel  il  se  drapait.  Son  visage  rasé 
portait  une  couronne  de  longs  cheveux  blancs  soulevés  en  dés- 
ordre, et  ses  joues  sans  couleur  paraissaient  diaphanes.  Sa  haute 
taille  se  voûtait  comme  ces  peupliers  trop  grêles  que  tord  le 
vent.  Mais  son  caractère  ne  s'était  jamais  courbé.  Rien  ne  l'avait 
pu  faire  dévier  de  la  ligne  de  conduite  que  ses  fermes  convic- 
tions avaient  de  bonne  heure  choisie  dans  le  sens  de  ses  tradi- 
tions de  famille.  L'abord  froid  et  distant,  la  voix  brève,  il  mon- 
trait autant  de  rigidité  dans  les  principes  que  de  fière  courtoisie 
dans  les  relations.  Il  manifestait  sa  grandeur  dans  les  circon- 
stances ordinaires  comme  dans  les  importantes.  La  fortune  et 
l'adversité  avaient  trouvé  son  âme  égale.  Pourtant  il  avait  connu 
celle-ci  sur  le  tard  et  quand  l'homme,  à  la  fin  de  sa  journée, 
a  droit  au  repos.  Les  mauvaises  spéculations  d'un  fils  l'avaient 
ruiné.  Il  s'était  remis  simplement  au  travail  pour  gagner  son 
pain  quotidien.  Rarement  à  la  barre,  il  était  le  conseiller  au- 
quel on  songe  dans  les  affaires  délicates,  dont  on  n'attend  rien 
que  d'équitable  et  de  droit.  On  ne  le  voyait  guère  hors  de  son 
cabinet  de  consultation,  petite  pièce  obscure  et  pauvre,  où  l'on 
venait  lui  soumettre  spécialement  des  transactions  et  des  arbi- 
trages comme  à  un  juge  souverain.  S'il  en  sortait,  c'était  le  soir, 
pour  gagner  l'église  d'un  pas  encore  rapide,  l'air  frileux  et  pressé, 
indifférent  au  monde  extérieur,  écoutant  la  voix  de  Dieu  dont  il 
attendait  l'appel  avec  une  patience  résignée. 

Malgré  leur  grande  différence  d'âge,  une  de  ces  anciennes 
amitiés  que  la  parité  d'existence  et  la  communauté  des  luttes 
fortifient  au  point  de  les  assimiler  aux  liens  du  sang,  l'unissait 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  M.  Roque villard,  dont  il  avait  protégé  les  débuts  professionnels' 
et  qui,  de  son  côté,  l'avait  soutenu  dans  l'effondrement  de  sa' 
situation  matérielle,  tenant  tête  aux  créanciers,  obtenant  des 
délais,  organisant  au  mieux  les  ventes  et  les  paiemens.  Lorsque 
le  cadet  fut  frappé  à  son  tour,  l'aîné  sortit  de  sa  retraite.  Mais 
il  sentait  la  glace  des  années  et 'son  impuissance. 

La  renommée  lui  imposait  M^  Bastard  comme  second.  Ce 
jeune  homme,  —  c'est  ainsi  que  le  vieillard  l'appelait  malgré  ses 
quarante-cinq  ans,  —  ne  laissait  pas  de  l'inquiéter  par  un  cer- 
tain cynisme  dans  la  conversation,  et  le  parti  pris  de  considérer 
les  .procès  au  point  de  vue  spécial  des  honoraires.  Mais  à  la 
barre,  il  était  redoutable  comme  une  armée;  ironique  et  lyrique 
tour  à  tour,  railleur  ou  émouvant,  modulant  sa  voix  comme  un 
ténor  et  ses  gestes  comme  un  acteur,  il  se  posait  tout  de  suite 
en  premier  rôle,  étalait  sa  grande  barbe,  ses  traits  réguliers,  sa 
calvitie  luisante  comme  des  insignes  d'autorité,  s'agitait,  se  déme- 
nait, dominait  toute  la  scène  et  finalement  escamotait  jurés, 
juges,  adversaires  dans  les  plis  de  sa  toge  qu'il  déployait  comme 
un  étendard.  Il  fallait  tenir  compte  de  cette  supériorité  incontes-, 
table  aux  assises,  et  M^'  Hamel,  humble  serviteur  de  la  vérité 
qui  détestait  tout  appareil  d'éloquence  et  de  déclamation,  avait 
imposé  silence  à  ses  goûts  personnels  pour  mieux  assurer  l'ac- 
quittement du  fils  de  son  ami. 

Bien  que  M.  Roquevillard  l'eût  toujours  tenu  à  distance,  et 
bousculât  sans  pitié  à  l'audience  ses  habiletés  et  ses  séductions 
par  une  tactique  simple  qui  consistait  à  courir  droit  au  but  avec 
la  vitesse  d'une  charge  de  cavalerie,  telle  était  la  force  de  l'as- 
sistance confraternelle  que  M^  Bastard  avait  accepté  avec  em- 
pressement de  prendre  la  défense  de  Maurice  et  s'y  montrait 
déjà  actif  et  résolu. 

Après  un  échange  de  poignées  de  main,  le  bâtonnier  résuma 
la  situation  en  quelques  mots  : 

—  Vous  savez,  mon  cher  ami,  que  j'ai  prié  notre  confrère 
Bastard  de  nous  venir  en  aide.  Je  suis  trop  vieux  et  je  ne  sais 
pas  émouvoir.  Il  plaidera  :  je  l'assisterai.  Wous  avons  étudié  le 
dossier  ensemble  et  vu  votre  fils  à  la  prison.  Une  difficulté  se 
présente. 

—  Laquelle?  demanda  le  père  anxieux. 

—  Bastard  vous  l'expliquera  mieux  qu^  moi. 

Celui-ci  agita  sa  belle  tête  avec  importance.  Assez  avisé  pour 


LES   ROQUEVILLARD.  753 

juger  tout  effet  inutile  dans  ce  cabinet,  il  se  contenta  d'un  exposé 
clair  et  bref. 

—  Oui,  j'ai  étudié  le  dossier.  Le  fait  matériel  de  l'abus  de 
confiance  est  démontre  par  la  déclaration  du  notaire  et  par  le 
procès-verbal  du  commissaire  de  police.  Des  preuves  contre  votre 
fils,  je  n'en  trouve  pas,  mais  des  présomptions  graves.  Il  avait 
connaissance  du  dépôt  d'argent  ;  il  est  demeuré  le  dernier  à 
l'étude  après  s'être  fait  remettre  les  clefs;  il  a  pu  découvrir  le 
secret  du  coffre-fort  sur  l'agenda  du  premier  clerc  où  le  chiffre 
était  inscrit;  il  était  sans  grandes  ressources,  personnelles  et  il 
voulait  enlever  la  femme  de  son  patron.  Avec  cela  on  échafaude 
un  réquisitoire.  Ajoutez  le  départ  pour  l'étranger,  le  silence,  le 
retour  tardif.  La  déposition  du  nommé  Philippeaux,  surtout,  est 
pleine  de  fiel.  Ce  garçon-là  devait  être  jaloux  de  son  collègue 
plus  favorisé.  Je  le  soupçonne  d'une  passion  malheureuse  pour 
M""^  Frasne.  C'était  une  femme  fatale.  Un  peu  maigre,  mais  de 
beaux  yeux. 

D'une  qualité  d'âme  inférieure,  il  ne  sentit  pas  que  cette 
réflexion  était  déplacée  et  que  la  présence  du  père  de  l'accusé 
l'obligeait  à  plus  de  réserve.  Il  reprit  après  une  pause  : 

—  Il  ,ne  suffit  pas  de  protester  de  son  innocence.  Le  vol 
étant  admis,  le  jury  cherchera  un  coupable.  Il  faut  le  lui  dé- 
signer. L'offensive,  je  l'ai  souvent  remarqué,  est  d'un  résultat  plus 
sûr  que  la  défensive.  Elle  détourne  l'attention  pour  la  concentrer 
ailleurs.  Je  la  pratique  toujours  avec  succès.  Or,  en  l'espèce,  le 
vrai  coupable  est  tout  désigné. 

Il  s'empara  du  code  sur  la  table  et  le  feuilleta.  Ses  deux  in- 
terlocuteurs l'écoutaient  sans  l'interrompre  : 

—  Notez  que  M""^  Frasne  ne  court  aucun  risque.  Elle  est  cou- 
verte par  l'article  380  :  Les  soustractions  commises  par  des  maris 
au  préjudice  de  leurs  femmes,  par  des  femmes  au  préjudice  de 
leurs  maris...  ne  peuvent  donner  lieu  qiià  des  réparations  civiles. 

—  Nous  le  savons,  observa  M°  Hamel. 

—  En  famille,  on  ne  se  vole  pas.  Ce  n'est  donc  pas  dénoncer 
]y[nie  ppasne  à  la  vindicte  publique  que  la  désigner.  Mais  il  y  a 
mieux  encore.  Mon  instinct  ne  me  trompe  guère.  J'ai  mis  la 
main  sur  le  contrat  de  mariage  des  époux  Frasne.  Je  pensais  bien 
y  découvrir  quelque  chose.  Par  l'entremise  d'un  avoué  de  Gre- 
noble, je  m'en  suis  procuré  une  expédition.  Et  j'y  ai  trouvé  la 
preuve  que  M"""  Frasne,  en  prenant  cent  mille  francs  dans  le 

TOME  XXX.  —  1905.  48 


754  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coffre-fort  de  son  mari,  a  pu  croire  qu'elle  se  remboursait  elle- 
même. 

—  Je  ne  comprends  pas,  dit  cette  fois  M.  Roquevillard. 

—  Vous  allez  comprendre.  C'est  d'une  clarté  aveuglante.  Son 
mari,  par  ce  contrat,  lui  constitue  une  donation  de  cent  mille 
francs. 

—  En  cas  de  survie? 

—  Non,  immédiate.  Mais  naturellement,  elle  était  révocable 
en  cas  de  divorce,  et  l'époux  en  conservait  l'administration.  Le 
régime  est  la  séparation  de  biens.  Néanmoins,  M"*^  Frasne,  igno- 
rante de  la  loi,  aura  supposé  qu'elle  était  propriétaire  des  cent 
mille  francs  et  qu'en  abandonnant  le  domicile  conjugal  elle  avait 
le  droit  de  les  emporter.  C'est  un  raisonnement  absurde,  mais 
par  là  même  c'est  un  raisonnement  de  femme.  Ainsi  je  m'explique 
pourquoi  d'un  dépôt  de  cent  vingt  mille  francs  réunis  sous  la 
même  enveloppe,  le  voleur  a  pris  soin  de  n'en  retirer  que  cent 
mille.  Ce  n'est  pas  un  vol,  c'est  un  remboursement.  M""^  Frasne 
a  cru  exercer  un  droit. 

—  Oui,  conclut  M.  Roquevillard  intéressé  par  une  argumen- 
tation aussi  solide,  le  contrat  explique  tout. 

—  Et  c'est  l'acquittement  certain,  incontestable,  affirma 
M.  Bastard  en  s'animant  et  commençant  d'agiter  ses  grands  bras. 
Quel  jury  résisterait  à  une  pareille  démonstration?  Aux  assises, 
j'ai  bien  rarement  autant  d'atouts  dans  mon  jeu. 

—  Vous  ne  défendez  pas  toujours  des  innoccns,  insinua  le 
bâtonnier, 

—  Innocens  ou  coupables,  c'est  la  preuve  qiiî  importe.  Ici, 
nous  la  tenons. 

Le  père  de  l'accusé,  qui  voulait  une  réhtibilitation  complète 
prit  alors  la  parole  : 

—  La  découverte  du  contrat  est  en  effet  un  élément  très  fa- 
vorable à  la  défense.  Votre  éloquence,  Bastard,  en  tirera  le 
meilleur  usage,  et  nous  pouvons  escompter  le  succès  final.  Mais  il 
y  a  un  point  que  je  vous  prie  instamment  de  traiter  dans  votre 
plaidoirie.  Maurice  n'est  pas  parti  sans  ressources  avec  M"*®  Frasne. 
Il  emportait  plus  de  cinq  mille  francs,  empruntés  pour  la  plus 
grande  part  à  ses  deux  sœurs,  à  son  grand-oncle  Etienne,  et  à  sa 
tante,  M""^  Camille  Roquevillard,  qui  en  témoigneront  au  besoin. 
Dans  la  ville  d'Orta  où  il  s'était  retiré,  il'  a  reçu  un  chèque 
de  huit  mille  francs  délivré  par  la  Société  de  Crédit,  agence  de 


LES   ROQUE VILLARD.  755 

Chambéry,  qui  en  représente  le  talon.  Ces  explications  sont  in- 
dispensables à  un  double  point  de  vue.  D'abord  elles  répondent 
d'avance  à  une  accusation  nouvelle  que  la  partie  civile,  abandon- 
nant l'article  408  sur  l'abus  de  confiance,  pourrait  tirer  de  l'ar- 
ticle 380  in  fine.  Le  vol  entre  époux  ne  tombe  pas  sous  le  coup 
de  la  loi,  c'est  entendu,  mais  le  'Gode  pénal  ajoute  :  A  l'égard 
de  tous  autres  individiis  qui  auraient  recelé  ou  appliqué  à  leur 
profit  tout  ou  partie  des  objets  volés,  ils  seront  punis  comme  cou- 
pables de  vol.  Il  faut  qu'il  ne  subsiste  à  ce  sujet  aucune  équi- 
voque. Et  cet  article  n'existerait-il  point  que  je  tiens  encore 
essentiellement  à  préserver  l'honneur  de  mon  fils  de  toute  pro- 
miscuité d'existence  dont  il  n'aurait  point  payé  les  frais. 

—  Très  bien,  approuva  M.  Hamel. 

—  Très  bien,  répéta  M.  Bastard  d'un  ton  indifférent. 

Et  M.  Roque villard,  dont  le  visage,  que  la  lutte  passionnait, 
se  rassérénait  avec  l'espérance  de  sortir  de  l'épreuve,  conclut  en 
deux  mots  : 

—  Maintenant,  nous  sommes  armés  et  la  victoire  est  sûre. 
Le  bâtonnier  leva  sur  lui  ses  yeux  tristes,  d'un  bleu  passé, 

décoloré  par  l'âge  : 

—  Mon  ami,  vous  avez  donc  oublié  la  difficulté  dont  je  vous 
ai  parlé  au  début  de  notre  entretien? 

Ce  fut  le  retour  de  l'angoisse. 

—  Quelle  difficulté? 

M.  Ikistard  reprit  aussitôt  la  première  place,  qu'il  ne  cédait 
pas  volontiers  : 

—  Voilà!  Notre  beau  plan,  dont  la  réussite  ne  fait  pour  moi 
aucun  doute,  échoue  par  l'obstination  de  votre  fils. 

—  De  mon  fils? 

—  Parfaitement.  Nous  venons  de  lui  exposer,  à  la  prison, 
comment  nous  entendions  le  sauver.  Savez-vous  ce  qu'il  nous  a 
répondu  ? 

—  Ah  !  je  crains  de  le  deviner. 

—  Qu'il  s'opposait  formellement  à  ce  que  le  nom  de  M"^  Frasne 
fût  prononcé  par  son  défenseur  et  que,  s'il  l'était,  il  s'accuserait 
aussitôt  lui-même. 

—  Je  le  redoutais,  murmura  M.  Roque  villard  à  mi-voix. 

—  En  vain  lui  ai-je  représenté  que  cette  chevalerie  était  ridi- 
cule, qu'il  ne  dénonçait  personne  puisque  M""  Frasne  n'était  pas- 
sible d'aucunes  poursuites,  et  que  l'acte  de  sa  maîtresse  s'expli- 


756  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

qiiait  même  par  son  inexpérience  des  jafîaircs , et  la  fausse  inter- 
prétation qu'elle  avait  pu  donner  à  son  contrat  do  mariage.  Tout 
a  été  inutile.  Je  me  suis  heurté  à  une  obstination  invincible. 

—  Vous  a-t-il  fourni  des  raisons? 

—  Une  seule  :  l'honneur. 

—  C'en  est  une. 

—  Non,  ce  n'est  qu'un  sentiment.  En  justice  nous  n'avons 
pas  à  nous  placer  au  point  de  vue  de  l'honneur,  mais  à  celui  de 
la  loi. 

Le  bâtonnier,  qui  n'approuvait  pas  cette  théorie,  présenta  la 
question  sous  une  autre  forme. 

—  C'est  l'honneur  de  M""  Frasne  surtout  qu'il  envisage.  Pour 
préserver  le  sien,  il  doit  établir  qu'il  n'a  ni  dérobé  une  somme 
d'argent,  ni  profité  du  détournement  d'autrui.  Il  prouve  le  pre- 
mier point  en  arguant  du  contrat  de  M""^  Frasne,  et  le  second 
avec  le  témoignage  écrit  de  la  Banque  Internationale  de  Milan 
où  les  fonds  de  M""*  Frasne  étaient  déposés.  Mais  il  se  refuse 
catégoriquement  à  cette  démonstration. 

—  Vous  le  lui  avez  dit,  vous? 

—  Je  le  lui  ai  dit,  et  qu'il  s'exposait  gravement  en  se  présen- 
tant désarmé  aux  jurés. 

—  Que  vous  a-t-il  répondu? 

—  Que  jamais  il  ne  laisserait  accuser  M"^  Frasne  de  quoi  que 
ce  fût,  et  qu'il  interdisait  à  son  défenseur  de  prononcer  jusqu'au 
nom.  de  celle-ci.  Nous  l'avons  trouvé  inébranlable.  «  Mais  enfin, 
comment  voulez-vous  qu'on  vous  défende  ?  lui  a  objecté  M*  Bas  tard. 
—  Comment  peut-on  me  croire  coupable?  a-t-il  fièrement  répondu. 
Qu'on  regarde  d'où  je  viens  et  qui  je  suis  :  cela  doit  suffire.  » 

—  Quel  enfant!  reprit  M.  Bastard  qui  lissait  avec  contente- 
ment sa  belle  barbe.  Sans  doute  l'honorabilité  de  la  famille  est 
un  puissant,  argument  dont  je  compte  aux  assises-  tirer  bon 
parti.  Mais  c'est  un  argument  en  quelque  sorte  accessoire.  Il  ne 
touche  pas  au  fond  du  débat.  On  ne  plaide  pas  avec  les  parens. 
Pourquoi  pas  avec  les  morts  ? 

—  Ils  témoignent  pour  nous,  répondit  M.  Hamel  non  sans 
quelque  solennité. 

—  Il  y  a  un  coupable,  ne  l'oublions  pas.  Bon  gré,  mal  gré, 
le  jury  le  cherchera.  Si  ce  n'est  pas  l'amant,  c'est  la  maîtresse. 
Si  ce  n'est  pas  la  maîtresse,  c'est  l'amant.  Nous  avons  la  preuve 
gue  c'est  elle,  et  nous  refuserions  de  la  donner?  C'est  insensé I 


LES    ROQUEVILLARD.  757 

J'ai  prévenu  votre  fils,  mon  cher  confrère,  que  je  ne  pouvais 
accepter  de  le  défendre  dans  ces  conditions,  et  je  viens  vous  le 
répéter.  Vous  savez  avec  quelle  ardeur  'je  m'en  étais  chargé  et 
que  j'y  apportais  tous  mes  soins.  Paralysé,  que  puis-je  faire? 
Vous  me  voyez  profondément  affecté  de  cette  décision,  mais  il 
m'est  impossible  de  me  présenter  à  la  barre  ainsi  ligotté. 
Le  malheureux  père  de  l'accusé  lui  tendit  la  main  : 

—  C'est  un  concours  précieux  que  je  perds,  et  c'est  peut-être 
le  salut.  Mais  la  défense  ne  doit  pas  être  entravée. 

Malgré  leur  manque  de  sympathie  réciproque,  les  deux  avo- 
cats étaient  pareillement  émus.  On  ne  partage  pas  impunément 
la  même  vie  professionnelle,  les  mêmes  combats,  les  mêmes  pré- 
occupations d'esprit. 

—  Voyez-le,  vous,  dit  encore  M.  Bastard  en  se  levant.  Peut- 
être  obtiendrez- vous  ce  que  nous  n'avons  pas  obtenu. 

—  Non,  je  ne  le  pense  pas. 

—  Si  vous  parveniez  à  le  décider,  je  demeure  à  votre  dispo- 
sition. Et  vous  pourrez  compter  sur  mon  plus  bel  effort.  Il  est 
près  de  six  heures,  excusez-moi.  J'ai  un  rendez-vous  d'affaires. 

M.  Roque villard  le  reconduisit  jusqu'à  la  porte  et  sur ,1e  seuil 
il  le  remercia  : 

—  Nous  avons  été  quelquefois  divisés,  mon  cher  confrère.  Je 
n'oublierai  jamais  que,  dans  la  circonstance  la  plus  grave  de  ma 
vie,  il  n'a  pas  dépendu  de  vous  de  me  consacrer  votre  dévoue- 
ment et  votre  talent. 

—  Mais  non,  mais  non!  répliqua  le  grand  avocat  d'assises 
que  sa  propre  bienfaisance  étonnait,  je  pensais  mieux  réussir. 
C'était  une  belle  cause.  Décidez-le.  Je  reviendrai. 

Lorsqu'il  rentra  dans  son  cabinet,  M.  Roque  vil  lard  trouva 
M.  Hamel  qui  s'était  approché  du  feu  et  qui  tisonnait  par  dis- 
traction. Il  s'assit  en  face  de  lui,  et  tous  deux  restèrent  long- 
temps à  réfléchir  sans  parler. 

—  Ma  voix  n'a  jamais  porté  bien  loin,  dit  enfin  le  bâtonnier 
poursuivant  ses  déductions  intérieures,  et  l'âge  l'a  cassée.  Je  n'ai 
jamais  su  que  démontrer  et  non  pas  émouvoir.  Cependant  je  serai 
là,  je  prononcerai  quelques  mots  sur  la  famille  de  l'inculpé,  sur 
l'inculpé  lui-même.  Mais  il  faut  un  autre  porte-parole.  Je  ne 
puis  que  vous  assister,  mon  ami. 

Il  ne  livrait  point  son  opinion  sur  l'attitude  de  Maurice  et 
peut-être  ne  se  l'expliquait-il  pas.  Il  gardait  cette  défiance  de  la 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme,  confinant  au  dédain,  qui  se  rencontre  souvent  à  la  fin 
d'une  vie  austère  et  disciplinée.  L'honneur  d'une  M""^  Frasne  ne 
lui  paraissait  point  mériter  tant  d'égards.  On  citait  de  lui  ce 
trait  excessif  :  ayant  salué  un  jour  une  dame  de  mauvaise  répu- 
tation qui  en  avait  tiré  vanité,  car  il  répandait  autour  de  lui 
le  respect,  il  le  sut  et  dès  lors  cessa  de  reconnaître  personne 
dans  les  rues  de  la  ville. 

—  Le  jury,  se  demanda  tout  haut  M.  Roquevillard  qui  com- 
prenait mieux  son  enfant,  devinera-t-il  la  générosité  de  ce 
silence?  C'est  peu  probable. 

—  C'est  impossible,  affirma  nettement  M.  Hamel.  Votre  fils 
se  perd  quand  il  n'y  a  pas  lieu  de  sauver  cette  personne.  Mais 
ji'avons-nous  pas  le  droit  de  le  défendre  malgré  lui? 

—  Et  comment  ? 

—  Aux  assises,  la  défense  est  obligatoire,  vous  le  savez 
comme  moi.  A  défaut  d'un  avocat  choisi  par  l'accusé,  le  prési- 
dent lui  en  désigne  un  d'office.  Si  M^  Bastard  est  désigné  d'of- 
fice, —  et  il  suffit  que,  bâtonnier,  je  l'indique  au  président,  —  il 
recouvre  la  liberté  intégrale  de  plaider,  au  risque  d'être  désa- 
voué par  son  client. 

—  Mais  ce  désaveu  influencera  défavorablement  le  jury. 

—  Je  ne  vois  pas  d'autçe  moyen.  A  moins  que... 

Et  le  grand  vieillard  se  tut.  Les  interrogations  multipliées  de 
M.  Roquevillard  ne  réussirent  pas  à  le  tirer  de  son  mutisme. 

—  La  partie  est  perdue,  finit  par  murmurer  ce  dernier. 
Alors  M.  Hamel  se  leva  : 

—  Vous  croyez  en  Dieu  comme  moi,  mon  ami.  Invoquez-le, 
il  vous  inspirera.  Votre  fils  est  innocent;  il  doit  être  acquitté. 
Sa  véritable  faute  ne  relève  pas  de  la  justice  des  hommes.  Elle 
n'atteint  que  lui-même  et  malheureusement  sa  famille. 

Comme  il  se  disposait  à  partir,  déjà  tourné  vers  la  porte,  il 
revint  en  arrière,  et  tout  à  coup  tendit  les  bras  à  son  confrère. 
Ce  geste  exceptionnel  découvrait  le  fond  de  tendresse  qui  se  dis- 
simulait sous  cette  énergie  tendue  depuis  un  si  grand  nombre 
d'années.  Il  était  surprenant  et  doux  comme  une  expression  de 
fraîcheur  et  de  pureté  sur  le  visage  d'une  femme  âgée,  ou  comme 
ces  fleurs  qui  persistent  à  croître  jusque  sous  la  neige.  Les 
deux  hommes  s'étreignirent  avec  émotion. 

—  Vous  ne  nous  abandonnerez  pas,  vous,  dit  M.  Roquevil- 
lard, merci. 


LES    ROQUE VILLARD.  7S9 

—  Je  me  souviens,  répliqua  le  vieillard. 

Et  ramenant  sur  les  épaules  son  pardessus  dont  flottaient  les 
manches  vides,  il  s'éloigna  d'un  pas  pressé  dans  le  corridor  où  son 
hôte  avait  peine  à  le  suivre  pour  l'accompagner  jusqu'à  la  porte. 

Demeuré  seul,  M.  Roque villard  s'assit  à  la  table  de  travail 
où  tant  de  difficultés  matérielles  et  morales  avaient  été  résolues 
et,  la  tête  dans  les  mains,  il  chercha  comment  il  sauverait  son 
fils  qui,  en  se  perdant,  perdait  sa  race  entière.  Moins  absolu, 
plus  indulgent  et  plus  apte  à  comprendre  la  vie  et  les  hommes 
que  M.  Hamel  enfermé  dans  ses  convictions  intransigeantes 
comme  dans  une  tour,  il  reconnaissait,  dans  la  résolution  de 
l'accusé,  cette  ténacité  et  cette  revendication  des  responsabilités 
qui,  de  génération  en  génération,  avaient  créé  et  maintenu  la 
force  des  Roquevillard.  Mais  cette  force,  celui-ci  employait  les 
mêmes  dons  à  la  détruire.  Pour  édifier  son  bonheur  individuel, 
il  avait  compromis  tout  le  passé  et  tout  l'avenir  des  siens  dont 
il  montrait  pourtant  les  signes  distinctifs  jusque  dans  sa  faute. 
Et,  le  trouvant  exempt  de  lâcheté  et  de  bassesse,  son  père  son- 
geait que  si  le  jeune  homme  reprenait  un  jour  sa  place  au  foyer 
et  dans  la  société,  il  ne  laisserait  pas  fléchir  la  tradition  et  uti- 
liserait pour  leur  but  normal  les  facultés  dont  il  avait  faussé 
l'emploi.  A  tout  prix,  il  fallait  le  reprendre  intact  à  cette  passion 
qu'il  refusait  de  renier. 

«  A  moins  que...  »  reprit  M.  Roquevillard,  que  cette  parole 
mystérieuse  du  bâtonnier  avait  frappé.  Que  signifiait  cette  res- 
triction? 

Il  releva  son  front  penché  et,  s'adossant  au  fauteuil,  il  re- 
garda en  face  de  lui.  Ses  yeux  s'arrêtèrent  sur  le  plan  de  la  Vigie 
accroché  à  la  muraille  qui,  hors  du  cercle  de  lumière  projeté 
par  la  lampe,  se  distinguait  mal  dans  l'ombre.  Il  évoqua  le  do- 
maine comme  un  ancêtre,  comme  un  conseiller,  et  en  même 
temps  les  cruels  syllogismes  de  M^  Rastard  lui  revenaient  en 
mémoire. 

«  Il  y  a  eu  vol.  Donc  il  y  a  un  coupable.  Lequel?  Si  ce  n'est 
pas  lui,  c'est  elle.  Il  ne  veut  pas  que  ce  soit  elle.  Donc  c'est 
lui...  Que  répondre  à  cette  simplicité  de  raisonnement  appro- 
priée aux  cervaux  rustiques  des  jurés?  » 

Et  tout  à  coup,  tandis  qu'il  considérait  les  traits  confus  de  la 
carte,  il  crut  voir  surgir  une  idée  comme  un  éclair  dans  la 
nuit  : 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Si  l'on  supprimait  le  vol,  il  n'y  aurait  plus  de  coupable.  Le 
jury  serait  forcé  d'acquitter.  Gomment  supprimer  le  vol?  » 

Et  la  Vigie  lui  parla. 

Quelques  instans  plus  tard,  Marguerite  frappa  discrètement  à 
la  porte. 

—  Entre,  dit-il,  je  suis  seul. 

—  Eh  bien!  père,  qu'avez-vous  décidé? 

Il  lui  expliqua  le  nouveau  danger  de  condamnation  où  les 
mettait  l'obstination  de  Maurice  et  conclut  : 

—  M^  Bastard  nous  abandonne.  Il  refuse  de  plaider. 

—  Alors,  demanda-t-elle  tout  apeurée,  qui  le  défendra?  Et 
comment  le  défendre? 

—  Ne  t'inquiète  pas  encore,  petUe.  J'ai  peut-être  un  moyen. 

—  Lequel? 

—  Plus  tard  je  te  l'apprendrai.  Laisse-moi  y  réfléchir.  Il  exi- 
gerait un  grand  sacrifice. 

—  Faites-le  vite,  père. 

Les  yeux  de  la  jeune  fille  brillaient  d'une  telle  flamme  que 
toute  l'âme  pure  et  généreuse  s'y  reflétait. 

—  Chère  fille!  murmura-t-il  avec  orgueil. 

Elle  lui  sourit,  d'un  sourire  fragile  comme  en  ont  ceux  qui 
vivent  depuis  longtemps  dans  le  malheur. 

—  Père,  dit-elle,  j'avais  toujours  pensé  que  ce  serait  vous  qui 
le  défendriez. 

X.  —  LE  CONSEIL  DE  FAMILLE 

—  Suis-je  de  trop?  demanda  Marguerite. 

Sur  le  seuil  du  cabinet  de  travail  elle  s'était  arrêtée  en  décou- 
vrant une  nombreuse  compagnie. 

—  J'allais  te  chercher,  dit  son  père.  Ta  place  est  avec  nous. 
Un  grand   vieillard  sec  et  boutonné,  qui  s'appuyait  à  la  che- 
minée où  flambait  un  l'eu  clair,  jeta  du  haut  de  sa  tête  • 

—  De  mon  temps,  on  ne  tenait  pas  conseil  avec  des  femmes. 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  une  femme  qui  a  compromis  la  mai- 
son, riposta  vivement,  du  fond  d'un  fauteuil,  une  dame  un  peu 
forte,  déjà  mûre  et  vêtue  de  noir. 

Mais  ce  n'était  là  qu'une  discussion  de  principes,  car  tous 
deux  firent  trêve  pour  accueillir  la  jeune  fille  avec  bonne  grâce. 
Elle    salua  tour  à  tour  son  grand-oncle,  Etienne  Roquevillard 


LES    ROQUEVILLARD.  ■  761 

qui,  plus  âgé  encore  que  M'=  Hamel,  portait  ses  quatre-vingts 
ans  sans  plier  sous  leur  poids,  sa  tante  par  alliance,  M""^  Camille 
Roquevillard,  puis  son  cousin  Léon,  fils  de  celle-ci,  industriel 
à  Pontcharra,  en  Dauphiné,  enfin  Charles  Marcellaz,  arrivé  le 
matin  de  Lyon. 

Au  dehors,  un  ciel  lourd,  chargé  de  neige,  semblait  descendre 
sur  le  Château,  comme  pour  l'écraser.  Déjà  il  atteignait  le  don- 
jon. Les  arbres  dépouillés  lui  tendaient  leurs  branches  sup- 
pliantes. Seul,  le  lierre  de  la  Tour  des  Archives  gardait  sa  teinte 
d'éternel  printemps.  Malgré  ses  quatre  fenêtres,  la  pièce  se  res- 
sentait de  la  morosité  du  jour.  Des  bibliothèques,  des  portraits, 
du  paysage  d'Hugard,  tombait  une  impression  de  tristesse.  Les 
derniers  volumes  de  jurisprudence,  empilés  sur  un  guéridon, 
n'étaient  pas  reliés  comme  ceux  des  années  précédentes.  La 
grande  table  couverte  de  dossiers,  dont  l'un  était  ouvert,  étalant 
ses  pièces  de  procédure  et  ses  actes  civils,  témoignait  de  la  con- 
tinuité d'un  travail  que  les  plus  graves  soucis  n'avaient  pas  sus- 
pendu, tandis  qu'une  gerbe  fraîche  de  chrysanthèmes,  placée 
devant  une  photographie  de  i\f"'^  Valentine  Roquevillard,  révé- 
lait le  soin  journalier  d'une  main  de  femme. 

L'avocat  pria  ses  hôtes  de  s'asseoir.  La  tête  inclinée,  il  parut 
réfléchir.  Il  avait  beaucoup  vieilli  en  un  an.  La  couronne  de 
ses  cheveux  et  sa  moustache  courte  aux  poils  durs  grisonnaient. 
Deux  plis  s'étaient  creusés  autour  delà  bouche,  et  le  cou  amaigri 
laissait  voir,  par-devant,  une  large  rigole.  La  chair  moins  ferme 
des  joues  et  leur  teint  plombé  complétaient  cet  ensemble  de 
signes  de  décadence  que  Marguerite  ne  pouvait  constater  sans 
un  serrement  de  cœur.  Quelle  difTérence  entre  l'homme  absorbé 
par  sa  méditation,  assista  devant  cette  table,  et  celui  qui,  de- 
bout au  sommet  du  coteau,  profilait  sur  le  ciel,  aux  vendanges  do 
l'année  précédente,  sa  silhouette  robuste  et  joyeuse  ! 

Quand  il  se  redressa,  de  ce  seul  geste  il  se  fit  reconnaître. 
Du  fond  de  l'arcade  sourcilière  ses  yeux  lançaient  ce  regard 
impérieux,  difficile  à  supporter,  qui  se  fixait  sur  les  visages 
avec  une  précision  gênante.  Avant  d'avoir  parlé,  il  affirmait  par 
sa  seule  attitude  qu'il  était  le  chef  et  que  les  épreuves  ne  vien- 
draient pas  facilement  à  bout  de  sa  force  de  résistance. 

—  Je  vous  ai  convoqués,  dit-il,  parce  que  la  famille  court 
un  danger.  Or  nous  portons  le  même  nom,  sauf  Charles  Mar- 
cellaz, qui  a  le  rang  d'un  fils  puisqu'il  représente  ma  fille  Ger- 


702  ■   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maine.  Félicie  et  Hubert  sont  trop  loin  pour  être  consultés.  Mais 
leur  vie  atteste  une  toile  abnégation  qu'ils  n'ont  pas  besoin  de 
l'être.  Je  sais  leur  désintéressement. 

—  Vous  avez  de  bonnes  nouvelles  du  capitaine?  interrogea 
M"^  Camille  Roquevillard,  que  l'uniforme  de  son  neveu  avait 
toujours  impressionnée  favorablement  et  qui  était  incapable  de 
penser  à  plus  d'une  personne  à  la  fois. 

Ce  fut  Marguerite  qui  répondit  : 

—  Pas  depuis  quelque  temps,  et  les  dernières  n'étaient  pas 
très  bonnes.  Il  avait  pris  les  fièvres. 

—  Les  assises,  reprit  M.  Roquevillard,  s'ouvrent  le  6  dé- 
cembre, dans  trois  semaines.  Maurice  comparaîtra  au  début  de 
la  session. 

—  C'est  une  simple  formalité,  dit  Léon  qui,  fier  de  diriger  à 
vingt-huit  ans  une  usine  assez  considérable,  affectait  un  carac- 
tère pratique  et  positif  et  ramenait  toutes  choses  à  leur  résultat. 
L'acquittement  est  certain. 

D'un  non  catégorique  l'avocat  lui  ferma  la  bouche.  Sa  fille 
en  frissonna.  Les  hommes  se  regardèrent,  surpris,  inquiets  : 

—  Comment,  non? 

—  Puisqu'il  n'est  pas  coupable. 

—  Puisque  c'est  M™^  Frasne. 

Charles  Marcellaz  avait  parlé  le  dernier,  désignant  l'ennemie. 

—  La  misérable!  ajouta  la  veuve  en  levant  les  yeux  au  pla- 
fond et  en  déplorant  intérieurement  que  ce  nom  fût  prononcé 
devant  Marguerite.  Elle  divisait  simplement  les  femmes  en  deux 
catégories  :  les  honnêtes  et  celles  qui  ne  le  sont  pas,  mais  elle  ne 
cherchait  point  l'origine  des  petits  enfans  qu'elle  secourait.  Au  re- 
bours de  tant  d'intellectuelles  et  d'émancipées  d'aujourd'hui,  son 
horizon  était  borné,  mais  non  sa  charité  ni  son  dévouement. 

—  L'acquittement  n'est  pas  certain,  reprit  le  chef  de  famille, 
à  cause  des  conditions  que  mon  fils  impose  à  la  défense.  Je  l'ai 
vu  plusieurs  fois  dans  sa  prison.  La  dernière,  notre  bâtonnier, 
M''  Hamel,  m'accompagnait.  Maurice  est  inébranlable.  Il  ne 
consent  à  être  défendu  que  si  le  nom  de  M'"^  Frasne  n'est  pas 
prononcé  par  son  défenseur. 

D'un  commun  accord,  l'industriel  et  l'avoué  se  révoltèrent  : 

—  C'est  impossible.  Il  est  fou. 

—  C'est  une  trahison. 

—  11  ne  faut  pas  l'écouter. 


LES    ROQUEVILLARD.  763 

—  Tant  pis  :  abandonnez-le. 

Au  cousin  Léon  revenait  ce  conseil  de  lâcheté.  L'avocat  le 
toisa  d'un  regard  où  la  colère  et  le  mépris  se  changèrent  bientôt 
en  douleur.  La  famille  môme  se  désagrégeait,  puisque  l'un  de 
ses  membres  répudiait  toute  solidarité.  Mais,  dans  le  silence  qui 
suivit,  l'ancêtre  prononça  doucement  : 

—  Moi,  j'estime  que  Maurice  a  raison. 

M.  Roquevillard,  sur  cette  réflexion  inattendue,  continua  son 
exposé  : 

—  Cette  générosité  pourrait  être  comprise  d'un  jury  de 
bourgeois.  Elle  ne  le  sera  pas  d'un  jury  de  simples  paysans. 
Ceux-ci,  du  débat,  ne  retiendront  qu'un  point  :  la  disparition 
d'une  somme  de  cent  mille  francs  dont  le  chiffre  môme  les 
éblouira.  Ils  sont  plus  sensibles  aux  attentats  contre  la  propriété 
qu'aux  attentats  contre  les  personnes.  Cette  somme,  raisonne- 
ront-ils, n'a  pu  être  dérobée  que  par  lui  ou  par  elle.  Si  c'était 
elle,  il  nous  le  dirait  et  nous  l'acquitterions.  Dans  le  doute, 
nous  l'acquitterions  encore.  Il  n'ose  pas  l'accuser;  donc,  c'est 
lui.  Car  ils  n'ont  pas  notre  conception  de  l'honneur. 

—  L'honneur  !  l'honneur  !  répéta  deux  fois  Léon  que  le 
dédain  trop  évident  de  l'avocat  avait  irrité.  Il  s'agit  avant  tout 
d'éviter  une  condamnation  qui  serait  déshonorante.  Je  n'admets 
que  cet  honneur-là,  moi,  celui  du  Code. 

Le  plus  vieux  des  Roquevillard,  à  son  tour,  dévisagea  le 
jeune  homme  avec  indignation. 

—  Je  vous  plains,  murmura-t-il  d'une  voix  qui,  par  manque 
de  dents,  était  sifflante. 

Sans  déférence  pour  l'ùge,  l'industriel  réclama  : 

—  Pourquoi  ? 

—  Mais  parce  que  vous  ne  comprenez  plus  rien  à  certains 
mots. 

—  Justement,  des  mots,  de  grands  mots  quand  c'est  vous  qui 
les  employez. 

Conciliant,  Charles  Marcellaz  donna  cette  explication  juri- 
dique : 

—  M™®  Frasne  est  coupable.  Or,  sa  culpabilité  ne  tombe  pas 
sous  le  coup  de  la  loi.  Le  vol  commis  par  une  femme  au  préju- 
dice de  son  mari  ne  comporte  aucune  sanction.  En  la  dénonçant, 
Maurice  ne  lui  fait  courir  aucun  risque  et  il  dépose  conformé- 
meut  à  la  vérité. 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  l'oncle  Etienne,  dont  la  lointaine  jeunesse  avait  été  ora- 
geuse, prononça  en  dernier  ressort  : 

—  On  ne  dénonce  sous  aucun  prétexte  une  femme  dont  on 
a  été  l'amant.  Je  reconnais  ton  fils,  François. 

La  veuve  qui,  depuis  le  commencement  de  la  réunion,  blâ- 
mait tout  bas  le  sien,  lequel  tenait  d'elle  son  intelligence  terre  à 
terre  sans  y  joindre  la  bonté,  voulut  tout  haut  le  soutenir  contre 
ce  vieillard  qui  prêchait  une  étrange  morale  : 

—  Vous  voulez  qu'on  respecte  ces  créatures? 

Le  chef  de  famille  apaisa  d'un  geste  l'inutile  querelle  : 

—  Laissez-moi  achever.  Quand  le  moment  sera  venu,  je  vous 
demanderai  d'intervenir.  Maurice  s'oppose  à  toute  dénonciation 
de  M™®  Frasne.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  s'il  a  tort  ou  raison, 
puisqu'il  est  décidé,  et  que  nous  n'y  pouvons  rien.  Si  la  défense 
passait  outre,  il  s'accuserait  lui-même  plutôt  que  de  l'approuver, 
et  préférerait  se  charger  du  crime.  Dans  ces  conditions,  que  se 
passera-t-il?  La  question  est  là,  non  ailleurs.  Le  jury,  forcé  d'ac- 
cepter le  fait  matériel  du  vol  qui  ne  saurait  être  nié,  impres- 
sionné par  une  perte  d'argent  aussi  considérable,  cherchera,  je  le 
prévois,  un  coupable.  Désarmé  vis-à-vis  de  M""^  Frasne,  il  se 
retournera  contre  mon  fils.  Qu'il  lui  accorde  ou  non  les  circon- 
stances atténuantes,  c'est  la  flétrissure. 

—  Ah!  père,  laissa  échapper  Marguerite. 

—  Le  danger  est  très  grand.  Le  mesurez- vous  ?  Or,  j'ai  pensé 
qu'il  y  avait  peut-être  un  moyen  de  le  conjurer. 

La  jeune  fille,  que  son  père  n'avait  pas  renseignée  sur  ses 
projets  avant  la  réunion  de  famille,  se  reprit  à  l'espoir  : 

—  Coûte  que  coûte,  père,  il  faut  l'employer. 

—  Voici.  Aux  assises,  dans  les  affaires  d'abus  de  confiance, 
j'ai  toujours  constaté  que  la  restitution  emportait  l'acquittement. 
Le  jury  est  surtout  sensible  à  la  perte  d'argent.  Supprimez-la,  il 
ne  tient  plus  guère  à  frapper  un  coupable.  Pas  de  préjudice,  pas 
de  sanction:  pas  de  victime,  pas  de  condamné:  c'est  une  asso- 
ciation d'idées  qui  lui  est  habituelle. 

Le  gendre  de  M.  Roquevillard  tira  la  conclusion  : 

—  Vous  voudriez  restituer  à  M.  Frasne  l'argent  que  sa  femme 
a  emporté  ? 

—  C'est  cela. 

—  Cent  mille  francs  !  s'écria  Léon,  c'est  un  chiffre. 
Et  Charles  Marcellaz  de  protester  aussitôt  : 


LES    ROQUEVILLARD.  765 

—  Mais  c'est  avouer  la  faute  de  Maurice.  Il  paie,  donc  il  est 
coupable. 

—  Non  pas.  La  caution  qui  paie  à  la  place  du  débiteur  prin- 
cipal n'est  pas  ce  débiteur.  Par-  la  bouche  de  son  avocat,  Mau- 
rice expliquera  aux  jurés  que,  s'il  ne  veut  pas  accuser,  il  entend 
demeurer  hors  de  tout  soupçon.  M.  Frasne  remboursé,  il  n'y  a 
plus  de  vol.  Laisser  M.  Frasne  à.  découvert,  c'est,  je  le  crains, 
livrer  mon  fils. 

—  Bien!  François,  approuva  l'oncle  Etienne  qui  agita  sa  tête 
de  grand  oiseau  déplumé. 

Cette  marque  d'estime  décida  la  veuve  à  une  démonstration 
amicale. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien,  dit-elle,  toutes  ces  manigances. 
Mais  bonne  renommée  vaut  mieux  que  ceinture  dorée,  et  je  suis 
de  cœur  avec  vous,  François. 

Son  fils  qui  l'écoutait  ne  se  rassura  qu'au  mot  de  cœur  qui  n'en- 
gageait à  rien.  Il  échangea  avec  l'avoué  un  regard  qui  signifiait  : 
«  Ces  vieilles  gens  traitent  de  haut  la  fortune,  quand  c'est  elle 
seule  qui  donne  la  considération  et  permet  le  développement  des 
familles.  »  Se  sentant  appuyé,  Marcellaz  interrogea  avec  douceur: 

—  Payer  cent  mille  francs,  le  pouvez- vous,  mon  père? 

—  C'est  une  autre  question,  répondit  un  peu  sèchement 
M.  Roquevillard  qui  commençait  à  s'énerver,  je  l'aborderai  tout 
à  l'heure.  D'abord  les  principes,  ensuite  les  moyens  d'applica-' 
tion. 

Mais  lui-même,  déjà  décidé,  renversa  l'ordre  en  ajoutant  : 

—  S'il  le  faut,  je  vendrai  la  Vigie. 

C'était  le  plus  grand  sacrifice.  Marguerite  en  comprit  l'hé- 
roïsme et  devint  toute  pâle.  Partagé  entre  le  respect  et  l'intérêt, 
entre  l'admiration  et  l'indignation,  Charles  hésita,  chercha  une 
issue  à  ce  flot  de  sentimens  contraires  et,  sur  un  coup  d'œil  iro- 
nique de  son  cousin  Léon,  il  argumenta: 

—  Vendre  la  Vigie  !  Vous  n'en  avez  pas  le  f.emps  avant  le 
6  décembre.  Ou  bien  vous  vendrez  à  vil  prix.  La  Vigie  vaut 
cent  soixante  mille  francs  au  bas  mot,  sans  les  bois  que  vous  avez 
achetés,  il  y  a  quatre  ans,  sur  la  commune  de  Saint-Cassin. 

Ces  objections,  l'avocat  se  les  était  déjà  posées  à  lui-même 
sans  nul  doute,  car  elles  le  trouvaient  préparé  : 

—  C'est  possible,  dit-il  simplement.  Reste  l'emprunt  hypo- 
thécaire. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  au  cinq  ou  au  quatre  et  demi.  Au  cinq,  probablement, 
à  cause  de  la  nécessité  immédiate  que  les  hommes  d'affaires  ne 
manqueront  pas  d'exploiter,  quand  la  terre  ne  rend  que  le  trois 
à  peine  et  qu'il  suffit  d'une  gelée  ou  d'une  grôle  pour  anéantir 
une  récolte.  Vous  avez  trop  d'expérience,  mon  père,  pour  ignorer 
que  l'emprunt  hypothécaire  est  pour  le  sol  une  maladie  incu- 
rable, mortelle.  Déjà  la  propriété  immobilière  constitue  aujour- 
d'hui un  danger  pour  qui  ne  vit  pas  sur  la  terre  ou  n'a  pas  de 
bonnes  rentes  moyennant  quoi  il  puisse  faire  face  aux  intem- 
péries, à  la  concurrence.  Ce  serait  compromettre  irrémédiable- 
ment l'avenir.  Et  la  Vigie,  c'est  le  patrimoine  de  famille,  le 
patrimoine  sacré  auquel  on  ne  touche  pas. 

M.  Roque  villard  l'avait  laissé  parler.  Impatient,  il  haussa  le  ton  : 

—  Personne  n'a  plus  que  moi  aimé  et  compris  la  terre,  écouté 
ses  conseils,  ausculté  son  mal  dans  la  crise  qu'elle  traverse.  Et 
c'est  à  moi  qu'on  reproche  de  l'oublier.  Mais  apprenez  donc,  si 
vous  ne  le  savez  pas,  qu'il  y  a  dans  le  plan  des  choses  humaines 
un  ordre  divin  qu'il  faut  respecter.  Au-dessus  de  l'héritage  ma- 
tériel, je  place,  moi,  l'héritage  moral.  Ce  n'est  pas  le  patrimoine 
qui  fait  la  famille.  C'est  la  suite  des  générations  qui  crée  et  main- 
tient le  patrimoine.  La  famille  dépossédée  peut  reconstituer  le 
domaine.  Quand  elle  a  perdu  ses  traditions,  sa  foi,  sa  solidarité, 
son  honneur,  quand  elle  se  réduit  à  une  assemblée  d'individus 
agités  d'intérêts  contraires  et  préférant  leur  destin  propre  à  sa 
prospérité,  elle  est  un  corps  vidé  de  son  âme,  un  cadavre  qui 
sent  la  mort,  et  les  plus  belles  propriétés  ne  lui  rendront  pas 
la  vie.  Une  terre  se  rachète,  la  vertu  d'une  race  ne  se  rachète 
pas.  Et  c'est  pourquoi  la  perte  de  la  Vigie  m'affecte  moins  que 
le  risque  de  mon  fils  et  de  mon  nom.  Mais  parce  que  la  Vigie  est 
demeurée  de  siècle  en  siècle  le  lot  des  Roquevillard,  je  n'ai  pas 
voulu  interrompre  une  si  longue  continuité  de  transmission  sans 
vous  avertir,  sans  vous  consulter.  Je  vous  ai  fait  connaître  mon  avis 
le  premier  :  j'ai  eu  tort.  Donnez-moi  le  vôtre  à  tour  de  rôle  avec 
sincérité.  Je  ne  dis  pas  que  j'en  tiendrai  compte  s'il  s'oppose  au 
mien.  Je  suis  le  chef  responsable.  Mais  une  détermination  qui 
brise  d'un  seul  coup  le  travail  de  tant  de  générations  est  si  grave 
qu'il  me  serait  doux  d'être  approuvé  par  un  conseil  de  famille. 

Le  silence  qui  suivit  ces  paroles  lui  montra  que  son  entou- 
rage avait  saisi  l'importance  de  la  décision  à  prendre.  11  regarda 
sur  la  muraille  le  plan  du  domaine  qui  s'y  trouvait  suspendu  et 


LES    ROQUEVILLARD.  767 

qui  indiquait  les  adjonctions  successives  avec  la  date  des  contrats. 
Si  souvent,  en  préparant  ses  plaidoiries,  il  l'avait  contemplé, 
non  point  pour  y  lire  des  tracés  et  des  chiffres,  mais  pour  se 
reorésenter  des  bois,  des  champs,  des  vignes,  et  les  labours  et 
les  vendanges  !  Un  morceau  de  la  terre,  les  travaux  agricoles, 
le  mouvement  des  saisons  tenaient  dans  ce  cadre  étroit  dont  les 
quelques  traits  noirs  n'étaient  pas  inutiles  à  son  imagination. 

Ses  yeux  s'en  écartèrent  et  par  les  fenêtres  distinguèrent,  sous 
le  ciel  bas,  le  château  des  vieux  ducs  édifié  lentement  à  toutes 
les  époques  de  l'histoire,  démantelé  à  demi,  imposant  dans  ses 
restes,  et  gardien  du  passé.  Mieux  que  tous  les  documens  et 
toutes  les  archives,  mieux  que  les  manuels  et  les  chronologies, 
il  imposait  le  souvenir,  par  cela  seul  qu'il  demeurait  debout, 
comme  un  témoin  vivant.  A  lui  seul,  il  évoquait  l'ancienne 
Savoie,  et  le  temps  des  aïeux  et  les  rudes  guerres,  tandis  que 
les  ogives  de  la  Sainte-Chapelle  symbolisaient  de  pieux  élans  de 
cœur.  Que  resterait-il  des  morts,  de  leurs  actions,  de  leurs  sen- 
timens,  sans  les  signes  matériels  où  ils  se  réalisèrent  et  qui  les 
rappellent  ?  La  Vigie  défrichée,  conquise,  agrandie,  restaurée, 
n'était-elle  pour  rien  dans  le  destin  des  Roque villard?  et  quand 
elle  serait  abandonnée,  ne  manquerait-il  pas  à  la  race  son  point 
d'appui,  le  signe  visible  de  sa  continuité?  Dans  les  familles  ter- 
riennes, les  générations  se  passaient  la  bêche  comme  les  cou- 
reurs antiques  se  passaient  le  flambeau.  Et  voici  que  le  dernier 
chef  la  laissait  tomber. 

Mais  l'avocat  détourna  la  tête,  repoussant  toute  hésitation. 
Le  patrimoine  n'était  pas  plus  la  famille  que  la  prière  n'était 
l'église,  et  le  courage  un  donjon.  Loin  du  sol  natal,  au  Soudan, 
en  Chine,  Hubert  et  Félicie  transportaient  l'énergie  vitale  que 
leur  avait  donnée  la  tradition.  Rendu  à  son  existence  normale, 
Maurice  rachèterait  par  le  travail  sa  faute.  Et  pour  Marguerite, 
la  flamme  du  dévouement  la  brûlait. 

Il  s'adressa  à  sa  fille,  comme  à  la  plus  jeune  de  l'assemblée 
et  pour  entendre  l'écho  de  sa  pensée  : 

—  Toi,  dit-il,  parle  la  première. 

Elle  rougit  d'être  ainsi  consultée  publiquement. 

—  Moi,  père?  Tout  ce  que  vous  ferez  sera  bien  fait.  Sauvez 
Maurice,  je  vous  en  prie.  Si  vous  pensez  que  la  vente  de  la  Vigie 
soit  nécessaire,  n'hésitez  pas  à  la  vendre.  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  fortune.  Dans  tous  les  cas,  prenez  ma  part.  Ne  vous 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inquiétez  pas  de  moi.  Pour  vivre  il  me  faut  peu  de  chose  et  je 
me  tirerai  d'affaire. 

—  Je  le  savais,  approuva  M.  Roquevillard. 

Doucement,  il  caressa  la  main  de  Marguerite  tandis  qu'il 
interpellait  son  neveu  : 

—  A  toi,  Léon . 

Et  se  méfiant  de  lui,  il  ajouta: 

—  Souviens-toi  de  ton  père. 

Le  jeune  homme  prit  l'air  important  des  arrivistes  qui  ont 
réussi  et  qui,  néanmoins,  sont  prêts  à  donner  pour  rien  la 
recette  du  succès.  Il  allait  enseigner  ces  vieillards  ignorans  de 
la  vie  moderne  que  de  nouvelles  conditions  font  rapide,  égoïste 
et  réaliste  : 

—  Mon  oncle,  commença-t-il,  vous  êtes  de  ces  hommes  d'au- 
trefois qui    cherchaient    partout  des    croisades    et  se  battaient 
contre  les  moulins  à  vent.  Votre  ruine  est  inutile.  Voyez  les 
choses  d'une  façon  plus  positive.  A  cette  heure,  Maurice  pratique 
contre  vous  le  chantage  de  l'honneur.  L'honneur  de  M"*"  Frasne 
ne  vaut  pas  cent  mille  francs.  Mon  gentil  cousin  fait  le  bravache 
dans  sa  prison.  Quand  viendra  l'audience,  il  filera  plus  doux.  Je 
ne    suis    pas   avocat,  mais  j'ai  lu  souvent  dans   les  journaux, 
comme  tout  le  monde,  les  comptes  rendus  des  crimes  passion- 
nels. Toujours  les  accusés,  et  les  plus  orgueilleux,  dénoncent 
ou  chargent  leurs  complices  ou  leurs  victimes  au  dernier  mo- 
ment pour  s  innocenter  eux-mêmes.  La  crainte  du  verdict  est  le 
commencement  de  la  sagesse.  Maurice  est  un  garçon  intelligent, 
plein  d'avenir:  il  comprendra.  Si,  par  hasard,  il  ne  comprenait 
pas,  eh  bien!  tant  pis  pour  lui,  après  tout.  C'est  triste  à  dire  de- 
vant vous,  mon  oncle,  et  je  vous  en  exprime  mes  regrets.  Mais 
il  l'aura  voulu  et  je  sais  que  vous  aimez  la  franchise.  Son  risque 
lui  est  personnel.  La  solidarité  de  la  famille  n'entraîne  plus  la 
déchéance  de  tous  par  la  faute  d'un  seul.   C'était  là  une  de  ces 
théories  absurdes  que  notre  temps  a  définitivement  reléguées 
dans  le  passé.  Chacun  pour  soi,   c'est  la  nouvelle  devise.  Nul 
n'est  tenu  des  dettes  d'autrui,  quand  ce  serait  son  père,  son  frère 
ou  son  fils.  L'argent  que  je  gagne  est  à  moi  :  de  même  mes 
bonnes  et  mes  mauvaises  actions.  On  a  déjà  bien  assez  de  peine 
à   organiser-  son   propre   bonheur,   sans  lui    imposer  le  poids 
effroyable  de  vingt  générations.  Avancez  à  Maurice  sa  part,  si 
vous  y  tenez,  mais  réservez  celles  de  ses  frère  et  sœurs,  et  le  pain 


LES    ROQUEVILLARD.  7fi9 

de  vos  vieux  jours.  Quant  à  la  Vigie,  vendez-la  en  effet,  si  vous 
en  trouvez  un  bon  prix,  non  pour  acheter  la  compassion  des 
jurés,  mais  parcft  que  la  terre,  aujourd'hui,  n'est  plus  bonne 
qu'au  paysan  qui  la  ronge  comme  un  rat.  L'industrie,  les  ma- 
chines, c'est  l'avenir,  comme  la  société,  c'est  l'individu. 

L'ancêtre,  sur  cette  harangue,  laissa  échapper  un  petit  rire 
aigu  et  marmonna  : 

—  Il  parle  bien.  Un  peu  long,  mais  il  parle  bien. 

La  veuve,  elle,  s'agitait_,  joignait  les  mains  pour  invoquer  le 
Seigneur. 

—  Tu  as  fini?  demanda  M.  Roquevillard,  non  sans  quelque 
impertinence. 

—  J'ai  fini. 

—  Si  j'ai  bien  compris,  tu  jetterais  volontiers  Maurice  par- 
dessus bord. 

—  Pardon,  mon  oncle  :  il  s'y  jette  lui-même.  Ce  n'est  pas  la 
même  chose.  S'il  était  raisonnable,  il  sortirait  aisément  sain  et 
sauf  des  griffes  de  la  justice.  Mais  il  ne  veut  pas  être  raison- 
nable. Je  suis  toujours  pour  la  raison,  moi. 

Le  chef  de  famille  se  tourna  vers  son  gendre. 

—  Et  vous,  Charles,  êtes- vous  aussi  pour  la  raison? 
Marcellaz  hésita  avant  de  répondre .  Il  supportait  impatiemment 

la  supériorité  de  son  beau-père.  Celle  de  la  famille  de  sa  femme 
sur  sa  propre  famille  le  frappait  à  chaque  comparaison  et  l'irri- 
tait, surtout  depuis  qu'il  s'était  rapproché  de  son  pays  d'origine. 
Laborieux  et  économe,  il  organisait  avec  acharnement  l'avenir 
de  ses  enfans,  et  se  montrait  jaloux  de  protéger  une  médiocre 
fortune  péniblement  acquise.  Les  affaires  l'avaient  absorbé, 
rétréci  et  durci.  Mais  il  aimait  Germaine,  et  s'il  se  méfiait  des 
mouvemens  qu'inspire  la  sensibilité,  c'est  qu'il  n'en  était  pas  dé- 
pourvu. Il  biaisa,  déplora  le  passé,  la  situation  sans  issue. 

—  Pourquoi  Maurice  nous  préfère-t-il  M"""  Frasne  jusque 
dans  sa  prison?  C'est  absurde,  puisqu'elle  n'encourt  aucune  pé- 
nalité. Il  trahit  la  famille  pour  un  faux  point  d'honneur.  Cent 
mille  francs,  payer  cent  mille  francs,  n'est-ce  point  au-dessus  de 
vos  forces  ?  Il  ne  faut  pas  tenter  l'impossible. 

—  Mais  si,  dit  Marguerite,  il  faut  tenter  l'impossible  pour  le 
sauver. 

—  Enfin,  conclut  M.  Roquevillard  qui  voulait  une  réponse 
ferme,  vous  me  conseillez,  vous  aussi,  d'abandonner  mon  fils? 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'avoué  baissa  la  tête  pour  ne  pas  rencontrer  le  regard  iro- 
nique du  jeune  Léon,  et  presque  honteux,  murmura: 

—  Non,  tout  de  même. 

Quand  il  releva  le  front,  il  fut  surpris  du  regard  que  son 
beau-père  posait  sur  lui,  et  dont  l'expression,  habituellement 
autoritaire,  était  voilée,  tendre,  d'une  douceur  inconnue,  comme 
on  s'étonne  de  la  force  d'un  fleuve  en  découvrant,  sous  quelque 
verdure  fraîche,  son  humble  source. 

—  A  votre  tour,  Thérèse. 

La  veuve  qui,  depuis  le  discours  de  son  fils,  n'avait  plus 
écouté  quoi  que  ce  fût,  ne  se  fit  pas  répéter  l'invitation.  Gou- 
vernée par  un  sûr  instinct,  elle  ne  se  mêla  pas  d'argumenter  sur 
des  principes  qu'elle  appliquait  et  ne  savait  pas  définir.  Comme 
beaucoup  de  femmes,  elle  substituait  immédiatement  aux  théo- 
ries des  questions  de  personnes,  ce  qui  du  moins  a  le  mérite 
d'écarter  les  solutions  abstraites  et  de  dissiper  les  brouillards 
philosophiques.  De  tout  le  débat  elle  n'avait  retenu  qu'une  pa- 
role, mais  c  (jLait  la  bonne.  Incapable  de  répondre  à  plus  d'un 
seul,  elle  s'en  prit  à  Léon  sans  aucun  souci  du  reste  de  l'as- 
semblée : 

—  Chacun  pour  soi,  as-tu  dit?  Si  ton  oncle  ici  présent  avait 
pratiqué  cette  belle  maxime,  mon  garçon,  tu  ne  dirigerais  pas, 
à  l'heurG»  qu'il  est,  une  usine  qui  te  rapporte  des  cents  et  des 
cents... 

—  Maman,  tu  te  moques  de  moi,  interrompit  le  jeune  homme 
que  cette  sortie  atteignait  dans  son  amour-propre.  Mais  la 
bonne  dame  était  partie  et  ne  s'arrêta  point. 

—  Non,  non,  tu  sais  ce  que  je  veux  dire.  Je  te  l'ai  déjà 
raconté  et,  si  tu  l'as  oublié,  je  rafraîchirai  ta  mémoire.  Il  y  a 
quinze  ans,  quand  ton  père  eut  placé  toute  son  épargne  dans 
l'usine  qu'il  fondait,  comme  les  commandes  n'affluaient  pas 
encore,  un  jour  vint  où  il  dut  suspendre  ses  paiemens.  L'indus- 
trie était  nouvelle  dans  le  pays,  personne  n'avait  confiance.  Il 
alla  trouver  son  frère  aîné,  ton  oncle  François,  et  lui  exposa  le 
péril.  François  lui  prêta  sur  l'heure,  et  sans  intérêts,  les  vingt 
mille  francs  dont  il  avait  un  besoin  si  urgent  que  nous  étions 
menacés  de  faillite.  Ainsi  nous  fûmes  sauvés,  mon  petit.  De  ces 
heures  mauvaises,  j'ai  conservé  une  grande  peur  de  la  misère. 
Que  Dieu  me  la  pardonne  !  c'est  elle  qui  t'a  rendu  égoïste  et 
méfiant. 


LES    ROQUEVILLARD.  771 

—  Bien,  bien,  je  ne  me  rappelais  pas,  avoua  Léon  avec  mau- 
vaise humeur. 

M""^  Camille  Roqaevillard  était  si  gonflée  de  son  sujet  qu'elle 
ne  se  laissa  pas  amadouer  par  cette  concession,  elle  qui,  d'ordi- 
naire, après  quelque  tapage,  cédait  toujours  aux  raisons  de  son 
fils.  Quand  on  vit  côte  à  côte,  on  ne  s'observe  pas,  et  l'on  est 
quelquefois  tout  surpris,  dès  qu'une  circonstance  grave  en  fournit 
l'occasion,  de  découvrir  la  solitude.  Aujourd'hui,  cette  sen- 
sation d'isolement  est  plus  fréquente  d'une  génération  à  l'autre, 
à  cause  du  relâchement  des  liens  de  famille  et  de  la  rapide  trans- 
formation des  idées. 

Elle  affecta  de  s'adresser  à  son  beau-frère  : 

—  Je  ne  suis  de  votre  parenté  que  par  alliance,  François. 
Mais  je  porte  le  même  nom  que  vous  et  je  me  souviens.  C'est 
vingt  mille  francs  que  je  mets  à  votre  disposition,  si  vous  en  avez 
besoin  à  votre  tour.  Je  ne  comprends  rien  à  vos  histoires,  mais 
vous  êtes  malheureux.  Quant  à  M"'''  Frasne,  c'est  une  coquine, 

—  Ma  tante,  je  vous  aime  bien,  dit  Marguerite. 
Et  M.  Roque villard  ajouta  : 

—  Merci,  Thérèse.  Je  n'en  aurai  probablement  pas  besoin. 
Je  suis  heureux  de  savoir  que  je  puis  compter  sur  vous  à 
l'occasion. 

Le  dernier  enfin,  l'ancêtre  motiva  son  avis  d'une  voix  lente, 
mais  ferme  et  qui,  par  momens,  voulant  se  forcer,  jeta  des  éclats 
de  cloche  fêlée  : 

—  Le  père  est  le  juge  domestique  de  ses  biens,  François.  Tu 
es  seul  responsable,  tu  ne  relèves  de  personne.  J'étais  le  cadet 
de  ton  père,  nous  fûmes  orphelins  de  bonne  heure  :  il  nous 
éleva,  nous  dirigea,  nous  aida,  car  il  était  l'héritier  et  le  chef  de 
famille.  En  ce  temps-là,  —  c'était  sous  le  régime  sarde,  avant 
l'annexion,  —  les  filles  ne  recevaient  qu'une  légitime  et  on  ne 
les  épousait  pas  pour  leurs  écus,  le  patrimoine  devenait  le  lot 
d'un  seul  avec  ses  obligations  auxquelles  n'aurait  pas  failli  l'hé- 
ritier, telles  que  nourrir ,  doter,  établir  les  cadets,  recevoir  les 
infirmes,  les  nécessiteux,  les  vieillards.  Ces  jeunes  gens  ignorent 
ce  que  représentait  alors  le  patrimoine  qui  était  la  force  maté- 
rielle de  la  famille,  de  toute  la  famille  groupée  autour  d'un 
chef,  assurée  de  subsister,  de  durer,  grâce  à  sa  cohésion.  Aujour- 
d'hui, à  quoi  bon  garder  un  domaine  ?  Si  tu  ne  le  vends  pas,  la 
loi  se  charge   de  le  pulvériser.  Avec  le  partage  forcé,  il  n'y  a 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  de  patrimoine.  Avec  le  chacun  pour  soi  d'une  part,  et  de 
l'autre  l'intervention  permanente  et  intéressée  de  l'Etat  dans  tous 
les  actes  de  la  vie,  il  n'y  a  plus  de  famille.  Nous  verrons  ce  que 
réalisera  cette  société  d'individus  asservis  à  l'État. 

Il  eut  un  rire  discret  et  méprisant,  et  termina  sur  des  consi- 
dérations moins  générales. 

—  Cependant,  tu  as  raison  de  préférer  notre  honneur  à.  ton 
argent.  Il  est  juste  aussi  que  tu  nous  en  avertisses.  Nous  te  sui- 
vions dans  ta  prospérité.  Le  sort  t'accable;  nous  sommes  là.  Je 
n'ai  pas  grand'chose  pour  ma  part.  A  côté  de  ma  pension  de 
conseiller,  je  ne  possède  guère  que  vingt-cinq  ou  trente  mille 
francs  de  titres  dont  le  revenu  m'aide  à  vivre.  Je  suis  déjà  bien 
vieux.  Après  moi  je  te  les  donne,  et,  tout  de  suite,  s'il  le  faut. 

M.  Roquevillard  ému,  répliqua  simplement  : 

—  Je  suis  fier  de  votre  approbation,  mon  oncle,  et  touché 
de  votre  appui.  Ma  tâche,  maintenant,  sera  plus  légère  à  accom- 
plir. Ce  sacrifice  d'argent,  c'est  l'acquittement  de  Maurice  :  mon 
expérience  des  affaires  me  le  garantit.  Je  ne  crois  pas  pouvoir 
sauver  la  Vigie.  Voici  le  dénombrement  de  notre  fortune. 

—  Ceci  ne  nous  regarde  plus,  interrompit  l'ancêtre  en  se 
levant. 

—  Je  vous  le  dois,  au  contraire,  afin  que  vous  sachiez  que 
si  la  Vigie  est  un  jour  sortie  des  mains  des  Roquevillard,  ce  ne 
fut  ni  sans  douleur,  ni  sans  nécessité.  Vous  êtes  mes  témoins. 
La  Vigie  vaut  au  moins  cent  soixante  mille  francs.  Mes  bois  de 
Saint-Cassin  sont  estimés  vingt  mille.  Germaine  a  reçu  en  dot 
soixante  mille  francs. 

—  Devrais-je  vous  les  rendre  en  tout  ou  en  partie  ?  demanda 
timidement  Charles  Marcellaz  dont  la  générosité  avait  d'autant 
plus  de  mérite  qu'elle  s'accompagnait  de  regrets,  de  renjords  et 
d'hésitations.  Ils  sont  engagés  à  concurrence  d'un  certain  diiffre 
dans  le  prix  de  l'étude  que  j'ai  acquise  à  Lyon. 

—  En  aucun  cas,  mon  ami.  Ils  vous  appartiennent  définiti- 
vement et  vous  avez  trois  enfans.  Lorsque  Félicie  est  entrée  au 
couvent,  nous  avons  placé  sur  sa  tête  vingt  mille  francs  en  rente 
viagère.  Et  nous  avions  réservé  pour  Marguerite  une  dot  équi- 
valente à  celle  de  Germaine.  Sur  cette  dot,  elle  a  touché  huit 
mille  francs  qu'elle  a  remis  à  son  frère. 

—  Cent  huit  mille,  additionna  à  mi-voix  Léon  aui  boudait.  Il 
vous  revient  cher. 


LES    ROQUEVILLARD.  773 

Encore  ignorait-il  les  petits  prêts  à  fonds  perdus  que  lui 
avaient  consentis,  Tannée  précédente,  sa  propre  mère  et  l'ancien 
magistrat. 

—  Père,  dit  la  jeune  fille,  disposez  de  ma  dot.  Je  ne  me  ma- 
rierai pas. 

—  La  femme  est  faite  pour  le  mariage,  constata  la  veuve. 
Et  Marguerite  ajouta  d'une  voix  résolue  : 

—  J'ai  mes  brevets,  je  travaillerai.  Je  fonderai  une  école. 

—  Bien  que  les  femmes,  à  mon  idée,  ne  doivent  pas  succéder, 
intervint  l'oncle  Etienne,  je  dérogerai  en  sa  faveur  à  mes  prin- 
cipes. C'est  à  elle  que  je  léguerai  mes  quarante  mille  francs. 

—  Trente  mille,  rectifia  Léon  qui  évaluait  sa  perte. 

—  Non,  quarante,  répliqua  le  vieillard  qui,  dans  la  crise 
commune,  rejetait  définitivement  mais  péniblement  son  avarice. 
Je  diminuais  tout  à  l'heure,  involontairement.  Et  même  quarante- 
cinq,  pour  finir.  Je  referai  mon  testament  qui  t'instituait  mon 
héritier,  François. 

—  Merci  pour  elle,  mon  oncle.  Mais  je  ne  toucherai  à  sa  dot, 
d'ailleurs  insuffisante,  que  s'il  m'est  impossible  de  réaliser  prom- 
ptement  et  dans  des  conditions  acceptables  la  Vigie.  Car  la  vente 
du  domaine,  si  elle  est  possible,  vaut  mieux  qu'un  emprunt.  J'y 
ai  réfléchi.  Le  rendement  de  la  terre  est  aujourd'hui  précaire. 
Nos  vignes,  nos  blés  rencontrent,  par  la  facilité  des  transports, 
des  concurrences  si  lointaines  que  nous  ne  pouvons  plus  estimer 
leurs  revenus  Je  préfère  assurer  l'avenir  de  Marguerite,  et  per- 
mettre à  mes  fils  d'achever  le  dessin  de  leur  vie.  Si  je  ne  trouve 
pas  à  la  vendre,  la  terre  me  servira  toujours  de  caution  pour 
emprunter. 

—  Nous  aussi,  assura  la  veuve,  nous  vous  cautionnerons. 

—  Parfaitement,  acquiesça  l'oncle  Etienne. 

Le  conseil  de  famille  était  terminé.  On  se  salua  amicalement, 
sauf  Léon  qui  montra  un  peu  de  froideur. 

—  C'est  toujours  la  caution  qui  paie,  fit-il  observer  à  sa 
mère  dès  l'escalier. 

—  Je  paierai,  dit  nettement  celle-ci. 

—  Vous,  vous  êtes  trop  bonne. 

—  Et  toi,  trop  ingrat. 

—  C'était  mon  père.  Ce  n'était  pas  moi. 

—  Ton  père  et  toi,  n'est-ce  pas  la. même  chose? 

—  Non. 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Charles  reconduisant  M.  Etienne  Roquevillard,  l'avocat  de- 
meura seul  avec  sa  lille.  Au  dehors,  la  lumière  baissait.  Le  don- 
jon, la  Tour  des  Archives  s'enveloppaient  de  brume  comme  d'un 
manteau  de  soir.  Le  cabinet  de  travail  s'emplissait  de  la  tristesse 
particulière  à  la  tombée  du  jour  en  hiver.  Marguerite  remit  une 
bûche  dans  la  cheminée. 

—  Je  suis  content,  dit  son  père.  Cela  s'est  bien  passé. 
Mais  elle  se  révolta  contre  son  cousin  : 

—  Ce  Léon  est  méchant.  Je  le  déteste. 

—  Sa  mère  est  une  brave  femme. 

Ils  se  turent.  Puis  tous  deux  regardèrent  le  plan  de  la  Vigie 
sur  la  muraille.  Au  lieu  d'une  feuille  obscure,  ils  revirent,  au 
beau  soleil  des  vendanges,  les  vignes  d'or,  les  champs  mois- 
sonnés, les  terres  prêtes  au  labour  et  la  vieille  maison  vaste  et 
commode.  C'était  lappel  suprême  du  domaine  condamné. 

Comme  avait  fait  Maurice,  du  haut  du  Calvaire  de  Lémenc 
avant  son  départ,  mais  pour  une  autre  sorte  d'amour  dont 
ils  n'attendaient  point  leur  bonheur  personnel,  ils  lui  dirent 
adieu. 

XI.  —  LA  BELLE  OPÉRATION  DE  M^  FRASNE 

Il  n'était  bruit  dans  tout  Chambéryque  de  la  belle  opération 
de  M"  Frasne.  Elle  était  un  sujet  courant  de  conv^ersatiou  à  la 
soirée  que  donnaient  M.  et  M"""  Sassenay  pour  fêter  les  dix-huit 
ans  de  leur  fille  Jeanne.  C'est  un  des  traits  de  la  société  provin- 
ciale que  les  hommes  transportent  dans  le  monde  leurs  occu- 
pations et  préoccupations  de  la  ville  et  n'abandonnent  point  dans 
le  plaisir  le  tracas  des  affaires  :  entre  deux  tours  de  valse,  aban- 
donnant ces  dames  à  leurs  rivalités  de  toilette,  ils  s'empressent 
dans  tous  les  coins  de  reprendre  leurs  médisances  financières  et 
leurs  soucis  professionnels.  Puis  le  drame  de  famille  qui  ébran- 
lait dans  leur  vieille  situation  sociale  les  Roquevillard  et  qui 
devait  recevoir  son  dénouement  le  surlendemain, —  on  était  au 
4  décembre,  —  à  l'audience  de  la  cour  d'assises,  passionnait 
l'opinion  publique.  Lasse  d'une  prépondérance  trop  appuyée  et 
trop  prolongée,  travaillée  par  ce  désir  de  nivellement  égalitaire 
qui  est  une  des  erreurs  modernes,  et  d'ailleurs  irritée  d'un 
orgueil  persistant  qui,  jusque  dans  l'infortune,  refusait  de  se 
nlaindre    et    de  auémander   la   pitié,    cette    opinion    Dubliau» 


LES    ROQUEVILLARD,  775 

guettait  la  fin  de  la  pièce  pour  voir  tomber  définitivement  une 
race  qui,  dans  d'autres  temps,  eût  été  considérée  comme  l'orne- 
ment de  la  cité. 

Parmi  les  invités,  hommes  de  loi,  médecins,  industriels, 
rentiers,  qui  gardaient  les  abords  du  buffet  comme  des  gérans 
préposés  à  la  surveillance,  et  dont  quelques-uns  seulement  se 
précipitaient  aux  premières  mesures  de  chaque  danse  sur  le 
groupe  des  jeunes  femmes  et  des  jeunes  filles  assises  au  salon, 
comme  la  sortie  victorieuse  d'une  place  assiégée,  pour  rega- 
gner ensuite  leur  cercle  masculin,  un  seul  ignorait  l'heureuse 
spéculation  du  notaire  que  les  uns  blâmaient  et  que  les  autres 
approuvaient  :  c'était  le  vicomte  de  la  Mortellerie.  Son  excuse 
était  d'en  être  demeuré  au  xiv*"  siècle  dans  l'histoire  du  château 
des  ducs  qu'il  préparait.  Vainement  s'efîorçait-il  d'entreprendre 
ses  voisins  sur  l'ingéniosité  d'Amédée  V  qui  fit  aménager  en 
1328  des  conduites  de  bois  pour  amener  l'eau  de  la  fontaine 
Saint-Martin  jusqu'aux  vastes  cuisines  oii  elle  jaillissait  dans  un 
énorme  bassin  en  pierre,  réservoir  des  lavarets  destinés  à  la 
table  ducale  :  on  n'écoutait  point  le  bavard  qui  retardait  de  près 
de  six  cents  ans.  Sentencieux,  cérémonieux,  ennuyeux,  appor- 
tant dans  ses  propos  la  dignité  de  sa  carrière  et  de  sa  vie, 
M.  Latache,  président  de  la  Chambre  des  notaires,  tenait  tête  au 
petit  avoué  Goulanges  qui,  musqué,  poudré  et  frisé,  prenait  au 
nom  de  la  jeune  école  la  défense  de  M.  Frasne. 

—  Non,  non,  affirmait-il  avec  solennité,  le  criminel  tient  le 
civil  en  état.  Il  fallait  attendre  le  verdict  du  jury  avant  d'ac- 
cepter la  réparation  du  dommage  matériel.  Ou  bien,  indemnisé, 
M.  Frasne  devait  retirer  sa  plainte.  Le  lucre  ne  se  môle  pas  à 
la  vengeance. 

—  Pardon,  pardon,  ripostait  le  bouillant  avoué  prompt  à 
l'escrime.  Raisonnons,  je  vous  prie.  M.  Frasne  a  déposé  contre 
Maurice  Roquevillard  une  plainte  en  détournement  d'une 
somme  de  cent  mille  francs  à  son  préjudice,  et  s'est  constitué 
partie  civile.  M.  Roquevillard  père  lui  offre  de  lui  restituer 
cette  somme  avant  l'arrêt,  et  vous  le  blâmez  d'accepter? 

• —  Je  ne  le  blâme  pas  d'accepter,  mais,  l'ayant  fait,  de  main- 
tenir les  poursuites.  Et  je  ne  comprends  pas  M.  [Roquevillard. 

—  Oh  !  lui,  il  sait  que  son  fils  est  coupable,  et  il  achète  ainsi 
l'indulgence  des  jurés.  Quant  à  M.  Frasne,  comme  une  con- 
damnation est  toujours  incertaine  aux  assises,  il  préfère  un  tiens 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  deux  tu  Vauras.  En  outre,  à  l'audience,  il  tirera  parti  de  co 
paiement  comme  d'un  aveu.  C'est  très  fort. 

—  C'est  très  intéressé,  surtout.  M.  Roqucvillard  père,  bien 
^ue  je  ne  m'explique  pas  les  mobiles  de  son  acte,  est  tout  de 
même  trop  expérimenté  pour  avoir  livré  une  telle  arme  à  son 
adversaire  sans  prendre  ses  précautions.  Le  reçu  qu'il  a  dû 
exiger  mentionne  sûrement  que,  s'il  acquitte  l'obligation  d'un 
tiers,  il  ne  reconnaît  point  pour  cela  que  ce  tiers  est  son  fils. 

—  Le  reçu  contient  en  effet  cette  réserve,  et  dans  les  termes 
les  plus  formels,  annonça  l'avocat  Paille t  qui  arrivait  et  entrait 
dans  la  discussion  sans  perdre  une  minute. 

—  Je  l'avais  deviné,  triompha  M.  Latache.  Et  plutôt  que 
d'apposer  sa  signature  au  bas  d'une  semblable  restriction, 
M.  Frasne  eût  été  mieux  inspiré  de  s'en  référer  à  la  décision  des 
juges. 

Mais  M.  Coulanges  ne  se  tint  pas  pour  battu  : 

—  Qu'est-ce  qu'un  pareil  reçu  prouve?  Paie-t-on  cent  mill 
francs  pour  un  inconnu  ? 

La  galerie  lui  donna  raison  et  le  lui  témoigna  par  un  mur- 
mure flatteur,  qui  signifiait  qu'en  efl'et  une  telle  générosité  ne 
va  pas  sans  quelque  nécessité  impérieuse.  Son  succès  néanmoins 
fut  court.  L'avocat  Paillet  le  lui  rafla  comme  on  escamote  une 
muscade.  Gai,  rond  et  gras,  il  savait  tout,  se  fourrait  partout, 
livrait  tout. 

—  Je  vois,  dit-il,  que  vous  ignorez  le  plus  beau  coup  de 
M.  Frasne. 

—  Parlez  ! 

—  Ah!  ah! 

Il  tenait  son  monde  par  une  nouvelle  qu'il  apportait.  Et 
comme  l'orchestre  préludait  au  sempiternel  quadrille  des  lan- 
ciers, il  abandonna  lâchement  ses  auditeurs  scandalisés  et  roula 
comme  une  boule  aux  pieds  d'une  dame  qu'il  invita.  Par  l'embra- 
sure de  la  porte,  ces  messieurs,  faute  de  mieux,  regardèrent 
évoluer  les  couples,  en  prenant  des  airs  détachés  pour  apprécier 
danseurs  et  danseuses  qui  avançaient,  reculaient,  se  saluaient, 
tournaient  selon  les  rythmes  de  la  musique  et  l'ordre  du  pas. 
Jeanne  Sassenay,  les  joues  roses,  la  coiffure  rebelle  à  la  symétrie, 
toute  gracile  et  juvénile  dans  une  robe  bleu  pâle  dont  le  léger 
décolletage  laissait  voir  un  coin  de  blancheur  caressée  de  lu- 
mière, s'appliquait  à  ne  point  confondre  les  figures  et  s'animait 


LES    ROQUEVILLARD.  777 

au  plaisir  avec  un  air  d'importance.  Elle  suscita  les  commen- 
taires : 

—  Pas  mal,  cette  petite. 

—  Bien  maigre. 

—  A  dix-huit  ans. 

—  Oh  !  elle  se  mariera  bientôt. 

—  Pourquoi  ? 

—  Elle  a  une  grosse  dot. 

—  Oui,  mais  son  frère  fait  des  dettes. 

—  Qui  épousera-t-elle  ? 

—  On  ne  sait  pas  encore.  On  parlait  de  Raymond  Bercy. 

—  L'ancien  fiancé  de  M"*  Roquevillard  ? 

—  Il  débute  comme  médecin. 

—  .Justement:  il  n'a  encore  tué  personne. 

Après  le  galop  final,  l'avocat  Paillet,  se  trouvant  altéré,  con- 
duisit sa  compagne  au  buffet,  but  du  Champagne,  mangea  une 
sandwich  au  foie  gras,  et,  ainsi  restauré,  daigna  reparaître  dans 
le  cercle  où  sa  désertion  fut  sévèrement  appréciée.  Mais  il  se 
rebiffa  en  riant  : 

—  Si  vous  me  grondez,  vous  ne  saurez  rien. 

—  Alors,  nous  vous  écoutons. 

—  Vous  en  êtes  encore,  vous  autres,  à  la  restitution  des  cent 
mille  francs  par  M.  Roquevillard  à  M.  Frasne. 

—  C'est  quelque  chose. 

—  Bien  peu  auprès  de  ce  que  vous  allez  apprendre. 

Aux  premières  notes  d'une  polka,  il  tourna  la  tête,  et  Ton  crut 
qu'il  aurait  le  cœur  de  repartir  en  laissant  une  seconde  fois  ses 
auditeurs  le  bec  dans  l'eau.  Tout  un  groupe  décidé  se  massa  vers 
la  porte  pour  lui  barrer  le  passage. 

—  Vous  avez  chaud,  ce  serait  imprudent,  observa  M.  La- 
tache. 

Et  l'avoué  Goulanges,  usant  d'un  autre  moyen,  mit  en  doute 
la  fameuse  nouvelle.  Aussitôt  le  nouvelliste  ouvrit  la  bouche 
pour  lâcher  sa  proie  : 

—  Eh  bien!  M.  Frasne  acquiert  pour  rien  le  domaine  de  la 
Vigie  qui  vaut  près  de  deux  cent  mille  francs. 

Les  exclamations  incrédules  se  croisèrent. 

—  Par  exemple  ! 

—  Vous  vous  moquez  de  nous. 

L'avocat  Bastard  et   M.   Vallerois,  procureur  de   la  Repu- 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blique,  qui  causaient  ensemble  à  l'écart,  se  rapprochèrent,  l'oreille 
tendue. 

—  Parfaitement,  accentua  l'orateur.  Pour  rien. 

—  Mais  comment? 

—  Voici.  M.  Roque  vil  lard,  pour  se  procurer  l'argent  dont  il 
avait  besoin,  a  mis  en  vente  la  Vigie.  M''  Doudan,  notaire,  lui  en 
a  offert  cent  mille  francs  payables  immédiatement  en  se  réser- 
vant de  lui  faire  connaître  l'acquéreur  dans  la  quinzaine.  Dans 
la  quinzaine,  retenez  ce  délai.  M.  Roquevillard,  qui  n'avait  pas 
le  choix  avant  les  assises,  a  accepté.  Il  ne  pouvait  espérer  da- 
vantage dans  un  si  court  espace  de  temps.  Or,  par  l'indiscrétion 
d'un  clerc,  on  sait  maintenant,  —  je  l'ai  appris  tout  à  l'heure,  — 
que  le  véritable  acquéreur,  c'est  M.  Frasne,  M.  Frasne  qui  verse 
cent  mille  francs  d'une  main  pour  les  recevoir  de  l'autre,  et  qui 
se  trouve  ainsi,  par  un  simple  jeu,  propriétaire  d'un  domaine 
magnifique. 

Ce  machiavélisme  dépassait  par  trop  la  commune  mesure 
des  artifices  bourgeois  pour  ne  pas  provoquer  la  stupeur.  On 
n'en  rechercha  point  la  cause  morale,  pas  plus  qu'on  n'avait  ap- 
profondi le  sacrifice  du  vieux  patrimoine  de  famille  chez  les 
Roquevillard.  M.  Frasne,  dans  la  crise  douloureuse  qu'il  avait 
traversée,  et  qui  ruinait  son  foyer  sinon  sa  fortune,  s'était  rat- 
taché à  ce  qui  demeurait  susceptible  de  le  passionner  encore, 
îes  affaires,  comme  un  artiste  demande  à  l'art  sa  consolation  ou 
une  femme  de  bien  à  la  charité.  Les  combinaisons  de  contrats 
et  de  chiffres  procuraient  un  alibi  à  sa  triste  pensée.  Il  oubliait 
n>omentanément  son  ennui  en  débrouillant  ceux  de  ses  cliens, 
et  dans  la  satisfaction  de  conduire  avec  adresse  la  bataille  des 
intérêts.  Le  sort  de  la  Vigie  lui  avait  inspiré  un  de  ces  coups  de 
tactique  audacieux  auxquels  il  ne  savait  pas  résister.  Il  espérait 
que  le  secret  en  serait  gardé  jusqu'après  la  session  des  assises. 
Mais  quel  secret  peut  se  garder  dans  une  ville  de  moins  de  vingt 
mille  habitans  où  déjà  la  vie  intérieure  est  considérée  comme 
une  prétentieuse  originalité? 

Le  premier,  M.  Latache  donna  son  sentiment  en  deux  mots 
qui,  émanant  du  président  de  la  Chambre  de  discipline,  valaient 
un  discours. 

—  C'est  incorrect. 

—  Point  du  tout,  répliqua  M.  Coulanges.  Un  domaine  est  en 
vente,  on  l'acauiert.  C'est  un  flroit. 


LES    ROQUEVILLARD.  779 

Néanmoins,  la  savante  manœuvre  de  M.  Frasne  ne  recueil- 
lait qu'un  petit  nombre  d'approbations,  qui  lui  venaient  du  camp 
de  la  jeunesse,  laquelle  place  aujourd'hui  son  enthousiasme, 
comme  ses  fonds,  aux  guichets  solides.  Il  réussissait  trop  bien 
dans  ses  entreprises  matérielles,  et  la  galerie,  de  mœurs  sévères 
et  de  sens  pratique,  en  tirait  grief  contre  lui  bien  plus  qu'elle  ne 
s'était  divertie  de  la  fuite  de  sa  femme.  De  plus,  aux  yeux  d'une 
société  particulariste,  son  origine  dauphinoise  faisait  de  lui  un 
étranger  que  de  tels  gains  devaient  enrichir  aux  dépens  du 
pays.  On  n'avait  point  été  fâché,  certes,  de  l'abaissement  des 
Roquevillard  dont  l'élévation  irritait  la  médiocrité  générale; 
mais  on  s'étonnait  de  les  voir  augmenter  eux-mêmes  leur  dé- 
sastre et  consommer  leur  ruine  de  leurs  propres  mains.  Pourquoi 
ce  désintéressement  si  Maurice  n'était  pas  coupable,  et,  s'il  l'était, 
pourquoi  cet  aveu?  Car  on  ignorait  la  décision  du  jeune  homme. 
M.  Hamel  était  fort  secret,  et  pour  M.  Bastard  son  silence  était 
calculé  :  friand  des  causes  retentissantes,  il  espérait  encore  qu'on 
réclamerait  son  appui. 

Excité  par  toutes  ces  révélations,  il  ne  se  tint  pas  de  parler 
à  son  tour.  Le  cercle  qui  entourait  le  buffet  fut  rompu,  la  danse 
finie,  par  un  cortège  de  couples  qui  venaient  se  rafraîchir.  La 
conversation  reprit  de-ci  de-là  par  petits  groupes  séparés,  comme 
ces  feux  qu'on  é  touffe  et  dont  les  flammes  crépitent  en  s'éparpillant. 
Le  procureur  Vallerois  rejoignit  M.  Bastard  dans  une  embrasure. 

—  Vous  aurez  beau  jeu  dans  votre  plaidoirie,  lui  dit-il,  pour 
cribler  de  sarcasmes  le  mari  de  M""^  Frasne. 

—  Il  n'est  pas  encore  certain  que  je  plaide,  répliqua  l'avocat. 

—  Gomment!  vous  ne  plaideriez  pas? 

Il  fallait  bien  expliquer  par  une  autre  cette  confidence  qui  était 
partie  sans  réflexion. 

—  Ce  jeune  niais  ne  veut  pas  être  défendu  sérieusement  afin 
de  ménager  l'honneur  de  sa  maîtresse. 

Ces  derniers  mots  furent  prononcés  avec  une  ironie  dédai- 
gneuse. Et  il  expliqua  au  magistrat  attentif  que  l'inculpé  démen- 
tait à  l'avance  toute  allusion  à  la  culpabilité  de  M"'*"  Frasne. 

—  Si  ce  n'est  vous,  qui  plaidera? 

—  Je  l'ignore.  M^  Hamel  sans  doute. 

Le  bâtonnier  ne  fut  pas  traité  avec  beaucoup  plus  d'égards 
que  la  femme  coupable.  Sa  vieillesse  et  son  impuissance  étaient 
mises  en  relief  pai-  le  seul  énoncé  railleur  de  son  nom. 


7S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  quelques  instans  de  silence,  M.  Vallerois  conclut . 

—  Je  comprends  maintenant  la  conduite  de  M.  Roquevillard. 
Il  supprime  le  vol  pour  sauver  son  fils.  C'est  sa  dernière  chance. 
Il  n'hésite  pas  à  sacrifier  sa  fortune...  C'est  très  beau. 

Peu  sensible  à  cet  hommage,  M.  Bastard  esquissa  un  geste 
vague,  susceptible  de  diverses  interprétations. 

—  Tout  ceci  entre  nous,  dit-il,  pour  rattraper  son  secret  pro- 
fessionnel. 

Et,  la  barbe  soigneusement  étalée  sur  son  plastron,  il, se 
dirigea  vers  un  groupe  de  dames,  avec  la  démarche  lente  et 
majestueuse  d'un  paon  qui  s'apprête  à  faire  la  roue. 

Resté  seul,  le  magistrat  ne  se  pressa  point  de  rechercher  une 
compagnie.  Il  continuait  de  songer  à  M.  Roquevillard  avec  ad- 
miration, et  il  évoquait  la  vie  douloureuse  et  vaillante  de  cet 
homme  depuis  le  jour  où,  dans  son  cabinet,  il  lui  avait  transmis 
la  plainte  de  M.  Frasne,  et  déjà  l'avait  trouvé  désintéressé,  fier, 
prêt  au  sacrifice. 

«  Pourquoi,  se  demandait-il,  suis- je  seul  ici  à  comprendre 
son  grand  caractère?  Aucune  des  personnes  présentes  ne  lui  va 
seulement  à  la  cheville,  et  ces  messieurs,  tout  à  l'heure,  le  trai- 
taient de  haut,  comme  si  le  malheur  l'avait  diminué  et  rendu 
leur  inférieur.  La  province  est  vindicative  et  envieuse.  » 

Dans  ses  lignes  simples,  le  drame  était  émouvant  et  l'on  s'en 
amusait.  Le  jeune  Maurice,  en  se  livrant  désarmé  au  jury,  li- 
vrait sa  famille,  et  son  père  abandonnait  le  vieux  domaine  à  bas 
prix  pour  reconquérir  l'enfant  prodigue.  Mais  si  l'avocat  de  l'ac- 
cusé avait  bouche  close,  une  autre  voix,  plus  autorisée  que  la 
sienne,  tombant  de  plus  haut,  pouvait  se  faire  entendre  à  sa 
place.  Après  le  réquisitoire  de  la  partie  civile,  n'appartenait-il 
pas  au  ministère  public  de  présenter  à  son  tour  la  cause?  Au 
lieu  de  s'en  rapporter  «  à  justice,  »  selon  la  formule  consacrée 
dans  ces  sortes  d'affaires,  plus  privées  que  publiques,  son  devoir 
n'était-il  pas  d'intervenir  avec  efficacité,  de  dégager  enfin  le 
rôle  néfaste,  le  rôle  prépondérant,  le  rôle  unique  de  M""^  Frasne, 
seule  coupable  d'un  abus  de  confiance  pour  lequel  elle  ne  pou- 
vait point  être  condamnée?  Quelle  belle  occasion  de  servir 
d'équité,  de  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres,  et  d'apporter  un 
peu  de  joie  dans  cet  intérieur  si  éprouvé  ! 

Toutes  ces  réflexions  se  pressaient  dans  le  cerveau  de  M.  Val- 
lerois. Mais  il  était  dessaisi  :  un  avocat  général  occuperait  aux 


LES    ROQUEVILLARD.  781 

assises  le  siège  du  ministère  public,  et  non  lui.  La  cause  de 
Maurice  Roquevillard  ne  le  concernait  plus.  D'ailleurs,  il  avait 
été  blâmé  de  la  démarche  insolite  qu'il  avait  tentée  auprès  du 
notaire  l'année  précédente,  et  qui  n'avait  pu  demeurer  longtemps 
secrète.  A  quoi  bon  se  mêler  d'une  affaire  qui  ne  le  regardait 
plus  et  ne  lui  valait  que  du  désagrément?  Pour  sa  tranquillité, 
sa  sympathie  saurait  se  contenter  d'être  passive. 

Afin  de  ne  pas  approfondir  ni  juger  son  égoïsme,  il  se  pré- 
cipita dans  la  cohue  des  invités  et  fut  heureux  de  sentir  du 
monde  autour  de  lui.  La  présence  de  nos  semblables  est  une 
consolation  lorsque  nous  sommes  tentés  de  mesurer  notre  peti- 
tesse. Encore  cette  tentation  est-elle  réservée  aux  meilleurs. 

La  promenade  au  bufi'et  avait  provoqué  à  travers  les  deux 
salons,  le  corridor,  la  salle  à  manger,  un  va-et-vient  qui  se  pro- 
longeait et  dont  profitaient  les  jeunes  gens  pour  flirter  avec  les 
jeunes  filles.  Les  unes,  tout  au  plaisir  de  la  danse,  réclamaient 
bruyamment  l'orchestre.  D'autres  montraient  déjà  quelques  heu- 
reuses dispositions  dans  les  petits  manèges  d'une  coquetterie  qui 
se  limiterait  à  la  conquête  d'un  mari.  Mais  quelques-unes,  — 
assez  rares,  —  ne  vérifiaient  point,  de  ce  coup  d'œil  rapide  qu'un 
observateur  remarque,  la  présence  ou  l'absence  d'une  bague  à 
l'annulaire  gauche  des  hommes  avant  de  répondre  à  leurs 
avances  avec  un  art  accompli.  Ces  yeux  de  jeunesse  exaltée, 
comme  les  bijoux  des  coiffures,  des  corsages,  des  bras,  des 
doigts,  brillaient  de  flammes  joyeuses  sous  les  lustres.  En  taches 
claires  aux  contours  fondus  comme  des  aquarelles,  les  toilettes 
ressortaient  entre  les  habits  noirs. 

Dans  quelle  catégorie  se  rangeait  M^^'  Jeanne  Sassenay,  qui 
précisément  s'écartait  au  bras  de  Raymond  Bercy,  fiancé  l'année 
précédente  à  M"°  Roquevillard,  tandis  que  l'œil  vigilant  de  sa 
mère  la  suivait  avec  sollicitude  et  aussi  quelque  étonnement? 
Sa  petite  tête,  proportionnée  comme  celle  des  statues  grecques 
qui,  sur  les  épaules  de  pierre,  nous  apparaissent  si  élégantes  et 
d'un  port  si  aisé,  se  trouvait-elle  si  légère  de  cervelle  qu'elle 
ne  pût  garder  le  souvenir  de  son  amie  abandonnée?  Ses  regards 
limpides,  d'un  azur  si  frais,  n'étaient-ils  qu'indifîérens  dans  leur 
sincérité?  Du  mouvement  de  la  danse,  ses  joues  gardaient  une 
teinte  d'animation.  Mais  elle  ne  souriait  pas,  elle  fronçait  les 
sourcils,  elle  serrait  les  lèvres  et  semblait  prendre  une  décision 
grave  qui  contrafjtait  avec  son  joli  air  d'enfajjt. 


782 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Je  n'ai  pas  encore  dansé  avec  vous,  dit  le  jeune  homme. 
Vous  m'accorderez  liien  une  valse? 

—  Non,  répliqua-t-elle  durement,  après  s'être  assurée  qu'ils 
étaient  isolés. 

—  Pourquoi  non?  Toutes  vos  vakes  sont  retenues? 

—  Pas  du  tout. 

Il  ne  la  prit  pas  au  sérieux,  et,  au  lieu  de  se  froisser,  il  se 
mit  à  rire. 

—  Me  voilà  prévenu  :  merci. 

Elle  poussa  un  de  ces  «  ahans  »  de  fatigue  comme  en  ont  les 
ouvriers  qui  soulèvent  de  gros  poids,  et  se  lança  tout  à  coup  : 

—  Il  faut  que  je  vous  prévienne  en  effet,  monsieur.  Votre 
mère  a  parlé  à  maman.  Et  maman  n'a  pas  de  secrets  pour  moi. 
Ceux  qu'elle  a,  je  les  devine.  Eh  bien!  jamais,  entendez-vous 
bien,  jamais  je  ne  vous  épouserai. 

Stupéfait,  le  jeune  homme  se  rebiffa  : 

—  Pardon,  mademoiselle,  je  n'ai  pas  demandé  votre  main. 

—  Votre  mère  a  tâté  le  terrain,  comme  on  dit  si  gentiment. 

—  Les  mères  forment  beaucoup  de  projets  pour  leurs  fils... 
Si  flatteur  que  soit  celui-ci,  il  ne  correspond  pas  à  mes  intentions. 

—  Oh  !  tant  mieux. 

—  Je  ne  songe  pas  à  me  marier. 

—  Vous  avez  tort. 

Dans  cette  jeune  bouche  ce  reproche  était  singulier  et  presque 
drôle.  Elle  ajouta  : 

—  Quand  on  a  la  chance  de  rencontrer  dans  sa  vie  une  jeune 
fille  comme  Marguerite  Roquevillard,  on  ne  détruit  pas  soi- 
même  un  pareil  bonheur. 

C'était  là  qu'elle  voulait  en  venir.  Il  le  comprit.  Elle  aurait 
pu  reconnaître  à  son  changement  de  visage  comme  elle  avait 
frappé  juste,  mais  dans  un  âge  si  tendre  les  yeux  ne  sont  pas 
assez  débrouillés  pour  suivre  sur  les  traits  nos  mouvemens  inté- 
rieurs. Aussi  manqua-t-elle  de  mesure  en  l'accablant  de  son 
dédain  de  pensionnaire  émancipée. 

—  C'est  toujours  vilain,  monsieur,  de  lâcher  une  fiancée.  Et, 
quand  elle  est  malheureuse,  c'est  abominable. 

De  quel  droit  s'autori sait-elle  pour  le  réprimander  avec  celte 
virulence?  Raymond  Bercy  s'en  irritait,  et  pourtant,  au  fond  du 
cœur,  il  éprouvait  un  acre  plaisir  à  entendre  parler  de  Margue- 
rite. Sa  colère  et  son  amertume  passèrent  dans  sa  réplic|ue. 


LES    ROQUEVILLARD.  783 

—  Je  ne  vous  ai  pas  choisie  pour  juge,  mademoiselle.  Et,  si 
vous  me  parlez  au  nom  d'une  autre,  je  vous  répondrai... 

—  Je  ne  parle  au  nom  de  personne. 

—  ...  Que  vous  êtes  mal  renseignée.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai 
rompu  des  fiançailles  qui  m'étaient  chères. 

—  Qui  vous  étaient  chères!  Oui,  quand  le  soleil  brille,  vous 
autres  hommes,  vous  êtes  là  ;  et  dès  qu'il  pleut,  il  n'y  a  plus  per- 
sonne. 

—  Mais  vous  êtes  trop  injuste,  à  la  fin.  .1  e  vais  perdre  patience. 
Loin  de  se  taire,  elle  continua  de  l'agacer  comme  une  guêpe 

qui  cherche  à  piquer  : 

—  Celui  qui  se  fâche,  il  a  tort. 

—  Je  n'ai  pas  de  comptes  à  vous  rendre,  mademoiselle.  Sachez 
pourtant  que  M'^^  Roque villard  a  rompu  de  son  plein  gré. 

—  Par  générosité. 

—  Sans  consulter  mon  cœur,  sans  souci  de  ma  peine. 

—  Dans  de  telles  circonstances,  vous  ne  deviez  pas  accepter 
la  rupture. 

Elle  était  toute  rouge,  ne  se  possédait  plus,  se  démenait 
furieusement,  et  lui-même  n'avait  guère  plus  de  calme. 

—  Et  si  son  frère  est  condamné? 

—  La  belle  affaire! 

—  Ah!  vraiment,  mademoiselle? 

—  Oui,  vraiment.  Moi,  si  j'aimais,  cela  me  serait  bien  égal 
que  mon  fiancé  fût  envoyé  aux  galères.  Je  l'y  suivrais,  entendez- 
vous,  monsieur.  Et  si,  pour  le  suivre,  il  fallait  commettre  un 
crime,  je  le  commettrais.  Pif,  paf,  tout  de  suite. 

—  Vous  êtes  une  enfant. 

Mais  brusquement,  il  changea  de  ton,  et  d'une  voix  sourde, 
il  murmura  cette  confidence  : 

—  Pensez-vous  que  je  ne  la  regrette  pas? 

Transformée  aussi  vite  que  lui  et  triomphante,  elle  faillit  se 
jeter  à  son  cou,  et  de  loin  M""^  Sassenay,  qui  surprit  ce  geste,  s'en 
inquiéta  et  se  rapprocha. 

—  Ah!  je  savais  bien,  monsieur,  que  vous  ne  pouviez  pas 
vouloir  m'épouser.  Eh  bien!  dépêchez- vous.  Courez  avertir  Mar- 
guerite. Suppliez-la  de  ma  part  de  vous  pardonner.  Et  revendi- 
quez vite  votre  place  dans  la  famille  avant  le  procès.  Après,  il 
serait  trop  tard.  Cela  vaudra  mieux  que  d'administrer  à  vos  ma- 
lades toutes  sortes  de  mauvaises  drogues. 


784  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Mercî 

—  Allez-y  tout  de  suite. 

—  Mais  il  est  onze  heures  et  demie^ 

—  Alors,  demain. 

M""®  Sassenay,  qui  se  dirigeait  vers  sa  fille,  fut  arrêtée  par  un 
groupe  où  l'on  parlait  avec  animation,  et  qui  grossissait  d'ins- 
itant  en  instant. 

—  Vous  êtes  sûr?  demandait  M.  Vallerois  à  un  jeune  officier 
dont  l'uniforme  portait  les  aiguillettes  d'état-major. 

—  Parfaitement.  La  nouvelle  est  parvenue  à  six  heures  à  la 
division.  Le  général  s'est  rendu  en  personne  chez  M.  Roquevil- 
lard. 

—  En  personne,  constata  M.  Goulanges  que  cette  démarche 
officielle  chez  un  vaincu  étonnait  et  impressionnait. 

M'"^  Sassenay  s'informa  auprès  de  son  voisin  qui  était 
M.  Latache  : 

—  ï)e  quelle  nouvelle  parle-t-on  ? 

—  De  la  mort  du  capitaine  Roquevillard ,  madame.  Il  est 
,  décédé  au  Soudan  de  la  fièvre  jaune. 

—  Gomme  275  sont  malheureux  !  murmura-t-elle,  émue  de  pitié. 

—  N'est-ce  pas,  madame? 

Un  deuil  si  cruel  ramenait  aux  Roquevillard 'la  sympathie 
des  femmes  et  détruisait  l'hostilité  des  hommes,  tandis  qu'on 
avait  supporté  ^avec  tranquillité  leur  .décadence  matérielle  et 
morale.  On  les  voulait  abaissés,  et  le  sort  les  accablait  sans 
relâche,  sans  miséricorde.  Les  partisans  de  M.  Frasne  et  de  sa 
belle  opération  se  taisaient,  et  le  procureur  exprima  le  sentiment 
général  avec  ce  mot  : 

—  Les  pauvres  gens! 

Après  ce  colloque,  Jeanne  Sassenay  disparut.  Vainement  sa 
mère  la  chercha  à  travers  l'appartement.  Dans  le  vestibule,  elle 
aperçut  Raymond  Rercy  qui  mettait  en  hâte  son  pardessus. 

—  Vous  partez  déjà,  monsieur? 

—  Oui,  madame,  répondit-il  sans  expliquer  davantage  ce 
départ  précipité. 

Elle  devina  le  trouble  du  jeune  homme  et,  rapprochant  cette 
circonstance  de  la  disparition  de  sa  fille,  elle  commença  de  s'in- 
quiéter sérieusement. 

—  Vous  n'avez  pas  vu  Jeanne  ?  demanda-t-elle  à  son  mari 
qu'elle  rejoignit  à  l'entrée  des  salons. 


LES  ROQUEVILLARD.  785 

—  Non.  Vous  la  cherchez? 

M.  Sassenay  était  un  homme  actif,  franc,  loyal,  mais  dé- 
pourvu de  psychologie,  capable  de  surmonter  les  plus  grands 
;obstacles  matériels  et  incapable  de  s'attarder  à  l'analyse  des  sen- 
timens.  Elle  jugea  inutile  de  lui  communiquer  ses  craintes,  et  se 
contenta  de  lui  recommander  le  soin  de  leurs  invités.  Puis  elle  se 
dirigea  tout  droit  vers,  la  chambre  de  sa  fille.  Elle  entra  et  n'eut 
qu'à  tourner  le  bouton  de  la  lumière  électrique  pour  la  décou- 
vrir qui,  toute  repliée  et  comme  rapetissée  dans  un  fauteuil, 
pleurait  sans  aucun  souci  de  froisser  sa  robe.  Aussitôt  elle  l'in- 
terrogea : 

—  Jeanne,  qu'as-tu  ?^ 

—  Maman  ! 

C'était  une  plainte  de  petit  enfant  qui  s'apaisa  bien  vite. 
-^  Pourquoi  pleures -tu? 

—  Je  pense  au  chagrin  de  Marguerite  tandis  que  je  danse. 
M"°  Sassenay  respira.  Elle  connaissait  la  grande  amitié  de  sa 

fille  pour  M^^"  Roquevillard.  Mais,  comme  les  sanglots  ne  s'arrê- 
taient pas,  elle  interrogea  doucement  : 

—  Te  rappelles-tu  le  lieutenant  Hubert  ? 

—  Oui...  il  était  gentil...  mais,  au  tennis,  nous  nous  dispu- 
tions. Il  était  toujours  le  plus  fort. 

La  peine  de  la  jeune  fille  ne  venait  pas  de  là. 

—  Pauvre  Marguerite,  ajouta-t-elle  sans  s'occuper  des 
transitions.  Je  préférais  à  Hubert  Maurice,  qui  est  en  prison.  H 
sera  acquitté,  n'est-ce  pas? 

—  Je  l'espère,  ma  chérie. 

—  Un  innocent  acquitté  et  imême  condamné,  c'est  quelque 
chose  de  beau,  n'est-ce  pas,  maman? 

—  Es-tu  sûr  qu'il  soit  innocent? 

—  Le  frère  de  Marguerite?  Par  exemple! 

M""^  Sassenay  sourit  de  cette  révolte  et  de  cette  certitude  qu'à 
dessein  elle  avait  provoquées.  Et,  tout  en  câlinant  sa  fille,  elle 
se  rappela  une  conversation  lointaine  qu'elle  avait  eue  avec 
M"''  Roquevillard  au  sujet  de  leurs  enfans  :  «  Un  jour  peut-être, 
lui  avait  dit  la  sainte  femme,  si  Maurice  le  mérite,  je  vous  de- 
manderai pour  lui  la  main  de  votre  enfant.  Ainsi,  elle  restera 
près  de  vous.  »  Maurice  ne  l'avait  pas  mérité,  mais  sur  une 
fillette  trop  généreuse  il  continuait  d'exercer  son  prestige  d'autre- 
fois. Là  était  le  péril.  11  fallait  y  prendre  garde.  Et  tandis  qu'elle 

TOME  XXX.  —  1905.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  promettait  d'y  veiller,  la  mère  de  Jeanne  pensait  malgré  elle 
aux  autres  Roquevillard,  aux  morts  et  aux  vivans,  si  méritans, 
eux,  et  si  éprouvés. 

Le  bruit  de  l'orchestre  parvenait  à  demi  étouffé  jusque  dans 
la  chambre. 

—  Essuie  tes  yeux,  petite.  Doucement.  Un  peu  de  poudre. 
Bien.  Maintenant,  retournons  vite  au  salon.  On  va  remarquer 
notre  absence. 

—  C'est  vrai,  maman.  J'ai  promis  cette  valse. 

Et  subitement  rassérénée,  la  jeune  fille  précéda  sa  mère 
dans  le  corridor... 

...  A  cette  même  heure,  Raymond  Bercy,  que  la  mort  de  son 
ami  Hubert  avait  bouleversé,  faisait  les  cent  pas  devant  la  mai- 
son des  Roquevillard.  Les  toits  du  Château,  couverts  de  neige, 
s'éclairaient  vaguement  à  la  lueur  des  étoiles.  La  tour  des 
Archives  et  le  donjon  paraissaient  veiller  comme  des  sentinelles 
sur  la  ville  endormie.  Par  les  quatre  fenêtres  du  cabinet  de  tra- 
vail qu'il  connaissait  bien,  filtrait  entre  les  persiennes  une 
mince  clarté.  Là,  Marguerite  et  son  père,  frappés  au  cœur  une 
fois  de  plus,  souffraient  ensemble. 

Il  eut  envie  de  monter,  et  il  n'osa  pas.  Son  engagement 
rompu,  la  répugnance  de  ses  parens,  l'opinion  du  monde,  tous 
les  obscurs  mobiles  d'égoïsme  le  retenaient  encore.  Mais  dans 
la  nuit  froide,  au  cours  de  cette  promenade  qui  se  prolongea 
tard,  il  éprouva  mieux  son  cœur,  et  il  sentit  que  la  douleur  et  la 
pitié,  mieux  que  la  joie,  élargissent  l'amour. 

XII.    —  LE   CONSEIL   DE   LA   TERRE 

Il  importait  de  prendre  une  décision.  Accablé  depuis  la  veille 
par  la  perte  de  son  fils  dont  il  savait,  par  une  pièce  laconique 
et  officielle,  qu'il  était  mort  au  service  de  la  patrie,  loin  de 
tout  secours,  dans  un  poste  avancé,  M.  Roquevillard  n'avait  pas 
même  la  suprême  consolation  de  se  rassasier  de  sa  douleur. 
Hubert,  parti  aux  colonies  pour  chercher  le  danger  et  relever 
le  nom  compromis,  était  la  dernière  victime  expiatoire  de  l'er- 
reur de  Maurice.  Or  Maurice,  le  lendemain,  comparaissait  aux 
assises,  et  l'on  se  débattait  toujours  dans  les  difficultés  voulues 
de  sa  défense.  Sans  doute,  le  sacrifice  du  patrimoine  ne  pouvait 
être'  vain.   Sans    doute,    la    réparation    du    préjudice    rendait 


LES    ROQUEVILLARD.  787 

l'acquittement  sinon  certain,  du  moins  probable,  et  renversait 
les  chances  au  profit  de  l'accusé.  Mais  cet  acquittement  même, 
il  ne  fallait  pas  qu'il  fût  arraché  à  la  faveur  ou  à  la  pitié.  Pour 
reprendre  sa  place  au  foyer,  dans  la  cité,  au  barreau,  pour  conti- 
nuer une  tradition  et  la  transmettre  à  son  tour,  le  jeune  homme 
devait  sortir  du  Palais  de  Justice  lavé  de  tout  soupçon  inju- 
rieux, déchargé  de  toute  faute  contre  la  loi  et  contre  l'honneur. 
Et  comment  l'obtenir  sans  prononcer  le  nom  de  M™^  Frasne?  Il 
est  vrai  que  M.  Bastard,  après  la  vente  de  la  Yigie,  était  revenu 
sur  son  refus  de  plaider. 

—  Ça  vous  coûte  plus  cher  que  ça  ne  vaut,  avait-il  dit  à  son 
confrère  avec  son  cynisme  professionnel.  Mais  cette  générosité 
attendrira  les  jurés.  Ces  gens-là,  qui  tondraient  sur  un  œuf  et 
tueraient  pour  un  poirier,  pleureront  comme  des  femmes  en 
apprenant  que  vous  avez  vendu  votre  terre  pour  désintéresser  la 
victime.  Ils  seraient  bien  capables,  à  la  réflexion,  de  condam- 
ner quand  même,  à  cause  du  mauvais  exemple  que  vous  donnez, 
si  la  belle  opération  de  M''  Frasne,  dévoilée  à  l'audience  en  ar- 
gument final,  n'était  destinée  à  les  précipiter  dans  une  envie 
furieuse  et  favorable. 

Car  il  estimait  peu  la  justice  et  l'humanité.  Il  connaissait  le 
dossier,  il  s'ofTrait.  Par  sa  réputation,  il  s'imposait.  A  cinq  heures, 
il  devait  une  dernière  fois  s'entendre  dans  le  cabinet  de 
M.  Roquevillard  avec  celui-ci  et  M.  Hamel  sur  les  grandes  lignes 
de  sa  plaidoirie.  Cependant  le  père  de  Maurice  n'avait  pas  con- 
fiance dans  cet  art  théâtral  et  sceptique  pour  soutenir  la  cause 
de  sa  famille. 

Après  le  déjeuner  auquel  sa  fille  et  lui  touchèrent  à  peine,  il 
se  leva  pour  sortir.  Entre  ces  murs,  sa  douleur  trop  pesante 
l'étouffait.  Dehors,  il  réfléchirait  mieux.  L'air  vivifierait  ses 
pensées,  ses  forces  épuisées,  son  énergie  vaincue.  Comme  il 
gagnait  la  porte,  Marguerite  l'appela: 

—  Père. 

Il  se  retourna,  docile.  Depuis  la  mort  de  sa  femme,  avant 
même,  elle  était  sa  confidente,  son  conseil,  la  suprême  douceur 
de  ses  jours.  Le  départ  du  petit  Julien,  emmené  à  Lyon  par 
Charles  Marcellaz  le  lendemain  du  conseil  de  famille,  les  avait 
laissés  seuls  en  face  l'un  de  l'autre,  dans  la  maison  peu  à  peu 
vidée.  Cette  nuit  encore,  ils  l'avaient  passée  ensemble  presque 
jusqu'au  matin,  à  parler  d'Hubert,   à  pleurer,  à  prier.  Quand 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  fut  près  de  lui,  il  posa  lentement  la  main  sur  ses  beaux 
cheveux.  Elle  comprit  qu'il  la  bénissait  tout  bas  sans  parler,  et 
ses  yeux,  si  vite  voilés,  si  accoutumés  aux  larmes,  se  mouillèrent 
une  fois  de  plus. 

—  Père,  reprit-elle,  qu'avez-vous  décidé  pour  Maurice? 

—  Bastard  est  prêt  à  le  défendre.  A  cinq  heures,  il  viendra  ici 
avec  M''  Hamel.  Je  vais  préparer  dehors  mes  dernières  instructions. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  que  je  vous  accompagne  ? 

—  Non,  petite.  Sois  sans  inquiétude  sur  moi.  Je  travaillerai 
en  marchant.  Nous  n'avons  pas  le  loisir  d'ensevelir  nos  morts. 
Les  vivans  nous  réclament. 

—  Alors,  moi,  jo  vais  à  la  prison ,  murmura   la  jeune  fille. 

—  Oui,  tu  lui  apprendras  le  malheur. 

—  Pauvre  Maurice,  comme  il  va  souffrir  ! 

—  Moins  que  nous. 

—  Oh  !  non,  père,  autant  que  nous  et  plus  que  nous.  Il 
s'adressera  des  reproches. 

—  Il  le  peut.  Hubert  est  parti  à  cause  de  lui. 

—  Justement,  père.  Nous  pleurons,  nous,  sans  retour  sur 
nous-mêmes.  Ne  lui  dirai-je  rien  de  votre  part? 

—  Non,  rien. 

—  Père... 

—  Dis-lui...  dis-lui  qu'il  se  souvienne  qu'il  est  le  dernier  des 
Roquevillard. 

Il  sortit,  passa  devant  le  château  et  gagna  la  campagne.  C'était 
un  beau  jour  d'hiver  et  le  soleil  brillait  sur  la  neige.  Machinale- 
ment, il  prit  la  route  de  Lyon  qui  conduisait  à  la  Vigie,  et  qui  était 
sa  promenade  habituelle.  Elle  traverse  le  bourg  de  Cognin  et, 
après  les  scieries  du  pont  Saint-Charles,  s'engage,  entre  les 
coteaux  de  Vimines  et  de  Saint-Cassin,  contreforts  de  la  mon- 
tagne de  Lépine  et  du  Corbelet,  dans  un  long  défilé  qui  aboutit 
à  la  passe  des  Échelles.  Parvenu  à  cet  endroit,  M.  Roquevillard, 
absorbé  dans  sa  méditation,  suivit  à  gauche  le  chemin  rural  qui 
desservait  son  ancien  domaine.  Il  traversa  le  vieux  pont  jeté  sur 
l'Hyères,  mince  filet  d'eau  coulant  entre  deux  bordures  de  glace 
et  dont  les  peupliers  et  les  saules  dépouillés  ne  cachaient  plus 
le  cours.  Après  un  contour,  il  se  trouva  dans  un  pli  de  vallon 
désert  que  fermaient  les  pentes  de  Montagnole  dont  le  clocher 
se  profilait  sur  le  ciel.  Mais  il  ne  remarqua  pas  sa  solitude.  Au 
contraire,  il  marcha  plus  allègre  et  sentit  un  allégement  à  sa 


LRS    ROQUEVILLARD.  789 

douleur.  N'était-il  pas  chez  lui,  chez  lui  des  deux  côtés?  Et  la 
bonne  terre  ne  lui  apportait-elle  pas  le  réconfort  de  sa  vieille  et 
sure  amitié,  des  souvenirs  d'enfance  dont  elle  conservait  la 
grâce,  de  tout  le  passé  humain  qui  l'avait  refaite  après  la  nature  ? 
A  gauche,  ce  vignoble  aux  ceps  ensevelis  dont  il  ne  distinguait 
que  les  piquets  reliés  par  leurs  fils  de  fer,  il  l'avait  encore  .ven- 
dangé à  l'automne.  A  droite,  au  delà  du  ruisseau  qui  sert  de 
limite  aux  deux  communes  voisines,  ce  coteau  dégarni  qu'un 
seul  arbre  dominait,  c'était  le  bois  de  fayards  et  de  chênes 
qu'il  avait  acquis  de  son  épargne  pour  arrondir  sa  propriété, 
et  dont  il  avait  ordonné  la  coupe.  Au  bout  de  la  montée,  il 
atteindrait  la  maison  qu'il  avait  restaurée  et  dont  la  vétusté 
même  témoignait  de  la  durée  de  la  race  et  de  son  goût  de  la  so- 
lidité. Il  entrerait  à  la  ferme,  il  caresserait  les  enfans,  il  boirait 
un  petit  verre  de  l'eau-de-vie  qu'il  distillait  lui-même  avec  la 
fermière  qui  ne  redoutait  point  l'alcool,  et  surtout  il  embrasse- 
rait du  regard  le  vaste  horizon  dont  les  formes  tourmentées  des 
monts,  les  plaines  fertiles,  un  lac  lointain  composaient  les  lignes 
immobiles  et  inspiratrices,  puis  l'horizon  plus  restreint  de  la 
Vigie  et  de  ses  diverses  cultures. 

Ainsi  distrait,  il  marchait.  Sur  le  sol  familier,  son  pas 
reprenait  l'allure  vive  d'autrefois,  du  temps  qu'il  se  sentait 
jeune  en  dépit  des  ans  puisqu'il  était  heureux,  entouré,  appuyé. 

Brusquement,  il  s'arrêta  : 

«  Ici,  avait-il  pensé  tout  à  coup,  je  ne  suis  plus  chez  moi. 
La  Vigie  est  vendue.  Les  Roquevillard  n'y  sont  plus  les  maîtres. 
Que  viens-je  y  faire  ?  Allons-nous-en.  » 

Et  il  rebroussa  chemin,  la  tête  basse,  comme  un  vagabond 
surpris  dans  un  verger. 

Il  s'arrêta  au  ruisseau  qui  séparait  Cognin  de  Saint-Cassin. 
Il  le  franchit,  et  se  trouva,  cette  fois,  sur  le  morceau  de  terre 
qui,  sans  lien  étroit  d'exploitation  avec  le  domaine,  n'avait  pas 
été  compris  dans  l'acte  de  vente  et  demeurait  désormais  sa  seule 
fortune  immobilière.  Au  bas  de  la  pente,  il  s'arrêta  un  instant 
pour  reprendre  son  souffle,  comme  une  troupe  en  retraite  qui 
rencontre  un  abri.  Puis  il  commença  de  gravir  le  coteau,  non 
sans  peine,  car  il  glissait  et  devait  enfoncer  sa  canne  pour  se 
maintenir.  Le  sentier,  mal  frayé,  finissait  par  se  perdre  tout  à 
fait.  Alors  il  se  dirigea  sur  l'arbre  qui  se  découpait,  solitaire,  au 
sommet  de  la  colline.  C'était  un  vieux  chêne  qu'on  avait  res- 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pecté,  non  pour  son  âge,  ni  pour  l'eiïet  de  sa  taille  et  de  son 
essor,  mais  pour  un  commencement  de  pourriture  qui  en  avilis- 
sait le  prix.  Ses  feuilles  tenaces,  toutes  resserrées  et  recroque- 
villées comme  pour  mieux  se  défendre,  refusaient,  même  dessé- 
chées, de  quitter  les  branches,  et  leur  teinte  de  rouille,  çà  et 
là,  a'pparaissait  sous  le  givre.  Le  long  de  la  pente,  les  troncs 
coupés  que  les  bûcherons  n'avaient  pas  eu  le  temps  d'emporter 
avant  l'hiver  gisaient  comme  des  cadavres  dans  la  neige,  les  uns 
vêtus  de  leur  écorce,  les  autres  déjà  nus. 

Enfin,  M.  Roquevillard  parvint  à  son  but.  Il  toucha  de  la 
main,  comme  un  ami,  l'arbre  qui  l'avait  attiré  jusque-là.  Et  il  en 
admira  la  grandeur  et  la  fierté. 

«  Tu  es  comme  moi,  songeait-il  en  s'épongeant  le  front.  Tu  as 
vu  frapper  tes  compagnons  et  tu  demeures  seul.  Mais  nous  sommes 
condamnés.  Le  temps  sera  la  hache  qui  nous  abattra  bientôt.  » 

Il  s'était  un  peu  attardé  en  montant.  Bien  que  l'après- 
midi  ne  fût  pas  avancé,  le  soleil  inclinait  déjà  vers  la  chaîne  de 
Lépine.  Les  jours  en  décembre  sont  si  courts,  et  la  proximité  de 
la  montagne  les  raccourcissait  encore.  De  la  colline,  il  comman- 
dait presque  le  même  horizon  que  de  la  Vigie  :  en  face,  le 
signal,  en  bas  la  fuite  du  val  des  Echelles,  et  sur  la  droite,  au 
fond,  après  la  plaine,  le  lac  du  Bourget,  la  chaîne  du  Revard,  le 
Nivolet  aux  gradins  réguliers.  La  neige  atténuait  les  contours, 
confondait  les  plans,  adoucissait,  uniformisait  le  paysage.  Les 
menaces  du  soir  la  teintaient  d'un  rose  délicat.  C'était,  sur  les 
choses,  comme  un  frisson  de  vie. 

Malgré  la  pureté  du  ciel,  M.  Roquevillard  sentit  le  froid  et 
boutonna  son  pardessus.  Maintenant  que  la  marche  ne  l'échauf- 
fait  plus,  il  retrouvait  son  âge  et  sa  peine.  Pourquoi  avait-il 
gravi  ce  coteau  dont  la  pente,  avec  ses  arbres  abattus  qui  jon- 
chaient le  sol  blanc,  lui  apparaissait  semblable  à  un  cimetière? 
Venait-il  ici,  en  face  du  vieux  domaine  abandonné  après  l'effort 
conservateur  de  plusieurs  siècles,  contempler  sa  ruine  et  mener 
le  deuil  de  ses  espérances?  Il  pouvait  distinguer,  de  l'autre  côté 
du  vallon,  les  bâtimens  et  les  terres  qui,  par  héritage,  lui 
avaient  appartenu.  La  maison  qui,  l'année  précédente,  abritait 
encore  toute  la  famille  rassemblée  et  jjoyeuse,  était  close  main- 
tenant, et  jamais  plus  il  n'y  rentrerait. 

Sur  ce  tertre  dépouillé,  funéraire,  le  silence  et  la  solitude 
l'environnaient.  Autour  de  lui,  en  lui,  c'était  la  mort.  Et  comme 


LES.  ROQUEVILLARD.  791 

un  chef  vaincu,  après  la  bataille,  fait  l'appel,  il  évoqua  une  à 
une  ses  douleurs;  sa  femme  épuisée,  achevée  par  le  chagrin; 
sa  fille  Félicie  donnée  à  Dieu,  partie  au  delà  des  mers,  perdue 
pour  lui;  Hubert  son  fils  aîné,  son  meilleur  fils,  frappé  en  pleine 
jeunesse,  loin  de  France,  loin  des  siens;  Germaine,  fuyant  le 
pays  natal;  Marguerite  vouée  au  célibat  par  sa  pauvreté,  et  le 
dernier  des  Roquevillard,  celui  de  qui  l'avenir  de  la  race  dé- 
pendait, retenu  en  prison  sous  une  accusation  infamante,  même 
après  le  sacrifice  de  l'antique  patrimoine.  Vainement  il  avait 
consacré  soixante  années  au  culte  de  la  famille.  La  famille  dé- 
cimée, accablée  par  la  faute  d'un  unique  descendant,  gisait  au 
pied  de  la  Vigie,  comme  ces  troncs  coupés  qui  trouaient  la 
neige.  A  lui,  dont  la  force  et  la  foi  robustes  promettaient  la 
victoire,  revenait  la  honte  de  la  défaite. 

Dans  son  découragement,  il  s'appuya  au  vieux  chêne  comme 
à  un  frère  d'infortune.  Il  eut  un  long  gémissement  désespéré, 
celui  de  l'arbre  qui,  sous  les  coups  répétés  de  la  cognée,  oscille 
tout  à  coup  et  va  choir.  Le  ciel  et  la  terre,  aux  couleurs  calmes, 
immobiles,  n'entendaient  pas  sa  plainte.  Et  il  se  sentit  aban- 
donné. 

Deux  larmes  coulèrent  sur  ses  joues.  C'étaient  de  ces  larmes 
d'homme,  rares  et  émouvantes  parce  qu'elles  sont  un  aveu  d'hu- 
milité et  de  faiblesse.  A  cause  du  froid,  elles  descendaient  len- 
tement, à  demi  gelées  sur  la  chair  sans  chaleur.  Il  ne  songeait 
pas  qu'il  pleurait.  Il  ne  le  comprit  qu'en  apercevant  une  forme 
humaine  qui,  lentement,  à  son  tour,  gravissait  la  pente.  Et 
pour  ne  pas  être  surpris  dans  sa  douleur,  il  s'essuya  les  yeux. 
La  forme  noire  était  une  vieille  femme  qui  ramassait  du  bois 
mort  pour  en  faire  un  fagot.  Penchée  sur  la  terre  blanche,  elle 
ne  le  voyait  pas.  Quand  elle  fut  près  du  chêne,  elle  se  re- 
dressa un  peu  et  le  reconnut. 

—  Monsieur  François,  murmura-t-elle. 

—  La  Fauchois. 

Elle  s'approcha  encore,  posa  son  fardeau,  chercha  ce  qu'elle 
pourrait  bien  dire,  et  ne  trouvant  rien,  elle  se  mit  à  sangloter, 
non  pas  silencieusement,  mais  tout  haut. 

—  Pourquoi  pleures-tu  ?  lui  demanda  M.  Roquevillard. 

—  C'est  pour  vous,  monsieur  François. 

—  Pour  moi? 

—  Oui. 


79^  REVUE   DÈS   DEUX   MONDES. 

Il  n'avait  jamais  confié  sa  peine  à  personne.  Sa  fierté  distante 
écartait  la  commisération.  Pourtant,  il  accepta  celle  de  la  vieille 
pauvresse,  et  lui  tendit  la  main. 

—  Tu  as  su  mes  malheurs  ? 

—  Oui,  monsieur  François. 

—  Le  dernier  ? 

—  Oui...  par  un  de  Saint-Cassin  qui  est  revenu  ce  matin  de 
la  ville. 

—  Ahl 

Ils  se  turent,  puis  la  Fau chois  recommença  de  se  lamenter 
à  haute  voix.  Le  silence  dans  la  douleur  est  contraire  aux 
natures  primitives. 

—  M.  Hubert,  si  gaillard,  si  jeunet,  et  gentil  avec  tout  le 
monde...  A  la  cuisine  il  venait  regarder  les  plats  et  riait  avec 
nous...  Et  Madame...  Madame,  c'était  une  sainte  du  bon  Dieu. 
Tout  ça,  monsieur  François,  c'est  de  la  graine  de  paradis. 

M.  Roquevillard,  immobile,  muet,  enviait  les  morts  qui  se 
reposaient.  Déjà  la  Fauchois,  bavarde,  reprenait: 

—  Et  M.  Maurice,  on  vous  le  rendra? 

Et  tout  bas,  avec  cette  peur  de  la  justice,  fréquente  dans  le 
peuple,  elle  ajouta  : 

—  C'est  demain  qu'il  passe. 

Il  la  vit  se  signer  comme  pour  implorer  le  secours  divin. 
Involontairement  il  se  souvint  de  la  fille  de  cette  femme  qui 
avait  été  condamnée  pour  vol,  et  il  s'en  informa  avec  douceur, 
car  son  âme  éprouvée  ne  connaissait  plus  le  mépris  : 

—  Et  ta  fille,  en  as-tu  de  bonnes  nouvelles  ? 

—  Elle  m'est  revenue,  monsieur  François. 

—  Elle  a  bien  fait. 

—  Oh!  elle  n'y  a  pas  de  mérite.  C'est  la  nécessité.  Elle  est 
revenue  de  Lyon  toute  malade.  Elle  ne  veut  pas  guérir. 

—  Qu'a-t-elle  ? 

—  C'est  à  la  suite  de  ses  couches. 

—  De  ses  couches  ?  S'est-elle  mariée  ? 

—  Non,  monsieur  François.  Seulement  elle  a  un  enfant.  Un 
petiot  mignon  et  vif  qui  frétille  tout  le  long  du  jour.  Je  ne  vou- 
lais pas  le  voir,  cet  ange.  Vous  comprenez,  à  cause  de  la  honte. 
Et  quand  je  l'ai  vu,  d'une  risette  il  m'a  tourné  les  sangs.  Main- 
tenant, c'est  tout  mon  plaisir. 

—  Est-ce  une  fille? 


LES    ROQUEVILLARD.  793 

—  Une  fille  ?  Vous  voulez  dire  un  garçon,  un  gros  garçon 
bien  dodu. 

—  C'est  bien  des  charges  pour  toi. 

—  Pour  sûr.  Mais  quand  je  rentre,  je  vois  ce  gosse  qui  «  bibe- 
ronne »  et  ça  me  fait  l'effet  d'un  verre  de  votre  vin.  Une  chaleur 
et  du  goût  à  vivre. 

—  Tu  es  déjà  vieille  pour  travailler. 

—  Justement.  Je  ne  suis  plus  bonne  qu'à  ça. 

Ainsi,  de  sa  misère  même,  elle  tirait  des  consolations,  et  le 
malheur  apportait  à  ses  derniers  jours  un  suprême  intérêt.  Dis- 
trait de  son  propre  chagrin  par  ce  récit,  M.  Roquevillard  admira 
la  pauvre  femme  qui,  sans  le  savoir,  lui  donnait  un  exemple  de 
pardon  et  de  courage.  Elle  se  pencha  pour  recharger  son  fagot 
sur  l'épaule. 

—  Au  revoir,  monsieur  François. 

—  Où  vas-tu  ? 

—  A  Cognin,  porter  mon  bois  au  boulanger. 

—  Attends. 

Il  voulut,  pour  l'assister  dans  sa  détresse,  lui  donner  une 
pièce  de  cinq  francs,  mais  elle  refusa. 

—  Prends,  te  dis-je. 

—  Monsieur  François,  maintenant  la  Vigie,  ce  n'est  plus  à 
vous,  à  ce  qu'ils  racontent. 

Le  front  de  l'avocat  se  rembrunit. 

—  Non,  la  Vigie  n'est  plus  à  moi.  Prends  tout  de  même.  Cela 
me  portera  bonheur. 

Elle  comprit  qu'elle  l'humilierait  par  un  refus  et  tendit  la  main  : 

—  Merci.  Je  prierai  pour  vous. 

Elis  descendit  la  pente  en  pliant  sur  les  jambes  à  chaque  pas 
afin  de  ne  pas  glisser.  Il  la  regarda  qui  diminuait  jusqu'à  n'être 
plus  qu'un  point  noir  dans  le  fond  du  val.  Et  il  se  retrouva  seul, 
mais  différent.  Cette  pauvresse  venait  de  lui  rendre  au  centuple 
le  secours  d'énergie  qu'il  avait  pu  lui  donner  l'année  précédente 
aux  vendanges. 

Le  soir,  pendant  ce  colloque,  était  venu.  Il  se  faisait  dans  la 
nature  immobile  et  comme  figée  sous  la  neige  ce  recueillement 
solennel  et  mystérieux  qui  précède  la  fuite  du  jour.  Les  con- 
tours des  montagnes  se  fondaient  avec  le  bord  du  ciel  pâle. 
Aucun  bruit  ne  troublait  le  silence,  plus  impressionnant  dans 
son  indifférence  que  le  déchaînement  d'une  tourmente, 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  bas  de  la  colline,  le  petit  ruisseau  glissait  sournoisement 
sous  une  mince  couche  de  glace  qui,  rompue,  se  reformait.  La 
terre,  d'une  seule  teinte,  paraissait  ensevelie  dans  sa  blancheur, 
comme  un  joyau  dans  l'ouate. 

M.  Roquevillard  fixait  la  Vigie  fermée,  déserte,  veuve  de  la 
lignée  qui  l'avait  conquise.  Cette  vue  l'attirait,  le  fascinait.  LaFau- 
chois  avait  réveillé  en  lui  l'instinct  de  lutte,  éloigné  de  lui  le  déses- 
poir. Le  chef  de  famille  écartait  la  douleur  pour  songer  à  l'enfant 
dont  il  avait  la  charge.  Il  cherchait  un  moyen  de  le  sauver.  Mais 
son  regard  qui  implorait  comme  une  supplication  se  heurtait  à 
cet  enveloppement  froid  et  cruel  de  l'espace  clair  et  sans  paroles, 
sans  aucune  de  ces  paroles  que  prononcent  les  saisons  de  vie,  le 
printemps,  l'été,  et  l'automne  même.  Gomment  défendre  son  fils 
avec  le  seul  passé?  Quel  concours  attendre  de  la  terre  aban- 
donnée, de  la  race  descendue  au  tombeau  ?  Et  tout  haut,  il  répéta 
les  mots  que  M.  Bastard  lui  avait  dits  en  lui  apprenant  que 
l'accusé  refusait  de  discuter  l'accusation  : 

—  On  ne  plaide  pas  avec  les  morts. 

Le  soleil  qui  touchait  la  ligne  de  faîte  jeta  son  dernier  éclat. 
Aux  pentes  des  monts,  la  neige  accumulée  parut  tressaillir  sous 
ses  feux,  et  comme  réveillée  d'une  léthargie  s'empourpra.  Enfin, 
l'horizon  immobile  s'animait  sous  la  lumière.  Silencieux  et  im- 
maculé, il  consentait  à  sentir  la  vie  et  à  l'exprimer.  La  terre  fré- 
missante se  séparait  nettement  du  ciel  dont  le  bleu  pâle  se 
teintait  de  mille  nuances  où  dominait  l'or.  Et  plus  près,  le  givre 
qui  recouvrait  les  arbres  et  les  buissons  refléta  les  rayons  du 
couchant  comme  ces  pierres  qui  résument  en  un  tout  petit  espace 
la  clarté  des  lustres. 

Les  yeux  fixés  sur  la  Vigie,  M.  Roquevillard  assistait  à  ce 
phénomène  de  résurrection.  Aux  caresses  du  soir, pour  quelques 
instans  la  nature  renaissait.  Le  sang  de  nouveau  circulait  sur  son 
visage  de  marbre.  Le  long  des  vignes,  au  sommet  du  coteau 
atteint  plus  directement  par  les  flèches  presque  horizontales  du 
soleil,  au  lieu  d'un  terrain  uniformi&>^dans  sa  blancheur,  le  pro- 
priétaire dépossédé  distinguait  maintenant,  reconnaissait  les 
mouvemens  du  sol  qui  lui  rappelaient  l'emplacement  des 
cultures,  et  voici  que,  de-ci,  de-là,  les  arbres,  —  hauts  peupliers 
calmes  et  fiers  comme  des  palmes  droites,  tilleuls  aux  branches 
en  fusées,  minces  bouleaux,  châtaigniers  massifs,  délicats 
arbres   fruitiers  aux  membres  chétifs  et  pourtant  si  experts  à 


LES    ROQUEVILLARD.  795 

porter  leur  charge,  —  tout  à  l'heure  anonymes  et  brouillés,  lui 
parurent  surgir  comme  des  personnages. 

Et  il  ne  sentit  plus  son  isolement,  car  il  nomma  ces  fan- 
tômes. Avec  une  émotion  croissante,  il  évoqua  toutes  les  géné- 
rations successives  qui  avaient  défriché  ces  terres,  bàli  cette 
maison  de  campagne,  cette  ferme,  ces  rustiques,  fondé  ce 
domaine,  depuis  la  première  blouse  du  plus  ancien  paysan  jus- 
qu'aux toges  du  Sénat  de  Savoie,  jusqu'à  sa  robe  d'avocat.  Le 
plateau  qui  s'étendait  à  sa  hauteur,  en  face  de  lui,  était  occupé 
comme  un  fort,  par  la  chaîne  de  ses  ancêtres  qui,  avec  le  blé,  le 
seigle,  l'avoine,  et  les  vergers  et  les  vignes,  avaient  implanté  sur 
ce  coin  de  sol  une  tradition  de  probité,  d'honneur,  de  courage, 
de  noblesse.  Et  comme  les  produits  du  patrimoine  en  répan- 
daient au  loin  la  réputation,  cette  tradition  rayonnait  sur  la  cité 
que  là-bas,  au  fond  du  cirque  de  montagnes,  l'ombre  commen- 
çait d'envahir,  sur  la  province  qu'elle  avait  servie,  protégée, 
illustrée  même  à  certaines  heures  historiques,  et  jusque  sur  le 
pays  dont  la  force  était  faite  de  la  continuité  et  de  la  fermeté  de 
ces  races-là. 

Et  il  répéta  pour  la  seconde  fois  : 

«  On  ne  plaide  pas  avec  les  morts.  » 

Mais  il  ajouta  aussitôt  : 

«  Avec  les  morts,  non,  mais  avec  les  vivans.  Ils  sont  là, 
tous.  Pas  un  ne  manque  à  l'appel.  La  terre  s'est  ouverte  pour  les 
laisser  passer.  Ce  vallon  qui  nous  sépare,  je  le  franchirai.  Je  veux 
les  rejoindre.  » 

Et  il  mesura  le  creux  du  val  déjà  noir,  comme  si  tous  ces 
fantômes  s'y  étaient  massés. 

L'ombre  s'emparait  de  la  nature.  Déjà  toute  la  plaine  lui  ap- 
partenait. Elle  montait.  Les  montagnes  la  défiaient  encore,  et 
surtout  le  Nivolet  en  étages  qui,  faisant  face  au  couchant,  en 
recevait  toute  la  flamme,  et  dont  la  neige  pourpre  et  violette 
semblait  échaufîée  comme  un  métal  en  fusion. 

Penché  vers  le  bas  de  la  colline,  M.  Roque villard  suivait  cet 
effort  de  la  nuit.  Et  tout  à  coup,  il  tressaillit^de  tout  son  être. 
Avec  l'ombre,  les  ombres  montaient,  toutes  les  ombres.  Elles 
avaient  quitté  la  Vigie,  elles  venaient.  Tout  à  l'heure  c'étaient 
elles  qu'il  avait  vues  groupées  au  fond  du^ vallon.  Elles  lui  appor- 
taient leur  présence,  leur  assistance,  leur  témoignage.  Il  y  en 
avait  sur  toutes  les  pentes.  C'était  comme  une  armée  qui  se  ralliait 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autour  de  son  cnef  debout  au  pied  du  chêne.  Et  quand  toute 
l'armée  fut  rassemblée,  il  l'entendit  qui  lui  réclamait  la  victoire  : 
«  Nous  avons  travaillé,  aimé,  lutté,  souffert,  non  point  dans 
un  dessein  personnel,  pour  un  but  atteint  ou  manqué  par  chacun 
de  nous,  mais  à  une  fin  plus  durable  et  qui  nous  dépassait,  en 
vue  de  la  famille.  Ce  que  nous  avons  réservé  pour  le  fonds  com- 
mun, nous  te  l'avons  confié  pour  le  transmettre.  Ce  n'est  pas  la 
Vigie.  Une  terre  s'acquiert  avec  de  la  sueur  et  de  l'ordre.  C'est 
l'âme  de  notre  race  que  tu  portes  en  toi.  Nous  avons  confiance 
en  toi  pour  la  défendre.  Que  parlais-tu,  dans  ton  désespoir,  de 
solitude  et  de  mort?  De  solitude?  Compte-nous  et  dis-nous  d'où 
tu  viens  ?  De  mort  ?  Mais  la  famille  est  la  négation  de  la  mort. 
Puisque  tu  vis,  nous  sommes  tous  vivans.  Et  quand  tu  nous 
rejoindras  à  ton  tour,  tu  revivras,  il  faut  que  tu  revives  dans  tes 
descendans.  Vois  :  à  cet  instant  décisif,  nous  sommes  tous  là. 
Soulève  ta  douleur  cornme  nous  avons  soulevé  la  pierre  de  nos 
tombes.  C'est  toi,  entends-tu,  à  qui  est  réservé  l'honneur  de 
défendre,  de  sauver  le  dernier  des  Roquevillard.  Tu  parleras 
en  notre  nom.  Après,  ta  tâche  accomplie,  tu  pourras  nous  re- 
joindre dans  la  paix  de  Dieu...  » 

M.  Roquevillard,  de  la  main,  s'appuya  au  chêne.  L'ombre  assié- 
geait le  Nivolet,  dont  le  gradin  supérieur  que  surmonte  une  croix 
flamboya  encore  avant  de  s'éteindre.  Alors  il  connut  un  grand 
calme  intérieur  et  accepta  la  mission  qu'il  recevait  du  passé. 

«  Maurice,  ton  défenseur,  ce  sera  moi...  Et  je  ne  pronon- 
cerai pas  le  nom  de  M"^  Frasne.  » 

Comme  il  abandonnait  l'arbre,  il  considéra  l'emplacement 
qu'il  quittait  : 

«  Là,  pensa-t-il,  je  rebâtirai...  Moi,  ou  mon  fils.  » 

Henry  Bordeaux. 


[La  dernière  partie  au  prochain  nwnch^o.) 


LA 

(1) 


CONVERSION  D'ISNARD 


I 

Avant  d'entrer  dans  la  vie  politique,  M.nximin  Isnard,  celui 
qu'on  a  appelé,  par  paresse  de-  langue,  le  girondin  Isnard,  n'avait 
.point  d'histoire.  Il  appartenait  à  cette  grande  foule  anonyme  du 
Tiers  Etat,  qui,  surtout  dans  le  Midi  et  plus  particulièrement  en 
Provence,  s'agitait,  se  travaillait,  et  fit  la  Révolution.  Né  à 
Grasse,  «  la  gueuse  parfumée  (2),  »  sur  les  dernières  pentes 
d'une  colline  fouettée  par  le  mistral,  rôtie  par  le  soleil,  toute 
vibrante  de  cigales,  tout  odorante  de  mille  effluves,  à  trois 
lieues  et  en  face  de  la  grande  mer  d'azur,  on  devine  sans 
peine  quelle  influence  ce  sol  dut  avoir  sur  sa  parole  violente, 
enflammée,  aux  images  grandioses  et  imprévues.  Il  est  plus  que 
probable  qu'il  fit  ses  études,  et  de  bonnes  études,  au  collège  que 
les  Oratoriens  étaient  venus  fonder  à  Grasse,  quand  il  avait  huit 
ans.  La  Révolution,  qui  doit  tant  d'hommes  à  l'Oratoire,  lui 
doit-elle  Isnard?  On  ne  sait.  Du  moins,  ses  maîtres  lui  apprirent- 

(1)  Archives  nationales.  —  Archives  de  la  préfecture  de  police,  Affaire  des  ex- 
conventionnels. —  Proscription  d'Isnard,  Paris,  chez  l'auteur,  l'an  III  de  la  Répu- 
blique, in-8°,  98  pages.  —  Je  dois,  en  outre,  de  précieuses  informations  sur  Isnard 
îi  MM/Mireur,  archiviste  du  Yar,  et  Moris,  archiviste  des  Alpes-Maritimes. 

(2)  Le  mot  est  de  Godeau,  et  je  sais  bien  qu'il  l'appliquait  à  toute  la  Provence. 
Mais  Godeau  fut  évéque  de  Grasse  précisément,  et,  entre  toutes  les  villes  de  Pro- 
vence, celle-ci  passait,  même  encore  au  temps  de  la  jeunesse  d'Isnard,  pour  une 
des  moins  nroores  et  à  la  fois  des  nlus  embaumées. 


798  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

ils  à  aimer  les  classiques  de  l'antiquité,  Démosthènes,  Plutarque 
et  Gicéron  ;  on  le  voit,  sinon  à  ses  discours,  du  moins  à  quelques- 
uns  de  ses  écrits  (1).  Mais  ce  qu'ils  ne  lui  apprirent  certaine- 
ment pas,  ce  qu'il  apprit  tout  seul,  aux  heures  dérobées,  c'est  à 
lire  Jean-Jacques  Rousseau,  qui  incendiait  alors  tant  de  jeunes 
imaginations  :  il  embrasa  la  sienne  d'un  feu  qui  ne  s'éteignit, 
jamais. 

Cependant  le  cercle  domestique  dans  lequel  il  avait  pris  nais- 
sance, et  celui  dans  lequel  allait  l'introduire  son  mariage, 
n'avaient  rien  de  commun  avec  la  littérature,  si  l'on  en  juge  aux 
apparences  ;  et  c'est  ce  qui  déconcerte  un  peu,  quand  on  essaye 
de  démêler,  dans  le  passé  d'Isnard,  les  fils  conducteurs  de  sa 
destinée.  Issu  d'un  père  qui  devait  à  la  fabrication  et  au  com- 
merce des  savons  une  belle  aisance,  il  n'avait  pas  encore  tout  à 
fait  vingt  et  un  ans,  lorsqu'il  épousa  à  Draguignan,  le  24  no- 
vembre 1778,  Françoise-Emmanuelle-Marguerite  Clérion,  fille 
d'un  riche  parfumeur  en  gros  de  cette  ville  :  le  même  jour  et 
dans  la  même  église,  son  frère  aîné  conduisait  à  l'autel  la  sœur 
de  Françoise-Emmanuelle.  Suivant  contrat  passé  la  veille, 
la  dot  de  la  future  se  montait  à  50  000  livres,  tandis  que  le 
futur  en  apportait  lui-même  85  000.  Son  beau-père  l'associait 
aux  affaires  de  son  commerce  pour  cinq  ans,  sous  la  raison  so- 
ciale Clérion  et  Isnard  cadet,  mais  il  se  réservait  la  gestion 
de  la  caisse  et  la  signature,  vu  la  minorité  de  son  gendre.  A 
partir  de  ce  jour  et  pendant  plus  de  dix  ans,  une  obscurité 
presque  complète  couvre  l'existence  d'Isnard  (2).   Absorbé  sans 


(1)  Je  fais  surtout  allusion  à  sa  philippique  Isnard  à  Fréron  qu'il  publia  en 
Van  IV,  au  retour  de  sa  mission  à  Marseille  :  c'est  un  évident  pastiche.  Mais  lors- 
qu'un des  derniers  historiens  de  la  Révolution,  rappelant  l'action  de  la  parole 
d'Isnard  sur  la  foule,  la  traite  de  «  rhétorique,  »  s'il  entend  par  là  l'art  de  s'échauffer 
à  froid,  fie  répandre  une  chaleur  factice  et  empruntée  sur  ce  que  l'on  dit,  je 
conteste  la  justesse  de  ce  reproche.  Isnard  est  essentiellement  un  orateur:  et 
j'accorde,  si  l'on  veut,  que  jamais  l'art  oratoire  ne  comporta  plus  de  déclamation; 
mais  c'est  un  orateur  de  premier  jet,  un  des  plus  grands,  le  plus  grand  peut-être  des 
improvisateurs  de  son  temps.  Si  donc  il  y  a  de  la  chaleur  dans  ses  discours,  elle 
jaillit  toujours,  sans  calcul,  ni  recherche,  ni  intermédiaire,  du  contact  direct  de 
son  âme  avec  les  événemens. 

(2)  Dans  un  roman  de  Ponson  du  Terrail  que  le  journal  Le  Matin  exhuma  et 
publia  en  feuilleton  en  1903,  il  est  question  d'une  mystérieuse  agression  don*- 
Isnard  aurait  été  victime  à  sa  bastide  des  environs  de  Draguignan,  dans  la  nuit 
du  27  janvier  1787.  C'est  une  «  histoire  de  brigands  »  qui  n'était  connue  de  per- 
sonne dans  le  pays  (je  le  tiens  de  bonne  source)  et  qui  n'a  laissé  d'ailleurs 
aucune  trace  dans  les  documens. 


LA   CONVERSION    d'iSNARD,  799 

doute  par  l'importance  de  son  négoce  à  Draguignan,  par  la 
direction  d'une  fabrique  de  savons  qu'il  avait  fondée  à  Saint- 
Raphaël  et  d'une  maison  de  banque  qu'il  y  avait  jointe,  les 
seules  dates  qui  jalonnent  cette  longue  période  sont  celles  des 
naissances  de  ses  quatre  premiers  enfans.  Mais  dès  que  la  voix 
puissante  de  Mirabeau  fait  rouler  son  tonnerre  sur  la  Provence, 
elle  rencontre  dans  l'âme  du  jeune  industriel  un  écho  d'une 
sensibilité,  d'une  ampleur,  d'une  sonorité  inattendues.  Impatient 
du  joug,  —  c'est  lui-même  qui  parle,  — il  frémit,  il  s'enfla^nr^-ie, 
il  se  redresse  avec  force  ;  il  assemble  et  harangue  le  peuple, 
sonne  le  tocsin  de  la  liberté,  électrise  et  porte  l'épouvante  dans 
le  cœur  des  privilégiés.  Son  langage,  jugé  séditieux,  est  dénoncé 
au  parlement  d'Aix;  il  est  décrété  de  prise  de  corps,  et  deux 
dragons  vont  pour  l'arrêter.  Mais  il  s'enfuit  de  toits  en  toits,  au 
risque  de  se  rompre  le  col,  franchit  la  frontière  toute  voisine, 
et,  du  fond  de  l'asile  où  il  se  cache,  se  croyant  exposé,  lui  et  les 
siens,  aux  pires  destins,  il  compose,  à  l'adresse  de  sa  femme  (1), 
une  sorte  de  testament  spirituel  dans  lequel  sou  imagination, 
surexcitée  par  le  danger,  se  donne  libre  carrière.  Ne  sourions  pas 
trop  à  la  lecture  de  ce  morceau  :  Isnard,  naturellement  lyrique, 
pensait  sincèrement  ainsi,  et  rappelons-nous  que  la  Nouvelle 
Héloïsc,  tout  entière,  est  écrite  dans  ce  style-là  : 

«  0  femme  trop  sensible  !  Quelles  doivent  donc  être  tes 
alarmes  depuis  que  tu  vois  cette  tête  qui  t'est  chère,  courbée 
sous  la  hache  des  bourreaux?  Habites-tu  au  milieu  de  nos 
enfans,  ou  bien  n'ont-ils  plus  de  mère  ?  Hélas  !  je  l'ignore,  et 
c'est  mon  plus  cruel  tourment.  Ah  !  si  jamais  je  revole  dans  tes 
bras,  que  d'amour!  que  de  félicité  !  Par  quels  excès  de  tendresse 
je  te  ferai  oublier  les  maux  que  te  causa  l'excès  de  mon  patrio- 
tisme !  Comme  j'apprécierai  les  charmes  de  la  vie  obscure  et 
champêtre!  que  d'expérience  acquise  à  l'école  de  l'adversité!... 
Ma  patrie,  mon  père,  toi,  nos  enfans,  mes  foyers,  des  livres  et 
des  arbres,  voilà  mes  vrais  biens  sur  la  terre.  Si  je  venais  à  la 
quitter  bientôt,  sèche  tes  larmes  en  songeant  que  je  meurs 
martyr  de   la  liberté.  Offre  à  notre  Jean  Jacques  mon   dévoue- 

(1)  Le  surlendemain  de  son  évasion,  sa  femme,  qui  était  enceinte  et  qui, 
comme  toute  sa  famille,  vivait  dans  la  plus  grande  inquiétude,  vit  passer  un  jeune 
homme  à  peu  près  de  sa  taille  que  la  gendarmerie  conduisait  enchaîné.  Elle 
accoucha,  avant  terme,  quelques  heures  après. 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  à  'imiter  ;  qu'il  hérite  de  ma  haine  implacable  pour  les 
tyrans,  de  mon  idolâtrie  pour  la  liberté  ;  qu'il  soit  digne  de  la 
République  et,  j'ose  dire,  de  son  père.  Pénètre-le  du  dogme  si 
consolant  de  l'immortalité  de  l'âme,  qui  le  rendra,  comme  moi, 
invulnérable  à  tous  les  coups  du  sort.  Inspire  tes  sentimens,  tes 
vertus  à  l'intéressante  Aimée,  à  Cécile,  à  Emilie;  apprends-leur 
à  braver  l'infortune,  la  misère.  Il  est  un  dernier  vœu  que  je 
forme  et  que  je  te  prie  d'effectuer  :  c'est  d'ensevelir  quelques 
restes,  ou  du  moins  quelque  représentation  de  mon  être  au  pied 
d'un  chêne  ;  et  si  jamais  un  temps  arrive  où  tu  puisses,  sans 
risque,  indiquer  cet  arbre  à  tes  concitoyens,  tu  graveras  alors 
sur  son  écorce  : 

CI-GIT    ISNARD    QUI    SUT  BRAVER 

TOUS    LES    TYRANS    DE    SA    PATRIE. 

IL    A    PERDU    LA    VIE 

PROSCRIT    PAR  UN    SÉNAT    Qu'iL    A    VOULU    SAUVER.    » 

Jusqu'ici,  des  idées  religieuses  d'Isnard,  nous  ne  connaissons 
encore  rien.  Si  son  nom  figure  dans  le  procès-verbal  de  l'inau- 
guration de  la  loge  maçonnique  Le  Triomphe  de  l' Amitié,  fondée 
à  Draguignan  en  178S,  sa  présence  à  cette  cérémonie  n'a  peut- 
être  (1)  pas  la  signification  qu'elle  aurait  eue  en  d'autres  temps. 
Toutefois,  de  l'apostrophe  à  sa  femme  qu'on  vient  de  lire,  rete- 
nons le  passage  où  il  parle  de  l'immortalité  de  l'âme.  Pour  le 
moment,  cette  idée  n'est  encore  sans  doute  qu'une  doctrine  phi- 
losophique. Mais  de  tous  les  chemins  qui  mènent  ou  ramènent  à 
la  foi,  la  philosophie  n'est  pas  le  moins  fréquenté.  Cette  faible 
lueur  qui  commence  à  l'éclairer  de  loin,  dans  une  première 
heure  de  détresse,  va  subir  une  forte  et  inquiétante  éclipse  ; 

H)  Je  dis  «  peut-être,  »  parce  que  je  ne  suis  pas  absolument  d'accord  avec  ceux 
qui  prétendent  qu'il  n'y  eut  rien  d'hostile  au  catholicisme  dans  le  grand  mouve- 
ment maçonnique  que  l'on  remarque  aux  approches  de  la  Révolution;  et  lorsqu'on 
allègue  les  nombreux  adeptes  que  les  loges  recrutèrent  alors  dans  tous  les 
rangs  du  clergé,  et  les  messes  qu'elles  faisaient  dire  pour  célébrer  leurs  fêtes 
annuelles  ou  pour  honorer  la  mémoire  des  frères  décédés,  je  ne  trouve  pas  ces 
raisons  bien  convaincantes.  Dans  une  cérémonie  publique,  dans  une  fête  corpora- 
tive surtout,  une  messe  n'a  jamais  été  qu'un  numéro  du  programme,  qu'un 
accessoire  traditionnel  et  de  pur  protocole.  Quant  au  clergé,  on  semble  oublier 
que  celui  du  xviii"  siècle  n'est  pas  celui  d'aujourd'hui  ;  qu'il  était  rempli  d'incré- 
dules, à  tout  le  moins  d'indifférens  ;  et  puisque  la  franc-maçonnerie  était  devenue 
surtout  une  afiaire  de  mode,  pourquoi  n'aurait-elie  pas  eu  ses  snobs  parmi  les 
jeunes  clercs  aussi  hien  qu'ailleurs  ? 


LA    CONVERSION   d'iSNARD.  801 

mais  elle  devait  grandir  et,  comme  un  phare,  guider  sa  barque 
pour  l'amener  au  port.  ^ 

IT 

Nous  retrouvons  Isnard,  deux  ans  après,  à  l'Assemblée  légis- 
lative, où  ses  compatriotes  du  Var  l'avaient  envoyé.  Celui  qui 
écrira  l'histoire  de  sa  vie  publique  aura  des  choses  intéressantes 
à  dire  sur  son  rôle  dans  cette  assemblée.  Il  aura  à  déterminer  sa 
part  d'influence  sur  la  politique  du  groupe  dont  il  prit  tout  de 
suite  la  tête,  aux  côtés  de  Brissot,  de  Vergniaud,  de  Gensonné, 
de  Guadet,  de  Condorcet.  Il  rappellera  ses  harangues  qui,  dès  le 
début,  le  classèrent  au  premier  rang  des  orateurs,  et  il  n'aura 
pas  de  peine  à  montrer  par  où  se  distingue,  de  celle  de  ses 
émules,  son  éloquence  chaude,  spontanée,  audacieuse,  qui  soule- 
vait l'auditoire  et  déchaînait  tour  à  tour  la  colère  et  l'enthou- 
siasme. 

Le  nom  d'Isnard  est  inséparable  de  deux  des  principales 
questions  qui  furent  livrées  aux  débats  de  l'Assemblée;  et  il  se 
trouve  aussi  que,  pour  l'histoire  de  ses  idées,  la  seule  qui  nous 
intéresse  ici,  elles  sont  de  première  importance  :  celle  des  émi- 
grés et  celle  des  prêtres  insermentés. 

Lorsque  Gensonné  eut  déposé  son  rapport  sur  les  troubles 
de  la  Vendée  et  conclu  à  des  mesures  contre  les  prêtres  auxquels 
il  les  attribuait,  Isnard  monta  à  la  tribune.  C'était  la  première 
fois.  Qu'on  se  représente  un  homme  corpulent,  sanguin,  à  la 
voix  forte,  mordante  et  emportée  (1).  Exalté  par  le  danger  que 
pouvait  faire  courir  au  pays  un  clergé  en  révolte,  il  réclama 
contre  les  prêtres  réfractaires  les  peines  les  plus  rigoureuses  : 
«  La  religion,  —  s'écria-t-il  au  milieu  d'une  tempête  d'applaudis- 
semens  et  de  murmures,  —  la  religion  doit  être  considérée  dans 
ce  moment  comme  un  instrument  avec  lequel  on  peut  faire  infi- 
niment plus  de  mal  à  la  société  qu'avec  tout  autre,  et  c'est  pour- 
quoi je  soutiens  que  la  loi  doit  être  plus  sévère  contre  tous  ceux 
qui  s'établissent  les  intermédiaires  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre 
Dieu  et  les    hommes,  parce   que,  comme  dit  Montesquieu,  le 

(1)  C'était  un  des  plus  gros  mangeurs  de  son  temps.  On  prétend  qu'il  expédia, 
un  jour,  à  lui  seul,  une  dinde  entière.  Une  autre  fois,  il  aurait  absorbé  toute  la 
provision  de  glaces  d'un  grand  limonadier. 

TOMB  XXX.  —  190Î). 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prêtre  a  de  si  j,iundes  menaces  devers  lui  et  de  si  grandes  pro- 
messes!... Il  prend  l'homme  au  berceau  et  le  conduit  à  la  tombe; 
il  n'est  pas  surprenant  qu'il  ait  de  si  grands  moyens  de  séduire 
le  peuple,  et  c'est  pour  cela  que  vous  devez  le  punir  d'autant  plus 
sévèrement  lorsqu'il  en  abuse... 

«  Il  faut  chasser  de  France  les  prêtres  perturbateurs;  si  j'osais 
me  servir  d'une  expression  triviale,  je  dirais  que  ce  sont  des 
pestiférés  qu'il  faut  renvoyer  dans  les  lazarets  de  Rome  et 
d'Italie...  A  ceux  qui  nous  disent  que  rien  n'est  plus  dangereux 
que  de  faire  des  martyrs,  je  réponds  que  ce  danger  n'existe  que 
lorsqu'on  persécute  des  hommes  vertueux  et  fanatiques;  et  il 
n'est  question  ici  ni  d'hommes  vertueux,  ni  de  fanatiques,  mais 
d'hypocrites  et  de  perturbateurs...  Le  prêtre  n'a  pas  le  caractère 
assez  résolu  pour  prendre  un  parti  ouvertement  hostile;  il  est, 
en  général,  aussi  lâche  que  vindicatif;  il  est  nul  au  champ  de 
bataille;  les  foudres  de  Rome  s'éteindront  sur  le  bouclier  de  la 
Liberté.  »  Sans  aller  jusqu'à  décréter  l'exil  des  prêtres  réfrac- 
taires,  comme  le  demandait  Isnard,  l'Assemblée  imposa  le  ser- 
ment civique  à  tous  les  ecclésiastiques.  Ceux  qui  s'y  refuseraient 
seraient  privés  de  leur  traitement  et  déclarés  suspects;  quant 
aux  perturbateurs,  on  les  jetterait  en  prison.  Ainsi,  dans  son  fa- 
natisme anti-clérical,  pour  parler  la  langue  d'aujourd'hui,  Isnard 
dépassait  la  majorité  d'une  assemblée  qui  n'était  cependant  pas 
tendre  envers  le  clergé. 

L'antipathie  qu'il  ressentait  à  l'égard  de  la  religion  et  de  ses 
ministres  n'eut  alors  d'égale  que  l'indignation  provoquée  en  lui 
par  les  menées  des  émigrés.  Ici  encore,  à  l'avant-garde  de  son 
parti,  et  donnant  la  main  à  Brissot,  il  désapprouva  le  mélange 
de  fermeté  et  de  douceur  qu'avait  conseillé  Gondorcet  en  un 
discours  cependant  très  applaudi,  et  il  appela  sur  la  tête  des 
Français  qui  persistaient  à  demeurer  à  l'étranger,  comme  sur 
celle  des  princes  qui  leur  donnaient  asile,  toutes  les  foudres  de  la 
nation  irritée.  On  n'était  encore  qu'au  mois  de  novembre  1791  : 
Brunswick  n'avait  pas  lancé  son  manifeste ,  la  patrie  n'était  pas 
en  danger.  Entraînée  cependant  par  Isnard,  l'Assemblée  déclara 
en  état  de  conspiration  tout  Français  faisant  partie  des  attroupe- 
mens  formés  hors  du  royaume,  et  prononça  la  peine  de  mort 
contre  ceux  qui  n'auraient  pas  déposé  les  armes  au  i"  jan- 
vier 1792.  Elle  délégua,  de  plus,  vers  Louis  XVI,  comme  le 
voulait  encore  Isnard,  quelques-uns  de  ses   membres  pour  lui 


LA    CONVERSION    d'iSNARD.  803 

demander  d'inviter  les  princes  allemands  à  dissiper  les  rassemble- 
mens  qu'ils  toléraient  sur  la  frontière.  Et  quand  le  président  de 
cette  députation  dit  au  Roi  :  «  Si  des  princes  d'Allemagne  conti- 
nuent de  favoriser  des  préparatifs  dirigés  contre  des  Français,  les 
Français  porteront  chez  eux,  non  le  fer  et  la  flamme,  mais  la, 
liberté,  »  cette  première  menace  officielle  de  la, .Révolution  à. 
l'Europe  était  l'écho  des  paroles  mêmes  d'Isnard. 

III 

Commencé  sur  les  bancs  de  l'Assemblée  législative,  le  grand 
duel  de  la  Gironde  et  de  la  Montagne  se  poursuivit  à  la  Con- 
vention, avec  quel  redoublement  d'acharnement,  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  le  redire.  Isnard  y  reparut,  toujours  au  premier  rang, 
toujours  aussi  intrépide.  Lors  du  procès  de  Louis  XVI,  il  se 
montra  conséquent  avec  lui-même.  Dans  la  précédente  assemblée, 
dès  le  3  août  1792,  on  l'avait  entendu  démontrer  que  la  conduite 
du  Roi  n'était  qu'un  tissu  de  parjures  et  d'hypocrisies,  et,  le 
soir  même,  au  club  des  Jacobins,  son  discours  lui  avait  valu 
d'être  salué  comme  «  un  vrai  héros  de  la  liberté.  »  Plus  avancé 
que  la  majorité  de  son  groupe  qui,  si  elle  travaillait  avec  ardeur 
à  renverser  la  royauté,  ne  voulait  pas,  semble-t-il,  la  mort  du 
Roi,  Isnard  vota  la  mort,  sans  appel  ni  sursis.  Puis  les  partis,  un 
instant  distraits  par  le  procès,  reprirent  leur  querelle.  Mais  la 
Montagne  avait  trouvé  à  l'Hôtel  de  Ville  et  dans  les  faubourgs 
de  redoutables  auxiliaires.  De  jour  en  jour  plus  audacieuse  et 
plus  insolente,  la  Commune  dictait  maintenant  ses  lois  au  légis- 
lateur. Isnard,  comme  la  plupart  des  députés  de  province, 
aimait  peu  Paris,  cet  Etat  dans  l'Etat;  il  avait  le  culte  de  la  loi 
et  de  la  représentation  nationale.  «  La  loi,  —  s'était-il  écrié  un 
jour  à  la  tribune,  —  la  loi,  c'est  mon  Dieu,  le  seul  que  je  con- 
naisse !  »  Et  voilà  que  le  sanctuaire  de  la  loi  était,  à  chaque 
instant,  envahi  et  profané.  Une  sourde  colère,  —  celle  du  prêtre 
dont  on  briserait  l'autel,  —  grondait  en  lui  :  elle  n'attendait, 
pour    éclater,  que  l'occasion. 

Le  2S  mai  1793,  une  députation  de  la  Commune  se  présenta 
à  la  barre  pour  sommer  la  Convention  de  remettre  en  liberté 
Hébert  arrêté  par  son  ordre.  Isnard  présidait.  On  connaît  sa  ré- 
ponse :  «  Ecoutez  ce  que  je  vais  dire.  Si  jamais,  par  une  de  ces 
insurrections  qui,  depuis  le  10  mars,  se  renouvellent  sans  cesse, 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  arrivait  qu'on  portât  atteinte  à  la  représentation  nationale,  je 
vous  le  déclare,  au  nom  de  la  France  entière,  Paris  serait 
anéanti,  et  l'on  chercherait  bientôt  sur  les  rives  de  la  Seine  la 
place  où  cette  ville  aurait  existé.  Souvenez- vous  que  le  glaive  de 
la  loi,  qui  dégoutte  encore  du  sang  du  tyran,  est  prêt  à  trancher 
la  tête  de  quiconque  voudrait  rivaliser  de  pouvoir  avec  la  Con- 
vention nationale.  »  L'émeute  recula.  Mais,  rendue  plus  furieuse 
par  cette  menace  même,  elle  revint  aussitôt  à  l'attaque.  En  deux 
jours,  le  31  mai  et  le  2  juin,  la  Gironde  était  anéantie 

Sentant  que  sa  tête  n'était  plus  solide  sur  ses  épaules,  Isnard, 
plus  habile  ou  plus  heureux  que  les  proscrits  du  2  juin,  n'avait 
pas  attendu  de  tomber  au  pouvoir  de  ses  ennemis  :  suivant  la 
proposition  du  Comité  de  Salut  public,  il  s'était  «  suspendu  »  lui- 
même  de  ses  fonctions,  et,  dès  lors,  prisonnier  sur  parole  dans 
Paris,  il  put,  au  moins  pendant  quelque  temps,  se  croire  à  l'abri 
des  vengeances  de  la  Commune.  Mais  la  Commune  ne  le  perdait 
pas  de  vue  :  elle  attendait  seulement  son  heure.  Le  28  sep- 
tembre, un  des  jurés  du  tribunal  révolutionnaire,  accompagné 
d'une  force  armée,  l'arrêta  en  pleine  rue.  On  le  conduisait  à  la 
Conciergerie,  lorsqu'il  obtint  qu'en  passant  devant  le  Comité  de 
Sûreté  générale,  on  l'y  fît  monter  pour  l'aviser  de  son  arrestation. 
Le  Comité,  qui  savait  bien  qu'Isnard  n'était  sous  le  coup  d'aucun 
mandat,  ne  pouvait  que  le  remettre  en  liberté.  Ce  fut  un  court 
répit  :  cinq  jours  plus  tard,  il  était  compris  parmi  les  députés 
que  la  Convention,  sur  le  rapport  d'Amar,  décrétait  d'accusation. 
Il  alla  chercher  et  trouva  un  asile  au  fond  du  faubourg  Saint- 
Antoine;  l'asile  était  précaire,  car,  quelques  mois  plus  tard,  quand 
il  fut  mis  hors  la  loi,  comme  Girondin  fugitif  et  l'un  des  chefs 
du  fédéralisme,  deux  commissaires  et  douze  hommes  armés  étant 
venus  perquisitionner  dans  le  lieu  qu'il  habitait,  il  s'en  fallut 
de  rien  qu'il  ne  fût  découvert.  Etendu  sur  le  dos,  dans  une  fosse 
étroite  qu'il  s'était  creusée  en  terre,  il  entendit  pendant  un  quart 
d'heure  les  gendarmes  marcher  au-dessus  de  sa  tête  (1).  Cette 
alerte  le  décida  à  quitter  Paris,  au  risque  de  se  faire  vingt  fois 
reconnaître  et  arrêter  en  route.  Il  réussit  cependant  à  se  réfu- 


(1)  Rappellerai-je  que  Rabaud-Saint-Étienne,  qui  était  dans  le  même  cas  et  qui, 
comme  lui,  avait  trouvé  une  retraite  dans  un  faubourg  de  Paris,  cliez  des  compa- 
tî-iotes,  fut  moins  heureux?  Découvert,  il  fut  envoyé  à  l'échafaud,  sur  simple 
constatation  d'identité.  L'homme  et  la  femme  qui  l'avaient  recueilli  subirent  le 
même  sort. 


<LA   CONVERSION   d'iSNARD.  805 

gier  quelque  part  en  province,  en  Dauphiné,  croit-on,  chez  des 
amis  qui  n'osèrent  ou  ne  purent  lui  donner,  pour  abri,  qu'une 
grotte  parmi  des  rocliers.  C'est  là  qu'il  semble  avoir  vécu  jusqu'à 
la  fin  de  la  Terreur.  Très  ému  des  dangers  auxquels  il  venait 
d'échapper,  s'attendant  à  chaque  instant  à  être  repris  et  traîné 
au  supplice,  comme  la  plupart  de  ses  amis;  la  conscience  in- 
quiète des  persécutions  auxquelles  il  avait  eu  si  grande  part 
et  qui,  maintenant,  se  retournaient  contre  lui;  troublé  surtout 
du  mal  qu'il  avait  dit  de  la  religion,  une  grande  révolution 
s'opéra  alors  chez  ce  grand  révolutionnaire  :  il  se  convertit. 

«  Le  décret,  —  dit-il  dans  l'opuscule  où  il  raconta  plus  tard 
sa  proscription,  —  le  décret  qui  me  mit  hors  la  loi,  sembla  me 
mettre  aussi  hors  des  peines  de  la  vie  et  m'introduire  dans  une 
■existence  nouvelle  et  plus  réelle.  Si  je  n'eusse  jamais  été  pro- 
scrit, emporté  comme  tant  d'autres  par  une  sorte  de  tourbillon, 
j'aurais  continué  d'exister  sans  me  connaître;  je  serais  mort 
sans  savoir  que  j'avais  vécu;  mon  malheur  m'a  fait  faire  une 
pause  dans  le  voyage  de  la  vie,  durant  laquelle  je  me  suis  regardé 
et  reconnu;  j'ai  vu  d'où  je  venais,  où  j'allais,  le  chemin  que 
j'avais  fait  et  celui  qu'il  me  restait  à  parcourir,  les  faux  sentiers 
que  j'avais  suivis  et  ceux  qu'il  me  convenait  de  prendre  pour 
arriver  au  vrai  but. 

«  Il  m'est  impossible  d'exprimer  quelles  jouissances  m'ont 
procurées  ce  silence,  ce  recueillement  absolu,  cette  possession 
continuelle  de  ma  pensée,  cette  étude  suivie  de  mon  être,  ces 
fruits  de  sagesse  et  d'instruction  que  je  sentais  éclore  en  moi,  cet 
abandon  de  la  terre,  ce  lointain  d'où  j'apercevais  et  jugeais  les 
criminelles  folies  des  hommes,  cette  adoration  sincère  et  crois- 
sante de  la  vertu,  cette  élévation  intellectuelle  vers  les  objets 
grands  et  sublimes,  et  surtout  vers  l'auteur  de  la  nature,  ce  culte 
libre  et  pur  que  je  lui  adressais  sans  cesse. 

«  Je  me  promenais  seul  dans  un  jardin,  environ  trois  heures 
chaque  nuit.  Le  spectacle  de  la  voûte  étoilée,  le  seul  qui  s'offrît 
à  ma  vue,  fixait  presque  continuellement  mes  réflexions.  Ah  ! 
qu'elles  étaient  salutaires  et  ravissantes!...  Qu'il  est  sublime  ce 
li^Te  sans  cesse  ouvert  sur  nos  têtes,  tracé  de  la  propre  main  de 
l'être  incréé,  et  dont  chaque  lettre  est  un  astre  !  Qu'il  est  heureux 
celui  qui  sait  y  lire  ce  que  j'y  voyais  en  traits  de  feu,  en  hiéro- 
glyphes solaires  :  existence  de  Dieu,  immortalité  de  l'âme,  néces- 
sité de  la  vertu.   Retenu  quelquefois,  couché  sur  du  gazon  ou 


806 


REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


assis  sur  une  pierre,  jusques  à  deux  heures  du  matin  dans  mes 
admirations  méditatives,  et  devenu  par  elles  aussi  persuadé  que 
Socrate  de  l'immortalité  de  nos  âmes,  je  m'écriais,  en  regagnant 
ma  retraite  :  «  S'ils  m'égorgent  aujourd'hui,  demain  tous  ces 
soleils  brilleront  sous  mes  pieds  (1).  » 

Réintégré,  non  sans  difficulté,  à  la  Convention  dans  les  mois 
qui  suivirent  la  mort  de  Robespierre,  Isnard  se  signala  par  le 
zèle  avec  lequel  il  alla  réprimer  l'insurrection  marseillaise  de 
germinal  an  III.  Il  passa  ensuite  au  Conseil  des  Cinq-Cents  et  s'y 
fit  peu  remarquer;  le  sort  l'en  ayant  exclu  en  1797,  il  disparut 
définitivement  de  la  scène  politique. 

IV 

Alors  s'ouvre  une  nouvelle  phase  de  l'existence  d'Isnard.  Il  se 
retira  dans  une  campagne  des  environs  de  Grasse,  sur  les  bords  de 
la  Méditerranée,  voyant  peu  de  monde,  mais  ayant  constamment 
sous  les  yeux  la  mer,  le  ciel  et  la  nature.  Il  consacrait  une  partie 
de  ses  loisirs  à  sa  femme  (2)  et  à  ses  jeunes  eni'ans  dont  il  avait 
été  si  longtemps  séparé  et  que  si  longtemps  il  avait  désespéré 
de  revoir;  il  employait  l'autre  à  poursuivre  les  méditations  et  les 
études  de  philosophie  religieuse  auxquelles  il  avait  pris  goût 
durant  les  longues  heures  de  sa  réclusion.  Ce  temps  de  recueille- 
lement  aboutit,  en  1802,  c'est-à-dire  au  moment  même  où  le  culte 
se  relevait  en  France,  à  la  publication  d'un  discours  sur  l'immor- 
talité de  l'âme  (3),  premier  crayon  d'un  ouvrage  plus  étendu 
qu'il  projetait,  qu'il  écrivit  peut-être,  mais  qui  est  resté  inédit. 

Ce  travail  se  compose  d'un  texte  assez  court  et  de  notes  fort 
étendues  qui  en  font  surtout  l'intérêt.  C'est  là  en  effet  qu'il  ex- 

(1)  Entre  quelques-unes  des  pages  de  la  Proscription  d'Isnard  et  les  premières 
œuvres  de  Lamartine,  il  y  a  des  ressemblances  frappantes.  Serait-il  téméraire  de 
croire  que  le  poète  les  avait  lues,  dans  son  enfance,  sur  les  genoux  de  sa  mère? 
Au  lendemain  de  la  Terreur  et  des  persécutions  religieuses,  ces  pages  devaient  se 
passer  de  mains  en  mains  dans  les  familles  chrétiennes.  On  les  citait  naguère 
encore  dans  us  ouvrages  d'apologétique. 

(2)  Pendant  la  proscription  d'Isnard  et  tandis  que  son  nom  était  inscrit  sur  la 
liste  des  émigrés,  sa  femme  avait  demandé  le  divorce,  qui  fut  prononcé  à  Grasse 
le  12  germinal  an  11.  Mais  ce  divorce,  comme  beaucoup  d'autres"  alors,  n'avait 
pour  but  que  de  dégager  du  séquestre  mis  sur  les  biens  de  son  mari,  ce  que  la 
loi  lui  permettait  <!  en  retirer.  Les  époux  se  réunirent  après  la  tourmente,  et  la 
dernière  de  leurs  filles  naquit  à  Grasse  le  4  janvier  1799. 

(3)  De  l'Immortalité  de  l'dme,  par  Maximin  Isnard.  Paris,  Gh.  Pougens, 
an  X-1802,  in-8%  90  pages. 


LA    CONVERSION    d'iSNARD.  807 

plique  comment  il  fut  conduit  à  s'occuper  du  problème  de  l'im- 
mortalité, et  la  manière  dont  il  s'y  prit  pour  le  résoudre.  Tout  à 
l'heure,  en  l'an  III,  c'était  le  poète  qui  chantait  ses  premières 
émotions  religieuses.  Sept  ans  ont  passé  depuis  lors.  A  la  fleui 
fraîche  éclose  de  son  enthousiasme  a  succédé  le  fruit  mûr  de 
la  réflexion.  Maintenant  le  poète  assoupi  se  réveille  encore 
parfois  ;  mais  le  plus  souvent,  c'est  le  penseur,  et  le  penseur 
chrétien,  qui  parle.  La  bouche  d'Isnard  n'était  pas  habituée  à  ce 
langage  :  il  dut  produire  un  singulier  effet  sur  ceux  qui  l'avaient 
entendu  autrefois.  On  en  jugera  par  ces  quelques  extraits  : 

«...  Mes  opinions  sur  l'immortalité  de  l'âme  et  sur  les  autres 
points  de  métaphysique  religieuse  que  j'ai  désignés  dans  ce  dis- 
cours, ne  tiennent  nullement,  comme  on  pourrait  le  croire,  à  la 
vivacité  de  mon  imagination,  à  la  sensibilité  de  mon  âme; 
elles  sont  le  fruit  de  la  plus  profonde  réflexion,  et  je  puis  dire 
que  peu  d'hommes  se  sont  trouvés  à  même  de  réfléchir  là-dessus 
aussi  longtemps  et  aussi  sérieusement  que  moi.  Je  dois  cet  avan 
tage  aux  malheurs  de  la  Révolution.  Proscrit,  condamné  pour 
un  acte  de  dévouement  envers  ma  patrie,  la  Providence,  sans 
me  faire  quitter  Paris,  me  retint  emprisonné  dans  une  retraite 
isolée,  où,  n'apercevant  en  arrière  que  mon  échafaud  dressé,  de- 
vant moi  que  le  soleil,  la  nuit  et  la  nature,  n'ayant  plus  d'autre 
intérêt  ici-bas  que  de  réfléchir  sur  Dieu,  sur  mon  âme,  sur  la 
religion,  je  me  livrai  tout  entier  à  une  méditation  sur  les  objets 
métaphysiques  et  religieux,  qui  dura  seize  mois  pendant  quinze 
heures  par  jour,  et  certes  on  ne  réfléchit  jamais  plus  profondé- 
ment qu'au  pied  de  l'échafaud  ! 

«  Je  retrouvai  dans  mon  cœur  ces  germes  religieux  qu'une 
saine  éducation  y  avait  semés  dans  l'enfance,  et  qui,  si  longtemps 
étouffés  par  la  prospérité,  se  ravivaient  dans  le  malheur. 

«  Mais  si  mon  âme  était  entraînée  vers  la  religion,  mon  es- 
prit répugnait  à  réfléchir  sur  ses  dogmes  et  mystères,  que  je 
trouvais  absurdes.  Je  ne  pouvais  les  croire,  parce  que  je  n'avais 
pu  les  expliquer. 

«  Ceux  qui,  en  matière  religieuse,  ont  tant  fait  une  fois  que 
de  soumettre  à  l'examen  rigide  de  leur  faible  raison  ce  que  tant 
de  gens  mieux  avisés  croient  sans  même  y  réfléchir,  ne  peuvent 
plus  trouver  vrai  que  ce  qui  leur  est  assez  démontré  pour  les 
frapper  d'une  entière  conviction.  Ils  veulent  absolument  qu'on 


808  REVUE    DliS   DEUX   MONDES. 

leur  prouve  tout,  et  je  me  trouvais  dans  ce  cas.  Il  faut  alors 
que  ces  sceptiques  en  fait  de  religion  restent  égarés  dans  le  dé- 
dale de  la  métaphysique;  ou  bien  qu'à  force  de  méditation  et  de 
philosophie,  ils  parviennent  à  soulever  presque  tous  les  voiles 
du  sanctuaire,  et  à  parcourir  le  cercle  entier  des  connaissances 
religieuses,  pour  revenir  enfin,  les  yeux  ouverts  et  un  flambeau 
à  la  main,  dans  le  même  endroit  où  l'humble  foi  les  aurait 
laissés  paisiblement,  son  bandeau  sur  les  yeux. 

«  J'ai  heureusement  parcouru  le  cercle;  mais  encore  plus 
heureux  celui  qui  n'a  pas  besoin  de  faire  le  tour  du  monde  pour 
retourner  au  point  d'où  il  était  parti  ! 

«  Avec  un  cœur  plein  de  zèle  et  un  esprit  égaré,  mais  résolu 
de  ne  prendre  du  repos  qu'après  avoir  distingué  la  vérité,  j'entre- 
pris ce  long  pèlerinage  de  la  pensée.  Celui  qui  m'en  inspira  la 
résolution  m'entretint  dans  la  persévérance. 

«  Je  m'aperçus  d'abord  qu'en  matière  religieuse,  la  solution 
de  la  vérité  dépend  moins  de  l'effort  de  notre  esprit,  que  de  la 
disposition  de  notre  cœur;  que  sur  ces  questions  qui  tiennent 
autant  au  sentiment  qu'à  l'intelligence,  l'aveugle  raison  s'égare  et 
tombe,  si  elle  veut  marcher  seule  d'un  pas  présomptueux;  qu'il 
faut  que  la  vertu  lui  prête  le  ferme  appui  de  son  bras,  et  que  la 
charité  seule  peut  délier  le  bandeau  que  le  vice  et  l'erreur  re- 
tiennent sur  nos  yeux.  Je  reconnus  que  dans  la  nuit  obscure 
de  la  métaphysique  religieuse,  la  vérité  ne  se  montre  que  par 
éclairs  qu'il  faut  saisir,  et  comme  une  flamme  que  l'humble 
prière  allume  et  que  l'orgueil  éteint.  C'est  pourquoi  tant  de  per- 
sonnes sont  si  peu  propres  à  cultiver  cette  science,  tandis  qu'elles 
sont  si  habiles  dans  toutes  les  autres. 

«  Je  commençai  donc  par  prier,  et,  plus  en  rapport  avec 
Dieu,  je  devins  meilleur,  plus  calme,  plus  au-dessus  de  l'infor- 
tune, plus  apte  à  discerner  la  vérité. 

«  Séquestré  des  hommes,  et  sans  distraction,  je  pus  me  con- 
centrer tout  à  fait  en  moi-même,  et  je  découvris  que  cette  con- 
centration est  le  plus  puissant  moyen  d'atteindre  directement  le 
vrai.  Les  anciens  ont  ingénieusement  placé  la  vérité  dans  le  fond 
d'un  puits:  mais  ils  auraient  dû  ajouter  que  ce  puits  se  trouve 
creusé  lui-même  au  fond  de  notre  âme.  C'est  là  que  notre  pensée 
découvre  des  régions  spirituelles,  éthérées,  inconnues,  où  elle 
peut  déployer  à  son  gré  toute  l'activité  de  ses  ailes.  Là  se  trouve 
cet  abîme  des  idées,  dont  il  est  impossible  d'assigner  la  profon- 


LA   CONVERSION   DISNARD.  809 

dêur,  et  autour  duquel  tourne  un  escalier  où  notre  esprit  peut 
s'engager,  descendre,  et  descendre  encore  à  perpétuité,  sans  ja- 
mais en  atteindre  la  fin. 

«  Je  me  concentrai  donc  chaque  jour  davantage,  et  j'en  vins 
au  point  de  vivre  uniquement,  quant  à  l'esprit,  dans  moi-même. 
Des  milliers  d'espions  étaient  à  ma  recherche;  le  glaive  fatal 
était  suspendu  sur  ma  tête,  et  je  n'y  songeais  pas!  Le  torrent 
de  la  Révolution  roulait  en  flots  de  sang  à  la  lueur  des  incen- 
dies, au  bruit  de  la  guerre;  j'étais  placé  dans  le  lieu  même  où 
bouillonnait  sa  source  (1),  et  je  ne  l'entendais  pasi  Ce  philo- 
sophe de  l'antiquité  qui  traçait  des  cercles  à  l'instant  même  où 
l'ennemi  saccageait  la  ville,  où  des  soldats  enfonçaient  sa  porte 
pour  l'égorger,  était  moins  absorbé  dans  son  problème  que  je  ne 
l'étais  dans  la  solution  des  vérités  divines. 

«  Ma  pensée  conservant  toute  sa  force,  et  débarrassée  de  tout 
ce  fatras  de  systèmes  entassés,  depuis  des  siècles,  dans  des  mil- 
liers de  volumes  écritures  de  la  main  des  hommes,  cherchait  à 
approfondir  les  pages  mystérieuses  de  ce  grand  livre  de  la  na- 
ture, où  son  auteur  écrivit  en  langue  universelle,  en  caractères 
ineffaçables,  et  pour  tous  les  hommes,  la  première  des  révéla- 
tions. 

«  C'est  à  la  suite  de  ces  longues  méditations,  filles  du 
malheur,  du  recueillement,  de  la  prière,  que  j'établis  dans  mon 
esprit  les  bases  de  mon  opinion  en  matière  religieuse,  dont 
l'immortalité  de  l'âme  est  une  des  principales. 

«  ...  Ce  qui  donne,  à  mes  yeux,  le  plus  grand  poids  à  ce  sys- 
tème (2)  et  me  rassure,  c'est  qu'il  est  parfaitement  en  harmonie 
avec  les  révélations  du  christianisme,  ses  dogmes  et  ses  mys- 
tères, dont,  par  lui,  on  peut  découvrir  en  grande  partie  l'im- 
mense profondeur.  Ces  mystères  et  ces  dogmes  ne  paraissent  ri- 
dicules à  tant  de  personnes  que  parce  qu'on  n'en  connaît  pas  le 
sens  spirituel  et  interne;  et  que  ceux  qui  ont  voulu  les  expli- 
quer, les  ont  souvent  rendus  encore  plus  invraisemblables,  parce 
que,  n'ayant  pas  aperçu  le  vrai  sens  spirituel,  ils  les  ont  inter- 
prétés d'après  la  lettre,  oubliant  que  Paul  leur  avait  dit  :  La  lettre 
tue  et  l'esprit  vivifie.  Le  système  adopté  donne  en  partie  la  clef 
du  sens  interne,  spirituel,  et  alors  ces  mystères,  loin  de  répu- 

(1)  Dans  Paris  et  au  faubourg  Saint-Antoine.  (Note  d'Isnard.) 

(2)  C'est-à-dire  la  métapliysique  d'Isnard,  dont  sa  théorie  de  l'immortalité  de 
l'âme  n'est  qu'un  chapitre. 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gner  à  la  raison,  l'étonnent  et  lui  paraissent  vraiment  d'une  pro- 
fondeur admirable.  » 

Pour  ceux  qui  sont  curieux  de  métaphysique,  je  dirai  que  le 
système  d'isnard  reposait  sur  ce  qu'il  appelait  la  science  des  cor- 
respondances. C'est  en  quelque  sorte  la  théorie  des  archétypes 
de  Platon.  Selon  lui,  la  nature,  la  matière,  tous  les  corps,  ne 
sont  que  l'émanation,  le  signe  ou  le  symbole  de  tout  un  monde 
supra-sensible,  où  chaque  chose  visible  a  pour  correspondant 
la  même  chose,  mais  invisible  et  spiritualisée.  Ainsi  le  soleil, 
globe  de  feu  qui  nous  donne  de  la  chaleur  et  de  la  lumière,  cor- 
respond, dans  le  monde  qu'imagine  Isnard,  à  un  autre  soleil 
spirituel  et  divin,  d'où  émane  l'amour  et  l'intelligence.  Dans 
l'homme,  il  distingue  :  1°  «  la  chair  grossière  et  visible,  qui  est 
comme  le  mur  le  plus  extérieur  de  l'édifice  ;  »  2°  «  le  corps  hu- 
main qui  se  forme  des  substances  les  plus  spiritueuses  du  corps 
charnel  actuel,  et  si  spiritueuses  que  l'œil  matériel  ne  saurait  les 
apercevoir  ;  »  S*'  ce  qu'on  appelle  âme  «  dans  la  rigueur  du  terme,  » 
c'est-à-dire  un  composé  d'amour  et  d'intelligence,  produit  par  la 
chaleur  et  la  clarté  du  soleil  divin.  Ce  qui  ressuscitera  au  der- 
nier jour,  ce  n'est  pas  le  corps  animal,  mais  le  corps  spirituel 
«  qui,  comme  dit  l'apôtre,  est  semé  dans  lui.  »  Tout  ingénieux 
et  séduisant  qu'il  pût  paraître  à  certains  esprits,  ce  système, 
dont  Isnard  poussait  loin  les  déductions,  n'était  pas,  dans  toutes 
ses  parties,  aussi  orthodoxe  qu'il  le  croyait.  On  le  lui  fit  sans 
doute  remarquer,  car  il  supprima  ses  notes  dans  la  seconde 
édition  de  son  bnmortalité,  qui  parut  trois  ans  après. 

Un  grand  tableau,  peint  probablement  sous  le  Consulat  et 
conservé  encore  aujourd'hui  dans  sa  famille,  représente  l'ancien 
conventionnel  assis  à  une  table  sur  laquelle  s'étalent  plusieurs 
livres  et  cahiers;  on  y  distingue,  ouvert  à  la  première  page,  son 
discours  sur  l'Immortalité.  Sa  femme,  son  fils  et  ses  filles, 
réunis  autour  de  lui,  l'écoutent,  car  il  lit,  ou  plutôt  on  voit,  au 
geste  de  sa  main  droite,  qu'il  déclame,  par  un  reste  d'habitude,  en 
s'aidant  seulement  d'un  livre  qu'il  tient  de  l'autre  main.  Dans  une 
niche,  au  fond  de  la  salle,  une  grande  statue  en  pied  de  Minerve, 
déesse  de  la  Sagesse,  flanquée  d'une  sphère  céleste  et  d'un  globe 
du  monde,  semble  présider  cette  assemblée  et  lui  donner  sa  si- 
gnification. Et  cependant,  soit  que  la  nostalgie  de  la  vie  publique, 
si  fréquente,  dit-on,  chez  les  hommes  qui  en  connurent  les 
succès,  l'eût  atteint  dans  sa  paisible  et  studieuse  retraite,  soit 


LA    CONVERSION   d'iSNARD.  811 

que  l'idée  lui  fût  venue  ou  lui  eût  été  suggérée  qu'il  pouvait  se 
rendre  plus  utile  dans  les  cadres  de  l'administration  nouvelle  que 
par  ses  travaux  philosophiques,  Isnard  eut,  à  la  même  époque, 
quelque  velléité  de  se  mettre  sur  les  rangs  pour  un  emploi,  et  il 
reste  des  traces  écrites  des  démarches  qu'il  fit  à  cette  fin  (1). 
Mais  tandis  qu'il  ambitionnait  une  préfecture,  il  n'obtint  que  la 
modeste  place  de  receveur  des  contributions  de  l'arrondissement 
de  Grasse  (2).  L'âme  orageuse  de  l'ex-Girondin  aurait-elle  pu  se 
plier  aux  besognes  que  Napoléon  demandait  à  ses  préfets?  C'est 
une  question.  Elle  s'accommoda  bien,  sans  doute,  de  celles  d'un 
receveur.  Mais  d'abord,  ce  n'étaient  pas  les  mêmes,  tant  s'en  faut; 
et  ensuite  rappelons-nous  qu'lsnard  avait  débuté  dans  la  vie  par 
être  commerçant,  industriel  et  banquier. 


Il  est  à  présumer  qu'on  n'aurait  plus  entendu  parler  de  lui, 
sans  les  événemens  de  1815.  Mais  lorsque  Napoléon,  quittant 
l'île  d'Elbe,  vint  débarquer  juste  en  face  de  Grasse  et  fit  de  cette 
ville  sa  première  étape,  il  n'était  pas  nécessaire  d'avoir  une  tête 
aussi  exaltée  que  l'ancien  conventionnel  pour  s'imaginer  que  de 
nouvelles  agitations  allaient  bouleverser  la  Provence.  Nonobs- 
tant ses  sentimens  actuels,  peu  connus  dans  la  masse  du  public, 
son  passé  révolutionnaire  n'y  était  pas  oublié  et  lui  donnait  tout 
à  craindre  dans  un  moment  de  réaction  (3).  Aussi  s'empressa-t-il 
de  quitter  Grasse  et  de  se  réfugier  à  Paris  :  là,  du  moins,  per- 
sonne ne  pensait  plus  à  lui  depuis  longtemps  :  il  pourrait  y 
attendre  que  l'effervescence  produite  par  le  retour  de  l'Empe- 
reur se  fût  calmée. 

Carnot,  son  ancien  collègue,  et  alors  ministre  de  l'Intérieur, 

(I)  On  conserve  aux  Archives  nationales  une  correspondance  à  ce  sujet,  com- 
mencée le  28  pluviôse  an  X,  entre  Isnard  et  Chaptal,  alors  ministre  de  l'Intérieur. 
Isnard  aurait  voulu  être  préfet  de  l'Isère.  Mais  la  place  était  prise.  Il  demanda  à 
être  inscrit  pour  toute  autre  préfecture  qui  viendrait  à  vaquer,  et  les  choses  en 
restèrent  là. 

^2)  Décret  du  3  ventôse  an  XIII. 

(3)  Si  l'on  s'en  rapporte  à  une  tradition  locale,  qui  n'est  peut-être  qu'une 
légende,  un  jour  qu'lsnard  se  rendait  à  l'église  pour  entendre  la  messe,  il  ren- 
contra un  ancien  ami  et,  l'ayant  abordé  par  le  vers 

Oui,  je  viens  dans  son  temple  adorer  l'Éternel, 
il  aurait  reçu  tout  aussitôt  cette  réponse  : 

Puisso-t-il  pariouucr  tes  forfaits  criminels  I 


812 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Carnot  cherchait,  on  le  sait,  des  auxiliaires  parmi  les  survivans 
les  moins  compromis  de  la  Révolution.  Comme  Isnard,  il  avait 
été  lui-même  trouvé  trop  modéré,  et,  au  18  fructidor,  il  avait 
suhi,  de  ce  fait,  la  proscription  :  c'était,  entre  eux,  un  lien  de 
plus.  Isnard  ne  s'en  est  pas  vanté,  mais  il  dut  certainement  aller 
le  voir,  ne  fût-ce  que  par  politesse  et  pour  faire  comme  tout  le 
monde  :  tous  les  anciens  conventionnels  passèrent  alors  par  l'an- 
tichambre du  ministre  de  l'Intérieur.  On  ne  comprendrait  pas, 
autrement,  que  Carnot  eût  de  lui-même  songé  à  cet  ancien  col- 
lègue qu'on  savait  depuis  longtemps  retiré  dans  le  Midi  et  dont 
rien  ne  pouvait  faire  deviner  la  présence  à  Paris.  Isnard  assure 
qu'il  chercha  à  l'enrôler  sous  la  bannière  impériale,  en  lui  offrant 
un  poste  dépendant  de  son  ministère;  mais  que,  n'ayant  pu 
vaincre  ses  hésitations,  il  se  borna  à  lui  envoyer,  en  considéra- 
tion de  ses  anciennes  luttes  contre  l'anarchie,  le  ruban  de  la 
Légion  d'honneur.  S'il  en  est  ainsi,  il  faut  admirer  la  prudence 
d'Isnard  :  ce  n'est  point  par  là  qu'il  brillait  autrefois. 

Quoi  qu'il  en  soit,  bien  lui  en  prit  de  s'être  alors  abstenu  de 
toute  participation  aux  affaires  politiques,  car,  au  retour  de 
Louis  XVIII,  lorsque  la  loi  d'amnistie,  après  de  longs  et  vifs 
débats,  fut  enfin  promulguée  le  12  janvier  1816,  il  eut  la  satis- 
faction de  constater  que  l'article  7,  qui  bannissait  à  perpétuité  du 
royaume  les  régicides  coupables  d'avoir  voté  l'Acte  additionnel 
ou  accepté  quelque  fonction  ou  emploi  pendant  les  Cent-Jours, 
ne  s'appliquait  point  à  lui.  Cependant  les  mots  fonctions,  emplois 
étaient  vagues  et  équivoques,  et,  à  la  façon  dont  il  vit  bientôt  l'ad- 
ministration les  interpréter,  sa  confiance  dans  la  protection  de 
la  loi  fut  ébranlée.  Puisqu'on  étendait  l'article  7  aux  votans  qui 
avaient  pris  part  à  de  simples  opérations  électorales,  c'est-à-dire 
qui  n'avaient,  en  somme,  qu'exercé  un  droit  et  non  une  fonction, 
qu'est-ce  qui  empêchait  d'y  joindre  ceux  qui  avaient  été  gratifiés 
d'une  distinction  honorifique?  Isnard  n'avait  accepté  aucun  em- 
ploi; il  n'avait  pas  signé  l'Acte  additionnel;  il  n'avait  assisté  à 
aucun  collège  électoral  ;  mais  il  avait  reçu  et  accepté  la  croix  de 
la  Légion  d'honneur.  Allait-on  le  bannir  pour  cela?  Aux  profes- 
sions de  foi,  aux  démarches  qu'on  le  voit  faire  alors,  aux  expli- 
cations dont  il  accable  le  préfet  de  police,  on  peut  juger  qu'il  en 
eutgrand'peur.  De  tous  les  papiers  qu'il  adressa  alors  à  ce  magis- 
trat pour  se  ménager  sa  bienveillance,  le  plus  curieux,  sans  con- 
tredit, est  un  long  mémoire  daté  du  l*^*"  mars  1816,  signé  de  sa 


LA   CONVERSION    d'iSNARD.  813 

main  et  où  il  raconte,  en  raccourci,  toute  sa  vie.  Que  ce  vétéran 
des  persécutions  politiques  se  souciât  peu  de  reprendre,  à  son 
âge,  le  bâton  du  proscrit,  on  le  présume  aisément.  Qu'en  vue 
d'éviter  l'exil,  il  entreprît  l'apologie  de  sa  conduite,  rien  de  plus 
naturel,  de  plus  indiqué,  de  plus  usité.  Pour  le  but  que  se  pro- 
posait Isnard,  ce  document  est  donc,  en  quelque  sorte,  de  style, 
il  n'a  qu'un  intérêt  ordinaire;  mais  pour  qui  étudie  son  cas 
psychologique,  il  est  inappréciable.  Après  avoir  poussé  l'exalta- 
tion révolutionnaire  jusqu'aux  extrêmes  limites,  une  violente 
secousse  avait  rejeté  Isnard  dans  le  sens  opposé.  Cette  crise 
passée,  on  pourrait  croire  qu'il  se  calma?  On  se  tromperait.  Les 
cordes  de  sa  lyre  se  sont  usées  et  affaiblies;  peut-être,  la  peur 
aidant,  ne  sonnent-elles  plus  toutes  très  juste  ;  mais  l'instrument 
vibre  toujours,  et  c'est  toujours  le  même  air,  le  dernier,  qui  en 
sort.  Dans  le  concert  révolutionnaire,  cet  air-là  est  un  véritable 
phénomène,  très  rare,  peut-être  unique,  car  la  conversion  de 
Bancal  des  Issarts,  qui  se  rapproche  le  plus  de  celle  d'Isnard,  n'est 
pas  tout  à  fait  la  même  :  Bancal  n'avait  pas  voté  la  mort  du  Roi 
et  par  conséquent  n'avait  pas  à  se  la  reprocher  (1).  D'autres  vo- 
tans  se  repentirent  et  demandèrent  grâce,  à  l'heure  du  règlement 
des  comptes.  Mais  en  vit-on  un  seul  s'en  aller,  comme  on  assure 
qu'Isnard  le  fit,  et  plusieurs  fois,  au  jour  anniversaire  de  la  mort 
de  Louis  XVI,  en  plein  midi,  sur  la  place  de  la  Concorde,  se 
prosterner,  à  la  vue  de  tous  les  passans,  mouiller  de  ses  larmes 
la  terre  qu'avait  rougie  le  sang  du  roi  martyr,  faire  amenda 
honorable  de  ce  qu'il  appelait  son  crime,  et  implorer  à  haute 
voix  le  pardon  de  Dieu  et  des  hommes?  En  vit-on  un  seul  pro- 

(1)  Député  du  Puy-de-Dôme  à  la  Convention,  puis  aux  Cinq-Cents,  Bancal, 
dans  le  procès  de  Louis  XVI,  avait  voté  le  bannissement.  C'était  un  disciple  en- 
tiîousiaste  de  J.-J.  Rousseau,  qui  avait  rêvé  de  réunir  tous  les  peuples  dans  une 
vaste  association  fraternelle  et  philosophique.  Livré  aux  Autrichiens  par  Dumou- 
riez,  une  dure  captivité  le  ramena  à  la  religion  catholique  qu'il  se  mit  dès  lors  à 
étudier  et  à  pratiquer  avec  le  même  zèle  que  les  autres  doctrines  pour  lesquelles 
il  s'était  passionné  jusque-là.  11  y  a  peut-être  une  différence  plus  essentielle  que 
leurs  votes  entre  Bancal  et  Isnard,  une  différence  de  tempérament.  Non  moins 
ardent  peut-être,  Bancal  était  plus  sentimental.  Nous  savons  de  quelle  flamme  il 
brûla  pour  l'Anglaise  Helena  Williams,  et  quelle  place  il  occupe  dans  le  cortège 
des  adorateurs  de  M""  Roland.  Il  n'y  a  point,  du  moins  à  ma  connaissance, 
d'histoire  de  ce  genre  dans  la  vie  d'Isnard,  et,  chose  digne  de  remarque,  malgré 
ses  attaches  avec  le  parti  de  la  Gironde,  il  ne  semble  pas  avoir  appartenu  à  la 
société  de  M"*  Roland.  Son  nom  ne  figure  même  pas  dans  le  copieux  recueil  des 
lettres  de  cette  dernière,  dû  à  la  diligence  de  M.  Perroud;  et  s'il  est  cité  deux  fois 
dans  ses  mémoires,  que  le  même  éditeur  vient  de  republier,  c'est  en  note,  par 
M.  Perroud,  mais  non  par  M°°°  Roland. 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

clamer,  comme  nous  allons  l'entendre,  sa  faute,  ses  remords 
et  son  expiation?  Cette  confession  d'Isnard  ne  s'analyse  ni  ne 
se  résume,  elle  y  perdrait  trop.  11  faut  en  reproduire  le  texte 
môme  : 

«  Le  sieur  Isnard,  entraîné  dans  sa  jeunesse  par  le  délire 
révolutionnaire,  vota  la  mort  de  Louis  XVI.  Ce  saint  monarque 
lui  a  pardonné  en  montant  au  ciel,  et  Dieu  sans  doute  a  ratifié 
ce  pardon,  puisqu'il  s'est  servi  de  l'égarement  même  du  sieur 
[snard  pour  le  ramener  sincèrement  à  la  religion. 

«...  Parmi  les  hommes  qui  ont  eu  le  malheur  de  condamner 
Louis  XVI,  il  en  fut  qui,  n'étant  qu'entraînés  par  la  fatalité  et 
reconnaissant  bientôt  toute  la  noirceur  de  ceux  qui  les  avaient 
aveuglés,  osèrent  les  combattre  et  sacrifier  leur  vie  pour  s'opposer 
à  leur  fureur.  Sur  ce  petit  nombre  dont  la  plupart  ont  péri 
victimes  de  leurs  efforts,  le  sieur  Isnard  fut  l'un  des  plus  mar- 
quans.  Il  combattit  les  anarchistes  avec  tant  de  courage,  et  sur- 
tout durant  sa  présidence  dans  la  quinzaine  qui  précéda  l'insur- 
rection du  31  mai,  que,  le  2  juin,  30  000  insurgés,  réunis  au 
Carrousel,  demandèrent  nominativement  la  tête  de  celui  (c'était 
lui-même)  qui  avait  osé  répondre  à  leur  chef  que,  s'ils  attentaient 
à  la  représentation  nationale,  le  voyageur  chercherait  un  jour 
sur  quelle  rive  de  la  Seine  Paris  avait  existé. 

«  Par  suite  de  cet  événement,  le  sieur  Isnard  fut  proscrit, 
condamné  à  mort,  mis  hors  la  loi  ;  c'est  dans  cet  état  qu'il  a  passé 
quinze  mois,  errant  de  refuge  en  refuge,  d'autant  plus  malheu- 
reux qu'il  était  rigoureusement  interdit  à  tout  Français,  sous 
peine  de  proscription,  de  lui  donner  assistance  ou  asile. 

«  C'est  durant  cette  réclusion  qu'il  a  contracté  une  goutte 
invétérée  et  perdu  une  partie  de  sa  fortune  livrée  aux  confisca- 
tions. Mais  aussi,  c'est  là  que,  se  livrant  en  entier  aux  médita- 
tions religieuses,  il  fut  touché  de  Dieu  et  ramené  à  des  senti- 
mens  de  piété  qu'il  professa  dès  lors  dans  l'écrit  qu'il  publia  sur 
sa  proscription,  et  qui  n'ont  cessé,  depuis,  de  devenir  le  régula- 
teur de  sa  conduite. 

«  Rentré  dans  la  Convention,  il  fut  envoyé  dans  les  Bouches- 
du-Rhône;  il  arriva  au  moment  même  où  l'insurrection  de  Prai- 
rial faisait  son  explosion  en  Provence,  aux  mêmes  jour  et  heure 
qu'à  Paris.  Une  troupe  innombrable  d'insurgés  de  Toulon,  après 
avoir  pillé  l'arsenal  et  violenté  le  représentant  qui  était  dans  la 


LA    CONVERSION    d'iSNARD.  815 

place  et  se  brûla  la  cervelle  (1),  marchaient  sur  Marseille  pour 
s'y  joindre  à  leurs  pareils  et  bouleverser  cette  ville  par  le 
meurtre  et  le  pillage.  Malgré  les  efforts  des  autorités  et  des 
représentans  qui  se  trouvaient  sur  les  lieux,  la  terreur  devint 
telle  qu'elle  paralysa  tout  à  fait  la  résistance,  jusqu'à  l'apparition 
du  sieur  Isnard,  qui,  averti  en  route  par  un  courrier,  précipita 
sa  marche  dans  la  nuit,  et  qui,  par  les  mouvemens  de  son  âme, 
enflamma  tout  à  coup  celles  de  ses  auditeurs,  et  les  fit  passer  subi- 
tement de  la  crainte  au  courage.  Il  rappelle  qu'il  électrisa  surtout 
les  esprits  par  ces  paroles  que  légitimaient  les  circonstances  et 
le  pressant  danger  :  «  Vous  n'avez  pas  d'armes  !  Eh  bien,  fouillez 
la  terre;  armez-vous  des  ossemens  de  vos  frères  victimes  de  la 
Terreur,  et  marchons  contre  leurs  bourreaux  !  »  Des  bataillons 
armés  furent  enfantés  à  l'instant  ;  il  marcha  avec  eux  et  son  col- 
lègue Cadroy  contre  les  insurgés,  et  ces  contrées  furent  sauvées 
de  nouveau  des  fureurs  anarchiques. 

«  Ce  sont  là  des  faits  à  la  connaissance  de  tous  les  habitans 
d'Aix,  de  Marseille,  de  Toulon,  et  le  sieur  Isnard  en  appelle  à 
leur  attestation  et  à  celle  de  M.  Siméon  père  (2). 

«  ...  Le  parti  jacobin,  qui  avait  son  foyer  dans  le  Directoire, 
reprit  successivement  le  dessus  dans  Paris,  ce  qui  amena  la 
révolution  du  18  fructidor.  Le  sieur  Isnard  était  heureusement 
déjà  sorti  à  cette  époque  du  Conseil  des  Cinq-Cents  par  la  voie 
du  sort,  ce  qui  le  préserva  d'une  déportation  dont  furent  frappés 
plusieurs  membres  des  deux  Conseils;  mais  la  persécution  le 
poursuivit  dans  son  département.  Il  fut  obligé  de  quitter  la  ville 
de  Draguignan  qu'il  habitait,  pour  se  retirer  dans  une  campagne 
isolée  sur  le  bord  de  la  mer,  où  il  a  longtemps  vécu  en  butte  [à 
des  vexations  de  tout  genre,  dans  des  appréhensions  continuelles 
et  trop  souvent  même  avec  des  craintes  pour  sa  vie. 

«  La  révolution  du  18  brumaire,  en  détruisant  le  règne  de 
l'anarchie,  mit  fin  à  ses  inquiétudes.  A  cette  époque,  comme 
ceux  qui  triomphaient  étaient  dans  sa  ligne,  et  que  tous  les 
rouages  du  gouvernement  furent  renouvelés,  il  ne  tenait  qu'à 
lui,  en  se  rendant  à  Paris,  d'être  compris  dans  l'organisation  des 

(1)  A  la  suite  du  soulèvement  de  Toulon  (25  floréal  an  III),  Ignace  Brunel,  dé- 
puté de  l'Hérault  en  mission  dans  le  Var,  se  tua  d'un  coup  de  pistolet  pour  n'avoir 
pas  réussi  à  empêcher  l'émeute. 

(2)  11  s'agit  du  futur  comte  Siméon,  un  des  principaux  rédacteurs  du  Code  civil. 
Il  était  originaire  d'Aix  et  venait  alors  d'être  nommé  par  les  représentans  en  mis- 
sion procureur  syndic  des  Bouches-du-Rhône. 


816  ■  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

grands  corps  qui  furent  constitués,  ou  dans  le  nombre  des  prin- 
cipaux fonctionnaires  nommés.  Mais  bien  résolu  dès  lors  de  ne 
plus  figurer  sur  la  scène  révolutionnaire,  et  d'autant  plus  exempt 
de  toute  ambition  qu'il  s'était  passionné  pour  l'étude  et  la  pra- 
tique des  choses  religieuses,  il  ne  voulut  en  aucune  manière,  ni 
alors,  ni  après,  ni  dans  aucun  temps,  rentrer  dans  la  carrière 
politique.  M.  le  conseiller  d'État  Jourdan  (1),  auquel  il  eut 
l'occasion  de  confier,  dans  ce  temps-là,  sa  façon  de  penser,  peut 
en  rendre  témoignage. 

«  A  l'époque  du  renouvellement  du  culte  en  France,  le  sieur 
•  Isnard,  qui  n'avait  plus  d'autre  désir  que  de  se  rendre  utile  par 
la  manifestation  des  sentimens  religieux  auxquels  ses  malheurs 
l'avaient  ramené,  publia  un  ouvrage  sur  l'immortalité  de  l'âme, 
dont  les  notes  se  rattachent  jusqu'à  un  certam  point  à  sa  vie 
politique..,  _ 

«  Le  sieur  Isnard  demande,  comme  une  grâce,  que,  s'il  était 
quelqu'un  qui ,  ne  le  considérant  que  sous  le  rapport  de  ses 
anciens  erremens,  le  jugeât  digne  d'être  lapidé,  il  voulût  bien, 
avant  de  lui  jeter  la  première  pierre,  lire  cet  écrit  où  son  âme 
s'est  montrée  à  nu.  Comme  les  notes  théosophiques  qui  accom- 
pagnaient cet  ouvrage,  pouvaient  être  sujettes  à  controverse  sous 
le  rapport  theologique,  le  sieur  Isnard,  'par  une  délicatesse 
puisée  dans  le  sentiment  religieux,  les  supprima  dans  sa  seconde 
édition.  Elle  parut,  augmentée  d'un  dithyrambe  sur  le  même 
sujet,  et  Sa  Sainteté  le  Pape,  alors  en  France,  daigna  agréer 
l'hommage  de  cette  édition  nouvelle,  après  qu'elle  eut  été  mise 
sous  les  yeux  de  Son  Éminence  Mgr  le  cardinal  de  Bayane  (2). 

«  Depuis  le  retour  du  Roi,  le  sieur  Isnard  a  continué  d'ha- 
biter Paris,  parce  que  le  séjour  en  est  plus  paisible  que  celui  des 
contrées  méridionales.  Ses  fréquentations  et  ses  occupations  ont 
été  analogues  aux  sentimens  religieux  qui  font  le  charme  de  sa 
vie.  Admis,  à  raison  de  ses  principes  connus,  dans  une  réunion 
do  personnes  distinguées  qui  a  duré  plusieurs  mois  et  dont  les 
exercices  de  piété  faits  en  commun  formaient  le  lien,  il  était 
d'autant  plus  assidu  aux  prières  qui   s'y  faisaient  chaque  jour, 

(1)  André-Joseph-Jourdan,  né  à  Aubagne  en  1757,  mort  à  Marseille  en  1831, 
membre  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  préfet  et  baron  de  l'Empire,  conseiller  d'État 
et  directeur  des  affaires  ecclésiastiques  sous  la  Restauration. 

(2)  L'abbé  de  Bayane,  d'une  des  plus  anciennes  familles  du  Dauphiné,  après 
être  resté  longtemps  à  Rome  comme  auditeur  de  rote,  avait  été  fait  cardinal 
en  1802.  U  fut  sénateur  sous  l'Empire  et  pair  de  France  sous  la  Restauration. 


LA   CONVERSION   d'iSNARD.  817 

qu'elles  se  terminaient  presque  toujours  par  les  vœux  les'  plus 
ardens  pour  la  conservation  du  Roi,  de  la  famille  royale  et  le 
soulagement  de  la  France.  Il  pourrait  à  cet  égard  invoquer  le 
témoignage  de  personnes  de  la  plus  haute  distinction  auxquelles 
la  prière  Ta  souvent  réuni. 

«  Lorsque  S.  M.  l'empereur  Alexandre,  k  l'occasion  d'une 
revue  militaire,  célébra  une  fête  religieuse  au  camp  des  Ver- 
tus (1),  le  sieur  Isnard,  frappé  de  ce  grand  hommage  rendu  à 
Dieu,  en  traça  une  description  qui  parut  plaire  à  S.  M.  l'Em- 
pereur. Une  personne,  qui  crut  que  la  publication  de  ce  petit 
écrit  ne  pourrait  être  que  très  utile,  demanda  au  sieur  Isnard  la 
permission  de  le  faire  imprimer.  A  quoi  celui-ci  consentit  d'au- 
tant plus  volontiers  que  son  écrit  se  terminait  par  l'expression 
de  ses  vœux  bien  sincères  pour  S.  M.  Louis  XVIII. 

«  Le  sieur  Isnard,  tout  à  fait  étranger  depuis  longtemps  à 
toutes  affaires  politiques,  ne  s'occupe  que  de  ce  qui  peut  servir 
à  l'intérêt  de  la  religion  dont  il  pratique  les  devoirs  et  dont  sa 
plume  voudrait  concourir  à  faire  triompher  les  préceptes.  Il 
travaille  dans  ce  moment  même  à  la  correction  d'un  ouvrage  sur 
un  objet  religieux  d'un  genre  épique  en  douze  livres. 

«  On  peut  juger,  d'après  ce  fidèle  exposé  de  la  vérité,  que  le 
sieur  Isnard,  loin  d'être  un  citoyen  qui  puisse  paraître  suspect 
au  gouvernement,  doit  être  considéré  comme  un  sujet  dont  la 
fidélité  repose  sur  les  plus  solides  garanties,  et  qui  même,  quel- 
que faibles  que  soient  ses  talens  comme  écrivain,  peut  devenir 
utile  par  ses  travaux  présens  et  futurs  entièrement  consacrés  à 
la  propagation  des  principes  religieux  dont  la  France  éprouve 
un  si  grand  besoin  (2).  » 

Si  l'on  voulait  chicaner  Isnard,  ce  n'est  pas  la  matière  qui 
manquerait  dans  ce  long  plaidoyer.  Lui  qui  l'a  écrit  tout  entier 
pour  que  le  gouvernement  ne  le   chassât  pas,  il  ne  se  souvient 

(1)  Cette  revue  eut  lieu,  le  11  septembre  1815,  dans  la  plaine  de  Vertus  en  Cham- 
pagne. La  plus  grande  partie  des  troupes  russes  cpii  étaient  en  France  défila 
devant  l'empereur  Alexandre  et  ses  invités,  le  roi  de  Prusse,  l'empereur  d'Autriche, 
le  duc  de  Wellington,  le  Comte  d'Artois,  le  Duc  de  Berry,  etc. 

(2)  Ce  mémoire  d'isnard  fut  écrit  dans  une  chambre  de  l'hôtel  des  Lillois,  rue 
de  Richelieu,  63.  C'est  là  que  l'ancien  conventionnel  descendait  toutes  les  fois 
cju'il  revenait  à  Paris.  Par  une  de  ces  rencontres  que  le  coudoiement  de  la  vie  pa- 
risienne multiplie  pour  la  joie  des  amateurs  de  contrastes,  c'est  dans  le  même 
hôtel,  dans  la  même  chambre  peut-être,  que  Henri  Beyle,  épris  de  M"»  Pasta, 
devait,  quelques  années  plus  tard,  préparer  son  fameux  traité  de  l'Amour. 

TOME  XXX,  —  1905.  52 


818  REVUE   DES   DF^UX   MONDES. 

plus  qu'un  jour,  sous  le  Directoire,  s'étant  rencontré  avec  un 
voyageur  anglais,  il  l'assura  «  que  si  les  Français  se  mettaient 
dans  la  tête  de  rappeler  Louis  XVIII,  il  sortirait  par  quelque 
coin  du  royaume,  en  même  temps  que  le  Roi  entrerait  par 
l'autre  (1).  »  Et  lorsqu'il  déclare  que,  une  fois  rendu  à  la  vie 
privée,  il  ne  voulut  plus  jamais  reparaître  sur  la  scène  poli- 
tique, il  oublie  ses  démarches  de  l'an  X  pour  être  nommé 
préfet.  Et  s'il  invoque,  en  témoignage  de  sa  foi  royaliste,  et 
ses  actes  et  ses  écrits,  le  préfet  de  police,  à  qui  il  s'adresse,  aurait 
pu  lui  en  opposer  d'autres,  et  notamment  une  brochure  qu'il 
publia  en  1804  pour  célébrer  l'Empire  naissant.  On  l'y  voyait 
décerner  à  Napoléon  le  titre  imprévu  d'  «  ange  de  la  paix,  »  et 
soutenir  «  que  le  retour  à  la  famille  des  Bourbons  nous  cou- 
vrait de  honte  (2).  »  Et,  sans  remonter  si  haut,  le  titre  de  baron 
qui  lui  avait  été  conféré  en  1813,  comme  membre  assidu  du 
collège  électoral  du  Var,  n'était-il  pas  l'attestation  officielle  de 
son  dévouement  à  la  cause  impériale?  En  matière  politique, 
Isnard  pratiquait  donc,  comme  la  plupart  de  ses  contemporains 
du  reste,  le  plus  large  opportunisme. 

Mais  en  matière  religieuse,  il  n'existe  rien,  depuis  le  jour  où 
il  se  convertit,  qui  puisse  inspirer  quelque  doute  sur  l'unité,  la 
solidité  et  la  persistance  de  ses  convictions.  D'incrédule  qu'il 
était  dans  la  première  partie  de  sa  vie  publique,  ainsi  que  tous 
les  Girondins,  ses  amis  (3),  il  redevint  croyant,  et  il  le  demeura 
sans  défaillance.  Il  exagère,  il  étale  sa  religion  au  delà  des  con- 
venances et,  s'il  l'avait  su,  au  delà  de  la  nécessité  ;  cela  saute 
aux  yeux.  Mais  n'oublions  pas  qu'Isnard  était  Méridional,  c'est- 
à-dire  exubérant  par  nature,  qu'il  redoutait  une  nouvelle  pro- 
scription, et  enfin  qu'il  avait  beaucoup  plus  d'imagination  que 
de  tact,  de  mesure  et  de  goût. 

Il  ne  fut  pas  exilé.  Mais  n'allez  pas  croire  que  ce  fut  à  cause 

(1)  A.  Babeau,  Paris  et  la  France  sous  le  Directoire,  p.  275. 

(2)  Réflexions  relatives  au  Sénalus-Consulte  du  28  floréal  an  XII,  par  Maximin 
Isnard.  Draguignan,  prairial  1804,  in-8°. 

(3)  Mais  contrairement  à  l'opinion  courante,  les  Girondins  qui  furent  condamnés 
par  le  tribunal  révolutionnaire  le  30  octobre  1793  et  qui  montèrent  à  l'échafaud 
le  lendemain,  se  confessèrent  tous,  à  l'exception  de  Lasource,  qui  était  protes- 
tant, et  de  Brissot,  qui  refusa,  seul,  les  secours  de  la  religion.  Deux  prêtres,  pré- 
posés par  l'évêque  constitutionnel  de  Paris  au  service  habituel  des  condamnés,  se 
partagèrent  la  besogne.  On  connaît  leurs  noms;  on  possède  leur  propre  témoi- 
gnage. Et  cependant  Michelet  n'hésite  pas  à  dire  que,  seuls,  «  l'évêque  et  le 
marquis  »  (Fauchet  et  Sillery)  acceptèrent  leur  ministère. 


LA   CONVERSION    d'iSNARD.  819 

de  son  repentir,  de  sa  ferveur  royaliste  et  religieuse  ;  vous  feriez 
erreur  :  la  police  n'a  pas  de  tels  attendrissemens.  Le  préfet 
transmit  les  pièces  au  ministre,  lui  annonçant  qu'il  continuerait 
à  tenir  en  surveillance  l'ancien  conventionnel  jusqu'à  ce  que  sa 
décision  lui  fût  parvenue.  De  son  côté,  Isnard  demanda  une 
audience  à  M.  Decazes  et  se  présenta  au  ministère  porteur  d'une 
longue  note  reproduisant  avec  plus  de  détails  encore  les  explica- 
tions déjà  données  par  lui  au  préfet.  Le  cabinet  du  ministre 
ayant  reconnu  qu'il  n'avait  ni  accepté  de  fonctions,  ni  signé  l'Acte 
additionnel,  restait  à  trancher  la  question  relative  à  la  Légion 
d'honneur.  Il  est  certain  que  cette  décoration  avait  flatté  Isnard: 
«  Depuis  longtemps,  —  dit-il  en  un  de  ses  mémoires  justificatifs, 
—  il  s'en  était  rendu  digne  par  ses  combats  contre  l'anarchie... 
Tout  cela  pouvait  bien  valoir,  après  vingt  ans  d'oubli,  quelques 
pouces  de  ruban.  »  Mais  Waterloo  était  survenu  assez  tôt  pour 
qu'il  n'eût  pas  eu  le  temps  de  prêter  le  serment  requis  des  nou- 
veaux légionnaires,  et  cette  circonstance  le  sauva.  Le  7  mars  1816, 
le  conseil  des  ministres  décida  que  l'article  7  de  la  loi  d'amnis- 
tie lui  était  inapplicable,  et  le  préfet  de  police  reçut  l'ordre  de 
lui  délivrer  le  passeport  qu'il  réclamait  pour  retourner  à  Grasse. 
Isnard  partit  quelques  jours  après.  On  ne  sait  si  le  temps 
favorisa  son  voyage.  Mais  on  peut  être  sûr  qu'il  trouva  les 
chemins  bons,  la  nature  riante,  les  hôtelleries  confortables.  La 
Providence  l'avait  toujours  traité  en  enfant  gâté.  Si  loin  qu'il 
remontât  dans  son  passé,  il  ne  rencontrait  que  des  marques  de 
sa  protection.  Avant  même  d'entrer  dans  la  vie  publique,  lors- 
qu'il voyageait  en  Provence  pour  ses  affaires  commerciales,  il 
avait  été,  un  jour,  assailli  par  des  voleurs  et  dangereusement 
blessé;  cependant  il  avait  pu  leur  échapper,  grâce  à  la  vitesse 
de  son  cheval.  En  1789,  lorsqu'il  s'était  mis  en  tête  de  soulever 
ses  concitoyens,  il  avait  commis  un  crime  de  lèse-majesté,  et  le 
Parlement  allait  sans  doute  le  lui  faire  payer  cher.  :  l'abolition 
des  parlemens  l'avait  sauvé.  En  1793,  il  avait  été  arrêté,  illéga- 
lement, il  est  vrai  ;  mais  comme  beaucoup  d'autres,  comme 
M"""  Roland,  pour  ne  citer  qu'elle  ;  et  M"®  Roland  et  les  autres 
étaient  montés  à  l'échafaud.  Il  n'était  pas  îe  seul  alors  qui  eût 
pu  fuir  :  mais  combien  avaient  été  repris  et  immolés  !  Plus  tard, 
sous  le  Directoire,  la  loi  du  sort  l'avait  exclu  du  Conseil  des 
Cinq-Cents,  à  la  veille  du  coup  d'Etat  de  Fructidor,  et  lui  avait 
ainsi  épargné  les  misères  et  les  souffrances  de  la  déportation  â 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sinnamari.  Plus  tard  encore,  sous  le  Consulat,  le  démon  de  la 
politique  avait  paru,  un  instant,  le  ressaisir  :  mais  il  n'avait 
pas  réussi  à  faire  de  lui  sa  victime.  Et  maintenant,  à  quoi  tenait-il 
qu'au  lieu  de  rouler  allègrement  vers  son  pays  natal,  il  ne  s'ache- 
minât sur  les  routes  étrangères,  avec  la  perspective  d'achever 
ses  jours  dans  la  tristesse,  peut-être  dans  la  gêne,  loin  de  ses 
enfans  et  des  horizons  familiers,  comme  le  plus  grand  nombre 
des  conventionnels,  ses  anciens  collègues? 

«  Craignant  par  motif  de  religion  de  se  trouver  en  route, 
pendant  la  semaine  sainte,  »  il  avait  pressé  la  délivrance  de  son 
passeport  et  il  l'avait  obtenu  le  21  mars.  Comme  Pâques  tomba 
le  14  avril  en  1816,  on  peut  croire  qu'il  fut  de  retour  à  Grasse 
assez  tôt  pour  chanter  Y  Alléluia  et  qu'il  le  chanta  d'un  cœur 
reconnaissant.  Il  passa  ses  dernières  années  dans  sa  ville  natale, 
entre  sa  femme,  qui  devait  lui  survivre  douze  ans,  deux  de  ses 
filles,  qui  ne  se  marièrent  point,  vouées  à  des  œuvres  de  piété 
et  de  charité,  et  son  fils,  qui  lui  avait  succédé  dans  la  place  de 
receveur  particulier  et  qui,  comme  administrateur  des  hôpitaux 
et  du  collège,  fondateur  de  la  caisse  d'épargne,  conseiller  d'ar- 
rondissement, conseiller  municipal,  conseiller  général,  membre 
de  diverses  sociétés  publiques  et  privées  d'assistance,  a  laissé  à 
Grasse  les  plus  honorables  souvenirs.  Il  venait  d'avoir  soixante- 
sept  ans,  lorsque  l'apoplexie  l'emporta  le  12  mars  1825.  Ainsi 
mourut,  dans  la  paix  retrouvée  du  foyer  domestique  et  de  ses 
premières  croyances,  un  homme  que  les  orages  d'une  vie  extra- 
ordinairement  tourmentée  semblaient  avoir  marqué  pour  une 
fin  moins  sereine  :  suprême  et  dernière  faveur  de  la  Providence, 
la  plus  précieuse  à  ses  yeux,  sans  nul  doute,  de  toutes  celles 
qu'il  en  avait  reçues. 

Eugène  Welvert. 


AMES  CELTES 


DERNIERE    PARTIE(l) 


.;.La  terre  où  l'on  ne  connaît  pas  la  terreur 
de  la  mort... 

HOKACE. 


VIII 

Enfin,  c'était  le  retour.  Après  la  longue  semaine  de  chevau- 
cliées  et  d'aventures,  on  revenait,  non  plus  par  les  forêts  aux 
ombres  vertes,  non  plus  au  cri  des  bêtes  qu'on  égorge  et  aux 
aboiemens  des  chiens,  mais  le  long  des  falaises  et  des  grèves,  et 
si  près  du  flot  berceur  que  les  lames  courtes  venaient  mourir 
aux  pieds  des  chevaux.  Et  justement  un  de  ces  clairs  soleils  sans 
brume,  si  rares  dans  les  hivers  de  Bretagne,  se  levait  sur  la 
lande.  La  splendeur  de  la  lumière,  dans  l'air  froid  et  pur,  dorait 
jusqu'aux  ajoncs  et  aux  buissons  morts.  L'Océan  pâlissait  encore, 
à  ces  rayons,  le  vert  transparent  de  ses  lames.  Par  instans  seule- 
ment il  redevenait  tragique,  se  colorant  du  rouge  ardent,  du 
bleu  sombre  des  falaises  où  les  vagues  se  brisaient... 

Ahès  marchait  en  avant  et  seule.  Elle  respirait  longuement 
la  brise  du  large.  Elle  allait  sans  hâte,  vers  la  grande  joie  dont 
elle  ne  détachait  plus  sa  pensée,  tant  l'attente  même  en  était 
exquise  et  la  transportait  hors  de  l'existence  réelle.  Elle  n'avait 
pas  revu  Rhuys  depuis  l'aveu.  Elle  ne  savait  pourquoi  elle  ne 
lui  avait  presque  rien  dit  alors,  rien  que  les  paroles  définitives, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  décembre. 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  elle,  mille  choses  tendres  battaient  des  ailes  comme  un  vol 
d'oiseaux  ;  des  choses  pour  lui  seul,  auxquelles  elle  songeait  très 
grave,  faisant  et  défaisant  sous  mille  formes  leur  entrevue  pro- 
chaine. Comme  toutes  les  primitives,  elle  pensait  en  images;  et 
elle  regardait  en  elle-même  pour  le  voir  sourire  ou  pour  le  voir 
trembler... 

Elle  avait  tant  à  apprendre  sur  lui,  tant  à  raconter  sur  elle'. 
Est-ce  qu'il  savait  que  le  destin  l'avait  mis  sur  une  route  vierge, 
qu'aucun  pas  n'avait  jamais  foulée  ?  Non,  pas  même  une  ombre, 
ni  une  pensée,  ni  un  souvenir.  Est-ce  qu'il  savait  que  jamais, 
elle  n'avait  souri  aux  admirations  passionnées  des  hommes  ?  Et 
que,  jusqu'à  ces  jours,  elle  ne  s'était  jamais  réjouie  d'être  belle? 
Elle  lui  raconterait  combien  de  fois  Gradlon  avait  voulu  lui  faire 
accepter  tel  ou  tel  chef  puissant...  Le  lui  dirait-elle,  cela?  Non, 
plus  tard,  lorsqu'il  ne  serait  plus  dans  les  chaînes.  Il  apprendrait 
seulement  qu'elle  avait  vécu  jusque-là,  fière,  à  l'écart  des  autres... 
Pourquoi?  Aurait-elle  su  le  dire?  Est-ce  que  d'instinct  elle 
l'attendait? 

Mais  elle  lui  dirait  aussi  toute  sa  faiblesse  pour  qu'il  sentît 
une  grande  joie  à  la  protéger.  Cette  âme  rêveuse  et  ardente 
chantait  son  poème,  —  comme  tous  ceux  qui  chantent  ce  poème, 
—  à  travers  les  hasards  de  chaque  jour,  puisant,  à  tout  venant, 
de  nouvelles  raisons  d'aimer.  Elle  se  rappelait  avec  effort  son 
épouvante  de  la  forêt  ;  elle  revoyait  l'ombre  sinistre  des  vieux 
chênes;  mais,  à  mesure  qu'elle  approchait  de  Rhuys,  son  effroi 
faisait  place  au  fol  orgueil  de  ses  pères  bravant  la  chute  des  cieux 
sur  leurs  têtes.  Les  cieux  pourraient  tomber  quand  Rhuys  serait 
là!  Elle  lui  dirait  bien  qu'elle  ne  redoutait  ni  les  bêtes  fauves,  ni 
le  feu,  ni  le  sang,  ni  la  mort:  mais  elle  tremblait  devant  les 
ombres  qui  passent,  les  voix  qui  pleurent,  et  les  fantômes  invi- 
sibles et  hostiles  qui  vous  regardent  avec  des  yeux  qu'on  ne  voit 
pas.  Sans  doute  Rhuys  l'aimerait  encore  plus  pour  cette  faiblesse 
qui  appelait  sa  force;  qui  la  ferait  se  blottir,  craintive,  les  yeux 
clos,  comme  un  oiseau  sous  son  aile. 

Il  la  protégerait.  Elle,  elle  recevrait  tout,  pour  tout  donner. 
Elle  se  rendait  compte,  confusément,  que  cette  âme  héroïque  et 
simple  de  soldat  dépendrait  d'elle,  encore  plus  qu'elle  ne  dépen- 
drait de  lui.  Dans  cette  race,  où  si  longtemps  les  femmes  étaient 
consultées,  dans  les  assemblées,  et  décidaient  du  sort  des  peuples, 
leur  influence  morale  s'était  toujours  maintenue,  quoique  sous 


AMES    CELTES.  823 

une  forme  différente.  Aliès  sentait  bien  que  Rhuys  la  considé- 
rait comme  un  être  à  part,  d'une  essence  plus  pure  et  plus 
haute,  et  que,  dans  l'esprit  du  Celte,  elle  se  mêlait  aux  déesses 
et  aux  fées,  et  à  ces  belles  mortes  qui  passaient,  immatérielles  et 
blanches,  par  les  nuits  d'étoiles.  Elle  avait  besoin  de  cette  ado- 
ration, comme  elle  avait  besoin  de  sa  protection.  Il  ne  serait  pas 
étonné  d'apprendre  d'elle  des  choses  très  belles  et  inconnues... 

Ici  la  rêverie  d'Ahès  s'adoucissait  encore.  Oui,  elle  lui  ra- 
conterait ce  qu'elle  avait  vu  à  travers  la  lande.  Elle  lui  parlerait 
de  ce  Christ  qu'il  ignorait,  et  dont  les  serviteurs  étaient  si 
bons  !...  Rhuys  l'aimerait  puisqu'il  ne  faisait  que  du  bien,  puis- 
qu'il venait  protéger,  et  défendre,  et  chercher  à  la  sueur  de  son 
front,  par  les  sentiers  arides,  tout  ce  qui  était  perdu,  les  brebis 
et  les  âmes.  Et  peut-être,  pour  Rhuys  et  pour  elle,  ce  serait  une 
joie,  dans  leur  folle  joie,  de  ne  laisser  ni  souffrance  ni  misère 
partout  où  ils  passeraient. 

Que  disait  donc  Gwennolé  I  Mais  on  ne  pouvait  pas  souffrir 
en  aimant  ainsi!  Au  soir,  le  soleil  éclairait  de  reflets  de  cuivre 
l'étendue  sans  fin  de  la  mer,  la  lande  déserte  et  jusqu'aux  toits 
des  huttes  encore  couverts  de  givre,  réfléchissant  en  petites 
flammes  courtes  les  derniers  rayons.  Ahès  arrêta  son  cheval 
devant  l'horizon  sans  fin.  Elle  se  laissa  envelopper  de  cette  lu- 
mière d'apothéose,  buvant  la  flamme,  buvant  la  vie,  toute  nim- 
bée d'or  elle-même  dans  l'admirable  blond  roux  de  ses  cheveux. 
Une  fois  encore  elle  se  fondit  dans  une  union  étroite  avec  la 
nature,  mêlant  toute  la  poésie  de  son  être  à  la  poésie  puissante 
des  choses,  et  son  rêve  au  vieux  chant  infini  de  la  mer.  Et  elle 
resta  ainsi  de  longs  instans,  très  pâle,  les  yeux  perdus,  comme 
écrasée  par  la  joie  de  vivre. 

Or,  à  cette  heure  même  où  elle  défaillait  de  joie,  là-bas,  dans 
les  chaînes,  Rhuys  défaillait  de  douleur.  Le  druide,  emporté  par 
son  exaltation  fanatique,  lui  avait  annoncé  le  grand  honneur 
auquel  les  dieux  l'invitaient.  Il  n'était  pas  besoin  de  ménage- 
mens  pour  ces  êtres  les  plus  heureux  de  vivre  et  les  plus  heureux 
de  mourir.  Leur  croyance  à  l'immortalité  était  si  forte  que  seuls 
ils  avaient  entretenu  parmi  les  barbares  le  dogme  sacré.  Pendant 
de  longs  siècles,  la  plupart  d'entre  eux  mouraient  à  la  guerre; 
quelques-uns  en  sacrifice  aux  dieux  ou  en  offrande  volontaire 
pour  leurs  amis  menacés  :  ils  croyaient  d'une  foi  ardente  à  la 
substitution  possible,  et,  comme  le  disait  le  druide,  à  une  vie 


82 î-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  une  vie  Mais  ils  ne  mouraient  si  facilement  que  parce  qu'ils 
avaient  la  certitude  de  revivre.  A  quelle  vie?  Ils  l'ignoraient.  On 
enterrait  avec  eux  leurs  chevaux  et  leurs  armes,  pour  qu'ils 
pussent  les  retrouver  dans  les  longues  plaines  mornes  là-haut, 
au  pays  des  nuages.  Bien  plus,  ils  revenaient  vers  les  lieux 
aimés  ;  ils  voyaient  et  ils  entendaient,  surtout  en  la  nuit  des 
âmes,  au  l^""  novembre,  et  ils  prenaient  dans  les  ténèbres  les 
libations  que  leur  préparaient  les  mains  pieuses,  les  messages 
où  on  les  entretenait  encore  d'un  fidèle  amour. 

Il  est  vrai,  la  conquête  romaine  avait  aboli  en  droit  les  sacri- 
fices, il  y  avait  des  siècles.  En  fait,  ils  s'étaient  continués  long- 
temps, rares,  isolés,  à  l'abri  des  forêts  impénétrables.  Mais, 
malgré  les  mœurs  qui  se  modifiaient  peu  à  peu,  les  âmes  demeu- 
raient les  mêmes,  aussi  mystiques,  aussi  vaillantes,  aussi  folles 
de  gloire.  Rhuys  résumait  en  lui  les  qualités  et  les  défauts  de 
ce  peuple.  Que  lui  importait  la  vie?  Quelle  mort  vaudrait  jamais 
celle  qu'on  lui  offrait,  en  plein  soleil,  debout,  par  un  coup  de 
poignard,  forçant  l'admiration  de  ses  ennemis  mêmes.  Combien 
parmi  les  siens  étaient  partis,  déjà,  grands  et  tragiques,  laissant 
dans  l'âme  des  témoins  le  frisson  de  quelque  chose  de  surhu- 
main !  Il  y  avait  longtemps...  Mais  dans  les  combats  sans  cesse 
renouvelés,  ou,  en  plein  Océan,  dans  les  tempêtes,  Rhuys 
n'avait-il  pas  mille  fois  joué  sa  vie  pour  un  hasard,  pour  l'appro- 
bation d'un  chef,  pour  l'amour  des  choses  impossibles?  Et  tout 
récemment  encore,  quand  Gradlon  l'avait  fait  prisonnier,  n'avait- 
il  pas  prolongé  pendant  des  heures  une  résistance  désespérée, 
préférant  mille  fois  être  tué  qu'être  pris  ? 

Il  y  avait  si  peu  de  temps  !... 

Hélas!  Il  y  avait  la  vie... 

Mais  Rhuys  garda  au  fond  de  lui-même  le  mystère  de  sa  dou- 
leur. Il  ne  témoigna  ni  effroi  ni  surprise.  Il  écouta,  impassible, 
le  message  de  mort.  Il  mourrait  le  lendemain  puisque  les  dieux 
et  le  druide  avaient  fixé  le  lendemain.  Il  mourrait  devant  tout  le 
peuple  :  ce  peuple  apprendrait  alors  ce  que  valaient  leurs  ennemis. 
Rhuys  ne  demanda  même  pas  pourquoi  le  caprice  cruel.  Et  il 
écouta  vaguement  les  explications  incohérentes  du  druide  ;  les 
dieux  l'appelaient  ;  les  dieux  voulaient  une  victime,  ou  ils  mena- 
çaient de  perdre  Ker  Is  tout  entière  sous  les  flots.  Il  apprit  aussi 
que  le  roi  serait  absent  par  la  terreur  de  déplaire  à  des  prêtres 
nouveaux,  ennemis  des  rites  sang  1  an  s  ;  Ahès  serait  absente  aussi. 


AMES    CELTES.  82S 

Elle  ignorerait  cette  mort,  —  cette  fête,  —  car  les  dieux  d'abord 
l'avaient  demandée;  et  aurait-elle  laissé  même  cet  étranger, 
mourir  pour  elle  ? 

Le  druide  discutait  tout  cela,  froidement,  écartant  comme  un 
danger  une  intercession  possible.  Il  allait  jusqu'à  parler  de  sa 
joie  d'offrir  à  Hésus,  avant  d'être  couché  dans  la  tombe,  un  sa- 
crifice digne  du  dieu  d'épouvante.  Le  vieillard  poursuivait  son 
œuvre  fanatique,  cruel  inconsciemment,  car  il  mettait  comme 
tous  les  siens  la  gloire  au-dessus  de  la  vie.  Il  pensait  à  l'apo- 
théose dernière  de  ses  dieux;  mais  il  pensait  aussi  que  Rhuys 
serait  célébré  à  jamais  dans  les  annales  des  peuples.  Il  croyait 
que  ce  sacrifice  volontaire  le  ferait  entrer  de  plain-pied  dans 
l'immortalité  heureuse,  sans  avoir,  comme  les  autres,  à  renaître 
trois  fois,  à  expirer  trois  fois.  Il  l'encourageait.  Il  le  bénissait 
avec  des  paroles  étranges  et  splendides. 

Maintenant  Rhuys  était  seul.  Sa  tête  retomba  sur  sa  poitrine. 
Il  écrasa  sur  ses  lèvres  le  râle  de  douleur  qui  montait  du  fond 
même  de  son  être.  Combien  de  temps  demeura-t-il  ainsi?  Combien 
de  fois  jeta-t-il  la  plainte  désespérée  :  «  Ahès!  Ahès!  »  Le  nom 
d'amour,  le  nom  de  rêve  descendait  en  lui  à  des  profondeurs  in- 
connues. Le  long  regard  des  yeux  verts,  et  le  sourire  et  les 
larmes  de  la  jeune  fille  le  suppliaient  de  vivre.  Par  quelle 
ironie  du  destin  venait-on  demander  qu'il  mourût  pour  elle  qui 
lui  promettait,  avec  la  liberté,  le  don  royal  de  son  cœur,  elle  que 
sa  mort  tuerait  peut-être!... 

«  Ahès!  Ahès!  » 

Oh  !  s'enfuir  avec  elle  !  S'en  aller  si  loin  que  personne  ne  pût 
découvrir  leurs  traces!  Qu'elle  soupçonnât  la  vérité  seulement, 
et  elle  le  délivrerait.  Et  alors  il  l'emporterait  comme  ses  pères 
emportaient  les  belles  prêtresses.  Ils  s'en  iraient,  au  gré  des 
vagues,  vers  des  Eden  de  songe;  vers  ces  Atlantides  que  des 
pêcheurs  hardis  essayaient  d'atteindre  chaque  jour,  sans  y  par- 
venir jamais.  Mais  lui  !  Où  n'arriverait-il  pas  avec  elle? 

Et  le  mirage,  et  la  plainte  durèrent  longtemps.  C'était  bien 
plus  que  le  cri  de  l'instinct,  le  cri  de  la  bête  qu'on  traque  et  qui 
meurt.  C'était  l'appel  de  la  passion  brûlante,  non  moins  instinc- 
tif, et  chez  certains  êtres  plus  déchirant  encore  et  plus  amer... 

Oui.  Cela  pouvait  être.  Il  pouvait  s'enfuir;  il  pouvait  échapper 
à  la  mort,  avoir  une  existence  de  délices.  Oui.  Seulement  aux 
veux  de  tous,  il  serait  un  lâche  :  il  se  serait  dérobé  par  peur  de 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

mourir!  Est-ce  que  c'était  possible?  Une  Gamme  de  honte  brûla 
ses  joues.  Là-bas,  les  cendres  des  aïeux  tressailliraient  sous 
l'affront.  Ils  se  lèveraient  sous  les  vieux  cromlechs  pour  lui  jeter 
à  la  face  leur  opprobre...  Tous,  tous...  Les  guerriers  morts  sans 
un  cri  malgré  les  enfans  et  les  femmes;  ceux  qui  avaient  sou- 
tenu des  combats  impossibles;  ceux  qui  avaient  répondu  à 
l'appel  des  dieux;  et  ce  Gaulois,  l'orgueil  de  leur  race,  allant, 
enchaîné  pour  les  autres,  orner  le  triomphe  de  César,  et  périr 
étranglé  dans  un  cachot  de  Rome.  Avait-il  appelé  sa  femme,  ce 
Vercingétorix  au  cœur  si  noble?  Que  penserait-il  de  ce  fils  dé- 
généré? Que  diraient-ils,  les  autres,  ses  compagnons  d'armes, 
lorsque  Gradlon  leur  apprendrait  qu'il  avait  fui,  eux  qui  se  pro- 
voquaient en  des  combats  mortels,  pour  savoir  seulement  celui 
qui  tomberait  le  mieux,  celui  qui  expirerait  sans  qu'un  muscle 
de  son  visage  tressaillît?  Toutes  les  âmes  celtes,  ces  âmes  éprises 
d'honneur,  dédaigneuses  de  la  vie,  ivres  de  folle  bravoure,  se 
levèrent  en  lui,  en  un  appel  suprême  de  la  race. 

Il  fallait  mourir!  Il  ne  saurait  plus  vivre  avec  la  flétrissure 
d'avoir  fui.  Quand  même  personne  ne  saurait,  quand  même  il 
serait  seul  à  sentir  la  -tache  indélébile,  plutôt  en  finir  mille  fois  ! 
Mais  même  pour  elle  !  Oserait-il  jamais  faire  allusion  à  son  passé? 
Oserait-il  lui  parler  des  siens?  Est-ce  que  le  bonheur  se  fonde  sur 
ime  âme  déracinée?  Non!  non!  elle  aussi  comprendrait  qu'il 
devait  mourir...  Sans  raisons?  Qu'importe!  L'honneur  ne  de- 
mande pas  de  raisons!  Elle  le  sentait  bien,  elle  qui  souriait  avec 
orgueil  aux  femmes  de  sa  race  mortes  obscurément  pour  ne  pas 
profaner  leur  tendresse  !  Quand  elle  saurait  avec  quelle  grandeur 
calme  il  était  mort,  elle  ne  regretterait  pas,  elle  ne  pourrait 
jamais  regretter  de  lui  avoir  dit  un  jour  :  «  Je  viendrais  !  » 

Hélas!  le  mot  résonna  encore  à  ses  oreilles.  Il  entendit  la  belle 
voix  grave.  L'honneur,  le  courage,  la  foi,  semblèrent  crouler  en 
lui  dans  le  néant  et  dans  la  nuit.  Il  lui  parut  qu'il  sacrifiait  la 
réalité  à  une  chimère?  Que  lui  importaient  ces  hommes  et  tous  les 
hommes?  Que  lui  importaient  les  dieux  inflexibles,  qui  le  repous- 
saient de  toute  leur  haine  farouche?  Sauraient-ils  seulement  s'il 
mourait  pour  eux,  s'il  se  sacrifiait  pour  elle?  Et  elle,  ne  l'accuse- 
rait-elle  pas  d'avoir  fait  passer  un  fol  orgueil  avant  sa  tendresse? 
Il  se  sentit  perdu,  désemparé  comme  un  naufragé,  pris  et 
repris  par  le  flot  d'une  douleur  trop  forte.  Qui  appeler  à  son 
.secours?. A  qui  tendre  la  main?  Seul!  en  terre  ennemie! 


AIMGS   CELTES.  827- 

Là-haut,  par  les  soupiraux  de  sa  [prison,  un  pas  hésitant  et 
lourd  arrivait  jusqu'à  lui.  On  eût  dit  la  démarche  incertaine  d'un 
aveugle.  Des  fragmens  de  ballade  se  faisaient  plus  distincts. 
Rhuys  reconnut  la  voix  du  barde  qui  accompagnait  Gradlon  à 
la  guerre.  Comme  tous  les  Celtes,  Rhuys  croyait  entendre  dans 
des  chants  du  barde  la  voix  des  aïeux  morts.  Les  sons  devenaient 
plus  proches,  Gwenc'hlan  s'arrêtait  devant  la  prison,  pour  être 
entendu  de  Rhuys  peut-être...  Cet  aveugle  souvent  paraissait 
lire  dans  l'invisible;  ce  poète  avait,  sous  ses  haines  vivaces,  des 
délicatesses  de  femme. 

Gwenc'hlan  avait  choisi,  entre  ses  poèmes,  celui  ou  il  chan- 
tait les  guerriers  morts  pour  la  patrie  ou  pour  les  dieux.  Mais 
il  y  avait  mis  des  noms  nouveaux,  une  flamme  nouvelle.  Il  ac- 
cordait la  rote  celtique.  Il  redisait  le  mot  héroïque  sorti  de  la 
pierre  funéraire  au  jour  oii  l'aïeul  de  Rhuys  pliait,  aveuglé  par 
le  sang.  Il  le  lançait,  par  le  soupirail  étroit,  comme  un  fier  défi  : 

«  Rhuys,  fils  de  Lennok,  ne  recule  jamais  !  » 

Mais  plus  redoutable  pour  Rhuys,  à  cette  heure,  qu'un  jet  de 
sang  ou  que  le  froid  du  fer,  Ahès,  souriante,  s'approchait,  les 
mains  tendues... 


ÏX 


Devant  toi  marchera  la  douleur  au  jour  de 
ta  mort. 

Taliésin. 


L'avait-il  jamais  vue  aussi  belle?  Elle  entrait,  portant  en  elle 
tous  les  parfums  de  la  forêt,  tous  les  rayons  qui  l'enveloppaient 
sur  la  grève.  Elle  avança  avec  un  cri  joyeux  : 

—  Rhuys  !  Tu  ne  m'attendais,  pas  ce  soir  môme  !  Rien  que 
demain,  n'est-ce  pas?  Mais  demain  était  trop  loin!  Et  puis,  je  ne 
sais  pourquoi,  le  roi  veut  que  je  reparte  tout  de  suite.  Si  j'avais 
attendu,  nous  passions  deux  jours  emîore  sans  nous  revoir.  Et 
j'avais  tant  de  choses  à  te  dire  ! 

Rhuys  s'était  rejeté  dans  le  coin  le  plus  obscur  de  la  prison. 
Il  faisait  si  sombre  qu'elle  ne  pouvait  distinguer  sa  [pâleur  li- 
vide. Elle  s'inclina  jusqu'à  son  visage.  Il  eut  la  force  de  regarder 
tout  au  fond  les  grands  yeux  limpides.  11  eut  la  force  de  sourire. 

—  Tu  ne  m'attendais  pas?  répéta-t-elle. 

—  Je  n'osais  pas  t'attendre,  dit-il  enlin. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  voix  était  si  basse,  si  changée  qu'Ahès  sentit  une  ombre 
passer  sur  sa  joie.  Et  Rhuys  pensait  que,  si  elle  demeurait  là, 
toutes  les  forces  humaines  ne  l'empêcheraient  pas  de  dire  : 
«  Fuyons!  » 

—  Quelles  belles  journées  !  reprit-elle.  Les  sangliers  et  les 
loups  tombaient  en  hécatombes.  Quoique  l'épieu  soit  trop  lourd 
pour  moi,  mes  flèches  n'en  manquaient  pas  un  seul.  Combien 
en  ai-je  tué?  J'avais  gardé  le  compte  pour  te  le  dire.  Mais  j'ai 
oublié.  J'ai  tout  oublié  dans  la  lumière  du  retour. 

Elle  riait  de  tout  le  bonheur  qui  était  en  elle  et  qu'elle  lui 
apportait.  Elle  s'était  bien  promis  de  ne  lui  dire  la  grande  sur- 
prise qu'à  la  fin.  Mais  il  semblait  triste;  et  déjà  elle  n'y  tenait 
plus  : 

—  Avant  tout,  laisse-moi  t'annoncer  la  bonne  nouvelle.  Tu 
n'as  plus  que  quelques  jours  à  passer  ici.  J'ai  obtenu  qu'on 
avançât  les  fêtes  de  l'anniversaire  de  ma  naissance.  Le  roi  est 
meilleur  que  jamais.  J'ai  sa  parole.  Il  me  donnera  tout  ce  que  je 
lui  demanderai.  Rhuys,  plus  que  des  jours! 

Il  répéta  :  «  Plus  que  des  jours  !  »  Et  Ahès  ne  vit  pas  qu'il 
tremblait. 

—  Je  ne  regrette  pas  de  partir  encore  demain,  dit-elle.  Nous 
irons  dans  ton  pays,  d'abord,  après  les  fêtes  de  nos  noces.  Ne 
crains  rien.  Tu  te  battras.  Tu  partiras.  Je  ne  diminuerai  pas 
ta  vie,  puis,  quand  tu  voudras  revenir  vers  cette  terre  où  tu 
m'as  connue,  jje  te  montrerai  la  solitude  que  j'ai  choisie  pour 
nous  deux.  C'est  là-bas,  vers  le  sud,  dans  un  endroit  inexploré 
encore,  et  inhabité.  J'irai  là,  demain,  pour  prendre  patience. 
Mais  je  le  connais  bien.  Souvent  j'ai  pensé  :  «  Si  j'ai  un  foyer  à 
moi,  c'est  là  que  je  le  poserai.  »  Figure-toi  de  très  hautes  falaises 
et  une  mer  qui,  môme  par  les  temps  calmes,  a  des  remous  de 
tempête.  L'ombre  des  vieilles  forêts  descend  jusque  sur  la  grève. 
Il  y  a  dans  tous  les  creux  de  roches  des  nids  de  goélands.  A  cer- 
tains jours  leurs  plumes  tombent  en  une  neige  fine.  L'Océan 
bondit  dans  les  vieilles  grottes  avec  une  voix  si  profonde  que 
l'on  se  croirait  dans  une  vie  plus  large,  plus  puissante...  Nous 
y  serons  tout  seuls,  Rhuys. 

Et  elle  souriait  à  son  rêve,  sans  s'étonner  qu'il  ne  parlât  pas, 
un  peu  surprise  seulement  d'avoir  tant  de  douceur  à  tout  dire, 
sans  trouble,  sans  angoisse.  Comme  si  déjà  sa  mission  de  femme 
commençait  :  verser  son  cœur,  tout  le  long  de  la  vie,  à  la  façon 


AlVIES    CELTES.  829 

des  ruisseaux  de  cristal  qui  chantaient,  dans  la  forêt,  sur  les 
mousses. 

Rhuys  la  regardait,  grave  et  tendre.  Elle  continua  : 

—  Ne  t  étonne  pas  si  je  peux  parler  ainsi.  Il  y  a  derrière 
moi  des  années  de  silence.  Ce  que  je  dis  est  à  toi  seul;  lorsque 
je  t'ai  quitté,  je  me  tais  de  nouveau,  comme  toi  maintenant. 

—  Ah!  parle  encore!  supplia-t-il  avec  l'angoisse  du  con- 
damné qui  boit  une  à  une  les  dernières  gouttes  de  la  vie. 

Elle  reprit  avec  une  joie  d'enfant  : 

—  Rhuys  !  dans  deux  semaines  !  As-tu  bien  compris?  Et  alors... 

—  Alors  tu  me  diras  :  «  Je  viens,  »  répéta  encore  Rhuys. 

—  Oh!  Rhuys!  pour  la  vie  et  pour  la  mort! 

—  Pourquoi  parles-tu  de  mort?  demanda-t-il. 

—  Je  ne  sais,  répondit-elle.  Les  bardes  chantent  :  «  L'amour 
est  frère  de  la  mort.  »  Je  le  crois.  On  ne  sait  rien  avant  d'aimer. 
Peut-être  aussi  on  ne  sait  rien  avant  de  mourir. 

—  Tu  n'aurais  pas  peur  de  mourir? 

—  Oh!  pourquoi?  interrogea-t-elle  étonnée.  Personne  n'en  a 
peur  autour  de  moi.  Seulement,  à  présent,  il  faut  que  ce  soit 
avec  toi. 

—  Cela  me  semble  si  étrange  de  t'entendre  dire  des  paroles 
éternelles,  murmura-t-il.  Tu  es  si  jeune' 

—  Qu'importe  à  quel  point  de  la  route  on  rencontre  son 
destin?  répondit-elle.  Gomme  chante  Gwenc'hlan,  que  ce  soit  le 
soir,  que  ce  soit  le  matin,  le  sort  des  deux  est  venu. 

11  y  eut  un  silence.  Rhuys  pensa  qu'il  remettait,  sans  lui  en 
rien  dire,  sa  vie  et  sa  mort  entre  ses  mains  : 

—  Tu  m'aurais  donc  aimé  toujours?  questionna-t-il. 

—  Toujours!  reprit-elle  avec  ferveur.  Ai-je  su  si  tu  étais 
vaincu  et  captif?  On  va  où  la  destinée  vous  pousse. 

—  Et  si  j'avais  fui  devant  la  mort,  même  pour  toi? 

—  Est-ce  que  tu  aurais  pu  fuir,  toi?  dit-elle  avec  un  sourire 
d'orgueil.  Tu  ne  voudrais  pas  que  je  te  dise  :  oui!  Pas  plus  que  tu 
ne  m'aurais  aimée  si  j'étais  de  celles  qui  donnent  et  reprennent 
leur  cœur. 

Elle  aussi  donc  jugeait  que  se  sauver  de  la  mort  n'était  pas 
d'un  homme.  C'était  la  dernière  lumière  qui  s'éteignait;  et  cepen- 
dant il  l'en  aima  davantage...  Il  faut  des  siècles  de  folle  vaillance 
pour  former  ces  caractères  indomptables,  pour  donner  aux  âmes 
ce  sens  de  l'honneur. 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mais  si,  par  impossible,  reprit-il  lialclant,  on  me  tuait" 
tout  de  suite  à  la  guerre...  ou  ailleurs,  est-ce  que  tu  ne  maudi- 
rais pas  le  jour  où  tu  m'as  rencontré? 

—  Quel  cœur  me  crois-tu  donc?  implora-t-elle.  Maudit-on, 
parce  qu'on  souffre?  Et  puis,  vois-tu,  je  dis  bien  :  je  ne  souffri- 
rai jamais;  je  Tai  dit  à  un  bon  moine  dont  je  te  parlerai.  Il  me 
semble,  par  instans,  que  je  ne  peux  pas  porter  ma  joie,  j'ar- 
rive à  toi  avec  des  chants,  avec  des  fleurs...  Mais,  ami,  cela,  ce 
n'est  pas  encore  le  fond.  Les  bardes  disent  bien  :  «  La  joie  chez 
nous  ne. rit  qu'à  la  surface,  comme  un  rayon  flotte  sur  l'eau, 
entre  deux  nuages.  »  Ce  qui  est  nous-même,  c'est  cette  mélan- 
colie qui  donne,  à  tous,  cette  expression  grave;  jusqu'aux  en- 
fans,  dont  le  petit  visage  est  si  lent  à  sourire  !  Tu  me  demandes  : 
«  Pourquoi  parles-tu  de  mort?  »  Pourquoi?  Je  ne  sais  pas.  C'est 
en  moi,  comme  t'aimer. 

Elle  s'arrêta,  debout,  son  exquise  tête  blonde  appuyée  au  mur, 
les  bras  tombans,  les  mains  jointes.  Et,  à  la  regarder  ainsi,  et  à 
l'entendre,  Rhuys  puisait  la  force  de  mourir.  Il  serait  digne  de 
cet  amour  plus  grand  que  la  mort. 

Mais  qu'une  fois,  une  fois  encore  il  lui  entendît  dire  qu'elle  ne 
regrettait  rien  !  Qu'il  emportât  ces  paroles,  les  dernières  ! 

—  Ainsi  tu  ne  maudirais  ni  moi,  ni  le  destin  qui  t'a  mise  sur 
ma  route,  si  je  mourais?  —  Il  hésita  un  instant,  cherchant  son 
regard.  —  Et  jamais  tu  ne  redirais  à  un  autre  :  «  Je  viens.  » 

—  Tu  ne  sais  pas,  tu  ne  sais  pas,  murmura-t-elle.  En  chemin 
je  pensais  :  «  11  faudra  que  je  lui  dise.  »  Mais  nous  aurons  la 
longueur  des  jours  pour  ce  que  je  pensais  en  chemin.  Il  vaut 
mieux  que  tu  me  connaisses  d'abord.  Tu  entends  donc  :  toi  seul  !... 
Ces  mots  ne  se  disent  pas  deux  fois.  Mélancoliques,  oui,  nous  le 
sommes,  et  fidèles,  et  sauvages  sous  nos  airs  calmes.  On  ne  con- 
naît pas  l'Océan  quand  on  ne  l'a  pas  vu  déchaîné  sous  la  tem- 
pête. On  ne  nous  connaît  pas  jusqu'au  jour  où  l'on  nous  broie  le 
cœur.  Je  t'ai  promis  des  histoires?  Ecoute... 

Hélas  !  Il  semblait  à  Rhuys  que  sa  torture  aurait  été  moindre 
s'il  avait  pu  lui  dire  :  «  L'heure  passe.  Ne  me  parle  que  de  toi 
parce  que  je  vais  mourir  demain.  » 

Mais,  comme  toutes  les  femmes  qui  aiment.  Ahès  ne  parlait 
des  autres  que  pour  mieux  se  raconter  elle-même.  Il  le  comprit 
bientôt. 

—  D'abord,  avant  la  conquête,  c'est  Gwen  à  qui  l'on  avait 


AMES    CELTES,  831 

tué  Raghed. Le  meurtrier  aimait  Gwen.  Il  était  puissant  et  riche; 
les  deux  familles  unirent  leurs  instances  pour  que  la  jeune  fille 
pardonnât  et  l'épousât.  Elle  consentit  à  le  recevoir  au  festin  qui 
précède  les  noces:  tu  entends  bien?  l'homme  qui  avait  tué 
Raghed...  Elle  arriva,  parée  et  magnifique.  Elle  lui  tendit  la 
coupe.  11  en  but  la  moitié,  elle  finit  le  reste.  Et  alors  elle  s'écria  : 
«  0  Raghed!  pardonne  le  festin!  Tu  savais  bien  que  si  je  lui 
tendais  la  coupe  des  noces,  c'est  que  cette  coupe  était  empoi- 
sonnée. »  En  effet,  ils  moururent  tous  les  deux...  J'aurais  fait 
comme  elle. 

A  peine  un  battement  de  paupières.  Elle  trouvait  cela  très 
simple.  Rhuys  la  regardait  avec  une  admiration  croissante. 

—  Ecoute  encore,  continua-t-elle.  Une  autre,  Run,  eut  son 
mari  tué  dans  une  embuscade.  Ils  étaient  dix  contre  lui.  Elle  mit 
trois  ans  à  les  atteindre.  Ils  tombèrent  un  à  un  sous  ses  flèches, 
tous  les  dix.  Quand  elle  l'eut  vengé,  Run  se  tua  elle-même. 

Ahès  disait  vrai.  Des  gouffres  dormaient  sous  les  fronts  tran- 
quilles, et  les  tempêtes  qui  se  levaient  dans  ces  âmes  devaient 
accumuler  les  ruines. 

Et  doucement,  maintenant,  avec  des  gestes  légers  d'enfant, 
elle  prit  la  main  de  Rhuys  : 

—  Pourquoi  est-ce  que  je  raconte  ces  choses?  Est-ce  que  je 
sais?  Mais  tu  me  connaîtras  mieux  après.  Ces  histoires  me  ber- 
çaient toute  petite.  Ma  mère  m'endormait  sur  ses  genoux  en  me 
les  contant.  Et  j'en  ai  appris  d'autres,  le  long  des  grèves  et  près 
de  ces  cromlechs,  où  je  vais  écouter  si  les  morts  reviennent.  Je 
voudrais  savoir  s'ils  ramènent  avec  eux  les  chevaux  qu'on  brû- 
lait sur  leur  bûcher,  et  les  femmes  qui  se  sont  tuées  auprès 
d'eux,  ou  qui  se  sont  usées  à  force  de  larmes. 

—  Les  entends-tu?  demanda  Rhuys. 

—  Rarement.  Quelquefois,  au  moment  des  guerres,  les  che- 
vaux hennissent  sur  la  lande.  Dans  la  nuit  des  âmes,  les  morts 
reviennent  frapper  aux  portes  des  pêcheurs,  chargeant  les  barques 
d'un  poids  très  lourd,  jusqu'aux  îles  mystérieuses  où  ils  abordent. 
Moi,  je  les  entends  aux  jours  de  brumes.  Ils  pleurent  toujours. 
Je  ne  sais  pourquoi  ils  pleurent  ainsi... 

Il  y  eut  un  très  long  silence.  Rhuys  se  recula  encore  dans 
les  ténèbres.  Il  voyait,  dans  l'avenir,  —  et  quel  avenir!  le  lende- 
main même!  —  ce  doux  être  de  vie  plié  sous  le  poids  de  l'in- 
consolable douleur.  Il  comprenait  pourquoi  les  morts  pleurent 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  ils  reviennent,  pourquoi  d'autres  ont  tant  de  mal  à  ne  pas 
crier  leur  détresse  quand  ils  vont  mourir... 

—  J'ai  encore  beaucoup  à  te  dire,  reprit-elle.  Ce  sera  pour 
mon  retour.  Je  te  raconterai  ce  que  j'ai  vu  au  milieu  des  loups, 
et  les  belles  choses  que  m'ont  dites  les  moines.  Tu  ne  sais  pas'^ 
Les  vieux  dieux  morts  vont  être  chassés  à  jamais.  Pourquoi? 
Ce  n'est  pas  encore  très  clair  dans  mon  esprit.  Ma  mère  était 
saxonne  et  païenne  ;  ma  nourrice  et  mes  femmes  ne  parlent  que  de 
korrigans,  de  nains,  de  fées;  les  anciens  nomment  le  dieu  cruel 
qui  veut  des  victimes  et  du  sang,  dont  l'ombre  tue.  Cette  ombre.. 

Elle  s'arrêta.  Il  lui  répugnait  de  parler  de  cette  ombre  dans 
la  nuit  qui  venait. 

—  Mon  père  seul  est  chrétien,  acheva-t-elle;  c'est-à-dire,  il 
veut  être  chrétien.  Depuis  que  j'ai  vu  Gwennolé,  je  voudrais  que 
nous  le  fussions  aussi.  Quand  je  saurai  ce  qu'il  faut  faire  pour 
cela,  je  te  le  dirai;  c'est  très  difficile,  mais  c'est  très  beau...  Leur 
Dieu  ne  tue  pas  ;  il  hait  le  sang.  Il  ne  vient  pas  troubler,  épou- 
vanter. Quand  on  le  voit,  on  l'aime.  Et  on  le  voit  tout  près  de  soi 
quand  on  souiïre.  Il  a  pitié  de  chaque  angoisse;  quand  on  ne 
peut  plus  marcher,  il  vous  prend,  comme  un  berger  emporte  sa 
brebis  blessée  sur  ses  épaules. 

—  Alors,  parle-lui  pour  moi,  dit  Rhuys  presque  involon 
taire  ment. 

—  Est-ce  que  tu  souffres?  demanda-t-elle  anxieuse. 

—  Non!  oh!  non,  balbutia-t-il...  c'est-à-dire...  oui;  ces  chaînes 
sont  lourdes.  Parfois  le  désespoir  me  gagne  ! 

—  Mais  deux  semaines,  ami!  Vois,  seulement  des  jours!  Et 
puis  tu  seras  libre! 

II  fallait  partir.  On  y  voyait  si  peu  !  elle  se  baissa  jusqu'à  son 
front  pour  lui  sourire.  Ses  grands  yeux  s'alanguissaient,  pleins  de 
compassion  tendre.  Rhuys  crut  voir  encore  les  blondes  fées  qui, 
penchées  sur  sa  barque,  endormaient  ses  douleurs  d'enfant,  et 
les  mortes  qui  passaient,  heureuses,  les  lèvres  entr'ou vertes, 
comme  pour  un  baiser  d'adieu  : 

—  Pense  à  moi  demain,  disait  Ahès...  je  te  rapporterai  de 
là-bas,  dans  mon  manteau,  un  peu  de  la  terre  où  nous  poserons 
le  foyer...  notre  foyer! 

Elle  ne  s'étonna  pas  de  son  silence...  Elle  ne  comprit  pas  qu'il 
étouffait  un  cri  d'agonie.  Seulement,  lorsqu'elle  eut  fait  quelques 
pas,  lorsqu'il  ne  la  vit  plus  :  . 


AMES    CELTES.  833 

—  Marche  lentement...  lentement...  supplia-t-il. 
Lorsqu'il  n'entendit  plus  le  bruit  de  ses  pas,  il  sentit  qu'il 
avait  bu  toute  l'amertume  de  la  mort... 


Merzin  fut  condamné  tout  enfant  par  les 
bardes  de  Vortigern  à  être  offert  en  sacrifice 
sur  les  fondemens  d'une  citadelle  (v  s.). 

La  Villemarqoé. 
{Poèmes  des  bardes  bretons.) 

Les  sacrifices  druidiques  s'offraient  aux  deux  points  extrêmes 
du  jour,  à  midi  et  à  minuit.  C'était  en  pleine  nuit,  à  la  lueur 
des  torches  que  l'on  brûlait  autrefois  le  colosse  d'osier  rempli 
de  victimes  humaines.  Il  n'y  avait  pas  d'holocauste  plus  digne 
d'Hésus  l'effroyable,  Hésus  dont  Lucain  disait  «  qu'il  inspire  la 
terreur  par  ses  autels  sauvages.  »  Des  siècles  avaient  passé  sur 
ces  coutumes  barbares.  Pour  une  immolation  unique,  le  rite 
devait  s'accomplir  à  midi,  au  plus  haut  point  du  soleil.  Mais, 
en  dépit  des  instances  du  druide,  Gradlon  avait  exigé  le  moins  de 
pompe,  le  moins  de  retentissement  possible  :  il  aurait  voulu 
qu'on  tuât  Rhuys  le  soir,  ou  dans  le  cachot  même.  Gradlon  se 
repentait;  il  avait  peur  des  moines...  Le  druide  obtint  enfin  que 
le  sacrifice  aurait  lieu  à  l'aurore,  à  l'instant  précis  où  jailliraient 
les  premiers  rayons  du  soleil;  c'était  un  jour  de  répit  pour  le 
condamné,  un  jour  d'inquiétude  et  de  trouble  pour  le  roi.  Aussi, 
dès  l'aube,  Gradlon  chevauchait  sur  la  route  de  Kemper;  il 
fuyait,  comme  les  faibles  de  tous  les  temps  fuient  devant  les 
conséquences  de  leurs  fautes.  Ahès,  dans  une  ignorance  absolue, 
était  repartie  le  soir  même  pour  le  sud  de  la  Cornouaille,  ainsi 
qu'elle  l'avait  dit  à  Rhuys. 

Le  druide  demeurait  donc  seul,  en  présence  de  la  foule  qu'il 
haranguait,  à  laquelle  il  annonçait  des  biens  sans  nombre,  l'al- 
liance et  l'appui  des  dieux  redoutables.  Le  départ  de  ces  dieux 
devant  les  idoles  romaines  avait  attiré  tous  les  malheurs;  leur 
retour  ouvrirait  une  ère  dé  prospérité  nouvelle.  Mais  bientôt  il 
se  lassa  de  ces  discours.  La  foule  indifférente  lui  semblait  plus 
distante  de  son  âme  que  les  troncs  des  chênes  où,  pensif,  il  son- 
geait qu'Hésus  l'entendait  encore.  Il  quitta  brusquement  le  peuple. 
U  alla  vers  le  prisonnier  qui,  maintenant;^  était  en  sa  puissance. 
TOME  XXX.  —  ^905  ^3 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Selon  l'usage,  il  le  mit  en  liberté  sur  parole,  lui  promettant  que, 
durant  ce  dernier  jour,  chacun  servirait  ses  moindres  désirs. 

Rhuys  à  ses  yeux  était  déjà  sacré.  Si  près  d'entrer  dans  le 
G\vynfyd,  —  le  cercle  druidique  de  la  lumière,  —  il  ne  devait 
emporter  d'ici-bas  que  le  parfum  léger  des  choses.  Le  druide  lui 
disait  avec  une  douceur  grave  les  paroles  indispensables  ;  il  le 
chargeait  de  souvenirs  pieux  pour  les  aïeux  morts  ;  il  lui  parlait 
de  gloire  en  des  termes  superbes  que  nous  ne  savons   plus... 

En  sortant  de  son  cachot,  Rhuys  eut  une  sorte  d'étourdis- 
sement.  Un  souffle  vif  lui  fouettait  le  visage  ;  ses  yeux  désha- 
bitués de  la  lumière  se  fermaient  à  'demi  ;  l'immobilité  presque 
complète  de  ces  quelques  mois  lui  rendait  la  marche  difficile. 
Ses  ennemis  auraient  pu  croire  qu'il  tremblait  :  cette  pensée  le 
fit  tressaillir...  Déjà,  derrière  les  murailles,  il  entendait  le  mur- 
mure de  la  foule  ;  il  eut  horreur  de  cette  exhibition  publique, 
pendant  des  heures.  Un  autre  murmure  arrivait  jusqu'à  lui,  aussi, 
le  murmure  familier  et  berceur  de  la  mer  :  et  un  désir  lui  vint 
de  finir  sa  vie,  là-bas,  au  milieu  des  mouettes  que  des  aigles 
poursuivaient  dans  la  lumière  : 

—  Maître,  dit-il,  est-ce  que  je  pourrais  prendre  une  barque 
et  passer  ce  dernier  jour  seul,  au  large  ?  Je  ^o  viendrais  à  l'heure 
que  tu  me  marquerais. 

—  Va,  répondit  le  druide  ;  rentre  seulement  à  la  nuit  si  tu 
veux. 

—  On  m'attendras-tu  ?  demanda  encore  Rhuys. 

—  A  l'endroit  même  où  tu  t'embarqueras.  Moi  aussi,  j'ai 
horreur  des  hommes.  Je  préfère  demeurer  seul  sur  la  grève,  et 
interroger,  encore  une  fois,  tout  ce  qui  a  été,  et  tout  ce  qui  sera. 

Ils  n'avaient  l'un  contre  l'autre  ni  colère,  ni  haine,  victimes 
tous  les  deux  d'une  fatalité  inévitable.  Aucun  ne  fit  allusion  à 
une  fuite  possible.  Ils  savaient  bien  que  la  parole  donnée  les 
liait  plus  fortement  que  toutes  les  chaînes. 

Rhuys  gagna  le  large  en  quelques  coups  de  rames.  La  mer 
était  vide.  Ces  deux  jours  étaient  pour  le  peuple  un  temps  de 
réjouissance.  Rhuys  se  trouvait  seul,  comme  il  l'avait  désiré;  et 
bientôt,  laissant  aller  les  rames,  il  s'adossa  contre  le  bord  de  la 
barque  la  face  au  soleil,  ainsi  qu'il  le  faisait  lorsqu'une  ma- 
nœuvre plus  dure  l'avait  épuisé. 

Et  d'abord  ce  fut  une  impression  de  délices.  Jamais  la 
«  douce  vie  »  ne   lui  avait  paru  plus  chère.   Il  faisait  encore 


ABIES    CELTES.  835 

sombre.  De  grosses  nuées  grises  couraient  dans  le  ciel,  trouées 
par  des  tons  blancs,  légers,  par  un  poudroiement  d'or  et  de 
brume.  Et  la  mer,  l'exquise  mer  de  certains  jours  d'automne, 
aux  vagues  souples,  le  berçait  du  mouvement  monotone  d'une 
nourrice  endormant  un  enfant  dans  ses  bras.  Tout  à,  la  joie 
instinctive  de  vivre,  de  respirer  les  souffles  amers,  Rhuys  s'en- 
dormait aussi  sous  la  lente  caresse.  L'horizon  s'agrandissait  et  se 
transformait.  Les  longues  lames  vertes  se  soulevaient  et  retom- 
baient comme  les  volutes  de  quelque  gigantesque  acanthe.  Des 
rayons  filtrant  en  lignes  claires,  sous  les  nuées,  donnaient  à 
l'étendue  sans  bornes  quelque  chose  d'indéterminé,  d'imprécis. 
On  se  serait  cru  rejeté  au  delà  des  jours,  quand  la  lumière 
vierge  avait  jailli  au  sein  du  chaos. 

Des  êtres  descendaient  vers  Rhuys  par  ces  routes  de  songe; 
des  soldats  comme  lui,  ayant  tous  la  marque  sanglante  de  la 
flèche  ou  du  fer.  Ils  étaient  glorieux  et  triomphans.  Ils  appro- 
chaient de  cette  terre  qui  faisait  monter  jusqu'à  eux  l'enivrante 
fumée  de  la  gloire.  Ils  écoutaient  la  voix  confuse,  faite  de  mille 
voix  inconnues,  la  voix  de  la  race  qui  célébrait  leur  folle  bra- 
voure. Rhuys  distinguait  au  milieu  d'eux  les  vieux  chefs  dont  la 
tête  blanche  portait  le  stigmate  sacré.  Ceux-là  étaient  partis 
pour  le  combat,  sûrs  de  tomber  au  premier  choc;  ils  cher- 
chaient dans  les  années  tremblantes  la  mort  héroïque  qui  les 
avait  fuis  jusque-là.  Lennok  en  était,  l'aïeul  qui  avait  passé  l'âge 
où  les  hommes  meurent,  lorsque,  sous  un  dolmen,  une  voix  lui 
cria  :  «  Va  les  sauver,  et  meurs  pour  eux  !  »  Mais  les  plus 
nombreux  étaient  jeunes  et  la  tête  haute  :  ils  riaient  tous,  — les 
Celtes  donnaient  leur  vie  en  riant.  — Pour  beaucoup  cependant, 
comme  le  chantaient  leurs  bardes,  «  leur  rire  était  sombre  comme 
le  rire  de  la  mer.  » 

Car  elles  venaient  derrière  eux  en  une  nuée  de  deuil,  les 
belles  mortes  qu'ils  avaient  aimées.  Elles  parlaient  à  Rhuys, 
comme  autrefois,  dans  un  murmure.  Mais  pour  l'homme  qui 
allait  mourir,  toutes  ces  voix  n'avaient  qu'un  son  ;  toutes  les 
belles  Gauloises  laissaient  flotter  sur  les  vagues  les  mêmes  che- 
velures fauves  ;  tous  ces  yeux  n'avaient  qu'un  regard,  le  regard 
vert  aux  reflets  changeans,  que  les  paupières  voilaient  à  demi 
pour  en  garder  le  mystère.  Était-ce  Ahès,  vraiment?  Ou  plutôt, 
Ahès  n'était-elle  pas  l'incarnation  de  cette  mer  attirante  dont  les 
fées  chantaient,  toutes  les  nuits,  le  cantique  de  douleur? 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Depuis  qu'elle  l'avait  quitté,  le  soir,  dans  sa  prison,  le  cœur 
de  Rhuys  était  mort.  Il  ne  revivait  pas,  à  la  voir  passer  et 
repasser  ainsi,  le  long  des  lames.  Il  n'y  avait  plus  de  lutte  pos- 
sible puisque  ses  ennemis  savaient,  puisqu'elle  lui  avait  répondu  : 
«  Peut-on  aimer  un  homme  qui  a  fui?  »  Mais  il  était  seul 
maintenant.  Il  n'entendait  plus  le  pas  hésitant  du  barde  ;  le 
druide  n'était  plus  assis  à  son  côté,  les  yeux  pâles,  les  paroles 
lentes  et  lointaines.  Rhuys  était  seul  devant  «  la  douce  vie  »  qui 
fuyait,  et  il  pouvait  aller  vers  elle!  L'horizon  sans  bornes 
s'ouvrait  devant  lui.  Personne  ne  saurait  le  poursuivre  et 
l'atteindre...  Tout  son  être  protestait...  Cette  mort  cruelle  lui 
donnait  des  frissons  d'épouvante.  Il  y  avait  la  résolution 
suprême  !  Hélas  !  A  quel  moment  le  cri  de  la  vie  ne  va-t-il  plus 
contre  ces  résolutions  suprêmes?  Et  après  avoir  dit  mille  fois 
«  je  veux,  »  quand  s'éteint  pour  jamais  le  râle  d'agonie  qui 
répond  «  je  ne  veux  pas?  »  Rhuys  se  débattait,  les  yeux  fermés; 
il  se  soulevait  à  demi  ;  et  un  cri,  un  long  cri  de  bête  qu'on 
égorge,  sortit  de  ses  lèvres,  emplit  l'immensité  vide,  comme  une 
dernière  révolte  inconsciente  et  tragique... 

Ce  cri  le  réveilla  en  sursaut.  Il  se  faisait  tard.  Combien 
d'heures  avait-il  passées  ainsi  sur  cet  Océan,  qui  tour  à  tour  les 
avait  enchantés,  enivrés  et  qui  berçait,  à  l'alanguissement  ou  à 
la  fureur  de  ses  lames,  le  sommeil  sans  fin  d'un  si  grand 
nombre?...  Il  serait  là  demain...  Son  corps  serait  jeté  dans  le 
gouffre  le  plus  proche,  en  offrande  aux  divinités  hostiles  qui 
refusaient  de  laisser  bâtir  les  murs  de  Ker  Is.  Et  justement  un 
noyé  passait  près  de  la  barque,  les  bras  étendus,  déjà  une  chose 
sans  forme  et  sans  nom...  Il  serait  cela  demain.  Il  détourna  la 
tête  avec  horreur.  Longtemps  il  regarda  au  soleil  ses  mains 
brunes.  Ses  rêves  s'enfuyaient;  la  réalité  poignante,  c'était  ce 
corps  déformé,  emporté  à  la  dérive  sous  les  cieux  mornes  que 
l'ombre  d'Hésus  emplissait... 

Qu'y  avait-il  donc  dans  ces  âmes  pour  que,  suivi  par  le 
cadavre  hideux,  Rhuys  reprît  les  rames,  non  pour  fuir,  comme 
il  l'eût  pu  si  aisément,  mais  pour  revenir  au  rivage?  Le  druide 
en  l'accueillant  eut  dans  les  yeux  une  vague  lueur  ue  fierté  : 

«  Tu  es  un  Celte,  »  dit-il. 

Lui  aussi  n'avait  ni  hésitation,  ni  doute.  La  race  pesait  sur 
eux  de  tout  son  poids. 

Le    lendemain,  à  l'aube,  on  donna  à  Rhuys   ses  armes  de 


AMES    CELTES.  837 

guerre,  le  bouclier  où  des  têtes  de  vautour  étaient  peintes,  le 
casque  d'argent.  Tout  ce  qui  rehaussait  la  beauté  des  chefs,  au 
moment  des  batailles,  on  l'apporta  dans  sa  prison.  Il  teignit  de 
rouge  ses  moustaches  tombantes.  Le  bruit  impatient  de  la  foule 
arrivait  à  lui  avec  le  bruit  de  la  marée.  Le  druide  leur  parlait  en 
mots  brefs.  Quelque  chose  de  religieux  et  de  solennel  planait 
sur  eux.  Et  ce  ne  fut  pas  un  cri  de  joie,  mais  une  longue  accla- 
mation de  triomphe;  une  acclamation  ininterrompue,  surhu- 
maine, lorsque  Rhuys  parut,  entre  le  druide  et  le  barde,  beau  de 
la  beauté  unique  de  ce  peuple. 

Il  marchait,  souriant  et  calme.  Une  seule  pensée  le  prenait 
tout  entier  :  montrer  à  ses  vainqueurs  que  leur  captif  savait 
mourir.  Tous  étaient  en  armes  comme  lui.  Ils  le  regardaient 
avec  un  fraternel  orgueil.  Des  mères  approchaient  leurs  enfans 
jusqu'à  lui.  Le  barde  chantait  un  chant  de  guerre  et  de  mort 
dont  tous  reprenaient  le  grave  refrain.  Ces  voix  rudes  lui  ver- 
saient une  ivresse  d'orgueil.  Il  se  sentait  emporté  au-dessus  de 
lui-même. 

Il  songeait  maintenant  :  «  Pourquoi  n'ai-je  rien  dit?  Elle 
serait  là.  Elle  viendrait  avec  moi  dans  la  mort.  »  Vaguement,  il 
la  cherchait.  Les  détails  de  la  route  s'imprimaient  en  lui  avec 
une  fixité  étrange  :  tel  caillou  qu'il  allait  dépasser;  ce  buisson 
desséché  oii  tenaient  encore  des  roses  mortes...  Une  vieille 
femme  ridée,  courbée  sur  son  bâton,  le  regardait  de  ses  yeux 
éteints.  Ah  !  cette  femme  !...Si  Ahès  ne  mourait  pas,  elle  serait 
un  jour  semblable  à  cette  loque  parcheminée,  aux  heures  tou- 
jours pareilles,  vides  et  mornes...  Oh!  pas  cela!  Pas  cette  vie 
d'abandonnée  pour  elle...  Pourquoi  ne  lui  avait-il  rien  dit?  Elle 
aurait  répondu  :  «Oui  »  à  la  mort,  aussi...  Et  quelle  fête  alors 
aurait  égalé  pour  lui  la  fête  de  cette  heure  ! 

Déjà  ils  arrivaient  au  bord  des  flots.  Le  druide  allait  incon- 
scient, fanatique,  scandant  les  triades  et  les  paroles  sacrées  :  «  Ce 
qui  doit  être  sera.  »  Il  arrêta  le  captif  sur  la  digue  commencée 
trois  fois,  démolie  trois  fois,  à  l'abri  des  roches  au  pied  desquelles 
dormait  l'abîme.  Gwenc'hlan  seul  murmurait  encore  : 

«  Tu  n'es  pas  plus  ébranlé  que  ces  rochers,  ô  fils  de 
Lennok!...  »  Mais  le  barde  tremblait;  et  sa  voix  arrivait  au 
prisonnier,  basse  et  déjà  lointaine,  comme  les  accens  mêmes 
de  l'âme  celte. 

Rhuys  était  debout,  immobile.  Le  druide  lui  dit  quelques 


838  r.EvuE  DES  deux  mondes. 

mots  à  voix  basse.  Quand  le  premier  rayon  du  soleil  tomberait 
sur  les  vagues,  alors... 

Elle  déferlait,  encore  voilée  de  brume,  la  mer  sauvage.  Rhuys 
la  regarda  d'un  regard  suprôme.  Dans  son  âme  vide,  aucune 
consolation  ne  se  levait;  aucun  appel  au  dieu  lointain  dont  il 
n'approcbcrait  jamais,  môme  par  ce  sacrifice  sanglant.  Il  allait 
vers  une  autre  vie,  mais  quelle  vie?  L'ombre  d'IIésus  glaçait 
jusqu'à  sa  foi  en  l'immortalité.  Alors,  dans  le  besoin  instinctif 
de  se  rattacher  à  quelque  chose,  les  mots  d'Ahès  retentirent  dans 
son  cœur  désert.  Un  instant,  il  appuya  sa  pensée  au  Dieu  de 
pitié  qui  hait  le  sang  et  qui  compte  nos  larmes.  Il  songea  que 
peut-être,  invisible  et  proche,  Il  le  regardait  mourir;  qu'il 
l'attendait  dans  la  voie  obscure. 

Brusquement  sur  la  crête  d'écume,  un  rayon  passa,  fit  retom- 
ber l'eau  glauque  en  gerbes  blanches.  C'était  le  signal.  Rhuys  fit 
face  à  ces  hommes  qui  fixaient  sur  lui  leurs  yeux  graves  ;  il  en- 
veloppa d'un  regard  la  terre  où  le  druide,  les  bras  levés,  faisait 
l'offrande  du  sang;  la  mer  où  les  yeux  d'Ahès  l'appelaient  dans» 
l'eau  profonde... 

En  lui  un  silence  subit  et  effrayant  se  fit.  Et  avec  un  sourire 
héroïque,  le  sourire  que,  pendant  dix  siècles,  ces  amoureux  de 
gloire  avaient  emporté  dans  la  mort,  il  renversa  la  tête  sur  son 
bouclier  étendu.  Il  tendit  la  gorge  au  couteau  du  druide... 

«  Alors,  sur  le  rempart,  le  guerrier  avec  la  tache  rouge  fut 
livré  à  la  vague  grise  en  fureur. 

«  Alors  sous  les  flots  débordés,  les  vagues  lavèrent  les  roches 
sanglantes...  » 

Xil 

L'ivresse  cruelle  du  sang  s'empara  alors  de  ce  peuple;  tous 
les  instincts  affreux  qui  sommeillaient  au  cœur  de  ces  barbares 
se  réveillèrent  brusquement.  Lorsque,  avec  des  accens  rauques 
vers  le  dieu  terrible,  le  sacrificateur  repoussa  le  corps  de  sa  vic- 
time dans  le  gouffre,  de  fanatiques  acclamations  s'élevèrent.  La 
belle  vaillance  du  guerrier  mort,  son  courage  héroïque  s'effa- 
çaient sous  la  buée  sanglante.  Les  hommes  se  provoquaient  à 
des  luttes  corps  à  corps;  des  rixes  éclataient;  le  long  jet  rouge 
et  tiède  dégouttait  sur  les  roches,  et  déjà  ils  réclamaient  avec 
des  imprécations  du  sang,   encore,  et  du  vin,  ces    deux  luxes 


AMES    CELTES.  839 

rares  !  Et  c'étaient  des  danses  effrénées,  des  rires  lourds  ;  toutes 
les  passions  mauvaises  se  déchaînaient,  s'étalaient  au  grand  jour, 
en  eau  dont  on  a  rompu  les  digues. 

Un  moment  le  druide  demeura  devant  eux,  regardant  et 
écoutant,  les  yeux  hagards,  les  cheveux  en  désordre.  On  eût  dit 
que  le  coup  dont  il  avait  frappé  Rhuys  pénétrait  jusqu'à  son 
âme.  En  vain  Gwenc'hlan  s'approcha  de  lui,  l'interrogea  : 
l'aveugle  ne  reçut  aucune  réponse.  Le  druide  ne  l'entendait  pas. 
Il  entendait  seulement  en  lui  des  voix  qui  le  déchiraient,  et  les 
cris  d'orgie  de  ce  peuple  qui  le  soulevaient  de  dégoût.  Il  voulut 
échapper  à  cette  obsession  ;  il  se  glissa  à  travers  la  foule;  il  hâtait 
le  pas.  Une  fois  hors  des  murs,  il  courut.  Il  s'enfuyait  de  la  fuite 
éperdue  de  Caïn,  Bientôt,  il  s'aperçut  qu'il  tenait  encore  le  cou- 
teau ensanglanté.  Ses  mains  qui  n'avaient  pas  tremblé  à  l'heure 
terrible,  sous  l'empire  du  fanatisme,  le  trouvaient  trop  lourd 
maintenant.  Où  le  jeter  dans  la  lande  déserte,  pour  le  faire  dis- 
paraître à  jamais?  Un  dolmen  était  sur  la  route;  il  le  glissa  sous 
la  pierre.  Il  tomba  épuisé  tout  auprès.  Des  gouttes  de  sueur 
perlaient  à  ses  tempes  ;  il  tressaillait  au  moindre  bruit.  Longtemps 
il  resta  ainsi,  défaillant.  Mais  des  voix  arrivèrent  jusqu'à  lui. 
Des  femmes  jeunes  et  belles  passaient  sur  le  chemin.  Que  lui 
importaient  la  jeunesse  et  la  beauté?  Hélas!  qu'en  avait-il  fait? 
Il  voulut  se  relever  et  fuir...  Mais  déjà  Ahès  était  près  de  lui; 
elle  revenait  avec  sa  vieille  nourrice,  un  rayon  de  joie  dans  les 
yeux.  Elle  s'approcha.  Elle  regarda  avec  effroi  l'homme  sinistre 
éclaboussé  de  sang: 

—  Qui  es-tu  ?  demanda-t-elle. 

Il  ne  répondit  pas.  Il  arrêta  sur  elle  ses  yeux,  où  toute  l'hor- 
reur du  drame  semblait  écrite.  Elle  s'écarta.  Le  rayon  de  joie 
mourut  dans  le  regard  de  la  jeune  fille,  pour  toujours. 

A  peine  arrivée  à  Ker  Is,  les  chants,  les  danses  l'entourèrent. 
Etonnée,  elle  passa  au  milieu  du  peuple.  Elle  arriva  jusqu'au  bord 
de  la  mer.  Gwenc'hlan,  debout  au  pied  de  la  digue  à  moitié 
démolie,  chantait  des  paroles  tristes  qui  n'étaient  ni  ses  chants 
de  guerre,  ni  ses  imprécations  ordinaires  contre  les  chrétiens. 

Il  disait  : 

«  Que  la  vague  brise  avec  fracas,  qu'elle  couvre  le  rivage.  Si 
j'avais  été  heureux,  tu  aurais  échappé  à  la  mort. 

«  Que  la  vague  brise  avec  fracas,  qu'elle  couvre  la  plaine. 
0  mon  fils,  malheur  à  qui  est  trop  vieux  puisqu'il  t'a  perdu. 


840  RE.VUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Doucement  chantait  un  oiseau,  sur  un  poirier,  au-dessus  de 
sa  tête,  avant  qu'on  le  couvrît  d'un  tertre  de  gazon.  Il  brisa  le 
cœur  du  vieux  barde. 

«  0  mon  fils,  à  la  vue  perçante,  tourment  de  ma  pensée,  ta 
mort  me  met  en  grande  douleur...  » 

—  Pourquoi  chantes-tu  ainsi,  demanda-t-elle  et  pourquoi 
cette  ville  est-elle  dans  l'ivresse? 

—  C'est  à  cause  du  sacrifice  de  l'aurore,  répondit-il.  Il  n'y  a 
rien  eu  d'aussi  beau  depuis  longtemps  !  Je  ne  vois  pas;  mais  j'en- 
tends; et  je  ne  l'ai  pas  entendu  soupirer  sous  le  couteau  du  druide. 

—  Qui?  Quel  druide?  De  quoi  parles-tu  donc  ?insista-t-elle. 

—  Sur  son  sang,  on  pourra  construire  la  digue  qui  mettra 
Ker  Is  à  l'abri  des  flots,  poursuivit  le  barde.  Voilà  pourquoi  ils 
chantent  tous.  Sa  vie  pour  leur  vie  ! 

—  Et  qui  a-t-on  tué?  demanda-t-elle  indifférente. 

—  Le  plus  brave  des  prisonniers  de  guerre,  Rhuys,  fils  de 
Lennok... 

Comment  le  barde  aveugle  vit-il  passer  sur  lui  une  ombre 
glacée?  Comment  se  recula-t-il  instinctivement,  balayé  par  la 
rafale?  Ahès  fuyait,  pareille  aux  biches  qu'elle  chassait  la  veille, 
qui  emportaient  dans  leurs  flancs  le  dard  qui  tue,  et  se  terraient 
pour  mourir  sans  témoins.  Elle  se  laissa  aller,  inconsciente, 
jusqu'aux  grottes  voisines  du  gouffre.  Elle  y  tomba,  collée  au 
sol.  Et  pendant  des  heures,  ce  fut  un  gémissement  indistinct,  un 
appel  d'angoisse  et  d'épouvante  :  «  Lui!  Lui  !  Lui...  !  » 

Quand  elle  revint  à  elle-même,  le  jour  baissait.  Le  premier 
choc  avait  été  si  terrible,  si  inattendu,  qu'elle  était  demeurée 
longtemps  anéantie.  Maintenant  une  demi-lucidité  revenait,  et, 
avec  elle,  un  redoublement  de  douleur.  Depuis  des  heures,  elle 
regardait,  les  yeux  fixes.  Elle  voyait,  à  présent,  ce  qu'elle  regar- 
dait. C'était  une  traînée  sanglante  qui  suivait  le  long  de  la  roche, 
comme  une  veine  rouge  dans  le  granit.  Les  lueurs  du  soir  pla- 
quaient l'Océan  de  taches  de  pourpre.  Des  vautours  et  des  aigles 
volaient  en  cercle,  s'approchaient  des  roches  humides...  elle  savait 
pourquoi  ils  venaient  à  ces  roches...  elle  essayait  de  les  écarter 
de  ce  sang  par  ses  cris.  Mais  Gwenc'hlan,  là-haut,  les  appelait  : 

«  L'aigle  d'Éli  élève  la  voix;  il  est  humecté  du  sang  des 
hommes,  du  sang  du  cœur  du  fils  de  Lennok. 

((  L'aigle  d'Eli  pousse  des  cris  cuisans  cette  nuit.  Il  nage  dans 
le  sang  d'hommes  blancs.  Quels  ree^rets  j'éprouve  I 


AMES    CELTES. 


844 


«  L'aigle  d'Éli  garde  les  mers.  Il  appelle  en  voyant  le  sang 
humain. 

«  L'aigle  de  Pengwern  au  bec  gris  pousse  ses  gémissemens 
les  plus  perçans,  avide  du  sang  de  celui  que  j'aimais. 

«  J'entends  l'aigle  cette  nuit.  Il  est  ensanglanté...  » 

Elle  ferma  les  yeux  pour  ne  pas  voir;  à  voix  basse  elle  pro- 
nonçait des  paroles  entrecoupées.  L'appel  désespéré  de  son  cœur 
éclatait  en  longs  sanglots.  La  nuit  sans  étoiles  succéda  au  soir 
rouge.  Les  aigles  ne  volaient  plus  autour  des  roches...  Alors  elle 
rouvrit  les  yeux  dans  les  ténèbres. 

Comment  le  lui  avait-on  pris  ?  Pourquoi  ?  Les  chants  d'orgie 
lui  arrivaient  de  la  ville.  C'était  sa  mort  qui  les  mettait  dans  une 
telle  fête.  Sa  mort  !  Le  savait-il  qu'il  mourrait,  quand  elle  l'avait 
quitté?  Oui.  Il  savait.  Il  lui  avait  dit... 

Que  lui  avait-il  dit?  Elle  ne  se  souvenait  plus.  Elle  souffrait 
trop.  Une  demi-conscience  suivait  une  prostration  complète.  Elle 
ne  voyait  plus  le  gouffre,  dans  la  nuit,  ni  le  sang.  Mais  elle  en- 
tendait les  coups  précipités  des  lames  contre  les  falaises.  Dieu! 
qu'il  devait  être  tourmenté  dans  sa  tombe  mouvante,  sa  plaie,  sa 
large  plaie  ouverte  ! 

A  genoux  elle  l'implorait,  d'une  voix  désespérée.  Nous  ne 
savons  plus  après  tant  de  siècles  chrétiens,  non,  même  les  plus 
impies  d'entre  nous  ne  savent  plus  ce  qu'étaient  ces  douleurs 
écrasantes.  L'air  seul  que  nous  respirons,  tout  imprégné  d'un 
christianisme  latent,  fait  nos  âmes  plus  légères.  Des  souffles 
d'espérance  y  passent,  pour  les  plus  incroyans,  en  dépit  d'eux- 
mêmes.  On  ne  croit  plus  aux  forces  inflexibles,  à  «  la  fatalité, 
mère  du  trépas.  »  Un  Dieu  bon  a  remplacé  pour  jamais  le  Dieu 
effroyable  ;  et  non  seulement  ceux  qui  croient  en  lui,  qui 
l'aiment,  qui  déposent  à  ses  pieds  les  poids  trop  lourds  ;  mais 
ceux  qui  pensent  l'avoir  repoussé  se  jettent  dans  «  l'abri  ouvert.  » 
Leur  cœur  s'y  réfugie  aux  heures  suprêmes  où,  broyé,  redevenu 
tout  petit,  l'homme  balbutie  les  mots  que  sa  mère  lui  apprenait... 

Mais  dans  ce  passé,  rien  !  La  foi  à  une  immortalité  vague, 
d'où,  seulement,  des  larmes  et  des  regrets  arrivaient  jusqu'à  la 
terre.  Et  puis,  un  éternel  silence  dans  les  cieux  vides.  L'an- 
goisse sans  consolation  s'exaspérait  alors  jusqu'au  délire  ;  elle  se 
changeait  en  haine  ;  le  suicide  et  la  vengeance  étaient  un  des 
orgueils  de  la  race.  Il  n'y  avait  aucune  issue  d'espérance.  Et  les 
âmes  païennes  étaient  scellées   dans  leur  douleur,   comme   ces 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ensevelis  vivans  qui  se  déchirent  aux  pierres  de  leurs  tombes... 

Farouche,  Ahès  murmurait,  penchée  sur  l'abîme  :  «  Je  te 
vengerai I  »  Oui,  c'était  pour  cela.  Elle  ne  se  rendait  pas  compte; 
mais  c'était  pour  cela  qu'une  force  instinctive  l'avait  retenue  et 
empêchée  d'aller  à  lui.  Elle  le  vengerait  d'abord...  Ils  arri- 
vaient, portés  par  la  rafale,  les  cris  de  joie,  les  cris  d'orgie  du 
peuple.  Les  lourds  sanglots  d'Ahès  étaient  coupés  par  des  chants 
d'allégresse.  Oh!  qu'ils  se  taisent!  Qu'ils  se  taisent  donc,  à 
jamais,  sous  le  fer  ou  dans  le  feu!...  Et  des  plaintes  d'enfant  se 
mêlaient  à  ces  élans  sauvages  ;  des  mots  si  tendres,  à  peine  pro- 
noncés... Hélas!  quand  les  bien-aimés  ont  disparu,  avec  quelle 
angoisse  viennent  les  paroles  que  l'on  voudrait  avoir  dites  !  Elle 
cherchait  les  derniers  lambeaux  de  phrase,  avec  l'accent  qu'y 
mettait  Rhuys.  Que  disait-il?...  Ah!...  «  Pars  lentement...» 
Il  savait  donc!  Gomment  n'avait-elle  pas  compris?  Comment 
n'avait-elle  pas  dit  :  «  Je  resterai!  »  Elle  l'aurait  arraché  aux 
dieux  et  aux  hommes...  à  son  père... 

Car  c'était  de  lui  que  venait  ce  coup  ;  lui  qui  avait  remplacé 
sa  mère  morte  ;  qui  l'avait  tant  aimée,  tant  idolâtrée,  et  qui,  pour 
un  caprice  d'elle,  avait  élevé  la  ville  de  songe...  Était-il  donc  si 
cruel  ?  Il  la  tuaii  !  il  tuait  son  bonheur,  de  ses  mains.  Il  l'avait 
fait  partir  pour  qu'elle  ne  pût  pas  le  supplier...  Ah!  maudit... 
mais  non...  Ses  lèvres  se  refusaient  aux  imprécations  contre  lui. 
Les  larmes  jaillirent  pour  la  première  fois.  Il  ne  savait  pas... 
Est-ce  qu'on  compte  pour  quelque  chose  la  mort  d'un  homme 
quand  on  ne  sait  pas  ?  Elle-même  n'avait-elle  pas  demandé,  in- 
différente :  «  Qui  donc  a-t-on  tué?  » 

Etait-ce  un  cauchemar?  Il  lui  semblait  que  le  bruit  s'était 
déplacé,  que  Ker  Is  était  vide  ;  qu'à  sa  gauche  toute  une  multi- 
tude allait  et  venait.  Ses  yeux  fatigués  suivaient  les  torches  sur 
le  rivage.  Elle  s'étonnait,  hors  d'état  de  rassembler  ses  idées. 
Un  silence  de  mort  planait  maintenant  sur  la,  grève.  Des  fanaux 
se  mouvaient  le  long  des  roches  où,  même  durant  le  jour,  tant 
de  navires  se  brisaient.  Cela  dura  ainsi  longtemps.  Elle 
s'engourdissait  de  faiblesse  et  de  froid.  Soudain  une  masse 
sombre  passa  près  d'elle  à  toute  vitesse,  courant  droit  aux 
fanaux.  Et  ce  fut  un  craquement  sinistre,  des  cris  d'épou- 
vante, des  clameurs  de  joie  succédant  au  silence. 

Et  alors,  la  curée!  Les  pilleurs  d'épaves  se  jetant  sur  le  na- 
vire échoué  ;  des  femmes  acharnées  sur  leur  butin  et  sur  leurs 


AMES    CELTES.  843 

victimes;  des  hommes  achevant  les  blessés.  Ahès  les  voyait  de 
loin,  à  la  lueur  des  torches,  comme  une  légion  de  nains  hideux, 
armés  de  pierres,  de  débris  d'amarres,  massacrant  et  repoussant 
les  naufragés  sans  pitié.  C'était  une  scène  de  carnage  et  d'hor- 
reur. Seuls,  les  récits  de  ses  femmes,  ou  les  menaces  de  Gwen- 
nolé,  lui  avaient  laissé  soupçonner  ces  choses.  Elle  touchait  la 
plaie  honteuse  de  ces  côtes  païennes.  Et  l'indignation  et  le  dé-r 
goût  la  soulevaient.  C'était  pour  ces  misérables  qu'on  avait  sa- 
crifié Rhuys,  si  noble,  si  brave,  la  fleur  de  la  race?  Et  pour  leur 
sécurité?  Et  pour  leur  repos?  Lui,  errant  encore  au  bord  du 
rivage,  les  voyait,  peut-être!  Une  tempête  de  haine  grondait  au 
cœurd'Ahès,  plus  furieuse  que  l'orage  du  dehors.  Elle  se  pencha 
sur  l'abîme  où  le  corps  navré,  pris  et  repris  par  les  vagues,  -ne 
pouvait  même  pas  dormir,  paisible,  son  dernier  sommeil.  Elle 
aussi  prononça  les  paroles  que  rien  n'efface  : 

—  Ecoute.  Tous  iront  au  fond  du  gouffre.  Je  te  donnerai 
leur  sang  pour  ton  sang.  Et  puis  je  viendrai... 

Et  comme  apaisée  par  le  serment  sauvage,  elle  reprit  sa 
route  au  hasard,  dans  la  nuit... 

XII 

Là-bas,  sur  le  bord  du  fossé  où  il  s'était  laissé  tomber,  le 
druide  demeurait  la  tête  dans  ses  mains.  Mais  des  gens  allaient 
et  venaient  ;  on  s'approchait  de  lui  ;  on  l'interrogeait  ;  il  reprit 
sa  course  épuisante.  Tout  le  long  du  jour  il  marcha  ;  au  soir  il 
s'arrêta  à  la  porte  d'une  chaumière.  Une  femme  se  tenait  sur  le 
seuil,  faisant  rentrer  quelques  brebis  dans  l'unique  pièce  qui  ser- 
vait de  chambre  et  d'étable.  Une  tiédeur  douce  en  sortait;  une 
croix  se  détachait  sur  le  mur  de  terre.  A  la  vue  du  vieillard  qui 
paraissait  si  faible,  la  veuve  rentra  un  instant.  Elle  prit  une 
écuelle  de  lait,  et  la  lui  tendit  avec  commisération.  Machinalement, 
il  but  sans  dire  un  mot;  elle  le  pressa  d'entrer;  il  refusa  d'un  signe. 

—  Je  vous  offre  ce  que  j'ai,  de  bon  cœur,  dit-elle.  C'est  bien 
peu.  Mais,  avec  l'amour  de  Dieu,  c'est  assez. 

L'amour  de  Dieu  !  Il  la  regarda  comme  un  insensé,  l'air  si 
hagard  qu'elle  se  signa:  «  Un  fou!  »  dit-elle.  Il  reprit  sa  marche. 
Il  chancelait.  Mais  il  approchait  de  sa  retraite  inaccessible,  et 
cette  pensée  le  soutenait.  Déjà  c'était  la  presqu'île  de  Crozon. 
La  forêt  s'ouvrait  dans  d'admirables  teintes  rousses;  les  feuilles 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

desséchées  tenaient  encore  toutes  aux  branches  des  chênes. 
Mais  les  mousses  épaisses  et  les  houx  géans  gardaient  une  per- 
pétuelle verdure  aux  sous-bois.  Des  sources  vives  chantaient 
partout.  Le  druide  s'arrêta  longtemps,  calmé  par  cette  paix  des 
choses.  Il  plongea  ses  mains  et  sa  tête  dans  l'eau  glacée;  il  s'a- 
dossa à  un  vieux  tronc,  blanchi  de  moisissure,  pour  y  passer  la 
nuit  à  l'abri  des  allans  et  des  venans...  Cette  nuit  fut  coupée  de 
rêves  cruels.  Le  drame  de  la  veille  y  revivait  avec  une  netteté 
extraordinaire  ;  drame  étrange  où  les  formes  disparaissaient  pour 
laisser  se  mouvoir  seulement  les  âmes  vivantes.  L'âme  de  sa 
victime  était  navrée  ;  elle  demandait  grâce  ;  plie  suppliait  :  «  Pour- 
quoi?... Pourquoi?...  »  Lui  ne  trouvait  point  de  réponse.  Là 
aussi  l'œuvre  de  sang  avait  laissé  sa  trace  :  elle  avait  dissipé  le 
songe  fanatique.  La  loi  posée  par  Dieu  au  commencement  des 
jours  :  «  Tu  ne  tueras  point,  »  bouleversait  la  conscience  du 
vieillard,  couvrait  son  corps  d'une  sueur  d'épouvante. 

Au  matin,  il  essaya  en  vain  de  se  relever.  Il  retomba  sans 
forces.  Est-ce  qu'il  allait  mourir? Pourquoi  pas?  Il  ne  comptait 
plus  ses  années  ;  et  ainsi  il  échapperait  à  l'obsession  qui  le  han- 
tait depuis  la  veille.  Seulement  il  aurait  voulu  finir  dans  ces 
retraites  où  personne  ne  le  découvrirait  jamais.  D'un  grand 
effort,  il  s'accrocha  aux  premières  branches  qu'il  put  atteindre, 
déchirant  ses  mains  aux  feuilles  des  houx.  Il  fit  quelques  pas; 
mais  il  ne  pouvait  plus.  Il  retomba  évanoui. 

En  traversant  la  forêt  pour  regagner  son  abbaye  de  Landéve- 
nec,  Gwennolé  trouva  le  vieillard  sur  sa  route.  Il  le  prit  dans  ses 
bras  ;  il  l'amena  dans  la  cabane  qui  lui  servait  de  logement,  à 
l'écart  des  autres.  Ce  fut  là  que  le  druide  revint  à  lui,  devant  un 
feu  de  branches  sèches.  Mais  défiant,  il  refusa  de  répondre  aux 
questions  du  moine;  il  ferma  les  yeux  et  retomba  dans  un 
demi-sommeil. 

Bientôt  les  accens  de  sa  langue  bien-aimée,  cette  langue  qu'il 
n'entendait  plus,  arrivèrent  jusqu'à  lui.  A  genoux,  Gwennolé 
disait  en  cette  langue  des  paroles  d'amour  à  un  être  invisible  ;  il 
priait  les  bras  étendus;  et  les  vieilles  syllabes,  les  vieux  mots 
berceurs  apportèrent  au  druide  l'émotion  qu'il  avait  ressentie  en 
la  nuit  des  âmes,  quand  la  barque  passait  dans  les  ténèbres 
emportant  les  accens  des  aïeux.  La  prière  continuait  ;  le  vieil- 
lard écoutait;  maintenant  le  saint  implorait  son  Dieu  pour  cet 
hôte  inconnu  dont  l'âme  lui  semblait  plus  scellée  encore  que  les 


AMES    CELTES.  845 

lèvres.  Et  'le  vieillard  suivait,  le  regarda  obscurci  par  les  larmes 
avec  un  besoin,  inéprouvé  jusque-là,  d'ouvrir  son  âme,  de  parler 
à  cet  homme  qui  entendait  sa  langue,  et  qui  jpriait  un  Dieu 
invisible  et  si  proche. 

Comme  s'il  lisait  dans  sa  pensée,  Gwennolé  se  pencha  sur  la 
couche  de  feuilles  sèches  : 

—  Te  sens-tu  mieux?  demanda-t-il. 

—  Je  vais  mourir,  répondit  le  druide.  J'aurais  voulu  mourir 
tout  seul. 

—  Veux-tu  que  je  me  retire  ?  demanda  doucement  le  saint. 

—  Tu  le  ferais  si  tu  savais  qui  je  suis,  ois  ce  sang  sur  mes 
mains  ! 

—  Tu  t'es  déchiré  aux  épines. 

Oh  !  la  langue  bénie,  aux  phrases  courtes  que  sa  mère  lui 
disait,  il  y  avait  si  longtemps  ! 

—  Qui  e'^  fu  ?  interrogea-t-il. 

—  Que  L  importe?  répondit  Gwennolé.  Appelle-moi  ton  frère, 
ton  fils  ou  ton  ami  :  et  tous  ces  noms  sont  vrais... 

Le  druide  eut  le  désir  de  se  taire  pour  l'entendre  encore. 
Mais  un  instinct  de  droiture  le  poussa  en  avant  : 

—  J'ai  tué,  dit-il. 

Le  moine  eut  un  mouvement  d'efTroi...  Tout  de  suite,  croyant 
que  la  faiblesse  le  faisait  délirer  : 

—  J'ai  compris  que  tu  avais  quelque  grande  douleur.  Tu 
gémissais  dans  ton  sommeil.  Mais  tu  n'as  pas  pu  tuer.  Tu  te 
soutiens  à  peine! 

—  J'ai  tué,  répéta-t-il  farouche,  pour  offrir  un  sacrifice  aux 
dieux. 

—  Non!  non!  s'écria  le  saint  avec  épouvante.  Tu  ne  peux 
pas  avoir  fait  cela... 

Le  druide  parlait,  les  yeux  fermés,  comme  si  la  langue  ma- 
ternelle parvenait  à  ouvrir  son  âme,  non  pour  celui  qui  l'écou- 
tait,  mais  pour  lui-même.  Comme  si  les  choses  qu'il  disait  de- 
meuraient mystérieuses  et  sacrées  dans  cette  langue  morte... 

—  Moi  aussi,  reprit-il,  je  dis  :  je  n'ai  pas  fait  cela,  je  ne  peux 
pas  avoir  fait  cela  !  Mais  sais-tu  où  l'on  en  vient  quand,  durant 
des  années,  —  près  d'un  siècle  a  passé  sur  ma  tête,  —  on  vit 
seul,  gardien  d'un  culte  enseveli?  Vois  ce  qui  se  mêle  dans  ce 
silence  :  le  regret  de  ce  qui  n'est  plus,  le  vieux  sang  farouche 
des  aïeux  et  la  vie  invisible  que  l'on  entend  passer  à  travers  les 


846  REVUE   DES  DEUX  MONDES.     - 

choses.  Le  vent,  le  ciel,  les  sources,  mes  chênes  surtout  me 
parlaient.  Au  printemps,  quand  les  troncs  reverdissaient,  Hésus 
m'affirmait  sa  jeunesse  éternelle;  aux  jours  sombres,  dans  les 
arbres  dépouillés,  il  revenait  encore,  mais  terrible,  ne  voulant 
pas  mourir.  Rien  ne  veut  mourir  sur  notre  terre...  Et  moi,  je  lui 
disais  que  tant  que  je  vivrais,  il  vivrait  aussi.  Tout  cela  était-il 
vrai?  Je  ne  sais.  J'ai  eu  un  réveil  si  terrible  !  Peut-être,  dans  ces 
heures  si  longues,  lassé  de  tant  de  silence,  on  met  son  âme  à  la 
place  des  divinités  absentes  ;  on  les  interroge  ;  et  sans  le  savoir, 
on  répond  pour  elles. 

Le  druide  s'arrêta,  haletant.  Gwennolé  souleva  entre  ses  mains 
la  tête  blanche.  Il  priait.  Il  demandait  à  Dieu  cette  âme  de  poète. 

—  J'ai  voulu  en  un  jour  faire  revivre  pour  lui  les  cultes 
d'autrefois,  continua  le  vieillard.  Personne  ne  m'entendait  plus. 
Ce  peuple  s'était  fait,  à  l'image  des  Romains,  de  grossières  idoles. 
Tant  qu'ils  l'ont  pu,  mes  pères  ont  abattu  ces  idoles.  Les  vain- 
queurs disaient  :  «  Ce  sont  des  impies.  »  Impies  !  ceux  qui  défen- 
dent le  dieu  inaccessible,  contre  les  représentations  sacrilèges! 

—  Hélas  !  Tu  n'as  pas  su  le  dégager  du  culte  le  plus  affreux, 
interrompit  le  saint. 

—  Ecoute  encore,  reprit  le  druide.  Il  s'est  passé  en  moi  des 
choses  inattendues  et  elles  me  tuent.  J'ai  donc  voulu  frapper  un 
grand  coup  :  immoler  une  victime  selon  le  rite  antique.  J'ai 
voulu  donner  une  vie  pour  une  vie,  défendre  Ker  Is  contre  les 
divinités  hostiles  ;  mais  surtout,  ah  !  surtout,  voir  finir  dans  une 
apothéose  mes  dieux  délaissés.  Gradlon  m'a  cru.  Et  vraiment  que 
le  Celte  est  bien  mort,  avec  quelle  noblesse,  avec  quelle  force  !... 

—  Malheureux!  Comment  as-tu  pu!  Comment  as-tu  pu!... 
gémit  le  saint. 

—  Mes  pères  si  souvent  offraient  ces  sacrifices  !  murmura  le 
druide.  J'ai  mis  mes  pas  dans  leurs  pas.  Mais  les  siècles  ont  passé, 
et  ils  ne  m'ont  pas  légué  leur  âme  avec  leur  foi,  car  je  meurs  de 
ce  que  j'ai  fait. 

Il  parlait  comme  en  rêve,  la  voix  lente  et  monotone,  et  si 
ibasse  que  Gwennolé  se  penchait  pour  l'entendre. 

—  Il  y  a  dans  la  mort  une  lumière  que  je  ne  savais  pas.  Il 
est  tombé  en  souriant;  mais  son  regard  m'interrogeait  et  m'accu- 
sait. Les  jours  qui  avaient  précédé,  j'étais  hors  de  moi-même, 
emporté  par  la  fièvre,  ne  voyant  plus,  n'entendant  plus...  Mais 
ce  sang  1...  Ce  poignard  dans  une  chair  qui  vit  et  palpite  et  qui 


AMES    CELTES.  847 

s'affaisse  avec  ce  jet  rouge...  Et  ce  regard  qui  disait  :  Pourquoi? 
Tout  a  croulé  en  moi  à  ce  regard.  Pourquoi?  Je  ne  savais  pas. 
Il  n'y  avait  plus  qu'une  victime  et  qu'un  bourreau;  et  il  ne  me 
reste  qu'à  mourir  comme  ma  foi  8st  morte. 

—  Et  ainsi,  gémissait  Gwennolé,  voilà  ce  que  devient  l'âme 
la  plus  belle  livrée  à  l'erreur  ;  voilà  où  va  l'aveugle  poussé  par 
l'aveugle  1 

Tout  haut  il  dit  : 

—  Que  Dieu  te  pardonne  !  Il  t'a  fait  comprendre  qu'il  hait  le 
sang. 

—  Qui  es-tu  pour  parler  au  nom  de  Dieu?  demanda  le  druide, 
surpris. 

—  Un  de  ceux  qu'il  envoie  pour  épargner  aux  hommes  de 
tels  remords,  de  telles  douleurs... 

Et  avec  les  mots  que  lui  seul  savait,  et  qui  faisaient  tomber 
les  païens  à  ses  pieds,  le  saint  lui  annonça  la  révolution  qu'il 
allait  accomplir  en  ce  monde,  où  tout  ne  serait  plus  qu'amour, 
charité  et  pitié.  Il  lui  parla  du  Dieu  qui  aime  et  qui  nous  sauve, 
et  qui  est  descendu  en  ce  monde,  vivant  pour  nous,  mourant 
pour  nous,  afin  de  triompher  de  cette  peur  invincible  que  le 
péché  nous  a  laissée. 

Le  druide  l'écoutait,  stupéfait.  Des  lueurs  douces  passaient 
dans  ses  regards.  Il  répétait  les  mots,  après  lui,  comme  un  enfant. 

—  Prends  ma  place,  murmura-t-il  avec  effort.  Tu  viens  de 
cette  île  de  Bretagne  où  nos  pères  allaient  puiser  la  lumière  ;  et 
il  y  a  en  toi  une  belle  lumière  ;  mais  il  y  a  des  choses  que  je 
voudrais  que  tu  dises  :  celles  que,  toute  ma  vie,  la  vieille  forêt 
m'apprenait. 

—  Confie-les-moi,  demanda  doucement  le  saint. 

—  Les  chênes  m'ont  dit  :  L'homme  doit  être  fort  et  impas- 
sible comme  nous... 

—  Ils  doivent  être  bons,  ajouta  le  saint. 

—  Les  sources  m'ont  dit  :  La  femme  doit  être  pure  et  bienfai- 
sante comme  nous,  à  l'homme  qu'elle  aime... 

—  Mais  elle  doit  étendre  cette  pitié  et  la  joie  qui  est  en  elle 
à  toute  misère  et  à  toute  douleur,  poursuivit  le  saint. 

—  Les  tempêtes  m'ont  dit  :  La  destinée  passe,  emportant  cette 
feuille,  laissant  cette  autre...  Ce  qui  doit  être  sera. 

—  Non,  dit  le  saint.  La  destinée  inflexible  n'est  plus.  C'est 
une  main  amie  qui  cueille  et  qui  laisse. 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Frère,  reprit  le  druide  avec  agitation,  tu  dis  :  une  main 
amie? 

—  C'est  elle  qui  m'as  mis  sur  ta  route  pour  cueillir  ton  âme, 
qui  est  belle,  dit  gravement  Gwennolé. 

—  Prends  ma  place,  répéta  le  vieillard.  Je  meurs  tranquille. 
Ton  Dieu  me  maudira  sans  doute  ;  mais  il  bénira  la  terre  que 
j'ai  aimée. 

—  Il  ne  te  maudit  pas!  s'écria  Gwennolé. 

Le  mourant  montra  les  mains  qu'il  tenait  cachées  dans  sa 
robe.  «  Il  y  a  le  sang!  »  murmura-t-il. 

—  Ne  dis-tu  pas  sang  pour  sang?  reprit  le  prêtre.  Notre  Christ 
effacera  ton  crime,  si  tu  le  veux. 

De  nouveau,  le  vieillard  étendit  ses  mains  où  le  houx  avait 
laissé  des  traînées  rouges.  Défaillant,  il  les  mit  dans  celles  du 
saint  : 

—  Efface  !  supplia-t-il. 

Et  après  des  heures  de  graves  et  saintes  paroles,  ses  terreurs 
cédèrent.  Gwennolé  le  reçut  dans  le  bercail  du  Christ.  Il  le  bap- 
tisa dans  l'eau  et  dans  l'Esprit.  A  l'aube,  sur  sa  demande,  le  saint 
le  transporta  sous  les  chênes  au  seuil  de  la  cabane.  La  psalmodie 
des  moines  arrivait,  lointaine;  des  gouttes  d'eau  tremblaient  aux 
brins  de  mousse;  des  oiseaux  volaient,  familiers,  dans  la  paix 
limpide  du  matin.  Et  dans  cette  chanson  des  choses,  sous  la  voix 
bénie  qui  lui  redisait  l'éternel  cantique,  la  vieille  âme  mys- 
tique de  la  race  s'apaisait,  s'affranchissait  lentement  des  der- 
nières ombres. 

XIII 

Encore  assoupie  dans  sa  chambre  close,  Ahès  murmurait  des 
mots  entrecoupés;  elle  rejetait  sa  tête  de  côté  et  d'autre  eu  gé- 
missant, comme  ces  patiens  qui,  malgré  l'influence  d'un  narco- 
tique, tressaillent  et  se  plaignent,  toujours  étreints  par  la  dou- 
leur latente.  Un  mouvement  plus  brusque  la  réveilla.  Elle 
regarda  autour  d'elle  les  yeux  vagues,  et,  peu  è  peu,  avec  une 
pleine  conscience  l'affreuse  douleur  la  reprit. 

Ahès  se  leva,  refaisant  machinalement  les  gestes  de  tous  les 
jours,  avec  une  rigidité  de  morte...  Un  à  un,  tous  les  souvenirs 
revenaient;  chaque  parole  douce  creusait  aux  regrets  une  place 
plus  profonde;  chaque  rêve  d'amour,  en  l'emportant  plus  haut, 


AMES    CELTES.  849 

avait  rendu  la  chute  plus  meurtrissante.  Maintenant  tout  s'était 
tu;  elle  s'asseyait  très  lasse,  les  mains  abandonnées,  devant  la 
baie  ouverte,  dans  un  détachement  univ.ersel  et  comme  déjà  en- 
sevelie. Si  au  moins  elle  l'avait  revu  !  Elle  souriait,  insouciante, 
à  l'heure  môme  où  on  le  tuait  :  cette  heure  avait  passé  pour  elle 
comme  une  heure  ordinaire...  Oh!  être  allée  jusqu'à  lui,  au  mo- 
ment suprême,  lui  dire  seulement  qu'il  emportait  l'âme  de  son 
amie  dans  la  tombe!  Et  si  c'était  trop  demander  aux  dieux 
cruels,  seulement  poser  son  regard  sur  lui  ;  il  aurait  tout  vu  dans 
ce  regard...  Moins  encore,  lui  avoir  donné  ses  larmes,  seulement 
ses  larmes,  la  dernière  offrande  de  ceux  qui  aiment... 

Mais  rien!  Elle  n'avait  rien  "pu  pour  lui.  A  son  dernier  ins- 
tant, rien  que  la  foule  indifférente  ou  hostile  :  un  peuple  de 
bourreaux  autour  de  la  victime.  Ah  !  qu'elle  les  haïssait  pour 
leur  joie,  pour  leur  ivresse,  pour  leur  cruauté  froide!  Quelle 
fête  de  les  lui  jeter  tous  en  holocauste,  tous,  ceux  qui  avaient  ri 
et  chanté,  comme  des  insensés,  en  ce  jour  d'angoisse  ! 

Deux  pensées  seulement  demeuraient  dans  le  désert  de  son 
âme  :  le  venger  et  le  rejoindre.  Le  venger...  mais  comment? 
Pouvait-elle,  comme  Run,  les  tuer  l'un  après  l'autre  à  coups  de 
flèches?  Ils  étaient  trop  nombreux.  C'était  le  druide  seul  qu'elle 
entendait  sacrifier  ainsi.  Les  empoisonner?  Empoisonner,  comme 
Keben,  les  sources  où  ils  buvaient?  Non.  C'était  lâche  et  c'était 
bas.  Rien  de  ce  qu'avaient  fait  les  autres  n'était  possible  pour 
elle.  Il  fallait  les  atteindre  tous  d'un  seul  coup.  Comment? 

Par  les  larges  ouvertures  elle  regardait  sous  une  pluie  fine, 
incessante,  l'horizon  de  mélancolie.  Vaguement  ses  yeux  erraient 
sur  la  mer  plombée  et  sinistre;  sur  la  digue  où,  déjà,  des  ou- 
vriers allaient  et  venaient,  posant  les  assises  de  la  porte  d'or  sur 
la  pierre  sanglante.  Oh!  cette  pierre  encore  rouge  :  «  La  mer, 
toutes  les  eaux  de  la  mer  y  passeraient  sans  la  laver...  »  Et  à  la 
regarder  longuement  les  yeux  fixes,  le  rêve  de  vengeance  se  pré- 
cisa enfin.  Oui...  ce  qui  devait  être  serait...  Que  les  eaux  dé- 
chaînées passent  sur  ce  sang  et  se  mêlent  à  lui,  pour  les  exter- 
miner tous;  pour  que,  de  cette  ville  maudite,  il  ne  reste  pas 
pierre  sur  pierre  !  Elle  tenait  la  revanche  tragique  !  L'Océan  où 
le  corps  de  Rhuys  dormait  aujourd'hui,  comme  en  un  immense 
cercueil  de  plomb,  se  lèverait  dans  des  colères  effrayantes,  et 
viendrait  à  son  aide.  Elle  ne  voyait  pas  encore  le  moyen,  mais 
elle  le  trouverait.  La  ville  insouciante  se  bloLtissait  au  bord  des 
roME  XXX.  —  1903.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ilots.  On  la  mettait  à  l'abri  des  divinités  hostiles  sous  l'égide 
du  sang  de  Rliuys.  Eh  bien  !  elle  joindrait  sa  haine  à  celle  de  la 
mer  sauvage  :  à  elles  devx,  avec  leur  besoin  commun  de  renver- 
ser et  de  détruire,  elles  viendraient  à  bout  de  l'œuvre  terrible. 

Et  tandis  qu  elle  songeait  ainsi,  les  lèvres  serrées,  les  yeux 
durs,  exaltant  sa  douleur  à  la  mélancolie  indicible  des  choses, 
dans  ce  même  palais,  Gradlon  aussi  se  sentait  plein  de  trouble. 
Lui  aussi  était  assis,  soucieux,  depuis  des  heures,  non  devant 
l'Océan,  mais  devant  l'àtre  où  des  troncs  énormes  flambaient^ 
Il  n'était  pas  seul.  Gwennolé  se  tenait  debout,  auprès  de  lui, 
comme  un  justicier.  Il  lui  annonçait  un  châtiment  exemplaire, 
pour  cette  exécution  inique  et  impie,  pour  tous  les  crimes  qui 
souillaient  cette  ville.  Interdit,  le  roi  balbutiait  :  «  Gomment 
as-tu  su?  »  Il  apprenait  avec  étonnementque  le  druide  était  mort 
le  lendemain  même  du  sacrifice,  mort  d'avoir  tué  cet  homme  ; 
et  que,  présent  à  cette  agonie,  le  prêtre  avait  apaisé  son  épou- 
vante avec  des  paroles  de  miséricorde  et  de  pardon... 

—  Il  ne  connaissait  pas  la  vérité,  continuait  Gwennolé!  Ce 
qu'il  a  fait,  sa  conscience  égarée  lui  dictait  de  le  faire.  Il  croyait 
honorer  ses  dieux;  et  le  Seigneur,  qui  pèse  l'erreur  et  la  faute, 
s'est  contenté  du  remords  qui  la  jeté  mourant  sur  ma  route, qui 
a  brisé  son  cœur  et  son  corps...  Mais  toi  !... 

Il  y  eut  un  silence.  L'âme  de  Gradlon  oscillait  entre  le  repen- 
tir et  la  révolte,  flottante  et  irrésolue,  toujours  :  , 

—  J'ai  le  droit  de  vie  et  de  mort,  dit-il  enfin.  Je  suis  roi.  Je 
tue,  parce  que  je  le  veux... 

—  Malheureux,  interrompit  le  saint,  est-ce  que,  même  avant 
que  je  te  l'apprenne,  il  n'était  pas  écrit  au  dedans  de  toi:  «  Tu 
ne  tueras  point  ?  » 

—  Oui,  si  j'étais  comme  le  reste  des  hommes,  mais  j'ai  le 
droit  de  disposer  de  leur  vie. 

—  Et  pourquoi  l'as-tu,  ce  droit,  sinon  et  uniquement  pour  les 
causes  justes?  Et  tu  verses  le  sang  pour  un  caprice,  pour  une 
impiété  abominable!  Est-ce  ton  droit,  aussi?  Et  ne  crains-tu 
pas  les  châtimens  qui  attendent  les  cœurs  doubles  ? 

'  Le  saint  frémissait  d'indignation  comme  autrefois,  aux  jours 
où  Gradlon  lançait  contre  Ronan  ses  dogues  furieux... 

—  Qui  peut  quelque  chose  contre  moi?  reprit  le  Roi.  Et  si 
je  suis  aussi  coupable,  pourquoi  mon  peuple  m'aime-t-il!  Pour- 
quoi m'appelle- t-il  «  le  bon  roi  Gradlon?  » 


AMES    CELTES.  '  851 

—  Non,  tu  n'es  pas  mauvais,  dit  tristement  le  saint;  tant  que" 
ton  intérêt,  tant  que  ton  plaisir  n'est  pas  en  cause,  tu  es  bon... 
Mais  ce  que  le  peuple  aime  en  toi,  tu  le  sais  bien,  c'est  ta  fai- 
blesse. Tu  laisses  sans  répression  les  plus  grands  crimes.  Tu  ne 
venges  pas  les  malheureux  qu'ils  attirent  et  qu'ils  massacrent 
sur  le  rivage.  Là  seraient  ton  droit  et  ton  devoir.  Faudra-t-il 
accumuler  les  catastrophes  pour  t'ouvrir  les  yeux  sur  toi-même? 

—  J'ai  mes  soldats;  j'ai  mes  trésors;  je  ne  crains  rien,  jeta 
le  roi  avec  orgueil;  pas  même  tes  menaces. 

—  Repens-toi,  supplia  le  saint.  Peut-être  il  en  est  temps  en- 
core. Quand  tu  me  reverras,  tu  comprendras  qu'une  parole  de 
repentir  valait  mieux,  pour  te  défendre  contre  le  Seigneur,  que 
tes  troupes  et  tes  richesses. 

Gradlon  releva  la  tête  d'un  geste  de  défi.  L'orgueil  et  l'esprit 
de  bravade  l'emportaient. 

—  Je  ne  me  repens  de  rien,  dit-il  froidement. 

Et  sans  prolonger  un  débat  inutile,  Gwennolé  tristement 
quitta  le  roi. 

Gradlon  était  moins  tranquille  qu'il  ne  voulait  le  paraître. 
La  haute  sainteté  de  Gwennolé  l'impressionnait,  11  le  connaissait 
depuis  peu;  mais  il  le  redoutait  pour  la  hardiesse  de  sa  parole, 
pour  la  force  avec  laquelle  il  prenait  le  parti  des  persécutés  et 
des  faibles.  Il  l'aimait  aussi,  pour  la  beauté,  pour  la  bonté  qui 
étaient  en  lui...  Et  déjà  il  s'en  voulait  à  lui-même  de  cet  orgueil 
qui  lui  avait  dicté  des  paroles  dures.  Il  regrettait  d'avoir  laissé 
partir  le  saint,  sévère  et  menaçant.  Le  saint  d'un  mot  aurait 
apaisé  le  Seigneur,  si  on  l'en  avait  prié,  peut-être... 

Quelles  étaient  ces  calamités  dont  il  le  menaçait?  Qu'est-ce 
que  ces  catastrophes  obscures?  Ces  hommes  d'Eglise  finissent 
toujours  par  vous  faire  peur  avec  leur  puissance  occulte  !  Et  mal 
à  l'aise,  inquiet  sans  trop  se  l'avouer  à  lui-même,  Gradlon  en- 
voya chercher  Ahès,  comme  il  le  faisait  souvent  pour  retrouver 
la  paix  à  son  sourire.  Une  caresse  de  sa  fille,  un  de  ses  clairs 
regards  avaient  le  don  de  dissiper  toutes  les  ombres... 

Hélas  !  elle  entra,  les  traits  creusés  par  son  inexprimable 
douleur,  toute  raidie  par  sa  résolution  implacable.  Penché  vers 
le  feu,  le  roi  d'abord  ne  la  vit  pas,  dominé  par  l'impression  du 
moment. 

—  Gwennolé  sort  d'ici,  commença-t-il.  Crois-tu  qu'il  vient 
de  me  menacer  de  je  ne  sais  quels  maux  imaginaires,  parce  qu'on 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  tué  un  prisonnier  par  mon  ordre?  A  la  fin,  je  me  suis  révolté. 
Si  l'on  ne  peut  môme  pas  sacrifier  un  captif  sans  que  leur  Dieu 
intervienne!..    Et  après  tout,  celait  pour  toi. 

—  Pour  moi  !  s'6cria-t-elle  d'un  accent  si  poignant  que  son 
père  se  retourna  vers  elle. 

—  Pour  toi!...  Pourquoi  es-tu  si  pâle?  Te  souviens-tu  de 
ton  effroi  de  la  forêt?  J'avais  tremblé,  moi  aussi,  sans  te  le  dire. 
Lorsque  tu  m'as  quitté,  j'ai  rencontré  un  druide,  un  de  ceux  qui 
lisaient  autrefois  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Je  lui  ai  raconté 
ton  rêve.  Il  m'a  dit:  «  Une  vie  pour  une  vie.  »  Et  ainsi,  en 
sacrifiant  cet  homme,  je  t'ai  sauvée. 

Elle  répéta  l'air  hagard  :  «  Pour  moi  !  Pour  moi  !  »  Inquiet,  il 
se  leva,  il  l'attira  pour  l'embrasser.  Elle  se  rejeta  en  arrière  d'un 
mouvement  instinctif;  elle  frémissait  de  colère  et  de  douleur  : 

—  Oh  !  pas  cela  !  pas  cela  !  gémit-elle. 
Et  dans  une  explosion  de  passion  : 

—  Vous  ne  m'avez  pas  sauvée.  Vous  m'avez  perdue.  Vous 
m'avez  déchirée  de  vos  propres  mains.  J'aimais  Rhuys.  Je  lui 
avais  promis  la  liberté  et  la  vie,  et  "ma  vAe.  Vous  avez  tout  perdu  ! 
Vous  avez  fait  de  moi  la  plus  misérable  des  femmes. 

Il  la  regardait,  épouvanté,  sans  une  parole,  oppressé  par  une 
angoisse  affreuse. 

—  Mais  tu  vis  !  murmura-t-il  enfin. 

—  Il  eût  mieux  valu  pour  moi  que  vous  m'eussiez  tuée,  que 
vous  eussiez  laissé  les  prêtresses  m'emporter  dans  leur  ronde 
infernale,  poursuivit-elle  de  la  même  voix  sourde.  Tout  plutôt 
que  ce  que  je  souffre,  que  la  torture  de  ces  jours  et  de  ces  nuits  ! 
Toute  ma  vie  tenait  entre  les  murs  de  son  cachot.  Je  voulais  vous 
le  dire.  Et  vous  l'avez  tué  avant  que  je  l'aie  dit.  Nous  nous 
serions  enfuis,  si  j'a^î^ais  pensé  que  vous  me  le  prendriez.  Je 
l'aurais  mis  hors  de  votre  atteinte.  Jamais  plus  vous  n'auriez 
entendu  parler  de  lui. 

—  Tu  m'aurais  abandonné  !  dit-il  avec  effort. 

—  Est-ce  que  Kenvred,  ma  mère,  n'a  pas  abandonné  son 
père  et  son  peuple  pour  vous  suivre,  après  vous  avoir  vu,  dans 
une  bataille  et  dans  un  festin?  répondit-elle  avec  une  ironie 
cruelle.  Mieux  valait  vous  quitter  que  vous  haïr  !  Je  ne  voulais 
pas  parler.  Je  vous  excusais.  Je  disais  :  «  Il  ne  savait  pas  !  Il  ne 
savait  pas.  »  Et  j'aurais  voulu  mourir  en  emportant  ce  secret, 
pour  que  vous  puissiez  être  heureux  encore  sans  penser  :  «  C'est 


AMES    CELTES.  853 

par  moi  qu'elle  est  morte.  »  Mais  non.  C'est  au-dessus  de  mes 
forces.  Je  n'aurais  pas  pu  feindre  jusqu'au  bout  une  tendresse 
que  je  n'avais  plus.  Je  l'ai  bien  vu  tout  à  l'heure  quand  vous  vous 
approchiez  pour  m'embrasser.  Je  ne  puis  plus  ni  vous  voir,  ni 
vous  entendre...  Son  sang  est  entre  nous... 

Elle  parlait  les  yeux  durs,  les  lèvres  tremblantes  et  si  impla- 
cable qu'il  retomba  effondré,  sans  essayer  de  la  lléchir  par  une 
protestation,  par  un  geste.  Il  la  connaissait  trop.  Il  savait  bien 
que  les  paroles  débordaient  de  son  âme,  comme  l'eau  déborde 
d'un  vase  trop  plein.  Il  cacha  son  front  dans  ses  mains.  Elle 
regarda  sans  la  voir  l'affreuse  angoisse.  Rien  ne  tressaillait  plus  en 
elle.  Elle  marcha  vers  la  porte,  elle  sortit  du  môme  pas  rigide. 

Alors  quand  il  fut  seul,  quand  il  sentit  que  c'était  bien  vrai 
qu'elle  l'abandonnait,  il  gémit  sourdement.  La  douleur  atteignait 
jusqu'aux  dernières  fibres  de  son  être.  Etait-ce  parce  qu'il  avait 
commis  ce  crime,  que  tout  ce  qu'il  avait  échafaudé  retombait 
sur  lui?  Cette  enfant,  il  l'idolâtrait.  Elle  était  sa  fête  de  chaque 
jour.  Il  avait  voulu  la  préserver  même  d'une  catastrophe  ima- 
ginaire, même  d'un  songe.  Pour  elle,  il  s'était  joué  de  la  vie 
d'un  homme  et  de  la  colère  de  Dieu...  Que  lui  prédisait  Gwen- 
nolé?  La  ruine?  La  destruction  de  Ker  Is?  Qu'était-ce  que  tout 
cela?  Un  plus  terrible  châtiment  l'écrasait.  Il  avait  perdu  le 
cœur  de  son  enfant!,..  Il  avait  passé  auprès  d'elle  sans  la  com- 
prendre"; c'était  lui  qui  avait  pris  son  rêve  d'amour,  qui  l'avait 
brisé...  Et  elle  s'en  allait  ! 

Il  marcha  jusqu'au  seuil.  Il  l'appelait,  se  tordant  les  mains. 
Il  répétait  comme  un  insensé  : 

—  Reviens  !  Mes  jours  seront  courts.  Je  ne  savais  pas.  Tu 
vois  bien  que  je  ne  savais  pas.  Ne  t'en  va  pas  pour  toujours!... 

Mais  elle  n'y  était  plus.  Rien  ne  venait  jusqu'à  lui  que  le  hriii 
monotone    et   ininterrompu    de    la    pluie  à   travers    les    bnics 
ouvertes,   et  l'indicible   mélancolie  du  ciel  gris  et  bas,  de  la 
mer  sombre... 

Et  pour  la  première  fois  «  le  cœur  farouche  »  de  Gradion  se 
brisa  dans  un  sanglot. 

XIV 

En  quittant  Gradion,  Gwennolé  avait  essayé  de  rassembler 
les  habitansde  Ker  Is  pour  leur  prêcher  la  pénitence  ;  pour  les 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

supplier  de  renoncer  à  leurs  impiétés,  à  ces  massacres,  à  ces 
pillages  affreux  sur  la  grève.  Mais  le  peuple  refusait  de  l'en- 
tendre et,  comme  autrefois  les  compagnons  de  Noé,  ils  tour- 
naient en  dérision  les  prédictions  sinistres.  Le  saint,  patient  et 
doux,  ne  répondait  pas  aux  injures;  il  passait  au  milieu  de  tous 
en  bénissant. 

—  Père,  disait  Wennaël  reprenant  tristement  avec  Gwennolé 
la  route  de  Landévenec,  bénirons-nous  ainsi,  toujours,  là  où 
l'on  nous  maudit  ? 

—  Oh  !  toujours,  même  lorsque  je  ne  serai  plus  là  pour  vous 
le  dire. 

—  Mais  s'ils  ne  nous  veulent  pas,  pouvons-nous  nous  obsti- 
ner à  les  sauver  en  dépit  d'eux-mêmes?  insista  le  jeune  disciple 
qui  frémissait  encore  des  insultes  subies. 

—  Les  hommes  le  maudissaient,  répondit  le  saint,  lorsqu'il 
passait  au  milieu  d'eux  sous  sa  croix.  11  leur  apportait,  cepen- 
dant, le  pardon,  la  paix,  la  vie.  Il  ne  s'est  pas  vengé  ;  il  ne  s'est 
pas  détourné...  Et  II  voyait  non  seulement  ses  ennemis,  —  ces 
pauvres  égarés  qui  ne  savent  pas,  dans  leurs  ténèbres,  —  mais, 
nous,  ses  amis...  quels  amis,  hélas  !... 

Wennaël  baissa  la  tête.  Gwennolé  continua,  les  yeux  fermés, 
dans  un  recueillement  ineffable  : 

—  Écoute  bien.  Quand  il  dit  à  une  âmo  :  «  Suis-moi,  »  c'est 
comme  s'il  ajoutait  :  «  Toi  aussi,  tu  donneras  ta  vie  à  ceux  qui 
diront  :  à  quoi  bon  ?  » 

—  Peut-être,  dit  encore  Wennaël,  c'est  parce  qu'ils  ne  nous 
connaissent  pas.  Quand  ils  verront  que  nous  ne  leur  avons  fait 
que  du  bien... 

—  Non,  interrompit  Gwennolé,  Je  crois  qu'il  en  sera  ainsi 
toujours,  haïs  de  ceux  qui  le  haïssent,  aiméfi  de  ceux  qui  l'aiment. . . 

Il  s'arrêta,  pensif.  A  leurs  pieds,  se  dégageant  de  ses  brumes, 
Ker  Is  se  détachait  radieuse,  dans  un  fond  d'une  douceur  d'o- 
pale. 

—  Ce  sont  eux  qu'il  faut  plaindre,  fînit-il.  La  coupe  de  la 
fureur  divine  va  déborder  sur  eux.  Quelque  châtiment  terrible 
les  menace.  Je  ne  vois  pas  le qu (il,  mais  je  tremble...  J'aurais 
tant  voulu  les  sauver  tous!...  Le  reste  n'est  rien.  Nous  aimons 
bien  plus  que  le  Seigneur  en  travaillant  sous  les  malédictions 
et  dans  les  ténèbres. 

Ils  reprirent  leur  route.  Wennacl   ne  parla  plus,  regardant 


AMES    CELTES.  855 

à  la  dérobée  son  maître  et  son  ami  qui  priait,  envoyant  des  béné- 
dictions à  tout  ce  qui  passait  sur  sa  route,  aux  enfans  et  aux 
oiseaux. 

Ker  Is,  indolente,  s'animait  vers  le  soir.  Des  femmes  aux  yeux 
bleus,  pêcheuses  de  goémons  ou  de  coquillages,  s'échelonnaient 
le  long  des  falaises,  jetaient  leurs  râteaux  dans  la  mer,  noncha- 
lantes et  superbes.  Ce  n'était  pas  la  lutte  âpre,  courbant  ces  mal- 
heureuses des  nuits  entières,  le  corps  à  demi  dans  l'eau,  pour  un 
maigre  butin.  Non.  Leur  triste  métier  de  pilleurs  d'épaves  leur 
rapportait  assez  pour  les  délivrer  des  écrasans  labeurs.  Leurs 
jours  s'écoulaient  entre  quelques  heures  de  pêche  après  les  gros 
temps  ou  à  marée  basse,  les  filets  qu'elles  faisaient  pour  leurs 
hommes  au  seuil  des  portes,  ou  les  réunions  joyeuses  autour  des 
fontaines.  La  ville  insouciante  s'assoupissait  dans  le  bien-être 
des  richesses  coupables,  n'ayant  même  plus  la  notion  des  crimes 
dont  elle  vivait,  ignorant  la  colère  qui  s'amassait  en  nuages 
lourds  au-dessus  d'elle... 

Cette  colère,  Ahès  l'entendait  gronder,  chaque  jour,  plus  fu- 
rieuse, plus  exaspérée.  Elle  avait  vu  finir  la  digue,  élever  le 
mur  qui  assurait  la  défense  de  la  ville  contre  les  flots.  Elle 
avait  vu  poser  la  porte  dont  le  roi,  seul,  avait  la  elef,  et  que, 
seul,  il  devait  ouvrir  ou  fermer  suivant  le  temps.  Cette  porte, 
elle  la  regardait  avec  insistance.  La  mort  passerait  par  là.  Elles 
tomberaient,  lavant  le  sang  de  Rhuys,  toutes  les  eaux  du 
gouff"re!...  C'était  une  idée  lancinante  et  fixe.  Pas  un  remords, 
pas  un  souffle,  ne  traversait  l'âme  fermée  d'Ahès.  «  Sang  pour 
sang...»  Elle  attendait  avec  une  impatience  fiévreuse  que  l'Océan 
vînt  à  son  aide...  Quand?...  Quand  donc?  Les  jours  se  suivaient 
toujours  semblables,  pluvieux  et  lourds. 

Dès  l'aurore,  Ahès  partait  en  barque.  Elle  s'en  allait  seule, 
àl'éoart,  sur  cette  mer  qui  avait  eu  les  dernières  heures  de 
Rhuys,  ou  dans  ce  sinistre  îlot  de  Sein  dont  elle  lui  avait  conté 
l'histoire.  Elle  demeurait  là,  assise  des  jours,  la  tête  appuyée 
sur  ses  mains,  écoutant  le  vieux  chant  de  la  race,  où  mourir 
n'était  rien,  où  tuer  n'était  rien...  Son  amour  et  sa  douleur 
s'exaspéraient  dans  cette  solitude  que  sa  fièvre  peuplait  d'ombres 
gémissantes.  Les  Celtes  revenaient  toujours  à  l'endroit  où  une 
mort  violente  les  avait  saisis...  Il  ne  reviendrait  pas,  lui.  Elle 
lui  dirait  : 

«  Cherche  l'endroit  où  l'on  t'a  tué.  Je  l'ai  efi'acé  de  la  terre.  » 


856  REVUE    DES    DEUX    MO^'DES. 

Elle  grandissait  de  toutes  ces  pensées  sauvages,  jusqu'à  n'ôtrô 
plus  qu'une  incarnation  de  la  race.  Mais  l'àme  farouche  de  ses 
pères  demeurait  naïve  jusque  dans  [ses  fureurs.  Ces  êtres  pas- 
sionnés et  mobiles  abandonnaient  souvent  leurs  projets  cruels. 
On  avait  vu  des  haines  vivaces  s'arrêter  devant  les  larmes  d'un 
enfant...  Ahès  ne  songeait  même  pas  à  ces  reviremens  possibles. 
Elle  avait  fermé  volontairement  les  avenues  de  son  âme.  Son 
père,  elle  ne  le  voyait  plus,  elle  le  repoussait  amèrement  de  son 
souvenir.  Elle  ne  pensait  à  rien,  en  dehors  de  l'idée  fixe,  ayant 
dans  la  nuque  des  douleurs  sourdes  qu'elle  essayait  d'écarter 
avec  des  gestes  d'égarée.  Des  hommes  et  des  femmes  la  voyant 
passer,  si  pâle,  la  regardaient  avec  compassion.  Des  sorciers  ve- 
naient offrir  au  roi  les  ressources  de  leur  art.  Il  les  chassait, 
avec  des  imprécations  et  des  menaces. 

La  cour  de  Ker  Is,  dont  les  légendes  vantaient  la  joie  et  les 
fêtes,  était  devenue  désolée  depuis  que  la  jeune  fille  n'y  pa- 
raissait plus.  Le  roi  ne  cherchait  pas  à  revoir  Ahès.  Sombre 
et  seul,  il  trompait  la  monotonie  de  ses  journées  par  des  che- 
vauchées lointaines.  Il  ne  pouvait  pas,  il  ne  pourrait  jamais 
se  résigner  à  cet  abandon.  En  barbare  qu'il  était,  il  pensait 
qu'il  trouverait  bien  le  moyen  de  la  ramener  à  force  de  prodi- 
galités et  de  folies,  elle  si  éprise  de  la  joie  de  vivre  !  Sa 
douleur  s'userait;  elle  reviendrait  vers  ce  père  dont  elle  était 
l'orgueil. 

Il  méditait,  pour  son  jour  de  naissance,  des  fêtes  comme 
elle  n'en  avait  jamais  vu.  Il  les  dépasserait  tous  :  et  ce  Luern, 
le  chef  arverne  qui  faisait  remplir  de  cidre,  pour  son  peuple, 
toutes  les  citernes  du  pays;  et  ce  Kendelann  qui,  dans  l'île  de 
Bretagne,  laissait  tomber  l'or,  en  pluie,  de  son  char...  Mais 
viendrait-elle  seulement?  Il  ne  l'avait  pas  revue  depuis  l'expli- 
cation cruelle.  Les  fleurs,  la  musique,  les  mets  rares,  les  invita- 
tions lointaines,  Gradlon  avait  tout  accumulé  pour  faire  de  cette 
fête  une  fête  unique,  un  effort  suprême  de  réconciliation.  Tout 
était  prêt.  On  était  à  la  veille  du  jour  marqué.  Il  se  demandait 
encore  :  Viendra-t-elle  ?  Inquiet,  hésitant,  il  députa  vers  elle  sa 
vieille  nourrice.  Oui...  Elle  promettait  de  venir...  Il  respira... 
tout  était  gagné  alors. 

Elle  viendrait!  Il  ne  savait  pas  que  ce  jour  était  pour  elle 
le  plus  cruel  des  jours,  celui  qu'elle  avait  marqué  de  loin  comme 
la  fête  de  son  cœur.  Libre,  elle  l'aurait  vu  assis  auprès  d'elle,  au 


AJSES    CELTES.  857 

milieu  des  rois  et  des  chefs.  Elle  l'aurait  choisi.  Elle  lui  aurait 
tendu  la  coupe  enchantée  des  fiançailles. 

Le  roi  aurait  tremblé,  s'il  avait  su... 

Etaient-ce  ces  pensées  torturantes  qui  la  tenaient  éveillée 
toute  la  nuit?  Elle  gémissait,  le  front  brûlant,  hantée  par  l'idée 
fixe,  tirée  d'un  assoupissement  lourd  par  des  soubresauts 
brusques.  Le  bruit  ininterrompu  des  lames  l'agitait  aussi.  La 
mer  grossissait.  Elle  heurtait  les  falaises,  bondissant  au  fond  des 
grottes  avec  des  éclats  de  foudre.  La  tempête  désirée  s'annon- 
çait, enfin,  pour  le  jour  môme. 

Dès  l'aube,  Ahcs  contemplait  l'immensité  morne.  Le  ciel 
était  sombre,  d'un  noir  intense,  par  endroits,  les  nuages  très  bas, 
emportés  par  la  rafale  en  un  désordre  d'épouvante.  A  l'horizon, 
des  teintes  violentes  de  cuivre  flambaient.  On  eût  dit  quelque 
incendie  de  l'abîme.  L'âme  désespérée  d'Ahôs  s'appuyait  à  ces 
signes  avant-coureurs  des  tempêtes.  Comme  toujours,  l'orage 
du  dehors  éclatait  en  elle  ;  mais  cet  orage  avait  une  signification 
particulière  de  triomphe.  Ce  jour-là  même,  elle  aurait  enlevé 
les  fers  de  Rhuys  ;  elle  l'aurait  amené  h  son  père...  Un  autre 
l'avait  délivré,  mais  ce  n'était  pas  elle,  et  c'était  pour  mourir... 
Elle  allait  enfin  le  venger... 

Alors,  elle  voulut  revoir  ce  cachot  où  elle  serait  entrée, 
à  cette  heure,  comme  une  messagère  de  joie.  Et  quand  la  vie  au 
dehors  détourna  l'attention  de  tous,  seule,  elle  y  descendit.  La 
porte  en  était  demeurée  ouverte.  Les  fers  gisaient  encore  sur  le 
sol.  Elle  arriva  à  la  place  où  il  était  enchaîné.  Rien  n'était  de- 
meuré de  lui  :  le  vide  et  la  désolation  de  la  mort.  Comme  il 
avait  souffert  entre  ces  murs!  Elle  le  soutenait  alors  par  sa  pré- 
sence, par  l'annonce  de  sa  délivrance  si  proche...  Maintenant, 
elle  lui  disait:  «  Je  ne  te  trompais  pas.  C'était  bien  aujourd'hui... 
Mais  c'est  aujourd'hui  aussi  que  tu  verras  comment  je  tiens  pa- 
role... »  Elle  murmurait  cela,  les  yeux  secs,  la  tête  abandonnée 
*ur  le  banc  de  pierre...  Elle  demeurait  là  où  il  avait  souffert, 
plus  près  de  lui  que  partout  ailleurs,  il  lui  semblait... 

Les  heures  passaient.  On  la  cherchait  là-haut,  peut-être... 
Elle  regardait,  pour  mettre  dans  son  cœur  jusqu'aux  moindres 
détails  de  ce  cachot,  l'unique  horizon  de  Rhuys  sur  leur  terre. 
Ses  yeux  habitués  à  l'obscurité  distinguèrent  machinalement 
dans  l'angle,  entre  deux  pierres  disjointes,  une  tige  flétrie.  Elle 
se  pencha,  elle  écarta  la  terre;  elle  enlevq,un  à  un  des  brins  des- 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

séchés  de  bruyères,  petites  choses  mortes  qui  demeuraient 
encore  lorsqu'il  était  parti... 

Il  les  avait  dissimulés  là  pour  qu'on  ne  les  retrouvât  pas,  sans 
doute,  ces  humbles  témoins  d'une  heure  douce.  Peut-être,  peut- 
être  songeait-il  que  le  fidèle  amour  d'Ahès  la  ramènerait  dans 
cette  prison,  qu'elle  saurait  les  découvrir...  Et  c'était,  sans 
doute,  quand  déjà  il  savait  qu'il  mourrait...  Il  n'avait  aucun 
moyen  de  lui  dire  adieu...  11  l'avait  dit,  comme  il  l'avait  pu,  par 
ces  bruyères  mortes.  Et  elle,  qui  ne  pleurait  plus,  laissa  aller 
son  visage  baigné  de  larmes  sur  ces  pauvres  choses,  comme  si 
l'absent  lui  revenait  dans  cette  délicatesse  farouche  des  derniers 
instans. 

Et  ainsi  son  cœur  s'attendrissait.  Elle  s'éloigna,  les  yeux 
encore  noyés,  les  lèvres  tremblantes...  Quel  déchaînement  de 
tempête  se  préparait!...  Le  vent  augmentait  de  violence;  la  pluie 
tombait  en  larges  gouttes.  Jusqu'à  elle,  des  cris  joyeux  d'enfans 
montaient;  ils  couraient  sur  la  digue,  sans  souci  de  l'orage. 
Mourraient-ils  aussi,  ces  innocens?  Qu'avaient-ils  fait,  eux?  Elle 
les  regarda  tristement.  Elle  voulut  les  appeler,  les  envoyer  loin 
delà  ville.  Une  lueur  de  compassion  naissait...  Ah!  si  Gwen- 
nolé  avait  été  le  ;  si  elle  avait  entendu  les  mots  qui  apaisent;  si, 
à  cette  heure-là,  elle  l'avait  connu  celui  qui  dit  :  «  Pardonnez 
comme  je  vous  pardonne!...  » 

Les  enfans  ne  l'entendaient  pas,  tout  à  leurs  jeux.  Que  fai* 
saient-ils  donc?  Ce  n'étaient  ni  leurs  courses,  ni  leurs  chants 
ordinaires.  Ils  entraînaient  l'un  des  leurs,  le  plus  grand.  Ils  l'ame- 
naient devant  la  porte  d'or.  Ils  lui  criaient  :  «  Tu  n'y  es  pas! 
Tu  n'y  es  pas!  Ris.  Il  faut  rire...  »  Lui,  renversait  la  tête... 

Une  lumière  subite  se  fit.  C'était  une  parodie  de  la  mort  de 
Rhuys  que  l'on  jouait.  Un  besoin  cruel  de  savoir  la  retenait, 
immobile.  Acharnés,  les  petits  faisaient  passer  sous  ses  yeux  les 
moindres  détails  du  drame.  Ils  criaient  :  «  Ris!  Mais  ris  donc! 
Tombe  maintenant,  le  sang  coule...  »  Et  c'étaient  les  mêmes 
clameurs  de  joie,  les  mêmes  imprécations  que  leurs  pères.  Elle 
eut  un  mouvement  d'horreur,  le  désir  de  les  voir  tomber  vrai- 
ment sous  les  flèches,  pour  qu'ils  finissent  enfin  de  se  jouer  du 
mort... 

Et  cela  aussi  la  rejeta  vers  l'abîme. 


AMES    CELTES.  859 

XV 

«  Ah!  sire!  ah!  sire,  fuyons.  L'ire  do  Dieu 
£t  sur  cette  ville  dis...  » 

Gwennol'i  à  Gradlon . 

(Albert  Le  grand.) 

Le  festin  se  prolongeait  fort  avant  dans  la  nuit.  Ahès,  vêtue 
d'une  robe  blanche  rehaussée  de  pourpre,  trônait  auprès  de  son 
père,  attirant  tous  les  regards  par  son  étrange  beauté.  La  fièvre 
donnait  à  son  visage  un  éclat  extraordinaire.  Ses  mains  trem- 
blaient. Elle  ne  mangeait  pas;  elle  ne  buvait  pas,  comme  s'il  lui 
suffisait  d'être  là  et  de  fleurir  dans  sa  splendeur  souveraine... 

La  gaieté  devenait  grossière.  Tous  les  chefs  et  les  rois  des 
environs,  —  rois  arrogans  de  pauvres  bourgades,  —  buvaient  et 
riaient.  Ahès  faisait  renouveler  sans  cesse  les  massives  cruches 
de  grès.  Elle  excitait  les  convives,  provoquant  leurs  histoires  de 
chasse  ou  de  guerre.  Gradlon  tombait  dans  une  somnolence 
douce.  A  demi  assoupi,  il  faisait  un  songe  joyeux.  Chaque  année, 
à  pareil  jour,  il  demandait  à  Ahès  :  «  Que  veux-tu?  »  —  A  la 
question  ordinaire  qu'il  faisait  d'une  voix  hésitante,  tant  il  crai- 
gnait d'être  repoussé,  Ahès  avait  souri.  Elle  avait  tendu  la  main 
vers  le  collier  d'or  ciselé  que  Gradlon  avait  enlevé  aux  Nam- 
nètes.  Elle  désirait  donc  encore  quelque  chose  !  Tout  n'était  pas 
fini  pour  elle!  Radieux,  le  roi  passait  au  cou  de  la  jeune  fille  le 
collier  splendide...  Ah!  il  y  avait  la  clef  de  cette  porte  de  la 
digue,  qui  y  tenait...  Il  essayait,  d'une  main  mal  assurée,  de  dé- 
tacher cette  clef  sans  y  parvenir.  Qu'importait  au  fond?  Elle  la 
dissimulait  dans  les  plis  de  sa  robe.  Vraiment  le  roi  ne  rêvait 
pas.  Les  rangs  d'or  mat  rehaussaient  la  pâleur  tragique  de  la 
jeune  fille,  semblaient  mettre  des  lueurs  fauves  dans  ses  yeux. 
Gradlon  s'assoupissait  de  nouveau  dans  un  sentiment  de  bien- 
être  inconnu...  Elle  avait  souri... 

L'Océan  battait  les  falaises  avec  fureur.  Gwenc'hlan,  seul, 
semblait  prendre  garde  à  sa  colère.  11  se  levait  parfois  pour 
écouter,  inquiet,  frémissant. 

—  A  quoi  penses-tu  donc?  disait  Ahès,  et  pourquoi  ne 
chantes-tu  pas  ce  soir? 

—  Si  je  chantais,  il  me  semble  que  mes  larmes  étoufferaient 
mes  chants,  répondit  le  barde. 


860  RE\aJE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  eut  un  débordement  de  rires,  d'exclamations,  de  cris  :  des 
larmes  ce  soir!  des  larmes  dans  celte  fête!  Le  barde  devait  être 
ivre,  déjà... 

—  Chante,  disait  Ahès,  et  pleure  si  tu  le  veux.  A  voix  plus 
basse  elle  ajouta  :  Nous  serons  deux,  alors,  à  pleurer... 

—  Je  sens  la  ruine  et  la  mort  autour  de  nous,  dit  le  vieil- 
lard en  levant  vers  elle  son  visage  ravagé;  mais  ce  que  je  vois, 
si  tu  le  veux,  je  le  dévoilerai... 

—  Dis  !  mais  dis-le  donc  ! 

C'était  une  clameur  d'ivresse,  le  désir  de  donner  un  nouvel 
attrait  à  ce  festin  par  les  rêveries  fantastiques  d'un  poète. 

—  Chante  pour  moi,  dit  tout  bas  Ahès. 

Alors  Gwenc'hlan  se  leva,  ses  longs  cheveux  blancs  emmêlés 
dans  la  couronne  du  bouleau  emblématique.  Aux  hurlemens  de 
la  tempête  déchaînée  au  dehors,  il  chanta  ce  qu'il  voyait  dans 
ses  éternelles  ténèbres  (1). 

LA  PROPHÉTIE  DE  GWENC'HLAN 

I 

Quand  le  soleil  se  couche,  quand  la  mer  s'enfle, 
Je  chante  sur  le  seuil  de  ma  porte. 
Quand  j'étais  jeune,  je  chantais;  devenu  vieux. 
Je  chante  encore. 

Je  chante  la  nuit,  je  chante  le  jour,  et  je  suis  triste  cependant. 
Si  j'ai  la  tête  baissée,  si  je  suis  triste,  ce  n'est  pas  sans  motifs. 
Ce  n'est  pas  que  j'aie  peur  ;  je  n'ai  pas  peur  d'être  tué. 
Ce  n'est  pas  que  j'aie  peur;  assez  longtemps  j'ai  vécu, 
Quand  on  ne  me  cherchera  pas,  on  me  trouvera;  et  quand  on  me  cherche, 
on  ne  me  trouve  pas. 

Peu  importe  ce  qui  adviendra  :  ce  qui  doit  être  sera. 

Il  faut  que  tous  meurent  trois  fois,  avant  de  se  reposer  enfin. 

Ici  le  barde  s'arrêta,  les  mams  étendues,  comme  pour  re- 
pousser une  vision  effrayante. 


Il  reprit  avec  effort  : 


H 


Je  vois  le  sanglier  qui  soit  du  bois;  il  boite  beaucoup;  il  a  le  pied 
blessé. 

(1)  Cette  pièce,  dit  M.  de  la  Villemarqué,  par  les  sentimens,  les  croyances, 
les  images,  est  un  débris  précieux  do  l'ancienne  poésie  bardique.  On  l'attribue  à 
Riau  surnommé  G-wenc'hlan,  barde  aveugle  du  v"  siècle. 


AMES    CELTES.  861 

La  gueule  béante  et  pleine  de  sang,  et  le  crin  blanchi  par  l'âge; 

Il  est  entouré  de  ses  marcassins,  qui  grognent  de  faim. 

Je  vois  le  cheval  de  mer  venir  à  sa  rencontre,  à  faire  trembler  le  rivage 
d'épouvante. 

Il  est  aussi  blanc  que  la  neige  brillante;  il  porte  au  front  des  cornes 
d'argent. 

L'eau  bouillonne  sous  lui,  au  feu  du  tonnerre  de  ses  naseaux. 

Des  chevaux  marins  l'entourent,  aussi  pressés  que  l'herbe  au  bord  de 
l'étang. 

—  Tiens  bon!  tiens  bon!  cheval  de  mer;  frappe-le  à  la  tête;  frappe  fort, 
frappe  ! 

Les  pieds  nus  glissent  dans  le  sang!  Plus  fort  encore!  frappe  donc!  plus 
fort  encore  ! 

Je  vois  le  sang  comme  un  ruisseau!  Frappe  fort!  frappe  donc!  plus  fort 
encore. 

Je  vois  le  sang  lui  monter  aux  genoux!  Je  vois  le  sang  comme  une 
mare! 

Plus  fort  encore!  frappe  donc!  plus  fort  encore!  Tu  te  reposeras  de- 
main. 

Frappe  fort!  frappe  fort,  cheval  de  mer!  Frappe-le  à  la  tête!  frappe  forti 
frappe  I 

Et,  scandant  les  chants  du  barde,  les  lames  hurlaient  au  de- 
hors. Personne  ne  riait  plus.  Ahès,  les  yeux  hagards,  s'était 
levée  ;  Gwenc'hlan  reprit,  la  voix  très  basse  : 

III 

Comme  j'étais  doucement  endormi  dans  ma  tombe  froide 
J'entendis  l'aigle  appeler  au  milieu  de  la  nuit... 

Ahès,  emportée  par  le  chant  du  barde,  sortit. 

Non  !  Il  ne  dormait  pas  doucement  dans  sa  tombe  froide  !  Ja- 
mais tourmente  plus  furieuse  n'avait  pris  et  rejeté  un  cadavre. 
Elle  serait  auprès  de  lui  tout  à  l'heure.  Elle  pensait  cela,  sans 
un  frisson.  Rigide,  hors  d'elle-même,  elle  franchit  la  ville  en 
fête,  les  groupes  avinés,  les  rondes  folles.  Le  mugissement  de 
la  mer  couvrait  toutes  les  clameurs.  Ahès  marchait  impassible 
vers  elle.  Elle  gravit  les  quelques  marches  qui  la  séparaient  de 
la  porte  d'or.  Elle  détacha  sans  effort  la  clef  qui  tenait  à  son  cou. 

A  la  lueur  des  éclairs  et  des  feux  de  joie,  elle  voyait  à  ses 
pieds  la  ville  brillante.  La  porte  d'or  fermait  le  puits  profond 
de  l'abîme,  que  des  falaises  dominaient  à  droite  et  à  gauche. 
L'eau  battait,  comme  une  formidable  machine  de  guerre.  On  en- 


8G2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendait  au  dehors  des  éclats,  des  éboulemens  de  rocs.  Jamais,  de 
mémoire  d'homme,  pareille  tempête  ne  s'était  déchaînée.  Et  la 
tempête,  au  cœur  d'Ahès,  était  aussi  tragique.  La  vengeance,  la 
douleur  sans  nom,  la  suggestion  de  la  race  et  des  poussées  hé- 
réditaires cherchaient  une  issue  pour  éclater,  pour  en  finir.  Elle 
n'obéissait  pas  à  une  impulsion  du  hasard.  C'était  un  acte  lo- 
gique de  païenne.  Tout  l'y  poussait  depuis  sa  naissance  :  le  sang 
de  ses  veines,  les  histoires  dont  tout  enfant  on  la  berçait,  les 
divinités  cruelles  qui  réclamaient  le  sang  pour  le  sang.  Tout 
cela  se  mêlait,  l'oppressait  dans  une  hallucination  effrayante... 

Ahès  avait  posé  ses  mains  sur  la  pierre  que  le  sang  de  Rhuys 
avait  couverte.  Maintenant  elle  y  posait  son  front.  Elle  murmu- 
rait :  «  Je  viens,  je  vais  venir,  mais  laisse-moi  chercher...  » 
Qu'attendait-elle  donc?  Elle  ne  pouvait  plus  ni  se  souvenir,  ni 
penser...  Ses  tempes  battaient.  Un  voile  s'étendait  sur  ses  yeux 
Chaque  bond  de  l'Océan  lui  semblait  un  appel...  Mais  qu'y  avait- 
il  donc?...  Qu'aurait-elle  voulu  faire  avant  de  mourir?  Elle  ne 
savait  plus...  Qu'est-ce  qui  existait  encore!...  Elle  souriait  d'un 
sourire  d'insensée. 

Les  fées  de  la  mer  l'entouraient,  l'exaltaient  de  leur  haine, 
l'emportaient  hors  de  la  réalité,  dans  les  souffles  du  vent,  dans 
la  grande  plainte  des  flots.  Elle  leur  disait  :  «  Venez...  mais  il  y 
a  une  chose...  »  Elle  ne  trouvait  pas.  Elle  prenait  à  deux  mains 
son  front  brûlant.  Elle  murmurait  :  «  Rhuys,  dis-moi?  qu'est-ce 
que  je  dois  faire  encore  avant  de  mourir?  » 

Des  bandes  d'hommes  ivres  passèrent  auprès  d'elle.  Ils 
riaient.  Ils  provoquaient  la  tempête  d'un  air  de  défi,  se  sentant 
en  sûreté  derrière  la  digue  nouvelle.  Les  coups  des  grandes 
vagues  redoublaient;  l'eau  montante  ébranlait  les  murs.  Ces 
hommes  mêlaient  des  imprécations  à  leurs  bravades.  Ils  appe- 
laient les  dieux.  Ils  appelaient  Rhuys.  Ils  se  troublaient,  essayant 
de  rire  encore  :  «  C'est  le  mort  qui  se  venge!...  Il  ne  peut  pas 
dormir.  » 

Brusquement,  elle  se  rejeta  de  côté.  Elle  ouvrit  la  porte. 

La  trombe  passa,  dévastatrice,  hurlante,  irrésistible.  Des  cris 
de  terreur  s'élevèrent  de  la  plaine,  des  premières  demeures  que 
le  flot  atteignait.  Ces  cris  rappelèrent  Ahès  à  elle-même... 

Son  père!...  C'était  lui  qu'elle  cherchait,  les  yeux  hagards, 
dans  le  silence  de  tout,  dans  les  pensées  qui  la  fuyaient  :  sauver 
son  père!  Il  en  était  temps  encore.  Le  palais  dominait  la  ville. 


AMES    CELTES.  863 

L'eau  ne  l'atteindrait  qu'après  tout  le  reste,  lorsque  l'œuvre  de 
mort  serait  accomplie.  Tremblante,  elle  s'appuya  à  un  pan  de 
muraille,  incapable  encore  de  marcher. 

La  clameur  montait  vers  elle,  formidable,  effrayante.  L'eau 
se  ruait,  abattant  les  murs,  inondant  les  places,  avançant,  avan- 
çant toujours.  Des  lames  hautes  comme  des  tours  s'écrasaient 
contre  quelque  édifice  encore  debout,  rejaillissaient  en  gerbes 
immenses,  emportant  dans  leur  recul,  pêle-mêle,  les  matériaux 
effondrés,  les  roches  énormes  et  les  hommes  et  les  femmes, 
affolés,  éperdus,  jetant  leurs  cris  désespérés  dans  la  tempête. 

Mais  là,  au  milieu  d'eux,  pareil  à  un  ange  de  lumière,  allant 
de  roche  en  roche  d'un  saut  surhumain  de  soii  cheval,  Gwen- 
nolé  sauvait  tout  ce  qui  voulait  encore  être  sauvé.  Il  repoussait 
vers  la  lande,  il  confiait  à  Wennaël  tous  les  petits  enfans  qui 
s'enfuyaient  effarés.  Quel  amour  le  poussait  vers  ce  peuple 
impie?  Par  quel  miracle  de  miséricorde  était-il  là,  se  guidant  à 
la  lueur  des  éclairs,  bondissant  à  cheval,  partout  où  le  danger 
était  plus  pressant,  pour  bénir  et  pour  pardonner?  Maintenant  il 
désignait  à  Wennaël  Gwenc'hlan  l'aveugle,  qui  trébuchait  à 
chaque  pas,  que  l'eau  commençait  à  envelopper.  «  Sauve-le,  » 
disait-il.  L'enfant  prit  dans  sa  main  la  main  qui  cherchait  un 
appui... 

Ahès  courait  vers  son  père.  Elle  arriva  au  palais.  Tout  était 
silencieux  et  désert,  les  tables  renversées,  les  flambeaux  éteints. 
Son  nom  retentissait  dans  les  salles  vides.  Gradlon  l'appelait,  la 
voix  rauque. 

—  Père!  père  !  me  voici,  dit-elle.  Je  viens  vous  sauver. 
Fuyons. 

—  Te  voilà  !  dit-il  avec  ferveur.  Je  n'ai  rien  perdu,  alors. 
Gwennolé  m'a  averti.  Il  disait  vrai.  La  colère  de  Dieu  est  sur 
nous...  Nous  sommes  les  derniers  atteints  ici.  Attends.  Laisse- 
moi  sauver  quelques-uns  de  mes  vieux  compagnons...  Ils  ne  me 
laisseraient  pas,  eux...  Attends... 

Là-bas  Wennaël  tombait  dans  les  ténèbres. 

—  Abandonne-moi,  disait  doucement  le  barde.  Ma  vieille  vie 
ne  vaut  pas  ta  vie. 

—  Je  te  sauverai,  père  :  je  tombe  parce  que  je  suis  trop  faible 
pour  toi.  Appuie-toi  quand  même,  nous  arriverons... 

—  Pourquoi  sauves-tu  le  vieux  barde?  Il  ne  sait  plus  que 
des  chants  de  douleur...  Qui  es-tu? 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  répondre,  l'enfant  lui  fit  franchir  péniblement  un  pas 
dangereux.  Il  fléchissait  sous  le  pas  hésitant.  Mais  maintenant 
c'était  la  lande.  Le  vieillard  était  en  sûreté... 

Gwennolé,  qui  amenait  des  petits  en  fans,  rencontra  son  dis- 
ciple brisé  de  fatigue,  inondé  de  sueur,  mais  rayonnant. 

—  Il  est  sauvé,  père  ! 
Surpris,  il  ajouta  : 

—  Père,  écoutez  un  instant.  Il  chante  dans  cette  tour- 
mente !... 

Sors  la  tempête,  Gwenc'hlan  courbait  sa  haute  taille.  On 
distinguait  à  la  lueur  des  éclairs  ses  cheveux  blancs,  son  visage 
ravagé.  Sa  voix  s'élevait  farouche,  jetant  des  lambeaux  de 
strophes  dans  la  rafale  : 

—  ...  Veau  du  moulin  moudra  menu... 
Le  sang  des  moines  servira  d'eau  (1)  !... 

—  Ah!   s'écria  Wennaël  en   larmes,  je  l'ai  sauvé,  pourtant  ! 

—  Prie,  dit  Gwennolé.  Ce  sera  notre  vie  à  travers  les  siècles. 
Prie.  J'ai  encore  une  œuvre  difficile  à  faire. 

De  nouveau,  le  saint  s'enfonça  dans  Ja  vallée,  passant  comme 
iine  lueur  dans  la  nuit. 

XVI 

Ne  va-t-il  pas  à  la  recherche  de  sa  brebis 
qui  s'est  perdue  jusqu'à  ce  qu'il  la  retrouve? 

Ldc,  XV,  4. 

—  Viens,  dit  Gradlon.  L'heure  presse.  L'eau  nous  gagne.  II 
faut  fuir. 

Devant  le  palais,  le  cheval  de  bataille  du  roi  hennissait 
d'épouvante.  Gradlon  sauta  en  selle,  prit  sa  fille  en  croupe,  et 
partit  au  galop,  atteint  par  l'eau  que  le  cheval  faisait  rejaillir  à 
chaque  pas.  La  tempête  redoublait.  Les  grondemens  de  la 
foudre,  le  mugissement  des  flots,  les  hurlemens  d'effroi  se 
mêlaient  en  une  clameur  effrayante.  Oh  !  ces  cris  qui  semblaient 
partir  déjà  du  fond  de  l'abîme  !  Gradlon  prenait  sa  tête  à  deux 
mains  pour  ne  pas  les  entendre.  Ahès  écoutait,  glacée  jusqu'au 
cœur. 

Dieu  !  que  la  vengeance  avait  des  fruits  amers  !  Est-ce  qu'elle 

(1)  La  Villemstrqué,  Les  Bardes  breton 


AMES    CELTES.  865 

avait  voulu  toute  cette  désolation  ?  Ce  grand  bruit  de  choses  qui 
s'écroulent,  ces  malédictions  sur  ses  pas,  ces  gémissemens,  ces 
râles  d'agonie,  ces  dernières  plaintes  d'êtres  saisis  en  pleine 
force,  et  qui  ne  veulent  pas  mourir?...  Le  cheval  superbe  s'en- 
fuyait d'une  course  éperdue,  mais  l'eau  montait;  elle  touchait  au 
haut  des  falaises  qu'ils  longeaient  maintenant.  C'était  le  gouffre 
où  l'on  avait  jeté  le  corps  de  Rhuys,  qui  débordait  ainsi. 

—  Rhuys  !  Rhuys  ! 

Elle  l'appelait  en  elle-même  d'une  voix  navrée.  Etait-ce  bien 
ce  qu'il  voulait?  Ne  gémissait-il  pas,  lui  aussi,  au  sein  de  ces 
ombres,  portant  comme  un  fardeau  plus  écrasant,  le  poids  de 
toutes  ces  douleurs? Tout  se  mêlait.  Tout  se  confondait.  Un  seul 
mot  se  détachait  dans  cette  indicible  angoisse,  le  premier  mot 
de  sa  tendresse.  Elle  dit  tout  haut  : 

—  Je  viendrai... 

Alors  elle  se  tourna  vers  son  père  Pour  la  première  fois, 
depuis  son  malheur,  elle  jeta  ses  bi-as  autour  du  cou  de  Gradlon, 
comme  elle  le  faisait,  tout  enfant  ;  et  elle  sentit  les  larmes  du 
vieillard  tomber  sur  elle. 

—  Père,  ne  souffrez  pas,  dit-elle  à  voix  très  basse.  Vous 
m'avez  tant  aimée!  Vous  ne  saviez  pas...  Vous  ne  saviez 
pas...  Oubliez-moi...  Je  lui  ai  promis  de  le  rejoindre  aujour- 
d'hui. . 

Et,  détachant  ses  bras,  elle  se  laissa  glisser  dans  l'abîme... 

Gradlon  étouffa  un  cri.  Le  cheval  fît  un  bond.  Une  lueur 
aveuglante  les  enveloppa,  tout  à  coup,  comme  un  éclair... 

Gwennolé  apparut,  penché  sur  le  gouffre.  Lumineux  dans  la 
nuit,  pareil  à  un  ange  de  Dieu,  il  semblait  retenir  la  jeune  fille 
au-dessus  des  flots.  Il  se  penchait  vers  elle  : 

—  Regarde,  disait-il. 

Et,  du  seuil  de  la  mort,  à  peine  balancée  par  les  vagues  subi- 
tement endormies,  Ahès  regardait... 

Là-bas,  du  côté  de  l'Orient,  Il  venait  vers  elle,  le  Christ  mi- 
séricordieux, celui  qu'elle  avait  une  fois  invoqué  dans  la  nuit 
paisible  sur  la  lande.  C'était  bien  Lui,  compatissant,  plein  de 
pitié,  le  front,  comme  les  nôtres,  ceint  d'épines.  Elle  voyait, 
d'une  vue  au-dessus  de  la  terre,  ce  Bon  Pasteur  allant,  à  travers 
la  vie,  redire  son  appel  incessant  aux  brebis  qui  ont  quitté  son 
bercail,  à  celles  qui,  —  parce  qu'elles  ne  l'ont  pas  connu,  — 
«  sont   d'une  autre  bergerie    »  Jésus-Christ  venait  vers  cette 

TOME  XXX.  —  1905.  5a 


865  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

désespérée,  des  bords  de  l'éternel  rivage,  lui  ouvrant  le  seul,  le 
suprême  refuge  à  toute  douleur. 

«  —  Qu'il  se  penche  vers  moi  à  l'heure  où  je  mourrai  !  » 
Gwennolé  répétait  lentement  les  paroles  que  la  jeune  fille 
lui  avait  dites.  Il  priait  pour  elle,  et  pour  tous  ceux  qui  agoni- 
saient, avec  la  certitude  d'une   confiance  sans  bornes,   comme 
l'ami  qui  parle  à  l'ami. 

A  chaque  instance  de  cette  prière,  le  Christ  approchait  plus 
près  de  l'être  de  douleur.  Il  lui  disait  des  mots  mystérieux  qui 
apaisaient  ce  cœur  révolté,  qui  en  faisaient  jaillir  la  source 
sacrée  des  larmes,  brisant  la  haine,  brisant  l'orgueil,  révélant  la 
Vie... 

—  Ne  va-t-il  pas  à  la  recherche  de  sa  brebis,  qui  s'est  perdue , 
jusqu'à  ce  qu'il  la  retrouve^ 

Les  flots,  montant  peu  à  peu,  couvraient  le  corps  d'Ahès 
tandis  qu'elle  s'endormait  sous  les  mains  bénies,  dans  la  grande, 
l'inefTable  paix  qu'il  versait  en  elle... 

—  Pardon,  Maître,  implorait-elle  à  travers  ses  larmes...  Je 
ne  vous  connaissais  pas... 

Au  matin,  le  ciel  était  clair,  l'Océan  redevenait  caressant  et 
tranquille,  comme  ces  fauves  qui  s'étirent  paresseusement  au 
soleil,  après  le  carnage.  Gwennolé  rejoignit  VVennaël  et  les  tout 
petits,  sur  la  lande. 

—  Père,  dit  le  jeune  disciple  dont  le  visage  gardait  un 
rayonnement  d'extase,  à  mon  tour  je  L'ai  vu.  Je  ne  me  plaindrai 
plus  jamais.  11  venait  de  la  mer,  vers  notre  terre.  Je  L'ai  vu  et 
je  suis  demeuré  muet,  devant  sa  splendeur,  devant  la  tendresse 
indicible  de  son  regard.  Il  est  passé  près  de  moi,  lassé  mais 
plein  de  joie,  portant  une  brebis  sur  ses  épaules.  Père,  toi  qui 
sais  tout,  sais-tu  quelle  était  l'âme  bienheureuse  qu'il  avait  prise 
ainsi  ? 

Le  saint,  qui  voyait  les  choses  du  présent  et  celles  de  l'ave- 
nir, répondit,  perdu  dans  l'action  de  grâces  : 

—  C'est  l'Ame  Celte. 

M.  Reynès  Monlaur. 


LES 

RETIUITES   ECCLÉSIASTIQUES 


LA  MUTUALITE  SACERDOTALE 


Ce  n'est  pas  une  nouveauté  au  point  de  vue  ecclésiastique 
que  de  s'occuper  de  pensions.  Elles  étaient  fréquentes  dans  l'or- 
ganisation du  clergé  sous  l'ancien  régime.  Leur  origine  serait 
même  fort  lointaine,  aussi  lointaine  que  celle  des  Bénéfices  dont 
elles  étaient  tirées. 

Le  premier  exemple  qui  ait  été  conservé  semble  remonter 
en  451.  A  cette  époque,  le  concile  œcuménique  de  Ghalcédoine 
déposa  l'évêque  d'Antioche,  nommé  Domnus.  Maxime,  son  suc- 
cesseur, demanda  que  Domnus  pût  jouir  pour  son  entretien 
d'une  partie  des  revenus  de  l'église  d'Antioche.  Les  Pères  du 
Concile  et  les  magistrats  séculiers  louèrent  fort  cette  conduite 
et  laissèrent  à  Maxime  le  soin  d'accorder  ce  qu'il  jugeait  utile 
pour  la  «  nourriture  »  de  Domnus. 

Mais,  dès  le  vu®  siècle,  l'usage  des  pensions  prit  une  tout  autre 
tournure  et  engendra  les  plus  crians  abus. 

Chaque  église,  en  effet,  avait  des  revenus  temporels,  elle  pos- 
sédait des  Bénéfices.  Or,  il  arriva  que  certains  curés  au  lieu 
d'exercer  leur  ministère,  ou  obligés  de  s'absenter  de  leur  église 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long,  chargèrent  un  autre 
prêtre  de  leur  office.  Une  telle  suppléance  était  assez  recherchée; 
elle  entraînait  naturellement  la  jouissance  des  revenus  ecclésias- 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiques  attachés  à  cette  église.  Aussi  les  curés  demandaient-ils 
à  leur  remplaçant  le  versement  d'une  pension.  Ces  pensions 
donnèrent  lieu  à  de  telles  enchères,  à  de  si  scandaleux  marchan- 
dages, que  les  malheureux  suppléans  étaient  souvent  réduits  à  ce 
qu'on  appela  la  portion  congrue,  et  que  les  canonistes  n'avaient 
pas  de  termes  assez  violens  pour  flétrir  cet  usage. 

Les  conciles  et  les  Parlemens  furent  longtemps  impuissans 
à  déraciner  une  telle  pratique.  Il  fallut  l'autorité  d'un  Louis  XIV 
pour  mettre  de  l'ordre  dans  la  question  des  pensions  ecclé 
siastiques.  Par  sa  loi  générale,  enregistrée  au  Parlement  le 
21  juin  1671;  puis,  par  une  déclaration  du  9  décembre  1673,  en- 
registrée au  Parlement  le  5  février  1674,  Louis  XIV  réglementa 
définitivement  ces  pensions. 

((  Ces  deux  règlemens,  —  écrit  M.  Durand  de  Maillane  en 
1770,  —  ont  toujours  été  exécutés.  »  Ils  n'en  donnèrent  pas 
moins  lieu  à  de  multiples  chicanes  et  applications  de  jurispru- 
dence qui  cessèrent  naturellement  avec  leur  cause,  c'est-à-dire 
par  la  confiscation  de  tous  les  biens  ecclésiastiques  au  profit  de 
la  nation,  par  le  décret  des  2-3  novembre  1789. 

Ces  pensions  accordées  sur  les  revenus  des  églises,  malgré 
leurs  imperfections,  n'en  étaient  pas  moins,  fréquemment,  pour 
les  bénéficiaires  de  véritables  retraites.  Quant  aux  desservans, 
qui  exerçaient  d'une  façon  efl"ective  le  ministère  sacré^  ils  trou- 
vaient, dans  la  plupart  des  cas,  les  ressources  nécessaires  à  leur 
existence  dans  les  revenus  de  leur  église.  L'État  n'avait  donc 
pas  à  se  préoccuper  à  cette  époque  des  prêtres  âgés  et  infirmes. 

La  situation  du  clergé  devint  tout  autre  après  la  confis- 
cation. 

De  nos  jours,  comme  en  1789,  la  guerre  contre  l'Église  catho- 
lique française  se  dissimule  sous  la  pression  de  la  politique  ou 
la  justification  hypocrite  d'une  lutte  philosophique.  La  mainmise 
sur  les  biens  ecclésiastiques  et,  actuellement,  l'extinction  brutale 
d'une  dette  solennellement  consentie,  en  sont  aussi  un  mobile 
que  l'on  ne  cherche  pas  à  dissimuler.  Déjà,  l'on  suppute  le  pro- 
duit d'une  telle  liquidation  et  l'emploi  des  quelque  42  millions 
du  budget  des  cultes.  Mais  l'on  se  soucie  assez  peu  du  sort  qui 
sera  réservé,  du  fait  de  cette  spoliation,  aux  prêtres  qui  ont  voué 
leur  existence  au  service  de  la  religion  et  à  ceux  que  1  âge  et  les 
infirmités  guettent  ou  ont  atteints. 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  869 

L'Assemblée  Constituante  ne  setait  pas  désintéressée  d'une 
telle  question. 

Le  décret  du  12  juillet-24  août  1790  contenait  deux  articles 
ainsi  conçus  : 

«  Art.  9.  —  Les  curés  qui,  à  cause  de  leur  grand  âge  ou  de 
leurs  infirmités,  ne  pourraient  plus  vaquer  à  leurs  fonctions,  en 
donneront  avis  au  Directoire  du  Département  qui,  sur  les  in- 
structions de  la  municipalité  et  de  l'administration  du  District, 
laissera  à  leur  choix,  s'il  y  a  lieu,  ou  de  prendre  un  vicaire  de 
plus,  lequel  sera  payé  par  la  Nation,  sur  le  môme  pied  que  les 
autres  vicaires,  ou  de  se  retirer  avec  une  pension  égale  au  trai- 
tement qui  aurait  été  fourni  au  vicaire. 

«  Art.  10.  —  Pourront  aussi  les  vicaires,  aumôniers  des  hôpi- 
taux, supérieurs  de  séminaires  et  tous  autres  exerçant  des  fonc- 
tions publiques,  en  faisant  constater  leur  état  de  la  manière  qui 
vient  d'être  prescrite,  se  retirer  avec  une  pension  de  la  valeur 
du  traitement  dont  ils  jouissaient,  pourvu  qu'il  n'excède  pas  la 
somme  de  800  livres.  » 

Sans  doute,  comme  le  font  très  judicieusement  remarquer 
MM.  Léon  Béquet,  conseiller  d'État  et  Paul  Dupré,  conseiller 
d'Etat  honoraire,  «  ces  pensions  étaient  toutes  spéciales,  desti- 
nées à  s'éteindre  progressivement  et  à  disparaître  complètement, 
et  ne  constituaient  en  aucune  façon  un  système  de  retraite  (1).  » 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  Constituante  avait  eu  une  telle 
préoccupation.  Plus  tard,  dans  des  périodes  plus  paisibles,  sous 
des  gouvernemens  qui  affectaient  leur  attachement  à  l'Eglise, 
l'on  ne  se  tourmentera  pas  de  la  situation  précaire  des  vieux 
serviteurs  du  culte. 

Cette  question  ne  fut  d'ailleurs  pas  envisagée  au  moment  où 
le  gouvernement  français  et  la  papauté  conclurent  un  modus 
vivendi.  La  convention,  passée  à  Paris  le  26  messidor  an  IX  entre 
Pie  VII  et  Bonaparte  et  qui  devint,  après  ratifications  échangées 
à  Paris  le  23  fructidor  an  IX,  la  loi  relative  à  l'organisation  du 
culte  du  18  germinal  an  X  (8  avril  1802),  ne  porte  aucun  enga- 
gement de  l'Etat  au  sujet  des  retraites  ou  des  pensions  ecclésias- 
tiques. 

Une  allusion  est  faite,  néanmoins,  à  leur  égard  dans  les 
articles  organiques   de    la   convention   du  26  messidor  an  IX  : 

(1)  Répertoire  du  Droit  administratif,  t.  IX.  V°,  Cultes.  Pensions  et  secours. 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Les  pensions  dont  ils  jouissent  (archevêques,  évêques  et  curés), 
—  trouve-t-on  à  l'article  67,  —  seront  précomptées  sur  leur 
traitement,  »  etc.,  et  l'article  68  ajoute:  «  Les  vicaires  et  desser- 
vans  seront  choisis  parmi  les  ecclésiastiques  pensionnés  en  exé- 
cution des  lois  de  l'Assemblée  Constituante.  Le  montant  de  ces 
pensions  et  le  produit  des  oblations  formeront  leur  traitement.  » 

Il  ne  s'agit  donc  pas  de  rentes  accordées  à  des  ecclésias- 
tiques âgés  ou  infirmes,  mais  de  traitemens  ajoutés  à  des  pen- 
sions, ce  qui  implique  l'exercice  du  culte  par  les  bénéficiaires. 
M.  G.  de  ChampeauX' donne  d'ailleurs  une  explication  de  ces 
pensions  dans  une  note  faite  au  sujet  de  cet  article  67  des  Orga- 
niques :  «  Les  pensions  dont  il  est  ici  question  n'étaient  autre 
chose  que  l'indemnité  allouée  aux  curés  et  autres  ecclésias- 
tiques dépossédés  de  leurs  fonctions  et  de  leurs  biens  en  1790, 
par  l'Assemblée  Constituante  (i).  » 

On  peut  donc  écrire  avec  M.  Vuillefray  (2)  :  «  Lors  du  réta- 
blissement du  culte,  on  ne  s'est  pas  occupé  d'assurer  des  retraites 
aux  ecclésiastiques.  Peut-être  n'en  a-t-on  pas  senti  l'urgence, 
par  la  raison  que  les  anciens  ecclésiastiques  avaient  tous,  à  cette 
époque,  des  pensions  de  l'Assemblée  Constituante.  Peut-être 
aussi  a-t-on  pensé  que  les  chapitres,  qui  n'existaient  pas  sous  la 
Constitution  civile  et  qui  se  trouvaient  rétablis  par  le  Concordat, 
seraient  un  asile  où  les  curés  infirmes  devraient  trouver  une 
retraite,  comme  les  évêques  infirmes  en  trouvent  une  dans  le 
chapitre  de  Saint-Denis  (3)...  » 

L'Etat  désirait-il  aussi  indiquer  au  clergé,  par  cette  absten- 
tion, qu'il  devait  s'organiser  avec  ses  seules  forces  et  être  pré- 
voyant? On  pourrait  presque  le  croire  lorsqu'on  lit  le  décret  du 
13  thermidor  an  XIII  (IV  Bull.^  53,  p.  430)  qui  ordonne  un  pré- 
lèvement sur  le  produit  de  la  location  des  bancs,  chaises  et 
places  dans  les  églises  pour  former  un  fonds  de  secours. 

«  Article  premier.  —  Le  sixième  du  produit  de  la  location 
des  bancs,  chaises  et  places  dans  les  églises,  faite  en  vertu  des 
règlemens  des  évêques  pour  les  fabriques  de  leurs  diocèses,  après 
déduction  des  sommes  que  les  fabriques  auront  dépensées  pour 

(1)  Le  Droit  civil  ecclésiastique  Français,  par  M.  G.  de  Champeaux,  avocat  à  la 
Cour  d'appel  de  Paris.  —  Gourcier,  Paris. 

(2)  Traité  de  l'administration  du  Culte  catholique,  p.  446. 

(3)  Le  chapitre  de  Saiat-Denis  fut  organisé  et  doté  de  200  000  francs  sous  la 
Restauration.  La  loi  de  finances  du  11  mars  1885  supprima,  à  compter  du  1"  jan- 
vier 188u,  le  crédit  spécial  du  chapitre  de  Saint-Denis. 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  871 

établir  ces  bancs  et  chaises,  sera  prélevé  pour  former  un  fonds 
de  secours  à  répartir  entre  les  ecclésiastiques  âgés  ou  infirmes. 

«  Art.  2,  —  Les  évoques  adresseront  au  ministre  des  Cultes, 
dans  le  mois  qui  suivra  la  publication  du  présent  décret,  un 
projet  de  règlement  pour  déterminer  le  mode  et  les  précautions 
relatifs  à  ce  prélèvement,  ainsi  que  la  manière  d'en  appliquer  le 
résultat  et  d'en  faire  la  distribution.  » 

Ce  décret  est  encore  en  vigueur.  Combien  peu  de  catholiques 
en  payant  leurs  chaises  le  dimanche  pensent  qu'ils  contribuent 
ainsi  à  organiser  des  secours  pour  les  vieux  prêtres  !  C'est,  en 
efîet,  grâce  à  ce  prélèvement  sur  ces  locations  que  s'est  constitué, 
pour  une  assez  forte  partie,  le  capital  des  caisses  diocésaines  qui 
se  créèrent  postérieurement  au  décret  du  13  thermidor  an  XIII. 

L'établissement  de  ces  caisses  fut  une  heureuse  conséquence 
de  ce  décret  et  il  est  sans  doute  à  regretter  qu'elles  n'aient  pas 
produit,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  les  résultats  qu'on 
était  en  droit  d'en  attendre.  Rien  n'était  plus  juste  que  de  charger 
chaque  diocèse  d'assurer  ainsi  l'avenir  de  ses  prêtres.  Un  coup 
d'œil  rétrospectif  sur  l'histoire  du  siècle  dernier  montrerait  faci- 
lement, hélas!  que  la  grande  majorité  des  diocèses  n'a  pas  su 
profiter  de  la  latitude  qui  lui  était  ainsi  donnée. 

En  1807,  l'Empereur  fut  saisi  de  propositions  tendant  «  à 
assurer  des  ressources  à  de  pauvres  prêtres  »  qui  se  trouvaient 
dans  la  misère  sur  la  fin  de  leur  vie.  Il  y  répondit  par  la  note 
suivante,  adressée  le  18  août  1807  au  ministre  des  Cultes  par 
le  ministre  secrétaire  d'Etat  : 

«  Le  Conseil  d'Etat,  monsieur,  a  délibéré  sur  votre  rapport 
un  projet  de  décret  tendant  à  accorder  des  pensions  de  retraites 
aux  ministres  du  culte  avancés  en  âge  et  infirmes.  Sa  Majesté,  à 
qui  ce  projet  a  été  soumis,  n'y  a  point  donné  son  approbation, 
ayant  pensé  que,  dans  tous  les  temps,  les  titulaires  des  places 
ecclésiastiques  ont  pu  conserver  leurs  fonctions  jusqu'à  la  fin 
de  leur  vie.  J'ai  l'honneur  de  vous  faire  connaître  cette  détermi- 
nation de  Sa  Majesté.  » 

Cette  phrase  «  dans  tous  les  temps  »  vaut  un  long  poème.  Il 
est  exact  en  effet  que,  d'après  le  droit  canonique,  le  prêtre,  ayant 
fait  le  vœu  de  se  dévouer  au  service  de  Dieu,  doit  à  son  sacer- 
doce toute  sa  vie.  Il  n'y  a  pas  pour  lui  d'âge  fixé  pour  la 
retraite. 

Les  pouvoirs  publics  furent  peut-être  très  heureux  d'une  telle 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situation  et  ne  s'occupèrent  plus  des  prêtres  âgés  et  infirmes. 
A  cette  époque  pourtant,  le  gouvernement  administrait  des  biens 
ecclésiastiques  non  vendus  par  la  Révolution,  réservés  par  le 
Concordat  et  dont  il  retirait,  d'après  le  jurisconsulte  André,  un 
revenu  estimé  en  1869  à  SO  millions.  Ce  n'est  donc  pas  le  côté 
financier  qui  pouvait  rendre  impossible  une  amélioration  à  l'ave- 
nir de  tant  de  «  pauvres  prêtres.  » 

En  1848,  il  fut  question  d'établir  une  Caisse  de  retraites  pour 
les  membres  du  clergé.  Cette  époque  vit  beaucoup  de  projets  et 
peu  de  réalisations  ;  celui-ci  resta  sous  la  forme  de  pensée  géné- 
reuse. Ce  sera  le  second  Empire,  qui,  mieux  que  les  Rois  très 
chrétiens,  cherchera  à  s'intéresser  aux  vieux  serviteurs  de 
l'Eglise  et  répondra  aux  sollicitations  qui  avaient  assiégé  [Napo- 
léon P^ 

Depuis  que  le  Prince  Louis  Bonaparte  était  au  pouvoir,  il 
s'était  vivement  préoccupé  de  la  q  ostion  des  retraites.  En 
1850,  par  un  décret  du  18  juin,  il  avait  fondé  la  «  Caisse  géné- 
rale des  retraites,  »  qui  prit,  en  1886,  le  titre  de  «  Caisse  Nationale 
des  retraites  pour  la  vieillesse  »  qu'elle  possède  encore  aujour- 
d'hui. Un  peu  plus  tard,  le  27  mars  1852,  10  millions  étaient 
accordés  à  la  constitution  d'un  fonds  de  dotation  pour  les  So- 
ciétés de  secours  mutuels.  Le  26  avril  1856,  l'Empereur  établis- 
sait le  fonds  commun  inaliénable  des  retraites  mutualistes  ; 
idée  excellente  peut-être,  à  ses  débuts,  mais  qui  produit  en  ce 
moment  les  plus  funestes  conséquences  parmi  nos  Sociétés  de 
secours  mutuels.  Une  telle  création  coïncidant  avec  la  nais- 
sance du  Prince  Impérial,  Napoléon  III  accordait  aux  vieux  mu- 
tualistes une  somme  de  500  000  francs,  prise  sur  sa  cassette  parti- 
culière. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  M.  Fortoul,  ministre  de 
l'Instruction  publique  et  des  Cultes,  ait  été  chargé  de  rédigei 
un  rapport  sur  les  moyens  de  venir  en  aide  aux  prêtres  âgés  et 
infirmes.  Après  avoir  montré  comment  pouvait  fonctionner  une 
Caisse  générale  de  retraites  ecclésiastiques,  le  ministre  achève 
5on  rapport  par  ces  mots  :  «  Etablie  sur  les  bases  qui  viennent 
d'être  définies,  la  Caisse  des  retraites  du  Clergé  répondra,  je 
l'espère,  aux  intentions  généreuses  de  Votre  Majesté.  Autant  que 
le  permettent  les  intérêts  du  Trésor,  vous  aurez,  sans  compro- 
mettre la  discipline  ecclésiastique,  acquitté  la  dette  du  pays  envers 
les  vieux  serviteurs  de  l'Église  et  de  l'Etat.  » 


Les  retraites  ecclésiastiques.  873 

Napoléon  III  rendit  immédiatement  le  décret  suivant  : 

«  Vu  le  décret  du  13  thermidor  an  XIII; 

Vu  l'article  8  du  décret  du  22  janvier  1852  (1)  ; 

Considérant  qu'il  importe  à  la  dignité  de  l'Etat  autant  qu'à 
celle  du  clergé  de  ne  pas  laisser  sans  secours  les  prêtres  que 
l'âge  et  les  infirmités  ont  obligés  à  résigner  leurs  saintes 
fonctions  ; 

Attendu  que  la  pensée  du  gouvernement  qui  a  rétabli  le  Culte 
en  France  n'a  pu  en  ce  point  être  encore  réalisée  qu'impar- 
faitement, et  que  les  caisses  particulières  fondées  seulement  dans 
quelques  diocèses  sont  loin  de  subvenir  à  toutes  les  nécessités  ; 

Avons  décrété  et  décrétons  ce  qui  suit  : 

Article  premier.  —  Notre  ministre  de  l'Instruction  et  des 
Cultes  pourra  accorder,  sur  l'avis  de  l'évêque  diocésain,  des  pen- 
sions aux  prêtres  âgés  ou  infirmes  entrés  dans  les  ordres  depuis 
plus  de  trente  ans. 

Art.  II.  —  Ces  pensions  seront  servies  par  une  Caisse  géné- 
rale de  retraite  dont  les  ressources  se  composeront  :  i°  D'une 
subvention  prélevée  annuellement  sur  le  chapitre  VIII  du 
budget  des  Cultes;  2"  De  la  subvention  de  5  millions  accordée 
par  le  décret  du  22  janvier  1852  ;  3"  Du  produit  des  dons  et 
legs  que  la  caisse  sera  autorisée  à  accepter,  après  avis  du 
Conseil  d'État  ; 

Art.  III.  —  En  aucun  cas,  les  pensions  ne  pourront  excéder 
le  montant  des  ressources  qui  seront  réalisées  chaque  année  par 
la  caisse,  en  vertu  de  l'article  précédent. 

Art.  IV.  —  Le  directeur  de  la  Caisse  des  Dépôts  et  Consignations 
est  chargé  de  toutes  les  opérations  qui  concernent  le  recouvre- 

(1)  Ce  décret  confisquait  les  biens  de  la  famille  d'Orléans  et  répartissait  le  pro- 
duit de  leur  vente  entre  diverses  institutions.  C'est  ainsi  qu'une  somme  de 
5  millions  fut  prélevée  pour  doter  la  Caisse  générale  des  retraites  ecclésiastiques. 
L'origine  de  cette  gratification  parut  peu  délicate  au  clergé.  Il  demanda  que  l'opi- 
lion  publique  ne  pût  pas  supposer  que  l'établissement  d'une  telle  caisse  ré- 
sultât d'une  spoliation.  Aussi  un  nouveau  décret  fut-il  rendu  le  27  mars  1832 
«  affectant  au  soulagement  des  prêtres  en  retraite  un  capital  de  5  millions  sur  le 
produit  de  la  vente  des  bois  de  l'État.  »  L'honneur  était  sauf,  mais  Napoléon  oublia 
sans  doute  cette  rectification,  et  ce  fut  le  décret  du  22  janvier  et  non  celui  du 
24  mars  qui  figura  dans  le  texte  du  décret  de  1853. 

Ces  5  millions  furent  employés  par  le  décret  du  27  mars  1860  à  l'acquisition 
de  rentes  3  p.  100.  L'inscription  unique  de  cette  consolidation  fut  faite  sur  le 
Grand  Livre  de  la  Dette  publique  sous  la  mention  «  Caisse  générale  des  retraites 
ecclésiastiques  reconnue  comme  établissement  d'utilité  publique.  » 


874 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


ment  des  revenus  de  la  caisse  et  le  payement  des  arrérages  des 
pensions. 

Art.  V.  —  Une  instruction  de  notre  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  des  Cultes,  et  des  règlemens  approuvés  par  lui,  dé- 
termineront les  mesures  et  les  détails  d'exécution  du  présent 
décret.  » 

Quelle  est  l'importance  de  l'innovation  apporté  e  par  ce  décret? 
Elle  est  bien  minime,  à  vrai  dire. 

Le  budget  du  ministère  des  Cultes  possédait  un  article  affecté 
à  des  secours  aux  ecclésiastiques  âgés  et  infirmes;  M.  For- 
loul  le  rappelle  dans  son  rapport.  Le  décret  de  18o3  ne  fait  que 
convertir  en  pensions  ces  secours.  Mais  les  conditions  exigées 
pour  ces  retraites  indiquent  qu'il  s'agit  bien  plus  de  secours  que 
de  pensions.  Il  est  nécessaire  en  effet  : 

1**  Que  le  prêtre  soit  entré  dans  les  Ordres  depuis  plus  de 
trente  ans  ; 

2"  Qu'il  soit  infirme  et  nécessiteux,  c'est-à-dire  ne  possède 
aucune  ressource  personnelle  ; 

3°  Que  cette  pension  soit  sollicitée  par  l'évêque  après  une 
enquête  faite  sur  la  situation  pécuniaire  des  postulans. 

En  outre,  il  n'y  a  pas  obligation  pour  l'Etat,  mais  simple 
faculté  pour  le  versement  de  ces  sommes.  Les  titulaires  ont  l'as- 
surance de  toucher  durant  leur  vie  une  pension,  mais  les  postu- 
lans ne  peuvent  revendiquer  cette  pension  comme  un  droit. 

Enfin  le  taux  d'une  telle  retraite  n'est  pas  déterminé. 

La  physionomie  du  décret  de  1853  se  précise  du  reste  lors- 
qu'on parcourt  les  circulaires  ministérielles  envoyées  aux  évêques. 

En  les  informant  officiellement  le  28  juin  1853  de  la  consti- 
tution de  la  Caisse  générale  des  retraites  ecclésiastiques, 
M.  Fortoul  s'enquiert  auprès  des  autorités  diocésaines  des 
données  nécessaires  à  la  répartition  de  ces  pensions  (1).  Puis,  le 
30  novembre  1853,  il  écrit  aux  évêques  : 

(1)  Voici  le  questionnaire  auquel  il  demandait  de  répondre  : 

1°  Quel  est  le  montant  des  ressources  annuelles  des  Caisses  ou  maisons  de  re- 
traite qui  existent  dans  votre  diocèse? 

2°  Combien  de  prêtres  secourus  par  ces  Caisses  ou  maisons  touchent  annuelle- 
ment des  secours  sur  les  fonds  du  chapitre  VIII  du  budget  des  Cultes? 

3°  Quel  est  le  nombre  total  des  prêtres  secourus  sur  les  fonds  diocésains  ? 

4°  Quelle  est  la  quotité  du  secours  accordé  à  chacun  d'eux? 

5o  Combien  y  a-t-il  chaque  année  de  desaervans  obligés  de  résigner  leurs  fonctions? 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  875 

«  Je  sais,  Monseigneur,  et  je  partage  tout  l'intérêt  que  mé- 
rite la  pénible  position  de  ces  ecclésiastiques;  mais  j'ai  reconnu 
l'impossibilité  de  mettre  à  la  charge  de  la  Caisse  des  retraites 
une  dépense  considérable  et  supérieure  à  ses  ressources.  Il  a 
fallu  ce  grave  motif  pour  restreindre  les  dispositions  du  décret. 

«  Les  infirmités  précoces  et  les  besoins  exceptionnels  trouve- 
ront, comme  par  le  passé,  un  soulagement  dans  le  fonds  de 
secours  expressément  réservé  au  budget  des  Cultes. 

«  Les  prêtres  secourus  sur  les  fonds  du  chapitre  VIII  pourront 
d'ailleurs,  trente  ans  après  leur  entrée  dans  le  sacerdoce,  obtenir, 
a  leur  tour,  des  pensions  de  retraite. 

«  Je  ferai  tout  mon  possible  pour  proportionner  le  taux  de  la 
pension  aux  besoins  du  prêtre  qui  le  demandera.  Le  chiffre  de 
la  somme  qu'il  recevait  précédemment  à  titre  de  secours  sera 
pris  en  grande  considération.  Du  reste,  vos  propositions,  Mon- 
seigneur, serviront  de  base  à  nos  décisions;  mais  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  vous  rappeler  qu'aux  termes  de  l'article  3  du 
décret  du  28  juin,  la  totalité  des  pensions  ne  peut  excéder  le 
montant  des  ressources  qui  seront  réalisées,  chaque  année,  par 
la  Caisse  des  retraites  (1). 

«  Dans  jl'état  actuel  des  choses,  je  ne  saurais  déterminer  le 
maximum  des  pensions  ecclésiastiques.  Ce  n'est  que  lorsque 
j'aurai  été  mis  en  mesure  de  prévoir  tous  les  résultats  de  l'exé- 
cution du  décret,  que  je  pourrai  me  prononcer  définitivement 
sur  ce  point...  » 

Le  caractère  des  nouvelles  pensions  ecclésiastiques  était  d'ail- 
leurs nettement  indiqué  par  ce  passage  de  la  circulaire  minis- 
térielle : 

(1)  Ces  ressources  étaient  : 

1°  Une  subvention  prélevée  annuellement  sur  le  chapitre  VIII  du  budget  des 
Cultes,  mais  dont  la  quotité  ne  pouvait  être  d'ores  et  déjà  fixée,  comme  l'explique 
l'un  des  passages  de  la  circulaire  ministérielle  du  30  novembre  1853.  «  Le  crédit  de 
765  000  francs  porté  au  chapitre  VIII  du  budget  des  Cultes  de  1854,  pour  secours 
personnels,  n'est  pas  seulement  applicable  aux  prêtres  en  retraite  qui  comptent 
plus  de  trente  ans  d'exercice  ;  il  a,  en  outre,  pour  objet  de  venir  en  aide  aux  autres 
ecclésiastiques  et  aux  anciennes  religieuses  dont  la  position  est  également  digne 
d'intérêt.  Le  temps  et  la  pratique  permettront  d'apprécier  la  nature  très  variable 
et  l'étendue  des  besoins  â  satisfaire  tous  les  ans  ;  mais  au  début  de  l'organisation 
de  la  caisse  des  retraites,  il  n'est  pas  possible  de  régler  d'une  manière  permanente 
la  quotité  de  la  subvention  dont 'elle  devra  profiter.  Le  gouvernement  se  réserve 
de  la  fixer  chaque  année.  » 

2°  Des  intérêts  de  la  dotation  de  5  millions  accordés  par  le  décret  du 
27  mars  1852. 

3'  Des  dons  ot  legs  faits  à  cette  caisse  et  régulièrement  acceptés. 


87G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Le  décret  du  28  juin  n'a  pas  créé  en  faveur  de  tous  les 
prêtres  qui  ont  trente  ans  de  services  un  droit  à  une  pension  de 
retraite  ;  il  leur  ouvre  seulement  les  voies  et  moyens  pour  l'ob- 
tenir. L'administration  est  libre  de  l'accorder  ou  de  la  refuser. 
En  un  mot,  chaque  pension  concédée  sera  une  libéralité  du 
qouvernement .  Par  conséquent,  aucun  recours  à  ce  sujet  devant 
le  Conseil  d'État  ou  toute  autre  juridiction  ne  pourrait  être 
admis.  » 

Enfin,  il  ne  pouvait  pas  y  avoir  cumul  entre  ces  pensions  et 
les  secours  exceptionnels  accordés  sur  le  chapitre  Vlll  du  budget. 
Les  nouvelles  retraites  se  présentaient  donc  comme  une  simple 
consolidation  des  secours  précédemment  accordés,  ou  qui  se- 
raient accordés  par  la  suite,  sous  cette  forme  de  pensions  via- 
gères et  facultatives  pour  le  gouvernement. 

M.  Fortoul  indiquait,  en  outre,  le  champ  d'action  des  caisses 
diocésaines  existantes  et  les  intentions  du  gouvernement  à  leur 
égard  :  «  Cette  caisse  (la  caisse  des  retraites  ecclésiastiques)  a 
pour  but  unique  de  donner  des  pensions  aux  ecclésiastiques  qui 
justifient  de  plus  de  trente  ans  de  services  ;  tandis  que  les  caisses 
diocésaines  ont  plusieurs  destinations,  notamment  celle  de  sou- 
lager un  certain  nombre  d'infortunes  qui  ne  peuvent  être  con- 
venablement secourues  sur  les  fonds  du  Trésor  public.  Il  importe 
donc  que  les  cotisations  du  clergé  et  les  autres  ressources  des 
caisses  diocésaines  n'éprouvent  aucune  diminution.  Loin  de  vou- 
loir porter  atteinte  à  l'existence  de  ces  établissemens,  d'une  in- 
contestable utilité,  le  Gouvernement  désire  les  voir  prospérer  et 
se  multiplier;  il  en  facilitera  de  tout  son  pouvoir  la  fondation, 
dans  les  diocèses  où  ils  n'ont  pas  encore  été  créés.  » 

Tandis  qu'il  adressait  une  telle  circulaire  aux  évêques,  le  mi- 
nistre des  Cultes  en  envoyait  une  également  aux  préfets  le  même 
jour,  30  novembre  1853, dans  laquelle  il  leur  recommandait  «  de 
vérifier,  aussi  exactement  qu'il  sera  possible,  la  position  pécu- 
niaire de  ceux  qui  les  sollicitèrent  (les  pensions)...  Je  vous  prie- 
rai de  prendre,  avec  la  réserve  et  les  ménagemens  dus  aux  vieux 
serviteurs  de  l'Église  et  de  l'État,  des  renseignemens  précis  sur 
leurs  moyens  d'existence  et  de  me  faire  connaître  confidentielle- 
ment votre  avis  sur  leurs  demandes.  » 

Ce  luxe  d'informations  de  la  part  d'un  gouvernement  qui 
cherchait  à  acquitter,  en  partie  du  moins,  la  dette  du  pays  à 
l'égard  des  vieux  prêtres,  fut  assez  mal  interprété. 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  877 

Les  évêques  furent  peu  flattés  de  la  confiance  inspirée  par  les 
renseignemens  qu'ils  avaient  eux-mêmes  à  fournir.  Quant  aux 
postulans,  leur  dignité  était  froissée  :  le  caractère  d'aumône  et  de 
«  libéralité  gouvernementale  »  était  réellement  trop  apparent. 
M.  André,  dans  son  Cours  de  Législation  civile  ecclésiastique 
(1869),  regrette  une  semblable  «  inquisition,  »  qui  a  quelque  chose 
«  d'odieux,  et  en  même  temps  de  pénible,  pour  celui  qui  en  est 
l'objet,  »  Il  y  voit  «  la  délivrance  d'une  espèce  de  certificat  de 
mendicité.  » 

Cette  caisse  permit  néanmoins  de  soulager  tout  de  suite  cer- 
taines infortunes.  L'année  suivante,  en  effet,  au  mois  de  novembre 
1834,  M.  Fortoul  adressait  à  Napoléon  III  un  rapport  «  sur  le 
fonctionnement  de  la  Caisse  générale  des  retraites  ecclésiastiques  » 
où  nous  trouvons  les  intéressantes  statistiques  suivantes  : 

«  Les  ressources  de  la  Caisse  générale  des  retraites,  créée  par 
le  décret  du  28  juin  18S3,  s'élèvent,  pour  1854,  à  600  000  francs. 
Depuis  le  mois  de  mars  jusqu'au  15  octobre  dernier,  544000  francs 
ont  été  répartis  entre  1246  prêtres  en  retraite.  Le  taux  moyen 
des  pensions  est  donc  d'environ  450  francs. 

«  Parmi  les  ecclésiastiques  qui  ont  obtenu  des  pensions,  on 
compte:  1  chanoine,  91  curés,  1023  desservans,  99  vicaires, 
23  aumôniers,  4  missionnaires,  1  directeur  de  séminaire,  4  pro- 
fesseurs de  séminaire.  Total  :  1246. 

«  La  durée  des  services  de  958  pensionnaires  varie  de  30  à 
40  années  ;  230  ont  exercé  le  saint  ministère  pendant  un  espace 
de  40  à  50  ans;  26  durant  une  période  de  50  à  60  ans;  et  32  ont 
été  en  fonctions  pendant  plus  de  60  ans. 

«  392  pensionnaires  sont  âgés  de  50  à  60  ans  ;  576  de  60  à  70  ; 
170,  de  70  à  80;  85  de  80  à  90;  23  de  90  et  au-dessus. 

«  La  répartition  par  diocèses  présentait  de  nombreuses  diffi- 
cultés :  j'ose  espérer  qu'elles  ont  été  résolues  de  la  manière  la 
plus  satisfaisante,  grâce  au  concours  de  l'épiscopat.  On  ne  sau- 
rait dès  maintenant  comparer  utilement  les  divers  diocèses  de  la 
France  sous  le  double  point  de  vue  du  nombre  et  de  la  quotité 
des  pensions.  Les  différences  qui  existent  entre  eux  proviennent 
de  causes  multiples  que  le  temps  et  l'expérience  mettront  seuls 
à  même  d'apprécier.  On  ne  s'étonnera  pas,  du  reste,  que  les  ^ïo- 
cèses  les  plus  pauvres  aient  été  les  mieux  partagés  ;  ainsi  le  àih- 
cèse  d'Ajaccio  compte  69  pensionnaires,  le  diocèse  de  Saint- 
Flour,  44;  le  diocèse  de  Rodez,  39...  >* 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

La  Caisse  générale  des  retraites  ecclésiastiques  existe  encore 
actuellement.  Il  est  assez  curieux  qu'il  n'en  ait? pas  été  ques- 
tion lors  des  longues  discussions  qui  se  sont  produites  à  la 
Chambre  des  députés  sur  le  projet  de  Séparation  des  Églises  et 
de  l'État. 

II 

Nous  nous  trouvons  donc  aujourd'hui  en  présence  de  deux 
institutions  destinées  à  venir  en  aide  aux  ecclésiastiques  âgés  et 
infirmes  :  les  caisses  diocésaines,  rouage  purement  sacerdotal, 
et  la  soi-disant  Caisse  générale  des  retraites,  appelée  dans  le 
clergé.  Caisse  du  Remords,  parce  que  plusieurs  phrases  du  mi- 
nistre Fortoul  font  allusion  à  la  dette  de  l'État  à  l'égard  des 
prêtres  de  TEglise  catholique. 

Quels  sont  les  résultats  donnés  par  ces  institutions  ?  Quel 
avenir  sera  le  leur  si  la  crise  religieuse  que  nous  traversons 
atteint  le  degré  d'acuité  voulu  par  les  jacobins  et  les  sectaires? 
Telles  sont  les  questions  qu'il  semble  utile  d'examiner. 

Il  est  assez  difficile  d'avoir  des  renseignemens  très  précis  sur 
la  situation  présente  des  caisses  diocésaines.  Leur  administration 
est  sommaire,  l'évêque  est  un  président  de  Conseil  dont  les  vo- 
lontés sont  difficiles  à  critiquer,  surtout  lorsqu'elles  sont  inspi- 
rées par  plus  de  charité  chrétienne  que  de  compétence  financière. 

Beaucoup  de  ces  caisses  vivent  encore  avec  les  statuts  élaborés 
après  le  décret  de  Thermidor  an  XIII.  D'autres  ont  été  obligées 
de  se  soumettre  à  des  formalités  administratives  et  d'adopter  des 
statuts  plus  récens,  mais  moins  libéraux,  pour  le  motif  suivant 
Certaines  caisses  reçurent  des  legs  importans  et  durent  deman- 
der l'autorisation  de  les  accepter.  Tout  alla  bien  pendant  quelque 
temps.  Mais,  l'Etat  s'aperçut  qu'il  se  constituait  ainsi  une  for- 
tune de  biens  de  mainmorte  qu'il  lui  était  difficile  d'apprécier 
et  de  contrôler.  Il  résolut  donc  de  tirer  parti  de  la  première 
occasion  qui  se  présenterait,  pour  n'accorder  son  autorisation 
d'accepter  un  don  ou  un  legs,  qu'à  la  condition  de  prendre  pour 
statuts  un  texte  soigneusement  élaboré. 

Ce  petit  <(  truc  »  gouvernemental  semble  avoir  commencé  à 
fonctionner,  en  1885,  sous  la  présidence  de  M.  Jules  Grévy  et  le 
passage  au  ministère  de  l'Instruction  publique,  des  Beaux-Arts 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  879 

et  des  Cultes,  de  M.  René  Goblet.  La  Caisse  d'Angers  fondée 
en  1859  avait  eu  des  difficultés;  son  conseil  d'administration 
avait  été  dissous  et  un  administrateur  séquestre  nommé.  On 
en  profita  pour  lui  donner  des  statuts,  dressés,  délibérés  et 
adoptés  par  le  Conseil  d'Etat  dans  ses  séances  des  21  mai  et 
4  juin  1885.  Ils  sont  signés  de  MM.  Charles  Ballot,  vice-pré- 
sident du  Conseil  d'Etat,  —  Jules  Valabrègue,  maître  des  (re- 
quêtes, rapporteur,  —  A.  Fouquier,  maître  des  requêtes,  secré- 
taire général. 

Le  décret  promulguant  ces  statuts  est  du  12  juin  1885,  il 
porte  le  n°  22474,  et  se  trouve  dans  le  Bulletin  des  lois  n"  1698, 
XII®  série,  partie  supplémentaire,  du  14  août  1885. 

Ce  texte  servit  de  modèle  pour  les  cas  qui  se  présentèrent 
dans  la  suite.  Il  avait  été  préparé  par  des  décisions  du  Conseil 
d'Etat  qui,  ayant  considéré  ces  caisses  comme  établissemens 
d'utilité  publique,  les  «  soumettaient  par  ce  fait  à  la  tutelle  et  à 
la  surveillance  du  gouvernement  (1).  » 

Ce  dernier  a  donc  «  le  devoir  de  prescrire  les  mesures  néces- 
saires pour  la  conservation  des  biens  de  ces  établissemens,  la 
garantie  de  leur  gestion  et  la  régularité  de  leur  comptabi- 
lité (2).  » 

Voici  certains  des  articles  de  ces  nouveaux  statuts  dans  les- 
quels l'État  accomplit  son  «  devoir.  » 

«  Art.  15.  —  Les  secours  alloués  ne  peuvent  excéder  les  dix- 
neuf  vingtièmes  des  ressources  réalisées  chaque  année.  Le  Con- 
seil d'administration  fait  affecter  treize  vingtièmes  au  plus  de  ces 
ressources  à  des  secours  permanens  et  six  vingtièmes  au  plus  à 
des  secours  temporaires. 

«  Art.  16.  —  L'excédent  des  recettes  est  employé  en  rentes 
nominatives  trois  pour  cent  sur  l'État. 

Toutes  les  autres  valeurs,  de  même  que  tous  les  immeubles  qui 
pourront  échoir  à  la  Caisse  de  secours,  devront  être  aliénés  et 
convertis  en  rentes  nominatives  trois  pour  cent  sur  l'Etat. 

Les  fonds  qui  ne  seront  pas  nécessaires  pour  les  besoins  du 
mois  sont  versés  en  compte  courant  au  Trésor. 

«  Art.  18,  —  Sur  la  proposition  du  Conseil  d'administration, 

(1)  Voyez  Contentieux.  Conseil  d'État,  9  février  1883.  —  Rapport  de  |M.  Collet, 
conseiller  d'État,  8  mars  1884  et  décret  du  31  mars  1884.  —  Répertoire  de  Droit 
administratif  par  M.  Léon  Béquet  (Paul  Dupont,  1891). 

(2)  Répertoire  Béquet.  V».  Caisse  de  retraites  diocésaines. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  ministre  des  Cultes  nomme  un  trésorier  qui  peut  être  pris  en 
dehors  du  Conseil. 

«Ce  trésorier  est  chargé  de  la  comptabilité  de  l'établissement, 
de  la  perception  des  revenus  et  du  payement  des  mandats,  qui 
ne  peuvent  être  délivrés  que  par  l'ordonnateur.  Il  représente  la 
Caisse  eu  justice  et  dans  tous  les  actes  de  la  vie  civile. 

«  //  feiit  être  révoqué  par  le  ministre  des  Cultes.  » 

Les  statuts  prévoyaient  naturellement  les  conditions  néces- 
saires pour  obtenir  des  secours.  Elles  sont  les  suivantes  : 

Pour  les  secours  permanens  : 

1°  Faire  partie  de  la  catégorie  des  prêtres  séculiers; 

2'*  Etre  âgé  de  soixante-dix  ans  ou  infirme  ; 

3°  Etre  hors  d'état  d'exercer  le  ministère  ; 

4°  Renoncer  au  titre  d'activité  payé  par  l'État,  le  département, 
la  commune,  les  établissemens  publics,  laïques  ou  ecclésias- 
tiques, et  les  congrégations  religieuses  légalement  reconnues. 

Ces  secours  permanens  ne  pourront  excéder  huit  cents  francs 
par  an,  lorsque  l'ecclésiastique  bénéficiaire  n'aura  pas  versé  ré- 
gulièrement ses  souscriptions  annuelles.  Ils  pourront  aller  jus- 
qu'à quatorze  cents  francs  lorsque  ces  souscriptions  auront  été 
versées  sans  interruption,  soit  depuis  trente  ans,  soit  depuis 
l'entrée  dans  le  sacerdoce,  soit  depuis  l'incorporation  au  diocèse. 

Pour  les  secours  temporaires,  on  n'exige  que  la  qualité  de 
prêtre  séculier,  les  secours  ne  pourront,  dans  l'année,  dépasser 
huit  cents  francs. 

Enfin,  dans  tous  les  cas,  les  ressources  personnelles  sont  pré- 
comptées. 

Les  ressources  de  la  caisse  se  composent  : 

1"  Des  souscriptions  volontaires  des  prêtres  et  des  fidèles. 
Aucun  minimum,  ni  maximum  n'est  fixé  ; 

2°  Des  revenus  des  biens  que  la  Caisse  a  été  ou  pourra  être 
autorisée  à  acquérir  ou  à  recevoir  ; 

S'' Du  produit  du  prélèvement  de...  (Beaucoup  de  caisses  pren- 
nent moins  du  sixième,  sur  la  location  des  bancs,  chaises  et 
places  dans  les  églises.  Décret  du  13  thermidor,  an  XIII.) 

Ces  caisses  sont-elles  en  mesure  de  pourvoir  aux  besoins  de 
tous  les  prêtres  âgés  ou  infirmes  de  leurs  diocèses?  L'enquête 
que  nous  avons  faite  à  cet  égard  est  loin  de  donner  une  réponse 
satisfaisante.  Ces  secours  empêchent  quelques  misères,  enrayent 


LES   RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  881 

quelques  détresses,  mais  ne  peuvent  pas  être  accordés  à  tous  ceux 
qui  se  trouveraient  dans  les  conditions  de  les  obtenir.  Ce  sont  bien 
des  secours  au  sens  propre  du  mot,  et  même  ceux  qui  ont  cotisé 
pendant  longtemps  ne  sont  pas  sûrs  de  les  recevoir.  L'aide  va 
sans  doute  aux  plus  besogneux,  aux  plus  dignes  de  pitié,  mais 
n'assure  pas  l'avenir  du  clergé.  La  Caisse  de  secours  peut  être 
un  rouage  utile,  lorsqu'elle  est  bien  administrée,  mais  elle  n'est 
•.  pas  un  rouage  suffisant  et,  dans  certains  cas,  la  sentimentalité  et 
le  bon  cœur  de  l'évêque  semblent  avoir  une  trop  grande  influence 
sur  la  répartition  des  allocations. 

En  définitive,  les  Caisses  de  secours  sont  mal  organisées  et 
insuffisantes  à  assurer  les  ecclésiastiques  contre  les  hasards  de 
l'existence.  Elles  n'accordent  que  des  secours  et  non  pas  des  pen- 
sions, ce  dernier  terme  impliquant  une  idée  de  droit  pour  celui 
qui  veut  assurer  son  avenir.  Elles  fonctionnent  sans  règles  pré- 
cises, les  secours  étant  accordés  proportionnellement  aux  revenus, 
mais  sans  la  recherche  d'une  répartition  sûre,  garantie,  et  mathé- 
matique. 

Reste  le  second  organisme,  la  Caisse  nationale  des  retraites 
ecclésiastiques,  la  fameuse  Caisse  du  Remords,  créée  en  1853. 

Les  ressources  de  cette  caisse  se  composent  de  216  000  francs 
de  rentes  provenant  de  la  première  dotation,  de  300  000  francs 
environ  pris  sur  le  budget  des  Cultes  et  des  revenus  non  em- 
ployés dans  les  exercices  précédens.  Voici  quel  en  était  l'état 
au  31  décembre  1902  : 

Solde  au  31  décembre  1901 652  520  fr.  93  c. 

Recettes  de  1902 516  476  fr. 

Total  des  recettes i  168  996  fr.  93  c. 

Sommes  ordonnance'es  en  1902 536  958  fr.  31  c. 

Sommes  réintégrées  en  1902 99  342  fr.  30  c. 

Net  des  sommes  ordonnancées  et  dépenses  de 

1902 437  616fr.  01  c. 

Solde  créditeur  au  31  d'cembre  1902 731380  fr.  92  c. 

Le  secours  renouvelable  est  fixé  à  500  francs  pour  les  anciens 
desservans,  et  600  francs  pour  les  anciens  curés.  Ce  ne  sont  là, 
nous  le  répétons  que  des  secours  et  non  pas  des  pensions.  Pour  les 
obtenir,  il  faut  attendre  que  les  titulaires  actuels  aient  disparu,  et 
il  faut  passer  par  toutes  les  conditions  que  nous  avons  déjà 
examinées. 

TOME  XIX.  —  190b.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  doute  on  exige  que  les  postulans  : 

1"  N'aient  aucune  fortune  personnelle; 

2**  Soient  âgés  de  soixante  ans; 

3**  Justifient  de  trente  années  de  services  paroissiaux; 

Mais  il  y  a  toute  la  gamme  des  présentations,  des  enquêtes  et 
des  suppliques,  ce  qui  faisait  écrire  à  l'abbé  Tounissoux  : 

;<  Ce  sont  ici  moins  des  pensions  que  de  simples  secours, 
puisqu'il  faut  supplier  humblement  et  longtemps  pour  les  ob- 
tenir, et  que,  même  avec  ces  conditions,  le  prêtre  infirme  n'est 
pas  plus  assuré  de  les  obtenir  que  le  mendiant  n'est  assuré  d'ob- 
tenir l'aumône  qu'il  demande  au  passant.  » 

Il  est  d'ailleurs  intéressant  de  considérer  à  cet  égard  la  sta- 
tistique n°  3  de  l'administration  des  Cultes  qui,  dans  sa  dernière 
page  (édition  de  1904),  donne  la  situation  des  pensions  accor- 
dées au  31  décembre  1903.  Les  prêtres  qui  en  ont  bénéficié  sont  aa 
nombre  de  927.  Ils  sont  très  irrégulièrement  répartis  parmi  les 
diocèses.  C'est  ainsi  qu'il  n'y  a  qu'un  secours  dans  l'Ariège,  le 
Calvados,  l'Eure-et-Loir,  Tllle-et-Vilaine,  la  Manche,  l'Algérie; 
deux  dans  les  Ardennes,  l'Aube,  la  Creuse,  le  Finistère,  l'Indre- 
et-Loire,  la  Loire-Inférieure,  la  Mayenne,  la  Haute-Savoie,  les 
Deux-Sèvres,  —  tandis  que  nous  trouvons  des  chiffres  bien  plus 
élevés  dans  certains  autres  départemens  :  Hautes-Alpes,  24; 
Alpes-Maritimes,  23;  Aude,  27;  Aveyron,  48;  Bouches-du- 
Rhône,  23;  Cantal,  39;  Gard,  30;  Isère,  37;  Haute-Loire,  26 ; 
Lot-et-Garonne,  25;  Lozère,  29;  Tarn,  36,  etc.  A  quoi  attribuer 
ces  différences?  Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  une  question 
aussi  embarrassante,  qui  sortirait  peut-être  du  cadre  de  notre 
étude. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  court  aperçu  peut  sans  doute  montrer 
que  la  Caisse  nationale  des  retraites  ecclésiastiques  aussi  bien 
que  les  caisses  diocésaines  ne  donnent  aux  prêtres  âgés  et  in- 
firmes que  l'assurance  d'un  avenir  incertain.  De  telles  pensions 
sont  exposées  à  tous  les  risques  qui  s'attachent  à  l'attribution 
d'un  secours  que  rien,  ni  personne,  ne  garantit. 

Mais  aujourd'hui  une  préoccupation  plus  'grave  doit  s'emparer 
de  tous  les  prêtres  qui  pouvaient  même  escompter  ces  secours. 
Que  deviendront  ces  deux  organismes  lors  de  la  séparation  des 
Églises  et  de  l'État? 

N'oublions  nas  que  le  gouvernement  connaît  les  ressources 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  883 

de  presque  toutes  les  caisses  diocésaines,  puisque  leur  capital 
doit  être  en  rentes  3  pour  100  nJminatives.  Laissera-t-on  ces 
caisses  libres  de  fonctionner  comme  par  le  passé?  Des  règle- 
mens  d'administration  publique  ne  viendront-ils  pas,  postérieure  ; 
ment  à  la  loi,  porter  un  intérêt  peut-être  trop  direct  à  ces  insti- 
tutions? Il  nous  semble  que  la  situation  de  ces  caisses  est  loin 
d'être  brillante  et  que  les  évêques  qui  en  ont  la  responsabilité 
doivent  chercher  à  garantir  les  capitaux  qu'elles  possèdent.  Nous 
indiquerons  plus  loin  un  moyen  qui  nous  semble  digne  d'être 
employé,  car  il  a  déjà  donné  de  bons  résultats. 

Quant  à  la  Caisse  nationale  des  retraites  ecclésiastiques,  son 
existence  semble  directement  menacée  par  la  séparation.  Si 
l'on  supprime  le  budget  des  Cultes,  il  va  sans  dire  qu'on  sup- 
primera la  subvention  qui  était  affectée  à  cette  caisse  et  qui  re- 
présentait son  principal  revenu.  La  dotation  qui  lui  a  été  faite 
conservera-t-elle  cette  affectation?  Verra-t-on  cette  nouvelle  dé- 
rogation au  principe  de  la  séparation  :  l'Etat,  par  l'intermédiaire 
de  la  Caisse  des  Dépôts  et  Consignations,  obligé  de  donner  des 
secours  au  clergé  catholique,  qu'il  prétend  ne  plus  connaître,  et 
faire  servir  à  cet  usage  une  somme  si  nettement  affectée  comme 
«  reconnaissance  de  la  dette  du  pays  à  l'égard  de  l'Eglise,  »  par 
le  gouvernement  de  Napoléon  III  ? 

Le  spectacle  ne  manquerait  pas  de  piquant,  mais  il  est  à 
craindre  sur  ce  point  encore  qu'un  décret  d'administration  pu- 
blique, sinon  une  loi,  ne  viennent  apporter  leurs  prévoyantes 
prescriptions. 

Le  millier  de  prêtres,  aujourd'hui  bénéficiaire  de  secours,  ne 
perdra  peut-être  pas  le  seul  moyen  d'existence  qu'il  possède,  mais 
ceux  qui  disparaîtront  ne  seront  probablement  pas  remplacés. 

Cette  institution,  dans  les  temps  actuels,  offre  donc,  moins 
que  jamais,  une  espérance  aux  vieux  serviteurs  du  culte  catho- 
lique. Il  n'y  avait  déjà  pas  lieu  de»compter  sur  elle.  Il  est  juste 
aujourd'hui  de  ne  pas  y  compter  du  tout,  sous  peine  de  s'aven- 
turer vers  d'amères  désillusions. 

L'avenir  du  clergé  est  donc  en  ce  moment  en  présence  d'in- 
f.ertitudes  plus  grandes  qu'à  aucune  période  de  l'histoire  que 
nous  avons  sommairement  parcourue. 

La  loi  de  la  sépajation  prévoit  bien  des  pensions  pour  les 
prêtres  actuels,  et  encore  la  plupart  de  ces  pensions  sont  tempo- 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raires.  Interrogé  sur  ce  point,  le  ministre  a  donné  les  chiffres 
suivans  à  la  Commission  de  la  séparation  : 

«  Les  pensions,  telles  qu'elles  sont  prévues  par  le  projet  de  loi, 
entraîneraient  pour  le  culte  catholique  une  dépense  maximum^ 
de  22  millions  643  000  francs,  ce  qui  constituerait  une  économie 
de  13  508  000  francs  par  rapport  aux  crédits  actuellement  affectés 
à  ce  culte.  Pour  le  culte  protestant, la  dépense  est  de  1  347  000  francs  ; 
elle  serait  réduite  à  446  000  francs.  Pour  le  culte  Israélite,  dont  la 
dépense  se  chiffre  à  118  000  francs,  les  pensions  nécessiteraient 
une  dépense  de  42000  francs.  » 

Dans  tous  les  cas,  ce  ne  serait  qu'an  état  de  choses  transi- 
toire :  les  jeunes  prêtres  d'aujourd'hui  et  ceux  qui  se  forment 
n'auraient  pas  à  compter  sur  ces...  largesses. 

Le  clergé  catholique  français  doit  donc  se  préoccuper  de  son 
avenir  matériel,  et  il  semble  que,  dans  cet  ordre  d'idées,  d'inté- 
ressantes initiatives  puissent  être  prises. 

III 

L'une  des  plus  remarquables  brochures  de  V Action  populaire, 
signée  de  M.  l'abbé  Leroy,  étudie  les  raisons  qui  justifient 
l'action  sociale  du  prêtre  et  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir 
pour  l'exercer  (1).  Ne  serait-il  pas  juste  et  utile  que  le  clergé 
donnât  le  premier  l'exemple  d'une  organisation  sociale  sérieuse? 
Et  ne  serait-il  pas  plus  qualifié  pour  susciter  des  syndicats,  des 
mutualités,  des  caisses  de  retraites,  s'il  avait  déjà  fondé  pour  lui- 
même  de  telles  institutions?  Certes,  nous  ne  demandons  pas  aux 
ecclésiastiques  de  fonder  un  syndicat  professionnel  pour  la  dé- 
fense de  leurs  intérêts  économiques,  mais  nous  ne  voyons  pas 
pourquoi  ils  n'utiliseraient  pas  à  leur  profit  la  loi  du  1'^''  avril  1898, 
sur  les  sociétés  de  secours  mutuels  et  les  caisses  de  retraites. 

Jusqu'ici,  l'Eglise  a  prétendu  avoir  des  lois  particulières;  le 
droit  commun  ne  semblait  pas  fait  pour  elle.  Il  en  résulte  qu'elle 
se  trouve  facilement  mise  hors  la  loi  et  qu'on  supprime  la  légis- 
lation qui  la  concerne  avec  d'autant  plus  d'aisance  que  d'autres 
institutions  ne  semblent  pas  souffrir  du  fait  de  telles  amputa- 
tions. On  parle  d'établir  des  associations  cultuelles:  fort  bien; 
mais  qu'un  gouvernement  un  peu  plus  sectaire   soit  donné  à 

(1)  Action  populaire,   Reims.  —  Le  Clergé  et  les  Œuvres  sociales,  3*  série. 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES. 

notre  pays,  et  nous  verrons  peut-être  ces  associations  de  nou- 
veau traquées,  spoliées,  détruites,  au  nom  et  pour  le  bénéfice 
d'une  politique  quelconque.  Les  associations  révolutionnaires  et 
jacobines,  régies  par  le  droit  commun,  n'auront  rien  à  souffrir; 
le  régime  d'exception  des  autres  pourra  être  détruit  ou  rendu 
plus  tyrannique.  Cela  ne  portera  pas  préjudice  aux  institutions 
laïques  ordinaires.  Et  c'est  là  peut-être  le  comble  de  l'habileté 
des  ennemis  de  l'Eglise,  que  de  la  maintenir  toujours  dans 
l'exception,  afin  de  pouvoir  toujours,  au  nom  d'une  règle  supé- 
rieure, modifier  ces  exceptions. 

Tout  autre  serait  la  situation  du  clergé  catholique  s'il  s'orga- 
nisait avec  les  lois  ordinaires  et  communes  à  tous  les  citoyens.  Il 
serait  bien  difficile  de  toucher  à  une  œuvre  mise  sous  le  couvert 
d'une  loi  générale  sans  menacer  toutes  les  autres  œuvres,  de 
quelques  nuances  soient-elles,  arborant  le  même  pavillon.  Pre- 
nons l'exemple  d'une  caisse  de  retraites  Si  les  prêtres  consti- 
tuent entre  eux  dans  les  termes  de  la  loi  du  l^""  avril  1898  une 
telle  institution,  comment  un  gouvernement  pourra-t-il  lui  cau- 
ser un  préjudice  sans  en  même  temps  porter  atteinte  à  toutes  les 
caisses  de  retraites  régies  par  .-  même  loi  et  qu'il  a  intérêt  à 
encourager  ?  La  crainte  de  molester  la  masse  obligera  à  suppor- 
ter des  organisations,  parfaitement  légales  et  régulières,  mais 
qu'on  préférerait  voir  sur  un  autre  terrain. 

L'Eglise  en  tant  que  force  morale  peut  revendiquer  des  pri- 
vilèges et  des  droits,  mais  les  ecclésiastiques  en  tant  qu'hommes, 
en  tant  que  citoyens,  auraient  intérêt  à  entrer  dans  les  cadres 
du  droit  commun,  à  une  époque  où  l'organisation  religieuse  n'est 
plus  en  mesure  comme  autrefois  de  pourvoir  à  leur  avenir.  Aussi 
ne  pouvons-nous  qu'applaudir  aux  initiatives  qui  ont  été  prises 
à  cet  égard  et  qui  ont  bien  voulu  nous  l'aire  l'honneur  de  nous 
demander  quelques  conseils  d'ordre  pratique. 

Rien  de  plus  noble  et  de  plus  conforme  à  la  doctrine  évan- 
gélique  que  ces  prêtres  qui,  en  présence  des  aléas  de  leur  avenir, 
se  groupent,  s'unissent,  forment  des  caisses  de  secours  et  de 
retraites,  emploient  pour  eux-mêmes  les  principes  de  l'aide 
mutuelle  et  de  la  solidarité  qu'ils  ont  si  souvent  prêches  en 
■commentant  l'éternel  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres.  » 

Il  s'est  trouvé  des  évêques,  profondément  avertis  des  néces- 
sités de  l'heure  actuelle,  pour  inspirer  et  patronner  ces  initia- 
tives. Leurs  psêtres  se  sont  assemblés.  Ils  ont  élaboré  des  sta- 


886  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

tuts  conformes  à  la  loi  du  1"  avril  1898.  Ils  ont  créé  une  mu- 
tualité semblable  aux  20  000  mutualités  régies  par  cette  loi, 
mais  adaptée  aux  avantages  spéciaux  qu'on  en  veut  tirer. 

Société  autonome  et  laïque...  Laïque!  Pourquoi  ce  mot 
effrayerait-il  quand  il  peut  faire  du  bien?  Quand  il  peut  surtout 
être  mis  au  service  de  la  religion  en  assurant  ce  qu'il  y  a 
d'humain  en  ses  ministres,  la  misère  et  la  fragilité  de  leur  exis- 
tence, contre  les  conséquences  des  infirmités  et  de  la  vieillesse? 

Société  ayant  un  conseil  d'administration,  chargé  de  la  ges- 
tion de  toutes  les  affaires  sociales,  et  des  assemblées  générales 
ratifiant  les  décisions  prises  en  tranchant  souverainement  les 
questions  posées. 

Le  but  de  l'association  peut  être  double  : 

1°  Constituer  pour  ses  sociétaires  participans,  qui  ne  pour- 
ront être  que  des  prêtres,  des  pensions  de  retraites  garanties. 

!  2°  Accorder  des  allocations  renouvelables  et  des  secours 
d'invalidité. 

On  pourra  y  ajouter  la  création  d'une  maison  de  retraite 
pour  les  ecclésiastiques  âgés  ou  infirmes.  ïl  n'y  aurait  d'ailleurs 
aucun  inconvénient  à  ce  qu'une  telle  société  étendît  son  champ 
d'action. 

C'est  ainsi  qu'elle  pourrait  accorder  aux  prêtres  malades  des 
indemnités  leur  permettant  de  se  procurer  les  soins  médicaux 
et  les  médicaments  nécessaires  ;  que  des  secours  pourraient  être 
alloués  aux  ecclésiastiques  en  cas  de  gêne  momentanée  ;  que 
les  frais  funéraires  des  associés  seraient  à  la  charge  de  la  so- 
ciété,... etc. 

Toutes  les  combinaisons  offertes  par  la  loi  du  l^""  avril  1898 
seraient  à  la  disposition  de  telles  sociétés.  Mais  il  est  évident 
que  la  question  des  retraites  se  présente  comme  très  urgente  et 
devrait  être  envisagée  en  premier  lieu. 

Ces  pensions  de  retraites  garanties  seront  obtenues  à  l'aide 
des  cotisations  personnelles  des  participans  inscrites  à  capital 
réservé  à  la  société  sur  les  livrets  de  la  Caisse  nationale  des 
Retraites  pour  la  vieillesse  (1).  Rien  n'empêche  actuellement  un 

■(l)  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  institution  avec  la  Caisse  nationale  des  retraites 
ecclésiastiques  dont  nous  ne  nous  occuperons  plus  dans  cet  article.  La  Caisse  na- 
tionale des  retraites  pour  la  vieillesse  est  celle  à  laquelle  nous  avons  fait  allusion 
,à  la  sixième  page  de  cet  article.  Elle  possède  aujourd'hui  plus  de  2430  000  dépo- 
sans,  a  reçu  1  298  3  î".  iGl  francs,  paie  pour  36  622  000  francs  de  rentes  et  a  rem- 
bourse après  décès  Slci  891  000  francs. 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  887 

prêtre  d'avoir  recours  directement  à  cette  Caisse  nationale.  Si 
beaucoup  ne  le  font  pas,  c'est  qu'ils  l'ignorent;  la  Société  aura 
eu  le  mérite  d'être  pour  ceux-là  une  révélation  en  leur  montrant 
que  le  droit  commun  a  bien  ses  avantages. 

Les  allocations  renouvelables  et  les  secours  d'invalidité  se- 
ront la  part  offerte  aux  sociétaires  dans  les  bénéfices  de  la  mutua- 
lité^ c'est-à-dire  de  l'aide  mutuelle.  Ils  n'auraient  pas  droit  à  ces 
allocations  s'ils  s'adressaient  directement  à  la  Caisse  nationale 
des  Retraites  pour  la  vieillesse.  En  effet,  à  côté  des  capitaux  qui 
ne  feront  que  passer  de  la  Société  à  la  Caisse  nationale,  on  con- 
stituera une  caisse  sociale  alimentée  de  la  façon  suivante  : 

l*'  Une  quote-part  fournie  par  les  participans.  Ils  montre- 
ront ainsi  leur  esprit  de  confraternité. 

2"  Puis,  la  masse  provenant  des  dons,  subventions  des  fidèles 
qui  pourront  être  membres  honoraires  de  la  Société,  legs  dont 
l'acceptation  pourra  être  accordée  sans  passer  par  les  conditions 
abusives  imposées  aux  caisses  diocésaines,  etc.  Une  telle 
caisse  sociale  sera  susceptible  de  devenir  très  riche.  Elle  per- 
mettra à  l'assemblée  générale  de  la  Société  d'accorder  aux  par- 
ticipans infirmes  ou  âgés,  et  dans  les  termes  des  statuts,  des  allo- 
cations qui  viendront  sensiblement  augmenter  la  pension  garantie 
et  fixe  due  à  leur  prévoyance  personnelle  (livret  individuel  de 
la  Caisse  nationale  des  Retraites).  11  faut  songer,  en  effet,  que 
la  pension  de  vieillesse,  pour  être  assez  forte,  ne  s'acquiert  que 
par  des  versemens  relativement  élevés  ou  par  des  versemens 
effectués  lorsqu'on  est  encore  jeune.  A  quarante-cinq,  cinquante 
ans,  il  est  trop  tard  pour  penser  à  se  constituer  cette  pension. 
Les  allocations  de  vieillesse  ou  d'infirmités  viendront  remédier 
à  l'imprévoyance  des  uns  et  récompenser  la  prévoyance  des 
autres. 

C'est  là  qu'une  intéressante  combinaison  pourra  se  produire 
avec  les  capitaux  des  caisses  diocésaines  qui  semblent  mena- 
cées. 

On  liquidera  la  caisse  diocésaine.  Puis  les  fonds  de  cette 
caisse  seront  nominalement  répartis  sur  des  livrets  spéciaux 
fournis  par  la  Société  mutuelle  aux  prêtres  fondateurs  de  ladite 
société.  Cette  répartition  se  fera  proportionnellement  aux  années 
de  ministère  de  chaque  titulaire  de  ces  livrets.  Au  décès  du 
titulaire,  le  capital  inscrit  sur  les  livrets  fait  naturellement 
retour  à  la  Société  qui  peut  le  répartir  de  nouveau. 


888  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  diocèses  qui  auront  la  bonne  fortune  d'agir  ainsi  pour- 
ront par  ce  moyen  constituer  d'importantes  retraites  à  leurs 
vieux  prêtres.  Elles  tireraient  les  ressources  suffisantes  d'une 
part  de  ce  capital  des  caisses  diocésaines  qui  resterait  intangible, 
mais  dont  les  revenus  seuls  seraient  employés,  d'autre  part,  des 
cotisations  spéciales  des  sociétaires  et  des  membres  honoraires, 
des  dons,  subventions,  etc.,  annuellement  versés  et  dont  le  pro- 
duit pourrait  être  dans  ce  cas  presque  entièrement  réparti  en 
capital.  Ce  serait  une  combinaison  de  la  répartition  et  de  la  ca- 
pitalisation :  l'héritage  de  la  caisse  diocésaine  représentant  la  part 
réservée  à  la  capitalisation  ;  les  ressources  provenant  des  dons, 
subventions  des  fidèles,  etc.,  tenant  lieu  de  fonds  de  réparti- 
tion. 

Nous  ne  faisons  qu'ébaucher  l'organisation  de  telles  sociétés 
en  prenant  pour  base  ce  qui  a  déjà  été  fait  dans  certains  dio- 
cèses, et  ce  qui  est  sur  le  point  de  se  faire  dans  plusieurs  autres. 

Des  modalités  et  des  détails  pourront  être  introduits  selon 
les  situations  particulières  en  présence  desquelles  on  se  trouvera. 
Nous  jugeons  préférable  de  ne  pas  citer  pour  le  moment  les 
initiatives  en  cours,  mais  nous  sommes  trop  persuadé  de  la 
sollicitude  des  évêques  pour  ne  pas  supposer  que  de  telles 
préoccupations  ne  soient  pas  l'un  de  leurs  principaux  soucis. 

Nous  croyons,  d'autre  part,  cette  combinaison  préférable  à 
celle  qui  chargerait  les  associations  diocésaines,  paroissiales  ou 
cultuelles  d'assurer  l'avenir  des  prêtres  âgés  et  infirmes. 

Le  clergé  y  puiserait  une  plus  grande  tranquillité,  puisque 
la  législation  régissant  de  telles  sociétés  mutuelles  ne  pourrait 
être  modifiée  sans  apporter  des  perturbations  profondes  dans 
toutes  les  autres  sociétés  placées  sous  le  même  régime.  Tout 
gouvernement  regarde  à  deux  fois  lorsqu'il  s'agit  de  méconten- 
ter une  partie  plus  ou  moins  considérable  d'électeurs  et,  en  ce 
qui  nous  concerne,  il  se  trouverait  en  présence  de  plus  de 
3  000000  de  mutualistes,  parfaitement  organisés  et  possédant 
aujourd'hui  les  faveurs  plus  ou  moins  intéressées  des  pouvoirs 
publics.  Le  régime  des  associations  diocésaines  ou  cultuelles  ne 
sappliquant  au  contraire  qu'à  une  seule  catégorie  de  citoyens, 
des  ecclésiastiques,  pourra  toujours  se  voir  attaqué  ou  menacé 
sans  que  les  intérêts  matériels  d'une  masse  d'électeurs  ne  soient 
par  ce  fait  compromis. 


LES   RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  889 

Le  prêtre,  d'autre  part,  trouverait  dans  ce  système  des  certi- 
tudes et  des  garanties  que  d'autres  combinaisons  ne  lui  donne- 
ront peut-être  pas.  Pour  être  le  serviteur  de  l'Eglise,  le  prêtre 
n'en  est  pas  moins  wn  citoyen  français;  il  semble  donc  que,  sans 
porter  atteinte  au  droit  canonique,  il  ait  le  droit  et  le  devoir, 
comme  tout  citoyen,  de  s'assurer  contre  les  aléas  de  l'existence. 
Mais  il  peut,  aussi,  légitimement  prétendre  à  des  certitudes  et  à 
des  garanties  au  sujet  de  cette  assurance.  Les  caisses  diocésaines 
actuelles,  nous  l'avons  vu,  ne  garantissent  rien,  les  secours  sont 
aléatoires;  en  un  mot,  les  postulans  n'ont  pas  le  droit  d'exiger 
en  telles  ou  telles  circonstances  l'aide  matérielle  dont  ils  ont 
besoin.  Il  en  sera  peut-être  de  même  avec  le  système  des  asso- 
ciations diocésaines,  paroissiales  ou  cultuelles,  en  admettant  que 
ces  associations  prévoient  de  tels  buts.  L'avenir  de  chaque  prêtre 
resterait  incertain.  Avec  une  société  mutuelle,  fondée  sur  les 
principes  que  nous  avons  rapidement  posés,  il  n'en  serait  pas 
ainsi.  Chaque  associé,  possédant  un  livret  individuel  de  la  Caisse 
nationale  des  Retraites  pour  la  vieillesse,  saurait  à  un  centime 
près  la  pension  à  laquelle  il  aurait  choit  à  l'âge  fixé  par  lui-même. 
Il  resterait  libre  d'augmenter  ses  versemens  afin  de  s'assurer  une 
rente  jusqu'à  concurrence  de  1200  francs;  il  lui  serait  également 
loisible  de  reculer  de  deux,  quatre,  cinq  ou  dix  ans  l'entrée  en 
jouissance  de  cette  pension  afin  d'en  augmenter  le  taux.  Cette 
partie  de  l'assurance  serait  certaine  et  fixe^  elle  aurait  pour 
garans  des  barèmes  et  des  statistiques  qui  ont  fait  leurs  preuves 
depuis  un  demi-siècle. 

Les  allocations  et  secours  d'invalidité  resteraient  propor- 
tionnés aux  ressources  de  la  Société.  Mais  chaque  prêtre  se  trou- 
vant dans  les  conditions  des  statuts  aurait  le  droit  d'exiger  sa 
quote-part.  On  n'aurait  plus  \d.  faculté  de  lui  accorder...  quelque 
chose,  on  aurait  Vobligation  de  lui  allouer  la  part  qui  lui  revien- 
drait statutairement.  Cette  seconde  partie  de  l'assurance,  tout 
en  n'ayant  pas  la  rigidité  de  la  première,  pourra  être  très  appré- 
ciable, surtout  si  les  associations  cultuelles  ou  diocésaines 
accordent  à  la  société  mutuelle  des  subventions  assez  fortes.  Ce 
serait  aussi  un  moyen  de  détourner  beaucoup  d'ecclésiastiques 
naïfs  des  spéculations  hasardeuses  où  ils  so  lancent  parfois  pour 
s'assurer  un  avenir  ;  d'écarter  d'eux  la  bande  des  aigrefins  et  des 
lanceurs  d'affaires  qui  trouvent  de  faciles  victimes  dans  de  cré- 
dules intelligences  livrées  à  elles-mêmes. 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Enfin,  il  s'établirait  dans  l'Egliso,  à  côté  de  la  hiérarchie 
canonique,  une  organisation  de  droit  commun  qui  encadrerait 
fortement  les  prêtres  de  chaque  diocèse  en  mettant  entre  eux  des 
liens  de  solidarité.  Cela  ne  pourrait  certainement  pas  nuire  aux 
sentimens  de  charité  chrétienne  qu'ils  doivent  avoir  les  uns  pour 
les  autres.  Un  jour  viendra  peut-être  (et  c'est  là  un  rêve  qu'il 
est  permis  de  faire)  où  ces  sociétés  mutuelles  diocésaines  fondées 
en  un  assez  grand  nombre  pourront  établir  entre  elles  une  union. 
Ce  jour-là,  au  lieu  d'avoir  recours  à  l'intermédiaire  de  la  Caisse 
nationale  des  Retraites  pour  la  vieillesse,  pour  le  versement  de 
pensions  garanties,  l'Union  de  ces  sociétés  pourra  elle-même 
promettre  et  verser  les  pensions  garanties.  Le  nombre  des 
assurés  et  le  chiffre  des  capitaux  groupés  lui  permettront  alors 
d'avoir  elle-même  ses  barèmes,  de  posséder  une  autonomie 
complète  et  de  donnera  ses  sociétaires  des  avantages  égaux  sinon 
supérieurs  à  ceux  de  la  Caisse  nationale.  N'est-ce  pas  là  l'un  des 
buts  les  plus  intéressans  que  puissent  désirer  atteindre  des 
hommes  qui  ne  doivent  pas  avoir  seulement  le  souci'  de  leur 
avenir,  mais  aussi  le  désir  de  rendre  l'Eglise  puissante,  libre  et 
sérieusement  organisée  en  France  ? 

Nous  ne  voulons  pas  insister  davantage  sur  ces  points,  ni 
rechercher  les  multiples  combinaisons  qui  pourraient  rayonner 
autour  de  ce  foyer  central,  la  Société  de  retraites  mutuelles  dio^ 
césaine.  Qu'il  nous  soit  permis  toutefois  d'espérer  que  les  tenta- 
tives déjà  faites  se  généraliseront  sans  attendre  des  événemens 
qui  rendront  peut-être  difficile  ou  moins  aisée  une  telle  organi- 
sation. 

Certaines  personnes  pourront  objecter  :  «  Mais  la  loi  du 
'!«''  avril  1898  interdit  les  discussions  politiques  et  religieuses, 
votre  système  ne  sera-t-il  pas  illégal?  » 

Il  est  vraiment  puéril  de  réfuter  de  telles  objections.  La 
Société  de  retraites  mutuelles  diocésaine  sera  établie  sur  des  prin- 
cipes laïques  et  inscrira  dans  ses  statuts  conformément  à  la  loi,  et 
comme  toutes  les  sociétés  de  secours  mutuels  :  «  Les  discussions 
politiques,  religieuses  ou  étrangères  au  but  de  la  mutualité  sont 
interdites  dans  les  séances  du  conseil  et  des  assemblées  de  la 
Société.  »  Les  sociétaires  ne  s'occuperont  dans  ces  séances  que 
d'intérêts  matériejs  n'ayant  aucun  rapport  avec  le  culte. 

JXoiis  répétons  que  dans  le  prêtre,  il  y  a  l'homme,  le  citoyen 


LES    RETRAITES    ECCLÉSIASTIQUES.  891 

qui  reste  tributaire  de  notre  législation  civile.  Cette  législation 
devrait  avoir  des  clauses  bien  scabreuses  pour  lui  ravir  le  droit 
et  le  dispenser  du  devoir  de  se  préoccuper  de  son  avenir,  en  uti- 
lisant les  moyens  offerts  à  tout  le  monde. 

Si  nous  avons  esquissé  l'historique  des  pensions  et  secours 
ecclésiastiques,  c'était  pour  montrer  que  la  législation  canonique 
ne  s'était  pas  préoccupée  d'une  façon  précise  de  l'avenir  des 
ecclésiastiques.  Les  circonstances  ne  semblaient  pas  d'ailleurs 
pousser  le  clergé  à  avoir  des  craintes  à  cet  égard  comme  il  peut 
en  avoir  aujourd'hui.  Nous  avons  voulu  montrer  aussi  que  les 
régimes  d'exception  sont  aléatoires  et  qu'au  point  de  vue  qui 
nous  occupe,  le  clergé  n'a  pas  eu  les  garanties  qu'on  lui  avait 
laissé  entrevoir.  C'est  donc  vers  d'autres  horizons  que  doivent  se 
tourner  les  regards  des  prêtres  à  un  moment  où  l'on  rompt  les 
attaches  de  l'Église  et  de  l'Etat.  Il  semble  que  le  droit  commun 
puisse  seul  donner  aux  prêtres,  au  sujet  de  l'organisation  des 
pensions  et  des  secours,  les  assurances  conformes  à  leur  dignité. 
Nous  voyons  d'ailleurs  dans  la  création  des  caisses  de  retraites 
mutuelles  diocésaines  une  véritable  organisation  professionnelle 
Les  meilleurs  esprits  catholiques  sont  très  partisans,  non  pas  de 
reconstituer  les  anciennes  corporations,  —  ce  serait  là  une  pré- 
tention puérile  et  irréalisable,  —  mais  de  grouper  les  travailleurs 
par  métier.  Ces  groupemens  seraient  chargés  de  procurer  â 
leurs  membres  tous  les  services  qui  leur  seraient  nécessaires  : 
défense  de  leurs  intérêts  économiques,  arbitrage,  constitution  de 
caisses  de  crédit,  de  chômage,  de  secours,  de  retraites,  coopéra- 
tives, etc.  Pourquoi,  dans  cette  magnifique  conception  de  l'or- 
ganisation du  travail,  laisser  de  côté  ces  milliers  d'ecclésias- 
tiques dont  l'existence  est  rivée  au  plus  sublime  des  métiers  :  la 
formation  des  âmes,  le  développement  des  énergies,  l'élévation 
des  cœurs  vers  les  suprêmes  espérances?  Le  sacerdoce  n'est-il 
pas  une  profession,  la  plus  haute  et  la  plus  noble  des  profes- 
sions, puisqu'elle  met  directement  l'homme  en  contact  avec 
Dieu?  C'est  pourquoi  l'on  ne  saurait  trop  l'entourer  de  toutes  les 
garanties  de  la  législation  humaine  et  du  droit  commun. 

E.  Dedé. 


LA 

CONFÉRENCE  D'ALGÉSIRAS 


Dans  quelques  jours,  la  Conférence  internationale  d'Algésiras 
tiendra  sa  première  séance;  l'attention  universelle  se  tournera 
vers  la  petite  ville  espagnole,  où  les  représentans  des  grandes 
puissances,  assis  autour  du  modeste  tapis  vert  de  la  junte  muni 
cipale,  en  face  du  rocher  menaçant  de  Gibraltar  et  en  vue  du 
«  nébuleux  Atlas,  »  délibéreront  sur  les  destinées  du  Maroc. 
Mais  plus  encore  que  ces  débats  diplomatiques,  c'est  leur  réper- 
cussion sur  la  politique  générale  de  l'Europe  qui  déjà  préoccupe 
l'opinion;  plus  que  les  paroles  échangées  et  les  protocoles 
signés,  ce  sont  les  intentions  sous-entendues  et  les  désaccords 
soupçonnés  qui  provoquent  lïnquiétude.  Le  Maroc  est  l'objet 
de  la  Conférence,  mais  ses  décisions  déborderont  le  cadre  res- 
treint de  la  question  marocaine,  ou  plutôt,  c'est  la  question 
marocaine  elle-même  à  qui  les  événemens  de  ces  derniers  mois 
ont  donné  tout  à  coup  une  ampleur  inattendue. 

Il  est  délicat  de  parler  aujourd'hui  des  incidens  qui  sont 
venus  compliquer  la  question  marocaine  et  qui  se  sont  enve- 
nimés jusqu'à  faire  craindre  pour  la  paix  de  l'Europe;  mais  si 
l'on  n'en  parlait  pas,  il  serait  impossible  d'expliquer  pourquoi  la 
France  va  à  la  Conférence  d'Algésiras,  quels  intérêts  M.  Paul 
Révoil  est  appelé  à  y  défendre,  et  quelles  conséquences  redou- 
tables pour  notre  vie  nationale  en  peuvent  sortir.  Toutefois,  s'il 
est  devenu  impossible  de  séparer  l'avenir  du  Maroc  des  com- 


LA  CONFERENCE  d'aLGÉSIRAS.  893 

plications  dont  il  a  été  l'occasion,  du  moins  tâcherons-nous  de 
ne  mêler  les  affaires  marocaines  aux  dissentimens  européens 
que  dans  la  mesure  où  les  événemens  eux-mêmes  les  ont  ren- 
dus solidaires. 


I 

Il  était  naturel,  il  était  raisonnable  que  la  France,  maîtresse 
de  l'Algérie,  de  la  Tunisie,  du  Sénégal,  du  Soudan  et  des  routes 
sahariennes,  conçût  un  jour  le  dessein  et  manifestât  le  désir  de 
n'avoir  à  côté  d'elle,  dans  cette  «  île  »  que  la  Méditerranée  et  le 
Grand-Désert  isolent  de  l'Europe  et  de  l'Afrique  noire,  aucune 
voisine  qui  pût  devenir  une  rivale  ;  il  était  légitime  qu'elle  affir- 
mât et  fît  reconnaître  les  intérêts  spéciaux  qui  résultent  pour 
elle,  et  pour  elle  seule,  de  la  communauté  d'une  longue  fron- 
tière terrestre  et  qui  l'obligent  à  se  faire  la  gardienne  de  l'intégrité 
et  de  l'indépendance  du  Maroc  en  même  temps  qu'à  y  faire  régner 
l'ordre,  la  paix  et  la  stabilité. 

La  France,  au  cours  de  son  expansion  coloniale,  n'avait 
guère  eu  à  vaincre  qu'une  opposition,  celle  de  TAngleterre: 
lorsqu'elle  eut  conclu  avec  elle  la  convention  du  8  avril  1904  et 
signé,  en  outre,  avec  l'Espagne,  l'accord  du  7  octobre,  elle  s'en- 
dormit dans  la  confiance  que  ses  droits  étaient  reconnus,  ses 
vœux  réalisés,  et  qu'aucune  autre  puissance  européenne  ne  son- 
gerait jamais  à  s'établir  à  côté  d'elle  sur  les  côtes  du  Maroc  pour 
y  entraver  son  action  civilisatrice.  La  France  républicaine  s'en 
était  toujours  volontiers  remise  à  ses  ministres  des  Affaires 
étrangères  du  soin  de  sauvegarder  sa  dignité  et  ses  intérêts  ;  elle 
leur  faisait  crédit  de  confiance,  et,  de  leur  côté,  ils  l'avaient 
rarement  jetée  dans  des  aventures  hasardeuses  ;  à  quelques- 
uns,  elle  avait  pu  reprocher  d'avoir  manqué  de  bonnes  occa- 
sions, ou  même  d'avoir  laissé,  comme  dans  les  affaires  d'Egypte, 
péricliter  son  patrimoine  ;  mais,  du  moins,  ils  avaient  su  lui 
éviter  les  secousses  trop  graves  et  les  émotions  trop  violentes  ; 
assurée  de  leur  prudence,  elle  leur  avait  permis  de  la  faire  par- 
ticiper au  mouvement  général  qui  portait  les  grandes  nations 
vers  l'expansion  lointaine,  elle  y  avait  gagné  un  empire  colonial, 
et  surtout  elle  y  avait  trouvé  l'emploi  des  énergies  surabon- 
dantes et  des  vertus  d'action  dont  sa  situation  européenne  ne  lui 
permettait    pas  de  tirer  parti    sur   ses    frontières;   elle  savait 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'avant  de  l'engager  dans  des  entreprises  africaines  ou  asiatiques, 
les  hommes  à  qui  elle  confiait  la  charge  de  la  gouverner  se  ren- 
daient compte  et  tenaient  compte  des  conditions  dans  lesquelles 
les  traités  et  l'équilibre  des  forces  en  Europe  lui  permettaient 
une  initiative  extérieure;  il  y  avait,  entre  la  France  et  ses  mi- 
pistres,  quels  qu'ils  fussent,  comme  un  pacte  tacite;  ni  elle,  ni 
eux  ne  parlaient  de  certaines  questions  réservées,  mais  ils  y 
pensaient  toujours  et  ils  ne  se  décidaient  à  l'action  au  dehors 
qu'avec  la  certitude  préalable  qu'il  n'en  pourrait  résulter  aucun 
incident,  aucune  rupture  d'équilibre  sur  les  frontières  continen- 
tales; ils  évitaient,  et  c'était  leur  premier  souci,  de  créer  aux 
colonies  des  «  surfaces  de  friction  »  où  pourraient  naître  des  diffi- 
cultés de  nature  à  troubler  le  repos  et  la  sécurité  de  la  patrie  ;  ils 
tenaient,  avant  tout,  à  ce  qu'aucun  incident  africain  ne  pût  avoir 
son  contre-coup  sur  les  Alpes  ou  sur  les  Vosges.  La  France,  ras- 
surée sur  l'avenir  par  le  passé,  suivait  donc  avec  confiance  les 
négociations  relatives  au  Maroc,  et  lorsqu'on  lui  annonça  que 
ses  droits,  ses  intérêts  et  son  avenir,  —  on  disait  même  sa  «  su- 
prématie, »  —  y  étaient  définitivement  assurés,  elle  s'en  réjouit 
de  bon  cœur  et  volontiers  elle  félicita  le  négociateur.  Et  voilà 
qu'un  jour,  elle  se  réveille  sous  la  menace  d'une  guerre  à  cause 
du  Maroc  !  Que  s'était-il  donc  passé  et  comment  la  France  se 
trouvait-elle  en  face  d'une  situation  si  critique?  Il  ne  nous  appar- 
tient pas  aujourd'hui  de  retracer  toutes  les  circonstances  et  d'ana- 
lyser toutes  les  illusions  qui  nous  y  amenaient  ;  nous  nous  con- 
tenterons d'en  indiquer  ce  que  nous  appellerions  volontiers  les 
«  raisons  marocaines.  » 

Dès  lors  que  nous  étions  décidés  à  établir  la  suprématie  fran- 
çaise au  Maroc,  tout  en  y  maintenant  l'autorité  du  Sultan  et  la 
liberté  commerciale,  deux  méthodes  s'offraient  à  nous.  La  pre- 
mière est  celle  que  l'on  a  appelée  «  la  manière  forte  :  »  à  propos 
d'un  incident  quelconque,  au  Touât  ou  à  Figuig,  les  troupes 
françaises  pénétreraient  par  la  trouée  d'Oudjda,  occuperaient 
Fez,  tandis  que  la  flotte  bloquerait  les  ports,  et  forceraient  le 
Sultan  à  accepter  un  contrôle  sur  ses  relations  extérieures,  ses 
finances  et  son  administration.  Ni  notre  situation  en  Europe,  ni 
l'état  de  notre  politique  intérieure  ne  nous  permettaient  de 
choisir  cette  méthode  et  de  rechercher  des  avantagées  aussi  con- 
sidérables, même  en  saisissant  le  moment  où  nos  concurrens 
éventuels  seraieiïit  ou  gagnés  à  nos  projets  ou  aux  prises  avec 


LA    CONFÉRENCE    d'aLGÉSIRAS.  895. 

des  difficultés  extérieures  :  le  Maroc  n'est  pas,  comme  Madagas- 
car ou  le  Dahomey,  éloigné  des  centres  de  l'activité  européenne; 
il  est  à  cheval  sur  la  Méditerranée  et  l'Océan;  ses  côtes  s'étendent 
en  face  de  l'Espagne  et  de  Gibraltar  et  commandent  un  détroit 
à  la  liberté  duquel  toutes  les  puissances  sont  intéressées;  en 
étendant  la  main  sur  un  morceau  de  cette  importance,  nous 
risquions  de  provoquer  des  protestations,  de  soulever  des  diffi- 
cultés qui  n'auraient  peut-être  pas  été  insurmontables,  mais  que 
nos  hommes  d'Etat  ne  se  sentaient  pas  en  mesure  d'affronter. 
A  défaut  d'autres  raisons,  la  nature  de  notre  gouvernement  parle- 
mentaire et  les  crises  intérieures  par  lesquelles  nous  sommes 
passés,  en  ces  dernières  années,  ne  nous  permettaient  pas  de 
recourir  à  la  «  manière  forte  ;  »  les  inspirateurs  de  la  majorité 
parlementaire  redoutaient,  plus  qu'une  humiliation  nationale, 
une  action  dans  laquelle  serait  intervenue  l'armée;  ils  crai- 
gnaient par-dessus  tout  que  l'ardeur  des  chefs  militaires  n'en- 
traînât la  France,  malgré  ses  députés,  dans  des  aventures  belli- 
queuses; ils  ne  se  lassaient  pas  de  protester  par  avance  contre 
toute  politique  qui  pourrait  aboutir  à  l'emploi  de  la  force  ;  non 
seulement  ils  ont  rendu  irréalisable  toute  velléité  d'intervention 
militaire,  mais  encore  la  crainte  de  leurs  colères  a  grandement 
contribué  à  l'échec  final  de  la  «  pénétration  pacifique.  » 

Du  moment  où  ni  le  Parlement,  ni  l'opinion  publique 
n'étaient  disposés  à  soutenir  une  action  brusquée  au  Maroc,  ni  le 
gouvernement  à  en  prendre  l'initiative,  restait  l'autre  méthode, 
celle  que  l'on  a  appelée  «  la  pénétration  pacifique.  »  Le  pro- 
gi'amme  de  «  la  pénétration  pacifique  »  comportait  trois 
points:  d'abord,  une  campagne  diplomatique;  le  ministre  des 
Affaires  étrangères  s'adresserait  successivement  à  toutes  les 
grandes  puissances  et  négocierait  avec  «elles  en  vue  d'obtenir, 
à  certaines  conditions,  sa  liberté  d'action  au  Maroc.  En  même 
temps,  on  agirait  auprès  du  Sultan  jusqu'à  ce  qu'on  l'eût  per- 
suadé des  bieufailsique  la  suprématie  française, ne  manquerait 
pas  da  lui  apporter  et  finalement  amené  à  accepter  la  collabo- 
ra tioE  de  la -France  dans  le  gouvernement  de  son  empire  :  ce 
serait  le  second  ai'ticle  du  programme.  Viendrait  enfin,  comme 
suite  à  cette  double  négociation,  «  la  pénétration  pacifique  » 
proprement  dite,  c'est-à-dire  la  collaboration  de  la  France  avec 
le  gouvernement  marocain  pour  la  réorganisation  des  grands 
services   publics,  le   développe m.ent   de  l'activité  économique, 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'exécution  des  grands  travaux,  en  un  i;;-'.  la  transformation  pro- 
gressive du  Maroc  en  un  État  moderuu.  Sur  le  papier,  et  pour 
la  clarté  de  l'exposition,  ces  trois  modes  d'action  se  distinguent 
nettement;  mais  dans  la  pratique,  ils  devaient  rester  insépa- 
rables et  concourir  au  même  résultat  en  se  complétant  con- 
stamment l'un  l'autre.  Nous  verrons,  en  exposant  la  politique 
qui  a  été  suivie,  quels  fâcheux  effets  la  méconnaissance  d'une 
vérité  si  évidente  a  entraînés  et  comment  elle  a  contribué 
créer  la  situation  actuelle. 

II 

Décidés  à  subordonner  notre  action  au  Maroc  au  consente- 
ment préalable  des  grandes  puissances,  nous  étions  dans  la  né- 
cessité de  n'en  négliger  aucune  et  de  frapper  à  toutes  les  portes  ; 
car  les   puissances  étaient  toutes    bien  qu'à  des  degrés  divers, 
intéressées  à  l'avenir  du  Maroc.   Foutes  avaient  signé,  en  1880, 
la  convention  de  Madrid.  La  Conférence  de  Madrid  devait  natu- 
rellement faire  appel  à  tous  les  gouvernemens  étrangers,  puis- 
qu'il s'agissait  d'y  fixer  un  point  spécial  de  droit  international, 
la  protection  des  étrangers  dans  l'empire  cliérifien  ;  elle  avait 
aussi,   par  son  article  17,   stipulé  que   toutes  les  nations  joui- 
raient, au  Maroc,  du  traitement  de  la  nation  la  plus  favorisée; 
elle  pouvait  donc  être  considérée  comme  constituant,  en  faveur 
du  caractère  international  de  la  question  marocaine,  un  précé- 
dent dont  la   diplomatie  allemande  a  d'ailleurs  singulièrement 
exagéré  la  portée.  Toutes  les   puissances  avaient  au   Maroc  des 
intérêts  commerciaux  et,  dans  le  détroit,  des  intérêts  maritimes 
qu'il  importait  de  rassurer.  Deux  pays  toutefois  se  trouvaient, 
vis-à-vis  du  Maroc,  dans  une  situation  particulièrement  avanta- 
geuse qui  pouvait  rendre  nécessaires,  de  notre  part,  des  conces- 
sions plus   importantes:  c'était    l'Espagne,  dont  les  côtes  s'al- 
longent en  face  de  celles  du  Maghreb  et  qui  possède,  sur  le  sol 
même   du  Maroc,    ses  presidios;    et  c'était   l'Angleterre,   maî- 
tresse de  Gibraltar,  dont  l'influence  auprès  du  Sultan  rivalisait 
depuis  longtemps  avec  la  nôtre.  La  convention  du  8  avril  1904, 
moyennant  l'abandon  de  nos  droits   sur  l'Egypte  et  sur  Terre- 
Neuve,  stipula  que  la  Grande-Bretagne  n'entraverait  pas  l'action 
de  la  France  au  Maroc  ;  l'Espagne,  par  la  convention  du  7  octobre, 
obtint  de  son  côté,  en  échange  du  même  engagement,  des  com- 


LA    CONFÉRENCE   d'aLGÉSIRAS.  897 

pensations  et  des  garanties  dont  on  ignore  encore  la  teneur 
exacte.  Ce  n'est  point  aujourd'hui  le  cas,  —  et  d'ailleurs  ce  n'est 
plus  le  temps,  —  de  discuter  ces  conventions  et  de  recher- 
cher si  nous  n'aurions  pas  trop  chèrement  acheté  deux  désis- 
temens  qui  n'avaient  pas,  la  suite  l'a  prouvé,  la  valeur  d'un 
envoi  en  possession  ;  les  deux  conventions  nous  sont  acquises/, 
il  ne  nous  reste  qu'à  en  tirer  le  profit  qu'elles  comportent. 

La  France,  si  elle  n'avait  eu,  dans  le  monde,  d'autres  intérêts 
que  ses  projets  maïK^-nns  et  d'autres  frontières  que  celles  de  la 
province  d'Oran,  aurait  encore  agi  prudemment  en  ne  s'en  tenant 
pas  à  ces  deux  conventions,  même  en  prenant  soin  de  rassurer, 
par  une  déclaration,  les  intérêts  commerciaux  des  puissances  qui 
n'ont  et  qui  ne  convoitent  au  Maroc  ou  dans  son  voisinage  aucune 
possession  territoriale  :  il  était  évident,  en  effet,  que,  pour  im- 
poser pacifiquement  notre  collaboration  au  Sultan  dans  la  réforme 
de  son  Etat,  il  fallait  l'isoler  et  lui  retirer  tout  espoir  de  trouver  en 
Europe  un  appui  pour  résister  à  nos  instances.  Mais  nous  avions 
encore  d'autres  raisons,  et  de  plus  fortes,  de  négocier  avec  l'Alle- 
magne :  notre  situation  générale  en  Europe  nous  imposait  des 
précautions  et  des  ménagemens  faute  desquels  nous  risquions 
de  nous  préparer  un  échec;  l'exemple  des  ministres  créateurs 
de  notre  empire  colonial  et  méditerranéen,  qu'ils  s'appellent 
Gambetta,  Ferry,  Freycinet,  Gasimir-Perier,  Ribot,  Hanotaux, 
suffisait  à  nous  avertir  que  si  l'Angleterre,  encore  qu'elle  l'ait 
parfois  tenté,  n'a  pas  pu  nous  empêcher  de  mener  à  bien  nos 
entreprises  coloniales,  le  consentement  au  moins  tacite  de  l'Alle- 
magne a  toujours  été  nécessaire  à  leur  succès.  Il  est  trop  clair 
qu'une  sécurité  complète  sur  la  frontière  de  l'Est  est  pour  nous 
la  condition  indispensable  à  toute  activité  extra- européenne.  Si 
donc,  au  point  de  vue  marocain,  il  avait  pu  suffire  que  nous  don- 
nions à  toutes  les  puissances  l'assurance  formelle  que  nous 
n'avions  pas  l'intention  de  mettre  obstacle  à  la  libre  concurrence 
internationale  ou  de  «  fermer  la  porte,  »  au  point  de  vue  euro- 
péen nous  pouvions  en  tout  cas  être  obligés  de  tenir  compte  ^de 
facteurs  plus  complexes.  D'ailleurs,  outre  les  conventions  avec 
l'Angleterre  el  l'ïilspagne,  nous  avions  conclu  avec  l'Italie,  — 
nous  avions  même  commencé  par  là,  —  un  accord,  dont  les 
stipulations  n'ont  pas  été  publiées,  par  lequel  elle  s'engageait  à  ne 
point  contrecarrer  notre  influence  au  Maroc  moyennant  que 
nous  ne  mettrions  pas  obstacle  à  ses  entreprises  éventuelles  sur 
lOUE  XXX.  —  1905.  $7 


898  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  provinces  turques  de  Tripoli  et  de  Gyréna'Hjuc  :  double  im- 
prudence, car,  d'une  part,  nous  froissions  le  Sultan  de  Constan- 
tinople,  tout  en  facilitant  l'introduction  d'une  rivale  possible 
sur  la  frontière  orientale  de  la  Tunisie,  et,  de  l'autre,  nous 
paraissions  accorder  aux  intérêts  italiens  qui,  au  Maroc,  étaient 
minimes,  plus  d'importance  qu'aux  intérêts  allemands.  On  a 
dit,  à  cela,  que  l'Italie  est  une  puissance  méditerranéenne  et 
non  l'Allemagne;  mais,  a-t-on  répondu  en  Allemagne,  la  ques- 
tion marocaine  n'est  pas  uniquement  méditerranéenne  ;  la 
Méditerranée  est,  surtout  aujourd'hui,  un  passage  qui  conduit 
en  Orient  et  en  Extrême-Orient  ;  l'Allemagne,  grand  Etat  com- 
merçant en  voie  de  devenir  un  grand  Etat  maritime,  se  croit 
d'autant  plus  intéressée  à  la  liberté  du  détroit  que  l'Angleterre, 
grâce  à  la  possession  de  Gibraltar,  est  en  mesure  de  le  fermer. 
En  second  lieu,  l'Allemagne,  qui  cherche  à  établir  sa  prépondé- 
rance dans  l'Empire  turc,  a,  dans  la  Méditerranée  orientale, 
de  si  vastes  desseins  qu'elle  tient  à  être  comptée  parmi  les  puis- 
sances méditerranéennes.  Et,  si  l'Allemagne  enfin,  par  sa  poli- 
tique en  Orient,  tend  à  devenir  une  puissance  musulmane,  s'abs- 
tenir de  le  reconnaître  en  ne  tenant  pas  compte  d'elle  lorsque 
le  sort  d'un  Etat  musulman  était  en  jeu,  c'était  contrarier 
ses  ambitions.  En  tout  cas,  la  place  que  l'Empire  allemand 
occupe  en  Europe,  le  poids  dont  il  pèse,  par  son  activité  écono- 
mique et  par  sa  force  militaire,  dans  la  balance  des  affaires  du 
monde,  ne  permettaient  pas,  si  l'on  s'adressait  à  l'Italie  et  à 
l'Espagne,  de  le  passer  en  quelque  sorte  sous  silence.  Le  comte 
de  Bûlow  avait,  à  plusieurs  reprises,  insisté  sur  le  caractère  uni- 
versel de  la  puissance  allemande  :  notre  «  empire  »  n'est  pas 
territorial,  expliquait-il,  mais  commercial  et  moral  ;  il  consiste 
en  ce  qu'aucun  grand  événement  ne  peut  s'accomplir  dans  le 
monde  sans  que  l'Allemagne  ait  son  mot  à  dire  ou  sa  part  à 
prendre  :  on  n'a  pas  paru  comprendre,  en  France,  toute  la 
portée^  d'un  tel  avertissement. 

Le  gouvernement  de  l'empereur  Guillaume  11  ne  paraissait 
cependant  nourrir  contre  nous  aucun  mauvais  dessein  ;  il  avait 
affirmé,  à  plusieurs  reprises,  que  l'Allemagne  n'avait,  au  Maroc, 
que  des  intérêts  commerciaux  et  qu'elle  ne  souhaitait  que  d'y 
voir  régner  une  sécurité  et  une  liberté  favorables  au  négoce; 
un  très  petit  nombre  de  «  coloniaux  »  demandaient  que  l'empire 
acquit,  sur  la   coLe   du   Maghreb,  un  établissement  territorial, 


LA    CONFÉRENCE   d'aLGÉSIRAS.  899 

mais  leurs  voix  n'avaient  d'écho  ni  auprès  de  l'Empereur  ni 
auprès  du  chancelier.  Le  comte  de  Bûlow,  interrogé  au  Reichstag, 
quelques  jours  après  l'accord  du  8  avril  entre  la  France  et 
l'Angleterre,  déclarait  que  la  nouvelle  convention  ne  lui  parais- 
sait avoir  «  aucune  pointe  dirigée  contre  l'Allemagne.  »  Cette 
«  affirmation  optimiste  (1)  »  constituait,  aux  yeux  du  chancelier, 
une  sorte  d'avance  au  gouvernement  français  et  lui  paraissait 
appeler  une  démarche  de  courtoisie,  soit  de  la  part  du  ministre 
des  Affaires  étrangères  de  la  République,  soit  de  la  part  de  son 
ambassadeur  à  Berlin  (2).  Cette  démarche  ne  l'ut  pas  faite.  Le 
discours  du  12  avril  marque  l'instant  critique  où  pouvaient 
encore  être  prévenues  les  complications  qui  allaient  survenir; 
l'abstention  du  cabinet  de  Paris,  dans  cette  circonstance,  fut, 
pour  le  chancelier,  l'occasion  d'un  déplaisir  personnel;  il  y  vit 
le  résultat  d'une  volonté  consciente  d'  «  ignorer  l'Allemagne  » 
et  l'indice  d'une  vaste  intrigue  diplomatique  préparée  contre 
elle. 

C'était  le  moment  où  le  bruit  commençait  à  se  répandre 
que  le  ministre  français  des  Affaires  étrangères,  par  tout  son  sys- 
tème d'alliances,  d'ententes  et  de  rapprochemens,  poursuivait  un 
résultat  autrement  considérable  que  d'établir  la  suprématie  de 
la  France  au  Maroc  et  qu'il  cherchait  à  réaliser  «  l'isolement 
de  l'Allemagne.  »  Ce  qui  n'apparaissait  au  public  que  comme  un 
procédé  pour  résoudre  la  question  marocaine,  faisait-il,  en  effet, 
dans  l'esprit  du  ministre,  partie  d'un  système  de  politique  géné- 
rale dont  «  l'isolement  de  l'Allemagne  »  serait  apparu,  en  un 
mirage  lointain,  comme  l'aboutissement?  On  a  paru  le  penser  en 
Allemagne  et  l'on  a  cru  en  trouver  une  confirmation  dans  les 
articles  d'une  certaine  presse  ou  dans  les  propos  de  certaines 
personnalités,  qui  adressaient  au  ministre  des  éloges  de  nature 
à  faire  croire  que  les  ententes  négociées,  à  propos  du  Maroc, 
avec  trois  grandes  puissances,  à  l'exclusion  de  l'Allemagne,  se 
coordonnaient  et  se  complétaient  jusqu'à  constituer  contre  elle 
une  menace  encore  lointaine  mais  déjà  précise. 


(1)  Voyez  sur  ce  point  la  conversation  du  prince  de  Bûlow  avec  M.  Georges 
Villiers,  dans  le  Temps  du  4  octobre  dernier. 

(2)  «  Mon  attente  que  l'autre  partie  s'aboucherait  et  s'entendrait  avec  nous,  avant 
de  mettre  ses  plans  à  exécution  au  Maroc,  ne  s'est  pas  réalisée.  On  ne  nous  a  fait, 
dans  tous  les  cas,  aucune  communication  sérieuse  et  suffisante  au  sujet  de  l'ac- 
cord. »  (Discours  du  1  décembre.) 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  Allemagne,  les  semences  de  méfiance,  si  légèrement 
jetées  au  vent,  tombaient  sur  un  terrain  d'autant  mieux  préparé 
à  les  recevoir  que  des  difficultés  intérieures  —  dont  certains  inci- 
dens  récens,  le  contre-coup  de  l'agitation  en  Russie, par  exemple, 
ou  le  discours  de  M.  Bebel  (8  décembre),  ont  souligné  la  gravité, 
—  avaient  rendu  le  sentiment  public  plus  prompt  au  soupçon 
et  plus  enclin  au  pessimisme.  L'Empereur  lui-même  s'est  déclaré 
«  obligé  de  compter  avec  une  fausse  interprétation  des  senti- 
mens  propres  aux  Allemands  et  avec  des  préventions  concer- 
nant les  progrès  de  l'activité  de  la  nation  allemande  (1).  »  Tout 
paraît  sérieux  à  l'esprit  positif  de  l'Allemand  :  il  ne  s'arrêta  pas 
à  tout  ce  qu'il  y  avait  d'incohérent  dans  un  projet  d'  «  isole- 
ment »  diplomatique  que  la  France  aurait  entrepris  de  réaliser 
à  l'heure  même  où  la  guerre  russo-japonaise  l'isolait,  elle,  mili- 
tairement, en  face  de  l'Allemagne,  et  au  moment  où  l'applica- 
tion d'une  nouvelle  loi  militaire  allait  mettre  en  péril  la  cohé- 
sion et  l'organisation  de  ses  forces  de  f-erre  et  de  mer;  il  ne 
considéra  pas  qu'une  pareille  politique  n'était  pas  en  harmonie 
avec  l'attitude  toute  de  paix,  de  conciliation  et  de  recueillement 
gardée,  plus  de  trente  ans  durant,  par  la  République;  il  ne 
se  demanda  même  pas  si  les  combinaisons  que  l'on  prêtait  à  un 
ministre  étaient  connues,  et,  à  plus  forte  raison,  approuvées 
par  le  gouvernement  de  la  France,  par  les  Chambres,  par  l'opi- 
nion nationale  :  sous  les  bruits  qui  couraient,  sous  les  indices 
qu'il  recueillait,  il  crut  trouver  une  réalité  objective  et  il  se 
prépara  à  la  riposte. 

La  concordance  de  certains  faits  pouvait  d'ailleurs  prêter 
quelque  apparence  de  réalité  aux  intentions  que  l'on  attribuait 
à  la  politique  française.  Les  voyages  à  Paris  de  tous  les  sou- 
verains d'Europe,  les  commentaires  dont  ils  étaient  le  thème 
dans  les  journaux  anglais,  ne  pouvaient  pas  laisser  indifférente 
une  opinion  publique  dont  l'amour-propre  national  s'irrite  aisé- 
ment; ces  fêtes  et  ces  pompes  lui  apparaissaient  comme  une 
représentation  symbolique  de  cet  «  isolement  »  dont  on  sem- 
blait menacer  l'Empire.  L'Allemagne,  dans  son  expansion, 
éprouvait,  dans  le  monde  entier,  les  effets  de  la  mauvaise  vo- 
lonté de  la  Grande-Bretagne  ;  elle  sentait  son  opposition  latente 
à   Gonstantinople   et  en   Asie  Mineure,  à  Pékin,  sur   le  golfe 

(1)  Discours  du  Trône,  28  novembre 


LA    CONFÉRENCE    d'aLGÉSIRAS.  901 

Persique  et  jusqu'au  Venezuela;  elle  croyait  saisir  la  trace  d'une 
connivence  anglaise  dans  cette  révolte  des  Herreros  qui  lui 
coûte  si  cher  pour  un  médiocre  résultat;  la  nouvelle  répartition 
des  escadres  anglaises,  leur  renforcement  dans  la  Manche  et  la 
mer  du  Nord,  la  création  d'une  nouvelle  base  navale  à  Saint- 
Margaret's-Hope,  en  face  de  Hambourg  et  du  canal  de  Kiel,  tout 
cela  lui  paraissait  dirigé  contre  sa  grandeur  extérieure  et  sa  pro- 
spérité commerciale;  des  polémiques  de  presse,  fréquentes  et 
acerbes,  des  articles  de  revues  comme  ceux  de  VArmt/  andNavy; 
des  discours  irritans,  comme  celui  de  M.  Arthur  Lee,  lord  civil 
de  l'Amirauté,  le  2  février  1905,  entretenaient  ses  défiances  (1); 
dans  chacun  de  ces  indices,  elle  croyait  discerner  la  trace  d'un© 
conspiration  universelle  contre  la  grandeur  allemande.  Certes, 
les  hommes  d'État  allemands  connaissaient  assez  les  tendances 
pacifiques  qui,  depuis  trente  ans,  ont  été  celles  de  la  politique 
républicaine,  pour  échapper  aux  entraînemens  de  l'opinion  pu- 
blique et  ne  pas  croire  légèrement  à  des  intentions  témé- 
raires de  notre  part,  mais,  peut-être,  l'attitude  de  l'opinion  ei 
de  la  presse  britanniques,  s'ajoutant  au  sentiment  d'une  riva- 
lité nécessaire  entre  les  deux  plus  grandes  puissances  com- 
merciales de  l'Europe,  suffisaient-ils  à  leur  faire  redouter  que 
l'influence  anglaise  ne  fût  parvenue  à  s'insinuer  en  France  par 
quelques-uns  de  ces  mille  canaux  qui,  dans  une  démocratie  sur- 
tout, peuvent  permettre  à  des  suggestions  étrangères  de  se 
glisser  jusque  dans  les  conseils  du  gouvernement;  ils  ont  paru 
craindre  que  la  France  ne  devînt,  en  face  de  l'Allemagne,  le 
«  soldat  continental  »  de  l'Angleterre  comme,  dans  le  même 
temps,  le  Japon  était,  en  face  de  la  Russie,  son  (v  soldat  mari- 
time. »  A  coup  sûr,  les  comparaisons  ne  sont  pas  des  raisons,  et 
ces  craintes  ne  reposaient  que  sur  des  précédens  historiques; 
mais  il  suffit  qu'elles  se  soient  fait  jour  dans  les  milieux  gou- 
vernementaux allemands  pour  qu'elles  aient  pu  exercer  une 
influence  sur  la  politique  de  l'empire. 

Guillaume  II  et  son  chancelier,  sous  l'influence  des  causes 
que  nous  avons  essayé  de  préciser,  ou  d'autres  encore,  crurent 
nécessaire  de  mettre  fin  à  une  série  d'incidens  dont  la  répéti- 
tion commençait  à  irriter  le  sentiment  public  allemand.  Le  Ma-' 
roc,  à  propos  duquel  la  France   avait  noué  ces  ententes  et  ces 

(1)  Comparez  le  discours  du  prince  de  Biilow  du  7  décembre  :  «  Nous  avons  à 
compter  avec  une  profonde  antipathie  de  l'opinion  publique  anglaise.  » 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accords,  dont  le  réseau  subtil  enlaçait  l'imagination  de  la  grande 
Allemagne,  allait  devenir,  comme  l'a  dit  le  prince  de  Bulow, 
«  l'occasion  d'une  riposte  nécessaire  (1).  »  Ces  mots  sont  à  re- 
tenir :  le  Maroc  n'a  été  que  «  l'occasion  »  de  la  manifestation 
que  le  gouvernement  de  Berlin  a  jugé  indispensable  de  faire; 
le  Maroc  a  été  choisi  parce  qu'il  était,  pour  ainsi  parler,  l'en- 
droit sensible  de  la  politique  de  M.  Delcassé  et  non  parce  que 
notre  politique  y  aurait  lésé  des  intérêts  ou  gêné  des  projets 
allemands. 

Après  le  discours  du  comte  de  Bûlow  (2)  en  avril  1904,  l'in- 
tervention au  Maroc  était  décidée  en  principe.  Il  était  peut-être 
temps  encore  cependant,  pour  nous,  d'en  arrêter  la  réalisation; 
bien  qu'aucune  demande  d'explications  ne  se  fût  produite  avant 
le  coup  de  théâtre  de  Tanger,  les  avertissemens  discrets  ne  man- 
quèrent pourtant  pas  au  quai  d'Orsay,  mais  il  semble  qu'ils  se 
soient  heurtés  à  un  parti  pris  d'ignorer  le  mécontentement  qui 
grandissait  à  Berlin.  Les  dernières  chances  d'éviter  des  com- 
plications pénibles  furent  perdues  :  l'Empereur  descendit  à 
terre  (31  mars),  reçut  quelques  personnages  marocains,  fit  une 
courte  promenade  dans  la  ville  ;  puis  il  retourna  à  son  yacht, 
satisfait  d'avoir  affirmé  l'indépendance  du  Sultan  et  de  s'être 
posé,  une  fois  de  plus,  en  protecteur  de  l'Islam.  Il  est  important 
de  noter,  au  moment  oii  la  conférence  d'Algésiras  va  se  réunir, 
que  l'Empereur,  à  Tanger,  n'a  pas  prononcé  une  parole  qui  fût 
en  contradiction  formelle  avec  les  intentions  réelles  de  la 
France.  Nous  avons  toujours  proclamé  notre  volonté  de  main- 
tenir l'intégrité  du  Maroc,  la  souveraineté  du  Sultan  et  la  a  porte 
ouverte  »  à  la  libre  concurrence;  l'Empereur,  à  Tanger,  n'a  pas 
émis  d'autres  prétentions.  La  manifestation  n'en  a  pas  moins  eu 
un  triple  résultat  :  elle  a  montré  d'abord,  même  à  ceux  qui 
auraient  été  tentés  de  croire  à  son  «  isolement,  »  de  quel  poids 
l'Allemagne  pèse  dans  les  affaires  du  monde  ;  elle  a  précipité 
l'échec  de  la  mission  française  à  Fez;  et  enfin  elle  a  consolidé 
l'hégémonie  allemande  à  Constantinople  :  quelques  jours  après 
l'incident  de  Tanger,  Abd-ul-Hamid,  recevant  l'ambassadeur 
allemand,  le  baron  Marschall  de  Bieberstein,  le  remerciait  avec 
larmes  de  l'immense  service  que  l'Empereur  venait  de  rendre  à 

(1)  Conversation  avec  M.  Georges  Villiers,  dans  le  Temps  du  4  octobre. 

(2)  Nous  ne  donnons  au  chancelier  son  titre  de  «  prince  »  que  lorsqu'il  s'agit 
d'évènemens  postérieurs  à  l'été  de  1903. 


LA  CONFÉRENCE  d'aLGÉSIRAS.  903 

l'Islam.  Si  l'on  voulait  trouver  les  vraies  raisons  politiques  de 
l'intervention  allemande  au  Maroc,  c'est  peut-être  à  Gonstan- 
tinople  qu'il  conviendrait  d'aller  les  chercher.  C'est  un  point  de 
vue  que  nous  ne  pouvons  aujourd'hui  qu'indiquer,  mais  dont  il 
n'était  pas  inutile  de  signaler  l'importance. 

Le  11  mai,  le  comte  de  Tattenbach  fit  son  entrée  à  Fez,  en 
grand  appareil,  au  milieu  d'un  cortège  de  nombreux  officiers;  il 
venait  y  continuer  le  geste  protecteur  de  son  impérial  maître 
et  en  développer  les  conséquences.  M.  Saint-René  Taillandier, 
par  ordre  de  son  chef,  laissa  le  champ  libre  à  son  rival;  sans 
quitter  Fez,  il  s'abstint  de  nouvelles  démarches  auprès  du 
Maghzen.  Le  Sultan,  se  sentant  appuyé,  ne  tarda  pas  à  faire  une 
réponse  négative  aux  propositions  françaises:  il  les  tenait  pour 
incompatibles  avec  ses  engagemens  internationaux,  mais  se 
déclarait  prêt  à  exécuter  les  réformes  que  les  puissances  signa- 
taires de  la  convention  de  Madrid,  réunies  en  conférence,  vou- 
draient bien  lui  conseiller.  Ainsi,  par  l'intervention  de  l'Alle- 
magne, la  question  des  réformes,  de  franco-marocaine  qu'elle 
était,  tendait  à  devenir  internationale. 

Mais  déjà  le  bruit  de  ces  incidens  marocains  se  perdait  dans 
l'émotion  des  événemens  européens  ;  l'intérêt  du  drame  n'était 
plus  ni  à  Fez,  ni  à  Tanger,  mais  à  Paris  et  à  Berlin  où  la 
«  riposte,  »  dont  le  Maroc  n'avait  été  que  «  l'occasion,  «  menaçait 
de  dégénérer  en  une  guerre  européenne.  La  campagne  diploma- 
tique, qui  devait  être  le  premier  acte  de  «  la  pénétration  paci- 
fique »  de  la  France  au  Maroc,  s'achevait  sur  la  menace  formelle 
d'un  conflit  immédiat.  Ainsi  se  révélaient  les  dangers  d'une  mé- 
thode qui,  pour  avoir  méconnu  l'équilibre  réel  des  forces  euro- 
péennes et  les  conditions  de  notre  action  extérieure,  aboutissait 
à  créer,  entre  l'Algérie  et  le  Maroc,  une  frontière  d'Alsace,  et  à 
jeter  brusquement  un  pays  qui,  depuis  plusieurs  années,  n'enten- 
dait parler  que  de  paix  et  d'arbitrage,  dans  les  préoccupations 
de  la  guerre  prochaine.  Dès  qu'il  eut  pris  conscience  du  péril, 
M.  Rouvier,  président  du  Conseil,  intervint  énergiquement  et 
le  ministre  des  Affaires  étrangères  donna  sa  démission  (S  juin). 

111 

L'échec  de  la  campagne  diplomatique  a  jeté  le  discrédit  sur 
«  la  pénétration  pacifique.»  La  méthode, cependant,  si  elle  avait 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  pratiquée  comme  elle  avait  été  d'abord  conçue  et  si  la  poli- 
tique générale  n'en  avait  pas  faussé  l'application,  était  suscep- 
tible de  donner  d'excellens  résultats. 

Il  aur  .  ih:  d'abord,  pour  que  la  «  pénétration  »  française 
au  Maroc  reus&it  et  restât  «  pacifique,  »  en  parler  le  moins  pos- 
sible, éviter  d'en  discuter  les  voies  et  moyens  au  Parlement  et 
se  garder  de  faire  savoir  par  avance  au  Magh/  m  qu'en  aucun 
cas  la  majorité,  docile  aux  injonctions  de  l'exti  ème  gauche,  ne 
permettrait  le  recours  à  la  force.  Sûrs  que,  s'ils  uous  opposaient 
une  résistance  passive  sans  provocation,  nous  n'en  viendrions 
jamais  aux  armes,  le  Sultan  et  ses  conseillers,  pour  employer 
une  expression  familière,  jouaient  sur  le  velours,  et  nous  avions 
perdu  la  partie  avant  même  de  l'engager.  Une  «  pénétration  pa- 
cifique »  ne  peut  être  que  la  résultante  de  tout  ce  qui  constitue, 
entre  deux  pays  voisins,  une  inégalité  de  poids  spécifique  :  c'est 
la  force  militaire  qui,  par  le  seul  fait  de  sa  présence,  e^ia^^.  la 
pression  décisive  et  rend  possible  la  «  pénétration  »  des  autres» 
élémens  qui  constituent  une  civilisation  supérieure;  renoncer 
à  l'employer  et  l'annoncer  par  avance,  c'était  vouer  à  un  échec 
certain  l'entreprise  que  l'on  voulait  tenter. 

Il  aurait  été  nécessaire,  en  outre,  qu'une  unité  complète 
d'inspiration  et  d'action  fût  établie  entre  la  légation  française  à 
Tanger,  le  gouvernement  général  de  l'Algérie,  les  généraux 
commandant  à  Oran  et  dans  le  Sud-Oranais,  et  qu'une  direction 
générale  vînt  constamment  du  quai  d'Orsay  ;  tant  que  cette 
bonne  harmonie  subsista,  l'influence  française  fit  des  progrès  ; 
dès  qu'elle  fut  rompue,  les  eff'orts  mal  coordonnés  restèrent  in- 
fructueux quand  ils  ne  devinrent  pas  dangereux.  Enfin,  répétons- 
le,  il  était  indispensable  surfout  que  les  négociations  avec  les 
puissances  européennes,  l'action  diplomatique  auprès  du  Sultan 
et  l'œuvre  de  pénétration  au  Maroc  même  constituassent  un 
ensemble  bien  homogène  et  non  pas  une  série  d'actes  indépen- 
dans  et  successifs. 

Nous  avons  essayé  déjà,  ici  même  (1),  d'exposer  ce  que  devait 
être  la  politique  de  la  France  au  Maroc  :  nous  n'y  reviendrons 
que  très  rapidement.  Nous  définissions  d'un  mot  cette  politique 
en  disant  qu'elle  doit  être  algérienne.  Si  toutes  les  nations 
reconnaissent  à  la  France  des  «  intérêts  spéciaux  »   au  Maroc, 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  février  1902,  1"  mars  et  1"  octobre  1903.  Cf.  notre 
livre  :  l'Empire  de  la  Méditerranée  (Perrin,  1904,  1  vol.  in-8°  écu). 


LA   CONFÉRENCE   D'ALGÉSIRAS.  90S 

c'est  en  sa  qualité  de  puissance  algérienne.  L'importance  de  son 
commerce  ne  la  mettrait  qu'à  son  rang  parmi  les  autres  Etats 
qui  font  des  affaires  au  Maroc;  c'est  sa  longue  frontière  commune 
qui  lui  crée,  à  elle  seule,  des  intérêts  spéciaux  et  qui  l'oblige  à 
«  veiller  à  la  tranquillité  dans  ce  pays,  à  lui  prêter  son  assis- 
tance pour  toutes  les  réformes  administratives,  économiques, 
financières  et  militaires  dont  il  a  besoin  (1);  »  c'est  elle  aussi 
qui  lui  assure  des  moyens  d'action  particuliers.  Pour  justifier 
les  droits  qu'elle  revendique,  la  France,  au  Maroc,  doit  donc  agir 
d'abord  comme  puissance  africaine  et  comme  puissance  musul- 
mane. Cette  politique,  nous  avons  commencé  à  l'appliquer  pen- 
dant les  mois  où  M.  Paul  Révoil,  comme  ministre  de  France  à 
Tanger  d'abord,  comme  gouverneur  de  l'Algérie  ensuite,  en  a 
donné  la  formule  et  l'exemple  ;  elle  peut  être  définie  en  quelques 
mots  :  elle  repose  sur  la  collaboration  de  la  France  algérienne 
avec  le  gouvernement  marocain,  collaboration  qui,  entre  deux 
Etats  de  puissance  aussi  inégale,  ne  peut  manquer  d'aboutir  à 
l'hégémonie  du  plus  fort.  Cette  méthode,  nous  l'avons  expéri- 
mentée d'abord  dans  la  région  frontière  ;  au  lieu  de  préciser 
une  limite  dans  ces  contrées  «  où  la  terre  ne  se  laboure  pas,  » 
nous  nous  sommes  appliqués  à  conserver  une  zone  de  Marches 
dans  laquelle  nous  exercerions,  sans  violer  le  traité  de  184S  et 
sans  porter  atteinte  à  la  souveraineté  du  Sultan,  une  influence 
dont  le  rayonnement  s'étendrait  de  proche  en  proche  à  toutes 
les  tribus  du  voisinage.  C'est  dans  cet  esprit  que  furent  conclus 
à  Paris,  entre  M.  Delcassé  et  Sidi-Mohammed-el-Guebbas,  les 
accords  du  20  juillet  1901,  complétés,  l'année  suivante  (20  avril), 
par  deux  autres  «  accords  »  qui  prévoyaient  et  réglaient  l'action 
commune  des  deux  gouvernemens.  Une  série  de  marchés  de- 
vaient être  ouverts  le  long  de  la  frontière  ;  ils  serviraient  à 
attirer  les  tribus  par  l'appât  du  gain  et  le  besoin  des  échanges  et 
à  les  apprivoiser  peu  à  peu;  plusieurs,  parmi  elles,  comme  les 
Beni-Guil,  les  Doui-Menia,  les  Oulad-Djerir,  étaient  reconnues 
par  le  Sultan  comme  devant  relever  de  l'Algérie.  Des  troupes 
marocaines,  organisées  et  commandées  par  des  officiers  français, 
seraient  employées  à  veiller  à  la  sécurité  de  la  zone  frontière  ; 
c'est  elles  qui,  à  Figuig,  seraient  chargées  de  rétablir  l'autorité 
de  Vamei  du  Sultan.  Dans  les  régions  montagneuses,  comme  le 

(1)  Ce  sont  les  termes  de  l'accord  franco-anglais  du  8  avril  1904. 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Beni-Smir,  des  postes  français  devaient  être  établis  pour  prévenir 
les  incidens  de  frontière  et  arrêter  les  djich  de  pillards  ;  ils  ne 
tarderaient  pas  à  devenir  des  foyers  d'influence  française.  Le 
chemin  de  fer  d'Aïn-Sefra  à  Beni-Ounif  serait  prolongé  sur 
Becharet  Kenadsa. 

Tel  était  le  programme  dont  les  «  accords  Révoil-Guebbas,  » 
—  c'est  ainsi  qu'on  les  appelle  généralement  parce  qu'ils  ont  été 
conclus  sous  l'inspiration  de  M.  Révoil,  —  traçaient  les  grandes 
lignes  :  non  seulement,  s'il  avait  été  appliqué  avec  esprit  de 
suite,  il  aurait  abouti  à  la  pacification  définitive  de  la  région 
frontière  et  à  une  extension  considérable  de  l'influence  fran- 
çaise ;  mais  surtout,  en  exerçant  ainsi,  peu  à  peu,  dans  les 
Marches  algéro-marocaines,  l'influence  pacifiante  de  notre  sen- 
timent de  la  justice,  de  notre  puissance  militaire  et  de  notre  acti- 
vité commerciale,  nous  aurions  prouvé  au  Sultan,  mieux  que 
par  des  démonstrations  verbales,  la  valeur  bienfaisante  de  notre 
amitié,  nous  lui  aurions  montré  par  quels  procédés  et  pour  quel 
objet  s'exerce  l'action  de  la  France.  Mais,  à  cette  tâche,  les 
médecins  et  les  maîtres  d'école,  si  utiles  qu'ils  puissent  être, 
ne  pouvaient  suffire  ;  pour  éviter  de  faire  usage  de  la  force, 
en  un  pareil  pays,  encore  faut-il  savoir,  de  temps  en  temps,  la 
montrer  ;  pour  n'avoir  pas  un  jour  à  frapper,  il  fallait  peser,  de 
tout  le  poids  de  l'Algérie  organisée,  sur  le  Maroc  inorganique  : 
une  activité  à  la  fois  bienfaisante  et  menaçante  aux  frontières 
aurait  prévenu  ou  aplani  bien  des  difficultés  à  Fez  ou  à  Mar- 
rakech. 

En  même  temps  que  nous  aurions  agi  dans  la  région  des 
Marches,  nous  ne  devions  pas  négliger  de  poursuivre  la  «  péné- 
tration pacifique  »  sur  les  côtes  et  à  l'intérieur  du  Maroc  :  toutes 
les  initiatives  utiles  devaient  être  encouragées  et  soutenues, 
qu'elles  vinssent  d'explorateurs,  de  savans,  de  négocians  ou  de 
prospecteurs  ;  il  fallait,  comme  la  Chambre  des  députés  l'avait 
demandé,  envoyer  dans  les  ports  et  dans  les  grands  centres  des 
médecins  français  pour  y  ouvrir  des  dispensaires;  par  l'inter- 
médiaire de  nos  Algériens  musulmans  et  de  nos  protégés  les  ché- 
rifs  d'Ouazzan,  nous  pouvions  rallier  à  notre  cause  des  marabouts 
influens,  des  membres  des  grandes  congrégations  ;  de  toutes  parts 
des  concours  s'offraient  discrètement  à  nous  :  aucun  n'était  à  dé- 
daigner; même  dans  l'entourage  du  Sultan,  parmi  les  caïds 
influens,  chez  les  ulémas  et  jusque  dans  les  tribus  insoumises, 


LA    CONFÉRENCE   D  ALGÉSIRAS.  907 

nous  pouvions  nous  faire  des  amis,  grouper  autour  de  nous  une 
clientèle  et,  en  sachant  au  besoin  utiliser  des  fonds  secrets, 
nous  assurer  des  fidélités  précieuses.  Voilà  quelques-uns  des 
multiples  moyens  dont  l'emploi  simultané  nous  aurait  conduits, 
peu  à  peu  et  sans  éclat,  au  but  :  la  France  prépondérante  dans 
un  Maroc  indépendant.  Ainsi  comprise,  la  «  pénétration  paci- 
fique »  n'était  pas  une  illusion  dangereuse  ;  elle  était  une 
réalité  féconde. 

Le  traité  le  plus  avantageux,  surtout  lorsqu'il  s'agit  d'entre- 
prises coloniales,  n'est  rien  qu'un  papier  à  classer  dans  les 
archives,  si  l'on  n'en  sait  pas  faire  sortir  tous  les  avantages 
qu'il  comporte.  Les  accords  de  1901  et  de  1902  étaient  conçus 
dans  le  meilleur  esprit;  il  en  découlait  tout  un  programme  dont 
le  gouvernement  paraissait  avoir  compris  l'opportunité;  mais  on 
avait  compté  sans  l'instabilité  de  notre  régime  politique  :  au 
moment  même  où,  comme  gouverneur  général  de  l'Algérie, 
M.  Révoil  commençait  à  appliquer  les  accords  conclus  par  lui  et 
à  tirer  profit  des  relations  cordiales  qu'il  avait  su  nouer  avec 
Guebbas,  il  fut  sacrifié  à  des  rancunes  politiques,  la  veille  même 
du  jour  où  il  devait  accompagner  en  Algérie  le  président  de  la 
République. 

Nous  avons  raconté  ici,  en  son  temps,  comment  le  châtiment 
de  Figuig,  qui  n'était  pas  inconciliable  avec  la  méthode  de  «  pé- 
nétration pacifique,  »  s'il  avait  été  exécuté  avec  moins  d'osten- 
tation et  avec  une  participation  plus  effective  des  autorités  ma- 
rocaines, parut  au  contraire  un  démenti  à  la  politique  des 
«  accords  »  suivie  par  M.  Révoil,  et  comment  aussi  le  nouveau 
gouverneur,  M.  Jonnart,  après  ce  grand  éclat,  revint  peu  à  peu, 
dans  le  Sud-Oranais,  à  la  méthode  de  son  prédécesseur.  Avec  le 
général  Lyautey,  un  de  ces  soldats  «  coloniaux  »  qui  savent  être 
des  pacificateurs  et  allier  à  l'esprit  d'organisation  la  vigueur  de 
l'exécution,  la  région  frontière  a  retrouvé  la  stabilité  et  la  paix; 
plusieurs  promenades  militaires,  le  châtiment  de  quelques 
bandes  de  pillards,  la  création,  pour  la  protection  de  la  frontière, 
de  trois  postes  permanens  à  Berghent  (Ras-el-Aïn),  à  Forthasia 
et  à  Colomb-Bechar,  où  des  colonnes  volantes  sont  toujours 
prêtes  à  se  mettre  en  marche,  l'ouverture  de  marchés  et  de  dis- 
pensaires médicaux,  ont  à  peu  près  achevé  de  nous  rallier  les 
tribus  sur  lesquelles  les  «  accords  »  de  1901  et  de  1902  nous 
reconnaissent  pleine  juridiction,  et  de  faire  rayonner  l'influence 


908 


REA''UE    DES    DEUX    MONDtS. 


française  jusqu'à  l'oued  Guir  et  à  la  Moulouya.  C'étaient  là 
d'heureuses  applications  de  la  méthode  tracée  par  les  «  accords 
Révoil-Guebbas  ;  »  elles  ont  assuré  la  tranquillité  définitive  de  la 
région  des  marches. 

Malheureusement,  depuis  la  disgrâce  de  M.  Révoil,  l'unité  de 
direction  si  indispensable  avait  cessé  d'être  complète  entre  Paris 
et  Tanger  d'une  part,  Alger  et  Aïn-Sefra  de  l'autre.  Le  ministre 
des  Affaires  étrangères,  ébloui  par  le  succès  de  ses  négociations 
avec  l'Italie,  l'Angleterre  et  l'Espagne,  crut  l'affaire  marocaine 
définitivement  réglée  ;  il  sembla  perdre  de  vue  que  les  intérêts 
dont  nous  demandions  aux  puissances  de  reconnaître  le  caractère 
spécial  et  prépondérant,  étaient  d'abord  des  intérêts  algériens  et 
que,  plus  notre  politique  dans  la  région  frontière  serait  active  et 
plus  nous  acquerrions  d'hypothèques  sur  tout  le  Maroc,  mieux 
nous  serions  armés  pour  négocier  avec  les  puissances  et  moins 
il  serait  malaisé  d'amener  le  Sultan  à  accepter  la  collaboration 
française  pour  la  réforme  de  son  empire.  A  la  période  d'activité 
diplomatique  en  Europe  et  auprès  du  Sultan,  correspondit  une 
extrême  timidité  sur  les  frontières  et  au  Maroc  même;  l'exé- 
cution des  «  accords  Révoil-Guebbas  »  fut  en  quelque  sorte 
suspendue  et  toute  marque  d'activité  sembla  devenir  un  épouvan- 
tait à  Paris  et  à  Tanger.  C'est  ainsi  que  l'occupation  de  Ras-el- 
Aïn  (Berghent),  qui  rentrait  dans  l'esprit  des  accords  de  1901  et 
1902  et  complétait  la  ligne  des  postes  organisés  par  le  général 
Lyautey,  provoqua  une  alarme  hors  de  proportion  avec  l'im- 
portance de  l'incident  :  certes  il  aurait  été  préférable  que  les 
représentans  de  la  France  au  Maroc  fussent  prévenus  que  cette 
opération  nécessaire  allait  être  effectuée;  mais,  la  première  sur- 
prise passée,  elle  aurait  pu  leur  servir  d'un  puissant  argument 
dans  leurs  entretiens  avec  le  Sultan  ;  elle  était  bien  propre  à  le 
persuader  de  la  nécessité  d'écouter  les  propositions  et  de  suivre 
les  conseils  des  hommes  qui  représentaient  auprès  de  lui  la  paix 
et  l'amitié,  s'il  ne  voulait  pas  s'exposer  à  subir  les  entreprises 
des  hommes  de  la  guerre  dont  les  impatiences,  sur  les  fron- 
tières, ne  pourraient  bientôt  plus  être  contenues.  A  Tanger 
même,  lorsque  les  autorités  marocaines  chargèrent  la  France 
d'organiser  un  corps  de  police  sous  les  ordres  d'un  officier  fran- 
çais, les  précautions  dont  nous  crûmes  devoir  entourer  l'accom- 
plissement de  ce  mandat  parurent  à  bon  droit  exagérées.  On 
pourrait  multiplier  ces  exemples  de  défaillances  partielles  et  de 


LA    CONFÉRENCE    d'aLGÉSIRAS  909 

timidités  inutiles;  elles  ont  contribué  à  amoindrir  l'idée  que 
les  Marocains  se  faisaient  de  la  puissance  de  la  France  et  la 
crainte  qu'elle  leur  inspirait.  En  attendant  tout  d'une  mission 
diplomatique,  conçue  et  préparée  comme  s'il  s'agissait  de  négo- 
cier avec  le  souverain  d'un  Etat  européen,  on  s'exposait,  au  cas 
où  cette  mission  viendrait  à  ne  pas  aboutir,  à  rester  presque 
désarmé. 

Cette  mission  elle-même,  on  en  compromettait  par  avance  le 
succès  en  l'envoyant  trop  tard.  Partie  aussitôt  après  l'accord  du 
8  avril,  ou  tout  au  moins  immédiatement  après  l'accord  avec 
l'Espagne,  Tambassade  de  M.  Saint-René  Taillandier  aurait  encore 
pu  réussir  à  enlever  dès  les  premiers  entretiens  l'adhésion  du 
Sultan  à  nos  principaux  projets  de  réformes.  La  signature  de 
l'accord  avec  l'Angleterre  avait,  durant  les  premières  semaines, 
fait  croire  à  Mouley-abd-el-Aziz  qu'il  était  abandonné  de  l'Eu- 
rope; que  le  jeu  de  bascule  qui,  depuis  si  longtemps,  réussissait 
à  ses  prédécesseurs  et  à  lui-même,  allait  devenir  impraticable  ;  et 
qu'il  faudrait  en  passer  par  les  volontés  de  la  France.  C'est  ce 
moment  qu'il  aurait  fallu  saisir;  mais,  dès  qu'il  eut  en  mains  le 
traité  avec  l'Angleterre,  le  ministre  des  Affaires  étrangères  se 
crut  «  le  maître  de  l'heure  ;  »  la  négociation  à  conduire  au 
Maroc  même  ne  lui  apparut  plus  que  comme  une  formalité 
dont  le  résultat  était  d'avance  certain  et  dans  laquelle  il  impor- 
tait surtout  de  ne  pas  alarmer  les  susceptibilités  pacifistes  du 
Parlement. 

Lorsque  enfin  la  mission  française  fut  parvenue  à  Fez  (26  jan- 
vier), ses  instructions  comportaient  tant  de  réserves  et  de  précau- 
tions qu'elle  en  parut  comme  paralysée.  Aucune  action  exté- 
rieure ne  venait  seconder  son  eflort;  plus  que  jamais  les  initiatives 
privées,  qui  auraient  pu  exercer  une  pression  sur  le  Maghzen, 
furent  découragées,  plus  que  jamais  des  instructions  sévères 
furent  données  dans  toute  la  région  frontière  pour  qu'aucun 
incident  ne  vînt  rappeler  qu'il  existait  en  Algérie  une  puis- 
sance française  et  des  intérêts  français.  Le  ministre  voulait 
qu'on  laissât  faire  son  représentant  à  Fez  et  que  rien  ne  vînt 
du  dehors  troubler  les  négociations  d'oii  sortirait  l'entente  défi- 
nitive avec  le  Sultan.  Mais  le  Maghzen  avait  eu  le  temps  de  se 
remettre  de  ses  alarmes  du  printemps;  le  Sultan  et  ses  mi- 
nistres avaient  lu  les  journaux  et  les  débats  des  Chambres  ;  ils 
savaient  qu'en  aucun  cas  nous  n'aurions  recours  à  l'action  mili- 


910  REVUE    DES    DEUX    -MONDES. 

taire;  des  avis  discrets  lui  avaient  fait  deviner  que  les  puis- 
sances ne  se  désintéressaient  pas  autant  de  son  sort  qu'il  l'avait 
cru  un  moment.  Ce  fut  probablement  d'après  les  conseils  de 
quelque  agent  étranger  qu'il  imagina  cette  «  assemblée  des  nota 
blés,  »  dont  on  n'avait  jamais  ouï  parler  au  Maroc,  devant  laquelle 
le  représentant  de  la  France  n'aurait  jamais  dû  être  autorisé  à 
exposer  ses  projets  de  réformes.  Les  Marocains,  qui  ne  sont 
sensibles  qu'aux  actes  et  ne  s'inclinent  que  devant  la  force, 
étaient  peu  touchés  des  beaux  projets  de  réorganisation  dont  le 
gouvernement  français  avait  chargé  M.  Saint-René  Taillandier 
de  leur  exposer  les  avantages;  ils  savaient  qu'aucune  sanction  ne 
viendrait  les  obliger  à  les  subir;  un  à  un,  les  amis  que  nous 
croyions  avoir  dans  le  Maghzen,  persuadés  de  notre  faiblesse, 
nous  faisaient  défaut.  Le  Sultan  et  ses  conseillers,  secrètement 
encouragés  dans  leur  résistance  par  les  étrangers,  soutenus  par 
tout  le  parti  hostile  aux  nouveautés,  ne  sentant  nulle  part  les 
efîets  d'une  politique  française  active,  étaient  résolus  à  tromper 
le  représentant  de  la  France  par  des  négociations  dilatoires  et  à 
ne  rien  céder  que  devant  la  force. 

Tel  était  l'aboutissement  naturel  d'une  politique  de  «  péné- 
tration pacifique  »  mal  comprise  et  mal  conduite  :  à  force  d'être 
«  pacifique,  »  elle  cessait  d'être  une  «  pénétration.  »  Pareille 
méthode  ne  pouvait  conduire  qu'à  l'insuccès,  à  moms  de  recou- 
rir à  ce  qu'on  avait  tout  fait  pour  éviter,  à  un  blocus,  à  une 
expédition.  Ainsi,  au  moment  même  où  la  campagne  diploma- 
tique, en  Europe,  s'achevait  sur  des  bruits  de  guerre,  au  Maroc 
nous  nous  acheminions  aussi  vers  la  guerre  :  c'est  sous  cette 
double  menace  que  s'écroulait  le  système  de  la  «  pénétration 
pacifique  »  tel  que,  depuis  deux  ans,  on  l'avait  pratiqué. 

IV 

L'intervention  de  l'Allemagne  dans  l'affaire  du  Maroc  chan- 
geait du  tout  au  tout  l'aspect  de  la  question  :  de  marocaine 
qu'elle  avait  été,  elle  devenait  européenne;  c'est,  à  propos  du 
Maroc,  de  la  politique  générale  de  la  France  que  maintenant 
il  s'agissait.  Ni  la  nation,  ni  son  gouvernement,  ni  ses  repré- 
sentans  n'avaient  jamais  voulu  autre  chose  qu'une  action  pa- 
cifique, respectueuse  des  droits  acquis  et  des  intérêts  légi- 
times de  toutes  les  puissances.   L'Allemagne  se  plaignait  que 


LA    CONFÉRENCE    d'aLGÉSIRAS.  911 

le  ministre  démissionnaire  le  5  juin  eût  systématiquement  cher- 
ché à  Fexclure  du  concert  européen  à  propos  du  Maroc,  et  à 
«  l'isoler  »  diplomatiquement;  ces  projets,  s'ils  avaient  existé, 
n'avaient,  en  tout  cas,  été  ni  connus  ni  approuvés  par  la  France; 
mais  il  suffisait  que  l'Allemagne  eût  cru  à  leur  réalité,  pour 
que  nous  nous  sentissions  obligés  de  prouver  notre  volonté  de 
maintenir  nos  bonnes  relations  avec  tous  nos  voisins.  La  «  pé- 
nétration pacifique  »  nous  conduisait  de  toutes  parts  à  des 
impasses  et  à  des  menaces  de  guerre  :  c'est  donc  qu'il  y  avait  mal- 
donne, que  nous  nous  étions  trompés  ou  qu'on  nous  avait  trom- 
pés ;  nous  n'avions  plus  qu'à  reprendre  notre  jeu  et  à  battre  de 
nouveau  les  cartes.  C'est  dans  cet  esprit  que  le  cabinet  présidé 
par  M.  Rouvier  accepta,  sous  certaines  conditions,  l'invitation 
faite  parle  Sultan  à  l'instigation  de  l'Allemagne,  de  participera 
une  Conférence  internationale  sur  les  affaires  du  Maroc. 

Nous  aurions  pu  ne  pas  aller  à  la  Conférence  ;  nous  l'aurions 
oaême  dû  s'il  ne  s'était  agi  que  du  Maroc.  Nous  avons  accepté  d'y 
aller  parce  que  nous  avons  compris,  comme  l'a  dit  le  prince  de 
Bûlow  lui-même,  que  le  Maroc  n'était  que  «  l'occasion  »  de  la 
manifestation  de  l'Empereur  à  Tanger  et  qu'il  y  avait,  entre 
l'Allemagne  et  la  France,  un  malentendu  plus  grave  qu'il  im- 
portait de  dissiper.  Si  le  Maroc  avait  été  seul  en  cause,  nous 
aurions  dû  refuser,  au  nom  des  intérêts  généraux  de  l'Europe  com- 
promis par  un  si  fâcheux  précédent,  de  participer  à  une  Confé- 
rence convoquée  par  le  Sultan;  toutes  les  grandes  puissances 
étaient  prêtes  à  régler  leur  réponse  sur  la  nôtre  et  si  l'Allemagne 
avait  été  tentée  de  faire  de  notre  refus  une  question  de  paix  ou 
de  guerre,  elle  aurait  eu  contre  elle  l'opinion  universelle  ;  à  Fez, 
M.  de  Tattenbach  se  serait  agité  dans  le  vide,  il  aurait  obtenu 
quelques  concessions,  mais  la  question  marocaine  serait  restée 
intacte.  Nous  avons  consenti,  répétons-le,  à  participer  à  la  Con- 
férence parce  que  le  Maroc  n'était  que  «  l'occasion  »  de  l'inter- 
vention allemande,  et  parce  que  nous  espérions  fermement  que, 
le  malentendu  une  fois  dissipé,  l'Allemagne  s'abstiendrait  d'y  con- 
trecarrer nos  intérêts  et  nos  vues;  nous  n'avons  d'ailleurs  donné 
notre  adhésion  qu'à  la  condition  que  le  programme  de  la  Confé- 
férence  serait  arrêté  d'avance,  dans  des  négociations  préalables 
entre  les  cabinets  de  Berlin  et  de  Paris,  et  que  «  l'intérêt  spécial 
qu'a  la  France  au  Maroc,  en  raison  de  sa  situation  de  pays  limi- 
trophe, »  n'y  serait  pas  mis  en  question,  non  plus  que   «  les 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droits  de  la  France  résultant  de  ses  traités  ou  arrangemens  (1).  » 
L'accord  sur  ces  points,  entre  les  deux  gouvernemens,  fut  con- 
staté, le  8  juillet,  sous  la  forme  d'un  échange  de  lettres  entre 
M.  Rouvier  et  le  prince  Radolin. 

La  France  accueillit  cet  accord  avec  satisfaction  ;  elle  pensa 
que  le  malentendu  était  dissipé  et  que  son  action  au  Maroc  ne 
rencontrerait  plus  l'opposition  de  l'Allemagne.  Dans  ces  condi- 
tions, la  Conférence  ne  serait,  espérait-on,  qu'une  formalité 
dont  le  programme  allait  être  arrêté  sans  délai  et  qui  aurait  pour 
résultat  de  rendre  manifeste  la  bonne  harmonie  des  deux  gouver- 
nemens. On  se  plut  à  penser,  chez  nous,  qu'après  l'échange  de 
lettres  du  8  juillet,  il  n'y  avait  plus  de  place  que  pour  une 
reprise  des  relations  normales  entre  les  deux  pays.  Si  l'Alle- 
magne avait,  à  ce  moment,  répondu  h  l'attente  de  la  France, 
l'incident  aurait  été  clos  et  la  bonne  volonté  manifestée  des 
deux  parts  aurait  pu  ouvrir,  pour  l'avenir,  des  perspectives  nou- 
velles. 

Telle  ne  fut  pas  l'attitude  du  gouvernement  de  Berlin.  Les 
négociations  pour  la  fixation  du  programme  de  la  Conférence, 
qui  auraient  pu  être  rapidement  menées  à  bien,  puisque  l'accord 
du  8  juillet  paraissait  en  déterminer  d'avance  les  points  essen- 
tiels, tramèrent  en  longueur.  En  même  temps,  à  Fez,  le  comte 
de  Tattenbach  déployait  une  étrange  activité  ;  on  pouvait  se  de- 
mander si  les  pourparlers  qui  s'éternisaient  à  Paris  n'étaient  pas 
destinés  à  couvrir  ses  démarches  et  ses  exigences  indiscrètes; 
avec  lui,  le  Maghzen,  tout  heureux  de  reprendre  la  politique  de 
bascule  qui  est  la  sauvegarde  des  faibles,  se  montrait  accommo- 
dant :  on  apprenait  coup  sur  coup  que  M.  de  Tattenbach  avait 
négocié  un  emprunt  de  dix  millions  de  francs  au  profit  des 
banques  allemandes  ;  qu'il  avait  signé  un  contrat,  au  nom  d'une 
maison  allemande,  pour  la  construction  d'un  môle  à  Tanger; 
que,  par  tous  les  moyens,  il  s'efforçait  de  créer  à  l'Allemagne, 
au  Maroc,  une  clientèle  commerciale  et  politique.  Une  telle  acti- 
vité, au  moment  même  où  des  négociations  étaient  pendantes  à 
Paris,  devenait  alarmante  :  elle  pouvait  prêter  à  croire  que  l'Alle- 
magne prenait  goût  au  gâteau  marocain  et  qu'elle  cherchait,  en 
définitive,  à  s'en  faire  attribuer  la  plus  large  part;  on  en  vint 
même  à  douter  de  la  sincérité  du  gouvernement  de  Berlin  dans 

(1)  Discours  de  M.  Rouvier  à  la  Chambre  des  députés,  8  juillet  1903. 


LA    CONFÉRENCE   d'aLGÉSIRAS.  913 

l'accord  du  8  juillet  et  à  se  demander  s'il  ne  cherchait  pas  à 
pousser  à  bout  la  patience  de  nos  négociateurs  et  à  décourager 
leurs  dispositions  conciliantes.  Les  rôles,  dès  lors,  se  trouvaient 
intervertis  ;  c'était  nous,  désormais,  qui  étions  fondés  à  nous 
plaindre  des  procédés  d'une  diplomatie  qui,  tandis  qu'elle  négo- 
ciait à  Paris,  prenait  des  gages  à  Fez. 

L'arrestation,  au  Maroc,  d'un  protégé  algérien,  Bou-Mzian, 
survenue  sur  ces  entrefaites,  augmentait  encore  l'inquiétude,  en 
France,  en  menaçant  de  faire  naître  un  conflit  aigu  avec  le 
Sultan.  Allions-nous  être  obligés,  au  moment  où  le  malaise 
diplomatique  était  le  plus  grave  en  Europe,  de  recourir  à  la 
force  pour  obtenir  du  Sultan  la  satisfaction  à  laquelle  nous 
ne  pouvions  renoncer  sans  la  plus  grave  des  humiliations?  On 
put  éviter,  heureusement,  d'en  venir  à  ces  extrémités  :  Mouley- 
abd-el-Aziz  céda,  mit  en  liberté  notre  protégé  et  lui  accorda 
une  indemnité  suffisante.  Le  bruit  courut  qu'en  cette  circon- 
stance le  comte  de  Tattenbach  s'était  employé  auprès  du  Sul- 
tan pour  lui  déconseiller  la  résistance  :  les  journaux  allemands 
en  profitèrent  pour  insister  lourdement  sur  le  bon  office  qu'à 
les  en  croire  le  ministre  allemand  rendait  en  cette  circonstance 
à  son  collègue  français  et  réussirent  presque  à  transformer  en 
une  offense  ce  qui  aurait  pu  être  en  effet  un  procédé  cour- 
tois. D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  durant  toute  cette  crise,  le  ton 
agressif,  les  exigences  hautaines  de  la  plupart  des  journaux 
allemands  contribuèrent  à  entretenir  en  France  une  incertitude 
pénible  sur  les  intentions  réelles  du  gouvernement  de  l'Em- 
pereur. 

L'arrivée  à  Paris  du  docteur  Rosen,  chargé  de  négocier  avec 
M.  Révoil  (6  septembre),  fut  interprétée  en  France  comme  un 
signe  de  la  bonne  volonté  du  cabinet  de  Berlin  d'aboutir  à  un 
accord  ;  les  pourparlers  continuèrent,  mais  ils  restèrent  labo- 
rieux et  décevans  ;  il  fallut  toute  l'évidente  bonne  foi  de  M.  Rou- 
vier,  son  énergie  heureusement  secondée  par  la  dialectique  souple 
et  par  la  compétence  spéciale  de  M.  Révoil,  pour  arriver  enfin 
à  l'accord  du  28  septembre.  On  affirme  aussi,  et  le  fait  est  vrai- 
ssemblable,  que  le  passage,  à  Paris  et  à  Berlin,  du  comte  Witte 
ne  fut  pas  étranger  à  l'entente. 

Le  «  protocole  d'entente  »  du  28  septembre  a  heureusement 
manifesté  une  volonté  commune  de  ne  pas  rompre  les  négocia- 
tions; mais  il  n'était  pas  encore  complètement  rassurant  pour  les 
TOME  xxx.  —  1905.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intérêts  français.  Il  réglait,  par  une  cote  mal  taillée,  les  diffi- 
cultés soulevées  par  les  opérations  du  comte  de  Tattenbach  ;  il 
les  faisait  rentrer,  tant  bien  que  mal,  dans  le  cadre  de  la  Confé- 
rence; il  déclarait,  après  l'accord  du  8  juillet,  que  les  intérêts 
spéciaux  de  la  France  dans  la  région  frontière  ne  seraient  pas 
mis  en  question  et  qu'eu  aucun  cas  on  ne  contesterait  à  la 
France  le  droit  d'y  faire  seule  la  police;  il  fixait  enfin  les 
grandes  lignes  du  programme  qui  serait  soumis  à  la  Conférence. 
Mais,  au  moins  dans  le  résumé  qui,  seul,  en  a  été  publié,  il 
restait  muet  sur  les  solutions  que  les  deux  parties  se  proposent 
de  soumettre  aux  délibérations  des  représentans  de  l'Europe.  La 
Conférence  va  donc  s'ouvrir  sur  une  incertitude,  en  présence 
d'une  opinion  publique  inquiète.  Les  déclarations  du  prince  de 
Bûlow  à  M.  Georges  Villiers,  du  Temps,  sont  évidemment  de 
nature  à  nous  expliquer  l'attitude  et  les  mobiles  du  gouverne- 
ment allemand  et  à  nous  rassurer  sur  ses  intentions.  Mais  bien 
plus  rassurans  encore  et  plus  décisifs  seraient  des  actes  qui,  dès 
l'ouverture  de  la  Conférence,  montreraient  que  l'Allemagne, 
ainsi  que  lEmpereur  et  le  chancelier  l'ont  plusieurs  fois  affirmé, 
n'a  pas,  pour  elle-même,  d'ambitions  au  Maroc  et  que,  si  elle 
s'est  mise,  durant  quelques  mois,  en  travers  des  espérances  que 
nous  croyions  pouvoir  fonder  sur  nos  accords  avec  l'Angleterre 
et  l'Espagne,  c'est  qu'elle  s'était  crue  directement  visée  par  la 
politique  de  M.  Delcassé.  Malheureusement  les  «  révélations  »  du 
Malin  sont  venues,  postérieurement  à  la  conversation  du  prince 
de  Bûlow  publiée  par  le  Temps,  alimenter,  en  Allemagne,  les 
polémiques  antipathiques  à  la  France  et  fortifier  l'idée  que  le 
voyage  de  l'Empereur  à  Tanger  aurait  seul  fait  échouer  un  grand 
complot  ourdi  par  l'Angleterre  et  le  ministre  français  des 
Affaires  étrangères.  Il  appartient  à  la  Conférence  de  dissiper  ces 
derniers  nuages,  de  mettre  fin  définitivement  à  ce  malentendu 
trop  prolongé.  Mais  la  tâche,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  est 
aujourd'hui  plus  difficile  qu'elle  ne  l'aurait  été,  par  exemple,  au 
lendemain  de  la  retraite  de  M.  Delcassé  et  de  l'accord  du  8  juillet. 
L'opinion  publique  française  a  eu  le  temps  de  réfléchir  sur  les 
événemens  ;  troublée  et  nerveuse,  elle  se  demande  si  ce  n'est  pas 
en  pure  perte  qu'elle  a  donné  tant  de  preuves  de  sa  bonne  vo- 
lonté conciliante  et  de  ses  intentions  pacifiques,  et  si  les  inci- 
dens  pénibles  qui  ont  marqué  les  négociations,  l'incertitude  des 
conclusions  qui  en  sont  sorties,  ne  cachent  pas  quelque  dessein 


LA    CONFÉRENCE    d'alGÉSIRAS.  915 

secret  qui  mettrait  en  péril  d'autres  intérêts  aue  ceux  que  nous 
avons  au  Maroc. 


«  Je  crois,  a  dit  le  prince  de  Bûlow,  qu'entre  deux  graïK^s 
peuples  unis  par  les  liens  d'une  haute  culture  intellectuelle  et 
morale,  rien  ne  vaut  une  explication  franche  (1).  »  Il  serait  dé- 
plorable, en  effet,  après  plusieurs  mois  employés  en  explications 
réciproques,  que  les  deux  parties  arrivassent  à  la  Conférence 
avec  des  vues  radicalement  différentes.  Il  faut  donc  parler  net, 
car  si,  à  la  Conférence  d'Algésiras  l'entente  au  sujet  du  Maroc 
ne  se  faisait  pas,  c'est  une  défiance  peut-être  irrémédiable  qui 
en  pourrait  sortir. 

L'Allemagne  souhaiterait  peut-être,  —  on  l'a  dit,  les  journaux 
des  deux  pays  l'ont  discuté  et  il  n'est  pas  permis  de  négliger 
l'hypothèse,  —  d'engager  |avec  la  France  une  conversation  sur 
la  politique  générale.  Cette  conversation,  la  diplomatie  ne  l'a 
pas  entamée,  mais  la  presse  allemande  a  paru  regretter  que 
nous  n'en  prissions  pas  l'initiative,  elle  a  même  laissé  entendre 
que  l'Allemagne  agirait  prudemment  en  gardant  ouverte  la  ques- 
tion marocaine  et  en  s'en  servant  pour  peser  sur  notre  politique 
générale.  Le  prince  de  Bûlow  s'est  défendu  à  plusieurs  reprises, 
notamment  dans  son  discours  du  7  décembre,  de  pareilles  arrière- 
pensées  ;  mais,  qu'elles  existent  dans  certains  milieux  allemands, 
c'est  ce  dont  il  n'est  pas  possible  de  douter  (2).  Nous  ne  discu- 
tons pas  ici  l'opportunité  d'une  pareille  conversation,  mais  il 
est  nécessaire  que  l'on  se  rende  compte,  en  Allemagne,  qu'au- 
cune négociation  de  quelque  portée  n'est  actuellement  possible 
entre  les  deux  pays  tant  que  la  Conférence  n'aura  pas  ter- 
miné équitablement  son  œuvre;  si  l'Allemagne  attend  l'occa- 
sion, comme   on  l'a  laissé  entendre,  d'inaugurer  à  l'égard  de 

(1)  Conversation  publiée  par  le  Temps. 

(2)  Voici  un  exemple,  entre  beaucoup,  des  étranges  prétentions  que  la  presse 
allemande  n'a  pas  craint  de  formuler  ;  la  Gazette  de  Francfort  écrivait  le 
19  octobre,  dans  un  article  de  tête  :  «  L'Allemagne  a  le  droit  de  poser  à  la  France 
cette  question  :  pour  le  cas  où  nous  serions  en  conflit  avec  l'Angleterre,  serais-tu 
alliée  de  l'Angleterre,  notre  alliée,  ou  loyalement  neutre?...  L'Allemagne, dans  son 
intérêt  personnel,  doit  poser  cette  question  ;  elle  doit  savoir  ce  qu'il  en  est  exac- 
tement de  la  France,  et  noua  sommes  sûrs  qu'au  cours  des  négociations  du  Maroc, 
la  diplomatie  allemande  l'a  bien  montré  aux  hommes  d'État  français  ;  c'est  aux 
Français  de  donner  une  réponse  aussi  claire  que   franche.   » 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  France  une  politique  plus  confiante  et  de  commencer  avec 
elle  des  pourparlers  sur  les  points  où  les  intérêts  des  deux  pays 
ne  sont  pas  en  désaccord,  il  faut  qu'elle  comprenne  que  c'est  elle- 
même  qui  a  rendu  provisoirement  impraticable  toute  tentative 
de  ce  genre  en  jetant  entre  les  deux  pays,  comme  un  élément  de 
discorde,  la  question  du  Maroc.  On  aurait  pu  «  causer  »  après 
l'accord  du  8  juillet  si  des  faits  graves  n'étaient  venus  aussitôt 
donner  une  sorte  de  démenti  à  l'entente  constatée  par  les  notes 
de  M.  Rouvier  et  du  prince  Radolin;  on  le  pourrait  peut  être 
de  nouveau,  si  on  le  jugeait  utile,  après  la  Conférence  d'Algé- 
siras  et  au  cas  qu'elle  adoptât  des  solutions  compatibles  avec  la 
dignité,  les  intérêts  et  les  espérances  de  la  France. 

En  acceptant  d'aller  à  la  Conférence,  le  gouvernement 
français  a  donné  à  l'Allemagne  une  grande  preuve  de  son  désir 
de  concoTde  et  de  ses  intentions  conciliantes  ;  aujourd'hui, 
après  les  manœuvres  de  M.  de  Tattenbach  à  Fez,  après  six  mois 
denégociationspénibles,  c'est  nous  qui  avons  besoin  de  reprendre 
confiance.  Le  prince  de  Biilow  estime  que  la  Conférence  «  loin  de 
nous  diviser  doit  contribuer  à  nous  rapprocher.  »  C'est  aussi  le 
vœu  de  la  France,  mais  elle  attend  dabord  la  Conférence  à  ses 
actes.  M.  Rouvier  aurait  volontiers  consenti  à  causer  des  affaires 
marocaines  en  tête  à  tête  avec  TAllemagne,  comme  notre  diplo- 
matie l'avait  fait  avec  les  puissances  plus  directement  intéressées. 
Bismarck  a  mis  à  la  mode  la  politique  de  r«  honnête  courtier  :  » 
on  aurait  pu  chercher  d'un  commun  accord  dans  quelle  partie 
du  monde  la  France  aurait  pu  offrir  à  l'Allemagne  son  concours 
loyal  pour  réaliser  quelqu'une  des  ambitions  de  l'impérialisme 
germanique.  L'Allemagne  ne  s'y  est  pas  prêtée,  elle  a  voulu  la 
Conférence  et  nous  l'avons  acceptée,  sans  plaisir  et  sans  avoir 
grande  confiance  en  ses  résultats,  uniquement  parce  que  c'est 
elle  qui  la  proposait.  Aujourd'hui  la  Conférence  s'ouvre  :  c'est 
à  l'Allemagne  qui  l'a  voulue  d'y  montrer  quels  sont,  en  défini- 
tive, ses  dispositions  et  ses  desseins.  Il  est  nécessaire  à  la  paix 
du  monde  qu'elle  comprenne  bien  la  nature  de  nos  intérêts  au 
Maroc  et  le  prix  que  nous  attachons  à  y  devenir  la  puissance 
politiquement  prépondérante.  Il  n'y  a  pas  de  commune  mesure, 
au  Maroc,  entre  nos  intérêts  et  ceux  de  l'Allemagne  :  il  ne  s'agit, 
pour  elle,  que  de  «  porte  ouverte  »  et  de  libre  concurrence  ;  il 
s'agit,  pour  la  France,  de  la  sécurité  et  de  l'avenir  de  son  empire 
de  l'Afrique  du  Nord. 


LA   CONFÉRENCE   d'aLGÉSIRAS.  917 

Les  accords  du  8  juillet  et  du  28  septembre  ont  stipulé  que  la 
Conférence  ne  mettrait  en  question  ni  la  souveraineté  du  Sultan, 
ni  l'intégrité  du  Maroc,  ni  le  principe  de  la  libre  concurrence 
internationale.  Nous  avions  toujours  proclamé  que  telles  étaient 
nos  intentions  et  que  nous  ne  préparions  pas  ce  qu'on  a  appelé 
une  «  tunisification  »  du  Maroc.  Ces  principes  posés,  la  Confé- 
rence s'occupera  «  de  l'organisation  d'une  police,  d'un  règlement 
concernant  la  surveillance  et  la  répression  de  la  contrebande  des 
armes,  d'une  réforme  financière  consistant  principalement  dans 
l'établissement  d'une  banque  d'Etat,  de  l'étude  d'un  meilleur 
rendement  des  impôts  et  de  la  création  de  nouveaux  revenus  et 
enfin  de  la  fixation  de  certains  principes  destinés  à  sauvegarder 
la  liberté  économique.  »  C'est  le  programme  d'une  réorganisation 
foncière  du  Maroc,  et  il  est  important  de  noter  que  c'est  à  peu  près 
le  même  que  le  ministre  de  France  proposait,  l'été  dernier,  à 
l'approbation  du  Sultan.  Mais  qui  sera  chargé  de  l'exécution  des 
réformes?  Là  est  la  question  capitale  que  l'accord  du  28  sep- 
tembre n'a  pas  tranchée.  La  seule  solution  raisonnable,  équi- 
table, et  conforme  aux  intérêts  généraux  de  toutes  les  puissances 
et  du  Maroc  lui-même,  serait  que  la  France  fût  chargée  de  la 
direction  ou  de  la  surveillance  des  réformes.  La  fixation  du  pro- 
gramme est  internationale,  l'exécution  ne  saurait  l'être.  Tout  ce 
qui,  au  Maroc,  ressemblerait  à  un  condominium  serait  néfaste;  si 
toutes  les  puissances  prétendaient  concourir  à  l'exécution  des 
réformes,  ce  serait  la  négation  des  réformes  ;  le  Sultan  aurait 
beau  jeu  pour  profiter  des  dissentimens  qui  ne  sauraient  man- 
quer d'éclater  entre  ses  trop  nombreux  tuteurs  ;  si  c'est  une  Ma- 
cédoine que  l'Empereur  allemand  voudrait  créer  au  Maroc,  les 
autres  puissances  ont  montré,  en  traitant  par  avance  avec  la 
France  et  en  s'en  rappportant  à  elle  pour  rétablir  l'ordre  et  la 
paix  dans  l'Empire  chérifien,  qu'elles  n'étaient  pas  disposées 
à  s'y  prêter  :  l'Angleterre  n'admettrait  sans  doute  pas  sans  résis- 
tance, pour  ne  parler  que  d'elle,  que  l'Allemagne  prît  au  Maroc, 
auprès  de  Mouley-abd-el-Aziz,  le  rôle  qu'elle  s'efTorce  de  jouer, 
sur  le  Bosphore,  auprès  d'Abd-ul-Hamid.  De  l'Allemagne,  et 
d'elle  seule,  dépend  donc  le  succès  ou  l'échec  de  la  Conférence  : 
ni  l'Angleterre,  ni  l'Espagne,  ni  l'Italie,  qui  sont  engagées  vis-à- 
vis  de  nous,  ni  la  Russie  notre  alliée,  ne  feront  d'opposition  à 
nos  justes  demandes;  si  l'Allemagne,  de  son  côté,  admet  que 
l'exécution  ou  la  surveillance  des  réformes  nous  soit  confiée,  le 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

succès  de  la  Conférence  est  assuré  et  les  résultats  de  ses  travaux 
seront  excellens.  Sur  ce  point,  le  discours  du  prince  de  Bûlow  du 
7  décembre  n'apporte  encore  aucune  lumière.  «  Il  va  de  soi, 
dit-il  simplement,  que  nous  continuerons  à  représenter  et  à  dé- 
fendre à  cette  Conférence  ce  que  nous  avons  considéré  jusqu'ici 
comme  juste  et  équitable.  »  Si  l'on  se  reporte  au  reste  du  dis- 
cours, il  n'y  est  question  que  de  la  «  porte  ouverte  »  et  de  la 
libre  concurrence  commerciale,  que  la  France —  elle  en  adonné 
assez  souvent  l'assurance  pour  qu'on  puisse  la  croire,  —  n'a 
jamais  menacée.  Si  au  contraire  l'Allemagne  venait  à  s'opposer 
à  ce  qu'un  mandat  international  soit  confié  à  la  France,  l'échec 
de  la  Conférence  serait  certain,  puisque  toutes  les  décisions 
doivent  y  être  prises  à  l'unanimité  et  qu'un  seul  veto  suffît  pour 
tout  arrêter.  C'est  le  régime  de  l'anarchie  et  de  l'insécurité  qui 
s'installerait  au  Maroc  à  son  propre  détriment,  et  pour  le  plus 
grand  dommage  du  commerce  international  et,  en  particulier, 
du  commerce  allemand. 

Pour  nous,  notre  conduite  à  la  Conférence  et  après  la  Confé- 
rence nous  est  tracée  par  les  circonstances.  A  la  Conférence,  tout 
en  maintenant  fermement  ce  que  nous  considérons  comme  nos 
droits,  les  représentans  de  la  France  se  prêteront  à  la  concilia- 
tion et  à  l'entente;  ils  se  serviront  de  tous  les  «  accords  »  que 
notre  diplomatie  a  signés  avec  l'Italie,  l'Angleterre,  l'Espagne, 
et,  plus  récemment,  avec  l'Allemagne  elle-même,  pour  travailler, 
au  profit  de  la  paix  et  de  l'harmonie  générales,  à  réduire  toutes 
les  intransigeances.  Si  la  Conférence,  se  méprenant  sur  le  rôle 
qui  devrait  être  le  sien,  aboutissait  à  imposer  au  Maroc  une 
sorte  de  régime  international,  nous  n'aurions  qu'à  attendre  que 
les  trois  ans,  pendant  lesquels  ses  résolutions  seront  applicables, 
aient  démontré  l'inefficacité  certaine  d'une  pareille  méthode  ; 
nous  nous  appliquerions,  avec  une  activité  stimulée  par  les 
leçons  de  l'expérience,  à  développer  nos  intérêts  et  notre  in- 
fluence dans  tout  le  Maroc  et  particulièrement  à  appliquer  les 
accords  de  1901  et  de  1902  dans  cette  zone  frontière  où  nos  «  in- 
térêts spéciaux  »  ne  sont  pas  contestés,  et,  forts  de  nos  traités 
ivec  l'Angleterre,  l'Espagne  et  l'Italie  que  rien  ne  saurait  rendre 
caducs,  prêts  d'ailleurs  à  rechercher,  avec  l'Allemagne,  dans  une 
conversation  nouvelle,  les  moyens  pratiques  de  l'amener  à  nos 
vues,  nous  attendrions  que  les  événemens  et  les  circonstances 
de  la  politique  générale  nous  offrent  l'occasion  de  reprendre,  au 


LA    CONFÉRENCE    d'aLGÉSIRAS.  919 

Maroc,  l'action  que  la  géographie  et  l'histoire  nous  y  destinent. 
Le  Maroc  est  entré  dans  la  politique  européenne  :  c'est  un 
malheur  que  les  fautes  de  quelques-uns  de  nos  hommes  d'Etat 
ont  contribué  à  créer,  mais  dont  nous  devons  prendre  notre 
parti  tant  qu'il  ne  sera  pas  possible  d'y  remédier;  pour  le  mo- 
ment, ce  n'est  plus  d'une  action  uniquement  marocaine,  mais 
c'est  surtout  des  combinaisons  changeantes  de  la  vie  politique 
que  nous  devons  attendre  l'heure  d'y  réaliser  nos  projets. 

Nous  avons  voulu  envisager  les  pires  hypothèses,  mais  tout 
fait  espérer  qu'elles  ne  se  réaliseront  pas;  nous  n'en  voulons 
pour  preuve  que  les  paroles  mêmes  du  prince  de  Biilow  :  «  Au- 
jourd'hui comme  hier,  a-t-il  dit  dans  la  conversation  que  le 
Temps  a  publiée,  pourvu  que  votre  politique  coloniale  respecte 
nos  intérêts  commerciaux  qui  croissent  chaque  jour,  et  notre 
dignité  que  nous  plaçons  plus  haut  encore,  non  seulement  nous 
ne  vous  gênerons  pas,  mais  au  besoin  nous  vous  aiderons,  au 
Maroc  et  ailleurs.  »  Nous  avons  confiance  en  la  parole  du  chan- 
celier :  le  discours  qu'il  vient  de  prononcer  au  Reichstag,  quelque 
pessimiste  qu'en  soit  le  ton,  ne  contredit  pas  ces  assertions  si 
formelles.  Si  l'on  ne  savait  dans  quelles  circonstances  ce  dis- 
cours a  été  prononcé,  et  qu'il  sert  de  prélude  à  une  augmenta- 
tion considérable  du  budget  de  l'Empire  et  de  la  flotte  de 
guerre,  on  aurait  le  droit  de  s'inquiéter  d'y  retrouver,  après  six 
mois,  les  mêmes  griefs  dont  le  gouvernement  de  Berlin  faisait 
état  avant  les  premières  négociations.  Se  serait-on  expliqué,  six 
mois  durant,  sans  s'entendre  ?  Aurait-on  signé  deux  accords 
sans  se  comprendre?  Le  prince  de  Biilow  insiste  sur  l'argument 
que  nous  aurions  voulu  «  mettre  le  Maroc  dans  une  situation 
analogue  à  celle  de  la  Tunisie;  »  or  la  <<  tiinisification  »  consiste 
essentiellement  dans  l'établissement  d'un  contrôle  français  sur 
les  relations  extérieures  du  Bey  et  dans  la  perception  de  droits 
de  douane  favorables  à  notre  commerce  :  il  n'y  a  rien  qui  res- 
semble à  cela  dans  le  programme  de  réformes  soumis  par 
M.  Saint-René  Taillandier  au  Sultan.  Le  chancelier  est  obligé 
d'invoquer,  pour  justifier  son  dire,  «  quelques  organes  inspirés 
de  la  grande  presse  parisienne  ;  «  mais  des  journaux  n'engagent 
pas  le  gouvernement,  et  chacun  sait  qu'il  n'y  a  pas,  en  France, 
de  journaux  directement  «  inspirés.  »  Nous  avons  au  contraire 
répétons-le  encore  une  fois,  toujours  affirmé  notre  intention  de 
maintenir  l'indépendance  du  Sulta'?-    la  «  porte  ouverte  »  et  la 


920 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


libre  concurrence  commerciale;  et  non  seulement  nous  l'avons 
affirmé,  mais  nous  avons  inscrit  cet  engagement  dans  notre  con- 
vention du  8  avril  avec  l'Angleterre,  —  qui,  on  en  peut  être  sûr, 
n'aurait  jamais  traité  sans  cette  assurance,  —  et  dans  nos  accords 
du  8  juillet  et  du  28  septembre  avec  l'Allemagne  elle-même.  Si 
le  prince  de  Bûlow  revient  sur  ces  argumens  devant  le  Reichs- 
tag,  c'est  donc,  il  faut  le  croire,  dans  un  intérêt  de  politique 
intérieure  et  il  convient  de  voir  surtout,  dans  son  discours,  le 
désir  sincère  qu'il  a,  comme  l'Empereur  son  maître,  de  ne  pas 
alarmer  deux  grands  peuples  pacifiques.  D'ailleurs,  l'intérêt  même 
du  commerce  allemand,  dont  Guillaume  II  et  ses  ministres  ont 
un  si  grand  et  si  naturel  souci,  leur  fait  une  loi  de  mettre  fin,  par 
les  seuls  moyens  efficaces,  à  l'anarchie  et  à  l'insécurité  qui 
paralysent  toute  transaction  au  Maroc.  Après  la  Conférence,  si 
ses  résultats  sont  tels  que  nous  le  souhaitons,  la  question  des 
rapports  franco-allemands,  que  les  événemens  de  ces  derniers 
mois  ont  ouverte,  ne  sera  pas  fermée,  mais  elle  sera  éclaircie, 
dégrevée  du  poids  mort  de  la  question  marocaine  ;  et  si  le 
voyage  à  Tanger  a  inauguré,  entre  les  deux  pays,  une  pénible 
série  de  difficultés  et  d'incidens,  pourquoi  la  Conférence  d'Algé- 
siras  ne  serait-elle  pas  l'origine  de  relations  moins  tendues  et 
plus  confiantes? 

René  Pinon 


REVUE  LITTÉRAIRE 


A  L'AUBE  DU  ROMANTISME 


L'époque  la  plus  intéressante  dans  l'histoire  d'un  mouvement  litté- 
raire est  celle  de  sa  formation  ;  aussi  les  historiens  du  romantisme, 
dont  nous  voyons  chaque  jour  le  nombre  s'augmenter,  ont-ils  soin  de 
se  placer  non  pas  au  lendemain  de  1830  où  l'école  triomphe,  mais  aux 
environs  de  1820,  alors  que  ses  futurs  chefs  et  ses  hérauts  prochains 
hésitent,  tâtonnent,  et  protestent  surtout  qu'ils  ne  sont  pas  roman- 
tiques. C'est  ce  que  vient  de  faire  M.  Ernest  Dupuy,  dans  un  livre  d'une 
lecture  toujours  agréable,  qu'il  intitule  :  la  Jeunesse  des  romantiques  (1), 
et  où  il  étudie  les  origines  de  la  poésie  de  Victor  Hugo  et  d'Alfred  de 
Vigny.  A  ces  deux  grands  noms  il  nous  permettra  de  joindre  celui 
de  Lamartine,  qui,  sans  doute,  ne  fut  pas  à  proprement  parler  un 
romantique,  ayant  été  bien  incapable  de  s'embrigader  dans  une  école 
ou  dans  un  parti,  mais  qui  n'en  a  pas  moins  été  l'initiateur  de  tout 
le  lyrisme  moderne.  Et  nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix  parmi 
les  publications  récentes  qui  trouveraient  leur  place  à  côté  du  livre  de 
M.  Dupuy.  Voici  un  essai  —  terriblement  systématique  —  où  M.  Paul 
Marabail ,  qui  est  officier,  traite  de  V Influence  de  Vesprit  militaire  sur 
Vœuvre  d'Alfred  de  Vigny  (2),  et  ne  craint  pas  d'affirmer  que  Vigny  a 
été  un  grand  écrivain  parce  qu'il  a  commencé  par  être  un  bon  mili- 

(1)  Ernest  Dupuy,  la  Jeunesse  des  Romantiques,  Victor  Hugo  et  Alfred  dà  Vigny, 
4  vol.  in-16  (Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie). 

(2)  Paul  Marabail.  De  Vinfîuence  de  l'esprit  mlVdaire  sur  l'œuvre  d'Alfred  de 
Vigny,  1  vol.  in-S'  (Groville-Morant). 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taire.  «  Si  "Vigny  est  un  poète  pliilosophe  de  premier  ordre,  si  ses 
romans,  ses  œuvres  dramatiques  portent  à  leur  tour  la  trace  des 
pensées  les  plus  profondes  et  les  plus  originales,  si  son  style  encore 
présente  les  véritables  qualités  de  l'auteur  classique,  tout  l'honneur 
en  retient  à  l'esprit  militaire.  »  Trop  est  trop,  mon  capitaine!  Votre 
point  de  départ  était  juste  et  vos  intentions  sont  les  meilleures  du 
monde,  mais  comment  voulez-vous  qu'on  accepte,  sans  toute  sorte  de 
réserves,  des  conclusions  aussi  guerrières  ?  Voici  une  thèse,  souvent 
paradoxale,  mais  très  suggestive,  oii  M.  Emmanuel  Barat,  étudiant  le 
Style  poétique  et  la  révolution  romantique  (1),  dénonce  l'emploi  systé- 
matique de  la  métaphore  comme  la  grande  erreur  des  romantiques. 
«  Champions  de  la  nature  et  de  la  vérité,  ils  eurent  raison,  certes, 
de  défendre  les  droits  de  l'imagination  ; . . .  mais  sous  ces  grands  mots 
imaginer,  inventer,  créer,  ils  eurent  le  tort  de  confondre  les  illusions 
sincères  et  belles  de  la  fantaisie,  de  l'émotion,  du  merveilleux,  avec 
le  métaphorisme  et  la  mythologie,  instrumens  d'erreurs  voulues.  Et 
la  liberté  enfin  conquise  ne  leur  servit  parfois  qu'à  pousser  jusqu'au 
plus  intotérable  excès  l'abus  d'une  poétique  périmée.  »  Et  naguère 
M.  Urbain  Mengin,  dans  son  livre  sur  f Italie  des  romantiques  (2), 
recherchait  dans  quelle  mesure  l'Italie  a  été  une  initiatrice  pour  les 
écrivains  du  xix^  siècle.  —  A  notre  tour  nous  tâcherons  d'indiquer 
dans  la  formation  intellectuelle  de  Lamartine,  de  Hugo,  de  Vigny, 
les  premiers  de  nos  poètes  modernes  par  la  date  comme  par  Je 
mérite,  quelques  élémens  qui  leur  sont  communs  et  qui  n'avaient  pas 
contribué  à  former  l'esprit  de  leurs  prédécesseurs,  dans  leur  vie 
quelques  circonstances  qui  expliquent  qu'ils  se  soient  détachés  de 
l'idéal  traditionnel  pour  se  développer  dans  un  sens  nouveau.  Nous 
nous  demanderons  comment,  dans  leurs  premières  œuvres,  s'annonce 
le  romantisme  qui  n'y  est  encore  qu'à  l'état  de  tendance,  mais  qui 
ne  doit  plus  tarder  à  prévaloir. 

Le  premier  trait  qui  nous  frappe  est  qu'eux  tous,  ils  ont  été  très 
médiocrement  pourvus  de  culture  classique.  Venus  à  une  époque  où 
l'enseignement  avait  été  complètement  et  pour  longtemps  désorganisé, 
et  confiés  à  des  maîtres  de  hasard,  ils  trouvèrent  à  l'école  le  dégoût 
des  choses  mêmes  qu'ils  y  devaient  apprendre.  Lamartine  a  tracé  de 
la  pension  Pupier,  où  on  le  mit,  à  Lyon,  un  tableau  qu'on  sent  violem- 
ment poussé  à  la  caricature  :  il  n'est  guère  vraisemblable  que  cette 

(1)  Emmanuel  Barat,  le  Style  poétique  et  la  Révolution  romantique,  1  vol.  in-S» 
(Hachette). 

^2)  Urbain  Mengin,  l'Italie  des  romantiques,  1  vol.  in-8»  (Pion). 


REVUE    LITTÉRAIRE.  923 

institutioD  ni  aucune  autre  ait  jamais  été  tenue  par  les  tortionnaires 
dont  il  nous  fait  un  portrait  à  la  Montaigne;  il  faut  dire  même  qu'il  y 
travailla  un  peu  mieux  qu'il  ne  l'a  prétendu.  Il  n'en  reste  pas  moins 
vrai  que  le  séjour  lui  en  parut  insupportable,  puisqu'on  fait  il  ne 
put  le  supporter,  et  prit,  en  plein  hiver,  la  clé  des  champs.  Les  bons 
maîtres  du  petit  séminaire  de  Belley  (1)  ne  réparèrent  qu'imparfaite- 
ment les  lacunes  d'une  première  éducation  qui  avait  été  trop  long- 
temps et  trop  résolument  fantaisiste.  Victor  Hugo,  quand  il  s'agit 
d'entrer  au  lycée,  éprouva  de  cette  seule  perspective  une  espèce 
d'horreur,  au  point  qu'il  fallut  lui  accorder  une  commutation  de 
peine.  A  la  pension  Cordier,  les  mathématiques,  le  dessin,  les  essais 
dramatiques  firent  tort  aux  études  proprement  classiques.  Pour  ce 
qui  est  d'Alfred  de  Vigny,  tout  le  choquait  dans  la  vie  de  col- 
lège :  la  sévérité  des  maîtres,  la  brutalité  des  camarades,  la  grossièreté 
du  langage,  la  malpropreté  du  régime.  Élève  de  la  pension  Hix,  il 
n'oublia  jamais  le  dégoût  qu'elle  avait  inspiré  à  son  enfance  :  «  Pour 
satisfaire  à  la  fois  ma  détestation  du  collège  et  la  joie  de  ma  déli- 
vrance, je  réclamais  chaque  soir  des  gens  qui  me  venaient  chercher 
le  privilège  de  refermer  avec  force  la  porte  cochère  de  la  prison  que 
j'aurais  voulu  briser.  »  On  ne  profite  guère  d'études  faites  dans  de 
telles  conditions  :  comme  Lamartine  et  comme  Hugo,  Vigny  sortit  du 
collège  fort  ignorant  de  tout  ce  qu'on  y  enseigne.  Je  sais  bien  qu'ils 
refirent  ensuite  leurs  études  à  leur  gré  et  suivant  leur  fantaisie.  Ils 
se  donnèrent  à  eux-mêmes  cette  éducation  dont  on  a  coutume  de 
dire  que  c'est  la  meilleure,  mais  qui,  en  réalité,  n'en  est  pas  une,  puis- 
qu'elle n'a  pour  guide  que  le  hasard,  et  ne  reflète  que  notre  caprice. 
Ce  n'est  un  mystère  pour  personne  qu'une  fois  hbérés  du  collège  les 
jeunes  gens  s'empressent  de  refermer  les  livres  classiques,  pour  n'en 
plus  ouvrir  que  de  modernes  ou  d'étrangers.  Ce  fut,  à  peu  de  chose 
près,  le  cas  pour  ces  illustres  et  détestables  écoliers.  Ils  lurent  des 
livres  de  toutes  mains;  ils  en  lurent  qui  étaient  du  Nord  et  qui  étaient 
du  Midi;  ils  lurent  jusqu'à  la  Bible,  qu'on  venait  de  découvrir  en  tant 
qu'ouvrage  littéraire  :  l'antiquité  ne  fut  pas  l'institutrice  de  leur 
esprit. 

Ce  qui  n'est  guère  moins  curieux  ni  moins  nouveau,  c'est  que 
l'éveil  de  leur  imagination  leur  viendra  en  partie  du  séjour  qu'ils  ont 
fait  hors  de  France  sous  un  ciel  et  dans  un  climat  différent  du  nôtre._^ 
Sans  y  attacher  trop  d'importance,  il  n'est  que  juste  de  signaler  les' 

(1)  Marius  Déjey,  le  Séjour  de  Lamarline  à  Belley,  1  vol.  in-8°  (Vitte  et  Amatl.' 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyages  que  firent  Victor  Hugo  en  Espagne,  et  Lamartine  en  Italie. 
Certes,  Victor  Hugo  était  bien  jeune,  c'était  un  enfant,  quand  il 
partit,  au  printemps  de  1811,  avec  sa  mère  et  ses  frères,  pour  re- 
joindre à  Madrid  le  général  Hugo;  mais  ce  sont  aussi  bien  ces  pre- 
mières images  reçues  par  le  cerveau  de  l'enfant  qui  s'y  emmaga- 
sinent à  jamais  et  sur  lesquelles  l'homme  ne  cessera  plus  tard  de 
travailler.  Ni  Chateaubriand,  ni  George  Sand  n'auraient  été  les 
admirables  paysagistes  qu'ils  sont,  si  leurs  yeux  d'enfans  ne  s'étaient 
promenés  sur  les  paysages  de  la  Bretagne  ou  du  Berry.  On  peut 
admettre  sans  trop  de  peine  que,  si  Victor  Hugo  n'avait  eu  qu'une 
enfance  parisienne,  il  n'aurait  pas  été,  par  la  suite,  avec  la  même 
abondance  et  la  même  plénitude,  le  grand  créateur  d'images  qu'il  est 
devenu.  Au  surplus  il  n'y  a  lieu  de  contester  sur  ce  point  ni  le  com- 
plaisant récit  du  Victor  Hugo  raconté,  ni  l'aveu  que  contiennent  les 
vers  fameux  : 

L'Espagne  me  montrait  ses  couvens,  ses  bastilles, 

Burgos  sa  cathédrale  aux  gotliiques  aiguilles, 

Irun  ses  toits  de  bois,  Viltoria  ses  tours, 

Et  toi,  Valladolid,  tes  palais  de  famille 

Fiers  de  laisser  rouiller  des  chaînes  dans  leurs  cours., 

L'Espagne,  pays  de  soleil,  avait  ravi  l'enfant  par  sa  couleur;  elle 
lui  avait  présenté  ces  contrastes  de  lumière  et  d'ombre  qui  s'impo- 
seront à  son  Imagination ,  pour  en  devenir  le  procédé  le  plus  habituel 
et  presque  la  loi.  Il  revenait 

...  Rapportant  de  ses  courses  lointaines... 
Comme  un  vague  faisceau  de  lueurs  incertaines. 

Ce  sont  ces  lueurs  que  l'avenir  se  chargera  de  préciser  et  d'am- 
plifier. 

Cette  même  année  1811,  Lamartine  partait  pour  l'Italie.  11  n'était 
plus  un  enfant,  U  avait  vingt  et  un  ans,  0.  avait  eu  le  temps  de  dési- 
rer assez  ardemment  ce  voyage  pour  qu'en  l'entreprenant  il  eût  l'émo- 
tion d'aller  au-devant  d'un  rêve.  On  connaît  déjà  par  ses  Confidences, 
par  ses  Mémoires  et  par  sa  Correspondance  l'impression  qu'il  reçut  de 
ce  prender  séjour  en  Italie.  Mais  Confidences  et  Mémoires  sont  très 
arrangés,  la  Correspondance  est  très  incomplète.  C'est  ce  qui  fait  le 
prix  d'un  document  resté  jusqu'à  présent  inconnu,  et  que  nous 
avons  retrouvé  :  le  lecteur  nous  saura  gré  d'en  mettre  sous  ses  yeux 
d'impnrliiis  frasmens  totalement  inédits.  Hier  encore,  dans  son  livre 


REVUE   LITTÉRAIRE.  925 

Bur  V Italie  des  romantiques,  M.  Urbain  Mengin  écrivait  :  «  Peut-être 
Lamartine  notait-il  quelques  impressions  dans  ses  carnets.  A 
Bologne,  il  avait  déjà  «  un  petit  volume  de  notes  décousues.  »  Un  peu 
plus  tard  il  promet  à  Guichard  de  lui  rapporter  «  un  portefeuille  bien 
garni  »  de  descriptions  d'Italie  pour  le  distraire  les  soirs  d'hiver  à 
Bienasssis.  Ces  carnets  sont  perdus...  »  Il  se  peut  que  les  carnets 
d'impressions  sur  Bologne  et  sur  Florence  soient  en  effet  perdus;  mais 
ce  n'étaient  pas  les  plus  importans.  En  Italie  Lamartine  n'a  goûté 
que  Rome  et  Naples.  Or  en  explorant  cet  été  les  papiers  du  poète 
conservés  à  Saint-Point,  nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  mettre  la 
main  sur  le  carnet  de  voyage  contenant  les  impressions  de  Rome  et 
de  Naples  (1).  Il  est  daté  de  Rome  où  Lamartine  arriva  dans  la  nuit 
du  \"  novembre,  après  être  parti  de  Florence  le  30  octobre  à  six 
heures  du  soir  par  le  «  courrier  »  de  Rome. 

Rome,  1"  novembre. 

Je  suis  arrivé  à  Rome  la  nuit  du  1"  novembre,  il  faisait  le  plus  beau 
clair  de  lune,  les  dômes,  les  hautes  têtes  des  pyramides  et  surtout  le  superbe 
dôme  de  Saint-Pierre  se  dessinaient  parfaitement  sur  un  fond  du  bleu  le 
plus  pur;  le  plus  parfait  silence  régnait  dans  tous  les  environs  déserts  de 
cette  belle  et  triste  ville;  à  droite  et  à  gauche  j'apercevais  quelques  débris 
de  temples  ou  de  palais,  quelques  fûts  de  colonnes  renversés,  et  partout, 
l'image  effrayante  et  sublime  d'une  splendeur  qui  n'est  plus;  je  tressaillais 
en  entrant  par  cette  fameuse  porte  du  Peuple  qu'on  m'avait  annoncée 
comme  une  des  plus  belles  choses  du  monde...  Je  traversai  de  longues  rues 
qui  étaient  dans  le  plus  parfait  repos  et  qui  paraissaient  elles-mêmes  des 
ruines  sans  habitans.  Cette  première  impression  a  été  triste  et  affligeante..* 

Lamartine  avait,  avant  son  départ,  consciencieusement  travaDlé 
son  voyage  dans  les  livres.  Il  s'en  était  promis  toute  sorte  de  mer- 
veilles. Il  lui  arriva  ce  qui  arrive  souvent  aux  hommes  d'imagination 
très  riche  et  d'ardente  sensibilité  :  la  réalité  lui  parut  d'abord  inférieure 
à  son  rêve  :  il  était  déçu. 

Je  m'étais  trop  accoutumé,  depuis  que  j'étais  en  voyage  et  en  Toscane,  à 
l'idée  de  voir  Rome.  Ce  nom-là  avait  perdu  déjà  pour  moi  de  son  enchan- 
tement, je  l'avais  prononcé  trop  souvent;  l'illusion  était  diminuée.  C'est  un 
malheureux  effet  qu'avec  mon  caractère  j'éprouve  partout  Et  pourtant  de 
loin  c'est  quelque  chose  et  de  près...  je  ne  dirai  pas  de  Rome  :  ce  n'est  rien, 

(1)  Ce  carnet,  qui  fait  partie  des  archives  de  M.  Ch.  de  Montherot,  est  une  sorte 
de  calepin  de  cuir  rouge  cartonné  de  vert,  —  proches  parens  des  albums, d'ailleurs 
beaucoup  plus  élégans,  qui  contiennent  Saill  et  les  brouillons  des  M  édita /.ions,  et 
qui  sont  déposés  à  la  Bibliothèque  nationale.  11  contient  24  pages  dôcriture.  Un 
feuillet  manque,   à  l'endroit  où  Lamartine  racontait  son  voyage  à  llercuianum 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  serait  blasphémer  le  génie  de  la  puissance  de  l'iiomme  dans  son  plus  bel 
ouvrage,  mais  c'est  moins  que  ne  me  promettait  mon  imagination  qui  va 
toujours  trop  loin  et  me  ménage  sans  cesse  de  tristes  surprises;  elle  pro- 
met plus  que  la  réalité  ne  peut  donner  et,  ici  comme  ailleurs,  elle  m'avait 
trompé. 

Ce  qu'il  regrette  surtout,  c'est  qu'on  n'ait  pas  respecté  suffisamment 
l'intégrité  des  ruines  antiques  :  «  Quoique  je  ne  soye  ni  par  goût  ni 
parmode,un  passionné  pour  l'antique,  je  n'ai  pas  vu  sans  la  plus  vive 
peine  qu'U  fallait  effacer  de  ma  tête  cette  ancienne  Rome  que  je  m'étais 
tracée  d'après  les  classiques.  »  C'est  pour  lui  l'occasion  de  pensées 
tristes  et  déjà  d'un  beau  caractère  de  gravité  : 

Il  semble  que  les  hommes  se  plaisent  à  enlever  à  leurs  ancêtres  jusqu'à 
leurs  noms,  jusqu'à  la  trace  de  leurs  ouvrages...  Pourquoi  a-t-on  démoli  une 
partie  de  ce  Golisée  majestueux,  de  ce  monument  le  plus  vaste,  le  mieux 
conservé  qui  nous  reste  de  la  grandeur  des  Romains,  pour  bâtir  dans 
Rome  moderne  deux  petites  églises  sans  nom,  et  le  Palais  Farnèse?...  Quel 
beau  coup  d'œil  vous  reste  encore  à  Rome,  le  soir,  au  coucher  du  soleil,  si 
vous  venez  vous  asseoir  sur  l'élévation  qui  est  derrière  le  Capitole  auprès 
de  cinq  colonnes  superbes  dont  on  découvre  à  présent  la  tête  seule,  et  en 
face  du  Golisée  dont  le  sommet  est  encore  éclairé  par  le  soleil  couchant! 
Que  d'idées  ne  réveille  pas  cette  magnificence  dont  il  ne  reste  que  les  témoi- 
gnages !  Quel  beau  rêve  on  peut  faire  sur  la  grandeur,  la  beauté,  la  puissance 
de  Rome  antique!  Avec  quelle  facilité  on  peut  rebâtir  toute  cette  immense 
étendue  !  Voilà  le  plus  bel  amphithéâtre  qu'aient  pu  bâtir  les  hommes,  voilà 
les  voûtes  et  les  ruines  du  palais  d'or  de  Néron,  à  droite  voilà  l'antique 
palais  des  Cœsars,  à  mes  pieds  le  temple  de  la  Concorde  et  l'arc  de  Sep- 
time  Sévère,  plus  loin  l'arc  de  Titus  et  celui  de  Constantin,  à  ma  gauche 
s'ouvrent  les  trois  superbes  voûtes  du  temple  de  la  Paix,  qui  disait  autrefois 
le  sort  de  l'univers  (1)... 

Ce  qui  le  gêne  à  Rome  ce  sont  les  constructions  modernes  —  et 
c'est  aussi  la  population  :  «  Les  hommes  dans  cet  étonnant  pays  ont 
plus  encore  changé  que  les  édifices  :  on  ne  retrouve  plus  de  traces  du 

(1)  Il  est  intéressant  de  trouver  ici  la  première  indication  de  certains  des  plus 
fameux  morceaux  de  l'œuvre  de  Lamartine.  Par  exemple,  ces  lignes  jetées  sur  le 
papier  font  déjà  [songer  à  la  pièce  des  Nouvelles  méditations  :  la  Liberté  ou  une 
Nuit  à  Rome  : 

Comme  l'astre  adouci  de  l'antique  Elysée, 
Sur  les  murs  dentelés  du  sacré  Colysée, 
L'astre  dos  nuits,  perçant  des  nuages  épars, 
Laisse  dormir  en  paix  ses  lon^s  et  doux  regards... 
Rome,  te  voilà  donc,  ô  more  des  Césars  ! 
J'aime  à  fouler  aux  pieds  tes  jmonumens  épars  ; 
J'aime  à  sentir  le  temps,  plus  fort  que  ta  mémoire, 
Effacer  pas  à  pas  les  traces  de  ta  trioire. 
L'homme  serait-il  donc  de  ses  œuvres  jaloux  ?  etc. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  927 

caractère  romain  sur  les  bords  du  Tibre,  et  tout  y  est  mort  jusqu'à 
ce  fier  orgueil  républicain  qui  s'est  changé  en  une  vile  et  servile  va- 
nité, le  seul  trait  du  caractère  romain  (1).  »  Toutefois  il  visite  Saint- 
Pierre  et  en  parle  avec  un  enthousiasme  trop  violent  d'ailleurs  pour 
ne  pas  être  un  peu  convenu  :  «  Arrivé  au  pied,  je  suis  resté  sans  voix 
et  sans  expression  pour  peindre  ce  que  j'ai  senti.  »  Il  admire  au  Vatican 
les  peintures  de  Raphaël  et  les  antiques,  et  il  en  tire  cette  excellente 
leçon  de  goût  :  «  Mes  yeux  dans  ces  galeries  se  sont  accoutumés  à 
distinguer  le  goût  antique  du  moderne  ;  c'est  la  divine  simplicité  qui 
en  est  la  différence  la  plus  infaillible  et  le  cachet  le  plus  sûr.  »  La. 
martine  a  toujours  été  beaucoup  moins  sensible  aux  beautés  de  l'art 
qu'à  ceUes  de  la  nature,  et  c'est  pourquoi  la  plus  grande  jouissance  lui 
vient  non  de  la  ville,  mais  de  la  campagne  romaine. 

Quel  rêve  agréable  je  viens  ae  faire,  car  cela  me  paraît  un  rêve.  J'ai  vu 
ce  Tibur  si  fameux,  si  cher  aux  amis  des  poètes  et  de  la  nature; J'ai  vu  le 
prœceps  Anio,  tantôt  doux  et  sinueux,  tantôt  rapide  et  sublime;  je  l'ai  vu  se 
précipiter  tout  entier  et  d'un  seul  jet,  d'une  distance  énorme,  tomber  en 
poussière  humide,  et  faire  trembler  ses  rivages  du  bruit  de  sa  chute:  je  l'ai 
vu  se  perdre  dans  les  rochers  sous  des  grottes  charmantes  recouvertes 
d'une  verdure  toujours  fraîche,  je  l'ai  vu  en  ressortir  calme  et  limpide,  puis 
reprendre  sa  course,  se  diviser  en  plusieurs  ruisseaux,  bondir  sur  des  rochers 
moins  âpres,  couler  sur  le  gazon  et  s'étendre  comme  un  large  lit  de  neige, 
dans  la  prairie  (2).  J'ai  visité  sur  ses  bords  la  petite  villa  d'Horace;  un  cou- 
vent de  Franciscains  a  remplacé  dans  sa  retraite  l'aimable  chantre  de  Gly- 
cère  et  du  falerne,  des  belles  et  des  héros;  plus  haut  dans  la  montagne  et 
plus  solitaire  encore  est  la  villa  de  Catulle;  celle  de  Tibulle  était  auprès, 
celle  de  Cynthie  un  peu  plus  loin  sur  le  môme  coteau,  vis-à-vis  de  celle  de 
Mécènes;  Properce  y  venait  souvent.  Quelle  délicieuse  société  a  habité  c& 
Tibur!  Ces  paysages  sont  d'une  beauté  idéale,  je  n'en  ai  vu  de  semblables 
que  dans  le  Poussin  ou  Claude  Lorrain.  Ce  sont  des  accidens,  des  change- 
mens  de  scènes  à  chaque  pas  :  ,un  peintre  pourrait  employer  sa  vie  dans 
ce  seul  vallon.  J'en  ai  joui  par  un  temps  un  peu  gris,  les  teintes  étaient 

(1)  Cf.  Le  dernier  Chant  du  pèlerinage  d'Harold. 

Je  vais  chercher  ailleurs  (pardonne,  ombre  romaine!) 
Des  hommes  et  non  pas  do  la  poussiôre  humaine. 

(2)  Cf.  la  pièce  des  Hai^monies  :  La  peiHe  de  l'A7iio  : 

J'avais  rêvé  jadis  au  bruit  de  ses  cascades, 
Couché  sur  le  gazon  qu'Horace  avait  foulé... 
Je  l'avais  vu  tombei-  dans  les  f^rottos  profondes, 
Oix  la  flottante  Iris  se  jouait  dans  ses  ondes... 
Je  l'avais  vu  plus  loin  sur  la  mousse  écumauto 
Diviser  en  ruisseau.x  sa  nappe  eucor  fumante. 
Étendre,  resserrer  ses  oudoyans  réseaux, 
Jeter  sur  le  gazon  le  voile  errant  des  eaux. 
Et,  comblant  le  vallon  de  bruit  et  do  poussière, 

uivre  au  loin  sa  course  en  vagues  de  lumière. 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

adoucies,  el  dans  le  lointain  les  fonds  avaient  ce  vaporeux  qui  fait  un  si 
bel  efTet  dans  les  paysagistes  anglais. 

Naples  surtout  le  ravit.  Il  nous  dit,  à  la  date  du  1*"  décembre,  qu'il 
y  est  arrivé  la  nuit  et  qu'il  a,  le  lendemain,  parcouru  toute  la  ville,  et 
salué  le  Vésuve,  Portici,  Pompeies,  Castellamare,  Pausilippe.  C'est  la 
nature  qui  est  admirable  à  Naples  et  c'est  bien  ce  qui  réjouit  La- 
martine : 

Naples  n'est  pas  riche  en  monumens  des  arts,  elle  doit  tout  h  la  nature 
et  n'en  est  que  plus  admirable.  Là  j'ai  pris  une  idée  de  toute  la  richesse,  de 
toute  la  beauté  de  cette  nature.  Là  j'ai  vu  des  paysages  dont  rien  ne  peut 
donner  une  idée  dans  aucun  autre  pays  du  monde.  Ni  la  France,  ni  la  Suisse, 
ni  les  plus  bellesmontagnes  des  Alpes  ne  sont,  au  lever  du  soleil,  environnées 
d'une  vapeur  dorée  et  qui  adoucit  et  colore  tous  les  objets.  J'ai  vu,  par  une 
belle  journée,  une  pluye  de  lumière  environner  les  montagnes  de  Pausilippe 
et  de  Salerne;  vers  le  milieu  du  jour,  la  teinte  devient  plus  argentée  et  le 
soir  elle  redevient  couleur  d'or. 

Le  13  décembre,  Lamartine  est  au  tombeau  de  Virgile.  «  Le  laurier 
planté  sur  le  sommet  du  tombeau  par  Pétrarque  était  prêt  à  mourir  : 
on  l'a  coupé  presque  à  sa  racine,  il  reverdit  et  j'en  ai  cupilli  quatre 
feuilles  pour  mes  amis  et  moi.  Ce  tombeau  placé  précisément  au- 
dessus  de  l'entrée  de  la  grotte  de  Pouzzoles  est  un  des  pluh  beaux  sites 
de  Naples.  »  —  Entre  le  13  et  le  17,  Lamartine  visite  Herculanum. 
Le  17,  il  est  à  la  Chartreuse  de  Saint-Martin  d'où  sa  vue  s'étend  jus- 
qu'au Vésuve  et  jusqu'aux  montagnes  de  Baia.  —  C'est  ici  que  les 
notes  s'interrompent.  Faut-il  croire  que  le  jeune  homme  ayant  ren- 
contré Graziella,  la  petite  cigarière,  ce  jour-là  il  n'écrivit  pas  plus 
loin?... 

Après  cela  nous  reprochera-t-on  d'avoir  fait  à  ces  pages  de  trop 
larges  emprunts?  Mais  quel  n'en  est  pas  l'intérêt,  puisque  dans  ces 
notes  écrites  sans  apprêt  on  saisit  sur  le  vif  l'impression  immédia- 
tement reçue  par  Lamartine  au  contact  des  choses  d'Italie!  Il  aima 
Rome  pour  ses  ruines,  Naples  pour  son  ciel.  Ces  deux  sentimens,  le 
culte  du  passé,  le  goût  pour  une  nature  amie,  sont  au  premier  rang 
parmi  ceux  qui  plus  tard  devaient  faire  de  lui  un  poète.  11  est  à  remar- 
quer que  Vigny  enfant  n'a- voyagé  ni  en  Kspagne  ni  en  Italie;  mais 
peut-être  et  en  quelque  manière  expliquerait-on  par  là  ce  qui  manque 
de  couleur  et  d'éclat  à  sa  poésie  tout  intérieure. 

Ces  voyages  ne  furent  qu'un  épisode  dans  la  jeunesse  des  roman- 
tiques. Ce  qui  est  plus  important,  et  qui  contribuera  davantage  à  dé- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  929 

terminer  le  caractère  de  leur  œuvre,  ce  sont  les  habitudes  de  rêverie 
solitaire  qu'ils  ont  prises  de  bonne  heure  et  qui  contrastent  avec  l'atti- 
tude de  l'homme  de  lettres  mêlé  jadis  à  la  société,  écrivant  pour 
elle,  î  inspirant  des  idées  et  des  sentimens  «  communs.  »  Lamartine  a 
passé  des  années  de  retraite  forcée  et  d'inaction  involontaire  dans  ses 
bois  de  MOly  ou  dans  sa  chambre  de  Mâcon.  Sa  correspondance, 
pendant  dix  années,  est  pleine  des  gémissemens  que  lui  arrache  l'ennui 
de  cette  oisiveté  pro-^dnciale.  Heureux  isolement!  puisqu'en  se  pro- 
longeant il  permit  à  l'écrivain  d'accumuler  des  trésors  de  poésie  qui, 
même  à  l'époque  la  plus  agitée  de  sa  vie  d'orateur  et  d'homme 
d'État,  n'étaient  pas  complètement  épuisés.  Ce  que  furent  pour  Lamar- 
tine les  bois,  les  coteaux,  les  vallons  du  Maçonnais,  Victor  Hugo  le 
trouva  dans  le  jardin  des  Feuillantines,  profond  et  mystérieux.  Et  à 
son  tour  Vigny  dut  le  même  bienfait  à  sa  vie  cloîtrée  de  soldat-poète. 
M.  Dupuy  note  combien  il  tira  parti  de  la  «  réclusion  forcée  des  régi- 
mens  dans  leurs  forteresses,  pendant  les  premières  années  de  la 
Restauration.  A  Vincennes,  à  Courbevoie,  à  Rouen,  à  Strasbourg,  à 
Orthez,  à  Oloron,  il  mena  la  vie  retirée,  studieuse,  d'un  lé\'ite,  d'un 
bénédictin.  En  écrivant  son  admirable  introduction  de  Servitude  et 
Grandeur  militaires,  il  laissera  percer  un  sentiment  de  grave  enthou- 
siasme au  souvenir  des  nuits  de  veille  et  de  labeur  où  il  agrandit,  en 
silence,  le  peu  de  savoir  qu'il  avait  reçu  «  de  ses  études  tumultueuses 
et  publiques.  «  C'est  là  que  sa  pensée  de\Tnt  adulte  et  que  son  talent 
se  fortifia  ;  c'est  là  qu'il  conçut,  qu'il  porta,  qu'il  mit  au  monde  les 
Poèmes  (1).  »  Nous  sommes  loin  du  temps  où  le  littérateur,  qu'il  fût 
prosateur  ou  poète,  considérait  que  la  grande  règle  étant  déplaire  aux 
«  honnêtes  gens,  il  faut  savoir  se  plaire  parmi  eux.  » 

Quels  furent  donc  les  premiers  résultats  de  ce  labeur  ignorant  de 
la  tradition  et  de  cette  rêverie  dans  l'isolement  ?  On  sait  que  la  rup 
ture  avec  le  passé  ne  s'y  accuse  pas  encore  très  nettement.  Lamartine 
publie  ses  Méditations  en  1820,  Vigny  ses  Poèmes  en  1822,  Victor 
Hugo  ses  premières  Odes  la  même  année.  Or  on  est  frappé  de  voir 
combien  ces  recueils,  si  originaux  qu'ils  puissent  être,  sont  encore 
étroitement  rattachés  à  l'ancienne  poétique.  Le  succès  des  Méditations 
fut  un  succès  d'enthousiasme,  nullement  de  scandale,  et  les  clas- 
siques y  applaudirent  de  bon  gré.  Pourquoi  non?  puisqu'il  y  traîne 
tant  d'élégances  empruntées  à  la  littérature  impériale  !  on  y  trouve 
jusqu'à  des  réminiscences  de  Quinault  et  de  Thomas.  Victor  Hugo 

,1)  Ernest  Dupuy,  La  Jeunesse  des  romantiques,  p.  249, 

TOME  XXX.  —  1905,  59 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ses  Odes  est  un  disciple  docile  de  tous  les  lyriques  du  xvm^  siècle  : 
U  reproduit  aussi  bien  le  mouvement  de  leurs  strophes,  les  péri- 
phrases de  leur  style,  et  les  apostrophes  de  leur  enthousiasme  pinda- 
rique.  Vigny  met  pareillement  à  contribution  Delille,  MUlevoye  et 
Népomucène  Lemercier.  Gomme  on  le  voit,  l'influence  du  xviii^  siècle 
se  prolonge  :  elle  se  continuera  bien  après  1822,  elle  sera  infiniment 
lente  à  disparaître. 

Notez  que  Chateaubriand,  à  cette  date,  a  écrit  toutes  ses  grandes 
œuvres  et  que  nos  poètes  sont  tout  imprégnés  de  leur  souvenir,  comme 
aussi  bien  ils  savent  par  cœur  les  maîtresses  pages  de  J.-J.  Rousseau 
et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Lamartine  et  Victor  Hugo  se  sont 
de  bonne  heure  proposé  pour  idéal  d'être  «  Chateaubriand  ou  rien.  » 
Pourtant  l'exemple  et  les  leçons  de  Chateaubriand  n'ont  pas  suffi  à  les 
affranchir.  Car  celui-ci  est  un  prosateur.  Poètes,  ils  ont  besoin  d'avoir 
pour  modèles  des  poètes.  Où  vont-ils  les  trouver? 

La  réponse  est  toute  simple.  Et  puisqu'il  ne  s'agit  ni  des  contem- 
porains, ni  des  classiques,  ni  des  anciens,  il  faut  que  ces  puissans 
alliés  leur  viennent  de  l'étranger.  Il  en  est  venu  de  tous  les  pays.  La- 
martine doit  beaucoup  à  Pétrarque,  s'il  est  vrai  qu'il  lui  doive  en  partie 
sa  conception  de  l'amour  et  qu'on  retrouve  la  substance  de  quelques- 
unes  de  ses  plus  belles  Méditations  dans  plusieurs  des  sonnets  du  poète 
italien.  Victor  Hugo  doit  au  romancero  espagnol  sa  conception  d'un 
moyen  âge  héroïque  et  brutal.  Dante,  le  Tasse,  les  dramaturges  espa- 
gnols, Goethe,  Schiller  sont  mis  à  contribution.  Toutefois  ce  n'est  ni 
aux  Italiens,  ni  aux  Espagnols,  ni  aux  Allemands  qu'appartient  ici  le 
rôle  décisif.  Mais,  la  remarque  est  essentielle,  tandis  que  nous  aspi- 
rions en  France  aux  nouveautés  qu'on  qualifiera  de  romantiques,  elles 
étaient  déjà  du  passé  dans  un  autre  pays.  Avant  d'apparaître  en 
France,  et  dès  le  xviii®  siècle,  le  mouvement  romantique  s'était 
épanoui  dans  cette  Angleterre  où  il  avait  été  non  pas  un  objet  d'im- 
portation, mais  au  contraire  une  floraison  naturelle  et  une  expression 
du  tempérament  national. 

C'est  ce  qu'a  bien  vu  l'auteur  d'un  excellent  petit  Uvre  sur  le  ro- 
mantisme anglais  (1),  M.  W.  Lyon  Phelps,  professeur  à  l'Université 
de  Yale,  et  dont  nous  reproduisons  ici  les  conclusions.  «  Des  élémens 
multiples,  écrit-il,  ont  contribué  à  déterminer  le  mouvement  en  Angle- 
terre. C'a  été  d'abord  le  sentiment  de  la  nature  extérieure  et  de  sa 
poésie   qrd  commence  avec  Ramsay,  Thomson  et  Dyer.  Puis  on  a 

(1)  William  Lyon  Phelps,   The  beginninys  of  tlie  enolisli  romantic  movement. 
A  study  in  eighteenlli  Cenlunj  lileraiure,  1  vol.  Gian  ib  Company,  Boston. 


REVUE    LITTERAIRE.  931 

libéré  la  forme  par  l'emploi  du  vers  blanc  et  les  constans  essais  de 
mètres  nouveaux  :  le  principe  était  qu'au  code  étroit  des  règles  il  faut 
substituer  le  respect  de  la  liberté  du  poète.  Deux  influences  considé- 
rables ont  été  celle  de  Spenser  et  celle  de  Milton  :  cette  dernière  no- 
tamment a  contribué  à  introduire  dans  la  littérature  ce  caractère  de 
rêverie  grave  et  de  mélancolie  méditative  qui  s'harmonisait  avec  le 
sentimentalisme  alors  à  la  mode  sur  tout  le  continent.  Le  goût  du 
moyen  âge  fit  son  apparition  avec  la  rage  de  l'art  gothique  et  popula- 
risa la  littérature  de  ballades.  Les  dieux  de  la  mythologie  classique 
furent  mis  en  déroute  par  les  dieux  du  Nord  et  triomphèrent  dans  les 
poèmes  d'Ossian.  La  vogue  des  élégies  de  Gray  acheva  le  mouve- 
ment... Le  romantisme  ne  fut  d'ailleurs  pas  seulement  adopté  par 
les  poètes  et  les  conteurs  :  il  eut  aussi  bien  pour  lui  les  critiques. 
Young,  entre  autres,  déclare  qu'il  est  temps  d'abandonner  les  mo- 
dèles classiques  et  de  se  tourner  vers  la  nature  pour  en  recevoir  l'in- 
spiration directe,  le  génie  étant  supérieur  à  toutes  les  règles,  et  ne 
devant  recevoir  de  lois  que  de  lui  seul.,.  Différence  caractéristique  : 
les  romantiques  anglais  ne  sont  pas  des  révolutionnaires  ;  ils  restent  de 
profonds  admirateurs  de  Pope  etd'Addison;  ils  se  contentent  d'élargir 
peu  à  peu  l'horizon  httéraire.  C'est  ce  qui  les  distinguera  des  roman- 
tiques français.  Le  romantisme  en  France  est  une  bataille  livrée  par 
de  jeunes  gens  épris  de  nouveauté  à  l'instinct  littéraire  national;  en 
Angleterre,  U  est  un  retour  à  la  véritable  tradition.  »  Tous  ces  élémens 
du  romantisme  anglais  sont  aussi  bien  ceux  qu'on  verra  plus  tard  et 
peu  à  peu  constituer  le  romantisme  français. 

Sans  doute  les  écrivains  du  xviii*  siècle  avaient  lu,  dans  les  tra- 
ductions de  Letourneur,  Shakspeare,  Ossian,  Young.  Mais  ils  ne  leur 
avaient  emprunté  que  ce  qui  était  en  accord  avec  leur  goût  et  leur 
conception  de  la  littérature.  Les  lecteurs  français  du  xix^  siècle  les 
liront  autrement  et  y  découvriront  toute  sorte  d'autres  choses  ;  d'ail- 
leurs ils  ne  s'en  tiendront  pas  aux  écrivains  du  siècle  précédent  et  ils 
auront  pour  compléter  leur  initiation  Walter  Scott  et  Byron,  Words- 
worth  et  Shelley.  Qui  ne  sait  combien  nos  premiers  romantiques  ont 
été  intéressés  par  la  poésie  anglaise?  Pour  Lamartine,  Ossian  a  été 
l'enchanteur  de  sa  dix-huitième  année  :  il  a  un  culte  pour  Byron. 
Celui  qui,  à  coup  sûr,  est  le  moins  familier  avec  la  Httérature  an- 
glaise, comme  aussi  bien  avec  toute  httérature  étrangère,  c'est  Victor 
Hugo.  Et  pourtant  il  a  quelque  teinture  d'Addison  et  de  Moore,  il  imite 
Shakspeare,  Walter  Scott  et  Maturin,  et  il  insère  dans  la  «  Muse  fran- 
çaise »  un  article  qu'il  réimprimera  dans  Littérature  et  Philosophie,  et 


932 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qui  s'applique  indilTéremmenl  à  VEloa  de  Vigny,  ou  au  Paradis  perdu 
de  Milton.  Quant  à  Vigny,i!  est  tout  plein  de  l'influence  anglaise. 
A  Milton  il  doit  l'idée  première  d'Bloa  et  de  la  Colère  de  Samson; 
Moïse  est  un  héros  byronien,  etc.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  préface  de 
Chatterton  qui,  suivant  la  curieuse  remarque  de  M.  Dupuy,ne  contienne 
un  morceau  tiré  du  Giaour,  la  comparaison  du  poète  malheureux 
avec  le  scorpion  torturé  par  un  cercle  de  feu. 

Est-ce  à  dire  que  notre  lyrisme  romantique  n'ait  été  qu'un  reflet  ou 
un  prolongement  de  la  poésie  anglaise?  Nullement.  Nos  poètes,  alors 
même  qu'ils  imitaient,  sont  restés  d'inspiration  toute  française.  Mais 
ils  ont  trouvé  dans  l'exemple  des  Anglais  un  moyen  pour  se  soustraire 
à  l'influence  persistante  de  la  littérature  pseudo-classique.  Ils  se 
sont  recommandés  de  leur  autorité  pour  faire  de  leur  côté  ce  qu'ils 
voulaient  faire  et  développer  librement  les  tendances  qu'ils  sentaient 
grandir  en  eux.  La  poésie  anglaise  est  tout  individualiste  ;  et  ils  aspi- 
raient à  installer  sur  les  ruines  de  la  littérature  impersonnelle  la 
poésie  individuelle.  Grâce  à  leurs  voisins  devenus  leurs  initiateurs, 
ils  ont  pu  prendre  une  conscience  plus  nette  et  surtout  plus  hardie  du 
principe  inclus  dans  le  romantisme.  Tels  sont  quelques-uns  des  ensei- 
gnemens  que  comporte  une  étude  de  la  jeunesse  de  nos  premiers 
lyriques.  Faiblement  rattachés  à  notre  passé  classique  par  des  études 
insuffisantes,  séparés  de  la  société  par  leur  goût  pour  la  rêverie  soli- 
taire en  face  de  la  nature,  dépaysés  par  des  voyages  qui,  si  courts 
qu'ils  fussent,  leur  ont  révélé  des  aspects  nouveaux  du  globe  et  leur 
en  ont  laissé  la  nostalgie,  ils  ont  abouti  à  une  première  formule  où 
se  mêle  à  l'imitation  des  derniers  classiques  celle  des  modernes 
étrangers;  ces  deux  élémens,  qu'il  est  aisé  de  signaler  dans  leurs 
premiers  ouvrages,  étaient  d'ailleurs  d'importance  inégale:  c'est  le 
second  qui  enfermait  le  principe  \dvant  et  toutes  les  chances  d'avenir. 
Ou,  pour  parler  en  termes  plus  généraux,  le  déclin  des  humanités,- 
la  disparition  de  l'ancienne  vie  sociale,  le  goût  de  l'exotisme  et  l'in- 
fluence des  littératures  étrangères  ont  été  chez  nous  les  étapes  suc- 
cessives qui,  en  préparant  l'alTranchissement  de  l'individu  et  sa  sou- 
veraineté littéraire,  ont  rendu  inévitable  l'avènement  prochain  du 
romantisme. 

René  Doumic. 


LES 

LIVRES  D'ÉTRENNES 


Ce  qui  caractérise  de  plus  en  plus  la  production  nouvelle  aes 
livres  illustrés  et  tout  particulièrement  celle  des  livres  de  cette  fin 
d'année,  c'est  l'application  prestjue  générale,  aux  plus  somptueux 
comme  aux  plus  modestes,  des  procédés  mécaniques  perfectionnés 
dans  leur  infinie  variété,  l'importance  donnée  au  cliché  dans  l'impres- 
sion photographique,  la  reproduction  en  couleurs  obtenue  directement 
d'après  nature,  enfin  le  talent  presque  parfait  d'imitation.  On  ne  crée 
presque  plus  rien  de  vraiment  original,  mais  on  imite  admirable- 
ment, et,  plus  souvent,  on  corrige  les  inexactitudes,  les  exagérations  et 
les  indiscrétions  de  l'objectif,  en  introduisant  le  sentiment  et  la  per- 
sonnalité même  dans  une  opération  autrefois  automatique,  qui,  désor- 
mais, se  prête  à  toutes  les  combinaisons  d'art,  traduit  fidèlement  ou 
répète  à  peu  de  frais,  et  sans  limite  d'exemplaires,  toutes  les  nuances 
de  la  palette  et  toutes  les  fantaisies  du  dessinateur.  Grâce  à  ces  pro- 
grès matériels,  à  l'habileté  introduite  dans  le  développement  de  la 
plaque  ou  le  tirage  de  l'épreuve,  à  l'emploi  du  pinceau  et  du  papier  à 
dépouillement,  la  photographie  a  pris  la  place  de  toutes  les  anciennes 
et  plus  nobles  méthodes  des  grandes  époques  de  l'illustration  :  de 
l'eau-forte,  avec  ses  teintes  chaudes  et  sa  liberté,  de  la  pointe  sèche 
avec  sa  finesse,  sa  précision  et  son  velouté,  et  du  burin  avec  son  rehef, 
sa  vigueur  et  sa  souplesse.  La  mode  est  à  la  photographie,  qui  par  sa 
rapidité  d'exécution  et  la  variété  dans  la  manière,  se  prête  au  caractère 
de  l'illustration  contemporaine,  répond  aux  goûts  d'information  ins- 
tantanée de  plus  en  plus  généralisés  qu'exige  la  vie  agitée  et  dispersée 
de  notre  époque.  Il  n'est  pas  un  magazine,  pas  un  recueil  illustré,  qui 
ne  l'emploient.  Elle  convient  à  cette  production  hâtive  et  éphémère  qui 
appelle  l'élégance  et  la  fraîcheur  à  défaut  de  solidité  et  de  valeur. 
Hâtons -nous  d'en  iouir  pendant  que  ces  livres  sont  encore  dans  leur 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éclat;  ils  ne  sont  pas  faits  pour  durer,  mais  suffisent  à  leur  action  et  à 
leur  destinée.  Ils  sont  agréables  à  feuilleter,  amusans  par  leur  diver 
site  même,  et  intéressans  par  la  comparaison  des  procédés  d'illustration. 
Et  quand  à  leur  élégance  s'ajoute  le  charme  de  quelques  souvenirs  his- 
toriques, la  vue  de  nos  merveilles  d'art,  —  source  inépuisable  qui  les 
alimentera  longtemps,  —  c'est  tout  bénélice  pour  les  yeux  et  la  rêverie. 

De  ces  différentes  manières  des  artistes  photographes  d'aujourd'hui, 
—  qui  sont  symbolistes,  impressionnistes,  luministes,  intimistes,  qui 
sont,  eux  aussi,  photographes  de  mœurs  ou  de  paysage,  de  genre  ou  de 
portrait,  et  qui  ne  s'en  tiennent  plus  à  la  gamme  invariable  des  tona- 
lités brunes,  des  sépias,  mais  nous  créent  l'illusion  des  pastels,  des 
eaux-fortes,  des  fusains,  des  sanguines,  —  aucun  ouvrage  ne  donnera 
une  idée  plus  exacte  que  V Épreuve  j)holographique  (1),  avec  ses  im- 
pressions en  taille-douce,  fines,  délicates,  harmonieuses  et  qui  portent 
toutes  la  marque  personnelle.  Et,  dans  V Art  et  la  Couleur,  où  trouver 
un  ouvrage  d'un  caractère  plus  significatif,  d'une  individualité  plus 
tranchée  que  les  Maîtres  contemporains  (2),  cette  publication  nouvelle 
et  très  originale,  qui  met  à  la  portée  de  tous  les  œuvres  des  peintres 
modernes  des  diverses  écoles  et  des  différens  pays,  reproduites  dii-ecte- 
nient  en  couleurs,  et  nous  fait  connaître  tout  ce  qu'il  faut  savoir  d'eux 
dans  de  sobres  et  instructives  notices,  dues  à  la  plume  de  critiques 
autorisés  et  d'écrivains  compétens  ? 

Jamais  peut-être  les  ouvrages  consacrés  à  l'histoire  de  l'Art  n'ont 
été  d'ailleurs  plus  nombreux  qu'aujourd'hui,  comme  en  témoignent  la 
collection  des  Grands  Artistes  (3),  où  viennent  de  paraître  Gainsbo- 
rough  (4)  et  Ruysdaël  (5),  —  les  Villes  d'art  célèbres  où  ont  paru  récem- 
ment Florence  (6),  Milan  (7),  le  Caire  (8),  —  la  collection  les  Maîtres  de 
VArt{9)  d'une  exécution  si  soignée,  —  enfin  V Histoire  de  l'Art  depuis 
les  premiers  temps  jusqu'à  nos  jours  [I.  l'Art  chrétien]  (10),  qui  doit  les 
résumer  toutes  sous  la  direction  de  l'un  des  maîtres  de  la  critique, 
M.  André  Michel,  qui  a  groupé  autour  de  lui  les  collaborateurs  les  plus 
compétens,  aussi  connus  pour  leur  jugement  sûr  que  par  leur  talent. 
Et  quand  on  parle  de  critique  d'art,  comment  ne  pas  nommer  les 
Maîtres  de  Venise  (11),  de  John  Ruskin? 

Dans  un  volume  d'une  perfection  soutenue  et  qui  unit  à  l'intérêt 
historique  le  charme  rare  et  l'exquise  élégance,  le  \'icomte  de  Reiset, 
que  des  traditions  de  famille  et  les  souvenirs  de  son  aïeul,  le  lieutenant 
général  de  la  Restauration,  désignaient  pour  cette  tâche,  a  évoqué  la 

(1)  Henri  Pion.—  (2-3-4-5-6-7-8)  Laurens.  —  (9)  Librairie  de  l'Art  ancien  et  mo- 
derne. —  (10)  Armand  Colin.  —  (H)  Hachette. 


LES   LIVRES   d'ÉTRENNES.  935 

toute  gracieuse  et  fière,  l'énergique  et  séduisante  figure  de  la  Duchesse 
de  Berry  (1),  durant  les  années  que  l'on  pourrait  définir  les  années 
heureuses  et  les  années  françaises,  —  celles  qui  précédèrent  et  sui- 
virent le  mariage,  où  le  bonheur  devait  être  de  si  brève  durée,  qui 
furent  si  vite  assombries  par  la  mort  tragique  de  son  mari  et,  dix  ans 
plus  tard,  par  la  ruine  de  la  monarchie  légitime,  et  l'exQ.  L'historien 
arrête  là  son  récit,  à  la  veille  des  hauts  faits  de  la  campagne  de 
Vendée,  que  tant  de  biographes  ont  racontée.  Rien  de  plus  attachant 
que  le  récit  de  sa  jeunesse  simple  et  retirée  en  Sicile,  de  son  arrivée 
si  fêtée  en  France;  de  cette  existence,  tout  d'abord  si  brillante  à  la 
cour  de  Louis  XVIII,  et  qui  va  se  compliquer  des  plus  graves  soucis; 
où  l'espérance  apportée  par  la  naissance  du  Duc  de  Bordeaux  devait 
bientôt  sombrer,  et  la  réalité  dépasser  en  infortune  tout  ce  qu'on  peut 
imaginer.  Ce  n'est  pas  dans  son  rôle  d'héroïne  que  nous  la  verrons  ; 
c'est  dans  la  période  qui  va  de  son  enfance,  déjà  troublée  dès  l'âge  de 
huit  ans,  où  la  première  révolution  avait  obligé  les  Bourbons  d'Espagne 
à  s'éloigner  du  royaume  de  Naples  jusqu'à  celle  de  1830  qui  chassa 
les  Bourbons  de  France.  Sous  tous  les  aspects  de  sa  vie  d'enfant,  de 
jeune  fille  et  de  femme,  de  sa  vie  intime  et  officielle,  la  voici  tout 
d'abord  dans  le  palais  royal  de  Palerme  auprès  de  son  grand- père  et 
de  sa  grand'mère  ou  encore  à  Monreale  et  à  Bocca  di  Falco,  rési- 
dences habituelles  du  prince  héréditaire,  dans  cette  île  pittoresque  et 
lointaine  d'où  étaient  bannies  les  rigueurs  de  la  Cour  de  Madrid  et  de 
Vienne,  et  où  elle  avait  été  élevée  dans  les  traditions  de  liberté  et 
d'indépendance  dont  jouissent  rarement  les  princesses  royales;  puis, 
en  France,  «reine  des  élégances  »  à  l'Elysée,  aux  TuUeries,  sur  la  plage 
de  Dieppe  comme  sous  les  ombrages  de  Rosny,  et  telle  qu'elle  se 
montrait  elle-même  dans  le  Journal  qui  consignait,  régulièrement,  en 
quelques  lignes,  les  événemens  de  chaque  jour.  Elle  nous  y  apparaît 
dans  tout  le  laisser  aller  de  son  naturel  capricieux  et  instinctif,  qu'une 
éducation  très  sommaire,  comme  celle  que  recevaient  toutes  les  jeunes 
filles  napolitaines,  n'a  pas  modifié,  avec  ce  cœur  généreux  qui  se 
livre  dans  un  abandon  naïf  aussitôt  qu'on  lui  a  inspiré  quelque  con- 
fiance, mais  que  la  moindre  contradiction  exaspère  ;  cet  esprit  vif  et 
pénétrant,  cette  volonté  assez  forte  pour  dominer  les  événemens  et 
lui  faire  braver  toutes  les  fatigues  et  tous  les  dangers  avec  autant  de 
patience  et  d'intrépidité  que  de  courage  et  de  noblesse  d'âme. 

C'est  dans  le  château  même  de  Brunnsee,  où  la  Duchesse  de  Berry  a 

(1)  Manzi  et  Joyant. 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

vécu  tant  d'années,  que  le  vicomte  de  Reiset  a  pu  consulter  le  précieux 
Journal  confié  par  M.  le  duc  délia  Grazia,  lire  les  lettres  si  sponta- 
nées que  le  Duc  de  Berry  adressait  à  sa  fiancée  et  c'est  dans  ces  vastes 
salles  où,  depuis  trente-cinq  ans,  sont  conservés  ces  meubles,  qui  jadis 
ont  orné  les  appartemens  des  Tuileries  et  les  salons  de  Rosny,  ces  mi- 
niatures, ces  portraits  qui  sont  ceux  de  Marie-Caroline  et  de  ses  enfans^ 
ceux  de  ses  parens  les  plus  chers  et  de  ses  amis  les  plus  fidèles,  qu'il  a 
évoqué  son  souvenir.  Il  revit  au  milieu  même  de  tout  ce  qu'elle  aima, 
de  tout  ce  qui  lui  était  familier.  Musée  incomparable,  d'où  sont  sorties 
les  illustrations  de  ce  livre,  comme  la  vérité  et  la  précision  des  faits  des 
archives  du  château,  si  riches,  si  complètes,  qui  étaient  jusqu'ici  res- 
tées fermées  à  tous,  et  grâce  auxquelles  l'historien  de  la  Duchesse  de 
Berry  a  pu  faire  justice  de  plus  d'une  calomnie  intéressée,  de  ce  que 
l'on  appellerait  aujourd'hui  «  le  fait  du  Prince,  »  et  qui  sont  de  tous 
temps  la  souveraine  ressource  des  hommes  d'État.  Tous  ces  témoi- 
gnages sont  appuyés  par  les  renseignemens  les  plus  solides,  fortifiés 
des  indications  précises  et  des  traditions  les  plus  curieuses  que  M.  de 
Reiset  a  reçus  ou  recueillis  de  Mgr  le  duc  de  Parme,  de  Son  Altesse 
Royale  M""*  la  comtesse  de  Bardi,  de  Mgr  le  comte  d'Eu,  ceux  du 
comte  Charles-Ferdinand  de  la  Roche,  dernier  fUs,  encore  vivant,  du 
Duc  de  Berry  ;  de  M""  Harson,  ancienne  lectrice  de  Madame,  du  baron 
de  Mesnard,  des  comtes  René  de  Monti,  de  Meffray,  René  Talon,  de 
la  Rupelle,  du  duc  Decazes,  de  la  princesse  de  Montbart;  enfin  par  les 
papiers  laissés  par  le  lieutenant  général  vicomte  de  Reiset,  et  par  tous 
les  mémoires  de  l'époque. 

Les  illustrations  sont  aussi  bien  exécutées  que  le  récit  qu'elles  ac- 
compagnent est  original  et  attachant.  De  nombreuses  planches  en 
photogravure  tirées  en  taUle-douce,  en  camaïeu  dans  le  texte  et  hors 
texte,  reproduisent  les  traits  de  Marie-Caroline,  ceux  de  ses  ancêtres 
d'Autriche,  les  portraits  de  la  famille  du  prince  royal  des  Deux-Siciles 
et  les  principaux  événemens  de  la  vie  de  la  Duchesse  de  Berry  à  l'Élysée- 
Bourbon,  aux  Tuileries,  à  Rosny,  d'après  les  tableaux  de  David,  Gros, 
de  Chasselat,  de  sir  Thomas  Lawrence,  de  J.-B.  Isabey,  de  H.  Lecomte, 
de  Renoux,  de  Dugoure,  de  M"'"  Vigée-Le  Brun,  de  Dubois-Drahonet, 
de  Robert  Lefèvre,  de  Menjaud,  de  Hardi\àlliers,  les  aquarelles  delà 
Duchesse  de  Berry  elle-même,  celles  d'Eugène  Lami,  de  Garneray,  et 
les  miniatures  représentant  la  famUle  royale  de  France,  peintes  par  la 
comtesse  de  Fordet,  œuvres  dont  la  plupart  appartiennent  à  M.  le  duc 
délia  Grazia,  et  notamment  les  deux  plus  exquis  de  ces  tableaux,  la 
miniature  de  1819  et  le  portrait  peint  par  M"**  Vigée-Le  Brun  vers 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  93  i 

1828,  que  les  fac-similés  en  couleurs  rendent  dans  toute  leur  élégance 
apprêtée  et  leur  si  frais  coloris.  N'est-il  pas  piquant  de  rapprocher  de 
ce  livre  celui  de  M.  René  Bazin  sur  le  Duc  de  Nemours  (1),  qui  abonde 
en  souvenirs  intimes,  en  documens  originaux,  en  lettres  inédites  dont 
l'illustration  est  également  faite  d'après  les  collections  du  prince  et 
qui  apporte  des  renseignemens  nouveaux  sur  le  gouvernement  de 
Juillet,  le  règne  de  Louis-Philippe,  et  l'exil  de  Claremont? 

Un  volume  qui  obtiendra  certainement  un  succès  considérable  est 
celui  de  M.  Moreau-Vauthier.  Après  avoir  montré,  l'année  dernière,  la 
beauté  et  les  grâces  de  la  Femme  (2),  il  nous  donne  cette  année 
l'Homme  et  son  image  (3).  L'intérêt  du  commentaire  s'y  ajoute  à  celui 
qui  naît  de  la  vue  des  œuvres  les  plus  belles  qu'aient  produites  les 
artistes  de  tous  les  temps,  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  écoles. 
Dans  le  portrait,  l'art  et  l'histoire  se  complètent,  se  pénètrent  et 
s'éclairent.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  personnages  plus  ou  moins 
fameux  dont  nous  revoyons  ici  les  traits,  c'est  encore  l'histoire  même 
de  leur  temps,  dont  leur  physionomie  porte  en  quelque  sorte  le  carac- 
tère et  marque  l'évolution  même  des  sociétés  qui  [changent  et  des 
mœurs  qui  se  transforment.  Elles  reflètent,  ces  images,  l'âme  même 
qui  n'est  plus,  et  qui  semble  affleurer  au  visage,  le  siècle  où  ces  êtres 
d'élite  ont  vécu,  ses  rayons  et  ses  ombres,  et  résument  en  quelque 
sorte  les  gloires  qui  ne  passeront  point  et  ce  qui  en  reste  d'immorta- 
lité. Après  avoir  imposé  sa  volonté  par  sa  force,  son  épée,  la  grâce 
de  ses  manières,  l'homme  domine  par  la  puissance  de  son  intelli- 
gence et  de  la  réflexion. 

Que  de  merveilles  dans  cette  incomparable  galerie,  qui  s'ouvre 
avec  les  figures  de  bois  ou  de  terre,  les  bustes  des  Pharaons  :  la  sta- 
tuette de  l'intendant  Sekhem-Ka,  du  Scribe  égyptien,  les  pierres  tail- 
lées représentant  des  Assyriens  du  palais  de  Khorsabad,  les  jo'tjo.  des 
Grecs,  les  canopes  des  Étrusques,  pour  finir  aux  peintures  de  Bonnat, 
au  portrait  de  Pasteur,  aux  bustes  de  Baudry  par  Dubois,  et  de  Jean- 
Paul  Laurens  par  Rodin,  réunion  universelle,  où.  chacun  se  distingue 
dans  l'individualité  même  de  son  génie!  Que  de  chefs-d'œuvre  et 
que  de  chemin  parcouru  en  art,  en  science  et  en  civilisation  !  et  quelle 
idée  heureuse  de  nous  le  faire  parcourir  à  notre  tour  en  nous  mettant 
sous  les  yeux,  dans  les  gravures  les  mieux  choisies  et  les  mieux  exé- 
cutées, ceux  qui  ont  été  et  sont  l'honneur  de  l'humanité  et  qui  restent 
les  bienfaiteurs  et  les  grands  semeurs  d'idées  ! 

(1)  Marne.  —  (2-3)  Hachette. 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  r Histoire  contemporaine  par  l'image  (1),  c'e«t  l'évocation,  dans 
son  mouvement  général,  de  tout  un  siècle  de  notre  existence  nationale, 
la  résurrection  de  tout  ce  qui  en  a  marqué  les  heures  brillantes  ou 
mélancoliques,  tristes  ou  glorieuses,  qui  surgit,  à  lalueur  d'une  flamme 
vivifiante,  de  cendres  presque  éteintes  et,  pour  un  moment,  ranimées. 
Les  grands  faits  de  notre  histoii'e  moderne,  toutes  les  manifestations 
de  la  vie  sociale  y  apparaissent  dans  les  détails  les  plus  saisissans,  sous 
les  aspects  les  plus  pittoresques,  en  une  suite  de  scènes  de  mœurs  et 
de  tableaux  historiques,  qui  commencent  au  début  même  de  la  Révo- 
lution, et  dont  la  théorie  se  poursuit  et  se  déroule,  dans  une  succes- 
sion d'images  chronologiquement  disposées,  jusqu'à  la  fin  du  siège  de 
Paris  et  la  défaite  de  la  Commune,  toutes  communiquant  à  chacune  des 
pages  une  sorte  de  frémissement  de  vie  et  laissant  une  impression  si 
forte  sur  l'esprit,  que  le  souvenir  des  événemens  qu'elles  traduisent 
doit  rester  à  jamais  gravé  dans  la  mémoire.  1789-1872  !  entre  ces  deux 
dates  fatidiques  et  sinistres,  que  ne  s'est-il  point  passé,  et  de  quels 
spectacles  la  France  n'a-t-elle  point  été  témoin?  Sunt  lacrymœ  rerum, 
c'est  la  réflexion  qm  s'impose  en  fermant  ces  annales  d'un  siècle  qui 
vit  tant  de  bouleversemens,  tant  de  révolutions,  de  changemens  de 
régimes  et  de  gouvernemens,  de  guerres  étrangères  et  fratricides,  d'un 
siècle  que  la  Mort  ouvre,  domine  et  ferme  du  tranchant  de  sa  faux. 

Après  les  scènes  vécues,  les  travers  de  notre  temps.  S'il  est  vrai 
que  la  caricature  n'ait  jaiuais  pu  convenir  aux  idéalistes,  celles  de  Puvis 
de  Chavannes  (2)  ne  devaient  pas  faire  exception  ;  et  c'est  bien  ce  que 
l'on  constate  en  parcourant  les  croquis  que  le  peintre  de  Ludus  pro 
patina,  du  Bois  Sacré  cher  aux  Arts  et  aux  Muses,  de  la  Légende  de 
sainte  Geneviève,  de  V Inspiration  chrétienne,  de  Doux  Pays,  ne  destinait 
pas  sans  doute  à  la  publicité,  mais  qui  sont  curieux  en  ce  qu'ils 
montrent  ce  qu'un  artiste  épris  de  la  beauté,  peut  faire  dans  le 
domaine  comique,  dans  le  genre  le  plus  opposé  à  la  nature  même 
de  son  génie,  fait  de  simplicité  et  de  noblesse,  de  pureté  et  d'har- 
monie. En  ce  sens,  les  caricatures  d'une  psychologie  peu  compliquée 
réunies  dans  cet  album,  où  la  verve  burlesque,  l'imagination  excen- 
trique, fantastique  et  fabuleuse,  inventent  des  mascarades  mons- 
trueuses ou  tragiques  qui  font  penser  à  Callot,  à  Edgar  Poë,  à  Flau- 
bert et  à  Victor  Hugo,  sont  intéressantes  à  connaître.  Et  puis  ne 
trouve-t-on  pas,  çà  et  là,  quelques  traits  de  génie  qui  rappellent  le 
maître  dans  ces  fantaisies  imaginées  par  délassement  et  qui  sentent  la 

(1)  Flammarion,  —  (2)  Delagrave, 


LES    LIVRES    D  ÉTRENNES.  939 

fatigue  d'être  sublime,  dans  la  tension  de  cette  vie  de  Ir^beur,  de  foi 
et  de  désintéressement  ? 

Parmi  les  ouvrages  originaux  de  l'année,  il  faut  mettre  encore  en 
première  ligne  la  magnifique  publication  de  M.  de  Nolhac  sur  les 
Jardins  de  Versailles  (1),  sur  tout  ce  solennel  ensemble  de  plantations 
régulières,  de  bosquets,  de  pièces  d'eau  et  de  bassins  de  bronze  et  de 
marbre  qu'ennoblit  encore  un  assemblage  merveilleux,  un  incom- 
parable groupement  de  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  française  dans 
sa  robuste  originalité  et  sa  fière  élégance.  La  grandeur  d'un  règne, 
la  volonté  d'une  direction  unique  s'y  manifestent  dans  la  majesté  de 
l'œuvre  tandis  que  la  puissance  des  décorateurs  éclate  dans  les 
moindres  détails  et  force  l'admiration.  Cette  harmonie  générale,  cette 
relation  étroite  entre  le  décor  et  le  cadre,  cette  adaptation  parfaite  de 
l'architecture  au  milieu,  de  l'ornementation  à  la  construction,  du 
dessin  des  parterres  et  tapis  verts  et  du  canal  à  la  perspective, 
c'est  bien  l'impression  qui  naît  de  l'examen  de  ces  deux  cent  cinquante 
gravures  tirées  en  deux  tons,  —  qui  conviennent  surtout  pour  donner 
l'idée  juste  et  l'impression  exacte  des  bronzes  et  des  marbres,  —  et 
dont  beaucoup  représentent  les  créateurs,  les  architectes  et  les  sculp- 
teurs des  jardins  de  Versailles  et  de  ses  aspects  aux  diverses  époques. 

Dans  les  Coiyis  de  Paris  ["I),  c'est  tout  un  voyage  dans  le  passé,  mais 
depuis  les  origines  de  notre  histoire  et  jusqu'à  nos  jours,  que  nous 
pouvons  entreprendre  en  admirant,  chemin  faisant,  avec  un  guide 
toujours  bien  informé,  des  merveilles  qui  en  font  une  ville  incom- 
parable. 

Le  volume  sur  les  Colonies  françaises  (3),  qui  est  le  sixième  de  la 
Géographie  pittoresque  et  monumentale  de  la  France  (4),  publiée  sous  la 
direction  de  M.  Charles  Brossard,  complète  cette  superbe  collection,  à 
laquelle  ont  collaboré  les  savans,  les  géographes,  les  voyageurs  et  les 
explorateurs  les  plus  autorisés,  et  qui  est  aussi  appréciée  pour  la 
sûreté  de  son  information,  la  précision  des  détails,  des  statistiques 
et  des  descriptions  que  pour  le  choix,  l'élégance,  la  sincérité  et  la 
fraîcheur  des  planches  dues  à  M.  A.  Slom,  qui  s'est  chargé  d'exécuter 
la  totalité  des  aquarelles  semées  dans  l'ouvrage.  Plus  de  six  cents  gra- 
vures donnent  la  vue  la  plus  exacte  des  sites  les  moins  connus,  de  nos 
colonies,  de  l'infinie  variété  de  leurs  paysages,  et  de  leurs  habitans, 
comme  de  leurs  ressources.  C'est  une  A^éritable  leçon  d'histoire  et  de 
géographie  de  la  France  et  de  la  plus  grande  France,  en  même  temps 

(1)  Manzi  et  Joyant.  —  (2-3-4)  Flammarion. 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  est  un  véritable  enchantement  pour  les  yeux.  Avec  la  France 
s'achève  également  VAlbum  géographique  {\),  pubhé  par  MM.  Marcel 
Dubois  et  Camille  Guy,  et  dont  les  quatre  premiers  volumes  sont  la 
plus  utile  et  la  plus  savante  des  études  sur  les  Aspects  généraux  de  la 
nature,  —  les  Régions  tropicales,  —  les  Régions  tempérées,  —  et  les 
Colonies  françaises.  Chaque  ouvrage  contient  de  iOO  à  500  gravures, 
qui  sont  ici  le  meilleur  commentaire  du  texte.  Rappelons  aussi  la  col- 
lection des  Voyages  en  France,  en  50  volumes,  de  la  maison  Berger- 
Levrault. 

Dans  la  situation  présente,  il  suffira  d'appeler  l'attention  sur  le 
Maroc  pittoresque  (2).  Avec  M.  Jean  du  Taillis,  nous  pénétrions  dans 
un  pays,  qui,  s'il  est  resté  mystérieux  et  fermé  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  fait  aujourd'hui  beaucoup  trop  parler  de  lui.  Sphinx  dressé  en 
face  de  l'Europe  et  dont  elle  ne  devine  point  l'énigme.  Mais  aucune 
relation  n'offre  un  intérêt  plus  soutenu  et  plus  captivant  que  celle  de 
M.  Perceval  Landon,  correspondant  du  Times,  et  membre  de  l'État- 
major  de  la  mission  ou  plutôt  de  l'expédition  anglaise  du  Thibet,  com- 
mandée par  le  colonel  Younghusband.  A  sa  suite,  à  travers  les  pla- 
teaux les  plus  élevés  du  monde,  il  est  parvenu  jusqu'à  Lhassa  (3),  la 
ville  sainte  du  bouddhisme,  la  ville  du  Dalaï-Lama  et  des  gompas,  ou 
monastères  sacrés,  la  «  ville  interdite,  »  et  nous  décrit  ce  pays  aux 
mœurs  étranges,  aux  traditions  mystérieuses.  Rappelons  aussi  Tjrns 
ans  au  Klondike  (4),  de  M.  Jeremiah  Lynch,  qui  a  vécu  plusieurs 
années  sur  les  rives,  et  exploré  les  mines  d'or,  du  Youkon. 

Ceux  qui  aiment  les  récits  de  voyages  lointains  trouveront  à  satis- 
faire leur  goût  dans  le  Tour  du  Monde['6),  qui  nous  conduit  cette  année 
dans  les  régions  les  plus  opposées  ;  avec  le  docteur  Lamy,  en  Afrique; 
avec  M.  Raymond  Bel,  en  Océanie  ;  avec  M.  Miramon  Fargues,  aux 
ruines  d'Angkor;  avec  M.  Paul  Gruyer  à  Vile  d'Elbe  sous  Napoléon  (6), 

Mais,  sans  aller  si  loin,  quel  charmant  voyage  que  celui  que  l'on 
peut  faire,  en  quelques  jours,  Am  vieux  pays  de  France  (7),  guidé  par  un 
aimable  cicérone  aussi  informé  que  M.  Louis  Rousselet,  l'auteur  de 
Vlnde  des  Rajahs!  La  Touraine,  l'Anjou,  le  Berry,  la  Sologne,  la 
Vendée  et  la  Bretagne,  le  bassin  de  la  Loire,  n'est-ce  pas  le  pays  qui  a 
le  plus  contribué  à  la  naissance  et  au  développement  de  notre  nationa- 
lité et  qui  est,  par  conséquent,  le  plus  riche  en  souvenirs  historiques, 
celui  qu'un  grand  géographe,  Elisée  Reclus,  a  appelé  la  France  par 
excellence?  Les  Témoins  du  passé  (8),  de  M.  Charles  Géniaux,  nous 

(1)  Armand  Colin.  —  (2)  Flammarion.  —  (3)  Hachette.  —   (4)  |Delagravc.  — 
(5-6-7)  Hachette.  —  (S)  Marne. 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  941 

montrent  quelques-uns  des  plus  curieux  monumens  de  nos  vieilles 
provinces,  châteaux  forts,  calvaires  bretons,  ruines  féodales,  maisons 
du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance  en  nous  instruisant  sur  leurs 
origines. 

Tous  ceux  qui  ont  à  cœur  le  souci  de  notre  histoire  nationale  mais 
qui  ne  peuvent  l'étudié^  à  fond  dans  l'impartiale  et  imposante  His- 
toire de  France  (1)  composée  sous  la  direction  de  M.  Lavisse,  et  pu- 
bliée chez  Hachette,  auront  plaisir  à  lire  le  livre  où  M.  Georges 
Montor-gueil  évoque  l'énigmatique  et  déplaisante  figure  de  ZomwX/(2), 
dans  ses  grandes  lignes  et  dans  quelques-unes  des  attitudes  de  la 
légende.  Mauvais  fils,  roi  de  mine  vulgaire  aux  traits  ignobles,  avare 
et  de  mise  sordide,  défiant  et  tourmenté,  traître  et  cauteleux,  flatteur 
et  persuasif,  plaisant  et  plein  de  verve,  à  l'air  confiant  et  bon- 
homme, mais  qui  n'eut  point  d'égal  en  dureté  et  en  perfidie;  cruel 
comme  tous  les  Valois,  sans  être  débauché  comme  eux,  et  le  plus 
remarquable  de  sa  race,  jaloux  de  son  autorité  et  de  mauvaise  foi 
pour  la  conserver,  s'appuyant  sur  les  petits  pour  abattre  les  grands 
feudataires  et  les  princes  du  sang,  courageux  dans  les  combats  et 
tremblant  devant  la  mort,  sacrifiant  à  des  dévotions  mesquines,  ren 
dant  un  culte  aux  petites  images  de  la  madone  de  Cléry,  tel  on  le  voit 
passer  dans  ces  compositions  de  Job,  animé'ris  d'un  entrain  bien  fran- 
çais, dans  ces  illustrations  en  couleurs  ou  monochromes,  d'une  fantai- 
sie charmante,  d'un  caractère  simple,  grave  ou  noble,  mais  toujours 
appropriées  au  texte,  qui  nous  retracent  si  bien  le  Louis  XI  des  Chro- 
niques. Voici  le  jeune  Dauphin  apercevant  Jeanne  d'Arc  à  la  Cour  de 
Charles  VII,  le  Dauphin  chez  le  Duc  de  Bourgogne,  la  cérémonie  du 
Sacre,  le  combat  de  Montlhéry,  la  reddition  des  Liégeois  après  la 
défection  du  roi  de  France,  la  signature  de  l'ignominieux  traité  de 
Péronne  sous  la  menace  de  Charles  le  Téméraire,  la  bataille  de  Gran- 
son,  l'impression  ,  dans  l'appartement  du  prieur  Jean  de  la  Farre,  à  la 
Vieille  Sorbonne,  du  Miroir  de  la  vie  humaine  et  des  premiers  livres 
composés  par  les  maîtres  Michel,  Ulrich  et  Martin,  l'agonie  au  Plessis- 
lez-Tours,  et  la  mort,  telle  que  Comines  l'a  décrite.  Ils  sont  bien  faits, 
ces  tableaux,  pour  frapper  les  jeunes  imaginations  et  leur  mettre  sous 
les  yeux  des  spectacles  qu'ils  n'oublieront  plus. 

Et  quand  il  est  question  de  nos  vieilles  provinces  françaises,  de  tout 
ce  qui  rappelle  nos  traditions  de  patriotisme  et  de  gloire, comment  ne  pas 
évoquer  le  nom  de  l'Alsace,  qui  éveille  tant  de  souvenirs  tristes  mêlés 

(1)  Hachette.  —  (2)  Combet. 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'espérance,  et  quel  plus  beau  livre,  pénétré  de  plus  d'amour  du  pays, 
pourrait  nous  venir  d'elle  que  celui  de  M.  Georges  Spelz,  d'Isenheim, 
qui  est  à  la  fois  un  artiste  et  un  poète,  et  qui,  dans  les  Légendes  d'Al- 
sace (1),  choisies  parmi  les  plus  belles,  amis  tout  son  cœur  de  patriote 
et  a  voulu,  —  dans  un  livre,  entièrement  illustré  par  des  Alsaciens  : 
Henner,  Joseph  Sattler,  Léon  Schnug  et  Charles  Spindler  dans  des  com- 
positions qui  s'adaptent  à  la  superbe  typographie  de  l'imprimerie 
alsacienne,  —  enfermer  quelque  chose  de  l'âme  de  sa  patrie.  Gomme 
il  est  mélancolique  et  doux  ce  chant  venu  de  jà-bas,  symbolique  et 
touchant  comme  le  son  de  V Angélus,  et  ne  semble-t-il  pas  qu'il  porte 
plus  loin  et  soit  mieux  entendu  quand  il  sort  de  nos  \ieux  clochers  ? 

Les  amateurs  de  livres  où  l'élément  scientifique  se  mêle  à  l'étude 
de  la  nature  et  qui  donnent  des  enseignemens  présentés  avec  savoir 
et  agrément  ne  sauraient  trouver  une  ouvrage  plus  soigné  et  plus 
complet  que  le  nouveau  volume  de  la  Vie  des  animaux  illusij'ée  (2) 
consacré  aux  Oiseaux  (3).  Nous  avons  signalé  la  valeur  des  études 
déjà  publiées  sur  les  Mammifères  par  M.  A.  Ménégaux,  sous  la  direc- 
tion de  M.  Edmond  Perrier.  On  retrouvera,  dans  cette  monographie, 
toutes  les  qualités  qui  font,  de  ce  précis  savant,  un  livre  de  lecture 
toujours  agréable,  où  rien  ne  rappelle  la  manière  abstraite,  la  tech- 
nique sévère  des  traités  spéciaux.  Les  superbes  planches  en  couleur 
et  les  figures  qui  accompagnent  le  texte  sont  les  reproductions  fidèles 
de  peintures  et  de  dessins  d'un  artiste  de  talent,  M.  W.  Kuhnert,  qui 
a  représenté  les  diverses  espèces  d'oiseaux,  la  richesse  du  plumage, 
la  variété  du  coloris,  la  grâce  du  geste  et  de  la  forme,  avec  autant 
d'art  et  d'exactitude  que  de  vérité,  dans  tout  l'éclat  et  l'animation  de 
la  vie. 

Dans  les  Grandes  culiures  (4),  nous  apprendrons  à  connaître  les 
produits  de  l'industrie  humaine  que  nous  utilisons  tous  les  jours  et 
dont  l'origine  et  la  préparation  restent  pour  beaucoup  lettre  morte. 
Les  sujets  sont  empruntés  au  monde  végétal,  aux  espèces  seulement 
qui  sont  d'un  intérêt  général,  c'est-à-dire  aux  plantes  de  grande 
culture.  Le  lecteur  verra  défiler  sous  ses  yeux  tour  à  tour  le  laboureur, 
qui  sème  et  récolte,  le  coolie,  qui  fournit  son  travaO,  le  marin,  qui 
transporte  les  marchandises,  le  petit  marchand  qui  les  vend  et  le 
consommateur  qui  les  achète.  Suivre  les  plantes,  dans  les  diverses 
phases  de  leur  existence,  depuis  le  jour  de  leur  éclosion  jusqu'au  mo- 
ment où  elles  sont  consommées,  équivaut  parfois  à  faire  le  tour  du 

(1)  Revue  alsacienne  illustrée.  Strasbourg.  —  (2-3)  Librairie  J.-B.  Baillière  et 
fils.  —  (4)  Flammarion. 


LES   LIVRES    D  ÉTRENNES.  943 

monde.  La  feuille  de  tabac  conduira  le  lecteur  chez  les  Peaux-Rouges 
d'Amérique,  chez  l'Islandais  des  régions  polaires;  le  grain  de  riz  de 
la  hutte  du  sauvage  des  Tropiques,  à  la  boutique  du  parfumeur  de  la 
rue  de  la  Paix  et  le  grain  de  raisin,  —  emblème  de  la  concorde  et  de 
l'union  —  peut  le  mener  je  ne  sais  où.  Composé  sous  la  direction 
du  docteur  Van  Someren  Brand,  avec  le  soin  et  la  conscience  que  les 
Hollandais  apportent  en  toutes  choses,  ce  livre,  à  la  fois  populaire  et 
pittoresque,  est  illustré  exclusivement  par  la  photographie,  et  le  choix 
et  la  diversité  de  ces  vues  prises  dans  les  pays  les  plus  lointains,  de 
ces  illustrations  directes,  au  nombre  de  plus  de  700,  donnent  bien  la 
sensation  de  quelque  chose  de  vu  et  de  vécu. 

Si  l'on  veut  se  tenir  au  courant  du  progrès  et  des  découvertes  de 
la  science,  aucun  livre  ne  saurait  mieux  convenir  que  la  Science  au 
XY®  siècle  (1).  Que  de  régions  encore  inconnues  à  explorer  et  com- 
bien de  manifestations  de  l'énergie  universelle  dont  la  cause  reste  et 
restera  cachée  !  Les  phénomènes  de  la  foudre  (2),  si  curieux,  si  terri- 
fians  et  singuliers  dans  leurs  effets,  l'existence  de  rayons  cérauniques 
sont  étudiés  dans  ce  livre,  si  documenté,  de  M.  Camille  Flammarion, 
qu'il  suffit  de  nommer  pour  dire  tout  l'intérêt  de  cette  nouvelle  œuvre 
de  vulgarisation  scientifique.  Mentionnons  encore  dans  les  livres  de 
science:  la  Navigation  s ous -marine  {Z)  de  M.  Lecornu,  et  Promenades 
au  pays  des  frivolités  (4)  de  M.  Louis  Coupin. 

Parmi  les  œuvres  d'imagination  qui  ne  vieilhront  point,  un  livre 
qui  occupera  toujours  une  place  d'honneur  dans  la  bibliothèque  des 
enfans,  et  qui  s'adresse  également  à  tous  les  âges  parce  qu'il  amuse 
et  exalte  la  volonté  et  l'esprit  de  décision  et  qu'il  est  un  traité  d'édu- 
cation naturelle,  est  assurément  Robinson  Crusoé  (5),  d'où  se  dégagent 
à  la  fois  une  leçon  de  philosophie  et  de  courage,  le  robuste  sentiment 
de  la  responsabilité  personnelle  mêlé  d'utilitarisme  pratique,  qui  unit 
l'esprit  de  discipline  à  l'esprit  d'initiative.  Elle  est  de  tous  les  jours 
la  moralité  relative  qui  se  laisse  lire  sous  les  voiles  transparens  de 
l'allégorie  romanesque,  et,  si  les  compatriotes  de  Robinson  en  ont 
bien  profité  tous,  pour  conquérir  le  monde,  d'autres  lecteurs  y  goû- 
teront les  âpres  joies  de  la  solitude  et  de  la  lutte  pour  la  vie,  et  y 
admireront  la  puissance  de  la  volonté.  A  la  fantaisie  de  l'artiste  les 
aventures  de  l'immortel  héros  de  Daniel  de  Foë  offrent  un  thème 
inépuisable,  et  dans  cette  édition,  nouvelle  et  charmante,  M.  Fraipont, 
dans  ses  aquarelles  et  dans  ses  dessms,  a  trouvé  les  inspirations  les 
plus  variées  et  les  interprétations  les  plus  originales. 
(1)  Delagrave.  —  (2)  Flammarion.—  (3-4)  Nony.  *-  (5)  Laurens, 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  Rohinson  né  presque  en  même  temps  que  G'w//zuer(l)  procèdent, 
après  Don  Quichotte  (2) ,  la  plupart  des  conteurs  qui,  depuis  le  xvn'=  siècle, 
ont  mis  dans  leurs  récits  d'aventures  extraordinaires,  avec  beaucoup 
de  verve  et  d'humour,  une  dose  de  morale  ou  de  philosophie,  et 
dont  la  manière  a  eu  une  si  prodigieuse  fortune.  Ils  sont  aujourd'hui 
légion,  à  la  suite  des  Fenimore  Cooper,  des  Gabriel  Ferry,  des  Jules 
Verne.  Et,  puisque  nous  avons  nommé  un  des  conteurs  les  plus  ingé- 
nieux et  les  plus  féconds  de  notre  temps,  dont  la  disparition  a  laissé 
tant  de  regrets  parmi  ses  lecteurs  et  a  été  ressentie  de  toute  la  jeu- 
nesse, mais  dont  l'œuvre  restera  toujours  savante  .et  appréciée,  citons 
ses  deux  derniers  romans  :  Vlnvasion  de  la  mer  (3)  et  le  Phare  du 
Bout  du  monde  (4).  Le  premier  se  déroule  dans  le  désert  saharien  et  au 
milieu  des  chotts  bouleversés  par  un  tremblement  de  terre  et  envahis 
par  la  mer;  le  second  relate  le  drame  de  l'Ile  des  États,  l'île  des  nau- 
frages, et  le  dernier  refuge  d'une  bande  de  pirates,  pilleurs  d'épaves. 
Gomme  la  plupart  des  romans  publiés  par  la  maison  Hetzel,  ils  ont 
tout  d'abord  paru  dans  le  Magasin  d'éducation  et  de  récréation  (5),  où 
l'on  a  également  pu  suivre,  dans  le  Maître  de  V Abîme  (6),  par  André 
Laurie,  les  explorations  du  sous-marin  modèle  VÉperlan,  et  la  nou- 
velle odyssée  de  son  équipage,  prisonnier,  au  Cambodge,  du  dernier 
rejeton  des  souverains  khmers,  Zinki-Johol,  le  savant  magicien  aux 
richesses  merveilleuses,  dans  le  palais  duquel  le  commandant  Aubry 
ne  s'ennuie  pas  en  la  compagnie  de  la  séduisante  princesse  Jah,  en 
attendant  l'heure  de  l'évasion.  Le  héros  de  M.  Pierre  Perrault  obéit  à 
sa  Fière  devise  (7)  :  «  Quand  même  !  »  dans  ce  roman  qui  n'a  rien  d'un 
roman  à  clé,  qui  a  pour  théâtre  les  Balkans,  et  qui  contient  bien  des 
scènes  touchantes.  On  peut  d'ailleurs,  pour  faire  un  choix  dans  ces 
collections  comme  dans  celles  de  la  Petite  Bibliothèque  blanche  (8)  et 
des  Albums  Stahl  (9),  s'en  fier  au  goût  de  l'éditeur,  à  son  habile  et  longue 
expérience,  aux  traditions  de  cette  maison  d'édition,  enfin  aux  noms 
de  leurs  auteurs, 

A  ce  genre  de  romans  d'aventures  où  l'habileté,  le  fin  de  l'art  est 
de  faire  accomplir  aux  personnages  des  exploits  invraisemblables  et  de 
les  faire  accepter  du  lecteur,  se  rattachent  l'Invasion  jaune  (10)  du  com" 
mandant  Danrit, —  Millionnaire  malgré  lui  (11)  de  M.Paul  d'Ivoi,  où  les 
deux  gracieuses  héroïnes,  sont  Américaines  et  où  les  Français,  —  les 
fiancés,  —  ont  affaire  aux  Japonais  et  aux  Chinois,  —  Champion  du 
tour  du  monde  (12)  où  l'on  voit  un  Japonais,  ancien  polytechnicien, 

(1-2)  Laurens.  —  (3-4-5-6-7-8-9)  Hetzel.   —  (10)  Flammarion.  —  (11)  Combet.  — 
(12'l  Flammarion. 


LES    LIVRES    d'ÉTREN>ES.  1)45 

constructeur  d'un  insubmersible-aviateur,  devenir  l'allié  des  Améri- 
cains contre  les  Anglais  dans  la  future  guerre,  et  tant  d'autres  récils 
où  les  Japonais  et  les  Américaines  ont  remplacé  encore  les  Boers 
et  les  Russes  et  quelquefois  les  Peaux-Houges  et'  les  Nègres,  et 
sont  devenus  les  représentans  de  l'héroïsme,  de  l'intelligence  et  de 
la  générosité,  de  l'esprit  chevaleresque,  etc.,  —  ce  que  ne  confir- 
ment pas  toujours  ï Histoire  de  la  guerre  russo-japonaise  (1),  de 
M.  Gaston  Donnet,  écrite  au  cours  des  événemens,  ni  Trois  mois  avec 
le  maréchal  Oyama  (2),  de  M.  Vdletard  de  Lagaérie. 

Parmi  les  récits  qui  se  recommandent  a  la  jeunesse  par  des  aspi- 
rations généreuses,  une  brillante  imagination  au  service  de  beaux  sen- 
timens,  un  tour  ingénieux,  plaçons  en  première  ligne  Madame  Coren- 
tine{3)  où  l'auteur  de  Donatienne,  de  la  Terre  qui  meurt  et  des  Obe7'lé(i), 
dont  une  édition  vient  d'être  illustrée  par  M.  Charles  Spindler,  a  porté 
une  observation  très  précise,  une  fine  sensibihté,  dans  l'admirable 
cadre  de  Jerj^ey,  de  Lannion,  Tréguier,  Perros-Guirec,  Trestrao  et 
Ploumanach; —  le  Fiancé  de  Catherine  (5),  par  M.  R,  de  Saint-Maur, 
épisode  de  la  guerre  de  1870,  dont  le  héros,  fait  prisonnier  à  ►Sedan, 
s'échappe  pour  revenir  se  battre  autour  de  Belfort,  et,  par  son  dévoue- 
ment et  sa  vaillance,  a  bien  mérité  le  bonheur  qui  lui  échoit  lorsqu'il 
retrouve  sa  fiancée,  —  une  Idylle  dans  un  drame  (6),  qui  retrace  les 
tragiques  aventures  de  deux  enfans,  la  fille  d'un  gentilhomme  émigré 
et  le  fils  d'un  colonel  de  l'armée  impériale,  —  le  Chevalier  de  Pmjja- 
lou  {!),  par  M.  de  Charlieu,  —  roman  de  cape  et  d'épée,  avec  les 
qualités  de  goût  et  de  verve  qui  font  le  succès  du  genre, —  le  Serviteur 
du  Lion  de  la  Mer  (8),  histoire  d'un  marin  anglais  mêlé  à  la  chouan- 
nerie, illustrée  par  Job,  contée  avec  un  grand  souci  de  l'invention 
pittoresque  et  beaucoup  d'originalité.  Dans  les  Contes  du  Soleil  et  de 
la  Brume  (9),  M.  Le  Braz  évoque  sous  nos  yeux  ces  «  paysages  de 
légende,»  ces  «  nuits  d'apparition  et  ces  «  équipées  de  printemps  »  qui 
traduisent  le  mysticisme  et  la  fière  mélancolie  du  génie  breton  et  de 
la  terre  d'Armor,  terre  d'idéal,  de  résignation  et  de  foi,4ont  il  a  sondé 
le  mystérieux,  pénétré  le  charme  suranné  et  puissant  et  l'originalité 
profonde.  Renvoyons  pour  les  autres,  et  les  meilleurs,  aux  Lectures 
pour  tous  (10),  au  Journal  de  la  Jeunesse  (M),  au  Saint-Nicolas  (  ["2),  au 
Petit  Français  (13),  à  la  Vie  Heureuse  (li). 

Dans  cette  littérature,  où  tout  a  sa  place,  l'histoire  et  la  légende, 

(1)  Ch.  Delagvave.  —  (2)  Hachette.  —  (3i  Marne.  —  (4)  Calmann  Levy.  — 
(5)  Combet.  —  (6)  Marne.  —  (7-8)  Hachette.  —  (9)  Ch.  Delagrave.  —  (iO-dl)  Ha- 
chette. —  (12)  Delagrave.  — (13)  Armand  Colin.  —  (14)  Hachette. 

TOME   XXX.    —     1905.  tiO 


Diti  KKVl  i;   DES   IIUIIX    moniïrs. 

mais  surtout  les  inventions  étranges  et  la  fantaisie,  combien  de  livres 
seraient  encore  à  nonunor  :  Mentes  obscurs  (i),  de  M.  L.  d'Avezï^n;  — 
Ma  Petite  (2),  de  M.  A.  Dourliac;  —  Juana,  La  Fiancé^  mexicaine  (3), 
par  M.  Louis  Boussenard,  —  Cartnhul  le  matelot  (i),  par  M.  Henri  Le- 
turque,  —  iEspion  (5),  nouvelle  édition  de  Feniniore  Cooper;  —  les 
Bottes  de  sept  lieues  (6),  de  Mathilde  Alanic;  —  le  Ko-Hi-Noor  ou  le 
Diamant  du  Rajah  (7),  par  M.  E.  Salgari  ;  —  Chasses  en  Abyssinie  (8),  par 
M.  H.Decaux; —  La  petite  Colonelle{8),  par  M.  F.  Trémisot;  —  le  Petit 
fauconnier  de  Zomîs  Jr///(9),par  M.  J.  Chancel;  —  V(Jli'il  de  Tigre  (10), 
par  M.  Georges  Pradel, —  les  Briseurs  d'épées  (li),  de  MM.  Paul  d'Ivoi  et 
Royet,  —  les  Mémoires  d'un  cheval  (12),  —  Nobles  Cœurs  (13),  récit 
amusant,  moral  et  pathétique  de  M'"*"  Cazin,  l'auteur  de  plusieurs  petits 
contes  distingués  par  l'Académie  française.  Citons  encore  parmi  ces 
publications  d'une  fantaisie  charmante,  avec  des  illustrations  en  cou- 
leurs ou  monochromes  toujours  si  bien  appropriées  au  texte,  les 
Assiégés  de  Compiêgne  (14),  livre  écrit  dans  le  genre  des  vieilles  chro- 
niques avec  autant  d'humour  et  d'esprit  dans  la  narration  que  de 
verve  dans  les  dessins,  —  le  Soldat  français  (15),  de  M.  Louis  Tarsot, 
avec  les  croquis  d'Eugène  Chaperon  ;  —  les  Musiciens  célèbres  (16);  — 
Perles  noires  et  flocons  de  Neige  (17),  —  Un  voyage  dans  le  Vent  (18), 
de  M™*^  Richard  Lesclide;  —  les  Broderies  (19),  — les  Audiences 
joyeuses  (20),  de  Jean  Drault,  qui  ne  feront  pas  moins  rire  que  les 
Petits  drames  du  poste:  enfin  les  Quatre  fils  Hénion  {sic)  (22),  par 
M.  Albert  Gim,  avec  les  dessins  d'Edouard  Zier  (21). 

On  n'attend  pas  que  nous  analysions  ces  romans,  qui  sollicitent 
surtout  le  lecteur  par  lattrait  de  l'imprévu,  et  dont  plusieurs  n'ont, 
en  fait  de  nouveauté,  qu'un  habit  neuf  et  que  l'illustration,  parfois,  d'ail- 
leurs, dune  fantaisie  charmante.  Ne  suffi  t-il  pas  au  heu  de  «feuilleter  à 
cette  heure  un  livre,  à  cette  heure  un  aultre,  sans  desseing,  à  pièces 
descousues,  »  suivant  l'expression  de  Montaigne,  de  renvoyer  les  jeunes 
lecteurs  à  tous  ces  romans,  albums,  bibliothèques  et  journaux,  confi- 
dens  de  leurs  premiers  pleurs  et  de  leurs  premières  joies  :  ils  y  pour- 
ront faire  leur  choix  de  même  que  l'abeille  recueille  tout  nectar  dans 
les  prés  en  fleur  : 

Floriferis  ut  apcs  in  saltibus  omniu  libant. 

•L  Bertrand. 

(1-2)  llacheLte.— (;î-4-5-G)  Gombet.  —(7-8-9-  Delagrave.  —  (l(»)Mame.—  (ll-ii'i  Ju- 
ven.--(13)  Hachette^  —  (14-1.J-16)  Lauvens.  —  illl)  Nony.  —■  (18-19)  Juven. — 
(20-21)  Marne.  —  (22)  [lachette. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre. 

La  loi  de  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  a  été  votée  par  le  Sénat 
le  (i  décembre,  à  une  majorité  de  80  voix.  Nous  mentionnons  le  fait 
sans  y  insister,  en  ayant  par  avance  et  à  maintes  reprises  signalé,  ici 
même,  le  caractère  inévitable,  La  discussion  de  la  loi  a  été  plus 
longue  qu'on  ne  s'y  était  attendu,  brillante  dans  son  ensemble  et,  sur 
plusieurs  points,  très  approfondie  ;  mais  l'effort  des  orateurs  de  la 
minorité  n'a  pas  même  abouti  à  faire  changer  un  seul  mot  dans  le 
texte  voté  par  la  Chambre.  Le  président  et  le  rapporteur  de  la  commis- 
sion ont  beaucoup  félicité  le  Sénat  de  l'admirable  exemple  de  disci- 
pline qu'il  donnait  :  l'histoire  portera  un  jugement  très  différent. 
A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  on  ne  saurait  admettre 
qu'une  assemblée  déhbérante  renonce  à  déUbérer,  et  c'est  y  renoncer 
que  de  se  condamner  d'avance  à  ne  donner  aucune  conclusion  pratique 
à  un  débat  auquel  on  ne  se  Uvre  que  pour  la  forme,  sans  utihté,  sans 
liberté  vraie,  sans  dignité.  Mais  tout  a  été  dit  à  ce  sujet  :  à  quoi  bon 
le  répéter?  Nous  nous  bornerons  à  signaler  l'excellent  et  éloquent 
discours  par  lequel  M.  Méline  a  clos  le  débat.  Plusieurs  sénateurs, 
avant  d'émettre  leur  vote,  sont  montés  à  la  tribune  pourl'exphquer.  Ils 
l'ont  tous  fait  avec  courage  et  talent;  quelques-uns,  commeM.Gourju, 
avec  vigueur  et  avec  esprit  ;  mais  aucun  avec  autant  d'ampleur  que 
M.  Méline.  Il  a  montré  les  périls  que  la  loi  fait  courir  à  l'État  sous 
prétexte  de  l'affranchir  :  et  de  quoi  l'affranchit-elle,  en  effet,  si  ce 
n'est  du  droit  qu'il  avait  et  dont  il  s'est  dépouillé  de  nommer  les 
évoques  et  les  curés?  Rien  n'y  a  fait  :  le  vote  était  acquis  d'avance. 
M.  Méline  ne  l'ignorait  pas,  mais  il  parlait  pour  le  pays,  devant 
lequel  toutes  les  responsabilités  devaient  être  nettement  étabhes.  Le 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  et  la  majorité  ont  assumé  la  leur  :  à  son  tour,  l'oppo- 
sition a  revendi(iué  la  sienne,  en  expliquant  pourquoi  elle  repoussait 
une  loi  qui  allait  avoir  la  triple  conséquence  de  troubler  les  con- 
sciences, d'affaiblir  l'État  et  de  déchaîner,  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu 
plus  tard,  la  guerre  religieuse. 

Nous  souhaitons  ardemment  que  cette  dernière  conséquence  ne  se 
produise  pas  :  mais  comment  l'espérer?  Pendant  que  M.  le  ministre 
des  Cultos  et  les  orateurs  de  la  commission  exposaient,  expliquaient, 
commentaient  à  la  tribune  les  dispositions  de  la  loi  qu'ils  qualifiaient 
de  libérales  ;  pendant  qu'ils  faisaient  profession  de  respecter  des 
croyances  qu'ils  ne  partageaient  pas;  pendant  qu'ils  repoussaient 
avec  indignation  les  reproches  de  sectarisme  et  d'intolérance  qui  leur 
étaient  adressés,  leurs  amis  répétaient,  dans  des  conversations  moins 
retentissantes  que  la  loi  n'était  qu'une  loi  d'attente  et  qu'il  y  aurait 
lieu,  très  prochainement,  de  la  soumettre  à  des  remaniemens  pro- 
fonds. Tout  le  monde  convenait  qu'elle  était  pleine  de  défauts;  mais 
lorsqu'on  parlait  de  les  corriger,  ce  qui  était,  semble-t-il,  le  devoir  le 
plus  élémentaire  de  ceux  qui  les  apercevaient  si  bien,  la  majorité  s'y 
refusait.  — Non,  pas  aujourd'hui,  disait-elle  :  nous  le  ferons  plus  tard. 
C'était  se  réserver  du  pain  sur  la  planche.  C'était  aussi,  et  surtout, 
conserver  le  moyen  de  reprendre,  de  continuer  entre  l'Église  et 
l'État  le  duel  auquel   on   prétendait  ofûciellement  mettre  fm. 

L'aveu  e-n  a  été  fait  sans  artifice  par  M.  Combes  en  personne.  Il  est 
monté  lui  aussi  à  la  tribune  pour  y  faire,  avant  le  vote  final,  une  dé- 
claration au  nom  de  son  groupe,  déclaration  écrite  dont  tous  les  mots 
avaient  été  pesés,  calculés,  réflécMs,  et  n'en  méritaient  que  plus  d'at- 
tention. Ce  que  les  orateurs  du  gouvernement  et  de  la  commission 
avaient  tenu  dans  l'ombre,  M.  Combes  l'a  mis  en  pleine  lumière. 
«  Nous  voterons  la  loi,  a-t-il  dit,  parce  que  nous  tenons  particulière- 
ment à  la  rendre  exécutoire  à  partir  du  P''  janvier  1906,  afin  que  le 
corps  électoral,  qu'on  a  cherché  et  ([u'on  cherchera  certainement  encore 
à  tromper  sur  les  sentimens  réels  de  la  majorité  républicaine  des 
deux  Chambres,  ait  le  temps  de  bien  se  rendre  compte,  avant  les  élec- 
tions législatives  d'avril,  du  véritable  caractère  de  la  loi  et  des  effets 
naturels  de  ses  dispositions.  Mais  nous  n'entendons  nullement  nous 
enlever  par  ce  vote  le  droit  de  remédier  plus  tard  à  des  défectuosi- 
tés qui  n'ont  échappé  à  aucun  de  nous.  Notre  conduite  à  cet  égard 
s'inspirera  surtout  des  résultats  de  l'expérience  qui  va  commencer 
dès  le  début  de  l'année  prochaine.  »  11  y  a,  dans  cette  déclaration, 
deux  parties  distinctes  :  la  première  est  un   mensonge ,  la  seconde 


REVUE.    CHRONIQUE.  949 

une  vérité.  M.  Combes  sait  fort  bien  que  le  pays  n'aura  ni  le  temps, 
ni  le  moyen  do  se  rendre  compte  des  effets  de  la  loi  avant  les  élec- 
tions d'avril,  puisque,  à  ce  moment,  aucun  de  ses  effets  ne  se  sera 
encore  produit.  La  première,  et  même  les  premières  années  de 
l'application  de  la  loi,  le  pays  n'y  verra  rien  du  tout.  Avons-nous 
besoin  de  dire  que  la  loi  a,  très  sagement  d'ailleurs  mais  aussi  très 
habilement,  ménagé  pour  son  application  une  période  de  transition 
à  degrés  successifs  qui  en  rendra  les  premiers  résultats  absolument 
insensibles  ?  C'est  au  bout  de  plusieurs  années  seulement  que  le 
véritable  caractère  en  apparaîtra  manifestement.  Lors  donc  que 
M.  Combes  se  plaint  qu'on  ait  calomnié  la  majorité  des  Chambres  et 
qu'il  annonce  gravement  que  le  pays  saura,  par  l'expérience  même,  à 
quoi  s'en  tenir  sur  ce  point  avant  le  mois  d'avril  prochain,  on  a  le 
droit  de  lui  répondre  par  le  mot  de  Basile  :  «  Qui  trompe-t-on  ici?  » 
Ce  n'est  pas  pour  éclairer  le  pays,  mais  pour  le  tromper,  qu'on  veut 
l'appUcation  immédiate  de  la  loi.  Plus  tard  interviendra  et  s'exécutera 
la  seconde  partie  de  la  déclaration  de  M.  Combes,  celle  qui  est  sincère 
et  vraie.  M.  Combes  ne  croit  pas  plus  que  nous  que  l'Église  et  l'État 
ne  se  connaîtront  plus,  ne  se  verront  plus,  n'auront  plus  aucun  rap- 
port le  lendemain  ou  le  surlendemain  de  la  séparation.  Les  difficultés 
et  les  heurts  entre  eux  seront  les  mêmes  que  par  le  passé  :1e  tampon 
seul  manquera.  Après  l'avoir  constaté,  M.  Combes  proposera  de  légi- 
férera nouveau.  Ce  qu'il  a  fait  pour  la  loi  sur  les  associations  qu'il  a  si 
heureusement  complétée,  il  le  fera  pour  la  loi  de  séparation.  La 
source  d'où  est  sortie  cette  loi  n'est  pas  tarie  ;  elle  coulera  encore,  et 
longtemps  !  Si  l'Église  parvient  à  s'organiser  solidement,  si  elle  use 
avec  succès  des  hbertés  qui  lui  ont  été  provisoirement  reconnues,  en 
un  mot,  si  elle  reste  forte, et  surtout  si  elle  le  devient  davantage,  radi- 
caux et  socialistes  s'empresseront  de  lui  faire  subir  des  amputations 
nouvelles.  Mais  alors,  que  deviendra  l'apaisement  qu'on  nous  a  promis? 
Cette  ère  nouvelle,  que  la  loi  devait  nous  ouvrir,  sera  plus  troublée 
que  l'ancienne.  Ce  n'est  pas  nous  qui  en  serons  surpris,  car  nous 
l'avons  prévu  et  annoncé  :  mais  qu'en  pensera  le  pays?  On  ne  le  saura 
que  plus  tard.  A  la  veUle  des  élections,  M.  Combes  et  ses  amis  auront 
pu  lui  dire  avec  la  bonne  foi  qui  les  caractérise  :  —  Vous  voyez  bien 
que  rien  n'est  changé. 

Nous  exagérons  d'ailleurs  un  peu  en  prêtant  au  gouvernement  et  à 
la  commission  un  langage  toujours  libéral  dans  la  forme  et  toujours 
respectueux  des  croyances  religieuses.  Eux  aussi  ont  laissé  apercevoir 
à  plus  d'une  reprise,  le  fond  de  leur  pensée.  Leur  éloquence  naturelle 


9r>0  r?:yie  des  deux  îmondEvS. 

les  a  trahis.  Ils  n'ont  pas  pu  s'empêcher  de  faire  quelques  phrases 
oratoires  dans  lesquelles  ils  ont  mis  en  opposition  la  science  et  la 
foi,  et  annoncé  qu'à  la  fm  du  combat  qui  ne  manquerait  pas  de   se 
perpétuer  entre   elles,  la  première  l'emporterait   décidément  sur  la 
seconde  et  la  supprimerait.   M.  Vallé,   président  de  la  commission, 
a  même  un  jour  exprimé  cette  pensée  sous  une  forme  pittoresque. 
M.    Bérenger  venait  de  plaider  la  cause  des  édifices  religieux  dont 
quelques-uns,  dans  les  paroisses  petites  et  pauvres,  seront  condamnés 
à  la  ruine  s'ils  ne  peuvent  bénéficier  pour  leur  conservation  que  des 
ressources  des  associations  cultuelles,  et  si  les  communes  ne  sont 
pas    autorisées,    puisqu'elles   en  restent    d'ailleurs  propriétaires,   à 
pourvoir  partiellement  à  leur  entretien.  La  commission  a  repoussé  la 
thèse,  pourtant  si  juste,  de  M.  Bérenger,  et  son  président  a  terminé 
son  discours  à  ce  sujet  par  les  paroles  suivantes  :   «  Les  églises  ne 
périront  que  si  les  fidèles  ^dennent  à  manquer;  c'est  alors  seulement 
qu'on  pourrait  dire  adieu  aux  cloches  dont  M.  Bérenger,  a  parlé  avec 
tant  d'attendrissement.  Longtemps  encore  on  entendra  le  son  des 
cloches  des  églises  ;  mais  si  elles   se  taisaient  parce  qu'il  n'y  aurait 
plus  de  paroissiens  à  appeler  au  temple,  que  voulez-vous,  messieurs, 
on  entendrait  la  cloche  de  l'école  appelant  les  enfans  près  de  Tinsti- 
tuteur,   et  on  se  consolera  en  pensant  que  plus  nos  écoles  seront 
suivies,  plus  U  y  aura  de  profit  pour  notre  pays.  »  M.  Vallé  se  con- 
solera; il  est  déjà  même  tout  consolé;  mais  tout  le  monde  ne  le  sera 
peut-être  pas  aussi  aisément  que  lui  si  les  cloches  de   nos  églises 
viennent  à  se  taire  pour  toujours.  M.  Vallé  abolit  tout  un  côté  de  l'âme 
humaine.  Nous  ne  l'imiterons  pas;  nous  ne  mettrons  pas  en  opposition 
et  en  conflit  l'école  et  l'église.  On  peut  prendre  un  plaisir  différent, 
mais  très  réel  dans  les  deux  cas,  à  entendre  les  cloches  de  l'une  et  de 
l'autre;  elles  correspondent  à  des  besoins  qui,  pour  être  d'une  autre 
nature,  n'en  sont  pas  moins  également  légitimes.  Que  penserions-nous 
d'un  rapporteur  du  budget  des  cultes,  s'il  y  en  avait  encore  un,  qui 
viendrait  dire  à  la  Chambre  ou  au  Sénat  :  Qu'importe  qu'on  n'entende 
plus  les  cloches  des  écoles,  pourvu  qu'on  entende  encore  celles  des 
églises?  Nous   en  penserions  exactement  ce  que  nous  pensons  de 
M.  Valté,  lorsqu'il  tient  en  sens  inverse  un  langage  analogue.   Un 
poète  a  dit  autrefois,  en  parlant  de  deux  conceptions  différentes  du 
monde  et  des  institutions  qu'elles  engendrent  :  «  Ceci  tuera  cela.  »Eh 
bien  !  ce  mot  prophétique  ne  s'applique  pas  à  l'école  et  à  l'église,  à  la 
raison  et  à  la  foi.  L'une  et  l'autre  sont  nécessaires  et  il  n'est  pas  vrai 
que  l'une  tuera  l'autre.  Le  mieux    est  qu'elles  se  résignent  à  vivre 


RËVIJK..—    CllROMOUE.  ^§1 

côte  à  côte,  en  remplissant  charime  son  office  et  en  se  respectant 
mutuellement.  Mais  des  paroles  comme  celles  de  M.  le  président  de  la 
commission  éclairent  tout  un  (îtat  d'esprit;  elles  manifestent,  sui^ 
vant  le  mot  à  la  mode,  toute  une  mentalité.  De  cette  mentalité,  si 
elle  se  perpétue,  sortiront  beaucoup  d'événemens  fâcheux.  Voilà 
pourquoi  l'avenir  nous  paraît  inquiétant. 

Ce  n'est  pourtant  pas  une  raison  pour  que  les  catholiques  n'accep- 
tent pas  la  loi  nouvelle  et  n'en  fassent  pas,  comme  on  disait  autre- 
fois, l'essai  loyal.  L'épreuve  seule  montrera  ce  qu'elle  vaut.  Dans  les 
projets  ultérieurs  qu'annoncent  les  radicaux  et  les  socialistes,  projets 
dont  M.  Combes  a  apporté  la  menace  à  la  tribune,  il  est  fort  possible 
qu'il  y  ait  un  piège  :  les  catholiques  auraient  tort  d'y  tomber.  Qui  sait 
si  on  ne  cherche  pas  à  les  effrayer  sur  les  conséquences  de  la  loi 
afin  qu'ils  refusent  de  s'y  soumettre?  M.  Combes,  parlant  au  nom  de 
son  groupe,  a  été  tranchant,  mais  un  peu  sibylhn.  Il  a  plus  complè- 
tement exprimé  sa  pensée  dans  un  long  article  qu'il  a  enA^oyé  à  la  ÎVou- 
vclle  Presse  libre  de  Vienne.  «  L'intérêt  bien  entendu  de  l'ÉgUse 
devrait,  y  dit-il,  l'incliner  à  la  paix.  Malheureusement  les  intentions 
notoirement  belliqueuses  du  plus  grand  nombre  des  prélats  français, 
le  langage  de  leurs  lettres  pastorales,  semblent  présager  une  guerre 
imminente.  Il  y  a  dans  l'air  des  éghses  comme  une  odeur  de  poudre. 
Néanmoins  chacun  de  nous  peut  espérer  ou  craindre  suivant  ses  dis- 
positions morales  tant  que  Rome  n'a  pas  parlé.  C'est  du  pape  que  dé^ 
pend  la  paix  ou  la  guerre.  Quant  à  moi,  je  ne  me  hasarderai  pas  à  pro- 
nostiquer ses  décisions.  S'il  faut  dire  ma  pensée,  dans  l'ignorance  où 
je  suis  de  ses  sentimens,  je  crois  fermement  que  si  la  guerre  s'allume 
à  la  veille  des  élections,  comme  le  fait  parait  extrêmement  probable, 
si  même  elle  s'étend  à  toutes  les  circonscriptions  ecclésiastiques,  elle 
s'éteindra  avec  les  dernières  fumées  des  bulletins  de  vote  incinérés 
pour  faire  place,  le  lendemain,  à  une  pacification  relative  dont  l'ÉgUse 
catholique  paiera  les  frais.  " 

Ainsi  M.  Combes  regarde  la  guerre  comme  ^  extrêmement  pro- 
bable, »  et  il  annonce  déjà  que  l'ÉgUse  en  paiera  les  frais.  Pourquoi  la 
prévoit-il  si  ce  n'est  parce  qu'il  la  souhaite  ?  11  fait  assurément  tout 
ce  qui  dépend  de  lui  pour  la  provoquer  en  inquiétant  les  cathôUqUes  sur 
l'application  de  la  loi.  C'est  un  piège,  disons-nous.  Sans  savoir  mieux 
que  lui  ce  qu'ordonneront  les  plus  hautes  autorités  ecclésiastiques, 
nous  espérons  bien  que,  dans  une  affaire  de  prudence  humaine,  elles 
s'inspireront  des  conseils  les  plus  sages  :  mais  nous  n'avons  pas  à  re^ 
venir  sur  une  question  que  M.  Brunetière  a  traitée  ici  même,  il  y  a 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quinze  jours.  Depuis  ce  moment,  ce  qui  était  encore  au  futur  est  déjà 
tombé  dans  le  passé.  La  séparation  est  faite,  le  Concordat  est  déchiré. 
Nous  entrons  dans  une  nouvelle  période  de  notre  histoire,  plus  inquié- 
tante encore  pour  l'État  que  pour  l'Église.  SoitI  On  ne  saura  pas 
encore  aux  élections  prochaines,  mais  on  saura  dans  quelques  années 
ce  que  valait  le  Concordat. 

La  Chambre  des  députés  discute,  le  matin,  les  retraites  ouvrières, 
l'après-midi,  le  budget,  et  tous  les  vendredis,  une  interpellation  à  n'en 
plus  finir  sur  l'idée  de  patrie  et  sur  le  degré  d'estime  qu'elle  mérite 
auprès  des  gens  éclairés.  Cette  dernière  discussion  fera  l'étonnement  des 
siècles  futurs,  qui  en  admireront  surtout  la  merveilleuse  opportunité. 
Mais  les  socialistes  l'ont  imposée  à  la  Chambre.  A  les  entendre,  toutes 
les  idées,  quelles  qu'elles  soient,  doivent  être  soumises  à  l'analyse, 
tomber  sous  le  scalpel  de  ce  qu'ils  appellent  la  raison,  et  subir  en 
public  une  autopsie  et  une  dissection  qui  permettent  au  peuple  de 
mieux  savoir  ce  qu'elles  contiennent  de  vrai  ou  de  faux,  de  bon  ou 
de  mauvais.  Pourquoi,  demandent-ils,  l'idée  de  patrie  ne  serait-elle 
pas  soumise  à  la  loi  commune?  Ils  l'y  soumettent  donc,  et,  à  force 
de  la  décomposer,  il  n'en  reste  bientôt  plus  entre  leurs  mains  qu'un 
résidu  inerte  et  mort.  Si  on  s'en  inquiète,  si  on  s'en  indigne,  ils 
montrent  à  leur  tour  de  l'irritation  et  même  quelque  étonnement, 
car  enfin,  disent-ils,  il  n'y  a  de  droits  dans  ce  monde  que  ceux  de  la 
critique  et  il  faut  remplacer  partout  la  foi  aveugle,  sauvage,  — 
M.  Jaurès  dit  même  volontiers  bestiale,  —  par  la  raison  éclairée, 
épurée,  élhérée.  Bien  qu'elle  soit  un  signe,  et  un  triste  signe  des 
temps,  nous  ne  parlerions  pas  aujourd'hui  de  cette  discussion  qui 
a  déjà  rempli  plusieurs  séances,  mais  qui  n'est  peut-être  encore 
qu'ébauchée,  si  elle  n'avait  pas  donné  lieu  à  un  incident  de  plus  haute 
portée  que  les  autres.  M.  Sembat  l'a  fait  naître.  C'est  un  orateur  qui 
ne  recule  devant  aucune  conséquence  de  ses  principes.  11  change  quel- 
quefois de  principes,  jamais  de  logique.  Avec  lui,  on  sait  tout  de  suite 
à  quoi  s'en  tenir  sur  ses  opinions  :  son  outrance  naturelle  ne  lui  per- 
met pas  d'en  farder  l'expression.  Ainsi,  M.  Ribot  lui  ayant  demandé 
s'il  approuvait  que  les  soldats  tirassent  sur  leurs  officiers,  il  a  ré- 
pondu tout  de  suite  que  oui,  si  les  officiers  ordonnaient  eux-mêmes 
de  tirer  sur  le  peuple.  Ces  choses-là  passent  aujourd'hui  à  la  Chambre 
comme  de  l'eau  courante.  Elles  provoquent  bien,  sur  le  moment, 
quelque  scandale  ;  mais  bientôt  on  n'y  pense  plus. 

Dans   son  discours,  M.  Sembat  a  jugé  à  propos  de  parler  de  la 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9    3 

Russie  et  voici  comment.  «  Il  n'est  pas  un  d'entre  vous,  a-t-il  dit,  qui 
ne  se  félicite  à  l'heure  actuelle  de  cette  action  violente  et  révolution- 
naire qui  vient  d'arracher  ce  pays  au  tsarisme  et  le  pousser  dans  la 
voie  de  la  liberté.  »  M.  Sembat,  on  le  voit,  ne  parlait  pas  seulement 
pour  lui  et  pour  ses  amis,  mais  pour  toute  la  Chambre.  Les  protesta- 
tions se  sont  élevées  à  peu  près  sur  tous  les  bancs,  sauf,  faut-il  le 
dire?  sur  celui  du  gouvernement.  Il  n'y  avait  là,  pour  le  moment,  que 
M.  le  ministre  de  l'Intérieur  et  M.  le  ministre  du  Commerce:  soit 
qu'ils  n'aient  pas  trouvé  le  mot  à  dire,  soit  qu'Us  aient  jugé  plus  pru- 
dent de  ne  pas  le  prononcer,  ils  se  sont  tus.  Il  a  fallu  qu'à  la  séance 
suivante,  M.  le  président  du  Conseil  vînt  suppléer  au  mutisme  regret- 
table de  ses  deux  collègues,  et  il  l'a  fait,  hâtons-nous  de  le  dire,  dans 
les  meilleurs  termes.  Il  a  exprimé  la  sympathie  du  gouvernement  de 
la  République  à  la  «  nation  amie  et  alliée,  »>  en  affirmant  que  la  France 
entendait  lui  rester  fidèle  au  milieu  de  ses  épreuves,  sans  avoir  d'ail- 
leurs à  s'immiscer  dans  sa  poUtique  intérieure.  M.  Rouvier  a  été  cou- 
vert d'applaudissemens.  Les  socialistes  ont  essayé  de  protester;  mais, 
en  face  du  soulèvement  presque  unanime  de  la  Chambre,  ils  ont  adopté 
une  autre  tactique.  Ils  ont  eu  l'air,  —  distinction  puérile!  —  d'être 
satisfaits  de  co  que  M.  Rouvier  avait  dit  la  «  nation  »  et  non  pas  le 
«  gouvernement  »  russe,  et  ils  ont  laissé  tomber  l'incident.  Il  aurait 
mieux  valu  ne  pas  le  soulever.  11  en  restera  pourtant  les  déclarations 
de  M.  Rouvier. 

Tous  les  journaux,  en  France  et  ailleurs,  continuent  de  parler  du 
discours  que  le  prince  de  Bûlow  a  adressé,  il  y  a  quelques  jours,  au 
Reichstag,  discours  qui  est  lui-même  la  paraphrase  de  celui  que  Guil- 
laume II  avait  prononcé  à  l'ouverture  du  parlement  impérial.  Le  dis- 
cours de  l'Empereur  n'était  empreint  d'aucun  optimisme.  «  L'Alle- 
magne, y  lit-on,  entretient  des  relations  correctes  avec  toutes  les 
puissances  et  des  relations  bonnes  et  amicales  avec  la  plupart  d'entre 
elles.  »  Les  quahficatifs  appliqués  à  ces  dernières  relations  sont 
chauds;  mais  ceux  qui  s'appliquent  aux  premières  sont  froids.  Sans 
examiner  si  nous  faisons  partie,  ce  qui  est  probable,  des  puissances 
de  la  première  catégorie,  voyons  ce  que  l'Empereur  dit  expressément 
de  nous.  Il  ne  pouvait  pas  ne  pas  parler  et  il  parle,  en  effet,  des 
difficultés  qui  se  sont  produites  au  Maroc  :  elles  n'ont  eu,  dit-il, 
«  d'autre  cause  qu'un  penchant  à  résoudre  sans  notre  coopération 
des  questions  dans  lesquelles  l'empire  allemand  a  aussi  des  intérêts 
à  protéger.    »  Et  H   ajoute  aussitôt,  sans  doute  pour  ne  pas  nous 


<)54  revi:k  dks  ni'^rx   mu.ndks. 

laisser  croire  que  tous  les  nuages  soni  dissipés  :  «  Los  courans  de  ce 
genre  peuvent  être  réprimés  sur  un  point  et  renaître  sur  un  autre.  » 
Toutefois,  il  veut,  bien  constater  «  avec  satisfaction  »  qu'on  est  par- 
venu h  s'entendre  par  des  moyens  diplomatiques  sur  la  convocation, 
et  le  programme  d'une  conférence.  «  La  paix  du  peuple  allemand 
aftirme-t-il  enfin,  m'est  sacrée;  mais  le  signe  des  temps  où  nous 
sommes  impose  à  une  nation  le  devoir  de  renforcer  ses  moyens  de 
défense  contre  les  attaques  injustes.  »  En  conséquence,  le  gouver- 
nement impérial  demande  au  Reichstag  un  nombre  très  respectable 
de  mDlions  en  vue  de  développer  sa  puissance  militaire  sur  terre  et 
encore  plus  sur  mer.  C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier  en  parlant  de 
ces  discours.  Il  est  conforme  à  l'usage  et  à  la  logique,  lorsqu'on  de- 
mande à  un  parlement  de  l'argent,  beaucoup  d'argent,  pour  l'appli- 
quer à  des  dépenses  militaires,  de  lui  présenter  la  situation  comme 
sujette  à  certaines  préoccupations.  Les  taxes  nouvelles  porteront  sur- 
tout âur  la  bière  et  sur  le  tabac,  objets  de  consommation  d'usage  gé- 
néral et  populaire  en  Allemagne  :  il  faut  donc  bien  les  justifier.  Néan- 
moins, on  aurait  tort  de  croire  que  le  discours  de  l'Empereur  et 
celui  de  son  chancelier  s'expliquent  seulement  par  des  considérations 
de  ce  genre.  Les  crédits  une  fois  obtenus,  l'horizon  ne  s'éclaircira  pas 
comme  par  enchantement.  L'attitude  du  gouvernement  allemand  à 
notre  égard  tient  à  des  causes  plus  complexes,  et  puisqu'elle  subsiste, 
il  faut  bien  croire  que  les  causes  subsistent  aussi.  Mais  pourquoi?  C'est 
ce  qu'il  est  assez  difficile  de  comprendre,  ou  du  moins  d'expliquer, 
car  à  force  d'expliquer  on  aurait  lair  de  justifier. 

Le  discours  de  M.  de  Biilow,  avons-nous  dit,  n'est  qu'une  seconde 
édition  de  celui  de  l'Empereur  :  elle  est  seulement  plus  développée. 
On  y  chercherait  en  vain,  et  c'est  ce  qui  nous  frappe  très  vivement, 
un  mot,  un  seul  mot,  qui  témoigne  d'une  détente  quelconque  dans  les 
rapports  de  la  France  et  de  l'Allemagne  depuis  que  M.  Rouvier  a 
succédé  à  M.  Delcassé  au  ministère  des  Affaires  étrangères.  Comme 
cette  omission  est  certainement  intentionnelle,  il  con\dent  de  la 
signaler  tout  de  suite  :  nous  y  reviendrons  dans  un  moment. 

Mais  quelle  est  la  thèse  de  M.  de  Bûlow?  Naturellement,  elle  se 
rattache  à  celle  de  l'Empereur,  à  savoir  qu'il  y  a  eu  de  notre  part  une 
tendance  à  négliger,  à  oublier  l'Allemagne  dans  nos  arrangemens  avec 
d'autres  puissances  au  sujet  du  Maroc.  En  a-t-il  été  ainsi?  C'est  bien 
possible  :  on  nous  l'a  répété  si  souvent  que  nous  voulons  bien 
l'admettre.  Cependant  nous  n'avons  pas  été  sans  quelques  excuses. 
Notre  arrangement  avec  l'Angleterre  était  connu  à  Berlin,  et  même  dans 


REVISE.    CHRONIQUE.  95^ 

le  monde  entier,  lorsque  M.  de  Bûlow  a  déclaré  au  Reichstag  qu'il 
n'avait  rien  à  y  reprendre,  et  que,  les  intérêts  économiques  de  l'Alle- 
magne ne  courant  par  son  fait  aucun  risque,  le  gouvernement  impé- 
rial n'avait  aucune  raison  d'élever  la  voix.  Et  comme  un  orateur, 
animé  de  la  fureur  coloniale,  insistait  pour  qu'il  intervînt,  M.  de  Biilow 
lui  répondait  avec  l'ironie  qui  lui  est  familière  :  — •  Voulez-vous  mettre 
flamberge  au  vent  et  faire  la  guerre  à  la  France  pour  le  Maroc  ?  Non  : 
alors  que  voulez-vous  ?  —  On  conviendra  que  de  pareûles  paroles 
étaient  de  nature  à  nous  rassurer.  Nous  avons  le  droit  d'en  conclure 
que  l'Allemagne,  fidèle  à  la  politique  qu'elle  avait  toujours  suivie  jus- 
qu'alors, ne  voyait  pas  d'un  mauvais  œil  le  développement  de  notre 
puissance  coloniale,  surtout  dans  un  pays  où  tout  le  monde  devait 
être  appelé  à  en  profiter.  Après  ce  discours,  nous  étions  quelque  peu 
fondés  à  croire  que  l'Allemagne  ne  nous  demandait  rien.  M. de  Bûlow 
assure  aujourd'hui  que  nous  nous  sommes  trompés;  U  nous  deman- 
dait, 0  attendait  de  nous  quelque  chose;  il  ne  nous  le  disait  pas,  mais 
nous  aurions  dû  le  comprendre.  Nous  ne  l'avons  pas  compris  :  c'est 
évidemment  la  faute  de  notre  intelligence.  L'invite  était  tellement 
indirecte,  tellement  détournée,  enveloppée  et  subtile,  qu'elle  n'est  pas 
arrivée  à  son  adresse.  Lorsqu'il  s'en  est  aperçu,  le  gouvernement  alle- 
mand aurait  pu  parler  avec  plus  de  clarté.  S'il  Ta  fait,  il  y  a  mis  bien 
longtemps  :  il  nous  a  laissés  pendant  plusieurs  mois  dans  une  fausse 
sécurité.  Mais  enfin,  soit  !  passons  condamnation  sur  tout  cela.  Nous 
avons  eu  tort  puisque  nous  n'avons  pas  saisi  le  fin  du  fin  de  la  poli- 
tique allemande.  Nous  avons  eu  tort  puisqu'on  nous  donne  tort.  En 
tout  cas,  on  ne  peut  pas  nous  reprocher  d'avoir  persévéré  dans  notre 
erreur  après  qu'on  nous  l'a  eu  fait  connaître  avec  l'éclat  dont  personne 
n'a  perdu  le  souvenir.  Si  le  gouvernement  impérial  a  commencé  par 
parler  trop  bas  et  même  tout  à  fait  en  sourdine,  il  a  ensuite  parlé  si  haut 
et  avec  un  tel  fracas  de  tempête  que,  si  nous  n'avons  pas  encore  tout 
à  fait  compris,  il  nous  a  été  du  moins  impossible  de  ne  pas  entendre. 
On  sait  ce  qui  est  arrivé.  Il  y  a  eu  dans  notre  conduite  certains  détails 
sur  lesquels  nous  aimons  mieux  ne  pas  insister  parce  qu'ils  nous 
sont,  après  tout,  un  peu  pénibles  ;  mais,  certes  !  nous  avons  fait  à  ce 
moment,  et  très  largement,  tout  ce  qui  était  en  notre  pouvoir  pour 
calmer  les  susceptibilités  allemandes. 

M.  Bouvier  est  allé  au  quai  d'Orsay.  Il  y  a  apporté  une  politique 
nouvelle,  toute  faite  de  bon  vouloir  et  même  de  condescendance.  On 
lui  a  demandé  de  consentir  à  une  conférence  qui  n'était  pas  dans  nos 
intérêts;  il  l'a  fait  par   esprit  de   conciliation,    moyennant  quelques 


9o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

garanties  bien  faibles,  dont  nous  saurons  prochainement  quelle  est 
la  vraie  valeur.  A  partir  de  ce  jour,  de  quoi  le  gouvernement  alle- 
mand a-t-il  eu  à  se  plaindre?  Il  ne  nous  le  dit  pas,  mais  il  se  plaint 
comme  avant.  Il  récrimine  avec  aigreur  sur  le  passé,  comme  si  rien 
n'était  survenu  depuis;  il  n'a  pas  encore  pardonné  à  M.  Rouvier  les 
torts,  vrais  ou  non,  de  M.  Delcassé.  Nous  ne  sommes  pas  les  seuls  à 
nous  en  étonner.  Tout  le  monde  le  fait  en  Europe,  et  en  Allemagne 
même,  l'assentiment  donné  à  cette  politique  n'est  pas  unanime.  Si  le 
gouvernement  impérial  voulait  seulement  redresser  les  rapports  des 
deux  pays,  il  a  eu  plusieurs  occasions  de  le  faire;  mais,  à  son  tour,  il 
n'en  a  pas  profité.  Il  lui  aurait  été,  par  exemple,  très  facile  de  nous 
convaincre,  et  de  convaincre  avec  nous  l'univers  entier,  qu'il  n'en 
voulait  qu'à  une  politique  et  à  l'homme  qui  l'avait  suivie.  Quen'a-t-il 
modifié  son  attitude  envers  nous  en  même  temps  que  nous  modifiions 
nous-mêmes  la  nôtre  envers  lui?  L'a-t-il  fait?  Le  discours  de  M.  de 
Biilow,  succédant  à  celui  de  l'Empereur,  ne  nous  permet  pas  de  ré- 
pondre affirmativement.  Si  ce  discours  est  strictement  correct,  il  est 
sec,  tendu  et  dur;  il  n'est  pas  celui  sur  lequel  nous  avions  le  droit  de 
compter;  il  nous  oblige  à  nous  demander  si  vraiment  c'était  bien  à 
M.  Delcassé  qu'en  voulait  le  gouvernement  allemand.  Ce  discours  est 
une  singulière  préface  à  la  Conférence  d'Algésiras  !  Après  l'avoir 
entendu,  tout  le  monde  reste  sur  le  qui-vive,  tandis  que  nous  aurions 
voulu,  les  anciennes  difficultés  une  fois  dissipées,  aborder  avec  con- 
fiance les  uns  dans  les  autres  celles  qui  peuvent  subsister  encore. 

M.  de  Bùlow  a  produit  devant  le  Reichstag,  au  sujet  de  la  manière 
dont  M.  Saint-René  Taillandier  a  rempU  la  première  partie  de  sa  mis- 
sion, des  allégations  que  nous  ne  croyons  pas  exactes.  Il  a  été  mal 
renseigné,  soit  par  ses  agens  au  Maroc,  soit  par  le  Maghzen  lui-même. 
Le  Maghzen  avait  intérêt  à  lui  fournir  un  prétexte,  sachant  d'ailleurs 
qu'il  le  cherchait,  pour  opérer  dans  la  question  marocaine  une  entrée 
sensationnelle,  et  voUà  pourquoi  il  a  attribué  à  M.  Saint-René  Tail- 
landier des  propos  que  celui-ci  n'a  pas  tenus.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
gouvernement  allemand  a  trop  parlé  pour  que  le  nôtre  puisse  conti- 
nuer de  se  taire.  L'opinion  publique  est  justement  préoccupée:  elle 
l'est  sans  trop  savoir  de  quoi  et  uniquement  peut-être  parce  qu'elle 
ne  le  sait  pas.  M.  Rouvier  a  compris  la  nécessité  de  s'expliquer.  Il 
a  annoncé  à  la  Chambre  qu'il  allait  déposer  sur  son  bureau  un  Livre 
Jaune  relatif  aux  affaires  du  Maroc  :  on  l'attend  avec  impatience,  on 
le  lira  avec  empressement.  Mais  une  lecture  de  documens  rétrospec- 
tifs ne  suffit  pas  pour  nous  éclairer  sur  le  présent,  et  encore  moins  sur 


REVUE.    CHRONIQUE .  957 

le  lendemain  probable.  Aussi  M.  Rouvier  s'est-il  mis  à  la  disposition 
de  la  Chambre  pour  lui  fournir  des  indications  plus  complètes  et  en 
tout  cas  plus  actuelles,  au  moment  où  seront  discutés  les  douzièmes 
provisoires,  c'est-à-dire  avant  la  séparation  du  Parlement.  Cette  sépa- 
ration se  produira  dans  très  peu  de  jours,  puisque  la  campagne  élec- 
torale pour  le  renouvellement  d'un  tiers  du  Sénat  est  déjà  commencée. 
Nous  sommes  convaincus  que  notre  ministre  des  Affaires  étrangères 
n'aura  aucune  peine  à  répondre  à  la  thèse,  un  peu  laborieusement 
construite,  de  M.  le  prince  de  Biilow  et  que.  le  passé  restant  ce  qu'il 
est  puisque  personne  ne  peut  le  changer,  ses  explications  rassureront 
l'Allemagne  sur  l'avenir,  —  si  elle  consent  toutefois  à  être  rassurée. 

Deux  crises  ministérielles  viennent  de  se  produire,  l'une  à  Londres, 
l'autre  à  Madrid.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  sauraient  nous  surprendre,  et 
encore  moins  nous  inquiéter.  Elles  ne  sauraient  nous  surprendre 
puisque  nous  annoncions,  il  y  a  quinze  jours,  comme  prochaine  la  dé- 
mission de  M.  Balfour  et  de  ses  collègues,  et  que,  dès  le  premier  mo- 
ment, nous  avions  signalé  dans  le  cabinet  Montoro  Rios  le  défaut  qui 
ne  lui  permettrait  probablement  pas  d'être  durable. 

Le  parti  lii^éral  en  Angleterre. était  au  pouvoir  depuis  si  longtemps 
qu'n  a  fini  par  s'user  un  peu  :  c'est  le  sort  commun  à  tous  les  partis 
et  à  tous  les  ministères.  Quant  aux  libéraux  espagnols,  ils  ne  sont  aux 
affaires  que  depuis  quelques  mois;  aussi  ne  sont-ils  pas  usés  du  tout; 
mais  la  plupart  de  leurs  chefs,  —  hélas!  ils  en  ont  beaucoup,  —  se 
sont  refusés,  à  tort  ou  à  raison,  à  faire  partie  du  ministère  avant  et 
même  immédiatement  après  les  élections,  et  M.  Montero  Rios,  qui  a 
fait  preuve,  en  cela,  de  la  plus  honorable  bonne  volonté,  a  dû  se  rési- 
gner à  faire  un  cabinet  qui  ne  pouvait  être  qu'un  cabinet  d'attente, 
puisque  les  hommes  les  plus  importans  du  parti  hbéral  étaient  restés 
en  dehors,  attendant  leur  heure  et  prêts  à  en  profiter.  M.  Montero 
Rios  sentait  mieux  que  personne  l'instabilité  de  la  combinaison  qu'il 
avait  formée  par  dévouement.  Lorsque  des  troubles  se  sont  pro- 
duits à  Barcelone  et  qu'il  a  dû  y  proclamer  l'état  de  siège,  il  a  offert 
au  Roi  sa  démission  à  plusieurs  reprises  et  avec  insistance.  Il  ne  se 
sentait  pas,  dans  l'abandon  où  on  l'avait  laissé,  la  force  de  dominer 
une  situation  devenue  difficile,  peut-être  périlleuse.  Finalement,  le 
Roi  a  accepté  sa  démission,  et  a  confié  le  soin  de  former  un  nouveau 
cabinet  à  M.  Moret,  l'homme  qui  était,  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles, le  plus  quaUfié  pour  cela.  M.  Moret  est  trop  connu,  il  a 
déjà  joué  en  Espagne  un  rôle  trop  considérable  pour  qu'il  soit  néces- 


<);;,S  REVUE    DF.S    DKLX    MONDES. 

saire  de  le  présenter  à  nos  lecteurs.  Son  ministère  offre  incontesta- 
blement plus  (le  chances  de  durée  que  celui  de  M.   Montero  Rios. 
Cependant  les  divisions  du  parti  libéral  demeurent   profondes;  les 
jalousies  entre  ses  chefs  continuent  d'être  actives;  il  faut  du  temps 
pour  former  dans  des  partis  des  hommes  devant   lesquels  tout  le 
monde  s'incline,  comme  étaient  autrefois  M.  Canovas  del  Castillo  et 
M.  Sagasta.  Mais,  nous  le  répétons,  s'il  en  est  un  qui  paraisse  appelé 
à  jouer  un  jour  ce  rôle  à  la  tête  du  parti  libéral,  c'est  M.  Moret.  Il  a 
déjà  pour  lui  une  grande  expérience,  une  grande  éloquence  et  une 
autorité  croissante.  Quant  à  la  crise  anglaise,  nous  n'en  parlerons  pas 
aujourd'hui  :  il  nous  faudrait  plus  de  place  qu'il  ne  nous  en  reste. 
Sir  Henry  Campbell  Bannerman  a  rapidement  formé  son  ministère. 
La  question  do  savoir  s'U  entrerait  ou  s'il  n'entrerait  pas  à  la  Chambre 
des  lords,  et  s'il  le  ferait  tout  de  suite  ou  plus  tard,  a  fait  naître 
quelques  difficultés,  qui  ont  été  vite  aplanies.  Sir  Henry  reste  pour  le 
moment  à  la  Chambre  des  communes,  et  le  leader  du  parti  libéral  à 
la  Chambre  des  lords  sera  lord  Tweedmouth,  ministre  de  la  Marine. 
Le  dénouement  de   ces  crises  ne  nous   cause  d'ailleurs  aucune 
préoccupation.  Les  ministères  qui  s'en  vont  avaient  eu  à  notre  égard 
l'attitude  la  plus  amicale,  et  nous  savions  pouvoir  compter  sur  leur 
persévérance  dans  les  voies  où  ils  s'étaient  engagés  avec  nous.  Mais 
si  les  hommes  s'en  vont,  leur  politique  reste  :  nous  avons  reçu,  à  cet 
égard,  les  assurances  les  plus  nombreuses  vi  les  plus  précises.  Sir 
Edward  (irey  sera  le  continuateur  de   lord  Lansdowne   au  Foreign 
Office,  avec  sc;^  qualités  propres,  quil  a  déployées  autrefois  comme 
sous-secrétaire  d'État  au  même  département,  et  qui  le  désignaient 
depuis  longtemps  déjà  à  la  confiance  de  son  parti.  En  Espagne,  le  nou- 
veau ministre   des   Affaires    étrangères,    M.    le    duc    d'Almodovar, 
entend  maintenir,  lui  aussi  la  politique   de  son  prédécesseur  :  elle  a 
l'approbation  du  Roi,  de  la  nation,  de  tous  les  partis.  Il  y  aura  donc 
un  changement  très  sensible  dans  la  politique  intérieure  de  l'Angle- 
terre, et  un   changement  moins    important,    peut-être  faut-il  dii'e 
seulement  un  raffermissement  dans  la  politique  libérale  de  l'Espagne 
au  dedans;  mais  rien  ne  sera  changé  au  point  de  vue  international. 
Et  c'est  ce  que  nous  pouvions  désirer  et  espérer  de  mieux. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


CINQUIÈME   PÉRIODE.    —    LXXV^    ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


IKENTIÈME  VOLUME 


NOVEMBRE    —    DECEMBRE 


Livraison  du   1"  Novembre. 

.    ,     .    .         .  Pages. 

La   :sol!velle    Allemagne.  -^  Notes   d'un   voyage  dans   la    Hanse,  par  M.  le 

vicomte  Eugènè-Melchior  DE  VOGUÉ,  de  TAcadémie  française 5 

La  fin  "d'une  Idylle,  par  Th.  BENTZON 47 

Julie   de  LespinÂsse'.  —  L'Expiation,  par  M.  le  marquis  DE  SÉGUR 102 

|jE  manuscrit  des  Bucoliques  d'André  Chénier,  par  .Iosé-Maria  DE  HEREDL\.  146 
L'xE  Correspondance  inédite'  de  Lamennais.  —  Lettres  a  M.  Vi  arin,  dernière 

partie  (18-26-1837),  par  M.  Victor  GIRAUD 168 

Ex  Mandchourie.  —  Les   populations   de   Mandchourie  au  cours  de  la  der- 
nière guerre,  par  M.  Raymond   RECOULV 207 

Poésie.  —  Une  famille  de  soldats,  par  M.  François  COPPÉE,  de  l'Académie 

française 219 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.   .  :229 

Livraison  du  15  Novembre. 

Un  vo\-*ge  a  Sparte,  première  partie,  par  M.  Maurice  BARRÉS 241 

Les  Roquevillaru,  première  partie,  par  M.  Henry  BORDEAUX. 282 

Les  Transformations  de  la  langue  française  au  xviii''  siècle,  par  M.  Ferdinand 

BRUNETIÈRE,  de  l'Académie  française 330 

Le  Travail  dans  la  grande  industrie.  —  La  laine  et  la  soie,  par  M.  Charles 
BENOIST 368 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pages 

M.  Behnard  Siiaw  kt  son  théathe,  par  M.  Auoustin  FILON 405 

PoKsiES,  par  M.  Henhi  DK  RÉGNIER 434 

Revue  dramatiqie.  —  Le  suicide  au  théâtre,  par  M.  René  DOUMIC 444 

Revues  étrangèuks.   —  Quelques   chapitres   inédits   des  Fiancés  de  Manzoni, 

par  M.  T.  DE  WYZEWA 4:;(i 

Chronique  DE  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  .  468 

Livraison  du  1"''  Décembre. 

Un  voyage  a  Sparte,  deuxième  partie,  par  M.  Maurice  BARRÉS 481 

L'Équilibre  politique  et  la  Diplomatie,  par  *** 507 

Les  Roquevillard,  deuxième  partie,  par  M.  Henry  BORDEAUX 521 

L'Évolution  de  la  puissance  défensive  des  navires  de  guerre.  —  l.  De  1860 

a  1880,  par  M.  L.-E.  BERTIN,  de  l'Académie  des  Sciences 550 

Ames  celtes,  première  partie,  par  M.  Reynès  MONLAUR 569 

Le  Mexique  au  xx«  siècle,  par  M.  Pierre  LEROY-BEAULIEU 612 

La   jeunesse   de   Mozart.   —    III.    Paris   et   Versailles   (18    novembre   1763- 

8  janvier  1764),  par  M.  T.  DE  WYZEWA 646 

Poésies,  par  José-Maria  DE  HEREDIA 682 

Quand   la    séparation   sera    votée...,   par   M.    Ferdinand    BRUNETIÉRE,    de 

l'Académie  française 688 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  .  709 

Livraison  du  15  Décembre. 

Un  voyage  a  Sparte,  troisième  partie,  par  M.  Maurice  BARRÉS 721 

Les  Roquevillard,  troisième  partie,  par  M.  Henry  BORDEAUX 749 

La    conversion    d'un    conventionnel.   —  Maximin    Isnard,     par    AI.    Eugène 

WELVERT 797 

Ames  celtes,  dernière  partie,  par  M.  Reynès  MONLAUR 821 

Les  RETRAITES  ecclésiastiques  et  la  mutualité,  par   M.  E.  DEDÉ 867 

La  Conférence  d'Algésiras,  par  M.  René  PINON 892 

Revue  littéraire.  —  A  l'aube  du  romantisme,  par  M.    René  DOUMIC.   .  .   .  921 

Les  Livres  d'étrennes,  par  M.  J.  BERTRAND 933 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  .  947 


Paris.  —  lyp    Philippe  Renouard,  10,  rue  des  Saints-Pères.  —   ii.784. 


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