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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXI» ANNEE. - SIXIEME PERIODE
TOME III. — l"" MAI 1911.
REVUE
DES
EUX MONDES
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LXXXI" ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME TROISIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1941
(ûii-^^3
LA FILLE DU CIEL
(1)
QUATRIÈME ACTE
PREMIER TARLEAU
Avant le lever du rideau, on a commencé d'entendre les vociférations
de la foule, mêlées à des bruits de gongs et de sonnettes.
Le lieu des exécutions au pied des remparts de Pékin. Une colossale
muraille grise, à créneaux, occupe lout le fond de la scène, et, vers la
gatiche, s'en va à perte de vue dans le lointain. Le long de cette muraille,
les prisonniers chinois sont attachés à des poteaux, d'autres sont à la
cangue, sous un écriteau rouge. Des têtes coupées et saignantes sont pen-
dues çà et là à des clous. Il y a des ta'ches de sang partout sur le sol. Une
foule loqueteuse se presse sur le devant de la 6ct?he; les gens portent le
costume de Pékin de nos jours, longue natte, robe de coton bleu, sayon de
peau de bique; des femmes tartares, du peuple aussi, sont coiffées de
deux cornes de cheveux, avec de grossières fleurs artificielles. En avant
et à gauche, la grande tente, largement ouverte, d'un général tartare : elle
est en cuir verdâtre, avec toiture jaune, surmontée d'un clocheton d'argent;
l'intérieur est tapissé de peaux de bêtes; autour du mât central, une table
circulaire; tapis, plians, petite table, un drapeau carré avec le nom du
général. Gardes, soldais, sabre au clair. Des chameaux sont couchés alen-
tour, parmi des ballots et des armes. Voitures, palanquins.
Au lever du rideau, la foule continue de vociférer tumultueusement.
Des marchands de boissons chaudes se promènent avec des urnes de
cuivre sur le dos; des barbiers agitent des sonnettes; des sorciers aveugles
jouent de la flûte; des marchands de bonbons frappent sur des gongs. Des
bourreaux, au premier plan, essuient les lames saignantes de leurs
sabres.
(1) Copyright by Calmann Lévy, 1911.
(2) Voyez la Revue du 15 mars, des i" et 13 avril.
b REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE I
LES BOURREAUX, LA FOULE.
Premier bourreau, essuyant son sabre, à deux jeunes femmes
qui l'entourent. — C'est que nous avons les bras fatigués, mes
petites belles...
Une DES FEMMES. — Ah!... Ils ont pourtant l'air solides, vos
bras, monsieur le bourreau.
Le bourreau. — Solides, je ne dis pas. Mais tout de même...
Un marchand de fleurs. — Pivoines impériales, lotus variés,
toutes les fleurs de la saison !
Un MARCHAND DE FRUITS. — Doux comme le miel, le fruit
rouge des montagnes !
Un ENFANT TARTARE, s' approchant du bourreau. — Dites, mon-
sieur le bourreau, il faut frapper fort pour couper?
(Des hommes, portant un baquet plein d'eau pendu à l'épaule, arrosent
le sol avec une grande cuiller de bois.)
Le BOURREAU. — C'est de l'adresse, mon petit agnelet,...
trouver juste la place,... de l'adresse et de la force aussi, bien
entendu... Ah! ça n'est pas en un jour, tu penses, que notre
métier s'apprend...
Un marchand de bonbons, frappant sur un petit gong. — Elle
a le goût de la canne à sucre, la gourmandise que je vends !
Un marchand de fruits. — Ay! Ay! Blanc comme la graisse,
blanc comme le jade, le melon frais!
Des jiENDiANS, jouant de la guitare. — Ecoutez la légende du
roi des Dragons :
(Ils chantent d'une voix suraiguë.)
Auprès du lac des bambous,
Trois hiboux, hiboux, hiboux!
Deuxième bourreau, à d'autres femmes, désignant des gens
attachés aux poteaux. — Le deuxième groupe, là?... Tout à
l'heure, son tour. Le maître des exécutions nous accorde un
temps de repos, et nous l'avons bien gagné, hein?...
(Il appelle un marchand de boisson chaude et se fait servir.)
Une mercière, frappant sur un timbre. — Tous les caprices
LA FILLE DU CIEL. i
de la coquetterie dans mon étalage... Voyez, jeunes femmes;
voyez, jeunes filles !
Une femme tart.^re, à une autre. — Oh! regarder couper les
têtes, moi je ne suis pas de celles qui s'y complaisent... Et puis,
n'est-ce pas un spectacle toujours pareil?... Non, mais c'est leur
Déesse que j'aurais désiré voir...
Deuxième femme tartare. — Leur Déesse?... Leur Impéra-
trice?... Tiens, et moi de même, et nous toutes aussi; voir leur
Déesse, c'est cela qui nous intéresserait le plus!...
Troisième femme tartare. — Et on va te la montrer,
comptes-y!
Deuxième femme tartare. — Pourquoi donc pas?... On nous
montre bien leurs généraux, et leurs princes, et tous les autres...
Les prisonniers, c"est fait pour être vus, c'est pour ça d'ailleurs
qu'on nous les a amenés jusqu'à Pékin.
Troisième femme tartare. — Oh! mais, elle... Il paraît que,
pour nous la conduire ici, c'était tout le temps des égards en
route comme pour une reine... Et l'Empereur l'a fait mettre
dans la Ville Interdite, vous savez, dans son palais même...
Première femme tartare. — On dit qu'elle a des yeux, des
yeux dont les petites gens comme nous ne peuvent pas sup-
porter le regard...
Fleur-de- Jasmin. — Oh!... Et puis, j'aurais peur, moi!...
Une femme qui a été morte,... car elle a été morte la durée
d'au moins deux lunes, vous savez!...
Deuxième femme tartare. — D'abord Fleur-de-Jasmin croit
tout ce qu'on lui dit.
Fleur-de-Jas3iin. — Dame! chacun le sait bien, qu'elle a
été morte... Deux lunes, je vous dis, elle est restée pendant deux
lunes dans son tombeau...
Le marchand de fruits-. — Ay! Ay ! Blanc comme la graisse,
blanc comme le jade, le melon nouveau!
Première femme tartare. — On sait bien aussi que les balles,
la mitraille, tout cela passait au travers d'elle, comme au tra-
vers d'une ombre... [Avisant un chef des soldats qui est là.)
Tenez, demandez plutôt à Lee-Phuang, qui était là quand on
l'a prise; n'est-ce pas, Lee-Phuang?
Lee-Phuang. — Ah ! pour ça oui, et j'en ai été témoin... Les
balles ne l'arrêtaient guère, leur Déesse...
Deux sous-officiers, amenant au supplice un nouveau groupe
8 REVUE DES DEUX MONDES.
de prisonniers chinois, les mains liées de cordes^ parmi lesquels,
et fermant la marche, Prince-Fidèle, en vêtemens souillés et
déchirés. — Place !... Faites place!...
(Les prisonniers passent pour aller rejoindre les autres, qui attendent
déjà leur tour d'exécution au pied de la muraille.)
Lee-Phuang, aux femmes qui l'avaient interpellé. — Le der-
nier qui arrive là! Regardez! regardez!... Celui qui marche la
tête si fière : le plus grand chef des rebelles de Nang-King. Il se
nomme Prince-Fidèle, c était le bras droit de la Déesse; au
milieu de la bataille, tout le temps à ses côtés...
La mercière, frappant sur son timbre. — Tous les caprices
de la coquetterie dans mon étalage! Voyez, jeunes femmes;
voyez, jeunes filles !...
SCÈNE II
PRINCE-FIDÈLE, LE GÉNÉRAL TARTARE.
Le général TARTARE, Sortant de sa tente et saluant Prince-
Fidèle, qui passe et ferme la marche du dernier groupe des
condamnés. — Entrez ici, noble vaincu. Ne regardez pas là-bas.
Chaque homme ne doit mourir qu'une fois, et vous, vous
mourrez à chaque tête qui tombera. Ce supplice ne vous suffit
donc pas, de devoir être la dernière victime?...
Prince-Fidèle. — Ma présence, peut-être, les soutient, mes
pauvres soldats, si simplement héroïques.
Le général TARTARE. — Plutôt votrc souffrance s'ajoute
à leur peine... Accordez l'honneur à un loyal ennemi de passer
sous sa tente les dernières minutes de votre vie glorieuse...
Vous êtes déjà au-dessus des petitesses du monde et des ran-
cunes implacables.
Prince-Fidèle. — Le glaive n'est pas responsable, ni même
le bourreau.
Le général TARTARE. — Pds même le général.
(On attache les nouveaux prisonniers à des poteaux.)
Prince-Fidèle. — Je n'ai pas de rancune...
(Il entre sous la tente avec le général tartare.)
Le général TARTARE. — Et moi, je n'ai pas d'orgueil. Je
sais que les sages réprouvent la guerre et estiment que l'œuvre
LA FILLE DU CIEL. 9
du vainqueur se résout en la poussière de dix mille squelettes...
Prince-Fidèle. — Et qu'on ne doit, aux triomphateurs, que
des honneurs funèbres.
Le général tartare. — Oui, la gloire des armes n'est,
vraiment, que la fumée d'un incendie...
(Us se sont assis sur des plians, et on leur sert du vin de riz. Pendant
le dialogue suivant, les exécutions recommencent au fond de la scène, au
milieu d'un remous de la foule. A chaque minute, on voit le sabre d'un
bourreau décrire une courbe en l'air, et aussitôt après une nouvelle tête
coupée, saignante, est accrochée à la grande muraille de Pékin qui ferme
le tableau. Cris et tumulte, un peu assourdis, pendant la conversation des
deux hommes sous latente.)
Le général tartare. — Avant de quitter ce monde, n'avez-
vous pas quelque mission, envers vos proches, qu'il vous serait
précieux do voir accomplir?... Je m'en chargerais avec respect.
Prince-Fidèle. — Ils ont péri, sans nui doute, tous ceux
qui m'étaient chers. Je vous remercie de votre ofîre bienveil-
lante.
Le général tartare. — N'avez-vous pas quelque désir?...
Prince- Fidèle. — Un seul : celui de connaître le sort de
notre Impératrice. Dans cette bataille funeste où j'ai été fait
prisonnier, elle combattait aussi. Est-elle vivante ou morte,
libre ou captive?...
Le général tartare. — Elle est vivante, captive depuis une
demi-lune seulement et, depuis hier, gardée à Pékin, non loin
d'ici, dans la Ville Interdite.
Prince-Fidèle. — Non loin d'ici, ma souveraine!,.. Ah! si
les Dieux, las de nous frapper, pouvaient permettre... Savoir
qu'elle est là tout près !...
Le général tartare. — Sur la fin de ce combat, qui fît
tant d'honneur aux vaincus, elle a pu s'échapper avec un mil-
lier de soldats. Mais la retraite était coupée et depuis longtemps
l'impériale guerrière aurait été prise, si des ordres contradic-
toires, entravant nos mouvemens comme à plaisir, ne lui avaient
donné la faculté de retarder de jour en jour sa captivité. On
eût dit que quelqu'un de puissant veillait sur elle avec une
singulière sollicitude, l'avertissait des dangers ou s'efforçait de
les écarter de sa route.
Prince-Fidèle. — Que celui-là vive de longs jours heureux
et que sa renommée soit impérissable !...
40 REVUE DES DEUX HfONDES.
Le général tarïare. — Ah ! quand donc finira cette guerre
toujours renaissante qui imprègne le sol de la patrie du sang
de ses fils?
Prince-Fidèle. — Elle ne finira, je le crains bien, que par
l'extermination d'une des deux races... Pourtant la haine serait
moins farouche peut-être, si les vainqueurs, après la victoire,
traitaient les vaincus avec plus de clémence... Pas tant d'exécu-
tions! Pas tant de sang !... Tout soldat qui ne peut plus défendre
sa. vie devrait être sacré.
Le général tartare. — On offre aux vôtres la vie sauve,
s'ils se soumettent; tous refusent.
Prince-Fidèle. — Leur héroïsme devrait être une raison de
plus de les épargner.
Le général tartare. — Que faire?... Notre devoir est
d'obéir.
Prince-Fidèle. — Pas jusqu'au crime. Une petite pierre
peut quelquefois enrayer un lourd chariot. Nous, les chefs, en
sacrifiant seulement notre vie, nous pouvons sauver des foules.
Le général tartare. — Comment cela?...
Prince-Fidèle. — En résistant à l'iniquité... Vous souvenez-
vous?... Une autre guerre, toute pareille à celle-ci, le sac d'une
ville, l'ordre au bourreau de faucher toutes les têtes, comme
à présent; alors, un jeune chef, fou de douleur à l'idée d'un
pareil carnage, trouve de tels accens pour supplier le général
de faire grâce, ou tout au moins de restreindre les exécutions,
que celui-ci consent à limiter la tuerie au temps que pourra
mettre à se consumer une baguette de parfum. Le parfum s'al-
lume, la première tête va tomber; mais le jeune chef, frémis-
sant d'horreur, saisit la baguette, la réduit en poussière, et
court au bourreau en criant: « C'est fini! c'est fini! on fait
grâce! » Puis, comme il a désobéi, il va se briser la tête contre
un rocher... A ce héros, le peuple éleva un temple, qui se dresse
aujourd'hui encore sur une haute colline et dont les marches,
depuis des siècles, n'ont cessé d'être jonchées de fleurs fraîches.
Le général tartare, rêveur. — A ce héros, le peuple éleva
un temple!...
LA FILLE DU CIEL. 1 1
SCÈNE m
LES MÊMES, LA FOULE, puis UN OFFICIER.
Depuis quelques instans, la foule, plus turbulente, commence à mur-
murer contre le carnage. Devant une nouvelle troupe de condamnés que
l'on amène, des cris éclatent.
La foule. — Ohl oh! assez! assez!
Une voix. — Les ministres de l'Empire sont des bouchers!
Un homme, montant sur les épaules de ses voisins. — Assez!
assez!... Mort aux tigres!..,
Prince-Fidèle, sous la tente, voyant que le général tartare
se lève. — Sans doute, c'est mon tour?...
Le général tartare. — Non, non. Restez encore, nous serons
avertis.
Un autre homme, sur la place. — Oui! Mort aux tigres!.., (Il
se baisse et trempe le bout de sa ceinture dans le sang.) Et je
vais l'écrire, moi, tenez, sur cette muraille : Mort aux tigres!
(Il monte sur une pierre et commence, avec le bout de sa ceinture, à
tracer des caractères sur un pan de muraille. Le général est sorti de la
tente.)
Un officier. — Des hommes par ici!... Qu'on disperse cette
foule insolente!... Arrêtez celui qui écrit...
Le général tartare, s'avançant précipitamment . — Qui donc
commande sans mon ordre?...
L'officier. — Seigneur, un commencement d'émeute...
n'est-ce pas mon devoir?...
Le général tartare. — Vous n'avez d'autre devoir que
d'obéir... (Il renvoie d'un geste les soldats qui s'étaient avancés
pour saisir r homme.) Les bourreaux doivent être las; une
seconde fois, que le chef des exécutions leur donne l'ordre de
se reposer.
L'officier. — Pendant combien de minutes?
Le général tartare. — Aussi longtemps que mon sabre
restera fixé ici.
(Il l'enfonce dans le sol.)
Prince-Fidèle, bas au général. — Prenez garde, mon géné-
reux ennemi ! Peut-être va-t-on croire que vous avez peur.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Le général tartare. — Des vivans, non... Mais des spectres,
c'est vrai, oui, j'ai peur des spectres...
(Ils entrent ensemble sous la tente. La foule, dont la rumenr va crois-
sant, s'écarte de la place des exécutions, laissant voir les corps sans tête
qui gisent à terre, et les mares de sang. Les marchands reprennent leurs
cris et leurs musiques.)
Le marchand de fleurs. — Pivoines royales, lotus variés,
toutes les fleurs de la saison!
Le général tartare, dans la tente, à Prince-Fidèle. — Vous
le voyez, je me compromets, comme le héros de votre légende,
et cependant on ne m'élèvera point de temple.
Prince-Fidèle. — Mais vous n'espérez pas les sauver, ceux
des miens qui restent encore?...
Le général tartare. — Qui sait!... Tant que les têtes ne
sont pas détachées des épaules... Vous entendez dehors: le flot
du peuple irrité grossit toujours... Souvent une courte émeute
a délivré bien des victimes... Je puis être débordé, avoir la
main forcée : le ciel le veuille!...
Prince-Fidèle. — Votre noble générosité m'encourage à vous
demander une grâce.
Le général tartare. — Ce sera une joie pour moi de l'accorder-
Prince-Fidèle. — Avant de m'agenouiller là-bas, contre la
muraille sanglante, je souhaiterais obtenir une heure de liberté,
sur ma parole...
Le général tartare. — La parole d'un homme tel que vous
est plus solide qu'une chaîne de fer à ses jambes ou qu'une
cangue de bois de cèdre à ses épaules... Une heure, oui, même
une heure et demie, nous pouvons attendre... L'emploi que vous
voulez en faire, peut-être le deviné-je : c'est la grande captive,
n'est-ce pas, que vous rêvez de revoir... Là, je ne puis, hélas!
en rien vous servir... Les Dieux vous viennent en aide!...
(Présentant une robe brodée d'or qui est accrochée au mât de la
tente.) Une seule chose : consentez à revêtir une de mes robes;
elle vous sera toujours une sauvegarde.
Prince-Fidèle. — Comment oserais-je?...
Le général tartare. — Je vous en prie... Ce vêtement me
deviendra précieux au contraire, pour vous avoir protégé. (Il
passe la robe à Prince-Fidèle, qui ne résiste plus, et puis il sou-
lève u)ie portière au fond de la tente.) Par là, Prince, fuyez!...
(Exif Prince-Fidèle.)
LA FILLE DU CIEL. \'S
SCÈNE IV
LE GÉNÉRAL, UN COURRIER DE L'EMPEREUR, UN OFFICIER,
LES PRISONNIERS, LA FOULE.
Un grand mouvement dans la foule, qui vociférait toujours. Et on
entend, au fond de la scène, les trompettes sonner.
Le général tartare, sortant de sa tente, à un officier qui est
là. — Qu'est-ce donc?... Le salut rituel!... Qu'arrive-t- il encore?
L'officier. — Un courrier de l'Empereur.
(Des soldats se rangent en haie sur le passage du courrier et mettent
un genou à terre. Le courrier est à cheval et porte sur l'épaule un petit
paquet enveloppé de soie jaune.)
Le courrier, mettant pied à terre. — Ordre de l'Empereur.
(Deux soldats apportent aussitôt une table sur laquelle on pose la lettre,
puis on allume des parfums: le général met en hâte sa veste de céré-
monie, salue trois fois le message et le prend enfin.)
Le général tartare, au courrier, après avoir examiné l'enve-
loppe. — Pourquoi cet ordre arrive-t-il si tard? il est parti au
point du jour de la Ville Interdite, et la distance n'est pas
longue.
Le courrier. — C'est vrai, seigneur, mais des gens malinten-
tionnés étaient postés à plusieurs endroits sur ma route. J'ai
dû faire un détour, et mon cheval a renversé bien du monde
avant de dépasser les obstacles.
Le général tartare, à demi-voix. — Que le ciel délivre notre
Empereur des médians qui oppriment sa volonté!
Le courrier, de même. — Que le ciel vous exauce pour le
bonheur du peuple!...
Le général tartare, il ouvre la lettre. A part, après l'avoir
lue. — Voilà qui sauve bien dés existences, sans compter la
mienne... (^ A /a /o?//e.^ Ordre de l'Empereur, écoutez tous : « Telle
est mon expresse volonté; je fais grâce de la vie, sans condition,
à tous les captifs de la guerre, chefs et soldats, et je leur accorde
la liberté entière. Respectez ceci. »
(Il montre le sceau de l'Empire.)
La foule. — Dix mille années! Dix mille années à notre
Empereur!
(On commence de détacher les prisonniers.)
14
ntVL'E DES DEUX JIONDES.
Le général tartare, à la foule. — Écoutez encore. L'ordre
devait arriver à temps pour sauver tous les condamnés. Des
obstacles, semés sur la route du messager, sont la cause d'irré-
parables malheurs dont le maître, mal obéi, n'est pas respon-
sable.
La foule. — Malheur aux ministres infidèles! Mort aux
tigres !
(Les femmes s'empressent aussi à détacher les prisonniers qui s'ap-
prochent du général.)
L'officier, bas à un autre. — Notre général laisse pousser
de tels cris séditieux...
1" officier. — Dites même qu'il les provoque!
Le général tartare, aux 'prisonniers. — Mes amis, écoutez
un sage conseil : ne vous attardez point en ce lieu maudit.
Autour du grand Dragon qui fait grâce, hurlent des fauves, tou-
jours exaspérés de lâcher leur proie... Allez! ne perdez pas une
minute. Mais ne fuyez point par la campagne; trop facilement
ou vous rejoindrait. Dispersez-vous, égarez-vous dans la ville
immense, dans les quartiers purement chinois où la foule ne
saurait vous trahir...
Les prisonniers. — Nous suivrons vos avis. Le ciel épande
sur vous ses faveurs...
(Ils saluent et se dispersent. Le général reprend son sabre, firhé en
terre, et le remet lentement au fourreau.)
La foule. — Mort aux tigres î Dix mille années à notre
Empereur!...
(Pendant que le rideau descend, ou que la nuit se fait sur le théâtre
pour un changement instantané, on entend encore les cris des marchands.)
Li: FLEURISTE. — Pivoincs royales! Lotus variés, toutes les
fleurs de la saison !
La mercière. — Tous les caprices de la coquetterie dans mon
étalage! Voyez, jeunes femmes; voyez, jeunes filles î
fin du premier tableau
LA FILLE DU CIEL. 15
DEUXIÈME TABLEAU
La grande t-allc du trône au Palais de Pékin, immense, entièrement
rouge et or; le trône, au milieu sur une estrade où l'on monte par trois
escaliers bordés de brûle-parfums et d'emblèmes. Colonnes de laque
rouge, soutenant un plafond très élevé, où d'énormes dragons d'or se
tordent parmi des nuages rouges; le plus grand, comme détaché, prêta
tomber du ciel, tient dans sa gueule une boule d'or, juste au-dessus du
trône. Par terre, tapis jaune où se contournent des dragons de vingt
mètres de longueur. Sur le côté de la scène, un carillon : il est fait de
plaques de marbre alignées et suspendues par des chaînes d'or à un im-
mense châssis dont les pieds d'or représentent des monstres, et dont les
angles supérieurs sont ornés de phénix d'or éployant leurs ailes vers le
plafond. Près de l'entrée principale, deux eunuques tiennent des chasse-
poussière en queue de rhinocéros. On prépare une grande audience solen-
nelle, à l'occasion du triomphe des armées tartares. Des bb es de porcelaine,
représentant des monstres, sont posés en rang sur les lapis; ils marquent
les places où dpivent se tenir et se prosterner les difîérens groupes de di-
gnitaires. Des personnages en robe de gala vont et viennent avec agitation.
On parle bas, on marche en silence. Attitude respectueuse. On s'incline
en passant devant le trône.
SCÈNE ï
OFFICIERS DU PALAIS, DIGNITAIRES
ET MAITRES DES CÉRÉMONIES.
l*^"" MAITRE DES CÉRÉMONIES, mettant en ligne un des derniers
blocs de porcelaine. — Là; le dix-huitième groupe des grands
lettrés s'arrêtera là, face au trône, mais tourné un peu de
biais.
2^ MAÎTRE DES CÉRÉMONIES. — Tout me Semble ainsi réglé pour
le mieux... Nous serons prêts.
Un officier. — L'Empereur, prétend-on, est extrêmement
fébrile depuis ce matin...
2^ OFFICIER. — On l'affirme en effet... Lui si sombre et
abattu depuis quelques jours,... tellement que chaque victoire
de ses armées paraissait l'accabler comme un désastre...
3® officier. — Oui, qui eût dit qu'il exigerait un tel apparat
pour célébrer son triomphe?..
4® officier. — Et vous savez la nouvelle?... La prisonnière
doit y paraître.
3^ officier. — Laquelle?...
16 REVUE DES DEUX MONDES.
i*' OFFICIER. — Laquelle!... Voyons, est-ce que cela se de-
mande? La grande, bien entendu, l'unique, celle dont tout le
monde... Lex-impératrice des rebelles.
5° OFFICIER, ironiquement. — Ah! la Déesse !... Alors on va
la voir.
G'' OFFICIER. — Et on pourra juger de sa puissance surna-
turelle, à moins qu'elle l'ait perdue.
4*" OFFICIER. — Oh! pour de la puissance, elle en a toujours...
Hier au soir, par ordre de l'Empereur, on a décapité deux
eunuques, coupables seulement de lui avoir annoncé la mort
de son fils, sans y mettre les formes...
3^ OFFICIER. — Et moi, je sais des détails, par la Grande
Maîtresse... Ce matin, elle a daigné parler, la Déesse, pour
demander des vêtemens de deuil... Alors, dans les réserves de
feu l'impératrice-mère, on est allé chercher ce qu'il y avait de
plus magnifique, en fait de robes blanches et de souliers blancs.
SCÈNE II
LES MÊMES, LE GRAND CHAMBELLAN.
Le grand chambellan, entrant par une porte du fond. — Ordre
de l'Empereur!... (Tous écoutent en courbant la tête.) Que les
membres du conseil privé, les ministres, les dignitaires,
revêtus de leur costume d'apparat, se réunissent en silence
dans les galeries voisines de la salle du trône, prêts à entrer
quand Sa Majesté frappera TROIS FOIS sur ce gong. (Il désigne
le grand gong placé au pied des marches du trône.) Personne
ici. Et des gardes à toutes les portes.
(Tous saluent et s'apprêtent à sortir.)
SCÈNE in
LES MÊMES, UN HÉRAUT ET LE GRAND MAITRE
DES CÉRÉMONIES
Le héraut, paraissant à une porte et tenant à la main tai
grand écriteau de laque au bout d'une lampe d'or. — Faites
silence.
Le grand xMAiTf.E, entrant avec Puits-des-Bois. — Sorteztous!
Fermez les portes! Voici l'Empereur!
(Tous sortent efTarés. Le grand maître et Puits-des-Bois restent seuls;
ils se prosternent, et l'Empereur paraît.)
LA FILLE DU CIEL. 17
SCÈNE IV
L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS,
LE GRAND MxVITRE DES CÉRÉMONIES.
L'Emperecr, sombre^ en grand costume. — Combien de
têtes, dites-vous, étaient déjà tombées?
Le grand maître. — Cinquante à peine, sire !.. Votre général,
comme par un pressentiment de la clémence de Votre Majesté,
avait mené les choses avec une audacieuse lenteur...
L'Empereur. — Il en sera récompensé par le ciel et par
moi... Quant aux grands de ma cour qui osèrent arrêter mon
courrier de grâce, ceux-là, oui, qu'on me les trouve, et que le
bourreau les fauche demain... Comment les Dieux permettent-
ils qu'au sommet où je suis, le bien soit presque irréalisable,
tandis que le meurtre est si aisé !... Maintenant, allez !... (Indi-
quant Piiits-des-Bois.) J'ai besoin de m'entretenir avec mon
conseiller...
(Le grand maître sort.)
SCÈNE V
L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.
L'Empereur, à Puits-des-Bois, toujours prosterné. — Relève-
toi, ami, nous sommes seuls... Mon projet, n'est-ce pas, tu l'as
deviné : je veux qu'elle vienne là, elle, auprès de moi. (Montrant
le trône.) Pâle et dans la blancheur de son deuil, peu importe,
je veux qu'elle vienne là, à mes côtés, sur ce trône... Aujourd'hui,
la faire reconnaître par mon peuple comme mon épouse ; que
les grands de ma cour se prosternent devant leur Impératrice,
en même temps que devant leur Empereur... Sans elle, vois-tu,
il n'y a pour moi ni empire ni triomphe...
Puits-des-Bois. — Elle a consenti?...
L'Empereur. — Hélas ! le sais-je, si elle acceptera?... Je me
suis dérobé jusqu'ici à cette entrevue de charme et d'épouvante...
C'est maintenant, c'est ici même, que nous nous reverrons pour
la première fois... Le ciel me soit en aide!... Tu diras que je
suis toujours un enfant: j'ai voulu entourer de magnificence
notre heure décisive... Ah ! s'il n'y avait pas entre nous cette
mort de son fils, je tremblerais moins...
TOMK Itl. iQll . 9.
18 REVUE DES DEUX MONDES.
PuiTS-DEs-Bois. — Son fils! Mais vous avez fait tout au
monde pour le sauver... Puisque votre conscience ne vous re-
proche rien, Sire, il convient mieux à vos projets que cet
enfant soit en paix chez les omhres... L'imposer à vos Tartares
eût été bien dangereux... Tandis qu'une dynastie mêlée, un
autre fils qui naîtrait de votre sang et du sien...
L'Empereur. — Un fils qui me viendrait d'elle !... Oh ! ami,
tais-toi!... Les rêves trop beaux, il ne faut pas les formuler...
[Il frappe sur le gong un seul coup léger.) Allons, va!... Voici
l'instant terrible de la revoir... Va !... (A un officier qui se pré-
sente, appelé par le gong.) Qu'on amène ici la captive, avec les
égards que j'ai commandés. Allez! {Rappelant V officier qui s'en
va.) Attendez encore !... (A Puits-des-Bois qu-i s'en allait aussi.)
Non, sa fierté pourrai! s'offenser d'être ainsi amenée en ma pré-
sence. Plutôt, qu'elle soit ici la première au rendez- vous; et
c'est moi ensuite qui aurai l'air de comparaître devant elle,
comme un vaincu demandant grâce. (A l'offcier qui attend.)
Dès que je serai sorti, faites introduire ici l'Impératrice, et qu'on
la laisse seule... Allez, cette fois!...
(L'officier sort par le fond.)
PuiTS-DEs-Bois, en s'en allant avec V Empereur. — Elle vous
aime, sire!... Ayez confiance... Quelle est la femme, même
presque déesse, qui ne céderait pas?
L'Empereur. — Elle, justement!... Elle seule.
PuiTS-DES-Bbis. — Mais puisqu'elle vous aimait...
L'Empereur. — Et aujourd'hui, ne doit-elle pas me haïr?...
Tant de sang, que des traîtres ont fait couler malgré moi...
Partout, mes ordres de grâce, interceptés ou changés en arrêts
de mort... La haine, l'implacable haine de nos deux peuples,
toujours triomphante...
PuiTS-DEs-Bois. — Mais vous avez cependant sauvé tant
d'existences... Et elle doit le savoir !...
L'Emperetjr, en s éloignanl . — Oh ! cette heure, dont le
souvenir encore enchante ma vie !... Celte heure, là-bas, dans le
jardin de son palais, au milieu de cette foule où nous étions si
seuls, quand elle m'avait pris dans son regard, et que nos âmes
se sont unies en une étreinte souveraine... Mais maintenant,
voici qu'à l'idée de la revoir, je tremble comme un coupable.
'L'Empereur sort avec son conseiller par une porte latérale. Deux
LA FILLE DU CIEL. 19
eunuques et deux suivantes amènent aussitôt l'Impératrice, jusqu'au pied
du trône, et, après s'être prosternés, se retirent, la laissant seule. Elle est
en grand deuil tout blanc, les mains liées par une corde de soie.)
SCÈNE VI
L'IMPÉRATRICE, puis PRINCE-FIDÈLE.
L'Impératrice, bas, à elle-même. — Tant d'égards dont ils
m'entourent... m'épouvantent... plus que le supplice et la mort.
Pourquoi son palais, à lui, au lieu d'un cachot... Lui, lui,
qu'ose-t-il espérer? Lui, que me veut-il?...
Prince-Fidèle, vêtu de la robe du général tartare, entre e7i
courant par tme porte du fond et se prosterne aux pieds de
l Impératrice . — Oh ! le ciel est encore clément, puisqu'il permet
qu'avant de mourir je me prosterne une dernière fois devant
mon Impératrice adorée.
L'Impératrice, avec calme et égarement. — Vous? C'est vous
qui êtes ici?... Cher prince !... Alors, sommes-nous donc partis
de la Terre, est-ce déjà notre réunion plus haut que la vie?...
Sans cela, par où seriez-vous venu, comment, par quel sortilège,
à travers tous ces murs qui font peur?...
Prince-Fidèle, toujours prosterné. — L'audace ne coûte pas,
quand on n'a plus rien à perdre... Et puis les Dieux, sans doute,
étaient avec moi... Oui, j'ai passé, comme par sortilège, ainsi
que vous dites, j'ai passé les murs, les portes gardées... Un de
ses soldats, à lui, m'a guidé aussi, pour ce qui me restait d'or...
Pardonnez-moi, voici que je pleure : est-ce de joie ou de
détresse, je ne sais plus... De joie, oui,... car je ne souhaitais
que cette grâce : avoir revu Votre Majesté, lui avoir dit une
fois, à genoux, ma vénération passionnée,... qui, si près de la
mort, n'ofîense plus, n'est-ce pas... Et surtout, lui offrir le
présent magnifique, le présent qui délivre de tous les outrages
du vainqueur... Elle est donc accomplie jusqu'au bout, ma
mission de sujet fidèle : car ce présent, je l'ai apporté à mon
Impératrice...
L'Impératrice. — Le poison ! (Comme un cri de délivrance
et de triomphe.) Ah ! .. .
Prikce-Fidèle, offrant un poignard. — Le poison... Hélas '
je n'ai pas pu... Rien que cela, tenez.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Impératrice. — Eh bien! mais cela suffit... Frappez-moi,
avant qu'il paraisse, lui !
Prince-Fidèle, se reieranl et se jetant en arrière. — Oh! ma
bien-aimée souveraine!... Ne commandez point à votre serviteur,
([ui vous a toujours obéi,... ne lui commandez point ce qui est
trop au-dessus de ses forces...
L'Impératrice. — Non, vous ne voulez pas?... Alors don-
nez!... Je frapperai moi-même... J'essaierai... Je pourrai...
Prince-Fidèle, apercevant les mains attachées. — Mais, vos
mains... Oh ! moi qui n'avais pas vu!...
L'Impératrice. — Ah ! c'est vrai...
Prince-Fidèle. — Dois-je les délier? Avons-nous le temps?
L'Impératrice. — Non, trop long... Là, dans les plis de ma
robe, cachez l'arme... (Le Prince hésite encore.) Vous n'osez
pas?... C'est vrai, toucher la souveraine!... Oh! vous pouvez;
c'est comme une morte à présent, votre Impératrice.
Prince-Fidèle, cachant le poignard dans le corsage. — Mais,
avec ces liens, comment?...
L'Impératrice. — Ah ! il les fera délier, celui devant qui je
vais comparaître... Et puis, — on est excusable, n'est-ce pas,
de changer d'idée, si près de la mort, — je voulais que vous me
frappiez avant qu'il vienne... A présent, j'aime mieux le revoir,
lui, l'Empereur.
Prince-Fidèle. — Le revoir?... Vous le connaissez donc?
L'Impératrice. — Oui... Restez jusqu'à ce qu'il soit là.
Prince-Fidèle. — Oh ! non, que l'on ne me trouve pas ici !
L'Impératrice. — Qu'importe? au point où nous en
sommes...
Prince-Fidèle. — C'est que... Là-bas, les dernières tètes
tombent... On fait l'appel de ceux qui restent... Il est temps...
mon tour vient... Ils m'avaient laissé libre ujae heure sur ma
parole... Je ne voudrais pas avoir eu l'air de fuir...
L'Impératrice. — Alors, oui, partez, prince... Adieu... Je
vous rejoindrai bientôt, tous, mes fidèles !... A ceux qui restent
dites-le, que je vais vous rejoindre...
(Prince-Fidèle part en courant.)
LA FILLE DU CIEL.
SCENE VII
21
LEMPEREUR, L'IMPÉRATRICE.
L'Empereur entre et s'approche. L'Impératrice demeure impassible,
les yeux à terre.
L'Empereur. — Fille du Ciel, daignez lever les yeux vers le
vainqueur désolé qui s'incline devant vous ; daignez le regarder
et vous souvenir; sans doute, vous le reconnaîtrez, mais puis-
siez-vous le regarder sans haine !
L'Impératrice, comme absente et les yeux toujours baissés. —
Pour le reconnaître, je n'ai besoin ni de réentendre sa voix, ni
de revoir son visage. Dans mon esprit, la lumière s'est faite
pendant les heures de ma captivité : avant d'entrer ici, je savais
en quelle présence j'allais être amenée... (Un silence pendant
lequel l Empereur reste incliné.) A la fille des Ming, que peut
avoir à dire l'empereur des Tartares?...
L'Empereur, regardant les mains de V Impératrice ^ qu'attache
une corde de soie. — Oh! vos mains liées!... C'était pour vous
défendre contre vous-même, que j'avais ordonné cela... Mais, à
présent... (Il s'approche, mais avec hésitation, pour les délier.
V Impératrice recule, en le regardant pour la première fois.)
Oh! pardon... Devant vous, dans nion trouble inûni, je ne sais
plus... C'est vrai, j'allais oser les toucher, vos mains meurtries...
Et cependant vous m'êtes plus sacrée encore, ici, que là-bas,
dans la splendeur... (Il frappe un coup léger sur le gong. Un
officier paraît. A l'officier.) La grande maîtresse! Qu'elle vienne
à l'instant même. (A la grande maîtresse, qui entre aussitôt et
se prosterne.) Déliez les mains de l'Impératrice, et laissez-nous.
(La grande maîtresse obéit et sort. Un silence.) Votre voix n'est
plus votre voix. Vos yeux ne sont plus vos yeux. Vous êtes
devant moi, et votre âme semble restée dans linappréciable
lointain. Je ne vous attendais pas ainsi et vous me faites peur.
La majesté de la mort est en vous.
L'Impératrice. — On m'appelle au pays des Ombres. Per-
mettez-moi bientôt d'en franchir le seuil; de vous, je ne puis
accepter d'autre grâce. Mes fidèles, mes guerriers s'étonnent
que je tarde à les rejoindre, et mon fils écoute s'il n'entend pas
derrière lui, dans le sentier obscur, venir le bruit de mes pas.
L'Empereur. — Votre fils!... Oh! votre fils!... Qui donc,
22 REVUE DES DEUX MONDES.
après vous, l'a pleuré comme moi'^.. Dix courriers ont été
lancés, mes plus rapides cavaliers, nuil et jour, au galop,
crevant leurs chevaux, jalonnant les routes de cadavres épou-
monés, pour essayer d'arriver à temps, de détourner l'irré-
médiable malheur...
L'Impératrice. — Qu'en a-t-on fait?... Le corps de mon fils,
où est-il?...
L'Empereur. — A cette heure, dans un grand char impérial,
il s'achemine lentement vers le Nord, précédé de musiques
funèbres, suivi de mille dignitaires en vêtemens de gala, avec
tout le faste d'un jeune souverain.
L'Impératrice. — Et où le conduit-on, mon fils?
L'Empereur. — Vers les forêts inviolables où reposent les
Empereurs tartares. Là, dans une vallée, où jamais l'homme
n'a creusé la terre, deux lieues de cèdres sombres jetteront leur
silence autour de son mausolée de porcelaine...
L'Impératrice. — M'accorderez-vous de dormir auprès de lui?
L'Empereur, très doux, comme un enfant. — Mais... suivant
l'usage des Impératrices, c'est vous-même qui, dans la forêt,
choisirez le site, les perspectives, et tracerez les longues
avenues de marbre... pour quand votre heure sonnera...
L'Impératrice. — Elle a sonné, mon heure, et depuis bien
des jours... Je l'ai entendue, mais j'avais les mains liées, et
\os gardes, sans trêve, autour de moi... A présent, vous me la
donnez, n'est-ce pas, ma liberté suprême, et je m'en vais rejoindre
tous ces morts qui m'attendent? Me retenir, serait indigne de
vous, mon noble ennemi, vous ne ferez pas cela!...
L'Empereur, après un silence. — Vous retenir?... Oh! moi,
non..., mais, le devoir... Fille des Ming, au devoir vous êtes
incapable de faillir...
L'Impératrice, s' animant enfin. — Le devoir!... Quel de-
voir?... Ah! déjà une première fois on m'a leurrée avec ce
mot-là, et on m'a conduite à fuir, comme une femme vulgaire
que la peur talonne; pendant qu'ils savaient mourir comme
des braves, tous, mes guerriers, mes princes, jusqu'à mes filles
d'honneur, je m'en allais, moi, lâchement, par les souterrains
de mon palais... pour obéir au devoir!... Tenez, c'était à
l'heure où mes soldats tombaient pur milliers, frappés par les
vôtres, où mes murailles croulaient sous le heurt de vos
armées,... on m'avait apporté, dans une coupe d'or, le breuvage
LA FILLE DU CIEL. 23
de la Grande Délivrance,... et j'étais là, tranquille comme en
ce moment,... plus souriante toutefois, prête à porter la coupe
à mes lèvres; j'allais échapper à tout, m'en aller fière et intan-
gible, dans ma parure impériale; les demeures souterraines où
dorment mes ancêtres s'ouvraient là tout près, non connues de
vos Tartares, et on avait le temps encore de m'y emporter...
Mais, le devoir!... Oh! le devoir, paraît-il, était de fuir, et j'ai
cédé... Et, jusqu'au jour où vos soldats m'ont prise, j'ai traîné
longuement dans la campagne, aux avant-gardes de mes armées
toujours vaincues, moi l'Impératrice ell'Invisible, me profanant
au milieu des hommes, marchant devant eux comme une sorte
de fille exaltée !...
L'Empereur. — Dites que vous avez été l'héroïne sublime,
la grande impératrice guerrière, la déesse des combats qui
défiait les flèches et la mitraille, celle qui revivra éternellement
dans les poèmes et l'histoire !
L'Impératrice. — J'ai cherché à racheter ma fuite, voilà
tout; j'ai fait ce que j'ai pu, mais une action lâche ne se rachète
pas. C'était dans mon palais qu'il fallait mourir, dans l'autodafé
allumé de mes mains et qui a consumé tant de braves... Ma
cendre mêlée aux leurs, c'était cela qu'il fallait... Le devoir,
dites-vous?... Mais, j'appartiens donc encore à la Terre, vous
croyez?... Mes villes sont détruites, mes armées sont anéanties,
mon fils est mort... Et à cette heure, tenez, je le sais, là, au
pied de votre grande muraille tartare, les tètes une à une
tombent dans la poussière, les têtes de mes derniers fidèles...
Alors, quel devoir, je vous prie?... [Elle retire le poignard de
sa robe et tend le bras pour se frapper.) Celui-ci, rien que celui-
ci !.<i. (L Empereur se jette sur elle avec un cri, r arrête en lui
saisissant le poignet et jette le j)oignard à terre.) Ah ! vous
portez les mains sur moi. à présent!
L'Empereur, incliné, très bas. — Pardon !... Ecoutez-moi
seulement ; vous mourrez après si vous voulez, je vous le pro-
mets..., mais d'une façon plus douce..., pas comme cela avec
du sang... Même je vous en fournirai les moyens, si vous voulez
toujours...
L'Impératrice, avec douceur tout à coup. — D'une façon plus
douce!... Cela, je le veux bien... Le breuvage de la Grande
Délivrance, nous autres souverains, nous n'allons point sans
cela. "Vous l'avez aussi, n'est-ce pas?
2l REVUE DES DEUX MONDES.
L'Empereur. — Nuit et jour à portée de main, depuis sur-
tout que vous avez commencé de jouer votre vie à chaque
heure, au phis fort des batailles. J'avais tant de crainte de ne
pouvoir le prendre vivant, mon beau phénix de guerre!... Soyez
rassurée, nous l'avons avec nous, la Délivrance : parmi les
bijoux de ma ceinture, là, dans cet étui d'or.
L'Impératrice. — Et vous m'en donnerez?
L'Empereur. — Oui.
L'Impératrice. — Vous le jurez?
L'Empereur. — Oui! Après que vous m'aurez écouté, j'aurai
ce suprême courage. Vous le refuser serait indigne de vous et
de moi... Mais, après que vous m'aurez entendu, seulement
après...
L'Impératrice. — Eh bien ! parlez, sire. En échange de votre
serment, prenez les dernières minutes où il sera donné à mes
oreilles d'entendre, à mes yeux de voir...
SCÈNE VIII
LES MÊMES, UN OFFICIER.
L'Empereur. // frappe un coup léger sur le gong^ un officier
parait. A F officier. — Doublez les gardes aux portes! Et la
mort immédiate à qui, pour n'importe quelle raison, oserait
entrer avant que j'aie frappé de nouveau sur ce gong, frappé
TROIS COUPS. C'est compris? Allez!... (Mouvement de loffi-
cier pour sortir.) Atendez ! (Montrant les brùle-parfums sur les
marches du trône.) De l'encens, des baguettes, vite, rallumez!...
Je veux des parfums dans l'air. (Vhomme allume en hâte des
faisceaux de baguettes et la fumée monte.) Bien. Sortez!
fL'homme sort à reculons et presque prosterné.)
SCÈNE IX
L'EMPEREUR, L'IMPÉRATRICE.
L'Empereur, à V Impératrice , appuyée aux rampes des esca-
liers du tronc. — Hélas ! je lis dans vos yeux la résolution
obstinée... Vous allez mourir, je le sais... Je parlerai sans
espoir... Une grâce à vous démander encore, me l'accorderez-
vous ?
LA FILLE DU CIEL.
9?;
L'Impératrice. — Sans doute, oui... Mais d'abord, qu'est-ce
donc?
L'Empereur, montrant le trône. — Notre entretien suprême,
je voudrais qu'il eût lieu là-liaut. Une fois dans votre vie, ne
iut-ce qu'une seule fois sans lendemain, je voudrais vous avoir
vue assise sur ce trône des conquérans tartares.
L'Impératrice, trcs tranquille et détachée. — N'est-ce que
cela? S'il vous plaît ainsi, je le veux bien. (Elle commence à
monter les marches du. trône.) Je monte lentement : je suis
brisée et défaillante... Ce breuvage que vous allez me donner,
c'est celui qui endort, n'est-ce pas?... On ne verra point mes
traits douloureusement se contracter? Le Phénix, même ago-
nisant, aimerait conserver un peu de grâce.
L'Empereur, de même. — C'est mieux encore que ce que
vous souhaitiez: cela vient des Barbares de l'Ouest : des perles,
brillantes sous une mince feuille d'or... On passe à néant à
travers un sommeil soudain, dans un vertige très doux...
L'Impératrice, de nouveau comme absente. — Ah !...dans un
vertige... (Us sont arrivés en haut. Elle s'assied à demi couchée
sur le trône, qui est presque large commeun divan. V Empereur
reste debout.) Eh bien ! maintenant, ne tardez plus, parlez...
L'Empereur. — Ce n'est pas seulement pour un vain caprice
que j'ai voulu vous voir assise là... Ce que nous avons à nous
dire est si solennel! Entretien d'Empereur à Impératrice, de
puissance à puissance... Ici, mieux qu'en bas, abstraits l'un et
l'autre de nos personnalités terrestres, nous saurons prendre
conscience de nos missions surhumaines...
L'hiPÉRATRiCE. — De puissance à puissance?... Mais je ne suis
plus rien, moi, qu'une captive qui ne compte pas.
L'Empereur. — Vous êtes toujours souveraine et double-
ment souveraine, maîtresse des destinées de la Chine, arbitre
de tout... (V Impératrice V arrête d'un regard, comme offensée.)
Maîtresse des destinées de la Chine, oui !... Et, ne vous offensez
pas, je n'entends point là parler de votre pouvoir sur son
Empereur... Mais, vaincue, captive, peu importe, n'ôtes-vous pas
toujours la fille des Ming? Des cœurs, par centaines de mil-
lions, vous appartiennent secrètement... La révolte, un moment
domptée par mes soldats, renaîtra demain, renaîtra toujours...
Vous seule au monde auriez le pouvoir de l'apaiser à jamais...
et cela ne vous laisse plus le droit de mourir...
26
REVUE DES DEUX MONDES.
L'Impératrice, interrompant . — Les morts m'attendent... Je
suis des leurs, maintenant... J'entends leurs voix qui me
pressent de venir...
L'Empereur. — Je voudrais vous dire en peu de mots... Je
vous sens déjà partie, déjà glacée... Je me hâte et je me perds...
Il me semble que je parle à la pierre dune tombe... Des puis-
sances, vous et moi, disais-je, oh ! oui, de grandes puissances !...
Deux lignées rivales d'empereurs fabuleux, de héros déifiés, qui
allaient s'étiolant depuis des siècles, sous l'oppression des rites
et des formules, dans des prisons trop magnifiques ; deux dynasties
qui semblaient vouées à la durée poussiéreuse des momies, ont
par miracle abouti à vous et à moi, qui sommes vivans et
jeunes; de notre union pourrait surgir une Chine nouvelle, qui
serait vivante aussi et dominerait le monde ; ensemble nous
accomplirions cette tâche sainte, pour le bonheur de nos peuples
et la gloire éternelle de nos deux noms unis... Mais sans vous,
non, je ne puis plus rien, je retombe dans l'isolement doré,
l'oisiveté maladive, les fumeries endormeuses... Si vous saviez
ce qu'a été mon enfance, enfermée, solitaire, au fond d'un
appartement d'ébène noire!... Dans l'obscurité de ce palais, j'ai
ébauché, comme un enfant qui rêve, ce projet de m'unir à
vous, dont mon imagination était hantée... et votre fils eût été
mon fils... C'est comme un enfant encore que je suis parti pour
cette aventure, d'aller vous voir dans votre palais de Nang-King.
Et je vous ai vue, et ma volonté d'homme, qui flottait encore
dans les songes, s'est concentrée soudain vers le but précis et
unique... Oh! tant d'obstacles j^ai déjà surmontés!... D'abord
m'échapper de vos palais ; rentrer sans encombre ici, entre ces
terribles murs de la Ville Jaune,... et puis arracher le pouvoir
aux mains des sombres malfaiteurs, qui avaient été longuement
les tortionnaires de ma jeune volonté et de ma raison... La
guerre déjà battait son plein, les haines déchaînées, l'oileur de
sang dans l'air. Chinois et Tartares hurlaient comme des fauves...
Tout cela, vous le savez bien, je ne pouvais plus l'arrêter...
L'Impératrice. — Je le sais.
L'Empereur. — Que j'aie fait tout au monde pour sauver
votre fils, le croyez- vous ?
L'Impératrice. — Maintenant, je le crois.
L'Empereur. — Si je dis ces choses, c'est pour qu'au moins
vous ne me haïssiez pas.
LA FILLE DU CIEL. 27
L'Impératrice, toujours calme et absente. — Je n'ai contre
vous aucune haine.
L'Empereur. — Les têtes de vos fidèles, qui tout à l'heure
tombaient encore, là, près de nous, c'est contre ma volonté:
j'avais donné l'ordre de grâce. Quant à celui qui sort d'ici (sou-
riant), — car je vois tout, moi, lEmperear-fanlôine, comme
vous m'appeliez, — oui, celui qui vous parlait à cette place
même et qui, si héroïquement, se figure courir à la mort, il aura
la vie sauve, et vous le re verrez !
L'Impératrice. — Je vous tenais déjà pour un ennemi
généreux et grand...
L'Empereur. — De mon amour, je n'ai même pas osé vous
parler.
L'Impératrice. — Je vous sais gré d'avoir maintenu plus
haut que cela notre entretien.
L'Empereur. — Chacune de vos paroles tombe sur moi,
tranquille et glaciale comme les gouttelettes d'une lente pluie
d'hiver... Et cependant j'aurai la force d'aller jusqu'au bout...
Ecoutez bien ceci, c'est la fin, vous serez libre après: malgré
cette guerre à outrance que nous nous sommes faite, malgré ce
cortège de deuil, qui défile là-bas, emportant votre fils vers les
forêts du Suprême Repos, je poursuivais encore ce rêve,
d'éteindre les haines séculaires en m'unissant à vous, de fondre
en une seule nos deux dynasties rivales, pour laisser le grand
empire à jamais apaisé...
L'Impératrice, interrompant. — Depuis que vous m'avez fait
asseoir là, j'avais compris...
L'Empereur, après un silence. — Et votre réponse ?
L'Impératrice. — Ma réponse : ni vivante ni morte je ne
permets que l'Empereur des Tartares frôle seulement ma main...
Il est trop tard ; entre nous deux, il y a trop de sang qui coule
en ruisseau...
L'Empereur. — Encore un mot, un dernier... Nous ne
sommes pas seuls, à cette heure solennelle de l'histoire, dans ce
lieu qui nous paraît vide et plein de silence... Des Ombres de
guerriers et d'Empereurs, des Mânes illustres s'assemblent de
tous les points de l'air, descendent autour de nous et prêtent
l'oreille, anxieux de la décision que vous allez prendre. Vos
morts sont là tous, unis à présent aux miens, dans la concorde
haute et céleste ; vous vous trompez, iJs ne vous appellent
28 REVUE DES DEUX MONDES.
pas; ils vous ordonnent avec moi de demeurer quelques années
encore, pour m'aider dans cette œuvre de la grande pacification
que je rôve et que, sans vous, assise à mes côtés sur ce
trône, je serais impuissant à accomplir. Vous n'avez pas le droit
de vous dérober à la tâche. Au nom de ces milliers d'invisibles
qui nous entourent, je vous adjure: Fille du Ciel, restez!...
(Un silence.) J'ai dit tout ce qu'il était en mon pouvoir de
dire... J'attends votre arrêt... J'ai fini de parler...
L'Impératrice, de plus en phis glaciale et absente, iiidiquant
de la main le bijou cVor suspendu à la ceinture de l'Empereur.
— Alors, maintenant, donnez!
L'Empereur, dans une soudaine exaltation de désespoir. —
Non ! non !... De mes propres mains, vous donner... Je ne peux
pas!... Ayez pitié!... Je ne peux pas ! Je ne peux pas!
L'Impératrice, durement. — Ah ! votre serment, sire, votre
parole impériale... Donnez, voyons!...
L'Empereur, après un silence encore, s'agenouille devant elle, arrache
de sa ceinture la boîte d'or et la lui présente lentement, le visage caché
contre terre.)
L'Impératrice, après avoir ouvert la boite d'or, parlant dou-
cement, et comme un enfant qui rêve. — En effet... de très
petites perles qui brillent... Et la mort, c'est cela!... La paix,
le néant, c'est cela!... (Elle porte les perles à ses lèvres, pins jette
à terre la boîte d'or, et se lève exaltée. Triomphante, debout et
dominant la salle, aux Invisibles qui sont dans l'air:) 0 mes
ancêtres, regardez-moi tous : ne suis-je pas glorieuse? Me voici
à cette place d'où pendant des siècles vous avez dominé le
monde, et c'est sur le trône, usurpé par le Tartare, que je vais
mourir! Votre fille est restée digne de sa race: malgré la ten-
tation surhumaine, elle a tenu sa parole. Ouvrez toutes grandes
devant elle les portes funèbres : la voici, elle vient!... (Souriante
et douce tout à coup, à l'Empereur resté agenouillé.) Et main-
tenant que tout est accompli, approchez-vous, sire. (Elle le
prend doucement par la main, pour lui indiquer de se relever
et de s asseoir.) Une seconde fois dans sa vie, llmpératrice vous
invite à vous asseoir,... comme jadis là-bas, vous souvenez-
vous, un matin, dans mon palais qui n'est plus...
(Elle se rassied sur le trône.)
L'Empereur, en rêve. — Comme jadis là-bas dans vos
jardins, l'inoubliable matinée... Autour de nous, ces grandes
LA FILLE DU CIEL. 29
fleurs des lointains climats qui s'ouvraient, humides encore des
rosées de la nuit... Et ce beau Phénix impérial, qui rayonnait
dans toute sa gloire...
(Il se laisse tomber sur le trône auprès d'elle, la tête cachée contre le
dossier, entre ses bras qu'il croise.)
L'Impératrice. — Aujourd'hui, sur ces fleurs, la flamme des
incendies a passé... Et il agonise, le Phénix, qui a brûlé ses
ailes à tous les feux de la guerre... Mais, au seuil de la mort, il
vous dira son secret le plus profond ; à votre tour, entendez-
le !... (V Empereur redresse la tête et la regarde.) Tout à l'heure,
vos paroles de noble et magnifique sacrifice... oh! sous mon
masque impassible, avec quel trouble ne les ai-je pas écoutées !...
Et j'aurais cédé peut-être, si ce devoir que vous me présentiez
n'avait dû être qu'un pénible devoir; mais il m'eût été trop
aisé et trop doux,... car je vous aimais... (LEmpereur se lève.)
Et, vivante, je n'ai plus droit au bonheur, puisque ce grand
bûcher humain dans mon palais, c'est moi qui...
L'Empereur, interrompant avec exaltation. — 0 ma souve-
raine!... 0 ma belle fleur fauchée!... Entendre cela de vos
lèvres, au moment où elles vont se glacer pour jamais... Oh!
être aimé de vous, je n'y croyais plus, moi... Et pas un secours
possible, ni des hommes, ni des dieux, rien!...
L'Lmpératrice. — Un secours!... Est-ce que je l'accepterais?...
Je n'ai parlé que parce que je vais mourir... Un secours!...
Mais, puisque c'est moi, je vous dis, qui ai allumé le bûcher,...
puisque c'est cette main-là, tenez, qui a porté la torche en-
flammée... Et, pendant qu'ils se jetaient tous dans la fournaise,
mourant pour mon fils et pour moi, je leur criais mon serment :
je viens bientôt, au pays des Ombres, je viens, je vous suis...
Après cela, vous me voyez, demeurant vivante à vos côtés, vi-
vante et heureuse... Je me ferais horreur!... (Près d'elle, tou-
jours assise, C Empereur se jette à genoux, la tète appuyée sur
les coussins du trône.) En pénétrant dans ce palais, c'était de
moi-même que j'avais peur, rien que de moi-même,... car l'im-
posteur étrange, apparu dans mon palais un jour, jamais, même
quand je ne savais pas, même quand je ne comprenais pas,
jamais je n'ai pu le haïr. Et, dans la litière si close qui m'ame-
nait à Pékin, à chaque étape du lugubre voyage, grandissaient
mes épouvantes et mes angoisses,... à mesure que ce pressenti-
ment s'affirmait, jusqu'à la certitude, que l'Empereur, ce serait
30 REVUE DES DEUX MONDES.
vous! (Se levant dans un sursaut d' épouvante . ) Vous ne m'avez
pas trompée, au moins?... C'est bien la mort que vous venez
de me donner?... Oh ! non, vous n'auriez pas fait cela... Vous
êtes trop noble pour m'avoir tendu ce piège...
L'Empereur. — Non, ma souveraine, non, je ne vous ai pas
trompée; la mort, oui, elle est bien là, dans votre sein, toute
proche et inéluctable...
L'Impératrice. — Ce sera lone:?... Combien de minutes
'&
encore
L'Empereur. — Des minutes?... Oh! des secondes à peine...
C'est tout de suite que vous allez m'échapper dans le néant...
La frêle enveloppe dorée, qui brillait, vous protège encore...
Dès qu'elle se dissoudra...
L'Impératrice. — Je souffrirai!
L'E.MPEREUR. — Non!
L'Impératrice. — Comment passerai-je, dites?
L'Empereur. — Là, dans vos tempes, vous croirez entendre
comme si l'on sonnait pour vous la grande cloche d'honneur...
Et puis, un vertige,... et soudain ce sera réteruelle paix...
(Use relève et déchire ses vêtemens.jO dieux, si vous êtes capables
de miséricorde, abaissez sur moi vos regards, ayez pitié!...
L'Impératrice, d'abord très lentement, marchant sur l'estrade
du trône, comme en rêve. — Oi\ vais-je?... Qui me dira où je
vais, où je serai tout à Theure?... Les Morts, les Ombres, que
peut leur importer l'emploi de ce dernier lambeau de ma vie,
qui n'aura pas de durée?... A présent que j'ai tenu ma paro!e,
qu'au moins il m'appartienne, ce suprême instant, qui pour
nous vaut l'éternité... [A l'Empereur.) Qu'il m'appartienne... et
que je vous le donne! (Elle se rassied sur le trône.) Viens près
de moi, mon époux, mon maître, mon Dieu... (L'Empereur
s' assied près d'elle, d'abord comme avec une sorte de crainte reli-
gieuse.) Viens, je veux appuyer ma tête sur ton épaule, pour
mourir... (L'E?npereur l'enlace de ses bras.) Vois-tu, nous étions
comme deux astres, séparés par l'incommensurable abîme, mais
qui se jetaient éperdument leur lumière... Et à présent, l'abîme
est franchi, et mon mortel ennemi pleure d'amour entre mes
bras... Approche aussi ta poitrine, plus près, tout ton être, que
je m'en aille comme en toi !
h'EMPKREUR, l'esseri^ant/étreiîite. — En moi, et avec moi, car
JG te suivrai, va, mon beau Phénix qui m'échappe et s'envole...
LA FILLE DU CIEL.
31
L'Impératrice. — Non!... Reste sur la terre, reste pour
garder l'amour que je t'ai donné... Qui donc se souviendrait de
moi et rendrait un culte à mes Mânes?... Dans la vallée d'éternel
silence, par les avenues de marbre, sous l'ombre des cèdres
obscurs, qui donc viendrait rêver aux grâces évanouies de ma
forme d'un jour... Dis, tu resteras... Mais, viens plus près en-
core... Si tu n'as pas peur du dernier souffle d'une mourante,
approche aussi tes lèvres, mon époux, que jaie au moins connu
ton baiser...
L'Empereur, appuyant les lèvres èperdument sur les siennes,
— Oh! même ta poussière me serait désirable, même la dé-
composition de ton corps... Peur, tu demandes si j'aurai peur !...
Le respect seul desserrera mon étreinte... quand je sentirai que
tu ne vis plus...
L'hiPÉRATRiCE, égarée^ se dégageant à demi. — Ah! oui... je
l'entends, la grande cloche qui sonne... C'est le signal, alors?...
Et je sombre... Retiens-moi, mon époux... Empêche que je
sombre ainsi... que je m'abîme... dans le vide...
(Pendant un instant de silence, ils restent enlacés. Et puis l'Empereur
se rejette en arrière eu poussant un cri, et la morte s'afTaisse sur le
dossier du trône.)
SCÈNE X
L'EMPEREUR, seul, puis LA FOULE.
L'Empereur descend les marches en courant et frappe trois profonds
coups d'appel sur le gong. Les portes s'ouvrent. Les dignitaires et les
officiers paraissent aux seuils.
L'Empereur, montrant la morte à la foule qui entre en habits
de fête. — Venez tous, dignitaires, grands de l'Empire !... Des
parfums dans les cassolettes, des fumées d'ambre!... Qu'on
sonne le Carillon de Marbre, comme pour les Dieux!... Venez
rendre hommage à votre impératrice!... A genoux! tous, devant
la Fille du Ciel!...
(Il se jette lui-même à genoux sur les marches. On sonne le Carillon
de Marbre.
La foule magnifique envahit la salle et se prosterne devant la morte.)
RIDEAU.
Judith Gautier et Pierre Loti.
BISMARCK ET L ÉPISCOPAT
Lk PEUSECUTION
(1873-1878)
LE DÉSARROI. — LES DÉCEPTIONS
(1876-1878)
Les philosophes sont supérieurs à la révolte des faits : ils la
bravent ou veulent l'ignorer, et puis ils passent outre. La poli-
tique religieuse qu'avaient préconisée beaucoup de nationaux-
libéraux, et que Bismarck avait tantôt dirigée et tantôt suivie,
était, en dernière analyse, une politique de philosophes, attachés,"
comme ils disaient, à l'émancipation spirituelle de l'humanité.
Que le Cidturkampf désorganisât la vie administrative, quil
arrêtât l'ascension populaire, c'est de quoi leur parti pris se
consolait sans trop de pe^ine : ils aspiraient à faire durer la
lutte, jusqu'au jour où l'Allemagne, représentante de l'huma-
nité libérée, aurait écrasé défmitivement la puissance romaine.
Hartmann, le philosophe de l' « Inconscient, » n'étant ni député»
ni ministre, se dispensait de toutes précautions de langage. Il
dissertait avec passion sur la nature historique de l'Église et de
l'Etat, sur lincompatibilité de leurs prétentions, sur l'impossi-
bilité logique d'une paix religieuse, sur la nécessité de pro-
longer la lutte jusqu'à la suppression définitive du papisme,
sur le devoir qui s'imposait à l'Etat de faire une guerre d'exter-
mination. A la fin de 1875, il ajoutait à l'un de ses articles un
(1) Voyez la Revue des 1" octoLre et 1" novembre 1910 et des 1" janvier et
lo mars 1911.
BISMARCK ET L EPISCOPAT.
33
post-scriplum joyeux, c'étaient des félicitations à la Prusse; il
lui semblait que l'État triomphait. Et pour consommer la vic-
toire, Hartmann indiquait à l'opinion publique deux nouveaux
détails, sur lesquels sans retard on devait légiférer; il deman-
dait que les évéques fussent désormais élus par le peuple et
investis par l'Empereur, et que TEtat supprimât le célibat des
prêtres et réservât aux curés mariés la jouissance des bonnes
prébendes et le droit de confesser les femmes.
« On a eu tort de se brouiller avec tous les évêques, disait
au contraire Doellinger ; peut-être un jour, pour faire la paix
avec eux, l'Etat pourrait-il admettre la présence de commis-
saires épiscopaux dans les jurys chargés d'examiner les prêtres ; »
et Doellinger, qui n'était, lui, ni content ni rassuré, commen-
çait à dire qu'on faisait fausse route à Berlin et que le gouver-
nement prussien ressemblait à un homme qui s'aventure dans
un fleuve sans en connaître la profondeur et qui rencontre, à
chaque moment, des gouffres imprévus.
Hartmann demeurait une exception, et beaucoup d'Allemands
inclinaient à penser comme Doellinger.
Des voix s'élevaient pour se plaindre que les prisons,
devenues l'asile adoptif des prêtres, eussent perdu leur carac-
tère infamant, que dans les esprits la notion de délit fût désor-
mais brouillée; que dans les consciences le sentiment du droit
s'oblitérât. D'autres voix accusaient Bismarck de travailler
contre la royauté en tuant dans le peuple le respect du clergé :
le reproche s'étalait dans un roman de Spielhagen : Le cyclone
(Stnrinfîiith), publié en 1876. « Aujourd'hui ce sont les catho-
liques que Bismarck persécute, demain ce seront les protestans,
lisait-on dans ce livre. Or, sans les prêtres, pas de Dieu, pas
de royauté par la grâce de Dieu. »
Pour l'amour du droit, pour l'amour du Roi, on commençait
de maudire le Culturkampf. D'autres observateurs, plus terre à
terre, faisaient des calculs et dressaient des bilans; ils éva-
luaient le tort que faisait à une ville le départ de ses religieux,
ou bien le poids qu'ajoutaient au budget les offices nouveaux
créés pour l'application des lois du Culturkampf. Ils parlaient
en esprits pratiques, et leur parole était un murmure. Tout de
suite le gémissement des âmes charitables leur faisait écho,
âmes nobles et naïves, peu curieuses de chiffres, et qui consi-
dèrent comme la plus belle attribution de l'État la lutte contre
TOME m. — 1911. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
la souffrance humaine; elles voyaient avec une impression de
deuil la fermeture des orphelinats où des cono:réganistes avaient
longtemps abrité l'enfance malheureuse. « Nous sommes des-
cendus au rang des États d'esclaves de l'Amérique, » s'écriait
Schorlemer-Alst. Des prophètes de malheur surgissaient, repro-
chant au Cu/tiirkampf de mettre en péril l'esprit national. Dans
certains coins de Bavière où, trois ans plus tôt, « le buste de
Bismarck était honoré comme un Dieu lare, » on affectait,
désormais, de ne plus fêter Sedan; et la résistance croissante
qu'opposaient un certain nombre de catholiques à la célébration
de cet anniversaire apparaissait comme un symptôme qui ne
devait pas être négligé, non plus d'ailleurs qu'il n'en fallait
exagérer la portée. Mais il était grave de recueillir, sous la
plume de l'historien national-libéral Treischke, l'aveu que,
parmi les anciens fanatiques de l'unité allemande, certains
étaient devenus tièdes et presque traîtres, par dégoût du Culiur-
kampf, ou par crainte des forces antireligieuses qae le Ci/ilur-
kampf déchaînait. Mallinckrodt, dès le mois de février 1874,
avait pronostiqué ces remous d'opinion ; et Mallinckrodt n'avait
pas été cru.
I
C'est vers Guillaume P"" que faisaient ascension toutes ces
rumeurs; et Guillaume I" souffrait. Non pas quil songeât un
seul instant à faire retraite devant Rome, cela lui eût fait
l'effet d'une impiété envers l'État. « Comment peut-on se faire
catholique? disait-il un jour à Gonlaut;il est devenu clair que
le catholicisme n'a qu'un but : envahir les droits civils. «Mais
lorsque Charles-Antoine de Hohenzollern, mais lorsque le
bourgmestre Contzen, d'Aix-la-Chapelle, mettaient sous ses yeux
les détails d'application des lois, le souverain les trouvait
fâcheux, et sans les juger encore mauvais, il était tout près de
les repu ter maladroits. Et puis, surtout, sa conscience était
très tourmentée; il sentait qu'en face de l'Église insoumise, qui
faisait bon usage de ses souffrances mêmes, l'autre Eglise prus-
sienne, — la sienne, l'Église évangélique, l'Église de TEtat, —
— ne laissait pas, elle aussi, d'éprouver un malaise. La loi sur
l'inspection scolaire, les premières lois de Mai l'avaient gênée ;
elle avait vu diminuer, dans ses facultés de théologie, le nombre
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 35
des étudians; la loi sur l'état civil lui avait réservé des humilia-
tions douloureuses. La comparution devant les nouveaux offi-
ciers d'état civil, que les catholi({ues privés de prêtres se refu-
saient à considérer comme l'équivalent d'un sacrement, avait
tout de suite paru suffisante à beaucoup de proteslans, qui
pourtant avaient toujours leurs pasteurs comme voisins; et c'est
pour lÉglise évangélique que les premiers effets du mariage
civil se révélaient comme néfastes. A Berlin, du jour au len-
demain, les trois quarts des fiancés d'origine protestante né-
gligeaient de faire bénir leur union ; partout croissait le nombre
desenfans non baptisés. Du jour où les pasteurs avaient perdu
la direction de l'état civil, la désertion de leurs fidèles avait
commencé: on allait à eux lorsqu'ils fonctionnaient en officiers
de l'État; mais désormais, il ne restait plus en eux que les
officiers de Dieu, et on les oubliait. La loi qui les avait desti-
tués de leurs fonctions bureaucratiques avait ainsi décimé leur
clientèle religieuse : faite contre les curés catholiques, c'est à
la pratique religieuse dans l'Eglise évangélique que cette loi
portait un coup terrible. D'étranges contrastes frappaient les
regards : les diocésains de Fulda ou de l'Eichsfeld, impatiens
de se faire confirmer, s'en allaient au nombre de 2 500 ou
de 6 000, jusqu'en Hesse ou jusqu'en Hanovre, pour recevoir le
sacrement des mains de Ketteler ou des mains de Tévèque
d'Hildesheim, et les ouailles de la Réforme, ayant leur pasteur
à leur porte, se désintéressaient des sacremens qu'il avait à
leur offrir. Les organes du clergé protestant s'épanchaient en
lamentations amères, mais inutiles; ils constataient que, parmi
les électeurs appelés à voter pour le renouvellement des conseils
presbytéraux, un quart à peine se dérangeaient.
Cet État prussien que Bismarck, en 1873 même, affichait
comme un État évangélique, affaiblissait, chez beaucoup de ses
sujets protestans, l'habitude de prendre contact avec leur Église
dans les grandes circonstances de leur vie ; il favorisait ainsi les
progrès de l'indifférence religieuse, et bientôt l'on allait
constater, par des statistiques de librairie, que la Bible se lisait
moins en Prusse. La conférence évangéUque-luthérienne de
Berlin se plaignait que les partisans du Culturkampf combat-
tissent contre « tout ce qui est Église, » et même contre « les
vérités chrétiennes communes aux deux confessions. »
L'esprit qu'apportait Falk dans la gérance de l'établissement
36 REVUE DES DEUX MONDES.
évangélique apparaissait comme un autre péril. A la grande
douleur du protestant croyant Kleist Retzow, il essayait « sur
le co?'pus vile de cette Eglise tous les couteaux anatomiques »
et la traitait comme « une matière brute, qu'on mettait sous le
pilon. » En vertu des mêmes principes qui le poussaient à
s'acharner sur la confession romaine et à la faire serve, la dic-
tature que de siècle en siècle l'Etat s'était arrogée sur la con-
fession protestante, devenait chaque jour plus impérieuse, plus
pointilleuse; s'interposant entre le Roi, chef de l'Eglise, et le
corps même de l'Eglise, le ministère revendiquait le droit d'ar-
rêter au passage les propositions que le synode général pré-
sentait à la ratification du souverain ; ainsi s'installait, dans la
vie de l'Eglise évangélique, une hégémonie nouvelle, celle d'un
ministère dans lequel pouvaient, un jour ou l'autre, siéger des
Israélites; et cette perspective attristait d'autant plus profondé-
ment Kleist Retzow, que ces ministres, qui s'érigeaient en
conducteurs de l'établissement protestant, tranchaient entre les
partis théologiques, et soutenaient dans l'Eglise une nuance
contre une autre, la nuance du libéralisme contre celle de
l'orthodoxie. Mieux vaudrait assurément la victoire des Ro-
mains, murmurait, sur son banc du Gentre_, le chrétien ferme
et rigide qu'était Louis de Gerlach.
Ainsi, tandis que les mesures législatives commençaient
d'isoler l'Église évangélique de la vie de l'Etat, les mesures
administratives achevaient de livrer à l'Etat la vie de cette
Église. Les premières semblaient ébaucher le premier acte d'une
séparation; les secondes aggravaient et scellaient une servitude.
(( L'ultramontanisme est debout, lisait-on dès le début de 1875,
dans la Nouvelle gazette de l'Église évangélique : le voilà res-
serré, fortifié comme il ne le fut jamais; le protestantisme est
à terre, affaibli, taillé en pièces, comme il ne le fut jamais...
L'Église territoriale prussienne apparaît désorganisée, l'Eglise
populaire est pour toujours détruite; il n'y a que l'établissement
ecclésiastique d'État, cette impassible ruine, qui se tient encore
debout, par-dessus les orages, par la force de son propre poids.
Le ministre avait cette belle tâche, de frapper à mort l'ultra-
montanisme, et de rendre le protestantisme vivant : notre
Église est mourante [todesniatt), la romaine est d'une vivante
énergie. » De toutes parts, disait Windthorst à la tribune le
15 mai 1876, on entend dire que les effets du Ç ul turkamp f sotïX
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 37
plus dévastateurs dans l'Église évangélique que parmi les ca-
tholiques. »
« En quoi le Culturkampf a-t-il nui à l'Eglise de Rome?
reprenait un autre organe du protestantisme orthodoxe, le
Reichsbote. Rome est plus forte que jamais, et nous sur le
Rhin, qui, sans lunette progressiste, éprouvons et voyons tous
les jours sa puissance et son éclat, nous secouons la tête aux
discours [Kultwreden) de nos aveugles agitateurs. Le seul
appui de l'Etat serait une forte Eglise évangélique, et cette
Eglise est toujours sur la pente de la décadence, elle devient
toujours plus petite, plus misérable, vis-à-vis de cette Rome. »
Il se trouvait des pasteurs, assurément, pour commenter à
Guillaume ces réflexions moroses; il avait grandi la Prusse,
fortifié l'État, mis sur sa tête une seconde couronne, tout cela
« par la grâce de Dieu ; » mais dans son Eglise, la foi au Christ
s'éclipsait; dans son royaume, des lois par lui signées, comme
celle sur le mariage civil, vidaient les temples du Christ. Tel
était le résultat du Culturkampf, de cette partie politique dans
laquelle Rismarck s'était allié, et parfois enchaîné, à une majo-
rité parlementaire toujours détestée de l'Empereur.
Mais depuis qu'en 1873 Maltzahn et quelques conservateurs,
dans un accès de colère contre Rome, étaient entrés dans cette
majorité, il y avait, dans l'équilibre parlementaire, quelque
chose de changé. Ce Maltzahn, le jour même où il avait apporté
au chancelier l'hommage de sa résipiscence, avait sévèrement
^critiqué la façon dont Falk gérait l'Église évangélique. Il était
intervenu tardivement aux côtés de Bismarck, pour l'un des
épisodes de la bataille contre l'Église ; il avait paru, lui conser-
vateur, faire, avec quelques amis, amende honorable au chan-
celier. Les conservateurs, cependant, une fois réintégrés dans la
majorité, n'essaieraient-ils pas d'imprimer à la politique quoti-
dienne une impulsion singulièrement difl'érente de celle qu'avait
fait prévaloir le parti national libéral, le parti fanatique du
Culturkampf? Précisément, en juillet 1876, ils escpiissaient un
programme de gouvernement; ils y déclaraient que le maintien
et le raffermissement des institutions chrétiennes et ecclésias-
tiques leur apparaissaient comme nécessaires, en présence de la
sauvagerie croissante des masses et de la dissolution progres-
sive de tous les liens sociaux. Le Culturkampf, continuaient-ils,
çst exploité par le libéralisme comme une lutte contre le chris-
38 REVUE DES DEUX MONDES.
tianisme; ils y voyaient un malheur pour l'Empire, un malheur
pour le peuple, et se montraient tout prêts à collaborer à l'apai-
sement. Ils voulaient une revision des lois : d'une part, ils-
reconnaissaient à l'État le droit de régler, en vertu de sa souve-
raineté, ses rapports avec l'Eglise, et promettaient de le sou-
tenir contre les prétentions de la Curie; d'autre part, ils
n'admettaient pas la contrainte sur les consciences et l'immix-
tion de l'Etat législateur dans le domaine intérieur de la vie
ecclésiastique.
Ainsi des parlementaires conservateurs qu'on ne pouvait plus
accuser d'une hostilité systématique contre Bismarck récla-
maient nettement, au nom même de leurs inquiétudes reli-
gieuses, de leurs inquiétudes pour 1' « ordre moral, » qui leur
étaient communes avec l'empereur Guillaume, un remaniement
de cette législation belliqueuse à laquelle le nom du chancelier,
quoi qu'il voulût et quoi qu'il en dît, demeurerait à jamais
attaché.
II
11 songeait à la paix, lui aussi; mais il y songeait à ses
heures, quand il le voulait, devant ceux avec qui il lui plaisait
d'y songer. Il était sincère lorsqu'il en parlait, sincère aussi
lorsqu'il se laissait entraîner à des provocations nouvelles. Plus
ses dispositions étaient complexes, nuancées, à demi repentantes
peut-être, plus il affectait, parfois, une brutalité belliqueuse. On
faisait, au sujet de sa politique prochaine, les prévisions les
plus contradictoires : cela lui agréait ; de tout son mépris et de
tout son vouloir il planerait souverainement sur la cohue des
prophètes, qui presque tous, ou tous, seraient démentis et
dépités, et qui se tairaient.
L'évocation d'une paix future, par laquelle se terminaient
ses discours de 1875, était autre chose qu'un artifice. Nullement
philosophe, il ne voulait pas la mort d'une idée adverse, d'une
Église adverse; mais il voulait, à cette Église, infliger une
défaite qui, pour un nombre inconnu d'années, ferait pencher en
faveur de l'État l'équilibre des deux pouvoirs, toujours instable
depuis les plus lointains débuts de l'histoire humaine. Il lui
fallait donc une paix qu'il dictât, non point une paix qu'il subît;
mais les férocités mêmes de la guerre étaient, dans sa pensée,
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 39
des étapes vers la paix, vers la paix faite par lui, vers sa paix.
Il avait le sentiment du ridicule, qui manquait à Falk; il
riait le premier, non sans amertume, des moqueries auxquelles
s'exposait TÉtat, de ces piteux gendarmes qui couraient après
les curés, ne les attrapaient point et recevaient des quolibets ou
des pierres. Causant en août 1873 avec le ministre wurtem-
bergeois Mittnacht, il avouait qu'à certains égards on s'était
fourvoyé, et protestait d'ailleurs qu'il n'avait pas été mêlé à la
préparation des premières lois de Mai, Dès octobre, des bruits
de cour circulaient ; on disait qu'il s'inquiétait, lui aussi, de
l'opposition très vive qu'il pressentait de la part des protestans
orthodoxes, et qu'il irait, peut-être, jusqu'à sacrifier Falk.
Hohenlohe, tout de suite, se mettait aux aguets, regardait du
côté de Windthorst. Il lui semblait que Wiiidthorst s'agitait,
cherchait à tirer parti de la situation politique; Hohenlohe
recommençait à n'être pas très sûr de Bismarck. Que ferait le
chancelier si d'aventure Windthorst lui amenait les voix du
Centre et lui promettait qu'elles voteraient dans un sens conser-
vateur? Le national-libéral Bennigsen était plus rassuré : les
bruits que faisaient courir le Centre et les conservateurs sur une
évolution de Bismarck lui paraissaient des bravades; il croyait
savoir que ce n'était point Bismarck qui cherchait à se rappro-
cher du Centre, mais le Centre, plutôt, qui avait envoyé un
émissaire à Varzin en vue d'un compromis,
Bismarck s'effaçait lorsqu'en février 1876, le député national
libéral Vœlk réclamait du lieichstag des pénalités contre les
prêtres qui répandraient des écrits perturbateurs de la paix
publique; une très faible majorité finissait par les voter, et cer-
tains notables du nationalisme libéral, comme Forckenbeck, s'y
montraient nettement hostiles. « Le Reichsiag, disait un diplo-
mate à Gontaut-Biron, est fatigué de toutes ces lois d'excep-
tion ; » et Gontaut notait l'acrimonie avec laquelle des interlo-
cuteurs protestans, parlant de certains ministres, les traitaient
de francs-maçons. Toutes ces marques de lassitude ne pouvaient
échapper à Bismarck,
Les heures où la politique tâtonne et s'empêtre sont propices
aux nouvellistes : ils observent, épient, interprètent, inventent:
ils raisonnent, ils concluent par des hypothèses, et ces hypothèses
s'enrichissent d'imaginations; et sur le canevas confus qu'ils
ont devant eux, leur logique et leur fantaisie brodent à l'envi.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
En ces mêmes mois de février et de mars 1876, deux
rumeurs successives se propageaient au sujet du cardinal Hohen-
lohe : on prétendait d'abord qu'il allait se faire protestant, et
qu'ainsi s'expliquait son long séjour en Allemagne, qui durait
depuis six ans, et puis on ébruitait, au contraire, son départ
pour Rome. La seconde nouvelle était la vraie. On parlait d'une
mission confiée par Bismarck au cardinal. 11 n'en est rien, disait
au baron Bande notre ministre à Bruxelles, le futur cardinal
Serafino Vannutelli ; mais ce qui était sûr, c'est que Hohenlohe
étudiait le terrain. Le subtil chancelier ne détestait pas de lais-
ser croire, de temps à autre, à quelque bonne volonté de l'Al-
lemagne pour le Saint-Siège, et se réservait toujours de faire
représenter ensuite à l'opinion allemande que, par la faute du
Saint-Siège, tout échouait : le voyage du cardinal Hohenlohe
pouvait prêter à l'un ou à l'autre de ces commentaires, et même
aux deux; et Bismarck ainsi pouvait en tirer parti sans en être
compromis. Hohenlohe, là-bas, se tint aux écoutes : Ledochowski
exilé, qui avait échangé l'hospitalité des prisons prussiennes
contre celle du Vatican, estimait qu'à Berlin on n'irait pas plus
loin contre l'Église, et que Bismarck ferait la paix, sinon tout
de suite, au moins plus tard. Hohenlohe rêvait un instant d'une
surprise diplomatique qui consisterait à faire envoyer comme
légat de Pie IX à Berlin ce prélat contumace; mais un haut per-
sonnage de la Curie lui disait que ce serait prématuré. Ce per-
sonnage ajoutait qu'à Rome on était d'ailleurs mieux disposé,
et qu'on cesserait d'invectiver contre la Prusse. Rome ne pou-
vait-elle pas donner des instructions aux évêques d'Allemagne?
suggérait Hohenlohe. La suggestion n'était pas relevée, et le
dévoué cardinal écrivait à Bismarck, avec une ponctualité
hâtive, tous les détails de ces entretiens. Ils étaient peu concluans :
l'horizon ne s'illuminait guère sur les .Sept Collines. En oc-
tobre 1876, un prélat d'origine autrichienne, Montel, essayait
d'accréditer auprès d'Antonelli l'agent d'un petit prince alle-
mand. « Je suis malade, répondait le secrétaire d'Etat de
Pie IX : la Prusse a élevé elle-même une muraille de Chine
entre elle et le Vatican; qu'elle la démolisse. »
Si Bismarck espérait recevoir de Rome certaines avances de
paix, Bismarck désormais était détrompé. Qu'attendait donc pour
changer de méthode là Prusse d'ores et déjà vaincue? Après
avoir vainement tenté d'intimider un Pape, se flattait-elle d'in-
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 41
tiraider un jour les électeurs du Sacré-Collège et de surprendre
leurs votes, par exemple, en faveur du cardinal de Hohenlohe?
Des théoriciens comme Bluntschli pouvaient, du fond de leur
cabinet, expliquer dans quelques prétentieuses consultations que
les Etats, à l'issue du prochain conclave, ne devaient recon-
naître le Pape qu'après lui avoir imposé une capitulation, par
laquelle il se soumettrait à leurs désirs, pareille à celle qu'au-
trefois les électeurs du Saint-Empire faisaient signer à l'Em-
pereur. Mais Doellinger souriait d'une telle idée : les catho-
liques, disait-il, « appuieront toujours le nouveau pape; et le
temps est loin où les gouvernemens pouvaient s'unir pour
coiffer de la tiare un Clément XIV. » De ce côté-là, encore,
Bismarck, ce Bismarck qu'avait si longtemps courtisé la victoire,
devait laisser toute espérance.
III
Alors il tendait l'oreille, épiant avec quelque impatience les
manifestations des membres du Centre ou des « chapelains
boutefeux, » pour y saisir quelque demande de trêve. Mais il
écoutait en vain.
La plume pondérée de Pierre Reichensperger écrivait toute
une brochure, en février 1876, pour dissiper les illusions
étourdies qui escomptaient une capitulation. Deux opuscules de
l'évêque Ketteler remettaient sous les yeux des catholiques la
preuve que les lois de Mai étaient inacceptables, qu'elles visaient
à la protestantisation de l'Eglise, qu'elles étaient mauvaises en
leur essence : donc, pas de transactions! Le Vatican a perdu la
partie, ricanait la Gazette de Coloyne. Mais alors, du haut de
la tribune, un jour de mai 1876, Schorlemer-Alst ripostait : « La
partie a été engagée par M, de Bismarck. Oui, c'est bien une
partie, où l'on amis en jeu les plus hauts intérêts de mes core-
ligionnaires et la paix de mon pays; c'est une partie que je qua-
lifie de coupable. » Quant au résultat, Schorlemer rappelait ces
amusemens d'enfans, qui, pour se donner le plaisir de voir le
monde à l'envers, se penchent et regardent à travers leurs jambes.
« C'est en regardant à travers les jambes de M. de Bismarck,
s'écriait-il, qu'on en vient à croire que la victoire est du côté
du gouvernement. Vaincre, ce n'est pas terrasser par la violence
brute ; vaincre, ce serait gagner à ses convictions la majorité
42 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses ennemis. Quelques vieux-catholiques, quelques catho-
liques d'État, quelques prêtres tombés : voilà la victoire du gou-
vernement, n victoire si précaire, qu'on refusait aux provinces
rhénanes leur autonomie par peur du parti ultramontain.
« Nous leur avons détruit beaucoup de choses, » disait récem-
ment au sujet de ces provinces un fonctionnaire qualifié, et
pour lui, peut-être, c'était là une victoire. « Victoire de
Vandales, » ripostait Schorlemer, et tout de suite se pressaient
sur ses lèvres, avec un acharnement douloureux, les évocations
de certains épisodes, révoltans ou puérils : officians arrêtés à
l'autel, églises violées par les gendarmes ou violées par les
mauvais « prêtres d'Etat, » couvens détruits, écoles normales
vidées; magistrats en émoi devant la silhouette d'un pauvre
prêtre qui venait de dispenser quelqu'un du jeûne et qui peut-
être, ainsi, avait fait acte sacerdotal, évêques et prêtres frappés
d'exil par le verdict de quelques gens de robe. L'antique
Athènes exigeait, pour appliquer l'ostracisme, que 6000 citoyens
en fussent d'accord. « Nous avons donc reculé au delà de la
civilisation païenne, protestait Schorlemer ; c'en est fait de toute
logique, de tout sentiment du droit, de tout bon sens. » Mais à
leur tour, les intérêts matériels souffraient; il se retournait vers
ces libéraux qui soupçonnaient les catholiques d'être lassés du
CuUurk'ampf. « C'est vous-même, leur signitiait-il, qui devez
commencer de songer à autre chose, aux douleurs qui s'accu-
mulent sur, le terrain social et économique. En tendez- vous ces
pas lourds qui s'approchent, ce sont les souliers ferrés des
agrariens ? Ils ont un drapeau ; et sur ce drnjieau il y a Bis-
marck. » Ainsi Schorlemer annonçait-il les dislocations futures,
ainsi faisait-il prévoir le congé fatal que tôt ou tard Bismarck et
le nationalisme libéral se signifieraient réciproquement. « Le
temps viendra, terminait-il, où sur le trône, à la table des mi-
nistres, sur les bancs de cette Chambre, on se repentira amère-
ment d'avoir commencé le CuUurkajnpf. Je veux seulement
désirer que ce jour de remords ne vienne pas trop tard, mais
je le crains ! »
En ce ([ui regarde le conflit politico-religieux, écrivait peu après le
dôputé Virnich, on a, dans ces derniers temps, pour égarer le peuple catho-
lique, prêté au Centre plusieurs idées de compromis. Mais son attitude a
toujours prouvé et continuera de prouver que ces espérances des adver-
saires sont bâtiee sur le sable. Il saluera avec joie un traité de paix
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 43
entre les organes compétens, favorable et honorable pour les deux
parties; mais le fondement de cette paix ne peut être que celui-ci : que
non seulement soit rétabli l'état de choses antérieur au CuUurkampf, et
que la parité, qui jusqu'ici n'existe que sur le papier, devienne enfin une
vérité, mais qu'avant tout, une pleine sécurité soit offerte que la situation
qui se prolonge depuis cinq ans ne se renouvellera pas.
Schorlemer-Alst parlait de remords, Virnich de garanties;
Schoriemer demandait que l'Etat se frappât la poitrine pour le
passé; Virnich^ que l'Etat se liât les mains pour l'avenir. C'est
à cette double invitation qu'aboutissaient, après cinq ans, les
hostilités bismarckiennes.
Bismarck, aux heures où il projetait un début de résipis-
cence, aurait voulu qu'un geste de Rome, qu'un geste du
Centre, gestes largement esquissés, bruyamment accomplis, lui
permissent de déguiser sa propre volte-face : cette satisfaction
lui était refusée. Au cours de la guerre, il avait sans cesse dit
au Centre : « C'est vous qui avez commencé ; » mais s'il se sentait
acculé à des négociations, on ne lui laisserait pas le privilège
de dire au Centre : « C'est vous qui les avez entamées. »
IV
Il fallait donc qu'il avouât une erreur; qu'il rebroussât che-
min, sans que, sur la pente qu'il remonterait, personne vînt au-
devant de lui. Mais cela, cène serait pas seulement une victoire
pour le Centre ; ce serait une victoire pour tous les ennemis
personnels du chancelier; ils seraient là, aux écoutes, scandant
les étapes de son recul, toisant sa posture de vaincu. « C'est un
démon, criait déjà le comte d'Arnim ; il perd l'Allemagne par
ses persécutions. Il fallait parler à Rome très haut, être très
raide avec elle, mais traiter à merveille les évéques, et surtout
ne restreindre à aucun degré les libertés catholiques; la con-
duite du gouvernement est la conduite de sauvages. » Arnim, à
vrai dire, n'était plus qu'une épave, mais l'impératrice Augusta
pensait comme lui. Sa nature n'était pas celle d'une femme de
lutte, mais Falk l'avait rendue telle ; discrète et tenace, elle
luttait pour la tolérance contre l'intolérance de Falk. Bismarck
sentait que, dans l'entourage même du souverain, le CuUur-
kampf était exploité contre lui, et que les voix de paix qui se
44 REVUE DES DEUX MONDES.
faisaient entendre avec le plus d'importunité étaient celles de
ses détracteurs.
Quelqu'un existait, à qui Bismarck reconnaissait le droit de
critiquer la politique religieuse : ce quelqu'un, c'était Bismarck
lui-même. Mais si le canoniste Geffcken prenait une telle licence
dans son gros livre : Église et Éiat, le chancelier s'irritait ; et le
prince impérial Frédéric, qui recommandait Geffcken au chan-
celier, recevait une lettre presque impertinente, où Bismarck
traitait Geffcken de « protestant de droite affilié au Centre et
aux Jésuites et hostile à l'empire allemand. » Pour être réputé
bon Allemand, le plus sûr était, toujours, de faire devant Bismarck
l'éloge de Falk et des lois Falk.
Non seulement l'État n'a rien obtenu, disait cet audacieux Geffcken,
mais il a fait le contraire de ce qu'on voulait faire. Il a fourni aux évêques
prussiens l'occasion de prouver que leurs intérêts temporels n'avaient été
pour rien dans leur soumission aux décisions du Concile, dans ce Sacri-
ficio deir intelletto qu'on leur reprochait et qui avait endommagé leurcrédit.
Il espérait détacher le clergé inférieur de l'épiscopat; le clergé est demeuré
fidèle. Il voulait émanciper les laïques, les laïques forment aujourd'hui
une phalange serrée, commandée par ces chefs contre lesquels on se pro-
posait de les insurger. 11 est impossible que le gouvernement reste longtemps
en guerre avec le tiers de la population, et l'on ne voit aucun moyen de
briser une résistance passive organisée par le fanatisme. Quand une loi
serait juste, qu'est-ce donc, pour un homme d'État, qu'une loi qu'il ne peut
faire exécuter?
Bismarck trouvait une insupportable insolence dans cette
façon qu'avait Geffcken de constater la réalité des faits. Au reste,
de plus en plus, il en voulait à tous, à ceux qui l'avaient poussé
dans cette guerre comme à ceux qui avaient refusé de l'y suivre.
Il se plaignait de la conservatrice Gazette de la Croix, où un
certain capitaine Perrot l'attaquait avec violence; il songeait,
même, à des poursuites judiciaires. Il se plaignait au national-
libéral Benda de quelques nationaux-libéraux comme Miquel,
quil avait trouvés tièdes dans la lutte contre l'Église. Et puis,
parlant à son familier Tiedemann, il murmurait contre le gros
du parti national-libéral; de jour en jour, lui disait-il, cette
fraction perd la capacité d'énoncer clairement une pensée poli-
tique. Il se déchaînait surtout contre Lasker, contre ce Lasker
qui, dès le début pourtant, avait combattu le Centre; cet
homme-là, disait-il, c'est la maladie de l'État; il le mettait
encore au-dessous de Windthorst. Et une autre fois^ faisant
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 45
anagramme avec le nom de Lasker, Bismarck le traitait de kerl
(vaurien).
Il n'y avait plus personne qui trouvât grâce devant cette
mauvaise humeur du chancelier; mais elle faisait une grande
victime, c'était lui-même. Tout-puissant, il l'était toujours, mais
il n'en avait plus la joie. 11 était désormais troublé par une lutte
intérieure, lutte qui s'exaspérait, au fond de lui-même, entre
l'orgueil et le bon sens : le bon sens, le sens politique, condam-
nait les excès du Culturkampf, mais l'orgueil les prolongeait,
ne fût-ce qu'en guise de représailles contre cette façon de paci-
fisme qui, dans certains cercles de l'Etat, concevait la paix
religieuse comme une défaite bismarckienne.
Lorsqu'un gouvernement doute de son œuvre, lorsqu'il songe
à s'amender et puis qu'il n'ose, lorsqu'il fait expirer en soupirs
de regret certaines déclarations de fermeté, il advient en général
que les fonctionnaires, par une sorte de vitesse acquise, pro-
longent, avec une impétuosité toujours pareille, le branle qui
jadis leur avait été donné, et que, par de nouveaux péchés com-
mis au nom du ministre, ils multiplient pour le ministre lui-
même de nouvelles raisons d'être contrit, — platoniquement con-
trit. Il faut une vraie révolution dans la conscience d'un ministre,
pour que le pays s'aperçoive enfin qu'au point de vue de la
politique religieuse quelque chose est changé; et de telles révo-
lutions sont très rares. « Les adoucissemens de température »
qui surviennent dans les hautes sphères n'ont qu'une répercus-
sion bien lente dans les régions plus basses où vit et meurt le
commun des citoyens. Deçà et delà, des épisodes incroyables
se succédaient, que la presse du Centre nommait « les scandales
du Cîdtiirkampf, » excès de zèle ou maladresses. Bismarck lui-
même n'y était pour rien; mais sa mémoire allait à jamais en
supporter le poids. Pour toute l'Allemagne catholique, Bismarck
était responsable, si des policiers violaient le secret d'un taber-
nacle, ou si des magistrats s'ingéraient dans le secret de la
confession.
L'archiprêtre de la bourgade silésienne d'Ohlau s'en était
allé dans la commune voisine de ZoU \ilz, dont le curé légitime
venait d'être jeté en prison, et il avait emporté les hosties con-
46 REVUE DES DEUX MONDES.
sacrées, pour les déposer daDfs le tabernacle d'Ohlau. En son
absence, le secrétaire du commissaire et un gendarme firent
descente dans sa cure, puis à l'église; ils se firent tout ouvrir
par le sacristain docile. Dans le tabernacle, deux hosties furent
prises par le gendarme: il les porta chez le Landrat pour les
mettre sous les yeux d'un autre prêtre de ZoUwitz, que l'évêque
avait frappé de suspension, et pour qu'elles fussent dûment
reconnues comme provenant de Zollwitz; et puis, après ce bel
exploit qui, dans la pensée du gendarme, n'était sans doute rien
de plus qu'un raffinement de procédure, un policier reprit les
hosties, les reporta à l'église, les réintégra dans le tabernacle.
Interpellé, le ministre Eulenburg répondit que de tels incidens
avaient évidemment quelque chose de troublant, mais il refusa
formellement de blâmer ces entreprenans perqui si leurs.
En son for intime, Eulenburg, qui n'éprouva jamais un grand
enthousiasme pour les pratiques du Culturkampf, devait évi-
demment trouver malséant que la maréchaussée se fût servie
du corps du Christ comme d'une pièce à conviction : mais le
gouvernement, captif de la raison d'Etat, n'osait pas blâmer les
actes de déraison qui se réclamaient d'elle, lors même qu'ils la
rendaient odieuse. C'était une autre absurdité de considérer
comme délinquans les prêtres qui refusaient l'absolution à cer-
tains pénitens; un tel refus n'avait rien de public, et ne tombait
même pas, en réalité, sous le coup de la loi de 1873, qui prohi-
bait la publicité des censures ecclésiastiques. Mais les plus
hautes juridictions prussiennes, à tous les degrés, crurent
devoir condamner, au nom de cette loi, cinq ecclésiastiques qui
n'avaient fait qu'user de leur droit de confesseurs; et lorsque, en
1877, le Centre se plaignit, le commissaire du gouvernement,
Lucanus, approuva publiquement cette jurisprudence.
Voilà ce que fait Bismarck, disait toute. l'Allemagne catho-
lique, et l'on s'en prenait à lui, si un commissaire chargé d'admi-
nistrer les biens de l'archevêché de Cologne s'immisçait, par un
étrange abus de pouvoir, dans l'administration des paroisses;
à lui, encore, si des magistrats inhabiles poursuivaient l'évêque
de Munster et condamnaient son vicaire général Giese sous
l'inculpation de détournemens, c'est-à-dire d'un crime de droit
commun; à lui, enfin, si d'innombrables povirsuitcs judiciaires
inquiétaient une foule dé braves gens qui d'eux-mêmes, sans
consulter la prudence de l'Église, s'en allaient en pèlerinage au
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 47
village de Marpingen, témoin, disait-on, d'apparitions miracu-
leuses.
Tout près de Bismarck, à Berlin même, immédiatement
au-dessous de lui, la grande épopée du CM//wrA:<2m;?/ passionnait
toujours l'humeur généralement placide des chefs de bureaux
et des scribes : le futur ministre Bosse, qui entrait, à la fin
de 187G, dans la diancellerie de Falk, constatait que beaucoup
d'entre eux demeuraient de chauds partisans des lois de Mai.
Falk était lui-même inflexible, systématiquement content de
toutes les applications de la loi, quelque inélégantes ou quelque
odieuses qu'elles fussent. Il refusait aux congrégations les délais
mêmes que la loi lui permettait d'accorder. Il avait le goût
d'épuiser son droit. Homme politique, il ne l'avait jamais été;
son esprit de juriste, sans cesse contrarié, excité, déconcerté,
par les obstacles et les attaques, avait perdu tout calme et toute
sérénité; ce ministre n'était plus qu'un chicanier, et ses dé-
marches à l'endroit de l'Église avaient l'àpreté d'un procès.
Un nouveau litige, que Falk laissait ou faisait surgir, devait
proviiquer sur le terrain scolaire des mêlées ardentes, intermi-
nables. Falk se considérait comme préposé par son souverain à
l'instruction religieuse des petits Allemands; en 1874, on l'avait
vu, quinze jours de suite, quitter son ministère à l'aurore pour
assister aux leçons de religion qui se donnaient dans les écoles
de Berlin. L'Etat prussien persistait à charger ses instituteurs
d'enseigner la religion; mais de quel droit l'enseignaient-ils? En
vertu de mon ordre, déclarait l'Etat; — de par la mission cano-
nique que je leur donne, répondait l'Eglise.
Les présidens supérieurs et les évêques commençaient à en
discuter, et le dialogue devenait soudainement une polémique.
On échangeait, sur un ton de défi, certaines demandes d'expli-
cations. S'expliquer n'est pas toujours une garantie de paix;
c'est parfois un acte de guerre : entre un Etat belliqueux et une
Église légitimement défiante, l'explication dégénérait en un
échange de définitions anguleuses qui ne pouvaient s'harmoniser.
Falk avait près de lui, pour s'occuper des questions scolaires,
un ancien théologien protestant, Karl Schneider, qui regardait
comme un péril pour la vie allemande la prépondérance du
clergé romain dans les écoles où les petits catholiques se pré-
paraient à devenir des hommes. Vingt ans durant, à la faveur
d'une harmonie spontanée entre les deux pouvoirs, harmonie
48 REVUE DES DEUX MONDES.
silencieuse, faite de mutuelle confiance, un admirable enseigne-
ment religieux avait été distribué aux petits écoliers catholiques
de l'Allemagne; sans que leurs droits respectifs fussent bien
clairement formulés, le maître et le curé s'étaient entendus pour
une œuvre féconde. Aujourd'hui, l'on discutait les conditions de
l'entente; et l'on discutait en cessant même de s'écouter. Au
contact de deux âmes vivantes, d'une âme de prêtre et d'une
âme d'instituteur croyant, s'associant pour élever d'autres âmes,
succédait le heurt entre deux thèses qui n'étaient susceptibles
d'aucune conciliation.
Dans le diocèse de Trêves, l'Église considérait les instituteurs
comme investis de la mission canonique par le seul fait qu'un
commissaire épiscopal assistait à leur examen ; dans le diocèse
de Paderborn, elle les obligeait à réciter le Credo de Trente. Une
telle variété de procédure permettait à l'Etat d'opposer à la pra-
tique d'un diocèse celle du diocèse voisin. L'Église à son tour
observait que, dans certains districts, les prêtres étaient contraints
d'assister, en témoins silencieux, à l'enseignement religieux;
qu'ailleurs même, en raison des bagarres du Cidtiirkampf, l'accès
de l'édifice scolaire leur était refusé. La difficulté devenait plus
complexe encore, et la solution plus incertaine, lorsque le prêtre
prétendait, dans la classe même, compléter l'enseignement reli-
gieux donné par l'instituteur. Falk ne voulait pas que, sans le
consentement de l'État, l'Église introduisît dans l'école un livre
d'enseignement religieux ; il affirmait son pouvoir en excluant
certains catéchismes qui depuis longtemps y régnaient. Et puis,
le 18 février 1876, il lançait une despotique circulaire, d'après
laquelle l'instruction religieuse, matière obligatoire du pro-
gramme, ne pouvait être donnée à l'école que par les fonction-
naires de l'État et sous les auspices de l'État: le prêtre admis
à la direction de cet enseignement pouvait être évincé dès qu'il
serait suspect à l'Etat; et tel fut le cas, de 1873 à 1877, pour
2 768 prêtres; dans les différends qui s'élèveraient entre le prêtre
et l'instituteur, le pouvoir civil serait le juge; et l'école, enfin,
pourrait, suivant les circonstances, être ouverte ou fermée aux
leçons supplémentaires de religion par lesquelles les prêtres
préparaient les enfans à la première communion. 11 n'était ques-
tion, dans la circulaire, d'aucune mission canonique donnée par
l'Église aux maîtres : la prérogative traditionnelle de l'Église
était lésée. Aussitôt, dans toutes les provinces, les pères de famille
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 49
se soulevèrent. L'État leur imposait, en chaque village, un
maître de catéchisme dont l'Eglise n'avait pas vérifié les aptitudes
et dont elle n'aurait plus le droit, en cas d'insuffisance ou d'in-
cartade, de faire cesser les leçons : ils n'acceptaient pas cette
nouveauté. Les catholiques vaincront, s'écriait le Mercure de
Westphalie, et le prix de la victoire, ce sera l'école. Oui, ripos-
tait Reichensperger au Landtag, nous bataillons pour emporter
ce prix. Dans le diocèse de Paderborn, les prêtres d'un doyenné
se concertaient pour exiger des instituteurs la mission canonique :
ils recevaient de Falk l'avis que l'école leur devenait fermée, et
de Pie IX une bénédiction.
Ces incidens apparaissaient, avec une netteté chaque jour
plus alarmante, comme les épisodes d'un plan d'ensemble qui
aboutirait à la sécularisation complète de l'école. Déjà l'idée
confessionnelle se voilait ou disparaissait dans les « livres de
lecture » que les autorités scolaires mettaient entre les mains
des enfans. On voulait qu'à l'avenir ces ouvrages eussent un
caractère exclusivement national; et, tandis que les livres des-'
tinés aux écoles évangéliques avaient licence d'attaquer l'Eglise
romaine, d'autres recueils, composés dans un esprit catholique
pour les petits catholiques, semblaient sans cesse à la veille
d'une disgrâce.
Discrètement, mais sûrement, progressait l'institution des
écoles simultanées où les enfans des deux religions trouvaient
accueil : on n'en créait pas, ou presque pas, dans le pays de
Trêves; car la minorité, très restreinte, des petits protestans y
aurait été comme enveloppée d'une atmosphère catholique ; mais,
ailleurs, là où la Réforme était prépondérante, l'intégrité d'âme
des petits catholiques n'inspirait pas à l'Etat les mêmes scru-
pules, et une lettre officielle de Falk, du 16 juin 1876, pré-
voyait avec complaisance que l'ouverture d'écoles simultanées
pouvait résulter, soit de nécessités pédagogiques, soit du désir
des pouvoirs communaux, soit de l'assentiment des diverses
autorités religieuses. Discrètement aussi, mais non moins sûre-
ment, Falk visait à effacer le caractère confessionnel des écoles
normales : c'était sa tactique, dénoncée dès 1874 par Mallinckrodt,
de créer tout doucement des faits acquis, contre lesquels ensuite
ne prévalait plus aucune plainte, aucune objection.
Le vieux maître d'école, brave homme simple, heureux de
son sort, était en voie de disparition : un nouveau personnel
TOME TII. — 1911 . à.
59 REVUE DES DEUX MONDES.
scolaire se multipliait, soucieux d'occuper une place d'avanl-
gaide dans la lutte « intellectuelle, » jaloux de se mêler aux
agitations politicfues, et tout prêt à exig^er beaucoup des pou-
voirs publics en échange des services émancipateurs qu'il ren-
dait à l'humanité. Des pédagogues experts se plaignaient que la
formation morale des enfans et les besognes véritablement pro-
fessionnelles fussent trop aisément négligées par ces prétentieux
novateurs. La presse pédagogiijue catholique aurait volontiers
pris quelque action sur ces récentes recrues; mais l'Etat la dis-
graciait. L'inspection scolaire avait, à peu près partout, cessé
d'appartenir aux prêtres catholiques : dans le diocèse de Cologne,
tous étaient exclus; dans la Haute-Silésie, par exemple, sur
800 inspecteurs scolaires, il n'y avait plus, en juin 1875, que
28 prêtres. Cinq ans plus tôt, les services d'inspection scolaire
coûtaient 60 000 marks ; désormais, les mains laïques auxquelles
elle était remise prenaient au budget public i 170000 marks.
Certains choix provoquaient des plaintes auières: dans le dis-
trict d'OppeIn, sur 100 inspecteurs des écoles catholiques,
40 étaient vieux-catholiques; dans le district de Thorn,ce soin
était confié à un prêtre marié. Windthorst pressentait l'heure
prochaine où il ne resleiait plus qu'à organiser^ à côté des
écoles d'Etat, des écoles d'Eglise; non sans regret, on céderait
à cette nécessité.
Mais tandis qu'en d'autres pays, le premier effet de la sépa-
ration entre l'Eglise et l'école officielle était de soustraire à
l'instituteur l'enseignement religieux, les circulaires prus-
siennes, au contraire, lui conféraient ime sorte d'autorité à
demi spirituelle en vertu de laquelle il pouvait distribuer cet
enseignement sans en demander licence à l'Eglise. « C'est à
vous, parens, s'écriait dès 1874 l'évêque Kelteler, de devenir
les maîtres de religion de vos enfans ; vous -n'avez pas besoin,
vous, pour remplir ce rôle, que l'Etat vous y confirme. »
« Aucune mère pieuse, déclarait à son tour Windthorst, ne lais-
sera son enfant rentrer de l'école sans répéter avec lui le caté-
chisme, pour constater si l'explication donnée est bien conforme
à la vieille doctrine... » Alors, du môme élan dont ouvriers et
paysans se levaient pour défendre leurs prêtres, ils se levaient
pour défendre leuis enfans, — leurs enfans qu'ils sauraient bien
catéchiser eux-mêmes; et c'était, dans la vie prussienne, une
agitation de plus; c'était un affront de plus à ces aspirations
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. ' 51
pacifiques qui sans cesse obsédaient l'âme de Guillaume et que
Bismarck à son tour, à des heures trop brèves, trop capri-
cieuses et trop rares, ne se défendait pas de caresser lui-même.
VI
L'Allemagne était lasse du Cidturkampf : en Bade, le mi-
nistère Jolly était renvoyé par le grand-duc ; en Hesse, la con-
signe était d'appliquer le plus doucement possible les lois contre
TEglise. L'archevêque Melchers, du fond de son exil, s'inté-
ressait au futur renouvellement du Rtichslag : l'Allemagne y
proclamerait-elle sa lassitude? 11 écrivait à l'évêque Martin, le
30 juin 1876 : « Si les prochaines élections répondent aux
désirs du gouvernement, il n'y a pas de changement à attendre
dans le Cidturkampf. Si les résultats sont tels que le parti du
gouvernement ne garde pas une prépondérance solide, alors on
peut s'attendre à ce que le gouvernement fasse tout pour rallier
le Centre. »
En janvier 1877, le peuple allemand vota. Les protestans
orthodoxes eurent à se féliciter dun renouveau du parti con-
servateur : de 21, le chiffre de ses membres remontait à 40. A
la joie des catholiques, le Centre, qui, dans le précédent
Reichstag, disposait de 91 voix, gagnait deux sièges encore.
Les nationaux-libéraux en perdaient 25; ils descendaient de
152 à 127. Une pareille disgrâce frappait les progressistes : ils
étaient sortis 49, ils rentraient 35; on les sentait désunis, sans
boussole. L'ascension lente, mais régulière des socialistes conti-
nuait : de 9, ils devenaient 12, et dans l'ensemble de l'Empire
avaient obtenu 493 441 voix, — 1 tl 770 de plus qu'en 1 874. On se
consolait, dans les cercles officiels, en constatant que leur parti
n'était pas encore assez nombreux pour avoir le droit de déposer
des motions; mais les observateurs qui voyaient clair sentaient
que la consolation n'était qu'éphémère. Ce progrès du socialisme
apparaissait aux conservateurs et à l'Empereur comme la justi-
tication de leurs alarmes : gare à l'Etat, pensaient-ils, si la reli-
gion achevait de décliner!
Les conservateurs et le Centre, qui, par des voies différentes,
voulaient la paix religieuse, montaient à la façon d'un flux; les
nationaux-libéraux, amoindris, commençaient de refluer. On pul
croire un iuhtant qu'entre le Centre et les conservateurs allaient
52
REVUE DES DEUX MONDES.
s'échanger des coquetteries. Quelques mois auparavant, des
caricaturistes s'étaient amusés à portraiturer les chefs du Centre,
se postant, les pieds dans la neige, aux portes de Canossa,pour
épier l'arrivée des prochains pénitens. Les conservateurs allaient-
ils, peut-être, faire acte de pénitens? Mais l'habitude était prise
de considérer les membres du Centre comme les ennemis de
l'Empire; comme plus traîtres que les partisans des Stuarts qui
ne voulaient, eux, qu'un changement de dynastie; comme un
péril que tout homme à demi intelligent devait prier Dieu
l'épargner à l'Allemagne ; et, pour tout dire en un mot, comme
un cancer. L'Allemagne officielle devait sourire au Vatican lui-
même avant de sourire à de pareilles gens.
VII
On s'attardait en manèges parlementaires; on mesurait les
courtoisies que le Centre méritait; on était fatigué de brandir
des armes et, devant le Centre, on ne voulait pas les déposer ; on
passait le temps à songer à l'Eglise, et à ne pas vouloir paraître
y songer, à chercher des solutions qui ne paraîtraient pas des
résipiscences et qui pourtant seraient des remèdes. Le Centre
alors intervenait, et suppliait le nouveau Reichstag de penser
au peuple, enfin, et d'y penser longuement. A l'encontre de
Sybel et de certains nationaux-libéraux qui, soucieux unique-
ment de combattre une confession religieuse, avaient prétendu
entraver, en vue même de ce combat, l'ascension politique des
masses, le Centre continuait de réclamer pour ces masses une
autre émancipation, l'émancipation économique. Qu'il y eût une
question sociale et même qu'elle fût urgente, Bismarck le
savait bien, son familier Wagener lui en rebattait les oreilles :
« L'Empire allemand, lui criait-il, s'est laissé dépasser, au point
1 de vue social, par l'Angleterre, par le Danemark, par l'Autriche,
par la Suisse. «Et Bismarck faisait élaborer certains projets de
réforme, pour une longue échéance ; et puis il les trouvait trop
graves, il différait. Il avait à s'occuper du Culturkampf, des moyens
de le poursuivre, ou bien de l'abréger. Il semblait que ce malen-
contreux Culturkampf fût plus absorbant pour Bismarck, qui
incarnait la puissance, que pour Windthorst, qui représentait
les victimes; Windthorst et les victimes prenaient le temps
d'étudier, parallèlement à la question religieuse, les questions
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 53
sociales. Le Congrès de Munich, en 1876, entendait un discours
du prêtre Ratzinger sur le mammonisme et le Culturkampf., deux
frères jumeaux : Ratzinger développait les principes d'une éco-
nomie politique qui revendiquait contre les prétentions de l'or,
— de l'or international, — les droits du travailleur ; l'idéal
social qu'il dessinait trouvait des points d'attache dans le vieux
passé chrétien de l'Allemagne, dont en ce moment même l'his-
torien Janssen, un autre prêtre, esquissait le glorieux tableau.
Et voici qu'à peine rassemblé, le nouveau Reichstag de
1877 entendait un membre du Centre, le comte Ferdinand de
Galen, apporter à la tribune ce qu'aucun parti n'avait encore
apporté, un projet complet de législation sociale. Galen accom-
plissait ce geste comme un acte de dévotion : il choisissait,
pour risquer cet éclat, le jour du 19 mars; ce jour-là, sur les
autels, un travailleur de Palestine, Joseph, est honoré comme
saint, et même comme patron de l'Eglise universelle. Galen
convia le Reichstag à s'occuper enfin de la triste situation éco-
nomique des travailleurs. Il demanda qu'un certain nombre
d'entre eux, librement élus par leurs camarades, fussent consultés
par le gouvernement sur le remède. 11 souhaita des lois sociales
sur le repos du dimanche, sur la réglementation de l'apprentis-
sage, sur la protection des ouvriers de fabrique, sur la limi-
tation des heures de travail pour les femmes et les enfans, sur
l'institution de tribunaux d'arbitrage pour le règlement des
conflits entre le capital et le travail. Les nationaux-libéraux
furent ébahis. « Ce sont des folies,» criait Lasker. — «On croirait
entendre des morceaux de chronique du moyen âge, » s'exclamait
Wehrenpfennig. Le ministre Hofmann trouvait ce programme
très somptueux, mais ajoutait qu'avec la meilleure volonté du
monde, il n'y avait rien à en faire. Et M. Bebel, le tribun socia-
liste, demandait, sur un ton de persiflage, si tant de belles
idées remontaient à l'époque théocratique de Grégoire VII, ou
bien à l'ère communiste du christianisme primitif. Windthorst
répliqua doucement, sans polémique, sans provocation : qu'on
fît une enquête parmi les ouvriers, il ne demandait rien de
plus. L'adroit stratège les convoquait derrière lui, avec lui, pour
interpeller cette Allemagne qu'un tout récent orgueil industriel,
succédant à l'orgueil militaire, risquait d'aveugler sur l'exis-
tence de beaucoup de détresses. La superbe morgue de l'Alle-
magne bismarckienne devait entendre la voix des humbles : le
54
REVUE DES DEUX MONDES.
Centre le voulait. M. Bebel était fort gêné ; il tenait, lui aussi,
ne fût-ce que pour ses électeurs, à déposer quelque motion so-
ciale ; mais en groupant tous ses coreligionnaires politiques, il
n'arrivait pas au cliiiïre de si i; natures imposé par le règle-
ment du IXeich^lag. Alors, coquettement, Windthorst vint à
lui, et quelques signatures du Centre s'alignèrent sous le texte
rédigé par M. Bebel. La Commission du Reichstag renvoya
au gouvernement, pour plus ample examen, la motion de
AI. Bebel, et négligea celle du Centre; mais peu importait à
Windthorst. On pouvait ensevelir la motion Galen dans les
carions du Parlement, on ne pouvait plus l'effacer de la mé-
moire du peuple allemand. Elle avait pris place, solennelle-
ment, dans le programme catholique : elle avait délînitivement
consacré la compétence du Centre eh matière sociale. L'évêque
Ketteler, à la veille d'être surpris par la mort, grifTonnait un
brouillon sur l'attitude des catholiques à l'endroit des associa-
tions socialistes; le chanoine Moufang sollicitait les congressistes
catholiques de Wurzbourg de déclarer la guerre à l'usure, de
la combattre par la création de certaines caisses, par la mise en
vigueur de certaines lois, par la construction de maisons
ouvrières que leurs locataires pussent aisément acquérir. Ainsi
la hantise du problème social survivait à l'assaut même des
persécutions. Elle suscitait aussi dans l'âme d'un vicaire de
Mayence, Frédéric Elz, la pensée de fonder pour les employés
de magasins des groupemens semblables à ceux qui existaient
depuis longtemps pour les com pagnons et pour les paysans; et
dès 1877, ces associations nouvelles sortaient de terre, arbris-
seaux aventureux, qui, pour naître et grandir, choisissaient
fièrement Iheure des bourrasques.
L'Etat faisait peser sur les catholiques un ostracisme raffiné,
que ne tempérait aucune pitié; mais les catholiques savaient
faire bon usage de cet ostracisme même. Les gestes perpétuels
de protestation, les traînées infinies de récriminations, accen-
tuent, plutôt qu'ils ne la réparent, la faiblesse des partis qui s'y
abandonnent; ce n'est pas en s'emprisonnant dans sa mauvaise
humeur qu'on parvient à la victoire. Les catholiques d'Alle-
magne évitèrent ce péril; ils eurent à porter beaucoup de
deuils, mais leur deuil ne les isola pas de la vie. A leur actif
travail pour le relèvement populaire, ils joignaient un autre
rêve, qui, lui aussi, brava les rafales, avec audace et succès; ils
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 55
voulaient ordonner l'effort de leurs savans. En face de ce libé-
ralisme qui sur les lèvres d'un Sybel s'affichait comme réaction-
naire, il leur plut de fêter le centenaire de Goerres, l'avocat
des peuples, de Goerres, l'avocat de Dieu ; ils le fêtèrent en
fondant une société de savans, dont le baron de Hertling,-
M. Cardauns, M. Julius Bachem, dressèrent le programme, et
qui devait aider déjeunes chercheurs catholiques à se faire un
nom dans la science. D'étranges disgrâces frappaient, dans l'en-
seignement supérieur, les catholiques notoires : il devenait fort
malaisé pour eux d'obtenir des chaires importantes. L'Académie
de Munster, où n'enseignaient naguère que des catholiques, avait
été elle-même ouverte, en 1874, à des professeurs de toutes
confessions : un tel prestige s'attache, là-bas, à la toque des pro-
fesseurs, qu'il déplaisait à l'État prussien d'en coifTer des têtes
d'ullramontains. Mais sous les auspices de la Société de Goerres,
les catholiques feraient œuvre de science, sans attendre pour
cela le bon plaisir de l'Etat. Et parmi les projets qu'ils déve-
loppaient, figurait celui d'un Dictionnaire ctÉiat qui devait,
en face des contradictions où se débattaient leurs ennemis
nationaux-libéraux, exposer à l'opinion allemande les principes
catholiques sur l'organisation des sociétés humaines. C'est d'une
certaine conception de l'Etat qu'étaient partis les juristes du
Culturkampf : M. Julius Bachem estimait que les catholi((ues,
pour vaincre, devaient se rendre compte à eux-mêmes, d'une
façon sereine et scientifique, de leurs propres idées sur le droit
public et sur la souveraineté de l'Etat. En face de livres comme
le dictionnaire de Bluntschli et Brater, allait se préparer, len-
tement, une encylopédie politique, sans cesse remaniée, sans
cesse rajeunie, dans laquelle l'Etat n'apparaîtrait pas comme
une fin en soi, absolue, détachée de Dieu, mais comme un
facteur nécessaire dans le grand plan divin. L'heure où Sybel,
absorbé par les bagarres de la politique quotidienne, visait à
contenir et à limiter les libertés populaires de crainte qu'elles
n'étayassent la liberté de l'Eglise, était celle-là même où l'élite
catholique, s'évadant de ces bagarres, planant au-dessus des po-
lémi([ues, allait évoquer et maîtriser, dans un long et pacifique
répertoire, tous les problèmes politiques, économiques et so-
ciaux. Il semblait que la Prusse et les nationaux-libéraux,
désormais dénués de tout principe stable, multipliassent les
expédiens de guerre, pour retenir le présent qui leur échappait;
5G REVUE DES DEUX MONDES.
l'Église et le Centre s'approvisionnaient de science politique,
afin de s'assurer l'avenir.
VIII
Les laïques se montraient audacieux pour entreprendre; les
prêtres, audacieux pour souffrir; ils avaient, les uns et les autres,
une volonté de courage, qui donnait l'impression de l'inflexibi-
lité. L'État, de toute évidence, s'était mis dans une impasse.
L'idée d'en finir avec cette lutte religieuse gagnait chaque jour
quelques adhérens. Au Landtag, le 21 février 1877, Dauzen-
berg, député du Centre, constatait cet esprit nouveau : il citait
le national-libéral Miquel, comme partisan d'une application
aussi restreinte que possible des lois de Mai ; il prenait acte, se
réjouissait, n'esquissait lui-même aucune concession. Ses col-
lègues, au cours de la discussion budgétaire, énuméraient les
ruines accumulées par le Cultiirkampf, protestaient une fois
encore, et se taisaient, jusqu'à ce qu'une occasion nouvelle leur
fût donnée de refaire, pour l'Allemagne et pour l'Empereur,
leur irréfutable réquisitoire. Le besoin de paix suscitait des
bruits de paix : Ratibor, l'ancien « catholique d'État, » parlait à
Gontaut d'une entente prochaine ; on recontait que Schorlemer-
Alst y travaillait. A croire toutes les rumeurs qui circulaient,
on eût dit que des intentions conciliantes, écloses un peu
partout, se tâtaient entre elles, s'éprouvaient mutuellement,
avançaient de toutes parts, et puis reculaient un peu, pour
avancer encore.
Subitement, à la chancellerie, les portes claquèrent : Bis-
marck voulait s'en aller. Il était en conflit avec Stosch, chef de
l'amirauté: l'Empereur avait refusé la démission de Stosch. Bis-
marck expédiait la sienne. Il sentait qu'à la Cour, on travaillait
de plus en plus activement pour la paix, et cela lui déplai-
sait. Toute l'Allemagne, voire toute l'Europe, entendaient,
aux mois de mars et d'avril, le bruit fait par ce ministre qui
* voulait partir. 11 professait, lui aussi, que le Cullurkampf ne
durerait pas toujours. Les Polonais, le Pape, avaient rendu la
guerre inévitable, mais il espérait et voulait, lui aussi, la terminer
un jour. Il en donnait l'assurance, très sincèrement, à Udo de
Slolberg; mais, encore une fois, Theure où l'État ferait la
paix, les conditions que l'État y mettrait, devaient être fixées
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 57
souverainement par Bismarck lui-même et par Bismarck tout
seul. Il ne reconnaissait qu'à lui seul, dans l'Etat, le droit de
parler de paix, parce que ce serait à lui de la fixer, à lui de
l'imposer; parce que ce serait à lui de clore, au jour qu'il vou-
drait, l'épisode actuel de la querelle séculaire entre le sacerdoce
et le pouvoir civil. L'opinion publique, les conservateurs, la
Cour, semblaient dès maintenant avoir choisi le jour, un jour
assez proche. Halte-là : Bismarck n'était pas prêt; l'on pren-
drait son jour, à lui.
D'urgence il mandait Busch; il le chargeait de certains ré-
quisitoires insolens, impitoyables, qui sans retard devaient pa-
raître dans les Grenzboten. Toute une histoire de complot s'y
déroulait. Augusta, reine de Prusse, impératrice d'Allemagne,
était la principale inculpée; le palais des Radziwill était l'endroit
suspect où tous les complices se groupaient. Et Busch, com-
mandé par Bismarck, répandait dans la presse toutes sortes de
cancans sur les pourparlers de la souveraine avec Dupanloup,
avec Mermillod, avec les Ursulines, avec les cercles catho-
liques du Rhin; sur les dispositions ultramontaines de son en-
tourage, sur les amitiés ultramontaines qu'elle avait nouées
avec les Radziwill, et avec Gontaut-Biron. Sa fille, la grande-
duchesse de Bade, était à son tour visée : on incriminait ses rap-
ports avec la « prêtraille » d'Alsace, avec certains représentans de
l'orthodoxie protestante, experts en l'art de parvenir, comme le
canoniste Gefîcken. Le grand-duc lui-même, coupable d'avoir
disgracié son ministre Jolly, n'était pas épargné : à Rome, où
il avait séjourné, il était tombé sous l'influence des cardinaux...
On parlait de la femme de Guillaume, et de sa fille, et de son
gendre, comme on parlait de certains fonctionnaires dont on
demandait la tête : la famille impériale tout entière était
accusée de cléricalisme. On enveloppait dans la même suspi-
cion les protestans croyans de la Cour, toute cette « clique »
qui déposait son poison dans la Gazette de la Croix; on livrait
à la risée du peuple allemand ce qu'on appelait la « bonbon-
nière, » toute pleine de « produits Gazette de la Croix » et
de « confiture des Jésuites. » Tous ces faiseurs de complots,
qu'ils relevassent du Pape ou qu'ils relevassent de Luther, vou-
laient aller à Canossa : c'était l'un de leurs crimes. Bismarck,
lui, n'irait pas; il trouvait tout de suite une occasion pour le
redire à l'Allemagne, avec fracas, et, plutôt que d'aller un jour
58 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
à Canossa, il courait à Varzin finir sa vie. Guillaume le rattrapait.
Bismarck consentait à rester en fonctions; mais, le 16 avril
1877, il parlait pour un « long voyage. »
Il regarderait^ de loin, traîner la lutte religieuse, et les
désirs de paix s'agiter dans le vague ; et rien de neuf ne se pro-
duirait, rien de décisif, parce qu'il ne serait pas là. Il laissait
Falk derrière lui; aucune concession à l'Eglise n'était à
craindre. Chaque fois qu'on se plaignait d'un abus ou d'un
excès, Falk répondait: C'est la faute aux évêques; ou bien : C'est
la faute aux catholiques. C'était leur faute, d'après lui, si le
patron d'une paroisse catholique commettait l'étrangeté d'y in-
staller comme curé un ecclésiastique vieux-catholique; leur
faute, encore, si certains fonctionnaires se laissaient aller à des
intempérances d'arbitraire, dont Virchow lui-même s'alarmait.
Ne léser les lois pour l'amour de personne, et moins encore
pour l'amour du Centre : tel était le programme de Falk. Sa
logique se faisait toujours plus courte, sa poigne toujours plus
rude. On revisera les lois, disait-il, lorsque les catholiques s'y
seront soumis. D'adoucissement, même, il ne voulait pas en-
tendre parler : «Pour que le gouvernement entre dans celte voie,
signifiait-il à Schorlemer, donnez-lui la preuve que la suppres-
sion de certaines duretés et de certaines misères pourrait mettre
fm à toute la lutte. » Il ajournait toute revision, il ajournait
tout tempérament, et ne démentait pas, du reste, ceux qui cri-
tiquaient la dureté des lois. Il n'était plus personne, ou presque
personne, qui en fît l'éloge : certaines feuilles écoutées, comme
la Gazette de Silrsie, surprises et presque émues par la fidélité
du clergé à la hiérarchie, assuraient de leur pleine estime, avec
quelques circonlocutions, ces prêtres que Falk qualiliait de
rebelles ; dans les propos mêmes de Falk, Kelteler notait le sen-
timent que (( par les voies présentement suivies, l'Etat n'arri-
verait pas au but; » l'Etat commençait de reconnaître médiocres
les lois que l'Eglise continuait d'affirmer mauvaises.
Mais l'Etat n'obéissait-il pas, dès lors, à une poussée
d'amour-propre, plutôt qu'au souci du bien public, en conti-
nuant de faire soullrir le peuple et l'Eglise, au nom de ces lois?
Pourquoi demandait-il à l'Eglise de s'incliner aujourd'hui
devant une législation réputée défectueuse, et que demain il
consentirait à modifier? Les catholiques répondaient par une
autre formule, qui semblait faire pendant et faire échec aux
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 59
exigences de Falk : ce 711'il nous faut, disaient-ils, ce n'est pas
la revision des lois, c'est leur suppression. Les curiosilis
s'éveillaient, à la fin d'avril, en apprenant (]ne deux person-
nages de la cour de Munich, Plistermeisler et BoniliarcU, étaient
à Rome, envoyés par la reine mère, ou mt^iiic par le roi
Louis II, et cfue peut-être ils y négociaient ; on cliuiliolait beau-
coup, et puis on les oubliait : ils n'avaient sans doute rioii de-
mandé pour le roi de Prusse, et certainement n'avaient rien
obtenu pour lui. Les polémiques de tribune et de presse
n'avaient d'autre effe* que d'opposer l'une à l'autre deuxiulran-
sigeances, qui l'une et l'autre se voulaient invincibles.
Le 14 mai, dans sa retraite, Bismarck sautait sur sa plume
pour féliciter quelques bourgeois inoccupés qui, dans la petite
ville de Hartzburg, immortalisaient par un monument expia-
toire le cuisant souvenir de Canossa. il leur criait merci,
« merci pour cette marque d'entente et d'encouragement dans
:a lutte contre les einpiétemens dont, aujourd'hui encore, la
vie allemande était menacée par la suprématie romaine. » Un
poète local, tout de suite, se sentait inspiré : « Sur toute la
terre d'Allemagne, chantait-il, la bande noire criait : Nous
voulons la liberté, nous voulons le droit, pour la race humaine,
les femmes surtout. Mais les vents de Berlin soufflent dans les
frocs, sur les corbeaux tombe le faucon, et sur le fripon, aussi,
sur le fripon par excellence, qui, dans l'armée des prêtres, sert
depuis longtemps comme volontaire. » Le faucon, c'était Falk,
et le fripon, c'était 'W^indthorst.
Mais là-bas à Rome, en ce même été, survenaient pour le
jubilé de Pie IX, pour fêter le Pape qu'on réputait hostile à
l'Empire, tous les évêques proscrits, Melchers, Brinkmann,
Martin ; ils y retrouvaient Ledochowski : ils y rencontraient
Ketteler ; à l'ombre du Vatican, ils tenaient, tous ensemble,
une façon de petit concile, pour expédier des ordres à l'Eglise
d'Allemagne, En jetant hors de l'Empire plusieurs d'entre eux,
on avait décimé leurs réunions annuelles de Fulda ; elles
avaient émigré du tombeau de saint Boniface, le Germain, vers
le tombeau de saint Pierre, le Romain : c'était là le succès
du Culturkampf . De Rome, ils invitaient ceux de leurs prêtres
qui recevaient encore quelque traitement de l'Etat, soit à
refuser ces sommes, soit à déclarer en chaire et puis à faire
savoir au pouvoir civil, qu'ils n'acceptaient pas les lois de Mai.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
De Rome, aussi, ils envoyaient certaines décisions très formelles,
d'après lesquelles les instituteurs qui se passeraient de la
mission canonique ou donneraient un enseignement hostile à la
foi, pourraient être exclus des sacremens. De Rome, enfin, ils
démentaient les bruits d'après lesquels Pie IX se pliait à une
conciliation. Pie IX y coupait court en personne, par l'origi-
nale allocution dans laquelle il parlait du nouvel Attila et
montrait l'heureuse influence de cet autre fléau de Dieu sur
le réveil de l'énergie catholique. Alors la municipalité de
Munich interdisait les processions auxquelles donnait lieu le
jubilé du Pontife. La Gazette Nationale accusait le Vatican
d'abrutir l'humanité et proclamait que le catholicisme était
inférieur au fétichisme des sauvages d'Afrique; la Gazette de
Magdebourg interpellait la Ravière, encore rattachée par des
liens diplomatiques avec le chef de l'Eglise. Après les journaux,
les juridictions les plus hautes de la Prusse ripostaient à leur
tour : le tribunal suprême lui-même, à Rerlin, rendait un arrêt
pour redire que les instituteurs donnaient au nom de l'Etat
toutes leurs leçons, même celles de religion, et qu'ils n'avaient
besoin d'aucune estampille d'Eglise. La colère des journaux, la
ténacité des tribunaux, ne troublaient d'aucun nuage l'allégresse
audacieuse, altière qu'inspiraient à Pie IX les catholiques d'Al-
lemagne.
Le Vatican, l'épiscopat, le Centre ne feraient aucune conces-
sion pour cesser de souffrir. On ne tenait pas compte, à Rerlin,
des pétitions catholiques au sujet de l'école; on semblait y
balayer, sans un regard, les 100000 signatures recueillies dans
les diocèses westphaliens et rhénans, les 158 000 signatures que
Rallestrera rapportait de Silésie, et qui toutes réclamaient que
pour l'enseignement du catéchisme l'instituteur tînt du curé
sa mission. Alors s'inaugurait, pour les catholiques de Prusse,
Père des grands meetings; ils en tinrent à Paderborn, à
Cologne, en août et octobre 1877. C'étaient d'immenses mobili-
sations du peuple croyant. Windthorst les organisait et les sou-
tenait; un prêtre qui devait être bientôt l'un des historiens du
Cultiirkampf, François-Xavier Schulte, maintenait l'opinion
en haleine, lorsque 'Windthorst s'était éloigné.
BIS3IA.RCK ET l'ÉPISCOPAT. 61
IX
Guillaume était atrocement soucieux. Il souffrait, comme
roi, de cet affront permanent qu'infligeaient, à la législation de
Mai, lEglise de Rome et une partie du peuple prussien. Mais
d'autre part il gémissait, comme chrétien, sur la prépondérance
qu'avaient prise, dans l'autre Eglise, dans l'Eglise évangélique
de Prusse, les courans nationaux-libéraux. L'élection du pré-
dicateur Hossbach par une paroisse protestante de Berlin soule-
vait en son âme une sorte d'angoisse : ce prédicateur était connu
pour son hostilité à l'orthodoxie. Guillaume souffrait d'un tel
choix comme d'un scandale, il écrivait à Roon, à Bismarck, des
messages alarmés; qu'allait devenir son peuple? qu'allait
devenir la foi? qu'allait devenir son Dieu? de la négation du
Christ, n'arriverait-on pas un jour, demandait-il, « à la sup-
pression de Dieu, comme en France? » Chacun savait, à la Cour
et dans les bureaux, que lorsqu'on voulait émouvoir l'Em-
pereur en faveur des « ultramon tains, » on n'avait qu'à lui
parler de certains courans libéraux qui se déchaînaient dans
l'Église protestante : l'été de 1877, durant lequel Bismarck accla-
mait encore le Culturkampf, aggravait, dans la conscience de
Guillaume, la satiété que le Culturkampf lui inspirait. « Per-
sonne n'a été content du Culturkampf, déclarait la Gazelle de
r Allemagne du Nord, et si le désir souvent exprimé de le voir
finir a pris une insistance particulière, c'est à cause des élémens
discutables qui s'y mêlèrent, et qui apportèrent dans cette lutte
des tendances discutables. » L'empereur Guillaume ne voulait
pas capituler devant Rome ; mais de ces « élémens discu-
tables, » il commençait à en avoir assez. Dans les groupemens
d'action qu'avaient organisés sur le Rhin certains nationaux-
libéraux pour la surveillance des fonctionnaires catholiques, un
certain Konitzer s'était longtemps distingué comme un déla-
teur passionné. Sa réputation succombait en août 1877 dans
un procès infamant. Guillaume pardonnait malaisément au
parti national-libéral de pareilles aventures.
« On a trop libéralisé, » disait-il en octobre au prince de
Hohenlohe: et Hohenlohe, toujours halluciné par le fantôme
des Jésuites, les soupçonnait de pousser l'Empereur dans une
voie réactionnaire, h' Association protestante allemande, dan§
62 REVUE DES DEUX MONDES.
un congr^îs ffiie, ce môme mois, elle tenait à Berlin, lançait, au
nom des prolestans libéraux, un nouvel appel contre l'ultra-
montaiiisme; mais TE npereur la délestait; c'est elle qui dans
son Église détruisait la foi; elle, encore, qui découronnait le
Christ de sa dignité de Dieu; ce n'est pas chez elle que Guillaume
irait prendre ses conseils.
Le Landtag reprenait séance en novembre: de nouveau,
les orateurs du Centre, lieereman et Dauzenberg, Windthorst et
Pierre Reichensperger défilaient à la tribune, dressant le bilan
de cette guerre que les protestans libéraux rêvaient de conti-
nuer. Et Reichensperger concluait: « S'il est trop pénible pour
M. Falk de rebrousser chemin, il peut encore, pour écarter les
rigueurs et les maux insoupçonnés et superflus qu'il a provo-
qués, rendre un service à TEtat prussien: qu'il prie Sa Majesté
de lui donner un successeur. » Le Centre considérait, — et c'est
de quoi bientôt Bismarck se souviendra, — que déjà la seule
retraite de Falk serait un prélude d'accalmie.
Ce mot de Reichensperger dessinait l'histoire future; il n'eût
pas tenu à Guillaume qu'il ne se réalisât immédiatement. La
Gazette de la Croix^ journal de ces pieux protestans que l'Em-
pereur n'avait jamais cessé d'aimer, accusait la Prusse, ou peu
s'en fallait, d'avoir commis le péché d'orgueil : « Les lois de Mai,
y lisait-on, vinrent à une époque où l'Etat prussieia, exalté par
ses glorieuses victoires, eut le tort pardonnable de trop présu-
mer de son omnipotence, et crut pouvoir jeter daas la mer de
la grande politique, comme un lest inutile, les considérations de
prudence. Cependant un grand vaisseau doit aussi compter avec
le lest, sinon il deviendrait le jouet des vagues. »
Les mois succédaient aux mois, les discours aux discours,
les articles aux articles; le travail s'opérait au fond des âmes;
mais à la surface du royaume, le Culturkampf sévissait tou-
jours. Le pilote du « grand vaisseau » prolongeait son congé; on
l'attendait. Les bruits les plus variés couraient à son sujet.
Certains craignaient une crise, une retraite définitive. D'autres
prétendaient qu'il allait se rapprocher des conservateurs. Kleist
Retzow demeurait sceptique, et il avait raison. Bismarck laissait
dire, parlait peu, écrivait moins encore, et cherchait les
moyens de redevenir le maître, le vrai maître, d'être l'homme
qui déciderait, tout seul, si sa politique des précédentes années
devait être continuée, ou bien changée, si la législation des
BISMARCK. ET L ÉPISCOPAT.
63
précédentes années devait être maintenue, ou bien amendée, ou
même détruite. Car détruire son œuvre, soi-même, parce qu'on
le veut, n'est-ce pas encore commander à son œuvre, n'esl-ce
pas encore être le maître? Il songea que Bennij^sen, l'un des
chefs du parti national-libéral, l'avait à plusieurs reprises
soutenu, avec zèle ; il prit la décision d'appeler Bennigsen au
pouvoir, à ses côtés. L'Empereur trouvait qu'on avait trop
libéralisé; le chancelier, lui, voulait libéraliser plus encore.
L'orientation théologique de l'Église protestante était, pour
lui, le moindre des soucis. Il considérait Bennigsen comme
un collaborateur capable d'être un serviteur: cela lui suffisait.
Il renouait avec cet homme politique, à la fin de décembre, des
pourparlers très sérieux ; il ne s'agissait de rien de moins que
de chasser Eulenburg et d'appeler au ministère môme de
l'Intérieur Bennigsen en personne, ce Bennigsen qui plus tard,
lorsque la Prusse reviendra sur les lois de Mai, sera leur der-
nier défenseur. On dirait, peut-être, que ce serait une bravade
contre le peuple qui avait, au renouvellement du Reichstag,
marchandé sa confiance aux nation aux- libéraux; une bravade
contre le souverain, qui était d'humeur à leur refuser la
sienne; mais qu'importait à Bismarck?
Bennigsen alléché posait des conditions; il exigeait que
deux au moins de ses amis politiques entrassent dans le minis-
tère. Mais pendant l'une des interruptions que subissaient les *
pourpailers, un message de Guillaume parvint à Bismarck: en
raison de « l'allure tranquille et conservatrice » qu'il souhaitait
à son gouvernement, l'Empereur, le 30 décembre 1877, opposait
aux projets bismarckiens son veto.
Bennigsen représentait la majorité parlementaire qui avait
dirigé le Culturkam/if : Bennigsen prenant le pouvoir à côté de
Bismarck, c'eût été le raffermissement de cette coalition entre le
chancelier et les nationaux-libéraux, d'où le Cultarkampf était
sorti; c'eût été, aux dépens de l'Eglise et contre l'Eglise, le
raffermissement de l'alliance entre la raison d'Etat et les
« élémens discutables » du Culturkampf. La raison d'Etat,
représentée par Bismarck, devait un jour mettre un terme à
cette lutte même qu'elle avait commandée; les <« élémens dis-
cutables, » eux, n'y concevaient d'autre terme que la mort même
de l'Église ennemie. De la définition même de ces deux forces
alliées, il résultait qu'un jour, elles se sépareraient, que l'une
64 REVUE DES DEUX MONDES.
voudrait continuer de lutter, que l'autre voudrait cesser. L'ap-
pel de Bennigsen au pouvoir aurait, pour un temps, renouvelé
l'alliance, mais elle était tout près d'être dénoncée; lé geste de
Guillaume, et bientôt les nécessités économiques de l'Empire
orienteraient Bismarck vers d'autres combinaisons ; l'ofîensive
du Cullurkam.'pf allait perdre son unité.
X
Mais dans ces années 1876 et 4877 où les adversaires du
Cultiirkampf national commençaient à reprendre confiance dans
l'avenir, un fait s'était produit, que Bismarck considérait
comme un succès pour les partisans d'un Cultiirkampf euro-
péen : les élections, en France, avaient amené la Gauche au
pouvoir. Depuis plusieurs années, les journaux allemands se
plaignaient que la France, en demeurant en dehors du Cultiir-
kampf, violât « un intérêt supérieur d'ordre international; » ils
s'apprêtaient désormais à un autre langage.
« Ce qui les frappe, écrivait Gontaut à Decazes au lendemain
des premières élections républicaines de 1876, c'est la défaite
du cléricalisme, de ce spectre noir qu'ils ont toujours devant
les yeux et' que les hommes d'Etat allemands s'efforcent de
représenter comme un objet d'épouvante, aussi bien pour les
pays étrangers que dans leur patrie. » La Post au 9 avril 1876
écrivait: « Le peuple français, en se décidant pour la Répu-
blique, n'a que deux choix à faire : accepter la théocratie papale
ou délivrer la nation des chaînes dans lesquelles l'a tenue le
clergé. On paraît être entré dans la seconde voie. Cela prépare
une communauté d'idées avec l'Allemagne, qui peut devenir
une paix inébranlable pour la France. » Quelques jours après,
Thiers, causant avec Hohenlohe, émettait l'idée, — presque dans
les mêmes termes, — que la communauté d'intérêts dans la
lutte contre l'ultramontanisme offrait une garantie pour la
durée des bons rapports entre l'Allemagne et la France.
Cette communauté d'intérêts qu'affirmait Thiers, et que pres-
sentait aussi Gambetta, se traduisit, tout de suite, par certaines
similitudes de langage, très continues, très frappantes, entre la
presse bismarckienne et les journaux français qui luttèrent
en 1877 contre le 16x\lai. Gambetta qui, en 1874, dans une lettre
à M"^ Edmond Adam, soupçonnait Bismarck d'entretenir de ses
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 65
subsides et de ses conseils perfides le cléricalisme français, était
désormais rassuré. Ce n'était pas seulement la gauche française,
c'était l'Allemagne bismarckienne qui accusait, en 1877, le mi-
nistère du 16 Mai de trop s'intéresser au Pape et d'exposer la
France à des périls de guerre. « Les journaux bismarckiens
envoient sur Paris, lisait-on dans la Nouvelle Presse libre, de
Vienne, ce que le prince de Bismarck appelle des jets d'eau
froide, et cet appui ne manquera pas de servir aux députés de
la Gauche de recommandation auprès de leurs électeurs. »
Recommandation, c'était trop dire et beaucoup trop; mais du
moins les députés de la Gauche trouvaient-ils dans ces jour-
naux certains textes dont ils pouvaient conclure que les cléri-
caux, c'était la guerre, et que la République, c'était la paix.
Les polémiques de presse étaient très friandes de ces textes. La
politique extérieure « ultramontaine, » telle que la concevaient
les Droites, perdrait la France ; Gambetta le disait, Bismarck
aussi. Et puis, de l'hostilité contre une telle politique, on pas-
sait, tout de suite, à l'idée d'une lutte contre Rome : « Cette
idée-là, disait Thiers à ses amis en octobre 1876, vous est in-
spirée par Bismarck, qui veut broyer la Papauté, le seul pouvoir
qu'il n'a pas réussi à avoir en main en Europe. »
Le parallélisme d'action entre la presse gambeltiste et la
presse bismarckienne n'échappait pas à Windthorst : d'après ce
qu'il faisait dire à Gontaut, le 30 juin, le chef du Centre savait
u sûrement » que M. Gambetta était en communication avec la
chancellerie allemande. Lord Odo Russell et les autres diplomates
accrédités à Berlin pensaient de même (l).Ce n'étaient laque des
hypothèses, qu'il serait peut-être périlleux de considérer dès
maintenant comme acquises à l'histoire. Mais entre le chance-
lier de l'Empire et le tribun de la République un intermé-
diaire survint, Crispi.
En août 1877, il fit un séjour à Paris, vit Gambetta (2) et
puis, gagnant Berlin, y demeura près de Bismarck jusqu'à l'ou-
verture de la période électorale française, période décisive, à
(1) Gambetta fréquente trop les agens de Bismarck, notait au même moment
M°" Edmond Adam [Après l'abandon de la revanche, p. 15). Comparer, même
ouvrage, p. 06, les curieux propos de Girardin à M°" Adam.
(2) D'après le récit que Gambetta fit à M"* Edmond Adam de son entretien
avec Crispi, celui-ci souleva la question du désarmement général. Bismarck seul,
répondait Gambetta, peut imposer ce désarmement (M°* Edmond Adam, op. cit.,
p. 29-31).
TOME III, — 1911. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle l'Allemagne, ainsi que le disait à Lefebvre de Béhaine
un homme d'Etat bavarois, s'intéressait beaucoup plus qu'à la
question d'Orient.
L'Empereur s'effrayait d'une victoire possible de Gambetta :
pour lui, c'était le radicalisme, et puis la revanche. « Rassurez-
vous, lui disait plus tard Hohenlohe; Gambelta, obligé d'en-
gager la lutte contre les cléricaux, provoquerait un conflit
autrement considérable que notre Culturkampf, il serait donc
trop occupé à l'intérieur pour songer à nous faire la guerre. »
Bismarck et Crispi, d'ailleurs, ne demandaient pas à l'Empereur
son avis pour travailler aux destinées françaises. « On affectait,
écrit M. Hanotaux, d'établir entre les libéraux de tous pays, y
compris les républicains de France, une entente pour la lutte
contre Rome. Bismarck était le chef imprévu de cette combi-
naison, et Crispi son principal lieutenant. » Et Bismarck et
Crispi, regardant au loin la France, causaient longuement. Du
fond même de la Scandinavie s'élevait une voix qui sommait
Bismarck de parler net à la France : c'était celle de Biôrnstjerne
Biôrnson :
Il y a deux camps en Europe, écrivait-il. L'un a son quartier général
au Vatican, l'autre à Berlin. L'un envoie sans cesse des messages et des
proclamations, l'autre se tait. Mais ce silence est regrettable. Précisément
avant les élections françaises, il faudrait que le prince de Bismarck eût dit
formellement et publiquement, devant toute l'Europe, ce que seuls l'Empe-
reur allemand et son chancelier ont l'autorité pour dire : « La victoire des
partis appelés conservateurs, en France, est une victoire ultramontaine et
c'est, tôt ou tard, une lutte avec l'Allemagne, qui, ici, a une mission euro-
péenne.» Je sais très bien qu'on pourrait qualifier un tel langage d'immix-
tion dans les affaires d'un pays voisin. Mais je sais aussi que cette lutte est
menée pour des idées, et les idées ne connaissent pas de frontières. Que
sans une telle parole Mac-Mahon perde la partie, c'est possible. Mais il
doit la perdre de telle façon que ni lui ni d'autres n'aient envie de recom-
mencer.
Biôrnstjerne Biôrnson voulait ainsi qu'au nom des « idées »
Berlin signifiât un ordre à la France votante; peu s'en fallait
qu'il n'accusât Bismarck de manquer de brutalité La distance,
ou les brouillards du Nord, cachaient à cet impérieux agité
l'action réelle du chancelier. Decazes, lui, qui voyait et qui
savait, laissait échapper ce mot douloureux : « M. de Bismarck
se mêle trop de nos affaires. »
A Paris, en effet, les polémiques de certains journaux de
gauche inquiétaient savamment la France au sujet de ce qui se
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 67
disait à Berlin, au sujet de ce qui s'y dirait si demain les
« ultramontains » de France, soupçonnés de vouloir rétablir le
pouvoir temporel, sortaient vainqueurs de la crise. A Berlin,
les banquets où paradait Crispi, les discours où Bennigsen affir-
mait la solidarité de l'Allemagne et de l'Italie, semblaient
braver la France « ultramontaine, » dans laquelle Fltalie voyait
toujours un péril. Manteuffel, l'historien Ranke, envoyaient à
Thiers des télégrammes pour lui souhailer le succès. Le 6 sep-
tembre, Bismarck, donnant ses instructions à Hohenlohe, qui
s'en retournait à Paris, lui disait qu'avant les élections, il serait
encore nécessaire que l'Allemagne se montrât un peu menaçante.
Voyant un certain nombre de nos journaux reproduire ses me-
naces et les transformer en argumens électoraux, notre vain-
queur de 1871 se flattait de peser sur nos suffrages. « Lisez
l'histoire et ses tristes leçons, s'écriait avec une grave et pessi-
miste éloquence le duc de Broglie. N'est-ce pas sur l'Agora
d'Athènes mourante qu'on évoquait le fantôme de Philippe de
Macédoine? N'est-ce pas dans les Diètes de Pologne qu'on se
retournait avant de voter, pour savoir ce que pensaient et ce
que voulaient les ambassadeurs de Catherine? »
On sait la suite des faits, comment Gambetta devint le
maître, comment le cléricalisme devint l'ennerni, comment une
« erreur funeste, pour reprendre les expressions de Gabriel
Charmes, nous entraîna à rompre avec l'allié naturel qu'était
pour la France le catholicisme, à traiter en ennemi le culte
qui avait été le drapeau de la protestation de l'Alsace-Lorraine
contre la conquête, et qui restait l'âme des particularismes
allemands. » Le prince de Hohenlohe, ambassadeur de Bismarck,
et Henckel de Donnersmarck, qui renseignait activement le
chancelier sur les événemens de Paris, applaudissaient à ce
tardif succès du C^///z<r/;(7m;;/ international. Spuller, lui, sentait
au contraire une impression de cauchemar. « Ah ! ma chère
amie, disait-il à M"* Edmond Adam, combien de fois vous ai-je
dit et répété de ne pas applaudir dans les discours de Gambetta
ses sorties anticléricales ! Vous le voyez aujourd'hui : l'anticlé-
ricalisme le conduisait à Bismarck et Bismarck à lui. L'anticlé-
ricalisuie, prenoz-y garde, il est prussien! »
C'en était donc fait de ce régime clérical sous lequel l'armée
française, au dire de Henckel, n'était pas autre chose que
l'armée des soldats du Pape, qui, sur un ordre, iraient où les
68 REVUE DES DEUX MONDES.
Jésuites les voudraient mener, c'est-à-dire, peut-être, à une croi-
sade contre l'Allemagne (1). Henckel bientôt parla d'une visite
que le chef des Gauches pourrait rendre au chancelier de
l'Empire; il disait à Gambetta : « Ce n'est que dans une conver-
sation que vous pourrez asseoir solidement les conditions du
rétablissement d'un régime de confiance entre nos deux pays sur
la base d'une politique commune de l'Allemagne et de la France
contre la Papauté; » et puis, se retournant vers Bismarck, il lui
faisait observer, le 23 décembre 1877, que le nouveau gouverne-
ment de la France, en choisissant un protestant pour le mini-
stère des Affaires étrangères et en remplaçant Gontaut, montrait
à l'Allemagne son désir d'entrer en bons rapports, Gontaut
démissionnait, en effet, à la veille d'être rappelé : Bismarck l'ac-
cusait, avec ténacité, d'avoir donné son aide aux influences de
cour qui visaient à ralentir la persécution religieuse et d'avoir,
avec l'appui des ultramontains, accrédité l'idée que l'Allemagne
souhaitait la guerre. Bismarck depuis deux ans voulait qu'on le
débarrassât de ce « contre-ministère » que formaient, d'après
lui, l'Impératrice et Gontaut; il était enfin satisfait. Henckel
concluait que Gambetta « apporterait, dans leur extension la
plus large, l'empressement et le concours de la France pour
une politique commune de l'Allemagne et de la France contre
Rome. » Le Ctilturkampf, expliquait de son côté Gambetta à
M"^ Edmond Adam, « a changé les principes des luttes anticlé-
ricales; il en a fait une question de politique européenne. » Sur
les lèvres de Gambetta, de celui-là même qui devait bientôt
s'honorer en déclarant que l'anticléricalisme nest pas un article
d'exportation, semblaient ainsi voltiger, en une fugitive minute,
des propos singulièrement pareils à ceux que tenait Bismarck,
depuis quatre années, sur le caractère international du Cultur-
kampf.
Mais si l'idée même d'une action commune de l'Allemagne
et de la France contre Rome avait, en 1877, la saveur d'une
nouveauté, très peu de mois suffiraient pour qu'elle eût la
saveur d'un archaïsme. Le futur cardinal Vannutelli, causant à
(1) Il est intéressant de remarquer que, dès 1872, une brochure signée L. G.,
imprimée à Mâcon et intitulée La Revanche, brochure « distribuée dans les cé-
nacles démocratiques et les loges maçonniques, » combatlait l'idée de revanche
comme étant « mise en avant » par les militaires de profession et par les « cléri-
caux, » surtout par les Pères Jésuites. (Henri Galli, Gambetta et V Alsace-Lorraine,
p. 36, Paris, Pion, 1911).
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 69
Bruxelles, en 1876, avec son collègue le baron Baude, lui avait
dit : « Si la France se laissait entraîner à l'imitation de la poli-
tique religieuse appliquée depuis cinq ans en Allemagne, on
verrait JM. de Bismarck en profiter, avec son habileté ordinaire,
pour accélérer son évolution, se dégager des embarras que votre
pays commettrait Terreur d'assumer à sa place, et rechercher, à
des conditions rendues plus accessibles pour lui par l'état de
la France, une réconciliation avec le Saint-Siège. » Il advint, en
Allemagne, après 1877, ce qu'avait ainsi prévu Mgr Vannutelli,
ce que pronostiquait, dès 1875, le prince de Hohenlohe lui-
même, lorsqu'il disait à Blowitz : « Pour aller à Ganossa,
Bismarck n'attend que l'anticléricalisme français. »
En janvier 1878, Victor-Emmanuel mourait; le futur Fré-
déric III, qui s'en allait à Bome pour lui rendre les derniers
devoirs, résistait aux instances de l'impératrice Augusta, et
s'abstenait d'aller voir le Pape : l'Allemagne continuait de ne
plus connaître Pie IX. Mais, un mois plus tard. Pie IX disparais-
sait à son tour; l'Allemagne allait recommencer de connaître la
Papauté; et tandis que la presse bismarckienne célébrait en
France Floquet et M. Lockroy, comme des héros du Culturkampf ,
l'imagination de Bismarck, cédant au rêve qu'elle n'avait jamais
complètement abandonné, recommençait d'aspirer à causer avec
Bome, par-dessus les évêques, par-dessus le Centre. Se passer du
Centre pour faire la paix, ne serait-ce pas encore avoir vaincu
le Centre? Bismarck palliera sa défaite par cette illusion de
victoire ; Léon XllI sera le véritable vainqueur.
XI
Les luttes avec Pie IX avaient été pour Bismarck une école;
il avait appris, à cette école même, ce qu'était l'Eglise. En se
heurtant à ce faible vieillard, à cette tête découronnée, il avait
reconnu que cette puissance spirituelle, à laquelle il prêtait des
airs d'insurgée parce qu'elle avait refusé de se confondre avec
lEtat, n'était pas décidément une puissance du même ordre que
celles avec lesquelles il avait coutume de se mesurer; même
frappée, elle gardait encore je ne sais quoi d'invincible; même
incarcérée, elle gardait encore quelque chose d'inviolable; elle
articulait des refus d'obéissance qui démentaient les erreurs
bismarckiennes sur la valeur de la loi; elle commettait et
70 REVUE DES DEUX MONDES.
ordonnait des récidives qui déroutaient les illusions bismar-
ckiennes sur la vertu de la force.
Voyageant à Rome en 1876, le vieux maréchal de Moltke
écrivait avec quelque tristesse : « La Papauté a pour elle les
femmes de tous les pays catholiques et quelquefois même celles
des pays protestans. Le sentiment, l'imagination, la faiblesse
d'esprit, ce sont là de bien puissans auxiliaires; nulle force
extérieure n'est capable de détruire la Papauté; elle a déjà sur-
monté des crises plus terribles que celle-ci. » Moltke, pour la
première fois dans sa vie, désespérait que l'Allemagne fût victo-
rieuse ; mais pourquoi la victoire se refusait-elle ainsi à l'Alle-
magne? C'est ce qu'il ne comprenait pas encore. Dédaigneux
non moins qu'amer, on eût dit, à l'entendre, que l'Allemagne de
Bismarck et de Moltke était battue par les femmes. Ce croyant
de la force clierchait pour les déconvenues de la force une
explication, et l'explication se dérobait. 11 fallait que le fier
« germanisme » reconnût et acceptât comme un fait l'existence
d'un pouvoir spirituel susceptible d'édifier, dans la conscience
de chaque citoyen catholique, des retranchemens imprévus,
derrière lesquels elle déjouait Bismarck.
Pie IX, naguère souverain d'un Etat, n'était plus que le pro-
priétaire d'une enclave; mais par le fait même de ses malheurs
politiques, il était devenu absolument intangible pour les ven-
geances terrestres; et cette inaccessibilité même du Pontife,
bravant en Bismarck l'homme fort et le héraut des droits de la
force, devenait comme le symbole d'une autre inaccessibilité,
celle du monde des âmes; elle parachevait encore, dans ce per-
sonnage historique qu'est le Pape, ces traits singuliers et gran-
dioses qui font de lui, si l'on ose ainsi dire, un homme repré-
sentatif par excellence, l'homme représentatif d'un certain
monde moral existant hors de portée de l'Etat, au delà et au-
dessus de l'Etat, monde moral où s'évade et s'épanouit l'auto-
nomie des consciences fières et où les pénalités frappant les
corps n'ont aucune répercussion consentie ni durable. La force
matérielle, triomphante et grisée, oublie volontiers l'existence
de cet autre univers, dans lequel voisinent, jusqu'à s'y con-
fondre, le for intime de l'homme et la volonté de Dieu : volon-
tiers ne reconnaîtrait-elle comme réel que ce qu'elle peut
toucher, culbuter et broyer.
Cette môme revue : les Grenzboteii, qui SvOnnait autrefois les
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 7'1
fanfares du Cullurkampf, publiait, il y a quelque temps, les
Mémoires d'un ancien ministre prussien de l'Instruction pu-
blique, Bosse. Il parlait du chancelier : « Bismarck el Falk,
expliquait-il, avaient tenu trop peu de compte de l'immense
puissance que possède l'Eglise catholique sur les cœurs des
hommes; et vis-à-vis de ces impondérables, ils avaient attribué
à l'omnipotence brutale de l'Etat une supériorité victorieuse,
qu'elle n'avait pas et ne pouvait pas avoir. Les forces profondes,
réelles, religieuses, qui agissent dans le cœur humain, furent
mésestimées et mises de côté avec un aveuglement qui aujour-
d'hui même, pour un politicien libéral, paraît à peine compré-
hensible. »
On ne saurait mieux dire. Il était réservé au Pape, ce roi
déchu, de décontenancer Bismarck, Moltke et Roon, ces trois
familiers de la victoire. Bismarck apprit, au jour le jour du
CuUurkampf, que sa propre puissance, quelque tremblement
qu'elle imprimât à l'Europe, s'émoussait contre certaines
bornes; qu'elle n'avait pas de prise sur les mystérieuses décisions
des consciences, non moins importantes dans la destinée des
peuples que la décision des armes; et que Pie IX, qui les dic-
tait, était en quelque façon plus fort que lui.
C'est dans son contact hostile avec l'Eglise de l'Infaillibi-
lisme, avec l'Eglise qu'il disait serve, que s'étaient révélées à
ce fils de la Réforme, à ce confesseur de 1' « évangélisme »
prussien, deux forces mystérieusement vivaces et qu'il ignorait
jusque-là : la souveraineté spirituelle, toute-puissante sous les
dehors de la faiblesse, et la liberté de l'homme intérieur,
s'affirmant avec éclat par l'obéissance volontaire à cette débile
souveraineté.
Georges Goyau.
LEILA
DERNIERE PARTIE(l)
XIII
NUITS ET FLAMMES
II
A six heures, elle fit sa toilette. Puis elle sonna la servante,
et, avec une hypocrisie presque inconsciente, elle lui demanda
si Puria était loin. Elle savait par la lettre de Massimo que,
de Puria à Dasio, il y avait seulement vingt minutes de chemin.
La servante répondit qu'on pouvait aller à Puria en moins
d'une heure, et, sur le désir exprimé par Lelia, elle lui promit
de trouver un jeune garçon qui la conduirait.
— A quelle heure Mademoiselle se propose-t-elle de
partir?
— A sept heures.
Le guide fut un enfant de douze ans, aux yeux vifs et aux
lèvres obstinément muettes. Lelia ne réussit à lui arracher que
des monosyllabes. D'ailleurs il suffisait que cet enfant connût
le chemin de Puria et celui de Dasio. Tandis qu'ils montaient
vers Loggio, elle ne regardait ni à droite ni à gauche. Son cœur
palpitait, un peu par la fatigue de l'ascension, beaucoup parce
que son courage commençait à faiblir. Elle s'arrêta une pre-
(1) Voyez la Revue du 15 févr'.er, des 1" et 15 mars, des 1" et 15 avril.
LEILA.
73
mière fois à l'endroit où le sentier fait un lacet, au-dessus de
l'oratoire de San Carlo ; et elle s'arrêta une seconde fois, lors-
qu'elle eut atteint le haut de la montée, à l'endroit où le sen-
tier oblique à gauche pour descendre dans la conque du Campo.
De là se découvre soudain à l'excursionniste toute la haute
Valsolda : Loggio baigné dans la verdure, la courte raie blanche
que Drano forme au-dessus de Loggio, Puria accroché au flanc
de sa montagne, Castello qui couronne un éperon de roches
taillées à pic et rongées dans le bas par le torrent, et, au centre
du paysage, beaucoup plus élevé que les autres, émergeant
à peine, avec son clocher et ses quelques toits, d'un nid de
verdure qu'abrite l'énorme bastion de dolomite, le village de
Dasio. Lelia se fit nommer tous ces lieux ; puis elle s'assit dans
l'herbe et contempla le petit clocher jaunâtre qui se dresse là-
haut, sous l'escarpement des roches. Ensuite son regard se porta
du clocher vers les crêtes qui le dominent , y chercha cette
pointe de dolomite qui ressemble un peu à celle du Summano,
contemplée par Massimo du salon de la Montanina, pendant
qu'elle jouait VAvett. Elle crut l'apercevoir entre les nuages, au
milieu de la croupe qui, du sommet principal, décline vers
l'est. Et son cœur se gonfla de la divine musique et du cri
d'amour :
Or sappi che brucio, che moro di te!
Elle réprima son émotion et se remit en route. Au bas de la
dernière montée, sur le pont près duquel se trouve une petite
chapelle, elle dut s'appuyer un instant au parapet, épuisée, trem-
blante, ne sachant si elle pourrait continuer. En passant, elle
regarda à l'intérieur de la chapelle, y vit des statues peintes, une
scène de la Passion, le Crucifix, la Madeleine; et il lui sembla
que, s'il n'y avait eu là que le Crucifix, elle se serait agenouillée
avec ferveur et aurait prié.
Arrivée au détour où vient aboutir le sentier de Drano, à
deux minutes au-dessous de Dasio, elle s'assit sur le premier
degré de ce sentier et elle ordonna à son jeune guide de monter
jusqu'à l'hôtel dont le nom était écrit dans son cœur. L'enfant
devait simplement demander si M. le doct-eur Alberti était chez
lui, et rapporter la réponse. Cette réponse, attendue avec une
fébrile vibration de tous les membres, fut que M. le docteur
74 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était pas chez lui. Alors Lelia se couvrit la face avec les deux
mains et s'abîma dans ses réflexions.
Elle réfléchit longuement, angoissée de se sentir seule,
seule, seule! Puis, découvrant son visage, elle envoya de
nouveau le jeune garçon, pour demander que quelqu'un de
l'hôtel voulût bien descendre C'était pour elle un supplice de
s'informer de M. Alberti; mais, puisqu'il était inévitable de le
faire, elle aimait mieux que ce fût dans cet endroit solitaire
plutôt qu'à l'hôtel, où peut-être elle serait obligée de parler en
présence de nombreuses personnes.
Une jeune fille vint, habillée à la mode de la ville, polie et
aff"able. Lelia sut d'elle que M. le docteur était parti deux heures
auparavant à Muzzaglio, pour voir un malade. Il avait dit qu'il
serait de retour à dix heures. Or neuf heures sonneraient
bientôt. Si l'étrangère désirait aller à sa rencontre, elle ne pou-
vait pas se tromper. Elle devait prendre par le Pian di Nava et
par San Rocco.
— Mademoiselle pourra, s'il lui plaît, s'arrêter au Pian di
Nava, qui n'est pas même à un quart d'heure d'ici. M. Alberti
doit nécessairement y passer.
Et la jeune fille essaya d'enseigner le chemin au petit guide
qui ne le connaissait pas. Mais, comme celui-ci avait peine à
comprendre, elle s'offrit à guider elle-même l'étrangère, la con-
duisit à travers le pauvre village jusqu'au lavoir public, la mit
sur le sentier.
— Dans cinq minutes, ajouta-t-elle, vous serez au Pian di Nava.
Lelia paya l'enfant, le renvoya et poursuivit sa route. A
l'endroit où le sentier, après qu'on a dépassé le cimetière et le
vallon de la Terra Morta, grimpe dans la prairie creuse que
de grands châtaigniers ombragent sur la lisière méridionale,
elle quitta le chemin frayé, s'écarta vers la gauche, dans l'herbe,
jusqu'à l'un des premiers arbres. De là, elle apercevait toute
la courbe du sentier qui, après avoir traversé la prairie, va se
perdre dans un bois. Elle s'assit par terre et attendit, les yeux
lixés sur le bois.
m
Ce matin-là, Massimo s'était levé au petit jour. Il n'avait
presque pas dormi. La veille, il était allé à Lugano pour y louer
LEILA. 75
le bateau à vapeur qui transporterait de Porto Ceresio à Oria
la dépouille moi telle de Benedetto. Depuis que cette démarche
était accomplie, l'approche de la cérémonie funèbre, à laquelle il
devait prendre part, lui causait d'indicibles angoisses. La mé-
moire de Benedetto lui restait chère et sacrée, et il aurait été
heureux de rendre un hommage privé à l'ami, au maître; mais
l'hommage public signifiait une adhésion à des croyances, à
des idées qui n'étaient plus les siennes. Refuser cet hommage
serait presque une injure; le rendre serait presque une hypo-
crisie. Benedetto personnifiait le Credo catholique intégral, la
foi inébranlable en l'Eglise, l'obéissance douce et humble à
l'Autorité. Et Massimo, lui, ne croyait plus.
Il avait commencé par se détacher mentalement de Rome,
par se persuader que le catholicisme romain était condamné à
mourir. Puis, très vite, il s'était détaché aussi du Christ divin et
ressuscité. La rapidité de cette défection n'était d'ailleurs qu'ap-
parente. Depuis longtemps, le seul ascendant des obligations
religieuses imposées par l'Eglise maintenait debout dans son
âme les croyances chrétiennes traditionnelles, minées toutefois
à la base par l'action d'une critique dont l'imprégnaient conti-
nuellement ses conversations et ses lectures. Une fois rejetée
l'autorité de l'Eglise, les effets de cette action dissolvante se
révélaient subitement. Pour lui, désormais, le Christ n'était plus
ni divin ni ressuscité; demain, le Dieu personnel s'écroulerait à
son tour. Le premier pas dans cette voie, c'est-à-dire l'affran-
chissement vis-à-vis de Rome, lui aurait été doux, si cette rup-
ture n'avait pas eu pour conséquence de l'obliger à rompre en
outre avec son propre passé de notoire défenseur de la foi
catholique. Mais ce qui l'épouvantait, c'était de s'abîmer ensuite
dans l'agnosticisme, et il en éprouvait un tel désespoir que,
parfois, il était assailli de violens et fugitifs accès de réac-
tion.
Pour se soustraire à ces idées obsédantes et aussi à son lâche
amour, il s'efforçait de ne penser qu'à ses malades, étudiait avec
une intense application, dans ses livres de médecine, le cas de
chacun d'eux. Le montagnard de Muzzaglio, qu'il était allé voir
ce matin-là, était un malheureux qui^ par suite de la mauvaise
conduite de sa femme, s'était mis à boire, et qui vivait dans une
étable avec quatre chèvres et avec une brebis, à demi abruti et
dégoûtant de saleté. Cet homme ne descendait à Castello et à
76
REVUE DES DEUX MONDES.
Puria que pour y échanger son lait contre de l'alcool. Au pays,
on l'appelait « le sauvage. » 11 était convalescent d'une pneu-
monie, et Massimo s'efforçait par tous les moyens de le tirer de
son abjection. Aidé par deux charitables femmes de Dasio, il
l'avait nettoyé de la tête aux pieds, l'avait transporté dans une
étable vide, — car, à Muzzaglio, il n'y a que des étables, — et
l'avait installé sur une couche humaine. Chaque matin, il lui
apportait lui-même des œufs, du bouillon et le peu de vin dont
il était impossible de le priver. Il se proposait d'aller voir la
femme de ce malheureux et de la persuader de reprendre son
mari, qu'elle avait chassé de la maison à cause de ses habitudes
crapuleuses.
Sorti de Ihôtel dès avant sept heures, il trouva levé son
convalescent de Muzzaglio, écouta patiemment les interminables
bavardages de la petite vieille qui le gardait; puis il visita un
enfant menacé de l'appendicite; et enfin il reprit le chemin de
Dasio. Il s'arrêta aux pâturages de San Rocco, dernière ver-
dure qui vient mourir contre les murailles de roche. Un trou-
peau 'y paissait, et le continuel tintement des sonnailles cli-
quetait sur le grondement sourd de la rivière profonde. Il
s'assit sur l'herbe, écoutant ce grondement qui lui rappelait la
voix du Posina, lorsque, par les fenêtres ouvertes, à la Mon-
tanina, cette voix emplissait sa chambre. Le temps était gris;
le grondement était mélancolique, et mélancolique aussi le
tintement des sonnailles agitées par les vaches paissantes. Ce
grondement lui faisait mal ; mais c'était un mal suave auquel il
s'abandonnait avec complaisance, l'esprit vide de pensée. Quand
il se remit en marche, quelques souvenirs précis de Lelia se
représentèrent à sa mémoire. Alors il fit halte, regarda fixe-
ment, dans le bois, une touffe de cyclamens fleuris sur le bord
du sentier; et il les regarda jusqu'à ce que les dangereuses
images eussent repassé le seuil de la mémoire consciente. Puis,
à pas lents, il sortit du bois de châtaigniers et entra dans le
Pian di Nava.
Il aperçut tout de suite, à deux cents pas devant lui, une dame
vêtue d'une robe claire, qui était assise hors du sentier, sur le
côté le plus élevé de la prairie. Il ne fit pas attention à elle.
Presque tous les jours, des excursionnistes de Loggio et de San
Mamette montaient jusqu'à Dasio. Lorsqu'il fut arrivé en face de
la dame, elle se mit debout. Les yeux du jeune homme, attirés
LEILA. 77
par le mouvement, se portèrent vers elle ; mais il ne la reconnut
pas, détourna la tête, continua de marcher. Elle fît un pas vers
lui, s'arrêta. Il s'arrêta aussi, la regarda de nouveau. Elle était
si pâle, si bouleversée qu'il ne l'aurait pas reconnue encore, si
les regards de cette personne ne se fussent attachés à lui avec
une fixité étrange. Il eut un soupçon, tressaillit, resta pétrifié.
Elle courba la tête, chancela, chercha un appui, recula d'un pas
vers l'arbre au pied duquel elle s'était assise, s'embarrassa dans
sa robe, porta brusquement la main en arrière, contre le tronc
de l'arbre; et elle demeura debout, tète basse. Massimo s'élança
pour la soutenir, puis s'arrêta. Il voyait bien que c'était elle;
mais il ne pouvait en croire ses yeux. Il ôta sottement son cha-
peau, sans savoir ce qu'il faisait. Elle tourna vers lui son visage
blême, inondé de larmes, et, la poitrine haletante, elle le regarda
encore. Ses yeux parlaient, exprimaient tant d'amour, tant de
douleur ! Il voyait, et il ne pouvait croire. Elle avança un peu
la tête, et ses lèvres se contractèrent convulsivement, pour dire
des mots qui ne furent pas prononcés. Il fît un effort sur lui-
même afin de se persuader qu'elle avait besoin de quelque se-
cours ou de quelque renseignement, comme un voyageur quel-
conque, et qu'elle avait honte d'être obligée de s'adresser
précisément à lui. Mais en même temps, une autre explication
lui traversa l'espril, et il ne douta pas une seconde que cette
explication fût la bonne.
— Vous êtes ici avec Donna Fedele ? demanda-t-il.
Et il se mit aussitôt sur la défensive. C'était sûrement Donna
Fedele qui avait fait cela, qui avait convaincu la jeune fille,
qui s'était imposée à elle. Il ne remarqua pas l'absurdité d'une
telle hypothèse, et il s'attacha à cette apparence de vérité, seul
moyen qui lui permît de comprendre pourquoi M"* de Camin
était là. Mais Lelia, courbant la tête, lui fit signe que non.
— Avec votre père, alors ? insista le jeune homme de plus
en plus stupéfait, et ayant conscience de supposer une chose
impossible.
Lelia, le visage toujours penché, les yeux fichés en terre,
lit de nouveau signe que non.
Enfin, à l'attitude humble et honteuse de la jeune fille,
il entrevit la véritable raison de ce mystère, commença à com-
prendre les élans réprimés qui semblaient la porter vers lui.
Mais il n'osa pas dire un mot, faire un geste qui se rapportassent
78 REVUE DES DEUX MONDES.
à la vérité délicieuse. Incliné vers elle, presque aveuglé par
l'émotion, il murmura :
— Seule?
Elle ne répondit pas, se couvrit la face avec ses paumes. Il
lui saisit les poignets, la sentit céder, céder, avec une fluidité
d'abandon qu'aucune parole n'aurait pu rendre. Tout à coup, les
poignets résistèrent. 11 ne corrprit pas pourquoi, tressaillit de
terreur. Leiia, en se dégageant, jeta un regard vers le sentier par
où deux douaniers arrivaient, et une légère ombre de crainte
effleura son visage. Alors il comprit, articula quelques phrases
incohérentes, auxquelles il s'efl'orça de donner le ton de l'in-
différence; mais, malgré lui, sa voix tremblait, parce que, si les
mains de Lelia ne signifiaient plus Tamour, ses yeux le signi-
fiaient encore, fixes, graves, assombris par la passion. Les doua-
niers passés, une lueur de sourire éclaira le visage de la jeune
fille, et ses mains eurent un mouvement lent pour s'ofl"rir.
Massimo ressaisit les mains glacées. Elles cédaient toujours,
mais avec plus de réserve que la première fois, et les yeux
conscieus du péril, continuaient à observer le sentier. Il mur-
mura d'autres paroles incohérentes, lui ofl"rit le bras; mais il
n'osa plus prendre la main, parce que des gens pouvaient passer
encore. Et il serra le bras qu'elle lui accorda tout de suite, le
serra si tendrement qu'elle en rougit.
Heureuse d'une joie ardente, elle était redevenue maîtresse
d'elle-même, tandis que le jeune homme, pris de vertige, ne
savait plus ce qu'il faisait. 11 tourna vers Dasio. Elle ne dit
rien; mais, doucement, délicieusement, son bras prisonnier
poussa Massimo dans la direction contraire, vers le bois. Puis,
sans que ses yeux cessassent de dire : « Je t'aime ! je t'aime ! »
elle se dégagea peu à peu de l'étreinte, se mit à marcher dans
l'étroit sentier devant lui. Tous les trois ou quatre pas, elle
tournait la tête et elle le regardait, longuement, silencieuse-
ment. Parfois la douceur de son regard, d'abord à demi voilé,
s'enflammait brusquement d'un feu sombre; et alors ses yeux
se reportaient sur le sentier, comme si son âme eût été inca-
pable d'endurer un feu si violent.
Dans le bois, ils marchèrent l'un à côté de l'autre. Il lui
passa un bras à la ceinture. Elle le regarda, le regarda; elle in-
clina son visage vers lui, qui inclina le sien vers elle. Les lèvres
muettes s'ofl'rirent. Le baiser fut léger, parce qu'ils avaient tous
LEILA. 79
deux le senliment confus de quelque chose d'auguste qui s'ac-
complissait en ce moment-là, de quelque chose d'éternel qui
venait de commencer avec le baiser d'amour.
— Pour jamais, n'est-ce pas? dit-il, éperdu, reniant par ce
mot toutes les pensées améres qu'il avait eues sur elle.
Elle ne répondit qu'en appuyant passionnément son front
sur la poitrine de l'aimé.
Quand ils repassèrent près des cyclamens qu'il avait longue-
ment contemplés tout à l'heure, il en cueillit deux pour elle et
il les lui offrit avec un sourire. Elle baisa la main qui lui pré-
sentait les fleurs, et elle prononça entin ses premières paroles :
— Pourquoi riez-vous?
La voix chère lui retentit dans l'âme. Plus que jamais, à
l'entendre, il fut certain de ne pas rêver, et plus que jamais la
réalité lui sembla être un rêve. 11 ne connaissait de cette voix
que la froideur, l'ironie, la colère. Les trois paroles, en soi insi-
gnifiantes, étaient la note à peine touchée de la quatrième corde,
la note douce et grave d'une corde nouvelle pour lui, et qui
transformait la sonorité de l'instrument : la corde de l'amour.
Massimo, vaincu par cette douceur, fut d'abord incapable de
répondre et dut attendre quelques minutes pour dire comment
le bruit du torrent avait rappelé à sa mémoire la Montanina,
comment il s'était obstiné à regarder les cyclamens afin de
s'empêcher de revoir mentalement l'image qui lui brûlait le
cœur. Ce récit, qui évoquait la souffrance passée, ralluma dans
les yeux de Lelia la flamme intérieure, obscure de cette divine
obscurité qui dépasse la lumière. Cette flamme s'éteignit tandis
qu'elle disait :
— Conduisez-moi au lieu où vous avez commencé de penser
à moi.
Il lui suggéra de le tutoyer, la pria de dire : « Conduis-
moi. » Avant de répondre, elle le regarda longuement; puis :
— Je ne peux pas encore, murmura-t-elle.
11 comprit pourquoi elle ne pouvait pas, en lut la raison
dans ces yeux parlans. Elle avait le souvenir trop vif de sa
cruelle injustice.
— C'est moi, reprit-il, ayant soif d'oublier le triste Passé
pour le Présent délicieux, c'est moi qui dois te demander par-
don.
Et il allait expliquer ces étranges paroles, dire tout le
80 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
remords qu'il éprouvait de l'avoir jugée indigne. Mais le Passé
ressuscita si rudement dans les âmes de l'un et de l'autre que
ni Lelia ni Massimo ne purent ouvrir la bouche, l'un pour
protester, l'autre pour s'expliquer. Ils cheminèrent en silence,
n'échangèrent pas même un regard, jusqu'aux larges prairies de
San Rocco, jusqu'au grondement de la rivière profonde.
— C'est ici, dit Massimo.
Lelia ferma les yeux : le paysage trop différent l'empê-
chait de retrouver dans cette voix profonde les souvenirs du
Posina. Dès qu'elle ne vit plus le paysage, elle eut la sensation
de l'altitude et du désert, dans cet air que parfumaient les
maigres et pierreux pâturages, que vivifiaient les tintemens dis-
persés des sonnailles. Ce qui lui revint à l'esprit, ce fut, non la
Montanina, mais cette côte sauvage des rhododendrons où elle
avait été vaincue.
Epuisée par l'émotion et par la fatigue, elle pâlit soudain,
fit signe qu'elle désirait se reposer. Massimo, anxieux, presque
affolé de terreur, l'installa sur l'herbe, lui prit les mains, les
lui caressa. Et elle, secouée de frissons, le visage altéré par
des mouvemens convulsifs, la tête penchée comme si elle
allait défaillir, le regardait, le regardait. Dans ses yeux se suc-
cédaient de douces clartés et des flammes sombres. Le jeune
homme lui offrit de descendre au torrent pour y puiser un peu
d'eau dans un gobelet de métal; et déjà il faisait un geste pour
se lever, lorsqu'elle lui saisit le bras à deux mains et le retint
presque violemment. Quelques instans après, son visage et sa
personne se recomposèrent. Elle arrangea ses cheveux; puis,
ayant pris la main de Massimo, elle dit, en considérant la paume
de cette main comme si elle voulait l'étudier :
— Comment avez-vous fait pour me pardonner si vite?
— Oh ! moi...
Et la demande que le jeune homme avait conçue et tue depuis
le moment oti elle lui avait avoué qu'elle était seule, s'échappa
enfin de ses lèvres :
— Mais toi?
Elle comprit, sans autre explication. Elle lui dit qu'elle n'était
pas en état de parler, mais que, s'il voulait, elle lui écrirait. En
réponse à une question de lui, elle ajouta qu'elle était arrivée la
veille au soir et qu'elle avait pris une chambre à San Mamette.
La seule chose que le jeune homme osa lui demander encore,
LEILA. 81
ce fut si son père savait. Elle répondit qu'il n'y avait que Donna
Fedele qui sût, et qu'elle avait su seulement après la fuite.
A cette déclaration succéda un silence que troublaient dans le
cœur de Massimo diverses incertitudes, et dans le cœur de
Lelia le chagrin de les comprendre et de ne pas connaître le
moyen de l'en débarrasser tout de suite. Finalement Massimo
proposa de retourner à Dasio, où elle pourrait se reposer, se
restaurer. Elle se mit en chemin comme si son rôle était, non
de consentir, mais d'obéir, et que dorénavant elle fût une chose
à lui.
Ils marchèrent lentement, elle appuyée à son bras, sans
prononcer un mot. Il commençait à se préoccuper des commen-
taires que l'on ferait à l'hôtel. Désormais, c'était chose réglée
par le Destin : il donnerait à Lelia son nom, son honneur, sa
vie; mais, quand même cela n'eût pas été, il aurait fait tout le
possible, afin que la moindre parole malveillante ne pût efûeurer
celle qui, dans un élan de passion et de remords, était venue se
jeter entre ses bras. A un certain moment, il crut voir dans les
yeux de la jeune fille qu'elle était affligée de ce silence. Ils se
trouvaient alors au milieu du bois. Il dégagea son bras de celui
de Lelia, attira la fine taille, amoureusement. Elle demanda,
inquiète :
— Ai- je mal fait?
Massimo l'élreignit plus fort :
— Ma chère épouse !
Elle inclina sa tempe sur l'épaule du jeune homme et chu-
chota :
— Je vous ai toujours aimé, toujours, toujours!
Il dit à Lelia qu'il la présenterait à l'hôtel comme sa fiancée.
— Oui, répondit-elle, mais à cause de vous, non à cause de
moi. Tout à l'heure, c'est pour vous que j'ai eu peur.
Elle voulait dire que ce qui la rendait prudente dans ses
démonstrations d'amour, c'était le souci de la réputation de
Massimo, non de la sienne. Dans le besoin qu'elle avait de s'hu-
milier, elle s'obstinait à lui dire « vous, » et Massimo dut s'y
résigner. Elle lui demanda, avide d'être contredite, si, plus tard,
il ne se repentirait pas de l'avoir présentée ainsi. Cependant
ils arrivaient au petit vallon qui descend du Pian di Nava vers
la Terra Morta et vers l'étroit cimetière. En apercevant l'église
et les maisonnettes de Dasio, blotties dans la verdure sous les
TOME Ht. — 1011 , 6
82
REVUE DES DEUX MONDES.
colossales falaises de dolomite qui, rune tournée au midi,
l'autre au couchant, se rejoignent en i'ormunt un angle à la
brèche du Passo Strctto, inondée de lumière, Lelia s'arrêta.
— Pas encore! dit-elle.
Mais aussitôt elle se repentit de cette parole comme d'une
désobéissance, voulut continuer, malgré l'aversion que lui in-
spirait l'hôtel, malgré son désir de prolonger le plus possible
une heure si douce. Massimo lui accorda une halte de quelques
minutes : pas plus de quelques minutes, parce qu'elle était très
pâle. Le ciel était encore couvert, et des nuages s'attardaient sur
les crêtes grises. La verdure uniforme, que ne diversitiait aucune
ombre, les tons cendrés du paysage étaient comme un silence
discret de la nature autour de ces deux âmes si pleines l'une de
l'autre. Lelia, assise dans l'herbe, contempla un moment la
beauté voilée des choses qui se recueillaient dans ce silence.
Quelques gouttes d'eau commencèrent à tomber, et Massimo
en profita pour inviter la jeune fille à se remettre en route. Le
bruissement presque imperceptible d'une pluie fine les accom-
pagna jusqu'à Dasio. Lorsqu'ils furent entrés dans le village,
elle devint, pour lui, plus prudente que lui, ne le regarda plus
jusqu'au seuil de l'hôtel; mais, dans le vestibule un peu sombre,
elle ne put empêcher ses yeux de lui jeter un éclair chargé de
désirs. Massimo, logé dans le vieux bâtiment, pria l'hôtelière de
conduire cette demoiselle dans une chambre de l'aile neuve :
elle ne resterait à Dasio que quelques heures, et il fallait prendre
ses ordres pour le déjeuner qu'on lui servirait dans sa chambre.
Tandis qu'il parlait, le facteur du télégraphe se présenta
avec une dépêche arrivée par le bureau de San Mamette. Cette
dépêche était le télégramme par lequel Donna Fedele rappe-
lait à Massimo son devoir d'être chrétien et honnête homme.
Après l'avoir lue, il la mit dans sa poche, sans rien dire, et il
quitta la jeune fille, alléguant l'obligation d'aller à Puria voir
quelques malades. Mais, avant de partir, il monta dans sa
chambre et y écrivit ce billet, qu'emporta le facteur :
« Chère amie maternelle,
« Lelia est ici. Peut-être ne méritais-je pas l'admonestation
de me conduire en honnête homme. Veuillez, je vous prie, de-
mander pour moi à monsieur de Camin la main de sa fille.
« Votre Massimo. »
LEILA. 83
IV
Massimo revint de Puria deux heures après. Pour y aller,
il avait presque couru. Pour en revenir, il avait cheminé len-
tement, et il n'avait pas môme songé à regarder la pointe de
dolomite. Il lui semblait que sa tête s'égarait, tant y était
confus le tumulte des sentimens et des pensées. Il avait
demandé la main d'une riche héritière sans prendre garde à
cette richesse. On pouvait le soupçonner d'avoir attiré la jeune
fille à Valsolda dans le dessein de s'imposer ensuite comme mari.
Cela lui causait une telle répugnance que, pour ne pas être
exposé à un soupçon si injurieux, il était tenté de renoncer à
son bonheur. Tantôt il se proposait de parler à Lelia de ce scru-
pule, et tantôt il se disait avec épouvante que Lelia, dans l'ar-
deur de sa passion, ne saurait pas le comprendre, qu'elle lui
reprocherait d'aimer peu, de n'avoir pas le courage d'affronter
le mépris du monde comme elle-même l'avait affronté. Et il se
tordait les mains, en proie à cette terreur; mais ensuite il se
disait que c'était une terreur vaine, que cet horrible soupçon
ne viendrait à personne, et que, si le soupçon venait, Lelia
saurait bien le dissiper.
Il arriva à l'hôtel tout moite de sueur, et cependant pâle
comme un cadavre. On lui dit que Lelia était au fond du jardin
et qu'elle avait demandé s'il était revenu. Alors il oublia ses
pensées troubles, rejoignit la jeune fille qui était assise sous
un sapin, près d'un bassin où gazouillait un jet d'eau. Cet en-
droit du jardin formait une sorte de terrasse d'où l'on apercevait
le village avec ses maisonnettes enguirlandées de vignes, et,
dominant les maisonnettes, plutôt protectrice que menaçante,
une roche colossale. Un peu en contre-bas s'étendait le parvis
de l'église, laquelle, du côté du Midi, masquait un coin de la
vue, entre la vallée qui descend, à l'Ouest, vers le glauque miroir
du lac, et les pentes qui, à l'Est, sont escaladées par les châ-
taigneraies de Drano et par les pâturages de Ranco, jusqu'aux
tragiques escarpemens dont la rencontre avec ceux de Dasio
fait angle au Passo Stretto.
Dès qu'elle aperçut Massimo, elle se leva. Elle tenait une lettre
à la main. Elle lui dit qu'après avoir déjeuné dans sa chambre elle
avait écrit cette lettre. Il fit un geste pour la prendre, croyant
84
REVUE DES DEUX MONDES,
que c'était celle où elle devait lui dire ce qu'elle n'avait pu lui
expliquer de vive voix : le changement advenu dans son âme, le
pourquoi et le comment de sa résolution. Mais, avant de lui
donner la lettre, elle lui en fit lire l'adresse :
Monsieur Girolamo de Camin,
à Vélo (TAsiico, par Vicence.
11 retira vite la main.
— Non, non, dit-elle. Il faut que vous la lisiez. Je vous
prie seulement de ne pas la lire en ma présence. Vous n'avez
pas déjeuné encore? Eh bien ! lisez-la en déjeunant. Moi, je vais
me reposer un peu dans ma chambre.
Au lieu d'aller déjeuner, il monta chez lui, s'enferma et
lut :
« Mon père,
u Ce que j'ai fait et ce que j'entends faire te paraîtra sans
doute fort étrange. Toutefois, je ne doute pas d'obtenir ton
entière approbation. Je te demande dès maintenant la liberté
à laquelle j'aurai droit dans peu de mois. Je ne puis te dire
encore l'usage que j'en ferai; mais ce que je puis te dire et ce
que je te dis tout de suite, c'est que, sur mes revenus, je ne te
demanderai que le strict nécessaire pour vivre ici, seule et mo-
destement. Au surplus, tu n'auras aucun compte à me rendre.
Pour le moment, je n'ai besoin de rien. Je t'écrirai de nouveau,
quand il y aura lieu. Je te salue.
« Lelia. »
« P.-S. — Si, le cas échéant, je me trouvais obligée de
revenir pour quelques jours, j'accepterais l'hospitalité de
M"*' Vayla de Brea. »
Un flot de joie et d'amour gonfla la poitrine du jeune
homme. 11 poussa un long soupir de soulagement, de bonheur.
« Non, non, pensa-t-il, elle ne doit rien recevoir de son père! »
Comme il sentait qu'elle était à lui, maintenant que la richesse
ne s'interposait plus entre eux! Comme il était impatient de
l'étreindre sur son cœur ! Mais il faudrait qu'elle écrivît sans
LEILA. 85
retard une autre lettre, pour déclarer qu'elle n'accepterait rien,
pas un centime.
Ne pouvant résister au désir de lui exprimer à l'instant sa
joie et sa volonté, il se précipita dans l'escalier pour courir
chez elle. iMais, avant d'être descendu, il réfléchit. Entrer dans
la chambre de la jeune fille eût été une inconvenance. Il irait
donc l'attendre au jardin. La petite pluie fine avait recom-
mencé. Il n'y fit pas attention, s'assit sur le parapet, à l'endroit
où elle s'était assise. Quelques minutes après, elle se montra à
une fenêtre, l'aperçut, se hâta de descendre. Il ne put s'empêcher
d'aller à sa rencontre jusqu'au bas de l'escalier. Il savait que
dans l'aile neuve de l'hôtel il n'y avait pas âme vivante en ce
moment-là : car les seuls voyageurs qui y fussent logés, —
une famille milanaise, — étaient partis dès l'aube pour une
ascension.
— Comme je suis heureux! dit-il.
Elle s'abandonna sur la poitrine du jeune homme, lui en-
laça ses mains derrière le cou, murmura :
— C'est bien ce qu'il fallait écrire?
Ils allèrent s'asseoir à l'abri du sapin, et, tandis qu'il lui
parlait à voix basse, mais avec véhémence, elle se taisait, buvait
les paroles ardentes de l'aimé. Enfin elle dit qu'elle eût pré-
féré ne pas lui être à charge, mais qu'elle se soumettait de bon
cœur à son désir et qu'elle écrirait une autre lettre par laquelle
elle renoncerait à recevoir une pension quelconque.
Ensuite, quand il l'eut informée de ce qu'il avait demandé
à Donna Fedele de faire pour lui, elle lui apprit que Donna
Fedele devait partir d'un moment à lautre pour Turin. Ce fut
alors seulement que Massimo connut une partie de la vérité
douloureuse. Il en fut si étonné, si affligé, qu'il exprima le
regret de n'avoir pas connu à temps la gravité de la situation,
parce qu'il aurait offert à* la malade de l'accompagner dans ce
voyage. Lelia le regarda. Elle n'osa pas traduire sa pensée par
des paroles qui auraient ofl"ensé la pudeur de l'égoïsme; mais
ses yeux dirent clairement : « Oublies-tu que nous ne serions
pas ici? » Il comprit, sourit, renia aussi des yeux le regret gé-
néreux qu'il venait d'exprimer. Puis ils eurent conscience
d'avoir cédé l'un et l'autre à un mouvement de l'àme qui les
abaissait, et ils s'abstinrent de reprendre ce discours.
11 fallait maintenant qu'elle écrivît bien vite l'autre lettre.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
quelle y mît la date et qu'elle ajoutât un mot pour inviter son
père à répondre. Elle remonta donc dans sa chambre, et Mas-
simo alla déjeuner.
Pendant qu'il déjeunait, la famille milanaise rentra, essouf-
flée, fourbue, suante, avec une charge de fleurs alpestres, de
cyclamens, d'aconits, de fougères, de champignons, de fraises,
de fromages de chèvre et de bouteilles vides. Il n'y avait plus à
espérer ni tranquillité, ni liberté pour causer dans le jardin.
Lorsque Lelia revmt avec la lettre, Massimo lui proposa de
partir. Elle, qu ennuyaient déjà ces gêneurs, se hâta d'accepter.
Avant de mettre son chapeau, elle demanda étourdiment :
— Nous reviendrons, n'est-ce pas?
Il la regarda. Elle vit qu'il rougissait, et elle rougit aussi.
Non, elle n'avait pas eu l'intention de rester à Dasio ce soir-là;
mais elle avait cru que le jeune homme lui proposait une courte
promenade pour échapper à cette société turbulente, et qu'ils
redescendraient plus tard à San Mamette. Massimo regarda sa
montre. Il était trois heures.
— Nous prendrons quatre heures pour descendre, dit-il.
Contente, elle le remercia des yeux. Ils partirent dans le
soleil et dans le vent. Une brise gaillarde s'était levée, qui trans-
formait la face du ciel et de la terre. De toutes parts le bleu
perçait les nuages. Les pâturages de Ranco, les châtaigneraies
de Drano, les crêtes nues et tranchantes resplendissaient; le
feuillage huniide s'agitait et luisait autour d'eux. Le couple,
abandonnant le chemin de Puria, s'était engagé sur l'étroit sen-
tier, noyé dans la verdure, qui, de plateau en plateau, à travers
des roches et des marais, entre de petits champs et des côtes
herbeuses, serpente et s'égare au sein riant du vallon où
chantent et obliquent vers le Midi les eaux venues du Passo
Stretto. Là, le sentier, obliquant avec 'elles, grimpe au petit pont
de pierre qui, jeté de bas en haut, les enjambe. Ce petit pont
d'aspect rustiijue, embrassé par les ronces et par les arbustes
qui croissent sur l'une et l'autre rive, paraît être une œuvre de
la nature plutôt qu'une œuvre de l'homme. Avant d'y arriver, le
sentier rase un creux de rocher assez grand pour contenir deux
ou trois personnes qui voudraient s'y abriter contre la pluie. Ce
creux, tourné vers le Nord, regarde les hauteurs de Dasio, le
val du Passo Stretto, l'amphithéâtre de roches qui domine
LEILA. 0 /
le paysage. Mnssimo et Lelia s'y installèrent pour se reposer.
— Et la pointe de dolomite, où est-elle? demanda la jeune
fille.
Massimo la considéra, stupéfait. Que savait-elle de cette
pointe de dolomite? Elle baissa la tête et se tut. Il lui prit une
main, répéta sa question avec une insistance presque anxieuse.
Oui, que savait-elle?
— Je voudrais vous répondre parla musique de Schumann,
prononça-t-elle tout bas, sans relever le front, et y mettre toute
mon âme.
Il comprit que Donna Fedele avait parlé, serra en silence
la main docile. Puis il lui montra, en face d'eux, sur la crête
de la montagne, la petite dent inclinée qui mordait le ciel.
— Je pensais bien que c'était celle-là, dit-elle ; mais l'aspect
n'est plus le même quand la roche se détache sur un étroit
champ de ciel, comme on la voit du salon de la ]\Iontanina.
— Tu l'as donc cherchée? demanda Massimo, pour jouir de
la réponse attendue.
Mais il se punit de cette joie indiscrète en n'attendant pas la
réponse, et il posa une autre question. De quelle manière
Donna Fedele avait-elle rapporté à la jeune fille les paroles
relatives à la roche? Lelia baissa de nouveau la tête.
— J'ai tout lu, murmura-t-elle.
— Toutes mes lettres?
— Oui, toutes, je crois.
Elle connaissait donc le jugement sévère qu'il avait porté
sur elle? Cette idée rendit d'abord le jeune homme muet; puis
il demanda :
— Et tu es venue?
— Si je n'avais pas lu, je ne serais pas venue.
Il tenait encore la petite main si douce. Il la caressa, la
caressa silencieusement, comme pour effacer de cette douce
main une offense.
. — La dernière, reprit-elle, je l'ai lue au milieu des rho-
dodendrons de la Priaforà. C'est alors que j'ai pris ma résolu-
tion et dressé mon plan.
Elle sourit en pensant à M""^ Betlina. Massimo n'eut pas
grand'peine à lui arracher le récit de la fuite. Moitié riant, moitié
frissonnant, elle raconta les machinations des prêtres de Vélo et
de la veuve Fantuzzo, avoua ses propres hypocrisies, fit rire
88
REVUE DES DEUX MONDES.
Massimo par la description de son voyage entre Arsiero et
Vicence. Elle ne prononça pas une seule fois le nom de son
père.
Tandis qu'elle parlait, Massimo fit glisser l'anneau de la
main prisonnière, afin de le regarder. Dabord le doigt résista,
se plia pour défendre l'anneau; et le jeune homme renonça à
le prendre. Alors elle regretta d'avoir résisté, retira elle-même
l'anneau de son doigt et l'offrit. Massimo y lut : « A Leila. »
Il pâlit, se rappelant que son pauvre ami Andréa lui avait
raconté la petite querelle qu'il avait eue avec sa fiancée pour ce
nom de Leila et le cadeau qui en avait été la conséquence,
11 rendit l'anneau à la jeune fille, sans rien dire, et, sans rien
dire, il lui laissa la main libre.
— Moi, j'étais méchante, confessa- 1- elle à voix basse; mais
lui, il était si bon !
Dans le silence qui suivit, le grondement sourd du torrent
était comme 'une lamentation sur la mort de ce jeune homme
si beau, si noble de cœur. Massimo reprit la main de Lelia.
— Son père, dit-il, a souhaité, un peu avant de mourir, que
je prisse la place de celui qui s'en est allé. C'est un souhait que
le fils lui-même a sans doute mis dans le cœur paternel. Nous
ne loublierons jamais, n'est-ce pas, ma chérie ? jamais, jamais,
jusqu'à la mort. Veux-tu que je t'appelle Leila, en mémoire de
lui?
— Oui, répondit-elle, émue.
Et ils baisèrent l'anneau, l'un après l'autre.
— Vous savez, ajouta la jeune fille; il me parlait souvent
de vous.
Il ne répondit point. Ils se levèrent ensemble, d'un tacite
accord; ils franchirent le pont, suivirent le sentier qui continue
à monter, tantôt s'allongeant sur la côte sinueuse au bas de
laquelle résonne le torrent profond, tantôt s'écartant dans de
petits vallons ombreux où courent des ruisseaux. Lelia fut la
première à parler. Tandis qu'ils traversaient la haute prairie où
est construite une chapelle et d'où la vue s'étend librement sur
les montagnes, sur les vallées et sur le lac :
— Je crains, dit-elle, d'être trop méchante et trop étrange
pour vous.
— Lelia l'était peut-être, répondit-il en souriant ; mais
Leila ne l'est plus.
LEILA.
89
Elle lui prit une main et lui dit à voix basse :
— Non. Je serai toujours Leila, toujours Leila. Gomment
voulez- vous que soit Le.ilal
— Je veux qu'elle soit meilleure que moi, répondit-il, et que
sa seule étrangeté soit d'aimer un modeste petit médecin, qui ne
peut lui offrir qu'une vie pauvre et obscure.
Elle s'attacha passionnément à son bras et elle lui reprocha
ce qu'il venait de dire :
— Vous devriez laisser aux autres ces propos vulgaires !
Mais à peine eut-elle proféré ces paroles hardies qu'elle
s'empourpra, demanda pardon.
— Nous habiterons ici, n'est-il pas vrai?
Massimo lui expliqua que ce n'était pas encore certain. Il
était venu à Valsolda avec l'idée de concourir pour le poste de
médecin municipal ; mais, si ce n'était pas lui que l'on choi-
sissait, il ne pourrait s'établir dans le pays et il devrait cher-
cher un poste ailleurs.
— Demain, ajouta-t-il, j'irai visiter les maires des villages.
— Demain? s'écria-t-elle. Alors, demain, je ne vous verrai
pas?
— Peut-être oui, peut-être non. Mais Leila doit comprendre
que, jusqu'à ce que les réponses soient venues de Vélo d'Astico,
nous ne pourrons plus rester ensemble comme nous avons fait
aujourd'hui.
Elle s'attrista, murmura qu'elle avait peur de n'être pas
encore tout à fait Leila.
Elle aurait voulu prendre tous les sentiers qui montaient,
n'arriver jamais à San Mamette. En débouchant, près du lavoir
de Drano, sur le chemin empierré qui mène aux pâturages de
Ranco, elle remarqua qu'un peu plus loin ce chemin pénétrait
dans un bois, et elle voulut l'explorer. Tout, dans le bois, lui
était prétexte à s'attarder : une de ces énormes roches qui émer-
gaient de l'ombre; un groupe de sveltes acacias perdus au mi-
lieu des châtaigniers et des noyers; un vieil arbre monstrueux,
patriarche de la forêt; un coin bleuâtre du lac lointain, aperçu
entre les branches et inondé de soleil; puis, à l'endroit où le
chemin monte à découvert, les majestueuses parois de roche
nue qui surplombent Dasio, et la petite pointe de dolomite in-
clinée dans le ciel. Visiblement lasse, elle aurait voulu monter
encore. Massimo ne le lui permit point.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
— Leila est obéissante, dit-elle en s'arrêtant.
Elle était toujours prête à gravir les raidillons qui s'en
allaient vers la montagne, et, aux descentes, elle avait besoin
de se reposer à chaque pas. Ils en riaient l'un et l'autre. Près de
l'église de Loggio, ils prirent le senlier de Puria, s'engagèren
dans le vallon, parvinrent à une gorge pleine d'ombre, que res-
serrent deux escarpemens boisés et que barre, dans le fond, une
paroi de roche. Là, ils s'assirent sur l'herbe d'une petite émi-
nence, près d'une cascade, et ils y passèrent la dernière heure
de cette inoubliable journée.
— Il me vient une idée, dit Lelia. Je voudrais un miroir
d'eau pour rajuster mes cheveux.
Ils descendirent au bord de la rivière, cherchèrent et trou-
vèrent un endroit où l'eau s'étalait, paisible. Lelia, souriante,
pria Massimo de s'éloigner un peu. 11 résista un moment, puis se
soumit, fit quelques pas sur le sentier. Bientôt un rire argentin
le rappela. Assise sur la rive, elle avait complètement dénoué
ses magnifiques cheveux blonds, oii se jouaient le soleil et
l'ombre. Elle avait perdu le petit ruban qui servait à les atta-
cher, ne savait plus comment faire, s'amusait de sa propre
étourderie et de son propre embarras. Elle avait sur les genoux
ses peignes d'écaillé, et elle s'efforçait de tordre avec ses deux
mains, sur sa nuque, le flot lourd de sa chevelure. Dans cette
attitude, elle paraissait plus belle encore, semblait être la nymphe
de la cascade. Gomme Massimo la contemplait, en extase, elle
lui dit de regarder ailleurs : tant qu'il la regarderait, elle ne
pourrait venir à bout de rien. Mais il ne pouvait détacher ses
prunelles des ondes soyeuses qui coulaient sur le front, voilaient
un peu les yeux brillans d'amour, ruisselaient sur les épaules
jusqu'au sein. Oui, elle était vraiment la nymphe de la cascade,
la blonde reine de ce petit royaume de roches, d'eaux et de
forêts.
— Demeurez ainsi I s'écria-t-il, avec une admiration qui lui
fit oublier de la tutoyer.
— Oui-da? répondit-elle en riant. Et que dirait-on de vous,
si l'on vous voyait avec une échevelée de cette sorte?
Elle prit le parti de se faire deux tresses et de les laisser
pendre sur ses épaules.
— Me trouvez-vous bien ainsi? demanda-t-elle à Massimo,
les yeux rie\irs.
LEILA. 91
— Tu es une pure poésie! répondit-il, enivré. Mais ne te
décideras-tu pas à abandonner ce vous cérémonieux?
Elle avoua qu'il lui plaisait beaucoup de dire vous et de
faire... Elle s'interrompit, regarda aux environs, n'y aperçut
personne, lui tendit les lèvres et murmura :
— ... comme ceci !
Il était temps de se mettre tout de bon en route pour San
Mamette. Ils descendirent h pas lenis, parlant peu, gardant une
attitude prudente. Arrivés à l'église paroissiale qui, blottie sous
une roche, semble couver les toits du village, ils pénétrèrent
dans l'enclos consacré. Massimo avait résolu de la quitter en cet
endroit, pour remonter ensuite à Muzzaglio et visiter son conva-
lescent. Accoudés au petit mur d'enceinte, ils prirent les der-
niers arrangemens pour le lendemain. 11 ne viendrait pas à San
Mamette, ne lui donnerait aucun rendez-vous ; mais, après avoir
parlé aux maires des villages, il lui écrirait dans la soirée.
— Une longue lettre, je vous en prie ! dit-elle.
Et à son tour elle lui promit d'en écrire une, qu'elle remet-
trait au messager du jeune homme. Puis elle détacha un des
deux cyclamens qu'elle avait épingles sur son sein, y posa ses
lèvres et l'otlrit à Massimo.
Des gens arrivaient par l'escalier qui relie l'église au village.
Massimo cueillit le baiser sur la fleur et s'éloiguapar le chemin
montant.
XIV
LA BLANCHE DAME DES ROSES
I
Le lendemain matin, Lelia, levée avant l'aube, s'assit à son
bureau, sans prendre même le temps de s'habiller, et elle écrivit :
« La nuit est encore profonde; je suis très lasse; et pour-
tant il ne m'a pas été possible de rester au lit. Je croyais sentir
92 REVUE DES DEUX MONDES.
que vous vous éloigniez de moi. J'ai besoin d'être avec vous,
de vous parler.
« Hier soir, entre neuf et dix heures, je suis retournée dans
l'enclos de l'église, juste à la place où nous nous sommes
quittés. Il pleuvait; mais je n'ai pas fait attention à la pluie:
je n'avais dans l'esprit que vous. J'ai refait par la pensée
toutes les promenades que nous avons faites ensemble, surtout
celle du bois, aussitôt après notre rencontre. C'est là que je
voudrais remonter maintenant, si je le pouvais. Je crois que je
retrouverais exactement la place, l'arbre auprès duquel nous
avons passé. En repassant, j'ai cueilli une feuille de cet arbre.
Vous ne vous en êtes pas aperçu. Cette feuille, je la couvre de
baisers. Ah! je suis encore Lelia ! Mais je serai Leila, je vous
le promets!
« Aimez aussi Lelia. Je vous écris ce que jamais je n'aurais
su vous dire. Peut-être me méprisez- vous déjà, au fond de votre
cœur, parce que je suis venue à vous comme une folle enfant.
Vous me mépriserez davantage encore, quand vous saurez que,
si je suis venue, ce n'est pas pour demander quelque chose : car
je ne me sens le droit de rien demander. Tout ce que vous ferez
pour moi, pour mon honneur, pour mon amour, pour ma vie,
je le recevrai comme un don gratuit. Mais n'allez pas croire que
j'aie cédé à un entraînement soudain, à un brusque transport
de passion. Môme avant votre arrivée à la Montanina, je v^ous
aimais sans vous connaître. Le soir où vous êtes arrivé, je
palpitais en écoutant le bruit du train qui vous amenait. Et je
me suis défendue contre cet amour. Pourquoi? Par orgueil.
Plus je vous ai aimé, plus j'ai été mauvaise, hautaine et cou-
pable envers vous. Telle est la vérité. Tout le mal que vous avez
pensé de moi, je le méritais. C'est pour vous dire cela que je
suis venue, et aussi pour vous dire que je vous aime et que je
me remets entre vos mains.
« Je croyais que vous me repousseriez comme indigne. En
ce cas, je me serais dit : « Cela est juste. » Et je ne me serais
pas tuée : car j'ai donné ma parole de ne pas me tuer. Je n'au-
rais pas pris le voile : car je n'ai plus la foi. Mais vous avez été
bon, généreux. Vous avez eu pitié de cette méchante, de cette
orgueilleuse. Vos lèvres m'ont absous de mon péché. Vous avez
dit : « Pour toujours ! » Vous avez dit : « Mon épouse ! » Ce
souvenir sera pour moi une éternelle ivresse. Et cependant votre
LEILA,
93
pitié me fait peur: je tremble de vous rendre malheureux, de
ne pas savoir tenir ce que je promets, de ne pas savoir devenir
vraiment Leila. Je tremble, parce qu'il y a en moi un sang
mauvais. Si je n'avais pas de sang mauvais dans les veines, je
n'aurais pas eu l'adresse de tromper mon père, de tromper ma
dévouée femme de chambre, de tromper cette pauvre M"' Bet-
tina qui m'accompagnait à Yicence. Et je les ai trompés tous,
jouant la comédie avec un naturel parfait, et sans remords.
Mais, malgré tout, quand j'imagine que vous me faites vôtre à
jamais, je me persuade que nul croyant n'adore et ne sert son
Dieu comme je saurais vous adorer et vous servir.
« Je ne suis plus une croyante, moi. Je suis une créature
de passion, non de raisonnement. Il m'est impossible de vous
faire une analyse de mes sentimens religieux. J ai été attachée
de toutes mes forces à la religion du couvent, quoiqu'elle ne me
fût pas sympathique; mais j'avais peur du vide. Peut-être vous
souvient-il de mon antipathie contre les nouveautés religieuses,
contre les idées qui me semblaient bonnes pour démolir, mais
non pour édifier. Tant que je l'ai pu, j'ai été pour la religion de
l'archiprêtre et du chapelain de Vélo. Celle même de M. Mar-
cello et de Donna Fedele ne me semblait pas assez pure. Ils
parlaient trop de l'Evangile, comme s'ils avaient eu le droit de
l'interpréter eux-mêmes, et je savais bien que les laïcs n'ont pas
ce droit. Je me disais : « Tout ou Rien ! » Aussi longtemps que
je l'ai pu, j'ai accepté Tout. Puis, quand j'ai connu de près et
^^l à l'œuvre certaines personnes qui incarnent ce Tout, l'ar-
chiprêtre, le chapelain, la belle-sœur de Dom Tita, mon père,
Molesin, ami de mon père, je n'ai plus résisté et je me suis dit :
Rien!
« Pourtant le Rien ne me satisfait guère; et, heureuse que
vous vous soyez délivré de vos anciennes croyances, de vos
idées de rénovation catholique, c'est à vous que je demande
une foi. Je vous demande un Dieu que je puisse adorer dans
les bois de Dasio, dans le ravin de la cascade, sur les eaux du
lac, dans une chambre nuptiale; un Dieu qui ne m'impose pas
de médiateurs officiels, qui m'ordonne seulement d'aimer, qui
me défende seulement de haïr; un Dieu qui ne me torture pas
l'esprit avec des dogmes incompréhensibles, qui ne m'ennuie
pas avec des pratiques fastidieuses, qui ne prétende ni m'allécher
par des paradis, ni m'épou vanter par des enfers.
94 REVUE DES DEUX MONDES.
« Demain, vous verrai-je? Si ma chambre avait une fenêtre
sur la place, je crois que j'y passerais toute la journée à vous
espérer. Mais ma chambre donne sur la cour. Ferai-je mal, si,
dans l'après-midi, je pars de San Mamette et viens m'asseoir
sur l'herbe, en face de la cascade ? Ferai-je mal, si je m'arrête
auprès d'une chapelle à demi ruinée, là où, du sentier qui
commence à descendre, on découvre soudain la vallée entière,
avec les roches de Dasio et la pointe de dolomite? Et vous
sera-t-il incommode dépasser par là, quand vous irez faire visite
à vos maires?
« Peut-être Leila ne devrait-elle pas écrire de pareilles
choses. « Pauvre Leila ! »
Puis elle se remit au lit et dormit d'un profond sommeil, du
sommeil de la fatigue et de la jeunesse. Réveillée lorsque le
soleil était déjà haut, elle n'eut pas la patience d'attendre le
messager du jeune homme, et elle fit porter sa lettre à Dasio
par le gamin qui, la veille, lui avait servi de guide.
Elle ne sortit plus de sa chambre jusqu'à deux heures. Elle
passa le temps à regarder les montagnes, le lac, les nuages, les
alternances de la lumière et de l'ombre, à rêver, à écrire. Elle
écrivit à Donna Fedele pour lui dire sa joie d'être pardonnée et
aimée, pour s'excuser encore une fois d'être partie sans l'avertir,
pour l'informer de ce qu'elle avait signifié à son père, pour la
prier de donner des nouvelles de sa santé. Elle adressa cette
lettre au Mauriziano de Turin, parce qu'elle craignait que la
destinataire fût déjà partie d'Arsiero. A deux heures, comme
elle sortait pour acheter des timbres-poste, elle rencontra sur
le seuil de l'hôtel le messager qui lui apportait la lettre de Mas-
simo. Elle la cacha dans son sein et alla chercher les timbres,
heureuse de ce contact mystérieux, désireuse d'en jouir long-
temps avant de lire la lettre. Un quart d'heure après, rentrée
dans sa chambre, elle porta l'enveloppe à ses lèvres, l'ouvrit
d'une main tremblante. Massimo écrivait :
« Pour moi, ô Leila, la journée d'hier a été un tel rêve que
votre lettre d'aujourd'hui, infiniment douce, me comblerait
d'allégresse par cela seulement qu'elle me prouve la réalité de
ces heures divines. Et c'est sous forme réelle aussi qu'hier soir,
en allant à xMuzzaglio, j'ai revu le petit bois où une minute a
LEILA.
95
suffi pour anéantir toutes les amertumes, toutes les douleurs du
passé.
« En cette minute délicieuse, vous étiez encore pour moi
Lelia. N'offensez plus, je vous prie, par des accusations la mé-
moire de Lelia; vous m'offenseriez moi même. Ne parlez plus
de ma bonté, moins encore de ma générosité; n'appelez plus
pitié le sentiment que vous m'avez inspiré, la première fois que
je vous ai vue, sentiment que j'ai d'abord combattu, moi aussi.
Ne dites plus cette chose horrible, qui ne m'est jamais venue à
l'esprit : à savoir que je pourrais mépriser la femme capable
d'un tel miracle d'amour et d'humilité. Et moi, à mon tour, je
ne vous dirai pas mes fautes, le jugement égoïste et présomp-
tueux que j'ai porté sur vous. Je vous dirai seulement que mon
amour m'emplit et m'émeut l'àme, non plus comme faisait la
musique de ÏAve^i, mais comme une grande voix d'orgue,
comme une musique sublime qui ferait trembler, qui ferait
pleurer, qui ferait rêver à des choses éternelles.
« Une foi, ma chérie, nous la chercherons ensemble. Je me
rappelle votre antipathie pour mes maîtres et pour mes iaées.
J'ai cru alors qu'elle n'était qu'une forme indirecte de 1 anti-
pathie que vous éprouviez pour ma personne: car je doutais
que vous connussiez mes maîtres et mes idées. Aujourd'tiui, je
comprends les raisons de votre sentiment ; mais, pardonnez-moi,
ce doute me reste. Les idées qui me furent si chères, pour les-
quelles j'ai combattu et pâti, me permettraient d'adorer Dieu
dans les bois de Dasio et dans le ravin de la cascade, en face de
la pointe de dolomite et dans une chambre nuptiale. Elles me
feraient accepter sans torture des dogmes incompréhensibles,
observer sans ennui des pratiques imposées. Vous avez su par
mes lettres quel est le présent état de mon âme relativement à
ces idées. Si elles se sont détruites en moi, cela n'a pas été sans
un déchirement de cœur. Hier seulement, pendant le paradis
que fut pour moi la journée d'hier, j'ai cessé d'y penser. Et je
n'y aurais pas pensé non plus aujourd'hui, je n'y penserais pas
demain, peut-être me suffirait-il pendant longtemps de vivre
et d'aimer dans cette poétique solitude et d'envelopper dans le
pardon d'un silencieux mépris tous ces hommes et toutes ces
femmes dont les petitesses m'ont soulevé le cœur, s'il n'allait
se produire un événement auquel il m'est impossible de faire
allusion sans une sorte d'émoi terrible et sacré.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
« Un Mort est sorti de sa tombe, et ce Mort vient ici, et il me
cherche pour me demander compte de ma foi. C'est mon maître,
l'Homme que j'ai le plus aimé au monde, l'Homme qui a cru,
adoré, obéi, l'Homme qui a pardonné à tous et qui n'a méprisé
personne. Il est sorti de sa tombe du Campo Verano. 11 arrive.
Il sera ici après-demain soir. J'en suis averti par un télégramme
reçu ce matin. Il faut que j'aille à sa rencontre. Ah ! ma Leila
chérie, une foi, nous la chercherons ensemble; mais ce que
j'éprouve quand je pense à cette prochaine rencontre, ni la
parole ni le silence ne sauraient l'exprimer : car je ne sais pas
me le définir à moi-même.
« Il me sera impossible de vous voir à l'endroit que vous
me dites. A deux heures et demie, je dois être à Cima pour
parler au maire. Partez à cette même heure et faites-vous con-
duire au Sanctuaire de la Caravina. Quand vous aurez traversé
Cressogno, congédiez votre guide. Vous ne pourrez plus vous
tromper. Le Sanctuaire est une église isolée. C'est là que nous
nous rencontrerons. Ensuite nous irons ensemble à Cima, oti
vous pourrez prendre le bateau pour retourner à San Mamette.
Moi, je remonterai à Dasio. Ma chère, chère, chère Leila 1
« M. »
A l'heure dite, Lelia se fit conduire à Cressogno, puis conti-
nua seule vers la Caravina, par le joli chemin qui, entre les
oliviers et les vignes, dévale doucement au flanc de la côte
riante. Elle marchait avec lenteur et relisait pour la vingtième
fois la lettre de Massimo. A cent pas des cyprès qui font face au
Sanctuaire, elle leva les yeux et son visage s'éclaira : elle venait
d'apercevoir le jeune homme. Elle eut à peine le temps de dé-
ganter la main qu'elle tendit aux mains impatientes de celui-ci.
Puis elle lui montra la lettre, et, très bas avec les lèvTes, mais
très haut avec les yeux et avec toute sa personne frémissante,
elle lui dit :
— ]\Ierci !
Pendant quelques minutes, ils restèrent muets, non seule-
ment de tendre émotion, mais encore pour une cause ditTérente.
Chacun d'eux sentait que l'autre avait dans l'esprit l'ombre du
même cadavre; chacun d'eux sentait que l'autre ne savait s'il
devait en parler, ni comment il devrait en parler. Ce mutuel
embarras lit qu'ils se remirent vite en route. Ils cheminaient
LEILA. 97
l'un à côté de l'autre vers le Sanctuaire. Puisque Massimo
continuait à ne rien dire, Lelia comprit que c'était à elle de
parler.
— Vous êtes triste, commença-t-elle doucement. Puis-je
faire quelque chose pour que vous ne le soyez plus?
— 0 ma chérie, secria-t-il impétueusement, comme s'il
n'avait attendu qu'une parole d'elle pour ouvrir son cœur, il y a
dans ma lettre des expressions qui répondent mal à ma pensée.
Je l'ai déjà senti un peu au moment où j'écrivais; mais je l'ai
senti bien davantage quand ma lettre a été partie. Si je possède
votre amour, si je possède votre âme, je ne pourrai avoir de
mépris pour personne. Tout ce que je pourrai avoir, ce sera de
la pitié pour ceux qui n'ont pas le bonheur de posséder une telle
âme, un tel amour. Il y aura en moi un flot de pardon, mais
pas une goutte de mépris.
Sans prononcer un mot, elle le regarda avec des yeux voilés
de tendresse, où bientôt s'alluma le feu sombre. Et alors elle
cessa de le regarder, parce que "la vue d'un être si cher la trou-
blait trop profondément. Puis elle sïnforma de ce mort qui
venait de Rome. Il la mit au courant de tout; mais il ne lui parla
pas de son propre trouble. Ce fut elle qui fit une discrète allu-
sion à ce qu'il avait dit dans sa lettre :
— Puis-je faire quelque chose, reprit-elle, pour que cela ne
vous rende plus si triste?
Gomme il ne répondait rien, elle dit encore :
— Je vois que vous aimez toujours votre maître.
— Oui, déclara-t-il, je l'aime toujours.
Il avait parlé avec une agitation qui semblait annoncer
d'autres paroles. Mais, en ce moment, un nuage rapide couvrit
d'ombre les vignes, les oliviers, le sentier et, sur le bord du
rivage, une large bande verte du lac endormi. Massimo s'arrêta.
Lelia crut qu'il voulait dire quelque chose, et il le voulait en
effet. Il s'efforça d'en trouver le moyen, parmi le tumulte des
pensées et des sentimens qui se heurtaient dans son âme. On
voyait en quelque sorte les paroles monter de son cœur et y
redescendre. Il avait une si claire conscience de ce mouvement
visible qu'il fut bien sûr d'être compris lorsque, au bout d'une
ou deux minutes, il prononça douloureusement :
— Je ne peux pas.
Du côté de Lugano, le ciel était menaçant; Caprino et le
Tom III. — 19H. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
San Salvatore se voilaient. Massimo invita la jeune fille à se
remettre en route. Elle obéit, chagrine. Elle s'afiligeait de ce
qu'il n'avait pas soulagé son cœur, s'affligeait aussi d'avoir con-
staté confusément sa propre impuissance. 11 sentit qu'il l'avait
fait soufl"rir, lui prit le bras, lui caressa tendrement la main
gauche. Avide de ces témoignages d'amour, elle offrit aussi
sa main droite aux caresses. Ils ne parlèrent plus jusqu'à Cima.
Lorsqu'un bruit de roues lointaines les eut avertis que le
bateau, après avoir quitté Porlezza, venait vers Cima, il s'éleva
entre eux une petite contestation. Massimo, moitié sérieusement,
moitié par plaisanterie, proposait qu'ils ne se vissent pas le
lendemain. Le surlendemain, c'est-à-dire le lundi, une réponse
arriverait sans doute, soit du père de Lelia, soit de Donna
Fedele. Mais elle protestait, disait que la réponse, quel qu'en pût
être le sens, ne changerait rien à la situation. Au surplus, le
lundi, Massimo devrait s'absenter presque toute la journée pour
les funérailles de Benedetto. Bref, la conclusion de ce débat fut
que, le lendemain,, de bonne heure, il lui ferait connaître par
un billet le programme de la journée.
Montée sur le bateau, elle s'en fut à l'arrière, y resta debout
à regarder Massimo arrêté sur le quai, tant qu'elle put le voir.
Ensuite elle s'assit pour réfléchir à son amour et à son aven-
ture, les yeux fixés sur l'écume de l'eau fuyante qui devenait
alternativement claire et sombre selon les vicissitudes des
nuages.
II
Elle dîna à six heures, dans sa chambre. Ensuite elle com-
mença une lettre pour Massimo. Vers sept heures, elle entendit
le sifflet du bateau qui venait d'Oria, se mit à la fenêtre pour le
regarder passer. Puis elle revint à son bureau, reprit la plume.
Un peu plus tard, on frappa à sa porte. La servante entra, dit
que deux dames, arrivées par le bateau, demandaient Mademoi-
selle. Gomment s'appelaient ces dames? La servante ne le savait
pas. Quel aspect avaient-elles? C'étaient des dames assez âgées,
Lune petite, l'autre grande; et cette dernière, qui avait les che-
veux tout blancs, paraissait très malade.
Eh quoi! Donna Fedele? Serait-il possible? Lelia se leva
brusquement, s'élança vers la porte, descendit l'escalier quatre
LEILA. 99
à quatre. Parvenue au vestibule, elle y vit Donna Fedele
assise, et, debout à côté d'elle, la cousine Eufemia parlant à
Ihôtelier.
— Vous ici! s'écria la jeune fille.
Et elle se serait précipitée dans les bras de son amie, si
Eufemia ne l'avait pas retenue.
— La pauvre dame ! fit l'hôtelier qui apportait un petit
verre de marsala. Elle est bien lasse !
Donna Fedele, dont la face était aussi blanche que les che-
veux, sourit de son doux sourire et dit de sa douce voix, non
sans effort :
— Quelle surprise, n'est-il pas vrai? Tu vas bien? Tu as fait
bon voyage?
Lelia ne répondit que par une crise de sanglot$ et de
larmes.
— Mais qu'est-ce qui te passe par la tête, de pleurer ainsi?
Tu n'es donc pas contente de me voir?
— C'est de plaisir et d'étonnement qu'elle pleure, la pauvre
demoiselle, expliqua l'hôtelier qui flairait une odeur de mys-
tère, mais qui n'en devinait pas la nature.
Cependant la cousine insistait pour que Donna Fedele bût le
mai'sala. Lorsque celle-ci était arrivée à l'hôtel, elle était
presque évanouie. On s'était empressé de l'asseoir sur une
chaise, et c'était seulement au bout de quelques minutes qu'elle
avait retrouvé assez de force pour demander Lelia.
Après avoir bu. Donna Fedele se sentit mieux et voulut se
mettre au lit. Soutenue par Lelia et par la servante, s'arrôtant
toutes les deux marches, elle réussit à monter l'escalier et à se
traîner dans la chambre préparée pour elle. Lelia et Eufemia
l'aidèrent à se déshabiller, à se coucher. Quand Donna Fedele
eut congédié la cousine, Lelia se jeta à genoux, saisit la main
pendante de la malade et la couvrit de baisers.
— Qu'as-tu fait, ma petite? demanda Donna Fedele, d'une
voix sévère qui pourtant gardait de la douceur.
Lelia ne répondit que par des larmes plus abondantes, et
Donna Fedele se trompa sur la signification de ces larmes.
— Mon Dieu! fit-elle à voix basse.
Elle n'avait pas compris que la jeune fille pleurait d'émo-
tion à cause d'elle, à cause de la femme simple et sublime en-
vers qui elle s'était mal conduite et qui n'en était pas moins
100 REVUE DES DEUX MONDES.
venue, si malade, si défaite, comme serait venue la plus tendre
des mères, tandis qu'elle-même, absorbée dans son amour,
s'était à peine souvenue de cette pauvre malade et de ses mor-
telles souffrances. Elle se hâta de lui dire, parmi les sanglots :
— Je suis heureuse, vous savez, très heureuse ! J'ai mai fait
de ne pas m'ouvrir à vous ; mais j'ai bien fait de venir.
— Tu as bien fait?
— Oui ! Il m'aime, il m'épouse ! Il est si bon, si noble! Nous
vous avons écrit...
— Ah! il m'épouse.... Je voudrais bien voir le contraire,
après une pareille escapade ! s'écria Donna Fedele.
Leiia, toujours agenouillée, leva le visage vers elle et
déclara :
— Pourquoi? Il n'a aucun devoir.
Donna Fedele se tut, dégagea sa main de celles qui l'étrei-
gnaient, la posa sur la tête de la jeune fille et murmura :
— Qui sait quelle idée du devoir il y a dans cette petite
tête?
Déjà il faisait nuit dans la chambre, et Donna Fedele ne put
voiries flammes qui montèrent au visage de Lelia; mais elle
les devina au ton de la réplique et aux paroles ardentes :
— Quel devoir aurait-il? C'est moi qui suis venue le cher-
cher. Il m'aime, et en même temps il est pour moi comme un
frère qui me protégerait contre moi-même, s'il en était besoin.
Donna Fedele sourit, lui caressa légèrement les cheveux.
— Il en est besoin, il en est besoin...
Lelia saisit la main caressante, y appuya son visage, et,
d'une voix qui ne fut qu'un souffle :
— Peut-être, avoua-t-elle.
— Quelle honte ! quelle honte ! marmotta Donna Fedele en
dégageant sa main et en donnant de petites tapes sur la tête de
l'agenouillée.
Ensuite la jeune fille fit à Donna Fedele le récit détaillé de
sa vie pendant les trois derniers jours, et elle lui demanda la per-
mission d'avertir tout de suite Massimo. Donna Fedele désirait
elle-même qu'on avertît le jeune homme; mais elle ne voulait
pas le recevoir avant le lendemain matin. Lelia écrivit à la hâte
un billet que l'hôtelier envoya le soir même à Dasio.
La cousine Eufemia, bien résolue, malgré la fatigue, à ne
pas se coucher avant d'avoir préparé elle-même tout ce qu'il
LEILA. JOl
fallait pour la nuit, prit à part Lelia et lui recommanda, les
larmes aux yeux, de faire en sorte que, si cela était néces-
saire, on pût avoir promptement un médecin.
— Il y a longtemps, ajouta-t-elle, que Donna Fedele prévoit
sa fin prochaine. Elle s'est confessée, elle a communié avant-
hier, et, hier matin, elle a voulu que son confesseur vînt encore
au cottage pour lui donner la bénédiction. Ah! puisse-t-elle au
moins partir demain pour Turin ! Elle devrait y être arrivée, à
cette heure.
Lelia, effrayée, tourmentée, sut par l'hôtelier que le mé-
decin provisoire habitait Cadate, qui n'est qu'à dix minutes
de San Mamette. Elle voulait absolument veiller la malade,
sinon toute la nuit, du moins une partie de la nuit, pour
qu'Eufemia pût prendre un peu de repos. Mais la pauvre vieille
serait morte plutôt que d'y consentir.
— Je m'installe sur une chaise, dit-elle, parce que, si je me
couche, je m'endors comme un sabot. Je prends mon rosaire,
je pense à Notre-Dame de la Consolation, et je me trouve
mieux que si j'étais dans mon lit.
Lelia ne doutait pas que, aussitôt le billet reçu, Massimo
se mît en route. Effectivement le jeune homme arriva vers
onze heures et demie du soir. Mais, sur le conseil de Lelia
descendue au vestibule de l'hôtel pour lui parler, il renonça à
voir tout de suite la malade, donna des instructions, afin que
le médecin de Cadate fût appelé le lendemain, dès la première
heure, recommanda qu'on l'appelât lui-même pendant la nuit,
s'il survenait quelque accident; et il se retira dans une chambre
où le conduisit l'hôtelier.
Lelia, remontée dans la sienne, ne voulut ni se déshabiller,
ni même se jeter sur le lit. Pour être prête en cas d'alerte, elle
s'allongea simplement dans un fauteuil et se livra à de tristes
réflexions. C'était pour elle, pour elle seule, que Donna Fedele
était ici à souffrir, peut-être à mourir; c'était à cause d'elle, à
cause de son égoïste amour! Il lui sembla presque qu'elle en
aimait moins Massimo. Une voix secrète lui chuchotait bien que
Donna Fedele aurait pu se dispenser de venir, que sa présence
était inutile, qu'en allant à Turin, elle aurait agi plus raisonna-
blement. Ah ! oui, si l'amie maternelle était venue en bonne
santé et avec des reproches à la bouche, Lelia aurait donné
mille fois raison à cette voix critique. Mais dans quel état la
102 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvre femme était venue, et avec quelle bonté, et avec quelle
douceur de paroles et de visage ! Et puis, à qui Lelia devait-
elle son bonheur, sinon à cette amie qui lui en avait montré le
chemin?
Vers deux heures du matin, elle craignit de s'endormir et elle
alla s'accouder à la fenêtre, pour chasser le sommeil par la
fraîcheur de l'air. Elle vit qu'une autre fenêtre de l'hôtel, grande
ouverte, était éclairée. Là peut-être veillait aussi Massimo. Elle
se recula, revint à son fauteuil. En ce moment, elle n'aurait
voulu ni le voir, ni être vue par lui, ni avoir avec lui aucune
sorte de communication amoureuse. Elle écouta les murmures
de la nuit, le faible clapotis du lac tranquille, un poisson qui
sautait, le chuintement d'un hibou lointain; et elle sentit que,
au contact delà réalité douloureuse, son amour se transformait,
prenait un caractère de profondeur et de gravité nouvelles.
m
A six heures et demie, la cousine Eufemia qui, à six heures,
était sortie tout doucement de la chambre où elle avait laissé
Donna Fedele sommeillante, entrouvrit la porte, vit que la
malade avait les yeux ouverts, et lui annonça :
— M. Alberti est là.
— Faites-le entrer, répondit Donna Fedele en se tournant
péniblement vers la porte.
Massimo s'avança.
— Quel plaisir de vous revoir! dit-il, un peu par habitude
machinale, un peu par simulation, quoiqu'il comprit que ces
paroles n'étaient guère appropriées à la circonstance.
Donna Fedele sourit.
— Croyez- vous que ce soit un si grand plaisir? fit-elle.
Et elle lui tendit une main qu'il baisa.
— Mais pourquoi avez-vous fait un voyage si fatigant? reprit
Massimo. C'était inutile, vous pouvez en être certaine...
Donna Fedele le regarda sans répondre, avec des yeux
pénétrans qui le firent rougir.
— Il dépend de vous et de Lelia, déclara-t-elle, que j'aie fait
la plus belle action de ma vie.
Le jeune homme se tut. 11 ne comprenait pas. Enfin, pour
sortir de ce pénible silence :
LEÎLA. 103
— Et maintenant, dit-il, permettez-moi de jouer mon rôle
de médecin.
La malade, par un mouvement lent de l'index, lui fit signe
que non. Massimo demanda pourquoi. Elle répondit qu'elle
n'avait pas besoin de médecin, que la fonction de médecin,
c'était elle, au contraire, qui devait la remplir avec lui et avec
Lelia. Elle la remplirait tout à l'heure. Pour le moment, elle
désirait connaître leurs intentions. Quand elle sut que Lelia
avait écrit à M. de Gamin et qu'elle attendait la réponse, elle fil
observer que, sans aucun doute, cette réponse serait négative,
et qu'en tout cas, la jeune fille ne pourrait demeurer à San
Mamette. Elle ajouta :
— Dieu me donnera la force de la reconduire, soit chez elle,
soit, du moins pour quelques jours, au cottage.
Alors Massimo lui rapporta la teneur de la lettre écrite à
M. de Gamin, lettre à laquelle celui-ci n'opposerait probable-
ment pas un refus. Donna Fedele admit Ihypothèse d'une
réponse favorable ; mais il n'en serait pas moins nécessaire que
Lelia partît avec elle.
— Veuillez lappeler, dit la malade.
Lelia vint, et, quand elle sut ce dont il s'agissait, elle
blêmit :
— Non, non ! s'écria-t-elle, sur le ton de la prière plutôt
que de la protestation.
Mais Donna Fedele lui dit qu'elle n'était qu'une enfant,
qu'au surplus la chose avait été décidée avec Massimo, et que
les événemens suivraient leur cours. Gomment la jeune fille ne
comprenait-elle pas l'inconvenance, l'impossibilité pour elle de
restera Valsolda? Lelia expliqua sa pensée. Elle espérait que
Donna Fedele voudrait bien demeurer près d'elle à Valsolda
pendant quelques jours, que ce repos et cette paix seraient salu-
taires à la malade, et qu'ensuite elle accompagnerait celle-ci à
Turin. Si elle regrettait de quitter la Valsolda, elle avait sur-
tout horreur de retourner à Vélo. Et puis, pour être majeure,
il ne lui manquait plus que trois ou quatre mois!
Bref, au lieu de prendre une résolution définitive, on
convint d'attendre la réponse de M. de Gamin. Et, comme cette
longue conversation avait épuisé les forces de Donna Fedele, la
pauvre femme demanda qu'on la laissât seule une heure ou
deux. Mais elle pria Massimo de retourijer à Dasio et de n'en
104
REVUE DES DEUX MONDES.
revenir que îe soir : il aurait alors, en sa présence, une entrevue
d'une heure avec Lelia. Elle avait le sentiment très fort de sa
propre responsabilité dans la folle escapade de la jeune fille, et
elle se croyait obligée d'être plus sévère que ne l'aurait été
peut-être une mère véritable. Lelia eut un mouvement de
révolte.
— Leila! ma chère Leila! dit Massimo avec un sourire.
La révoltée s'apaisa comme par enchantement. Puisqu'il le
voulait ainsi, cela suffisait. Donna Fedele ouvrit de grands
yeux.
— Eh quoi? tu as donc changé de nom ? interrogea-t-elle.
— Pour lui seul, répondit la jeune fille en rougissant.
— Expliquez-moi ce mystère.
Lelia fit signe à Massimo de retenir les paroles qu'il allait
prononcer ; et, s'adressant avec un doux sourire à Donna
Fedele :
— C'est un secret, dit-elle. Mais, à vous aussi, je permets
de m'appeler Leila.
IV
Le dimanche matin. Donna Fedele voulut absolument que
Lelia et la cousine Eufemia, au lieu de lui tenir compagnie,
allassent entendre la messe. Pourtant la malade souffrait beau-
coup. Déjà, la veille, pendant la conversation qu'elle avait eue
avec Massimo, des douleurs lancinantes avaient commencé à la
torturer. Ces douleurs la torturaient encore. Ce n'étaient pas
des souffrances nouvelles ; depuis quelque temps, elle ne les
connaissait que trop; mais, cette fois, elle connut en outre la
défaillance de toutes les énergies, l'impuissance à résister. Elle
prit sur la table de nuit son paroissien, essaya d'y lire l'office.
Mais elle n'en eut pas la force, et elle abandonna sur les cou-
vertures ses mains ouvertes, de sorte que le livre glissa par
terre. Une sueur abondante mouillait son front et ses joues
divines. Elle ne laissa pas échapper un gémissement. Quelques
minutes avant le retour de Lelia et d'Eufemia, les douleurs se
calmèrent. Toutefois elle dit à haute voix, en se parlant à elle-
même :
— Ma pauvre Fedele, lu ne t'en iras plus d'ici.
Lorsque Lelia et la cousine rentrèrent, elle n'en trouva pas
LEILA. i 05
moins la force de les accueillir avec sérénité. Elle répondit à
leurs questions qu'elle avait un peu souffert, mais qu'elle se
sentait mieux. Sa voix, trahissait son extrême faiblesse. Lelia
lui proposa de faire venir le médecin, et elle y consentit. La
cousine en eut un tremblement au cœur. « Si Donna Fedele,
pensa-t-elle, consent à ce qu'on fasse venir le médecin, c'est
qu'elle a conscience d'être au plus mal. »
Selon le désir de la malade, ce fut Eufemia qui sortit pour
donner ordre d'aller chercher le médecin de Cadate; et, on
l'absence de la cousine. Donna Fedele se fit lire par Lelia ce
passage de saint Augustin :
« Il est temps, ô mon Dieu, que je vienne à Toi pour tou-
jours. Ouvre-moi Ton seuil et enseigne-moi le chemin par oii
l'on y arrive. Si c'est par la foi que Te trouvent ceux dont Tu es
le refuge, donne-moi la foi. S'ils y réussissent par la vertu, s'ils
T'obtiennent par la science, fais-moi présent de la science.
Accrois en moi la foi, l'espérance et la charité... »
Au début de cette lecture, Lelia frémit. Etait-ce une façon
indirecte de la prévenir que la fin ne tarderait guère?
— Merci, lui dit Donna Fedele, sérieuse et douce. Je vou-
drais, quand j'aurai passé ce seuil-là, que quelquefois tu
priasses ainsi en mémoire de ta vieille amie.
Quand le médecin fut arrivé, Donna Fedele lui parla de
l'opération, lui dit qu'elle comptait se mettre en route pour
Turin le lendemain matin, s'il la jugeait en état d'entreprendre
le voyage; et elle le pria de revenir de bonne heure, pour pro-
noncer son arrêt. En partant, le médecin avertit Lelia que la
malade avait le cœur très faible et qu'il craignait une issue
fatale.
Massimo vint à six heures. La malade ne souffrait plus; mais
elle parlait peu, avait perdu son sourire habituel.
A sept heures, elle pria Eufemia de sortir et elle invita les
jeunes gens à s'approcher de son lit. Elle leur demanda s'ils
avaient reçu la lettre attendue de Vélo. Ils répondirent que non,
et que, d'ailleurs, cela n'était pas possible. On voyait bien
qu'elle avait encore autre chose à leur dire, et qu'elle ne savait
comment entrer en matière. Enfin elle se décida :
— Puisque Lelia a renoncé à jouir de son bien, dit-elle, il
est inutile d'en parler davantage. Mais elle est jeune. Un jour
viendra où la Montanina sera à votre disposition. Je vous prie de
106 REVUE DES DEUX MONDES.
ne pas l'abandonner... Et, si je ne craignais d'être indiscrète, je
vous demanderais en outre de faire célébrer une messe pour
moi, chaque année, à Santa-Maria-dei-Monti, et...
Elle s'interrompit, offrit aux jeunes gens ses mains déchar-
nées, et, retrouvant son doux sourire, elle acheva la phrase :
— ... de vouloir bien y assister.
Les mains décharnées furent étreintes en silence. Les beaux
yeux bruns s'illuminèrent. La malade parut recouvrer quelque
force et pria Massimo de lui écrire sur un morceau de papier
l'itinéraire qu'elle aurait à suivre le lendemain, si elle était
capable de partir. Ce qu'il y aurait de plus commode pour elle,
c'était de prendre le bateau de dix heures du matin : de cette
façon, elle pourrait être à Turin vers sept heures et demie du
soir. Massimo lui dit qu'il raccompagnerait jusqu'à Porto
Ceresio. Lelia demanda, timide :
— Pourquoi pas jusqu'à Milan?
Il expliqua à demi-voix que cela ne lui serait pas possible :
car le Voyageur parti de Rome devait être vers midi à Porto
Ceresio, et le bateau spécial l'emporterait tout de suite à
Oria.
— N'aurait-on pas mieux fait de laisser en paix ces pauvres
ossemens? murmura Donna Fedele.
Lelia regarda Massimo, qui ne répondit rien.
Dans la nuit du dimanche au lundi, la malade eut encore
un accès de douleurs très aiguës, qui s'apaisèrent à l'aube. Mais
le médecin de Cadate, venu à six heures du matin, trouva de
la fièvre et déclara le voyage impossible.
Massimo partit à dix heures pour Porto Ceresio, en pro-
mettant qu'il serait de retour à Oria vers deux heures, par le
bateau spécial. Du cimetière d'Albogasio, où devait être inhumée
la dépouille mortelle de Benedetto, jusqu'à San Mamette, il n'y
a guère qu'un quart d'heure de marche.
Debout à la sortie de la gare de Porto Ceresio, pâle et
anxieux, Massimo regardait les personnes qui descendaient du
train; mais il n'apercevait aucun visage connu, ni celui de
Dom Aurelio, ni celui de ses amis de Rome qui devaient
accompagner le cercueil. Pourquoi n'étaient-ils pas là? Le chef
LEILA.
107
de gare, qui ne savait rien, télégraphia à Milan pour demander
des renseignemens. En attendant la réponse, le jeune homme
alla s'asseoir sur l'esplanade qui fait face au lac.
Là, devant l'eau tranquille, parmi les images vertes des mon-
tagnes reflétées, sa pensée immobile reflétait de même trois
figures : celle, ardente, de la jeune fille aimée ; celle de la femme
si délicatement bonne qui, pour la jeune fille et pour lui, était
venue mourir peut-être dans un hôtel, mue par un amour d'une
autre nature, supérieur en noblesse et en sérénité ; celle enfin de
Benedetto, plus distante, chérie et redoutée tout ensemble.
Soudain la dernière de ces images se rapprocha, se raviva. Il
sentit sur sa tête la main du maître mourant, il sentit autour de
son cou le bras qui n'avait plus la force d'étreindre, il entendit
la voix faible : « Soyez saints. » Et il entendit aussi l'admonition :
« Que chacun de vous accomplisse les devoirs du culte ainsi
que l'Eglise l'ordonne, selon une étroite justice et avec une
parfaite obéis-ance. » Il songea que, la veille, — qui était un
dimanche, — il avait négligé d'aller à la messe. Jamais encore
cela ne lui était arrivé. Rompre avec l'Eglise par la pensée lui
avait été plus facile que de briser des habitudes anciennes et
d'offenser ainsi la mémoire de ses morts.
Il sortit de cette rêverie pour chercher des yeux sur les
eaux lointaines, vers la pointe de Mélide, le bateau spécial qui
déjà aurait dû être à Porto Ceresio. Mais le lac était désert. On
n'y voyait que deux petites barques, entre Morcote et Brusino
Arsizio. Cet autre retard ne s'expliquait pas non plus. Enfin il
distingua la proue blanche du bateau, qui tenait le milieu du
lac. Une brise légère soufflait par instans, de sorte que, tour à
tour, les vertes images des montagnes s'efl"açaient sous les rides
glauques de l'eau, puis reparaissaient lorsque l'eau cessait de
se rider.
Le vapeur accosta, et Massimo eut la surprise de voir qu'il
était plein de monde. Il en eut tout de suite l'explication. Les
habitans d'Albogasio, qui considéraient Piero Maironi comme
leur bienfaiteur, avaient demandé que le bateau vînt jusqu'à
Oria, et phiv de cent personnes s'y étaient embarquées avec le
curé, pour aller au-devant de la dépouille mortelle et pour
rendre ainsi un plus respectueux hommage au fils de Franco ei
de Luisa.
Peu après, le chef de gare avisa Massimo que, d'après l.i
108 REVUE DES DEUX MONDES.
réponse reçue de Milan, le cercueil n'arriverait à Porto Ceresio
que par le train de huit heures du soir. Il y avait donc encore
de longues heures à attendre, et, pour tuer le temps, le jeune
homme se promena de long en large sur le bord du lac jus-
qu'au crépuscule.
Quand le train entra en gare, l'obscurité était complète: car
des nuées d'orage encombraient le ciel sans lune. Les gens
d'Albogasio, précédés par le curé qui portait le surplis et
l'étole, envahirent le quai de la voie, tenant des torches et
des cierges allumés. Dom Aurelio descendit; les amis romains
de Massimo descendirent. Ils étaient graves et taciturnes. Mas-
simo tremblait d'un tremblement nerveux et se mordait les
lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Les saints échangés
furent brefs et discrets, comme il convenait à la solennité de
l'heure. Quelques hommes du peuple pleuraient. Des employés,
portant des lanternes à la main, ouvrirent le fourgon où
était le corps. Massimo et les jeunes gens venus de Home
s'avancèrent, prirent le cercueil sur leurs épaules. Les rares
voyageurs venus par le train étaient déjà sortis. Seule une
dame en deuil, accompagnée d'une femme de chambre, suivit
le cortège funèbre jusqu'au bateau. Personne ne la connais-
sait, personne ne put voir son visage caché sous un épais voile
noir,
Le cercueil fut placé à l'avant du bateau et recouvert d'un
drap noir à franges d'argent. Ceux qui tenaient les torches et
les cierges se rangèrent sur le pont, à droite et à gauche, le
long des bordages. Le prêtre, en surplis et en étole, s'adossa à
la cabine du pilote, en face du cercueil. Derrière lui se massa
le reste des assistans, si bien qu'un espace demeura libre entre
le cercueil et les porteurs de torches. Dom Aurelio, Massimo et
les jeunes gens venus de Rome se groupèrent à côté du prêtre.
Sans qu'on entendît un seul commandement, les passerelles
furent retirées sur la berge, les hommes du bord écartèrent le
bateau du ponton, le capitaine se pencha vers le porte-voix, les
pistons battirent, les roues frappèrent l'eau, pesantes et lentes.
Quand le bateau, après avoir viré d'un quart de cercle, mit le
cap vers le large, le curé d'Albogasio entonna le rosaire. La foule
répondit. Ce chœur monotone avait pour multiple accompagne-
ment le fracas rythmique des pistons, des roues, de l'eau
fendue par i'étrave. Ainsi s'avançait le vaisseau fantôme, rom-
LEILA.
109
pant les silences du lac immobile et des rives endormies, déchi-
rant les ténèbres par la funèbre lueur des cierges allumés sur
une double file.
Massimo tenait ses yeux fixés sur le drap noir à franges
d'argent. La tendresse de celui qui avait palpité dans celle
mortelle dépouille; les calomnies, les injures, les offenses de
toute sorte auxquelles avaient été en bulte ce pauvre corps el
l'esprit qui l'animait; la conscience de sa propre désertion,
maintenant à peu près accomplie, tandis que d'autres, par
exemple ces jeunes gens venus de Rome, étaient demeurés
fidèles à la chère mémoire en dépit du mépris, des dérisions,
des haines du monde; tout cela souleva dans son âme une telle
tempête d'amour, de douleur et de remords que, n'y pouvant
plus résister, il se retira furtivement, descendit sous le pont^
répandit des larmes amères, confondit son gémissement avec
le fracas rythmique de la machine, des roues, des écumes
fuyantes. « Non, non, cher maître, je ne t'abandonne pas! Je
reviens à toi, je reviens à toi de toute mon âme ! »
Quand les pleurs l'eurent soulagé, il regagna sa place. Le
curé avait fini de réciter le rosaire; tout le monde se taisait; on
n'entendait plus que le bruit des machines en mouvement ; les
ténèbres, dissipées à la proue du vaisseau fantôme par la double
file des cierges, s'épaississaient de plus en plus à la poupe.
Après qu'on eut dépassé l'appontement de Melide, une voix
prononça derrière le curé :
— De jjrofundis !
Et cent voix entonnèrent le De profundis. Au milieu du
psaume, tandis que le bateau, rasant la côte, virait pour
doubler la pointe de Caprino, il y eut un brusque arrêt. Les
voix s'interrompirent. Une grande ombre noire, piquée de
points lumineux, passa à cinquante mètres, coupant la route
du bateau. Peu de personnes prirent garde à cette ombre et
surent qu'il y avait eu danger de rencontre entre le navire de
la Mort et l'autre. Puis le battement des pistons recommença,
et le psaume aussi.
Dans le large bassin qui s'étend entre Canipione et Lugano,
la nuit parut moins profonde autour de la clarté funèbre. De
toutes parts se dressait, noire sur le ciel, la majesté de hauts
profils. Les lumières de Lugano dessinaient la courbe du golfe.
A mesure que le bateau avançait vers Caprino, on voyait suc-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
cessivement apparaître, en face de la proue, les lumières de
Castagnola, les lumières de Gandria, puis les crêtes formidables,
les parages lointains de la Valsoida, les éclairs dardés par le
torpilleur. Massimo prit le bras de Dom Aurelio.
— Vous parlerez? demanda-t-il.
Dom Aurelio répondit affirmativement; et, comme le jeune
homme le tirait par le bras, il comprit que celui-ci avait encore
quelque chose à lui dire.
— Je suis revenu au Christ et à l'Eglise, annonça Massimo,
tout tremblant. J'y suis revenu à l'instant même.
Dom Aurelio l'étreignit sur son cœur et, d'une voix joyeuse,
lui dit à l'oreille :
— Cher, cher ami, remercions Dieu! Tu m'ôtes un grand
poids de la poitrine.
Cependant le bateau avait dépassé Gandria. L'œil éblouis-
sant du torpilleur projeta sa fulguration sur Massimo et sur
Dom Aurelio qui retournaient à la proue. Cette fulguration
sautait d'un bout à l'autre du bateau, qu'elle suivait dans sa
course. A la croie noire de Bisgnago, tout près du ciel, les phares
électriques brillaient comme les flammes d'un autel sublime
où l'on aurait prié pour les vallées inférieures. Sur la rive
d'Oria se pressaient des gens qui, venus de Caslello et de San
Mamette, attendaient le corps. A voir de là le lent agrandissement
du point lumineux qui s'avançait de l'occident sur les eaux
noires, et les sauts que le rayon d'argent faisait autour de lui
comme pour veiller sur sa route, et les flammes qui resplendis-
saient au sommet de la montagne, et l'attente muette de la
foule anxieuse, on avait le sentiment d'une mystérieuse solen.
nité à laquelle prenaient part le Ciel et la Terre. Sur le bateau
lui-même, au moment d'aborder, les gens, sans trop savoir
pourquoi, palpitaient d'émotion.
Le curé donna des ordres. Le drap noir fut ôté de dessus
le cercueil. Les jeunes disciples de licnedetto s'avancèrent
avec Massimo, prêts à enlever la dépouille du maître. Dès que
le bateau eut accosté, on jeta les passerelles. Six jeunes gens,
parmi lesquels était encore Massimo, prirent le cercueil. On
entendit quelques commandomens, quelques avertissemens,
quelques reproches. Puis tout fut silence. Le curé débarqua le
premier. Après le curé, ce fut le cercueil. Ensuite, ce furent les
porteurs de cierges. Derrière eux, lentement et en bon ordre,
LEILA. IH
tous les autres sortirent. Les deux femmes furent les dernières
à descendre du bateau.
Le muet cortège, s'acheminant par un portique, par une
petite place, par un premier passage ténébreux, par un second
passage ménagé sous la maison qui avait été celle du mort,
gagna l'église, cette même église où, quelques années aupara-
vant, Dom Giuseppe Flores avait appris la fuite de celui qui
maintenant y revenait vers un humble catafalque pour la
célébration de ses obsèques. Déjà les cierges du maître-autel
brûlaient. En un instant, l'église fut remplie de personnes qui
tenaient des cierges allumés. La dame voilée n'aurait pas pu
y entrer si, par déférence instinctive, la foule ne s'était ou-
verte devant elle et sa suivante. Elles prirent place dans le
dernier banc, près du bénitier. On les regardait beaucoup; mais
personne ne savait qui elles étaient. Les seuls qui soupçonnèrent
le nom de cette dame furent Massimo et Dom Aurelio; mais,
saisis de respect, ils ne se parlèrent pas, ne se communiquèrent
par leur secrète pensée.
Le service funèbre commença. La grande voix du peuple
répondait à celle du prêtre. Pendant tout le temps, Massimo,
à genoux, pria, la face cachée dans les mains. Tout le temps
aussi, la dame voilée pria de la même manière. Puis Massimo
et ses cinq compagnons enlevèrent de nouveau le cercueil,
sortirent derrière le prêtre. L'église se vida rapidement. La der-
nière qui se leva et qui sortit fut la dame voilée; mais, à la vue
du chemin étroit, des cierges déjà lointains et de la grande
foule, elle rentra dans Téglise. La suivante se mit en quête d'un
batelier, qu'elle trouva parmi les dernières personnes du cor-
tège, et elle s'entendit avec cet homme pour que, un peu plus
tard, la dame et elle-même fussent reconduites en barque
jusqu'à Lugano.
Durant le court trajet de l'église au cimetière, les éclairs
commencèrent à déchirer les amas de nuages, et un brusque
coup de vent éteignit presque tous les cierges. Le cercueil lut
déposé au haut de l'escalier qui monte à la grille du cimetière.
Les porteurs des quelques cierges encore allumés firent la haie
sur les marches. Un autre coup de vent silfla dans les oliviers
qui se penchent vers le lac, éteignit les derniers cierges. Dona
Aurelio, resté en arrière, s'ouvrit un passage et gravit l'es-
calier. La nuit était si sombre que, à l'exception des plus
112 REVUE DES DEUX MONDES.
proches voisins, les assistans ne le voyaient pas; mais tous
entendirent sa voix vibrante, qui dominait les hurlemens du
vent et le fracas des flots brisés contre les murs de la rive. Le
prêtre dit :
« Il est arrivé, le Voyageur, après de longues tribulations,
il est arrivé à la terre de son dernier repos, secouru par de
nouvelles prières de la Sainte Eglise qui, lorsqu'il mourut
dans ses bras maternels, l'a recommandé à la miséricorde di-
vine. Ce ne sont ni ses amis, ni ses disciples, ce sont des âmes
candides, croyantes et imaginativesqui l'appelèrent saint, malgré
lui et à sa grande douleur. L'Église, quand elle prie pour un
mort, ne connaît de lui ni sainteté, ni vertu. Dans sa sévère
sagesse, elle ne connaît que l'universelle fragilité humaine, les
universelles misères du péché, occultes ou visibles, en face de
l'insondable mystère où s'enferme le jugement divin. Toutefois,
l'Eglise, se souvenant des pleurs de Jésus près du sépulcre de
Lazare, concède aux pauvres cœurs humains, sur les tombes,
la parole de l'amour et de la douleur, et elle concède aussi la
louange exprimée seulement par les larmes. Amour, douleur et
louange se pressent sur mes lèvres, et pourtant, je ne saurais
trouver les mots qui les traduisent. Je sens en moi comme un
obstacle secret qui me les cache; je crois sentir en moi un
commandement contraire qui me vient de ce mort ; je suis sûr
qu'il ne veut ni douleur, ni louange ; et il me semble que je
devine les paroles qu'il attend de moi. »
Ici l'orateur s'arrêta, la gorge serrée. Un frémissement
d'émotion courut parmi la foule qui se pressait sur les marches.
Quelques voix dirent tout bas :
— Oui, oui, oui.
Dom Aurelio reprit :
« Paix à toi, paix à toi, ô esprit de Piel-o Maironi, ô esprit
de Benedello ! Je ne dirai pas mes propres paroles, les paroles
de l'amour, de la douleur et de la louange. Je dirai celles que
tu attends de moi. Que lèvent de ta montagne souffle, non pour
les disperser, mais pour les porter au loin, dans tous les lieux
où l'on a prononcé ton nom, soit avec amour et avec respect,
soit avec colère et avec injure.
« Écoutez! Cet homme a beaucoup parlé de religion, de foi
et d'œuvres. Il n'était ni un Ponlife qui dogmatise du haut de la
chaire, ni un prophète ; et il a pu, ayant beaucoup parlé, se
LEILA, 113
tromper beaucoup ; il a pu énoncer des propositions et des
idées que l'autorité de l'Eglise avait raison de repousser. Le
vrai caractère de son action n'a pas été de discuter des questions
théologiques, oii il a pu mettre le pied à faux ; ça été de rap-
peler à l'esprit de l'Evangile les croyans de tout ordre et de
tout état, c'a été de déterminer la valeur religieuse de cet esprit
incarné dans la vie, dans les senlimens et dans les œuvres des
hommes. Toujours il a proclamé sa fidèle obéissance à l'auto-
rité de l'Eglise et au Saint-Siège du Pontife romain. Vivant, il
se glorifierait d'en offrir la preuve et l'exemple au monde. C'est
en son nom que je l'affirme ! Il savait que le monde méprise
l'obéissance religieuse comme une lâcheté. Et lui, à son tour,
il a fièrement méprisé les mépris de ce monde, qui ne laisse pas
de glorifier l'obéissance militaire elles sacrifices qu'elle impose,
quoique l'autorité militaire recoure aux prisons et aux menottes,
à la poudre et au plomb, tandis que l'autorité religieuse ne
recourt à quoi que ce soit de tel.
« Il n'a rien aimé sur la terre autant que l'Eglise. Quand il
pensait à l'Eglise, il se comparait à la moindre des pierres du
plus vaste temple, pierre qui, si elle avait une âme, se glorifie-
rait de s'identifier avec le colossal édifice, de se perdre en lui,
d'être comprimée par lui dans tous les sens. Oui, il a cru con-
naître les esprits malins que l'Enfer déchaîne au sein de
l'Eglise et qui, nous le savons par la divine promesse, ne pré-
vaudront jamais contre elle, mais qui peuvent lui infliger de
cruelles blessures en conjurant avec d'autres esprits malins qui
font rage dans le monde. Il a cru les connaître ; et ce fut une
passion de filial amour, de filiale douleur, qui l'amena
suppliant aux pieds du Souverain Pontife, du Père vénéré des
fidèles.
« Il veut que je pardonne en son nom à tous ceux qui, sans
avoir dans l'Eglise une autorité de juges, l'ont condamné
comme théosophe, comme panthéiste, comme éloigné de la fré-
quentation des sacremens; mais il veut aussi qu'en même temps
je proclame à voix haute, pour abolir le scandale de ces accu-
sations, combien il a détesté toutes ces erreurs, et comment,
depuis le jour où, malheureux pécheur, il s'est tourné du
monde vers Dieu, comment, dis-je, toujours et en toutes choses,
il s'est conformé aux croyances et aux pratiques de l'Église
catholique jusqu'à l'heure de sa mort.
TOME m. — 1911. °
114
REVUE DES DEUX MONDES.
« Il est mort avec le ferme espoir qu'un temps viendra où
seront repoussés dans les portes de l'Enfer les esprits malins
qui travaillent l'Eglise, et qu'alors tous les hommes qui ont
reçu le baptême et qui invoquent le nom du Christ s'uniront en
un seul peuple religieux autour du Saint-Siège du Pontife
romain. 11 demande à ses amis de prier pour la réalisation de
ce grand objet.
« Amis et frères qui vous êtes indignés des fausses accusa-
tions lancées contre cet homme par de simples particuliers, par
des journalistes et par des pamphlétaires catholiques, pardon-
nons-leur comme lui. Pardonnons aussi à ceux qui l'ont raillé,
qui l'ont outragé à cause de sa foi. Nesciebant. Nous sommes
nous-mêmes trop igtiorans pour qu'il nous soit permis de juger
les ignorances d'aulrui. Voyageurs de la nuit, interrogeons les
étoiles ; appelons-nous les uns les autres dans les ténèbres avec
des voix d'interrogation, de conseil, de secours ; annonçons la
bonne voie, quand nous l'avons trouvée, pour que d'autres
entendent et viennent ; mais ne jugeons pas celui qui ne vient
pas : car nous ne savons pas si, entre lui et nous, il n'y a pas des
obstacles qui dépassent ses forces. Prions pour tous et avan-
çons dans l'obscurité, en attendant l'aurore du jour de Dieu.
« Dépouille qui nous fus si chère, repose en paix jusqu'à
ce jour- là ! »
Le cercueil descendit à côté de celui d'Elisa Maironi ; les
dernières prières furent dites; la fosse fut comblée. Le curé était
retourné à l'église pour se dévêtir, et les assistants s'étaient dis-
persés ; Massimo, Dom Aurelio, les jeunes Romains, après s'être
attardés un peu auprès de la tombe, sortaient du cimetière. Le
sacristain allait fermer la grille, quand la femme qui paraissait
être une suivante vint le prier de laisser encore cette grille
ouverte pendant quelques instans. Comme le sacristain hési-
tait, Massimo et Dom Aurelio intervinrent ensemble, dirent à
cet homme de consentir. La suivante rejoignit la dame voilée
qui al tendait sur le chemin, à l'angle occidental du cimetière.
La dame s'approcha, ^ntra au cimetière, tandis que la sui-
vante restait dehors avec lo sacristain. La haute et mince per-
sonne s'agenouilla quelques miiHites sur la terre remuée, puis
se releva, s'appuya au bras de la suivante, descendit les marches
et reprit le chemin d'Oria, sans rien dire. Elles rencontrèrent
bientôt le batelier, gui venait les avertir que le lac était mauvais
LEILA. 115
et qu'il fallait deux rameurs. Sur un signe que la dame fit silen-
cieusement, la suivante ordonna de prendre un second rameur.
Et elles continuèrent leur chemin vers Oria.
Cependant un homme qui, pendant la cérémonie, s'était
chargé de remettre à Massimo un billet apporté de San Mamette
par un enfant, et qui n'avait plus songé à le faire, se souvint
de la commission et présenta le billet au jeune homme. Celui-
ci, entre deux coups de vent, put lire, en s'éclairant avec des
allumettes :
« Notre amie est fort mal. Venez le plus tôt que vous
pourrez.
« Leila. »
Massimo communiqua aussitôt la fâcheuse nouvelle à Dom
Aurelio, qu'il supplia de venir avec lui près de la malade. Dom
Aurelio aurait dû repartir tout de suite pour Milan ; mais, vu
la circonstance, il y renonça. Les deux amis prirent congé des
jeunes Romains si précipitamment que ceux-ci s'étonnèrent de
ce brusque départ.
Le bateau n'était pas reparti encore, lorsque, à la clarté de
deux lanternes, la dame voilée et sa compagne montèrent dans
une barque que les eaux ballottaient. La barque, vigoureuse-
ment poussée par quatre rames, passa presque au ras du bateau,
dans la lumière qui venait du salon de première classe. Sur le
pont, les jeunes gens regardaient avec curiosité. La dame, qui
avait ôté son voile, était jeune et belle. Un des jeunes gens
s'écria :
— Je sais qui ! C'est la dame à cause de laquelle Benedetto
a fui le monde !
— Qui est cette dame? demanda un autre.
Ils connaissaient tous le fait vaguement; mais aucun d'eux
ne savait le nom de la dame. Ils coururent de la poupe à la
proue avec une curiosité ravivée, tâchant d'apercevoir encore
l'esquif que l'on entendait lutter contre les flots; mais lesquif
n'était plus visible. Quand le vapeur fut en marche, ils le réaper-
çurent pendant une seconde, dans le rayon électrique du tor-
pilleur. Puis Jeanne disparut dans la nuit, pour toujours.
IIG REVUE DES DEUX MONDES.
VI
Tout à coup, depuis midi, l'état de Donna Fedele s'était
aggravé. Elle ne souffrait pas; mais la fièvre, devenue très
ardente, indiqua au médecin le commencement de l'infection
générale. Il n'y avait plus rien à tenter ; la condamnation était
irrévocable : ce pauvre corps avait perdu toute force de résis-
tance. La malade, en pleine possession de ses facultés, comprit
la situation, demanda un prêtre et le viatique. Oa appela le curé
de San Mamette. A cinq heures, tout avait été fait. Le curé,
édifié par la foi, par la piété, par la résignation de cette malheu-
reuse dame, lui avait administré l'huile sainte.
Après avoir reçu les secours religieux, la grande préoccupa-
tion de la mourante fut le retour du jeune homme. A chaque
instant elle s'informait de lui, si bien qu'elle finit par s'en excuser
à Lelia :
— Je suis une sotte, dit-elle en prenant la main de la jeune
fille. S'il n'est pas revenu encore, c'est qu'une circonstance for-
tuite l'a retardé. Mais je voudrais lui dire quelque chose et je
redoute qu'il n'arrive trop tard.
La jeune fille essaya de la rassurer, sans y réussir. Les
pleurs arrêtés dans sa gorge Fempêchaient de parler. Elle por-
tait envie à la cousine Eufemia. Celle-ci était sereine, et, quoique
son dévouement pour Donna Fedele touchât à l'adoration, la
crainte de ne savoir pas accepter humblement la volonté de
Dieu lui tenait plus encore au cœur. Elle donnait sans relâche
ses soins à la malade, allait et venait, grave, tranquille, sans
larmes.
Vers six heures, quand le curé se fut retiré en promettant de
revenir à sept heures. Donna Fedele pria le- médecin et la cou-
sine de sortir; puis elle appela Lelia près de son lit, fit signe
à la jeune fille de s agenouiller, pour pouvoir lui passer le bras
autour du cou.
— Ma chérie, prononça-t-elle, dis à Massimo que, pensant
à lui et à sa pauvre mère, je suis morte avec une douleur et
avec une espérance. Le lui diras-tii?
Déchirée par un combat intérieur, parce qu'elle croyait
deviner quelle était cette douleur et quelle était cette espérance,
parce qu'elle ne pouvait les faire siennes, et parce qu'au surplus
LEILA. in
ridée d'exercer par mandat une pression sur l'esprit de Massimo
l'épouvantait, mais que, d'autre part, il eût été horrible de se
refuser à satisfaire ce désir, Lelia répondit un « oui » qui ne
trompa point la mourante. Celle-ci retira son bras du cou de la
jeune fille en soupirant, murmura qu'elle aurait eu beaucoup
d'autres choses à dire, mais qu'elle n'en avait pas la force. Elle
demanda qu'on lui mît un crucifix entre les mains, et elle ne
parla plus jusqu'à neuf heures.
A neuf heures, elle demanda encore si Massimo était revenu ;
et, quand elle sut qu'il n'était pas là, elle entra de nouveau dans
un état d'inquiétude. Lelia, pour essayer de la tranquilliser, fit
porter à Oria, par un enfant, le billet qui ne fut remis au jeune
homme qu'avec beaucoup de retard. Ensuite la malade sembla
perdre la notion du temps et de l'espace; de minute en minute,
elle demandait si Massimo était rentré. A onze heures, Lelia
commença aussi à être inquiète: car on n'avait pas de nouvelles
de l'enfant qui avait porté le billet, et elle ne comprenait pas
que Massimo, après avoir reçu ce billet, ne fût pas accouru tout
de suite.
A onze heures et quart, l'hôtelier, qui avait envoyé quel-
qu'un à Albogasio pour prendre des renseignemens, monta
l'escalier quatre à quatre et annonça :
— Il vient! Il vient !
Lelia descendit, rencontra le jeune homme et le prêtre dans
le vestibule de l'hôtel. Elle ne s'attendait pas à voir Dom
Aurelio, qui comprit son embarras, la laissa donner à Massimo
de rapides informations et monta tout d'une traite l'escalier.
L'hôtelier le conduisit à la porte de la chambre occupée par
Donna Fedele. Cette voix connue, ce visage qui respirait la
bonté souriante, ranimèrent la malade.
— Ah! c'est vous, Dom Aurelio! fit-elle. Et Massimo?
Penché à l'oreille de la mourante, tandis que le curé de San
Mamette, le médecin et la cousine Eufemia se tenaient à l'écart,
Dom Aurelio lui dit quelque chose, d'une voix si basse que les
autres n'entendirent pas même qu'il parlait. Mais ils entendirent
que Donna Fedele, d'une voix faible, répondait quelques
paroles dites avec un inexprimable accent de surprise et de joie.
— Le voici, ajouta Dom Aurelio en se redressant, tandis
que Massimo entrait.
Subitement Donna Fedele se transforma. Il sembla que la
118 REVUE DES DEUX MONDES.
chambre de la mort devenait la chambre de la convalescence, à
tel point que, pendant un instant, les personnes présentes
crurent à une mystérieuse et bienfaisante crise. Le premier
indice en fut que la malade demanda à Massimo s'il connaissait
la lettre du sieur Momi ; et, sur la réponse négative du jeune
homme, elle fit signe à Lelia de la lui montrer. Pour lui être
agréable, Massimo tint une minute devant ses yeux, sans lire,
la feuille de papier à lettre où le sieur Momi accordait son con-
sentement, protestait qu'il voulait demeurer simple administra-
teur de la fortune de sa fille, et déclarait son intention de quitter
bientôt la Montanina, parce que l'air de ce pays ne convenait
pas à sa santé. Il envoyait aussi ses complimens à Massimo,
qu'il priait en outre de vouloir bien lui écrire deux lignes pour
approuver les dispositions prises par Lelia touchant la reddi-
tion des comptes.
Ensuite Donna Fedele invita les deux jeunes gens et Dom
Aurelio à s'approcher.
— J'ai été malveillante pour Farchiprêtre et pour le chape-
lain de Vélo, dit-elle. Faites-leur savoir que je le regrette.
— Oui, oui, je me charge de le leur faire savoir, répondit
Dom Aurelio.
Elle l'en remercia par un long regard d'une signification
inefTable. Et elle donna à entendre qu'elle aurait voulu lui baiser
la main.
Vers trois heures du matin, on comprit, à l'agitation de ses
mains et à l'inquiétude de ses lèvres, qu'elle désirait quelque
chose et qu'elle ne pouvait dire quoi. Elle indiquait du regard un
vase de cristal où languissaient les roses du cottage. La cousine
Eufemia mit son oreille à la bouche de la mourante, n'y perçut
que le souffle d'une parole inarticulée, demanda :
— Les roses?
Donna Fedele fit un signe aftirmatif, et ses mains tâton-
nèrent sur les couvertures. La cousine supposa qu'elle voulait
avoir les roses sur son lit et s'éloigna pour les retirer du vase.
Mais, avec les yeux, la malade dit : « Non, non. » La pauvre
Eufemia se désolait de ne pas comprendre. Massimo et Lelia
avaient bien compris, mais ils n osaient parler. Celui qui osa,
ce fut Dom Aurelio, plus familier avec la mort.
— Vous désirez quaprès on les sème sur votre lit? deman-
da-t-il.
LEILA. 119
Donna Fedele le remercia des yeux.
Enfin ces beaux et grands yeux bruns qui, durant cinquante-
deux ans, avaient répandu tant de lumière spirituelle, tant de
douceur exprimée par de bons sourires, se fermèrent. Les
mains se tranquillisèrent sur le crucifix. Dom Aurelio se pencha
vers le visage immobile. Comme il voyait les cils se mouvoir
légèrement, il n'était pas persuadé que ce fût encore la fm.
— Chère amie, dit-il d'une voix forte, recommandez-nous
au Seigneur. Est-ce que vous souffrez?
Les yeux ne s'ouvrirent pas; mais les lèvres, blanches comme
la cire, s'agitèrent; et Dom Aurelio crut entendre qu'elles
disaient :
— Je suis heureuse.
Il répéta :
— Elle a dit : « Je suis heureuse. »
Et, sans la quitter des yeux, il fit signe aux assistans de se
mettre à genoux. Il y eut quelques minutes de silence.
— Oui, elle est heureuse! reprit-il à haute voix, solennel.
Réjouissons-nous et adorons.
Le soleil se levait, et Donna Fedele Vayla de Brea gisait,
vêtue de noir, le crucifix entre les mains, sur le lit où, mêlées
aux roses fanées du cottage, rougeoyaient les roses fraîches de la
Valsolda. La mort lui avait rendu son doux sourire. Ce sourire,
lueur secrète d'une vision bienheureuse, transparaissait sous les
paupières closes, fleurissait imperceptiblement sur les lèvres de
cire. Nulle beauté jeune et vivante ne l'aurait emporté sur
cette beauté d'ivoire qui souriait, dans l'épaisse chevelure de
neige. Ainsi, après avoir accompli sa bienfaisante journée selon
la foi de ses pères et selon l'esprit de l'Évangile, après avoir
tenu la promesse faite lorsqu'elle priait au lit mortuaire de
M. Marcello, après avoir atteint le but de sa suprême offrande,
la blanche Dame des Roses reposait dans la première clarté de
la mystique aurore.
Antonio Fogazzaro.
LE RÔLE D'UNE MARINE
EN CAS DE GUERRE
I
Quelques jours avant la crise ministérielle qui devait
porter M. Delcassé à la Marine, paraissait une interview de lui
destinée à calmer les inquiétudes publiques au sujet de notre
situation navale. Pourvu que fût voté le programme de l'amiral
de Lapeyrère, M. Delcassé envisageait avec optimisme l'état de
nos forces maritimes. Qu'est-il besoin de leur demander? Dans
la Manche, la mer du Nord, l'Atlantique, la flotte anglaise
couvre notre littoral et protège notre commerce contre les
entreprises allemandes ; en Méditerranée, le programme Lapey-
rère nous maintiendra plus forts que l'Autriche et l'Italie unies.
Il suffit donc de conserver notre système d'alliances et d'en-
tentes, — et M. Delcassé ne doute pas que le gouvernement ne
s'en fasse une loi, — pour que notre marine reste à la hauteur
de sa tâche protectrice. L'interview portait ce titre en gros
caractères: La marine française au 4^ rang. Qu importe!
Ainsi, nous sommes invités à nous assurer sur la protection
dautrui ! En face de l'ennemi le plus probable et le plus redou-
table, sur le théâtre principal des opérations, nous nous abs-
tiendrons dïnlerveuir! Telle est la condition de la confiance à
laquelle on nous engage. Et notre marine doit paraître suffi-
sante, dès qu'elle répond à un seul cas, celui d'une guerre entre
la Triple Entente et la Triple Alliance.
LE RÔLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE. 121
Quelques jours plus tard, M. Delcassé, devenu ministre,
tenait à répéter, dans la discussion de son budget, la même
note optimiste. Mais désireux d'échapper à la critique, il
l'appuyait, cette fois, d'une comparaison avec l'Allemagne. La
situation navale, somme toute, est rassurante, disait-il en sub-
stance, puisque le programme prévu nous donne, en 1920,
vingt-deux (h'eadnoug ht s, autant que les Allemands.
Malheureusement, la réalité, sans justifier les alarmes exces-
sives contre lesquelles M. Delcassé entendait protester et qui
risqueraient de mener au découragement, ne permet pas d'ad-
mettre sans correctifs l'idée d'une véritable égalité de forces, qui
semblerait résulter de cette constatation. C'est en 1920 que doit
s'achever notre programme; en 1919, l'Allemagne aura rempli
le sien, si elle ne l'a dépassé. Elle s'est réservé toutes facilités
pour l'accroître de deux grosses unités par an à partir de 1913.
Ne le fît-elle pas, que les chiffres à considérer pour défmir la
situation militaire différeraient de ceux qui ont été présentés à
la tribune par M. Delcassé. Ce sont, à vrai dire, vingt-huit
dreadnoiights allemands qui s'opposeraient aux vingt-deux
nôtres ; sans compter, contre nos sept vieux ou médiocres
croiseurs cuirassés, quinze cuirassés rapides, dénommés croi-
seurs eux aussi, mais égaux en puissance à des cuirassés véri-
tables, bien que secondaires. Au total, notre programme prévoit,
en 1920, vingt-huit unités de ligne ; le programme allemand en
produit, en 1919, cinquante-huit au moins. Et si la seule compa-
raison de ces chiffres, trop sommaire à bien des égards, peut
paraître plus menaçante que de raison, elle s'éloigne moins sans
doute de la réalité que le calcul optimiste de tout à l'heure.
Dès lors, une question se pose : Quel danger offre une sem-
blable disproportion? L'autorité personnelle et ministérielle de
M. Delcassé, son ardent patriotisme, le retentissement de sa
double affirmation de confiance en soulignent l'intérêt. Rappe-
lons-nous que le programme naval va être discuté par les
Chambres. C'est le moment d'y porter attention.
Laissons donc de côté tout ce qu'on pourrait dire par ailleurs
sur nos raisons de désirer une marine de premier ordre.
Oublions notre empire colonial, le second du monde ; négli-
geons l'importance de nos placemens à l'étranger, le souci de
notre commerce et de notre influence, nos traditions, le prix
même que la force mouvante de nos flottes peut donner à notre
122
REVUE DES DEUX MONDES.
amitié. Ne pensons plus qu'au péril grandissant sur notre fron-
tière de l'Est, à cet Etat militaire dont la population s'accumule,
dont les besoins d'expansion augmentent, dont la pression pèse
chaque jour plus lourdement sur nous Les alliances! on sait
quelles vicissitudes peuvent les traverser, quels empêchemens
momentanés les paralyser, quelles crises imprévues les rendre
parfois inefficaces. On sait aussi le travail obscur du temps qui
mine sans repos les combinaisons les plus stables en apparence.
Personne n'a vu cheminer la lézarde, et le moment venu, quel-
ques mois, sinon quelques semaines font apparaître une
situation nouvelle. Ainsi l'Angleterre, il y a peu d'années notre
rivale partout, devient tout à coup notre appui; l'Autriche,
qu'on s'accordait à considérer comme le grand facteur de paix
en Europe, y apporte brusquement une cause d'agitation. Qui
nous garantira contre les surprises de l'échiquier diplomatique?
Allons-nous donc régler nos forces sur une seule hypothèse, la
plus favorable, et proportionner à des perspectives extérieures,
qui peuvent changer, en peu de jours, une situation navale
qu'il faut tant d'années pour rétablir?
Si cette question mérite d'être examinée, ce n'est pas seule-
ment à cause des paroles prononcées à la tribune par M. Delcassé,
c'est aussi et surtout parce qu'elle se pose dans l'esprit public;
on plutôt, parce qu'elle y reçoit le plus souvent une réponse
instinctive, irréfléchie; parce qu'il existe à ce sujet un vaste
malentendu entre le pays et le gouvernement responsable de
notre organisation maritime; parce qu'il règne en France de
singulières illusions et de dangereuses ignorances. Combien
d'hommes éclaii'és ne voient dans la marine qu'un accessoire,
glorieux, mais nullement indispensable, de la grandeur et de la
prospérité française; disons le mot, un luxe, à réserver pour les
époques de richesse surabondante ! Si l'on part de ces prémisses,
c'est avec raison qu'on voudra la subordonner aux intérêts de
premier plan de notre pays. Reste à savoir si l'on en peut partir.
Devant notre si grave infériorité maritime à l'égard de
l'Allemagne, nous devons envisager tous les cas et peser toutes
les conséquences. Quels que soient les autres élémens d'une
guerre générale où nous soyons engagés dans un parti et
l'Allemagne dans le parti adverse, c'est contre nous que celle-ci
tournera son premier et son principal effort. Aucun système
d'alliance ne peut jusqu'ici nous préserver de ce choc initial.
LE RÔLE d'u.NE marine EN CAS DE GUERRE. 123
Sous la menace d'une invasion, l'Angleterre, en particulier,
n'aurait-elle pas trop à couvrir ses propres ports et à conserver
coûte que coûte la maîtrise de la mer du Nord, pour s'engager
à fond dans la protection de nos côtes, sur l'Atlantique par
exemple?
Les alliances actuelles nous garantissent d'un péril immé-
diat : il n'est pas dit qu'elles rendent impossible, à la faveur de
circonstances qu'on ne saurait ni prévoir ni prévenir, le combat
singulier des deux nations voisines, sous les regards de l'Europe
prête à mobiliser. Comment donc afiirmer que la France ne se
trouvera pas un jour à supporter seule, fût-ce passagèrement,
la pression des forces allemandes? Il y a là une hypothèse que
la disproportion des puissances navales nous oblige à envisager,
un péril fondamental et permanent contre lequel la prudence la
plus élémenlaire doit nous tenir armés.
Dans ce duel, que perdrions- nous en perdant la maîtrise de
la mer? Tel est le point qu'il faut élucider pour savoir si la
puissance sur mer constitue pour nous une nécessité vitale,
à quel degré et pourquoi?
II
Ce qui détermine là-dessus l'opinion commune, c'est d'abord
et instinctivement la comparaison avec l'armée de terre, c'est
ensuite le souvenir de 1870, c'est enfin l'idée courante qu'on se
fait d'une guerre future. Regardons en face ces trois objections.
Sans aucun doute notre premier besoin vital est celui d'une
puissante armée de terre, proportionnée à celles qui nous me-
nacent et aux convoitises que nous pouvons éveiller. A cet
égard, le raisonnement instinctif de la foule a raison; et s'il
fallait choisir entre l'armée et, la marine, si tout ce que nous
donnons à la mer venait réellement en diminution de notre
puissance terrestre, il serait criminel de réclamer une marine.
Mais pourquoi raisonner sur des suppositions notoirement
contraires à la réalité? En fait, il n'y a pas à choisir : bien loin
de se nuire, les deux espèces de force militaire, à condition
d'être équilibrées, se servent mutuellement. Sans qu'il soit
besoin de le démontrer par le détail, il est facile de faire
comprendre que l'effectif de l'armée de terre a ses limites,
dépendant non pas seulement du nombre d'hommes valides
124 REVUE DES DEUX MONDES.
fournis par la nation, mais aussi des masses qu'on peut utile-
ment mettre en œuvre (1). Au delà des proportions correspon-
dantes, qu'il soit question de l'armement, de l'instruction ou
de l'approvisionnement, les dépenses deviendraient gaspillage.
On n'en tirerait qu'un faible rendement, très inférieur à celui
qu'il faut attendre des forces maritimes.
Avant d'achever la comparaison des armées de terre et de
mer, éclairons-la par un exemple qui répond aux deux autres
objections.
Ce qu'il y a au fond des idées courantes, c'est ceci : la marine
n'est pas un organe essentiel dont les services influent sur la
guerre terrestre, puisqu'on 1870 notre supériorité maritime ne
nous a servi de rien. Ce qui équivaut à admettre :
1° Qu'en 1870 la supériorité maritime ne nous a servi
de rien, 2'^ Que la situation réciproque des deux pays étant
la même aujourd'hui, amènerait par conséquent les mêmes
résultats.
Or ces deux affirmations, portant l'une sur la guerre passée,
l'autre sur la guerre future, sont également erronées. En 1870,
nous possédions une incontestable supériorité navale; nous
n'en avons pas tiré tout le parti qu'on espérait. L'insuffisante
netteté des plans d'offensive maritime et l'écrasement immédiat
de nos armées de terre rendirent inutiles les préparatifs d'un
débarquement, qui pouvait porter le trouble dans la mobilisa-
tion ou tout au moins dans la concentration ennemie. N'avons-
nous pas cependant recueilli le bénéfice de notre force navale ?
C'est ici la question la plus controversée.
Pour apprécier l'utilité d'une marine, il faut peser séparément
les avantages que, dans le fait, la nôtre nous a procurés, et les
résultats que nous en aurions pu faire sortir. Tranquilles du
côté de la mer, nous avons pu consacrer tous nos efforts à la
lutte terrestre. La liberté des communications avec l'extérieur
nous a permis de renouveler nos armes, nos munitions, nos
approvisionnemens, de prolonger la guerre de plusieurs
mois. Mais qui sait s'il n'eût pas été possible de la prolonger
encore, qui sait si le résultat ne se fût pas trouvé quelque peu
(1) La France peut mobiliser près de 4 millions de soldats instruits, l'Alle-
magne 6 millions, mais chacune environ 1 million seulement de troupes à mettre
en ligne efficacement, si môme on arrive à trouver l'emploi de semblables
effectifs.
LE RÔLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE. 125
différent et la paix moins onéreuse, au cas où, après les erreurs
et les défaillances accumulées au début des hostilités, on eût
évité les fautes militaires, du caractère parfois le plus grave,
qui ont été commises par la suite? La liberté des mers nous per-
mettait de jouer nos dernières cartes favorables. Toutefois lais-
sons là les hypothèses. Dans les événemens, tels qu'ils se sont
accomplis, notre supériorité maritime a eu sa part bienfaisante.
Ne comptons pas, si l'on veut, l'honneur sauf : le relèvement
du pays, si rapide au cours des années suivantes, sera bien
tenu du moins pour un profit positif. Il ne fut possible que par
la survie de nos industries, alimentées grâce à la mer durant
tout le conflit. Maintenant au dehors leurs ventes, leurs débou-
chés, leur clientèle, elles ne cessèrent de fournir au pays l'ar-
gent, nerf de la guerre, condition des réarmemens qui devaient
assurer l'indépendance future. Dans l'année 1870, nous jetâmes
sur les marchés étrangers des soieries pour 485 millions, contre
447 seulement en 1869. L'exportation des articles de Paris se
monta encore à 314 millions. Et la balance commerciale put se
solder, comme l'année précédente, par un simple bénéfice de
67 millions au profit de l'étranger, ce qui permit à la Banque
de France de maintenir le taux de son escompte à 6 pour 100,
alors qu'il avait atteint 7 et 8 en pleine paix vers 1864.
A ces avantages matériels, dus en grande partie à la maîtrise
de la mer, joignons l'avantage moral de la résistance elle-même.
Ce prolongement de la guerre eût-il été sans espoir, qu'en dépit
de ses tristesses, il se fût montré utile, parce qu'il réveillait
l'âme de la France. C'est à ce bel élan, aux sentimens qu'il fit
vibrer dans tous les cœurs, que nous devons et la reprise si
rapide de notre vigueur et la place que nous avons su retrouver
presque aussitôt en Europe.
III
Voilà pour la guerre passée, mais la guerre future? Ici
encore l'instinct populaire juge trop vite et s'égare. La guerre
future aurait à faire état de la marine d'abord pour les mêmes
raisons qui, nous venons de le voir, nous la devaient rendre
précieuse en 1870, ensuite en vertu des changemens accomplis
depuis lors.
Prenons la situation militaire en elle-même. On nous dit :
126 REVUE DES DEUX MONDES.
« Qu'importent les victoires navales si nous perdons la bataille
sur la Moselle! Après cette unique bataille, dont le succès
emportera tout, le sort de la guerre sera instantanément, irré-
vocablement fixé. » On ajoute encore : « Et les pertes que sur
mer nous ferions subir à l'ennemi ne serviraient qu'à grossir, à
la conclusion de la paix, la note des frais réclamés par le vain-
queur. »
Le capitaine de vaisseau Amet, professeur à l'Ecole supé-
rieure de marine, a, dans une conférence à la Ligue marilime
française, fait justice de ce double sophisme. Pour ne pas enfler
la « note à payer » d'un vainqueur éventuel, pourquoi ne pas
économiser, à terre aussi, le sang de ses fantassins? Parce que
la violence, qui risque d'accroître le poids de la défaite, peut
seule d'autre part la détourner de nous, la rejeter sur les
épaules de notre agresseur. En est-il donc autrement de la
violence exercée sur mer? Nullement.
Notons, d'abord, qu'en aucun cas la modération du vainqueur
n'est probable. La guerre devient surtout un moyen employé
par les peuples pour s'enrichir : elle travaille pour l'avenir; elle
ira juqu'au bout des intérêts. Nous vaincus, on exigerait tout
ce que notre situation ou l'intervention des neutres permettrait
d'exiger; il s'agirait d'empêcher à jamais que nous nous rele-
vions comme après 1870. Ce serait la saignée à blanc. Que la
victime ait ou non résisté, que ses escadres aient ou n'aient point
fait des dégâts, il n'importe. La guerre à laquelle il faut nous
attendre, c'est la loi du plus fort, sans plus.
La vraie méthode consiste à riposter assez vigoureusement,
assez tôt pour mettre l'ennemi hors d'état de dicter ses lois. Mais
si la bataille est perdue! s'écrie-t-on, tout autre etTort devient
alors inutile. Illusion, découragement préalable que rien n'ex-
cuserait. Une guerre ne consiste pas en une bataille unique, la
bataille, pas plus aujourd'hui qu'autrefois. En 1870 même, il en
fallut plusieurs pour nous paralyser. L'exemple de la dernière
lutte armée, celle de Mandchourie, nous montre au contraire
la possibilité de chocs successifs à six semaines et plus (1)
d'intervalle, entre les mêmes forces et avant que soit terminé
un seul acte du grand drame militaire : et il est de sa nature
un drame en plusieurs actes. Écoutons encore le commandant
(1) Kaïpiag, -/-i juin 1904; Liao-Yang, 25 août; le Cha-ho, 14 octobre; Rei-
gantaî, 26 janvier 1905; Moukden du 19 février au 15 mars 1905.
LE ROLE D UNE MARINE EN CAS DE GUERRE.
127
Amet : « Il n'y a pas, dit-il, de traité ou de cours de stratégie
où je n'aie trouvé la démonstration ffue la guerre ne consiste
pas en une chose unique et sans durée; où je n'aie vu prouver
que le développement nécessaire de la victoire, c'est-à-dire les
poursuites du vaincu jusqu'à son écrasement complet, ne peut
être longtemps ni continuellement soutenu; qu'il atteint bientôt
un pomt limite au delà duquel Téquilibre des forces étant réta-
bli entre les deux adversaires, la lutte se présente à chances
égales entre eux; et que par conséquent, à moins d'avoir afTaire
à un adversaire sans patriotisme, sans souci de son indépen-
dance, le règlement d'un contlit exige une série de victoires et
non pas une seule. »
Plus s'allonge en effet la ligne de communications d'un
envahisseur, plus il perd de sa puissance à se maintenir sur un
sol ennemi, loin de sa base nationale d'où il doit tirer la plu-
part de ses ressources. L'histoire est pleine de ces revanches des
vaincus d'un jour reconquérant leur patrie. Si nous doutons
facilement de notre propre ressort, le cas échéant, supposons à
l'inverse une victoire initiale de nos armées : aurons-nous
rompu tous les obstacles? cela suffira-t-il pour ab.ittre notre
adversaire et parcourrons-nous sans nouvel assaut les 700 kilo-
mètres qui séparent la Moselle de Berlin? Personne ne le croira.
L'intérêt de la question, indiscutable dans le cas même
d'un duel franco-allemand, paraîtra bien plus évident encore la
France ayant la Russie pour alliée. Alors tout dépendra de la
durée de notre résistance au premier choc. Si nous ne sommes
pas réduits à l'impuissance avant que l'immense empire mosco-
vite ait pu terminer sa mobilisation, nous aurons le nombre
pour nous et nos chances de succès seront doublées.
Mais quand le temps intervient de la sorte, bien d'autres
élémens, qui ne sont plus purement militaires, prennent de
l'importance, et vont mériter attention. Les peuples modernes
sont de formidables transformateurs industriels, de gigantesques
consommateurs. Ils ont besoin de puiser sans cesse au dehors
des alimens et des matières premières, en masses considérables,
et d'y verser continuellement les produits transformés par leur
travail.
Leur activité économique est une force toujours en mouve-
ment, qui a besoin de trouver issue : on peut les comparer
à des chaudières énormes toujours prêtes à faire explosion, si
128 REVUE DES DEUX MONDES.
un accident vient interrompre le courant qui alimente leurs
foyers industriels surchauffés. Ou encore, ils subissent la loi
commune à tous les êtres, loi qui l'ait d'échanges perpétuels
avec leur milieu la première condition de leur vie. Il n'y a plus
dans notre Europe occidentale de population qui puisse vivre
enfermée sur elle-même; toutes ont besoin de respirer, de s'ali-
menter à travers leurs frontières. On sait que l'homme recouvert
en totalité ou sur une large surface par un enduit isolant qui
rend sa peau imperméable, périt en quelques heures : en quelques
semaines, plus ou moins rapidement, suivant l'intensité de sa
vie industrielle, périrait une nation qui se verrait fermer tousses
échanges à l'extérieur.
Il faut se figurer le trouble apporté par l'état de guerre dans
les populations condensées de nos pays. La seule mobilisation
suffirait à créer une situation déjà grave, en désorganisant
nombre d'ateliers de travail et en accaparant les transports.
A ce trouble, plus marqué chez nous qui devrions appeler sous
les armes une plus forte part de notre population, mais que
l'Allemagne ne laisserait pas de ressentir, viendrait s'ajouter un
trouble plus redoutable encore parce qu'il irait croissant à
mesure que durerait la guerre : à ces populations tassées que
nourrissent les grands pays de l'Europe moderne, il faudrait
fournir du pain et du travail.
Du pain : car les contrées agricoles d'autrefois se sont méta-
morphosées.. L'Allemagne, en 1870, comptait 75 cultivateurs
pour 100 habitans : elle n'en a plus que 33. Elle est loin de
produire sur son territoire tous les vivres nécessaires, comme
il est bien prouvé par l'excès de ses importations alimentaires
sur les exportations de même nature. Encore ces dernières
consistent-elles surtout en bière et en sucre qui ne sauraient
faire le fond de l'alimentation. Chez nous-mêmes, importations
et exportations se balancent; néanmoins, l'inégale répartition
et composition des récoltes nationales, le départ des cultivateurs
pour l'armée, les ravages locaux de la guerre, les besoins sur-
abondans des troupes, la difficulté des transports intérieurs
amèneraient inévitablement la famine en quelque endroit, à
moins de convois reçus de l'étranger.
Il ne faut pas seulement des vivres, il faut du travail. Il est
de toute nécessité que, la plupart des industries continuant à
fonctionner pendant la guerre, elles reçoivent leurs matières
LE RÔLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE, 129
premières. Il faut aussi qu'elles ne cessent pas d'écouler vers
leurs débouchés habituels la plus grande partie de leurs pro-
duits, car, à défaut de ventes, l'entreprise serait incapable de
payer ses ouvriers. La mobilisation n'enlèvera à leurs foyers
qu'un homme sur 9 habitans en France, un sur 12 en Alle-
magne. Il restera donc sur place la très grande majorité de la
population laborieuse, hommes âgés, femmes, adolescens, ré-
formés, etc. Ces gens, il faudra les faire vivre, c'est-à-dire leur
verser des salaires. 11 faudra d'ailleurs les occuper. Imagine-t-on
quelle crise effroyable soulèverait dans un pays d'industrie
toute une population énervée par la guerre et chômant, dés-
œuvrée, affamée!... Le gouvernement qui s'exposerait à laisser
déchaîner sur son territoire de pareilles forces sociales, ne serait
bientôt plus maître de conduire, suivant les intérêts de la guerre,
les mouvemens mêmes de ses armées.
Eh quoi! dira-t-on, à défaut de la mer ouverte, les fron-
tières de terre ne suppléeraient-elles pas aux transports mari-
times abolis? On en va mesurer la difficulté. En France, le
commerce de mer, égal, pour les exportations, à celui qui tra-
verse les frontières terrestres, l'emporte sur lui de moitié pour
les importations.
Il tient une place plus grande encore en Allemagne, puisque,
en lui fermant, outre notre frontière, les chemins seulement de
l'Angleterre, de l'Amérique et des Indes britanniques, nous
aurions déjà coupé les voies oîi passe actuellement la moitié
de son commerce total.
Pour répondre à des besoins nouveaux d'une pareille impor-
tance, il faudrait aux chemins de fer une élasticité qu'ils sont
loin de posséder. A eux seuls la mobilisation et le service des
troupes en campagne absorberaient tous leurs moyens. On s'en
convaincra sans peine, comme le fait remarquer le commandant
Amet, si l'on se rappelle le désarroi des Compagnies en des cir-
constances moins imprévues, lorsque Paris se vide ou se rem-
plit aux vacances, ou lors des récoltes abondantes : pommes en
Normandie, betteraves dans le Nord, etc. Le matériel de traction
et d'exploitation, le personnel, les voies de garage ont été
constitués pour le trafic normal : on ne peut les augmenter
brusquement au delà de certaines limites.
La neutralité de la Belgique, ne l'oublions pas, risque fort
d'être violée par l'offensive allemande. Voit-on, tout au travers
TOME ni. — 1911, 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
de la France, l'alimentation de nos régions du Nord et de
l'Ouest, les usines de Lille ou de Nantes et jusqu'au fond de la
Bretagne, assurées, à défaut de la mer, par voie ferrée, depuis la
frontière d'Italie ou d'Espagne? Sur ces lignes transversales, si
rares, accoutumées à un faible transit, il faudrait lancer des
trains aussi rapprochés que ceux de notre banlieue parisienne.
Tout manquerait pour cela. Et le trouvât-on, que le moindre
accident jetterait le désordre dans cette organisation improvisée
et surchargée.
Par ailleurs, le parfait fonctionnement des chemins de fer
serait lui-même insuffisant à conjurer la crise. Ce n'est pas tout
en effet pour l'industrie que de se procurer au dehors ses ma-
tières premières et d'y faire parvenir ses produits. Il faut que,
vis-à-vis de la concurrence, sa production reste, à prix égaux,
rémunératrice. Elle ne peut donc consentir à une notable élé-
vation des frais de transport. Ce serait pourtant le résultat du
voyage nouveau imposé aux marchandises, pour aller chercher
par un plus long chemin, au travers d'un pays voisin, l'aboutis-
sement de lignes ferrées, qui ne transportent qu'à des prix bien
supérieurs à ceux du fret maritime. Et encore ne serait-ce pas
en quelques semaines, comme il le faudrait, surtout en quelques
semaines de guerre, qu'on pourrait détourner des courans
commerciaux aussi considérables. Chaque région agricole ou
industrielle a sa clientèle qu'elle ne peut ni sacrifier tout à coup,
ni trop indisposer, pour répondre brusquement aux offres d'un
client d'occasion. Les livraisons et les achats sont souvent même
soumis à des contrats à long terme qui s'opposeraient à tout
changement immédiat. Quant à nos fournisseurs habituels dans
les pays neutres nos voisins, il leur serait dillicile de nous
fournir beaucoup plus qu'à l'ordinaire.
IV
' Nous n'avons examiné que le rôle de la mer comme intermé-
diaire de transport pour les matières indispensables à la vie
générale de la nation. Il peut s'y faire des transports de guerre
aussi, dont, en certains pas, nous aurions à tenir grand compte.
Il s'agirait ici non plus seulement de conserver le libre passage
sur la mer, mais d'y interdire les entreprises militaires ennemies.
Car si nous n'en sommes pas maîtres, c'est qu'elle appartient à
LE ROLE D UNE MARINE EN CAS DE GUERRE.
131
l'adversaire. Quelle peut être l'action directe de sa flotte? Ceux
qui font tout reposer sur la première bataille en Lorraine, doivent
pourtant considérer qu'une escadre allemande maîtresse de la
mer serait à même d'intercepter à l'heure opportune le rapatrie-
ment de nos troupes d'Afrique. D'ailleurs, notre état politique
ne nous permettra sans doute pas de tirer l'épée les premiers.
Notre République répugne à toute idée d'agression. Notre consti-
tution nous oblige à ne déclarer la guerre qu'après un vote du
Parlement, c'est-à-dire avec des délais et une publicité qui nous
empêcheront de prendre les devans. 11 faut donc envisager le
cas où, avant toute bataille navale, une escadre alhmande, ayant
d'avance franchi nos défenses du Pas-de-Calais, et supérieure à
nos forces méditerrauéennes, viendrait croiser sur la route des
convois destiné^, dans les premiers jours de la mobilisation, à
ramener en France les contingens du 19^ corps, les troupes
algériennes ou même noires stationnant en Afrique, et tous les
efl"ectirs que longtemps encore peut-être nous entretiendrons au
Marne. Si uous avions commis ta faute de ne pas grouper à
temps nos forces navales de première ligne, soit actives, soit de
réserve, l'amiral allemand, maître de s'interposer entre leurs
fractions, jouirait, momentanément tout au moins, d'un impor-
tant avantage de position.
A moins d'une grande supériorité maritime, une pareille
opération peut sembler aventureuse; elle le serait déjà moins,
si l'escadre allemande avait accès dans les ports d'un allié mé-
diterranéen. Mais l'Allemagne aurait autre chose à tenter, moins
loin de sa base. De cette autre entreprise la crainte est si peu
chimérique que notre dernier ministre de la Marine, l'amiral
de Lapeyrère, n'a pas hésité à en évoquer la possibilité à la
tribune du Sénat dans les termes suivans : « M. d'Estournelles
ne croit pas au danger des débarquemens. Je ne partage pas
son avis. Un débarquement est une entreprise difficile, soit;
surtout si on ne l'a pas suffisamment préparé. Mais j'affirme
qu'un débarquement sur les côtes de France est possible, et
qu'en vingt-quatre heures on pourrait mettre une division à
terre. Il faut, bien entendu, choisir convenablement l'heure et
le lieu. Mais, sous cette réserve, le péril est certain. Et bien
malavisé serait celui qui compterait sur des moyens militaires
exclusivement terrestres pour y faire échec. »
Il s'agit, on le voit, d'un débarquement en force sur nos
132 REVUE DES DEUX MONDES.
côtes métropolitaines : tentative toute pareille à celle que nous
avions amorcée en 1870 contre la Prusse, tentative qui figure
assurément dans les plans de guerre du grand état-major alle-
mand. Elle conviendrait d'autant mieux à notre ennemi qu'il
dispose à la mobilisation de troupes beaucoup plus nombreuses
que les nôtres.
Les armées actuelles sont si considérables qu'à partir d'un
certain nombre, leur immensité même peut devenir une gêne.
Il est donc indubitable que le général en chef allemand perdra
moins que nous à distraire un corps de troupes pour une opé-
ration excentrique, d'autant plus gênante pour nous que, tom-
bant par exemple sur nos côtes picardes ou normandes, elle y
troublerait ou notre propre mobilisation ou du moins la con-
centration et l'approvisionnement des armées.
N'oublions pas, enfin, que le duel avec l'Allemagne isolée
n'est pas la seule éventualité, ni même la plus probable qu'en-
veloppe le péril allemand. En cas d'une guerre entre la Du-
plice et la Triplice, une fiotte austro-italienne menacerait nos
communications avec l'Algérie et la Corse et pourrait aussi
jeter des troupes sur nos côtes méditerranéennes. Contre
l'Italie ou l'Autriche nos débarquemens seraient la riposte natu-
relle, celle qui paralyserait aux moindres frais la mobilisation
contre nous.
Les débarquemens ne sont pas chose négligeable. Dans
toute la partie de r.otre histoire qui va de Charlemagne à
Louis XI, c'est de la mer que. Normands ou Anglais, vinrent
nos plus redoutables ennemis. Plus tard, le progrès des armes
et des transports terrestres rendit plus efficace la défense contre
les faibles effectifs embarquables à bord des flottes à voiles. Et
comme le développement économique n'exigeait pas, autant
qu'aujourd'hui, un immense ensemble de communications au
delà des frontières, les pays assaillis par mer réussirent à vivre
sur eux-mêmes sans trop grand dommage. C'est ainsi qu'au
xvni^ siècle les insultes des escadres anglaises, si douloureuses
lussent-elles, ne menacèrent jamais profondément la sécurité
de la France continentale.
Depuis lors le problème a changé une seconde fois par
l'emploi de la marine à vapeur et le développement extraordi-
naire des arméniens maritimes. La puissance de transport de
la marine et sa puissance d'attaque contre les côtes croissent
LE RÔLE ij'UNE MARINE EN CAS DE GUERRE. 133
plus vite que les moyens de défense terrestre. Cette dispropor-
tion, qui semble devoir s'accuser encore, tend à rétablir l'équi-
libre, des deux côtés de la frontière maritime, entre les forces
d'invasion transportables par mer et les forces locales qu'on
peut leur opposer dans la plupart des cas. Quand bien même
cet équilibre ne serait pas encore atteint, c'est assez qu'on s'en
rapproche pour que le caractère des guerres navales et aussi
terrestres s'en trouve modifié. Mais peut -on compter que la
supériorité de la défense terrestre sur l'agression maritime
soit partout assurée !
Que voyons-nous dans le dernier demi-siècle qui vient de
finir? L'importance croissante des opérations dites combinées,
où la flotte et l'armée collaborent. C'est un débarquement qui
amène la bataille navale de Lissa, un autre le massacre de l'es-
cadre Cervera à Santiago; c'est pour soutenir des débarque-
mens que les escadres japonaises livrent aux Chinois leur
combat du Yalou; pour en permettre d'autres qu'ils bloquent à
Port-Arthur les navires russes et se jettent à Tsoushima sur
Rodjetsventsky.
Il est vrai qu'en ces diverses circonstances, comme en celles
que nous avons omis de rappeler, les débarquemens n'ont pris
pied qu'en pays vacant ou sur des côtes mal défendues. L'expé-
rience des Américains à Porto-Rico, celle des Japonais à Port-
Arthur prouvent qu'actuellement les escadres semblent impuis-
santes contre les batteries de côtes bien armées et placées sur
les hauteurs. Il y a donc des points invulnérables sur le littoral
des grands pays comme la France où Torganisation défensive
est complète. Mais ces points ne sauraient couvrir tout le front
de mer, d'abord, à cause de la dépense excessive que nécessite-
rait la construction de forts aussi rapprochés ; ensuite, parce
que les positions favorables ne se trouvent pas partout. Sur
d'immenses étendues, les hauteurs font défaut; et les batteries
basses seront le plus souvent, quoi qu'on fasse, à la merci d'une
attaque méthodiquement conduite par une escadre suffisante.
Bien des plages en réalité ne sont commandées par aucun dis-
positif fixe de défense, comportant de la grosse artillerie.
En face de cet inévitable dénuement placez une escadre mo-
derne avec la soudaineté de son approche, avec la puissance
formidable de ses canons. En quelques heures, — et même, peut-
on dire, en quelques instans, si elle apparaît au lever du jour, —
134 REVUE DES DEUX 5I0NDES.
elle peut se trouver là, devant la défense surprise, et concentrer
sur une zone qu'elle choisit le feu d'une armée entière. Elle a cet
avantage de rassembler dans un espace exigu, sous la protec-
tion de cuirasses presque impénétrables, — tout à fait impéné-
trables à l'artillerie de campagne, — un nombre énorme de pièces
des plus gros calibres, des modèles les plus perfectionnés, four-
nissant le tir le plus rapide et aux mains des canon niers les
mieux exercés. Tel cuirassé porte à lui seul, sans compter les
petits canons utilisables contre les torpilleurs, 44 bouches à feu.
L'escadre enfin est mobile ; elle forme un but incertain qui se
déplace et se déforme devant son objectif immobile, tandis
qu'elle en connaît exactement la distance, qu'elle en peut par-
courir le front et gagner en un moment les ailes. La vitesse,
la concentration, l'initiative, la supériorité d'armement, que
d'atouts dans son jeu !
Bien des gens croient nos côtes entièrement protégées par nos
défenses mobiles, contre une pareille attaque brusquée. Nous
avons des torpilleurs, des sous-marins, des torpilles ou mines
sous-marines : n'est-ce point assez pour transformer en désastre
un essai de débarquement? Non certes. D'abord, nous n'en
avons pas partout en nombre. Ensuite, ce n'est qu'un risque
ajouté aux autres risques de l'expédition : rien de plus. L'as-
saillant, choisissant et son heure et son point d'attaque, saura
réduire au minimum les dangers qu'il court. Les torpilleurs,
nous ne l'ignorons pas, restent inefficaces contre une flotte
munie d'éclaireurs et de destroyers. Par ses propres bâti mens
de flottille, celle-ci fera draguer les passes pour les débarrasser
des mines flottantes. Elle-même se couvrira par des torpilles
de blocus, par des estacades. Sa vitesse constituera lune de
ses meilleures garanties contre le tir des sous-marins; mais
elle en trouvera une autre dans l'emploi des filets protecteurs,
des filets BuUivant, qui lui permettront de séjourner sans trop
grand péril dans un espace restreint. Que l'un de ses cui-
rassés soit atteint par une torpille, même par deux torpilles,
les avaries n'en seront généralement pas mortelles. Et dut-elle
perdre une ou deux de ses plus fortes unités, qu'elle n'aurait
point à s'arrêter devant cette perspective, si le succès d'un grand
débarquement devait être le prix de leur sacrifice. S'emparer
d'un point stratégique, d'une île, d'une presqu'île, d'une baie
proche de quelque port mal défendu, vaut bien un millier de vies
LE RÔLE d'U>'E marine EN CAS DE GUERRE. 135
humaines et l'an éanfisse ment d'un certain matériel. Tout se
paye à la guerre. Mais peu importe, si, l'accès une fois assuré,
l'envahisseur peut y faire, librement désormais, aboutir des
convois, débarquer des troupes; s'il peut se fixer sur une po-
sition qui lui servira de base et d'où les plus grands efforts
réussiront seuls à le déloger. Contre cette menace, nous ne
saurions compter infailliblement sur la défensive spéciale ni
des flottilles en mer, ni des forts à terre.
Il reste donc des plages où les débarquemens de vive force
demeureront possibles, et ne trouveront obstacle que dans les
forces mobiles de la défense terrestre. Or la puissance de l'artil-
lerie navale est telle que, dans le cercle où elle peut faire con-
verger ses feux, elle doit balayer le terrain et faire place nette
pour les premiers effectifs mis à terre. Une armée navale de
demain sera capable de présenter inopinément devant une
plage 300 à 400 gros canons, accompagnés d'un millier de
moyens et de petits. A terre, un corps d'armée ne possède que
de 90 à 120 bouches à feu : on ne groupe un millier de canons
de campagne, qui sont de la petite artillerie, que lorsqu'on
réunit quelque 400 000 hommes. Dans l'arrière-pays, les assail-
lans se heurteront, il est vrai, aux troupes de l'adversaire,
accrues d'heure en heure et de jour en jour par l'apport des
voies ferrées de l'intérieur. Il est essentiel, pour réussir, que les
envahif^seurs demeurent assurés de leurs communications
permanentes par mer avec leurs bases nationales ; et il faut qu'à
eux aussi arrivent constamment des renforts équivalens à ceux
de l'ennemi.
Le problème de l'invasion par mer dépend ainsi des capa-
cités de transport des marines nationales. L'exemple le plus
instructif à cet égard serait celui de la guerre de Mandchourie.
Les détails n'en ont pas encore été publiés. Nous en connaissons
néanmoins les grands traits.
D'après l'expérience antérieure de l'expédition sud-afri-
caine, les navires de commerce, qui sont les instrumens néces-
saires de tout débarquement important, peuvent recevoir,
pour un long voyage, en moyenne environ 200 hommes par
1 000 tonneaux.
Le Japon, au commencement de 1904, avait rappelé toute sa
marine marchande et supprimé tous les services réguliers de
paquebots. 11 disposait de 870 long-courriers représentant un
136 REVUE DES DEUX MONDES.
total (le 333 000 tonneaux, dont un tiers environ convenait au
transport des troupes à quelque distance. Il aurait donc embar-
qué à la fois 36 000 hommes. Pour atteindre les côtes les plus
proches de Corée et jusqu'à Chemulpo, il fallait un jour de
voyage. En comptant un jour pour l'embarquement, un pour
le débarquement et un autre pour le retour, on aurait réalisé un
débit quotidien de 9 000 hommes. Mais, en réalité, les départs
furent beaucoup plus espacés, puisque, entre le 8 février et la fin
de juillet 1 904, on ne compte que 288 720 hommes de transportés,
ce qui ne donne que 1 600 par jour. Cela tient aux craintes encore
inspirées à l'état-major nippon par la flotte de Port-Arthur. On
attendait pour se mettre en route qu'une nouvelle attaque de
Togo immobilisât momentanément les bateaux ennemis.
D'autre part, le règlement japonais sur le service en cam-
pagne fixe comme suit les effectifs embarquables pour plus de
quarante-huit heures: un bataillon (environ 2 000 hommes),
prend 1 800 tonneaux de déplacement, un escadron de cavalerie
1000 tonneaux, une batterie de campagne 900, une compagnie
du génie 550. Pour moins de quarante-huit heures, on peut ré-
duire de moitié les tonnages.
Ouvrons maintenant l'Annuaire du bureau Veritas; nous y
trouverons pour les seuls vapeurs de commerce allemands, et
parmi ceux-là pour ceux qui dépassent 100 tonnes de jauge nette,
1 356 bâtimens, faisant ensemble 3 763 871 tonneaux.
En admettant donc que les plus petits bateaux ne soient
pas utilisés, nous constatons chez nos voisins une capacité
théorique de transport très considérable (le chiffre anglais des
capacités de transport ci-dessus correspondrait ici à plus de
750 000 hommes et les chiffres japonais à beaucoup davantage).
En supposant qu'une part seulement puisse être employée, il
resterait de quoi porter à la fois, au même point, des centaines
de mille hommes.
L'avenir est certainement destiné à multiplier les bateaux
de commerce. Déjà la marine anglaise, dans la catégorie des va-
peurs jaugeant net plus de 100 tonnes, compte, avec 6 411 unités,
17189 989 tonneaux, c'est-à-dire plus de quatre fois et demie
autant que l'allemande. On voit que ce n'est pas l'instrument
maritime qui fera défaut. On voit aussi quelles masses pourraient
être mises en jeu.
Les difficultés, il est vrai, viennent de la mer elle-même, de
LE RÔLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE. 137
la houle ou du clapotis qui empêchent le débarquement rapide
d'une troupe nombreuse, et surtout son rembarquement préci-
pité après un échec. Le passage d'un élément sur l'autre, par
mauvais temps, crée un obstacle, un retard en un point des com-
munications. C'est l'infériorité des troupes assaillantes sur celles
qu'elles assaillent. On peut l'atténuer. Les marins savent, en
répandant de l'huile, apaiser le clapotis. Le plus vraisemblable
est qu'on viendra s'emparer d'un petit port, dont les quais seront
d'un puissant secours. Chacun des transports japonais avait
d'autre part été muni d'un certain nombre de sampans (ba-
teaux plats) de débarquement, contenant 60 à 80 hommes,
ou 6 chevaux et 14 hommes. Les mêmes sampans constituaient
ensuite des môles de circonstance pour recevoir l'artillerie. A cet
efTet, ils étaient reliés entre eux et couverts de planchers impro-
visés.
Il reste dans cette voie des progrès à réaliser pour amé-
nager les transports éventuels et préparer un matériel de plage,
mais il suffit de vouloir et d'en faire les frais. Comptons que
les Allemands en particulier y appliqueront leur esprit de
méthode.
Les manœuvres navales de cette année donneront une preuve
de l'attention qu'on apporte, chez nos voisins de l'Est, à cette
question des opérations combinées. Elles assureront, suivant un
plan très vaste, la coopération de la flotte et de l'armée de
terre. L'étude des conditions et des méthodes de débarquement
y jouera, paraît-il, le rôle principal; et l'Empereur suivra en
personne l'exécution de cette partie du programme.
Les remarques précédentes mettent en évidence les chances
de succès d'une tentative contre nos provinces de l'Ouest, quand
bien même notre ennemi, venant de la mer, devrait prendre
pied de vive force sur le littoral.
Une autre hypothèse s'offre à l'esprit : la violation éven-
tuelle de la neutralité belge par une armée allemande, tentant
sur le flanc gauche de nos troupes de l'Est uq mouvement
excentrique. Songe-t-on à la rapidité avec laquelle un corps
d'avant-garde, débouchant ainsi de Monsou de Charleroi, attein-
drait nos ports du Nord, du Pas de Calais, de la Somme : Dun-
kerque, Calais, Boulogne, Étaples, Abbeville, entièrement
désarmés contre une attaque de revers? L'escadre allemande,
si nous lui laissions la maîtrise de la mer, n'aurait plus qu'à
138
REVUE DES DEUX 3I0NDES.
choisir le lieu d'accès où un convoi pourrait en quelques jours
débarquer une véritable armée d'invasion.
La capacité de transport des flottes commerciales est devenue
tellement énorme que, dans ces conditions, le port occupé par
l'ennemi formerait pour lui comme un point de son territoire
national, une base sans cesse approvisionnée de matériel, de
vivres, de munitions. Base beaucoup plus assurée, beaucoup
mieux pourvue, que ne saurait l'être la tête de ligne d'an chemin
de fer traversant les Vosges ou l'Argonne. Les troupes qui en
feraient leur point de départ, adossées en quelque sorte à des
forces maritimes dont nous avons vu la formidable puissance
sur la région littorale, ne seraient-elles pas en mesure de créer
une diversion redoutable, et de jouer un rôle de premier plan
dans les opérations militaires ayant Paris pour objectif? Leur
présence n'influerait-elle pas sur le sort même de la bataille
décisive livrée près de la Moselle? Supposons-nous enfin vain-
queurs dans cette bataille, mais Boulogne, Dieppe ou le Havre
au pouvoir de l'ennemi ; nous trouverions-nous en état de
profiter pleinement de notre victoire?
V
Nous pouvons maintenant répondre à la première des trois
objections formées dans l'esprit public; nous pouvons écarter
cette opposition irraisonnée qu'il croit apercevoir entre la puis-
sance navale et la puissance militaire. Ce qui précède montre
en effet qu'on aurait tort de négliger l'action que les forces
flottantes sont à même d'exercer sur la terre. Bien que les diffi-
cultés en soient parfois grandes, les moyens de les vaincre par
un choix judicieux du lieu et du moment, et par une sage pré-
paration de l'opération elle-même, sont Yiux mains des grandes
puissances maritimes. Par là la marine peut atteindre à la fin
de toute guerre, qui est la coercition matérielle s'étendant au
besoin jusqu'aux biens et à la vie de la population ennemie
dans sa masse.
Il en résulte aussi que le matériel naval, pour avoir toute son
efficacité et remplir (outson rôle, doil comprendre une artillerie
capable de vaincre les résistances côtières. Il faut donc de
grands bâtimens. Il en faut certes déjà pour attaquer l'ennemi
flottant, mais c'est un chapitre où l'on peut discuter : à la rigueur,
LE ROLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE. 139
ce combat purement maritime, de flotte à flotte, se concevrait
encore réduit au seul emploi de la torpille, et par conséquent
livré par des flottilles : solution tentante pour ceux qui voient,
dans la destruction des forces flottantes, l'unique but de l'action
maritime. Nous venons de constater qu'ils oublient une part,
la plus essentielle peut-être, de cette action, à savoir le combat
amphibie de la mer au rivage et les opérations combinées.
L'aide qu'une flotte peut prêter à des opérations de ce genre
est en réalité sa raison profonde et primitive d'exister.
C'est qu'il n'y a pas deux espèces, entièrement différentes, de
lutte armée; il y a le règne de la force, qui s'exerce par tous
les moyens, à la fois sur terre et sur mer : et c'est la guerre. Pour
y servir, il y a dans chaque nation l'ensemble des moyens spé-
cialisés : l'Armée. Cette armée comprend des armes diverses:
infanterie, artillerie, cavalerie, marine de haute mer ou flot-
tilles; mais elle forme comme un organisme dont chacune des
armes est un organe. Qui atteint l'organe blesse, diminue, par-
fois tue l'organisme, car celui-ci est un tout qui vit en chacune
de ses parties. Ainsi de l'armée : en même temps qu'une pro-
portion, il y a une solidarité entre ses armes diverses, et sa
marine, en dépit des apparences, lui est indispensable au même
titre que sa cavalerie.
La dualité apparente tient à la différence irréductible des
deux élémens sur lesquels se meuvent les fractions terrestres
et les fractions maritimes de l'armée, mais non à une opposition
des intérêts ou des rôles militaires, pas même à une entière
indépendance réciproque. Si cette dualité des domaines princi-
paux rend nécessaire le plus souvent un dédoublement de l'action
et des objectifs secondaires, l'union profonde reste vraie, et
l'unité du plan d'ensemble s'impose toujours. C'est ce qu'avait
bien compris Napoléon. Ce fut la pratique de tous les chefs de
guerre dignes de ce nom. Dans son ouvrage classique sur l'in-
fluence de la puissance maritime dans l'histoire, le commandant
Mahan a établi par quelques exemples la liaison indispensable
des opérations maritimes et terrestres, par cela seul qu'il établit
le retentissement fatal des premières sur les secondes.
Quelle preuve plus éclatante que le duel entre Rome et
Carthage! Impuissante tant que l'empire de la mer lui échappe,
Uoiue ne réussit à prendre vraiment pied en Sicile qu'après la
victoire navale de Duilius à Myles en 260. Pour qu'elle reste
uo
REVUE DES DEUX MONDES.
maîtresse de la grande île en dépit d'Hamilcar, il lui faut une
première fois anéantir la flotte carthaginoise en 236 à Ecnome,
la plus grande bataille navale qu'eût encore vue la Méditerranée,
puis achever son triomphe aux îles Jîgates en 241. A dater de
ce jour, le sort de Garthage est fixé. Privé de la mer, Annibal
doit user ses troupes aux longs circuits par l'Espagne et la
Gaule, les épuiser en Italie sans espoir de renforts. Pendant ce
temps Scipion avait tout loisir de jeter du premier bond une
armée aux portes de Garthage. Il apparaît ici que le rôle de la
marine, s'il est un rôle auxiliaire, est loin d'être un rôle subor-
donné.
On le verrait ailleurs : en Grèce, où la puissance du grand
roi ne vint se briser qu'à Salamine et où la supériorité navale
fit changer avec elle le destin de la guerre du Péloponèse; en
Orient, où Actium, Lépante et Navarin marquent de grandes
dates décisives; dans notre histoire, dont la guerre de Gent ans
et les expéditions d'Italie ne se comprennent qu'à la lumière des
faits maritimes; à l'origine des Etats-Unis et dans leur guerre
de Sécession, etc.
Mais où pourrions-nous le lire plus clairement que dans ce
grand drame napoléonien dont nous connaissons tous les traits?
S'épuisant à frapper des coups inutiles puisqu'ils n'atteignaient
pas l'Angleterre, Napoléon était condamné depuis Trafalgar. Le
dénouement, qui s'achève à Waterloo, avait commencé en
Espagne. Et c'est là, où la prise de la mer sur la terre se montre
sous sa forme caractéristique, qu'il faut chercher la raison des
événemens ultérieurs. L'Espagne, le Portugal, ne sont à vrai dire
qu'un champ clos. Les deux forces qui s'y affrontent viennent
du dehors : l'une de France, force uniquement terrestre, c'est-à-
dire incomplète ; l'autre d'Angleterre, force complète, comprenant
une marine 'et assurée par elle de ses communications. La pre-
mière fait reculer la seconde jusqu'au rivage ou peu s'en faut;
mais en touchant la mer, comme autrefois Antée en touchant
le sol, la puissance anglaise à chaque fois reprend sa force et
son élan. Dans ces lignes de Torrès Vedras où la mer seule
l'approvisionne et l'adosse, Wellington brave tous les généraux
frajiçais, et c'est là que le nouvel Empire est frappé à mort.
Après cet exemple, après celui tout récent de Tsoushima,
nous serions aveugles de ne pas voir la liaison des armes en
dépit des élémens divers. A titre d'indication, permettant de
LE ROLE d'iNE MARINE EiN CAS DE GUERRE. 141
matérialiser cette liaison, bientôt, dans un nouvel élément,
l'atmosphère, va entrer en jeu l'aéroplane. Les escadres qui
déjà, même hors de vue, et grâce à la télégraphie sans fil, ne
sont plus isolées du pays, se trouveront sans doute amenées à
opérer avec l'aide des flottes aériennes. Par ces deux intermé-
diaires commodes pour porter l'un la pensée, l'autre un appui
et des communications plus matérielles, le concours des bateaux
et des régimens deviendra plus étroit. Une stratégie pourra se
développer, organisant au mieux la convergence des armes dans
une tactique appropriée. Elle aura l'avantage de toutes les
concentrations.
On peut dire qu'alors l'armée complète ne se constituera
avec ses trois ailes terrestre, maritime et aérienne, c'est-à-dire
dans toute sa puissance unie, qu'auprès des côtes. C'est là, sous
la double protection des formidables canons marins et de l'éclai-
rage volant, que les troupes chemineront le plus sûrement; là
qu'elles pourront exercer tout leur effort. Les côtes ne dessine-
raient-elles pas ainsi les lignes d'invasion et de défense, les
lignes de force militaires de l'avenir, comme elles se montrent
déjà les lignes de force commerciales, les surfaces de transit du
présent? Au travers d'elles passent le flux de l'importation et le
reflux de l'exportation ; au long d'elles circule le cabotage. De
même, traversées déjà par le flux militaire des débarquemens,
ou le départ des expéditions essaimantes, elles seraient encore
longées, balayées par ces marées d'hommes que mettront en
branle les futurs conflits européens. Elles formeraient le théâtre
commun à la marine et à l'armée, rapprochées pour une coo-
pération permanente. Personne alors ne niera qu'une flotte soit
indispensable à la défense de notre sol.
VI
C'est une vérité que nous devrions admettre d'autant plus
aisément qu'elle est à notre avantage. La marine représente, par
excellence, l'arme des peuples pauvres en hommes et riches en
capitaux. Tous les progrès de la mécanique et de l'organisation
industrielles ont pour efTet, ont pour but même d'augmenter le
rendement individuel de l'homme en faisant, entre ses mains
et à son œuvre, collaborer sans cesse plus largement les forces
naturelles. La double condition de cet asservissement de la
142 REVUE DES DEUX MOiSDES.
nature, qui multiplie la puissance de l'unité humaine par rap-
port aux choses et par rapport aux autres hommes moins bien
armés, c'est l'accumulation sur un même point, sous le contrôle
d'un même individu, des valeurs et des poids. Le matériel est
un capital fixe dont le prix va croissant avec son efficacité. Cela
s'applique aux armées comme aux industries. Mais le même
matériel se complique à mesure qu'il se perfectionne, et sa
perfection consiste à étendre le nombre, la puissance, la masse
des organes soumis à la main d'un seul homme et gouvernables
par lui.
Or la mobilité des troupes à terre se trouve incompatible
avec le développement des machines pesantes. Il faut passer à
travers champs, franchir les ruisseaux et les fondrières, ménager
les routes. Les poids sont limités, La mer, au contraire, porte
tout aisément. Mieux encore : l'énormité des bateaux, donc des
machines, des organes, des canons y est favorable à la produc-
tion économique des constructions navales, à leur rendement
militaire, à la mobilité des escadres par tous les temps, à leur
emploi et à leur sécurité. Rien qui ne pousse dans la voie de la
concentration mécanique, rien qui ne favorise l'évolution
industrielle. Et là, sur l'Océan vide, point d'avantage de terrain
qui puisse compenser une infériorité de mécanisme. La marine
de guerre est le triomphe de l'industrie scientifique.
Il y a peu de jours que les journaux ont publié le récit
d'expériences sensationnelles poursuivies depuis quelque temps
par l'amirauté anglaise. Il s'agit de donner au commandant
d'an cuirassé le pouvoir vraiment merveilleux de pointer et de
tirer lui-même, du haut de sa passerelle, tous les canons en-
fermés dans les tourelles du navire. Les expériences ont réussi.
La généralisation de ce rêve extraordinaire, qui semble inspire
par quelque Jules Verne, n'est plus qu'une affaire de mois.
Voilà où en est le mécanisme naval.
11 ne saurait que progresser. Plus nous irons, plus l'utilisa-
lion des forces physiques et intellectuelles du marin, dans ce
règne de la force meurtrière, l'emportera sur celle du soldat
terrestre.
Dans la discussion du dernier budget anglais, M. Mac Kenna
relevait ainsi le progrès accompli, en passant du type King-
Ë'/ward au type Dreailnonght : le poids de projectiles envoyé
par minute, divisé par l'effectif de l'équipage, donne en moyenne.
LE RÔLE d'une MARINE EN CAS DE GUERRE. 143
pour chaque homme, 7 liv. 5 seulement dans le premier cas,
10,1 dans le second.
Prenons encore trois bâtimens italiens, le cuirassé Regina-
Elena, le croiseur-cuirassé Varese^Xe croiseur- torpilleur /l^orofa/.
L'un, qui porte surtout des gros canons, a, par 1000 tonnes de
déplacement, 3 bouches à feu (sans compter les petits 47 milli-
mètres); l'autre, armé surtout de moyens canons, en a 3,6; et
le troisième, avec des 73 millimètres seulement, c'est-à-dire le
calibre de nos batteries de campagne, en porte 9,3, toujours par
1 000 tonnes. Les équipages sont tels que chaque canon corres-
pond comme nombre d'hommes à 18,6, à 18 et à 14,5.
Le dernier cas est le plus comparable à celui de l'armée de
terre, en vertu de l'égalité des calibres. Or à terre, un corps
d'armée de 41200 hommes et officiers est pourvu de 92 pièces,
soit 446 hommes par pièce.
Il est vrai que le soldat possède d'autres armes, mais le
marin aussi a d'autres moyens de guerre que le canon, quand
ce ne serait que ses armes défensives, la cuirasse de son bateau,
et la vitesse, et les approvisionnemens. Il n'en demeure pas
moins que le canon est le plus redoutable multiplicateur de la
force humaine, et que là où l'on en fait plus d'emploi, le ren-
dement moyen de l'irjdividu est supérieur.
Le chiffre de 14 à 13 hommes par pièce, que nous trouvons
ainsi sur des navires de faible tonnage tels que VAgordat, forme
comme un coefficient d'utilisation de Thcmme par la marine,
dans un cas où la comparaison peut s'établir avec l'armée de
terre. On voit à quelle disproportion aboutit cette comparaison.
Mais on sait que les petits navires sont loin de répondre à
la meilleure utilisation navale. La statistique de M. Mac Kenna
nous en donnait tout à l'heure une preuve, en rapprochant les
résultais obtenus par des types de cuirassés dont le tonnage
va croissant. Avec cet accroissement augmentent, en effet, les
poids d'artillerie que le bateau est susceptible de porter pour
chaque mille tonneaux de déplacement, en même temps que
diminue le nombre d'hommes nécessaire par mille tonneaux :
double bénéfice.
Du premier phénomène nous avons, dans un précédent
article, exposé les causes et donné des exemples probans ; pour
le second, nos trois bâtimens italiens nous offriront les élémens
d'un calcul immédiat. UAgordat, qui déplace 1300 tonnes,
144 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessite, par mille tonnes, 134 hommes; au Varcsc, de
7 500 tonnes, il n'en faut déjà que 73 ; la Regina-Elena enfin
n'en prend que S6 : son déplacement atteint 12 600 tonnes. Et
les grands super- Dreadnoiights^ aujourd'hui en construction,
ne réclameront que 40 hommes par mille tonneaux. La pro-
gression ne se dément pas.
On en trouverait une semblable liée au perfectionnement
constant des organes et de leur agencement, des méthodes et
des dispositions ou matérielles ou tactiques. L'usine navale
prête à des possibilités indéfinies qui accentueront toujours
l'importance du matelot par rapport au soldat.
Aussi la marine se contente-t-elle, pour mettre en œuvre
des flottes considérables, de peu de personnel. Toute la marine
anglaise ne rassemble encore que 131600 hommes. Quand
on reproche à la nôtre les quelque 50000 qu'elle enlève à nos
régimens, fait-on le compte des troupes d'Afrique, atteignant à
un chiffre double si l'on voulait, que la maîtrise de la mer
nous permettrait de ramener en France?
Reste la question d'argent. Peut-être nous ferait-elle moins
hésiter si l'on se rappelait que la mer rend avec un large
intérêt les capitaux qu'on lui confie. Les dépenses navales
constituent un bon placement. D'abord, la presque totalité en
rentre directement dans des mains françaises; elles font, à elles
seules, vivre sur notre territoire d'innombrables industries.
Mais la prospérité de celles-ci attire encore les commandes de
l'étranger. Une escadre à la hauteur des derniers progrès pro-
mène en tous lieux la preuve d'une supériorité industrielle :
c'est la meilleure des réclames pour le travail national.
On n'ignore pas non plus que c'est la meilleure des réclames
pour le commerce national, et l'un des élémens qui favorisent
le plus efficacement la prospérité d'une marine marchande. Par
mille liens, par mille influences réciproques, marine de guerre
et marine de commerce dépendent l'une de l'autre.
Enfin, le domaine colonial d'un pays comme le nôtre, ses
richesses et ses promesses d'avenir, objet d'envie universelle
dans le monde, ne nous appartiennent et ne restent à nous que
par l'effet de notre puissance maritime.
11 y aurait là de quoi justifier la mise de fonds nécessaire,
si la sécurité même de nos frontières métropolitaines ne rendait
déjà indispensable, nous l'avons vu, une forte marine.
LE RÔLE d'une MARLNE EN CAS DE GUERRE. 14S
Si ces raisonnemens sont trompeurs, si l'Océan engloutit
vraiment en pure perte les millions qu'on y jette et les
existences qu'on lui consacre, il faut donc que l'univers entier
se trompe. Point de nation qui ne se précipite vers la mer
libre; point d'Etat maritime qui ne veuille des bateaux de
guerre, les plus gros, les plus nombreux possible. Serions-nous
les seuls à ne pouvoir soutenir la concurrence, nous les ban-
quiers du monde, nous dont les réserves financières alimentent
tous les emprunts internationaux ! Serions-nous les seuls à
méconnaître l'intérêt de la grandeur navale, nous dont la
marine a si souvent commandé les destins! Enfm, dans le
pressant danger d'un voisinage comme celui de l'Allemagne
conquérante, de l'Allemagne surpeuplée, lui laisserons-nous
encore l'avantage d'une arme qui peut aller jusqu'à centupler
le rendement militaire du soldat?
Telle est la question que posent l'optimisme officiel, l'indif-
férence publique, le découragement maritime. A cette question,
le programme naval, dans quelques semaines peut-être, va
répondre. Il faut que les Chambres et le pays en aient bien pesé
les conséquences.
Georges Blanchon.
TOME m. — 1911- 10
LA
VRAIE MARGUERITE DE FALST
FREDERIQUE BRION
DANS LA LÉGENDE ET DANS LA RÉALITÉ
Lamour de Goethe pour Frédérique Brion est un des épi-
sodes les plus connus dans la vie sentimentale du grand homme.
Épris à son aurore d'une gracieuse et simple Alsacienne, il lui
donna l'immortalité au cours de ses Mémoires, et ses confi-
dences au public laissèrent soupçonner que Frédérique pouvait
bien être l'original de la coupable autant que touchante Mar-
guerite de Faust. Dès lors, l'imagination des commentateurs se
donnant carrière sur un thème aussi séduisant, la vertu de
la jeune fille fut plus d'une fois mise en doute, en sorte que
le récit, pourtant si bienveillant, du p( ète eut pour résultat
d'attirer le soupçon sur la gentille amie de ses vingt ans. Nous
résumerons brièvement, afin de les éclairer ensuite à la lumière
de quelques documens nouveaux, les p» ripéties et les consé-
quences de cet amour illustre, car la légende à laquelle il a
donné naissance nous paraît riche d'enscignemens psycholo-
giques et capable de nous mieux éclairer sur ces obscurs conflits
de traditions aniagonistes qui préparent trop souvent l'incertain
jugement de l'histoire (l).
r M. p. Deoharme a écrit récemment une intéressante étude sur Gœthe et
Frédérique Brion (Hachette, 1908) mais n'a pas abordé la question qui nous
occupe.
LA VRAIE 3[ARGLEP,ITE DE FAUST. 147
I
Frédérique Brion était la fille du pasteur protestant de Se-
senheim, village situé à une trentaine de kilomètres au Nord de
Strasbourg sur la rive gauche du Rhin. Ce digne ecclésiastique
avait épousé la fille d'un régisseur du baron de Duerckheim et
donné le jour à dix enfans, dont cinq seulement atteignirent
lage adulte : un fils du nom de Christian, le dernier né de la
famille, et quatre filles, dont Frédérique était la troisième. Celle-ci
naquit en 17ol ou 1752 à Niederroedeni où le pasteur Brion
exerça quelque temps son ministère avant d'être transféré à
Sesenheim en 1760.
Le jeune Wolfgang Gœthe poursuivait en Alsace ses études
de droit lorsqu'il fut présenté à ces braves gens par un camarade
au mois d'octobre 1770. Le soir même du jour où il regagna
Strasbourg après cette courte villégiature, le 14 octobre 1770,
il écrivait à lune de ses correspondantes : « J'ai passé quelques
jours à la campagne, chez des gens bien agréables. La société
des aimables filles de la maison, ce joli pays et ce ciel souriant
ont remué dans mon cœur des sentimens trop longtemps assoupis,
y réveillant le souvenir de tous ceux que j'aime. » Et à Frédé-
rique Brion elle-même, il s'adressait le lendemain en ces termes :
« Chère nouvelle amie, je n'hésite pas à vous donner dès à pré-
sent ce nom. Si en effet je me connais le moins du monde en
fait de regards, j'ai trouvé dans le premier de ceux que nous
avons éi-liangés ^e^•p()ir de cette amitié que j'invoque à présent,
et je jurerais que nos cœuis vont se comprendre. Comment
donc, bonne el ten Ire ainsi que je vous connais, ne seriez-vous
pas un peu favorable à qui vous aime autant que je le fais?...
Chère, chère amie, que j'aie en ce moment quelque chose à
vous dire, cela ii est aucunement douteux en vérité, mais que je
sache au juste pourquoi je vous écris dès à présent et ce que je
voudrais vous écrire, c'est une autre afîaire ! En tout cas, cer-
taine agitali(m que je ressens me fait juger à quel point je vou-
drais nie sentir encore près de vous. En petit morceau de papier
devient une consolation sans égale en pareil cas : il me fournit
une sorte de cheval ailé qui me permet d'échapper à ce bruyant
Strasbourg, comme vous le tenteriez vous-même dans votre calme
retraite si seulement vous déploriez l'absence de vos amis... etc. »
148
REVUE DES DEUX MONDES.
L'épître est aimable autant que naturelle : il n'en est pas
beaucoup de ce ton dans la correspondance de son auteur. Mais
c'est malheureusement, à peu de chose près, tout ce que nous
possédons d'authentique sur les relations des deux amoureux
et nos sources directes s'arrêtent au prologue de leur aven-
ture. Les étapes du roman ne sont plus marquées pour nous
dès lors que par de petits poèmes gœthéens d'allure légère et
probablement de forme exquise puisque les Allemands leur
reconnaissent ce mérite, — et nous estimons qu'un étranger n'a
jamais voix au chapitre en matière à' expression poétique, — mais
de fond très banal à coup sûr, car il n'y est guère parlé que des
fleurs et du zéphyr, de l'aurore et des roses nouvelles. Toute-
fois, l'un d'entre eux est porté d'un souffle plus puissant; c'est
le célèbre morceau qui débute avec une décision passionnée :
« Mon cœur a battu : vite en selle et en route, avec une ardeur
farouche, comme un héros qui se précipite au combat, etc. »
Il nous faut donc aller quanta présent d'un seul trait jusqu'au
dénouement de l'idylle. Présenté au presbytère de Sesenheim
en octobre 1770, Gœthe lui fit ses adieux en août 1771 au bout
de dix mois, et, pour nous éclairer sur le caractère de sa retraite,
nous possédons encore un document contemporain des faits : ce
sont quatre lettres adressées par le jeune homme à un de ses
amis strasbourgeois, le greffier Salzmann, personnage de mérite
et de poids, conseiller plein d'expérience et de sagesse. De ces
pages gracieuses et mélancoliques il est permis de conclure que
Wolfgang avait dû faire entrevoir à Frédérique la perspective
dorée d'un mariage. Mais le fils du riche et oreilleux bourgeois
de Francfort était déjà trop bourgeois lui-même sous les roman-:
tiques exaltations de sa jeunesse pour s'attacher bien longtemps
à une si hasardeuse résolution. Il savait que son père n'accep-
terait pas de bonne grâce pour sa bru la fille d'un pasteur de
village. Sans doute une grande et impérieuse passion lui eût
suggéré de passer outre à l'interdiction paternelle, fallût-il vivre
modestement de quelque profession libérale avec l'épouse de son
choix jusqu'au jour où ses parens ouvriraient les bras au mé-
nage, péripétie qui manque rarement de se produire en pareil
cas, c'est-à-dire quand la jeune femme est irréprochable et que
seule la question de convenance sociale a motivé le veto de la
famille. Mais l'étudiant ne se sentait aucune vocation pour un si
mesquin début dans le monde : il avait le pressentiment de ses
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST.
149
hautes destinées et se décida donc à faire, en assez bon ordre, il
faut le dire, la retraite qui est la trop fréquente conclusion de
semblables campagnes. Il prit le parti de s'éloigner, non sans
laisser derrière lui quelque dommage : dommage de nature
uniquement sentimentale toutefois, car nous pouvons anticiper
dès à présent sur la discussion qui va suivre pour affirmer que
Frédérique conserva près de lui son honneur intact. Mais qu'il
ait été moralement coupable en cette circonstance, cela n'est
nullement douteux par malheur, et il en a fait au surplus l'aveu
très sincère non seulement à son ami Salzmann en lui dévoilant
l'état de son cœur pendant l'été de 1771, mais encore au public
dans ses Mémoires, quarante ans après l'événement.
Il ne s'enfuit pas à la dérobée cependant, et nous devons
même reconnaître qu'il eut le courage de sa lâcheté, si l'on peut
ainsi dire. Il exposa franchement ses scrupules à Frédérique
ainsi qu'au pasteur Brion sans nul doute puisque, — la longa-
nimité de ces braves gens venant en aide à l'embarras du déser-
teur, — on put se quitter de bonne amitié. En effet, quelques
semaines après la séparation, nous voyons Gœthe adresser de
Francfort à Frédérique deux cahiers d'estampes par l'intermé-
diaire du greffier Salzmann : mais il n'ajoute aucun tendre mes-
sage à ce souvenir artistique. En 1773, il priera le même ami
d'ens'oyer à Mamsel Brion [sic) un exemplaire de son drame reten-
tissant, Gœtz de Berlichingen, car il a songé à elle, dit-il, en y
traçant un gracieux personnage de femme. Il ajoute cette fois :
« La pauvre Frédérique se trouvera consolée jusqu'à un certain
point par cette circonstance que l'infidèle est empoisonné ! » En-
fin, en 1775, il a l'occasion de passer quelques jours à Strasbourg,
mais ne donne aucun signe de vie aux habitans de Sesenheim :
il est vrai que son état d'âme est à ce moment fort agité, au len-
demain de la rupture de ses quasi-fiançailles avec la piquante
Lili Schœnemann.
Que devient cependant Frédérique après l'abandon de son
ami ? Nous possédons encore quelques renseignemens précis sur
cette période de son existence, parce qu'au lendemain du départ
de son infidèle, elle fut remise en lumière par les attentions d'un
écrivain moins célèbre que Gœthe à coup sûr, mais qui n'est
pas sans conserver quelque notoriété chez nos voisins d'outre-
Rhin. Gœthe avait en effet connu et fréquenté à Strasbourg le
fils d'un pasteur livonien du nom de Lenz, personnage qui
J50
REVUE DES DEUX MONDES.
devint par la suite l'un des chefs de ce mouvement littrraire que
les All( mands appellent S/?/rm wd Di-ang, ou encore la période
des « génies -> pour caractériser l'allure inspirée de ses cham"
pions. Ce Jacob Len/ fut un assez étrange original qui rappelle
par certains trail s notre Baudelaire; entraîné par son déséqui-
libre nerveux à jouer sans scrupule de vulgaires comédies de
passion, en outre jaloux du précoce renom de son camarade
Goethe et capable de toutes les indélicatesses pour satisfaire ses
anibilions impérieuses, il imagina de remplacer le fugitif à
Sescnheim après son départ et de feindre à son tour une ardente
inclination pour F/édérique.
11 fut assez bien accueilli tout d'abord; et qui ne letait de la
sorte chez l'excellent pasteur Brion? Mais lorsque Goethe revit
son ancienne amie en 1779, elle lui raconta que Lenz l'avait
sans cesse interrogée sur les incidens de leur amour et qu'il
avail enfin éveillé les soupçons de ses hôtes par son insistance
pour connaître et même pour emporter avec lui les lettres de
son prédécesseur. Néanmoins, cette nouvelle aventure sentimen-
tal se traîna plus longuement que la précédente à travers des
vicissitudes diverses et se termina de- façon plus dramatique.
A la fin de Tannée 1777, Lenz, en proie aux accès intermittens
d'une véritable aliénation mentale, se rendit une dernière fois à
Sesenhoim, parodia sous les yeux de Frédérique la scène vio-
lente.du roi LeiH' avec sa fille Gordélia et termina ses extrava-
gances par une brutale comédie de suicide qui jeta la pauvre
enfant dans la plus extrême frayeur. Elle tomba sans connais-
sance aux pieds de l'insensé qui s'enfuit alors et qu'elle ne revit
plus,
II
Ce fut peu après ce tragique épisode, en 1779, que Goethe,
dès lors établi eu maître à la cour de Weiniar, traversa Stras-
bou[g en com[);ignie du duc Charles-Auguste son ami, et, cette
fois, voulut revoir le théâtre du champêtre roman de sa ving-
tième année. Il a raconté sa visite à son Egérie de cette époque,
Charlotte de Stein, dans une lettre célèbre qui décrit l'épisode
en ces termes: « Le soir du 25 (septembre 1779), je m'écartai
un peu de la route du Rhin pour aller à Sesenheim, tandis que
mes compagnons continuaient directement leur voyage. Je trou-
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 151
vai dans ce village une famille telle que je l'y avais laissée, voici
huit ans, et je fus accueilli avec beaucoup d'affection et de cor-
dialité. Comme je suis à présent aussi pur et aussi paisible que
l'air, le voisinage de gens paisibles et bons m'est une impres-
sion très aj.réable. La seconde (1) fille de la maison m'avait
autrefois aimé beaucoup mieux que je ne le méritais et davan-
tage assurément que ne l'ont fait d'autres à qui j'ai prodigué
tant de soins fidèles. Je dus cependant l'abandonner en un temps
où ce départ lui coûta presque la vie. Elle ne revint pas sur ces
événemens dans sa conversation et m'apprit seulement, de façon
incidente, que sa santé n'était pas entièrement remise d'une
maladie faite à cette époque. Elle se comporta pour le surplus
de la façon la plus exquise et avec tant de chaleureuse amitié
que j'en fus tout ragaillardi. Nous nous étions pourtant trouvés
inopinément face à face sur le seuil au point d'avoir presque
donné du nez l'un contre l'autre. Je dois vous dire encore qu'elle
n'essaya nullement de réveiller, même par la plus légère allu-
sion, un sentiment effacé de mon âme. Elle me conduisit visiter
chaque bouquet d'arbres et je dus m'y asseoir auprès d'elle et
elle fut ainsi satisfaite. Nous avions le plus beau clair de lune.
Je m'informai de tout et de tous. Un voisin qui avait jadis par-
tagé nos amusemens fut averti de ma présence : il certifia qu'il
avait mcore demandé de mes nouvelles huit jours auparavant!
Le barbier dut venir aussi. Je trouvai de vieilles chansons que
j'avais composées, un char à bancs que j'avais peint. Nous évo-
quâmes les farces de ce bon temps : en un mot, je sentis mon
souvenir aussi vivant parmi ces bonnes gens que si je les avais
quittés depuis six mois. Les parens furent affectueux : on déclara
que j'avais plutôt rajeuni. Je passai la nuit sous leur toit et les
quittai le matin au lever du soleil, en sorte que désormais je
puis penser de nouveau avec satisfaction à ce petit coin du
monde et vivre en paix dans ma mémoire avec le souvenir
de ces réconciliés! » Cette journée a fait la célébrité de Frédé-
rique en écartant du regard de Goethe le voile de remords qui
enveloppait jusque-là, dans son souvenir, les acteurs de son
idylle adolescente et l'eiit sans doute empêché de la conter plus
tard à la postérité attentive. Ajoutons que sa lettre, évidemment
(1) Frédérique était la troisième fille des Brion comme nous l'avons dit, mais
Gœttie n'avait pas connu l'aînée déjà mariée et éloignée lors de son séjour en
Alsace.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
fort sincère, le charge d'un côté pour le décharger de l'autre :
on peut en effet en conclure qu'il avait quelque chose à se faire
pardonner de ses hôtes, mais aussi que ce quelque chose n'était
pas un irréparable dommage, car de tels souvenirs n'auraient
jamais laissé place à un aussi cordial accueil de la part de ses
victimes.
A peine réconcilié avec ces témoins de son riant passé,
Goethe s'empressa de les oublier. On trouve encore dans ses
papiers une note qui se rapporte à son voyage de 1779 : « Je
visitai en chemin F. B. : je la trouvai peu changée, tout
aussi bonne, aimable et confiante que par le passé, mûrie et
posée cependant. » Et puis c'est tout : nulle autre trace de Fré-
dérique dans la vie du grand homme avant la tardive rédaction
de ses Mémoires (sinon peut-être une autre ligne de son carnet
de notes, six mois après sa visite à Sesenheim : « Reçu une
bonne lettre de Rieckgen B. »). Achevons donc sans rien deman-
der davantage à son illustre ami la biographie authentique de
l'abandonnée qui devait survivre trente-quatre ans à leur brève
et suprême entrevue. Sa destinée devient fort obscure après 1779.
Ayant perdu son père et sa mère en 1787, à quelques semaines
d'intervalle, elle essaye pour vivre d'un modeste commerce à
Rothau en compagnie de sa sœur cadette, également restée
fille ; mais toutes deux renoncent bientôt à cette entreprise pour
vivre dans le voisinage et sans doute à la charge de quelques
parens ou amis : tantôt près de leur jeune frère Christian,
devenu pasteur à son tour, tantôt près de la baronne de Dietrich
qui protégea généreusement les deux isolées.
On a supposé, sans preuves certaines, que Frédérique alla
vivre à Versailles entre 1789 et 4793, c'est-à-dire en pleine crise
révolutionnaire, auprès d'une amie de jeunesse mariée dans
cette ville. On la retrouve peu après en Alsace. Partout où l'on
a pu constater sa présence, on la voit exercer la charité de
grand cœur et se faire aimer de son entourage. Nous possédons
enfin quelques sentences écrites de sa main dans ses dernières
années sur ces albums d'autographes qu'on présentait jadis à
ses amis en leur demandant d'y consigner quelques lignes à titre
de souvenir. Ces sentences expriment toutes de graves et dis-
crets avis de morale.
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 153
III
En octobre 1812 (c'est-à-dire environ six mois avant la mort
de Fréde'rique, qui survint en avril 1813) parurent, dans la seconde
partie des Mémoires de Goethe, les chapitres émus qui célé-
braient la douce amie de ses vingt ans. Rien n'indique qu'elle ait
eu connaissance de cette tardive apothéose. Se serait-elle recon-
nue d'ailleurs, ou du moins aurait-elle reconnu l'image fidèle
de son passé dans ces pages si paisiblement fantaisistes? La
méticuleuse érudition gœthéenne a depuis longtemps établi en
effet que la plupart des épisodes de l'idylle alsacienne sont dus
à l'imagiaation de GœLhe romancier plutôt qu'à la mémoire de
Goethe historien de sa propre vie. Ils appartiennent à la « poésie »
plus qu'à la « vérité » de sa célèbre autobiographie qu'il inti-
tula Vérité et Poésie, comme on le sait. Voici les traits princi-
paux de son récit.
Le narrateur explique tout d'abord que son ami Herder lui
fit à Strasbourg une lecture à haute voix du roman bien connu
de Goldsmith, le Vicaire de Wakefield, lecture dont il fut extrê-
mement frappé. Ce serait alors qu'un commensal lui aurait pro-
posé de le mener non loin de la ville au sein d'une famille aussi
doucement patriarcale que l'est celle du pasteur Primerose, dans
le roman qui avait ému sa juvénile et déjà féconde imagina-
tion. En effet, pendant tout le cours de son récit, Gœthe conser-
vera à Christian et à Sophie Brion, frère et sœur de Frédérique,
les noms de Moïse et d'Olivia que portent les personnages de
Goldsmith avec lesquels il identifie dans sa pensée ces honnêtes
villageois. Ce rapprochement littéraire l'oblige d'ailleurs à faire
de Christian Brion, qui avait sept ans en 1770, un jeune homme
vigoureux et grave comme Moïse Primerose.
Mais il a cru devoir agrémenter de plus amples broderies le
récit de son premier voyage à Sesenheim. Il prétend que la
vocation dramatique dont il sentait en lui l'aiguillon depuis son
enfance, lui avait donné le goût des travestissemens impromp-
tus. Il jugea donc fort plaisant de s'introduire chez ses hôtes
sous le costume et la figure d'un étudiant théologien sans for-
tune, c'est-à-dire dans un habit râpé, écourté, que complétait
une perruque en broussaille. Singulière inspiration en vérité
que ce préalable abus de confiance à l'égard d'honnêtes gens
154 REVUE DES DEUX MONDES.
dont on vient réclamer la gratuite hospitalité. Pourtant lesparens
Brion se montrent dès le premier jour si cordialement accueil-
lans, Frédérique en particulier se fait si gentiment avenante à
l'égard du piètre personnage dont Wollgang a revêtu l'appa-
rence, qu'il se livre le lendemain matin, lors de son réveil, à
quelques pénibles réflexions sur sa légèreté. En outre, sa vanité
de beau garçon, émue parle premier éveil d'un tendre sentiment
dans son cœur, se révolte devant la perspective de s'offrir plus
longtemps sous un aspect caricatural aux regards de son
aimable hôtesse. Il s'enfuit donc à l'aurore, sans prendre congé
de personne, ajoutant de la sorte une seconde inconvenance
à la première.
Mais à peine a-t-il pris le chemin de Strasbourg qu'il com-
mence à regretter la douce compagnie de Frédérique. L'inspi-
ration lui vient alors de se faire pardonner sa première super-
cherie en la complétant par une seconde du même genre. Il
emprunte, moyennant finances, les habits d'un garçon d'au-
berge du voisinage qui se disposait justement à porter un
gâteau au presbytère de Sesenlieim et il reparaît bientôt chez
les Brion sous des vêtemens rustiques, mais seyans et qui, cette
fois, mettent bien en valeur son agréable tournure. Le chapeau
enfoncé sur les yeux, il n'est reconnu que lentement et succes-
sivement par tous les membres de la famille, chacun d'eux se
faisant de bon cœur son complice pour l'aider à duper les autres.
La sœur de Frédérique, Sophie, va même jusqu'à se rouler sur
l'herbe en se tenant les côtes quand elle a découvert à son tour
le secret du pseudo-paysan. Gaîtés franches et saines, bien qu'un
peu lourdes peut-être dans leur expression comme dans leur
source. Il faut l'avouer, tout ce début de l idylle fameuse reste
d'une digestion laborieuse pour nos estomacs français habitués
à de moins compactes nourritures, et le Genevois Jean-Jacques
avait lui-même le pas plus alerte près de mesdemoiselles de
Grafifenried et Galley. Au surplus, l'authenticité de l'anecdote
est des plus suspectes, dit-on : mais on peut supposer que Gœthe
a transporté au début de son aventure quelques facéties qu'il
trouva l'occasion d'y intercaler en toute réalité par la suite lors-
qu'elles eurent du moins l'excuse d'une intimité déjà solide-
ment établie. La faute de goût est de n'avoir pas senti cette
dissonance qui fait tort à l'agrément de son récit.
Ses Mémoires nous renseignent ensuite, avec moins de
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. loo
détails toutefois, sur les développemens de son innocente pas-
sion. Ce sont des parties de plaisir en nombreuse compagnie,
des excursions joyeuses dans les îles du Rhin, hantées de
mouches tracassière-, mais capables de fournir des fritures suc-
culentes aux pécheurs patiens de leurs berges. Frédérique
embellit le moindre passe-temps de son al trait sans artifice, de
sa sérénité prudente, de sa naïveté réfléchie, de sa spontanéité
prévoyante, — toutes qualités à peine conciliables entre elles,
remarque son amoureux qui les énumère avec complaisance,
mais réunies néanmoins sans disparate et sans contrastes dans
cette simple enfant de la Nature. 11 paraît que lallure de la
course, qui lui était fort habituelle, prêtait à ses mouvemens
la grâce la plus exquise. Gœthe, la comparant au chevreuil
qui semble créé pour boiidii- à travers les taillis, assure qu'elle
exprimait sa personnalité tout entière dans sa svelle silhouette
lorsqu'on la voyait s'élancer pour retrouver quelque objet oublié
derrière elle ou pour remettre dans la bonne voie quelque
couple écarté de la compagnie. 11 lui prête de plus un séjour
chez des parens de Strasbourg qui parait de son invention.
Le livre XI® de Vérité et Poésie raconte ensuite sans y insister
longuement la séparation des amoureux, séparation que l'au-
teur n'essaie nullement de justifier au surplus. Il y mentionne
en passant cette singulière hallucination visuelle dont il fut
affecté lorsqu'il s'éloigna pour la dernière fois de Sesenheim.
Dans le sentier qui le conduisait vers Drusenheim, il crut voir,
non point par les yeux du corps, dit-il, mais plutôt par ceux
de l'esprit un personnage identique à lui-même, son propre
« double » qui revenait à cheval vers la demeure des Brion,
portant un costume tel qu'il ne s'en connaissait aucun de sem-
blable, un habit d'un gris bleuâtre rehaussé de riches broderies
Or ce fut en effet sous un habit de cette apparence qu'il franchit
de nouveau, huit années plus tard, en 1779, le seuil des braves
gens qu'il avait abandonnés sur son chemin glorieux. « On pen-
sera ce que l'on voudra de pareilles visions, ajoute-t-il prudem-
ment en cet endroit, mais limage fantomatique me rendit du
moins un peu de mon calme ébranlé par la cruelle séparation.»
Ses Mémoires parlent enfin d'une lettre d'adieux adressée
par lui à Frédérique, lettre à laquelle la jeune tille riposta par
des pages déchirantes, en sorte que le souvenir de l'abandonné
le hanta pour longtemps encore. 11 avait connu jusque-là, dit-iJ,
156 REVUE DES DEUX MONDES.
trois précoces aventures de cœur : l'une s'était terminée par
l'intervention de ses parens qui éloignèrent de lui l'objet de son
amour; une autre amie l'avait délaissé sans qu'il eût rien fait
pour mériter cette disgrâce; avec Frédérique, il se sentait pour
la première fois personnellement coupable. Il traversa donc une
période d'amertume qui lui rendit la vie presque insupportable.
Toutefois, inaugurant dès lors une méthode thérapeutique qui
devait si souvent le guérir, il fit de la littérature avec ses sou-
venirs et du drame avec ses remords ; de son aveu même, les
deux personnages féminins qui portent l'un comme l'autre le
nom de Marie, dans Gœtz de Berlichingen et dans Clavijo,
durent leur naissance à cette première tentative de guérison par
la poésie. — Mais, en outre, le premier Faust, à peu près achevé
dans ses grandes lignes vers 1775, bien qu'il n'ait vu le jour de
la publicité qu'en 1790, dut-il aussi quelque chose aux souve-
nirs de Sesenheim, et dans quelle mesure Gretchen est-elle
inspirée de Rickchen? C'est la question qu'il nous faut examiner
désormais.
IV
Lorsque le secret de son idylle alsacienne fut livré par
Gœthe en 1812 aux commentaires du public allemand, aucun
de ses lecteurs ne doutait qu'il n'eût déjà mis beaucoup de sa
propre vie dans les œuvres romanesques ou même dans les
créations dramatiques de son fertile génie. Werther, Tasse,
Wilhelm Meister, les Affinités électives, autant de chapitres suc-
cessivement détachés du livre de son existence intime, autant
d'épisodes romanesques, qui, façonnés par un art admirable,
plongeaient néanmoins dans la réalité par de vigoureuses
racines. Et son œuvre maîtresse, ce Faust qui, en compafinie
de Werther, devait être le seul parmi ses écrits à devenir vérita-
blement populaire en Europe, n'aurait pas eu, lui aussi, sa
source dans quelque passion ardemment, douloureusement
vécue? Cela parut impossible aux contemporains du poète.
Dès 1806, un certain Luden, récemment nommé professeur
d'histoire à l'Université d'Iéna et doué de plus de franchise que
de délicatesse à coup sûr, ne s'avisa-t-il pas d'interroger préci-
sément sur ce point le grand homme auquel on venait de le
présenter. Il lui demanda sans ambages si quelque souvenir
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 1 o"?
personnel ne lui avait pas inspiré les scènes du Faust oîi passe
la touchante figure de Gretchen. L'aventure de Sesenheim étant
encore ignorée de tous à cette époque, Gœtlie put éluder sans
difficulté cette lourde interrogation : il répondit par une plai-
santerie sur l'incertitude qui s'attache à toutes les origines dans
la science historique.
Mais quand les admirateurs ou commentateurs du grand
écrivain purent goûter à l'automne de 1812 le récit de son ro-
man alsacien, lorsqu'ils y lurent entre les lignes l'expression
mal contenue de ses remords, beaucoup d'entre eux crurent
enfin posséder le secret de Faust. C'est le célèbre critique Her-
mann Grimm qui a peut-être le mieux résumé plus tard cette
unanime opinion de l'exégèse gœthéenne : « A la fin de son
séjour en Alsace, écrit-il, à l'heure où mûrissait en lui la
conception de son Faxist, Gœthe portait tout le poids d'un dou-
loureux remords. Il avait enseigné la passion à une créature
innocente pour l'abandonner bientôt en dépit des plus formelles
assurances. Sans aucun doute le personnage de Gretchen est né
du souvenir de Frédérique Brion (1)... Gœthe s'était insinué
dans le cœur d'une jeune fille naïve et lui avait donné l'illusion
d'entamer avec elle une liaison amoureuse dont la durée devait
être sans fin; puis, un beau jour, il lui avait dit : C'est assez
maintenant. Adieu ! Vois à te tirer d'affaire à ta guise ! — Mais il
en vint bientôt à grandir sa propre cruauté jusqu'aux propor-
tions d'un symbole. Dans son imagination poétiquement créa-
trice, l'aventure se développa jusqu'aux conséquences les plus
extrêmes qu'elle eût pu comporter dans la vie réelle, jusqu'au
crime d'infanticide. Gœthe n'avait qu'à laisser à sa fantaisie la
bride sur le cou pour que Marguerite se dégageât sans effort des
traits délicats de Frédérique... Il voulut même affirmer cette
ressemblance, puisque les attraits si connus de Gretchen, la
mutinerie charmante dans les allures, la confiance naïve et
sans bornes sont présentés dans Vérité et Poésie comme les
attributs les plus caractéristiques de Frédérique. »
Cette opinion prit certainement naissance en 1812 et l'on
chercha dès lors le prototype de Marguerite dans l'aimable fille
du pasteur Brion. Or le texte des Mémoires de Gœthe ne parle
(1) Grimm a écrit Frédérique Brion, mais la critique allemande dit beaucoup
plus volontiers « Frédérique de Sesenheim, » en raison de la consonance trop
française à ses yeux du nom de famille que garda toute sa vie la jeune fille.
158 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
plus de Frédérique après 1771 ; il ne dit rien des relations ami-
cales qui subsistèrent entre les deux jeunes g^ens après leur
séparation et l'on ignora longtemps encore la lettre si décisive
à M"" de Stein, dont nous avons traduit les principaux pas-
sages. On put donc facilement supposer, à cette heure, que Fré-
dérique avait eu tout le sort de Gretchen (à l'infanticide près qui
l'eût conduite sur l'échafaud comme riiéroïne du drame) et
c'est dans cette opinion qu'il faut sans nul doute chercher la
source principale des rumeurs malveillantes dont nous allons
rencontrer désormais trop de traces.
Vers 1820, la renommée de Goethe grandissant toujours
avec les années jusqu'à poser de son vivant un niuibe d'apo-
théose autour de son front olympien, Sesenheim commença
d'attirer quelques pieux pèlerins poétiques; on assure même
que les Anglais, précurseurs-nés de tous les autres touristes, y
firent leur apparition dès cette époque. Dans l'été de 1822, le
modeste village reçut un visiteur de quelque distinction. C'était
un professeur de philologie à l'Université de Bonn, du nom de
Naeke, savant fort estimé de ses collègues et fanatique admi-
rateur de Goethe. Dans quelques pages qui ne furent publiées
que vingt années plus tard, il consigna le récit de cette excur-
sion alsacienne, dont il conçut le projet après avoir applaudi à.
Mannheim une représentation de Faust : « Ma visite à Sesenheim,
écrit-il, avait une double raison d'être : je voulais relire sur
place l'aventure de jeunesse que Goethe vécut en ces lieux, et,
d'autre part, je souhaitais de me renseigner autant que possible
sur les destinées ultérieures de son amie. Quant à ce dernier
point, et depuis quelque temps déjà, j'avais recueilli certaines
rumeurs que je vais résumer en deux mots. A Strasbourg aussi
bien qu'aux environs de cette ville, on s'accordait, semble-t-il,
à fort mal parler de Goethe, qui aurait abandonné non seule-
ment l'aimable Frédérique, mais encore un fils qu'elle avait
conçu de lui quelque temps avant son départ, en sorte que ce
fils dut exercer pour vivre le métier le plus humble, celui de
garçon pâtissier. » Le professeur ne manifeste d'ailleurs aucune
surprise devant une si grave accusation, tant il y fut préparé par
le spectacle de Faust.
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST.
159
Pour mener à bonne fin sa délicate enquête, Naoke s'adressa
tout naturellement au successeur de Brion dans la -harge
pastorale de Sesenheini. Cet ecclésiastique si' nom unit S-iiwep-
penlueuser : son père et sou tière Tayaut précédé dans le iiu^nie
ministère et dans la même paroisse, il semble ({ue la chronique
locale ne devait pas avoir pour lui de secrets (1). Interrogé par
le professeur de Bonn, il se porta garant de l'innocence de Gœthe,
mais non pas de la vertu de Frédérique, ainsi que nous allons
le dire, et il offrit même à son liôtn un aperçu tout nouveau
quant à la conclusion de l'idylle fameuse. 11 croyait pouvoir
affirmer qu'en 1771 Gœthe avait promis de revenir à Sesenheim
pour épouser Frédérique aussitôt que sa situation sociale et son
indépendance seraient assurées pour l'avenir. Sa visite de 1779,
dont les paroissiens du pasteur avaient gardé le souvenir, n'aurait
donc eu d'autre objet que l'accomplissement de cette solennelle
promesse. Par malheur, il serait survenu durant son absence un
événement qu'il dissimula par délicatesse dans ses Mé/nores, s'y
donnant tous les torts d'un abandon gratuit et se chargeant fort
généreusement dune faute qui ne fut point la sienne en n'alité.
Voici en effet ce qui s'était passé à Sesenheim entre 1771 et 1779.
Le village avait alors pour prêtre catholique un certain abbé
Heimbold, homme agréable et insinuant, disciple de Rousseau
d'ailleurs et admirateur de son Vicaire savoyard, en attendant
qu'il devînt l'adhérent passionné de la Révolution à ses débuts.
Or les deux presbytères se touchaient : Frédérique aurait été la
victime de ce voisin parjure à son vœu sacerdotal.
Nous savons déjà par la lettre de Gœthe à M"* de Stein que
cette seconde version est tout aussi peu soutenable que la pre-
mière. Aussi Na^ke, beaucoup mieux renseigné sur la vie du
poète que son interlocuteur villageois, se garda-t-il bien d'ajouter
foi à ces commérages. « Je ne voulus pas ébranler dans sa
conviction l'honnête pasteur, écrit-il à ce propos, quoique per-
sonnellement assuré que les événemens réels avaient eu un
(1) Remarquons en passant que le petit presbytère délabré de Sesenheim
semblait préparer des aventures exceplionnelies aux filles de ses habitans
successifs. Celle du premier des Schweppenhaeuser qui occupa cette demeure
épousa un noble polonais, le comte Hauke, puis maria plus tard sa fille par une
union morganatique au prince Alexandre de liesse. Ce dernier ménage est devenu
la souche des princes de Battenberg dont on connaît la surprenante fortune. En
sorte que le rustique pasteur alsacien a la reine actuelle d'Espagne pour des-
cendante directe à la cinquième génération.
160
REVUE DES DEUX MONDES.
tout autre cours. Je n'ignorais pas en effet que Gœthe renonça
définitivement à ses vues sur Frédérique dès son départ de
Strasbourg et qu'il ne revint au bout de huit ans que pour
revoir en passant son amie, mais nullement pour lui offrir son
nom. » Pourquoi Naeke ne se donna-t-il pas la peine de recti-
fier les convictions erronées de son interlocuteur, c'est ce qu'il
n'explique pas davantage. Il demanda encore ce qu'était devenu
l'enfant prétendu de Frédérique et du prêtre, mais ne put ob-
tenir aucune indication sur ce point.
En dépit de cette déplaisante révélation, il se déclara d'ail-
leurs enchanté de sa visite : « Je ne puis même prétendre, écrit-
il, que l'aventure attribuée à Frédérique ait en rien troublé mon
ravissement pendant cette journée d'émotions délicieuses. J'avais
été préparé, comme je l'ai dit, à trouver dans la vie de cette
charmante fille quelque infortune secrète, et j'étais satisfait d'ap-
prendre qu'on ne pouvait du moins rendre Gœthe responsable
de son malheur. Ce fut donc partout la vraie, la poétique
Rieckchen, celle qui, surabondamment parée de jeunesse et de
beauté, d'innocence et de tendresse , n'avait encore versé de
larmes que sur le prochain départ du bien-aimé, ou tout au
plus sur quelque pressentiment de son triste avenir, ce fut
celle-là seulement que mon cœur voulut évoquer devant ce riant
paysage, tantôt dans une muette extase, tantôt dans un atten-
drissement délicieux! »
VI
Peu de temps après son retour à Bonn, Naeke eut une inspi-
ration assez singulière. Il s'avisa de faire parvenir à Gœthe le
récit de son pèlerinage à Sesenheim, hommage attendri, sorte de
pieux ex-voto suspendu par sa main dans le temple idéal du
poète divinisé. Il n'en effaça d'ailleurs ni l'histoire du jeune
pâtissier de Strasbourg^ ni les commérages de Schweppenha?user
au sujet du suborneur Reimbold. Ainsi avisé des imputations
diverses qui pesaient sur la mémoire de Frédérique, ainsi mis
en cause lui-même dans le plus souriant épisode de sa jeunesse,
rOlympien de Weimar ne parut pas s'émouvoir un instant. Il
adressa bientôt à Bonn une réponse si caractéristique que nous
croyons devoir la traduire ici tout entière, en dépit de sa forme
abstraite et quelque peu pédante, en vérité.
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST.
161
« Voici, écrit-il, quelques lignes qui mettront bien ea relief
l'étrange symbolisme légendaire sous lequel nous nous voyons
trop souvent submergés après toute une vie de patient labeur.
Pour exprimer en peu de mots mes sentimens sur les échos
venus jusqu'à moi de Sesenheim, je me servirai d'une compa-
raison tirée de la physique en général, et de l'Entoptique en
particulier. (On sait que le poète s'occupa toute sa vie avec
prédilection de la théorie optique des couleurs.). J'utiliserai pour
me faire comprendre les réflexions réitérées d'un même rayon
lumineux.
1 . — Le reflet d'une jeune et bienheureuse vie de rêves déli-
cieux s'imprime avec énergie dans l'Inconscient du jeune homme.
(C'est ici une allusion aux souvenirs laissée par l'idylle alsacienne
dans l'âme du poète.)
2. — L'image ainsi conservée par lui est rappelée de temps à
autre dans sa mémoire et flotte çà et là pendant des années dans
son for intérieur, toujours parée de charme et de tendresse.
3. — Ce trésor charmant du bonheur jadis obtenu, après
avoir été longtemps renfermé de la sorte, se voit enfin exprimer
vers le dehors sous la poussée d'un vivant souvenir, et par le
fait de la rédaction écrite, subit comme une nouvelle réflexion
lumineuse après celle de la simple mémoire. (Allusion à la
rédaction de Poésie et Vérité et sans doute justification des
licences que s'est octroyées le narrateur.)
4. — Ce reflet nouveau rayonne désormais de tous côtés par
le monde et dès lors une belle sensibilité (celle de Naeke par
exemple) pourra se réjouir à cette apparence comme si elle était
réalité, de manière à en recevoir une profonde empreinte à son
tour.
5. — Par là se développe en cette âme nouvelle une tendance
à faire revivre pour son plaisir dans la réalité tout ce qui peut
encore être sauvé de ce passé.
6. — Ce désir grandit et, pour le satisfaire, il devient indis-
pensable de se transporter sur place, afin de goûter du moins par
la vue le décor de l'image radieuse (c'est le voyage de Naeke).
"• — Là se produit cette heureuse circonstance que l'on
retrouve au lieu vénéré un homme sympathique eibien instruit (!)
en qui l'image s'est également imprimée. (Cette périphrase bien-
veillante désigne évidemment le trop bavard Schweppenhaeuser !)
8. — De là naît, dans ce décor, qui jusque-là semblait vide
TOMK m. — 1911. 11
162
REVUE DES DEUX MONDES.
aux yeux du visiteur, la possibilité de restaurer par la pensée la
réalité ancienne, de se créer à l'aide de reliques ou de tradi-
tions quelque chose comme une sensation présente adroitement
restaurée, et d'aimer ainsi la Frédérique de jadis dans toute
son amabilité accomplie.
9. — Par là, celle-ci peut désormais, — tout incident humain
survenu dans Vintervalle étant négligé d'ailleurs, — se refléter
encore une fois dans l'âme de son vieil amoureux et renouveler
délicieusement au profit de ce dernier une douce, précieuse et
vivifiante impression de bonheur présent.
Si l'on veut bien songer maintenant que ces sortes de
réflexions lumineuses ainsi transposées dans l'ordre intellectuel
non seulement conservent en vie le passé, mais l'élèvent même
à une vie plus haute, on sera malgré soi reporté vers les images
entoptiques qui, elles aussi, lorsqu'elles vont de miroir en
miroir, sont bien loin de pâlir en chemin, mais au contraire
puisent dans ces répercussions successives un plus vigoureux
éclat. L'on aura donc choisi dans cette comparaison un heureux
symbole des faits qui se sont produits souvent et se renouvellent
encore chaque jour sous nos yeux dans l'histoire des arts, des
sciences, de l'Eglise et même des événemens politiques. »
Telles sont les méditations sereines et détachées que sug-
gèrent au vieillard illustre de Weimar les indiscrètes révéla-
tions de Naeke ! Ainsi l'ancien galant de Frédérique, qui la voit
accuser à sa propre décharge d'une faute dégradante dont sa
lettre à M""' de Stein, alors connue de lui seul, suffirait pour la
disculper sans réserves ; ainsi cet ingrat séducteur n'a pas un
cri involontaire, pas même un mot de colère ou de révolte
devant une semblable profanation de ses plus chers souvenirs?
Le pasteur actuel de Sesenheim reste à ses yeux un personnage
« sympathique et bien instruit ! » 11 entend pour sa part
« négliger tout incident humain » survenu depuis le temps de
ses amours !
Cette page singulière fut publiée peu après la mort de son
auteur avec d'autres œuvres posthumes comme un fragment sur
les réflexions réitérées adressé au professeur Naeke. Mais les
éditeurs n'ayant ajouté aucune explication plus précise, per-
sonne n'en put alors comprendre le sens et la portée véritable.
Toutefois lorsqu'en 1840, après la mort de Naeke, ses amis
offrirent au public le récit de son pèlerinage de 1822 à Sesen-
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 163
heim, la relation entre les deux textes apparut à tous les yeux
par leur date et aussi parce que Gœtlie ne fait que paraphraser
dans sa réponse un passage du texte de Naeke où ce dernier
parle du rayon qui passa par réflexion de la jeune imagination
du grand poète dans sa propre fantaisie respectueuse et dévo-
tement réceptive. Eclairé de cette lumière nouvelle, le ton du
morceau de Gcethe plongea dans la stupéfaction ses admira-
teurs, car ce nouveau témoignage d' « Olympisme » dépassait
tous ceux qu'il avait fournis jusque-là aux pieux historiens de
sa vieillesse. — L'an d'eux se vit réduit à proposer cette invrai-
semblable hypothèse : pressé par ses occupations de toutes
sortes, Gœthe n'aurait lu que les premières lignes du manuscrit
de Naeke et ignoré par conséquent la double accusation contre
Frédérique qui s'étale dans ces pages naïves. Mais cette ver-
sion nous paraît insoutenable après lecture attentive du texte
de Gœthe dont nous avons souligné les allusions aux révéla-
tions de Naeke. Un critique dopinion avancée, le professeur
Teufl"el de Tuebingen, hégélien d'extrème-gauche, se montra plus
sévère : non seulement il stigmatisa l'égoïsme du grand homme
rassemblant pour ainsi dire avec négligence les débris de la
réputation anéantie de Frédérique pour réfléchir dans ce
miroir rompu sa débordante personnalité littéraire, mais encore
il proclama qu'à ses yeux, le silence du séducteur sur le point
capital du document qu'on lui avait fourni était un aveu tacite
de sa propre faute, de cette paternité coupable dont le pasteur
de Sesenheim avait vainement tenté de le décharger 1
11 n'est nullement besoin, pour expliquer l'attitude de
Gœthe, de cette dernière hypothèse que nous avons déjà plu-
sieurs fois réfutée par la lettre de 1779 à M"" de Stein. Cette
attitude n'a pas en effet de quoi surprendre grandement les lec-
teurs bien renseignés sur son compte, ceux qui connaissent
l'incroyable épanouissement de sa personnalité vers la fin de son
existence. Dans une correspondance récemment publiée en
Allemagne (1), nous avons trouvé ces lignes significatives sous
la plume de Charlotte de Stein elle-même, de Charlotte aigrie
par l'âge, il est vrai, et longtemps irritée par l'abandon de son
illustre ami avant de reprendre avec lui sur le tard des relations
de simple convenance : « Il y a huit jours, écrit-elle dès 1806 à
(1) Briefe an Fritz V. Stein. — Rohmann. Leipzig, 1907, p. 117 et 250.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
son fils Fritz (l'ancien pupille de Goethe), sa belle-sœur est
morte pendant que nous étions chez lui. Mais il se fait cacher
tous les cas de mort dans sa maison et au dehors jusqu'à ce
qu'il les découvre peu à peu, sans secousse. » Et encore, vingt
années plus tard : « Sur le pont nous passâmes à côté d'une
voiture dans laquelle le Lama de Weimar se prélassait près de
sa belle-fille qui a fait récemment une terrible chute de cheval.
Elle fut si contusionnée et défigurée que sa bouche dut être
recousue plusieurs fois. Ses amis et relations ont veillé tour à
tour près de son chevet ; mais le Lama, pour s'éviter toute
impression désagréable, lui fit dire qu'il ne voulait la revoir
qu'entièrement remise et qu'elle devrait porter ce jour-là la
robe qu'elle avait la dernière fois qu'il la vit avant l'accident 1 »
Eh bien! si la plus proche alliée de Goethe et le bâton de sa
vieillesse, si la charmante Ottilie devait se résigner à subir un
semblable traitement, quelles marques d'intérêt ou même d'at-
tention pouvait espérer la pauvre Frédérique morte depuis
dix ans en 1822 et, de plus, écartée depuis un demi-siècle du
chemin glorieux du Lama ? — A notre avis, l'Olympien lut
avec attention les propos de Naeke et du pasteur, mais il ne prit
même pas le souci de les discuter dans son for intérieur. Que
lui importait après tout le destin de la pauvre fille après leur
séparation? Il n'en voulut rien savoir. L'image sortie de son pin-
ceau génial se reflète immortelle dans la pensée de ses fervens,
et c'est là tout ce qui importe au vieillard gâté par les adula-
tions d'un peuple tout entier. La page fameuse sur les réflexions
réitérées ne prouve donc rien contre la mémoire de Frédérique.
Elle établit seulement, avec beaucoup d'autres issues de la même
source, l'extrême vulnérabilité nerveuse qui devait se cacher
plus que jamais à la fin de sa vie sous les dehors majestueux
de Werther guéri de son inquiétude maladive, mais encore
obligé à tant de ménagemens mesquins pour sauvegarder son
fragile équilibre affectif.
VII
La publication du récit de Naeke en 1840 suscita de A-^ives
polémiques dans les colonnes de la presse allemande. On prit
dès lors position pour ou contre la culpabilité de Goethe, pour
ou contre la vertu de Frédérique. Mais le silence se fit bientôt
LA VRAIE MARGUEUITE DE FAUST. 165
sur cet incident, puisque, dès 1859, quelques gœthéens enthou-
siastes songèrent à élever, dans le voisinage du presbytère de
Sesenheim, un monument à Fre'dérique considérée comme
l'héroïne de cette fidélité jalouse qui sied au souvenir d'un
amour glorieux. Ce projet n'aboutit toutefois que vingt ans
plus tard après l'annexion de l'Alsace à l'Empire allemand. Un
médaillon commémoratif fut alors inauguré aux applaudis-
semens de l'Allemagne lettrée, non sans soulever çà et là
quelques discrètes protestations. On assure qu'Edmond Scherer,
le pénétrant critique des Mélanges d histoire religieuse^ appré-
ciait à peu près en ces termes la manifestation dont nous venons
de parler: « L'emballement des professeurs d'outre-Rhin nous
amuse infiniment, nous autres Alsaciens, édifiés que nous
sommes par toute une génération de témoins dignes de foi.
L'enfant de Frédérique avec le prêtre a été inscrit à l'état civil
de Strasbourg et bien connu de toute la ville. Peut-être retrou-
vera-t-on quelque jour aussi la trace du petit Goethe. Beaucoup
de gens se taisent là-dessus par patriotisme local : la famille nie
tout pour ne pas se faire tort, mais mon collègue Nefîtzer (l'an-
cien directeur du Temps) le savait aussi bien que moi! Non,
non, Frédérique ne fut jamais un dragon de vertu ! Tout cela
ne manquera pas d'éclater enfin au grand jour et nous allons
rire ! »
Douze années se passèrent toutefois avant que les détracteurs
de Frédérique eussent en effet quelque sujet de rire, si tant est
que ce litige prête à l'hilarité de la galerie. — En 1892, un
professeur allemand du nom de Froitzheim, déjà connu par des
travaux consciencieux sur quelques épisodes du séjour stras-
bourgeois de Goethe, publia un petit volume (1), qui n'est qu'un
violent réquisitoire contre le grand homme et son humble
amie. Non seulement Froitzheim reproduisait, pour les com-
menter au détriment de ses victimes, les divers témoignages que
nous avons signalés déjà, mais il prétendait apporter deux
charges nouvelles contre la fille du pasteur Brion.
Et tout d'abord, il croyait avoir enfin retrouvé l'acte de nais-
sance de ce fils de Frédérique, pâtissier de son état, dont Naeke
et Scherer nous ont parlé tour à tour. En feuilletant patiemment
les registres poudreux d'un orphelinat voisin de Strasbourg,
(1) Friederike von Sesenheim. Gotha, Perthes, 1892,
166 REVUE DES DEUX MONDES.
celui de Stephansfeld qui étdt désigné à ses investigations par
certain propos attribué à un neveu de Frédérique, ce fure-
teur acharné découvrit la mention d'un enfant présenté à l'hos-
pice en 1787 par M. l'abbé Reimbold, curé à Sesenheim et
inscrit sous le nom de Jean Laurent, fils illégitime de Jean
Frédéric Blumenhold natif de Pfaffenhofen et de Françoise
Louise Wallner, originaire de Schweighausen. — Froitzheim
retrouva de plus à la mairie de Strasbourg l'acte mortuaire de
ce petit abandonné: mort à vingt ans de la fièvre scarlatine, il
est donné pour pâtissier de son métier.
Voilà donc un enfant présenté par l'abbé Reimbold qui,
paraît-il, n'en apporta jamais d'autre au même orphelinat,
doté de parens dont les noms semblent, après examen, avoir
été inventés de toutes pièces et mort pâtissier à Strasbourg
Froitzheim appuyé sur les divers élémens de la légende con-
cluait.que ce Blumenhold était le fils de Frédérique et de
Reimbold, dont il faudrait seulement placer la naissance après
la visite de Goethe, une dizaine d'années après l'époque indiquée
par Schweppenhaeuser à Naeke ! Mais enfin, objecterons-nous ici,
quand le curé de Sesenheim aurait fait autre chose qu'un acte
d'intermédiaire charitable, autre chose qu'une œuvre pie en
parfait accord avec son ministère lorsqu'il porta cet enfant sans
parens à l'hospice, quand même il n'aurait pas été étranger à la
naissance de son protégé, nul indice, pas même le plus fugitif,
ne met Frédérique en cause dans le document d'archives qui
nous est ici proposé. Pour y lire un vague soupçon, il faut le
rapprocher d'une série d'affirmations confuses au plus haut
degré et le plus souvent contradictoires entre elles, ainsi que
nous l'avons fait remarquer. Il est donc inutile de nous y arrêter
plus longtemps.
Froitzheim versait en revanche au procès une pièce authen-
tique et d'un caractère fâcheux pour le bon renom de Frédé-
rique, sinon pour sa vertu au sens strict de ce mot. Il citait en
efl'et quelques passages des mémoires inédits d'un pasteur alsa-
cien du nom de Gambs, — mémoires rédigés en 1820, il im-
porte de le remarquer dès à présent, c'est-à-dire huit ans après
ceux de Goethe, et certainement influencés par le récit de ce
dernier. — Gambs explique dans ces pages qu'en 1778, alors
qu'il étudiait la théologie protestante à Strasbourg, il fut invité
à Sesenheim pour s'essayer dans l'art de la prédication. En elTet
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 167
le pasteur Brion poussait son obligeance proverbiale jusqu'à
prêter volontiers sa chaire dominicale aux débutans désireux
de parier en public devant un auditoire rustique et dénué de
sévérité.
« Du roman de Frédérique avec Gœthe, écrit Gambs (1) après
cette explication préalable, je ne savais absolument rien en ce
temps. Depuis l'abandon dont elle avait été victime, le chagrin
avait détruit sa santé : elle comptait vingt-sept ans révolus et la
fleur de sa jeunesse était dès lors entièrement flétrie. » C'est
ici se montrer bien sévère, notons-le, puisque Gœthe trouva son
amie « peu changée » l'année suivante. « Pourtant, continue le
pasteur, dès l'instant où je franchis le seuil du presbytère, je
me sentis environné par un indicible sortilège d'amour et plongé
dans une atmosphère éthérée. Pendant le souper, l'entretien fut
à la fois si simple et si spirituel, Frédérique, à côté de qui
j'étais placé, me témoigna tant d'intérêt et de bonté, la gaité, la
fantaisie, la cordialité s'allièrent de façon si parfaite en ses
manières que les idées se prirent à germer dans mon cerveau
sans eff'ort et que je me sentis grandement attiré vers cette
charmante personne ! »
On voit qu'en cet endroit Gambs fait un peu de littérature
et marche sur les brisées de Gœthe avec une visible complai-
sance. Cependant Frédérique n'assiste pas au sermon du candi-
dat théologien, mais elle insiste en revanche pour qu'il le répète
tout entier devant elle au logis et le comble aussitôt des louanges
les plus délicates : « Avais-je fait vraiment quelque impression
sur son âme, se demande le héros de cette aventure, ou don-
nait-elle tout simplement la chasse à un jeune homme inexpé-
rimenté comme sa sœur Salomé l'essayait au même moment
avec mon camarade Marx (2), je ne sais... Mais comme nous
(1) Gambs n'est pas sans avoir laissé quelque trace dans la chronique de son
temps. Né en 1759, il se trouvait, à la veille de la Révolution, chargé du service
religieux à Tambassade suédoise de Paris, alors gérée par le baron de Staël,
comme on le sait. Il se distingua par son courage, en s'acquittant scrupuleuse-
ment de son ministère pendant toute la durée de la Terreur et en sauvant la vie
ù quelques proscrits de marque. Plus tard, après diverses vicissitudes, il vint ter-
mmer ses jours dans sa province natale comme pasteur d'une des paroisses pro-
testantes de Strasbourg — Au moment même où Froitzheim invoquait son
témoignage contre Frédérique Brion, M. Lods lui consacrait à Paris un intéres-
sant opuscule : l'Èqlise luthérienne de Paris pendant la Révolution et le chape-
lain Gambs. Fischbacher, 1892.
(2) Ce Marx, candidat théologien comme Gambs, l'avait accompagné à
168
REVUE DES DEUX MONDES.
devions repartir le lendemain dès l'aurore, Marx et moi, nous
résolûmes tous quatre de ne pas dormir et nous passâmes cette
nuit d'été en promenades par les rues du village et jusque dans
l'enceinte du cimetière, déclamant des vers pathétiques, célé-
brant la lune et les étoiles, nous exaltant sur l'omnipotence du
sentiment, cet élan qui seul est capable de nous emporter vers
les célestes régions. » Et tout cela est bien de l'époque en
vérité. Les choses n'allèrent pas plus loin pour cette fois.
« Au mois de septembre (1778), reprend-il, je fis une
seconde visite à Sesenheim. Les mêmes émotions, les mêmes
exaltations, les assauts de bel esprit recommencèrent de plus
belle. Frédérique était à ce moment pour moi plus qu'un être
terrestre : il ne pouvait donc me venir à l'esprit de m'cprendre
d'elle au sens propre de ce mot. Je sentais d'ailleurs sans m'en
rendre bien compte la différence d'âge, l'absence des charmes
physiques : tout ce que j'éprouvais à son égard était une vé-
nération sans limites. Je le lui assurai cette fois une demi-
heure avant de partir et j'exprimai mes regrets de la quitter.
Là-dessus, elle me déclara, les yeux en pleurs, que son repos,
le bonheur de sa vie s'éloignaient avec moi et, de ce moment,
je fus épris. La conquête d'une personne déjà distinguée par
Goethe (j'avais été informé de cette circonstance depuis notre
première entrevue) n'était pas sans flatter ma vanité juvénile. »
On voit que la jeune fille n'est pas trop maltraitée jusque-là
par son ancien amoureux ; mais voici la page dont l'éditeur de
Gambs, Froitzheim, entendait accabler la mémoire de Frédé-
rique. « Je passerai rapidement, poursuit le pasteur, sur cette
période de ma vie durant laquelle je me fais encore aujour-
d'hui l'effet d'un véritable sot. Mon ivresse dura deux ans et
demi et peut-être aurait duré davantage, jusqu'à m'amènera un
mariage inconsidéré, si Frédérique n'avait excité trop tôt ma
sensualité et si, de plus, ma situation à Strasbourg n'avait
changé dans l'intervalle. J'étais un jeune homme pur et sans
malice : mon imagination la plus hardie n'allait pas au delà du
baiser et l'année 1779 (celle de la visite de Goethe, rappelons-le)
se passa tout entière dans les délices d'un amour innocent.
Etait-ce là trop peu pour Frédérique? Quoi qu'il en soit, au
cours de l'année 1 780, elle se montra à mes yeux sous un aspect
Sesenheim dans la même intention, celle de prêcher devant un auditoire villa-
geois. 11 épousa en effet Salomé Brion par la suite.
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST. 169
nouveau qui m'inquiéta grandement dans ma pudeur jusqu'a-
lors intacte et qui, tout en éveillant en moi l'appétit des sens,
détruisit l'estime que j'avais accordée jusque-là à mon amie
comme à un être d'exception. »
En 1780, Gambs accepte une situation de précepteur qui
rend beaucoup plus rares ses visites à Sesenheim et l'image
de Frédérique qui, dit-il, n'avait plus à ses yeux dès lors une
auréole de pureté virginale, passe peu à peu à l'arrière-plan de
sa pensée : « Oh ! certes, soupire-t-il alors, une jeune fille perd
tout son charme quand elle pèche le moins du monde contre les
convenances au regard de son amoureux. Elle croit par là le
fixer plus sûrement peut-être, lui imposer la constance en faisant
appel à ses appétits voluptueux. Elle n'obtient que l'efi^et con-
traire. — Tu n'es donc pas un être pur, songe alors le jeune
homme désabusé? Qui sait ce que tu as déjà donné à d'autres
avant moi? Eh bien! je profiterai de ce qui m'est offert, quand
même je ne serais pas le premier à en bénéficier. Dans le cas
où je viendrais ensuite à te perdre, bien d'autres seront capables
de tenir près de moi ta place. »
La rupture ne pouvait se faire longtemps attendre après des
malentendus de ce genre. Un magistrat municipal de Strasbourg
auprès de qui Gambs remplissait les fonctions de secrétaire fit
remarquer un jour en sa présence que les jeunes théologiens
protestans tombaient le plus souvent dans les rets de quelque
fille mûre qui, après avoir commenté de bonne heure VArt
d'aime?' du poète Ovide avec des officiers, des médecins ou des
juristes, essayait enfin ses derniers artifices sur un candidat
pasteur. En effet, habitué par état à la retenue la plus sévère et
néanmoins désireux de connaître les douceurs de l'amour, un
tel blanc-blec se laisse duper sans peine à l'ordinaire et tient
les avances de la délaissée pour les témoignages d'une irrésis-
tible passion. « Oh! s'écrie Gambs après ce préambule, combien
mon cœur s'enflammait de colère à chaque mot de ce discours
qui ne s'adressait nullement à moi cependant ! N'était-ce pas là
toute mon aventure? N'avais-je pas été attiré, amorcé de la
sorte? Rentrer dans ma chambre, m'asseoir devant ma table et
écrire à Frédérique une lettre de congé dans toutes les formes,
ce fut pour moi l'affaire d'un instant. Depuis cette époque, je ne
me laissai jamais entraîner dans aucune amourette jusqu'au
jour où je fus un homme mûr, pourvu d'une situation indé-
170
RETSX'E DES DEUX MONDES.
pendante. » Après ses tristes expériences préalables avec Gœthe
et avec Lenz, Frédérique aurait donc connu pour la troisième
fois l'amertume et la déception sentimentale.
VIII
Ces révélations du docteur Froitzheim provoquèrent un véri-
table orage dans les paisibles sphères de l'érudition ginthèenne.
et de généreux champions s'élancèrent aussitôt dans la lice
pour défendre la réputation encore une fois menacée de Frédé-
rique. On rappela que son nom ligurait très souvent à titre de
marraine après ITST dans les registres paroissiaux des diffé-
rentes localités qu'elle habita : or cette qualité de mère spiri-
tuelle n'est jamais accordée en Alsace qu'à des femmes de répu-
tation sans tache. On insista sur les amitiés honorables qu'elle
sut mériter dans son âge mûr. On ne voulut voir dems les sou-
venirs de Gambs qu'une imitation à la fois médiocre et outrée
des Méynoires de Gœthe. En un mot, l'on fit si bien pour effacer
l'impression du li^Te de Froitzheim qu'un ouvrage encyclopé-
dique fort estimé en Allemagne, le Meyer's Convenationslexikon ,
aftirmait dans une toute récente édition que les tentatives plus
d'une fois renouvelées pour ternir le renom de Frédérique
pouvaient être considérées comme ayant complhlement échoué.
Cette assertion, beaucoup trop péremptoire à son avis, enga-
gea le professeur Froitzheim à la riposte. A cet effet, il prépara
la publication in extenso des souvenirs de Gambs qu'il augmenta
de nombreuses notes et additions justificatives. La mort le
surprit avant la réalisation de son projet, mais sa veuve a fait
imprimer, l'an dernier, son travail, dont la publication est pour
nous la très bien venue parce qu'elle nous permet d'apprécier,
en connaissance de cause, la valeur du témoignage de Gambs.
Certes, le pasteur se révèle dans ces pages autobiographiques
comme un homme excellent , de sens honnête et de volonté
droite; mais en revanche, il s'y montre à peu près dépourvu
de cet esprit de finesse que prônait notre grand Pascal, et fort
peu capable au total d'un jugement éclairé sur les secrètes
impulsions du cœur féminin.
Frédérique eut-elle vraiment sur l'étudiant les intentions
qu il lui prête? Né de parens nécessiteux et désunis par la dé-
bauche du père, Gambs était de petite taille, et la variole l'avait
LA VRAIE MARGUERITE DE FAUST.
171
marqué rudement dès l'enfance en détruisant l'un de ses yeux.
Vers l'adolescence, un nouvel accident répara jusqu'à un certain
point le premier parce qu'il permit au jeune homme d'insérer un
œil de cristal entre ses paupières jusque-là fermées, « Je n'étais
donc plus défiguré, » sécrie triomphalement dans son récit le
pau\Te mutilé qui dut en effet à cette circonstance de pouvoir
obéir à sa vocation sacerdotale ! Il l'était un peu moins à la vé-
rité, mais comment concevoir pourtant que Frédérique ait pu
jeter si avidement son dévolu sur ce garçon aussi dépourvu
d'attraits que de ressources, sans grande valeur intellectuelle
d'ailleurs, mais doué seulement d'un honnête caractère et dune
réelle énergie morale comme le démontra la suite de sa car-
rière. Une telle perspective matrimoniale n'avait rien de fort
séduisant, il faut en convenir, et l'apparition de ce théologien,
borgne et râpé, au presbytère de Sesenheim nous rappelle invin-
ciblement celle que Goethe y prétend avoir faite huit années plus
tôt, dans ses Mémoires : avec cette différence toutefois que le
déguisement grotesque bientôt abandonné par le premier visiteur
était l'apparence réelle et authentique du second! Au surplus, il
suffit de parcourir les souvenirs de Gambs pour reconnaître en
lui un parfait naïf, tandis que Frédérique était une fille déjà
formée par la vie et habituée dès longtemps aux libres allures.
Le nouveau venu prit sans doute pour des avances ou même
pour des imprudences ce qui fut simple laisser aller de bonne
grâce chez une hôtesse avenante dont le naturel et l'abandon
gracieux avaient été de tout temps les qualités distinctives.
Non, le témoignage de Gambs ne nous paraît pas moins con-
testable que ceux dont nous avons parlé jusqu'ici. Et pourtant,
l'opiniâtreté de l'accusation a fini par entamer le sang-froid de la
défense dans l'affaire de Sesenheim. Hier, une revue critique
fort estimée en Allemagne, le Literarisches Centralblatt, écrivait,
à propos de l'autobiographie de Gambs, que les vraisemblances
accumulées par l'auteur de cette publication pourraient bien
avoir rendu finalement impossible l'entière justification de
Frédérique !
Eh bien! nous refuserons malgré tout notre adhésion à ses
détracteurs, d'autant plus que l'opinion française nous paraît
avoir désormais des motifs sérieux pour défendre la réputation
de la pauvre fille. Accusé par les patriotes d'outre-Rhin d'avoir
méchamment dénigré dans sa personne la vertu et la fidélité
172 REVUE DBS DEUX MONDES.
germaniques dont elle passait pour le type accompli, son récent
accusateur n'a pas hésité à contester son origine allemande. Il
a répondu qu'après tout Frédérique avait par son père du sang
normand dans les veines, car les Brion paraissent originaires de
Rouen. En ce cas, la proverbiale « légèreté » française aurait
assurément quelque part dans les irrégularités de sa conduite !
— Nous nous empresserons de riposter que ces irrégularités
n'étant établies par aucune preuve décisive, nous entendons la
faire bénéficier de notre doute persistant à cet égard. Aussi bien
n'a-t-on jamais nié qu'elle ne fût doucement aimable dans sa jeu-
nesse et discrètement charitable en son âge mûr. Partout elle
a laissé les plus sympathiques souvenirs. Qu'elle conserve donc
à nos yeux l'auréole de grâce ingénue dont la couronna son
immortel amoureux. Et puisque. Française assurément par la
nationalité et par le nom , elle le fut aussi par le sang mi-
alsacien et mi-normand que lui ont transmis ses ancêtres, récla-
mons pour notre part d'influence sur sa personnalité composite
quelque chose de cette aisance du geste et de cette distinction
innée de l'esprit qui rendirent sa brève apparition inoubliable
dans la vie du plus expressif des grands esprits allemands.
Erkest Seillière.
FOYERS DE THÉÂTRE
I
LA GOMÉDIE-FRANCAISE
On a dit que l'Académie Française est le premier salon de
France : rien de plus vrai; ce salon, aux avantages de l'esprit, du
talent, et de 1 éloquence, au prestige de la courtoisie, joint le pri-
vilège de l'ancienneté : lui seul existe depuis deux cent soixante-
seize ans. Sous ce vocable de salons, je suis tenté de placer les
foyers des artistes dans les théâtres. La société qu'on y ren-
contre semble plus mêlée sans doute, moins affinée que celle
de l'Académie ou des salons proprement dits; leurs habitans
ordinaires, comédiens, auteurs, vieux habitués, commettent
parfois de lourdes fautes de goût. Mais ils possèdent une qua-
lité précieuse entre toutes: la vie. Rien ne leur est étranger: ils
agitent ou effleurent tous les problèmes, et l'écho des passions
politiques elles-mêmes y répond aux pures vibrations de Tidéal.
Amour, musique, drame, gloire et gloriole, vanités, jalousies,
succès de la journée et de l'acte qu'on vient de jouer, passent,
repassent dans la causerie. Là, tous les grands sujets ont été
causés, peut-être avec plus de franchise qu'ailleurs, avec moins
de souci d'offenser les rites et les étiquettes. Les indigens de la
pensée y font des remontes d'idées, les millionnaires s'enri-
chissent par des visions soudaines qui découvrent la scène à
faire, le dénouement du roman projeté; un mot, comme un
i7t
REVUE DES DEUX MOA'DES.
éclair, fait ruisseler une cascade de traits brillans. C'est là, sans
doute, que les sots sont le mieux bafoués, que l'esprit est roi,
que les prélentions ridicules se voient rabrouées sans pitié; là
encore que le flirt, la coquetterie et leurs variétés s'épanouissent
avec des séductions infinies, préparant les capitulations rapides
où le victorieux est parfois le conquis; là enfin que beaucoup
d'énigmes deviennent des secrets de Polichinelle, car on y habille
et déshabille le prochain plus que la morale et la charité ne le
permettent, en oubliant qu'on ne saurait trop s'occuper des
choses et trop peu des personnes.
Il n'est donc pas inutile de butiner à travers les innombrables
ouvrages où s'agitent les questions de théâtre, toujours à la mode
en France. D'ailleurs, beaucoup de nos contemporains sont des
dictionnaires vivans: ils ont fréquenté ces fameux foyers, ces
coulisses et loges d'acteurs qui en forment le prolongement, et
leur esprit fournit une ample moisson d'anecdotes qu'ils égrènent
volontiers, quand on les interroge avec discrétion, et qu'on sait
les écouter. Ainsi se dressent, dans ma mémoire, des histoires
charmantes, des mots-médailles presque ignorés; ils ont cepen-
dant amusé une compagnie d'élite pendant quelques instans;
et c'est beaucoup à Paris de plaire une heure, ou même cinq
minutes. Que n'ai-je, chaque jour, depuis trente ans, noté les
conversations ou plutôt les monologues de tant d'hommes
célèbres rencontrés sur ma route ! Mais, à Paris, le travail
présent dévore les heures qu'il faudrait consacrer au travail de
l'avenir; on se fie à sa mémoire, et, plus tard, hélas! on s'aper-
çoit qu'elle laisse passer, comme un crible, beaucoup de bon
grain, une foule de détails qui s'embrument dans le passé, et
qu'il devient impossible d'évoquer avec précision.
La plupart des théâtres un peu importans ont leurs foyers
d'artistes : selon les temps, le succès, les hôtes et les visiteurs, ces
foyers traversent des périodes d'engouement ou d'abandon. Le
plus célèbre, assurément, est celui de cette Comédie-Française.
Ce foyer est le plus ancien, le mieux habité, le seul qui reflète
plusieurs siècles d'histoire théâtrale et artistique : il regorge
de portraits, de bustes, d'autographes précieux, tant et si bien
qu'on ne peut plus loger les nouvelles acquisitions, qu'on est
obligé de les reléguer un peu partout, et qu'il faudra bientôt,
si cela continue, créer un musée de la Comédie-Française. En-
core, si les nouveaux venus trouvaient place au Foyer de traves-
FOYERS DE THÉÂTRE. 175
tissement, maintenant réservé aux artistes femmes qui, là, chan-
gent de costume, pour ne point remonter dans leurs loges parti-
culières : c'était autrefois la loge de Rachel que Gérôme nous
montre drapée de vêtemens rouges; et le tableau a reçu, je ne
sais pourquoi, le surnom de paj'apluie; on se donne rendez-vous,
on cause sous le parapluie. Dans le grand foyer, voici Molière,
Champmeslé, Adrienne Lecouvreur, Duclos, Baron, Jeanne
Samary, Céline Montaland, Régnier, Lekain, Vestris, Mole,
Baptiste, Delaunay, Georges, Clairon, Dangeville, Préville,
Provost, Samson, les sociétaires de la Comédie en 1840 et en
1864, etc. Et voulez-vous savoir quels étaient leurs peintres,
leurs sculpteurs? Mignard, Largillière, Le Noir, Edmond Geffroy,
Drolliiig, Lagrenée fils, Le Moyne, Feuchère, Crauk, Carolus
Duran, Boidini, Edouard Dubufe... Quant au foyer du public,
il est assez connu, et je ne le nommerais même pas si je ne vou-
lais citer ce trait conté par M. Jules Claretie. Houdon, auteur
de la statue de Voltaire, vivait encore en 1823, et venait souvent
voir son chef-d'œuvre. Certain soir, un nouveau contrôleur lui
demande son nom, ajoutant : « Vous avez vos entrées? — Oui,
répond Houdon, et désignant la statue : « Je suis le père de ce
Voltaire. » Le contrôleur salue et dit : « Laissez passer M. Vol-
taire père ! » Le mot eut grand succès au foyer.
De 1780 à 1792, sous le Directoire, le Consulat et le premier
Empire, le foyer est fort briliant. Bouilly, qui le définit « une
cour plénière d'urbanité, de grâce et de bon ton, » ajoute dans
son style un peu emphatique, qu'il aurait besoin, pour le peindre,
« d'emprunter les crayons de VAlhaiie et de Callot. On eût dit
le greffe général de l'Empire d'Amour. Ce foyer formait un
grand salon, parfaitement éclairé, pouvant contenir trente à
quarante personnes, dont chacune trouvait un siège commode;
sur chaque côté était un long canapé qu'on réservait ordinaire-
ment aux dames; c'était sur celui du fond, en face de la porte
d'entrée, que venait s'asseoir M'^" Contât, après avoir joué
Célimène, Madame Evrard ou Madame Patin. »
Point ou peu de contrainte: chacun a pleine licence, pourvu
qu'il amuse et ne critique pas tout haut le pouvoir; dix
tournois de causerie en même temps, tandis que passent et
repassent, comme dans une redoute, les acteurs, costumés,
grimés, prêts à entrer en scène, à recevoir les complimens de
leurs amis. On commente gaiement le scandale d'hier, les
176 REVUE DES DEUX MONDES.
cancans de Coppet, la pièce de ce soir, les ridicules de celui-ci,
l'infidélité de celle-là, les concours académiques, les excentri-
cités verbales du cardinal Maury, les amours de M'^* X..., les
boutades de certains émigrés, le caprice de l'Empereur pour
une belle tragédienne. Pauvre Georges ! Après un entretien des
plus tendres, elle a cru flatter César en lui demandant son por-
trait : il va vers un secrétaire, prend un double napoléon, et
l'offre gravement à Georges : « Le voilà, dit-il, on prétend qu'il
me ressemble. » Au contraire, Devienne n'a qu'à se louer du
grand homme. On venait de jouer au château de Saint-Cloud,
— le souper des comédiens se faisait attendre, elle s'en plaignait
un peu, quand l'Empereur vint à passer. On crut qu'il n'avait
rien entendu, mais cinq minutes après il reparut, et dit gra-
cieusement à l'actrice : « Vous êtes servis. « Napoléon ne lais-
sait pas de se complaire aux infiniment petits : peut-être lui
parut-il piquant de témoigner des égards à la Comédie dans
la personne de Devienne, bourgeoise ayant pignon sur rue;
peut-être aussi ne faut-il pas chercher de grandes causes à de
minimes actions. S'il rembarrait ses favorites, à plus forte
raison Napoléon n'épargnait-il pas celles dont il croyait avoir à
se plaindre, et l'on fit des gorges chaudes au sujet de cette
jolie Bourgoin que le Tsar commençait à distinguer : l'Em-
pereur le calma soudain en servant à son bon frère une médi-
sance ou une calomnie. L'actrice se vengeait à son tour, en
affichant, sous la Restauration, un royalisme fougueux : elle
parut sur la scène avec des rubans blancs, des fleurs de lys,
et captiva un instant le Duc de Berry : elle avait le goût des
grandeurs.
Les groupes se joignent, se séparent, se reforment, gravitent
d'instinct vers la beauté, vers les causeurs professionnels; Louise
Contât, Arnanlt, Lemercier, Gabriel Legouvé, Andrieux, Ségur
sans cérémonie , Desfaucherets, Vigée, Ducis, Picard, Demoustier,
Michot, etc. Plus d'un auditeur remportera demain un succès
de salon avec les anecdotes qu'il aura récoltées la veille au
foyer.
Quant à Rau court, Legouvé racontait d'elle une exclamation
qui fit les délices des habitues du foyer, égaya même les hôtes
des Tuileries. Elle se déshabillait dans sa loge après avoir joué;
il ne lui restait que sa chemise; quelqu'un frappe à la porte :
« N'entrez pas! s'écrie-t-elle. — Pardon! fait le visiteur, dont
FOYERS DE THÉÂTRE. 177
elle reconnaît la voix. — Oh ! c'est vous, Legouvé, entrez; j'ai
cru que c'était une femme. » Et Vanhove, Simon, Mars, Desgar-
cins, Mézeray, de tendre l'oreille, de se détacher du groupe que
forment Colin d'Harleville, Vigée, Ducis, Baour-Lormian,
Hoffmann, André Murville, Alexandre Duval, autour du mar-
quis de Ximenès. Aide de camp de Maurice de Saxe à Fontenoy,
ancien ami de Voltaire et de M""* Denis, cette exubérante nièce
du patriarche qui demandait aux hôtes de Ferney d'admirer le
grand homme pendant le jour, et de l'aimer, elle, le reste du
temps, — auteur de trois médiocres tragédies, Epicharis, Don
Carlos, Amalazonte, Ximenès s'appela lui-même, pendant la
Révolution, doyen des poètes sans culottes et poète des théo-
philanlhropes. Ses manies, ses excentricités divertissaient le
foyer, non moins que ses coups de langue et la désinvolture
avec laquelle il rabrouait les acteurs. Ayant vu Lekain, Clairon,
Préville, Dumesnil, il possédait à merveille les traditions théâ-
trales. Lafon, après avoir rempli le rôle d'Orosmane, s'approche
du marquis dans l'espoir de recevoir un compliment: « Vous
venez de jouer Orosmane comme Lekain ne l'a jamais joué. —
Ah ! monsieur le marquis! — Non, Lekain ne le jouait pas comme
cela; il s'en serait bien gardé. » Ximenès n'aimait pas les litté-
rateurs nouveaux, ne leur épargnait ni sarcasmes, ni compli-
mens ironiques. Après les premières représentations de VAbbé
de l'Epée, il dit à Bouilly: « Vous laissez derrière vous Diderot,
Saurin et Mercier. — Tout ainsi, riposte Bouilly, que vous
faites oublier Voltaire et Crébillon. » Ximenès ne fut pas tenté
de recommencer l'épreuve. Sa malpropreté allait si loin, qu'un
jour qu'il cherchait comment il ferait mourir un de ses héros
tragiques, le comte de Thiard prophétisa: « Je sais bien, moi;
vous l'empoisonnerez. » Les comédiennes l'avaient ruiné, et il
se vengeait des anciennes en satirisant parfois et poursuivant
les jeunes de propos graveleux. Doué d'ailleurs d'une mé-
moire étonnante, récitant à ses auditeurs force versiculets de
Dorât, Boulflers et consorts, on pouvait le consulter comme
un dictionnaire du xvui® siècle, anacréontique et épigram-
matique.
Pour avoir l'émotion facile, l'écriture peu artiste et abuser
avec cela du palhos, Bouilly, qui fut le Berquin des gens du
monde, et qu'on avait surnommé Frère pleurnichard, ou Lacrt/-
mal, ne manquait ni de fmesse, ni d'observation, ni de gaieté :
TOME III. — 1911. 12
■178 REVUE DES DEUX MONDES.
Bon compagnon, franc rieur, il adorait les histoires salées; et
puis il possédait, lui aussi, une excellente mémoire, qui lui
permit de noter force traits. C'est dans ses Récapitulations que
je relève le mot de Demouslier à la jolie Lange qui, décolletée,
attendait le moment d'entrer en scène : « Dites-nous, Lange,
qu'avez-vous fait de vos ailes? » Legouvé poussait si loin la
crainte de la critique, qu'il comblait de bons procédés les moindres
avortons de lettres; et comme Bouilly le lui reprochait douce-
ment : « Que voulez-vous? répondit-il; il faut toujours traiter
les sots comme un ennemi supérieur en nombre. » W^^ Bour-
goin était l'enfant terrible du foyer, dont elle faisait les délices,
parfois aux dépens de ceux qui excitaient sa verve. Un auteur
tragique, qui comptait plus de chutes que de succès, marquait
une prédilection singulière pour les femmes maigres et sèches :
« C'est un malheureux naufragé, lança Bourgoin, qui se sauve de
planche en planche. » Un comte D..., vieux et prétentieux, lui
faisait une cour discrète, s'enivrant du bonheur de la contem-
pler, essayant de frôler sa robe, d'obtenir un sourire. Agacée de
ce manège, Bourgoin résolut d'y couper court; s'arrêtant devant
l'amoureux transi, elle jeta une pièce de cinq francs dans son
chapeau, et dit du ton recueilli d'une dame qui fait la charité :
(( Dieu vous assiste, mon pauvre homme ! Voilà tout ce que je
puis faire pour vous. » Le soupirant s'enfuit du foyer, et ne
reparut plus.
Bouilly lui-même remarqua plaisamment, un jour qu'Arnault,
avec sa grosse voix sépulcrale, récitait une de ses fables :
« Lorsque Arnault lit ses poésies légères, il me semble voir un
bœuf broutant des violettes. » La première représentation de
Pierre le G?'and venait d'avoir lieu : M"* Dugazon, qui avait
grandement contribué au succès, rentre dans sa loge, toute
haletante et couverte de sueur, permet à BoujUy de l'embrasser,
mais elle veut s'essuyer d'abord : Bouilly ne lui en laisse pas
le temps, se jette à son cou, l'embrasse à plusieurs reprises,
et s'écrie : « Oh ! que c'est bon la sueur de l'actrice à qui
l'on doit un succès ! — Allons, allons, dit Grétry, souriant ;
c'est un gourmet, cela promet pour l'avenir. » Bouilly épousa
plus tard la fille de Grétry. Ses amis, Méhul, Legouvé, et le
public, lui ayant fait sentir qu'il avait quelque talent, il devint
à son tour un des conteurs du foyer; ses auditeurs applaudirent
au récit d'une soirée chez M""* Récamier. Garât, ['Orphée des
FOYERS DE THEATRE.
179
salons, atteint d'une extinction de voix, fait annoncer qu'il ne
pourra chanter dans l'oratorio d'Haydn. « Comment, s'étonne
un grand seigneur de l'ancien régime, Garât ne chante pas ! Eh !
que vient-il donc faire ici? — M'amuser des sots, monsieur le
duc, » repart Garât furieux. M. le duc rapporte la réplique à la
maîtresse de céans : « Avez-vous entendu comme, chez vous, le
chanteur s'émancipe ! — ïl est ici chez lui, » répond M™* Récamier.
Un des principaux lieutenans de Napoléon, fils d'un aubergiste
de village, mécontent, et de rindifférence que lui témoignait
Juliette, et des égards qu'elle accordait aux gens de lettres,
s'exclama brutalement : « Si j'étais l'Empereur, je ne voudrais
pas qu'un homme de lettres eût au delà de douze cents francs de
rente, et demeurât plus bas que le quatrième. » Cette sortie
étonne la compagnie, on se tait, on se regarde en silence;
enfin un littérateur, célèbre et respecté de tous, prend la parole.
« Vous ne voulez pas, général, que nous demeurions plus
bas que le quatrième? — Non. — Serait-ce pour nous tenir
éloignés de l'écurie où vous avez fait vos premières armes?...
Quant aux douze cents livres de rente, nous n'y souscrirons,
mes confrères et moi, qu'à la condition expresse qu'au champ
d'honneur, les aides de camp de Napoléon n'auront que la paye
de grenadier, et l'eau-de-vie à discrétion pour aller au feu. »he
général pâlit de colère, et d'un ton menaçant : « La paye de
grenadier n'a rien d'humiliant ; mais l'eau-de-vie à discrétion est
un peu dure à digérer. » Des amis s'interposent entre les deux
champions, s'efforcent de les calmer; l'homme de lettres, cepen-
dant, s'avance et, avec force : « Général, je n'ai rien pu trouver
qui vous exprimât mieux mon juste ressentiment : je tâcherai
de mettre, une autre fois, plus d'énergie à défendre mes cama-
rades, » Surpris, touché de cette attitude, comprenant enfin
qu'il n'avait pas le beau rôle, l'autre répondit : u Je ne crois
pas être soupçonné de vouloir éviter une affaire d'honneur;
mais je suis forcé d'avouer que j'ai eu tort. — Tout est oublié,
générai ; et vous me forcez moi-même au repentir. — Touchez
là, monsieur ; je suis enchanté de trouver en vous un brave.
— Moi, général ! Je ne suis qu'un homme de lettres. »
Vivant dans l'intimité de Grétry, Bouilly savait par lui
beaucoup de détails, et par exemple, l'amitié de son futur beau-
père pour Sedaine dont l'élection à l'Académie française avait
irrité les infatués de noblesse. Songez donc ! un homme qu'on
180 REVUE DES DEUX MONDES.
avait vu, dans Paris, taillant la pierre 1 « C'est justement pour
cela, repartait Grétry, qu'il est habile dans ses charpentes dra-
matiques. » Un jour même, il fit la leçon à plusieurs académi-
ciens qui répétaient le même couplet : « Allons, allons, mes-
sieurs, un peu plus d'indulgence pour un auteur devenu le
soutien de notre scène lyrique ! Eh bien ! quand, en passant,
vous auriez admis parmi vous un homme de génie... cela ne
saurait tirer à conséquence. »
Après un déjeuner aux Tuileries, sous le Consulat, José-
phine interroge Bouilly : « Eh bien ! que pensez-vous de Bona-
parte? — Je pense qu'il essaie la couronne de France avant de
la poser sur sa tête et sur la vôtre. » Bouilly, plus tard, ne fut
pas moins bien inspiré lorsqu'il fit àLouisXVIII, qui se plaignait
de ses jambes, la réponse d'Ausone à l'empereur Valentinien :
« No?i pedes, sed caput, faciimt regem. Ce ne sont pas les pieds
qui font un roi ; c'est la tête. » Et la conversation de Méhul avec
l'Empereur ! Méhul remarquait avec peine que, dans les concerts
du palais des Tuileries, Napoléon donnât le pas à la musique
italienne sur la musique française ; il s'avisa de soutenir avec
vivacité que celle-ci l'emportait sur les autres par la vérité du
chant et l'expression dramatique. Le maître le rembarra dure-
ment : « C'est comme vous, Méhul, vous avez une haute répu-
tation, mais votre musique m'ennuie. — Eh! qu'est-ce que cela
prouve?» réplique Méhul. L'Empereur reste stupéfait; Méhul
s'enfuit, court-tout ému chez Bouilly, lui dit sa crainte que cette
riposte ne lui coûte sa place au Conservatoire. Bouilly le ras-
sure : point de destitution; seulement, le compositeur pendant
plusieurs mois n'est pas invité aux concerts de la Cour. « On
me boude, soupirait-il. — Mais on t'estime, affirmait Bouilly ;
j'achèterais ta réplique d'une pinte de mon sang, si elle était à
vendre. » Cependant les deux auteurs donnèrent Une Folie
qui réussit brillamment; l'Empereur voulut l'entendre avec
l'Impératrice; Méhul fut de nouveau invité aux Tuileries, puis
décoré de la Légion d'honneur. Napoléon, en lui remettant la
croix, dit avec beaucoup de grâce : « Enfin, Méhul, nous nous
revoyons ! »
L'Empereur tolérait une certaine liberté dans les conver-
sations du foyer, pourvu, bien entendu, qu'on ne critiquât point
sa politique : de la sorte il donnait aux gens d'esprit l'illusion
d'une indépendance relative, détournait leur attention de
FOYERS DE THEATRE.
181
l'examen des questions graves, et s'amusait lui-même au récit
des historiettes qui partaient de là, que Georges et d'autres lui
rapportaient fidèlement ; car il était le plus grand questionneur
du monde, et s'intéressait fort aux mille riens du monde théâtral ,
du monde sans épithète : du reste ces deux mondes se sont de
tout temps coudoyés, pénétrés même, grâce à la causerie, à la
comédie de société, à l'amour, et aux innombrables dérivés du
sentiment.
L'académicien Arnault fut, avec Lemercier, un des oracles
du foyer sous le Consulat et l'Empire. On a oublié ses tragé-
dies, on se souvient encore de ses Mémoires, de quelques-unes
de ses fables : les contemporains appréciaient, redoutaient même
un peu sa parole; car il était irritable et sensible, très franc,
incapable de retenir un bon mot, il avait au plus haut point la
reconnaissance des mauvais et des bons procédés, la repartie
rapide, acérée. 11 excellait aussi à condenser une sentence dans
une vive image. Arnault plut à Bonaparte, qui lui confia diverses
missions, un poste important dans l'Université. Aussi l'aimait-il
fort, tandis qu'il disait assez cavalièrement de Louis XVlll, son
ancien maître, qui le bannit en 1815 : « Monsieur, à tout prendre,
était un garçon d'esprit, mais il le prouvait, moins par des mots
qui lui fussent propres, que par l'emploi qu'il faisait des
mots d'autrui. » Et, réellement, le Comte de Provence se laissait
attribuer une comédie d'Arnault, ainsi que le joli quatrain de
Lemierre pour l'éventail d'une dame :
Dans le temps des chaleurs extrêmes,
Heureux d'amuser vos loisirs.
Je saurai près de vous amener les zéphyrs ;
Les Amours y viendront d'eux-mêmes.
Au temps où il était royaliste (avant 1789), Arnault vint
demander à David des dessins pour les décors d'une tragédie ;
et le peintre accueillit fort mal le poète, parce que son gilet et
ses gants étaient semés de fleurs de lis : «Monsieur David, riposte
Arnault, nous ne rougissons pas de ces marques-là dans notre
parti ; nous aimons même à les montrer, tandis que, daus le
vôtre, les gens qui les portent, — et il y en a plus d'un, — se
gardent bien de s'en vanter, et pour cause. » Pendant le Directoire,
certains politiques ne sortaient pas sans avoir la perruque
brune dans une poche, et la boîte à poudre dans l'autre, pour
182 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir se coiffer, avant d'entrer, de l'opinion qui régnait dans
la maison. De là ce quatrain, qui fît la joie du foyer :
Au gré de l'intérêt passant du blanc au noir,
Le matin royaliste, et jacobin le soir,
Ce qu'il blâmait hier, demain prêt à l'absoudre.
Il prit, quitta, reprit la perruque et la poudre.
Lorsque Lebrun mourut, contait encore Arnault, le secré-
taire perpétuel de l'Académie demanda quels étaient ceux de
ses confrères qui voulaient assister à ses obsèques. Silence uni-
veisel d'abord ; puis, dans un élan de charité chrétienne, le car-
dinal Maury répond : <( Moi, quoiqu'il ail fait des épigrammcs
contre moi. — Et moi aussi, malgré cela, dirent successivement
plusieurs immortels. — Et moi aussi, « cause décela, » conclut
Arnault.
Quatrains, fables, chansons, épigrammes se succèdent dans
cette causerie, très goûtés de tous et surtout des comédiennes,
qui espèrent que du flot des souvenirs surgira quelque compli-
ment à leur adresse.
Et d'applaudir aussi à cette épi gramme d'Hoffmann :
J'aime l'esprit, j'aime les qualités,
Les grands talens, les vertus, la science,
Et les plaisirs, enfans de l'abondance;
J'aime l'honneur, j'aime les dignités;
J'aime un ami presque autant que moi-même.
J'aime une amante un siècle et par delà !
Mais, dites-moi, combien faut-il que j'aime
Ce maudit or qui donne tout cela?
Ce même Hoffmann invita en ces termes un de -ses amis
pour la première représentation des Rendez-vous bourgeois :
« Viens donc avec moi, ce soir, voir une pièce qui serasiftlée...
trois cents fois de suite. »
Voici Mercier, qui s'appelait le premier livrier de France, un
de ces talens incomplets, capables de larges conceptions, ivres
de pensées et de projets qui s'entre-croisent, s'engendrent et
se détruisent dans un tourbillon perpétuel, prenant pour des
éclairs de génie les libertinages de leur imagination, gens
rebelles à tout frein moral, à toute discipline littéraire, excen-
triques toujours, spirituels parfois, avec un coin d'aventurier et
de bohème dans leur style ; au demeurant, des reraueurs d'idées,
FOYERS DE THÉÂTRE. 183
vaniteux jusqu'au délire, natures riches jusqu'à l'exubérance,
mais mal équilibrées, auxquelles manquent le jugement, la
patience et le bon goût: tels un Restif de la Bretonne, un F' ou-
rler, un comte de Saint-Simon. Sans parler d'une foule d'autres
ouvrages. Mercier a écrit force pièces de théâtre : avant de
publier ses idées, il aimait à les essayer sur ses auditeurs. C'est
lui, par exemple, qui définit le monde : « un vaste théâtre dont
les hommes sont les comédiens ; le hasard compose la pièce, la
fortune distribue les rôles, les femmes accordent des rafraîchis-
semens aux acteurs, et les malheureux font rouler les décora-
tions, portent et mouchent les chandelles ; » lui qui établit cette
distinction plaisante : « L'honneur d'une fille est à elle, elle y
regarde à deux fois; l'honneur d'une femme est à son mari,
elle y regarde moins. » De lui aussi ce vers qui dut charmer
les belles actrices de la Comédie :
Le cœur qui n'aima point fut le premier athée !
Lebrun- Pindare excelle dans l'épi gramme, mais il a rencontré
un rival digne de lui. Ayant lancé à Baour-Lormian ce lardon :
Sottise entretient la santé :
Baour s'est toujours bien porté,
Ce dernier le fait quinaud avec cette riposte :
Lebrun de gloire se nourrit ;
Aussi voyez comme il maigrit !
Et, à la grande joie de la galerie, quatrains, sixains, tombent
comme grêle sur Lebrun, lorsqu'il s'avise d'épouser sa servante,
mettons sa gouvernante.
Qui pourrait s'empêcher de rire
En voyant de Lebrun le vol audacieux
Se précipiter vers les cieux.
Et tomber dans la poêle à frire ?
Encouragé par les bravos, Baour redouble et venge ceux que
la verve satirique de Lebrun a flagellés :
Connaissez-vous ce vieux barbon,
Devant lui sans cesse en extase ?
Son goût est pur, son cœur est bon;
11 a Marat pour- Apollon,
La Montagne pour Hélicon,
Et sa servante pour Pégase.
ISi REVUE DES DEUX MONDES.
Demoustier, lorsqu'il entre au foyer, est bientôt entouré par
les jeunes artistes : il a toujours un compliment, une pétoffe,
une saillie aimable à leur service; il rappelle Malézieu, l'orga-
nisateur des fêtes de la duchesse du Maine ; il aurait pu servir
de modèle à Musset lorsqu'il imagina le rôle de Minuccio dans
Carmosine . Un soir Lange et Mézerai, ne pouvant s'entendre
sur la fidélité, sur le mot et la chose, demandent une définition
à Demoustier ; elle ne tarda pas, mais on ne dit point si elle mit
d'accord les disputeuses :
Elle dure si peu, qu'on n'a pas le temps même
De la nommer fidélité :
Si bien que c'est en vérité
Un enfant qui meurt sans baptême.
Une autre fois, c'est Lebrun-Pin dare que ces dames interro-
gent sur les femmes qui se mêlent de versifier : il ne pouvait
les sentir, elles lui semblaient des usurpatrices, et il l'expliqua
assez joliment :
Sitôt que la beauté compose,
Vous voyez se ternir ses grâces, ses attraits :
Elle parle sans art une si douce prose!
L'encre sied mal aux doigts de rose :
L'amour n'y trempe point ses traits.
Nommons encore Népomucène Lemercier. Au plus fort
de la Terreur, il suivait les séances de la Convention
nationale, placé à côté des tricoteuses, et comme il ne disait
jamais rien, elles l'avaient surnommé L^ Idiot. Or, cet idiot, dès
l'âge de quinze ans, étonnait les acteurs de la Comédie-Fran-
çaise, le public et la Cour par sa tragédie de il/eVea^re, et, faisant
de l'opposition contre lui-même, retirait sa pièce après la pre-
mière représentation, parce qu'il jugeait ce succès de mauvais
aloi; l'Idiot^ pendant la Révolution, donna Clarisse Horlowe,
le Lévite d'Ephraïm^ le Tartuffe révolutionnaire , Pinto, Aga-
memnon; l'Idiot avait la sympathie et l'estime du Premier Con-
sul, de Talleyrand qui le proclama le causeur le plus brillant
de Paris. Lemercier eut le génie de l'invention, il lui manqua
le génie de la forme qui, seul, achève les grands écrivains et les
recommande à l'avenir. La sobriété, le goût, la proportion, lui
font défaut; son caractère, bien plus que son talent, le sauve de
l'oubli. Admirez cependant les enthousiasmes des contem-
FOYERS DE THÉÂTRE. 185
porains et les dédains de la postérité ! Agamemnon, si oublié
aujourd'hui, fut, en 1797, un triomphe; le public, et, ce qui est
plus rare, tous les confrères de Lemercier le proclamèrent un
maître. La même remarque peut s'appliquer à Ducis, à Gabriel
Legouvé, à beaucoup d'autres qui, avec du talent, connurent
les joies des succès, les enivremens et les illusions de la célé-
brité. L'histoire littéraire a s.es cimetières comme l'histoire
politique.
Au lendemain de la première à! Agamemnon, on contait au
foyer la lecture de il/e'/c'a^re devant le Comité, l'étonnement des
membres en voyant entrer un jeune homme, presque un enfant,
infirme d'un pied et d'une main, accompagné de son précepteur.
E. Legouvé a recueilli l'anecdote, et je vais la résumer. Louise
Contât, Mole, Préville, s'imaginent que c'est un fils de grande
maison ; le précepteur a fait la tragédie, l'élève en aura l'hon-
neur; rien de plus vraisemblable, l'auteur étant fort recommandé
par la Cour. Il lit, l'ouvrage plaît, il est reçu à l'unanimité, u Je
vais bien en avoir le cœur net, dit M'^" Contât tout bas à Mole ;
etj s'adressant à l'auteur : « Monsieur, nous sommes tous char-
més de ce que nous avons entendu. Pourtant, j'ai remarqué, au
second acte, une scène où quelques changemens seraient néces-
saires. — Lesquels, madame? Voulez- vous m'expliquer ce que
vous désirez ? » M'"* Contât les lui explique. « Vos critiques sont très
justes, madame, répond l'enfant avec le môme calme, et, dans
deux ou trois jours, je vous rapporterai la scène corrigée. — Deux
ou trois jours ! répond M'^* Contât. C'est trop long pour notre
impatience et pour votre talent, monsieur. Une ou deux heures
vous suffiront, j'en suis sûre !,.. Et si vous vouliez exécuter ces
légers changemens tout de suite. . . — Tout de suite, reprend vive-
ment le précepteur; impossible! M. Lemercier est fatigué de la
lecture. — Moi, répond l'enfant, je ne suis pas fatigué du tout.
Madame, vous aurez la scène dès ce soir. — Pourquoi ce soir?
reprit M^'^ Contât. Pourquoi pas tout de suite? Je meurs d'envie
de voir cette scène refaite. Notre régisseur sera très heureux de
vous prêter son cabinet. Vous y serez très tranquille, tout seul ;
car nous gardons monsieur, ajouta-t-elle avec toutes sortes de
grâces, en se tournant vers le précepteur... et dès que vous
aurez fini... — Je ne demande pas mieux, madame, répondit
l'enfant; qu'on me conduise dans le cabinet du régisseur. »
Une heure après, il revenait avec la scène refaite et améliorée.
186 REVUE DES DEUX MOISDES.
Pour le coup, il fallut bien se rendre. Un jour, au Théâtre-Fran-
çais, un oflicier vient se planter devant Lemercier, qui le prie
de se ranger. L'officier, un géant, toise le poète et ne bouge.
« Monsieur, reprend Lemercier, je vous ai dit que vous m'em-
pêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant
moi. — Vous m'ordonnez! Savez-vous à qui vous parlez? A un
homme qui a rapporté les drapeaux de l'armée d'Italie. — C'est
possible : un âne a bien porté Jésus-Christ. » Un duel s'ensuivit,
et l'olficier eut le bras cassé. Voilà pour le courage; et, quant
au sang-froid, il suffit de rappeler le mot à cet ami qui se
fâchait parce qu'on sifflait une pièce de lui, Lemercier: « Calmez-
v^ous; tout à l'heure vous en entendrez bien d'autres. » 11 don-
nait à Talma des leçons de difformité, montrant, par son
exemple, comment l'élégance et la grâce peuvent se combiner
avec l'infirmité du corps. Le jour où il eut une attaque de para-
lysie, il lisait une de ses comédies dans une séance particulière
de l'Académie française : « Excusez-moi, messieurs, dit-il tran-
quillement, je ne puis achever, je viens de perdre la vue. »
La physionomie du foyer ne se modifie pas sensiblement
sous la Restauration et la monarchie de Juillet : acteurs et lit-
térateurs en forment toujours le fonds habituel, agrémenté par-
fois de visites princières, politiques et autres. La liberté parle-
mentaire, la liberté de la conversation et la liberté des salons
ont pour le foyer un double effet contraire : d'une part, on peut
dire ce qu'on veut, et, à certaines heures, la critique en tout
genre s'épanouit avec une ampleur, une verve extraordinaires
qu'aucune nécessité de prudence ne contient ; d'autre part, les
virtuoses de la causerie, n'ayant plus à redouter la prison ou
l'exil, parlent partout, dans la rue, au café, au salon, à la tri-
bune, les réunions se multiplient, enlèvent aux foyers une
partie de leur brillante clientèle. Et puis, vers le milieu de la
monarchie de Juillet, la mode s'accentue d'aller retrouver acteurs
et actrices dans leurs loges; autant de petits salons nouveaux,
de petits foyers d'esprit, sans parler des coulisses qui, de
tout temps, ont abrité force commerces intellectuels... et autres.
Qu'on ne s'étonne donc pas si le foyer des artistes a parfois ses
crises ou plutôt ses soirées et ses périodes de langueur, suivies
de brillans retours. C'est à celles-là que font allusion des écri-
vains qui sans doute y ont fréquenté d'une manière intermit-
tente et accidentelle.
FOYERS DE THEATRE,
187
En 1843, Félix Pyat reconnaît que le foyer de la Comédie
tient des siècles passés u je ne sais quel air de ^rand seigneur. »
A l'entendre, on n'y voit cependant que trois ou quatre bons
sociétaires qui se chauffent tranquillement les jambes en jouant
aux dames. Plus tard, Théodore de Banville constate que les
sociétaires Maubant, Provost, Delaunay, Barré y jouent aux
échecs. Le bilboquet eut aussi ses beaux soirs au foyer de la
Comédie: on y renonça, par respect pour Scribe qui, prétend
Banville, croyait y voir une censure indirecte de ses procédés
littéraires. Ces critiques, pour la plupart, me rappellent le mot
d'un cadet de Gascogne qui, ayant perdu son argent au jeu de
la Cour, s'écriait en se retirant : « Le diable emporte la hehue
baraque ! — Monsieur le garde, lui dit Louis XV qui l'entendit,
comment sont donc faits les châteaux de votre pays? » Il y a
mieux : Banville réfutant Banville, à propos de ce même foyer de
la Comédie. « Les comédiennes, confesse-t-il, y sont des grandes
dames de l'art, qui savent faire les honneurs d'un salon. Bien de
pareil à ce qui a lieu à l'Odéon, où j'ai vu de mes yeux M"' B...,
mariée depuis, manger du ragoût de mouton pendant la lecture
d'une comédie (sous prétexte de déjeuner), et M'^' X..., qui est
un peu de la maison, raccommoder le soir, au foyer, ses torchons
et ses bas. « C'est l'éternel raisonnement du penseur qui juge
l'humanité d'après cent ou deux cents personnes qu'il croit con-
naître, et qu'il n'a étudiées que de guingois. J'ai entendu des
conversations admirables au foyer de la Comédie, des conversa-
tions conduites par Alexandre Dumas, Pailleron, Labiche, Lavoix,
auxquelles s'associaient le clairon de Coquelin aîné, Got, Féraudy,
Trulfîer, M""^* Bartet, Lecomte; même en l'absence des chefs
d'emploi, les doubles exécutaient encore d'excellentes sympho-
nies parlées. Il est permis de conclure que Félix Pyat et Ban-
ville n'étaient pas là aux heures fatidiques.
Voici par exemple un croquis du foyer en l'an de grâce 1824,
par Laferrière, alors que, élève de Choron, il venait faire sa
partie dans les chœurs à'Athalie : mais il convient de remarquer
que, Roger et Got exceptés, les comédiens n'ont que la moindre
part aux Mémoires publiés sous leur nom : presque toujours
un homme de lettres fait la toilette du livre et le met au
point, quand il ne le compose pas entièrement, d'après la cor-
respondance ou des notes informes de l'artiste... « Toute per-
sonne étrangère au théâtre ne pouvait être présentée que par
REVUE DES DEUX MO.NDES.
un sociétaire ou par un des gentilshommes de la Chambre du
Roi. Les artistes, soit qu'ils jouassent dans la soirée, soit qu'ils
vinssent simplement passer un instant dans le foyer, soit qu'ils
fussent en costume ou en habit de ville, étaient chez eux, et
se saluaient avec une politesse et des formes dont l'élégance
ne se démentait jamais... Ma grande préoccupation, durant
ces soirées mémorables pour moi, était de parvenir, par toutes
sortes de ruses, de marches et de contremarches, à jeter un
coup d'œil furtif dans ce vaste salon qui représentait, à mes
yeux, tout ce que l'esprit peut rêver de magnificence : les per-
sonnages assis là dedans, les uns causant, les autres jouant aux
cartes, quelques femmes même brodant, me donnaient comme
une vague idée de l'assemblée des dieux ; les costumes ajoutaient
au prestige... »
Puis, le débutant s'extasie dans la contemplation des actrices
« toutes baignées de parfums exquis, dont le sourire éclairait
des visages maquillés et mouchetés avec un art qui eût déses-
péré Vanloo lui-même... El puis, il y avait autour d'elles
MM. les gentilshommes du Roi, en gilet blanc, avec des jabots
de matines rousses, que fermaient des solitaires du plus grand
prix; il y avait tout l'esprit de Paris, représenté par l'aristo-
cratie de la fortune, du nom ou des lettres : le duc de Duras,
Briffaut, Andrieux, Bouilly, Delrieu, Viennet, Alfred de Vigny,
Alexandre Duval, Pigault-Lebrun, Etienne, Jouy, Coupigny...
Et puis, quoi?... Il y avait aussi ma jeunesse... »
Qu'aurait-il dit, le néophyte, s'il avait alors assisté à quelque
tournoi entre ces personnages célèbres alors, aujourd'hui
presque inconnus, sauf Alfred de Vigny? Quelle joie aussi d'en-
tendre le duc de Duras évoquer ses prédécesseurs d'avant 1789,
avec des historiettes comme celle-ci! Les premiers gentils-
hommes de la Chambre gouvernaient le tripot comique^ de même
que les ministres le gouvernent aujourd'hui; leur autocratie
s'exerçait parfois d'une manière assez plaisante dans la forme,
ainsi que l'atteste ce trait de Richelieu, reproduit plus tard par
M""* de Bawr : « Le maréchal de Richelieu était devenu un peu
sourd dans sa vieillesse, mais il exagérait cette infirmité bien
au delà de ce qu'elle était chez lui, quand il lui plaisait de
ne pas entendre. En sa qualité de premier gentilhomme de la
Chambre, il avait sous sa dépendance les trois grands théâtres
de Paris. Toutefois, comme il n'aimait pas qu'on pût dire qu'il
FOVERS DE THÉÂTRE. 189
exerçait un despotisme nuisible aux intérêts des acteurs socié-
taires, il prenait soin d'obtenir l'agrément des comédiens à ses
volontés. Sachant que l'Opéra-Comique allait renvoyer une
débutante qui n'annonçait aucun talent, mais à laquelle il s'in-
téressait, il manda les deux semainiers et fit prier Grétry de
venir chez lui à la même heure. Tout le monde réuni, le ma-
réchal prit la parole : « Je vous ai prié de venir, mon cher
Grétry, dit-il, afin que vous énonciez à ces messieurs votre
opinion sur la jeune débutante. — Je pense, monsieur le ma-
réchal, qu'elle ne donne aucune espérance pour l'avenir, répon-
dit Grétry. — Vous l'entendez, messieurs, elle donne des espé-
rances pour l'avenir. — Ensuite, reprit plus haut Grétry, elle
n'a pas la voix juste. — Vous voyez que M. Grétry lui trouve
la voix juste. Ainsi, messieurs, vous la recevrez. »
Ces habitués du foyer avaient beaucoup d'esprit, plus d'un
allait jusqu'au talent, et donnait libre carrière à ses goûts d'op-
position, toutefois en les tempérant de courtoisie. L'un d'eux
raconte la réponse d'un député de la majorité à un libéral qui
veut l'empêcher de monter à la tribune pour soutenir le projet
du ministère. « A quoi bon ? Vous avez une superbe sinécure,
vos enfans, vos proches sont bien placés ! — Oui, mais ma
femme est grosse. » Le trait n'a pas vieilli. Et j'imagine que
les ministériels ne restaient nullement à court de malices sur
l'opposition. Quant aux actrices, alors comme auparavant et
comme plus tard, leur politique, c'est l'homme qui leur plaît,
ou l'homme qui leur déplaît.
Quinze ou seize ans après, les gentilshommes de la Chambre
ont été balayés par la Révolution de 1830, la mort a resserré
les rangs, le talent a comblé les vides, les acteurs maîtres du foyer
sont Mars, Firmin, Joanny, Geoff'roy ; Samson, Bocage marchent
sur leurs traces, Rachel pointe. Parmi les auteurs dramatiques,
Victor Hugo ne va guère au foyer, Vigny n'y va plus, Scribe, qui
bat son plein, y retrouve de vieux confrères, Bayard, Viennet,
Ancelot (ces deux derniers se disputent toujours la palme de la
vanité); et puis les jeunes, les nouveaux qui montent à l'assaut
du succès, Ernest Legouvé, Mazères, bientôt Ronsard, Mallefîlle,
Léon Laya. E. Scribe, naturellement, était le roi du foyer quand
il daignait s'y montrer, et ceux qui, tout bas, critiquaient son
mauvais style, l'absence de types, de caractères fortement des-
sinés dans son théâtre, admiraient comme il convient son inven-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
Lion, son imagination, sa prodigieuse habileté, cet art de jeter
sur la scène tout le mouvement de la vie réelle, d'amuser et
d'émouvoir le public, tous les publics, ceux de la Comédie et du
Vaudeville, du Gymnase et de l'Opéra. On faisait cercle autour
de lui, sa causerie apprenait toujours quelque chose aux com-
mençans, même aux vieux routiers; savoir écouter ce grand
charpentier dramatique, mettait sur le chemin des sujets de
pièces, et, qui sait? pouvait conduire à une collaboration pré-
cieuse entre toutes. Quelle leçon de persévérance dans ce ressou-
venir pénible des débuts ! « Savez-vous par où j'ai commencé?
Par quatorze chutes ! Oui ! quatorze ! C'était bien mérité. Oh !
mes amis ! Quelles galettes ! Pourtant je réclame pour une. Elle
a été trop siftlée. Elle n'était pas si mauvaise que les autres.
Vrai, c'était injuste. Vous riez, et moi aussi. Mais je ne riais
pas dans ce temps-là. Après chaque chute, nous nous en allions,
Germain et moi, tout le long du boulevard, désespérés, furieux,
et je lui disais: Quel métier! C'est fini. J'y renonce. Après les
quatre ou cinq plans que nous avons encore, je n'en fais plus! »
Et (j'anticipe un peu) la visite de Scribe à Claremont en
I80O ! Louis-Philippe goûtait son talent, et bien qu'il ait, dans
un accès d'impartialité littéraire, nommé Victor Hugo pair de
France, je gagerais qu'il dut sourire en apprenant qu'à la pre-
mière représentation à'Hernani, Scribe osa rire aux éclats ouver-
tement. « Savez-vous, monsieur Scribe, dit le Roi, que j'ai l'hon-
neur d'être votre confrère ! — Vous, Sire ? — Oui vraiment. Vous
venez à Londres pour un opéra; eh bien, moi aussi, j'ai fait
un opéra dans ma jeunesse, et je vous jure qu'il n'était pas
mal. — Je le crois. Sire, vous avez fait des choses plus diffi-
ciles. — Plus difficiles pour vous peut-être, mais pour moi,
non ! J'avais pris pour sujet les Cavaliers et les Jêtes rondes.
— Beau sujet! — Voulez-vous que je vous le raconte? Le
hasard m'a fait retrouver ces jours-ci mon manuscrit. Je serais
curieux d'avoir votre sentiment. — Je suis à vos ordres. Sire. »
Louis-Philippe explique son premier acte, l'auteur écoute d'abord
en silence, mais, le naturel d'auteur dramatique reprenant le
dessus, Scribe oublie la personne royale, fait des objections,
taille, rogne, ajoute, si bien que les rôles sont intervertis, et les
voilà tous deux qui reconstruisent la pièce. Cependant l'heure
du départ sonne, on attend Scribe à Londres, le Roi lui fait pro-
mettre de revenir déjeuner le lendemain pour terminer; Scribe
FOYERS DE THÉÂTRE. 191
revient le lendemain, les jours suivans, et la reine Marie-
Amélie le remercie avec émotion d'avoir rendu le rire et l'ap-
pétit pendant toute une semaine à son mari.
Un instantané du foyer, le 12 juillet ISio, dans le Journal
d'Edmond Got : « Là, tous les soirs, se réunissent, avec les
personnages de la pièce qu'on joue, Harpagon, Dorine ou Sca-
pin, quelques habitués qui fréquentent les coulisses, des amis
ou des auteurs : Emile Augier, Decourcelle, Desnoyers, La tour...
Quatre ou cinq sont dans un coin autour d'un jeu de trictrac.
Les autres, çà et là, en costume de velours et de satin, causent
avec de simples mortels crottés du Palais-Royal et de la rue
Vivienne. On s'entretient de l'événement du jour, des chemins
de fer ou des sources du Nil. L'Algérie, surtout, occupe dans le
discours une place fort distinguée. — Ah ! vieux Molière, et
vous. Préville, Mole, Fleury, si quelque jour vous descendiez
de vos toiles dans ce foyer si bien doré, ne seriez- vous pas un
peu surpris de ce que vos successeurs y font maintenant? Vous
qui portiez l'épée et la boucle à l'œil, ne conserviez-vous pas
parmi vous vos façons galantes et vos airs de gentilhomme?...
Vous couchiez-vous donc aussi sur les banquettes, assis sur le
dos et la jambe dans les mains? Donniez-vous donc si haut et
si ferme votre avis sur tout ? Parliez- vous aux femmes presque
le chapeau sur la tête?,.. Dites, mes vieux maîtres. Voltaire et
Marmontel sentaient-ils la pipe culottée, Carie Vernet était-il
aussi sans gêne que M. Ravergie, et Lekain jurait-il des « nom
de Dieu ? » Ce soir, à ce même foyer, on racontait avec stupé-
faction la fuite de M"' Plessy à Saint-Pétersbourg... »
Got était lettré, bon observateur, un peu paysan du Danube,
d'une nature morale élevée, travailleur acharné, non moins
consciencieux dans son répertoire que dans sa vie privée : aussi,
après les années de noviciat, après avoir fait partie de ce qu'on
appelait la troupe de fer-blanc, les doubles, parvint-il assez
rapidement au sociétariat et au rang de chet d'emploi. On a dit
que son art sobre, concentré, rappelle les maîtres flamands les
plus parfaits, les maîtres français de l'école de Chardin, et c'est
exact. Il eut pour amis Emile Augier, Léon Laya, Mallefîlle,
E. Pailleron, Léon Gérôme, Edmond About. Son Journal, qui
va de 1841 à 1893, abonde en détails sur le Conservatoire, la
Comédie, les camarades, directeurs, auteurs, les coulisses et le
public.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
Il conte agréablement, et nous sert mainte anecdote : « Aux
Français, une fois, au Veiv^e cTeaii, j'avais devant moi deux
femmes que je ne connaissais point, et qui ne se connaissaient
pas non plus. Après le troisième acte, Tune dit à l'autre : « Quelle
belle pièce! — Oui, M'^* Plessy est joliment jolie, et celui qui
fait le ministre est joliment bon! — Oui, Bolingbroke... Vous
trouvez, n'est-ce pas? — Oh! oui, comme il envoie bien tout
cela! — Oui. Eh bien! savez-vous ce qu'il a mangé à dîner?...
Du veau aux petits pois... C'est moi qui suis sa cuisinière. »
Un autre écho du foyer. Agé de vingt ans à peine, et ayant
déjà son franc parler, du moins dans son Journal, Got cite avec
délices un jugement dédaigneux sur celui qu'il appelle : le bel-
lâtre M. Brindeau, « Après avoir joué tellement quellement
quatre ou cinq fois, il demande tout net une dernière épreuve
pour être sociétaire. Or c'est le Chevalier à la mode qu'il a
choisi. Et à ce propos, un des vieux amateurs qui, comme le
baron de Lamothe-Langon, assidus aux représentations, me
témoignent personnellement une très aimable bienveillance, et
me font volontiers asseoir à côté d'eux, M. le marquis de Sainte-
Aulaire, l'académicien, l'ex-ambassadeur à Londres, me dit^
après le troisième acte, du haut de sa tête_, en levant le siège :
'< Ça, le Chevalier à la modelL^ bœuf à la mode! » On répète
une pièce d'A. Dumas père, la Fille du nagent, qui fut siftlée
très bien. Après six semaines, l'auteur se décidé enfin à assister
à une répétition. « Et comme sa personnalité gouailleuse et
crépue éclate dans notre pénombre à demi-officielle. « Diable!
diable! Mon cher Fonta, s'écriait-il du fond de l'orchestre, en
interrompant une scène; c'est froid comme glace. Je vous
allumerai pour la première fois une veilleuse dans votre
culotte. » Et, après la répétition, devant tout le monde, à
M"* de Seigneville, complaisante ordinaire de M™** X... et Z... :
« Mille grâces pour vos conseils, ma chère, mais ne parlons
pas théâtre. Si vous voulez, parlons... amour. » J'ai changé le
dernier mot.
Avant 1848, Angustine Brohan donna des soirées de causerie
dans sa loge qui se composait de deux pièces : un buffet de
Cocagne ou de Gamache soutenait le corps, après que l'esprit
avait festoyé. Et il y eut aussi des bals au foyer, un pianiste
composant tout l'orchestre, portraits, statues, costumes, gestes
et paroles faisant une précieuse harmonie. « On commençait
FOYERS DE THÉÂTRE. 493
gaiement les quadrilles, conte Banville : quand le moment
venait qu'un des danseurs entrât en scène, l'avertisseur lui
faisait un signe; il partait sans rien dire et sans s'excuser, et,
silencieusement aussi, sans transition, un des assistans prenait
sa place. Délicieuse fantaisie à la Shakspeare! On voit, en-
flammés par les beaux discours de son prédécesseur, les yeux de
la danseuse dont on tient la main, et tout de suite, de verve,
on continue comme on peut le discours présumé. Souvent on
bénéficie de l'effet produit par celui qui vient de partir, sou-
vent aussi on lui prépare un triomphe pour le moment où il
reviendra, l'âme encore tout exaltée par les admirables paroles
qu'il vient de débiter sur la scène aux pieds de Silvia ou d'Agnès.
Quel malheur que ces jolis bals soient tombés en désuétude!
Gomme ils étaient naturellement féconds en contrastes piquans
et en antithèses amusantes! Scapin dansant avec Iphigénie, le
farouche Hippolyte menant le cotillon avec Zerbinette, Tartuffe
emportant doila Sol dans une valse enivrée, ce tohu-bohu de
tous les masques poétiques, cette comédie dans la comédie, ces
grands seigneurs de tous les temps se réjouissant dans le palais
de la Muse, n'était-ce pas délirant et divin? »
1848. La crise politique se complique d'une crise financière
et sociale; le plaisir théâtral, ce superflu par excellence, ne
semble plus aussi nécessaire; cinq directeurs se succèdent en
moins d'un an. Devant les émeutes qui ensanglantent Paris, et
font le tour de l'Europe, on aurait pu répondre avec Ducis
auquel un ami conseillait de faire une tragédie en 1792 : « Que
parles-tu de tragédie? La tragédie court les rues. » Résultat :
langueur des spectacles, recettes plus que médiocres; seul le
nom de Rachel sur l'affiche opère le miracle d'ouvrir les bourses
récalcitrantes, mais on n'était plus au temps où ce nom valait
une lettre de change de six mille francs tirée sur le public.
Même après l'élection de Louis Napoléon à la présidence de la
République, la situation ne s'améliore guère, et, certain soir, la
recette ne dépasse pas cent soixante francs. La Comédie petit à
petit s'est érigée en Convention; plus de directeurs, les chefs
d'emploi gouvernent, et gouvernent fort mal, fondent une société
d'admiration mutuelle, se passent, se repassent la rhubarbe et
le séné, jouent leurs propres pièces, celles de leurs amis:
Samson, Beauvallet, Régnier, Brohan, font des comédies, et
naturellement protègent les auteurs de même acabit. Vienne t,
TOME III. — 1911. 13
104 REVUE DES DEUX MONDES.
Liadières, Wailly, Empis, Mazères, etc.; et naturellement
encore, plus ils se soutiennent, plus ils écartent ou ajournent
les vrais talens, plus ils éloignent le public, le monstre, comme
l'appelait Gozlan, un monstre qui veut qu'on lui plaise et fait
vivre ceux qui lui plaisent.
Arsène Houssaye affirme que le foyer de la Comédie est un
des trois ou quatre salons où l'homme le moins timide n'entre
pas sans émotion, parce que chaque arrivant se sent dévisagé
d'un œil d'acier : « Dans un salon ordinaire, il y a au moins le
maître et la maîtresse de la maison qui vous font bon accueil ;
mais, dans ce salon extraordinaire, pas un signe de bonne
grâce : le silence si on s'approche, la mousqueterie railleuse si
on s'éloigne. Aussi beaucoup de mondains curieux ne s'y ris-
quent pas deux fois; du moins c'était ainsi pendant les années
de ma direction. Les étrangers qui tenaient bon étaient, pour
ainsi dire, du bâtiment; comme par exemple Roqueplan, direc-
teur de l'Opéra et amant de Delphine Marquet, dont la belle che-
velure lui inspira une page rayonnante sur les blondes. Alfred
Arago était un des fervens, sans être attaché à celle-ci plutôt qu'à
celle-là... Ponsard et Augier se retrouvaient souvent au foyer.
Alfred de Musset y faisait une pause, mais il aimait mieux mon
cabinet, tout aussi bien peuplé. Quelques amoureux de ces
dames, plus ou moins princes, ministres ou ambassadeurs, les
accompagnaient au foyer, ou les y attendaient retour des cou-
lisses. On. y voyait aussi quelques critiques, comme le duc de
Rovigo, Paul de Saint-Victor, Edouard Houssaye, Xavier
Aubryet, Albéric Second, Limayrac, Octave Lacroix... On avait
dit, pour symboliser les intrigues du foyer, que c'était un foyer
d'incendie et un foyer d'intrigues; la vérité, c'est qu'on n'y jetait
pas le feu à pleines mains, et qu'on n'y méditait pas la mort
de son prochain. Le plus souvent, on se serait cru au foyer de
Pénélope, tant on y filait de la laine. Pendant un temps aussi,
on le surnom ma : le foyer des petits ménages, parce que chaque
actrice y chuchotait avec son acteur. »
La vérité aussi, c'est que, dès son début, Arsène Houssaye
avait ouvert les coulisses et le foyer aux peintres, aux poètes,
aux Jeune-France, aux rédacteurs de l'Artiste, à tous ceux qui
portaient un nom dans les lettres et dans les arts. Ricourt,
Gaiffe, Faustin Besson, Chaplin, Dumaresq, Banville, Philoxène
Boyer, etc., contribuèrent à l'agrément du foyer. Et il faut con-
FOYERS DE THÉÂTRE. 195
venir que le cabinet directorial de cet aimable homme fit une
sérieuse concurrence au foyer : sa bonne grâce, ses allures de
gentilhomme de lettres, une certaine désinvolture, et cette
coquetterie spéciale qui veut avoir l'air de flâner tout en travail-
lant beaucoup, firent merveille. Littérateurs, gens à la mode,
reprirent le chemin de la Comédie en passant par le cabinet et
la loge d'Arsène Houssaye; ils firent l'opinion et ramenèrent
la foule. Rachel avait emporté de haute lutte cette nomination,
par son créilit auprès du prince Jérôme Napoléon; les bur-
graves de la Comédie luttèrent en vain, à coups de papier tim-
bré, même ils élevèrent autel contre autel, nommèrent un direc-
teur à eux, remuèrent ciel et terre; ils avaient beaucoup d'amis
haut placés! Il fallut enfin baisser pavillon : Houssaye l'em-
porta, et légitima le choix du président de la République par ses
succès. Mais aussi quels amis, quelles camaraderies littéraires
et mondaines! Victor Hugo, d'Orsay, Morny, Romieu, Musset,
Augier, Albéric Second, Léon Gozlan, Théophile Gautier,
Ponsard, Paul de Saint-Victor, Dumas, Persigny, Roger de
Beauvoir, Méry, Delacroix, Diaz, vingt autres ! Et les femmes
fréquentaient aussi ce cabinet ensoleillé, tout tendu de tapisse-
ries des Gobelins, avec des meubles de Boulle, des portraits,
d'admirables bustes : on y vit, sans compter les dames de la
maison, Vescadron volant, G('orge Sand, M"* de Girardin,
M""* Roger de Beauvoir. Et puis Houssaye se paya le luxe de
quatre secrétaires, les Quatre Mousquetaires, les Quatre fils
Ai/mon, Verteuil, Adolphe Gaiiïe, Armand Barthet, Destroyes;
mais le premier seul travaillait utilement, la jeunesse, la gaieté
des trois autres ne compensaient point leur paresse et leurs
excentricités : le directeur les garda aussi longtemps qu'il put;
le souvenir du Moineau de Lesbie, joué par Rachel, protégeait
cet original Armand Barthet.
Dès le début, Arsène Houssaye souligne son dessein de ne
plus jouer que les maîtres aimés du public : il fait fête à Scribe,
à Legouvé, demande une tragédie à Ponsard, des comédies à
Dumas, Emile Augier, Musset, Léon Gozlan, Mallefille, Jules
Bandeau, décide Rachel à jouer Hugo, Dumas, met au pas
certains fats envahisseurs, parque dans un coin du théâtre les
affreuses mères d'actrices. Il essaie d'engager Frédérick-Lemaître,
se débarrasse des mauvais comédiens, nomme chef d'orchestre
de la Comédie Offenbach^ favorise les jeunes talens: Got, Mon-
1 9 G REVUE DES DEUX MONDES.
rose, Delaunay, Madeleine Brohan, reprend à la Russie M^^* Plessy
et Dressant. Qui l'eût deviné? Cet homme doux et souriant
tiendra tête à plusieurs ministres qui favorisaient des abus repré-
sentés par des amies ou des auteurs épuisés; il se montre très
résolu à ne flatter que le bon plaisir d'un seul ami : le public,
offre plusieurs fois sa démission, infuse un sang vivace aux
veines appauvries du vieil Eson. « Il a fait gagner beaucoup
d'argent au théâtre, remarque Th. Gautier (1850), mais en dépit
des saines doctrines : aussi MM. les comédiens rédigent un mé-
moire contre l'administration de M. Arsène Houssaye, pareils
à cet apothicaire de Monsieur de Pomxeaugnac, qui aime mieux
être tué dans les formes que guérir d'une façon irrégulière. »
Et, ajoute Pierre Malitourne, savez-vous le reproche que font
aujourd'hui leurs ennemis à Houssaye et à Roqueplan? « 11
réussit trop. » Houssaye réussit pendant six ans et plus.
En 1850, il osa faire jouer Charlotte Cordaxj : la chose n'al-
lait pas toute seule, tant s'en faut; le comité de lecture, les répu-
blicains avancés, le gouvernement lui-même mettaient des
bâtons dans les roues, ou ne témoignaient qu'une bienveillance
pleine de méfiance. La pièce passa néanmoins, et obtint un
véritable triomphe. Alfred de Musset déclara en plein foyer :
(( Pareil langage ne s'est pas entendu depuis Corneille. » Et
comme les critiques se rebellaient, il insista : « Oui, messieurs,
on n'a rien fait de plus grand, vous entendez, de plus grand, je
maintiens le mot. »
Que n'a-t-on pas dit, dans les deux foyers de la Comédie, sous
le proconsulat élégant de Houssaye? Lui-même a pris soin de
noter plusieurs de ces belles causeries, et l'on ne saurait mieux
faire que de répéter quelques traits consignés par un homme
que sa situation et son esprit devaient si richement documenter.
« Au foyer du Théâtre-Français un gamin littéraire, vrai
gamin de Paris, trouva du bel air de se jeter sur un canapé à
côté d'une femme qui comptait trois ou quatre entr'acles dans
la comédie de sa vertu. Il ne la connaissait pas du tout ; il osa
lui dire à brûle-pourpoint, se croyant ferré sur le talon rouge :
« Eh bien, ma belle amie, avec qui êtes-vous maintenant?» La
dame se leva de l'air le plus hautement dédaigneux : « Avec un
homme fort mal élevé, monsieur. »
« Madeleine Brohan ne fut point, comme on l'a prétendu, la
reine de la Comédie-Française pendant vingt-cinq ans, mais
FOYERS DE THÉÂTRE. 197
elle fut, un quart de siècle durant, la reine du foyer: Judith,
Allan, Fix, pâlissaient devant elle; Plessy elle-même était
désarçonnée. Quand elle épousa Mario Uchard, une bonne cama-
rade lui dit d'un air entendu. « Ton futur mari, je le connais !
c'est mon futur passé. — Oh ! riposta Madeleine, je n'espérais
point trouver un homme qui ne vous connût pas. »
« Une actrice disait au foyer : « Je n'aime pas les hommes
qui sont trop maîtres d'eux-mêmes. » Son amant lui répondit :
« Et moi je n'aime pas les femmes qui sont trop maîtresses
des autres. » « Une de nos jeunes comédiennes, qui ne quitte
jamais Paris, est surnommée au foyer la Comédienne inamo-
vible. On n'en dit pas autant de son cœur, qui a beaucoup
voyagé : c'est la femme la plus spirituelle, non pas du monde,
mais du demi-monde. On disait hier devant elle que M. X..".
était, comme l'enfer, tout pavé de bonnes intentions. « Ne me
parlez pas des hommes à bonnes intentions! s'écria.-t-elle; je
les ai toujours vus si maladroits et si malheureux, que je me
suis depuis longtemps entourée d'hommes à mauvaises inten-
tions. »
« En ce temps-là, un fils de ministre, cousin sans doute de
celui qui s'étonnait qu'on jouât au Théâtre-Français de mau-
vaises pièces comme le Médecin malgré lui, entra comme une
bourrasque dans mon cabinet: « Monsieur Arsène Houssaye, il
me semble qu'on se croise les bras au Théâtre-Français. »
Jamais Napoléon n'avait parlé avec un si grand air à un officier
battu. « Vous vous trompez, répondis-je, on répète La critique
de l'Ecole des Femmes. — La critique de r École des Femmes,
qu'est-ce que cela? On n'a pas encore, que je sache, envoyé le
manuscrit à la Censure! »
Il y eut alors un troisième foyer, en quelque sorte un troi-
sième salon de la Comédie. Arsène Houssaye pria Faustin
Besson de peindre un cénacle des poètes et des artistes dans
l'entrée de la loge directoriale (avant-scène de droite au rez-
de-chaussée). f( Je ne sais trop ce que j'y ai peint, écrit Besson,
tout cela doit avoir disparu (non, cela n'a pas encore disparu) ;
mais ce que Je sais bien, c'est que, pendant ces six mois, tout
le Paris de l'aristocratie littéraire, artistique et mondaine, s'est
disputé une place dans ce petit coin. J'avais la clef qui donnait
sur la scène, et, sitôt libres pour un instant, ces dames et ces
messieurs, en grand costume, descendaient près de nous. Rachel,
198
REVUE DES DEUX MONDES.
les Brohan, Allan, Favart, Provost, Geffroy, Got, venaient s'y
asseoir et causer tour à tour avec le roi Jérôme, le prince
Napoléon, quelques princesses, tous les dignitaires de la cour
impériale, tous les auteurs en renom, Musset, Gozlan, Sandeau,
Murger et cent autres étaient les habitués, les familiers de ce
cercle intime. J'y ai vu tellement de monde, et les places
étaient à ce point recherchées, qu'un soir, Alfred de Musset,
Augier et Théophile Gautier s'estimèrent fort heureux d'y trou-
ver place... assis sur le tapis. »
Une épi gramme qui plut beaucoup au foyer, c'est celle de
Royer de Beauvoir à Mirés, quand celui-ci maria sa fille au prince
de Polignac :
LE SANG POUR TROIS ET LE TROIS POUR CENT
A certain prince qui voulait
S'encanailler dans la finance,
Son futur beau-père disait :
« De l'honneur de votre alliance
Je suis vraiment très satisfait.
Mais votre faubourg est sévère,
Et notre famille est d'un sang
Que chez vous l'on n'estime guère. —
Ce scrupule est une misère !
Dit le prince en se rengorgeant.
J'ai du sang pour trois, cher beau-père ! —
Alors terminons cette affaire,
Mon prince ; j'ai du trois pour cent ! »
Arsène Houssaye, qui a crayonné tant d'originaux plaisans,
potentats, amis, grands et petits collaborateurs de la Comédie,
a cependant omis ce Giovanni qui eut les honneurs d'une cau-
serie au foyer, où il pénétrait parfois, lorsqu'il ne trouvait pas
ses cliens dans leurs loges ou dans les coulisses. Ligier qui le
découvrit à Bordeaux, le fît attacher à la Comédie, où ses
talens d'artiste capillaire furent appréciés, en même temps que
sa folie de vanité amusait acteurs et habitués, car elle dépassa
celle des grands coiffeurs de l'ancien régime, un Champagne,
un Dagé, un Le Gros, un Léonard. Provost lui reprochant d'être
resté au-dessous de lui-même dans la confection d'une perru-
que : « Que voulez-vous, monsii Provost, Molière lui-même...
il n'a pas fait que des cé-d œuvre! » Giovanni, ayant achevé sa
première perruque pour Delaunay qui venait d'être reçu socié-
FOYERS DE THÉÂTRE. 199
taire, dit en la présentant : « Voilà, monsu Delaunay, oune
véritable parruque di sociéiaiî'e. Zouez à présent, vous êtes sour
de votre affaire! » Comme il était en retard pour livrer une
perruque à Paul Leroux : « Patience, dit-il, car ze vous fais
quelque sose qui vous flattera! Et tenez! hier ze l'avais posée
dans mon magasin sour ma tête à parruque... Voilà monsu
Derval qu'il entre ce moi; il regarde... et il crie : Dion! c'est
Leroux! » On le complimente sur une perruque à la Louis XIV :
« Ça, ce n est rien! Ça! Vous verrez pions tard, car ze liai pas
encore fait mon Misanthrope! »
D'ailleurs, il n'attendait pas les éloges, et se les décernait
avec une candeur touchante. Il disait à Régnier: « Ah! monsu
Régnier! ze ne sais pas où ze m'arrêterai... zai fait bien des
cé-d' œuvre..., mais cette parruqne-ci, c'est un rayon. » Les
ambitions de Victor-Emmanuel le troublaient si amèrement,
qu'il ne put s'empêcher de confesser son inquiétude : Ah! monsu
Bressant, si le roi dou Piémont et di Savoie devient zamais
roi d'Italie, moi que ze souis Lombard, ze deviendrai donc
Zavoyard? »
Et cette M™® Laurent, concierge du théâtre, puis préposée à
la location, femme de caractère et de dévouement, spirituelle,
aimant la Comédie comme on aime sa maison et ses enfans, qui
tenait tête, sous Louis-Philippe, à un gros d'émeutiers venus
pour prendre les armes du théâtre et tirer par les fenêtres.
Quelque temps après, on la présenta au Roi qui voulut lui don-
ner de l'argent, mais elle refusa, et demanda un objet quel-
conque ayant passé par les mains du Roi. Il lui fit remettre
une simple bourse doublée en peau, mais elle avait été brodée
par la princesse Marie, et le Roi s'en servait constamment.
M""^ Laurent la garda comme une relique et reporta sur le dona-
teur son admiration passionnée pour Napoléon P". Les meil-
leurs artistes, Mars, Talma, Raptiste aîné, Samson, venaient
s'asseoir dans sa loge et causer longuement avec elle : elle savait
se tenir à sa place, et personne ne s'étonnait de l'entendre dire :
Notre maison, nos amis. Après l'avoir quittée, les comédiens
allaient bien vite raconter au foyer les saynètes qui se jouaient
entre M"* Laurent, qui n'était pas toujours très endurante, et le
public payant. Un Anglais se présente : « Madame, quelles sont
les places réservées pour l'aristocratie? » M"° Laurent, qui
n'aimait guère les Anglais, bourreaux, d'après elle, du grand
200
REVUE DES DEUX MONDES.
homme, répond un peu froidement : « — Il n'y en a pas, mon-
sieur; les gens riches prennent ordinairement les plus chères,
qui sont les avant-scènes, les premières loges, le balcon et l'or-
chestre; mais le bourgeois, le marchand, qui ont le moyen de
payer le prix, ont le droit de s'asseoir à côté d'un prince et d'un
duc. — Aoh ! cela était étonnant, cette manière française! —
Mais vous pouvez éviter cet inconvénient en prenant une loge
fermée pour vous seul : par ce moyen, vous ne risquez pas de
frôler la bourgeoisie. — Et ce soir, est-ce les bons acteurs qui
jouent? — Monsieur, il n'y a que de bons acteurs à la Comédie-
Française. — Et les pièces sont-elles?.,. (Il n'eut pas le temps
d'achever). — Toutes les pièces sont belles à notre théâtre. »
Là-dessus elle lui fit prendre une loge de six places, et, quand
il fut parti, elle murmura : « Tu as payé ta morgue , mon
gentleman, et voilà cinquante francs de plus pour la recette de
ce soir, »
Oui, Alfred de Musset venait assez souvent à la Comédie,
tantôt pour le spectacle ou pour M°" Allan, cette jolie futaille
qui ne pouvait s'empêcher d'adorer le poète des Nuits, tantôt
pour Houssaye, les amis et les amies du foyer : et, hélas ! il se
montra quelquefois en plein état d'ivresse à la Comédie, ce qui
lui arrivait aussi dans plusieurs salons. En mars 1830, il fut
ajourné à l'Académie Française : le soir même, au foyer, il pour-
suivait Ancelot, un de ses juges du matin, en vociférant d'une
voix pâteuse : « Tenez, voilà cent sous ! C'est un bon prix pour
votre vote; vous me le donnerez la prochaine fois. » Un autre
jour, après avoir contemplé longuement le portrait de M'^' Fix
par Landelle, il dit à Got : a Vous allez beaucoup dans les ate-
liers; quel est le peintre de votre connaissance qui voudrait
faire mon portrait? — Tous. — Lequel me conseilleriez-vous 1
— Gérôme, Cabanel, Amaury-Duval, Hébert, G, Moreau, Chas-
sériau. — Mais celui qui a fait cela, M"^ Fix? — Landelle? Je
le connais..., il sera ravi. Seulement est-il de la force des autres?
— C'est égal ! voulez-vous lui en parler? — Très volontiers. »
Got s'acquitte de la commission, et un mois plus tard, Landelle
l'invite à venir voir le portrait dans son atelier de Chaillot. Le
lendemain, Musset, l'œil un peu vague, dit à l'acteur : « Vous
êtes allé voir mon portrait. Comment le trouvez- vous? — Très
bien,,. Peut-être un peu embellâtré, mais très bien! — Oui,
vous n'aimez pas cette peinture-là... vous!... Eh bien, c'est
FOYERS DE THÉÂTRE. 201
comme cela que je veux être vu, moi ! » Est-ce dans les heures
bachiques que Musset fit cette réponse à une comédienne qui lui
demandait : « Est-il vrai que vous vous soyez vanté d'avoir été
mon amant? — Je me suis toujours vanté du contraire. »
Ne croyez pas d'ailleurs que les portraits de tant d'acteurs
célèbres empêchaient toujours les vivans de lâcher des mots
poissards ou empruntés à l'argot. Qui sait d'ailleurs si les dé-
funts n'eurent pas eux aussi leurs défaillances de langage et de
tenue? Nous les voyons toujours à distance, en grand costume,
transfigurés par le temps, les préjugés et le besoin de juger en
gros. Les plaisanteries au gros sel ne se débitent pas seule-
ment sur la scène ; entre celle-ci et le foyer il n'y a que trente
ou quarante pas, de même qu'entre le moi comédien et le moi
privé les limites semblent parfois bien indécises. M°' AUan ren-
trant à la Comédie en 1847, après un long séjour en Russie,
AP^^ Mante sa doyenne, mécontente de ses grands airs, lui dit :
« Eh bien! Louise, tu ne daignes pas me reconnaître? T'ima-
gines-tu donc être de race, pour avoir la gueule doublée en
taffetas noir? » Coulisses et foyers en ont entendu bien d'autres;
histoires de maris minotaurisés, d'amans remplacés, repris ou
cumulés, histoires que les moqués , à défaut des moqueurs,
racontaient parfois eux-mêmes aux familiers du lieu. Un vieil
abonné, qui passait volontiers une partie de ses soirées au
foyer, arrive tout bouleversé : la veille, il avait surpris sa
femme en flagrantes délices, se lamentait d'être le mari le plus
trompé de France et de Navarre. « Pas de fol orgueil! rectifia
Labiche. Mais qu'avez-vous fait? — Je suis allé de suite chez
mon avoué ; après m'avoir écouté, il m'a interrogé : « Qui de
vous deux a la fortune? — C'est elle. — Alors ne plaidez pas ;
vous serez ridicule. — Que faire alors? — Rentrez chez vous,
comme si de rien n'était, emmenez votre femme dîner au restau-
rant, puis au théâtre. — Mais je ne peux pas : ils mont vu ! »
Un autre habitué du foyer, qui avait pour amie une demi-mon-
daine fort jalouse, rencontrant son ami le duc de G..., lui conte
son ennui : « — Donne-moi un conseil. Quand la petite va
savoir que ma femme est dans un état intéressant, comment
ferai-je? — Dis-lui que c'est de moi! » répond l'ami.
Voici un des excentriques du foyer. Bâche, le Sosie du
grand Debureau, engagé à la Comédie par Houssaye sur la
recommandation de Banville et de Jules Sandeau, acteur mé-
k
202
REVUE DES DEUX MONDES.
diocre sur les planches, comédien et mystificateur étonnant dans
la vie privée. Dieu était son ennemi personnel, et, en plein foyer,
il lui adressait des discours fantaisistes, le traitant comme on
fait un cabotin de vingtième ordre. On riait en général de ses
turlupinades : un jour cependant Beauvallet, furieux, le jeta à
terre et le força de demeurer agenouillé jusqu'à ce qu'il eût
demandé grâce par un signe de croix. « Il arrivait en tenue de
soirée, habit noit* et cravate blanche, s'inclinait très bas devant
les dames en leur faisant un salut qu'on eût pu croire réglé par
Vestris, — mais en même temps leur murmurait à l'oreille des
madrigaux à étonner le hussard de la chanson, celui-là même
qui fît un grand boucan chez un apothicaire. Stupéfaites de s'en-
tendre dire des choses que la grosse Margot de Villon eût trou-
vées légères, les comédiennes avaient envie de crier, de hurler;
mais tout de suite réfléchissant que, de loin, l'attitude agenouillée
du détestable plaisant devait sembler correcte et parfaitement
respectueuse, elles aimaient mieux ne pas avouer qu'elles avaient
subi des plaisanteries si grossières, et en enrageant gardaient le
silence. »
Donc, on dit, on répète tout, et si on ne fait pas tout, on
prépare, on convient de tout au foyer. Plus d'une actrice se
souvint avec à-propos du conseil de M""^ de Tencin : « Dans les
liaisons d'amour et d'amitié, il faut dénouer quelquefois, ne
jamais rompre. » J'en sais une qui faisait le coup de l'album aux
auteurs; ceux-ci s'exécutaient en rechignant in petto ; quelques
uns s'en tiraient malicieusement par une sentence latine ; un
autre inscrivit ce distique qui n'est pas neuf, mais peu connu;
et puis la comédienne, en ce moment même, jouait un rôle très
pur dans une pièce :
Il est beau d'enseigner la vertu sur la scène,
Plus doux de l'oublier au fond de ton boudoir.
Un second se contenta de démarquer cet adage :
Ayez toujours de l'esprit dans vos poches.
On ne sait pas ce qui peut arriver.
Edmond Gondinet usa du même procédé.
La raison du plus faible est toujours la meilleure,
Madame : vous venez de le prouver sur l'heure.
FOYERS DE THÉÂTRE. 203
Quelqu'ui: parlait du mariage annoncé d'une cantatrice,
Judith s'écria : « Je n'y croirai que le jour où elle plaidera en
séparation. » On sait que Judith continua la tradition des actrices
qui se plaisent aux jeux de la politique ou plutôt des hommes
d'Etat : ses Mémoires, assez amusans, sont prodigieux d'infa-
tuation ; elle a tout su, tout connu, tout fait; encore ne s'est-
elle peinte qu'en buste.
M°"de Talmont, croyant avoir à se plaindre du duc de C...
qui était fort laid, lança ce trait : « Je me venge en le regar-
dant. » E. Perrin se rencontra un jour avec la grande dame: une
comédienne, qui avait plus de talent que d'esprit, lui avait fait
une scène violente dans son cabinet, et, comme on lui deman-
dait quelle était son attitude pendant ce débordement d'injures :
« Je la regardais vieillir, » répondit Perrin.
Th. de Banville, dans l'Ame de Paris, a décrit certain clan
d'habitués de la Comédie, qui, par leur influence, formaient,
eux aussi, une sorte de Loge infernale, mais leurs arrêts se
manifestaient tout autrement. « Aux époques les plus illustres
de la Comédie-Française, il y avait, à ce premier théâtre du
monde, un groupe de spectateurs quotidiens, dont quelques-
uns persistaient encore pendant une partie du règne de Louis-
Philippe. Ces vieillards, — ils avaient toujours été des vieil-
lards! — qu'on nommait des Habitués, et qui étaient assis sur
le devant de l'orchestre, à droite, étaient l'encouragement, le
recours et la terreur des comédiens, qui les consultaient res-
pectueusement, et les craignaient comme le feu. Mille fois plus
redoutés que les critiques de profession, ils étaient la loi iné-
luctable. En effet, ils avaient vu tous les comédiens d'autrefois,
savaient toutes les traditions, pouvaient réciter par cœur toutes
les tragédies et toutes les comédies du répertoire..., et n'auraient
pas laissé passer un effet empirique, ni une intonation douteuse.
Assurément, ils ne protestaient ni de la voix, ni du geste; leur
mécontentement se trahissait à peine par un clin d'oeil ou par
une contraction du visage; mais ces signes de leur blâme, si
discrets en apparence, suffisaient pour que la faute fût irrévo-
cablement corrigée à la représentation suivante. De même que
les Habitués étaient infaillibles en tout ce qui concerne l'art de
l'acteur, ils étaient aussi extrêmement savans dans l'art de la ver-
sification, telle qu'elle fut comprise au xvii® et au xviii'^ siècle,
m et toute infraction à l'Art poétique de Boileau était sévèrement
204
REVUE DES DEUX MONDES.
réprimée par leur désapprobation tacite. Ce furent eux qui
faillirent faire mourir de chagrin le poète tragique Guillard,
grand-père, je crois, du Guillard que nous avons connu, parce
qu'il avait écrit cendre, au singulier, dans une tirade où le sens
demandait cendres au pluriel, avec un s... »
N'était-ce pas le précurseur, peui-être même l'ancêtre direct
des Habitués, ce Martin, surnommé le Cynique, homme sans
naissance, presque sans fortune, sans place, sans talent, qui,
par son goût exquis en littérature et en musique, devint sous
Louis XVI l'oracle de tous les amateurs de spectacles. Sévère
jusqu'à la rudesse, mais toujours impartial, il était la terreur
des artistes médiocres, refusait toutes les in^^tations et gardait
son franc parler avec les princes aussi bien qu'avec les simples
mortels. Au foyer de la Comédie, au café Foy, on s'empressait
autour d'un homme qui d'un mot pouvait faire une réputation :
« Vous étiez hier à la pièce nouvelle, interrogeait l'un. On dit
que vous avez paru content? — Oui, quand on a baissé le
rideau, répondait-il brusquement. — Vous ne pensez donc pas
que cela aille loin? — Quatre représentations, salle vide. » Et
l'arrêt était porté, et rarement le public cassait la décision. Le
comte de Clermont d'Amboise, en grande tenue, chamarré
d'ordres, attendait qu'on vînt lui ouvrir l'orchestre des Fran-
çais; apercevant Martin, il s'avance vers lui. « Etes-vous l'ou-
vreur, mon cher? — Non, et vous? » Un prince du sang, dont
Marlin n'avait pas voulu accepter une pension, s'intéressait à
une débutante, et vantait sa voix : « Cela tient, selon toute
apparence, à ce que Monseigneur n'a point la voix juste. — Elle
est jolie comme les amours. — Il est vrai, mais elle a les cordes
hautes détestables. — Enfin, mon cher Martin, je voudrais lui
être utile, et j'ai compté sur vous afin de savoir ce que je puis
faire pour elle. — Que Votre Altesse lui fasse la rente qu'elle a
eu la bonté de m'ofîrir, et la retire du théâtre, car je veux
perdre mon nom si jamais elle parvient à corriger ses cordes
hautes. » Le prince n'insista plus. Ce raffiné de lettres et de
musique détesta la Révolution qui le troublait dans ses habi-
tudes. « Vendez vos rentes, conseillait-il à Grétry; tâchons que
ces gens là n'aient plus rien à nous prendre que nos têtes. »
C'est alors aussi qu'il dit à Ducis ce mot tant de fois répété : « Je
vis par curiosité. »
Le foyer de la Comédie vit encore de belles causeries après
FOYERS DE THÉÂTRE. 205
1870 ; sans parler des comédiens eux-mêmes, il suffirait de citer
les hommes célèbres qui ont fréquenté ce salon, ou qui l'ont
seulement abordé de loin en loin, pour être assuré que la cau-
serie n'y chôma jamais. Alexandre Dumas, Labiche, Edouard
Pailleron, d'Ennery, Victorien Sardou, bien d'autres me servi-
raient ici de cautions, et leurs paroles improvisées, si on avait
le loisir de les reproduire, sembleraient aussi rares que leurs
paroles méditées et imprimées. On ne saurait trop se répéter
que dix minutes de causerie de certains hommes représentent
plus d'esprit, d'imagination, de puissance créatrice, que six mois
de bavardages béotiens de toute une foule : c'est dans ces dix
minutes que jaillissent les mois tombés du ciel, les conseils
qui illuminent une situation dramatique, les traits qui peignent
ou sculptent les âmes. Les bonnes fortunes littéraires du foyer
ne se comptent plus de 1870 à 1895, je puis, à mon tour, en
témoigner. Combien de souvenirs aussi précieux, dans leur
genre, que celui de la visite de Gounod, le 5 mai 1887 ! Après
avoir entendu la Nuit d'Octobre^ il se rend au foyer des artistes
avec Denormandie, ce conteur extraordinaire qui mimait, jouait
ses récits de manière si plaisante: j'en appelle à ceux qui l'ont
connu, l'arrivée de M. Thiers dans sa bonne ville de Paris ne
formait-elle pas une saynète digne d'Henry Monnier, de nos
comiques les plus spirituels? On supplie Gounod de se mettre
au piano, il accepte, et propose de chanter la ballade de La
Glu de Jean Bichepin, dont il avait composé la musique. Et de
dire l'aventure du pauvre gas qui aimait celle qui ne l'aimait
pas : elle lui commande d'apporter le cœur de sa mère pour son
chien; il va chez sa mère, la tue, mais se presse tellement pour
obéir à l'aimée, qu'il tombe.
Et pendant que l'cœur roulait,
Entendit l'cœur qui parlait...
Et l'cœur disait en pleurant,
Et Ion Ion laire,
Et Ion Ion la,
Et l'cœur disait en pleurant :
T'es-tu fait mal, mon enfant?
C'était si beau que chacun avait les larmes aux yeux. « Encore!
encore ! dit-on. — Je veux bien, mais quoi? » Quelqu'un suggéra :
Du Mozart. Mounet-SuUy insistait pour Beethoven ; mais Gounod
tenait pour l'auteur de Don Juan; et il évoqua divinement cette
206
REVUE DES DEIX MONDES.
divine musique. L'émotion était à son comble, et Mounet-Sully
se déclara converti au sentiment de Gounod. Celui-ci compléta
son triomphe, en contant quelques souvenirs (car, lui aussi était
un rare causeur, et sa parole avait presque le charme de sa mu-
sique) : il rappela sa boutade sur un opéra nouveau qu'il enten-
dait pour la première fois, en compagnie d'une belle dame :
« C'est de la musique octogone. — J'allais le dire, » approuva la
dame. » Et il continua quelque temps, mais soudain lavertisseur
implacable vint crier à la porte du foyer : « En scène pour le
deux! (Le deuxième acte du Barbier de Séville.) Il fallut se
séparer; tous emportaient un souvenir de grâce, d'esprit et do
grand art. Quand Gounod venait au foyer, raconte Febvre,
« on manquait toutes les entrées ; s'il se mettait au piano, les
entr'actes duraient plus que les actes. » Il demanda un jour à
Rossini s'il avait connu quel homme était Beethoven : « Je l'ai
connu. C'était un homme... qui n'aimait pas ma mousiquel 11
était vieux, pauvre, complètement sourd, et habitait un faubourg
de Vienne; je fus le voir; il me reçut mal... il n'aimait pas ma
mousiquel... Ah! quel homme! Le premier mousicien ! Le
premier ! — Et Mozart? — Oh! celui-là... c'est le seul ! «affirma
Rossini. Gounod avait fait sienne cette formule.
Mais, pour le présent, pour les quinze ou seize dernières
années, il faut s'incliner devant l'opinion de M. Jules Claretie.
« Le loyer, remarque-t-il, a beaucoup changé d'aspect. On cause
moins au foyer de la Comédie; le foyer a subi l'atteinte qui
frappe les salons eux-mêmes. J'ai vu, un soir, — et j'ai dû faire
prier le visiteur de se retirer, — un hôte du foyer en cos-
tume de bicycliste. Je n'en ai pas encore vu en vêtement de
chauffeur... Si l'on jouait encore au foyer de la Comédie, l'on y
jouerait au bridge. Des dames au bridge, c'est le progrès ou
c'est la mode. Mais non, on ne joue plus au foyer de la Comé-
die, et l'on n'y cause presque plus. On y passe. A mesure que
les tableaux s'y font plus nombreux, la conversation s'y fait
plus rare. On n'écoute plus, on regarde... Il y a beaucoup de
comédiennes qui, comme M"^ Contât ou M"^ Brohan, tiendraient
encore aujourd'hui l'emploi difficile de reine du foyer. Mais les
mœurs ont changé. On reçoit plus volontiers dans sa loge
qu'au foyer même. Les élèves du Conservatoire, autrefois relé-
gués officiellement dans les galeries supérieures, se glissent au
foyer où M. Got nous contait que, même les pensionnaires delà
FOYERS DE THÉÂTRE. 207
maison n'osaient point se risquer au temps des parties d'échecs
de M. Samson... » Oui, les vieux habitués se montrent moins
fidèles; oui, l'on ne cause plus d'une manière permanente, et la
permanence, la fidélité, sont les premières conditions du succès
pour un salon ; celui-ci eut très longtemps ses immeubles par
destination, ses pagodes, comme disait Horace Walpole, dont la
présence attirait des curieux de toute sorte. Oui, la mode se
retire de cet éclatant foyer, mais il a toujours ses causeurs inter-
mittens, ses passans, et par eux des bonheurs inattendus. Il en
va de même pour les salons mondains ou littéraires ; ils ont
leurs éclipses et leurs résurrections. Une maîtresse de maison,
qui recevait tous les soirs, est souvent forcée de ne garder plus
qu'un jour par semaine : le printemps et l'été ont fait le saut
par la fenêtre, l'automne frappe à la porte, les intimes illustres
ont disparu... Mais il arrive parfois que cette maîtresse de mai-
son recrute de nouvelles célébrités, et le jour hebdomadaire
redevient quotidien, et les infidèles, les indifférens, les égoïstes
rapprennent le chemin oublié! Depuis quelque temps le foyer
de la Comédie n'est plus à la mode; la mode lui reviendra tôt
ou tard, parce que l'essence même du génie français est do
multiplier les endroits où il peut s'épanouir.
Victor du Bled.
POÉSIES
LE ROSEAU
La terre, avant les temps que l'Histoire dénombre.
La vie a devant soi la faim, le froid et l'ombre.
Le globe, que couvraient hier les grandes eaux,
Est encore un marais sans herbes, sans roseaux,
Et sur ce monde, fait de fange refroidie,
Jamais la foudre encor n'alluma d'incendie;
Mais déjà, dans la nuit de l'être bestial.
Naît un désir, premier germe d'un idéal,
Celui d'avoir à soi, sans crainte qu'elle meure,
Une flamme qui brille et réchauffe à toute heure.
Bien avant de savoir se transmettre le feu.
Longtemps, d'un âge à l'autre, on se Jègue ce vœu;
Et ce vœu d'être roi de la flamme domptée.
C'est, dans l'homme mortel, l'immortel Prométhée.
I
L'homme est dans la caverne ; il la ferme d'un roc.
Chaque jour, poursuivant les rennes ou l'auroch.
POÉSIES. 209
Il dispute sa proie aux grands ours, et dévore
Avec des cris joyeux la chair qui souffre encore;
Il sera l'homme; il n'est qu'un animal chasseur;
Le mâle est sans pitié; la mère est sans douceur;
Pour éviter les ours en épiant le renne,
Tapi contre le sol, le couple humain s'y traîne;
L'homme et la femme ainsi, quand ils rampent, prudens,
Sur leurs genoux et sur leurs mains, grinçant des dents,
Velus, ressemblent bien aux singes quadrumanes.
Autour d'eux et sur eux rôdent les noirs arcanes ;
Leur esprit trouble n'est que terreur dans leur chair ;
Tout leur fait peur, surtout le tonnerre et l'éclair ;
Ils redoutent dans tout des puissances occultes
Qu'ils chargent tour à tour de prière ou d'insultes;
Et tels, sans feu, sans âme, et n'étant qu'appétits,
La mère derrière elle abritant ses petits.
Derrière lui le mâle abritant la femelle,
Encor près de la brute, ils agissent comme elle.
Ils élèvent pourtant un regard envieux
Vers les astres, qui sont consolans à leurs yeux.
Car la lune changeante et l'étoile lointaine
Font paraître l'affreuse nuit moins incertaine.
Et le soleil, en les réchauffant, réjouit
Les vivans effarés qu'épouvanta la nuit.
II
Là-haut, les immortels, brutes supérieures.
En buvant, en mangeant, charment le cours des heures;
Ils vivent dans leur ciel, sur de vagues sommets,
Dominant l'homme vil, ne le plaignant jamais;
Quoique toujours repus, ils sont durs et farouches;
La foudre arme leurs poings, l'injure arme leurs bouches ;
Ils sont fiers de n'avoir jamais ni soif ni faim ;
Ils régnent, forts, méchans et beaux, — heureux enfin.
TOME III. — 1911. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi rhomme a conçu son premier dieu, le Maître,
Si grand qu'il ne sait plus en lui se reconnaître,
Et qu'il rêve à présent de détrôner le dieu
En lui volant sa joie et sa gloire : le Feu.
III
Or, un de ces humains qui rampent sur la terre,
Obscurs, perdus sous les menaces du mystère.
S'est dit un soir :
— « Les dieux vivent dans ce qui luit ;
Ce qui luit, chauffe ; et nous, nous tremblons dans la nuit;
J'irai; je gravirai la plus haute montagne;
J'atteindrai ce croissant qu'une étoile accompagne ;
J'entrerai chez les dieux et, pendant leur sommeil,
Peut-être ravirai-je un peu de leur soleil!
Puis je redescendrai, rapportant à nos femmes,
Pour nos petits enfans, le principe des flammes,
Et peut-être qu'un jour, à notre volonté,
Nous tiendrons dans nos mains la foudre, — la clarté!
Et la misère humaine alors sera finie. »
Ainsi rêvait, au cœur d'un homme, le génie.
Alors, ce Prométhée, obscurément divin,
Seul actif parmi ceux qui gémissaient en vain,
Arrachant un roseau bien mûr au marécage :
— « J'en ferai, se dit-il, mon bâton de voyage,
Et quand j'aurai volé la flamme aux dieux heureux,
J'en mettrai l'étincelle au fond du roseau creux,
Et nous aurons à nous cette chose immortelle
Et les astres futurs qui pourront naître d'elle. »
1
POÉSIES. 211
Et, son roseau solide et léger dans la main,
Au flanc du mont abrupt il chercha son chemin.
IV
Reins plies, s'accrochant, de l'orteil, à la roche,
S'agrifl'ant d'une main au relief le plus proche,
Tàtant, de l'autre, avec son roseau résistant,
Les degrés rocailleux écroulés par instant,
Déchiré par l'épine et fouetté par la branche,
Il monte, — et pour garder l'équilibre, se penche,
Et sur son dos, baigné de sang et de sueur,
Où le reflet lunaire allume une lueur.
Il porte, faix plus lourd que la lourde matière,
Les grands destins qui sont ceux de sa race entière.
Il va; l'air refroidi lui glace les poumons ;
Il est dans les brouillards dont s'entourent les monts,
Mais, ayant vu d'en bas que les astres sublimes
Se mouvaient, et parfois se posaient sur les cimes,
Il veut les joindre, avec l'espoir de les toucher!
Et, qu'il aille montant de rocher en rocher
Ou qu'il monte rampant de ravine en ravine,
Il ne voit plus qu'en lui la lumière divine ;
El son léger roseau, fortifié de nœuds,
Ecarte de sa chair les buissons épineux,
Et le guide, et, parmi la croulante rocaille.
Le bout qui touche au sol faiblit seul et s'écaille...
L'étincelle, demain, atome essentiel,
Y fera vivre entier, captif, le feu du ciel.
•
L'homme, soudain, émerge au-dessus de la brume.
Il semble, autour de lui, que l'infini s'allume;
C'est le séjour de ceux qui mangent à leur faim,
C'est la calme clarté d'un jour tiède et sans fin.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
Or la troupe des dieux redoutés est absente.
Un seul, celui qui tient la foudre éblouissante,
Est là qui dort, pressant dans son poing-, en éclairs,
Ce feu qui doit soumettre un jour Tair et les mers...
Prise là, dans sa main, l'étincelle première
Au monde inférieur doit livrer la lumière.
L'homme s'est approché, sournois, du dieu dormant...
Il tient prêt son roseau, l'approche lentement
Du foyer dont l'éclat Téblouit cl ruisselle,
Et dès qu'il voit, captive au fond, une étincelle,
Vite, il clôt d'un épais limon le roseau creux,
Pense aux hommes et dit : « Comme ils vont être heureux ! »
VI
Le voleur maintenant retourne vers la plaine •
Pour léguer sa conquête à la misère humaine.
Rude à qui monte, dure à qui la redescend,
La côte à chaque pas lui met les pieds en sang.
Il pleut. L'eau par torrens sur lui coule et découle;
Comme fondu, le ciel en cataractes croule...
Qu'importe! tant qu'il voit l'étincelle, point d'or
Où l'avenir du monde à la fois veille et dort.
Hélas! l'homme vainqueur des dieux n'est qu'un impie
Les dieux jaloux voudront tôt ou tard qu'il expie;
Et voilà que l'obscur conquérant d feu clair,
Dompteur futur de l'eau bleue et du bleu de l'air,
Dès demain créateur des foyers, qu'environne
Le couple avec les fils rassemblés en couronne,
Voilà que le premier des grands victorieux
Déjà se voit traqué par la haine des dieux.
Il voit qu'un dieu mauvais s'est mis à sa poursuite : ^
S'il s'attarde, il se perd ; il se perd s'il hésite;
POÉSIES. 213
Et s'il meurt, — avec lui, par lui ce qui périt,
C'est le triomphe, c'est la gloire de l'esprit!...
Il court donc, car sur sa nuque, sur son épaule,
Il sent le souffle affreux du vengeur, qui le frôle ;
Il court, ne songeant plus qu'à léguer aux humains
Le larcin consolant qui réchauffe ses mains!
VU
L'aube pointait. C'était l'heure où le premier pâtre
Levait des yeux ravis vers l'orient bleuâtre.
Avec les premiers chiens qu'on eût apprivoisés.
Tout petits, comme des enfans, par des baisers.
Tout un troupeau bêlant, rassuré par l'aurore.
Suivait l'homme, non sans tâcher de fuir encore...
Et le voleur divin, que pourchassait un dieu,
Dit au pâtre en fuyant :
— <( Tiens, prends!... Voici le feu !
Ce roseau plein de cendre en contient la semence.
Sache que, de ce jour, l'humanité commence...
Sauve le feu !... Les temps sombres sont révolus...
Allume les foyers qui ne s'éteindront plus! »
VIII
Sur un mont formidable, à la plus haute cime,
La vengeance des dieux a cloué sa victime.
Le voleur merveilleux, le sauveur des humains,
Carcan au cou, des fers aux pieds, des fers aux mains,
Les bras en croix, couché sur le dos, est en proie
Au vautour qui lui ronge incessamment le foie.
Il meurt toujours; sans cesse il renaît, puis remeurt;
Là-bas l'humanité n'est plus qu'une rumeur
Lointaine... Elle est là-bas, sous ses pieds, dans la plaine.
Que fait-elle sans lui, la triste race humaine?
214 REVUE DES DEUX MONDES.
Il l'ignore; il n'est plus qu'un héros oublié
Dont la pitié n'entend jamais une pitié.
Et le jour naît; le jour meurt pour renaître encore;
Le châtié sourit un peu, quand vient l'aurore;
Chaque matin ranime en lui le clair espoir,
Mais lespoir agonise en son cœur, chaque soir.
— « Du moins ont-ils sauvé le Feu, la flamme sainte?
Ou bien dans le roseau perdu s'est-elle éteinte?
Le [)âtre a-t-il compris ce qu'était mon trésor?
L'homme a-l-il toujours froid? est-il dans l'ombre encor?
Au flanc d'un renne mal tué qui saigne et bouge
Mange-t-il la chair vive et boit-il le sang rouge?
Que font là-bas, sans feu, sans mouvement, sans bruit,^
Les hommes, tout au fond des gouffres de la nuit? »
IX
Tandis que rêve ainsi, sous la voûte profonde
Sans étoiles, celui qui soufTre pour le monde.
Un rayon tout à coup se reflète en ses yeux...
C'est qu'un astre lointain, qui n'est pas dans les cieux,
S'allumant tout là-bas, rayonne, — solitaire,
Et c'est bien une étoile, oui, — mais tombée à terre.
Une autre encor s'enflamme; en voici deux, puis trois.
Puis vingt, — là près des mers, là sur le bord des bois;
Partout les feux humains, qui naissent par centaines.
Scintillent, répondant aux pléiades lointaines,
Et changent, sous les yeux du martyr consolé.
La terre misérable en un monde étoile !
X
— « Je triomphe! j'ai mis dans l'âme universelle
La tiédeur des foyers nés de mon étincelle! »
POÉSIES. 2 1 5
Et voilà qu'en ses yeux un autre éclair a lui,
Car un son calme, un son très doux monte vers lui :
La flûte chante.
Un pâtre-enfant souffle son âme
Dans le roseau qui fut le cachot de la flamme,
Où se réveille aussi le souvenir du vent
Qui le faisait chanter lorsqu'il était vivant ;
Et, dans cette musique errante avec la brise.
On croit ouïr le bruit charmeur d'une eau qui brise,
Les crépitemens doux qui précèdent un feu.
Et, dans le souffle humain, l'esprit devenant dieu!
A chaque feu nouveau qui naît, grandit, flamboie,
La flûte au loin répond par des éclats de joie ;
Autour des clairs foyers joyeux et réchaufFans,
Dansent, en se tenant par la main, les eufans ;
Grave, l'aïeul nourrit le foyer et le garde,
Tandis qu'en souriant iin couple, qui regarde,
Respire dans la nuit quelque chose d'heureux,
Et, feux ou chants, tout est sorti du roseau creux.
XI
Et le héros sourit, sous le bec qui le ronge.
Oublieux des carcans qui le chargent, il songe ;
Il lui semble que tous ces feux, astres humains,
Tous les bonheurs naissans, inventés par ses mains.
Et tous les arts futurs qui naîtront de la flamme,
Chants et feux, tout rayonne en lui ; tout est son âme.
Les maux des hommes, tous, furent soufferts par lui:
Tous les bonheurs humains sont les siens aujourd'hui ;
Pan tout entier l'habite, et l'univers sonore
Emplit son cœur joyeux d'harmonie et d'aurore.
Même tout l'avenir resplendit dans son cœur :
Il voit l'homme passer sur le globe, en vainqueur ;
De siècle en siècle il voit monter sa gloire accrue :
L'homme a forgé le fer : l'épée et la charrue;
21G REVUE DES DEUX MONDES.
Il gouverne du geste un monstrueux coursier
Qui fend les mers avec des nageoires d'acier;
En des tubes, roseaux de fer, la flamme gronde :
Un homme la chevauche et plane sur le monde.
XII
Et sur les chantiers, pleins de tumulte et de cris,
Sur les combats sanglans ou les luttes d'esprits,
Sur les eaux et les airs que Typhon bouleverse.
Sur les vaisseaux qui font la guerre ou le commerce,
Et sur la nef qui monte au ciel avec l'oiseau,
Un dieu paisible étend son sceptre : le roseau.
Jean Aicard.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française. — Le Goût du vice, comédie en quatre actes, par M.Henri
Lavedan. — Société des Conférences. Dix Conférences de M. Maurice
Donnay sur Molière.
Notre époque est-elle effroyablement corrompue ? Nous le répétons
vingt fois par jour, et nous en sommes très convaincus; mais nous
n'en sommes pas bien sûrs. On jugeait sévèrement, il y a trente ans,
la « corruption impériale; » on parle aujourd'hui couramment de la
société du Second Empire, comme d'un âge d'or où fleurirent toutes
les innocences. Il se peut qu'un jour nous paraissions, à ceux qui nous
jugeront d'un peu loin et par comparaison, meilleurs que nous ne
nous croyons. Ne serait-il pas étonnant au surplus qu'une époque si
médiocre en toutes choses ne le fût pas même dans le mal? Toutefois,
et quel que soit le fond de nos cœurs, ce qui est certain c'est que les
apparences sont contre nous. Notre littérature, nos conversations,
nos modes, nos usages, autant de « signes extérieurs » qui nous
condamnent. Non seulement il circule, et non plus sous le manteau,
des livres découpés en pleine pourriture et dont la scandaleuse mal-
propreté fait tout le succès, mais nos romans les plus honnêtes
contiennent des passages dont les mères d'autrefois n'auraient pas
permis la lecture à leurs fUles, et dont les jeunes filles d'aujourd'hui
sont un peu gênées pour leurs mères. Il en est de même des pièces de
théâtre où les spectacles dits de famille mettent souvent sous les
yeux des familles d'étranges tableaux. Nul ne proteste, car on ne
tient pas à se faire moquer de soi. Les propos jadis réservés pour le
fumoir sont, — parait-U, — admis maintenant au salon. La bonne
compagnie s'est si intimement mêlée avec l'autre que, ne sachant
218 REVUE DES DEUX MONDES.
plus exactement dans laquelle des deux on se trouve, on a pris le
parti de s'y mettre à l'aise, à tout hasard, et d'abdiquer une vaine
contrainte. La toilette des femmes est provocante, leurs allures sont
hardies, et, ce qui choque davantage, les jeunes filles ont répudié la
sainte moussehne et tout le jeu des blancheurs assorties... Telle est la
mode. Nous vivons dans une atmosphère de libertinage. On respire
dans l'air le « goût du vice. »
Supposons qu'une jeune fille, un homme jeune, faits tous deux
pour être de bons jeunes gens, aient respiré cet air, se soient impré-
gnés de cette atmosphère, se soient mis à cette mode. Marions-les.
Quel avenir attend ce couple ultra-moderne ? Tel est le petit pro-
blème de morale sociale que M. Henri Lavedan s'est proposé de traiter,
sous forme de comédie légère, dans le Goût du vice. Ainsi cette pièce
se rattache aux pièces les plus fameuses de l'auteur et à l'ensemble
de son théâtre. Dans le Vieux Marcheur et dans le Nouveau Jeu,
M. Lavedan a peint les maniaques du vice; dans Priola, il nous en
montrait le grand premier rôle, dans Viveurs les forçats et les fan-
toches. Cette fois iJ nous en présente les snobs.
Je dirai tout de suite que les deux premiers actes m'ont ravi. Ils
sont tout en conversation, et c'est bien ce qui en fait le mérite. On
n'imagine pas un dialogue plus souple, plus varié, plus vif, plus
brillant et d'un éclat plus harmonieux. De la fantaisie, de l'observa-
tion, de la satire, des trouvailles imprévues. De l'esprit tout le temps
et pourtant un air naturel, probablement parce que rien n'est plus
naturel à l'auteur que d'écrire et de parler avec esprit. Pas une fausse
note ; par une insistance ; à la mdnute où la touche risquerait d'être
trop appuyée, l'entretien gUsse à un autre sujet, les effleure tous et
de chacun prend la fleur. Gela court, cela vole, et c'est un charme.
M. Lavedan excelle dans cet art du dialogue : il s'y est surpassé. On
comprend sans peine pourquoi je lui en sais tant de gré. C'est que
l'art de causer fut une de nos traditions les meilleures, une de nos
supériorités les moins contestées, notre véritable élégance, et que
cette élégance est en train de se perdre, si elle n'est déjà perdue. On
nous donne de temps en temps des nouvelles du « dernier salon où
l'on cause. » Il y en a donc toujours un; c'est quelque chose, mais ce
n'est pas assez. Pour qu'il y ait une « conversation française, » il faut
que l'on cause dans tous les«alons, un salon étant essentiellement un
endroit où l'on cause. Nous sommes loin de là, c'est évident. Nous
sommes trop pressés, trop agités pour cultiver un art qui exige,
comme tous les arts d'agrément, de l'étude et des loisirs. Dans les
REVUE DRAMATIQUE. 219
maisons où nous fréquentons, nous ne faisons que passer. Si nous
nous arrêtons, c'est pour potiner ou jouer au bridge. Le théâtre
porte, à sa manière, la marque de ce changement dans les mœurs.
S'il n'est pas toujours une image fidèle de la société, le théâtre en
est du moins un reflet. Or, il n'a pu vous échapper que dans les
comédies de ces derniers temps, même les plus relevées de ton, et
d'allures ou de prétentions le plus littéraires, on ne cause plus. On ne
s'attarde plus en route; rien d'inutile; pas d'épisodes, pas de détours,
pas de méandres, droit au but : nous ne sommes pas ici pour nous
amuser. C'est déplorable. Et c'est absurde. Car les pièces de théâtre
ne \dvent, ou ne se survivent, que par le dialogue. Si nous reUsons
aujourd'hui les comédies d'Augier, de Dumas fils, de Sardou et
de Pailleron, les fantaisies de Meilhac et d'Halévy, les proverbes
de Musset ou de Feuillet, ce n'est pas la pièce elle-même que nous
y allons chercher, c'est le dialogue qui nous renseigne sur la
société d'un temps et parfois sur nous-mêmes. Le tour de ces
conversations a vieilli par endroits, parce que rien ne passe aussi
vite que la nuance d'esprit à la mode. Mais on seratoujours curieux
d'y trouver une indication sur les idées et les mots qui, à une cer-
taine date, avaient cours à Paris. On m'assure que si les femmes
vont au théâtre, c'est en partie pour savoir comment on s'habille;
je voudrais qu'en partie aussi on y allât pour savoir comment on
cause. On cause déhcieusement dans les deux premiers actes du
Goût du vice : ce sont les meilleurs de la pièce. A partir du troi-
sième acte, on agit davantage; on s'émeut; la comédie tourne au
drame. C'est, à mon sens, l'endroit où la pièce faiblit; l'intérêt ne
parvient pas à naître. Mais il sera temps, un peu plus tard, de pré-
senter mes objections.
La toile se lève sur un intérieur de bourgeoisie cossue, calme,
honorable, éminemment familial. M""* Lortay est veuve d'un officier
supérieur. Elle s'est consacrée à son fils, qui est un modèle de bon
fils et ne rentre ni un soir, ni une nuit, sans aller embrasser sa mère.
Voilà la manière de chez nous. Cette mère et ce fils sont bien Français.
Mais ils sont Français du xx* siècle. André Lortay a pris pour carrière
la littérature, qui ne fait plus peur aux familles et qui est même d'un
bon rendement. Les uns font du roman, d'autres du théâtre, comme
on fait dans d'autres professions le meuble de style ou le bronze
d'art. Mais il faut dans toute industrie servir le cHent suivant ses
goûts. Le goût du jour est au roman hcencieux. Donc André Lortay
fait du roman licencieux. Il aurait écrit des berquinades au temps de
220 KEVUE DES DEUX MONDES.
Berquin, des idylles après Bernardin de Saint-Pierre, des romans
d'aventures après Dumas père et des romans-feuilletons après Eugène
Sue. C'est aujourd'hui le roman libertin qui se vend : il s'y applique
en auteur bien sage. Il y réussit très joliment. Sa mère lui sert de
secrétaire, corrige ses épreuves, rectifie les fautes de typographie
sinon de morale, et lit les lettres expédiées par les femmes du
monde. Car il paraît que les femmes du monde écrivent aux roman-
ciers à scandale. Je veux bien le croire. L'une d'elles, en ce moment,
qui signe Mirette, poursuit André Lortay de ses déclarations épisto-
laires. M"" Lortay se réjouit de cette intrigue, qui est évidemment
pour le mauvais motif, Mirette étant, de son aveu et à en juger par
son style, une femme mariée : ce peut être la liaison sérieuse, dont
une mère a tout à espérer pour son fils, et rien à craindre. Beaucoup
plus dangereuse pour André serait cette Lise Bernin qui est, elle,
une jeune fille, et n'aurait qu'à vouloir se faire épouser.
Lise Bernin est une jeune fille, — à la façon dont on est une jeune
fille au xx« siècle. Le temps est passé des ingénues. Les demoiselles
de maintenant se sont « américanisées, » comme nous disons, et
comme nous avons raison de dii'e, car c'est d'excellent nationalisme
de donner un nom étranger aux mauvaises modes de chez soi. Dans
ce concours d'excentricités. Lise Bernin a trouvé le moyen de se dis-
tinguer. Comment? Allures ? Langage? Un trait suffira. Elle a lu les
livres d'André Lortay. Et c'est en lisant ces livres qu'elle est devenue
amoureuse de l'auteur. C'est tout dire.
Cette jeune personne, qui depuis trois mois entretient un flirt en-
ragé avec le romancier de ses rêves, s'est mis en tête de le pousser
dans ses derniers retranchemens, aujourd'hui même. Elle vient le
voir chez lui, toute seule, comme cela se fait. Elle va ainsi nous être
présentée dans une triple conversation. D'abord avec M""* Lortay.
Elle est avec ceUe-ci très sèche, un peu hautaine, lui coupe la parole
et la remet à sa place : c'est la façon de traiter, comme elles le méri-
tent, les vieilles personnes, qu'il est d'usage maintenant de désigner
sous le nom de « vieux tableaux. » Puis avec un certain Tréguier, cri-
tique universitaire, et à ce titre représentant des saines traditions et de
la morale. Celui-ci aime la jeune fdle, profondément, et lui demande
d'être sa femme. Il choisit bien son jour! Je reconnais dans cette
démarche la gaucherie de l'homme qui Adt dans les livres et ne rentre
dans la vie réelle qu'avec un peu d'ahurissement. Enfin troisième
conversation et scène attendue entre Lise et André Lortay. Scène
charmante où nous voyons les deux jeunes gens faire la roue l'un
REVUE DRAMATIQUE. 221
devant l'autre, étaler une perversité dont ils se sont approvisionnés
chez les bons auteurs, énumérer la kyrielle de défauts sur quoi ils
comptent pour paraître aimables. C'est Lise Bernin qui écrit les lettres
signées Mirette, les lettres de l'inconnue, de la femme mariée qui a
banni de son style toute pudeur. Nous l'aurions parié ! Comment
résister à ce grand jeu de l'amour et de l'effronterie? André Lortay
épousera Lise Bernin et prendra Tréguier pour témoin.
Au second acte, nos jeunes mariés ont sept mois de mariage. A
voir les démonstrations d'amour qu'ils se prodiguent en public, on,
jurerait que la lune de miel continue. Mais ce ne sont que des démon-
strations en public et pour le public. Dans l'intimité, ils se cachent
mal l'un à l'autre leur ennui et leur déception. Pourquoi? C'est qu'ils
ont continué à jouer le rôle dans lequel ils se sont connus, à tenir
l'emploi pour lequel ils se considèrent comme engagés. Et ce rôle
qui se prolonge leur est devenu insupportable, sans qu'ils aperçoi-
A'ent aucun moyen de s'en déUvrer. Aussi les journées sont-elles
mornes sur la plage bretonne où ils sont venus passer l'été. On de-
mande un -vdsiteur, ami ou passant, quelqu'un enfin, qui soit un tiers
et rompe la monotonie du tête-à-tête. Arrive Tréguier. Successive-
ment la petite femme et le petit mari lui font leurs confidences ; ils
ne sont pas heureux; ils le prient de venir à leur aide; et, par un
singulier hasard, le service qu'ils attendent tous deux de lui est le
même : c'est qu'il fasse la cour à Lise, qu'on appelle maintenant
Mirette. Nous comprenons Mirette; elle s'ennuie : on prend ce qu'on
trouve. Nous comprenons moins le mari. Mais on ne comprend pas
toujours la politique des maris. Cela n'a d'aUleurs pas grande impor-
tance. Un bonheur ne vient jamais seul. D'Apriea, qui fut le second
témoin du mariage Lortay, vient à passer par là, avec une petite amie,
Jeanne Frémy. On ^in^'ite à faire un séjour, lui et la petite amie... Si
un auteur, aussi exercé que M. Lavedan, réunit sur un même point
du globe tous ces personnages, c'est, vous le pensez bien, qu'il leur
réserve un rôle à chacun dans le drame qu'il a combiné. Car nous
voici en plein drame.
D'Aprieu et Tréguier font tous deux à Mirette une cour en règle,
mais d'une manière différente et avec des chances inégales. La cour
de Tréguier est une cour respectueuse, sentimentale, en service com-
mandé. D'Aprieu est brutal, pressant, pressé, trop pressé: c'est ce
ffiii le perd ; il se croit trop tôt à l'instant d'obtenir ce qu'il A'eut
prendre. Mirette appelle au secours. Ce n'est pas le mari qui répond,
étant pour lors occupé auprès de la petite amie de d'Aprieu : c'est
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Tréguier. Quand arrivera le mari, encore à temps, mais tout de même
un peu tard, il subira une scène de reproches des plus violentes et se
verra fermer la porte au nez par sa femme: ce qui est toujours humi-
liant pour un mari.
Au dernier acte, Lise-Mirette a enfin lu dans son cœur et débrouillé
le chaos de ses sentimens. Celui qu'elle aime, ce n'est ni Lortay et sa
perversité, ni d'Aprieu et sa brutalité, c'est Tréguier. Elle l'aime, à
force de l'admirer. Ne vient-il pas de la sauver tout à l'heure? On a
vu des femmes épouser leur sauveteur. Elle épousera Tréguier ou
elle sera sa maîtresse, à son choix. Ah ! que nous ne sommes pas
inquiets! Tréguier n'a pas été mis là pour qu'on l'aime, en justes
noces ni autrement. Ce n' est pas dans ses attributions. Il est là pour
raccommoder les ménages, réconcilier les époux qui s'adorent en
croyant se haïr, et leur rapporter le bonheur, — avec un peu de
morale autour. Car il a un faible pour la dissertation morale, pour
les conseils administrés avec un peu de pédantisme ; c'est dans sa
fonction : il a été professeur, U donne des leçons. Écoutons- le tirer la
morale de la pièce. Voilà donc, dira-t-il, où un snobisme détestable
allait conduire ce ménage à la mode du xx* siècle ! Par un absurde
respect humain, ces deux époux se sont menti l'un à l'autre et paré
de défauts qu'Us n'ont pas. Ils ont affecté le goût du vice pour mieux
dissimuler le penchant qui les entraîne irrésistiblement à la vertu.
Fanfarons de perversité, qu'Os cessent un jeu dangereux I Qu'ils
reviennent à leur vraie nature ! Qu'ils soient eux-mêmes ! Il n'est que
temps de songer à faire de bons hvres et de beaux enfans...
Avouerai-jeque ces péripéties m'ont médiocrement intéressé? Une
jeune femme qui est près. de mal tourner, qui va jusqu'au bord de la
faute, qui est ramenée par un terre-neuve, nous en avons tant vu ! je
dis: au théâtre. Situation connue, prévue, que rien ne ^^ent renou-
veler. Nous avons l'impression d'être en pleine convention. L'auteur l'a
voulu ainsi, je le sais, et la loi du genre exige que la pièce finisse
bien. Quand même, il est trop peu sévère pour le travers qu'il dénonce.
Il semble y voir une parure de mauvais goût, mais légère, qu'on
enlève quand on veut, comme sa voilette ou comme ses gants, et qui
ne laisse pas de traces. Cela est bien difficile à admettre. Bien sûr ce
n'est pas ici la débauche, et le clou qu'elle vous plante sous la ma-
melle gauche. C'est du moins une odeur malsaine : elle pénètre, elle
s'attache. C'est une atmosphère pernicieuse : on s'en imprègne.
Mauvaise préparation à une "\de honnête. Mauvaise éducation du
cœur et de l'esprit. Si encore ce n'était qu'une question d'éducation ;
REVUE DRAMATIQUE. 223
mais c'est quelque chose de plus : une affaire de tempérament et
d'instinct. Quand on est si fort attiré vers les peintures du vice, c'est
qu'elles correspondent en vous à un secret désir. On porte en soi le
germe des qualités ou des défauts qu'on recherche chez les autres.
M. Lavedan n'a pas assez indiqué cet aspect de son étude, ou plutôt
il l'en a résolument supprimé, parce qu'il était en effet embarras-
sant. Mais, malgré lui, la remarque subsiste, l'objection se présente
et nous hante.
Ces deux protagonistes d'une comédie aimable qui seront récom-
pensés à la fin, ces deux jeunes gens spirituels et gracieux qui finiront
par être de tendres époux, nous sont donnés pour des personnages
sympathiques, égarés un moment et \ictimes passagères de leur mi-
lieu, mais en eux-mêmes et par nature foncièrement bons. Le moyen
de nous le faire croire? Ce polisson de Lortay écrit des polissonneries
à froid. Est-ce que c'est une excuse, par hasard? Ce petit monsieur bien
élevé fait commerce de malpropretés, parce que c'est l'article qui se
vend. Je le trouve répugnant, tout simplement. Il fait, me direz-vous,
comme font bien d'autres autour de lui. C'est bien ainsi que je l'en-
tends. Et cette jeune fille qui ht des turpitudes et n'en est pas révoltée !
Son joh visage n'est pas une suffisante compensation à sa difformité
morale. Décidément ces deux personnages sympathiques sont trop
antipathiques. Ils sont trop vilains. Cela me gâte mon plaisir. M. La-
vedan a dépensé en leur honneur tout son talent, toutes ses ressources
d'esprit et de sensibihté ; ce sont bien des affaires pour le mariage
d'une demi-vierge et d'un pornographe.
Le Goût du vice est très bien joué, d'abord par M""' Pierson qui,
dans le rôle de la mère, est comme toujours la bonhomie et la fmesse
elles-mêmes et qui indique à merveille, sans la trop souhgnei, l'in-
conscience de la bonne dame; puis par la jeune troupe de la Comédie
qui a rivahsé de verve et de zèle et réahsé un ensemble digne des
aînés. M'^^ Piérat, qu'on ne se lasse pas de nous montrer et que nous ne
nous lassons pas de revoir, a fait du rôle de Lise Bernin une bien
charmante création; elle en traduit les deux aspects de perversité et
de sentiment, non pas également, ayant dans son jeu plus de séduc-
tion que d'émotion. M. Dessonnes dans le rôle d'André Lortay est
un jeune premier vraiment jeune : il a de l'élégance, de l'aisance ; il a
plu, et bien servi son personnage. M. Bernard est un Tréguier tou-
chant de bonté éperdue. M. Grandval a composé avec beaucoup d'intel-
hgence le rôle de d'Aprieu ; et M'^^ Maille, en Jeanne Frémy, a eu de
la simplicité et de l'agrément.
224
REVUE DES DEUX MONDES.
M. Maurice Donnay %ieiit, à son tour, d'occuper cette chaire de la
Société des Conférences que naguère inaugura Ferdinand Brunelière
dans des conditions inoubliables, et qpie M. JulesLemaître a faite sienne
par la plus brillante série de succès. Les dix conférences qu'il a con'
sacrées à Molière ont été très bien accueillies d'un public de connais-
seurs. On en a goûté la simplicité ingénieuse, le naturel plein de bonne
grâce, le tour aisé, le ton qui était celui d'une causerie spirituelle
semée de remarques malicieuses, de boutades joliment fantaisistes et
gaies.
On a beaucoup écrit sur Molière; M. Maurice Donnay s'est excusé
de n'avoir pas tout lu et d'ailleurs de n'apporter aucun document
inédit. Mais on ne lui en demandait pas. Il avait mieux à faire : c'était
de se placer à un point de vue nouveau, ou du moins trop négligé; et
il n'y a pas manqué. Puisqu'il est auteur dramatique, on attendait de
lui qu'il parlât non pas en professeur, ni en philologue, ni en philo-
sophe, mais en auteur dramatique. Il l'a parfaitement compris. 11 a
envisagé les pièces de Molière non pas comme des romans, des
mémoires, des traités, des discours, des manifestes, mais comme des
pièces de théâtre. Il s'est demandé comment elles ont été écrites,
plutôt que pourquoi. II s'est proposé de nous montrer le mécanisme
de leur production, en homme qui est de la partie. De là, et néces-
sairement, beaucoup d'analyses, qui sont des modèles d'analyses,
démontant le chef-d'œuvre pour le recomposer sous nos yeux, ou
plutôt encore nous installant à l'intérieur pour nous expliquer, vaille
que vaille, « comment c'est fait. » Donc, les notes de tous les com-
mentateurs résolument jetées par-dessus bord; un essai, presque tou-
jours heureux, pour restituer l'œuvre dans sa fraîcheur, dans sa sim-
plicité, et, comme on eût dit au xvii^ siècle, dans sa naïveté.
Le premier avantage de cette méthode est de désencombrer
l'étude de ce théâtre et d'en expulser radicalement un certain nombre
d'inventions saugrenues, dont, malgré nous, le souvenir nous hante,
et qui faussent sujet, épisodes, caractères. Quelles intentions n'a-t-on
pas prêtées à Molière, qu'il n'a jamais eues et qu'il eût été bien em-
pêché d'avoir? Quelles métamorphoses n'a-t-on pas fait subir à ceux
de ses personnages dont le dessin est pourtant le plus franc et le
plus net? Alceste est devenu un Hamlet, et, qui pis est, un Hamlet
romantique. Don Juan est devenu le poète assoiffé d'infini, le pas-
sionné chercheur d'idéal. M. Donnay a fait justice de ce travestisse-
ment lyrique. Il a dépouillé de son prestige l'immortel séducteur ; il
lui a contesté, — lui, l'auteur à! Amans 1 — jusqu'au titre d'amant.
REVrE DRAMATIQUE. 225
« L'homme à femmes, à beaucoup de femmes, à trop de femmes, à
toutes les femmes, n'est pas un amant. Don Juan peut bien en avoir
possédé mille et trois, sans, pour cela, connaître une femme, ni la
femme, ni les femmes. Son but est de séduire et de s'enfuir après; alore,
quelle est donc la femme qui se dévoile, corps et àme, en une seule
fois?... Il ne connaît que la victoire, U ne connaît pas la défaite; il ne
connaît pas l'infidélité,, ni la trahison, sinon les siennes; il ne connaît
pas le doute, le soupçon, la tristesse, la souffrance; il ne connaît pas
ses propres larmes, et les larmes de ses victimes ne l'émeuvent pas. Il
peut avoir des sens étonnans et même un cerveau, mais il n'a pas de
•cœur; il n'est pas un amant. C'est un artiste, un dilettante, mais le
dilettantisme est stérile. lia trop de fatuité pour être intelhgent. A le
bien regarder, ce Don Juan, au fond de ses beaux yeux cruels, non,
je ne le crois pas très intelligent; je veux dire qu'il n'a pas cette
intelligence supérieure dans laquelle entrent la bonté et la pitié, et
sans laquelle il n'y a pas de lumineuse beauté. » J'ai cité ce mor-
ceau pour montrer la finesse d'analyse morale que M. Donnay a su
joindre à la sûreté de l'analyse dramatique. Pour parler de Molière
convenablement, il a pensé qu'il en fallait parler avec bon sens, ce
qui n'empêche pas d'ailleurs d'en parler avec esprit. Voici la con-
clusion de ce portrait de Don Juan : « Débarrassé de la légende, de
la tradition, du romantisme, de la littérature, qu'est-ce que Don Juan?
Il n'y a plus que les écoliers pour fixer sur lui leurs yeux ardens.
•Cet orgueilleux, cet égoïste forcené, cet individualiste exaspéré, ce
jouisseur effréné, ce méchant passionné, il a beau se réclamer de
Nietzsche, qu'il n'a pas compris d'ailleurs, le voilà qui entre dans le
■domaine de la pathologie : c'est le marquis de Priola, c'est un candi-
dat à la paralysie générale. » L'idole est découronnée: puisse-t-ellc
rester sous le coup de cette exécution!
Pour retrouver la véritable pensée de Molière, le plus simple et le
plus sûr est, en tout étal de cause, de s'en rapporter au dessein qu'il
a lui-même avoué. Que n'a-t-on pas cru voir dans Tartuffe et quelles
visées lointaines n'a-t-on pas prêtées à Molière et quelles mystérieuses
arrière-pensées ? Si pourtant cette pièce dont le héros est un hypo-
crite n'était dirigée que contre l'hypocrisie, et si cette comédie de
l'Imposteur ne s'attaquait qu'à l'imposture 1 Aux époques différentes,
hypocrisie et imposture opèrent sur des terrains différens, exploitent
des domaines qui changent suivant que les influences dominantes se
déplacent. Au xvii" siècle, l'Église occupe dans l'État une place pré-
pondérante; sa domination pèse fortement sur la poUtique, la société
TOME ui. — 1911. l'i
^26 REVUE DES DEUX MONDES.
la famille, les mœurs. Molière s"attaque donc à l'hypocrisie religieuse.
De nos jours il en aurait mis à la scène une autre forme, l'étalage de
la dévotion n'étant plus un moyen de se faire bien venir des « pou-
voirs publics » et de courir la carrière des honneurs et de la fortune.
Au surplus, il n'aurait eu que l'embarras du choix. « Tartuffe nous
rempUt d'horreur, d'effroi et de dégoût, parce qu'il symboUso à nos
yeux l'hypocrisie, la rehgieuse et toutes les autres, philosophique,
scientifique, politique, sociale, humanitaire. Comme l'a très bien dit
Alfred Capus, un homme riche et heureux, qui prêche la révolte
sociale sans s'être préalablement dépouillé de ses biens, n'est peut-
être pas un imposteur moins dangereux que celui de Molière. A la
place de: peut-être, il faut dire: certainement. Débarrassons la
comédie de toute son exégèse. Tartuffe pour nous est l'hypocrite,
c'est-à-dire l'homme le plus néfaste dans toutes les classes et dans
tous les partis, pour sa classe et pour son parti, que ce soit un faux
déVdt, un mauvais prêtre, un politicien arriviste, un général antimi-
litariste, un débauché féministe, un patron anarchiste ou un agent de
change collectiviste. »
" Dans Tartuffe on a voulu voir tout notre anticléricalisme, dans les
Femmes savantes tout notre féminisme, dans une seule réplique de
Dbh Juan tout notre humanitarisme, et généralement dans le théâtre
de Molière toute la Révolution frâiiçaise. On peut affirmer que Molière
n'y avait pas pensé. Il pensait au public qu'il avait devant lui et qu'il
s'agissait de divertir. Il ne faut même pas se le représenter à la
manière d'un écrivain, travaillant à loisir et se servant de la forme
théâtrale pour habiller ses idées philosophiques ou ses théories so-
ciales. Voltaire, peut-être, composait ainsi ses pièces, et c'est une des
raisons pourquoi elles ne sont pas celles de Molière. C'est pour être
comédien, non pour être auteur comique, que Molière a abordé le
théâtre. Ayant commencé par être acteur il a continué, et joint à
cette profession celle de directeur de troupe. Il fait des pièces pour
être jouées,' pour le succès immédiat qu'on obtient en faisant rire les
honnêtes ■ geris : il s'en est fallu de peu qu'il ne les fit même pas
' inlprimêr .
' Il est pressé, il prend le sujet qui est dans l'air, le ridicule qii'U a
so'iis la main, l'original qu'il vient de rencontrer, le petit-maître ouïe
pcdiant qiii'sé sont attaqués à lui, le notaire ou l'huissier à verge à qui
il a eu affaitè, le médecin qui ne l'aide pas à guérir, — la coquette
'qui' le fait sôù'ffrir. « Ils'(^sl joué le premier en plusieurs endroits sur
des affairés 'de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans
REVUE DRAMATIQUE. 227
son domestique. » Cette assertion de La Grange a beaucoup frappé
M. Donnay. Et elle lui a été d"u*ri grand secours. Ayant en effet pour
programme d'étudier la vie de l'homme aussi bien que l'œuvre de
l'écrivain, il lui importait de mettre en évidence les points où elles se
rejoignent. Il s'est amusé à souligner ce parallélisme. Voyez, dit-E
à peu près, comme les circonstances de la vie de Molière déterminent
son œuvre! Il épouse Armande; il écrit l'École des maris et l'École
des femmes, deux pièces qui témoignent delà même préoccupation:
peut-on être aimé d'une femme lorsqu'on a vingt ans de plus qu'elle?
A la même préoccupation se rattache le Mariage forcé. U École des
femmes est violemment attaquée : il écrit pour se défendre la Critique
de l'École des femmes; les attaques, les calomnies continuant, 2.
répond par V Impromptu de Versailles. « Il y a toujours dans cette École
des femmes un passage dont les dévots s'emparent pour l'accuser
d'irréhgion, alors que ses intentions sont sans noirceur; ces suscepti-
bilités, cette intolérance, cette mauvaise foi l'irritent. Il se dit :
« Ah ! vous criez de la sorte pour mes pauvres chaudières bouil-
lantes... Je vais vous faire crier pour quelque chose. » Et il écrit
Tartuffe. Les dévots s'alarment et font interdire Tartuffe. A la hâte ii
écrit le Festin de Pierre, et de Don Juan il fait non seulement ua
débauché et un athée, mais encore un hypocrite, par vengeance de la
cabale qm a arrêté Tartuffe. » Et ainsi de suite. Surmené de travail, il
commence à sentir les atteintes du mal qui l'emportera. Il écrit
l'Ai/uiur médecin et c'est. sa première pièce contre la Faculté! Voici le
Misantki'ope. Certes, Alceste n'est pas Mohère : toutefois, Alceste est
jaloux, et les chagrins d'amour, les tortures de la jalousie ne se
devinent pas, il faut les avoir éprouvés pour les exprimer avec cette
vérité et cette intensité. On n'exprime bien que ce dont on souffre...
Si Ion voulait à toute force chercher une chicane à M. Donnay, c'est
par là que son étude prêterait à la critique. Il a trop cédé à la tentation
de trouver dans la biographie, d'ailleurs si imparfaitement connue
et souvent si conjecturale de Molière, le fil qui nous conduit sûrement
à travers son œuvre. Hâtons-nous de dire qu'il s'est gardé d'attribuer
à cette indication plus d'importance qu'elle n'en a. Il a très bien vu
([ue les incidens de l'existence quotidienne ont été pour MoUère
l'occasion, non la matière de ses pièces. Les sujets Im sont venus
d'ailleurs. 11 y avait, au wif siècle un répertoire traditionnel, une
« matière comique » qu'il a exploitée à son tour en se l'appropriant e'f
y mettant une fois pour toutes son empreinte. Les deux frères de
l'École des Maris sont ceux des Adelphes que Térence lui avait légué.s.
228 REVUK Dr:s deux mondes.
Le cycle du cocuage emplit à peu près toute la littérature « gau-
loise. )) Les vers les plus jaloux du Misanthrope sout repris de Do»
Garde de Naoarre que Molière «M-rivait quand il n'était pas encore le
mari d'Armande. Rien ne serait plus faux que de voir dans son
théâtre une sorte de longue conlidence personnelle. Il n'est pas
le premier de nos lyriques. Pas plus qu'il n'est Voltaire, il n'est
Victor Hugo ni Musset. Et M. Donnay ne pouvait commettre une
telle méprise, précisément parce qu'il est lui-même auteur drama-
tique.
Sa conclusion résume en quelques mots toute son étude : « La
philosophie de Molière, sa morale, son style, sont une philosophie,
une morale, ^i un style do théâtre. C'est un homme de théâtre, le plus
grand, le plus nombreux, le plus divers, le plus complet que nous
ayons. » On ne saurait mieux dire. M. Donnay a donc eu bien raison
de se placer au point de vue qu'il a adopté. Ses conférences, qui
auraient pu n'être que charmantes, ont encore été très judicieuses.
Cela n'empêchera pas les commentateurs de continuer à travailler sur
le te.xte de Molière, et même de se réjouir sournoisement que M. Don-
nay ait augmenté d'une unité le nombre déjà respectable des com-
juentaires attachés à ce texte. Ils commenteront, ils traduiront, ils
trahiront. Et ils auront raison, eux aussi. Car nous avons une ten-
dance irrésistible à tirer à nous les hommes de génie pour en faire
nos contemporains : c'est une forme de notre admiration et une
preuve que nous ne pouvons plus vivre sans eux. Les œuvres mé-
diocres ou simplement estimables qui u ne sont que ce qu'elles sont »
ne courent pas le danger de ces interprétations inexactes. C'est le
privilège des grandes œuvres qu'à travers les siècles elles partici-
pent à la loi du changement, qui est celle même de la vie, et se
chargent du poids de notre propre pensive. Chaque génération qui
vient y apporte, en hommage, un contresens de plus.
lÎEVÉ DoiMic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Nous voudrions pouvoir nous occuper à loisir du voyage que
lait en ce moment M. le Président de la République, car les leçons
qui en ressortent' sont réconfortantes. De toutes nos entreprises
coloniales, aucune n'a mieux réussi que celle qui] nous 'a conduits en
Tunisie, et M. Fallières a pu, sans rien exagérer, constater les [résul-
tats merveilleux auxquels nous sommes arrivés au bout de trente
ans. La Régence, arrachée à la barbarie, a été engagée dans la
voie de la civilisation et] elle en a parcouru rapidement les étapes.
Cette heureuse réussite tient à des causes diverses, dont la princi-
pale est que, (dès le début, avec une souplesse et une fermeté de
direction qui est due à notre premier résident général, M. Paul
Cambon, nous avons appliqué en toute vérité et loyauté le système
du protectorat jfet renoncé à celui de l'assimilation plus |ou moins
directe. M. le Président [de la République a continué de s'inspirer,
dans son langage, des principes qui ont présidé à l'établissement et
au développement de notre protectorat; les mots de tolérance pour
les sentimens religieux, de ménagemens pour les opinions et les
intérêts sont ^revenus sur ses lèvres avec [une telle insistance que
certains de nos journaux, en y mettant sans doute quelque ironie,
ont regretté pour beaucoup de Français qu'ils jne fussent pas Tuni-
siens. Â l'étranger également, nous avons su inspirer confiance. Même
les pays qui, au premier abord, n'avaient pas vu notre intervention
sans inquiétude reconnaissent aujourd'hui que [nous avons traA'aillé
au profit de tous. C'est le^cas de l'Italie^ par exemple, et nous avons
été particulièrement touchés de l'hommage que, avec les autres puis-
sances méditerranéennes, elle a rendu au représentant de la Répu-
blique. [Les nuages d'autrefois sont dissipés; les deux soeurs latines
n'ont plus rien qui les [divise. Aussi la France a-t-elle applaudi de
230 REVUE DES DEUX MONDES.
tout cœur aux fêtes que l'Italie organise en ce moment pour célébrer
le cinquantenaire de son indépendance. Que de souvenirs glorieux
s'éveillent, à ce propos, dans nos esprits ! Les pouvoirs publics chez
nous, la Chambre, le Sénat, se sont associés aux sentimens de nos
Toisins qui, à leur tour, ne font plus d'opposition aux nôtres eh Tunisie.
N'est-ce pas le roi Victor-Emmanuel II qui disait que le temps était
galant homme et qu'il arrangeait bien des choses? Il permet, en effet,"
à la justice immanente qu'elles enferment de se dégager et de faire
prévaloir les bonnes intentions. Nous avons le droit de présenter au
monde notre protectorat tunisien comme une grande œuvre. Malheu-
reusement, quand nous revenons en France, nous y trouvons de
moindres sujets de satisfaction.
On sait à quel point l'état de la Champagne est troublé, et on
commence à se rendre compte des fautes initiales qui ont causé cette
perturbation. La Champagne a traversé plusieurs années mécliocres
ou mauvaises dont elle a beaucoup soufl'ert, et ses souffrances ont
même fini par atteindre un degré d'acuité d'où devait résulter un
danger public ; alors, à ces maux très réels, on a appliqué un remède
empirique qui devait en faire naître d'autres : nous voulons parler du
régime des déhmitations. Les vignerons de la Marne se sont mis dans
la tête qu'ils étaient victimes de fraudes et que le meilleur, ou même
le seul moyen de les supprimer était de décider que leur département
était à lui seul la Champagne et qu'il serait interdit de faire du vin de
Champagne dans aucun autre. En un mot, pour garantir la pureté de
leur produit contre la fraude, ils n'ont trouvé rien de mieux que de
revendiquer le monopole exclusif de sa fabrication. Cette pensée,
très simple, n'est pas née seulement dans la Champagne, ou plutôt
dans une partie de la Champagne ; elle est née aussi dans une
partie du Bordelais, sôus prétexte de protéger le vin de Bordeaux,
et ailleurs pour protéger le vrai cognac. Où s'arrêtera-t-on dans
cette voie ? Chaque produit régional demandera à être protégé au
moyen .d'une déhmitation; le fromage, les pruneaux, les fruits
confits, les poulardes ne paraîtront pas moins intéressans que le
vin de Champagne ou de Bordeaux : il ne restera bientôt plus qu'à
rétablir les douanes intérieures q[ue la Révolution a supprimées, et à
leur donner un caractère prohibitif. Les protectionnistes les plus
exigeans n'avaient songé jusqu'ici qu'à protéger les produits français
contre les produits étrangers ; on va plus loin aujourd'hui, on
demande de protéger les produits français contre d'autres produits
REVUE. — CHRONIQUE. 231
français. C'est le progrès. Il a été consacré par une législation no.u-
velle qui ne s'est pas faite en un jour ; il a fallu s'y reprendre à plu-
sieurs fois ; on a tâtonné au début, on n'a pas su exactement oùoi^
allait. Une première loi, qui porte la date de 1905, avait pour objet
avoué et parfaitement légitime de combattre la fraude : un règlement
d'administration publique devait la compléter et l'a complétée en
effet. Mais pendant ce temps-là, les prétentions des ultra-protection-
nistes dont nous avons parlé allaient en augmentant, et lorsqu'ils se
sont trouvés en présence du règlement élaboré par le Conseil d'État,
ils l'ont trouvé insuffisant. On a donc fait une seconde loi, en 1908,
où, pour la première fois, il a été question de rechercher l'origine
même des produits viticoles et de garantir leur pureté au moyen
de délimitations. Ces mots dangereux, qui correspondaient chez les
uns à des idées confuses, chez les autres à des intentions àdemi
voilées, ont éti' imprudemment introduits dans la loi, sans que per-
sonne alors ait bien compris quelles en seraient les conséquences
pratiques. Le Conseil d'État a été chargé d'élaborer un nouveau
règlement d'administration publique qui ferait corps avec la loi, et^
d'accord avec celle-ci, il a créé d'es déhmitations : la Champagne a eu
la sienne, le Bordelais, le pays du cognac ont eu les leurs.
Aussi longtemps que la loi n'a eu pour objet que de réprimer
la. fraude, il n'y a eu rien à dire contre elle; mais, dès qu'elle a eu
créé un monopole, tous ceux qui en ont été exclus ont commencé à
protester. Pour ne parler que de la Champagne, on ne pouvait pas
faire le bonheur de la Marne sans faire le malheur de l'Aulne, et il
faut bien reconnaître que ce département avait de bonnes raisons à
faire valoir pour se défendre, car il était difficile de lui contester la
qualité de champenois, non seulement au point de vue historique et
géographique, mais encore au point de vue viticole. Les usages, les
traditions plaidaient en sa faveur. Il avait donc d'excellens argunaens,
à présenter. Pourquoi a-t-il jugé à propos d'y joindre des procédés.,
d'intimidation et de \iolence?Il a eu tort, sans doute; mais d'assez,
nombreux précédens lui avaient appris que c'était aujourd'hui le seul,
moyen d'être écouté. On lui avait donné l'exemple, il l'a simd. Des
manifestations imposantes et menaçantes ont donc eu lieu ; le dra-
peau rouge a été arboré jusque sur lesmonuraens pubUcs; des chants
révolutionnaires ont retenti; enfin de premiers désordres ont donné
comme un avant-goût de ceux qui suivraient, si l'Aube n'obtenait pas
à son tour satisfaction. On a fait venir des troupes, mais trop tard, et
assez pour irriter, pas assez pour intimider : il a fallu parlementer
232 REVUE DES DEUX MONDES.
avec les émeutiers, qui n'ont consenti à se disperser que si les troupes
s'v! retiraient. Voilà les spectacles auxquels nous avons assisté : ils
sont édifians. En tout cela, on cherche le gouvernement. 'Il faut
remonter assez haut dans notre histoire pour y rencontrer l'exemple
d'une pareille défaillance de sa part. Elle a dépassé toute mesure sur
le terrain des événemens; elle a présenté les mêmes caractères au
Parlement.
Il y a eu, en effet, plusieurs discassions à la Chambre et au Sénat.
Une première escarmouche a eu lieu au Sénat au commencement
d'avril. M. Rambourgt, sénateur de l'Aube, plaidait avec chaleur la
cause de son département; il protestait contre les déhmitations, et le
Sénat était visiblement avec lui. Que fallait-U, à l'entendre, pour
sortir de la situation fausse où on se trouvait? Un nouveau décret
auquel le Conseil d'État serait chargé de mettre la main. — Nulle-
ment, a déclaré M. le président du Conseil; le Conseil d'État a épuisé
sa délégation législative; un décret serait désormais insuffisant, il
faudrait une loi. — Six jours plus tard, M. Monis faisait savoir à la
Chambre qu'il avait saisi le Conseil d'État de la question et que, non
content de lui demander d'élaborer un décret, il l'avait érigé en tri-
bunal qui déciderait en quelque sorte souverainement. En somme, le
gouvernement désirait, demandait un ajournement; il l'a obtenu;
une motion qui l'invitait à préparer un projet de loi en vue de sup-
primer les délimitations régionales et de fortifier, en la faciUtant,
l'action des syndicats en matière de répression des fraudes a été ren-
voyée à la Commission d'agriculture. Mais les choses pouvaient-elles
rester ainsi? Le Sénat pouvait-il laisser passer sans mot dire l'étrange
moyen que le gouvernement avait trouvé de se tirer d'afifuire'en reje-
tant sur le Conseil d'État la responsabihté qui lui appartenait? Une
telle. attitude n'était ni correcte, ni courageuse; aussi lorsque M. le
président du Conseil, à qui elle avait réussi à la Chambre, l'a prise au
Sénat, une protestation presque unanime a commencé à gronder contre
lui. M. Monis n'a pas paru comprendre d'abord sur quoi elle reposait;
il se faisait de plus en plus petit : — Je promets, disait-il, de n'exercer
aucune influence sur le Conseil d'État; il jugera comme un tribunal;
je lui soumettrai un décret en blanc, qu'il rédigera lui-même comme
il voudra et devant lequel je m'incUne d'avance. — Les interruptions
partaient de tous les côtés; on faisait remarquer à M. le président du
Conseil que le Conseil d'Étal ne pouvait être un tribunal qu'en matière
contentieuse, et qu'en matière administrative, il se bornait à donner
des avis sur un'projet de décret dont le gouvernement avait l'initia-
REVUE. CHRONIQUE. 233
tivo. Était-ce le moment de renoncer à cette procédure? Dans le conflit
qu'on avait imprudemment laissé naître entre la Marne et l'Aube, y
avait-il seulement une question de droit à élucider? N'y avait-il pas
une situation poUtique très grave sur laquelle le gouvernement devait
énoncer une opinion et assumer une responsabilité? M. Monis a fini
par comprendre à quel sentiment il se heurtait et alors, virant de
bord, il a protesté qu'il gardait seul la responsabilité et qu'il la pren-
drait le moment venu ; le Conseil d'État n'avait effectivement qu'un
a\is 'à émettre, le gouvernement devait décider. Soit, mais il fallait
le dire plus tôt; il ne fallait pas surtout commencer par dire le
contraire. Rien de plus pitoyable que les tergiversations de M. le pré-
sident du Conseil. Alors le Sénat a cru bon de faire connaître ses
propres vues et sur la proposition de M. Denoix, sénateur de la
Dordogne, il a voté à une grande majorité un ordre du jour invi
tant le gouvernement à préparer un projet de loi qui supprimerait
les délimitations et rendrait plus effective la répression de la fraude.
C'était, à peu de chose près, la motion que la Chambre avait renvoyée
à sa Commission d'agriculture. M. le président du Conseil, aidé de
MM. Léon Bourgeois et Vallé, sénateurs de la Marne, et de M. de
Selves, sénateur de Tarn-et- Garonne, a cherché à obtenir un ajour
nement, toujours comme à la Chambre; mais le Sénat, passant outre,
a voté la propositi(.)n de M. Denoix. L'aurait-il fait s'il avait prévu le
déchaînement révolutionnaire et anarchique, la fureur de destruction
qui ont éclaté aussitôt dans la Marne? En votant comme il l'a fait, il
a peut-être mis contre lui quelques apparences qu'il aurait mieux valu
é\iter, et il s'est exposé, ce qui est moins grave, à être taxé de
« légèreté » par M. Jaurès. Toutefois, sa conscience peut se rassurer :
Les désordres de la Marne étaient préparés depuis quelque temps
déjà; les 'maisons saccagées, incendiées et pillées figuraient sur une
hste rédigée d'avance. 11 aurait fallu une main autrement forte que
celle de notre gouvernement pour en empêcher l'explosion. On avait
semé le vent, on récoltait la tempête.
Le lendemain de l'événement, la Chambre, émue de tant de ruines
et en craignant de nouvelles, a clierché à "apaiser la Marne en votant
au gouvernement un ordre] du jour de confiance. Si elle éprouve ce
sentiment, c'est qu'elle n'est pas difficile; mais, si elle a pensé qu'on
ne renversait pas un ministère en face de l'émeute et que les comptes
à régler seraient réglés plus tard, elle n'a' pas eu tort. Pour le mo-
ment, la Marne et l'Aube, décidées à défendre par tous les moyens
leurs intérêts 'contraires, attendent ce que feront le Conseil d'État et
234 REVUE DES DEIJX MONDES.
le ministère. Que feront-ils? Comment les choses tourneront-elles?
Comment l'apaisement renaîtra-t-il ? Il serait téméraire de vouloir le
prédire. « Quand le peuple est en mouvement, dit La Bruyère, on ne
comprend pas par où le calme y peut rentrer; et quand il est paisible,
on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » Nous avons vu par
où le calme peut en sortir, ne désespérons pas de voir par où il peut
y rentrer. Nous serions même sûr de le voir bientôt, si nous avions
un gouvernement.
Le nôtre, mallieureusement, lorsqu'il n'est pas faible envers la
démagogie, est complaisant et encourageant pour elle ; il ne quitte
une attitude que pour passer à l'autre. Nous venons d'en avoir une
preuve nouvelle dans la question des cheminots, qu'on pouvait croire
résolue sous le ministère Briand, mais qui s'est trouvée posée à nou-
veau, et dans les, pires conditions, dès que le ministère Monis a
annoncé que le premier article de son programme serait « la bonté. »
On disait autrefois qu'un homme d'État devait avoir le cœur dans sa
tête ; nos pohticiens actuels le placent beaucoup plus bas, et ils s'ex-
posent par là à créer des Complications dont toute la « bonté » du
monde ne les sauvera pas.
Les cheminots qui se sont laissé entraîner dans la dernière grève
ne sont pas tous indignes d'intérêt; mais d'autres intérêts que les
leurs sont engagés dans l'épreuve qu'Us ont infligée au pays et dont
il importe avant tout de prévenir^e retour. Pendant la grève, l'opi-
nion alarmée, indignée, les vouait aux dieux infernaux : le lende-
main, beaucoup de ceux qui étaient pour eux le plus impitoyables
ont éprouvé les sentimens si connus de Panurge après la tempête, et
ils n'ont plus rêvé qu'oubli et pardon. Le gouvernement, à la pre-
mière sommation qu'il en a reçue, a réintégré ses grévistes. Cela le
regarde, il est maître chez lui; mais les Compagnies sont maîtresses
chez elles et elles ont le droit d'avoir sur les conditions de la discipline
des idées différentes de celles du gouvernement. M. Briand l'avait
reconnu. Sous la pression des élémens avancés de sa majorité, il était
intervenu auprès des Compagnies pour obtenir d'elles la réintégration
de leurs cheminots; pliais, devant leur résistance, il s'était arrêté et
il avait déclaré à la Chambre qu'il n'avait aucun moyen d'exercer une
contrainte là où la persuasion n'avait pas réussi. MM. Monis et
Dumont ont cru qu'ils seraient plus persuasifs que M. Briand, ce
qui était de leur part une grande prétention, et ils ont éprouvé un
très vif dépit de s'être trompés. Ou verra dans un moment comment
i
REVUE. CHROMQUE. 235
ils ont exprimé ce dépit devant la Chambre. Mais pourquoi les Com-
pagnies, après avoir réintégré ceux de leurs cheminots qui s'étaient
le moins compromis dans la grève, ont-elles cru devoir fermer, la
porte' aux autres? Sont-elles donc dénuées de « bonté? » EUes ont
prouvé le contraire en donnant des secours aux cheminots qu'elles
ne reprenaient pas et en leur facihtant l'entrée dans d'autres indus-
tries ; leur action, à ce dernier point de vue, a même été si efficace que,
dans certaines Compagnies, il ne reste presque plus de cheminots
qui n'aient déjà trouvé du travail. Alors, insiste-t-on, si les Compa-
gnies estiment que lés cheminots qu'elles ne reprennent pas peuvent
fournir un bon travail, si elles les recommandent, si elles les appuient
ailleurs, pourquoi ne les réintègrent-elles pas chez elles? La raison en
est simple : les Compagnies veulent que les responsabilités encourues
par les ouvriers qui se mettent en grève soient sérieuses et réelles.
Si les ouvriers peuvent se mettre en grève sans courir aucun risque,
si, lorsqu'ils auront rompu le contrat de travail, ils peuvent le reprendre
quand et comme ils le voudront, que le patron lui-même le veuille
ou non. les conséquences pour l'avenir en seront très graves. Il règne
à ce sujet des confusions qu'il faut dissiper. Quelques jours avant le
débat parlementaire sur les cheminots, M. Monis a reçu quelques-
ims d'entre eux, et, d'après le journal V Humanité , il leur a tenu ce
langage : « Au fond, je comprends très bien comment vous avez agi.
TJn ministre et un président du Conseil ont reconnu à la tribune votre
droit à la grève : ces déclarations, je les ai moi-même entendues. »
M. Monis les a entendues, mais non pas jusqu'au bout. Le ministre
qui les a faites est M. Barthou. Il a été imprudent, certes : le cas
psychologique de M. Monis en est la preuve. 11 faut éviter ces
déclarations qu'il est trop facile de détacher de ce qui les précède et
de ce qui les suit et qui deviennent alors dans certaines mains des
armes dangereuses. Cependant ni M. Barthou, iii M. Clemenceau qui
était alors président du Conseil, n'ont été aussi encourageans pour
la grève qu'on les en accuse, car, après avoir reconnu aux ouvriers
des chemins de fer le droit de la faire, ils ont reconnu aux Com-
pagnies celui de les remplacer aussitôt : « J'ai dit, a expliqué M. Bar-
thou, qu'au regard de la loi pénale, les ouvriers et employés de
chemins de fer pouvaient user du droit de grève qui ne leur était
pas interdit par la loi, mais je me suis bien gardé de dire que la
grève n'était susceptible d'entraîner pour eux aucune espèce de res-
ponsabilité. Le Sénat a paru surpris lorsque j'ai rappelé que les
Compagnies pouvaient, en cas de grève, demander des dommages-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
intérêts à leurs agens, mais je n'ai fait que me référer à Tarticle
1780 du Code civil. Il y a autre chose. Les Compagnies de chemins
de fer ont le droit incontestable de remplacer les ouvriers qui se
mettent en grève. » On le voit, la pensée de M. Barthou et du gou-
vernement auquel il appartenait n'est pas dans le seul membre
de phrase qu'a perçu l'appareil auditif de M. Monis. Les Compagnies
pourraient demander des dommages-intérêts aux gré\dstes ; elles ne
le font pas parce que le moyen serait illusoire; les ouvriers ne pour-
raient pas payer de dommages-intérêts, et si les Compagnies opéraient
un prélèvement sur la Caisse de retraites, on crierait à la barbarie.
Alors, comment donner un caractère effectif à la responsabilité de
l'ouvrier? Le seul moyen est, dirons-nous la révocation? non, le mot
serait impropre; on parle beaucoup de révoqués, il n'y a pas d'ou-
vriers révoqués, il y a des ouvriers remplacés : le seul moyen est de
ne pas reprendre ceux qui sont librement sortis et de conserver ceux
qui sont entrés.
On s'est déchaîné contre les Compagnies; on leur a reproché non
seulement d'avoir laissé sur le pavé de pauvres ouvriers qui étaient
souvent des pères de famille, mais encore d'avoir confisqué les
sommes que, à force d'économie, ils avaient versées peu à peu dans
la Caisse des retraites. C'est un thème qui prêle à l'amplification.
M. Camille Pelletan, pour ne citer que lui, y a déployé encore plus de
« bonté » que M. Monis. Les Compagnies se sont défendues contre
l'accusation. Elles ont expUqué qu'en ne réintégrant pas un ouvrier
qui les avait quittées, elles lui restituaient toutes les sommes versées
pour sa retraite. La Compagnie d'Orléans a même ajouté que, chez
elle, les retraites étaient aUmentées par ses propres versemens et que
l'ouvrier, qui n'en fait aucun, recevait, en cas de rupture du contrat,
la totalité de ceux qui avaient été faits pour lui. 11 nous semble qu'il
y a là plus de « bonté » réelle que dans les déclamations dont on
nous assourdit. Mais enfin d'autres intérêts "sont en cause que ceux
des ouvriers ; il y a ceux du public, ceux de tout le monde, et sur
ceux-là aussi doit s'exercer la vigilance des Compagnies, parce que
leur responsabilité y est engagée. On les menace, on leur dit que, si
elles persistent dans leur intransigeance, il y aura une grève nou-
velle. Leur conviction est que c'est si elles cèdent sous l'intimidation
qu'il y aura une grève nouvelle et prochaine, et qu'en atlendant, elles
ne seront plus sûres de la discipline de leurs agens. Les journaux
racontent que les cheminots réintégrés par l'État se conduisent
comme des modèles. Tant mieux : l'épreuve, toutefois , pour être
REVUE. CHRONIQUE. 237
concluante, a besoin d'être un peu prolongée. En attendant, il est dif-
ficile de lire sans quelque inquiétude la lettre que le directeur du
chemin de fer de l'État vient d'adresser à ses agens inférieurs pour se
plaindre des progrès que fait l'ivrognerie parmi eux. M, le directeur
du chemin de fer de l'État mérite d'être féUcité de sa lettre ; elle est
courageuse ; mais la lecture de cette lettre laisse rêveur.
La situation des cheminots devait inévitablement provoquer une
interpellation au Palais Bourbon ; elle a eu lieu le H avril ; on y a vu
le gouvernement dans une attitude que jamais gouvernement, ni
en France, ni ailleurs, n'avait encore eue jusqu'ici. Le langage de
M. Monis et de M. Dumont a été celui de la i)ure démagogie. Ils ont
lun et l'autre parlé des Compagnies de chemin de fer comme si,
en révolte contre l'État, elles méritaient d'encourir les pires ri-
gueurs. Mais lesquelles ? Là est la question. M. Monis a dit à la
Chambre la même chose que M. Briand, à savoir qu'il n'avait aucun
moyen de contraindre les Compagnies: seidement, il l'a dit sur un
tout autre ton que son prédécesseur, et où celui-ci avait mis un bon
sens résigné, il a mis, lui, une sorte de rage. « Il y a des Compa-
gnies, a-t-il dit, qui s'imaginent qu'elles prononcent des peines,
et qui oublient^ que, même devant les tribunaux, la peine n'est pro-
noncée qu'après une enquête, une instruction contradictoires. Et,
cependant, telle a été la prétention des Compagnies qu'une solidarité
étroite unit à ce point de vue. » Que de confusions dans ce langage !
J'emploie un ouvrier, il me quitte brusquement. J'en prends un autre
à sa place, est-ce que je le révoque? est-ce que je lui inflige une
peine? M. Monis, qui est juriste, devrait mieux respecter le sens des
mots. Sa conclusion a été la suivante : « Je vous demande votre
concours : donnez-moi la mission nette, précise, exacte, de retourner
vers les Compagnies, afin que je leur demande avec plus d'énergie ce
que je dois obtenir d'elles, et, si je ne l'obtiens pas, donnez-moi des
armes pour l'exiger. » Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons!
Mais de quelles armes M. Monis a-t-il voulu parler? Nous n'en connais-
sons qu'une qui serait efficace : la dépossession des Compagnies
au moyen du rachat. Que M. Monis demande le rachat, il sera lo-
gique avec lui-même : il a d'ailleurs dit aux cheminots, dans sa
conversation avec eux avant l'interpellation, qu'il en était partisan.
Lorsque l'État sera maître de tous les chemins de fer, il y fera ce
qu'il voudra, il y réintégrera qui il lui conviendra. Ce (jui est inad-
missible, c'est qu'il prétende avoir la direction en vertu d'un droit
éminent, du droit du prince, sans avoir la responsabilité. Qu'il com-
238 REVUE DES DEUX MONDES.
mence d'abord par assumer celle-ci. Quant à M. le ministre des Tra-
vaux i)ublics, il a encore renchéri, s'il estr possible, sur M. le prési-
dent du Conseil. Après avoir fait un véhément réquisitoire contre les
Compagnies dont « le désaccord avec l'Ëtat éclate sur tout : employés,
tarifs, grands travaux à exécuter ; pour le faire cesser, a-t-il dit, le
ministre ne possède que des moyens. qu'iL ne veut pas employer, car
ils se retourneraient contre le public lui-même ou les finances
publi(jues. Il est donc désarmé. Le problème qui se pose devant vous
est celui des rapports des grandes Compagnies de chemins de fer et
de l'État désarmé.» Ce problèm.e, quoi qu'en pensent MM. Monis et
Duraont, ne peut pas être résolu par un acte de violence ou de spoUa-
tion ; il faut y mettre d'autres formes, mais nous doutons que M. le
ministre des Travaux publics trouve celjes qui cpnviennent. Quel
étrange argument n'a-t-il pas employé, au cours du débat, pour faire
céder les Compagnies ! — Nous voua avons rendu service pendant la
grève, a-t-il dit; c'est à charge de retour, donnant donnant. — Le
gouvernement, qui n'était d'ailleurs pas celui d'aujourd'hui, n'a fait
([ue son devoir pendant la grève ; il n'a pas de récompense à
demander pour cela, et s'il en demandait une, on lui répondrait qu'on
la lui a déjà donnée : on amis entre ses mains tous les pouvoirs, toutes
les ressources, tous les moyens d'action de l'État pour qu'il s'en ser^'^e
au profit de tous et lui-même a été rétribué pour ses services. Quelle
singulière prétention de venir dire aux Compagnies : Vous êtes mes
débiteurs ! encore quelque chose 1
Plus triste, peut-être, que le langage des deux ministres ont été
l'attitude et le vote de la Chambre. Pas une voix ne s'est élevée pour
répondre à MM. Monis et Dumont et on a voté l'ordre du jour sui-
vant : « La Chambre, approuvant les déclarations du gouvernement,
comptant sur lui pour obtenir des Compagnies les mêmes mesures
de réintégration que celles qui ont été accordées par l'État aux
employés de son réseau, passe à l'ordre du jour. » Le vote a eu lieu
jiar disjonction : la première partie, celle qui contient l'approba-
tion, a réuni 341 voix contre 115, la réintégration 461 voix contre 5
(!L l'ensemble 356 contre :27. Quelques jours plus tard, M. le ministre
des Travaux publics a adressé aux présidons des Conseils d'adminis-
tration des Compagnies, une lettre qui n'est pas le document le plus
extraordinaire de la série. Elle reproduit l'ordre du jour de la
Chambre, mentionne le chiffre des votans, renvoie à l'Officiel pour
plus ample explication et exprime la certitude que les Compagnies
répondront par des actes au vœu formel qu'au nom de la représenta-
REVUE. CHRONIQUE. 239
tion nationale le gouvernement leur transmet dans le seul souci de
l'intérêt général et de la paix puhUque. C'est aussi, sans doute, dans
le seul souci de l'intérêt général et de la paix publique que le gouver-
nement vient de réintégrer dans ses fonctions l'instituteur Nègre,
révoqué il y a trois ans pour avoir adressé une lettre injurieuse à
M. Clemenceau alors président du Conseil. Il a voulu sans doute
donner un nouvel exemple de « bonté » aux Compagnies de chemins
de fer. Nous ne préjugerons pas leur réponse. Contentons-nous de
dire que quelques semaines de décomposition politique et sociale
comme celles que nous Amenons de traverser, avec la mauvaise odeur
de scandales qui s'élève autour de nous, ne sont faites pour rehausser
ni notre état pohtique, ni notre état social.
La situation du Maroc a beaucoup préoccupé l'opinion depuis
quelques jours : il semble aujourd'hui que la granité en avait été
exagérée. Des renforts relativement considérables ont été envoyés
dans la Chaouïa, où, à la demande du Sultan et par les soins du
général Moinier, une méhalla est levée, organisée, encadrée pour
aller au secours de Fez investi par des forces rebelles. La situation
de cette ville était présentée comme très compromise, presque
désespérée, et on se demandait ce que deviendraient, si elle était
prise, la colonie européenne et les instructeurs miUtaires que nous
avons mis à la disposition du Sultan. L'anxiété qui résultait de cette
incertitude était bien naturelle : elle a été d'ailleurs entretenue et
excitée quotidiennement par les partisans d'une pohtique d'inter-
vention mihtaire au Maroc, qui ne perdent aucune occasion de
pousser le gouvernement dans le sens de leurs vues et qui, à tort ou
à raison, comptaient sur son impressionnabihté. Quoi qu'il en soit,
les forces envoyées dans la Chaouïa s'élèvent aujourd'hui à plus de
20 000 hommes et celles qui ont été concentrées sur la frontière
oranaise au nombre de 10 000 : ces dernières ont, dit-on, pour objet
de « décongestionner » Fez en attirant ou en retenant de leur côté
les forces rebelles qui, sans cela, se porteraient sur la capitale. Les
choses en sont là : il est difticile de prévoir comment elles évolue-
ront. Une pohtique ferme échappe à l'influence des incidens et des
impressions de chaque jour; une pohtique faible s'y subordonne et
en devient le jouet. Nous ne savons pas encore quelle sera la nôtre.
Une faute a été commise : dès qu'on a vu qu^e la situation se gâtait
et devenait dangereuse, il aurait fallu ne pas attendre l'investissement
de Fez pour en faire sortir la colonie étrangère et la conduire à Tanger
240 REVUE DES DEUX MONDES.
OU à un autre port de mer où elle aurait été en sécurité ; — cela
s'est déjà fait, et l'exécution en est d'autant plus facile que la colonie
étrangère se compose d'une quarantaine de personnes; — on se serait
épargné par là les inquiétudes, ou du moins une partie des inquié-
tudes qui nous ont assailli. Il serait resté, à la vérité, notre mission
militaire, mais il faut nous habituer à l'idée que des soldats courent
quelques dangers en temps de guerre et ne pas y voir pour nous des
obligations impérieuses de modifier toute notre politique, quand
nous en avons une. Le colonel Mangin a été mis à la disposition du
.Sultan ; il en a été de même du commandant Brémond, qui a supporté
Adctorieusement les assauts dont il a été l'objet dans la position qu'il
occupe à trente-cinq kilomètres au nord-ouest de Fez. Nous avons
raison de prêter des instructeurs au Sultan; notre rôle est de l'aider
discrètement, par des moyens financiers et militaires, à se tirer
d'affaire lui-même dans l'état critique où il se trouve ; mais il faut
éviter soigneusement de mêler nos troupes aux siennes et de devenir
ses sauveurs aux yeux de ses sujets. Nous avons perdu l'ancien sut-
tan en étendant sur lui une protection trop ostensible : c'est une
politique à ne pas recommencer. Tels sont les principes auxquels
nous devons nous tenir. Sans doute les circonstances peuvent exercer
sur nous une contrainte imprévue ; les règles absolument rigides ne
sont pas de mise dans une situation ar.ssi complexe; mais si on s'en
écarte exceptionnellement et proAisoirement, ce doit être pour y reve-
nir le plus tôt possible. Nous souhaitons vivement que le comman-
dant Brémond puisse être ravitaillé et marcher sur Fez à la tête de
troupes makzeniennes; nous souhaitons que la mélialla formée dans
la Ghaouïa marche aussi sur la capital*' et suffise à la débloquer. Quant
à aller à Fez nous-mêmes, gardons-nous (!(» cette aventure dont les
suites sont difficiles à prévoir et à calculer. Mais notre gouvernement
saura-t-il y échapper ?
Francis Cuakmes.
J.e l Urecteur-Gérant,
î'kalNgis Charmes.
MA FIGURE
(1)
PREMIERE PARTIE
I
— Je vous remercie, ma tante ; mais, je ne me déciderai au
mariage que par une impulsion du cœur, une réciprocité!...
— Et tu t'imagines, avec cette tête-là, inspirer des passions?
Ali!... ahl... ah!...
Ce sarcasme termina l'âpre discussion que, ma tante Jules
et moi, nous venions d'avoir au sujet de mon avenir. J'en eus
la respiration coupée. Etait-ce possible?... Non. Elle se trom-
pait. La colère l'aveuglait sur mon compte. Elle s'exprimait de
la sorte par représailles. Ne l'avais-je pas irritée en opposant
un refus formel à sa volonté de m'emmener à Châtellerault?Et
quelle grimace lorsqu'elle avait manifesté l'intention de m'y
marier avec le directeur de son usine métallurgique!... A la
tète d'une coutellerie!... En vérité, n'y avait-il pas là de quoi
contenter mes ambitions? J'habiterais une confortable maison
toute voisine de la fabrique... Je la connaissais, cette grande
bâtisse pour y avoir passé mes vacances, il y aurait bientôt
dix ans, l'année de ma première communion. J'en revoyais
les murs de suie, cette suie noire crachée nuit et jour par la
haute cheminée de briques; j'en revoyais les portes que le
va-et-vient des mains ouvrières avait graissées depuis un siècle.
(1) Copyright by Claude Ferval, 1911,
TOME III. — 1911. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
l't l'intérieur! Je ne pouvais sans frémir me rappeler son
vilain luxe de bourgeois trop vite enrichis : rideaux de velours
grenat, sièges armés de palissandre; tant de choses qui déjà
offusquaient mon simple goût d'enfant. Habiter là!... Y passer
l'existence entière!... A ce prix, toutefois et seulement à ce
prix, je serais l'héritière de ma tante. Elle l'avait affirmé; et son
mari, s'il n'avait éclipsé dans la mort sa faible personnalité
lasse de luttes, aurait py témoigner qu'elle ne changeait jamais
de dessein. Il me sembla qu'une nichée de moineaux se mettait
abattre de l'aile. Mes chers rêves!... Mes espérances au long
cou, faudrait-il donc vous étouffer?
Avant tout, vérifions. Est-ce que véritablement je suis laide?
Mes regards anxieux cherchent un miroir. Mais la bibliothèque
où s'écoule notre veillée n'en contient pas. Pièce austère,
meublée pour le travail, elle ne me présente que la surface
sans reflet des portes, des livres, des rideaux. Mue alors par un
irrésistible besoin de savoir, de tout de suite savoir à quoi
m'en tenir, je m'échappe, je me sauve sans même souhaiter le
bonsoir à ma tante. Et maintenant, front contre front, que dit
le triple panneau de ma psyché?
Jusque-là, certes, je ne m'étais pas jugée avec fatuité. Il me
suffisait, pour cela, de consulter chaque matin la petite glace
suspendue au-dessus de ma toilette. Que de fois, en y aperce-
vant ma face large, mes pommettes saillantes, le ton calciné
de ma peau, je m'étais crue victime de quelque erreur. Que
de fois je m'étais dit, en soupirant : « Moi cela!... Non, je me
trompe, c'est la figure d'une autre. » Mes mains fines toute-
fois, ma chevelure abondante, ma taille qui n'était pas dépour-
vue d'agrément laissaient place à un peu d'espérance. Et d'ail-
leurs, tant que les regards d'autrui ne nous ont pas renseignés,
que savons-nous de nous-mêmes? Après tout, je pouvais plaire.
Gomment en aurais-je douté, quand, si souvent, j'entendais
ma vieille Sophie se récrier en me voyant : « Quel beau brin
de fille ! » ou que, plus souvent encore, je lisais l'orgueil de
moi dans les yeux indulgens de mon père?...
Mais aujourd'hui, plus de flatterie, plus de vaine complai-
sance, je n'aspire qu'à la vraie vérité. Si rude soit-elle, je veux
la connaître. Et je m^examine, je m'observe avec la clair-
voyance qu'on a pour juger les autres. Hélas 1... Le doute n'est
plus permis. Ma tante Jules avait raison : je suis laide. Cette
MA FIGURE. 243
sombre certitude, la plus atroce qui puisse entrer dans un esprit
féminin pénètre en moi, s'y enfonce comme une blessure.
« Avec cette tête-là !... » Et les choses du passé me reviennent
à la mémoire. Ce qui, jusqu'à ce jour, m'avait semblé incom-
préhensible se débrouille, prend une netteté... Si Jean Desrives,
mon ami, le compagnon tendre de mon enfance est parti, si
je ne l'ai pas revu depuis l'instant où le secret de mon amour
pour lui m'est échappé, c'est que son cœur, en même temps que
s'allumait le mien, s'est subitement refroidi. Je me souviens.
C'était sur la plage de Cabourg. Les villas de nos pères voisi-
naient. Nous avions, jusqu'à cette époque, été d'excellens
camarades. Quoique despote et très taquin, Jean ne pouvait se
passer de moi. Il m'associait à ses jeux; il m'obligeait à tra-
vailler avec lui à des forteresses de sable et, lorsque le flot mon-
tant menaçait notre construction, lorsque, amusé, il voyait
arriver la vague, je pleurais, moi, de ce qu'elle détruisît si
vite ce qu'ensemble nous avions édifié. Cette année-là, nous
n'étions plus des enfans. J'avais seize ans; mes robes descen-
daient à la cheville. Un duvet roux et soyeux ombrageait la
lèvre de Jean. Notre intimité se transforma. Que de chères
promenades où nos pas associés laissaient des empreintes fra-
giles ! .. Que de causeries intarissables!... Parfois même, Jean
tirait de sa poche des feuilles de papier repliées et me faisait
une lecture : des vers ! ses premiers griffonnages d'homme de
lettres! Dès cette époque, j'adorais la poésie, j'étais sensible à
son rythme persuasif, à sa pensée qui serpente, au charme des
mots enchâssés. Mais, faut-il l'avouer? c'était la voix du poète
surtout qui me paraissait délicieuse. La fascination qu'elle
exerçait sur mes nerfs était telle que, tout en l'écoutant, tout en
suivant ses inflexions délicates, j'en venais parfois à laisser
échapper la signification des paroles, à ne plus voir que le jeu
périlleux de la bouche remuante, chatoyante... Or, un jour, il
arriva que, s'interrompant brusquement, Jean me fit une ques-
tion : « Cette rime, pensez- vous qu'elle soit correcte? » A dire
vrai, je ne l'avais pas entendue. Mes paupières eurent le bat-
tement rapide des personnes dans l'embarras. Que le front
de mon ami fut sévère!... Ne sachant de quelle manière m'ex-
cuser, comment réparer mon tort, je saisis la main qui tenait
le manuscrit, et je la baisai. Ma respiration était haletante.
J'attendais... Quoi?... Le savais-je? Peut-être que Jean m'em-
244
REVUE DES DEUX MONDES.
brassât ou bien qu'il me dît : « Je ne vous en veux pas,
Lucienne; je me sens mieux compris de vous que si vous
m'aviez écouté. » Il ne me dit rien de cela. Ses mains frois-
sèrent le papier et nous rentrâmes sans échanger une parole.
Les vacances touchaient à leur fin : nous ne nous revîmes que
rarement, puis, plus du tout.
J'en étais encore à me demander : « L'ai-je fâché?... ou trop
ému?... » lorsque les paroles de matante tracèrent devant moi le
zigzag de la foudre. Je venais de comprendre : Jean ne m'avait
jamais aimée. Le sentiment qu'il éprouvait à mon égard n'était
qu'une de ces floraisons printanières qui croulent au pre-
mier choc. Ce qui lui avait plu en moi, c'était l'amie com-
préhensive, la camarade cultivée, l'interlocutrice capable de lui
donner une réplique. En l'écoutant mal, j'avais blessé sa vanité
d'auteur; j'avais déçu cette exigence qui veut, lorsqu'on donne
lecture de ses œuvres, que le public soit attentif. Ce n'était pas
tout. Mon baiser avait achevé de me perdre : intempestif, il
avait fait évanouir une illusion, l'illusion que peut-être Jean
avait eue de m'aimer... Et maintenant, rien, plus rien: l'aban-
don, l'oubli absolu. Oh î avoir été de tels intimes et qu'on
devienne étrangers!... Oh! ce chemin coupé!... Cette rive de
l'autre côté de laquelle je suis à me tordre les mains!... Et
cette voix, cette voix qui sans pitié me raille : « Cesse de héler
le bonheur, puisqu'il ne peut te répondre. — Et pourquoi? —
Regarde-toi. — INIais j'ai un cœur cependant, des bras tendus
vers d'autres bras. — Qu'importe!... Les cris du cœur ne s'en-
tendent que s'ils sortent d'une belle bouche. — Se peut-il!... »
Je me tais anéantie. Bientôt pourtant l'instinct tenace sug-
gère : « Est-ce qu'à force d'abnégation, de tendresse, de vertu, je
ne pourrais moi aussi inspirer l'amour? — Sache, reprend la
voix impitoyable, que des laides, on accepte tout gratuitement;
soit qu'elles se dépensent au service d'autrui, soit qu'elles par-
tagent leur cœur en morceaux ou que, d'un bloc, elles l'olTreut
à un seul, leurs dons ne recueillent qu'ingratitude. — Oh !
Assez!... Assez!... » Mais tandis que loin du miroir ma tête
retombe épuisée, le soliloque se poursuit. « Ce qui t'attend, le
sais-tu? Pendant que délaissée, solitaire, tu garderas la maison,
les filles aux beaux yeux s'en iront le long des jardins. De jeunes
hommes les attendent. Ils murmureront près de leurs oreilles
de chaudes, d'enivrantes paroles. Côte à côte, ils respireront le
MA FIGURE. 245
troëne et l'héliotrope. Des barques se balancent au bord des
lacs italiens. Ils y courront enlacés... Des musiques joueront
pour eux des airs qui font défaillir!... »
Je suffoquais. 11 me semblait que subitement l'atmosphère
s'était raréfiée. Des pieds à la tête j'avais mal, non seulement
à la surface mais, au dedans, le long des muscles et des os. On
eût dit que chacun des nerfs dont ma face était composée
venait d'acquérir une vie propre, indépendante, une capacité
de souffrir à elle seule aussi puissante qu'un organisme com-
plet. Tout mon être réclamait contre l'atroce injustice ! ... « Pour-
quoi moi et non pas une autre? Qu'ai-je fait pour mériter
cela?... »
A bout de forces, je tombe sur mon oreiller. Des sanglots
éperdus me secouent. Je pleure comme si j'avais voulu, j'avais
pu dissoudre ainsi ma figure, la désagréger, n'être plus captive
de sa forme.
Il
Ma tante Jules n'était venue chez nous que pour les obsèques
de mon père. Jusqu'à la dernière minute, elle tenta d'ébranler
ma résolution, de me démontrer les périls d'une existence
solitaire. Ses discours ne manquaient pas de justesse; mais ils
se heurtaient en moi à quelque chose d'obscur et de résistant.
Quoique ma foi en l'avenir fût désormais bien affaiblie, il me
semblait que, quitter Paris, serait une désertion ; que, d'un seul
souffle, j'éteindrais la dernière lueur qui m'était laissée. Non!
Je ne me résignerais pas à la province où chaque jour est sem-
blable à la veille, où la page tourne sans que rien s'y soit
inscrit. Si je ne devais pas avoir ma part de joie, d'émotions,
du moins j'en aurais tenté la chance; et la résignation, en tout
cas, me serait plus facile au milieu des chers souvenirs et des
choses qui me venaient de mes parens.
Dans un dernier effort contre les sottes ambitions auxquelles
on prétendait m'associer, j'eus un regard vers les livres, ces
alliés de ma jeunesse. Mon père m'avait appris à les chérir.
Chef d'une maison d'édition plus renommée par la qualité des
ouvrages qu'elle publiait que par son chiffre d'affaires, il avait
mis de bonne heure entre mes mains les grands classitfues du
XVII* siècle. Grâce à ces merveilleux éducateurs, ma conscience
246
REVUE DES DEUX MONDES.
enfantine avait été emplie de joies nobles et profondes; à travers
leurs inventions dramatiques j'avais appris à aimer de tendres
créatures s'immolant à un devoir, de fiers jeunes hommes prêts
à mourir plutôt que de sacrifier leur honneur. Plus tard, les
inspirés superbes du romantisme mirent en moi leur merveil-
leux univers; ils me firent concevoir une humanité au delà de
l'humanité, des firmamens sans nuage, un monde dont l'excep-
tionnel est la règle, où le sublime est l'élément même du cœur.
Les poètes enfin m'ouvrirent la zone torride, le jardin prodi-
gieux... Avec quelle ardeur je m'y étais précipitée! Quelle cer-
titude d'aimer, d'être aimée, et de tout sacrifier à cela! La vie,
après, pouvait venir avec sa tiédeur, ses déboires, ses réalités
basses et lâches : rien ne prévaudrait contre ce premier ense-
mencement, cette graine d'idéal jetée en moi dès le printemps
de mes années. Il me sembla que l'armée des reliures, avec ses
petits uniformes rouges, verts, marron soulignés d'or, se levait
pour me promettre assistance. De leur gaine brillante, je crus
voir s'échapper les héros, les héroïnes tant aimés : Tristan,
Roméo, Marguerite, Lélia, Desdémone. Leur éloquente voix me
parlait, me murmurait à l'oreille : « Ne crains rien; reste. Nous
te tiendrons chaudement compagnie; dans tes heures découra-
gées, nous te rappellerons nos larmes à nous, qu'elles ont faits
immortels. »
En revenant d'accompagner ma tante, je retrouvai sur le
pavé de là voûte quelques pétales encore, vestiges des couronnes
qui, la veille, avaient orné le catafalque de mon père. Un
chrysanthème blanc rappelait la lividité du cher disparu. Je le
ramassai, et y appuyant mes lèvres avec force, je laissai couler
mes larmes. Ma détresse était indicible. Non seulement, j'avais
perdu le protecteur naturel dont la jeunesse a besoin, mais un
camarade, un ami, le causeur galant et empressé qu'est sou-
vent un père veuf pour sa grande fille unique. Le seul être qui
eût pour moi l'indulgence, l'admiration du créateur pour son
ouvrage, n'était plus !... Je revoyais sa forme immobile qui avait
été vie, mouvement, intelligence; je la revoyais toute proche
et déjà si lointaine, presque effacée, telle que l'avait laissée
en moi la dernière nuit de veille. Il me semblait qu'avec elle
avait disparu tout ce que le monde contenait de bon, d'affec-
tueux, (le solide. Et maintenant, père chéri, que vos yeux
sont fermés pour toujours, je ne serai donc plus de personne
MA FIGURE. 24/
le matin ensoleillé, le printemps avec toutes ses promesses!...
On avait de tout temps prétendu que je ressemblais à mon
père. Était-ce vrai? En tout cas, je ne m'en étais jamais moi-
même préoccupée. Cela paraît au premier abord si opposé, si
disparate, une face enforcie de vieillard et une tête de jeune
fille! Comment les comparer? Mais voilà que tout à coup, sur
le masque inoubliable du mort, je me reconnus. Oui, c'était
bien le même front bombé, les mêmes orbites creuses, le même
galbe saillant des pommettes. Assurément son nez était plus
accentué que le mien; mais tous deux, au milieu de l'arête,
subissaient une dépression identique, comme si un pouce, le
pouce obstiné de la race, s'y était fortement appuyé.
Mon père était-il laid? C'est là une question que les enfans
ne se posent guère à l'égard de leurs parens. Les juger sur les
qualités morales dont ils peuvent profiter leur suffit. La beauté
est un don individuel dont on ne se soucie que pour soi-
même. Au surplus, les êtres que nous aimons ne sont-ils pas
toujours charmans, puisque nous les aimons? Mais, aujourd'hui
que la hantise de mon esprit rapportait tout au même sujet,
impossible de ne pas reconnaître cette dure vérité : Les traits
de mon cher papa, ces traits qui rappelaient les miens à s'y
méprendre étaient fort défectueux. Nous étions, lui et moi, appa-
reillés dans ce même type kalmouck venu à nous d'un ancêtre
qui s'était marié au cours d'un voyage en Russie.
Si, parmi nos relations, des allusions fréquentes et pour ainsi
dire intentionnelles étaient faites à ma ressemblance avec mon
père (comme pour rassurer en lui une une paternité inquiète),
de ma mère, en revanche, il n'était jamais question. On eût dit
qu'autour de son souvenir une conspiration de silence s'était
ourdie. Jamais, devant moi, son nom n'était prononcé. Je savais
seulement qu'elle avait quitté la maison avant que je n'eusse
six ans et qu'elle était morte au loin dans des conditions misé-
rables. Une miniature retrouvée au fond d'un tiroir m'avait
montré d'elle un adorable visage, des cheveux pâles et une
petite bouche si rose, si ronde, qu'on l'eût dite épanouie pour
un baiser perpétuel.
Mes lectures m'avaient suffisamment initiée à la vie pour
que je pressentisse la nature du drame qui avait détruit le foyer
de mes parens. La distance d'âge entre eux et les contradictions
de caractères qu'annonçait le seul aspect de leurs personnes
248 REVUE DES DEUX MONDES.
physiques le disaient assez : lui, grave, penché vers les livres,
les affaires; elle, toute jeune, rêveuse, créature de charme et de
plaisir. Sans doute, elle avait voulu ôlre heureuse davantage
et autrement que cela n'était possible avec un brave homme
affairé.
J'avais assez de délicatesse pour comprendre que toute allu-
sion à ce qui était arrivé eût été pénible à mon père. Aussi
m'étais-je toujours abstenue de l'interroger. Et, par ailleurs,
comment savoir? Sophie n'était entrée à notre service qu'après
la disparition de maman. Quant à ma tante, je la voyais rarement,
et elle était la dernière personne avec qui j'eusse souhaité
d'être en confidence à ce sujet. Ce fut d'elle, cependant, que
j'appris ce qu'on m'avait, jusque-là, si soigneusement caché.
Quelle surprise lorsque, au cours de notre discussion, elle me
jeta avec un regard foudroyant, et d'un ton que je ne saurais
oublier : « En voilà des idées !... Ma parole, on croirait entendre
ta mère. » Un émoi me fit palpiter. Quoi!... au moment de
défendre la dignité de mon cœur, de revendiquer le droit de
vivre libre et à ma guise, recevoir cette révélation! Apprendre
qu'entre mon caractère et celui de cette jeune femme roma-
nesque, il y avait similitude... Il me sembla qu'on me donnait la
clé de mon être. Je sus de quelle source brûlante avait jailli
le sang de mes veines, d'où m'était venue celte bouche altérée,
ces ardeurs, ces mélancolies... Et cet orgueil dur à moi-même
n'était-if pas aussi le même qui, jusqu'à la fin, avait tenu la
fugitive éloignée du pardon? « Ainsi, me dis-je, je ne suis pas
seulement la fille du Tartare mal dégrossi qui m'a imprimé son
masque; la délicate fée blonde, la faible et tendre amoureuse
dont je suis également issue contribue à ma personnalité. »
Par malheur, de l'un comme de l'autre, je ne dérivais qu'à
demi. Par quelle malignité du sort, les choses s'étaient-elles
combinées de la sorte? Qu'en aurait-il coûté à la nature, en
même temps qu'elle me donnait l'âme de ma chère maman, de
me constituer ses jolis traits? Ou bien, m'ayant façonnée à la
rude image de mon père, que j'eusse ses mâles qualités, son
cerveau calme, ses nerfs bien en équilibre? De la sorte, ma
personne eût été concordante, harmonieuse, apte à sa destinée.
Des oppositions, des contrastes, des sangs ennemis ne se seraient
pas combattus en moi; je n'aurais pas eu, à la fois, ce cœur
avide de caresses et ce visage pareil à une terre d'exil.
MA FIGURE. 249
L'enlresol que j'avais loué, rue de Douai, ne ressemblait en
rien au luxueux appartement que nous occupions, mon père
et moi. Les pièces y étaient étroites, le plafond bas, le décor d'une
banalité désolante. Les premiers mois de mon deuil filial pas-
sèrent en déménagement, liquidation, mise en place des meubles;
des livres que j'avais tenu à conserver. Besognes médiocres,
assurément ; mais qui, terminées, devaient me laisser du regret.
N'arrive-t-il pas que nous nous sentions plus lourdement écrasés
par le désœuvrement que sous le poids des corvées ? Je n'avais
la ressource ni d'être dévote, ce qui m'eût occupée ; ni, hélas !...
assez pieuse pour accepter mon sort avec résignation. Qu'al-
lais-je faire de ma vie? J'étais libre, et c'est un bien que beau-
coup de jeunes filles m'eussent envié; mais la liberté, c'est aussi
la solitude, c'est un trésor qu'on posséderait au milieu d'une île
déserte. Comment l'employer? Je cherchai. Mon esprit curieux,
riche d'élans suggéra: travailler?... Mais, à quoi? A quelle
besogne? On ne m'a enseigné aucun art et mes goûts me dé-
tournent des occupations ménagères. Apprendre? — Je ne m'in-
téressais qu'à moi-même. Ecrire alors? — L^idée de ces heures
ardentes pendant lesquelles on s'abandonne, on se livre au dieu
de l'inspiration me tenta. Je me mis devant une feuille blanche.
J'aurais voulu répandre toute ma peine, m'en décharger comme
d'un paquet trop lourd. Bientôt je m'aperçus que pour être
romancier, poète, il ne suffit pas de posséder un cœur, un cer-
veau. Il faut encore que ce cerveau, que cette âme se soient
emplis ; il faut que les événemens y aient versé leurs ruines et
leurs trésors et que les heurts de la vie les aient fait souvent
retentir? D'ailleurs à quoi bon écrire? Puisqu'une besogne
exaltante, pathétique nous sollicite; puisqu'il existe un monde
plein de joie et de sensations ; puisqu'en un mot l'amour est là
qui nous appelle et nous tourmente, à quoi bon, pendant la jeu-
nesse, chercher autre chose? Quelque effort que l'on fasse pour
I se détourner de lui, tout nous ramène à l'amour. Dès que la
possibilité a été entrevue de vivre auprès d'un être qu'on adore ;
dès qu'on a rêvé de lui parler, de respirer ses paroles, d'être
enveloppée de sa volonté, d'abdiquer en lui tout désir, quel
autre emploi de soi-même pourrait-on admettre?
Dédaignant ce qui, autrefois, faisait l'amusement de mes
journées, je tombai dans une paresse morne, dans le découra-
gement de quelqu'un qui a vu sombrer le navire où était toute sa
2S0 REVUE DES DEUX MONDES.
richesse. La toilette, les fleurs cessèrent de m'intéresser ; les
livres me tombèrent des mains. Que sert d'orner sa maison quand
nul être cher n'y doit venir? Et sa personne, pourquoi la parer
si elle n'en peut être embellie?
Je n'avais vraiment de bien-être que le soir, à l'heure où
l'ombre enveloppe toute la création. Seulement alors, je me
sentais l'égale des autres femmes. Je songeais aux Inconnues de
Balzac et de Mérimée qui, sans sortir de l'ombre, par le seul
attrait de leur esprit, avaient su se faire chérir. Ne m'advien-
drait-il pas quelque chose de pareil?... Et je me plaisais à ima-
giner toutes les sortes d'aventures qui peuvent s'adapter à une
héroïne invisible : surprise nocturne, rencontre au pays des
Désenchantées. J'inventais les mille déguisemens sous lesquels
aurait pu se dissimuler ma personnalité véritable. Souvent,
même en plein jour, il m'arrivait de fermer les yeux et de m'ima-
giner que je prenais part à quelque mascarade. Sous un domino,
j'intriguais Jean, je cherchais à regagner son cœur...
Une après-midi de février s'achevait. J'étais, comme à mon
ordinaire, assise auprès de la fenêtre dans l'attitude repliée
d'une plante à qui manquerait le soleil. La neige, dans lair
gris, ressemblait aux plumes arrachées d'un cygne. Transis,
emmitouflés, les passans marchaient vite, ayant, devant eux, la
buée blanche de leur haleine. Quoiqu'il fit bon entre les murs
de mon petit salon, j'avais l'impression, moi aussi, d'être dehors,
de lutter contre une atmosphère hostile.
Brusquement, la porte s'ouvrit. Une voix criarde rompit le
silence.
— Que faites-vous là, gronda Sophie, toute seulette dans
l'obscurité?
Et tournant le commutateur électrique, elle me regarda de
plus près.
'L'incandescence subite fit à mes yeux l'effet d'une déchi-
rure. Ayant formé un écran de mes doigts, je répondis :
— Tu vois... Rien... J'attendais que le jour finît.
Le bonnet de Sophie hocha au sommet de sa chevelure grise '
et sur un mode bourru, qui était sa manière envers moi de se
montrer affectueuse, elle dévida des remontrances. Etait-ce rai-
sonnable! Passer des journées oisives, à broyer des idées noires !
Ma mine accablée, mes mains vides semblaient répondre :
« Que veux-tu donc que je fasse? »
1
3IA FIGURE. 251
A la fin, elle se tut et ses yeux s'humectèrent.
L'excellente fille aurait bien voulu remédier à ma tristesse.
Mais comment? D'abord, elle en ignorait la cause, du moins la
principale. L'eût-elle apprise, qu'est-ce qu'elle y aurait compris?
Elle qui, dans sa carcasse de guenon, portait une âme vierge et
contente, comment se fût-elle expliqué ce que j'endurais? Tout
comme une autre, elle aurait pu, dans son temps, se marier.
A la campagne, on n'y regarde pas de si près ; pourvu qu'une
fille soit robuste et ne rechigne pas à l'ouvrage, elle trouve
toujours un gars disposé à en faire sa femme. Mais, par une
de ces coïncidences providentielles que la nature devrait tou-
jours observer, en même temps que Sophie était façonnée pour
déplaire, elle avait l'amour en aversion. Plutôt que de l'accepter,
elle fût morte. Non qu'elle manquât de cœur; elle adorait les
enfans, les animaux. Ayant un jour rencontré une poule qui
avait la patte écrasée, elle la ramassa, l'emporta dans son tablier ;
pendant deux mois, elle la soigna comme elle eût soigné un
poupon et ne la relâcha que guérie au milieu d'un champ
d'avoine. C'étaient ces diables d'hommes qu'elle ne pouvait pas
souffrir. Elle les traitait de fourbes, de menteurs; déclarant qu'ils
n'avaient été créés que pour le malheur des femmes. A l'égard
de celles-ci, elle montrait un peu plus d'indulgence, pourvu,
toutefois, qu'elles n'eussent pas fauté. Tant pis pour celles qui
se laissaient conter fleurette ! La vue d'une fille enceinte lui
inspirait une répulsion farouche. Les douleurs mêmes de l'ac-
couchement n'arrivaient pas à lattendrir; il fallait, pour cela,
que le mioche fût au monde. Se mettait-il à crier? elle le pres-
sait contre sa plate poitrine et, avec des précautions de chatte,
l'embrassait, le cajolait... Une partie de sa vie s'était ainsi dé-
pensée au métier de bonne d'eufans; elle y apportait une
conscience peu commune et, quoique payée généralement d'in-
gratitude, il ne lui venait pas à l'esprit qu'elle pût en exercer
un autre. Le hasard l'avait conduite chez nous au moment où,
après la catastrophe de son ménage, mon père cherchait à re-
renouveler son personnel, et, comme elle ne demandait qu'à
placer définitivement son cœur, elle s'était prise, pour la petite
abandonnée que j'étais, d'un de ces dévouemens avec lesquels
beaucoup de vieilles filles trompent leur appétit de mater-
nité.
Revenant à notre entretien :
252
REVUE DES DEUX MONDES.
— Cela ne vous vaut rien, de rester confinée de la sorte.
Vous devriez sortir, essayer de vous distraire.
Une grosse toux, dont peut-être j'exagérai l'importance,
prouva que j'étais enrhumée.
— Gomment voudrais-tu que j'allasse dehors?
Du bout des pincettes elle rapprocha, entre eux, les tisons
qui étaient encore enflammés, puis, mettant une bûche dessus :
— Allons!... Venez chaatîer vos petits pieds.
Je m'approchai. L'une après l'autre, mes semelles se ten-
dirent vers la flamme. Longuement, Sophie me contempla de
ce bon regard attendri qu'ont les chiens aimés de leur maître.
Puis subitement, comme si quelque trouvaille eût jailli de son
cerveau :
— Pourquoi ne pas inviter quelques amis?
— Y songes-tu? avec mon deuil.
Elle fit observer que cela n'était pas un motif à me laisser
dépérir.
— Si votre pauvre papa vous voyait!... Lui qui voulait
toujours que vous soyez gaie, heureuse.
— Chut!... fis-je en avançant un doigt vers sa vieille bouche
édentée; je préfère être seule.
Cela était la vérité. Martyre de mon idée fixe, je ressentais
à me montrer une gêne, une sorte de honte pudique. Tout regard
étranger me mettait au supplice : joyeux? je lui prêtais de l'ironie;
sympathique? j'y croyais voir une pitié. Insistait-il? je devenais
cramoisie ; j'étais comme un coupable qui comparaît devant son
juge.
Sophie n'en était pas à sa première tentative. Quoique d'un
naturel peu accueillant, elle avait plus d'une fois insisté pour
introduire auprès de moi quelques amies anciennes. Ayant une
fois consenti, j'eus la visite de Marguerite Duclair, la plus jolie
fille de notre génération qui venait récemment d'épouser un
garçon dont elle était follement éprise. Elle me raconta son
bonheur. Je l'écoutai les yeux baissés. Jamais tête-à-tête ne fut
plus navrant que le nôtre.
Mais où mon intransigeance se faisait véritablement fa-
rouche, c'était à l'égard des jeunes hommes. On eût dit, tant était
absolue ma résolution de les fuir, qu'ils me fussent devenus
odieux.
L'un d'eux, fils de l'associé de mon père, ayant insisté pour
MA FIGURE. 2o3
m'entretenir d'une question relative à nos intérêts, je le laissai
entrei'. Combien j'eus tort!... Cette visite me fit expérimenter
une sorte de malaise que je devais me rappeler toujours et qui
ne laissa pas d'avoir une influence sur mes décisions futures. A
peine en présence de ce jeune homme, je fus envahie par une
espèce de terreur, l'envie de me sauver, d'être ailleurs. Pas un
mot de ce qu^il était venu me proposer ne parvint à mon cerveau.
Tout le temps qu'il me parla, je n'eus que cette seule idée :
« Que pense-t-il de moi? Quel effet lui produit ma figure? »
Et, dans ses prunelles, ainsi qu'en un miroir déformant, je croyais
me voir ridicule, objet d'horreur, de dérision. Quand il partit,
mes tempes étaient moites de sueur... Pourtant, ce garçon ne
m'était rien; je n'avais aucun désir de lui plaire... Eh bien!
quoi, alors?... Notre entrevue avait été comme une répétition
de ce qui se passerait si un autre visiteur, si Jean, le cher
Jean...
A quelques jours de là, j'étais, après déjeuner, renversée
sur ma chaise longue. Un livre s'appuyait au bout relevé de
mes genoux. Je lisais faiblement, ne prêtant aux choses écrites
que la lisière de ma pensée. En réalité, elle était avec Jean
Desrives. « Il est, pensai-je, le seul de mes amis qui ne m'ait
rien témoigné à l'occasion de mon deuil, aucune sympathie.
Lui "serais-je, à ce point, devenue indifférente? » J'avais tant
besoin d'espérer qu'une foule d'excuses se présentèrent : « Sans
doute, il aura voyagé... Il est absent... Une lettre bientôt... »
Le cours de mes réflexions fut interrompu par un violent coup
de sonnette. Qui, de si bonne heure, pouvait venir? Je n'atten-
dais personne. Un espoir fou me traversa. Si c'était lui!... On
parlementait dans l'antichambre.
Par l'entre-bâillement de la porte, la coiffe de Sophie se
montra :
— Voulez-vous recevoir M. Desrives ?
Je lui fis signe d'entrer et de refermer derrière elle. Est-ce
qu'on peut répondre comme cela, tout de suite?... Après trois
ans !... Le revoir 1... Mais pourquoi était-il parti?... Courage, mon
i cœur! S'il revient, c'est qu'il ne m'a pas oubliée. La vie que
tu croyais close va peut-être se rouvrir...
Sophie cependant tient toujours le bouton de la serrure. Il
va falloir prendre un parti. Voyons, voyons, un peu de calme
Il Et je respire fortement. Mes yeux se braquent sur cette porte.
-i^^ REVUE DES DEUX 3I0NDES.
derrière lacfuelle... 11 me semble que je /<? vois, que je distingue
sa haute taille, sa moustache d'or bruni, ses dents claires... Je
n'aurais qu'une parole à dire... //serait là. Elle obstrue le fond
de ma gorge, cette parole, et ne peut pas en sortir. Par une sorte
d'anticipation douloureuse je ressens le mal qui m'accablerait
si ses yeux, les yeux de Jean... Ah! que je sois préservée de
leur dédain !...
Si seulement Sophie avait pu me renseigner, je lui aurais
posé des questions; je lui aurais demandé : « Gomment suis-je
aujourd'hui? Est-ce que ma robe me va bien? » Car enfin, il y
a des jours où l'on est à son avantage, des jours où les défauts
sont moins apparens. Mais, comment se fier à une admiration
aveugle? FA d'ailleurs, aux heures décisives, il n'y a que soi,
que son propre jugement qui compte. C'est de soi seul qu'il faut
tirer l'énergie du risque ou de la renonciation. Je fais un pas
vers le miroir. De cet autre moi-même je recevrai le seul avis
profitable... un encouragement, peut-être?... Ah! tout le reste
de ma vie je l'aurais donné pour qu'à cette minute... Hélas!
Moi qu'une forme de déesse contenterait à peine, me voilà!...
C'est moi!... Eh bien! non! Jean ne me verra pas ainsi.
— Va, Sophie. Affirme que je ne suis pas à la maison
— Mais il a entendu votre voix.
Un coup d'œil à la glace encore. Si je m'étais exagéré! Si,
dans mon envie d'être belle, j'apportais à me juger un esprit par
trop sévère? Non ! Ma lucidité est parfaite. Elle dessine la saillie
exagérée de mes joues ; elle s'enfonce au creux bistré de mes
paupières. Un mot passe phosphorescent sur le miroir: Laide!..
Laide !...
Décidément, je ne puis pas! Mon parti est pris.
— Trouve un prétexte, Sophie ; raconte que je suis malade.
— Et s'il demande à revenir?
— Revenir?... Oui! c'est cela. Un autre jour; un jour que
je serai mieux portante.
Des savates s'éloignent en traînant. Il y a des phrases échan-
gées, un bruit de porte qu'on referme... puis, rien... plus rien.
A peine ai-je la force de me traîner à la fenêtre. Lui, au
moins, je l'aurai vu!... Abritée derrière un rideau, je fais le
guet. Ce n'est pas long. Une mâle silhouette traverse la rue.
Un instant, j'hésite à la reconnaître. Les épaules de Jean
n'avaient pas cette ampleur. Au geste qu'il fait pour allumer sa
MA FIGURE. 2o5
cigarette, plus de doute; c'est lui!... Mais, comment peut-il
s'en aller de ce pas tranquille?...
La semaine suivante passa en alternatives. Tantôt je ne
craignais rien autant que la visite de Jean; tantôt je l'appelais
de tout mon être. Entendais-je le timbre, je rougissais, je
pâlissais; mon cœur était à la renverse. Le soir approchait-il,
je redoublais de mélancolie. « Un jour encore perdu, fini,
tombé dans le néant !... >•> me disais-je. Ma seule occupation pen-
dant cette période d'attente fut d'étudier ma figure. Je l'obser-
vais, tantôt avec l'intérêt qu'on a pour une amie malade en qui
on essaierait de surprendre quelque symptôme de guérison, tan-
tôt comme une implacable ennemie. Ces jours-là, j'aurais voulu
m'échapper de moi-même. J'étais lasse de traîner cette carcasse
de hasard, lasse de la nourrir, de l'habiller, de lui rendre des
soins. Est-ce juste qu'on ait ainsi un allié qui vous nuit, vous
exaspère, vous empêche d'être heureux? Si le compagnon
auquel on a uni sa vie est mauvais, on s'en sépare; si un
artiste exécute une statue qui trahisse son idéal, il la brise, il
en recommence une autre. Et moi, je serais toujours, sans avoir
rien fait pour mériter cela, quelqu'un que je ne voulais pas
être?...
Tant qu'on est jeune , pourtant, l'espoir du bonheur est
tenace. On cherche, on s'ingénie. « N'y a-t-il pas, me demandai-
je, quelque magique fontaine, quelque source de Jouvence ca-
pable de me transformer? » Si peu de chose, parfois, différencie
une figure réussie d'une figure manquée : une ligne plus ou
moins courbe, une nuance, presque rien. Et que, de ce rien, dé-
pendît ma destinée!...
La quatrième page des journaux est remplie par les pro-
messes des marchandes de beauté. Pourquoi ne les consulterais-
je pas? Endoctrinée par l'une d'elles, je m'abandonnai à son
travail savant de massage, de graissage, de vibrations électri-
ques. Mon espoir était si vivace que, sous ses doigts, je croyais
assister à ma propre métamorphose; et le soir, masquée de
caoutchouc, je songeais, en m'endormant : « Demain, j'aurai
une autre figure. »
Je ne fus pas longue à m'apercevoir de quelle supercherie
j'étais dupe. Aucun de mes traits n'était rectifié, et le fard
m'ôtait cet air de droiture, d'honnêteté qui, à défaut de séduc-
tion, me rendait, du moins, sympathique. Persuadée que tout
2o6 REVUE DES DEUX MONDES.
était inutile, que laide j'étais, que laide je resterais toujours,
j'eus un accès désespéré... Ma rage alla jusqu'à briser les objets
de ma toilette, et la houppette chargée de poudre de riz roula
lourdement à mes pieds comme un pauvre petit oiseau mort.
Ce fut l'époque de ma vie où je versai le plus de larmes.
0 larmes! Impuissance! Faiblesse! Protestation puérile contre
le sort! Que de fois je vous sentis augmenter le feu de mes
joues!... Tout leur servait de prétexte : plainte d'un chien
blessé dans la rue, crin-crin d'an orgue de Barbarie, clapotement
de la pluie contre les carreaux ou même, moins que cela, presque
rien : le tic tac de la pendule qui me venait de mes parens, un
fauteuil vide, des violettes qui achevaient de se faner.
Le printemps venait cependant; il venait joyeux et paré
en dépit de l'humaine misère. Il y eut, comme les autres années,
des souffles tièdes au travers des branchages, des nuages légers
comme fumée de cigarettes ; il y eut de gentils bourgeons
pressés de faire éclore leurs coques, des plates-bandes piquées
de jacinthes, de tulipes; il y eut des moineaux dans les squares,
qui piaillaient comme de petits bienheureux.
Se souvenant que j'avais aimé les lilas, Sophie revenait du
marché avec de grosses gerbes humides qui, par toute la
maison, répandaient une odeur de miel. Peut-être comptait-elle,
la chère fille, sur l'exemple que donne la nature pour me voir
oublier, reverdir, secouer les brumes de l'hiver. Navrée de ce
que je ne me décidasse toujours pas, elle se remit à gronder :
Par ce beau temps! Cela n'était-il pas péché que de rester à
la maison! 'J'aurais dû être dehors, acheter moi-même des
bouquets, éclaircir un peu mes toilettes.
— - A quoi bon, répondis-je, je n'en paraîtrai que moins
fraîche.
Ses longs bras secs comme des branches prirent le ciel à
témoin de ce qu'elle nommait : ma folie... Comment m'aurait-
elle jugée, elle qui depuis plus de quinze années me cajolait,
me soignait, me pomponnait avec une indulgence de nourrice?
Est-ce que sa tendresse ne lui avait pas, définitivement et contre
toute évidence, fermé les yeux sur mon compte? Sa seule
concession fut d'avouer que je n'avais pas trop bonne mine.
Ma santé était à peu près le seul bien sur lequel je pusse
compter en ce monde. L'idée de la perdre me rendit attentive
à l'état de mon organisme. Le sentant menacé :
MA FIGURE. 257
— Et tu crois que si je sortais?
— Vous auriez des roses aux joues.
Cela était faux. J'en avais la certitude. Jamais mon teint,
même de loin, ne rappellerait un pétale. Mais, dans un cœur de
vingt ans, l'espoir frissonne au moindre souffle.
Le soleil au lendemain semblait m'inviter, me dire : « Viens,
toi aussi tu vas refleurir. » Je mis mon chapeau encore alourdi
de ses crêpes, une simple jaquette de drap noir et je gagnai
les grands boulevards. Le cœur même de Paris battait là sa
vie nombreuse et pressée. Les voitures roulaient avec un gron-
dement de fleuve. Tout n'était que houle, cris, rumeurs. Les
avenues décorées de feuilles, les stores nouvellement déployés,
de multicolores affiches faisaient penser à une kermesse. Mon
cœur se fit lourd subitement comme lorsqu'on côtoie une fête
à laquelle on n'a pas été invitée. Je me frayai cependant un
passage. Croisée par des hommes qui ne m'apercevaient même
pas, dédaignée par d'autres dont le coup d'œil se détournait
prestement, j'allais timide, me dissimulant comme une ombre.
Les femmes, surtout, attiraient mon attention. Quoique je ne
sois pas d'un naturel envieux, la forme impeccable de plusieurs
d'entre elles, leur démarche qui faisait retourner les passans
me causaient un indicible malaise. Comment aurais-je pu, dans
l'atmosphère de luxe et de plaisir, créé autour d'elles, pour
elles, pour faire valoir leur beauté, comment aurais-je pu rester
indifl"érente à ma disgrâce? Entendant leurs petits talons frapper
rapidement l'asphalte, je me disais : « Où vont-elles? » Mon
imagination, dont je n'ai jamais pu retenir le galop, partait à
leur suite; je leur prêtais de magaifiques aventures, des bonheurs
secrets, palpitans, des paroxysmes que, moi, je ne connaîtrais
jamais. L'une se hâtait-elle davantage? Je la voyais entre des
bras qui l'avaient attendue. Une autre s'arrêtait-elle? Sur ses
traits je croyais saisir le signe d'une heureuse lassitude. Une
blonde qui me précédait ayant rattaché son chignon, l'idée me
vint de ce qui l'avait pu décoiffer.
Parvenue au carrefour de l'Opéra, j'hésitai sur la direction
à prendre. La verdure des Tuileries, les parterres calmes, l'eau
limpide des bassins attiraient ma rêverie. La rue de la Paix,
cependant, me garda. Elle était étincelante entre ses parois de
cristal et les étalages exerçaient sur moi leur fascination. Pour-
quoi n'essayerais-je pas de m'habiller avec art? Qui sait si d'ha-
TOME III, — 1911. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
biles faiseurs ne feraient pas de moi une autre femme ? La
toilette est une telle magie !
Des commerçans me firent valoir les mille inventions de la
mode. On me montra les gros lainages au contact desquels la
chair paraît fine et précieuse; des soieries dont l'éclat ajoute un
éclat; on étala des rubans, des fleurs, des parures... Sans que
je fusse bien riche, aucune de ces choses ne m'était interdite;
j'aurais pu, parmi elles, m'ofîrir ce qui m'aurait tentée. La voix
douceâtre des vendeuses accoutumées à mentir me flattait. L'une
me vanta le galbe hardi d'un chapeau, l'autre la ligne d'une
robe.
— Avec ce fourreau, mademoiselle, vous seriez tout à fait
jolie.
Pour les croire, il n'aurait pas fallu que j'eusse devant moi
les véridiques miroirs. Ah! si ma perspicacité avait pu se taire
un instant!... Si j'avais cessé de l'entendre!... Mais la voix de
persécution ne cessait de ricaner : « Avec cette tête-là!... »
L'angoisse qui s'était un instant relâchée resserra de nouveau
son étreinte. En une seconde les chatoyantes étofl"es se cou-
vrirent de cendre. Je fis, au hasard, une commande et je
sortis. Il était temps!... Mes larmes allaient déborder.
Au retour, mon attention se détourna des silhouettes victo-
rieuses : je n'eus d'yeux que pour les laiderons. Leur nombre
me parut infini. Que de visages indigens! Que de tailles sans
ressort, de corsages qu'on ne dégrafe que pour dormir! Etrange
phénomène!... Toute cette chair de rebut ne paraissait pas
souffrir. Comment peut-on garder l'âme placide quand on habite
une prison?
Une femme accompagnée de trois garçons vint à passer. Elle
était hideuse. Quoique ces enfans lui ressemblassent, je ne pou-
vais croire qu'ils fussent les siens? Ainsi! un homme, pour
elle, aurait simulé l'amour? Et j'entrevisle marché honteux de
certains mariages : la personne contre l'argent.
Un peu plus loin, je croisai une bossue. Sa tête, trop forte
pour son corps, oscillait; sa bouche, marquée d'un pli amer,
disait l'exaspération de son âme. Pourtant, elle était vêtu,e avec
recherche et faisait, pour se redresser, de pénibles, de surhu-
mains efforts. A la devanture d'une boutique, je surpris qu'elle
se mirait. Oui, la malheureuse mirait sa bosse!... Sans doute,
avec l'espoir de se trouver moins difforme aujourd'hui qu'hier.
MA FIGURE.
259
I
Celle-là, du moins, n'était pas indifférente ! J'eus envie de
m'approcher d'elle, de lui prendre la main, de lui murmurer tout
bas : « Mou amie, ma sœur, dites-moi ce que vous souffrez. »
A un tournant, elle disparut. Où allait-elle? Vers quelle soli-
tude? vers quelle honte désolée?
Décidément, les créatures vivantes ne me laissaient pas de
repos. Leur beauté, tour à tour, et leur disgrâce, exaltaient en
moi le drame intérieur. Je me comparais, je regrettais, je désirais
passionnément... Rien ne me faisait oublier. La paix, où la ren-
contrer? L'idée me vint de la demander aux figures éternelles.
« L'art, selon Corot, est ce qui rend joyeux. » Expérimentons
l'exactitude de cette formule.
Ma prochaine sortie fut pour le Louvre. Dès l'entrée, planait
un silence, le silence religieux qui, lorsque j'étais enfant, m'avait
suggéré cette question : « Est-ce ici que l'on dit la messe? » C'est,
en effet, mieux qu'un silence, un recueillement qui tombe des
voûtes et s'étend sur le peuple blanc des statues. Il semble
qu'en franchissant la porte d'un musée, on renonce à ce qui, en
soi, s'agite, se démène et qu'on devienne, du moins, pour
quelques instans, le fidèle apaisé d'un culte. Quelle halte, en
effet, que de regarder la Joconde, quel ravissement dépouillé
d'égoïsme ! Et, méditer devant les Pèlerins d'Emmaûs, n'assure-
t-il pas à l'esprit un surnaturel repos? J'allai, vers ces effigies,
confiante; je venais à elles sans arrière-pensée, prête à joindre
mon hommage à l'hommage séculaire. Leur perfection m'était
sacrée; je les vénérais dans un recul de tabernacle. L'envier
m'aurait paru sacrilège. Si absorbée toutefois que je fusse par
la contemplation pieuse, je ne l'étais pas assez pour que le
démon que j'avais voulu fuir ne trouvât l'occasion de se glisser
en moi. Ce fut au moment d'aborder les galeries du xviii'' siècle.
Quelque effortque je fisse pour l'écarter, je le sentis rôderdansma
cervelle dès le premier contact avec cet art galant qui ne parle
que d'amour et de plaisir. 0 nymphes, bergères, couples vêtus
de clairs satins, voyageuses pour Cythère, comment m'auriez-
vous épargnée? Est-ce que vos gestes en guirlandes, vos seins
offerts, vos lèvres de baisers roses ne proclament pas trop haut
le pouvoir souverain d'être belle?... Comme une hallucinée, je
m'arrêtai à contempler l'embarquement de Watteau. C'était
comme si la fête nautique avait, devant moi, battu son plein.
J'entendais ce qu'à leurs compagnes disaient, en leur prenant
2GÛ
REVUE DES DEUX MONDES.
la taille, les jeunes fous en tricornes. Le « oui » délicieux des
réponses était sur les bouches. Et la barque se balançait, les
arbres versaient leur ombre bleue, et le lac avait le glacis
soyeux d'une étoffe. Plus qu'aucune scène vivante, l'atmosphère
de cette toile me fit sentir par quelle distance j'étais séparée du
bonheur. C'était comme une musique adorable dont les sons
auraient fui devant moi. Quelle aberration avait pu me faire
croire qu'un tableau vous rafraîchit l'âme? Qu'y a-t-il au con-
traire de plus desséchant qu'une eau dont ou ne saurait appro-
cher? Comment respirer près d'une fournaise ? Aurions-nous ces
poitrines pleines de cris, de sanglots si des artistes devant nous
n'avaient chanté? 0 Wagner, Baphaël, Rembrandt, Michel-Ange,
Hugo, n'est-ce pas à vous que nous devons cette exaltation dé-
lirante qui rend nos âmes impropres au terre à terre? Si vous
ne nous aviez entraînés sur vos glorieux sommets, aurions-
nous cette impossibilité de nous plaire aux vallées basses?
« Laissons, me dis-je, les joies de l'art à ceux que la vie favorise,
et retournons sagement à la nature, à l'équitable nature qui
veille également sur les créatures les plus parfaites comme sur
les plus disgraciées.
Nous sommes au début de juin; l'air est un cristal impal-
pable; une fine brise agite sur Paris son éventail parfumé.
On ne saurait souhaiter une journée plus suave. Je me fais
conduire à la porte Dauphine. Les courses ont dû attirer la
foule vers quelque hippodrome de banlieue, car le Bois est
presque solitaire. Une fraîcheur délicieuse en émane. Je la
goûte, dès le seuil, comme un fruit que l'on n'a pas encore
ouvert. Oii rêverai-je le plus paisiblement?... Dans cette petite
allée qui côtoie les méandres du lac. Elle est étroite, la mousse
en tapisse les bords, et les hauts sapins qui l'ombragent font
croire à un paysage sincère. Par-dessus l'eau limpide, voltigent
des nuées de moucherons. Mon imagination, elle aussi, bour-
donne, trace de grands cercles aériens. Tout à coup, de l'autre
bout du sentier, un couple s'approche. Il est à une assez grande
distance et je pourrais l'éviter. Mais, pourquoi? Ces deux êtres
sont gracieux et semblent faits l'un pour l'autre. Leurs bras,
étroitement, les attachent; on les devine perdus, oublieux de
l'univers. Un sentiment mêlé d'envie et d'admiration me porte
vers la femme d'abord. Quoique ombrée par un immense cha-
peau de paille, sa figure a une fraîcheur... Oh ! l'adorable fleur
MA FIGURE. 261
humaine!... Au moment de les dépasser, mon regard rencontre
son compagnon. J'étouffe un cri... Cet homme qui la tient
enlacée, qui penche vers elle une bouche de désir, c'est Jean.
En un éclair, je vois le carmin de sa bouche !... Je vois ses dents
éclatantes!... J'entends le murmure de sa voix!... Lui, grâce à
Dieu, ne me voit pas. Il passe sans même détourner la tête.
Tout ce qui n'est pas sa bien-aimée, il l'ignore. Aurai-je la
force de continuer mon chemin? Je fais quelques pas. Soudain
mes jambes défaillent ; mon cœur s'arrête de battre et, telle
qu'une herbe fauchée, je me couche sur le sol.
Lorsque je revins à moi, mes mains étaient remplies de'
sable, un goût d'humus me pénétrait. La dernière image aperçue
se représenta la première : Jean ! Cette femme ! Ils étaient partis.
Ils s'aimaient. Oh! Pourquoi avais-je espéré?... Quelle folie
avait pu me laisser croire?... El la face au creux de mes
mains, je me mis longuement à pleurer tandis qu'au-dessus
du lac immobile les acacias secouaient le sachet odorant de
leurs grappes et que doucement, dans le soir, le ciel verdâtre
devenait rose.
111
Ce fut Uni des promenades. N'avais-je pas expérimenté que
la grâce émouvante des fleurs, les nuances fines de l'eau, les
ciels pompeux, le jeu des ors dans le feuillage, tout ce qui
exalte notre sensibilité, tout ce qui accroît et accélère la course
de notre sang, fait en même temps verser des larmes? L'apaise-
ment des jardins : quelle légende ! Où sentirait-on davantage sa
propre disgrâce qu'en ces lieux dont le poète a dit :
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté?
Rétrécissons notre existence, pensai-je. Brisons la duperie
des songes.
Le quartier que j'habitais, adapté aux rudesses de l'existence,
plutôt qu'à son agrément, convenait mieux à la disposition de
mon esprit que les somptueuses avenues. Ses maisons sordides,
ses rues mornes, ses carrefours enfumés m'enseignaient chaque
jour davantage qu'un peuple de parias peine, souffre, lutte
contre la fatigue et attend ce qui n'arrivera jamais. Comment se
2G2 REVUE DES DEUX MONDES.
plaindre après cela? Comment dire: Je suis une exceptionnelle
victime? A y regarder de plus près cependant je m'aperçus que
les êtres obligés de gagner leur vie n'étaient pas les plus
malheureux. Visiblement, beaucoup prenaient du plaisir à leur
tâche. La question du salaire absorbait toute leur pensée. Bien
portans, bien payés, ils n'en réclamaient pas davantage.
N'étaient-ils pas, en somme, moins misérables que moi? L'occa-
sion que j'eus de connaître une très pauvre ouvrière confirma
cette opinion. Fraîche sous sa tresse blonde, elle chantait tout
le jour en cousant. « Son cœur sans doute est satisfait, » me dis-
je. Pas du tout; c'était une fille sage qui n'avait point d'amou-
reux. Qu'est-ce qui alors pouvait bien la mettre en joie? Les
fortes joicmées qu'elle gagnait... Il existait donc des femmes,
de jeunes, de jolies, pour lesquelles l'amour n'était pas l'obses-
sion unique?
A la fin, l'exténuant été s'acheva. Des souffles aigres
accourus de l'horizon détruisirent ce qui, la veille encore , était
«'datant et superbe. Il n'y eut sur la terre rien de ce qui avait
été vert et bleu et pareil à de l'or. Les arbres perdirent leur
parure; l'air se fit brume, crépuscule. Tant mieux !... Dans cette
atmosphère éteinte, mes regrets seront moins aigus. Je me
trouverai en concordance avec le malheur commun. N'être pas
belle ne sera plus une singularité, une offense à la règle... En
effet, une sorte de rideau s'abaissa devant mon esprit. J'eus
l'amère consolation de me dire: « La détresse est universelle. »
La quantité de douleur qui emplit le monde rencontra en
moi des échos qui n'avaient pas encore vibré. Je fus remuée
par la férocité du sort qui s'attaque aux femmes, aux petits
enfans, par la décrépitude sans remède des vieillards, par cette
avalanche extraordinaire qui fond sur la pauvre humanité. La
pensée d'être utile s'insinua peu à peu dans mon âme. Qui sait,
me demandai-je, si l'altruisme, la charité ne sont pas des
forces où le cœur trouve son développement aussi complet que
dans l'amour?
La fête des Morts m'avait incitée ce matin-là au jardinage
sur la tombe de mon cher papa. Je revenais du cimetière
ayant, aux lèvres, l'acre relent des chrysanthèmes. Le sol était
noir, gluant; un brouillard inaugurait la série des jours où les
pauvres seront plus pauvres. J'avais bâte de quitter la rue
inhospitalière et d'approcher la bonne chaleur du chez soi.
MA FIGURE. 263
A hauteur de la place Blanche, un rassemblement barra ma
route. J'allais me détourner, croyant les gens attirés par le
boniment de quelque camelot, lorsque le mot : hôpital, attira
mon attention. « Il y a eu un accident, » me dis-je, et je hâtai
instinctivement le pas, car je ne redoute rien au monde autant
que la vue des blessés. Mais ce fut comme si une main m'obli-
geait à m'arrêter. Qu'irais-je faire là cependant? Je ne saurais
porter secours. L'idée seule qu'il y eût du sang me faisait les
jambes tremblantes. Qu'importe! Il le faut... Et malgré moi
je m'approche.
Spectacle inattendu !...Sur un des bancs du boulevard, une
jeune femme est assise. Elle appuie contre sa poitrine un enfant
de quelques mois. Sa pâleur ambrée, les loques éclatantes dont
elle est vêtue annoncent une étrangère, un de ces modèles
italiens qui pullulent à Montmartre. Mais d'abord, c'est une
malheureuse. Ses mains sont maigres, violacées, elle gémit :
« Jésus, Seigneur, je vais mourir, » et ses yeux sont affamés
de vie.
— Vous souffrez? fis-je en me penchant sur son épaule.
Ses lèvres remuèrent comme si elles voulaient parler ; mais
la voix trahit leur effort. Ses bras qu'avait croisé le geste ma-
ternel se dénouèrent, sa tête se renversa. Je n'eus que le temps
de recueillir l'enfant avant qu'il ne roulât par terre.
Un des spectateurs raconta qu'un instant plus tôt la femme
déjà était tombée en syncope.
— Elle est soûle, suggéra un ouvrier dont le nez ressemblait
à une framboise,
— Elle n'a peut-être pas mangé, interrompit un autre, qui
avait les joues creuses et un flanc évidé de loup.
J'avais passé au cou nu de l'Italienne le boa de fourrure
qui s'enroulait autour du mien. Une agitation de ses doigts
annonça qu'elle reprenait connaissance.
— Antonio!... murmura-t-elle, avant d'avoir rouvert les
yeux.
Je compris qu'elle s'inquiétait de son bébé et la rassurai
aussitôt.
— Il est là. Je vous le rendrai tout à l'heure.
Puis, songeant que nous étions peut-être, ainsi que l'avait
dit Ihomme aux flancs creux, devant une de ces inanitions qui
sont la honte, le scandale des grandes villes, je m'informai.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avez-Yous faim? Voulez-vous manger quelque chose?
Non, ce n'était pas cela. Son zézaiement, à peine familiarisé
avec le français, m'apprit, qu'amenée de Rome au printemps
par un sc\ilpteur, celui-ci l'avait abandonnée, dès qu'il l'avait
vue enceinte. Depuis ses couches, elle était toujours malade,
toussant, maigrissant, n'ayant aucun appétit.
— Et qui vous soigne?
— Personne.
Des voisines lui montaient une portion les jours où elle
n'avait pas la force de se lever. C'était sur leur conseil qu'elle
allait consulter un docteur, quand une faiblesse l'avait abattue
sur ce banc. Avec son fardeau sur les bras!... Et je frémis à la
pensée de la chute épargnée au pauvret.
— Venez, lui dis-je, nous irons ensemble au dispensaire et
je porterai le petit.
Elle était encore toute faible ; cependant, avec l'énergie des
pauvres accoutumés à assumer seuls, jusqu'au bout, la charge,
si lourde soit-elle, que le destin a mise sur leurs épaules, elle
prolesta.
— Non; non!... J'aurai la force...
Sa résistance ne céda que lorsque je l'eus persuadée du plai-
sir véritable que j'aurais à garder ce marmot dans mes bras.
Quant à lui, comme s'il se sentait plus en sûreté contre moi que
sur le chétif sein maternel, il eut, pour s'y blottir, un gentil
mouvement d'oiselet.
Que m'arrive-t-il?... Une chaleur, soudain, fait palpiter
ma poitrine. Quel est ce sentiment nouveau? Un enfant!,..
Un doux petit objet à moi!... Un être pour lequel je serais
beauté, joie, plaisir!... Des yeux qui, pour me juger, n'au-
raient que la clarté de cœur, qui ne me mettraient en parallèle
avec personne, pour qui je serais l'unique, l'incomparable :
Maman !
Le dispensaire était situé tout en haut de la rue Lepic.
A mesure que nous montions, le souffle de ma compagne
s'écourtait, devenait rude et suff'ocant. Une quinte de toux
l'obligea de s'arrêter.
— Reposez-vous là, lui dis-je, en arrivant à une borne.
Elle s'assit; puis exprima de nouveau le scrupule que je
fusse fatiguée?
Non, en vérité, je ne l'étais nullement. C'était même
MA FIGURE.
265
extraordinaire combien le marmot me paraissait léger. De
temps à autre, ainsi que, pour se donner du courage, on avale
une boisson, je plongeais mes lèvres dans le tiède duvet de sa
nuque et j'allais, j'allais...
Sur une porte de piètre apparence, une croix était peinte en
rouge. En même temps, l'Italienne et moi, nous nous arrêtâmes.
Sans nous être rien dit, nous venions de reconnaître l'Enseigne
universelle. Pourpre du Christ, Gouttes tombées du Calvaire sur
le monde, n'êtes-vous pas pour tout ce qui soufTre un même
signe de ralliement?...
Le premier aspect cependant fut sinistre. Sous les poutres
d'une salle basse, un bétail humain s'entassait. L'air épais, nau-
séabond, était à faire lever le cœur. On eût dit que chaque
spécimen de la déformante misère s'était donné rendez-vous
là. Dès l'entrée, je vis des jambes saignantes, des enflures, des
torses déviés, des chairs flasques, des yeux brûlés par la fièvre.
J'entendis la plainte rauque d'un goutteux, la toux d'une jeune
fille! Horreur!... Angoisse!... Pourquoi, me demandai-je, ces
souffrances inutiles? Pourquoi ces membres qui se rompent,
ces poumons qui ne peuvent pas respirer? Nulle réponse ! Au-
cune explication valable. Ma tête bourdonne. Oh! l'affreuse
géhenne !... J'ai hâte d'échapper, d'être dehors. De l'air!... Du
ciel!... La vie! après ce passage aux antichambres de la
mort !...
En attendant son tour d'entrer au cabinet de consultation,
ma protégée avait pris rang entre un pied bot et une ophtalmie
purulente. Sur ses genoux je déposai, non sans l'avoir encore
embrassé, son mignon Antonio et m'informai de leur adresse.
Elle se nommait Maria, et demeurait impasse du Saule. Je lui
promis ma visite et je glissai entre ses doigts une petite somme
d'argent. Pour le moment nul n'avait plus besoin de moi, mon
devoir était accompli. Je pouvais m'en aller, retourner près de
mon bon feu; c'est ainsi du moins que j'en décidais.
J'allais sortir. Ma main déjà' avait saisi le loquet libérateur.
Par avance je humais l'air débarrassé de miasmes... Une per-
sonne, que je n'avais pas jusque-là remarquée, posa ses doigts
sur mon poignet.
— Vous partez! fit-elle. v
Surprise, je levai les yeux. Sur le fond sombre de la foule
où tout était terne, foncé, elle semblait une créature lumineuse.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Sa coiffure, son tablier, ses manches larges comme des ailes,
tout était blanc, blanc, blanc.
— Oui, non: répondis-je troublée, avec la rougeur de quel-
qu'un qu'on surprend au moment de commettre une mauvaise
action. Et comme si effectivement mon départ était lâche, sour-
nois, je cherchai à m'en excuser.
— J'ai amené cette pau\Te femme ; à présent que ferais-je
ici ?
Mon interlocutrice eut un sourire qui en disait long sur ce
qu'on y pouvait faire. Prudente toutefois et craignant de
meffaroucher, elle proposa simplement.
— Voulez-vous venir avec moi?
Je fus sur la défensive.
— Où e*ela?...
— Visiter notre dispensaire.
Quoi ! regarder des horreurs encore ! Respirer une atmosphère
pestilentielle I...
— Vous verrez, insista-t-elle, cela vous intéressera.
Je n'avais jamais rencontré un visage de femme aussi per-
suasif que celui de M^^' Derlange. Quoiqu'elle approchât de la
cinquantaine, un charme juvénile émanait de ses yeux couleur
de lin, de sa peau préservée du grand air. Toute sa personne
menue dégageait une sorte de suavité, ce je ne sais quoi de
limpide, de surnaturel qu'on voit aux saintes des vitraux dans
la cathédrale de Bruges. Je la suivis.
La première salle où nous entrâmes était claire, bien aérée.
On y respirait une franche odeur pharmaceutique qui embau-
mait après celle du vestibule. La foule des misérables m'apparut
aussi moins sordide, avec quelque chose d'assisté déjà, de ratta-
ché à l'existence.
Celle qui semblait la providence de ce lieu m'expliqua
qu'il servait aux distributions.
— Outre les remèdes que le docteur a prescrits, nous don-
nons aux malades ce qui leur est nécessaire : linge, vétemens,
bons de pain, de viande...
Dès son apparition, d'anxieux visages s'étaient tendus. On
eût dit un champ de fleurs pâles tournées du côté du soleil.
Peusant obtenir d'elle quelque bribe, chacun l'implorait, faisait
valoir un titre à sa bienveillance. Et, à tous, elle répondait
avec douceur. On sentait que l'habitude n'avait pas émoussé
I
MA FIGURE. 267
sa bonté, que la soufiFrance faisait jaillir de son cœur des sources
intarissables.
S adressant à une fillette dont la lé te trop lourde penchait
sur le cou.
— Comment ça va, petite?...
Celle-ci leva des prunelles noyées dans un grand cercle,
bleuâtre.
— Pas trop bien ! Maman m'a envoyée chercher l'huile de
foie de morue que vous lui avez promise pour moi et pour mon
petit frère.
— Très bien; tu vas en emporter un litre, et quand il n'y en
aura plus, tu reviendras en chercher.
Une femme aux yeux brûlés par lïnsomnie ^•int à son tour.
Découragée, elle gémit :
— Mon mari a toujours son rhumatisme ; je ne sais plus
quoi lui donner pour dormir.
— Voilà, fit M "^ Derlange, après avoir écrit une ordonnance
sur le carnet qui pendait à sa ceinture ; vous lui ferez avaler
ceci trois heures après qu'il aura dîné, et sa nuit, je vous le
garantis, sera tranquille.
Ainsi va, de place en place, la douce créature répandant, avec
ses aumônes, le don plus précieux, peut-être, des paroles compa-
tissantes. Et moi, sur ses pas comme une ombre, je la suis, je
la contemple. J'admire sa patiente bonté, la sûreté de son coup
d'œil qui, au premier aspect lui fait discerner le vrai malade de
celui qui usurpe les soins. Rien qu'à la façon familière qu'elle a
d'accueillir les enfans, de les palper, de passer ses fines mains
au travers de leur chevelure, on devine une adorable manieuse
d'êtres. Quoiqu'on la nomme « Mademoiselle, » c'est à la race
des mères qu'elle appartient. Son corps fragile est d'une %"ierge;
mais ses yeux ont l'ardeur que communique la pleine vie. La
coiffe de mousseline qui pose sur sa tête fait penser, quand elle
marche, au vol immaculé des colombes; mais ses mains ne
craignent pas de se salir. A mesure que je l'observe, un attrait
inattendu opère en moi. L'envie de la connaître redouble. Une
question sur elle-même serait peut-être indiscrète; mais le dis-
pensaire, c'est la chose publique. J'interroge. D'une façon mo-
deste, réservée où, toutefois, Ton discerne qu'elle en est l'àme
agissante, elle me donne quelques renseignemens. J'apprends
ainsi quelle sorte d'injustice son cœur prétend réparer.
2G8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Songez à la quantité de malades qui ne le sont pas assez
pour obtenir un lit d'hôpital. Songez aux enfans malingres, mal
nourris; aux femmes qui traînent la misère de leur sexe. Aux
blessés surtout. On nous en amène de très loin. C'est pour eux,
principalement, que sur la houle parisienne flottent ces radeaux
de secours. Celui-ci est le troisième que, pour ma faible part,
j'ai réussi à établir. Aussitôt consolidé, j'irai m'occuper d'un
autre... n'importe où, pourvu que la vague humaine l'entoure.
Jamais il n'y aura suffisamment de refuges oij les pauvres
puissent aborder, d'asiles sur lesquels soient inscrites les paroles
du Sauveur : « Venez à moi, vous qui souffrez. »
L'exaltation, avec laquelle ces choses venaient d'être dites,
témoignait d'une foi profonde, d'un de ces enthousiasmes pour
le bien qui se rencontrent chez certaines âmes d'élite. Qu'est-ce
qui avait déterminé une telle vocation ? quelle étincelle? Par
quel prodige, cette créature, faite pour plaire et pour aimer,
avait-elle renoncé aux joies normales de la vie? Quelle force, plus
forte que l'instinct, avait tari en elle les sources de maternité»
d'amour? Quelle mystérieuse puissance l'avait enlevée à elle-
même et généreusement donnée à la multitude souffrante? La
sympathie plus encore que la curiosité me poussait à le savoir.
« Etre son amie! » me disais-je. On sentait que toute peine
qui lui serait confiée éveillerait de tels échos ! Toutefois, devant
ce visage épuisé par les saintes fatigues, les abstinences, la
veillée auprès des mourans, oserais-je parler? N'aurais-je pas
honte de dire : « Moi?... » Silence!... Plutôt que de me plaindre,
je devrais tomber à genoux.
Une question cependant était sur le bord de mes lèvres.
A la fin, elle m'échappa.
— Y a-t-il longtemps que la charité vous a prise?
— J'avais vingt ans.
— A^ingt ans!... Et je ne pus m'empêcher d'ajouter : Vous
aussi, vous étiez donc malheureuse?
Je ne sais quel accent désemparé trahit l'état de mon cœur;
mais il dut être expressif, car M"° Derlange eut soudain la révé-
lation d'une détresse, d'une de ces détresses morales, dont
l'habitude de soigner les corps ne l'avait pas désintéressée. Son
regard eut une expression que je ne saurais oublier; et je vis, vers
moi, venir le manteau de sa protection.
— Si vous le voulez, proposa-t-elle, je vous dirai mon histoire.
MA FIGURE. 269
Je l'en priai.
— Voici : j'élais fiancée à l'an des plus jeunes, des plus
distingués savans de notre génération. Ses travaux sur le sérum
antidiphtérique lui valaient de nombreux suffrages. Oublieux
du danger, il luttait, luttait contre le terrible bacille. Un matin,
il se sentit pris. Cela commença par d'incoercibles nausées,
puis une sensation d'étranglement. Malgré mes soins, malgré
la collaboration d'illustres maîtres, il devint évident qu'on ne le
sauverait pas. Le caractère infectieux du mal était de ceux dont
rien ne triomphe. En quelques heures, je vis le visage que j'ado-
rais blêmir, se convulser. Sous mes yeux, on tenta l'horrible
opération qui ressemble à un assassinat. Tout fut inutile; tout!
Avant la fin du troisième jour, mon malheur était consommé.
Les mains de M"" Derlange s'étaient rejointes. Je les voyais
se serrer l'une contre l'autre, se tordre comme des rameaux que
le vent voudrait séparer. Elle continua :
— Il n'y avait plus pour moi d'univers; j'étais résolue à
sortir d'un monde où de telles iniquités sont permises. A cette
époque, la douceur de croire me manquait; elle m'est venue plus
tard, avec la persuasion qu'un monde meilleur est l'équilibre
indispensable à celui-ci. Donc, je voulais mourir. La crainte
de frapper mes parens par un suicide brutal me fit chercher le
moyen. En dépit de leur résistance, je pris du service à l'hô-
pital. J'approchai les contagieux dont mon fiancé avait pris le
germe. J'espérais d'eux le mal qui me réunirait à lui. La mort,
hélas! a ses caprices. Elle ne voulut pas de moi. Il fallut me
résigner. Bientôt, ce que j'avais entrepris par désespoir me
fournit le courage de vivre. La plainte qui s'élève de chaque
lit eut un retentissement dans mon cœur. Je jugeai ma douleur
lâche, idolâtre. Celle des autres commença d'exciter ma pitié.
C'était le salut. Dès qu'on peut sortir de soi-même!...
Notre entretien fut interrompu par l'approche d'une infir-
mière qui venait se mettre à la disposition de sa directrice.
Au premier instant, on les eût prises pour deux sœurs, car leurs
costumes les appariaient. Même sarrau immaculé, même mous-
seline posée comme des ailes de chaque côté des épaules. Mais
à y regarder de près... Ici, des mains frêles, un corps exempt
de matérialité; là, une robustesse vulgaire. Comment deux
femmes, de races si dissemblables, s'étaient-elles rencontrées
dans le même chemin?
270 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que leurs voix se mêlaient, voix presque conven-
tuelles des personnes accoutumées à chuchoter près des malades,
je continuai de les observer. Que l'une fût ici, passe encore...
Je savais maintenant comment ses espérances en faillite l'y
avaient amenée. Que dès la jeunesse, un de ces malheurs excep-
tionnels qui brisent vos ressorts vous jette hors de votre vie...
Soit! Mais sa compagne? Aucun roman ne se pouvait inscrire
sur cette face plébéienne ; on ne pouvait imaginer qu'un deuil
d'amour eût courbé ces lourdes épaules. De quoi cherchait-
elle ici l'oubli? de quelle défaite?
Dès que nous nous retrouvâmes seules, M'^^ Derlange voulut
bien contenter ma curiosité. Fanny Brème était une pauvre ser-
vante qu'un simple appétit de dévouement conduisait chaque
matin au dispensaire. Quoique ayant son pain à gagner, elle
trouvait le temps de consacrer deux grandes heures à servir de
plus pauvres qu'elle. Sans cette échappée d'idéal, sans cette lueur
au fond de son célibat, son cœur aurait suiïoqué prétendait-elle,
sa sensibilité se serait racornie comme une racine sans eau.
— Et voilà, fis-je en regardant mon interlocutrice, ce qu'elle
a trouvé pour sa soif?
— Sans doute!... Mon propre exemple ne vous a-t-il pas
persuadée que la charité est le dictame souverain, le moyen
sûr de se venir en aide à soi-même?
Une foule de réflexions m'assaillit. Fallait-il admettre que,
pour certaines femmes, se sacrifier soit la seule félicité per-
mise?... Oh! se contenter de cueillir la fleur obscure du sacri-
fice !... Se dire : « Autrui et c'est assez !... » Mon cœur regimbait
contre un enseignement si sévère.
Devinant mes tergiversations, M"* Derlange insinua d'une
voix douce, douce :
-=- Si vous vouliez être des nôtres !...
Mais je n'étais pas mûre encore. Le rayon qui fait tomber
les épis n'avait pas lui sur mon âme. Je continuai de discuter
avec moi-même. Sans doute, plusieurs ont trouvé, dans la cha-
rité, le repos, l'oubli de leurs propres souffrances... mais elles
n'étaient plus jeunes. Ah ! si j'avais pu rencontrer des exemples
plus probans, des renoncemens applicables à mon cas!...
— Etes-vous nombreuses, ici? m'informai-je.
— Une demi-douzaine environ, répondit M'^* Derlange ; puis,
aussitôt, avec un soupir : Cela est bien insuffisant !
MA FIGURE.
271
Je compris. La sainte fille m'appelait, voulait me conquérir.
Son prosélytisme autant que sa bonté préméditaient une cap-
i>ure.
Je poursuivis mon enquête.
— Qui sont ces infirmières?
— Il en vient de toutes les classes, des conditions les plus
variées. Un grand nombre appartient à la classe riche.
— Et des jeunes, y en a-t-il quelquefois?
— Beaucoup n'ont pas trente ans.
— Et de jolies?
— Certes!... Vous verrez.
Ma surprise allait grandissant. Je ne parvenais toujours pas
à m'expliquer par quel phénomène des femmes qui auraient pu
aimer, plaire, en venaient à dépenser leur vie là.
— Ce sont des saintes!... déclarai-je, les rejetant ainsi en
dehors de l'humanité.
— Détrompez- vous, rectifia M"° Derlange : quelques-unes
manquent de ce levier puissant qu'est la foi chrétienne.
— Qu'est-ce qui les amène, alors? Quel sentiment? Quelle
espérance ?
Elle réfléchit un instant, puis, s'en fiant davantage à la
démonstration vivante qu'à l'efficacité des paroles :
— Venez, me dit-elle; vous comprendrez en les voyant.
Et, avec cette ardeur intime qui était le secret de son ascen-
dant, elle prit ma main, m'entraîna. Oij me conduisait-elle?
Quand je sus que c'était à la salle de chirurgie, mon corps
eut un mouvement rétractile. L'idée de ce qu'il devait là y
avoir me mit une sueur aux tempes. Travaillant dans l'inconnu,
mon esprit me fit voir des choses atroces, redoutables, des
instrumens de torture. J'allais reculer; une porte s'ouvrit et je
fus poussée en avant.
Au travers des vitres dépolies filtrait une clarté blafarde.
Le sol était lisse et glissant. Sans oser lever les paupières,
j'avançai. Soudain je fus devant une console où, près de l'ouate
en flocons, luisaient pinces, lames, ciseaux, tout le terrible arsenal
qui avant de guérir épouvante. Mon regard effaré se porta ail-
leurs . Un pire spectacle m'attendait !... Ce que je vis, comment
le décrire? Gela ne saurait être comparé qu'au morceau de
, viande à l'étal. Je crus que j'allais m'évanouir. Mais comment?
Sur ce cou sanguinolent, sur cette horrible efflorescence, une
272 REVUE DES DEUX MONDES.
femme était penchée. De ses mains extraordinairement blanches
elle-même cultivait cette chair, elle l'arrosait, enlevait les
lambeaux gâtés. Et ses joues avaient le velouté des roses au
matin, et sa taille était élégante, et l'anneau d'or, à son doigt,
annonçait quelle était mariée. Mystère!... Pendant qu'elle
accomplit sa répugnante besogne, pas un muscle de son déli-
cieux ovale ne bronche. Seuls, ses sourcils de Sémiramis
comme des arcs tendus se soulèvent.
— C'est la marquise de Sérigny, murmure M'^^ Derlange
qui a suivi les phases de mon étonnement.
Je la supplie de m'en apprendre davantage. En quelques
mois, elle me dit la romanesque aventure :
— La femme que vous voyez là n'est mue par aucun senti-
ment religieux. Toute sa force, c'est son désespoir. Elle est
mariée à un garçon brutal et beau dont elle n'a point d'enfans.
L'aime-t-elie encore ? Nul n'est dans sa confidence ; mais, le
jour où il l'a quittée pour reprendre une ancienne maîtresse,
elle est accourue ici avec un visage de folle. « Qu'on me donne
de l'ouvrage ! » s'est-elle écriée en relevant ses manches de den-
telle. On lui remit un mioche gourmeux, dont la tête n'était
qu'une croûte. Elle le lava, le dorlota, comme s'il était né de ses
entrailles. Depuis, elle revient chaque matin. Son activité est
infatigable ; elle parle peu et choisit les plus rebutans sujets.
On dirait que le pansement des cancéreux l'attire plus particu-
lièrement.
Mon scepticisme, cette fois, était en pleine déroute.
Jeune, belle, temple idéal d'amour, n'éticz-vous pas, ô
marquise de Sérigny, telle que je n'aurais jamais pensé qu'il
fût possible de vous rencontrer en ce lieu ? Mes yeux cher-
chèrent les siens, ses yeux qu'un rustre- avait mis en larmes.
J'aurais voulu en surprendre le secret. Conservaient-ils l'aridité
des douleurs inconsolables, ou la vue d'autres douleurs les
avait-elle adoucis? Y lirais-je la révolte des cœurs dédaignés,
ou cette paix des eaux après la tempête?
Le cou de l'homme aux ulcères disparaissait maintenant
sous des linges enroulés. Il s'en allait ragaillardi, remis à sec
pour quelques heures.
— A qui le tour? réclama ]\I"* de Sérigny. tandis que ses
deux mains trempaient dans un bain bleu de sublimé.
Enfin je surpris son magnifique regard. L'ardeur en était si
i
MA FIGURE.
273
i vive que sûrement elle ne l'avait pas été davantage du temps
qu'elle enveloppait l'homme aimé. 0 amoureuses! Cœurs su-
blimes et toujours enflammés, qu'est-ce qui pourrait vous
éteindre? Par une issue toujours votre feu trouve sa route. Cou-
rage!... Philanthropie!... Charité!... Qu'importe ce qui vous
dévore? Qu'importe le nom? L'essentiel est que vous brûliez.
Confondue par ce qui venait de m'ètre révélé, je murmurai
presque à voix basse :
— Et on dirait qu'elle est heureuse.
j — Elle l'est!... affirma M''^ Derlange. C'est la récompense
I de ceux qui renoncent à eux-mêmes. Vous n'imaginez pas, vous
I ne pouvez pas concevoir les joies que contient l'altruisme. Tout,
j en comparaison, est glacé, tout semble fade et mesquin. Oh! se
dire : « Par mes soins, des êtres qui grelottaient ont eu chaud!
Des bouches qui criaient famine ont été rassasiées ! Parce que
je me suis trouvée là, tels et tels qui seraient morts survivent
féconds et utiles!... » On en arrive à remercier les déshérités
pour le bien que l'on reçoit d'eux.
Le visage de la sainte fille semblait s'être illuminé. Une
légère odeur d'iodoforme émanait d'elle comme un encens. Je
commençais de discerner, alentour, une cerlaine poésie que ma
répugnance première m'avait dissimulée d'abord. « Sans doute,
pensai-je, un prodige, ici, saccomplit. On est riche au milieu
du dénûment. Le cœur y trouve son compte. Au lieu d'appar-
tenir à un seul, il se répand, se multiplie. C'est de l'amour au
centuple. »
Comme je méditais ainsi, un cri s'éleva du cabinet d'opéra-
lion. Passant à travers la muraille, ce cri me pénétra tout entière.
Ce fut comme si la douleur humaine répondait à mon trouble
anxieux. Un grand frisson me parcourut. Que croire? Où aller?
La porte à ce moment livrait passage à un nouvel arrivage de
II malades. Tant de malades !... Une femme dont les jambes étaient
crevées de varices; un jeune garçon qui, d'une main, soutenait
son autre main blessée; un vieillard... Par une anomalie
étrange, quoique fortement émue, je me sentais bien, je me
sentais mieux que je ne m'étais sentie depuis longtemps. Jo
n'éprouvais plus cette gêne qui ailleurs m'avait fait tant soufTrir.
Une sorte de bien-être me libérait. J'étais comme quelqu'un dont
on a relâché les liens... Et tout cela, pourquoi? Parce que le
fantôme de ma figure n'est plus dressé devant moi. Point de
TOME III. — 1911. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
miroir. Plus de ces yeux où il semble qu'on lise sa condam-
nation. Non, rien que de pauvres yeux chavirés par l'angoisse,
par la douleur. En un tel lieu, qu'importe laideur ou beauté?
Qui songerait même à cela? La palme est aux nerfs bien
trempés. Les miens se raidissent, se tendent. Devant ces chairs
en lambeaux, ces membres qui demandent secours, je sens la
honte d'être inactive. Qu'est-ce que je fais là avec mes gants et
mon chapeau? Le rouge me monte au front.
M'^* Derlange cependant semble m'avoir abandonnée. Elle
va, vient, affairée au milieu de la foule infirme. Les ailes de sa
coiffe se soulèvent. Au-dessus du col empesé, on aperçoit sa
nuque blanche. Elle examine le jeune garçon dont l'i iex est à
demi détaché. Le sang coule abondamment. J'ai un sursaut. La
vue du sang m'a, de tout temps, fait blêmir. Mais cette faiblesse,
je la renie; je n'en veux pas convenir. Avec fermeté, je m'ap-
proche.
— Permettez-moi de vous aider, dis-je en présentant mes
mains nues.
La sainte fille me regarde. Son sourire est timide, hésitant.
— Vrai ? Vous voulez?
— Oui. J'ai envie d'être votre sœur.
Un éclair s'allume au ciel bleu de ses prunelles; ses bras
s'ouvrent pour m'embrasser, car, toute mêlée à la misère, son
âme est restée fraîche, tendre. Elle me .dit simplement :
— J'avais vu tout de suite que vous seriez, des nôtres; mais
je n'espérais pas que cela serait si tôt.
Et, pendant qu'elle attache à mon cou le tablier d'infirmière,
je sens mon être se dissoudre. La femme que je vai devenir
ici n'aura plus rien de comm.un avec la Lucienne d'hier, agitée,
débordante, tendue vers un impossible irritant. Il me semble
que je suis affranchie de regrets, d'aspirations, de désirs : libre
de tous et de moi-même. Il me semble... 11 me semble...
Claude Ferval.
(La deuxième partie au prochain numéro.)
FOGAZZARO
C'était un catholique convaincu, ardent, fervent ; avec une
âme luthérienne; avec une imagination amoureuse et roma-
nesque; avec un goût très vif pour la réalité amusante et même
comique.
Certes, il est complexe ; c'est pour cela qu'il est très intéres-
sant. Les hommes complexes, dans la proportion de quatre-
vingt-dix-neuf sur cent, ne réussissent qu'à être incohérens; le
centième, on ne sait trop pourquoi, par un don intérieur de
faire plus ou moins bien concerter ses richesses divergentes,
est un homme de génie ou de grand talent. Fogazzaro a été un
homme de grand talent.
Il é'iit catholique inébranlable, catholique, et c'en est la
marque, jusque l'humilité, jusqu'à la soumission, jusqu'à l'ab-
dication. // Santo condamné à Rome et cette condamnation
pleinement acceptée par Fogazzaro le prouvent avec éclat. Ce
jour-là, Fogazzaro a été sûr d'être catholique. Les catholiques
qui n'ont pas eu un livre condamné à Rome ne sont pas abso-
lument sûrs d'être catholiques, puisqu'ils ne le sont pas de la
manière dont ils recevraient cette condamnation.
Il le fut toujours, depuis son enfance, — pendant laquelle il
fut élevé, détail qui a son importance, par un prêtre très pieux
et très humaniste, — jusqu'à son dernier soupir. Dans // Santo
lui-même, œuvre de scandale, je le dis sans ironie, encore
qu'œuvre admirable, « le Saint » porte-parole de l'auteur, « le
276
REVUE DES DEUX MONDES.
Saint, » qui est ce que l'auteur voudrait être, dit très précisé-
ment : « L'Eglise est le trésor inépuisable de la vérité divine ;
l'Eglise ne meurt pas; l'Eglise ne vieillit pas ; l'Église a dans
son cœur le Christ vivant mieux qu'elle ne l'a sur les lèvres;
l'Eglise est un laboratoire de vérité sans cesse en action et Dieu
ordonne que vous restiez dans rÉfjlise, que, dans l'Eglise, vous
soyez des sources d'eau vive... Quelle est donc votre foi si vous
parlez de sortir de l'Eglise parce que vous êtes choqués de cer-
taines doctrines émanées de ses chefs, par certains décrets
des congrégations romaines, par certaines visées du gouverne-
ment d'un pontife? Quels fils êtes-vous donc si vous parlez de
renier votre mère parce qu'elle ne s'habille pas à votre guise ?
Un vêtement change-t-il le sein maternel? »
Notez encore que, selon « le Saint, » il ne suffit pas de croire
ce que l'Eglise croit; il faut encore pratiquer comme elle exige
qu'on pratique : « Que chacun de vous accomplisse les devoirs
du culte, ainsi que l'Église l'ordonne, selon une stricte justice
et avec une parfaite obéissance. » Et enfin l'obéissance absolue
aux décisions de l'autorité romaine est un des articles du credo
du Saint. « Toute réforme doit être proposée par l'initiative
individuelle; elle ne doit être faite que par l'autorité. » Le
crime spirituel, c'est la séparation. Personne n'a été plus pro-
fondément, plus essentiellement catholique que Fogazzaro.
Avec cela il avait une âme luthérienne, ou, si vous préférez
la langue de Spencer, il avait une âme de luthérianisme. Il ne
voulait de réforme du catholicisme que faite par le chef du
catholicisme, mais il était affamé de réformes. Il ne voulait que
l'Eglise se réformant elle-même; mais il désirait passionnément
qu'elle se réformât. Il a vécu dans l'attente et dans le souhait
continu d'un Concile de Trente, et il a passé sa vie à le pro-
voquer. Il ne voulait, rien changer au dogme; mais, le dogme
excepté, il me semble bien qu'il voulait changer tout. La dis-
cipline est mauvaise; l'esprit pratique est mauvais; la morale
est relâchée, les mœurs sont altérées, l'intelligence générale
n'est pas au niveau de la civilisation actuelle, de telle sorte que
l'Eglise n'est ni primitive, ni moderne et par conséquent ne
peut pas avoir force d'action et n'est plus qu'un levain éventé.
11 n'en dit pas moins. Inconsciemment, mais tout à fait, aux
injures près, il a l'esprit de Luther et prend position de
Luther.
FOGAZZARO. 277
Inconsciemment encore, il parle un langage absolument
lulhérien, lorsque, quelquefois, oubliant son soumissionisme
et son subordinaiionisme catholique, il verse proprement dans
le sens propre. Benecletto, qui est « le Saint » et qui est l'au-
teur, ne nous conseille pas, comme Fénelon, d'être « le pelit
enfant » dans le giron et dans les bras de l'Eglise; il nous
conseille de « nous replier sur nous-même pour nous y entre-
tenir intimement avec le Seigneur dont la présence y est sen-
sible. » Il nous conseille de nous fier individuellement à notre
foi individuelle. Il nous dit en propres termes : « Si vous vous
êtes adressés à moi, c'est que vous saviez d'une façon incon-
sciente que l'Eglise n'est pas la hiérarchie seule, qu'elle est
l'universelle assemblée des fidèles... Vous le saviez d'une façon
inconsciente; car, si ce n'eût pas été d'une façon inconsciente,
vous n'auriez pas dit : l'Eglise contrecarre ceci, l'Eglise étouffe
cela ; l'Eglise est en train de dépérir; l'Eglise a le Christ sur
les lèvres et ne l'a pas dans le cœur... Du fond de tout cœur
chrétien peut jaillir l'eau vive de la source tnême, de la vérité
même. » — Nous voilà ici en plein sens propre, en pleine
pensée luthérienne.
Il va plus loin et, à quoi n'a pas pu penser Luther, il veut,
tout préoccupé de Darwinisme, accommoder, je ne veux pas
dire, quoique j'y songe, assujettir l'Eglise à la science, il veut
une Eglise qui évolue sans cesse et, de ce qu'il a cru prouver
que la Genèse est en pleine concordance avec l'Evolution, il va
à conclure que, suivant le même mouvement, l'Eglise doit
évoluer avec la Science et avec l'Humanité conduite par la
Science. Un plaisant dirait : a Puisque la Science a prouvé que
la Genèse était d'accord avec la doctrine évolutionniste,
M. Fogazzaro pense que l'Eglise doit rendre à la Science sa
politesse en se conformant à la Science. » Ne soyons pas si
plaisant et disons simplement qu'une conciliation entre l'Eglise
et la Science et un progressisme continu de l'Eglise en accord
avec la Science ou du moins en considération de la Science, a
été le rêve éternel de Fogazzaro, également passionné pour
l'Eglise, passionné pour la Science et passionné pour le progrès.
Ecoutez-le, ayant lu un livre de philosophie religieuse et de
philosophie scientifique de l'Américain Joseph Le Conte: << Je
me rappelle encore avec quelle émotion et quelle surprise, tout
jeune encore, j'ai senti que... il n'y avait pas antagonisme entre
278 REVUE DES DEUX MONDES.
Évolution et Création. Non seulement il n'y avait pas antago-
nisme; mais l'image du Créateur se rapprochait de moi; elle
grandissait prodigieusement dans mon esprit; j'en éprouvais
pour lui un respect nouveau et en même temps un elTroi sem-
blable à celui que l'on éprouve en appliquant l'œil à l'oculaire
d un télescope et en découvrant tout à coup dans le miroir, tout
proche et énorme, l'astre que tout à l'heure on regardait, œil nu,
dans le ciel. »
Avec de pareilles originalités et de pareilles audaces dans la
pensée, il n'est pas étonnant qu'à un moment donné, ingénu-
ment, tout pénétré d'une naïveté qui charme en même temps
qu'elle fait sourire, Fogazzaro ait écrit cette page où l'on voit
face à face « le Saint » et un pape, le pape le plus étrange du
monde, qui se fait tout petit devant « le Saint, » qui s'humilie
devant lui, qui lui fait ses excuses, qui lui dit : « Toi, tu n'as à
t'entendre qu'avec Dieu seul; mais moi, j'ai de plus à m'entendre
avec les hommes que le Seigneur a placés près de moi, pour
que, assisté de leurs avis, je me gouverne selon la charité et
selon la prudence... Vois ceci, par exemple, Jésus a payé le
tribut à l'Etat et moi, non comme Pontife, mais comme citoyen,
je payerais volontiers mon tribut d'hommages dans ce palais
dont tu as vu les lumières [le Quirinal, le palais du roi d'Italie]
si je ne craignais d'ofîenser par là soixante sur cent de mes éco-
liers... Il en serait de même si je faisais ôter de l'Index certains
livres, si j'appelais dans le Sacré Collège certains hommes qui
ont la réputation de n'être pas strictement orthodoxes... Et puis,
je suis vieux, je suis fatigué, je suis malade... Prie pour moi ;
prie le Seigneur de me donner la lumière. » Le Pape demandant
la bénédiction de M. Fogazzaro, car au fond, c'est cela, il n'est
pas très merveilleux que cela ait paru à Rome d'un catholicisme
peu révérencieux ; mais quoi ? je vous dis que Fogazzaro est une
âme délicieusement candide qui, forte de la sincérité et de l'ar-
deur de sa foi catholique, est protestante sans s'en douter et
sans scrupule et n'a jamais rêvé, en toute droiture et en toute
ardeur catholique, que de convertir le chef du catholicisme au
protestantisme.
Et pourquoi non, et après tout, c'était son droit. Seulement,
il aurait dû, ce semble, étant donné le double tour d'esprit que
nous venons d'analyser sommairement, être un philosophe
religieux, exposant sa doctrine, la précisant, ce dont peut-être
FOGAZZARO.
279
elle avait besoin, fondant, malgré lui, — c'est précisément ce
qui serait arrivé, — une religion qui eût été le Christianisme
libre, ou le Christianisme philosophique, ou le Christianisme
scientifique et écrivant une suite ininterrompue de Discorsi. Et
en eflet, ce qui a beaucoup compromis sa propagande philoso-
phique, je trouve un mélange, au point de vue littéraire très
agréable, au point de vue intellectuel assez fâcheux, dans presque
toutes ses œuvres, de choses religieuses et de choses d'amour;
je trouve toujours trop de dissertations religieuses dans ses
romans romanesques et trop de dames dans ses romans religieux,
et cet ambigu, comme disaient nos pères, est très loin de
m'ennuyer, mais très loin aussi de me donner l'édification que
l'auteur en attend.
C'est que, et voilà le troisième trait, Fogazzaro était amou-
reux ou, si vous voulez, amoureux de lainour et romanesque
jusqu'au fond de l'àme. Sa première œuvre, Miranda, œuvre
absolument d'imagination, est exclusivement, — ou du moins il
n'y a que cela qui en soit bon, — le journal d'une jeune fille
amoureuse qui attend que l'aimé revienne, qui se consume en
l'attendant et qui meurt quand, trop tard, il est revenu. Et c'est
charmant ; c'est tendre, pur, élevé, ardemment mélancolique,
et cela fait songer « à quelque ange pensif de candeur alle-
mande, » et cela ne va pas à plus de prétention que de toucher
le cœur et que de jeter dans l'esprit cette pensée : « L'absence
est le plus grand des maux, mais pas pour vous cruel... » Et
c'est de quoi l'auteur, à trente ans déjà sonnés, se contentait,
sans que de cela je le blâme.
Et venait Malombra, le plus romanesque des romans roma-
nesques, et qui rappelle étonnamment les premiers romans de
Cherbuliez, le Comte Kostia par exemple. Vieux château sinistre
011 il s'est passé des choses effroyables ; vieux seigneur bizarre
et inquiétant, jeune fille fantasque et énigmatique, encore que
ravissante et ensorcelante; en réplique avec la fille fantasque,
une nouvelle Miranda, mais plus ferme, plus sûre de sa volonté
et de son bon sens, droite, loyale, aimante et passionnée pour le
devoir; et la jeune fille fantasque fait mourir son oncle de
frayeur et de désespoir, tue le jeune homme voluptueux et
faible qui hésitait entre elle et l'autre jeune fille et se noie elle-
même très volontairement et très passionnément, dans le lac
romantique.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
Et je partage le faible de Fogazzaro pour cette œuvre
'< touffue, » dit-il (non pas trop en vérité), dramatique, pleine
d'incidens curieux et émouvans, pleine de rêves et d'une ima-
gination qui, après tout, sait très bien ce qu'elle fait et où
elle va; car ce roman ultra-romanesque est parfaitement bien
composé.
Or y et l'aurais-je deviné, je n'ose me flatter à ce point; mais
je suis bien content que Fogazzaro ait fait ime préface, lui qui
n'en faisait jamais, pour le dire; c'est dans Malombra que Fogaz-
zaro a mis le plus de son âme et c'est son adolescence et sa
jeunesse qu'il a versées là. Par Malornbra, éclairée par la préface
qu'il y a ajoutée dix-sept ans après l'avoir écrite, nous savons :
que, de douze à seize ans, Fogazzaro a été amoureux d'une
jeune fille imaginaire « analogue à la sylphide de Chateau-
briand, » qu'un peu plus tard, il rencontra l'original de Marina
(la jeune fille fantasque Aq Malombra), qu'il l'aima passionnément
et qu'en la complétant, défigurant peut-être, selon son rêve, il
en a fait l'héroïne de son roman : « Pas un mot du roman
n'existait encore sur le papier et la belle, hautaine, fantasque
Marina me hantait déjà; j'en étais amoureux et rêvais de m'en
faire aimer. Elle était pour moi la femme qui ne ressemble à
aucune autre, et je l'avais pétrie d'orgueil pour l'inexprimable
plaisir de la dompter. Marina... est bien ce voluptueux mélange
féminin de bonté, d'étrangeté, de talent et d'orgueil que je
recherchais avec ardeur dans ma première jeunesse... Tout ce
que j'ai lu depuis sur l'amour tel que le conçoivent certains
soi-disant adorateurs de la beauté me paraît bien froid et bien
sot en comparaison des ivresses qu'une femme comme Donna
Marina aurait pu donner à un amant digne d'elle. Le personnage
est donc une conception idéale ayant un noyau de réalité. » Mais,
dit l'auteur encore, elle n'a produit dans l'œuvre postérieure
aucune femme qui lui ressemblât. Elle « n'a pas eu de filles. »
— Tout au contraire Edith, son pendant et sa rivale, la jeune
fille sage, forte et maîtresse d'elle-même, est purement de créa-
tion Imaginative et c'est d'elle, avec des lignes moins rigides, que
toutes les autres héroïnes de Fogazzaro ont procédé. Elle est née
d'une « réaction » contre Marina et contre la séduction de
Marina. Elle est née de la conscience, du sentiment religieux
et de la peur que Marina et sa destinée a inspirée à l'auteur.
« Elle est née de la terreur d'un abîme. » Quoi qu'il en dise,
FOGAZZARO. 281
Fogazzaro a souvent mêlé, si l'on me permet de parler ainsi, un
peu de Marina à beaucoup d'Edith dans ses créations féminines
de plus tard ; mais n'anticipons pas et retenons seulement ceci
que Fogazzaro a eu tout à fait, intellectuellement au moins et
sentimentalement, l'adolescence et la jeunesse d'un romancier
romanesque.
Cela se voit encore et fort bien dans le Mystère du poète,
quoique, chronologiquement, devant être placé après Daniel
Cortis. Le Mystère du poète est comme le roman de toutes les
faiblesses humaines ou du moins de la plupart. Le poète est
fatigué d'esprit et de corps et mécontent de lui, car il n'a dû
qu'à certaines circonstances de ne pas céder à une passion
à la fois coupable et vulgaire. Il rencontre une jeune fille,
Violette, qui a aimé et dont l'amour a été repoussé, qui, depuis,
s'est fiancée par raison à un homme qu'elle n'aime point. Leurs
mélancolies s'amalgament, comme aurait dit Saint-Simon. La
jeune fille rompt ses fiançailles et épouse le jeune poète. Mais
elle était atteinte au cœur et, le soir même du mariage, elle
meurt. Le poète ne se sent point séparé d'elle et c'est là son
« mystère. »
Car ils sont revenus et c'est là le mystère.
Il vivra de cette vie que beaucoup connaissent, sans toujours
s'en rendre compte, qui a comme ses racines dans la mort et
sa fleur aussi dans l'air glacé de la mort.
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle cà demi vivante et moi mort à demi.
Le Mystère du poète, beau comme quelques légendes alle-
mandes, est un roman crépusculaire baigné d'une pâle lumière
de Limbes.
Or, si profondément religieux, de quelque sorte qu'il le fùl;
et dominé très impérieusement par la passion du poète roma-
nesque et du romancier romanesque et du peintre de l'amour,
que va faire Fogazzaro? Ne se demandera-t-il point si ce n'est
pas une chose coupable, en peignant l'amour, d'en jeter et d'en
propager l'attrait et l'enchantement dans les âmes ? Fogazzaro
n'est pas très éloigne d'être comme un janséniste qui serait
dévoré de la passion du théâtre. Ne s'en apercevra-t-il point?
N'aura-t-il pas des scrupules? Ne se fera-t-il pas des questions
282 REVUE DES DEUX MONDES.
sévères et troublantes? Ces scrupules, et c'est à son honneur,
Fogazzaro les a eus, et ces questions, il se les est adressées. Notre
regretté Edouard Hod a fait là-dessus, ici même, en 1893, tout
un article singulièrement intéressant et même d'un intérêt auto-
biographique ; car il est très évident qu'Edouard Rod avait lui
aussi les mêmes inquiétudes de conscience. Manzoni ayant
supprimé de son manuscrit des Fiancés un certain nombre de
scènes d'amour et d'autre part ayant laissé un manuscrit, long-
temps inédit, où il déclarait qu'il y avait assez d'amour dans le
monde pour qu'on fût dispensé de le peindre pour l'exciter et
que Tattention du poète devait aller ailleurs et son travail s'ap-
pliquera autre chose, Fogazzaro, c'était en 1887, se sentit atteint
à la fois comme romancier et comme disciple très évident de
Manzoni et sous ce titre : Une opinion de Manzoni, il publia un
véritable examen de conscience. Il s'y demande si Thomme
religieux ou même le simple moraliste a le droit de peindre les
passions de l'amour et par conséquent de les répandre. Il n'ôte
aucune force à la terrible récrimination de Manzoni ; il l'expose
dans toute son ampleur; et puis, peu à peu, avec une rigueur de
logique que généralement on trouve surtout dans les sophismes,
il fait observer que l'amour très élevé, très pur, s'associant à
ridée de r éternité, que « l'amour qui grandit quand l'espèce n'y
a plus dïntérêt, quand l'un des deux amans a été emporté par
la mort » est si peu dépravant (\\xaii contraire il irait plutôt
directement contre ces passions que l'on accuse les poètes d'en-
tretenir au cœur des hommes. Cela vaut ce que l'on voudra que
cela vaille comme argumentation. Mais, comme signe, c'est très
frappant. Cela a été écrit après Miranda, aiçvh^ Malomhra, après
Daniel Corlis, après le Mystère du poète. Comme apologie, cela
A'ise tous ces romans et s'applique à eux ; mais, comme signe
d'état de conscience, cela indique, surtout si l'on tient compte
de l'accent, du ton, profondément sérieux, profondément grave
et ému, que Fogazzaro aura toujours et de plus en plus ces scru-
pules et ces angoisses et ce combat intérieur, et même qu'il
les a toujours eus, depuis la première heure ou presque depuis
la première heure et, sinon peut-êtro avant Miranda, du moins
depuis Malonihra où déjà, à la romantique Marina était opposée
la sévère et charmante catholique Edith, convertissant son
père, balançant Marina dans le cœur du jeune rêveur volup-
tueux, etc.
FOGAZZARO. 283
Et donc voilà Fogazzaro depuis ses commencemens, depuis
sa jeunesse, au moins depuis sa trentième année : un catho-
lique-protestant, extrêmement soucieux de morale et passionné
de morale et né si romanesque qu'il ne peut pas s'empêcher
d'écrire des romans. Conflit. D'un conflit semblable est née chez
Tolstoï, à telle date, la résolution de ne plus écrire de romans
l't de renier ceux qu'il avait écrits et de condamner toute litté-
rature romanesque et, presque, toute littérature. D'un conflit
semblable est née chez Rousseau la résolution d'écrire des
romans, mais très vertueux, très moralisans, ou qu'il jugeait tels,
et qu'il vantait comme l'étant, tout en disant qu'ils ne Tétaient
point, parce qu'il n'était pas incapable de contradiction. De ce
conflit vint chez Fogazzaro non seulement la résolution, mais le
goût, d'écrire des romans très vertueux, très purs, très élevés,
très passionnés pourtant, et catholiques et anticléricaux.
Et cela lui fait une originalité très piquante et très savoureuse.
Et cela lui donne plusieurs aspects. Tantôt il paraît un Fer-
dinand Fabre italien, obsédé du monde ecclésiastique et ne
pouvant peindre que le monde ecclésiastique, satiriquement
presque toujours, avec addition de quelques « bons prêtres »
comme repoussoirs ou comme concession.
Tantôt il paraît un poète de la passion et de la passion
profonde, mettant un homme pour toute sa vie en adoration et
en possession d'une femme ou une femme pour toute sa vie en
adoration et en possession d'un homme; Italien à la Stendhal,
Italien de 1810, chez qui l'amour est la respiration même et qui
ne vit qu'en lui et pour lui; si tant est que cet Italien ait jamais
existé; mais il est possible.
Tantôt enfin il apparaît comme le poète même du devoir, ne
peignant jamais les passions que pour les faire vaincre par le
devoir, par la passion du devoir, par la passion de l'estime de
soi et de l'estime de l'autre, par la vertu énergique et ardente,
s'enivrant d'elle-même; et ne peignant les passions très vivement
et ne les montrant extrêmement fortes et extrêmement brû-
lantes que pour montrer d'autant plus la vertu capable de tout
surmonter, capable de tous les efforts, de toutes les victoires et
de tous les triomphes.
Et je préviens que c'est ce dernier aspect qui est l'aspecf
définitif de Fogazzaro; mais sans cependant qu'aucun des
autres ait jamais disparu, se soit, même à demi, effacé.
284 REVLE DES DEUX MONDES.
Ainsi sont nées ces très belles œuvres, toujours un peu
pareilles les unes aux autres, mais chacune en soi très variée,
ce cfui suffit : Daniel Cortis, Peut monde d'autrefois, Petit
monde d'aujourd' hui, le Saint, Leila.
Daniel Cortis... mais je le réserve, comme étant pour moi
le chef-d'œuvre, comme à la fois résumant Fogazzaro et le
montrant sur son sommet, et comme celui qui aurait dû être
écrit le dernier, si Némésis permettait que notre vie littéraire et
intellectuelle fût une ascension.
Le Petit monde d'autrefois est une peinture de l'Italie à la
veille de 1859. Ces Lombards et ces Vénitiens sont certainement
dignes de devenir ce qu'ils désirent être, des citoyens. Ils sont
bons, probes, de sentimens élevés; mais ils sont faibles, ou
plutôt intermittcns; ils ont des accès d'abandonné ment et des
crises de vertu. Franco voudrait bien au fond, — mais où est le
fond? — enfin il voudrait bien, le plus souvent, cultiver ses
fleurs chéries, faire de la musique et ramer doucement sur son
lac ; cela ne l'empêche pas d'être un peu conspirateur, à ses
momens, de respirer Lltalie libre, et enfin, quand sonne l'heure,
de donner de sa personne à Pales tro et à Magenta. Très reli-
gieux, plus que sa femme, nous reviendrons là-dessus, très
patriote, très idéaliste et perdant l'héritage plantureux de sa
grand'mère plutôt que de perdre sa dignité, mais nonchalant,
voluptueux et artiste ; le portrait, et qui est fait, comme par
sympathie pour le modèle, avec une apparente nonchalance qui
est du meilleur goût, est un des mieux venus de toute l'œuvre
(le Fogazzaro. Il doit être vrai; après tout, il ne m'importe
point; il est charmant, captivant à souhait.
Pierre Maironi du Petit monde d'aujourd'hui est le fils de
Franco. Il y paraît, un peu, point beaucoup. Pierre Maironi est
encore sensible aux attraits de la volupté; mais il a hérité sur-
tout les sentimens religieux de son père. Le sentiment religieux
est devenu chez lui... beaucoup de choses, mais particulière-
ment, mais singulièrement, la soif de la pureté. Or cette aspi-
ration combattue par une sensualité latente fait la beauté tra-
gique de ce roman le plus troublant et peut-être aussi le plus
trouble qu'ait écrit Fogazzaro. Pierre a épousé sa cousine Elise;,
très peu de temps après son mariage, elle est devenu folle, incu-
rablement croit-on. Pierre est aimé d'une jeune femme très
distinguée et de très grand cœur, Jeanne, qui vit séparée de
FOGAZZARO. 28u
son mari, mais qui est mariée. L'horreur du double adultère et
la passion qui semble légitimée par le haut mérite de la femme
aimée se partagent et déchirent le cœur de Pierre, et aussi celui
de Jeanne. Ils sont sauvés par le retour d'Elise à la raison et
par sa mort. Elise a retrouvé la conscience d'elle-même, elle a
appelé à elle Pierre juste au moment où les fatalités de la
passion allaient faire faiblir Pierre et Jeanne; et elle est morte
entre les bras de Pierre en lui demandant pardon de ne l'avoir
pus, autrefois, bien compris et bien aimé. Cette mort fait, ou
consomme, dans l'âme de Pierre une révolution morale. Il part,
il disparaît; personne ne sait ce qu'il est devenu.
Il est devenu " le Saint. » Dans // Sanio, Pierre Maironi et
Jeanne reparaissent, Pierre Maironi sous l'habit villageois d'un
jardinier de couvent; il s'appelle Benedetto, mais pour toute la
population des alentours, il s'appelle le Saint. Malgré lui, contre
son gré, sa réputation de sainteté se répand par toute l'Italie ;
malgré lui, contre son gré, il fait des miracles, ou la voix
publique proclame qu'il en a fait ; malgré lui, contre son gré, il
devient réformateur, tant qu'il se trouve un jour tête à tête et
face à face avec le Souverain Pontife et, avec un singulier mé-
lange, très bien observé, d'humilité énergiquement voulue et
d'orgueil involontaire, lui fait la le«;on. Persécuté par l'autorité
ecclésiastique et plus encore par l'autorité civile qui n'aimera
jamais les saints, c'est-à-dire les hommes qui prennent une
autorité individuelle sur les foules et c'est-à-dire qui n'aimera
jamais le pouvoir spirituel; épuisé d'ailleurs par ses rigueurs
ascétiques, Benedetto s'en va mourant. Jeanne l'a cherché,
suivi, poursuivi, dans toute sa carrière d'apôtre, rencontré une
fois, vécu dans son ombre ou plutôt dans la lumière émanant
de lui, toujours. Elle le retrouve au lit de mort, le console ou
plutôt le vénère et l'adore, et, elle, incroyante jusqu'alors, a le
temps de lui dire : « Je crois, » avant qu'il ferme les yeux. 11
meurt ayant sur la bouche le crucifix qu'a baisé Jeanne. Le mé-
lange, certes réduit à son minimum; mais enfin le mélange de
volupté humaine et d'amour divin persiste jusqu'à la dernière
page.
Cette trilogie, — Petit monde d'autrefois, Petit monde d'au-
jourd'hui, le Saint, — d'abord a une grandeur d'évolution, de
maîtrise, aussi, des vastes sujets, qui est très intéressante ;
ensuite on y saisit bien quelques-unes au moins des idées domi-
286 REVUE DES DEUX MONDES.
uanles, des idées maîtresses de Fogazzaro. D'abord lïdée
d'ascension, qui lui est si chère, en sociologie, en psychologie,
en morale, en philosophie de l'histoire, dans tous les ordres de
la connaissance. Il y a une ascension très marquée, très voulue
sans doute, et, si elle ne l'a pas été, elle n'en est que plus signi-
ficative, dans cette trilogie. Franco est un hésitant, quoique plein
de foi, mais « la foi qui n'agit pas est-ce une foi sincère ? » Franco
est un indécis ou tout au moins un intermittent. Son fils Pierre
est un chrétien ardent et un idéaliste ardent, qui n'a pas encore
rompu tous les attachemens de la terre et du monde; c'est un
Polyeucte avant l'acte IV. Pierre devenu Benedetto est un saint
et un martyr qui brise les idoles et qui est écrasé sous leurs
débris. Nul doute que Fogazzaro n'ait vu là le symbole de la
« marche à l'étoile » de l'humanité tout entière.
Autre idée : la fécondité de la mort. C'est la mort de sa
petite fille très chérie, qui fait du nonchalant Franco un
homme énergique et stoïque prêt à se jeter aux combats et à
mourir pour la délivrance et pour la régénération de sa patrie.
C'est la mort de sa femme qui fait de Pierre Maironi un parfait
chrétien prêt à devenir un saint, un apôtre et un martyr. C'est
la mort de Pierre Maironi devenu Benedetto qui convertit l'in-
convertissable jusque-là Jeanne Dessales. Il y avait quelque
chose déjà de cette idée, mais plus confusément, dans le Mystère
du poète et même dans Ma/ombra et même dans Miranda. Fo-
gazzaro n'a pas été le « sombre amant de la mort, » comme
Léopardi, mais il a été le respectueux et pensif disciple de cette
donneuse de grandes leçons.
Remarquez encore quelque chose de très particulier à Fogaz-
zaro et que je ne m'explique guère, ce pourquoi j'en donnerai
sans doute plusieurs explications. Dans ces trois romans, presque
dans tous, du reste, non pas peut-être aux yeux de tous les
lecteurs, mais certainement au jugerîient de Fogazzaro, les
hommes sont supérieurs aux femmes, et les femmes pâlissent à
côté d'eux. Franco est, déjà, un très bel idéaliste. Franco est
religieux. Franco a une idée, au moins, très juste et très haute
de la vertu pure. Sa femme, — et que Fogazzaro insiste sur ce
point! — n'a que l'idée et le sentiment de la justice. Elle les a
très fort; mais elle ne pousse pas plus loin. Les discords entre
elle et Franco viennent de là. Les reproches, justes du reste, le
plus souvent, que fait Louise à Franco partent toujours de
FOGAZZARO. 287
cette idée et s'appuient toujours sur ce sentiment. Un peu plus,
— car il serait injuste s'il poussait jusque-là et l'auteur ne
veut pas qu'il soit injuste, — un peu plus, Franco dirait à
Louise : « Si vous n'avez pas une justice plus abondante que
celle des Pharisiens... » Et il est vrai que Louise, dans son
âme correcte, loyale et pure du reste, a quelque chose d'un peu
pharisaïque.
De même Jeanne Dessales, dans la pensée de l'auteur, est
constamment très au-dessous de Pierre Maironi-Benedetto. Elle
l'aime passionnément et résiste obstinément à recevoir son in-
fluence religieuse. Ce n'est qu'au bout de cinq ou six ans, si je
calcule bien, et ce n'est que devant Benedetto mourant qu'elle
se convertit de la libre pensée au catholicisme. Je ne vois dans
toute l'œuvre de Fogazzaro que l'Edith de Malombra qui soit su-
périeure intellectuellement et moralement (et dans la pensée de
l'auteur) à l'homme placé en face d'elle dans le tableau. Je n'en
vois qu'une qui soit présentée comme l'égale de l'homme placé
en face d'elle, c'est l'Hélène de Daniel Cortis ; et Malombra et
Daniel Cortis sont antérieurs à la trilogie.
On me dira : C'est que Benedetto est un saint, est un surhomme
et Pierre Maironi, aussi, déjà, puisqu'il contient en lui le saint
qu'il doit devenir. Oui, mais Franco n'est nullement un sur-
homme, n'est nullement donné comme tel, et Louise est donnée
comme inférieure à Franco. Il y a bien, au moins à partir
d'un certain moment, à partir, ce me semble, de la maturité de
Fogazzaro, conviction que la femme est inférieure à l'homme,
conviction au moins et surtout que la femme est moins capable
que l'homme de profond sentiment religieux.
Je ne vois pas trop bien la raison de cette conviction. Peut-
être y a-t-il une simple raison d'observation et d'expérience :
les femmes qu'aura connues Fogazzaro étaient ainsi et Font inté-
ressé précisément parce qu'elles étaient ainsi contre son attente.
On sait combien l'observation du moraliste et du romancier est
incertaine, à cause de ses limites. On a connu vingt personnes,
bien, jamais plus; et c'est de ces ving": personnes qu'on tire les
types généraux d'humanité que l'on met dans ses ouvrages. La
base est étroite. Et pourtant, c'est de l'observation personnelle
qu'il faut tirer ses personnages; sinon, ils sont abstraits et, en
tant qu'abstraits, ils sont communs, ils n'ont pas d'originalité;
mais, s'ils sont tirés de l'observation personnelle, ils ont des
288 REVUE DES DEUX MONDES.
chances d'être excentriques; ou banalité ou paradoxe, l'auteur
est toujours entre ce Charybde dangereux et ce Scylla lamen-
table. Peut-être Fogazzaro n'a guère peint que des femmes pas-
sionnées et peu idéalistes parce qu'il n'avait rencontré que des
femmes peu idéalistes et passionnées.
Peut-être aussi, très convaincu intimement, et ce dont je ne
lui fais aucun reproche, très convaincu intimement, malgré sa
modestie, qui fut vraie, qu'il portait en lui la vérité, la haute et
féconde vérité, le principe de régénération, s'est-il dit que la
haule pensée, philosophique, sociale, religieuse, appartenait à
l'homme, que de l'homme devait venir le salut et de l'homme
seul et de l'homme affranchi de la femme. Il y a, très évidem-
ment, un peu de Benedelto dans Fogazzaro, ot Benedetto ne laisse
pas de mépriser un peu la femme. Il ne lui dit pas : « Femme,
qu'ya-t-il de commun entre vous et moi?» (ce qui, du reste, si
on le prend pour une traduction de l'Evangile, est un violent
contresens), mais il lui montre le mot inscrit en grandes lettres
sur le mur du couvent : Silentiitm. En choses de haute spi-
ritualité, Fogazzaro a un peu dit aux femmes : Silenùum.
Enfm je ne sais; mais un certain soin, très évident après
Daniel Cortis , de ne jamais donner le plus beau rôle à la
femme est une chose, de quelque façon qu'on l'explique, qui est
remarquable.
11 faut noter cependant que dans son dernier roman, Leila,
que l'on vient de lire ici même, Fogazzaro a donné enfin
à une femme. Donna Fedele, le rôle éminent, le rôle de la
haute sagesse, du sens droit et sûr uni à la générosité, à la
charité et au dévouement d'un grand cœur. Donna Fedele me
semble être la plus belle création morale de Fogazzaro. Elle
restera classique.
Quant au roman lui-même, il reste bien, quoi qu'on en ait
dit, dans la ligne générale de la pensée de^ Fogazzaro. Il n'est
pas une rétraclation. Plus que jamais et même avec une insis-
tance qui ne me plaît pas outre mesure, il poursuit les « mau-
vais prêtres » et ceux qui les entourent et qui subissent leur
domination ou leur influence. Il est vrai que « le Saint » a
disparu ; qu'on ne trouve plus ici le personnage en révolte
contre l'Eglise en faveur de l'Eglise elle-même et réformateur
par immense dévouement à l'ogard de ceux qui ne veulent
être réformés que spontanément. Le grand personnage sympa-
FÛGAZZARO. 289
Ihique, Donna Fcdele, est à la fois une croyante et une docile, et
il est clair qu'elle ne se pose pas en mère de l'Eglise; que seu-
lement, elle fait le bien, dans sa foi et dans sa conscience, sans
s'inquiéter de savoir si elle le fait contre le gré et contre les
menées de certains ecclésiastiques ambitieux et avides. 11 y a là
critique des moeurs et non des institutions. Or, c'est ce qu'il
me semble que Fogazzaro avait toujours fait, et dans Leila on
peut constater discrétion, mais non pas rétractation, ni même
recul.
Quant aux jeunes amoureux, jamais Fogazzaro, à mon sens,
n'avait montré tant de fraîcheur, tant de jeunesse et tant de
sens de la jeunesse. C'est un sens qui manque à beaucoup de
romanciers, même de premier ordre. Il y a une psychologie du
jeune homme et une psychologie de la jeune fille qu'ils igno-
rent, au moins en partie. Fogazzaro, qui n'avait jamais montré
qu'il y fût très expert, qui avait peint surtout des jeunes gens
déjà hommes et des jeunes filles déjà femmes, dans Leila a
manifesté une science sûre de la logique passionnelle chez les
très jeunes gens et chez les très jeunes filles, de leurs suscepti-
bilités, de leurs soupçons, de leurs défiances, de leurs antipa-
thies mêlées d'inclination et de leurs amours mêlées de résistance,
de tout ce qui fait enfin qu'ils ne peuvent pas se comprendre et
qu'ils se repoussent tout en se désirant en secret. Et c'est là
que les jeunes romanciers peuvent apprendre la théorie du
coup de tête, les défiances qui s'évanouissent et dont on se
repent, aboutissant à un coup de cœur, et le coup de cœur à un
coup de tête d'où résulte naturellement un coup de théâtre.
George Sand (après Marivaux) excellait à ces jeux et il est tou-
chant, il est rcchaurPant, il est cordial que Fogazzaro vieux,
attentif à la jeunesse, ou se rappelant la sienne, y ail été maître
souriant à son tour, beaucoup plus qu'il ne l'avait été à un
âge plus rapproché de la trentaine. Il y a là un renouvellement
aimable. Les renouvellemens les plus aimables sont ceux, sans
doute, qui sont des rajeunissemens.
Daniel Cortis, que j'ai dit que je réservais pour finir par
lui, se place au milieu même de la carrière de Fogazzaro et,
quelque puissante impression que laisse II Santo et qu'il est en
possession de faire toujours, me paraît cependant le point cul-
minant de cette belle carrière. Fogazzaro, étant donnés son âme
et son esprit, devait un jour écrire le poème de la passion et de
TOME m. — 1011 „ 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
la passion du devoir ; il devait, laissant un peu de côté, pour une
fois, ses préoccupations religieuses, se plaçant comme en pleine
humanité, écrivant et pour les âmes religieuses et pour toutes
les âmes à la fois tendres et pures, écrire le poème de la con-
science ; et c'est ce qu'il a fait dans Daniel Cortis.
Dans Daniel Cortis, avec beaucoup de soin, un peu trop
peut-être, Fogazzaro a accumulé toutes les excuses de la passion,
toutes les raisons que la passion peut presque légitimement se
donner pour s'obéir à elle-même et il a conclu pour le devoir et
présentédes hérosqui concluent pour le devoiret qui l'embrassent
avec un emportement de martyrs. Et en même temps il a doué
d'une telle vie ses personnages qu'on ne peut l'accuser d'avoir
habillé des idées en être humain, et que nous avons la sensation
que ces martyrs de la passion et ces héros du devoir ont existé^
existent encore et, quelques souffrances qu'ils aient endurées, se
trouvent naturels d'être ce qu'ils sont.
L'effet est très grand, l'autorité prise sur nous par les
personnages très forte, la pénétration de la leçon morale extraor-
dinaire, la suggestion très puissante et très prolongée.
Daniel Cortis est un homme de trente ans, très intelligent,
très droit et très brave, catholique progressiste, — mais cela
Il aura pas dintluence sur l'action et pour ainsi dire ne fera
partie du roman que pour mémoire, — député au Parlement
Italien. Il a eu pour amie d'enfance Hélène, qui s'est mariée
depuis et qui a conservé pour Daniel une affection qu'elle
croit, qu'ils o-oient tous deux, fraternelle. Et rien n'est fait
avec plus d'art, rien n'est mieux venu, en tout le détail, que
cette première partie du roman, où tous les traits d'affection
amicale sont pour les deux jeunes gens, très sincères, des traits
d'amitié et sont pour nous, si nous sommes attentifs, des traits
d'amour. Les plus habiles peintres de l'amitié amoureuse sont
restés très loin de cette adresse de peintre, de c^tte perspicacité
de psychologue et de cette sincérité intelligente d'homme qui,
très évidemment, ou je serais bien étonné de m'y être trompé,
i( a passé par là. »
Or, le mari dHélène est un banilit. Joueur, écorniflcur,
escroc, brutal du reste et pour mieux dire simple brute et
non pas même brute vernie, il n'est bon absolument qu'à être
mis aux galères, s'il y avait une justice dans le royaume.
Les circonstances (une fmaladie de Daniel) rapprochent Daniel
FOGAZZARO. 291
d'Hélène. A vivre plus près Tun de l'autre, ils s'aperçoivent
qu'ils s'aiment éperdu ment. Et, aussi attachés au devoir l'un
que l'autre, il faudrait dire aussi saintement terrorisés par le
devoir l'un que l'autre, ils s'aiment de cet amour (car il faut lui
donner ce nom et non seulement c'est l'amour, mais de tous
les amours c'est le plus fort) qui lutte désespérément contre le
désir et qui a horreur du désir; de cet amour, comme a dit
Rod (qui n'a pas dû écrire cette ligne sans une profonde émotion
intime) « qui est beaucoup plus fréquent dans la vie que dans
la littérature ; » de cet amour enfin qui est fait de toutes les
concordances de deux âmes et furieusement avivé de tous les
obstacles que la vie et que la conscience elle-même mettent
devant lui.
Et enfin le mari d'Hélène étant devenu impossible en Italie
et même en Europe et ne pouvant obtenir qu'on lui épargne
le bagne qu'en s'expatriant en Amérique et exigeant dans la
lettre la plus grossière du monde, d'ailleurs, qu'Hélène l'y
accompagne, d'un commun accord, avec des frémissemens de
colère et des sursauts de révolte, Hélène et Daniel conviennent
qu'il faut cependant qu'Hélène accompagne son mari. Un mot
d'Hélène, un geste de Daniel et Hélène restait; mais ni Hélène
ne dit ce mot, ni Daniel ne fait ce geste; ils sont d'accord dans
l'amour et d'accord dans le devoir et d'accord dans cette
conviction qu'au devoir il faut immoler l'amour.
C'est qu'ils sont catholiques, direz-vous. Oui, certes, et
Fogazzaro n'a pas omis ce trait; mais il l'a laissé dans l'ombre;
il a voulu que ce fût surtout parce qu'ils ont la passion de l'es-
time de soi et la passion de l'estime l'un de l'autre. Que voulez-
vous? Ils sentent que s'ils restaient ils ne s'estimeraient plus et
que, s'ils ne s'estimaient plus, ils ne s'aimeraient plus. Et c'est
donc leur amour encore, en son essence même, qu'ils serviront,
dans le naufrage, voulu par eux, de leur amour.
— C'est du Corneille !
— Mon Dieu, tout simplement ; avec une franchise de cou-
leur moderne, qui permet de penser, qui force à penser que
l'auteur, heureusement, n'a pas un instant songé à Corneille.
Note en marge : On accueille avec plaisir cette remarque
qui s'impose que dans Dmiiel Cortis non seulement la femme
est parfaitement l'égale de l'homme en tant qu'élévation
morale ; mais que plutôt elle lui serait supérieure, puisque Hélène
'2d2 REVUE DES DEUX MONDES.
en partant pour l'Amérique va certainement à un enfer, tandis
que Daniel CorLis en rentrant en Italie, a encore pour se
consoler relativement, ou pour « divertissement, » la politique,
l'ambition, la gloire peut-être, tous les « deuils e'clatans du
bonheur. » C'est peut-être parce que dans Daniel Cortis la
femme est encore plus héroïque que l'homme, que je trouve
Daniel Cortis le chef-d'œuvre de Fogazzaro ; mais en tout cas
je ne suis pas fâché que, dans un roman de Fogazzaro considéré
généralement comme un chef-d'œuvre, la femme soit encore
plus héroïque qu'un homme héroïque.
Et enfin j'ai dit que Fogazzaro avait un goût très vif et très
sûr, — est-ce qu'il serait Italien sans cela? Oui, car il y en a qui
ne l'ont point; mais encore et quoi qu'on dise, est-ce qu'il serait
Italien sans cela? — pour la réalité amusante, divertissante,
comique et même bouffonne. Fogazzaro excelle dans le person-
nage secondaire qui est comique et qui est original. II. entoure
ses personnages de premier plan de silhouettes plaisantes et
drôles. Vous n'ignorez point que l'on n'est bien romancier que
si l'on a cette faculté-là. Sans doute il y a quelques grands
romans, La Princesse de Clèves, Maiion Lescaut, Adolphe, l'ex-
traordinaire Amour promis, tout récent, d'Emile Glermont, où
il n'y a que des personnages principaux. Ce sont des tragédies,
d'admirables tragédies. Mais dans le roman qui veut être un
drame et c'est-à-dire donner, — un peu, — la sensation de toute
la vie, dans Le Sage, dans Balzac, dans Dickens, il y a des
silhouettes auprès des portraits, il y a des personnages secon-
daires auprès des personnages principaux et vivant d'une vie
moins ample, moins riche, mais aussi intense que les person-
nages principaux, comme dans Shakspeare.
Or Fogazzaro abonde en personnages secondaires très vivans,
très originaux et (|ui passent à travers l'action, mêlés et ratta-
chés à l'action et qui nous divertissent et qui nous reposent et
qui empêchent l'action d'être rigide et rectiligne et qui par eux-
mêmes nous intéressent un instant et qui donnent au roman, je
ne dirai pas la ressemblance avec la vie, mais une plus grande
ressemblance avec la vie. C'est, dans Malombra, la comtesse
Fosca, la mère amoureuse et adoratrice de son fils et qui s'em-
ploie de toute son âme à marier son fils; c'est, dans le même
ouvrage, le vieux seigneur atrabilaire généreux et chimérique;
c'est encore dans la même œuvre, Steiiiegge, lavenLurier ou
FOGAZZAUO. 293
« bohème » resté toujours enfant et qui a ce bonheur, à cin-
quante ans, de retrouver une fille à lui, dont il s'empresse, et
c'est ce qu'il y a de mieux à faire, de devenir le fils.
C'est, dans D'uiiel Cortis^ le comte Lao, esclave de son rhu-
matisme, harcelé par les courans d'air, prisonnier de ses petites
commodités et si généreux qu'il est capable de secouer toutes ses
terreurs et de s'évader de toutes ses servitudes pour se dévouer
quand la charité parle. C'est dans Petit inonde d'autrefois le
professeur Gibordani, timide, maniaque et amoureux quinqua-
génaire c'est-à-dire avec la timidité de la seizième année. C'est,
dans Petit inonde d'aujourd'hui, la marquise Scremin, avec
l'œuf qui manque et qu'il s'agit de savoir qui l'a mangé et si
c'est le majordome, la cuisinière, la femme de chambre ou le
mari .
Et les prêtres, la galerie des prêtres, tous marqués de traits
très individuels et qui attirent l'attention et qui fixent impé-
rieusement l'idée qu'on en doit avoir...
Tous ces personnages secondaires, richesse presque sura-
bondante de l'œuvre, sont-ils vrais ? Oui, répond Fogazzaro dans
cette préface de Malonibra si précieusement documentaire.
« A côté de ces créatures idéales [produits de mon imagination]
il y a dans Malombra un certain nombre de personnages très
réels, qui ont fait souclie et dont les fils et petits-fils se promè-
nent dans mon œuvre un peu partout. Ce sont des personnages
comiques à la physionomie étrange et aux allures bizarres. En
les reproduisant, y''«z fait surtout œuvre d'observation', car cela
a été mon bonheur ou mon malheur, comme on voudra, de
rencontrer dès mes premiers pas dans la vie beaucoup d'êtres
tout à fait singuliers et d'un comique touchant à l'invraisem-
blable. Quoique j'aie cherché à les atténuer par-ci, par -là, à leur
enlever certains traits d'une bizarrerie poussée à l'excès, j'avoue
([uils sont encore un peu extraordinaires, Steinegge est l'aîné
de ma nombreuse progéniture comique. Je l'ai tiré tout vivant
de la réalité... »
Ils sont donc vrais. Sont-ils reproduits avec fidélité ou,
quoi qu'en dise Fogazzaro du soin qu'il a pris à les atténuer,
sont-ils stijlisès cependant dans le sens burlesque et cest-à-dire
inconsciemment exagérés ; ou sont-ils atténués comme il arrive
qu'on atténue, en déblayant, ce qui ne fait que plus ressortir les
traits aigus, ceux qu'on a laisses tomber n'étant plus là pour
294 REVUE DES DEUX MONDES.
fondre l'ensemble et l'adoucir? Il est possible, et je n'en sais rien.
Pour le savoir, il faudrait être franco-italien comme Stendhal et
peut-être plus et avoir la connaissance minutieuse de la vie
italienne et du « petit monde » italien, et encore avoir autant
d'esprit que Goldoni ou Fogazzaro, puisqu'on crée autant les
excentriques qu'on les aperçoit et puisque plus on a d'esprit
plus on trouve de caractères originaux.
Je ne sais donc pas ; je suis sûr seulement que ces originaux
sont en haut relief et sont les plus divertissans du monde.
Cet homme était très richement doué. Ne le mit-on pas très
haut dans l'échelle et ne voulût-on pas lui donner le nom de
grand romancier, il faudrait encore reconnaître qu'il est un
romancier complet, ce qui est une chose extrêmement rare-
C'est cela surtout qu'aujourd'hui j'ai voulu mettre en lumière.
Pour ce qui est de la haute probité, de la moralité passion-
née, de la ferveur d'idéalisme, du dessein constant d'élever et
dépurer les âmes tout en récréant les esprits, tout le monde a
signalé cela chez Fogazzaro, et je n'avais pas à y insister. Je me
borne à le rappeler en finissant. Lo sdcijno cVogni villa, le
mépris de toute bassesse, c'est une belle devise de romancier.
C'est du reste une belle devise de n'importe qui.
Emile Faguet.
LE MILIÉMIRE DE LA NORMANDIE
LE TRAITÉ DE SAINT-GLAIR-SUR-EPTE
11 y a maintenant dix siècles que les Normands sont établis
en France, ou, pour parler plus exactement, que leur prise de
possession d'une partie de la Neustrie a été régularisée. Cet évé-
nement, quoique considérable pour Ihistoire de France et même
pour rhistoire générale, est fort mal connu . Les premières
années du x^ siècle sont enveloppées d'une obscurité que l'ab-
sence de témoignages contemporains ne permet guère de percer,
La plupart des églises et des abbayes de cette région furent
détruites par les pirates pendant la période des invasions avec
les documens de toute espèce qui pouvaient s'y trouver. Il
existe aux Archives de la Seine-Inférieure deux chartes de
Charles le Chauve très significatives à cet égard. Elles rappellent
et confirment des donations faites naguère par Charlemagne à
Farchevèque de Rouen, en constatant que les titres de propriété
primitifs ont disparu dans les incendies allumés par les Nor-
mands. Et les invasions à cette époque sont loin d'être finies : la
grande invasion, qui date de 879, n était même pas commencée.
Ajoutons que l'accaparement des dignités ecclésiastiques, au
lendemain de la conquête, par des clercs Scandinaves générale-
ment incapables de rien écrire, prolongea longtemps cet inter-
règne intellectuel. « Un Normand d'un peu d'instruction, écrit
plus tard Orderic Vital, était alors une merveille introuvable. »
2>^G REVUE DES DEUX MONDES.
On ne connaît môme pas de diplômes de Rollon ni de son fils
Guillaume Longue-Epée.
Malgré le désir et les encouragemens des premiers ducs, il
faut attendre un siècle avant qu'un historien tente de retracer
les débuts de la domination normande. Encore, cet historien
tardif, la Normandie dut-elle l'emprunter au dehors. Dudon, né
à Saint-Quentin ou aux environs, avait été envoyé vers 987
auprès de Richard P"", petit-fils de Rollon, pour solliciter sa mé-
diation entre le comte de Vermandois et le nou\eau roi de France
Hugues Capet. Accueilli avec honneur à la cour de Rouen où
l'on attirait les savans, il s'y trouvait encore d'une manière
habituelle vers 995, deux ans avant la mort de son bienfaiteur,
qui l'avait gratifié de deux bénéfices ecclésiastiques dans le
pays de Caux, et auquel il avait promis d'écrire une histoire des
Normands. Il revint pourtant dans sa ville natale, car, en tête
de son ouvrage, il prend le titre de doyen du chapitre de Saint-
Quentin, dignité qui exigeait la résidence. Il se dit alors âgé
de dix lustres : si on lui suppose de vingt à vingt -cinq ans au
moment de sa mission de 987, on arrive à placer la publication
de son livre entre 1015 et 1020, soit un grand siècle après l'éta-
blissement des Normands dans le pays auquel ils ont donné leur
nom.
Le point important c'est de savoir quel crédit il convient de
lui accorder. La critique contemporaine est généralement sévère
pour Dudon: c'est ce qui explique qu'elle ait appauvri plutôt
qu'enrichi le champ de nos connaissances sur cette période.
Nous savons par Dudon lui-rnême qu'il a composé son histoire
à peu près uniquement d'après les renseignemens que lui a
donnés le comte Raoul d'Ivry, frère de Richard P'', très curieux
des antiquités de sa famille et de sa race. A première vue, c'est
une source qui pourrait inspirer confiance; mais, au bout d'un
siècle, une tradition orale est sujette à bien des déformations.
Qu'on se figure ce que pourrait être une histoire des campagnes
de Napoléon écrite aujourd'hui d'après les souvenirs recueillis
par le petit-fils d'un maréchal du premier Empire qui n'aurait
pas laissé de papiers ! La géographie et la chronologie sont plus
qu'incertaines : il y a quatre dates en tout dans Dudon. En outre,
il sagit d'une histoire officieuse, entreprise pour la plus grande
gloire de la maison régnante, présentant les événemens comme
cette maison régnante désirait qu'ils fussent présentés. Il y a
LE Millénaire de la Normandie. 297
des embellissemens, des portraits littéraires, et même des orne-
mens poétiques, car Dudon entremêle sa prose de vers pour le
moins superflus.
On conçoit après cela que Dudon ne puisse être utilisé
qu'avec un grand luxe de précautions. Nous sommes en pré-
sence d'un récit dont le fond peut être vrai, mais qui dénature
la physionomie de beaucoup de faits. Quant aux chroniqueurs
normands postérieurs, il n'y a pas à en parler: tous dérivent
de lui, brodent sur son texte et n'y ajoutent rien qui compte
pour cette époque.
Gomme témoignages contemporains, nous n'avons que
quelques lignes qu'il faut aller glaner un peu partout. Il y a
dans toutes les grandes Annales monastiques une lacune au
moment précis où se place l'établissement définitif des Nor-
mands en Neustrie. L'entrevue de Saint-Clair -sur-Epte est
de 911. Les Annales de Saint-Vaast s'arrêtent à 900 et celles de
Flodoard ne commencent qu"en 919. C'est d'autant plus regret-
table que les unes et les autres sont à bon droit réputées pour
la sûreté de leurs informations. Flodoard surtout, chanoine et
archiviste de la cathédrale de Reims, avait en mains une foule
de documens qu'il a utilisés avec beaucoup d'esprit critique. Il
a même souvent cité ou reproduit ses pièces justificatives, comme
le ferait un historien moderne, ce qui donne à son témoignage
une valeur particulière. A défaut de ses Annales, on trouve bien
dans son Histoire de t Église de Reims quelques renseignemens
donnés en passant, mais ce ne sont que des lueurs fugitives
dans la nuit.
Réginon, abbé de Prum (diocèse de Trêves), comble en partie
cette lacune pour les pays lorrains, mais il est plus maigre et
plus vague eu ce qui touche le centre et l'ouest delà France. En
outre, il s'arrête à 906, et le moine inconnu qui l'a continué ne
nous dit à peu près rien des Normands de la Seine. Reste
Richer, écrivain postérieur et très discuté, qui était moine de
Saint-Uémi à Reims et qui a continué l'histoire de Flodoard.
Bien placé pour connaître les faits de son temps, il se contente
de paraphraser Flodoard pour la période antérieure, et il est
d'une confusion inexprimable pour toute la partie qui manque
chez son prédécesseur, celle précisément dont nous aurions
besoin. Né entre 940 et 950, il a pu connaître Flodoard qui a
vécu jusqu'en 966 et il n'a pas connu l'ouvrage de Dudon, car
298
REVUE DES DEUX MONDES.
le sien était terminé vers 996. Son grand défaut, c'est l'inexac-
titude, une inexactitude due parfois à une fausse recherche lit-
téraire. 11 est facile de s'en rendre compte en comparant le texte
de Flodoard au sien pour la période oil il l'a démarqué. Il
brode sur ce qu'il ne sait pas en croyant faire du Salluste.
Il n'est pas sans valeur comme écrivain, mais il en a une mé-
diocre comme historien.
Pour parer à toutes ces insuffisances, nous trouvons heureu-
sement quelques renseignemens dans certaines chroniques
locales. Parmi celles dont nous aurons à utiliser le témoignage,
citons au moins le « cartulaire de Saint-Père » de Chartres et
la « Chronique de Nantes » qui sont du xi^ siècle, ï« Histoire
des évêques d'Auxerre » qui est du x®, et les « Annales de
Sainte-Colombe » de Sens, qui sont postérieures, mais qui ont
pour base les Annales perdues de la cathédrale de la même
ville. Ajoutons-y la littérature hagiographique, c'est-à-dire les
« vies des saints » et les récits de « translations de reliques, »
textes fort intéressans, mais qu'il faut consulter avec prudence,
car ils se proposent d'édifier les fidèles, et non de les instruire.
Il existe enfin quelques documens officiels, capitulaires, chartes
de donations, actes des conciles, lettres de grands personnages,
dont le seul tort est de n'être pas plus nombreux.
Nous n'entrerons pas dans la discussion des sources Scandi-
naves, dont les principales sont les « sagas, » récits merveil-
leux et légendaires transmis par la tradition, conservés prin-
cipalement en Islande, où la vieille langue « noroise » s'est
maintenue, jusqu'à nos jours, et recueillis seulement vers le
xiii" siècle. On y trouve des renseignemens de valeur sur les
incursions normandes vers l'Islande, le Groenland et le Vinland;
on en trouve aussi sur les mœurs et la civilisation des vikings,
encore qu'on ne puisse trop savoir à quelle époque précise se
rattache la civilisation mise en scène. Pour ce qui concerne
l'établissement des « hommes du Nord » en Neustrie, on n'en
tire à peu près rien d'utilisable. Il en est de même du vieux
Saxo Grammaticus , l'ancêtre de l'historiographie Scandinave,
• dont la grande histoire de Danemark, écrite vers 1200, est un
tel mélange de légendes, de contes, de chants populaires, ramas-
sés sans critique ni chronologie, qu'on peut à peine en extraire
quelques éclaircissemens de détail.
Cette pauvreté de sources authentiques a surexcité lingénio-
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 299
site des historiens. Il serait tout à fait inutile, autant qu'im-
possible, de donner une idée de l'immense accumulation de
travaux qu'a provoqués cette période. Contentons-nous d'indi-
quer les derniers, ceux qui dispensent des autres et qui d'ailleurs
y renvoient. Sur les invasions normandes, l'ouvnige de chevet,
et pour l'heure à peu près définitif, qui résume, discute et peut
remplacer tous les autres, c'est celui de M. Vogel: die Nor-
mannen imd das Frœnkischc Reich bis ziir Grûndung der Nor-
mandie [799-911), paru à Heidelberg en 1906. Le meilleur éloge
qu'on en puisse faire, c'est de dire qu'il a découragé M. Lot,
l'historien très qualifié de Charles le Chauve, de finir un travail
qu'il préparait sur le même sujet. Mais M. Vogel n'aborde pas
le traité de Saint-Clair-sur-Epte. M. Edouard Favre n'a pas
davantage à en parler dans son étude sur Eudes, comte de Paris
et roi de France (1893), mais en appendice il a rendu le ser-
vice de résumer les travaux Scandinaves contemporains. Seul,
M. Eckel, dans son Charles le Simple (1899), consacre forcé-
ment un chapitre à « l'établissement des Normands en France. »
Mentionnons enfin deux volumes parus en dernier lieu : la
Normandie de M. Henri Prentout (1910), professeur d'histoire
normande à l'Université de Caen, qui pose à merveille les
questions à résoudre avec de précieuses indications bibliogra-
phiques, et notre Histoire de Normandie (1911), mise au point
rapide des résultats acquis.
* •
* *
Dans quelles conditions se fît l'établissement des Normands?
L'idée de traiter pour se fixer quelque part et y rester ne leur
serait pas venue au début. Les premiers vikings (enfans des
fiords) ne pensent qu'au pillage. Ce sont des pirates, et la plu-
part du temps des pirates bannis de chez eux. Il ne faut d'ail-
leurs pas prendre le mot « pirates » au sens moderne : ce n'est
pas sur mer qu'ils cherchent et trouvent du butin . Le commerce
maritime à cette époque était peu actif, surtout sur l'Océan : il
n'y avait pas grand'chose à récolter de ce côté. La mer est la
route, le bateau est le véhicule, c'est sur terre que s'exerce le
pillage. Sous le nom général de Normands (hommes du Nord)
on comprenait au ix^ siècle les peuples qui habitaient les deux
péninsules complémentaires du Jutlandetde la Scandinavie. Les
pays Scandinaves étaient restés longtemps morcelés en une infi-
390 r.EYUE DES DEUX MONDES.
nité de petits royaumes : la Norvège à elle seule en, compta
jusqu'à seize. Entre ces petits Etats, jaloux et à 1 étroit, la guerre
était endémique. Les vaincus, les fugitifs, les bannis étaient
voués à la piraterie. Il s'y ajoutait tous ceux qui n'avaient ni
biens, ni héritage à espérer. La culture du sol, d'ailleurs ingrate,
était considérée comme une déchéance. « Il semblait indigne
d'un homme libre, dit un historien Scandinave, de se procurer
par la sueur ce qu'il pouvait acquérir par le sang. »
Toutefois, l'émigration reste encore exceptionnelle et tempo-
raire jusqu'au moment où les trois royaumes arrivent à se con-
stituer, vers l'an 800. Les hommes du Nord se pillent et se
battent surtout entre eux. INIais quand l'œuvre d'unification est
à peu près achevée, les chefs puissans qui sont à la tête des
trois royaumes font la chasse aux pillards. Ils n'admettent plus
que les « rois de la mer » débarquent où bon leur semble et
réquisitionnent ce dont ils ont besoin, selon l'usage immémorial.
D'autre part, la population s'accroît par le fait même que les
guerres intestines ont pris fin. Tous ceux qui ne peuvent ou ne
veulent ni travailler en paix, ni renoncer à la vie d'aventures,
sont forcés de chercher fortune au loin. Ils s'expatrient, tendent
la voile au vent. Ils partent maintenant sans esprit de retour,
car ils savent que, s'ils reviennent, ils ne seront pas accueillis à
bras ouverts. Nous voyons un roi de Danemark faire décapiter
les compagnons de Ragnar Lodbrog qui étaient revenus au pays
natal après avoir pillé Paris (845).
Les Suédois se tournent vers la Russie. Ce sont les Danois
et les Norvégiens qui s'abattent sur les côtes de l'empire do
Charlemagne. On les confond volontiers, d'autant plus que la
plupart des Norvégiens qui apparaissent dans nos parages sont
originaires de la région voisine du fiord de Christiania, laquelle
appartint longtemps aux Danois. Les Norvégiens du littoral
océanique se portent plutôt vers le large, vers l'Islande et l'Amé-
rique. xMalheureusement pour la future Normandie, elle était au
premier plan pour recevoir la visite des pirates normands. La
configuration de son littoral, avec la presqu'île du Cotentin qui
barre la moitié de la Manche, invite à débarquer les navigateurs
qui débouchent par le Pas de Calais. Ils tombent, à moins de
le faire exprès, dans le vaste demi-cercle qui va de l'estuaire
de la Somme à la pointe de la Ilague. Ils sont happés au pas-
sage. Certes les Normands pousseront plus loin leurs courses
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 301
aventureuses, on les verra au sud de la Bretagne en Aquitaine,
jusqu'en Espagne, et même en Méditerranée, mais ils n'y pour-
ront prendre pied.
Nous savons exactement ce qu'étaient les barques normandes.
Elles n'étaient faites ni pour le combat, ni pour les longues
traversées. On en a retrouvé plusieurs spécimens dont le
plus connu et le mieux conservé est le bateau exhumé d'un
tertre funéraire en 1880, à Gogsfad, à l'entrée de la baie de
Christiania. Le roi de la mer avait été enterré à son bord. La
chambre funéraire a été violée et pillée à une date inconnue,
mais le bateau est encore muni de ses agrès. Il comptait
32 rameurs, assis sur des espèces de strapontins, de manière à
ne pas obstruer par des bancs le passage central. Il n'y a qu'un
seul màt, pouvant s'abaisser à volonté. La longueur totale est
de 23", 80, la plus grande largeur de S'", 10, la profondeur ne
dépasse pas 1"',20. Le fond est plnnchéié. Il n'y a pas de pont,
on dresse une tente pour la nuit. La proue et la poupe sont
semblables, très relevées et très recourbées. La proue est cou-
ronnée ordinairement d'un dragon. Le gouvernail est une rame
placée sur le côté droit. Les rames ordinaires ont de 5™, 55 à
5"", 85. Sur le plat-bord sont rangés 32 boucliers ronds, alterna-
tivement noirs et rouges, de 0'",9i de diamètre. Pour charmer
les loisirs de la traversée, il y a même un damier, dont les cases
sont munies d'une pointe et les pions percés d'un trou, de
manière que les coups de roulis ne dérangent pas le jeu. Trois
petits canots de chêne sont amarrés à l'intérieur.
Deux barques normandes trouvées depuis en Prusse orien-
tale, à Frauenbourg et à Baumgart (1895), sont analogues, mais
un peu plus petites. La dernière qui ait été exhumée, celle
d'Oseberg (1904), dans la même région que Gogstad, est ornée
de fines sculptures. Ces embarcations sont du type et de
l'époque de celles qui sont venues au siège de Paris de 885. La
plus grande avait de 60 à 70 hommes d'équipage, les autres un
peu moins, ce qui répond à ce que dit ua témoin du siège de
Paris qui compte 40 000 hommes pour 700 bateaux. Partout
où ils s'établissent pour quelque temps, les Normands installent
des chantiers de réparation et de construction, par exemple
à Walcheren, à Noirmoutier, à l'ile d'Oscelle en face de Jeu-
fosse, près de Bonnières (aujourd'hui île de Flotte). Ils y con-
struisent les bateaux plus petits au moyen desquels ils remon-
302 REVUE DES DEUX MONDES.
tent très loin dans les terres. En ce cas, une partie des leurs
suit les bords à pied ou à cheval. Chaque bateau a un assor-
timent de rouleaux pour le cas où il faudrait le traîner, comme
il arriva pour ceux qui contournèrent Paris, afin de gagner la
haute Seine et la Bourgogne. Tout cela est parfaitement orga-
nisé. Les Normands savent se diriger et s'orienter. Dans une
saga, un fiancé qui veut se faire valoir, se vante de savoir
chanter, patiner, nager et appeler toutes les étoiles par leur
nom.
Nul ne croit plus d'ailleurs que les Normands fussent de
pauvres barbares, vêtus de peaux de bêtes, incapables d'autre
chose que de détruire. On a retrouvé dans leurs tombeaux de
fines étoffes de soie brochées d'or, des bijoux ornés de dragons
et de serpens d'un style original. Leurs armes, et même le
harnachement de leurs chevaux, prouvent qu'ils savaient fort
bien travailler le fer dont le minerai abonde en Suède. D'autre
part, ils avaient des relations avec Constantinople : on a retrouvé
dans un tombeau un vase avec inscription grecque. Au point de
vue militaire, Viollet-le-Duc n'hésite pas à dire qu'ils étaient
(( beaucoup plus avancés qu'on ne l'était dans les Gaules. Ils
savaient se fortifier, se garder, approvisionner et munir leurs
camps d'hiver. » L'art des sièges même ne leur était pas
inconnu : nous les voyons au siège de Paris construire toute
espèce de machiaes de guerre.
Il fut manifeste de bonne heure qu'on ne pourrait pas se dé-
barrasser des Normands par la force. Le sentiment de l'autorité
et le courage militaire avaient promptement décliné après Char-
lemagne. Personne n'obéit à ses faibles successeurs, qui déplus
sont en état perpétuel de guerre civile. Faut-il donner l'assaut
au moindre retranchement, tout le monde se dérobe. Sans
croire que la sanglante bataille de Fontanet (Fontenoy-en-
Puisaye) avait réellement dépeuplé le pays, il semble bien qu'elle
l'avait démoralisé. Chacun ne songe qu'à soi : tout plan de dé-
fense générale échoue devant l'indifférence ou la trahison. Un
Pépin H d'Aquitaine, arrière-petit-fils du grand empereur, s'unit
aux pirates pour piller Poitiers. Ciiarles le Chauve est aban-
donné par ses hommes au siège d'Oscelle : on coupe même les
câbles qui rattachaient son vaisseau aux autres pour qu'il aille
à la dérive tomber entre les mains de l'ennemi. Si une victoire
est remportée, elle n'a pas de lendemain. Ainsi Louis III, après
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 303
avoir infligé une défaite aux envahisseurs, ne trouve personne
pour garder un fort qu il a construit afin de les tenir en respect.
L'exemple des grands est suivi par le peuple. Les Normands
trouvent des recrues parmi leurs victimes. 11 n'est pas probable
que le fameux Hastings fût un paysan des environs de Troyes,
comme l'a dit un chroniqueur, mais les transfuges de moindre
marque sont nombreux. Charles le Chauve parle des ravages
commis par les Normands « ou par d'autres. » De même, au
moment du grand siège de Paris, l'archevêque de Reims écrit :
« Entre Paris et Reims, aucun lieu n'est sûr, sauf la demeure
des chrétiens pervers et complices des barbares. Le nombre est
grand de ceux qui ont abandonné la religion chétienne pour
s'associer aux païens et se mettre sous leur protection. » D'ail-
leurs, à quoi bon résister? La croyance était partout répandue
que les Normands étaient un fléau envoyé par Dieu pour châtier
les iniquités des peuples. C'est une idée qu'on retrouve, en
termes identiques, chez tous les annalistes, qui sont tous des
ecclésiastiques, et qui sont particulièrement frappés, à ce titre,
des profanations de reliques ou des dévastations d'églises et de
couvens. Elle avait pour but de corriger les pécheurs, mais
pour efTet le plus fréquent d'engendrer une sorte de fatalisme
qui paralysait la défense. A furore Normannoriim lihera nos,
Domine, chanlait-on dans les litanies. Mais le ciel n'aide que
ceux qui s'aident eux-mêmes.
Parfois on achetait le départ des Normands. Mais c'était un
marché de dupe. Tout traité conclu par eux n'engnge que les
chefs qui y ont personnellement adhéré. Quand les uns s'en
vont, il en vient d'autres qui ne savent rien ou ne veulent
rien savoir. Ainsi Charles le Gros au siège de Paris paie les
Normands pour en être débarrassé. Mais leur chef, Siegfried,
absent au moment de l'accord, ne se tient nullement pour
engagé et poursuit l'empereur jusqu'à Soissons. Il y a du reste
si peu de solidarité entre leurs bandes que Charles le Chauve
en prend une à sa solde pour en chasser une autre de l'ile
d'Oscelle. Pour plus de sûreté, on essaie parfois de les baptiser.
Qu'à cela ne tienne: ils se laissent baptiser, quitte à massacrer
leur parrain au premier jour. On faisait cadeau d'une belle
robe blanche aux néophytes. Le moine de Saint-Gall nous
raconte qu'un d'entre eux à qui on en offrait une moins fine la
refusa avec dédain : « Gardez votre casaque pour un vacher.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà, grâce au ciel, la vingtième fois que je me fais baptiser,
jamais on ne m'avait ofl'ert pareille souquenille. » Même si une
concession de territoire accompagne le baptême, il ne faut pas
trop s'y fier. Dudon raconte qu'Hastings fut ainsi quelque temps
comte de Chartres, ce qui est bien douteux, mais voici qui est
plus sûr. Un Gottfried obtient la Frise avec la main de Gisèle,
lille du roi de Lorraine Lothaire. Il est dûment baptisé et marié
par l'évêque de Liège, Francon, ce qui ne change rien à ses
habitudes. Pour obtenir un résultat durable, il fallait d'autres
conditions. Il fallait que les Normands fussent préparés à
changer leur vie d'aventures contre une vie de bons proprié-
taires, et cette révolution mentale n'avait chance de s'accomplir
que le jour où la vie d'aventures comporterait plus de mauvais
risques que de bons. Il fallait en outre que l'opinion publique,
c'est-à-dire celle des grands et des évêques, admît la nécessité
de faire la part du feu en légitimant pour la limiter la spoliation
commise par l'ennemi séculaire.
On n'en était pas encore là des deux côtés, au commence-
ment du règne de Charles le Simple, comme l'atteste raffaire
Huncdeus. Ce chef normand, dont on ne sait rien et à propos
duquel on a beaucoup discuté, remonte, avec cinq barques et
300 hommes, la Seine, l'Oise et parvient jusqu'à la Meuse.
Charles le Simple l'appelle près de lui et le fait baptiser le jour
de Pâques 897 à Klingenmunster (Palatinat). Jusqu'ici l'histoire
n'a rien de sensationnel, mais il faut croire que Charles le Simple
avait noué ou songé à nouer avec ce personnage un lien plus
étroit, car nous avons une lettre fulgurante où l'archevêque de
Reims, Foulques, accable de reproches le jeune roi dont il était
un des plus fidèles partisans. S'il ne s'était agi que d'une conver-
sion, il est évident que l'archevêque n'aurait eu rien à dire. Il
était donc question de quelque chose de plus. La lettre parle très
nettement d'une alliance projetée avec les Normands contre le
roi Eudes, compétiteur de Charles le Simple : « Qui de vos fidèles
ne craindrait, dit-elle, de vous voir ainsi rechercher l'amitié des
ennemis de Dieu et vous servir des armes des païens, obtenues
par une alliance abominable {fœdera deteslanda)^ pour ruiner et
détruire le nom chrétien ? » Charles le Simple, dont la situation
de prétendant est alors très précaire, ne peut passer outre : son
projet s'évanouit, et Huncdeus avec lui, car on n'en trouve
plus trace. Cette mystérieuse disparition a intrigué. Les uns
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 305
voient dans Huncdeus l'éternel Hastings ; c'est la version des
Annales d'Asser, compilation anglaise du xii® siècle, tirée en
partie de sources inconnues. D'autres l'identifient sans preuve
avec Rollon dont la première apparition certaine dans cette
région semble correspondre à cette époque. L'historien danois
Steenstrup en fait un oncle de Rollon, par une conjecture ingé-
nieuse, mais pour le moins hardie. 11 lit Hulcheus au lieu de
Huncdeus, ce qui rappelle un oncle de Rollon appelé Hulcius
par Guillaume de Jumièges. La seule chose sûre, et c'est la seule
qui nous importe pour le moment, c'est que l'hypothèse d'un
accord amiable entre le roi de France et un chef normand
paraissait encore à cette date une monstruosité.
* *
Charles le Simple, devenu seul roi (l^"" janvier 898) par la
mort du roi Eudes, comprit qu'il fallait d'abord organiser la
résistance avant de songer à autre chose, si tant est qu'il y
songeât dès lors réellement. Au printemps 898, nous le voyons
attaquer en personne une bande normande qui ravageait le
Vimeu, petit pays entre la Bresle et la Somme ; la même
année, une autre est taillée en pièces du côté de la Bretagne, et
le duc de Bourgogne, Richard, en met en fuite une troisième
qui infestait la Bourgogne. Le métier d'envahisseur se gâtait :
la féodalité, en s'organisant, rendait difficile tout plan de dé-
fense générale, mais créait au moins des centres de résistance
locale. Les années suivantes sont moins agitées. Les Normands
de la Loire font encore parler d'eux, ceux de la Seine se tiennent
plus tranquilles. Ils s'installent dans le pays d'où ils ne sorti-
ront plus. Nous en avons des indices. Ainsi un diplôme de
Charles le Simple (22 février 906) donne à saint Marcouf le mo-
nastère de Corbény, près de Laon, à la place du sien, situé sur
la côte orientale du Cotentin, que les Normands l'ont obligé à
fuir. La prise de possession du pays par les Normands n'est
d'ailleurs ni complète ni méthodique : par un diplôme du
17 décembre 905, Charles le Simple donne à son chancelier
quelques dépendances du château de Pitres, à l'embouchure de
l'Andelle, d'où l'on a conclu, peut-être un peu facilement, que
les Normands ne dépassaient pas encore cette rivière. Tout cela
n'était pas si régulier. Les Normands occupent le pays, y sont
campés, mais n'en jouissent pas encore en bons pères de famille.
TOME III. — 1911. 20
30G
REVUE DES DEUX MONDES.
Ils restent une armée. Ils ne réparent pas les ruines : nous
savons par un mot de Flodoard que la ville de Rouen était
presque détruite au moment où elle leur fut officiellement
cédée.
Nous sommes d'ailleurs si peu renseignés sur cette période
que nous sommes incapables de rien affirmer sur RoUon.
Sauf Dudon de Saint-Quentin, aucun chroniqueur n'en parle
avant 910. Le grand chef normand n'apparaît qu'au moment où
il est au premier rang. Il est pourtant certain qu'il avait une
longue carrière derrière lui. Les bandes normandes formaient
une société militaire fortement hiérarchisée. Un nouveau venu
n'aurait pas subitement imposé son autorité à des camarades
fort ombrageux. L'homme qui apparaît comme le chef incon-
testé des Normands de la Seine en 910-911 devait avoir un
passé bien rempli. Mais sur ce passé nous sommes réduits à des
hypothèses.
D'après les sources Scandinaves, Rollon est Norvégien, il
s'appelle Rolf et on l'avait surnommé Gange-Rolf ou Rolf le
Marcheur parce que les chevaux du pays étaient trop petits
pour le porter, ce qui le forçait à aller à pied. C'était le fils
d'un chef puissant, Ragnvald de Maere, et il avait dû s'exiler
pour avoir exercé le droit de réquisition, malgré les interdictions
du roi. C'est ainsi qu'il devint roi de la mer. Cette identifica-
tion de Rollon avec Gange-Rolf est défendue par les historiens
norvégiens, et la ville d'Aalesund se pique d'être la patrie de
Rollon. Les Danois font de Rollon un des leurs et ils ont pour
eux le témoignage de Dudon, qui reproduit la tradition de la
famille ducale. La petite localité de Faxœ (Seeland) serait,
d'après un vers du trouvère Renoist, le berceau de Rollon. Il y
a même eu quelques tentatives pour faire de Rollon un Suédois.
Si on se l'arrache ainsi, c'est qu'aucune preuve jusqu'ici n'est
décisive. M. Vogel admet comme probable l'origine danoise
de Rollon, et suppose qu'il a dû apparaître pour la première fois
en Angleterre, au camp de Fulham, près de Londres, où se
concentra la « grande armée » qui allait envahir le continent
en 879. Il serait venu à la tête d'une bande danoise dont l'arrivée
est alors signalée. Il ne pouvait être que de noble extraction, car
tous les chefs de vikings étaient de grande famille et les vikings
eux-mêmes n'ouvraient leurs rangs qu'à des hommes libres.
Dudon fait participer Rollon au grand siège de Paris, nous
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 307
le montre ensuite s'emparant de Bayeux, épousant « à la
danoise, » c'est-à-dire sans consécration quelconque, la fille du
comte Bérenger, Popa, de laquelle naîtra Guillaume Longue-
Epée. Tout cela n'a rien d'incroyable, mais restera douteux tant
que nous n'en aurons pas d'autre garant. Or, nous n'en avons
pas. Le seul document indépendant de Dudon qui fasse allusion
au passé de Rolion est assez sibyllin. C'est une complainte sur
la mort de Guillaume Longue-Epée. Nous y voyons bien que la
mère de Guillaume était chrétienne, alors que Rolion ne l'était
pas encore, ce qui s'applique à Popa, mais il est dit que l'enfant
est né outre-mer [in orbe transmarino natus), ce qui ne laisse
pas d'être déconcertant. On a retourné ce texte dans tous les
sens pour lui faire dire ce qui ne s'y trouve pas, mais des con-
jectures, si ingénieuses soient-elles, ne font pas des preuves.
Pour ceux qui tiennent à tout concilier, on peut suggérer que
Guillaume serait né de Popa durant quelque expédition en
Angleterre, comme en firetit plusieurs bandes normandes à la
suite de la mort du roi Alfred le Grand (901).
C'est seulement en 910 que recommencent les courses des
Normands de la Seine dans l'intérieur de la France. Dudon
nous fait de la campagne de cette année-là une relation à
laquelle on ne comprendrait pas grand'chose si on ne la trouvait
complétée par ailleurs. Les Normands pénétrèrent jusqu'en
Bourgogne et nous en avons confirmation par des témoignages
locaux. Ainsi nous savons par l'Histoire des évêques d'Auxerre
que l'évêque d'alors, Géran, bat les Normands à plusieurs
reprises. En outre, nous trouvons dans les Annales de Sainte-
Colombe de Sens que le prévôt de l'abbaye, Betton, pose (25
mai 910) les fondations d'un mur de protection autour du
monastère. Or, l'Histoire des évêques d'Auxerre nous apprend
que Betton avait sollicité et obtenu du duc Richard l'autorisation
de construire ce mur pour se préserver des Normands. Tout
cela concorde admirablement. De là les Normands ont-ils
poussé jusqu'à Clermont-Ferrand, comme le dit Dudon? Ce
n'est pas impossible, car nous savons que l'évêque de Bourges,
Madalbert, fut tué cette année-là par les Normands. Bourges
est sur la route de Clermont, Les Normands revinrent par
Fleury-sur- Loire, aujourd'hui Saint-Benoît-sur-Loire, dont ils
pillèrent l'abbaye. Un récit des « Miracles de sairl Benoît » dit
que leur chef s'appelait Renaud [Rainaldus) et qu'il mourut à
308 REVUE DES DEUX MONDES.
peine de retour à Rouen. Dudon de son côté dit que RoUon re-
joignit ses hommes seulement à cet endroit. Tout cela n'est pas
inconciliable. Les Normands revinrent dans leurs cantonne-
mens en faisant un grand crochet par la Beauce pour éviter
Chartres, trop forte pour être enlevée au passage. La saison
commençait à s'avancer, car l'évêque Madalbert était encore
vivant en septembre : sa signature figure le 1 1 de ce mois sur
l'acte de fondation de Cluny. Les Normands pillent Etampes et
regagnent la vallée d'Eure à Villemeux, près de Dreux. Là ils
sont assaillis pas un gros de paysans, furieux sans doute d'avoir
été razziés. Il est à remarquer que dans les mêmes parages, un
demi-siècle auparavant (859), une agression analogue s'était
produite. Le paysan est le premier à se lasser des expéditions
normandes parce qu'il est toujours le premier à en pâtir.
Arrivons à la campagne de 911, la dernière. RoUon fait
d'abord une tentative sur Paris. Cette tentative a été révoquée
en doute parce qu'aucune chronique de la région n'en fait
mention. Cependant on possède un document capital qui sem-
ble bien s'appliquer à cet épisode. C'est une lettre, transcrite
en marge d'un manuscrit de la cathédrale de Chartres, par
laquelle « le comte Robert et le duc Manassé font savoir au
comte Richard qu'ils se sont avancés à la rencontre des Nor-
mands et que, ne les trouvant pas, ils sont rentrés à Paris. Ils
lui demandent en outre s'il a l'intention ou non de venir les
rejoindre. » La lettre n'est pas datée, mais l'écriture est du début
du X* siècle. Le comte Robert, c'est le comte de Paris, frère du
roi Eudes, qui plus tard se révoltera contre Charles le Simple;
le duc Manassé, c'est le comte de Dijon. Ils n'avaient pas tou-
jours été en si bons termes. En 900, au cours d'une expé-
dition, il y avait eu brouille complète. Manassé avait tenu au
roi Charles le Simple des propos désobligeans sur Robert :
celui-ci froissé avait faussé compagnie sans prendre congé de
personne. Ils avaient eu le temps de se réconcilier depuis. Quant
au comte Richard, c'est le duc de Bourgogne, suzerain de
Manassé, un des seigneurs les plus estimés de l'époque: on
l'appelait « le justicier. » Ce qui confirme l'opinion que cette
lettre est bien de 911, c'est que Richard participera avec Robert
aux opérations dont le siège de Chartres par RoUon va être
l'occasion. Il a donc répondu à l'appel.
Rollon avait des raisons d'en vouloir à la ville de Chartres
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 309
qui le gênait dans ses mouvemens et qui l'avait encore obligé
l'année précédente, pour revenir des bords de la Loire dans ses
cantonnemens, à faire un détour qui avait failli lui être
fatal. Il part de Jeufosse, un campement dont il est souvent
question dans les expéditions normandes. C'est une position très
forte, se dressant à pic d'une centaine de mètres entre Vernon
et Bonnières, sur la rive gauche de la Seine, à la hauteur de
l'île d'Oscelle, une des stations favorites des flottilles nor-
mandes. On retrouve même le nom de RoUon attribué à la
colline assez proche de RoUeboise. Rollon, revenant de la
direction de Paris, ne pouvait trouver un endroit plus favorable
pour gagner la vallée d'Eure. La grande route menant à Pacy-
sur-Eure se détache de celle de Rouen un peu en amont, mais,
de Jeufosse même, part un vieux chemin creux, en partie taillé
dans le roc, qui rejoint l'autre par le plus court au sommet de
la côte. Les Normands le connaissaient bien : c'est encore par
là que passera, un demi-siècle plus tard, une bande d'auxiliaires
Scandinaves pour aller châtier le comte de Chartres qui avait
attaqué le duc Richard I".
11 n'y a pas lieu de raconter ici en détail le siège de Chartres
de 911, qui a été fort bien étudié par Jules Lair [le Siège de
Chartrespar les Normands) au soixante-septième Congrès archéo-
logique de F'rance tenu à Chartres en 1900. La ville avait déjà
été prise ou plutôt surprise par les Normands, une cinquantaine
d'années auparavant, et presque détruite. Depuis lors, elle s'était
relevée et resserrée. Elle avait pour rempart une partie de son
enceinte gallo-romaine et un mur improvisé qui réduisait
l'étendue à défendre. L'Eure, qui coule au pied de l'esplanade
d'une trentaine de mètres où se dresse la cathédrale, la proté-
geait en outre du côté Est. Il n'y avait en somme d'accessible
qu'un seul point, qui constituait la gorge de la forteresse, où
l'on arrivait de plain-pied. Le siège commença dans les règles,
mais l'intervention d'une armée de secours où se trouvent
Robert, comte de Paris, Richard, duc de Bourgogne, et Ebles,
comte de Poitiers, vint troubler les assiégeans. Pendant qu'ils
sont attaqués par les nouveaux venus, les Normands sont pris
à revers par une sortie des Chartrains, à la tête desquels se
trouve l'évêque Waltelmus (Gousseaume ou Gouteaume), portant
une relique célèbre, la chemise de la Vierge, offerte à la cathé-
drale par Charles le Chauve et qui y est restée exposée à la
310 REVUE DES DEUX MONDES.
vénération des fidèles jusqu'à nos jours, — jusqu'à l'époque
des inventaires. Les Normands, pris entre l'enclume et le mar-
teau, et craignant d'être cernés, se frayent un passage jusqu'à
leurs bateaux, laissant beaucoup des leurs sur le terrain ou dans
la rivière. Un corps assez nombreux y. qui s'était trouvé isolé et
coupé, se réfugia sur une colline voisine, la colline de Lèves,
où il fut bloqué et d'où il ne s'échappa qu'avec de grosses
pertes. La date de cet événement (20 juillet 911) est donnée par
les Annales de Sainte-Colombe. Les pertes normandes sont
l'objet d'évaluations assez concordantes, qui vont de 6 800 à
8000 morts.
C'était pour les Normands un grave échec, mais il ne
faut rien exagérer. Ils ne sont nullement découragés. On ne les
poursuivit pas, on n'inquiéta pas le pays qu'ils considèrent déjà
plus ou moins comme le leur. Les seigneurs qu'un danger com-
mun avait momentanément réunis s'étaient séparés au lende-
main de la victoire. Quant au roi, on ne l'avait vu nulle part
et personne n'en parle. La situation pouvait encore se prolonger
indéfiniment. Tout de suite après le siège de Chartres, on
retrouve les Normands en train de piller le Nivernais: il est
vrai que le duc Richard et l'évêque Géran les battent au
retour, mais rien de tout cela n'est décisif. Les Normands
s'aperçoivent qu'on s'habitue à leur tenir tête et les échecs
répétés qu'ils viennent d'éprouver doivent leur donner à réflé-
chir; mais, d'autre part, il est reconnu qu'on ne peut ni les
chasser, ni obtenir d'eux qu'ils se tiennent en paix tant qu'ils ne
seront pas régulièrement possessionnés. Le grand résultat de
la défaite de Chartres, c'est de les avoir rendus plus traitables,
mais encore fallait-il traiter.
C'est l'archevêque de Rouen qui s'entrçmit, nous raconte
Dudon, et on peut l'en croire sur ce point, car l'Eglise s'em-
ployait depuis une dizaine d'années à convertir les Normands
et à rétablir la paix. Aux conciles de Reims de 900 et de
Trosly (près de Soissons) en 909, les évêques se plaignent vive-
ment de la triste situation du pays, des églises et des monas-
tères, des désordres qui s'introduisent dans le clergé à la faveur
de l'anarchie générale, et ils proclament la nécessité de mettre
un terme à ce déplorable état de choses. L'archevêque de Rouen,
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 311
en relations forcées avec les Normands, était bien placé pour
entamer les pourparlers. Seulement, Dudon appelle l'archevêque
d'alors Francon et en cela il se trompe. En 909, l'archevêque
de Rouen qui signe les actes du concile de Trosly se nomme
Witton, en français moderne Guy. Il s'agit de savoir s'il est
encore là en 911. Flodoard nous apprend que Witton écrivit à
l'archevêque de Reims, Hervé, dont l'autorité morale était uni-
versellement respectée, pour lui demander conseil sur la ma-
nière de traiter les Normands convertis, dont beaucoup avaient
des retours de tendresse pour leur ancienne religion. L'arche-
vêque de Reims lui répondit et nous avons sa réponse. Nous
savons en outre que l'archevêque Hervé consulta le Pape à ce
propos, et nous avons aussi la consultation du Pape. A quelle
époque se place cet échange de correspondances? C'est là toute la
question. Le Pape dont il s'agit s'appelle Jean. On a supposé,
sans y regarder de très près, que c'est le pape Jean IX, mort
en 900. C'est là que git l'erreur.
On s'est mépris longtemps sur la date précise de la mort
de Jean IX. U Histoire universelle de l'Eglise de l'abbé Rohr-
bacher (1865) la place au 30 novembre, suivant l'opinion des
anciens bénédictins. Hervé étant devenu archevêque de Reims
le 6 juillet de la même année, on pouvait admettre à la rigueur
que ce délai de quatre mois et demi suffit pour que Witton ait
eu le temps d'écrire à Hervé, Hervé au Pape, et le Pape à
Hervé. Mais il resterait à expliquer que Witton, archevêque de
Rouen depuis huit ans au moins, ait eu l'idée dès le premier
jour de demander conseil à un archevêque à peine promu, son
cadet en dignité et sans doute par l'âge. Tous les contemporains
dépeignent Hervé comme jouissant d'un grand crédit, parti-
culièrement en ce qui touche la conduite à tenir vis-à-vis des
Normands. Soit. Seulement ce crédit n'a pu lui venir qu'après
quelques années de pontificat, il lui a fallu l'acquérir par des
services rendus : il ne l'avait pas en montant sur le siège
archiépiscopal, puisque c'est précisément son rôle d'archevêque
qui le lui a mérité. Du reste, lors de son avènement, la première
question qui s'imposait à lui n'était pas celle des Normands,
mais celle du châtiment à obtenir contre le meurtrier de son
prédécesseur Foulques, assassiné par un vassal du comte de
Flandre. Ajoutons que, dans sa lettre à Witton, rien ne fait allu-
sion aune nomination récente. Remarquons enfin que les cas de
312
REVUE DES DEUX MONDES.
Normands convertis ou à convertir étaient encore trop excep-
tionnels et individuels en 900 pour que l'arclievêque de Rouen
eût besoin d'en référer à un confrère et celui-ci au Pape, tandis
que la nécessité d'adopter une ligne de conduite bien arrêtée et
approuvée par le Saint-Siège se faisait sentir au moment de la
conversion officielle de tout un peuple.
Mais à quoi bon insister sur ces considérations? Nous avons
quelque chose de plus décisif. La mort du pape Jean IX, d'après
les travaux les plus récens, doit être reportée au mois de
mai 900. C'est la date qu'indique Jaffé-Lœwenfeld [Regestaponti-
ficum romanoncm, 2« éd., 1885-1888). C'est la solution à laquelle
avait déjà abouti dès J856 Joseph Duret dans les Geschichts-
blœtter aus der Schweitz^ t. II, p. 271-298. Même des ouvrages
de vulgarisation comme la Grande Encyclopédie enregistrent
cette date comme acquise : elle place en effet l'avènement de
Benoît IV, successeur de Jean IX, au mois de mai 900. C'est
aussi ce que donne le Trésor de chronologie àe Mas- Latrie (1889).
Il est clair que, si Jean IX est mort au mois de mai, il n'a pu
répondre à une lettre de l'archevêque Hervé, devenu arche-
vêque le 6 juillet suivant. La réponse est et ne peut être que du
pape Jean X dont l'avènement est du mois d'avril 914. Hervé lui-
même vécut jusqu'en 922 : il était en 914 en pleine possession
de l'autorité spirituelle qui explique son rôle en cette occasion.
Les Normands nouvellement convertis dont l'inconstance désole
l'archevêque Witton sont ceux qui ont été baptisés en masse à
la suite et à l'exemple de RoUon. Le témoignage de Richer
confirme d'ailleurs cette thèse. Complétant ici Flodoard et ayant
les mêmes sources à sa disposition, il dit formellement que c'est
l'archevêque Witton qui fut prié par le comte Robert, après la
bataille de Chartres, d'ouvrir les négociations et de préparer la
conversion des Normands. Et il spécifie que c'est à ce moment
que Witton fit appel aux lumières de l'archeyêque Hervé.
Mais, dira-t-on, comment Dudon a-t-il pu commettre une
pareille bévue? Il en a commis bien d'autres. Il ignore complè-
tement l'existence de Witton, il va jusqu'à croire que Francon
était déjà archevêque de Rouen lors de la première apparition
de Rollon à Jumièges, qui se place vraisemblablement vers 896 :
les plus zélés défenseurs du doyen de Saint-Quentin sont bien
forcés de reconnaître que tout cela ne tient pas debout. On a
essayé d'expliquer l'erreur de Dudon par une confusion avec le
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 313
Francon évêque de Liège, qui, trente ans auparavant, avait
baptisé un autre chef normand, Gottfried, et l'avait marié à
une Gisèle, fille de Lothaire. Cette confusion, quoi qu'on en ait
dit, serait difficile à concevoir si aucun archevêque de Rouen
de ce nom n'avait existé. Mais Francon a bien existé, et c'est le
successeur de Witton. En dehors de Dudon et de sa lignée, il
est mentionné dans la « Translation de Saint-Ouen. » Toute-
fois, comme ce document paraît postérieur à Dudon et inspiré
de lui, son témoignage n'est pas très probant. Nous avons
mieux. Il existe à la Bibliothèque nationale, au fonds des ma-
nuscrits latins (n° 1805), une liste d'archevêques de Rouen où
Francon figure comme successeur de Witton. Cette liste, qui
s'arrête à Wigo ou Hugues (archevêque de 942 à 989), est anté-
rieure à Dudon et indépendante de lui. Elle lève tous les doutes.
Quant à l'erreur de Dudon, elle reste une erreur, mais, du mo-
ment que Francon a existé et succédé à Witton, elle devient
une erreur explicable, une simple erreur de date, non une
grossière confusion de personnes. Une erreur ainsi réduite ne
dépasse pas la dose d'inexactitude dont Dudon est coutumier.
On a risqué l'hypothèse conciliante que Francon, avant de
devenir archevêque, était déjà un haut dignitaire de l'église de
Rouen, et qu'il pouvait, à ce titre, avoir pris part aux négocia-
tions, puis baptisé Rollon au nom et à la place de l'archevêque.
C'est se donner une peine bien superflue pour pallier chez Dudon
une erreur qui n'est ni la seule ni la plus extraordinaire qu'il
ait sur sa conscience d'historien.
En dehors de Dudon, nous ne connaissons presque rien de
ce qui se passa. Ce que Richer nous raconte manque tout à fait
de clarté et de précision, et il y a dans son texte des ratures qui
témoignent de ses incertitudes. Le rôle qu'il fait jouer au comte
Robert n'a pourtant rien que de vraisemblable. Celui-ci, après la
bataille de Chartres, aurait ramené à Paris un certain nombre
de prisonniers, auprès desquels il aurait tâté le terrain. C'est
après s'être assuré qu'ils étaient disposés à faire la paix et à se
laisser baptiser, moyennant une cession territoriale, qu'il aurait
mis en mouvement l'archevêque de Rouen. Le fait môme que
Robert sera le parrain de Rollon peut être considéré comme
une confirmation de ce récit. En tout cas, Dudon est le seul qui
nous parle de l'entrevue de Saint-Clair-sur-Epte ou même d'une
entrevue quelconque entre Charles le Simple et Rollon. L'unique
314 REVUE DES DEUX MONDES.
témoignage contemporain, celui de Flodoard, se réduit à une
simple phrase incidente de son Histoire de l'Eglise de Reims. Il
dit que les Normands, après la guerre que leur fit près de
Chartres le comte Robert, acceptèrent le baptême, moyennant
cession de quelques districts maritimes, avec la ville de Rouen,
alors presque détruite par eux, et ses dépendances [concessis sibi
maritunis quibusdam pagis^ cum Rothomagensi quam pœne
deleverant urbe, et aliis eidem siibjectis. Il n'est pas davantage
question d'une entrevue dans le seul document officiel où nous
trouvons une allusion à cet arrangement. C'est un diplôme de
Charles le Simple, daté de 918 et conservé aux Archives na-
tionales, par lequel le roi cède à l'abbaye de Saint-Germain
des Prés les domaines de l'abbaye de la Croix Saint-Ouen,
« sauf la partie, dit-il, que nous avons abandonnée [anniiimus)
aux Normands de la Seine, Rollon et ses compagnons. »
A cela se réduit ce que nous savons de certain : voyons ce
qu'on en peut tirer. Douter de l'entrevue de Saint-Clair-sur-Eple
par la seule raison qu'aucun contemporain ne la mentionne et
que Dudon est le premier à en parler, serait du parti pris. On
admettra bien qu'une entrevue était utile, sinon nécessaire, pour
conclure ou ratifier un accord, si simple qu'il pût être : or, il
y eut certainement un accord. Le mot concessis dont se sert
Flodoard, et celui d' anmnmus qu'emploie le roi lui-même, ne se
comprendraient pas sans cela. Pour une telle entrevue, Saint-
Clair [Clarus ad Ittam) était l'endroit tout indiqué, juste à la
limite du pays occupé par les Normands, à mi-chemin entre
Paris et Rouen sur la grande route datant des Romains. C'est
également là que les Normands, trente-quatre ans plus tard,
reconduiront le roi Louis d'Outre-Mer qui avait essayé de dépos-
séder le petit-fils de Rollon. La localité n'était pas inconnue :
on montre à Saint-Clair l'ermitage du saint, devenu un lieu de
pèlerinage, et même la pierre sur laquelle il aurait été « dé-
collé » par les païens en 884. Les traces d'un gué y sont encore
visibles, mais les routes romaines avaient des ponts, comme
on le voit par l'exemple de Radepont, qui est sur l'Andelle le
pendant de Saint-Clair-sur-Epte (car la voie romaine passait
par Radepont et non par Fleury-sur-Andelle comme le fait
aujourd'hui la grande route de Paris à Rouen).
A quel moment eut lieu l'entrevue? Après le 20 juillet natu-
rellement, date de la bataille de Chartres, et même sensiblement
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 315
après, car l'expédition dans le Nivernais et les négociations préli-
minaires ont demandé nécessairement un certain temps. D'autre
part, au mois de décembre, nous trouvons le roi du côté de la
Lorraine dont il allait prendre possession par suite de la mort du
roi de Germanie Louis l'Enfant, qui parait être du 24 septembre.
Dès le 27 novembre, il signe un diplôme concernant Saint-
Mihiel, ce qui suppose qu'il était déjà reconnu roi de Lorraine.
Trois semaines plus tard, une donation à l'église de Cambrai
(20 décembre) est datée de Crutziacum, endroit non identifié,
mais situé dans l'ancienne Austrasie, car Charles le Simple est
à Metz le 1" janvier suivant. C'est très vraisemblablement après
avoir appris la mort de Louis l'Enfant survenue en Bavière et
dont il n'a pu avoir connaissance qu'au bout d'une dizaine de
jours, que Charles le Simple, voulant avoir ses coudées franches
en Lorraine, régla la question des Normands, soit vers la fin
d'octobre. Le comte Robert ne l'accompagnera pas en Lorraine,
peut-être parce qu'il suit à Rouen le duc Rollon dont il sera le
parrain au commencement de 912.
Que se passa-t-il à Saint-Clair-sur-Epte ? Un traité en règle
fut-il signé ? On n'en doutait pas autrefois, à l'heureuse époque
où l'on ne doutait de rien. Le bon abbé du Moulin, dans son
Histoire générale de la Normandie, écrite au xvii* siècle, pré-
tend que Charles le Simple fit expédier des lettres de cession
en bonne forme, « lesquelles il signa et autorisa de son sceau
aux fleurs de lys sans nombre. » Pour expliquer que cette pièce
importante eût disparu, sans avoir jamais été vue par personne,
on supposait qu'elle avait dû se perdre au moment de la conquête
de l'Angleterre. C'était simple, trop simple. La vérité, c'est que
les Normands d'alors n'attachaient aucune importance aux écri-
tures. Rollon n'a jamais consacré par un acte les donations les
plus solennelles faites par lui aux églises. Son arrière-petit-fils
Richard II nous le dit expressément à propos de l'abbaye de
Saint-Ouen de Rouen : « Notre aïeul Rolf a fait toutes ces dona-
tions sans les consigner dans des chartes pour que nul n'en
ignorât à l'avenir, propriis cartulis ad notitiam futurorum mi-
nime descripsit. » Encore du temps de Guillaume Longue-Épée,
cette indifférence persiste. Charles le Simple n'était pas dans le
même cas. Les actes émanant de sa chancellerie sont assez
nombreux, mais ce n'était pas à lui à trop insister, du moment
qu'on ne le lui demandait pas, sur une cession qui pouvait être
316 REVUE DES DEUX MONDES.
utile, mais qui, malgré tout, n'avait rien de glorieux. Le mot
antiuimus dont il se sert pour caractériser son attitude convient
beaucoup mieux à un acquiescement verbal et discret qu'à un
traité écrit et signé.
Peut-on savoir quelles étaient les limites de la Normandie
primitive, de la Normandie de 911? On sait d'abord une chose,
c'est que la Normandie n'était pas complète, puisqu'elle se
compléta par deux annexions ultérieures en 924 et en 933. Mais
on sait aussi que les Normands occupaient dès 911 bien des
territoires qui ne leur furent régulièrement cédés que treize et
vingt-deux ans plus tard. C'est ce qui a embrouillé la question.
Il faut partir de cette idée que Charles le Simple en 911 ne céda
aux Normands rien qu'ils n'occupassent déjà, mais ne leur céda
pas tout ce qu'ils occupaient. Du reste, il nous dit lui-même
qu'il a traité « avec les Normands de la Seine, soit avec Rollon
et ses compagnons. » (Le mot comités désigne à proprement
parler les chefs qui suivent la fortune de Rollon et non la foule
des simples pirates qui sont sous ses ordres, mais ceci importe
peu pour le point que nous étudions.) Il y avait d'autres bandes,
dans le Cotentin par exemple, qui ne dépendaient pas ou qui
ne dépendaient guère du chef des Normands de la Seine. Leur
situation ne fut pas changée : elles gardèrent le pays qu'elles
occupaient, et nul ne chercha à les en déloger.
Que reçut Rollon ? Rouen et les pays maritimes qui en
dépendent, répond Flodoard. On peut, d'après d'autres passages
de Flodoard, préciser davantage. Il nous raconte lui-même dans
ses Annales, a la date de 923, que le prétendant au trône
Raoul entre sur le territoire des Normands « en traversant
l'Epte. » Donc TEpte est à ce moment la frontière de la Nor-
mandie vers l'Est. Or aucune modification des limites de la
Normandie n'avait eu lieu depuis 911. Reste à savoir si la fron-
tière se continuait comme aujourd'hui en suivant la Bresle jus-
qu'à son embouchure. Flodoard ici encore nous permet de
répondre affirmativement. En 925, dit-il, les Français prennent
sur les Normands une forteresse, sise sur le bord de la mer,
où Rollon avait garnison, et il nous dit que cette forteresse
s'appelait Auga (Eu). La ville d'Eu se trouvant sur la Bresle et
près de son embouchure, la question est résolue. Répétons
qu'aucune rectification de frontière ne s'était produite de ce
côté depuis le premier accord. Donc, sur la rive droite de la
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 317
Seine, la limite de la Normandie est dès le début la limite
consacrée.
La ligne de démarcation sur la rive gauche est plus diffi-
cile à établir. Toutefois, nous avons une indication de premier
ordre dans le diplôme de Charles le Simple déjà cité. Le roi
cède à l'abbaye de Saint-Germain des Prés l'abbaye de la Croix-
Saint-Ouen, « sauf la partie déjà abandonnée aux Normands, »
La Croix-Sain t-Ouen, c'est aujourd'hui la Croix-Saint-Leufroy,
village situé sur la rive droite de l'Eure, à une douzaine de
kilomètres de Louviers et d'Evreux. L'Eure était frontière à cet
endroit, puisque nous voyons qu'une partie des terres de l'ab-
baye avait été cédée aux Normands et qu'une autre était restée
au roi. La partie cédée aux Normands ne peut être que celle qui
se trouvait sur la rive gauche, c'est-à-dire du côté d'Evreux :
c'était la moins considérable puisque l'abbaye, comme le vil-
lage actuel, était sur la rive droite. La donation même du roi
l'indique; car ce qu'il cède en 918, c'est l'abbaye; ce qu'il
déclare avoir cédé en 911, c'en est « une partie. » De ce texte
résulte une importante constatation : Evreux, c'est-à-dire le
diocèse d'Evreux, a été cédé aux Normands dès 911, ce qui nous
étonne d'autant moins que nous ne voyons pas quand ni com-
ment il l'aurait été plus tard. Mais il en résulte aussi que l'Eure
marquait la frontière de la Normandie à la hauteur de la Croix-
Saint-Leufroy, ce qui n'est pas la frontière classique. Il res-
tait ainsi en dehors de la Normandie le plateau péninsulaire
situé entre la Seine et le cours inférieur de l'Eure, ce qu'on
appelait alors le pays de Madrie. Cette opinion est confirmée
par les noms de village. Sur l'Eure, on en trouve une série d'ori-
gine normande, qui jalonnent cette frontière primitive, Ecar-
denville, Ocreville, Heudreville, Pinlerville, lucarville. Sur le
plateau, on n'en trouve plus, preuve que les Normands ne s'y
sont établis que plus tard, postérieurement à leur conversion
qui les faisait changer de nom. On a remarqué aussi ailleurs,
dans le pays de Caux par exemple, que les Normands se sont
fixés dans les vallées avant d'aborder les plateaux. LTure qui
forme encore la limite de la Normandie en amont de Bueil, la
formait donc aussi en aval, sinon jusqu'à son embouchure
même, du moins jusque vers la plaine où sa vallée se confond
avec celle de la Seine. On trouve, vers la chute du plateau
de Madrie de ce côté, un Heudebouville. Il y aurait d'ailleurs
318 REVUE DES DEUX MONDES.
puérilité à vouloir préciser plus qu'on ne le fit sans doute à
Saint-Clair-sur-Epte. Au sud , la limite était déjà la limite
traditionnelle, l'Avre, frontière immuable du pagits^ de la cité,
du diocèse et du comté d'Evreux à travers les âges.
Des sept diocèses composant la province de Rouen, en voilà
deux, Rouen et Évreux, incontestablement aux mains des
Normands dès 911. Celui de Lisieux eut le même sort. En voici
la preuve. Flodoard, auquel on ne saurait trop recourir, nous
apprend qu'en 924 le territoire normand fut accru du Maine et
du Bessin. C'était le premier agrandissement depuis l'entrevue
de Saint-Clair-sur-Epte. L'absorption du pays de Madrie ne put
manquer de se faire en même temps. Raoul de Bourgogne, qui
venait de détrôner Charles le Simple, n'avait pu refuser au
puissant duc de Normandie un agrandissement qu'il prétendait
que le roi légitime lui avait promis. Or la cession du Bessin
présuppose la possession du Lieuvin, comme celle du Maine
présuppose la possession de l'Evrecin, sans quoi on ne pourrait
dire que le territoire des Normands a été arrondi, terra illis
aucta. Quant à la prise de possession du Maine par les Nor-
mands, elle ne fut que très momentanée, si même elle eut
lieu, mais elle entraîna la prise de possession du diocèse de
Sées qui fut définitive. Elle l'entraîna parce que le diocèse de
Sées se trouvait complètement enclavé entre ceux de Bayeux,
de Lisieux et d'Evreux d'une part, et le Maine de l'autre. Ajou-
tons que Sées suivait assez généralement jusqu'alors le sort du
Maine, comme on peut le voir dans les partages mérovingiens.
Sous les Carolingiens, nous savons par un capitulairede Charles
le Chauve, daté de 853, qui nous donne la liste des cités in-
spectées par les 7nissi dotninici, que Sées ne figurait pas dans
le même groupe que les autres villes de la future Normandie :
Sées allait avec le Maine. Quant aux deux diocèses d'Avranches
et de Coutances, complément naturel et historique de la Nor-
mandie, ils ne lui furent ajoutés qu'en 933, à l'avènement de
Guillaume Longue-Épée, et celui-ci eut même à combattre
alors un soulèvement des Normands du Cotentin qui trouvaient
ceux de 'la Seine trop francisés.
En résumé, on voit que la Normandie de 911 comprenait à
peu près les diocèses de Rouen, d'Evreux et de Lisieux, ce qui
lui donnait un ensemble de frontières naturelles marquées par
la Bresle et l'Epte au Nord, la Seine, l'Eure, l'Avre et la Dives
LE MILLÉNAIRE DE LA. N0R3IANDIE. 319
au Sud. Cette délimitation répond au texte de Flodoard, tient
compte du diplôme de Charles le Simple, et s'accorde avec les
annexions ultérieures sur lesquelles ne plane aucun doute.
A quel titre fut faite cette cession de territoire? Dudon ne
serait pas fâché de donner à croire qu'elle fut faite en toute sou-
veraineté, sans autre condition que le baptême. On connaît
l'anecdote où il nous montre Rollon refusant de baiser le pied
du roi, et confiant ce soin à un de ses hommes. Celui-ci, au
lieu de se baisser, aurait levé le pied du roi jusqu'à sa bouche,
de manière à renverser Charles le Simple sur le dos, aux éclats
de rire de l'assistance. C'est là une des inventions destinées à
flatter l'amour-propre et les prétentions des ducs dont l'histoire
de Dudon est prodigue. Il en va de même pour l'expression
(( alleu » dont il se sert pour indiquer la nature de la propriété
reconnue à Rollon. Tout cela est en contradiction avec ce simple
fait que Guillaume Longue-Epée et ses successeurs prêtèrent au
roi de France hommage de vassaux en montant sur le trône
ducal. Il est probable que ces points délicats ne furent pas pré-
cisés au début, chacun se promettant d'interpréter à sa manière
et de tourner à son profit des stipulations laissées volontaire-
ment dans le vague. Du reste, le régime féodal n'était pas encore
complètement constitué. Quant à Charles le Simple, dans le
diplôme déjà cité, il indique que les Normands assument une
obligation comme contre-partie de la cession qui leur a été
consentie, l'obligation de contribuer à la défense du royaume.
Cette cession leur a été faite, dit-il, « à charge de défendre le
royaume, pro tutela regni. » C'est le cas des barbares que les
Romains fixaient sur la frontière. Et en fait les Normands ont
parfaitement barré la route à tous nouveaux envahisseurs.
Une autre question a beaucoup préoccupé jadis les histo-
riens : c'est ce qu'on appelait l'inféodation de la Bretagne. Les
Normands s'engageaient à cesser leurs pillages, mais Rollon
fit remarquer que le pays qu'on leur allouait était absolument
dévasté, et Charles le Simple lui proposa, d'après Dudon, de
lui abandonner la Flandre à discrétion jusqu'à ce que la Nor-
mandie fût repeuplée et mise en état de se suffire, donec im-
pleatur terra. Rollon aurait refusé, alléguant que ce pays était
trop marécageux, et aurait obtenu à la place la Bretagne, qui
320 REVUE DES DEUX MONDES.
était plus à sa portée. Voir là l'origine de la suzeraineté que
les ducs de Normandie réclamèrent et exercèrent plus tard sur
la Bretagne, c'est abusif. Il ne s'agit de rien de tel. Nous
sommes en présence d'une permission comme celle d'aller
piller la Bourgogne, accordée naguère par Charles le Gros aux
Normands qui avaient assiégé Paris. Rollon et les siens, même
devenus gens de bien, étaient en quelque sorte condamnés à
vivre encore sur autrui pendant le temps nécessaire pour
réparer les désastres dont avait souffert le pays qui devenait le
leur. Charles le Simple, en fermant les yeux provisoirement
sur les pillages qu'ils se permettraient dans une province sur
laquelle son autorité était nominale, ne faisait pas un grand
sacrifice et préservait le reste du royaume. Mais il n'y avait pas
là de sa part abandon de la suzeraineté sur la Bretagne, et toutes
les dissertations échafaudées sur ce sujet au xviii® siècle partent
d'une hypothèse gratuite. Ce sont des guerres privées entre les"
ducs normands et les comtes bretons qui ont amené ultérieure-
ment la vassalité de ceux-ci à l'égard de ceux-là, et c'est seule-
ment deux siècles plus tard, à l'époque de Louis le Gros et
d'Henri Beauclerc, que le roi de France consacra cette situa-
tion. Dans cette mesure et sous cette réserve, la clause de la
convention de Saint-Clair concernant la Bretagne n'est pas à
rejeter a priori.
Au contraire, il est tout à fait impossible d'admettre le ma-
riage de Rollon avec Gisèle, fille de Charles le Simple. Dudon
est le seul à en parler et tout son récit se heurte à une vaste
impossibilité. Dudon trace de cette princesse, par la bouche des
compagnons de Rollon qui le poussent à ce mariage, un portrait
oratoire duquel il résulte que cette belle personne, de taille
convenable pour le géant Scandinave, bonne ménagère autant
qu'habile politique, « issue d'un sang doublement légitime, »
est un prodige de vertus, de grâces, de sagesse et d'éloquence.
Mais Dudon oublie do se demander quel âge "pouvait bien avoir
en 911 cette petite merveille. Soyons plus curieux que lui.
Charles le Simple avait épousé en avril 907 sa première femme,
Frédérune ou Frédérone, sœur de l'évêque de Chàlons. En dix
ans de mariage, elle lui donna six filles dont nous avons la
liste. Sur cette liste, Gisèle ou Gile occupe le quatrième rang. Si
elle est réellement la quatrième par ordre de naissance, il n'est
même pas certain qu'elle fût au monde au mois d'octobre 911,
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 321
quatre ans et demi après le mariage de ses parens. Admettons
qu'elle fût l'aînée. Rien ne porte à le croire, car la liste, n'étant
pas par ordre alphabétique, a des chances d'être par ordre d'âge.
Mais admettons-le pour pousser à l'extrême l'esprit de conci-
liation. Si Gisèle est l'aînée, elle peut avoir trois ans et demi.
On avouera que c'est peu, même pour un enfant prodige. La
supposera-t-on fille naturelle? D'abord, il n'existe aucune Gisèle
parmi les quatre enfans illégitimes de Charles. Ensuite, la pré-
cision insolite du texte de Dudon, qui insiste sur sa naissance
« doublement légitime, » utriusque progeniei semine regulariter
exorta, exclut cette hypothèse. Supposera-t-on un premier
mariage dont toute trace aurait disparu? C'est bien difficile à
croire, car Charles le Simple, devenu veuf, parlera souvent de
Frédérune dans ses actes postérieurs, tandis qu'il ne fait jamais
d'allusion à une première femme.
Mais, dira-t-on, il y a des exemples de mariages politiques
comme celui-ci, conclus entre enfans en bas âge. En efîet, on
cite une fille de Louis le Jeune qui, à l'âge de six mois, est
fiancée à un fils d'Henri Plantagenet, âgé lui-même de trois ans.
Et le mariage eut lieu quand les deux époux avaient neuf prin-
temps à eux deux. Un tel mariage est précoce, mais assorti.
Ce n'est pas le cas de Gisèle et de Rollon. Sans connaître
exactement l'âge de ce dernier, on peut affirmer qu'il a déjà
passé la soixantaine, ne fût-ce que par cette considération qu'il
dut, pour cause d'extrême vieillesse, s'associer son fils en 927,
c'est-à-dire seize ans après l'époque où nous sommes. « Devait-il
à cet âge, demande avec candeur le bon abbé des Thuilleries, un
érudit du xviii® siècle, être déjà insensible aux charmes d'une
jeune princesse, fille de son souverain? » Nous ne nous enga-
gerons pas sur ce terrain sentimental.
Si l'on tient à l'hypothèse d'un mariage ou d'un projet de
mariage, il faut supposer au moins qu'il s'agissait d'un mariage
entre Gisèle et le fils de Rollon, Guillaume Longue-Epée, lui-
même fort jeune à cette date. Ce projet n'aurait jamais été exé-
cuté, vu la mort prématurée de Gisèle que Dudon place vers 922.
Cette conjecture a ceci de séduisant qu'elle impute à Dudon une
erreur moins extraordinaire que celle qui consisterait à imaginer
de toutes pièces le mariage de Gisèle et sa présence prolongée à
la cour de Rouen; mais ce n'est malgré tout qu'une conjecture.
Nous en dirons autant du système qui attribue à Dudon une
ToaE m. — 1911. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
confusion avec la GisMe, fille de Lolhaire, qui avait épousé sous
Charles le Gros le chef normand Gottfried, investi de la Frise
dans les nriémes conditions où Rollon reçoit la Normandie.
L'idée est ingénieuse, d'autant plus que cette confusion se corse
de la confusion entre Francon, évêque de Liège, et Francon
archevêque de Rouen qui jouent un rôle identique. Ajoutons
que Charles le Gros et Charles le Simple s'appellent tous deux
Charles lll. Une confusion n'est pas impossible, mais un concours
de possibilités ne fera jamais une preuve historique. D'autres
enfin, les plus sceptiques à l'égard de Dudon, ne voient là qu'une
fiction destinée à flatter la famille ducale, fiction dont Dudon
peut parfaitement être dupe, car il ne sait et ne raconte que ce
qu'on veut bien lui dire. A l'appui de cette thèse on pourrait
invoquer une variante du texte de Dudon qui indique Gisèle
comme « issue d'un sang doublement royal, » utriusqiie proge-
niei semine regaliter exorta, au lieu de regularitcr. C'est le texte
que donne Duchesne dans ses Historiée Normannorum Scrip tores
(1619). Lair dans son édition des Antiquaires de Normandie
(Caen, 1865) a préféré regulariter, parce que l'autre leçon est
trop absurde. Elle supposerait que Gisèle est fille d'Ogive,
seconde femme de Charles le Simple, fille elle-même du roi
d'Angleterre Edouard l'Ancien. Voilà qui serait tout à fait flatteur.
Malheureusement, le mariage de Charles le Simple et d'Ogive est
de 918 ou 919, mais Dudon n'est pas fort sur les dates.
En résumé, la seule chose certaine, c'est que Gisèle n'a
pu être ni mariée, ni même fiancée à Rollon. Maintenant, cette
histoire fantastique est-elle une simple invention destinée à
rehausser le prestige de la famille ducale, ou résulte-t-elle d'une
confusion avec la Gisèle deLothaire, ou est-elle l'écho, dénaturé
au bout d'un siècle, de quelque projet matrimonial entre la fille
du roi et le fils du duc? Ce sont trois hypothèses entre lesquelles
chacun reste libre de choisir.
Avec le baptême de Rollon, nous sommes sur un terrain
plus solide. Le fait même du baptême n'est pas douteux. Dudon
nous en donne la date, lui qui n'en donne presque jamais. C'est
de 912, probablement du commencement de l'année. Il n'y a
pas non plus à douter que Robert, comte de Paris, ait joué le
rôle de parrain, car une charte de Richard I", petit-fils de
Rollon, dit formellement : mon grand-père Rohert [aviis scilicet
meus Roherliis nomine). Au reste, Rollon devait avoir d'autant
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 323
moins de répugnance à se faire baptiser que la mère de Guil-
laume Longue-Épée était chrétienne et que l'enfant lui-même,
d'après la complainte déjà citée, avait été baptisé avant son
père, sinon à sa naissance. Si la réalité de la conversion de
Rollon n'est pas douteuse, sa sincérité a été mise en question.
D'anciens chroniqueurs nous le montrent offrant des sacrifices
humains à ses anciens dieux, soit au moment de son baptême,
soit à l'article de la mort. Nous le voyons à la fois porter pieds
nus la châsse de saint Ouen et faire commerce de reliques avec
son allié le roi d'Angleterre Athelstan. La complainte sur la
mort de Guillaume Longue-Epée nous dit même que Rollon
mourut infidèle [moriente infidèle suo pâtre).
Il est à croire que Rollon, comme beaucoup de ses compa-
triotes, n'était pas très affermi dans sa nouvelle foi. N'est-ce
pas précisément ce dont se plaint Witton dans sa lettre à l'ar-
chevêque Hervé ? Et le Pape, consulté là-dessus comme on se le
rappelle, se garde bien de se montrer intraitable. « Miséricorde,
répond-il, inlassable miséricorde. Ces Normands ne sont pas
des soldats du Christ, ce ne sont encore que des conscrits ; ils
ne sont pas habitués au fardeau de l'Evangile, il ne faut pas le
leur rendre insupportable. » Il resta longtemps des Normands
non convertis ou mal convertis, non seulement dans le Dessin
et le Cotentin où le parti « vieux normand » conserva très tard
des racines, mais aussi dans les régions où l'assimilation semble
s'être faite le plus vite. Ainsi, à la mort de Guillaume Longue-
Epée (943), alors que Louis d'Outre-Mer et Hugues le Grand
essayent de se partager la Normandie, Flodoard nous montre
« les chrétiens » favorisant les envahisseurs qui, grâce à eux,
prennent Évreux. L'attitude des chrétiens et la remarque de
Flodoard ne s'expliqueraient pas s'il n'y avait eu là des « non-
chrétiens. » Un siècle après, sous Guillaume le Conquérant, on
cite encore de vieux Normands qui poussent le cri de guerre
païen : « Thor aïe, que Thor nous aide, » au lieu du Dieix aïe
chrétien.
Quant à Rollon, il prouva son orthodoxie à la manière des
princes d'alors, par ses largesses plus que par ses vertus. Il fit
de riches donations aux églises et aux abbayes, et fut enterré
dans la cathédrale de Rouen, ce qui mit fin, s'il en eut réelle-
ment, à ses irrésolutions religieuses.
32 i- REVUE DES DEUX MONDES.
Les conséquences de rétablissement des Normands en
Neustrie furent considérables et heureuses pour la Normandie,
pour la France, et même pour la chrétienté. D'abord, le flot des
invasions est arrêté. La grande porte de la Seine est désormais
fermée aux pirates. Les Normands de la Loire eux-mêmes se
fixeront comme ceux de la Seine, moyennant la cession du
comté de Nantes, qui leur fut abandonné par le roi Raoul en 927.
Le pays, qui était abominablement désert, où la forêt avait
reconquis une grande partie du terrain naguère défriché par
les grandes abbayes, fut vite relevé de la ruine. Nous n'avons
pas à entrer dans l'étude hasardeuse de ces fameuses lois de
Rollon, dont la sagesse est célébrée par tous les annalistes; il
nous suffit d'en constater l'efîet. La Normandie devint rapide-
ment la province la mieux policée et la plus prospère de la
France. Le premier besoin du pays était le rétablissement de la
sécurité pour les personnes et les biens ; c'est le premier souci de
ses nouveaux maîtres. Le vol est impitoyablement puni. Dans
leur exagération même, les récits des vieux chroniqueurs
peignent en traits naïfs l'émerveillement produit par cette
transformation soudaine des mœurs. Il n'y a pas de plus stricts
gendarmes que ces anciens pirates. La charrue reste la nuit
dans les champs, les troupeaux n'ont plus besoin de gardien,
les maisons n'ont pas de serrure, il est défendu de rien mettre
sous clé. Les bracelets d'or de Rollon demeurent trois ans sus-
pendus au « chêne à Leu » de la forêt de Roumare sans que
personne ose y toucher. Rollon répond des vols, c'est pourquoi
il n'est pas tendre pour les voleurs. La clameur de « haro »
n'était pas un vain mot. Le résultat, nous le voyons par le
moine bourguignon Raoul Glaber, qui écrit un siècle plus tard
en parlant des ducs de Normandie : « Toute la province, qui
était soumise à leur pouvoir comme la maison ou le foyer d'une
même famille, vivait dans le respect inviolable de la bonne foi.
En Normandie, on assimilait à un voleur ou à un brigand qui-
. conque, dans un marché, vendait un objet trop cher ou trom-
pait l'acheteur sur la qualité. »
Il n'est pas étonnant que le pays se soit vite repeuplé.
D'ailleurs, il n'y a aucune raison de croire que les nouveaux
maîtres aient dépouillé les anciens propriétaires, pas plus que
LE MlLLÉiNAIRE DE LA NORMANDIE. 325
les Francs de Clovis n'avaient dépossédé systématiquement les
Gallo-Romains. Ils n'en eurent pas besoin, tellement il y avait
de vides après soixante-dix ans de désolation. Le domaine
public, les terres vacantes, les champs en friche, durent suf-
fire à pourvoir Rollon et ses compagnons. C'est ce qui faci-
lita la fusion entre les nouveaux venus et les indigènes. La
puissance d'assimilation des Normands est une de leurs qualités
maîtresses. Déjà, sous le successeur de Rollon, on ne parle plus
beaucoup le « norois » à la cour de Normandie. On dut envoyer
le jeune héritier du duché apprendre la langue de ses ancêtres
à Bayeux, où elle s'était mieux conservée grâce à un vieux fond
saxon. Non seulement les anciens habitans ne furent pas
réduits en servage, mais la Normandie est la première province
d'où le servage ait disparu. Lorsqu'elle fut réunie à la couronne
sous Philippe-Auguste, « elle avait, dit Luchaire, sur la France
capétienne une avance de plus de cent ans. » C'est ce qui explique
que des émigrans, des réfugiés de tous les pays voisins, y soient
accourus comme dans une terre d'asile.
Ce fut bientôt aussi l'asile des lettres, par une transforma-
tion non moins prodigieuse. Au premier moment, l'Eglise nor-
mande passe par une rude épreuve. Evêchés et abbayes déjà
désorganisés sont accaparés par un clergé normand qui ne brille
ni par la vertu ni par la science. Il faudra déposer un arche-
vêque de Rouen, Manger, qui était de la famille ducale, et
bien d'autres auraient mérité le même sort. Mais tout cela
s'améliore en un demi-siècle. Les ruines matérielles des
monastères se relèvent les premières, les ruines intellectuelles
ne demandent pas beaucoup plus de temps. Les ducs attirent et
retiennent les savans des pays les plus lointains. Les moines du
Sinaï viennent prendre part aux largesses de Richard II, à côté
de Grecs et d'Arméniens. Saint Siméon, qu'on admirait pour sa
connaissance des langues orientales, fonde à Rouen l'école
de la Trinité. Enfm l'abbaye du Bec deviendra au xi'' siècle,
sous l'impulsion de Lanfranc, un centre de culture où affluent
les étudians du monde entier tel qu'on le concevait alors.
Mais les Normands ne se contentent pas de se franciser eux-
mêmes. Ils vont propager au loin la langue et la civilisation
française. La culture chrétienne et latine a poli leur rudesse,
elle n'a pas brisé leur élan. Il a été donné aux Normands
d'accomplir ce que peu de « barbares » ont su faire: ils se sont
326 REVUE DES DEUX MONDES.
affinés sans s'amollir. Ils sont devenus des hommes d'ordre, de
propriété et de raison, tout en gardant le goût des expéditions
lointaines et des risques fabuleux. Ils ont conservé ce que
l'historien danois Steenstrup appelle « l'aptitude à remplir la
(erre. » Dans l'histoire de la France, ils vont jouer un rôle
d'avant-garde : en Italie, en Angleterre, aux croisades, ils tra-
vailleront, avec un succès qui a frappé les vaincus eux-mêmes,
à l'expansion de la langue, de la civilisation et du nom de leur
patrie adoptive. Leurs héros nationaux, les Guiscard, les Guil-
laume le Bâtard, les Bohémond, ne sont pas seulement de
hardis coureurs d'aventures et de terribles rompeurs de lances,
ce sont des hommes d'organisation. « Dans toutes les contrées
oii ils s'établissent, on ne tarde pas à constater une prompte
reconstitution sociale, une organisation particulière jointe à un
remarquable esprit d'initiative, amenant comme conséquences
la richesse et la prospérité (1). » C'est le même sentiment
qu'exprime Luchaire dans l'Histoire de France de M. Lavisse à
propos du royaume des Deux-Siciles, « une des créations les plus
surprenantes du moyen âge, le chef d'œuvre du génie normand. »
Ce rôle, les Normands en ont parfaitement conscience. Ils
sentent ce qu'ils ont gagné à la civilisation gallo-romaine ; ils
n'ont pas la modestie d'ignorer ce qu'ils lui apportent. Un siècle
après la conquête, le vieux Dudon de Saint-Quentin, qui n'était
pas normand de naissance, mais qui l'était devenu de cœur,
présage déjà le rôle que doit jouer dans le monde, au profit de
la France rajeunie, la race remuante et avisée qu'elle vient de
s'annexer. Le souffle d'un sentiment sincère le soulève pour un
jour au-dessus de l'emphase ordinaire de son style et lui inspire
les meilleurs vers qu'il ait jamais écrits, les seuls peut-être d'où
quelque poésie ne soit pas absente, et qui même ne manquent
pas d'une certaine grandeur. Il s'adresse à la France vaincue
et mélancoliquement affaissée sur ses armeg : « Voici que
d'autres enfans te viennent du pays danois, fendant de leurs
rames puissantes les ondes mutinées. En bien des batailles et
pendant de longs jours ils t'accableront de leurs traits redou-
tables et des milliers de Français tomberont sous la fureur de
leurs coups. Mais la paix une fois conclue, le repos enfin assuré,
cette race martiale domptera par le glaive les nations rebelles
(1) Mabille, les Invasions des Normands.
LE MILLÉNAIRE DE LA NORMANDIE. 327
à ton joug, les gagnera à ton génie et à ton œuvre, et portera
jusqu'aux cieux ton empire et ton nom... »
Imperiumque tuum nomenque sequahit Olympo.
Il serait excessif de croire et de dire que le roi Charles III
avait prévu toutes les heureuses conséquences du traité de
Saint-Clair-sur-Epte. Du moins est-il équitable de lui rendre
cette justice qu'il n'aurait pas agi autrement s'il les avait pré-
vues. La postérité a été sévère pour ce pauvre roi dont le plus
grand tort pourrait bien être d'avoir été faible et souvent trahi.
Elle lui a conservé un surnom désobligeant, qui n'est peut-être
qu'un contresens, car Richer, où se trouve pour la première
fois l'épithète classique, ne l'emploie pas dans une acception
défavorable. Il était, dit-il, « d'un caractère bon et simple, inge-
nio bono simplicique. » Il n'y a là rien d'injurieux, et il n'y a
rien d'injurieux non plus dans Flodoard, son contemporain.
Ce n'était pas un foudre de guerre, mais il a réussi où les
foudres de guerre avaient échoué. Ne pouvant défendre sa
frontière, il en a confié la garde à ceux mêmes qui l'avaient
forcée. En les fixant au sol, il les a chargés de le défendre, et,
ce qui vaut mieux, il les a intéressés à le défendre. Des empe-
reurs romains qui jouissent d'une excellente réputation n'ont
pas fait autre chose, et ils ne l'ont pas toujours fait avec autant
de succès. Nous sommes trop peu renseignés sur les événe-
mens de cette époque, et surtout sur les mobiles auxquels ont
obéi ceux qui y furent mêlés, pour demander la revision du
procès de Charles le Simple. 11 avait au moins vu juste sur un
point : il avait cru pouvoir faire confiance aux barbares du
Nord, et sa confiance ne fut pas trahie. RoUon refusa de se
joindre à ceux qui le détrônèrent. Mignet a dit de Richelieu
comme suprême éloge : « 11 eut les intentions des grandes
choses qu'il fit. » Nul n'en dira autant de Charles le Simple
assurément, mais une « grande chose » n'en reste pas moins
attachée à son nom.
A. Albert-Petit.
LE SOURIRE D'ATHÈNA
Un jour, je suis allé à Egine et, parmi les ruines du temple
d'Aphaïa, sur la terrasse d'où la vue est si belle et charmante,
il m'a semblé que l'âme ancienne de la Grèce se révélait à moi.
Quelle étonnante épiphanie ! Une joie merveilleuse l'accom-
pagnait.
Or, l'air était adorablement pur, frais et lumineux. Il y avait,
dans l'atmosphère, une gaieté qui m'invitait à goûter mieux
encore le plaisir d'un mystère qui se dévoile.
Du reste, cette aventure dépendit de quelques hasards; et je
ne prétends pas que le fantôme hellénique ait à Égine son
refuge où on le trouve certainement. Plutôt, je le croirais épars
en divers lieux ; et j'en avais aperçu des bribes çà et là : ce qui me
manquait, je l'ai rencontré à. Égine. Ainsi l'on aurait, de place
en place, ramassé plusieurs tessons d'un vase peint; et l'on ne
réussissait pas à raccorder ces fragmens : soudain, l'on en dé-
couvre un dernier, plus grand et autour duquel les autres s'or-.
ganisent. L'on a enfin le vase, qui contint un breuvage savoureux.
Peut-être aussi se figure-t-on plus volontiers que l'âme an-
cienne de la Grèce, éperdue, voyage: elle était à Égine, ce
jour-là.
Depuis des semaines, je la cherchais, avec iendresse, avec
respect, parfois avec impatience. Elle m'avait plus d'une fois
déçu. En quête d'elle, je visitais principalement les sanctuaires.
Je m'attendais à l'y voir, et certes non telle que, jadis, jeune,
.allègre et tumultueuse, elle bondissait par tous les chemins de
sa patrie ardente, mais plus triste, plus retirée et plus calme;
elle, du moins, mon désir et mon amour inquiet. Même ainsi,
ne l'eussé-je pas reconnue?...
Hélas ! les sanctuaires de là Grèce, fouillés par les archéo-
LE SOURIRE D ATHENA.
329
logues, sont émouvans ; ils sont déconcertans, en outre. Et nulle
part je n'ai senti que la pensée qui autrefois les suscita me fût
parfaitement claire et intelligible. J'attrapais divers élémens de
cette pensée; mais je ne savais pas les joindre.
A Délos, l'île sainte, le culte apoUinien subit le vulgaire
contact du négoce ; et les décombres des chapelles se confondent
avec la démolition des banques et des bourses. Eleusis, qui
enseigna les formidables secrets d'outre-tombe et qui fut consa-
crée aux deux déesses, admit des obscénités honteuses et tout
un rituel de plaisanterie. Epidaure réunit aux alarmantes pra-
tiques du miracle médical une entreprise de ville d'eaux.
Olympie n'assembla les dieux et n'opéra l'entente momentanée
des peuples que par les agrémens d'une brutale gymnastique.
Et Delphes, que divinisait la divulgation de l'avenir, est scanda-
leux par l'insolence des États qui ont dressé, plus nombreux
que les temples, les monumens de la haine et de la fatuité.
En tout cas, c'est ainsi que nous apparaissent maintenant
les sanctuaires helléniques. Nous y remarquons des mélanges
bizarres, de singulières combinaisons, et qui parfois ont un air
équivoque. Ils groupent des sentimens que nous n'avons pas
accoutumé de voir ensemble, et nous n'arrivons pas à composer
avec eux une synthèse vivante.
Entre les débris des architectures sacrées et profanes, je
dénichais avec entrain des parcelles de l'âme grecque. Mais
l'âme grecque m'échappait : une âme n'est pas seulement une
collection d'idées. C'est le tourment qui me suivit durant les
courses que je fis à travers le Péloponnèse, FAttique, la Phocide
et les îles. Ni les délices du soleil, ni la splendeur des paysages,
ni l'amusement des visions nouvelles ne m'en divertirent.
J'aurais voulu que l'âme de la défunte Grèce fût restée fidèle
à ses sanctuaires abolis et qui ressemblent à des cimetières;
je l'ai demandée à ces lieux funèbres : elle n'y était plus.
J'ai cru qu'elle était morte.
Alors, j'interrogeai le Parthénon. Il ne m'a rien appris.
Sa noble et illustre beauté m'enchanta. Mais, à vrai dire, je
ne sais pas du tout comment fit Renan pour connaître de lui
que la raison eût jamais gouverné l'esprit d'un peuple. Quand
je me récitais les jolies phrases de la Prière sur V Acropole^ je
songeais atout ce que j'avais entrevu déjà d'étrange et de dérai-
sonnable, parmi les ruines de la Grèce. Pour que je vinsse à
330
REVUE DES DEUX MONDES.
l'oublier, les lignes admirables d'un temple ne suffisaient pas.
L'Acropole, avec la diversité de ses édifices, m'apparut comme
le symbole des contrariétés les plus évidentes.
Et le Parthénon n'est pas un temple où il faille supposer
que dure obstinément, par delà l'immense afflux des temps, une
intime pensée religieuse. Que de tribulations n'a-t-il pas éprou-
vées! A peine avait-il plus d'un siècle, — et c'est la petite jeu-
nesse d'un monument, — il fut transformé en harem : Démétrios
Poliorcète y installa ses courtisanes et lui. Le temple devint un
palais, et voluptueux. Il nous est difficile d'imaginer qu'Athéna
soit restée en telle compagnie. Ensuite, le temple devint une
église chrétienne ; la statue chryséléphantine d'Athèna fut em-
portée à Constantinople, et la Théotokos, Vierge mère, la rem-
plaça. Dans le pronaos, aménagé en abside, on établit l'autel ,
sur les murs, on peignit des fresques saintes, et l'on substitua au
plafond une voûte qui eût la forme du ciel mystique. Plus tard,
le temple devint une mosquée, avec un minaret singulier que
n'avait pas prévu Phidias et au sommet duquel fleurirent des
prières que n'entendait pas Athèna. Plus tard encore, le temple
devint une poudrière ottomane. Enfin, le temple devint ce qu'il
est aujourd'hui, une ruine.
Quelle idée originelle aurait survécu à de telles brutalités,
à de tels avatars et à ces déménagemens que font les occupans
successifs avec tant de rudesse ? Si nous attribuons volontiers à
un monument une individualité obscure et authentique, le Par-
thénon n'a pas eu la calme destinée qui préserve un caractère
et lui permet de s'épanouir. Il a, en quelque sorte, mal vécu et
il ressemble à tel aventurier qui, ayant maintes fois bouleversé
son esprit, ne garde plus, en sa vieillesse, rien qui rappelle
l'enfant qu'il fut.
Avec cela, le Parthénon, même en sa pureté première, ne
fut guère un temple, selon la signification que nous prêtons à
un tel mot. La piété des Athéniens se confinait plus dévotement
à l'Erechthéïon. Le Parthénon logea les trésors d'Athèna et ses
comptables, ses trésoriers, ses économes. Surtout, on l'appréciait
comme une œuvre d'art accomplie. On le devait à Périclès, fin
politique, l'ami de ce Phidias qui détourna la religion vers la
beauté, l'ami de cet Anaxagore qui traduisait en métaphysique
la religion. Ces parfaits idéologues et artistes accomplirent là
une merveille de leur goût puissant et fin.
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 331
Si les archéologues de l'avenir lointain pensent à nous et
cherchent notre âme, ils la trouveront dans les débris d'une
petite église où soient venues longtemps prier les générations
malheureuses, plutôt que ne la leur indiqueraient les lignes
d'un palais magnifique.
Et j'ai passé des heures délicieuses, des heures décevantes
aussi, à regarder le Parthénon pareil, le matin, à une rose que
l'aurore éveille, et pareil, le soir, à un lotus que les feux du
couchant colorent. Il m'enchantait par sa beauté splendide et
gracieuse ; il ne m'enseignait pas le rêve ancien de l'Hellade. Je
lui avais demandé une âme; et je m'en allais avec un peu de
poussière de marbre dans les mains.
Certes, je ne manquais pas de complaisance. Et même, à
l'éloquence des sites et des monumens, je voulais bien ajouter
le persuasif prestige des souvenirs, le témoignage des poèmes
et l'histoire. En dépit de tout, je ne saisissais, en tous lieux,
que les flocons épars d'une quenouille perdue.
*
* *
C'est ainsi que je suis parti pour Egine, un matin.
Telle était la tranquillité du temps que la mer, tout unie,
semblait un grand tapis d'azur inégal; on y voyait de larges
dessins d'un gris perle et qui parfois se frangeaient d'argent
mat. Notre caïque allait doucement et, pour profiter des aubaines
de la brise, faisait maints détours. Dès le Pirée, nous aper-
çûmes l'île, bleutée dans la lumière; et une longue bande de
clarté, qui sur l'eau passait devant elle, la détachait de la mer,
la haussait et la présentait comme un joli joyau aérien.
Quelques minutes, nous avons distingué, sur la côte que
longe Salamine, les deux collines de la rieuse Mégare, l'une
auprès de l'autre et coiffées de maisons blanches, peintes à la
chaux.
La matinée fut ravissante. Le soleil prit de la force. La mer
bleuissait. Et l'île se posa sur la mer. Nous la vîmes plus con-
sistante et chargée bientôt de verdure. Les montagnes se dessi-
nèrent plus nettement; leurs zones, mieux séparées, eurent des
tons qui marquèrent la perspective et les reliefs. Les caps se
découpèrent; les baies s'ouvrirent. Mais la ligne des bords,
précise et compliquée, se modifiait perpétuellement, selon le
biais et l'approche du caïque.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
Je désirais passionnément de découvrir le temple d'Aphaïa.
Je le savais bâti sur un plateau très élevé. Je le cherchais, des
yeux, suivant la courbe des montagnes que dentelait la quan-
tité des arbres pointus ; en divers endroits, les fûts des pins se
dressaient comme des colonnes. Enfin, je le pus reconnaître,
élégant et grêle, tout blanc et placé parmi les feuillages comme
un bijou dans une chevelure.
Egine est belle entre toutes les îles par sa forme régulière
et pourtant variée, forte et pourtant gracieuse. Puis elle a son
manteau de forêts noires, vertes et grises. Elle a encore, pour
émouvoir, sa renommée tragique et sa réputation d'avoir inventé
un sourire. De terribles aventures l'ont dévastée et elle n'a pas
flori longtemps. Ses rivaux ne lui surent pas gré de porter le
nom d'une jeune fille en l'honneur de qui Zeus fit de superbes
folies : pour l'approcher, il se muait en flammes. Il attestait
ainsi l'amour que la jeune ^Egina lui inspirait; et il eut d'elle
un fils, ^aque, lequel est à présent l'un des trois juges des
enfers. Avant cela, Egine s'appelait Oïnonè, mais à une époque
si reculée qu'on n'en peut rien dire avec confiance. Dès après
la guerre de Troie, elle subit la domination des Doriens d'Epi-
daure; puis les rois d'Argos la soumirent. Mais, au commence-
ment du VI® siècle, Egine secoua toute servitude. Alors, elle fut
opulente et ingénieuse ; elle excella dans le fm travail des mé-
taux, fabriqua des poteries et tira de ses fleurs des parfums
qu'elle vendit aux connaisseurs jusqu'en Orient. Elle eut ses
artistes, Smilis, Gallon, Glaukias et Onatas. Elle s'enrichit par
le commerce. Elle envoya de toutes parts ses navires; et les
navires étrangers, qui venaient d'Egypte, d'Italie ou d'ailleurs,
faisaient relâche dans ses ports.
Les Athéniens la trouvèrent gênante et Périclès la compa-
rait à une taie qui eût aveuglé le Pirée. Ce fut le signal des
violences. Egine, pour qu'on la laissât tranquille, envoya des
bateaux et des hommes à la bataille de Sa lamine, des soldats à
Platées et àMycale, Mais Athènes jura de s'en débarrasser. Elle
détruisit la flotte éginète, puis la ville et, pour plus de sûreté,
chassa les habitans. Ils revinrent ensuite, quand Lysandre
vengea les victimes de la suprématie athénienne. Ils revinrent
décimés, découragés. C'était fini, à tout jamais, de l'originalité
qu'Egine avait réalisée. Plus tard et beaucoup plus tard, les Véni-
tiens, Barberousse et Morosini, les diff'érentes barbaries et les
LE SOURIRE d'aTHÈ.XA. 333
férocités de toute espèce n'eurent à s'exciter que contre une
île morte.
Egine véritable avait duré seulement un siècle et demi,
mais à l'époque privilégiée du génie grec, lors de son plus bel
achèvement; et elle disparut quand la décadence commença.
Les premiers débuts des arts et de la pensée qu'ils mani-
festent sont rudes et dépourvus d'un vif attrait; et ils éveillent
notre curiosité : leur maladresse écarte notre sympathie. Ensuite,
l'adresse va jusqu'aux plus évidentes roueries; et alors, nous
nous désintéressons de prouesses faciles et insignifiantes. Mais,
entre le sauvage archaïsme, qui prélude opiniâtrement, et le
vain triomphe de la seule habileté, il y a une courte période
qu'on a coutume de dire encore archaïsante et qui est exactement
celle de la perfection. Elle ne dure pas longtemps: pour la
Grèce, elle va du vi® siècle au milieu du v®. Et, par un singulier
bonheur, c'est alors qu'a flori Egine, île deux fois, île que
baignent dans l'espace les flots méditerranéens et île aussi
qu'entourent dans le temps le mystère des origines et de la
dégénérescence, Egine précieuse ainsi entre toutes les îles.
Nous arrivâmes à une petite baie. Il y avait, sur la berge,
une troupe de gens qui étaient venus à notre rencontre; de
jeunes gaillards se proposaient de nous guider vers le temple; et
de petites filles nous amenaient, pour le trajet, de braves ânons.
Il y avait aussi des pêcheurs qui assommaient des pieuvres. Ce
n'est pas un travail commode : ils les prenaient et, maintes fois,
ils les projetaient sur le roc, aussi fort qu'ils le pouvaient, avec
une sorte de gémissement rythmé. La bête gélatineuse et nacrée
s'aplatissait, se contractait; vite, elle était reprise et, de nou-
veau, projetée. Cette besogne avait un air de sauvagerie avec
lequel contrastait gentiment la mine avenante et souriante des
garçons et des filles qui étaient là et qui, sans autre insis-
tance, avec une nonchalance courtoise et amusée, nous off"raient
leurs services.
La montagne se dressait devant nous et ne laissait devant
elle qu'une plage étroite. Aucun village ne se montrait; une
cabane seulement et puis une chapelle toute petite. Le temple
était invisible; et l'on n'apercevait pas de route. Cette douzaine
d'Eginètes qui nous accueillirent, on eût dit de naufragés qui
n'ont pas trouvé d'asile et qui, au bord de l'île impénétrable,
attendent; mais leur gaieté nous rassurait à. leur propos.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
Un chemin que nous n'aurions pas deviné nous éloigna de
la mer. Le soleil dorait les arbres. Dans un creux, entre des
vallons, un verger tranquille nous invita. Il y avait une tonnelle,
avec une table de bois et un banc rustique. On nous donna du
café, succulent et chaud, parfumé de cannelle. Le café fut notre
gourmandise; il y en eut une autre : le silence. Même si l'on a
voyagé, l'on ne connaît pas beaucoup d'endroits où le silence
ait tout son charme. On se les rappelle et on les énumère, on
les raconte comme ferait une dévote les reposoirs de la proces-
sion. Chacun d'eux a quelque attrait, et plusieurs sont déli-
cieux, laissent un souvenir que les mots ne définissent pas et
qui enchante l'imagination. Le silence que j'ai trouvé dans ce
verger d'Egine, la lumière l'embellissait; et la chaleur, sans
l'accabler, le rendait mol et voluptueux. Des figuiers, des mûriers
et des grenadiers étaient la parure de ce verger dormant. Des
plants de choux et de tabac ornaient le sol. Il y avait aussi des
géraniums et des roses. Des guêpes bourdonnaient; et des
colombes volaient si près de nous que nous entendions le batte-
ment de leurs ailes : l'une même nous éventa. Le ciel était d'un
bleu mouvant; l'impalpable azur y frémissait. Le silence était
radieux.
11 faut, par vingt détours, grimper le sentier qui mène au
temple. Il est bordé de cyclamens et d'asphodèles. Il circule
parmi le bois, qui est touffu aux cimes et, vers le bas, très
aéré : ce sont des sapins verts et jaunes. L'on avance dans leur
odeur, que la chaleur, ce jour-là, excitait et qui rôdait en bouf-
fées. Beaucoup de sapins étaient, à quelque hauteur, blessés
d'une large entaille; il en coulait de la résine que recevaient,
au pied de l'arbre, des pierres creusées comme des coupes.
Cette résine, les Grecs la mêlent à leur vin. Et ces coupes,
c'étaient parfois des cailloux un peu dégrossis, parfois de mécon-
naissables débris du temple. Elles donnaient assez bien le senti-
ment de la vie antique et de ses stratagèmes durables qu'ont
inventés les pâtres des idylles.
Après avoir escaladé de longs sentiers de chèvres, glissans
à cause des aiguilles de pins qui les couvrent et si déserts
qu'on se croit perdu dans une île abandonnée, l'on parvient à
une terrasse où d'abord on est ébloui. La lumière qui, au tra-
vers des arbres, ne lançait que des fléchettes éparses, est là sur
son estrade; elle a de l'espace et danse.
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 33'J
Elle danse au parvis du temple et accomplit un rite superbe,
le seul que le temple ait, dans sa désuétude, conservé. Elle rem-
place les-prètres, les fidèles, les chœurs, les ballerines et jus-
qu'aux joueurs de flûte, tant ses clartés aiguës, stridentes, sont
analogues à une musique.
Et le temple est le diadème de la montagne.
Il a ses colonnes debout, relices par les architraves, ses
colonnes fines et bien espacées; dans les intervalles, il y a le
ciel. Quand il avait sa toiture et ses murailles intérieures, il
était, en ce lieu élevé, le refuge de l'ombre : elle demeurait dans
la cella close ; et la lumière, qui l'avait chassée des alentours, ne
l'y poursuivait pas. Maintenant, large ouvert à toutes les fan-
taisies aériennes, il laisse la lumière envahir la place qu'il tenait
fermée; et l'on dirait que c'est elle, joueuse pareille à la mer,
qui l'a battu de ses houles et démoli, afin de mener au travers
des colonnes ses farandoles de rayons.
Je montai au temple et j'y entrai; la brise était comme de
la lumière qui court et qui, au passage, vous frôle le visage et
les mains.
De là-haut, quelle vue admirable et qui s'étend si loin,
parfaitement nette jusqu'au cercle doré de l'horizon, que la
forme de la terre, on se le figure, vous empêche seule de voir les
extrêmes pays au delà des mers et des continens !
L'île déroule ses vallonnemens; et l'on découvre des pay-
sages imprévus, des paysages de verdure. Quant aux villes et aux
villages, ils sont cachés dans les plis du terrain. L'on ne voit
que les cimes des arbres; et c'est une immense émeraude ainsi
taillée que les lueurs y jouent librement, claires ou foncées,
luisantes ou mates, quelquefois ternes, afin qu'auprès d'elles se
détache un plus vif reflet. Aux sapins se mêlent, de place en
place, quelques oliviers gris et des cyprès noirs. 11 se fait de
jolies combinaisons de couleur; et, sans qu'il y ait de nuages
devant le soleil, il passe, de temps à autre, sur l'abondance des
feuillages, de grandes ombres. Elles viennent l'on ne sait d'où.
Et c'est le vent qui les amène. Elles traînent comme le man-
teau d'un fantôme invisible sur un gazon, et disparaissent. La
verdure épaisse montre la richesse variée de ses trésors ; elle y
met une fastueuse coquetterie.
Les lointains sont admirables : Athènes et son acropole
finement ciselée, mince objet d'art posé dans la poussière jaune
336 REVUE DES DEUX MONDES.
et rose, Salamine, les côtes dentelées de l'Argolide et puis, au
large, les îles, pareilles à des fleurs d'eau ; pareilles à des nym-
phéas roses, rouges, blancs, jaunes; pareilles, les plus petites,
à des pétales qui, du ciel épanoui, seraient tombés sur la mer.
Et l'on dirait que la mer a fleuri.
Elle est merveilleusement bleue; et elle arrange, et elle
organise au gré de son perpétuel mouvement les nuances mul-
tiples de l'azur.
Il y a trois anneaux qui nous entourent, l'anneau d'éme-
raude, l'anneau d'azur, puis l'anneau doré des promontoires; et
il y a le ciel qui prodigue la splendeur de son lumineux cristal.
Pontiôn kumatôn anèrithmon gélasma, rire innombrable de
la mer, — ces quatre mots d'Eschyle vous chantent à l'esprit et
aux oreilles, quand, du temple éginète, vous regardez le bel
espace, préparé pour des arrivées divines. Et telle est l'adorable
gaieté du paysage.
Un peu de brise frôle la surface unie de la mer. Elle y des-
sine des plis menus et analogues aux petits angles retroussés
par lesquels les peintres anciens marquaient si justement l'agi-
tation des vagues. Ce sont, parmi la mer, autant de lèvres sou-
riantes. Elles bougent; et l'innoTnbrable sourire parcourt les
flots. Il y éveille une allégresse miraculeuse. Il gagne les hori-
zons et il emplit de son heureux symbole le paysage. Le paysage
tout entier n'est qu'un sourire immense et glorieux.
0 Egine, tu as reçu des flots environnans et du ciel et de
lointains rivages le sourire que tu croyais inventer.
Le temple d'Àphaïa, dont il ne subsiste que les colonnes et
les architraves, était surmonté de frontons adorables. Je les ai
vus, dans leur exil bavarois, à la glyptothèque de Munich où on
les relégua, le prince Louis en ayant fait l'emplette. Les pierres
ont leur destinée, souvent extravagante; et les débris de l'art
grec, épars dans le monde, charment ici ou là les barbares qui
les ont emportés : ainsi les petites esclaves ravies sur les côtes
de l'Asie Mineure ou de l'Hellade amusaient de leur danse ou
de leur chant les pirates des mauvais pays et leur enseignaient
une grâce imprévue.
Les frontons d'Egine datent exactement de l'époque qui a
suivi les guerres médiques. Le sculpteur y avait représenté de
mémorables épisodes. C'est Héraklès et Télamon, fils d'^^aque,
luttant contre le perfide Laomédon ; et c'est Ajax et Teucer défen-
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 337
dant contre une bande de Troyens le corps de Patrocle. Tous les
peuples de la Grèce puisaient à l'épopée d'Homère le sujet de
leurs images préférées, et ils mettaient au premier plan les héros
dont ils s'enorgueillissaient. La postérité du vieil ^aque était
la gloire des Éginètes. L'impartial Homère suffisait aux prédi-
lections universelles. Armée en guerrière et vêtue de sa longue
robe plissée, Athèna présidait à ces combats où Télamon,
Teucer et Ajax marquaient leur suprématie. Les guerriers, por-
teurs de lances, de casques et de boucliers, sont nus. Larges
d'épaules, minces de ceinture, vigoureux, musclés, ils font des
gestes élégans. Ils n'ont pas l'air d'être à la bataille, mais plutôt
à un exercice où le plus beau aura le prix. Le plus beau, et le
plus joli même. Du reste, il n'y a point de mêlée, ni de fureur,
en ces rencontres de héros accomplis; l'on n'y remarque pas la
rude confusion qui, sur l'un des frontons d'Olympie, iîgure la
querelle des Lapithes et des Centaures. Chacun des combattans
est à peu près seul, en son attitude, et travaille pour soi : il tra-
vaille à être charmant; et, qu'il darde la lance, ou bande l'arc,
ou meure, il veille à se bien présenter. L'anatomie est savante,
fine, complète. Le geste aussi est naturel.
Car il ne faudrait pas qu'on se méprît sur le caractère de
l'élégance que je signalais. Ce n'est pas celle qu'ont recherchée
et que prisent encore les peintres et les sculpteurs de la
décadence, si emphatique et sottement soumise aux règles d'une
rhétorique forcenée. Les sculpteurs d'Egine ont une autre affec-
tation : l'extrême simplicité; ils se distinguent de nos artistes
redondans, un peu comme l'éloquence attique, nerveuse et sèche,
de la grasse éloquence asiatique.
Le résultat, pour les frontons d'Egine, le voici. Ces combats
que la présence d'Athèna, d'Héraklès et le cadavre de Patrocle
rendraient augustes ont l'air d'un jeu, réglé à merveille et dont
les amateurs s'amusent avec grâce.
On a bien davantage encore cette impression, si l'on regarde
les visages. Tous, ceux même des blessés, sourient. Ce ne sont
pas leurs lèvres seulement dont les commissures se relèvent;
mais les yeux, un peu bridés, tirés vers les tempes, marquent
une étrange gaieté, moqueuse, plaisante.
Ce sourire est fameux, dans l'histoire de l'art. On l'appelait
jadis, à tout hasard, éginétique. On l'appelle archaïque, main-
tenant, et on le considère comme l'un des signes les plus évidens
TOUS m. — 1911. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une maladresse naïve et qu'excuse, d'ailleurs, assez l'époque, si
jeune et primitive. Car nos esthéticiens ont, une bonne fois,
accordé leur créance à l'idée du progrès.
La maladresse des sculpteurs éginètes?... Mais, en vérité,
quand l'adresse aura fait quelques progrès encore, la décadence
sera commencée. L'habileté des sculpteurs éginètes, tout la
révèle : l'ensemble et le détail. Ils ont étudié avec délicatesse
la structure des corps, leur équilibre, l'activité des muscles et
leurs effets réciproques. La variété des poses témoigne d'une
invention subtile et ingénieuse. Ils travaillent très bien la pierre ;
ils lui donnent de la souplesse et de la force ; ils sont les maîtres
de leur matière et de leur instrument. Et l'on voudrait que le
sourire des figures attestât, tout bonnement, la gaucherie de
l'artiste? Bref, l'artiste n'aurait su faire un visage que souriant?...
Quelle drôle d'idée et qu'on n'a guère envie de mener à l'ab-
surde : elle y est !.. .
Ou bien, pour se débarrasser de l'énigme que pose un tel
sourire, on dit : — C'était, que voulez-vous? la mode, en ce
temps-là; il fallait que sourît le visage des statues.
Somme toute, on n'y peut rien!... Et l'on cite, comme un
autre exemple de ces modes qui signalent certaines époques de
l'art, les tailles singulièrement contournées, un peu déhan-
chées, des vierges que le xiv® siècle sculpta.
Encore faut-il qu'on rende compte de ces modes ; il ne suffit
pas de les présenter comme des toquades. Au xiv^ siècle, les
femmes eurent le goût de robes très longues et lourdes et
qu'elles devaient relever avec un peu d'effort ; elles appuyaient à
la hanche leur main chargée d'étoffe. Quelques-unes le firent si
joliment qu'un nouvel aspect de la grâce féminine fut inventé,
plut, séduisit les imaginations. Et comment ne pas décerner à
la Vierge, belle entre les femmes comme un lys entre des ronces,
un attrait que les yeux d'alors subissaient avec délice?...
Pareillement, le sourire éginétique a, sans nul doute, une
signification; et l'on n'a rien dit, quand on a constaté qu'il était
à la mode pendant le vi'= siècle de la Grèce et le commencement
du v^, si l'on n'a aucune raison de considérer comme des
insensés les artistes qui, au fronton du temple, faisaient sourire
les blessés et les mourans.
Ce caractère est, notons-le, d'une autre qualité que la tor-
sion bizarre des vierges trecentistes. Il ne modifie pas l'attitude
LE SOURIRE d'aTHÊNA. 339
des personnages, mais leur physionomie, qui est le miroir de
leur âme. Et si l'on prétend que les sculpteurs d'Egine n'al-
laient pas chercher si loin, songeaient à l'agrément décoratif de
leurs frontons et ne souhaitaient pas de rendre jusqu'à des
nuances de sentiment, l'on élude avec gaillardise la difficulté;
l'on affirme avec désinvolture le contraire de la vérité.
Qu'on examine un peu l'admirable et charmant Héraklès,
si bien casqué d'une tête de lion et qui, agenouillé, vient de
lancer une flèche de son arc. Oui, la flèche vient de partir; et
l'archer garde encore la pose qu'il avait prise pour viser : mais
il va se dresser. Le corps se rejette en arrière; le genou droit se
soulève de terre; la jambe gauche n'appuie déjà que du talon;
le mouvement du corps continue l'effort qui servit à bander
l'arc et il va mettre l'archer debout. Or, le geste n'est pas seu-
lement celui d'un bon archer; mais il indique la joie, le défi,
l'orgueil, la curiosité de voir, là-bas, choir l'ennemi que la
flèche n'a point manqué. Le visage sourit. L'archer divin
s'amuse. Son visage s'amuse, et tout son corps.
Ce sourire, qui nous étonne et dont la spiritualité rayonne
sur toute la composition des frontons éginèles, nous ravit. Et,
même si, dès le prime abord, il ne livre pas son secret, il nous
captive, peut-être à cause de son mystère, mais aussi pour son
aimable beauté. Il nous fait penser à l'un des plus anciens sou-
rires de la terre, au sourire mêlé de larmes que l'inventeur
universel, Homère, attribue à la pathétique Andromaque, au
sixième chant de ['Iliade, quand le petit Astyanax a peur de la
queue de cheval qui orne le casque d'Hector. Andromaque aux
bras blancs sourit; et Hector va combattre, il va mourir. Ainsi
sourient les combattans d'Egine, les uns dans l'allégresse de
la victoire et les autres dans la douleur de la blessure ou de
l'agonie, chacun d'eux d'une façon : toutes les sortes de sou-
rire ont fleuri sur tous ces visages.
Plus on les regarde et plus on en subit la séduction merveil-
leuse. On les épie, on les interroge.
Or, le temple d'Egine était premièrement dédié à une déesse
Aphaïa qui demeure assez mystérieuse, elle aussi. Elle semble
avoir une lointaine origine crétoise ou bien être la sœur de la
Britomartis des Cretois; et on la rattache encore à la fille de
Zeus, Artémis. Quant à son nom, je crois qu'il nous reporte
à une racine qu'on retrouve dans le nom d'une rade, les
340 REVUE DES DEUX MONDES.
Aphètes, située au Nord de l'Eubée et désignée ainsi, au dire
d'Hérodote, parce que les Grecs, assemblés contre les bar-
bares, devaient en ce point lever l'ancre. Il est probable
qu'Aphaïa fut, en son temps, une divinité de marins, la pro-
tectrice des départs, la déesse de la minute où l'on enlève les
amarres pour s'élancer vers la mer et ses voyages.
Le sanctuaire d'Aphaïa, qui datait du vi® siècle, fut détruit.
Après Salamine, où les Eginètes avaient eu leur rôle, et glorieux,
on rebâtit le temple, celui dont subsistent les colonnes, les
architraves et, à Munich, les frontons. On le dédia, comme
l'autre, à la déesse Aphaïa. Seulement, dès cette époque, et en
dépit de la brève entente que la menace des barbares avait
favorisée, les Athéniens étaient jaloux des Eginètes, inquiets
de leur puissance navale et de leur entregent. Les Eginètes se
méfièrent.
Bref, la déesse indigène, déesse des audacieux navigateurs,
Aphaïa des départs fut soudain remplacée, au temple d'Égine,
par une autre divinité, qui ne devait porter nul ombrage aux
Athéniens, Athèna. Et je ne sais ce qu'Aphaïa put en penser.
Les Eginètes ne le surent pas davantage. A tout hasard, ils se
félicitèrent d'avoir agi avec prudence, et voire avec malice.
Il est possible que je me trompe, — et, après tout, maintes
erreurs sont les détours qui mènent cependant à la vérité; —
il me semble que j'aperçois, aux frontons qui ornaient le
temple d'Egine, quelque chose de tout cela et, si l'on peut dire,
la gaieté d'avoir été circonspect, un peu de moquerie ou, si le
mot paraît excessif, du badinage autour de la crédulité athé-
nienne, autour du stratagème réussi, autour de la facilité des
dieux, leur mansuétude acceptant les péripéties, les feintes et
les indispensables artifices.
Gens de négoce et d'aventure, méditerranéens subtils, ce
n'étaient pas, ces Eginètes, des mystiques. Et non plus, ils
n'allaient pas jusqu'à l'impiété : ils aimaient beaucoup trop les
légendes et les histoires qui, dans les ports, arrivent de par-
tout avec les cargaisons, pour mépriser les anecdotes qui com-
posent l'individualité des dieux. Mais ils avaient aussi cette
gentille familiarité, cette cordiale bonhomie qui fait que, sans
pénible scrupule, on relègue, si les circonstances le veulent,
une ancienne Aphaïa et l'on accueille une Athèna nouvelle et,
somme toute, l'on sourit. Les artistes eginètes, maîtres des
LE SOURIRE d'aTIIÈNA. 341
gestes élégans, princes du sourire le plus lin, participaient au
sentiment du peuple, et c'est lui qu'ils ont exprimé, sous les
espèces de la pierre et de l'ironie.
A peine ose-t-on formuler une telle conjecture; et toutes les
précautions du langage n'empêchent pas les mots de lui donner
une rigueur excessive. Mais comme, sur la terrasse du temple,
à Egine, je regardais autour de moi le paysage délicieux, la
mer fleurie, les îles épanouies et enfin l'innombrable sourire
des flots, des promontoires et du ciel, j'ai revu de même que si
je les avais eus sous les yeux les deux frontons que les Bavarois
confisquèrent, et qui, là-bas, chez les barbares, continuent de
sourire, et qui, en ce lieu privilégié de leur naissance, sou-
riaient mieux, souriaient en harmonie, en juste accord et, pour
ainsi parler, en complicité jolie avec le site, avec le décor,
avec la lumière, avec toute cette gaieté méditerranéenne dont
les Grecs ont fait leur génie.
Le sourire éginétique, on doit aller s'en éprendre encore et
l'étudier au musée national d'Athènes, dans la salle des ar-
chaïques. C'est un endroit extraordinaire où, des heures durant,
l'on est soumis à la fascination d'un rêve immémorial. Combien
de salles de musées, proches ou lointains, n'a-t-on pas traver-
sées, d'un pas alerte; et, à des milliers de belles œuvres, on
donne un coup d'œil d'admiration rapide ; puis, l'on s'en va, et
certes on regrette de ne pouvoir entrer dans toutes ces pensées
nombreuses et importantes que réalisent les statues et les ta-
bleaux : tout de même, on s'éloigne, sans trop de peine. Les
archaïques vous retiennent, d'une façon quasi despotique.
Ils vous entourent; et l'on est leur captif. Ce sont de grands
bonshommes, tout nus, rangés autour de vous, sur quatre
lignes. Et ils vous regardent. Le plus haut a plus de trois
mètres. Plusieurs n'ont plus de jambes et on les a posés sur
des socles, comme des invalides, des culs-de-jatte. De certains,
il ne reste que la tête. Les mieux conservés avouent quelques
raccommodages; ou bien il y a des lacunes dans la continuité
de leurs membres. L'un d'eux a perdu le bras et l'avant-bras;
mais, avec le poignet, la main demeure attachée à la cuisse,
comme une bête à un rocher. Tous ces garçons de pierre taillée
ont la même attitude et la même allure. Campés droit, la tête
342
REVUE DES DEUX MONDES.
fixe, les bras tombant le long du corps, la jambe gauche
avançant un peu, ils marchent à peine et ils ne font aucun
geste. Ils sont effrayans; et, d'abord, ils ont l'air de morts
qui, sortant de leurs tombeaux, gardent la raideur et la lividité
des cadavres.
Mais, quand on vient de visiter les salles où l'art de la dé-
cadence multiplie ses gestes ronds, ses fades coquetteries, ses
grâces détestables, son éloquence vaine, l'on aime infmiment
cette rude simplicité d'un art antérieur aux stratagèmes. Et l'on
en est, en quelque sorte, rafraîchi.
Autant est vulgaire la posture théâtrale de tous ces héros do
bronze et de marbre où triomphe la virtuosité des praticiens,
autant nous émeut le premier effort des artistes encore gênés
qui ont voulu donner à l'inerte matière l'aspect de la vivante
humanité. C'est une chose admirable qu'ils aient eu, à défaut
de qualités plus commodes, tout de go, un style; et, dans sa
rudesse, quel style noble, fier, puissant!...
Or, tous ces grands bonshommes de pierre difficilement
travaillée sourient. L'on est, au milieu d'eux, environné d'un
cercle de sourire ; l'on est comme dans une île autour de la-
quelle affluerait le sourire innombrable des flots.
Etant là, je me souvins d'une folle soirée que j'ai passée cà
Strielna, près de Moscou. Dans une chambre illuminée de
bougies, au restaurant, nous avions fait venir les bohémiennes.
Vêtues de soie multicolore, parées de bijoux où les diamans
étincellent et les perles pleurent, avec des colliers, des bracelets,
des pendeloques, elles arrivèrent. Leurs figures bistrées
s'éclairaient de la lueur des yeux noirs et luisans ; leurs lèvres
pincées, leurs narines retroussées frémissaient. Elles se mirent
à chanter et à danser, sur un vif accompagnement de guitares.
Elles nous entouraient; l'agitation et le bruit les enivraient ; et
elles s'élançaient, tournoyaient sur la pointe des pieds, guin-
daient leurs corps, crispaient leurs mains, tendaient leurs bras.
Elles venaient à nous, se retiraient, venaient encore ; et c'était
une houle, avec des flux et des retlux, une houle de musique et
de bonds, une houle de frénésie. Le cercle des sourires ar-
chaïques, séduisans, mystérieux, au musée d'Athènes, me la
rappela.
Qu'ils sont émouvans, ces sourires qui ont survécu au sen-
timent dont ils furent le signe, ces sourires dont l'objet est
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 343
perdu ! Entre lesdifférens aspects que la physionomie présente,
je crois que le sourire est le moins solitaire, celui qui demande
le plus doucement l'accueil d'une amicale sympathie. Alors,
tous ces visages qui m'entourent semblent implorer l'intelli-
gence qui leur épargnera d'ètro isolés et relégués mortellement
dans une absurdité apparente. Je me figure quils souffrent de
ne plus pouvoir communiquer la gaieté, une certaine gaieté, que
leurs traits immobilisent. S'ils allaient ne plus être jamais
compris! Si leur était infligé le supplice et le ridicule de sou-
rire ainsi, au long des âges dont la durée lente est le symbole
de léternité 1
Ah ! que veulent-ils, ces sourires qui viennent d'un temps
si lointain? que voulaient-ils, premièrement, avant de traverser
le grand désert des siècles et de l'oubli, pareils à une caravane
qui, en chemin, s'égarerait et qui arriverait trop tard en des
cités où tout le monde serait mort à son attente?... Se
moquent-ils? et de quoi se moqueraient-ils? Ou bien, à qui, à
quoi offriraient-ils leur gentillesse singulière?...
Ce qui les amusa est mort.
Ces visages ne sourient pas, les uns et les autres, pareille-
ment. Certains ont un air de plaisanterie ; d'autres sont graves ;
d'autres marquent de la condescendance ou de la politesse.
Une Victoire, qu'on a déterrée à Délos et dont les jambes
sont drôlement pliées pour la course rapide, sourit si joliment
que les coins des lèvres haussent jusqu'aux pommettes des
joues une ombre charmante ; et les yeux sont large ouverts.
L'allégresse du triomphe éclaire tout le masque et l'on y voit
le caprice, l'heureux hasard, la vive aubaine.
Dans une rangée de bustes éginètes, l'un est un chef-d'œuvre
parfait ; un buste d'homme, fendu par le milieu ; et tout le côté
droit n'existe plus. L'extraordinaire profil ! C'est un visage vo-
luptueux et triste, aux lèvres charnues, souriantes et un peu
lasses et qui ont gardé jusqu'à l'amertume la saveur délicieuse
du plaisir; c'est le visage d'un subtil amateur de la vie et qui
en connaît tous les fins agrémens et qui est revenu des aven-
tures qu'elle offre, mais y retournera, tout de même, en habitué
qui sait qu'on le déçoit et s'y résigne, n'ayant pas trouvé mieux.
Je crois qu'il faut rattacher au même effort d'art une ado-
rable tête de bronze, qui vient de l'Acropole et qu'on a placée
dans une autre salle du musée d'Athènes. Elle n'a pas de nom.
344 REVUE DES DEUX MONDES.
Le sourire y est un peu narquois et encore plus indulgent; c'est
le sourire d'un sage qui a fait, parmi les détours de la pensée,
les mêmes voyages que l'autre sur les routes de la sensualité.
Il n'en veut point à la pensée de l'avoir conduit un peu loin
sans le contenter. Seulement, il n'est pas dupe.
D'autres sourires sont plus étranges, pour avoir été d'abord
posés sur des tombeaux. Ils furent l'ornement paradoxal d'idées
funèbres. Ainsi, la Sphinge de Spata, qui a une tête de femme,
des ailes d'ibis et un corps de lion, sourit. Et elle sourit donc
à la mort. Il y avait, précédemment, des sphinx en Assyrie et en
Egypte. C'est en Grèce que cet animal bizarre est devenu un
symbole funéraire, l'emblème aussi de l'énigme, — et les deux
idées sont liées l'une à l'autre ; — c'est en Grèce qu'il a com-
mencé de sourire. Alors, tout ce que les archéologues diront ne
nous empêchera pas d'admirer ce sourire qui est l'allégorie du
grand mystère.
Plusieurs stèles de la période archaïque ont le même sou-
rire. Ainsi, le bas-relief célèbre qu'on appelle, je ne sais pourquoi,
le soldat de Marathon et qui est bien antérieur d'un demi-
siècle à cette bataille. Le sculpteur fut Aristoclès et, le mort,
Aristion que voici, vêtu en hoplite et qui, à petits pas, s'avance
par les chemins d'outre-tombe, souriant un peu. Ainsi encore
une autre stèle, qui provient d'Orchomène et qui est l'œuvre
d'Alxénor le Naxien. Cet Alxénor n'était pas très habile à tra-
vailler la pierre, à dessiner la ligne des muscles, à ménager le
champ de la lumière et à répartir les nuances de l'ombre. Mais
la stèle qu'il a signée est empreinte d'un charme ravissant. Le
mort, un vieillard, s'appuie sur un long bâton qu'il tient,
comme une béquille, sous l'aisselle. L'une des jambes passe
devant l'autre. A ses pieds, il a son chien, jeune et joueur; et
de la main droite, pendante, il lui tend une sauterelle. Il incline
la tête, regarde son chien, sourit avec mélancolie et rêve.
Comment a fait le sculpteur peu habile pour donner à ce tableau
modeste un attrait de poésie poignante, une grâce de soir qui
tombe et de quiétude alarmée? La fin d'une journée et la fin
d'une vie se confondent en cette image, dont le sourire a la
sérénité ambiguë des crépuscules.
Mais le plus étonnant prestige de la salle archaïque, c'est la
ronde de ces hautes figures qu'on a désignées longtemps comme
des Apollons et qu'il vaut mieux nommer les Kouroï, ou les
LE SOURIRE d'aTHÊNA. 34S
jeunes hommes. Il y en a une douzaine. Les plus anciens
remontent jusqu'au vu* siècle et ils sont, pour la plupart, duvi".
On les a tirés du sol en divers lieux, en Attique, en Béotie,
au cap Sunium, dans la Grèce d'Asie et dans les îles, à Naxos,
à Délos, à Rhodes, à Santorin. Ils sont en pierre ou en marbre.
Quant à leur destination première, les uns furent dressés sur
des tombeaux, et d'autres comme des offrandes dans les sanc-
tuaires, et d'autres ne servirent peut-être, ici ou là, que d'orne-
mens. L'on déclare qu'ils ne sont pas des portraits; et, pour
l'affirmer de tous, on manque d'argumens décisifs.
Ils se ressemblent ; et chacun d'eux est tout de même carac-
térisé de très forte manière.
Ils ont, les uns et les autres, la même allure ; mais il y a
entre eux des différences de carrure, de lourdeur ou de sveltesse :
surtout l'expression des visages est, au contraire de ce qu'on dit,
extrêmement variée. Le Kouros d'Orchomène a la figure la plus
bestiale, campée sur un énorme cou de lutteur, tandis que le
Kouros de Volomandra, au cou grêle, a de jolis traits de fille.
Le Kouros géant du cap Sunium, qui était dressé devant le
temple de Poséidon et, de ses yeux immenses, regardait la mer,
a un visage de soleil. Les Kouroï du Ptoïon béotien font des
moues bizarres et le Kouros de Théra, comme ébloui de lumière
s'émerveille. Tel autre a un bon air de modestie ; un autre raille.
Les fabuleux bonshommes!... On interroge avec angoisse
leurs mines simples ou affectées, le silence rieur de leurs
bouches et le regard dépeint de leurs yeux.
Or, le type de ces Kouroï vient d'Egypte. Les archéologues
discutent à ce propos ; mais, à maints détails, on reconnaît
l'influence de l'art pharaonique : principalement, l'aspect d'en-
semble est, en Egypte et dans la Grèce archaïque, le même.
Les différences qu'on a indiquées ne sont pas suffisantes pour
autoriser, là-dessus, aucun doute. La position des bras, celle des
jambes, le léger avancement du pied gauche, les chevelures
longues et qui, des deux côtés de la tête, tombent comme le
klaft égyptien, la longueur mince de la taille, autant d'ana-
logies, — ei on en signalerait facilement d'autres, — que les
critiques de l'antiquité avaient aperçues : Diodore constate la
parenté des statues égyptiennes et de ces vieilles statues
grecques dont il faisait hommage au mythique Dédale.
En outre, on sait où et comment s'est exercée cette influence.
34C REVUE DES DEUX MOiNDES.
Au Yii'= et au vi" siècle, la Grèce et l'Egypte furent en relations
perpétuelles. Par les colonies grecques d'Egypte et, notamment,
par iXaucratis, les deux races firent plus que voisiner : elles
fraternisèrent. Les îles et, en particulier, Samos répandirent en
Grèce, à profusion, les produits et les œuvres des artisans et
des artistes égyptiens.
C'est dans les îles que naquit la primitive statuaire grecque
et sous l'influence vivifiante des civilisations orientales.
Mais, si nous comparons, et fût-ce avec un soin minutieux,
les Kouroï archaïques et leurs prototypes égyptiens, quand
nous aurons une fois noté tout ce que doivent les Grecs à
l'Orient, ce qui restera sans modèle premier sera l'invention de
la Grèce.
Eh bien!, il restera le sourire des lèvres, des joues et des
yeux. L'invention de la Grèce, la voilà. Et la Grèce inventa un
sourire.
Il n'y a pas d'invention plus belle, si le perpétuel sourire des
Grecs anciens a des significations spirituelles. Et, si l'on admet
que les sculpteurs du vu® et du vi® siècle, empruntant au dehors
le type de leurs statues et l'imitant avec docilité, lui aient ajouté
cependant cette trouvaille de leur génie hellénique, on admettra
aussi que ce sourire ne soit ni une maladresse de leur ciseau,
ni une manie de leur facture, mais une volonté qui devait cor-
respondre à une idéologie, plus ou moins netle et consciente.
Avant de la formuler un peu, cette idéologie véritablement
grecque, — la tentative est périlleuse et demande des précau-
tions, — allons voir encore ce sourire, et maintenant à l'Acro-
pole, dans le triste musée, pareil à une cave et tout plein de
merveilles, qui se cache au creux de la roche, derrière le Par-
thénon.
Il y a là une petite salle où sont réunies, comme au musée
national les Kouroï, les Corés ou les jeunes filles. Et, comme
les Kouroï, elles forment une ronde au milieu de laquelle on est
d'abord éperdu. Les jeunes filles!... Et, pour remplacer la
rudesse des corps athlétiques, voici la grâce des jeunes filles
en qui la Grèce archaïque trouva la plus charmante image de la
féminité.
Elles sourient, les jeunes filles, comme leurs frères énormes.
Cette fois, le sourire naît sur de ravissantes lèvres qui, autour
de nous, font une couronne de roses épanouies.
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 347
Qu'il est touchant de connaître une sorte de beauté virgi-
nale quia fait les délices d'un temps si lointain !... Cet idéal
féminin, les contemporains de Périclès l'avaient déjà méconnu.
11 était déjà suranné, lorsque Phidias sculpta les frontons et la
frise du Parthénon.
A cette époque, on ne voyait plus les Corés. Elles étaient
mortes et on les avait mises en terre. C'est une histoire surpre-
nante. On les dressa, vers la fin du vi® siècle, dans une chambre
de l'ancien Hécatompédon ; elles furent la cour marmoréenne
dAthèna. Mais, en 480, les Barbares d'Asie arrivèrent; et ils
saccagèrent toute l'Acropole. Ils démolirent le temple et ren-
versèrent les Corés. Quand ils furent partis, les Athéniens se
hâtèrent de réparer la cella du temple. Mais, pour les Corés, qui
en tombant s'étaient cassées, on les jeta dans les déblais et on
les couvrit de terre. Elles disparurent ainsi.
Elles ne virent la lumière du jour qu'un peu de temps, un
demi-siècle à peu près. Et puis leur sépulture a duré deux
mille trois cent soixante-cinq ans, durant lesquels on oublia
même qu'elles eussent jamais flori. Enfin, les archéologues les
retrouvèrent ; et les voici, vivantes de nouveau, jolies et ra-
dieuses. Seulement, elles ont changé de domicile et elles
n'habitent plus un temple, mais un musée. Elles subissent en
souriant cette avanie de la destinée impitoyable.
On a beaucoup discuté sur le point de savoir quel était leur
office, dans THécatompédon. Certains critiques ont voulu
qu'elles fussent des Athèna ; or, on n'aperçoit en elles nul ca-
ractère divin. Les prêtresses d' Athèna, peut-être? On ne leur
voit pas les insignes du sacerdoce. M. Lechat, qui leur a con-
sacré lé zèle d'un érudit, les considère comme des objets d'art
que des personnes pieuses offraient à la divinité pour qu'elle en
eût les yeux réjouis.
Mais je crois qu'il y a, dans l'aventure des Corés, de singu-
lières péripéties, dont le détail nous échappe; et nous sommes
tentés de les deviner, plutôt que nous ne les savons.
Les Corés de l'Hécatompédon sont habillées du costume
ionien : c'est le chitôn, longue robe entoile de lin, et l'himation,
sorte de châle qu'on portait de plusieurs manières. Jusqu'au
milieu du vi^ siècle, les Athéniennes étaient uniformément
vêtues d'un péplos de laine, attaché sur les épaules par de
longues épingles. Dès le premier quart du v^ siècle, elles
348 REVUE DES DEUX MONDES.
revinrent à ce péplos. Le costume d'Ionie avait duré, dans
l'Atlique, à peu près autant que les Corés.
Et Ton dit que, durant cette période, les Athéniens avaient
subi l'en allante ment de l'Ionie et de ses mœurs et de ses modes.
Ensuite, l'invasion des barbares venus d'Asie les aurait dégoûtés
de l'Orient : ils auraient soudain repris l'ancien usage grec et
le costume traditionnel des Doriens.
Mais Hérodote en raconte bien d'autres !
Vers le milieu du vi'^ siècle, les Epidauriens, afm d'obéir à
un oracle pythique, achetèrent aux Athéniens du bois d'olivier
pour y sculpter les statues de Déméter et de Perséphone : en
échange, ils décerneraient tous les ans des victimes à Erechthée
et Athèna Polias. Or, les Eginètes volèrent aux Epidauriens
les deux statues et les emportèrent chez eux; ils les placèrent
au centre de leur île. Les Epidauriens cessèrent alors d'envoyer
aux divinités athéniennes leurs offrandes. Les Athéniens récla-
mèrent, et les Epidauriens leur répondirent de s'adresser aux
Eginètes. Ceux-ci refusèrent de rien entendre ; les Athéniens
lancèrent contre eux une trirème de citoyens énergiques. Ces
militaires avaient pour consigne d'amener en Attique les deux
déesses. Ils ne purent les prendre. Ils attachèrent des cordes
aux statues et tirèrent dessus vaillamment; les statues résis-
tèrent, le tonnerre gronda, la terre trembla, les militaires
devinrent fous, s'entre-tuèrent: et il n'en resta qu'un. Il y a, dans
ce récit, beaucoup de fantaisie ; Hérodote l'avoue. Mais il assure
que le dernier survivant se tira d'affaire et, un beau jour,
reparut en son pays. Alors, on l'entoura. Il raconta que les
autres étaient morts. Les femmes lui réclamèrent leurs époux, le
malmenèrent, invectivèrent contre lui et, avec les épingles qui
sur leurs épaules retenaient leur péplos, elles le tuèrent.
Pour les punir, dit Hérodote, on leur changea leur costume.
On leur interdit les épingles et on leur assigna le chitôn d'Ionie,
cousu et qui, pour tenir, n'a pas besoin d'an accessoire dange-
reux. Peut-être l'idée de quelque sacrilège à expier se mêla-t-elle
à tant de précaution, car les deux déesses étaient dans l'affaire;
peut-être aussi dut-on céder à quelque exigence des Eginètes.
Hérodote affirme que, de son temps encore, les Argiennes et les
femmes d'Égine, par un sentiment de fatuité impertinente à
l'égard des Athéniennes, affectaient de porter à l'épaule des
épingles d'un tiers plus longues que naguère; et, parmi les
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 349
objets qu'on dédiait aux deux déesses, la mode fut d'offrir ces
épingles. Plus tard, après les guerres médiques, quand les
Athéniennes reprirent le costume dorien, sans doute n'est-ce
pas l'Orient qu'elles méprisèrent; mais Athènes avait résolu
d'en finir avec l'insolence des Eginètes et, en dépit de tout ce
que ces gaillards pourraient dire, les femmes eurent de nou-
veau le péplos et l'épingle. Athènes avait été patiente ; elle
s'était conformée à l'oracle d'Apollon qui commandait de
tolérer trente ans les outrages d'Egine ; mais elle préparait sa
revanche.
Il me paraît bien difficile de ne pas tenir compte de cette
histoire, si l'on désire connaître la signification des Gorés. Ces
porteuses du chitôn et de l'himation qui, au nombre d'une
cinquantaine, furent placées dans l'Hécatompédon en de telles
circonstances, je me figure que les Athéniens les dédiaient,
comme une dette religieuse, aux deux divinités du sanctuaire
vénérable, Athèna Polias et Erechthée. Ces deux divinités étaient
privées de l'offrande épidaurienne, parce que les Athéniens
n'avaient pas su reprendre aux Eginètes les statues d'olivier. Ce
n'était pas aux deux divinités athéniennes d'en souffrir. Et on
leur consacrait, comme une redevance expiatoire, ces Corés de
marbre dont le costum>3 attestait un pieux repentir.
Telle est, si je ne me trompe, la signification des Corés
archaïques.
Et alors, admirons leur sourire; admirons leur coquetterie
adorable. En vérité, l'on ne dirait pas que ces Athéniennes
charmantes fussent humiliées par les fatuités arrogantes des
Argiennes et des Eginètes. Même, on pourrait, à cause de cela,
révoquer en doute et l'anecdote d'Hérodote et les conclusions
que j'en tire. Mais, au contraire, il me semble que leur attitude
et leur façon d'être concordent parfaitement avec les ripostes
que faisait, dans les cas embarrassans, l'orgueil des cités
grecques. Sur la voie sacrée de Delphes, une cité victorieuse
dressait un ex-voto superbe ; les autres cités avaient l'air
d'accepter l'offense ; elles attendaient leur jour et alors bâtis-
saient, devant le trophée du rival, un monument plus élevé, plus
riche et plus beau. Pareillement, les Corés ne refusent pas le
costume qu'on leur a infligé; elles ne refusent pas non plus
d'acquitter, auprès d' Athèna Polias et d'Erechthée, la dette des
Argiens. Seulement, leur réplique, c'est leur évidente beauté.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
Eues répondent : — En ce costume sans épingles, ne sommes-
nous pas encore les plus jolies?...
Elles sont délicieuses. On n'est pas environné d'elles sans
émoi.
Elles sont très élégantes et parées de bijoux. Elles ont des
diadèmes, des colliers, des boucles d'oreilles, des bracelets.
Leurs cheveux sont frisés, disposés sur le front avec un art
précieux; et de longues tresses viennent en avant, tombent droit
sur de jeunes seins. Les robes, de toile très fine, collent à leurs
corps et, en divers endroits, le dessinent jusqu'à le déshabiller.
Afin d'orner le chitôn et l'himation, il y a de larges bandes de
broderie que l'artiste a coloriées sur le marbre en bleu, en noir,
en rouge et en vert. Il a peint les cheveux en rouge et sembla-
blement les lèvres. Pour les yeux, il a fait un cercle noir, un
cercle brun et le point noir de la pupille ; il a mis du noir au
bord des paupières. Je ne sais s'il n'a point un peu abusé de
toutes ces couleurs. Aujourd'hui qu'elles ont perdu leur éclat et
que l'humidité les a lavées et doucement répandues, elles
teintent le marbre et lui donnent un aspect de vie, non à la
manière de l'horrible statuaire en trompe-l'œil, non à l'imitation
de la réalité, mais selon les justes principes de l'art.
Et, de la main gauche, les Corés, toutes les Gorés, d'un
geste pareil, relèvent à gauche la robe trop longue qui les
empêche démarcher vite, de courir et les consacre à demeurer
dans la maison où elles sont des objets voluptueux; ou bien,
dehors, elles auront une démarche très attentive, étudiée.
Elles sourient. L'une est une bien douce blonde, un peu
vaniteuse, aimable tout de même. Une autre se moque du
monde, un peu efi"rontément; elle a de l'esprit et la bouche
sensuelle. Une autre est une petite brune aux yeux bleus; et
elle fait des mines et elle prend un air bien averti, mais elle ne
sait rien du tout. Une autre, avec ses yeux pétillans, est un
mauvais sujet fort aguichant. Et une autre est bien langoureuse;
avec ses paupières ombrées et avec son teint mat, avec son
visage d'amoureuse fatigue, elle appelle les complimens et les
propos fades. Une autre est la boudeuse; et comme on va
l'aimer! Une autre est une grande dame et qui demande des
égards. Une autre, qui sourit de côté, semble perverse à ravir.
Une autre, qui a des fossettes aux joues, a les yeux si ingénus
qu'elle plaît davantage. Et une autre est la pure beauté. Elle a
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 3o1
gardé plus de couleur; il y a, dans sa physionomie, un attrait
mystérieux. On la dirait jalouse d'un secret qu'elle ne dira
pas. Ses yeux, vers les tempes, se relèvent; ses joues sont tout
animées par le sourire des lèvres.
Les archéologues déclarent que ces Gorés de marbre ne
sont pas des portraits. Je l'ignore, comme eux. Chacune d'elles,
en tout cas, est une personne ; et elles sont différentes entre
elles autant que les petites femmes dont La Tour a peint les
âmes frivoles et rêveuses. La variété de leurs sourires est une
abondante et précieuse richesse de l'esprit. Quel trésor d'une
fantaisie admirable ! Quel trésor d'une coquetterie dont les
nuances étaient analogues à celles d'un jardin fleuri! L'on en
respire encore le parfum.
Mais, bientôt, l'on subit une mélancolie extrême, à la pensée
de toutes ces âmes qui furent gentilles, fières et avenantes et
qui continuent de sourire après que l'oubli est tombé comme
une cendre sur les objets de leur ferveur amusée. C'est dom-
mage, ainsi que disait Brantôme, c'est dommage que le temps
anéantisse les journées qui, sur des lèvres de jeunes femmes,
éveillent tant de gaieté exquise. Et encore c'est pitié que sur-
vivent à leur plaisir de tels sourires. On les plaint avec une
tendresse étonnée, voluptueuse et douce; et l'on éprouve, à les
regarder, un sentiment équivoque où se mêlent, pour mieux
vous alarmer, l'idée de l'amour et l'idée de la mort.
Sur la terrasse d'Égine, auprès du temple d'Aphaïa, qui
devint le temple d'Athèna et qui est un portique où la lumière
mène ses farandoles, je songeais à tous ces sourires. Une char-
mante analogie m'apparut : elle me fit voir ensemble, et comme
trois couronnes qui m'eussent entouré, l'azur et l'or de la mer
et de l'horizon, les Kouroï archaïques et les Corés ioniennes,
trois couronnes de sourires; et il me sembla qu'elles se réunis-
saient en une seule, ample, merveilleuse et qu'a tressée le génie
de la jeune Hellade. Le sourire innombrable des flots, des
jeunes hommes et des jeunes filles, dans la splendide limpidité
de l'air et dans l'odeur salubre des pins, rayonna mieux que le
soleil et me persuada de n'aller point chercher ailleurs l'âme
qu'il révèle en clartés radieuses.
C'est à Egine que je me suis épris de ce sourire, jusqu'à
352 REVUE DES DEUX MOxNDES.
l'aimer et, l'aimant, jusqu'à présumer que j'en devinais, que j'en
ressentais les significations lointaines et variées. On l'appelle
éginétique : les artistes éginètes l'ont nuancé de la plus déli-
cieuse manière. Mais il n'est pas né à Egine; il est né là-bas,
dans les îles dorées et roses, dans les Cyclades, comme Apollon,
fils de Latone ; il est né du côté de l'aurore: et le premier qui
le dessina sur la pierre avait longtemps regardé les jeux que
font la lumière et les vagues. Le premier qui, sous ses doigts, le
vit naître, nous lui prêtons l'émoi que nos légendes, ornées de
nos chimères, attribueraient à une petite Eve devant le premier
printemps de la terre: il l'admira et le baisa aux lèvres, comme
j'imagine cette petite Eve qui prend des roses dans ses mains
et les porte à son heureux visage. Ce sourire est né dans les
îles; puis, à travers la mer Egée, peuplée de sirènes, il est venu
suivant le chemin de l'aurore ; il est venu sur des barques
légères et bondissantes comme les chevaux du soleil. Il aborda
sur les côtes orientales de la Grèce, en Attique et en Argolide.
Egine le reçut, l'accueillit, le favorisa et le mena plus loin, dans
les villes et les sanctuaires. Il embellit toute l'Hellade.
Ensuite, il eut bien l'air de mourir ; et, durant de longs
siècles, on ne le vit plus : la terre s'était attristée. Soudain, il
reparut, et comme un surprenant miracle, dans l'un des pays
du soleil couchant et à l'époque de saint Louis, se posa sur
les figures de la Vierge, des apôtres et des anges, à la cathédrale
de Reims, illuminant les symboles d'une ferveur nouvelle.
Durant trois siècles encore, il s'éteignit; et enfin, Léonard de
Vinci le trouva comme un dépôt qu'eût laissé, dans l'âme ita-
lienne, l'àme ancienne de la Grèce au temps de leur hyménée:
il le posa sur les figures des saints personnages et il le vit
fleurir, emblème du mystère, sur les prophétiques lèvres de
Jean le précurseur.
Alors, le sourire qui était venu de l'Ionie intelligente et
voluptueuse avait passé par les mêmes tribulations et entrevu
les mômes espérances que la foule des hommes inquiets. Il
annonça les promesses de la vie future et indiqua le bonheur
des élus ; il indiqua aussi la surprise émerveillée avec laquelle
une nouvelle et vieille humanité se penchait sur les abîmes
d'une àme que des sentimens de toute sorte compliquaient : et
il fut l'allégorie d'une prévision surnaturelle.
Mais, en Grèce, quand il arriva, pareil à une aurore, et
LE SOURIRE d'aTIIÈNA. 353
quand il s'installa sur un sol jeune, parmi des hommes enfan-
tins, il était enfantin lui-même. Il ne faut pas qu'on le charge
d'un lourd fardeau métaphysique; il ne faut pas qu'on le
soupçonne de multiples intentions. N'allons pas en faire un
théologien subtil; mais il arriva comme un adolescent désin-
volte, qui court et qui s'amuse de son agilité.
Si, devant les frontons d'Egine, au milieu des Kouroï et des
Corés d'Athènes, je l'ai peut-être interrogé plus précisément
qu'on ne le doit, du moins ne voulais-je pas le traduire ainsi
qu'un rébus; et les mots que je lui offrais, pour qu'il se pût
déclarer un peu, ont l'inconvénient de toute parole qu'on donne
comme l'équii^alent d'une musique, d'un silence ou d'un sou-
rire : ils disent trop, à force de ne pas savoir assez dire.
Cependant, et même si mes interprétations étaient toutes
pleines d'erreur, on ne devrait pas négliger ce fait, que tout
l'art de la Grèce inaugurale a, pendant plus d'un siècle, souri.
Ce n'est point un hasard; et c'est une évidente volonté, ou bien
c'est une spontanéité] significative. Au temps où préluda le
génie grec, on estima visiblement que le sourire était la plus
parfaite élégance, était à l'égard de la vie l'opinion la meilleure.
Cela n'est pas une philosophie qu'on ait rédigée et réduite sous
la forme d'un système, non; mais cela suppose une philosophie.
Et la constance de ce sourire nous invite à penser que la
philosophie dont il fut le signe anima toute la vie grecque en
ses débuts. Un peuple qui a voulu que sourient ses dieux, ses
héros et les images de lui-même, livre ainsi le secret de son
âme, ne le sût-il pas.
Eh bien ! ce sourire est d'abord une gaieté qu'on n'a pas
vue ailleurs, une gaieté légère et fine et qui ne va pas jusqu'au
rire, habituellement, mais irait volontiers, ou irait à la mélan-
colie sans faire plus de chemin; c'est une claire gaieté qui se
tient, de préférence, à distance égale de ces deux extrémités, la
joie et le chagrin. Les Grecs ont signalé comme des garçons très
bizarres cet Heraclite qui pleurait toujours et ce Démocrite qui
riait sans cesse ; ils considéraient que la vie ne réclame et ne
vaut ni ceci ni cela.
Ils n'attribuaient pas à la vie tant d'importance; et, comme
ils avaient un goût très délicat, l'excès de la joie et l'excès du
chagrin les choquaient, il me semble. Ils recherchaient, comme
la perfection, la mesure. Et le sublime est tout autre chose :
TOME III. — 1911. 23
334 REVUE DES DEUX MONDES.
ils le reléguaient dans leurs tragédies. Ils redoutaient les prodi-
galités de la fortune et comptaient sur les justes revanches de
la Némésispour établir une sorte d'équilibre entre les hasards.
Dans leur sourire, il y a de la plaisanterie. Je ne crois pas
qu'ils aient pris, à notre manière, la vie tout à fait au sérieux.
Ils ont regardé avec enjouement la vie et la mort. Ce n'est pas
du scepticisme; c'est plutôt une espèce de judicieuse ironie.
Ils étaient familiers envers les dieux de leur Olympe ; ils les
traitaient un peu comme de grands despotes avec lesquels on
peut, somme toute, s'arranger. Ils étaient familiers envers les
idées les plus imposantes; et ils ne les méprisaient pas, mais
ils avaient soin de n'être pas dupes. Leur religion est riche de
badinage, leur patriotisme entend raison, leur honneur admet
la patience.
Leur sourire indique l'aisance heureuse de leur esprit. Ils ne
se guindaient pas ; et, leur esprit, ils l'engageaient à se jouer
parmi les phénomènes et le commentaire. Leur dialectique en
témoigne. Il y a, entre les argumens industrieux de Zenon
rÉléate et les principes du nihilisme moderne, la différence
qui sépare de la frénésie farouche l'aimable divertissement.
Leurs sophistes ont parcouru toute la Grèce en y répandant le
plaisir de l'ingéniosité logique. Et les antinomies nombreuses
que pose et que transpose le Parménide de Platon, je les vois
comme le sourire de la raison discursive.
De même que les alternances de la lumière et de l'ombre
unissent délicatement, fondent et combinent les diverses cou-
leurs d'un paysage, le sourire accorde les contrariétés de l'intel-
ligence. Et, faute d'être bien attentifs à ce sourire, nous sommes
étonnés des mélanges de négoce et de religion, de gaudriole et
de mysticisme, d'industrie et de thaumaturgie, de gymnastique
et de philosophie, d'impertinence et de foi que présentent
Délos, Eleusis, Epidaure, Olympie et Delphes, les sanctuaires
les plus illustres et pieux, où il est certain que la Grèce a
réalisé son meilleur idéal. Le sourire assemble tout cela; il
améliore la turpitude et il adoucit l'orgueil de la beauté trop
pure et arrogante; il npaise les querelles et concilie les inimi-
tiés. Il accomplit une besogne un peu narquoise et fraternelle,
une besogne de plaisante charité intellectuelle.
C'est le sourire méditerranéen. Les rivages de cette mer si
bleue en sont enchantés comme de leurs moissons de fleurs. Et
XE SOURIRE d'athèna. 355
Ulysse, qui l'avait parcourue longuement, a laissé, malgré ses
malheurs, un souvenir de jolie allégresse, de gentillesse et de
rouerie.
C'est la gaieté méridionale, mais, par la Grèce, mise au
point d'une élégance à peu près divine.
Et l'on a dit que la Grèce était miraculeuse. Son miracle est
d'avoir inventé un sourire en lequel s'épanouit la plus belle,
gracieuse et intelligente pensée de la terre.
Un soir, jetais sur l'Acropole, à regarder le Parthénon.
J'avais, tout le jour, visité les ruines des monumens que les
âges divers bâtirent à la cime ou aux pentes du roc athénien.
Et, de ma promenade, il me restait une impression tumul-
tueuse, à cause des disparates que font les élémens du sanc-
tuaire. Les plus diftérentes époques s'y heurtent; l'Odéon d'Hé-
rode Atticus et le portique d'Eumène, roi de Pergame, sont un
voisinage singulier pour les Propylées et pour la chapelle
exquise de la Victoire aptère. D'ailleurs, on a détruit et emporté
l'alluvion turque. On a bien nettoyé l'Acropole. Et, aujour-
d'hui, couverte des seuls cailloux grecs, elle a un peu l'aspect
d'une plage qu'aurait longtemps lavée la mer et d'où la mer,
comme la vie, se serait enfin retirée.
C'est un lieu sec, sans ombre, et que chauffe le soleil.
Les disparates qu'on y aperçoit ne résultent pas seulement
des époques différentes. Mais, en un même temps, on a vu les
Athéniens aller au théâtre de Dionysos, où les histrions ridicu-
lisaient Asclépios le guérisseur, et, tout à côté, à l'Asclépieion,
où les prêtres du dieu médecin vous guérissaient. Le Parthénon
nous donne à concevoir une religion de philosophes, à laquelle
se plut Périclès ; et, au musée de l'Acropole, j'ai vu les débris
de rtlécatompédon, les fragmens d'une statuaire absurde, avec
Triton, avec Typhon, avec des monstres d'enfer et qui res-
semblent davantage à de diaboliques imaginations qu'à des
symboles de pures idées: ils ressemblent aux démons comiques
et horribles qui font leur partie dans le Jugement dernier de
nos cathédrales.
Ce que, d'habitude, on raconte et l'on affirme, au sujet du
rationalisme grec, je l'ai cherché : je ne l'ai pas trouvé. L'on
présente les Grecs comme un peuple de penseurs que gouver-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
nait la sagesse d'Alhèna. Mais je crois qu'il n'y eut jamais un
peuple raisonnable. La vie des hommes n'est jamais menée par
la raison ; et l'on a tort de se figurer la religion des Grecs
comme l'allégorie d'une doctrine rationnelle.
Barthélémy Hauréau, en tête de son Histoire de la philoso-
phie scolastique , a inscrit cette parole émouvante : « Heureux les
peuples qui n'ont pas de livres sacrés!... » Les Grecs ont eu leurs
livres sacrés; ou bien, ils en ont eu l'équivalent : les mystères
d'Eleusis le prouvent. Et ils avaient un rituel, une liturgie; ils
avaient de savans exégètes, qui ne permettaient pas qu'on négli-
geât l'exactitude et la lettre du dogme et des cérémonies.
Dans sa belle Histoire des Grecs, Louis Ménard a compli-
menté ses héros de n'avoir pas été soumis à un clergé. Mais ils
ont eu un clergé. 11 est vrai que la plupart des fonctions reli-
gieuses étaient, en somme, des magistratures qu'on exerçait
pendant une période assez courte. Cela ne modifie pas abso-
lument le caractère du prêtre. Et nous savons qu'à Olympie,
par exemple, — ailleurs aussi, — les fonctions religieuses appar-
tenaient à quelques familles sacerdotales qui gardaient jalou-
sement la tradition et maintenaient leurs prérogatives. 11 n'y a
jamais eu un peuple exempt de dogme et de clergé.
L'on se plaît à imaginer les Grecs comme des gens qui
avaient inventé eux-mêmes la religion qu'il leur fallait : de cette
manière, ils n'étaient pas accablés par des croyances faites pour
d'autres et d'autant plus gênantes. Mais, sur l'Acropole et dans
tous les sanctuaires de la Grèce, j'ai vu les traces nombreuses
et abondantes de religions venues de loin, venues de partout,
venues de TOrient, père des dogmes. Les Grecs ne furent pas
au commencement du monde; et nous ne connaissons, dans
l'histoire, aucun peuple qui ait la complète initiative de sa vie
spirituelle.
La religion grecque a été une religion, et donc intolérante.
Elle a exigé que Socrate bût la ciguë.
Seulement, il y a, jusqu'en cet épisode tragique, une sorte
d'étrange sourire. Les propos de ce charmant philosophe, tels
que les a consignés Platon, donnent à l'aventure de sa mort une
beauté qui en est l'ornement radieux. Et Platon, qui aimaii
Socrate, ne semble pas indigné contre les juges; il ne les accuse
pas. On dirait que la condamnation même fut adoucie de cour-
toisie et de singulière aménité. Elle a quelque analogie avec
LE SOURIRE d'aTHÈNA. 357
cet exil bizarre et honorable, lostracisme : les Grecs ne l'infli-
geaient pas sans regret et sans tristesse à des citoyens fort esti-
mables, mais que les circonstances avaient rendus dangereux.
Socrate, avec les nouveautés de son rationalisme, parut mettre
en péril la conscience nationale, réglée par une foi qu'on avait
acceptée depuis longtemps et à laquelle on s'était heureusement
accoutumé. Quant au fait de sa mort, eh bien ! la mort ne fut
point, aux yeux des Grecs, un objet d'effroi. Socrate mourut
avec facilité. Mais il était un vieux philosophe? La petite Iphi-
génie elle-même a, dans son désespoir, un sourire. Et, si l'on
regarde les stèles de marbre que les Grecs plaçaient sur les
tombes, on n'y voit pas de scènes déchirantes : le mort fait dou-
cement ses adieux, tend à ceux qu'il va quitter une main calme;
les survivans le saluent. Les visages sont tranquilles ; et il y a,
dans la mélancolie du départ, une sérénité qui va jusqu'au
sourire, quelquefois.
C'est à l'aniversel sourire que je suis toujours amené lorsque
je tâche de résoudre l'énigme nombreuse de la Grèce. Je l'aper-
çois dans toute la vie grecque, dans toute la pensée de ce
peuple privilégié, dans sa religion même qui, autrement, avait
les caractères de toute religion.
Comme je songeais à cela et à ce vieillard d'Egypte qui
disait au jeune Solon : « Vous serez éternellement des enfans,
vous, les Grecs! » le soir, peu à peu, tomba sur l'Acropole. Le
soir fut digne de la journée admirable.
La blancheur d'Athènes devint grise, et les cyprès qui, de
place en place, érigent parmi la pierre bâtie leurs fuseaux
minces, noircirent. Les avenues de poivriers se noyèrent dans
la pâleur environnante. La colline pointue et fine du Lycabette
eut les tons jaunes et verts et vernissés des anciennes peintures
persanes qu'on garde sous verre. Les montagnes, l'Hymette et
le Pentélique, bleuirent; puis, en passant par les nuances du
mauve, elles rougirent et enfin devinrent toutes roses, La mer,
de l'autre côté, se colora de carmin; Salamine, un peu plus
foncée, y dessina sa forme célèbre. Il n'y avait dans ces magni-
ficences, nulle ombre; et l'on eût dit d'une grande aquarelle,
peinte avec délicatesse et largement, sans gouache : toutes les
couleurs étaient pures et transparentes. Il n'y avait pas d'autres
couleurs que celles de la lumière.
La lune, à son premier quartier, parut au ciel et jeta son
35S REVUE DES DEUX MONDES.
reflet sur la mer. Elle brilla splendidement et, auprès d'elle,
des étoiles brillèrent aussi, avec tant d'éclat qu'elles en étaient
élargies. Et le ciel tourna du bleu au vert, puis à l'outremer et
au violet sombre.
Le Parthénon fut en or ; et en or, les Caryatides fines et
fortes de TErechthéion. Autour des monumens circulèrent des
vapeurs blondes.
Puis, dans le silence pathétique et délicieux, les minutes
se précipitèrent ; la fantasmagorie céleste hâta ses prodiges,
multiplia ses folies rouges, et jaunes, et bleues, et vertes : et
l'éther limpide se teignit de toutes les couleurs, comme font,
ailleurs, les nuages.
Cependant, sournoise, l'ombre se glissa dans le paysage et
bientôt y fut souveraine. Un vent frais et léger passa, comme un
frisson. L'atmosphère se contracta.
Et alors, tandis que s'évanouissait la gloire de rayons où
les dieux du sourire avaient leurs auréoles, un tintement de
cloches s'éveilla, puis un autre, et puis d'autres. Les églises
d'Athènes, la Panaghia, Saint-Nicodème, Saint-Jean, Saint-
Denys l'Aréopagite, les Saints-Théodore, Sainte-Photine, Sainte-
Irène et Saint-Constantin, sonnèrent l'angélus du soir. Un tinte-
ment fini, un autre commençait; et plusieurs se réunirent; et il
y eut des notes qui, toutes seules, tombèrent dans le crépuscule,
une à une, comme les grains d'un chapelet rompu. Les tinte-
mens étaient vifs, acharnés ; et ils avaient la rapidité de la grêle.
Mais le silence qu'ils laissèrent après eux ne fut pas le même
silence qui avait précédé leur soudaine arrivée. Quel silence! Il
avait l'odeur de l'encens qui fume et de la cire brûlante. Et il
me sembla que, dans l'ombre où s'étaient enfuis les dieux du
sourire, une fleur venait d'éclore, grise comme la cendre et
chaude comme elle, une fleur de solitude, la fleur d'un sentiment
nouveau, la piété.
Les légers dieux du sourire ne Pont pas connue. Elle est
née après leur départ.
Toutes les âmes qui en ont respiré le parfum lourd en sont
à jamais imprégnées. Elles ont changé de nature et ne songent
plus de môme à la vie, à la mort, à l'espace et au temps. Le
sourire enfantin d'Athèna les amuse et les étonne.
André Beaunier.
CHEMINS DE FER DE TUNISIE
C'est l'inauguration d'une ligne de chemin de fer, la ligne de
Sousse à Sfax, qui vient de fournir à M. le Président de la Répu-
blique l'occasion de son voyage en Tunisie, au mois d'avril de
cette année 19H. C'est la nécessité impérieuse de dépenses com-
plémentaires de chemins de fer qui justifie l'emprunt de quatre-
vingt-dix millions dont les Assemblées Tunisiennes ont voté le
principe dans leur dernière session et qui sera prochainement
soumis à l'approbation du Parlement. Or, déjà, en deux emprunts
successifs et en moins de dix ans, le Protectorat a consacré près
de deux cents millions à son réseau ferré. Une activité aussi
constamment concentrée sur le même objet, une volonté aussi
arrêtée de s'outiller rapidement en moyens de transport déno-
tent en Tunisie un développement exceptionnellement rapide
des facultés de production et des besoins qui en sont la consé-
quence. Suivre les progrès de son réseau, c'est en fait con-
naître, depuis trente ans, son évolution économique.
Le chemin de fer de Tunisie possède, entre autres particu-
larités, celle d'avoir toujours eu, différente suivant les temps et
les inspirations publiques, son idée directrice. Nos excellens
chemins de fer français veulent être, sans arrière-pensée, « des
chemins qui marchent et qui portent où Ton veut aller, » et
ils y parviennent, hormis le temps de grève, ou le cas fortuit.
Les chemins de fer tunisiens ont eu dans leur histoire une double
visée : à l'origine de fournir à la diplomatie française son meil-
leur instrument de travail, aujourd'hui d'être simplernent de
bons chemins de fer miniers, transportant nuit et jour, de la
mine au port, le poussier rouge du minerai de fer et la poudre
grise du phosphate. Etre un chemin de fer minier, ceci n'a
360 REVUE DES DEUX MONDES.
l'air de rien : Test qui veut, croit-on. Vérité en deçà de la fron-
tière, erreur au delà. A quelques pas des montagnes de fer et
de phosphate du Centre tunisien, la masse sombre de TOuenza,
annexée à l'Algérie, dit-on, par le coup de plume d'un diplo-
mate, à l'heure de Fachoda, mûrit en ses flancs mystérieux le
fabuleux métal qu'aucune énergie n'arrachera peut-être jamais
aux inerties françaises. Sur la terre tunisienne, pour une demi-
douzaine de gîtes qui valent bien plusieurs Ouenza, trois che-
mins de fer miniers ont été décidés, construits, exploités; deux
autres vont être prochainement ouverts. Et les bennes se
déversent, et les wagons roulent, et les vapeurs s'emplissent
sans exciter les scrupules de conscience des porte-paroles de
la G. G. T., des réformateurs sociaux de la Montagne Sainte-
Geneviève. Cela n'a-t-il pas quelque chose de proprement
merveilleux et qui mérite qu'un Français s'y arrête quelques
instans?
Les causes de cet essor, aisé autant que rapide, se démêlent
facilement : la Régence de Tunis, terre étrangère, fait ses
affaires elle-même et les fait bien. La France, qui lui délègue
ses administrateurs, ses ingénieurs, ses juges, ne lui impose ni
le crible minutieux et lent de ses bureaux, ni les délais d'examen
de ses commissions consultatives , ni d'autre contrôle de son
Parlement que celui qui s'adresse, globalement, au budget et
aux emprunts. Etudiée par la Direction générale des Travaux
publics, qui est une sorte de ministère local, une concession
de mine ou de chemin de fer a chance de voir le jour en
quelques mois, parfois en quelques semaines. Administrative-
ment, le mois tunisien vaut l'année française ou algérienne.
Cela est si vrai qu'un des derniers rapporteurs des budgets de
l'Algérie et de la Tunisie, M. Georges Cochery, mettant en paral-
lèle les formalités et délais dont s'entoure la gestation d'une
même affaire dans les deux pays, faisait ressortir, au profit de
la Tunisie, un bénéfice de plusieurs années dans les cas les plus
simples. S'étonnera-t-on ensuite que la concession du chemin
de fer algérien de l'Ouenza ait pris, pour ne pas aboutir, huit
ans, juste le même laps de temps qui suffisait à la Tunisie
pour construire 521 kilomètres de chemins de fer miniers et
mettre en chantier 325 autres kilomètres?
Il est juste d'ajouter que la Tunisie a été servie de manière
exceptionnelle par le talent et l'initiative des ingénieurs qui se
CHEMINS DE FER DE TUiNISIE. 361
sont succédé à la tête de sa Direction générale des Travaux
publics, La direction actuelle a vu grand,- et il lui en est fait
quelquefois reproche. Mais il paraît bien que la formule du
chemin de fer dit économique à fortes rampes et à courbes
étroites, correspond à la moins économique des exploitations,
dès que le trafic lourd, bon marché et abondant fait son appa-
rition. Dans le centre de production minière qu'est devenue la
Tunisie, il convient de construire des voies planes et rectilignes
qui offrent aux lourds trains de phosphates et de minerais
descendant à la mer le minimum d'obstacles. Dans un pays
en développement rapide, il est avantageux que l'outillage
dépasse les besoins du présent. Si le gouvernement tunisien a
un peu anticipé sur l'avenir, les générations futures ne s'en
plaindront sans doute pas.
Pour ces deux causes, l'une qui tient à l'essence du régime,
l'autre aux circonstances et aux hommes, la Tunisie se trouve
à la fin de 1910, en vingt-neuf ans de Protectorat, pourvue d'un
réseau (lignes en projet ou en construction comprises) presque
aussi étendu, par rapport à la population des deux pays, que le
réseau des chemins de fer de la Métropole.
Deux compagnies se le partagent. L'une, la Compagnie des
chemins de fer de Bône-Guelma et prolongemens, est conces-
sionnaire de la majeure part des lignes exploitées ou en con-
struction (1650 kilomètres concédés au l^"" avril 1911). L'autre
joint à l'exploitation de la voie ferrée de Sfax au Redeyef celle
de célèbres gisemens de phosphates : la Compagnie des Phos-
phates et du Chemin de fer de Gafsa rappelle dans sa raison
sociale le double objet de son activité (500 kilomètres concédés
au l^"" avril 1911). Étudier les ressources des lignes concédées
à ces Compagnies et leurs méthodes d'exploitation, les formes
complexes d'association entre l'État et les concessionnaires, le
personnel et la clientèle du chemin de fer, c'est un moyen de
se renseigner sur la situation économique, financière et sociale
de la Tunisie, qui, à l'exemple de tous les pays neufs et de com-
plexité restreinte, se résume et transparaît volontiers dans le
plus essentiel de ses organes.
*
* *
Ce fut un gros événement politique que la concession à une
362 REVUE DES DEUX MONDES.
entreprise française, le 6 mai 1876, du premier chemin de fer à
long parcours de la Régence, de Tunis au lieu dit de la Dachla-
Djandouba, tronçon primitif de la ligne algéro-tunisienne de
la Medjerdah. Qu'on se représente le Maroc d'avant Algésiras
ou la Perse contemporaine : telle était la Tunisie des années qui
précédèrent le Protectorat, champ clos d'intrigues et de com-
pétitions internationales.
Autour d'une commission financière de contrôle instituée en
1869, les rivalités de la France, de l'Angleterre et de l'Italie,
installées dans la place, se donnaient libre jeu. Il fallut toute la
diplomatie de notre représentant à Tunis, le consul général
Roustan, pour obtenir du général Khérédine, premier ministre,
cet avantage décisif, escompté par les Anglais, concessionnaires
depuis 1871 d'une ligne de banlieue, et par les Italiens, qui le
signalèrent à la tribune de leur Parlement comme une victoire
de l'influence française. Deux ans après intervenait la concession
du prolongement jusqu'à la frontière algérienne. Le « Grand
Central Algérien, » Tunis-Oran, avait un de ses anneaux soudés;
la France, maîtresse de la province de Constantine, s'ouvrait
une porte d'entrée dans la Régence. Les intérêts français enjeu
étaient si évidens, qu'il parut indispensable que la Compagnie
française concessionnaire du réseau algérien limitrophe, la
Compagnie Bône-Guelma, constituée en 1875, fût aussi exploi-
tante du nouveau réseau tunisien. Le pouvoir beylical n'interve-
nant que pour ratifier, avec un peu d'étonnement, les faits
accomplis, la Compagnie Bône-Guelma fut rapidement substi-
tuée à la Société des chemins de fer de la Medjerdah, filiale
elle-même de la Société des Batignolles concessionnaire, et
reçut du gouvernement français, fait significatif pour un réseau
concédé sur terre étrangère, l'engagement d'une garantie de
revenu et d'exploitation.
La construction prit environ trois ans. . Une disposition,
insérée à la requête du gouvernement beylical dans l'acte de
concession, prévoyait que les gages des ouvriers seraient « égaux
à ceux payés par d'autres pour des travaux identiques. » N'est-il
pas curieux de voir la « clause ouvrière » de nos plus modernes
contrats de travaux publics pressentie par les bureaux du
général Khérédine?
Pendant l'expédition de Tunisie, la ligne de la Medjerdah,
qui parvenait à cinq kilomètres de la frontière algérienne,
CHEMINS DE FER DE TUNISIE. 363
seconda avec efficacité l'effort de nos troupes. Tombés le 30 sep-
tembre 1881 sous les balles des nomades, ou brûlés vifs dans
les bàtimens du chemin de fer, le chef de gare Raimbert et
huit hommes d'équipe, de la station de l'Oued Zargua, servirent
à leur poste la cause de l'expansion française.
Des desseins politiques avaient activé la construction de la
ligne de la Medjerdah; les besoins économiques de la Tunisie,
lents à s'éveiller, n'exigèrent qu'après 1894 l'établissement d'un
réseau plus étendu. Il fut conçu logiquement sous la forme
d'une ligne côtière de Tunis à Sousse, avec embranchement sur
les plaines à céréales de l'intérieur, plaine du Fahs, plaine de
Kairouan, et d'une ligne de jonction de Tunis à Bizerte. Il
s'exécuta selon les règles de la plus stricte économie : voie
étroite pour toutes les sections au Sud de Tunis, rail et matériel
légers, pas de travaux d'art, pas de signaux, pas de clôtures,
même aux gares. Il s'achevait vers 1898 quand se produisit
l'évolution, mal connue en France, qui allait changer la face
des activités, des budgets et des chemins de fer tunisiens.
La reconnaissance d'un banc de phosphate tri basique de
chaux par le vétérinaire principal de l'armée Philippe Thomas,
en 1885, près des gorges du Seldja, dans le Sud Tunisien, n'avait
eu à l'époque d'autre répercussion qu'une communication à
l'Académie des sciences. La découverte de ce savant, qui fut un
modeste, presque un ignoré, est pourtant une grande date dans
l'histoire tunisienne. Ce n'est pas le lieu de rapporter ici com-
bien l'exploitation des phosphates dans les solitudes désertiques
et brûlantes du Sud Tunisien, à 250 kilomètres des côtes,
parut, il y a quinze ans environ, à beaucoup de financiers et
d'industriels éminens, une entreprise chimérique et déraison-
nable ; comment la concession de la mine et du chemin de fer
de Gafsa, mise deux fois au concours sans résultat, trouva
péniblement un soumissionnaire à la troisième tentative et ne
réunit même pas le capital jugé nécessaire par ses fondateurs.
Aujourd'hui, la Compagnie de Gafsa transporte sur ses rails
près d'un million de tonnes de phosphates par an. Ses actions
« cotent » sept fois leur valeur nominale et sa réussite décisive
est volontiers citée par les socialistes unifiés comme l'une des
abominations de la société capitaliste.
Sans garantie d'intérêt, ni d'autre subvention qu'une somme
de 2 700 000 francs, gagée sur les redevances éventuelles de son
364 REVUE DES DEUX MONDES,
exploitation, la Compagnie a construit près de 300 kilomètres
de chemins de fer, qui, en fin de concession, feront retour
gratuitement au gouvernement tunisien. De Metlaoui, centre
d'extraction à l'Ouest de Gafsa, une ligne en construction
gagnera les palmeraies de Tozeur, par delà les solitudes salées
du Chott-el-Djérid ; un embranchement déjà exploité relie le
réseau minier aux lignes du Nord et à Tunis.
Metlaoui, à dix-huit heures de Tunis, est, au seuil du
Sahara, la création la plus étonnante de l'industrie minière
contemporaine. C'est un jour de sirocco qu'il faut visiter
Metlaoui, quand la poussière rouge du désert tourbillonne
dans la monotonie des dunes, s'infiltre, toutes portes fermées,
dans le bordj du manœuvre kabyle et dans le cottage directorial
et rend plus âpres les 45 degrés de l'air qui la charrie: l'effort
humain qui s'y dépense est, ces jours-là, de haute qualité.
Recueillis dans le quartier de mine en plan incliné, puis
remorqués en berlines dans des galeries que le « Nord-Sud » ne
renierait pas toujours, les blocs de phosphate sont amenés à
l'estacade de déchargement. Ils basculent; un wagon les
recueille et les emporte vers les terrains de séchage et les fours
à air chaud, d'où ils sortent en poudre fine. A la tombée du
jour, les trains de trente wagons et plus, longs et lents, quittent
Metlaoui pour Sfax. Arrivé au port, le phosphate est déchargé
dans de grands hangars vitrés, amoncelé en tas de farine grise,
où les débardeurs indigènes aiment venir l'hiver se mettre le
corps au chaud. Un jeu de tapis roulans l'enverra, le moment
venu, à fond de cale.
Le succès de la Compagnie de Gafsa donna la formule du
nouveau réseau tunisien : des lignes perpendiculaires à la côte,
parallèles aux grands plissemens montagneux, essentiellement
gagées sur des recettes minières. Au Nord de la région de
Gafsa, de nouveaux gisemens de phosphates avaient été décou-
verts : Kalaat-ès-Sénam, l'antique « table de Jiigurtha, » et
Kalaa-Djerda, dans le centre tunisien, Aïn-Moularès, concédé
à la Compagnie de Gafsa en 1905, sans parler de quantité d'autres
gîtes où l'avidité des prospecteurs et la crédulité des commandi-
taires virent trop souvent de nouveaux Metlaoui. Dans la région
du Centre, le minerai de fer se révélait abondant et de teneur
exploitable: autour du Djebel Djerissa, du Slata, de l'Haméima,
de Nébeur, les reconnaissances se multipliaient. Même fièvre
CHEMINS DE FER DE TUNISIE.
365
de prospection dans le Nord, dans la région montagneuse qui
sépare de la mer la vallée de la Medjerdah. Le fer, le zinc, le
plomb de Tamera, du Douaria, des Nefzas trouvaient rapidement
preneurs. Les demandes de permis de recherches, qui n'attei-
gnaient pas cinquante en 1895, dépassent dix-huit cents en
1903. De toutes parts, les concessionnaires réclamaient des rails
et des wagons, souvent convaincus de bonne foi qu'ils allaient
recommencer le miracle de Gafsa.
L'œuvre était trop vaste et d'un rendement trop assuré pour
que le gouvernement tunisien l'abandonnât à l'initiative privée.
Les chemins de fer miniers qu'on lui demandait n'étaient plus
confinés dans les terrains désertiques: ils traversaient des
régions déjà cultivées. La colonisation, le peuplement, l'agri-
culture en retireraient un bénéfice certain. L'intérêt général
exigeait que le budget fît les frais de l'entreprise.
Jusqu'à cette date, la Tunisie avait soldé ses dépenses
d'outillage à l'aide de ses ressources courantes, du produit des
conversions de sa dette et de ses excédens budgétaires, qui, à
eux seuls, de 188i à 1902, avaient fourni plus de soixante mil-
lions. L'importance des nouveaux travaux, si on se limitait à
ces seules ressources, en rendait l'exécution trop lente ; il était,
d'autre part, équitable de faire supporter pour partie aux géné-
rations futures, par le jeu des amortissemens, le coût d'un
outillage qui leur profiterait. Ainsi se trouvait amplement
justifié le recours à l'emprunt, évité jusque-là par un extrême
souci de prudence financière. Deux programmes, en 1902 et en
1906, furent dressés par la Direction des Travaux publics et
approuvés par la Conférence consultative. Deux emprunts, l'un
de 40 millions en 1902, l'autre de 75 en 1907, assurèrent au
réseau projeté 98 millions de dotation. Par contrat, les conces-
sionnaires du fer et du phosphate s'obligeaient à donner aux
lignes nouvelles un tonnage minimum dès la première année
d'exploitation, à l'augmenter jusqu'à un chiffre déterminé dans
les années qui suivraient, à faire, le cas échéant, l'avance des
acquisitions de matériel. Sur ces engagemens, quatre lignes
s'édifièrent, du Sud au Nord de la Régence, la ligne d'Henchir-
Souatir, détournant sur les quais de Sousse un peu de ce phos-
phate qui avait fait la prospérité du port de Sfax, la ligne de
Kalaa-Djerda, qui rayonne en trois branches à son extrémité,
assurant à Tunis et à l'avant-port de la Goulette le débit des
366 REVUE DES DEUX MONDES.
phosphates et des fers du Centre, les lignes de Nébeur et des
Nefzas, drainant au profit de Bizerte les minerais métalliques
de la vallée du Mellègue et des régions montagneuses du
Nord.
Deux de ces lignes sont encore, à l'heure actuelle, en con-
struction et exigeront, pour être) terminées, d'importans crédits
supplémentaires : ce sont les deux branches du nouveau réseau
de Bizerte, les lignes de Nébeur et des Nefzas. Construites toutes
deux par le gouvernement tunisien, à voie large, avec un tracé
rectiligne qui ne redoute ni les remblais de vingt-deux mètres
ni, au droit de la vallée de l'Oued Béja, un viaduc de cinquante
mètres de haut et de trois cent trente mètres de long, elles ont
rencontré sur leur chemin trop de marnes glissantes et d'argiles
capricieuses. Certains ont parlé à leur propos des gaspillages de
la « politique bizertine. » Car il existe, les derniers débats sur
rOuenza l'ont attesté, une politique bizertine qui a ses tenans
dans les milieux parlementaires français et dans les conseils du
gouvernement. Il se rencontre des esprits chagrins pour assurer
que cette politique n'a jamais valu à la Tunisie que déboires et
désillusions : Bizerte restera l'outil de guerre incomparable
qu'en fait sa rade de Sidi-Abdallah, la ville de garnison où la
politique française rassemble plus de quatre mille hommes de
troupes, la bourgade pittoresque de pécheurs qui rappelle par
les canaux de son vieux port certains villages de la lagune
vénitienne. Le transit des minerais, hâtivement transbordés à
fond de cale, ne galvanisera pas, dit-on, la ville mort-née, aux
vastes avenues désertes, aux constructions éparses et solitaires ;
et l'on conclut que prolonger sur Bizerte une ligne dont le point
d'aboutissement naturel était la vallée de la Medjerdah, c'a été
prodiguer sans profit l'argent du pays; ce n'est pas l'intérêt
tunisien, c'est la France qui avait exigé ce tracé coûteux: il eût
été juste qu'elle en fît les frais.
Il est exact que le tronçon de la ligne de Nébeur, qui relie la
Medjerdah à Bizerte, a été demandé par le gouvernement
français, pour la plus grande facilité qu'il donnait aux trans-
ports militaires et que la convention franco-tunisienne du
17 mars 4902 engageait la participation de la Métropole aux frais
de la construction. Mais quand fut soumis aux Commissions
financières du Parlement le programme de l'emprunt de 1907
qui comprenait, à sa dernière phase, l'exécution du chemin de
CHEMINS DE FER DE TUNISIE. 36*î
fer de Téboursouk, réclamé par les colons, elles estimèrent que
la section de Mateur à Béja devrait être établie par la Tunisie
à ses frais exclusifs; quant à la ligne de Téboursouk, elle serait
« ajournée jusqu'au moment où la Tunisie disposera d'excédens
budgétaires suffisans pour y faire face. » La déconvenue fut
grande dans la Régence.
Trop d'optimisme a longtemps été de mode au sujet de
l'avenir commercial de Bizerte. Un pessimisme excessif règne
peut-être aujourd'hui. Les nouvelles lignes n'apporteront cer-
tainement pas les tonnages colossaux que les partisans de
rOuenza bônois indiquaient à la tribune de la Chambre. Elles
pourront fournir aux navires charbonniers un fret de retour
honorable qui, jusqu'à présent, leur fait entièrement défaut.
Une société houillère française s'occupe aujourd'hui d'installer
sur la baie de Sebra des dépôts de charbon et une fabrique de
briquettes. A mi-chemin entre Alger et Malle, Bizerte pourrait
entrer en concurrence avec ces deux escales classiques des na-
vires qui charbonnent. Sa situation géographique en fait une
tête de ligne commode des relations rapides avec le continent.
Un service hebdomadaire de la Compagnie Transatlantique relie
de longue date Bizerte à Marseille. La Compagnie allemande
du Norddeutscher Lloyd vient de faire cet hiver la tentative
intéressante de prendre Bizerte, pendant six voyages consécu-
tifs d'aller et retour, comme point d'escale entre Gênes et
Alexandrie.
Les deux noms de Bizerte et de Gafsa, un port de guerre
unique, une merveilleuse affaire de phosphates, résument assez
exactement ce que l'opinion courante connaît en France de la
Tunisie. Il est une richesse naturelle du sol tunisien que cette
opinion ignore généralement, malgré l'appoint qu'elle fournit
depuis quelques années au budget du Protectorat et au trafic de
ses chemins de fer : ce sont les minerais métalliques, et, au pre-
mier rang d'entre eux, le minerai de fer. Actuellement, c'est sur
la ligne de Tunis à Kalaa-Djerda, la plus ancienne du réseau
minier construit sur les fonds d'emprunt, — elle a été ouverte
en 1906, — qu'il faut étudier l'extraction du minerai de fer,
industrie récente, mais singulièrement prospère. Deux gîtes
sont en exploitation, rattachés tous deux au même embranche-
ment, le Djérissa et le Slata. A lui seul, Djérissa donne au
chemin de fer près de mille tonnes par jour.
368
REVUE DES DEUX MONDES.
Djérissa est le Metlaoui du Centre Tunisien, mais un Met-
iaoui où il neige parfois l'hiver. Village créé de toutes pièces
avec son église, son dispensaire et son terrain de jeux, dans
un fond de vallée solitaire et dépouillé, il est dominé par la
silhouette brune du Djebel Djérissa, la montagne de fer, que
la pioche et la dynamite découpent par pans et par trancheSj
du sommet à la base. Autrefois escarpée, la pointe est deve-
nue plateau, et de mois en mois sous l'effort des mineurs, le
plateau s'abaisse. Un va-et-vient de wagonnets, mus par la
pesanteur, garnit les flancs abrupts de la montagne en démoli-
tion et accumule à son pied, dans de vastes entonnoirs ou
« trémies, » les blocs d'hématite. A la base des trémies, des
orifices faciles à obturer, malgré la pression formidable des
blocs entassés, dominent la voie du chemin de fer. Deux ou
trois fois par jour, les wagons vides passent sous les entonnoirs
et la cascade de minerai s'y déverse bruyamment dans un pou-
droiement rouge. La nuit suivante ou le lendemain matin au
plus tard, les trains de minerai, qui atteignent jusqu'à mille
tonnes sur leur dernière section, arrivent au terre-plein de la
Goulette, à la sortie du lac de Tunis. Les wagons, longs cer-
cueils en tôle que les gens du chemin de fer et de la mine
appellent « torpilleurs, )> sans doute pour leur forme oblongue
et renflée, sont amenés un par un à l'estacade de déchargement.
Leurs parois latérales, montées sur charnières, s'entr'ouvrent,
et le contenu du wagon glisse sur les deux plans inclinés du
fond en dos d'àne pour tomber en quelques secondes de chaque
côté de la voie. Recueilli dans de vastes cuves, le minerai est
déposé sur un terre-plein en ciment armé, d'où un jeu de
wagonnets et de tapis roulans le portera au navire en charge-
ment. Comme à la mine, une poussière rouge embue l'atmo-
sphère, colore les rails, les pierres, la tôle des wagons, s'attache
aux vêtemens, à la peau, aux cheveux des manœuvres.
Le triage, le déchargement et la réexpédition des wagons
prennent parfois moins d'une matinée et presque toujours les
trains vides sont de retour aux « coulottes » de chargement
moins de quarante-huit heures après en être partis. En 1909,
sur la ligne de Kalaa-Djerda, le trafic du minerai de fer n'a été
inférieur que de 30 000 tonnes à celui du phosphate; en 1910,
la même ligne a transporté 360 000 tonnes de phosphate et
366 000 tonnes de minerai de fer.
CHEMINS DE FER DE TUNISIE. 369
Les lignes du nouveau réseau minier ouvertes jusqu'ici,
ligne de Kalaa-Djerda, ligne d'Henchir-Souatir, sans parler
de la ligne de Gafsa, disposent d'un trafic qui parait, somme
toute, solidement assis. Mais il n'est pas moins évident que,
dans l'état présent des découvertes géologiques et de la coloni-
sation, la Tunisie est amplement pourvue de moyens de transport.
Les intérêts supérieurs de la défense nationale, tels qu'on les
mettait en avant à la tribune de la Chambre, détourneraient-ils
un jour, à destination de Bizerte, une partie des fers de l'Ouenza
et du Bou-Kadra algériens, que les lignes existantes ou en
construction feraient très commodément face à ce surcroît de
trafic. Certaines d'entre elles sont déjà très abondamment
pourvues de locomotives et de wagons. La politique tunisienne
de l'avenir en matière de chemins de fer consistera tout au plus
à développer le réseau côtier, à pousser vers le Sud au delà de
la ville de Sfax, qui vient d'être reliée au réseau Nord, une voie
ferrée vers Gabès, amorce du Tunis-Tripoli. Comme le décla-
rait M. Alapetite, résident général, en ouvrant, le 7 novembre
dernier, la session annuelle de la Conférence consultative :
« Une politique de prudence financière s'impose : nous devons
éviter d'engager des dépenses nouvelles avant d'avoir liquidé les
entreprises en cours. » L'emprunt récemment voté par les assem-
blées tunisiennes est un emprunt de liquidation et la Tunisie
va marquer dans le développement de son réseau un temps
d'arrêt nécessaire, suffisant pour apprécier avec quelque préci-
sion le coût de l'outil qu'elle s'est donné et le profit qu'elle en
retire.
*
* *
Les chemins de fer tunisiens vivent sous un régime financier
assez complexe pour exiger habituellerrient jusqu'à la partici-
pation de trois personnes aux frais de l'entreprise : le client du
chemin de fer, le contribuable français et le contribuable tuni-
sien. Mais il convient d'ajouter que la contribution du budget
français est limitée et décroissante et que celle du budget
tunisien, représentée par les annuités des emprunts qui ont
permis la construction du nouveau réseau, est dès aujourd'hui
couverte par le revenu des lignes qui le composent. En 1909,
pour le réseau exploité par la Compagnie Bône-Guelma, les
TOME m. — 1911. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
recettes d'exploitation ont été de treize millions de francs, la
subvention du gouvernement français de 1 900 000 francs ; quant
au gouvernement tunisien qui supporte l'intérêt et l'amortisse-
sement d'une somme de soixante millions, sa part dans le pro-
duit net s'est montée à 2 700 000 francs.
C'est historiquement que s'explique la complication du
régime : quand les premières lignes tunisiennes furent concé-
dées, en 1876, l'intérêt politique de la Métropole, comme la
situation des finances locales, exigeait qu'elles fussent con-
struites à l'aide de capitaux français. Ce furent les actionnaires
et obligataires de la Compagnie Bône-Guelnia qui les fournirent,
moyennant l'engagement pris par le gouvernement français
d'une garantie de revenu. Vinrent dix années de protectorat:
les finances de la Tunisie se fortifièrent, et parallèlement décrut
l'intérêt de la France à s'assurer une mainmise directe sur un
nouveau réseau tunisien. Quand il fallut, en 1894, construire
les lignes côtières du Sahel et de Bizerte, la Tunisie y employa
les 25 millions d'économies qu'une sage gestion financière lui
avait permis d'amasser. Pour son réseau minier du Centre et du
Nord, elle recourut en 1902 et en 1907 aux fonds d'emprunt.
On eut dès lors le régime qui est celui de toutes les concessions
récentes : un réseau construit et armé aux frais de l'Etat, affermé
pour un temps limité à une Compagnie exploitante, moyennant
rémunération stipulée par contrat. Quant au réseau de Gafsa,
construit aux frais de la Compagnie sans garantie d'intérêt ni
association de l'État aux bénéfices, il constitue l'exemple d'une
troisième combinaison financière qui restera sans doute excep-
tionnelle.
Le réseau le plus ancien, établi aux frais du concessionnaire
avec la garantie de l'État français, comprend la ligne de la
Medjerdah, fragment du Tunis- Alger, et ses embranchemens,
au total 220 kilomètres de voies ferrées. L'élévation relative de
son capital d'établissement en rend, dans l'état présent du
trafic, la rémunération intégrale impossible à assurer avec les
seules recettes. Le produit net, qui en 1900 était de 389 000 francs
ou de 1,05 pour 100 du capital engagé, atteignait 1 OoO 000 francs
ou 2,83 pour 100 en 1909. Comme tel, il était encore insuffisant
à couvrir le revenu garanti au concessionnaire et la différence,
1 280 000 francs, était parfaite par un versement du Trésor. Par
deux conventions, en date de 1902 et de 1910, l'État français s'est
CHEMINS DE FF.R DE TUNISIE.
371
déchargé sur le budget tunisien du service de la garantie, moyen-
nant un versement annuel et forfaitaire, régulièrement décrois-
sant et prenant fin en 4937. Dégagé de toute préoccupation dans
les résultats de l'exploitation, il a remis à la Tunisie le soin de
régler et de rémunérer cette exploitation au mieux de ses inté"
rêls. La « tunisification » de la ligne de la Medjerdali est un
événement heureux, qui rend la Tunisie, sans ingérence mé-
tropolitaine désormais possible, maîtresse de l'ensemble de ses
chemins de fer.
Le nouveau réseau, réseau côtier et réseau minier, propriété
du gouvernement tunisien, qui l'a payé de ses deniers, est d'un
rendement financier plus brillant : ses frais d'établissement peu
élevés et l'importance de ses recettes minières lui procurent un
revenu net qui atteint en 1909 près de 4 1/2 pour 100. La ligne
de Bizerte, qui n'assurera de transports pondéreux importans
qu'après l'ouverture de ses embranchemens vers les Nefzas et
vers Nébeur, est la moins favorisée : elle rémunère son capital
à 3,28 pour 100; mais la ligne minière de Kalaa-Djerda et le
petit réseau côtier du Sahel, qui bénéficie pour partie de
l'apport de la précédente, ont un rendement respectif de 4,57 et
de 4,7i pour 100. Seules les lignes minières procurent d'aussi
beaux revenus : en 1905, le revenu moyen du nouveau réseau
n'était que de 1,30 pour 100; en 1906, année d'ouverture de la
ligne de Kalaa-Djerda, il passe brusquement à 3,27 pour 100.
L'année suivante, en 1907, la ligne de Kalaa-Djerda donne elle-
même près de 6 ly'2 pour 100. Le taux de revenu net des chemins
de fer français oscille, pour ces dernières années (1906-1908),
entre 4 et 4,40 pour 100 de leur capital d'établissement. La
Tunisie, qui conserve jusqu'à concurrence de 4,60 pour 100 le
revenu des voies ferrées construites à ses frais et est intéressée
dans les excédens au delà de ce chiffre, n'a pas fait, dans la
circonstance, un mauvais placement de son argent.
Les recettes de chacun des réseaux, qu'il ait été établi aux
frais du concessionnaire ou aux frais de la Tunisie, reçoivent
une affectation sensiblement analogue. Avant tout, elles sont
employées à rembourser à la Compagnie gérante ses frais d'ex-
ploitation. Pour écarter un motif de discussion entre Etat et
Compagnie, ces frais sont fixés à forfait, selon des formules
parfois complexes qui donnent à l'exploitant, soit un tant
pour 100 de la recette brute, soit une rémunération fixe par
372 REVUE DES DEUX MONDES.
voyageur ou tonne transportés, soit une indemnité par kilo-
mètre de train. L'excédent sert à rémunérer le capital d'établis-
sement fourni par la Compagnie ou par l'État. Enfin, l'on pro-
cède, s'il y a lieu, au remboursement des avances de l'Etat, à
la constitution d'un fonds de réserve, au partage des bénéfices
par moitié entre l'Etat et la Compagnie. Les rapports du concé-
dant et du concessionnaire sont ceux de véritables associés qui
se sont entendus pour donner aux bénéfices l'emploi le plus
propre au développement de l'entreprise.
*
* *
Le « cheminot » de Tunisie a de nombreux traits de ressem-
blance avec son camarade de la Métropole. Comme lui, il a son
Syndicat, sa Fédération, ses cahiers de revendications; comme
lui, avant lui, il a eu sa grève. C'était en mars 1909, un an et
demi avant la tentative de grève générale des réseaux français,
mais en pleine effervescence de la première grève des postes.
La Tunisie est loin ; l'heure en France était assez grave, et
cette grève africaine de cheminots, annonciatrice des journées
d'octobre 1910, passa presque inaperçue. Elle éclata assez
inopinément pour des questions de salaires et de discipline
générale ; elle se termina par une sorte de transaction : la Com-
pagnie Bône-Guelma accepta le relèvement des petits salaires,
mais conserva intacts ses pouvoirs de discipline. Elle avait duré
quinze jours, pendant lesquels avait circulé un seul train par
ligne. Il y eut force meetings, quelques manifestations dans
les rues de Tunis, une grande surexcitation dans les esprits, les
habituelles diatribes contre 1' « actionnaire exploiteur » et le
« dirigeant grassement rente, » dont l'unique préoccupation,
aux yeux du prolétaire, sera éternellement de « sabler le Cham-
pagne toute l'après-midi du dimanche en cabinet particulier; »
mais au total, point de sabotage : le mot existait, la chose n'était
pas dans la pratique. Ce fut une grève pacifique et qui n'eut pas
de lendemain. Quand, en octobre dernier, la nouvelle, ou mieux
le mot d'ordre de la grève métropolitaine toucha Tunis, il
trouva des esprits rassis, qui pesèrent froidement les inconvé-
niens d'une imitation moutonnière, décidèrent de continuer le
travail et tinrent parole.
La masse des cheminots, par son caractère bigarré, atteste
CHEMINS DE FER DE TUNISIE. 373
1 eloignement de la Métropole. Le Français détient à peu près
tous les emplois supérieurs et moyens qui répondent aux besoins
spéciaux du chemin de fer. Il est mécanicien, chauiïenr, con-
ducteur, facteur, chef d'équipe. La catégorie des ouvriers d'ate-
liers comprend bon nombre d'étrangers, principalement italiens.
Enfin la plupart des emplois qui utilisent sous sa forme la plus
élémentaire l'activité du manœuvre (terrassiers, poseurs de la
voie, etc.) vont à des indigènes. Le petit monde du chemin de
fer reflète l'image complexe de la population tunisienne, sorte
de pyramide de races dont la base indigène et le sommet fran-
çais laissent place, entre eux deux, à dix-neuf nationalités diflé-
rentes.
Un principe domine l'organisation sociale en Tunisie : la
main-d'œuvre française y est payée plus cher que la main-
d'œuvre étrangère, principalement italienne; celle-ci lemporte
à son tour comme prix sur la main-d'œuvre indigène. Dans le
même atelier, un ouvrier forgeron français gagnera de cinq à
six francs, étranger de quatre à cinq francs; indigène, il sera
payé trois francs. Mêmes différences de taux pour tous les
emplois qui peuvent être confiés à l'une des trois catégories de
travailleurs. Toutes les causes qui influent généralement sur le
taux des salaires concourent à maintenir cette échelle à trois
degrés : la main-d'œuvre française est la moins nombreuse ; à
travail égal, son rendement est de qualité supérieure; le niveau
d'existence du Français, le coût de son entretien est enfin plus
élevé que celui d'un Sarde ou d'un Calabrais transplanté en
Tunisie, et surtout que celui d'un indigène qui y est né. Là,
comme ailleurs, le salaire tient forcément un certain compte
des besoins que le salarié regarde comme correspondant à son
minimum d'existence. Le Français dépense plus : il est aussi
mieux payé.
Français, Italien ou indigène, l'agent du chemin de fer doit
à sa situation des avantages spéciaux qui ne sont pas moins
nombreux et moins marqués en Tunisie qu'en France ; mais,
toujours en vertu du même principe, les avantages les plus
marqués, au moins dans l'ordre pécuniaire, vont de préférence
au personnel français. Son avancement est assuré dans des
délais déterminés ; sous le coup de peines disciplinaires graves,
il bénéficie de garanties spéciales de défense. Soigné en cas de
maladie, secouru en mainte occasion, titulaire d'indemnités
374 REVUE DES DEUX MONDES.
variées qui tiennent compte de la cherté de vie de la résidence,
du nombre des enfans, et constituent un intelligent essai d'ap-
propriation du salaire aux charges réelles de l'existence, jouis-
sant de congés réguliers, d'immunités de transport et de la
perspective d'une retraite, il possède des privilèges ignorés de
la plupart des ouvriers de l'industrie locale et de bien des fonc-
tionnaires.
Le métier a sa contre-partie : la vie à Tunis et dans les
grands centres est la vie urbaine de France, sans autre parti-
cularité locale qu'une hausse récente du coût de l'existence
peut-être encore plus marquée que dans la métropole. Mais
combien une petite station du « bled, » sur les hauts plateaux
du Sud, diffère-t-elle de la gare du moindre village français!
Une maisonnette isolée, aux fenêtres grillées, aux portes blin-
dées, qu'on a voulue capable, après l'insurrection de Kasserine,
en 1906, de supporter un assaut de nomades, tout autour la
solitude agrandie par la désolation du paysage, sans arbre, sans
arbuste, parfois sans herbe, à quelques kilomètres le colon le
plu? proche, une fois, deux fois par jour le train de phosphates.
Ce serait la \ie contemplative dans toute son austérité, si le
papier administratif à noircir et le téléphone à manœuvrer
n'enlevaient le meilleur de ses loisirs au solitaire de cette nou-
velle Thébaïde.
Mais le bled possède aussi, sur les plateaux du Centre, son
essai de phalanstère ; en montant vers les gîtes miniers par
la ligne de Kalaa-Djerda, à 121 kilomètres de Tunis, on
découvre, après une longue et tortueuse escalade, au pied
d'une colline, un moutonnement de toits rouges, alignés comme
des képis un jour de revue. C'est Gafîour, la cité ouvrière,
édifiée au cœur du désert, ou peu s'en faut, par la Compagnie
Bône-Guelma.
Gaffour, « B. -G, -Ville, » se présente. au visiteur comme une
ville américaine de l'Ouest, ou, si l'on veut, comme un parc à
la française, un parc où les arbres auraient été oubliés. A angle
strictement droit, l'Avenue « un » et l'Avenue « deux » coupent
l'Avenue de la Gare et délimitent les deux files de maisonnettes
réparties entre le personnel de la Compagnie selon la hiérarchie
rigoureuse du chemin de fer. A l'inspecteur, au médecin, au
chef de dépôt, au chef de section, le « type A, » le « type B, »
quatre pièces, trois pièces et cuisine; au mécanicien, au chauf-
CHEMINS DE FEPx DE TUNISIE. 375
feur, au conducteur, au facteur, le « type G, » deux pièces et
cuisine; à un rang plus humble, le modeste « type I, » qu'ap-
précie le poseur indigène de la voie, issu du gourbi patriarcal.
Ces maisonnettes sont dévolues à des ménages : plus d'une
femme de mécanicien, qui ne lit pourtant pas les magazines
prodigues de conseils « pour l'ornement du home, » sait donner
à l'intérieur familial un aspect avenant, voire coquet, en dépit
des rébarbatives toiles métalliques qui protègent contre le
moustique et la fièvre, des dallages austères et de Texiguïté
forcée. Quant aux célibataires, deux « types F, » vastes cara-
vansérails où les femmes n'ont pas accès, en abritent chacun
vingt, et réunissent, sur délégans balcons couverts, autant de
petites chambres. Chacun est en somme logé selon son emploi
et son état ci ni. Mentor-Fénelon, dans la cité idéale aux sept
classes superposées qu'il proposait aux rêveries de Télémaque-
Duc de Bourgogne, neût certes pas fait mieux.
Un laboratoire analyse les échantillons d'eau prélevés
chaque jour aux points du réseau où s'alimentent les locomo-
tives : certaines eaux tunisiennes, riches en sels incriistans,
sont d'une composition chimique si variable que la formule
d'épuration quotidienne, rapidement transmises aux gares,
risque de n'être plus la bonne quand on l'appliquera. Des dor-
toirs pour les mécaniciens de passage, des ateliers pour les
réparations courantes, un dépôt où réside la machine en feu,
prête à secourir les « détresses, » selon le mot expressif du
chemin de fer, complètent les installations de la Compagnie.
Sur cet embryon de cellule sociale se sont greffés les organes
essentiels de toute vie collective: une boulangerie, une épicerie,
un poste de police et une poste aux lettres, une école de garçons
une école de filles, une salle tenant lieu d'église et, pour ne pas
faire mentir les statistiques, trois cafés farouchement rivaux.
L'organisation municipale est née spontanément, de la né-
cessité de nettoyer et d'éclairer les avenues, d'éviter les rixes,
de faciliter les déménagemens. Un « Comité de cité » réunit
l'inspecteur du mouvement, l'inspecteur de la traction, l'inspec-
teur de la voie, trinité classique du monde de « l'exploitation, »
le chef de dépôt, qui commande aux locomotives, et le chef de
section, qui fait l'office de « gérant de la Cité. » A l'inverse de
bien des assemblées délibérantes, le Comité de la Cité n'est
point affligé de la maladie d'intempérance législative, dénoncée
376 REVUE DES DEUX MONDES.
par Aristote et par le docteur Gustave Le Bon. Sagement, il
ne se réunit « que lorsque les circonstances l'exigent. » Il laisse
au cantonnier de la Compagnie le soin de fixer l'heure d'allu-
mage des réverbères, au brigadier de gendarmerie l'art d'apaiser
les batailleurs, au gérant de la Cité le souci des changemens
de domicile et l'installation des nouveaux venus. Le chemin de
fer, au reste, absorbe les heures et les activités : un tennis
dessiné fut aussitôt abandonné, et, seules, les femmes laissées
au logis, n'ayant que rarement la ressource du flirt avec les
célibataires du « type F, » poussent des boules de croquet d'un
maillet quelque peu mélancolique.
Les cent deux maisonnettes de Gaffour abritent une popula-
tion de trois cent cinquante âmes, hommes, femmes et enfans,
Français, Italiens, indigènes. C'est la colonie des « cheminots. »
*
La clientèle du chemin de fer est aussi composite que son
personnel.
Voici l'Arabe, qui a singulièrement pris goût au nouveau
mode de transport. Un écrivain orientaliste de grand talent
disait que pour l'indigène tunisien les deux produits les plus
tentans de notre civilisation étaient les bottines jaunes et le
phonographe : il oubliait le chemin de fer. Et il ne s'agit pas
de l'indigène de classe riche qui peut s'offrir cette commodité
comme toute autre à son gré de la vie civilisée : il s'agit du
Tunisien le plus pauvre, qu'on frôle à chaque détour de ruelle,
couché ou assis à la porte du café maure, dans le farniente idéal
et le silence parfait de l'Orient, sans travail, sans ressources,
parfois sans domicile. Des ressources il en trouvera pour
prendre le train de banlieue qui déverse sur le quai de Tunis
des flots pressés de burnous, pour s'en aller dans quelque bour-
gade du bled rendre visite à un parent, pour ménager l'arabat
cahotante ou le petit âne traditionnel et trottinant. Mais par
quel pénible effort, avec quelle crainte comique d'être volé par
le roumi, alignera-t-il sur le cuivre du guichet l'argent du
voyage! Ce que le plus normand de nos paysans juge superflu,
l'Arabe le tente : il marchande son billet. Dans les petites
gares de l'intérieur, il n'est pas rare d'assister à une scène qui
rappelle les dialogues les plus savoureux de la vie des souks :
CHEMINS DE FER DE TUNISIE. 377
« Pas de sous, répète l'indigène obstiné, — Alors, va-t'en, tu iras
à pied, » riposte la voix derrière le guichet. L'indigène rentre
la main sous ses draperies, sort deux sous, quatre sous. Ce n'est
pas le compte. L'Arabe proteste : il se déclare complètement
dépouillé. La voix du roumi s'impatiente. Nouvelle incursion
sous le burnous. Enfin le compte y est, mais au prix de quelles
difficultés!
Voici un autre client, le colon français ; mais il y a plusieurs
variétés de colons, trois pour le moins.
Le colon du Nord-Tunisien, des plaines & céréales de
Mateur et d'Utique, du Cap Bon et de Téboursouk, est souvent
titré, pourvu de la particule et d'un nom historiquement fran-
çais. Un peu sans doute par atavisme féodal, il a édifié sa de-
meure cubique et blanche, castel, ferme ou cottage, sur la seule
éminence dont s'égaie la plaine avoisinante. Les feuilles pansues
du cactus, le laurier-rose et l'olivier sauvage mettent à l'en tour
un étroit cercle vert. A trois kilomètres, il y a le chemin de
fer, à dix kilomètres le voisin. Gentleman-farmer d'allure, le
colon du Nord-Tunisien a déjà eu le temps de faire souche. Le
pluriel « les » précède souvent son nom de famille, indiquant
que la race prospère, s'implante. Plus novateur en agriculture
qu'en politique, il forme le « parti colon, » notoire par son
esprit conservateur.
Le colon du Centre ou du Sud-Tunisien a quelquefois des
attaches avec notre monde parlementaire ou, ce qui étonne
plus, académique. C'est assez dire qu'il réside rarement sur ses
terres. Mais sénateur ou ministre en même temps que proprié-
taire d'olivettes, viticulteur ou alfatier, les grands intérêts du
pays exigent sa venue périodique sur la terre tunisienne. Fran-
çais ou Tunisien, il ressuscite au reste par ses efforts suivis
l'immense forêt d'oliviers de la Province romaine d'Afrique.
Tel recommandera à son gérant, afin de ne point fatiguer la
terre, l'usage de la charrue arabe, contre sommaire que les
paysans de l'ancienne France eussent dédaigné; mais il n'est
pas prouvé que ce colon-là réussisse moins bien que celui de
la première espèce, dont les machines aratoires sont aristocrati-
quement perfectionnées.
Une troisième sorte, qu'il faut mentionner pour mémoire,
n'est pas la moins curieuse. La famille française de bonne bour-
geoisie qu'inquiète la nonchalance de son fils adolescent, con-
378 BEVUE DES DEUX MONDES.
suite volontiers l'oncle célibataire ou le professeur de géogra-
phie coloniale qui savent le pourquoi de la supériorité des
Anglo-Saxons . Le conseil est péremptoire : « Votre fils n'est
bon à rien, faites-en un colon. » La Tunisie, — vingt-huit
heures de Marseille, — est vite choisie, un petit capital ras-
semblé, et le jeune homme étonné promu, comme on disait,
pionnier de la civilisation. 11 va reconnaître son bordj, dans
l'intérieur, puis un an ou plus, suivant les ressources et la
crédulité familiales, on le verra six jours sur sept, à Tunis,
humer les cocktails au Bar Américain, ou promener son cos-
tume khaki et ses bottes jaunes, sur l'Avenue de France, que
ses aînés arpentaient, dit-on, carabine en bandoulière. La fa-
mille se renseigne, coupe les vivres, et la Tunisie compte un
colon de moins.
L'industriel tunisien, autre client du chemin de fer. C'est
un homme dont fréquemment la compétence est universelle ; il
le faut bien, car l'industrie tunisienne, encore à ses débuts, et
d'ailleurs desservie par l'absence de gisemens houillers, nourrit
inégalement ses fidèles. Aussi tel passe pour industriel qui est
surtout prospecteur de mines, lanceur d'affaires, homme poli-
tique, voire journaliste. Si l'on excepte quelques grosses entre-
prises solidement assises, beaucoup d'affaires tunisiennes ont
présenté l'exemple de variations brusques de prospérité. L'in-
dustrie métallurgique est à sa période d'essai : l'obligation de
faire venir son combustible d'Europe la limitera vraisemblable-
ment au traitement des minerais chers, et lui rendra toujours
difficile l'établissement de hauts fourneaux. L'industrie de con-
structions métalliques fait preuve de plus de vitalité. Installée
à Tunis, elle trouve à s'alimenter dans les grands travaux
publics du Protectorat. Quant à l'industrie extractive, c'est
elle qui fournit le plus clair des recettes des chemins de fer.
En 1910, plus de treize cent mille tonnes de phosphate trans-
portées par la Compagnie de Gafsa et la Compagnie Bône-
Guelma et environ quatre cent mille tonnes de fer et de mi-
nerais divers transportées par la seule Compagnie Bône-Guelma,
donnent un aperçu de sa prospérité, qui est croissante.
L'appoint que les richesses naturelles du pays fournissent
aux Compagnies tunisiennes de chemins de fer ne leur fait pas
négliger une autre marchandise précieuse que les grands réseaux
d'Europe et d'ailleurs s'efforcent aujourd'hui, par toutes les
CHEMINS DE FER DE TU.MSIE. 379
séductions de l'image et de la promesse, d'attirer sur leurs
rails : le touriste. Une grande Compagnie de navigation ne
nous laisse pas ignorer que « tout bon Français doit visiter
l'Algérie et la Tunisie. » Mais s'il était vrai que uni bene ibi
patria — le confortable, voilà la patrie I — la fibre patriotique
du Français risquerait peut-être souvent d'être désagréablement
froissée de l'autre côté de la Méditerranée. En dehors des
grandes villes, en Algérie comme en Tunisie, une liospitalité
quelquefois rudimentaire s'offre au voyageur de passage. Il
hésite à s'écarter des sites connus, il hésite surtout à prolonger
son séjour, n'ayant le choix qu'entre le palace dispendieux des
grandes villes ou l'hôtellerie insuffisante des petites. Le
médiocre développement du tourisme algéro-tunisien n'a point
jusqu'ici d'autre cause. Le Français traverse l'Algérie et la
Tunisie, à Pâques et à l'automne; il y séjourne rarement.
L'Allemand y'vient, de plus en plus nombreux comme partout,
en caravanes pressées. L'Anglais ne s'écarte guère d'Alger, port
d'escale des paquebots nationaux vers l'Extrême-Orient, quai
de déchargement des charbonniers de Gardiff et de Swansea,
presque anglaise en certains coins de sa banlieue de Mustapha.
L'Egypte, « à cinq jours de Paris, » a beaucoup nui, le sno-
bisme aidant, à la Tunisie, qui n'en est qu'à deux. Mais si le
courant d'émigration hivernale vers l'Egypte ne fait que croître,
il est impossible que tôt ou tard la Tunisie, dont les admirables
oasis du Sud, Gabès, Nefta, Tozeur, vont devenir des buts de
voyage fort accessibles, ne bénéficie pas de semblable fortune,
N'a-t-elle pas pour elle le plus vivant tableau d'Orient, « Tunis
la Blanche, » Tair le plus transparent et le mieux dépouillé des
brumes occidentales, tous les amoncellemens de pierres rouges
qui commémorent la grandeur romaine, toute la luxuriance des
palmeraies sahariennes, une colline où Carthage a eu sa citadelle
et saint Louis son lit de mort, et ne vaudrait-elle pas déjà
d'être connue par la seule réussite d'un des plus beaux efforts
français ?
Jacques Lacour-Gayet.
MAiiiE-CAROiii mm m mples
ET
NAPOLEON
La correspondance de Marie-Caroline avec le marquis de
Gallo (1785-1806) publiée par le commandant H. Weil et par le
marquis C. di Somma Circello, apporte de nouvelles et vives
lumières sur la personnalité et le caractère de la célèbre reine de
Nuplcs (1). On la savait l'ennemie acharnée de la Révolution et
l'adversaire implacable de Napoléon, mais on ne connaissait pas
encore dans toute leur étendue ses desseins et ses intrigues poli-
tiques. Ses lettres au marquis de Gallo, ambassadeur de Naples
à Turin, Vienne, Pétersbourg et Paris, révèlent aujourd'hui
toutes ses pensées et tous ses secrets. Si Chateaubriand a pu dire
de Saint-Simon qu'il écrivait à la diable pour l'immortalité, on
peut affirmer que Marie-Caroline écrivait avec une verve endia-
blée et que plusieurs de ses lettres, sans être de celles qu'on
nomme immortelles, resteront. Le style en est vif, passionné et
parfois brutal. La pensée est abondante, énergique, violente et
fière. Des mots italiens expressifs apparaissent çà et là au milieu
d'un français rocailleux, mais pittoresque et original. Elle l'avoue
elle-même à Gallo : « Je vois que je fais comme Polichinelle, et
que je vous écris moitié en français, moitié en italien. »
(Juelle vie que la vie de cette fille de Marie-Thérèse ! Née
en 1752, mariée à seize ans à Ferdinand IV des Deux-Siciles,
roi faible, ignorant, lâche et débauché, elle saisit le pouvoir
dès qu'elle a un fils, ainsi que l'a voulu le contrat fabriqué par
Marie-Thérèse, et, pour distraire le Roi, le laisse occupé de la
chasse, de la pêche et de plaisirs bas. Cependant, elle ne se
(1) 2 vol. ia-12; Éinile-Paul.
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 381
refuse pas à ses devoirs d'épouse, puisqu'elle a jusqu'à dix-huit
enfans. Mais sa nature ardente n'est point encore satisfaite. Elle
a de nombreux amans, Acton, Castelcicala, Belmonte, le che-
valier de Saxe, et combien d'autres, obtiennent ses faveurs.
A cette conduite désordonnée qui lui paraît excusable par
l'exemple de la grande Catherine qu'elle admire plus que toute
autre souveraine, elle mêle des pratiques apparentes de dévotion
et invoque avec une sincérité napolitaine « le grand Dieu de
miséricorde. » A peine a-t-elle pris le pouvoir qu'elle voit surgir
en face d'elle le spectre rouge et tragique de la Révolution. Ses
sujets se prennent d'enthousiasme pour les idées nouvelles qui
viennent de France. Elle ressent alors une horreur sincère pour
cette Révolution qui la menace dans son royaume, dans sa
famille et dans ses plus chers intérêts.
Les malheurs immérités de sa sœur Marie-Antoinette et des
Bourbons de France l'indignent et la désespèrent. La mort de
Louis XVI, de la Reine, de M'"* Elisabeth, les tortures infligées
au Temple aux enfans de France accroissent sa haine contre les
Jacobins. Les « maudits Français, » — c'est ainsi qu'elle les
appelle, — sont en proie à une fièvre belliqueuse et à un appétit
de conquêtes qui la stupéfient. Ces soldats en haillons sont par-
tout, et partout ils triomphent. Les voilà en Italie, et leur nou-
veau chef Bonaparte court de victoire en victoire, écrasant les
armées les plus aguerries et les mieux organisées du monde.
Elle s'en émeut, elle en frémit de rage; puis bientôt elle éprouve
pour le jeune conquérant l'admiration que ressentait l'Europe
entière. Elle se décide, pour sauver ses Etats d'une ruine iné-
vitable, à négocier un traité de paix avec le Directoire. G'estalors
que le nom du général Bonaparte apparaît pour la première
fois dans ses lettres, le 8 octobre 1796. La Reine écrit « Buo-
naparte, » tel qu'il l'orthographiait lui-même dans sa jeunesse.
« On nous mande de Livourne, dit-elle, que Buonaparte a eu
l'ordre de prendre Mantoue soit en le canonnant avec de l'or,
et pour ce motif on a envoyé 4 millions de livres tournois de
Livourne, soit en y sacrifiant 20 000 hommes ; mais que la place,
il devait l'avoir, s'il voulait conserver sa tête sur ses épaules.
J'espère que tout cela sera inutile et qu'il n'y réussira point. »
Le général qui, par son habileté et son audace, avait déjà
remporté les victoires de Montenotte, Millesimo, INlondovi, Lodi,
Castiglione, Lonato, Roveredo et avait pris Ceva, Cherasco,
382
REVUE DES DEUX MONDES.
Vérone, Manlaue, Bologne, Modène, Trente, n'avait pas besoin
d'avoir recours à la corruption pour vaincre encore. Livourne et
Bergame tombent en son pouvoir. La bataille d'Arcole achève le
désastre de la troisième armée autrichienne, la République cisal-
pine est créée, et l'Italie est soumise en huit mois à l'influence
française. D'autres succès aussi éblouissans vont achever dans
l'année suivante la gloire de nos armées et de leur chef invin-
cible. De môme qu'elle a été l'adversaire de la Révolution,
Marie-Caroline va se montrer l'adversaire infatigable de celui
qui l'incarna. De son côté, Bonaparte, qui connaît son audace
et son esprit d'intrigue, ne la ménagera pas. La lutte de cette
femme et de celui qui de Premier Consul va devenir Empe-
reur, lutte qui durera huit ans, est un drame digne d'être
contemplé. Je vais en décrire les diverses scènes à l'aide de la
correspondance inédite; correspondance émouvante e* passion-
nante, où se manifestent dans toute leur ampleur l'activité, la
fougue, l'audace de Marie-Caroline. Si cette reine eût eu
autant de sang-froid que d'énergie, autant de constance que de
hardiesse, autant de suite dans les idées que d'intrépidité, elle
eût sauvé le royaume de Naples et elle eût acquis, dans les
fastes de l'histoire, un renom égal à celui des princesses
illustres qui surent diriger les destinées de leur pays.
*
* *
Le 24 octobre 1796, au moment où Marie-Caroline apprend
que le prince de Belmonte, son délégué, vient de signer à Paris
la paix avec le Directoire, elle s'inquiète de savoir ce que va
devenir l'Autriche qui s'épouvante des succès incessans de
l'armée française. On dit que cette puissance a reçu un courrier
porteur de l'offre d'un armistice. La Reine craint que le Pape n'en
puisse profiter. Elle doute à cet égard aussi bien des in tentions de
l'Autriche que de la France. Quant à la Cour de Naples qui pré-
tend défendre les intérêts de Pie VI, elle aurait voulu y faire com-
prendre le Saint-Siège. Mais Buonaparte fait savoir au Directoire
que Naples n'a point à se mêler de cette affaire dont s'occupe
l'Espagne. Marie-Caroline ajoute dans une lettre à Gallo qu'on
lui recommande de ne rien dire à ce sujet, « et cependant,
remarque-t-elle, on veut la paix à tout prix, — ce on concerne
l'Autriche, — par peur, égoïsme, avarice, manque total de
courage et d'énergie. Cela est tellement vrai que chacun con-
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 383
damne la conduite de son voisin qui ne vaut pas mieux que lui.
Voilà la vérité pure et vraie. » Elle écrit le 8 novembre 1796
que le traité de Naples avec la République est ratifié par les
Cinq-Cents et les Anciens, d'accord avec Buonaparte. Néan-
moins, son cœur demeure toujours hostile aux Français et elle
souhaite qu'Alvinzi et ses braves troupes balayent leurs soldats.
Aussi, quelle est sa douleur quand, le 3 décembre, elle apprend
la déroute d'Alvinzi ! « Ceci est inconcevable ! s'écrie-t-elle. Les
plus belles troupes fournies de tout, une armée de misérables,
et ce sont ceux-ci qui gagnent! Cela n'est pas naturel. Je vous
prie de me dire si Alvinzi est chef de loges, illuminé ou avide,
car alors je comprendrais cette affreuse énigme !» Le 15 dé-
cembre, elle répète qu'Alvinzi a levé le siège de Vérone pour
obtenir de beaux sequins vénitiens. C'est le bruit qui court,
car la retraite d'une armée nombreuse devant des troupes
inférieures et mal outillées donne lieu à tous les soupçons. Elle
affirme que Buonaparte, questionné pour savoir ce qu'il avait
donné à Alvinzi, jura que ce général n'avait point trahi, « mais
qu'il était une bête et que c'était dans son état-major qu'il y
avait des coquins ! »
Trois mois après, elle convient qu'il n'y a que Buonaparte
pour être ministre de la Guerre en Italie, « parce qu'il crée des
Italiens et des soldats. » Elle s'inquiète des menaces dirigées
contre Naples, malgré les avances du général de Canclaux venu
en mission auprès de Ferdinand. Au lendemain du traité de
paix signé par Naples avec la République, puis de la convention
de Tolentino et de l'armistice de Léoben, elle se méfiait des
complimens de Buonaparte et du Directoire. « Cela ne peut
être par peur de nos petites forces, ni par amitié. Ils sont trop
certains que nous n'en avons ni n'en aurons jamais pour eux. Je
ne puis donc expliquer ce sentiment que par envie de nous
tromper, endormir, surprendre. Il faut veiller et ainsi empê-
cher ces maux. » Gallo avait fait une démarche en ce sens
auprès de Buonaparte et avait obtenu l'assurance que la Cour
devait se tranquilliser. Marie-Caroline se demandait seulement
quel était le plan du vainqueur et quel rôle le royaume des
Deux-Siciles y devait jouer. Cela dépendrait sans doute des
circonstances et du temps. « Le ton et les propos de Buonaparte
sont, écrit-elle le 15 octobre 1797, la preuve de ce qu'il médite
et je commence vivement, mais très vivement, à désirer Im
384 REVUE DES DEUX MONDES.
paix. » Car, à son avis, les malheurs s'amoncelaient sur la pauvre
Italie et les dissentimens, les jalousies et les passions privées
devaient accentuer ces malheurs. Elle considère Buonaparte
comme « l'Attila, le fléau de l'Italie, » en même temps que « le
plus grand homme que les siècles aient jamais produit. »
Elle le préfère à Frédéric II qui, à côté de son talent, avait,
suivant elle, des petitesses et des ridicules. « Chez celui-ci tout
est grand... Je voudrais la chute de la République, mais la
conservation de Buonaparte. Car c'est réellement un grand
homme et quand on ne voit autour de soi, et partout, que des
ministres et des souverains aux vues mesquines et étroites, on
n'en éprouve que plus d'étonnement et de plaisir à voir s'élever
et grandir un pareil homme, tout en déplorant de voir sa
grandeur attachée à une si infernale cause ! Cela vous paraîtra
étrange, dit-elle à Gallo ; mais si je déteste ses opérations, je
l'admire, lui. Je désire que ses projets avortent, que ses
entreprises échouent, et je souhaite en même temps bonheur
et gloire à sa personne, poiirvu que ce ne soit pas à nos
dépens! » La générosité avec laquelle le jeune vainqueur
a traité Wurmser,lorsde la reddition de Mantoue, et ses belles
paroles : « J'ai voulu honorer en lui la vieillesse et la valeur
guerrière malheureuse, » l'on-t pénétrée d'admiration. Sa façon
de gouverner les pays vaincus, de les organiser et administrer,
de conclure en maître des armistices et des traités, d'aflirmer
sa personnalité, à trente lieues de Vienne, devant toute l'Europe
subjuguée, lui montre un homme au-dessus des autres hommes.
« Il n'y en a pas un second eu Europe dans tous les sens,
guerrier, militaire, politique et surtout conséquent. » Aussi
dit-elle que, s'il mourait, « il faudrait le réduire en poudre et
en donner une dose à chaque souverain et une double dose à
leurs ministres, et alors les choses iraient mieux. »
Le 17 octobre, la paix avec l'Autriche est signée à Campo-
Formio. La République française est officiellement reconnue.
L'empereur d'Allemagne renonce à ses droits sur les Pays-Bas
autrichiens et admet l'indépendance de ses anciennes posses-
sions en Italie, sous le nom de « République Cisalpine. » Le
reste de la péninsule demeurait sous l'influence française. A cette
nouvelle, quoique l'Autriche n'obtînt pour compensation que
l'ancien territoire de Venise, Marie-Caroline parut heureuse et
elle l'avoua ainsi : « La joie fut universelle en proportion de
MARIE-CAROLIiNE REINE DE NAPLES. 385
l'énorme danger. L'Adriatique à leur merci, la Méditerranée de
même, des troupes nouvelles non aguerries et aucune place
garnie ou en état, en cas de retraite, de nous recevoir, cette idée
était désolante; et, chaque matin, quand je servais la soupe en
famille, où nous sommes neuf, le Roi, trois fils, trois filles et
une belle-fille, cette affreuse idée : — Que deviendra tout cela?
— me déchirait l'âme ! »
Elle félicitait Gallo, qui avait négocié avec Gobenzl à Udine,
d'avoir sauvé la monarchie autrichienne et épargné tant de sang
et de malheurs. Grâce à son zèle, l'extérieur allait, pour quelque
t-emps, être calme, mais cependant il faudrait beaucoup d'atten-
tion pour se soutenir dans la crise qui remuait toute l'Europe.
La Reine priait Gallo d'obtenir de Buonaparte le maintien du
général de Canclaux à Naples, homme de distinction et de tact
qui valait mieux « qu'un citoyen ministre avec un grand sabre, des
bottes éperonnéeset de longues moustaches. » Le Directoire ne
tint pas compte de ce désir et remplaça le gentilhomme Can-
claux par le citoyen Trouvé, un parvenu révolutionnaire, gros-
sier, arrogant et haineux.
Marie-Caroline continuait à s'enthousiasmer au sujet de
Buonaparte. « Malgré tout le mal qu'il nous a fait en Italie, je
dois avouer, écrivait-elle le 27 octobre 1797, que j'ai de lui une
haute opinion, et comme j'aime le grand en tout et partout,
même quand je le trouve contre moi, je souhaite à cet homme
rare et extraordinaire de réussir et de s'illustrer hors d'Italie.
Je prévois que le monde retentira encore de son nom et que
l'histoire l'immortalisera. En tout, il sera grand, en guerre,
diplomatie, politique, conduite, fermeté, talent, génie. Ce sera
le plus grand homme de notre siècle. Malgré le mal qu'il nous
a fait, je ne suis point revenue de mon enthousiasme pour lui.
Tous ceux qui gouvernent et veulent continuer de gouverner,
devraient suivre son exemple ! » Elle invitait Gallo à lui in-
spirer des sentimens d'amitié pour Naples et le désir de ne point
leur nuire.
Le Directoire prévoyait, aussi bien que Marie-Caroline,
l'avenir de Buonaparte. Au lendemain de Campo-Formio, dési-
reux de le soustraire le plus rapidement possible aux ovations
qui l'attendaient en France, il le nommait général en chef de
l'armée d'Angleterre, puis lui donnait l'ordre de se rendre au
Congrès de Rastadt pour parachever la paix avec l'Empereur.
TOMF III. — 1911. 2o
386 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant, il ne pouvait l'empêcher de venir au Luxembourg
apporter solennellement le traité de Campo-Formio et les
innombrables drapeaux conquis par ses soldats, et de déclarer
que la paix nouvelle achevait la liberté, la prospérité et la gloire
de la République. Au nom du Directoire, Barras le remercia
avec une effusion trop grande pour être sincère et s'écria « que
la Nature avait épuisé toutes ses richesses pour créer Buona-
parte. »
Le peuple enthousiaste acclama le général vainqueur, devenu
son idole. Les manifestations furent telles que le héros comprit
lui-même le danger auquel elles l'exposaient et proposa l'expé-
dition d^Egypte que le Directoire accepta avec empressement,
trop heureux d'éloigner un homme aussi inquiétant. Marie-
Caroline, apprenant cette décision, en disait à Gallo : « Je vous
avoue que je ne puis me décider à croire que l'expédition soit
réellement destinée à l'Egypte. Je n'y croirai que lorsque je
l'aurai vu. » Et pourtant cela était vrai. Mais Biionaparte avait
compris et dit que c'était de l'Orient qu'étaient sorties les grandes
gloires. 11 allait y attendre les événomens à l'abri des jalousies
et des trahisons qui l'auraient menacé en France, et préparer le
grand coup qui devait le rendre plus sûrement maître du pou-
voir, dont il avait rêvé déjà la possession dans la fumée du
canon de Lodi et de Rivoli.
Parti le 19 mai 1798, il revient le 9 octobre 1799, et le 2.5, il
est à Paris. Les 9 et 10 novembre (18 et 19 brumaire), il dit
vouloir une République « fondée sur la vraie liberté et la
représentation nationale, » dissout les Cinq-Cents, fait abolir
le Directoire par le Conseil des Anciens et créer le Consulat
où il sera Premier Consul, ayant pour collègues Roger-Ducos
et Sieyès. La Constitution de l'an Vlll lui assure à lui et aux
deux autres Consuls un mandat de dix ans en leur accordant
l'autorité absolue. C'est naturellement Buonaparte qui va l'exer-
cer avec une activité prodigieuse. Le 14 juin 1800, après avoir
franchi les Alpes, il remporte la victoire de Marengo, reprend la
Lombardie, réorganise la République cisalpine et le 28 juillet,
(un 9 thermidor plus glorieux que celui de l'an 11), il signe les
préliminaires de la paix avec l'Autriche. Le 9 février 1801, au
congrès de Lunéville, la paix définitive est conclue.
L'expédition d'Egypte avait arrêté un moment la lutte per-
sonnelle entre Marie-Caroline et Buonaparte. mais, pendant ce
MARIE-CAROLINE REIISE DE NAPLES. 387
temps, les Français, justement irrités de ralliance de Ferdinand 1\
avec l'Autriche et de son intervention sur Rome, s'étaient
jetés avec Chanipionnet sur Naples et avaient forcé les souve-
rains à s'enfuir à Palerme^ dans une nuit tragique où la flotte na-
politaine tout entière avait été incendiée sur les ordres de Marie-
Caroline, qui ne voulait pas laisser cette proie au vainqueur. La
Reine reste à Palerme jusqu'au 8 juin 1800 et se décide à aller
en Autriche pour demander secours à son gendre l'empereur
François. Elle descend et s'arrête quelque temps à Livourne.Là
elle apprend le nouveau triomphe de Buonaparte. Elle voit
arriver à Livourne les fuyards de l'armée auti'ichienne dans le
plus pitoyable état, mourant de faim, sans vétemens, sans che-
mises, n'ayant plus figure humaine; elle sait que les généraux
veulent à tout prix la paix et le repos, et elle s'écrie : « Tout
cela va amener nécessairement la paix et Sa Majesté Buona-
parte sur le trône. J'en suis au désespoir. Si toutes les troupes et
tous les généraux de l'Empereur sont comme ce que je vois ici,
je conseille de ne plus songer à la guerre. Je gémis et frémis de
tout ce que je vois... A mon avis, la cause du Roi est perdue, car
je n'ose me flatter que Buonaparte veuille lui laisser la cou-
ronne sur la tête, et sa volonté est tout. »
Ce qui désole la Reine, ce sont les menaces du vainqueur à
l'adresse de Naples, « le seul pays, qu'il faut abattre, a-t-il dit,
et diminuer en Italie, à cause de ses sentimens trop anglais. »
Elle avoue être « dans le plus profond pétrin » depuis dix-huit
jours, attendant sa sentence de Vienne et ne comprenant pas ce
que signifie le mot a alliés, » si l'Empereur et les Anglais, « pour
lesquels les Napolitains ont tant ou plutôt tout sacrifié, » ne se
souviennent pas d'eux. C'est une leçon qu'elle ne pourra
oublier.
Gallo craint, après ces confidences, qu'elle ne songe à
s'éloigner de ses alliés naturels. Elle cherche à le rassurer. « Je
désire, écrit-elle le 5 décembre, la convention qui resserre les
liens de l'amitié solide entre la maison d'Autriche et Naples.
Pour l'infamie de vaciller sur les promesses une fois faites, ce
serait une vaoT^lebuonapartienne. » Elle affirme que son carac-
tère y répugne, car, « quoique petit individu féminin, » elle est
grandement intéressée au vrai bien, et elle a, par estime d'elle-
même, la bonne foi pour principe, — ce qui ne l'empêchera pas
d'y manquer quand elle le croira utile à ses intérêts, ainsi
388 REVUE DES DEUX MONDES.
que le conseille Machiavel. Elle ne se gêne pas pour dire que
l'Autriche pratique une politique néfaste et qu'elle se perd par
l'abus de sa faiblesse. Elle est « sûre, archi-sûre de l'effondre-
ment de cette monarchie, » et elle le déplore pour les souve-
rains qu'elle aime. Quant à son mari et à elle-même, elle
affirme qu'ils sont trompés et abandonnés.
Cependant, elle a pour l'Italie un plan qui arrangerait tout.
Donner le Milanais au duc de Parme, le Piémont au roi de Sar-
daigne, le Ferrarais au duc de Modène, la Toscane et le Bolo-
nais au grand-duc, la Romagne au Pape, les Marches et Ancône
au roi de Naples. « Ainsi, chacun serait content et indemnisé. »
Gênes resterait République et la Cisalpine, d'un si mauvais
exemple, serait supprimée. La France acquerrait ainsi tous les
droits à la reconnaissance des peuples. Voilà ce que Gallo,sans
se confier à Cobenzl, ni à sa bande, devrait obtenir du vainqueur,
qui deviendrait alors « le Roi des cœurs italiens ! »
Elle a tant d'estime pour la personne du Premier Consul et
pour son talent qu'elle croit en lui pour assurer la tranquillité
de l'Europe. Elle lui prédit la couronne, tout en le plaignant
d'avoir un jour à en supporter le fardeau ingrat.
Mais c'est sans le concours de Naples que Vienne signe
l'armistice de Lunéville, et Marie-Caroline sen dit malade de
rage, désespérée qu'elle est de voir toute l'Europe travailler
à sa propre ruine. Quant aux Napolitains, elle les juge ainsi.
« Nous ne méritons pas d'amis, parce que nous n'avons pas de
caractère! » Elle voit déjà le royaume de Naples perdu. Tou-
tefois, elle espère encore sauver la Sicile, et peut-être, à la paix
générale, ressaisir Naples, avec le secours de l'Angleterre qui
seule pourrait les aider. Suivant elle, la Prusse est fausse,
tremblante, nulle, obéissant à droite et à gauche. La Russie est
comme sur un volcan, et Alexandre, entouré des meurtriers de
son père, ne peut rien. Elle, la Reine, a honte de sa situation
à Vienne. Que faire? Attendre son sort à Laxenbourg, Baden
ou Schrenbrunn. Mais rester au palais de son gendre, y manger
et vivre sans le pouvoir payer, ne convient point à sa délica-
tesse. Il lui faudra chercher une médiocre petite maison, où
elle vivotera avec ses enfans. Elle n'a pas une âme à qui tenir
un discours ferme et sage. Quel crêpa cuorel... Aussi, désire-
t-elle le retour de Gallo. Le 21 décembre 4801, elle se rappelle
sa lamentable sortie de Naples en 1798 où elle a subi une
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 389
honte, un opprobre et des maux qui ne sont pas terminés.
Elle entend parler du divorce possible de Buonaparte et ne
doute pas qu'il ne songe à s'allier à une famille illustre et sou-
veraine. <( Il ne s'agit pas, bien entendu, de mes filles. Je les
tuerais, dit-elle, plutôt que de les avilir et de m'avilir de la
sorte. » Car, tout en faisant l'éloge des mérites et du génie de
Bonaparte, elle l'appelle un « profond scélérat et un usurpa-
teur. » Trois ans après, elle entend son propre gendre, l'empereur
François, avouer qu'il lui donnerait volontiers une de ses filles,
et six autres années seront à peine écoulées qu'elle verra Tar-
chiduchesse Marie-Louise, sa petite-fille, devenir la femme de
l'empereur Napoléon !... Elle aurait dû s'attendre à tous ces pro-
diges, puisque, le 8 janvier 1802, elle écrivait : « Buonaparte
fera, en tout et partout, ce qu'il voudra et l'Europe entière se
contentera de le regarder avec stupéfaction, en le laissant faire
et disposer de tout à sa guise. » Quelque temps après, elle prédit
qu'il sera roi d Italie et s'inquiète de ses discours prononcés à
la Cisalpine et de ses réticences sur Naples. Aussi bien, s'il
arrive quelque malheur, ce sera la faute de ses sujets ainsi que
d'elle-même. « Nous sommes Anglais de cœur et d'affection,
et Français par peur et sagesse. Méprisés de tous les deux, nous
perdrons certainement nos Etats. Nous serons chassés, sans
avoir eu de quoi vivre ici à Vienne ni où aller. » Elle souhaite
la mort pour elle et pour ses enfans. En y réfléchissant bien,
elle préférerait le règne des Jacobins à celui « du cher et grand
Napoleone. Les premiers, dit-elle, feraient des malheurs par-
tiels. Celui-ci le fera général. »
Gallo lui fait pari des complimens de Buonaparte. Elle n'y
croit guère. Elle voudrait moins de flatteries et plus de réalités.
Que n'a-t-elle une fortune médiocre et sûre pour pouvoir vivre
tranquillement à l'abri avec ses enfans? Elle prévoit les pires
calamités. « Nous ne sommes pas assez grands ni assez puissans
pour que le Premier Consul nous dévore tout de suite. Mais
c'est ce qui arrivera lors de la première expédition au Levant ou
en Egypte. » Elle apprend le résultat des opérations relatives au
Consulat à vie et ne s'étonne pas du succès de Bonaparte. S'il
reste modestement Consul perpétuel, il sera le plus puissant
souverain de l'Europe, car seul il entend le difficile et ingrat
métier de gouverner les hommes. Il a profité des délires de la
philosophie pour s'élever, tandis que les monarques s'en sont
390
KEVLE DES DELX MONDES.
occupés pour s'annuler eux-mêmes. « Toute l'Europe, dit-elle
dans sa lettre du 29 mai 1802, est complètement asservie, et
si demain Buonaparte devient empereur des Gaulois, il y aura
lutte entre les souverains à qui le reconnaîtra le premier
et lui fera compliment et hommage ! Voilà le cas. » Que peut
faire Naples en cette occasion?... Végéter, voir, combiner,
calculer et se taire. Pour se faire oublier, il faut améliorer les
finances, la justice, la police, l'ordre et l'armée. Mais faire
de la politique, c'est vouloir être opprimé, détruit, anéanti. »
Pourquoi Marie-Caroline n'a-t-elle pas suivi elle-même ce pro-
gramme si sage et si prudent?
Si elle avait été Française, lors de la proclamation du Con-
sulat à vie, elle aurait dit, — c'est elle qui l'affirme : — «^ Je suis
pour que Buonaparte nous gouverne uniquement et à vie sous
la dénomination de Consul perpétuel, ou Roi, ou Empereur des
Gaules... mais, après l'avoir proclamé par conviction à tous les
titres qu'il mérite, je voudrais le prier de mettre un frein à ses
vues de conquête, à ses idées sur l'Italie et la Turquie qui feront
notre perte, et de ne s'occuper que de jouir de la grandeur si
bien acquise par son énergie, fermeté et courage. » Elle dit
encore à Gallo : « Mandez-moi ce que compte faire Buonaparte
de ITtalie ! Si je lui déplais, qu'il me fasse donner une forte
pension et assurée du Roi, et que je puisse vivre où je veux.
Je lui promets d'oublier toute l'Italie et de vivre retirée le reste
de mes jours. C'est là mon unique souhait. »
Voilà où en était arrivée, en des heures d'angoisses, la ter-
rible Marie-Caroline, la reine altière, orgueilleuse et irréconci-
liable ! De Palerme où elle s'était réfugiée en 1798 devant les
succès de Championnet, puis de Vienne où elle avait été men-
dier l'appui de son gendre, elle rentre à Naples, le 17 août 1802,
après la paix conclue avec la République, et lorsqu'elle croit le
royaume délivré de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Mais en
face des difficultés nouvelles qui l'assaillent, en présence d'un
roi ambitieux, médiocre, vaniteux, approuTant à la fois le pour
et le contre, et surtout préoccupé de sa santé, elle souhaite que
le Premier Consul veuille bien, pour une année seulement,
« réordonner Naples et toutes les classes qui, toutes, auraient
besoin de son gouvernement actif, sage et ferme. » Elle a appris
que Buonaparte voulait lui faire un présent, comme il en a fait
un à la reine d'Espagne. Elle se contentera tout simplement
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 391
« d'une seule petite branche d'olive, dit-elle, pour faire bonne
union et rien, mais absolument rien d'autre. » Elle jette, en
octobre, un coup d'oeil sur l'état des affaires générales. « Pou-
voir, force, fermeté d'un côté, dit-elle ; faiblesse, pusillanimité,
vacillation de l'autre, telle est la politique de toute l'Europe
actuellement. » Elle voit le Premier Consul poloniser — la fille
de jMarie-Théièse aime ce verbe — et désorganiser tous les
Etats, puis la Russie silencieuse, l'Italie opprimée, la Sardaigne
mendiante, le grand-duc de Toscane dépouillé et tranquille, le
Pape spolié de la moitié de ses États, Naples privé des Présides
et de ses millions, et elle s'écrie : « Pourvu que cela en reste
là, encore en comparaison d'autres, pourrions-nous nous dire
des fortunés ! »
Elle s'occupe sans cesse de ce Buonaparte qui, pour elle,
est le plus grand homme du siècle. Elle en trace ce fidèle
portrait dans les derniers jours de 1802 : « Activité, courage,
dextérité, et point sanguinaire. Je crois un bonheur que son
talent ait mis fin aux cruautés, aux horreurs qui ont surpassé
celles des Marins et des Sylla et je suis intimement persuadée
que, dans toute l'Europe, personne ne mérite d"être plus sou-
verain que lui. Il en a les connaissances et le courage; il connaît
les hommes et les conduit, comme il faut, à un but. J'ai de
sa personne une véritable vénération. Je voudrais seulement
qu'il se reposât sur ses lauriers et ne pensât plus à d'autres...
Le petit Corse a bien prouvé ce que peuvent le génie et le courage
d'un côté, le malheur et la faiblesse des adversaires de l'autre.
Le moment où il a paru sur la scène, son retour d'Egypte,
naturel ou acheté, enfin, en tout une dose de bonheur y est,
mais il a bien joué son rôle et, si même il meurt assassiné, son
rôle aura toujours été brillant. Car, certes, il a dompté l'in-
domptable nation française, et il la gouverne plus despotique-
menl (jii'aacun maître. Dieu veuille qu'il s'occupe actuellement
de toutes les singeries de la royauté, de gouverner et n'ait point
d'autre projet au dehors ! Sans cela, personne de nous ne sera
sûr... » Comme cette femme connaissait le fort et le faible des
affaires, et comme son mot « les singeries de la royauté, » dans
sa crudité voulue, est profond ! Mais elle ne croit pas que le
Premier Consul s'arrête Là et, dès la nouvelle année 1803, elle
soupire : « Je suis convaincue que Buonaparte ne restera pas
tranquille, mais je m'imagine encore qu'il nous laissera le titre
392 REVUE DES DEUX MONDES.
de Roi, en en prenant toutefois tous les avantages pour lui... Je
crois que nous serons dévorés, engloutis ie premier jour oîi il
l'aura résolu et croira utile à ses projets. »
Elle est tellement fatiguée du pouvoir, « le plus triste et le
plus ingrat des métiers ! » qu'elle émet ce souhait : « Une
bonne rente, des terres en Allemagne, une maison dans Vienne,
un jardin hors Vienne et écrit sur ma maison en lettres majus-
cules : Ici on ne parle ni des souverains, ni d'anciens gouver-
nemens, ni de politique y ni même de nouvelles des gazettes! »
Elle retrouve un instant quelque espoir en voyant avec quelle
considération Bonaparte traite Gallo et en constatant les égarJs
qu'il veut bien encore accorder à la Cour de Naples. Elle en
attribue tout l'honneur à son ministre et l'en remercie avec
effusion. Bientôt de nouvelles craintes l'assaillent. Comment
tout cela fmira-t-il? u Que faitlegrand homme? Empereur, roi,
dictateur ou consul? Il est certes bien grand, mais il a des
émules bien petits, ce qui l'a autant aidé que son propre courage
et son génie. » La paix est-elle menacée? Qui la fera ? Ce n'est
pas Naples. « Sans argent, sans armes, artillerie et munitions,
sans soldats et, dans six millions d'hommes, pas un qui ait du
courage ou veuille s'éveiller une heure plus tôt pour le bien de
la patrie et l'honneur! Aussi, nous sommes calculés comme non
existanssur le globe. Mais si la guerre éclate justement par notre
nullité reconnue et manque de foi, nous serons les victimes,
subjugués et ballottés. » On parle de faire Buonaparte roi. Elle
en doute. « Je crois, dit-elle, qu'il a trop d'esprit pour se faire
par un nom et un titre plus d'ennemis, quand il a tous les pou-
voirs et prérogatives de ces titres et en exerce toute l'autorité. »
Elle a appris que le Premier Consul avait demandé à
Louis XVIII de renoncer, moyennant une ample compensation,
au royaume de France et elle a approuvé la réponse catégorique
du Roi. « Je trouve extraordinaire, remarque-t-elle, avec la
force et puissance de Buonaparte qu'il veuille la renonciation
d'un pauvre relégué à Varsovie qui paraît n'avoir aucun
parti... ^) Le 13 juin, elle voit arriver des troupes françaises
15 000 hommes, dans le royaume de Naples en pleine paix et
craint que cette armée inattendue ne signifie la volonté formelle
de les envahir et de les perdre. Aussi s'attend-elle à des
périls sans nombre. Cette mesure l'afflige, mais ne l'étonné
pas « du successeur de Robespierre ! » Le roi de Naples est
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 393
furieux, paraît-il, et dans un état voisin de la démence. Tout est
à craindre : abdication, nouvelle fuite à Palerme, déchaîne-
ment des hostilités. « Nous sommes trop vieux pour nous plier
facilement à servir de marchepied au petit Corse! » Les injures
ont succédé soudain aux complimens.
Marie-Caroline s'indigne et s'affole de plus en plus. Elle dit
que si Dieu laisse « le moderne César réussir dans sa descente
en Angleterre, tout le monde sera sous le joug. » Elle sera alors
la première à conseiller au Roi d'abdiquer en faveur de son fils
en se réservant une forte pension. « Mais si Dieu, par sa misé-
ricorde, faisait bien battre, ruiner, peut-être même ttier, — ce
que je préférerais^ — empoisonner le tyran du rtionde, alors on
pourrait avec un roi, un Moreau, ou Sieyès ou un autre coquin,
mettre la France dans ses justes limites et Tltalie, la remettre,
afin que nos petits-enfans voient cette belle contrée florissante,
et s'unissant, s'entendant entre eux, la rendent impossible à
subjuguer. »
Elle ajoute que si la descente en Angleterre échoue, le règne
de Buonaparte est fini, et c'est pourquoi elle ne peut s'imaginer
qu'il osera la tenter. Le Premier Consul a répondu, le 28 juil-
let 1803, à la lettre où elle ne demandait qu'à lui témoigner une
confiance absolue et parlait des sentimens pacifiques de son
royaume : « Je prie Votre Majesté de rester persuadée qu'après
lui avoir fait beaucoup de mal, j'ai aussi besoin de lui être
agréable. » Il reconnaissait qu'il était de la politique de la France
de consolider la tranquillité chez ses voisins et d'aider un Etat
plus faible dont le bien-être était aussi utile au commerce fran-
çais. « Mais comment Votre Majesté veut-elle que je consi-
dère le royaume de Naples dans ses rapports géographiques et
politiques, lorsque je vois à la tète de toutes les administra-
tions un homme étranger à son pays (le chevalier Acton) et qui
a centralisé en Angleterre ses richesses et ses affections ? Cepen-
dant le royaume se gouverne moins par la volonté et les prin-
cipes du souv^erain que par ceux de son premier ministre. »
Il lui donne ainsi la véritable raison qui justifie toutes ses
mesures prises envers Naples : c'était la présence du favori
Acton, dévoué aux Anglais. Mais Marie-Caroline, qui avait peur
des desseins de Buonaparte, croyait Acton nécessaire à sa poli-
tique personnelle, parce que celui-ci était l'ami du Cabinet
anglais dont Naples recherchait l'appui.
394 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle n'ose répondre à Buonaparte, quoiqu'elle assure qu'elle
aurait pu le faire victorieusement, mais elle avoue qu'on ne
peut se heurter, sans se faire mal, contre le plus fort. Le Roi et
elle ont décidé de cacher cette lettre « qui, en tous sens, est très
hors de propos. » Elle essaie de relever la tête devant Acton,
son propre ministre. Inspirée par EUiot et par Nelson, ses amis
anglais, elle dit que les menaces de Buonaparle sont des fanfa-
ronnades. « Le cher Napoléon, visant à la suprême souveraineté,
ne peut, assure-t-elle, agir comme Robespierre et détrôner, mettre
à l'aumône un roi qui ne lui a rien fait, qui souffre des vexa-
lions si injustes, un roi frère du roi d'Espagne, beau-père de
l'Empereur, allié à la Russie. » Sans un prétexte à motiver, il
ne les écrasera point, mais il les vexera comme il le fait sans
discontinuer, « C'est la situation géographique qui nous sauve.
Que fera-t-il des deux royaumes ou même de celui de Naples
seul ? Le garder comme province française, personne ne le lui
permettrait. Et puis, c'est si allongé de ses Etats, et puis
jamais les Napolitains ni les Siciliens ne supporteront le joug
français. Alors le donner à une créature à lui? Mais à qui?»
Elle ne peut croire que ce soit à l'Empereur, ni à l'Espagne ?
Enfin une République, c'est la pierre philosophale. Octroyer
Naples à M""" Pauline et au prince Borghèse? Elle ne le croit pas
et pense que tout cela finira par une extorsion d'argent.
Bonaparte la fait surveiller étroitement par son ambassadeur
Alquier qui le tient jour par jour au courant de ses faits et
gestes. Il s'en irrite fort et invite Talleyrand à faire cesser au
plus vite (( toutes ces intriguailleries de Naples. » Il sait qu'on
ourdit quelques vilaines machinations et qu'on arme les paysans
de la Calabre. Qu'on y prenne garde ! Il a plus de troupes qu'il
n'en faut pour capturer toute l'Italie et il pourrait bien un
jour ou l'autre s'assurer de Naples !
Marie-Caroline entre littéralement en fureur contre le Pre-
mier Consul et, dans une lettre du 19 décembre 1803, elle l'ap-
pelle « le chien de Corse, le calculateur corse ! » Elle dit : « C'est
le Roi, son fils^ moi, c'est nous tous qui le détestons et, en
vérité, nous sommes bien payés pour cela, et la vie malheu-
reuse qu'il nous fait mener entretient notre haine.. Mais il
faut attendre les événemens. » Elle se moque du nouveau
Charlemagne, différent de l'ancien qui avait six pieds de haut,
était gros et grand, tandis que celui-ci est fluet, maigre, petit.
MAIUE-CAROLINE PEINE DE NAPLES. 3.5
mesquin. Il est vrai qu'elle ajoute : « Mais son activité, son
esprit ne l'est certes pas. »
Le 8 avril, accusée de s'entendre avec les Anglais contre la
France, elle cherche à nier les intrigues qu'elle mène en secret
d'accord avec Acton et Elliot. Comment quelques pauvres
frégates et quelques milliers d'hommes pourraient-ils menacer
une puissance aussi forte que la France ? Elle demande la ces-
sation de l'occupation du royaume par quinze mille Français
qui le ruinent et qui voudraient faire de Ferdinand « le préfet
de Naples. » Elle écarte dédaigneusement les accusations diri-
gées contre elle. «Je n'ai que trop de raisons de me plaindre et
de ne point aimer le Premier Consul. Je le fais vif, sincèrement
de voix et par écrit, quand cela vient sous ma plume, et que de
fois j'ai été vexée, tourmentée par lui! Je ne plie point, avec
une fausse humilité, devant l'idole du moment, mais avec la
même franchise que j'avoue ici, je suis incapable de tramer, de
servir des infamies, et j'aime mieux être victime en m'estimant
moi-même que de triompher avec mes remords et mon propre
mépris. » Elle jure qu'elle n'a point poussé à une nouvelle
coalition, ayant trop souffert de la dernière. Elle et son époux
veulent rester neutres, mais ils ne seront jamais jii tributaires,
ni préfet. Ils renonceront à tout plutôt qu'à une existence hon-
teuse. Et pendant ce temps, son ministre Acton déclarait à
Elliot que, malgré les dangers auxquels il était exposé, le
royaume de Naples pouvait encore sauvegarder l'intégrité de
ses possessions par un concert avec le gouvernement anglais. Il
se félicitait de résister aux menaces d'Alquier et aux perfides
conseils de Galle. Sur ces entrefaites, la Reine apprend l'exé-
cution du duc d'Enghien et, dans le silence ou l'approbation
d'une grande partie de l'Europe, elle élève la voix. Cela lui fait
grand honneur et on doit en féliciter sa mémoire. « L'affaire
d'Enghien, écrit-elle le 8 avril 1804, est une forte tache à la
couronne de gloire du Premier Consul. Il a violé la loi jurée
par lui. Ne l'ayant pas pris les armes à la main, il a violé le
droit des gens et, une fois cela fait, l'appétit vient en mangeant
et il le fera plus souvent. La haine qu'il a pour moi est injuste.
Car une fois que mon mari ne sera plus roi, je lui promets de
ne l'aimer ni haïr, ni même plus lire les gazettes pour ne rien
savoir de l'abominable et infâme politique. » Elle a appris, à
Vienne, l'attentat d'Ettenheim. « Actuellement qui peut se dire
396 REVUE DES DEUX MONDES.
sûr ? Personne. » Elle est convaincue que pour elle une mort
violente et non naturelle l'attend ; « mais je me résigne à mon
sort, dit-elle et adore la divine Providence sans scruter quels
sont les motifs qui le lui font permettre et exécuter... Ecrivez-
moi tout, tout, tout bien sincèrement, toutes les particulières
gentillesses de Buonaparte contre moi. Je ne le crains point, car
je ne suis point attachée à la vie. » Elle ne mentait pas. Marie-
Caroline avait bien des tares; mais elle n'était pas lâche. Au
contraire, elle avait un courage qui allait jusqu'à la témérité.
Alquier prétend qu'elle dit, à la nouvelle de l'exécution du duc
d'Enghien: « Je connaissais ce pau\Te diable. C'était le seul des
princes français qui eût de l'élévation et du courage... Je me
console néanmoins de ce qui est arrivé, parce que cela nuira au
Premier Consul. » Et elle voyait clair, car cet acte, aussi impo-
litique que cruel, nuisit profondément à la réputation de Buona-
parte et accrut l'audace de ses ennemis qui se préparèrent à de
nouvelles attaques contre la France (1).
Elle rougit de l'affaissement général, de la bêtise, de la
pusillanimité de tous. « Si Buonaparte voulait par curiosité
conserver dans son Muséum deux doigts de tous les souve-
rains de l'Europe, il n'a qua l'ordonner. Chacun pleurera à
cause de la mutilation et de la douleur, mais chacun les lui
enverra. » Cependant, la Russie a manifesté sa réprobation contre
l'attentat de Vincennes et l'Angleterre a resserré ses liens avec
elle. Marie-Caroline, qui apprend bientôt la création de l'Em-
pire français, dit qu'elle a pris son parti de tout faire pour con-
server la paix sans être « l'esclave du nouvel Imper at or, auquel
cette dignité pourrait bien coûter ce qu'elle a valu à César. »
Quant à Napoléon, il fait savoir à Alquier que s'il entre dans le
royaume de Naples un corps d'Albanie, il déclarera aussitôt la
guerre à Ferdinand. La Reine voit le despotisme s'installer en
France. « Tel est le sort que l'égoïsme, l'inconcevable faiblesse,
l'éducation des princes et la philosophie ont préparé. » Et dans
une lettre des 6 et 7 juin 1804, elle dit à Gallo, en termes agités
et confus, tout ce qu'elle a sur le cœur : « Je bénis Dieu d'être à
la fin de ma pénible carrière : car les profondes réflexions que
tout cela m'aurait fait faire m'auraient entièrement gâté le cœur
et rendue despote et tyran. Car on voit clair que les hommes,
(1) Cf. L'Europe et l'exécution du duc d'Enghien par M. Henri Welschingef
— Delattre — Lenoël, 1890.
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 397
la multitude, ne se conduisent qu'avec le bâton de fer. Le Séna-
tus-Consulte n'est qu'une pièce plaisante à lire. Si les Français
y mordent, se croient constitutionnels après cette lecture, cela
prouvera leur légèreté, et superficialilé. J'y ai trouvé, sans être
versée dans le judiciaire ou la diplomatie, le despotisme, le
pouvoir d'un seul. Il ne valait pas la peine de juger, massacrer
le meilleur des rois, déshonorer, villipender une femme, fille de
Marie-Thérèse, une sainte princesse; de se livrer aux massacres,
fusillades, noyades et tuer six cents prélats dans une église ; de
commettre les horreurs des temps les plus barbares chez eux et
hors de chez eux, d'écrire des bibliothèques entières de liberté,
bonheur, etc., etc., et, au bout de quatorze années, d'être les
plus reptiles esclaves d'un petit Corse auquel un bonheur inouï
a permis de se servir de tous les moyens à parvenir, épousant
sans honneur ni délicatesse la rebutée catin dont était rassasié
le massacreur Barras, Turc et mahométan en Egypte, athée au
commencement, traînant et faisant mourir en prison le Pape;
catholique religieux après, se servant de tous les moyens, abré-
geant la vie et le cours ordinaire des Souverains qui pouvaient
se remuer; ne laissant végéter que des êtres nuls ; le dernier fait
atroce et sans ombre de justice, l'assassinat du duc d'Enghien;
tramant, lui (et il n'a pas rougi de le dire, tellement la passion
l'aveugle', une conspiration pour attirer des chefs qu'il craignait
encore et les victimer; et de ce comble d'horreurs la nation
l'acclame à être Empereur, lui, sa race de Corse bâtard, à être
le chef d'à peu près la moitié de l'Europe, et cela ne doit pas
révolter chaque être pensant? Point du tout, l'égoïsme, la fai-
blesse est telle qu'on étudie comment s'y plier, adorer l'idole et
la souffrir.
« J'avoue que tout ceci me révolte : mais il n'y a pas de
remède. Ce serait bien le moment où je désirerais avoir 12 à
20 millions de capital et me retirer avec mes enfans en parti-
culier, chose bien préférable à être roi tributaire. »
Cette lettre troublée, écrite à la hâte comme par saccades,
est d'autant plus audacieuse que Gallo avait blâmé la conjuration
de Cadoudal et s'était exprimé avec respect et même avec affection
au sujet de la personne du nouveau souverain. Quelle confiance
fallail-il avoir en Gallo et dans les courriers pour oser écrire ainsi ?
La Reine avait ramassé dans sa fureur contre Bonaparte
tout ce que ses ennemis avaient découvert ou inventé contre
398 REVUE DES DEUX MONDES.
lui, jusqu'aux plus grossières insultes contre Joséphine, oubliant
quel encens elle-même prodiguait à Buotiaparte dans ses lettres
précédentes. Il est vrai que ses intérêts n'étaient alors que me-
nacés ; maintenant qu'elle n'avait plus rien à espérer, et que le
sort de la dynastie dépendait d'un caprice, elle se laissait aller
à la violence de sa nature volcanique et, de toutes ses forces, de
toute sa haine, elle maudissait l'usurpateur. Cependant, elle ne
manifestait pas officiellement son courroux, car elle faisait dire
à Alquier par Acton que la Cour ne prendrait pas le deuil pour
la mort du duc dEnghien, comme Tavait fait la Cour de Russie.
En secret, l'Angleterre continuait à agir à Naples pour sy
assurer une influence décisive. Alquier s'étonnait de l'augmen-
tation visible des forces napolitaines et y voyait le projet de
seconder les vues anglaises. Il remettait à Acton une note com-
minatoire et le prévenait que la France était prête à faire porter
sur l'Etat de Naples le tléau de la guerre que ce Cabinet vou-
lait renouveler. Il faisait entendre en même temps à la Reine
que la démission d'Acton, dévoué corps et âme aux Anglais,
s'imposait avant tout. Acton démissionna le 10 avril, mais le
Roi s'opposa à son départ, et ce ne fut que sur la menace
d'une rupture officielle dont le menaçait l'ambassadeur de
France, que le Roi céda. Acton partit avec le titre de duc de
Modica et une pension considérable, le 26 mai, pour Valence,
après ime domination absolue de vingt-sept années qui livrait
au maître de l'Europe le royaume sans armée, sans marine,
sans finances et sans appui réel à l'extérieur. La Reine s'em-
para aussitôt du pouvoir que lui laissait l'ancien ministre et
se fit rendre compte des affaires par les divers agens comme si
elle était chef du Conseil et le souverain lui-même. Le Roi la
laissa faire. Il avait été question de rappeler Gallo; mais Marie-
Caroline, qui dans ses lettres traitait cet ambassadeur avec une
confiance plus qu'affectueuse, s'écria devant Alquier : « C'est
avec lui que vous traiterez? Je le méprise et le hais plus que
cela n'est croyable! C'est l'homme le plus léger, le plus frivole,
le plus incapable que je connaisse... Il est souple, rampant et
vil comme un Napolitain. Malgré tout ce que je pense, c'est
cependant un ministre désirable pour moi, si je veux prendre
de l'influence dans les affaires, car sentant qu'il aura besoin de
mon appui auprès du Roi qui le hait, qui ne s'y fie pas et qui
n'en parle jamais sans lui donner les noms de Dirbone, Birbante,
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 399
infâme..., il fera tout ce que je voudrai et baisera la poussière
de mes antichambres ! »
Etait-ce pour donner le change à Alquier? Etait-ce pour lui
cacher les secrets de sa correspondance et détourner son atten-
tion d'un homme qu'elle appelait « étourdi ou nul dans les
affaires, » et dont elle avait besoin auprès de Buonaparte? Cela
est possible. Mais quel langage ! quelle attitude ! Et comme ces
simples détails révèlent une âme agitée, extravagante, disposée
à l'intrigue, sans souci de la dignité des autres! Elle avait une
manie, une fièvre, un prurit d'écrire qui dénotait une activité
désordonnée. Aussi, que ne pense-t-elle pas? Que ne dit-elle
pas? Elle apprend le couronnement de Napoléon et elle écrit à
Gallo avec une ironie sauvage: « Mandez-moi les intentions de
l'auguste Empereur sur l'Italie; s'il daignera nous accepter
pour ses esclaves ou nous laisser dans notre obscurité el non
végéter sous la prospérité de ses modérées lois. Mandez-moi ce
que disent les autres puissances. Je me figure qu'un Gloina in
Excelsis Demonio sera le refrain général. Car il n'y a plus que
la vileté, et si le nouvel Empereur exigeait que ses deux
confrères empereurs vinssent tenir ses étriers durant que le
pauvre Pape le consacrera, ils le feraient. Je suis curieuse de
voir si quelque antiquaire retrouvera la Sainte Ampoule ou si
quelque hibou descendra du ciel en portant l'huile pour consa-
crer son confrère... Mais trêve aux mauvaises plaisanteries, effets
de l'inutile rage qui me dévore, et venons au fait ! On vous envoie
les nouvelles lettres de créance pour le nouveau Potentat.
Micheroux (1) voulait attendre la venue des siennes pour nous.
Mais on imprime, on grave « Roi d'Italie, » qui serait pour nous
bien cruel à digérer. En remettant ces lettres, nous voulons
autant éviter la bassesse d'être des premiers à acclamer un
usurpateur de la maison de Bourbon que faire des rodomontades
avec un homme puissant, redoutable, qui pourrait finir de nous
ruiner, chose que je suis cofivaincue quil finira par faire, mais
dont il faut lui ôter les occasions et prétextes. Je laisse à votre
jugement de trouver le juste milieu en n'écoutant que votre
raison, et non votre situation et les désagrémens de la place où
vous êtes. Informez-vou? bien exactement de tout, des vues, des
projets qu'a cette nouvelle Majesté. Nos souhaits sont de rester
(i) Le chevalier de Micheroux, négociateur de la convention de Foligno avant
le traité de Florence.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
tranquilles et de nous voir ôter le poids de cette armée fran-
çaise qui nous ruine, désole et corrompt nos provinces. Au reste,
que ce soit Louis XVIIl ou Napoléon P'" qui règne sur la
France, cela m'est égal, pourvu que cette France ait des limites
qui ne lui donnent pas l'entière prépondérance sur le reste de
l'Europe et que l'Italie ne reste pas sa province! Voilà mes
souhaits ! »
Elle ne peut dissimuler la fureur que lui cause le titre de
roi d'Italie pris par « le Corse. » Cela est bien dangereux avec
un homme aussi entreprenant. Que ne veut-il pas? Le voici
qui exige maintenant la liste des émigrés résidant à Kaples !
Elle se récrie et jure que, sauf les empoisonneurs et les faux
monnayeurs, elle ne lui livrera pas un chat ! « J'aimerais mieux
descendre du trône et quitter la couronne que, pour la con-
server, me faire le suppôt de la police de l'Empereur moderne! »
Elle se répand en violentes invectives contre celui qui a tué le
duc d'Englîien, parce que les troupes étaient attachées à ce
prince. Elle le croit capable de tout. « Qu'il nous laisse donc en
repos sans nous tourmenter ! Je ne cabalerai point contre lui et
même penserai aussi peu à lui que je pense à Tibère, à Néron, à
Caligula et autres semblables, mais qu'il me laisse en repos !
Jamais je ne serai ni l'amie, ni la vile adulatrice de l'homme
qui fait notre malheur! » Puis, comme effrayée de ce qu'elle
vient d'écrire : « Brûlez ma lettre ! Pensez qu'on est exposé à
tout avec un monstre vindicatif, ambitieux, furieux comme le
cher Empereur ! »
Celui-ci ne s'était pas laissé étourdir ou tromper par les pro-
testations de fidélité de la reine de Naples, et s'inquiétait peu de
ses récriminations. Il dédaignait une méthode devenue banale
chez elle et qui consistait à nier, à récriminer et à protester. Il
«connaissait sa faiblesse et sa fausseté. Tant que l'administration,
au lieu d'être franchement napolitaine, serait anglaise ou russe,
il n'y aurait de sa part aucune confiance et il prédisait de nou-
velles infortunes. Marie-Caroline avait reconnu le nouvel Empe-
reur, mais elle aurait voulu qu'il rentrât « dans les limites du
dernier roi massacré ; c'était l'unique moyen, disait-elle, de rester
avec sûreté et tranquillité sur son trône usurpé et de devenir
ainsi le pacificateur général. » Ce qu'elle n'accepte pas, c'est que
la Cour de Naples soit considérée officiellement comme « alliée
et confédérée de la France, » honneur dont elle ne veut ni pour le
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 401
présent ni pour l'avenir. Elle continue à prévoir mille maux.
(( Napoléon suit son plan, écrit-elle ; il trouve sa terreur facile :
l'Europe entière, égoïste, sans âme et les Français saltimbanques
qui ont tué ignominieusement le meilleur des rois, commis les
horreurs des Néron et des Caligula pour la soi-disant liberté,
renversé les trônes, les autels, toute autorité et propriété, pour
être, plus qu'ils ne l'ont jamais été, sous le joug. Aussi, suis-je
entièrement revenue de tout, de tout, de tout ! »
Maîtresse du pouvoir royal, elle ne se gênait pas pour appeler
chaque jour auprès d'elle le ministre anglais Elliot et lui
témoignait une confiance blessante et inquiétante pour la
France. Parfois, le Roi avait des velléités de ressaisir quelque
pouvoir, et enlre les deux époux éclataient des scènes violentes,
u honteuses, qui, suivant Alquier, déshonoreraient un ménage
bourgeois. » Acton n'était plus là pour rétablir la paix et
cela donnait lieu à de véritables scandales. Ferdinand IV
affectait cependant quelque dignité devant Elliot. Il disait
que « comme roi, comme Bourbon, comme homme intègre,
comme chrétien, — on voit qu'il se donnait toutes les qualités!
— il abhorrait les idées françaises et détestait les noms de tous
les meurtriers de son proche parent, et surtout de l'inique usur-
pateur de son trône. 11 laissait entendre que tout « en refusant
de déclarer la guerre à la France, car ce serait folie, » il aug-
mentait son armée et tous ses moyens de défense à Naples et à
Palerme, afin de n'être pas pris au dépourvu. Il était reconnais-
sant à l'Angleterre de ses subsides et l'assurait, par sa parole
d'honneur, de la fidélité de ses sentimens. C'était ce que pensait
aussi la Reine, et les deux souverains, poussés par l'Angle-
terre, dédaignaient les sages conseils de Napoléon, qui les invi-
tait à garder une neutralité loyale et à ne pas s'opposer à son
plaa : l'union des monarchies de race latine. Malgré les intérêts
immédiats de sa couronne, la Reine fulminait toujours. Elle
incriminait le général de Saint-Cyr et les autres officiers fran-
çais qui, suivant elle, montraient une avidité de vautours et se
jetaient sur le trésor de l'Etat. Elle répétait ses plaintes contre
l'Empereur, qui envoyait des reuforts à Naples et augmentait
leurs charges de SOOOO ducats par mois, sans compter les dé-
gâts faits par ces troupes. Elle craignait pour la sécurité de
Naples et de Gaëte. « Abandonnés de tous, trahis comme nous
le sommes, nous tomberons glorieusement et nous ajouterons
TOME m. — 1911. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES,
de nouvelles victimes à la longue liste de celles qu'il a sacrifiées
à son ambition... Je n'espère plus rien des moyens humains,
mais la main toute-puissante de Dieu existe, et j'espère qu'elle
s'abattra sur cet ennemi plus dangereux que Robespierre, que
son protecteur Barras et toute la bande! » Mais, hélas! l'Eu-
rope est lâche et veule. « Vienne est nettement gagnée... La
Prusse est toujours au plus offrant, et de bonne foi à personne.
Le Nord est annulé, l'Espagne et le Portugal de même, l'Italie
et la Suisse asservies! Voilà à peu près, dit-elle, le triste, mais
vrai tableau ! » Le 21 septembre, Talleyrand accusait à Alquier
réception d'une lettre du roi de Naples écrile à l'Empereur des
Français et invitait le chevalier de Medici, qui avait remplacé
Acton, à conseiller aux Russes de ne pas faire la moindre
démonstration en faveur des Napolitains, afin d'éviter le res-
sentiment qu'une telle condescendance inspirerait à la France.
Mais la Cour de Naples persistait à demander le retrait des
troupes françaises et une étincelle allait jaillir de ces deux
exigences, puis l'explosion fatale. Napoléon fit répondre par
Talleyrand que ses troupes étaient à Naples par sûreté et y
resteraient par prudence, tant que l'Angleterre inquiéterait
l'Italie par le voisinage de ses forces et tant que la Russie pa-
raîtrait vouloir se joindre à elle. La menace d'une guerre pro-
chaine se lisait entre les lignes, et Marie-Caroline ne s'y trompait
point. «Rien ne pourra nous sauver, écrivait-elle à Gallo,même
en faisant le gros dos et le marchepied à Sa Majesté Impériale. »
Tout en maudissant le despote, elle reconnaît son art vrai de
régner « tel qu'on devrait, dit-elle, envoyer tous les princes qui
doivent gouverner, un an ou deux, à l'école à Paris pour
apprendre comment on conduit , gouverne et impose aux
hommes. » Avec un chef comme Napoléon, tout était à re-
douter. Si les Napolitains rompaient avec les Anglais, la Sicile
était perdue et les Français seraient les maîtres. Qui empêcherait
ceux-ci de faire naître une révolte pour arrêter les souverains
de Naples et les envoyer prisonniers en France? La Reine
suppliait Gallo de trouver quelque procédé habile pour
détourner l'orage et gagner du temps.
« Achetez Talleyrand, écrivait-elle le 24 novembre 1804, que
les étrangers, hommes et femmes qui viennent ici assiirerit très
achetable (1). Et quoique, au premier moment, il ne peut rien sur
(1) Elle lui avait déjà fait remettre 300 000 ducats en 1798.
MARIE-CAROLINË REINE DE NAPLES. 403
la violence de Buonaparte, il sait l'amener à temps, le tourner.
Aussi parlez à ces Talleyrand à nous qui, s'ils ne sont point les
derniers des gueux, doivent se ressouvenir dé mes bienfaits, de
ma bêtise et bonhomie pour eux. Parlez à l'auguste Impéra-
trice, au premier Saltimbanque, son amant. Enfin tâchez de nous
sauver. Rappelez que jamais, axec des caractères comme nous,
par baïonnettes, on devient amis... Jespère que l'empereur des
Français, à force de facilités de conquêtes, s'en fatigue, pense à
jouir un peu de son extraordinaire bonheur, à vivre et laisser
vivre les autres. Pour l'auguste Beauharnais, impératrice, je
l'aime beaucoup mieux que son mari, la croyant bonne, et lui,
un démon pétri de méchanceté. Mais je préférerais écrire à lui
qu'à elle. A lui, le bien de ma patrie, le devoir, le désir de sau-
ver ma famille, mille motifs m'y obligeront. A elle, quoique la
préférantde beaucoup à lui moralement, je le croirais le comble
de la bassesse et ne le ferai jamais. » Puis, quelques jours
après, plus inquiète que jamais, elle ajoutait : « Peut-être me
ferai-je le monstrueux etîort d'écrire à l'Impératrice romaine?
Cela me coûte infiniment et je ne sais si j'en aurai le courage.
Plaignez-moi. Il est malheureux dans ce siècle d'être née avec
une àme et un cœur ! »
Elle déteste, elle exècre, elle maudit Alquier, qui a décou-
vert et percé toutes ses intrigues. Elle désirerait qu'on
lecartât de Naples. La colère de Marie-Caroline vient des
conditions imposées par l'Empereur et qu'Alquier a soutenues
devant elle et le prince royal, le 16 novembre. Quelles sont-
elles? (' Fermer les portes aux Anglais, chasser leur mission,
mettre l'embargo sur leurs propriétés, désarmer la Calabre et
les places fortes, renvoyer le ministre Elliot, enlever l'inspec-
tion de l'armée à M. de Damas et renoncer à toutes trames ou
intrigues contre la France. »
Le Roi et la Reine crurent bon, à la suite de cet ultimatum,
d'écrire directement à l'Empereur et de protester de leurs inten-
tions amicales, en le suppliant encore une fois d'éloigner les
troupes françaises de leurs Etats. Napoléon se décida à briser les
vitres et, le 2 janvier 1805, il répondit comme il savait répondre
quand il voulait être entendu. Au Roi, il dit simplement que
ses troupes ne quitteraient le royaume de Naples que lorsque
Malte serait évacuée par l'Angleterre et Corfou par la Russie.
Il ajoutait : « Que Votre Majesté ihé permette de le lui dire :
40i REVUE DES DEUX MONDES.
Elle est mal conseillée. Elle suit un système passionné et con-
traire aux intérêts de Sa Maison. Paris, Madrid et Vienne,
voilà les véritables appuis de Votre Majesté. Qu'elle repousse
les conseils perfides dont l'entoure l'Angleterre! Elle a conservé
son royaume sans aucune perte au milieu du bouleversement
de l'ordre social. Qu'elle ne risque point de le perdre, lorsque
l'ordre social sera rassis!... » Puis, se tournant vers la Reine, il
lui tient un langage plus hautain et plus explicite.
« Il m'est difficile, dit-il, de concilier les sentimens que
contient la lettre de Votre Majesté avec les projets hostiles que
l'on paraît nourrir à Naples. J'ai dans mes mains plusieurs
lettres de Votre Majesté qui ne laissent aucun doute sur ses
véritables intentions secrètes. » Et, la prenant à partie sur
un ton ironique comme s'il avait à tancer un enfant terrible, il
lui parle ainsi : « Quelle que soit la haine que Votre Majesté
paraît porter à la France, comment, après l'expérience qu'Elle
a faite, l'amour de son époux, de ses enfans, de sa famille, de
ses sujets ne lui conseille-t-il pas un peu plus de retenue et
une direction politique plus conforme à ses intérêts? Votre
Majesté, qui a un esprit si distingué entre les femmes, n'a-t-elle
donc pas pu se détacher des préventions de sa race et peut-elle
traiter les affaires de l'Etat comme les affaires du cœur? » On
ne pouvait être ni plus méprisant ni plus impertinent. Napo-
léon finissait par une menade sinistre qu'il soulignait lui-même :
« Que Votre Majesté écoute cette prophétie, quElle r écoute sans
impatience : à la première guerre dont Elle serait cause, Elle et
sa postérité auraient cessé de régner. Ses enfans errans men-
dieraient^ dans les différentes contrées de l'Europe, des secours
de leurs parens !.. . Je ne fais pas ma cour à Votre Majesté par
cette lettre ; elle sera désagréable pour Elle. Cependant, qu'Elle
y voie une preuve de mon estime. Ce n'est qu'à une personne
d'un caractère fort au-dessus du commun que je me donnerais
la peine d'écrire avec cette vérité. »
Telle était cette missive, la plus menaçante et la plus arro-
gante que Napoléon ait jamais écrite à un souverain. Elle exas-
péra Marie-Caroline qui écrivit à Gallo le 25 janvier 1805 :
« Vous ne vous représenterez jamais au vif la rage, le dés-
espoir que m'a causé la très insolente lettre du scélérat, mais
trop heureux Corse. Je voulais dans l'instant tout quitter, me
retirer, et étant femme, ne pouvant me venger sur le scélé-
-MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 405
rat, renoncer au monde et au gouvernement à jamais. Tous
mes vieux et bien peu d'amis, mes enfans, tous ont parlé,
pleuré, prêché, qu'un infâme pareil ne pouvait m'offenser.
Enfin, ils m'en ont, et de tant de manières, tant dit, qu'unis à
la religion, ils m'ont calmée et fait écrire une lettre qui m'a
excessivement coûté. »
Dans cette lettre du même jour à Napoléon, la Reine niait
avoir jamais eu de la haine contre la France. Celle qu'elle
avait pu exprimer ne s'adressait qu'au gouvernement républi-
cain « dont les atrocités, les spoliations et l'instabilité n'étaient,
disait-elle, qu'un sujet de crainte pour toutes les puissances... ce
que Votre Majesté, disait-elle finement, ne peut mal interpréter,
puisqu'Elle a été la première à en reconnaître les innombrables
inconvéniens et à remplacer le gouvernement défectueux par
un gouvernement plus analogue et adaptable à la France. » Si
le Roi avait sollicité l'intervention de la Russie auprès du gou-
vernement français, c'était pour délivrer Naples du fardeau des
troupes françaises, et leur neutralité réciproque permettait cette
démarche. La Reine affirmait qu'elle n'était pour rien dans l'ar-
rivée des Russes à Corfou. Si elle gardait de bonnes relations
avec les Anglais, c'est que sans eux la pèche et le commerce de
ses Etats seraient perdus. Les rassemblemens de troupes dont
l'Empereur se plaignait n'avaient eu lieu que pour former un
cordon sanitaire destiné à éviter la maladie contagieuse qui
désolait alors Livourne. Enfin, pour le départ d'EUiot, c'était
avec l'Angleterre que cette question devait être traitée, puisque
Elliot était sujet anglais, homme public et accrédité par son
pays. Elle terminait sa réponse par l'affirmation d'une franchise
et d'une loyauté qu'elle espérait trouver dans l'Empereur lui-
même.
La Reine écrivait en même temps à Gallo : « La menace de
mes enfans mendiaàt le pain, et digne d'un crocheteur comme
Buonaparte, ne s'oublie pas de ma part et me fera prendre mes
efficaces mesures pour les mettre à l'abri. Enfin, le tout est un
composé d'insolences. Mais il faut endormir, assouplir le lion
pour lui rogner les ongles. Tal servo, tal padrone. Alquier, de
son côté, chante dans le même ton... Il me présenta la lettre de
l'Empereur, que, par un vrai bonheur et coup de la divine Pro-
vidence, je n'ouvris pas en sa présence. Car Dieu sait quel en
aurait été l'effet, et l'ambassadeur de l'Empereur des Français
■i06 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a ainsi pas vu l'efTet que cette lettre m'a produit! A peine
parti, je l'ai ouverte et ai manqué d'en mourir. Le persiflage,
la menace que ce Buonaparte, dont j'ai vu et suivi de près
toute l'histoire, se permet envers moi, fille de Marie-Thérèse,
a manqué me tuer. J'ai tâché depuis de me calmer et de vouer
au mépris et à sa juste valeur la lettre et celui qui l'a com-
posée. »
Elle s'est demandé d'abord si elle répondrait, puis a fait
deux ou trois brouillons et a fini par écrire une lettre, « dont la
modération étonnera Gallo, dit-elle, mais cela est nécessaire dans
l'intérêt de ses sujets. Si l'intention de Napoléon a été de me
pousser à bout, c'est fait depuis longtemps; si c'est pour m'avilir
ou m'intimider, il se trompe fort, car ce n'est pas une âme
comme la mienne qu'on intimide ou qu'on avilit. » Il est de fait
que sa réponse, toute modérée qu'elle soit, n'est pas d'une
femme intimidée, ni qui entend changer de conduite. Elle le
prouve encore en hésitant à reconnaître Napoléon comme roi
d'Italie et elle veut savoir par Gallo ce qu'il entend par ce titre
et quelles seront les bornes de ce royaume. » Nous périrons
écrasés par la violence, dit-elle, mais nous périrons avec honneur,
et en nous opposant à l'exécution de ses desseins par tous les
moyens qui sont en notre pouvoir. »
Napoléon insiste, le 24 février, sur le renvoi du général de
Damas et écrit encore à la Reine, mais sur un ton moins mena-
çant, tout en lui faisant comprendre qu'il connaît ses actes et
ses plus secrètes pensées. Il lui dit que si tout est variable dans
les sentimens humains, « les règles d'une véritable politique
sont les seules choses qui ne changent jamais. Toutes les per-
sonnes qui viennent de Naples, remarque-t-il, s'accordent à
dire que Votre Majesté ne dissimule pas la haine qu'elle porte
à la France... La modération et la justice qu'Elle veut bien
voir dans mon administration n'ont' pas réussi à me concilier
entièrement son amitié. Elle me juge sans doute assez bien
pour croire que je ne suis pas surpris de ses dispositions et
que la seule chose qui m'étonne, c'est de reconnaître tous les
jours qu'une Heine^ qui a souvent régné avec succès, ne sait
pas que le malheur attaché à la condition des Rois est d'avoir
à dissimuler fréquehlment des sentimens que, siinples partie
ôuliers, ils auraient le plus de peine à maîtriser. Tout ce que
m'a dit M. de Gallo me fait concevoir l'espérance que Votre
BlAlUE-GAROLIÎsE REINE DE INAPLES.
40'
Majesté prendra d'autres sentimens à notre égard; si je puis
un jour me vanter d'avoir obtenu ce changement, ce sera une
conquête que je tiendrai à honneur, soit par l'estime particulière
que je fais de votre personne, soit par le chemin qu'il aura
fallu regagner dans votre cœur, qui ne peut cependant être
entièrement fermé à une nation dont vous aimez la langue et
la littérature, et dont vous avez souvent prisé l'amabilité. »
L'Empereur ajoute qu'il maintiendra ses troupes dans les Etats
de Naples, en vertu du traité de Florence. Il regrette le patronage
de la Russie sur ce royaume, car il lui sera plus funeste que la
Révolution même. 11 plaint la Reine d'attirer les orages, au lieu
de les conjurer, et de ruiner son peuple pour soulever avec effort
un grain de sable à jeter dans la balance du monde. « Votre
Majesté trouvera sans doute, dit-il en terminant, que ma lettre
est pleine de sermons : peut-être même y verra-t-elle des choses
désagréables pour Elle; mais il lui sera impossible de ne pas
reconnaître que, dans mon impartialité et dans la position où je
suis, je n'ai d'autre but que sa tranquillité personnelle, celle de
sa famille et le repos de son peuple. »
Le 13 mars, Marie-Caroline répond à Napoléon que ce
qu'elle a écrit dans un moment de vivacité ne peut être consi-
déré comme une correspondance politique et réfléchie. Elle
promet pour l'avenir une conduite qui ne justifiera aucun sujet
de plainte. Elle nie tout armement sérieux, toute menace et
toute pensée hostiles. Elle a éloigné, comme il le voulait, le
général de Damas qui, cependant, était un officier sans reproches.
Elle ne souhaite que la bonne intelligence et l'harmonie entre
leurs Etats, mais, en même temps, le départ de troupes qui
sont une oppression pour le royaume. Si l'on s'en tenait aux
termes de cette lettre, on croirait à sa franchise ; mais, pendant
que la Reine protestait de sa neutralité et de son amitié pour
la France, elle continuait à armer et à s'entendre avec l'Angle-
terre. La Russie envoie alors à Naples le général de Lascy,
désigné pour commander les troupes de Corfou. L'Angleterre
et la Russie signent en même temps un traité contre l'Empire
français. Napoléon vient se faire couronner roi d'Italie à Milan,
et le roi de Naples consent enfin à le reconnaître tel, mais il
persiste à correspondre avec Malte et Corfou. Talleyrand, sur
l'ordre de l'Empereur, insiste pour réclamer la neutralité de
Naples, dont la conduite oblique soulève des inquiétudes.
408 REVUE DES DEUX MONDES.
<( Vous me dites, répond Marie-Caroline à Gallo, le 4 juin,
que l'Empereur est très irrité contre nous. J'en suis fâchée.
// nen a aucun motif. C'est une grande faiblesse pour un
homme comme lui d'être sensible à ce que Ton dit contre lui,
souvent exagéré par la méchanceté. Je ne parle pas contre
lui; je le crois inutile et dangereux. Je dis aussi, dans toutes
les occasions, qu'il est un grand et heureux homme. Je le
cite comme notre modèle dans toutes les branches du gou-
vernement et je crois que tous les princes le devraient étu-
dier et imiter. » Mais elle ne peut lui pardonner ses acquisi-
tions journalières en Italie, ni sa lettre insolente et menaçante,
ni les violences de ses généraux, ni l'ordre de renvoyer un
ministre aussi estimé qu'Elliot « sous le spécieux prétexte
qu'il est Anglais, )> ni le désarmement de ses milices. « Appe-
lez-vous cela amitié ou oppression? s'écrie-t-elle. Et quel sen-
timent cela doit-il éveiller en nous, ou de la sujétion et de
l'avilissement, ou de la rage concentrée et le désir de nous en
délivrer? »
La rage concentrée, c'est bien l'impression que nous donne
la lecture des lettres de Marie-Caroline. Ce qu'elle écrit à Gallo,
elle le disait, — quoiqu'elle affirme le contraire, — à qui voulait
l'entendre, et ses paroles violentes, acrimonieuses, impru-
dentes étaient répétées partout. Elle maudissait « l'enragé Em-
pereur, le Corse enragé, le Veau d'or, devant lequel chacun
pliait le genou, le Buonaparte insolent et furieux, ce moderne
Attila, ce Tamerlan, ce Gengis-Khan, cet animal féroce, » dont
il fallait calmer le ressentiment, en reconnaissant comme roi
d'Italie « ce parvenu Majesté! » Elle repousse l'accusation infâme
de vouloir faire massacrer l'armée française en Fouille. « C'est,
dit-elle avec ironie, une idée de Jaffa et des hôpitaux du Pô,
mais ce n'est pas ma manière, ni ma morale. Car, si elle n'était
pas ce qu'elle est et sera toute sa vie, Sa Majesté Buonapartienne
aurait depuis longtemps fini de tourmenter le monde, et malgré
Mameloucks et Fouché, etc., sans machine infernale ni pareille
bêtise, je l'aurais mis sous terre !... » Mais elle aime mieux
être victime que d'avoir des remords. « Ainsi, pour moi, con-
clut-elle je ne ferais tuer ni empoisonner personne. » Cepen-
dant, elle a fait, après l'échec de la République parthénopéenne,
tuer, pendre, brûler, égorger ses ennemis à Naples ou ceux
qu'elle croyait tels, mais elle n'a aucun remords, car elle a tout
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 409
oublié. Elle vit « avec une fermeté et tranquillité d'âme dont
le Corse ne jouira jamais ! »
Si elle garde en rade un vaisseau anglais, c'est pour sauver
sa famille, au moins une partie. La corruption du pays, la fin
déplorable du duc d'Enghien, la haine prononcée contre eux
rend cette station précieuse et elle se méfie de « Sa Majesté
Corsaire » qui l'a menacée de lui faire demander l'aumône
avec ses enfans. Gallo l'engage à moins parler, à moins s'irriter.
« Pour mes sarcasmes et paroles, répond-elle, assurez l'Empereur
des Gaules que je ne proférerai plus son sacré nom ni en bien
ni en mal, et quand les voyageurs étrangers me raconteront
une foule d'anecdotes, plus ridicules les unes que les autres, je
me tairai... » Vaines promesses! Sa fougue, sa violence natu-
relles l'emporteront et elle prononcera contre Napoléon des
paroles irréparables. Quoiqu'elle ait juré « de ne jamais desserrer
les dents sur sa sacrée person7ie, » elle ne résistera pas au plaisir
de le mordre et de le déchirer à l'occasion. Et cependant, elle
vante son sang-froid et elle se défend d'être « une énergumène
enragée. »
Elle sait qu'Alquier a exigé le départ du cardinal Ruffo, du
prince de Castelcicala, du prince de Luzzi, ses ministres. Le
Roi fera ce qu'il voudra. Elle lui remettra les correspondances
et ses notes. Il les lira ou en fera des papillotes... « Assurez
bien à votre Empereur de nouvelle fabrique que moi qui suis
de vieille fabrique, j'ai de l'honneur et de l'àme ; que le seul
désir du bien du Roi, de mes enfans, de l'Etat me tient au
cœur; que je n'ai ni haine, ni rage, mais que, dégoûtée de tout,
je lui cède le champ de bataille ! » Elle y demeure encore,
malgré ses protestations, et Talleyrand lui fait dire que Napo-
léon en a assez de ses armemens secrets, de ses préparatifs et de
ses critiques, et qu'elle a tort de fermer les yeux sur l'abîme
creusé par elle-même sous son trône. La nature vient joindre
ses violences aux menaces de guerre qui s'élèvent contre Naples.
Un tremblement de terre efi'royable renverse huit cents maisons
et quarante églises. Le château de Caserte est presque en ruines;
la famille royale a dû fuir le Palais. Les habitans passent les
jours et les nuits sur les places publiques et dans les chemins
voisins de la ville. Quel mal nouveau pourra donc s'ajouter à
tous les maux dont le ciel accable cet infortuné pays? La Reine
proteste de sa neutralité absolue, mais réclame toujours le départ
410 REVUE DES DEUX MONDES.
des troupes françaises, affirmant que les Russes et les Anglais
ont juré de respecter sa neutralité et de ne pas lui offrir ou
imposer un seul soldat.
C'était le moment où Napoléon comptait sur les succès des
amiraux Ganteaume et Villeneuve, et du camp même de Bou-
logne menaçait l'Autriche de lui prendre Vienne, si elle ne
relirait ses troupes d'Italie, puis signait un traité d'alliance avec
la Bavière. 11 informait en même temps, à la date du 23 août 1803,
le maréchal Berthier que le général Saint-Gyr recevrait proha-
blement dans lanuit l'ordre de marcher sur Naples et de prendre
possession de ce royaume. 11 ne consentirait à épargner la
monarchie que si elle cbnfiait le commandement de ses troupes
à un officier français, licenciait les milices, prenait des ministres
modérés et tenant aux meilleures familles napolitaines. Sinon,
non.
Alquier continue à dénoncer la Reine et affirme qu'elle est la
cause de tout le mal. Grâce à elle, la Cour est trop engagée avec
ses alliés, russes et anglais, pour abandonner ses préparatifs et
modifier son système. En effet, un traité secret d'alliance entre
Naples et la Russie pour libérer le royaume de l'oppression qui
l'accable est signé, sans que le marquis de Gallo en sache le
moindre mot. Les Russes espéraient entraîner les Napolitains
contre la France pour une diversion éventuelle et forcer les
opérations des Autrichiens dans le Nord de l'Italie. Et pendant
ce temps, Gallo, confiant dans la déclaration de la Cour, signait
le traité de neutralité avec la France, sans autre engagement
apparent que celui d'observer et de défendre la dite neutralité
contre toute offense et de ne donner accès dans le royaume ni
à des troupes, ni à des flottes d'aucune puissance belligérante.
Napoléon y fit ajouter deux autres conditions : ne jamais recon-
naître aux Anglais la souveraineté de Malte et interdire l'entrée
du royaume à Acton. Gallo informait, le 21 septembre 1805,
Marie-Caroline de cet acte important par lequel la famille
royale et l'Etat lui paraissaient sauvés.
Cependant la Reine considérait qu'il n'y avait pas tant à se
réjouir et elle suppliait Gallo d'employer « le vert et le sec »
pour obtenir le départ des Français. Suivant elle, après l'échec
de sa descente en l'Angeterre, Buonaparte jouait son va-tout.
Trois ou quatre succès de ses adversaires, et sa fortune était finie.
« Dieu veuille nous aider, disait-elle. En cas de violation de
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 411
mon droit, je me défendrai en désespérée et tâcherai de périr
avec le reste du royaume. »
Gallo répondait à ses désirs en lui apprenant que, moyen-
nant l'acceptation des conditions imposées par FEnipereur, les
troupes françaises allaient évacuer les Etats de Naples. Ce traité,
fidèlement observé par le Roi et la Reine, eût pu sauver le
royaume; mais comme les souverains qui ne croyaient pas au
triomphe de Napoléon sur la coalition nouvelle, avaient traité
secrètement par leurs ministres Circello et Luzzi avec les enne-
mis de l'Empire, leur chute n'était plus qu'une question de
temps. Une pareille duplicité devait être châtiée.
Bientôt en effet la nouvelle des victoires de Napoléon arrive
à Naples. « Nous sommes, écrit la Reine, extrêmement affligés
des succès inouïs remportés sur le Rhin et en Allemagne.
L'Italie a été évacuée par les armées autrichiennes. Cela nous
fait trembler. Les. Russes sont partis de Gorfou depuis le
23 octobre. Nous craignons qu'ils ne viennent. Nous n'avons
aucune force à leur opposer, parce que nous avons été an-
nihilés par la violence française, et les Russes, de leur côté, ne
savent où aller... Le corps russe et anglais est si peu de chose
qu'il paraît fait exprès pour nous compromettre et ne point nous
sauver. » Le 30 décembre, elle s'attend à tout et elle a encore
recours à Gallo pour le prier » daller trouver l'Empereur de
l'Europe entière et faire la paix, ou pour mieux dire, assurer,
consolider notre bonne harmonie, parce que nous n'avons
jamais été en guerre. » En guerre ouverte, non; mais en état
secret d'hostilité, cela était indiscutable. La neutralité promise
avait été audacieusement violée. Les Anglais avaient acheté
2 000 chevaux à Naples et le général de Damas était revenu
prendre le commandement de l'armée napolitaine. L'escadre et
lus transports russes avaient été admis à Messine. Les Anglais
avaient débarqué à Castellamare et les Russes à Naples, où
Marie-Caroline leur avait fait le plus flatteur accueil. Alquier
accusait formellement la Reine d'avoir poussé son gendre, l'Em-
pereur d'Autriche, à la guerre. Enfin, d'accord avec les Anglais
et les Russes, les troupes napolitaines s'étaient portées vers la
frontière des Etats romains. C'était la dernière faute ei la Reine
la commit, aussi bien par sa haine contre Napoléon que par la
plus folle étourderie.
L'Empereur, au lendemain d'Austerlitz, avisé de toutes ces
t
412 REVUE DES DEUX MOî<DES.
d'émarches, donna à Gouvion Saint-Cyr l'ordre formel de chasser
de Naples les Russes et les Anglais. Le 14 décembre, il manda à
Talleyrand qui préparait les conditions de la paix avec l'Au-
Iriclie, en négociant à Brûnn, Vienne et Presbourg, de ne point
parler de Naples et d'en finir au plus tôt avec la Prusse qui ne
se mêlerait point des affaires d'Italie, reconnaîtrait le Tyrol à la
Bavière et contracterait, moyennant le Hanovre, avec la France
toute espèce d'alliance voulue. « Une fois tranquille sur la
Prusse, disait-il, il n'est plus question de Naples. Je ne veux
point que l'Empereur s'en mêle et je veux enfin châtier cette
coquine! »
Le 23 décembre, accentuant son langage, Napoléon écrivait
à Talleyrand au sujet du traité de paix prêt à être signé : « Je
vous recommande expressément de ne point parler de Naples.
Les outrages de cette reine redoublent à tous les courriers.
Vous savez comment je me suis conduit avec elle et je serais
trop lâche si je pardonnais des excès aussi infâmes envers le
peuple. Il faut qu'elle ait cessé de régner. Que je n'en entende
point parler absolument ! Quoi qu'il arrive, mon ordre est
précis : n'en parlez pas ! »
Le 26 décembre, l'Empereur fait insérer au Moniteur ce ter-
rible Bulletin : « Le général Saint-Cyr marche à grandes jour-
nées sur Naples pour punir la trahison de la Reine et précipiter
du trône cette femme criminelle qui, avec tant d'impudeur, a
violé tout ce qui est sacré parmi les hommes. On a voulu inter-
céder pour elle auprès de l'Empereur. Il a répondu : « Les hos-
tilités dussent-elles recommencer et la nation soutenir une
guerre de trente ans, une si atroce perfidie ne peut être par-
donnée! La Reine de Naples a cessé de régner. Ce dernier crime
a rempli sa destinée. Qu'elle aille à Londres augmenter le nombre
des intrigans et former un comité d'encre sympathique avec
Drake, Spencer, Smith, Taylor, V\^ickham! Elle pourra y appeler,
si elle le juge convenable, le baron d'Armfeldt, MM. de Fersen,
d'Antraigues et le moine Morus ! » Napoléon énumérait tous
ceux qui, de près ou de loin, s'étaient acharnés contre lui et
avaient ourdi des intrigues ou des complots pour essayer de le
renverser. Il montrait en même temps leur impuissance et
châtiait une reine orgueilleuse en la confondant avec des folli-
culaires, ses pires ennemis. Décidé à arracher pour toujours les
Oeux-Siciles aux Anglais, ayant condamné les Bourbons de
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 413
Naples comme les autres Bourbons, résolu à unir étroitement
la France, l'Italie et l'Espagne, il voulait placer sur le trône
napolitain son frère aîné Joseph qu'il croyait pouvoir diriger à
son gré. Et c'est pourquoi, le 31 décembre, il lui manda impé-
rativement : « Mon intention est de m'emparer du royaume de
Naples. Le maréchal Masséna et le général Saint-Cyr sont en
marche avec deux corps d'armée sur ce royaume. Je vous ai
nommé mon lieutenant, commandant en chef de l'armée de
Naples. Partez quarante heures après la réception de cette
lettre pour vous rendre à Rome et que votre première dépêche
m'apprenne votre entrée à Naples et que vous en avez chassé
une Cour perfide et rangé cette portion de l'Italie sous mes
lois ! »
A peine les Anglo-Russes eurent-ils appris la marche des
Français qu'ils décidèrent de se rembarquer en abandonnant le
roi et la reine de Naples à leur triste sort, afin de conserver
pour leurs souverains des troupes qui, en de meilleures occasions,
« pourraient leur rendre de plus grands services. » Peu impor-
tait aux alliés que la situation de la famille royale fût désespérée ;
leur propre salut leur paraissait préférable à tout et ils ne tenaient
aucun compte des réclamations et des doléances de la Cour
napolitaine.
C'est alors que Marie-Caroline écrit elle-même à Napoléon
cette lettre que lui porte son messager, le cardinal Ruffo :
« Victimes de la politique la plus égoïste et perfide, entraî-
nés forcément et abandonnés dans l'abîme par de soi-disant amis
et alliés, le bandeau, dont ils nous ont si longtemps aveuglés, 7noi
particulier eiiient ^ vient d'être enfin déchiré et pour toujours...
Revenue de l'aveuglement où j'étais emportée par un zèle
et un amour du bien mal calculés et irréfléchis et dont la plus
forte inimitié fut la suite, c'est en cessant d'être l'ennemie de
Votre Majesté Impériale et Royale, que j'en appelle à sa généro-
sité et que j'y compte. C'est comme épouse, doublement comme
mère de mes enfans et de mes sujets victimes avec moi de ma
confiance aveugle en des alliés égoïstes, et ne cherchant point
à déguiser la vérité, mais avouant les fautes que m'a fait com-
mettre cet aveuglement, fautes où je n'ai été entraînée que par
l'amour du bien et la persuasion de le faire, mais que je veux
réparer; c'est à tant de titres, dis-je, que je ne rougis point et
me fais gloire de prier et demander à Votre Majesté Impériale
414 REVUE DES DEUX MONDES,
et Royale l'oubU du passé et de posey ie3 bases d'uoe liaison
sincèTe et durable qui doivent enfin remplacer l'inimitié mutuelle
qui a trop longtemps existé entre nous, bases qui seront sacrées
pour moi, puisqu'elles seront fondées sur la reconnaissance et
r admiration. »
Peine perdue! Démarche inutile! Napoléon avait prescrit de
ne point recevoir le cardinal Ruilo, de ne rien entendre et d'en
finir une fois pour toutes avec une Cour perfide. Le cardinal
Fescli s'était permis d'appuyer la mission de Kuffo. Napoléon
rembarra ainsi son oncle: « Je trouve bien petites et bien pué-
riles toutes vos réflexions sur le cardinal Ruflo. Vous êtes à
Rome comme une femme. Vous avez eu tort de conseiller à ce
cardinal de se rendre à Paris. Ne vous mêlez point de choses
que vous n'entendez pas ! »
C'est en vain que la Reine supplie Galio de les tirer du
malheur où de méchans amis les ont entraînés, de mettre son
esprit et ses talens à la torture pour réussir à les sauver. Gallo,
qui a été trompé par elle, ne peut plus rien. On lui avait confié,
depuis le mois de décembre 1801, l'ambassade de Naples à
Paris. Il avait, pendant plus de trois ans, négocié avec Talley-
rand un traité de neutralité des plus délicats et, au moment où
il croyait avoir évité au royaume une ruine fatale, il apprenait
que Ferdinand IV avait signé avec EUiot et Tatitscheff un acte
secret qui les jetait dans une coalition nouvelle contre l'Em-
pire. Devant un tel procédé, il s'était considéré comme libre
désormais de tout engagement envers la dynastie napolitaine.
Alors Marie-Caroline se voit perdue. Elle a lu le Monitetir
où Napoléon veut la confondre avec de vulgaires conspirateurs.
« Celle guerre, dit-elle, est indigne d'un grand souverain et
n'emploie que des moyens révolutionnaires... Pour les infâmes
épithètes, il me suffit dans mon cœur de ne point les mériter,
J'ai six enfans vivans de dix-huit que j'ai eu le malheur de
mettre au monde. Je laisse à eux de me juger comme je suis
mère pour eux ! Je pourrais très bien avec esprit et piquante
vérité continuer cette guerre de plume, mais je trouve ce moyen
indigne et peu fait pour les personnes supérieures bien pen-
santes. »
Mais il est trop tard pour se plaindre et pour récriminer
comme pour agir. L'abdication même ne suffit plus. Le sacri-
fice que le Roi et la Reine offrent eux-mêmes de leur couronne
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES. 415
n'est pas accepté. Ecoutez les derniers cris de Marie-Caroline :
« C^est une coquinerie de plus dans le règne de Buonaparte que
celui de nous chasser, sans avoir fait la guerre ni rien ! Mais ne
croyez pas que je sois la dupe. C'est un parti pris depuis long-
temps d'avoir toute l'Italie. Si les Anglo-Russes n'étaient pas
venus, il aurait pris un autre prétexte... A peine arrivée en
Sicile, je ferai un Specie Fatti que j'imprimerai et qui ne sera
pas l'éloge de Buonaparte... J'ignore ce que le maître du monde
a décidé de notre sort. L'empereur François et ma fille m'écrivent
épouvantés tous les deux, me conjurant de penser à ma sûreté.
Que croire de cela? Fera-t-il de moi le pendant du duc d'En-
ghien? C'est bien m'honorer, et ce ne serait pas le plus grand
de ses triomphes !
« Enfin je m'attends atout; mais j'ai la tranquillité de n'avoir
rien à me reprocher. Ma haine contre un usurpateur était
juste. Je la partage avec bien du monde. La seule difl'érence est
que je l'ai imprimée et que d'autres la cachent 1 »
Ainsi parlait la Reine dans sa dernière lettre à Gallo le
26 janvier 1806. A ses doléances, à ses reproches, à ses colères
Napoléon ne répondit que par cette sentence irrévocable, signi-
fiée par lui à son armée, à la France, à l'Europe entière : « La
dynastie de Naples a cessé de régner! »
Henri Welschinger.
L'ŒIL ET LA MAIN
DE
M. INGRES
A LA GALERIE GEORGES PETIT
Un soir, M. et M"* Ingres s'étaient rendus, en grande céré-
monie, à une réception officielle. M. Ingres avait composé lui-
même la toilette de sa femme, je veux dire la première, née
Chapelle, celle dont on voit, en ce moment, à la galerie Georges
Petit, le portrait ébauché sous le n^ 23. Il l'avait composée
sans doute selon une de ces harmonies cacophoniques dont il
avait le secret: peut-être y avait-il suscité des bleus comme le
bleu de la Vierge à r Hostie, en bataille contre un de ces gro-
seilles lilas, comme le lilas de M""" Gonse, et avait-il cru tout
concilier en reverdissant le tout de l'éclat légumier qu'on s'épou-
vante d'apercevoir dans \ Odalisque à r esclave. Toujours est-il
que, si peu regardant qu'on fût alors au^K couleurs des toilettes,
l'effet fut désastreux. On s'ébahissait, on chuchotait, on se
retournait, on prenait note de ces couleurs à ne pas mettre
ensemble. M. Ingres allant et venant dans les groupes, assez
bien dissimulé à cause de sa petite taille, entendait tout. Il s'ap-
procha vivement de sa femme et lui dit : « Partons ! — Pourquoi
donc? — Partons, partons! Tu es mise de façon ridicule... Tu
ressembles à un perroquet... Tout le monde s'en aperçoit. Nous
allons être la fable de Paris. » Et ils s'en allèrent, elle digne et
l'œil et la main de m. INGRES. 417
muette, lui tout en gestes et en interjections, se secouant
comme chien mouillé. Mais lorsqu'ils furent dans l'escalier et
qu'il se lamentait sur ia comparaison qu'on ferait de sa femme
et des autres belles dames et d'être la cause involontaire de cet
échec, elle se redressa, superbe, et dit: «. Ces dames peuvent dire
ce qu'elles voudront : je suis tout de même Madame Ingres. »
Ce trait qui me fut conté par un témoin, non de la scène,
mais du récit qu'en fit M™' Ingres elle-même, quelques jours
après, dans l'intimité, revient à la mémoire quand on sort de la
galerie Georges Petit, où l'on fait en ce moment une exposition
rétrospective de l'irascible maître. On se dit : Voilà certes de la
peinture souvent bien plate, bien lisse, parfois bien désagréable,
des tons ou bien sourds ou bien criards, qui ne chantent pas,
beaucoup de couleurs et peu de couleur, une pauvreté d'ima-
gination à faire pitié à des concours pour le Prix de Rome, plus
d'une composition déclamatoire et vide. Sans doute, M. Ingres
paraît dans ses scènes religieuses ce qu'il se défendait d'être
« le singe de Raphaël, » et dans ses scènes pseudo-antiques, il
est bien comme, disait Préault, « un Chinois égaré dans les
ruines d'Athènes. » Oui, tout cela est vrai, — et pourtant c'est
tout de même Monsieur Ingres.
C'est que, malgré tous ses défauts et en dépit de son inca-
pacité radicale à percevoir presque tout ce qui fait la joie des
yeux dans la Nature, ce diable d'homme a su, plus fortement
que personne, exprimer le peu qu'il percevait. Comme l'a très
bien démêlé le regard pénétrant d'Eugène Delacroix, l'œuvre de
M. Ingres c'est « la complète expression d'une intelligence in-
complète. » Il est allé jusqu'au bout de son talent, jusqu'au bout
de ses forces : ce qui est rare parmi les hommes. Il avait peu,
mais il a tout donné : ce qui est d'un bel exemple et qui com-
mande le respect. Ses erreurs sont d'une bonne foi entière,
venant toutes de l'étroitesse de son esprit et nullement d'une
défaillance du cœur, d'une complaisance envers le monde, d'un
désir de gloire ou d'argent. Il mettait sur sa toile ses bleus et
ses roses avec autant de sérénité qu'un Rotocudos se plante un
disque sur la lèvre. Il trouvait cela beau. Les vérités de son
dessin ont la même simplicité, franche, hardie et ne sont mêlées
d'aucun scrupule, ni détour aimable : son crayon lançait unirait
comme un arc lance une flèche...
Un tel caractère est rare, un tel exemple est utile, et
TOME III — 1911 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Henry Lapauze a été bien inspiré, en organisant, pour notre
enseignement, cette exposition, où l'on peut voir plusieurs ta-
bleaux et un grand nombre débauches et de dessins qui n'avaient
jamais, jusqu'ici, paru au grand jour. M. Lapauze n'a rien dis-
simulé de son maître, et avec une belle intrépidité, il nous
montre aussi bien les pastiches de Raphaël, comme le Vœu de
Louis XIII, que la caricature du génie grec comme cette Thétis
que son énorme drôlerie seule parvient à sauver de l'indiffé-
rence ou de l'ennui. Il les montre aussi bien que les admirables
portraits de INP^ de Senonnes, de M™* de Tournon, de Bartolini,
de M. Mole, et que les dessins plus admirables encore, égalés
seulement par ceux d'Holbein. En même temps, en un volume
abondamment fourni de reproductions, il remet, sous nos yeux,
les dessins ou études qui n'ont pu être exposés. L'œuvre d'Ingres
entier, ou presque tout entier, est, là, reproduit, et, maintes
fois, le trait de l'étude est confronté avec le trait définitif. On
peut donc se faire une idée totale du maître.
On saisit là, sur le vif, deux choses : l'acuité de son œil et
l'adresse de sa main, c'est-à-dire ce que son œil démêlait de la
nature et comment sa main rendait ce que son œil avait démêlé.
Par ailleurs, M. Ingres nous est bien connu. Les témoignages
nombreux, immédiats et concordans qu'ont laissés de lui ses
disciples, les Amaury Duval, les Flandrin, les Odier, les Janmot,
confirment de tout point ce que son œuvre nous suggère. Nous
voyons, dans ses enseignemens comme dans ses tableaux et sa
vie, se produire deux phénomènes fort curieux. Le premier est
une complète incapacité de jouir des belles couleurs, chez un
homme au plus haut point sensible aux moindres modulations
de la ligne. Le second est l'obstination d'un réaliste dénué
d'imagination à imaginer des scènes irréelles, à laisser, là, ce
qui le sauve et à poursuivre ce qui le perd.
Ces deux phénomènes ne sont pas uniques dans l'histoire de
l'art : je ne crois pas, au moins dans l'art français, qu'il en soit
un exemple plus saisissant que M. Ingres.
I
Sensible à la beauté des formes, nul ne l'a été plus que lui.
Tous ses actes, toutes ses paroles, tous ses gestes semblent, tout
le long de sa longue vie, s'enchaîner pour célébrer ce culte du
l'œil et la main de m. INGRES. 419
« beau formel » ^q un rite parfois bizarre, mais fervent et tout
spontané. Je ne dis pas que d'autres ne l'aient pas mieux
exprimé : il l'a ressenti autant que personne. « Regardez cela,
s"écriait-il en montrant à ses élèves le modèle vivant, regardez
cela! c'est comme les anciens et les anciens sont comme cela.
C'est un bronze antique. Les anciens, eux, n'ont pas corrigé
leurs modèles; j'entends par la qu'ils ne les ont pas dénaturés...
Aimez le vrai parce qu'il est aussi le beau si vous savez le
discerner et le sentir. Faisons-nous des yeux qui voient bien, qui
voient avec sagacité. Si vous voulez voir cette jambe laide, je
sais bien qu'il y aura matière, mais je vous dirai : prenez mes
ijeux et vous la trouverez belle!... » Et il ne pouvait se tenir
d'exprimer son enthousiasme devant le modèle. « Si vous saviez
tous les cris d'admiration qu'il pousse quand je travaille chez
lui, disait une jeune fille qui posait pour M. Ingres, j'en deviens
toute honteuse. Et quand je m'en vais, il me reconduit jusqu'à
la porte et me dit : « Adieu, ma belle enfant, » et me baise la
main... » De même, en face des Stanze. « Je cours aux Raphaël
comme le chat court à sa proie, » disait-il.
Une pareille sensualité du goût pour les belles lignes harmo-
nieuses, pour la « santé de la forme, » ne va pas sans une égale
SoufTrance devant la laideur. Amaury Duval raconte qu'à Rome
un mendiant avait élu domicile sur la route de Tivoli, et im-
plorait la charité en étalant d'horribles plaies aux yeux des pas-
sans. Lorsque M. Ingres dirigeait sa promenade de ce côté et
qu'il approchait du malheureux, M"' Ingres s'empressait de jeter
son cliàle sur la tête de son mari et le conduisait par la main
jusqu'à ce qu'ils eussent dépassé, de beaucoup, le pauvre estropié.
Et il ajoute cette anecdote encore plus significative: « Je le
vis ressentir un soir à l'Opéra une impression de ce genre. On
donnait Guillaume Tell. Le rideau se leva, et quoique M. Ingres
préférât de beaucoup la musique ancienne [ce qui avait fait dire
à David : « Ingres est fou : d'abord, il aime Gluck »), cependant il
se laissait aller à une émotion de plaisir... Mais quand Duprez
commença à chanter, je vis M. Ingres se démener dans sa
stalle, passer la main sur sa figure, détourner la tête. Je crus
que la voix de Duprez lui déplaisait, ou l'air même ; aussi je
lui demandai, assez timidement, s'il n'aimait pas le talent de
Duprez : « Au contraire, me répondit-il, une émission de voix
admirable! un style superbe! mais... regardez... voyez cet
420 REVUE DES DEUX MONDES.
écartemeut des yeux!... » Je fis tous mes efforts pour garder
mon sérieux... » — Ceci n'était point une attitude. S'il est une
chose dont M. Ingres fût bien incapable, c'était la simulation.
Son organisme délicat et pétulant vibrait réellement aux moin-
dres désaccords dans l'équilibre, l'harmonie, l'ampleur, des for-
mes, — et même quand il n'avait pas le crayon à la main, selon
son expression, son « œil dessinait tout le temps. »
Or, voici le phénomène.
Avec cette sensibilité, cette sensualité pour les belles formes,
nul goût de la couleur, ni pour la couleur. Peut-être, dans
l'œuvre immense de M. Ingres, on pourrait citer quelques
toiles : la Chapelle Sixti?ie, le portrait de iW™* de Senoimes, la
Petite Odalisque couchée, qui sont d'une assez riche couleur.
Mais ce sont des exceptions et même des hasards. Qu'un peintre,
au cours d'une longue carrière, fasse deux ou trois fois une
heureuse rencontre de couleurs, — ceci ne prouve pas qu'il soit
né coloriste. Encore faudrait-il qu'à l'ordinaire il ne fît pas
hurler les bleus et les roses, comme dans le portrait de
^/me Ingres, née Ramel, ou dans la Vierge à l'Hostie, ou les bleus
et les jaunes, comme dans le portrait de la Princesse de Broglie.
D'ailleurs, dans les quelques toiles à peu près harmonieuses
qu'a signées M, Ingres, il n'y a guère que des couleurs sourdes.
Ur, tout peintre dessinant et modelant en perfection, comme il
faisait, se tirera assez bien des noirs, des rouges bruns et des
blancs. Les vraies difficultés de la couleur commencent avec
les teintes qui renvoient beaucoup de rayons lumineux : les
bleus, les verts, les roses clairs, les violets clairs, les jaunes
clairs. Si M. Ingres les avait soigneusement évitées, on ne se
serait peut-être jamais aperçu qu'il en distinguait mal les rap-
ports. Mais il ne les évitait pas, précisément parce qu'il ne les
voyait pas, c'est-à-dire n'en percevait nullement les désaccords.
Et c'est un trait assez ordinaire chez les médiocres coloristes,
— Sassoferrato, Lesueur, Hudson, — que d'aborder les couleurs
les plus difficiles, par exemple d'étaler de grands bleus dans
leurs compositions. S'ils suivaient leur goût naturel, comme les
couleurs vives ne leur donnent aucun plaisir, ils peindraient
tout en monochrome, ne s'attachant qu'aux valeurs. C'est le
sens profond et la justification parfaite de ce mot de M. Ingres:
« Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue
la peinture. ^'\ j'avais à mettre une enseigne au-dessus de ma
l'œil et la main de m. INGRES. 421
porte, j'écrirais : École de deisin, et je suis sûr que je ferais des
peintres. » C'est encore pourquoi les deux seules couleurs qu'il
recommandât à ses élèves étaient le « gris-laqueux » pour les
demi-teintes, et le brun rouge, dont il disait : « C'est une couleur
tombée du ciel! » Malheureusement, les peintres non-coloristes
entendent vanter le coloris des autres. On leur reproche de faire
gris, froid, mort. Un jour vient où ce reproche les impatiente :
se sentant forts, ils veulent prouver leur force. Ils saisissent
alors, un peu au hasard, des laques, du cadmium, du vert
émeraude, du cobalt, — et tout est perdu.
Ainsi de M. Ingres. Cet organisme si sensible aux moindres
modulations de la forme et qui en jouissait si vivement, était
très probablement afîecté d'un commencement de ce que les
Anglais appellent colour-blindness, c'est-à-dire incapacité de dis-
tinguer les couleurs, — ce qu'il ne faut pas confondre avec la
vue basse, la myopie, qui permet fort bien, comme on l'a vu
chez Whistler, la perception des plus délicates nuances et des
tons les plus fins. Le phénomène est moins rare qu'on ne croit
chez les peintres. Voici l'étrange histoire que raconte Vibert
d'un de ses camarades d'atelier :
« Un d'eux, que nous avons connu étudiant, ne distinguait
pas le rouge du vert. Le vermillon et le vert Véronèse ne
faisaient pas de différence pour lui. Il se guidait sur l'étiquette
de ses tubes, et, sachant, par oui-dire, l'usage de ces deux cou-
leurs, il peignait tant bien que mal. Il y avait bien, de-ci, de-
là, quelques touches égarées qui « gueulaient » un peu, en terme
d'atelier : cela passait pour de l'originalité. Mais ayant un jour,
par inadvertance, pris la palette d'un voisin qui ne rangeait
pas ses couleurs dans le même ordre que lui, le pot aux roses se
découvrit, ou plutôt le pot au vert. Tous ceux qui l'ont vue
doivent se rappeler encore cette figure académique de lutteur
antique, sérieusement peinte dans tous les tons les plus ver-
doyans de l'épinard et du poireau. On peut se figurer l'explosion
d'hilarité que cela fit parmi les camarades; on en parla long-
temps.
« Le pauvre garçon désespéré, à dater de ce jour mémorable,
prit le parti de supprimer de sa palette tous les rouges et les
verts brillans et il se contenta de peindre des sujets comportant
peu d'effets de couleurs. Comme il dessinait très bien, avait le
sentiment des valeurs très développé, et sentait vivement la
42â PEVL'B DES DEUX MONDESi,
poésie de la nature, il n'en devint ps xnQins u.n grand peintre :
seulement, jamais un tableau ne sortait de son atelier sans qu'un
ami sincère (mais indiscret, comme on voit) no soit venu véri-
fier si aucune erreur ne s'était glissée et si les quelques rouges
indispensables étaient bien à leur place. »
Je ne veux pas dire que le daltonisme atteignit ce degré
chez M. Ingres. Mais il apparaît presque certain, tant dans ses
œuvres que dans sa vie^ qu'il manquait tout à fait de la sensua-
lité des couleurs. Ses œuvres considérées toutes seules ne suf-
firaient pas à le prouver. Il peut arriver qu'on éprouve les plus
grandes joies au spectacle changeant de la matière colorée et
des vibrations lumineuses, puis qu'on yeuille les traduire et
qu'on ne le puisse pas. Cela arrive tous les jours. Mais tel n'est
pas le cas de M. Ingres. Chez lui, ce n'est pas le rendu qu'il
faut accuser, mais la perception même. Ce n'était pas la main
qui était en défaut, c'était l'œil. Il n'était pas mauvais coloriste
par impuissance à reproduire les riches harmonies qu'il voyait
dans la Nature : il ne les voyait littéralement pas, et n'en jouis-
sait d'aucune façon.
On a de lui nombre d'entretiens, de notes, de lettres, de
propos recueillis, sténographiés par ses élèves : rien n'y res-
semble aux cris de joie, aux notations enthousiastes, subtiles
d'un Corot, d'un Delacroix ou d'un Fromentin, et tout, au
contraire, y montre l'indifférence ou le dédain du maître pour
ce qu'il appelait : « les ornemens que la couleur ajoute à la
peinture. » « Raphaël et Titien, disait-il, tiennent sans contredit
le premier rang parmi les peintres, et pourtant Raphaël et
Titien ont considéré la nature sous des aspects bien différens.
Tous deux ont possédé le privilège d'étendre leur vue sur toutes
choses, mais le premier a cherché le sublmie là où il est vrai-
ment, dans les formes, et le second dans le coloris. » Et encore :
« L'expression, partie essentielle de l'art, est intimement liée à
la forme. La perfection du coloris y est si peu requise que les
peintres d'expression excellens n'ont pas eu comme coloristes
la même supériorité. »
Au fond, « supériorité, » « infériorité, » de coloris, c'étaient
là, pour lui, des on-dit. Il n'avait pas directement d'opinion sur
ce point, d'opinion racinée, enthousiaste, passionnée. Tant qu'il
s'agit de poser le modèle, de l'éclairer, de saisir les grandes
masses, l'ensemble, de trouver les vivans contours du dessin, il
l'œil et la main de m. INGRES. 423
professe avec conviction, avec expérience, avec justesse. Dès
qu'il passe à la couleur, il n"a plus d'élans, ou du moins n'en
a plus que pour la proscrire chez ceux qui l'ont le mieux
rendue. Entendez-le devant cette fête des yeux que soiit les
Rubens : « Vous êtes mes élèves, par conséquent mes amis et,
comme tels, vous ne salueriez pas un de mes ennemis, s'il venait
à passer à côté de vous dans la rue. Détournez-vous donc de
Rubens dans les musées où vous le rencontrez, car si vous
l'abordez, pour sûr, il vous dira du mal de mes enseignemens et
de moi... On a dit de Caravage qu'il était venu au monde pour
détruire la peinture. On pourrait en dire autant de Rubens... »
Comme Rembrandt est sensiblement moins coloriste que clair-
obscuriste, M. Ingres le comprend un peu mieux, mais il y a
encore, chez lui, trop de modulations de couleur : « N'admi-
rons pas Rembrandt et les autres à tort et à travers; ne les
comparons pas, eux et leur art, au divin Raphaël et à l'Ecole
italienne : ce serait blasphémer... »
Et, en effet, dès qu'on est insensible au ragoût des couleurs,
non seulement on n'en fait pas un mérite à l'artiste, mais on
s'irrite de ce qu'elles viennent déranger et détruire l'harmonie
des attitudes, l'équilibre des lignes, la clarté des expressions.
D'abord, elles empêchent de voir si la forme est parfaitement
rendue et, par leur éclat intempestif, elles peuvent nous tromper
sur ce point capital, nous dissimuler une défaillance, tandis que
le dessin, lui, révèle exact^nent ce que l'artiste sait ou ne sait
pas des formes : c'est « la probité de l'Art. » Ensuite, si le
dessin est parfait, elles le gâtent. Or un peintre insensible à la
couleur est comme un orateur insensible au mouvement : quand
il a fait une belle phrase, il faut qu'il la place, coûte que
coûte, telle quelle, dans son discours. Arrière, l'improvisation
qui écornerait la belle phrase, qui la ferait peut-être dispa-
raître! « La promptitude d'exécution dont la couleur a besoin
pour conserver tout son prestige ne s'accorde pas avec l'étude
profonde qu'exige la grande pureté des formes, » dit M. Ingres.
Et ce ne sont point, là, de simples « mots» d'artiste, des bou-
tades occasionnelles. Toutes les toiles de la galerie Georges
Petit projettent devant nos yeux ce qu'annoncent ces paroles.
On y voit qu'avant tout, le Maître ne veut pas « perdre son
dessin. » Il remplit le contour, — en s'appliqaant bien à ne pas
le dépasser, — d'une teinte moyenne qui lui représente, à peu
424 . REVUE DES DEUX MONDES.
près, l'ensemble des couleurs qu'il y a dans la nature, et qu'il
appelle le ton local. Même, là où il atteint à la perfection,
comme dans le portrait de M"' de Tournon et celui de M™' d'Haus-
sonville, il l'atteint par la valeur du dessin, et l'on reconnaît
que chez lui, du moins, il est bien vrai que le « dessin
fait les trois quarts et demi » de ce qui constitue la peinture.
Dès lors et si l'on admet, au départ, l'incapacité visuelle
de M. Ingres, son système n'a rien de forcé : c'est un béné-
fice de nature. Son étroitesse n'a rien de vil : c'est de la
logique. C'est sans effort, en suivant la pente |de son esprit et
les nécessités de son métier, qu'il en arrive à énoncer des apho-
rismes comme ceux-ci : « Il est sans exemple qu'un grand des-
sinateur n'ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux
caractères de son dessin... ; » et enfin : « Nous ne procédons pas
matériellement comme les sculpteurs, mais 720 ^^^ devons faire de
la peinture sculpturale. » Ce mot dit tout : c'est la négation
même de l'art pictural, comme, d'ailleurs et par une erreur
symétriquement superposable, l'école actuelle de sculpture à
jeux d'ombres et de lumières et à enveloppes, est la négation de
l'art sculptural. Mais tandis que les tendances actuelles de la
sculpture naissent d'un désir de « renouveler » l'art, l'erreur
de M. Ingres venait d'un attachement furieux, d'une fidélité
aveugle à ce qu'il appelait « le Beau éternel. »
Qu'on regarde son Romulus vainqueur d'Acron, son
Saint Sijmj)horien, son Jupiter et Thétis : ce sont des sta-
tues mises bout à bout, ou les unes devant les autres, et
coloriées d'un vague ton chair, le même pour tous les jeunes
gens, le même pour tous les vieillards, d'après une recette
qui ne lui avait pas coûté grand'peine. Qu'importe cette
couleur, si la ligne est juste, si la forme est bien définie,
bien visible, si les masses sont en équilibre et en harmonie !
L'important, c'est que les valeurs y soient, en des oppositions
nettes, précises et qu'aucune couleur reflétée ne vienne brouiller.
11 avait pris une telle horreur pour les ombres transparentes
qu'il avait fait apporter, de l'Ecole des Beaux-Arts, son prix de
Rome avec l'intention de reprendre toutes ses parties d'ombre et
de les empâter. Un de ses mots était : « Messieurs, mettez du
blanc dans les ombres ! c'est-à-dire : bouchez-les ! »
Quant au paysage, qui n'est guère qu'une masse colorée
et où les lignes sont mal définies, il n'existe pas : il n'existe
l'œil et la main de m. INGRES. 42?
que du jour où un Poussin le discipline : « Lui, le premier, lui
seul, il a imprimé le style à la nature ilalïenne. » La nature
végétale et géologique est une chose trop embrouillée, trop peu
linéaire pour être admirée en elle-même. Elle n'est bonne qu'à
servir de cadre à des actions humaines, « car il n'y a que les
peintres d'histoire qui soient capables de faire de beaux
paysages.» Enfin, la pierre de touche de toute peinture, selon
M. Ingres, c'est l'image d'où la peinture est absente : c'est la gra-
vure. Là, on reconnaît vraiment si le tableau est bon ou mau-
vais. « 11 faut que le peintre s'arme soigneusement avant de se
soumettre à cette épreuve. S'il en sort victorieux, c'est que,
sans nul doute, il méritait la victoire. » Le reste est peu de
chose : ce n'est que la couleur !
Le phénomène noté au début de cette étude trouve, ici, son
exemple le plus frappant. Jamais esprit d'artiste ne fut plus
borné : jamais vision de nature si étroite. Dans la nature,
M. Ingres ne voit que le corps humain, dans le corps humain
que la forme, dans la forme que le dessin arrêté, délimitatif,
et l'attitude fixée, jamais ce qu'il y a d'indécis, de mordu par
l'ambiance et de changeant, — toujours 1' « être, » jamais le
« devenir. » Il est douteux qu'il eût admis le dessin d'un Carrière,
d'un Whistler, d'un Renouard. Il est certain qu'il n'admettait
pas celui d'un Rubens, d'un Van Dyck, d'un Boucher, d'un
Rembrandt, et il recommandait à ses élèves, lorsqu'ils traver-
saient les salles où étaient ces maîtres, de « se mettre des
œillères comme aux chevaux. »
Quant aux modernes, ils étaient bons à tuer. « Je voudrais,
disait-il, qu'on enlevât du Musée du Louvre ce tableau de la
Méduse et ces deux grands Dragons, ses acolytes; que l'on
plaçât l'un dans quelque coin du ministère de la Marine, les
deux autres au ministère de la Guerre, pour qu'ils ne corrom-
pent plus le goût du public, qu'il faut accoutumer uniquement
à ce qui est beau. » — Si l'on avait ôté des musées toutes les
toiles qui le heurtaient, qu'il enjoignait à ses élèves de ne pas
voir, on aurait dépeuplé le Louvre, vidé Amsterdam, réduit
l'Académie de Venise à presque rien. Il aurait décapité toutes
les Écoles, sorte de Robespierre du dessin, pour faire régner la
« Probité de l'Art. » Sa bonne foi étant entière, son honnêteté
scrupuleuse, on ne peut en accuser que son œil.
Comment, avec si peu de dons pour la peinture, M. Ingres
426 REVUE DES DEUX MONDES.
s"est-il fait peintre? Les premières pages du livre de M. Lapauze
consacrées à la famille de M. Ingres, à son père, à ce qu'on
pourrait appeler « sa préhistoire, » nous l'apprennent. M. Ingres
était lils de peintre et de peintre apprécié, de membre de l'Aca-
démie de Toulouse : cétait un dynaste. Mais il est probable
qu'il était infiniment mieux doué pour la musique. D'après ceux
qui l'ont connu, son goût en harmonies musicales était étendu.
11 percevait, sans doute, beaucoup plus dintervalles entre deux
sons qu entre deux couleurs. Ce peintre qui voyait si mal les
bleus, les jaunes et les verts, avait beaucoup d'oreille. On s'est
peut-être trop moqué de sa passion pour la musique. Le vrai
« violon d'Ingres, » c'est la peinture.
II
Le dessin est sa vocation; Et par le mot « dessin, » j en-
tends l'intelligence du geste, l'équilibre des masses, la mise en
place, l'éclairage, le drapé, le modelé. Dans tout ce qu'il des-
sine expressément d'après nature, tout cela est non pas seule-
ment excellent, mais nouveau, révélateur, magistral.
Regardez ses portraits. Tout est simple, rien n'est bunal.
Rien n'est imprévu et rien cependant n'est ce qu'on a vu, déjà,
dans un autre portrait. Chaque fois, M. Ingres renouvelle, sans
effort apparent, la pose par d'imperceptibles modulations de
l'attitude toujours aisée, toujours unie, toujours plaisante. Ce
sont des mouvemens qui font honneur au corps humain. Et le
corps les fait de lui-même, sans y être le moins du monde
contraint ou forcé. Nul embellissement, nul mensonge. Çà et là,
peut-être un bras, pour donner une ligne plus enveloppante, est
obligé à un mouvement qu'il n'aurait pas pris tout seul. Un
coude est légèrement déplacé, mais c'est à peine sensible et
extrêmement rare. D'ordinaire, M. Ingres est le témoin le plus
incisif et le plus impitoyable de son temps. Quand ses modèles
ont la figure de travers, il l'avoue; quand ils sont atteints de
strabisme, il le dit crûment. Quand ils ont l'air niais, les che-
veux ébouritrés ou en épis rebelles , la taille déjetée par une
croissance précoce, déhanchés, ou le ventre omnipotent, il le
proclame ingénument, sans honte, et, s'ils ne savent que faire de
leurs bras, il ne leur apprend pas à s'en servir. Ainsi, par son
ingénuité féroce, il atteint à cette manière de caricature incon-
l'œil et la main de m. INGRES. 427
sciente que M. RafFaelli appelle le « caractérisme, » et qui est
une forme du grand art. Il pr»tend être un réaliste et là, en
effet, ses prétentions au réalisme sont pleinement justifiées.
Même les choses qu'il aime le mieux, qu'il admire avec le
plus de ferveur, il les montre telles qu'elles sont. Ainsi les mains.
Certes, il étudie les mains de ses modèles avec une curiosité
passionnée, un goût voluptueux. Il les scrute avec autant de soin
qu'une chiromancienne. Aussi, ne sont-elles pas interchangeables,
comme celles des portraits de Van Dyck et de tant d'autres : elles
suffiraient à identifier les figures. Pourtant il ne les flatte pas. Il
s'abstient de les faire plus petites qu'il ne les voit. Lorsqu'elles
viennent en avant, il les voit énormes, comme les verrait l'objec-
tif photographique et les montre telles quelles. Le portrait de
la baronne James de Rothschild, de A/"" Ingres, née Ramel, et de
bien d'autres en témoignent. Aucune affectation non plus à
leur donner trop d'importance. Si attentif qu'il soit au dessin
des mains, si supérieur qu'il s'y montre, il n'en fait pas
étalage inutile. Bien souvent, il les cache à demi, comme
celles de M""^ de Tournon et de M"'^ Devauçay, n'en montre
qu'une comme chez M""^ de Senonnes, laissant l'autre se perdre
dans la fine trame des plis. Par une coquetterie d'impeccable
virtuose, il joue la difficulté en abordant les raccourcis les
plus périlleux, comme dans les mains de J/'"^ Panckoucke et la
main gauche de M"'^ Ingres. Au lieu de montrer, il suggère et
avec une telle perfection qu'on lui sait gré de tout ce qu'il laisse
à deviner.
Cette fidélité au modèle est poussée parfois jusqu'au scrupule.
Quand il fait son propre portrait, de trois quarts, il n'ose pas
donner à son regard la même direction qu'à sa figure, parce que
posant devant une glace et une glace simple, il faut bien, pour
qu'il se voie lui-même de trois quarts, qu'il regarde de côté, —
et il se dessine un regard ce coulisse. A cette véracité il doit son
impeccable dessin. On ne saurait citer Un p.ortrait, ni une étude
dont le trait soit faible ou banal.
Considérez les figures de M""^ de Tournon, de M"^ Panckoucke,
de BartoHui, de la « Belle Zélie, » de M. MoIé, de M""* de Senonnes :
d'abord, ce sont, là, des portraits véritables, c'est-à-dire faits à
la ressemblance de la personne qu'ils représentent et non à la
gloire de ses arbres, de sa fenêtre, de ses meubles, du soleil
qu'il faisait ce jour-là et des reflets de son chapeau, — bref de
428 REVUE DES DEUX MONDES.
tout ce qui n'est pas elle. Pendant un long temps, ce fut la pré-
tention de l'Ecole impressionniste de tatouer le visage et les
mains du modèle de tous les reflets projetés par les surfaces
lumineuses autour de lui, si bien que, dans cet éparpillement
omnicolore, il se perdait tout entier. « C'est la nature, » disait-on
et l'on avait raison de dire que c'était la nature, telle qu'elle
apparaît, dans un jardin, sous des arbres et un chapeau de
paille, par un gros soleil. Mais l'on a raison aussi de se libérer
de ces conditions très particulières d'éclairage et de pose, si l'on
veut saisir, sur une figure humaine, non pas le reflet de ce qui
Tentoure, mais le reflet de ce qui l'anime, et point du tout ce
par quoi elle se confond avec son milieu, mais justement ce
par quoi elle en diff"ère.
L'admirable portrait de M""^ de Toiirnoii si calme, si com-
modément installé pour l'étude physiognomonique, nous met en
présence d'une individualité vivant de sa vie propre, — et c'est
précisément le but et la définition du « Portrait. » Nous ne
savons pas, il est vrai, comment, ce jour-là, les rayons du soleil
jouaient à travers les feuilles, — ni même s'il y avait des feuilles
et du soleil, mais nous savons ce qu'avait de bien particulier
l'expression de M"' de Tournon. M. Mole semble poser dans une
cave, mais nous savons, sans avoir rien lu sur lui, quel était le
tempérament de M. Mole. La « Belle Zélie » se détache sur un
fond irréel, mais la belle Zélie, elle, offre tous les aspects d'une
réalité. Sans doute, il n'y a pas, ici, cette sorte d'intérêt qu'éveille
en nous une figure palpitante de reflets, d'ombres, de rayons,
toute en vibrations venues de très loin ; mais c'est bien quelque
chose quand on tire, pour nous le montrer, un individu de la
foule, que de nous faire voir non plus cette foule, mais cet
individu.
Ensuite, ces portraits véritables sont de merveilleuses sym-
phonies de lignes. Sens mystérieux de l'équilibre, obscure per-
ception de la pesanteur et de la résistance dans les choses même
les plus légères et les moins raides, comme le grain de sable arrêté
sur le bord du sablier, goût de ce qui s'alanguit, se déroule et
se déploie, ou, au contraire, de ce qui arrête, limite et définit, —
tout cela est satisfait par l'ordonnance, gracieuse et simple, de
ces atours. M. Ingres dispose ses lignes comme Raphaël. Son
idéal de l'art, la Dispute, le sert merveilleusement, tant qu'il reste
enchaîné étroitement à la réalité, par l'obligation de suivre son
l'œil et la JIAIN DE M. INGRES. 429
modèle. Il est le maître incomparable des plis : plis qui enve-
loppent comme des bras, plis qui bouillonnent comme de
l'écume, plis qui sourient comme des fossettes, plis qui froncent
comme des rides, plis qui gantent, plis qui ondulent, plis qui
se creusent, se « pochent, » ou plis qui tombent en chute
d'eau, — il les sait tous, et les emploie tous, dans un parfait
équilibre et une parfaite simplicité. Il trace, d'une main égale-
ment sûre, la grande trajectoire et le petit « œil de pli. » Il
réussit également la période et le trait. Il a de l'éloquence et de
l'esprit. Aimanté par la réalité, son crayon n'erre jamais.
Et là, chose curieuse, en même temps que sa pratique est
parfaite, sa théorie est large. Dans le domaine de la forme, son
esprit est très compréhensif : il saisit tout, il comprend tout, il
aime tout ce qui vraiment est digne d'être aimé. Il ne s'arrête
nullement aux Grecs, ni à Raphaël. Il aime Masaccio, il aime
Luca Signorelli, il aime jusqu'à Giotto et le copie. Sans doute,
ce ne sont que des passades; il se ressaisit; en lui le Grec prédo-
mine, mais s'il n'adore pas constamment les primitifs, il les
comprend toujours. La justesse, la précision, la force d'une
ligne, partout où il les trouve, même éloignées de la grâce qu'il
aime, même mêlées de l'archaïsme ou de l'étrange qu'il n'aime
pas, il les admire, il les acclame parfois, en tout cas, il les
admet. C'est que vraiment sensible aux beautés de la forme, il
comprend tout du Beau « formel. » Rien de ce qui est du dessin
ne lui est étranger.
Et comme il l'enseigne ! « En étudiant la nature, dit-il à ses
élèves, n'ayez d'yeux d'abord que pour l'ensemble. Interrogez-le
et n'interrogez que lui. Les détails sont des petits importans
qu'il faut mettre à la raison. La forme large et encore large ! »
Dans ce domaine qu'il connaît bien, sa théorie comme sa pra-
tique est entièrement réaliste. II se fâche contre quiconque se
permet d'embellir le modèle. Au seul mot d' « idéaliser, » il
éclate : « C'est dans la nature qu'on peut trouver cette beauté
qui fait le grand objet de la peinture, dit-il; c'est là qu'on doit
la chercher, nulle part ailleurs. II est aussi impossible de se
former l'idée d'une beauté à part, d'une beauté supérieure à
celle qu'offre la nature, qu'il l'est de concevoir un sixième sens ! »
Et quand on lui cite les anciens, il répond : « Les anciens n'ont
pas créé, ils n'ont pas fait, ils ont reconnu. »
Cette « forme large, » ce dédain du détail, cette décision, se
430 REVUE DES DEUX MONDES.
lisent dans tous ses portraits, mais sont soulignés surtout dans
ses mines de plomb. C'est là que son œil est le plus pénétrant, sa
main le plus fidèle. Là, chaque trait porte et, comme un bon
archer, il fait plus de besogne avec quelques coups bien ajustés
que d'autres avec une multitude qui obscurcissent le papier.
Nul n'a porté le trait synthétique à ce degré de perfection.
Or le trait synthétique, la ligne, n'est point, comme toute
l'école impressionniste le prétend, une convention de l'esprit,
mais bien une fonction naturelle de la vue. Soit que nous ayons
besoin, pour l'utilité de la vie, de délimiter la place de chaque
objet dans l'espace, soit qu'un goût de clarté nous pousse à dé-
finir le monde coloré comme un assemblage d'arabesques, l'idée
de la ligne n'est pas plus conventionnelle que celle de la tache
ou du point. Et il faut qu'elle tienne à la physiologie humaine de
façon bien profonde, pour que l'humanité ait eu l'idée de relier
par des lignes fictives les choses les moins linéaires du monde
et qui ressemblent le plus à des points : les étoiles. Puis donc que
l'imagination se figure sans peine des lignes reliant les points
lumineux de la Grande Ourse ou du Capricorne, il ne faut point
trouver bien extraordinaire qu'un maître ait cru pouvoir déli-
miter par une ligne la place que tenait un jour dans l'espace le
tuyau de poêle de M.Leblanc ou le bonnet de M"'" Gatteaux.
De plus, le trait synthétique a une double saveur: la saveur
de la révélation et celle de l'énigme. Il montre mieux certaines
choses, certains caractères essentiels de l'objet, certains mouve-
mens que, sans le peintre, on n'eût pas aperçus, — et il laisse à
deviner le reste, la masse des détails inutiles, qu'on peut se
figurer aisément. C'est une aiguille tirée d'un tas de paille. On
est reconnaissant à l'artiste de sa trouvaille : on se sait gré à soi-
même de sa perspicacité. Suivez, un à un, les dessins à la mine
de plomb exposés à la galerie Georges Petit ou reproduits dans le
livre de M. Lapauze: quelle vie, quelle sobriété, quelle justesse!
Personne, avec si peu de mots, a-t-il dit tant de choses? A ce
degré de simplification et de clarté, le dessin devient une écri-
ture, se lit comme une écriture, s'imite comme une écriture
aussi. En tenant compte des difficultés qui subsistent dans
une telle tâche, rien de plus facile à copier qu'un dessin de
M. Ingres, car il est facile d'apprendre à écrire. Mais rien de
plus difficile que de tirer directement de la nature un dessin qui
vaille un dessin de M. Ingres, c'est-à-dire les quelques lignes
LŒIL ET LA 3IAIN DE M. INGRES. 431
essentielles el parlantes qui dispensent des autres. C'est qu'il est
difficile d'inventer une écriture nouvelle et que les autres accep-
tent. X'était-ce que cela? se dit-on quand c'est fait; mais avant
que ce soit fait : C'est tout un monde I
Or ces petites merveilles qui ne furent jamais contestées, ces
chefs-d'œuvre que Holbein seul surpasse et qui, sur plusieurs
points, ne sont pas surpassés même par Holbein, M. Ingres les
aimait peu. « Est-ce ici que demeure le dessinateur de por-
traits? » demandait le domestique duu de ses cliens envoyé
dans sa maison, à Rome. — « Non, monsieur. » répondit M. Ingres
raide sur le pas de sa porte, « celui qui demeure ici est un
peintre. » C'est ce qu'il répondrait encore aujourd'hui à la pos-
térité. Notre culte pour ses dessins lui paraîtrait une manière
d'injure. 11 ne voulut pas les laisser voir à son exposition rétro-
spective de 1855, Notre admiration pour ses portraits peints,
pour M'"' Devauçay, pour M"^^ de Tounion, pour 3/'"'^ d Hausson-
ville, lui agréerait peut-être, mais ne le contenterait pas. Car
il voulait qu'on l'honorât comme un peintre et un peintre de
« haute histoire, » c'est-à-dire un compositeur, un évocateur,
un poète. C'est cela qu'il voulut être, c'est à quoi il tenait. Pour
que son ombre soit en paix, dirons-nous à la manière des épi-
grammes antiques, ce ne sont pas ses portraits qu'il faut que
nous admirions, mais son Vœu de Louis XIII, son Napoléon en
manteau impérial, son Jupiter et Thétis. Et non pas peu, ni
avec réserves; il nous l'a dit lui-même : « La louange pâle
d'une belle chose est une offense. » Vainement, nous voudrions
y échapper. Le terrible homme nous traîne devant ses Grecs, ses
Romains, son Moyen âge aux défroques de 1830, et nous force
à nous en expliquer.
Or, voici le second phénomène que nous avons signalé au
début de cette étude, non pas unique dans l'histoire de lart, —
car nous savons que Van Dyck préférait à tous ses portraits ses
médiocres compositions religieuses, — mais rarement reproduit
avec cette intensité. Tant qu'il est soutenu par le modèle vivant,
présent et immobile, M. Ingres ne bronche pas. Il est le premier
dessinateur des temps modernes, un des plus véridiques de tous
les temps. Son œil pénètre plus de vérités qu'aucun autre dans
l'être humain ; sa main les exprime mieux que nulle autre main
Tant qu'il ne vise que le vrai, tout ce qu'il fait a du style : les yeux
fixés au ras de terre, il s'élève sans y penser à une sorte de gran-
432 REVUE DES DEUX MONDES.
deur épique. Mais du jour où il se met en tête d'imaginer et où il
vise le « style, » tout est perdu. Otez-lui le modèle, il s'effondre.
Un goût singulier pour le « rond, » pour le déclamatoire, pour
l'emphatique le saisit. Il ne voit plus vrai : il voit beau, et
quelle sorte de beau il voit, nous l'apercevons dans l'Age d'or
ou dans la Thétis : C'est une vision antique et lointaine tentée
par quelqu'un qui ne perçoit clairement que les choses les plus
modernes et les plus proches, et un message de Phidias traduit
par un bourgeois de 1830, dénué de tout ce qu'il faut pour le
comprendre, et qui n'a de grec que le bonnet.
Rendez-lui le modèle et qu'il soit obligé de le suivre comme
dans le portrait : il refait un chef-d'œuvre. Ainsi, l'on com-
prend l'enthousiasme, le culte des uns pour M.Ingres, l'horreur
des autres. Il y a un fondement solide pour aimer M. Ingres, il
y a un fondement solide pour le haïr. Et entre les deux sortes
d'art, nulle transition, nul pas à pas. 11 saute à pieds joints dans
la convention. Entre le portrait de M"^^ Panckoucke et le Jupiter,
entre le M. Berlin et le Saint Symphorien, vous pouvez cher-
cher le lien, l'évolution : il n'y en a pas. Bien mieux : dans la
même toile vous voyez juxtaposées hardiment une ligure réelle,
d'une précision photographique, avec toute son asymétrie, celle
de Chérubini et une figure vague et conventionnelle, vidée de
toute vie, comme la Muse. Gela semble fuit par un autre maître,
avec une autre méthode, et, en effet, la méthode change entière-
ment. Il abandonne ce qui a fait sa force : la fidélité au mo-
dèle, il quitte le sol où il puisait toute sa vigueur. Et il le fait
volontairement, de propos délibéré, pour atteindre plus haut.
« Le peintre d'histoire, dit-il, rend Vespèce en général, tandis
que le peintre de portraits ne représente que l'individu en par-
ticulier, par conséquent un modèle souvent ordinaire et plein de
défauts... » Ces défauts, dès qu'il fait de l'histoire, il les cor-
rige ; cet « ordinaire, » il le magnifie, il l'idéalise et toute la
saveur du trait individuel, du geste spontané, disparaît.
Il disparaît si bien qu'on prend pour figures conventionnelles,
dessinées « de pratique » ou de mémoire, les modèles mêmes
qui ont posé. Cela arriva à Edmond About, devant le Saint
Symphorien, en 1855. M. Lapauze le reprend vivement, en citant
les deux cents études conservées à Montauban, que M. Ingres
avait faites pour ces figures. Mais l'observation d'About reste
fort juste : entre le trait de l'étude et le trait du tableau, il peut
l'œil et la main de m. iingres. 433
y avoir des nuances d'inflexion qui suffisent à changer un mou-
vement particulier et précis en une gesticulation vague et
banale. Puis, l'étude, même faite en vue d'un « tableau d'his-
toire, » n'est pas un portrait. Le peintre ne traite pas son mo-
dèle comme son client. Son client, il l'observe; son modèle, il le
« pose : » — ce qui est fort différent. Dans le Saint Sympho-
rien, le licteur du premier plan, vu de dos, « pose » manifeste-
ment. On ne saurait se placer dans cette altitude naturellement
et sans fatigue. Enfin, ayant posé son modèle dans une attitude
qu'un honnête bourgeois ne prendrait certes pas de lui-même,
il l'interprète. Un jour, VOEdipe de M. Ingres était sur son che-
valet. Son camarade Oranger entre, lui fait force complimens :
« Je reconnais ton modèle, lui dit-il. — Ah! n'est-ce pas? c'est
bien lui? — Oui, mais tu l'as fièrement embelli! — Comment!
embelli? mais je l'ai copié, copié servilement. — Tant que tu
voudras, [mais il n'était pas si beau que cela. » Il n'y avait rien
de plus curieux, ajoute Amaury Duval, que de voir l'exaspéra-
tion de M. Ingres qui, devant ses élèves, s'entendait accuser de
ne pas suivre ses propres doctrines. Aussi comme il s'emportait !
« Mais vois donc, puisque tu te le rappelles, c'est son portrait...
— Idéalisé!... » répétait Oranger.
Nous n'aurions pas ce témoignage, nous n'en douterions
guère. Cette figure n'a pas l'accent qu'on trouve toujours dans
la nature prise sur le fait. De même l'Angélique, de même le
jeune malade, son père et le médecin dans la Stratonice : ce ne
sont pas là des gestes que l'on voit, ni que M. Ingres a vus, mais
qu'il a voulu combiner, forcer ses modèles à faire, dès qu'il est
entré dans ce qu'il appelait la « haute histoire. » Ce n'est pas de la
vie : c'est de la mimique, et de la mimique imposée par la pré-
tention de faire exprimer par la peinture des idées de drame.
De son temps, il y a un mot, oublié aujourd'hui, qui revenait
constamment dans les écrits, les discussions d'atelier, même les
conversations courantes. Ce mot, c'était celui de beau idéal, —
c'est-à-dire ce que l'on considérait comme le but suprême dans
l'art ou dans la vie. M. Ingres se défendait de l'employer, mais
en fait, dès qu'il quittait le terrain solide du portrait, il s'ef-
forçait d'atteindre une sorte de mimique expressive qu'il ne
voyait pas du tout dans la nature, mais seulement dans les
ouvrages de Raphaël.
Quant à imaginer quelque chose, il en était tout à fait inca-
TOMK m. — 1911. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
pable. Il était de ces gens qui, lorsqu'ils ferment les yeux, ne
voient plus rien. De loin, il n'arrivait point à se représenter le
rapport des choses entre elles. Nulle perspective, nulle science
des reflets. Ce qui lui arriva pour La Source en est un frappant
exemple. La Source, on le sait, fut faite en deux fois. C'était
une étude de jeunesse commencée en même temps que la Vénus
anady amène : le torse seul était entièrement peint. Elle était pen-
due assez haut dans un coin de son atelier, à Paris. Une amie,
qui venait le voir, avisa ce morceau dédaigné, oublié peut-être.
« C'est très beau, lui dit-elle, ce que vous avez là, vous devriez
en faire quelque chose. » Cette amie avait du goût. M. Ingres
avait confiance en elle, il l'écouta, descendit son étude, la reprit,
en modifia les bras, en termina les pieds qui n'étaient qu'ébau-
chés, peignit de l'eau sous ces pieds et décida que ce serait une
source. L'œuvre est d'une beauté absolue : elle est comme un beau
vers jailli du cœur d'un grand poète, parfait, immortel. Mais il
avait négligé de faire poser son modèle au-dessus d'une nappe
d'eau réelle : aussi imagina-t-il d'y faire se refléter tout le dessus
des pieds, exactement le peu de chose qu'on ne pouvait y voir.
On eut toutes les peines du monde à le tirer d'erreur.
De même, observait-il fort mal la perspective. Il n'y en a
aucune dans son Saint Symphorien : le rapport des grandeurs
entre le saint lui-même et sa mère, penchée sur le haut du rem-
part, est d'une fantaisie barbare. Il n'y a aucune échelle per-
spective, dans l' Apothéose d'Homère, entre Homère lui-même et
ces figures de poètes qui, selon le mot cruellement juste de M. de
Wyzewa, semblent « copiées sur de méchantes lithographies de
livres de classe. » C'est qu'en dehors du modèle vivant et pré-
sent, M. Ingres voyait fort mal et qu'en dehors du pastiche des
classiques, il n'imaginait rien. Pourtant, c'est de ses peintures
imaginées qu'il était fier. Ainsi, voyons-nous chez lui le plus par-
fait exemple du génie qui se méconnaît lui-même, qui se prend
pour un autre et veut qu'à cet autre on décerne les suprêmes
honneurs.
Heureusement, le temps qui remet tout en place a sauvé
l'œuvre de M. Ingres, malgré M. Ingres lui-même. « Peintre
d'histoire ou rien ! » aurait-il dit peut-être, mais nous ne nous
laissons pas enfermer dans ce dilemme. M. Lapauze, dans la
préface qu'il a mise au catalogue de son exposition, renarre
l'aventure suivante arrivée à Hébert, quand il était à Rome
\
l'œil et la main de m. INGRES. 435
jeune artiste et cherchait à gagner les bonnes grâces de M. Ingres.
Il s'agissait de son envoi de première année qu'il voulait mon-
trer au maître. Il l'avait conçu dans la manière ingriste, pour
lui plaire, et avait caché soigneusement toutes ses petites études
qui n'étaient que du pur Hébert. « Ingres vint, en effet, et
devant l'esquisse qu'on lui présentait, il eut une grande bien-
veillance. Hébert jouissait de l'impression produite. Mais, comme
il reconduisait Ingres, qui venait d'ouvrir, par inadvertance,
une autre porte, le maître avisa un pifferaro au chapeau pointu,
les yeux noirs brûlés de fièvre, la lèvre rouge et les joues
pâles. Ingres s'était brusquement arrêté. Il fronçait les sourcils
et, muet sur place, il scrutait l'étude imprévue. Soudain il se
retourna: — « Qui a fait cela? demanda-t-il. — C'est moi, mon-
sieur le directeur, répondit Hébert, non sans confusion. — C'est
vous, monsieur, qui avez fait cela? — Oui, c'est moi. — Hé
bien! cela, c'est très bien, » conclut Ingres. Puis, désignant le
projet d'envoi : « Et ça, c'est mauvais ! »
Cette aventure est connue, mais elle était bonne à redire,
parce qu'elle illustre admirablement la grande loi qui régit les
œuvres de l'esprit humain. En art comme en littérature, celles
qui survivent sont peut-être bien celles aussi où l'on a versé
le plus de vie, mais non celles pour lesquelles on a cru le plus
vivre. Le Vœu de Louis XIII, la Thétis, c'est la Henriade, c'est
la Franciade: c'est la grande « machine » manquée, dont on est
fier parce qu'elle a coûté beaucoup de peine et qu'on a les bras
encore tout engourdis d'avoir été levés si haut pour atteindre ce
qui est au-dessus de sa tête. La postérité, qui est une grande
dame, vient voir, passe dédaigneuse, voit la grande machine,
s'en amuse comme de la chose du monde la plus ridicule — et
l'on se croit condamné, perdu; — puis, avisant dans un coin,
dans l'antichambre, quelque toile retournée au mur, faite facile-
ment, dans les limites de son talent, une boutade où l'on a mis
I le meilleur de soi et rien que de soi, la retourne, la met en lu-
mière, sourit : « Ça, c'est joli, « dit-elle, — et l'on est sauvé.
Robert de la Sizeranne.
LE POUVOIR POLITIQUE
DE
LA COURONNE ANGLAISE
L'EXEMPLE DE LA REINE VICTORIA
Depuis peu de jours, dans une salle écartée de Wesiminster,
siège un tribunal archaïque. Il est présidé par le duc de Norfolk.
Les juges examinent les titres que font valoir, par l'intermé-
diaire d'hommes de loi, les descendans des familles historiques,
désireux de jouer un rôle dans la cérémonie du couronnement.
Qui aura le droit de porter l'épée d'Etat, de brandir l'étendard
royal, de déposer sur un coussin les éperons d'or? Et la presse
anglaise reproduit, sans sourciller, les décisions de la Court
of Claims. L'ouverture du Parlement s'est déroulée avec le
cérémonial consacré. Les mêmes chevaux ont traîné le même
carrosse. Pas un des officians, pas un des objets, fixés par de
séculaires coutumes, n'a été oublié.
Le cadre, le décor sont entretenus avec une piété et un goût
dont l'Angleterre a le secret. Mais ils ne parviennent pas à mas-
quer la gravité de la crise, qui transforme la Grande-Bretagne,
Au dedans, les Lords et les Communes échangent des coups déci-
sifs. Au dehors, l'armature impériale craque sous la poussée
formidable des nationalismes coloniaux. Le Canada, déjà rebelle
au projet d'armemens maritimes, voit, dans le traité de com-
merce avec les Etats-Unis, l'échec définitif des tarifs différen-
tiels, à l'aide desquels Joe Chamberlain espérait resserrer l'unité
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 437
anglo-saxonne. Dans les chantiers de constructions navales, sur
les rives de la mer du Nord, les coups de marteau résonnent
avec une fiévreuse activité.
Jamais l'Angleterre n'a eu davantage besoin d'un arbitre
impartial et d'un pilote exercé. George V peut-il, à nouveau,
imposer la trêve du Roi? Quels sont ses droits et ses devoirs? De
quels pouvoirs dispose encore la monarchie anglaise, au début
de l'ère nouvelle?
Seule l'étude du rôle joué par la reine Victoria permet de
préciser l'étendue et les limites de l'autorité, que peut exercer,
en vertu des traditions constitutionnelles, l'héritier de sa
couronne.
* *
Un matin, peu d'années avant la mort de Victoria, raconte
le Harmsworth magazine, un écuyer, nouvellement promu, vit,
dans la principale écurie de Windsor, une pau\Tesse, vêtue d'une
robe noire jaunie et d'un châle en pointe, coiffée d'un modeste
paillasson, qui regardait les chevaux : « Holà! cria-t-il de loin,
on n'entre pas ici quand la Reine est là. » La vieille femme se
retourna d'un mouvement rapide : c'était la Reine.
Cette princesse qui avait la passion de la simplicité, cette
souveraine qui aimait jouer à la chaumière dans une forêt
d'Ecosse, cette mère qui s'appliqua à donner à ses enfans une
éducation, « qui les rendit capables de faire face à toute situa-
tion dans laquelle ils pourraient être placés soit en haut, soit en
bas, » cette bourgeoise austère, économe de ses deniers, jalouse
de son autorité, tyrannique dans ses habitudes, eut une concept-
tion religieuse et militaire de la monarchie.
(( Si l'on avait demandé à la Reine, écrit l'auteur anonyme
du remarquable article paru, le 1" avril 1901, dans la Quar-
tcrhj Revieiv, de signer sur le papier une déclaration constatant
qu'elle croyait au droit divin des rois, elle aurait jugé prudent
de refuser. Mais dans son propre cœur, elle n'a jamais douté
qu'elle ne fût l'ointe du Très-Haut. »
Un autre témoin, également bien renseigné, confirme cette
déposition.
Il y a dans les archives de Windsor, dont j'ai la garde, 1050 volumes
de documens, la correspondance d« la reine Victoria, reliés dans de
438 REVUE DES DEUX MONDES.
larges tomes in-folio; et quand le classement de ces papiers sera achevé,
200 volumes devront être ajoutés à cette collection. Dans tous, depuis les
premières lettres échangées avec lord Melbourne, jusqu'aux dernières
échangéee avec lord Salisbury, se manifestent les mêmes sentimens et les
mêmes convictions. La Reine, avec un héroïsme inconscient, non seule-
ment n'a jamais cessé d'être elle-même, mais a toujours eu foi en elle-
même, en tant que souveraine de ce royaume. Dès sa plus tendre jeu-
nesse, alors qu'elle n'était presque qu'une enfant, « elle s'est prise au
sérieux, « si l'on peut s'exprimer ainsi; et son point de vue n'a jamais
changé, malgré le cours des années. Le matin même de son avènement, et
chaque jour depuis, elle n'a jamais eu l'air de douter que le pays fût sa
chose, les ministres ses ministres, le peuple son peuple : ministres et par-
lemens existaient pour l'aider à gouverner. Elle était le souverain de son
royaume, et la Couronne n'était pas à ses yeux la clef de voûte de l'édifice,
mais son fondement même... Certes la Reine n'avait pas d'illusion sur
« son droit divin » à gouverner, mais elle avait conscience d'un devoir
merveilleux et mystérieux imposé par la divine Providence ; et cette obli-
gation morale ne s'effaça jamais de son esprit. Le dogme avait peu do
place dans sa vie intime, mais son caractère et sa conduite, comme
femme et comme Reine, furent influencés par la conviction religieuse,
profondément enracinée, que sa mission avait un caractère sacré. Elle a
cru, et cette croyance a dirigé ses actes, que le gouvernement de son pays
devait revêtir la forme d'une monarchie, dont elle n'était pas seulement
le chef spirituel et temporel, mais le gardien désigné.
Quelques anecdotes connues éclairent cette conviction
intime. Victoria avait une préférence marquée pour les Stuarts.
Elle adorait Marie. Elle haïssait Elisabeth. Elle n'admettait pas
qu'on lui rappelât que, si les Stuarts n'avaient point été détrônés,
elle n'aurait jamais porté la couronne. Elle collectionnait leurs
reliques, et quand lord Ashburnham lui montra tous les souve-
nirs qu'il avait su réunir et classer, Victoria, affirme M. Che-
valley, fut saisie d'une profonde émotion.
Si elle admit l'origine humaine de son pouvoir, elle resta
toujours convaincue que son devoir monarchique avait une
origine divine. Les cérémonies de 1^ Couronne sont des rites
religieux. Les droits du trône sont des prérogatives sacrées.
Le 28 juin 1838, elle tient à écrire elle-même sur son jour-
nal de jeune fille le récit du couronnement. Elle intercale le
texte des prières, après lavoir annoté. Elle énumère tous les
détails des vêtemens. « Je retirai ma robe cramoisie et ma
mante, et je revêtis la tunique de drap d'or que Ion passa par-
dessus une curieuse sorte de petite robe de linon, garnie de
dentelle... On me fit alors asseoir sur le trône de Saint-Edouard,
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 439
OÙ la robe dalmatique fut attachée sur moi parle Lord grand
Chambellan. » Elle n'oublie aucun des insignes de la monarchie.
Elle mentionne avec soin les moindres gestes. « Quand l'hom-
mage fut terminé, je quittai le trône, ôtai la couronne et reçus le
sacrement. Puis, ayant remis ma couronne, je remontai sur le
trône, m'appuyant sur le bras de lord Melbourne. Au commen-
cement de l'antienne, je redescendis et passai dans la chapelle
de Saint-Edouard avec mes dames, mes porte-traîne et lord
Willoughby. Je quittai la robe dalmatique, la tunique ; je remis
la robe et le manteau de velours pourpre; et je regagnai le
trône, aidée par la main de lord Melbourne. » La Reine note
l'émotion des principaux acteurs, sans surprise et avec grati-
tude. Dans la loge au-dessus de la loge royale, « Tangélique
Lehzen a tout vu » [sic). « Elle et Spath, lady John Russell et
M. Murray me virent quitter le palais, arriver à l'abbaye, et la
quitter pour retourner au palais. » Et des points d'exclamation
dénotent l'importance que cette jeune fille, Reine depuis un an
à peine, attache à cette vision, à ce rare privilège. Un prêtre ne
parlerait pas différemment de sa première messe. Sans exaltation
mystique, sans trépidation nerveuse, Victoria a officié, ce jour-
là, avec toute la certitude morale, toute la gravité religieuse
d'an clerc, investi d'une mission sacrée. Cette attitude vis-à-vis
des rites monarchiques n'a jamais varié. Le 17 mars 1843, elle
écrit à sir Robert Peel, pour lui exprimer le désir que le
Prince consort tienne à sa place des levées et lui épargne ainsi
« l'extrême fatigue des présentations. »
Le Prince naturellement tient les levées pour la Reine et la repré-
sente. Ne pourrait-on, par conséquent, faire comprendre à tous ceux qui
lui seraient nommés, que cet honneur équivaudra à une présentation à la
Reine elle-même? Les personnes présentées feraient, peut-être, quelque
objection à baiser la main du Prince et à s'agenouiller, mais il serait pos-
sible détourner l'obstacle en se bornant à nommer au Prince les personnes
présentées.
Il faut avoir assisté à des cérémonies anglaises, à l'enterre-
ment d'un monarque, ou même à l'ouverture annuelle du Par-
lement, pour bien comprendre toute la valeur de ces lignes.
Volontairement ou non, par devoir ou par timidité, chacun des
figurans, depuis le grenadier et le yeoman, jusqu'au cocher et
au piqueur, ont la figure immobile, la démarche saccadée, l'atti-
tude hiératique d'un officiant. La reine Victoria, en contribuant
440
REVUE DES DEUX MONDES.
à établir le caractère religieux des rites monarchiques, a cer-
tainement accru le prestige de la Couronne auprès de l'ima-
^inatif et chrétien John Bull.
C'est, enfin, parce qu'elle considère sa tâche comme une dé-
légation divine, qu'elle résiste avec autant de ténacité aux em-
piétemens successifs de la démocratie. Certes, son tempérament
autoritaire ne se prêtait guère à l'extension des pouvoirs minis-
tériel et parlementaire ; mais la bataille n'aurait pas été aussi
acharnée si Victoria n'avait pas cru obéir à un devoir. Sa
conscience et son instinct étaient d'accord pour lui commander
une défensive énergique. Souvent un cri de lassitude lui a
échappé : le labeur monarchique est trop lourd pour ses frêles
épaules de femme, déjà courbées par les fatigues et les émotions
de la maternité.
3 février 4852. — J'éprouve journellement un peu plus à' aversion pour
tout ce qui touche à la politique. Nous autres femmes nous ne sommes
pas faites pour gouverner et, si nous sommes de vraies femmes, nous ne
pouvons que détester ces occupations masculines. Mais il y a des momens
où l'on est forcé de s'y intéresser bon gré mal gré [sic], et alors naturelle-
ment je le fais avec acharnement...
49 février 4852. — Quel que soit l'intérêt que je porte à la politique
européenne en général, je ne peuxpas y trouver grand plaisir. Chaque jour
je suis plus convaincue que les femmes, qui sont véritablement femmes,
qui ont le caractère, la sensibilité, les qualités domestiques de leur sexe,
n'ont pas les aptitudes nécessaitres pour régner, du moins c'est à contre gré
(sic) qu'elles s'astreignent au travail qui leur est imposé. Cependant nous
n'y pouvons rien changer, et chacun doit remplir ici-bas le devoir qui lui
est tracé, quelle que soit sa situation.
De cette plume sont tombés les deux mots, qui éclairent la
psychologie de la Reine : « Il faut s'intéresser à la tâche bon
gré mal gré. » « Chacun doit remplir son devoir. » Jamais
Victoria n'aurait défendu avec autant d'âpreté les droits de la
Couronne, si elle n'avait cédé qu'à un besoin instinctif de com-
mander. La vie familiale et l'éducation de huit enfans, la
gestion des domaines royaux et l'organisation des pompes mo-
narchiques lui donnent assez souvent l'occasion d'exercer son
autorité. Revêtue d'une mission sacrée^, elle considère comme un
devoir religieux de défendre les prérogatives du trône.
Elle a revendiqué les petites avec autant de ténacité que les
grandes. Elle entend conserver à la Couronne le monopole des
hochets, anoblissemens et décorations. 11 ne faut pas que des '
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 441
largesses trop fréquentes risquent, en diminuant leur valeur, de
léser ainsi un droit monarchique. « La Reine voudrait qu'il
fût bien entendu que les deux sherifFs n'ont aucun droit à
être faits chevaliers, chaque fois qu'elle se rendra dans la Cité
(15 juillet 1851). » « Quant à la liste des décorations pour le
Bain, la Reine est un peu étonnée de sa longueur. Avant de
l'approuver, elle croit à propos de demander des explications
sur les services rendus par les officiers, et les raisons pour les-
quelles ils ont été choisis (9 novembre 1856). » Lorsque la
Compagnie des Indes Orientales veut en octobre 1848 décerner
aux troupes des médailles commémoratives, ou quand le Par-
lement réclame des renseignemens sur les rubans conférés,
Victoria proteste avec une égale vivacité.
1i février 48o6. — La Reine a vu, dans un compte rendu de la Chambre
des Communes, qu'on a demandé la liste des décorations du Bain conférées
depuis la guerre. La Reine espère que le gouvernement ne permettra pas
que la Chambre des Communes empiète sur les prérogatives de la Cou-
ronne au point de s'arroger maintenant, en fait, le droit de contrôler la
distribution des honneurs et des récompenses.
(( Les prérogatives delà Couronne. » Victoria a toujours la
formule au bout de sa plume. C'est toucher à « sa prérogative »
que de ne plus lui demander de signer les lettres de service
des officiers : on va dénouer un des liens « qui unissent la per-
sonne du Souverain et l'armce (14 juillet 1848). » C'est empiéter
sur ses droits, que de modifier la liste des promotions honori-
fiques d'officiers à brevet (1)(3 octobre 1849). C'est méconnaître
ses pouvoirs que d'accorder aux fonctionnaires et aux officiers
la propriété de leurs grades.
29 juillet 185S. — Il est difficile à la Reine de rester passive et par
simple manque de courage de s'associer aux plus graves empiétemens sur
ses droits, dont l'histoire fasse mention. C'est à l'introduction dans la légis-
lation du principe suivant lequel la Reine n'est plus la source de toutes les
► nominations mais qu'elles sont la propriété d'individus munis d'une délé-
gation du Parlement, que la Reine se croit obligée de résister. La motion
de lord John Russell et le discours de sir James Graham n'ont trait qu'aux
agens civils, mais, après que leur amendement eut été adopté, lord Stanley
céda aussi à sir de Lucy Evans pour une partie des promotions militaires...
L'application du principe à l'armée réduit le Souverain au rôle de machine
(1) Officier à qui on accorde le titre de lieutenant-colonel, de major ou de
capitaine avec la solde du rang inférieur.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
à signer. Car, en poussant les conséquences à l'extrême, la loi obligerait la
Reine à revêtir de sa grifTe lalettre de service des officiers, et ils pourraient
avoir le droit de revendiquer devant les tribunaux la propriété que le texte
du Parlement leur a conférée, si, pour une raison ou pour une autre, la
Couronne venait à trouver qu'une nomination avait été faite à tort.
L'établissement du concours constitue une atteinte aux pré-
rogatives royales. Plus menaçante encore est l'institution d'une
enquête parlementaire sur les opérations militaires en Crimée.
« Il est évident que, si les officiers de la Reine sont jugés par
une Commission de la Chambre des Communes quant à la ma-
nière dont ils ont accompli leur devoir devant l'ennemi, le
commandement de l'armée est immédiatement retiré à la Cou-
ronne et remis à cette assemblée (16 février 1856). »
Si Victoria a bataillé, avec autant d'énergie, sinon pour
empêcher, du moins pour retarder l'intervention du pouvoir élu
dans la distribution de ses décorations, dans le recrutement de
ses fonctionnaires, dans la direction de son armée, c'est qu'elle
considère comme un devoir de résister à ces empiétemens. Se
taire serait une lâcheté : le mot est d'elle. Si le domaine légis-
latif échappe à son contrôle, elle a du moins la mission de
maintenir intact le rôle social, administratif et militaire de la
Couronne. Cette mission est sacrée : y manquer serait pécher
gravement devant Dieu. Les chances de victoire sont bien
réduites. Le labeur est écrasant. La lassitude vient. Victoria
refoule avec horreur ces paresseuses suggestions. Il ne faut pas
se dérober. Il est interdit de se résigner. On doit lutter. C'est le
devoir. Dieu le veut.
Il est possible, maintenant, de comprendre le caractère de
cette énergique autorité : « Lorsqu'elle vous fait baisser pavil-
lon, écrivait le doyen Stanley, avec son itmust 6(?, il faut qu'il
en soit ainsi; je ne sais si c'est Elisabeth, ou si c'est Victoria
qui parle. » Comme Elisabeth, mais dans un cadre plus restreint,
elle crut à l'origine divine de son devoir monarchique.
Comme Elisabeth, et à un degré au moins égal, elle eut la
passion des choses militaires.
Elle revendiquait comme un honneur le titre de « Fille de
soldai. » 11 n'y a rien au monde qui l'ait plus enthousiasmée
LE POUVOIR rOLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 443
que le courage. A l'occasion du baptême du feu, qu'un de ses
cousins a vaillamment subi sur le champ de bataille du Schles-
wig, elle e'crit le 10 avril 1849 : « Je pourrais, si je me laissais
aller, arriver à un état de grande exaltation au sujet de ces
exploits, car il n'y a rien que j'admire plus que la valeur mili-
taire et la bravoure. » 11 n'y a pas d'homme pour qui elle ait
eu le même culte que pour Wellington.
17 septembre 1852. — Pour le pays et pour nous, sa mort, bien qu'elle
n'ait pu longtemps être retardée, est une perte irréparable ! Il était l'orgueil
et le bon génie de mon pays ! Il était le plus grand homme que l'Angleterre
ait jamais produit, le plus dévoué et loyal sujet, le plus ferme soutien que
la Couronne ait jamais eu. Ce fût pour nous un ami sincère et bon, et un
très précieux conseiller. Que tout cela soit fini, que ce grand immortel
appartienne maintenant à l'Histoire et non plus au présent : c'est une
vérité que nous ne pouvons pas admettre.
Auprès du génie de Wellington, la gloire d'un Shakspeare,
d'un Bacon, d'un Shelley n'est rien aux yeux de Victoria. Leurs
noms, d'ailleurs, ne figurent ni dans sa correspondance, ni dans
son journal.
Certes, elle a apprécié les représentations de l'Opéra Italien;
mais les spectacles qui lui ont inspiré les émotions les plus
vibrantes et les larmes les plus nombreuses sont encore le défilé
de ses troupes et la revue de ses escadres. « C'est dans ces
immenses murs de bois que notre vraie grandeur réside, et je
suis fière de penser qu'aucune autre nation ne peut, sur ce ter-
rain, rivaliser avec nous..., » écrit-elle le 7 mars 1842. Le
« départ de sa noble flotte pour la Baltique, » le 14 mars 1834,
« est un spectacle magnifique qui ne s'effacera jamais de sa
mémoire. » Rasant VEnchantress, les vaisseaux défilent, l'un
derrière l'autre « toutes voiles dehors. » « Et de chaque bord,
montent, à trois reprises, de chaleureuses acclamations, comme
seules, je crois, peuvent en pousser les marins anglais. » Peu de
jours auparavant, « le départ du dernier bataillon des gardes,
les Fusiliers Ecossais, » l'avait émue aussi profondément.
Nous les avons regardés du balcon par une superbe matinée. Le soleil
se levait derrière les tours de la vieille abbaye de Westminster. Une foule
immense s'était assemblée pour admirer ces beaux hommes et les acclamait
longuement, tandis qu'ils se frayaient difficilement un chemin. Ils se
mirent en ligne, présentèrent les armes, nous acclamèrent avec beaucoup
d'ardeur, et continuèrent à nous acclamer jusqu'à ce qu'ils eussent dis-
444 REVUE DES DEUX MONDES.
paru. Ce fut un touchant et magnifique spectacle.il y avait là de nombreux
amis en deuil, et l'on vit bien des poif:;nées de main échangées. Mes meil-
leurs vœux et une prière les accompagnent tous...
La gloire des armes n'a rien qui répugne à la reine Victoria.
Elle accepte, sans trembler, le prix auquel les nations l'achètent,
pourvu que le sacrifice soit imposé pour des causes justes ou
pour des intérêts majeurs. Elle ne régnait que depuis peu d'an-
nées, lorsque éclata en 1841 le conflit avec la Chine. Elle est
aussi indignée que lord Palmerston contre Charles EUiot, qui
« s'efforça d'obtenir les conditions les plus modérées qu'il put
(13 avril). » Elle partage l'admiration de son ministre pour le
combat heureux de Chorempée. « L'attaque et la prise d'assaut
des forts furent brillamment menées par l'infanterie de marine,
et il y eut un immense massacre de Chinois. » Elle enregistre
avec satisfaction l'annexion de Hong-Kong. Et l'année suivante,
de nouvelles victoires dans la vallée du Yang-Tsé-Kiang et dans
les montagnes de l'Afghanistan accroissent le culte reconnais-
sant iJe la jeune femme « pour ses troupes. » Mais c'est au cours
de la guerre de Crimée qu'elle éprouva ses plus ardentes émo-
tions. Elle vécut jour par jour, heure par heure, toutes les péri-
péties de la lutte. Elle acclame les vainqueurs. Elle salue les
morts. Elle visite les blessés. Elle gourmande les retardataires.
Elle presse les renforts.
C'est d'abord l'Aima, « une splendide et décisive victoire,
mais, hélas I elle fut sanglante. Nos pertes sont sérieuses, — de
nombreux morts et blessés. Mais mes nobles troupes se sont
conduites avec un courage et un acharnement admirables... Je
suis si fière de mes nobles et chers soldats, qui, dit-on, sup-
portent les privations et la triste maladie, qui les éprouve
encore, avec tant de courage et de bonne humeur. » Mais le
succès n'a point été décisif. La lutte se prolonge acharnée, et
les émotions de la Reine redoublent : "
1i novembre 4So4. — La tête me tourne; je suis si bouleversée et agitée;
et mon esprit est tellement absorbé par les nouvelles de Crimée que j'en
arrive à oublier le reste, et ce qui pis est, la confusion se met dans mes ,;
idées au point que je suis un piètre correspondant. Toute mon âme et tout
mon cœur sont en Crimée. La conduite de mes chères nobles armées est
au-dessus de tout éloge. Elle est absolument héroïque et je ressens vrai-
ment, à l'idée de posséder de tels soldats, une fierté qui n'est égalée que
par la peine que me causent leurs souITrances.
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 445
Elle n'admet pas qu'on hésite à marcher au feu : « Sir Henri
Bentinck devrait reprendre du service. Il serait à désirer qu'il
ert fût ainsi pour l'exemple, car il y a évidemment une certaine
tendance à demander des congés pour rentrer au pays, qui ne
peut que nuire à l'armée (10 décembre 1854). »
Elle revient sur ce sujet qui lui tient à cœur. Elle insiste
(le 22 novembre 1855). Il faut une discipline de fer : « Lord
Hardinge devrait donner des ordres, afin d'empêcher que tant
d'officiers ne viennent ici en congé, excepté quand ils sont réelle-
ment malades. » Elle réclame la construction d'hôpitaux pour
remplacer les pontons. Elle s'intéresse aux malades et aux
blessés, elle visite les ambulances sans sourciller. Elle distribue
des médailles aux invalides, — et avec quelle émotion !
22 mai 1833. — La main rugueuse du brave et honnête simple soldat
fut pour la première fois en contact avec celle de sa souveraine, de la
Reine. Nobles gens ! j'avoue que j'ai pour eux les mêmes sentimens que
s'ils étaient mes propres enfans. Mon cœur bat pour eux autant que pour
mes plus proches et plus chers parens. Ils ont été extrêmement touchés et
ravis. On m'a dit que beaucoup pleuraient et qu'ils ne voulaient pas
entendre parler de' donner leur médaille, pour que leur nom y fût gravé,
de peur de ne pas recevoir la même que celle que je leur avais remise
personnellement. N'est-ce pas touchant ? Plusieurs vinrent en triste état,
fort mutilés. Mais aucun n'excita autant d'intérêt, aucun ne fut plus brave,
que le jeune sir Thomas Tronbridge, qui, à Inkermann, eut une jambe et
l'autre pied emportés par un boulet, et continua à commander sa batterie,
jusqu'à ce que la bataille fût gagnée, refusa d'être emmené, désirant sim-
plement que l'on soulevât sa jambe, afin d'empêcher une trop grande
hémorragie... On ne peut que respecter et aimer de tels soldats !
Lorsque l'heure de mettre un terme à ces douloureux sacri-
fices vient à sonner, la dernière voix qui s'élève pour protester
contre une paix prématurée n'est ni celle de lord Glarendon, ni
même celle de lord Palmerston. C'est une femme, c'est une
mère, c'est la Reine, qui écrit le 15 janvier 1856:
La Reine ne peut cacher à lord Glarendon ses sentimens et ses vœux au
sujet de la guerre. Ils ne peuvent pas être pour la paix en ce moment, car
elle est convaincue que notre pays n'aurait pas, aux yeux de l'Europe, le
prestige qu'il devrait avoir, et que la Reine est certaine qu'il aurait, après
la campagne de cette année. L'honneur et la gloire de sa chère armée lui
tiennent plus à cœur que presque toute [autre chose, et elle ne peut pas
supporter la pensée que « l'échec du Redan » soit notre dernier fait
d'armes ; et il lui en coûterait beaucoup plus qu'elle ne peut dire de con-
clure la paix sur cette défaite.
446 REVUE DES DEUX MOIS'DES.
En vain le roi Léopold s'inquiète-t-il d'un remaniement
possible de la carte européenne : pour une fois, Victoria reste
indifTérente aux traités de 1815 et aux craintes des Allemands.
Ce n'est pas elle, c'est Palmerston qui conclut à l'inutilité, —
étant donné le prix auquel il faudrait les acheter, — d'une
libération de la Finlande et de la Pologne. A la veille de la
réunion du Congrès, le 15 février 1856, elle écrit directement à
Napoléon III pour lui signaler les dangers que ferait courir à
l'Europe et aux alliés une paix précipitée et désavantageuse. Si,
le 6 mars, elle accepte en principe une négociation, c'est « avec
la plus grande répugnance. » Et le jour de la signature, elle ne
peut s'empêcher de déclarer à Napoléon III, dans ce français
dont elle a le secret, qu'elle partage « le sentiment de la plupart
[sic] de mon peuple, qui trouve {sic) que cette paix est peut-être
un peu précoce. »
Ce jour-là l'héritière des George fut plus belliqueuse que le
neveu de Napoléon I".
*
* *
Telle elle a été, telle elle est restée. Certes l'âge a pu atténuer
l'ardeur de ses enthousiasmes militaires. Il est certain que Vic-
toria n'a assisté qu'avec des sentimens de lassitude et de tris-
tesse à la guerre Sud-Africaine ; mais, malgré l'insuffisance des
documens publiés, on peut affirmer dès maintenant que, dans le
conflit anglo-russe de 1878, elle a été favorable à la politique bel-
liqueuse (1) de lord Beaconsfield, et dans les affaires égyptiennes
elle a été hostile aux temporisations du pacifique Gladstone.
Le soir de Tel-el-Kôbir, le cœur de la grand'mère bat avec
autant d'ardeur, qu'au lendemain d'Inkermann. Et cependant
trente années, avec leur long cortège de fatigues et de deuils,
ont passé.
Le 21 septembre 1882, Victoria écrit:
La Reine remercie lord Cranbroolv, chaleureusement, pour son aimable
lellre, à l'occasion de la brillante et décisive victoire de ïel-el-Kebir, à la-
quelle son fils bien-aimé assista sain et sauf.
Ce fut un moment d'anxiété terrible pour sa jeune femme et pour moi.
Nous en subissons maintenant le contre-coup: car l'incertitude et l'attente,
(1) C'est lord Esher qui s'en porte garant dans sa communication sur le
Journal inéJit de la Reine.
,
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 447
depuis le débarquement à Alexandrie, jusqu'à la nouvelle de la victoire et
au télégramme du cher Arthur, sain et sauf, ont été très éprouvantes. Si
seulement le cher lord Beaconsfield avait pu être le témoin de ces événe-
mens, voir le Caire occupé par les troupes de l'impératrice des Indes, les
services rendus par Chypre...
Cette « fille de soldats » a voulu, conformément aux tradi-
tions constitutionnelles, être et rester le chef des forces mili-
taires de l'empire britannique. Formée et guidée par le Prince
Consort, elle a lutté avec ténacité et souvent avec succès pour
faire respecter son autorité. Elle entend être mentionnée dans
les dépêches aux commandans des corps expéditionnaires. Elle
réclame la communication de tous les rapports. Elle n'accepte
pas des copies, elle veut les originaux. Elle n'admet pas qu'on
licencie les troupes sans l'avertir ni la consulter (1). Elle inter-
vient dans tous les grands problèmes militaires. La nomination
dans les écoles militaires de professeurs civils l'inquiète. Elle
demande que la défense nationale soit organisée suivant un
programme méthodique. Elle insiste pour la création d'un train
des équipages : les désordres de Grimée en ont démontré la
nécessité. L'embrigadement des troupes est considéré fort jus-
tement, par la Reine, comme une réforme indispensable. Elle
est opposée à ce que les Indes soient gardées par une armée
spéciale : cette création affaiblira et désorganisera les forces
militaires du Royaume-Uni (2). Victoria ne limite pas son acti-
vité à l'examen des grands problèmes. Elle s'intéresse aux
détails les plus minutieux. Elle veut connaître le stock des
approvisionnemens. Elle entend être renseignée sur le nombre
des fusils de réserve. Pas une nomination ne passe sans que,avant
de signer, elle examine et approuve. Le nom des officiers de
valeur est soigneusement noté et fidèlement transmis (3).
Jeune fille, elle ignorait ces problèmes et devait se contenter
de rechercher les spectacles militaires; jeune femme, elle fut
initiée par son mari aux choses de la guerre et put exercer,
dans toute leur plénitude, ses droits de contrôle. Qu'on ne
vienne pas dire qu'ils aient été inutiles. Si le Cabinet avait tenu
[i) Sur ces divers points, consultez la Correspondance inédile, trad. française,
t. III, p. 103, 306. r,79, .330.
(2) Sur ces divers points, consultez le même ouvrage, t. III, p. 247, 333, 343, 34:;,
370.
(3^ Sur ces divers points, consultez le même ouvrage, t. III, p. 57,61, 241, 333.
448 REVUE DES DEUX MONDES.
compte des objections qu'elle formulait, les 12 avril et 21 mai
1856, contre des réductions prématurées d'effectifs et de crédits;
si ses ministres avaient suivi ses conseils, prévu des formations
nouvelles et augmenté les premiers renforts (1), la révolte des
Gipayes eût été moins grave et moins sanglante.
Quand on oublie que Victoria est la fille d'un prince formé
à l'école des grenadiers prussiens, lorsqu'on ignore qu'elle
a accepté les sacrifices de la guerre et savouré les bulletins de
victoire, il est impossible de comprendre sa conception du
devoir monarchique. L'historien méconnaît la signification de
certains gestes d'autorité, impitoyables pour les fauteurs de
désordres. Il se méprend sur le sens exact de certains billets
d'un ton si impérial, qu'ils auraient pu être signés par un Gzar
ou un Kaiser. Un peu de l'âme de cette femme, saine et forte,
« chantait dans les clairons d'airain. »
*
* *
Mais il ne faudrait pas en conclure que la reine Victoria a
été une souveraine plébiscitaire. Elle a cru à l'origine religieuse
de son devoir, sans admettre un seul instant qu'elle eût tous les
pouvoirs d'une monarchie de droit divin. Elle a passionnément
aimé les émotions militaires, sans cesser une seconde d'être loya-
lement et complètement constitutionnelle.
Fille d'un caporal idéologue, ami de R. Owen, élève d'un
vétéran whig, elle a été profondément hostile aux traditions
politiques dont s'inspirèrent, au début du xix' sièele, les souve-
rains de la Sainte-Alliance. Au lendemain de la crise de 1848, le
30 septembre 1851, elle écrit au roi Léopold :
Sans doute, à notre époque, la situation des princes est devenue diffi-
cile, mais elle le serait beaucoup moins s'ils se conduisaient avec honneur
et droiture, accordant graduellement au peuple tous les privilèges qui
sont à même de satisfaire les gens raisonnables et bien intentionnés, ce
qui ne pourrait qu'affaiblir l'autorité des républicains rouges. Au lieu de
cela, on prend comme drapeau et comme programme la réaction et le re-
tour à toute la tyrannie et l'oppression (d'autrefois), et l'on arrive à saisir
tous les journaux et les livres, et à les prohiber comme aux beaux jours
de Metternich...
Si, malgré la générosité de son accueil, elle ne parvient ni à
(Ij Tome II, p. 380, 382, 385, 388.
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 449
excuser, ni à plaindre Louis-Philippe autant qu'elle le voudrait,
ce n'est pas seulement « parce qu'il n'aurait pas dû abdiquer. »
« On n'aime pas à attaquer ceux qui sont tombés, mais le pauvre
roi Louis-Philippe a beaucoup contribué à amener ce qui est
arrivé, par son malheureux retour à une politique Bourbon
(18 avril 1848). » Certes, elle n'a aucune sympathie pour la se-
conde République. Elle raille le lyrisme de Lamartine. Elle
condamne l'idéologie de Louis Blanc. Elle redoute les violences
des « gens à blouses. » Il n'y en a pas moins dans le coup
d'Etat de 1851, dans la violation du serment constitutionnel,
quelque chose qui lui répugne. Elle exprime « l'espoir » que
son ambassadeur, lord Normanby, n'assistera pas au Te Deum
d'actions de grâces : ce serait une « inconvenance (31 décembre
18ol). » Elle tient à « demeurer dans les meilleurs termes avec
le Président, écrit-elle le 20 janvier 1852, qui est très impres-
sionnable et très susceptible... Je n'ai jamais éprouvé la moindre
animosité personnelle à son égard : je crois qu'au contraire
nous lui devons beaucoup, car en 1849 et 1850, il a certaine-
ment tiré le gouvernement français de la boue. Mais je suis
peinée de l'oppression et de la tyrannie qu'il fait peser sur la
France depuis le coup d'Etat [sic)... »
Les libertés publiques n'ont rien qui surprenne Victoria,
et la neutralité constitutionnelle n'a rien qui lui pèse. Des sym-
pathies partiales ont pu l'entraîner, au début de son règne,
vers les whigs plutôt que vers les tories, à la fin de sa vie,
davantage vers les conservateurs que vers les libéraux. Mais
ces préférences ne se sont guère manifestées que sur le terrain
des senti mens intimes et des relations personnelles. Elle n'a
jamais admis, un seul instant, qu'elle pût appartenir à un parti
politique. Dans sa correspondance, elle considère le principe
de la neutralité politique comme un dogme intangible. Elle y
voit, avec raison, pour la Couronne, désormais à l'abri des
querelles parlementaires, une cause de popularité et une chance
de durée. S'il lui est arrivé d'intervenir dans des conflits ou de
discuter des réformes, elle s'est efforcée d'enlever à son acte
tout soupçon de partialité, et de le justifier par des raisons
d'équité ou des intérêts patriotiques.
Malgré les émotions des fiançailles, elle conserve assez de
sang-froid et de bon sens pour refuser au prince Albert de lui
accorder le titre de pair. « Si vous étiez créé pair, tout le monde
TOME [II. — 1911. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
dirait que le Prince songe à jouer un rôle politicfue. » Quand son
cousin, George de Cambridge, est appelé à venir siéger dans
la Chambre Haute, elle écrit à son père :
10 juin 1856... Je suis convaincue que George sera très modéré dans
sa politique et soutiendra le gouvernement toutes les fois qu'il le pourra.
Les princes de la famille royale devraient se tenir, autant que possible, en
dehors des partis; sinon, je trouve qu'ils sont invariablement entraînés
dans les luttes violentes, et deviennent souvent les instrumens de gens
qui sont complètement indifférens au mal qu'ils font à la Couronne et à la
famille royale.
Le duc de Cambridge de répondre « qu'il a constaté le
grand avantage qu'il y avait à soutenir le gouvernement : » « j'ai
ainsi, ajoute-l-il, toujours été bien avec tous les partis et évité
de nombreuses difficultés. » Son fils le prince George promet,
par le même courrier, « de ne se laisser accaparer » par aucun
groupe. « Toutes les fois que les membres de la famille royale
peuvent le faire consciencieusement, ils ont le devoir de sou-
tenir le gouvernement de la Reine, » et si cela leur est mo-
ralement impossible, « en tout cas, il n'est pas à désirer qu'ils
se mettent au premier rang de l'opposition. » Et Victoria
d'écrire à son cousin pour le féliciter « de partager son opinion
sur l'attitude politique » que doivent prendre tous ceux qui
touchent de près ou de loin à la Couronne.
Entre les deux rangées de sièges en cuir rouge, en face du
Président, le lord Chancelier, se trouve un sofa carré. C'est là que
se groupent les pairs, en rupture de ban, les fonctionnaires qui
ne sont inféodés à aucun parti, les princes de sang royal. La
reine Victoria s'est toujours vue, par la pensée, assise au milieu
de ces arbitres impartiaux des luttes parlementaires, indifférens
aux questions de personnes et aux intérêts de clocher, guidés par
le seul souci de suivre les oscillations de l'opinion publique et
de servir les destinées du peuple anglais. Elle note les rumeurs.
Elle écoute les discours. Elle assiste aux scrutins, mais sans
se laisser gagner par la fièvre ambiante. Elle ne se mêle aux
luttes des partis, que pour mieux connaître la volonté du pays,
La reine Victoria, guidée par le Prince Consort, aurait pu
profiter de la désorganisation des tories, au lendemain de la
bataille libre-échangiste (1), pour essayer de peser sur le Parle-
(1) Voyez, par exemple, le mémorandiun du 6 juillet 1S46, dans la Correspon-
dance inédite, trad. française, t. ]J, p. 124.
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 451
ment et d'élargir le rôle de la Couronne. Elle n'y a jamais songé.
Chaque fois qu'un ministère est culbuté, elle ne s'inspire, pour
le remplacer, que d'un critérium tout utilitaire : Quel est
l'homme capable de grouper une majorité parlementaire? Les
crises peuvent être longues. Parfois les partis sont fractionnés
en des sous-groupes. Les chefs sont divisés par des rivalités
personnelles.
La Reine interroge, réfléchit, écrit. Elle multiplie les con-
versations, les lettres et les mémorandums, mais elle ne perd
jamais de vue, quels que soient ses sentimens, le but à atteindre :
donner satisfaction à la majorité parlementaire. Elle pousse le
respect des Communes si loin, que, le 11 mai 1838, elle refuse
au Cabinet conservateur, à lord Derby, « la permission d'annoncer
que, au cas où le gouvernement serait battu, la Reine l'auto-
riserait à dissoudre le Parlement. » Il lui était impossible « de
se décider à l'avance. >/ Et « ce serait anticonstitutionnel de
la part de lord Derby de brandir cette menace, avec la permis-
sion de la Reine, au-dessus de la tête des Communes, pour
influencer leur vote. »
Elle a loyalement contresigné toutes leurs décisions. Elle n'a
jamais barré la route à une réforme vraiment populaire. Elle
a accueilli les revendications économiques des classes moyennes
avec enthousiasme, leurs revendications électorales avec séré-
nité. Lorsque sir Robert Peel est renversé au lendemain de
l'abrogation des droits sur les blés, le 22 juin 184t>, il exprime à
la Reine sa « reconnaissance, » « pour l'aimable intérêt qu'elle
lui avait manifesté au cours de cette lutte ardue. » Malgré les
conseils du roi Léopold, qui considérait que le libre-échange
porterait un coup redoutable à la propriété terrienne et aux
forces conservatrices, Victoria, éclairée par son mari, main-
tient que « lagitatiou contre la loi des blés était telle, que,
si Peel n'avait pas sagement réalisé cette réforme, — pour
laquelle tout le pays le bénit, — un soulèvement aurait bientôt
eu lieu, et on eût été forcé d'accorder ce qui a été concédé comme
une faveur. » On a dit que prévoir, c'est gouverner. Il serait
aussi exact de dire, que transiger est la première maxime de
l'art politique. La reine Victoria en était pénétrée. Gladstone,
le doctrinaire, qui eut avec elle tant de débats et tant de con-
flits, a affirmé, dans un solennel témoignage, qu'elle avait tou-
jours évité les résistances sans issue, les impasses, les deadlocks.
452 REVUE DES DEUX MONDES.
Saisie le 27 janvier 1852 par lord John Russell d'un projet de
réforme électorale, qui élargit les frontières de la cité politique,
elle l'approuve : « L'extension du droit de vote était presque
inévitable, et il valait mieux faire cette réforme tranquille-
ment, que d'attendre d'être obligés de céder, lorsqu'elle nous
aurait été réclamée à cor et à cri. »
Somme toute, elle a toujours réfléchi, elle a souvent discuté,
elle a parfois lutté. Mais elle n'a jamais fermé la porte, en fai-
sant claquer les battans. Qu'il s'agisse de réformes administratives
comme l'institution du concours, de mesures militaires comme
la nomination de professeurs civils ou la réduction des efl'ectifs,
de projets législatifs comme la séparation de l'Eglise et de l'Etat
en Irlande (1868), et la revision de la loi électorale de 1884,
elle a toujours cédé à temps, quand elle sentait derrière le
Cabinet une majorité parlementaire, et derrière la majorité
l'opinion publique.
Quand il s'agit d'une question grave, qui met en jeu des
forces religieuses ou des intérêts sociaux, Victoria, si les mi-
nistres y consentent, négocie avec leurs adversaires pour obtenir
une transaction, enrayer le conflit, limiter l'incendie. Elle atténue
la violence des luttes politiques et arrête l'élan de la poussée
démocratique. Elle obéit ainsi à la fois à son devoir monar-
chique et à ses sympathies personnelles. Elle défend la paix
publique et sauvegarde l'unité nationale. Elle fait œuvre conser-
vatrice et calme les passions victorieuses.
Quand le projet de loi sur la séparation de l'Eglise et de
l'Etat vient éveiller ses scrupules moraux et blesser sa foi reli-
gieuse (1), Victoria intervient trois fois. Le 12 février 1869, avant
que le Parlement ne soit saisi d'un texte décisif, la Reine décide
Gladstone, avec l'aide de lord Granville, à accepter de négocier
avec le Primat anglican une entente amiable. Un premier échec
ne la décourage pas. Les 3, 4, 5 juin, par des démarches pres-
santes, elle obtient de l'archevêque Tait qu'il ne s'oppose point au
vote de la loi en seconde lecture par la Chambre Haute, et évite
ainsi un conflit dangereux entre les Communes et les Lords. La
politique des amendemens concilians l'emporte, grâce à Vic-
toria, sur celle du rejet pur et simple. Mais les députés repous-
sent les modifications des Pairs. Afin d'aboutir, Gladstone
(1) Cranbrook Papevs, I, p. 274.
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 453
propose des concessions financières. Le 17 juillet (1) la Souve-
raine, qui redoute la prolongation des hostilités, cède aux in-
stances de Gladstone et charge le Dean de Windsor d'une dernière
démarche auprès du Primat. Elle aboutit. La paix est signée. La
Constitution reste intacte.
Au mois d'août 1884, elle est plus gravement menacée. Dans
un long mémorandum adressé à la Reine, Gladstone attire
l'attention de la Souveraine sur les conséquences qu'entraîne le
rejet par les Lords de la réforme, qui accroît de 3 millions le
nombre des électeurs. Si le conflit reste sans issue, il posera
devant le pays, consulté dans ses comices, la question des pou-
voirs politiques de l'aristocratie héréditaire. Victoria invite à
Balmoral les hommes d'État conservateurs, leur dit ses inquié-
tudes et fait appel à leur patriotisme. Le 11 octobre, elle obtient
de Gladstone et de lord Salisbury qu'ils autorisent deux de leurs
partisans les plus modérés, lord HartingLon et sir Michaël Hicks
JBeachjà ouvrir des pourparlers. Ces conversations démontrent
qu'une transaction est possible. Le 31 octobre, la Reine demande
alors à son premier Ministre d'entrer, officiellement, en négocia-
tions avec ses adversaires.
Elle a des raisons de croire, dit-elle, que si on donne au parti conser-
vateur l'assurance que le remaniement des circonscriptions ne lésera point
gravement ses intérêts, on obtiendra sa coopération.
La conférence a lieu. Elle aboutit. L'entente est faite. Et le
27 novembre 1884, Gladstone informe Victoria que « ces déli-
cates négociations d'une forme si nouvelle » ont été couronnées
de succès. « Son premier devoir est d'exprimer respectueuse-
ment à Sa Majesté ses remerciemens, pour la sage et ferme
action qu'il lui a plu d'exercer, et qui a si puissamment contribué
à faire réussir cette transaction et à éviter une crise sérieuse. »
La paix est signée. La Constitution est sauvée (2).
Victoria gémit sur le progrès de la démocratie et la dureté
des temps. Elle a lutté pour retarder l'avènement des deux géné-
rations de radicaux, Molesworth et Cobden, J. Bright et J. Cham-
berlain. La machine gouvernementale, qui roule avec tant d'ai-
sance quand Beaconsiield est au pouvoir, marche plus lentement
(1) Lord Morley, Life of Gladstone, t. II, p. 259, 262, 267, 271, 273, 278. — Life
ofTail. t. II, p. 8, 14.
(2) Vie de Gladstone, t. 111, p. 130 à 139.
454 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'elle est entre les mains de Gladstone. La Souveraine
demande des explications. Elle formule des objections. Elle
obtient des retouches. Elle serre les freins sans jamais toucher
au volant de direction. Victoria n'a jamais voulu être et n'a
jamais été « une machine à signer. » Non seulement elle a main-
tenu intact le rôle social de la monarchie anglaise, dispensatrice
des honneurs et des anoblissemens, sauvegardé ses droits de
surveillance sur les choses de l'armée et de la marine ; mais
encore, elle a conservé le contrôle, que lui laissent les traditions
constitutionnelles, sur la gestion des services administratifs.
Quand on crée un nouvel organisme, comme le secrétariat des
Indes, elle fait immédiatement préciser la manière dont s'exer-
cera son autorité.
4 septembre 1858. — La Reine désire que, pour ce qui est des commu-
nications qui devront lui être faites, le nouveau ministère se conforme
autant que possible à l'usage établi aux Afîaires étrangères. Toutes les
dépêches, une fois reçues et lues par le secrétaire d'État, seront envoyées
à la Reine. Elles pourront être simplement expédiées dans un coffret, sans
être accompagnées d'aucune lettre du secrétaire d'Etat, à moins qu'il ne
juge des explications nécessaires. Aucune dépêche, donnant des instruc-
tions ou des ordres, ne sera expédiée sans avoir été préalablement sou-
mise à l'approbation de la Reine. Les plis, contenant des dépêches de ce
genre, porteront la mention : « A approuver. » Pour les nominations civiles,
le secrétaire d'État consultera, lui-même, le bon plaisir de la Reine, avant
de communiquer avec les candidats auxquels il songe. Des copies ou les
minutes des délibérations du Conseil des Indes seront régulièrement trans-
mises à la Reine. Le secrétaire d'État devra obtenir l'approbation de la
Heine, avant de soumettre des questions importantes à la discussion du
Conseil.
Cette page définit, mieux que ne le feraient tous les dévelop-
pemens, le contrôle monarchique, tel que le comprend Victo-
ria : communication des documens ; discussion préalable des
nominations de fonctionnaires ; examen officieux des projets de
loi. Et que le lecteur ne croie pas qu'il s'agisse là de simples
formalités: nombreuses sont les lettres où la Souveraine pro-
teste contre des signatures hâtivement données (1); plus nom-
breuses encore celles où elle discute une promotion et exige
des retouches (2). Sans doute le domaine parlementaire échappe
à l'action du monarque constitutionnel. Encore est-il que la
(1) Correspondance inédite, Ivn^d. fr., t. I, p. 230, 4C0 ; III, p. CO.
(2) Ibid., t. II, p. 199; III, p. 297, 298, 300.
LE POUVOIR POLITIQUE DE LA COURONNE ANGLAISE. 455
Reine demande et obtient qu'un ministre la tienne au courant,
quotidiennement, des débats législatifs. Et, enfin, qui oserait
affirmer que les échanges de lettres et de notes n'aient pas
obligé un cabinet à remanier un projet de loi? La correspon-
dance relative à la réforme électorale, due à lord John Rus-
sell (1), l'intervention de la Reine dans les conflits parlemen-
taires de 1869 et de 1884 constituent une démonstration
irréfutable. Appelée, de par ses fonctions, à présider sinon le
Conseil des ministres, du moins le Conseil privé, elle n'a jamais
considéré que son rôle se bornât à sommeiller discrètement dans
un fauteuil doré. La tâche d'un arbitre est plus active. Magis-
trat d'une impartialité indiscutée, d'une autorité reconnue, il a
le devoir de diriger le débat, le droit de donner des conseils et
de formuler des transactions.
A cette action politique, administrative et militaire, s'ajoute
encore le contrôle du Foreign Office Victoria n'a jamais admis
qu'une seule des 28 000 dépêches, qu'expédie, bon an, mal an,
le ministère des Affaires étrangères, pût quitter Londres avant
que le brouillon ait été soumis à la Reine. Elle fait régler
minutieusement ces communications: elle veut avoir le temps
de lire avec calme et de réfléchir avec soin. Jamais elle ne donne
son visa qu'à bon escient. Souvent, elle exige des modifica-
tions. Elle corrige; elle remanie; elle coupe. Il lui arrive,
même, de s'opposer victorieusement à l'envoi d'un télégramme.
Le 10 janvier 1856, elle arrête une dépêche si blessante pour
la Prusse, qu'elle aurait peut-être transformé la guerre de Grimée
en un conflit européen. Le comte de Beckendorfl", dans ses
Mémoires, proclame que c'est Victoria qui empêcha lord Pal-
merston d'intervenir, les armes à la main, en 1862-1804, dans
l'affaire danoise. Et le témoignage de l'ambassadeur prussien
à Londres a une valeur capitale...
Le rôle joué par cette femme serait assez grand pour satis-
faire bien des ambitions viriles.
Ni gestes sensationnels, ni manifestations oratoires, ni uni-
formes tapageurs. Cette action s'exerce dans l'ombre, à l'aide de
(1) Correspondance inédite, trad. fr., t. 11, p. 1:100 et 542.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
feuilles de papier noircies. Victoria respecte les traditions, qui
lui imposent d'étroites limites. Elle obéit aux oscillations de
l'opinion publique. Elle laisse l'évolution industrielle et démo-
cratique suivre son cours. Mais, de même que cette femme, sans
goûls affinés, sans grande culture, sans exaltation religieuse,
eut les qualités de vigueur physique, intellectuelle et morale,
de capacité, qui font les personnalités agissantes; de même
cette souveraine, au front ceint d'une couronne plus solide que
brillante, ligotée par les libertés parlementaires d'une ère
nouvelle, a trouvé, à force de ténacité quotidienne, dans les
pouvoirs d'un contrôle limité, une arme suffisante pour gou-
verner. Qu'il s'agisse de définir le tempérament ou de préciser
le rôle de la reine Victoria, les mêmes mots reviennent sous la
plume. Victoria a eu surtout du caractère. Cette énergie métho-
dique et disciplinée suffit pour expliquer son œuvre et justifier
son autorité.
Depuis dix ans, les pouvoirs politiques de la Couronne
anglaise n'ont pas été réduits. Edouard VII a conservé intact ce
précieux héritage. Entre les mains d'un Roi, formé à l'école
de la mer, habitué à commander, qui sait parler à John Bull
en soldat et en puritain, le prestige religieux, l'autorité mili-
taire, l'action diplomatique, le contrôle administratif, que
conserve la monarchie britannique, ne sauraient subir d'at-
teintes nouvelles. Le sceptre de l'Empire n'est point à la veille
de tomber en quenouille.
Jacques Bardoux.
REVUES ÉTRANGÈRES
LES CONFESSIONS DE RICHARD TATAGNER
Mein Leben, par Richard Wagner, 2 vol. in-8; Munich, 191!.
Il y avait à Leipzig, en 1831, un jeune étudiant d'une intelligence
très vive et d'un cœur généreux, mais instinctivement possédé d'une
exaltation fiévreuse et désordonnée qui inquiétait de plus en plus tout
son entourage. Né à Leipzig le 22 mai 1813, quatre mois à peine
avant la mort de son père, il avait été élevé d'abord, à Dresde, par le
second mari de sa mère, le peintre, poète, et acteur Louis Geyer, qui
n'avait rien négligé pour développer fructueusement les remarquables
qualités naturelles d'un enfant que, sans doute, il avait le droit de
regarder comme son propre fils : mais ce tendre protecteur était mort
à son tour, quelques années plus tard, et le petit garçon s'était formé
depuis lors un peu à l'aventure, dans des milieux assez mêlés où
dominaient, surtout, les deux influences du théâtre et de la musique.
Du moins sa mère, de très bonne heure, avait-elle tâché assidûment
à le préserver de la première de ces deux influences ; et il n'y avait
pas jusqu'à la musique dont la pauvre femme ne se fût longtemps
efforcée d'interdii*e les approches à l'ardente curiosité de son fils, en
raison de l'étroite parenté de cet art, — que d'ailleurs elle ne pouvait
s'empêcher d'aimer infiniment, — avec celui du théâtre, qu'elle
détestait et craignait plus que tout au monde. Si bien que le jeune
Richard, revenu à Leipzig après la mort de Louis Geyer, s'était déjà
essayé successivement aux sciences, aux lettres anciennes, et à la
poésie, mais toujours avec cette impatience de toute disciphne et cet
irrésistible besoin de libre production personnelle qui, chaque fois,
4S8 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avaient amené à se fatiguer bientôt de la poursuite d'un objet trop
difficile à atteindre. Lorsque la tourmente révolutionnaire de 1830
était venue donner aux étudians de la cité saxonne une importance
et un prestige imprévus, en leur permettant de se constituer les dé-
fenseurs attitrés de l'ordre social contre les agressions des émeutiers
socialistes, le collégien émancipé n'avait plus eu d'autre rêve que
de pouvoir se joindre à ces jeunes « héros; » et c'est ainsi que, faute
de titres suffisans pour être autorisé à s'inscrire dans les facultés de
philosophie ou de sciences, il avait eu l'idée de devenir « étudiant en
musique. » Après avoir jeté au feu son grand drame romantique,
Leuhald et Adélaïde, il était allé suivre des cours d'harmonie qui sur-
le-champ l'avaient rebuté, et sur-le-champ, aussi, s'était mis à com-
poser toute sorte à' ouvertures et de symphonies, où il avait imaginé
d'employer des encres différentes pour accentuer le rôle distinct des
divers groupes d'instrumens. Enfin sa mère, — résignée mainte-
nant à admettre et à encourager la vocation musicale de son fils, —
l'avait décidé à recevoir des leçons régulières d'un professeur juste-
ment vénéré, le vieux Théodore Weinlich qui, un siècle après Jean-
Sébastien Bach, exerçait les mêmes fonctions de maître de chapelle
de la célèbre église Saint-Thomas. Notre étudiant se rendait chez lui
deux fois par semaine et, docilement, faisait mine d'écouter ses
savantes explications des règles élémentaires du contrepoint : mais
celles-ci avaient en réalité d'autant moins de chances de l'intéresser
que toute musique, depuis quelque temps, commençait à lui devenir
entièrement indifférente, remplacée désormais dans son cœur par une
passion nouvelle. Écoutons-le nous raconter lui-même, avec sa
simple franchise ordinaire, cet épisode, — ou plutôt cette crise déci-
sive, — de sa destinée :
En compagnie de tous ceux des étudians qui n'avaient pu profiter des
vacances de Pâques pour s'en retourner dans leurs familles, j'étais allé
passer à la campagne trois jours et trois nuits, -dont la plus grande partie
avait été employée au jeu : car le jeu, dès la première nuit de notre ex-
pédition, avait jeté sur moi son attrait diabolique. Un groupe des plus
parfaits vauriens d'entre nous, une demi-douzaine environ, s'étaient
trouvés réunis, dès l'aube, dans la petite salle d'un cabaret, et y avaient
fondé le centre d'une société de jeu qui, pendant le jour, s'était encore ren-
forcée par l'arrivée d'autres camarades revenus de la ville. Un grand
nombre venaient simplement pour voir si la partie durait toujours; un
grand nombre aussi s'en allaient après avoir gagné ou perdu : moi seul,
avec la demi-douzaine des compagnons susdits, avais tenu bon, jour et
nuit, sans démordre. Tout d'abord, j'avais été amené à prendre part au jeu
REVUES ÉTRANGÈRES. 450
par le désir de gagner les deux thalers que chacun de nous s'était engagé à
payer pour les frais de l'excursion : à cela j'avais réussi, et alors je m'étais
laissé emporter par l'espoir que je pourrais obtenir ainsi lout l'argent
nécessaire pour le paiement de mes dettes. Mais il en avait été de ce plan
nouveau comme naguère de mon projet de composition musicale, lorsque
j'avais espéré apprendre au plus vite tous les sercrets de la musique en li-
sant la Méthode de Logier, et puis m'étais vu arrêta par des obstacles
inattendus : force m'avait été de reconnaître que la réalité ne s'accommo-
dait pas de la hâte de mes désirs. Et de cette manière, je restai, pendant
près de trois mois, si profondément sai-i de la rage du jeu que toutes mes
autres passions se dépouillèrent entièrement de leur ancienne séduction
pour moi. Ni la salle d'escrime, ni le cabaret, ni le terrain des duels ne
me revirent plus; tout le long du jour, je ne songeais qu'à découvrir un
moyen quelconque de me procurer l'argent indispensable pour mon jeu de
la soirée et de la nuit suivantes. En vain ma mère, qui d'ailleurs n'avait
aucun soupçon de mon indigne conduite, s'ingéniait-elle de toutes ses
forces à faire cesser mes sorties nocturnes; quittant la maison vers midi,
jamais je n'y rentrais qu'à l'aube du lendemain, en escaladant la porte de la
cour, dont je n'avais pas pu me procurer la clef. Et, peu à peu, le désespoir de
la malechance exalta ma passion jusqu'à la folie : indifférent à tout ce qui,
jusque-là, m'avait le plus séduit dans la vie d'étudiant, absolument insou-
cieux de l'opinion de mes anciens camarades, je me terrais dans les petits
tripots de Leipzig, en compagnie des plus misérables rebuts de l'université.
Enfin mon désespoir croissant m'inspira l'idée de suppléer à la chance
par l'habileté. Il me sembla que le gain n'était possible qu'à la condition
de mettre au jeu une somme importante ; et je résolus d'employer à cette
tentative nouvelle le montant de la pension de ma mère, que j'avais été
chargé de toucher. Bientôt, de tout l'argent que j'avais apporté, il ne me
resta plus qu'un dernier thaler ; et l'émotion avec laquelle je finis par
mettre encore, sur une carte, ce thaler-là, m'apparut comme entièrement
nouvelle, parmi toutes les impressions précédentes de ma jeune vie. Mais
c'est que, avec ce dernier thaler, c'était tout mon avenir que je jouais : car,
si je le perdais, je ne pouvais songer à rentrer dans ma famille, et déjà je
me voyais m'enfuyant au hasard, dès l'aube, par les champs et les bois,
comme l'enfant prodigue. Cette exaltation désespérée s'empara de moi avec
tant de violence que c'est presque à mon insu que, ma carte ayant gagné
une première fois, je laissai mon argent comme enjeu, à plusieurs reprises,
pour les parties suivantes, jusqu'à un moment où je m'aperçus que mon
gain s'était accru considérablement. Sans arrêt, maintenant, je gagnais.
J'avais une telle confiance que je risquais les coups les plus hardis ; et puis,
soudain, une sorte d'illumination se produisit en moi, et je compris
clairement que c'était la dernière fois que je jouais. Ma chance était si
évidente, si prodigieuse que les banquiers se virent contraints d'arrêter
la partie. Non seulement j'avais regagné, en quelques heures, tout l'argent
perdu au jeu depuis plusieurs mois : je me trouvais avoir encore de quoi
payer toutes mes autres dettes. Et, en vérité, c'était une chaleur sacrée qui,
de minute en minute, me remplissait pendant cette aventure. A chaque
surcroît de ma chance, je sentais très nettement comme la présence d'un
460 REVUE DES DEUX MONDES.
ange auprès de moi, me murmurant des paroles d'avertissement et de con-
solation. Une dernière fois, j'eus à escalader la porte de la cour pour
rentrer dans ma chambre; puis je tombai dans un profond sommeil, dont
je ne me réveillai que tard, tout renforcé, et comme ressuscité à une vie
nouvelle... Les diverses tentations qui m'avaient séduit jusque-là avaient,
désormais, perdu pour toujours leur pouvoir sur moi. Le torrent tumul-
tueux 011 je m'étais plongé depuis un an, et où j'avais failli me noyer
sans espoir, m'apparut, tout d'un coup, à la fois absolument dépourvu
d'intérêt pour moi et même absolument incompréhensible. Déjà la passion
du jeu m'avait rendu indifférent à tout le reste des vanités de ma carrière
d'étudiant; délivré de cette passion, je me trouvai soudain transporté dans
un monde tout autre, que mon esprit et mon cœur n'allaient plus cesser
d'habiter depuis lors.
Quelques jours après, le jeune homme retourne chez son maître
Weinlich: mais là, une seconde catastrophe l'attend, dont il nous
avoue lui-même « qu'elle l'a bouleversé presque autant que l'avait
fait celle de sa dernière nuit de jeu. » Doucement et paternelle-
ment, mais du ton le plus décidé, le vieux professeur lui signifie sa
résolution de ne plus s'occuper d'un élève qui dédaigne ses leçons et
ne tient aucun compte de ses remontrances. « Tout confus et pro-
fondément ému, je suppliai le vénéré vieillard de me pardonner, en
lui promettant désormais une persévérance exemplaire. Enfin le bon
WeinUch, touché d'une contrition aussi imprévue, me demanda de
revenir chez lui vers sept heures, l'un des matins suivans, afin de
dresser sous ses yeux, jusqu'à midi, la charpente complète d'une
fugue ; et, vraiment, il me consacra cette matinée tout entière, en
prêtant une attention pleine de sages conseils et d'enseignemens
précieux à chacune des mesures que je lui soumettais. Vers midi, il
me congédia, avec mission de terminer chez moi la mise au point de la
fugue ainsi esquissée; et lorsque, ensuite, je lui présentai ma fugue
terminée, il me montra, par manière de comparaison, un autre
développement du même thème, qu'il venait de faire à mon intention.
Ce travail en commun inaugura, entre l'aimable maître et moi, des
relations infiniment affectueuses; et pour lui aussi bien que pour moi,
depuis lors, la continuation de nos leçons devint le plus agréable des
divertissemens. J'étais émerveillé, pour ma part, de la rapidité avec
laquelle s'écoulait le temps employé à ces études de contrepoint.
Pendant deux mois, Weinhch me fit faire une nombreuse série de
fugues, et m'accoutuma à toutes les formes les plus compliquées
de la polyphonie ; de telle sorte que, un jour, ayant apporté à
mon maître une double fugue très difficile et d'une élaboration très
REVUES ÉTRANGÈRES. 461
fournie, j'éprouvai un véritable saisissement à l'entendre me dire
qu'U n'avait plus, désormais, rien à m'apprendre. Et comme, alors ni
depuis, jamais je n'ai eu conscience d'aucun effort pénible pour me
livrer à ce genre de travaux, il m'est arrivé bien souvent de me
demander si, oui ou non, j'étais proprement un musicien « savant. »
Le vieux Weinlich, d'ailleurs, ne semblait pas accorder une importance
très grande à ces choses qu'il m'enseignait, prises en soi,'et c'est seu-
lement comme une discipline indispensable qu'U s'attachait à me les
recommander. « Selon toute vraisemblance, » me disait-il, « vous
« n'aurez guère l'occasion d'écrire jamais ni fugues, ni canons ; mais
« ce que vous aurez acquis, grâce à ces leçons, c'est un élément salu-
« taire d'indépendance personnelle. Grâce à elles, vous pourrez doré-
ce navant être vous-même, avec l'assurance d'avoir toujours le moyen
« de vous tirer des passages les plus compliqués, si par hasard vous
« êtes forcé d'en écrire I »
Le fait est que, survenant à ce moment précis de la xie du jeune
musicien, les leçons du vénérable successeur de Jean-Sébastien Bach
ne pouvaient manquer d'avoir, pour sa carrière future, une importance
capitale, — sauf peut-être pour lui à ne pas se trouver en état d'en
apprécier pleinement toute l'étendue. Cette « rapidité sans trace
d'effort, » cette aisance merveilleuse avec lesquelles l'élève de
Weinlich s'initiait aussitôt aux « formes les plus compliquées du
contrepoint, » c'était la suite naturelle de 1' « illumination » singulière
qui s'était produite en lui, quelques jours auparavant, pendant la mi-
nute tragique où, mettant sur une carte son dernier thaler, il avait vu
que jamais plus il ne ressentirait l'émotion du jeu. Toute son âme,
cette nuit-là, s'était comme purifiée et transfigurée, se déhvrant du
fardeau de ses passions précédentes, afin de pouvoir s'élancer plus
hbrement, depuis lors, vers un objet nouveau. Son exaltation, jusque-
là confuse et éparse, s'était brusquement changée en génie créateur;
et voici que, dès le jour suivant, les reproches du seul prof esseur qu'il
eût jamais respecté et aimé lui avaient fait subir une commotion « à
peine moins forte » que celle qui venait de le « bouleverser ! » Quoi
d'étonnant que, dans ces conditions exceptionnelles, l'enseignement
de WeinUch lui soit allé tout droit au cœur pour y déposer, presque à
son insu, des germes féconds de science et de conscience artistiques?
Par un hasard que l'on serait tenté de quahfier de providentiel, il lui est
arrivé que le maître rencontré sur son chemin, en cette heure de crise,
au lieu de n'avoir à lui apprendre que les principes de la musique
brillante et vide qui régnait alors sur le monde, — d'une musique ne
462 REVUE DES DEUX MONDES.
comportant l'occasion d'écrire « ni fugues, ni canons, » — ait été l'un
des rares dépositaires sur^^Lvans de l'admirable tradition musicale
des Bach et des Mozart, un de ces contrapuntistes à la manière d'au-
trefois qui exigeaient avant tout qu'une œuvre de musique fût vrai-
ment « musicale, » écrite avec le respect de ce qu'on pourrait appeler
l'orthographe, la grammaire, et le vocabulaire musicaux ! Reçues un
an plus tôt, ou plus tard, les leçons d'un tel maître n'auraient sans
doute pas suffi à faire de l'élève un musicien « savant, » au sens le
plus noble de ce mot ; et il est probable aussi que, même reçues à
cette date de sa carrière, les leçons d'un autre professeur, suivant
l'esprit et le goût du temps, n'auraient pas eu sur lui beaucoup plus
d'effet que s'il les avait reçues dans un autre moment. Mais son heu-
reuse chance, prolongée au delà de sa dernière nuit de jeu, lui a per-
mis de se pénétrer là, une fois pour toutes, d'un enseignement qui,
depuis, n'allait plus cesser de vivre et d'opérer au secret de son être,
le poussant de plus en plus à se frayer une voie hors des hmites
trop restreintes de l'art d'un Rossini et d'un Meyerbeer, — jusqu'au
jour où la création des grandes œuvres de sa maturité lui permettrait
enfin d'offrir simultanément à soi-même et à nous la solution du pro-
blème consistant à savoir s'il « était ou non un musicien savant. »
Oui, — nous en avons aujourd'hui la preuve certaine, — c'est à la
folle aventure de l'étudiant-amateur dans un tripot de Leipzig et puis
à ses deux mois d'entretiens famiUers avec le vieux cantor de l'éghse
Saint-Thomas que nous sommes redevables de tout « l'enchante-
ment » sans pareil des derniers actes des Maîtres Chanteurs et de
Parsifal (1 ) ! ,
Encore les « surcroîts » extraordinaires de la chance du jeune
homme, teUe qu'il a eu l'impression de la voir descendre sur lui
durant ces quelques heures d'« illumination » à la table de jeu, ne se
sont-ils pas bornés à lui révéler l'essence et les lois d'une musique
supérieure à celle que lui imposaient les conventions de son temps
Une autre bonne fortune lui était réservée, non moins inattendue et
fructueuse, aussitôt au sortir des leçons de Weinlich. Car de même
(1) 11 convient d'ajouter que les pages des Mémoires de Richard Wagner où il
nous raconte ses leçons avec Weinlich ont été écrites longtemps avant cette
période suprême du développement de son art : tout porte à croire que, par
exemple, au moment où il composait son Parsifal, le maître de Bayreuth nous
aurait parlé en d'autres termes de l'influence exercée sur lui par ces leçons d'une
science dont lui-même, désormais, reconnaissait très profondément l'éminente
valeur esthétique.
REVUES ÉTRANGÈRES. 463
que les leçons du vieux cantor lui avaient enseigné le secret de la
« forme » extérieure de son art, un hasard nouveau est venu lui en
fournir, pour ainsi dire, le contenu idéal, en lui faisant rencontrer,
A-ers le milieu de 1831, une figure d'homme qui allait devenir pour
lui, d'un seul coup, l'incarnation parfaite du « héros » toujours vai-
nement rêvé et cherché jusque-là. Parmi les chefs et soldats vaincus
de la récente révolution polonaise, arrivés en foule à Leipzig, et dont
les moindres avaient déjà de quoi séduire très profondément son
imagination juvénile, les circonstances lui ont permis de vivre pen-
dant plusieurs mois dans l'intimité d'un certain comte Tincent
Tyszkiewicz, « qui tout de suite l'avait attiré par son admirable appa-
rence de vigueur corporelle et l'extrême beauté virile de son visage. »
Il l'avait rencontré, d'abord, dans une salle de concerts, où la Sym-
phonie en ut mineur de Beethoven l'avait transporté d'enthousiasme
plus encore que d'ordinaire, à l'entendre jouer là en « présence d'un
groupe nombreux de figures héroi'ques » qu'il voyait « toutes rayon-
nantes sous l'effet de l'émotion réveillée en elles par l'œuvre du
maître. » Et bientôt des relations plus familières s'étaient établies
entre le jeune musicien romantique et ce gentilhomme polonais qui
semble bien, en effet, avoir possédé au plus haut degré quelques-
unes des plus admirables qualités intellectuelles et morales du génie
de sa race.
Le comte Vincent Tyszkiewicz unissait à une attitude pleine de calme
noblesse une sûreté d'esprit et un abandon qui m'étaient absolument
nconnus. De voir un homme de manières et d'âme si royales vêtu d'une
simple veste à brandebourgs et coiffé du béret de velours rouge, ce
spectacle anéantit aussitôt en moi tout le respect dont j'avais honoré,
jusqu'alors, la tournure apprêtée de coqs de combat des héros de notre
monde d'étudians. Aussi fus-je ravi de retrouver bientôt ce même homme
dans la maison de mon beau-frère Frédéric Brockhaus, et de l'y rencontrer
ensuite, pendant longtemps, presque à demeure.. .J'y rencontrai également
d'autres émigrés notables, dont les uns me frappaient par leur raffinement
aristocratique, d'autres par une altitude mélangée de bravoure guerrière
et de mélancolie : mais la seule impression durable que j'aie conservée de
ces entretiens a été celle que m'a produite ce comte Vincent Tyszkiewicz,
passionnément aimé et vénéré, qui toujours est resté pour moi fidéal
d'un homme vraiment viril. Je dois ajouter que cet homme excellent, de
son côté, me témoignait une amitié sincère. Presque tous les jours je
venais le voir, et volontiers il sortait avec moi de sa chambre pour s'aban-
donner plus librement, dans quelque coin de campagne, à l'inquiète tris-
tesse qui l'accablait.
Ce « type idéal d'un homme vraiment viril, » offrant au jeune mu-
464 REVUE DES DEUX MONDES.
sicien saxon le spectacle inoubliable d'une « attitude pleine de calme
noblesse unie à une sûreté de pensée et à un abandon qui lui étaient
absolument inconnus jusque-là, » comment ne pas reconnaître en lui
le modèle des glorieuses figures de « héros » qui se manifestent à nous
dans toute l'œuvre poétique de Richard Wagner, depuis le « dernier
tribun » Rienzi et le capitaine du vaisseau-fantôme jusqu'au dieu
Wotan lui-même et à l'aristocratique cordonnier Hans Sachs ? Et
comment ne pas admirer la chance providentielle, qui décidément
semble avoir pris en main, durant ces quelques mois, la destinée du
jeune homme, comment ne pas l'admirer et la remercier d'avoir ainsi
non seulement éveillé son génie créateur, mais de l'avoir aussitôt
pourvu de la forme et du contenu de son œuvre future ? J'avoue en
tout cas que je ne puis m'empêcher, pour ma part, d'attacher une très
haute portée à ces renseignemens biographiques, — les plus précieux,
peut-être, qu'ait à nous fournir toute la longue série nouvelle des
Mémoires ou Confessions de l'auteur de Parsifal; tout de même que
je ne saurais dire à qiiel point mon cœur de vieux « wagnérien » a été
touché de recueillir ces renseignemens, en quelque sorte, de la bouche
même de l'homme extraordinaire qui, jadis, a été mon premier ini-
tiateur au monde bienheureux de la poésie et de la beauté.
Car les jeunes gens d'aujourd'hui peuvent bien vénérer en Richard
"Wagner l'un des plus magnifiqiies artistes de notre temps, — et de
tous les temps : H ne leur est pas possible d'imaginer de quelle impor-
tance a été, pour notre jeunesse d'il y a un quart de siècle, la révé-
lation de cet art prodigieux, où nous avions vraiment l'impression de
trouver l'aboutissement suprême de tout l'immense effort esthétique
de l'humanité à travers les âges. Qu'il y ait eu là, pour nous, une cer-
taine part d'Ulusion, d'« auto-suggestion » collective, exagérant à nos
yeux les proportions réelles du maître de Bayreuth et de son œuvre,
je consens à le laisser dii-e, sinon à le reconnaître au plus profond de
mon âme : il n'en reste pas moins que jamais, à coup sûr, -^ jamais
dans toute l'histoire des arts, — aucun autre artiste n'est apparu à
ses contemporains plus entièrement différent du reste des hommes,
revêtu d'une puissance et d'un attrait plus parfaitement surhumains.
Je ne crois pas que Napoléon lui-même, à l'apogée de sa gloire,
ait été l'objet d'une adoration à la fois plus respectueuse et plus
tendre que celle que nous inspirait, aux environs de 1882, le sublime
vieillard qui, après cinquante années d'une lutte héroïque, était
parvenu à élever, sur les ruines des plus somptueux palais du
REVUES ÉTRANGÈRES. 4Gf)
« faux art » de naguère, le temple désormais immortel de « l'art de
l'avenir. » Entrevoir de loin sa noble figure, entendre sortir une
parole de ses lèvres, ou même simplement être admis à ^dsite^ les
lieux où s'achevait la splendide épopée de son existence, c'était pour
nous un pri^dlège dont le souvenir, maintenant encore, nous fait
frémir d'émotion pieuse; et je pourrais nommer plus d'un de mes
anciens collaborateurs de la Revue Wagnérienne que le souvenir de la
mort de Wagner continue de pénétrer d'une douleur presque filiale,
aussi vive et crueUe qu'au premier jour, voilà bientôt trente ans !
Il est vrai que, depuis lors, la forte et douce voix du « Mage
vénéré » n'a pas cessé de se faire entendre à nouveau parmi nous,
sous la forme d'innombrables lettres que nous ont Livrées tous ceux
qui, à un degré quelconque, avaient eu l'insigne honneur d'être
ses amis, ou seulement d'entretenir des rapports avec lui. Plus
d'une fois j'ai eu moi-même à signaler ici telles de ces correspon-
dances de Richard Wagner, dont quelques-unes nous apportaient
effectivement une image fidèle de son caractère ou un vibrant écho
des battemens de son cœur, tandis que d'autres n'étaient remplies
que d'un vain murmure de paroles banales, et que d'autres encore,
il faut l'avouer, constituaient un attentat sacrilège contre sa mé-
moire, — soit qu'elles nous vinssent de prétendus amis qui ne crai-
gnaient pas de fausser le sens de ses lettres en les entourant de
commentaires mensongers, ou parfois qu'elles nous exposassent à
nous tromper non moins fâcheusement sur sa nature et ses sentimens
véritables en étalant sous nos yeux, sans l'ombre d'explication, des
documens d'ordre tout intime, et dont l'accès aurait dû nous être
à jamais interdit. Mais pour instructives et belles que nous sem-
blassent des lettres comme celles que Wagner écrivait, par exemple,
à Liszt, à Rœckel, à ses vieux compagnons du théâtre de Dresde,
toujours nous éprouvions en face d'elles une sorte de gêne, et d'au-
tant plus grande que l'auteur de ces lettres nous était plus cher : avec
l'impression pénible comme de les lire indiscrètement par-dessus
l'épaule de leurs destinataires. Les plus hautes pensées et les confi-
dences les plus attachantes que nous y découvrions, nous ne pou-
vions oubUer qu'elles s'adressaient à d'autres personnes, sans que
Wagner eût songé à nous en les exprimant; et nous savions, au
contraire, qu'il y avait quelque part un gros manuscrit de sa main
où, précisément, il ne parlait qu'à nous, à tous ceux qui l'avaient
recherché et aimé, pour dévoiler devant nous son existence tout
entière, avec cette sincérité ardente et cordiale qui sans cesse, de son
TOMK III. — 1911. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
vivant, avait désarmé les préventions ou les rancunes dressées contre
lui, obligeant ses ennemis eux-mêmes à se relâcher, pour un ins-
tant, de leur hostilité, dès qu'ils avaient l'occasion de se trouver en
tète à tête avec lui. Certes, nous comprenions que cette sincérité et
cette expansion des Mémoires du maître en retardât la mise au jour,
jusqu'au moment où la disparition de tous les amis et ennemis per-
sonnels de Wagner nous permettrait de connaître enfin son juge-
ment sur eux : mais avec quelle impatience, d'année en année, nous
attendions ce moment, avec quel fervent espoir de goûter une fois
encore, avant de disparaître à notre tour, la jouissance de ces loin-
taines soirées de Bayreuth où nous avions cru voir le ciel s'ouvrir en
recevant, de la bouche auguste du ^deux maître, une brève parole
de féUcitation ou de remerciement !
Désormais, grâce aux héritiers de Richard Wagner, notre longue
attente a pris fin, et notre espoir s'est réalisé : nous possédons, en
deux énormes volumes, le texte absolument complet des Confessions
du maître, telles qu'il les a surtout écrites ou dictées à notre intention
pendant les loisirs forcés de sa vie d'exilé, entre son départ d'Alle-
magne on 184r9 et son installation triomphale à Bayreuth, vingt années
plus tard. C'est bien sa voix que nous entendons, et s'adressant
expressément à nous, tantôt pour nous révéler des événemens de
sa vie que nous avions ignorés jusqu'ici, comme cette merveilleuse
« illumination » de 1831 qui a fait de lui le musicien-poète qu'il a été,
et tantôt pour nous présenter sous leur jour véritable d'autres événe-
mens dont l'histoire nous apparaissait tout enveloppée de légendes
plus ou moins fâcheuses, comme l'aventure de son premier mariage,
ou ses relations avec une dame zurichoise qui, de la meilleure foi du
monde , s'était imaginé et avait voulu nous faire croire qu'elle lui
avait inspiré le plus passionné de ses drames (1). Au point de vue bio-
graphique, la publication de ces deux volumes est vraiment d'une
importance inappréciable ; car non seulement Wagner nous y expose,
avec un détaU. scrupuleux, jusqu'aux moindres incidens de son exis-
tence publique et privée, mais il ne cesse d'apporter en efTet à son
récit, selon son habitude, cette franchise familière et sans l'ombre
(1) Une traduction française des Mémoires de Richard Wagner devant être
publiée très ijrochainement, on comprendra que je me sois abstenu de toucher
aujourd'hui ù ces drames intimes de la vie du maître, qui d'ailleurs se rattachent
de trop près aux circonstances au milieu desquelles ils se sont produits pour
pouvoir être appréciés isolément, en quelques lignes d'un résumé forcément
incomplet.
REVUES ÉTRANGÈRES. 467
de réserve qui nous interdira dorénavant toute tentative pour prêter
à ses actes une interprétation différente de celle qu'il a, lui-même,
consenti à nous en offrir. Sans compter que jamais, peut-être, auto-
biographie de ce genre n'a été aussi remplie de portraits d'autres
personnages divers, musiciens et hommes de lettres, grands sei-
gneurs et aventuriers, dont beaucoup se sont acquis une célébrité
suffisante pour que la seule mention de leur nom ait de quoi éveiller
notre curiosité. '<
D'où vient donc que, malgré tous les motifs qu'elles ont de nous
toucher et de nous intéresser au plus haut point, ces Confessions de
Richard Wagner risquent de nous produire, au total, une singuUère
impression de fatigue désabusée, qui ne leur permettra jamais, je le
crains, de prendre place à côté des autobiographies analogues d'un
Rousseau, d'un Chateaubriand, d'un Gœthe, et de maints autres
artistes qui, parfois, sont loin d'égaler en génie aussi bien qu'en sin-
cérité le poète souverain du Crépuscule des Dieux qX de Parsifal?ï)iTa-
t-on que cette impression résulte de la longueur, de 1' « épaisseur »
excessives de deux énormes volumes d'un récit étrangement abondant
et touffu, d'un récit où trop souvent l'auteur, à force de vouloir ne
nous rien cacher, insiste complaisamment sur des sujets dénués d'in-
térêt en soi-même, ou encore qui ont perdu pour nous, aujourd'hui,
l'attrait qu'ils pouvaient offrir aux contemporains de Wagner ? Oui,
mais il me semble que la cause principale de la désillusion que vont,
peut-être, laisser à la masse des lecteurs ces précieux Mémoires doit
être cherchée plus profondément : dans l'infirmité désastreuse qui,
toujours, a empêché l'un des plus puissans penseurs et poètes qu'il y
ait eu de réussir à exprimer au dehors, sous la forme du langage litté-
raire, le trésor de sentimens et d'idées qu'il portait en soi.
Moins sensible, peut-être, dans les lettres de Richard Wagner, où
celui-ci n'était pas aussi gêné par la préoccupation d'avoir à faire acte
d'« écrivain, » c'est déjà cette infirmité qui nous a rendu presque
illisibles les dix volumes des Écrits théoriques du maître, répertoke
inépuisable de vues originales, d'exquises images, d'émotions héroï-
ques. Soit qu'il ait manqué au jeune étudiant saxon un autre Weinlich
pour l'initier aux secrets de l'expression littéraire, ou que sa nature
l'ait irrémédiablement condamné à ne pouvoir épancher son esprit et
son cœur que dans l'unique langage de la musique, toujours est-il
que cet homme d'une si grande intelligence s'est trouvé, toute
sa vie, comme paralysé lorsqu'il a eu à revêtir de paroles écrites les
idées même les plus simples et qui lui étaient les plus familières. A
468 REVUE DES DEUX MONDES.
chaque instant nous devinons, en le lisant, que les tours de phrase,
les mots qu'il emploie ne sont pas ceux qui répondent exactement à
son intention secrète ; de telle façon qu'avant de traduire en français,
par exemple, l'une des pages de ses Mémoires, nous sommes quasi
forcés de nous livrer à un travail préalable de- traduction allemande,
— qui n'est pas, on le comprendra, sans gâter un peu le plaisir que
nous procurent ces touchantes confidences de l'auteur de Parsifal.
Du moins celles-ci, à défaut d'une perfection littéraire qui en eût
fait pour nous un chef-d'œuvre admiré et aimé entre tous, joignent-
elles à leur extrême intérêt biographique le mérite de nous attester,
une fois de plus, l'éminente pureté et noblesse morale d'un homme
dont on a trop souvent essayé de noircir à nos yeux la haute figure,
en nous le représentant comme un être foncièrement égoïste et
cupide, incapable de se soucier d'autre chose que de sa renommée et
de la satisfaction de ses goûts de jouissance. C'était là, en vérité, une
calomnie contre laquelle protestait suffisamment l'élévation continue
de rœu\Te poétique du maître, tout imprégnée d'un idéal de beauté
artistique et presque religieuse dont la conception ne s'accordait guère
avec l'hypothèse d'une âme médiocre: mais il était excellent que le
propre témoignage de Richard Wagner vînt nous prouver, de la façon
la plus décisive, combien ce prétendu égoïste a toujours été prêt à
s'émouvoir des souffrances qu'il découvrait autour de soi, combien ce
prétendu jouisseur faisait bon marché de ses désirs les plus chers,
aussitôt que le devoir ou l'amour lui enjoignaient de les sacrifier, et à
quel point, en un mot, l'homme qu'il était s'est toujours montré digne
de la « chance » surnaturelle qui, depuis la crise tragique de sa der_
nière nuit de jeu, a pendant un demi-siècle entretenu, renouvelé, et
développé glorieusement son génie créateur.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Depuis quelques jours, toutes les préoccupations se portent vers
le Maroc. On se demande ce qui s'y passe, on ne le sait pas au juste,
les nouvelles sont alarmantes, mais confuses, et le gouvernement
semble à la merci de chaque incident, sans méditation antérieure,
sans règle fixe, en un mot sans politique. Il ne voulait certainement
pas faire au début ce qu'il est en train de faire aujourd'hui, et c'est
ce qui inquiète pour demain, en vertu du vieux proverbe qu'on ne
va jamais aussi loin que lorsqu'on ne sait pas où l'on va. Le gouver-
nement ne voulait pas aller à Fez, et il y va. Qu'arrivera-t-il ensuite, et
quelles seront les conséquences, soit marocaines, soit européennes,
des événemens ultérieurs, aucun prophète ne se risquerait à le dire.
Comment, en si peu de temps, en sommes-nous venus à ce point?
On aurait de la peine à le comprendre, si on ne savait pas, — mais
tout le monde le sait, — qu'U y a en France, aussi bien d'ailleurs que
dans tous les autres pays, deux poUtiques en présence, soutenues par
deux groupes d'hommes très divers de caractères et de tempéra-
mens. L'une consiste à ne pas pas voir une seule question isolée
des autres, mais à les considérer toutes dans leur ensemble, à les
limiter, à les modérer, à les tempérer les unes par les autres, enfin
à ne s'engager à fond dans aucune sans s'être assuré que des négh-
gences ou des oublis fâcheux ne feraient pas tourner l'affaire en
aventure. La même politique s'attache, quand elle traite une ques-
tion, à s'entourer d'avance de tous les renseignemens qui peuvent
en éclairer les détails et à mesurer exactement l'entreprise aux forces
qu'on peut y appliquer immédiatement. Mais il y en a une seconde
qui, dédaignant toutes ces précautions, estime qu'il faut aller de
l'avant et que, une fois dans l'action, on se débrouille. Les partisans
de cette dernière politique trouvent toujours des prétextes et des
470
REVUE DES DEUX MONDES.
argumens; ils en manquent d'autant moins que leur allure a quelque
chose qui plaît, séduit et entraîne, et c'est en quoi ils sont dange-
reux. S'ils ne l'ont pas été, ou s'ils ne l'ont été que partiellement
et accidentellement sous l'ancien ministère qu'ils ont trouvé instruit,
informé, averti, comme on dit maintenant, avec le nouveau, ils ont
repris d'un seul coup de grands avantages, et on a vu la situation
se modifier du tout au tout. Les circonstances s'y sont prêtées
assurément. Le mystère marocain s'est éclairé de lueurs incertaines,
équivoques, troublantes ; mais une campagne de presse, menée avec
adresse et vigueur, a encore aggravé au jour le jour ce que la situa-
tion avait d'inquiétant. On s'est adressé à notre sensibilité, à notre
émotion, pour nous dicter impérieusement des devoirs dont le prin-
cipe était contestable et dont l'accomplissement docile devait nous
conduire à une série de conséquences dont nous sommes encore loin
d'entrevoir la fin. Pendant quelques jours la France a vécu dans
l'anxiété en songeant à la situation critique où se trouvaient le
colonel Mangin, le commandant Brémond et les colonies euro-
péennes à Fez? Des officiers français, des compatriotes, des Euro-
péens dignes de notre sympathie étaient menacés : n'était-ce pas le
devoir de la France de les dégager à tout prix? Son devoir absolu, il
faut avoir, en dépit du préjugé populaire, le courage de dire que non.
Le colonel Mangin et le commandant Brémond ont été mis à la dis-
position du Sultan; ils combattent sous le drapeau chérifien; ils
n'engagent pas le nôtre. On dit, à la vérité, que la cause du sultan
du Maroc et celle de la France se confondent aujourd'hui, et que nous
ne devons pas recommencer avec Abdul-Hafid la faute qui nous a
fait abandonner Abd-el-Aziz. Cette conception politique qui, à force
d'être affirmée, est en passe de devenir une vérité incontestée, n'en
est pas moins une erreur incontestable. Que nous importent la
personne et le nom du sultan du Maroc? Ce sont là des contingences
dont notre politique peut sans doute tenir compte, mais dont elle
ne doit pas s'embarrasser outre mesure. L'intérêt même de la
sécurité des colonies européennes, quelque important qu'il soit,
n'était pas de ceux qui justifient tous les sacrifices.
Qu'on nous pardonne ces observations rétrospectives ; elles ont
pour objet de préciser les responsabilités initiales pour le jour où
chacun devra supposer la sienne ; mais nous n'en sommes plus là, les
ëvénemens ont marché vite en quelques jours, et nous nous
trouvons en présence d'une situation nouvelle. Quelle est-elle? Il est
imprudent de vouloir en fixer les traits, car ils changent sans cesse et
REVUE. CHRONIQUE. 471
peut-être seront-ils très modifiés quand paraîtront ces lignes.
Essayons toutefois de le faire sommairement.
Fez est assiégé par des forces nombreuses. La situation y est
grave, incontestablement: à supposer même qu'elle ne le soit pas
autant qu'on l'a dit à certains jours, elle l'est assez pour justifier toutes
les préoccupations. La ville est heureusement défendue par ses forti-
fications ; elle le serait insuffisamment par les troupes du Maghzen.
Elle l'est aussi par les instructeurs français, munis d'artillerie, à la tête
desquels est le colonel Mangin dont tout le monde s'accorde à recon-
naître les mérites ; mais, quelles que soient son intelligence et son
énergie, on tremblait et on continue de trembler pour lui. Il y a
quelques jours, le commandant Brémond était à trente- cinq ou qua-
rante kilomètres au Nord-Ouest de Fez : dans cette position, il
rendait le service d'immobiliser à une certaine distance de la ^-ille des
troupes rebelles qui, sans cette diversion, seraient venues battre ses
murailles. On tremblait aussi pour lui; on se demandait si cette
poignée d'hommes résisterait longtemps à l'assaut dont elle était
l'objet ; eUe était composée de soldats peu sûrs, très susceptibles de
se débander, s'ils étaient mal armés et mal payés, et on croyait savoir
que les ressources du commandant Brémond s'épuisaient rapidement.
Une chance lui restait d'être ravitaillé; un Français, M. Boisset,
gérant de notre agence consulaire d'El-Ksar, en était parti pour lui
apporter ce qui lui manquait. Atteindrait-il son but ? Pendant
plus d'une semaine cette incertitude a fait vivre la France dans une
véritable angoisse. Un jour enfin, est arrivée une nouvelle inattendue :
par ordre du colonel Mangin, le commandant Brémond avait aban-
donné ses positions et, sans attendre M. Boisset, s'était replié sur Fez.
Ici nous nous bornons à exposer des faits et nous nous gardons bien
de porter un jugement sur des ordres et sur des mouvemens mili-
taires qui échappent à notre compétence. Il faut regretter toutefois
que le commandant Brémond n'ait pas pu attendre M. Boisset vingt-
quatre heures de plus. Autant qu'on puisse en juger, l'intention du
colonel Mangin a été de réimir toutes ses forces pour tenter une sortie
qui aurait débloqué Fez ; s'il ne l'a pas fait, il faut sans doute attri-
buer cette inertie à l'état de fatigue, peut-être même à la diminution
numérique de la petite troupe commandée par Brémond. A partir de
ce moment, le Sultan n'a plus compté que sur un secours venu du
dehors, et il a demandé aux autorités mihtaires françaises d'aider au
recrutement et à la prompte organisation d'une mehalla de
3 000 hommes environ, qui partirait de la Ghaouïa et marcherait rapi-
472 REVUE DES DEUX MONDES.
dément sur la capitale : les cadres devaient en être français. Le
général Moinier a reçu l'ordre de se prêter à ce désir, et il s'est mis
immédiatement à l'œuvre ; mais, soit qu'il ait rencontré des résis-
tances imprévues, soit qu'il ait cru, non sans raison, qu'il fallait se
hâter, il a formé, en même temps que la mehalla chérifienne, une
« colonne volante » destinée à marcher aussi sur Fez. Cette fois, le
général Moinier a rencontré, non plus des résistances, mais des diffi-
cultés; les moyens de transport lui faisaient défaut : il lui fallait,
disait- il, 1 000 chameaux et 2000 mulets; il lui fallait aussi beaucoup
d'hommes, car la sécurité de la colonne exigeait l'établissement de
tout un chapelet d'étapes fortement occupées entre la Chaouïa et la
capitale. Nous avons déjà envoyé plus de 10 000 hommes dans la
Chaouïa où nous en avions déjà 8 000 : il y en aura bientôt plus de
20 000. Nous en avons réuni 10 000 autres sur la rive droite de la
Moulouïa, que nous avons déclaré ne plus vouloir franchir tout en
sondant les gués par où nous pourrions passer. Certes, ces troupes
sont très insuffisantes pour une véritable expédition ; il faudrait 80 ou
100 000 hommes et dix ou quinze ans de combats pour opérer vrai-
ment l'occupation du Maroc; mais, lorsqu'on se demande à quel
genre d'expédition elles correspondent, on reste dans une péniblç
incertitude sur le danger de faire trop ou trop peu. Le malheur est
que le gouvernement ne semble pas avoir jamais bien su ce qu'il
voulait faire. Il y a quelques jours, il se refusait encore à aller à Fez.
Les journaux qui suivent ses inspirations, aussi bien que ceux qui
cherchent à lui imposer les leurs, discutaient sur le choix du point où
on s'arrêtait dans les environs de la ville. Serait-ce à 60 kilomètres
ou à 80? Serait-ce en deçà de telle montagne, ou au delà? Ces dis-
cussions commencent à devenir oiseuses. Nous souhaitons vivement
qu'on puisse s'arrêter avant d'arriver à Fez ; mais le pourra-t-on ?
On est maître de ne pas s'engager dans une opération dangereuse :
lorsqu'on Ta fait, une logique implacable oblige d'aller jusqu'au bout.
Les journaux se sont demandé pourquoi, pour aller à Fez ou dans
la direction de Fez, nous avons pris la route de la Chaouïa, au lieu
de prendre celle qui part de la frontière algérienne et passe par Taza.
La question s'est présentée en même temps à tous les esprits, et rien
n'était plus naturel : de tout temps, en effet, on avait entendu dire
que le chemin le plus simple pour aller à Fez était celui de Taza.
Subitement tout est changé, et on a quelque peine à en comprendre
le motif. Comme on ne peut pas dire que la route de la Chaouïa soit
la plus courte, on assure que c'est la plus facile, et on aperçoit pour
REVUE. CHRONIQUE. 473
la première fois dans celle deTaza des obstacles qu'il est bien surpre-
nant qu'on n'y ait pas aperçus plus tôt. Rien de plus déconcertant que
la facilité avec laquelle on passe d'une tlièse à une autre, et on trouve
des argumens pour défendre aujourd'hui celle-ci comme on en trou-
vait hier pour défendre celle-là. Ces transformations déroutent l'esprit
public et le portent au scepticisme. Nous espérons que nous arrive-
rons à Fez en temps opportun : s'il en était autrement, la responsa-
bilité de ceux qui ont pris le chemin le plus long serait très lourde.
Un autre étonnement, encore plus pénible, a ému l'opinion, lors-
qu'on a vu le gouvernement composer le corps expéditionnaire de
pièces et de morceaux pris un peu partout. Cela s'était fait autrefois
pour des expéditions du même genre, et les inconvéniens s'en étaient
aussitôt manifestés. Les corps ainsi formés manquent toujours d'ho-
mogénéité; ils sentent l'improvisation; ils appauvrissent l'armée con-
tinentale. C'est pourquoi la nécessité d'avoir une armée coloniale
avait alors paru évidente. On nous avait donc annoncé qu'on allait
faire une armée coloniale et, bientôt après, qu'elle était faite. Ou
cela ne voulait rien dire, ou cela signifiait que, dans le cas où une
expédition coloniale s'imposerait à nous, nous pourrions y pro-
céder sur-le-champ sans avoir à emprunter à l'armée continen-
tale, réduite aux forces indispensables, des élémens de conibat dont
la distraction l'affaiblirait. Nous dormions, hélas! dans une fausse
confiance. Quand on a cherché l'armée coloniale, on ne l'a pas
trouvée. M. le ministre de la Guerre a dû recourir aux procédés
d'autrefois; il a écorné ou écrémé les régimens de la métropole,
et nous avons eu le spectacle lamentable de formations hétérogènes,
faites à la hâte et pourtant avec lenteur, dans les conditions les moins
propres à nous rassurer. M. Berteaux s'en est expliqué dans des
interviews nombreuses ; il s'est décerné à lui-même des satisfecits
qu'en somme il serait peut-être injuste de lui disputer. Ce n'est pas
sa faute si la situation est ce qu'elle est ; il s'en est tiré comme il a pu.
Le reproche ne s'adresse pas à lui, soit ; mais enfin, nous n'avons pas
l'armée coloniale sur laquelle nous comptions. Lorsque le gouver-
nement s'est engagé comme il l'a fait dans l'affaire marocaine, savait-
il à quoi s'en tenir à ce sujet? S'il le savait, il a commis une grande
imprudence; s'il ne le savait pas, son ignorance n'est pas pour lui
une excuse.
Nous voudrions n'avoir pas à parler de la situation internationale,
mais comment négliger cette partie de notre sujet? Les événemens
ont assez montré depuis quelques années que la question maro-
474
REVUE DES DEUX MONDES.
caine n'était pas indépendante de plusieurs autres et qu'on ne pou-
vait pas la résoudre isolément, en quelque sorte in abstracto. Tou-
tefois, et pour mettre nos lecteurs à l'aise, nous leur dirons que,
quand bien même les autres puissances se désintéresseraient du
Maroc et nous y laisseraient faire tout ce qui nous plairait, nous
n'aurions rien à changer aux observations qui précèdent. Les diffi-
cultés principales de la question marocaine tiennent à la question
eUe-même, et,si elles peuvent être aggravées par l'attitude de (juelques
puissances à notre égard, elles n'en existent pas moins en soi. Per-
sonne ne peut empêcher le Maroc d'être un pays que sa géogra-
phie d'une part, et de l'autre, et surtout, la race barbare, énergique,
courageuse, qui l'habite rendent si difficile à pénétrer. Il est d'ail-
leurs si parfaitement anarchique qu'il n'a jamais pu être soumis
qu'à une autorité partielle et intermittente. Et cela depuis la plus
haute antiquité : la situation s'est présentée aux Romains comme à
nous. Dès lors, la sagesse aurait consisté à y étendre peu à peu notre
influence : le temps y travaillait pour nous. Depuis nos arrangemens
avec l'Angleterre, nous n'avions plus à lutter contre une rivahté tradi-
tionnelle : aucune autre, pas même celle de l'Allemagne, ne pouvait s'y
substituer avec des moyens d'action aussi redoutables pour nous. Mais
nous parlons dans l'hypothèse où, médiocrement incommodés par la
barbarie qui régnait au Maroc, nous n'aurions pas prétendu l'initier
du jour au lendemain aux bienfaits de la ci\ihsation. Lorque nous
•avons eu cette prétention, généreuse à coup sûr, d'autres sont venus
pour profiter de la transformation qui allait se produire par nos soins,
et notre pohtique, qui avait eu pour objet de nous réserver le Maroc
comme une annexe naturelle de l'Algérie, à eu pour conséqiience de
l'ouvrir à tous. Il faut faire ici une exception pour l'Espagne ; jamais
nous n'avons méconnu les intérêts matériels et moraux qu'elle a au
Maroc ; sa glorieuse histoire lui donnait, à côté des nôtres, des droits
que nos arrangemens directs avec eUe se sont appliqués, dès le
premier moment, à respecter et à consacrer ; la nature même des
choses nous a associés à la même œuvre et, en dépit de nuages
passagers, nous espérons bien rester toujours d'accord. Mais, l'An-
gleterre une fois désintéressée, nous comptions sur l'assentiment
des autres puissances.
Gardons-nous pourtant d'exagérer. Si toutes nos espérances, tous
nos désirs n'ont pas été réaUsés, il serait inexact de dh-e que nos
intérêts aient été sérieusement compromis. Ceux qui le croient et qui
font remonter le mal à l'Acte d'Algésiras se trompent tout à fait. Sans
REVUE. CHRONIQUE. 475
doute l'Acte se ressent des circonstances où il est né ; mais, tel qu'il
est, U ne mérite pas les critiques et les attaques dont U a été quelque-
fois l'objet. Au total, U est pour nous une garantie et un frein : la
garantie est précieuse, le frein peut quelquefois être salutaire. La
garantie \dent de ce que toutes les autres puissances renoncent à
acquérir une situation pri^dlégiée au Maroc et reconnaissent ce carac-
tère à celle de la France et de l'Espagne. 11 ne s'agit pas de privi-
lèges économiques, mais de pri^dlèges politiques. Notre situation
particulière fait l'objet, à Algésiras, d'une reconnaissance formelle, et
on sait qu'un arrangement ultérieur, conclu avec l'Allemagne en
1909, va plus loin encore, puisqu'il reconnaît que « les intérêts parti-
culiers de la France au Maroc sont étroitement liés à la consolidation
de l'ordre et de la paix intérieure » et que le gouvernement impé-
rial se déclare « décidé à ne pas entraver ces intérêts. » Cet arrange-
ment de 1909 a pour nous une importance capitale : il ne faut pas
toutefois en étendre démesurément la portée. Il ne détruit nullement
l'Acte d'Algésiras ; H ne le remplace pas; les limites posées par cet
Acte persistent. Etoîi sont-elles ? EUes sont dans l'obligation, acceptée
par toutes les puissances, de respecter l'intégrité territoriale du Maroc
et l'indépendance du Sultan. Y a-t-il pour nous, dans ces restrictions,
motif à un regret? Non, si nous sommes sages, car nous n'avons
aucun intérêt à nous attribuer une partie du territoire marocain, et
nous en avons un certain à ce que la souveraineté du Sultan soit
maintenue. Ce serait folie de notre part de vouloir occuper et gou-
verner le Maroc; quand même les arrangemens internationaux ne
nous l'interdiraient pas, nous devrions nous l'interdire à nous-
mêmes. Dès lors, en quoi donc l'Acte d'Algésiras est-U pour nous une
gêne? Nous répétons qu'il est une garantie, et que nous devons
nous abstenir avec le plus grand soin de manquer aux obligations
qu'il nous impose, afin de conserver le droit d'imposer aux autres
celles qu'il leur impose aussi et qui sont singulièrement plus étroites.
C'est le jour où l'Acte d'Algésiras serait dénoncé que nous commence-
rions à nous inquiéter : il n'y aurait plus de charte marocaine inter-
nationale et nous pourrions bien être amenés alors à regretter cet
Acte qu'une partie de l'opinion, chez nous, a très inconsidérément
combattu.
Or c'est précisément de la dénonciation de l'Acte d'Algésiras que
l'Allemagne nous a, faut-il dire menacés? le mot serait trop fort; mais
s'H n'y a pas eu menace, il y a eu avertissement. Nous prenons comme
expression de la pensée allemande un article évidemment officieux
476
REVUE DES DEUX MONDES.
qui, publié dans la Gazette de V Allemagne du Nord, a attiré, comme il
devait le faire, l'attention générale. Tous les journaux allemands ont
parlé du Maroc; quelques-uns l'ont fait avec A-iolence, d'autres avec
mauvaise foi; nous avons eu comme une réédition des polémiques
d'antan; nous aurions pu nous croire rajeunis de quelques années.
Mais rien ne prouve que le gouvernement impérial ait partagé ces
ardeurs qui sont devenues tout à fait incandescentes dans les feuilles
pangcrmanistes ; tout fait croire, au contraire, qu'il a conservé sa
modération. L'article de la Gazette de V Allemagne du Nord dit en
substance qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute la sincérité et la
loyauté du gouvernement français, mais que les circonstances sont
parfois plus fortes que la volonté et qu'elles font naître des obliga-
tions auxquelles il est impossible de se soustraire. Si, acculé à des
obligations de ce genre, le gouvernement français s'y conformait, il
semble bien que le journal allemand le verrait sans indignation, peut-
être sans étonnement; mais alors, dit-il, violé parla France, l'Acte
d'Algésiras n'existerait plus pour personne et chacun reprendrait sa
liberté. Que ferait l'Allemagne de la sienne? La Gazette de V Alle-
magne du Nord ne le dit pas, et ce silence a permis de tout supposer.
On s'est demandé si l'Allemagne réclamerait une compensation aux
progrès que nous aurions pu faire, et quelle serait cette compensation;
ou encore si eUe provoquerait la réunion d'une nouvelle conférence.
Toutes ces questions sont évidemment prématurées. Un journal
pangermaniste viennois s'est exprimé à ce sujet dans les termes les
plus brutaux; il a fait entrevoir que l'Allemagne exigerait une
compensation territoriale; il a annoncé comme certain qu'elle s'oppo-
serait, à la fin de l'année, au renouvellement des pouvoirs de police
dans certains ports qui ont été attribués à l'Espagne et à nous. La
Gazette de V Allemagne du Nord a fait justice eUe-même de ces exagé-
rations : elle s'en tient à ce qu'elle a dit et il y a tout lieu de croire
que ce qu'elle a dit est l'expression adéquate de la pensée du gou-
vernement impérial. A cela nous n'avons rien à reprendre. Mais, pour
être complet, il faut ajouter que, depuis ce moment, la Gazette de
l'Allemagne du Nord a publié une note désobligeante pour nous,
empreinte d'un sentiment peu courtois, et où il est impossible de ne
pas reconnaître une manifestation de défiance. Le gouvernement de
la République a communiqué depuis quelques jours à la presse les
indications qu'il recevait de notre consul à Fez sur la situation de la
ville. Cette situation y est présentée comme inquiétante; les vivres
se raréfient; les tribus sur lesquelles on comptait deviennent hostiles;
REVUE. CHRONIQUE. 477
Fez ne peut plus tenir que quelques jours; l'artillerie commence ù
manquer de munitions. La Gazette de V Allemagyie du Nord assare au
contraire que, « d'après les nouvelles officielles venues de Fez et
dont les dernières sont datées du 1^'' mai, tous les Allemands habi-
tant cette ville sont en bonne santé et dans une sécurité complète :
il n'est pas question de disette. » Lequel se trompe, du consul français,
M. Gaillard, ou du consul allemand, M. Vassel? On le saura bientôt.
Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui, c'est que les journaux
anglais, et notamment le Times, sont encore plus pessimistes que les
journaux français, et ils sont généralement bien informés: on ne
voit d'ailleurs pas l'intérêt qu'ils auraient en ce moment à semer
l'alarme et à présenter les choses sous un jour plus noir que la
réalité.
Notre intérêt, à nous, est évidemment de ne faire au Maroc que
le strict nécessaire, d'enfermer notre action dans les limites les
plus justes et de lui donner la durée la plus courte possible. Nous
le devons d'autant plus qu'à l'attitude d'observation et d'attente
de l'Allemagne s'ajoute l'attitude inquiète de l'Espagne. Nos jom--
naux ont publié, presque quotidiennement, des notes d'où il résul-
tait que les gouvernemens de Madrid et de Paris marchaient la
main dans la main et que le premier, rendant pleine justice à la
franchise du second, vivait avec lui en pleine confiance. Nous aurions
voulu le croire, et la chose, en effet, nous semblait toute naturelle.
N'avions-nous pas des accords particuliers avec l'Espagne? N'étaient-
ils pas scrupuleusement respectés ? Où pourrait être entre nous une
cause de mésintelhgence ? Malheureusement, la lecture des journaux
espagnols ne nous permettait pas de vivre dans cette confiance. On
doit sans doute tenir compte de l'espèce de nervosité dont ces jour-
naux sont en ce moment agités; elle les porte à l'exagération, mais
le sentiment auquel ils obéissent n'a rien d'artificiel, il est sincère
et profond dans son injustice. Comment est-il né? Nous aimons
l'Espagne ; notre histoire commune, qui nous a si souvent mis en
conflit, nous a finalement rapprochés dans des souvenirs glorieux
pour les deux pays ; nous nous sentons de même race que les Espa-
gnols, et c'est pour nous une inclination toute naturelle que de nous
attacher à la même œuvre et de travailler de concert à l'accomplir.
Que veut l'Espagne? Quel but poursuit-elle? Quels desseins prépare-
t-elle? Convaincus que nous sommes qu'elle tient comme nous à
l'Acte d'Algésiras, pourquoi ne nous prêterions-nous pas à ses désirs
légitimes? Si, contrairement à nos intentions, il y a eu de notre part,
478 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le passé, quelque acte dont elle croit avoir t se plaindre, qu'elle
s'en plaigne en effet, et des explications immédia :,., remettront toutes
choses au point. Sans doute la situation réciprocr.c de la France et de
l'Espagne pourrait faire naître des difficultés et amener des froisse-
mens entre elles, si elles ne veillaient soigneusement à les é^dter.
Le fait même que les autres puissances les ont mises sur le même
pied au Maroc et y ont reconnu l'identité et la prééminence de leurs
intérêts, pourrait provoquer entre elles des frottemens dangereux,
si elles n'avaient pas l'une pour l'autre tous les ménagemens néces-
saires. La France et l'Espagne ne peuvent être au Maroc que très
bien ou très mal; notre choix est fait, elles doivent être très bien, et si
nous devons y mettre du nôtre, il faut le faire, non pas étroitement,
mais largement et cordialement. Qu'avons-nous vu depuis quelques
semaines, depuis quelques jours, en Espagne ? La presse a entamé
et elle continue contre nous une campagne véhémente. Le gouver-
nement a commencé par y résister; il a gardé assez longtemps tout
son sang-froid; les rapports officiels sont restés corrects, courtois,
amicaux, et c'est ce qui explique les notes de presse auxquelles nous
avons fait plus haut allusion. Mais le gouvernement espagnol a fini
lui-même par subir l'influence ambiante, et le langage de M. Cana-
lejas, celui du moins qu"il tient aux journalistes, s'en est parfois un
peu ressenti. Nos journaux alors ont montré un grand étonnement,
comme s'ils n'avaient pas lu leurs confrères d'outre-monts et n'avaient
rien prévu, ni rien compris. M. Canalejas, interrogé aux Cortès, a
déclaré que l'Espagne se réservait d'agir selon les circonstances, mais
qu'elle le ferait toujours conformément aux traités et aux accords
internationaux. Gela doit nous suffire, ainsi qu'à tout le monde. Sur
un seul point, les susceptibiUtés de TEspagne, si elles existaient, nous
paraîtraient excessives : on a dit que c'était pour les ménager que
nous avions renoncé à la marche sur Fez par Taza. Nous hésitons à
le croire et, s'il y a dans cette allégation quelque chose de vrai, il faut
s'en expliquer. L'Espagne voit-elle d'un mauvais œil que nous allions
à Taza? Comme, dans ce cas, nous ne pourrions pas non plus admettre
qu'elle y allât elle-même, cette porte du Maroc serait-elle condamnée
et comme murée? Serait-ce possible? Serait-ce admissible pour long-
temps? Le contraire est si certain qu'une entente est nécessaire, et
nous ne doutons pas qu'elle ne se fasse, car tout ce qui est nécessaire
se fait.
Pour nous résumer et pour conclure, quel est aujourd'hui notre
vœu ? C'est que le gouvernement, conformément au désir qu'il en a,
\
XEVUE. CHRONIQUE. 479
£r.tl'aller jusqu'à Fez. Nous espérons encore
qu'il ne sera pas for a' l'aller jusque-là pour que, la saison aidant, la
ville soit débloquée e. ^le Sultan retrouve la liberté de ses mouve-
mens. Dans quelques jours, en effet, la nécessité s'imposera aux
Marocains d'abandonner le fusil pour prendre la faucille et faire la
moisson. L'Allemagne regarde, attend, s'apprête à déclarer, s'U y a
lieu, que l'Acte d'Algésiras n'existe plus. L'Espagne supportera diffi-
cilement que nous allions au Maroc beaucoup plus loin qu'elle. Il
faut donner à tout le monde un gage de notre modération et de notre
respect pour les traités. En agissant ainsi, nous aurons rempli tout
notre devoir dans les conditions multiples où il se présente. Nos
officiers seront sauvés ; les colonies européennes le seront égale-
ment ; l'avenir sera dégagé des principaux motifs qui nous ont causé
tant d'inquiétude. Ce sont là, pour le moment, des résultats qui
peuvent nous suffire. Que le gouvernement nous les assure et sache
s'arrêter à point. Qu'il ait une politique et qu'il s'y tienne. L'impres-
sion générale est qu'U n'en a pas, qu'il en change tous les jours, qu'il
se laisse conduire par les circonstances au Ueu de les dominer; en un
mot, que cette affaire, si déhcate et qui peut devenir si grave, n'est
conduite ni avec prévoyance, ni avec fermeté. Voilà pourquoi il y
a du malaise dans l'air. Nous ne mettons pas en doute les intentions.
Comment n'en aurait-on pas de bonnes ? Tout le monde en a : mais
il faut savoir et A'ouloir. On a l'impression que le gouvernement
s'instruit tous les jours à nos dépens ; les leçons de choses ne lui
manquent pas; mais, en attendant, il subit des influences contraires,
et sa faible volonté oscille à tous les vents.
Le voyage de M. le Président de la République en Belgique est
pour nous un événement heureux. L'accueil qu'a reçu M. FalUères n'a
pas dépassé nos espérances, mais elle les a pleinement réalisées, et la
France en conservera un long et précieux souvenir. Sous des institu-
tions différentes, les deux peuples poursuivent librement leurs desti-
nées, sans que rien puisse altérer leurs sympathies réciproques; tout
les unit au contraire et il faudrait, soit d'un côté, soit de l'autre, une
pohtique bien maladroite pour les diviser. Aussi lorsque le nouveau
roi des Belges, accompagné de la Reine, est venu récemment à Paris,
il y a été reçu avec une respectueuse sympathie, et nous sommes
heureux de constater, comme nous nous y attendions d'ailleurs, que
M. Fallières a trouvé de l'autre côté de la frontière des sentimens ana-
logues. Ils se sont manifestés avec un élan dont la spontanéité ne
480 REVUE DES DEUX MONDE'.
peut que nous toucher. Le roi Albert s'en estfar'it l'interprète dans
les termes les plus heureux. Le toast qu'il a adressé à M. le Président
de la République ira au cœur de tous les Français. Parlant du peuple
belge : « Il n'ignore pas, a-t-il dit, la place que le génie français
occupe dans l'histoire de l'humanité ; il se plaît à rendre hommage à
ses brillantes qualités ; il a puisé de tout temps aux sources fécondes
de sa littérature et de sa science, aussi est-il heureux de recevoir et
de fêter chez lui ses représentans attitrés, penseurs, hommes d'État,
écrivains, artistes. » Nous ne commettrons pas l'indiscrétion de tirer
de ce langage plein de mesure et de tact plus que l'auguste orateur
n'a voulu y mettre, mais il nous sera permis de rappeler que notre
langue est l'expression de notre génie, et il semble bien que le Roi
ne l'ait pas oublié. Il a aussi énoncé le vœu que les deux pays éprou-
vent « un égal désir de concilier leurs besoins économiques au moyen
d'ententes amicales. » Dans sa réponse où il n'a pas été moins bien
inspiré que ne l'avait été le Roi, M. le Président de la République
s'est associé à son sentiment et, à son tour, il a formé le souhait que,
« par leurs aspirations communes, les deux pays soient portés vers
une conciliation toujours plus grande de leurs intérêts économiques. »
Nous sommes loin des dispositions outrancières qui, de part et
d'autre, ont failli prévaloir un moment. Les paroles du roi Albert,
celles de M. Fallières sont des gages d'une bonne volonté qui, nous
l'espérons bien, ne restera pas stérile. Les cordialités qui viennent
d'être échangées à Bruxelles ne resteront pas sans résultats pratiques.
Une indisposition de la Reine l'a malheureusement empêchée de
prendre part à ces fêtes auxquelles sa présence aurait ajouté une
grâce plus exquise; mais rien n'y a manqué de ce qui pouvait
resserrer plus intimement les liens des deux pays.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant^
Francis Charmes.
MA FIGURE
(1)
DEUZIÈME PARTIE(2)
IV
Il y avait trois mois que, chaque matin, après une toilette
soigneuse et un rapide petit déjeuner, j'enfonçais sur mes che-
veux une toque de fourrure et mettais mon manteau pour sortir.
— Vous allez encore prendre froid! grommela Sophie, un
jour que la neige tombait fine et serrée.
Elle n'avait jamais pu s'accoutumer à me voir ainsi dès
potron-minet, m'exposer à la pluie, au vent, à tous ces enne-
mis des bronches qui rôdent dans l'air matinal. Ses bras levés
attestaient le ciel que les enfans sont le désespoir des parens
et de ceux qui sont assez fous pour les chérir au même degré.
Je fis sonner une voix claire :
— Tu vois bien que mon rhume est fini.
— Mais vous vous épuisez.
— Jamais ma santé n'a été meilleure.
Et comme je descendais l'escalier, elle jeta une dernière
recommandation :
— Surtout ne rentrez pas en retard! Hier encore votre
côtelette était brûlée.
— Sois tranquille. A midi tapant je serai là.
(1) Copyright by Claude Ferval, 1911.
(2) Voyez la Revue du 13 mai.
TOME III. — 1911. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
Et par-dessus la rampe de l'escalier, je l'entendis qui dé-
versait le torrent de ses doléances : Était-ce permis? Approcher
un tas de pouilleux!..; Rapporter de sales odeurs!... Risquer
d'attraper des maladies !... Sans compter la vermine !...
Au commencement, je n'avais rien senti de tout cela. Une
paix si douce régnait dans la maison de charité ! M'^* Derlange
avait dit vrai. Autant qu'à son bénéficiaire, la charité profite à
celui qui la dispense. Chaque heure ayant sa plénitude d'acti-
vité, de devoirs, où aurais-je trouvé le temps de m'apitoyer sur
moi-même? Et le soir, quand sous la lampe je repassais le
souvenir du bien accompli pendant le jour : mansardes visitées,
douleurs engourdies, espérance rendue à de pauvres hères,
comment aurais-je songé à ma figure?
J'eus, au début, la chance de contribuer à plusieurs cures
merveilleuses. Une fillette, que sa mère avait amenée mourante,
ressuscita comme par enchantement après trois piqûres de
sérum marin. C'était moi, qui, l'ampoule brisée aux deux
bouts, avais bravement planté l'aiguille en pleine chair; moi
qui, le bras levé comme pour une incantation, avais fait couler
le souverain liquide. La joie que j'eus à voir revivre cette enfant
est indicible. En elle éclatait le pouvoir souverain des remèdes,
de ces remèdes auxquels il est si doux d'être crédule. Je la
regardais comme les dévots de Lourdes contemplent les boiteux,
les paralytiques que la piscine rend ingambes. Ma vocation
s'en trouva comme soulevée. A peine une besogne était-elle
accomplie, j'en réclamais une autre et puis une autre jus-
qu'à ce que toute souffrance, venue à nous ce matin-là, s'en
retournât soulagée. N'est-il pas enivrant de penser qu'à force
de volonté on parvient à contraindre la nature, à l'obliger au
miracle ?
Un échec ne tarda pas à ébranler en moi cette conviction.
Non ! La vie et la mort ne sont pas entre les mains humaines,
si zélées qu'elles soient. En dépit de mes soins, la jolie fille
italienne, que j'avais ramassée sur le boulevard de Clichy,
succomba.
— Je m'en vais!... Mademoiselle, je sens que je vais
mourir, répétait-elle un jour en suffoquant.
Persuadée que cette crise, après beaucoup d'autres, pouvait
être conjurée, je lui appliquai des ventouses. De mon mieux je
combattis son idée.
MA FIGURE.
483
— Allons donc!... Pour un gros rhume!... Dans un mois,
vous serez debout.
Mais la navrante persuasion persistait :
— Non!... C'est la fm. Je la sens; j'en suis certaine.
Puis, après un instant, la pauvre fille ajouta :
— D'ailleurs, ce n'est pas cela qui m'effraye.
— Quoi donc?
— Antonio!... Mon Antonio! Qu'est-ce qu'il va devenir?
Aura-t-il seulement un morceau de pain ?
Et ses yeux, ses immenses yeux que déjà l'agonie obscur-
cissait, étaient tournés vers le berceau de son fils.
Hélas! elle avait raison. C'était l'heure inexorable, qu'aucun
dévouement ne conjure. Qu'allais-je faire? Courir à la recherche
d'un médecin?... Je sentis qu'il était trop tard. Déjà, l'asphyxie
bleuissait les traits de la moribonde; l'épouvante agrippait ses
mains à son drap. Mue par un de ces mouvemens qui ne cal-
culent, ni ne prévoient, je me penchai vers le lit et d'une voix
où vibrait mon émotion :
— Ne vous préoccupez pas, ma chère. Si vous veniez à
manquer, je serais là ; j'aurais soin de votre petit.
Un sourire irradia sa face blême. La pauvrette me prit les
mains et les serra a\'ec l'étreinte convulsive qu'ont, sur le quai
d'embarquement, ceux qui partent pour un grand voyage.
Je répétai :
— Comptez sur moi.
— Merci !... fit-elle, dans un répit que la mort lui laissait.
Puis, plus rien ; pas un souffle. Elle était partie, rassurée.
Le lendemain, je conduisis l'enfant chez une fermière de la
Motte-Beuvron qui en avait déjà six pour son compte. Elle en
ferait, promit-elle, un brave petit beauceron. J'irais souvent le
visiter. Chaque mois, j'enverrais le prix, largement convenu,
d'une pension.
Toutefois, l'entrain des premiers jours était tombé. Un acca-
blement s'empara de moi; je fus plus d'une fois sur le point
d'abandonner le dispensaire. Si la charité ne faisait pas complè-
tement faillite, son prestige, du moins, était singulièrement
diminué. L'idée qu'elle se bornât à des allégemens momentanés,
à l'aide d'un jour, me la rendait insuffisante. Je ne me sentais
plus la force de remonter cet ingrat rocher de Sisyphe. Ah ! si
j'avais pu me consacrer au soin d'une douleur unique, d'une
484 REVUE DES DEUX MONDES.
douleur dont j'aurais éprouvé toutes les affres, tous les tour-
mens. Et s'il m'avait été donné de la guérir!... Quelle joie
alors!... Quelle récompense!... Mais toujours ces nouveaux
visages!...
J'achevais, ce matin-là, le pansement d'une cheville démise.
La dernière épingle était piquée à la bande de flanelle.
J'allais me relever, partir, quand un gémissement retentit. La
porte venait de s'ouvrir, livrant passage à un jeune homme.
Ce n'était pas un ouvrier. Le complet de velours marron qui
allait bien à ses épaules, sa cravate Lavallière nouée sur une
chemise soyeuse, annonçaient davantage. Presque entièrement
recouverte par le mouchoir qu'y appuyaient ses doigts crispés,
on ne voyait pas sa figure. Il paraissait souffrir, d'une manière
abominable.
— Qu'avez-vous ? fis-je en l'abordant.
Les dents serrées, il balbutia :
— Mes yeux!... J'ai du feu sous les paupières.
J'allais examiner le mal;... un sursaut douloureux m'arrêta.
— Oh!... Laissez-moi!... Laissez!...
— Pauvre garçon ! murmurai-je, remuée jusqu'au fond des
entrailles.
Il fit le geste de regarder d'où lui venait cette compassion.
Puis, éperdu, bouleversé, s'écria :
— Je n'y vois plus 1
Subitement, sans que j'eusse la notion exacte de ce qui
s'opérait en moi, je me sentis remuée par une sollicitude telle
que je n'en avais jamais encore éprouvé de pareille.
L'eau chantait dans une bouilloire de nickel. L'ayant mêlée
à une solution d'acide borique, j'humectai le front en lambeaux.
Cette fois, plus de geste pour me repousser.
— Vous me faites du bien, remerciait le jeune homme.
Quel accident a pu le déchirer ainsi ?
En phrases entrecoupées, il explique : un tableau échappé de
ses mains. Son front criblé par une mitraille de verre. A ses
cris un voisin accouru et, en face du désastre, du sang, de la
douleur, la décision d'aller au-devant du secours plutôt que de
l'attendre sur place.
— Mais, où suis-je? où m'a-t-on conduit?
Je le lui appris. En aucun lieu il n'aurait pu obtenir de plus
prompts, de plus habiles secours.
MA FIGURE.
4S5
Effectivement, averti qu'un cas urgent le réclame, le doc-
teur Marescot vient d'ouvrir la porte de son cabinet. C'était un
vieux praticien comblé d'honneurs et de fortune qui, trois matins
chaque semaine, était à la disposition des pauvres. Quoique
taillée à coups de serpe, sa physionomie ne paraissait pas
déplaisante. Un peu de malice en corrigeait la lourdeur et sa
bouche large, trop large, était un inépuisable réservoir de
paroles énergiques, bonnes. Les malades l'adoraient, car, outre
l'importance que, savant, il accordait à leurs maux, souvent il
leur donnait des marques d'intérêt individuel.
— Eh bien!... mon ami, commence-t-il en s'adressant à
Gérard de cette voix sonore, qu'avait timbrée le professorat ; on
s'est donc fait beaucoup de mal ?
Et, le tournant face au vitrage, il soulève les paupières.
Le cas est grave. Entre les cils disjoints, un œil apparaît
tuméfié, prêt à jaillir de l'orbite. L'état de l'autre ne vaut guère
mieux. Des flèches de verre ont sectionné la cornée, l'iris pleure;
la lumière le convulsé. Oh!... comme mon cœur bat!... Moi qui,
en des circonstances récentes, me suis montrée brave, aguerrie;
moi qui étais fière d'avoir dominé la faiblesse de mes nerfs, me
voilà subitement comme si je n'avais plus de jambes... Mais
aussi ces blessures!... Ce sang!... Ce sang!... Ces linges tachés
de pourpre !... Et ce silence!... On n'entend que le cliquetis des
pinces rejetées à la bouilloire et de temps à autre un cri rauque,
arraché, malgré lui, au patient. Comme il souffre ! . . . Mon Dieu ! . . .
Comme il souffre! Ah çà!... Est-ce que je vais m'évanouir?
Le docteur s'aperçoit que mes mains sont tremblantes.
Presque bas, il me propose :
— Voulez- vous que quelqu'un vous remplace?
Ces mots retendent mes nerfs à la façon d'un ressort. Céder
ma place?... Non, non!... C'est à moi que le sort a envoyé
ce malheureux; je l'assisterai jusqu'au bout.
Et vaillante à mon poste, je présente la cuvette, les linges...
Cette fois encore, Gérard essaye de discerner qui s'occupe
de lui... Mais rien, toujours rien.
Une affreuse évidence s'impose.
— Serais-je aveugle? fait-il. Oh! dites, docteur? Dites?...
Celui-ci, sans répondre, mord sa lèvre inférieure, la remord
jusqu'à la faire saigner. Comme on le devine sensible à cettç
grande misère !
486 REVUE DES DEUX MONDES.
L'angoisse de Gérard redouble. Il iord des mains déses-
pérées. Ses yeux, pour lui comme pour chacun, c'est ce qu'il
y a de plus précieux; mais, c'est davantage encore. Il est
peintre. Ses yeux, c'est plus que sa vie. Mieux vaudrait mourir
que de les perdre !
— La vérité! fait-il. Je veux, je veux la savoir.
Marescot ne la connaît pas au juste. Son diagnostic est
hésitant. Les instrumens spéciaux lui manquent, et d'ailleurs,
que peut-on dire comme cela, tout de suite, dans les premiers
momens. II va falloir consulter un oculiste. En attendant, le
repos, l'obscurité sont de rigueur.
Pour ces recommandations, il s'est retourné vers moi. C'est
à moi qu'il les adresse, comme si spécialement elles me concer-
naient, comme si, seule au monde, j'étais la personne chargée
de leur exécution. D'ailleurs, avant le soir, lui-même passera
chez le jeune homme dont il prend par écrit l'adresse : ru^e
Norvins. Avec quelle étonnante sûreté ma mémoire enre-
gistre ces syllabes : rue Norvins ! J'entends ce nom pour la
première fois, et tout de suite j'ai la certitude de ne jamais
l'oublier.
Ayant pris congé du docteur, j'entraîne par la main le blessé,
mon blessé.
Que vais-je faire de lui maintehant? Il ne peut demeurer ici;
la cohue s'y presse. Retourner chez lui ? En tout cas, il est
hors d'état de s'y rendre seul. Où est l'homme, le voisin qui l'a
amené? Je m'enquiers. Reparti! Il n'a pas eu le temps d'at-
tendre. Alors? Il faut qu'une autre personne le conduise. Qui?
Je consulte M'^* Derlange.
— Vous, me dit-elle. Allez, chargez-vous de lui, puisque vous
voilà au courant.
Moi !... Une émotion rapide et presque insaisissable me frôle.
Sans me l'avouer, j'avais eu peur qu'une autre fût désignée. En
un tour de main, j'enlève mon bonnet, mon tablier. Me voilà
prête.
— Venez, dis-je à Gérard. Et nous quittons le dispensaire.
Sur ces hauteurs, peu de voitures circulent; on va plus vite
en se servant des escaliers qui sont comme autant d'échelles ;
rejoignant entre eux les étages de la Rutte. La neige avait cessé
de tomber; sa lividité maintenant couvrait les rues et les
maisons ; elle débordait des toitures en ourlets épais et légers.
MA FIGURE.
487
Nous suivîmes la sente dont, avant les nôtres, les pieds des
passans avaient laissé l'empreinte noire. La crainte de perdre
l'équilibre ancrait le bras de Gérard à mon bras. J'avançais
cependant sans trouver le chemin rude. Cette montée matinale
me rappelait celle que, trois mois auparavant, j'avais faite,
chargée du petit Antonio. De même que ce jour-là, je me
sentais vive, allègre. Avec quelle sollicitude je veillais sur mon
compagnon! Mon esprit, véritablement, n'était occupé qu'à lui
faciliter la route, qu'à en signaler les obstacles :
— Attention, le trottoir. Une marche encore. Maintenant,
nous voilà de plain-pied.
Et les gens que nous croisions s'arrêtaient pour regarder ce
gars superbe qu'il fallait guider comme un vieillard.
Sur le plateau Montmartrois qu'écrase la masse énorme des
constructions nouvelles : basilique, contreforts et terrasses,
quelques vieilles bâtisses subsistent. On les reconnaît à leurs
murs dévorés de salpêtre, à leurs toitures près de fléchir, aux
fenêtres rongées, comme moisies par les siècles. Plusieurs ont
à leur pied des jardinets pas beaucoup plus grands qu'un tapis.
C'est une de ces maisons-là qu'habitait Gérard Mérignac
Ouvrant d'un côté sur une ruelle obscure, elle dressait sa façade
éblouie devant l'océan parisien.
— Vous voilà chez vous, dis-je en l'arrêtanf sur le seuil.
Qui dois-je avertir?
Son attitude était celle du plus profond accablement. La
tête penchée sur sa poitrine, les deux mains abandonnées de
chaque côté de son corps, il semblait dire : « Appelez qui vous
voudrez; ou bien laissez-moi là, tout m'est égal; rien ne
m'importe plus en ce monde. » Pourtant, je ne pouvais l'aban-
donner ainsi. A défaut d'émotion, le sentiment de ma respon-
sabilité me l'eût interdit. M'^* Derlange ne l'avait-elle pas remis
entre mes mains? N'étais-je pas dépositaire des instructions du
docteur? Mon devoir était d'accompagner ce malade jusqu'à
son appartement. Je ne m'en afî"ranchirais qu'après l'avoir remis
en bonnes mains.
L'étage qu'il occupait était le dernier de la maison, et les
marches de l'escalier étaient hautes. En les gravissant, mon
cœur formait ce souhait obscur : « S'il allait n'y avoir personne ! »
Nous voici en haut ! Une chaîne rouillée pend à côté de la
porte. J'en tâte le petit anneau froid.
488 REVUE DEJS DEUX MONDES.
— Faut-il sonner?
— Inutile, fait Gérard, tirant une clé de sa poche. Je de-
meure ici seul et je n'ai point de domestique.
J'eus quelque peine à ouvrir. La serrure résistait comme si
quelqu'un l'avait retenue. Elle céda tout d'un coup. Ce fut un
émerveillement. Nous étions dans une sorte de grenier im-
mense dont les poutres apparentes faisaient penser à la coque
renversée d'un navire.
Quelle clarté ! Par un châssis large et haut, elle se ruait
pour ainsi dire, se précipitait sur les murs. Ce n'était pas la
clarté d'un appartement, ni même celle du dehors, c'était
une force captée, torrentielle, projetée des profondeurs de
l'horizon.
Sans pouvoir maîtriser ma curiosité, je me rapprochai du
vitrail. Le spectacle qui frappa mes yeux peut à peine se dé-
crire. Ouateuse, immaculée, la neige étendait son interminable
linceul et sur le sommet des collines posait des couronnes toutes
blanches. Paris semblait un grand corps enseveli, couché dans
un profond sommeil dont les maisons couleur de plomb des-
sinaient l'ossature géante. Droite dans l'atmosphère figée, l'ha-
leine des fumées s'élevait. Et au-dessus des fumées, au-dessus
des toitures et des dômes, Montmartre, solitude sans tache,
désert où pas un bruit ne détonnait. On se serait cru sur une
Alpe. Je fus sur le point de m'écrier : Que c'est beau!... Une
délicatesse vis-à-vis de celui qui ne pouvait rien voir me
retint.
Profitant de l'extase qui, un instant, avait détourné de lui
mon attention, Gérard, à tâtons, gagnait l'extrémité de l'atelier.
Je l'entendis qui s'effondrait sur un divan.
D'un élan plein de sollicitude je l'eus rejoint :
— Que puis-je pour vous, maintenant?
Mais immobile, comme s'il était là pour la fin de ses jours,
qu'il ne dût jamais s'en relever, il ne me répondait pas.
Se soulevant à la fin :
— Je n'ai besoin que de repos. Merci... madame?., ma
Sœur?., comment dois-je vous nommer?
— Je suis une jeune fille.
— Mademoiselle, reprit-il, vous avez été d'une bonté!...
N'ayant pas la force d'en exprimer davantage, sa voix tomba.
Il y eut un silence dont la signification ne pouvait être dou-
MA FIGURE.
489
teuse. Ce silence me donnait à entendre : « Laissez-moi ; je
préfère être seul. » Mais, comment laisser, en cet état, un malade
qui m'était confié? Comment m'en aller sans savoir qui pren-
drait soin de lui?... Je m'informai : Pouvait-il compter sur
le camarade qui lui avait porté secours? Non; il le connaissait
à peine. Sur quelqu'un de sa famille? Il n'avait pas de famille.
Qui, alors? La sécheresse de ses réponses me donnait à réflé-
chir. On y sentait moins l'état habituel d'un solitaire, que le cas
irrité d'un homme réduit à l'isolement. D'ailleurs, était-ce
vraisemblable qu'à cet âge, avec cette chevelure soyeuse, il n'eût
pas une compagne? Est-ce qu'un garçon de trente ans existe
sans femme? Je me dis : « Peut-être en attend-il une? Qui sait
si ce n'est pas à cause d'elle qu'il cherche à m'éloigner? » Peu à
peu, cette idée fait du chemin dans mon esprit. Oui, c'est cela!...
Tout à l'heure, d'un moment à l'autre, elle va sonner, entrer
ici comme chez elle. Mieux valait céder la place... Pas avant
toutefois de m'être, à ce sujet, renseignée. Eh bien! Quoi?...
Quelle difficulté m'empêche de parler, d'articuler une question?
11 le faut, cependant.
— Avant de vous quitter, dites-moi, n'y a-t-il pas une amie,
quelqu'un qui vous aime, qui va s'occuper de vous?
A peine cela dit, mon cœur se mit à palpiter. La réponse,
j'en étais certaine, aurait une telle gravité!
— Non!... fit Gérard, personne ne viendra. Je n'attends
personne.
Étrangement soulagée par cette assurance, je proposai :
— Voulez-vous que je reste près de vous?
Il refusa.
— Le concierge a l'habitude de mon service. Quand j'aurai
besoin de lui, je sonnerai.
C'était un congé en règle. La plus élémentaire discrétion
m'ordonnait de me retirer. Je fis quelques pas dans la direction de
la porte, mais je ne sais quoi m'empêcha de la franchir. Jetant
un regard circulaire, je fus frappée par le désordre de la pièce.
Cartons, toiles, palettes chevauchaient les uns sur les autres.
Les meubles étaient bousculés. « Un drame s'est accompli ici,
pensai-je; si je m'en vais, qu'arrivera-t-il? » L'idée du suicide
était bien vague encore; cependant, elle planait. Je croyais la
deviner dans l'âme obscurcie du malade comme ces papillons
nocturnes qui surgissent le soir, quand les lampes sont éteintes.
490 REVUE DES DEUX MONDES.
Soudain, au milieu du silence, une plainte s'élève :
— Non ! non !... Je ne puis!...
Remuée par l'excès de cette douleur, qui s'était jusque-là
contenue, je revins sur mes pas, et, me mettant à son service :
— Quelle chose vous paraît impossible ?
— Quoi!... Vous n'étiez pas partie?
Puis, revenu à plus de politesse, Gérard me remercia, pré-
tendant qu'il se sentait mieux, qu'il n'avait besoin de rien.
Le mensonge était manifeste. Mieux! quand la sueur inon-
dait ses cheveux! Mieux, quand il était pâle et tremblant! Non,
non ; cela était pour écarter ma présence. Plus j'en avais la
persuasion, plus ma volonté de rester s'enracinait.
— Pourquoi me repousser? lui dis-je. Est-ce que je ne vois
pas que vous souffrez atrocement !
De nouveau, il jura que non, et que, d'ailleurs, tout lui
était indifFérent. Puis, le front parmi les coussins, il retomba
dans son mutisme.
Cette fois, le fantôme du suicide se précisa. Je ne pouvais
plus, je n'avais pas le droit de l'évincer.
Triomphant de la gêne qu'on éprouve à imposer sa pré-
sence, je m'assis et je dis avec fermeté :
— Je ne m'en irai pas d'ici.
En révolte, alors, Gérard démasqua son projet.
— Laissez-moi ! laissez-moi mourir !
Ainsi, je ne m'étais pas trompée. C'était bien la mort qui
soufflait ses mauvais conseils. Ne l'avais-je pas pressentie dès
l'entrée, en face du grand linceul étendu jusqu'à l'horizon ?
— Mourir !... répétai-je après lui, pourquoi?...
n gémit.
— Que fcrais-je de l'existence?... J^ai tout perdu!...
Chacune des paroles du jeune homme confirmait en moi la
certitude qu'un malheur, une catastrophe du cœur s'était abattue
sur lui en même temps que ses blessures. Je le suppliai de me
parler avec confiance...
Après une hésitation encore, violemment, comme si les mots,
malgré lui, s'échappaient de sa gorge, il s'écria :
— Robert !... Hélène !... Les misérables ! Qu'est-ce qu'ils ont
fait de moi? Trahi!... Abandonné!... Et maintenant ce noir!...
Tout ce noir !...
Il parlait avec Taccélératiou que le délire donne à la pensée.
MA FIGURE.
491
J'appris ainsi qui étaient Hélène, Robert: sa maîtresse, son
meilleur ami. Il les avait surpris ensemble. C'était en arrachant
du mur le portrait qu'il avait peint d'elle que la vitre, heurtant
son front, s'était brisée en morceaux. Son désespoir me parut
plus navrant encore que les déchirures de sa chair. Ah ! qu'il
était loin l'anonyme dévouement, la bonté au service de tous
que j'éprouvais au dispensaire. C'était maintenant quelque chose
de chaud, d'attendri jusqu'au plus profond de l'âme. C'était le
mouvement entraîné d'un être vers un autre être; une pré-
férence, un irrésistible élan. Quelle infortune, d'ailleurs, eût
mérité davantage? Pouvait-on rien imaginer d'aussi excep-
tionnel dans le malheur que cette jeunesse foudroyée, ces trahi-
sons, ces blessures; la cécité peut-être!... Il me sembla qu'un
souffle ardent me traversait la poitrine.
Prenant les mains du jeune homme :
— Permettez-moi, lui dis-je, de vous faire un peu de bien.
Il répondit âprement :
— Quel bien? Est-il en votre pouvoir que je ne sois pas
aveugle ?
J'écartai l'afïreuse hypothèse.
— Qui a dit que vous le fussiez?
— Le docteur. Ne l'a-t-il pas laissé entendre ?
— Mais non ! Du moins, avant de désespérer, il faudrait voir
le spécialiste dont il a donné l'adresse. Je vais lui écrire.
— Inutile, ordonna Gérard; je veux me tuer.
— Ohl... C'est mal de parler ainsi. Vous n'en avez pas le
droit.
— Et pourquoi?
— A présent vous avez cessé d'être seul. Je suis là, pour
vous soulager, pour vous aider à guérir.
— Guérir!... à quoi bon?
Loin de moi la pensée qu'une existence d'où l'amour s'était
retiré eût encore une valeur. Non! mieux que quiconque j'avais
senti l'épuisement de marcher dans le désert. Plus d'une fois
moi aussi je m'étais répété: « A quoi bon? » Mais pour autrui,
pour l'autrui dont on a la responsabilité, raisoune-t-on comme
pour soi-même ? Je cherchai une doctrine qui pût lui redonner
le courage de vivre. Où la trouver?... Le changement du
paysage vint tout à coup me la fournir. Sur la désolation de
tout à l'heure, le soleil versait ses rayons. Oh ! de pauvres
492 . REVUE DES DEUX MONDES.
rayons, tout pâles, pâles comme un sourire de malade. C'en
était assez cependant pour que les choses qui avaient paru
défuntes reprissent une couleur vivante, pour que le cadavre
géant remuât, sortît soudain de son linceul.
— Aujourd'hui, repris-je, tout vous semble fini, perdu, irré-
médiable ; mais, demain! Qui sait ce que demain réserve?
Tourné, jusque-là, contre la muraille, Gérard s'en détacha
brusquement :
— Qui êtes-vous donc, mademoiselle, pour prendre ainsi
intérêt à un malheureux ?
— Une infirmière.
Le renseignement était vague et laissait la curiosité en sus-
pens. Quel autre cependant aurait été plus sincère ? Lequel eût
mieux exprimé ce que véritablement j'étais à cette heure ? Devant
ces lèvres blêmes, ces mains raidies par les convulsions
intimes, que restait-il de moi, sinon l'âme du bon Samaritain
que l'on rencontre sur la route? Ah! qu'elle est palpitante
oclto première entrevue de l'âme avec son destin!...
Cependant, la fièvre s'était emparée du jeune homme. Des
plaques rouges marbraient ses joues : son souffle était court,
oppressé. Je renouvelai mes instances.
— Venez!... Je vous aiderai.
Sans volonté maintenant, il se laisse persuader. Tout son
être est devenu docile. Parmi le dédale des chaises, des che-
valets, je le dirige; je le conduis jusqu'à sa chambre. Et lui
faible, si faible qu'on dirait un petit enfant, se laisse dévêtir,
mettre au lit. Une sorte de torpeur pèse sur ses membres... Ce
n'est plus l'idée de suicide, à présent, qui assaille mon cerveau.
Je vois la maladie qui monte, qui galope. Jusqu'où envahira-
t-elle? Oh! mon Dieu! S'il allait mourir!... Pas un instant n'est
à perdre. Sur une table encombrée, j'ai aperçu du papier, de
l'encre. Vite, un mot priant Marescot d'accourir. Plus tard, on
avertira l'oculiste.
Midi sonne. Et Sophie!... Pour la première fois, je pense à
elle. Pauvre fille ! Elle m'attend! Elle se lamente sur ma côte-
lette brûlée. Prolonger son inquiétude serait cruel ! Qu'elle sache
ce que je suis devenue. Et je lui envoie l'adresse où elle devra
me rejoindre. Que dira-t-elle ?... J'en prévois des orages, des
remontrances !... Bah!... Ne suis-je pas retenue ici par le plus
indiscutable devoir?
MA FIGURE. 493
Et j'appuie sur le bouton du timbre électrique, pour faire
monter le concierge. Il se chargera, au plus tôt, de porter mes
deux télégrammes.
Gérard chancela entre la vie et la mort. Le transport cérébral
était si intense qu'il arrachait de sa bouche moins des paroles
que des sons rauques, des phrases mal ajustées. Pas une heure,
je ne le quittai. Soutenue par une énergie dont j'étais moi-
même surprise, j'employais toutes les ressources de ma propre
vie à retenir cette vie qui menaçait de s'échapper; à la disputer,
comme si un ennemi avait voulu me la prendre.
Ce matin, pour la première fois, depuis la crise qui l'a ter-
rassé, il repose. Sa chambre baigne dans un demi-jour. Une
odeur médicamenteuse a remplacé les bonnes odeurs. L'éther
domine. Les draps, très blancs dans leur armature de cuivre,
font penser à un autel. Le malade est là cependant, tantôt agité
jusqu à la démence, tantôt si calme qu'on en est épouvanté.
Un bandeau recouvre ses yeux. Assise à son chevet, je le
contemple. Son masque est d'une pâleur!... Je me demande :
« Souffre-t-il ? A-t-il conscience de son état? » Sa respiration
m'inquiète ; elle est si faible ! Prise d'une terreur soudaine, je
m'approche et, humectant l'extrémité de mes doigts, je les place
devant ses lèvres, afin de m'assurer si le souffle dure encore.
Rassurée, je reprends ma place et je songe. Je songe à la
première matinée oii, pourpre et brûlant, le délire a fait son
apparition. Frémissante, je croyais assister à une agonie. Puis ce
fut l'arrivée du docteur. De quel élan apeuré je me jetai à sa
rencontre.
— Dites!... Oh! dites... Il ne va pas mourir?
— Du calme !... avait-il fait avec autorité.
Non, le danger n'était pas immédiat. Avec de la glace, des
sinapismes, on pouvait espérer encore. Je respirai comme lors-
qu'on ouvre une fenêtre. Le docteur eut sur moi un regard
pénétrant.
— y a-t-il longtemps que vous l'aimez, ce garçon ?
Je sursautai.
— L'aimer, moi!... Je l'ai vu pour la première fois ce
matin.
494 REVUE DES DEUX MONDES.
— Excusez-moi ; mais c'est qu'aussi votre émotion...
— N'est-elle pas bien naturelle? Tant de malheur !
Et je racontai les choses que j'avais apprises.
— Quoi qu'il en soit, reprit le docteur, vous êtes bien ner-
veuse pour une garde-malade. Je préférerais que vous ne restiez
pas ici seule.
— Qu'y a-t-il donc à redouter?
— Sait-on?
Il me sembla qu'un souffle froid passait au travers des
rideaux.
Grâce à Dieu, je ne suis pas seule! Ma vieille Sophie est
avec moi. Sur mon télégramme, elle est accourue. Puis, elle est
retournée chercher sa malle, la mienne, et nous nous sommes
installées. Oh! cela n'a pas été sans peine!... Que de gron-
deries! Que de récriminations !...
— Y songez-vous?. .. Un homme dont hier encore vous ne
soupçonniez pas l'existence 1
— Qu'importe, puisqu'il a besoin de moi !
— Mais, une autre s'entendrait mieux que vous à le soigner,
une véritable infirmière.
— Pourquoi une autre ? puisque c'est entre mes mains que
le sort l'a fait tomber?
Et depuis une semaine, elle est là, maugréant, bougonnant,
mais dévouée, à son ordinaire. Chaque soir, quand arrive dix
heures, elle me conjure d'aller dormir.
— Couchez- vous. Je veillerai à votre place.
— Non. Tu travailles. Ton sommeil t'est nécessaire.
— Vous succombez de fatigue.
— Nullement, je dors très bien dans un fauteuil.
Elle pousse alors de gros soupirs et laisse tomber ses bras
comme si mon obstination l'accablait. Heureusement, le cœur
de la chère fille vaut mieux que son caractère Elle m'aide à
panser mon malade et, sur l'appareil à gaz qui lui tient lieu de
fourneau, elle mijote d'excellens potages.
Entre temps, il y a eu la consultation d'Ogensky, spécialiste
des maladies oculaires, chirurgien habile entre tous. De son
examen, des paroles qu'il allait prononcer, dépendrait le sort
du jeune homme. Serait-il aveugle? Les ténèbres n'étaient-elles
que passagères ? Lorsque sur ses prunelles déchirées se posèrent
les yeux du savant, une sueur me glaça toute. Il y eut au fond
MA FIGURE. 495
de mon être quelque chose de suspendu. Mon propre sort en
balance ne m'eût pas émue davantage.
L'oracle décida.
— Double cataracte traumatique.
Le mot sonnait la condamnation.
Palpitante, j'interrogeai :
-— Est-ce que c'est définitif?
— Pas tout à fait ; mais les cas de guérison spontanée sont
rares.
— Et si l'on n'est pas en présence d'un de ces cas?
— On peut, à la rigueur, tenter une opération.
— Qui réussit?
— Quelquefois.
Je n'en pus savoir davantage. Ogensky est un de ces potentats
qui s'enveloppent de mystère. Gérard, heureusement, ignore!
L'inconscience où il est tombé le préserve. Mais lorsqu'il
s'éveillera!... Je ne puis, sans frémir, songer à cette minute.
Tandis que ces souvenirs repassent devant moi, Sophie vient
prendre mes ordres. Dès la porte, je lui fais signe d'avancer sur
la pointe des pieds, afin de ne pas réveiller le dormeur. Tant
bien que mal, elle s'y conforme; mais ces excès de précautions
lui donnent sur les nerfs. Pauvre fille!... Son attachement pour
moi la rend injuste. Elle n'aime pas Gérard. Elle lui en veut
d'avoir dérangé notre paisible tête-à-tête. Sans qu'elle s'en
rendît compte, elle s'était flattée que je partagerais toujours
avec elle cette piètre existence de célibat. Et voilà que, subi-
tement, par un hasard bien imprévu, je suis au chevet d'un
jeune homme.
— Comment va-t-il? s'en qui ert-elle d'un ton qu'elle s'efforce
d'adoucir.
— Mieux; je l'espère, du moins. Il n'avait pas encore dormi
d'un si bon somme.
Mais je sens que les vœux de Sophie vont à l'encontre des
miens. Elle abaisse et relève plusieurs fois les paupières comme
si des pensées l'agitaient.
— Va, va! lui dis-je, pressée de mettre à l'écart ses malé-
fices de sorcière ; laisse seulement la porte entr'ouverte afin que
j'entende sonner.
Maintenant, j'attends Marescot. C'est l'heure habituelle de
sa visite. Le brave docteur! sans lui, que serais-je devenue?
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque, après des heures angoissées, je voyais paraître sa grosse
face lippue, ses mains énormes, ses jambes trop courtes pour
son buste, il me semblait un messager du ciel. C'était lui, j'en
restais certaine, dont la science et la bonté sauveraient Gérard,
« Si jeune!... Avec un tel talent!... avait-il murmuré un jour,
après avoir jeté un coup d'oeil aux murs de l'atelier. Quelle perte
ce serait!... — Oh oui!... avais-je, après lui, répété; quelle
perte!... >>
A mon tour, pendant qu'il dort, j'examine les toiles de l'ar-
tiste. C'est vrai qu'il a du talent, beaucoup de talent... un sen-
timent surtout de la lumière!... Voici des paysages de Gascogne
oîi la terre est comme brûlée. Voici des études de femmes.
Celles-ci sont les plus nombreuses. Je fais une observation. On
dirait qu'un modèle unique a posé pour chaque figure ; ou
plutôt l'on penserait qu'à travers différens modèles un même
type de femme a constamment hanté l'artiste : Ophélie, Mar-
guerite et vous Eve qu'on nomme la blonde!... Mais où il s'est
véritablement surpassé, l'œuvre en laquelle semble se résumer
tout son génie, c'est ce portrait de la jeune femme qu'il a si
violemment ai-raché.
Comment le décrire?
Sa plus aimable qualité est la fraîcheur, une fraîcheur de
nacre, de bouquet, de linons enroulés à la taille. C'est toute la
grâce adolescente, telle que, dans leur plus heureuse période,
l'ont conçue les portraitistes anglais. Longuement, j'emplis
mes yeux de cette savoureuse image, de cette bouche riante de
ces cheveux d'orfèvrerie. J'y cherche le plaisir tranquille que
parfois nous donne un chef-d'œuvre. Ah! bien oui!... Un
tumulte m'agite, m'oppresse. Quoi! Cette femme!... C'est celle
qu'a aimée Gérard! Pour elle il a voulu mourir!... Le mal
que j'avais cru guéri en moi se réveille. Je cours à la psyché
dont les profonds panneaux s'ouvrent contre la cimaise et,
front contre front, je reprends l'examen tant de fois commencé,
puis rompu, repris, esquivé. Hélas! voilà ma figure telle que
j'avais oublié qu'elle était. La voilà près de cette autre figure.
Contraste!... Dérision!... Oh! être ainsi la vie entière!...
Pourquoi? Pourquoi cette injustice? Pourquoi est-ce moi
qui ai ces yeux étroits, cette morne chevelure, tandis que
l'autre...
La sonnette a retenti. Je m'empresse au-devant du docteur.
MA FIGURE. 497
Sur le seuil même de la porte, le colloque quotidien s'en-
gage.
— Comment va votre malade ?
Mais le ton de ma réponse est différent.
— Mieux, enfin!... Voilà deux heures qu'il repose.
— Parfait ! Excellent !
— Le danger est-il conjuré?
— Impatiente! répond Marescot avec son sourire de brave
homme. Et il me précède dans la chambre.
Gérard continue de dormir. Son pouls est calme, sa poitrine
n'a plus de sursauts. Tout dépend de ce que sera le réveil.
Oh ! comme j'ai peur! Si les divagations allaient reprendre!
Non. Quelque chose me dit d'avoir confiance. Ce sommeil est
de bon augure. Mais, pourquoi, tout à coup, l'idée de la gué-
rison me trouble-t-elle presque à l'égal de celle de la mort? Je
pense : « Une fois revenu à lui, comment accueillera-t-il ma
présence? Me sachant là, que dira-t-il? Quel rôle m'est ré-
servé? » Je l'observe. Ah! voilà que ses bras s'étirent. Il remue,
il se retourne entre ses draps. Mon cœur contre mes côtes me
semble d'une grosseur démesurée.
Un nom, soudain, sort des rideaux.
— Hélène!...
Ce nom! que de fois je l'avais entendu pendant les heures
délirantes! Hélène!... C'était elle qui sans cesse remplissait
les cauchemars de l'aveugle. Elle, toujours elle, qu'il appelait
ou qu'il repoussait tour à tour. Que de choses j'avais ainsi, sans
qu'il s'en doutât, surprises de leur existence amoureuse. Que
d'intimes secrets livrés! Un jour, cela avait été, en phrases in-
cohérentes, le souvenir d'un été au bord de la Marne. « Il fait
chaud!... Viens nous baigner. L'eau monte jusqu'à ta ceinture...
Allonge-toi maintenant... Nage... J'ai ton corps entier dans
ma main! » Et, jusqu'au soir, sur le bûcher de la fièvre, il
avait agité ses membres. Une autre fois, ce fut à propos du por-
trait : « Mes couleurs?... Du chrome, rien que du chrome!...
Tes cheveux sont pleins de soleil!... » Souvent, un personnage
intervenait : Robert! C'était alors un flot de malédictions, d'in-
jures, un redoublement de folie. Mais, aujourd'hui, rien. Le
nom seulement d'Hélène, comme s'il l'avait crue près de lui.
— Il divague, déplora Marescot.
— Peut-être pas. Essayez de lui parler.
TOME Ht. — 19H. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! jeune homme!... interpelle-t-il , en exagérant
un peu l'intonation ; ça va mieux, à ce qu'il me. semble.
— Qui est là?... répond Gérard, d'une voix parfaitement
nette.
— Le docteur.
Une irruption se fait dans sa mémoire. En une seconde, il est
dressé; ses mains cherchent à reconnaître son crâne.
— Mes blessures!... s'écrie-t-il.
— Elles sont presque guéries.
— Mes yeux ?...
Et comme personne ne répond, il tente d'arracher son
bandeau.
Marescot arrête le geste.
— Ne touchez pas à cela.
— Je veux voir ! . . .
— Pas maintenant! Pas encore ! Il faut être patient.
Mais, allez donc parler raison à un enseveli qui s'éveille dans
la nuit de son cercueil. Une lutte s'engage entre les deux
hommes, lutte où, nécessairement, le valide a bientôt le dessus.
Après quelques secondes, en effet, Gérard vaincu retombe sur
son oreiller :
— Aveugle !... répète- t-il, sans fin ; je suis aveugle!
Marescot le dément faiblement.
— Mais non!... Mais non !... Il ne faut pas désespérer.
Puis, jugeant que je me ferais mieux entendre que lui.
— Je vous remets, dit-il, entre les mains de votre amie;
nulle, mieux qu'elle, ne saurait achever de vous guérir.
J'étais, jusque-là, restée à l'autre bout de la chambre,
n'osant faire un mouvement qui révélât ma présence. Sans
m'approcher, j'épiai, sur la physionomie du malade, l'effet des
dernières paroles. Il parut réfléchir, chercher :
— Quelle amie?...
Assurément, ce n'était pas à moi, inconnue pour lui, qu'il
songeait. J'eus une sorte de gêne. En me nommant, quelle
image allais-je faire évanouir? L'équivoque, toutefois, ne pouvait
durer davantage.
Je dis mon nom.
— Cette voix !... fit Gérard, en rassemblant ses esprits. Cette
voix !... Où l'ai-je entendue déjà?
Les réminiscences alors se précipitèrent. Coup sur coup il
MA FIGURE.
499
se rappela le dispensaire, le chemin montueux dans la neige et
que je lui avais dit : « Maintenant, vous n'êtes plus seul. »
— Oui! oui!... voilà que tout me revient!
Puis, confus d'avoir tant tardé :
— Il faut m'excuser, mademoiselle, je ne savais plus où
j'étais.
Il n'avait pas besoin d'excuses ; tant de choses parlaient pour
lui!...
— Vous avez cruellement souffert!...
Le souvenir de ses maux le fit se lamenter :
— Oh ! oui. Mon mal était épouvantable. J'étais dans un
souterrain dont on avait muré l'issue. Des pierres pleuvaient
sur mes épaules; mon front rencontrait une voûte.
— Des cauchemars !...
— Non, non. C'était l'affreuse vérité. Etre aveugle, c'est
habiter un gouffre; c'est...
Gomment le calmer? Au fond de son obscur cachot, toute
parole qui ne rallumerait pas l'espérance serait vaine. Ce qu'il
fallait, c'était promettre la clarté prochaine.
Un scrupule me fit hésiter : Est-il sage de donner à un
malheureux plus d'espoir que n'en comporte son état? N'est-ce
pas l'exposer à une chute affreuse? Peut-être; mais que sont les
dangers futurs au prix du terrible présent? J'étais venue pour
consoler, il fallait que je consolasse. Plus tard on s'arrangerait
toujours.
— Vos yeux subissent un traitement, certifiai-je. Dans un
mois, deux peut-être, ils seront guéris.
Mais la paix ne rentre pas d'emblée dans un cœur aussi
éprouvé.
— De grâce! N'essayez pas de me faire croire.
Mes principes, autant que la tendance naturelle de mon
caractère, m'éioignent également du mensonge. Je m'étais fait
une règle de n'y jamais recourir. Rien jusqu'ici, dans ma vie
indépendante, ne m'en avait mise à l'épreuve. Rien ne m'avait
laissé prévoir que je serais exposée à me tirer ainsi d'embarras.
Hélas! j'avais compté sans la bonté, sans la pitoyable bonté
qui jette un voile sur les vérités trop affreuses. Subitement ce
problème angoissant se posa : ou tromper, ou laisser souffrir.
Un pauvre être était éperdu; son àme penchait vers la mort,
je n'avais qu'à emprunter l'autorité d'un docteur pour qu il
500 REVUE DES DEUX MONDES.
reprît courage. Et je balancerais?... Allons donc! Du tréfonds
de ma conscience, une voix trancha le débat. « Fais du bonheur
immédiat, » cria-t-elle. Et j'attribuai à Ogensky une promesse
de guérison.
C'est ainsi, Dieu m'en est témoin, par pitié, rien que par la
pitié la plus pure que j'entrai dans la voie de ces compromis
qui, hélas! devaient me mener à de si fatales conséquences.
— Est-ce bien vrai? fit encore l'aveugle, qui osait à peine
me croire.
— N'en doutez pas, affirmai-je, et maintenant, reposez-
vous.
L'épouvante sortit alors de son âme. Son souffle s'éleva
régulier. Je crus voir un pli douloureux s'effacer au coin de sa
bouche.
Le mieux commencé alla vite. Gérard n'ayant plus besoin
qu'on le veillât, m'avait fait installer un lit sur le divan de l'ate-
lier. C'était là que, séparée de sa chambre par une simple por
tière de tapisserie, je dormais mon sommeil de jeune fille. M'ap-
pelait-il au milieu de la nuit, en une seconde, j'étais debout,
j'étais à son côté. Me fiant à la certitude de n'être pas vue
je prenais à peine le temps de me vêtir. Devant un regard
éteint, n'est-ce pas comme si on était seule? Bien souvent,
Gérard me faisait venir ainsi, à propos de rien, simplement pour
chasser les fantômes de l'obscurité. Je m'asseyais alors sur le
bord de son matelas, et, prenant entre les miens ses doigts
qui étaient glacés, j'attendais qu'il se rendormît. D'autres fois,
c'était lui qui s'emparait de ma main et, la remontant jusqu'à
sa joue, il s'y appuyait pour dormir. Cette position le calmait
peu à peu et, quoique mon bras vînt parfois à s'engourdir d'im-
mobilité, pour rien au monde, je n'eusse fait un mouvement.
Sous le bandeau qui les faisait toutes pareilles, les heures
du jour étaient plus longues encore que celles de la nuit. Pour
les abréger, nous causions. Ce n'était pas toujours facile. Tant
de sujets sont interdits devant des paupières closes ! « Quand tu
entres chez un aveugle, dit un proverbe arabe, ferme les yeux. »
Je m'y tenais presque à la lettre. Craignant ce qui aurait pu
rappeler au malheureux son malheur, je m'efforçais, en sa pré-
sence, d'ignorer le monde visible. J'évitais les allusions à ce
qui se regarde et s'admire ; je ne prononçais jamais les mots de
jour ni de clarté, je désapprenais le verbe voir. Percevait-il ces
MA FIGURE.
501
précautions? Je l'ignore; mais il semblait reconnaissant. Ah!
ce n'étftit plus le solitaire farouche du premier jour! Sans cesse,
il me voulait auprès de lui. A peine acceptait-il que Sophie me
suppléât.
— Vous! vous!... répétait-il avec supplication; je ne puis
supporter que vous.
Que dire des joies que j'eus pendant la convalescence!...
Cette innocente époque constitue le meilleur de mes souvenirs,
la réserve où j'aime puiser lorsque mes regrets sont trop lourds.
Mon plus grand plaisir était de me sentir indispensable; il n'y
avait pas de stratagème que je n'inventasse pour procurer à
mon malade la sensation que je le fusse. Deviner ses besoins,
éloigner de lui les réminiscences fâcheuses, le persuader de
manger, de dormir, ou bien d'avaler un remède, étaient toute
mon occupation. Oh! la douceur de sa reconnaissance!...
Quand, de sa voix méridionale un peu chantante, il me disait :
« Vous êtes bonne!... Je suis heureux de vous avoir!... » le
paradis s'ouvrait pour moi.
Je ne tardai pas à sentir que cette félicité tenait à une cause
unique : Mon invisibilité. Près de l'être charmant dont les yeux
ne me voyaient pas, tout me semblait aisé, facile. Le mystère
qui me dérobait à lui était comme un bain bienfaisant. Jamais,
depuis le soir où la méchante langue de ma tante m'avait révélée
à moi-même, je n'avais été si heureuse. La tête relevée mainte-
nant, je me sentais jeune, légère; je jouais ma partie comme
une autre.
Un soir, que le sommeil, lent à venir, me tenait dans un
état surexcité, cette sorte de songe me berça. J'étais transportée
sur le seuil d'une forêt. Une bande de nuages voilait le ciel. On
eût dit que toutes les lumières terrestres, que tous les astres,
que toutes les constellations se fussent, cette nuit-là, éteintes.
Soudain, j'entendis un appel angoissé. Un homme était là.. On
ne distinguait pas ses traits ; on devinait seulement qu'il était
jeune et que ses mains étaient très blanches. M'avançant à sa
rencontre, je m'informai de ce qui le mettait en peine. « La
nuit m'a surpris, fit-il, je ne puis retrouver mon chemin. » Je
le rassurai en touchant l'extrémité de ses doigts : « Si vous vou-
lez, je pourrai vous servir de guide. » Mais son épuisement était
tel qu'il ne demandait qu'à s'asseoir. Nous étions sous une futaie
dont les troncs filaient en hauteur; un vent léger remuait les
502 REVUE DES DEUX MONDES.
cimes ; les bêles s'étaient endormies. Ayant étalé sur la mousse
mon manteau doublé de duvet, j'en fis un lit de repos et le
jeune homme s'y étendit, « J'ai soif, » murmura-t-il faiblement.
Où avais-je entendu cette voix? « La fontaine est tout près d'ici^
répondis-je, j'irai vous y chercher à boire. » Il n'y avait pas de
fontaine, mais j'avais la persuasion qu'une fée me donnerait de
quoi le désaltérer. En effet, dans le creux d'une feuille d'acanthe,
je vis scintiller une eau claire. Cueillir cette coupe et la pré-
senter à ses lèvres fut l'affaire d'une seconde. Il but avec avidité.
Ensuite, nous causâmes. Il demanda comment je me trouvais
ainsi, seule, la nuit, au milieu d'une forêt. « J'y suis née,
déclarai-je, et je n'en suis jamais sortie. » Il s'étonna: « Où
logez-vous? — Dans le tronc évidé d'un chêne. — Et quelle
est votre nourriture ? — Les fraises, les champignons, avec
quelques grains de mûres. » L'épaisseur du feuillage ne per-
mettait de distinguer ni le sol, ni le plus petit morceau de ciel.
Mon compagnon aurait voulu connaître l'endroit où nous étions.
« N'avez-vous jamais peur, me dit-il, au fond de cette obscu-
rité? — C'est quand vient le matin que je tremble. — Pour-
quoi ? — Une sorcière a prédit que si mon visage venait à être
aperçu, je mourrais. — Et vous le croyez! Ah ! ah! ah!... »
Son rire était si frais, que les oiseaux croyant au réveil d'un
des leurs, se mirent tous à chanter. Ce fut alors un inimagi-
nable concert, une sonate aérienne dont chaque note avait des
ailes. Assis l'un à côté de l'autre, nous écoutions ; il semblait
que jamais ne dût finir l'enivrement de ces minutes. La lueur
de l'aube, cependant, commençait à percer les branches. « Venez,
dis-je, en me levant; avant que le jour ne paraisse je vous
montrerai votre route. — Comme vous allez vite, gémit-il. —
Le temps me presse. » Je n'avais par fini de prononcer cette
parole, qu'au-dessus de notre tête le ciel eut la couleur d'une
rose: « Le jourl... m'écriai-je en glissant derrière un tronc
d'arbre. — Où êtes-vous? — Ici; mais je vous défends d'ap-
procher. » Le visage du jeune homme faisait face au soleil
levant; je pouvais, sans être vue, le contempler à mon aise.
Surprise délicieuse : il avait les traits de Gérard ! Du moins,
c'était à s'y méprendre. Et il fallait lui dire adieu !... Indiquant
avec mon bras la direction de louest : « Voilà votre chemin;
vous n'avez qu'à marcher tout droit; l'issue de 4a forêt est par
là. » Mais il refusa d'avancer. « Non, non, je ne vous quitterai
MA FIGURE. 503
pas. » Qu'entendais-je ? Etaient-ce des paroles? ou le murmure
de la brise? Il continua: « En croyant me promener, c'était
vous, je le sais maintenant, c'était vous que je cherchais. Je
vous ai trouvée, je vous aime, je ne consens plus à vous perdre. »
Toujours invisible, j'écoutais. Mon cœur était agité d'un puis-
sant, d'un extraordinaire bonheur...
A cet instant précis, un bruit de charrette m'éveilla. Cétait
fini de songer! Au premier moment, je me sentis pleine d'an-
goisse ; mais la réalité bientôt eut la douceur de mon rêve.
Qu'importait ma figure, puisque Gérard ne la voyait pas?
Chaque jour davantage, cependant, il s'efforçait de me con-
naître; il me questionnait exigeait que je lui parlasse de moi.
Mais, en cette période de faiblesse encore, son envie était facile
à contenter, car elle n'avait rien de charnel. Je ne faisais donc
aucune difficulté de l'exaucer, de fournir sur moi-même, sur
mon être intime, les renseignemens qu'il souhaitait. Ah! si
j'avais pu, toujours, en rester là, n'être connue quau dedans.
A mon tour, je provoquais des confidences. Qu'avaient été
ses premières années? C'est à peine s'il s'en souvenait. Tant
d'événemeiis, de joies, d'orages, tant de jeunesse débordante
avaient passé là-dessus! Il savait seulement qu'au collège de
Narbonne où il était petit garçon, les puni lions pleuvaient sur lui.
— Est-ce que vous étiez méchant?
— Pas du tout, mais je dessinais; je ne pouvais m'empêcher
de dessiner. Mes cahiers, les murs, la marge de mes livres se
couvraient de petits bonshommes.
— Etait-ce si mal ?
— Il faut avouer que la plupart avaient la tête de mes
professeurs ! Que de fois j'eus à copier le verbe : « Je suis
un insolent qui ne respecte pas ses maîtres! » Vers le condi-
tionnel, je n'en pouvais plus; je remplaçais le texte par ma
propre caricature. Cela n'était-il pas identique? Et j'avais un
nouveau pensum. A la fin, il arriva que je fus sauvé par ce
qui aurait dû me perdre. Un examinateur de passage, ayant
reconnu son effigie à l'envers d'un de mes cahiers, demanda le
nom du coupable. Je tremblai. Jugez de ma surprise, lorsque, à
l'issue des classes, j'appris que la ville de Narbonne octroyait
une bourse afin que j'allasse étudier la peinture à Paris.
— Ce fut un beau jour, j'imagine?
— Sans doute; mais l'excessif chagrin qu'eut ma mère y mêla
504 REVUE DES DEUX MONDES.
un goût de larmes. Elle m'aimait tant, la pauvre femme !
Veuve, et moi parti, elle resterait seule.
— Qu'est-ce qui l'empêchait de vous suivre ?
— La surveillance d'un petit vignoble que nous avait laissé
mon père. Elle espérait toujours le vendre. Hélas ! le vignoble
m'est resté et je n'ai pas revu ma mère.
Le fond commun de tristesse qui avait assombri nos en-
fances nous liait étroitement; mais, par une sorte d'accord
tacite, nous en restions là ; nous n'osions nous avancer sur
les terres fraîchement remuées du présent. Un jour pourtant,
Gérard s'y risqua. Gomment, par suite de quelles circonstances
élais-je devenue infirmière? Gette question, certes, avait dû
maintes fois lui venir à la pensée. Si la chose est commune
en Angleterre où sous le nom de nurses des jeunes filles de
la meilleure naissance se donnent au service des malades, il faut
avouer que, dans notre pays, cela n'est guère d'usage, à moins
d'avoir sa vie à gagner. Pour répondre sincèrement, il aurait
fallu, sur moi-même, révéler ce que je tenais tant à garder
secret. Il aurait fallu me dépeindre, dire : « Mal faite pour in-
spirer l'amour, j'ai jeté mon cœur dans la fosse commune de la
charité. » Mais, rien que d'y penser, cet aveu me faisait courir
un froid dans les veines.
Gependant, Gérard attendait. Qu'allais-je répondre ? Quels
motifs alléguer? Je dis l'ennui, le vide de mon existence. Je
racontai comment, à l'âge où sa tendresse m'eût été indispen-
sable, j'avais brusquement perdu mon père.
— A vingt-deux ans ! . . . Est-ce ainsi que vous prétendiez être
consolée?
— Pourquoi pas? D'autres que j'ai connues, que j'ai vues à
l'œuvre, ont trouvé, dans la charité, le réactif dont leur faiblesse
avait besoin; mieux encore, l'oubli de chagrins profonds.
Mais il refusait de l'admettre. Que des femmes distinguées
se plussent au milieu de l'abjection; que des créatures délicates
fussent heureuses là où régnait la souffrance, l'angoisse et le
trépas ; allons donc ! Sa sensibilité d'artiste protestait. Qu'on
subisse ces tristes fatalités quand elles s'imposent, soit; mais les
rechercher volontairement! Se mêler aux miséreux! Respirer
leur saleté, la puanteur de leur haleine... Pouah!...
— Et vous-même, s'étonnait-il, par quel prodige avez-voiis
pu?
MA FIGURE.
505
Je m'en excusai par l'illusion des premiers jours, alors
que la croyance au bien qu'on peut faire me servait encore de
levier. Mais lui? lui, dont la fibre ne s'était émue que par les
arts, lui, en qui l'éducation esthétique avait raffiné les sens au
plus haut degré; lui qui exécrait la laideur, la difformité, toute
espèce de désharmonie et qui, du beau, avait fait son culte unique,
sa poursuite passionnée, pouvait-il me comprendre? Je sentis,
entre nous, se dresser des barrières. Tandis qu'admirablement
façonné de corps et d'esprit pour les jouissances, le jeune
homme avait développé en lui son aptitude à les goûter, à. les
savourer toutes, n'avais-je pas été amenée, moi, obscure et de
mine ingrate, à me restreindre au contraire? Le renoncement
ne m'était-il pas imposé, comme à d'autres le succès?
J'enfermai toutefois, en moi-même, ces amères réflexions.
Interrogée de nouveau, j'en revins à parler des cas dont j'avais
été témoin. Je citai les exemples de M"^ Derlange, de la mar-
quise de Sérigny.
— Vous?... Mais vous? insistait Gérard, qu'est-ce qui a pu
vous déterminer à cette espèce de suicide?
Il fallait répondre, trouver des causes plausibles. Après tout,
je n'en manquais pas. L'année avait été fertile en chagrins de
toutes sortes, et chacun sait que le chagrin est l'inépuisable
citerne d'où les vocations découlent. Je me décidai à lui
confier comment, un jour, le ciel étant transparent, les acacias
secouant sur ma tête leurs sachets de vanille et de miel, j'avais
vu passer l'homme dont j'espérais être la femme avec une femme
à son bras !...
Mon accent dut être, en évoquant ce souvenir, singulière-
ment expressif, car, ce qui jusque-là était demeuré inexplicable,
s'éclaira soudain Quelles que fussent entre Gérard et moi les
divergences de physique et de caractère, comment lui que la
trahison d'une drôlesse avait conduit au bord du désespoir,
n'eût-il pas admis qu'on entrât en charité, comme en religion,
pour une déception d'amour? A dater de cette confidence, notre
intimité se resserra. Lorsqu'il m'adressait la parole, c'était en
disant : « Lucienne, » et je répondais: « Mon ami. »
Une inquiétude, cependant, ne tarda pas à se glisser. Chaque
jour, l'état du convalescent allait en s'améliorant; il passait
maintenant ses journées sur un fauteuil; bientôt, il serait
debout, actif. Qu'est-ce qui, alors, motiverait ma présence auprès
S06 REVUE DES DEUX MONDES.
de lui? Sa cécité?... Sans doute; mais elle pouvait s'éterniser
et, d'ailleurs, était-elle une excuse suffisante à ce qu'une jeune
fille habitât chez un jeune homme? Aussi n'était-ce pas sans
une inavouable angoisse que je voyais son teint se recolorer;
ses bras, ses jambes reprendre de la vigueur.
Un matin que je m'étais attardée dans cette demi-conscience
qui précède le réveil, huit heures vinrent à sonner. Sophie
entra. S'étonnant de me trouver au lit encore, elle profita de
cette paresse qui me mettait à sa merci pour réitérer une ques-
tion qui lui était familière. N'allions-nous pas bientôt rentrer
chez nous?
Depuis le premier jour, elle s'était montrée mécontente.
En vieille fille troublée dans ses habitudes, elle regrettait ses
fournisseurs, son quartier^ sa belle cuisine où les cuivres étin-
celaient ; surtout elle aspirait à retrouver sa petite chambre,
voisine de la mienne.
Ma réponse fut vague comme l'étaient mes intentions : Oui,
oui; sans doute. Dès que Gérard serait guéri.
Elle répliqua vivement :
— Mais, il va très bien. Voyez comme il dort. Son appétit
est formidable.
J'objectai que ce mieux était encore tout récent.
— Tu ne sais pas comme il est faible ! Hier encore, j'ai dû
le soutenir pendant que tu faisais son lit.
— Ta, ta!... Tout cela c'est des manières. Il fait l'enfant
pour que vous le cajoliez...
Ah! si c'était ainsi qu'elle croyait me détacher de lui !...
— Le pauvre !... murmurai-je presque à voix basse ; lorsque
je ne serai plus là, qui l'aidera à s'habiller ? Qui coupera son
pain, sa viande? Quelle voix remplira pour lui l'obscurité?
Ces préoccupations n'étaient pas de nature à émouvoir ma
vieille bonne. Véhémente, elle s'éleva contre l'idée que je fisse
un métier de servante. Puis, à la fin, lâchant ce que, depuis
des jours et des jours, ressassait sa vieille caboche :
— Si vous saviez ce que l'on dit, du haut en bas de la mai-
son!
Personne, autant que moi, n'est rebelle à l'opinion. Il me
suffit d'entendre un de ces jugemens a priori qui se débitent
sur les uns et sur les autres, pour concevoir, instantanément,
l'envie de le braver, de me dresser à rencontre.
MA FIGURE.
b07
— Et tu crois que je vais m'occuper de tels ragots?
Elle objecta que ma réputation était en cause.
Un haussement d'épaules manifesta mon dédain. N'avais-je
pas pour moi ma conscience, la pureté de mes intentions, mon
titre surtout de garde-malade?
— En voilà une belle raison!...
Cela pourtant en était une. Une garde-malade n'est pas une
femme. C'est quelqu'un d'intangible, de sacré, une religieuse
presque. Mais j'eus beau montrer mon long tablier qui ressem-
blait à un froc, faire sonner haut le diplôme obtenu au dispen-
saire, rien ne parvint à persuader la prude fille. Elle se perdit
en discours pour démontrer que déjà je n'étais que trop restée
et conclut en soupirant :
— Qui, dorénavant, songerait à vous épouser?
M'épouser !... Était-il question de cela? J'eus presque un
éclat de rire.
— Tu sais bien que je ne me marierai jamais. Je ne veux
pas me marier.
Et je lui rappelai que, peu de temps auparavant, elle-même
me déconseillait le mariage.
— Oui : mais maintenant, j'ai peur que vous ne fassiez une
plus grave bêtise.
De quelle bêtise parlait Sophie ? Me croyait-elle amoureuse?
Sans doute, j'aimais Gérard de tout mon cœur. Sa débilité me
le rendait cher. Ma meilleure joie était de le soutenir, de lui
consacrer mon temps, ma pensée, l'effort de toutes mes mi-
nutes. Mais quel rapport entre ce zèle charitable et l'amour, le
palpitant amour?
J'achevais ma toilette derrière le paravent japonais qui me
servait de cabinet, lorsqu'un appel me fit courir à la chambre
du jeune homme. Je le trouvai sur son séant dans l'attitude de
quelqu'un qui vient d'avoir une frayeur. A peine m'eut-il
entendue qu'il s'empara de ma main, et la serrant convulsi-
vement :
— Lucienne!... Lucienne supplia-t-il, dites que vous ne me
quitterez pas.
— Qu'est-ce qui a pu vous faire penser?
— Il m'a semblé qu'on vous parlait de m'abandonner.
Devant le trouble de sa voix, je jurai de n'y point songer
tant qu'il ne serait pas guéri.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais cela n'était pas suffisant.
— Guéri!... répéta-t-il avec défiance, qu'entendez-vous par
là?
Je restai un moment hésitante, car, moi-même, étais-je bien
fixée sur le sens absolu de ce mot? S'agissait-il de la santé ou
du recouvrement de la vue? Sans rien déterminer, je promis de
rester tant qu'il aurait besoin de moi.
Cette fois son visage se rasséréna.
— En ce cas, Lucienne, vous ne vous en irez jamais.
Jamais? Était-ce à cela vraiment que je venais de m'en-
gager?
Lui-même rectifia :
— Du moins, tant que mes yeux seront fermés.
Qu'il crût cela, lui qui, grâce à mon affectueux mensonge et
grâce à la complicité des docteurs, ne se croyait atteint que de
cécité passagère: soit; mais moi, moi qui savais!... Pouvais-je
ainsi, d'un mot, sacrifier ma liberté, mon avenir, risquer d'être
définitivement captive? Le débat était difficile. Mon premier
mouvement, je l'avoue, fut de sauvegarder mes convenances,
d'attendre pour un tel engagement que l'amour le suggérât.
Gérard guettait. Mon silence déjà avait ramené sur ses traits
une expression angoissée.
— Je le sens, fit-il, mes oreilles ne m'avaient pas trompé.
Vous partirez; vous m'abandonnerez dans ce noir.
J'étais debout, appuyée au cuivre de son lit. Avec une
liberté que certes je n'aurais pas eue si nos regards s'étaient
croisés, je le contemplais. Il était jeune, il était beau. Par l'entre-
bâillement de son col on voyait son cou lisse et blanc; l'artère
carotide palpitait comme un doux oiseau qui s'abrite et sous le
couvre-pieds moelleux s'allongeait la forme du corps. Un trouble
étrange me parcourut. Après tout, serais-je si à plaindre de
passer ma vie près de lui? La chose toutefois valait qu'on y
réfléchît. De la parole que j'allais prononcer l'avenir entier
dépendrait. Ainsi que souvent il arrive dans les événemens
importans, ce fut un détail qui décida. Enervé de ce que je
tardasse à répondre, Gérard eut un geste découragé. Simple
hasard, ce geste fit glisser la manche de sa chemise et découvrit
son bras nu. Qu'il me parut mince et fragile ce bras où courait
le réseau bleu des veines ! Saurais-je l'abandonner, lui retirer
mon appui? Et sans calculer davantage, sans me demander ni
MA FIGURE. 509
pour combien de temps, ni si ma situation serait respectable ;
n'écoutant que ce qu'il y avait en moi de généreux, je pro-
nonçai l'engagement qui me liait, probablement pour toujours,
à une destinée d'aveugle.
L'émotion qu'eut Gérard fut si forte qu'elle l'empêcbait de
parler. S'emparant de mes deux mains, il y écrasa ses lèvres
et passionnément balbutia :
— Savez-vous que maintenant je n'ai plus envie de guérir!
VI
Sa santé toutefois fut promptement rétablie. Quelqu'un qui
l'aurait vu, bien pris dans son veston de velours, une fleur à la
boutonnière, qui l'aurait entendu rire et causer avec ce rien
d'accent méridional qui mettait une gaieté dans les choses
qu'il disait, n'eût certes pas soupçonné... Cependant, la vue
restait absente. Depuis peu , on avait enlevé le bandeau qui
emprisonnait ses yeux. Au premier aspect, on les aurait crus
intacts, ces beaux yeux couleur de noisette qui semblaient vous
regarder. Deux petites taches glauques toutefois obscurcissaient
le cristallin. Reverrait-t-il? La flamme serait-t-elle rallumée?
Nul ne le savait. Personne ne se fût risqué à le dire; mais,
chaque journée qui s'écoulait en diminuait l'espérance.
Quoique le docteur Ogensky ne constatât aucun progrès, il va
sans dire que, fidèle à ma consigne, il affirmait le contraire au
malade. Ne faut-il pas toujours encourager, aider à prendre
patience? Mais soit que le ton de nos paroles eût perdu un peu
de son assurance, soit que l'épreuve, en se prolongeant, eût
altéré la foi qu'il avait en nous, Gérard s'énervait à présent;
il opposait des airs las, sceptiques, aux promesses réitérées.
— On me berne, j'en ai la certitude, s'écria-t-il un jour que
l'oculiste pour la centième fois répétait : « Bon, bien ; l'amé-
lioration s'accentue. »
— Que signifie? lui dis-je.
— Je veux savoir la vérité.
Il était assez fort, à présent, pour l'entendre.
On lui parla d'opération. Son visage, à ce mot, devint
blême. Il sentit le long de ses veines courir le froid de l'acier,
déclarant qu'avant de recourir à cette horreur, il épuiserait
toutes ses chances.
510
REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'est-ce qui me presse? fit-il en se tournant de mon côté.
N'êtes-vous pas auprès de moi?
— Oh ! non, mon ami, rien ne presse!
Et les jours passent avec une lenteur délicieuse. Je suis si
attentive à alléger son mal d'infirme, qu'il s'y soumet, qu'il
l'accepte. On dirait même, par instans, qu'il y trouve quelque
charme. Par tous les moyens en mon pouvoir, j'ai su me rendre
nécessaire : sa maison est devenue la mienne ; je la dirige à mon
gré; je veille à ses intérêts; je fais la correspondance. L'ate-
lier n'est plus ce capharnaûm où des toiles renversées chevau-
chaient meubles et tapis. L'ordre règne maintenant; le linge est
dans les armoires; chaque siège occupe sa place, et il y a des
fleurs partout. Jamais pareille félicité ne s'est approchée de mon
cœur. Etre précieuse!... Etre quelqu'un dont on ne peut se
passer!... Cette sensation me comble, me déborde. J'en savoure
les délices ; je les compare aux joies arides que me donnait la
charité. Oh ! la gratitude de Gérard!... L'entendre dire : « Je ne
puis me passer de vous. »
Des différentes ressources à ma disposition pour embellir ses
heures oisives, la principale était la lecture, celle qui s'appropriait
le mieux au double besoin que nous avions d'être ensemble et
de garder chacun nos secrets. A travers les livres, une multitude
de pensées, d'émotions, de souvenirs nous devenaient communs.
Quoi de plus pénétrant que les voyages faits à deux au pays du
rythme et de la cadence? Quoi de plus intime et, à la fois, de
plus discret, que le fluide qui s'échange au cours d'une lecture à
deux? Et comme c'était à moi qu'incombait le choix des ou-
vrages, j'avais, en outre, l'avantage de guider la sensibilité de
Gérard, de la conduire par des chemins déterminés. C'est ainsi
que je lui fis connaître les profonds romanciers russes : Dos-
toïevsky dont la grande âme fraternelle s'est penchée sur les
plus abjectes misères; Tolstoï si vaste, si humain ! La poignante
histoire d'Anna Karénine fit une trouée neuve en lui. 11 en-
trevit des âmes frères rebelles, des passions intrépides telles
qu'en ses aventures faciles d'artiste, il n'en avait pas rencon-
trées. Ainsi par ce mode détourné je soumettais son cœur au
mien, à mes façons de voir, d'envisager les sentimens.
Pourquoi faut-il que la vision de leur brièveté se mêle à
toutes nos joies? A la fin de ces chères journées où j"en venai
à oublier ma laideur, une question ne manquait pas de se
MA FIGURE.
511
poser. Ce bonheur, cet insolite bonheur, combien de temps
durerait-il?... La cécité de Gérard, je le savais, en était la condi-
tion même. S'il venait à recouvrer la vue, tout serait pour moi
en ruine. Je ne pouvais, sans un frisson, y songer. Par malheur,
je ne me bornais pas à frissonner. Un souhait, un souhait
dont j'ose à peine évoquer le souvenir, tant il était égoïste,
impitoyable, s'insinuait au fond de mon cœur. Venait-il à se
faire jour, ce souhait cruel? je le repoussais, je l'obligeais à se
taire. Mais comme il avait la voix forte!... Du moins s'élevait-
elle à mon insu; et mes actes, c'est l'essentiel, n'en étaient pas
influencés. Non, personne je le jure, n'aurait apporté plus de
souci scrupuleux, une bonne foi plus soumise à l'exécution des
ordonnances. Personne plus fidèlement que moi ne se serait
conformé aux lavages antiseptiques, à l'instillation, sous les
paupières, de collyre à l'atropine, à tous les soins, en un mot,
qui devaient combattre l'abominable souhait. Certains jours
même, il m'arrivait de murmurer sincèrement : « Mon Dieu !
donnez l'efficacité aux remèdes. »
Comme les choses changent vite! Gérard tout à coup devint
insensible à ce qui, jusque-là, réussissait à le distraire. Son front
se barra de tristesse. C'était une privation à laquelle rien ne
pouvait plus suppléer que d'avoir perdu contact avec le monde
extérieur.
— Imaginez, me disait-il avec une indicible amertume, ce
que c'est que de respirer un air dont on ignore la couleur. Oh !
savoir qu'on a devant soi un ciel, des nuages, une ville, des
collines, des arbres et être aussi séparé de ces choses que de
l'autre moitié de l'hémisphère !
— Vous les reverrez, promettais-je faiblement.
Certains jours, il m'interrogeait sur Paris, ce Paris qu'il
avait adoré au point de venir habiter les hauteurs de Mont-
martre afin de l'embrasser dans sa plénitude ; ce Paris dont la
rumeur emplissait ses oreilles, et qui lui était invisible. Il
exigeait que je lui en décrivisse la vie changeante, les aspects
nouveaux, le mouvement. Il voulait que mes paroles lui fissent
percevoir la rapidité des nuages, le vol courbé des hirondelles,
la couleur des robes de femmes, etc.
Volontiers, je me prêtais à ces caprices : je décrivais, dé-
crivais, et c'était un tendre orgueil de me dire : « Mon regard
est notre regard à tous deux. »
512
REVUE DES DEUX MONDES.
Assise de biais ce jour-là sur le rebord, de la fenêtre, je
contemplais, sans me lasser, le panorama infini. Un ciel fraîche-
ment lavé par une averse de printemps s'appuyait aux douces
collines; les jeunes marronniers balançaient leurs têtes char-
gées de thyrses. Flèches, dômes, cheminées avaient en s'éloi-
gnant une finesse d'estampe, tandis qu'au premier plan les tuiles
nouvellement édifiées d'une maison miroitaient, rouges sous le
soleil.
Ce tableau, devant ma mémoire, évoqua celui que j'avais,
pour la première fois, vu le matin de mon arrivée. Quel con-
traste ! Tout alors était sec et glacé ; une mortelle blancheur
étendait au loin son linceul. Trois mois ! Il n'y avait que trois
mois!... Le temps d'une seule saison! « Dans mon cœur, me
demandai-je, le môme temps n'a-t-il pas suffi à produire un
semblable phénomène? » Une brise tout à coup me jeta des
parfums au visage. Ce fut comme une réponse. J'eus le pres-
sentiment, la certitude de l'amour. N'est-ce pas lui qui faisait
refleurir mon cœur que j'avais cru mort? lui qui éclaircissait
mon visage et donnait un libre sourire à ma bouche?
Gérard, soudain, m'interpella.
— Parlez-moi, supplia-t-il, faites-moi voir les choses qu'en
ce moment vous regardez.
Un peu au hasard je nommai les monumens tels que leur
vue sur l'horizon se découpait. En face de nous le Panthéon
léger comme un aérostat retenu au fil de sescolonnettes; l'Opéra
massif et trapu sur lequel jouaient des reflets de dorure; les
Invalides dominant le désert de l'Esplanade ; l'Arc de Triomphe
ouvert sur les pompes du couchant et jusqu'à cette ridicule
Tour Eiffel à qui sa solitude aérienne inflige comme une répro-
bation.
Afin de mieux me suivre, Gérard avait clos ses paupières.
Il se donnait ainsi la sensation d'un renoncement voulu, d'une
préférence à ne tenir que de moi la vision délicieuse.
— Je vois; je vois, affirmait-il à chaque image; je recon-
nais mon cher Paris.
Et de fait, il l'apercevait comme la nuit, dans les ténèbres,
nous revoyons les spectacles que le jour a mis devant nos
regards.
L'effet de ces descriptions dépassa toutefois mon attente.
Loin que Gérard les acceptât comme une simple causerie des-
MA FIGURE. S13
tinée à le distraire, je m'aperçus bientôt de l'intérêt exagéré
qu'il y prenait. Les scènes dépeintes, les tableaux, les récits
avaient sur son imagination des répercussions plus profondes
que s'il en avait été témoin. Est-on impressionnable à ce point?
Le doute bientôt ne fut bientôt plus permis. Selon que le ciel
était bleu ou se couvrait de nuées, son humeur, sa santé même
subissaient des phases différentes. Quoiqu'il ne connût que par
moi la gaieté ou la mélancolie des heures, ses nerfs s'y adap-
taient aussitôt. Une journée resplendissante faisait de lui un
homme enjoué bien portant. La pluie s'annonçait-elle? C'était
sa mine rembrunie. Un grand trouble accompagna en moi
cette découverte : Ainsi j'étais l'arbitre de ses sensations. Son
esprit m'appartenait. J'en dirigeais les jeux, le ressort. Un
mot, de ma part, pouvait l'accabler ou le rendre rayonnant.
En fallait-il davantage pour déterminer ceux que je devais
prononcer ?
Dès lors, sans préméditation, par le simple réflexe qui nous
porte à choisir le meilleur pour l'offrir à celui que nous aimons^
mes renseignemens cessèrent d'être véridiques. Malgré moi, je
tendis à les embellir, à dénaturer les choses, à les présenter
sous un jour plus favorable que le réel. Qui, à ma place, n'au-
rait pas agi de même?... Entre l'aveugle et la réalité j'inter-
posai cette vitre que Baudelaire réclame du Mauvais vitrier,
cette vitre dont la transparence, dit-il, transformerait la vie en
beau, nous la ferait voir dorée ou rose ou couleur de paradis.
A quelques matins de là, l'atmosphère se trouva saturée
de brumes. De Belleville au Mont-Valérien une nappe grise
pesait, semblait écraser les toitures. Gérard comme à son ordi-
naire voulut savoir :
— Quel temps fait-il?
On eût dit qu'il attendait ma réponse pour endosser le vête-
ment de son esprit. Pourquoi lui en fournir un sombre? Puisque,
de moi seule dépendait sa vision, pourquoi ne pas lui donner la
plus belle qui fut en mon pouvoir? Ma décision fut rapide.
Pareille à une fée qui lève sa baguette, je métamorphosai le
paysage. Les arbres, les toits, les collines étincelèrent, les rues
devinrent flamboyantes. 0 magie de l'illusion!... A mesure que
je parlais, la physionomie de l'aveugle prenait une expression
heureuse. Ses yeux mêmes s'éclairaient. On eût dit que de leurs
prunelles opaques un voile s'était ôté.
TOME III. — 1911. 33
o14 REVUE DES DEUX MOxN'DES.
— Oui, C'est véritablement une journée joyeuse, fit-il. Je
me sens bien.
Et en larges aspirations il absorbait la clarté; il la palpait,
y caressait son épiderme; ses poumons s'emplissaient d'espace
comme au sommet d'une montagne.
Et c'était moi, moi Lucienne, qui avais opéré ce miracle...
Qu'il me parut grand, mon pouvoir!... Je n'allais pas tarder à
en éprouver le vertige.
Un jour que, pour soulever la torpeur de son esprit, mes
artifices avaient échoué, j'interrogeai Gérard tendrement.
— Quelle peine avez-vous, aujourd'hui ? On dirait que vous
souffrez.
— Oui ; je souffre.
— Et de quoi ?
Avec une sorte de violence que, par la suite, je devais
souvent retrouver en son caractère, mais qu'il n'avait pas encore
manifestée, il se récria :
— Vous le demandez!... Ne sentez- vous donc pas ce que
notre situation a d'intolérable?
— Quelle situation?
— Oh ! vivre ainsi près d'une femme dont on respire le
parfum, dont on entend la voix, dont on reconnaîtrait le pas
entre mille, et qu'elle vous soit étrangère !
Nous arrivions à un tournant où le destin ne pourrait pas
être évité. Un frisson me parcourut. Equivoquant toutefois, je
fis semblant de croire que seule ma personnalité morale était
en cause :
— Mais, Gérard, vous me connaissez ! Je ne vous ai rien
caché de ma vie.
Il convint, qu'en effet, mon âme, mon esprit, mes actes et
jusqu'à un certain point mes sentimens lui étaient devenus
familiers. Raison de plus pour qu'il eût la curiosité de mon
être physique.
Sur quel fleuve sans rive, je me sentis emportée !
Jusque-là, il n'y avait eu, entre nous, qu'un échange de
chaste affection, d'émotions suaves, d'exquises tristesses. Rien
de matériel ne s'y était insinué ; rien qui rappelât que nous
étions deux êtres jeunes, remplis d'une. ardeur impatiente. On
eût dit que nos âmes fussent libres comme des flammes dans
le vent. Parfois, la reconnaissance de Gérard l'avait entraînée
MA FIGURE. 515
me baiser la main, et je ne m'y étais point dérobée, car mes
mains étaient, non seulement pures comme sont des mains d'in-
firmière, mais elles avaient de la beauté. C'était même le seul
contentement que j'eusse de moi-même. Quant au reste, je n'y
faisais jamais allusion ou, s'il m'arrivait d'en parler, c'était
ainsi que font les religieuses dont il semble qu'elles n'aient
pas de corps et que le bout de figure qu'on leur voit ne soit
qu'un masque entre des linges. Cette exigence, survenue à l'im-
proviste, me causa une inexprimable angoisse. D'où venait-
elle? N'était-ce pas cette force printanière qui, quelques jours
plus tôt, m'avait jeté son défi au visage? Comment l'arrêter?
Gomment dire aux rosiers : « Vous ne fleurirez pas ; » aux
pommiers: « Vous ne porterez pas de fruits ? »
Si j'avais pu pourtant détourner de moi l'esprit du jeune
homme, le ramener à des préoccupations moins dangereuses !
Rouvrant le volume des Ebloiiissemens , que nous avions com-
mencé de lire, je repris à haute voix :
Graves, leurs longs cheveux collés près du visage,
Debout sur une table au milieu d'un jardin,
Dans les soirs de juin qu'ils semblent fous et sages,
Les sensibles, les chauds, les charmans Girondins.
Mais comment ces évocations lointaines auraient- elles
exercé une action sur des nerfs agités par les choses du pré-
sent? Je sentais une pensée bourdonnante autour de moi comme
ces insectes dont on n'évite pas la piqûre.
A la fin, Gérard m'interpella :
— Si vous le vouliez, pourtant, Lucienne, vous pourriez
me rendre heureux.
— Comment cela?...
— Oh ! c'est bien simple!... En me faisant votre portrait.
Quoi ! me dépeindre ! Renoncer à ce bienheureux mystère
dans lequel j'avais vécu des jours si doux!... Renier l'idée,
avantageuse peut-être, qu'il s'était faite de ma personne. Être
ma propre dénonciatrice! Oh! non! Pas cela!... J'en avais la
chair de poule.
Sur un ton qui s'efi"orçait d'être badin, je me défendis, je fis
valoir la répugnance qu'on éprouve à s'exprimer sur son propre
compte.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais Gérard renonçait malaisément à une de ses fantaisies.
Accoutumé à ce que je les exauçasse aussitôt exprimées, il me fit
d'amers reproches. Etait-ce d'une amie que de refuser à son
ami la chose qu'il désirait le plus? Et d'ailleurs, pourquoi cette
résistance? Ne lui avais-je pas récemment décrit un bouquet,
une statuette qu'on avait apportée ? Etait-ce plus difficile d'être
l'interprète d'une figure ? Effectivement pour une autre, la chose
eût été réalisable. Mais moi?.,. AUais-je dire l'humiliante
vérité? Si je commettais cette imprudence, que deviendrait
l'amour qui était sur le point d'éclore? Ne serait-ce pas comme
de prendre un nouveau-né à la gorge et d'étouffer sa respiration?
Une autre solution s'offrait : mentir, renouveler pour moi-
même ce que j'avais fait pour le ciel, pour le paysage ; trans-
poser, dénaturer, dissimuler mes traits réels sous une figure
d'emprunt. Oui, je pouvais cela; je pouvais, à l'imagination de
Gérard, me présenter comme un objet de grâce, de séduction...
Je pouvais, qui sait? m'imposer à son cœur, à ses sens. La
ruse était bien tentante. Tout mon être la souhaitait. Soudain,
les conséquences auxquelles je n'avais pas songé d'abord
m'apparurent. Et s'il me voit? Si un jour la clairvoyance lui
était restituée? Comment courir un tel risque? Comment
m'exposer à ce naufrage, à cette incomparable honte? Oh!
plutôt l'atroce franchise; du moins, en toute hypothèse, je gar-
derais l'estime de mon ami. Ma bouche s'ouvrait, pour la sin-
cérité, cette fois. Une crainte me retint plus terrible que la
première. « Si je parle, me dis-je, tout est perdu. » Et je me
vis définitivement reléguée dans la catégorie des femmes qui,
possédassent-elles toutes les richesses morales, n'inspireront
jamais l'amour !...
Mon silence, en se prolongeant, risquait de paraître suspect.
Quel motif lui attribuer? A l'énervement de ses doigts, à la
façon surexcitée qu'il avait de les nouer entre eux, puis de les
dénouer, je crus Gérard sur le point... Oh! avant tout, arrêter,
étouffer la lueur de perspicacité!...
— Qu'avez-vous? Quelle pensée vous tourmente?
— Je veux savoir quels sont vos yeux, votre front, le coloris
de vos joues.
A mesure qu'il les nommait, les traits de ma figure me
devenaient douloureux. C'étaient comme autant de blessures sur
lesquelles eût appuyé son doigt. Ah! si j'avais pu échapper!...
MA FIGURE. 517
— Comment voulez- vous? Est-ce qu'on se juge soi-même?
Malgré moi, mes renseignemens manqueraient d'exactitude.
Mais il n'en voulut pas démordre. Ma droiture lui était une
garantie; il se fiait à elle entièrement comme à ses propres
yeux.
Croyant venir à mon aide, il procéda par questions.
— Vous n'aurez qu'à répondre : oui ou non, ainsi que font
les jurés. Cela n'est pas embarrassant. Le jugement, je me le
réserve. Et d'abord, quelle est la teinte de vos cheveux?
Ceci, j'en eus immédiatement l'intuition, était le point capital.
Tout d'abord, il s'agissait de fixer à quelle race de femmes j'appar-
tenais, si je me rattachais à la lignée d'Yseult, d'Ophélie ou au
groupe sombre des Latines. Le reste, ensuite, serait de moindre
importance. Or, je ne pouvais ignorer quelles étaient les préfé-
rences de l'artiste. Depuis que j'habitais son atelier, ne m'étais-
je pas, chaque jour, instruite en regardant ses études? Le choix
toujours identique des modèles ne m'avait-il pas renseignée
sur la persistance de son goût? Ne savais-je pas de quelle chair
laiteuse il fallait être pétrie pour lui plaire ?
Tandis que je songeais ainsi, on entendait sur le pavé le
choc répété des paveurs et ce bruit sourd, monotone, scandait
ma grave alternative : A quoi me décider? Quelle mort choisir
entre deux morts?
L'interrogatoire fut repris plus pressant :
— Brune, ou blonde, dites-moi quelle est votre couleur?
Si ma première réponse était décevante je sentis que c'en
serait assez : Gérard se détournerait de moi. J'aurais sa gra-
titude, une bonne affection, peut-être; mais pas d'amour, jamais
le palpitant amour que seul je brûlais d'inspirer. Ma raison fut
mise en fuite. Je ne sais à quel vertige je cédai. Perdant de vue
l'avenir, oubliant toute prudence, toute dignité, je prononçai
la parole qui jamais, jamais n'aurait dû sortir de mes lèvres.
Je déclarai que j'étais blonde.
Dussé-je vivre cent ans, j'entendrai jusqu'à ma fin l'excla-
mation qu'eut Gérard. Ce fut le « ah! » d'un prisonnier de
qui on ouvre la geôle. 11 respirait; il respirait à la façon de
quelqu'un qui a longtemps étouffé. Son cœur était libre. Il
n'avait plus devant lui ces ténèbres obsédantes. Il savait ce
qu'il avait souhaité de savoir : la nuance de mes cheveux
était celle de son rêve.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quelle joie, Lucienne !... Quelle surprise!... Ou plutôt,
non... Je m'y attendais. Mon cœur vous avait devinée.
— Gomment cela ?
Il n'aurait pas su dire... C'était en lui une sorte de pressenti-
ment... Certaines corrélations auxquelles il croyait entre la
personne morale et la forme extérieure...
— Si, pourtant, j'avais été autre, différente de ce que vous
espériez ?
Il eut un peu d'embarras, puis bravement, comme on s'ac-
cuse d'un goût bizarre...
— Je ne sais ce que j'aurais éprouvé; mais, à coup sûr,
ma déception eût été vive. Les brunes, voyez-vous, peuvent
être délicieuses. J'en connais qui sont des merveilles; mais à
mon sens, elles n'ont pas... ce n'est pas l'espèce de femmes
que...
Une certaine expression de ses traits compléta ce qu'il
n'avait pas osé dire. Certes il ne savait pas encore s'il m'ai-
merait ; il ne pouvait en être certain ; toutefois, l'obstacle
essentiel était écarté. J'appartenais à cette élite en dehors de
laquelle il ne concevait pas la femme ; je faisais partie de l'aris-
tocratie lumineuse où seulement ses sens opiniâtres pouvaient
choisir. Allégé, désormais, il poursuivit son enquête. Mon nez,
mes joues, mes yeux, le dessin précis de ma bouche, il voulut
tout connaître, acquérir sur chacun de ces détails d'infaillibles
notions. Tel un sculpteur qui cherche la ressemblance, ses
questions fouillaient mon visage, Tattaquaient comme avec un
outil. Que de mensonges, ainsi, me furent un à un arrachés!...
Mensonge, le bleu de mes prunelles ! Mensonge, la rondeur
rose de mes joues, la petitesse de ma bouche !... Que dire de
ma rougeur pendant qu'ainsi, lâchement, misérablement, je me
reniais moi-même?
Par surcroît, je me trouvais précisément en face du miroir.
Quel démenti j'en recevais ! Pas un des traits reflétés qui ne
fût l'opposé, l'inverse pour ainsi dire de ceux que je m'étais
prêtés. Je fus sur le point de me dédire, de m'écrier : « C'est
faux!... Je suis sombre, je suis laide. » Il en était temps encore.
Tout aurait pu être évité. Hélas! un démon me possédait. Ce
n'était plus d'estime et de tendresse, que mon cœur avait
besoin. Ses exigences à présent étaient sans limites. Il voulait
approcher la divine flamme, inspirer les mots bouleversans.
MA FIGURE.
519
Oli ! une fois! Ne fût-ce qu'une seule! Par dol et par vol, ne
pas mourir sans les avoir entendus !
.rétais avertie cependant par le simple bon sens qui, à
défaut de vertu, nous préserverait, si nous savions l'écouter.
« Folle, imprudente! soufflait-il. Souviens-toi que l'aveu-
glement auquel tu te fies peut n'être pas éternel. » Mais en
cette terrible crise, on eût dit que tous les hasards s'étaient
coalisés pour me perdre. Sur un panneau voisin, une toile
était suspendue : le portrait de l'ancienne maîtresse que, dans
sa rage amoureuse, Gérard avait voulu détruire. Moi même,
je l'avais ramassé et rétabli à cette place. Il me sembla qu'il me
narguait. 0 Hélène, fraîche, gracieuse avec votre chevelure
vermeille, quelle dangereuse conseillère vous me fûtes ! « Si je
me dénonce, pensai -je, c'est elle qui aura l'avantage; sa sédui-
sante frimousse reprendra sur l'esprit de Gérard l'ascendant
qu'elle eut autrefois. Les souvenirs voluptueux reviendront
hanter sa mémoire. 11 oubliera les trahisons pour ne plus penser
qu'aux transports. Oh! garder ma place dans son cœur!... »
Les rayons d'un couchant rougeâtre doraient les murs de
l'atelier. Sur la cimaise, des figures de femmes rivalisaient de
grâce jeune. La tentation de les surpasser toutes entra en moi,
irrésistible. A l'une je pris la finesse du teint, à l'autre la per-
fection de l'ovale. Une nymphe étendue sur l'herbe me prêta
la fleur de ses yeux... Ainsi de traits en traits je me décrivis
jusqu'à ce que l'image fût complète.
Gérard s'était rapproché. Ses yeux à la hauteur des miens
semblaient me faire subir un examen. On aurait dit qu'il me
voyait. Oui ! vraiment il me voyait naître en lui, m'y former
comme une cire qu'on modèle. Ses yeux étaient obscurs, mais
la foi leur prêtait son magnifique regard. Ma forme, ma cou-
leur, les moindres détails de mon être obéissaient exactement à
sou désir. On lisait sur son visage la joie des souhaits exaucés.
Et maintenant que, sur son socle d'illusion, l'idéale statue se
dresse, il tend ses bras vers elle. Eperdument, les mots éternels
jaillissent :
— Je vous aime!... Je vous aime !... Je vous aime !...
Enfin!... Je les aurai donc entendus, ces mots que, depuis
mon adolescence, j'attendais, j'attendais... Je les sentis couler en
moi jusqu'aux racines profondes. L'aube divine s'était levée.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
Un soleil prodigieux transfigurait toute chose. Que s'était-il
passé? Rien d'anormal, rien d'étrange : l'accomplissement néces-
saire. A quelque heure qu'il aborde notre seuil, l'amour n'est il
pas l'hôte dont le couvert est mis? Quelque trésor qu'il apporte,
ne semble -t-il pas qu'il vienne acquitter une dette? C'était lui!...
Je n'hésitai pas à le reconnaître. J'oubliais par quel sentier
obscur il m'avait fallu l'introduire. J'oubliais sous quelle porte
basse il avait dû baisser le front. C'était lui!... C'était lui!...
Le sentiment de mon indignité se perdait. Je n'étais ni humble,
ni tremblante. Une autre répondait pour moi.
Ah! si, par impossible, Gérard, les yeux ouverts, s'était
déclaré, de quel cœur averti j'aurais mis ses paroles en doute !..
Mais invisible, qu'avais-je à craindre? Pour être semblable à
lui, je fermai les yeux et ainsi, dans une ombre, le miraculeux
bonheur des fictions m'enveloppa.
La voix cependant qui s'est juré de troubler nos joies les
meilleures ne tarde pas à ricaner :
« Et demain? Songes-tu ce que demain peut être? » Bah!
Est-ce que cette menace, jamais, a empêché la joie de l'heure? Qui
renoncerait à la félicité en se disant : « Elle sera brève? » Le pré-
sent seul nous possède : nous travaillons, nous jouissons, et la
mort est sur nos talons. Vaguement, j'entrevis le martyre auquel
mon cœur serait destiné, si Gérard recouvrait la vue. Dans le
lointain, je crus découvrir le pilori qui, peut-être, m'attendait.
Qu'importe !.., Je n'ai d'ailleurs plus le choix. Une force incon-
nue m'emporte à laquelle j'obéis. Vers quel avenir? Je l'ignore;
mais je l'accepte, je suis prête aux échéances. Hélas !... On croit
cela ! . . .
Claude Ferval.
(La troisième partie an prochain numéro.)
LA GENÈSE
DU
44
GENIE DU CHRISTIANISME "
I
LES ORIGINES ET LA JEUNESSE DE CHATEAUBRIAND
Il n'y a pas de grand livre que son auteur n'ait longtemps
porté en soi, quelquefois à son insu, qui ne soit, pour ainsi dire,
la somme de son expérience morale. Et tel est assurément le
cas du Génie du Christianisme.
I
« Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parens barbares,
chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord
dune mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les
orages... » Si, un demi-siècle avant Renan, au lieu de rêver sur
l'Acropole aux « yeux fermés depuis deux mille ans, » Chateau-
briand avait composé une prière à Pallas, il aurait pu adresser
à la Vierge d'Athènes ces harmonieuses et justes paroles. Fils
de cette Bretagne qu'il a tant aimée, et qu'il a si poétiquement
chantée, quelque chose de ce sol où, à chaque pas, le granit
aftleure, où forêts et landes, jadis surtout, étalaient leur muette
tristesse, quelque chose de ces cieux humides et bas, de cette
mer presque toujours irritée ou plaintive, oui, quelque chose
522 - REVUE DES DEUX MONDES.
de tout cela a passé dans le hautain et sombre génie de René.
Certes, il serait bien téméraire de vouloir établir une connexion
trop étroite, un rapport d'absolue et inéluctable nécessité entre
un fait aussi général et aussi matériel que l'ensemble des condi-
tions d'un milieu géographique, et cet autre fait, essentiellement
individuel, et si ondoyant, si divers, une âme humaine dans
l'infinie complexité de ses attitudes et de ses manifestations. Et
cependant, s'il existe entre les deux ordres des rapports visibles,
et je ne sais quelles secrètes harmonies et quelles mystérieuses
« correspondances, » sera-t-il défendu de les constater? Ne
pourra-t-on admettre qu'au contact des mêmes phénomènes
physiques, à la vue des mêmes paysages, l'imagination s'em-
plisse de visions particulières, la sensibilité se charge, pour
ainsi parler, d'impressions très déterminées, bref, que l'âme
individuelle tout entière, surtout si elle s'ouvre aisément aux
actions du dehors, prenne d'assez bonne heure un certain pli,
et devienne volontiers le miroir et comme la traduction ou la
transposition morale de ce coin d'univers où le sort l'a placée?
Et si enfin de nombreuses générations ont eu pour cadre de
leurs existences successives ces mêmes horizons brumeux, cette
même mer mugissante, est-ce que, transmises et renforcées
peut-être par l'influence héréditaire, les dispositions intimes que
la répétition des mêmes spectacles finit par imposer à la person-
nalité, n'iront pas se graver plus profondes dans l'âme d'enfant
qui aura pour mission de les exprimer un jour?
C'est là, me semble-t-il, ce qui s'est produit pour Chateau-
briand. Si Ton veut comprendre entièrement le grand écrivain,
entrer pleinement dans l'intimité de son génie et de son œuvre,
il faut voyager en Bretagne, aller voir de ses yeux quelques-uns
des lieux où il a passé sa jeunesse, où ont vécu ses ancêtres.
Même aujourd'hui, malgré l'envahissante banalité moderne, elle
demeure la plus originale de nos provinces, « cette pauvre et dure
Bretagne, l'élément résistant de la France,» comme la définit si
bien Mich6let(l). « Ce n'est point une contrée plate, monotone et
(1) Michelet, Hist. de France, éd. de 18S2, Hachette, t. TI, p. 6-22, et la Mer,
Hachette, 1861, 'p. 2o-2". — Voyez, pour préciser et rectifier, en plus d'un point, les
intuitions de Michelet : E. Risler, Géologie agricole, Berger-Levrault, 1884, t. 1,
p. "7-98, 139-148 ; — L. Gallouédec, Études sur la Basse-Bretagne {Annales de géo-
graphie, 15 janvier, 15 octobre 1893, 15 juillet 1894); — M. Barrois, les Divisions
gùograpinques de la Bretagne [Annales de géographie, 15 janvier et 15 mars 1897);
— Onésime Reclus, Le plus beau Royaume sous le ciel, Hachette, 1S99, passim, et
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 523
prosaïque. C'est au contraire une région pleine de contrastes,
de grâces variées, imprévues et attirantes, et aussi de grandes
harmonies, là riantes et radieuses, ici gravées et solennelles,
ailleurs mystérieuses et sombres. De son sol émane une vertu
vivifiante, une poésie douce et forte montant vers le ciel comme
un encens, et dont quiconque foule ce sol, — étranger ou indi-
gène, — subit le charme pénétrant. » Ainsi s'exprime le der-
nier et le plus pieux de ses historiens (1), et l'on ne peut que lui
donner raison. Oui, si variée qu'elle soit d'aspects, — car il y a
plusieurs Bretagnes, — cette noble terre d'Armor, « riche d'âme
et gueuse d'écus, » ne ressemble à aucune autre, et l'on com-
prend, à la parcourir, la filiale et profonde tendresse qu'elle
inspire à tous ses enfans. L'impression qui domine et se dégage
assez vite de l'ensemble du pays, c'est une mélancolie, tantôt
âpre et presque farouche, tantôt très douce, enveloppante et
insinuante. La mélancolie, elle sort de partout en Bretagne, de
ces côtes incessamment rongées par une mer implacable, de ce
sol de granit, le plus ancien de notre France, usé st nivelé par
les vents et les pluies (2), de ces brumes pénétrantes, de ces
landes monotones, de ces arbres rabougris, courbés en deux par
le noroît... Et involontairement, le mot si juste de Renan vous
remonte à la mémoire, et l'on se surprend à le murmurer tout
bas : « Et la joie même y est un peu triste... »
Cette impression de tristesse, il n'est pas besoin, pour
l'éprouver, d'aller s'asseoir à la pointe de Penmarc'h, ou d'aller
contempler les sombres monumens mégalithiques de Locma-
riaquer ou de Carnac. Même quand on voyage dans la partie de
la Bretagne qui, plus rapprochée de la Normandie, la rappelle
à bien des égards, et surtout si c'est l'automne, on se sent vite
gagné par cette sorte de charme triste, qui est si particulier à ce
pays. Quelle ville plus lugubre que Rennes ! Dol, Dinan, Plan-
p. 649-654 ; et surtout peut-être, P. Vidal de la Blache, Tableau de la géographie
de la France, dans l'Histoire de France de M. Lavisse, Hachette, 1903, p. 11-13,
323-329 ; — Cf. enfin G. Flaubert, Par les Champs et par les Grèves ( Voyage en
Bretagne , Charpentier, 1883 ; — A. Suarès, le Livre de l'Êmeraude, C.Lévy, 1902;
— Ch. Le Goffic, l'Ame Bretonne, Champion, 1902, passim, et p. 3, 84, etc.; — et
F.Brunelière, le Génie Breton, Aa.n?, ses Derniers Discours de combat, Perrin, 1907.
(1) A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, Picard, 189.5, t. I, p. 1-2.
(2) Vers la fin de l'époque primaire, le sol breton était occupé par une haute
chaîne de montagnes, analogue à nos Alpes, et qui, aujourd'hui, ne se survit
guère à elle-même que par les tjistes monts d'Arrée : le point culminant actuel,
le mont Saint-Michel de Braspart, n'a que 391 mètres d'altitude.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
coët, — je choisis à dessein les horizons familieTs à René, —
jolis coins, certes, et d'où la grâce n'est point absente, mais
qui, à l'ordinaire, ne suggèrent point des images joyeuses: le
vert des arbres y semble plus sombre, le bleu du ciel plus gris
qu'ailleurs, et le soleil toujours un peu humide, comme un
sourire trempé de larmes.
Et maintenant allez à Combourg. Du haut de la vieille tour
du Maure, si vous jetez un regard circulaire sur l'immense
horizon, de toutes parts, vous n'apercevez que des bois: on
pourrait se croire encore comme au centre de cette antique
forêt de Brocéliande, si chère aux poètes bretons, si riche en
douloureuses et subtiles légendes. Quand le vent souffle ou
quand la pluie tombe, il semble vraiment que les fées qui y ont
élu leur séjour vous viennent toucher de leurs ailes. Et le
matin, aux bords de l'étang rêveur, ou vers le soir, quand le
crépuscule descend lentement sur la terre, c'est comme un
voile de mélancolie qui se répand doucement sur les choses;
« les grandes voix de l'automne sortent des marais et des bois:»
elles parlent à l'âme solitaire, elles lui tiennent le langage
troublant et triste qu'elles tenaient déjà, il y a plus d'un siècle,
au glorieux adolescent de Combourg.
« 0 Bretagne, ô très beau pays! Bois au milieu, mer alen-
tour! » Ces deux vers d'un vieux poète rendent à merveille
l'impression d'ensemble qu'on emporte d'un voyage en terre
armoricaine. En Bretagne, la mer n'est jamais loin, et l'on
conçoit sans peine que « le même nom maternel et puissant,
Armor, » ait jadis servi à désigner et le pays et l'Océan qui l'en.-
serre. — Sur la côte septentrionale si curieusement déchi-
quetée, et toute parsemée d'écueils et d'îlots, les coins avenans
sont rares. Là, la mer n'est point égayée par le joyeux soleil
méditerranéen, ni même par la chaude et rieuse lumière qui,
bien souvent, paraît-il, se joue sur les bords escarpés du Mor-
bihan, et qui verse tant de grâce heureuse sur la jolie presqu'île
de Rhuys, l'aimable patrie du peu mystique Le Sage. Là, sur
cette côte peu hospitalière, « une mer presque toujours sombre
forme à l'horizon un cercle d'éternels gémissemens. » Là, fière-
ment campée sur son îlot de granit, embusquée derrière sa
ceinture de remparts, Saint-Malo, la vieille cité des corsaires^
la patrie de Surcouf et de Duguay-Trouin, de Lamennais et de
Chateaubriand, semble encore surveiller la mer et méditer
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME, » 525
quelque sinistre entreprise. « Petite ville, riche, sombre et
triste, dit Michelet, nid de vautours ou d'orfraies, tour à tour
île ou presqu'île, selon le flux ou le reflux ; tout bordé d'écueils
sales et fétides, où le varech pourrit à plaisir. Au loin, une
côte de rochers blancs, anguleux, découpés comme au rasoir.»
Sur cette plage où l'auteur d' Ataia joua, tout enfant, au pied de
ces sombres remparts, en face de cette mer qui tant de fois
emporta ses rêves, comme lui on resterait de longues heures à
« béer aux lointains bleuâtres, à écouter le refrain des vagues
parmi les écueils. » La rêverie, le reploiement de l'âme sur
elle-même dans un isolement un peu farouche, ce sont des sen-
timens qu'on éprouve aisément ici. Et quand on est assis au
Grand-Bé, et que la mer à nos pieds vient s'abattre, furieuse,
écu mante, ou bien encore, quand, par une nuit sans lune, on
entend les flots se briser sur la grève avec un mugissement
lugubre, alors on revit avec une intensité singulière les impres-
sions inoubliables qui remplirent cette âme enfantine ; alors, la
poésie de l'Océan, dans ce qu'elle a de douloureux, de passionné
et de voluptueux tout ensemble, se révèle à nous avec une rare
puissance. Et l'on comprend que René ait pu dire que « ces flots,
ces vents, cette solitude furent ses premiers maîtres. » « Ces
instituteurs sauvages, » comme il les appelle, n'ont pas été sans
lui apprendre quelque chose.
Amiel disait qu'un paysage est un état d'âme : il est au moins
incontestable qu'un paysage crée, ou suggère un état d'âme.
Mélancolie et poésie : il semble que ces deux mots expriment
assez bien l'état d'âme que fait naître en nous le paysage breton.
II
Cet état d'âme, la terre bretonne l'a fait naître aussi chez la
plupart de ses enfans ; idéalisme et tristesse, si ce n'est pas
toute l'âme bretonne, tout le génie breton, nul doute que ces
deux traits ne fassent partie intégrante de sa définition. Joi-
gnons-y un autre trait essentiel, et qui, lui aussi, tient peut-être
au sol, un esprit « d'indomptable résistance et d'opposition
intrépide. » « En Bretagne, dit encore Michelet, sur le sol géo-
logique le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche
la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, d'une
grande noblesse, d'une finesse de caillou. » Dans cette région
526 REVUE DES DEUX MONDES.
que sa situation géographique a comme dérobée aux influences
continentales, la race s'est maintenue plus intacte qu'ailleurs. Si
elle n'est pas autochtone, elle est l'une des plus anciennes de
toutes celles qui ont contribué à former la France ; et, plus que
toute autre, la nature extérieure a pu la marquer de son
empreinte, la façonner à son image.
L'esprit d'obstination des Bretons est célèbre, et il s'est sou-
vent manifesté dans leur histoire sous les formes les plus
diverses : héroïsme inlassable, loyalisme invétéré, culte fervent
de l'honneur, longue opposition parlementaire, révoltes et
insurrections. Le Breton ne cède pas volontiers à ses adver-
saires, qu'il s'appelle Duguesclin, ou La Ghalotais, Moreau ou
Lamennais. L'isolement où il vit, ses habitudes de concentration
morale et de vie intérieure développent en lui l'attachement à
son sens propre, la confiance en soi, l'orgueil, un orgueil
ombrageux, irritable, passionné. Il tient à ses traditions, à ses
morts, bref, à tout son passé, parce que son passé, c'est encore
lui-même, un prolongement dans le temps de sa personnalité
éphémère. Et de là chez lui un curieux mélange d'esprit tradi-
tionaliste et d'individualisme. Il accepte la tradition, il verse-
rait même son sang pour elle, surtout si d'autres l'attaquent;
mais du jour où elle lui serait imposée du dehors, où il ne lui
serait point permis de la défendre à sa manière, il sera capable
de se retourner violemment contre elle. Il a besoin qu'elle soit
sa chose pour s'y conformer et pour y croire.
Le repliement sur soi produit l'orgueil : il engendre aussi la
tristesse. Ceux-là seuls sont joyeux qui ne regardent jamais en
eux-mêmes; on n'oublie pas la tragédie de la vie quand on
médite sur le rôle qu'on y tient. L'âme bretonne est triste, invin-
ciblement. Dans ses chants, dans ses poèmes, dans ses romans,
dans ses légendes, dans ses fêtes, dans ses croyances, dans tout
ce qui est expression spontanée de ses sentimens les plus intimes,
cette mélancolie s'exhale, douce ou poignante, étrangement
enveloppante, toujours. Et cette tristesse, loin de se fuir elle-
même, se complaît aux idées funèbres. « La Bretagne, a-t-on
dit excellemment, est avant toute chose le pays de la mort (1). »
(1) Anatole Le Braz, la Légende de la mort en Basçe-Bretagne, avec une Intro-
duction par L. Marinier; Champion, 1893, p. xliv. — Cf. les autres ouvrages de
M. Le Braz, Vieilles histoires du pays breton, 1891; Au pays des pardons, 1898,
Champion; la Terre dupasse', 1902; Calmann Lévy.
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 527
Dans aucune autre région, — sauf peut-être en Pologne, le pays
de l'Europe qui, à bien des égards, ressemble le plus à notre
Armorique, — les « légendes de la mort » n'ont fleuri plus
abondantes, plus douloureuses, plus naïvement terrifiantes. Et
aujourd'hui, quand on lit les curieux ouvrages où on les a
rassemblées, au frisson involontaire dont elles nous secouent
encore, on se rend compte de la puissance de suggestion
qu'elles doivent exercer sur des âmes simples, incultes, et
qui si fréquemment, sur les côtes, sont aux prises avec les
tragiques réalités de la mort.
« La mort, a écrit Schopenhauer répétant Platon, est le génie
inspirateur de la philosophie : » la pensée de la mort est, à tout
le moins, une grande préceptrice d'idéalisme. L'homme ne cher-
cherait pas le sens de la vie, s'il ne savait qu'il doit mourir, et
s'il ne voyait pas mourir autour de lui; et la mort ne serait pas
ce qu'elle est, « le roi des épouvantemens, » si elle n'écartait
pas impérieusement, d'un simple geste, les solutions superficielles
et illusoires, le mensonge des mots qui trompent et qui n'ex-
pliquent pas. K II faut parier : nous sommes embarqués; » et,
quand le port est en vue, on n'a que faire des cartes fausses ou
des dés pipés. Dans ces dispositions d'esprit et d'âme, on s'aper-
çoit bien vite que la vie n'a pas de sens en elle-même et que,
puisqu'il faut parier, seuls les paris dont l'enjeu est en dehors
d'elle ont chance de n'être pas vains. Ainsi l'on est conduit à
construire, au delà et au-dessus de la vie présente et soi-disant
réelle, tout un monde de pensées, de rêves peut-être, et d'espé-
rances , où Tâme froissée et meurtrie se réfugiera avec délices
pour échapper à l'étreinte de la brutale réalité. L'âme bretonne
est ainsi faite que ce monde idéal lui paraît plus réel et plus vrai
que l'univers sensible, et qu'elle l'habite plus volontiers. Renan
a écrit des pages charmantes et profondes sur cette passion
d'idéalisme, sur ce goût de V aventure, sur ce besoin irrésistible
de fuir le réel, et de courir « sans fin après l'objet toujours
fuyant du désir » qui caractérise si bien la race celtique. « Cette
race, dit-il admirablement, veut l'infini; elle en a soif, elle le
poursuit à tout prix, au delà de la tombe, au delà de l'enfer. »
« Terre de Bretagne, s'écrie un autre poète, E.-M. de Vogué,
terre de Bretagne qui finis le vieux monde et d'où il regarde le
nouveau, marche mystérieuse placée au seuil de l'infini, quel est
donc ton secret pour former des enfans qui, plus que tous les
S28 REVUE DES DEUX MONDES.
autres, brament vers cet infini...? » Son unique secret, c'est peut-
être de familiariser les âmes avec la pensée de la mort.
De cette soif d'idéalisme procède sans doute aussi l'étonnante
« poésie des races celtiques. » Certes, on peut concevoir, et il
existe en fait, des poésies purement naturalistes, qui s'efforcent
et qui réussissent à se modeler sur le réel, à en suivre les con-
tours, à en dessiner les formes visibles; mais ce ne sont ni les
plus puissantes, ni les plus hautes, ni les plus « poétiques, »
pour tout dire : les Émaux et Camées ne valent pas les Médi-
tations, et les Idylles de Théocrite ne valent pas la Divine
Comédie. La vraie poésie, comme la vraie philosophie, est celle
qui dédaigne le décor changeant des choses, et qui, sans s'arrêter
aux apparences, va droit jusqu'à l'invisible. Pour avoir plus que
toute autre adoré Tidéal et recherché l'éternel, la race bretonne
a mérité de doter le monde moderne d'une poésie incomparable.
Poésie exquise, où les sens n'ont presque point de part, poésie
d'un charme si prenant que, jadis, il y a sept ou huit siècles,
elle n'eut qu'à se révéler à nos pères pour enchanter, pour con-
quérir toute l'Europe chrétienne, et qu'aujourd'hui encore, à
travers la musique de Wagner, elle suffit à verser l'apaisement
à nos âmes fatiguées et endolories.
L'idéalisme invétéré des Bretons se marque encore dans leur
conception de l'amour. Cette race a littéralement inventé une
nouvelle manière d'aimer. « Aucune famille humaine, je crois,
dit Renan, n'a porté dans l'amour autant de mystère. Nulle
autre n'a conçu avec plus de délicatesse l'idéal de la femme et
n'en a été plus dominée. C'est une sorte d'enivrement, une folie,
un vertige. » Rien ici de cette grivoiserie narquoise qui désho-
nore les productions de l'esprit dit « gaulois, » les Contes de La
Fontaine et les Chansons de Déranger; rien non plus de cette
griserie sensuelle qui est propre aux peuples du JMidi. Mais un
sentiment profond et grave qui remplit l'âme tout entière, qui
l'exalte, qui l'élève au-dessus d'elle-même, qui la rend capable
des plus nobles dévouemens et des plus complets sacrifices, un
sentiment dont l'ardeur n'exclut pas la pureté, et qui, dans ses
erreurs mêmes, garde je ne sais quelle noblesse native et quel
inaltérable sérieux; par-dessus tout, peut-être, un besoin pas-
sionné de se donner, de s'oublier et de se fondre en autrui, et,
dans cette ferveur d'immolation volontaire, une soif mystique
d'adoration et d'immortalité, une irrésistible tendance à transfi-
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHR1STIANIS3IE. » 529
giirer, à diviniser l'être aimé, et, par delà la « sylphide » ter-
restre, à poursuivre obstinément l'idéale beauté dont elle est un
reflet obscur. Conception dangereuse, certes, autant que sédui-
sante, et qui, glorifiant la passion, la revêtant de tous les pres-
tiges de la poésie, en proclame la fatalité, en légitime les
égaremens, en sanctionne la souveraineté, et, pour tout dire, en
justifie l'obscur égoïsme; mais aussi conception qui, dans lésâmes
nobles, peut inspirer le dévouement, conseiller l'héroïsme, qui,
en fait, a renouvelé, avec les mœurs, les littératures modernes,
et à laquelle, peut-être, nous avons dû la chevalerie. L'amour
ainsi conçu et ainsi pratiqué, c'est plus que de la poésie : c'est
déjà de la religion.
Et la religion, cette forme supérieure de l'idéalisme, est aussi
l'un des élémens du génie breton. Le Breton est naturellement
religieux; tout l'y incline: son goût du mystère, sa passion de
l'infini, sa curiosité de l'au-delà, sa tristesse, et « l'invincible
attrait » qu'il a pour les choses de la mort, son désir d'immorta-
lité, le tour de son imagination et ses facultés poétiques, son
besoin d'aimer enfin, et d'aimer d'un amour éternel. Il faut dire
plus : il faut répéter le mot si juste de Renan, que le Breton est
« naturellement chrétien. )> « La douceur des mœurs et l'exquise
sensibilité des races celtiques, écrit-il encore, jointes à l'absence
d'une religion antérieure fortement organisée, la prédestinaient
au christianisme . » Rien de plus exact. Pour ne toucher ici qu'un
seul point de cette sorte d'harmonie préétablie qui existait entre
l'âme bretonne et la religion chrétienne, songeons comme le
culte de la Vierge mère s'accommodait bien de l'idée toute
mystique que les Celtes se foi,maient de la femme. Aussi, la
religion nouvelle n'eut-elle aucune peine à pénétrer en Armo-
rique, à y implanter fortement ses dogmes, ses institutions et
son esprit. D'autre part, comme pour redoubler, consolider et
perpétuer cette première influence, l'action des premiers évêques
et des premiers saints, des moines « âpres à l'apostolat » a été,
dans la vieille péninsule, plus profonde et plus heureuse peut-
être que partout ailleurs : non seulement ils ont civilisé, ils ont,
à la lettre, fondé le peuple breton d'Armorique. De tels services
ne s'oublient guère. « Dans l'histoire des choses humaines,
a-t-on pu dire, cette œuvre leur assure une gloire ineffaçable, et
dans le cœur de tout Breton une reconnaissance mêlée de respect
et de tendresse toujours vivante. »
TOME III. — 1911. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Et c'est pourquoi, de nos jours encore, les croyances chré-
tiennes sont demeurées si vivaces sur le sol breton. On a tout
dit sur la profondeur et la persistance de la foi religieuse dans
la vieille province; on sait l'influence qu'exerce sur ses parois-
siens le curé breton, — « le recteur, » comme ils disent, — et
tout ce qu'il peut obtenir d'eux. Taine , il y a cinquante ans, voya-
geant en Bretagne, notait avec curiosité l'attitude des fidèles à
l'église : « Rien de véhément, d'ardent: seulement, ils ont l'air
pris tout entiers ;c'e^i la plénitude de la croyance et de l'attente.
Qui n'a pas vu en effet prier dans une église bretonne ignore
peut-être ce que c'est que la prière et que la foi... Le monde
extérieur n'existe plus pour ces êtres que le bruit de nos pas n'a
point troublés : les yeux ouverts, profonds, immobiles, semblent
contempler l'invisible; les lèvres murmurent de vagues paroles,
et disent la supplication tendre, l'appel balbutiant au Sauveur;
les fronts les plus vulgaires, les plus chargés de rides et d'ennuis,
paraissent comme éclairés du dedans ; tout le corps incliné, à la
fois humble et confiant, exprime l'adoration, l'élan intérieur, le
recueillement, l'attente. Quand ils sortent de là, visiblement
rassérénés, pacifiés, plus forts pour supporter la vie, un rayon
d'idéal a lui sur leur misère, et, dans un acte d'amour, ils ont
(lit toute la poésie de leur âme au Dieu sensible au cœur... »
« 0 pères de la tribu obscure au foyer de laquelle je puisai
la foi à l'invisible, s'écrie Renan quelque part. Dieu m'est témoin,
\ ieux pères, que ma seule joie, c'est que parfois je songe que je
suis votre conscience, et que, par moi, vous arrivez à la vie et
à la voix. » René, lui aussi, aurait pu tenir ce langage. — Il fallait
essayer de pénétrer jusqu'à cette « âme invisible et présente » de
la terre d'Armor pour mieux comprendre celui qu'un historien
breton a justement appelé « le plus grand poète de la race
celtique, Chateaubriand. »
m
C'était une idée chère à Gœthe que toute famille qui dure et
se maintient dans son intégrité finit par produire à la longue
un individu qui en ramasse puissamment tous les traits épars
et successifs, qui l'exprime, en un mot, supérieurement et tout
entière : de telle sorte que, si l'on connaissait exactement la
lointaine série d'ancêtres qui l'ont précédé dans la vie, on serait
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 531
capable de prévoir en quelque manière el de caractériser
d'avance l'homme de talent ou de génie dont la naissance serait
comme l'idéale récompense des traditions pieusement trans-
mises, des nobles efforts obscurs et des hautes vertus ignorées.
Nous ne connaissons pas assez, pour vérifier sur eux la
pensée de Gœthe, les « très vaillans chevaliers, » les « barons
puissans et généreux » qui, depuis Brient ou Briand, fils aîné
de Thiem, noble seigneur breton du xi^ siècle, jusqu'à René-
Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, le père du
grand écrivain, se seraient « bornés à vivre dans leurs châteaux,
en réputation d'honneur, d'hospitalité et de piété. » Il n'est
pourtant point téméraire de croire que l'orgueil nobiliaire, que
la hauteur aristocratique durent être de tradition dans une
famille qui prétendait descendre des ducs de Bretagne, et qui
se vantait d'avoir contracté des alliances avec les Rohan, les
Tinténiac, lesDuguesclin, et même d'avoir mêlé son sang à celui
des races royales de France, d'Angleterre et d'Espagne :
« vieilles misères » sans doute, mais dont l'auteur des Mémoires
(T Outre-Tombe n'a pas fait si « bon marché » qu'il veut bien le
dire. D'autre part, si la devise primitive des Chateaubriand :
Je sème l'or, a eu apparemment sa raison d'être, elle convient
trop bien encore à René pour que nous ne soyons pas tentés
d'expliquer par une prédisposition héréditaire l'origine de ses
fastueuses prodigalités. Et enfin, ne peut-on pas conjecturer
qu'une famille, dont une seule branche a fourni au moins quatre
croisés et un évêque de Nantes, qui a vu sortir d'elle nombre
de gens d'Eglise et de hardis chevaliers, qui a « teint de son
sang les bannières de France, ^) a dû transmettre à ses derniers
rejetons, avec le culte de la religion des ancêtres et un grand
fond de loyalisme, le goût de l'action, l'instinct combatif, et
riiabitude chevaleresque de lutter, de se dépenser pour de
hautes et nobles causes? L'ennemi déclaré de « Buonaparte, »
l'homme d'Etat de la Restauration, l'adversaire des derniers
Encyclopédistes, l'auteur enfin du Génie du Christianisme
n'aurait ainsi point démenti son origine.
A mesure que l'ordre des temps nous rapproche de lui, il
semble que les traits de la physionomie familiale deviennent plus
particuliers, plus précis, plus individuels. D'abord, nous voyons
paraître la disposition littéraire : un des oncles paternels de
René s'était voué à des recherches d'érudition historique ; un
ÎÎ32 REVUE DES DEUX MONDES.
autre, qui s'était fait prêtre, « avait la passion de la poésie ; » la
même faculté poétique se retrouvera chez son frère aîné, chez
sa sœur, M""* de Farcy, surtout chez sa sœur Lucile : décidé-
ment, la nature s'essaie; le grand écrivain, le grand poète est
tout près de naître. Rude, violent, taciturne, infatué de sa race,
chacun a présent à l'esprit l'admirable portrait que Chateau-
briand a tracé de son père, vrai tempérament de corsaire ou de
négrier, qui, à force de courage, de volonté persévérante et
d'habileté, tour à tour marin, négociant, armateur, finit par
relever la fortune de sa maison et réussit à racheter Gombourg.
« Son état habituel était une tristesse profonde que l'âge aug-
menta, et un silence dont il ne sortait que par des emporte-
mens. » Tristesse, ou plutôt hypocondrie, qui, à ce degré, est
une maladie véritable, et dont, malheureusement, il légua le
germe à plusieurs de ses enfans : ses quatre premiers nés, —
signe caractéristique, — sont morts d'un épanchement de sang
au cerveau ; sa fille Lucile est morte folle, et nul doute que ce
qu'il y eut de morbide dans le caractère et dans le génie même
de son illustre fils ne vînt en partie de là. « J'ai le spleen, a
écrit ce dernier, tristesse physique, véritable maladie. » Notons
cet aveu, dès maintenant, et méditons-le. La mère, en revanche,
était vive et enjouée de nature, comme René quand il se portait
bien, et dans l'intervalle de ses crises. Elle était très pieuse
aussi. « Pour la piété, ma mère était un ange. » Nous retrouve-
rons cette disposition chez M"* de Farcy et chez son glorieux
cadet.
Tel paraît avoir été l'apport héréditaire des Chateaubriand,
leur part de contribution au génie et à l'œuvre de celui qui
devait rendre leur nom si célèbre. Nous tenons maintenant,
semble-t-il, les principaux facteurs, à la fois physiques et mo-
raux, qui, en se combinant d'une certaine manière, ont formé
l'individualité de l'auteur à'Atala. E.-M. de Vogué l'a dit avec
justesse et avec force : « il s'est fait durant huit siècles, » —
durant plus longtemps peut-être encore. — Sur le petit être
chétif et presque à demi mort qui, par une nuit d'horrible tem-
pête, vint au monde le 4 septembre 1768 dans une sombre rue
de Saint-Malo, le rêve triste d'une rude et forte race, l'orgueil
batailleur, la passion et la foi d'une vieille lignée féodale
avaient déjà mis leur empreinte. Sa volonté et la vie feront le
reste.
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 533
IV
Avant que celles-ci n'aient commencé leur œuvre, avant
toute autre acquisition ou déformation ultérieure, quel était-il
donc dans son fond, ce François-René de Chateaubriand auquel
sa mère venait d' « infliger la vie? » Il était, ce semble, tout
désir et toute tristesse, l'un redoublant et renforçant l'autre, et
l'un étant d'ailleurs inséparable de l'autre (1). Lui-même nous
l'a dit avec une insistance bien significative (2) : « J'attrapai un
Tibulle : quand j'arrivais aux vers enchanteurs de la première
(1) Sainte-Beuve distingue dans Chateaubriand trois élémens qu'il déclare
mettre tous trois « sur la même ligne : » « la rêverie ou l'enîiui; » le désir « au
sens épicurien, » et Vhonneu7';et la plupart des critiques ont repris et développé
le même thème, quelques-uns simplifiant encore, et donnant la prédominance à
tel ou tel des divers élémens distingués par Sainte-Beuve. Pour M. Faguet [Dix-
neuvième siècle, p. 7-12), le « fond permanent » est « une tristesse incurable, »
avec l'orgueil pour « caractère particulier. » Pour E.-M. de Vogué, Chateaubriand
est « une âme de désir, » — voyez dans la Revue son article du 15 mars 1892,
— et c'est par le désir, mais au sens à la fois le plus large et le plus profond du
mot, qu'il nous explique tout René. Pour M. Lanson [Hist. de la littér. française,
1" édit., p. 873), « l'orgueil est le fond de Chateaubriand, » — et le fond unique. —
Pour ma part, je reprendrais volontiers les analyses de Sainte-Beuve, mais en Jes
précisant un peu, et en essayant de graduer les élémens psychologiques qu'il a si
finement démêlés. Au fond, tout au fond de Chateaubriand, il me semble bien
trouver de la tristesse et du désir, — je prends ce dernier mot au sens d'E.-M. de
Vogué, et je ne sépare pas les deux élémens, que je mets exactement sur la même
ligne: bien entendu, cette double disposition est une donnée héréditaire; elle
n'est donc qu'en partie l'apport propre de Chateaubriand : mais qui démêlera
jamais le point exact et précis où, en chacun de nous, notre personnalité com-
mence, où elle devient nôtre véritablement, où elle se greffe pour ainsi dire
comme quelque chose de nouveau et d'inédit sur le tronc commun? Tout ce que
je veux dire, c'est que la combinaison particulière qui s'est faite dans Chateau-
briand de ces deux élémens originairement impersonnels, le désir et la tristesse,
me paraît être ce qui le différencie le plus de ses ancêtres ou des hommes de sa
race, ce qui donc semble lui appartenir le plus en propre. Au contraire, je vois
dans l'honneur ou dans l'orgueil, quelque chose de moins original, de moins pro-
fond aussi, de moins propre au seul Chateaubriand ; et c'est par ce trait que je le
rattacherais le plus volontiers à toute sa lignée,
(2) Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand, Manuscrit de 1S26.
Paris, Lévy, 187i, in-16, p. 81-82 (c'est une version, non pas tout à fait primitive,
mais antérieure de plus de vingt ans au texte courant, et très intéressante, des
trois premiers livres des Mémoires d'Outre-Tombe). L'épithète « double, » si
importante au point de vue psychologique, toute la phrase : « Une nature triste
et tendre... » ne figurent pas dans le texte courant des Mémoires (cf. éd. Biré,
t. I, p. 93). La plupart des citations qui vont suivre sont Wvée?, An Manuscrit
de 1S-26. Je ne sais pourquoi les historiens et biographes de Chateaubriand n'ont
jamais utilisé ce texte, qui est presque toujours plus précis et plus développé que
le texte ordinaire des Mémoires, et qui, comme on le verra, contient bien des
traits et détails curieux et suggestifs.
534 REVUE DES DEUX MONDES.
élégie : Quam jiœat..., ce double sentiment de volupté et de
mélancolie sembla me révéler ma propre nature. » Et une page
plus loin : « Une nature triste et tendre comme la mienne... »
— Oui, c'est bien là le fond primitif et permanent de René, ce
qui fait qu'il est lui, et non pas un autre, ce qui le distinguera
de tel autre membre de sa famille, de tel autre Breton son con-
temporain, et, — autant que notre pauvre langage humain peut
nous permettre de toucher le fond d'une âme étrangère, autant
qu'une formule abstraite est susceptible de saisir en chacun de
nous la « monade » irréductible et incommunicable, — ce sera
là, si Ton veut, sa « faculté maîtresse, » le double don qu'il
apporte en naissant, que nul n'a eu à ce degré et dans ces pro-
portions, et qui va renouveler l'imagination française.
Chateaubriand est né triste, et sa tristesse, il nous l'avoue,
est « physique, » elle est congénitale, comme nous disons, elle
est une « véritable maladie. » On a voulu, — quelques gens
bien portans, — voir là une simple attitude littéraire. Que c'est
mal le connaître ! N'attachons, j'y consens, que peu d'impor-
tance à la multiplicité des déclarations pessimistes qui parsè-
ment toutes SOS œuvres. Elles ont pourtant bien leur éloquence,
et que de fois l'on y sent vibrer une sincérité, une profondeur
d'accent qui ne peut tromper ! « Je n'assiste pas à un baptême,
à un mariage, sans sourire amèrement ou sans éprouver un
serrement de cœur : après le malheur de naître, je n'en connais
pas im plus grand que celui de donner le jour à un homme. »
Schopenhauer n'a pas de formule plus saisissante. Ce jour-là,
Chateaubriand a oublié qu'il se disait chrétien. Mais ouvrez la
correspondance : à chaque instant, et à tout propos, souvent
hors de tout propos, sous mille formes, et avec mille variantes,
c'est la même incantation douloureuse qui revient: Je m'ennuie,
je suis afîreusement triste, je suis las de tout, las des hommes,
las de moi-même, las de la vie surtout, j'aspire à n'être plus,
je voudrais n'être pas né. Dans l'une des plus anciennes lettres
que nous ayons de lui, — il avait vingt et un ans, — cette dis-
position perce déjà : « Mille affaires, mille sentimens pleins
d'amertume in' assiègent. Ton penchant à la mélancolie m'est
commun, et c'est dans cette idée que je me suis permis de te
raconter mes peines... » Nous savons aussi par lui-même, — et
il me semble que nous pouvons l'en croire sur parole, — que,
plus jeune encore, vers seize ou dix -sept ans, dans une crise de
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 535
<( désespoir » et presque de folie, pris d' « un profond désir de
la tombe, » il « oublia sa religion » et tenta de mettre fin à
ses jours. Nous n'avons pas ici à « lui disputer ses souffrances. »
Mais qu'il est joli et qu'il est juste, le mot que lui disait une
Irlandaise à Londres, en 1797 : « Vous portez votre cœur en
écharpe ! » Il était déjà blessé, ce cœur, quand Chateaubriand
est venu au monde.
Cette tristesse native, que parfois venaient traverser de
brusques sursauts de folle gaîté, était accompagnée d'une autre
disposition, assez morbide elle aussi, celle-là même que Sainte-
Beuve, qui l'a trop bien connue, a complaisamment décrite
dans son curieux roman de Volupté. De quelque nom qu'on
l'appelle, « volupté, » « désir, » « vague des passions, » il est
partout dans Chateaubriand, ce besoin d'exaltation sentimen-
tale qui se porte d'emblée sur tout objet, comme pour épuiser
d'un élan toutes les jouissances qu'il semble promettre. Ce n'est
pas seulement au « désir prolongé et toujours renouvelé d'une
Eve terrestre » qu'il faut ramener, comme l'a fait malicieusement
Sainte-Beuve, « cette flamme profane et trop chère » que, de tout
temps, nous voyons briller en lui; l'amitié et l'amour, la gloire
littéraire et la célébrité politique, l'art et la nature, la poésie et
la religion, Chateaubriand a tout, — sauf l'argent, — également
poursuivi de « l'ardeur de son désir. » Et ce désir était en lui
si violent et si passionné, il en imaginait la satisfaction dans un
rêve si lumineux de félicité suprême, que la réalité ne pouvait
manquer de lui infliger les déceptions les plus amères, et que,
retombant sur lui-même, il en concevait un redoublement de
peine, de remords aussi et dâpre dégoût. Si, seule peut-être de
tous les biens qu'il a convoités, la religion ne lui a pas ménagé
de mécomptes, et a résisté, somme toute, aux retours offensifs
de ses humeurs noires et de son scepticisme, c'est que, par son
objet même, elle se trouvait placée en dehors et au-dessus de
ses prises, c'est qu'il n'a pu en éprouver, en réaliser, en épuiser
dès ici-bas toutes les infinies promesses. Ainsi, tous les efforts
qu'il faisait pour se fuir lui-même, pour échapper à ses sombres
rêveries, l'y replongeaient plus profondément encore, et, à son
tour, l'amertume de sa tristesse aiguillonnait et exaspérait
l'àcreté de son désir. Qui fera dans tout cela la part des fatalités
organiques? Qui marquera le point précis où finit le domaine
de la servitude, peut-être de la maladie physique, et où com-
5c 6 REVUE DES DEUX MONDES.
mence celui de la liberté morale? « J'ai peur d'avoir eu une âme
de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une mala-
die sacrée. » Ce mot des Métnoires ne me paraît pas une simple
métaphore, et peut-être, pour juger équitablement Chateau-
briand, faudrait-il en avoir approfondi le sens.
Dans cette âme orageuse et maladive, âme de désir et de
tristesse, l'hérédité lointaine avait déposé un germe plus noble,
et qui semble avoir levé presque en même temps que les autres
penchans que nous venons de noter. « Avec le vague penchant
qui commençait à me tourmenter, naquit en moi le sentiment
de l'honneur, principe exalté, qui élève un simple besoin à la
dignité d'un sentiment, et qui maintient le cœur incorruptible
au milieu de la corruption ; sorte de passion réparative que la
nature a placée auprès d'une passion dévorante... » Qu'on l'ap-
pelle comme on voudra, orgueil ou honneur, ce fut cette dispo-
sition intime, ce fut, si j'ose dire, ce geste héréditaire qui, dans
une nature manifestement prédisposée aux pires égaremens,
prévint certaines fautes, empêcha certaines faiblesses, imposa
certains renoncemens, commanda certaines vertus, et mit au
total sur l'ensemble de cette vie un cachet de dignité, et même
de grandeur, qu'on ne saurait nier sans injustice.
Il nous reste à voir comment ce métal brut, comment cet
original alliage d'orgueil, de désir et de tristesse a été trempé,
et forgé par l'éducation, par le milieu, en un mot, par la vie.
S'il y a des éducations qui contrarient la nature, ce n'est
pas celle que reçut « M. le chevalier » de Chateaubriand. Des-
tiné vaguement à la marine, ce dernier-né d'une famille de dix
enfans grandit sans amour et sans surveillance entre un père
bizarre et despotique et une mère à la fois pieuse, évaporée et
distraite. A peine au monde, on le met en nourrice à Plancoët,
où on le laisse trois ou quatre ans, chez une pauvre paysanne
qui, le voyant si chétif, le consacre à la Vierge pour obtenir
son retour à la vie. Revenu au toit paternel, on le livre aux
domestiques, à la bonne Villeneuve, qu'il se prend à aimer
« avec fureur, » « restant pâmé de douleur une journée entière,
refusant toute nourriture, » un jour qu'où l'avait renvoyée,
puis s'attachant avec passion à sa sœur Lucile, « la plus négligée
LA GENÈSE DU (( GÉNIE DU CHRISTIANISME. )) 537
et la moins aimée » des quatre filles, comme lui nature exaltée,
tendre et maladive, enfin vagabondant sur la plage, « com-
pagnon des vents et flots, » et là, s'emplissant l'âme et les yeux
de toutes les impressions, de tous les rêves qui peuvent solli-
citer l'imagination d'un enfant de Saint-Malo.
Cependant, de temps à autre, cette vie abandonnée et triste
d'enfant rudoyé, sauvage et fier s'éclairait de joies d'autant
plus profondes qu'elles étaient plus rares, et qu'elles tombaient
dans un terrain mieux préparé, sur une sensibilité plus repliée
et plus vive. « Cette petite ville de Saint-Malo, remplie de
hardis navigateurs et d'hommes habitués aux périls, se distin-
guait par sa piété. » Les grandes fêtes de l'année y revêtaient
un caractère à la fois religieux, familial et presque patriotique,
bien propre à frapper une âme d'enfant. « Noël, le premier
jour de l'an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint- Jean, grâce
à la religion, étaient pour moi des jours de bonheur. 11 n'y a
que la Saint-François qu'on ne chômait point. » Outre la cathé-
drale « grande, sombre et religieuse, » de nombreuses chapelles
étaient ouvertes aux fidèles. Dans ces jours de fête, on y con-
duisait l'enfant aA^ec ses sœurs. Il en revenait l'âme toute
pleine de visions, d'émotions et de souvenirs.
Lorsque dans l'hiver, à l'heure du salut, la basilique était remplie d'une
foule immense, que les autels étaient illuminés de toutes parts, qu'on
voyait de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfans tenant
de petites bougies pour éclairer leur livre de prières, que la multitude,
au moment de la bénédiction, chantait en chœur le Tantiim ergo, que, dans
l'intervalle des chants, on entendait le vent de la mer et les tempêtes de
ISoël qui ébranlaient les vitraux de l'église, j'éprouvais, tout enfant que
j'étais, un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la
Villeneuve me dît de joindre mes deux mains pour prier Dieu par tous
les noms que ma mère m'avait appris. Ce que je ne vois aujourd'hui que
par les yeux de la foi, je le voyais comme en réalité, Dieu descendant sur
l'autel au son de la cloche sacrée, les cieux ouverts, les anges ofTrantnotre
encens et nos vœux à l'Éternel. Je courbais mon front...
Il fallait citer cette page déchirée du manuscrit Ae?, Mémoires
(V Outre-Tombe (1) : elle éclaire toute l'évolution religieuse de
l'auteur du Génie du Christianisme. Plus tard, quand il conçut
l'idée de son grand ouvrage, ce sont tous ces pieux souvenirs
(1) Je donne ici, d'après un fragment autographe, le texte probablement pri-
mitif et, en tout cas, antérieur à celui du Manuscrit de 1826 (p. 33-34). Voyez, à
cet égard, notre Chateaubriand, études littéraires. Hachette, 1904, p. 57-82.
S38 REVUE DES DEUX MONDES.
qui lui sont remontés au cœur ; ce sont les impressions ineffa-
çables d'une enfance peu ensoleillée, et dont les premières joies
ont été la contemplation des «beautés poétiques et morales de la
religion chrétienne (1). »
Ces premières émotions religieuses rencontraient un écho
au foyer paternel. Chrétien suffisant plutôt que pieux, à ce
qu'il semble, peut-être même un peu entamé par l'esprit du
siècle (2), le père n'eut pas sans doute, à cet égard, grande action
sur son fils. Mais la mère était fort pieuse, et elle paraît avoir
veillé d'assez près à l'éducation religieuse de ses enfans : au
fond, elle eût désiré que le « chevalier » se fît prêtre. « Voué
à la Sainte- Vierge, nous dit celui-ci, on avait eu soin de me
faire connaître et aimer ma protectrice... La première chose
que j'aie sue par cœur, c'est un cantique de matelots. » A sept
ans, on le conduit à Plancoët pour être relevé du vœu de sa
nourrice; et l'imposante, la touchante cérémonie, le sermon du
prieur qui, en lui rappelant l'exemple d'un de ses ancêtres, lui
dit que lui aussi visiterait peut-être la Terre-Sainte, tout cela
fît sur lui une impression profonde. « Combien il est essentiel,
écrivait-il longtemps après, de frapper l'imagination des enfans
par des actes de religion ! Jamais dans le cours de ma vie je n'ai
oublié le relèvement de mon vœu. Il s'est présenté à ma mé-
moire au milieu des pires égaremens de ma jeunesse. Je m'y
sentais comme attaché à un point fixe autour duquel je tournais
sans pouvoir me déprendre. Depuis l'exhortation du bénédictin,
j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'ai fini par
l'accomplir (3)... »
On fut de retour à Saint-Malo en octobre 1773, et les polis-
sonneries sur la grève reprirent de plus belle. Cette éducation
(1) Titre primitif du Génie, comme l'on sait.
(2) « Mon père, nous dit Chateaubriand, ne descendait qu'une fois l'an à la
paroisse pour faire ses Pâques; le reste de l'année, il entendait la messe à la cha-
pelle du château. » [Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 131.) On ne le voit point paraître
à la cérémonie du relèvement du vœu, ni, chose plus significative à celle de la
première communion. Enfin, nous savons que « les déclamations de l'Histoire
philosophique des Deux Indes le charmaient, « et qu' « il appelait l'abbé Raynal
\xn maître homme (p. 192). »
(3) La version, probablement primitive, de ce récit a été publiée, d'après un
fragment autographe, par M. Marcel Duchemin qui, dans la Revue d'histoire litté-
raire de la France (janvier 1907), en a excellemment établi le texte critique. J'y
note encore la curieuse réflexion que voici : « C'était la première fois de ma vie
que j'étais décemment habillé; je devais tout devoir à la religio7i, même la
propreté, que saint Augustin appelle une demi-vertu. »
LA GENÈSE DU « GÉME DU CHRISTIAMSME. )) 539
d'un futur officier de la marine royale parut enfin insuffisante. On
décida de mettre l'enfant au collège; et, au mois de juin 1777,
après un voyage mémorable « dans une énorme berline dorée »
à travers la campagne bretonne, si riante dans sa parure printa-
nière, après une première et rapide vision de Combourg, vrai
nid d'aigle perdu parmi les bois, — « malgré ses pleurs, » sous la
conduite du bon abbé Porcher, le jeune « hibou » partit pour Dol.
VI
Il s'apprivoisa lentement dans sa nouvelle « cage. » On lui
enseignait le latin à l'insu de son père, qui n'avait voulu pour
lui que des mathématiques, du dessin, des armes et de l'an-
glais. Il apprit toutes choses avec cette ardeur de passion qui
était sa nature même : il avait une grande puissance de travail,
une mémoire prodigieuse; et s'il est vrai, comme il nous le
dit, que « sa phrase latine se transformait si naturellement en
pentamètre » qu'on l'avait surnommé VÉlégiaqiie, ce nous est
un signe que, de très bonne heure, durent s'éveiller en lui la
faculté littéraire et le sens des « beautés poétiques. » Ce goût
des Lettres l'achemina bien vite à d'autres découvertes. Dans ce
tempérament robuste et violent, dans cette âme excessive,
l'éveil de la puberté fut singulièrement précoce et troublant.
Le hasard des lectures acheva de bouleverser cette imagination
déjà trop ardente : un Horace non châtié, « une histoire
effrayante des confessions mal faites » lui apportèrent en même
temps la révélation de « deux empires si divers, » et déposèrent
en lui, s'il faut l'en croire, les germes de l'art de « peindre
avec quelque vérité les passions mêlées aux sentimens reli-
gieux. » Trop prompt à saisir tout ce que les textes des poètes
anciens ou modernes, et même des moralistes chrétiens, peuvent
receler d'expérience de la vie réelle et d'allusions aux choses
de l'amour, il se nourrissait de Virgile et de Lucrèce, de Tibulle
et de Fénelon, de Massillon enfin, et mille pensées voluptueuses
lui venaient de ces pages harmonieuses, de « ces descriptions
séduisantes des désordres de l'âme. »
La foi, cependant, subsistait parmi tout cela, foi inquiète et
troublée sans doute, et déjà mêlée à des rêveries bien profanes,
intacte pourtant, et que les traditions et les habitudes du col-
lège, — il avait été fondé en 1728 par l'évêque de Dol, et il
SiO REVUE DES DEUX MONDES,
était dirigé par des prêtres, — étaient de Jiature à entretenir.
La chapelle du collège n'existe plus; mais l'admirable cathé-
drale demeure encore, et l'on aime à croire que René vint plus
d'une fois s'agenouiller sous ces sombres et religieuses voûtes,
et qu'il apprit à aimer l'art gothique en contemplant ces splen-
dides verrières et ces étonnantes, ces fines colonnettes, qui
montent d'un si noble élan vers le ciel, et qui, groupées en
faisceaux de chaque côté du jubé, semblent s'être unies là
pour porter à Dieu les humbles prières de tout un peuple de
croyans.
L'époque de la première communion approchant, il eut,
comme il était naturel, une grande recrudescence de pitié. Il
faut ici relire dans les Mémoires d' Outre-Tombe le récit de ses
abstinences excessives, de ses troubles, de ses scrupules, de ses
terreurs, de ses « sanglots de bonheur » au moment de l'abso-
lution, et de ce qu'il appelle « tout le triomphe de son repentir. »
— Il eut d'abord, et très forte, la révélation de la vertu, de la
« beauté morale » du christianisme : « J'ose dire que c'est dès
ce moment que j'ai été créé honnête homme. » D'autre part,
ardent et tendre comme il l'était, il était mieux disposé que
personne à comprendre, à sentir toute la poésie de « cette céré-
monie touchante et sublime, » dont il a vainement, nous dit-il,
« essayé de tracer le tableau dans le Génie du Christianisme. »
Il fut vraiment pris tout entier, et remué et secoué jusqu'au fond
de l'âme :
J'approchais, — écrit-il, — de la sainte table avec une telle ferveur que
je ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement ce que c'est que la foi
par ce que je sentis alors. La présence réelle dans le Saint Sacrement m'était
aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut
déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je trem-
blais de respect... Je conçus encore le courage des martyrs; car j'aurais pu
dans ce moment confesser la foi au milieu des plus cruels supplices...
De telles émotions ne s'oublient guère. Quand une fois on
les a éprouvées, elles font désormais partie intégrante de notre
nature morale, et, aux momens de crise, ce sont elles surtout
qui surgissent du fond de notre âme, et qui revivent en nous,
avec un relief, une intensité d'autant plus grande parfois qu'on
croit davantage en avoir perdu le souvenir.
Peu après, l'enfant quittait Dol pour Rennes où il resta
deux ans. Là, dans « ce Juilly de la Bretagne; » qui, en 1761,
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 541
avait compté jusqu'à 4 000 élèves, et qui, trois ans plus tard,
passait de la direction des Jésuites expulsés à celle de prêtres
séculiers, il devait compléter ses études de latin, de grec, — il
avait déjà pour cette langue un penchant décidé, — et de ma-
thématiques. « Quoique l'éducation, nous avoue-t-il, y fût très
religieuse, ma ferveur se ralentit. Le grand nombre de mes
maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de dis-
traction et de chutes. » Puis, ce furent à Brest, dans l'attente
d'un brevet d'aspirant, les libres études, des « idées vagues »
qui lui viennent « sur la société, ses biens et ses maux, » les
longues promenades sur le port, les rêveries sans fin au bord
de la mer, des tristesses sans cause, mille aspirations sans
objet, et tous les troubles d'une sensibilité débordante, tous les
vagabondages d'une « jeune imagination qui se joue dans ces
espaces immenses. » Un beau jour, — il avait seize ans, — il
tombe comme du ciel à Combourg, déclare, pour « gagner du
temps, sa volonté ferme d'embrasser l'état ecclésiastique : » « sa
mère fut ravie ; » on l'envoie à Dinan pour y compléter ses
études classiques ; mais « il savait mieux le latin que ses
maîtres; » à chaque instant, sous mille prétextes, il revenait
dans ce Combourg, où il avait déjà passé bien des vacance», où
déjà il avait eu bien des échappées douloureuses ou troublantes
sur la vie réelle, et qui l'attire par on ne sait quel charme de
tristesse et de mystère. Et son père, « trouvant économie à le
garder, » le voilà « insensiblement fixé à Combourg. »
Et alors commence pour lui pendant deux années, entre ses
parens et sa sœur Lucile âgée de vingt ans, dans ce vieux châ-
teau plein de souvenirs et de légendes, cette existence extraor-
dinaire qu'il nous a contée en des pages inoubliables. Existence
oisive et folle de jeune cheval lâché sans frein, sans contrôle
et sans guide à travers ses passions naissantes. Dans ses courses
elîrénées parmi les landes et les bois, ou là-haut, dans son
« donjon » solitaire, toutes les ardeurs de sa fougueuse nature
s'exaltent et se donnent carrière. Des premières fièvres de son
adolescence, de ses premiers rêves de tendresse, de gloire et
d'honneur il se compose alors ce « fantôme d'amour, » cette
idéale « sylphide » qu'il devait toute sa vie poursuivre, création
maladive de son imagination débridée, sorte d'hallucination
physique et morale dont les suites semblent l'avoir conduit
comme aux bords de la folie et du suicide, et qui, en tout cas,
5i2 .REVUE DES DEUX MONDES.
ont mis ses jours sérieusement en danger. Jusqu'à quel point
d'ailleurs a-t-il laissé passer quelque chose de son expérience
intime dans la mystérieuse et malsaine histoire de René? La
question est délicate ; on n'ose y répondre, et la faute presque
impardonnable de Chateaubriand est qu'il invite à la poser.
Mais il paraît bien que ce fut cette sœur si tendre, la doulou-
reuse et tragique Lucile, qui lui révéla son génie, sa vocation
de poète et d'écrivain. « Tu devrais peindre tout cela, » lui dit-
elle un jour, en l'entendant parler avec ravissement de la soli-
tude. « Ce mot, ajoute-t-il, fut une révélation. Je me sentis naître
à une existence nouvelle^ il me sembla qiiun vide immense se
comblait dans mon sein... Je me mis à bégayer des vers... Jour
et nuit je chantais mes bois et mes vallons. Je composai alors
la petite pièce sur la forêt : Forêt silencieuse^ que Ton trouve
dans mes ouvrages. » Et Job et Lucrèce, et Dorât aussi, de-
viennent ses livres de chevet. Le grand poète que nous connais-
sons est né sur les bruyères de Combourg.
Cependant, il fallait prendre un parti. Sa mère un jour vint
lui proposer d'entrer au séminaire. « Pendant que ma mère
m'avait parlé, nous avoue-t-il, j'étais descendu dans mon cceur,
je ne me dissimulais pas que ma religion était affaiblie... Je
renonçai donc à l'état ecclésiastique. » Il déclare qu'il va partir
au Canada ou aux Indes, se fait envoyer à Saint-Malo où il
rêvasse tristement pendant six mois sur sa grève natale, en face
de cette mer qui lui a donné ses premières impressions poé-
tiques, songeant peut-être à ce lointain Paris, la patrie née des
gens de lettres, à ce Paris dont leur parlait son père quand, le
soir, à Combourg, il daignait interrompre sa morne prome-
nade, et leur raconter sa vie. « Il avait vu Paris, il en parlait
comme d'un pays d'abomination et comme d'un pays étranger... »
Soudain on le rappelle à Combourg : son père lui remet cent
louis, un brevet de lieutenant au régiment de Navarre infan-
terie, sa vieille épée, et lui donne l'ordre, en l'embrassant, de
partir sur-le-champ pour Rennes, et de là pour Cambrai, où son
régijuent est en garnison. « Alors, comme Adam après son
péché, je m'avançai sur la terre inconnue, et le monde désert
s'ouvrit devant moi. » Il n'avait pas dix-huit ans.
Essayons de nous le représenter tel qu'il 'était alors, le petit
Breton sauvage et timide qui, un beau jour de l'année 1786,
débarquait à Paris en compagnie de la pimpante M"* Rose. —
LA GENÈSE DU « GÉME DU CHRISTIANISME. » 5i3
C'est avant tout une âme mobile et chantante de poète que
celle de cet adolescent rêveur qui, sans préparation morale suffi-
sante, va maintenant entrer dans la vie. Il a développé, il a
exalté en tous sens toutes les énergies latentes d'une imagination
démesurée, d'une sensibilité inquiète, maladive, frémissante-
Au sein d'une nature « solitaire, triste, orageuse, enveloppée de
brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes,
hérissées de rochers, sont battues d'un océan sauvage, » il a
vécu d'une vie toute sentimentale, il s'est rempli l'âme et les
yeux de grandioses, mélancoliques ou voluptueuses visions.
Il a enfin pris conscience de son génie ; il a « bégayé, » il a
écrit des vers ; il a dû se dire qu'il était né pour en écrire tou-
jours et que déjà, au cours de son enfance refoulée et pensive,
il avait ramassé la matière de plus d'un poème.
Des impressions de nature et des souvenirs d'enfance ne
suffisent pas à faire un poète : il y faut encore l'émulation lit-
téraire, l'action, parfois souveraine, de certains livres. Il est
assez malaisé de reconstituer les principales lectures de la jeu-
nesse de Chateaubriand. A ne tenir compte que de celles qu'il
avoue, elles ne laissent pas d'être assez significatives. La Bible,
Lucrèce et Virgile, Tibulle et Horace, Fénelon et Massillon,
Dorât enfin (1), est-ce que, rien qu'à mentionner et à rapprocher
(1) Il a aussi vu jouer le Pèi'e de famille de Diderot, et ne parait pas en avoir
été ravi. D'autres lectures sont à moitié avouées : << Je savais par cœur, — vers
1788, — dit-il, les élégies du chevalier de Parny. » Le Manuscrit de 1826 (p. 132)
nous apprend que les sœurs de Chateaubriand à Combourg lisaient Clarisse :
encore une lecture, évidemment, à mettre à son propre compte. Sans doute aussi
les lectures habituelles de sa mère, Fénelon, Racine, M""" de Sévigné, Cyrus
« qu'elle savait tout entier par cœur' » et celles de son père, la Gazette de Leyde,
le Journal de Francfort, le Mercure de France, VHisfoire philosophique des Deux
Indes, devinrent assez promptement les siennes. Enfin, et surtout, enregistrons
cette précieuse déclaration : « Je reconnais que dans ma première jeunesse,
Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature ont
pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir
que me causaient des ouvrages où. je me délectais. « {Mémoires, éd. Biré, t. I,
p. 91, 281, 20, 192; t. Il, p. 208.) — Assurément, tous ces aveux ou demi-aveux
ne satisfont pas entièrement notre curiosité. Nous voudrions savoir quelle im-
pression exacte ces diverses lectures ont faite sur la jeune imagination de Chateau-
briand : par exemple, le célèbre roman de Gœthe dont la première traduction fran-
çaise est de 1776, n'aurait-il pas été pour quelque chose dans sa tentative de
suicide? D'autre part, avons-nous bien là toutes ses lectures essentielles à cette
date? Parmi les écrivains étrangers, avait-il lu déjà, dans le texte ou dans une
traduction, — il lisait l'anglais, — Young et Shakspeare? Parmi les classiques, ses
professeurs de collège, ce qui est peu vraisemblable, lui auraient-ils laissé
ignorer Pascal et Bossuet? Enfln, parmi les contemporains, connaissait-il déjà
Prévost, Buffon, et Voltaire surtout? Ce sont là tout autant de questions auxquelles
5i4 REVUE DES DEUX MONDES.
ces noms, on ne voit pas se dessiner déjà et se lever en quelque
sorte sous nos yeux l'idéal poétique qui flotte dans sa jeune
imagination? Quelque chose de tendre et de passionné, de dou-
loureux et de voluptueux tout ensemble, et « je ne sais quelle
longueur de grâces, » voilà ce qu'il aime à trouver dans les
anciens et chez les modernes qui ont réussi à franchir les portes
des collèges ou du vieux château de Combourg et sont venus
solliciter sa curiosité rêveuse. UÉlégiaque, comme l'appelait
l'abbé Egault, est admirablement préparé à goûter cette « sen-
sibilité » qui, depuis plus d'un demi-siècle, a envahi la littéra-
ture française.
De toutes ces lectures, quelques-unes n'ont-elles pas déjà
entamé le fond de croyances religieuses que lui a transmis sa
famille? Peut-être; mais j'inclinerais à croire que l'éveil des
premières passions y a contribué davantage. Si d'ailleurs sa fer-
veur a faibli, il ne semble pas que la foi proprement dite se
soit éteinte dans son cœur. Il lui a dû ses premières jouissances ;
ses premiers rêves d'art, ses premières chimères amoureuses ont
été étroitement associés et mêlés à des pensées chrétiennes. Il a
pris l'habitude d'unir et de fondre ensemble ces trois inspira-
tions si diverses. Et s'il est vrai que nos impressions d'enfance
laissent en nous une trace indélébile, le chevalier de Chateau-
briand aura beau se costumer en philosophe : il n'oubliera
jamais entièrement que c'est le christianisme qui, tout d'abord,
a rempli le vide de son âme ardente, et qui lui a révélé la poésie.
VII
« Né sauvage » et déjà « regrettant ses bruyères, » durant
les trois jours qu'il y passa pour se rendre à Cambrai, entre son
frère aîné, sa sœur Julie, la brillante M""* de Farcy, et l'im-
portun cousin Moreau, le jeune chevalier ne fit tout d'abord
qu'entrevoir le Paris mondain, dissipé, frivole, dont on lui
il est bien difficile de répondre, mais qu'il n'est peut-être pas mauvais de poser.
L'essentiel, en tout cas, est que nous sachions, de la bouche même de Château-
briand, qu'il a déjà pris contact avec « le grand Rousseau, » comme il l'appellera
dans son Essai sur. les Révolutions. Et si, comme on peut le croire sans témérité,
les années de Combourf? ont été pour René fécondes en lectures de toute sorte,
j'imagine qu'il n'a pas dû s'en tenir aux Rêveries : l'Émiie, VHéloïse, les Confes-
sions peut-être surtout (la première partie a paru en 1782) ont sans doute été
dévorées par lui à cette époque, et sa propre ardeur a dû s'exalter au contact de
ce verbe enflammé.
LA GENÈSE DU « GÉNIE LU CHRISTIANISME. » o45
avait tant parlé : il paraît l'avoir peu goûté. A Cambrai, il
s'initie avec plaisir et avec succès à sa nouvelle vie de soldat,
relisant le Télémaqiie auprès du tombeau de Fénelon, quand la
mort subite de son père, survenue le 6 septembre 1786, le rap-
pelle brusquement àCombourg. Il pleura avec sincérité ce père
peu tendre ; mais tout heureux de revoir « les landes de sa Bre-
tagne, » il s'attarde avec délices, une fois les partages faits,
dans les châteaux de ses sœurs. Il s'y serait peut-être attardé
longtemps sans une lettre de son frère qui, désireux de « pré-
parer les voies à sa propre élévation, » le mande sur-le-champ
à Paris : on lui a obtenu le titre de capitaine de cavalerie, on
l'agrégera à l'ordre de Malte, le maréchal de Duras va le pré-
senter à la Cour : la fortune s'offre à lui, brillante peut-être,
inespérée.Il accepte à contre-cœur de la suivre. A Versailles, les
17 et 19 février 1787, ses heureuses aventures de débutant, bien
loin de lui servir d'encouragement, le dégoûtent à tout jamais
du métier de courtisan; et, après un nouveau séjour à Paris, où,
le travail et le théâtre aidant, peu à peu il s'apprivoise (1), il
retourne en Bretagne, puis tient garnison à Dieppe et revient
enfin passer quelque temps à Fougères. Cependant, à voir tant
de milieux différens, ses idées et ses goûts se modifient; il se
sent de moins en moins fait pour la vie et les distractions pro-
vinciales; et, en 1787 ou 1788, une occasion se présentant d'ac-
compagner ses sœurs à Paris, il les suit.
C'était un curieux spectacle que celui qu'offrait le Paris
d'alors. On connaît le mot si souvent cité de Talleyrand à Gui-
zot : « Qui n'a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne
^ait pas ce que c'est que le plaisir de vivre. » Jamais en
effet société plus brillante n'avait couru plus joyeusement à sa
ruine. L'habile diplomatie de Vergennes, l'heureuse interven-
tion de nos armes dans la guerre d'Amérique, avaient rendu à
la France presque tout son ancien prestige. Les difficultés inté-
rieures, les mauvaises récoltes, l'augmentation de la misère, le
progrès des idées révolutionnaires, les mille symptômes précur-
seurs d'une grande crise qu'il nous est si facile de relever
(1) « C'était à peu près Chactas à l'Opéra, écrit M. Faguet, et ce sont bien ses
premières impressions de sauvage à Paris que nous retrouvons dans les Natchez. »
— Rien n'est plus exact. Et il faut dire aussi que, dans le récit d'Eudore, Cha-
teaubriand a très habilement transposé d'autres impressions de sa vie parisienne
(Cf. Martyrs, éd. originale, t. I, notamment p. 112-lia, 129, 146, 151-133).
TOME ni. — 19H. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui, ou passaient inaperçus, ou entretenaient dans les
esprits les illusions les plus généreuses. Liberté, raison, huma-
nité, nature, dans toutes les classes de la société, on se grise
de ces grands mots vagues et sonores; on s'imagine qu'une
ère nouvelle va s'ouvrir, et, comme le Loup de la fable, nos
Français « déjà se forgent une félicité, qui les fait pleurer de
tendresse. » Sous un roi si bon, si consciencieux, si honnête,
comment tout ne finirait-il pas par s'arranger? — Et la vie de
bals, de plaisirs et de fêtes reprenait de plus belle. L'incrédu-
lité, pour se faire, sous Finfluence croissante de Rousseau, peut-
être moins agressive, était tout aussi répandue et tout aussi rail-
leuse. « Quelques bureaux d'esprit où on se moque de Dieu et
de la religion, et où on regarde comme des imbéciles ceux qui
y croient, » — le mot est de la comtesse de La Marck, — voilà
les salons parisiens de cette fm de siècle. Avec cela, une poli-
tesse exquise, et, parmi tous les signes d'une profonde déca-
dence littéraire, une passion croissante de cosmopolitisme,
et un goût resté très vif des choses de l'esprit. Depuis dix ans,
Voltaire et Rousseau étaient morts ; d'Alembert et Diderot eux
aussi avaient disparu ; Rufîon venait de mourir : Rernardin et
Beaumarchais remplissaient seuls l'intérim du g mie : on s'at-
tendrissait auprès de l'un; on riait aux éclats avec l'autre. La
cour et la ville venaient follement d'applaudir au Mariage, et la
Reine jouait Rosine à Trianon. On se croyait sûr du lendemain.
Le 29 juin 1789, Necker disait encore : « Quoi de plus frivole
que les craintes conçues à raison de l'organisation des Etats-
généraux 1 » « La sécurité alla jusqu'à l'extravagance, » avouait
plus tard M"^ de Genlis. Et Ségur à son tour : « Jamais réveil
plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des
songes plus séduisans (1). »
Plus clairvoyant que bien d'autres. Chateaubriand a-t-il
senti dès lors combien cette sécurité était trompeuse? De bonne
heure, en toutcas,il eut dans sa propre province, où il retournait
quelquefois, un avant-goût des troubles qui allaient se déchaîner
sur le pays. Il n'avait pas, à l'égard du nouvel ordre de choses
qui se préparait, les préjugés de quelques-uns de sa caste. Il
vit avec faveur les débuts de la Révolution; mais le premier
(1) Le 24 mai 1788, La Harpe espérait encore « qu'avec les lumières qui sont
aujourd'hui répandues, l'extrême désordre finit par amener l'ordre. » (Lettre
iaédite.)
LA GE.NÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 5i7
sang versé l'indigna. Spectateur impartial et rurieux des pre-
mières journées révolutionnaires, un peu isolé dans son monde,
en proie à des embarras d'argent et essayant, pour en sortir, du
métier im}»révu de commis voyageur en bas (1), n'étant plus
lié par son devoir militaire, puisque son régiment s'était révolté
et était dissous, sentant vaguement d'ailleurs que son heure
n'était pas venue, il eut l'idée de passer aux Etats-Unis. Soit
qu'il songeât sérieusement à découvrir un passage au Nord-
Ouest de l'Amérique, soit que, tout simplement, il désirât voir
de ses yeux quelques-uns des pays que la guerre de l'Indépen-
dance el l'exotisme à la mode avaient rendus populaires, et qu'il
se proposât surtout, comme plus tard pour les Martyrs, d' « aller
chercher des images et de la gloire pour se faire aimer, » il
alla embrasser sa mère à Saint-Malo, et s'embarqua sur le
Saint-Pierre^ le 8 avril 1791.
VIII
Durant ces cinq années, il semble à première vue que la vie
de Chateaubriand ait été celle de ces officiers galans et poètes,
comme le xvu: ' siècle en vit un assez grand nombre. Certains
aveux des Mémoires, les petits vers qu'il inséra en 1790 dans
ÏAlmanach des Muses, les deux premières lettres que nous
ayons de lui, nous font songer à Gentil-Bernard, à Berlin, à
Parny, comme à son groupe naturel. En effet, c'est bien parmi
les « petits poètes » de la fin du xviu'^ siècle que Chateaubriand
débuta : leurs œuvres « firent les délices de sa jeunesse, » et ce
sont eux qui l'ont initié à la vie littéraire. Ginguené et Parny,
Flins des Oliviers et Fontanes, Le Brun et La Harpe, voilà ses
principales relations d'alors. Il ne connut personnellement, de
son propre aveu, ni Marmontel, ni Rulhière, ni Palissot, ni
Beaumarchais, ni Delille, ni les Chénier, et l'on peut conjec-
turer qu'il ne connut pas davantage Bernardin ou Ducis, Gon-
dorcet, Rivarol ou Volney. Au total, il vit de près quelques-uns
des plus distingués représentans de la littérature contemporaine,
■et si l'on en juge, non d'après la verve caricaturale des Mé-
moires, mais d'après V Essai sur les Révolutions, ce qu'il éprouva
(1) Voyez à cet égard la très curieuse publication récente du marquis de
Granges' de Surgères, Une gerbe de lettres inédiles de Cliateaubriand. Paris, Henri
Leclerc, 1911.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
tout d'abord à leur égard, ce fut quelque-chose comme une res-
pectueuse admiration. « Lorsque j'ai vécu parmi eux, écrira-t-il
dans V Essai, je n'ai pu m'associer à leur gloire ; je n'ai partagé
que leur indulgence (1). » Nul doute qu'avec cette promptitude
d'admiration qui caractérise la jeunesse, il n'ait bien vite adopté
la plupart de leurs goûts, de leurs idées, de leurs préjugés
même philosophiques et littéraires. Nous nous en apercevrons
de reste.
Avec la société des gens de lettres, Chateaubriand fréquen-
tait aussi celle que voyait son frère aîné : celui-ci avait épousé
la petite-fille de Malesherbes. L'ancien directeur de ia librairie
prit en afTection le « chevalier. » Comme lui, il éprouvait une
vive sympathie pour les idées nouvelles ; il partagea ses pre-
mières illusions sur les débuts de la Révolution; il encouragea
ses projets de voyage; surtout il lui parlait de Rousseau, qu'il
avait connu et aimé, « avec une émotion que le jeune homme
ne partageait que trop : » c'est à lui que « le monde devait »
r « immortel Emile; » et c'était assez pour que le jeune enthou-
siaste de Jean-Jacques reportât sur le vieillard la profonde
tendresse qu'il éprouvait pour son dieu.
Car Rousseau est alors, manifestement, la grande influence
que subit Chateaubriand; avec toute sa génération d'ailleurs. Il
suffit de voir en quels termes il parle encore de lui, six ans plus
tard, dans VEssai, pour deviner que, même s'il l'avait découvert
avant de partir pour Paris, c'est alors surtout qu'il dut s'en
nourrir avec passion. Aussi bien, c'est en 1789 que paraissent
les six derniers livres des Confessions, et en 1790 les Dia-
logues : cette sensibilité exaspérée et maladive, ces accens d'élo-
quence, cet amour ardent de la nature, cette langue de poète
en prose, tout dans cette œuvre était pour ravir le futur auteur
de René : il dut prendre conscience de lui-même en lisant
Rousseau.
Mais il ne s'en tient pas au seul Jean-Jacques. M. Faguet
nous le représente « très ignorant à vingt ans, » et mettant à
profit ses loisirs pour a faire ses études. » De cette ignorance je
suis moins sûr que M. Faguet : il faut, je crois, se défier de la
prétendue paresse des poètes : leurs heures de rêverie sont
(1) Essai, éd. Garnier, p. 341. — Cf. p. 541, la note de VExemplaire confiden-
liel : « Je me dis et me dirai toujours : Que penseront La Harpe, Fontanes, Ber-
nardin de Saint-Pierre? C'est le seul moyen de faire quelque chose de passable. »
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 5i9
souvent celles où ils lisent, et, quelquefois, où ils écrivent le
plus. Mais, entre dix-huit et vingt-trois ans, si, à proprement
parler. Chateaubriand ne « fait » pas ses études, il les refait, et
il les achève. Voltaire et Diderot, Montesquieu et Bufifon, Bayle
et les Encyclopédistes, — l'Essai nous en est la preuve, — sont
parmi ses livres de chevet. Assurément aussi il complète ses
lectures d'œuvres étrangères : s'il connaissait déjà, ce qui me
paraît probable, Ossian et We?'the}\ Richardson et Shakspeare,
il découvre Thomson et Gray, Young et Gessner. Il est sans doute
à l'affût de toutes les œuvres nouvelles : il lit les Incas (1777),
qui semblent bien lui avoir donné l'idée des Natchez ; il lit les
Études de la nature (^1784), et déjà peut-être songe à les récrire;
il lit, — on pressent avec quelle ferveur d'attendrissement et
d'émulation, — Paul et Virginie (1787), et en lisant r« ado-
rable » idylle, rêve peut-être d'Ataia; il lit le Vor/age du jeune
Anacharsis (1788), et, avec tous ses contemporains, s'éprend
d'antiquité classique. « J'avais alors la rage du grec, nous
avoue-t-il dans les Mémoires : je traduisais YOdijssée et la
Cyropédie jusqu'à deux heures, en entremêlant mon travail
d'études historiques. » L'aveu est précieux à retenir, et nous
fait entrevoir à quelle variété de travaux et de lectures se livrait
Chaleaubriand, durant ces fécondes années où il préparait son
œuvre. Parmi toutes les influences philosophiques et littéraires
qui, à cette date, pouvaient s'exercer sur sa jeune pensée, il n'en
est vraiment aucune à laquelle il ne se soit librement ouvert.
IX
Sous ce flot montant de lectures, des croyances plus robustes
et plus réfléchies que les siennes auraient pu résister peut-être;'
encore y eût-il fallu, à défaut d'une volonté plus ferme, l'action
d'un autre milieu, et aussi d'autres habitudes morales; le chris-
tianisme de Chateaubriand, déjà entamé, ce semble, ou du moins
affaibli au moment où il quittait Combourg, s'évapora très vite
au contact de la « philosophie » contemporaine. Dans quelles
conditions exactement s'opéra cette rupture ? Y eut-il une
« crise? » Combien de temps dura-t-elle? et quels en furent les
caractères? Quelles influences précises, quelles objections déci-
sives emportèrent les dernières résistances? Dans cette âme de
jeune homme, la foi s'éteignit-elle par une sorte de dégradation
5S0 REVUE DES DEUX MONDES.
lente, par l'infiltration progressive et insoupçonnée d'élémens
hostiles, par le sourd travail intérieur de ces atomes subtils qui
composent l'atmosphère d'une époque irréligieuse, et dont la
force dissolvante est telle qu'un jour vient où, sans qu'on sache
presque pourquoi, on se trouve dans l'incapacité de croire? Ou
bien se fit-il en lui une substitution brusque d'un idéal moral à
un autre? Et enfin, quelles furent les causes déterminantes et
comme les élémens essentiels de son incroyance ? et doit-on la
rapporter au respect humain, à l'orgueil intellectuel, ou au
besoin d'émancipation morale? On voudrait répondre à ces
questions; mais Chateaubriand a été si sobre d'explications sur
ce délicat sujet, que c'est à peine si l'on ose hasarder quelques
conjectures : s'il a eu sa « nuit de Jouffroy, » l'écho n'en est
point parvenu jusqu'à nous.
De chrétien zélé que j'avais été, nous dit-il dans les Mémoires, j'étais
devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans
mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des ouvrages philoso-
phiques. Je croyais de bonne foi qu'un esprit religieux était paralysé d'un
côté, qu'il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu'à lui, tout
supérieur qu'il pût être d'ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le
change... Enfin, une chose m'achevait ; le désespoir, sans cause que je
portais au fond du cœur.
Un autre texte nous permet de préciser davantage : c'est un
fragment d'une Préface probablement primitive du Génie du
Christianisme :
Il faut avoir vécu comme nous au milieu des gens de lettres pour savoir
combien cette fausse idée, que le christianisme est dépouillé de charme et
de poésie, a fait d'incrédules. On s'est persuadé peu à peu, sans examen,
qu'une religion qui n'avait ni beaux noms à reproduire, ni rites sublimes
ou gracieux à offrir devait être une religion de moines et de Vandales
De là la conjuration de tous les hommes qui prétendent au bel esprit, de tous
les artistes, de tous les talens contre elle. Les trois divines personnes, leurs
mystères profonds, les saints et les anges sont devenus un sujet éternel de
railleries aussi cruelles que dégoûtantes. Le roseau et la couronne d'épines
ont meurtri de nouveau la tète du Fils de l'Homme, et les gardes des
tyrans se sont écriés comme autrefois : « Salut, roi des Juifs, » Salve rex
Judœorum. '
Les deux témoignages concordent, et s^éclairent l'un l'autre.
A l'en croire, il semblerait donc que ce fût surtout l'orgueil qui
détacha René de ses croyances religieuses, et cette fièvre de
pensée personnelle, cette ivresse d'affranchissement intellectuel
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 551
qui sont si fréquens aux environs de la vingtième année. Au
reste, tous ces écrivains qu'il admirait et qu'il considérait
comme des esprits supérieurs, incrédules eux-mêmes, admet-
taient comme une vérité d'évidence que la supériorité de l'in-
telligence et du talent était désormais inconciliable avec l'humble
foi des vrais croyans ; et certes, il n'y avait pas à se dissimuler
que, depuis plus d'un demi-siècle, le talent et le génie litté-
raires, et sinon toujours la force, la profondeur et la justesse,
tout au moins la vivacité et la fécondité de la pensée s'étaient
bien rarement rangés du côté de la tradition. On pouvait donc
se demander si l'avenir n'accentuerait pas encore l'irrémédiable
contradiction; si le christianisme ne devait pas abdiquer désor-
mais ses antiques prétentions à guider les sociétés modernes, à
exercer la maîtrise des intelligences ; et si enfin faire profession
d'incroyance, ce n'était pas faire acte de candidat sérieux à la
distinction iiitellectuelle et à la gloire littéraire.
Tel paraît avoir été l'état d'àme du jeune homme qui, par
une piquante coïncidence, au mois d'avril 1791, partait pour
l'Amérique sur le même bateau que quelques Sulpiciens
désignés par M. Emery pour aller à Baltimore fonderie premier
séminaire catholique des Etats-Unis. Justement, c'est à l'un de
ses compagnons de traversée que nous devons le document le
plus révélateur que nous possédions peut-être sur cette époque
de sa vie et de sa pensée. C'est le récit, un peu tardif, mais assez
précis, d'un vieux prêtre, Edouard de Mondésir, alors tout
jeune séminariste, que les faits et gestes du « bouillant »
Chateaubriand, comme il l'appelle, semblent avoir beaucoup
frappé (1). Tout « franc libertin » que fût alors le futur auteur
à'Atala, et prompt au persiflage, il est fort loin pourtant d'être
entièrement détaché des choses religieuses. Le jour du Ven-
dredi-Saint, par exemple, il assiste à l'office sur le tillac. « Après
le service, — nous conte l'excellent abbé, — il demanda à
M. Nagot [le supérieur des Sulpiciens] permission d'adresser
quelques paroles aux matelots, bons Bretons et bons catho-
liques. M. le supérieur y consentit. Alors notre nouveau mis-
sionnaire, prenant en mains un grand crucifix, se mit à haran-
(1) J'ai publié ce document au complet dans mon IntroducLion à une repro-
duction de l'édition originale A'Alala. Paris, Fontemoing, 1903.— Un autre récit
plus succinct, publié par M. Anatole Le Braz dans le Journal des Débats du
18 janvier 1910, confirme entièrement le témoignage de l'abbé de Mondésir.
o52 REVUE DES DEUX MONDES.
guer l'équipage, et il débita des phrases- extrêmement fortes et
brûlantes, au point que, s'il se fût trouvé un juif à bord, je ne
doute nullement que nos matelots ne l'eussent jeté à la mer. »
Une autre fois, — car, « faute de mieux, et pour se désen-
nuyer, » le jeune « vicomte » prenait volontiers une part très
active aux lectures de piété qui se faisaient en commun, —
« M. Nagot lui fît observer qu'un livre ascétique ne se déclamait
pas sur le ton de la tragédie. Le lecteur répondit qu'il mettait
de l'âme à tout. » Le mot n'est-il pas bien caractéristique, et,
si je l'ose dire, déjà bien « génie du christianisme?» Est-ce que
déjà l'on n'y voit point percer une tendance à prendre les choses,
et la religion elle-même, par leur côté dramatique et vivant,
oratoire et pittoresque? Les raisonnemens gris, les formules
prudemment traditionnelles, les « habitudes recueillies et soli-
taires » ne sont point son fait; il a besoin d'éclat, de pompe et
de sonorité; il porte partout sa fougue intérieure; il « artialise, »
comme eût dit Montaigne, jusqu'à la piété ; « il met de l'àme à
tout. »
Et l'on saisit là, sur le vif, quelques-unes des incohérences
de pensée et des tendances assez contradictoires qui se disputent
cette personnalité puissante, mais tumultueuse : on n'entasse pas
en vain dans une tête de vingt ans tant de lectures, et de si
diverses. René est incroyant; et pourtant, la religion, à condition
qu'elle parle à son imagination, l'attire encore. Du moins, et à
en juger aussi par ses poésies d'alors, il ne semble pas que son
christianisme d'hier ait encore fait place au dogmatisme un
peu simpliste et négateur des derniers Encyclopédistes. « Athée
avec délices : » le mot de ChênedoUé sur Chénier ne s'applique
assurément point à lui. Un déisme plus sentimental que
rationnel, avec, çà et là, de vagues aspirations panthéistiques,
un résidu vaporeux et noble des rêves de Fénelon, des effu-
sions de Rousseau, des attendrissemens de Bernardin, voilà, ce
semble, à cette date, sa disposition dominante. El l'on a aussi
noté au passage cet aveu, — où ne se seraient reconnus ni
Voltaire, ni Gondorcet, ni d'Holbach, — sur a le désespoir sans
cause qu'il portait au fond du cœur. » L'homme qui peut parler
ainsi de lui-même n'a pas, à vingt-trois ans, achevé son histoire
morale.
Victor Giraud.
L'ENFANT
Faire beaucoup parler de soi n'est pas toujours un bon
signe. Il fut un temps où l'on dissertait peu sur la patrie, on la
servait; on mourait pour elle. On ne chantait pas l'inquiétude
religieuse, on ne scrutait pas la part de la subconscience dans
la croyance : on croyait. On ne faisait ni l'histoire de la famille,
ni l'analyse des facultés de l'enfant : on se mariait, on avait
beaucoup d'enfans, et on les élevait pour les marier à leur tour
le plus tôt possible et avoir ainsi des petits-enfans. Aujour-
d'hui, il est bien à craindre que ce ne soit l'inverse. Les édi-
teurs, qui ne publiaient jusqu'ici que des livres de science et de
libre pensée, nous disent en leur langage professionnel : « La
religion, c'est devenu très bon. » Un li\Te qui est consacré à
la critique de l'idée religieuse, à l'histoire des religions, aux
rapports de la religion et de la métaphysique est sûr de se
vendre. Il n'est pas sûr du tout que ses lecteurs pratiquent une
religion quelconque. Tel homme qui se garderait bien d'ouvrir
un livre de messe achètera de grosses thèses de doctorat sur la
croyance, sur le mysticisme, sur la prière. De même, alors que
le nombre des enfans va tous les jours en décroissant, se multi-
plient les ouvrages les plus étudiés sur l'évolution de l'enfant,
sur l'enfant et la race, sur l'esprit et le cœur de l'enfant. Je ne
crois pas qu'il y ait là de quoi justifier l'optimisme d'un certain
auteur allant jusqu'à dénommer « le siècle de l'enfant » une
époque où on a des enfans le moins possible.
La patrie, la religion, l'enfant, auraient-ils le sort de ces
antiquités qu'on admire, mais comme des objets de luxe enlevés
S54 REVUE DES DEUX MONDES.
à des monumens en ruines, et séparés ainsi du milieu social où
ils complétaient un ensemble vivant? Dieu merci ! la nature et
la nécessité sont là : grâce à elles, on peut toujours compter
sur les retours si fréquens dans l'existence de l'humanité. Mais
il ne faut pas se dissimuler que les portraits d'enfans, en pein-
ture, en sculpture, en poésie, ont auprès de beaucoup de gens
plus de succès que les enfans eux-mêmes et que dans bien des
maisons il y a plus de poupées richement habillées qu'il n'y
a de garçons et de fillettes.
C'est cependant dans cet ensemble, dont seul il assure l'ave-
nir, que nous voudrions replacer l'enfant. Les travaux mêmes
dont il a été l'objet nous y invitent, car ils ont servi à grouper des
questions dont on ne peut méconnaître l'intérêt (1). Qu'est-ce
que l'évolution de ces organismes où revivent les aïeux nous
apprend ou nous aide à deviner sur l'évolution de la race hu-
maine? Qu'est-ce que le développement de leurs facultés nous
explique sur le mécanisme des nôtres? Que lisons-nous dans
leurs essais, dans leurs préférences, dans leurs attachemens? La
nature dont nous déchiffrons là l'ébauche est-elle appelée à la
spontanéité, au choix, à l'effort personnel, ou n'est-elle faite
que pour l'ajustement passif aux conditions du milieu, pour
l'imitation, pour la docilité aux suggestions extérieures? On a
longtemps considéré l'enfant comme le principal attrait de la
vie collective et comme le ciment des familles. Tout serait-il
changé à ce point que son arrivée dans le monde serait devenue,
par les craintes qu'elle inspire, un dissolvant du ménage? Ceux
enfin à qui on abandonne le soin d'en faire sortir vaille que
vaille des hommes, des citoyens, n'ont-ils à tenir aucun compte
du milieu héréditaire? Peuvent-ils sans témérité les en isoler
et leur en inspirer l'oubli ou le dédain?
Voilà, dirà-t-on, de bien graves problèmes entassés sur ces
têtes fragiles ! Sans doute ; mais personne ne les a inventés et
personne n'est à même de les écarter. Et puis, n'ayons crainte,
si nous parlons de lui, l'enfant l'ignore; toutes nos analyses
ne lui feront rien perdre de ses beaux rêves, de ses éclats do
rire et de ses escapades.
(1) Parmi les nombreux ouvrage* qui composent « la littérature » de l'enfant,
il faut signaler ceux de AI. Perez, de MM. Gompayré, Queyrat, Baldwin, James
NuUy, Alfred Binet, Ellen Rey, Edmond Cramaussel, F. Nicolay, de M°" Jeanne
Leroy.
l'enfant. S5;
* *
Dans son livre, dont le titre seul est un programme, Le
développement mental chez l'enfant et dans la race^ le savant
américain Baldwin écrit : « C'est désormais dans la nursery
qu'on ira étudier l'embryogénie sociale. » Assurément, c'est un
champ d'expérience qui en vaut un autre, d'autant qu'il est à la
portée de nous tous. Mais est-il prouvé que les phases du déve-
loppement social de l'enfant résument les phases de l'histoire
morale de la race? Nous pouvons connaître les premières, elles
se déroulent sous nos yeux. Pouvons-nous connaître aussi faci-
lement les secondes? Considérer l'humanité comme une grande
armée qui, parce qu'elle est partie du même point, a dû traver-
ser partout les mêmes difficultés et y opposer les mêmes res-
sources, c'est là une conception difficile à établir.
Que la dispersion des représentans les plus anciens des races
humaines soit un fait primitif (comme le veulent les polygé-
nistes) ou un fait secondaire (comme le pensent les monogé-
nistes et comme l'enseigne la Bible), il est certain que là où
l'histoire proprement dite peut remonter, c'est la dispersion qui
est le fait apparent et saillant; il se développe avec ses consé-
quences inévitables, une certaine différenciation qui, selon les
circonstances, s'accuse tantôt plus, tantôt moins. Tous les groupes
humains ne sont pas également favorisés, soit par le milieu où
ils ont dû se réfugier, soit par les événemens qui se sont pas-
sés au milieu d'eux. Tous n'ont pas connu « la marche à
l'étoile. » Il en est qui, au moment où nous faisons dater, —
pour nous, — le début de leur histoire, ne nous semblent marcher
que vers la nuit, c'est-à-dire vers la décadence et vers la mort :
il en est qui essaient de se relever, il en est qui y réussissent au
point d'absorber les autres ou de les détruire, mais pour se voir
bientôt vaincus à leur tour : il en est enfin qui restent immo-
biles pendant des siècles.
Souvent, en effet, il a suffi qu'une race, comme une espèce
animale, il faut bien l'avouer, se trouvât isolée, pour qu'elle
ne connût ni l'exemple attrayant du mieux, ni le danger de la
concurrence. Elle s'immobilisait alors dans un état dont quel-
ques-unes de ses pareilles sortaient, non loin d'elles, parce que
là où elles avaient dû se fixer, elles avaient été aux prises avec
d'autres conditions d'existence : peut-être aussi à l'intérieur
556 REVUE DES DEUX MONDES.
même de la tribu, quelqu'un des leurs, mieux organisé, mieux
renseigné par quelque voyage et quelques -contacts inattendus,
les avaient réveillées de leur apathie. Il est même des formes
sociales qui, dans certaines régions du globe, se sont échelon-
nées de progrès en progrès à travers les âges, mais subsistent
encore aujourd'hui côte à côte dans d'autres parties de la pla-
nète. Dans son livre sur le Sud de Madagascar, le général
Lyautey raconte comment, dans une marche de cinq cents kilo-
mètres, il a vu s'étager devant lui, comme en une coupe géolo-
gique, tous les âges de l'humanité; ici des Hovas conquérans
qui, par le costume et l'habitation sont déjà des bourgeois de
France, près d'eux les Betsiléo disséminés en de petites métai-
ries qui évoquent le souvenir du Perche et de la Bretagne. « Plus
au Sud, nous remontons de dix siècles : nous sommes chez les
féodaux : le chef, entouré de sa clientèle, s'avance avec l'appareil
d'un seigneur du xu'^ siècle... Remontons les hautes vallées de
la zone forestière, nous faisons un nouveau bond en arrière.
A mon premier kabary, j'étais en pleine Iliade. Les tribus étaient
venues de loin, amenées par leurs chefs : les groupes étaient
massés en rangs profonds, chacun derrière son roi. Ceux-ci
parlèrent tour à tour, déroulant leurs périodes nombreuses et
imagées; les jeux suivirent... » Enfm, « à l'extrême Sud, nous
sommes aux âges préhistoriques. Là, l'organisation sociale la
plus rudiment aire : aucun indice de civilisation. Les groupes,
à l'état anarchique, vivent sans besoins, dissimulés derrière
d'impénétrables murailles d'euphorbes et de cactus, ignorant
l'usage de la monnaie, insoucieux de tout perfectionnement. »
Devant de pareilles diversités de développement et devant
de pareilles inégalités de l'évolution sociale au sein d'une même
île, comment pourrait-on dire que le petit héritier d'une race
quelconque parcourt en son enfance toutes les phases par où a
passé « la race humaine? » Mais à chacune de ces étapes fran-
chies par l'humanité, là où elle allait en avant (car ne l'oublions
pas, elle est allée souvent en arrière) cette marche était déter-
minée, en majeure partie, par des circonstances plus heureuses :
une nouvelle modalité du milieu provoquait une nouvelle mo-
dalité d'efforts. C'est ce qui fait que parmi les races, les unes
ont franchi depuis des siècles la plupart des étapes, tandis que
d'autres en sont encore aux plus lointaines. L'enfant d'aujour-
d'hui traverse-t-il donc toutes ces variations coupées de tant de
l'enfant. 557
hasards? Aurait-il donc le moyen d'expérimenter successivement
les efî'els de tous ces milieux?
Non sans doute, dira-t-on, car il se trouve tout de suite en
présence de la plus récemment atteinte de ces étapes et en
contact avec le milieu devenu familier à ses auteurs immédiats;
il s'y accommode sans peine, mais ses états supérieurs qui se
succèdent avec rapidité n'en rappellent pas moins la suite des
états psychologiques par où ont passé ses lointains aïeux. Ceux-
ci ont été lentement, lui va vite ; mais l'ordre de succession
subsiste. N'est-ce point là un fait dont il faut savoir se servir?
N'a-t-il pas un égal intérêt pour l'étude naturelle de l'enfant et
pour l'étude rétrospective de l'histoire des sociétés humaines?
Ici, on est très ingénieux, mais non moins conjectural, « La
période de timidité organique de l'enfant, dit Baldwin, n'in-
dique-t-elle pas une période purement familiale et monogame
où, par instinct de défense et par défiance, on ne cherchait de
protection que vers les siens? L'époque de confiance altruiste de
l'enfant ne correspond-elle pas à l'adoucissement que suppose la
vie nomade de la tribu, à l'esprit de paix et d'amitié que ce
groupement établissait entre les familles? »
Mais est-il donc prouvé que la famille organisée a devancé
partout la tribu ? C'est là évidemment la marche normale et celle
qu'ont suivie les peuplades les plus favorisées. Mais quand on a
étudié les « primitifs » ou les hommes censés tels, on a remar-
qué souvent que, du sein d'une sauvagerie qui n'est peut-être
elle-même qu'un état secondaire, issu d'épreuves mal surmon-
tées, l'humanité ne remontait pas immédiatement à la famille,
ni surtout à la famille monogamique. Elle passait par la pro-
miscuité dans la tribu omnipotente. Il est inutile de reprendre
ces controverses dans lesquelles les uns tablent sur une série
d'exemples, les autres sur d'autres. Mais ce qu'on peut affirmer,
c'est que le développement des différentes races humaines n'a
été, en fait, ni si un, ni si régulier.
L'auteur américain veut encore que l'enfant, dans sa con-
fiance innocente qui le porte vers autrui, rappelle des époques
de paix et de simplicité, et que la réflexion qui pénètre plus
tard dans sa vie reproduise cet égoïsme raffiné provoqué chez les
peuples supérieurs par le développement de l'industrie, du
commerce et des arts. Encore une fois, c'est là un parallélisme
tout à fait artificiel. Où a-t-on vu que les peuples dits primitifs
858 REVUE DES DEUX MONDES.
brillaient tous par l'esprit de paix et par la simplicité? Que de
fois on a constaté chez eux le contraire et signalé les contra-
dictions, pleines de cauchemars, des coutumes et des lois et
surtout des superstitions des populations les plus arriérées !
Faible et obligé de tout attendre et, aussitôt qu'il le peut,
de tout demander, l'enfant de son côté, alors même qu'il cherche
à gagner la faveur de ceux qui l'entourent par ses petites ruses
si connues, l'enfant, nous paraît moins égoïste. Rendu plus
fort par les bienfaits mêmes d'une civilisation toute faite, l'adulte
a les moyens d'en user surtout pour lui-même et il en profite :
voilà pourquoi on le dit plus égoïste. En réalité, amour de soi
et amour d'autrui, désir de profiter pour son bien propre des
dispositions qu'on a réussi à provoquer et se laisser aller à son
tour à la bienveillance, tout cela se mélange en nous à tous les
âges. Les uns sont égoïstes parce qu'ils sont faibles, les autres
parce qu'ils sont forts. Heureusement, la faiblesse se sent dés-
armée, et devant ceux qui la ménagent ou la soutiennent, elle
se laisse aller à la reconnaissance, qui est une première forme
de l'amour vrai. D'autre part, la force, qui met à même de
rendre des services, en donne quelquefois l'heureuse tentation.
Beaucoup y cèdent, et ainsi les deux sentimens se mélangent
dans les âmes à tous les âges, comme à toutes les époques de
l'humanité. Il n'y a point de ces passages si régulièrement amé-
nagés, ni se succédant avec un ordre si arrêté par avance.
Dans l'enfant toutefois se dessinent clairement ces deux
mouvemens qui règlent en quelque sorte toute la vie de l'hu-
manité, mais dont l'équilibre est rarement parfait: le mouvement
qui porte les individus comme les races à la différenciation, et
le mouvement qui les porte à se rapprocher les uns des autres.
L'action propre et spontanée de l'être humain luttant contre des
conditions différentes contracte là des habitudes qui s'enre-
gistrent en partie dans l'organisation physique et lui donnent
des caractères spéciaux; mais ces divergences, si anciennes
qu'elles puissent paraître en certains cas, elles ont des limites.
Ces limites, qui les pose et les maintient, sinon premièremeni
cette force de rapprochement et d'union qui est l'essence même
de la vie de l'espèce? Avant tout, l'enfant est un être humain,
quoiqu'il soit de plus un blanc, un noir oi^ un jaune, un Fran-
çais ou un Allemand et ainsi de suite.
L'accord ou l'antagonisme de ces deux tendances dès les
l'enfant. 559
premiers âges de la vie sont intéressans à étudier. A n'en pas
douter, c'est la tendance unificatrice qui est alors la plus forte,
l'enfant qui vient de venir au monde n'ayant encore subi lui-
même aucune de ces influences particulières qui agiront sur lui
par le climat, par les coutumes, par la langue. Il en a cepen-
dant reçu tout ce que l'hérédité a accumulé de caractères secon-
daires : il ne tardera pas à s'en ressentir de plus en plus, mais
il est certain que, dans les premières années, les caractères fon-
damentaux sont moins altérés, moins modifiés, en tout cas,
qu'ils ne le seront dans la suite de la vie.
Il est aisé, par exemple, de remarquer que les traits de la
physionomie juive ont, parmi nous, besoin de quelque temps
pour s'accuser. Au lycée, nos camarades Israélites ne différaient
guère de nous. Dans telle ou telle de nos grandes écoles, à
l'Ecole normale entre autres, les divergences étaient encore assez
légères. Quand nous nous retrouvons après les dix ou quinze
ans de dispersion imposés par nos carrières respectives, nous
sommes frappés du changement : cette fois, c'est bien le type
ethnique qui apparaît et qui se reconnaît à première vue.
Or, on peut généraliser sans crainte. J'ai consulté à ce sujet
un certain nombre de missionnaires revenus à Paris des pavs
lointains. Aucun n'hésite: entre le petit nègre et le petit Euro-
ropéen les différences sont beaucoup moins saillantes qu'elles ne
le sont entre le nègre adulte et l'Européen adulte. Les mères
de famille de nos villages ont coutume de dire que « tout ce
qui est petit est gentil. » Le petit nègre est donc éveillé, gai,
gracieux, intelligent : il n'a point encore usé contre les obstacles
séculaires de la nature ou de la barbarie ce surcroît de force
nerveuse qui suffît amplement à ses jeux.
Ce que des Pères du Saint-Esprit me disent de l'Africain,
des Lazaristes me le disent du Chinois, tout en me faisant
observer que les caractères propres à ce dernier sont moins con-
traires au développement normal de la moyenne des facultés
humaines, et que par conséquent le contraste entre les années de
début et les années suivantes est moins saillant. C'est l'inverse
qui est à noter quand, au lieu de rester chez les noirs sénégalais,
on va dans les tribus du centre et, par exemple, au fond du
Congo. Là, en effet, la race a subi de plus graves déformations,
et les marques de l'abrutissement héréditaire sont plus promptes
à se manifester.
560 REVUE DES DEUX MOiNDES.
Partout d'ailleurs, dans le continent noir, les filles prennent
les tares organiques de la race de meilleure heure que les gar-
çons, soit parce que, plus précoces, comme partout, elles arrivent
plus vite à la fin de cette période où l'enfance est relativement
indemne et aux débuts de celle où l'action des altérations
ethniques se fait sentir dans l'organisme même; soit, plutôt,
pense-t-on, parce qu'elles ont été, de génération en génération,
plus éprouvées par la situation inférieure à laquelle elles sont
condamnées. Là, en effet, où la femme est plus ménagée et où
l'homme prend sur lui plus de fatigues de divers ordres, c'est le
contraire qui se manifeste. Dans les familles juives, le charme
du type de la jeune fille se conserve beaucoup plus longtemps,
tandis que le type masculin y est beaucoup plus vite compromis.
Pareille différence se retrouve dans certaines populations comme
celles du pays d'Arles. On n'est point embarrassé pour y trouver
des figures féminines dignes de l'antique renommée; la popu-
lation masculine y est au moins aussi laide qu'ailleurs.
La divergence qui partout se manifeste si promptement entre
le caractère des petits garçons et celui des petites filles n'infirme
en rien ce que nous venons de dire sur le privilège qu'a la
première enfance de nous rappeler mieux que tout autre âge la
communauté de nos origines. L'homme est à la fois homme et
femme ; et pour ceux mêmes qui aiment les hypothèses évolu-
tion nistes jusqu'à rechercher quelle peut avoir été l'origine
organique des sexes, il n'y a pas à nier que cette différence ne
soit dans ce que nous avons bien le droit d'appeler la nature.
Que ces diversités s'accroissent encore avec la civilisation, nous
n'avons ni à nous en étonner, ni surtout à le regretter. Il est
plus fâcheux de voir survenir toujours trop tôt les tares caracté-
ristiques d'un abaissement physique et moral. Dans quelle me-
sure peut-on aider la nature première à en triompher, à les
amortir tout au moins, et à remonter vers le niveau où se
maintiennent des races plus heureuses? Il faut se contenter ici
de certaines indications partielles, non sans valeur cependant.
Voici les petits Sénégalais. Il est certain que si on les prend
tout à fait enfans et si on les élève à part, on les amène à un
état supérieur à celui de leurs congénères. Encore faut-il y
apporter beaucoup de précautions. Livrée à elle-même, la nature
la plus déchue cherche encore un certain équilibre : elle y tend
par des ajustemens gradués, soit des caractères organiques les
l'enfant. S61
uns aux autres, soit de l'ensemble des caractères aux ressources
du milieu. Or, si on ébranle trop vite le type ainsi bâti, on y
fait pénétrer des influences qui n'y apportent que des bénéfices
trompeurs : c'est surtout du trouble et du désordre qu'on y
introduit, et on précipite ainsi la décadence. C'est de quoi nous
pourrions nous souvenir dans l'éducation de nos propres enfans !
Le petit nègre, me disent des Pères de la Congrégation du
Saint-Esprit, traverse, au moment de la puberté, une crise très
troublante. La fille, à laquelle les traditions ont réservé un rôle
absolument passif, se laisse tomber dans un abaissement dont
elle n'essaie guère de se relever. Pour elle, il n'est pas question
de développement moral ou intellectuel. « La crise des passions
la laisse noyée dans les sens et dans la vie matérielle. Même
chrétienne, elle garde son indolence et sa morne résignation;
aussi revient-elle ou plutôt retombe-t-elle assez lourdement aux
coutumes et aux superstitions ancestrales. Là est le grand
obstacle à la complète régénération de la race noire. »
Sur les enfans du sexe masculin, l'hérédité pèse moins.
J'appelle toutefois l'attention sur le témoignage du mission-
naire. On pourrait croire qu'à ses yeux, du moment où l'enfant a
été baptisé, a appris tant bien que mal son catéchisme et a fait
sa première communion, il est transformé. Non! des hommes
de tant d'expérience n'ont point tant d'optimisme; leur jugement
n'en est que plus sûr. Certainement, ils font une différence
entre le petit païen resté païen et le petit converti. « Le premier
est sournois, dissimulé, a les traits plus durs, et ce caractère
s'accentue avec l'âgG. Le petit chrétien est apprivoisé : il est
plus ouvert, plus affable et plus affectueux : son sourire s'épa-
nouit plus franchement; il est capable de délicatesse. La fameuse
crise passée, devenu homme et marié chrétiennement, il persé-
vère d'ordinaire; et, s'il n'est pas sans défaut, s'il a même de la
peine à se débarrasser de la paresse, du mensonge et du vol, il
mène une vie morale. »
Mais pour que le résultat de cette nouvelle éducation soit
acquis et consolidé, il faut plus d'une génération. Il faut surtout
qu'il y ait eu pendant quelque temps un accord entre l'allége-
ment apporté aux misères transmises avec le sang et ce qu'on a
justement appelé l'hérédité sociale, c'est-à-dire cette suite d'imi-
tations, de traditions, de résolutions concertées, de préjugés,
si l'on veut, mais en prenant ce mot dans son sens le plus favo-
TOMB ili- — 1911. 30
SG2 REVUE DES DEUX MONDES.
rable : toutes ces influences ont au moins l'avantage d'exercer
rintelligence naissante, tout en lui épargnant la peine de recom-
mencer un travail déjà fait ; elles la libèrent de plus d'une ser-
vitude organique et de beaucoup d'impulsions dues au hasard,
qu'il lui faudrait, sans cela, subir à son tour. Il est souvent
difficile de distinguer ce qui est dû à cette hérédité sociale et
ce qui est dû à l'hérédité proprement physiologique. C'est une
raison de plus pour faire en sorte qu'au lieu de se combattre
elles s'accordent et se renforcent mutuellement... en agissant
dans le bon sens, cela va sans dire. Nous ne savons que trop
comment, dans nos familles, une initiation prématurée aux con-
ceptions du jour que véhiculent des allusions, des critiques, des
éloges, des attitudes et des dessins, des manifestations, enfin,
de toute nature, troublent souvent lés meilleures éducations et
compromettent même les fruits de la plus saine hérédité. Heu-
reusement, ce que certains milieux font perdre, d'autres milieux
le peuvent faire gagner. Mais, encore une fois, le mouvement
réparateur ne doit pas être trop prompt et il doit être surveillé.
Les nouveaux convertis à la vie chrétienne et à la vie civilisée
ne peuvent tout d'abord s'élever bien haut. « On en trouve parmi
eux (ce sont toujours des missionnaires qui me documentent)
qui sont de bons écoliers primaires, puis des employés intelli-
gens et recherchés, des ouvriers d'art, sculpteurs, orfèvres,
ébénistes et même des musiciens, des organistes habiles. Mais
peu d'imagination créatrice et nulle aptitude encore pour les
études abstraites. »
Veut-on hâter le mouvement ; on compromet tout à la fois
l'intelligence et la moralité des sujcis. Mieux vaudrait, le mis-
sionnaire n'hésite point à le dire, le laisser dans la vie de sa
tribu. Il y serait dans un milieu inférieur, soit. Mais il pourrait
s'y élever au-dessus de ses congénères, au-dessus de lui-môme.
Indiscrètement introduit dans un milieu tenu pour supérieur, il
n'en comprend ni les exigences, ni les contradictions : il y entre-
prend des tâches qui le dépassent, il risque d'y retomber au-
dessous du niveau même où il réussissait à se maintenir aupa-
ravant. Ecoutez ce que me disait le prêtre catholique revenu
d'un long séjour au continent noir : « La crise de la puberté
une fois passée, le noir, même païen, s'il reste placé dans le
milieu normal de sa tribu, à l'intérieur,' retrouve d'ordinaire
l'équilibre et la santé morale. Sans doute, i\ est pris par les
L ENFANT.
563
coutumes ancestrales, par le fétichisme et la polygamie : sa
moralité est d'une essence inférieure ; mais, malgré ces graves
réserves, il faut reconnaître qu'il n'est ni amoral, ni perverti à
fond. En lui survit l'essentiel de la morale naturelle. Dans la
famille noire, le droit strict est mieux observé que parmi
nos civilisés en voie de retour au paganisme. Il subit ici plus
profondément, en mal plutôt qu'en bien, la double influence de
la race et du milieu semi-européen où il est transporté : le vice
en fait vite un dégénéré. »
Ceci toutefois demande à être complété. Je consulte un
autre missionnaire de la même congrégation. Sans rien affaiblir
de ce qui précède, voici ce qu'il ajoute : pour obtenir davantage
il faut plus d'une génération et un concours plus prolongé de
l'action convergente des deux hérédités. A une première généra-
tion, l'on trouve aisément des enfans pleins de foi, de courage,
d'héroïsme même devant des parens qui voudraient les ramener
de force au paganisme. Il est des momens où une nature jeune
semble avoir secoué d'un seul coup tout le fardeau de ses
misères et s'élever d'un seul bond vers un idéal aperçu dans sa
pureté : elle y donne une action pure elle-même de toute arrière-
pensée comme de toute crainte. Par malheur, il est aussi des
instans où l'enfance se précipite d'un bond, — sans qu'on sache
exactement pourquoi, — vers les cruautés ou vers les folies
cachées au fond de la bête humaine. Ces derniers élans ne
s'arrêtent pas toujours d'eux-mêmes. Il est également rare que
les premiers se soutiennent d'eux-mêmes et suffisent à toutes les
tâches. Pour prendre un cas précis, il ne faut pas essayer de
faire un prêtre d'un de ces enfans récemment convertis, si pieux
qu'ils soient. On l'a quelquefois essayé et on s'en est mal trouvé.
A la seconde génération, ce serait encore au moins impru-
dent. A la troisième, les succès sont loin d'être impossibles; car
ils sont nombreux. Autrement dit, on ne peut compter avec
sécurité que sur le petit-fils des convertis; mais alors celui-là
peut faire absolument les mêmes études de latin et même de
grec, de philosophie et de théologie. Il est évident qu'avec une
même vigilance et une même prodigalité de dévouemens et
de bienfaits, des laïques intelligens obtiendraient des résultats
non moins précieux : il est non moins certain que s'il fallait
opérer ce genre de sélection sur des familles du Gabon ou de
rOubanghi, qui se ressentent davantage d'une barbarie plus
564 REVUE DES DEUX MONDES.
prolongée, les délais devraient être prolongés et réclameraient
plus de patience. Il en faut encore près de nations autrement
civilisées plutôt que moins civilisées, comme la Chine. Aa
point de vue des réserves organiques et de la force cérébrale, les
distances n'y sont pas très longues. Le principal obstacle n'est
pas dans l'hérédité physiologique, il est dans le laisser aller des
mœurs au sein même de la famille et dans des habitudes natio-
nales de fourberie. Mais ces dernières altérations, dans ce qu'elles
ont d'excessif et de particulièrement perverti, sont d'ordre social
plutôt que d'ordre physique.
Maintenant, nous en savons assez pour être convaincus qu'en
étudiant l'enfant, tel que nous l'avons sous nos yeux, nous
n'étudions pas, au bout du compte, un être d'exception. On a
souvent reproché aux philosophes de ne point tenir assez de
compte des diversités de la soi-disant nature humaine. Ces
sévères amis du particularisme psychologique voudront bien
tempérer ici quelque peu la sévérité de leur jugement.
*
* *
De notre côté, ne rendons pas cette indulgence trop diffi-
cile. N'attribuons par trop d'importance aux cadres classiques
dans lesquels nous avons appris à ranger les facultés de l'esprit
humain. Allons tout de suite, sans théorie préalable, à ce qui
nous permet d'entrer en communication avec l'enfant lui-même,
c'est-à-dire à son langage. Aussi bien, toutes sortes d'efforts
d'imagination, de comparaison, de déduction, de volonté, se don-
nent-ils ici rendez-vous.
Alors qu'on observait peu les enfans, on admettait comme
une chose évidente en soi qu'ils recevaient, de leurs parens un
langage tout fait, leurs propres balbutiemens n'ayant aucune
signification que celle-là même qu'il nous plaisait de leur prêter.
Sans doute, ils commençaient par reproduire le langage
maternel avec gaucherie, estropiant les mots, sacrifiant la
moitié des syllabes pour en redoubler une, au hasard ; mais peu
à peu, leurs organes vocaux devenaient à la fois plus fermes et
plus souples, plus aptes à imiter les sons produits par ceux qui
les entouraient, ils répétaient ainsi les mots entendus et s'y
habituaient : le rapprochement souvent renouvelé des mots
désignant une chose avec la vue de la chtfse même les initiait
bientôt, avec une rapidité croissante, au langage total. Ainsi
l'enfant. 565
Dieu avait donné le langage à l'homme, et l'homme fait le
transmettait à ses enfans. Telle était la théorie de M. de Bonakl.
Pour ceux qui ne voyaient plus dans l'idée de Dieu qu'une con-
vention ou qu'un symbole, comme pour beaucoup de psycho-
logues spiritualistes trouvant indigne d'eux d'étudier l'âme
humaine hors de son intérieur normal, il restait « la nature, »
la nature qui donne aux êtres vivans des instincts transmissibles
et qui a procuré à l'homme la faculté du langage comme elle
a donné aux oiseaux la faculté de voler et la faculté de con-
struire des nids. Avec un mot de changé, M. Renan reproduisait,
— on n'a pas été sans le remarquer, — la théorie du philosophe
traditionaliste par excellence. Essayer de démêler la part de
l'initiative, de l'effort individuel, de l'invention chez le petit
enfant ne semblait apparemment pas philosophique.
Aussi avait-on laissé passer quelques observations profondes
dues les unes à saint Augustin et les autres à J.-J. Rousseau;
deux hommes qui ayant eu l'idée originale de faire leur con-
fession publique complète, avaient voulu remonter jusqu'à leurs
plus jeunes années, le premier pour s'accuser, le second pour
s'excuser et pour se louer. Dans leurs jugemens sur l'enfance,
tous les deux étaient également suspects à l'opinion courante;
celui-là l'était pour son pessimisme, celui-ci l'était pour son
optimisme. Le saint évêque tenait trop, disait-on, à rendre sail-
lante l'action du péché originel en une nature déjà toute pleine,
suivant lui, de convoitises et de colère; le philosophe voulait
nous faire admirer chez l'enfant une nature excellente, qu'il ne
s'agissait que d'abandonner à elle-même et à ses instincts pri-
mitifs, pour qu'elle trouvât toute seule, sans se pervertir en rien,
tout ce dont elle avait besoin.
Mais par- dessous ces divergences doctrinales, il y avait une
grande et importante diversité de méthodes. Rousseau n'avait
fait qu'avancer une conjecture, très ingénieuse du reste. « L'en-
fant, disait-il, ayant à chaque instant besoin de sa mère, devait
se mettre en frais pour essayer de se faire comprendre d'elle, et
sa langue devait être, en grande partie, son propre ouvrage. »
Saint Augustin avait creusé bien davantage: il avait analysé
ses propres souvenirs, complétés par ce qu'il avait examiné plus
tard chez d'autres enfans.
L'auteur des premières Confessions ne s'est donc pas borné,
comme beaucoup le croient, à cette description tant de fois citée
566 REVUE DES DEUX MONDES.
des accès de jalousie et de méchanceté chez des enians au ber-
ceau et à la mamelle. Il a suivi avec una rare finesse l'enchaî-
nement des faits physiologiques et psychologiques. « Je com-
mençais à rire, dit-il, en dormant d'abord, ensuite éveillé. «C'est
là une observation dont aucune mère n'aura de peine à recon-
naître la justesse. « Il rit aux anges, » ai-je souvent entendu
dire autrefois, pour désigner ce premier sourire, signe naturel
d'une respiration libre et douce. Dans sa description, saint
Augustin n'est pas aussi poétique que la nourrice populaire ;
mais il est plus scientifique. « Peu à peu, écrit-il, je remar-
quais où j'étais, je voulais marquer mes volontés à qui pouvait
les accomplir; mais en vain ! elles étaient au dedans, on était
au dehors, et nul ne donnait à autrui entrée dans mon âme.
Aussi me démenais-je de tous mes membres, de toute ma voix,
de ce peu de signes semblables à mes volontés que je pouvais,
tels que je le pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. »
Qui ne reconnaîtrait encore là les petites colères des enfans, la
peine qu'on a souvent à les « comprendre, » les hypothèses
échangées sur la nature de ces vagues désirs, que souvent le
hasard seul permet d'apaiser? Est-ce là un langage? Sont-ce
même des signes intentionnels? C'en est au moins la matière
première : elle n'a pour le moment qu'une forme, celle de
l'appel. Mais bientôt l'enfant discerne de lui-même et reconnaît
ceux qui résistent à cet appel, ceux qui y répondent, ceux qui
y répondent de manière à le satisfaire plus ou moins. C'est
pourquoi il pleure devant ceux qui y répondent mal et sourit
devant ceux qui y répondent mieux à son gré.
Comment ce débrouillement s'opère-t-il peu à peu? C'est ce
que saint Augustin a encore très bien vu. « Déjà l'enfant à la
mamelle était l'enfant qui essaie la parole. Je me souviens de
cet âge et j'ai remarqué depuis comment alors j'appris à parler,
non par le secours d'un maître qui m'ait présenté les mots dans
un certain ordre méthodique, comme les lettres bientôt me
furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de
l'intelligence que vous m'avez donnée, ô mon Dieu ; car ces
cris, ces accens variés, cette agitation de tous les membres
n'étaient que des interprètes ou fidèles ou inintelligens qui
trompaient mon cœur impatient de faire obéir à ma volonté.
J'eus recours à ma mémoire pour m'eniparer des mots qui
frappaient mon oreille [et dont j'avais senti l'efficacité, aurait-il
l'enfant. 567
pu ajouter]. Et quand ma parole décidait un geste, un mou-
vement vers un objet, rien ne m'échappait, je reconnaissais
que le son précurseur était le nom de la chose : le vouloir
m'était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et
universel que parlent la face, le regard, le geste, le son de la
voix où se produit l'élan de l'âme pour obtenir, posséder,
rejeter ou faire. Attentif au retour fréquent des paroles expri-
mant des pensées différentes, je notai peu à peu leur signifi-
cation, et je parvins ainsi à pratiquer Yéchange des signes
expressifs de mes sentimens. »
Dans la dernière partie de cette analyse, on n'aura pas été
sans remarquer le mot très significatif d' « échange. » C'est
peut-être le plus profond et le plus scientifique qui ait été dit
sur l'origine indéfiniment remise en cause et indéfiniment
renouvelée du langage. L'enfant essaie d'abord de faire com-
prendre ses volontés : il s'applique à comprendre celles des
autres, et la mère ne fait accepter de lui son propre vocabu-
laire qu'en faisant expérimenter à l'enfant comment ce vocabu-
laire équivaut au sien, l'éclaircit et le complète par un nombre
croissant de subdivisions et d'analogies.
Il restait toutefois dans cette analyse une certaine lacune.
Entre les vagues mouvemens des premiers sons et les efforts
attentifs de mémoire si bien décrits, il y a une période où le
petit être trouve à lui seul de véritables mots que nous devons
nous appliquer nous-mêmes à comprendre. C'est ce langage
enfantin que des observateurs pénétrans, depuis M. Emile
Egger jusqu'au plus récent, M. Léon Linder, se sont efforcés
d'analyser.
Il faut distinguer ici (tous les penseurs ne l'ont pas fait) le
vocabulaire et la syntaxe. La syntaxe est le résultat de longs
tâtonnemens et d'efforts séculaires d'adaptation nationale. Pour
arriver seulement de la déclinaison latine à la déclinaison fran-
çaise, que de temps n'a-t-il pas fallu 1 Les lois essentielles de la
syntaxe résistent à la fantaisie, comme y résiste la logique. La
forme première qu'elle revêt chez l'enfant est à peine une forme,
c'est une sorte d'enveloppement synthétique ; car môm.e quand
il commence à mettre trois ou qualre mots à la suite les uns
des autres pour tenter de composer une phrase, il les accumule
sans liaison réfléchie ; tantôt il jette en tête le mot désignant
ce qui le préoccupe le plus, c'est-à-dire l'attire ou lui fait peur,
568 REVUE DES DEUX MONDES.
tantôt c'est par le nom sous lequel il se désigne lui-même qu'il
débute, mais il agglutine en quelque sorte le tout. Ainsi, un
enfant de deux ans qui, — je ne sais plus trop pourquoi, — appe-
lait une musique militaire « toutou, » s'écriait, quand on s'ap-
prêtait à l'habiller : « Voir toutou robe » ce qui signifiait : je
veux qu'on me mette la robe que j'avais quand j'ai entendu la
musique et je veux aller l'entendre encore une fois. De tels
exemples surabondent. La décomposition des phrases, l'union
logique des fragmens réalisée par les mois grammaticaux, l'in-
telligence des formes uniquement faites pour exprimer des rap-
ports, tout cela, dans l'échange du langage enfantin contre le
langage des adultes, suppose une action prépondérante des
adultes mêmes. Il est probable qu'à lui seul l'enfant serait long
à le trouver et surtout à le manier : il continuerait sans doute
à y suppléer par le geste montrant successivement sa propre
personne, puis les personnes et les choses avec lesquelles il
veut voir s'établir les relations qui l'intéressent.
Il n'en est pas de même du vocabulaire, lequel, en somme,
contient tout l'essentiel de la langue.
On sait que la distinction d'une note et d'une autre note
donne la clef de toute la musique. De même, la perception d'im
rapport entre signe et chose signifiée, quel que soit le signe,
quelle que soit la chose, est la clef de tout langage. Qand la sœur
Sainte-Marguerite, des filles de la Sagesse de Larnay, près
Poitiers, reçut la jeune Marie Heurtin sourde-muette et aveugle,
celle-ci était bien faite pour illustrer la première description
que donne saint Augustin de cette agitation toute en dedans,
douloureuse et encore stérile. La petite séparée, murée dans son
organisme presque sans fenêtres, était prise d'accès de colère
efîrayans ; sa seule ressource était de se rouler par terre, car
elle ne trouvait aucun moyen de « donner à autrui entrée dans
son âme. » Mais la sœur s'avisa, comme on sait, de renouveler
plusieurs fois des échanges alternatifs entre un objet auquel
l'enfant tenait beaucoup (un couteau) et un certain signe tactile
(une main posée en travers sur l'autre main). L'ehfant a com-
pris : dès lors tout a été, non pas certes facile, mais possible ;
car de ce simple signe est sorti tout un système de signes ana-
logues qui ont révélé successivement à la prisonnière les arts
usuels, la géographie, l'histoire sainte, le catéchisme. De la
sauvage furieuse du début on a fait une jeune fille adroite,
L liNFANT.
569
intelligente et gaie. « C'est sa maîtresse, dira-t-on, qui a trouvé
la clef et qui Ta mise en main, puisque c'est elle qui a fait
comprendre le rapport du signe et de la chose signifiée ! »
Expliquons-nous bien : c'est la religieuse en effet qui a mis le
signe à côté de la chose signifiée, et il est certain que l'éducation
sert à quelque chose, qu'elle est même nécessaire. Mais l'intel-
ligence du rapport n'est pas communiquée du dehors au dedans :
elle est seulement provoquée, et c'est d'elle-même qu'elle répond
du dedans au dehors. Une fois que l'enfant eut ainsi compris,
elle se prêta volontiers à toute la série des leçons qui vinrent
combler l'isolement et le vide dont elle souffrait; voilà la part
de l'éducation et voilà celle de l'activité spontanée à laquelle
elle fournit les occasions de s'exercer.
Supposons maintenant des enfans réanis entre eux, n'en
étant pas réduits à se toucher par hasard dans la nuit, mais
s'entendant et se voyant, devant toutefois se suffire et trouver
par eux-mêmes les moyens de s'entendre entre eux. Ce fait se
produisait souvent dans les tribus africaines que les mission-
naires européens, protestans ou catholiques, ont pu observer
dans leur état des plus incivilisés, lors des premières explora-
tions. Je ne puis faire autrement que de reproduire le texte du
missionnaire anglican Moffat; car c'est, je crois bien, cette
page qui a déterminé le premier revirement dans les opinions
des savans (philologues ou philosophes) (1). On a cessé dès lors
d'exagérer la docilité passive de l'enfant et de lui refuser une
participation personnelle à l'invention du langage.
« Les divers dialectes des Béchuanas, dit Moffat, diffèrent
tellement de la langue commune [des Bushmen], surtout dans
les districts éloignés des villes, qu'ils ont souvent besoin d'inter-
prètes pour se faire comprendre. Dans les villes, la pureté de la
langue se conserve au moyen des assemblées publiques et des
fêtes, des chants nationaux ou religieux et aussi des entreliens
continuels... Il en est différemment dans les villages isolés du
désert. Là, il n'y a ni assemblées, ni fêtes, ni bétail à conserver
et à soigner. Ils ne possèdent aucune espèce de bien ; leur seule
étude, le but suprême de leur activité, est de conserver leur
vie : pour y parvenir, ils se voient souvent obligés de s'enfoncer
(1) Voir Frédéric Baudry, De la Science du langage et de son état actuel,
Paris, 1864, et Albert Lemoine, De la physionomie de la parole, précieux petit
volume, Paris, 1865.
570 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les déserts à une grande distance de leur lieu natal. Dans
ces occasions, les pères et les mères et tous les hommes
en état de porter un fardeau font souvent des absences de
plusieurs semaines, laissant les enfans sous la surveillance de
quelques vieillards infirmes. La nouvelle génération où se
trouvent des individus qui bégaient à peine, d'autres qui com-
mencent à prononcer une phrase entière, d'autres enfin plus
avancés encore, qui passent le jour à s'ébattre ensemble, aban-
donnés aux seuls soins de la nature ; tous ces enfans, dis-je, qui
seront un jour la nation, se créent un idiome qui leur est propre.
Les meilleurs parleurs accommodent leur langage à l'intelli-
gence des moins avancés, et de cette Babel d'enfans sort un
dialecte bâtard, formé d'une multitude de phrases et de mots
cousus ensemble sans règle aucune. C'est ainsi que le caractère
de la langue change totalement dans l'espace d'une génération, »
Evidemment, on ne peut faire pareille expérience sur les
enfans des Tuileries ou du Luxembourg : car les jeunes hôtes de
ces allées entendent trop de conversations et saisissent trop de
signes faits pour les rapprocher des adultes. Là aussi cependant,
il faut que les plus grands « accommodent » leur langage à
celui que les petits commencent à bégayer. Dans ces premiers
échanges qui décident de la formation du langage commun, ce
sont bien les petits qui font la loi ; ceux qui les « élèvent »
doivent commencer par se baisser jusqu'à eux, et cela est vrai
au moral comme au physique, car les besoins et les désirs de
ces débutans dans la vie sont particulièrement impérieux. Il n'y
a qu'à les regarder ou les écouter pour voir comment ils trouvent
d'eux-mêmes le langage de désignation, puis le langage d'imi-
tation, puis le langage symbolique. Rappeler comment ils
reproduisent à leur manière les cris des animaux ou le bruit
d'un objet qui leur plaît ou qui leur déplaît, et fabriquent ainsi
leurs premiers mots, est bien superflu; mais voici un exemple
de symbolisme qui montre comment l'enfant sait de très bonne
heure rapprocher les images de deux états pour faire du signe
direct et habituel de l'un le signe indirect de l'autre. Une fil-
lette de dix-huit mois et demi était embrassée par son père
dont elle aimait beaucoup la compagnie et qui lui dit, d'un ton
interrogatif : « C'est bon? » L'enfant regarda celui qui la tenait
dans ses bras, sourit, et passa sa main du haut en bas de sa poi-
trine, comme si elle venait de manger du sucre (qu'elle appe-
l'enfant. 57 1
lait, pour le dire en passant, du croncron) ou déboire du lait.
Si réel qu'il soit, ce premier efîort créateur de l'imagination
expressive de l'enfant est difficile à isoler dans nos analyses,
précisément parce que dans la réalité l'homme n'est jamais
seul. En revanche, il est très intéressant à suivre dans cette
espèce de prise de possession si accidentée qu'il fait de notre
langage. Qu'on lise les longs chapitres consacrés à ce sujet par
MM. Pérez, Compayré, James Suily, Linder, ou qu'on se rap-
pelle ses propres observations familiales, on verra toujours
comment il met sur la plupart des mots qu'il s'approprie sa
marque individuelle, tantôt gauche et bonne à redresser le plus
tôt possible, tantôt très curieuse et très attachante par un essai
naïf d'invention et par une logique au moins aussi conséquente
que la nôtre. Quand, par exemple, un neveu bien choyé parle de
l'amour « tanternel, » ou quand un autre appelle le marchand de
tabac le « tabatier, » il ne fait que se substituer, pour son usage
personnel, aux promoteurs de la simplification de l'orthographe,
sinon au Dictionnaire de l'Académie : sa méthode est guidée
par des analogies on ne peut plus acceptables : il n'a contre lui
que des anomalies d'un usage mal connu de lui et auquel il n'a
pas appris à faire de sacrifices, voilà tout. On ne peut attacher
que moins de prix encore à certaines diversités, imposées sans
doute par celles des organes physiques de la parole et par une
insuffisante capacité d'attention soutenue. Dans un nom pro-
noncé devant lui, et même prononcé souvent, comme celui d'un
frère ou d'une sœur, il saisit une des voyelles, il la redouble
en l'articulant avec une consonne quelconque; et de la sorte,
si peu que la famille soit nombreuse, un frère aîné se trouvera
nommé de deux, trois, quatre manières différentes.
Ce qu'il y a là de plus digne d'étude, c'est le besoin de trouver
des mots et d'en forger, tantôt sur de simples coïncidences,
dont l'enfant se contente parce qu'il est pressé, tantôt sur des
analogies, souvent erronées, je le veux bien, mais imaginées dans
un effort de comparaison. D'autres fois, il transformera un
fragment de mot saisi au vol en un mot complet et se suffisant
à lui-même. Il lui prête, — c'est bien ici le mot vrai, — il lui
prête un sens dont, plus tard, il devra le dépouiller, ou bien
encore il ne fera qu'un mot avec deux mots séparés, et ici encore
il a fallu qu'il donnât, coûte que coûte, un sens à ce composé
mal venu. Nous-mêmes, en définitive, quand nous adoptons un
572 REVUE DES DEUX MONDES.
mot, n'est-ce pas toujours une partie seulement de l'objet qu'il
désigne réellement, ce qui suffit à nous faire penser à tout le
reste. Nous appelons cela une abstraction, suivie d'une généra-
lisation : et nous tenons l'une et l'autre pour des opérations
qu'un être doué de raison peut seul accomplir. C'est évidem-
ment à un pareil effort que l'enfant s'essaie tous les jours.
Dans ce débrouillement, on a très bien observé que l'enfant
trouve d'abord les substantifs: car ce qu'il voit avant tout, ce
sont des choses, ce sont des êtres dans leur complexité ; puis il
s'approprie les verbes, car le verbe exprime pour lui une action,
à laquelle il peut être sensible, soit par la façon dont elle frappe
ses sens, soit par le degré d'intérêt qu'elle a pour ses appétits
ou ses caprices. Il passe ensuite aux adjectifs, car il en vient à
vouloir caractériser les choses par la qualité à laquelle il est le
plus sensible quand il les voit, quand il les touche, quand il en
use. Il arrive enfin aux propositions, adverbes et mots divers
exprimant des relations : les premières de ces relations, celles
qu'il tient le plus naïvement à affirmer et à faire connaître sont
naturellement celles qui établissent que tel objet est bien à lui,
est bien pour lui, est bien de lui. Peu à peu viennent les mots qui
servent à fixer l'ossature de la syntaxe, c'est-à-dire à bien préciser
les rapports des idées et la manière dont elles reproduisent les
rapports des choses.
Pour désigner certaines relations idéales, comme celles du
temps et de l'espace, il a plus de peine. L'espace, il le supprime-
rait volontiers, parce qu'il ne le connaît pas beaucoup. Il pense
à une personne, à un objet : son imagination y va tout droit,
comme fait la nôtre dans le sommeil, où nous nous sentons
instantanément transportés dans tous les lieux auxquels nous
rêvons. Ces objets et ces personnes, il veut les voir, et il se
garde bien de réfléchir à la distance qui l'en sépare. Ainsi, une
fillette de deux ans qui vient d'arriver à Paris voit, en un pas-
sage, une immense vitrine toute remplie de poupées. Tout de
suite elle cherche des yeux la sienne qu'elle a laissée à la maison.
« Et Madeleine, où est-elle? »
Le temps, il apprend plus vite à le distinguer et à le subdi-
viser parce qu'il y a des choses qu'on lui fait attendre; et il
en est aussi qu'il n'aime pas voir arriver, comme l'heure de se
coucher : mais, tout en s'efforçant de nier ou de dissimuler son
envie de dormir, il sent très bien que le moment est venu où
l'enfakt. 573
l'on n'est plus dupe de son petit manège. La succession des
jours et des nuits renouvelle incessamment pour lui des alter-
nances très nettes et des successions très marquées. Il arrive
ainsi à comprendre très tôt le sens des mots u hier » et « demain, »
qui désignent le temps avant et le temps après le sommeil de la
nuit. Mais c'est le premier qu'il saisit le mieux, car du passé il a
une expérience acquise, et, pour l'avenir, il a une grande hâte
d'anticipation. C'est pourquoi une autre petite fille, un peu plus
âgée, il est vrai, voulait désigner un temps dont le prolonge-
ment rétrospectif se perdait un peu dans les détours et dans les
confusions de sa mémoire, et elle savait se satisfaire en disant :
« C'était hier, hier, hier ! » L'expression m'a toujours paru l'un des
meilleurs exemples de ce que l'imagination expressive des enfans
a d'initiative, je dirai même d'invention logique et rationnelle.
*
* *
Beaucoup de ceux qui étudient l'enfant croient devoir
adopter pour la suite de leurs recherches l'ordre même que les
psychologies classiques introduisent dans la suite de leurs
études : perception, jugement, mémoire, association des idées,
raisonnement. Il me paraît plus intéressant de suivre avant tout
l'enfant dans les manifestations les plus visibles de sa propre
activité. Après le langage, qui le met en communication conti-
nuelle avec nous et avec la nature, vient le jeu. Nous savons
tous à quel point cet ordre de manifestations est riche en inten-
tions, en idées, en sentimens et en efforts de toute sorte; et cette
complexité même a toujours paru aux observateurs et aux
moralistes (témoin La Bruyère) ce qu'il y avait de plus caracté-
ristique à noter dans la vie de l'enfant.
On a assez répété, Dieu merci! que l'art est un jeu. On pour-
rait retourner la proposition et dire que le jeu est un art, ou
peut en être un. Le jeu de l'enfant a de la peine à être autre
chose qu'un art rudimentaire et même très grossier, là où les
moyens d'exécution lui manquent. Des observateurs à la
recherche de sujets nouveaux ont écrit sur les dessins des
enfans. 11 est certain que ceux-ci aiment de très bonne heure
à (( barbouiller » et qu'il n'est pas de père de famille qui n'ait
besoin de cacher ses crayons ou de les renouveler souvent,
dès que les petites tailles atteignent seulement la hauteur de son
bureau. Les mains qui courent alors sur le papier fontes qu'elles
S74 REVUE DES DEUX MONDES.
peuvent. Dans les premiers efforts du langage, la bouche repro-
duisait une voyelle et la complétait au petit bonheur. De même
ici, un premier coup de crayon a la prétention d'indiquer, soit
telle partie d'un objet, soit une tête, soit un mur de maison, et
ensuite la main remue comme la langue gazouillait : ce sont
des lignes plus ou moins conventionnelles; elles sont censées
être en réalité ce que l'enfant veut qu'elles soient. C'est là d'ail-
leurs le premier de tous ses jeux et particulièrement de ceux
où, disposant d'objets tout faits, il n'a plus qu'à régler la mise
en scène, en prêtant aux choses une vie, des caractères, des
fonctions, des services entièrement imaginaires. L'idée marche
en avant; la matière suit comme elle peut, mais il n'importe!
Tout ici mérite d'être analysé. Les jeux des enfans commen-
cent par être et restent souvent un simple exercice, une simple
satisfaction donnée à un impérieux besoin de remuement et
d'agitation. S'ils s'en tenaient là, on les verrait donc remuer,
courir, crier, faire semblant de se battre, et rien de plus. Mais ils
cherchent assez vite à allonger et à diversifier ces premiers
jeux par l'emploi de certains engins qui leur demandent quelque
attention, quelque adresse, un certain art enfin de voir les
difficultés et de les vaincre. Ce penchant est universel : on le
retrouve en quelque race que ce soit. Un missionnaire protestant
français de la première partie du siècle dernier, Gasalis, arrivait
au Sud-Est de l'Afrique dans un groupe de Cafres, appelé les
Bassoutos; et il nous donnait de ces peuplades une description
demeurée d'autant plus intéressante que, depuis ce temps-là,
tout a prodigieusement changé dans ces régions. A l'époque de
sa mission, Casalis pouvait encore dire (1) : « Lorsque nous
pénétrâmes dans leur pays, les Bassoutos n'avaient jamais eu de
rapports avec des populations d'origine différente de la leur. Ils
avaient conservé leurs usages et leurs idées dans toute leur
fraîcheur primitive. » Or, là, les fillettes sautaient à la corde
et jouaient aux osselets, tandis que les garçons faisaient la
petite guerre. Casalis nous esquisse encore ce petit tableau.
« Aussi longtemps qu'il garde ses dents de lait, l'enfant
s'ébat du matin au soir et n'a rien autre chose à faire qu'à se
développer et à grandir de son mieux. Nous avons trouvé chez
ces petits désœuvrés plusieurs des jeux de notre enfance. Ainsi
(1) Comme Moffat le disait plus haut des Bushmen.
L ENFANT. Oi'O
deux fillettes s'assiéront côte à côte d'un air fort mystérieux :
l'une d'elles ramasse une pierre et, la passant rapidement d'une
main à l'autre, présente ses deux poings fermés à sa compagne,
afin qu'elle devine dans quelle main est le petit caillou. Si la
de vineuse se trompe, l'autre lui dit d'un air triomphal : « Tu
manges du chien, je mange du bœuf. » Dans le cas opposé, elle
se déclare vaincue en disant : « Je mange du chien, tu manges
du bœuf, » comme un de nos petits Français dirait, et dit, en
effet, dans un cas pareil : Tu manges du fromage, je mange du
biscuit, etc. Puis la petite négresse remettait la pierre. Evi-
demment, ce n'était pas pour la valeur de l'objet; mais cette
pierre était un signe de gain. » La preuve d'une certaine supé-
riorité et cette supériorité même, cela suffit.
L'enfant fait encore un pas de plus dans cette même voie
quand, privé de divers objets ou ne les voyant qu'en un état
extrêmement imparfait, il imagine qu'il les a comme il les sou-
.haite et imagine qu'il s'en sert à sa complète satisfaction. Là
encore et plus encore, ce n'est pas du tout du dehors qu'il reçoit
son plaisir, c'est de lui-même. Il ne doit en quelqae sorte rien
à la chose; c'est la chose qui est, — pour lui, — ce qu'il veut
qu'elle soit. Qui ne l'a pas vu vingt fois s'amuser avec un frag-
ment de jouet cassé, sali, méconnaissable, plus qu'avec le jouet
sortant du magasin et battant neuf? La petite fille, plus coquette
et plus attentive à ses propres parures, est sans doute plus exi-
geante pour sa poupée, jouet de tous les climats et de tous les
temps, comme différentes expositions nous l'ont prouvé. Il lui
faut donc pour elle des toilettes, un trousseau, un lit. Ce qu'elle
invente, c'est la fin dans laquelle le tout est employé, modifié,
donné, sous conditions ! Car la poupée doit être sage, doit être
propre, doit dormir quand on le lui ordonne; il lui est recom-
mandé de ne pas se réveiller, même si le coq fait du bruit en
chantant trop matin : demain, elle sera malade, il lui faudra
rester au lit pendant huit jours... qui seront achevés au bout
de dix minutes. Celle qui est successivement sa mère, son
amie, sa couturière, sa marchande, sa bonne, son institutrice
fera mieux. Se dédoublant avec la plus grande facilité, elle lui
dictera un devoir pour lequel elle lui prêtera la main, non sans
faire la faute qu'une écolière débutante ne peut guère éviter;
mais l'institutrice, reprenant son rôle, aura le plaisir de corriger
cette faute qu'on lui avait corrigée dans ses propres dictées.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
Les petits garçons, ayant des jeux plus amples et plus mou-
vementés, sont obligés d'inventer davantage. Il ne s'agit plus
pour eux d'une visite où deux jeunes mamans se présentent
mutuellement leurs enfans de cire ou de bois et s'en racontent
les aventures. Ils courent, eux, les aventures ; ils partent au
loin, livrent des batailles où ils exécutent des mouvemens
tournans; ils colonisent, ils établissent des camps retranchés où
les uns montent la garde, tandis que d'autres vont aux provi-
sions, construisent des bûchers avec des petits bouts de bois
ramassés sous leurs pieds. Je me rappelle une bande qui, dans
un enclos dijonnais, allait fonder... jusqu'au bout du jardin...
un établissement fort important. Sur une petite voiture à bras,
on avait accumulé toutes sortes d'objets représentant tout ce
qui était nécessaire, sans oublier les bâtons qualifiés fusils.
Avant de partir, un de la troupe, esprit plus positif, futur poly-
technicien, futur ingénieur, s'écrie : « Ah ! nous avons oublié
d'emporter de l'eau. » Et aussitôt un de ses camarades, d'esprit
moins méthodique et de plus de fantaisie, lui dit avec vivacité :
« Ça ne fait rien, il y en aurait ! »
En tout cela l'enfant crée, dispose et fait agir en imagination
des choses qui lui plaisent. Dirai-je qu'il a de plus un certain
amour de l'art pour l'art? La formule paraîtra peut-être préten-
tieuse ; mais qu'on n'en rie pas trop ! L'enfant n'a-t-il pas son art
à lui, très imparfait, comme le sont ses moyens d'exécution,
mais son art enfin ? S'il y tient, ce n'est pas pour exprimer des
pensées raffinées, ni pour transformer la nature en y ajoutant
(les pensées (suivant la définition de Bacon) ; non ! C'est simple-
ment pour exercer sur les images des choses une action telle
quelle, en attendant qu'il en exerce une sur les choses mêmes.
Il se récrée comme le font le primitif et le sauvage en dessinant
comme ils le peuvent, sur une paroi de leurs cavernes ou sur
une pierre, le profil des animaux qu'ils ont combattus. Dans les
figurations où il s'empare de ce qui, dans la réalité, déplaît à
qui le regarde, l'artiste, l'artiste véritable, veux-je dire, sait cap-
tiver l'attention et la charmer par la façon dont il rend les traits
caractéristiques de cette laideur. Ainsi fait l'enfant plus souvent
qu'il ne le semble. On ne saurait dire que la classe lui plaît. Il
faut qu'il s'y tienne tranquille, qu'il y fasse des efforts d'atten-
tion, qu'il y reçoive des reproches sans témoigner ni trop de
dépit ni trop d'indifférence. Pourquoi donc arrive-t-il à tant
L ENFANT.
)77
d'enfans de se faire la classe entre eux et d'y trouver du plaisir?
Je traversais l'ancienne pépinière du Luxembourg et je me ren-
contrais dans une allée avec un groupe d'une dizaine de fillettes.
Elles faisaient cercle, rangées bien sagement autour de la plus
grande qui les gourmandait à tour de rôle : « Marguerite, je
vous l'ai toujours dit : vous êtes une petite fille détestable ! »
Et suivait l'énumération des griefs. Celle à qui s'adressait cette
semonce essayait bien de prendre un petit air repentant, mais
se pinçait les lèvres pour ne pas rire... trop ostensiblement.
Peut-être tout ce petit monde avait-il un malin plaisir à es-
quisser une sorte de caricature de la vraie classe et de la vraie
maîtresse ; mais assurément, ce n'était point là le sentiment
dominateur. Que de choses tristes et effrayantes que les enfans
ne voudraient pas affronter dans la réalité, mais dont ils aiment
à voir la représentation ou à entendre le récit, ce en quoi,
comme dit La Bruyère, ils sont déjà des hommes! Pour eux
comme pour nous, l'art, quels que soient les moyens de celui
qui l'exerce, est souvent une sorte de revanche contre la réa-
lité. Un Velasquez et un Rembrandt font des tableaux admi-
rables en y fixant les images de têtes rongées par les rides, de
corps couverts de haillons, de figures même d'imbéciles. L'en-
fant fait ce qu'il peut. Il se console d'avoir obéi la veille en
commandant le lendemain : la classe qu'il fait, — à sa guise, —
le dédommage de celle qu'il a été obligé d'écouter.
*
* *
Si le lecteur a bien reconnu jusqu'ici l'enfant, — l'enfant
vivant auquel il est habitué, — il sera peut-être surpris d'ap-
prendre que des philosophes aient voulu presque tout ramener
chez lui à l'imitation et à la suggestion. Certes, l'enfant est très
imitateur, ses jeux en sont la preuve : il est crédule, irréfléchi,
facile à l'illusion : ne s'étant encore fixé solidement sur rien,
il est exposé à subir toutes sortes d'influences. Mais s'il en
est auxquelles il cède très volontiers, il en est auxquelles il
résiste et quelquefois avec une grande opiniâtreté. Ici, comme
dans son langage et comme dans ses jeux, il a une faculté de
choix, d'élection, de fantaisie personnelle, en un mot, une spon-
tanéité que rien ne réussit à masquer... si ce n'est aux yeux de
l'homme à systèmes.
Vous êtes devant un enfant tout petit, vous lui tendez les
TOsiE III. — IQU. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
bras. Va-t-il imiter votre mouvement ? Pas toujours, il s'en
faut. Il le fera s'il est bien disposé, s'il a envie de quitter la
personne qui le tient et si votre figure lui agrée davantage.
Dans le cas contraire, il se retournera bien vite, comme le petit
Astyanax, et il vous tendra, non pas les bras, mais le dos.
Quelquefois enfin il vous regardera d'un air surpris, hésitant.
on serait tenté de dire interrogatif, sans pleurer ni sourire. Je
ne dirai pas qu'il fait sur vous toutes sortes de réflexions et
d'hypothèses : car les états d'incertitude et d'immobilité ne
sont pas toujours, — même chez l'adulte, — le résultat de ce
que les psychologues contemporains appellent une inhibition
par conflit de représentations : ils sont souvent dus à l'absence
momentanée de toute représentation qui « dise quelque chose : »
l'imagination ne voit rien qui l'appelle ni rien qui la repousse,
elle est dans une attente neutre et indécise qui persiste assez
longtemps si le sujet manque de vie et qui devient anxieuse
s'il a une réserve d'activité souff'rant de ne pas s'employer.
Ici, l'observateur américain Baldwin, qui veut retrouver la
suggestion partout et qui, pour y réussir, la simplifie, nous dit:
« Mais précisément ! il n'agit pas parce qu'aucune suggestion
ne s'est produite.» (Alors que nous disons, nous : Il y a eu une
suggestion, mais le sujet ne l'a pas acceptée.) Pour être plus sûr
d'avoir raison, M. Baldwin multiplie le nombre et la variété des
suggestions. L'enfant prend une certaine habitude qu'on lui
impose par voie organique ou mécanique ; c'est une suggestion.
S'il se laisse guider par un souvenir, c'est une suggestion. S'il
fait le contraire de ce qu'on lui commande, — cas très fréquent,
— c'est une suggestion de contradiction !
Tout ceci revient à dire : pour agir en un sens quelconque,
il faut un appétit, un désir et surtout une image enveloppant la
représentation des mouvemens qui doivent ramener la sensation
désirée; mais en supposant même que l'enfant imite toujours
quelqu'un et fasse toujours quelque chose qui lui ait été sug-
géré, il faut bien observer qu'il est fort loin d'imiter indiffé-
remment tout le monde et de faire indistinctement tout ce qui
lui est suggéré par qui que ce soit. Sa spontanéité se manifeste
en effet de très bonne heure par la résistance, et j'ai toujours
remarqué sur mes enfans et petits-enfans qu'ils savaient dire
non avant de savoir dire oui et qu'une fois qu'ils avaient compris,
— vers dix-huit mois environ, — le sens du mot et du signe de
L ENFANT.
579
t<^te qui l'accompagne ou le remplace, ils étaient ravis de les
prodiguer. Il leur arrivait de dire non pour le plaisir de dire
non; mais ils savaient aussi le dire fort à propos.
C'est par cette résistance à laquelle il tient beaucoup, que
l'enfant déblaie, pour ainsi dire, son terrain de tout ce que les
propos, les exemples et, si l'on veut, les suggestions de l'entou-
rage y multiplient de contradictoire. Y réussit-il complète-
ment? A coup sûr non, puisque ni l'adulte, ni l'homme mûr, ni
le vieillard n'y réussissent; mais enfin, à travers toutes sortes
d'hésitations, d'inconséquences et de changemens subits, il
s'achemine vers un certain caractère et vers un ensemble de
préférences avec lesquelles il faudra compter.
D'abord, si c'est un garçon, il ne voudra pas faire ce qu'il
voit faire aux filles (et ceci dans les moindres détails de la vie).
Puis il se forme peu à peu une image ou indifférente ou
attrayante ou déprimante ou même répulsive des camarades
qui jouent avec lui, des difîérens membres de la famille, de ceux
qui fréquentent la maison et bientôt de ses maîtres et maîtresses.
Ce qui résulte de ces comparaisons, réfléchies ou irréfléchies,
on le devine : il imite exclusivement ceux qui lui plaisent et
fait ce que ceux-là seulement lui suggèrent. Tous les parens
soucieux de leurs devoirs savent à quel point ils ont besoin de
veiller à ce que leur autorité ne cède pas la place, sans qu'ils
s'en doutent, à celle d'un étranger, d'un compagnon de jeux, très
souvent d'un domestique, ou quelquefois même, au moins pour
un temps, à celle d'un personnage d'imagination dont l'enfant a
pris au sérieux les aventures. Il est donc faux de tout attribuer
chez lui à l'imitation et à la suggestion, si on n'insiste pas sur
ce fait, que son imitation est élective et que la force de la sug-
gestion qu'il subit dépend surtout de la préférence, — momen-
tanée peut-être, — qu'il a pour celui de qui elle vient.
En tout cela, l'égoïsme ou la bonté de l'enfant et ce qu'on
appelle son bon ou son mauvais cœur jouent un rôle important.
Chez lui, les séparations qui peuvent plus tard nous étonner
entre la sensibilité et l'intelligence, entre la compréhension et
l'affection, ne sont pas encore accusées. La bonté est une pre-
mière forme de l'intelligence, la meilleure peut-être, car elle
ouvre l'esprit et l'élargit, autant que l'égoïsme l'enferme en
un cercle étroit à l'horizon rétréci. Une imagination pauvre et
sèche empêche de sympathiser avec les maux d'autrui, puis-
580 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle ne permet pas d'en ressentir vivement lé contre-coup;
mais une sympathie à laquelle le cœur s'abandonne avive à son
tour les efforts d'imagination de celui qui veut s'intéresser aux
épreuves d'autrui, en connaître l'étendue, en chercher les causes,
en trouver les remèdes. Or, égoïste ou bon, l'enfant l'est tour à
tour en quelques instans, et la prédominance d'un de ces deux
sentimens sur l'autre dépend beaucoup de ceux qui ^auront
mériter plus ou moins sa reconnaissance.
La reconnaissance est bien en effet chez lui le premier essai,
pourrions-nous dire, de bonté désintéressée. Elle suppose sans
doute un bienfait reçu et goûté, c'est-à-dire un retour involon-
taire sur soi, un attachement à son plaisir propre; mais enfin,
ce bienfait même est déjà du passé : c'est même pour cela que
tant de gens n'y veulent plus penser et que celui qui y pense,
avec un certain désir de le rendre, est bien sur le chemin de
la bonté.
Jusque-là, ce qu'on appelle l'égoïsme de l'enfant et son
absence de pitié n'ont rien qui appelle notre sévérité, à nous
surtout qui, sous ce rapport, méritons plus de reproches que
lui. Son peu de pitié tient surtout, nous venons de l'indiquer, à
son ignorance, à son peu d'expérience de la vie, à son impuis-
sance à ressentir en imagination des maux qu'il n'a jamais res-
sentis en réalité. De même, l'oubli qu'il semble faire à certains
momens d'une affection plus ancienne vient de la vivacité avec
laquelle il s'est épris subitement d'une nouvelle personne. Un
enfant est très affectueux pour son père et pour sa mère ; un
étranger vient, le prend sur ses genoux, admire sa poupée, lui
raconte une belle histoire; l'enfant dira, sans hésiter : « Je veux
m'en aller avec ce monsieur. » Il le dit sans arrière-pensée,
parce que le premier mouvement n'a pas eu le temps d'être contre-
balancé par un autre. Les parens sont les premiers à en rire.
La reconnaissance et la bonté apparaissent-elles de bonne
heure? et à quel âge? C'est ce qui est très difficile à préciser,
tant la vie de l'enfant est pleine de lueurs qui brillent subite-
ment pour s'éteindre et se rallumer plus tard. Le premier témoi-
gnage que je me souviens ici d'avoir relevé est celui-ci (je pense
qu'on s'attend bien à ne rien trouver que d' « enfantin » ) : une
fillette encore allaitée avait pour son père et pour une de ses
bonnes une affection non douteuse, au-dessus même de l'ordi-
naire. Or, il lui arrivait souvent de se retourner vers l'un ou
l'entant. 581
l'autre en saisissant de ses petites mains le sein de sa mère et
en l'offrant, avec un sourire engageant : elle voulait en faire
profiter ceux qu'elle aimait...
Ce qui prouve plus que tout le reste à quel point l'idée de
bonté est vite familière à l'enfant, c'est la facilité avec laquelle
il accepte l'idée du bon Dieu, du bon Jésus, de la bonne Sainte
Vierge. Il a besoin, dira-t-on, de croire qu'il y a de la bonté
partout et il se persuade aisément qu'il sera le premier à en
profiter, comme il serait le premier à souffrir d'une puissance
malfaisante. Oui, mais il pourrait tout aussi bien être obsédé
par l'idée d'un mauvais génie, tandis que c'est bien la confiance qui
tient à dominer dans son âme. « L'enfant, répétait souvent le
Père Gratry, voit Dieu dans son père, » et il donnait des exemples
fréquens de cette foi dans la science sans bornes et dans la force
sans limites du chef de famille. Il eût pu tout aussi bien dire
que l'enfant voit en Dieu un père universel dont la puissance
est invoquée, quand celle du père selon la nature commence,
au contact de l'expérience, à laisser voir ses inévitables défail-
lances. Les deux propositions se tiennent : car l'enfant ne fait
ici, sans le savoir, que pratiquer la « dialectique » platoni-
cienne. Comme l'auteur du Banquet et du Phédon, de ce qu'il
voit et éprouve d'impuissante bonté il s'élève à la conception
d'une bonté parfaite; il soupçonne, il accepte de tout cœur la
parenté de l'une et de l'autre, ne se défendant pas d'humaniser
la seconde et ne demandant qu'à diviniser la première aussi
longtemps que cette illusion lui sera permise.
Beaucoup réduiraient volontiers tout l'élan religieux des
enfans à leurs requêtes intéressées de la nuit de Noël : mais
ces requêtes sont souvent relevées de sentimens pleins de déli-
catesse. Il n'est pas difficile d'inspirer à celui qui les adresse de
demander aussi pour les petits pauvres : il acceptera parfaite-
ment cette fraternité entre l'enfant divin, les enfans malheureux
et lui-même. Son élan va quelquefois plus loin encore. Une
fillette de six ans, très précoce, il est vrai, très souvent occupée
de sa petite personne et très désireuse que rien ne froisse son
amour-propre naissant, n'oublie pas, aux approches de la der-
nière Noël, d'écrire (et toute seule!) la lettre habituelle au divin
petit dispensateur des faveurs dues aux enfans sages (dont elle
est bien assurée de faire partie). Elle s'interrompt une fois dans
l'enchevêtrement de son écriture : « Je lui demande peut-être
582 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup de choses, » se dit-elle; mais elle se donne confiance
avec cette réflexion : « Il peut tout ce qu'il veut, cela ne le
gênera pas. » Puis, enfin, se sovivenant d'une cousine germaine
de quinze ans dont la mort vient d'attrister toute sa famille, et
dont on lui a dit naturellement qu'elle était allée au ciel, elle
écrit : « Mon petit Jésus, vous embrasserez bien pour moi ma
pauvre Suzanne. »
Ceci est déjà très touchant. Voici qui est, j'oserai dire, plus
profond. Cette même fillette de six ans est conduite par hasard
en la chapelle d'un couvent. Elle voit toutes les religieuses à
l'office, elle regarde curieusement, elle questionne, elle se fait
rendre compte des occupations des sœurs. Il en est qu'elle con-
naissait déjà, pour les avoir rencontrées avec leur « corniche, »
— c'est ainsi qu'elle appelle la cornette; et quoique le costume
d'une jeune mariée lui eût, à peu près à la même époque^ paru
beaucoup plus flatteur, elle n'en avait pas moins demandé à ce
qu'on lui mît un jour une « corniche » pour venir recommander,
disait-elle, à son grand-père le placement d'un petit orphelin.
Cette fois, elle a vu dans la chapelle un groupe de sœurs qui
passent leur vie à prier. A peine sortie, elle dit : « Eh bien !
voilà des personnes qui aiment le bon Dieu! cela prouve bien
qu'il y en a qui l'aiment ! »
Je sais que parmi toutes ces conceptions qui brillent et qui
passent comme des étincelles, il en est de moins intéressantes
que celles-là. Les parens sourient aux unes et aux autres; ils y
reconnaissent leur naïve simplicité d'autrefois, qu'ils regrettent
peut-être, et ils savent gré à la foi empressée de leur progéniture
de leur faciliter certaines réponsesà des questions embarrassantes
Vais-je insinuer par là qu'ils se débarrassent purement et sim-
plement d'un souci et d'un effort? Leur conseillerai-je d'essayer
d'apaiser cette soif de solutions en servant à leurs jeunes ques-
tionneurs les hypothèses de la lutte pour la vie et les beautés
de la loi des trois états? J'avoue que non, et je confesse qu'à
mon avis, en donnant à la raison naissante ce qu'elle peut sup-
porter, ils la ménagent et l'encouragent à des efforts ultérieurs
et s'abstiennent, selon le mot profond de Malebranche, de la
« rebuter. » La curiosité incompressible de la nature humaine
réclame deux ordres de réponses, les ijnes sur le pourquoi, les
autres sur le comment. Platon donnait la préférence aux pre-
mières et soutenait qu'elles seules fournissent une véritable expli-
L EN FAIS T.
583
cation. A coup sûr, il était, sinon dans le faux, du moins dans
l'incomplet : et il était difficile qu'il ne le fût pas, puisque de
son temps la science expérimentale n'était pas née. Elle est très
développée aujourd'hui, mais pas pour l'enfant qui serait inca-
pable d'en rien saisir, tandis qu'il saisit très bien que tout ce
qui l'élonne puisse lui être donné comme le produit dune
volonté paternelle et bienfaisante. Un livre récent sur la menta-
lité des êtres inférieurs dit que les primitifs et les enfans ont
pour tout une explication « mystique. » Je n'offenserai pas le
distingué philosophe en disant qu'il n'est peut-être pas très en
mesure de bien juger le mysticisme. Le mysticisme ou amour
de Dieu et désir de s'unir à lui, tantôt précède la science et
tantôt la suit; dans aucun des deux cas, il n'est fait pour l'étouf-
i'er. On peut soutenir sans paradoxe que Newton a été mystique
et que Descartes lui-même et Leibnitz n'étaient pas très éloignés
de l'être. Ils ne l'étaient point, à coup sûr, dans leurs recherches
en astronomie, en mécanique, en philosophie naturelle; mais
ils pouvaient l'être après et au delà, comme ils auraient pu à
la rigueur l'être avant : car eux aussi ont commencé par être des
enfans. Je ne crois cependant pas beaucoup, je l'avoue, au
mysticisme de nos petits garçons et de nos petites filles, pas
plus que je ne crois à celui du bon nègre. Ce qu'il y a chez eux,
c'est simplement une impossibilité de se prêter à cette explica-
tion naturelle des phénomènes par des enchaînemens d'expé-
rience et de calculs qui ont demandé, qui demanderont des vies
entières, pour ne pas dire des siècles d'efforts collectifs. Il est
donc inévitable qu'ils acceptent d'abord une explication invo-
quant des volontés et des intentions analogues aux leurs et qu'ils
s'en tiennent d'abord pour satisfaits. Soit respect pour ce qu'on
leur dit sur un ton d'autorité, soit faiblesse d'attention et inca-
pacité momentanée d'enchaîner un trop grand nombre d'idées,
il est à remarquer que, quand ils ont une réponse vraisem-
blable qui ne les choque pas, qui ne les fasse pas rire, ils s'ar-
rêtent. C'est un peu plus tard que leur curiosité réfléchira de
nouveau et s'apercevra qu'elle a besoin d'une réponse complé-
mentaire. S'ils estiment alors que le second mode d'explication
s'ajoute au premier et ne le détruit pas, qu'on y revient même
après avoir constaté que le second, à lui seul, ne résout pas
tout, ils ne seront peut-être pas en trop mauvaise compagnie.
384
REVUE DES DEUX MONDES.
*
Montrer comment, de l'une de ses phases à l'autre, l'enfant
apprend à raisonner, par induction ou par déduction, à perfec-
tionner sa mémoire, à faire servir plus ou moins ses habitudes
à ses progrès, ce serait là reprendre de biais la psychologie tout
entière. Sans nous exposer à rien de pareil, notons ici cer-
taines idées que les « nouveaux psychologues » ont essayé d'ac-
créditer sur l'esprit de l'enfant, et demandons-nous ce qu'il faut
en penser.
En deux mots, la nouvelle psychologie rend de très grands
services par ses études analytiques ; mais ces services, elle en
compromet un peu la valeur par l'abus même de l'analyse. Elle
oublie que l'esprit et le cœur de l'enfant ne sont pas faits de
phénomènes hétérogènes qui se juxtaposent, que l'âme de l'en-
fant est une organisation complexe et une où tout se tient, avec
des corrélations nombreuses comme avec des compensations,
que le tout enfin se développe à travers des milieux dont
l'action est tantôt facile et tantôt difficile, ici acceptée avec
docilité, là modifiée, ici durable et là passagère.
Le nouveau psychologue, assez dédaigneux pour ses devan-
ciers, entre dans une réunion d'enfans. Il y arrive muni
d'appareils enregistreurs, avec des graphiques tout préparés. Il
fait lire au tableau et mesure la grandeur des lettres lues à
une distance mesurée elle-même avec précision. Il fait apprendre
une pièce renfermant tant de vers et il inscrit le nombre de
minutes et de secondes au bout desquelles chaque enfant l'aura
apprise. Il pose des questions qui lui feront mesurer ce que
l'enfant a d'imagination ou visuelle ou auditive et le degré de
son aptitude à devenir peintre ou musicien. Il compte ce qu'il
faut à l'un et à l'autre de minutes pour trouver cinquante mots,
pour reconstituer une phrase où l'on a supprimé un mot, deux
mots, trois mots, pour additionner dix chiffres ou vingt chiffres,
de même qu'il compte combien de coups chacun d'eux peut
taper sur sa table sans se dire fatigué. Il se fera fort de fixer
par le dynamomètre la cause organique de la paresse, car il
mesurera, d'un côté, la force musculaire et, de l'autre, le degré
d'indifférence ou de réaction à des excitations tenues, à tort ou
à raison, pour caractéristiques. Il fera enfin composer en un
même jour toute une troupe de garçons et de fillettes sur cette
L ENFANT.
585
question : « A qui voudriez- vous ressembler? » Et par là il se
flatte d'avoir déterminé l'idéal de chacun d'eux.
Ces procédés sont ingénieux et ils ne sont pas sans utilité, à la
condition qu'on ne s'y tienne pas. Certes, un enfant, s'il est
myope, le restera, mais ce n'est pas une raison pour qu'il soit
moins bon observateur. 11 y a des gens qui sont à même de
tout voir, mais qui malheureusement ne regardent rien : ceux
qui sont obligés de regarder de près voient souvent beaucoup
plus et beaucoup mieux qu'eux. Qui dira le genre de tempéra-
ment, le degré de force musculaire ou de richesse sanguine ou
de vivacité nerveuse qui favorise le plus l'ardeur au travail?
Les uns sont paresseux à l'école parce qu'ils sont maladifs, les
autres le seront parce que, se portant trop bien, ils voudraient à
tout prix le grand air et le remuement. Mais qui dira même
exactement où est le gage d'une santé parfaite? et surtout qui
prétendra découvrir l'organe et la fonction dont l'activité garan-
tira le mieux le bon équilibre de l'ensemble? La classification
des enfans en bien doués ou mal doués pour la mémoire, j'irai
jusqu'à dire en intelligens et en peu intelligens (les arriérés
mis à part), en enfans ayant de la volonté et en enfans n'en
ayant pas, tout cela est, — en cours d'éducation, — quelque
chose de très conjectural et de hasardeux. Il est des natures qui
lancent des traits pétillans, mais destinés à s'éteindre les uns
après les autres : ce sont des traits d'esprit, des remarques pi-
quantes, des esquisses originales, mais il en reste peu de chose.
Il en est d'autres, et quelquefois tout à côté, où le feu couve
sous la cendre : il attend les alimens et aussi le souffle qui lui
conviendront le mieux, et alors le foyer ne faiblira plus.
En dehors de quelques natures exceptionnelles, aucun
homme ne peut être universel : tous sont obligés de choisir plus
ou moins tôt ou de se laisser assigner une destination particu-
lière. On a ainsi un ouvrier intelligent, un fermier intelligent,
un éducateur intelligent, un médecin intelligent : un homme
qui aurait la prétention de se dire très intelligent, sans occuper
son intelligence à rien de suivi, aurait bien des chances de
n'être qu'un raté. C'est qu'en effet l'intelligence est nécessaire-
ment l'intelligence de quelque chose et de quelque chose qui
vaille la peine d'être bien connu. Or ce qui vaut la peine d'être
connu est de son côté quelque chose qui dure et où tout se tient
et se coordonne. L'intelligence d'un homme et aussi celle d'un
586 REVUE DES DEUX MONDES.
enfant se mesurera donc d'abord à ce qu'elle a (autant que pos-
sible) d'adéquat à son objet présent. Si elle le dépasse et sait le
faire rentrer avec d'autres en un ensemble plus large auquel
elle saura se montrer égale, elle aura certainement donné une
preuve de plus de son étendue et de sa vigueur. C'est dire que
l'intelligence d'un écolier peut être chose changeante et sujette
à des ascensions comme à des chutes également inattendues.
La mémoire est une des parties les moins nobles, peut-on
dire, de cet ensemble mouvant, parce qu'elle peut, à quelques-
uns des degrés qu'elle franchit, dépendre surtout d'aptitudes
toutes mécaniques. On pourra dire d'elle ce que Boileau dit de
la rime : elle n'est qu'une esclave et ne doit qu'obéir. Sa valeur
durable ne s'établit donc que par le concours qu'elle donne à
des formes plus larges de la pensée. Une mémoire qui revient
d'elle-même exactement et prompte ment à ce qu'elle a lu ou vu
sous une forme sensible ne vaudra pas telle mémoire d'abord
plus rebelle ou plus facile à égarer, mais dont l'enfant retrou-
vera les détours par un effort personnel et réfléchi. Peu im-
porte que ce « palais » des souvenirs soit plus difficile à ouvrir,
si on emploie, pour y pénétrer, une clef dont l'usage même a
quelque chose d'intelligent. Quand surtout on exige la mé-
moire littérale (et celle-là seule peut être mesurée par les pro-
cédés que nous avons dits), on risque bien de mal juger le
sujet; car souvent ce qui la gêne et la déroute chez un enfant
n'est pas autre chose que la troupe d'images accessoires et
d'idées naissantes que provoquent les mots prononcés ou men-
talement ou à haute voix, et n'est-il pas connu que pour revenir
à la littéralité, il ne faut souvent qu'une absence ou qu'une
suspension de réflexion? C'est pourquoi la mémoire d'un
enfant, comme plus d'une de ses autres facultés, est variable,
variable d'une classe à l'autre et d'une année à l'autre, suivant
l'attrait, — souvent passager, — qu'on a su donner à tel ou
tel genre d'exercice. L'œuvre de l'éducation enfantine est de
coordonner et de régulariser tous ces efforts : le travail de la
jeunesse proprement dite et de ses heures décisives sera de les
faire converger vers une fin élue ou adoptée et persévéram-
ment servie.
Pour hâter ce moment et pour en fixer les bienfaits, il fau-
dra un certain idéal, et il est toujours intéressant de connaître,
quand on le peut, celui d'un enfant. Mais ici encore, que de
L ENFANT.
587
variations successives ! L'essai plusieurs fois répété en Amérique
et en Belgique de faire écrire, à un moment donné, aux enfans
d'une même classe ce qu'ils voudraient être et quel est le per-
sonnage auquel ils voudraient ressembler, peut être pour le
professeur un amusement innocent. Il n'aurait de valeur sérieuse
qu'à la condition d'être répété souvent, et encore faudrait-il
être sûr de la sincérité des réponses. Tout petit, l'enfant a un
idéal conforme à ce que lui suggèrent ceux de ses premiers
livres' qui i'ont amusé. Quels sont les petits garçons qui n'ont
pas voulu être soldats, ou marins, ou explorateurs, ou ingé-
nieurs, suivant les jouets qu'on leur donnait? Une fillette de
cinq ans, qui jouait encore aux poupées et se figurait sans doute
la famille comme un prolongement de cette heureuse illusion,
s'écriait tout d'un coup, comme après des réflexions dont elle
ne voulait point faire part : « Elle est bien heureuse, M""^ de J...,
elle a beaucoup de petites filles ! » Celle qui poussait cette ex-
clamation naïve n'en déclarait pas moins, douze ou quinze ans
plus tard, sa volonté solide et bien arrêtée de garder le célibat.
Sur le choix, — si souvent passager, — de l'idéal enfantin,
rien n'agit plus que l'attrait exercé par les apparences dont
l'imagination est frappée dans son contact avec une personne don-
née; mais il y a aussi certaines répulsions qui opèrent. Presque
toujours le petit garçon débute par vouloir être comme son
père : mais fréquemment il y renonce parce qu'il a trop entendu
parler de la peine que son père avait dû se donner et qu'il voit
de trop près celle qu'il continue à s'imposer. Quelques-uns se
proposent plus facilement comme modèles un oncle ou un ami
de la famille, parce qu'ils éprouvent ses complaisances plutôt
que ses sévérités et qu'ils le voient moins dans ses difficultés
quotidiennes. D'autres fois enfin, l'idéal de choix n'est autre
chose que la ressemblance avec une personne dont la voix, dont
les paroles, dont les exemples auront flatté quelques penchans,
provoqué quelques désirs naissans, les uns excellens, les autres
moins bons. Dans une de ces enquêtes dont je parlais il y a un
instant, une fillette de sept ans, d'une école de la Flandre belge,
avait répondu : « Je voudrais ressembler que c'est une personne
que nous connaissons de vue, parce qu'on la voit et connaît
toujours. » Un homme de science commentait la réponse en
un grand journal parisien et disait : « Il y a ici une pensée,
mais elle gagnerait à être dévoilée; telle qu'elle se présente,
588
REVUE DES DEUX MONDES.
c'est une énigme. » Eh bien! ce n'est pas mon. avis; malgré
son incorrection bien pardonnable, cette réponse m'a paru la
plus claire de toules. L'enfant en question donnait en quelque
sorte la théorie de ce que beaucoup de ses camarades prati-
quaient peut être sans s'en douter. Elle affirmait ne vouloir
ressembler, un jour, qu'à une personne qu'elle connaîtrait par-
faitement et dont les qualités, dont l'humeur, dont la bonne
réputation, dont la bonté, dont la bonne chance aussi ne lui
laisseraient aucun doute. Elle était dans le vrai ; et c'est ce qui
nous explique comment l'idéal d'un enfant varie avec la nature
de ceux qu'il a l'occasion d'admirer, — croyant les connaître, —
ou dans la vie réelle, ou dans l'histoire,, ou dans ces récits ima-
ginaires dont on occupe ses rêveries changeantes.
*
* *
De tout ce qui précède, il suit que l'enfant est un être actif,
tout plein d'énergies spontanées, travaillant lui-même à la
constitution de son langage, de son art et de ses jeux, de son
idéal préféré, imitant beaucoup, mais n'imilant pas qui que ce
soit. On ne saurait non plus le traiter comme un simple récep-
tacle d'activités et d'aptitudes indépendantes, dont on pourrait
mesurer, puis régler l'essor en les isolant indifféremment les
unes des autres. L'organisation qui s'ébauche et se consolide en
lui n'est pas toujours en équilibre; mais elle tend à s'y mettre si
on surveille les corrélations mutuelles de ses diverses facultés
et si on aide l'une à compenser l'insuffisance, quelquefois pas-
sagère et guérissable, de l'autre. Si, en effet, nous ne pouvons
rien sur l'enfant sans son concours, lui non plus ne peut rien
sans le nôtre. Et quand je dis le nôtre, je ne veux pas seule-
ment parler du maître qui le dirige ou qui est censé le diriger ;
je veux parler aussi de l'accumulation des influences hérédi-
taires et plus encore des influences morales du jour ou de la
veille, de la place qu'on donne à l'enfant dans la famille, de
manière qu'il puisse relier celle de demain à celle d'hier : car
pour l'être humain mieux valent encore des liens qui gênent
que des liens brisés : on peut assouplir les uns, on ne peut pas
facilement remplacer les autres.
HENr.l JoLY.
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE
Passons de l'Inde en Asie centrale et regardons le pays à vol
d'oiseau (1). A perte de vue, se déroule à nos pieds le Pamyr
et rindou-Kousch « Toit du monde » et nœud gordien du con-
tinent. Crêtes blanches et grises vallées, A l'Est et au Nord de
ce fouillis montagneux, la Perse et l'Iran forment un haut pla-
teau. De vastes étendues s'encadrent de lignes austères, d'une
grandeur superbe et sauvage. Sol accidenté, vertes oasis, déserts
arides qu'enferment les plus hautes cimes de la terre. Un des
voyageurs modernes qui a le mieux vu la Perse et senti son
âme, le comte de Gobineau, décrit ainsi cette contrée altière :
« La nature a disposé l'Asie centrale comme un immense esca-
lier, au sommet duquel elle semble avoir tenu à honneur de
porter au-dessus des autres régions du globe le berceau antique
de notre race. Entre la Méditerranée, le golfe Persique et la
Mer-Noire, le sol va s'élevant d'étages en étages. Des croupes
énormes placées en assises, le Taurus, les monts Gordyens,
les chaînes du Laristan soulèvent et soutiennent les provinces.
Le Caucase, l'Elbourz, les montagnes de Chiraz et d'Ispahan y
ajoutent un colossal gradin plus haut encore. Cette énorme
plate-forme, étalant en plaines ses développemens majestueux
du côté des monts Soleyman et de l'Indou-Kousch, aboutit d'une
part au Turkestan qui conduit à la Chine, et de l'autre aux rives
de rindus, frontière d'un non moins vaste monde. La note domi-
nante de cette nature, le sentiment qu'elle éveille par-dessus tous
les autres est celui de l'immensité et du mystère (2). »
(1) Voyez, dans Is. Revue in \"îéyviev, le Mystère de l'Inde; — la Vie de Bouddha.
(2) Gobineau, Trois ans en Asie; Pion.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais elle abonde aussi en violens contrastes, qui évoquent
l'idée de la lutte et de la résistance.- Après les redoutables
tempêtes du printemps, de mai jusqu'en septembre, le temps
reste sec et l'atmosphère d'une pureté merveilleuse. Les con-
tours des montagnes et les moindres détails du paysage se
dessinent dans une clarté limpide avec des couleurs vives qui
ont la fraîcheur de l'arc-en-ciel. L'été est chaud et léger, l'hiver
rude et terrible. L'oranger elle grenadier poussent au bord des
vallées fertiles. Des palmes ombragent les sources où boivent
les gazelles, tandis que les neiges s'amassent aux flancs des
montagnes, boisées de chênes et de cèdres, qu'habitent l'ours
et le vautour, et que le vent du Nord balaye les steppes en
tourbillons de poussière.
Telle la terre d'adoption des Aryas primitifs, terre où l'eau
ne jaillit du sol avare que sous les coups de pic, terre qui ne
donne son fruit que sous le soc de la charrue et le canal d'irri-
gation, où la vie est un éternel combat contre la nature. Telle
fut la patrie de Zoroastre.
I. — LA JEUiNKSSE DE ZOROASTRE
Les uns le font naître en Bactriane, les autres dans la
biblique Rhagès, non loin de l'actuelle Téhéran. J'emprunte
encore à Gobineau la description de ces lieux grandioses : « Au
Nord s'étendait une chaîne de montagnes dont les sommets
étincelans de neige se relevaient à une hauteur majestueuse :
c'était l'Elbourz, cette immense crête qui unit l'Indou-Kousch
aux montagnes de la Géorgie, le Caucase indien au Caucase de
Promélhée, et, au-dessus de cette chaîne, la dominant comme
un géant, s'élançait dans les airs l'énorme dôme pointu du De-
mavend, blanc de la tête aux pieds... Pas de détails qui arrêtent
la pensée, c'est un infini comme la mer, c'est un horizon d'une
couleur merveilleuse, un ciel dont rien, ni parole, ni palette, ne
peut exprimer la transparence et l'éclat, une plaine qui, d'ondu-
lations en ondulations, gagne graduellement les pieds de
l'Elbourz, se relie et se confond avec ses grandeurs. De temps
en temps, des trombes de poussière se forment, s'arrondissent,
s'élèvent, montent vers l'azur, semblent le toucher de leur faîte
tourbillonnant, courent au hasard et retombent. On n'oublie
pas un tel tableau. »
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 591
A l'époque où naquit le premier Zoroastre, quatre ou cinq
mille ans avant notre ère (1), l'antique Iran et la Perse étaient
peuplés par des tribus nomades, issues de la plus pure race
blanche. Une élite seulement connaissait la charrue et l'art du
labour, l'épi sacré qui pousse droit comme un javelot, les mois-
sons d'or qui ondulent comme des seins de femme et la gerbe
divine, ce pur trophée du moissonneur. Les autres vivaient en
pasteurs avec leurs troupeaux, mais tous adoraient le soleil et
offraient le sacrifice du feu sur l'autel de gazon. Ils vivaient par
petites tribus, ayant perdu leurs anciens rois pontifes. Mais,
depuis plusieurs siècles, les Touraniens venus des plaines du
Nord et des montagnes de la Mongolie, avaient envahi la terre
des purs et des forts, l'antique Aryana Vaeya. Pépinière
humaine inépuisable, les Touraniens étaient issus de la race la
plus résistante de l'Atlantide, hommes trapus, au teint jaune,
aux petits yeux bridés. Puissans forgerons d'armes, cavaliers
pillards et rusés, ils adoraient aussi le feu, non la lumière cé-
leste qui illumine les âmes et rapproche les tribus, mais le feu
terrestre, souillé d'élémens impurs, père des noirs enchante-
mens, le feu qui donne la richesse et la domination en attisant
les désirs cruels. On les disait voués aux démons des ténèbres.
Toute l'histoire des Aryas primitifs est l'histoire de leurs luttes
avec les Touraniens. Sous le choc des premières invasions, les
tribus aryennes se dispersèrent. Elles fuyaient devant les cava-
liers jaunes montés sur leurs chevaux noirs comme devant une
armée de démons.
Les plus récalcitrans se réfugiaient dans les montagnes ; les
autres se soumettaient, subissaient le joug du vainqueur et
admettaient son culte corrompu.
A cette époque, naquit dans les tribus montagnardes de
l'Elbourz, qui s'appelait alors l'Albordj, un jeune homme du
(1) Pline dit Zoroastre de 1 000 ans antérieur à Moïse. Hermippe, qui traduisit
ses livres en grec, le faisait remonter à 5 000 ans avant la prise de Troie, Eudoxe
à 6 000 ans avant la mort de Platon. La science moderne, après les savantes
études d'Eugène Burnouf, de Spiegel, de James Darmesteter et de Harlez, déclare
qu'il n'est pas possible de fixer la date où vécut le grand prophète iranien, auteur
du Zend-Avesta, mais la recule en tout cas à 2 500 ans avant J.-C. La date
indiquée par Pline correspond à peu près à la date approximative admise parles
modernes orientalistes. Mais Hermippe, qui s'occupa spécialement de ce sujet,
devait posséder sur la Perse des documens et des traditions aujourd'hui perdues.
La date de 5 000 ans avant J.-C. n'a rien d'improbable, étant donné l'antiquité
préhistorique de la race aryenne.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
nom d'Ardjasp, descendant d'une ancienne famille royale. Ard-
jasp passa sa jeunesse avec sa tribu, chassant le buffle et guer-
royant contre les Touraniens. Le soir, sous la tente, le fils de
roi dépossédé songeait quelquefois à restaurer l'antique royaume
de Yima (1) le Puissant; mais ce n'était qu'un rêve sans con-
tour. Car, pour cette conquête, il n'avait ni les chevaux, ni les
hommes, ni les armes, ni la force. Un jour, une sorte de fou
visionnaire, un saint en haillons comme l'Asie en a toujours
eu, un pyr, lui avait prédit qu'il serait un roi sans sceptre et
sans diadème, plus puissant que les rois de la terre, un roi
couronné par le soleil. Et c'était tout.
Dans une de ses courses solitaires, par un clair matin,
Ardjasp atteignit une vallée verte et fertile. Des pics élancés
formaient un large cirque, çà et là fumaient des champs de
labour; au loin, un portique construit en troncs d'arbres domi-
nait un groupe de huttes entourées de palissades. Une rivière
courait sur un tapis de hautes herbes et de fleurs sauvages. Il
la suivit et atteignit un bois de pins odorans. Tout au fond
dormait, au pied d'un roc, une source limpide plus bleue que
l'azur. Une femme drapée de lin blanc, agenouillée au bord de
la source, puisait de l'eau dans un vase de cuivre. Elle se releva
et posa l'urne sur sa tête. Elle avait le fier type des tribus
aryennes montagnardes. Un cercle d'or retenait ses cheveux
noirs. Sous l'arc des sourcils, qui se rejoignaient au-dessus du
nez busqué, brillaient deux yeux d'un noir opaque. Il y avait
dans ces yeux une tristesse impénétrable d'oii jaillissait parfois
un dard, pareil à un éclair bleu sortant d'un nuage sombre.
— A qui appartient cette vallée ? demanda le chasseur égaré.
— Ici, dit la jeune femme, règne le patriarche Vahoumano,
gardien du feu pur et serviteur du Très-Haut.
— Et toi, noble femme, quel est ton nom?
— On m'a donné le nom de cette source, qui s'appelle
Ardouizour (source de Lumière). Mais prends garde, étranger !
Le maître a dit : Celui qui boira de cette eau, sera brûlé d'une
soif inextinguible, et seul un Dieu peut fétancher...
Encore une fois, le regard de la jeune femme aux yeux
opaques tomba sur l'inconnu. Il vibra cette fois-ci comme une
flèche d"or, puis. elle se tourna et disparut sous les pins odorans.
(1) Le Rama indou, dont il est question au début du Zend-Avesta sous le
nom de Yima et qui reparaît dans la légende persane sous le nom de Djemchyd.
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 593
Des centaines de fleurs blanches, rouges, jaunes et bleues
penchaient leurs étoiles et leurs calices en gerbes sur la source
bleue. Ardjasp s'y pencha aussi. Il avait soif et but à longues
lampées dans le creux de sa main de l'eau cristalline. Puis il
s'en alla et ne s'inquiéta plus de cette aventure. Seulement, il
repensait quelquefois à la vallée verdoyante, ceinte de pics inac-
cessibles, à la source d'azur sous les pins parfumés et à la nuit
profonde des yeux d'Ardouizour d'où sortaient des éclairs bleus
et des flèches d'or.
Des années se passèrent. Le roi des Touraniens, Zohak,
triomphait des Aryas. Dans l'Iran, sur un contrefort de l'Indou-
Kousch, à Baktra (1), une cité de pierre, une forteresse s'éleva
pour commander aux tribus nomades. Le roi Zohak y convoqua
toutes les tribus aryennes qui devaient reconnaître sa puissance.
Ardjasp s'y rendit avec ceux de sa tribu, non pour se soumettre,
mais pour voir l'ennemi face à face. Le roi Zohak, vêtu d'une
peau de lynx, occupait un trône d'or placé sur un tertre couvert
de peaux sanglantes de buffles. Autour de lui, en un grand
cercle, se tenaient les chefs armés de longues lances. D'un côté,
un petit groupe d'Aryas; de l'autre, des centaines de Toura-
niens. Derrière le roi, s'ouvrait un temple fruste, taillé dans la
montagne comme une sorte de grotte. Deux énormes dragons
de pierre, grossièrement taillés dans les rochers de porphyre, en
gardaient l'entrée et lui servaient d'ornement. Au centre brûlait
un feu rouge sur un autel de basalte. On y jetait des ossemens
humains, du sang de taureau et des scorpions. De temps à autre,
on voyait se lever, derrière ce feu, deux énormes serpens qui
se chauffaient à sa flamme (2). Ils avaient des pattes de dragon
et des capuchons charnus à crêtes mobiles. C'étaient les der-
niers survivans des ptérodactyles antédiluviens. Ces monstres
obéissaient aux bâtons de deux prêtres. Car ce temple était celui
d'Angra-Mayniou (Ahrimane), le seigneur des mauvais démons
et le dieu des Touraniens.
Ardjasp était à peine arrivé avec des hommes de sa tribu
que des guerriers amenèrent devant le roi Zohak une captive.
C'était une femme magnifique, presque nue. Un lambeau de
(1) L'actuelle Balk, enBaktryane.
(2) De là vient que, dans les traditions persanes du Zerduscht-Namèh et du
Schah-Naméh, le roi Zohak est représenté avec deux serpens qui lui sortent des
épaules.
Toy.. ni. — 1911. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
toile couvrait à peine sa ceinture. Les anneaux d'or de ses che-
villes prouvaient une race noble. Ses bras étaient liés sur son
dos avec des cordes et des gouttes de sang tachaient sa peau
blanche. Elle était retenue au col par une corde tressée de crin
de cheval aussi noire que ses cheveux défaits, qui retombaient
sur son dos et ses seins palpitans. Ardjasp reconnut avec terreur
la femme de la source, Ardouizour... Hélas! combien changée!
Elle était blême d'angoisse, aucun dard ne sortait de ses yeux
mornes. Elle baissait la tête, la mort dans l'âme.
Le roi Zohak dit : « Cette femme est la plus fière captive des
Aryas rebelles du mont Albordj. Je l'offre à celui d'entre vous
qui saura la mériter. Mais il faut qu'il se voue au dieu Angra-
Mayniou, en versant de son sang dans le feu et en buvant du
sang de taureau. Il faut ensuite qu'il me prête serment, à la vie,
à la mort, en plaçant sa tête sous mon pied. Celui qui fera cela,
qu'il prenne Ardouizour et en fasse son esclave. Si personne n'en
veut, nous l'offrirons en pâture aux deux serpens d'Ahrimane. »
Ardjasp vit un long frisson secouer, des pieds à la tête, le
beau corps d' Ardouizour. Un chef touranien, au teint orange,
aux yeux bridés, se présenta. Il offrit le sacrifice du sang
devant le feu et les deux serpens, il plaça sa tête sous les pieds
de Zohak et fit le serment. La captive avait l'air d'une aigle
blessée. Au moment où le Touranien brutal mit la main sur la
belle Ardouizour, celle-ci regarda Ardjasp. Un dard bleu sortit
de ses yeux et un cri de terreur de sa gorge : « Sauve-moi ! »
Ardjasp s'élança l'épée nue contre le chef, mais les gardiens de
la captive le saisirent et allaient le transpercer de leurs lances
quand le roi Zohak s'écria : u Arrêtez ! ne touchez pas à ce chef! »
puis se tournant vers le ieune Arya :
— Ardjasp, dit-il, je te laisse la vie et je te donne cette
femme, si tu me prêtes serment et te soumets à notre Dieu.
A ces mots, Ardjasp se prit les tempes, baissa la tète et
rentra dans le rang des siens. Le Touranien saisit sa proie,
Ardouizour poussa un nouveau cri, et cette fois-ci Ardjasp se
serait fait tuer, si ses compagnons ne l'avaient retenu en le
serrant à la gorge jusqu'à l'étouffer. Le jour pâlit, le soleil
devint noir et Ardjasp ne vit plus qu'un fleuve de sang rouge,
le sang de toute la race touranienne, qu'il brûlait de verser pour
la victime, pour la divine Ardouizour, blessée et traînée dans
la boue. Ardjasp tomba à terre et perdit connaissance.
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 595
Quand le jeune chef rouvrit les yeux, sous la tente où ses
compagnons l'avaient transporté, il aperçut au loin une femme
lie'e sur la selle d'un cheval. Un cavalier sauta sur la bête, serra
la femme dans ses bras, et toute une troupe de Touraniens aux
longues lances, montés sur leurs chevaux noirs, s'élança à sa
suite. Bientôt cavaliers, chevaux, croupes et sabots rués en
l'air, disparurent dans une nuée de poussière avec la horde
sauvage.
Alors Ardjasp se souvint des paroles d'Ardouizour près de
la source de lumière, sous les pins odorans: « Celui qui boira
de cette eau sera brûlé d'une soif inextinguible, — et seul un
Dieu peut l'étancher ! » Il avait soif dans le sang de ses veines,
dans la moelle de ses os, soif de revanche et de justice, soif de
lumière et de vérité, soif de puissance pour délivrer Ardouizour
et Fâme de sa race !
n. — LA VOIX DANS LA MONTAGNE ET LE VERBE SOLAIRE
Le cheval galopait ventre à terre à travers plaines et collines.
Ardjasp regagna les monts de l'Albordj. Il retrouva, à travers
maint rocher, la route du vallon aux herbes fleuries, entre les
cimes de neige. En s'approchant des huttes de bois, il vit des
laboureurs qui fendaient le sol avec la charrue attelée de che-
vaux fumans. Et la terre, rejetée le long des sillons, fumait
aussi de plaisir sous le soc tranchant et les durs sabots. Sur un
autel de pierre, en plein champ, dormait un glaive, et par-des-
sus reposait en croix une gerbe de fleurs. Ces choses rasséré-
nèrent le cœur d'Ardjasp. Il trouva Vahoumano, le vénérable
patriarche, assis sous sa tente et rendant la justice à sa tribu.
Ses yeux étaient pareils au soleil d'argent qui se lève entre les
cimes de neige et sa barbe, d'un blanc verdâtre, semblable aux
lichens qui recouvrent les vieux cèdres, aux flancs de l'Albordj.
— Que demandes-tu de moi? dit le patriarche à l'étranger.
— Tu sais le raptd'Ardouizour par leroi Zohak, dit Ardjasp.
J'ai vu son supplice à Baktra. Elle est devenue la proie du
Touranien. On dit que tu es un sage; tu es le dernier héritier
des prêtres du soleil. Tu es de ceux qui savent et qui peuvent
par les Dieux d'en haut. Je viens chercher auprès de toi lumière
et vérité pour moi, justice et délivrance pour mon peuple.
— As-tu la patience qui brave les années ? Es-tu prêt à
596
REVUE DES DEUX MONDES.
renoncer à tout pour ton œuvre ? Car tu n'en es qu'aii début de
tes épreuves, et ta souffrance durera toute ta vie.
— Prends mon corps, prends mon âme, dit Ardjasp, si tu
peux me donner la lumière qui assouvit et le glaive qui délivre.
Oui, je suis prêt à tout, si par cette lumière et par ce glaive
je puis sauver les Aryas et arracher Ardouizour à son bour-
reau.
— Alors je puis t'aider, dit Vahoumano. Viens habiter ici
pour un temps. Tu vas disparaître aux yeux des tiens; quand
ils te reverront, tu seras un autre. A partir de ce jour, ton nom
ne sera plus Ardjasp, mais Zarathoustra (1) qui signifie eïozVe
d'or ou splendeur du soleil et tu seras l'apôtre d'Ahoura-Mazda,
qui est \ auréole de l'Omniscient, V Esprit vivant de l'Univers!
C'est ainsi que Zoroastre devint le disciple de Vahoumano (2).
Le patriarche, prêtre du soleil, détenteur d'une tradition qui
remontait à l'Atlantide, enseigna à son élève ce qu'il savait de la
science divine et de l'état présent du monde.
— La race élue des Aryens, dit Vahoumano, est tombée sous
le joug fatal des Touraniens, sauf quelques tribus montagnardes;
mais celles-ci sauveront la race entière. Les Touraniens adorent
Ahrimane (3) et vivent sous son joug.
— Qu'est-ce donc qu'Ahrimane?
— Il y a des esprits sans nombre entre le ciel et la terre, dit
le vieillard. Innombrables sont leurs formes, et comme le ciel
sans bornes l'enfer insondable a ses degrés.
Il est un puissant Archange, nommé Adar-Assour (4) ou
Lucifer, qui s'est précipité dans l'abîme pour porter le feu
dévorant de son flambeau dans toutes les créatures. Il est le
plus grand sacrifié de l'orgueil et du désir, qui cherche Dieu
en lui-même et jusqu'au fond du gouffre. Même tombé, il con-
serve le souvenir divin et pourra quelque jour retrouver sa
couronne, son éloile perdue. Lucifer est l'Archange de la
(1) Zarathoustra est le nom zend dont Zoroastre est la forme grecque posté-
rieure. Les Parsis donnent au grand prophète aryen le nom de Zerduscht.
(2) Certains kabalistes juifs, quelques Gnostiques et les Rosicruciens du
moyen âge identifiaient Vahoumano, l'initiateur de Zoroastre, avec Melchisédec,
l'initiateur d'Abraham.
(3) En zend : Angra-Mayniou. J'ai adopté dans ce récit la plupart des noms de
la tradition gréco-latine parce qu'ils sont plus conformes à notre oreille et plus
évocateurs de souvenirs.
(4) Nous le retrouverons sous ce nom dans la tradition assyrienne de Ninive
et chaldéenne de Babylone.
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 597
lumière. Ah ri ma ne (1) n'est pas Lucifer, mais son ombre et
son revers, le chef des bandes ténébreuses. Attaché à la terre
avec frénésie, il nie le ciel et ne sait que détruire. C'est lui
qui a souillé les autels du feu et suscité le culte du serpent, lui
qui propage l'envie et la haine, les vices et l'oppression, la
fureur sanguinaire. Il règne sur les Touraniens, il attire leur
génie maléfique. C'est lui qu'il faut combattre et terrasser, —
pour sauver la race des purs et des forts.
— Mais comment combattre l'Invisible qui ourdit sa trame
dans les ténèbres?
— En te tournant vers le soleil qui se lève derrière la mon-
tagne de Hara-Berezaïti. Monte par la forêt des cèdres et gagne
la grotte de l'aigle qui est suspendue sur le gouffre. Là, tu
verras le soleil surgir tous les matins des pics hérissés. Pendant
le jour, prie le Seigneur du soleil de se manifester à toi ; la
nuil, attends-le et déploie ton âme vers les astres comme une
lyre immense. Tu attendras longtemps le Dieu, car Ahrimane
cherchera à te barrer la route. Mais une nuit, dans la paix de ton
âme, se lèvera un autre soleil, plus brillant encore que celui qui
enflamme les cimes du mont Berezaïti, — le soleil d'Ahoura-
Mazda. Tu entendras sa voix et il te dictera la loi des Aryas.
Quand le temps fut venu pour Zoroastre de se retirer dans
sa solitude, il dit à son maître:
— Mais où donc retrouverai-je la captive garrottée de
Baktra, que le Touranien a traînée dans sa tente et qui saigne
sous son fouet? Comment l'arracher de ses poings? Comment
chasser de devant mes yeux le spectre de ce beau corps lié de
cordes et taché de sang, qui crie et qui m'appelle toujours?
Hélas ! ne reverrai-je jamais la fille des Aryas, qui puise l'eau
de lumière sous les pins odorans et ses yeux qui ont laissé dans
mon cœur leurs flèches d'or et leurs dards bleus? Où reverrai-je
Ardouizour?
Vahoumano se tut un instant. Son œil devint terne et fixe,
aussi morne que la pointe des glaçons aux branches des sapins
en hiver. Une grande tristesse semblait peser sur le vieillard
comme celle qui tombe sur les cimes de l'Albordj quand le
soleil les a quittées. Enfin, d'un grand geste, il étendit le
bras droit et murmura :
(1) La conception de Méphistophélès dans le Faust de Goethe correspond
exactement à celle d'Ahrimane avec en plus l'ironie et le scepticisme modernes.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je l'ignore, mon fils. Ahoura-Mazda te le dira... Va à la
montagne !
Zoroastre, vêtu de peaux de mouton, passa dix ans à l'extré-
mité de la grande forêt de cèdres, dans la grotte suspendue sur
le gouffre. Il vivait de lait de buffle et du pain que les pâtres
de Vahoumanolui apportaient de temps en temps. L'aigle, qui
nichait dans les rochers au-dessus de la grotte, l'avertissait par
ses cris du lever du soleil. Quand l'astre d'or chassait les
brumes de la vallée, il venait voler quelques instans à grand
bruit d'ailes devant la caverne, comme pour voir si le solitaire
dormait, puis il dessinait quelques cercles au-dessus de l'abîme
et partait pour la plaine.
Des années passèrent, disent les livres persans, avant que
Zoroastre entendit la voix d'Ormuz et vît sa gloire. Ce fut
Ahrimane qui l'assaillit d'abord avec ses légions furieuses. Les
jours du disciple de Vahoumano coulaient tristes et désolés.
Après les méditations, les exercices spirituels et les prières de
la journée, il pensait au destin des Aryas opprimés et cor-
rompus par l'Ennemi, il repensait aussi au sort d'Ardouizour.
Que devenait la plus belle des Aryennes aux mains du Tou-
ranien hideux?
Avait-elle noyé son angoisse dans quelque fleuve ou subi
son ignoble destin? Suicide ou dégradation, il n'y avait pas
d'autre alternative. L'une et l'autre était affreuse. Et Zoroastre
voyait sans cesse le beau corps sanglant d'Ardouizour ligotté
d'une corde. Cette image sillonnait la méditation du prophète
naissant comme un éclair ou comme une torche.
Les nuits étaient pires que les jours. Ses rêves nocturnes
dépassaient en horreur les pensées de sa veille. Car tous les
démons d'Ahrimane, tentations et terreurs, venaient l'assaillir
sous des formes hideuses et menaçantes d'animaux. Une armée
de chacals, de chauves-souris et de serpens ailés envahissait la
caverne. Leurs voix glapissantes, leurs chuchotemens et leurs
sifflemens lui inspiraient le doute sur lui-même, la peur de sa
mission. Mais, le jour, Zoroastre se représentait les milliers et
les milliers d'Aryas nomades opprimés par les Touraniens et
secrètement révoltés contre leur joug, les autels souillés, les
blasphèmes et les invocations maléfiques, les femmes enlevées
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 599
et réduites en esclavage comme Ardouizour. Alors l'indignation
lui rendait le courage.
Quelquefois, il gravissait, avant l'aube, la cime de sa mon-
tagne boisée de cèdres. Il écoutait le vent gémir dans les grands
arbres tendus comme des harpes vers le ciel. Du sommet il
regardait l'abîme, l'escarpement des pentes vertes, les cimes de
neige, hérissées de pointes aiguës, et au loin, sous une vapeur
rose, la plaine de l'Iran. Si la terre, disait Zoroastre, a eu la
force de soulever d'un tel élan ses mille mamelles vers le ciel,
pourquoi n'aurais-je pas, moi, la force de soulever mon peuple?
Et quand le disque éclatant de l'astre-roi jaillissait des cimes de
neige, dissipant d'un seul rayon comme d'un coup de lance les
brumes du gouffre, Zoroastre se remettait à croire à Ormuz. Il
priait tous les matins, comme Vahoumano le lui avait enseigné :
« Sors, ô soleil étincelant avec tes chevaux rapides, monte sur
le Hara-Berezaïti et éclaire le monde! »
Cependant Ormuz ne venait pas. Les rêves nocturnes de
Zoroastre devenaient de plus en plus efîrayans. Des monstres
plus horribles l'assiégeaient, et, derrière leur houle mouvante,
une ombre apparut, une ombre vêtue de longs habits de deuil,
le visage voilé de noir comme le reste de son corps. Elle se
tenait immobile et semblait regarder le dormeur. Etait-ce
l'ombre d'une femme ? Ce ne pouvait être Ardouizour. La
blanche puiseuse à la source d'azur n'aurait pas eu cet air
sinistre. Elle paraissait et disparaissait, toujours immobile, tou-
jours voilée, son masque noir fixé sur Zoroastre. Pendant un
mois, elle revint toutes les nuits sur la houle des démons chan-
geans. Enfin elle parut se rapprocher et s'enhardir. Derrière ses
voiles noirs, chatoyait, en lueurs fugitives, un corps nacré d'une
beauté phosphorescente. Était-ce une tentatrice envoyée par
Ahrimane? Était-ce une de ces lémures qui induisent les
hommes à des amours lugubres parmi les marbres des tom-
beaux, sous les cyprès des cimetières? Mais non; l'Ombre
voilée avait trop de tristesse et de majesté. Une nuit cependant
elle se pencha sur lui, et de sa bouche, à travers son voile noir
sortit une haleine brûlante qui se répandit dans les veines du
voyant comme un fleuve de l'eu.
Et Zoroastre seveilla dans une sueur d'angoisse, sur son lit
de feuilles sèches, sous sa peau de buffle. On n'entendait, dans
la nuit, que les hurlemens du vent tournoyant dans le gouffre,
600 REVUE DES DEUX MONDES.
en trombes et en rafales, du vent désespéré. qui répondait à la
voix âpre et sauvage du torrent.
Cependant, peu à peu, de mois en mois, en ses visites espa-
cées, rOmbre-Femme s'éclaircit. De noire elle devint grise,
puis blanchâtre. Elle semblait apporter avec elle des rayons et
des fleurs, car elle chassa les démons de son nimbe rose et
venait seule maintenant. Un jour, elle se montra presque trans-
parente, dans la blancheur d'une aube incertaine, et tendit ses
deux bras vers Zoroastre comme en un geste ineffable d'adieu.
Elle resta longtemps ainsi, toujours muette et voilée. Puis, d'un
autre geste, elle montra le soleil naissant, et, tournée vers lui,
se dilua dans son rayon, comme absorbée et bue par sa chaleur.
Zoroastre s'éveilla et marcha jusqu'au bord de la grotte qui
surplombe l'abîme. Il faisait grand jour ; le soleil était haut
dans le ciel. A ce moment, quoiqu'il n'eût point vu le visage de
l'Ombre, le solitaire eut le sentiment irréfragable que ce fantôme
était l'âme d'Ardouizour et qu'il ne la reverrait plus en ce monde.
Il resta longtemps immobile. Une douleur aiguë le poignait;
un torrent de larmes silencieuses s'échappa de ses yeux. Le froid
les gelait dans sa barbe. Puis il monta vers le sommet de sa
montagne. Des stalactites de neige gelée pendaient aux branches
des vieux cèdres et fondaient au soleil printanier. La neige étin-
celait en cristaux sur les cimes et toute la chaîne de l'Albordj
semblait pleurer des larmes durcies, des larmes de glace.
Les trois jours et les trois nuits qui suivirent furent pour
Zoroastre le pire temps de désolation. Il vivait la Mort, non pas
la sienne propre, mais celle de tous les êtres ; il habitait en Elle
et Elle campait en lui. Il n'espérait plus rien, il n'invoquait
même plus Ormuz et ne trouvait de repos que dans un brise-
ment de tout son être qui amenait l'inconscience.
Mais voici que, la troisième nuit, au plus profond de son
sommeil, il entendit une voix immense, pareille au roulement
d'un tonnerre qui finirait en un murmure mélodieux. Puis, un
ouragan de lumière se rua sur lui d'une telle violence qu'il crut
qu'on chassait son âme hors de son corps. 11 sentait que la puis-
sance cosmique, qui le hantait depuis son enfance, qui l'avait
comme cueilli dans sa vallée pour le porter à sa cime, que
l'Invisible et l'Innommable allaient se manifester à son intelli-
gence dans le langage par lequel les dieux parlent aux hommes.
Le Seigneur des esprits, le roi des rois, Ormuz, le verbe se-
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE, 601
laire, lui apparut sous forme humaine. Vêtu de beauté, de force
et de lumière, il fulgurait sur un trône de feu. Un taureau et
un lion ailés supportaient son trône des deux côtés et un aigle
gigantesque étendait ses ailes sous sa base. Autour de lui res-
plendissaient, en trois demi-cercles, sept Keroubim aux ailes
d'or, sept Elohim aux ailes d'azur et sept Archanges aux ailes
de pourpre (1). D'instant en instant, un éclair partait d'Ormuz
et pénétrait les trois mondes de sa lumière. Alors les Keroubim,
les Elohim et les Archanges reluisaient comme Ormuz lui-
même de l'éclat de la neige, pour reprendre aussitôt leur couleur
propre. Noyés dans la gloire d'Ormuz, ils manifestaient l'unité
de Dieu ; brillans comme l'or, l'azur et la pourpre, ils deve-
naient son prisme. Et Zoroastre entendit une voix formidable,
mais mélodieuse et vaste comme l'univers. Elle disait :
— Je suis Ahoura-Mazda, celui qui t'a créé, celui qui t'a élu.
Maintenant, écoute ma voix, ô Zarathoustra, le meilleur des
hommes. Ma voix te parlera jour et nuit et te dictera la parole
vivante (2).
Alors il y eut une fulguration aveuglante d'Ormuz avec ses
trois cercles d'Archanges, d'Elohim et de Keroubim. Le groupe,
devenu colossal, occupait toute la largeur du gouffre et cachait
les cimes hérissées de l'Albordj. Mais il pâlit en s'éloignant
pour envahir le firmament. Pendant quelques instans, les con-
stellations scintillèrent à travers les ailes des Keroubim, puis la
vision se dilua dans l'immensité. Mais l'écho de la voix d'Ahoura-
Mazda retentissait encore dans la montagne comme un tonnerre
lointain et s'éteignit aveele frémissement d'un bouclier d'airain.
Zoroastre était tombé la face contre terre. Quand il s'éveilla,
il était tellement anéanti qu'il se retira dans le coin le plus
obscur de la grotte. Alors l'aigle qui nichait au-dessus de la
caverne et qui sortait ce matin-là du gouflre, où il avait vai-
nement cherché sa proie, vint se poser familièrement à quelques
pas du solitaire, comme si l'oiseau royal d'Ormuz reconnaissait
enfin son prophète. Le dos de l'oiseau ruisselait de pluie. Il
lissa du bec ses plumes fauves, puis, comme l'astre du jour
sortait d'un nuage, il étendit ses ailes pour les sécher et regarda
fixement le soleil.
(1) Les Keroubim s'appellent dans le Zend-Avesta Amschapands, les Elohim
des izeds et les Archanges des Férouers.
(2) Zend Avesla signifie la parole vivante dans la langue zend.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
A partir de ce moment, Zoroastre entendit journellement la
v.oix d'Ormuz. Elle lui parlait la nuit et le jour comme une
voix intérieure ou par des images ardentes qui étaient comme
les pensées vivantes de son Dieu. Ormuz lui enseigna la création
du monde et sa propre origine, c'est-à-dire la manifestation du
verbe vivant dans l'univers (1), les hiérarchies ou forces cos-
miques, la lutte nécessaire contre Ahrimane, déchet de l'œuvre
créatrice, esprit du mal et de la destruction, les moyens de le
combattre par la prière et le culte du feu. Il lui enseigna le
combat contre les démons par la pensée vigilante et contre les
Impurs (les Touraniens) par les armes consacrées. Il lui apprit
l'amour de l'homme pour la terre et l'amour de la terre pour
l'homme qui sait la cultiver, la part qu'elle prend à la splen-
deur des moissons et sa joie d'être labourée, et ses forces
secrètes qui émanent en bénédictions sur la famille du labou-
reur. Tout le Zend-Avesta n'est qu'une longue conversation
entre Ormuz et Zoroastre. « Quelle est la chose la plus agréable
à cette terre ? Ahoura-Mazda répondit: — C'est lorsqu'un homme
pur marche sur elle. — Qu'y a-t-il en second lieu de plus
agréable à cette terre ? — C'est lorsqu'un homme pur construit
une demeure pourvue de feu, pourvue de bétail, où il y a une
femme, des j enfans et de beaux troupeaux. Car il y a en cette
maison abondance de droilwe (2). » Et Zoroastre, par la voix
d'Ormuz, entendit la réponse que la terre fait à l'homme qui la
respecte et la cultive. Elle dit : « Homme, je te soutiendrai
toujours et je viendrai à toi. » Et la terre vient à lui avec sa
bonne odeur et sa bonne fumée, et la pointe du blé vert qui
pousse et la moisson resplendissante. Tout au contraire du pes-
simisme bouddhiste et de la doctrine de la non-résistance, il y
a dans le Zend-Avesta (écho des révélations intimes de Zoroastre)
un optimisme sain et une combativité énergique. Ormuz con-
(1) « Dans la religion de Zoroastre, dit Silvestre de Sacy, il est évident qu'à
l'exception du temps tout a été créé ; le créateur c'est le temps, car le temps n'a
point de bornes; il n'a ni hauteur, ni racine; il a toujours été et il sera toujours.
Malgré ces excellentes prérogatives que possédait le temps, il n'y avait personne
qui lui donnât le nom de créateur. Pourquoi cela? Parce qu'il n'avait rien créé.
Ensuite il créa le feu et l'eau et quand il les eut mis en contact, Ormuz reçut
l'existence. Alors le temps fut et créateur et seigneur, à sause de la création qu'il
avait exercée. »
(2) Troisième Fargard du Vendidad-Sadé (1-17).
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 603
damne la violence et l'injustice, mais impose le courage comme
la vertu première de l'homme. Dans la pensée de Zoroastre, on
sent la présence continue du monde invisible, des hiérarchies
cosmiques, mais toute l'attention est portée sur l'action, sur la
conquête de la terre, par la discipline de l'âme et l'énergie de la
volonté.
Le prophète inspiré de TAlbordj prit l'habitude de noter
ses révélations intérieures sur une peau de mouton avec un
stylet de bois trempé dans le feu, sous la forme des caractères
sacrés que lui avait enseignés Vahoumano. Plus tard des dis-
ciples notèrent ses pensées ultérieures sous sa dictée, et cela
devint le Zend-Avesta, écrit d'abord sur des peaux de bêtes
comme devait l'être le Koran des Arabes, et conservé dans une
sorte d'arche sainte en bois de cèdre, renfermant la cosmo-
gonie, les prières et les lois avec les cérémonies du culte.
m. — LE GRAND COMBAT ET l'aNGE DE LA VICTOIRE
Lorsque, après dix ans de solitude et de méditation, Zoroastre
revint dans sa tribu natale, les siens le reconnurent à peine.
Une flamme guerrière sortait du mystère de ses grands yeux,
et une autorité souveraine émanait de sa parole. Il convoqua sa
tribu et les tribus aryennes voisines pour les inciter à la guerre
contre les Touraniens, mais en même temps il leur annonça sa
révélation, le Zend-Avesta, le verbe vivant, la parole d'Ormuz.
Cette parole devint le centre animateur de son œuvre. Purifi-
cation, travail et combat, telles en furent les trois disciplines.
Purification de l'esprit et du corps par la prière et le culte du
feu, « ce fils d'Ormuz, » comme il l'appelle, du feu qui renferme
le premier souffle de Dieu. Travail de la terre par la charrue
et culture des arbres sacrés, cyprès, cèdre, oranger; travail
couronné d'amour, avec l'épouse prêtresse au foyer. Combat
contre Ahrimane et les Touraniens. La vie des Aryas sous
Zoroastre fut ainsi une perpétuelle veillée des armes, une lutte
incessante, adoucie et rythmée par les travaux des champs et
les joies mâles du foyer. Les hymnes à Ormuz embellissaient le
sacrifice quotidien du feu. La cité primitive fondée par Zoroastre
fut une cité en marche, une cité de combat. On semait l'arc en
main et le javelot fixé à la ceinture, on labourait sur le champ
de bataille, on moissonnait aux jours de repos. On n'avançait
604 REVUE DES DEUX MONDES.
que pas à pas. Sur chaque terre conquise Zoroastre faisait planter
le camp formé de palissades, germe d'une cité future. Au centre,
l'autel du feu sous un portique entouré de cyprès, souvent près
d'une source. Des mobcds, ou prêtres, furent institués, et des
destours, ou docteurs de la loi. Défense, sous peine de mort, à
ceux de la religion mazdéenne de donner leurs filles aux Tou-
raniens ou d'épouser des Touraniennes. Zoroastre donnait pour
exemple, à ses laboureurs guerriers, les animaux sacrés, leurs
compagnons et collaborateurs, le chien fidèle, le cheval alerte,
le coq vigilant. « Que dit le chant du coq? H dit : Tiens-toi
debout, il fait jour. Celui qui se lève le premier, entre en para-
dis. » Comme tous les vrais initiés, Zoroastre n'ignorait pas la
loi de la réincarnation, mais il n'en parlait point. Il n'entrait
pas dans sa mission de la révéler. Cette idée eût détourné la race
aryenne de son œuvre prochaine, la conquête du sol par l'agri-
culture et la cristallisation de la famille. Mais il enseignait à
ses adeptes le principe du Karma sous sa forme élémentaire, à
Savoir que l'autre vie est la conséquence de celle-ci. Les impurs
vont au royaume d'Ahrimane. Les purs s'en vont, sur un pont
de lumière, construit par Ormuz, brillant comme le diamant,
aigu comme le tranchant d'une épée. Au haut de ce pont, les
attend un ange ailé, beau comme une vierge de quinze ans et
cette vierge leur dit : « Je suis ton œuvre, je suis ton vrai moi,
je suis ta propre âme sculptée par toi-même (1) ! »
Toutefois Zoroastre portait au fond de lui-même une tris-
tesse indicible. La terrible mélancolie des prophètes, rançon de
leurs extases, l'accablait quelquefois. Son œuvre était vaste
comme les horizons de l'Iran, où les montagnes fuient derrière
les montagnes, et les plaines au bout des plaines. Mais plus
Ahoura-Mazda l'attirait à lui, et plus la grandeur du prophète
le séparait du cœur des hommes, quoiqu'il vécût au milieu
d'eux dans la lutte. Parfois, aux soirs d'automne, les femmes
portant leurs gerbes de moisson défilaient devant lui. Quelques-
unes s'agenouillaient et présentaient leur gerbe de blé au pro-
phète assis sur une pierre, près de l'autel des champs. Il éten-
(1) Voyez dans le Zend-Avesla (traduction d'Anquetil-Duperron, l'héroïque
découvreur de la langue zend et de la religion persane primitive) le récit d'une
sorte de tentation de Zoroastre par Agra-Mayniou i(Ahrimane). Suivent les
moyens de combattre AhrimRne par des prières et des invocations. Le chapitre se
termine par une description du jugement de l'âme entre m par Zoroastre en une
sorte de vision {Vendidad-Sadé^ 19' Fargard).
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 605
dait les bras sur chacune en prononçant quelques mots. Il
regardait ces nuques robustes et ces bras bronzés par le soleil.
L'une ou l'autre de ces femmes lui rappelait Ardouizour, mais
aucune n'avait la blancheur éclatante de la Vierge, puiseuse de
lumière à la source d'azur, aucune n'avait la fierté de son port,
aucune son visage de fille de roi, aucune son regard d'aigle
blessé qui perçait comme un javelot, aucune le son de sa voix
qui submergeait comme un flot de cristal. Il entendait encore
son cri: « Sauve-moi! » et il n'avait pu la sauver... C'est ce
cri terrible qui avait poussé le fougueux jeune homme vers le
sage Vahoumano, lequel Ardjasp était devenu Zoroaslre. C'est
grâce à ce cri qu'il avait soulevé sa tribu et toute la race des
Aryas à la conscience d'elle-même pour une lutte à la vie, à la
mort. De ce cri d'une femme en détresse était née son œuvre.
Mais Elle... Ardouizour... où languissait-elle... vivante ou
morte? Zoroastre, qui savait tant de choses, ne le savait pas.
Malgré toutes ses prières, Ahoura-Mazda ne le lui avait pas
révélé. Un nuage de sombre douleur lui masquait ce secret.
Après quarante ans de luttes tumultueuses aux nombreuses
péripéties, Zohak, roi des Touraniens, qui n'avait cessé de
harceler les vainqueurs, fut tué, et sa forteresse prise par les
Aryas. Zoroastre proclama Lorasp roi des Aryas et instaura le
culte d'Ormuz à Baktra, après avoir fait couper eu morceaux
les deux serpens, puis combler de sable et de blocs de pierre la
caverne qui avait servi au culte infâme d'Ahrimane. Ayant ainsi
parfait son œuvre, il voulut se retirer dans sa caverne, pour
savoir d'Ormuz l'avenir de sa race et transmettre cette révélation
aux siens. Il donna ordre à ses trois meilleurs disciples de le
rejoindre au mont Albordj, au bout d'un mois, pour recevoir
ses dernières instructions. Zoroastre voulait finir sa vie sur la
montagne où il avait entendu pour la première fois la voix
d'Ormuz, et il savait que son Dieu lui dirait là une dernière
parole. Mais, avant de quitter le monde, voici la recommanda-
tion qu'il laissa à ses fidèles comme conclusion et résumé du
Zend-Avesta : « Que ceux qui m'écoutent ne considèrent pas
Ahrimane, l'apparence des choses et des ténèbres, mais le Feu
originaire, la Parole, Ahoura-Mazda — et qu'ils y vivent. Ceux
qui ne m'écoutent pas s'en repentiront à la fin des temps (1). »
(1) Ahoura-Mazda, lauréole du soleil, représente ici la couronne d'esprits
divins qui ont créé le soleil et forment son aura et dont Ormuz est l'animateur.
G 06 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand Zoroastre parvint à sa caverne, aux premiers jours
du printemps, il neigeait encore dans l'Albordj, et le vent était
rude, sous les cimes blanches, dans la forêt de cèdres. Les
pâtres qui l'avaient conduit lui firent du feu, puis le laissèrent
seul. Et le prophète fatigué et rassasié de jours se mit à songer
en contemplant la danse des flammes rouges et claires sur le
bois résineux. Il repensa toute sa vie et la contempla comme un
seul tableau. Il la revit comme un grand fleuve aux cent
détours, aux mille affluens,il la vit de la source à l'embouchure.
Le clair ruisseau des hauteurs était devenu une large rivière, et
la rivière un fleuve roulant sur le sable, écumant contre les
falaises. Des cités avaient surgi sur ses bords et des navires
glissaient à sa surface. Et voici que la majesté du fleuve allait se
perdre dans l'immensité de l'Océan!... La tâche était faite, les
Aryas étaient libres. Mais maintenant, qu'allait devenir sa race?
La nuit tombait, il faisait froid. Le vieux prophète grelottait
près de son feu. Alors il s'écria : « 0 divin seigneur Ormuz, me
voici près de ma fin. Je me suis dépouillé, j'ai tout sacrifié à
mon peuple, j'ai obéi à ta voix. Pour devenir Zoroastre, Ardjasp
a renoncé à la divine Ardouizour; et Zoroastre ne l'a plus
revue. Elle s'est évanouie dans les limbes de l'espace et le sei-
gneur Ormuz ne Ta point rendue à son prophète. J'ai tout
sacrifié à mon peuple pour qu'il ait des hommes libres et de
fières épouses. Mais aucune d'elles n'a la splendeur d'Ardouizour,
la flamme dorée qui tombait de ses yeux... Que du moins je
connaisse l'avenir de ma race !... »
En murmurant ces mots, Zoroastre entendit le roulement
d'un tonnerre lointain, accompagné du frémissement de mille
boucliers de bronze. Le bruit grandit en se rapprochant et
devint terrible. Toutes les montagnes tremblaient, et la voix du
Dieu irrité semblait vouloir déraciner la chaîne de l'Albordj .
Zoroastre ne put que s'écrier : « Ahoura-Mazda ! Ahoura-
Mazda î » Et le prophète épouvanté s'évanouit, la face contre
terre, sous la voix grondante du ciel.
Aussitôt Zoroastre revit Ormuz dans toute sa splendeur, tel
qu'il l'avait vu au premier jour de sa révélation, mais sans sa
couronne de Férouers et d'Amschapands. Seuls les trois ani-
maux sacrés, le taureau, le lion et l'aigle, soutenant son trône
Cette auréole spirituelle est en quelque sorte l'âme vivante du soleil dans la
pensée du mazdéisme.
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE. 607
de feu, fiilguraient sous lui. Et Zoroastre entendit la voix
d'Ormuz rouler à travers l'espace et vibrer à travers son cœur.
— Pourquoi, disait-elle, veux-tu connaître ce qui n'appar-
tient qu'à ton Dieu? Aucun prophète ne connaît toutes les
pensées du V^erbe. Ne doute pas d'Ahoura-Mazda, Zoroastre,
ô toi le meilleur des hommes, car je porte dans ma balance le
destin de tous les êtres et le tien propre. Tu veux savoir le
destin de ta race? Regarde donc ce que les peuples d'Asie vont
faire des trois animaux qui soutiennent mon trône.
La vision fulgurante d'Ormuz disparut, et Zoroastre fut trans-
porté en esprit dans les temps futurs. Volant à travers l'espace,
il vit défiler à ses pieds le tumulte des montagnes et la fuite
éperdue des plaines comme le rouleau d'un grand livre qui se
déroule. Il aperçut l'Iran jusqu'à la mer Caspienne, la Perse
jusqu'au Taurus et au Caucase, la Mésopotamie jusqu'au golfe
Persique. Il vit d'abord un flot de Touraniens reprendre la for-
teresse de Baktra et profaner le temple d'Ormuz. Puis il vit, sur
les bords du Tigre, se dresser l'orgueilleuse Ninive, palais,
tours et temples. Un taureau gigantesque, ailé, à tête humaine,
symbole de sa puissance, posait au sommet de la ville. Et
Zoroastre vit ce taureau se changer en un buffle sauvage et
ravager les plaines et piétiner les peuples d'alentour, au milieu
desquels les purs Aryas fuyaient en masse vers le Nord. Puis
il vit, cité plus vaste encore, sur les bords de l'Euphrate, s'éle-
ver, avec sa double enceinte et ses pyramides, la monstrueuse
Babylone. Dans un de ses sanctuaires, dormait roulé sur lui-
même un serpent colossal. L'aigle d'Ormuz, qui volait par les
airs, voulut l'attaquer. Mais le serpent lové le chassa d'un
souffle de feu, et s'en alla baver son poison sur tous les peuples
d'alentour. Enfin Zoroastre vit le lion ailé marcher victorieux
à la tête d'une armée de Perses et de Mèdes. Mais soudain le
roi du désert se changea en un tigre féroce qui dévorait les
peuples et déchirait les prêtres jusqu'au fond du temple du
soleil, aux bords du Nil.
Et Zoroastre s'éveilla de son rêve avec un cri d'horreur :
« Si tel est l'avenir qui menace les Aryas, de la race des purs
et des forts, s'écria le prophète, j'ai combattu en vain. S'il en
est ainsi, je m'en vais receindre mon épée, qui jusqu'à ce jour
est restée vierge de sang ennemi et la tremper jusqu'à la garde
dans le sang touranien. Moi, vieillard, j'irai seul vers l'Iran,
608 REVUE DES DEUX MONDES.
pour exterminer jusqu'au dernier les fils de Zohak, afin qu'ils
ne détruisent pas mon peuple, dussé-je devenir la proie d'Ahri-
mane... comme la noble Ardouizour !
Alors la voix d'Ormuz s'éleva comme un léger murmure,
comme un souffle de brise dans les branches des grands cèdres
et dit : « Arrête, mon fils, arrête, grand Zoroastre. Ta main
ne doit plus toucher une épée, tes jours sont révolus. Gagne le
haut de la montagne, où l'on voit le soleil se lever sur les
cimes du mont Berezaïti. Tu viens de voir l'avenir avec l'œil
des hommes; tu vas le voir avec l'œil des Dieux. Là-haut reluit
la justice d'Ormuz et t'attend l'Ange de la Victoire. »
Et Zoroastre gravit la montagne au-dessus de la grotte. Au
sommet, il s'assit épuisé sous un cèdre et attendit le jour.
Quand le soleil parut derrière la forêt des cimes blanches, le
vieux lutteur sentit un grand frisson secouer son corps.
— C'est la mort ! dit la voix d'Ahrimane dans le gouffre
ténébreux.
— C'est la résurrection ! dit la voix d'Ormuz dans le ciel.
Aussitôt Zoroastre aperçut comme une arche de lumière,
qui partait de ses pieds pour s'élancer au ciel. Elle était aiguë
comme le tranchant d'un glaive et brillait comme le diamant.
Son âme, arrachée de son corps et comme emportée par un
aigle, s'élança par-dessus.
Au haut de l'arche, une femme superbe, drapée de lumière,
était debout sur le pont de Tinegad. Elle rayonnait de fierté et
de joie surhumaine. Gomme deux éclairs blancs, deux ailes
jaillissaient de ses épaules. Elle tendait au prophète une coupe
d'or d'où débordait un breuvage écumant. Il sembla à Zoroastre
qu'il la connaissait depuis toujours, et pourtant il ne put la
nommer, tant son sourire merveilleux l'éblouissait de son éclat.
— Qui es-tu, ô prodige?
— 0 mon maître, ne me reconnais-tu pas? Je suis
Ardouizour... Je suis ta création, je suis plus que toi-même,
je suis ton àme divine. Car c'est toi qui m'as sauvée, c'est toi
qui m'as suscitée à la vie! Quand, prise d'horreur et de colère,
j'ai tué mon ravisseur, le chef touranien, et quand ses frères
m'eurent poignardée, mon âme erra longtemps dans les ténèbres.
J'étais l'ombre qui te hanta. Je t'ai persécuté de mon déses-
poir, de mes remords, de mon désir... Mais ce sont tes prières,
tes larmes, tes appels qui m'ont soulevée peu à peu du royaume
f.A LÉGENDE DE ZOROASTRE. 609
d'Ahrimane. Sur l'encens de ton amour, sur l'éclair de ta
pensée, je me suis approchée, moi aussi, de la splendeur
d'Ormuz. Enfin nous allons boire la coupe de la vie immortelle
à la source de la lumière!...
Et la belle Ardouizour, transfigurée en l'Ange de la Victoire,
se jeta au cou de Zoroastre comme l'épouse se jette au cou de
l'époux, lui présentant à boire la coupe écumante de l'éternelle
jeunesse. Alors il sembla au prophète qu'une onde de lumière et
de feu le submergeait tout entier. Du même coup, Ardouizour
avait disparu, mais elle avait pénétré de part en part son sauveur.
Maintenant Ardouizour Tibrait au cœur de Zoroastre. Elle regar-
dait par ses yeux ; il regardait par les siens, et tous deux voyaient
la gloire d'Ormuz. Désormais ils étaient un, Zoroastre sentait
qu'Ardouizour pouvait s'envoler au loin sans se séparer de lui,
— ou se fondre à son essence sans cesser d'être elle-même.
Et tout à coup, abaissant ses yeux vers la terre, le prophète
vit les Aryas s'avancer en longues caravanes, par tribus et par
peuples. Ardouizour marchait à leur tête et les conduisait vers
rOccident... Ardouizour devenue... l'àme de la race blanche.
Quand les trois disciples voulurent rejoindre leur maître, ils
ne le trouvèrent plus. Dans la grotte, il n'y avait que son bâton
de voyage et le gobelet d'or qui lui servait pour verser la
liqueur fermentée dans le feu. Ils cherchèrent partout, mais en
vain. Au sommet de la montagne, il n'y avait aucune trace du
prophète. Son aigle familier planait seul sur le gouffre et lors-
qu'il frôlait les flancs de la caverne, d'un fort battement d'aile,
il semblait y chercher encore le frère de sa solitude, le seul
homme qui avait osé — comme lui — regarder le soleil en face.
Edouard Schuré.
TOMg ni. — 1911. 39
MÉNÉLIK
Les dépêches d'Addis Ababa annoncent que le jeune prince
Lidy Yassou va être couronné roi des rois d'Ethiopie. Les per-
sonnages qui commandent encore au nom de Ménélik estiment
cette manifestation nécessaire à la consolidation de son œuvre.
Le moment est donc venu d'essayer de donner au public une
idée de ce que fut l'étrange carrière du Négous auquel ses col-
laborateurs jugent prudent aujourd'hui de donner un successeur.
Le grand Africain qui vient d'entrer dans l'histoire puisque,
s'il n'est pas encore matériellement mort, il ne traîne plus dans
un coin du Guébi d'Addis Ababa qu'un reste de vie animale, se
révéla au gros de l'opinion européenne par son triomphe du
1" mars 1896. Le vainqueur d'Adoua sauvait l'indépendance
éthiopienne, il provoquait la chute du régime crispinien ; iî
apparaissait ainsi comme un facteur de la politique internatio-
nale. L'intérêt général se porta sur ce Roi des Rois d'Ethiopie,
mais pour en faire bien plus un personnage de légende qu'un
homme dont l'œuvre et le caractère apparaissaient clairement.
Peu nombreux furent les témoins du drame qui se demandèrent
dans quelles circonstances et par les efforts de quel génie
l'acteur principal avait pu préparer le coup d'éclat du dénoue-
ment; bien peu avaient suivi la politique grâce à laquelle Ménélik
lit échapper la région sur laquelle il régnait au partage de
l'Afrique que les Européens dépecèrent avec tant de hâte dans
les vingt dernières années du xix* siècle.
Il est vrai que les informations manquaient, et ont
continué à manquer depuis, qui auraient permis de substituer
l'exactitude à la légende. Pour comprendre la réalité éthio-
MÉNÉLIK. 611
pienne, le public aurait dû se garder des fables de voyageurs qui,
soit pour se grandir en grossissant ce qu'ils avaient vu, soit
même dans un intérêt moins innocent, avaient trop souvent beau
mentir parce qu'ils venaient de loin. Mais surtout, pour se re-
présenter la carrière de Ménélik, il aurait fallu faire l'effort de
transposer dans un cadre africain et oriental les souvenirs de
notre plus haut moyen âge. Le personnage du grand Négous ne
se conçoit, en effet, que dans un milieu d'allures mérovingiennes-
11 a régné sur un pays fertile en aventuriers belliqueux et où de si
nombreux exemples ont montré qu'un soldat heureux peut aspirer
à tout, que les morceaux de l'Empire ne sont tenus ensemble
que par la force du bras du Souverain. Pendant longtemps son
palais ne fut qu'un amas de vastes paillotes où il vivait, comme
tous les seigneurs éthiopiens, au milieu d'un luxe primitif
d'armes, de boucliers en peau d'hippopotame lamés de cuivre
et d'argent, de chevaux de guerre et de jarres d'hydromel,
avec, pour joie la plus raffinée, le plaisir d'entendre des trou-
vères à sa solde chanter sa puissance et ses exploits. Son peuple
avait hérité de quelque chose des lois de Rome et de Constan-
tinople dont s'inspire, de loin, le code éthiopien, le « Fata
Negouste; » mais la rudesse des mœurs exigeait des châtimens
qui ont longtemps compris la peine du talion et qui compren-
nent encore des mutilations variées. Dans cette barbarie s'ou-
vraient, comme très anciennement chez nous, des villes de
refuge gouvernées par l'autorité ecclésiastique; mais le christia-
nisme éthiopien, plus encore que la loi, a dû s'adapter à des
mœurs primitives. Sous ses formules, qui ne portent plus
guère d'esprit avec elles, les Ethiopiens ont, en certaines ma-
tières, à peine moins de libertés que leurs voisins musulmans ;
c'est ainsi que non seulement ils peuplent leurs maisons de
concubines convenablement appelées « cuisinières, » mais encore
que ces chrétiens se contentent presque toujours d'un mariage
purement civil pour éviter des liens trop solides et trop exigeans.
Cette coutume, qui leur permet de divorcer librement, est même
pour certaines femmes éthiopiennes un moyen de richesse, puis-
que la communauté doit être partagée également « jusqu'à un
grain de mil. » On dit que la fameuse Taïtou usa six fois de ce
procédé pour s'enrichir avant d'avoir la chance d'être appelée à
partager le trône de Ménélik.
Si les liens de la famille sont ainsi restés plus souples et
612 REVUE DES DEUX MONDES.
plus simples, la vie économique n'est guère moins rudimentaire.
Le commerce est fait par une classe peu nombreuse de mar-
chands, de Négadis, surtout musulmans, soumis à tous les pré-
lèvemens qu'inspire le bon plaisir et qui, pour cette raison, dé-
laissent les domaines des Ras trop exigeans. Pas de monnaie en
dehors du thaler de Marie-Thérèse d'Autriche, qui a cours aussi
dans plusieurs régions du Soudan, par exemple le Ouadaï;
comme divisions de cette monnaie, des barres de sel, des car-
touches de fusil Gras et même des douilles vides. C'est seule-
ment après la victoire d'Adoua que Ménélik commença à faire
frapper des écus à son effigie.
L'Empereur n'a, comme bien on peut le croire d'après cette
esquisse du milieu, aucune administration pour exécuter avec
régularité sa volonté dans un pays d'ailleurs vaste et aux com-
munications difficiles. Ses ordres sont appliqués par une
hiérarchie de chefs auxquels sont donnés des fiefs, leur vie
durant. C'est tout ce que permet l'état actuel de l'Empire du
Négous, et si cette machine rudimentaire fonctionne encore assez
bien sous l'impulsion d'un homme de la trempe de Ménélik, on
s'explique cependant qu'un des plus vieux résidens français en
Ethiopie ait pu dire : « Les ordres de l'Empereur, en Abyssinie,
sont comme une pierre jetée dans un large étang : près de la
pierre de grosses vagues, plus loin l'eau se ride à peine. »
On voit à quel point certaines peintures du vainqueur
d'Adoua et de son peuple ont été systématiquement modernisées.
Ce contemporain qu'est Ménélik se trouve être pour les Occi-
dentaux de notre génération un homme d'autrefois. S'il a été
un réformateur, un homme de progrès, ce fut avec des pro-
cédés qui font penser à Dagobert et à Charlemagne. Ce souve-
rain d'une nation politiquement et socialement en bas âge a fait
venir du dehors des instrumens et aussi des hommes auxquels
il demande des conseils sur l'agriculture et tous les arts. Dans
son zèle et pour entraîner son peuple, il met « la main à la
pâte : » on l'a vu commencer lui-même à creuser des caniveaux
de drainage. Pour bien comprendre et pour donner l'exemple, il
démonte de ses doigts, inexpérimentés mais habiles, les engins
européens offerts à sa curiosité. Il faut qu'il réagisse contre le
mépris traditionnel des Ethiopiens pour la classe des artisans
dont tout ce qu'il apprend lui révèle de plus en plus la néces-
sité. Oui certes, il est un homme de progrès, mais avec les
-MÉNÉLIK. 613
vues limitées et toutes les allures d'un roi mérovingien qui
aurait voulu introduire de prodigieuses innovations étrangères
dans l'exploitation de ses « villas » de Cuise ou de Verberie.
Son éducation ne lui a permis d'apprécier de notre civilisation
que certains moyens matériels. Et il faut commencer par faire
efîort pour bien mettre Ménélik dans son milieu, si l'on veut
comprendre les développemens et surtout estimer les chances
de durée de son œuvre.
*
Le prince Sahala Meriem, le futur Ménélik, né en 1844 du
roi du Choa, Haeli Melicoth, commence par subir un destin qui
montre clairement ce qu'est l'Ethiopie. Le roi du Choa a dû se
soumettre, à Kassa, au soldat heureux qui s'est fait Négous sous
le nom de Théodoros, et lui donner son fils en otage. Sahala
Mériem, selon l'usage, est interné par le vainqueur sur un
amba, un de ces témoins géologiques laissés par l'érosion, qui
coupent de leurs silhouettes rigides l'horizon des hauts plateaux
et qui servent de prisons et de repaires aux chefs éthiopiens.
Cependant Théodoros veut s'attacher l'héritier Choan, il lui offre
la main d'une de ses filles; Sahala Mériem affecte d'être heureux
et flatté, mais seulement pour avoir l'occasion, à la faveur des
préparatifs de la noce, de s'enfuir avec la complicité de l'eunuque
que le Négous avait chargé de le garder sur l'amba de Magdala.
Haeli Melicoth meurt et, en 1866, Sahala Meriem se pro-
clame roi du Choa, en prenant le nom de Ménélik II. C'est an-
noncer une ambition audacieuse, puisque c'est revendiquer la
succession de Ménélik I*"", personnage que la légende fait naître
de Salomon et de la reine de Saba et qui est comme le Pha-
ramond de l'Ethiopie. Mais Ménélik sait qu'il peut se permettre
cette audace : il a vu baisser l'étoile de Théodoros, entouré de tant
d'inimitiés que l'expédition anglaise de lord Napier, qui va
monter pour délivrer le consul britannique et quelques Euro-
péens emprisonnés avec lui par le Négous, rencontrera fort peu
de résistance. Le jour de Pâques 1868, Théodoros quitte la scène
du monde en bel aventurier : il a été vaincu, il libère ses pri-
sonniers qu'il aurait pu se donner le suprême plaisir de mas-
sacrer, il envoie en même temps i 000 vaches et 500 moutons
aux Anglais en les invitant à faire bonne chère et il se brûle la
cervelle sur son repaire de Magdala.
014 REVUE DES DEUX MONDES.
L'heure de Ménéiik n'est cependant pas venue. Le Tigré,
le Nord de l'Empire, donne encore un Négous à l'Ethiopie en
la personne de Johannès. Ménéiik tâte ce rival qui a, dit-on,
reçu des armes des Anglais désireux de se faire un ami du prin-
cipal prétendant au trône éthiopien. Il le trouve trop fort pour
engager à fond la lutte et, trop formidable lui-même pour être
inquiété par son suzerain dans le Sud, il va y poursuivre l'œuvre
dont les résultats le rendront assez puissant pour que, en 1889,
après la mort de Johannès, il arrive presque sans coup férir à
se faire sacrer Roi des Rois.
*
C'est par une sorte de politique coloniale, par la conquête
des fertiles pays Gallas du Sud, et aussi par l'entretien systéma-
tique de relations avec les Européens que Ménéiik, pendant ces
vingt années, se procurera des richesses et des armes, c'est-à-
dire la puissance, surtout dans un pays de condottieri comme
l'Ethiopie. La position géographique du Choa et aussi l'histoire
l'y aident. Le Choa est à l'extrémité de i'Ahyssinie; sur son ter-
ritoire s'ouvre la seule entaille qui interrompe à l'Est la grande
falaise éthiopienne : la vallée de l'Aouache qui coule dans la
faille de l'écorce terrestre que la mer remplit jusqu'au fond du
golfe de Tadjoura. Longtemps cette situation excentrique et
cette brèche ont été pour le Choa une cause de faiblesse et un
danger. Par là, au xvi® siècle, est montée l'invasion musulmane
de Mohammed le Gaucher qui a conquis le pays choan et à qui
le reste de TEthiopie chrétienne n'a échappé que grâce au secours
des Portugais appelés par le Pape à cette croisade tardive et peu
connue. Au temps de Ménéiik, la marée islamique est en baisse.
Un moment, en 1875, il semble pourtant qu'elle va remonter;
les Egyptiens du khédive Ismaïl occupent Harrar où régnait un
émir indépendant. Mais cette entreprise n'est qu'une partie d'un
mouvement général que l'Egypte tente contre l'Ethiopie et que,
en 4876, le Négous Johannès arrêtera net dans le Nord par une
écrasante victoire.
Et par la brèche de l'Aouache, au lieu d'une menace, il
vient à Ménéiik une aide incessante, celle des Français. Si le
Négous qui achève de mourir a été une personnalité intéres-
sante pour tous les Européens, il fut pour nous presque un
élève et un client. Les relations du Choa avec la France, comme
MÉNÉLIK. 615
d'ailleurs ses bonnes dispositions générales envers les étrangers,
sont, à vrai dire, antérieures à Ménélik, Le grand-père de ce sou-
verain, Saille Sehlassi, avait signé en 1840 un traité d'amitié et
de commerce avec Louis-Philippe, par l'intermédiaire de Rochet
d'Héricourt, consul de France à Massaouah. Vers la même
époque, des initiatives privées se tournaient, dans notre pays, du
côté de l'Ethiopie méridionale. Elles ne se découragèrent pas,
malgré l'inditïérence des pouvoirs publics. C'est sous leur impul-
sion que la France avait acquis, en 1862, la baie d'Obock qu'elle
ne devait occuper qu'en 1883. Dans l'intervalle, des Français
aventureux, Soleillet, Denis de Rivoire, Pierre Arnoux, Rrémond,
avaient affronté la dangereuse traversée du désert des Danakils
pour aller commercer avec le roi du Choa, qui renouvela par
leur entremise ses relations avec la France officielle : il adressa
en 4876 et 1881 des lettres au Président de la République. Ce
qu'il demandait surtout à ces étrangers c'était les engins inventés
par le génie occidental et principalement des armes. Et tandis
que l'Egypte, puis, plus tard, l'Italie s'interposeront entre
l'Ethiopie du Nord et la mer, la porte française de la baie de
la Tadjoura restera largement ouverte au Choa sur le monde
extérieur. Ménélik en aura si bien conscience qu'il voudra voir
cette voie modernisée par la construction d'un chemin de fer
dont les aventures extraordinaires composent un des chapitres
les plus singuliers de l'histoire de la question d'Ethiopie pendant
le règne qui est virtuellement fini.
Tout l'équipement qui peut venir de la baie de Tadjoura et
dont il a besoin, Ménélik se met à même de le payer par cette
politique coloniale que nous indiquions plus haut comme une
des sources de sa puissance. Le Choa a eu ses Indes, barbarement
exploitées, il est vrai, mais dont la richesse a fait pour une
bonne part la force du Négous. A cet égard encore, sa situation
excentrique, autrefois dangereuse, lui donne une supériorité sur
l'Ethiopie du Nord, dont le plateau s'élève au-dessus des régions
moins riches et d'ailleurs soumises à la domination égyptienne.
Les Gallas du Sud qui, superficiellement convertis à l'Islam par
iNIohammed le Gaucher, avaient été un instant une menace pour
l'Ethiopie, le roi du Choa les conquiert systématiquement et les
force à travailler sur leur riche glèbe pour lui fournir d'abon-
dantes redevances. Cette expansion a peut-être été la partie la
plus importante de l'œuvre personnelle de Ménélik. Son étendue
616 REVUE DES DEUX MONDES.
matérielle se révèle à la simple comparaison des cartes d'il y a
vingt-cinq ans avec celles d'au j oui d^hui. Les premières nous
montrent le Choa tout à l'extrémité de l'Ethiopie dont, au Sud,
les confins incertains flottent sur des régions qui le sont encore
plus. Les secondes au contraire portent une Ethiopie massive,
doublée au Sud, arrivée à couvrir tous les hauts plateaux et
dans laquelle la capitale choane, Addis Ababa, est devenue une
ville centrale. Les frontières de l'Empire qui touchent au Sobat,
au lac Rodolphe et englobent le lac Stéphanie sont partout
reconnues par des traités formels avec les puissances euro-
péennes voisines. Tout cela est l'œuvre de Ménélik, conseillé, il
faut le dire, par des Français qui ne cessèrent de lui montrer la
nécessité pour l'Ethiopie, dans l'Afrique nouvelle qui se faisait
autour de ses hautes terres assurées jusque-là d'un si « splen-
dide isolement, » de remplir ses frontières naturelles.
Jusqu'au Grand Négous, les Ethiopiens ne possédaient que
la partie septentrionale de leur plateau, — véritable île entre
le désert et les plaines du Nil qui se présentent comme une
immensité alternativement inondée par le fleuve ou craquelée
par la sécheresse. Les magnifiques pays du Sud, portant leurs
champs fertiles, mieux arrosés que ceux de l'Abyssinie du
Nord, à une altitude de 1 600 à 2 000 mètres, c'est-à-dire conti-
nuant sans transition la vieille Ethiopie, semblaient cepen-
dant appeler la conquête éthiopienne, que repoussaient à l'Est
le désert et à l'Ouest les fièvres et les immenses roselières du
marais nilotique. Les Éthiopiens qui avaient commencé à rece-
voir des rudimens de civilisation dès les temps pharaoniques,
qui, gardés par la montagne, avaient su défendre leur indépen-
dance de Chrétiens contre tous les assauts de l'Islam et s'orga-
niser quelque peu, possédaient en outre l'avantage de ne trouver
devant eux au Sud qu'un peuple sans aucune cohésion. Les
Gallas, de race toute différente, apparentés, semble-t-il, à ces
noirs supérieurs qui occupent toutes les hautes terres de l'Est
du continent, du pays des Cafres jusqu'à l'Ethiopie, étaient
divisés en tribus incapables de concevoir l'idée de patrie com-
mune qui unissait les Ethiopiens au moins devant la menace
extérieure. Chaque tribu, campée sur sa montagne, était en
guerre avec la tribu voisine : les valléps désertes, souvent pro-
fondes d'un millier de mètres, qui entaillent le plateau servaient
de champs de bataille à ces frères ennemis. Les Gallas auxquels
MÉNÉLIK. 617
aucune culture n avait encore apporté les moyens de constituer
un Etat cohérent ne pensaient qu'à travailler amoureusement
leurs terres dont la fertilité leur assurait une vie facile. Si les
Ethiopiens ne se sont pas saisis plus tôt de cette proie, et n'ont
pas conquis tous les plateaux dont l'altitude dans l'Afrique
chaude, comme en Amérique, permet à une humanité vigou-
reuse de vivre jusque sous les tropiques, c'est qu'eux-mêmes
étaient très divisés : quand la menace islamique leur laissait un
répit, gens du Tigré, de l'Amhara et du Godjam s'usaient en
luttes intestines.
Le puceron gai la ne pouvait cependant vivre en paix à côté
d'un nid de fourmis guerrières comme l'Ethiopie. Les routiers
du Nord le razziaient exactement comme les pieux musulmans
soudanais, avant de subir la paix européenne, razziaient tous
les peuples fétichistes qui les bordaient au Sud, sur toute la lar-
geur de l'Afrique, depuis le Nil jusqu'à l'Atlantique. Une fois la
récolle engrangée, la saison sèche bien établie, en novembre,
les seigneurs éthiopiens se mettaient en route avec leurs guer-
riers et leurs serviteurs pour aller « gaigner » sur quelque tribu
galla. Ils savaient que telle de ces tribus n'avait pas reçu depuis
plusieurs années de visite éthiopienne, qu'elle avait pu refaire
sa population , ses troupeaux et ses réserves de grains : la
moisson était donc mûre pour les pillards. Alors on partait
avec la sécurité que donne la possession de fusils lorsqu'on va
combattre des gens qui n'ont que des lances : les Éthiopiens
ont des armes à feu en grand nombre depuis le xvii® siècle.
On cernait, on fouillait une montagne, on se donnait la gloire
de tuer tous les hommes qui n'arrivaient pas à se cacher au
fond de la brousse. On faisait quelque temps ripaille sur les
réserves de grains des vaincus. Puis, lorsque le pays était mangé,
les Ethiopiens rentraient, traînant avec eux les troupeaux, les
femmes et les enfans. Ils regagnaient leur pays vers le temps
des Pâques ; ils gardaient une partie des femmes captives
qui devenaient concubines ou pileuses de mil selon leur âge,
et vendaient le reste aux trafiquans musulmans de la côte
avec les petits garçons dont ils avaient fait des eunuques. Les
soldats devenaient ensuite laboureurs jusqu'à la moisson pour
repartir en expédition au commencement de la saison sèche
suivante.
Tel était le mode d'exploitation barbare et en somme peu
618 REVUE DES DEUX MONDES.
productif que Ménélik remplaça par la conquête. Intelligent et
conseillé par des Européens, il comprit qu'il y avait à faire des
pays gallas autre chose qu'un terrain de chasse à l'homme. Mais
ce n'est pas du premier coup qu'il se rendit compte de l'avan-
tage qu'il y aurait à tirer un tribut régulier de ces terres si
belles qu'on trouve sur certaines d'entre elles, disent les Ethio-
piens, « plus de miel que de boue. » Lui aussi commença par la
razzia, glorieuse et féroce. Les récits des voyageurs européens
nous le montrent, dans ses premières expéditions, s'amusant à
essayer lui-même sur des malheureux Gallas pourchassés dans
la brousse l'effet des fusils de dernier modèle qui lui arrivaient
d'Europe. Peu à peu, cependant, au lieu de passer comme des
sauterelles, les gens de Ménélik restèrent comme garnisaires et
percepteurs d'impôt; et, laissant ainsi des points d'appui dans le
pays, ils purent descendre toujours plus avant dans le Sud. De
plus en plus, la conquête se régla. En 1884, Ménélik supprimant
l'esclavage rendit inutile la chasse à l'homme. A mesure que son
souci du voisinage européen se fit plus pressant, ses ordres de-
vinrent plus stricts. En 1897, le Dedjaz Tessama, qui achevait la
conquête des pays gallas du Sud-Ouest, déclarait à M. de Bon-
champs, envoyé à travers l'Ethiopie au-devant de la mission
Marchand : « Autrefois je faisais la guerre pour tuer, ravager,
piller et ramener dans mon pays du bétail et des esclaves.
L'Empereur ne veut plus que nous agissions de la sorte : il
entend que nous fassions la guerre pour pacifier le pays. Nous
ferons donc sa volonté. » Et Tessama ne plaisantait pas lorsqu'il
s'agissait de faire respecter cet ordre. Il en cuisait au guerrier
qui rapportait des trophées sanglans pour se donner le droit
de s'enduire la tête de beurre selon la mode et les rites de
l'honneur militaire du pays. « Chez les Adjibas, un soldat avait
émasculé un indigène. Le dedjaz lui fit attacher à la bouche les
trophées qu'il rapportait. Le coupable fut ainsi promené, les
mains liées, à travers le camp, puis il reçut devant ses cama-
rades réunis cinquante coups de courbache (1). »
Ce n'est pas que ces conquêtes fussent encore rendues très
humaines. Si une tribu résistait, on lui inculquait vigoureusement
le respect de la force éthiopienne. « Quand la première invasion,
disait philosophiquement un chef éthiopien, ne ravage pascom-
(1) Vers Fachoda. A la rencontre de la mission Marchand, à travers l'Ethiopie,
par M. Charles Michel, second de la Mission de Bonchamps; Pion.
MÉNÉLIK. 619
plètement un pays, les habitans se révoltent, et il faut partir en
grande expédition pour recommencer. Alors seulement le pays est
civilisé (1). » Mais du moins, avec Ménélik, il arrivait un mo-
ment où la razzia cessait pour faire place à cette « civilisation »
s'accompagnant d'une exploitation moins barbare. Les chefs,
comme le firent à temps les rois du Djimma et du Motcha,
purent même éviter tout pillage par une soumission aussi oppor-
tune que pleine d'humilité. Ils venaient, eux et leurs principaux
guerriers, une pierre sur le cou, se prosterner aux pieds du
lieutenant du Négous, qui ramenait sa chama (toge) jusqu'aux
yeux, en si^ne de mépris. Ils entendaient énumérer d'une voix
sévère les différens articles du tribut qu ils auraient à payer et
ne pouvaient laisser tomber leur pierre et se relever qu'après
avoir tout promis et juré fidélité.
Il ne faudrait pas croire cependant que le système des gar-
nisaires, qui remplaçait l'ancienne razzia, constituât un mode
d'exploitation bien recommandable; mais il était tout le progrès
permis à l'organisation rudimentaire de l'Ethiopie et il contribua
beaucoup à asseoir la puissance de Ménélik. Un seigneur rece-
vait du Négous une terre de conquête et choisissait un sommet
pour y établir son guébi sur le modèle de ceux que nous avons
décrits plus haut. Sous lui les divers cantons avec leurs paysans
gailas devenus g abattes, ou serfs, étaient répartis entre un cer-
tain nombre de choiims, petits chefs, ayant chacun ses soldats; il
arrivait souvent qu'un simple soldat obtînt, au bout de dix
années de services, une petite terre et quelques gabares.
Les redevances de ces serfs sont infinies. Ils paient la dîme
au seigneur qui la perçoit naturellement avec bien moins de
ménagemens que dans les vieux pays éthiopiens. Si le gabare
appartient plus spécialement à un soldat, il doit, en outre, lui
apporter chaque mois des provisions. Il fournit au choum les
moyens de se procurer la chama, le pantalon et la chemise que
le soldat doit toucher tous les six mois, ainsi que le burnous
auquel ce dernier a droit chaque année. Si le chef donne un
guébew\ un de ces repas pantagruéliques dans lesquels les guer-
riers éthiopiens engloutissent force viandes crues ou pimentées,
le serf galla en fait les frais. On lui prend encore par réquisi-
tion ce qu'il faut aux armées et aux personnages de marque qui
(1) Vers Fuchoda.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
passent dans le pays. Mais sa charge, peut-être la plus lourde
est la corvée. Elle consiste surtout dans ce portage, qui est éga-
lement un des pires fléaux des colonies européennes encore
mal équipées. Souvent le gabare doit marcher deux mois pour
amener les denrées de son maître sur le marché d'Addis Ababa
et en revenir. D'autres fois il suivra une expédition avec le
bagage d'un soldat sur le dos. Une armée éthiopienne est, en
effet, une horde composite. L'intendance n'est assurée que par
les domestiques et les femmes qui portent les vivres de chaque
soldat. Le guerrier, lui, ne porte rien, souvent pas même son
fusil qui est, pendant les marches, sur l'épaule d'un gamin.
Tel est le prix que coûte au Galla la conquête éthiopienne.
Elle ne lui donne rien en échange que l'exemption du massacre
autrefois de rigueur. L'effort d'assimilation du vainqueur se
borne à mener par troupeaux les Gallas aux églises coptes des
conquérans, où on leur remet le matébe, cordon de soie bleue
insigne du baptême éthiopien et symbole d'une conversion dont
la sincérité se devine. Les exactions des garnisaires menacent
de ruiner peu à peu le pays en démoralisant le Galla, naguère
si bon cultivateur. Cette conquête, à moins d'une réforme que
rien ne fait prévoir, n'est pas une solide œuvre d'avenir. Mais,
comme nous l'avons indiqué, Ménélik, en l'étendant de plus en
plus loin dans le Sud-Ouest, en a tiré beaucoup de moyens
d'action.
Les redevances des chefs auxquels il distribua les terres
conquises lui apportent, surtout au moment des grandes fêtes
religieuses, de la poudre d'or, de l'ivoire, de la civette, du café.
Avec ces denrées, il a pu payer les milliers de fusils et les
millions de cartouches qui l'ont rendu le maître, le grand dis-
pensateur d'armes. Les chefs, auxquels les pays gallas sont
donnés, hésitent d'autant moins à enrichir le souverain que les
plus grands sont ses parens et que tous attendent de lui les
fusils et les munitions dont ils ont besoin. Ils sont d'autant plus
fidèles que Ménélik ne leur donne les terres qu'en tenure essen-
tiellement révocable. S'ils bronchaient, d'autres seraient tou-
jours prêts à prendre leur place. Et le Négous a ainsi large-
ment de quoi armer beaucoup de soldats, les entretenir, les vêtir,
les réunir dans de pantagruéliques gilébeiirs et les honorer en
donnant aux plus valeureux des peaux de léopards et de lions.
C'est ainsi que ces pays du Sud, riches en éléphans et dont
MÉNÉLIK. 621
les montagnes sont, par régions, tapissées de caféiers, ont sen-
siblement contribué à donner à Ménélik l'empire et les moyens
de le défendre contre l'agression étrangère.
Leur conquête a du reste été facilitée au roi du Choa par
l'obligation où s'est trouvé presque constamment son suzerain,
le Négous Johannès, absorbé par le souci de faire face dans le
Nord à la menace étrangère, de laisser une entière liberté
d'action à Ménélik dans le Sud. Après les Egyptiens, écrasés en
1876, les madhistes ont inquiété l'Ethiopie. Puis l'effacement de
la puissance égyptienne, qui fut d'ailleurs pour Ménélik l'occa-
sion de s'emparer de Harrar en 1887, mit le Négous en présence
des Italiens, débarqués à Massaouah en 188o, après le retrait de
la garnison khédiviale. Pendant plusieurs années Johannès
resta face à ces nouveaux venus, dans les lignes de Saati, pour
couvrir le Tigré contre leurs entreprises. Tout favorisa donc ce
que nous avons appelé la politique coloniale de Ménélik. Plus
tard, lorsqu'il sera Négous, l'achèvement de cette politique lui
sera imposé par la nécessité de donner à l'Ethiopie, dans l'Afrique
qui se partage, ses frontières naturelles, et sur tout le pourtour
méridional du plateau, ses lieutenans atteindront et même dépas-
seront le bord de la falaise qui porte les hautes terres éthio-
piennes. Ménélik, dans cette œuvre d'expansion devenue systé-
matique, sera incité et conseillé par des Français. Mais cette
partie de la carrière de Ménélik appartient à la politique inter-
nationale : dans l'intervalle, le roi du Choa est devenu Empereur
et a sauvé l'Empire.
Maître du royaume désormais le plus riche et le plus fort
de l'Ethiopie, Ménélik s'était mis à même de saisir la première
occasion pour revendiquer la couronne de Roi des Rois; les der-
viches la lui fournirent, et les Italiens, par une politique qui
allait bien vite se retourner ironiquement contre eux, l'aidèrent
à se faire sacrer Négous. Une horde de mahdistes menaça
l'Ethiopie ; Johannès quitta, pour se porter à sa rencontre, la
région de Massaouah où il contenait les Italiens. Il écrasa à
Metamma les gens du Mahdi d'Omdourman, le 10 mars 1889,
mais il fut tué par une balle perdue le soir de cette victoire.
Ménélik déclara prendre sa succession. Il avait en face de
lui Mangacha le roi du Tigré, fils de Johannès et d'une concubine.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Italie était alors en plein rêve érythréen. Sa grande pen-
sée coloniale était de réunir, en englobant l'Ethiopie, Assab et
Massaouah, occupées en 1882 et 1885, à la côte du Bénadir sur
laquelle le drapeau italien flottait depuis 1888. Aveuglée par
les luttes qu'elle avait eues avec le Tigré, voyant en lui le seul
ennemi, l'Italie se laisse aller à l'étrange illusion de croire que
le roi du Ghoa serait amené à favoriser la réalisation de ce grand
projet. Sans mesurer les forces en présence, ni songer à user le
Tigré et le Ghoa l'un contre l'autre, sans craindre de nourrir un
renard qui lui mangerait ses poules, elle prit Ménélik comme
client contre Mangacha. Elle conclut avec lui, le 2 mai 1889,
le fameux traité d'Ucciali, par lequel Ménélik, pour ne pas se
compromettre comme traître à la patrie éthiopienne, limitait le
territoire italien à une étroite banlieue autour de Massaouah,
mais semblait accepter un vague contrôle italien sur ses rela-
tions avec l'extérieur. A Rome, on se préoccupa moins de celte
restriction territoriale que l'on ne crut avoir obtenu un véritable
traité de protectorat. La Banque de Florence prêta quatre millions
à Ménélik, qui n'eut pas de peine à réduire à merci le roi du
Tigré, menacé d'ailleurs au Nord par les Italiens, et à se faire
sacrer Roi des Rois à Axoum, le Reims éthiopien.
Immédiatement allait commencer entre le nouveau Négous
et ses amis italiens la querelle qui devait être tranchée six
années plus tard par la bataille d'Adoua. Ce fut d'abord une
longue dispute sur l'interprétation du traité d'Ucciali. Le texte
italien disait que le Négous « devait, » mais le texte amharique
disajt seulement qu'il « pouvait » passer par l'intermédiaire de
l'Italie pour ses relations avec l'extérieur. Cette discussion sur le
sens d'une des clauses du traité fut bien vite envenimée par la
violation d'une autre : les Italiens n'avaient plus matériellement
devant eux les forces du Négous comme à l'époque où Johannès
ne cessait de camper en face de leurs avant- postes au Nord du
Tigré; ils ne respectèrent pas la frontière du traité d'Ucciali
et, en 1890, le général Orero entra à Adoua. C'était réconcilier
Mangacba et Ménélik et faire contre l'Italie l'unité éthiopienne.
Le Négous ne pouvait d'ailleurs se faire aucune illusion : la
politique du partage de l'Afrique, pour ainsi dire à grands
coups de méridiens et de parallèles, ne respectait pas son pays.
Le 24 mars et le 15 avril 1891, l'Italie et l'Angleterre signaient
des protocoles qui reconnaissaient aux Anglais tout le Soudan
MÉNÉLIK. 623
égyptien et aux Italiens tout le haut plateau éthiopien, sauf les
régions méridionales autour des lacs Rodolphe et Stéphanie
que ce découpage englobait dans l'Afrique Orientale britannique.
Le 5 mai 1894, une nouvelle convention attribuait à l'Italie le
Harrar en laissant ce pays en dehors de la Somalie anglaise.
Toute l'Ethiopie entrait ainsi théoriquement dans la future
Erythrée.
A ces actes sur le papier Ménélik averti répondit d'abord sur
le papier. Dès la fm de 1889, dans une lettre qu'il faisait porter
par M. Armand Savouré au président Garnot, en vue de se
faire reconnaître Négous par la France et d'obtenir la levée, en
ce qui le concernait, de l'interdiction du commerce des armes
« pour combattre les mahdistes, » il avait déclaré éthiopiens
tous les territoires que les accords diplomatiques conclus entre
l'Italie et l'Angleterre devaient cinq ans plus tard attribuer à
(a « sphère » italienne. Et à la nouvelle du premier protocole
anglo-italien, Ménélik adressa aux puissances une circulaire
dans laquelle il revendiquait pour son empire les limites mêmes
qu'il a acquises plus tard et qui enveloppent tout le haut pla-
teau. Il terminait par ces mots : « Je n'ai point l'intention de
rester spectateur indifférent si des puissances lointaines se pré-
sentent avec l'idée de partager l'Afrique, l'Ethiopie ayant été
pendant plus de quatorze siècles une île de chrétiens au milieu
de la mer des païens. Gomme le Tout-Puissant a protégé l'Ethio-
pie jusqu'à ce jour, j'ai la confiance qu'il la protégera et l'agran-
dira aussi dans l'avenir. Mais je suis certain qu'il ne partagera
jamais l'Ethiopie entre d'autres puissances. »
A ce manifeste, Ménélik ajoute bientôt tout ce qu'il faut pour
ne laisser aucune prise à la politique italienne. Il rembourse les
4 millions empruntés à la Banque de Florence. Le 12 février 1893,
il dénonce le traité d'Ucciali. Mais surtout, en prévision du jour
où les Italiens voudront passer des théories aux actes, il importe
sans relâche de la côte des fusils que le tribut de ses conquêtes
gallas, qui ne cessent de s'étendre, lui permet d'acheter en
énormes quantités. Gependant Grispi ne paraît pas douter de
pouvoir bientôt faire ceindre la couronne d'Erythrée au roi
Humbert, qui sera empereur en Afrique comme la reine d'An-
gleterre est impératrice aux Indes. Il ne se demande pas s'il n'a
pas dangereusement acheté à l'Angleterre la peau de l'ours et il
va de l'avant. Au commencement de 1895, le général Baratieri
624 REVUE DES DEUX MONDES.
envahit le Tigré et occupe Adoua et Axoum. Puis la conquête
italienne descend vers le Sud et établit, en s'allongeant, une
ligne de postes qui suit de près la ligne de faîte de la falaise
d'où l'Ethiopie domine brusquement le désert Danakil. Nous
n'avons pas besoin d'insister sur la campagne qui s'engage alors :
c'est la page la plus généralement connue de l'histoire de
Ménélik. Le Négous réunit lentement les contingens de l'Ethiopie
méridionale : il faut longtemps pour mettre en branle cette
masse de combattans suivis d'une foule de domestiques et de
femmes qui portent et préparent les vivres. Il remonte non
moins lentement vers le Nord, refoulant devant ses deux cent
mille guerriers les avant-gardes italiennes. La colonne du major
Toselli est anéantie. La garnison italienne de Makallé doit capi-
tuler. Ménélik, avec sa levée en masse, arrive au Tigré que les
Italiens occupent déjà depuis un an. Le général Baratieri, devant
le nombre, hésite. Crispi, qui paraît toujours ne pas com-
prendre, l'inquiète, l'excite par des télégrammes cinglans. « Tu
es phtisique! » dit l'un d'entre eux. Et Baratieri, sommé
d'annoncer une victoire, ne peut manœuvrer avec la prudence
nécessaire pour éviter d'être écrasé à Adoua sous la ruée
furieuse de tous les bans de l'Ethiopie. Le régime crispinien en
meurt; l'humeur même de la politique italienne va être profon-
dément changée par ce choc. En attendant, le rêve érythréen
est abandonné, au moins pour un temps, et Ménélik conclut à
Addis Ababa avec le major Nerazzini, le 26 octobre 1896, un
traité par lequel l'Italie reconnaît la pleine indépendance de
l'Empire du Négous.
*
* *
Ménélik, dont ce coup d'éclat a fait un personnage « mon-
dial, )) va se trouver, à partir de son triomphe, en présence d'une
tâche moins aisée que la résistance armée pour un barbare
de génie, à l'esprit astucieux, mais façonné par et pour le milieu
primitif que nous avons brièvement décrit. La conquête euro-
péenne, repoussée par la force, va se déguiser et menacer
l'Ethiopie par l'intrigue. Ce pays qu'on n'a pas réussi à prendre
d'un coup et de haute lutte, on pourra du moins l'enserrer, pré-
parer son isolement, sa division et son asservissement final. Et
dans ce travail, la politique anglaise reprend le pas sur celle de
l'Italie qui s'efface, mais sans disparaître, car sa diplomatie à
MÉNÉLIK. 623
Addis Ababa, sans doute exaspérée par le morbiis consularis de
ses représentans à la cour du Négous, s'associa à toutes les
démarches dissolvantes de celle de l'Angleterre. En face de ces
deux puissances reste la France, le soutien de la première
heure, qui ne peut avoir aucune ambition territoriale dans
l'Afrique orientale, mais qui aura à combattre la politique bri-
tannique ouvertement hostile dans la question du Haut Nil,
puis, sourdement, même après l'avènement de l'entente cordiale,
dans la tortueuse affaire du chemin de fer d'Ethiopie. La France,
malgré l'avantage que lui donne l'évidence des services rendus,
aura bien de la peine à maintenir sa position, surtout après
l'échec trop visible qu'elle subit dans la question du Haut Nil.
A peine Ménélik est-il devenu, par la victoire d'Adoua, une
incontestable valeur internationale, qu'il se trouve en effet solli-
cité par les deux puissances dont la rivalité aboutira à l'incident
de Fachoda. L'Angleterre, sous le prétexte d'opérer une diversion
au profit de ses alliés italiens qui, cependant, ne demandent
plus à sortir de la banlieue de Massaouah, mais en réalité pour
rétablir le prestige européen qui lui est nécessaire dans cette
partie de l'Afrique, et sans doute aussi pour empêcher Ménélik,
que rien ne contient plus, de remplir les vastes limites qu'il
réclamait en 4891, l'Angleterre recommence, par l'étape de
Dongola, la conquête du Soudan Egyptien. La France essaie de
lui barrer la route, d'abord en remportant la stérile victoire
diplomatique qui interdit aux Anglo-Egyptiens d'appliquer les
excédens de la caisse de réserve de la dette égyptienne aux
dépenses de l'expédition de Dongola. La politique française
veut, en outre, devancer les Anglais sur le Haut Nil. Tandis
qu'elle envoie la mission Marchand sur l'immense route du
Congo Français au Soudan Egyptien, elle recherche l'aide de
Ménélik pour d'autres missions qu'elle essaie d'expédier à tra-
vers l'Ethiopie au-devant de celle qui vient ainsi de la loin-
taine Côte occidentale.
L'Angleterre eut d'autant moins de peine à le savoir qu'on
n'en fit guère de mystère dans nos milieux coloniaux. La presse
britannique commença de parler avec acrimonie de Ménélik. On
vit monter au printemps de 1897 à Addis Ababa une mission
anglaise dont la composition était caractéristique : elle avait
pour chefs M. Rennel Rodd, second de lord Cromer au Caire,
et le colonel Wingate, directeur du service des renseignemens
TOME III. — 1911. 40
626
REVUE DES DEUX MONDES.
du gouvernement égyptien. Il s'agissait ouvertement pour les
Anglais de décider Ménélik à empêcher le passage des armes
destinées au khalife d'Omdourman qui avait, à ce moment
même, des ambassadeurs auprès du Négous. Mais les Anglais
voulaient sans doute aussi contre-balancer l'influence des Fran-
çais et des Russes qui était alors prépondérante à Addis Ababa,
et détourner Ménélik de seconder les petites missions françaises
en marche vers le Haut Nil qui traversaient à cette époque le
territoire éthiopien. Il se peut que, pour engourdir le Négous,
de vagues promesses lui aient été faites par la mission Rennel
Rodd en ce qui concerae les territoires nilotiques. Peut-être doit-
on trouver l'écho de ce qui venait de se dire à Addis Ababa dans
le passage suivant d'un article du Times, de septembre 1897, qui
laisse d'ailleurs percer l'arri ère-pensée dont s'est toujours inspirée
depuis lors la politique anglaise en Ethiopie : « Au-dessus de
Khartoum, la vallée du Nil tombe bien dans la sphère d'in-
fluence de Ménélik... Jusqu'à quel point une pareille domina-
tion peut-elle devenir effective? Cela dépend du maintien, entre
les mains de Ménélik, du pouvoir suprême qu'il s'est assuré sur
l'Abyssinie et des dispositions comme de la capacité de ceux
auxquels ce pouvoir viendrait ensuite à échoir. » C'était assez
clairement exprimer l'idée qu'on pouvait, pour se concilier une
puissance capable d'être gênante à ce moment du partage afri-
cain, lui faire des concessions que son organisation instable,
pour ainsi dire kaléidoscopique, incapable de résister plus tard
aux efforts d'une politique avisée et suivie, rendrait nécessaire-
ment temporaires. On prête ainsi facilement à un homme dont
on estime devoir, par la force des choses, devenir l'héritier.
Jusqu'où les Anglais essayèrent-ils d'aller dans cette voie?
On n'en sait rien, car la mission Rennel Rodd est trop récente
encore pour appartenir à la diplomatie dont l'histoire est dès
maintenant publique. Il serait intéressant de connaître cette page
des négociations d' Addis Ababa, car elle nous montrerait ce que
l'Angleterre craignait, espérait et voulait tenter du côté éthio-
pien une année avant Fachoda. Tout ce qu'on sait avec certitude
de la mission Rennel Rodd, c'est qu'elle conclut avec le Négous
un traité, du 4 juillet 1897, limitant la Somalie britannique à la
zone côtière et reconnaissant à Ménélil>: le pays de Harrar. Mais
les Anglais n'auraient pu se montrer moins modérés dans cette
région, car ils avaient été devancés par la France désireuse de
MÉNÉLIK. 627
conserver la confiance de Ménélik en démontrant son absolu
désintéressement territorial : le 20 mars 1897, notre ministre
en Ethiopie, M. Lagarde, avait signé à Addis Ababa un traité qui
acceptait pour notre colonie de la côte des Somalis, réduite à
une étroite bande de terrain encerclant la baie de Tadjoura, une
frontière qui ne passait qu'à 90 kilomètres de Djibouti.
Et, de fait, le Négous, malgré la présence près de son guébi
de M. Rennell Rodd et de ses compagnons, ne cessa de se
montrer secourable aux missions Clochette et de Bonchamps
que notre politique envoyait au petit bonheur vers le Haut Nil.
L'événement montra d'ailleurs qu'il était bien inspiré car, si,
dans cette entreprise, les Français ne firent rien de bon pour
eux-mêmes, ils se montrèrent encore une fois très serviables
à l'Ethiopie en l'aidant à se donner les limites qu'exigeait sa
sécurité.
Ce serait sortir de notre sujet que d'insister sur les cir-
constances qui ne permirent pas aux expéditions françaises
d'être pour nos intérêts africains quelque chose de plus efficace
que d'héroïques aventures, La mission de Bonchamps, chargée
d'établir les Ethiopiens sur la rive droite du Nil Blanc, reçut
en tout un viatique de oo 000 francs pour réaliser cette œuvre
ardue: or, à ce moment, la colonie de Djibouti ne manquait pas
de ressources et elle aurait pu, avec quelque bonne volonté,
donner un tout autre appui aux hommes chargés de porter les
drapeaux français et éthiopien dans la plaine nilotique. Notre
marche à l'Est du Nil eut encore plus le caractère d'une aventure
que celle de Marchand à l'Ouest, tout obligé que fut ce dernier
de s'ouvrir la route à coups de fusil, dans la zone maritime même
du Congo français, entre Loango et Brazzaville. Le marquis de
Bonchamps et ses compagnons, Charles Michel, Bartholin, Faivre
et Potter, réduits, faute de bateau, à patauger dans la zone (îes
marécages, réussirent malgré tout, grâce à la supériorité du
moral de l'Européen, à traîner leurs Ethiopiens presque jusque
en vue de Nasser sur le Sobat. Mais là, vaincue par le foin géant
du marais nilotique, dans l'épaisseur duquel il fallait ouvrir une
route coupée de fondrières, ayant perdu par la faim et la fièvre
la moitié de son effectif, la mission dut s'arrêter et retourner en
arrière, le 30 décembre 1897.
Ce fut un épisode digne de tous les efforts tardifs, insufiisans,
minuscules, par lesquels nous prétendions arrêter la marche
628 REVUE DES DEUX MONDES.
des 18 000 Anglo- Égyptiens de lord Kitchener. Tandis, que les
quelques Français, lancés vers le Nil, étaient condamnés à faire
quelque chose avec rien, les Aaglo-Egyptiens s'avançaient avec
une méthode qui ne laissait rien au hasard; ils étaient comblés
de tous les moyens d'action, suivis par un chemin de fer qui
s'allongeait derrière eux à chacune de leurs étapes et appuyés
sur toute l'opinion britannique alors furieusement éprise de la
formule « du Cap au Caire. » Il n'y eut d'admirable de notre
côté, dans cette partie si pauvrement engagée, que les exécutans,
qu'ils partissent de la Mer-nouge ou de l'Atlantique. En elle-
même toute cette entreprise répondait bien mal à la définition
donnée à la Chambre après sa fâcheuse liquidation : « une
politique qui, voulant le but, s'inquiète des moyens et ne laisse
pas au hasard le soin d'assurer le succès. »
Mais ces tentatives qui devaient nous mener à Fachoda
eurent au moins, comme nous l'avons dit, un résultat, celui de
porter les Ethiopiens jusqu'à leurs frontières naturelles. Ce n'est
pas en vain que nos compatriotes, le capitaine Clochette et
M. Potter, moururent dans cet effort pour aller par l'Est au-
devant de la mission Marchand. En somme, si, pour l'objet que
nous poursuivions alors, il était utile d'établir les soldats de
Ménélik sur la rive droite du Nil Blanc, en face des Français
qui viendraient se fixer à la rive gauche, une pareille expan-
sion, pour les Ethiopiens, eût forcé l'utilité autant que la
nature.
MM. Potter et Faivre, accompagnés du capitaine russe
Artamanof et menant une expédition légère détachée par le Ras
Tessama, réussirent bien à planter le drapeau du Négous sur le
Nil, le 22 juin 1898, mais, menacés dans le marais par la saison
des pluies dont l'approche épouvantait leurs soldats éthiopiens,
ils durent immédiatement revenir en arrière. Ces couleurs soli-
taires- furent la seule aide venant de l'Ethiopie que devait
trouver sur le Nil la mission Marchand, qui les salua quelques
jours plus tard au passage, en descendant le fleuve pour aller
occuper Fachoda. Toutefois ce raid, manifestation sans lende-
main, n'était que l'exagération éphémère d'une œuvre qui, plus
en arrière, devait être solide et durable. Nos compatriotes
avaient, en effet, réussi à entraîner le'gros des forces de Tes-
sama jusqu'au rebord des montagnes et même jusqu'au com-
mencement de la plaine du Nil où les Ethiopiens n'osaient pas
MÉNÉLIK. 629
s'aventurer. C'était d'après leurs légendes un pays redoutable,
habité par des hommes à tête de chien, sans doute imaginés
par des voyageurs qui avaient vu d'un peu loin les femmes
Souros, la lèvre inférieure distendue par l'énorme disque de
bois qu'elles y insèrent et qui donne à leur face un aspect de
museau. Non seulement Tessama avait reconnu les limites du
plateau vers le Sud-Ouest et soumis les Gallas jusqu'à la crête
de la falaise, mais encore le lieutenant de Ménélik avait im-
posé l'autorité du Négous aux négroïdes Guimiras, Adjoubas
et Souros habitant les avant-monts et la partie voisine de la
plaine. Le marquis de Bonchamps avait fait de même un peu
plus au Nord, dans le pays des Yambos des bords du Baro. Dans
le même élan, en 1897, le Bas Maconnen occupait au Nord-Ouest
le pays des Béni Chongoul; le Bas Valdéguiorguis poussait
droit au Sud jusqu'au lac Bodolphe, tandis qu'au Sud-Est, le
général Hapté Guiorguis, accompagné d'un autre Français,
M, Darragon, étendait la puissance de Ménélik jusqu'au désert
de rOgaden. Ainsi les Ethiopiens, arrivés dans toutes les direc-
tions au bord de leur falaise, dominaient sur son pourtour
entier les plaines arides ou marécageuses au-dessus desquelles
se dresse leur pays. Ils avaient même, en grande partie grâce
aux conseils français, acquis dans ces plaines de larges glacis
devant leur forteresse naturelle. Lorsque viendrait l'heure de
passer avec l'Angleterre et l'Italie des traités de délimitation,
Ménélik pourrait s'appuyer sur une situation de fait pour ne
donner aucun pied sur le plateau à ces voisins dangereux ; il
pourrait même tenir assez loin de la base des montagnes éthio-
piennes ces forces nouvelles qui se substituaient à la vieille
barbarie africaine autour de l'Ethiopie, et mettaient fin à son
séculaire et, on pourrait dire, splendide isolement.
11 fallut cependant dix années encore au Négous pour cou-
ronner sa grande œuvre d'expansion territoriale, en ajoutant au
fait le droit consacrant par des actes diplomatiques les résultats
acquis par l'occupation etï'cctive éthiopienne. Les traités anglo-
éthiopiens du 15 mai 1902 et du 6 décembre 1907 donnèrent à
l'empire du Négous ses frontières du côté du Nil et de
l'Ouganda : les conventions italo-éthiopiennes du 10 juillet 1900,
du 15 mai 1902 et du 16 mai 190S déterminèrent la frontière,
souvent remaniée, entre l'Ethiopie et l'Erythrée et abornèreut
plus facilement le protectorat italien de la côte du Bénadir.
630
REVUE DES DEUX MONDES.
Ce délai qu'apportèrent les voisins de l'Ethiopie à la ralifica-
tion du fait accompli par les conquêtes des lieutenans de Ménélik
montre que, longtemps, les politiques anglaise et italienne, ou
du moins leurs agens d'exécution en Afrique, espérèrent que
cet agrandissement de l'Ethiopie jusqu'à ses frontières natu-
relles n'était pas définitif et que quelque accident permettrait
de ne pas le consacrer. Puis, sans doute, on en vint à concevoir
l'idée qu'il était moins avantageux et moins habile d'inquiéter
Ménélik sur ses frontières que de le rassurer, de s'insinuer dans
ses bonnes grâces et de se réserver ainsi l'avenir dans ce pays dont
la force pourrait bien être éphémère comme tout ce qui u'est
soutenu que par le génie d'un homme. Il serait plus facile à des
voisins ayant des intelligences dans la place de provoquer à
l'heure voulue l'ouverture de la succession d'un autre « malade
d'Orient. » D'autre part, il est incontestable que l'appétit colo-
nial décline depuis quelques années. La lourdeur de certaines
entreprises d'outre-mer comme la guerre du Transvaal, et aussi
une manière nouvelle dont se posent les questions indigènes en
Asie et en Egypte ont pu faire réfléchir. Mais, surtout, l'Italie a
été amenée à ramener son attention sur l'Adriatique après la
crise d'engouement pour la Mer-Rouge. L'Angleterre, de son
côté, a vu qu'elle devait de nouveau se préoccuper de l'équilibre
européen. Gomme, dans des questions plus vitales, les deux gou-
vernemens qui avaient associé leurs intrigues en Ethiopie, se
trouvèrent avec la France des intérêts communs, le rapproche-
ment entre Paris, Londres et Rome devait s'étendre graduelle-
ment aux affaires éthiopiennes. L'entente des trois gouverne-
mens se fit lentement et se substitua peu à peu à la rivalité,
exaspérée par le zèle des agens à Addis Ababa : l'accord du
13 décembre 1906, qui est la charte internationale de l'Ethiopie,
fut signé entre l'Angleterre, l'Italie et la France. Cet acte mit
très fortement une sourdine aux luttes, bien que le morbus
consularis ne leur ait pas permis de cesser complètement autour
du guéhi impérial. 11 résolut ou du moins aida fort à résoudre
l'exaspérante question du chemin de fer qu'il nous faut mainte-
nant traiter, car elle laisse à l'histoire la page peut-être la plus
étrange du règne de Ménélik, et elle fut, pour ainsi dire, le
champ de bataille entre la politique française et la politique
anglo-italienne, qui y prit les allures caractéristiques qu'elle
eut et qu'elle aurait sans doute encore demain en Ethiopie si
MÉNÉLIK. 631
les rivalités, aujourd'hui latentes, pouvaient y reprendre
l'âpreté qui les caractérisa pendant cette période encore si
proche de nous.
*
* *
On ne saurait tenter d'exposer ici par le menu une pareille
histoire : ce serait une tâche trop longue et de plus désobligeante,
car l'affaire du chemin de fer d'Ethiopie aurait équitablement,
sur bien des points, dû relever de la chronique judiciaire. Pour
ce qui est de la politique, dont il vaut mieux sortir le moins pos-
sible dans cet exposé, cette affaire devait fatalement nous mettre
aux prises avec la diplomatie combinée de l'Angleterre et de
l'Italie. Ces deux puissances, situées géographiquement comme
elles le sont dans l'Afrique orientale et ayant dinstinct les ambi-
tions que cette situation comporte, ne pouvaient se résigner
facilement à en voir une troisième, éprouvant pour l'Ethiopie
les sentimens d'un médecin beaucoup plus que d'un héritier, lui
créer une artère destinée à la faire participer à la vie univer-
selle. Aussi, de bonne heure, s'efforça-t-on par des intrigues à
Addis Ababa et ailleurs de faire passer dans des mains anglaises,
capables de serrer au besoin cette artère ou de la détourner sur
un port britannique, le chemin de fer qui, depuis 1897, montait
de Djibouti vers le plateau éthiopien. De bonne heure aussi,
l'entreprise française, comme tous les organismes anémiques et
tarés, fit preuve d'une grande réceptivité à ce virus extérieur.
Ainsi que nous l'avons dit, la faille de l'Aouache s'imposa
dès le début comme le meilleur tracé que piit suivre un chemin
de fer de pénétration de la mer vers l'Ethiopie. La prédominance
du Choa dans ce dernier pays et la présence d'une puissance amie
sur la baie de Tadjoura rendaient encore plus éloquente cette
invitation de la nature et, dès le 6 décembre 1889, dans une
lettre adressée au président Carnot, Ménélik demandait l'aide
du gouvernement français pour construire une voie ferrée. Le
11 février 1893 le Négous concédait cette voie ferrée dans les
termes suivans : « Lion vainqueur de la tribu de Juda, Méné-
lik II, etc., etc., reconnaissant qu'il est impossible de déve-
lopper le commerce et l'industrie de mes Etats sans en améliorer
les voies de communication et désireux dans ce dessein de faire
construire un chemin de fer, j'ai concédé à mon ingénieur,
M. Alfred Ilg, l'autorisation de faire toutes les études nécessaires
632 REVUE DES DEUX MONDES.
et de constituer une grande compagnie qui puisse mener à bien
cette entreprise. » M. Ilg, sujet suisse , fixé depuis longtemps
à la cour du Négous, recevait la concession formelle du droit
d'établir et d'exploiter un chemin de fer de Djibouti à Harrar
et Addis Ababa avec prolongement ultérieur jusqu'au Nil Blanc.
Cette concession était accompagnée d'un monopole : seul, son
titulaire devait être autorisé à construire une voie ferrée reliant
l'Ethiopie à la mer.
Il fallut cependant que l'Ethiopie bénéficiât de la crise
d'intérêt déterminée par la bataille d'Adoua pour faire naître la
Compagnie Internationale des Chemins de fer Ethiopiens. Cette
dernière fut créée par un groupe d'hommes d'affaires français qui
avaient déjà constitué la Société des Salines du lac Assal, — une
sorte de chott situé au fond de la baie de Tadjoura, — et qui
éprouvaient un vif besoin de la liquider en la fondant dans une
affaire plus vaste. La concession du chemin de fer d'Ethiopie
donna l'occasion d'opérer cette « novation » nécessaire ; malheu-
reusement la compagnie qui l'exploita n'eut ni assez de souflle
financier, ni sans doute assez la volonté probe d'exécuter le tra-
vail qui faisait son objet, pour accomplir une œuvre honnête et
sérieuse. Son existence fut un prodigieux roman de finance et
de politique coloniales. De bonne heure, elle mérita l'épithète
de véreuse que le ministre des Affaires étrangères lui décernait
il y a quelques mois du haut de la tribune du Palais-Bourbon.
Deux ans à peine après sa naissance, elle était la chose d'usu-
riers de Londres qui ne cessèrent de dominer son Conseil d'ad-
ministration. Nous ne dirons pas que la politique britannique,
représentée dès ce moment à Addis Ababa par l'énergique major
Harrington, ait provoqué cette mainmise, mais elle trouva ses
meilleurs moyens d'action dans les abandons de la Compagnie
française, livrée à des financiers étrangers.
Les premiers travaux furent exécutés, plutôt mal que bien,
et ces maîtres occultes se firent accorder par la Compagnie des
contrats léonins. Puis, lorsque l'heure de se faire payer fut venue
pour eux, une habile campagne patriotique commença pour
obtenir de l'Etat un subside permettant de libérer la Compagnie
française de l'emprise étrangère dénoncée à grands cris. Nos
meilleurs élémens coloniaux, dupes des apparences, s'associèrent
à cette campagne et la loi du 6 février 1902 accorda à la Com-
pagnie une subvention annuelle de 500 000 francs payable pen-
MÉNÉLIK. 633
dant cinquante années, qui fut immédiatement vendue à des
Compagnies d'assurances pour un capital de 11400 000 francs.
Cette somme, employée en grande partie à rémunérer les
prêts exorbitans dont nous avons parlé, ne permit pas à la
Compagnie de vivre longtemps : à la fin de 1902, la voie
atteignait Dire Daouah, mais sur une grande partie de ces
310 premiers kilomètres, elle n'avait ni ponts ni ballast. Le rail
ne dépassa plus ce terminus provisoire, encore en plein désert
Danakil, et, après que l'on eut épuisé les moyens de fortune pour
payer les coupons des obligations qui commençaient à être
émises comme des assignats, les mêmes financiers anglais
reparurent sous la forme nouvelle de V International Ethiopian
Railwaij Trust, destiné à se greffer sur la Compagnie française
comme le champignon sur l'arbre.
C'est à partir de ce moment que l'action de ces élémens
étrangers se mêla étroitement à la politique. Il n'était plus pos-
sible pour eux de faire rémunérer leurs combinaisons ingénieuses
par de nouveaux subsides de l'Etat français. Les Chambres, avant
de les voter, eussent sans doute exigé une enquête nécessaire-
ment fâcheuse pour les intéressés. Aussi, pour liquider dans
l'ombre un passé compromettant et pour continuer à gagner sur
cette affaire, lancèrent-ils l'idée de l'internationalisation du
chemin de fer qui les faisait entrer étroitement dans le jeu que
sir John Harrington et son collègue italien, le major Ciccodic-
cola, menaient à la cour du Négous.
L'internationalisation, c'était, pour les financiers, la possibi-
lité de créer une entreprise beaucoup plus vaste dans laquelle
s'absorberait, sans enquête, la Compagnie si mal en point. Cette
sorte de novation permettrait donc d'éviter la publicité et les
conséquences possibles d'une liquidation judiciaire. De plus,
l'internationalisation, s'accompagnant du mirage de la con-
cession d'un vaste réseau ferré éthiopien, pouvait servir à attirer
les alouettes de l'épargne française ; elle aurait été le prétexte
de quelque grosse émission permettant de clore et de liquider
avec un substantiel profit toutes les opérations antérieures. Et,
comme nous l'avons dit, une telle combinaison servait admira-
blement la diplomatie de sir John Harrington. Ce représentant
de la politique britannique n'avait certes aucune objection à
l'emploi d'abondans capitaux français en Ethiopie. Là comme
ailleurs, on aurait vu avec plaisir notre capital, satisfait, moyen-
G34
REVUE DES DEUX MONDES.
nant un modeste loyer, de travailler passivement entre les
mains d'autrui, entretenir des industries et un personnel étran-
gers et servir au développement de politiques rivales de la nôtre.
C'est le même service que rend à nos concurrens, sur tant de
points du monde, notre passivité financière. Ceux qui, dans
l'alTaire d'Ethiopie, avaient un souci plus vivant de nos intérêts
nationaux purent s indigner de voir, au commencement de 1905,
des sociétés anglaises affiliées au trust éthiopien solliciter sans
le moindre déguisement, dans des journaux de Paris, les prêteurs
français de leur fournir les moyens d'internationaliser le chemin
de fer, alors que nos contribuables supportent une charge an-
nuelle de 500 000 francs pour maintenir à celui-ci un caractère
français. Peu importait à la politique anglaise que le capital de
ce chemin de fer fût français, pourvu que sa direction, ainsi
que la vie et l'influence qu'il créerait fussent britanniques,
sous un masque international qui ne pouvait faire que des dupes
volontaires. Et la diplomatie de sir John Harrington ayant des
intérêts parallèles à ceux du trust marcha résolument dans le
même sens que lui.
Une campagne savante fut organisée pour acculer la France
à l'internationalisation. Elle n'eut pas de serviteurs plus zélés que
ceux que lui fournit la Compagnie française, laquelle, menée par
des créatures du trust, n'aspirait qu'au suicide. Il s'agissait de
convaincre le gouvernement français que le Négous voulait un
chemin de fer international et que l'Angleterre n'en accepterait
pas d'autre; il fallait, en même temps, pour affaiblir, isoler
notre diplomatie, faire croire au gouvernement britannique que
l'opinion française se désintéressait de la question; il fallait
enfin, circonvenir, lasser, intimider JMénélik. Aussi des agens
de divers ordres s'efforcèrent-ils de provoquer, sur chacune des
scènes de ce drame complexe, des manifestations dont l'écho,
grossi et au besoin dénaturé par des dépêches tendancieuses,
affaiblirait la défense des intérêts français sur les autres. En
France, on ne parla pas ouvertement d'internationalisation. Le
mot provoquait même une affectation de pudeur efl'arouchée
chez les bons apôtres qui travaillaient pour la chose : ils disaient
seulement que le chemin de fer français était impossible, parce
que politique; que Ménélik était animé d,'une hostilité inquiète
contre cette voie ferrée construite par les ressortissans d'une
seule nation, et que le chemin de fer serait purement commer-
MÉNÉLIK. 6'iO
cial, c'est-à-dire établi par une compagnie internationale, ou
qu'il ne serait pas. Certains corps constitués ne virent pas tout
de suite de quoi était fait ce bloc enfariné qu'on leur présentait
et ils adoptèrent les motions sournoises qui leur étaient pro-
posées pour les faire collaborer à la politique d'internationali-
sation. Immédiatement leurs manifestations étaient publiées en
Angleterre où on les opposait à notre diplomatie qui travaillait
à défendre la solution nationale.
Ce jeu, pour être plus efficace, devait s'accompagner de
mauvaises nouvelles venant d'Ethiopie et on cherchait à obtenir
de Ménélik des déclarations contre le chemin de fer français. A
cela sir John Harrington et le major Ciccodiccola s'employaient
avec une activité que dépassait d'ailleurs le zèle déployé par
quelques excellens Français mis au service de la même cause.
Le Négous avait vu l'Angleterre l'emporter dans l'affaire du
Haut-Nil; il savait qu'elle avait écrasé les Boers, et ce prestige
britannique venait à l'appui de la politique quelque peu commi-
natoire du ministre anglais à Addis Ababa. A cette pression
s'ajoutait l'efTet des cadeaux qui ont toujours eu une influence
très appréciable sur la cour primitive d'Ethiopie. Toutes les
batteries étant dressées, on organisa au guébi impérial une
séance solennelle en s'efforçant d'y faire comparaître le ministre
de France un peu avec les allures d'un accusé. Le colonel
Harrington et le major Ciccodiccola se dressaient en face de
lui, ainsi que certains agens de la Compagnie. On demanda à
Ménélik, dans l'esprit mal préparé duquel toutes ces questions
financières ne formaient qu'un brouillard obsédant, de se pro-
noncer. Excédé, inquiet de toutes ces querelles, il ne cessa de
répondre : « Vous me demandez tous ce chemin de fer, mettez-
vous d'accord! » Mais pour les intéressés cela devait vouloir
dire que le Négous condamnait l'entreprise française et, dès le
lendemain, les télégrammes de la cabale annonçaient en Europe
que le Négous avait demandé l'internationalisation. Il en fut
ainsi pendant plusieurs mois : tout fut mis en œuvre pour
démontrer que la diplomatie française perdait son temps à
soutenir une cause condamnée par la volonté de l'Angleterre,
celle du Négous et par l'opinion publique de la France elle-
même.
Au milieu de l'ignorance de la majorité de nos compa-
triotes et de leur trop habituelle indifférence pour les intérêts
636 REVUE DES DEUX MONDES.
extérieurs du pays, cette machination aurait sans doute fini par
avoir raison de la résistance, d'abord très irrésolue, de notre gou-
vernement, si ces manœuvres n'avaient pas été dévoilées et com-
battues dans une contre-campagne dont le Comité de l'Afrique
Française fut l'âme, et qui dura pendant les années 1905, 1906
et 1907. Dès le 1" avril 1905, M. Delcassé, saisi des protesta-
tions et des vœux du Comité de l'Afrique, déclarait au Sénat
que la politique du gouvernement de la République était de
maintenir le caractère français de la Compagnie qui construi-
sait le chemin de fer de Djibouti à Addis Ababa.
Cette politique était évidemment conforme à l'intérêt français.
Les avocats de l'internationalisation soutenaient que Ménélik
était avec eux, parce que son ombrageuse susceptibilité natio-
nale redoutait un chemin de fer « politique « construit par une
compagnie française? Cela était bien étrange puisque, par le
traité du 15 mai 1902, le Négous avait concédé non pas à une
Compagnie anglaise, mais au gouvernement britannique lui-
même, le droit de faire passer une voie ferrée reliant Khartoum
à l'Ouganda, soit une section du fameux Cap au Caire, à travers
l'Ouest de l'Ethiopie. Laquelle de ces deux lignes aurait-elle
donc été le plus dangereusement « politique? » Ainsi Ménélik,
ayant deux poids et deux mesures, aurait donné la mauvaise à
une puissance qui ne l'avait jamais menacé, et qui, dès 1897,
avait laissé réduire à une simple enclave côtière sa colonie de
Djibouti d'où l'Ethiopie avait toujours reçu tout ce qu'elle avait
besoin de demander à l'Occident! Il était clair que cet argument
ne pouvait être honnête, et les informations prises à Addis
Ababa démentirent les dépêches des Français qui avaient secondé
la politique des deux ministres étrangers en Ethiopie; elles rédui-
sirent facilement à ce que nous avons dit plus haut la prétendue
manifestation de Ménélik en faveur de l'internationalisation du
chemin de fer. Le Négous ne s'était pas associé, même sans bien
la comprendre, à une politique dont le but était de livrer à
l'internationalisation, c'est-à-dire, en réalité, à des puissances
en situation daspirer à absorber peu à peu son pays, la seule
artère qui apportât à l'Ethiopie la vie du dehors.
Il nous importait de conserver dans des mains françaises
cette voie d'accès pour consolider autant que possible l'indépen-
dance de l'Ethiopie, dont le maintien est l'intérêt de la France
comme il est celui du Roi des Rois. Quel avantage aurions-nous,
MÉNÉLIK. 637
en effet, à voir tomber entre les mains de ses voisins un pays situé
dans une région de l'Afrique où tout agrandissement serait excen-
trique pour notre puissance, et nécessairement très inférieur à ce
que prendraient les deux autres nations européennes limitrophes
de l'Ethiopie? Une telle éventualité ne saurait être pour nous
qu'un pis aller, bien moins tentant que la perspective d'exercer
nos initiatives et notre influence amie dans une Ethiopie indé-
pendante. Le souci de l'avenir de Djibouti lui-même devait
condamner la politique d'internationalisation du chemin de fer.
Avec la voie ferrée, qui, à peine arrivée vers l'autre côté du
désert, lui apporte déjà la vie, notre escale nécessaire sur la
route de Madagascar et de l'Indo-Chine deviendra non seule-
ment une possession ne nous coûtant rien, mais encore un grand
emporium portant d'une manière flatteuse notre drapeau à
l'entrée de l'océan Indien. Sans le chemin de fer, Djibouti res-
terait un port mort et coûteux, une sorte de préside perdu sur
la côte désertique du Somal, Et comment pouvions-nous être
garantis qu'une compagnie internationale en théorie, et anglaise
en réalité, ne construirait pas un embranchement qui détour-
nerait le trafic de l'Ethiopie sur un port britannique, Berberah
par exemple? En fin de compte, la disparition de cette grande
entreprise, non pas du capital français, mais de tout intérêt
français reconnu et organisé ne pourrait-elle pas permettre un
jour à la politique britannique d'absorber même le Harrar et
les pays éthiopiens voisins de Djibouti dont l'isolement et la
mort sur son littoral aride deviendraient ainsi irrémédiables?
Du moment où on réfutait ainsi l'argumentation des interna-
tionalisateurs et où on suivait obstinément sous tous ses dégui-
semens ce Protée fuyant et abondant en formes, les pouvoirs
publics ne pouvaient se laisser énerver et séduire, d'autant moins
que nul n'eût désiré paraître solidaire des intérêts financiers qui
inspiraient cette campagne. Cependant le gouvernement hésita
longtemps à prendre les mesures qu'exigeait la politique affirmée
par M. Delcassé.
On sait que nos gouvernans ne sont pas volontiers « solu-
tionnistes. » Pour les ministres qui eurent successivement à
s'occuper de la question du chemin de fer d'Ethiopie, c'était une
affaire ennuyeuse, un peu troublante par la crainte de décou-
vrir des ramifications inattendues le jour où on voudrait extirper
le mal. Ils s'efforcèrent donc de gagner du temps, en ordonnant
638 REVUE DES DEUX MONDES.
des enquêtes dont leurs successeurs auraient la tâche désobli-
geante de tirer les conclusions pratiques". Mais ils ne purent
rien ignorer des intrigues que M. Pichon a récemment qualifiées
à la tribune. Ces enquêtes donnèrent lieu à des rapports dont
l'un, rédigé par des inspecteurs des Finances, était d'une nature
si édifiante sur certaine gestion qu'on se demande comment il
ne donna pas lieu à des sanctions immédiates.
Il est vrai que le gouvernement pouvait abriter ses hésita-
tions derrière les difficultés diplomatiques. Plus de deux ans
après l'entente cordiale, la politique anglaise, secondée par
celle de l'Italie, nous combattait encore à Addis Ababa. Pour s'en
étonner, il faudrait ne pas comprendre que la fin d'une si longue
rivalité ne pouvait être imposée en quelques semaines, sur tous
les points du globe, aux agens britanniques habitués à consi-
dérer le Français comme l'adversaire. Les eaux fortement agitées
ne se calment pas comme par enchantement. Gela était d'autant
plus vrai en Ethiopie que notre chemin de fer, instrument de
toute une politique de consolidation de l'indépendance éthio-
pienne, était par cela même un élément absolument contraire
aux ambitieuses visées d'avenir que sir John Harrington devait
nourrir pour son pays, déjà maître de presque tout le bassin du
Nil. Et le ministre britannique à Addis Ababa dépendait direc-
tement de l'agence du Caire , où l'on ne se sentait pas non
plus très disposé à s'inspirer de l'esprit de l'entente cordiale, en
particulier sur un terrain où notre action tendait nécessaire-
ment à créer un état de choses peu favorable à une nouvelle
expansion de l'Empire britannique dans l'Afrique orientale.
Sans doute Londres aurait pu imposer plus tôt la discipline de
la politique impériale au Caire et à Addis Ababa. Mais pourquoi
le Cabinet anglais y aurait-il mis du zèle? Il n'avait pas à cher-
cher pour nous une interprétation équitable de l'entente cor-
diale dans une affaire où il voyait le gouvernement français
bruyamment combattu par une clique de ses nationaux. Cer-
taines paroles prononcées par des personnages politiques anglais
montrèrent qu'on escomptait, outre-Manche, les suites éner-
vantes que pouvait avoir pour la volonté française la campagne
d'internationalisation. Il fallut la résistance que cette cabale
souleva en France contre elle et aussi to,ute la louable obsti-
nation de notre ambassade à Londres pour remonter le courant.
Les raisons qui avaient décidé l'Angleterre à signer l'accord
MÉNÉLIK. 039
d'avril 1904 étaient assez importantes pour l'Empire britan-
nique, inquiet du développement formidable de puissances nou-
velles, pour s'imposer à la politique anglaise même en Ethiopie,
pourvu que nous y missions Tinsistance nécessaire. C'est ce qui
finit par se produire. Le gouvernement anglais, en présence
d'une diplomatie française qui avait son parti pris et qui se
sentait talonnée par un groupe peu nombreux, mais résolu,
d'hommes décidés à sauver Djibouti et son chemin de fer,
comprit qu'il n'y avait plus à escompter les résultats de la cam-
pagne d'internationalisation. Il négocia un accord général éthio-
pien que la persistance de la grande pensée érythréenne dans
certains esprits italiens rendit jusqu'au dernier moment diffi-
cile à conclure. Cependant, le 13 décembre 1906, un traité signé
par l'Angleterre, l'Italie et la France reconnaissait que le droit
de construire un chemin de fer entre Djibouti et Addis Ababa
appartenait à une compagnie française, approuvée par le gouver-
nement de la République et donnant certaines garanties au
commerce étranger. L'existence de cet acte diplomatiqiie imposa
au gouvernement français l'obligation de procéder enfin au
nettoyage financier que nous n'avons pas à exposer ici. Disons
seulement que, malgré des intrigues poursuivies avec une obsti-
nation incroyable et digne d'une meilleure cause, qui. à l'heure
actuelle, ont à peine cessé de combattre notre diplomatie à
Addis Ababa, le gouvernement mit, le 3 juin 1907, la Com-
pagnie impériale des Chemins de fer Ethiopiens en liquidation
judiciaire. Une société nouvelle fut constituée sous le contrôle
du gouvernement français et prit le nom de Compagnie du
Chemin de fer Franco-Ethiopien de Djibouti à Addis Ababa.
Ménélik reçut alors M. Klobukowski, envoyé extraordinaire,
chargé de lui demander de s'associer aux mesures d'assainisse-
ment prises par le gouvernement français. Cette ambassade,
secondée par les efforts du docteur Vitalien, médecin du
Négous, réussit à convaincre ce dernier, qui, en rétrocédant à
la nouvelle Compagnie la concesision de la ligne, par un contrat
du 30 juin 1908, acheva de clore tout au moins la phase diplo-
matique de cette tortueuse affaire. Cette solution terminait
heureusement un dangereux imbroglio dans lequel Ménélik était
souvent resté égaré, passif, inconscient des périls qui se pré-
paraient pour l'avenir de son pays. L'Ethiopie y avait échappé
bien plus par l'énergie de quelques Français que par la rési-
640 REVUE DES DEUX MONDES.
stance du Négous sur un terrain dont ce prince africain était
trop mal préparé à comprendre les savantes et complexes
embûches.
*
* *
Le traité anglo-franco-italien du 13 décembre 4906 a été
pour l'Ethiopie, ainsi que nous l'avons dit, une sorte de charte
internationale. Il a lié les trois puissances voisines dans une
reconnaissance de l'indépendance éthiopienne. Ce pacte et la
politique qu'il imposait ont certainement beaucoup contribué à
donner à l'Ethiopie, par les conventions qu'elle signa en 1907
et 1908 avec l'Italie et l'Angleterre, les limites. précises que le
Négous voulait depuis longtemps faire reconnaître à son empire
du côté des possessions britanniques et italiennes. On a dit, à la
vérité, que l'accord de décembre 1906 avait reconnu l'existence
en Ethiopie de sphères d'influence étrangères, puisque, consa-
crant les droits de la France en ce qui concerne la ligne de
Djibouti à Addis Ababa, il accordait à l'Angleterre une situation
analogue sur la future voie ferrée devant traverser l'Abyssinie
à l'Ouest et sur les eaux du Nil Bleu, nourricières de l'Egypte, et
à l'Italie des droits mal définis de passage entre l'Erythrée et le
Bénadir par l'Ouest d'Addis Ababa. Les meneurs de la cam-
pagne d'internationalisation en ont même profité pour essayer
de rendre suspect à Ménélik un acte qui ruinait leurs espérances.
Il faut reconnaître cependant que jamais on n'aurait pu con-
cilier la politique des trois puissances sans un échange d'assu-
rances relatives aux droits qu'elles tenaient d'efforts ou de
traités antérieurs. Or c'est cette conciliation qui importait avant
tout à l'avenir de l'Ethiopie. Elle a certainement aidé, comme
nous venons de le dire, le Négous à achever sa délimitation du
côté des Italiens et des Anglais; mais surtout elle a lié, dans une
déclaration de respect pour l'indépendance éthiopienne, les puis-
sances éventuellement ambitieuses à la France pour qui toute
ambition, dans cette partie de l'Afrique, ne saurait être qu'un
pis aller. Par là, l'accord de 1906 a rendu plus malaisées des
entreprises contre cette indépendance. Et l'importance de ce
fait prime de beaucoup, pour l'Ethiopie, celle des garanties
échangées entre les trois puissances en vue d'éventualités que
l'existence de l'accord tend précisément à écarter. Les actes in-
ternationaux passés par Ménélik ou conclus autour de lui con-
MÉNÉLIK. 641
sacrent aujourd'hui de la manière la plus formelle Tindépen-
dance de rÉthiopie dans des limites régulièrement reconnues.
Seuls des désordres intérieurs pourraient donner des raisons ou
des prétextes pour remettre en discussion cette solide situation
de droit. Le règne de Ménélik a mené l'Ethiopie au point où
il ne dépend plus que d'elle-même de durer. Et aujourd'hui que
ce grand Africain quitte la scène du monde, il ne se pose plus
pour elle que cette question : Quelle est la solidité intérieure
de l'édifice dont Ménélik a su achever toutes les façades?
Pour ce qui est de l'avenir un peu éloigné, échappant aux
mesures de prévoyance prises par le grand Négous avant qu'il
fût obligé de laisser à d'autres le soin de continuer son œuvre,
la question ne peut manquer d'inspirer un doute inquiet aux
amis de l'Ethiopie. On ne saurait rassurer ceux d'entre eux qui
savent réfléchir par l'évocation du passé ininterrompu de l'indé-
pendance éthiopienne. L'Ethiopie a été défendue de la conquête
parce que le marais à l'Ouest et le désert de tous les autres côtés
n'ont permis qu'à des peuplades inférieures ou clairsemées de
vivre autour de sa montagne, et que cette ceinture défensive a
amoindri, pour ainsi dire égrené les invasions qui pouvaient
arriver jusqu'à elle. Mais aujourd'hui, ce peuple n'a plus la supé-
riorité sur ceux qui l'entourent. Il est pressé par de grands
voisins qui ont une volonté d'empire et tous les moyens que la
civilisation matérielle met de nos jours au service de cette
volonté. Sur cette plaine rousse et vide, dont les Ethiopiens
voient du haut de leur falaise occidentale l'horizon se confondre
avec le ciel dans le tremblotement du mirage, et qui ne nour-
rissait jusqu'ici que quelques groupes incohérens de négroïdes,
ils pourraient, avec un peu d'imagination prévoyante, distinguer
maintenant les fumées des ^ petites canonnières anglo-égyp-
tiennes. Les rivières qui, comme le Baro et l'Adjouba, en quel-
ques kilomètres de course et de bonds furieux, tombent des
hauts plateaux dans la plaine, s'y assagissent aussitôt et devien-
nent facilement navigables jusqu'au Nil. En outre, le rail anglais
venant de Khartoum remonte le Nil Bleu vers le territoire
éthiopien. Il pourrait être tenté, au lieu de le contourner à
l'Ouest, entre le pied des monts et le marais, de le traverser, en
plein pays fertile, en utilisant le passage que lui offrent les
vallées opposées de la Didessa et de l'Omo. C'est peut-être ce
qu'avaient en vue, pour le futur c< Cap au Caire, » les négocia-
ToaE III. — 1911. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs anglais du traité du 15 mai 1902 lorsqu'ils sollicitaient et
obtenaient pour le gouvernement britannique le droit de con-
struire une voie ferrée passant par les pays soumis à Ménélik.
Tout le Soudan Egyptien contient une quantité de forces
éparses et inutilisées sous l'anarchie ancienne, mais que la
volonté anglaise pourrait organiser, puis faire converger sur le
même point, en employant ces moyens nouveaux de communi-
cation. Les Italiens travaillent, eux aussi, au Nord, dans l'Ery-
thrée. A notre époque moins qu'à toute autre, il n'est sage de
conclure du passé à l'avenir, dont les inventions faites depuis un
siècle en Occident sont venues changer toutes les données. Il faut
tenir compte de ce fait si l'on essaie de prévoir les destinées de
l'Ethiopie et ne pas oublier que l'ordre et la puissance se créent
dans l'Afrique voisine sous la direction européenne. Sans doute,
la falaise de l'île éthiopienne est âpre et elle a résisté à tous les
assauts, mais les vagues qui commencent maintenant à la battre
sont autrement larges, profondes et suivies que celles du passé.
Leur effort pourrait devenir d'autant plus opiniâtre que la
proie est tentante. Gomme on a pu le voir, les hauts plateaux,
pays salubre et vivifiant, unique dans cette Afrique tropicale,
sont en même temps très riches. L'Ethiopie, comme le Mexique,
a tous les climats et donne toutes les productions suivant l'alti-
tude : ici des troupeaux et du grain, là du café, dans les dépres-
sions chaudes de l'excellent coton. Ces belles terres, presque
improductives dans la demi-barbarie présente, tenteront bientôt
les exploitans qui viendront de pays plus avancés. La pression
du dehors se fera toujours plus puissante, et si, à l'intérieur de
l'Ethiopie, elle n'a devant elle que le désordre et le vide, si
aucune force ne s'y organise pour lui faire équilibre, la paroi
cédera d'un seul coup ou s'effritera sous le travail d'infiltrations
irrésistibles : telle est, entre peuples, la morale de tous les temps.
Il faudrait donc que l'Ethiopie se donnât, un peu comme Ta fait
le Japon, l'organisation et l'outillage nécessaires pour maintenir
debout une nation dans le monde contemporain. Or nous avons
vu combien elle est archaïque. Nous avons essayé de montrer à
grands traits ce qu'est son état social, politique, administratif.
Quel prodigieux effort cérébral et quelle discipline il lui faudrait
pour doubler les étapes et venir de si loin prendre sa place dans
le rang! Devant le chemin qu'elle devrait parcourir on reste
malgré soi sceptique. Elle n'a ni les capacités, ni les volontés
MÉNÉLIK. 643
nécessaires pour se donner les rouages modernes. Quand l'un
d'entre eux apparaît chez elle, ses héritiers éventuels essaient de
s'en emparer et d'en faire l'instrument de leur inquiétante poli-
tique. On l'a vu dans l'exposé des intrigues tenaces menées pour
mettre la main sur le chemin de fer. Il en a été de même pour la
Banque : Ménélik, mal averti, a laissé le soin de la créer à une
société qui doit être toujours liée à la Banque d'Egypte, instru-
ment financier de la politique anglo-égyptienne, et le Négous
n'a pu ensuite que reprocher amèrement cette tromperie à l'un
de ses plus anciens conseillers européens.
Pour se donner l'organisation voulue, il faudrait que les
Ethiopiens en confiassent, comme l'a fait le Siam, l'élaboration
et le maniement à des Européens choisis par eux et sûrs. Mais
ce peuple extrêmement vaniteux, ne sachant rien des choses
du dehors, et dont le caractère inquiet et superficiel « est tout
en précipices, » pour citer le mot d'un vieux résident français,
est-il capable seulement de concevoir cette désagréable mais
absolue nécessité? Ne risque-t-il pas de ne rien faire, puis de
vouloir tout d'un coup , dans une crise qui rappellerait un peu
celle des Boxeurs, détruire par la violence les effets de l'infiltra-
tion européenne qui se produira malgré tout, ou bien de laisser,
presque sans le voir, se constituer chez lui, avec certaines
complicités, des organismes étrangers qui seraient comme les
coins destinés à faire éclater un jour les murs de l'édifice
construit par le Grand Négous? La première alternative précipi-
terait le dénouement de la question éthiopienne, l'autre permet-
trait de préparer une solution qui serait la fin de l'indépendance
nationale. Sans doute les Ethiopiens sont patriotes, ils s'unissent
pour courir à la défense de leur pays lorsqu'il est menacé. Mais
cette vertu, toute de tempérament et d'instinct, suffit de moins
en moins en présence des nécessités d'une époque à laquelle le
sort d'une guerre se décide à l'avance par le travail des années
de paix qui la précèdent.
Les divisions habituelles aux Ethiopiens, leur légèreté et
leur ignorance se prêtent mal à une telle préparation. Jamais,
en outre, ceux qui voudraient faire de l'Ethiopie un autre
« malade d'Orient » n'ont eu des moyens de séduction plus puis-
sans et plus complexes pour entretenir les discordes d'un peuple
qui, uni et armé dans sa forteresse de montagnes, serait à peu
près indomptable. Si ses voisins veulent devenir les héritiers
644 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Abyssinie, ils pourront donc sans doute provoquer des
défaillances, entretenir des fissures. Plus on y réfléchit et plus
on songe avec inquiétude, — si l'on est, comme tous les Fran-
çais doivent l'être, un partisan de la consolidation de l'indépen-
dance éthiopienne, — qu'il faudrait quelque chose de presque
miraculeux pour donner à l'Ethiopie l'avenir durable que l'on
désire pour elle.
Ménélik pouvait beaucoup pour son pays, mais non lui assu-
rer ce miracle. Il n'appartenait pas à un seul homme, si puissante
que fût sa personnalité, de faire, dans la durée d'une seule
génération, passer son peuple d'une civilisation rappelant nos
temps mérovingiens à l'exactitude et à l'ordre du xx° siècle.
Mais du moins Ménélik a-t-il su, selon les exigences et les pos-
sibilités du milieu, assurer fortement les choses pour la durée
que la prévoyance d'un homme peut raisonnablement espérer
couvrir. Si l'avenir lointain est nuageux, l'avenir immédiat est
sauvegardé. La succession du Négous est réglée de manière à
éviter les compétitions armées qui la réglaient depuis si long-
temps en Ethiopie. Le danger intérieur est écarté pour un temps,
comme l'a été le péril extérieur par les circonstances inter-
nationales qui ont permis la conclusion de l'accord du 13 dé-
cembre 1906.
Sans doute, le futur Roi des Rois,Lidj Yassou, solennellement
proclamé héritier par l'Empereur dès que celui-ci commença à
se sentir malade, n'est qu'un enfant de treize ans. Il ne saurait
donc avoir la situation personnelle que s'était faite, par sa valeur,
le Ras Maconnen, mort trop tôt pour remplir la destinée que lui
réservait le Négous. Mais Lidj Yassou, né d'une fille de Ménélik
et du fils d'un seigneur musulman autrefois vaincu et soumis
par le roi du Ghoa, a été soigneusement entouré d'un groupe
de puissans personnages qui furent comme les chevaliers de la
Table Ronde de l'Arthus éthiopien. Le premier de ces paladins
fut Tessama, l'ami des Français de la mission de Ronchamps.
C'est lui qui réprima les tentatives ambitieuses menées par
l'impératrice Taïtou aussitôt que l'intelligence de Ménélik se fut
éteinte. Cette princesse autoritaire, s'appuyant sur les gens du
Nord, en particulier sur ses compatriotes du Godjam, s'agita
pour s'emparer du pouvoir. Mais Tessama avait dans la main
l'armée de Ménélik. Les soldats de l'impératrice ne se sentirent
pas de force. Son palais fut cerné, tenu sous la menace des
MÉiNÉLlK. 645
mitrailleuses, et Taïtou a compris depuis lors qu'il convenait
qu'elle se tînt tranquille si elle ne voulait pas aller finir ses
jours sur le plateau venteux et glacial de quelque amba.
Depuis cette alerte, Tessama est malheureusement mort, mais
l'armée de Ménélik est commandée par le général Hapté Ghior-
guis, personnage solide, d'autant plus attaché à l'ordre, qu'il
ne saurait avoir des ambitions plus hautes que celles qu'il
satisfait actuellement. Galla d'origine, il ne peut aspirer au
Trône et il doit, par conséquent, travailler à consolider celui
du jeune Lidj Yassou. C'est dans les conseils que cet accomplis-
sement des volontés de Ménélik aura lieu sans résistances.
L'Ethiopie, subjuguée et presque séduite par l'autorité et la
vigueur du Grand Négous se sent pour lui une sorte de loya-
lisme : ceux que sa force a courbés ne sont pas encore prêts à
redresser l'échiné. Pour le peuple, d'ailleurs, Ménélik est tou-
jours vivant dans son guébi : Hapté Ghiorguis commande
l'armée en son nom. Sans doute lorsque l'on annoncera que
Ménélik a achevé de mourir, des agitations, peut-être incitées
par des intrigues étrangères, risqueront de se manifester. Les
gens du Nord voudront peut-être disputer la prééminence
acquise par le Choa, jusqu'aux temps modernes province secon-
daire. Des ambitieux s'inspireront de l'idée exprimée dans cette
parole, prononcée naguère par un Ras devant un de nos compa-
triotes : « En Ethiopie, celui qui a le plus grand sabre est
Négous. » Mais jamais le pouvoir n'avait été si fort que pendant
le règne de Ménélik, jamais armée éthiopienne n'avait été aussi
forte que celle qu'il laisse. Ces raisons, et aussi la vague inquié-
tude que le dehors commence à inspirer aux plus intelligens
des Ethiopiens, permettent d'espérer que la disparition complète
du Grand Négous ne sera pas, comme l'aurait voulu une pré-
diction banale à force d'être répétée, le signal immédiat d'un
nouveau démembrement de l'Empire, puis de l'anéantissement
de l'indépendance éthiopienne.
Robert de Gaix,
mmU ET ESPIRAIES Vm L'ART
AUX SALONS DE 1911
Est-il vrai que, pour bien connaître une société, il ne faille
pas étudier ses grands hommes, mais ses hommes médiocres,
parce qu'ils sont plus « représentatifs? » En ce cas, c'est avec
une attention soutenue qu'il faudrait étudier les Salons de 19H.
Ils donnent de l'Art français, à notre époque, une idée moyenne
que ne vient déranger aucun chef-d'œuvre et l'on peut, en les
parcourant, se former un système de l'Esthétique moderne tout
à fait à l'abri des surprises du génie. La plupart des maîtres se
montrent inférieurs à ce qu'ils étaient, ces dernières années, ou
bien ne se montrent pas du tout. Aucun talent nouveau ne
surgit. La masse des talens moyens ne cesse de progresser. Ainsi,
ces deux opinions : « Le Salon est meilleur que les années pré-
cédentes, » et : « Le Salon est pire, » peuvent également se sou-
tenir, selon qu'on considère, dans une exposition, la somme
totale des efforts heureux, des notions acquises, ou bien, au
contraire, qu'on tient pour intéressant seulement ce qui est
nouveau ou impérieux.
Mais, dans les deux cas, il est facile de tracer la courbe qu'a
suivie l'Art français durant cette dernière décade, depuis la
halte et l'espèce d'<( examen de conscience » que fut, pour tous
les arts, l'Exposition universelle de 1900. On voit, dans chaque
genre, — art religieux, peinture d'histoire, peinture symbo-
lique, genre, portrait, paysage, art , décoratif , — se préciser
l'évolution qu'annonçaient les derniers Salons du xix* siècle.
On voit, dans chaque « école » ou chaque « manière, » l'impres-
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'ART, G47
sionnisme, l'école des « ténébreux, » celle des intimistes, la
sculpture « enveloppée, » le paysage historique, l'art nouveau,
se dérouler les inévitables corollaires de problèmes déjà réso-
lus par l'expérience dans la décade qui avait précédé. Ce qu'on
ne voit pas du tout, en revanche, c'est se réaliser les prophéties
enthousiastes de la critique à propos des tentatives nouvelles,
— ou qui se disaient nouvelles, — quelles qu'elles fussent, ni
les proscriptions de vieilles formes d'art qu'on disait mortes
et qui n'étaient qu'enterrées. Aussi, faut-il se garder, en ces
conjonctures, des apothéoses définitives et des inhumations pré-
cipitées. Elles tiennent souvent non à la nature des choses, mais
aux humeurs des hommes, qui sont changeantes. Il faut démêler
ce qui est dû à cette nature même et non à ces humeurs, ce qui
est la conséquence inévitable de notre vie moderne et ce qui
n'est qu'une réaction passagère contre l'engouement de la pré-
cédente génération. Il faut surtout tâcher de fixer quelles condi-
tions nouvelles le cadre esthétique de la vie, l'évolution des
sentimens et les progrès de l'éducation artistique dans la foule
viennent imposer à l'artiste contemporain. Telle est la seule
chance que nous ayons de voir un peu clair dans l'avenir qui
confusément se prépare et de ne point trop mal placer nos
« craintes » et nos « espérances pour l'art. »
I
Par « sentimens, » j'entends ici, nos sentimens « esthé-
tiques, » c'est-à-dire notre manière, notre faculté ou notre désir
de nous représenter les choses, en des formes qui touchent nos
sens, et non pas du tout nos sentimens sur ces choses ou nos
idées. Il y a bien entre les uns et les autres des liens subtils et
secrets, mais ce sont les premiers seuls qui influent immédiate-
ment sur l'Art. Un exemple saisissant nous en est donné, en ce
moment, et depuis longtemps, par la décadence, on pourrait
dire par la disparition, de l'Art religieux.
Il serait fort aventuré de prétendre que le sentiment reli-
gieux a disparu de la France et même que, dans les classes
sociales qui s'imprègnent d'une pensée artistique, il se soit
beaucoup affaibli. Ce serait même une question de savoir, s'il
ne se ranime pas, ni ne s'affiche plus hautement, de nos jours,
que du temps où Delacroix peignait le Châtiment d'Hêliodore
648 REVUE DES DEUX MONDES.
et Ary SchefFer la Tentation sur la montagne. Et pourtant, les
sujets religieux étaient traités alors par presque tous les maîtres
de la peinture : ils ne le sont plus par personne. C'est qu'ils
sont maintenant infiniment plus difficiles à traiter pour l'artiste
et qu'il trouve, dans son public et en lui-même, des exigences
multiples et contradictoires que ses devanciers n'avaient pas
connues. On veut et il veut lui-même que ses figures de Christ,
de Saints, d'Apôtres, de Vierges aient une expression révélatrice
de leur rôle et, en même temps, on veut qu'elles ne s'écartent
pas de la vérité ambiante à laquelle les écoles réalistes, le
portrait moderne, la photographie nous ont habitués. On est
choqué si on leur voit un vêtement de convention à la place du
costume de leur temps et de leur pays, qu'on connaît fort bien,
et on l'est encore si on le voit de telle sorte qu'il absorbe l'atten-
tion par son exotisme, amuse les yeux par ses bariolages, fasse
dévier une « Parabole » en une « Orientale. »
Que dire des apparitions, des phénomènes surnaturels, des
formes habillant des idées pures? Elles fournirent autrefois de
beaux thèmes à l'artiste. Quoi de plus admirable que le Père
Éternel, de la Sixtine, passant dans l'air comme un orage, avec
les formes des êtres à venir confusément enroulées dans les
plis de son manteau et communiquant un peu de la vie uni-
verselle, qui est en lui, du bout de son doigt tendu au bout
du doigt tendu de l'homme qui s'éveille languissamment sur
la terre? Mais quoi de plus impossible à figurer de nos jours?
Et comment un artiste pourrait-il incarner, en des visages d'une
vie physiologique et particulière, l'idée de Dieu le Père, l'idée
du Saint-Esprit, l'idée du Démon, sans choquer, à la fois, les
croyans et les artistes?
C'est qu'il ne suffit pas qu'un sentiment soit répandu et
puissant pour que l'art réussisse à l'exprimer : il faut encore
qu'il soit de nature « esthétique. » Il y a des sentimens qui
s'exaltent en se formant une image précise de leur objet; il en
est d'autres qui, en se formant cette image précise, languissent
ou sont blessés. Tel est de nos jours le sentiment religieux.
Il habite une très haute région de l'âme où tout contact avec
les figurations plastiques ou pittoresques l'offusque. Il y a long-
temps que les diables et les Jugemens derniers ont disparu de
la peinture religieuse. Les anges ont fait une belle défense,
mais ils ont fini par remonter dans l'inaccessible de la pensée
CnAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 649
pure, où les plumes de leurs ailes ne risquent pas de se froisser
aux machines volantes que l'homme pilote maintenant là où ils
régnaient seuls, depuis les tableaux des Primitifs. Pour la même
raison, les phénomènes surnaturels de lévitation : les ascen-
sions, les suspensions célestes, les phénomènes d'irradiation:
les auréoles, les nimbes, les gloires, n'exaltent plus le sentiment
religieux, s'ils sont matériellement représentés. « Il faut que je
voie pour que je croie. » Ce vieux mot du rationalisme expé-
rimental est retourné pour notre contemporain et il pourrait
plutôt dire : « Pour que je croie, il faut que je ne voie pas. »
Une démonstration décisive nous en est donnée par l'expo-
sition rétrospective d'un des derniers peintres qui aient tenté
de résoudre l'insoluble problème, Alfred de Richemont, orga-
nisée au Salon des Champs-Elysées, dans une salle du rez-de-
chaussée, auprès de l'escalier central. Il y a, là, une trentaine de
toiles peintes dans une atmosphère fine et claire et avec un grand
souci de « plein air » et de « modernité. » Toute la série de
sujets religieux auxquels l'artiste avait dévoué sa vie : de pieuses
légendes du moyen âge, une réédition de la célèbre Cuisine des
Anges, des légendes bretonnes, avec des figures surnaturelles
flottant dans le soleil, comme des vapeurs mal dissipées. Or, de
toutes ces toiles, celle qui donne le plus une impression reli-
gieuse est précisément celle où rien de surnaturel n'apparaît :
c'est une Procession de la Vierge miraculeuse en Bretagne, déjà
exposée au Sa/on de 1908. Des fidèles, des malades en silhouettes
dans l'ombre, sous un auvent, regardent passer la procession
dans un ravon de soleil, un flot d'or où tout se transfiguro
comme le bonheur, comme l'espérance, et dans ces contrastes
fort naturels d'ombre et de lumière, d'humanité agenouillée et
de relique triomphante, on éprouve non pas la surprise d'une
hypothétique vision, mais le solide bienfait de la foi.
Aussi, les derniers grands artistes qui ont traité des sujets
religieux s'en sont-ils rigoureusement tenus aux scènes tout
humaines, aux figures toutes réelles en même temps que divines,
demandant seulement à la nature : à un rayon de soleil, à une
ombre, à un bout de ciel aperçu derrière une tête, de venir
témoigner en faveur de cette divinité. Holman Huut, Fritz von
Uhde, James Tissot, M. Eugène Burnand n'ont pu toucher les
âmes chrétiennes qu'en sacrifiant tout l'appareil surnaturel do
l'ancienne peinture religieuse. On est plus timide encore aujour-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hui. Même privées d'accessoires surnaturels, les figures divines,
celle du Christ, surtout, effraient tetlement l'artiste qu'il n'ose
plus les aborder, — et, d'ailleurs, dans l'œuvre des maîtres que
je viens de dire, c'est toujours la figure du Christ que les
croyans ont le moins aimée. Elle disparaît donc maintenant :
elle remonte dans cet inconnu où elle demeura pendant les pre-
miers siècles de l'Eglise, hors de l'atteinte des imaginations
humaines. Le seul tableau religieux digne d'être retenu, aux
deux Salons, est un carton de vitrail pour une église de Suisse,
représentant le Ser?non sur la Montagne, de M. Burnand, l'au-
teur des Paraboles. C'est une œuvre grave, vraie, de couleurs
simples et expressément choisies pour être traduites en vitrail,
digne, en un mot, de M. Burnand. En face, par un hasard sin-
gulier, on voit, peint par M. Harold Speed, le portrait d'un
vieillard à barbe blanche, à robe rouge, une robe d'universitaire
anglais, l'œil vif, l'air naïf et un peu extasié; c'est Holman
Hunt, D. G. L., le dernier grand peintre religieux mort il y a
quelques mois. Il a laissé à M. Burnand, non sa robe rouge,
mais son manteau. M. Burnand reste seul, aujourd'hui, en
Europe, à nous donner de belles images de l'Evangile. D'autres
pourront venir, mais les thèmes surnaturels de l'art religieux
semblent bien abandonnés pour toujours.
Abandonnés, aussi, les sujets militaires. Pendant longtemps,
la « peinture-bataille » triompha dans les Salons, comme, dans
les écoles, r« histoire-bataille, » et l'on ne pourrait faire une
histoire de la peinture française sans parler de ses peintres de
tueries héroïques et chamarrées. Aujourd'hui, on cherche vaine-
ment une bataille, peinte en 1910, dans tout le Salon de l'avenue
d'Anlin. Aux Champs-Elysées, il y a encore quelques hommes
de talent comme M. Robiquet avec son Colonel de Lacarre à
Elsasshausen, ou M. Tattegrain, avec sa Batterie de côte engagée^
blocus continental, qui s'attardent à ce genre suranné. Mais ce
ne sont, là, que les coups de fusil retardataires qui éclatent, le
soir, après que l'action est finie, et quand tout le monde mange
sa soupe : ils ne changent rien au résultat de l'affaire : il semble
bien que la peinture militaire est perdue.
Elle n'est point la victime d'une évolution dans les sentimens,
comme la peinture religieuse, mais d'une éclipse de son objet
même. D'abord, il n'y a plus, dans notre voisinage, de guerre,
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 631
je veux dire de guerre qui nous touche, nous émeuve, évoque à
notre esprit un passé en revivescence, un avenir en formation,
une lutte où le sort de notre race soit clairement engagé. C'est
un phénomène tout nouveau pour la France et pour les pays
dont les civilisations lui sont le moins étrangères. L'Europe
centrale et occidentale a-t-elle jamais connu ce prodige auquel
nous venons d'assister : une paix de quarante ans? Mais une
autre raison, plus profonde, rend impossible la peinture de la
guerre : c'est que la guerre n'est plus « esthétique. » Et elle
n'est plus esthétique, parce qu'elle est invisible. L'expérience
des dernières actions militaires, tant sur les flottes russes et
japonaises, qu'au Transvaal, est décisive sur ce point : on ne
voit pas l'ennemi. Le peintre ne peut donc montrer deux
armées aux prises.
II pourrait se borner à montrer les gestes d'un seul parti,
mais les gestes particuliers au combat se réduisent à fort peu
de chose. Ils ne diffèrent plus sensiblement des gestes d'un mé-
canicien, d'un arpenteur, d'un affûteur ou d'un cavalier ordi-
naires, en pleine paix. Les uniformes mêmes pâlissent. Le
tableau de bataille n'est donc plus qu'un paysage animé par des
fumées, bouleversé par des retranchemens, traversé par des
ambulanciers, des télégraphistes, des automobiles, des bicy-
clistes : il peut y avoir, là, des sujets pittoresques, mais sans
rien qui montre la lutte ou la bataille. Dans les tableaux de
Lagarde qu'on a groupés, avenue d'Antin, on voit des ombres de
soldats s'enfoncer dans l'ombre et la boue des boi-s, en hiver,
devenir imperceptibles, méconnaissables, ressaisis par le grand
mystère de la nature : c'est l'image à la fois et le symbole de la
guerre moderne, et la fin de toute l'Esthétique des Batailles.
La peinture d'Histoire, en général, est frappée du même
discrédit. Il n'y en a quasi plus aux Salons de 1911, qui mérite
d'être retenue. Seul, le Chevalet de M. J.-P. Laurens, scène de
torture par l'Inquisition au moyen âge, cherche à nous mettre
en présence d'un incompréhensible passé. Mais est-ce de l'Art?
C'est peu de chose de plus qu'une réunion de figures de cire,
façonnées et plantées là, comme dans un musée d'horreurs
rétrospectives, pour faire comprendre le jeu des instrumens
de torture. Un énorme Concours d'éloquence sous Caligula à
Lyon, par M. Weerts, déployé sur l'escalier de l'avenue
d'Antin, montre beaucoup de talent et d'effort dépensés pour
652 REVUE DES DEUX MONDES.
une restitution manifestement hasardeuse, impossible. Est-ce
de l'histoire? Est-il sûr que les choses se passaient ainsi; tous
ces détails sont-ils exacts? Et, s'ils ne le sont pas, pourquoi
nous les donner? Pourquoi ne pas faire de la pure fantaisie?
Nous voulons, si l'on nous ressuscite le Passé, que ce soit bien,
en effet, ce Passé qui ressuscite, et non point un coin du Pré-
sent qu'on travestit. Nous demandons aujourd'hui, au peintre
qui raconte, comme à l'historien qui dépeint, une sûreté d'in-
formation qui nous donne toute confiance. Or l'historien peut
s'y tenir car il lui est toujours loisible, quand il ne sait pas
une chose, de ne pas la dire, tandis qu'un peintre, s'il a com-
mencé de peindre une figure ou une scène, est bien obligé
de la mener jusqu'au bout et, s'il n'en sait pas le bout, de
l'inventer. Il y a quelques années, un excellent artiste avait
entrepris de nous montrer la fête et la foire du Lendit, à Saint-
Denis, vers la fin du moyen âge, et il avait mis tous ses soins
à une exacte reconstitution des costumes. Malheureusement, il
ne savait pas quels arbres, au juste, ombrageaient, au xv® siècle,
le Leyidit, et il joncha bravement le sol de larges feuilles de
marronniers d'Inde, — ce qui suffit pour mettre en déroute
l'illusion qu'on pouvait avoir d'être transporté dans ce lointain
passé. De tels accidens sont presque inévitables. Ils ne nuisent
nullement à l'artiste, mais ils tuent l'historien. Le goût que
nous avons désormais de l'Histoire vraie, — si naïf qu'il puisse
être, — nous éloigne de la peinture d'Histoire. Comme l'Art
religieux, comme la peinture militaire, elle paraît bien, désor-
mais, un genre condamné.
II
Reste le symbole et la grande fantaisie, la large conception
décorative, ce qui est propre, sans soulever d'objection d'ordre
rationaliste, à animer les murailles, à remplir les vides, à
peupler les plafonds. Sans doute, c'est un genre plein de périls.
Parmi toutes les conditions humaines auxquelles on oublie
d'accorder la pitié qu'elles méritent, je n'en connais pas déplus
misérable que celle de peintre de plafonds. Jamais ce malheu-
reux peut-il être jugé de façon équitable? Tout son travail est
fait pour et justifié par la place qu'il doit occuper. Or quand on
le voit, il n'est pas en place et quand il est en place, on ne le
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 653
voit pas. Qui a jamais vu un plafond? Il faut une déviation
particulière de la colonne vertébrale, ou des muscles du cou,
pour être admis à composer le public extrêmement restreint qui
juge naturellement des beautés de cette sorte d'ouvrage. On
étonnerait bien les gens qui croient le mieux connaître le
Louvre, si on leur disait la suite des peintures qui en bonifient
les voûtes. Et les artistes qui les firent auraient pu y dépenser
des trésors de génie, personne n'en saurait rien. Il y a, il est
vrai, par le monde, quelques plafonds notoires. On ne sort pas
du Vatican sans avoir visité la Chapelle Sixtine, ni de la Cha-
pelle Sixtine, sans avoir payé au génie de Michel-Ange le tribut
mérité d'un torticolis votif. Mais, là, du moins, la salle est si
grande, le recul si profond, qu'on peut, sans se donner trop de
peine, toujours en saisir quelque bout. Ailleurs, c'est presque
impossible. On admire, de confiance, ce qui se passe au-dessus
de sa tête, mais on ne le sait pas.
Pourtant, les artistes s'obstinent encore à ce labeur ingrat.
Cette année, les deux ouvrages les plus considérables àesSaions,
sont des plafonds : ceux de M. Cormon, aux Champs-Elysées,
destinés au Petit Palais, avec ce titre : Vision synthétique de
l'Histoire de France, et celui de M. Besnard, sans titre, avenue
d'Antin, destiné au Théâtre-Français. Le premier remplit une
salle sans l'illuminer : le second, sans la remplir, l'illumine.
M. Cormon, en effet, a dépensé beaucoup de peine et, sans
doute, de talent, car il en a de reste, à découper des nuées à la
ressemblance des personnages fameux de l'Histoire de France :
Charlemagne, Théroigne de Méricourt, Bonaparte et le docteur
Roux, par exemple, et il les fait vivre en plein ciel, là où personne
ne les regardera.
Sa science est grande: il ne s'est pas contenté de montrer,
comme il l'annonce dans le livret, <( la vapeur, l'électricité, les
chemins de fer, le télégraphe, la télégraphie sans fil, la lumière
électrique, le téléphone, l'automobile, l'aéroplane..., l'intelligence
humaine s'élançant pour saisir le miroir de la vérité, et les
expositions universelles ; » il est allé tirer de l'obscurité natu-
relle, où l'Histoire les conservait, les figures de Camulogène et
de Labiénus. On lit, en effet, dans le livret du Salon, ces mots
concernant la première des figures destinées aux dix panneaux
des voussures : Le chef des Parisii,le vieux Camulogène, atlaque
Labiénus^ lieutenant de César. On reconnaît, à ce trait, le peiulif
65 1 REVUE DES DEUX MONDES.
qui a passé sa vie à réhabiliter par l'art les temps mal définis
et des races incertaines.
Du reste, un mouvement d'opinion semble se dessiner, depuis
quelque temps, en faveur de Camulogène. Un livre lui a été
consacré, à lui et au lieu fameux, mais inconnu où, dit-on, il
livra sa bataille, à ce Metiosedum, que M. Cormon peint hardi-
ment, comme s'il l'avait vu. Camulogène a longtemps attendu
son jour. C'est une gloire tardive et d'ailleurs éphémère, car
M. Cormon ne le tire de l'obs&urité de l'Histoire que pour le
replonger aussitôt dans l'obscurité des plafonds. Et, en vérité,
nous ne saurions nous en affliger, car rien n'est ingrat, en
Art, comme ces figures qui ne sont pas assez légendaires pour
qn'on les peigne de fantaisie et point assez historiques pour
qu'on sache comment elles étaient faites. Heureux les peuples
qui n'ont pas de préhistoire !
Mieux vaut la Fable toute pure, telle que l'imagine M, Bes-
nard. Le Plafond de M. Besnard, avenue d'Antin, est une des
plus surprenantes énigmes que le maître coloriste ait proposées
jusqu'ici à la sagacité de ses contemporains. Un homme et une
femme debout se tordent de rire en voyant un grand gaillard
se renverser dans un arbre bleu pour leur tendre un petit fruit
qui ne les nourrira* guère, mais qui alimentera le Drame et
la Comédie pendant toute la suite des temps à venir. C'est
merveille, en effet, tout ce qu'on a tiré, en vers et en prose, de
ce fruit-là. Dans un coin, une grande femme rouge se rencogne
et se renfrogne; de l'autre côté, une sorcière verte, le genou
remonté sous le menton, rit à gorge déployée; un lion, l'air
navré, sommeille, cependant qu'au haut d'un escalier, quatre
bonzes, en peignoir, attendent patiemment la fin du bain de
vapeur sulfureuse oîi ils sont plongés, et que deux femmes
dégringolent du haut du ciel, tendant vers des têtes invisibles
le double collier de leurs bras nus et de leurs couronnes d'or.
Enfin, au pied de l'arbre bleu, un grand chien, qui a peur,
jappe éperdument : seul, de tout ce monde, il a vu ou flairé
que le grimpeur d'arbres, donateur de pommes, n'a point des
jambes comme tout le monde, mais se termine en une queue
de serpent, dont les monstrueux replis ondulent sous le feuil-
lage. La pauvre bête a beau aboyer au ferme, nul ne l'écoute
et ses jappemens prophétiques n'empêclieront ni le couple de
manger du fruit, ni les sorcières d'en rire, ni les bonzes de
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT, 65o
prendre leur bain, ni les couronnes d'or de se poser aux fronts
des poètes, ni le lion de dormir, ni M. Besnard d'être un grand
peintre.
Car c'est, là, un étonnant morceau de peinture. Les anti-
thèses de couleurs sont violentes, mais superbes; les mouve-
mens sont bistournés, mais robustes et divertissans. Il y a une
vie et une fantaisie intenses dans tous ces gestes, toutes ces
contorsions, toutes ces envolées, tous ces rires amers, tout ce
flamboiement mêlé d'aurore et d'incendie. « Qu'est-ce que vous
pensez de ça? » demandait un jour Baudry, au pompier qu'il
voyait en contemplation devant ses peintures pour le foyer de
l'Opéra. « Je pense, répondit sentencieusement ce pyrologiste,
que quand tout ça brûlera, ça fera de la bien mauvaise fu-
mée!... » Le plafond de M. Besnard semble déjà en feu, mais
la fumée n'est pas mauvaise : elle est merveilleuse et le peintre
a retrouvé, pour étinceler sous le lustre, ces éclats de métaux
en fusion, qu'il a répandus sur les murs de la Sorbonne. Ses
figures, porteuses de couronnes, semblent projetées en l'air par
une éruption volcanique, avec une fougue toute « tiépolesque. »
Il est bien dans son élément : la décoration de grands espaces
libres, hors de toute donnée rigoureuse, avec le seul souci
d'harmoniser des couleurs vives et de confronter des attitudes
augustes. 11 y a peu de coloristes aussi hardis, ni quelquefois
aussi heureux. Il n'y a peut-être pas, aujourd'hui, de dessinateur
pouvant oser des mouvemens aussi violens, ni aussi justes,
d'artiste, en un mot, que son talent rende plus généreux et plus
libre. Très inégal dans ses portraits tantôt excellens, tantôt dé-
testables, souvent gêné par la réalité, quand la réalité veut être
reproduite, il triomphe quand la seule loi est la fantaisie, — ot
utilise ses dons naturels avec beaucoup d'intelligence et de
finesse.
Est-ce là un éloge suffisant de ce Maître? Au regard de l'admi-
ration enthousiaste que le présent lui témoigne, non sans doute.
Mais au regard de celle que l'avenir lui gardera, peut-être?
L'unanimité de la critique en faveur des hardiesses et même
des erreurs de M. Besnard ne doit nullement nous surprendre,
ni nous influencer. Il y a, ainsi, dans chaque génération,
quelques maîtres qui expriment si bien le sentiment d'art domi-
nant qu'on les met, un instant, au-dessus de tout le reste. Dans
l'admiration exclusive qu'on leur voue, on accepte tout d'eux
656 REVUE DES DEUX MONDES.
et Ton n'accepte plus rien des autres. Toute réserve est tenue
pour injure, toute critique pour impiété. Les littérateurs et les
poètes, les philosophes même emboîtent le pas aux critiques et,
durant quelque temps, toutes les esthétiques doivent s'ajuster à
leurs œuvres, sous peine de paraître absurdes ou surannées.
Mais il faudrait ignorer toute l'histoire de l'art pour croire que
c'est, là, pour ces artistes, un gage d'avenir. Au xvni* siècle,
les Maîtres donnés en modèles par la critique étaient l'Albane
et Pierre de Cortone. Au milieu duxix*, c'était Léopold Robert.
Les critiques et les poètes parlaient du plat auteur des Mois-
sonneurs et des Pêcheurs de f Adriatique comme ils parlent
aujourd'hui de M. Besnard. Et quels critiques : Tôpffer! Et
quels poètes : Musset! Et en quels termes, écoutez :
« Ainsi, naguère, aux campagnes de Rome, profondément
ému par le simple spectacle de moissonneurs dansant auprès de
leur chariot attelé de buffles et chargé de récoltes, un grand
peintre de notre âge recueillait son génie, employait son savoir
et sa force tout entière à répandre sur une toile immortelle la
sourde émotion, les austères et secrets transports de son âme
enchantée... » disait Tôpffer des Moissonneurs, au cours de ses
Me?ius propos d'un peintre genevois, et Musset dans son Salon
de 1836, ici même, des Pécheurs de l' Adriatique : « Ah! Dieu ! la
main qui a fait cela, et qui a peint, dans six personnages, tout
un peuple et tout un pays! cette main puissante, sage, patiente,
sublime, la seule capable de renouveler les arts et de ramener
la vérité; cette main qui, dans le peu qu'elle a fait, n'a retracé
de la nature que ce qui est beau, noble, immortel! cette main
qui peignait le peuple et à qui le seul instinct du génie faisait
chercher la route de l'avenir là où elle est, dans l'humanité... »
L'œuvre de Léopold Robert est au Louvre, et c'est un des
problèmes les plus insolubles pour la critique actuelle, que de
pénétrer les raisons de cet enthousiasme unanime parmi les
grands esprits de 1830. Ce sera peut-être un problème semblable
qui se posera devant l'œuvre de M. Besnard à nos successeurs
étonnés. Ne nous alarmons donc pas trop, si nous ne pouvons,
en conscience, nous hausser au diapason actuel des éloges qui
retentissent autour de ses œuvres. Tout en demeurant beaucoup
en deçà de ce qu'on loue de lui aujourd'hui, nous allons peut-
être encore un peu au delà de ce qu'on en louera dans cin-
quante ans.
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR L ART. 657
Dans ce grand domaine du symbole, ou de l'allégorie, de
la légende ou de la pure fantaisie, M. Besnard n'est pas le seul
maître, et il semble bien que tous les talens d'aujourd'hui s'y
donnent rendez-vous. M. Gaston La Touche s'y promène avec
une incomparable aisance, découvrant, à chaque tour du che-
min, — ou de la rivière, — un coin imprévu. M. Aman Jean
s'y rembûche, un peu tristement, mais avec grâce et finesse,
dans une pensée parfois incomplète, souvent trahie par sa ma-
tière, jamais banale ou commune. Cette région indéfinie où
le portrait touche à la décoration, où la réalité rencontre le
rêve, où l'ironie souriante se glisse parmi les grands contours
de la fresque, répond sans doute à quelque chose de très vivant
dans l'àme contemporaine, car nous y voyons se produire depuis
dix ans les meilleures œuvres de nos derniers Salons.
III
Tout auprès, c'est-à-dire sur les confins de la peinture dt>
« genre, » se tient l'art de M. Muenier. Mais peut-on appeler
« genre » un art qui fait dans l'humanité de si profondes
découvertes? Il y a deux manières de découvrir l'humanité :
faire le tour du monde ou se rencogner dans son fauteuil.
M. Muenier a pris ce dernier parti. Il a pensé que, si « le monde
est fait comme notre village, » la nature est faite comme notre
jardin, et que partout où l'on va, on découvre que l'eau mouille,
les pierres sont dures, les montagnes plus hautes que les vallées,
et les quinze cents millions d'hommes qui vivent sur le globe
quinze cents millions d'exemplaires de la même folie. Bien
nourri de cette vérité, il ne bouge pas de la vieille maison de
province où chaque été lui ramène les mêmes fantômes dorés.
Dans le vieux salon aux boiseries de l'avant-dernier siècle, au
parquet limpide comme un lac, aux cadres ovales, aux glaces
ternies, il se tient depuis des années. Il ne va pas saluer le
soleil au haut de la montagne dans ses apothéoses et ce qu'on
pourrait appeler ses réceptions officielles, lorsqu'il se prodigue
aux multitudes, aux toits, aux forêts, aux clochers, aux ri-
vières; il l'attend dans le petit salon clos; il sait bien qu'il
viendra en visite et, dans l'intimité qu'il lui a ménagée, s'apprête
à bien fêter son rayon d'or.
Il attend aussi, devant ce clavecin vert, qu'une main légère
ToaK III. — 1911. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
vienne y faire des passes magnétiques et réveiller son âme en-
dormie. C'est une petite fille qui est venue, habillée comme
devaient l'être nos grand'mères dans leur enfance, juchée sur
un haut tabouret, les jambes pendantes, en face d'un cahier de
musique bien imposant. Derrière le clavecin, un vieillard, qui
a dû être jeune sous Louis XVI, suit avec attention le jeu de
l'enfant. Elle semble être arrivée au bout d'un arpège et n'avoir
pas envie de recommencer : son regard traîne à terre sur le
rayon de soleil étalé, sur le chapeau de jardin jeté, sur une rose
effeuillée et sa pensée court dans le parc qu'il lui a fallu quitter
pour la leçon de piano, sur les fleurs qu'il a fallu vite apporter
pour en jouir :
Qui ne les eust à ce vespre cueillies
Cheutes à terre elles fussent demain...
Déjà, elle rêve au moment où elle pourra réveiller les échos
de la vieille demeure, grimper sur les commodes pour attraper
les mouches errantes sur les glaces, s'encadrer dans des portes
en agitant des bouquets comme des torches... Mais la leçon
n'est pas finie et la sonatine de démenti seulement interrompue,
semble-t-il, car le doigt du vieux maître continue de se lever
pour battre la mesure.
Tout l'ennui que connurent nos grand'mères à s'initier aux
« arts d'agrément » tient dans cette toile, et aussi toute la
langueur des chaudes après-midi d'été à la campagne, l'ombre
lumineuse des vieux salons moroses, l'agonie des fleurs dans
les hauts étuis de cristal, la vie calme et réglée de la province
de jadis, — tout ce qu'évoque à notre oreille, au temps des
siestes, le son lointain des gammes ou d'une leçon de piano.
Il n'y a point, là, d'histoire, d'affabulation, d'anecdote. Il ne se
passe rien. Le clavecin s'est tu : la pensée, délivrée de la mesure
qui l'enchaînait, erre, un instant, libre. Le fin vieillard regarde
l'enfant avec la curiosité de tout ce qui s'éteint pour tout ce qui
s'éveille. L'enfant regarde le rayon et la fleur tombée avec
l'émerveillement indéfini et presque inconscient de tout ce qui
s'éveille pour tout ce qui luit, passe et meurt. Elle voudrait s^en
aller, être là d'où vient ce rayon d'or, courir elle ne sait vers
quelles belles inconnues, sentir dans ses cheveux le vent des
plaines, précipiter ses pas sur cette longue route des jours où
le vieillard cherche à ralentir les siens. Et cette sonatine à
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 659
finir et cette leçon à apprendre, la clouent sur ce haat tabouret
par la vertu d'obligations impérieuses qu'elle sent confusément
telles que, si elle y manquait, le système du monde tout entier
serait ébranlé... Déjà, s'impose à elle l'idée des devoirs incom-
préhensibles et des destinées implacables. Tout le long de sa vie,
elle éprouvera qu'il est, ainsi, des choses auxquelles ne peut
échapper l'enfant la plus fantaisiste, et tandis qu'elle croira peut-
être les fuir par la pensée, notre seule libératrice, le vieux maître,
le Temps, continuera de battre la mesure, inexorable métro-
nome, pour des devoirs plus pénibles encore et des problèmes
encore plus indéchiffrables qu'une sonatine de démenti...
Tout ceci est peint dans cette atmosphère chaude, vibrante^
cette poudre d'or en suspension que M. Muenier sait répandre
sur ses toiles. Il semble qu'il ait entendu les imprécations de
Ruskin contre le noir. L'habit noir du maître est fait de verts.
Les rubans et les nœuds noirs de la petite fille sont faits de
violets. Sa robe blanche est faite de toutes les couleurs qui
tendent à restituer la couleur blanche. Le reste est d'un or vert,
un vert et un or poudroyans, vibrans, enchantés. Jamais pein-
ture de « genre » ne fut moins immobile. Jamais, non plus,
pensée ne fut moins pédante. M. Muenier, très doué comme
coloriste et comme conteur, asu se tenir à égale distance de
l'anecdote finement contée, — ce qui n'est pas de la peinture, —
et de l'étude simplement bien peinte, — ce qui n'est pas un
tableau. Il s'est tenu encore plus loin du symbole : il n'y en
a pas l'ombre dans cette fraîche et jeune vision enfantine ou
s'il y en a, c'est nous qui l'y mettons. Il a fait, là, quelque chose
de très particulier, de plus haut que le « genre, » de plus complet
que r « étude, » de moins ambitieux que 1' « allégorie, » quelque
chose d'indéfinissable à quoi l'on est obligé d'attacher son nom
pour le désigner et le reconnaître, — et qui est un chef-d'œuvre.
Après cela, il faut bien reconnaître que nos meilleurs artistes
abandonnent la peinture de « genre, » si par « genre » on
entend l'anecdote comique ou sentimentale, nettement écrite,
comme chez Vermeer, Stevens ou Meissonier, Vibert ou Frappa,
et traitée presque en miniature. A la vérité, nous avons encore,
çà et là, quelques humoristes et ils remplissent, du mieux
qu'ils peuAcnt, leur fonction sociale, qui me paraît être d'apaiser
les jalousies des classes inférieures en leur montrant le néant des
plus hautes. M. Guillaume enseigne aux étrangers et aux pro-
660 REVUE DES DEUX MONDES.
vinciaux ce qu'il faut « voir » par l'imagination, lorsqu'ils lisent,
dans les Échos mondains, ces lignes prestigieuses : Une heure de
musique, chez la princesse ou la marquise de ***, et M. Béraud
nous initie sans pitié à la « vie intense » des grands clubs.
Mais la plupart de nos bons artistes s'attachent à reproduire
des scènes familières, sérieuses, touchantes seulement par ce
qu'elles évoquent, empruntant leur poésie pittoresque à la lumière
qui les éclaire et leur poésie sentimentale à la pensée de qui les
regarde. Ainsi, les Orphelines de M. Boutet de Monvel, Avant
la Procession de M. Frédéric, La leçon de géographie de M. Pri-
net, la Place à papa, de M. Moreau, Intérieur paisible de
M. Larrue, VBeure du thé de M. Picquefeu, les Poissons rouges
de M. Toussaint, le Passé et l'Avenir de M. Benner, Enfans et
mère de M. Woog et le Déjeuner des orphelines le jour de la
première co?nmunion de M. Emile Renard. Rien que ces titres
dit la pensée dominante de l'artiste aujourd'hui. Et les deux
toiles les plus importantes de « genre, » les Servantes pliant le
linge, de M. Bail, aux Champs-Elysées, etJeu7iessede M. Frieseke,
avenue d'Antin, l'une éclairée, à la hollandaise, par un jour
étroit, l'autre baignée de lumière diffuse, donnent bien, par des
moyens tout ditYérens et même contradictoires, une forte impres-
sion d'intimité.
Cette intimité ne s'arrête pas au « genre : » elle a pénétré dans
le paysage et l'a conquis presque tout entier. Seuls, M. Olive
avec ses mers violettes dans ses rochers et M. Iwill, avec ses
longues étendues de sables et d'eaux, montrent encore des paysages
ouverts et qu'on peut imaginer, au moins chez M. Olive, bruyans.
Tous les autres paysagistes montrent des coins de nature fermés
et silencieux. Un paysage « intime, » c'est un paysage où il y a
peu de ciel, pas d'eaux courantes, pas de forêt innombrable, pas
de grands horizons : c'est un coin de nature habité par l'homme,
mais où l'homme ne paraît pas, qui porte son empreinte,
mais qui n'est pas troublé par sa présence, où l'arbre, le vieux
pont, la porte vermoulue, reçoivent dans l'intimité : c'est la
figure que font nos arbres et nos meubles familiers quand nous
ne sommes pas là : c'est ce qui se passe au ras de terre, au
creux du vallon, loin de cette foule qu'est le ciel, avec tous ses
nuages frivoles et changeans.
Tous nos paysagistes ne sont pas dfes « intimistes, » mais
tous ils limitent leur ambition à rendre une seule impression à
CRAINTES ET ESPÉRAÎNCES POUR l'aRT. 661
la fois, et ils y réussissent le plus souvent. Quelques groupes
de paysages méritent une halte : le groupe des marines du
Nord de M. Bracquaval, le seul peintre qui connaisse les ciels
comme les Hollandais ; le groupe des Versailles de M. Guirand
de Scevola, entourant de leurs splendeurs royales et abolies la
délicieuse figure d'une très petite fille dans un très grand fauteuil ;
le groupe des clairs de lune de M. Le Sidaner. Et, parmi les
paysages dispersés çà et là, deux paysages italiens, d'un jeune
artiste anglais, M. Bernard Harrison, méritent qu'on s'y arrête :
un coin de la Cathédrale de Pise, la nuit, et Matinée d'octobre
à Florence, sur les chemins de San Miniato. Rarement l'im-
pression fine, légère, lumineuse d'un « matin à Florence »
fut aussi subtilement rendue.
Dans le Paysage, donc, nulle décadence, nulle trace de fa-
tigue : il semble qu'il puisse se renouveler indéfiniment. De
même, dans le Portrait. Il n'est point, cette année, de portrait
qui fasse époque, et même si l'on retranchait des Salons toutes
les effigies peintes par les étrangers, il ne resterait plus grand'-
chose à admirer. Cependant le Portrait de M. Cognacq par
M. Besnard, avenue d'Antin, et le Portrait du marquis de Dion
par M. Marcel Baschet, aux Champs-Elysées, sont de beaux
morceaux de peinture et plus encore, peut-être, de dessin. On
se passerait de leur couleur : leur armature solide et souple,
à tous deux, suffirait à les faire connaître comme les œuvres
de deux maîtres, La main, dans le portrait de M. Cognacq, est
admirable. Rien d'équivalent parmi les Portraits de femmes.
Seule, une petite toile par un Américain, M. Rolshoven, intitulée
Mademoiselle René Baudry, en costume second Empire, nous
apporte une vision colorée d'une intensité extrême, mais c'est à
peine un portrait : c'est une harmonie dans des tons très hauts
et très sonores.
Malgré la faiblesse apparente du Portrait, aux Salons de
1911, nous pouvons, sans hésiter, mettre, là, comme dans le
Paysage, nos espérances pour l'Art. C'est un genre très diffi-
cile et très lent à renouveler, mais inépuisable, par l'infinie va-
riété de son objet, et très salutaire par l'obligation où il tient le
peintre de ne pas s'écarter de la réalité. Les fantaisies comme
celles de M. Boldini seront toujours très rares : on ne les per-
mettrait pas à d'autres, et on ne les admire pas toujours chez lui.
662 REYL'E DES DEUX MONDES.
En sculpture, il en est de même, et M. Rodin ne s'est pas encore
avisé de traiter ses cliens comme ses héros. Son buste du Duc
de Rohan est, à peu de chose près, un buste classique, avec
des souplesses infiniment habiles de grand praticien. Les bustes
de femmes par M. de Saint-Marceaux ont cette belle gravité
que donne le marbre aux figures gracieuses quand il est taillé
par un véritable statuaire. Le Portrait, même dans les plus
mauvais momens, sauve toujours l'art français.
IV
Les Arts décoratifs ou arts appliqués sont sauvés par la céra-
mique. C'est la seule branche restée vivante de cet arbre
monstrueux aux rameaux innombrables et tentaculaires qu'on
appela, jadis, le Modem style. Gomme il y a fort longtemps de
cela, on ne peut plus l'appeler « moderne, » et comme ce n'a
jamais été un « style, » il n'a plus de nom du tout. Ses parti-
sans, aussi, ont disparu. Comme il arrive après les révolutions
avortées, personne ne veut avoir été de cette bagarre. « Je ne
connais pas ce serpent... » disent les artistes décorateurs devant
les dernières convulsions du a vermicelle » belge. Toutefois, un
art qui n'avait aucun rapport avec le Modem style, mais qui
parut avec lui, l'art de la céramique au grand feu et de la pâte
de verre, reste très vivant et continue de produire des mer-
veilles. M. Delaherche expose, cette année encore, d'admirables
grès et, aussi, des porcelaines. Après trente ans passés auprès
des fours, son expérience est consommée et sa main n'a pas
faibli. Ses œuvres resteront, après celles de Chaplet, les plus
beaux exemples de poterie moderne, dignes d'être placées à
côté de celles de l'Orient et de l'Extrême-Orient. Dans l'art du
verrier, M. Dammouse demeure aussi le maître inimitable des
nuances subtiles, et sa vitrine, quand passe un rayon de soleil,
continue de s'animer comme les eaux peu profondes, où res-
pirent et se gonflent les fleurs vivantes de la mer. Mais à part
la céramique et la verrerie, les « arts appliqués « ou ne sont
pas des « arts, » ou bien ne « s'appliquent » à rien, et un coup
d'œil jeté sur notre architecture, dans les nouveaux quartiers
de Paris, suffit à renseigner sur son avenir. Jamais le Louis XV,
où le Louis XVI, que l'Art Nouveau pensait proscrire, n'ont été
si fort en honneur.
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 663
Ce goût du xviii® siècle se retrouve jusque chez plusieurs de
nos jeunes statuaires. Il y a, notamment, avenue des Champs-
Elysées, un charmant groupe de marbre, Bacchante et Panthère,
de M. Camus, qui rappelle, par son tour léger et son faire
habile, les hôtes de marbre des parcs royaux, du temps des
meilleurs maîtres. Et un plâtre de M. Paul Sylvestre, intitulé
Ebats, serait digne, aussi, d'habiter un jardin à la française,
parmi les quinconces rigoureusement taillés, entre deux mi-
roirs d'eau, tandis que le projet de fontaine, de M. Max Blon-
dat, exposé, en plâtre, sous ce titre La Chanson de l'Eau, orne-
rait délicieusement une grotte proche de ce parterre rêvé. Et l'on
pourrait y recueillir, en quelque pavillon, ou Folie, les groupes
de terre cuite de M. Puech et de M. Verlet, la Terre, sans trop
d'anachronisme et sans qu'on se crût hors du xvni^ siècle. Notre
sculpture est, d'ailleurs, en plein progrès. Bien que, cette
année, la plupart de nos artistes jeunes, M. Landowsky, M. Se-
goffin, M. Sicard, M. Hippolyte Lefebvre, n'aient exposé que
des bustes, leurs œuvres récentes assurent à l'école de sculpture
française une vraie supériorité sur toutes les autres. Et l'un
d'eux, M. Bouchard, a exposé une œuvre capitale.
Il semble que les imaginations de nos artistes, comme celle de
la foule, aient été vivement frappées, ces derniers temps, par les
drames de la conquête de l'Air. Au Salon de l'avenue d'Antin, une
grande statue, par M. Lagare, sous ce titre Fatalité, aux héros
de r aviation, nous montre la chute d'un Icare, aux ailes brisées,
tombant tout de son long, perpendiculaire au sol. Et, aux
Champs-Elysées, M. Roger-Bloche expose, sous le titre Monu-
ment aux aviateurs, un homme gisant parmi les débris d'un
aéroplane dont une aile encore dressée, l'autre pendante,
figurent assez bien l'oiseau tombé à terre, démonté. Mais le
plus saisissant de ces témoignages est assurément celui de
M. Bouchard.
C'est le monument funéraire aux aéronautes militaires, vic-
times de la catastrophe du République, taillé dans le granit de
Bretagne et destiné à être placé en pleins champs, là où la
catastrophe s'est produite. Les deux Salons ne contiennent rien
d'aussi saisissant. Sur un plan incliné, les quatre soldats morts
pour avoir vovilu promener bien haut dans les airs les couleurs
de leur pays, ressaisis par la terre, sont étendus côte à côte et
se tiennent par la main. Sur eux, des linceuls, jetés comme des
G6i REVUE DES DEUX MONDES.
manteaux de camp avec de grands plis en diagonale, de 1 épaule
aux pieds, accentuent leur caractère de (c gisans. » Les faces
sont empreintes encore d'anxiété et de souffrance, comme s'ils
cherchaient encore, dans leur lourd sommeil, à s'orienter sur les
invisibles chemins du ciel.
L'aspect de cette œuvre est tragique, pesant, vraiment monu-
mental. Les longs plis labourés dans le granit de Bretagne, les
faces taillées comme des rocs, les rares vestiges des uniformes
çà et là équarris et traités comme des motifs de chapiteaux, tout
concourt à fortifier cette impression. Et c'est bien le sentiment
moderne devant la mort, — qu'elle soit glorieuse ou obscure, —
le sentiment qu'on a déjà devant le Cavaignac de Rude, les
Morts de M. Bartholomé : celui du lourd sommeil, de la soli-
tude et de l'abandon. Il n'y a plus, autour du gisant, les anges
du moyen âge ombrageant son front de leurs ailes. Il n'y a plus
les plenrans sauvant son âme de leurs larmes. Il n"y a plus les
vertus ou les symboles célébrant sa mémoire de leurs gestes et
leurs affubulatious compliquées. Il n'est plus besoin de figures
symboliques pour que notre esprit évoque la grandeur de leur
sacrifice. Les seuls pleurans seront les voyageurs arrêtés un ins-
tant sur le bord de la route. Et nulle ombre ne passera sur ces
fronts de pierre que l'ombre des nuages, en marche dans le
ciel, à la ressemblance de la nef qu'ils ont rêvé d'y conduire.
L'auteur de ce monument, M. Bouchard, est de Dijon; il a
vu, tout enfant, le tombeau de Philippe le Hardi et de Jean
sans Peur. Il est tout imprégné de ces exemples fameux ; il a le
culte des « tombiers » du moyen âge. Et, ainsi, tout auprès de
ses gisans héroïques, il a dressé, en plâtre, l'image présumée de
son glorieux ancêtre Claus Sluter, le ciseau et le maillet à la
main. Il n'a pu faire, là, une figure proprement historique. On
ne connaît pas les traits de Claus Sluter. Mais il a fait une belle
figure professionnelle. Aussi saisissant que la tombe, apparaît
la silhouette du vieux « tombier. »
Qui nous donnera maintenant la statue de l'aviateur, de
l'homme qui chemine dans le vide, qui creuse son tunnel dans
le nuage, qui s'enfonce et rebondit sur l'élastique sommier de
l'air, qui voit entre ses pieds les dômes comme des assiettes,
les navires comme des escarpins, les cathédrales en géométral?
Il ne s'agit point, ici, d'une figuration réaliste. Nous n'avons nul
besoin qii'on nous donne la statue d'un Esquimau à lunettes,
CRAINTES ET ESPÉRANCES POUR l'aRT. 6C5
assis entre des châssis, parmi le « fuselage. » Ce serait une
figure peut-être pittoresque, mais point du tout plastique et que
ses gestes ne sauveraient point, car elle n'en fait pas. Une loi
esthétique, très rigoureuse et qui ne s'est pas encore trouvée en
défaut, veut que le geste de l'homme diminue à mesure que sa
puissance mécanique augmente. Le chauffeur fait de moindres
gestes que le cocher, le conducteur de canot automobile que le
rameur, le conducteur de « faucheuse » mécanique ou de
« moissonneuse-lieuse, » que le faucheur ou le moissonneur.
Ce n'est donc pas le geste professionnel de l'aviateur qui peut
nous le révéler,
A qui voudra le dresser sur un socle monumental, une
transposition hardie s'impose, comme elle s'est imposée aux
Grecs, lorsqu'ils ont voulu figurer une force de la Nature sous
les apparences d'un être de chair et de sang, ou aux tailleurs de
pierre du Moyen âge, lorsqu'ils ont symbolisé les vertus, les
vices, les martyres, au porche des cathédrales. Un objet symbo-
lique, un outil, un bandeau, un masque, des talonnières, un
caducée, une horloge, une roue, un cabestan, une ancre leur
suffisait. Et cet outil était souvent réduit de sa grandeur réelle à
la dimension d'un joujou, pour ne point empiéter sur l'unité
plastique de la figure. La figure seule, par sa construction, par
son expression, par son geste simple et particulier, signifiait
aux yeux le progrès moral ou la victoire sur les élémens : le
mythe qu'elle incarnait. Le Claus Sluter que M. Bouchard nous
montre, méditant le coup qu'il va frapper, le ciseau et le maillet
en mains, n'eût certes pas empêtré sa statue de l'immense
appareil d'un aéroplane de grandeur naturelle, mais peut-être
eût-il cherché ; pour sa figure, le geste qui accompagne un nouvel
essor, le geste de confiance et d'espoir, le geste du fauconnier
qui décoiffe le gerfaut et le jette aux profondeurs du ciel, le
geste du charmeur d'oiseaux qui élève le bras et, sur la plate-
forme de sa main ouverte, flatte l'oiseau battant des ailes et lui
donne la volée...
Robert de la Sizeranne.
UN SALON ALLEMAND
AU TEMPS DU ROMANTISME^'^
Quand M"** de Staël arriva à Berlin, au mois de mars 4804,
le prince Louis-Ferdinand lui parla avec admiration d'une Juive,
nommée Rahel Levin, qui réunissait dans son salon la société la
plus distinguée de la ville. Elle en fut étonnée, presque jalouse.
Voyant, quelque temps après, son ami Brinckmann, ambassa-
deur de Suède à la cour de Prusse, elle lui dit : « Il y a ici,
paraît-il, une petite Berlinoise qui ferait de l'effet dans les cercles
de Paris. La connaissez-vous? A-t-elle réellement tant d'esprit?
— De l'esprit? répondit Brinckmann. Si elle n'avait que cela,
il n'y aurait pas lieu de tant parler d'elle. Dira-t-on de M*"" de
Staël qu'elle a beaucoup d'esprit? — Vous me la comparez à
moi? reprit-elle. Gela devient intéressant. A-t-elle écrit quelque
chose? — Non, je crois même qu'elle n'écrira jamais rien ; mais
elle a du génie, et de quoi en prêter à vingt écrivains qui en
manquent. » M"" de Staël voulut voir la « merveille. » Brinck-
mann se chargea de les mettre en présence dans une soirée qu'il
donna à l'hôtel de l'ambassade. Mais il faut laisser raconter la
suite à Brinckmann lui-même :
« J'avais invité tout ce qui pouvait inspirer quelque intérêt à
l'auteur de Delphine, des princes du sang, des savans de toute cou-
leur, des dames de la cour, le philosophe Fichte, M'^' Unzelmann,
la célèbre actrice, Iffland, le directeur du Grand-Théâtre, d'autres
(1) J.-E. Spenlé, Rahel. Paris, Hachette, i910. — 0. Berdrow, Rahel Varnhagen.
Stuttgart, 1900.
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 667
encore. Mais à peine Rahel eut-elle été présentée à M""* de Staël,
que celle-ci l'attira dans le coin d'an sofa, pour s'entretenir
avec elle pendant près de deux heures, sans faire attention au
reste de la société. Ensuite elle vint à moi, l'air tout sérieux, et
dit : « Je vous fais amende honorable; vous n'avez rien exagéré.
Elle est étonnante. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit mille
fois pendant ce voyage, que l'Allemagne est une mine de génie,
dont on ne connaît ni la richesse, ni la profondeur. Vous êtes
bien heureux de posséder ici une pareille amie. Vous me com-
muniquerez ce qu'elle dira de moi. — En attendant, madame, je
vous communiquerai ce qu'elle a déjà dit de vous. Après la
première lecture de votre ouvrage sur les Passions : Voilà, me
dit-elle, une femme qui saurait tout, si elle était Allemande?
j'espère qu'elle le deviendra un jour, car le malheur est qu'en
fait de philosophie il faut absolument tout savoir, pour bien
savoir quelque chose. — Ah! que cela est juste! s'écria M"* de
Staël. Elle a bien raison. J'étais loin alors de savoir tout, mais
je vaux mieux à présent. » Puis elle fit sigae à Rahel d'appro-
cher : « Ecoutez, mademoiselle; vous avez ici un ami qui sait
vous apprécier comme vous le méritez, et, si je restais ici, je
crois que je deviendrais jalouse de votre supériorité. — Vous,
madame? dit Rahel en souriant. Oh! non, je vous aimerais tant,
et cela me rendrait si heureuse, que vous ne pourriez être jalouse
que de mon bonheur. »
I
Comment la petite Juive était-elle arrivée à rivaliser d'esprit
avec l'une des Françaises les plus spirituelles de son temps? Il
fallait qu'elle eût reçu pour cela un don particulier de la nature ;
car ses origines ne l'avaient nullement préparée pour un tel
rôle.
Rahel Levin, ou Rahel Robert, comme elle s'appelait aussi,
ou, de son nom complet, Rahel-Antonic-Frédérique Levin, était
née le 19 mai 1771, « le premier jour des fêtes de la Pentecôte, »
dans une pauvre maison du vieux Rerlin. Elle vint au monde
avec une santé faible, dont elle soufîrit toujours. C'était une
enfant mince et chétive, avec des membres fins et délicats. Il
aurait fallu, pour redresser cette plante fragile, la chaude atmo-
sphère d'un amour maternel. Rahel fut élevée, au contraire, sous
668 REVUE DES DEUX MONDES.
le dur régime qui réglait la vie familiale des Juifs. Elle était
l'aînée de cinq enfans, trois fils et deux filles; mais elle n'eut un
lien réel de sympathie qu'avec le second de ses frères, Louis
Robert, qui acquit plus tard une certaine notoriété comme
poète. Le père, Levin Markus, tenait une boutique d'orfèvrerie
et d'objets d'art; c'était un despote à l'esprit sec et étroit, tout
absorbé par ses affaires. La mère était une nature vulgaire, qui
pliait sans murmurer sous la tyrannie de son époux. Toute
faible qu'elle fût, c'était encore le seul refuge des enfans
contre le despotisme paternel. « Notre mère a beaucoup souf-
fert, écrit Rahel à un de ses frères en 1787, et elle souffrira
encore beaucoup; mais si elle devait jamais nous manquer»
mieux vaudrait pour nous la mort, et c'est, pour mon compte, ce
que je préférerais. »
Elle se confie volontiers, dans sa jeunesse, à son coreligion-
naire David Veit, alors étudiant à l'université de Gœttingue,
plus tard médecin distingué à Hambourg. Elle se plaint de son
isolement, de sa vie étroite et comprimée, de ses pauvres nerfs
malades, de l'air qui lui manque, des soins qui lui sont refusés.
Le 2 avril 1793, elle lui écrit: « Ma mère aurait dû m'écraser
dans la poussière à mon premier cri, si elle avait été assez dure,
ou assez généreuse pour cela, et si elle avait eu la moindre pré-
vision de ce qui adviendrait un jour de moi : une créature vouée
à l'impuissance, à qui l'on ne sait aucun gré de rester assise entre
quatre murs, contre laquelle le ciel et la terre, les hommes et les
bêtes se ligueraient, si elle voulait se donner de l'air, qui a pour-
tant des idées, comme tout être humain, mais qui, au moindre
mouvement qu'elle fait pour bouger de son coin, est bourrée de
remontrances et ramenée à la raison. » Et dans une autre lettre,
du 22 mars 1795 : « Je suis malade, je ne le cache plus, et je
ne puis être guérie qu'à force de soins. 11 n'y a personne au
monde qui consente à me soigner. Je suis donc obligée de me
soigner moi-même, quoi qu'il m'en coûte. Représentez-vous
cela. Je suis malade par gêne, par contrainte, depuis que
j'existe. Je vis malgré moi et malgré tout le monde. Je dissi-
mule, je cède; je sais que je dois être raisonnable; mais je suis
trop petite pour supporter tout cela. »
Elle ne se révolta pas; mais elle prit l'habitude de faire deux
parts de sa vie, l'une pour son entourage immédiat, composée
de sacrifices froidement consentis, où le cœur n'entrait pour
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 669
rien, l'autre tout intérieure, qu'elle réservait jalousement pour
elle-même, et où elle reprenait toute son indépendance. Levin
Markus avait acquis un petit hôtel dans la Ja'gerstrasse, et lui
avait arrangé un appartement dans les combles : ce fut sa fameuse
mansarde, la Dachstiibe, d'où sortit son premier salon, la « man-
sarde agrandie. » On y voyait, à la place d'honneur, en face de
la fenêtre, un portrait de Lessing, l'homme qui, avec Moïse
Mendelssohn, avait le plus contribué à l'affranchissement des
Juifs. Dans la bibliothèque figuraient en première ligne les
ouvrages de Goethe; ils y entraient à mesure qu'ils paraissaient,
et chaque jour qui en amenait un était compté comme « un
jour de fête. » « C'est là mon mausolée, écrivait plus tard Rahel.
C'est là que j'ai aimé, vécu, souffert, et que je me suis affranchie.
C'est là que j'ai appris à lire Goethe : j'ai grandi avec lui, je l'ai
adoré infiniment. C'est là que j'ai passé des nuits et des nuits
à veiller et à souffrir. De là je voyais le ciel, les étoiles, le
monde, presque avec un espoir, tout au moins avec d'ardens
désirs. J'étais innocente, pas plus qu'aujourd'hui, mais je
croyais que les hommes étaient sages et bons, que du moins
ils pouvaient l'être. J'étais jeune. » Gœthe est le « maître de
sagesse » qu'elle invoque à son entrée dans la vie réelle; c'est
« son compagnon de route, son associé, son ami de tout repos,
son conseiller à toute heure. » Ce qu'elle apprécie en lui, ce n'est
pas tant son génie poétique que sa haute expérience, et elle varie
à l'infini les expressions de la reconnaissance qu'elle lui doit.
Elle ne lit pas au simple point de vue du goût, pour suiATe le
mouvement lyrique d'une ode ou d'une chanson, pour jouir de
la belle ordonnance d'un drame ou d'un roman; il faut qu'un
livre lui apprenne à lire en elle-même, qu'il réponde à certaines
questions qu'elle s'est posées d'avance, qu'il ait en lui une « vertu
éducative. » C'est de cette manière qu'elle lit Gœthe, Lessing,
Jean-Paul, Voltaire et Rousseau, mais toujours Gœthe en pre-
mière ligne. Elle ne prend chez eux que ce qui est conforme à sa
propre nature, ce qu'elle aurait trouvé elle-même si elle avait eu
leur génie, mais ce qui, sans leur secours, serait resté enseveli
au fond d'elle-même, sans qu'elle s'en fût jamais rendu compte.
Quant à la simple connaissance, tout extérieure, qui s'ajoute à
nous sans faire jamais partie de nous, elle l'abandonne à son
jeune ami David Veit, qui sera un homme distingué, mais qui ne
sera jamais un esprit original.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
L'originalité est, pour elle, la vraie mesure de la valeur d'un
homme. Le groupe des premiers habitués de la mansarde se
compose d'originaux comme elle, qui vivent en marge de la
société, sans la heurter de front. C'est d'abord Charles-Gustave
de Brinckmann, attaché d'ambassade avant d'être ambassadeur,
esprit frondeur et paradoxal, qui avait déjà séjourné à Paris et
à Londres, et qui servait volontiers d'introducteur aux étran-
gers ; ensuite Guillaume de Burgsdorff, un gentilhomme de la
marche de Brandebourg, qui aurait pu faire son chemin dans
la diplomatie ou dans les armes, mais qui préféra garder sa
liberté et vivre pour lui-même. « Dites-lui bien, écrivait Rahel
à Brinckmann, que je suis une « sauvage, » et qu'on peut cau-
ser de tout avec moi, afin que nous évitions les odieux prélimi-
naires d'une nouvelle connaissance, et que nous nous mettions
tout de suite à notre aise (1). » Puis, peu à peu, le cercle
s'agrandit. Même l'esprit de caste, qui régnait encore en sou-
verain dans la société berlinoise, fut favorable au recrutement
de la mansarde. Des préjugés séculaires séparaient la cour et la
ville, la noblesse et la bourgeoisie; mais un salon juif, présidé
par une femme d'esprit, était un terrain neutre, où des grands
seigneurs, des gens de lettres et même des comédiens pouvaient
se rencontrer ; il suffisait, pour y faire bonne figure, d'avoir
un talent reconnu, une personnalité, et « de ne pas ignorer
Goethe. »
Rahel n'était ni une femme savante ni une femme de
lettres ; elle se défendait énergiquement de vouloir être l'un
ou l'autre. Son instruction était fort limitée; à part ses auteurs
favoris, qui étaient en petit nombre, elle ne lisait guère que les
écrivains qu'elle recevait chez elle ; mais pour ceux-ci elle ne
faisait pas d'exception; elle ne reculait ni devant la Théorie de
l'État de Fichte, ni devant V Encyclopédie des sciences philoso-
phiques de Hegel. Elle n'a jamais écrit que des lettres; elles
éclatent en mots heureux, mais elles sont incorrectes, souvent
obscures à force de concision : c'était, pour elle, le pis aller de
la conversation avec des amis lointains. La conversation, ce
va-et-vient rapide de la pensée, ce contact immédiat et
instantané de deux âmes, était pour elle le plaisir suprême. A
l'inverse de M""^ de Staël, dont on disait qu'elle conversait ses
(1) Les mots sauvage et à notre aise sont en français dans la lettre.
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND.
671
ouvrages avant de les écrire, Rahel conversait pour converser :
c'était un penchant naturel, auquel elle se livrait en toute fran-
chise, et elle y avait acquis une telle maîtrise, qu'elle changeait
spontanément de ton, selon la personne, ou les personnes, avec
qui elle s'entretenait. « Elle animait un cercle, écrit le marquis
de Custine, autant qu'elle intéressait un ami en tête à tête, et
cette double faculté est rare. Son esprit suffisait à tout, parce
que c'était mieux que de l'esprit ; c'était du génie au service de
l'intimité et même de la société. Elle ne trouvait rien au-dessous
d'elle dans les petits événemens de la journée, et rien n'était
au-dessus dans les plus grandes circonstances de la vie. Sa
pensée se faisait toute à tous ; elle ne l'économisait point pour
des livres ou pour des intrigues politiques; elle ne jouait pas
un rôle, ne calculait jamais un effet. — Quand on n'a pas assez
d'esprit pour en perdre, disait-elle, c'est qu'on n'en a pas assez
pour ce qu'on en veut faire. »
Sa sociabilité, sa tendance à tout rapporter à la vie, aux
relations entre les hommes, déterminait même ses jugemens
littéraires, et en particulier ses jugemens sur Gœthe. De tous
les ouvrages de Gœthe, ceux qu'elle lisait de préférence, où elle
prenait le plus volontiers ses « leçons de sagesse, » et qu'elle
citait le plus habituellement devant ses amis, c'étaient le roman
de Wilhelm Meister et le drame de Torquato Tasso, qui mon-
trent le poète et l'artiste en rapport ou en contradiction avec la
société. Sur Faust, elle s'exprima un jour, en présence de
Brinckmann, d'une manière originale et caractéristique. «C'est
dommage, disait un de ses invités, que le Faust ne soit qu'un
fragment. — Dommage! s'écria Rahel. Mais c'est son plus
grand mérite ; c'est par là qu'il est l'image parlante de l'huma-
nité, qui, avec ses hauts et ses bas, et les énigmes qu'elle ren-
ferme, sera éternellement pour nous un fragment. On dit que
Gœthe veut donner une suite à son poème : il pourra bien le
continuer, mais il ne l'achèvera pas. Dieu, ou, si vous l'aimez
mieux, Méphistophélès y a mis bon ordre. »
Mais aucun livre, fût-il signé de Gœthe, ne valait pour elle
un échantillon vivant de l'espèce humaine, pour peu qu'il fût
intéressant, et il était rare qu'elle n'y trouvât quelque intérêt.
« J'ai toujours mieux aimé, disait-elle encore, passer mon temps
avec les hommes qu'avec les livres. Ceux-là sont plus faciles et
plus commodes à lire, car il y a ordinairement peu de chose sur
G72 REVUE DES DEUX MONDES.
chaque page, et pourtant il y a presque toujours quelque chose,
un de ces traits qui échappent le plus -souvent aux faiseurs de
livres. Il est vrai que de voir, et surtout de voir vite, c'est un
art difficile, je dirais presque un art qui ne s'apprend pas. » Un
jour qu'elle reprocha à Schleiermacher la rareté de ses visites,
celui-ci lui répondit en plaisantant : « Vous avez parfois une si
mauvaise société et qui ne me dit absolument rien. — C'est
votre faute, répliqua-t-elle. Il n'y a pas un homme dont le sage
ne puisse tirer quelque chose, à sa manière, bien entendu.
Seriez-vous si savant, si vous n'aviez lu tant de mauvais
livres? Demandez à Brinckmann: je lui ai appris à feuilleter les
hommes. » Les habitués de son salon, c'était sa bibliothèque,
disait-elle. Elle avait acquis, dans cet art de déchiffrer une
physionomie, d'interpréter un geste ou une attitude, de
démêler, à travers les qualités et les défauts et les apparences
fugitives, le fond original et permanent d'un homme, une
habileté et une promptitude que tous les contemporains ont
reconnues.
Il semble que cette perspicacité, cet « œil infaillible »
aurait dû éloigner d'elle ou du moins mettre en défiance ceux
qui l'avaient une fois approchée. On n'aime pas toujours à être
ainsi pénétré. Ce fut pourtant le contraire qui arriva. Le mar-
quis de Custine, après sa première entrevue avec elle, écrit:
« J'étais lié irrévocablement, sans être amoureux. Cet attache-
ment, aussi fort que désintéressé, est tout simplement la per-
fection des relations humaines : c'est un problème que Rahel seule
pouvait résoudre, avec sa pureté, sa vérité de sentiment, le
prestige de son esprit, la sublime compassion de son âme. » Et
dans un autre passage : « Tout ce qu'on lui disait était une
confession, volontaire ou non.» Mais le confesseur était si noble-
ment indulgent, si secourable au besoin et d'un dévouement si
empressé, qu'on lui ouvrait volontiers son âme. Ce que Rahel
inspirait à tous ceux qui l'ont connue de près, ce n'était pas de
l'amour, mais c'était un peu plus que de l'amitié. Il y avait en
elle une supériorité qui s'imposait par la grâce.
II
Rahel avait deux sortes de réceptions': les unes, où la société,
de son propre aveu, était un peu mêlée, et où elle était parfois
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 673
obligée d'intervenir, pour ramener la conversation au ton
convenable; les autres, réservées aux intimes, où elle était dans
son rôle de « confesseur. » Un jour, dans une soirée où des
fonctionnaires plus titrés qu'intelligens côtoyaient des gens de
lettres et des artistes, l'un d'eux se permit un propos équivoque,
qui fut accueilli par un silence glacial. Rahel, pour sauver la
situation, se leva brusquement et interpella le maladroit par
ces mots : « Ecoutez ! moi aussi, j'en sais de drôles. » Puis elle
conta une anecdote à la Chamfort; tout le monde se mit à rire,
et la conversation reprit son cours. Aux intimes sa maison était
toujours ouverte, et à ceux-là elle croyait ne devoir que la
vérité, dût cette vérité contenir un blâme. « Aux indifférens,
disait-elle, je donne une tasse de thé, et je garde le blâme pour
mes amis. » Au fond, les uns et les autres lui étaient néces-
saires. Rarement, chez une femme, même chez une Française,
l'instinct de la sociabilité, le besoin de communiquer et
d'échanger ses pensées, a été aussi développé. « Que l'on ne me
gâte pas ma société ! disait-elle encore ^ ce serait me gâter ma
vie. »
Elle n'a jamais permis que son salon devînt un cénacle, le
siège d'une orthodoxie quelconque, politique ou littéraire.
Toutes les opinions s'y produisaient librement, s'y discutaient
sans animosité et sans parti pris, sous l'œil vigilant de la maî-
tresse de maison. Quoiqu'on vécût en plein romantisme, les
chefs de l'école romantique, Tieck et les frères Schlegel, ne
figurèrent que passagèrement dans ce groupe infiniment varié
et souvent renouvelé qui se réunissait dans l'hôtel de la Jaeger-
strasse; en tout cas, ils n'y donnèrent jamais le ton. Frédéric
Schlegel, le plus original d'entre eux, le plus riche d'idées,
avait la parole embarrassée; il était toujours l'apôtre d'une
doctrine, mais un apôtre peu persuasif. Son frère Guillaume,
qui faisait un cours très suivi à l'université, ne pouvait se
départir d'une certaine solennité, même en conversation. Tieck
parlait bien, lisait bien; il aimait et il comprenait le théâtre,
mais il soutenait avec peine la réputation qu'on lui avait faite
comme poète ; c'était, au fond, un esprit critique, avec des
systèmes préconçus. Rahel lui reprochait, « au lieu d'observer
simplement la nature, de trop se préoccuper de la manière
dont d'autres l'avaient observée avant lui. » Louis Robert, frère
cadet de Rahel, poète médiocre, qui suivait de loin l'enseignement
TOEE III. — 1911. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
des maîtres, était fort teinté de classicisme, sa sœur lui ayant
appris à s'instruire chez Goethe. Il s'était fait une petite spécia-
lité dans l'acrostiche satirique, et tour à tour, sans trop de
malice, il faisait le portrait de ses amis et de ses ennemis; Rahel
lui avait imposé, du reste, comme condition, lorsqu'il lisait ses
vers, de ne jamais s'attaquer qu'à des personnes présentes et qui
fussent en mesure de lui répondre.
Un jour, devant un petit groupe, dans l'embrasure d'une
fenêtre, Frédéric Schlegel se permit une vive sortie contre
M"* Unzelmann, la grande tragédienne du moment, qui se
tenait dans une autre partie du salon : « Elle n'a aucime idée
de l'art; c'est en vain que je lui ai fait quelques observations
sur ses rôles ; elle n'a rien compris à ce que je lui ai dit, m'a
donné les plus sottes réponses; elle ne paraît pas savoir elle-
même comment elle joue. » Le major Schack, ayant entendu
les dernières paroles : « On ne sait vraiment, dit-il, comment
vous satisfaire, messieurs les critiques. La Unzelmann com-
prend les choses à sa manière; elle les joue et les met sous vos
yeux, et vous ne pouvez vous empêcher de l'applaudir. Que
vous faut-il de plus? Qu'elle voie les choses à votre point de
vue? qu'elle raisonne comme vous? qu'elle se transforme en
bas bleu, la divine créature! Fi ! autant vaudrait vous demander
à vous de jouer comme elle et de montrer d'aussi belles
épaules. » A ce moment, une voix retentit: « Bravo! bravo!
mon cher Schack! » C'était la voix de Rahel, qui s'était appro"
chée à son tour. Mais Schack ajouta : « N'ai-je pas bien récité
ma leçon, messieurs? Car ce que je viens de dire, je l'avais
entendu l'instant d'auparavant de la bouche même de ce mali-
cieux petit lutin. »
Parmi les familiers de la maison figurent en première ligne
deux hommes qui n'ont que peu de rapport avec la littérature,
mais qui ont joué diversement leur rôle dans l'histoire de leur
temps; ce sont le publiciste Frédéric Gentz et le prince Louis-
Ferdinand de Prusse.
Frédéric Gentz était un assemblage de toutes les faiblesses
et de toutes les inconséquences; viveur effréné dans sa jeunesse,
pamphlétaire sans conscience dans son âge mûr, si toutefois il
eut jamais une maturité ; vendant tour à tour sa plume à la
Prusse, à l'Angleterre et à l'Autriche'; porte-parole de la Sainte-
Alliance, après avoir été l'apologiste de la Révolution ; toujours
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 675
inquiet et nerveux, frémissant au moindre danger, timide devant
une assemblée nombreuse dont les dispositions lui semblaient
hostiles ou seulement douteuses, mais retrouvant toute sa
faconde et devenant même éloquent, quand il se sentait écouté ;
n'ayant, en somme, qu'une vertu, une absolue franchise, une
incapacité de dissimulation, qui ne l'a pas empêché de faire son
chemin dans la diplomatie. Il avait passé la soixantaine, lors-
qu'il donna encore à la ville de Vienne le spectacle d'une folle
passion pour la danseuse Fanny Elsler; puis il vécut ses der-
nières années dans une peur maladive de la mort, qui l'attei-
gnit enfin le 9 juin 1832, moins d'un an avant Rahel. Les
contrastes de son caractère faisaient de lui une énigme pour ses
amis. Rahel l'aimait, malgré ses vices; elle disait à propos de
lui : « Il y a des gens que nous ne pouvons qu'approuver dans
tous leurs actes, mais qui nous laissent indifférens; il y en a
d'autres que nous ne faisons que blâmer, mais qui ont su
trouver le chemin de notre cœur. » Elle expliquait les incon-
séquences de Gentz par une sorte d'ingénuité native, qui le
livrait sans défense à toutes les impressions ; elle l'appelait son
éternel enfant, et peut-être le secret de son attachement pour
lui était-il dans la protection presque maternelle qu'elle exerçait
sur lui, et à laquelle il recourait sans cesse dans ses heures
d'angoisse. « Vous m'appelez un enfant, lui écrivait-il : c'est le
mot le plus doux et le plus cher que vous puissiez prononcer
sur moi. Mais c'est vous seule qui avez fait de moi un enfant.
Ne vous souvenez-vous pas comment, auprès de vous, dans votre
atmosphère printanière, tout ce qui me vieillissait s'est fondu
en moi et m'a fait rajeunir ? » Et dans la détresse de ses der-
niers jours : « Je me réfugie auprès de vous, et je sais que
vous ne me refuserez pas votre secours. Vous êtes un médecin
comme il y en a peu. Parlez-moi, grondez-moi, cajolez-moi;
employez le remède qui vous paraîtra le mieux approprié à ma
situation. Je veux voir de votre écriture, je veux entendre de
vous que vous avez encore de l'amitié pour moi, que ma maladie
ne vous est pas indifférente, que vous ne me croyez pas
perdu... » Sa maladie était le désespoir de se voir mourir. Elle
le rassura, le sermonna doucement, lui parla de la vie éter-
nelle, sans pouvoir le convaincre.
Ce qui plaide en faveur de Gentz, c'est qu'il eut des amis
qui valaient mieux que lui. De ce nombre est le prince Louis-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
Ferdinand, un neveu de Frédéric II, le chef du parti de la
guerre à la cour de Prusse, une âme héroïque, qui, en d'autres
temps, aurait pu accomplir de grandes choses, mais qui usa son
énergie dans des exploits stériles. Il avait vingt-huit ans, lors-
qu'il se présenta, en 1800, dans le salon de Rahel, et ce ne fut
pas la moindre curiosité de ce salon que de voir un prince du
sang, proche parent du roi, s'asseoir à côté de la petite Juive, à
peine émancipée du ghetto. « Je le trouve absolument aimable,
écrivait Rahel à Brinckmann ; il m'a demandé s'il pouvait venir
me voir souvent, et je le lui ai fait promettre. Il s'apercevra
qu'il a fait une connaissance d'un nouveau genre; il entendra la
vérité, une vérité de mansarde. » Cette vérité, le prince l'accepta,
l'exigea ■^nême, et une grande intimité s'établit entre eux (1).
« Je serai chez vous, chère petite, écrit-il, cette après-midi
entre six et sept heures, pour raisonner et déraisonner avec
vous. » Souvent il achevait de déraisonner devant le piano de
Rahel, car il était bon musicien et improvisait Émerveille. Elle
le confessait, l'encourageait, lui recommandait la patience et le
travail. Elle recevait déjà les confidences de Pauline Wiesel, la
volage maîtresse du prince, et souvent elle était obligée d'inter-
venir dans leur liaison orageuse. La dernière lettre qu'elle reçut
de Louis-Ferdinand est datée du H septembre 1806; elle est
écrite de Leipzig, où l'armée prussienne s'apprêtait à marcher
contre Napoléon : « Nous nous sommes juré solennellement et
virilement, les généraux von Ruchel et Blucher, et moi, de
mettre notre vie comme enjeu dans cette lutte qui doit nous
procurer gloire et honneur, et, si nous sommes vaincus, de ne
pas survivre à l'anéantissement de toute idée de liberté et d'in-
dépendance. Et il en sera ainsi. Qu'est-ce que cette misérable
existence? Un néant, un pur néant, si tout ce qui est grand et
beau en est retranché... « Il tint parole; un mois après, il
trouvait la mort dans le combat de Saalfeld, prélude de la
bataille d'Iéna. Von Ruchel et Blucher survécurent et furent
entraînés dans la déroute.
Les étrangers étaient particulièrement bienvenus dans le
salon de Rahel ; ils se recrutaient en grande partie parmi le
personnel des ambassades, et l'introducteur était ordinairement
(1) Une intimité à laquelle il a pris fantaisie à Fanny Lewald d'attribuer u^
caractère passionné : voir son roman Pi-inz Louis Ferdinand.
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 677
Brinckmann. L'Italie, l'Espagne, la Pologne, la Turquie^ la
France surtout, fournissaient leur contingent. On causait même
par signes, dit Brinckmann, avec ceux qui n'entendaient pas
suffisamment l'allemand ou le français. Le prince de Ligne,
Français par l'esprit, quoiqu'il eût passé de longues années au
service de l'Autriche, brillant causeur et faiseur de petits vers,
vrai citoyen du monde, aussi apprécié à la cour de Pétersbourg
qu'à celles de Versailles et de Berlin, écrivait à Rahel : « Oh !
chère mademoiselle Robert, ange par le cœur et Robert le
Diable par l'esprit, gardez-moi une place dans l'un et dans
l'autre. » Le comte de Tilly était un autre représentant de ce
que l'esprit français avait de plus frivole. C'était un beau cava-
lier, qui, après avoir séjourné en Angleterre et en Amérique,
était venu à Berlin dans les premières années du siècle. Il
avait commencé par séduire une femme du monde, qui, se
voyant abandonnée, s'était jetée dans la Sprée. Parler et s'en-
tendre parler était pour lui un besoin irrésistible. « Il ne m'in-
commode nullement, disait Rahel ; je lui sers d'auditoire, et il
joue devant moi la comédie humaine. » Benjamin Constant,
que son mariage avec Charlotte de Hardenberg rapprochait du
monde berlinois, fit, lui aussi, quelques apparitions dans le
salon de la Ja^gerstrasse. Rahel goûtait peu son « enjouement
ironique, » qui cachait mal la sécheresse du cœur. « Je n'en
sais rien, absolument rien, disait-il du plus important problème
de philosophie, avec la même sérénité que s'il s'était agi de
discuter une petite nouvelle du jour en joyeuse compagnie. —
C'est dommage, ajoute Rahel, puisque son scepticisme coulait
d'une source si profonde, qu'il n'ait pas creusé un peu plus
profondément encore. »
Un trait caractéristique du salon de Rahel, c'est le peu de
place qu'y tiennent les femmes. Elle ne les attirait pas; elle
craignait que leur présence ne donnât un ton trop frivole à la
conversation. Elle méprisait la galanterie banale; elle détestait
ce qu'on appelle faire la cour. Dans la description que le comte
de Salm a donnée d'une soirée chez Rahel, il n'est question, à
part l'actrice Unzelmann, que d'une seule femme du monde, la
comtesse d'Einsiedel ; elle est assise sur un sofa, qu'elle orne
de sa beauté, et elle écoute sans mot dire les propos, sans doute
galans, qu'un abbé débite devant elle. Rahel a prononcé à dif-
férentes reprises des jugemens durs sur les personnes de son
078 REVUE DES DEUX MONDES.
sexe, sur leur désir de plaire, leur penchant à la médisance.
« Les femmes que je vois ici, écrit-elle de Vienne, me dépri-
ment physiquement; elles me donnent sur les nerfs, me rendent
stupide. Elles sont si étonnamment insignifiantes ! Elles de-
viennent sottes à force de frivolité. De plus, elles mentent,
parce qu'on les y oblige, et qu'il faut de l'intelligence pour
dire toujours la vérité. « La sentimentalité, qui avait été mise
à la mode par sa coreligionnaire Henriette Herz, et qui était
comme le romantisme à l'usage des gens du monde, lui était
particulièrement antipathique. Elle aimait encore mieux les
femmes émancipées : celles-ci avaient du moins le mérite de la
franchise. Quelques-unes de ses amies, comme la comtesse
Pachta, se faisaient remarquer par la liberté de leurs allures.
Mais celle qui attirait surtout l'attention, et qui fascinait tout
Berlin par sa « beauté sculpturale, » c'était la fameuse Pauline
Wiesel, la maîtresse du prince Louis-Ferdinand. Rahel la cou-
vrait de sa protection, et elle n'était pas seule à lui être indul-
gente. Brinckmann la comparait à une figure de la mythologie
grecque, et remerciait les dieux « de lui avoir laissé contem-
pler ce phénomène. » Alexandre de Humboldt, qui n'était pas
toujours grave, disait qu'il ferait volontiers douze lieues à pied
pour la voir. Rahel ne craignait pas de se comparer elle-même
à Pauline, u Nous sommes toutes deux, lui écrivait-elle, en
marge de la société, vous pour l'avoir scandalisée, moi pour
avoir refusé de croire à ses mensonges. » Mais Varnhagen écri-
vait de son côté à Rahel : « Je ne puis m'empêcher de sourire,
quand je me la représente assise à côté de vous (1). »
Cette vie littéraire, souple, piquante, originale, toute en
échanges directs et personnels, que l'Allemagne n'avait pas
connue jusqu'alors, fut brusquement interrompue, quand
l'armée prussienne, battue à léna, reflua vers le nord, suivie
bientôt des troupes françaises. Le salon de la Jœgerstrasse fut
déserté, et Rahel se retrouva tout d'un coup dans l'état de so-
litude morale qui avait fait le supplice de sa jeunesse. Elle eut
des soldats à loger, des blessés à soigner. Elle espéra un instant
(1) Pauline Wiesel écrit un jour à Rahel : « Comme c'est vrai ce que vous me
disiez! J'aurais dû devenir une bonne mère de famille, une bonne ménagère :
j'étais faite pour cela. Les hommes m'ont gâtée, chacun a fait de moi la femme
qu'il voulait... >> Elle fit du moins une fin bourgeoise; elle épousa un capitaine
français en retraite, et mourut à Saint- Gcrmain-en-Laye, en 1848, âgée de
soixante-dix ans.
UN SALON ROMANTIQUE ALLE3IAND.
679
que la paix de Tilsit ramènerait une ère plus tranquille; mais,
après la retraite de Russie, la guerre se déchaîna plus furieuse
que jamais, et il fallut attendre quelques années encore, «avant
que l'Europe sortît de l'état sauvage où elle était retournée, et
que chaque fils fût rendu à sa mère. »
m
Rahel gouvernait mieux son intelligence que son cœur. Ses
amours furent des coups de tête. A vingt-trois ans, elle s'éprit
d'un jeune aspirant diplomate, fils d'un ministre, Charles de
Finkenstein, qui n'avait rien de ce qu'elle appréciait d'ordinaire
dans un homme, mais qui la captiva par une physionomie
élégante et lîne, une certaine grâce aristocratique. Elle crut
pendant cinq ans qu'un gentilhomme prussien de la haute no-
blesse pouvait épouser la fille de Levin Markus, et Finkenstein
eut le tort de le lui laisser croire. A la fin, ce fut elle qui rompit,
mais il lui en coûta « d'enterrer son amour. » « J'entends
comme un roulement de tambours voilés dans ma poitrine, »
écrit-elle. Un an après, Finkenstein épousa une marquise ita-
lienne ; Rahel le revit un peu plus tard, vieilli avant 1 âge, la
figure ridée et les traits alourdis, et elle eut tout loisir de
gémir une seconde fois sur son erreur.
Ce fut bien pis lorsque, en 1802, elle s'enflamma pour un
secrétaire de l'ambassade d'Espagne. Son cœur éploré allait du
nord au midi et ne rencontrait que des mécomptes. L'objet de
sa nouvelle passion était un Basque, nommé Don Raphaël d'Ur-
quijo, d'un extérieur agréable, mais d'un caractère violent, et
pour qui l'amour était inséparable de la jalousie. Il la tour-
menta pendant deux ans par des reproches absurdes et des soup-
çons ridicules. Elle cédait toujours ; elle consentit même à
suspendre pour lui ses réceptions. Enfin, lasse de sa condes-
cendance, et honteuse d'une soumission dont on ne lui savait
aucun gré, elle se retira, la mort dans l'âme ; elle appela plus
tard cet amour « sa turpitude. » Huit ans après la rupture,
Urquijo étant revenu à Berlin, elle lui demanda un entretien,
et quand il fut parti, elle s'écria : « Voilà donc l'homme qui a
su me charmer, à qui j'ai donné mon cœur ! Mais c'était un
sortilège, une malédiction ! » Elle le revit encore une fois à
Prague, en 1813, bien déchu de son orgueil ; il était en disgrâce,
680 REVUE DES DEUX MONDES.
avait l'air misérable, et il priait son ancienne amie d'intercéder
pour lui auprès du gouvernement espagnol.
Rahel se consola sur le tard par un mariage de raison.
En 1808, elle se fiança avec Charles-Auguste Varnhagen, qui,
tout en continuant mollement ses études de médecine, faisait
partie, sous l'égide de l'Etoile du Nord, d'un petit groupe litté-
raire avec Louis Robert, Chamisso et La Motte Fouqué. Rahel
avait trente-sept ans, Varnhagen en avait vingt-trois. Jusque-là
elle avait dépensé son affection en pure perte; elle avait tout
donné, sans rien recevoir. Cette fois, les rôles étaient changés; ce
n'était pas elle, c'était lui qui avait pris feu, si toutefois on peut
parler ainsi d'une nature tranquille comme Varnhagen. Elle se
demandait parfois si elle pouvait compter encore sur un attache-
ment durable de la part d'un homme, si le destin lui réservait
encore une compensation pour ses déboires passés. Elle ne cesse
de dire à Varnhagen, dans ses lettres, qu'il est libre, qu'il ne
doit pas se croire enchaîné par une promesse, qu'elle ne veut
pas entraver son avenir. Il lui répond par des témoignages de
reconnaissance : dans cet échange qui constitue l'amour, où
l'on donne et où l'on reçoit tour à tour, c'est elle la bienfaitrice,
et lui l'obligé. « Je ne trouve rien en moi-même, écrit-il, ni pen-
sées, ni images; je suis aussi incapable de présenter une œuvre
quelconque dans son ensemble que d'en faire valoir les détails.
Aucune source vive ne jaillit en moi. Ce vide que je sens en
moi est ce qu'il y a de plus décourageant dans la vie... Cepen-
dant mon âme est ouverte au jour; un rayon de soleil, une
forme du beau, ne passeront pas en vain devant moi. » Varnha-
gen, s'il a souvent mal jugé les autres, voyait clair en lui-même;
il sentait qu'il avait besoin d'un stimulant pour le tirer de sa
torpeur, d'une lumière pour féconder son âme stérile. Rahel
fut le rayon bienfaisant qu'il attendait.
Le mariage fut retardé pour des raisons économiques. On
était au lendemain d'iéna, en pleine occupation française. La
mort de Levin Markus avait déjà nui à la prospérité de sa mai-
son, et les troubles politiques furent une nouvelle cause de
ruine. Rahel se trouva quelque temps dans une situation voi-
sine de la gêne; elle dut prendre un petit appartement à Char-
lottenbourg. Quant à Varnhagen, il flottait incertain entre les
lettres, la médecine et la diplomatie., Rahel le décida à conti-
nuer ses études à Tubingue, où régnait momentanément la
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 681
paix. Mais à peine y fut-il arrivé, que la rupture de l'Autriche
avec Napoléon ralluma la guerre. Il s'engagea dans un corps de
volontaires, fut blessé à Wagram, et resta en garnison à Prague.
Puis il suivit les armées alliées, comme officier d'intendance,
jusqu'à leur entrée à Paris. De retour à Berlin, comme la paix
semblait désormais assurée, il célébra enfin son mariage avec
Rahel, le 27 septembre 1814. Celle-ci passa le même jour au
protestantisme. « Il semblait, dit-elle en plaisantant, à voir
l'empressement du pasteur qui présidait la cérémonie, que ce
fût Spinoza en personne qui lui demandait le baptême. » Quelque
temps auparavant, elle avait écrit à Varnhagen : « J'aurais
épousé autrefois Urquijo ou Finkenstein par amour, mais il
n'est aucun homme à qui j'eusse donné ma main avec autant de
confiance et avec une âme aussi libre d'inquiétude qu'à vous. »
Le mois suivant, ils partirent ensemble pour le Congrès de
Vienne, auquel Varnhagen assista en qualité de second secré-
taire de légation. Ce fut pour tous deux un beau champ d'obser-
vation. Toutes les nationalités s'y rencontraient dans un pêle-
mêle pittoresque. Varnhagen n'y joua qu'un rôle très effacé,
mais il se rendit utile au ministre prussien Hardenberg, qui le
fit nommer ensuite chargé d'afîaires à Carlsruhe. Ce poste
ayant été supprimé en 1819, il rentra à Berlin, avec le titre de
conseiller de légation, au traitement de 3 000 thalers. C'est alors
que s'ouvrit, au numéro 36 de la Mauerstrasse, le second salon
de Rahel.
Douze années s'étaient écoulées depuis que sa première
société s'était dispersée, et dans cet intervalle l'Europe avait
changé de face. Des questions nouvelles s'imposaient à l'atten-
tion des penseurs et des hommes d'Etat. Un besoin de liberté
travaillait les peuples que leurs souverains avaient ligués contre
Napoléon, et qui demandaient maintenant le prix de leur vic-
toire. La philosophie avait continué son évolution, en s'écartant
de plus en plus de la tradition de Kant. A l'idéalisme de Fichte,
qui était une grande école de stoïcisme et une vigoureuse affir-
mation du devoir, avait succédé le panthéisme de Hegel, effort
surhumain pour ramener tout le développement du monde
physique et moral à un principe unique ; et si l'hégélianisme,
malgré ses visées ambitieuses, n'avait pas enrichi le domaine
des sciences, il avait du moins secoué fortement les esprits. Un
disciple de Hegel, Edouard Gans, un coreligionnaire de Rahel
682 REVUE DES DEUX MONDES.
avant qu'elle se fût convertie au protestantisme, et un habitué
de son salon^ commençait à appliquer les théories du maître
au droit et à l'économie politique, et à répandre par la parole
et par la plume les idées libérales venues de la France. Enfin,
en littérature, le règne de la fantaisie pure et du rêve désinté-
ressé, tel que l'entendaient les romantiques, touchait à sa fin,
et déjà quelques jeunes écrivains, qui devaient bientôt se grou-
per sous le nom de la Jeune Allemagne, prêchaient un art nou-
veau, tout imprégné de réalisme, épousant les intérêts du jour
et entrant hardiment dans la mêlée des partis.
Au printemps de 1821, Henri Heine fut présenté à Rahel
par Louis Robert, avec lequel il se rencontrait dans les tavernes
littéraires de Berlin. Il ne fut englobé que bien plus tard dans
la Jeune Allemagne; il n'était encore à ce moment-là qu'un
étudiant manqué, fruit sec de l'université de Gœttingue, auteur
de quelques poésies éparses dans des revues obscures. Rahel
lui fit bon accueil, tout en lui reprochant son pessimisme affecté
et son esprit de dénigrement, elle qui était optimiste malgré tout
et bienveillante envers tout le monde. Elle entreprit aussitôt
sur lui son œuvre éducatrice. « Il faut que Heine devienne
sérieux, qu'il devienne quelqu'un [wesentlich], dût-il recevoir
pour cela des coups de bâton. » Et elle lui appliqua bravement
le fouet de la vérité. Il se montra docile, même reconnaissant.
Deux ans après, il écrivait de Lunebourg à Varnhagen : « Il est
tout naturel que jô passe la plus grande partie de la journée à
penser à vous et à votre femme, et que je me représente sans
cesse toutes les bontés que vous avez eues pour moi, pauvre
homme malade et bourru, que vous avez soutenu et réconforté,
corrigé et ratissé de toute manière, et abreuvé de tous les dons
de l'esprit. J'ai rencontré si peu de vraie bonté dans ma vie,
et j'ai déjà été si cruellement mystifié ! Ce n'est que de vous et
du noble cœur de votre femme que j'ai reçu des traitemens tout
à fait humains. » Il crut pouvoir, en 1827, faire une dédicace
publique des poésies du Retour à Rahel, sans lui en demander
l'autorisation préalable. Elle s'en fâcha. « Le tour était joué,
écrivait-elle plus tard à Gentz; ce qui me fit prendre mon mal
en patience, c'est que je savais déjà que les productions de
l'esprit sont éphémères et disparaissent devant d'autres pro-
ductions pareilles, sans que le public y fasse attention. Elle se
trompait dans son jugement. Les poésies du Retour ont survécu.
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND, 683
et la dédicace qu'elles portent n'a pas nui à M""^ de Varnhagen
auprès de la postérité. Mais c'était l'homme qui lui déplaisait
et qui faisait tort au poète. Elle s'indignait surtout quand Henri
Heine disait : « Goethe et moi ; » c'est à peine si elle lui permet-
tait de dire : « Gentz et moi. » Ailleurs, dans une lettre à
Varnhagen, du 13 mars 1829, elle résume ainsi son impression
sur le Livre des Chansons: << Un grand talent, qui a besoin
d'être mûri, sous peine de se dépenser à vide et de tourner à
l'afTectation. » C'était un peu plus près de la vérité. Quant à
Henri Heine, il ne cessa de témoigner à la « chère petite qui
a un si grand cœur » une soumission pleine de reconnaissance.
Le salon de la Mauerstrasse réunissait trop de célébrités
de toute sorte, pour que Bettina Brentano, qui allait bientôt
remplir l'Allemagne de son nom, n'ait pas tenu à y figurer.
Après avoir fait une cour indiscrète à Goethe et à Beethoven,
elle était venue s'établir à Berlin, où elle avait épousé le poète
Achim d'Arnim. Elle avait quinze ans de moins que Rahel ;
leurs relations furent plusieurs fois interrompues et ne furent
jamais tout à fait cordiales. Leurs natures étaient trop diffé-
rentes, l'une tranquille et réfléchie, mondaine avec un besoin
d'affection, l'autre ambitieuse et remuante, avec des airs de
naïveté ; lune n'aimant que la vérité, même dans les œuvres de
l'imagination, l'autre vrai génie du mensonge, pourvu que le
mensonge fût ingénieux et assez transparent pour ne tromper
personne. Toutes les deux avaient le culte de Gœthe; mais l'une
prêchait son saint sans ostentation, le recommandait à ses amis,
le faisait comprendre aux indifférens, le défendait contre les
adversaires ; l'autre le proclamait devant les foules, et s'en
servait comme d'un piédestal pour se grandir elle-même. Un
témoin inconnu, cité par Varnhagen, nous fait assister à une
entrée de Bettina dans le salon de Rahel. H est près de minuit,
et les invités commencent à se retirer, lorsqu'on annonce encore
le prince de Puckler-Muskau. L'étonnement est général, car
on sait que le prince est absent de Berlin. La porte s'ouvre, ou
plutôt s'entr'ouvre, et l'on voit apparaître une ligure malicieuse,
sur laquelle s'épanouit un éclat de rire. C'est Bettina, qui
s'amuse d'abord de l'effet que sa mystification a produit. Puis
elle fait le tour de l'assemblée, adresse à chacun un mot
aimable ou moqueur, en commençant par le professeur Gans, à
qui elle recommande de ne pas imiter tels de ses collègue.-
684 R?:"VUE DES deux mondes.
qui, à force de science, deviennent sourds et aveugles et oublient
le monde dans lequel ils vivent. « On essayait en vain de lui
répondre ; les plus beaux parieurs se taisaient devant ce torrent
d'images et de traits d'esprit. C'est à peine si M""* de Varnhagen,
avec sa promptitude habituelle, réussissait de temps en temps
à glisser un mot. La magicienne tenait dans sa main tous les
fils de la conversation, se tournant tantôt à droite, tantôt à
gauche, tantôt vers un groupe en face d'elle. On n'entendait
plus qu'elle ; mais on était si charmé, qu'on ne demandait
qu'à en entendre davantage. » Bettina publia, un an après la
mort de Rahel, sa Correspondance de Gœthe avec une enfant.
Si Rahel avait connu ce livre, il est probable qu'elle l'aurait
désapprouvé.
Dans la société de M"' de Varnhagen, comme dans tous les
cercles politiques et littéraires de l'Allemagne, on s'occupait
alors beaucoup de ce qui se passait en France. On suivait, avec
un intérêt toujours croissant, comme on aurait assisté aux pé-
ripéties d'an drame, les incidens de la lutte entre le gouver-
nement de Charles X et l'opposition libérale. Un jour, c'était au
mois de mars 1830, Gans, après avoir supputé les forces des
deux partis et leurs chances de succès, concluait par ces mots :
« L'histoire elle-même a tracé la marche des événemens : il
arrivera en France ce qui est arrivé en Angleterre ; la branche
pourrie de la dynastie sera rejetée, et l'on conservera la
branche saine ; les Orléans monteront sur le trône. » Alors
Rahel, sur un ton décidé et presque solennel qu'elle ne prenait
que rarement, énonça à son tour ses prévisions : « La branche
que vous appelez saine est déjà entamée elle-même. Les Orléans
ne dureront pas. Je connais les Français mieux que vous ; c'est
mon peuple d'avant-garde. Ils se mettront en république, car
ils ont la république dans les veines. Que ce soit pour eux un
bien ou un mal, ce n'est pas la question, mais l'avenir est là.
Le premier essai qu'ils en ont fait a été trop court pour être
décisif; mais ils recommenceront, jusqu'à ce qu'ils réussissent,
et ils peuvent réussir. Plus je considère les Français, plus je
me persuade qu'ils sont faits, de préférence à toute autre nation,
pour vivre en république. Chacun d'eux veut être son propre
maître ; ils ne se soumettent volontiers qu'à des abstractions ;
et là où le prestige de la personnalité a disparu, on est bien près
de la forme républicaine » 11 y eut un instant de silence. Puis
UN SALON ROMANTIQUE ALLEMAND. 683
Gans reprit : « Vous croyez donc que les Orléans ne régneront
pas? — Qu'ils régnent, répondit-elle, pourquoi pas? Qui est-ce
qui peut prévoir tous les intermèdes de l'histoire ? Mais les grand?
événemens passent par-dessus et en font la poussière de leur
chemin. »
Au moment où Rahel prononçait ces paroles prophétiques,
son cercle commençait à se rétrécir, et elle ne recevait plus guère
que les intimes. Sa santé, qui n'avait jamais été bonne, déclinait
visiblement. Déjà l'année précédente elle avait eu un accès
d'asthme, qui avait failli l'emporter. « Je croyais mon procès
fait, écrit-elle. Me voilà rendue au jour. Salut à la vieille terre,
qui veut bien me recevoir encore ! » Pour une personne qui
avait un tel besoin de communication et d'affection, une telle
habitude de vivre dans les autres, la perte des amis était encore
une manière d'éprouver la mort sur elle-même. Son « vieil
enfant » Gentz et son frère Louis Robert lui furent enlevés, en
1832, à un mois de distance : c'étaient « deux fragmens de sa
vie » qui se détachaient. La mort de Goethe, qu'elle apprit au
mois de mars de la même année, fut pour elle un deuil per-
sonnel; mais elle marqua en même temps, sous une forme ori-
ginale, dans la courte notice qu'elle consigna dans son Journal,
la lacune qui s'était produite dans le monde intellectuel :
« Parfum de la rose, chant du rossignol, trille de l'alouette,
Gœthe ne vous percevra plus : un grand témoin a disparu. »
Dans l'hiver qui suivit, les crises devinrent plus fréquentes et
plus aiguës; elle mourut dans la nuit d\i 6 au 7 mars 1833,
n'ayant pas achevé sa soixante-deuxième année. Son époux
Varnhagen, après avoir raconté ses derniers momens, termine
par ces mots, qui résument toute la vie de Rahel, et qui dé-
finissent bien son rôle dans la société de son temps : « Une
femme, qui ne se distinguait ni par le rang, ni par la beauté,
qui n'a jamais écrit une ligne pour le public, et que néanmoins
les plus grands esprits considéraient comme leur égale , est
certes une apparition des plus rares dans l'histoire des lettres. »
A. BOSSERT.
POÉSIES
SUR LE NIL
Janvier 1909.
Notre dahabieh pesante et nonchalante
Suit Tondulation du grand fleuve endormi
Et nous rêvons... Nos cils se sont clos à demi,
Et rien ne trouble l'air, ne vibre ou ne frémit;
Seul, le bruit des shadoufs cadence l'heure lente.
Tout est paisible, et doux, et facile, — un fellah
Nous regarde glisser, lointaine tache sombre.
Dans un miroitement de paillettes sans nombre :
Jeux subtils du soleil, de la brise et de l'ombre,
Jeux subtils, jeux divins que nous compose Allah!
Les flots sont de béryl, d'ambre et de cornaline;
Un vol de pélicans passe, repasse encor...
La falaise s'estompe en un vague décor
Et, là-bas, le soleil, la ronde lampe d'or
Des jours, vers le couchant s'irradie et s'incline.
POÉSIES. 087
Et voici que le ciel met un masque changeant :
On dirait qu'un oiseau fantastique s'éploie,
Que de blondes moissons flambent en feux de joie,
Qu'une invisible main lance un voile de soie
Qui s'enroule et se tord sur des palmes d'argent;
On dirait qu'un palais fait de marbres fluides
S'embrase, puis se fond dans l'infini houleux,
Qu'un jardin s'est fleuri de lauriers fabuleux,
Que de longs cygnes blancs nagent par des lacs bleus
Où l'aile du caprice a dessiné des rides...
On dirait... on dirait qu'un mauve apaisement
Envahit peu à peu chaque forme précise,
Que dans l'air rafraîchi flotte une brume grise.
Que l'horizon se vêt d'une robe indécise
Dont la traîne de feu disparaît lentement...
Les paillettes de l'eau se meurent une à une ;
Tout est paisible, et doux, et facile, — le soir
Qui rôde va bientôt prendre son ourdissoir
Et tisser un léger, très léger réseau noir
Sous le visage pâle et grave de la lune.
UNE MOSQUÉE
Le Caire, février 1909.
Son nom? Je ne sais pas... Elle est toute petite,
Adorablement grise et rose, et l'on voudrait
Rêver, longtemps rêver sous son fin minaret
Qui monte éperdument dans du bleu sans limite...
J'entre. Le sanctuaire où filtre un rayon d'or,
Où l'on prie à mi-voix, où l'on glisse en babouches,
Où le vol d'un oiseau pourchasse un vol de mouches,
F*acifique et discret le sanctuaire dort.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Il dort dans la splendeur délicate des fresques,
Dans la grâce des tons nuancés et ternis ;
Ce sont des entrelacs qui courent, infinis,
Et, sur le saint Mihrab, de folles arabesques ;
Au dehors, c'est l'enclos ensoleillé, le mur
Où rit un bleu carré de faïence ; c'est l'arbre.
Le grêle tamaris ; la fontaine de marbre
Où s'égoutte sans bruit un flot égal et pur...
— Adieu, mosquée, adieu, cour, vous que je préfère
A des jardins plus beaux, ô doux jardin reclus!
Adieu. Je pars demain... Je ne reviendrai plus.
Peut-être plus jamais dans ce coin du vieux Caire.
LA PETITE MORTE
« ... et la petite, de son côté, dit à son père ;
Essuie tes larmes — Les mortels sont malheu-
reux. > Philetas de Samos.
Pourquoi pleurer ainsi, mon père, sur la tombe
Où je repose en paix? Lorsqu'une larme tombe,
Amère, de tes yeux le long du marbre froid,
Songe qu'alors frissonne avec un peu d'effroi
Ma cendre, car j'apprends qu'il existe des larmes.
— Je n'étais qu'une enfant rieuse et sans alarmes.
Jadis; tu me berçais avec des mots très doux,
Et souvent tu me pris, père, sur tes genoux
Pour me conter tout bas quelque belle légende.
Mes doigts se blottissaienl, petits, dans ta main grande;
Je comprenais déjà tes sages entretiens
Quand nous allions, mes pas d'enfant suivant les tiens,
Jusqu'à la source fraîche où de vieux saules ploient...
Et je ne connaissais du monde que les joies !
POÉSIES. 689
Mais j'ai quitté soudain, j'ai quitté pour jamais
La brise, le soleil, les roses que j'aimais,
La source qui bondit au travers des campagnes,
Et les jeux, et les chants de mes jeunes compagnes
J'ai quitté le logis tiède, le jardin...
Je t'ai quitté ! — Peut-être un douloureux destin
M'eût-il accompagnée aux sentiers de la vie ?
Du bonheur la chimère est en vain poursuivie.
Or, mes jours écourtés furent des jours heureux.
— Et puis un soir, aussi, tu fermeras les yeux.
Muet, tu franchiras les eaux des fleuves sombres...
Et je t'accueillerai, père, parmi les Ombres.
LE JARDIN DE RHODANTE
Le jardin de Rhodante est un jardin fleuri.
Un jardin parfumé, merveilleux et torpide
Lorsque midi rutile et qu'un grand soleil rit
Dans le bassin de marbre où l'eau n'a point de ride.
Il luit, ce grand soleil, sur tous les troncs chenus ;
Il miroite, il scintille, il éblouit, il crée...
Et Rhodante, parfois, du bout de ses doigts nus
Choisit la prune d'or qu'il a le mieux sucrée ;
Il distille les sucs, compose les couleurs,
Touche de blanc les lys et de bleu les pensées...
Et quand Rhodante glane une gerbe de fleurs
Elle mêle aux parfums des teintes nuancées.
Rhodante aime à braver le soleil de midi :
Elle chasse, en passant, un vol de guêpes blondes.
Taquine de sa mule un lézard engourdi,
Poursuit un papillon aux ailes vagabondes;
TOME iir. — 1911. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle casse, distraite, un rameau d'oranger,
S'assied sur le vieux mur couronné de lambrusque,
Repart, alerte et svelte en son péplos léger
Et rejette son voile avec un geste brusque.
— Or, là-bas, au soleil dorment, le front penché,
Des roses, — et chacune a sa grâce diverse :
C'est la rose de feu dont se parait Psyché,
C'est la rose d'Egypte et la rose de Perse...
Et Rhodante les voit, et Rhodante les prend,
Ces roses aux parfums puissans, aux robes lisses,
Et Rhodante en compose un bouquet odorant,
Plonge son frais visage au fond des frais calices,
PuiS; grise de senteurs, levant ses bras nerveux
Sur sa tête, gaîment, Rhodante les secoue...
Des pétales pourprés tombent dans ses cheveux,
Des pétales neigeux vont caresser sa joue.
Ils glissent sur les plis de son voile de lin.
Sur le sable ils ont l'air de coquillages roses,
De flammes, de flocons... Rhodante a fait, soudain,
Comme une ablution de pétales de roses !
LA MER
Menton, février 1911.
La mer est comme un lac irisé finement.
Un miroir où le ciel nonchalant se reflète
Et qui dort d'un paisible et pur enchantement...
Elle est à la fois bleue, et grise, et violette...
Une brume légère estompe l'horizon
Et voile le profil des côtes d'Italie
POÉSIES. G91
Dont mes yeux ont aimé la douce inclinaison...
Une vague enfantine à mes pieds se déplie,
Baise les blonds galets arrondis et se meurt
Avec un faible bruit qui berce ma paresse...
La brise a des relens de mimosas en tleur :
On dirait une tiède et divine caresse...
*
Ce n'est plus la mer bleue et calme, c'est la mer
Qu'une vague incessante et sauvage harcèle
Et qui vient se briser sur le rivage amer;
C'est la mer que les vents aigus battent de l'aile,
La mer aux flancs profonds, la mer aux râles fous!...
C'est la mer des reflets, des prismes, des nuances,
Des teintes; c'est la mer glauque dont les remous
Là-bas, vers l'horizon, inclinent et balancent
Les blanches voiles des pêcheurs... Or, dans les cieux
Les nuages aussi sont des voiles qui penchent,
Cependant que le flot mouvant et périlleux
Semble un rêve difforme où rit l'écume blanche...
PAYSAGES
Un étang. Lentement tombe le crépuscule,
Et la lande s'éploie, et lu bruyère ondule
Dans la brise qui court... Quelques maigres pins gris
De-ci, de-là groupés ; un bruit d'ailes; les cris
D'un merle, puis un vague appel dans la campagne...
C'est tout. La grande paix que le soir accompagne
Laisse encor dans les plis de son voile embrumé
Traîner une lueur tardive... Inanimé
692 REVUE DES DEUX MONDES.
L'étang semble un miroir de rêve, étrange et lisse.
Et je penche mon front sur l'eau, comme Narcisse.
*
: *
Octobre s'est vêtu d'ambre et de rouille ; Octobre,
Dans sa mante à la fois diverse, riche et sobre,
Pareil aux fruits trop lourds que détache le vent
Octobre, jour à jour, s'incline plus avant...
Les soirs déjà hâtifs ont ce charme un peu triste
De la mûre beauté qui fane à l'improviste ;
Les humides malins frissonnent sous les bois,
Mais la grâce d'Octobre est telle que, parfois,
— 0 désir impuissant dont mon âme sïrrite, —
J'aimerais retenir l'heure qui fuit trop vite...
*
* î
Blanc, tout est blanc, les chemins longs, les hautes branches
Qui paraissent ployer sous des fourrures blanches ;
Du seuil à l'horizon fluide, tout est blanc :
Les jardins clos, les toits, le clocher vigilant
Et les champs endormis dans l'ouate du silence.
Car pas un bruit ne rompt cette calme indolence,
Cette immuable paix qui plane à l'infini...
Je voudrais épargner le blanc sol tout uni,
— Mais, sous mon pied craintif et presque sacrilège
Vous craquez doucement, voluptueuse neige !
A L'AMOUR
Toi pour qui j'ai cueilli, toi pour qui je compose
Ces bouquets empourprés comme des cœurs sanglans,
Ces bouquets dont mes doigts, avec des gestes lents.
Fleurissent les sentiers où ton pied nu se pose ;
POÉSIES. 693
Toi qu'attire le soir, que chasse l'aube rose ;
Toi qui nous dis des mots tendres et violens ;
Toi qui troubles notre âme et qui brûles nos flancs,
Et qui sucre de miel ta lèvre à demi close ;
Toi qui nous grises mieux que ne grise le vin,
Toi, l'infaillible archer, le messager divin
Que la vierge reçoit, parée et résolue ;
Toi qui dors sur des seins jeunes, dans des bras frais.
Toi pour qui l'on se meurt d'espoirs ou de regrets,
Oui, toi, toi qui t'en ris, Amour, je te salue !
L'AMOUR COMME UN DOUX VISITEUR.
L'amour, comme un doux visiteur
Qui s'insinue et qui se glisse,
L'amour, comme un doux visiteur
Entre parfois dans notre cœur
Pour sa joie... et pour son supplice.
Il semble timide et discret.
Il met aux mots une sourdine...
Il semble timide et discret,
Mais il tend d'invisibles rets
De sa main sûre, adroite et fine ;
Il parle... Sa voix, tour à tour,
Caresse, pleure, rit et chante ;
Il parle... Sa voix, tour à tour
Voix de cristal, voix de velours,
Est impérieuse et touchante.
D'abord chaste et quasi lointain,
Il a de séduisantes grâces ;
D'abord chaste et quasi loinlain,
694 REVUE DES DEUX MONDES.
Le doux visiteur clandestin
Tout à coup ose des audaces ;
Et notre cœur, dans ses filets
Trop prisonnier pour se défendre,
Et notre cœur, dans ses filets
Laisse faire autant qu'il lui plaît
L'amour impitoyable et tendre!...
Comme l'enfant tenant les fils
D'un vague pantin qui voltige,
Gomme l'enfant tenant les fils
Il sait, de ses doigts puérils,
Mener nos cœurs pris de vertige...
Hélas! l'amour est un tyran,
Il les fait valser à sa guise;
Hélas ! l'amour est un tyran,
Et tous les pauvres cœurs qu'il prend
Il les unit, — puis les divise ; —
Et sans doute est-ce un jeu divin :
Semer l'espoir, semer la joie...
Et sans doute est-ce un jeu divin
Que de faucher ces bonheurs vains
Gomme une herbe que le vent ploie!...
■ — Amour, pourquoi tant de tourmens,
Tant de désirs et tant d'angoisses?
Amour, pourquoi tant de tourmens
A ces cœurs pris naïvement
Dans la main fine qui les froisse?
Pourquoi donc, après s'être aimé
D'un amour fait de mille trames.
Pourquoi donc, après s'être aimé,
Voir l'indifférence germer
Soudain, d'une nuance d'àmes?...
POÉSIES. 695
Pourquoi, oui, pourquoi sans pitié
Briser tout ce que tu nous donnes?
Pourquoi, oui, pourquoi sans pitié
Nous laisser nus plus qu'à moitié,
Tels des bois dans le vent d'automne?...
Ah! visiteur, doux visiteur
Vêtu de ruses et de charmes,
Ah ! visiteur, doux visiteur,
En paix veut reposer mon cœur
Qui n'est point fait pour tant de larmes;
Il sait quelle est ta dure loi,
Il te craint d'être jeune et tendre...
Il sait quelle est ta dure loi,
Et que tu laisses après toi
De l'amertume et de la cendre.
RIEN NE SERT.
Rien ne sert de lutter contre ta force, Amour!
Sur le cœur endormi, le cœur aveugle et sourd
Tu planes longuement comme un oiseau de proie.
Puis, les ailes de feu qui couvent notre joie
S'abattent. Rien ne sert de lutter, rien ne sert...
Une fleur a germé sur l'aride désert
Et tu ris en la regardant. Tes yeux sauvages
Sont changeans comme l'eau qui baise les rivages,
Ta lèvre a, tour à tour, un pli tendre ou cruel,
Et ta main qui se plaît au geste habituel
Des caresses, ta main cache une arme perfide...
Et tu veux tout de nous, car l'Amour est avide !
Il te faut tous les sacrifices, tous les dons,
Tous les dépouillemens et tous les abandons ;
Il te faut nos espoirs, nos désirs, nos chimères.
Nos lourdes voluptés, et les larmes amères
696 REVUE DES DEbX MOiNDES.
Que laissent nos regrets, et tu nas de pitiés ■
Ni pour les souvenirs, ni pour les amitiés
Qui veillaient humblement sur nous. Nulle rafale
N'a, mieux que toi, brisé toute force rivale,
Car tu veux régner seul. — Amour, je t'ai donné
Ce que j'avais ; tes doigts légers ont couronné
Mon front avec des fleurs plus sombres et plus belles,
Des clartés ont jailli soudain dans mes prunelles.
J'ai connu que ton règne est un règne jaloux.
Et, pour plaire à l'Amour inexorable et doux
J'ai brûlé follement et d'une flamme unique !
Mais ton souffle qui fait ondoyer ma tunique.
Mais ton regard pencbé, joyeux, sur mon regard,
Mais tes doigts caressans, tout cela, tôt ou tard
Un jour me quittera. Tes ailes inconstantes
Là-bas, vers d'autres cœurs assoupis dans l'attente
S'envoleront... Et moi, moi qui n'aurai plus rien,
Lorsque tu briseras notre ultime lien,
Tel un archet qui brise une corde trop fine.
Amour, j'irai pleurer dans ton ombre divine !
Baronne Antoine de Brimont.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra-Comique : Le Voile du bonheur, comédie musicale en
deux actes, d'après la comédie de M. Georges Clemenceau, par M. Paul
Ferrier ; musique de M. Ch. Pons. — La Jota, conte lyrique en deux actes,
paroles et musique de M. Raoul Laparra. — Théâtre de l'Opéra : reprise
de Gwendoline, opéra en deux actes de Catulle Mendès et Emmanuel
Chabrier.
Nous voilà, comme chaque année, à l'époque des grandes inva-
sions musicales. Russes, Italiens, Allemands, se partagent notre
Paris, qui ne s'entend presque plus lui-même. Mgr Perosi nous est
revenu, — bienvenu toujours, — avec un oratorio nouveau, pour la
France du moins, le Jugement universel. Félix Weingartner a dirigé
les neuf symphonies de Beethoven. On ne nous convia point à ses
concerts. Mais, de confiance, et de souvenir, nous répondons que
« c'était merveille de le voir, merveille de l'ouïr. » Les neuf sœurs
ont en lui un frère. La Russie a paru, cette fois, un peu faible. Les
jours, les beaux jours de Boris ne sont plus. Il est vrai que, person-
nellement, nous sommes plutôt mal tombés : sur une représentation
de lendemain, ou sur un lendemain de représentation. L'ouvreuse
qui nous introduisit dans une salle à demi déserte, nous assura que
M""' Litvinne et M. Smirnof avaient chanté la veille, en russe. Mais
ils ne chantaient plus. Et ce que d'autres, tout autres, chantaient, en
français peut-être, c'était, sous le nom de la Roussalka, de Dargo-
mijsky, la musique la plus vieillotte, la plus pâlotte, la plus falote
qui se puisse imaginer, pauvres échos des plus faibles ouvrages
de l'époque italo-française de 1830. Au dire des historiens (de notre
savant confrère Soubies entre autres,) Dargomijsky fut un grand
musicien. Le Convive de pierre, son dernier ouvrage, en témoigne,
paraît-il , avec éclat. Si la Roussalka même, de beaucoup antérieure,
donne quelque sujet de le croire, ce doit être ailleurs qu'au premier
698 REVUE DES DEUX MONDES.
acte, le seul dont nous ayons fait la connaissance, car, « ce soir-là,
nous n'entendîmes pas plus avant. »
A l'Opéra-Comique, on a vu des Chinois et des Espagnols. Les
premiers sont d'après M. Clemenceau. M. Raoul Laparra nous a
montré les autres.
Après et corameV Ancêtre, sur le même théâtre, le Voile du bonheur
est derechef une histoire d'aveugle, mais plus philosophique et cum
grano salis. Si ce n'était la principale et conjugale péripétie, le sujet
serait d'opérette, aussi bien, mieux peut-être que de comédie lyrique.
Et le Voile du èo/î/jewr pourrait s'appeler encore : L'éloge de la cécité,
ou enfin, empruntant un titre récent, heureux et déjà consacré : Ce
que mes yeux ont vu. Les yeux du mandarin Tchang-I, fin lettré, bon
époux et bon père, ne voient plus rien depuis quelque dix ans.
« L'illusion féconde habite dans son sein. » Illusion amicale, illusion
charitable ou philanthropique, illusion maritale et paternelle, nulle
ne manque, hormis l'illusion politique ou ministérielle, à ce réseau
de mensonges heureux que la main d'un ancien président du Conseil
a tissé. Notre fortuné Chinois croit donc aveuglément à la vertu des
femmes, à la piété des fils (la sienne et le sien en tête), à la loyauté
des amis, fût-ce à l'honnêteté des malfaiteurs. De Si-Tchoun, son
épouse, et du jeune Tou-Fou, de son fils et du précepteur de son fils,
qui lui sert accessoirement de secrétaire, il n'entend que de bonnes
paroles, des assurances d'amour, d'amitié, de respect et de dévoue-
ment. Ainsi tout succède à ses vœux et répond, si l'on peut dire, à ses
^Ties, intérieures et purement idéales. Par surcroît, l'Empereur,
informé de ses travaux httéraires, l'en fait récompenser par de riches
présens et des honneurs insignes. Non pas tout seul, il est vrai, mais
de compte à demi avec le secrétaire, et ce partage ne laisse pas
d'étonner un moment l'honnête lauréat. Rien qu'un moment, et dans
sa bonté, dans sa joie, ayant entendu passer et gémir à sa porte un
meurtrier qu'on mène au supplice, il implore du souverain, comme
faveur suprême, la grâce de ce condamné, qui ne saurait manquer
d'être innocent. Puis, allumant des bâtonnets parfumés, il accomplit
les rites et remercie les dieux.
Par malheur, un empirique a remis à Tchang-I certain élixir, sa-
lutaire et funeste à volonté, capable, suivant la dose, de rendre
d'abord à l'aveugle, puis de lui reprendre la lumière. Nous assistons
à la première opération, dont les effets ne se font pas attendre. D'un
quadruple et terrible réveil, le quadruple rêve est suivi. C'est, pour
commencer, la déception d'amitié. Sur la première page de ses
REVUE MUSICALE.
699
œuvres, Tchang-I trouve, à côté de son nom, celui du secrétaire
infidèle. Averti par cette première découverte, il s'avise de feindre et
de contrefaire l'aveugle qu'il n'est plus. Que voit-il alors, ou plutôt
que ne voit-il pas ! Le malandrin qu'il a délivré se glisse la nuit en sa
demeure et vide ses coflfres. Son fils, ayant revêtu par dérision ses
propres habits de gala, l'honore de paroles respectueuses, mais le
bafoue et l'outrage par d'insolentes singeries. Sa femme enfin, sa
chère Si-Tchoun, l'innocence et la sagesse mêmes, il la voit dans
les bras de ce petit coquin de Tou-Fou. C'en est trop, et le désabusé
redemande au collyre, cette fois bienfaisant, d'étendre à nouveau
sur ses yeux le voile imprudemment déchiré du bonheur. Moralité :
l'on a dit souvent de certain accident conjugal, que ce n'est rien, à
condition de ne pas le savoir. Il suffirait, d'après M. Clemenceau, de
ne pas le voir, voire, après l'avoir vu, de ne plus le voir. L'intolé-
rable ne commencerait pas avec la connaissance, mais seulement
avec le spectacle. Et cela, comme on dit aussi, est à voir, ou à
savoir.
La musique de cette chinoiserie n'est pas désagréable. Première-
ment, et l'on ne peut que l'en féUciter, elle ne fait pas la chinoise. Elle
ne se donne pas des airs, de faux airs, d'Extrême-Orient. Elle ne se
pique point d'exotisme, ni de couleur locale, et le folk-lore du Céleste-
Empire ne paraît pas l'avoir influencée. Avec cela, ou sans cela plu-
tôt, elle sait être, discrètement, pittoresque ou descriptive. L'arrivée,
en cérémonie, et les communications officielles de l'envoyé de l'Em-
pereur forment une scène qui ne manque ni de caractère, ni d'esprit.
Le rythme en est vif, l'orchestre pimpant, tintant, et le discours du
messager se déroule ou se dévide sur un ton de psalmodie assez
plaisant. Je goûte aussi, dans un genre voisin, mais où se mêle, ainsi
qu'il con\ient, un peu de sérieux et de sentiment, la célébration des
rites et, sous forme de litanie en l'honneur de l'épouse, les tendres
actions de grâces que, parmi les parfums, l'époux encore aveugle
adresse aux dieux.
Ce petit ouvrage appartient au genre sinon symphonique, du
moins instrumental. L'orchestre y fait presque toute la besogne :
besogne légère, facile, qui ne gêne en rien les voix et laisse même
entendre les paroles. Un peu de leitmotiv étant iné\dtable, le collyre
ophtalmique a son thème, ou sa formule, qui se compose d'accords
volontairement fautifs (suite de quintes) afin d'en être, ou d'en paraître
plus étranges et quasi mystérieux. Enfin et surtout, nous avons pris
à certaine cantilène, ou romance, de Tchang-I un plaisir, non pas sans
700 REVUE DES DEUX MONDES.
doute très relevé, mais facile, comme la romance elle-même. Que
voulez-vous I Les temps sont durs, en musique. Alors il est bien
permis de se laisser aller, quelquefois, à d'inférieures, mais après tout
innocentes voluptés. Tel est le charme de la chanson de Tchang-I.
Romance, oh 1 oui, romance, et sentimentale à souhait, d'un lyrisme
à demi bourgeois et populaire à demi. Sur un rythme qui se balance,
un cantabile tout près d'être banal se déploie et même, un peu, très
peu, se déhanche. Mais tout cela n'y fait rien. Tchang-1 la chante deux
fois, sa chanson : à la fin du premier acte, et, pour conclure, à la fin
du second et dernier; la première fois, heureux et confiant; la seconde,
après la fâcheuse expérience, ému, tremblant encore de l'avoir faite,
mais déjà, s'étant replongé dans l'ombre, tout près d'en perdre le sou-
venir. Alors, autour de l'aveugle mélodieux, et s'unissant à sa mélo-
die, s'élèvent, oh ! pas bien haut et timides, comme un murmure à
peine, les autres voix, les voix qui le trompèrent si longtemps et
vont le tromper encore. C'est peu de chose, cette reprise, et pour-
tant, c'est un concert charmant, et touchant, plein de mystère, de
mensonge et de mélancolie.
Rien, disions-nous, rien de chinois en cette musique. Est-ce
bien sûr? Nous venons de relire, à l'occasion de cet opuscule, un très
savant, très aimable et très ingénieux traité de la musique chi-
noise (1). Entre tous les caractères qu'elle possède, l'auteur insiste
constamment sur la modération, la sagesse, l'horreur de l'abus et de
l'excès. Le Li-Ki ou Mémorial des Rites, qui expose la doctrine offi-
cielle de la Chine sur la musique, abonde en préceptes de tempé-
rance ou de discrétion. « Les anciens rois ont disposé les sons par
principe. Ils ont fait en sorte qu'ils fussent suffisans pour donner la
joie, mais sans Ucence; que les paroles fussent suffisantes pour
exprimer le sens, mais sans proUxité... » Et ceci encore : « La plus
grande musique est toujours simple; les plus grands rites sont tou-
jours modérés. » C'est pourquoi « la perfection de la musique n'est
pas de pousser les notes à bout. » Le musicien du Voile du bonheur a
gardé cette réserve et cette retenue. Par là, sa musique, étrangère
d'ailleurs à la pratique, à la lettre de la musique chinoise, en a du
moins, peut-être sans le savoir, observé l'esprit. Et c'est la principale
raison pour laquelle, sans nous « donner la joie, » elle ne nous causa
nul déplaisir.
La joie, M. Jean Périer nous l'a donnée, et parfaite. Il a, dans le
(1) La musique chinoise, -par M. Louis Laloy. Collection des Musiciens célèbres.
Henri Laurens, éditeur.
REVUE MUSICALE. 701
rôle de l'aveugle, et du voyant, fait œuvre, chef-d'œuvre même, de
comédien et de chanteur. Décidément, pour un artiste lyrique, le
grand malheur, c'est une grande voix. Heureux M. Périer ! Je me
souviens que M™° Viardot me disait un jour: « Ce qui m'a sauvée,
c'est que j'ai toujours eu une voix affreuse. » Elle exagérait peut-être,
mais il y a du vrai tout de même.
Entre les jeunes musiciens, pas un ne paraît doué plus que
M. Raoul Laparra, de ce qu'on appelle le « tempérament, » lorsque
d'aUleurs on veut dire exactement le contraire : la fougue et la vio-
lence, au lieu de la modération et de la retenue; le goût, ou l'instinct,
non pas du tout de la moyenne et du juste milieu, mais de l'extrême
et, au besoin, de l'excès. Musicien dramatique peut être encore plus
que musicien tout court, l'auteur de la Habanera a commis dans la
Jota, sa nouvelle œuvre, cette faute grave de laisser le drame prendre
le pas sur la musique. Et quel drame ! Et quel pas ! C'est plutôt le
trot, ou le galop, qu'U faudrait dire.
La Habanera était un abîme de tristesse, d'une tristesse noble,
puissante et mystérieuse. La Jota serait plutôt, au second acte, le
comble de l'horreur. Le premier acte déjà n'est pas extrêmement
agréable. Dans un village perdu de l'Aragon, au pied des Pyrénées
espagnoles, Juan, un jeune gars venu de Navarre, aime ardemment
Soledad. Mais, plus follement encore, le vicaire de la paroisse est
épris delà belle fille. Et comme idée, comme spectacle, comme expres-
sion par la parole et parle geste, rien d'aussi déplaisant, quelquefois
même d'aussi répugnant que ce second amour. Je me trompe : il est
le premier, car le personnage principal, le triste héros de l'histoire,
constamment en scène, est ce mauvais prêtre, « odieux moine infect, »
ainsi que la Esmeralda naguère, en se défendant, appelait un autre
et semblable ecclésiastique. A Mosen lago (tel est le nom du Frollo
d'Espagne) Soledad n'oppose pas moins de mépris et de dégoût. Avec
Juan, sur la place de l'ég-bse, elle danse une dernière ^o^a. Oui, la
dernière, car les carlistes, là-bas, se sont soulevés (nous sommes au
temps des grandes guerres) et Juan, enfant des « provinces, «Basque
avant d'être Espagnol, va les rejoindre. Il combattra, s'U le faut, avec
le pays de sa naissance contre la patrie de son amour.
n le faut en effet. Ceux de l'Aragon, à leur tour, ont pris les armes
contre ceux de la Navarre. Le second acte nous montre leur défense
terrible, dans l'éghse du village. Soledad, héroïque, est à leur tête,
brandissant la rouge bannière où se détache, en or, l'image de la Vierge
702 REVUE DES DEUX MONDES.
du Pilier, de la « Pilarica. » Du haut de la chaire, le prêtre, chargeant
et rechargeant les armes, soutient, excite les assiégés. Les morts et
les mourans jonchent le pavé. L'autel même porte un cadavre. Prise
deux fois par les assaillans, l'égUse deux fois leur est reprise. Avec les
siens, Juan y a pénétré, cherchant, appelant Soledad, l'ennemie
adorée. Il la retrouve à temps pour l'arracher des bras du prêtre,
enragé d'amour jusqu'au milieu du carnage. Mais voici le dernier
assaut. Les deux amans, frappés ensemble, expirent enlacés et
debout. L'égUse est en flammes. Au fond, un Christ énorme se détache
et tombe de la croix. Alors les vainqueurs, à sa place, imaginent de
crucifier son indigne ministre et le rideau tombe sur la vision, d'ail-
leurs assez grandiose, de cette mort expiatoire.
Trop tard, et la fâcheuse impression du personnage nous reste.
Était-il nécessaire ? Si M. Laparra tenait à cette figure sacerdotale,
mieux valait, pour la rendre intéressante (et encore !) nous montrer
un prêtre farouche, une espèce d'ascète terrible, maudissant, haïssant
la chair et l'amour, mais d'une haine en quelque sorte impersonnelle
et désintéressée. Ce n'est pas tout : avec ou sans vicaire, un tel mélo-
drame, en sa seconde partie du moins, est contraire, hostile à la
musique, au point d'y être funeste et mortel. La musique n'a pas et
ne pouvait pas avoir ici de rôle ou de place. Que la musique de sym-
phonie prenne pour sujet la guerre, — ou l'orage, — fort bien. De ce
dernier choix surtout nous avons d'illustres exemples, qui le justi-
fient. Mais la musique de théâtre ne saurait concourir et lutter avec
la représentation matérielle, sensible aux yeux et surtout aux oreilles,
d'une bataille, sous peine d'être réduite à néant par les conditions
mêmes et les élémens de cette représentation. Le principal est le
bruit, et contre le bruit jamais n'a prévalu ni ne prévaudra le son.
Cela s'est vérifié d'un bout à l'autre de ce malencontreux second
acte. Dans ce conflit brutal avec le tumulte, le fracas nécessaire
d'une mise en scène admirable d'ailleurs de vérité et de vie, toute
musique devait succomber et en effet a péri. On se souvenait, écou-
tant ce vacarme, de la vieille chanson enfantine:
J'aime le son du clairon,
Du tambour el de la trompette,
Et mon ivresse est complète
Quand j'entends résonner le canon.
Quand j'entends, boum-boum !
Quand j'entends, boum-boum !
Quand j'entends résonner le canon.
REVUE MUSICALE.
703
Mais cet amour et cette ivresse ne sont peut-être pas très dignes
d'un musicien tel que M. Laparra.
Enfin, après la Habàno-a, la Jota, c'est un peu la même chose
et quelque chose de moins bien. Allons-nous avoir tout le cycle,
une collection complète des danses d'Espagne, servant tour à tour
de sujet, ou seulement de titre à un opéra ! La Jota n'a guère ici
donné que son nom. Avec le di'ame de la HabanerUf la danse locale
était plus étroitement unie. Dans la musique aussi le tlième avait
plus d'importance et, sous des formes renouvelées, prenait plus de
valeur. Ici, d'un côté, le lien est plus lâche; de l'autre, l'intérêt est
moins vif. Ainsi le second des deux ouvrages trahit un peu d'arbi-
traire et d'artifice ; la succession de l'un et de l'autre produit quelque
monotonie.
Pourtant, si défavorable à la musique, incompatible même avec
elle, que soit le dernier acte de la Jota, des traces de beauté s'y pour-
raient découvrir, quand par hasard l'action convulsive accorde aux
personnages un instant de répit et comme une halte lyrique : je pense
à certain vocero, où Soledad, hallucinée, mêle des souvenirs, des
échos de la. jota à son hymne de triomphe, d'amour et de mort. Le
reste, oh ! le reste n'est pas le silence, mais le tintamarre. Si l'on veut
retrouver le musicien de la Habanera, c'est au premier acte de la Jota
qu'il faut l'aller chercher. Là, rien ne s'est perdu, rien même n'a faibli,
ne disons plus de son « tempérament, » mais de sa nature, de sa force
ramassée, de sa concision puissante, de ses farouches et sombres
ardeurs. On le sait, le genre de M. Laparra n'est pas précisément le
genre enjoué. La douleur, la désolation et le désespoir, le comble de
la ^iolence ou l'abîme d'une morne stupeur, voilà son domaine, ou
son « affaire. » Il excelle dans le sombre, dans le noir. En un motj
pour « l'article de deuil, » il n'a pas son pareil. Nous parlons sérieu-
sement, et surtout nous ne parlons pas d'« article de Paris. » L'Es-
pagne, M. Laparra ne l'a pas regardée, écoutée de loin, à travers des
reflets ou des échos. Longuement, amoureusement, et sur place, il
s'est fait sien avant de la faire sienne. Il a vécu sa vie, il a respiré
son âme, et, quand U la chante, on sent, à n'en pouvoir douter, on a
l'impression directe et profonde que tout est non seulement sincère,
mais véridique dans sa voix. D'aucuns ont trouvé la musique du pre-
mier acte même de la Jota, comme celle de la Habanera, quelque peu
sommaire, procédant par touches trop brusques et trop ^dves, sans
assez de suite et de développement. Le reproche n'est pas complète-
ment injuste. Mais on y peut répondre que la brièveté n'est pas tou-
704 REVUE DES DEUX MONDES.
jours signe de faiblesse, encore moins de misère, et que, même en
musique, il y a de beaux raccourcis.
Le premier acte de l'œuvre nouvelle n'est guère autre chose.
Et sa valeur musicale, il faut insister là-dessus, n'en est pas amoin-
drie. Encore une fois, la force, chez M. Laparra, se concentre plus
volontiers qu'elle ne se déploie. Elle s'enferme en des formules
brèves qu'elle remplit, qu'elle anime et fait savantes, frémissantes
comme la chair et chaudes comme le sang. Dès le commencement,
sous les plaintes et les sanglots du prêtre, l'orchestre, — le quatuor
surtout, — sedébat, se déchire et se tord. Harmoniquement, cette page
est belle : elle l'est par la contrainte et comme par la constriction des
accords qui s'enlacent et s'étreignent avec une sorte de frénésie. Que
Soledad seulement paraisse, trois ou quatre notes suffisent, comme
disent les peintres, à « camper » la figure. Et puis, tout de même çà
et là, parmi les taches et les accens, des traits, des Hgnes se dessinent
et se développent. C'est presque un hymne que chante Juan à son pays,
au pays basque, et qu'un trille incessant, aigu, brûle et perce d'un
rayon de soleil. Irrités, enragés l'un contre l'autre, comme vont l'être
leurs deux pays, voici que brusquement, dans le cœur, dans les yeux,
sur les lèvres rapprochées et frémissantes du Navarrais et de l'Arago-
naise, la haine se fond en amour. Et cette fusion, d'ailleurs assez « tris-
tanesque, » est encore en musique, par les élémens de la musique
pure, quelque chose d'émouvant, quelque chose de beau. Musicale
également, non moins que dramatique, est la scène où Soledad alar-
mée ht des présages funestes au front des montagnes que rougit le
couchant. Il y a là, sur une note d'orchestre, haute et longuement
tenue, un passage, un enchaînement tonal et vocal tout à fait déh-
cieux. Tendre et charmé tristement est le ton de la devineresse ; mais
lui, l'incrédule et hardi garçon, il ne répond que par d'allègres défis à
la menace du soir. Ainsi pendant quelques instans, en présence et
dans le mystère des choses, dans leur concert aussi, car elles chantent
eUes-mêmes, tout bas, les voix de la vie alternent avec celles de la
mort. En de pareils momens, on a beau voir, sentir les défauts, ou
plutôt les excès qui gâtent la nouvelle œuvre de M. Laparra, quand on
y trouve un de ces éclats, de ces éclairs, on reprend confiance et l'on
ne saurait convenir que le musicien de la Habanera ait trahi toutes
ses promesses. Encore et toujours il y a quelque chose là, quelque
chose de simple et de vrai, de fort et de vivant. Là jota chantée et
dansée est menée avec une verve toute populaire. La vigueur n'y
exclut pas la finesse et la légèreté. L'air y circule à travers les groupes
REVUE MUSICALE. 70o
sonores des instrumens et des voix. L'ensemble n'y écrase jamais de
sa masse le détail agréable et varié des mouvemens, des modula-
tions et des timbres. On aimerait de couper une scène, fâcheuse entre
toutes, où Soledad et le prêtre échangent, sur d'étranges matières,
des propos non moins singuliers et déplacés pareillement dans l'une
et l'autre bouche. Il est heureux — pour cette fois — que la musique
empêche, plus qu'à demi, d'entendre les paroles. Et celles-ci, du
moins deux ou trois de celles-ci, gâteront encore une fin d'acte qui
sans cela pourrait être tout à fait belle.
Par contre, c'est une trouvaille d'avoir tout d'un coup substitué
au français le latin, le latin d'une oraison douloureuse et pénitente,
sur les lèvres, tremblantes de passion et de honte, de Mosen lago. On
lit, en note, à cet endroit de la partition : « Dans l'ombre du latin se
réfugie, pour mieux pleurer, l'àme du personnage. Ce texte devra
donc être exprimé si cruellement, avec une telle intensité de souf-
france, que, malgré la neutralité des mots, l'inquiétude régnera de
ce qu'ils peuvent cacher. » J'entends bien, à peu près bien, ce que
veut dire cette httéralure. Mais la musitpie le dit mieux. Également
tourmentés et « cruels, » l'orchestre et la voix expriment en effet
le recours du malheureux à l'idiome de la i»rière et de l'Église, de
son Église, pour y pleurer sans doute comme dans un asile, mais
peut-être aussi pour y lutter, pour s'y défendre désespérément.
L'effet, non seulement dramatique, mais verbal, est original, il
est puissant, et d'une puissance que la musique redouble, -centuple
encore.
Après cette crise, l'acte s'achève dans le calme et l'immobilité, dans
une sorte de douloureux hébétement. Peu de paroles et peu de sons.
Deux ou trois mots pourtant, nous l'avons dit, sont encore de trop en
ce dialogue sombre du prêtre et de la novia. Ceux-là, malheureuse-
ment, une musique expressive, éloquente, ne leur donne que trop
de rehef. Elle est belle ici, la musique, toute la musique : belle
d'énergie et de sobriété, belle de chant et de déclamation, belle enfin
d'horreur muette, quand elle creuse entre les répliques rares de pro-
fonds abîmes de silence... Le voilà, malgré tout, malgré l'erreur et
l'excès d'aujourd'hui, le musicien d'hier, et nous continuons Je
croire, d'espérer en lui.
La représentation matérielle, qui tient dans la Jola tant de place,
trop de place, y est portée à la dernière puissance. M. Albert Carré n"a
peut-être jamais livré, ni gagné, plus terrible bataille. Et vraiment il
eût pu saluer du salut de Shakspeare : « 0 ma belle guerrière I »
TOME m. — 1911. 4j
706 REVUE DES DEUX MONDES.
M""" Carré, tragédienne et cantatrice, qui partagea sa victoire. MM. Sa-
lignac et VieuUe se sont également bien conduits.
A propos de Gtvendoline, on a parlé, sur le mode majeur, de répa-
ration, de justice tardive, etc. C'est parler un peu haut. Après tout, il
n'y a là qu'une reprise, je ne dis pas perdue, mais qui ne répare, ne
rajuste rien, et pour cause. Ni l'œuvre, après un quart de siècle, n'a
changé, ni, chez certains, l'impression qu'elle avait produite autrefois.
Si vous en avez oublié le poème, le voici, tel que le poète, en per-
sonne, l'exposa. « Givendoline, l'éternelle histoire de l'homme puis-
sant, héroïque, brutal, — Samson, Hercule, Antoine, — vaincu par la
femme enfant, ingénue et perverse séductrice, — Dalila, Omphale,
Cléopâtrc; — de la femme prise à son tour dans le piège d'amour
qu'elle a tendu; et des Amans triomphant de toutes les haines, de
toutes les fatalités, par l'Hymen, ou mieux encore , — Roméo et Ju-
liette,— par la Mort, qui est l'hymen plus définitif, le seul qui ne soit
point sujet aux trahisons ni aux divorces. » L'histoire ne manque pas
de grandeur : le nombre des majuscules employées à la raconter en
témoigne. On pourrait la narrer d'une autre façon, plus simple, plus
concrète, et qui serait celle-ci : invasion des côtes de la Grande-Bre-
tagne par les Danois; séduction du vainqueur par la fille du vaincu,
demande en mariage et célébration des noces; serment, prêté par la
fiancée à son père, de poignarder l'époux, mais serment que l'épouse,
charmée, amoureuse à son tour, n'a pas le courage de tenir; trahison,
guet-apens de l'implacable beau-père anglo-saxon, meurtre du gendre
danois ainsi que de ses compagnons, et, dans les bras du mourant,
trépas aussi de sa femme; apothéose conjugale. « Et ceci se passait
dans des temps très anciens. » J'entends que Gicendoline remonte à la
belle époque du wagnérisme en France. Alors tout sujet de ce genre
flattait notre passion, notre engouement pour la légende ou la préhis-
toire du Nord. Alors; on ne rêvait que d'opéras où des gaillards aux
cheveux roux, aux bras nus et cerclés de fer, portent « sayon de poil
da chèvre » et célèbrent, en de farouches transports, l'hydromel, les
combats et les Walkyries, tout ce qu'on appelait auparavant « le jeu,
le vin, les belles. » Et le Walhalla, que j'allais oublier! L'effet de ce
mot seul était magique sur les abonnés de l'Opéra, qui venaient de
faire connaissance avec Brunnhilde et Wotan. Les loges et l'am-
phithéâtre ne rêvaient d'autre Paradis qiae celui d'Odin. Aujourd'hui
c'est un peu le Paradis perdu. Aujourd'hui, comme Salammbô, lasse
égalenieut d'être barbare, nous nous prenons à soupirer: «Qui m'em-
REVUE MUSICALE. 707
portera vers des dieux plus doux, des deux plus démens ! » Quelques
uns même commencent de trouver un peu de poncif dans l'idéal
■wagnérien.
La musique de Givendoline , voilà vingt-cinq ans, nous parut un
peu grosse : elle n'a pas minci en \ieillissant. Le genre barbare est
un genre dangereux. On y tombe aisément et lourdement dans la
vulgarité. Gwendoline ofTre maint exemple de ce genre de chute. Le
personnage d'Harald, le chef danois, sonne un peu le « bronze d'art, »
si ce n'est le zinc. Le poème a quelque chose de wagnérien, mais on
rencontrerait plutôt du Reyer dans la partition. Ghabrier, en somme,
était de ces artistes chez lesquels le sentiment ou l'instinct, la passion
même, l'emporte sur le savoir et le style. « Musique avant tout de
musicien, » a dit de sa musique un de ses admiratem^s. Non pas, car,
si c'est un métier, et c'en est un, de faire un opéra, comme de faire
un hvre, il semble que l'auteur de Givendoline ne l'ait possédé qu'à
demi, ou quil l'ait appris trop tard; qu'il n'ait pu mettre au service
d'une nature robuste, de sensations Adves et d'idées parfois originales
et fortes, qu'une technique incomplète, une plume hésitante et un
style mal assoupli. Dans Givendoline, la grâce même (il y en a) manque
parfois de naturel et d'aisance : tel chœur féminin s'embarrasse et
s'empêtre en d'assez gauches harmonies. Et puis, et surtout il arrivait
que Ghabrier trouvât dans la violence l'illusion de la force. Il prenait
volontiers le bruit pour la sonorité. Givendoline fait à peu près con-
stamment un terrible tapage. Avec cela mainte page est digne de
survivre. Depuis un quart de siècle, quelques beaux momens, comme
l'eût souhaité Gœthe, se sont arrêtés, qui sans doute ne passeront pas.
C'est, au premier acte, la ballade de GwendoUne, schet^zo farouche,
dont le rythme est original et la mélodie éclatante; c'est encore une
cantilène d'Harald, espèce de romance héroïque, où beaucoup de
noblesse n'exclut pas un peu de veulerie, avec une certaine banalité.
Citons aussi, dans le duo nuptial du second acte, plutôt que les élans
passionnés, un intermède paisible, celui qu'on pourrait, d'après l'atti-
tude des personnages, appeler l'épisode assis. Il est souvent le meil-
leur (souvenez-vous de Tristan) dans les grandes scènes d'amour.
Enfin l'épithalame demeure un modèle accompli de polyphonie vocale,
un rare et riche morceau de pure musique, le seul peut-être de l'ou-
vrage où l'écriture serve bien la pensée, où la lettre ne trahisse point
l'esprit.
Ni l'esprit ni la lettre de son art ne manque à la principale inter-
prète de Givendoline, ^V^" KousiiczofT. Depuis longtemps on n'avait
708 REVUE DES DEUX MONDES.
pas eu le plaisir d'admirer, dans layoix d'une cantatrice, plus d'éclat
sans dureté, plus de pureté sans froideur,-et, dans le jeu, les gestes, les
attitudes dune comédienne, en un mot dans toute la personne d'une
femme, plus de charme, d'intelligence et de vivacité.
Mieux encore, beaucoup mieux que la Gwendoline de Chabrier,
plus inspirée et portée plus haut par une autre musique. M'"*' Kous-
nezofî a été la Marguerite de Gounod : une Marguerite genre Nilsson,
à la voix pure, limpide, brillante, et qui par instans vous ferait vous
demander comme Tristan : « HiJre ich nicht das Licht? Est-ce que je
n'entends pas la lumière? » Par le chant et le jeu, l'artiste rend aux
scènes de l'église et de la prison leur puissance. Tendre quand il le
faut (et dans ce rôle il le faut souvent) elle l'est peut-être avec moins
de naïveté que de grave et noble émotion. Maint détail est compris
finement : par exemple, en un passage de la scène des bijoux, essayant
le bracelet, au lieu de s'écrier, avec une terreur anticipée et mélodra-
matique du démon : Dieu! c'est comme une main qui sur mo7i bras se
pose! la nouvelle Marguerite exprime, par la voix et le geste, la
douceur désirée et d'avance presque ressentie d'une première caresse
d'amour. Enfin — nous voulons dire à la fin — M'"'' KousnezofT chante
la fameuse et triple invocation : Anges purs, anges radieux! de façon
tout à fait rare : d'une voix magnifique d'abord; et puis en mesure,
parfaitement en mesure; et puis sans aucune hâte, plutôt au contraire
avec une certaine retenue, avec une sorte d'intensité croissante et de
calme rayonnant. C'est une interprétation originale, grandiose, et qui
nous a donné, d'une ancienne et toujours belle page, une impression
profonde et renouvelée.
Si nous ne parlons pas de certain pot-pourri chorégraphique dont
on a fait suivre Gwendoline, sous le nom, jusqu'ici plus honoré,
d'Espana, ce n'est pas par oubli, mais plutôt par courtoisie pour
l'auteur féminin du scénario, M""" veuve Catulle Mondes. C'est aussi
parce que nous admirons, mais toute seule, Espana, l'éclatante rap-
sodie de Chabrier, sa meilleure œuvre, ici fourvoyée et perdue.
Camille Bellaigue.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
On ne peut que s'incliner devant un cercueil prématurément
ouvert et devant le lit d'un blessé. L'effroyable catastrophe qui,
le 21 mai dernier, a coûté la vie à M. Berteaux et qui, pour plusieurs
semaines, a réduit M. Monis à l'immobilité est un de ces coups du
sort qui, par une tragique leçon de choses, nous rappellent ce qu'il y
a d'instable et de fatal dans la condition humaine, et on serait tenté
de dire, avec le plus grand des orateurs chrétiens : Et nunc erudi-
mini... Ce n'est pas le moment de juger l'œuvre pohtique de M. Ber-
teaux : nous l'avons fait assez souvent et assez hbrement pendant sa
\de pour avoir le droit de nous en taire le lendemain de sa mort. Et
au surplus, ce moment re viendra- t-il jamais ? M. Berteaux était un de
ces hommes qui tiennent une large place de leur vivant, mais que la
tombe prend tout entiers. Sa disparition peut cependant avoir quelque
influence sur la classification des partis à la Chambre. Il avait de
l'activité, de l'entregent, du haut, des moyens d'action qui tenaient
à son caractère et à sa fortune, et le groupe radical socialiste lui
devait en partie son apparente sohdité. Le ministère également. Sa
mort peut amener en tout cela des modifications prochaines. Il s'en
est fallu de peu que le môme accident fit deux victimes. Heureusement
M. Monis, dont l'état avait inspiré d'abord des inquiétudes, a été
bientôt hors de danger : hors de danger disons-nous, mais non pas,
politiquement, hors de cause. La question s'est posée tout de suite de
savoir si, cloué sur son lit, il pourrait remplir sa tâche de président
du ConseO : elle n'est pas encore résolue.
Nous n'avons, pour notre compte, aucune répugnance à voir
M. Monis conserver la présidence, pourvu qu'il puisse l'exercer. Si
un nouveau ministère devait indiquer une nouvelle orientation de
notre pohtique, il vaudrait la peine de le former; mais dans l'état
710 REVUE DES DEUX MONDES.
d'anarcllie où est aujourd'hui la Chambre, à changer les personnes on
ne changerait pas les choses, et alors où.serait l'avantage? Un prési-
dent du Conseil aUté est un symijole assez exact de la situation
actuelle, et nous ne sommes pas bien sûrs que le ministère ne soit
pas, sinon phis fort, au moins pkis durable, dans les conditions pré-
sentes qu'il ne l'était auparavant. Comment renverser un homme
qui est dans l'impossibihté d'affronter la bataille et qui, au point de
vue parlementaire, peut invoquer le plus légitime des ahbis? Il y a
d'ailleurs, sans que peut-être elle s'en rende distinctement compte
elle-même, quelque chose qui plaît à la Chambre dans cette absence
du gouvernement. Toutes ses tendances sont à la confiscation du
pouvoir exécutif à son profit, et elle trouve des facilités inespérées
dans la maladie du président du Conseil. M. Jaurès tient plus que
jamais à la conservation de ce ministère; il y tenait, on le sait, avant
la catastrophe d'Issy-les-Moulineaux ; 0 y tient encore davantage après,
et il a raison. Léchpse partielle du gouvernement fait fort bien
son affaire et, pour ce motif même, elle ne ferait pas la nôtre, si nous
pouvions espérer un ministère qui remplirait plus activement sa
fonction que celui-ci; mais où en trouver les élémens? L'expérience
de ce minimum de gouvernement se fera donc jusqu'au bout, c'est-à-
dire jusqu'au jour où les inconvéniens en seront trop manifestes.
En attendant, comme il faut borner ses désirs, nous les réduisions à
avoir un général au ministère de la Guerre et satisfaction nous a été
donnée. M. Monis y a eu quelque mérite. La nouvelle de la résolu-
tion qu'U avait prise à ce sujet a produit quelque émotion dans le
monde parlementaire. Les journaux ont raconté que le jour même des
obsèques, derrière le cercueil de M. Berteaux, une sorte de club s'était
spontanément formé où on discutait en plein air, comme on l'aurait
fait dans les couloirs de la Chambre, la grave question d'un ministre
mihlaire ou d'un ministre civil. La majorité était naturellement pour
le civil : si le mihtaire l'emportait, elle demandait du moins qu'on
lui réservât un sous-secrétariat d'État, et nous féhciterions encore
M. Monis de la résistance qu'il a faite sur ce point si le Temps n'avait
expliqué que l'embarras aurait été inextricable de choisir entre
un trop grand nombre de candidats. On parlait déjà pour le lende-
main d'un conseil des ministres mouvementé; M. Monis a fait acte
d'autorité ; il a annoncé le choix qu'il avait fait du général Goiran, et
tout le monde s'est inchné, ce qui ne veut pas dire que tout le monde
se soit sincèrement résigné. Nous ne connaissons pas le nouveau
ministre, mais la nécessité d'avoir aujourd'hui un général à la Guerre
REVUE. — CHRONIQUE. 711
s'imposait avec évidence, et nous sommes heureux qu'on l'ait recon-
nue. Pour le reste, nous ferons comme tout le monde; nous laisse-
rons à l'expérience le soin de montrer si le gouvernement peut se
passer dune tête non seulement agissante, mais présente. Le jour
de la rentrée de la Chambre, les reporters ont interrogé les députés
présens pour connaître, à ce sujet, leur opinion. L'un d'eux, — nous
nous excusons d'avoir oublié son nom, — a répondu qu'il était
bien regrettable que l'accident du 21 mai ne fût pas arrivé pendant
les vacances, parce qu'alors il n'aurait eu aucun inconvénient. Ce
député est un sage; son observation est pleine de sagacité. Si le Par-
lement était en vacances, il est clair que M. le président du Conseil
n'aurait pas à figurer sur le banc des ministres et à monter à la tri-
bune ; il pourrait gouverner de sa chambre à coucher. Par malheur,
l'accident est arrivé au moment même où le Parlement allait se réunir,
et c'est ce qui rend la situation si embarrassante. Nous ne nous char-
geons pas de dire comment on en sortira.
Il avait été couA-enu, lorsque la Chambre s'est séparée avant Pâques,
que, dès son retour, elle s'attaquerait enfin au grand problème de la
réforme électorale. Beaucoup de mauvaises volontés avaient agi dis-
crètement, sournoisement, pour éloigner ce calice des lèvres de la
Chambre, car c'est un calice, et il est amer: néanmoins, le moment
est venu où toutes les échappatoires se sont trouvées fermées et où il
a fallu prendre la coupe en main pour la vider d'une manière ou
d'une autre. On l'a senti; le rendez-vous a été donné par les uns
et accepté par les autres, il n'y avait plus à reculer. Les choses
en étaient là lorsque est arrivé le sinistre événement du 21 mai.
Alors la proposition a surgi de mettre en tête de l'ordre du jour la
discussion du programme naval. Nous sommes les premiers à
reconnaître l'intérêt vif et urgent qui s'attache à cette discussion,
et peut-être la présence de M. le président du Conseil n'y est-elle pas
indispensable ; celle de M. le ministre de la Marine peut à la rigueur
y suffire. Cependant, et M. Delcassé doit s'en souvenir mieux que
personne, les présidens du Conseil d'autrefois ont tenu à dire leur
mot dans les débats de ce genre, puisque c'est au cours de l'un d'eux
qu'il a eu l'occasion de renverser M. Clemenceau : et M. Monis, alors
qu'il était sénateur, ne s'est nullement désintéressé des questions ma-
ritimes, il s'en était même fait une sorte de spéciahté. La proposi-
tion de mettre le programme naval en tête de l'ordre du jour est
donc apparue comme une nouvelle tentative d'ajourner la réforme
électorale. Ses partisans ont énergiquement protesté, et leur protes-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
tation a trouvé tant d'écho qu'il a bien fallu en tenir compte. Le
conseil des ministres, réuni autour du lit de M. Monis, a décidé que
Tordre du jour de la Chambre ne serait pas modifié : on peut enfin
espérer qu'un grand débat va s'ouvrir sur le scrutin de liste et la
représentation proportionnelle .
La réforme est mûre, elle ne le sera jamais davantage, l'heure a
sonné pour tous de s'en expliquer avec franchise,' et le mouvement
d'opinion qui s'est manifesté aux élections dernières donne à croire
que le pays ne tolérerait pas un avortement. La Chambre ne saurait
se dissimuler qu'elle est peu populaire ; elle a mal débuté ; la lon-
gueur inusitée de la discussion du budget a donné une impression
d'impuissance d'où résulte un commencement de discrédit, et ce
discrédit serait complet si, après le budget, la Chambre se mon-
trait incapable de mener à terme une réforme en faveur de laquelle
se sont prononcés des milHons d'électeurs. Elle s'en rend compte.
Dans le parti radical, qui reste au fond attaché au scrutin de Liste
et qui usera pour le maintenir de toutes les ressources de la tac-
tique parlementaire, des demi-conversions, au moins apparentes, se
sont produites. Le temps n'est pas encore loin où M. Combes, cédant
une fois de plus à sa manie d'excommunier tous ceux qui ne sont
pas de son avis, mettait hors de la République les partisans du
scrutin de hste et de la représentation proportionnelle ; il dénonçait
les intrigues et les coalitions inavouables perfidement ourdies par
eux ; et, de son côté, M. Pelletan déployait toute sa verve pour dé-
fendre le scrutin d'arrondissement si injustement, si méchamment
attaqué. Ce scrutin était l'arche sainte de la République. Les temps
sont changés, puisque M. Combes et M. Pelletan se résignent aujour-
d'hui au scrutin de Uste. Il faut s'attendre à ce qu'ils l'entourent de
conditions inadmissibles ; M. Pelletan, par exemple, refuse d'y
adjoindre la représentation proportionnelle sans laquelle il aggrave-
rait la situation au lieu de l'améUorer, en donnant aux majorités une
force plus écrasante encore que celle d'aujourd'hui. Il y a, en tout
cela, des malentendus volontaires, des équivoques calculées, que
la discussion dissipera. Mais comment pourrait-elle se poursuivre
à fond si M. le président du Conseil, n'est pas au banc des mi-
nistres ? Qui pourrait parler en son nom ? Qui pourrait le rem-
placer? On dit quelquefois que la question n'intéresse que la
Chambre et qu'il lui appartient de la trancher souverainement.
Puisqu'il s'agit de son mode de recrutement, à quoi bon une autre
opinion que la sienne? Ceux qui tiennent ce langage le font-ils sérieu-
REVUE. CHRONIQUE. 713
sèment? La vérité est qu'il n'y a pas de question qui intéresse plus le
gouvernement et engage sa responsabilité davantage. Jamais à aucun
moment, dans aucun pays, il ne s'en est désintéressé, et c'est pour
n'avoir pas compris la solution à y donner que le gouvernement
de Juillet a succombé en 18i8. La situation actuelle présente donc
l'antinomie suivante : il est impossible d'ajourner la discussion de la
réforme électorale, la présence de M. le président du Conseil y est
indispensable, M. Monis est dans l'impossibilité d'y assister. Le même
cas se présentera plus d'une fois, d'une manière moins frappante,
moins saisissante peut-être, mais avec le même caractère de nécessité
d'une part et d'impossibilité de l'autre. Comment concilier ces élé-
;nens opposés? Quelle que soit la juste estime dont jouit dans le
monde parlementaire M. le garde des Sceaux Antoine Perrier, il ne
saurait remplacer M. Monis. Encore une fois, nous n'aA^ons aucune
raison de désirer aujourd'hui une crise ministérielle qui ne modi-
fierait pas sensiblement la situation politique et ne profiterait pas aux
opinions modérées ; mais il faut que le gouvernement marche et le
président du Conseil est provisoirement invalide. A chaque incident,
on se tournera vers le banc du gouvernement pour demander un
avis que personne n'aura autorité ni compétence pour donner. Alors
que fera-t-on? On passera outre ? C'est bien ce que nous craignons:
il n'y a rien de plus redoutable que d'habituer une Chambre à se passer
de gouvernement.
Tels sont les problèmes que la catastrophe du 21 mai a fait surgir
de la manière la i)lus inopinée. Ils sont déUcats et difficiles, sans
doute. Aucun précédent n'aide à les résoudre, car le cas ne s'est pas
encore présenté, dans notre histoire parlementaire, d'un président
du Conseil condamné à une longue immobilité. Mais s'il n'y a pas de
précédent qui puisse nous éclairer dans le passé, il est dangereux
d'en créer un qui puisse égarer nos successeurs dans 1 avenir.
Les considérations qui précèdent tirent des circonstances pré-
sentes une gravité particulière. Le gouvernement s'est lancé et nous
a lancés avec lui dans l'afTaire marocaine avec plus de hardiesse que
de prudence. Il est allé à Fez. L'entreprise, nous l'avons toujours dit,
n'était pas particulièrement difficile, mais elle devait ouvrir la porte
à d'autres difficultés aA'ec lesquelles nous allons maintenant être aux
prises. Ce que nous écrivons au sujet de la marche sur Fez n'est pas
pour diminuer le mérite de l'opération ; elle a été bien préparée et
bien conduite ; nos officiers ont fait voir une fois de plus qu'ils étaient
714 REVUE DES DEUX MONDES.
à la hauteur de toutes les tâches et nos soldats ont montré, avec
leur courage habituel, une endurance et un entrain dignes des
meilleurs jours de notre histoire miUtaire. Le drapeau français a été
porté par des mains habiles et vaillantes et le pays en est justement
fier. Au début, les opérations ont paru lentes et ceux qui, de leur cabi-
net, avaient calculé étape par étape en combien de jours on devait
arriver à Fez ont eu quelques déceptions. Mais il ne s'agissait pas seu-
lement d'arriver à Fez, il fallait y conduire des convois de vivres et
de munitions, et ces convois, il a fallu d'abord les former. Tout cela
demandait du temps ; il semble bien que le général Moinier en ait mis
le moins possible, étant donné surtout qu'il partait de la mer, qu'il a
été obligé d'attendre ses soldats, ses mulets, ses chameaux, enfin
tout le matériel de guerre qui lui était envoyé d'Algérie et qui est
arrivé dans un grand désordre. Nous persistons à croire qu'on aurait
atteint Fez plus vite si on était parti de la frontière algérienne au lieu
de partir de la Chaouïa, mais cette critique s'applique à notre gou-
vernement et non pas à nos officiers qui ont fait pour le mieux dans
les conditions qui leur étaient imposées. Les nouvelles de Fez
donnaient l'impression qu'il y avait urgence à débloquer la ville et
à la ravitailler. Le général Moinier a dû à la fois faire bien et faire
vite et il l'a fait avec une grande maîtrise. Le succès l'a récompensé.
Lorsque le colonel Mangin et lui se sont embrassés, ils ont eu une
émotion qui a été partagée par tout le pays. Nous avions vécu des
jours d'angoisse en songeant aux dangers qui menaçaient les colonies
européennes et nos instructeurs mihtaires. Quelque confiance que
nous eussions dans nos officiers, et elle était grande, un accident
pouv^ait toujours se produire. Et enfin nous risquions d'arriver trop
tard : les craintes excessives que manifestaient à cet égard quelques
journaux avaient peut-être (pielque fondement. Grâce à Dieu, les
nuages qui enveloppaient Fez ont été dissipés; les Européens étaient
saufs et ne paraissaient même pas avoir beaucoup souffert; nos
instructeurs mihtaires avaient repoussé tous les assauts tentés
contre la ville; l'artillerie dont ils disposaient les y avait puissam-
ment aidés; enfin les divisions survenues outre les assiégeans avaient,
au dernier moment, facihté leur œuvre. Les assiégeans, en effet,
avaient tiré leurs derniers coups de fusil les uns contre les autres
et, quand notre corps expéditionnaire est arrivé en vue de Fez, ils
s'étaient déjà dispersés, sentant sans doute que, pris entre les feux
de la ville et ceux de nos soldats, une résistance sérieuse leur serait
impossible. Ils ont donc disparu, mais on aurait tort de croire que ce
REVUE. CHRONIQUE. 715
soit sans esprit de retour. Probablement nous aurons une accalmie
de quelques semaines. La saison des moissons est commencée et
on sait qu'elle suspend toujours les hostilités au Maroc. Il faut pro-
fiter de ce temps de répit pour mettre Fez à même de repousser un
retour offensif des tribus rebelles et le Sultan en situation d'exercer
son autorité, sans nous faire d'ailleurs illusion sur ce qu'elle conserve
de précaire. Le Sultan nous a appelés, nous sommes allés à son
secours, nous l'avons sauvé : ce ne sont pas là des recommandations
pour lui auprès de ses sujets. Le problème marocain reste le même
qu'auparavant. Quelques journaux ont conclu de la rapidité et de la
facilité de notre marche sur Fez qu'on s'était fait illusion sur les ré-
sistances que le Maroc pouvait nous opposer, et ils ne sont pas
éloignés d'en conclure que nous n'avons qu'à marcher de l'avant
pour être les maîtres du pays. A cet optimisme complaisant nous
ne voulons pas opposer un pessimisme exagéré; mais, n'ayant pas
cessé de répéter que les difficultés véritables commenceraient quand
nous serions à Fez, ce n'est pas au moment où en effet nous y
sommes que nous les croirons supprimées.
Notre principale inquiétude vient de ce que notre gouvernement
n'a jamais fait ce qu'il s'était tout d'abord proposé. Bien que son
œuvre marocaine n'ait encore duré que quelques semaines, elle a tra-
versé plusieurs phases différentes. Dans la première, il n'était nul-
lement question d'aller à Fez; le gouvernement protestait de sa ferme
intention de ne pas le faire et nous ne doutons nullement de sa sincé-
rité. Nous sommes moins sûrs de sa fermeté. Comment pourrait-il en
être autrement puisque, dans une seconde phase qui a succédé très
vite à la première, le gouvernement a envoyé dans la Chaouïa des
forces considérables dont la poussée en quelque sorte mécanique
devait le faire avancer plus ou moins loin, mais enfin le faire avancer
dans la direction de Fez. C'est ce qui est arrivé ; mais alors le Con-
seil des ministres a décidé que nos colonnes s'arrêteraient à une
certaine distance de la ville, laissant aux troupes chérifiennes le soin
de faire le reste du chemin. Cette solution nous semblait sensée, et
d'autres, plus entreprenans que nous, s'en contentaient : malheureu-
sement, pendant que nous étions occupés à en faire ressortir les mé-
rites, le Conseil des ministres se réunissait de nouveau et, sans
donner d'ailleurs le motif de sa conversion, décidait cette fois qu'on
irait à Fez, — mais qu'on n'y resterait pas. On n'y restera pas? Nous
serions fort aise qu'on pût effectivement ne pas y rester après y
être allé ; ce ne sera pas aisé ; le gouvernement joue la difficulté; mais
716 REVUE DES DEUX MONDES.
enfin, soit : nous attendons la réalisation de cette dernière promesse
et nous souhaitons qu'elle soit tenue. H ne peut évidemment pas
s'agir de quitter Fez du jour au lendemain, sans avoir pris aucune
précaution contre le retour de la situation qui nous y a amenés ; per-
sonne ne comprendrait qu'après avoir fait cet effort, nous nous
exposions aie recommencer dans quelques mois. Mais alors que faire?
Deux questions s'imposent à nous, une question politique et une
question militaire. La première n'est pas la moins délicate àrésoudre.
Elle consiste à savoir quelle doit être notre attitude à l'égard du
Sultan.
Si nous l'avons sauvé, ce n'est sans doute pas à cause de l'intérêt
que nous prenons à sa personne. Avant de monter sur le trône en y
supplantant son frère, Moulai Hafid, probablement bien conseillé par
des personnes qui connaissaient l'Europe, se présentait à elle comme
un prince éclairé, modéré, humain, presque philosophe, au point
que M. Jaurès en était émerveillé et n'en parlait qu'avec tendresse.
Mais depuis, Moulai Hafid a démenti toutes ces belles promesses,
au point que M, Jaurès n'en dit plus rien et que nous n'en dirons
rien nous-mêmes, puisque nous ne pourrions en dire que du mal,
ce qui, dans les circonstances présentes, serait plus nuisible qu'utile.
Moulai Hafid est détesté de ses sujets et le concours que nous
venons de lui prêter n'est pas de nature à lui refaire une popularité.
Toutefois, ce concours nous engage dans une certaine mesure et,
sans aimer le Sultan pour lui-même, sans espérer qu'il se fasse
aimer par les autres, nous devons lui fournir quelques moyens de se
soutenir. Ne nous dissimulons pas que ces moyens sont surtout
pécuniaires; tant qu'il aura de l'argent, le Sultan trouvera des sol-
dats; mais comment lui fournir de l'argent? Le Maroc a déjà une
dette écrasante, qui provient en grande partie des opérations miU-
taires faites par nous et par les Espagnols, dans son intérêt, nous le
voulons bien, dans celui de la civiUsation à coup sûr, mais non pas
dans celui de ses finances. Nous venons de procéder à une nouvelle
expédition miUtaire, plus importante encore que les précédentes, et
qu'il est encore plus naturel de faire payer par le Sultan, puisqu'il
nous a appelés. Cependant il y a une limite à tout, et nous nous
demandons avec inquiétude quelle est la vraie situation pécuniaire
de Moulai Hafid. Point d'argent, point de Suisses, disait-on autrefois :
avec quelques variantes dans les termes, la même affirmation s'ap-
plique au Maroc d'aujourd'hui. La première question à y résoudre
est donc financière, et de sa solution dépend celle de presque toutes
REVUE. CHRONIQUE. 717
les autres. Avec de l'argent et quelques instructeurs français, le
Sultan pourra lever et entretenir la petite armée dont il a besoin
pour ne pas être exposé une fois de plus aux cruelles péripéties dont
il vient de sortir. Avec de l'argent aussi, il pourra ravitailler Fez en
vivres et en numitions, de manière à soutenir un long siège et à
donner aux assiégeans le temps de se quereller entre eux et de se
débander. Enfin il nous importe grandement de prendre des mesures
pour que, dès qu'un danger sérieux so manifestera, les colonies euro-
péennes soient conduites dans un port où elles seront en sécurité.
Leur présence à Fez, au cours des derniers événemens, a singulière-
ment contribué à émouvoir la sensibilité générale. C'étaient comme
des otages que nous avions en pays ennemi et qu'il fallait dégager et
sauver à tout prix. Quant aux instructeurs européens, sans doute il
confient d'en mettre à la disposition du Sultan, mais à la condition
que, préparant et faisant la guerre, ils soient considérés comme des
belligérans au service du Maghzen, et que nous ne nous considérions
pas comme contraints nous-mêmes d'engager à leur service toute
la politique de notre paj^s. La situation étant détendue aujourd'hui,
on peut parler avec plus de sang-froid. De deux choses l'une : ou il
faut renoncer à avoir à l'étranger des instructeurs miUtaires et les
rappeler, ou il faut admettre qu'ils suivent le sort de la guerre et,
tout en admirant leur héroïsme, ne pas leur subordonner les inté-
rêts de la France elle-même. Ce qui vient de se passer montre com-
bien il est facile chez nous, en faisant appel au sentiment, d'égarer
la raison : c'est un inconvénient auquel nous ne devons pas nous
exposer à nouveau.
Quand nous aurons pris toutes ces mesures, nous aurons fait pour
le Sultan tout ce que nous pouvons faire : nos devoirs envers lui, à
supposer que nous en ayons, ne vont pas plus loin et ce n'est pas
parce que nous venons de le tirer d'affaire que nous sommes liés
avec lui, quoi qu'il fasse, indéfiniment. Que nous importe sa
personne? "Sotre intérêt est sans doute que l'ordre se rétablisse au
Maroc, mais cet intérêt n'est pas assez grand pour que nous réta-
blissions l'ordre nous-mêmes et partout. On nous dit que l'Acte
d'Algésiras pose en principe la souveraineté du Sultan et que cette
souveraineté ne sera réelle que lorsque nous aurons pacifié le Maroc
au profit de Moulai Hafid. Une telle conception nous conduirait loin
dans un pays où l'anarchie a toujours existé et où elle existera encore
longtemps. Nous y serons cependant amenés peu à peu, par la
force même des choses, si nous restons a Fez plus longtemps qu'il
718 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est nécessaire. Inévitablement, nous serons alors entraînés dans les
intrigues du pays et nous y prendrons part. Le Sultan et ses grands
vassaux vivent d'exactions. On a comparé cette situation à celle qui
existait en Europe au moyen âge et il y a sans doute entre elles
quelques analogies, mais il y a aussi des différences profondes qui-
tiennent en grande partie à la supériorité morale du christianisme
sur l'islamisme et aux progrès que la civilisation avait faits chez nous
par la pénétration des influences latines. L'état du Maroc est beaucoup
plus violent et brutal que ne l'était celui de l'Europe médiévale, cette
violence et cette brutalité n'étant contre-balancées et atténuées par
rien. Elles le seront un jour i)ar la pénétration des influences euro-
péennes et surtout françaises, mais c'est là une œuvre de longue
haleine : nous avons même intérêt à ce qu'il en soit ainsi, parce que ,
si le temps n'était pas notre collaborateur, c'est la force qui devrait
l'être, et nous avons les meilleurs motifs d'y recourir le moins pos-
sible. On rencontre aujourd'hui des stratégistes modern-style pour
lesquels le Maroc est une proie facile ; il suffit, à les entendre, de
tendre la main pour la cueillir; mais tous les militaires qui ont
étudié le pays sont d'accord pour dire que sa conquête, si nous
avions l'imprudence de nous y engager, serait longue et coûteuse et
qu'elle immobiliserait une partie importante de nos forces pendant
un nombre d'années impossible à déterminer exactement. Sont-ce les
premiers qui ont raison, ou les seconds? A comparer la valeur des
témoignages, évidemment ce sont ceux-ci et il y aurait une légèreté
in(|ualifiable à partir en guerre sur la foi de ceux-là. La situation de
l'Europe est aussi pour nous un motif de prudence. Certes, elle est
pacifique. De quelque côté qu'on se tourne, on ne voit que des gou-
vernemens amis de la paix et résolus à la maintenir; mais les meil-
leures résolutions peuvent être déjouées par des fatalités imprévues,
et nul aujourd'hui n'oserait dire qu'il a conclu avec la paix un bail à
long terme. Au surplus, les destinées du monde ne dépendent pas
seulement de la guerre et des solutions foudroyantes quelle apporte.
Les guerres sont heureusement devenues rares : cependant on voit
tous les jours telle nation grandir en autorité, en prestige, en prospé-
rité, et d'autres s'amoindrir et décliner. Les unes obtiennent des succès
diplomatiques importans, les autres subissent de véritables revers.
A quoi tiennent ces changemens, ces oscillations dont nous sommes
tous les jours témoins, si ce n'est à l'impression que les divers pays
donnent de leur force actuellement disponible ? Il est fâcheux sans
doute que la force matérielle ait à travers le monde cette valeur
REVUE. CHRONIQUE. 719
d(' terminante, même en dehors des champs de bataille, mais il en
est ainsi, et il en sera ainsi longtemps encore : dès lors, quelque
intérêt que le Maroc présente pour nous, nous devons conserver
disponible la totalité de nos forces. Si nous avions une armée colo-
niale qui nous permit de faire de grandes expéditions extra-euro-
péennes sans emprunter à notre armée continentale, ou même à
notre armée algérienne, quelques-uns de leurs élémens essentiels,
nous raisonnerions peut-être autrement; mais nous venons de con-
stater que nous n'avons qu'un embryon d'armée coloniale et, pour
faire notre opération marocaine, il a fallu dégarnir l'Algérie dans des
proportions qui, à la longue, pourraient y constituer un danger.
Juge-t-on ces données insuffisantes ? Qu'on interroge l'histoire : il ne
faut pas remonter bien haut pour y trouver l'exemple d'expéditions
qu'aucune nécessité ne nous imposait et qui, nous privant de nos
forces au moment où nous en aurions eu le plus grand besoin, ont
diminué notre confiance en nous-mêmes et paralysé notre action. Ces
leçons du passé nous ont coûté assez cher pour que leur enseigne-
ment nous profite.
Bien que nous l'ayons dit plusieurs fois déjà, il n'est peut-être pas
inutile de répéter que nous devons nous attacher à l'Acte d'Algésiras
comme à une sauvegarde de notre situation au Maroc. Il n'est pas
parfait assurément, mais s'il venait à être déchiré, rien ne prouve
qu'il serait remplacé par un meilleur. Ici encore laissons le temps
faire son œuvré et contentons-nous du présent en le corrigeant et en
l'améliorant peu à peu. A ce point de vue, plus tôt nous quitterons
Fez, mieux cela vaudra. Il restera pour nous le prestige d'une
opération qui nous a amenés en peu de jours sous les murs de la
\ille. Fez semblait intangible ; les Marocains ont vu qu'elle ne l'était
pas et ils y regarderont à deux fois avant de nous mettre dans l'obU-
gation de leur donner une nouvelle démonstration de notre supé-
riorité militaire. Ils nous craindront désormais davantage; appli-
quons-nous maintenant à les rassurer en leur montrant que nous
n'avons pas l'intention de les conquérir et de les gouverner. Respec-
tons provisoirement leurs mœurs, même lorsqu'elles ne sont pas
respectables, puisque nous ne pouvons pas les changer d'un seul
coup. Cette conduite, pratiquée avec persévérance, portera ses fruits
qu'il ne faut pas chercher à cueillir avant l'heure : le temps travaille
pour nous. Mais cette conduite est toute une pohtique, et ce que nous
avons dit en commençant de la mobilité, de la versatilité, de l'impres-
sionnabilité de notre gouvernement nous fait craindre qu'il ne sache
720 REVUE DES DEUX MONDES.
pas Tadopter avec une fermeté suffisante. Puisse l'événement dissiper
ces craintes !
Les Alsaciens-Lorrains ont eu une cruelle déception. Ils comp-
taient sur le Centre pour les aider à repousser le projet de constitu-
tion que le gouvernement impérial a préparé pour eux : le Centre,
en effet, les avait appuyés lors de la première lecture du projet,
mais il les a abandonnés et a voté le projet en seconde et en troisième
lecture. A quels intérêts d'ordre politique intérieur correspond cette
volte-face, on le saura mieux sans doute quand viendront les élec-
tions, qui sont prochaines, car les questions relatives à l'Alsace-Lor-
raine sont envisagées, au Reichstag, non pas en vue des provinces
annexées, mais bien de combinaisons parlementaires dont la compli-
cation nous échappe quelquefois. Les socialistes, eux aussi, ont voté
le projet de constitution, et Bebel lui-même, avec une grande tristesse
dans le ton, a défendu pour la première fois, a-t-il dit, un projet du
gouvernement. Aussi le projet a-t-il réuni une grande majorité : il
n'a rencontré d'opposition absolue que chez les conservateurs qui-
n'admettent aucun changement, aucune amélioration dans le sort des
Alsaciens-Lorrains et qui ont rompu en paroles amères avec le chan-
celier. Cette rupture créera peut-être, dans l'avenir, des difficultés à
M. de Bethmann-Holhveg qui, en attendant, a obtenu un incontes-
table succès personnel. Il est d'ailleurs impossible, en l'écoulant, de
ne pas rendre hommage à sa loj^auté; il croit avoir fait tout ce qui
est possible aujourd'hui; il promet mieux pour l'avenir; ce n'est,
dit-il, qu'un commencement. Acceptons-en l'augure : mais c'est un
rcMe ingrat que de vouloir faire le bonheur des gens contre leur idée,
et les Alsaciens-Lorrains repoussent le prétendu présent qu'on leur
donne, ou qu'on leur inflige. On aurait tort de compter sur leur
reconnaissance.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant y
Francis Charmes.
MA FIGURE
(1)
TROISIEME PARTIE (2)
VII
— Êtes-voiis prêt? Est-ce que je puis entrer?
C'est avec ces précautions, qu'à présent, je frappe à la porte
de Gérard. Où est l'aisance des premiers jours? Et la paix, qu'est -
elle devenue? A notre douce familiarité de malade et d'infir-
mière une gêne a succédé. Ne me sentant plus en sécurité
auprès de celui que j'abuse, j'ai renoncé aux mille petits ser-
vices qu'il m'était si doux de lui rendre ; je m'en suis déchargée
sur Sophie. C'est elle, quoiqu'elle n'y ait guère le cœur, qui
assiste au lever de l'aveugle; elle qui, au fond de la cuvette,
verse l'eau tiède et les parfums; elle qui l'habille, qui passe le
peigne entre sa chevelure épaisse et qui, sous le col mou de la
chemise, noue la cravate lavallière. Je ne me présente qu'en-
suite, quand plus un détail ne manque et que, moi-même, je
suis vêtue jusqu'au menton. Cette pudeur m'est venue subite-
ment comme celle d'Eve après le péché. Hélas! pas le tendre
péché d'amour ! Le mien ressemblerait plutôt à la ruse du ser-
pent. Dieu m'est témoin, pourtant, que j'avais l'âme droite et
que je chéris la franchise !...
Ce que fut ma vie à cette époque, je ne saurais le relater.
Pas une parole de mon ami, pas un geste qui ne me fut suspect;
(1) Copyright by Claude Ferval, 1911.
(2) Voyez la Revue des 13 mai et 1" juin.
TOME III. — 1911. 49
722 REVUE DES DEUX MONDES.
à son approche, je m'esquivais, j'aurais voulu être à cent
lieues. Sa main s'étant un jour enhardie jusqu'à effleurer mes
cheveux, j'eus un recul épouvanté. Oh ! s'il allait s'apercevoir !...
Causions-nous? parfois il m'arrivait de marrêter au milieu
d'une phrase, de la laisser en suspens. Un mot, un simple indice
auraient si bien pu me trahir! Et même le soir, après que le
sommeil semblait m'avoir affranchie, j'endurais encore le tour-
ment de ceux qu'un danger menace; des rêves où palpitait une
angoisse; des cauchemars pires que la veille.
Cette chose subite, terrifiante à laquelle je m'attendais
constamment, je la crus un jour arrivée. C'était le matin; la
douce lumière de mai entrait à flot par le vitrail. Je venais de
verser les gouttes de collyre au fond des paupières malades.
Comme toujours, elles avaient réagi, s'étaient violemment con-
tractées. Soudain l'aveugle les ouvrit toutes grandes et par je
ne sais quel phénomène d'hallucination assez fréquent, paraît-
il, au début d'une cécité, il eut un cri : « Je vois ! » La frayeur
me fit lâcher le flacon que je tenais entre les doigts. Il fallut,
pour ne pas tomber, que je me retinsse à l'angle d'une table-
Ah!... si de pareilles émotions devaient se renouveler souvent,
ma santé n'y résisterait pas !
Si fermé que fût Gérard aux manifestations extérieures, le
changement de mon attitude ne pouvait lui échapper. Il était
trop sagace pour ne s'être pas aperçu que ce changement coïn-
cidait avec la déclaration qu'il m'avait faite. De là à conclure
que l'un dépendît de l'autre, il n'y avait pas loin. « Elle ne veut
pas de mon amour, » devait-il penser. Mais la raison ? voilà ce
que, pendant des heures, le front sombre, les mains nerveuses,
il était, sans doute, à se demander amèrement. Et moi, plus
angoissée que lui encore, regardant sur son visage passer des
ombres, je me disais, remplie d'alarmes : « Soupçonne-t-il ?
Quel orage traverse son cœur? » Plus d'une fois, ses lèvres s'étant
ouvertes comme au moment de parler, je m'étais dit : « ^Qu'en
va-t-il sortir? » Je brûlais et redoutais de le savoir; mais elles
s'obstinaient au silence? Pourquoi? Oh! pourquoi?
Quoique le temps fût à souhait ce jour-là, quoique les
vases de l'atelier débordassent de roses odorantes, Gérard de-
meurait taciturne, plus difficile à distraire qu'en ses journées de
maladie. Quelles qu'eussent été mes tentatives, rien n'avait
réussi à le tirer de lui-même, rien : ni la lecture à haute voix
MA FIGURE. 723
des journaux, bien qu'ils fussent remplis d'un procès retentis-
sant, ni les pages véhémentes d'un roman plein de passion.
Jamais sa physionomie ne m'avait paru si mystérieuse, si indé-
chiffrable. Le supplice de mon incertitude devint tel à la fin,
que, dussé-je apprendre le pire, je n'eus plus d'autre désir que
de le faire cesser.
Fermant brusquement le volume :
— Il est inutile que je lise, déclarai-je, puisque vous n'écou-
tez pas.
— Rien ne saurait m'intéresser, convint Gérard.
Cet aveu rendait mon investigation facile.
— Qu'y a-t-il, demandai-je, pour vous absorber à ce point?
— Question superflue, Lucienne; vous ne pouvez pas
l'ignorer,
— Non ! Je vous jure.
— Mieux que personne, cependant, vous devriez le savoir.
Et en disant cela, ses prunelles se fixaient sur les miennes
avec la même intensité que si elles eussent été voyantes.
— jMoi ? fis -je avec un tremblement.
— Oui; vous que je ne reconnais plus.
Où voulait-il en venir? Je jurai mes grands dieux qu'il n'y
avait rien de changé.
Mais son opinion était faite.
— Je ne me trompe pas, reprit-il : vous n'êtes plus la même.
Vos manières sont devenues étranges, insaisissables...
— Comment ! Pouvez-vous dire !
Sans tenir compte de mes protestations, il continua :
— Si je m'empare de vos mains, elles deviennent de glace.
Plusieurs fois mon approche vous a mise en fuite. On dirait
que vous avez peur.
— Peur de quoi ?
Et en disant cela, tout mon être était dans les transes.
— Vous avez peur de mon amour.
— Votre amour !...
— Oui, à l'instant même où j'ai eu la hardiesse de vous le
déclarer, votre silence m'a remis à la raison. Amoureux I Un
aveugle !... Allons donc ! Il fallait que je fusse fou.
Voilà donc ce qui étouffait le malheureux ! Pendant qu'à ses
côtés je me dévorais; tandis que je croyais avoir en lui un juge,
un inquisiteur, il n'osait pas se croire digne. Étrange renverse-
724 REVUE DES DEUX MONDES.
ment des rôles ! Loin qu'il songeât à.m'aecabler, c'était lui seul
qu'il accusait, sa déchéance physique ; elle lui semblait le seul
obstacle. C'était à elle qu'il attribuait mes fuites, mes silences,
mes reculs de bête rétive. Son aveu, le jour qu'il l'avait risqué,
faute d'avoir provoqué un aveu réciproque, ne s'était pas renou-
velé. Ses bras n'ayant rencontré que du vide s'étaient repliés
fièrement. Il s'était dit : « Elle ne veut pas de moi ! Mon infir- 1
mité lui répugne ! » De là cette tristesse digne, ses attitudes
froides et fâchées. Qui, mieux que moi, aurait dû le com-
prendre?... Qui, davantage, pouvait s'expliquer qu'on regimbât
sous le dédain, qu'on ne s'y exposât pas deux fois? N'avais-je
pas éprouvé toutes les blessures de l'être qui se sent une
infériorité? Ne savais-je pas combien les nerfs sont mis à vif
par le doute humble de soi-même ? Il avait fallu, en vérité, que
mon cerveau n'eût plus d'aplomb, que le trouble d'une mau-
vaise conscience m'ôtât le libre exercice de mes facultés pour
n'avoir pas, dès le premier instant, deviné ce qui arrivait à
Gérard. Du moins, de quelle âme fraternelle j'essayai de le
détromper !
— Mon ami ! Mon ami si cher ! Comment avez-vous pu
croire?...
Il répondit âpre ment:
— Votre ami! Lorsque j'étais faible, malade, une douceur a
pu se mêler à ce que vous m'appeliez ainsi ; mais aujourd'hui,
Lucienne, c'est de cela que je me plains. Mon cœur d'homme
est ressuscité. Je ne me contente plus de ce nom qu'on donne
à ceux dont on déclare ainsi qu'ils ne vous sont rien. Je souffre.
Ne vous apercevez- vous pas de ma désolation ?
Comme il avait crié cela ! Le voir ainsi violent, passionné,
lui que j'avais connu si doux!... J'en frissonnai de plaisir. Tout :
mon être aurait voulu lui répondre du même ton. Pas un bat-
tement de mon cœur qui ne signifiât : « Et moi donc ! » Cepen-
dant je demeurai muette. « Si je parle, pensai-je, si je livre
mon secret, quelle sauvegarde me restera? Comment arrêter,
des exigences que j'aurai encouragées? »
A la fin, les cils de l'aveugle s'humectèrent.
— Vous pleurez! m'écriai-je, plus émue de ces larmes que
je ne l'eusse été par un regard.
— Et quand môme cela serait, riposta-t-il durement, que
vous importe?
MA FIGURE. 725
Oh! cette ironie! Ces mots injustes! Avais-je mérité cela?
Je ne pus le supporter. Mon secret, malgré moi, m'échappa:
— Je vous aime de toute mon âme, Gérard.
Mais il demeurait incrédule.
— Vous prétendez cela, Lucienne, parce que vous êtes
bonne. Voyant que j'étais malheureux, vous vous êtes dit : « Il
faut lui faire un peu de bien. » Certes l'intention est parfaite
et me touche; mais votre dévouement, je n'en veux pas; je le
repousse ; il me blesse à présent.
Et brusquement il se lève, gagne l'extrémité du divan.
Comment le persuader? Quelle preuve donner de mon
amour? Une seule aurait eu plein pouvoir. Serrer le cher
incroyant contre mon cœur ; étouffer sous des baisers, ses doutes,
ses protestations ; lui crier de toutes mes forces : « Je t'aime, je
t'aime. » Mais tout cela m'était interdit. Je m'en tins aux paroles
prudentes. Sur le ton de la simple affection je lui rappelai la
sincérité avec laquelle je m'étais dévouée à lui.
L'heure était passée où ce sentiment a son prix. Gérard
le repoussa de nouveau.
— Oui, vous avez été une adorable infirmière; à force de
bonté, j'en conviens, vous m'avez consolé, guéri, rattaché à
l'existence ; mais tout cela, ne le faisiez-vous pas, chaque jour,
pour n'importe lequel des malheureux qui s'adressait à vous?
— Comment comparer !...
Je racontai qu'avant même de le connaître, la charité avait
fait faillite en moi. Se donner au prochain sans choix ni préfé-
rence, on fait cela quand l'illusion exalte encore et fait espérer
des prodiges... Mais bientôt le dégoût des tâches inutiles vous
soulève le cœur. On se lasse de dépenser son zèle au service
d'ingrats qu'on ne reverra jamais. Pour persévérer dans une telle
besogne, il faut une âme de sainte. Je n'avais, moi, qu'une
faible âme de femme.
Peu à peu l'incrédulité fondait, laissait renaître l'espérance.
Un dernier doute, cependant :
— Si vous vous abusiez vous-même? Si ce que vous
éprouvez à mon égard n'était qu'une pitié déguisée?
Il fallut protester encore. Peut-être, en effet, au début, avais-je
pu ressentir quelque chose de cela ; mais combien vite ce sen-
timent avait fait place à un autre !
— Quel autre? Dites... Parlez.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je VOUS aime.
— Oh ! ne me trompez pas ! Ce serait si affreux !
Cette fois, du moins, je pouvais affirmer sans mentir. Jamais,
non, jamais vérité plus vraie ne s'était échappée d'un cœur.
— Rassurez-vous, Gérard, le sentiment qui me possède est
l'amour véritable ; entendez-vous : l'amour.
Miracle!... Minute où même au fond d'un cachot tout
paraît clair, joyeux. 11 était convaincu. Il le savait enfin : je
l'aimais non pas en amie que son ami intéresse, en sœur qui
plaint son frère malheureux. Non, tout mon être allait vers
lui.
Ne sachant comment exprimer son transport, il pressa mes
mains en silence.
Mes mains, je l'ai dit, me faisaient honneur; je ne redou-
tais d'elles aucune révélation fâcheuse. Leur forme souple,
allongée rappelait celles qu'on voit aux patriciennes de Van
Dyck. Je les abandonnai à cette première caresse.
Heureux, rassuré, persuadé, Gérard voulut savoir à quel
moment mes sentimens pour lui avaient cessé d'être ceux d'une
infirmière. Je ne savais trop. Cela avait été si soudain,
si imprévu ! Cependant, comme il insistait, je fis un effort de
mémoire.
— C'était pendant votre convalescence. Vous dormiez un
matin. Le cadre brun de vos cheveux seyait bien à votre visage;
vous étiez pâle, mais ce n'était plus la blancheur maladive des
jours qui avaient précédé. On sentait qu'un sang enrichi dorait
à nouveau votre chair. La chemise que vous portiez ce jour-là,
je la vois encore, était mauve et d'une soie fine; votre respira-
tion la soulevait. A un mouvement que vous fîtes, elle s'écarta,
découvrit votre cou très blanc, le haut de votre poitrine.
Maintes fois, j'avais eu l'occasion de vous voir ainsi sans en
éprouver la moindre gène. Pourquoi, ce matin-là, mes joues
furent-elles empourprées?... Je compris que je vous aimais.
Et pour lui, quelle avait été l'heure, la circonstance ?
— Vous ne m'en voudrez pas, dit-il, si j'avoue qu'elle fut
plus tardive. Certes, chaque jour, un de vos charmes, une de vos
bontés prenait un peu de mon cœur; mais ces ténèbres entre
nous... toujours ce mur noir...
Bravant cette fois le danger, j'interrogeai :
— A-t-il donc cessé d'y être?
MA FIGURE. 727
— Presque.
— Depuis quand?...
— Depuis le jour où vous avez consenti à dépeindre votre
figure.
C'était Ja première allusion à ces choses. Tant de silence
s'était fait sur elles que j'avais pu les croire oubliées. Mais
non; c'était moi, c'était bien moi, mes paroles, mon mensonge
qui... Le désordre de ma respiration aurait pu, à lui seul, me
trahir; Gérard ne le perçut pas. Confiant! il poursuivit :
— Ah ! ce n'était plus cette obscurité dans laquelle, si
longtemps, j'avais erré. Vous deveniez perceptible. A mesure
que vous parliez, je voyais se préciser vos traits. C'était comme
une personne qu'on distingue de loin d'abord et qui, peu à peu,
se rapproche. A la fin, dans un éclair, ce fut vous... vous, que
j'avais tant attendue!...
— Attendue! fis-je avec un léger sourire.
Il s'expliqua. Oui ; pendant des années son cœur s'était lassé
à la recherche d'une vraie femme. Tourmenté par des aspirations
complexes, il la voulait à la fois pourvue des grâces physiques
et avec un esprit apparié au sien. Après plusieurs expériences,
il avait cru rencontrer son idéal en cette Hélène dont la lim-
pide beauté faisait croire à une âme ingénue. Je savais la
suite, l'atroce mésaventure.
— C'est alors, Lucienne, que vous êtes venue, vous qui, en une
seule créature, réunissez les perfections que je cherchais : vous
dont l'âme de tendresse habite une forme de beauté...
Ah ! quel doit être l'orgueilleux bonheur d'une femme qui
mérite de telles louanges ! Hélas ! je n'en sentis que le sarcasme.
Pas une de ces paroles dont je ne fusse contrainte à me dire :
« Elle ne s'adresse pas à moi. » Même les qualités morales
qu'autrefois on aurait pu justement m'attribuer, je ne m'y sen-
tais plus de droit. Ne les avais-je pas compromises, anéanties?
Qu'était devenue ma droiture? Et cette noblesse de caractère
dont j'étais si fière? Sous les traits dont je m'étais affublée,
que restait-il de moi-même? Pourtant, pensai-je, sans ce por-
trait, sans mon astuce humble, timide, quel sentiment aurais-je
inspiré ? Sans doute une banale gratitude, une de ces affections
paisibles telles qu'on en a pour une personne de sa famille qui
vous a longuement soigné... Mais ce qui brûle, ce qui palpite^
ce désir dont je me sentais enveloppée?...
728 REVUE DES DEUX MONDES.
Une alternative allait, venait jusqu'à l'épuisement dans mon
cerveau. Je faillis un instant m'arrêter à la solution vertueuse.
Oui, abdiquer, restituer cet amour qui était venu à moi par
erreur. Afin d'avoir ce courage, je me disais : « Une confession
parfois fait pardonner une faute. N'arrive-t-il pas qu'une femme
convaincue d'indignité, garde le cœur qu'elle a trahi? Com-
ment, moi dont le péché n'est qu'amour, serais-je rejetée sans
merci ? Non ! Gérard est bon ; il comprendra, il aura de l'indul-
gence. » Mais je revins bientôt à des réflexions plus judicieuses.
« S'il s'agissait d'une souillure morale, me dis-je, à la bonne
heure, cela se pardonne, s'oublie ; mais un visage défectueux?...
Allons donc ! Voilà qui est fatal, irrémissible !... Aucun homme
ne saurait l'absoudre. Le voulût-il, ses sens, malgré lui le
trahiraient. wNon! non; je n'avais pas d'autre choix : mentir, ou
perdre ce qui m'était plus précieux que la vie.
— A quoi pensez- vous ? demanda Gérard, en me touchant le
front, comme pour saisir ma pensée.
Sans répondre, j'écartai vivement sa main. Il comprit que je
traversais une crise. La crainte qu'il avait eue déjà d'un chan-
gement, de je ne sais quelle reprise de moi-même qui le laisse-
rait abandonné le ressaisit. Or, à cette heure, je lui étais indis-
pensable. Moi partie, que deviendrait-il? Mon regard n'était-il
pas le lien essentiel qui le rattachait au monde extérieur? Mon
bras, son guide et sa sécurité? L'idée qu'il pût me perdre le
jeta tremblant à mes genoux. ' i
— Voulez-vous être ma femme ? supplia-t-il.
Un éblouissement passa devant mon regard. Il me sembla
que les ailes de la Victoire frémissaient sur leur piédestal. La ,
femme de Gérard !... Lui et moi toute la vie ensemble !... Mar-
cher côte à côte comme deux voyageurs dont l'un irait en avant
pour montrer le chemin et dont l'autre lui dirait: « J'aime te
sentir auprès de moi. »
Dans l'atelier, les roses balançaient leurs têtes empourprées.
Je crus sentir mon cœur se dissoudre dans leur parfum. Sa
femme !... Nouer entre nous l'indissoluble lien. Oh ! rêve im-
prévu !... Perspective lumineuse ! Pour l'atteindre, que fallait-il?
Un mot de ma part; le mol que je brûlais de prononcer. Je
restai muette cependant. Une vision me serrait la gorge. J'avais
devant moi l'avenir, ses menaces, ses graves possibilités. Ah ! si
la cécité avait été incurable !... Mais même l'eût-elle été, est-ce
MA FIGURE. 729
que je pouvais, sous une fausse apparence, m'engager à l'acte
suprême? Allons donc !... Etait-ce possible que, par erreur,
par fraude, la vie de Gérard fût liée à la mienne? Par fraude...
Comme chaque fois qu'il se présentait, ce mot me fit rougir!
Je sentis l'abomination de prendre au piège un cher être plein
de confiance ! Eh bien ! non. Si bas que je fusse tombée, je ne
jouerais pas cette comédie abjecte, je n'irais pas jusqu'à l'im-
posture finale.
Gérard, toujours prosterné, avait cet air d'éternelle attente si
touchante chez les aveugles.
— Impossible!... répondis-je.
D'un bond il fut debout.
— J'ai mal entendu?
Il fallut confirmer ce que je venais de dire.
— Vous refusez? Non !... Cela ne se peut pas.
— Hélas!... soupirai-je.
Sa physionomie tout à l'heure baignée de tendre émotion
était redevenue de glace. Mon aveu, nos confidences, ce passé
frémissant que nous venions d'évoquer, tout fut en un instant
figé. Il n'y eut plus, dans l'esprit inquiété de l'infirme, que sou-
venirs hostiles, froideur, suspicions :
— Fou que j'étais!... répéta-t-il. Comment ai-je pu vous
croire?
Oh ! le persuader !...
— Gérard! mon âme est à vous tout entière.
Avec une logique irréfutable il répliqua :
— Si vous m'aimiez, refuseriez-vous d'être ma femme?
Un flot de larmes monta du fond de mon cœur.
— Votre femme! Il n'y a pas de chose au monde que je
désire davantage.
— Alors ?
Toute explication m'était interdite. Je ne sus que balbutier .
— Maintenant, je ne puis pas !... Un jour peut-être... Plus
tard.
Mais il reprit méchamment :
— J'y suis; vous vous réservez...
Mon Dieu ! que voulait-il dire ?
Sa voix cingla :
— Vous ne voulez pas, en un mot, être la femme d'un aveugle.
C'était cela qu'il avait cru?... Quoi! J'aurais fait ce calcul
730 REVUE DES DEUX MONDES.
vil. Prudente, j'aurais attendu que les choses fussent mieux.
— Oh! comment avez- vous pu?...
Il reprit avec cruauté :
— Mais cela est tout naturel.
Indignée, alors, je m'écriai :
— Sachez que c'est au contraire l'idée de votre guérison qui
m'arrête.
— Vous dites?
— Je dis que si vous ne deviez pas guérir, je n'hésiterais
pas un instant.
— A m'épouser?
— A vous épouser.
Stupéfait, il eut le mouvement de ceux qui, pour interroger,
regardent. Il ne comprenait pas ; il ne pouvait pas me com-
prendre. Son esprit suivait une direction, le mien une autre.
Comment nous serions-nous rencontrés?
L'obligeant à se rasseoir :
— Ecoutez-moi !... lui dis-je. Ce que vous supposez de ma
part est indigne, abominable...
— Qu'y a-t-il alors ?
— Un scrupule. On n'accepte pas d'épouser un homme qui
ne vous a jamais vue.
— Vous ne parlez pas sérieusement?
— Très sérieusement, au contraire. Réfléchissez. Qui sait si,
me voyant, vous ne regretteriez pas...
il eut presque un éclat de rire. Quoi? C'était cela? C'était
cette absurdité?
Mais ma voix, elle, ne riait pas.
— Je ne saurais courir le risque...
— Quel risque ?
— Le pire. Celui de vous déplaire, do vous décevoir.
Je m'arrêtai, ne trouvant plus mes paroles... Tant de choses
m'étouffaient ! Il y en avait tant aussi qui étaient dangereuses à
dire!... N'avais-je pas déjà trop parlé ? Mais non; Gérard avait
en moi la foi naïve d'un enfant. Gomment avais-je pu concevoir
cette idée extravagante, presque bouff"onne : lui déplaire ! le
décevoir! quand tout son être m'appelait; quand il attendait
l'instant de me posséder avec plus d'impatience encore que de
revoir la lumière. Est-ce que, véritablement, je n'avais aucun
autre motif?
MA FIGURE.
731
Non; celui-là seul avait déterminé mon refus.
Alors, il n'y eut plus de mine sombre, de front barré... il
n'y eut plus qu'une abondance de tendresse...
— Mon âme! Ma chère âme!... Mais, seriez-vous, en effet,
moins belle que je ne me l'imagine, seriez-vous différente,
tout autre, même laide... Est-ce que vous ne seriez pas vous,
néanmoins ; vous, en qui j'ai mis ma tendresse, mon espoir,
toutes les forces de ma passion?
Il parlait ainsi dans une sorte d'emportement. C'était la
première fois que j'entendais haleter le désir. Jamais ne s'était
approché de moi ce souffle qui ordonne et se fait obéir. Un
paradis s'entr'ouvrit. Depuis le fond des années, j'avais regardé
venir cette minute... L'avenir m'apparut tel qu'il pouvait être.
Une petite maison, un jardin au fond d'une solitude. J'y emmè-
nerais mon aveugle. Tous mes instans seraient consacrés à
préserver son illusion. Autour de nous, point de paroles indis-
crètes : rien que des arbres, des enfans, de douces bêtes fami-
lières, des êtres simples par lesquels je ne risquerais pas d'être
dénoncée. Ainsi les années couleraient et le rêve n'aurait pa-s
de fin. L'hiver, blottis près du foyer, nous laisserions parler
nos cœurs et ils n'auraient que des pensées dont je serais l'inspi-
ratrice. Nous ferions, pendant l'été, de suaves promenades; le
soleil caresserait nos mains unies. Aux yeux clos de mon
époux, je serais l'unique, l'indispensable. Invisible, j'aurais le
merveilleux privilège de demeurer jeune, toujours! toujours
belle !
Ivre, imprévoyante, je me promis :
— Mon existence vous appartient.
Mais, à peine ces mots prononcés, la vision changea. Et
s'il guérit? Si nous sommes un jour les yeux dans les yeux?...
Eh bien ! réponds. Que ferais-tu?
Gomment, sous de pareilles secousses, le cœur ne se brise-
t-il pas?
Une fois encore je fus perplexe, puis la solution m'apparut :
Fuir. Oui, si Gérard recouvrait la vue, il n'y aurait rien
d'autre à faire. Plutôt que d'affronter son regard, plutôt que
de me trouver en sa présence déjouée, humiliée, confuse, je
n'aurais qu'à disparaître. Où? Que savais-je! Peu importait, à
condition que l'endroit fût assez caché pour que jamais il ne
m'y trouvât. Toute cruelle que fût cette décision, elle m'apporta
732 REVUE DES DEUX MONDES.
un soulagement. Après m'y être enracinée et, le cas échéant,
certaine de ne m'y point soustraire, je me sentis la fermeté de
quelqu'un qui connaît la limite de sa souffrance. La faculté
de mourir à notre gré, que nous a laissée le sort, li'est-elle pas
la seule défense que nous ayons contre lès coups qui dépassent
notre force? Mon suicide, à moi, ce serait cette fuite.
En attendant, Gérard s'abandonne délicieusement à la con-
fiance revenue. Pelotonné contre les coussins, il murmure :
— Chère chérie !...
Je lisse doucement ses cheveux avec le revers de ma main.
— Mais quand?... implore son impatience.
— Bientôt.
Il insiste ; il veut qu'on fixe une date.
— Je ne retire rien de ce qui est promis, mais j'y pose une
condition.
— Laquelle? Qu'allez- vous encore inventer pour nous empê-
cher d'être heureux?
— Le mariage ne sera célébré qu'après l'opération.
— Pourquoi ce délai?
— Je veux, le jour où vos yeux se rouvriront, que vous
soyez maître absolu.
— Toujours cette idée!...
— Toujours.
Et mon accent témoigne que je n'en changerai jamais.
Se résignant alors, Gérard revint à sa plus persuasive
voix.
— Alors, pria-t-il, donnez-moi le baiser de nos fiançailles.
La peur qui, depuis un instant, avait relâché son étreinte,
me ressaisit. Un baiser !... Ma figure qïiïtq ses mains ! N'avais-je
pas, comme tout le monde, entendu dire que les aveugles voient
sans voir? La délicatesse de leur tact est célèbre. Ne va-t-on pas
jusqu'à prétendre que, chez certains, la subtilité de l'épiderme
est telle qu'ils réussissent, parfois avec un simple attouche-
ment, à distinguer la couleur des objets? Quelle épouvante! Si
mes cheveux, mes yeux, le défaut de mon ovale allaient être
déchiffrés ainsi qu'un livre en relief?
Gérard attendait toujours. Une méfiance recommençait à
charger son front de nuages.
— Vous ne voulez pas m'embrasser?...
«Si je refuse, pensai-je, ses soupçons vont se réveiller. Il se
MA FIGURE.
733
dira encore : « Elle ne m'aime pas! » Ou bien, son esprit dirigé
vers une lueur, entreverra mon motif... Pendant une seconde
j'hésite, je chancelle... Puis, avec la sombre énergie de ceux qui
préfèrent risquer leur vie, en une fois, au misérable effort de
la disputer chaque jour, je m'élance...
Et il me reçoit sur son cœur.
— Ma bien-aimée ! . . .
Ses mains m'enlacent. Ses lèvres sont sur mon visage.
Timides d'abord, elles vont à mon front, à la racine de mes
cheveux; bientôt elles s'enhardissent. Les voilà brûlantes sur
mes joues. Que vont-elles discerner? Elles abordent ma bouche.
Je frémis. Instinctivement, je me dérobe. N'est-ce pas à cette
frontière de l'âme qu'habite la vérité? Si elle allait se faire jour!
Sans doute, pour un autre, toutes ces choses eussent été claires;
mais Gérard n'a pas l'expérience d'un aveugle. Il m'embrasse
avec un emportement qui exclut toute perspicacité. La foi qu'il
a en moi est si pure, si robuste, qu'elle lui tient lieu de re-
gard. L'illusion où il est engagé l'éblouit comme un soleil. II
me voit, il continue à me voir dans un miraculeux rayonne-
ment. La perfection de son amour me revêt de perfection. Il
m'élève à une hauteur d'où, seule, l'évidence pourrait me pré-
cipiter. Et ce baiser tant redouté, tant attendu, ce parfait baiser
d'amant, je le reçois enfin, tandis que sur un ciel doux et voilé
le jour s'achève lentement.
VIII
Consulté sur l'époque favorable à l'opération, le docteur
Ogensky a demandé une quinzaine. Il s'inquiète de trouver
l'aveugle nerveux, surexcité ; il juge nécessaire d'améliorer
l'état général avant de tenter la grande épreuve. A cet effet il
prescrit un redoublement de soins, d'hygiène, insiste sur une
complète tranquillité d'esprit.
— A présent, je serai calme, affirme Gérard aii lendemain
de notre accord.
Et comme il demande que l'on avance la date.
— Vous êtes devenu bien impatient ! remarque le chirurgien
dont, jusque-là, l'intervention avait été repoussée.
Oui, mon fiancé souhaite ce qui peut lui faire gagner des
heures, des minutes. Il marche, croit-il, vei^ la clarté. Le
734 REVUE DES DEUX MONDES.
contraire serait un malheur trop atroce, une de ces ruines que
la raison se refuse à admettre.
— Vous voir!... s'écrie-t-il avec l'exaltation d'un croyant
qui s'adresserait à son Dieu; vous contempler face à face et me
dire : c< Elle est à moi pour toujours !... »
Cette guérison que, d'abord, j'avais jugée impossible, je
commence à la concevoir. A force de la promettre, j'en suis
venue à penser : « Si elle se produisait? » Et, tandis que de toutes
les forces de son être Gérard l'appelle, pendant qu'il y accroche
un espoir de naufragé, je la redoute, moi, comme les rives de
l'Achéron. « Quinze jours ! me dis-je. Plus que quinze jours,
peut-être, de ce bienheureux mystère ! Quinze jours à me sentir
enveloppée d'adorations, de désirs 1 » Et sans force désormais
contre le vœu abominable, je m'y abandonne ; je cède à son
courant trop rapide.
Le présent, du moins, contenait-il assez de délices pour com-
penser?... Non; trop de craintes s'y mélangeaient! Si parfaite
que fût la confiance en moi de Gérard, si attaché qu'il fût à ses
propres imaginations, un mauvais hasard pouvait tout détruire.
Que devant lui, quelqu'un, par malice ou par inadvertance,
laissât échapper un mot, une exacte appréciation de ma per-
sonne, moins encore, une de ces phrases topiques qu'on dit sans
même y réfléchir : « Les cheveux bruns de Lucienne, » ou bien :
« Cette Lucienne avec sa peau de citron, » c'en était fait de
mes pauvres artifices. Une déchirure précipiterait l'heure du
drame, et, au lieu de me retirer noblement, volontairement,
ainsi que j'en avais le projet, je perdrais tout mon prestige,
comme quelqu'un qu'on a démasqué. Oh ! calamité de prévoir!
Malheur d'une âme où l'avenir se réfléchit!
Il venait peu de monde à la maison. Evincées, au début,
par les ordres des médecins, les visites s'étaient peu à peu ralen-
ties. Deux ou trois seulement, parmi les meilleurs amis du
peintre, insistèrent. Sa fierté d'abord les écarta. Il ne pouvait
souffrir l'idée d'être vu dans un état dégradé par ceux qui
avaient été ses compagnons de plaisir. La longueur toutefois
des journées oisives eut raison de sa résistance. Peu à peu,
l'envie de recevoir tels et tels lui revint. Ils furent introduits.
La conversation de ces jeunes gens, pleine de projets, de
joyeuses exclamations, ramena un peu de gaieté entre les murs,
depuis tant de jours, taciturnes. Une seule chose gâtait, pour
J
MA FIGURE. 735
Gérard, l'agrément de ces réunions : mon refus d'y assister.
Comment aurais-je consenti ? L'absence de témoins était ma
garantie unique. Aussi n'y avait-il pas de stratagèmes que je
n'inventasse pour m'écarter de leur présence, de prétextes aux-
quels je n'eusse recours pour sortir les jours où quelqu'un était
attendu.
Ce qui devait arriver cependant arriva. On annonça à l'im-
proviste la visite de Pierre Dayrague. Gérard faisait grand cas
de ce jeune homme aquarelliste de talent qui avait été aux
Beaux-Arts, son voisin de chevalet; souvent il m'en avait vanté
l'esprit, l'intelligence.
— Restez, pria-t-il, je serai content que vous fassiez sa con-
naissance.
Le danger aussitôt m'apparut. Tant que je serais entre eux,
rien n'était à craindre, mais qu'un jour ils vinssent à se trouver
seuls, de quoi parleraient-ils ? De moi, sans doute... Et alors ?...
J'eus véritablement l'impression d'être dans la peau d'un cri-
minel poursuivi ou d'une bête traquée qui entend les cris de
la meute !
Ma timidité, bien connue de Gérard, me servit encore une
fois de prétexte, mais cette fois n'ayant pas été accepté, il fallut
chercher autre chose :
— Que penserait de moi ce jeune homme?
Rien jusque-là, dans mes propos, ni ma conduite, n'avait
laissé supposer que je fusse sensible à l'opinion.
Gérard sétonna; puis, comme je m'obstinais :
— D'ailleurs ne sommes-nous pas fiancés? rappeia-t-il.
Fiancés ! Le plus beau mot qui soit ! Pour d'autres, syno-
nyme d'espoir, d'heureux présage, avec quelle amertume je l'en-
tendis!...
Je fis observer qu'ayant été tenues secrètes, nos fiançailles
ne me préservaient en aucune façon des suppositions malveil-
lantes. Nous allions discuter... la porte de l'atelier s'ouvrit,
livrant passage au visiteur.
D'un bond je fus derrière le paravent et, sans un geste, j'y
demeurai tapie jusqu'à la fin de la visite.
Avec une mauvaise conscience est-on jamais en repos?
Même Sophie ne laissait pas que de m'alarmer. Non pas, la chère
fille ! que je redoutasse, de sa part, le moindre propos malveil-
lant, ni même équivoque, mais c'était une telle commère!...
736 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant qu'elle aidait Gérard à sa toilette, je l'entendais
bavarder, bavarder!... Mon Dieu, que pouvait-elle lui dire?...
Ayant une fois ou deux prêté l'oreille, je n'avais rien surpris
de suspect. Néanmoins, je me disais : « L'avertir serait plus
prudent. »
Un matin, comme elle sortait de la chambre, après s'y être
attardée plus longtemps qu'à l'ordinaire, anxieuse je l'abordai.
— De quoi parliez- vous ?
Elle secoua la tête.
— De quoi pourrions-nous parler? Avec M. Mérignac il n'y
a qu'un sujet unique : Vous, encore vous. Votre nom est sans
cesse à sa bouche.
Mes alarmes redoublèrent.
— Et qu'est-ce qu'il te dit de moi ?
— Toujours la même chose : Que vous êtes bonne ; que vous
êtes belle ; qu'entre un ange du ciel et vous, il n'y a pas de
différence.
— Mais toi, toi, qu'est-ce tu réponds?
Certes, je ne soupçonnais pas ses intentions. Comment, tou-
tefois, ne pas trembler quand un mot, un seul peut vous
perdre ?. . .
— Eh bien! Parle. Dis...
Son honnête figure s'éclaira...
— Pensez-vous, par hasard, que je vais le contredire? Je
répète après lui que vous êtes la plus belle comme la meilleure.
Je respirai.
— C'est bien, Sophie ! Tu es une excellente fille.
Pour cette fois, j'étais sauvée. Mais l'avenir?
— Ecoute, repris-je, décidée cette fois à faire d'elle ma
complice; s'il arrivait que...
Ah ! cela n'est pas si facile qu'on pourrait croire de dire à
une créature simple qui vous estime : « Voilà ; j'ai fait une
vilenie; à toi de la confirmer. »
Une idée vint à mon secours. Je portais autour du cou
un médaillon d'or et d'émail où était enfermé le portrait de ma
mère, de ma jolie blonde maman.
Je l'ouvris.
— Tu vois, dis-je, cette miniature?
— Celle qu'ensemble nous avons retirée du tiroir où votre
père l'avait enfouie ?
MA FIGURE. 737
— Oui. Suppose que je lui ressemble.
Sophie me dévisagea comme si elle pensait que ma raison
fût en train de s'égarer.
— Ressembler à votre maman!... Vous en êtes précisément
le contraire.
Aïe! Comme, sans le vouloir, elle appuyait sur ma plaie
vive!
La voix sourde, je repris:
— Eh ! Parbleu, je le sais bien ! Mais c'est ainsi que j'aurais
voulu être. Si du moins Gérard pouvait toujours croire !
La vérité commençait à se faire jour. Dès le début d'ailleurs,
Sophie l'avait présagée. Son cœur jaloux l'avait mise en garde.
Un doute cependant lui restait. Aimer un aveugle, cela était
si absurde, si invraisemblable!
— Est-ce que vraiment vous songeriez?
Je baissai la tête. Mon silence était un aveu. Sans détourner
les yeux de moi, la chère fille eut un gros soupir :
— Quelle folie !...
On eût dit qu'elle entrevoyait je ne sais quel destin détruit,
quel avenir plein de détresse.
— Pourquoi serait-ce fou? répliquai-je. Lui aussi m'aime; il
me l'a dit.
Et, désireuse de la gagner davantage encore à la cause du
jeune homme, j'ajoutai:
— Il veut m'épouser.
Mais la moue dédaigneuse de Sophie semblait dire : « En
vérité, un joli mari ! »
Elle ne comprenait donc rien cette fille !... Il fallut lui expli-
quer que c'était cette cécité précisément qui me le rendait
cher entre tous.
— Un autre, vois-tu, j'aurais peur de lui déplaire. Je serais
toujours préoccupée de ce qu'il penserait de moi. Te souviens-tu
du jour où Jean Desrives est venu, et où j^ai refusé de le rece-
voir? J'avais ce même scrupule. Tous les hommes me l'ont
inspiré. Jamais je n'ai pu croire qu'avec la figure que j'ai, l'un
d'eux m'aimerait ainsi que je rêve de l'être. Pour la première
fois, près de celui-ci, je suis heureuse, je me sens jeune, je
respire...
Mais ces complications sentimentales restaient sur le seuil
de sa vieille caboche.
TOMK m. — 1911. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tout cela, déclara-t-elle, c'est des idées. Personne, au-
tant que vous, ne mérite qu'on l'adore...
— Tais-toi!... fis-je en mettant ma main devant sa bouche
édentéc. Tu n'entends rien à ces choses. -
C'est égal; elle m'avait comprise; elle ne commettrait pas
de gaffes. Si hostile qu'elle fût à l'amour, à celui-là en par-
ticulier , je la savais incapable d'agir à l'encontre de ma
volonté.
Rassurée maintenant, j'obéis à la grande vague heureuse qui
m'attire, m'enlace et dont la rumeur est si forte que je
n'entends plus qu'elle au monde.
Et lui, Gérard, qu'éprouvait-il? Exempt de toute inquié-
tude, son bonheur, s'il est possible, dépassait encore le mien.
Il n'était pas comme les autres amoureux dont mille spectacles
détournent l'esprit, le regard, lui ne voyait, n'imaginait rien
qui ne fût moi. J'étais sa lumière et son paysage, sa fenêtre
ouverte sur l'infini.
Assise sur un tabouret bas qui mettait mes épaules contre
ses genoux je lui abandonnais ma tète, je la livrais à ses
caresses comme une chose lourde, sans vie. D'étranges phéno-
mènes s'accomplissaient alors en moi. Ayant cessé de redouter
la clairvoyance de son toucher, j'oubliais ma figure véritable;
.j'en venais à croire qu'elle n'avait jamais existé, que réellement
j'avais ces traits sous lesquels j'étais chérie. Adaptée à ma
fausse enveloppe je pensais , je m'exprimais comme si
j'avais été belle; je n'avais plus l'esprit morose; je causais
avec cette gaîté qu'ont les femmes certaines de leur empire.
Quoique bien passagères, hélas ! ces impressions m'ont laissé
un souvenir si doux que je ne puis me les rappeler sans
larmes.
Perdu dans son rêve exalté, Gérard murmurait :
— Je bénis presque mes ténèbres, car j'y suis absorbé en
vous. Dans cette retraite, nous sommes seuls, il n'y a, il ne
peut y avoir que nous. Le souvenir même des autres femmes
s'efface...
Heureuse, indiciblement, je répondis :
— Vous aussi, mon aimé, vous êtes pour moi l'univers.
Avant que de vous connaître, j'étais plus misérable que les men-
dians à qui je donnais l'aumône. Eux, quelquefois, je parvenais
à les faire sourire. Qui s'occupait de mon sourire à moi ? Main-
MA FIGURE. 739
tenant, j'ai une âme débordante, l'âme d'un prisonnier qui se
serait évadé,
La confiance qu'il avait dans le destin débordait parfois la
félicité présente. C'étaient alors des projets, des projets... Mêlés
l'un à l'autre, nous ferions de la vie un jardin délicieux d'idées,
de sensations. Il m'associerait à son art; nous voyagerions au
pays des cèdres et des palmiers ; je serais son inspiratrice, son
modèle.
De telles paroles, devant ma conscience, redressaient tout à
coup le spectre de l'avenir. Une pensée alors, une seule avait
le pouvoir de me calmer. Disparaître ? Fuir avant d'avoir été
vue ? Si coupable que fût ma conduite, je me sentais jusqu'à
un certain point absoute par cette résolution. Nos fautes ne
portent-elles pas en elles-mêmes une excuse si, loyalement,
farouchement nous acceptons le prix dont il faudra les payer ?
Je prévoyais toutefois à mon départ de grandes difficultés.
Quitter Gérard à la minute dont il attendait tant de joie, quel
coup pour lui! Quel désastre!... La crainte que j'ai toujours
eue de faire souffrir s'en émouvait plus que de ce que j'aurais
moi-même à éprouver. Je cherchai par quel moyen atténuer la
brutalité du choc, comment le rendre moins douloureux. En
laissant prévoir ? Mais si l'opération échouait, quel regret d'avoir
parlé!... Mieux valait en silence attendre l'heure, et si elle
m'était fatale, me sauver, laissant une lettre après moi. Quelle
raison donnerais-je de cette fuite? La véritable, celle qui tout à
la fois me couvrirait de confusion et ferait éclater mon amour.
Certes, cet aveu serait atroce, déchirant; mais, dans sa cruauté
même, je trouvais une sorte d'affreux courage, le salaire par
lequel on se sent rachetée.
Du moins, qu'à l'instant de mon abandon, le cher être ne
pleurât pas seul ! Qu'un secours fût à son côté ! Mais qui ? A
quelle affection sûre le confier? Je songeai d'abord : Sophie.
Si je l'exigeais, elle prolongerait ses services après que je serais
partie. Bah ! était-ce de soins matériels que Gérard aurait
besoin? Dans sa crise, qui le consolerait? qui l'empêcherait de
se croire trahi? Une autre figure se présenta : Marescot. Depuis
le premier jour, il s'était montré notre ami ; le mien d'abord,
conquis par mes qualités d'infirmière, par le zèle qu'il m'avait
vue déployer, et bientôt celui de Gérard. Sincèrement, il
prenait part à l'infortune du jeune homme, il s'ingéniait en
740 REVUE DES DEUX MONDES.
moyens de le soulager. Même après que sa visite journalière eut
cessé d'être médicale, il en garda Thabitude. Chaque soir, sa
tournée finie, il grimpait les cinq étages, apportait l'écho du
dehors, les nouvelles, toute cette poussière de vie attachée à
ceux qui circulent. Quoique leurs esprits fussent à l'opposé Tun
de l'autre, l'artiste accueillait avec sympathie le docteur. Peut-
être, de ma part, aurait-il été discret de leur fournir, quelque-
fois, l'occasion de causer entre eux, ainsi que les hommes s'y
plaisent. Mais mon idée fixe ne me le permettait pas ; je crai-
gnais, en les laissant seuls, que Gérard ne cédât à ce besoin
débordant qu'il avait de s'exprimer sur mon compte. Que
répondrait le docteur ? Si bien disposé que je le pressentisse à
mon endroit, je ne m'exposerais pas à ce qu'il lançât un mot...
ce mot dont la menace me faisait courir un frisson. Aussi, quand
venait l'heure de la visite, étais-je là, toujours.
Une fois, pourtant, l'absence de Sophie m^ayant contrainte
d'aller jusqu'à la cuisine chercher de l'eau bouillante, dans ma
hâte, je m'échaudai tout l'avant-bras. A mes cris, le docteur
accourut. Des cloques se soulevaient. Il y mit de l'huile, de
l'ouate et, comme je dévorais ma plainte, il m'adressa un com-
pliment.
— Vous êtes bien courageuse!
A la vérité, quoique ma douleur fût vive, je ne la sentais
presque pas. Un singulier plaisir me venait même à l'endurer.
Ne lui devais-je pas d'avoir été délivrée d'un mal mille fois
plus cuisant? Grâce ^ à cette brûlure, n'avais-je pas la certitude
qu'aucune parole funeste n'avait eu le temps d'être prononcée?
Donc, il s'agissait de parler à Marescot, de le mettre dans ma
confidence. Il n'y avait pas de doute, son intelligence, l'attache-
ment qu'il avait pour Gérard seraient d'un précieux secours.
Mais je l'ai dit; j'étais timide; je l'étais jusqu'à la torture.
Parler de moi, attirer l'attention d'un homme sur ma personne,
confesser ma faiblesse, mon tort... La sueur en perlait sur
mes tempes. « Rien ne presse, pensai-je ; la veille, il sera temps. »
En attendant, je savourais près de Gérard une félicité précaire.
J'étais comme ces voyageurs qui, sur le point de quitter un
pays, redoublent de ferveur à son endroit. Je m'appuyai à toutes
les beautés de l'heure. Si menacée qu'elle fût, n'était-elle pas
divine? Ah ! que j'aurais voulu l'éterniser, cette heure au bout
de laquelle il y avait... quoi?... Une catastrophe peut-être.
MA FIGURE. 741
Kélas! elle passait avec une rapidité!... ou plutôt, elle ne pas-
sait pas, elle courait, elle se précipitait vers le terme. Je n'avais
devant moi que huit jours, puis six, puis quatre. Maintenant,
il ne m'en restait plus qu'un : reculer n'était plus permis. Ce
soir même, je demanderais un entretien à Marescot.
L'instant venu, aucun lieu de l'appartement ne me parut
assez secret pour ce que j'avais à dire. Je descendis l'escalier.
Mes mains étaient glacées. Je les sentais se raidir entre mes
gants. Mon attente ne fut pas longue. Il y avait cinq minutes à
peine que je faisais les cent pas devant la porte, lorsqu'un coupé
s'arrêta. A sa forme antique, aux jambes usées du cheval qui
tant et tant s'étaient raidies à gravir les pentes de Montmartre,
je reconnus celui du docteur.
Mapercevant, il s'inquiéta :
— N'est-il rien survenu de mauvais?
Je le rassurai. Non. J'avais seulement quelques mots à lui
dire en particulier.
Son regard circulaire marqua que l'endroit était étrange-
ment choisi ; mais, comprenant que la chose, était urgente il
remonta dans sa voiture et me fit signe d'y prendre place.
— Là, nous serons tranquilles.
Mon cœur battait comme si, au lieu de descendre cinq étages,
je venais de les escalader au galop. Dans le dédale des confi-
dences auxquelles j'étais résolue, par laquelle commencer?
Presque à l'improviste, elle jaillit en fusée de mon cœur.
— J'aime Gérard.
Marescot s'en était toujours douté ; il eut un air entendu.
Rougissante, alors, j'avouai l'amour dont moi-même j'étais
l'objet; je dis la proposition de mariage.
Persuadé que c'était cela la nouvelle, la bonne nouvelle que
j'avais à lui annoncer, il eut son sourire de brave homme à
qui le bonheur des autres fait plaisir.
Déjà sa main ronde, pleine de félicitations, s'avançait.
— Chère enfant! "Vous l'avez bien mérité!...
— J'ai refusé, lui dis-je.
Il me regarda stupéfait.
— Ne m'avez- vous pas dit que vous aimiez?
Je fis signe que oui.
— Alors?
Avec un homme de cette espèce, il n'y avait pas à tergiver-
1Ï2 REVUE DES DEUX MONDES.
ser. Très franc lui-même, toujours pressé d'atteindre au but, il
aimait les situations nettes.
— Épouser un aveugle, dis-jo, serait-ce, de ma part, honnête?
La signification de ces paroles ne lui fut pas tout de suite
claire. Il fallut compléter, faire entendre que cet aveugle était
à mon sujet dans une singulière erreur.
— Quelle erreur?
— Il s'imagine que je suis belle !...
Ce mot lâché, je me rencognai dans le coin le plus obscur
du coupé et, en petites phrases haletantes, mon récit se déroula.
La chose était venue sans que je sache comment. Gérard était
si malheureux!... Je voulais le soulager, suppléer à sa vue
absente. Je lui avais dépeint ce qui se passait, survenait, d'abord
tel que c'était, puis, peu à peu, par un sentiment, je le jure,
charitable, tel qu'il désirait que ce fût. Ainsi j'avais pris l'ha-
bitude de n'évoquer que des visions attrayantes, des ciels bleus,
des paysages de printemps; les mots ne me semblaient plus
exister que pour fournir à mon ami des sensations agréables,
que pour lui montrer tout en beau.
Le docteur jusque-là m'avait approuvée. Je vois encore les
mèches grises qui, sous son chapeau à larges bords, oscillaient
sur le blanc de son col. Au moment de dire comment j'en étais
venue à m'exprimer sur moi-même, la respiration me manqua.
L'aile soyeuse d'une hirondelle rasa la vitre; je l'enviai d'être
libre, d'habiter l'air, d'y être une toute petite chose à laquelle
personne ne portait d'attention.
Cependant j'étais venue pour que la vérité fût dite, rien
n'éviterait qu'elle le fût. D'une haleine j'achevai, honteuse, ma
confession.
Marescot m'avait écoutée sans qu'un muscle bougeât dans
sa large et bonne figure. Il ne m'adressa pas de blâme; il ne
prononça aucune de ces phrases banales par lesquelles un
moraliste n'aurait pas manqué d'apprécier ma conduite. Il dit
seulement :
— Ne pensiez-vous donc pas qu'un jour vous pouviez être
démentie?
— Si, répondis-je, j'ai tout prévu. A chaque parole inexacte,
je me disais : « Et s'il te voit? S'il vient à recouvrer la vue? »
Rien cependant n'eut le pouvoir de m'arrêter. J'appartenais à
une force plus puissante que la prudence, la raison, la simple
MA FIGURE. 743
honnêteté. Ne fût-ce qu'un jour, je voulais échapper au mal-
heur abominable de ma vie.
— Quel malheur?
— Le pire de tous : celui qui m'a fait naître laide.
Il allait protester. Avant même qu'il en eût le temps, je le
dispensai de tout effort de courtoisie.
— Ne dites rien, je sais. Je ne me fais pas d'illusion.
S'étant soudain tourné vers moi, Marescot me dévisageait. On
eût dit qu'il me voyait pour la première fois. Et cela était vrai.
Depuis plus de trois mois qu'en sa présence j'allais, je venais,
j'accomplissais mille besognes, il ne m'avait pas une seule fois
véritablement regardée. 0 blessure entrée au plus secret de la
sensibilité féminine!... Un homme avait pu vivre à mes côtés
sans m'apercevoir, sans que ma figure, pour lui, se distinguât
dune autre figure. Qu'en devais-je conclure, sinon que j'étais,
pour le moins, de celles qui laissent l'œil inattentif ? On remar-
quait mon dévouement, mon intelligence; on jugeait mon
caractère, on ne songeait même pas à se demander : « Et au
physique, comment est-elle ? » En cette minute, je remâchai
l'injustice de mon sort : dès la pension, mes compagnes pré-
férées à moi; l'abandon de Jean Desrives; le ricanement de ma
tante Jules, le soir où j'avais émis la prétention d'être aimée.
Tant de dédains !... Et cette comédie qu'il avait fallu pour m'em-
parer du cœur de Gérard!... Mes larmes débordèrent.
Pareille détresse chez une créature saine! Entendre, pour ce
qu'il jugeait une vétille, des gémissemens pareils à ceux du
blessé sous le couteau, du goutteux que sa crise tourmente. Le
docteur en était confondu. Lui qui, avant sa trentième année,
s'était muni d'une médiocre compagne dont les vertus avérées
et les flancs robustes assuraient le rôle qu'il lui destinait en
ménage, comment se serait-il expliqué? Il crut que je craignais
des représailles.
— Gérard est un honnête homme, plaida-t-il ; un mensonge
proféré dans l'intention de lui plaire ne peut soulever en lui
une colère durable. Ce n'est pas pour une nuance de cheveux
qu'il va rompre vos engagemens.
Je l'arrêtai. 11 s'agissait bien de mariage! Si tel avait été
mon but, quoi pour moi de plus simple que de mettre à profit
les jours de cécité? Mais non! Mes visées étaient plus hautes.
Je n'ambitionnais que l'amour. C'était lui que je redoutais de
744 lŒVUE DES DEUX MONDES.
perdre, le cher, le brûlant. Oh ! ne plus entendre son cantique !
Vivre des jours sans couleur! Quitter cette terre d'ombre déli-
cieuse où mon cœur avait pris racine et retourner au dédain,
à la solitude !...
— Pourquoi, objecta Marescot, tout cela serait-il ainsi? N'êtes-
vous pas, ne continuerez-vous pas toujours d'être la meilleure,
la plus aimante des compagnes, celle dont le cœur de votre ami
s'est fait une nécessité?
— Sans doute! Mais, qu'est-ce que l'affection, si le désir
meurt?.,. Lui seul est grand, fort, vivace, et il ne s'attache qu'à
de la beauté.
Le docteur parut réfléchir, se consulter; puis il reprit:
— Vous exagérez. Ne voit-on pas tous les jours des femmes^
des hommes sensuellement épris sans que la beauté soit en
cause?
Mais ma conviction était inébranlable.
— D'autres, peut-être, ripostai-je, pas Gérard, pas l'artiste,
l'épicurien qu'il est.
Je savais quelles étaient là-dessus ses idées. Maintes fois, il
en avait devant moi exprimé Tintransigeance. « La beauté
est tout, prétendait-il. Elle seule inspire les sens, les persé-
cute et les gouverne. Sans elle tout est mort, tout se glace et
se recouvre de cendres... » Que de fois je m'étais sentie fris-
sonnante en entendant ces paroles et d'autres analogues!...
que de fois je m'étais dit : « Ah ! qu'il ne me connaisse jamais ! »
Si peu qu'en sa carrière surmenée, le vieux praticien eût
pris le temps de s'attarder aux problèmes sentimentaux, il
parut s'intéresser à ce que je venais de lui apprendre. Toutefois,
l'optimisme qu'il apportait à ses diagnostics professionnels en
modifia la portée.
— Ne désespérez pas, fit-il ; si Gérard vous aime réellement,
il ne cessera pas, pour si peu, de vous aimer ; et même je
parierais que, sachant combien vous avez souffert pour lui, il
vous chérira davantage. Voulez-vous que je lui parle?
Je m'effarai,
— Pas aujourd'hui. Que du moins notre dernier soir béné-
ficie du mystère!...
— Votre dernier soir... Que signifie?.,.
Je déclarai mon intention de m'en aller le lendemain au
cas où l'opération réussirait.
MA FIGURE.
745
— C'est alors, docteur, que j'aurai recours à votre bonté...
Vous serez là, n'est-ce pas? pour atténuer le coup, pour remettre
à Gérard la lettre que j'aurai préparée à son intention...
Mais il n'écoutait plus. Toute sa bienveillance s'était subi-
tement muée en colère.
— Quoi? Vous voulez partir, abandonner votre ami...
— Oui!... Avant qu'il n'ait pu m'apercevoir.
— Y songez-vous? Lui causer cet émoi!
— Tout!... plutôt que de recevoir le coup de son regard
sans amour.
Il repartit :
— Qu^en savez-vous? Pourquoi préjuger de ses sentimens?
Attendez du moins quelques jours. S'il se détourne ; si vous
sentez que son cœur, envers vous, se refroidit, il sera temps
alors; vous dénouerez vos fiançailles.
Mais mon refus persistait.
— J'ai bien réfléchi, docteur; ma retraite est inévitable ; elle
seule préservera mon souvenir, le laissera intact dans la mé-
moire de Gérard, tel que je veux qu'il y demeure.
La surprise du docteur grandissait. Etais-je bien la per-
sonne qu'il avait jugée raisonnable? l'infirmière d'apparence
sage, réservée?
Paternellement il gronda :
— Déchirer ainsi votre cœur ! celui de votre ami !
Les aurais-je épargnés en restant?... Je redonnai le motif
souverain : ne pas décevoir; ne pas assister à ma propre dé-
chéance; et puis ma voix se brisa. Il me sembla que je venais
de réciter l'office des morts.
Si, au début, Marescot avait eu, à mon égard, quelque sévé-
rité, il me plaignait à présent de tout son cœur. Pour la pre-
mière fois, peut-être, il venait de sentir que la fièvre et le bis-
touri ne sont pas seuls à tourmenter la chair humaine. Géné-
reusement il proposa :
— Ne puis-je rien pour vous ?
Je le remerciai. Non ; personne n'avait le pouvoir d'éloigner
de moi le calice. Si j'avais parlé, ce n'était pas pour que l'on
vînt à mon aide, mais afin que Gérard dont la peine serait, j'en
étais persuadée, légère en comparaison de la mienne, pour que
ce cher bien-aimé eût près de lui un secours.
Le soir descendait sur Paris. Les pavés n'avaient plus les
746 REVUE DES DEUX MONDES.
colorations tranchées de l'ombre et de la lumière. Une cendre
grise descendait sur la cuve gigantesque où tant d'espoirs et
tant do douleur halètent. Une à une les rues s'étaient allumées,
rayant d'un rose incendié les pâleurs du crépuscule.
— Il est tard, murmurai-je ; Gérard doit s'impatienter.
— Allons le rejoindre, fit Marescot en ouvrant la portière.
Je descendis : j'avais le visage en feu et mes jambes fléchis-
saient. Sur le seuil de la maison, j'eus un arrêt.
— Montez, vous, fis-je en m'écartant pour laisser passer le
docteur; j'ai besoin de prendre un peu l'air.
11 me dit bonsoir. Je saisis la main qu'il me tendait. C'était
désormais celle d'un ami. J'en avais la certitude. Je ne redou-
tais plus ce qu'il dirait sur mon compte, ni ce soir-là, ni
jamais.
IX
Le chirurgien et son aide viennent d'arriver. Ogensky, en
tablier blanc, manches retroussées, frictionne longuement ses
mains avec une solution antiseptique. Sur le marbre de la
commode, il examine l'arsenal brillant des outils : pinces des-
tinées à maintenir lès paupières ; pointes, lames avec lesquelles
le cristallin sera fouillé, et les plonge dans un bassin de nickel.
Je les entends bientôt bouillir avec un bruit de sanglots.
Marescot a son air des premiers jours, son plus grave visage
de médecin. Gomme si rien ne subsistait de notre conversation
d'hier, il m'aborde, il me demande des nouvelles.
— Bonnes. La nuit a été tranquille.
Gérard est calme en effet. La tête renversée contre le cuir
de son fauteuil, il attend; il sait que les choses s'apprêtent. Ses
prévisions sont optimistes. Les docteurs, sur ma prière, ne lui
ont-ils pas affirmé que l'opération était bénigne et le résultat
non douteux?
Comment avais-je vécu cette dernière nuit? Je m'étais
couchée, mais sans sommeil. Le tic tac de la grosse horloge
dressée vis-à-vis de mon lit me donnait une sensation singu-
lière : il me semblait entendre une vie parallèle à la mienne qui
fuyait, fuyait, et dont l'accélération vertigineuse m'entraînait
vers un gouffre avec elle. J'aurais voulu l'arrêter. La certitude
que cela était impossible, que rien ne ralentirait notre course,
MA FIGURE. 747
avait fait de ma veille un cauchemar. « Et Gérard dort ! pen-
sais-je ; l'illusion berce ses rôves ! »
Sa voix, soudain, me parvint au travers de la tapisserie.
— Lucienne !
Plusieurs semaines s'étaient écoulées sans que j'entrasse
dans sa chambre pendant qu'il était couché. En hâte, je sautai
au bas du lit ; j'enfilai mon peignoir ; je fus là.
— Est-ce que vous avez mal ?
— Non. Mais je ne puis pas dormir.
— Vous non plus! Il le faut, cependant; il faut que vous
soyez fort pour demain.
— Demain!... soupira-t-il, songez- vous, ma chère âme, ce
que ce mot contient d'espoir et d'épouvante?...
Si j'y songeais !... Quelle autre pensée aurait pu retentir en
moi? Je pris sa main et la serrant avec éloquence, je témoignai
que mon angoisse égalait pour le moins la sienne.
— Comme vous tremblez! me dit-il.
— Mais non, je vous jure...
— Vous avez peur, je le sens?
Pouvais-je l'avouer? Et cependant, oui, je tremblais, mais
pas de la peur que me prêtait Gérard. Celle qui me frappait de
ses coups rapides et secrets était l'inverse précisément, l'op-
posée de ce qu'il éprouvait lui-même. Ainsi que deux adver-
saires qui combattent chacun pour une cause différente, nos
voeux allaient à l'cncontre l'un de l'autre ! Oui tandis que le plus
vif espoir de l'aveugle s'attachait à l'opération, j'en étais réduite,
moi, lâchement, obscurément, à souhaiter... Oh! non! non! je
ne souhaitais pas que... Et pourtant! contradiction cruelle!
Irrémédiable désordre dans lequel je me débattais!...
Préoccupée, avant tout, de dissimuler mon trouble, je rap-
pelai, d'un ton raffermi, combien était courante l'opération de la
cataracte et légendaire l'habileté d'Ogensky. Les craintes de
Gérard s'apaisèrent; il me sourit avec crédulité. On aurait dit
un enfant à qui l'on fait une promesse sur laquelle il n'ose plus
compter.
Rappelant l'ordre du docteur, j'exigeai que l'on revînt au
silence.
— A une condition : c'est que vous ne vous éloignerez pas.
Je consens et, de nouveau, me »voici à ce chevet où jai
déjà vécu tant d'heures émouvantes... Les draps jettent des
748 REVUE DES DEUX MONDES.
lueurs. Gérard repose. Sa main s'effile sur la couverture. Son
visage est charmant entre les coussins écroulés. J'entrevois ses
joues fines et lisses qu'ombrage la frange des cils, son front
qu'une mèche de cheveux traverse. Sa bouche entr'ouverte
respire avec une saine régularité. Ah! quelle envie d'être plus
près!... Puisqu'il ne me voit pas, pourquoi résister? Et je hume
en me rapprochant son souffle. Mais que se passe-t-il en moi?
Un frémissement que je n'avais jamais éprouvé me parcourt. Je
recule. Au mouvement que je fais, le dormeur montre qu'il ne
dormait pas. Sa main en tâtonnant trouve la mienne. Il s'y
accroche nerveusement.
— Ne vous en allez pas, de grâce.
Et folle je reste; je m'enivre de son voisinage.
Peu à peu sa main m'attire.
— Lucienne!...
— Non! non! laissez-moi.
Mais c'est une voix de prière.
— Donnez-moi un baiser, un seul... afin que j'aie du cou-
rage.
Ah! comme il connaît mon cœur! Comme il en sait le point
faible! Je me penche, et sur la mèche onduleuse, j'appuie mes
lèvres.
Pouvais-je sincèrement croire que les choses s'arrêteraient
là?... Je ne sais. Mes souvenirs manquent de précision. Je sentis
seulement que ma taille devenait captive...
— Gérard!...
Et comme je me débattais, il me fit une chère violence.
Bientôt, il n'y eut plus entre nous que de minces étoffes au
travers desquelles nos cœurs battaient l'un contre l'autre.
— Gérard! Gérard!...
Son ardeur était presque une colère.
— Sois généreuse, souffla-t-il. De cette nuit angoissante
faisons des heures enivrées.
Sa voix avait des notes, que je ne lui connaissais pas. Elle
me promettait un bonheur que peut-être je ne retrouverais
jamais. Tout me conseillait de le saisir, de ne point le laisser
échapper. Un instinct sûr et puissant ordonnait : « Lie ton
fiancé d'une étrçinte si solide qu'il ne puisse plus, quelles que
soient les révélations de l'avenir, se déprendre de toi. »
Ah! pourquoi faut-il que la voix des conseils heureux ne
MA FIGURE.
7i9
parle jamais seule? « Es-tu certaine de ne pas trouver une amer-
tume au bonheur que tu te promets? — Quelle amertume? —
Un goût de chose volée. —Volée?... — Oui; ce que ton amant
croira prendre, c'est une autre que toi, c'est un corps, un visage
dont tu as créé l'imposture. » Subitement, ma chair se glace.
Oh! l'abomination d'être possédée par erreur!...
Tout à son illusion cependant, Gérard implore, veut.
— Nous pourrions être si heureux!...
Mais je ne le crois plus.
— Non. Pas ce soir. Pas avant que...
Il m'interrompt. L'impatience qu'il a de mettre entre nous
l'irrévocable ne peut se contenir. Ses bras se resserrent comme
s'il craignait de me perdre :
— Ma bien-aimée!
L'heure est unique. J'en ai la persuasion. Tout ce qu'il y a en
moi déjeune, d'exigeant s'exalte. La lutte me déchire... Cepen-
dant, la peur du mensonge suprême, la peur surtout, avouons-
le, d'être confondue par la suite, me préserve. Je trouve en
ma dignité un appui que la simple pudeur ne m'aurait pas
accordé. La phrase que j'avais commencée s'achève.
— • Pas avant que vous ne m'ayez vue.
Et, m'arrachant à lui, je regagne l'atelier.
Inutile de me remettre au lit; je ne dormirais pas. Une
fièvre bat mes tempes. J'ai besoin d'air. La fenêtre est criblée
d'étoiles. Je l'ouvre; je tends mon front. Ah! si la brise noc-
turne avait pu me rafraîchir !
A cette heure imposante, la vue était si belle, si magnifique-
ment pure et divine que le dur battement de mes artères en fut
un instant adouci. Sous un indicible voile bleu Paris semblait
se cacher. On eût dit une ville de rêve, quelqu'une de ces pro-
digieuses cités d'Orient qui dorment dans des nuits plus belles
que le jour de nos pays. Jusqu'aux confins de l'horizon la lune
propageait sa clarté; les édifices s'argentaient, se purifiaient,
pour ainsi dire en montant vers sa face pâle. Dans le pieux
silence des sommets, les moindres architectures prenaient quelque
chose de sacré : jamais les flèches ne m'avaient paru si hautes;
jamais les murs n'avaient eu pareille blancheur.
Mais quelle paix demander à une nuit de printemps? Le
frissonnement des arbres, le brasier des réverbères, les mille
indices secrets de la volupté qui veille, étaient là pour entretenir
750 REVUE DES DEUX MONDES.
le trouble égaré de mon âme. Je la sentis vide, perdue, et pour
toujours nostalgique. Un inexprimable regret m'accabla. Gom-
ment avais-je pu, par une telle nuit, renoncer au bonheur qui
s'offrait? Par quel imbécile scrupule, par quelle démence inex-
plicable, n'étais-je pas restée dans les bras chéris?... Au cas que
l'événement tournât à mon désavantage, que me resterait-il
d'avoir résisté? Pas même un souvenir, le souvenir... Ah! pour-
quoi avais-je écarté de mes lèvres cette saveur du baiser qui,
dit-on, persiste jusqu'à la mort? Et maintenant, je restais seule,
à pleurer devant les étoiles!...
Une tristesse mortelle s'était abattue sur mon âme, une
tristesse d'amante inconsolable. J'avais le sentiment que l'occa-
sion, l'unique, la merveilleuse occasion que chaque créature
rencontre une fois, tout au plus, au cours de son existence,
était envolée. Je ne la retrouverais plus. Désormais je cesserais
de me diriger moi-même ; je marcherais au hasard vers cette
chose rigoureuse et fortuite qui dispose de nous à l'insu de
notre volonté : le destin. Mon sort dépendait de quoi? Du geste
plus ou moins adroit qu'aurait un chirurgien, de ce qu'une pelli-
cule serait enlevée sur deux prunelles ou y adhérerait pour
toujours. Misère!...
Soudain le ciel fut strié par une teijite de soufre. Le tinte-
ment d'une cloche résonna; une autre lui répondit, puis une
autre. C'était la voix des églises qui, de clocher à clocher,
annonçait le prochain soleil. « Trop tard! me dis-je; ce jour
ne m'appartient plus. » 11 était donc arrivé!... Rien ne pouvait
faire qu'il ne dévidât pas ses heures. Déjà les monumens sor-
taient de l'ombre; les rues commençaient à gronder. Le matin
actif et blafard mettait les êtres en mouvement, les renvoyait,
le cœur lourd, à leur tâche quotidienne. Le temps de rêver
n'était plus !
Le pharmacien, la veille au soir, avait fait déposer un envoi
de fioles et de boîtes. Sans perdre de temps, je m'habillai et
me mis à tout préparer. Presque aussitôt, le soulagement moral
qui nous vient des occupations matérielles se fit sentir. Pendant
que mes doigts défaisaient des papiers, se mêlaient à de l'ouate,
à des rouleaux de toile, je n'entendais plus les pénétrantes
voix de la nuit.
— Tout est prêt, déclara enfin Ogensky.
Jetais debout près de Gérard. Ma main posait sur son
MA FIGURE. 751
épaule. Nous frissonnâmes tous deux comme lorsqu'un grand
souffle passe.
— Quoi ! fis-je, avec un accent de bravoure, deux piqûres
de cocaïne!... Vous ne sentirez presque rieni
Mais lui... que sa voix était changée!
— Je me sens lâche, horriblement!...
J'allais m'attendrir trop, peut-être, laisser deviner ma
détresse.
— Eloignez-vous, mademoiselle, ordonna le chirurgien.
Les doigts de Gérard m'agrippèrent.
— Je voudrais la garder près de moi.
— Elle ne quittera pas votre chambre, promit Marescol.
Et doucement, il m'en désigna l'autre bout.
Maintenant, le silence plane. Dans la pièce où nous sommes
quatre, on dirait que personne ne respire. Collée au mur, je
me dresse, je cherche à voir... Voici l'instant décisif. Que n'au-
rais-je pas donné pour le retarder encore ! Mais les pinces
sont saisies, les paupières écartées. Une pointe acérée s'avance.
Elle touche une prunelle, et puis l'autre. Les gestes de l'opéra-
teur ont une extraordinaire précision. Une plainte basse s'élève
peu à peu, se réprime, puis, éclate. Gela dure cinq minutes
à peine qui me paraissent un siècle. Une sueur perle à mon
front. Vais- je m'évanouir?
— Voilà qui est fait! déclare Ogensky, et les instrumens
retombent en sonnant sur le marbre.
11 paraît content. Je frissonne. Que s'est-il passé? La vue
est-elle sauvée? Nul ne le sait. Personne ne peut le savoir
avant trois jours. Je respire, je suis comme un condamné à qui
on accorde un sursis. Je m'approche. Gérard est encore sous
l'action de l'anesthésique. Son visage a une lividité!.. Ses pau-
pières, comme de petits volets, se sont refermées sur ses yeux.
Maintenant, on les entoure de bandelettes. On dépose sur son
front une vessie pleine de glace. Ces spectacles me bouleversent,
me rappellent les premiers jours quand on craignait pour sa vie.
Je suis hors de moi, je ne sais plus ce que je dis, ce que je fais.
J'ai besoin d'entendre sa voix.
— Souffrez- vous?
Mais Ogensky s'interpose. Pour vingt-quatre heures, au
moins, il exige un silence absolu. Afin de compléter ses recom-
mandations, il m'entraîne vers une autre pièce. D'une écriture
752 BEVUE DES DEUX MONDES.
hiéroglyphique particulière à ceux de sa profession, il rédige
une ordonnance, puis il en donne lecture. Tout se résume en
ceci : Entretenir la glace jour et nuit sur le front de l'opéré.
Du calme et la chambre entièrement obscure.
Après avoir dit ces choses, il les répète :
— Soyez bien attentive, n'est-ce pas, mademoiselle?
Pourquoi cette insistance de la part d'un homme qui d'habi-
tude parle peu? Je m'informe de ce qu'il y aurait donc tant à
craindre.
— L'hémorragie.
Cela suffit. Chacun sait quelle menace contient ce mot. Le
docteur se croit cependant obligé de le commenter, de m'en
faire sentir l'importance : un seul mouvement, un rayon qui
parviendrait à la rétine avant la cicatrisation complète, provo-
queraient une déchirure.
— Et alors ?
— Tout espoir serait perdu. Les yeux auraient irrémédia-
blement cessé de voir.
Je sentis que mes genoux fléchissaient. Dans un éclair, je
venais d'apercevoir l'avenir, le double avenir : Gérard aveugle,
et moi auprès de lui toujours. Gérard voyant : ma fuite, mon
désespoir. Et j'allais demeurer ici, l'arbitre de sa guérison ! De
ma seule volonté dépendrait la lumière ou les ténèbres éter-
nelles ! Je suis bouleversée de cette question qui se pose ainsi
à moi. Je cherche du secours. Personne ! Ogensky vient de
partir. Pourquoi m'a-t-on laissée seule? Mon trouble va jusqu'à
la démence. J'essaie de me raisonner. De ce qu'on aperçoive
le crime, en résulte-t-il qu'on soit capable de le commettre ? Non î
Assurément!... Mais je suis à un de ces momens où l'esprit
surexcité nous fait tout redouter de nous-mêmes. Si la tentation
venait à dépasser mes forces? Il me semble que ma volonté
m'abandonne, que je suis capable de commettre un acte attreux,
définitif. La solitude est dangereuse ! Je fais un pas en avant.
Enfin j'aperçois Marescot qui se dirige vers l'antichambre.
— Docteur !
Il remarque :
— Comme vous êtes pâle !
Tout entière à ma pensée terrible, je le supplie.
— Mettez ici une autre garde. Moi, je m'en vais. Je ne puis
plus soigner Gérard.
MA FIGURE.
753
Il croit à un mal subit dont je viendrais d'être frappée,
— Qu'y a-t-il?... De quoi souffrez- vous ?
— Je ne peux rester.
— Voyons!... Je ne saisis pas. Hier encore vous étiez résolue
à attendre tout au moins le résultat...
Il fallait bien s'expliquer. Au comble de l'égarement, je
balbutie :
— Eh bien! oui... J'ai peur de moi-même!...
Il écoute cela sans broncher. Son visage n'exprime aucune
surprise. La connaissance qu'il a des nerveux lui montre à
quelle crise involontaire je suis en proie.
— Ma pauvre enfant!... murmure-t-il, en fixant sur moi ses
yeux graves.
Comme je souffrais!...
— Je dois m'en aller, répétai-je. Il faut que je m'en aille.
Mieux que moi-même en état de me juger, le docteur
m'ordonna d'aller reprendre mon poste.
Après ce que je venais de lui dire?
— Sans doute, affirma-t-il, l'état où est votre ami com-
mande les plus grands ménagemens. La moindre émotion au-
jourd'hui lui serait funeste. Vous ne pouvez l'abandonner.
C'est vous, et vous seule qui devez le soigner, le guérir.
— Le guérir!...
Sans tenir compte de mon exclamation, Marescot poursuit :
— Oui ! le guérir. Aucune infirmière ne saurait y mettre
plus d'intelligence, plus de pieux dévouement que vous. Re-
tournez sans crainte à son chevet. Déjà vous y avez fait des
miracles, vous en accomplirez encore. Je suis tranquille.
L'éloge inattendu de cet homme qui aurait eu le droit de
me mépriser, m'apporta un extraordinaire réconfort. Je m'étais
follement méconnue. Voilà que je commençais à recouvrer le
sentiment de l'effort, de la vertu, des abnégations nécessaires.
Sans doute j'aurais de la peine à étouffer la triste réclamation
de mon instinct : mais, au surplus, qu'importent les souhaits
auxquels notre volonté ne consent pas?
— Soit !,.. fis-je en regardant le docteur bien en face.
Et nous échangeâmes la loyale poignée de main de deux
alliés qui peuvent compter l'un sur l'autre.
Les jours qui suivirent me rappelèrent les premiers que
j'avais passés dans cette chambre. Même immobilité, même
TOMB III. — 1911. 48
7S4 REVUE DES DEUX MONDES.
relent d'iodoforme ; même pénombre redoutable. Une grave
partie se jouait encore. L'enjeu n'en était plus la vie. Etait-il
moins précieux? Et, moi-même, étais-je pareille? On l'eût dit.
Par un dédoublement étrange et heureusement assez fréquent
chez les personnes à qui incombent des responsabilités, j'avais,
en assumant de nouveau ma charge, repris ma conscience d'in-
firmière. En même temps que mon sarrau, j'avais retrouvé
une âme pure, intacte, telle qu'elle m'avait été transmise par
une lignée d'honnêtes gens. Non seulement je m'acquittais de
mes devoirs avec fidélité, mais encore avec le dévouement que
j'eusse déployé, si la guérison avait été la chose du monde que
je désirasse le plus.
La première soirée passa, puis la nuit, sans amener d'acci-
dent. A sa visite matinale, Ogensky renouvela ses recomman-
dations. Le péril demeurait le même; il ne fallait se relâcher
sur aucun point. Ayant toujours présente à l'esprit la menace
d'hémorragie, je redoublai de vigilance. Il n'y avait rien que je
n'inventasse pour remuer mon malade le moins possible. Esquis-
sait-il un mouvement, je me précipitais, afin de lui en épar-
gner la peine. Avant qu'il eût prononcé une parole, j'avais
deviné son intention, le degré de sa souffrance.
Un battement qui partait du globe oculaire et s'étendait à
toute la région crânienne lui était très douloureux. En outre,
il inquiétait son esprit.
— Si mes yeux étaient en bonne voie, gémissait-il, souffri-
rais-je ainsi ?
Etouffant en moi l'inadmissible espérance, je posai délica-
tement mes doigts sur son front comme pour exorciser.
Le matin du troisième jour, il se réveilla mieux portant. Son
mal de tête avait disparu. Il réclamait de la nourriture.
Ogensky se montra satisfait.
— Si, jusqu'à demain, fit-il, aucune complication ne sur-
vient, on pourra ôter le bandeau.
J'eus un frisson. Quoi! '.i\ vite!... Oh! pas encore! Ne
pourrait-on retarder de quelques jours?
Gérard, au contraire, manifesta une grande hâte. Ses nerfs
exaspérés n'enduraient plus l'état d'attente. Quelle qu'en dût
être l'issue, il préférait que l'expérience fût tentée.
— Et d'ailleurs, ajouta-t-il, j'ai espoir. Quelque chose me
dit que je reverrai la lumière.
MA FIGURE. 755
Cela n'était qu'un simple pressentiment, une de ces idées
vagues qui nous font confondre nos désirs avec des réalités. J'en
fus impressionnée cependant. Pour la première fois, peut-être,
j'eus la perception nette de la ruine qui me guettait... Et je
n'avais pris encore aucune mesure!...
La dernière journée passa en alternatives. Tantôt, Gérard me
communiquait ses prévisions favorables; tantôt, les motifs qu'il
avait d'appréhender. Mais, quels que fussent les mouvemens
divers qui se succédaient dans son âme, ils engendraient en moi
un égal malaise, le malaise de personnes qui parlent des langues
différentes. Depuis longtemps, en effet, les mêmes mots, entre
nous, ne signifiaient plus les mêmes choses. Ce que lui nom-
mait : espoir était pour moi : épouvante. Réussite équivalait à
désastre, etc. J'aurais voulu éloigner de nos esprits les pensées
qui amenaient cet intolérable désaccord; mais comment?
L'aveugle ne parlait, ne pouvait parler que de ce lendemain
dont dépendait... tout.
Inquiet de ce que je répondisse d'une manière évasive il y
revenait sans cesse.
— Seriez- vous incertaine du bon résultat?
Et comme, énervée, je laissais paraître un doute :
— Eh bien ! moi, fit-il avec exaltation, j'ai foi en ma gué-
rison. S'il existe une justice, elle ne peut me refuser le moyen
de m'acquitter envers vous?
— Chut! Gérard, vous ne me devez rien!... Quel que soit
votre sort futur, je serai heureuse de le partager...
— Oui, vous êtes généreuse! Mais moi, je me reprocherais
d'accepter votre sacrifice.
— Il n'y aura pas de sacrifice...
Il reprit :
— 0 ma Lucienne ! N'être pas le triste compagnon que vous
connaissez!... Faire de vous ma femme adorée!... Vous unir à
un artiste fier et valide !... Payer en bonheur, en travail côte à
côte, en contemplations enivrées tant d'heures où vous aurez
pris part à mon infortune !...
Ce tableau qui, en aucun cas, ne devait se réaliser, m'emplit
la gorge de larmes.
— Oh ! Taisez- vous ! Laissons cela !...
Mais lui voulait une réponse.
— Dites que vous partagez mon espoir?
756 REVUE DES DEUX MONDES.
Étranglée d'émotion, je balbutiai :
— Pourquoi ne le partage rais-je pas?
Mais, si vite que je les essuyasse, une de mes larmes avait
coulé de ma joue sur la main de Gérard.
— Vous pleurez!... fit-il.
— Cher aimé!... Ne savez- vous donc pas que souvent les
larmes précèdent les grandes joies?
— Ma femme!... prononça-t-il.
Et nous restâmes longtemps silencieux tandis que le jour
déclinait.
Au-dessus du Mont-Valérien, des nuages pourpres s'étaient
massés. On eût dit la réverbération d'une forge, l'éclatement,
dans le ciel, de quelque cratère en fusion. Mentalement je dis
adieu à ce merveilleux décor qui s'était allumé tant de fois
devant mes yeux et qui, peut-être, m'offrait son dernier tableau.
Je concentrai toutes mes forces à le regarder comme pour en
imprimer en moi la mémoire.
Maintenant, c'est la nuit. 11 faut que Gérard repose. Je mets
un baiser sur son front, un baiser presque immobile, long,
appuyé comme s'il devait durer toujours, et je sors.
Ma couverture, comme chaque soir, est préparée sur le
divan. Que de nuits j'ai dormi là confiante dans le lendemain!
Pourquoi, ce soir, mon cœur saccadé présage-t-il le pire? Si au
moins du sommeil pouvait escamoter les heures d'attente ! Ah !
il s'agit bien de dormir!... L'acte important de ma vie reste à
faire. Cette lettre que je dois laisser après moi, quand l'écrirai-je,
sinon pendant cette veillée? Jusqu'ici je n'en ai pas eu le cou-
rage; mais à présent, il n'y a plus une heure à perdre. Si le
sort est contre moi, je n'aurai pas trop, demain, de toute ma
force, de ma pleine liberté d'esprit. 11 faut, avant la minute
décisive, que ma confession soit écrite, cachetée, remise entre
les mains de Marescot. Sur le bureau de marqueterie, une lampe
est allumée. Soff abat-jour de porcelaine forme au plafond des
cercles pâles qui vont en s'élargissant. Des feuilles de papier
luisent aux étages du classeur. J'en prends une; je m'assieds.
Je commence.
« Gérard!... Je m'en vais parce que je vous aime. Je vous
aime trop pour risquer, dans vos yeux ouverts, de lire que
vous, vous auriez cessé de m'aimer. J'ai, près de vous, vécu un
miraculeux bonheur. Je ne veux pas qu'il déchoie. J'aime mieux
MA FIGURE. 757
l'anéantir que d'en ramasser les restes. Si cruelle, si atroce qu'elle
soit, il faut que vous sachiez la vérité. Je ne suis pas celle que
vous croyez que je suis. Votre amour s'est adressé à un fan-
tôme. Moi, hélas ! je ne suis ni blonde, ni belle. Mes cheveux
sont mornes et ma peau n'a pas de fraîcheur. Si j'étais en
votre présence, vous me chercheriez et vous ne me recon-
naîtriez pas. Vous diriez : « Qui est-ce? » Et vos bras déçus
retomberaient. C'est de cela, mon aimé, que je me sauve. Je
fuis cette chose plus terrifiante que la mort : votre regard. A le
voir sévère, indifférent, haineux peut-être, je préfère redevenir
la créature désolée que j'étais avant de vous connaître. Pardon,
Gérard! Pardon!... J'ai été grandement coupable. J'ai abusé
de votre confiance; je vous ai trahi, dupé; j'ai dérobé votre
cœur... Si grande pourtant que soit ma faute, je ne la regrette
pas : j'ai péché par excès d'amour, par amour de l'amour,
par amour de vous... »
Les larmes m'aveuglaient; ma bouche était brûlante. Je me
levai pour boire une gorgée d'eau fraîche. Puis je revins au
bureau.
« Pour que vous puissiez m'absoudre, Gérard, il faut que je
vous raconte comment cela est arrivé. Souvenez-vous ! Mes pa-
roles avaient sur votre sensibilité une répercussion extraordi-
naire. Selon qu'elles vous dépeignaient des aspects sombres ou
brillans, votre humeur était différente. Or, je n'avais qu'un but
au monde, un seul : vous voir sourire; rendre à votre âme le
courage noble de la vie !... C'est ainsi qu'au lieu de donner aux
choses leur physionomie véritable, je me mis à les déguiser.
Je créai pour votre plaisir un univers de beauté. L'horizon
était-il brumeux? j'ouvrais les portes de l'azur. Le jour s'étei-
gnait-il, je le rallumais ainsi qu'une salle de fête. IVIon zèle
devançant le printemps décorait de fleurs les jardins qu'à peine
ombrageaient les feuilles. Sur vos yeux fermés je versais des
mots caressans. Vous sembliez heureux; et je me disais : « J'agis
bien. » Sur quelle pente fatale n'étais-je pas entraînée? Je ne le
vis pas cependant tout de suite. Le précipice ne m'apparut qu'au
moment de m'y engouffrer. Souvenez- vous du jour où vous
m'interrogeâtes sur moi-même. Hélas! il était trop tard. Je vous
aimais. Le désir d'être aimée de vous avait perverti mon âme.
Je vous vis tourmenté, impatient, suspendu à ce que j'allais dire.
Un vertige s'empara de moi : je sentis que, de ma réponse, vos
758 REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens allaient dépendre. Les études peintes dont s'ornaient
les murs de l'atelier m'avaient fait connaître vos goûts. Vous
n'aimiez que les chairs laiteuses, les cheveux couleur de rayons.
Si je disais la vérité, qu'adviendrait-il? Vous vous détourneriez
de moi ; j'appartiendrais pour toujours au troupeau des parias
que l'amour dédaigne. Si, au contraire, je vous laissais croire
que je fusse belle, vous m'aimeriez, j'en avais la certitude. Com-
ment résister? Vous connaissez le reste; vous savez de quelle
âme ardente vous accueillîtes mon mensonge. On eût dit que
vous l'attendiez. La joie que vous en témoignâtes fut telle que
je me crus absoute. J'oubliai tout, j'oubliai l'erreur au travers
de laquelle vous me voyiez. Il n'existait plus au monde que
deux grandes, deux magnifiques vérités : Mon amour, Gérard,
et le vôtre. De quel prix j'allais les payer! Ma vie, à dater de
cette époque, ne fut que crainte, tremblement. Si vous alliez
découvrir!... J'eus peur de mes gestes, de ma voix, de vos
baisers, d'un mot que vous auriez pu entendre. J'eus peur de
tout. Ce que j'ai souffert, nul ne saurait l'imaginer! Ah! com-
ment ai-je eu si longtemps le triste courage de marcher sur
cette route tortueuse? Dieu m'est témoin cependant que je
chéris la franchise! Que de fois je vous abordai, décidée à en
finir! Que de fois, pénitente, je fus sur le point de tomber à vos
genoux ! Hélas ! Les mots, jamais, ne purent sortir de ma gorge.
« Un jour encore! implorais-je de ma propre faiblesse; un jour
de plus où ses lèvres auront soif de moi! »
Sous le déluge de mes larmes le papier s'était détrempé ; ma
gorge desséchée réclamait encore de l'eau. Je me levai et je
vidai une carafe. Avant de me rasseoir, j'explorai l'obscurité.
Elle était complète, absolue; la fenêtre, elle-même, semblait un
grand morceau de drap noir tendu sur le firmament. Seule,
derrière la tapisserie, filtrait une petite lueur : veilleuse de
Gérard, par mes soins toujours allumée. « Oh ! le revoir une
fois, encore, pensai-je. Trouver auprès de lui le courage de ce
qui me reste à écrire !... » Sur la pointe des pieds j'avançai; je
soulevai la portière. Au creux de l'oreiller son profil avait une
pureté de marbre. Le rythme de sa respiration soulevait dou-
cement la couverture. Que vous l'aviez fait beau, mon Dieu!
La pensée de le quitter me déchira profondément. Ah ! si ses
yeux avaient pu demeurer clos ainsi, toujours !... Si, comme
Eros...
MA FIGURE.
759
Les tintemens de la grosse horloge qui se succédaient lente-
ment interrompirent ma prière. Minuit! Le jour fatal est com-
mencé. Plus que jamais le temps presse. Ma lettre inachevée
me réclame. Vite, un ultime regard à la chère face endormie;
aux mains qui conserveront mon empreinte... et, sans bruit,
comme je suis venue, je me retire. La portière est retombée...
A ma table maintenant :
« Après que je serai partie, Gérard, vous allez être courroucé,
déçu, malheureux; vous me poursuivrez de reproches. Peut-
être me maudirez- vous. Cette pensée me torture. Pourtant, je
ne puis agir autrement que je n'agis. Je suis victime d'un irré-
sistible destin. Ayez pitié!... Du moins, vous me rendrez cette
justice que je vous laisse libre, libre... Il n'aurait tenu qu'à moi
de vous enchaîner à jamais. Vous le vouliez! Vos instances
maintes fois...
Un bruit, tout à coup, me fit tourner la tête. C'était Sophie.
Ses yeux allaient de la table au divan.
— Comment, vous ne vous êtes pas couchée?
La veillée, en efîet, s'était achevée sans que j'eusse touché
mon lit ; la lampe avait pâli sans que je m'en aperçusse. Bril-
lante comme une épée d'or, la lumière matinale luisait au-
dessus de la Montagne Sainte-Geneviève. En hâte je mis un
cachet à ma lettre.
— Tu vois!... fis-je, en la lui montrant, j'écrivais; j'avais
beaucoup à écrire.
Sophie n'ignorait pas que nous touchions à une minute dé-
cisive. Si peu qu'elle s'intéressât à Gérard, comment aurait-elle,
depuis trois jours, échappé aux palpitations de l'attente? Verra-
t-il? Les ténèbres le garderont-elles ? Il n'y avait véritablement
pas d'autre pensée sous notre toit. Ce qu'ignorait la pauvre fille,
c'étaient les conséquences, pour moi, de l'un ou de l'autre évé-
nement. Me voyant dans un état excessif, elle redoutait de
les apprendre. S'y risquant toutefois :
— Que comptez- vous faire?
— Je te l'ai dit. Si l'opération échoue, je m'implante ici; j'y
suis pour le restant de mes jours.
Le souci de mon bonheur, le devoir qu'elle s'attribuait de
veiller sur moi, à défaut de mes parens, l'avaient, dès le début,
indisposée contre Gérard. La méfiance universelle qu'elle nour-
rissait à l'égard de tous les hommes, s'aggravait, contre celui-ci,
760 REVUE DES DEUX MONDES.
du préjugé bourgeois qui tient les artistes en suspicion. Elle
déplorait que je me fusse installée chez lui; elle s'indignait de
ce que j'eusse, à le soigner, dépensé mes forces, ma réputation.
Mais au fond, ce qui surtout agitait son vieux cœur, ce qui l'em-
plissait de haine et de rancune, c'était l'amour qu'elle devinait,
maître du mien. Si encore cela avait été pour un solide gars, un
de ces hommes sur lesquels on peut s'appuyer ; mais un
aveugle...
Il fallut redire ce que maintes fois déjà j'avais expliqué à ce
sujet :
— Un autre, vois-tu, je craindrais de lui déplaire, je...
Une espérance se ranima :
— Alors, s'il redevenait voyant?
— Alors, ma bonne Sophie, tout entre lui et moi serait fini.
Tu n'aurais plus qu'à refaire nos paquets; nous regagnerions
la maison.
Réintégrer le petit entresol de la rue de Douai, c'était son
rêve à cette fille. Elle ne mettait rien au-dessus. Retrouver ses
cuivres étincelans, son bon fourneau, le commérage des voi-
sines. Surtout sa petite chambre, toute voisine de la mienne. Un
« oh ! » d'espoir lui échappa ; mais ma mine l'eut bientôt fait
taire. A la crispation de mes traits elle comprit... Ce retour au
domicile dont naïvement elle se promettait une fête serait, pour
moi, la fin des fins, l'inconsolable effondrement. Cherchant une
bonne parole, quelque idée qui pût atténuer le chagrin que
j'en aurais, elle ne trouva que ceci :
— Quelquefois M. Gérard viendrait vous voir.
J'eus un sursaut.
— Jamais!.,. Avant qu'il soit en état de sortir, j'aurai quitté
Paris; je serai loin...
Tout son espoir se glaça. Elle n'osait plus m'interroger ;
mais, au fond de ses pupilles, je surpris une expression que je
me souvins d'avoir vue un soir, au bord de la Seine, à une femme
qui, de loin, courait après son homme en train d'enjamber le
parapet.
— Lucienne! vous me faites peur.
Une sonnerie électrique retentit par la maison, Gérard était
réveillé. La tendre habitude m'incitait à aller lui souhaiter le
bonjour; mais je sentis mes jambes faibles. Sûrement, elles
refuseraient de me soutenir. Non! Je n'avais plus le courage de
MA FIGURE.
761
rentrer dans cette chambre, de revoir le cher bien-aimé en me
disant : « Si c'était la dernière fois ! »
Je priai Sophie de me remplacer, de dire qu'une migraine
m'attardait au lit. Elle s'en alla et, pour un temps dont je ne
saurais déterminer la longueur, mes yeux demeurèrent fixés sur
les murs, ces murs sur lesquels tant de beaux rêves s'étaient
profilés et que, tout à l'heure, peut-être, il faudrait abandonner
pour toujours. La clarté matinale les baignait, leur infusait une
vie délicate et blonde. Je revis les tableaux, les plâtres, les
étolFes, ces choses tant aimées que j'avais faites miennes et qui
ne garderaient pas la trace de mon passage. Avec une cruauté
nécessaire, je m'exerçai à leur dire adieu, à me détacher d'elles
comme d'amis dont on est obligé de se séparer. Adieu, Victoire
de Samothrace dont le puissant geste éteiiiel m'entraînait sur
une mer sans limites!... Adieu, figures énigmatiques du doux
« Printemps » florentin en qui Botticelli a glissé tant d'inquié-
tante volupté!... Adieu, gentils couples japonais qui, sous vos
ombrelles pointues, déambuliez le long du paravent de soie
verte !... Adieu, adieu... Il me sembla que ces objets charmans
s'attendrissaient, me promettaient de garder mon souvenir.
Soudain mes yeux rencontrèrent le portrait de l'ancienne
maîtresse... Ce fut le plus rude moment. Quoi !... Je m'en irais,
et cette drôlesse resterait ici? Pendant que solitaire, déses-
pérée, je vagabonderais par le monde, elle continuerait à
regarder Gérard avec ses yeux de myosotis... Et qui sait s'il ne
se reprendrait pas à l'aimer? Un homme est si faible à l'heure
où une femme l'abandonne!... Cette pensée darda en moi
Taiguillon de la jalousie ! Je fus sur le point de déchirer ma
lettre et de résoudre : « Je reste. » Après tout, qu'est-ce qui
m'obligeait? Pourtant, la résolution de n'être pas vue était, en
moi, inébranlable. Oui, partir, c'était le sacrifice accepté, inévi-
table... Mais laisser après moi une rivale?... Une pensée subite
me traversa, un de ces désirs si prompts, si impérieux qu'entre
leur apparition et l'acte qui s'ensuit, rien n'a le temps d'inter-
venir. « Qu'elle périsse! me dis-je ; que du moins sa brillante
image n'enchante plus les yeux de Gérard ! »
Et saisissant un chifîon imbibé d'essence je me mis rageu-
sement à frotter... En un instant, le délicieux portrait ne fut
qu'un mélange confus de couleurs, quelque chose d'informe où
personne n'aurait pu reconnaître une figure.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
J'étais encore sous l'émoi de mon mauvais coup, lorsque
des pas s'approchèrent. C'était Marescot. Le bouleversement de
mes traits ne pouvait échapper à son observation. Il vit aussi
ma couverture intacte.
— Vous n'avez pas dormi, je gage?
— Non !... Mais qu'importe!... Gérard, lui, est bien. Sa nuit
a été parfaite.
Ce n'était pas simulation de ma part. J'étais sincère. Je me
félicitais de ce que mon ami fût calme. J'aurais voulu qu'il ne
souffrît jamais. L'idée du mal que j'aurais peut-être à lui faire,
m'était une épine aussi aiguë que celle de ma propre douleur.
Plongeant jusqu'au fond du mien son regard qui avait
scruté tant de maux, le docteur me demanda :
— Quel drame nouveau vous bouleverse?
— Rien de nouveau.
— Vous êtes toujours dans les mêmes dispositions?
— En douteriez -vous?
— Oui! j'espérais ! C'est si déraisonnable, ce que vous pré-
tendez faire, si cruel.
— Cruel pour qui?
Et en même temps, ma mine exténuée, mes yeux rouges, si-
gnifiaient éloquomment : « Ne suis-je pas la première victime? »
Jugeant plus eflicace de m'apitoyer sur Gérard que de me
plaindre, le docteur reprit :
— Lui, mais lui? Songez-vous à sa déception si, ouvrant les
yeux, il ne vous voit pas tout d'abord?
Si j'y songeais !... J'eus le cri étouffé de quelqu'un dont on
heurte la blessure.
— Pauvre cher ! Certes, pendant une minute il souffrira
cruellement ; mais l'apaisement viendra si vite. Il sera si
heureux d'avoir recouvré la vue.
Marescot n'admit pas que je me déchargeasse ainsi de ma
responsabilité. S'imaginant que mon projet avait quelque point
vulnérable, il rapporta les paroles de Gérard :
— Hier enoore il me disait : « Voir Lucienne !... je ne pense
vraiment qu'à cela. Dans l'attente de ce demain qui décidera
de mon sort, je ne me demande pas : Continuerai- je d'être
aveugle? ou : La vie, devant moi, va-t-elle se rouvrir? Non, il
n'y a dans mon cœur qu'elle, le bonheur de la regarder. Au
moment où l'on ôtcra mon bandeau, je veux qu'elle se place
MA FIGURE. 763
devant moi. Je veux qu'avant tout autre objet, son visage
m'apparaissc. Son visage! Il sera pour moi plus précieux que
celui môme de la lumière, ou plutôt, je les confondrai dans une
môme adoration. »
J'eus en effet la vision de ce qu'aurait pu être cette première
minute si... 0 ma figure ! Quelle ennemie j'aurai eu en vous !...
Allais-je faiblir?... Sur le bureau ma lettre était en évidence.
Comme on s'accroche à une épave, je m'en saisis, je la pré-
sentai au docteur.
— Voilà, lui dis-je, ce qu'il faudra que Gérard lise après que
je serai partie.
Il eut le haussement d'épaules d'un homme dont on offusque
le bon sens.
— Pensez-vous donc qu'il pourra lire ainsi, tout de suite?
Je n'y avais pas songé. De même que la cécité était totale,
absolue, ne laissant rien pénétrer du dehors, il me semblait
que, du premier coup, la vue serait rétablie comme par mi-
racle. La révélation du contraire me porta un coup de plus.
Sans mon plaidoyer, comment serais-je absoute? Gomment
arrêter le flot des accusations?
— Docteur, suppliai-je, les genoux pioyés, empêchez que
je sois maudite !...
Il me regarda. Sa rude bonté transparaissait dans ses yeux
clairs.
— Soyez tranquille, fit-il; j'accomplirai le nécessaire. Puis
soupirant, mais quelle tâche vous me laissez!...
Je saisis sa main, et comme je la couvrais de mes larmes,
dans un attendrissement qui mettait son cœur à l'envers, il
murmura.
— Ma pauvre enfant !... Qui sait? Tout cela sera peut-être
inutile !
Inutile!... Je ne jurerais pas, qu'à cette minute, les vœux
du meilleur des hommes, du plus consciencieux des médecins
n'aient été associés aux miens, dans une suprême, une ina-
vouable espérance.
Ogensky venait d'arriver. Tous deux se dirigèrent vers la
chambre. Je restai seule.
Claude Feu val.
[La dernière partie au prochain numéro.)
LA ROUMANIE
DANS
LA POLITIQUE DANUBIENNE ET BALKANIQUE
Le 17 septembre de l'année dernière, un journal parisien
mettait en circulation une nouvelle destinée à faire sensation :
« JD'après les renseignemens de source absolument sûre,
qui nous sont parvenus dans la journée d'hier de Constanti-
nople, la Turquie a conclu une entente militaire avec la Rou-
manie. Cette enteate assure aux Turcs le concours de l'armée
roumaine contre la Bulgarie dans le cas où cette puissance
attaquerait la Turquie. On nous aflirme, d'autre part, que cette
convention a été conclue sous l'inspiration des gouvernemens
de Berlin et de Vienne et que le baron Marschall, ambassadeur
d'Allemagne à Constantinople, en a été l'un des principaux
artisans. Elle est secrète. »
Lancée à l'improviste, sans qu'aucun événement y eût pré-
paré l'opinion, la nouvelle provoqua, dans toute l'Europe, une
vive surprise et souleva dans la presse des discussions pas-
sionnées. En France, elle fit presque scandale. L'idée qu'un Etat
balkanique puisse conclure une alliance et une convention mi-
litaire avec le Turc, fût-ce avec le Jeune-Turc, n'est pas encore
acclimatée dans l'esprit public ; il s'en tient à la conception
simpliste d'un antagonisme nécessaire, irréductible, entre le
Turc conquérant et les peuples chrétiens du Balkan. On crut
en outre trouver, dans la révélation d'une entente militaire
LA ROUMANIE. 765
turco-roumaine, une preuve de l'inféodation de la Roumanie
à la politique triplicienne : de là, dans notre pays, où la sym-
pathie pour les Roumains est générale, une impression d'éton-
nement pénible. On se prit à réfléchir au rôle politique que
la Roumanie est appelée à jouer dans la politique danubienne
et balkanique. On eût dit que l'annonce de son entente avec
la Turquie révélait en même temps les progrès accomplis par
la Roumanie et la force qu'elle représente. Les Bulgares, les
Serbes, mêlés aux agitations de la Macédoine, aux affaires
de Bosnie et d'Albanie, remplissent les colonnes des journaux;
chaque fois que la Grèce change de ministère, les commen-
taires de la presse sont copieux, mais on parle rarement de
la Boumanie qui travaille dans le silence et se développe dans
la paix. Deux cent cinquante mille Monténégrins, qui meu-
rent de faim dans leurs rochers, font plus de bruit et parais-
sent tenir plus de place que sept millions de Roumains dont
le labeur fait fleurir et fructifier une des plus riches contrées
de l'Europe.
Après avoir été amplement commentée et discutée, la nou-
velle lancée par la presse fut finalement démentie par les gou-
vernemens intéressés. Affirmée d'an côté, niée de l'autre, l'exi-
stence d'une convention écrite reste douteuse. Mais, vraie ou
fausse, cette révélation aura eu l'avantage de provoquer des
débats intéressans ; elle a éclairé l'opinion sur la situation véri-
table des Roumains en face des problèmes de l'Orient euro-
réen. En l'état actuel des relations politiques dans les pays
balkaniques, une entente turco-roumaine, et, au besoin, une
coopération militaire, est dans la logique des intérêts : c'est
ce que nous voudrions démontrer. Cette démonstration faite,
la question de savoir si deux signatures ont été échangées
devient secondaire. Disons tout de suite que, pour notre part,
nous inclinons à croire qu'aucune convention n'a été écrite :
quand les intérêts sont manifestement d'accord, on se passe du
notaire.
A partir de Vienne, jusqu'à la Mer-Noire et à la mer Egée,
l'Europe s'émiette, tout le long du Danube, en petits groupes
ethniques enchevêtrés les uns dans les autres, en petits États.
7GG REVUE DES DEUX MONDES.
dont aucun ne dépasse dix millions d'âmes et qui, à mesure
que l'on s'avance vers le Sud, deviennent comme une pous-
sière de nationalités : autour du Balkan et du Pinde, les curieux
d'ellinographie et les agens des propagandes nationales sont
obligés de rechercher, village par village, les origines raciales
et les affinités historiques de chaque molécule. De tous ces
groupes, celui des Roumains est le plus nombreux, le mieux
délimité, le plus distinct.
La grande cuvette du Danube et de la Tisza était jadis occu-
pée par des tribus slaves, tandis qu'un peuple latin ou latinisé,
les Valaques, — les Roumains d'aujourd'hui, — descendans des
anciens colons de Trajan et des Daces romanisés, se maintenait,
comme dans une forteresse, dans les montagnes de la Transyl-
vanie. Au milieu de ces Slaves et de ces Roumains, le Magyar,
au ix° siècle, tailla sa place à coups de sabre, refoulant les
uns, séparant les autres, absorbant les moins résistans, tandis
qu'au milieu des Roumains de la montagne s'implantait une
autre tribu d'origine asiatique, les Szekels, qui seraient, dit-on,
les petits-fils des Huns d'Attila, les descendans de ces Turcs
Kiptchak qui combattaient dans les armées du Tchinghiz-Khan.
N'étaient ces Szekels, aujourd'hui fondus avec les Magyars, et
quelques colonies saxonnes de Transylvanie, qui ont introduit
parmi eux un élément hétérogène, les Roumains constitue-
raient une masse compacte de plus de douze millions d'hommes.
Sur ce nombre, près de trois millions et demi vivent en Hon-
grie et en Transylvanie, 230 000 dans la Bukovine autrichienne,
1 300000 dans la Bessarabie russe, 90 000 en Serbie. Le reste,
formant une masse de sept millions d'àmes, peuple la Moldavie
et la Valachie et constitue le royaume de Roumanie.
C'est un des plus étranges phénomènes de l'histoire de
l'Europe que cette survivance d'un noyau de peuple latin sur le
Bas-Danube et dans les Carpathes. Protégés par les massifs
épais où ils se réfugiaient quand les temps étaient trop durs,
cramponnés à la glèbe nourricière, les descendans des colons
de Trajan ont subi sans être emportés tous les remous de
peuples qui, si souvent, ont fait et défait les empires dans les
Balkans et sur le Bas-Danube ; courbés toujours, changeant de
maîtres souvent, ils ont, à force d'énergie, de patience et d'hu-
milité, survécu au cimeterre des Janissaires, au sabre des
Houzards, à la rapacité des Phanariotes; ils ont sauvé leur
LA ROUMANIE. • 767
langue et leur individualité et ils s'épanouissent aujourd'hui en
une nationalité vigoureuse, pleine de sève, fière de sa jeunesse
retrouvée et de son avenir espéré. La nation roumaine affirme
sa personnalité et prend conscience de sa valeur à mesure que
l'instruction et l'aisance se répandent, et, en même temps,
grandit en elle le désir de s'affranchir de toutes les tutelles et
de développer toutes ses facultés. Cette aspiration générale
caractérise aujourd'hui les progrès de la Roumanie; politique-
ment et économiquement, elle cherche à se suffire à elle-même,
à s'émanciper en se différenciant. Le Roumain indigène tra-
vaille, réussit, s'enrichit; une classe moyenne se forme qui tend
à éliminer l'étranger parasite, à se défendre contre l'envahis-
sement du juif, pour profiter elle-même des richesses de son
sol. Autrefois, en Roumanie, le Roumain peinait et l'étranger
profitait ; il en sera de moins en moins ainsi, le Roumain veut
être maître chez lui. Cette tendance se marque et se marquera
de plus en plus dans la politique extérieure du royaume, à
mesure qu'il se dégage des hauts patronages qui ont abrité sa
jeunesse. Nous ne voulons pas dire par là que la Roumanie
cherche à se dégager de toute combinaison d'alliances ou d'en-
tentes, — de plus grandes qu'elle se gardent de le faire, — ni
qu'elle puisse jamais prendre, en Europe, un rôle de premier
plan : ses forces ne le lui permettraient pas. Mais ses alliances,
ses amitiés, son attitude politique dans les crises qui pourraient
survenir, ne seront inspirées que par la seule considération
de ses intérêts nationaux. Ce sont précisément ces intérêts qui
feraient une loi à la Roumanie, dans certaines circonstances,
de s'entendre avec l'Empire ottoman. Nous voudrions le dé-
montrer en exposant les conditions dans lesquelles vit et se
développe le royaume moldo-valaque.
La Roumanie est un Etat Danubien. Sur une très grande
étendue, des Portes de Fer à Silistrie, le fleuve, qu'aucun
pont ne franchit, la sépare des pays Balkaniques, Serbie et
Bulgarie. En même temps qu'il lui sert de frontière, le Danube
est son artère vivifiante, sa grande voie commerciale. Depuis
que le traité de Berlin lui a donné la Dobroudja, elle a pris
pied sur la rive droite ; les deux rives du Bas-Danube sont
roumaines jusqu'au confluent du Pruth, russo-roumaines
ensuite jusqu'à la mer; les îles du Delta sont roumaines;
roumaine aussi, au large, l'île des Serpens. La Roumanie
7G8 REVUE DES DEUX MONDES.
commande la porte de sortie de cette grande voie interna-
tionale de navigation et de commerce. Le Danube est neutre
de par les traités; la Commission du Danube est chargée de
veiller à la liberté de la navigation. Il n'en est pas moins vrai
qu'en cas de guerre générale, les canons et les torpilleurs rou-
mains pourraient, en dépit des traités, fermer la sortie du
fleuve. Par la Dobroudja, la Roumanie a une fenêtre ouverte
sur la Mer-Noire et, par là, sur le monde méditerranéen. Par
son port de Constantza, relié à Bucarest par le magnifique pont
de Czernavoda, la Roumanie est directement intéressée à l'équi-
libre balkanique et à l'avenir de l'Empire ottoman. L'ouverture
de son port, l'activité commerciale qui s'y est développée,
la ligne de navigation qui en part, font dépendre la prospé-
rité de la Roumanie de la liberté du Bosphore et des Darda-
nelles. Or la question des Détroits implique tout l'ensemble de
la question d'Orient ; la Roumanie ne peut pas s'en désinté-
resser (1).
Mais sa configuration géographique l'engage en même temps
dans d'autres problèmes. Elle a la forme d'un croissant qui,
s'adossant au Danube, à la Mer-Noire et au Pruth, embrasse
dans sa concavité le massif montagneux de la Transylvanie. La
corne méridionale du croissant s'allonge vers l'Occident, par la
Petite-Valachie, jusqu'aux Portes de Fer où elle confine aux
plaines hongroises du Banat dans lesquelles les Roumains sont
nombreux, et où elle n'est séparée de la Serbie que par le
Danube dont le large cours n'empêche pas les émigrans valaques
de coloniser les cantons serbes du voisinage ; ils s'y compor-
tent d'ailleurs en loyaux sujets du roi Pierre. L'autre corne s'al-
longe vers le Nord, entre le Pruth et les montagnes, et touche
à la Bukovine autrichienne qui envoie au Reichsrat de Vienne
cinq députés roumains. Par là, les Roumains sont en contact
avec les Petits-Russiens ou Ruthènes, avec les Polonais, les
Russes ; toutes les transformations qui peuvent survenir dans
l'Europe centrale, tous les conflits qui peuvent y éclater, affec-
tent leurs intérêts. La Moldavie allonge du Sud au Nord, sur
une grande étendue, ses fertiles campagnes; elle s'interpose,
comme un tampon, entre les plaines russes et les Carpathes
austro-hongroises; dans une guerre entre l'Autriche et la
(1) Voyez, sur ce point, notre élude sur la Mer-Noire et les Détroits de
Conslanlinople, dans la Revue du 15 octobre 1905.
LA ROUMANIE. 769
Russie, la Roumanie ne pourrait guère rester indifférente. Par
ses longues frontières, par sa configuration biscornue, la Rou-
manie se trouve avoir beaucoup de voisins, d'où l'éventualité
de beaucoup de conflits.
Si l'on regarde une carte de l'Europe orientale, on est
frappé de la disposition caractéristique des couleurs qui distin-
guent les divers Etats : la Turquie d'Europe, la Bulgarie, la
Roumanie forment trois bandes parallèles au Danube et au
Balkan, trois couches de population qui s'étendent longitudina-
lement de l'Est à l'Ouest et^qui, du Sud au Nord, vont se su-
perposant par tranches assez minces représentant à la fois des
races et des Etats. La masse russe et la masse austro-hongroise
semblent peser sur l'ensemble et le comprimer. Ainsi la Rou-
manie est serrée, en sandwich, entre la Russie slave et la Bul-
garie slave ; celle-ci à son tour se trouve laminée entre la
Roumanie latine et la Thrace ottomane. Entre les diverses tran-
ches, pas de frontière naturelle ; la plaine bulgare de Philippo-
poli s'ouvre largement, par la Maritza, sur la plaine turque
d'xVndrinople; la Dobroudja roumaine n'est séparée par aucun
obstacle naturel des cantons bulgares voisins; enfin, entre
l'immense plaine de la Petite-Russie et les champs moldaves,
le Pruth ne forme qu'une insignifiante barrière. Ces plaines
ont, au cours des siècles, souvent changé de maître; elles sont
une proie facile pour les conquérans; d'où, pour les Etats qui
s'y constituent, l'obligation vitale de monter une garde vigilante
et de tenir leur poudre sèche ; de là aussi la probabilité d'al-
liances ou d'ententes pour le maintien de l'équilibre général et
la sauvegarde de la sécurité de chacun.
Dans la crise de 1877-1878, la Roumanie a fait l'amère expé-
rience des périls de sa situation géographique ; elle se trouvait
sur le passage des deux grandes puissances qui allaient se heur-
ter; soTi indépendance n'('4ait, à cette époque, reconnue ni par
les Turcs, ni par l'Europe. Les troupes du Tsar, en marche vers
le Danube, entrèrent en Moldavie sans attendre la signature de
la convention qui devait les y autoriser; Gortchakof ne cachait
pas que si la permission était refusée, l'armée la prendrait de
force. La Roumanie fut sauvée par la fermeté et l'habileté de
son prince ; entre deux guerres, il choisit la seule qui pût être
à la fois profitable à son pays et justifiable devant l'opinion
étrangère : il marcha avec les Russes. L'armée roumaine,
TouE III. — 1911. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
patiemment formée par le prince Carol, parut sous Plevna; ses
succès, qui sauvèrent l'armée russe, furent, pour toutes les
puissances, une révélation ; le jour du dernier assaut de Plevna,
la Roumanie, par le courage de ses soldats et l'énergie de son
souverain, acquit droit de cité en Europe : le pays y gagna son
indépendance et le prince sa couronne royale. Au traité de
Berlin, la Roumanie dut céder la Bessarabie méridionale que la
Russie avait perdue par le traité de Paris et qu'elle tenait à hon-
neur de recouvrer, mais elle reçut en compensation laDobroudja.
L'avenir a prouvé qu'en dépit des apparences, elle n'avait pas
perdu au change. La Dobroudja est une terre vierge, une terre
de colonisation que les Roumains mettent aujourd'hui en valeur,
et surtout ils ont acquis, avec le port de Constantza, une fenêtre
sur le monde extérieur. C'est par Constantza que la Roumanie
respire.
Les premiers mois qui suivirent le traité de Berlin furent
pour la Roumanie et son roi une période d'incessantes alarmes.
On croyait alors que la Bulgarie, affranchie par les victoires
russes, resterait sous la tutelle étroite du Cabinet de Péters-
bourg. La Roumanie dut subir le passage, sur son territoire,
d'une route d'étapes pour le ravitaillement et la relève de
l'armée qui occupait la Bulgarie ; certains corps russes se com-
portèrent chez leurs alliés comme en pays conquis ; ils n'ont
pas laissé un bon souvenir dans les villages moldaves. Il fallut
toute la diplomatie fière et conciliante à la fois du roi Carol,
pour éviter, dans ces circonstances difficiles, une catastrophe
ou une humiliation nationale. C'est depuis cette époque que
la dynastie de Hohenzollern est devenue, en Roumanie, une
royauté vraiment nationale. La Bulgarie, cependant, ne tarda
guère à secouer la tutelle un peu lourde du « tsar libérateur »
et de ses généraux; los défiances des Bulgares à l'égard de la
Russie, leur passion pour une indépendance complète ont beau-
coup servi la Roumanie dans l'œuvre de son propre afîranchis-
sement. Le redoutable étau qu'elle avait craint un moment de
voir refermer sur elle ses puisssantes mâchoires, desserrait son
étreinte ; la Roumanie respirait. Mais la leçon n'a été perdue ni
pour elle, ni pour son roi. Celui-ci s'est appliqué avec une sol-
licitude plus active que jamais au renforcement et à l'instruction
de son armée. Aujourd'hui la Russie, même en cas de conflit
avec la Turquie, ne serait plus tentée de violer le territoire
LA ROUMANIE. 771
roumain et d'y prendre de force un passage qui ne serait pas
accordé de gré. Dans tout conflit danubien ou balkanique, les
puissances devraient compter avec la Roumanie et son armée.
II
La Dobroudja, cette terre de landes et de marais que le
traité de Berlin a donnée aux Roumains et que leur énergie
colonisatrice a déjà métamorphosée, remplit, dans l'équilibre
politique de l'Europe, un office très important : elle sépare la
Russie slave de la Bulgarie slave. A un Bulgare qui regrettait
que le Congrès de Berlin n'eût pas attribué toute la rive droite
du Danube à la Bulgarie, Stambouloff répondait : « Bénissez le
Ciel que la Dobroudja vous sépare de la Russie (1) ! » Les vœux
du terrible dictateur sont accomplis : la politique bulgare est
pleinement indépendante de celle de la Russie, mais les souve-
nirs de l'époque héroïque, les affinités de race, de religion et
d'intérêts peuvent, à un moment donné, amener entre les deux
pays une alliance qui pourrait être dangereuse pour la Rou-
manie; c'est Tune des éventualités en vue desquelles elle ne
peut manquer de se prémunir; elle n'a qu'un moyen de le faire,
c'est de s'entendre avec l'Autriche-Hongrie qui, rivale de la
Russie dans les Balkans, a le même intérêt qu'elle. De fait,
le roi Carol et ses ministres ont eu depuis longtemps des pour-
parlers avec le Cabinet de Vienne en prévision d'une nou-
velle descente russe vers le Bosphore : une entente militaire,
conclue en 1891, prévoit qu'en cas d'agression russe, l'armée
roumaine et l'armée autrichienne se prêteraient un mutuel
appui. En interposant une terre roumaine entre la Russie et la
Bulgarie, les plénipotentiaires de Berlin ont poussé la Rou-
manie vers l'Autriche-Hongrie, dont certains intérêts considé-
rables auraient dû l'éloigner. Du fait qu'elle possède la
Dobroudja, la Roumanie devient naturellement la sentinelle
avancée de la Triple-Alliance en face du Slavisme. La Roumanie
est liée à l'Empire allemand par des liens dynastiques, mais ce
sont des raisons plus profondes, inscrites dans le traité de Ber-
lin, qui lui ont imposé comme une nécessité la pratique d'une
(1) Cité par M. André Bellessort dans le livre charmant qu'il a consacré à la
Roumanie conlemporavie (Perria, in-12) et dont la plus grande partie a paru ici
tnême.
i i2 REVUE DES DEUX MONDES.
politique vers laquelle l'inclinaient déjà les préférences de son
souverain.
Le Turc, avec son armée réorganisée, pèse d'un poids lourd
dans ce dosage de forces d'où l'équilibre de l'Orient doit résulter.
Il est séparé du Roumain par le Bulgare : "il n'a donc rien à.
craindre du premier, tandis qu'il redoute les ambitions du
second. Rien donc de plus naturel pour lui que de s'entendre
avec le Roumain pour contenir les impatiences du Bulgare et
arrêter la descente du Russe vers Gonstantinople. En laissant
de côté l'hypothèse d'une alliance entre la Russie et la Bulgarie
et en supposant que la Bulgarie seule attaque la Turquie, la
Roumanie croit que, même dans ce cas, son intérêt lui com-
manderait de marcher d'accord avec la Sublime-Porte. Elle a
pris pour maxime fondamentale de sa politique la règle, que
nous avons si malheureusement oubliée en -1866, que l'accrois-
sement d'un Etat est, ipso facto, une diminution pour ses
voisins : les proportions se trouvant changées, l'équilibre est
rompu. Mais ce n'est pas, comme l'a fait Napoléon III, après
l'événement qu'il convient d'appliquer ce principe, c'est avant :
le roi Carol n'y a pas manqué. On a dit souvent de la Bulgarie
qu'elle est la Prusse des Balkans. Le Hohenzollern qui règne à
Bucarest est résolu à ne pas laisser accomplir, au bénéfice de la
« Prusse des Balkans, » ce que le Hohenzollern de Berlin a
réalisé au bénéfice de la Prusse et au détriment de l'Autriche
et de la France. Comparée à la Bulgarie, la Roumanie est
actuellement, sous le rapport de la population et des ressources
générales, dans la proportion de sept à quatre. Elle a sept mil-
lions d'âmes, et la Bulgarie moins de quatre. Elle ne veut pas
voir cette proportion se modifier à son désavantage. Une vic-
toire bulgare, qui ressusciterait la Grande-Bulgarie de San
S tefano, mettrait la Roumanie en état d'infériorité; elle risque-
rait de se trouver étouffée entre deux grands empires slaves ;
elle redouterait que la Bulgarie victorieuse ne cherchât à s'em-
parer de la Dobroudja sous prétexte qu'une partie des paysans
qui y vivent sont de race bulgare. Aussi est-il permis de croire
que, sous une forme quelconque, entre la Sublime-Porte et
Bucarest, le cas d'une agression bulgare a été envisagé, et que
tout se passerait, en cas de guerre, comme si un accord avait été
conclu.
Le Roumain, se tournant vers son voisin Bulgare, lui tient
LA ROUMANIE. 773
à peu près ce langage : « Nous désirons être vos amis; nous
verrons toujours avec plaisir vos progrès économiques et
sociaux, l'accroissement de votre richesse, de vos chemins de
fer, de vos échanges, mais si vous vouliez faire la guerre aux
Turcs pour porter vos frontières jusqu'à la mer Egée, réaliser la
Grande Bulgarie de vos rêves ou créer une Macédoine indépen-
dante qui serait nécessairement une Macédoine bulgare prenez
garde : nous mobiliserions nos troupes et pendant que vous
descendriez sur Andrinople, nous marcherions sur Sofia, nous
menacerions les derrières de votre armée, nous arrêterions ses
progrès, ou, tout au moins, nous saisirions un gage qui nous
assurât le droit d'être partie intervenante au traité de paix et de
ne pas rester nos mains vides tandis que vous garniriez les
vôtres. » Ainsi menacée à revers pendant qu'elle combattrait de
front contre les Turcs, la Bulgarie serait paralysée, d'autant
mieux que sa forme, allongée d'Est en Ouest et étroite du Sud
au Nord, mettrait la base d'opérations de l'armée qui attaque-
rait Andrinople à quelques jours de marche des corps roumains.
A plusieurs reprises, en ces dernières années, le gouvernement
du roi Carol a nettement fait connaître ses intentions au Cabinet
de Pétersbourg avec lequel il entretient des relations très
confiantes; les conseils pacifiques que le gouvernement du Tsar
a fait, en diverses circonstances, entendre à Sofia s'appuyaient
ainsi sur un argument singulièrement fort. On s'est étonné en
Europe, on s'est indigné dans les milieux nationalistes bulgares
ou macédoniens, de ce que le roi Ferdinand n'ait pas profité
du désarroi où était l'armée turque après la révolution de
juillet 1908, ou après le coup d'État d'Abd-ul-Hamid en avril 1909,
pour marcher sur Constantinople et signer à son profit un nou-
veau traité de San-Stefano. La véritable raison de cette absten-
tion, c'est en Boumanie qu'il faut aller la chercher. Les Bulgares
le savent bien ; mais il en est parmi eux qui pensent que l'obstacle
est plus formidable en apparence qu'en réalité. « Si, disent-ils,
les Roumains envahissaient notre territoire pendant que nous
serions engagés avec les Tur/'s, nous ne devrions pas leur
opposer un seul soldat, mais ouvrir toutes les portes devant
eux ; ni l'opinion européenne, ni même l'opinion roumaine
n'admettraient que, dans ces conditions, l'armée roumaine vînt
frapper par derrière et écraser ces mêmes Bulgares affranchis
par sa bravoure aux jours de Plevna. » Même dans l'hypothèse
77 i REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ les choses se passeraient ainsi, il n'en reste pas moins que
les Roumains occuperaient une partie du territoire bulgare et
que les opérations de l'armée aux prises avec les Turcs en
seraient singulièrement contrariées. La prudence du roi Ferdi-
nand a mesuré toutes ces difficultés ; elles lui ont paru assez
graves pour imposer la paix à la Bulgarie frémissante. A l'au-
tomne dernier, au moment où les Turcs, sous prétexte de désar-
mement, se livraient en Macédoine aux sévices dont nous avons
donné ici quelques exemples (1), en Bulgarie l'opinion publique,
violemment irritée, reprochait au Roi et au gouvernement leur
inaction ; des réfugiés macédoniens, étalant leurs plaies et leurs
haillons, émouvaient la pitié de leurs frères bulgares; la situa-
tion était menaçante; on allait jusqu'à dire qu'une révolution
pouvait emporter le trône du roi Ferdinand ; c'est à ce moment
précis qu'un journal français donna, comme venant de Con-
stantinople, la nouvelle d'une convention militaire turco-rou-
maine, si bien qu'il est permis de se demander si cette révéla-
tion, vraie ou fausse, n'aurait pas été destinée à expliquer et à
justifier l'attitude résolument pacifique du roi Ferdinand;
l'auteur de cette utile indiscrétion n'aurait fait, pour ainsi dire,
que concrétiser en un fait significatif toute une situation poli-
tique sur laquelle il aurait voulu attirer l'attention.
Une convention militaire turco-roumaine ne serait, en effet,
que la traduction écrite de la politique qui engage dans un
même système la Triple-Alliance et, avec elle, la Roumanie et,
jusqu'à un certain point, la Turquie. Le roi Carol ne s'accom-
moderait pas aujourd'hui de la neutralité que Bratiano et Kogal-
niceano demandaient pour la Roumanie au Congrès de Berlin.
Sur les confins de la péninsule Balkanique, il se regarde comme
la sentinelle avancée de la Triple-Alliance et du germanisme.
L'Allemagne, dont l'influence est si forte aujourd'hui à Cons-
tantinople, ne peut qu'être favorable à une entente militaire
entre la Turquie et la Roumanie. L'armée roumaine est exercée
à l'allemande, elle a des canons Krupp et des fusils allemands,
comme l'armée turque. Les grandes puissances préfèrent ne pas
s'engager elles-mêmes dans les affaires balkaniques; l'Alle-
magne, en particulier, trop éloignée pour s'y mêler directement,
serait bien aise de trouver un prête-nom qui jouât son jeu et
(1) Voyez la Revue du 15 janvier 1911.
LA ROUMANIE. 775
servît ses intérêts. La Roumanie se charge volontiers de ce rôle
parce qu'elle y trouve son avantage. Si, en cas de conflit turco-
bulgare, elle envoyait son armée prendre à revers les forces
bulgares, elle agirait conformément aux vues du Cabinet de
Berlin, mais aussi conformément à ses intérêts propres. La
vitalité de la combinaison qui fait entrer la Roumanie dans
l'orbite de la Triple-Alliance s'est manifestée notamment l'été
dernier quand Hakki Pacha, ministre des Affaires étrangères
ottoman, est venu rendre visite au roi Carol avant de partir pour
les eaux de Bohême où il devait rencontrer le comte d'JEhrenthal
et M. de Kiderlen-Wœchter.
Nous avons eu déjà l'occasion d'indiquer ici quelle serait l'atti- .
tude de la Roumanie dans le cas où les Etats balkaniques cher-
cheraient à se grouper en une Confédération (1), Si la combinai-
son était dirigée contre l'Empire ottoman, la Roumanie refuserait
d'y entrer, et son abstention la ferait échouer ou la paralyserait.
S'il s'agissait au contraire d'une Confédération générale où la
Turquie aurait sa place, la Roumanie n'aurait aucune raison de
s'en tenir éloignée ; elle s'y agrégerait sans doute et sa politique
s'en trouverait peut-être radicalement modifiée; elle pourrait
prendre appui sur les Etats balkaniques pour faire face au Nord
et poursuivre, en face de l'Autriche et de la Russie, une poli-
tique « panroumaine. »
Il n'est, en politique, opposition si résolue qui ne se laisse
fléchir si elle reçoit ce que les diplomates appellent, d'un si joli
euphémisme, ses « apaisemens. » Quelles que soient les sym-
pathies personnelles du souverain, son gouvernement et lui-
même sont guidés par les seuls intérêts de la nation roumaine.
Si, dans un remaniement territorial des États de la péninsule,
la Roumanie trouvait la satisfaction de ses ambitions légitimes
et recevait les garanties qu'elle juge nécessaires, pourquoi
se refuserait-elle à une entente avec la Bulgarie ? Peut-être
même ses démonstrations ne seraient-elles menaçantes que
dans le secret dessein de stipuler un prix plus avantageux de
sa retraite ? Il n'est pas difficile de deviner en quoi pourraient
consister, en pareil cas, les « apaisemens » de la Roumanie; il
suffît de se reporter aux débats du Congrès de Berlin et aux
négociations diplomatiques auxquelles a donné lieu l'opération
(1) Une Confédération balkanique esl-elle possible? Revue du 15 juin 1910.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
de la délimitation. Il faut se souvenir que, pour rendre moins
amer aux Roumains l'échange de la Bessarabie méridionale
contre la Dobroudja, exigé par le Tsar et Gortchakof, le pre-
mier plénipotentiaire français, M. Waddington, proposa et fit
adopter une extension considérable du territoire roumain au
Midi de la Dobroudja; la frontière fut reportée jusqu'au delà
de Mangalia, sur la Mer-Noire, et, le long du Danube, jusqu'à
une petite distance de Silislrie. M. Waddington insista même
sans succès pour que la part de la Roumanie englobât la ville
de Silistrie, à laquelle sa forte position sur le Danube donne
une importance particulière. Lors des opérations de délimita-
tion, il y eut encore de longues contestations à propos d'un
village voisin de Silistrie, Arab-Tabia ; malgré l'opposition très
vive de la Russie et la mauvaise humeur de Bismarck (1), Arab-
Tabia finit par rester à la Roumanie, mais Silistrie avec ses
vergers, ses jardins et ses vignes demeura bulgare.
La vieille citadelle de Silistrie est un point stratégique très
important; c'est la clef de la Dobroudja. Cette province, habitée
par des Bulgares et par des Tatars musulmans, au milieu des-
quels les colonies roumaines n'étaient au moment de l'annexion
qu'une faible minorité, est encore mal rattachée à la Roumanie;
les Bulgares ne regardent pas sans regrets ces plaines qui sont
la prolongation naturelle des leurs et où habitent un grand
nombre de leurs frères. Mais la Dobroudja est devenue indis-
pensable à la vie des Roumains; ils s'alarment de voir le port
de Constantza, qu'ils ont créé à grands frais, et le chemin de
fer qui y mène, exposés, dans un pays plat, sans frontières
naturelles, au raid audacieux d'un adversaire bulgare. L'armée
roumaine est obligée de monter une faction pénible dans ces
plaines ouvertes. La possession de Silistrie et de sa banlieue
remédierait à ces inconvéniens et apaiserait ces craintes; Silis-
trie fortifiée deviendrait la base solide de la domination rou-
maine sur la rive droite du Bas Danube. Pour les mêmes raisons
(1) Voyez la lettre du prince Carol au prince Antoine de Hohenzollern, dans
Quinze a)is d'Uisloire (1866-1881), d'après les Mémoires du roi de Roumanie, par le
baron Jehan de Witte. Pion, 1905, in-8, p. 389. Ces Mémoires ont été rédigés par
le docteur Schœfer d'après des documens privés et personnels, appartenant au
roi Carol, sa correspondance, son journal; malgré le ton impersonnel ce sont bien
de véritables mémoires. Ils ont paru d'abord en allemand à Stuttgard, puis en
français à Bucarest sous le titre de : Noies sur la vie du 7'oi de Roumanie par
un témoin oculaire (4 vol. in-8).
LA ROUMANIE. 777
qui la font convoiter des Roumains, les Bulgares attachent un
grand prix à sa conservation ; mais si les circonstances les pla-
çaient un jour en face de la nécessité de risquer un coup de
partie et d'attaquer les Turcs, l'abandon de Silistrie ne serait
pas un prix trop élevé pour la neutralité, peut-être même pour
le concours actif de l'armée roumaine. Il est des heures déci-
sives où il faut savoir donner peu pour gagner beaucoup. Si les
Turcs devaient être un jour chassés d'Europe, ils le seraient
par une entente de l'Autriche-Hongrie et de la Bulgarie, la Rou-
manie ayant reçu ses « apaisemens. »
Ainsi, l'avenir et la sécurité de la Turquie, en Europe,
dépendent, pour une forte part, de la Roumanie. La leçon
de 1877-1878 est restée présente à l'esprit du roi Garol et des
hommes d'État roumains. Ils ont travaillé avec persévérance
pour que leur pays ne puisse plus être exposé sans profit aux
hasards d'une grande guerre; si la Roumanie prenait les armes
aujourd'hui, ils veulent que ce ne puisse être que pour sa propre
querelle. Quand le prince Garol, après le Congrès de Berlin, se
rendit à Potsdam en août 1880, Bismarck lui parla des « diffi-
cultés énormes » qui résultaient pour la Roumanie de sa situa-
tion géographique, et lui conseilla « de ne pas prendre une
altitude trop rude à l'égard de la Russie (1). » Ces conseils de
prudence étaient superflus adressés au souverain éminent qui
a su faire de la Roumanie un Etat fort et garantir son avenir
par tout un système d'alliances, d'ententes et de contre-assu-
rances. Si la Roumanie tient aujourd'hui en Europe une place
enviée, c'est, pour une large part, à la prudence et à l'énergie
de son roi qu'elle le doit.
Charles 1^'", roi de Roumanie, est un Hohenzollern ; il est le
second fils de ce prince Antoine, dont le nom fut si souvent
prononcé en France à l'époque tragique oii son fils aîné fut
candidat au trône d'Espagne. De sa lignée princière, il a
l'orgueil du nom et du sang. Un Hohenzollern doit être soldat,
s'il n'est pas roi: le prince Charles a été l'un et l'autre. Il avait,
de naissance, le don du commandement, le sens delà discipline,
le goût des responsabilités; il n'a recherché, dans l'exercice du
pouvoir, ni les jouissances grossières, ni même les plaisirs dé-
licats ; régner, c'est, pour lui, mettre en action et développer les
(1) Jehan de Witte, ouv. cil., p. 432.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
dons spéciaux qu'un décret nominatif de la Providence semble
aux Hohenzollern avoir imparti à leur race pour le gouverne-
ment des hommes ; sa vie privée est simple, ses mœurs austères,
avec une nuance de mélancolie qui fait penser à la tristesse de
ces plateaux de la Souabe où s'élève le vieux nid de hobereaux
d'où est sortie la lignée des Hohenzollern. Les lettres fréquentes
qu'il échangeait avec son père tant que celui-ci vécut et qu'il
a insérées dans ces Mémoires qui constituent an si précieux
document pour l'histoire contemporaine, nous le montrent, sous
des apparences de froideur, passionné pour la politique et pour
l'art de la guerre. Il était capitaine de dragons prussiens, quand
l'imprévoyance de Napoléon III fit de lui un prince régnant de
Roumanie, et il est resté toujours épris de gloire militaire ; sa
fermeté et son coup d'oeil, à Plevna, sauvèrent l'armée russe :
ce fut sans doute le plus beaa moment de sa vie. Les triomphes
des armées prussiennes eu 1866, en 1870, la résurrection de
l'Empire allemand au profit des Hohenzollern, excitaient son
émulation ; il voulait être, sur le Bas-Danube, à la hauteur de
la prodigieuse fortune de sa maison. Il suivit les méthodes et
les exemples que le succès consacrait avec tant d'éclat; il donna
tous ses soins à l'armée qu'il n'a jamais cessé de perfectionner
et d'accroître. En politique, son application, son bon sens, sa
ténacité ont parfaitement servi la prudence de ses desseins ; il
a montré, en diplomatie, la vigilance et l'esprit de décision dont
il avait brillamment fait preuve, en 1877, à la tête de ses
troupes. Secondé par la bonté active et l'intelligence brillante
de la Reine, il a fini par s'imposer au respect et à la recon-
naissance d'un peuple latin et oriental qui, par ses qualités
comme par ses défauts, diffère si profondément de son souve-
rain. Il est dans le destin des Hohenzollern de fonder des œuvres
artificielles, paradoxales, qui cependant durent, parce qu'ils les
édifi(ïnt sur la force, l'ordre et la discipline. Cette association
d'an prince étranger à une jeune nation orientale a réussi à la
Roumanie comme à la Bulgarie. Avec deux tempéramens très
dissemblables, le fils de la princesse Clémentine et celui du
prince Antoine ont rendu à leurs patries d'adoption un service
de même nature ; ils ont glorieusement contribué à faire d'elles
des nations que l'on respecte et qui peuvent regarder le présent
avec sécurité et l'avenir avec espérance.
LA ROUMANIE. 779
III
Carol I" porte le titre de roi de Roumanie; mais il arrive
parfois que ses sujets, dans leur enthousiasme patriotique, le
saluent du titre de roi des Roumains. Tout un programme
tient dans cette différence d'appellation, toute l'espérance d'une
plus grande Roumanie où entreraient tous les Roumains. La
Roumanie a ainsi deux politiques : l'une réaliste, ostensible,
immédiate, purement conservatrice ; l'autre plus chimérique,
moins précise, plus secrète, plus aventureuse. La seconde, sortie
de l'imagination populaire plutôt que des méditations des
hommes d'Etat, prépare de loin une extension de la Roumanie
dans les limites de l'aire occupée par la race roumaine. Si une
bonne occasion se présentait, si quelque Etat voisin venait à
traverser une crise grave et se trouvait menacé de dislocation,
la Roumanie aurait, au bon moment, des revendications natio-
nales à produire ; elle est entourée de plusieurs « Roumanie non
rachetées » qui peuvent lui fournir, le cas échéant, des occa-
sions favorables d'intervention ou d'échange.
C'est parmi les colonies les plus éloignées du noyau princi-
pal de la race que le gouvernement roumain a fait jusqu'ici la
plus active propagande. Au temps où les peuples chrétiens de
la péninsule semblaient croire que la succession des Turcs,
en Macédoine, allait bientôt s'ouvrir et s'en disputaient par
avance les morceaux, Rulgares, Serbes et Grecs faisaient valoir
leurs prétentions à l'héritage. Les Roumains s'avisèrent un jour
que, dans les épais massifs de montagnes de l'Albanie méridio-
nale et de la Macédoine vivent des pasteurs qui parlent une
langue dérivée du latin, très proche parente du roumain, qui
se nomment eux-mêmes Tsintsars et que les Grecs appellent
Koutzo-Valaques (Valaques boiteux) (1). La politique roumaine
comprit tout le parti qu'elle pouvait tirer de ces « frères sé-
parés ; » elle organisa parmi les Valaques du Pinde une propa-
gande qui tendait à séparer de l'hellénisme les populations de
(1) Voyez, sur ces Koutzo-Valaques et sur la propagande roumaine, la Revue du
15 mai 1907, ou notre livre : l'Europe et l'Empire ottoman, p. 132. Certains auteurs
roumains comptent en Turquie d'Europe un million de Valaques parlant rou-
main ; à en croire les statistiques serbes, bulgares, ou turques, ils seraient 70 000 ;
d'après les Grecs, on n'en compterait que quelques milliers.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
langue roumaine pour en constituer une nationalité à part. En
réalité, ces Koutzo-Valaques, dont, au xiv® siècle, le voyageur
juif Benjamin de Tudèle signalait déjà l'existence dans le Pinde,
sont les descendans des paysans macédoniens romanisés, refoulés
dans les montagnes par les invasions slaves, de même que les
Roumains sont les descendans des colons de la Dacie réfugiés
dans les Carpathes. La propagande roumaine, appuyée d'argu-
mens sonnans et trébuchans, encouragée au début par l'Au-
triche, favorisée par les autorités ottomanes qui se servaient
volontiers du « roumanisme » pour battre en brèche 1' « hellé-
nisme, » obtint de faciles succès. En 1905, le très distingué
ministre de Roumanie à Gonstantinople, M. Alexandre Em. Laho-
vary, aujourd'hui ministre à Paris, obtint du sultan Abd-ul-
Hamid la reconnaissance officielle de la personnalité nationale
des Valaques de Turquie. Le gouvernement du roi Carol se
trouvait dès lors qualifié, au cas où les propagandes nationales
eussent abouti à un partage de la Macédoine, pour réclamer sa
part ou obtenir des compensations. Si au contraire la Macédoine
était devenue, sous le régime européen des « Réformes, » une
sorte de province privilégiée presque autonome, la Roumanie
aurait eu voix au chapitre dans sa constitution. Vers la même
époque, les Roumains s'intéressaient à la reconnaissance de la
langue et de la nationalité albanaises (1). Il semble qu'on ait un
moment pensé, à Bucarest, à constituer un grand Etat albanais-
valaque, entre l'Adriatique et le Vardar, sous le double patro-
nage de la Roumanie et de l'Italie. C'était aussi le temps où,
dans un livre dont nous avons eu plusieurs fois l'occasion de
parler ici, un Roumain de marque publiait sous le pseudonyme
« Un Latin » un projet de confédération balkanique dont il
proposait de donner la présidence à un empereur italien qui
aurait été en outre le souverain direct des Albano- Valaques (2).
Sans doute, il s'agit plutôt là d'ambitions vagues que de des-
seins mûrement préparés; il n'en est pas moins certain que les
Roumains ont esquissé en Macédoine une forme très ingénieuse
d'impérialisme ethnique et linguistique. Une rupture diploma-
tique entre la Roumanie et la Grèce fut la suite de la propa-
gande roumaine parmi les Valaques, mais les rapports avec le
(1) Voyez notre article du 15 décembre 1909 : la Question albanaise, p. 805.
(2) Une Confédération balkanique comme solution de la question d'Orient, par
Un Latin. Pion, 1905, in-12.
LA ROUMANIE.
781
gouvernement ottoman restèrent excellens. Aujourd'hui, « gré-
cisans » et « roumanisans » ont cessé de se combattre les armes
à la main, et les relations diplomatiques entre Athènes et Buca-
rest viennent d'être reprises; mais la Révolution ottomane n'a
pas coupé court à la propagande roumaine en Macédoine; les
Valaques du Pinde, avec leurs écoles où l'on parle roumain,
se distinguent toujours des Grecs par leur loyalisme plus actif
à l'égard des Turcs et par leur résistance à l'influence religieuse
et politique du Patriarcat phanariote; pour la politique rou-
maine, ils restent comme une monnaie d'échange ou comme
un jalon d'attente pour le cas où de nouvelles complications
viendraient à changer les destinées de la Turquie d'Europe.
Les Vainques du Pinde ne sont que les cousins germains
des Roumains de la Moldavie et de la Valachie, mais les Rou-
mains de Transylvanie sont bien leurs frères. Le massif tran-
sylvain est la véritable patrie de la race, la forteresse histo-
rique de la nationalité. Les Roumains qui vivent sujets du roi
Habsbourg et gouvernés par les Hongrois sont aujourd'hui
près de 3 millions et demi ; ils forment la grande majorité de
la population de la Transylvanie; ils sont nombreux dans le
Banat, la Crichiane et le Maramourèche. C'est un peuple de
paysans; la noblesse a été, depuis des siècles, magyarisée ou
attirée vers le Bas-Danube, et le peuple a été réduit au servage
de la glèbe; il est resté dans cette condition jusqu'au règne
de Joseph II. Les longues luttes des Roumains des Carpathes
pour sauvegarder et, plus tard, pour recouvrer leur indépen-
dance ne sont pas aujourd'hui notre sujet. Il faut rappeler
cependant qu'au moment de la Révolution de 1848, l'une des
revendications des Hongrois fut l'incorporation de la Transyl-
vanie, qui, jusque-là, formait un duché autrichien séparé, au
royaume de Hongrie ; aussi vit-on les Roumains se lever pour
le maintien de leur autonomie relative et combattre vigoureuse-
ment, comme les Croates de Jellachich, pour l'Empereur et Roi
contre les Magyars; ils contribuèrent à l'échec final des armées
hongroises. Ils devaient être mal récompensés de leur loya-
lisme; le compromis de 18G7 consacrait l'incorporation de la
Transylvanie à la Hongrie et abandonnait les Roumains à la
discrétion des Magyars. L'histoire des Roumains de Hongrie,
depuis cette époque, est celle des efforts du gouvernement et
des fonctionnaires de Budapest pour les magyariser et de la ré-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
sistance passive de cette race de paysans tenaces. Nous ne ra-
conterons pas ces luttes que nous ne considérons aujourd'hui
que du dehors et du point de vue roumain. La politique du
roi Garol se désintéresse officiellement des revendications des
Roumains de Hongrie ; liée à la Triple-Alliance, elle ne saurait
encourager ouvertement, dans l'Empire austro-hongrois, un
foyer d'irrédentisme ; mais comment empêcherait-elle la presse
et l'opinion publique de s'intéresser au sort de ces « frères sépa-
rés » et de reprocher aux Hongrois, qui revendiquent avec tant
d'énergie les droits de leur nationalité, de méconnaître ceux des
autres? Par le fait seul du voisinage, il y a, entre les Roumains
du royaume et ceux d'Autriche-Hongrie, un perpétuel échange
d'idées et de sympathies que le gouvernement de Bucarest, le
voulût-il, serait impuissant à enrayer. Périodiquement la presse
magyare dénonce ce qu'elle appelle les menées « daco-rou-
maines » et le ministre commun des Affaires étrangères est
souvent interrogé, aux Délégations, sur l'attitude du gouver-
nement roumain. A la dernière session, à Budapest, le comte
d'^hrenthal a répondu à une question d'un député en affir-
mant la parfaite correction du gouvernement roumain. Voici
comment, quelques jours après, ripostait le Budapesti Hirlap du
26 février 1911 :
L'attitude du gouvernement roumain à l'égard de la Hongrie a toujours
été correcte, disait encore hier le comte d'^Ehrenthal et nous sommes
obligés, hélas ! de constater que tout le système de l'enseignement en Rou-
manie repose sur l'irrédentisme le plus éhonté. Or, le gouvernement rou-
main, toujours correct envers la Hongrie, distingue officiellement sur les
cartes géographiques admises dans les écoles et dans les manuels scolaires,
deux sortes de Roumanies, la Roumanie libre et la Roumanie asservie.
Voici la division géographique enseignée officiellement en Roumanie
dcp\iis les écoles primaires des villages jusqu'au programme des examens
universitaires :
I. — Roumanie libre : 131 353 kilomètres carrés; 6000000 d'habitans.
II. — Roumanie asservie: I) Transilvania (15 comitats hongrois) 57244
kilomètres carrés; 2 500 000 habitans; 2) Banat (comitats hongrois de
Temes, de Torontal et de K. Sôzrény) 28 507 kilomètres carrés; 1 500000 ha-
bitans ; 3) Grisinia (comitats hongrois de Szilagg, Hajdu Bihar, Békès, Arad
et Csanud) 29 260 kilomètres carrés; 1 800000 habitans; 4) Maramures
(comitats hongrois de Marmaros, Szatmar, Ugocsa, Szabolcs; 21845 kilo-
mètres carrés; 1 030 000 habitans; 5) Bucovina (province autrichienne)
10 450 kilomètres carrés; 730000 habitans ; 6) Bessarabie (province russe)
20 000 kilomètres carrés, 1 500 000 habitans ; en tout pour la Dacorou-
manie 298659 kilomètres carrés, 15 000 000 d'habitahs.
LA ROUMANIE.
783
Le tableau est édifiant pour le comte d'/Ehrenthal, n'est-ce pas ? Nous
dirons plus: l'année dernière, un concours fut ouvert en Roumanie, parmi
les instituteurs, pour répandre dans les villages certaines connaissances
générales ; dans le questionnaire officiel figuraient deux points : le peuple
sait-il quelque chose des Roumains asservis? quel est le pays étranger qu'il
déteste ? Le si correct gouvernement roumain s'est bien gardé de commu-
niquer les réponses à rAutriche-Hongrie. Toujours le si correct gouver-
nement roumain a édité une carte murale scolaire d'après laquelle la
vraie Roumanie s'étend jusqu'au fleuve Tisza, à 80 kilomètres à l'Est de
Budapest, retranchant ainsi 180000 kilomètres carrés de la Hongrie au
profit de la Roumanie future ; cette carte est dans toutes les écoles du
royaume ; aucune école ne doit en avoir d'autre, il y a des règlemens ; or,
le gouvernement hongrois put se procurer, il y a quelques années, un
exemplaire de cette carte qu'il communiqua au Ballplatz, lequel, en l'appe-
lant fantaisiste devant la Délégation, la transmit à Bucarest avec protesta-
tions. Spiru Haret, ministre roumain de l'Instruction publique d'alors,
nomma une commission en vue d'élaborer une nouvelle carte. Depuis, les
gouvernemens hongrois et roumain ont changé et la vieille carte est restée
dans toutes les écoles roumaines. Il serait temps que le comte d'yEhrenthal
intervînt auprès du si correct gouvernement roumain.
Entre la presse des deux pays, de telles polémiques sont
fréquentes et d'ailleurs vaines, car il se peut que le gouver-
nement roumain soit parfaitement correct et que cependant la
propagande roumaine existe; la politique des Cabinets et celle
des peuples ne suivent pas les mêmes inspirations ni les mêmes
méthodes; il est hors du pouvoir des gouvernemens d'em.
pêcher absolument deux groupes d'hommes voisins, qui sont
ou qui se croient frères, de fraterniser par-dessus les frontières
et de se tendre la main.
Le groupe des Roumains de Transylvanie et de Hongrie se
prolonge vers le Nord par les populations roumaines de Buko-
vine qui dépendent de l'Autriche. Les Roumains y sont 230 000
qui travaillent à maintenir les droits de leur nationalité en face
des Ruthènes qui sont 300 000 ; ils associent leur résistance à
celle des Allemands qui ont dans le pays des colonies prospères
et qui sont les maîtres de l'Université de Czernowitz. Les
cinq députés roumains que la Bukovine envoie au Reichsrat de
Vienne, ne voulant s'associer ni aux Slaves ni aux Allemands,
se sont rapprochés des Italiens. Roumains et Italiens habitent
aux deux extrémités de la monarchie, mais, au Parlement,
leurs affinités latines et le commun besoin de résister à la
pression allemande et à la marée montante du slavisme les ont
784 REVUE DES DEUX MONDES.
réunis ; ainsi associés, ils constituent un appoint important dans
les luttes parlementaires, et ils obtiennent, en portant leurs
voix au bon moment d'un côté ou de l'autre, d'importantes
concessions pour leurs intérêts nationaux.
La Bessarabie a été séparée de la Moldavie par le traité de
Bucarest, en 1812, et réunie à la Russie. Le traité de Paris, en
1836, pour éloigner les Russes des bouches du Danube, a donné
les trois districts méridionaux, riverains du grand fleuve, à la
Roumanie. Ce sont ces districts que la Russie a revendiqués
et repris au traité de Berlin (1878). La Bessarabie est habitée
par environ 1300000 Roumains; ce sont des paysans parmi
lesquels, jusqu'à présent, le sentiment national roumain fait
peu de progrès; au contraire, le pays se russifie peu à peu.
Les grands propriétaires sont russes, les commerçans des villes
et des bourgs sont juifs ; le paysan, courbé sur son sillon, est
roumain.
Répétons, pour être complet, qu'environ 90 000 des paysans
qui, en Serbie, cultivent les plaines qui bordent le Danube, au
Nord de Negotin, sont des colons roumains venus de la Petite-
Valachie et du Banat. On ne signale, parmi eux, aucunes ten-
dances irrédentistes.
Tout autour de lui, le royaume de Roumanie voit donc
se développer des groupes nombreux de Roumains : ce sont
les pierres d'attente de la « Grande-Roumanie. » Dans l'état
actuel de l'Europe orientale, la Roumanie ne peut espérer et
ne recherche effectivement aucun accroissement de territoire,
mais, dans le silence, elle se prépare pour l'avenir; elle attend
qu'une guerre, un groupement nouveau des puissances, une
modification de la physionomie actuelle de la péninsule des
Balkans ou de la constitution interne de l'Empire austro-hon-
grois fassent naître pour elle l'occasion de revendiquer à son
profit une application du principe des nationalités. Dans toutes
les hypothèses, elle peut espérer un bénéfice. Nous avons vu
quels pourraient être son attitude et le prix de son concours
dans le cas d'un conflit turco-bulgare. Si le rapprochement qui
paraît actuellement se dessiner entre Vienne et Sofia (1) abou-
(1) Le 4 mars 1911, le roi Ferdinand a fait à l'empereur François-Joseph une
visite officielle. Peu de temps auparavant, M. Tcharikof, ambassadeur de Russie à
Gonstantinople, était venu à Sofia. On peut se demander si cette visite de l'am-
bassadeur russe à Gonstantinople, suivant d« pr^s leutfevue de Potsdam, n'au-
LA ROUMANIE. 785
tissait à un conflit avec la Serbie et si la Roumanie était solli-
citée d'y prendre part, elle pourrait, de ce côté-îà encore, trou-
ver le prétexte d'une revendication nationale. Enfin si, dans une
conflagration générale de l'Europe, la Roumanie était amenée à
seconder, contre la Russie, les troupes autrichiennes et si celte
coopération aboutissait à un succès, la Bessarabie pourrait en
être le prix. Mais ces divers avantages, la Roumanie ne pour-
rait les obtenir qu'à la faveur de cataclysmes généraux qu'elle
n'a pas intérêt à provoquer parce qu'elle pourrait aussi beau-
coup y perdre. Il en est autrement des provinces, peuplées de
plus de trois millions de Roumains qui font actuellement partie
intégrante de la Hongrie et de l'Autriche. Pour le moment, les
relations de la grande monarchie et du petit royaume sont excel-
lentes et l'union de tous les Roumains sous le drapeau national
est un rêve que les Roumains osent à peine s'avouer à eux-
mêmes; mais comment n'observeraient-ils pas les changemens
qui, à plus ou moins brève échéance, semblent se préparer dans
la monarchie dualiste? Il y a quinze ans, les pangermanistes
se vantaient de travailler à une dislocation de l'Autriche-Hon-
grie : Prague, Vienne et Triesle seraient entrées dans l'Empire
allemand, et l'on entrevoyait déjà que si le HohenzoUern de
Berlin absorbait un large morceau d'iVutriche, le HohenzoUern
de Bucarest ne manquerait pas, lui aussi, de se ruer à la curée :
chacun prendrait selon ses serres. On ne parle plus guère
aujourd'hui d'un démembrement de l'Autriche, mais on parle
beaucoup d'une réorganisation de la monarchie habsbourgeoise
sur de nouvelles assises; les uns voudraient qu'elle devînt
trialhle ; d'autres, plus hardis, entrevoient déjà un empire fédé-
ratif où chaque groupement national formerait un Etat et pren-
drait place dans une Confédération. H est caractéristique que
l'un des livres où ce plan est exposé et qui ont soulevé le plus
de discussions, soit précisément l'œuvre d'un Roumain de Tran-
sylvanie, Aurel Popovici (1). Dans ce projet, les Roumains de
Hongrie, de Transylvanie et de Bukovine sont réunis en un seul
rait pas eu pour but de faire connaître au roi Ferdinand et à ses ministres que
la volonté de la Russie et de rAllemagne est que le statu quo ne soit pas troublé
en Orient et que, si la Bulgarie se lançait dans une aventure, elle ne pourrait pas
compter sur l'appui de la Russie; elle devrait lutter à la fois contre les Turcs
et contre les Roumains. Faudrait-il voir une corrélation entre cette démarche et
le voyage du roi Ferdinand à Vienne?
^1) Die Vereinigleri Staaten von Grosz-Osterveick (Leipzig, Elischer, 1906, in-8).
TOME m. — 1911. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
État, ail milieu duquel les Szekel constituent un groupe national
distinct. Ce n'est point aujourd'hui notre objet de discuter la
valeur d'un tel plan et de ceux qui dérivent des mêmes préoccu-
pations; mais, au point de vue qui nous occupe, il faut bien
voir que toute modification de la constitution de l'Empire des
Habsbourg dans un sens fédéraliste importe au plus haut point
aux intérêts et à l'avenir de la Roumanie. Il pourrait, en effet,
arriver de deux choses l'une : ou bien certains fragmens, si le
lien fédéral n'était pas assez fort, pourraient aller chercher au
dehors leur centre d'attraction : les Roumains, par exemple,
pourraient se tourner vers Rucarest; ce serait alors la dislocation
de l'Autriche-Hongrie. Ou bien, au contraire, l'Etat habsbour-
geois reconstitué serait très fort et attirerait à lui les petits
Etats du Ralkan et du Danube; les Roumains du royaume
iraient se joindre à ceux de Transylvanie. Les Roumains, pour
retrouver leur unité nationale, ne refuseraient peut-être pas
d'entrer dans un grand système de Confédération danubienne
sous l'hégémonie de l'Autriche et le sceptre des Habsbourg.
Alors serait réalisée l'étonnante prophétie de Rismarck, que
nous aimons à citer parce qu'elle découvre, sur l'avenir, des
horizons inattendus : « Il est naturel que les habitans du bassin
du Danube puissent avoir des besoins et des vues qui s'étendent
au delà des limites actuelles de la monarchie austro-hongroise.
Et la manière dont l'Empire allemand s'est constitué montre le
chemin par lequel l'Autriche peut arriver à une conciliation des
intérêts politiques et matériels qui sont en présence entre la
frontière orientale des populations de race roumaine et les
bouches de Gattaro (1). »
De tous ces rêves d'avenir, retenons seulement quelques cer-
titudes. Celle-ci d'abord, qui pèse sur toute la politique de
l'Europe et sur les destins de la Roumanie en particulier : depuis
Vienne jusqu'au Rosphore, l'Europe n'a pas encore trouvé son
assiette définitive; entre les frontières artificielles des Etats et
les frontières réelles des peuples et dès langues, l'écart est trop
grand pour être immuable. Comment et au profit de qui des
remaniemens s'opéreront-ils? 11 serait téméraire de le prédire;
mais il est certain que, dans ces transformations, un rôle con-
sidérable est réservé à la Roumanie et à la nationalité roumaine.
(1) ûedanken und Erinnerungen, II, p. 2o'2.
LA ROUMANIE. 787
IV
Depuis cinquante ans et surtout dans ces trente dernières
années, la Roumanie a fait, dans toutes les branches de la vie
économique et sociale, de merveilleux progrès; il faudrait de
longues pages pour en retracer l'histoire; nous nous contente-
rons d'indiquer quelques faits et quelques chiffres qui témoi-
gneront de la vitalité de la nation roumaine et qui donneront
une notion juste de la force qu'elle représente et du poids dont
elle pèse dans les affaires européennes.
L'éveil fut donné au pays par quelques boyards qui, s'inspi-
rant des idées de liberté et d'égalité qu'ils avaient puisées en
Occident et surtout en France, amenèrent la noblesse à faire le
sacrifice de ses propres privilèges et à voter spontanément l'abo-
lition des titres; ainsi fut ouvert à tous les Roumains, devenus
des citoyens égaux, l'accès des plus hautes charges de l'Etat. Le
même esprit d'abnégation de la part des grands boyards permit
de réaliser le rêve de tous les patriotes, l'union des Princi-
pautés. Alors commença, sous le règne du prince Couza, le tra-
vail d'organisation de la Roumanie moderne. Le paysan, resté
aussi primitif qu'au temps des Daces, peinait sur une terre qu'il
ne possédait pas et ne travaillait que pour son seigneur. La
grande réforme de 1864 fut le premier pas vers l'émancipation
de la classe rurale. L'abolition de la corvée et la distribution
des terres aux travailleurs des champs préparèrent le pays à
prendre son essor économique.
Lorsqu'en 1866, Charles de Hohenzollern devint prince
régnant de Roumanie, le pays, encore vassal de l'Empire otto-
man, ne comptait que 4 500 000 habitans. Il n'existait dans le
pays aucun chemin de fer, et seulement mille kilomètres de
routes; les méthodes et les instrumens de culture n'avaient fait
aucun progrès depuis l'antiquité. La Roumanie n'avait pas
d'autre industrie que les métiers rudimentaires de la campagne,
très peu de commerce, pas de port. — Aujourd'hui, le royaume
indépendant sur lequel règne le roi Garol I^'" a plus de sept mil-
lions d'àmes et s'accroît en moyenne de près de 100 000 par
an; la population a augmenté de plus d'un tiers depuis 186G.
La paix, le bon ordre, l'amélioration du sort des paysans, l'in-
troduction de meilleures méthodes de culture, d'engrais, de
788 REVUE DES DEUX MONDES.
machines, l'amélioration des races de be'tail ont produit un
accroissement énorme de la production (1). L'exportation des
céréales augmente d'année en année; la Roumanie est devenue
l'un des greniers à blé de l'Europe r.de Braïla, de Galatz, de
Constantza, les bateaux chargés de céréales partent pour l'Eu-
rope occidentale. Le commerce du bétail, au contraire, a beau-
coup diminué; à la suite de la guerre douanière de 1888 à 1891
entre la Roumanie et l'Autriche-Hongrie, les propriétaires rou-
mains ont transformé, chaque fois qu'ils l'ont pu, leurs pâtu-
rages en terres de labour. Les économistes et les hommes d'Etat
roumains ont compris que l'agriculture et l'élevage ne suffisent
plus pour assurer la vie et la richesse d'une nation; une loi
d'encouragement à l'industrie en 1887, une loi de protection
douanière en 1892 donnèrent l'essor aux manufactures. Enfin»
la découverte récente de très riches bassins de pétrole, surtout
dans la région de Ploiesti, a fait naître la fièvre industrielle et
minière. L'exploitation du naphte, organisée d'abord presque
exclusivement par des sociétés allemandes et hollandaises,
appartient aujourd'hui pour une part importante à des Rou-
mains; avec le concours du gouvernement, ils résistent vigou-
reusement aux tentatives d'accaparement dirigées ou inspirées
par le grand trust américain du pétrole. En 1910, la production
du pétrole atteignait déjà près de 1 million de tonnes; des
raffineries ont été fondées : la Roumanie est devenue le qua-
trième pays producteur de pétrole (2).
(1) 1866. 1906.
Hectares ensemencés. 2 230 000 5 420 700
Hectolitres de froment récoltés . . . 6 439 200 36 412 747
— de maïs S 866 100 20 886 000
— d'orge et avoine .... 2709400 13983500
(2) Voici quelques chiffres qui donneront une idée du développement écono-
mique du pays :
1866 1906 1910
Commerce. Importations (francs). 71429 266 337 537 585 386 000 000
— Exportations — . 116 500 300 457 101394 455 000 000(1909)
Pétrole (tonnes) 5 915 496 870 1000 000
Sucre (tonnes) 0 28 312 41000(1909)
Rails kilomètres) G 3 179 3 600
Routes — 1068 26 543 0
Circulation postale 3 800 000 103 321000 0
Dette publique (capital) 80 282 000 1443 570 000 1550 000 000
Revenus.. . , 59 000 000 231500 000 480 000 000
Dépenses 58 000 000 225 000 000 460 000 000
Caisses d'épargne (dépôts). ... 0 41000000 70000000
Banques populaires . ..,.,, 0 20000000 100000000
LA ROUMANIE. 789
La création du port de Constantza, réuni à Bucarest par un
chemin de fer et un grand pont sur le Danube, a été l'événe-
ment le plus considérable de la vie économique de la Roumanie.
Le port de Constantza est parfaitement aménagé, son trafic
grandit de jour en jour. Le mouvement des bateaux était déjà
de 1684000 tonnes en 1906. L'État y a créé une ligne de navi-
gation dont les beaux vapeurs font un service régulier très
recherché de Constantza à Alexandrie d'Egypte.
La Roumanie avait besoin, pour compléter son outillage
économique, du concours des capitaux et de la science technique
des étrangers qui, naturellement, ont absorbé une grande partie
des profits. Mais le pays entre dans une phase nouvelle de son
développement; le spectacle des richesses que recèle leur patrie
a excité l'émulation des Roumains; ils ont profité de l'enrichis-
sement que les capitaux étrangers apportent chez eux, et main-
tenant, c'est eux-mêmes qui prennent l'initiative de nouveaux
perfectionnemens agricoles et de nouvelles créations indus-
trielles. Les dernières lois sur la propriété paysanne ont été
demandées par les grands propriétaires eux-mêmes; ils se ren-
dent compte qu'ils ne perdront rien en aidant, fût-ce au prix
d'un sacrifice, à la constitution de petits domaines «tutour de
leurs grandes terres patrimoniales. A la suite des terribles
émeutes rurales de mars 1907, l'urgence d'une réforme apparut;
il fallait mettre les paysans à l'abri de l'usure et leur assurer un
domaine qui restât leur propriété inaliénable; le roi annonça et
promit des lois destinées à donner satisi action à la classe pay-
sanne, et son gouvernement les proposa et les fit voter par le
Parlement. En voici les principales dispositions.
Le droit d'affermage est limité : nul ne peut, ni directement
ni indirectement, par personne interposée, prendre à ferme ou
exploiter comme fermier plusieurs domaines, à moins que leur
étendue totale ne dépasse pas 4 000 hectares de terre cultivable;
on a mis fin, par ce moyens au trust des fermages, à l'accapa-
rement des terres par quelques gros fermiers juifs de Moldavie
qui obligeaient les paysans à accepter des conditions de travail
salarié ou de sous-affermage trop onéreuses.
Les domaines appartenant à l'Etat ou à des institutions de
bienfaisance, tous les biens de mainmorte, doivent être admi-
nistrés en régie ou affermés à des associations paysannes légale*
ment constituées ; ils ne peuvent pas être loués à des particuliers.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis dix ans, des banques populaires ont été fondées dans
presque toutes les communes de Roumanie ; elles sont desti-
nées à faire fructifier en toute sécurité l'épargne des cultiva-
teurs; elles disposent d'un capital de "cent millions et ont déjà
pris à ferme un grand nombre de domaines pour lesquels elles
paient des fermages se mon tant à près de sept millions de francs:
une loi nouvelle leur accorde certains privilèges, et organise le
contrôle de l'Etat sur leur gestion.
Une loi dite des contrats agricoles établit toute une série de
règlemens destinés à protéger le paysan contre la cupidité des
grands propriétaires et des fermiers. Il est créé, dans chaque
département, un inspecteur agricole ; des commissions mixtes,
nommées par les propriétaires et les paysans, sont appelées à
se prononcer sur les litiges qui peuvent survenir. Un conseil
supérieur de l'agriculture est créé à Bucarest et chargé de
veiller à l'application des réformes agraires. Les communes
ont été dotées de pâturages achetés à l'amiable par l'Etat aux
grands propriétaires, afin de rendre les petits cultivateurs moins
dépendans des grands fermiers et des propriétaires de lati-
fundia qui, trop souvent, leur imposaient des conditions très
dures pour le pâturage de leur bétail. Ces terres doivent être
progressivement ensemencées en plantes fourragères, trèfle,
luzerne, etc., afin de mettre autant que possible le bétail du
cultivateur à l'abri des désastres amenés par les longues
sécheresses.
L'Etat fait don à chaque école rurale du pays de 3 hectares
et demi de terres arables pour servir à la création de jardins
potagers et fruitiers dans le voisinage le plus proche de l'école.
Là où il ne sera pas possible de se procurer cette étendue de
terres par voie d'achat, elle sera prise à bail aux frais de l'Etat,
qui en paiera les fermages sur le budget du ministère de l'In-
struction publique.
Une somme de 15 millions de francs est accordée par l'État,
à titre de secours aux propriétaires qui ont souffert des dom-
mages pendant les révoltes agraires de 1907.
Une caisse rurale est fondée à Bucarest : elle a pour mission
d'acquérir à l'amiable ou par voie d'adjudication publique de
grands domaines dont elle fait ensuite le partage entre les culti-
vateurs qui désirent les acheter et qui, moyennant un acompte
de 15 pour 100, peuvent acquitter le reste du prix en cinquante
LA ROUMANIE. 791
annuités majorées d'un intérêt de 5 pour 100. Cette caisse rurale
instituée sur le modèle de la banque des paysans et de la banque
de la noblesse en Russie, a déjà, en deux ans, acquis un grand
nombre de domaines sur lesquels elle a établi les paysans comme
fermiers lorsqu'il ne leur a pas été possible d'acquitter de suite
les 15 pour 100 prévus par la loi; dès qu'ils pourront fournir
cet acompte, ils deviendront propriétaires. La caisse rurale a
été fondée au capital de 10 millions, dont o apportés par TEtat
et 5 par les actionnaires. Elle a le privilège d'émettre des obliga-
tions, au fur et à mesure qu'elle achète des domaines, au prorata
de leur valeur ; ces obligations portent un intérêt de 5 pour 100
et doivent être amorties dans le même délai de cinquante ans
qui est accordé aux paysans pour s'acquitter du prix des lots
dont ils sont acquéreurs. -,
Tout dernièrement a été soumise au Parlement une loi ten-
dant à exempter de limpôt foncier les propriétés paysannes
inférieures à six hectares.
A cet ensemble de réformes législatives, le gouvernement a
ajouté de nouveaux sacrifices pour répandre l'instruction parmi
les paysans et diminuer l'effrayante proportion (73 pour lOO)
des illettrés ; il s'est appliqué à développer les services médi-
caux, à combattre l'alcoolisme, à multiplier les routes et les
chemins de fer.
Toutes ces mesures constituent une véritable rénovation
économique et sociale de la Roumanie. La valeur des terres,
depuis quatre ans, a haussé de 30 à 40 pour 100; le taux
moyen des fermages est plus élevé et pourtant les charges des
paysans ont été allégées ; leur sort est moins misérable et
moins précaire. Ainsi les sacrifices qui ont été imposés aux
grands propriétaires, ou qu'ils ont spontanément consentis, se
trouvent amplement compensés par la plus-value des terres et
des fermages.
La constitution d'une classe de petits et de moyens proprié-
taires est une condition essentielle du salut de la Roumanie. La
distance est encore trop grande, le fossé trop large, entre la
masse rurale inculte et la classe dirigeante qui a remplacé les
boyards d'autrefois et qui mène, dans les grandes villes roumaines
et à l'étranger, la même vie que les classes cultivées et riches
des pays anciennement civilisés. « Il y a déséquilibre, écrit le
professseur Xénopol, entre la base et l'édifice qu'on veut lui
792 REVUE DES DEUX MONDES.
faire supporter, et plus l'édifice s'élève, plus le déséquilibre
s'accentue (1). »
L'existence d'une classe de paysans propriétaires et aisés est
nécessaire au recrutement d'une bonne armée. Celle de la
Roumanie est bien outillée et bien exercée. Dès 1874, dans un
rapport présenté au prince Garol, l'état-major allemand lui
disait : « En Roumanie, où l'on doit envisager tant d'éventua"
lités différentes, le soin et l'instruction de l'armée doivent être
la préoccupation dominante. » L'armée roumaine a fait ses
preuves à Plevna et, depuis, elle a sérieusement travaillé. Elle
est forte de 140 000 hommes sur le pied de paix et de plus de
400 000 sur le pied de guerre. Beaucoup d'officiers vont achever
leur instruction technique dans les écoles supérieures alle-
mandes. Le roi s'occupe tout particulièrement des choses mili-
taires; il a mis son honneur de. Hohenzollern dans l'organisa-
tion d'une armée solide et bien entraînée. Il n'a jamais cessé
de regarder son rôle de commandant supérieur des troupes
comme la prérogative essentielle et le devoir le plus important
de sa charge souveraine. L'armée roumaine, grâce à la vigi-
lance du roi et au patriotisme de la nation, est prête à faire
bonne figure contre tout venant.
Nous n'avons pas voulu faire ici une étude, même sommaire,
de la Roumanie contemporaine et de son développement, mais
seulement prouver que l'Etat roumain constitue, aujourd'hui,
une force dont il faut tenir grand compte si l'on veut com-
prendre le jeu de la politique danubienne et balkanique.
L'avenir de la Turquie dépend en grande partie de l'attitude
du gouvernement de Bucarest. Aucune transformation impor-
tante ne se fera dans l'Europe orientale sans que la Roumanie
ait son mot à dire ou sa part à prendre. Les puissances de
l'Europe centrale ne l'ignorent pas ; leur diplomatie est très
préoccupée de faire naître et de développer de bonnes relations
avec la Roumanie ; elles accréditent auprès du roi Garol leurs
diplomates le plus en vue. Il est significatif de constater que
le comte Goluchowski, le comte d'JEhrenthal, le marquis Palla-
{{) Ouv. cite, p. 128.
LA ROUMANIE. 793
vieilli, le comte Tornielli, le prince de Biilow, M. de Kiderlen-
Wsechter, ont occupé le poste de ministre à Bucarest et s'y sont
fait remarquer. Au contraire, dans la hiérarchie surannée de la
« carrière » française, le poste de Bucarest est classé après
certains autres qui, au point de vue des intérêts politiques, sont
loin d'avoir la même valeur, et si, un jour, au quai d'Orsay, on
eut la main heureuse en envoyant à Bucarest un préfet qui se
trouva être un très fin diplomate, trop souvent le poste est resté
confié à des hommes de second plan. Nous apportons dans nos
relations avec ce pays latin cette nuance de sentimentalisme
dont tant de désillusions ne nous ont pas encore guéris ; au
milieu de l'âpre mêlée des intérêts, nous prétendons être
aimés pour nous-mêmes et, à ceux que nous croyons nos
amis, nous pardonnons difficilement de faire passer leurs inté-
rêts avant nos préférences.
Certes, nos relations avec la Roumanie sont bonnes ; mais
elles pourraient être meilleures si nous n'avions quelquefois
négligé de les développer, de les cultiver.
Los journaux et l'opinion en France font grief aux Rou-
mains de chercher un appui dans la Triple-Alliance, de favo-
riser les intérêts économiques allemands, d'acheter des canons
chez Krupp et de dresser leur armée à la prussienne; peu s'en
faut que nous ne les regardions comme des renégats de ce que
nous appelons, d'un grand mot assez pauvre de sens, « la soli-
darité latine. » Persuadons-nous que, dans la situation actuelle
de lEurope, même si la Roumanie n'avait pas pour roi un
HohenzoUern, ses intérêts, le souci même de sa sécurité incli-
neraient sa politique du côté oii nous la voyons pencher au-
jourd'hui. La Roumanie a besoin de vivre, de se développer;
enchâssée entre des peuples slaves, il lui faut faire front de
' tous côtés et chercher des soutiens parmi les nations qui ont
des intérêts conformes aux siens.
Les Allemands, depuis quelques années, ont habilement
profité des liens dynastiques et politiques qui unissent leur pays
à la Roumanie, pour y développer le commerce allemand et la
« culture allemande. » L'appui de la cour n'a pas manqué à
ces ellorts pour germaniser les habitudes sociales, les lettres,
la pensée. La langue allemande a fait quelques progrès dans
le monde des affaires; les jeunes Roumains vont eu plus grand
nombre étudier dans les universités germaniques.
794 REVUE DES DEUX MONDES.
Malgré ces symptômes alarmans, la germanisation de la
Roumanie ne nous paraît ni proche, ni même probable; le
génie latin, dont la race est imprégnée, s'insurge contre les
disciplines tudesques qu'on voudrait' lui imposer. La tendance
actuelle des Roumains est bien plutôt de développer leur culture
nationale, et pour y réussir, c'est parmi les peuples latins qu'ils
iront chercher des modèles.
La politique et les affaires peuvent orienter vers Rerlin les
hommes d'Etat roumains : 'primo vivere. Mais les « afhnités
électives « de la race restent latines et françaises : deinde
jihilosophari ; sans parler des descendans des anciens boyards
et des princes phanariotes qui viennent chez nous « philoso-
pher » à la mode épicurienne, nos écoles accueillent un grand
nombre de jeunes Roumains studieux; ils s'assimilent sans
peine nos méthodes, nos lettres, nos arts, nos sciences. Le
génie roumain est si proche parent du nôtre que, parmi les
écrivains contemporains qui manient avec le plus d'élégance
raffinée la langue française, plusieurs sont d'origine ou de na-
tionalité roumaine. Perdue au milieu des Slaves orienlaux,
menacée dans son individualité nationale par la poussée ger-
manique dont les Juifs, à l'afflux desquels les lois résistent
énergiqueraent, sont les fourriers, comment l-a Roumanie, qui
a le désir passionné de rester elle-même, ne se rattacherait-
elle pas, avec toute l'ardeur de sa foi en ses destinées, à la
civilisation latine? Au lieu de l'encourager, c'est nous qui, au
Congrès de Rerlin, avons demandé, avec l'appui de Bismarck,
la naturalisation des Juifs de Roumanie qui, dans ce pays
latin, parlent allemand et sont les plus actifs propagateurs du
germanisme.
Dans tous les domaines, nous l'avons vu, la tendance de la
Roumanie actuelle est d'arriver à se suffire à elle-même et de
ne travailler que dans son propre intérêt. Ce n'est encore qu'une
tendance, mais il nous appartient de la favoriser chaque fois
que l'occasion nous en est donnée. Le trône lui-même n'appar-
tiendra pas toujours à un prince que toute sa jeunesse, ses
souvenirs et affections rattachent si étroitement à la maison
de Prusse, et qui a été capitaine de dragons prussiens. Par la
force des choses et du temps, la dynastie ira se roumanisant
de plus en plus, s'identifiant à la nation. Le milieu politique
dans lequel évolue la Roumanie peu,t se transformer, plus tôt
LA ROUMAME. 79S
peut-être qu'on ne le pense, et du même coup ses intérêts
peuvent se trouver profondément modifiés, tandis que sa civili-
sation, son âme nationale resteront toujours latines.
C'est ce que la France ne doit pas oublier. Il est temps encore,
pour nous, de travailler, en Roumanie comme dans tout l'Orient,
à maintenir la suprématie de notre langue et de notre culture.
Nous nous plaignons d'être battus, mais n'est-ce pas nous qui
désertons le champ de bataille? Au point de vue économique,
nous nous désintéressons de la, Roumanie : nos capitaux ne
prennent qu'une part infime à son magnifique développement
industriel et commercial; nos voyageurs ne viennent pas pro-
poser nos marchandises qui sont aisément supplantées par les
produits allemands; les maisons françaises se font représenter
par des Allemands; notre commerce avec la Roumanie est
tombé à un chiffre minime (1).
Nos livres, nos productions intellectuelles sont encore, de
beaucoup, les plus recherchés; l'aristocratie roumaine parle le
français comme sa langue maternelle; mais des classes nou-
velles commencent à s'élever, à s'enrichir, et aspirent à une
culture plus développée : c'est pour elles que nous devrions
organiser l'enseignement du français et développer le goût de
notre littérature et de notre art.
Ces hommes nouveaux, qui montent aujourd'hui au pre-
mier rang, sont patriotes et nationalistes; ils se défient des
influences étrangères et travaillent à l'émancipation intérieure
et extérieure de leur pays. Si nous savons comprendre leurs
(1) Nous vendons à la Roumanie pour 23 millions de francs de marchan-
dises (1909) et rAUemagne pour 124 millions. II y a trente ans, les Français ven-
daient pour 3.J millions, les Allemands pour o ; il y avait à Jassy 22 magasins
Iraniais; il n'y en a plus qu'un. Les emprunts dont la Roumanie a besoin sont
tous faits parles banques allemandes. Les AUemandï^ ont su, avant nous, recon-
naître que le crédit de la Roumanie est bon et se l'aire ses foiiriiisseurs d'argent.
En 1899, le gouvernement roumain chercha à laiic un emprunt à Paris; les
conditions qui lui furent otl'ertes lui parurent témoigner d'une injuste défiance
envers un pays qui a toujours été bon payeur. L'emprunt fut couvert à Berlin, et
la finance française ne consentit à en prendre une partie qu'en exigeant qu une
juridiction spéciale d'arbitrage fût constituée pour juger l'affaire de lentrepreneur
Hallier qui avait commencé, puis abandonné les travaux du port de Gonstantza.
Cette aventure pèse encore sur nos relations économiques avec la Roumanie,
pour fâcheuse qu'elle ait été, elle fut cependant moins grave et elle a coûté
moins cher aux Roumains que le krach de Stronsberg, l'entrepreneur allemand
de leurs chemins de fer.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
aspirations, elles peuvent être très favorables au développe-
ment des relations amicales entre les deux pays, car, seule, la
culture française, en Roumanie, ne peut, en aucun cas, donner
d'inquiétude au nationalisme le plus ombrageux, ni servir de
véhicule à une influence politique indiscrète. « La France
commettrait une lourde faute, disait M. A.-D. Xénopol dans
l'une des leçons qu'il a professées en 1908 au Collège de France,
si elle s'aliénait le cœur et l'esprit d'un peuple que l'œuvre des
siècles a soudé à son œuvre. »
Sans nous préoccuper des alliances ou des ententes que la
Roumanie croit nécessaires à sa sécurité, sans nous immiscer
dans ses affaires intérieures, efforçons-nous donc de placer les
sympathies réciproques des deux nations au-dessus des fluctua-
tions de la politique, et de rester, pour cette colonie latine
perdue dans l'Orient slave, la grande sœur aînée chargée de lui
rappeler et de l'aider à soutenir l'éminente dignité de cette race
latine que le grand poète roumain Basile Alexandri a chantée
après Mistral.
René Pin on.
LA GENÈSE
DU
"GÉNIE DU CHRISTIANISME"
11(1)
LES ANNÉES DEXIL ET LA CRISE RELIGIEUSE
1
« En mangeant notre gamelle sous la tente, écrit Chateau-
briand, — c'est à propos de son passage à l'armée des princes,
— mes camarades me demandaient des histoires de mes
voyages; ils me les payaient en beaux contes; nous mentions
tons comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye
l'écot. » Nous savons aujourd'hui, grâce à M. Bédier, que l'au-
teur à'Atala a traité tous ses lecteurs comme il avait fait ses
camarades de campement. Son voyage en Amérique, tel du
moins qu'il nous l'a raconté, n'est qu'un « beau conte, » une
fiction poétique. « Deux choses seulem'^nt sont assurées, conclut
prudemment M. Bédier : la première, que Chateaubriand a
débarqué à Baltimore le 10 juillet 1791, et qu'il est reparti
(i'x\mérique cinq mois après, plus tôt peut-être, mais non plus
tard; la seconde, qu'il na pu visiter aucune des régions où se
dérouleront plus tard ses romans (2). » Renan disait qu'il y
(1) Voyez la Revue du 1" juin 1911.
(2) Joseph Bédier, Études critiques. Colin, 1903, p. 188. 11 y a toute une
• littérature, » et qui saaà doute n'est point encore épuisée, sur le voyage en
798 REVUE DES DEUX MONDES.
avait en lui un Breton doublé d'un Gascon : Chateaubriand
aurait pu déjà tenir ce langage.
S'il paraît bien établi que René n'a pu voir la patrie d'Atala,
il est du moins assez vraisemblable qu'après une longue tra-
versée et plusieurs relâches aux Açores, à Terre-Neuve et à
l'île Saint-Pierre, il explora en partie la région qui s'étend de
Baltimore jusqu'au Niagara. Peut-être aussi vit-il quelques sau-
vages. Mais surtout, mis en goût déjà par les suggestives des-
criptions du P. Clmrlevoix, il recueillit sur place des impres-
sions de nature qui, fécondées par diverses lectures, celle du
voyageur Bartram, entre autres, donnèrent l'éveil à son génie
de peintre et lui inspirèrent ses premiers chefs-d'œuvre. Quand,
au mois de décembre 1791, à la nouvelle de l'arrestation du
Roi à Varennes, obéissant à l'obscure poussée de son loyalisme
breton, il se résout brusquement à rentrer en France, il n'a
sans doute pas « vu les royaumes de la solitude, » mais il a noirci
beaucoup de papier, et sa palette de grand écrivain est toute
prête.
II
Un vent de tempête le poussa rapidement sur les côtes de
France, et, après un demi-naufrage, — qui ne fut point perdu
pour la littérature, les Natchez eiles Martyrs en sont la preuve,
— il débarqua au Havre, le 2 janvier 1792. Sans grand enthou-
siasme, et pour faire comme ceux de son monde, il se décida à
émigrer. Mais auparavant, et pour faire plaisir aux siens, il accom-
plit avec une rare légèreté un acte dont la gravité semble lui
avoir toujours échappé : pauvre, « tourmenté de la muse, » ne
se sentant dail leurs u aucune qualité du mari, » il se laissa
marier plus qu'il ne se maria avec une jeune fille qu'on croyait
assez riche, u blanche, délicate, mince et fort jolie, » M"" de la
Amérique. On la trouvera, très exactement dénombrée, dans un intéressant et
impartial article de M. Pierre Marlino, A propos du voyage de Cliateaubriand en
Amériqne. Revue d'histoire littéraire de la France, juillet 1909; — Cf. aussi Mau-
rice iSouriau, les Idées morales de Chateaubriand. Paris, Bloud, 1908. Parmi ceux
qui, avant lui-même; ont eu des doutes sur la réalité du voyaj,'e en Amérique,
M. Bédier aurait pu citer Tocqueville dans sa Correspondance. Dans ses lignes
générales, l'argumentation de M. Bédier me parait bien irréfutable; mais peut-
être, sur quelques points de détail, a-t-il poussé un peu trop loin le scepti-
cisme : par exemple, — le fait a été vérifié depuis, — sur la réalité de la visite à
Washington.
LA GENÈSE DU <( GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 799
Vigne, qui, si elle eut peut-être « ses inconvéniens, » fui, pour
llii la plus gratuitement dévouée des épouses, et dont il pourra
dire un jour, dans une phrase bien savoureuse : « Elle a rendu
ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant
toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. » Puis,
il retourne à Paris : là, il reprend contact avec « ses anciens
amis les gens de lettres, » et sans doute leur lit quelques-unes
de ses pages descriptives; il voit Bernardin et l'abbé Barthélémy;
il revoit Malesherbes qui, bien guéri de ses illusions d'autrefois,
l'encourage fortement àémigrer; et, après un pèlerinage qu'en
fidèle disciple de Bousseau, il croit devoir faire à l'Ermitage, le
lo juillet 1792, il part pour Lille, et de là pour Tournay.
A Bruxelles, « le quartier général de la haute émigration, » il
retrouve, avec son bagage, « ses précieuses paperasses dont il
ne pouvait se séparer; » et, bientôt, las du spectacle de « l'émi-
gration fate, » suivant son prétendu mot à Bivarol, il court
tout droit « 011 Ton se bat. »
A Trêves, il rejoint la pauvre et vaillante armée des princes,
La campagne fut rude. Déjà malade, « crachant le sang » sous
le poids d'un havresac qui contenait, avec «un petit Homère (1), ■>•>
« le manuscrit de son voyage en Amérique, » il s'asseyait au
milieu des ruines, « relisant et corrigeant une description de
forêt, un passage d'Atala, dans les décombres d'un amphithéâtre
romain. » Blessé au siège de Thionville d'un éclat d'obus,
atteint de la petite vérole au siège de Verdun, on lui délivra
enfin un congé. Il songeait à se rendre à Ostende, et à s'embar-
quer pour Jersey, oii se trouvait une partie de sa famille. Il fit
ainsi deux cents lieues, miné de fièvre, la cuisse enflée, s'arrê-
tant et tombant souvent, excitant la pitié ou l'horreur sur son
passage. A Jersey, chez son oncle de Bédée, il resta quatre mois
entre la vie et la mort. C'est là qu'il apprit la condamnation et
l'exécution de Louis XVI. Ses sœurs et sa femme étaient reve-
nues en Bretagne. Pour ne pas être à charge à son oncle, il
(1) Ce culte d'Homère, à cette flate, nous est confirmé d'une manière assez
piquante par l'abbé de Mondésir, dans la relation dont j'ai parlé précédemment :
« Nous eûmes, pendant la traversée, plusieurs coups de vent. Une fois même,
nous essuyâmes une tempête. M. de Chateaubriand, plein de ses auteurs grecs, et
grand imitateur des héros d'Homère, se fit. comme Ulysse, attacher au mât du
milieu, où il fut couvert des vagues de la mer et bien battu du vent. Mais bravant
l'air et l'eau, il s'encourageait en criant : « 0 tempête, tu n'es pas encore si belle
qu'Homère t'a laite! »
800
REVUE DES DEUX MONDES.
s'embarqua, à peine guéri, pour l'Angleterre: il arriva à
Londres le 21 mai 1793.
m
A travers tous ces événemens et toutes ces misères, nous vou-
drions, pour retrouver la succession réelle de ses dispositions
morales, pouvoir user d'une autre source que celle des tardifs
Mémoires (f Outre-Tombe. Mais la correspondance de Chateau-
briand qui, en fait, ne dut pas être alors très active, présente
ici, pour plusieurs années, une lacune probablement irrémé-
diable (1). Et, d'autre part, nous pouvons affirmer que son
Voyage en Ainérique et ses Natchez sont assez loin de repro-
duire avec une suffisante exactitude ce manuscrit primitif et
mystérieux, toujours perdu et toujours retrouvé (2), qu'il écri-
vait « parmi les sauvages mêmes, » et qu'il corrigeait plus tard
au milieu des ruines de Trêves ; et, dès lors, nous perdons le
droit d'y chercher exclusivement lu trace de ses divers états
d'âme. A tout prendre, c'est peut-être dans les Mémoires que
nous saisirons le mieux l'écho, lointain sans doute, et un peu
poétisé ou transposé, mais le plus fidèle encore de ses impres-
sions de voyageur et de soldat.
Et, bien entendu, il faut y joindre les ouvrages imprimés de
Chateaubriand, dont l'idée première, sinon la rédaction défini-
tive, date de cette époque. Voici ce qui paraît le plus vraisem-
blable à cet égard. « Très jeune encore, » — c'est-à-dire, appa-
remment, pendant son séjour à Paris, et, ce semble, sous
l'influence de Rousseau et de Marmontel, — « il conçoit l'idée
de faire l'épopée de l'homme de la nature : » le sujet des Natchez
lui paraissant particulièrement heureux, « il jette quelques
fragmens de cet ouvrage sur le papier; » mais, les « vraies
couleurs » venant à lui manquer, il va les chercher dans « les
solitudes américaines. » Et c'est alors, selon toute probabilité,
qu'il commence ce vaste manuscrit, — « le manuscrit tout à fait
(1) Je ne compte pas la Lettre écrite de chez les Sauvages du Niagara [Voyages,
Œuvres, éd. Ladvocat, t. VF, p. 51-56), qui pourrait bien n'avoir été ni envoyée,
ni même écrite en 1791.
(2) On s'est montré assez souvent un peu sceptique en ce qui concerne les
conditions dans lesquelles ce fameux manuscrit aurait été retrouvé sous la Res-
tauration. De diiïerentes notes parues au cours de ces dernières années dans la
Revue d'Iiistoire littéraire de la Fra?ice, il semble bien résulter, d'ores et déjà, que
ce sont les sceptiques qui ont tort.
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 801
primitif » de ses voyages, — où il aurait entassé les matériaux
les plus divers : des fragmens d'un journal de route, des
Tableaux de la nature^ des extraits et analyses de ses lectures,
des observations d'histoire naturelle, la suite de son épopée, y
compris les deux épisodes à! Atala et de René. Et, soit que « ce
premier manuscrit de 2 383 pages in-folio, » ait survécu tout
entier, et, avec son auteur, ait été transporté en Angleterre, soit
que « quelques feuilles détachées » seules en aient subsisté, soit
enfin qu'il ait entièrement « péri dans la Révolution, » et qu'il
ait été reconstitué « à Londres sur le souvenir récent de ces
ébauches, » — nous pouvons hésiter et choisir entre ces trois
hypothèses, — c'est de là que Chateaubriand a successivement
tiré pour les publier, plusieurs pages de \ Essai sur les Révolutions
et du Génie du Chinstianisme, Atala et René, le Voyage en
Amérique et les Katchez. Même récrits et retouchés, — et ils
l'ont sûrement été au moment de la publication (1), — ces divers
écrits représentent donc bien, fond, et même forme, les toutes
premières œuvres en prose de Chateaubriand. — En combinant
toutes ces données, il n'est pas impossible d'en dégager quelques
indications sur la biographie morale de René entre 1791 et
1793, de son départ pour l'Amérique à son départ pour Londres.
IV
11 était allé chercher au Nouveau-Monde des impressions et
des images nouvelles : il en rapporta une ample moisson. Un
commerce prolongé avec l'Océan, le spectacle d'une terre encore
vierge achevèrent de libérer le grand poète naturaliste qui était
en lui. Jamais encore dans notre France les grandes scènes de
la nature n'avaient aussi profondément ébranlé une sensibilité
d'homme, ne lui avaient suggéré tout au moins d'aussi émou-
vantes phrases pour les exprimer. Comparés aux paysages de
Chateaubriand, ceux de Rousseau, ceux de Bernardin lui-môme
semblent pâles et décolorés (2). « Qui dira le sentiment qu'on
(1) J'ai eu entre les mains un exemplaire d'épreuves des Natc/iez, avec des
corrections autographes de Chateaubriand.
(2) On n'a, pour s'en rendre compte, qu'à comparer la fameuse Nuit chez les
sauvages de l'Amérique, tant de fois remaniée, — voyez à ce sujet notre Chaleau-
briand, Études littéraires. Hachette, 1904, p. 184-199, — à une autre Nuit de Ber-
nardm de Saint-Pierre, dans l'aul et Virginie {Œuvres, édition d'Aimé-Maitin,
t. VI, p. 113), qui a évidemment servi de modèle à Chateaubriand.
TOME ni. — 1911. .ni.
802 BEVUE DES DEUX MONDES.
éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde,
et qui seules donnent une idée de la création, telle qu'elle sortit
des mains de Dieu (1)? » Lisez la suite, et demandez-vous si
jamais ce sentiment a été mieux rendu que par René.
Le sentiment de la nature est intimement lié au sentiment
religieux : voyez Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; voyez
Ruskin. Mais, à moins que, comme ce dernier, on soit très
profondément chrétien (2), c'est bien plutôt à la disposition
déiste, ou même panthéiste, qu'à la disposition proprement
chrétienne que la nature vivement sentie et passionnément aimée
nous incline d'ordinaire. (^Ihateaubriand en est une preuve.
« Je suis tombé, écrit-il, dans cette espèce de rêverie connue
de toiis les voyageurs : nul souvenir distinct de moi ne me
restait : je me sentais vivre comme partie du grand tout et
végéter avec les arbres et les fleurs (3). »
Ces vagues sentimens de religiosité naturaliste, bien loin de
les contredire et de les ruiner, s'accommodent fort bien de
dispositions assez peu tendres à l'égard des religions positives.
Une religion positive est une limitation du sentiment religieux,
et le propre du panthéisme est d'aff"ranchir de toute contrainte,
de toute formule la « catégorie de l'idéal. » Nous savons par
Chateaubriand lui-même que, s'étant lié sur le bateau avec un
jeune Anglais converti par l'abbé Nagot, le directeur des Sulpi-
ciens, et tout prêt à entrer dans les ordres, il essaya de le
détourner de cette « insigne folie » et, au risque de « s'attirer
la haine des prêtres, » tenta littéralement de le déconterlir. Il
est alors, en général, assez peu sensible aux cérémonies reli-
gieuses : « Mais je prévis dès lors, — écrit-il dans VEssai, —
que Tulloch, — c'est le nom de cet Anglais, — 7n échapperait .Nos
prêtres se mirent alors à faire des processions, et voilà mon ami
qui .se moite la tête, court se placer dans les rangs, et se met à
chanter avec les autres. » Ce ton, cette ardeur de propagande
(1) Votjaqes (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. VI, p. 71). — Ce Journal sans
date, s"il n'est pas une fiction, n'a pas dû être restitué de mémoire à Londres ;
car on ne concevrait pas qu'une mémoire d'iiomme, fùt-elie même extraordinaire-
ment fidèle, pût ainsi retenir, à plusieurs années d'intervalle, et à une heure près,
les divers momens successifs de ses impressions.
(2) Voyez 11. -J. Brunhes, Ruskin et la Bible. Paris, Perrin, 1901, in-16, ch. ii.
(3) Voi/ages, p. 112. — Récrivant cette page dans ses Mémoires (éd. Biré, t. I,
p. 411), il dira : « Je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de
panthéisme. »
LA GENÈSE DU « GÉME DU CHRISTIANISME. » 803
irréligieuse ne sont-ils pas bien significatifs (1)? Et René serait-il
si vivement épris d'apostolat à rebours, s'il était aussi détaché
qu'il le croit peut-être de la « religion romaine? »
De fait, un soir, sur le bateau, la cloche de la prière venant
à sonner, il va « mêler ses vœux à ceux de ses compagnons; »
et, sans doute, la grandeur, la majesté du spectacle lui inspire
alors, avec cette velléité religieuse, des sentimens bien pro-
fanes (2). Mais au retour, au moment du naufrage, un des
matelots français, nous dit-il dans les Mémoires, « entonna ce
cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement
de mon enfance: je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne,
presque sous les yeux de ma mère. » Le danger, la pensée de la
mort, la vue de la Bretagne et le spectacle de la piété bretonne,
tout cela, manifestement, lui a, si j'ose dire, remis l'âme dans
son état primitif ; tout cela a fait surgir du fond de sa con-
science les impressions religieuses de son enfance, et brusque-
ment refoulé la couche, plus superficielle qu'il ne pense, de
sentimens et d'idées qu'ont déposée dans son esfiprit ses lectures
philosophiques.
(( Le malheur est religieux, lisons-nous dans les Natchez; la
solitude appelle la prière. » Et si nous étions plus assures que
cette singulière épopée n'eût pas été considérablement remaniée
en vue de la publication en 1827, nous pourrions y noter lon-
guement, dans le choix des personnages, — René et le P. Souël
notamment, — dans la composition de leurs caractères, —
surtout si Ton y joint Afala et René qui en faisaient primitive-
ment partie, — dans la curiosité des ditîérentes mythologies et
dans l'opposition des divers « merveilleux, » dans maints détails
et maintes réflexions, la persistance de la préoccupation reli-
gieuse ; nous pourrions y relever aussi un trait qui ne laisse pas
d'être parfois assez déplaisant, une sensualité violente et sombre
qui volontiers s'accommode, s'aiguise, se renforce et se pimente
du voisinage des choses de la religion. Mais encore une fois, à
insister davantage, on risquerait peut-être de mêler et de con-
(1) Essai sur les Révolutions, éd. Garnier, in-8,. p. 603-G06, note (II, liv). — Cf.
p. 606-610, les réflexions d'un tour très voltairien que lui inspire la vue d'un cou-
vent de moines aux Açores. — Tous ces détails nous sont d'ailleurs confirmés par
le récit de l'abbé de Mondésir.
(2; Mémoires, éd. liiié, t. I, p. 348-.')i9. — Chateaubriand a décrit cette scène,
mais en idéalisant et purifiant ses propres impressions, dans le Génie du Christia-
nisme (1, V, ch. xii).
804 REVUE DES DEUX MONDES.
fondre les diverses époques de la pensée de Chateaubriand.
Ouvrons les Mémoires: ils nous suffisent pour nous faire
soupçonner dans le soldat poète de l'armée de Condé un obser-
vateur attentif et curieux des choses et- des cérémonies reli-
gieuses. A Tournay, il s'empresse d'aller visiter la cathédrale.
Au siège de Thionville, il remarque les pratiques pieuses des
paysans et la touchante figure d'un curé aveugle qui « avait
perdu la vue dans les bonnes œuvres comme un grenadier sur le
champ de bataille. » Il retrouve le cousin Moreau, et note
qu'« il portait un chapelet. » Enfin quand, blessé, malade, ne
pouvant plus marcher, il s'étend dans un fossé « pour ne se
réveiller jamais, » pensait-il, « je m'évanouis, ajoute-t-il, dans
lin sentiment de religion. » Nous n'avons aucune raison pour ne
pas l'en croire sur parole.
Ainsi donc, il n'est certes pas chrétien, le jeune émigré de
vingt-cinq ans qui, après une longue maladie, quitte Jersey
pour l'Angleterre. Et même, si, dans son for intime, il a été
un défenseur très peu convaincu de la cause du « trône et
de l'autel, » c'est sans doute parce que, sous l'influence des
philosophes, il ne la sent pas vraiment sienne. Mais c'est
une âme passionnée, inquiète, — et inquiète des choses reli-
gieuses, — une âme prompte aux grands sentimens vagues,
éprise d'art, de noblesse et de beauté. Enfin, c'est un homme
qui a soufTert, vraiment souffert, et qui même, à plusieurs
reprises, a vu la mort de très près. Il lui reste à éprouver
encore les misères de l'exil et les douleurs des séparations
éternelles.
Sur le bateau qui le conduisait à Southampton, Chateau-
briandavait rencontré un compatriote érudit et lettré, M. Hin-
gant, qui devint à Londres son compagnon d'exil et d'infortune.
Repris par son mal, crachant le sang, condamné par les mé-
decins à une mort prochaine, obligé de travailler pour vivre,
René eut l'idée d'écrire sur les Révolutions comparées. Mais il
fallait un éditeur et un libraire : un journaliste, homme à res-
sources, Breton lui-même, Peltier, l'une des plus curieuses fi-
gures de ce monde de l'émigration, se chargea de lui trouver
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 805
l'un et l'autre. Il lui procura aussi, pour lui faire gagner
quelque argent, des traductions du latin et de l'anglais (1) :
Chateaubriand y travaillait le jour, et la nuit à son Essai : il
était capable d'écrire douze à quinze heures par jour. De temps
en temps, des courses rêveuses à travers Londres ou aux envi-
rons, ses maigres repas avec Hingant, qui composait des
romans, étaient son unique distraction. L'hiver cependant était
venu, et avec lui, car les traductions n'arrivaient plus, les pri-
vations, le froid et la faim. Il faut relire ici dans les Mémoires
le navrant récit de cette misère. Cinq jours durant, les deux
amis vécurent d'un peu d'eau chaude et de miettes de sucre.
« Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté
devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant
des yeux tout ce que je voyais. » Hingant tenta de se suicider.
Enfin, des secours leur vinrent, mais à peine suffisans pour les
empêcher de mourir de faim. Heureusement, Peltier reparut :
on demandait, paraît-il, un émigré pour déchiffrer des manu-
scrits français du xii'' siècle : Chateaubriand partit pour Beccles
et pour Bungay, sous le nom de M. de Combourg. Y déchiffra-
t-il réellement les vieux manuscrits dont il nous parle? Ce qui
est plus sûr encore, bien qu'il ne nous en ait rien dit dans les
Méjnoires, c'est qu'il y donna des leçons de français. C'est là
aussi qu'il apprit par les journaux la mort de Malesherbes,
celle de sa belle-sœur et de son frère ; sa mère, sa femme et ses
deux sœurs avaient été jetées en prison à Rennes ou à Paris et
étaient menacées de mort à cause de sa propre émigration. Et
c'est à Bungay enfin que, nouveau Saint- Preux, et moins ou-
blieux de la Nouvelle Héloïse que de M""" de Chateaubriand, il
ébaucha, aux côtés de la charmante Charlotte ïves, ce début de
roman qu'il devait si joliment nous conter plus tard, et qui a
(1) II serait intéressant de savoir exactement lesquelles : je n'ai pu les décou-
vrir. Cependant Chateaubriand nous dit lui-mêDie (Œuvres complètes, éd. Lad-
vocat, t. XXII, Préface des Mélanges et Poésies, p. iij; qu'en 1793, .■ grand partisan
du Barde écossais, » il avait traduit presque toutes « les productions ossianiques »
de John Smith : il a reproduit dans ce même volume trois de ces poèmes. D'autre
part, à la fin de son Essai sur la littérature anglaise, il écrit : « Lorsque, uu
commencement de ma vie, l'Angleterre m'offrit un refuge, je traduisis quelques
vers de Milton pour subvenir aux besoins de l'exil. » Dans une excellente étude
sur les Origines littéraires d'Alfred de Vigny [Revue d'hisloire littéraire de la
France, juillet-septembre 1903), M. Ernest Dupuy a conjecturé fort ingénieuse-
ment que certains développemens du Paradis reconquis auraient suggéré à Cha-
teaubriand « les traits essentiels » du Génie du Christianisme. Ses traductions
de Milton n'auraient donc pas été inutiles au grand écrivain.
806 REVUE DES DEUX MONDES.
laissd ses traces dans Atala, dans les ISatchez et jusque dans les
Martyrs (1).
En i79o ou 1796, il revient à Londres, et, toujours pour-
suivi par l'image de Charlotte, plus passionné de gloire lit-
téraire que jamais, il reprend avec ardeur ses travaux; et,
malgré un retour offensif de la maladie, il publie, dans les pre-
miers mois de 1797, son Essai sur les Révolutions. Le livre fit
peu de bruit en France; il en lit davantage en Angleterre (2)^
surtout, ce semble, dans le monde de u la haute émigration. «Le
jeune auteur y fut reçu, et y ébaucha des connaissances nou-
velles : Christian de Lamoignon, qui devint son intime ami,
Monllosier, le chevalier de Panât, l'abbé Delille : cette société
élégante^ raffinée, de mœurs parfois assez libres, paraît avoir
deviné son mérite et encouragé ses débuts; peut-être même ne
fut-elle pas sans quelque action sur l'orientation prochaine de
sa pensée. Enfin, il revit Fontanes, qu'il n'avait guère fait qu'en-
trevoir à Paris, en 1789, et qui, proscrit au 18 fructidor, venait
d'arriver à Londres. Les deux poètes se lièrent étroitement;
l'un travaillait à sa Grèce sauvée, l'autre à ses Natchez : par
l'imagination et par le cœur, sinon par l'esprit, ils étaient faits
pour se comprendre; et quand, en juillet 1798, Fontanes fut
rappelé en France, ils avaient contracté l'un pour l'autre une
amitié qui ne devait cesser qu'avec la vie.
En ce moment même, la mère de Chateaubriand se mourait
à Saint-Servan. Une nouvelle période va maintenant s'ouvrir
dans l'histoire de sa vie et de sa pensée.
VI
Pour nous faire connaître son ^tat d'esprit d'alors, nous
(1) Voyez sur tout ceci le livre si curieux de M. Anatole Le Braz, Au pays
d'exil de Ckalcauhriand, Champion, Paris, 1909, son article intitulé le Premier
amour de Chateaubriand dans l'Opinion du 23 juin 1910, et l'article de M. Ernest
Dick sur le Séjour de Chateaubriand en Su/folk, dans la Revue d'histoire littéraire
de la France de janvier-mars 1908.
(2) Je ne connais sur l'ouvrage qu'un seul article français, très élogieux d'aU-
leurs, mais anonyme, dans le Républicain français du S messidor an V (26 juin
1791). Deux Revues anglaises au moins en ont parlé, la Crilical Review, sans au-
cune espèce de sympathie (janvier-mai 1~97, t. XIX, p. 494-497), et la Monlldy
Review, au contraire, avec de grands éloges (t. XXll, p. rj40-547, art. XIV). Ajou-
tons enfin qu'un ministre anglican, le Révérend Mr Symons, aurait prêché, sans
le nommer du reste, contre Chateaubriand, dans un sermon qui a été imprimé
sous ce titre 77/e Ends and Advunlages of an Estaùlish'd Ministry.
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 807
avons cette fois un document tout contemporain, et infiniment
précieux : c'est l'Essai sur /es Révolutions. Il faut le presser en
tous sens, et tâcher d en exprimer toute la substance psycho-
logique.
Je sais peu de livres aussi incohérens que VE-^sai sur les
Révolutions anciennes et modernes, et j'en sais peu, même
au xviii^ siècle, d'aussi mal composés. Il y a de tout dans cet
ouvrage inachevé : de la philosophie et de la rhétorique, de
la politique et de la géologie, de l'érudition et de la poésie,
des fragmens de voyages et des morceaux d'histoire, des confi-
dences et de l'exégèse, de la raison et du sentiment, du ridi-
cule et du sublime, le tout entassé pêle-mêle, sans le moindre
souci de lart et de logique, du bon goût et du bon sens.
Personne au reste n'a été plus dur que Chateaubriand lui-
même pour son premier ouvrage. « Littérairement parlant, —
déclarait-il plus tard, — ce livre est détestable, et parfaitement
ridicule. » C'était trop dire : le livre est surtout prodigieusement
mêlé. A côté de splendides descriptions, de pages écrites de
génie, et qui, déjà, sont d'un grand maître, des rapprochemens
forcés et d'une puérilité choquante, Rousseau comparé à Hera-
clite, Annibal à Marlborough, Mnrat à Critias, et les Jacobins
aux Spartiates. Avec cela, selon le mot de M. Faguet, « une
érudition informe, mais extraordinaire, » — une érudition dont,
peut-être, il ne faudrait pas vérilier de trop près les titres, car
j'ai peur qu'elle ne soit souvent de seconde main, et que les
sources n'en soient pas aussi nombreuses qu'on le pourrait
croire, — mais qui, pour s'étaler, comme elle le fait, avec le
naïf pédantisme de la jeunesse, n'en révèle pas moins une
active curiosité d'esprit et une grande capacité de lecture.
A travers tout ce fatras, une idée pourtant se fait jour, et
qui paraîtra intéressante, originale môme, si l'on songe qu'elle
est, au nom de l'histoire (l), la négation de cette religion anti-
chrétienne du progrès continu, rectiligne, à laquelle Condorcet,
dans un livre qui, selon le mol de Taine, est comme le testa-
ment philosophique du siècle tout entier, venait précisément de
dresser un dernier autel. Aux yeux de l'auteur de V Essai,
l'homme a beau faire des révolutions, vouloir inventer du nou-
veau, il n'y parvient pas, il ne fait que se répéter lui-même.
fi) A ce titre, YEssai est une réponse tout à la fois à V Esquisse de Condorcet et
à l'Essai sur les mœurs.
808 REVUE DES DEUX I\IONDHS.
L'humanité tourne dans un cercle, et sou histoire tourne dans
un perpétuel recommencement. Et un amer : A quoi bon? où
Ion sentait passer toute l'énergique vibration d'un profond sen-
timent personnel formait comme le leitmotif et la conclusion
dernière de l'ouvrage.
Et pourtant, l'auteur de V Essai reste bien un disciple des
Encyclopédistes. « Plein de son Raynal, » — c'est lui qui l'avoue,
— et de Voltaire, de Diderot, de Bayle et de Volney, Chateau-
briand se fait l'écho docile de leurs préjugés « philosophiques. »
La religion, toutes les religions, ont pour unique fondement
« la crainte de la mort, » et se confondent avec la « supersti-
tion. » « Les religions naissent de nos craintes et de nos faiblesses,
s'agrandissent dans le fanatisme et meurent dans l'indifférence. »
Les prêtres sont « des hommes adroits, » qui exploitent par
intérêt « ce penchant de la nature humaine à la superstition, »
« afin de dompter les peuples, par l'ignorance, au joug de la
tyrannie civile et religieuse. » Pas de différence entre les divers
cultes à cet égard. « Les prêtres de la Perse et de l'Egypte res-
semblèrent parfaitement aux nôtres. Leur esprit se composait
également de fanatisme et d'intolérance (l). » Voltaire, on le
voit, n'aurait pas mieux dit.
Il eût aussi largement approuvé la façon quelque peu som-
maire dont l'auteur de V Essai esquissait l'histoire des origines
chrétiennes. D'abord, « rien ne paraît moins prouvé que l'exis-
tence du Christ. » Mais n'allons même pas jusque-là. « Admet-
tons la réalité de sa vie et l'authenticité des Evangiles. De la
simple lecture de ceux-ci résulte le renversement de la divinité
de Jésus. » Il n'est qu' « un homme extraordinaire » qui res-
suscitait, il est vrai, des morts, parmi la canaille. » « Quant à
sa résurrection, un peu de vin et d'argent aux gardes en expli-
que tout le mystère. » — Pareille simplicité d'explication pour
l'histoire du développement chrétien : « Le mystère de la Tri-
nité est emprunté de l'école de Platon. » « Pourquoi ces abo-
(1) Essai [Œuvres complètes de Chateaubriand, t. I, Paris, Garnier, s. d.
gr. in-S"), p. 363, 354, 362, note 5; 569, 567, 410, 596. — Je renvoie à cette édition,
parce qu'elle est la seule qui contienne les notes de ce qu'on est convenu d'ap-
peler, je ne sais trop pourquoi, l'Exemplaire confidentiel : c'est un exemplaire
sur lequel, peu après la publication de l Essai, Chateaubriand avait écrit des notes
manuscrites assez curieuses. Cet exemplaire, acquis par Sainte-Beuve, a été
racheté, aprùs la mort du critique, par la famille du grand écrivain. On trouvera
ces notes aux pages 324, 325, 330, 389, 4G3, 469, 470, 504, 508, 509, 510, 521, 522,
529, 536, 538, 541, 5i2, 565, 587, 593, 607, 623 de l'éditîon Garnier.
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 809
minables spectacles » que nous offre l'histoire de la Réforme?
« Parce qu'un moine s'avisa de trouver mauvais que le Pape
n'eût pas donné à son ordre plutôt qu'à un autre la commission
de vendre des indulgences en Allemagne. » « Enfin le Régent
parut, et de cette époque il faut dater presque la chute totale du
christianisme. » Et Chateaubriand de conclure dans une note
de son Exemplaire confidentiel : « Celte objection est insoluble
et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste,
personne ny c?'oit plus [[). »
Assurément, il n'y croit plus lui-même, à ces « hochets
sacrés, » comme il les appelle; mais il serait d'ailleurs assez em-
barrassé d'exposer sa propre croyance. Dans une même page, il
loue Pythagore et ses « sublimes notions de la divinité, » et il
parle des « absurdités du spinozisme; » ailleurs, à la suite des
stoïciens, il justifie le suicide (2). Ses notes de l'Exemplaire
confidentiel nous le montrent singulièrement sceptique à l'égard
de l'immortalité de Tàme, et inclinant même à l'athéisme (3).
Mais dans tout cela, rien de ferme et de définitivement arrêté.
On sent un esprit disputé entre des influences et des doctrines
contradictoires, une pensée qui n'a pu faire encore l'unité en
elle-même, une âme désemparée, flottante, et qui, parmi ses
négations et ses doutes, cherche visiblement où se prendre.
C'est qu'en effet ce disciple des Encyclopédistes oublie bien
souvent les leçons qu'ils lui ont inculquées. S'il est plein de
Raynal, il est plein aussi et surtout de Rousseau, — pour la
personne et l'œuvre duquel il n'a pas assez d'hyperboles (4), —
et de Bernardin de Saint-Pierre, dont il admire très sérieuse-
ment « le génie mathématique. » A leur école à tous deux, il a
(1) Essai, p. 589, 569, 590, 580, 582, 587.
(2) Essai, p. 427, 387, 497.
(3) « Quelquefois je suis tenté de croire à l'immortalité de l'âme; mais en-
suite la raison m'empêche de l'admettre. D'ailleurs, pourquoi désirerais-je l'im-
mortalité?... Ne désirons donc point survivre à nos cendres, mourons tout entiers,
de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger de la manie d'être. » (p. 565).
— « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fata-
lité dans ce monde, la réputation, l'honneur, la richesse, la vertu même; et com-
ment croire qu'un Dieu intelligent nous conduit? Voyez les fripons en place, la
fortune au scélérat, l'honnête homme volé, assassiné, méprisé. U y a peut-être un
Dieu, mais c'est le dieu d'£picurf>; il est trop grand, trop heureu.v pour s'occuper
de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les
autres. » (p. 536).
(4) Voyez Essai, p. 269, 270, 271, 302, 319, 342, 343-345, note; 394, 395, 398, 399
et note 3; 401, note a; 404, 450, 511, 521, 553-557, et les notes; 559, 584 et notes a
et d; 605, note; 619 et noie.
810 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord appris l'importance souveraine des questions reli-
gieuses. Toute la dernière partie de V Essai sur les Révolutions,
— presque le quart de l'ouvrage, trente et un chapitres sur
cent vingt-six, — est consacrée à ces questions : visiblement,
elles le hantent, et le passionnent de plus en plus. Quand il en
vient aux objections des philosophes contre le christianisme, il
se défend bien de les prendre à son propre compte : « Je rap-
porte, dit-il, les raisonnemens des autres sans les admettre. » Et
à la fin, il renvoie aux « raisons victorieuses » des apologistes
chrétiens : il est vrai que V Exemplaire confidentiel ajoute ici
en note : « Oui, qui ont débité des platitudes, mais j'étais bien
obligé de mettre cela à cause des sots. » — Admettons, comme
nous l'avons fait tout à l'heure, qu'il faille là-dessus prendre
Chateaubriand au mot, et que, dans son for intérieur, il ait, à de
certains momens, pleinement souscrit aux conceptions et aux
négations des Encyclopédistes. Ce n'est pas du moins qu'il ait
pour eux une grande sympathie, et, toutes les fois qu'il parle de
c< la secte athée, » en son propre nom, c'est en termes singu-
lièrement méprisans. Il a une page des plus dures sur F « im-
moralité, » la « turpitude, » les « sales romans » des philosophes.
Il reproche à l'un, Helvétius, ses « livres d'en fans, » à l'autre,
Diderot, les « mauvaises raisons » dont il défend son « pur
athéisme, » à tous leur « rage » de destruction. « Voltaire,
écrit-il, n'entend rien en métaphysique; il rit, fait de beaux
vers et distille l'immoralité. » Et, dans un noble mouvement,
il adjure « cette cruelle philosophie » qui « plonge le peuple
dans l'impiété et ne propose aucun autre palladium à la morale »
« de ne point ravir à l'infortuné sa dernière espérance (1). »
Il va plus loin encore. L'un des tout derniers chapitres du
livre est intitulé : Quelle sera la religion qui remplacera le
christianisme? Et après avoir écarté, entre autres hypothèses
improbables, celle du triomphe de la religion naturelle, il
s'écrie : (( Cependant, il faut une religion, ou la société périt.
En vérité, plus on envisage la question, plus on s'effraye. »
Chateaubriand a bien raison de nous avertir, par une note ulté-
rieure, qu' <( il y a dans cette idée un principe d'ordre (2). » En
réalité, c'est la pensée maîtresse de son Génie du Chris tianis7ne
qui vient de lui apparaître: il a dépassé déjà et rectifié l'égoïste
(1) Essai sur les Révolutions, p. 388, note; ^86, 593, 584, 559, 560, 548, S93.
(2) Essai, p. 611, 610, note a.
LA GENÈSE DU «GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 811
et aristocratique parole de Voltaire : Il faut une religion pour
le peuple. Nous voilà bien loin maintenant de la simple doc-
trine encyclopédique.
Et déjà cette pensée se précise dans son esprit et sous sa
plume; déjà, pour animer cette formule abstraite, des souve-
nirs, des regrets, de vagues aspirations vers une réalité vivante
et prochaine naissent ou renaissent dans son âme. Il se demande
quelque part d'où vient « cette vague inquiétude particulière à
notre cœur. » « Je n'en sais rien, répond-il; peut-être d'une
aspiration secrète vers la Divinité. » Il compose un hymne d'une
admirable beauté de forme, — et qu'il reprendra dans le Génie,
— à ce Dieu inconnu dont « il adore les décrets en silence. » Il
fait plus.
Si la morale la plus pure, — écrit-il, — et le cœur le plus tendre, si
une vie passée à combattre l'erreur et à soulager les maux des hommes
sont les attributs de la Divinité, qui pourra nier celle de Jésus -Christ?
C'est le mot fameux de Jean-Jacques, sans doute, mais plus
affirmatif, ce semble, sous cette forme interrogative, que dans le
texte de V Emile. Et toute la page qui suit (« Le Christ, dans sa
glorieuse ascension, ayant disparu aux yeux des hommes... »)
implique une adhésion, momentanée peut-être, mais plus com-
plète cependant, que les déclarations les plus religieuses du
Vicaire savoyard (1). Et l'on conçoit sans peine que, relisant
trente ans plus tard de tels passages, — dont il serait facile de
multiplier le nombre (2), — Chateaubriand ait pu écrire : « Ces
cris religieux, échappés tout à coup et comme involontairement
du fond de l ame, prouvent mieux mes sentimens intérieurs que
tous les raisonnemens de la terre. »
Ce n'est pas tout encore. Le même homme qui vient de dire
que « l'esprit dominant du sacerdoce est l'égoïsme, le fanatisme,
la haine, » insère, à la page suivante, un éloge des curés fran-
çais si vibrant et si ému qu'il pourra le transporter tout entier
dans le Génie du Christianisme (3). « On peut conjecturer,
(1) Essai, p. 462, 564-o6:;, 570-;ni.
{2) « Homme, s'écrie-t-il quelque part, serais-tu assez misérable pour ne point
espérer dans ce Père des aftligés qui console ceux qui pleurent? » (p. 466) :
voyez toute la page qui est très éloquente et fort curieuse; voyez aussi, p. 506, ce
qu'il dit des Évangiles et de « leur divin auteur. » — « 0 mes compagnons d'in-
fortune, écrit-il encore, je voudrais pouvoir sécher vos larmes. Mais il vous faut
implorer le secours d'une main plus puissante que celle des hommes.» (p. rJO").
(3) Essai, p. ii99-600; cf. p. o'JG. — Il y a bien d'autres passages de VEssai rap-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
ajoute-t-il, de cet état du clergé en France, que le christianisme
y subsistera encore longtemps... Le protestantisme serait mal
calculé pour mes compatriotes. » A propos de l'Angleterre, il
déplore que « la religion n y ait pas assez 'd'extérieur, » et, chose
bien curieuse, il prête aux « philosophes modernes » ses propres
préférences à l'égard de la « secte romaine. » Nous sommes,
décidément, fort loin ici des rêves d' « instauration » protes-
tante auxquels, à la môme époque, se livrait M""* de Staël pour
le compte de la République française (1). Enfin, dans une re-
marquable page, il s'avise des « beautés poétiques de la religion
chrétienne : »
Une religion a bien des charmes, écrit-il, lorsque, prosterné au pied
des autels, dans le silence redoutable des catacombes, on dérobe aux
regards des humains un Dieu persécuté; tandis qu'un prêtre saint,
échappé à mille dangers, et nourri dans quelque souterrain par des mains
pieuses, célèbre peut-être à la lueur des flambeaux, devant un petit
nombre de fidèles, des mystères que le péril et la mort environnent.
Ailleurs encore :
Si le christianisme avait trouvé dans les malheurs des hommes une
cause de ses premiers succès, cette cause agit dans sa plus grande force
au moment de lïnvasion des Barbares... Les prêtres seuls pouvaient pro-
téger les peuples. Ce qui restait encore d'habitans attachés à l'ancien culte,
se rangea sous la bannière du christianisme. Si jamais la religion a paru
grande, c'est lorsque, sans autre force que la vertu, elle opposa son front
auguste à la fureur des barbares, et, les subjuguant d'un regard, les
contraignit de dépouiller à ses pieds leur férocité native (2).
En vérité, ne croirait-on pas lire une page du Génie du
Christianisme? De fait, le livre presque tout entier, idée géné-
rale, thèmes essentiels, tendances caractéristiques, est enveloppé
et comme perdu dans VEssai sur les Révolutions sous l'amas des
portés dans le Génie; on trouvera les principaux aux pages 395, 402, 508, 510,
520, 551, 565, 566, 572, 600, 610, 625, 627.
(1) Essai, p. 602, 693. Voici ce dernier passage : « Nous sentons fort bien, fait
dire Chateaubriand à ces philosophes argumentant contre les chrétiens, que vous
n'auriez jamais converti les peuples au christianisme sans la solennité du culte.
C'est en quoi 7ious préférons la secte romaine. 11 est ridicule d'être luthérien,
calviniste, quaker, etc., de recevoir à quelques différences près l'absurdité du
dogme et de rejeter la religion des sens, la seule qui convienne au peuple. » —
Voyez dans la Revue du 1" novembre 1899 l'article de M. Paul Gautier sur
ili"" de Staël et la République.
(2) Essai, p. 571, 574.
LA GENÈSE DU (( GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 81 3
lectures et des déclamations philosophiques (1); et il suffira
d'une crise morale pour l'en dégager.
« L'Essai, a dit avec raison Ghateauhriand, n'était pas un
livre impie, mais un livre de doute et de douleur. » Livre pro-
fondément sincère d'ailleurs, et dont les contradictions mêmes
nous font saisir sur le vif la diversité des influences qui se dis-
putent celte âme ardente et mobile. Tantôt, docilement, et
comme du bout des lèvres, avec une sécheresse qui ne laisse pas
d'être significative, il répète sans originalité les leçons d'irréli-
gion qu'il a puisées dans le commerce et dans les livres des phi-
losophes ; tantôt, avec une chaleur toute personnelle d'accent,
il exprime son inquiétude, et sa curiosité croissante des choses
religieuses. Evidemment, son siège n'est pas fait, et il n'a pas
dit encore son dernier mot. Car que son livre, en posant tout à la
fin le problème religieux, s'abstienne de conclure, cela prouve
au moins que pour lui la question reste ouverte encore. Et, sans
doute, nous sommes éclairés par ce qui va suivre, et nous avons
aujourd'hui beau jeu à prévoir l'avenir. Mais il semble pourtant
qu'à lire de près cet « étonnant » Essai su?' les Révolutions,
comme l'appelait, paraît-il, Armand Carrel, un lecteur contem-
porain et clairvoyant aurait pu pressentir que l'auteur était à la
veille d'une crise religieuse.
VII
Le propre des grands événemens tels que la Révolution
française est de déterminer dans une foule d'âmes des états mo-
raux qui tantôt les rapprochent, tantôt les opposent violemment
les unes aux autres. On se croyait différent, et on se retrouve
semblable. On se croyait frère, et on se retrouve ennemi. Il est
facile de vérifier la première observation à propos d'un certain
nombre de contemporains de Chateaubriand, dont l'évolution
peut servir à éclairer la sienne.
Presque eu même temps que VÈssai sur les Révolutions pa-
raissaient, également sous l'anonyme, deux ouvrages dont les
auteurs allaient jouer, eux aussi, un rôle dans l'histoire des
(1) En extrayant un certain nombre de pages de ['Essai sur les Révolutions et
en les publiant à la suite les unes des autres, on pourrait composer un véritable
Génie du Christianisme abrégé. Voyez à cet égard nos Pages choisies de Chateau-
briand, Hachette, 1911, p. 47-52.
814 REVUE DES DEUX MONDES.
idées de leur temps. Ce sont la Théorie du Pouvoir, de Donald,
et les Considérations sur la France, de Joseph de Maistre (1).
S'il est un homme qui n'ait guère évolué dans sa vie, et qui
soit déjà tout entier dans son premier livre, c est bien cet adver-
saire né de l'évolution, cet admirateur de « M. Bossuet » qui
s'appelle M. de Bonald. Les idées, ou plutôt l'idée qu'il professe
dans cet ouvrage, il semble l'avoir eue de toute éternité : et
cette idée, c'est que le salut non seulement de la France, mais
des sociétés modernes est dans le retour aux principes monar-
chiques et surtout catholiques (2). Du moins, cette idée, la
Révolution, en le créant écrivain, lui en a fait prendre plus for-
tement conscience. A la lumière des événemens contemporains,
il a compris plus nettement que le Chateaubriand de VEssai
l'excellence et la nécessité sociale de la religion. « Première loi
fondamentale des sociétés civiles, écrit-il, religion publique (3), «
— c'est lui qui souligne ainsi ; — et toute la seconde partie de
son livre est une véritable et fort curieuse apologétique sociale
du christianisme. « D'autres, dit-il, ont défendu la religion de
l'homme; je défends la religion de la société (4). Et il tient
parole. S'il est vrai, comme le prétend le fils de Bonald, que
Bonaparte ait reçu la Théorie du Pouvoir, et qu'il l'ait lue avec
attention, la leçon ne dut pas être perdue pour le futur négocia-
teur du Concordat (5).
(1) Théorie du pouvoir politique et reliqieux dans la société civile démontrée
par le raisonnement et par Vkisloire, par M. de B*'*, gentilhomme français, 1796,
3 vol. in-8 (s. 1.); — Considérations sur la France, Londres [Bâle], 1796, in-8;
iv-242 p.
(2) Je dis surtout; car si déjà, dans la Théorie, Bonald opère la fâcheuse
alliance, et qu'on lui a si souvent reprochée, « du trône et de l'autel, » — au
point qu'il ne craint pas d'écrire : « Telle est en peu de mots la marche et l'ana-
lyse de mes preuves de la nécessité, ou, ce qui est la même chose, de la divinité
de la religion chrétienne, et de la nécessité, oserais-je dire, de la divinité du gou-
vernement monarchique, >> (t. II, p. 480), — néanmoins, sentant peut-être obscu-
rément le danger de cette confusion, il fait ailleurs ce précieux aveu : « La reli-
gion, saiis la constitution politique, peut conserver un peuple, et la constitution
politique sans la religion ne peut défendre la société. » (t.I, p. 60).
(3) Théorie, t. I, p. 49. Voyez d'autres vigoureuses formules de la même pensée,
p. 64, 249, 250, etc., et à la fin du tome H, une intéressante réfutation de
l'Esquisse de Condorcet.
(4) Théorie, t. 11, p. ïj. Ailleurs, Bonald parle d' « une démonstration de l'exis-
tence de Dieu, d'une évidence sociale, si j'ose, ajou'e-t-il, me servir de cette
expression. » (t. I, p. 56-57).
(5) Notice, etc., au t. VU), p. 455 des Œuvres de Bonald, 4" éd., Bruxelles,
1S43 : cette édition est la meilleure des Œuvres complètes; on y a réimprimé la
Théorie aux t. 111 et IV. — Cf. l'Allocution do Bonaparte aux curés de Milan
(5 juin 1800; : « Nulle société ne peut exister sans morale, et il n'y a pas de bonne
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 815
Il lut aussi, puisqu'il les acheta, paraît-il, à Milan, les Consi-
dérations sur la France, dont la cinquième édition était alors
en vente. Sous une forme plus ramassée et plus brillante, avec
des vues d'avenir parfois singulièrement profondes, Joseph do
Maistre y exprimait des idées analogues à celles de Bonald.
« Toutes les institutions imaginables, écrivait-il, reposent sur
une idée religieuse, ou ne font que passer. » Et, fort de cette
conviction, il déclarait que « tout vrai philosophe doit opter
entre ces deux hypothèses, ou qu'il va se former une nouvelle
religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque ma-
nière extraordinaire (1). » C'était répondre, en la posant avec plus
de netteté, à la question même que Chateaubriand, on Ta vu,
soulevait à la fin de son livre; et, chez les deux écrivains, c'est
le spectacle des événemens de France qui a provoqué cette ren-
contre d'idées et de préoccupations. Car si Joseph de Maistre, lui,
n"a jamais cessé d'être chrétien, il semble pourtant qu'il ait été,
dans la première période de sa vie, bien plus entamé par l'es-
prit du siècle que ne l'a jamais été Bonald. Ses premiers dis-
cours nous le montrent sous l'influence de Rousseau ; il était
en relations avec les illuminés de Lyon, avec Saint-Martin et
son école; il était affilié à la franc-maçonnerie; à Turin même,
il passait pour un « jacobin (2). » C'est la Révolution qui, en
faisant de lui un émigré et un publiciste, a fixé ce mysticisme
inquiet, ce vague besoin d'échapper aux formules tradition-
nelles, et l'a définitivement rangé aux côtés de Bonald.
Maistre et Bonald sont des croyans : Rivarol, lui, n'en est pas
un ; mais cest un homme d'esprit et de goût, et, comme tel, de
très bonne heure, il a compris, et, s'il faut l'en croire, il a
même un jour essayé de faire entendre à Voltaire que « l'im-
piété est la plus grande des indiscrétions. » La Révolution de-
vait lui faire déclarer qu'elle est la plus dangereuse des erreurs
sociales. En 1797, dans ce Discours préliminaire qui, à bien des
morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'État un appui
ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans bous-
sole... La France, instruite par ses malheurs, a enfin rouvert les yeux, elle a re-
connu que la religion catholique était comme une ancre qui pouvait seule la fi.xer
dans ses agitations. »
(1) Considéralions, éd. originale, p. "7. Voyez tout ce chapitre v.
(2) Voyez, au tome I des Œuvres complètes de J. de Maistre, Lyon, Vitte,
4884, in-8, la Xolice de son fils, p. viii.
816 REVUE DES DEUX MONDES,
égards, est comme l'escfuisse d'un Génie du Christianisme écrit
par un incrédule impartial et respectueux : « 11 me faut, écri-
vait-il, comme à l'univers, un Dieu qui me sauve du chaos et
de l'anarchie de mes idées... Le vice radical de la philosophie,
c'est de ne pas pouvoir parler au cœur. Or l'esprit est le côté
partiel de l'homme; le cœur est tout... Tout Etat, si j'ose le dire,
est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel (!).•• »
Joseph de Maistre lui-même n'aurait pas mieux dit.
« Si nous ne devons mourir que quand La Harpe sera chré-
tien, aurait dit un jour Chamfort, nous sommes immortels. »
Ce jour devait arriver pourtant. Ce disciple chéri de Voltaire (2)
qui avait applaudi comme tant d'autres aux débuts de la Révo-
lution, devenu suspect de modérantisme à son tour et l'une des
victimes de la Terreur, jeté en prison (3), menacé de mort, se
mit à lire les Psaumes, où, jusqu'alors, il n'avait cherché que
des « beautés poétiques, » à les traduire et à les commenter au
point de vue littéraire (4), puis, bientôt frappé des « beautés
d'un ordre supérieur (5) » que cette lecture lui révélait, il y joi-
(1) Voyez sur Rivarol le livre si savant, si spirituel et si vivant que M. André
Le Breton lui a consacré (Paris, Hachette, 1895, in-8). M. Le Breton a trouvé
dans les Pensées inédites de Rivarol une bien curieuse note concernant Chateau-
briand. La voici : « On me fit lire à Hambourg une esquisse sur !e Génie du
Christianisme^ imprimée à Londres, qui annonce un ouvrage plus complet et plus
étendu. Il y a du Fénelon et du Bossuet dans cette esquisse, et l'auteur, qui est
jeune encore, nous promet un homme religieux et un grand écrivain. » (p. 162).
(2) Voyez sur La Harpe les deux articles de Sainte-Beuve [Lundis, t. V), celui
de Paul Albert dans son Dix-huitième siècle, et surtout le Mémoire placé en tête
des OEuvres choisies et poslhuvies de M. de La Harpe, Paris, Migneret, 1806,
1 vol. in-8. Nous n'avons pas encore sur cet écrivain le livre que réclamait déjà
Sainte-Beuve, et qu'il mériterait autant que bien d'autres,
(3) Les ennemis de La Harpe, — il en avait beaucoup, comme on le sait, — ont
essayé de faire entendre que « le mandat d'arrêt » avait été la cause unique de
son brusque revirement; il ressort d'une note de L^. Harpe [Du Fanatisme, etc.,
1" éd., 1797, p. 77-78; qu'il n'avait pas attendu le » mandat d'arrêt » pour condam-
ner les excès révolutionnaires.
(4) Ce travail a été l'origine du livre que La Harpe a publié en 1798, chez
Migneret, le Pseautier, en français, traduction nouvelle... précédée d'un Discours
sur l'esprit des Livres saints et le style des Prophètes, ouvrage qui serait à rap-
procher, d'une part, du livre de Sylvain M[aréchal], Pour et contre la Bible (à
Jérusalem, l'an de l'ère chrétienne, 1801, in-8), et, d'autre part, de certaines pages
du Géîiie du Christianisme (H, vi).
(5) Ce sont les expressions mêmes de l'auteur anonyme du Mémoire. Je note
dans ce Mémoire un mot de Saint-Lambert, rapporté par La Harpe, et fort
curieux à cette date : « Le seul de ces athées avec qui j'aie été lié, écrivait La
Harpe, c'est M. de Saint-Lambert qui me pardonnait ma croyance en Dieu comme
un système plus poétique qu'un autre. » (p. u).
LA GENÈSE DU « GÉME DU CHUISTIANISME. » S17
gnil celle de l'Évangile et de quelques autres livres, et rapide-
ment, mais graduellement, il se sentit « rendu à la foi. » Un
mot de Vlmitalion fit le reste (1). Lui aussi, il pleura et il crut.
Remis en liberté, il se fit, et non sans courage, d'abord dans ses
lei:ons du Lycée, puis dans une série de brochures, le défenseur
ardent des idées quil avait jusqu'alors combattues.» Même poli-
tiquement parlant, écrivait-il dans l'un de ces opuscules, il est
dune impossibilité absolue qu'un ordre social quelconque sub-
siste sans une religion, sans un cuite public (2). » On croirait lire
une formule de Donald. Et combien d'autres idées de La Harpe ne
lui sonl-elles pas communes avec Joseph de Maistre, avec Bonald,
avec Chateaubriand (3)! Chose plus caractéristique encore, il
entreprend une Apologie de la Religion qu'il n'a pu achever,
mais dont il nous a laissé d'intéressans fragmens. Il pouvait
mourir d'ailleurs: il avait lu et salué le Génie du Christianisme.
Il n'est pas le seul qui, quelques années plus tard, en ou-
vrant ce livre célèbre, y ait comme retrouvé l'écho de sa propre
expérience et limage de son histoire morale. Joubert lui-même,
le délicat, l'exquis et religieux Joubert, après une enfance pieuse
et plusieurs années passées parmi les Pères de la Doctrine chré-
tienne, était venu à Paris; il y avait fréquenté La Harpe, Mar-
(1) Mémoire, p. liii-lv. — Le « cas » de La Harpe présente tant d'analogies
avec celui de Chateaubriand, qu'il me paraît bon de céder ici la parole à La Harpe
lui-même : « Je tombai, écrit-il, la face contre terre, baigné de larmes, étoufle
de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur sou-
lagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d'une foule
d'idées et de sentimens, je pleurai assez longtemps, sans qu'il me reste d'ailleurs
d'autre souvenir de cette situation, si ce n'est que c'est, sans aucune espèce de
comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus déli-
cieux. » (p. Lv-Lvi). — Sainte-Beuve dit excellemment : « Cette conversion sou-
daine de La Harpe, ce qu'elle laissa subsister du vieil homme en lui, ce qu'elle y
^ modifia peut-être par endroits, mériterait toute une étude morale. »
(2) Du Fanatisme, etc., p. 39.
(3) Voyez, entre autres. Du Fanatisme, p. 106, le pa'^sage qui commence par :
« Vous avez rétabli la liberté du culte... : » on croirait lire une page du Génie. ¥X
dans la Préface de son Apologie, à propos d'une lecture du sermon de la Cène :
« C'est alors que je m'écrie : Que la religion est belle! Elle est belle comme le
ciel dont elle est descendue ; elle est grande comme le Dieu dont elle est émanée;
elle est donc comme le cœur de J.-C. qui nous l'a apportée. » [Œuvres choi-
sies, etc., t. IV, p. 78). — A en juger par les fragmens qui nous en restent, l'Apo-
logie de La Harpe aurait eu surtout un caractère philosophique; mais elle offre,
comme on peut voir, plus d'un trait commun avec l'apologétique surtout esthé-
tique de Chateaubriand, auquel il a dû sans doute donner plus d'un conseil; et
Peltier. en annonçant le Génie dans son Paris, déclarait même que le livre avait
été écrit en collaboration avec La Harpe, et contenait des notes de ce dernier.
TOME m. — 1911. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
montel, d'Alembert, Diderot surtout, dont la fougue, les allures
de prophète le séduisirent profondément. Il « connut toutes les
pussions, » et toutes les audaces de la pensée. Sa mère qu'il
aimait fort, et dont il a parlé en termes touchans, avait bien
souffert de ces écarts. «Elle a eu bien des chagrins, disait-il plus
tard, et moi-même, je lui en ai donné de grands par ma vie
éloignée et philosophique. Que ne puis-je les réparer tous ! » 11
n'avait pas, à ce qu'il semble, attendu la Révolution pour com-
mencer l'évolution qui devait, selon son mot, « le ramener aux
préjugés. » Dans deux mystérieux opuscules, qu'on nous a ré-
vélés récemment, et dont il paraît bien l'auteur, on peut le voir
« par un long détour » reprendre « le chemin de la vérité. »
Mais la Révolution dut précipiter le retour. « La Révolution,
a-t-il écrit, a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant
trop horrible. » Et parmi bien d'autres pe?isées qui sont tout
autant d'hommages pieux rendus au « génie du christianisme, »
je note celle-ci qui les résume presque toutes : « La religion
est la poésie du cœur; elle a des enchantemens utiles à nos
mœurs; elle nous donne et le bonheur et la vertu (1). »
Fontanes (2) est inséparable de Joubert, « le seul homme,
disait-il, que j'estime, chérisse et honore sans restriction. » Ils
s'étaient connus à Paris. D'origine protestante, mais élevé par
une mère catholique, par un prêtre janséniste et par les orato-
riens de Niort, la vie facile du monde et des lettres avait en-
traîné le jeune Fontanes dans son tourbillon. Il s'était épris de
Voltaire. Mais de son éducation première il avait gardé un cer-
tain tour d'imagination et de sensibilité volontiers religieux,
sinon chrétien : la Chartreuse, le Jour des fnorts{3) nous en sont
(1) Pensées, éd. Raynal, p. 4, 2i (I, lx). — Cf. Toutes les pensées du titre I, ea
particulier les pensées lui, lxi, lxii, lxv, lxviii, lxx, cvii, cxii, cxix, cxxvii. —
Voyez sur Joubert la Revue du 15 août 1910.
(2) Voyez, sur Fontanes. l'article de Sainte-Beuve {Portraits littéraires^ t. II),.
et son Chateaubriand ; les Mémoires d' Outre-Tombe ; les Correspondans de Joubert;
Louis Bertrand, /a Fm du classicisme et le retour à l'antique, p. 329-310; Henri
Potez, l'Élégie en France avant le Romantisme, p. 331-349; et G. Pailhès, Chateau-
briand, sa femme et ses amis, et Du nouveau sur Joubert. Fontanes est encore un
de ces sujets qui mériteraient tout un livre.
(3) Dans son Paris du 24 octobre 1795, Peltier publiait le Jour des Morts, et il
écrivait à ce propos : « On se rappelle le mot de Voltaire à un jeune poète qui le
consultait sur le parti qu'il devait prendre dans son ouvrage sur Dieu : Le parti
de Dieu, c'est le plus poétique. Entre les idées religieuses qui peuvent émouvoir
l'âme et intéresser l'imagination, la Fête des Morts est particulièrement propre à
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 810
la preuve. La Révolulion lui inspira une profonde horrourpour
l'anarchie sociale. En 17110, il écrivait à Joubert : « Ce n'est
qu'avec Dieu qu'on se console de tout. J'éprouve de jour en
jour combien cette idée est nécessaire pour marcher dans la vie.
J'aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal... que de
vivre à la merci de mes opinions ou sans principes, comme
l'Assemblée nationale; il faut de la religion aux hommes, ou
tout est perdu. » Un peu plus tard, dans le Mémorial et dans
son enseignement à l'Ecole centrale, il prêchait le retour aux
idées conservatrices en politique, en religion, en littérature :
il démontrait que les grands écrivains du siècle de Louis XIV
méritaient mieux le titre de « penseurs » que les « rhéteurs »
et les « sophistes » de l'âge qui a suivi ; bref, il préludait déjà à
ce rôle d'apologiste discret, et d'inspirateur ou de conseiller
qu'il devait jouer bientôt auprès de Chateaubriand. Nul doute
que les entretiens de Fontanes à Londres n'aient été singulière-
ment utiles au futur auteur du Génie du Christianistne.
Le « génie du christianisme : » la formule était si heu-
reuse, elle répondait si bien à un état et à un désir de l'opinion
publique, qu'un autre que Chateaubriand allait la découvrir de
son côté, et à l'insu même de celui qui devait en faire la fortune-
Cet autre écrivain, c'est Ballanche (1). Dans un livre dont la
première ébauche date de 1797, et qu'il a intitulé Du senti-
ment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts,
il disait, à propos du Télémaque : « Ce beau livre est fondé
tout entier sur une base mythologique : mais combien de
choses, et ce sont les plus belles, qui n'ont pu être inspirées que
par le gé?iie du christianisme! » La voilà, la forte et magique
parole qui bientôt sera lancée comme un défi ou comme une
«produire cet effet... Et si l'on joint à cette puissance des idées religieuses le
chaniie des tableau.x analogues de la nature, on est sûr d'atteindre le véritable
but des beaux-arts, c'est-à-dire de toucher et de plaire. L'auteur du Jour des
Morts y a complètement réussi. » (t. III, p. 172). — Ces lignes n'ont pu manquer
de tomber sous les yeu.x de Chateaubriand, et nous pouvons être assurés qu'elles
n'ont pas été perdues pour lui.
!1) Sur Ballnnche, voyez les études de Sainte-Beuve [Portraits contemporains,
t. M), de J.-J. Ampère [Ballanche. Paris, René, 1848, in-8), de M. Faf,qiet (Poli-
tiques et Moralistes, t. lli, et les ouvrages de M. Ch. Huit, la Vie et les Œuvres
de Ballanche. Paris, Vitte, 1904, in-8, et de M. Gaston Frainnet, Essai sur la phi-
losophie de P.'S. Ballanche. Paris, Picard, 1903, in-8. — Cf. dans notre Chateau-
briand, éludes lille'raires, notre étude intitulée : Simple rec/ierche de paternité
littéraire.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
devise au jeune siècle qui se lève, « Cette même religion,
écrit-il encore, à qui nous devons tant et de si grands bienfaits,
est encore le principe fécondateur de tous nos succès dans la
littérature et les arts (1). » Et tout 1-e livre n'est que Tillustra-
tion de cette idée, dont l'auteur a très nettement senti toute la
« nouveauté. » Né à Lyon, élevé dans une famille croyante, il ne
semble pas que jamais Ballanche se soit détaché des croyances
héréditaires. Mais il a, jeune encore, connu la maladie et de
terribles souffrances physiques ; il a vu dans sa ville natale, où
la Révolution fut épouvantable, le sang couler à larges flots :
il s'est replié sur lui-même; il a, plus qu'on ne le fait d'ordi-
naire, à son âge, approfondi son christianisme, et il y a trouvé
non seulement le principe d'une « palingénésie sociale, » mais
encore une « Poétique universelle. »
Rassemblons maintenant tous ces traits épars. A cette date,
entre 1797 et 1800, lame française achève sa douloureuse et
sanglante expérience. Pendant près d'un siècle, elle a joué avec
les idées pures ; elle s'est enivrée d'abstractions ; elle a tourné
en dérision, elle a tenté de ruiner et d'abolir ce qu'elle appelait
un « préjugé, » et ce qui, à son insu, la faisait vivre. Puis,
l'heure de la tourmente venue, elle a vu se réaliser dans les faits
son lointain idéal : brusquement, sans transition, elle a vu comme
face à face cet « homme de la nature » dont on lui avait dit tant
de merveilles. Subitement, les visions les plus sanglantes, les
spectacles les plus horribles se sont trouvés associés pour elle
aux idées et aux paroles dont elle s'était le plus naïvement
enchantée. « Fraternité ou la mort. » Le lien social dissous,
« la société, selon l'expression de Taine, devenant un coupe-
(1) Du sentiment, p. 182, 183. Voyez tout le chapitre intitulé : De la religion
catholique {De ses monumens, de sa morale, de son influence sur la liltéi-aiure et
les arts). — Cf. encore, p. 179 : « Poètes, car c'est aussi à vous que je parle, sans
doute ces merveilles inetîables sont bien au-dessus de votre génie; mais ne
croyez cependant pas que vous ne puissiez vous parer des ressources de la
mytliolo^ie; ah ! loin de vous ce blasphème que Boileau a le premier osé pro-
férer ! >) Dans son Introduction, il énurnère les plus récens des « apologistes ou
des historiens du sentiment, » A. Sinith, Bernardin, Rivarol et... Rant, et il se
donne pour leur continuateur. Le livre Du sentiment, publié en 1801, n'a pas été
réimprimé dans les Œuvres complètes de Ballanche. « C'est un Génie du Christia-
nisme enfantin, dit un peu durement M. Faguet, mais qui a paru avant le Ge'nie
du Christianisme. » Voyez, p. 166 un curieux passage où Ballanche semble
appeler' de ses vœux, pour exprimer ses propres idées, un plus puissant écrivain
que lui.
LA GENÈSB DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 821
gorge ou un mauvais lieu, » riiicerlilude du lendemain, des
menaces perpétuelles de dénonciation ou de mort, voilà par
quelles réalités brutales se traduisait pour elle l'abandon de
l'ancien idéal. En même temps, le souvenir, poétisé par le
malheur, des antiques services sociaux rendus par l'idée chré-
tienne, la vue presque quotidienne des nobles dévouemens
secrets qu'elle inspirait encore, tout préparait dans les âmes la
lente revision d'un procès sans doute prématurément jugé. De
toutes parts, sous la pression des malheurs publics, chacun
redescend au fond de sa conscience, et beaucoup y retrouvent
le chn tianisme qu'ils en avaient cru disparu : de toutes parts
des conversions se produisent. On se dit non seulement qu'il
faut une religion pour le peuple ; mais beaucoup reprennent à
leur compte le mot du moraliste : « Faut-il opter? Je ne ba-
lance pas, je veux être peuple (1). » A travers les esprits les
plus divers lentement se fait jour l'idée du fondement reli-
gieux, du fondement chrétien de l'institution sociale (2). Autour
de cette idée centrale, et qu'on approfondit en tous sens, plus
qu'on n'avait fa^t encore, des idées connexes, et jadis inaperçues,
viennent se grouper peu à peu. Si la société a besoin du chris-
tianisme, si, de toutes les religions connues, le christianisme
est socialement la meilleure et la plus parfaite, pourquoi son
excellence se bornerait- elle à Tordre strictement social et moral?
Et puisqu'il n'y a pas de société véritable, de société vraiment
humai Qe sans art et sans littérature, pourquoi le christianisme,
même dans ce domaine que, sur la foi du vieux Boileau, on
paraissait lui interdire jusqu'alors, ne ferait-il pas sentir son
heureuse, sa divine influence?... Pourquoi ne serait-il pas ca-
pable de fournir ce principe de renaissance artistique et litté-
raire que, dans l'universelle décadence du goût et de l'art, on
cherche partout sans parvenir à le trouver?... Le Gé/tie dxi
* Christianisme est dès lors pensé, rêvé, deviné, appelé par tout
ce qu'il y a de jeune et de vivant dans l'âme française conlempo-
(1) Dans un pelii livre contemporain du Génie, Du retour à la- religion, par
Paul Didier, 2" éd. Paris, 18U2, in-S, je lis ceci : « lis blasphèment ceux-là qui
disent qu'il faut une religion pour le peuple et qui semblent ne la croire digne que
de lui, ou lui seul digne d'elle... Le peuple, c'est tous les citoyens. » (p. 66-67).
(2) M. F. Baldensperger a très bien montré que cette idée se montre fréquem-
ment dans les ouvrages de lémigr-ition française à Londres [Cliateaubriand et
l'émigration française de Londres, Revue d'histoire littéraire de la France,
décembre 1907, p. 603-605).
822 REVUE DES DEUX MONDES. ^
raine ; il ne manque plus qu'un grand écrivain — et un con-
verti — pour l'écrire.
VIII .
A Londres, malgré le demi-succès de son Essai S7ir les Ré-
volutions, Chateaubriand avait renoncé à en publier la suite, et
il travaillait obscurément, tristement à ses Nalchez. Fontanes
avait deviné son génie : certains fragmens du poème en prose
lui avaient paru « admirables. » « Travaillez, lui écrivait-il,
mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l avenir est à
vous. » Et Chateaubriand lui répondait, en lui avouant son dé-
couragement et sa tristesse : a II y a déjà six ans que je vis pour
ainsi dire de mon intérieur, et il faut à la fm qu'il s'épuise. Et
puis, cet A rgos dont on se ressouvient toujours, et qui, après
avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande
amertume (1) ! » Notons le mot : « Il y a six ans. » Depuis six
ans, en efFet, c'est-à-dire depuis qu'il avait quitté le sol français,
René avait vécu d'une vie surtout intérieure (2). Il avait connu
la vraie souffrance, physique et morale. De telles dispositions
sont singulièrement favorables aux examens de conscience
complets, à l'entière franchise avec soi-même et avec les
autres (3), « J'ai profité de ces leçons, disait-il plus tard; la vie
sans les maux qui la rendent grave est un hochet d'enfant, »
A cette expérience toute personnelle de la vie venaient se
joindre les leçons fortuites du dehors. A Londres, à Beccles, à
Bungay, il avait pu faire connaissance avec le protestantisme
anglais, et la froideur de son culte, les habitudes bourgeoises
et mondaines de ses ministres avaient dû plus d'une fois choquer
ou révolter ce tempérament d'artiste (4). D'autre part, les choses
du catholicisme lui étaient redevenues plus familières et plus
sympathiques. Il avait entrevu ces admirables « prêtres martyrs
que les Anglais saluaient en passant, » et dont l'action va se ;
j
(1) Lettre du 15 août 1798, publiée par G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme et {
ses amis, p. 35-37.
(2) « Le moi se fait remarquer chez tous les auteurs qui, persécutés des
hommes, ont passé leur vie loin d'eux. » {Notice en tète de V Essai sur les Révolu-
tions, i" édition.)
(3) « Dans la pratique journalière de l'adversité, j'ai appris de bonne heure à
évaluer les préjugés de la vie. » {Essai, éd. Garnier, p. 271.)
(4j Essai, p. 600, 602-603. — Cf. Mélanges littéraires, éd. Pourrat, p. 11-14.
LA GEiNÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME, » 823
faire si efficacement sentir sur les débuts du mouvement
d'Oxford ; il les observe disant leur bréviaire ; il travaille à orner
des chapelles dans de vieilles masures pour de douloureux anni-
versaires, et il s'avoue « tout ému d'une oraison funèbre pro-
noncée par un curé émigré (1); » il aime à s'égarer enfin et à
rêver sous les voûtes de Westminster : stations d'artiste, certes,
et d'artiste épris de l'art gothique, mais aussi d'homme en quête
d'émotions religieuses (2).
C'est qu'aussi bien il est alors dans un très curieux état
d'exaltation sentimentale dont témoignent assez son aventure
avec Charlotte Ives, mainte page de V Essai, et toutes ses lettres
de cette époque (3). L'exil, la misère, la solitude matérielle et
morale, les angoisses publiques et privées, la pensée d'une fin
prochaine ont tendu tous les ressorts de son être intime. Une
sensibilité toute prête à déborder, qui se contient à peine et
qui, au moindre choc, va s'épandre, voilà ce qu'on sent vibrer
dans tout ce qu'il écrit alors. Il y a des larmes prêtes à couler
dans ce style. C'est exactement l'état si finement décrit par le
poète :
On a dans l'àme une tendresse
Où tremblent toutes les douleurs...
Les rêves poétiques dont il se repaît ne lui suffisent point.
Nous l'avons vu, dans VEssai s?(r les Révolutions, tourmenté et
vl) Mémoires, éd. Biié, t. I, p. 320-321, 324. — Il a vu, entre autres, à Londres
{Mémoires, t. II, p. 160), le célèbre abbé Carron, l'un des directeurs de Lamen-
nais. — Voyez V. Plasse, le Clerr/é français réfugié en Angleterre. Paris, Palmé,
1886. 2 vol. in-S; Abbé Sicard. l'Ancien clergé de France, t. III. Paris, Lecofi're, 1003,
in-S; P. Thure.m-Dangin, la Renaissance catholique en Angleterre, t. I. Paris, Pion.
;2) « Une fois, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de
fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises
c/ice7ien?ie5,j'erraisà paslents. «[Mémoires, t. II, p. 116.) — II est alors assez pré-
occupé des questions d'art : voyez sa curieuse Lettre snr l'art du dessin dans les
^paysages, datée de Londres, 179.j [Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. XXII, p. 3-15).
(3) Voyez, entre autres, le chapitre de VEssai intitulé : .iux infortunés. Le ton
de ses premières lettres à Fontanes est très monté, très passionné, déclamatoire,
si l'on veut, mais touchant d'évidente sincérité : « Adieu, croyez au sincère, au
très sincère attachement de votre ami des terres de l'e.xil. » (l.j août 1798). —
« Quel long silence,... et que de choses iraïuitié on aurait à vous dire! »
(19 août 1"99). — « Le ciel m'est témoin que les miens (mes yeux) n'ont jamais
cessé d'être pleins d'eau toutes les fois que je parle de vous... II (Dieti) aura
désormais avec vous toutes mes peuhées. •> (27 octobre 1799). J'anticipe ici, mais à
dessein. — Voyez également la pièce intitulée les Tomheau.r champêtres, élégie
imitée de Gray, que Chateaubriand publiait le M décembre 1707 dans le Paris de
Peltier (par M... de S. Malo, auteur de l'Essai sur les Révolutions anciennes et
modernes).
824 REVUE DES DEUX MONDES.
comme obsédé, et de plus en plus, par le problème religieux, et
sur ce point non plus, il n'est pas parvenu à se satisfaire : il
passe d'un extrême à l'autre avec une sorte d'impatience fébrile i
où se manifeste surtout une douloureuse incertitude. Les cH-i
tiques dont son livre a été l'objet ont dû lui faire retourner la!
question sous toutes ses faces (1); et s'il avait été tenté de trop
pencher du côté des Encyclopédistes, le souvenir de ses conver-
sations avec Fontanes aurait suffi à le détacher de cette « philo-
sophaillerie » que le rédacteur du Mémorial détestait si fort. Mais
Fontanes était parti. Chateaubriand était plus « isolé, » plus
« triste, » plus « malheureux » que jamais. Plus que jamais
aussi il éprouvait ce vague et impérieux besoin de tendresse que
l'amitié de Fontanes avait rempli quelque temps. « Si vous
avez quelque Iiumanité, lui disait-il, à la date du 15 août 1798,
écrivez-moi souvent, très souvent. » Quelques jours après, il
apprenait la mort de sa mère.
Le coup fut rude, et l'émotion profonde. Chateaubriand
avait pour sa mère une réelle tendresse : n'était-elle pas, avec
Lucile, 1 être qui l'avait le plus et le mieux aimé (2) ? Pauvre
(1) J'ai indiqué plus haut les principaux articles dont l'Essai a été l'objet.
Chateaubriand a répondu à ses critiques par une lettre que Peltier a publiée dans
son Paris du 10 juillet 1797, et que j'ai réimprimée dans mon Chaleaubriaml,
Hachette, 1904, p. 257 : « Je ne suis point théologien, y disait-il, et je suis prêt à
reconnaître tout ce qu'on voudra. Si j'ai avancé des erreurs, je les désavoue. Je
respecte aussi bien que le Rev. Mr Symons la Religion et ses ministres, ^e pe)ise
comme lui qu'un peuple d'athées serait un peuple de scélérats... Que doi>-je
penser d'après toutes ces contradictions?... Qu'il faut se contenter d'être simples
de cœur, amis des malheareux, adorateurs de Celui qui voit et juge les hommes, et
laisser les disputes d'opinion à ceux qui s'occupent de songes... »
(2) Sans doute, elle avait été une éducatrice un peu distraite; sans doute, elle
avait eu pour son fils aîné une préférence marquée. Mais Chateaubriand n'était pas
homme, au moment de la mort, à se souvenir des torts qu'on avait pu avoir
envers lui. Il nous dit qu'il a pleuré son père. Je crois qu'il avait la sensibilité
plus altruiste qu'on ne l'a prétendu quelquefois. Dans une lettre uia peu posté-
rieure à la nouvelle de la mort de sa mère, et écrit? sous le coup de l'émotion que
lui causa la mort de M"' de Farcy, on lit ces paroles, dont l'accent ne saurait
tromper : <■ ...Dieu qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies
iniques de l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien su trouver l'endroit
où. il fallait le frapper, puisque c'était lui qui en avait pétri l'urgile et qu'il
connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes parens et
que là était ma vanité : il m'en a privé afin que j'élevasse les yeux vers lui... »
(Lettre du 2.j octobre 1799). — Pourquoi Sainte-Beuve qui le premier a publié cette
lettre de Chateaubriand {Lundis, t. X, et Chateaubriand, t. 1, p. 177-182), après avoir
déclaré « qu'elle prouve sa sincérité, » et comme pour rattrai>er cet aveu, s'em-
pres3e-t-il aussitôt d'ajouter : « sa sincérité, je ne dis pas de fidèle (cet ordre supé-
rieur et intime nous échappe), mais sa sincérité d'artiste et d'écrivain ? » En
^éritéj si celte lettre, comme l'a dit encore Sainte-Beuve, « est évidemment celle
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CflRlSTlANlSME. » 825
ni ère ! olle était morte loin de lui, « sur un grabat: » à
soixanlc-douze ans, elle avait connu la prison, les mauvais
traifemens; elle avait vu périr sur réchalaud une partie de ses
enfans, elle avail pleuré enfin sur les égaromeiis de son drrnier
ré. de ce fils pour lequel elle avait rêvé le sacerdoce, et au jour-
d'hui devenu l'ennemi de cette foi chrétienne qui seule l'avait
soutenue dans ses propres épreuves... Et peu à peu, voilà que
du fond de son trouble et parmi ses larmes, surgissent, avec le
remords « d'avoir empoisonné les vieux jours de sa mère, » les
poétiques émotions de sa pieuse jeunesse : il revoit ces radieuses
nuits de Noël dans la vieille cathédrale malouine, et toutes ces
imposantes cérémonies qui avaient enchanté son âme peu choyée
d'enfant: il s'attendrit, il s'attarde à ces touchans souvenirs...
Mille pensées, hier peu écoutées, viennent maintenant l'assaillir.
Est-il donc si sûr de son incroyance ? A-t-il donc de si bonnes
raisons pour prendre contre sa mère le parti de ses bourreaux?
L'Essai est là pour répondre : n'y a-t-il pas entassé autant d'ar-
gumens pour que contre les croyances maternelles?... Et son
trouble augmente : il touche à un moment décisif, à l'une de
ces heures de sincérité absolue où le fond de l'être apparaît, où
les grands partis pris qui engagent toute la vie morale s'impo-
sent avec une nécessité inéluctable : il faut « parier. » Entre la
foi de sa mère et celle des terroristes, il ne peut plus reculer:
il doit choisir...
Eaire cause commune avec les meurtriers, et non avec les
victimes : à cette seule pensée, tout son être se révolte. L'obscure
poussée de son hérédité bretonne, une sorte d'horreur instinc-
tive à l'idée de ne point penser comme les ancêtres, le souci
chevaleresque de l'honneur (1), le besoin de défendre une
cause, sinon désespérée, au moins momentanément vaincue
tout cela s'agite et s'échauffe en lui, tout cela l'incline fortement
à croire... Et pourtant, il hésite encore : est-il bien sûr que la
vérité soit du côté où le porte son cœur?... Mais qui donc lui a
d'un homme qui croit <à sa manière, qui prie, qui pleure, — d'un homme qui s'est
mis à cjenuux avant et après, pour parler le langage de Pascal, » je me demande,
je ne dis pas ce qu'un critique comme Sainte-Beuve, je ne dis même pas ce qu'un
" fidèle, » mais ce qu'un prêtre même, et un prêtre janséniste, pourrait bien
exiger de plus.
(1) « C'est l'honneur qui a fait l'émigration; c'est l'honneur qui a rappelé aux
idées religieuses. » (,M"' de Duras, note finale d'Edouard, citée par M. Baldens-
perger, art. cil.)
826
REVUE DES DEUX MONDES.
transmis la douloureuse nouvelle? C'est sa sœurjM""^ de Farcy,
hier brillante, adorée, folle de poésie et de littérature, aujour-
d'hui « convertie « elle aussi, et devenue, par ascétisme chré-
tien, l'ennemie de ce qui l'avait enchantée jadis. Et elle supplie
son frère d'imiter son exemple, de se convertir, de « renoncer
à écrire ! » Aura-t-il donc un moindre courage ? « Si tu savais,
lui disait-elle, combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à
notre respectable mère 1... » Oui, sa sœur dit vrai : on ne peut
jamais avoir raison contre une mère mourante. Il renoncera
donc à écrire ; et, jetant au feu « avec horreur » et avec larmes
des exemplaires de son livre, dans la sincérité de son repentir,
dans le sacrifice volontaire de sa vocation d'écrivain, dans la
profondeur de sa douleur filiale, il retrouve la force de croire
et de faire redescendre en lui le Dieu qui l'avait quitté. Il pleure,
et il croit (1)...
... Mais pourquoi renoncer à écrire? Cette littérature qui a
fait tant de mal, est-elle donc incapable de faire quelque bien ?
Serait-ce donc un si mauvais emploi de sa vie que de mettre au
service de la religion les dons d'écrivain et de poète même
qu'on s'accorde à lui reconnaître ? Et l'exemple de Pascal, un ij
converti lui aussi, de saint Augustin, et de tant d'autres, se pré-
sente à sa pensée : ils n'ont pas brisé leur plume, eux : pourquoi
(1) C'est là, comme on sait, le mot célèbre de la Préface de la 1" édition du
Génie du Christianisme. Dans cette Préface, Chateaubriand a arrangé, dramatisé
et, si je puis dire, symbolisé un peu les choses : « Elle (ma mère), y écrit-il,
chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans
laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère : quand
la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n'existait plus; elle \
était morte des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau,
cette mort qui servait d'interprète à la mort m'ont frappé. Je n'ai point cédé, j'en
conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie du cœur:
j'ai pleuré et j'ai cru. » — Tout cela n'est vrai qu'en gros. M™° de Chateaubriand ;i
est morte le 31 mai 1798, .M'"' de Farcy le 26 juillet 1799; la lettre par laquelle
M™' de Farcy annonçait à son frère la mort de leur mère est datée, d'après Cha-
teaubriand lui-même, du l" juillet 1798, et elle lui est certainement parvenue
avant la mort de M"" de Farcy, qu'il a apprise entre le 19 août et le 27 oc-
tobre 1799. Une lettre à Fontanes datée du 19 août 1799 nous montre le Génie
du Christianisme déjà fort avancé : il est donc probable que la nouvelle de la
mort de M°" de Chateaubriand parvint à son fils dans les derniers mois de 1798,
— il l'ignore encore le 15 août; — et ce fut alors qu'eut lieu la crise religieuse et
que le Génie fut conçu sous sa première forme. La nouvelle de la mort de M"" de
Farcy reçue un an plus tard n'a fait que redoubler et fortifier l'impression pro-
duite par la mort de M"" de Chateaubriand ; et la lettre du 27 oclobre 1799 publiée
par Sainte-Beuve doit nous rendre un écho assezfidèle des sentimens éprouvés par
Chateaubriand un an plus tôt. C'est en ce sens que l'on peut interpréter son témoi-
gnage rappelé plus haut. ^
LA GENÈSE DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME. » 827
donc briserait-il la sienne ?... Et l'idée d'un grand livre à écrire
germe aussitôt en lui, un livre qui serait une expiation en même
temps qu'une apologie, un livre de converti et un livre d'ar-
tiste, un livre où la ferveur de sa foi reconquise et l'ardeur de
son culte pour le beau, tout serait rapporté à leur unique source,
à Dieu : « Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a données vers
sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et
le souverain génie (1). » Est-ce que la religion n'est pas une
poésie ? Est-ce qu'elle n'a pas inspiré quelques-uns des plus
beaux génies et des plus grands écrivains de tous les temps et
de tous les pays ? Les plus belles pages de son Essai sur les
Révolutions, celles qu'on a le plus louées, celles qui sont le plus
révélatrices du talent dont il se sent doué, ne sont-elles pas jus-
tement, — chose bien suggestive, — celles qui sont comme un
(1 Chateaubriand à Fontanes, 25 octobre 1799. — Je n'ai pas cru devoir poser
ici la question si souvent soulevée de la sincérité religieuse de Chateaubriand.
A mes yeux, c'est là une fausse question; et il me semble que cela ressort sur-
abonJamment du livre, d'ailleurs trop long et incomplet tout ensemble, de
M. G. Bertrin (Paris, Lecoffre, 1900) sur ce sujet. D'abord, j'estime, avec M. Faguet,
qu' « il ne faut douter de la sincérité de personne; » et, pour ma part, je ne me
reconnais pas plus le droit de suspecter la sincérité religieuse de Chateaubriand
que la sincérité de l'irréligion de Voltaire ou de Renan. J'ajoute qu'y ayant re-
gardé de fort près, et qu'ayant même, jadis, trop docilement accueilli les habiles,
— et perfides, — insinuations de Sainte-Beuve, j'ai fini par trouver bien peu
sérieuses les raisons qu'on faisait valoir pour justifier la thèse de l'insincérité, et
il m'a paru que cette thèse avait contre elle les textes les plus formels, les témoi-
gnages les plus décisifs et la vraisemblance psychologique la plus entière. —
Souvent aussi, on a fait un peu dévier le débat, et confondu la question de la
sincérité avec celle de la qualité ou de la nature du christianisme de Chateau-
briand. Christianisme de poète ou d'artiste ! s'écriait-on un peu dédaigneusement,
et, je crois, non sans quelque injustice. Mais d'abord, outre qu'il peut arriver à
un poète de voir plus profondément et plus loin qu'un pur logicien, l'objection
ne vaut que pour ceux qui s'imaginent bien naïvement que, dans les grands
partis pris qui sont au fond de l'incroyance comme de la croyance, seule la raison
pure intervient, alors qu'en fait l'imagination et la sensibilité jouent toujours un
rùle. Et, en second lieu, si la <■ foi du charbonnier » est chose parfaitement légi-
time et respectable, pourquoi la foi du poète le serait-elle moins que celle du
théologien ou du philosophe? — Enfin, de ce que la vie de Chateaubriand n'a pas
été parfaitement exemplaire, de ce qu'il a été trop souvent, suivant le mot de
Veuillot, « un chrétien honoraire, » il n'en faut rien induire contre la sincérité de
ses convictions religieuses : à ce compte, que devrait-on penser du christianisme
de Louis XI V, par exemple? Tout ce qu'on peut et doit dire, c'est que Chateau-
briand apologiste a manqué, dans une certaine mesure, d'autorité morale, et que
sa vie a fait tort à son œuvre. Et, pour conclure, on peut préférer au christia-
nisme de Chateaubriand celui de Newman et celui de Pascal; on peut regretter
que sa foi religieuse n'ait pas été accompagnée et comme doublée d'une pensée
plus forte et surtout d'une vie morale plus parfaite. Mais à aucun moment de sa
vie, on n'a le droit, — historiquement ou psychologiquement, — d'en suspecter
la sincérité.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
involontaire hommage au christianisme? Il est donc lui-même
la preuve vivante que l'inspiration chrétienne, bien loin de lui
nuire, favorise au contraire l'éclosion du génie littéraire. Et
sans doute les deux élémens ne sont point nécessairement soli-
daires : mais ils peuvent se prêter l'un à l'autre un mutuel appui
ou se faire l'un à l'autre une guerre mutuelle. Voltaire et Rous-
seau, par exemple, auraient-ils fait tant de mal à la religion,
s'ils n'avaient pas été des écrivains de génie? Précisément, il y
a à le faire leur œuvre contre eux-mêmes. Pascal est mort sans
avoir pu achever le grand ouvrage qu'il méditait. Ecrivons à
notre tour le livre rêvé par Pascal, mais adaptons-le aux
besoins des temps nouveaux. 11 se proposait, entre autres
choses, — ce sont ses propres expressions, — de « rendre la
religion aimable: » faisons de ce dessein notre objet essentiel.
Toute la philosophie du siècle qui s'achève a vécu sur cette
idée que le christianisme était un retour à la barbarie primi-
livf, qu'il était la plus immorale des « superstitions. » Mon-
trons que c'est là le contraire môme de la vérité historique ; et
faisons en un mot l'apologie de la Religion chrétienne par rap-
port à la Morale et aux Beaux-Arls (1).
IX
L'idée était de celles qui ne pouvaient manquer d'agir puis-
samment sur une âme d'artiste disposée, comme celle de Cha-
teaubriand, à concevoir toutes choses sub specie pulchritudinis.
Elle était si heureuse et si féconde, elle ramassait en les préci-
sant tant de pressentimens obscurs, tant d'aperçus lointains ou
récens, tant de velléités intimes, elle répondait si bien aux
mille suggestions concordantes de la pensée contemporaine,
bref, en lui et en dehors de lui, elle faisait si directement écho
(1) Titre tout primitif du Génie (Lettre à Fonfanes du 19 août 1799). — L'idée
religieuse est si naturellement associée cheï Cliateaubritnd à l'idée esthétique
que, dans une prière composée par lui, probablement à Rome après la mort de
M"* de Beaumont, on lit ceci : « Èlre éternel, objet qui ne finit point et devant
qui tout s'écroule, seule réalité permanente et stable, vous seule méritez qu'on
s'attache à vous... En vous contemplant, 6 beaxité divine, on sent avec transport
que la mort n'étendra jamais ses horribles ombres sur vos traits divins. » —
Ailleurs, dans le Voyage en Italie (éd. Ladvocat, t. VII, p. 191), il écrit : « Jésus-
Christ était-il le plus beau des hommes, ou était-il laid ? Les Pcrps grecs et les
Pères latins se smt partagés d'opinion : je liens pour la beaulé. » Chateaubriand
a toujours tenu pour la beauté.
LA GENÈSE DU « GÉiME DU CHRISTIANISME. » 829
à tout un monde de préoccupations, de désirs et de rêves,
qu'elle dut, en s'ofîrant à son esprit, lui faire l'effet d'une sorte
de révélation. « Une espèce de fièvre, nous dit-il, me dévora
pendant tout le temps de ma composition.» On s'explique cela
sans peine. 11 avait enfin trouvé sa voie. Le chrétien et l'artiste,
le lettré et le moraliste, le romancier et l'historien, le chevalier
et le peintre, tous les aspects de son génie et de sa personne
morale, il allait pouvoir les exprimer dans son œuvre nouvelle,
Les parties mortes de l'esprit de son temps, celles qui, dans
l'Essai, entravaient son essor et paralysaient son originalité
naissante, il venait de les répudier sans retour; il sentait que
l'esprit d'un nouveau siècle venait de lui apparaître, et qu'il
avait pour mission de lui donner une forme et de lui prêter
une voix. A cette tâche il se promettait bien de ne point faillir.
D'emblée, le livre qu'il venait d'entrevoir pouvait le placer à la
tête de la jeune génération littéraire, et, comme ces dieux
d'Homère qui en trois pas franchissent le ciel, il allait peut-être,
en deux ouvrages, atteindre à la gloire que les Rousseau et les
Voltaire, les Bossuet et les Pascal avaient parfois si laborieuse-
ment conquise...
Le Génie du Christianisme était né.
Victor Giraud.
PAUL HUET
ET
LE PAYSAGE FRANÇAIS
:? (i;
I
L'un des bienfaits les plus précieux, le plus incontestable
assurément que doit notre France à la puissante et féconde ex-
plosion du romantisme est l'admiration, émue et studieuse, du
monde extérieur. Ce n est pas que nos ancêtres, en aucun temps,
soient restés insensibles aux beautés de la nature et aux charmes
de la vie rustique, mais leurs poètes et leurs artistes, dans leurs
premières naïvetés, mirent longtemps à trouver un langage
assez précis, souple et coloré pour fixer et communiquer des
émotions qu'ils ressentaient peut-être aussi vivement que nous.
Dès le xui^ siècle, pas un trouvère, pas un conteur qui n'adresse
un salut au joli printemps, et ne promène les aventures,
héroïques ou galantes, de ses chevaliers et de ses dames à travers
la fraîcheur fleurie des plaines verdissantes ou dans lombre des
forêts touffues. Mais avec quelles redites banales s'exprime, le
plus souvent, cette sensibilité superficielle! Combien, sous ce
rapport, restons-nous en arrière de l'Italie et de l'Angleterre où
Dante, Boccace, Chaucer, bien d'autres, savent déjà, en quelques
mots, dessiner et peindre un paysage et ses habitans avec une
(1) Paul Htiel (1803-18G9). D'après ses notes, sa correspondance, ses contem-
porains. — Documens recueillis par son fils, René Paul-lluet, 1 vol. gr. in-8
illustré; Henri Laurens. ^
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 831
surprenante justesse. Nos miniaturistes, si habiles de bonne
heure à saisir la mimique des acteurs humains, et à leur faire
jouer, en des cadres minuscules, des scènes graves ou plaisantes,
d'une vivacité particulière, s'en tiennent encore à des détails,
branchages, fleurettes, feuillages, oiseaux, insectes dont ils
sèment leurs marges. Pour qu'ils s'intéressent, de plus près, aux
végétaux et aux animaux, pour qu'ils les associent à la cam-
pagne environnante, il faut qu'un grand souffle d'art pur nous
arrive des Flandres par les frères de Limbourg, et les Van
Eyck.
Le succès, d'ailleurs, est admirable. Jehan Fouquet, le tou-
rangeau, libre et avisé disciple à la fois des Van Eyck, de Pi-
sanello et de Fra Angelico, s'assimile, avec une aisance char-
mante, leurs qualités diverses et fait mouvoir ses figurines en
des paysages et des architectures d'une telle vérité, pour les
formes et pour les lumières, qu'on n'a guère fait mieux, depuis,
en aucune école. Et il n'est pas le seul! Autour de lui, quel-
ques-uns de ses émules anonymes ont fait aussi bien. Mais, après
eux, il semble que les yeux, brouillés par les décadens d'Italie,
se ferment ou se troublent durant un long siècle. C'est seule-
ment en Claude Lorrain et Poussin que les arbres et le soleil
trouveront des admirateurs passionnés, voulant et sachant en
exprimer la grandiose et noble poésie. Aussi exaltés tous deux
par les souvenirs de la beauté antique, que par leurs impres-
sions directes devant la réalité vivante, ces nobles artistes s'auto-
risent, avec liberté, décision et variété, des exemples déjà donnés
par les Vénitiens, les deux Bellini, Carpaccio, Basaïti, Gior-
gione, Titien, puis développés à Bologne par Annibal Carrache
et le Dominiquin. Ils accordent enfin, dans leurs scènes histo-
riques, une place si importante, si prépondérante au paysage
que les acteurs, de plus en plus rares et amoindris, finissent par
y disparaître presque entièrement dans les masses touffues des
végétations majestueuses ou dans l'éblouissement diffus des
splendides crépuscules. Ni le Lorrain, ni le Normand, ne
perdent rien, dans Vagro romano, de leur sincérité française et
de leur sensibilité atavique devant la nature (comme le
prouvent leurs incomparables dessins), mais, précisément, parce
qu'ils sont émus et sincères, ils traduisent très loyalement ce
qu'ils ont sous les yeux. Leur franchise septentrionale ne leur
sert qu'à mieux voir et à mieux comprendre la beauté méridio-
832 REVUE DES DEUX MONDES,
nale ; et c'est grâce, sans doute, à cette associalion, spontanée
et constante chez eux, des deux génies, qu'ils nous apparaissent,
au-dessus de tous les paysagistes, comme leurs maîtres les plus
complets, les plus internationaux, les plus humains, et qu'ils
sont restés, jusqu'à nos jours, des inspirateurs et des conseillers
écoutés et respectés dans toutes les écoles.
Tandis que Poussin et le Lorrain travaillaient à Rome, chez
nous, à Paris, sous l'influence des controverses théologiques et
philosophiques, des discussions grammaticales et théoriques,
les lettres et les arts presque uniquement encouragés et cultivés
en des milieux aristocratiques et mondains, se détachaient de la
nature extérieure, pour se consacrer à l'analyse psychologique
et la représentation expressive de l'homme, mais de l'homme
seul, suivant des règles conventionnelles, dites classiques, parce
qu'on croyait les trouver dans les chefs-d'œuvre grecs et romains.
Ceux qui regardent les arbres et le ciel, comme La Fontaine,
Racine, Fénelon sont des exceptions. Non moins rares sont les
peintres qui se hasardent, même de loin, à suivre Claude et
Poussin; s'ils le font, comme les Patel, c'est avec une extrême
timidité, en abritant leurs verdures légères sous la protection
des colonnades académiques ou de fausses ruines antiques.
Les yeux fermés n'osent se rouvrir aux enchantemens du
paysage que par la grâce inattendue et l'émotion délicate de
Watteau. Ce doux rêveur mélancolique, disciple fidèle des bons
Flamands, ses compatriotes, ayant pris, par Rubens et chez
Crozat, la nostalgie des Venises lointaines, donne hardiment
pour fonds à ses petits acteurs, même ceux de la Comédie
Italienne, non plus un décor de théâtre, mais les taillis et les
futaies des vieux parcs nobiliaires où il a surpris leurs tendres
entretiens et leurs gestes aimables. Presque tous les autres
brosseurs de fêtes galantes ou de scènes familières, sans
retrouver sa franchise, ne laissent point de s'en souvenir. Les
motifs rustiques qu'Oudry et, après lui, Boucher, introduisent
dans leurs cartons de tapisseries, ne sont pas sans intérêt, ceux
d'Oudry surtout qui, dans ses dessins et quelques études d'après
nature, est déjà un vrai paysagiste. Bientôt ce goût pour la
vérité s'accentue et s'affirme, plus nettement, avec Joseph
Vernet, dont certains morceaux pressentent et préparent Corot,
puis, avec plus de fantaisie, mais une véritable poésie, bien
souvent, chez Fragonard et Hubert Robert. Enfin, le paysage
PAUL IIUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 833
isolé, le paysîige pour lui-même, la pièce de cabinet et de salon,
d'amateurs et d'expositions, le paysage-étude, pris tout entier
sur nature, naïvement français, fait son apparition définitive, à la
fin du xviii° siècle. Timidement introduit, d'abord, par le pauvre
Lantara, il s'enbardit par degrés chez Bruandet (17S0-1803),
Louis Moreau (1740-1806), puis chez Georges Michel (1765-
1843). Celui-ci meurt, octogénaire, à Montmartre, sans avoir
connu la gloire de précurseur qu'il méritait.
A ce moment, l'amour, le culte, limitation de la nature ont
été mis à la mode par Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre et, enfin, Chateaubriand. Le mouvement, il est
vrai, semble arrêté par le jacobinisme autoritaire et l'esthé-
tique pseudo-antique de David fondée sur la seule imitation de
la statuaire gréco-romaine, à l'exclusion systématique de toute
représentation réelle et contemporaine. Le paysage surtout est
sévèrement proscrit comme un genre inférieur et bas, digne à
peine d'être exercé à côté de la peinture d'histoire, la grande
peinture, condamnée elle-même à son rigide et immuable idéal.
Heureusement, pour de vrais artistes, fatalement épris des
formes et des couleurs, les plus solennelles théories, même for-
mulées par eux, sont oubliées dans la pratique. David lui-
même en donna l'exemple. Ce contempteur fanatique de la
réalité sera l'un des portraitistes et peintres de figures contem-
poraines les plus exacts, les plus sincères que compte l'art
moderne. Et chez ses élèves, même les plus soumis, voici que
ce paysage maudit, le paysage arborescent, verdoyant, animé de
douces lumières, sous la sérénité ou la mélancolie de ciels
changeans, a bien vite l'audace de reparaître. Prud'hon en fait
le fond de ses portraits ou de ses rêveries, et, dans ses épopées
militaires. Gros s'y exerce, avec une ampleur et une justesse
d'effet supérieures à tout ce qu'on connaissait.
Il n'est donc point vrai de dire qu'avant Paul Huet, qui,
débuta, le premier, vers 1822, dans la peinture du paysage
spécial et portatif, avant Fiers, Cabat, Corot, Decamps, Isabey,
Diaz qui le suivirent de près, l'art du paysage était perdu chez
nous. La vérité est que, comme en Italie et dans les Pays-Bas,
il avait d'abord été lappoint naturel des scènes légendaires ou
historiques exécutées par les peintres de figures. 11 n'est point
exact non plus de penser que l'évolution commencée par tous
ces nouveaux paysagistes, dits romantiques, soit due à l'im-
TOME III. — 19H. 53
83 i
REVUE DES DEUX MONDES.
portation et à rimitation des tableaux anglais, puisque, déjà,
avant lapparition victorieuse de Constable au Salon de 1824,
dans quelques œuvres de Prud'hon, Gros, Géricaull, on pouvait
admirer des qualités similaires. C'est que des deux côtés, tous
Anglais et Français, s'étaient inspirés en même temps aux mêmes
sources italiennes, flamandes, hollandaises, françaises, chez
Titien, Rubens, Rembrandt, Poussin, Watteau.
Lorsque Paul Huet, à dix-neuf ans, attira les yeux d'Eugène
Delacroix, par un petit paysage d'après nature fait à Saint-
Cloud, il n'avait pas plus que le jeune auteur de la Barque de
Dante la prétention d'être un révolutionnaire. L'un et lautre
pensaient simplement reprendre, avec plus de liberté et de sincé-
rité, les traditions des vrais maîtres de la peinture, oblitérées et
faussées par un pédantisme tyrannique et glacial. L'Exposition
des œuvres de Paul Huet, à l'Ecole des Reaux-Arts et la publica-
tion de sa correspondance et de ses notes faite par son lils nous
donnent aujourd'hui loccasion de rendre à ce noble artiste,
trop oublié, l'hommage glorieux qu'il mérite. Ce doit être aussi
celle de montrer, par son exemple, ce que furent la hauteur
de l'intelligence, la solidité des convictions, la dignité du carac-
tère, la santé de l'esprit et du cœur chez la plupart des artistes
qui, alliés aux écrivains de leur temps, ont pris part à ce ma-
gnifique mouvement intellectuel et passionnel, d'imagination et
d'études, littéraire et scientifique, philosophique et moral, qui
a fait la force du xix° siècle et restera son honneur,
II
Gomme la plupart de nos paysagistes, à cette époque, Paul
Huet est un Parisien. Il est né le 10 vendémiaire an XII
(3 octobre 1803) dans une vieille maison de la rue des Vieilles-
Roucheries (aujourd'hui détruite), près de Saint-Germain-des-
Prés. Par tous ses ascendans, il était de race normande. Son
père, négociant notable de Rouen, ruiné par la banqueroute des
assignats, avait échoué dans la grande ville où il s'efïorçait, mais
en vain, de rétablir sa fortune par un commerce de draps et
de toiles. L'enfant, un tard venu, se trouvait le dernier de quatre
frères et sœurs dont le plus jeune avait vingt ans de plus que
lui. Son arrivée, dans une famille en détresse, semble avoir
été accueillie sans joie. Sa mère était toujours malade. H la
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 835
perdit à sept ans. Toutes ces tristesses, jointes au spectacle de
son père « luttant avec toute la noblesse d'un grand cœur et
r impuissance d'un honnête homme contre les injustices du
sort, » contribuèrent, d'après son propre aveu, à développer
chez lui « un mélange d'ironie sceptique et moqueuse long-
temps uni à une tendresse nerveuse. « Tout enfant, ajoute-t-il,
j'ai eu des passions d'amitiés ardentes et de funestes découra-
gemens. Cependant je navals lu ni Rousseau, ni Byron. » Mais
ce qu'on a nommé plus tard « la fièvre romantique » était déjà
dans l'air. Et si l'ironie sceptique et moqueuse du petit Parisien
semble s'être émoussée dans l'expérience de la vie, sa nervosité
sentimentale restera, jusqu'à la lin, la cause de ses plus vives
jouissances et de ses plus amères douleurs. Si sa sensibilité
enfantine souffrait déjà des soucis domestiques trop visibles
autour de lui, sa conscience et sa volonté se trouvaient, d'autre
part, déjà formées et préparées par les exemples de probité, de
délicatesse, de tendresse multipliés à son entour. L'un de ses
frères, sa plus grande sœur, M""* Richomme, et une simple
employée du magasin, « lille au grand cœur » dont le dévoue-
ment devait raccompagner dans toute sa vie, furent d'admi-
rables consolateurs de sa première jeunesse.
La nature est d'ailleurs une seconde mère pour les orphe-
lins. Déjà, avant son deuil, l'enfant, ayant été envoyé en pension à
Choisy-le-Roi, avait éprouvé, dans ses promenades aux champs,
des impressions qu'il ne devait jamais oublier. Le magasin
obscur où il grandissait, — à l'heure même oii Corot en faisait
autant dans un salon de coiffeur-modiste au coin de la rue du
Bac, et Decamps dans un bureau de changeur rue du Mail, — et
la cour triste et froide dont les murs sales étaient son habituel
horizon ne l'emprisonnaient plus constamment. Son père, dési-
reux de l'instruire, l'avait envoyé, comme externe, d'abord au
collège Napoléon (Henry IV), puis au collège Bourbon. En
allant à ce dernier, l'écolier traversait les ponts. Soir et matin,
comme Corot sur le seuil de sa porte, il avait le merveilleux
spectacle du grand fleuve roulant ses eaux, claires ou troubles,
entre ses berges, moins encaissées qu'aujourd'hui, et couvertes
alors de hauts bouquets d'arbres, sous les lumières, nacrées ou
empourprées, des crépuscules éternellement divers, éternelle-
ment enchanteurs. On faisait aussi l'école buissonnière, on grim-
pait au Louvre où, jusqu'en 1815, le Musée Napoléon réunissait
83C HEVUE DES DEUX MONDES.
tous les chefs-d'œuvre de la peinture européenne ; après 1815, il
y restait encore assez de Titiens, de Poussins, de Rembrandt
pour tourner de jeunes têtes. D'ailleurs, en bas du Musée, dans
le Carrousel, n"y avait-il pas les échoppes et les cartons des anti-
quaires et des bouquinistes? C'est là qu'un jour, le collégien fut
ébloui et se sentit, pour la vie, frappé au cœur par une eau-
forte de Rembrandt sur laquelle on lisait : Tacet, scd loquilur.
Il faisait, d'ailleurs, au collège, de fort bonnes études. Il
excellait surtout aux vers latins. Nous ne savons s'il en fit tou-
jours, comme aujourd'hui le bon peintre, Ferdinand Humbert,
l'un des derniers, sans doute, et fidèles humanistes, toujours
prêt à scander l'hexamètre et le pentamètre, à l'occasion, avec
une verve lapidaire, mais il fréquenta toujours, comme Dela-
croix, Corot et Millet, les poètes anciens. Un de ses oncles, abbé
et professeur, le voulut même pousser à l'enseignement. Il était
trop tard ! L'adolescent déclara que son parti était pris. Un
de ses beaux -frères, libraire, se fit fort de lui assurer vite
un gagne-pain en lui commandant des illustrations. Son père
le confia à un bon maître de dessin qui le mit, nous dit-il,
« dix-huit mois , au régime des têtes de Lemire. » Deux
des trois Lemire, le père, sculpteur, son fils, Charles, profes-
seur à l'Ecole Polytechnique, étaient les proches voisins des
Huet, rue Childebert et de l'Abbaye. Le troisième, Antoine,
avec sa femme, peintresse, habitait rue de Vaugirard. C'étaient
des davidiens convaincus, mais, néanmoins, les deux der-
niers au moins, gagnés par la séduction romantique. Antoine,
en 1810 et 1814, expose des Scènes de naufrage tirées d'Oman,
M™^ Antoine, en 1812, Madame de la Valhère à genoux
devant le portrait de sa mère, en 1819, henburge, reine de
Flandre, adoptant les enfans d'Agnès de Misaure. L'aîné, le pro-
fesseur des Polytechniciens, s'en tient, lui, aux Domiliens, Tra-
jans et aux allégories instructives. L'A?nour, mettant son car-
quois, foule aux pieds les attributs de la Prudence et de la Force.
Est-ce chez ce dernier que le jeune voisin prit, avec la science
des hachures en losange, « la prudence, la modestie, l'amabi-
lité, la constance? » C'est possible, car c'était bien là une de ces
familles de bourgeois-artistes, si nombreuses au xv!!!** siècle,
où les vertus familiales et sociales comme les principes d'art
se transmettaient de i)ère en fils.
Fatigué, à la fin, de ce régime sec et froid, il demanda à entrer
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 837
chez Pierre Guérin, dont l'atelier était célèbre. « Il pénétra dans
ce sanctuaire, rempli d'illusions, sage d'ignorance. » Mais,
hélas! il avait vu le Chasseur et la Méduse de Géricault, il en
parlait avec enthousiasme ! Ses camarades, les sages, le trai-
tèrent vite en renégat; ils lui prédirent qu'il ne serait jamais
« qu'un petit Van Loo. » C'était la plus terrible des injures.
« Je n'y fus pas longtemps sans sentir un certain dégoût; on me
parlait antique et je voyais faire des morceaux de bois. Je me
battais les flancs pour admirer ces productions annuelles cou-
lées au même creuset... Je n'y comprenais rien. » Et il se
souvenait des Prud'hon, des Charlet, des Géricault qui l'avaient
ému, et surtout de Rembrandt! « Et j'entendais proscrire
Rembrandt, et je me répétais cette phrase : Tu n'auras jamais
le prix de Rome !» -
Gros était alors, aux yeux des jeunes, le propagateur le plus
hardi des idées nouvelles. Ses magnifiques scènes militaires,
où la vérité des types, la variété des mouvemens, la franchise
des expressions, se présentaient, en reliefs vigoureux, dans une
harmonie, éclatante et chaude, de couleurs grasses et franches,
étaient, en efl^et, l'affirmation, par le meilleur des élèves de
David, de principes absolument contraires à ceux de son maître.
C'était bien lui, avant et avec Géricault, le prédicateur et
l'apôtre de l'hérésie scandaleuse qu'on commençait d'appeler,
avec mépris, le Romantisme. Quel beau peintre d'actualités
vivantes ! Quel beau peintre aussi de paysages d'Orient et même
de paysages du Nord sous le soleil ou dans la neige ! Le jeune
Huet, lâchant Guérin, courut donc chez Gros.
On assistait alors à un spectacle déconcertant pour les fana-
tiques des deux partis, pour les réactionnaires classiques autant
que pour les révolutionnaires romantiques. L'auteur des Pesti-
férés de Jaff'a, de la Bataille d'Eylaii, du François I^'' à Saint-
Denis, malgré son indépendance, était resté profondément estimé
par David. Celui-ci, le régicide, exilé à Rruxelles, l'ayant chargé
de diriger son atelier, Gros se faisait un devoir d'obéir aux ordres
de son maître. Il instruisait donc ses élèves selon la formule
froide et théâtrale de l'idéal absolu, il poussait même l'abnéga-
tion jusqu'à renoncer lui-même, dans ses œuvres nouvelles, aux
exigences de son tempérament et aux qualités propres qui avaient
fait sa gloire. Etrange et douloureux sacrifice, dont les consé-
quences furent une impopularité rapide, et, sous le coup de basses
838 REVUE DES DEUX MONDES.
injures, le désespoir et le suicide dans quelques pieds d'eau,
au lias-Meudon. Or, pendant ce temps, que faisait en Belgique
l'auteur des Horaces éi &qs Satines? Ce rigoriste intransigeant,
adversaire déclaré de la couleur et du réalisme, se laissait
ensorceler, à son tour, par Rubens, Van Dyck et même Frans
Hais; il se convertissait à leur franchise pittoresque, et ne
reculait pa^ même devant la vulgarité ou la laideur de ses
modèles pourvu qu'il en exprimât avec éclat le caractère ( Trois
Dames de Gand au Louvre). Il l'avouait, lui-même, dans une
lettre à Gros sans que celui-ci connût alors sans doute jusqu'à
quel point le |)atron poussait Tinfidélité à ses doctrines sco-
laires, dont il n'avait jamais fait bon marché si résolument en
vue de l'effet coloriste, par une de ces inconséquences heureuse-
ment fréquentes chez bien des créateurs, artistes ou poètes (1).
Gros, par honneur, dans l'atelier, ne jugeait donc plus toujours
suivant son goût, mais suivant sa consigne. Huet ne tarda pas
à s'en apercevoir. La mort de son père coupa court à son em-
barras. Il ne pouvait plus payer l'atelier, il fallait vivre. On lui
proposa d'entrer dans une fabrique de papiers peints. Il refusa.
« Des dessins pour les almanachs , des leçons données à des
élèves qui, ne sachant rieu, étaient presque aussi forts que leur
maître, » suffisaient, depuis quelque temps, à ses besoins. Il
n'en demandait pas plus, mais la crise fut dure : <( Sans mes
lectures poétiques et mon amour des champs, je ne sais pas ce
que je serais devenu... Transporté par la lecture des poètes et
des romanciers, j'espérais rendre toutes ces scènes, ces grands
spectacles. Vers cette époque je commençai, avec une grande
naïveté, mes premières tentatives de paysage, à Saint-Gloud. »
Saint-Cloud et l'Ile Séguin, alors presque déserte, couverte
d'arbres et de végétations sauvages, furent, en effet, ses pre-
mières découvertes dans cette banlieue parisienne et cette France
dont lui et ses camarades allaient bientôt explorer tous les
coins. Huet y passa plusieurs saisons chez un ami, le peintre
Lelièvre. Ses premières aquarelles d'après nature, exposées chez
un marchand de tableaux, Gauguin, surprirent quelques ama-
(1) « Ne me suis-je pas avisé de viser à la couleur? et moi aussi je veux m'en
mêler, mais c'est trop tard en vérité. Si j'avais eu le bonheur de venir plus tôt
dans ce pays, je crois que je serais devenu coloriste. Ce pays y porte; tout ce qui
l'entoure est d'un ton admirable, et, dans ce pays, ceux qui exercent notre art,
même sans être de grands peintres, ont un coloris que les Français sont bien
éloignés de posséder. » (Lettre de David, 13 septembre 1817.)
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 839
leurs par leur simplicité et leur sincérité. « Un soir, chez Susse,
Delacroix dit à Poterlet, Comairas, Jadin : Je viens de voir un
paysage bien étrange, j'aimerais savoir qui a fait cela; c'est signé
Huet, c'est très bien. — Mais c'est ce petit qui travaille cette
semaine à côté de toi. Or, Delacroix en ce moment, venait
d'exposer la Barque du Dante. Les jeunes gens se lièrent pour
la vie. Pendant un mois, Delacroix grimpa presque chaque
jour jusqu'à la chambrette de la rue Madame, 27, où le paysa-
giste peignait son premier tableau, le Cavalier.
Ces deux essais du débutant sont aujourd'hui sous nos yeux,
La Lisière de bois qui enchanta Delacroix et décida du sort de
Huet est une étude vive et colorée, incertaine encore et tâton-
nante. En haut, une rangée de grands arbres, fermes et feuillus,
profiles en masses lourdes sur un fond de ciel crépusculaire,
d'un bleu léger, sous une montée de nuages rougissans. En bas,
une large pente gazonnée, noyée dans l'ombre. L'aspect général
est grave et recueilli, d'un vert sombre, que ravive, eu bas,
par sa tache rouge, un corsage de paysanne. C'est la note
complémentaire qui deviendra bientôt la coiffure de tant de
bateliers, pêcheurs, laboureurs, chez Corot, Rousseau, etc. La
vérité dans les structures et la coloration des végétaux et des
terrains, l'émotion intime avec laquelle l'artiste en fait sentir la
grandeur et le calme, s'y affirment déjà avec cette force d'unité
qui sera toujours la caractéristique du peintre. Rien, en effet,
dans les petits paysages du temps, ne ressemble à cela. C'est
bien la rupture décidée avec les généralisations et les sécheresses
du paysage historique. Nulle affectation, pourtant, de procédé
nouveau. Quelques réminiscences, seulement, non dissimulées,
d'admiration pour les vieux conseillers de Hollande et pour le
« cher Watteau, » d'où cette parenté déjà visible avec quelques
Anglais contemporains, s'inspirant aux mêmes sources.
Nous l'avons déjà dit, s'il y a, en effet, alors, des deux côtés
de la Manche, une façon, de plus en plus fraternelle, de com-
prendre et de traiter le paysage, cet accord est aussi bien dû,
et tout d'abord, à la reprise commune des mêmes traditions
d'art, plutôt qu'à l'importation, assez tardive chez nous, des
tableaux anglais. Il est probable, à la vérité, que même avant
Texposition suggestive des chefs-d'œuvre de Constable au Salon
de 1824, on put voir, à Paris, chez des amateurs et des mar-
chands, d'autres morceaux de lui ou de ses compatriotes.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
Nombre d'artistes d'outre-Manchc voyageaient, cUidiaient, tra-
vaillaient en France, dans la Normandie, notamment. A Paris,
le charmant et délicat Bonington, camarade, chez Gros, de De-
lacroix et de Huet, plus âgé de trois ans (\ue ce dernier, était,
pour eux, un bon conseiller. Delacroix, dans son journal, lui
rend un sincère hommage: « Il y a terriblement à gagner avec
ce luron-là, et je sais que je m'en suis bien trouvé. » Le
peintre du Massacre de Scio et du Sardanapale pouvait, en
effet, s'avouer le débiteur de Bonington, dont l'exquise virtuo-
sité se plaisait aux harmonies élégantes et claires, et aux vives
caresses dos colorations brillantes. Mais quels rapports, entre
ses paysages tendrement aérés, aux ciels transparens et légers,
aux plages finement nuancées, où passent, en des rêveries lumi-
neuses, des souvenirs de Guardi, de Canaletto, de Turner, et les
visions contemplatives et graves, d'une facture un peu lourde,
terne et sombre, déjà particulière à Paul Huet, que hantent
plutôt, à cette date, les conceptions épiques, dramatiques de
Poussin, Rubens ou même de Salvator Rosa? Il semble bien
que, dès lors, le jeune paysagiste ait pris une direction trop
personnelle pour subir, du dehors, des modifications capitales.
Désormais, il donnera plus qu'il ne recevra. Si l'on consulte
les dates, lorsqu'on saisit chez lui des ressemblances avec ses
cadets et ses successeurs, on constatera presque toujours qu'il
les précède plus qu'il ne les suit, les prépare plus qu'il ne les
imite.
Le Cavalier n'avait encore paru que chez Gauguin. En 1827,
pour la première fois, Huet, enfin, se montre au Salon avec la
Vue des Environs de La Fère. Dans une grande toile, de 182«i, la
Maison de Garde à Compièf/ne, on voit bien avec quelle volonté
réOcchie, quelle virtuosité déjà ferme et variée, il entendait,
en s'inspirant encore de Poussin et de Carrache, pour la vigueur
massive des frondaisons opulentes, et d'Hobbema, pour les fré-
missemens de lueurs sur les murailles grisâtres et les toitures
rouges, exprimer la solitude silencieuse d'une habitation hu-
maine, dans la profondeur des bois, à l'ombre des arbres géans,
dont les cimos, dorées par lautomne, s'inclinent, au-dessus
d'elle, pour la protéger dos vents perfides et lui verser le mur-
mure assoupissant de leurs feuillées frémissantes.
i>a curiosité de l'artiste, celle qui poussait tous ses cama-
rades à la découverte du monde, Fiers en Amérique, Decamps
PAUL ITUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS.
841
en Orient, Corot en Italie, les autres à tous les bouts de la France,
en Provence et en Bretagne, en Normandie et en Auvergne,
l'avait déjà, on le voit, conduit hors de la banlieue. En 1826,
il explore la forêt de Compiègne. En 1828, il part en Normandie,
pour y rejoindre Bonington ; mais celui-ci est déjà si malade
qu'il ne peut l'attendre, doit se faire transporter à Paris, pais
à Londres où il meurt. C'est sous le coup de cette tristesse
que Huet voit la mer pour la première fois. Aussi la rencontre-
t-il, d'abord, avec plus de surprise que de joie; mais bientôt, à
Honfleur, lorsqu'il assiste aux assauts tumultueux des hautes
marées, il tremble et admire; il voudrait « trouver des expres-
sions neuves pour peindre les masses d'eau soulevées par l'on
ne sait quel pouvoir, ouvrant un gouiïre et se refermant par
un choc violent qui semble saisir une proie. Celui qui pourra
Texprimer sur la toile sera un peintre. » De cette première
impression, longuement et patiemment mûrie par le rêve mé-
ditatif d'une imagination tenace, sortiront plus tard toutes ces
tragédies maritimes, la Grande Marée d'Équinoxe, les Brisans
à Granville, etc. De môme, de ses impressions juvéniles, dans
le Parc de Saint-Cloud inondé, sortira, après une longue ges-
tation, son chef-d'œuvre, ^Inondation à Sainl-Cloud. Il semble
que, durant toute sa vie, cette force mystérieuse des eaux, en-
sorcelante, formidable et irrésistible, l'ait tourmenté comme
autrefois Léonard de Vinci, par tous les problèmes multiples
qu'elle propose à lart du dessinateur et du peintre ainsi qu'à
la pensée du savant et du philosophe. Les nombreuses études
qu'il en fit à cette époque, et plus tard, à Fécamp, à Honfleur,
au Tréport, soit à l'huile, soit à l'aquarelle, attestent son émotion
persistante et son observation consciencieuse devant ces phé-
nomènes.
Son activité, durant celte période, est extraordinaire. Il est
pauvre, toujours pauvre, et, de plus, malade. Une fièvre ma-
ligne (typhoïde ou bilieuse) l'a mis à deux doigts de la mort;
il s'en relève avec peine et, durant plusieurs années, souffrira
constamment des désordres qu'elle lui a laissés dans les fonctions
digestives. Malgré tout, il ne chôme guère. Ouvert à tous les
progrès, curieux de toutes les innovations, dès 1823, il s'était
exercé à la lithographie, art munichois récemment importé par
le comte de Lasleyrie et pratiqué tout de suite par Géricault,
Charlet, Bonington, Delacroix. Dès 1827, il en publie plusieurs
842 REVUE DES DEUX MONDES.
recueils, à Paris et à Londres, Macédoines, 12 Paysages, 8 sujets
de paysages. En même temps, comme Delacroix, il apprend du
graveur anglais, Reynolds, établi à Paris, la praticfue de i'eau-
forte dans laquelle il va bientôt se montrer Un maître supérieur.
Chemin faisant, il expose où il peut, eu 1830, au Diorama
Montesquieu, sous les auspices de la Duchesse de Berry, une
Vue de Rouen et une Vue du Château d'Argués. Ce dernier
tableau, panoramique, que nous retrouvons à l'École des Beaux-
Arts, lui valut dans le Globe un article enthousiaste de Sainte-
Beuve qui admire en lui, comme sa qualité saillante, « Tintel-
ligence sympathique et l'interprétation animée de la Nature. »
Dès lors, le peintre s'associe, comme un allié des plus précieux,
au groupe des militans littéraires.
III
La Piévolution de 1830 lui saluée avec joie dans la jeunesse
romantique. Par tempérament ou par conviction, qu'on s'y
mêlât ou non de politique, dans le Cénacle on se proclamait
libéral. Quelques-uns souhaitaient la république et ne s'en
cachaient point; Huet, l'un des plus ardens, s'était même laissé
naguère affilier un moment au carbonarisme. Il jurait d'ailleurs
qu'on ne l'y reprendrait plus et, mieux informé, refusa depuis
de se laisser enrégimenter en aucune société secrète. Aux jour-
nées de Juillet, il avait fait le coup de feu avec Alexandre
Dumas, alors secrétaire du Duc d'Orléans. Est-ce par lui qu'il
fut mis en rapport avec le Palais-Royal où fréquentaient déjà
plusieurs camarades de la plume et du pinceau ? Toujours est-il
que quelques années après, en 1836, on le trouve professeur de
peinture de la jeune Duchesse d'Orléans qu'il accompagne au
château de Compiègne.
De 1830 à 1836, la gêne était encore restée grande, malgré
un travail opiniâtre. Toujours avide de spectacles nouveaux
et d'impressions fortes, il avait, en 1831, fait à pied la tournée
des monts d'Auvergne avec MM. de Talliac et de Canibis puis,
chez ce dernier, passé quelques jours à Avignon. Ses étonne-
mens et ses émerveillemens, notés dans une longue lettre à son
ami Sollier, sont encore de ceux qu'il entretiendra passionné-
ment dans sa mémoire et qu'il traduira, peu à peu, plus lard.
en quelques-unes de ses meilleures toiles. Il reviendra sans
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 843
doute en ce pays, il y fera des études plus détaillées et plus
attentives, mais, dès cette première vue, son imagination a été
subjuguée par les aspects sombres et terribles de cette cam-
pagne volcanique, qui, toute brûlée encore par les llammes
intérieures, semble à peine remise de ses dernières convulsions.
Sa prose nous offre un programme descriptif pour des tableaux
à faire qui ne seront pas tous exécutés. Voici la Vallée des
Bains au Mont-Dore : « En s'y enfonçant on commence à voir
se détacher, blancs sur un fond d'un bleu vigoureux et indécis,
des troncs, d'une forme bizarre et irrégulière, entièrement
dépourvus d'écorces ; la hache les a mutilés : quelques-uns
semblent des squelettes blanchis d'arbres desséchés par la
neige et le temps; puis, derrière, sont plus serrés ceux qui
forment l'entrée de la Vallée d'Enfer, gorge superbe, où
Michallon a puisé toutes les études du Roland ; quelques-uns
ont été brisés par la foudre, d'autres sont renversés pêle-mêle
sous le poids d'un rocher, ou ne tiennent plus à des terrains
suspendus qui consolident la montagne et retiennent des cbou-
lemens... la nature sauvage est là dans tout son désordre et son
âpreté... » Voilà bien tout ce qu'il s'est efforcé de mettre dans
son tableau Le Val (t Enfer au pied du pic de Sancy (Salon de
i848; musée de Reims), dont l'aspect, en effet, est si sévère et
si angoissant et qu'il est si curieux de comparer avec la trans-
position opérée par Michallon pour en faire un Val de Ronce-
vaux et le décor lugubrement épique où retentit, une dernière
fois, l'appel désespéré du héros carolingien.
Au Salon de 1831, profitant des libertés nouvelles, Huet
présente sept tableaux et trois aquarelles. Il y arbore hardiment
la cocarde romantique et poétique. Sous le Soleil couchant der-
rière une vieille abbaye^ des vers de Victor Hugo extraits des
Rèvcf; [Odes et Ballades) ; sous V Orage à la fin du jour, d'autres
vers du même. Ce dernier, peint en 1827, n'avait fait que
changer de titre. C'était notre Cavalier, admiré et connu des
amis, mais non encore montré en public :
Voyageur attardé qui t'éloignes si vite,
De ton chien inquiet le soir accompagné,
Après le jour brûlant, quand le repos t'invite,
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?
Pourquoi ce changement d'étiquette? Est-ce déjà une pro-
REVUE DES DEUX MONDES.
testa tion du peintre contre ceux qui l'accusent de faire de la
peinture littéraire, parce qu'il a trouvé dans les harmonies ver-
bales des poètes l'expression juste d'impressions identiques
aux siennes devant la nature, qu'il traduira, lui, par des har-
monies colorées? Peut-être. En tout cas, rien de plus injuste
en ce qui concerne Huet. S'il est vrai que, suivant l'heure,
il juge bon, comme Corot, d'animer son paysage par quelque
figure humaine, parce que le site lui-même, son caractère,
son éclairage évoquent, dans sa contemplation, le souvenir
d'une action réelle ou d'une création littéraire, s'ensuit-il que
la valeur de son paysage s'en accroisse ou s'en diminue? On
peut trouver, assurément, le décor du Soleil coucJiant sur Uab-
baye, mal présenté, d'une facture flottante et molle, et les noirs
fourrés d'arbres devant lesquels s'effare le cheval du Voya-
geur, assez lourdement peints, mais ce sont des œuvres juvé-
niles, et, malgré ces tâtonnemens, on y sent une précision
d'analyse, une recherche de bien rendu après le bien vu, qui
n'ont rien à faire avec la littérature.
Chez Huet comme chez Corot, on peut supprimer les figu-
rans ou figurantes, que leur imagination romantique ou clas-
sique évoque, par association sentimentale, à leur paysage. Ce
paysage n'en reste pas moins vrai, sincèrement contemplé,
sincèrement représenté, traduit, expliqué suivant le tempéra-
ment de l'artiste dont il a traversé l'âme. Sous ce rapport, Huet
n'est pas moins respectable et intéressant que Corot, et il est
plus varié. Ces deux grands artistes n'ont nul préjugé. Il leur
importe peu qu'on les traite, tour à tour, de révolutionnaires
ou de réactionnaires, de classiques ou de romantiques. Parce
qu'il y a eu des Valenciennes et des Bidaud, qui ont fait du
paysage historique un théâtre de bois peint traversé par des
marionnettes, il leur semble absurde que, sous prétexte de
vérité, on proscrive absolument, de la plaine, des bois ou de la
mer, l'humanité vivante, d'aujourd'hui ou d'autrefois. Et ils le
disent, et ils font bien! Et c'est ainsi qu'en tendant une main
à leurs ancêtres et tendant l'autre à leurs descendans, ils associent
le passé à l'avenir, et rétablissent, entre les diverses géné-
rations d'une même race, ce lien des traditions qu'il est tou-
jours dangereux de briser.
Gustave Planche inaugurait alors, dans la Revue, la série de
ses Salons. Il constata la victoire de la jeune école, du paysage
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 845
naturel, et détermina avec une lucidité puissante le caractère
et le rôle de son chef, Huet est un de ceux qui « comprennent
tout ce qu'il y avait de poétique et d'élevé dans Claude Lorrain,
Poussin, de pittoresque et d'animé dans Turner, » un de ces
esprits sérieux et recueillis, amoureux d'impressions profondes
et progressives, demandant qu'on les observe mieux. « Il faut
donc, avant tout, ramener le paysage à la Nature... C'est ce
que M. Huet a voulu et veut encore d'après des réflexions nom-
breuses et purement personnelles. »
En parlant du même Salon, Jal, si peu tendre aux nova,-
teurs, voyant dans Huet un complice de Delacroix, apôtre de
la « laideur » et des « formes convulsées^ » ne peut néanmoins
retenir un cri de justice : « C'est un oseur! \\ n'a voulu ni du
moderne paysage historique, ni de la simple et naïve réalité, il
s'est fait pmjsagiste d'expression... H y a de la lourdeur, de la
dureté, de l'uniformité dans ses tableaux, mais avec cela une
profondeur^ un sentiment, une richesse d' imagina tion qui éton-
nent. » Cette fois, la parole des sages ennemis s'associait à
celle des amis prudens pour proclamer la vérité.
En 1833, la Vue générale de Rouen est récompensée par
une médaille. On admire, à côté, la Soirée d'automne [vnnsC^e
de Lille), la Vue de Saint-Cloud, etc. L'irascible Delécluze, au
Journal des Débats, Jupiter trônant et tonnant sur le dernier
sommet de l'Olympe déserté, retient presque ses foudres. H
daigne reconnaître chez un débutant, « le jeune Corrot » [sic] y
de bonnes qualités et chez Huet « de grands efforts. » Mais, à
tous deux, il fait le sanglant reproche « de poursuivre la vérité
avec trop d'acharnement, » et, particulièrement à Huet, celui
de « négliger absolument le dessin. » On sait ce que vaut ce
reproche si l'on examine les scrupuleuses analyses, au crayon,
à la pointe, à l'aquarelle, à l'huile, d'après des arbres, des ro-
chers, des fleurs, des paysans, faites par le paysagiste pour
lequel, comme il le déclare, « aucune étude ne saurait être trop
vraie. » Mais Delécluze, comme bien d'autres alors, ne com-
prenait le dessin que par la ligne et le contour, et non par le
modelé et les valeurs.
En 1834, les Vues du château et de la ville d'Eu sont ache-
tées par le Duc d'Orléans, et la Vue générale d'Avignon obtient
un grand succès. Cette même année, en septembre, l'artiste
épouse M'^^ Richomme, sa nièce et son élève. La lune de miel
846 REVUE DES DEUX MONDES.
est délicieuse. On voyage, on travaille ensemble à Compiègne,
en Normandie. Un seul chagrin en 1856 ; cette année-là,
l'Institut est féroce ; c'est une hécatombe de romantiques :
Rousseau, Lami, jetés à la porte. Ary Scheffer ouvre chez lui
un Salon des Refusés où, naturellement, Huet figure. En 1837,
le bonheur conjugal est complet encore; on passe la belle sai-
son à Compiègne, près du Duc et de la Duchesse d'Orléans.
Mais, en 1838, douloureuses inquiétudes. La jeune M""® Huet
est gravement atteinte : il lui faut le Midi. Les époux vont s'in-
staller à Nice, où, sauf un bref retour à Paris, leur séjour se
prolonge jusqu'à la catastrophe finale, en décembre 1839.
Durant cette transplantation, le peintre, eu de nombreuses
lettres, nous confie les cruels soucis dont souffre son cœur. Près
de la chère mourante, il lui faut vaillamment chercher « pur
nécessité » dans le travail (( diversion à ses tourmens. » Cette
nature du Midi, inattendue pour ses yeux septentrionaux, « cette
nature resplendissante, si en dehors de ses études et de ses pre-
mières affections, » le surprend, l'inquiète. Il ne sait '( si son
pauvre talent pourra jamais en approcher. » Cependant, il
s'efforce, il s'enhardit, il reconnaît, il comprend « toute la
force, toute la finesse admirable qu'elle tire de son soleil et de
sa lumière. » De ce premier séjour en Provence datent sans
doute plusieurs belles œuvres, notamment la Côte d'Antibes.
Revenu à Paris, il expose au Salon de 1840 la grande Vue du
château d'Arqués (musée d'Orléans), au Salon de 1841, V Inté-
rieur de Forêt, Vue du Port de Nice et autres paysages niçois.
La décoration qu'il reçut alors ne lui apporte qu'une joie
passagère. Désireux de revoir à Nice le souvenir de celle qu il a
perdue, il y retourne à l'automne, après un arrêt chez Lamar-
tine à Saint-Point et chez des amis à Avignon. Cette fois, il ne
résiste plus à la tentation, il se décide à demander à l'Italie la
consolation puissante que plusieurs de ses amis y avaient déjà
trouvée. Il s'arrête à Gênes, Pise, Florence, d'où il écrit longue-
ment à son ami SoUier, et à M""" Richomme, « sa sœur mère. »
C'est toujours avec la même sincérité, la même liberté d'intel-
ligence ouverte et de goût éclairé qu'il note, à la fois, les désil-
lusions de ses yeux français, épris de franchise, de simplicité et
de clarté, devant les somptuosités menteuses de la décadence
académique et jésuitique et son admiration émue devant les
chefs-d'œuvre des vrais artistes du xv^ et du xvi^ siècle. A Rome
PAUL IIUET ET LE PAYSAGE FRAISCAIS.
847
même, daiJ leurs, le souvenir de la France ne le quitte jamais.
S'il est profondément ému par les grands souvenirs qu'il empor-
tera de la Ville éternelle et surtout de sa campagne, il se défie
de ses séductions, et « de ce doux farniente qui est la plaie du
pays. » Il constate que, d'une part, parmi nos compatriotes à
Rome, les uns « s'endorment sur leurs admirations pour les
vieux chefs-d'œuvre, » tandis que, chez d'autres, « la peur de
tomber dans le ridicule tapage des élèves de Michel- Ange, et la
fausse grandeur romaine, rapetissent les idées et l'exécution. De
là cette mesquinerie et ce retour au primitif qui produit bien
des sottises. »
Gustave Planche, qui voyage aussi en Italie, lui écrit alors
de Naples, de Florence, de Milan, des lettres amicales et encou-
rageantes, pleines de détails curieux sur tous leurs amis, Dela-
croix, Riesener, Roulanger, etc., tous plus ou moins troublés
par les difficultés et les agitations de la vie parisienne. « Pour
maintenir son intelligence en bonne santé, il faut veiller sur
soi-même à chaque instant du jour. » C'est ce que faisait, avec
quelles angoisses singulières, mais aussi quelle énergie, Eugène
Delacroix, on le sait par son journal intime. A défaut de noies
secrètes, la correspondance de Paul Huet, certainement très
sincère (on le sent à ses contradictions, inattentions ou dé-
couragemens), nous montre qu'avec une sentimentalité plus
étendue, des habitudes de tendresses plus délicates et plus vives
partant plus difficiles à maîtriser, le paysagiste maladif s'ef-
force pourtant, lui aussi, de garder son équilibre moral et intel-
lectuel.
Lorsqu'il rentre en France, ses amis sont frappés de sa tris-
tesse persistante. On veut le remarier, on lui fait connaître,
dans une excellente famille, une délicieuse jeune fille, M"* Claire
Sallard. Laissons à son (ils le plaisir de raconter l'idylle du-
rant laquelle l'artiste quadragénaire « dut conquérir sa fiancée. »
Celle-ci avait déclaré qu'elle n'épouserait jamais ni un veuf, ni
un homme petit, ni un homme portant sa barbe, ni un homme
à lunettes, ni un homme plus âgé, etc., etc. Or, le futur
réalisait exactement toutes les conditions requises pour être
repoussé. Mais « conquis à première vue, il ne voulut pas capi-
tuler sans se défendre; il entendait la conquérir à son tour. »
Et il opéra si bien, en effet, par les charmes de son esprit et
de son talent, de sa conversation et de sa correspondance, que
848 REVUE DES DKLX -MONDES.
le mariage fut célébré au Mans le 21 août 18i3. « Jamais
union ne fut plus complète, affection plus vraie et plus solide»
dévouement plus absolu, plus admirable. » Une longue suite de
lettres charmantes échangées entre les époux ou avec leurs
amis nous fournit des preuves de ce dévouement qui n'eut que
trop vite à s'exercer. Moins d'un an après, l'artiste, condamné
par les médecins, dut abandonner Paris, sa situation, ses tra-
vaux, et retourner dans le Midi, d'abord à Nice, puis, deux ans
de suite, à Pau. Il y retrouve, en 1844, Eugène Delacroix, avec
lequel il reprend la vie commune d'études et de causeries des
beaux jours. 11 ne peut s'installer pour peindre en plein air,
mais il s'adonne avec passion, aux joies délicieuses de l'aqua-
relle et du pastel. « L'huile perfide, cette fois, ne nous jouera
plus de ses tours, et l'on n'a plus le droit de faire des tons sales,
avec des couleurs si fraîches et si mates. » S'il trouve ce genre
bien fait « pour rendre la limpidité, calme et brillante à la fois,
des exquises vapeurs de l'Italie, » il comprend bien qu'il serait
imprudent de « l'employer à rendre l'âpreté des rochers pyré-
néens ou le sévère caractère de la campagne romaine. » A chaque
instant, dans ses lettres comme dans ses notes si instructives,
éclate cette double préoccupation : savoir employer, pour la
réalisation, tous les procédés connus, anciens ou nouveaux, soit
en peinture, soit en gravure, mais ne les employer, suivant les
circonstances, que pour une appropriation exacte à la nature et
au caractère des sujets. Préoccupation indispensable à l'artiste
réfléchi, et qui nous explique, à la fois, l'étonnante variété de
sa facture, tour à tour si ferme et si souple, si solide et si légère,
si sombre et si lumineuse, en même temps que son unité fon-
cière et intense due à la ténacité de l'observateur et du vision-
naire qui se sert, suivant l'heure, des moyens les plus propres
à rendre sa vision, sans condamner ses impressions diverses à
passer dans le laminoir d'une même formule, ni toutes ses toiles
à porter la marque uniforme d'une touche brevetée, garantie
d'authenticité pour l'amateur et le marchand.
En 1846, Huet se retrouve, l'hiver, à Pau avec Roqueplan et
Devéria, malades aussi, et reste l'été aux Eaux-Bonnes. Une rentre
à Paris qu'en 1847, peu de temps avant la Révolution. En 1848,
il passe, en famille, l'été à Bellevue, mais il s'en échappe, durant
les journées de Juin, pour se joindre comme « volontaire » à la
garde nationale, « bien qu'il en fût exempt.^ » Le bon peintre, le
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 849
bon époux, le bon père, le bon ami ne devait jamais renoncer à
être un bon citoyen.
IV
De 1818 à 1869 Paul Huet, visiblement, subit le contre-coup
des événemens politiques. Toujours laborieux, néanmoins, on
le voit se déplacer sans cesse, et, suivant les saisons, faire des
séjours d'étude, plus ou moins prolongés, tantôt chez des amis,
les Des Essarts à Crécy-en-Brie, Ernest Legouvé à Seine-Port,
tantôt dans les auberges d'artistes en liberté, à Trouville (avec
Troyon), à Granville, pour revoir la mer, à Chailly près Bar-
bizon, et surtout à Fontainebleau, pour revoir la forêt. Dans
toutes ces haltes, le soir, après la station en forêt ou sur la
plage, après le dîner frugal, on a le temps de rêver et d'écrire
aux absens. Huet, prosateur agréable, qui n'a point oublié ses
humanités, aime à s'épancher, en interminables causeries, avec
sa femme, avec ses amis les peintres Sollier et Legrain, et son
confident intime et conseiller indulgent, le président Petit, de
Grenoble. On pourrait, de ces lettres, extraire un gros paquet
d'anecdotes amusantes faisant suite aux charmans souvenirs de
Frédéric Henriet, le Paysagiste aux champs.
Toutes les joies et misères du peintre nomade en plein air
ne lui font oublier ni ses amitiés littéraires, ni ses convic-
tions libérales. La mort de Bazin, son parent, l'historien de
Louis XIII, lui donne l'occasion d'une correspondance avec
Sainte-Beuve. En 1851, au coup d'Etat du Deux Décembre, il
prend part à la résistance avec de Flotte et Hippolyte Carnot.
Il faillit, plusieurs fois, être fusillé. « Il ne put jamais, dit son
fils, se résigner à taire son sentiment sur le coup d'État et à
pardonnera l'Empire ses procédés et ses origines... Plusieurs
tentatives furent faites pour le rallier au groupe artistique et
littéraire qui trouvait, dans les salons du prince Napoléon et
delà princesse Mathilde, un terrain de demi-conciliation... Il
refusa toujours, disant que ses convictions politiques ne lui
permettaient pas daccepter et que ses attaches avec la famille
d'Orléans, comme professeur de la duchesse, étaient un autre
obstacle. » Cette dignité, rigide et fière, son intimité avec les
plus illustres opposans, Victor Hugo, Lamartine, Michelet,
Eugène Pelletan, malgré la correction silencieuse de son atti-
TOME IH. — <911. î)4
850 REVUE DES DEUX MONDES.
tilde réservée, et son refus de toute manifestation militante
ou théâtrale, comme celle de Courbet, purent assurément nuire
fortement à sa carrière d'artiste, comme le prouve par quelques
anecdotes piquantes René Paul-IIuet. Mais si cela est exact
pour sa carrière officielle et publique d'artiste qui ne se trouve
plus assez à la mode, assez médaillé, décoré, achalandé, ce ne
le fut point pour celle de l'artiste producteur.
Alors, il est vrai, dans la solitude de cet atelier, où il s'en-
fermait volontairement, la nervosité de l'artiste qui se voyait
négligé, se croyait dédaigné, s'exaspéra de plus en plus. Dans
cette âme aigrie et passionnée, entre les irritations de Tartiste
blessé, les indignations du citoyen désillusionné, et la volonté
de rester ferme et digne au milieu de ces souffrances, commença
un combat douloureux qui, sans doute, contribua à miner ses
forces et hâter sa fin. Sa correspondance est alors remplie de
plaintes, de ressentimens, d'angoisses, qui révèlent une extrême
susceptibilité.
Cependant, il se montre à tous les Salons. En 1852, c'est
avec le Soi?- d'orage en forét^ et les deux intérieurs de bois,
Fraîcheur du Bois et Calme du Ma/in, ces belles études qui,
au musée du Louvre, prouvent le mieux la justesse et la
finesse de ses observations, la délicatesse poétique de son
^mour pour les grâces et les enchantemens les plus simple-
ment exquis de la nature. Mais, à la fin de 1852, de nouveaux
troubles sont apportés dans sa vie, par deux maladies succes-
sives, une ophtalmie et la rougeole, et puis la proclamation de
l'Empire !
En 1853, les Marais salamis aux environs de Saint-Valery-
sur-Somme et les Brisans à Granville, deux superbes morceaux
très caractéristiques, passent inaperçus. Delacroix, cependant,
avait proposé, dans le Jury, un rappel de médaille, mais on
ne l'a pas écouté. Huet s'en afflige : « Décidément, dit-il, notre
temps est fini ; je représente le romantisme dont il n'est plus
question depuis longtemps, ma seule consolation est de mourir
en bonne compagnie... L'Exposition était cependant intéres-
sante, forte comme exécution, mais aucune tendance à Fidéal
ou à la grandeur. Delacroix, avec son grand style, avait l'air
d'un frère barbare au milieu de cette facilité gracieuse, de ce
naturalisme (le mot est à la mode) aimable, qui ne veut ni
pensée, ni sujet, ni drame... Je ne vois dans tout cela que de
PAUL HUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 851
fortes raisons de ne pas abandonner le genre de style qui m'ap-
partient, »
Sa félicité domestique, le nombre et la qualité de ses amis
fidèles, lui faisaient heureusement oublier, par instans, ses
misères professionnelles. Avec cette mobilité sincère qui fait le
charme de ses lettres et compense les répétitions un peu longues
de ses plaintes, et de ses aigres sorties, passagères, il est vrai,
mais parfois assez blessantes à l'égard des confrères et rivaux
auxquels il se croit sacrifié, il le déclare franchement : ■ Je suis
heureux. Ma femme est toujours la bonne et charmante com-
pagne que tu connais, les enfans poussent à ravir, comme de
vrais et bons champignons... Mais s'il m'était défendu de tra-
vailler, cela me manquerait beaucoup. Sans pouvoir, comme
Delacroix que j'admire, calculer mes forces, mes instans, mes
plaisirs et ma vie pour le culte de l'art, je suis heureux, tout
en jouissant d'autres bonheurs qu'il ne connaît pas, d'avoir un
peu de sa passion et de son amour pour le métier ingrat et
perfide après lequel nous crions tant. »
On [voit combien] Huet, ainsi que son grand ami, savait
analyser son organisme intellectuel et moral, mais aussi quels
différens effets, dans] les deux âmes, résultaient des mêmes
combats ! Chez Delacroix, l'homme énergiquement sacrifié à
l'artiste, chez Huet, un partage résolu, parfois douloureux, entre
l'artiste et l'homme. Même différence, d'ailleurs, pour le point
de départ, dans leur' activité productrice. Chez lé brosseur, actif
et impétueux d'épopées tragiques ou sentimentales, presque
toujours, à l'origine, une vision poétique, historique ou litté-
raire, pour la traduction de laquelle il consulte le modèle
vivant. Chez le compositeur, contemplatif et réfléchi, de paysages
décoratifs et expressifs, toujours, à l'origine, une sensation
vive et spontanée directement reçue de la nature, fortifiée et
mûrie par un choix réfléchi de ses élémens. Ce qu'on appellera,
si l'on veut, l'esprit romantique, dû, en grande partie, à la litté-
rature contemporaine, n'agit point de même chez les deux
exécutans, car, chez l'un, c'est l'inspiration foncière de l'œuvre,
et (le sa présentation mouvementée et pathétique, tandis que,
chez l'autre, ce n'est qu'une animation plus chaude, par un
souffle extérieur de température ambiante, d'impressions très
précises reçues de la réalité même et patiemment clarifiées par
une mémoire fidèle.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Exposition universelle de 1855 fut, enfin, pour Iluet,
Foccasion d'un vrai et juste triomphe. Quatre chefs-d'œuvre,
Y Inondation à Saint-Cloud,\e Soleil couchant à Seine-Port, {q^
Enviro?is d'Antibes, la Fraîcheur du -bois, montrèrent, avec
éclat, son talent sous ses formes diverses. Ces toiles, placées
auprès de celles de Delacroix, n'eurent pas à souffrir de ce voi-
sinage redoutable. Son vieux compagnon lui témoigna, à plu-
sieurs reprises, son admiration et, grâce à ses efforts, après le
vote des grandes médailles par le Jury officiel, où Corot et
Huet avaient été oubliés, l'Empereur ajouta à la liste deux
récompenses supplémentaires pour les deux maîtres sacrifiés.
Tous les amis applaudirent, et l'artiste, en vérité, avait grand
besoin de ce réconfort. Par intermittences, il semblait faiblir.
Dans son entourage, on s'inquiétait. Delacroix, cette année
même, sortant de son atelier, griffonna, sur son carnet: « Ce
pauvre Huet n'a plus le moindre talent, c'est de la peinture de
vieillard; il n'y a plus l'ombre de couleur. » Il est vrai qu'il
ajoute : « J'avais oublié mes lunettes et suis revenu, tout cou-
rant et fatigué pour les reprendre au septième étage de Durieu. »
On a cru voir, bien à tort, dans l'une de ces boutades nerveuses,
dont il est coutumier, une preuve de duplicité chez Delacroix.
Or, c'était l'heure même où il prenait tant de peine pour mettre
en lumière la valeur de son ami. D'ailleurs ses impressions,
mobiles autant que vives, n'avaient pas tardé à se modifier
devant d'autres travaux plus heureux, puisqu'il écrit, dans ce
même journal, en 1858 : « J'ai été chez Huet ; ses tableaux ni ont
fort impressionné. Il y a une vigueur rare ; encore des instans
vagues, mais c'est dans son talent. On ne peut rien admirer
sans regretter quelque chose à côté. En somme, grand progrès...
Jy ai pensé avec beaucoup de plaisir toute la soirée. »
Cette note vise probablement les huit grands panneaux
décoratifs pour le salon de M. Lenormant, à Vire, qui furent
exposés l'année suivante, ou les ébauches des superbes toiles,
la Marée d' Èquinoxe et les Falaises de Houlgate dans les-
quelles Delacroix put retrouver la puissance d'émotions qu'il
avait crue perdue chez son ami, avec quelques similitudes,
dans les harmonies colorées, avec sa propre manière. Différens
exemplaires, avec d'intéressantes variantes, de ces œuvres capi-
tales, se succédèrent aux Salons de 1861, 1864, 1865, 1866,
accompagnées d'autres toiles, qu'on retrouve à l'Ecole des
l'AlL IIL'ET I:T le PAYSAGE FRANÇAIS. 8§3
Beaux-Arts et dont l'ensemble assura encore à leur auteur un
grand succès international à rExposition universelle de 1867.
Par malheur, ce succès public ne fut pour l'artiste qu'une
cause nouvelle de désillusions, de déboires, d'irritations de
toute espèce. Les applaudissemens des artistes et de la critique,
les consolations, si multiples et si tendres, apportées par tous
ses illustres admirateurs, ne purent le consoler de la scanda-
leuse indifférence du Jury et de l'Administration à son égard.
Il se crut noté à la préfecture de police comme « déporté à l'in-
térieur. Homme très dangereux!... un de ces affreux roman-
tiques, victime désignée qui fait crier : « Tue! tue! » par ceux
qui ne se doutent pas de ce que le mot veut dire. » Le fait est
qu'il y avait déjà plusieurs années qu'assistant au succès crois-
sant des anecdotes spirituelles, des mytliologics mondaines ou
des fades imageries religieuses, d'un naturalisme méticuleux ou
brutal, sans aucune imagination et sans poésie, tous les survi-
vans de la grande armée se sentaient démodés et dépaysés.
(( Nous visions eu haut, autrefois, s'écrie Delacroix; heureux
qui pouvait y atteindre! La taille des lutteurs d'aujourd'hui ne
leur permet même pas d'en avoir la pensée. Leur petite vérité
étroite n'est pas celle des maîtres. Ils la cherchent terre à terre
avec un microscope. »
Durant ces dernières années, la correspondance de Huet
devient encore plus expausive et confidentielle, plus abondante
que jamais en détails curieux et piquans, sur son entourage,
artistes et écrivains, et sur les événemens contemporains. C'est
alors aussi qu'il rédigea sans doute ou classa six notes sur CArt
en r/cnéral., la Peinture de Paysage, le Paysage décoratif recueil
d'observations, réflexions, théoriques et techniques, très utiles
également à consulter. A la fin de 1868, il marie sa fille bien-
aimée, en croyant assurer son bonheur. « Quel cruel retour,
nous dit son fils, préparaient ces douces illusions! » Durant
l'automne, il peint et dessine assidûment encore en Normandie
et à Fontainebleau. Mais des idées noires le travaillent. Rentré
à Paris, il embrasse sa fille partant pour l'Italie. Le 8 juin 1869,
il avait travaillé toute la journée, fait une visite à Pailleron,
dîné en famille; il s'était endormi d'un sommeil calme. A trois
heures du matin, sa femme et son fils le trouvèrent mort dans
son lit : « Dune congestion, d'un anévrisme, d'une embolie?...
Mort de chagrin. »
834 HEVUE DES DEUX MONDES.
V
Nous connaissons l'homme. En compulsant l'énorme dos-
sier de dociimens, lettres, notes, rassemblés par la piété filiale,
nous le connaissons, à fond, au physique et au moral, presque
aussi bien que s'il nous avait laissé son journal intime et
confidentiel, comme Ta l'ail Delacroix. PaulIIuet est si commu-
nicatif, si familier dans ses lettres, qu'on ne peut guère douter
de leur entière sincérité. Au physique, c'est bien le petit homme,
nerveux et inquiet, qu'en notre jeunesse, nous voyions rêver dans
la Pépinière du Luxembourg, ou cheminer, dans la grande allée,
vers l'Observatoire, en compagnie de Michelet, Sainte-Beuve,
Préault, Eugène Pelletan ou quelques autres survivans de
la glorieuse phalange dont nous vénérions les noms et les
personnes.
« Petit, nous dit son fils, mais bien proportionné, la tète
fine, des yeux bien enchâssés, vifs, qu'il fermait à demi, lors-
qu'il fixait, sur un objet ou une personne, son regard clair très
pénétrant. Un sourire bienveillant, avec une nuance de raillerie,
qu'on devinait dans sa barbe plus qu'on ne le voyait, mais les
yeux riaient plus que la bouche. La physionomie, habituelle-
ment un peu grave et triste, le front haut et bombé, sillonné
de veines aux tempes, sous des cheveux bruns et bouclés. Très
myope, il a toujours porté lunettes, et souvent se servait d'une
lorgnette pour étudier le dessin des objets ou figures. Nerveux,
sanguin, ardent à tous les exercices, agile et adroit, réservé, très
doux, d'un commerce facile et bienveillant, mais d'une violence
extrême si on abusait de sa bonté; il avait alors des colère
terribles. »
Au moral, tous ses amis, tous ses confrères, tous ceux qui
l'ont approché sont unanimes à le juger de même sorte : au
lendemain de sa mort, Michelet écrivait au Temps .• « Il était
né triste, fin, délicat... Une femme a bien dit : nul n'a eu plus
le sens des pleurs de la nature... C'était plus qu'un pinceau,
c'était une âme, un charmant esprit, un cœur tendre, et beau-
coup trop, hélas !... Qui nous rendra jamais cet aimable voisin,
cet ami du foyer, ses visites du soir? La place y est vide. Je
l'attendrai toujours. » Sainte-Beuve ajoute dans une note à ses
Portraits contemporains : « Ce n'était pas seulement un talent,
PAIL HIKT ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 8S5
c'était une intelligence. Et ceux qui l'ont connu ajouteront :
C'était un cœur droit, orné des plus douces vertus. » Dix ans
après, dans une préface attendrie à un catalogue de quelques
œuvres, Ernest Legouvé le comparait, pour le caractère, à ses
grands contemporains, constatant, avec linesse, cette extrême
sensibilité des yeux, du cœur, de l'esprit, qui ne laissa jamais,
chez lui, l'égoïsme professionnel, naturel ou réfléchi, occuper
une place prépondérante. « Il n'avait ni te détachement de
Corot, ni l'orgueil de Delacroix. Il ne pouvait pas les avoir.
Créature essentiellement impressionnable, sensible, je dirais
volontiers féminine, il avait besoin du succès, ne fût-ce que
pour croire à lui-même... Toute piqûre devait être blessure
pour cet être agité, inquiet, surexcité encore par une santé
variable. » Legouvé exprimait le désir qu un jour on pût réunir,
en les empruntant aux Musées et aux collections particulières,
un ensemble plus significatif de ses travaux, peintures, aqua-
relles, gravures. C'est ce qu'on a essayé de faire aujourd'hui.
Les querelles tapageuses entre classiques et romantiques,
romantiques et réalistes, réalistes et impressionnistes, sont peut-
être assez calmées pour qu'on puisse rendre justice à tous les
artistes qui ont fait l'honneur du xix® siècle, sous quelque dra-
peau qu ils aient combattu. La plupart, d'ailleurs, s'y trouvèrent,
comme Huet, enrôlés de force, par cet étrange et absurde
besoin de classifications tranchées qui oublie toutes les com-
plexités fatales et fécondes de l'activité humaine pour donner
satisfaction à l'ignorance simpliste des foules autant qu'aux
habitudes formalistes de la critique pédantesque et de rensei-
gnement scolaire.
Nous avons sous les yeux 217 peintures, 13() aquarelles, pas-
tels, dessins et quelques spécimens des eaux-fortes et lithogra-
phies. C'est plus qu'il n'en faut pour savoir si les contempo-
rains de Hiict, artistes, écrivains, critiques, se sont trompés en
l'acclamant comme le rénovateur du paysage français, comme
l'un de ceux qui, dans son évolution, avaient marqué une des
étapes les plus glorieuses. Pour être juste, il faut, d'abord, ne
point éparpiller son attention sur un certain nombre de petites
toiles, d'époques diverses, ébauches, préparations ou redites,
d'une valeur fort inégale. C'est le fond d'atelier qu'on est tou-
jours obligé d'accueillir en des groupemens de ce genre. Docu-
mens instructifs, d'ailleurs, d'un vif intérêt pour notre curiosité
856 REVUE DES DEUX MONDES.
d'amateurs el de spécialistes, mais qui n'en ont guère plus,
pour le grand public, que les brouillons raturés des grands
écrivains extraits péniblement, par une érudition méritoire, '
mais parfois fort indiscrète et tatillonne,-de leurs tiroirs oubliés.
En examinant, suivant l'ordre chronologique, les grandes
œuvres, celles dont le peintre s'est déclaré résolument respon-
sable, on est vite convaincu, à la fois, de l'avance prise par
lui dans l'affirmation ou l'indication de presque tous les élémens
qui devaient successivement servir au renouvellement de son art,
et de sa supériorité dans l'association de qualités Imaginatives
et techniques le plus souvent séparées avant lui et après lui,
observation et émotion, vérité et beauté, science et poésie,
exactitude et noblesse, dessin et couleur, forme et lumière.
Qu'il ait toujours réussi dans cette entreprise hardie, ce serait
lui reconnaître un talent plus sûr et plus rare qu'il n'en eut et
n'en crut jamais avoir; mais il est visible que, dès l'abord, il
comprit son art avec une superbe ampleur et que, durant toute
sa carrière, il refusa de la comprendre autrement. Entre son
premier tableau à dix-neuf ans et son dernier à soixante-six,
s'échelonne une série d'œuvres capitales, dont l'unité, la vérité,
la grandeur, portent l'empreinte inoubliable d'une imagination
puissante, sincèrement et profondément émue par le spectacle
vivant des beautés naturelles en action, et trouvant à son service
la science attentive d'un dessinateur scrupuleux et la virtuosité
technique d'un coloriste chaleureux.
Ce qui étonne, d'abord, et déconcerte certains visiteurs,
pressés et superficiels, dans cette collection, c'est la diversité des
motifs traités, et aussi la diversité de leur exécution. Il y a un
peu de tout, de vastes toiles décoratives, d'un caractère poé-
tique et dramatique, d'autres avec des vues panoramiques, les
unes puissamment condensées, les autres sans composition
apparente, avec quantité de tableaux, grands ou petits, études
et préparations de détails multiples, arbres et fleurs, mers et
ciels, animaux et natures mortes, figurines et portraits. Com-
ment, suivant les idées actuelles, admettre qu'un artiste puisse
avoir aimé et compris tant de choses? Comment accepter sur-
tout que, pour les traiter, il ait, suivant la variété des pays,
des climats, des saisons, des heures, cru devoir modifier ses
façons de dessiner et de peindre? Que n'a-t-il, en Normandie,
en Provence, en Auvergne, en Italie, ^ardé une touche uni-
PAUL IIUET ET LE PAYSAGE FRANÇAIS. 857
forme, un procédé apparent de facture, cette marque de
fabrique, l)rutale ou étrange, qu'exigent aujourd'hui du moindre
débutant, et pour toute sa vie, la légèreté des critiques, l'igno-
rance des acheteurs et la cupidité des marchands?
Le fait est que Paul Huet, comme tous les vrais artistes, n'a
jamais cherché qu'à exprimer le mieux possible ce qu'il sentait.
A mesure que sa virtuosité technique s'enrichissait de moyens
d'expression plus complets par des assimilations étrangères et
par son expérience personnelle, il les appliquait, les uns ou les
autres, suivant les cas. Il ne dissimule point, d'abord, ce qu'il
peut devoir aux ancêtres, et, plus lard, ne craint point de res-
sembler à certains contemporains. Il le craint d'autant moins,
qu'à bien voir les dates, il les a, le plus souvent, précédés. Celle
souplesse du rendu est surtout remarquable dans les aquarelles,
où il fixait, avec une vivacité qu'admiraient ses confrères, les
mouvemens les plus passagers de ciels nuageux ou de vagues
agitées qu'il aimait à contempler. Dans ses peintures, où il a
recherché souvent des effets très compliqués et parfois subtils,
sa main est plus lourde, mais lorsqu'il s'agit d'une vision intense,
longuement et profondément mûrie, comme celle de Vlnonda-
lion à Saint-Cloud, par exemple, des Falaises de Houlgate ou
du Bois de la Haye, la réalisation s'en opère, sans effort, avec
une largeur et une liberté magistrales. Tous ces grands tableaux,
nous disent ses proches, furent, dans leur forme définitive,
exécutés, en quelques jours, avec un entrain et une verve d'im-
provisateur. C'est bien là, à vrai dire, devant ces désordres et
ces soulïrances des élémens déchaînés, comme devant la majesté
et la sérénité des végétations gigantesques et des vastes espaces,
([u'il se plaît et s'attarde, qu'il revient constamment, qu'il se
sent et se montre lui-même. Son àme grave et triste cherche
moins dans la nature des sourires et des caresses que des austé-
rités, des inquiétudes, des colères. Et c'est pourquoi, sans doute,
ses solitudes forestières, si imposantes et mystérieuses, ses maré-
cages inquiétansau fond de vallées obscures, ses amoncellemens
de nuées menaçantes au-dessus des vagues en furie ou des
campagnes terrifiées, étonneront plus qu'ils ne séduiront les
amateurs d'humeur trop aimable pour s'attarder à la contem-
plation d'œuvres sévères dont les harmonies tristes se sont,
parfois encore, alourdies et assourdies, fanées sinon éteintes,
sous l'impitoyable action du temps.
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelles belles pages pourtant d'épopées terrestres ou mari-
times, majestueuses ou dramatiques, que cette Vue du château
d'Arqués, auréolée par le crépuscule, comme sur un trône doré,
au-dessus des magnifiques futaies de sa calme vallée, ce Val
d'Enfer au pied du Sancy, si mystérieux et si inquiétant avec
ces troncs de hêtres luisans dans l'ombre tels que des fantômes
ou squelettes blanchis, ces Marais salans à Saint-Valéry-sur-
Soinme, miroitans à peine, ternes, rentrans en terre, sous
l'écrasante pesée des nuages noirs comme l'encre qui vont leur
verser leur colère, ces Falaises de Houlgate en temps d'orage
(Salon de 18G1) et même le Gouffre, exposé la même année,
mais certainement d'une époque antérieure.
Ce Gouffre c'est, avec le Cavalier, et l'Abbaye, l'œuvre qui
avoue, le plus hardiment, son origine romantique. Le costume
et le type du chevalier moyen âge qui arrête sa monture eiïarée
à quelques pas de l'abîme vers lequel se penche, en tremblant?
son page, datent assurément la composition. Le fond de forêts
et de plaines menacées par l'orage sont, déjà, d'une exécution
étonnante. Voilà bien de ces comparses, dont Huet ne perdit
jamais le goût, et qui l'ont fait prendre, à tort, pour un pur
décorateur romantique, tandis qu'en fait, les paysages, leurs
structures, leurs mouvemens, leurs couleurs sont toujours d'une
intense et forte vérité. On pourrait, nous l'avons dit, les sup-
primer sans dommage, presque toujours, car la scène s'explique
sans les acteurs et ne leur doit pas son expression. Cependant,
n'exagérons rien. Dans plus d'un cas, ces figures sont utiles;
c'est quand elles s'associent fortement au sujet, comme les
baigneurs rapportant le corps d'un naufragé dans les Falaises
de Houlgate ou le berger et sa femme, tapis et tremblans, sous
leurs manteaux, dans un pli caché de terrain, au-dessus des
Marais salans, dans l'attente de la foudre.
Ce n'est point seulement dans V Inondation à Saint-Cloud
que Huet excelle à nous montrer l'angoisse des grandes futaies,
assiégées et minées par la montée des eaux débordantes, incli-
nant, sous les rages du vent, leurs longs fûts gémissans et leurs
têtes eiloLiillées. Le Bois de La Baye, et la Lai ta, une de ses
dernières œuvres (un peu fatiguée, et moins résolue), nous
offrent encore des spectacles semblables. Les colères de la mer
démontée l'intéressent autant que celles des fleuves débordés.
Où trouverait-on, dans les marines modernes, des soulèvemens
PAiL m i:t et le paysagi!; français. 859
océaniques plus fortement rendus que dans la Grande Mai^ée
d'Equinoxe au Tréport, ou les Brisans de Granville? Et par
combien d'études admirables, franches et vivantes, sont pré-
parées ces fortes synthèses, si profondément mouvementées, si
vivement peintes et colorées! Les sérénités et les tranquil-
lités de la grande eau, apaisée et reposée, de l'éternelle séduc-
trice et traîtresse, ne trouvent pas, en lui, à certains instans, un
interprète moins lldéle et moins ému. Quoi de plus simplement
vrai, de plus frais, de plus rythmique, que cette lente et régu-
lière montée des vagues matinales, devant lesquelles se sauve
un jeune pêcheur, sur une basse Plage de la Manche !
Les forêts de Huet et ses ciels ne sont pas toujours, non.
plus, en état de malaise ou de convulsions sous les assauts des
vents ou les menaces d'averses. Quelle paix délicieuse, quelle
tranquillité consolante, tombent de ses grands ormes to.ufïus dans
le Parc de Saint-C/oud un jour de fêle (1829), sur la foule des
citadins endimanchée qui trottinent à son ombre! Même impres-
sion de calme dans Vlntérieur d'un parc sur la clairière où
s'assoient et conversent des promeneurs en toilettes d'été !
Toutefois, c'est quand Tartiste-poète est seul, lorsqu'il s'en-
fonce sous bois, sans but, au hasard, dans les fourrés et taillis,
qu'il se sent le mieux pénétré et ravivé par cette fraîcheur
diffuse des verdures naissantes et des brindilles entremêlées, et
par les frémissemens, coulées, éclats et caresses de la lumière
à travers ce fouillis bruissant et parfumé. Les deux études
Fraîcheur des Bois, et Calme du Matin (Musée du Louvre), sous
ce rapport, sont typiques. Nulle recherche de présentation
composée suivant les formules d'école, les habitudes d'atelier,
les exigences du goût public. On est en plein dans le fouillis
végétal, loin des sentiers, égaré, perdu. D'abord, rien que des
taches, vertes, jaunes, brunes ; mais à mesure que l'œil se fixe,
pénètre, s'enfonce, tout se démêle, tout brille et scintille à sa
place, les frêles branchages des bouleaux et leurs écorces de
satin blanc, les fûts blanchâtres des hêtres lisses, les troncs
assombris des ormeaux rugueux, et tous les tressaillemens des
brindilles et folioles entremêlées sous la vive caresse du soleil qui
monte ou dans le confus adieu de la brume illuminée qui s'éva-
pore. Quelle admirable, clairvoyante, savante, libre sincérité!
Ce sera avec la même sincérité que, travaillant en Provence
etenltalie, sous les éclats du soleil méridional, l'homme du Xord,
GO REVUE DES DEUX MONDES.
mieux accoutumé pourtant aux lumières tamisées, s'efforcera
de rendre, et rendra souvent avec force et charme, les aspects
grandioses, plus durs et plus secs, des campagn&s niçoises ou
romaines. La Côte d'Antibes avec ses pay-sans dansant à l'ombre
des arbres géans, devant l'horizon bleuâtre, la Vue de Spolète,
la ciladoUe étrusque perchée sur ses assises formidables de
gradins rocailleux et de tranchées roussâtres, la Cascade de
Tivoli, à l'heure oîi il les peint, prouvent la souplesse énergicfuo
avec laquelle il savait trouver une façon personnelle de- iixer,
virilement, à son. tour, le souvenir de sites célèbres, trop sou-
vent représentés avant lui, pour que l'imagination de l'artiste le
plus libre ne soit pas hantée par des réminiscences d'œuvres
antérieures.
Quiconque examine à loisir l'énorme quantité d'aquarelles,
de dessins, soit en feuilles, soit en albums, d'eaux-fortes, de
lithographies, de gravures sur bois, de Paul Huet, retrouve par-
tout cette sincérité devant la nature, qui est, d'ailleurs, la vertu
maîtresse de toute la génération de Corot, Cabat, Théodore
Rousseau, Millet, Daubigny, vertu obstinée et féconde, qu'ils
ont presque tous payée d'ailleurs par les misères ou les diffi-
cultés de leur vie. Mais on trouvera chez Huet, dans ses belles
œuvres, en plus que chez quelques-uns d'entre eux, une émo-
tion profonde, délicate et attendrie, mélancolique et doulou-
reuse, devant les séductions et les grandeurs de cette nature.
Rien, pourtant, dans cet esprit sage et droit, où les misères
physiques et les souffrances morales ne purent jamais altérer
la conception la plus haute et la plus saine de la vie avec tous
ses devoirs professionnels et sociaux, rien de ce désordre de
sentimens et d'idées qu'on est convenu d'appeler la maladie
romantique.
Si cette affection mentale, d'ailleurs fort mal définie, a pu
troubler et dégrader, surtout dans le monde littéraire, quelques
individualités médiocres ou infatuées, trop faibles pour con-
server leur bon sens dans cette effervescence tumultueuse des
intelligences enthousiastes, elle n'atteignit du moins jamais
les paysagistes, préservés de toutes les contagions déclamatoires
par leur commerce constant et forcé avec les réalités saines et
simples de la nature et de la vie rustiques. Tous n'ont cessé de pro-
tester chaque fois qu'on a voulu les affubler du titre de roman-
tiques. Genefurent,en réalit(', que de simples et loyaux artistes,
l'ALL IlLET ET LE PAYSAdE l'r.ANÇAIS, 86 1
de bons Français, amoureux surtout de Iriir pays, qu'ils ont fait
connaître et admirer aux étrangers autant qu'à nous, fort indif-
rens, par bonheur, à tous les dogmatismcs et toutes les théories,
admirant, suivant l'heure, aussi bien Lorrain que Rembrandt,
Poussin que Constable, fidèles en cela à notre génie national,
génie de création vive et claire par la fusion libre et spontanée
des traditions locales et des traditions étrangères.
Dans cette évolution féconde, c'est Paul Iluet qui, le pre-
mier, comprit et démontra la nécessité de redemander, avant
tout et toujours, à la nature elle-même, directement consultée, la
matière première de la représentation. C'est lui qui rappela tout
de suite et ne cessa de rappeler, en même temps, que cette repré-
sentation, pour avoir une grande portée, doit traduire l'émotion
reçue autant que l'observation faite, et que, pour le savoir faire,
il n'est point inutile de prendre conseil auprès des vieux maîtres
dont les labeurs et l'expérience ont légué à leurs successeurs
un outillage admirable qu'il serait imprudent de laisser rouiller.
Il n'était que juste, semble-t-il , de rendre à ce précurseur
du naturalisme, du réalisme, de l'impressionnisme qui fut, en
même temps, le conservateur des belles traditions classiques,
la place qu'il a mérité d'occuper, entre Jehan Foucquet et
Théodore Rousseau, Poussin et Millet, Lorrain et Corot,
Watteau et Diaz, Oudry et Courbet, dans l'histoire du paysage
français .
Georges Lafenestre.
LE COLLÈGE DE FRANCE
SON RÔLE PRÉSENT ET SON AVENIR
Toutes les institutions qui ont un long passé sont exposées
périodiquement à un double danger, qui est de n'être plus bien
comprises de l'opinion publique ou de perdre elles-mêmes
le sentiment efficace de ce qu'elles ont à taire pour s'adapter à
un milieu nouveau. Le Collège de France, vieux de près de
quatre siècles, a échappé jusqu'ici à ce danger, grâce à son
principe originel de liberté, grâce aussi aux services manifestes
qu'il n'a cessé de rendre à la science. Issu du mouvement des
esprits qui a fait la Renaissance, il a pu traverser sans dom-
mage tous les régimes politiques, il a reçu de tous des témoi-
gnages de faveur, et il apparaît aujourd'hui encore comme une
des institutions les plus propres à honorer et à servir notre
pays. Toutefois, en ce temps où l'opinion publique, singulière-
ment éveillée et active, s'occupe de tout, et veut, non sans
raison, se rendre compte de tout, il peut n'être pas inutile de
lui expliquer plus distinctement ce qu'elle voit peut-être d'une
manière un peu confuse. Et il faut ajouter qu'en expliquant aux
autres ce qu'on est ou ce qu'on veut être, il arrive ordinairement
qu'on le comprenne mieux soi-même, ce qui n'est pas un avan-
tage à dédaigner.
La nécessité qui s'imposait au Collège de déterminer avec
netteté sa libre et originale orientation dans le mouvement
scientifique contemporain n'a échappé ni à ses représentans
actuels, ni au ministère de l'Instruction publique. Elle s'est fait
I
LE COLLÈGE DE FRANCE. 863
récemment sentir à propos de son règlement (1). On vient enfin
d'en opérer la réforme. Accomplie à la suite de délibérations
prolongées et par une entente réfléchie entre le Ministère et
l'assemblée des professeurs, elle fait honneur par ses disposi-
tions très libérales et très souples au gouvernement qui l'a pro-
voquée et acceptée, ainsi qu'au corps savant qui a su modifier
à propos ses vieilles coutumes, tout en restant fidèle à ses meil-
leures traditions (2).
Mais la lettre d'un règlement est peu de chose par elle-
même. Ce qui importe, c'est que le Collège de France ait tou-
jours pleine conscience de son rôle et qu'il s'applique à en
donner une claire notion à tous les esprits qui s'intéressent aux
besoins et aux progrès de la science. Il ne s'agit pas ici, bien
entendu, de formules invariables et définitives. On ne définit
pas ce qui est vivant. Personne d'ailleurs n'aurait qualité pour
assigner des formes trop précises à une activité qui doit être
essentiellement faite d'initiative libre et personnelle. Mais il
peut être permis à ceux qui connaissent bien le Collège, qui ont
vécu de sa vie, qui lui sont piofondément attachés et qui ont foi
entière en son avenir, de dire simplement les raisons de leur
attachement, qui sont aussi celles de leur confiance.
I
L'institution des « lecteurs royaux, » réalisée en 1530 par
François F' sur les instances de Guillaume Budé, a été un des
événemens importans de la Renaissance française (3). Il s'agis-
sait alors de réagir vigoureusement contre la scolastique, les
vaines disputes, le goût des arguties stériles, et aussi de rompre
avec les réglementations étroites et surannées qui régnaient dtms
l'enseignement. En face des Universités défiantes et fortes de
leurs privilèges, les tentatives de réforme privées ne pouvaient
(1) Le règlement en vigueur jusqu'au 24 mai dernier était celui du 1" fé-
vrier 1873 ; mais tout ce qu'il contenait d'essentiel provenait de celui du 9 mars 18.'J2.
(2) Le nouveaTi règlement date du 24 mai 1911. 11 a été signé par le ministre
actuel de l'Instruction publique, M. Steeg, et préparé par le directeur de l'Ensei-
gnement siifiLTieur, M. Bayet.
(3) L'iiistolre du Collège de France a été racontée en détail, avec beaucuup
d'érudition et de métliode, par M. Abel Lefranc, Histoire du Collèfje de fi-ance
depuis ses origines juf:qu à la fin du premier Euipire, Paris, Hachette, 1893.
86 i REVUE DES DEUX MONDES.
donner que de médiocres résultats. « L'Université de Paris au
xvi" siècle, a dit Ernest Renan, dans ses Questions contempo-
raines, atteignit le dernier degré du ridicule et de l'odieux par
sa sottise, son intolérance, son parti pris de repousser toutes les
études nouvelles. Il fallut que la royauté, qui, par sa puissante
tutelle, avait presque affranchi l'Université de l'Eglise, prit
«ous sa protection, contre l'Université, le mouvement scienti-
fique, et, par le Collège de France au xvi'' siècle, par les Aca-
démies au xvn*", créât un contrepoids à ces habitudes de paresse,
à cet esprit de négation malveillante dont les corps purement
enseignans ont beaucoup de peine à se préserver. » Seule, en
effet, une création royale était en état de s'imposer, avec l'appui
moral des esprits les plus éclairés. Cette création, François I""
lavait conçue d'abord comme quelque chose de très grand, qui
devait témoigner de sa magnificence. Son irrésolution naturelle,
jointe à des difficiiltés de plusieurs sortes, réduisit fâcheuse-
ment ces beaux projets. Au mois de mars 1530, six professeurs
royaux furent nommés, deux pour le grec, trois pour rhébreu,
un pour les mathématiques ; mais il n'y eut pas, à proprement
parler, de Collège de France, car ils enseignèrent en divers
locaux et ne paraissent pas avoir formé, au début du moins, une
corporation autonome.
Quoi qu'il en soit, linstitution était féconde. « Le nouvel
enseignement, dit M. Lefranc, si précaire et si incomplet qu'il
fût, marque dans Ihistoire de la pédagogie et de l'instruction
publique en France un progrès décisif. Il rompait en visière
avec des habitudçs et des préjugés séculaires, substituant la
liberté à la routine, l'esprit à la lettre. Plus de grades obliga-
toires, plus de licence pour enseigner, plus de frais d'études
arbitraires et monstrueux : des cours indépendans, gratuits,
ouverts à tous ; le grec et l'hébreu envahissant l'Ecole. » Le
succès de ces cours témoigna immédiatement de leur utilité.
Les étudians se pressèrent en foule autour des chaires de Danès
et de Toussaint, professeurs de grec, de Valable et de Guida-
cerius, qui enseignaient l'hébreu, d'Oronce Fine, qui donnait
des leçons publiques de mathématiques. Et, parmi ces étudians,
figuraient quelques hommes destinés à une prochaine illustra-
tion, de futurs érudits tels que Turnobe, des semeurs d'idées ou
des conducteurs d'hommes, tels que Calvin, Ignace de Loyola,
Rabelais. Affranchis des règlemens étroits et des méthodes
LE Collège de frange. 860
surannées, ces maîtres professaient librement. Ils expliquaient
et commentaient devant leurs auditeurs les ouvrages qu'ils
avaient eux-mêmes choisis, souvent ceux dont ils préparaient
alors des éditions. Au lieu d'argumenler dans le vide, ils s'appli-
quaient à faire comprendre la pensée ou les témoignages des
auteurs ; ils enseignaient la langue à l'aide des textes et ils
dégageaient de ces textes des idées et des faits. Cela ne ressem-
blait en rien aux bavardages fatigans et stériles dont retentis-
saient alors les écoles voisines. On sentait, en les écoutant, que
le règne des mots était fini. Enseignement fait de réalité, vrai-
ment substantiel et vivant. Les genâ d'à côté faisaient de plus
en plus ligure de pédans ; ceux-ci étaient des savans et des
hommes.
Pendant tout le xvi'' siècle, sous Henri II et ses fils, le Col-
lège soutint sa réputation, malgré la violence des attaques,
malgré les jalousies et les haines, malgré le déchaînement des
passions religieuses. Il subsista parce qu'il avait pour lui le bon
sens et la vérité. Lorsqu'on parcourt la liste de ceux qui y pro-
fessèrent en ce temps, on y rencontre quelques noms illustres,
quelques autres qui le sont moins, et beaucoup qui ne le furent
jamais. Ne craignons pas de le dire : ce qui assura la popularité
des lecteurs royaux, ce fut moins la valeur exceptionnelle du
petit nombre, celle d'un Turnèbe ou d'un Ramus par exemple,
que l'excellent esprit qui était commun à presque tous. Ils
représentaient l'étude indépendante, sincère, approfondie,
visant à la connaissance sérieuse, l'étude qui enrichit et for-
tifie l'esprit. Auprès d'eux, on apprenait toujours quelque
chose. Cela les distinguait de ceux auprès desquels on n'appre-
nait rien. Aussi l'institution grandissait-elle régulièrement.
L'éloquence latine y avait été admise dès 1534 ; les langues
orientales en 1538 ; la philosophie grecque et latine en 1542 ; la
médecine en 1568.
Le xvir siècle et la première moitié du xvnr lui furent
moins favorables. Le goût des humanités pures et l'esprit de
discipline concordaient mal avec ce qu'on pourrait appeler sa
« vocation. " On ne devait attendre ni de Richelieu, ni de
Louis XIV, ni de Louis XV un bien vif intérêt pour les nou-
veautés scientifiques. Notons toutefois que le développement
des relations avec l'Orient y fit créer en 1681 une chaire d'arabe
et de syriaque, et qu'on y institua en 1670 renseignement du
TOME lU. — 1911. 03
866 REVUE DES DEUX MONDES.
droit canon. Au début du xyiii*^ siècle, nous y voyons paraître
la botanique avec Tournefort en 1706; mais c'est surtout dans
la seconde moitié du siècle, sous Tiufluence du mouvement gé-
néral des esprits, que la vie et le développement du Collège
reprennent quelque essor. L'astronomie s'y fait admettre en
17G0 avec Lalande, la physique générale en 1769 avec Cousin;
puis, en 1773, simultanément, l'anatomie avec Portai, la
poésie latine avec Delille, la littérature française avec Aubert,
le droit de la nature et des gens avec Bouchaud; en 1774, la
chimie; en 1776, l'histoire et la morale; en 177(S, l'histoire
naturelle avec Daubenton ; en 1786, la mécanique et la phy-
sique expérimentale ; en 1793, le turc et le persan, (^cs créations
multipliées étaient vraiment un signe des temps et un témoi-
gnage du rôle que l'opinion publique attribuait aux professeurs
royaux. Le^xviii'' siècle, par ses philosophes, ses penseurs, ses
savans, avait beaucoup fait pour le progrès des connaissances
humaines. Les recherches, les curiosités nouvelles, qui s'étaient
produites dans les académies ou dans les sociétés privées,
venaient tour à tour se faire donner une sorte de consécration
officielle dans les enseignemens du Collège de France. Et il n'y
avait alors rien, dans notre pays ni dans aucun autre, qui fût
comparable pour la variété ou la valeur scientifique au groupe-
ment ainsi constitué.
La haute idée que les esprits les plus éclairés se faisaient du
Collège et de sa destination se manifesta d'une manière intéres-
sante et curieuse dans les projets de réorganisation, aussi gran-
dioses que peu pratiques, dont il fut l'objet pendant la Révo-
lution et le premier Empire. Heureusement, il se trouva défendu
par les circonstances contre les réformateurs, et il resta ce qu'il
était. Grâce à cela, la glorieuse histoire de la science au xix^ siècle
est si intimement mêlée à la sienne qu'il est devenu impossible
de les séparer. Comment rappeler ici, même sommairement, les
titres de tant de maîtres illustres, qui se sont succédé sans inter-
ruption dans ses chaires ? Ce que les sciences physiques et
chimiques ont dû à Biot, à Ampère, à Thénard, à Pelouze, à
Regnault, à Balard, à Berthelot, à Mascart, n'est ignoré de per-
sonne. L'histoire naturelle a étiî représentée, on sait avec quel
éclat, par Cuvier, par Elle de Beaumont, Flourens, Fouqut',
Marey ; la physique mathématique par Joseph Bertrand ; l'as-
tronomie et la mécanique céleste par Delargibre, Serret, Maurice
LE COLLÈGE DE FRANCE. 867
Lévy. La médecine expérimentale s'y est constituée peu à peu
avec Laennec et Magendie ; elle y a trouvé en Claude Bernard
un législateur, qui en a détinilivement établi l'autorité par des
découvertes aussi mémorables que ses démonstrations. Dans
l'ordre des lettres, le Collège n'a-t-il pas été le grand foyer où s'est
formé l'orientalisme et d'où il y a rayonné sur le monde savant ?
Quels noms que ceux de ChampoUion, de S. de Sacy, d'Eugène
Burnouf, d'Ernest Renan ! Et, à côté d'eux, comment ne pas rap-
peler aussi tant de savans qui y ont proféré le chinois, l'arabe,
le persan, le turc, l'assyrien, le sanscrit, Stanislas Julien, Caus-
sin de Perceval, Pavet de Courteille,Oppert, Barbier de Meynard,
Darmesteter? D'autre part, l'archéologie, l'épigraphie, l'histoire,
la littérature, la philosophie, les sciences économiques et poli-
tiques ne sont-elles pas, elles aussi, redevables en grande partie
au même établissement soit de leur essor, soit de quelques-
uns de leurs progrès les plus décisifs? Les noms ici se pressent
si abondamment qu'il serait difficile et d'ailleurs superllu de les
classer, l^numérons un peu au hasard ceux de Boissonade, de
Guigniaut, de Letronne et de Lenormant, ceux de Jean-Baptiste
Say, de Rossi, de Michel Chevalier et de Laboulaye, de JoufTroy
et de Barthélémy Saint-Hilaire, de J.-J. Ampère, de Michelet,
de Philarète Ghasles, d'Edgar Quinet, de Mickiewicz, de Paulin
Paris, de Sainte-Beuve, d'Ernest Havet, de Léon Renier, d'Alfred
Maury, de Deschanel, de Boissier, de Gaston Paris. Liste bien
incomplète, où ne figurent que ceux qui ont disparu, et qui
pourrait cependant constituer à elle seule une page incompa-
rable dans le livre d'or de la pensée française.
Mais ce qui doit être remarqué surtout, c'est que, si la plu-
part de ces maîtres, en entrant au Collège, y ont apporté une
renommée déjà établie, beaucoup d'entre eux cependant
semblent y avoir trouvé un accroissement sensible de leur valeur
personnelle. La liberté dont ils y ont joui leur a permis d'orga-
niser leur travail de la manière la plus profitable. On peut
ajouter que l'esprit de la maison a été d'ailleurs pour eux comme
un élément nouveau et fécondant qui s'est incorporé à leur être
intellect iiel et moral. Et, lorsqu'on y réfléchit, il n'y a rien là
que de naturel. En face de nos anciennes Facultés, dispersées,
dénuées de cohésion et d'autonomie, réduites au minimum de
chaires, le Collège de France, dans les deux premiers tieis du
xix*^ siècle, était vraiment la seule Université qu'il y eût dans
868 REVUE DES DEUX MONDES.
notre pays. Là, le rapprochement d'hommes éminens, le contact
des sciences diverses, l'habitude de délibérer en commun,
l'attachement à une môme tradition, l'usage des mêmes libertés,
le dévouement à un même idéal créaient un mouvement d'esprit
qui n'existait au même degré nulle part ailleurs. On y pensait
avec plus de force, plus de hardiesse et plus de confiance en la
vérité.
Voilà ce qu'il est indispensable de se rappeler pour com-
prendre le Collège de France. Il faut se représenter tout sou
passé, avec la réserve do force qui s'y est accumulée peu à peu,
pour se faire une idée juste de ce qu'il peut et doit être dans
l'avenir. Seulement, il n'est pas moins nécessaire de voir main-
tenant en quoi la renaissance des Universités françaises et le
rapide développement de notre enseignement supérieur ont pu
modifier ses conditions d'existence.
Il
Il est bien curieux de relire aujourd'hui la définition
qu'Ernest Renan donnait, il y a une cinquantaine d'années, du
rôle des diverses Facultés en l'opposant à celui qu'il attribuait
au Collège de France. Bien que ses jugemens et ses vues fussent
loin, môme en ce temps, d'être entièrement justes, rien ne fait
mieux mesurer l'importance des changemens qui se sont pro-
duits depuis lors dans notre enseignement supérieur.
En 18G2, il écrivait ceci : «■ Transmettre le dépôt des connais-
sances acquises, charmer et instruire les gens du monde, voilà
le but des Facultés; former des savans, voilà le but du Collègi;
de France. » Et deux ans plus tard, en 1864, revenant sur les
mômes idées, il les développait en ces termes : « Une distinc-
tion s'établira de plus en plus. Que les chaires de Facultés
continuent à avoir pour but principal de répandre les vérités
acquises, la science déjà faite, nous n'y voyons pas d'inconvé-
nient; mais qu'on ne sacrifie pas à ce besoin légitime d'une
exposition élégante et claire la science en voie de se faire, l'en-
seignement dont le but principal est de découvrir des résultats
nouveaux. Que le Collège de France redevienne ce qu'il fut au
xvi*" siècle, ce qu'il a été depuis à plusieurs reprises, le grand
chapitre scientifique, le laboratoire toujours ouvert où se pré-
!
LI'] COLLÈGE DE FRANCE. 869
parei»- les découvertes, où le public est admis à voir comment
on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et
vérifie ce qui est découvert. » Ainsi, d'an côté, la science déjà
faite, de l'autre, la science en voie de se faire; la première aban-
donnée un peu dédaigneusement aux Facultés, la seconde
réservée au Collège de France, c'était là pour lui une distinc-
tion fondamentale, destinée à « s'établir de plus en plus. » Il
serait aisé de montrer combien, sous son apparence de simpli-
cité, elle était déjà inexacte et artificielle, au temps où il la
formulait. Mais il ne s'agit pas ici du passé, et vraiment ce serait
faire injure au grand et libre esprit qu'était Renan que de sup-
poser qu'il aurait indéfiniment persisté dans une conception si
étroite et si clairement contredite par les événemens.
Qu'est-ce, à vrai dire, que « la science déjà faite? » Serait-ce
par basard le simple exposé des faits acquis? Mais les faits
eux-mêmes, que sont-ils le plus souvent, sinon des états provi-
soires de notre connaissance toujours imparfaite? Et à supposer
qu il y en ait sur lesquels nous n'ayons plus rien à apprendre,
les idées qui servent à les grouper, et qui en font seules la valeur,
puisque seules elles leur donnent un sens, ne nous apparaissent-
elles pas de plus en plus comme essentiellement instables? Il
n'y a donc nulle part, on peut l'affirmer, aucun professeur
digne de ce nom qui réduise sa tâche à enseigner une science '
déjà faite, c'est-à-dire sans doute à répéter ce que d'autres ont
dit avant lui. En tout cas, ce n'est pas dans nos Universités
d'aujourd'hui qu'on aurait chance de rencontrer ce spécimen
vraiment extraordinaire. Les savans qui y professent ont tous, à
des degrés divers, la prétention légitime et nécessaire de con-
tribuer au progrès des connaissances par leurs recherches et de
renouveler sans cesse leur enseignement par des aperçus per-
sonnels. Il serait injurieux et ridicule de vouloir réserver à
quelques-uns, comme un privilège, ce qui est le devoir et l'hon-
neur de tous.
D'autre part, toutes nos Facultés aussi, sans parler de l'Ecole
des Hautes Etudes, de l'Ecole des Chartes, du Muséum, ne sont-
elles pas, de plus en plus, des « laboratoires, » où les étudians
sont admis à voir comment on travaille, comment on découvre,
comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert? » Tous
ceux qui le désirent, et qui ont d'ailleurs une préparation pre-
mière jugée suffisante, peuvent apprendre là comment la
870 HEVUE DES DEUX MO>DES.
science se fait; et ils ne peuvent même l'apprendre que là, s'il
s'agit du moins d'une initiation un peu large; car c'est là seule-
ment qu'ils trouveront réunis et mis à leur disposition tous les
moyens pratiques d'études qui leur s.ont indispensables.
Il est donc clair que cette délinition du Collège de France <
malgré l'autorité dont elle a joui, ne répond en rien à la réalité
présente. Aussi bien, l'idée même d'une définition simple est
probablement à écarter tout d'abord. Les institutions qui ont
une histoire et qui se sont faites peu à peu ne ressemblent pas
à des entités abstraites. Elles sont complexes, elles doivent le
demeurer. Et elles ne peuvent être bien comprises que si l'on
s'abstient de vouloir les circonscrire dans des formules rig^ou-
reuses.
Le Collège de France, nous l'avons vu, a été institué pour
accueillir des enseignemens utiles qui ne trouvaient pas leur
place ailleurs. Ce fut là sa première raison d'être; et bien que
les circonstances aient changé du tout au tout, il ne semble pas
qu'elle ait rien perdu de sa valeur. Sans doute, il n'y a plus
aujourd'hui, nous devons le croire, ni hostilité, ni défiance à
l'égard d'aucune partie de la science. Mais il y a encore et il y
aura toujours des enseignemens qu'un grand pays ne saurait
laisser dépérir, bien qu'ils n'intéressent effectivement qu'un très
petit nombre de personnes. N'est-ce pas le fait, par exemple, de la
plupart des langues de l'Orient, ancien ou moderne, ou encore
de celles de l'Amérique précolombienne? L'Ecole des langues
orientales se charge sans doute d'enseigner l'usage actuel de
quelques-unes de ces langues qui sont aujourd'hui parlées. Mais
il n'est ni dans son rôle, ni dans ses moyens, d'en faire con-
naître l'histoire, d'en étudier scientifiquement les caractères
intimes ni les rapports avec d'autres langues. Quant à celles qui
ont disparu, elle n'a pas à s'en occuper. Cependant, l'étude
approfondie de ces langues importe grandement à la linguistique,
à l'archéologie, à l'histoire, à la littérature comparée. Il serait
inadmissible que notre pays abandonnât à des nations étran-
gères rien de ce qui est nécessaire à la connaissance progressive
de l'humanilé. Faudrait-il donc donner place à de tels enseigne-
mens dans nos Universités? En fait, il no pourrait être question
que de l'Université de Paris. Mais, tout d'abord, celle-ci n'a pas
intérêt à s'accroître démesurément. On peut se demander môme
si quelques-unes des Facultés dont elle se compose ne commen-
I
LE COLLÈGE DE FRANCE. 871
cent pas à être quelque peu encombrées. En y introduisant indé-
lîniment des enseignemens nouveaux et d'une nature trop spé-
ciale, on risquerait d'aboutir d'abord à la confusion, puis à une
dissolution fatale. En outre, il paraît évident que ses règlemens
nécessaires, ses habitudes même, seraient aussi peu favorables
que possible à des enseignemens nés en dehors de ses tradi-
tions. Les spécialistes qui seraient le plus capables de les donner
pourraient fort bien n'être pas pourvus des grades qu'elle exige
avec raison de ses professeurs. Plus ou moins étrangers au
milieu où ils se trouveraient ainsi transportés, ils y seraient par
la force des choses dépaysés et relégués dans un rang secondaire,
ne participant qu'incomplètement à la vie universitaire. Il y
aurait ainsi à la fois inconvénient pour eux et sérieux dommage
pour les études dont ils seraient les représentans.
Voilà, par conséquent, un premier groupe d'enseignemens
dont la place naturelle est au Collège de France, et qui n'ont
chance de prospérer que là. C'est, comme on le voit, un groupe
sans limites précises. Car, à côté des langues citées en exemple,
il comprend, dans l'ordre des sciences aussi bien que dans celui
des lettres, tout ce qu'on pourrait appeler, faute d'une meilleure
dénomination, les « enseignemens spéciaux. »
A ceux-là, il y a lieu d'en ajouter, en second lieu, un cer-
tain nombre d'autres, qui répondent à une curiosité ou même
à un besoin plus général, mais qui sont difficiles à placer dans
nos Universités, parce qu'ils sont et doivent rester en dehors de
tout programme d'examen. Quoiqu'ils se rattachent en général
à des parties du savoir qui sont cultivées ailleurs et qui le sont
parfois depuis longtemps, ils en sont comme des prolongemens
devenus indépendans et qui tiennent à leur indépendance. Les
langues et les littératures anciennes et modernes sont ensei-
gnées dans les Facultés des lettres, les sciences économiques
et politiques le sont aujourd'hui, en partie du moins, dans les
Facultés de droit, les sciences médicales et biologiques dans les
Facultés de médeciae. Mais les leçons qui sont données dans ces
diverses Facultés visent toujours plus ou moins à une sanction
qui prendra la forme d'un diplôme. Sans doute, cela ne doit
pas être entendu troj) rigoureusement. La plupart des maîtres
éminens qui professent dans nos l'niversités savent prendre de
grandes libertés avec les programmes, et personne n'ignore
combien ils font large place dans leurs cours à la science désin-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
téressée. Il n'en reste pas moins que cette destination utilitaire
leur impose un certain assujettissement. Ils se sentent tenus, et
ils le sont en eflet, de donner satisfaction à un besoin d'instruc-
tion qui a ses exigences et ses limites "déterminées. Une Faculté
manquerait au premier de ses devoirs, si elle n'enseignait pas ce
que ses étudians sont obligés d'apprendre. Cela étant, on con-
çoit l'intérêt que presque toutes les sciences peuvent avoir à ce
que certaines de leurs parties soient enseignées, sinon toujours,
du moins quelquefois, dans des conditions tout à fait ditTérentes
de celles-là, c'est-à-dire sans autre considération que celle de
leur valeur propre. Il est bon, il est nécessaire même, à cer-
tains momens, que tel ou tel ordre de recherches, qui serait à
l'étroit dans un cours d'ensemble, puisse en être détaché et qu'il
devienne, pendant un certain nombre d'années, la matière d'un
enseignement distinct, ayant pour fin unique d'en assurer libre-
ment le progrès. Ceci encore est dans le rôle du Collège de
France. Les enseignemens de ce genre ne sont pas par nature
des enseignemens spéciaux, comme les précédens. Ce sont
plutôt des enseignemens détachés et <( spécialisés » pour un
temps indéterminé.
Un troisième groupe pourrait être constitué avec certains
enseignemens « synthétiques. » Il faut entendre par là des en-
seignemens généraux, embrassant un très vaste domaine, dont
les parties forment ailleurs autant de matières d'études dis-
tinctes. S'il est utile, par exemple, que l'histoire de chacune
des grandes religions de l'humanité soit exposée séparément,
on comprend aisément quel profit peut être tiré d'une compa-
raison entre ces religions, aboutissant à y découvrir certains
caractères communs, à mettre en lumière des élémens consti-
tutifs qui appartiennent à certains groupes, à en suivre les va-
riations, à en faire ressortir enfin les convergences ou les di-
vergences, selon les cas. Et ce qui est vrai des religions l'est
également des sciences, des littératures, des législations et de
la plupart des grands faits intellectuels et sociaux. Il est indis-
pensable que ces larges synthèses aient une place assurée dans
un enseignement supérieur qui vise à être complet. Mais, d'autre
part, si l'on songe aux qualités d'esprit vraiment exceptionnelles
qu'elles exigent, à la variété de connaissances sans lesquelles
elles dégénéreraient vite en déclamations creuses, on se convainc
qu'il serait impossible et en tout cas ,fort imprudent de leur
LE COLLÈGE DE FRANCE. 873
assigner des chaires nombreuses et permanentes. Il faut voir les
choses telles qu'elles sont. Les hommes réellement capables de
suffire à de tels enseignemens seront toujours fort rares. Lors-
qu'il s'en rencontre qui offrent les garanties de savoir et de
talent qui sont nécessaires, on doit s'empresser de profiter de
ce qu'ils sont là, sans leur demander ni grades ni antécédens
universitaires. Et quand l'un d'eux vient à disparaître, on ne
doit pas se croire obligé de lui trouver immédiatement un
successeur. Cela revient à dire que la rigidité du système uni-
versitaire ne convient pas aux enseignemens de ce genre ; leur
place ne peut être qu'au Collège de France.
Ces observations nous conduisent à une dernière considéra-
tion qui est capitale pour déterminer le rôle et la raison d'être
de ce grand établissement. Si son existence est nécessaire à la
prospérité et au développement de certaines sciences, elle ne l'est
pas moins pour mettre en lumière la valeur de certains hommes
et pour leur donner le moyen de rendre d'éminens services. Bien
entendu, c'est uniquement de l'intérêt public qu'il doit être
question ici. Mais il est évident qu'an homme de talent, qui s'est
montré capable d'ouvrir à la recherche du vrai des voies nou-
velles, est une « valeur intellectuelle » que la société ne pourrait
dédaigner sans se faire tort à elle-même. Fournir à de tels
hommes les moyens de poursuivre leurs recherches, de déve-
lopper leurs méthodes, de les faire connaître largement et
d'associer à leurs travaux ceux qui peuvent en tirer avantage,
c'est pour elle un profit certain. Mais pour qu'elle puisse le faire
librement, il importe qu'elle ne soit pas gênée par un ensemble
de règlemens et de conditions qui risqueraient d'exclure les
meilleurs. A coup sur, les grades exigés des professeurs des
Universités sont d'une manière générale une garantie excellente,
qu'aucune autre ne pourrait remplacer dans la majorité des cas.
Seultment, comme toutes les garanties possibles, celle-ci est
en même temps une barrière. Or il n'est pas bon de mettre des
barrières partout. L'bistoire du Collège de France l'a surabon-
damment démontré. Dans la liste de ses professeurs, nombreux
sont les hommes de grand mérite qui n'auraient pu enseigner
dans les Universités, faute de satisfaire aux conditions requises,
et qui ont été, cependant, des créateurs de méthodes, des initia-
teurs, des maîtres justement renommés. C'est grâce au Collège
surtout que notre enseignement supérieur a échappé au danger
87 i REVUE DES DEUX MONDES.
de devenir une sorte de corporation fermée. Plus les Univer-
sités se développeront, plus son rôle, à cet égard, apparaîtra
comme indispensable.
Ajoutons enfin qu'il est ouvert à -toutes les sciences indis-
tinctement, — docet omnia, — et qu'il ne peut subsister qu'à la
condition de les faire vivre ensemble, non seulement en équi-
libre, mais dans une communion intime.
Le rapprochement qui se produit ainsi entre elles est tout
autre chose que le groupement, plus administratif qu'intellec-
tuel, qui constitue les Universités. Le Collège a été plusieurs
fois sollicité de se diviser en sections. Après discussion, il s'y
est toujours refusé. Il a sagement fait. Le contact réciproque
des sciences diverses est déjà un des élémens les plus impor-
tans de sa vie et le deviendra plus encore sous le régime fran-
chement libéral qui sera le sien désormais. L'assemblée des
professeurs est appelée en effet à délibérer, non pas seulement
sur des intérêts matériels, mais sur des intérêts proprement
scientifiques, tels que les transformations de chaires et les can-
didatures qu'elles font surgir. Dans la discussion qui s'ouvre
alors, on entend les représentans les plus autorisés des diverses
sciences en concurrence exposer l'état de chacune d'elles, ses
progrès récens et ses besoins actuels; on les entend définir et
caractériser la nature d'esprit des candidats, apprécier l'intérêt
et l'originalité de leurs travaux, indiquer sommairement ce
qu'on est en droit d'attendre d'eux. L'échange d'idées et d'in-
formations qui se produit ainsi est de nature singulièrement
féconde. Il en résulte que tous les professeurs du Collège sont
amenés périodiquement à regarder au delà de leurs spécialités
personnelles, à considérer la science contemporaine dans son
ensemble, à en suivre pour ainsi dire le mouvement, à voir
naître les études nouvelles et à en apprécier l'importance, à se
rendre compte enfin de la valeur relative et changeante des
diverses parties du savoir. Il est impossible que des hommes
habitués à réfléchir n'acquièrent pas par là une habitude com-
mune de regarder toujours en avant. Cette habitude, ainsi
entretenue, constitue l'esprit de la maison. On comprendrait
mal, si on le méconnaissait, le rôle du Collège de France.
LE COLLÈGE DE FRANCE. 875
Ce qui vient d'en être dit nous permet d'examiner maintenant
à quelles conditions il sera en mesure de répondre parfaitement
à sa destination.
La plus essentielle de toutes, c'est qu'il jouisse d'une très
large indépendance. Il faut qu'il soit libre de substituer des
enseignemens nouveaux à des enseignemens anciens, libre de
choisir, sous certaines garanties, les savans à qui seront attri-
buées ses chaires, libre enfin d'adapter la forme de chaque
enseignement, non pas à des convenances extérieures, mais aux
intérêts bien entendus de la science. Expliquons-nous rapide-
ment sur chacun de ces points.
Une des choses qui ont souvent gêné l'essor du Collège de
France, c'est l'incertitude où l'ancien règlement le laissait sur
ses droits en matière de transformations de chaires. Il pouvait
arriver qu'un ministre considérât une chaire transformée comme
une chaire nouvelle, et qu'il usât dès lors du droit qu'il possède
de nommer directement les titulaires des chaires nouvelle-
ment créées, sans présentation, ni par l'établissement inté-
ressé, ni par les Académies compétentes. Il suffisait que cela
fût à craindre pour que le Collège se décidât difficilement à
proposer la transformation dune chaire. Cette appréhension et
cette gêne disparaîtront, s'il est bien entendu que la proposition
d'affecter un crédit déjà existant à un enseignement nouveau,
fût-il d'ailleurs très différent de celui auquel il succède, laisse
le Collège en possession du droit de présentation. C'est ce qui
résulte des termes du règlement nouveau. Cela est indispen-
sable, si l'on veut qu'il remplisse comme il convient sa fonc-
tion propre. La faculté d'évoluer sans peine est pour lui une
condition vitale. Il représente, dans l'enseignement supérieur,
l'adaptation rapide et constante aux progrès de la science.
Cesser de se transformer, s'enfermer dans un cadre rigide, ce
serait de sa part manquer à sa destination même.
Mais celte liberté que le gouvernement reconnaît au Col-
lège, il importe que l'opinion publique, quelquefois mal éclairée,
ne la lui conteste pas hors de propos. On s'est étonné de lui
voir, en certaines circonstances, proposer la transformation de
876 REVUE DES DEUX MONDES.
chaires qui avaient un long el glorieux passé. Il faut pourtant
s'entendre sur ce point. En renonçant passagèrement à des en-
seignemens de ce genre, le Collège de France n'entend pas
déclarer qu'il les considère comme surannés ou qu'il a l'inten-
tion de les abandonner. Seulement, comme il lui est impossible,
à moins de s'étendre au delà de toute mesure, d'accueillir les
enseignemens nouveaux, tout en conservant les anciens, il est
contraint souvent à des sacrifices. En pareille matière, il ne
peut y avoir de principes absolus. Chaque cas particulier doit
être examiné en lui-même, la question étant de savoir si le
sacrifice à l'aire momentanément est compensé par l'avantage
de l'acquisition nouvelle. D'une manière générale, la tendance
du Collège doit être d'incliner vers la nouveauté. Mais il va
sans dire qu'il diminuerait singulièrement son autorité, s'il se
réduisait peu à peu à n'être plus qu'un groupement de spécia-
lités sans cohésion. Le rôle qu'il est appelé à jouer exige que
les études fondamentales y soient toujours fortement représen-
tées. Pour apprécier les recherches nouvelles, il lui faut une
majorité de savans capables d'embrasser du regard l'ensemble
des grandes provinces scientifiques.
Une seconde condition importante, c'est que les cours n'y
soient pas assujettis à une discipline uniforme. Le principe
étant que l'enseignement du Collège a pour objet, non de déve-
lopper un programme quelconque, mais de faire connaître à un
public choisi les résultats des recherches de ses professeurs, le
nombre et la forme des leçons doivent évidemnient corres-
pondre à la nature particulière de ces recherches. Donc, à coté
de celles qui s'accommoderont de la chaire professorale et de
l'amphithéâtre, d'autres seront plus utilement faites dans les
laboratoires, dans les musées, ou encore sur le terrain. Cer-
tains enseignemens comporteront des exposés étendus^ d'autres,
en raison de leur nature même, se condenseront davantage.
Mais ces distinctions ne seront pas faites d'avance, une fois
pour toutes. Car elles ne doivent pas dépendre seulement de la
diversité des chaires, mais aussi et surtout des sujets traités.
S'il ne faut pas que les recherches personnelles absorbent toute
l'activité du professeur et le dispensent d'enseigner, il ne con-
vient pas non plus que l'enseignement l'empêche de poursuivre
des travaux qui doivent en faire toute la valeur. Du moment
qu'on s'accorde à écarter du Collège de, France la simple vul-
LE COLLÈGE DE FRANCK. 877
garisation, il devient impossible d'exiger de ses maîtres qu'ils
soient tenus à parler chaque année pendant le même nombre
d'heures. C'est affaire à chacun d'eux d'organiser son enseigne-
ment sous sa propre responsabilité, en vue d'un résultat vrai-
ment utile. Le contrôle nécessaire appartiendra à l'Assemblée
du Collège, au ministre et finalement à l'opinion publique. Ce
sera le devoir des professeurs de faire en sorte que les hommes
sans parti pris rendent justice à leur œuvre individuelle et col-
lective.
Mais la recherche scientifique, telle qu'on l'entend aujour-
d'hui, ne peut guère se confiner dans l'enceinte d'un établisse-
ment quelconque. Elle doit nécessairement s'étendre au loin,
partout où s'étend le domaine de la science elle-même.
En d'autres termes, il est indispensable que le travail du
laboratoire, de la bibliothèque ou du cabinet d'études se com-
plète par des missions. Tel savant qui étudie les langues an-
ciennes ou actuelles de l'Afrique, de l'Asie ou de l'Amérique
ne peut se passer aujourd'hui de voyager et de séjourner dans
les pays où elles sont nées, où elles ont laissé des traces, où
quelques-unes sont encore en usage. L'archéologue, l'historien,
lo sociologue, le naturaliste sont obligés d'aller au loin s'appro-
visionner d'observations, de renseigiiemens, d'impressions vives
et directes, s'ils n'entendent pas se réduire à un enseignement
jturement livresque. Les professeurs du Collège de France,
voués à la science pure et plus libres d'obligations sédentaires
que ceux des Universités, doivent être particulièrement prêts à
ces explorations lointaines. Le nouveau règlement a inscrit les
missions parmi les formes prévues de leur activité. C'est là un
fait de la plus haute importance. Peut-être ne produira-t-il pas
immédiatement toutes ses conséquences ; car, pour passer du
principe à l'application pratique, il est possible que les res-
sources matérielles fassent encore défaut. N'importe. Les idées
justes ont en elles-mêmes une force qui les rend efficaces tôt
ou tard.
IV
Le rôle du Collège de France, ainsi conçu, est si naturel et
si nécessaire que le développement universel de la science est
878 REVUE DES DEUX MONDES.
en train d'amener en plusieurs pays la création d'établissemens
plus ou moins analogues. En Amérique, nous voyons des mil-
liardaires, soucieux du bien public et s'inspirant de notre exemple
pour faire mieux que nous, créer des centres d'études magnifi-
quement dotés en vue de la recherche libre. La Prusse se
préoccupe den faire autant. On peut donc dire qu'une même
idée se manifeste aujourd'hui partout. Or cette idée est française
d'origine, et c'est en France qu'elle a reçu la première consécra-
tion de l'expérience. Nous nous devons à nous-mêmes de lui
donner aujourd'hui le développement qui nous permettra de
rivaliser avec ces créations étrangères.
Evidemment, ce n'est pas l'Etat français, avec ses charges
toujours croissantes, qui pourra mettre le Collège de France à
même de soutenir cette rivalité. Nous avons quelque honte au-
jourd'hui à ouvrir aux visiteurs du dehors les portes d'un
établissement si glorieux et à leur en laisser voir la misère: ses
laboratoires étroits, insuffisans de toute façon, — on en pourrait
citer qui sont de simples réduits; — ses salles de cours incom-
modes, mal aérées, et en si petit nombre que des auditoires
divers doivent s'y succéder parfois presque sans intervalle ; avec
cela, une médiocrité de ressources qui rend impossibles les
améliorations les plus nécessaires. Que le ministère de l'In-
struction publique soit tenu moralement de remédier à cet état
de choses dès qu'il en aura les moyens, cela est incontestable.
Mais ce qu'il pourra faire, quelle que soit sa bonne volonté, ne
sera certainement qu'une bien petite partie de ce qui doit être
fait. Un grand établissement scientifique a besoin aujourd'hui
d'être riche. Ce n'est pas sur l'Etat que le Collège de France peut
compter pour le devenir jamais.
Lorsqu'il aura reçu l'autonomie financière, qu'on lui promet
à bref délai, son avenir dépendra des libéralités dont il pourra
être l'objet. Les donations en faveur de la science ne sont pas
chose rare dans noire pays. Quelques-unes de nos Universités
en ont déjà reçu d'importantes. D'autres sont laites annuelle-
ment aux diverses Académies. Le Collège de France lui-même
n'a pas été oublié : il conserve avec reconnaissance les noms
des bienfaiteurs qui ont déjà subventionné des cours anciens ou
créé des cours nouveaux. Mais il [ne pourra exercer son rôle
dans toute son ampleur que le jour où il disposera d'un capital
important qu'il sera libre d 'affecter à des entreprises scientifiques
LE COLLÈGE DE FRANCE. 879
de son choix. Il faut songer qu'il n'a pas, comme les Univer-
sités, la ressource toujours croissante des droits d'inscriptions,
d'examens, de diplômes, de bibliothèques. Son enseignement
est essentiellement gratuit. II l'a toujours été, il doit continuer
à l'être. Espérons qu'il se rencontrera tôt ou tard des Mécènes
qui auront à cœur de contribuer à rendre son œuvre largement
féconde. Attacher leur nom à des fondations qu'il sera chargé
d'administrer, ce sera l'associer à l'histoire future de la science
et revendiquer légitimement une part dans son avancement.
Cette coopération libre et confiante entre la richesse et la
science paraît devoir être la condition du bien dans l'avenir.
L'Etat, assujetti à ses lois et à ses règlemens, embarrassé dans
ses entraves administratives, lent à comprendre, lent à se mou-
voir, soumis au régime des filières, des hiérarchies intermi-
nables, est une force immense, mais lourde et maladroite. Le
domaine de l'esprit ne semble pas être le sien. Il y a là trop
d'imprévu, trop de perpétuelle nouveauté, trop de spontanéité,
et il y faut d'ailleurs trop dà-propos pour qu'il ait chance de
s'y montrer à son avantage. Les vives communications des
intelligences ne sont pas son affaire. Que la science, toujours
mobile et entreprenante, courant toujours d'idée en idée, ne
compte pas trop sur lui, et même qu'elle se défie un peu de ses
faveurs. Elle est ainsi faite qu'elle ne peut suivre ses voies qu'à
la condition d'être très peu gouvernée. Née de la pensée libre,
qu'elle ait confiance en la pensée, et qu'elle fasse appel hardi-
ment aux intelligences éprises de vérité, partout où elles se
trouvent.
Maurice Groiset.
EURIPIDE ET SES IDÉES
Comme l'auteur de ce livre (1) l'a très bien dit, il n'y a pas
de livre plus moderne que celui-ci. Euripide était le poète le plus
moderne de l'antiquité. Aussi tout « professeur de la langue
grecque, » comme disait Bossuet de Mélanchton, qui ne renonce
pas complètement à avoir du monde à son cours, s'il n'a pas
l'audace de faire son cours sur Aristophane, le fait, infaillible-
ment, sur Euripide. Euripide est sûr d'intéresser les modernes-
Nietzsche, — dont je m'étonne que M. Masqueray n'ait rien
dit, — Nietzsche le savait bien, qui exécrait Euripide. Il le con-
sidérait comme un élève de Socrate et comme, après Socrate,
le premier qui eût substitué la raison et le raisonnement, la
raison raisonnante et l'analyse dissolvante à l'instinct, à l'ins-
tinct puissant et qui ne se trompe pas, lequel avant Socrate et
Platon dirigeait et poussait et soulevait les hommes.
Il y aurait bien des choses à dire là-dessus que j'eusse sou-
haité qui fussent dites par M. Masqueray, Euripide étant moins
simple que cela, d'abord, et aussi l'instinct, qui poussait les
hommes avant Socrate et lui étant surtout lïnstinct religieux
que Nietzsche déteste de tout son cœur ; et sur cet embrouille-
ment tout au moins apparent il faudrait un peu causer. Enfin
M. Masqueray n'a point parlé de Nietzsche; n'en parlons plus.
Ce qu'il a bien vu, c'est que les idées d'Euripide sont très
modernes. Ce qu'il a bien vu ensuite, c'est jusqiià quel point
elles sont modernes et qu'assez souvent, comme il est naturel,
elles ne le sont pas. Ce qu'il a bien vu ensuite, c'est qu'elles
(1) Euripide et ses idées, par M. Paul Masqueray.
EURIPIDE ET SES IDÉES. 881
sont souvent contradictoires, ce qu'on ne peut guère reprocher
à Euripide, non plus qu'à Nietzsche, non plus qu'à personne,
le seul moyen d'avoir beaucoup d'idées étant d'en avoir qui se
contredisent et le seul moyen de ne se contredire point étant de
n'en avoir qu'une et même de n'en pas avoir du tout.
Ce qu'il a très bien vu ensuite, c'est que ses idées contrariant
son art, Euripide a été souvent gêné et qu'il doit à cette gêne et
les imperfections de ses tragédies et aussi son originalité de
poète tragique. — Que de choses dans ce livre ! Eh ! oui, il y a
beaucoup de choses dans le livre de M. Masqueray.
Euripide est une manière de positiviste très « moral » et
très « sensible, » quelque chose par conséquent comme un
homme du xviii^ siècle qui serait assez mêlé d'un homme
du xix''. Le voilà e?i gros, hélas ! car je songe à toutes les
nuances que je suis forcé d'oublier volontairement; mais enfin
le voilà en gros.
Par suite, Euripide verra la vie sous un autre angle que ses
prédécesseurs, soit au théâtre, soit dans la littérature générale.
Pour lui, la vie est triste et triste à mesure qu'elle avance. Les
enfans (qu'il semble avoir adorés) sont les plus heureux d'entre
les vivans ; les jeunes gens sont heureux encore, mais trop
tourmentés par l'amour, ce « tyran des hommes et des Dieux ; »
les hommes aussi (représentés chez lui surtout par Ulysse,
Agamemnon et Ménélas) sont tourmentés par l'ambition, laquelle
a pour principal effet d'aviHr l'homme ; et enfin la vieillesse,
qu'Euripide a toujours représentée tremblotante, chevrotante
et bronchant à chaque pas, est le plus douloureux état qui soit
au monde
Somme toute, la vie est un fléau, et mieux vaudrait pour tous
n'être pas nés ; car les hommes sont faibles et ils ne sont pas
protégés par les Dieux, si tant est qu'il ne faille pas dire qu'ils
sont persécutés par les Dieux.
Mais ce qui est bien significatif, et ici Euripide n'est pas si
loin d'Aristophane, l'homme qu'Euripide considère comme le
plus heureux des hommes, c'est « le pauvre » (je ne dis pas
l'indigent), c'est le travailleur libre des c\i3.in^s,yAntourgos,
qui laboure péniblement son champ et qui en vit péniblement.
Voilà l'homme heureux autant que le mot peut avoir un sens,
voilà l'homme digne, à la fois modeste et fier, qui peut être
content de lui et des Dieux. Par trois ou quatre fois, Euripide
TOMR III. — 1911. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
est revenu sur cette figure qu'évidemment il caresse et qu'il
aime à peindre avec complaisance.
Sur les femmes, on ne saura jamais quelles ont été les vraies
opinions d'Euripide. Il les a criblées de toutes les épigrammes
qu'on peut justement ou injustement leur adresser. Littérale-
ment, il les a déchirées, comme, selon la légende, il fut déchiré
(matériellement) plus tard par elles.
Et, d'autre part, les plus pures, les plus ravissantes, les plus
sacrées, les plus divines figures de femmes furent tracées par
lui et sont restées la grâce et le charme délicieux de son théâtre.
Qui faut-il croire? Et qui débrouillera? M. Masqueray, —
surtout, il en conviendra, pour nous donner une excellente leçon
sur la condition des femmes au v'' siècle avant Jésus-Christ, —
suppose que quand Euripide se fait le peintre amoureux et res-
pectueux des Iphigénie et des Admète, Euripide songe aux
femmes d'autrefois, aux femmes des temps homériques et que,
quand il se montre « mysogyne, » il pense aux femmes de son
temps, qui (du reste par la faute des hommes) avaient tous les
défauts du monde. Il est possible. J'aurais tendance à croire
que, tout simplement, Euripide adorait les femmes et qu'il en
a dit beaucoup de mal et beaucoup de bien comme tous ceux
qui les adorent. Songez à Dumas fils qui ne se plaindra pas du
rapprochement et qui du reste ne laisse pas de mériter qu'on
le fasse. Dumas fils est le satirique ami du sexe féminin que
l'on sait bien et il est le peintre de Donise, de Madame Aubray et
de quelques autres. Songez encore à Molière et à La Bruyère. On
me dira que Boileau a dit du mal des femmes et est très peu
soupçonné de les avoir aimées. Mais Boileau ne fait que copier
Ju vénal, et sa sortie contre les femmes n'est guère qu'un
exercice de rhétorique supérieure. Enfin on ne saura jamais
pourquoi Euripide a dit tant de mal, et montré tant de bien des
femmes.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il leur a rendu le service de
tracer quelques portraits féminins qui sont les plus beaux de
l'antiquité tout entière, et cet autre service d'avoir inspiré
Racine. Les femmes ne peuvent plus, légitimement, le mettre
en charpie.
Ce qui est plus intéressant encore, si c'est possible, que les
idées elles-mêmes d'Euripide, c'est l'inlkience de ses idées sur
la manière dont il a conçu et conduit ses ouvrages. Euripide
EURIPIDE ET SES IDÉES. 883
s'est trouvé comme pris et serré, ainsi ffii'en un étaii, entre son
génie et ses idées.
Son génie était tragique. Son génie était tragique, parce qu'il
était sensible, plus que sensible, douloureux, sans sérénité, pro-
fondément ému de la misère humaine, pénétré de ce qu'on
appelait, il y a vingt ans, d'un mot assez beau, la religion de la
souffrance. Il était donc porté d'un mouvement naturel vers la
tragédie (sans compter que de son temps, comme du nôtre, on
n'arrivait à la gloire que par le théâtre).
Mais ses idées étaient celles : 1*^ d'un moraliste très pur, très
élevé, presque austère, d'un élève de Socrate (il Ysipeul-être été) ;
2" d'un positiviste, et si le mot est partiellement inexact, je le
sais et ne m'en sers que pour la commodité du discours, et il est
suffisamment juste pour que j'en use pour ma démonstration.
Or les légendes sur lesquelles un tragique du v^ siècle était
forcé de travailler étaient religieuses, toutes imprégnées des
conceptions du monde qui étaient celles des hommes du temps
d'Homère, ou même des hommes antérieurs à Homère. Et ces
conceptions étaient immorales aux yeux d'un socratique, aux
yeux d'un moderne, aux yeux d'un homme orienté déjà vers le
platonisme et même vers le christianisme.
Et encore ces conceptions, non seulement ne donnaient au-
cune explication de la présence du mal sur la terre, mais encore
le représentaient comme voulu par les Dieux et imposé aux
hommes par des Dieux qui étaient jaloux des hommes et qui
prenaient un certain plaisir, — intermittent, capricieux; mais
enfin un certain plaisir, — à les molester et torturer.
H y avait donc un abîme entre les idées d'Euripide et la
matière de ses œuvres, un abîme, je pourrais dire, entre ses
idées et son métier.
Comme philosophe, Euripide est un épisode de cette longue
histoire que j'ai racontée ailleurs, de la morale, chez les Grecs,
sapant peu à peu la religion qui était immorale ou qui était
insuffisante à expliquer les grands problèmes.
Comme artiste, c'est des légendes inspirées par cette religion
même qu'Euripide doit s'inspirer et sur elles qu'il doit tra-
vailler.
Voilà l'abîme et voilà l'extraordinaire et, disons-le, l'insur-
montable difficulté.
Remarquez que, s'il y a abîme intellectuel, pour ainsi parler.
884 BEVUE DES DEUX MONDES.
il y aussi abîme relativement aux temps, aux époques. Euripide
traite des légendes qui remontent à cinq ou six cents ans pour
le moins. Le monde a évolué singulièrement depuis ce temps-
là. Il n'est plus du tout le même ni comme mœurs, ni comme
idées générales, ni même, quoique ce soit ce qui change le
moins, comme sentimens.
Que faire de ces vieilles légendes? Vous me direz: « Il faut,
pour les traiter, précisément se faire leur contemporain; il faut
se faire une âme antique, une âme homérique et préhomé-
rique... » Très juste ceci. C'est précisément ce qu'a fait Eschyle»
lequel, ayant trente ans de plus qu'Euripide, a l'air d'être séparé
de lui par des siècles. C'est précisément ce qu'a fait Sophocle,
à peu pi'ès, trouvant dans son génie littéraire et surtout dans
son âme à la fois artistique et sacerdotale» dans son âme de
prêtre, artiste, le moyen de se représenter à lui-même et de
présenter à ses contemporains la religion antique par ce qu'elle
avait de moral, de fortifiant, de consolateur ou au moins de
respectable, et il y a eu là une réussite tout à fait extraordinaire
sur laquelle j'aurai bien un jour l'occasion de m'expliquer.
Ne retenons qu'une chose pour le moment: oui, pour traiter
de ces légendes ultra-antiques, il aurait fallu d'une façon ou
d'une autre se faire une âme antique ou qui aurait su donner, et
à l'auteur et au spectateur, Vilhision quelle l' était.
Mais Euripide était tout à fait de son temps et, qui bien
plus est, il tenait à être tel. Nul doute que, si Euripide a pro-
digué les sentences morales, s'il a prodigué les dissertations, les
discussions sophistiques et les portraits des Agamemnon et des
Ménélas à la ressemblance des Athéniens du v^ siècle, c'est
qu'il était bien de son temps, qu'il voulait en être et qu'il vou-
lait agir sur lui.
De ceci il résultait, d'abord qu'il se prédestinait lui-même à
l'anachronisme, et en effet il y est souvent tombé; ensuite qu'il
établissait lui-même une antinomie entre ses sujets et ses idées
et entre ses sujets et sa manière.
Il ne s'est pas tiré, comme on dit, de tout cela ; mais il a fait
à travers tout cela des évolutions très brillantes. Tantôt il accuse
les Dieux ou les fait accuser par ses personnages, puisque les
Dieux sont immoraux. Tantôt il les transforme et il en fait des
Dieux vertueux et ils sont reconnaissables s'ils peuvent et il n'en
a pas grand souci. Tantôt il les altère dans deux sens différens.
EURIPIDE ET SES IDÉES. 88S
Admettons, ce qui est à peu près vrai, cfu'Héraclès ait été
pour les poètes grecs le représentant de la justice sur la terre.
Hercule promenant l'éternelle justice
Sous son manteau sanglant taillé dans un lion.
Soit. Qu'en fera Euripide, dans Alcestel D'une part, quelcfue
chose de moins, d'autre part quelque chose, sinon de plus,
sinon de tout autre et de plus touchant. Il en fait d'abord une
espèce de soudard goinfre, ivrogne et éclatant quand il est à
demi ivre, en propos gaillards et en chants bachiques ou plutôt
herculéens. Puis, quand Héraclès apprend que son hôte a perdu
sa femme et que lui, Héraclès, a profané par sa conduite une
maison en deuil, il a honte, comme un grand enfant ; et, non
pas du tout par inspiration de justice, mais pour réparer sa
faute, en brave garçon qu'il est, il jure à Admète qu'il arra-
chera Alceste au Dieu de la mort et qu'il la rendra à son époux.
Voyez-vous, dans la première partie, l'aversion d'Euripide
pour la mythologie qui divinise la Force, son aversion aussi,
bien connue, pour les athlètes ; dans la seconde partie, sa sensi-
bilité, son plaisir à peindre des hommes un peu « peuple, »
mais doués de bons sentimens généreux et cordiaux; et nulle
part, ce me semble, le sens de la grande mythologie, ce sens
de ce que la mythologie contenait de grand et de profond, ni
I non plus le goût de le rechercher, ni non plus le désir de le
' mettre en lumière et en lumière pure et radieuse, tous senti-
j mens qu'an Sophocle avait si bien.
i Voyez encore comment Euripide traite d'Hélène. Le plus
souvent Hélène est pour lui « l'éternel féminin » dans tout ce
qu'il a de redoutable, de perfide et de détestable. Et puis ailleurs
il la peint sous tous les dehors et dans tout l'état et je dis même
r l'état d'âme d'une matrone romaine ; mais jamais, ce me semble,
il n'a touché le point, le point mytholoa^ique, si je puis dire:
j Hélène considérée comme une force de ia nature aveugle et
fatale contre laquelle on n'a rien à dire, en faveur de laquelle on
ne saurait dire rien, tant elle est irresponsable, et c'est certaine-
ment cette manière de prendre les choses qui est épique au plus
haut point et qui, si un homme de théâtre comme Euripide
s'y appliquait selon son art, deviendrait éminemment drama-
tique.
A la vérité, il nous a conservé, dont nous lui devons savoir
886 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus grand gré, la légende la plus profonde relativement à
Hélène, cette légende selon laquelle Paris aurait enlevé, non
point Hélène, mais un fantôme, et selon laquelle, pour ce l'an-
tôme, Grecs et Troyens auraient combattu et se seraient entre-
tués pendant dix ans. Ceci, « par exemnle, » est merveilleux.
Hélène est un rêve, et c'est pour cela qu'elle est si belle ; Hélène
est un rêve, et c'est pour cela que le temps n'a pas de prise sur
elle; Hélène est un rêve, et c'est pour cela que tous les hommes
et Ulysse lui-même (ce qui, du reste, m'étonne) lui sacrifient
leur vie et sont éternellement à son service.
Celui qui a trouvé cela, il l'avait, le sens mythob)gique et le
sens philosophique et le sens de la profonde philosophie que
contient la mythologie! Hélène est un fantôme. Cent mille Grecs
la poursuivent dix ans à travers mille dangers et d'innom-
brables souffrances et son mari de retour dans sa maison (ce
nest pas tout à fait cela ; mais il n'importe) la retrouve tran-
quillement assise à ce foyer qu'il n'aurait pas dû quitter. Rêve
de gloire, rêve de fortune, rêve de bonheur, tous les rêves sont
ainsi et à les poursuivre on commet pareille erreur burlesque.
0 vie de tous les hommes, ou à peu près, tu t'appelles Hélène !
Oui, donc, Euripide a bien fait de nous conserver ce mythe
beau comme un mythe de Platon que raconterait Socrate-
Oserai-je dire qu'il l'a gâté? Oserai-je dire au moins que, sous
sa main, il est devenu un peu mesquin, un peu inférieur et je ne
voudrais pas dire un peu vulgaire, mais un peu bourgeois?
Autant en pourrai-je hasarder de tous les mythes et de toutes
les légendes dont s'est emparé Euripide, sauf exception, que
pour le moment je ne vois guère. Cette admirable (car ellelest)
tragédie d'^/ce5/6', elle-même, estdéparée par le plus incroyable
mélange, non pas de comique et de tragique, mais de tragique
et de bouffon (je dis en dehors même du rôle d'Héraclès) que
l'on paisse rêver. Le rôle d'Admète et celui du vieillard son
père en sont tout tachés, comme à plaisir.
Non, entre la mythologie et Euripide il y avait antipathie et
entre son esprit et les nécessités de son métier, lequel était de
travailler sur les légendes mythologiques, il y avait bien con-
tradiction intime.
H s'en est tiré, tout au moins au point de vue de l'immora-
lité qu'il voyait dans les Dieux, par son invention (car, en vérité,
c'est bien une invention qui est de luf), par son invention de la
EURIPIDE ET SES IDÉES. 887
Diké. Les Dieux sont injustes, soit ; ils sont ou contre la justice
ou ind/fférensh. la justice. Eh bien ! de la justice même faisons
un Dieu que nous opposerons aux autres.
Et il l'a fait, avec je ne sais cfuelle hésitation quelcfuefois,
avec une singulière force très souvent. Il faut ren applaudir
d'abord, el puis voir ensuite là le signe curieux et d'une évolu-
tion de la pensée morale des Grecs et d'une faculté i^e jeu artis-
tique qui leur est toute particulière. La lutte entre le passé et
l'avenir est, chez eux, celle-ci : l'homme se posant contre la
nature. C'est le spectacle delà nature qui a donné autrefois aux
hommes l'idée de Dieux immoraux. La conscience, en se déve-
loppant, leur donne l'idée de la morale. Donc l'homme va se
trouver opposé aux Dieux aussi bien qu'à la nature. Non pas!
Comme ils sont, par leur complexion naturelle, créateurs de
Dieux, ils vont, seulement, ou ils vont au contraire^ comme on
\oudra, créer des Dieux nouveaux, selon leur conscience. En
voici un qui crée Diké ; car à très peu près on peut dire qu'il l'a
créée. Tout à l'heure il en viendra un qui créera les Idées, èires
réels, tout de raison et d'idéal, mais êtres réels, qui constituent
toute une mythologie nouvelle, tout un Olympe. Platon mé-
prise l'ancienne mythologie et ceux qui la chantent, mais parce
qu'il est Grec, il ne peut détruire une mythologie que par une
autre et en en créant une autre.
Ainsi, très évidemment, commençait à faire Euripide.
Quoi qu'il en soit, il y avait, pour parler comme les Alle-
mands, une antinomie entre sa jnatière et son art, ou plutôt
entre sa matière et ses idées inspirant son art, et parce qu'il était
très habile, il s'en est tiré brillamment, mais non pas sans em-
barras et non sans que de son embarras mille traces, embar-
rassantes à leur tour, ne restassent dans ses ouvrages.
Le fond de ma pensée, le voici, tout naïvement. Il était né
pour faire des drames, des drames réalistes, des drames bour-
geois, à telles enseignes que ses tragédies mythiques prennent à
chaque instant le caractère, la couleur et le ton de drames
bourgeois. Il aurait dû inventer franchement le drame bourgeois
athénien, être un La Chaussée de génie, ou plutôt un premier
Ménandre, plus pathétique, sans doute et plus profond que le
second. C'est une vision. Elle me paraît assez sensée.
Prenant maintenant Euripide comme philosophe, deman-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
dons-nous ce qu'Euripide a pensé des Dieux de son temps au
point de vue de l'existence du mal sur la terre.
C'est la grande question, personne ne l'jgnore, de toute
théodicée, ancienne, moderne et future. Il ne faudrait pas me
pousser beaucoup pour me faire dire que même il n'y en a pas
d'autre.
Les Dieux ont créé le monde ; les Dieux veulent ce qui est
dans le monde; le monde est la représentation de leur volonté;
en particulier ce qui arrive aux hommes est leur ouvrage,
puisque, d'une part, ils inspirent aux hommes leurs actes ;
puisque, d'autre part, ils donnent aux hommes bonheur ou
malheur, succès ou échec dans leurs entreprises, santé ou mala-
die, mort prompte ou tardive, etc.
Or il existe dans le monde du mal, ce qui semble indiquer
de la part des Dieux désir de mal, volonté de mal, méchanceté.
Et, de plus, il existe du mal immérité, ce qui semble révéler
des Dieux injustes.
Remarquez que la question est moins embarrassante pour un
polythéiste que pour un monothéiste. Assurément; car le poly-
théiste, croyant à une multitude de Dieux, peut croire qu'il y a
des Dieux bons et des Dieux méchans et qu'ils sont en conflit et
en lutte entre eux. Au fond, — et ceux qui ramènent toutes
choses à une question de sociologie, en quoi, du reste, j'estime
qu'ils ont tort, l'ont dit bien longtemps avant moi, — la concep-
tion mythologique est une idée aristocratique et les Grecs ont
envisagé les Dieux comme une cité grecque. Il y a une aristo-
cratie céleste : dans cette aristocratie il y a de très bons aris-
tocrates qui aiment le peuple, c'est-à-dire les hommes, toujours
ombrageux du reste et capables de Némésis ; mais enfin qui
aiment le peuple, c'est-à-dire les hommes et qui leur font du
bien. Et il y a des Dieux méchans, malintentionnés, qui versent
les maux sur les hommes par mauvais esprit.
Ceci explique suffisamment l'existence sur la terre du mal, et
du mal immérité.
Le monothéiste au contraire, ne concevant qu'un seul Dieu,
est bien forcé de lui attribuer, à lui comme cause et comme
cause unique, tout le bien et tout le mal ; et il est efTrayé et
scandalisé dn mal qui vient de Dieu . La présence du mal sur la
terre est donc moins embarrassante pour un ancien que pour un
moderne.
EURIPIUE ET SES IDÉtS. S89
Cependant^ d'une part, il est très difficile de ne pas considérer
les Dieux comme « faisant bloc, » pour ainsi parler, comme étant
une àme composée de plusieurs âmes, tout au moins comme
avant à l'égard des hommes le même esprit général et quand le
païen dit, non pas : « un Dieu l'a voulu, » ce que je reconnais
qu'il dit souvent; mais « les Dieux l'ont voulu, » ce qu'il faut
reconnaître qu'il dit souvent aussi, il considère l'ensemble des
Dieux comme étant « la Divinité, » un pouvoir supérieur qui,
généralement et sommairement, est d'accord avec lui-même et
n'a Q^anc volonté générale.
Et la difficulté reparaît. *
Et, d'autre part, le monothéisme, ou au moins une espèce de
monothéisme est si naturel chez les hommes, comme Voltaire,
trop strictement, trop étroitement, mais point sottement, l'a
répété un millier de fois, que le païen ne pouvait pas s'abstenir
de faire remonter au Dieu président, au Dieu archonte, la res-
ponsabilité du mal sur la terre et se représentait Zens lui-
mhne comme ayant à sa droite le tonneau des biens, à sa gauche
le tonneau des maux et comme puisant tour à tour dans l'un
et dans l'autre.
Et la difficulté reparaît plus forte encore, et tout compte
fait elle est à peu près aussi forte pour un païen que pour un
monothéiste.
Et qu'en a donc pensé Euripide, qui, du reste, était évidem-
ment plus monothéiste que païen?
Il en a pensé que l'existence du mal sur la terre accusait les
Dieux et qu'il était assez difficile de les justifier. Il a envisagé, au
hasard de ses travaux dramatiques : 1° le mal que les Dieux font;
2° le mal qu'ils permettent sans le punir; 3° le mal qu'ils excusent
par leur conduite, et que par conséquent ils encouragent.
Les Dieux font le mal : par exemple, ils ordonnent à un fils
de tuer sa mère par application de la loi du talion. C'est une
chose abominable. Euripide précisément, et sans doute pour
l'incriminer, la représentera comme une chose abominable. Il
ne fait pas Clytemnestre très odieuse, pour que le crime sacré
d'Oreste soit plus odieux et pour qu'une protestation s'élève
contre le Dieu qui a formellement ordonné ce crime et qui nn
est responsable. L'intention en est évidente, ou, au moins, elle
est infiniment probable. Il faut examiner VÉlectre d'Euripide
ligne par ligne à ce point de vue.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Ailleurs, c'est le vénérable roi Thésée, c'est le saint roi Thésée,
le Moïse ou le Numa d'Athènes qui fait ces déclarations bien
graves : « Pas un homme n'est à làbri des coups du sort; pas
un Dieu non plus, si les poètes ne mentent pas. N'ont-ils pas
formé entre eux des unions contre toute loi? Pour régner, n'ont-
ils pas chargé leurs pères de liens honteux? Et pourtant ils
habitent l'Olympe et ils portent légèrement leurs crimes. »
Ici le blasphème est net, ou tout au moins l'incrimination
est formelle.
Héraclès n'est pas moins sévère à l'égard de ces Dieux qui
semblent l'avoir persécuté non pas quoiqu il fût juste, mais
parce qu'il était un juste : « Zeus, quel que soit le Dieu qu'on
appelle de ce nom, a fait de moi dès ma naissance l'ennemi
d'Héra. J'étais encore au berceau ; cette déesse jalouse m'a envoyé
des serpens pour me tuer. Et quels travaux plus tard ai-je eu à
accomplir sur la terre et dans l'Erèbe pour en arriver en dernier
à ceci: massacrer mes propres enfans! Enfin Héra doit être
heureuse. Qu'elle danse donc, l'illustre épouse de Zeus, qu'elle
batte de sa sandale le sol divin de l'Olympe ! Elle a obtenu ce
qu'elle voulait. J'étais le premier des Grecs; elle m'a abattu,
anéanti. Qui voudra désormais adresser des prières à une divinité
pareille? Pour une femme, pour une iniidélité de son époux,
elle m'a perdu, moi, le bienfaiteur des Grecs. Et je ne lui avais
rien fait. »
Voilà (et je vous prie de croire que je pourrais citer beaucoup
d'autres exemples), pour ce qui est du mal que les Dieux font
eux-mêmes, spontanément.
Pour ce qui est du mal qu'ils permettent et que par consé-
quent ils font encore ; car puisqu'ils pourraient l'empêcher, c'est
encore le faire, écoutons Euripide. Bellérophon,à la vérité classé
par l'antiquité, pour ainsi parler, comme l'ennemi des Dieux,
mais à qui Euripide semble accorder bien volontiers et main-
tenir bien complaisammenl la parole, s'exprime ainsi : « On
affirme que dans le ciel il y a des Dieux! Il n'y en a pas, non, il
n'y en a pas. Cessez de répéter sottement cette vieillerie. Ne me
croyez pas sur parole, voyez de vos propres yeux. Je prétends,
moi, que les tyrans font périr les hommes par milliers, qu'ils
les dépouillent de leurs biens, qu'au mépris de la foi jurée, ils
détruisent les cités et que, malgré cch, ils sont plus heureux que
ceux qui adorent chaque jour tranquillement les immortels. Je
EURIPIDE ET SES IDÉES, 891
sais de petites cités qui les adorent aussi. Et cependant elles sont
soumises à des cités impies, qui sont plus grandes qu'elles : le
nombre des lances triomphe, parce qu'il est le plus fort. J'en
suis certain; si vous priiez les Dieux sans rien faire et si vous
attendiez d'eux, les bras croisés, votre nourriture, vous sauriez
vite qu'il n'y en a pas. Cest le bonheur ou le malheur des hommes
qui leur donnent une existence. »
Ceci est presque le leit-motiv d'Euripide et M. Masqueray a
bien raison de dire que « ces critiques étaient si familières à
son esprit qu'elles formaient, pour ainsi parler, une partie de
sa conscience et qu'il les exprimait chaque fois d'une façon
différente, selon l'âme dont il douait ses personnages ; » mais
toujours dans un esprit identique au fond.
Sa pensée sur ce point semble bien résumée dans ce vers qui
est bien de lui ;
Si les Dieux font le mal, ils ne sont pas des Dieux.
Ce vers renferme toute une philosophie qui va se constituer
pour se répandre et qui, se mêlant à des idées religieuses et à
des idées morales venues de l'Orient, formera une religion
radicalement destructrice du Paganisme.
Pour autant Euripide est-il athée? On l'a certainement un
peu cru autour de lui. Aristophane fait dire à une pauvre
veuve, mère de cinq enfans en bas âge et qui cherche à gagner
sa vie par un petit commerce d'objets de piété : « Je vivais
tant bien que mal en tressant aux Dieux des couronnes ; mais
voilà que cet individu a persuadé aux spectateurs, dans ses
pièces, qu'il n y a pas de Dieux : depuis ce jour, je ne vends
plus la moitié de mes couronnes. »
Il est bien certain qu'Euripide n'a pas craint de faire pro-
noncer sur le théâtre d'Athènes qui était un temple, soit des
paroles nettement athéistiques, soit des paroles dont la conclu-
sion naturelle devait être l'athéisme.
Mais était-il athée pour cela? Il n'y a guère lieu de le croire.
D'abord, de la part d'un Grec ce serait bien extraordinaire. Je
ne dis pas que ce fût impossible. Il y a des exemples peu dou-
teux. Mais je dis que ce serait extraordinaire. Ensuite il est
visible que, de temps en temps, Euripide cherche à excuser les
Dieux en rejetant, en détournant plutôt les crimes des Dieux
sur les hommes. Dans Iphigénie à Aulis, c'est assez apparent.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Remarquez qu'Iphigénie croit que le sacrifice de sa vie importe
au salut de la patrie et c'est à cela qu'elle s'immole ; mais elle
ne semble pas croire qu'Artémis demande sa mort. Elle dit :
« S'il est vrai qu'Artémis demande" ma mort... » Les formes
dubitatives qu'elle emploie à plusieurs reprises semblent trahir
chez le poète une demi-intention de laisser Artémis en dehors
du débat. En tout cas, Iphigénie ne dit point : « Puisque Artémis
demande ma mort » ou : « Artémis demande ma mort; il n'y
a qu'à obéir. »
De plus, ici, Euripide a trouvé un bouc émissaire qui
décharge d'autant les Dieux. Aucun Grec ou aucune Grecque ne
peut dire légitimement ni raisonnablement dans Iphigénie à
Au lis :
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit!
et, de la façon dont Euripide a conduit sa pièce, tous les Grecs
doivent dire .•
Implacable Galchas, toi seul as tout conduit!
Ailleurs il ne laisse pas de se servir de cette explication si
connue, môme dans l'antiquité, beaucoup plus connue depuis,
qui consiste à dire que si, très souvent, rimwceiit est puni,
c'est-à-dire malheureux, c'est qu'il expie pour d'autres, pour ses
ancêtres, pour l'un de ses ancêtres, souvent éloigné. C'est
l'élernelle théorie de la réversibilité des expiations. « De celui
qui aura mangé des fruits verts les petits-enfans auront les
dents agacées. » — « Nous expions pour nous-même «u pour
d'autres. » (Victor Hugo.)
Cette théorie, dont je crois avoir ailleurs expliqué la genèse
en disant que puisque l'hérédité physiologique est incontes-
table et qu'un petit-fils est malade par suite de l'imprudence de
son grand-père, il n'a pas paru plus étonnant que l'hérédité
morale existât et que les fils fussent punis pour la faute de
leurs pères, étant donné, surtout, que la maladie elle-même était
considérée comme une jjunition céleste; cette théorie, que je
n'exposerai pas plus longuement aujourd'hui et surtout que je
ne discuterai pas, Euripide l'a acceptée ; il a bien été forcé de
l'accepter puisque presque tous les sujets qu'il traitait en
étaient pleins, et c'est ici que reviendrait ce que j'ai dit de
EURIPIDE ET SES IDÉES. 893
l'antinomie entre l'esprit d'Euripide et ses sujets; il l'a donc
acceptée; mais avec toutes sortes d'embarras et de réserves qu'il
est intéressant d'étudier un moment.
Euripide accepte la loi de la réversibilité de l'expiation. Il
fait dire « Bippolyte lui-même: « Je succombe à cause des
fautes des Pallantides. » Il n'y a rien de plus clair, il n'y arien
de plus théologique, de plus orthodoxe.
Euripide, à mon avis, l** accepte la loi de réversibilité expia-
toire ; 2° l'explique, la commente, l'adoucit, lui donne un tour ;
3° ne peut point, naturellement, s'empêcher de l'incriminer et
de protester contre elle.
Donc Euripide a été extrêmement frappé, obsédé, torturé
même, comme tant de philosophes et tant de poètes philosophes
grecs par la présence du mal sur la terre ; il l'a trouvée souve-
rainement injuste ; il a trouvé qu'il y avait là de quoi exécrer
les Dieux ou douter de leur existence; dans cette pensée, il a été
souvent jusqu'à des paroles athéistiques, très graves, très auda-
cieuses, qu'il n'a émises que couvert par ses personnages et d'une
façon très impersonnelle, extrêmement graves et audacieuses
pourtant, et qui font parfaitement comprendre que les Athé-
niens, tout en l'adorant, aient si rarement, — si rarement que
c'en est invraisemblable, — couronné ses tragédies ; enfin cette
existence du mal sur la terre, il l'a quelquefois, très peu de fois,
expliquée un peu dune façon qui n'était pas trop défavorable
aux Divinités.
Reste qu'il sapait la mythologie et que ce n'est pas une erreur
d'Aristophane d'avoir cru qu'il la battait en ruine.
A-t-ll conclu ? S'est-il arrêté à une doctrine nette, précise,
bien délimitée et bien définie? Il semble que non. Si l'on con-
sulte sa probablement dernière pièce, qui est tout au moins une
des dernières et qui fut écrite dans sa vieillesse, on trouve en
lui une philosophie mélancolique, désenchantée, découragée,
résignée et pieuse (j'entenJs toute parfumée de vie intérieure
et contemplative). Le stoïcisme, qui n'existe pas encore, semble
être déjà là et en vérité y est déjà ; car Euripide a été un pré-
curseur en beaucoup de choses, et il a tant d'avenir dans l'esprit
qu'antérieur à Socrate, il semble être son disciple, et qu'antérieur
à Zenon, il semble avoir conversé avec lui.
Ce stoïcisme tendre et qui n'a rien du sto'icisme tendu, et
qui est répandu dans les Bacchantes, en voici comme les for-
Si)4 REVUE DES DEUX MONDES.
mules, que je me borne à détacher du contexte et à présenter
comme des axiomes.
La vie est courte et on l'emploie mal ; on l'emploie à pour-
suivre des rêves chimériques et l'on perd le fruit du présent.
Détournez-vous de ce qu'enseignent les orgueilleux et
contentez- vous de la croyance et des pratiques de l'humble
multitude.
Les traditions héréditaires ne sont pas seulement respec-
tables à cause de leur antiquité ; mais aucun argument ne les
renversera, fût-il imaginé par l'intelligence la plus déliée.
Si l'on cherche le bonheur, c'est dans la modération des
désirs, dans l'observation constante de la loi morale, dans une
vie pieuse et pure qu'on le trouvera et non dans la science qui
n'est pas enviable parce qu'elle ne le contient pas.
Evidemment, Euripide vieillissant inclinait vers une sorte de
résignation silencieuse en présence des grands problèmes qui
l'avaient tant et si longtemps attiré. A quelle époque a-t-il
écrit : « è gar siôpé tais sofoïsin apocrùis » (Le silence est la
réponse des sages) ? On ne le sait ; car ce mot ne nous est arrivé
que dans un fragment ; mais, quelque sens particulier, du reste,
qu'il puisse avoir, il est beau de toute façon et il est probable
que ce silence des sages a été la dernière attitude du poète
philosophe.
Au premier regard, on se demande un peu pourquoi Euri-
pide et Aristophane ne sont pas d'accord, ou tout au moins
pourquoi Aristophane a été si cruellement ennemi d'Euripide.
Est-ce une question religieuse qui les a séparés? Non, semble-t-il,
puisque, si Euripide n'est pas très respectueux envers les Dieux,
Aristophane l'est encore moins.
Pour ce qui est de lamprale, c'est à l'inverse, mais, au point
de vue de l'accord, c'est identique. Aristophane est profondément
moral et Euripide aussi. Aristophane, malgré ses tableaux licen-
cieux et ses propos obscènes, est énergiquement partisan d'une
morale sévère et pure et les plus belles, peut-être, exhortations
à la moralité sont parties de « cet effronté qui prêche la pudeur. »
Est-ce la politique qui les a éloignés l'un de l'autre et placés
l'un en face de l'autre? Ceci serait plus probable, plus vraisem-
blable; mais encore ceci ne se voit pas très distinctement. Aris_
tophune appartenait, soit au parti aristocratique: c'est l'opinion
EURIPIDE ET SES IDEES.
89!
de Goual et c'est la mienne ; soit au parti de la démocratie mo-
dérée et sage, au «centre gauche; » et c'est l'opinion de M. Mau_
rice Croiset. En tout cas, on ne peut guère, je crois, discuter
là-dessus, il détestait la démagogie.
Eh bien Euripide aussi! Euripide n'a jamais laissé passer
une occasion de mépriser la foule ignorante et ses capriceset
ses aveuglemens et de maudire ceux qui la conduisent et qui
l'exploitent, les orateurs populaires et les industriels de la
politique.
Quoi donc?
Eh bien ! la vérité, c'est justement qu'Euripide et Aristophane
au fond sont parfaitement d'accord, mais sont en divergence
extraordinaire sur tous les moyens de réaliser et de mener à
bien leurs idées communes.
Aristophane et Euripide voudraient une cité honnête, sage,
pacifique, libérale, d'une énergique et virile moralité. Seulement,
Aristophane voit cette cité dans le passé et Euripide l'espère de
lavenir. Aristophane veut donc conserver tout le passé et Eu-
ripide, sans paraître avoir dans le progrès une confiance naïve,
cependant n'aime pas le passé et croit que c'est sous d'autres
formes que celles du passé que moralité, honnêteté, sagesse et
justice peuvent se réaliser relativement.
Et ainsi tous deux sont réformistes, mais l'un est réformiste
en arrière et l'autre est réformiste en avant; et l'un dit : « re-
gardez devant vous et créez un grand avenir » et l'autre dit :
« regardez le glorieux passé et recrèez-\çi. )>
Ils sont bien d'accord sur V objet ; mais ils le placent l'un ici
et l'autre là; de sorte qu'ils sont bien d'accord; mais qu'ils se
tournent le dos. Cela arrive.
Guidés par cette idée générale, laquelle n'est vraie, comme
toutes les idées générales, que d'une vérité relative, mais enfin
qui n'est pas fausse, suivons Aristophane dans sa guerre contre
Euripide.
Il y a dans Aristophane, contre Euripide, des épigrammes
qui sont des critiques littéraires, des épigrammes qui sont des
critiques morales, et des épigrammes qui sont des critiques
religieuses.
Au point de vue littéraire, Aristophane reproche surtout à
Euripide d'avoir rabaissé, dégradé la tragédie. Eschyle était
emphatique ; mais Euripide est trivial et prétentieux.
896 PEVUE DES DEUX MONDES.
Au point de vue moral, son influence a été désastreuse. On
peut dire sans doute (et Aristophane qui, tout compte fait,
songe surtout à s'amuser, le dit lui-même tout le premier) que
sa haine clairvoyante à l'endroit des femmes a ouvert les yeux
aux maris, ce qui peut être un bénéfice matériel, en quelque
sorte, de la morale. Ecoutez les aveux, en même temps que les
récriminations de cette gaillarde : « Il y a longtemps que je
soufl're de nous voir insultées par Euripide, ce fils de fruitière
qui nous prodigue toutes sortes d'outrages. Nous a-t-il assez
criblées, calomniées partout où il y a des spectateurs, des tra-
gédiens et des chœurs.'' Ne nous traite-t-il pas de galantes,
d'amoureuses, d'ivrognesses, de traîtresses, de bavardes?... »
Sans doute Euripide a fait tout cela et il pourrait dire :
« Suis-je donc pas un bon serviteur de la morale, puisque j'en
suis comme le cerbère? » Oui, si l'on veut; mais est-ce en être
bon serviteur que de « représenter sur la scène tout ce qu'il y
a eu de perverses ; » que de « ne mettre sur la scène que des
Ménalippes et des Phèdres, en omettant avec soin Pénélope,
parce qu'elle passait pour vertueuse? »
Glissons, si on nous le demande, sur ce chapitre des
femmes. Euripide pourrait répondre que, s'il a omis Pénélope,
il n'a point omis Alceste, et quel homme, après avoir supplié
tout le monde de mourir à sa place, notamment son père, et
très inutilement, ne serait heureux d'avoir une femme qui, de
tout son cœur, se précipite dans l'Adès pour qu'il n'y aille que
beaucoup plus tard?
Mais Euripide, s'il a pu servir indirectement la morale quel-
quefois, l'a attaquée directement maintes fois. Il a fait dire à un
personnage en parlant d'un serment : « Ma bouche a juré ; mais
non pas mon cœur, » maxime odieuse qu'Aristophane répète à
satiété, comme si c'était Euripide qui l'eût proférée lui-même et
en son propre nom.
Il a mis sur la scène des « hymens infâmes, des prostitu-
tions, des adultères et des incestes. » Qu'il dise lui-même ce
qu'on doit admirer dans un poète. Qu'il réponde. Il répond, très
imprudemment : « Les sages conseils qui rendent les citoyens
meilleurs. » — « Eh bien ! s'écrie Eschyle, si tu as manqué à ce
devoir, si d'honnêtes et purs qu'étaient les hommes tu en as
fait des vauriens, quel châtiment crois-tu mériter, si ce n'est
la mort? Voyez donc quftls hommes bons et grands et braves je
EURIPIDE ET SES IDÉES. 897
lui ai laissés; ils ne fuyaient pas les charges publiques;
ce n'étaient pas comme aujourd'hui des fainéans, des fourbes
et des charlatans ; ils ne respiraient que lances, piques,
casques aiix blanches aigrettes, cuirassés et cuissards; c'éiaient
des âmes doublées de sept cuirs de bœuf. » A l'œuvre on con-
naît l'artisan. Qu'est-ce que, pour sa part, Euripide a fait
d'Athènes?
Mais, pourrait répondre Euripide, et c'est en effet ce qu'il
répond, mon métier est d'abord de peindre la vie et l'histoire.
« Ce n'est pas moi qui ai inventé l'histoire de Phèdre. »
Oh ! Le voilà le grand argument des immoralistes sournois.
J'écris la vie, j'écris l'histoire; je ne les contresigne pas; je ne
les recommande pas ; je ne les donne pas comme des modèles.
Ceci est une simple hypocrisie. Dans l'histoire et dans la vie, le
poète a la liberté de choisir et ce n'est pas un très bon signe
qu'il choisisse ce qu'il y a de plus honteux. Ecoutez Eschyle :
« L'histoire de Phèdre est vraie ; mais le poète doit cacher ce
qui est infâme et ne pas le produire, ne pas l'étaler sur la
scène. Le maître d'école instruit l'enfance et le poète instruit
l'âge niiir. Nous ne devons montrer que le bien. »
Très grave parole, qui atteint tous les artistes qui, sans
recommander le crime, le peignent et se croient, naïvement
ou habilement, le droit de le peindre.
Grave parole qui atteint en pleine poitrine Aristophane lui-
même; car personne plus que lui, sans doute, n'a peint le vice
et ne l'a étalé sur la scène.
Grave parole qui proscrirait non pas seulement telle ou
telle pièce, tel ou tel ouvrage; mais des genres tout entiers, ou
à bien peu près, comme la comédie, comme la satire, comme
l'histoire et comme le sermon, en vérité. Car il est difficile de
faire une comédie un peu profonde, un peu pénétrante sans
peindre le vice, pour le rendre odieux, sans doute; mais encore
on le peint. Car il est diflicile d'écrire l'histoire honnêtement
sans peindre le crime et très souvent le crime triomphant, et
sans doute pour déplorer qu'il triomphe, mais encore on le
peint. Car il est difficile de tonner dans la chairf; contre les
vices que l'on veut détruire, sans en faire des peintures qui
apprennent à certains auditeurs quil existe et de quelle façon il
existe.
« Nous ne devons montrer que le bien » est d'une applica-
TOiiE III. — 1911. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
lion très malaisée. Au fond, c'est « doit-on le dire? » A ne point
Le dire, selon le conseil du bon Eschyle, on risque toujours
qu'?7 soit connu cependant, sans le contrepoison que peut pré-
senter l'auteur tout en versant le poison lui-même. A le dire,
on risque de corrompre par la réalité que l'on peint, sans que le
contrepoison de moralité que l'on introduit dans l'œuvre soit
efficace.
Au fond, le bon Eschyle parle déjà comme Tolstoï ; mais
Tolstoï sait qu'en parlant comme il parle, il proscrit les neuf
dixièmes de la littérature, et il accepte parfaitement cette extré-
mité. Je ne sais pas si Eschyle ou Aristophane, qui le fait parler,
admettrait cette conclusion. Je ne sais pas trop.
Et enfin, Aristophane accuse Euripide d'être un contem-
pteur des Dieux, ou un ennemi des Dieux ou un négateur des
Dieux. Je rappelle le propos de la marchande de couronnes :
« Permettez-moi seulement de vous dire ce qui m'arrive . Mon
mari est mort à Chypre, en me laissant cinq enfans que
j'avais grand'peine à nourrir en tressant des couronnes sur le
marché aux myrtes. Enfin je vivais tant bien que mal jusqu'à
ce que ce misérable eût, dans ses tragédies, persuadé aux spec-
tateurs qu'il n'y a pas de Dieux ; depuis lors, je n'en vends plus
moitié autant. Je vous engage donc et vous exhorte toutes à le
punir. JNe le mérite-t il pas sous mille rapports, lui qui vous
accable de maux, lui qui est aussi grossier à votre égard que les
légumes dont l'a nourri sa mère ? Mais je retourne au marché
tresser mes couronnes... »
Ailleurs, plus perfidement encore; car c'est l'argument
sous lequel est tombé Socrate, — il est vrai qu'Euripide est
mort, — Aristophane accuse Euripide d'athéisme et, ce qui
est peut-être plus grave à Athènes, de fabrication de nouveaux
Dieux :
— Eschyle : 0 Cérès, qui as formé mon esprit, puissé-je me
montrer digne de tes mystères!
— Dionysos : A toi, Euripide, de répandre l'encens sur le
brasier.
— Euripide : Merci, je sacrifie à d'autres Dieux.
— DiOiN'Ysos : Des Dieux qui te sont particuliers et que tu
fabriques à ton usage?
— EuRU'iiiE : Mais, oui.
— Dionysos : Eh bien ! invoque tes Dieux !
EURIPIDE ET SES IDÉES. 899
— Euaii'iDE : 0 Ether, dont je me nourris, ô Volubilité de
la langue, ô Finesse, ô Flair subtil, accordez-moi d'écraser les
argumens de mon adversaire.
Voilà, — j'en pourrais citer bien d'autres, mais ils ne seraient
pas plus probans, — les textes d'Aristophane qui montrent que
le grand comique a dénoncé formellement Euripide comme un
contempteur des Dieux.
Mais est-ce qu'Aristophane ne donnait pas ainsi des verges
pour le frapper lui-même?
Assurément! Exactement comme tout à l'heure et peut-être
un peu plus. Si quand il fait dire à Eschyle : « Nous ne devons
montrer que le bien, » il provoque cette apostrophe : « Eh bien !
Et vous, Aristophane, est-ce que vous ne montrez que le
bien? » tout de môme et peut-être davantage, quand il reproche
à Euripide d'avoir avili les Dieux, il suggère naturellement
cette reconvention : « Et vous, Aristophane, ne les avez-vous
pas ridiculisés ? »
Je crois qu'Aristophane pense échapper à l'argument recon-
ventionnel parce qu'il est poète comique et en se couvrant de
son rùle de poète comique. Il peut dire : « C'est très différent.
Moi, je ne suis pas sérieux. Il y a une convention sur laquelle
repose tout le théâtre comique ; cest que la comédie se moque
de tout et même des choses les plus respectables, sans que cela
tire à conséquence. 11 s'agit de rire. Je puis sinon me moquer
de la morale, ce que je n'ai jamais fait, du moins présenter des
immoralités sur le théâtre sans rien corrompre ni sans cor-
rompre personne, parce que personne ne me prend au sérieux.
Je puis me moquer des Dieux sans être un moment soupçonné
d'être un professeur d'impiété, parce que personne ne va s'ima-
giner qu'un poète comique est un professeur. Le poète tragique,
au contraire, est, lui, un auteur sérieux, qui, en cette qualité,
sera toujours pris pour un éducateur. C'est de lui, comme d'un
poète didactique, comme d'un poète épique, du reste, mais c'est
particulièrement de lui qu'Eschyle dit : « ISous ne devons
montrer que le bien. » Nous, c'est-à-dire moi, Sophocle et vous,
Euripide. Cela est clair. »
Cela est clair en effet, mais bien contestable. Toutes les fois
qu'on parle au peuple, que ce soil en riant ou en pleurant, ou
d'un air grave, on est, quoi qu'on en ait et quoi qu'on en dise,
un homme qui répand des idées et qui est responsable des
900 REVUE DES DEUX MONDES.
idées qu'il répand. Cela est si vrai qu'Aristophane a passé sa
vie à répandre les idées qui lui étaient chères.
Or, c'e^t là le point, et sinon le point important, du moins
le point sensible, c'est là le vrai argument ad /zow^mé'm, quelle
autorité peuvent avoir les vives exhortations d'Aristophane en
faveur des vieilles bonnes mœurs et des vieilles vertus, après
qu il s'est couvert, ou s'il est vrai qu'il se couvre, de son titre de
poète comique pour interdire qu'on prenne au sérieux ce qu'il
dit? Et s'il ne s'en couvre pas, il n'a plus le droit de reprocher
au poète tragique de prendre les libertés dont lui, poète comique,
se permet d'user.
C'est bien ce qu'a compris Bossuet dans sa charge de grosse
cavalerie contre iMolière. Délibérément, il n'a tenu absolument
aucun compte de ceci que Molière était un poète comique; il
l'a traité exactement comme s'il eût été un poète épique, un
poète tragique, un poète didactique ou même un sermonnaire.
Il lui a dit : Vous êtes un homme qui censure; je ne vois pas
autre chose; or que censurez- vous? Les vices, jamais; les tra-
vers, toujours. Cette indulgence ici et cette sévérité là, sont
immorales et scandaleuses. Quand on se mêle de tonner, il faut
tonner contre ce qui mérite la foudre.
Il y a du vrai, on ne peut pas dire tout à fait le contraire.
Surtout ce qui eût été un peu divertissant, c'eût été Molière
blâmant sévèrement Racine de présenter aux peuples des spec-
tacles licencieux et corrupteurs. C'eût été Molière reprochant
à Racine d'avoir montré un ambassadeur tuant, pour une femme,
le roi auprès de qui il est envoyé en ambassade ; d'avoir montré
les débordemens perfides, parjures et criminels d'une sultane
favorite et d'avoir apitoyé un public sur une femme amoureuse
de son beau-fils et qui le fait périr pour avoir été dédaignée de
lui. Et, c'eût été Molière s'écriant : u Tout cela est abominable.
Nous ne devons montrer que le bien. »
Or c'est précisément ce que fait Aristophane à l'égard d'Euri-
pide, avec cette différence qu'Aristophane est beaucoup plus, je
ne flirai pas immoral, parce que le mot ne serait pas très juste;
mais beaucoup plus scandaleux que Molière, réformateur de la
scène au point de vue de la décence.
Telle fut la querelle entre Aristophane et Euripide; tels en
furent, du moins, les traits essentiels. Gomme je l'ai dit au
commencement, ils étaient d'accord au fond, et ils ne dilTéraient
EURIPIDE ET SES IDÉES. 901
que par les points de vue. Aristophane voulait de très bonnes
mœurs et des mœurs très viriles et une cité saine et forte; mais
il allait chercher tout cela dans le passé et il était passionné-
ment conservateur. Euripide voulait les mêmes choses; mais
c'était à une nouvelle philosophie, à une nouvelle conception
morale, à une réforme des sentimens généraux et des idées
générales qu'il avait confiance pour cela. .
Confiance? Je n'en suis pas bien sûr. Il est curieux de voir,
comme nous l'avons déjà vu un peu, Euripide, sur le retour,
sur le déclin, plein de génie du reste encore, se rapprocher
d'Aristophane jusqu'à dire, en vérité, à peu près les mêmes
choses que lui. Dans la pièce, précisément, qui est tout entière
dirigée contre Euripide, Aristophane écrit ceci, que je citerais,
du reste, rien que pour son éclatante et grave beauté :
« J'ai souvent remarqué quïl en est à Athènes des bons et
honnêtes citoyens comme de l'or ancien par rapport à la nou-
velle monnaie. Les vieilles pièces sont d'un excellent titre; c'est
assurément la plus belle de toutes les monnaies; seules elles
sont bien frappées et rendent un son pur; partout elles ont
cours en Grèce et à l'étranger; cependant nous n'en faisons nul
usage; nous leur préférons ces nouvelles pièces de cuivre tout
récemment fondues et si mal frappées. Nous agissons de même
à l'égard des citoyens. Les savpns-nous bien nés, modérés,
braves, honnêtes, instruits dans les exercices du gymnase et
dans les arts libéraux, ils sont en butte à nos outrages et nous
n'employons que ce menu fretin d'étrangers, d'esclaves, de gens
mal nés et ne valant guère mieux, arrivés d'hier et dont Athènes
jadis n'aurait pas même voulu pour victimes expiatoires.
Insensés, changez enfin de conduite; employez de nouveau des
hommes honnêtes... »
Et que disait Euripide, bien peu de temps auparavant, —
et bien peu de temps avant de mourir, — dans les Bacchantes?
Vous vous en souvenez ; revenons-y :
« Ce n'est point être sage que de subtiliser et d'avoir des
visées au-dessus de la nature humaine. La vie est courte; aussi
quiconque poursuit des objets trop élevés ne jouira pas des
biens présens... Arrière la subtilité d'esprit des hommes qui
outrent la sagesse ! Ce que l'humble vulgaire approuve et pour-
suit, je conseille de l'approuver et de le poursuivre [et c'est le
chœur qui parlej... Nous ne subtilisons pas avec les Dieux.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Contre les traditions paternelles, héritage que le temps nous a
transmis, aucun raisonnement ne saurait prévaloir, quoi qu'ima-
ginent les plus grands génies [et c'est Tirésias qui. parle]. La
puissance divine se meut avec lenteur; mais son effet est infail-
lible. Elle châtie les hommes qui pratiquent l'iniquité et dont
l'esprit pervers frustre les Dieux d'un hommage légitime. Elle
dérobe à limpie la marche insensible du temps et guette en
secret sa proie, car on ne doit rien concevoir, rien imaginer
qui soit supérieur aux lois divines. On risque peu à reconnaître
la force d'un être suprême, quel qu'il soit, et des lois éternelles
qui ont leur principe dans la nature et leur sanction dans le
temps... La science, je ne t envie pas. Il y a de la grandeur
aussi et de la gloire h vivre pieusement en prenant jour et nuit
la vertu pour règle de conduite et à. honorer les Dieux en
rejetant ce qui est contraire à la justice... [et c'est le chœur
qui parle].
« Il semble, ajoute ici M. Masqueray, que l'on entende la
voix même d'Euripide... »
Oui, sans doute ; mais il semble qu'on entende plutôt la voix
même d'Aristophane, comme aussi celle de Sophocle. Aristo-
phane aurait dû tenir compte à Euripide d'avoir, avant de
mourir, donné raison, à très peu près, à Aristophane.
Emile Faguet.
LA
RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE
Au mois d'août dernier, au Congrès international de méde-
cine légale de Bruxelles, la question de la responsabilité atté-
nuée a été très soigneusement discutée; des rapports très docu-
mentés ont montré l'importance sociale de cette cfuestion, ont
conclu à l'existence des criminels à demi-responsabilité et ont
indiqué les efforts faits dans les différens pays pour faire entrer
dans le Code pénal cette notion, scientifiquement indiscutable.
Cette étude des législations comparées a montré clairement
aussi que tout reste à faire en France sur ce sujet; les mots de
responsabilité et d'irresponsabilité ne sont prononcés nulle part
dans notre Code pénal. La nouvelle loi sur les aliénés, votée
par la Chambre en janvier 1907 et non encore votée par le
iSénat, parle de responsabilité et d'irresponsabilité, prévoit et
ordonne un verdict de responsabilité ou d'irresponsabilité et
règle le sort des criminels déclarés irresponsables. Mais nulle
part il n'est question des criminels à responsabilité atténuée.
Le moment semble donc opportun, en France, pour bien
mettre au point les termes du problème discuté. Car ce projet
de loi doit être maintenant discuté par le Sénat, et si, comme
je le crois, il est nécessaire d'introduire la notion de demi-
responsabilité dans le Code, c'est certainement à ce moment-là
qu'il faudra essayer un grand effort dans ce sens.
Il est donc utile d'indiquer rapidement oii en est, au point
de vue scientifi((ue et au point de vue social, cette grave ques-
tion de la responsabilité atténuée, qui a été si longuement
C04 REVUE DES DEUX MONt)ES.
(liseiitôc de divers côtés et sur laquelle j'estime cependant qu'il
serait facile de s'eufendre.
Je crois d'abord que l'existence de la responsabilité atténuée
ne peut pas être médicalement niée ni contestée : entre les cri-
minels bien portans à responsabilité totale et les criminels fous
à irresponsabilité avérée, il y a tout un groupe, très considé-
rable, de criminels dont la responsabilité est atténuée, ceux que,
pour abréger, j'appelle des demi-fous demi-responsables (l).
Il va sans dire que je ne veux rouvrir aucune discussion
philosophique sur le sens du mot « responsabilité. » Le mot est
peut-être mauvais; mais, tant qu'on n'en a pas fait accepter un
meilleur, il faut s'en servir dans le sens que lui donnent les
magistrats quand ils chargent un médecin expert d'examiner un
inculpé et de dire s'il est ou non responsable de l'acte pour
lequel il est poursuivi.
L'emploi du mot responsabilité n'implique aucun acte de foi
dans l'existence du libre arbitre, ni de la part des magistrats,
ni de la part des médecins.
Qu'on admette ou non l'existence d'une âme spirituelle et
libre, il est indiscutable que, dans la vie actuelle telle que nous
l'observons, l'homme ne peut sentir, penser et vouloir normale-
ment que si son corps matériel est intact et normal; plus spé-
cialement encore, si, dans le cerveau, les cellules ou neurones,
que nous appelons psychiques, sont intacts et normaux.
Dans certaines maladies, dont la lésion est bien connue et
bien localisée dans le cerveau (et dans l'écorce du cerveau),
comme la paralysie générale, la pensée du sujet est troublée
par des idées de grandeur ou de persécution, sa sensibilité est
abolie ou pervertie, sa volonté est faussée par des impulsions
et des hallucinations; il est évident que, dans ces conditions,
sa responsabilité est abolie ou tout au moins profondément
modifiée.
D'une manière générale, la folie, qui est une maladie du
cerveau (ou plutôt la tète de chapitre d'un grand nombre de
maladies du cerveau), la folie trouble la responsabilité.
Donc, quelle que soit la doctrine philosophique que l'on pro-
fesse sur la resDonsabilité morale, on est bien obligé d'admettre
(1) Voyez la Revue dn 15 février 1906.
LA RESPONSABILITÉ ATTlÎNLÉr:. 'Jf).">
qu'il y a des facteurs organiques, corporels, médicaux de la
esponsabilité sociale.
C'est dans ce sens médical que je prendrai toujours le mot
« responsabilité; » je ne parlerai jamais que d'une respon-
sabilité dont l'appréciation et la mensuration appartiennent au
seul médecin ; c'est la responsabilité dont on peut dire sans offus-
quer ni heurter personne qu'elle est fonction de ta normalité
des neurones psychiques.
Cette formule synthétique vent dire que, pour qu'un sujet
soit entièrement responsable de ses actes, il faut que ses neu-
rones psychiques soient tout à fait normaux.
On comprend dès lors que, quand les mêmes cellules céré-
brales sont tout à fait malades, le sujet n'est pas responsable
du tout; c'est ce qui arrive par exemple dans le cas cité plus haut
de paralysie générale. Mais on comprend aussi que ces neurones
peuvent être partiellement et plus ou moins profondément
atteints, que, dans ces cas, leur fonction-responsabilité, sans être
abolie, est altérée : le sujet n'est pas alors irresponsable, mais
il n^est pas normalement responsable : il a une responsabilité
atténuée.
Ceci bien compris, il paraît facile de montrer c^nenfait, la
responsabilité atténuée existe : il y a des criminels dont la res-
ponsabilité n'est ni normale, ni abolie; il y a des criminels
demi-fous.
Comme exemple et démonstration, je citerai tous les débiles
mentaux, qui apparaissent d'abord inéducables,puis insociables,
souvent antisociaux, amoraux, qui passent leur jeunesse à faire
le malheur de leur famille, qui désertent le régiment et oscillent,
toute leur vie, entre la prison, l'hôpital, l'asile et les pires
sociétés.
Ces débiles mentaux sont en général des héréditaires, mais
des causes multiples, la plupart évitables, en font des criminels.
Naturellement, ils sont paresseux, inattentifs, ont de mauvais
instincts, « chapardent » volontiers, se font renvoyer de toutes les
écoles, sont rebelles à toute éducation et à toute discipline.
Mais ils sont très suiigestibles et se laissent facilement influencer
par les bons ou les mauvais conseillers.
Si alors la famille ne donne pas de bons exemples et ne
fait pas donner de bons principes, si le père est un ivrogne et
!^06 REVUE DES DEUX MONDES.
un paresseux, si la mère se conduit mal, si le ménage est di-
vorcé ou se querelle, l'enfant débile, livré aux promiscuités les
plus malsaines, à l'âge où les passions s'éveillent et se manifes-
tent brutalement, ne trouve dans son esprit aucun contrepoids,
dans son cœur aucun frein : pour satisfaire ses passions. obsé-
dantes, il vole et, si la victime est récalcitrante, il assassine.
S'il franchit les premiers âges avec de simples peccadilles, il
va à l'armée, ne comprend ni le drapeau, ni la patrie, échappe
à toute discipline, manque de respect à ses chefs ou vole ses
camarades, déserte ou passe en conseil de guerre et va finir dans
les compagnies de discipline.
D'autres, dans le monde, prennent la passion du jeu, — où
ils trichent, — ou du poison, avec lequel ils s'enivrent : ils
boivent de l'alcool, de l'absinthe, toute la gamme des apéritifs;
dans une catégorie sociale plus élevée, ils se piquent à la mor-
phine ou fument de l'opium ; ou ils respirent de l'éther et arrivent
à le boire, à plein verre, tous les jours... Pour se procurer leui
poison coûteux, ils se privent de tout, et. comme cela ne suffit
pas, ils aboutissent encore au vol et à l'assassinat.
D'autres vivent plus longtemps dans le monde régulier et
peuvent ne pas laisser soupçonner à d'autres qu'à leurs fami-
liers les lacunes de leur organisation mentale et morale; ils
parviennent à se marier et font le malheur de la femme qui les
épouse sans les connaître. Ils fondent une famille de dégénérés
qu'ils torturent et qu'ils ruinent par leur inconduite, leurs
débauches ou seulement par leur défaut de bon sens, la mauvaise
administration de leurs affaires, souvent aussi une série d'in-
ventions saugrenues, qui auraient dû révolutionner le monde,
mais qui, en réalité, acculent leur auteur au crime pour réparer
la ruine de sa fortune.
Tous ces sujets ne sont certes pas irresponsables; ce ne
sont pas des aliénés; il est impossible de les faire admettre et
soigner dans un asile de fous. Quand ils commettent un crime,
ce crime est bien combiné : ils attirent la victime dans un guet-
apens, à un moment où ils savent qu'elle portera une sacoche
bien garnie; ou bien ils vont voler et assassiner une vieille
femme> qu'ils savent seule dans une maison écartée et sans
secours. Ils n'assassinent môme que si leur intérêt immédiat et
leur sécurité ultérieure le conseillent. Il est donc impossible
de les assimiler au paralytique général dont je parlais plus haut
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 907
OU à l'épi leptiqiie qui tue dans une crise de fureur inconsciente.
Ils ne sont pas irresponsables.
Mais ils ne sont pas non plus responsables comme tout le
monde; ils n'ont pas leurs neurones psycliiques normaux.
L'hérédité, les poisons, la mauvaise éducation, les inalailies
antérieures ont altéré leurs cellules cérébrales : leur respon-
sabilité est atténuée.
Quels sont, au fond, les élémens constitutifs de ce lamentable
état psychique?
D'an mot, ces sujets sont, comme je l'ai dit, des débiles
mentaux ; leur psychisme est débile sous toutes ses formes :
intelligence, sensibilité et volonté.
D'abord, leur intelligence est bornée : même quand ils ont
fait des inventions ou combiné un crime, ils montrent une in-
telligence remplie de lacunes, sans équilibre et surtout
dépourvue de bon sens : les illogismes et les contradictions
fourmillent dans leurs actes. Ils désertent bêtement pour un
but futile ou sans but, sachant qu'ils encourent la prison et le
conseil de guerre; ils vont dépenser l'argent du vol dans la
maison publique la plus voisine où la police les attend comme
dans une souricière, ou s'affichent sans même se grimer dans
les rnusic halls les plus étroitement surveillés. Quand ils font
des raisonnemens logiques, ce sont des raisonnemens d'enfant.
Ils présentent toute leur vie ce que Duprat a appelé « l'infanti-
lisme pervers; >> ils restent puérils à tout âge, mentent niaise-
ment et le plus souvent, s'ils savent lire et écrire, ils n'ont
réussi à recevoir qu'une instruction des plus élémentaires, sauf
parfois sur un tout petit point pour lequel ils sont extraordi-
nairement précoces et brillans.
Leur débilité sensitive et effective est encore plus marquée:
très égoïstes, ils ont des sentimens familiaux tout à fait rudi-
mentaires, abandonnent facilement la maison paternelle, font de
longues fugues sans donner de leurs nouvelles et sans souffrir
de n'en point recevoir. Ils n'ont de pitié ni pour les gens ni
pour les bctes, ou bien ils ont une sensibilité pervertie qui les
fera plus souffrir devant un chien écrasé que devant une femme
qui agonise. Certains éprouvent même de la jouissance à voir
souffrir les autres.
Absurdement fanfarons, ils n'ont pas peur de ce qui les
908
REVUE DES DEUX MONDES.
menace réellement et ont des phobies ridicules de choses insi-
gnifiantes. Ils ont des manies, des tics psychiques, Négateurs
de toute religion, ils ont souvent mille suj)erstitions, reçoivent
volontiers les conseils des esprits par l'intermédiaire d'un pied
de table, ou font une prière avant d'aller commettre un crime.
La débilité de la volonté est ce qui domine le plus leur
existence. Ceci éclate dans tous leurs actes.
Dans la vie normale, nos décisions sont ordinairement le
résultat d'un jugement, plus ou moins rapidement port(^ par
l'esprit, après examen comparatif et raisonné des divers motifs
et mobiles ; dans cette décision apparaît la force de volonté du
sujet.
Chez nos demi-fous, cette force de volonté est nulle ou très
faible ; ce qui ne les empêche pas d'être têtus. Ils ne savent
pas ce qu'ils veulent, mais ils le veulent bien; ou plutôt, ils
veulent avec obstination ce que leur a suggéré la plus récente
et la plus insignifiante impression, ce que le dernier conseil
leur a inspiré, ce que l'instinct ou le besoin actuel les incite à
faire. Personnellement, ils ne discutent pas, n'essaient pas de
contre-balancer les tentations et les insinuations du mal par une
force personnelle de volonté.
D'ailleurs, non seulement ils n'ont aucun principe religieux
élevé et réel; mais ils n'ont même aucun principe de morale
naturelle : ce sont des amoraux ou, comme on l'a dit, des
« invalides moraux. »
Ils hésitent avant de voler ou de tuer parce qu'ils ont
peur d'être découverts et mis en prison ; ils délibèrent sur les
précautions à prendre pour éviter le gendarme et le bagne ou
la guillotine. Mais l'idée du préjudice causé à autrui ou du
mal en soi n'a aucune prise sur eux : un crime, resté caché et
impuni, n'est pas un crime à leurs yeux. Et comme, au mo-
ment de commettre un crime, on espère toujours avoir assez
bien arrangé les choses pour échapper à la justice humaine,
il n'y a plus, chez les demi-fous, aucun motif de ne pas le
commettre.
J'insiste sur ce point, — sur lequel je reviendrai dans la
seconde partie de cet article, — que les sujets comprennent le
gendarme et la prison. Ils savent si, au moment présent, on
guillotine ou si on gracie les assassins; ils savent qu'on est bien
logé à la prison de Fresnes et qu'on peut se marier à la Guyane...
LA RESPONSARILITÉ ATTÉNUÉE. 909
Ils se distinguent ainsi complètement du fou irresponsable qui,
lui, ignore toutes ces choses, ne doit pas être mis en prison et
n'a besoin que des soins médicaux immédiats dans un asile
d'aliénés.
Nos criminels à responsabilité atténuée doivent donc être
jugés et condamnés et aller en prison, puisqu'ils comprennent
toutes ces choses. La société a le droit et le devoir d'employer,
vis-à-vis d'eux, ses moyens de coercition et d'intimidation,
puisque ce sont des moyens d'agir sur leur cerveau et, dans une
certaine mesure, de les empêcher de recommencer.
Mais, en les punissant comme les bien portans, la société
remplit-elle et épuise-t-elle tous ses devoirs vis-à-vis d'eux?
Faut-il traiter ces malades comme s'ils ne l'étaient pas? La
société ne doit-elle considérer que le crime commis et le pré-
judice causé sans se préoccuper de savoir si l'auteur de ce
préjudice était malade ou sain d'esprit, avait ou non ses
neurones psychiques normaux?
Beaucoup de très bons esprits répondent à cette question par
l'affirmative et pensent qu'on ne doit faire aucune diiïérence
entre les deux catégories de criminels.
« Quant à aller rechercher, dit M. Emile Faguet, des demi-
responsabilités, des responsabilités plus ou moins atténuées,
c'est une pure chinoiserie. » Il ne faut parler ni de responsabi-
lité, ni même de culpabilité ; on n'a à rechercher que la noci-
vité de l'accusé. Quel péril cet homme, coupable ou fou, fait-
il courir à ses semblables par sa manière d'être? Voilà la seule
question à poser. — Mais, alors il faut se défendre contre les
fous et les criminels de la même manière? — « Absolument de
la même manière, » conclut M. Faguet.
Dans un autre article plus récent, mon éminent et toujours
très aimable contradicteur rapporte (ou suppose) la conversation
suivante entre un médecin et le chef du jury qui condamna
Menesclou.
« Quelques jours après l'exécution, le médecin vint trouver
son ami, le chef du jury, et tout pâle, il lui dit : « Vous savez,
Menesclou? — Eh bien? — Eh bien ! vous l'avez tué! — Oui.
Eh bien? — Eh bien, on l'a autopsié, c'était un fou!!! — Ah!
répondit le chef du jury, vous m'ôtez un poids. — Hein? —
Oui, vous m'ôtez un poids. Je suis soulagé. Je craignais qu'il
910 REVUE DES DEUX MONDES.
ne fût pas fou. Du moment que c'était un fou dont la folie était
d'assassiner, il est excellent de l'avoir supprimé. »
« Vous frémissez, âmes sensibles^ continue M. Emile
Fagiiet; mais ce chef de jury a pourtant raison. Quand il s'agit
de malades, de pauvres malade§, bien dignes de pitié, certes,
mais dont la maladie consiste à égorger leurs semblables, je
ne vois pas du tout pourquoi on ne s'appliquerait qu'à prolonger
leur existence. »
M. Pierre Baudin soutient, de même, que la thèse de la
responsabilité atténuée « ne saurait avoir aucune conséquence
au point de vue pénal; » il serait même tenté d'ouvrir les asiles,
non aux aliénés criminels, mais aux aliénistes qui soutiennent
ces doctrines subversives. « Nous avons, dit-il encore, un meil-
leur emploi à faire de notre argent et de notre philosophie
médicale que d'immuniser et d'hospitaliser des détraqués
coupables. »
C'est l'idée exprimée par un journal lors d'une affaire célèbre :
vc Pourquoi dépenser l'argent des contribuables à nourrir des
monstres pareils? Quand un chien est enragé, on le tue. »
A propos du même criminel (d'ailleurs peu intéressant et
déclaré responsable par les experts), le docteur Maurice de
Fleury voulait bien qu'il fût soumis à l'examen des médecins
légistes, pourvu que, quel qu« fût le diagnostic, les décisions
du jury n'en fussent pas influencées. D'après le même auteur,
la santé psychique des criminels peut les rendre plus ou
moins « sympathiques » ou « antipathiques, » rien de plus. Et
il ajoute :« On a certainement eu tort d'écarteler Damiens,fou
notoire, qui voulut poignai'der Louis XV; mais, en supprimant
la torture, nous avons fait l'essentiel et tout en moi ne se
révolte pas à la pensée qu'on pourrait éliminer, par un procédé
très rapide et point trop hideux, si possible, un aliéné très
dangereux. »
Dans la constatation, par le médecin, chez le criminel, d'une
santé psychique plus ou moins altérée, M. Remy de Gourmont
ne veut, lui aussi, voir qu'un fait sans application légale ou
sociale, comme dans la chute d'un arbre plus ou moins bien
protégé par un rideau de pins. « C'est un fait, et l'on en tiendra
compte dans l'estimation des arbres comme dans celle dos
hommes. C'est im fait et voilà tout... Quand nous aurons bien
disputé... quand nous aurons épuisé tous les' argumens pour ou
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 911
contre toutes les nuances de la responsabilité que l'on peut
découvrir dans un homme sain ou malade, nous nous trouverons
d'accord avec les bûcherons sociaux, avec les magistrats, sur la
nécessité d'enlever l'homme et d'en débarrasser à jamais la
société... Ne parlons môme pas de crime, parlons de danger...
L'idée de crime est une idée métaphysique; l'idée de danger est
une idée sociale. Les opinions de MM. Baudin, Faguet, de
Fleury, qui effraient M. Grasset, sont en principe fort accep-
tables... Il y a d'un côté les assassins et de l'autre les assassinés.
Que m'importe que celui qui me cassera la tète soit un apache ou
un fou furieux? Ce qui m'importe, c'est de vivre. J'ai grand -
pitié des malades, mais je prie qu'on enferme soigneusement
ceux qui sont en état de fièvre chaude. »
Je n'ai pas cherché à dissimuler la manière de voir opposée
à la mienne, ni à amoindrir la valeur des hommes qui la défen-
dent. Mais je me permets de maintenir, contre de telles auto-
rités, l'opinion du médecin pitoyable qui ne peut pas se désin-
téresser et qui ne comprend pas que la société puisse se
désintéresser du malade, môme quand celui-ci est nuisible,
dangereux, même quand sa maladie est d'assassiner.
Je ne referai pas d'ailleurs, ici, le plaidoyer que j'ai fait si
souvent déjà, et si vainement d'ailleurs. Mais je peux bien
répéter que si l'un de mes lecteurs était, un jour, blessé par un
criminel, je suis sûr qu'il ne resterait pas indifférent, et que, si
cela arrivait à M. Remy de Gourmont, l'éminent psychologue ne
resterait pas indifférent à la question de savoir si son assassin
^tait un apache ou un fou et ne demanderait pas la même peine
dans les deux cas. Je suis certain que tous demanderaient la
guillotine pour l'apache et l'asile pour le fou.
Je suis également certain que mes lecleurs ne pensent pas
comme mon spirituel confrère, M. Maurice de Fleury, et qu'au
contraire tout en eux se révolte à la pensée que la société
pourrait faire disparaître un fou dangereux, alors même que le
procédé d'exécution serait rapide et élégant.
Qui voudrait sérieusement admettre la comparaison du
criminel avec le chien enragé? Oui; quand un chien est enragé,
on le tue; tandis que, quand un homme est enragé, on le
soigne, môme s'il a déjà mordu et au risque de se faire mordre
soi-même.
912
REVUE DES DEUX MONDES.
La société a le devoir de soigner ses malades : on peut bien
dire que cette vieille formule de nos ancêtres s'impose, de plus
en plus victorieuse, à toutes nos sociétés contemporaines. Ce
devoir est aussi strict vis-à-vis des malades du psychisme que
vis-à-vis des victimes des accidens du travail ou des tubercu-
leux ; et le devoir ne disparaît pas par ce que le malade
psychique aura commis un crime ou un délit.
Il est inadmissible qu'un homme de cœur et de bon sens
veuille assimiler un malade nocif à un animal nuisible.
Si l'on ne prenait en considération que la nocivité ou l'uti-
lité sociales des hommes, pourquoi ne pas revenir aux usages
des sauvages et des barbares? Pourquoi ne pas sacrifier tous les
vieillards devenus des bouches inutiles et ne pas jeter à
l'Eurotas tous les enfans souffreteux qui ne seront qu'une
charge pour la société? Pourquoi soigner les lépreux et les
tuberculeux qui sont un danger social par la contagion? Pour-
quoi ne pas supprimer toutes ces traditions médiévales des
époques théocratiques?
Quand le crime est patent et que l'auteur a été pris en
flagrant délit, pourquoi faire des instructions et des enquêtes?
Il est bien plus simple et plus expéditif de livrer le criminel à
la foule qui le lynchera, après l'avoir convenablement torturé
(c'est la plus efficace et la plus radicale des peines corporelles
qui doivent sauver la société), sans nommer des experts pour
savoir s'il était fou ou non.
Tout cela n'est pas défendable dans une société régulièrement
organisée, comprenant ses devoirs.
D'ailleurs, quoique très critiquée de divers côtés, la notion
de responsabilité atténuée s'impose de plus en plus à tous
comme un fait scientifique, indiscutable et définitivement
démontré.
Après avoir énergiquement combattu toute ma conception
des demi-fous et des demi-responsables dans son livre sur Le
Régime des alunês, le docteur Dubief (auteur et rapporteur d'un
projet de loi sur cette question) dit: « Si certains aliénés, du
fait de la maladie dont ils sont atteints, sont toujours irrespon-
sables, d'autres peuvent, au moment de l'action, être demeurés
responsables, et, de même que les conditions de l'acte incri-
miné peuvent justifier le bénéfice des circonstances atténuantes,
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 913
de même, au point de vue criminel, peut-on trouver dans son
état psychique des atténuations à sa responsabilité. »
Devant la faculté de droit de Lyon, M. Micbolon a fait toute
une thèse de doctorat contre « les demi-fous et la responsabi-
lité dite atténuée. » Mais son argumentation est fondée sur les
conséquences légales que cette notion entraîne dans la pratique
judiciaire. Il admet très bien, comiiie fait, l'existence des demi-
fous qui sont en même temps des demi-criminels et étudie
avec grand soin le sort qui leur est réservé dans la législation
actuelle.
Devant la faculté de droit de Toulouse, M. Eydoux soutient
aussi une thèse de doctorat, également. consacrée aux demi-fous
et à la responsabilité atténuée, et conclut: « En l'état actuel de
la psychologie et de la psychiatrie, les demi-fous doivent avoir
leur place entre les irresponsables et les hommes sains d'esprit
jouissant de leur libre arbitre. »
Après les juristes, voici l'opinion de quelques aliénistes.
Le docteur Charles Vallon, médecin en chef des asiles de la
Seine, écrit: « Entre l'intégrité des facultés intellectuelles et
l'aliénation mentale complète, il y a des degrés presque infinis;
il est donc de toute logique d'admettre également des degrés
entre la responsabilité complète et l'irresponsabilité. Cette
manière d'apprécier la responsabililé légale » est « tout à fait
conforme aux données de ia science... Il est des inculpés qui,
tout en n'étant pas aliénés et par suite irresponsables, présentent
un état mental particulier dont il est juste détenir compte dans
l'appréciation de leur responsabilité... En dehors de leur* alié-
nation mentale qui supprime toute responsabilité, nombreux
sont les troubles de la santé cérébrale, les insuffisances intellec-
tuelles de nature à constituer une excuse, une circonstance
atténuante, en d'autres termes à atténuer la responsabilité d'un
délinquant ou d'un criminel... Il n'est pas possible d'indiquer
mathématiquement la mesure de l'atténuation ; mais on peut
employer des expressions de ce genre : atténuer sa responsabilité
dans une certaine mesure, dans une large mesure, dans une
très large mesure, dans une mesure qu'il appartient aux magis-
trats de fixer, dans une mesure dont les magistrats, dans leur
sagesse, sauront fixer l'étendue. »
Le professeur de clinique mentale de la Faculté de Paris,
Gilbert Ballet, avec qui nous avons amicalement bataillé bien
TOME m. — 1911. [i8
914 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent sur toutes ces questions, cite l'exemple de l'épileptique
commettant un crime en dehors de ses crises et ajoute: « Je
considère que, dans une telle situation, on est en droit de dire
que sa responsabilité est atténuée, ce qui veut dire : le malade
que vous me présentez est un malade qui a commis un crime
ou un délit, non pas sous l'influence d'un mobile pathologique
mais sous l'influence d'un mobile ordinaire. Seulement, en
vertu de son état pathologique, il présente une puissance de
résistance moindre. Voilà une situation qui me paraît particu-
lière, très diff"érente de la situation des criminels que j'appelais
tout à l'heure irresponsables, bien diff'érente aussi de celle des
responsables. A côté de l'épileptique, je pourrais placer l'alcoo-
lique agissant, non pas sous linfluence de l'hallucination, mais
recevant par exemple une injure de son voisin et ripostant
avec plus de véhémence et de vivacité, précisément par ce que
les habitudes alcooliques ont engendré chez lui une certaine
irritabilité... Voilà des cas qu'il faut placer dans une catégorie
intermédiaire entre ce que nous qualifions de pleine responsa-
bilité et d'irresponsabilité. »
De même, le professeur de clinique mentale de la faculté
de Bordeaux, Régis, écrit : « Les partisans les plus convaincus
de l'irresponsabilité absolue des aliénés ont admis eux-mêmes,
en termes formels, la responsabilité simplement atténuée des
demi-aliénés et J. Falret a dit à cet égard : Ce sont là des
états mixtes, intermédiaires entre la raison et la folie, dans
lesquels il est permis de discuter le degré de responsabilité,
d'admettre la responsabilité entière ou la responsabilité atténuée
selon les cas et où il n'y a pas lieu d'appliquer le critérium de
l'irresponsabilité absolue... Il nous semble difficile de ne pas
se rallier à l'opinion si juste de Falret. » Et M. Régis con-
tinue : « L'humanité, disais-je aux jurés dans un procès récent,
ne se divise malheureusement pas, psychologiquement, en deux
catégories tout à fait distinctes : d'un côté, les sains d'esprit
eatièrement responsables; de l'autre, les aliénés entièrement
irresponsables. Entre les deux, existe une vaste province, dite
zone frontière ou mitoyenne, peuplée d'individualités tarées à
divers degrés et comportant, par suite, des responsabilités très
différentes. Rien qu'on ne puisse pas mesurer le degré de
responsabilité de ces intermédiaires au millimètre, on peut
cependant établir pour eux, à ce point de vue, comme une
LA RESPONSAIÎILITÉ ATTÉNUÉE. 913
échelle proportionnelle, en se servant d'une notation assez
précise pour marquer trois degrés progressifs dans l'atténua-
tion : atténuation légère, atténuation assez large, très large-
atténuation. Ce sont, en effet, les trois termes dont on se sert
habituellement. Cette connaissance de la responsabilité atténuée
et de son mode d'application en pratique a d'autant plus d'im-
portance pour le médecin expert que, dans un grand nombre de
cas soumis à son examen, dans le plus grand nombre pourrait-
on dire, il s'agit d'états pathologiques incomplets, intermé-
diaires, comportant, non une irresponsabilité absolue, mais une
responsabilité atténuée. »
De même encore, M. Mairet, professeur de clinique mentale
à la faculté de Montpellier, écrit : « Le temps n'est plus où l'on
pouvait diviser les hommes en deux groupes au point de vue de
la responsabilité : les responsables et les irresponsables; la
science a progressé. Elle montre qu'il est des individus dont le
fonctionnement psychique se fait mal; or, quoique ces individus
ne soient pas des aliénés, le fonctionnement de leur activité est
cependant troublé, rendu anormal et par suite leur responsabi-
lité est plus ou moins diminuée, atténuée. C'est là un fait
aujourd'hui communément admis. »
Et, dans le livre plus récent du docteur Euzière sur les
Invalides 7no?'aux, le même auteur cite une série de types cli-
niques qui entraînent, non l'irresponsabilité, mais la respon-
sabilité atténuée.
Enfin, au mois d'août dernier, au Congrès international de
médecine légale à Bruxelles dont je parle en tête de cette étude,
la question de l'existence ou de la non-existence de la responsa-
bilité atténuée, très nettement posée par les rapporteurs, a été
résolue par l'affirmative.
(( Il y a évidemment, dit le docteur de Bœck, non seule-
ment des malades psychiques, mais des demi-malades de cette
catégorie, dont la situation correspond à une demi-invalidité
cérébrale, que nous traduisons par l'expression de responsabi-
lité atténuée... En tout cas, j'estime que, comme médecins
légistes, nous avons à envisager la responsabilité dans tous ses
degrés : complète, atténuée, nulle. »
Et, dans un autre rapport très étudié (auquel nous emprun-
terons plusieurs documens utiles), le docteur Mathé dit : « Il y
a des sujets que leur état psychique oblige à considérer comme
916 REVUE DES DEUX MONDES.
irresponsables et d'autres qui présentent des troubles empêchant
d'en faire des responsables, mais ne suffisant pas pour permettre
de les considérer comme irresponsables... La responsabilité
atténuée est une altération de la santé cérébrale ; c'est l'état
d'un individu qui présente un affaiblissement, une diminution
de l'intégrité de ses fonctions psychiques. Celui dont la respon-
sabilité est atténuée est un débile psychique. »
Au point de vue de la doctrine médicale, la cause paraît
donc définitivement entendue : les demi-fous existent; parmi
les criminels il y en a dont la responsabilité est médicalement
atténuée.
Nous sommes donc scientifiquement loin de l'époque où l'on
considérait la notion de responsabilité atténuée comme « une
façon commode de déguiser notre ignorance» (docteur Legrain),
comme un moyen pour les experts d'atténuer leur propre res-
ponsabilité (professeur Garraud), comme « un simple expédient
pratique n'ayant aucune valeur scientifique » (docteur Michelon)...
Nous n'avons plus à nous occuper des plaisanteries faciles
sur les mots « demi-responsables » et « demi-fous, » qui s'in-
spirent toutes de la boutade de M. Anatole France (dans ['His-
toire comique) « sur les médecins qui distinguent des moitiés de
responsabilité, des tiers de responsabilité et des quarts de res-
ponsabilité et qui coupent la responsabilité par tranches
comme la galette du Gymnase, discutant cependant entre eux
quelquefois pour savoir s'il faut attribuer à un tel un douzième
de responsabilité ou un dixième, comme on attribue un dou-
zième de part ou seulement un demi- douzième aux sociétaires
de la Comédie-Française. » Et les journalistes d'ajouter :
« Dans quelle balance pèsera-t-on ces questions de responsa-
bilité, ces culpabilités fragmenlaires? Et décidera-t-on, quand
il s'agira de l'application de la peine, que le condamné sera
guillotiné par moitié seulement? »
Plus dangereuse (à cause de son origine) est l'argumenta-
tion, encore ironique, du professeur Gilbert Ballet quand il dit :
« Si je ne m'abuse, la tendance des cliniciens est aujourd'hui
d'éliminer du vocabulaire psychiatrique ce terme des premiers
âges de la médecine mentale : Fo?(! Et voilà qu'on nous
apporte maintenant des demi-fous, en attendant les quarts et les
tiers de fou. Qu'est-ce qu'un fou? Personnellement je ne sau-
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 917
rais le dire. M. Grasset, non plus, je pense... » Et les journa-
listes de proclamer « la faillite de la justice scientifique : les
médecins avouent qu'ils ignorent si les criminels sont ou non
responsables. »
Voilà le danger qu'il y a à jouer sur les mots ou avec les
mots.
Il est certain que les mots « demi-fous » et « demi-respon-
sables » n'ont nullement le sens d'une fraction 1/2; de même,
le mot « fou » n'a pas une valeur scientifique. Mais il n'en est
pas moins vrai que : 1° les médecins savent reconnaître les
sujets qui ont toute leur raison et par suite sont responsables
en justice, et ceux qui ont une maladie des fonctions psychiques
qui les rend irresponsables en justice; ijour abréf/er, j'appelle
(avec beaucoup de gens) ces derniers des fous\ 2° les médecins
savent reconnaître, entre les bien portans et les fous, des
sujets dont les neurones psychiques sont assez malades pour
que leur responsabilité ne soit pas entière et ne sont pas assez
malades pour entraîner leur irresponsabilité ; chez ces sujets la
responsabilité est atténuée. C'est à ces malades que, encore pour
abréger, je donne le nom de demi-fous et de demi-responsables .
Je pense qu'après ces explications sur les mo/.5 et l'exposé ci-
dessus sur le fond de la question, je peux dire qu'aujourd'hui
tous les psychiatres (M.Gilbert Ballet compris) admettent l'exis-
tence des sujets à responsabité atténuée, c'est-à-dire des sujets
que j'appelle demi-fous et demi-responsables.
De plus, après c-es précisions, il me paraît indiscutable que,
seul, le médecin est qualifié pour apprécier et mesurer la res-
ponsabilité d'un criminel.
Le problème de l'appréciation d'une responsabilité revient
au problème de l'appréciation de la normalité ou de la non-
normalité de ses neurones psychiques. Ce n'est pas un pro-
blème de métaphysique comme on l'a dit; c'est un problème de
médecine.
Il est impossible d'accepter cette idée de M. Remy de Gour-
mont : « Depuis quelque temps, on ne demande plus aux jurés
leur opinion sur la matérialité d'un fait, on les interroge sur le
programme de l'agrégation de philosophie. C'est ridicule. » Il
serait en effet profondément ridicule de poser aux jurés des
problèmes de philosophie. Mais, pour résoudre les problèmes
de responsabilité ou d'irresponsabilité, c'est le programme de
918 REVUE DES DEUX MONDES.
l'agrégation de médecine qu'il faut connaître plutôt que celui
de philosophie. Il faut donc que les magistrats s'éclairent
dans chaque cas, auprès des médecins, sur le degré de respon-
sabilité de l'inculpé. Ceci n'est nullement ridicule et laisse au
contraire chacun dans son rôle naturel.
Donc, c'est un fait scientifiquement acquis : il existe des
criminels dont la responsabilité est médicalement atténuée. Ce
sont des malades vis-à-vis desquels la société garde le droit de
se préserver et de se défendre, mais qu'elle a en même temps
le devoir de soigner.
Par conséquent, la société n'a pas le droit de se désinté-
resser de la question de la responsabilité atténuée. Comment
peut-elle résoudre cette question en pratique ?
Ceci est hérissé de difficultés.
Pour les bien portans responsables et pour les, fous irres-
ponsables, la chose est très simple : aux premiers (criminels
ordinaires) on applique la loi, on les emprisonne ou on les
guillotine; aux seconds, on applique l'article 64 du code pénal
qui est ainsi conçu : « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le pré-
venu était en état jcle démence au temps de l'action ou lorsqu'il
a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister. » On
étend ce mot de démence à tous les cas de folie avec irrespon-
sabilité et on envoie ces criminels à l'asile d'aliénés où ils sont
soignés.
Mais pour les criminels à responsabilité atténuée, la ques-
tion est actuellement insoluble. Les magistrats admettent leur
existence et il n'y a rien dans la loi qui leur soit applicable.
Le 12 décembre 1905, M, Chaumié, ministre de la Justice,
a adressé aux procureurs généraux une circulaire où on lit :
« A côté des aliénés proprement dits, on rencontre des dégé-
nérés, des individus sujets à des impulsions morbides momen-
tanées ou atteints d'anomalies mentales... Il importe que
l'expert soit mis en demeure d'indiquer avec la plus grande net-
teté possible dans quelle mesure l'inculpé était, au moment de
Tin fraction, responsable de l'acte qui lui est imputé. Pour
atteindre ce résultat, j'estime que la Commission rogatoire
devra toujours contenir et poser d'office, en toute matière, les
deux questions suivantes : 1° dire si l'inculpé était en état de
démence au moment de l'acte, dans le sens de l'article 64 du
LA RESPONSABILITÉ ATTKNUÉE. 919
code pénal ; 2" dire si l'examen psychiatrique et biologique ne
révèle point chez lui des anomalies mentales ou psychiques de
nature à atténuer, dans une certaine mesure, sa responsabilité. »
La question de la responsabilité atténuée nous est donc
posée, eu l'ait, dans toutes les expertises, devant les tribunaux
criminels et devant les Conseils de guerre. Mais, quand nous
avons répondu par raffirmative à celte seconde question, l'em-
barras des magistrats est extrême pour tenir pratiquement
compte de cette conclusion du rapport médico-légal. Gomme je
l'ai dit dus le début de ce travail, il n'y a aucun article du code
pénal qui soit applicable aux demi-fous demi-responsables.
Alors, en présence d'un criminel dont la responsabilité a été
déclarée atténuée, les magistrats, n'ayant aucun texte de loi à
lui appliquer, adoptent l'une ou l'autre des solutions suivantes
(s'ils veulent tenir compte des conclusions du rapport médico-
légal qu ils ont provoqué) : ou déclarer le criminel irrespon-
sable et le faire placer dans un asile d'aliénés, ou lui appliquer
l'article 463 sur les circonstances atténuantes.
11 est facile de montrer que ces solutions sont, lune et
l'autre, détestables.
D'abord la première solution est iUéyale.
On ne peut en etîet faire interner un criminel demi-fou
qu'en lui appliquant l'article 64 et en le comprenant dans la ca-
tégorie des « démens » ou des « contraints. » Or, la Cour de
Cassation a décidé que l'on ije peut pas appliquer l'article 64 à
un criminel dont la responsabilité a été déclarée seulement
atténuée.
Pour une dame S..., les médecins experts (Bernheim, Parisot
et Aiméj avaient déclaré qu'elle appartenait à la catégorie des
délinquans impulsifs qui ne sauraient être internés dans un
asile d'aliénés, et ne devraient pas être davantage enfermés
dans une prison, leur responsabilité étant atténuée. La Cour de
Nancy crut pouvoir appliquer l'article 64 à cette inculpée, en
étendant le sens du mot « contrainte. » Mais, par arrêt du
11 avril 1908, la Cour de Cassation a cassé l'arrêt de Nancy et
déclaré que l'article 64 ne peut pas être appliqué aux demi-fous
à responsabilité atténuée, dont l'arrêt d'ailleurs reconnaît et
consacre l'existence, sans indiquer d'autre article qui leur soit
applicable.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
Si on passe outre à cette illégalité et si on applique l'article 6i
au demi-fou criminel, on rend une ordonnance de non-lieu et on
enferme l'inculpé dans un asile. Mais, comme les médecins
n'ont le droit de garder dans les asiles que les aliéués, ils font
bientôt sortir le demi-fou qui reprend la vie libre dans la société
et y recommence la série de ses méfaits et de ses crimes.
Au mois de juin 1907, à Béziers, un individu est arrêté
pour avoir donné des coups de couteau à deux personnes dans
la rue ; après expertise médicale, on rend une ordonnance de
non-lieu et le criminel est interné à l'asile d'aliénés de Mont-
pellier. Quinze jours après, il est déclaré guéri par le médecin,
en chef et remis en liberté. Au mois d'avril suivant, c'est à
'coups de revolver quïl blesse gravement un individu. Que pou-
vions-nous conclure de pratique dans la nouvelle expertise dont
nous avons été chargé, quand nous eûmes reconnu que c'était
un demi-fou à responsabilité atténuée, sinon que sa crise aiguë
de folie était guérie, mais que la demi-folie chronique ne l'était
pas quand on l'avait fait sortir de l'asile et rendu à la liberté
sociale ?
La question se pose ainsi, angoissante, pour les fous inter-
mittens, qui restent demi-fous dans l'intervalle de leurs accès
(tel a été probablement le cas de l'ogresse Jeanne Weber), pour
les épileptiques, qui sont irresponsables dans l'attaque, mais
restent seulement demi-responsables en dehors et dans l'inter-
valle de leurs attaques.
Un alcoolique, après quelques méfaits, est examiné par un
médecin, qui ne peut pas le faire interner parce qu'il est seule-
ment demi-fou. Peu de temps après, il donne des coups de
couteau à une jeune fille. On l'interne. Actuellement, il est guéri
de sa crise, et la famille de la victime est terrorisée à la pensée
qu'il va être rendu à la liberté.
L'internement du demi-fou criminel est donc irréalisable,
illégal, inefficace. C'est une solution qui ne protège ni le ma-
lade ni la société.
On a alors voulu considérer la responsabilité atténuée
comme une circonstance atténuante et appliquer à ces criminels
deini-l'ous l'article 463 du code pénal.
Ceci n'est pas illégal.
Il faut lire dans le beau livre de M. Saleilles l'histoire de la
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 921
naissance et du développement progressif de l'idée à.' individua-
lisation de la peine.
Primitivement et longtemps, le droit pénal était resté pure-
ment objectif : on ne tenait compte que du fait réalisé, onigno-
rait la personnalité de l'agent qui restait inditï'érente; comme
le père ignorant qui ne tient compte pour la punition de l'enfant
que de la valeur de l'objet brisé, « on ne s'attachait qu'au
résultat. »
L'apparition de l'article 64, due aux progrès de la neuro-
biologie à la fin du xvni'' siècle (époque que synthétise et per-
sonnifie le nom de Pinel), marque en 1810 un progrès, en consa-
crant l'inégalité des accusés au point de vue pathologique ou
médical.
C'est ensuite le principe des « peines variables à limites
fixes, c'est-à-dire variables entre deux limites fixées par la loi; »
c'est « l'élasticité » des peines avec « un maximum et un mini-
mum entre lesquels le juge peut se mouvoir. »
Enfin le mot do « circonstances atténuantes » est prononcé
dans l'article 463. Le droit de les appliquer, donné aux seuls
tribunaux en 1810, est étendu aux jurys, « en 1824, d'une façon
partielle, puis en 1832 d'une façon générale. »
Et alors s'est développée la pensée que l'atténuation de la
peine pouvait aussi bien être conditionnée par la santé psy-
chique du criminel que par les circonstances du crime. On a
admis, pour l'atténuation de la peine, les circonstances inté-
rieures au sujet, endogènes (l'état de ses neurones psychiques,
par exemple), aussi bien que les circonstances extérieures ou
exogènes.
En France, on a pris l'habitude d'atténuer la peine dans les
cas de responsabilité atténuée, sans que cela fût inscrit dans la
loi ; et dans les pays qui ont inscrit la responsabilité atténuée
dans leur code, c'est toujours à une atténuation de la peine, à
une peine plus courte, que, dans ces cas, aboutit celle disposi-
tion de la loi.
Ainsi (1), le Code danois dit, dès 1847 : une peine amoindrie
sera appliquée aux personnes n'ayant pas complètement con-
science de leurs actes ; le Code suédois prévoit un adoucisse-
ment àe la peine dans ces cas; le Code italien de 1889 diminue
(1) Tous nos renseignemens sur les législations étrangères sont empruntés
au rapport du docteur Mathé.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
la peine ; de même, le Code japonais, qui est le plus récent des
codes en vigueur.
Cette seconde solution du problème légal dé la responsabi-
lité atténuée par les peines courtes ou raccourcies est aussi
mauvais que celle de l'internement, soit pour la société qu'elle
ne défend pas, soit pour le demi-fou qu'elle ne traite pas.
Il semble démontré, en effet, que le régime des courtes
peines n'arrive qu'à « aggraver, sans profit pour la société, le
cas du malheureux auquel il serait appliqué, au lieu d'améliorer
ses conditions de vie et de conduite. » On attribue à l'abus des
courtes peines le déplorable accroissement des récidives : on y
voit « la plaie de notre système judiciaire. »
Au fond) c'est là le grand cheval de bataille des adversaires
irréductibles de la responsabilité atténuée : la notion de res-
ponsabilité atténuée ne peut, dit-on, aboutir qu'à une atténua-
tion de la peine; ce résultat est déplorable; donc, il faut
abandonner cette notion dangereuse de la responsabilité atté-
nuée. Ainsi raisonnent M. Michelon dans sa thèse, citée plus
haut, et M. Maxwell, dans son récent livre Le Crime et la
Société.
« La conséquence forcée de la notion psychiatrique de la
responsabilité atténuée, dit ce dernier auteur (magistrat et
docteur en médecine), aboutit à celle de l'atténuation de la
punition; cette conséquence est irréprochable au point de vue
théorique ; elle est funeste dans la pratique ; » et alors, la
« théorie de la responsabilité atténuée comme cause de l'atté-
nuation de la peine » devient « une des plus graves erreurs de
'a pratique contemporaine. »
On arrive ainsi à repousser complètement la doctrine de la
responsabilité atténuée, qui n'a que des inconvéniens, qui est
un lléau pour la société, qui est la cause de cette déplorable
marche croissante de la criminalité, dont on ne peut contester
la réalité et la gravité.
C'est en s'appuyant sur cet argument des déplorables consé-
quences sociales de la responsabilité atténuée que M. Gilbert
Ballet a énergiquement combattu, à la Société générale des
prisons et au Congrès de Genève de 4907, cette notion de la
responsabilité atténuée, dont nous l'avons vu proclamer l'exis-
tence médicale et scientifique dans un passage cité plus haut.
Je n'ai naturellement pas l'intention ,de contester ce fait qui
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 923
semble ressortir nettement de l'expérience judiciaire, que les
peines raccourcies sont un déplorable système pour traiter le
demi-fou et pour garantir la société contre les méfaits de ce
demi-responsable. J'accepte cette conclusion comme j'ai accepté
cette autre que l'internement du demi-fou par application de
l'article 64 étendu constitue également une solution déplorable
pour la société et pour le demi-fou.
Que conclure de cela? uniquement ceci : que, dans l'état
actuel de notre législation, la notion de responsabilité atténuée
ne peut pas être appliquée d'une manière utile et efficace pour
la société et pour le demi-fou. Mais il serait illogique et anti-
scientifique de condamner la notion même de responsabilité
atténuée, pour le seul motif que la loi actuelle ne permet pas
de l'appliquer utilement. Pour rester dans la logique, il faut
conclure, non que la responsabilité atténuée n'existe pas, mais
que la loi est mauvaise ou incomplète et doit être modifiée ou
complétée.
Alors même, il faut bien le reconnaître, que la notion de
responsabilité atténuée ne pourrait conduire qu'à l'une des
deux solutions également fâcheuses dont j'ai parlé : court inter-
nement ou peine courte, cela ne suffirait pas à faire disparaître
les devoirs de la société vis-à-vis de ces demi-fous. Nous
devons assister nos malades, même quand cette assistance est
préjudiciable à nos intérêts.
De tout ce qui précède on peut seulement conclure que :
1" il y a des criminels dont la responsabilité est atténuée ;
2" la société a le devoir de soigner ces demi-fous, en même
temps qu'elle a le droit de se défendre contre leurs méfaits ;
3** l'internement dans un asile par application de l'article 64 ou
l'atténuation de la peine par application de l'article 463 sont des
solutions inacceptables, puisqu'il n'y a, dans ces solutions, ni
garantie pour la société, ni traitement pour le malade.
Que faut-il donc organiser, quelle modification faut-il apporter
au Code pénal pour que la société ne laisse pas ces malheureux
hors la loi et puisse simultanément remplir ses devoirs à leur
sujet et user de ses droits?
i<> Puisque le fait de la responsabilité atténuée est scientifi-
quement démontré, la loi doit le reconnaître.
La loi votée par la Chambre en janvier 1907 prévoit ol
924 REVUE DES DEUX MONDES.
ordonne (dans ses articles 36 et 37) un verdict de responsabilité
ou d'irresponsabilité et règle le sort des criminels irrespon- \
sables.
Il faut organiser une campagne p'our que le Sénat vote ces
articles et ajoute à cette loi un article visant le verdict de res-
ponsabilité atténuée.
2° Cela fait, et pour régler le sort de ces demi-fous, le juge-
ment doit décider qu'ils seront punis et traités : punis comme
les bien portans psychique ment puisqu'ils comprennent, eux
aussi, le gendarme et la prison; traités comme les malades de
l'esprit, puisqu'ils ont besoin du médecin et de l'infirmier.
Il faut donc créer des a'iiles-prisons dans lesquels seront
enfermés, traités et légalement retenus ces criminels demi-fous.
3° La loi devra rendre obligatoire cet internement du demi-
responsable dans un asile spécial, dès son premier méfait social,
et permettre de l'y retenir en traitement, non jusqu'à l'expira-
tion d'une peine, plus ou moins raccourcie, mais jusqu'à la
guérison ; et jusqu'à la guérison, non de la crise aiguë, mais de
la maladie psychique elle-même.
Il est urgent qu'on s'occupe en France de cette question des
criminels à responsabilité atténuée. Car dans tous les autres
pays, elle est déjà à l'ordre du jour.
En ouvrant le Congrès d'Amsterdam, M. van Raalte, ministre
de la Justice de Hollande, disait (1907) : « En ce qui concerne
le traitement par le législateur national des criminels adultes,
les débals de ce Congrès seront d'une grande actualité. Je pense
à la procédure à l'égard des personnes de responsabilité atténuée
qu'un auteur français, dans un ouvrage récent, comprend sous
le terme général de demi-fous demi-responsables , sujet qui
récemment entre les jurisconsultes néerlandais a donné lieu à
d'intéressantes discussions. Et ce n'est pas un secret que le
ministre de la Justice s'occupe en ce moment des études prépa-
ratoires nécessaires pour que la législation, en se conformant
aux idées modernes sur le traitement des aliénés dangereux,
reconnaisse, dans l'intérêt de la société, que pour les malheureux
la solution du problème doit être cherchée dans l'assistance
plutôt que dans la peine. »
L'effort dans le même sens s'est concrète déjà dans certains
pavs, notamment en Allemagne et en Suisse.
Dans le projet do loi en étude en Allemagne, on prévoit la
LA RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE. 925
responsabilité atténuée et l'application, à ces criminels, d'une
peine d'abord, d'un traitement ensuite. Le projet de loi suisse
admet les mêmes principes, mais en renversant l'ordre d'appli-
calion : l'exécution de la peine est suspendue jusqu'au moment
de la guérison du demi-fou (le temps du traitement étant compté
comme peine).
Voilà la double notion à introduire dans le code pénal
français : 1° la notion légale de la responsabilité atténuée ; 2° la
nécessité d'appliquer obligatoirement à ces demi-responsables
une peine plus ou moins raccourcie et un traitement plus ou
moins prolongé, dans un asile spécial, jusqu'à guérison de leur
demi-folie.
Si on accepte cette solution, il n'est plus possible de faire
à la notion de responsabilité atténuée les objections formulées
tout à l'heure, qui font la base de l'opposition de MM. Michelon
et Maxwell et de la plupart des orateurs de la Société générale
des prisons : en traitant ainsi les criminels demi-fous par Tasile-
prison, nous ne désarmons pas la société, nous n'énervons pas
son action de défense et de protection. Au contraire, nous pré-
venons beaucoup de crimes, puisque, dès son premier méfait,
nous enfermons le demi-responsable, le traitons obligatoirement
et l'empêchons de commettre de nouveaux méfaits. Nous ne
lui rendons la liberté que quand il est jugé guéri, c'est-à-dire
responsable, et justiciable par suite, pour l'avenir^, des lois
ordinaires.
En même temps, avec cette solution, la société, non seulement
exerce pleinement et efficacement son droit de défense, mais
encore remplit complètement son devoir de traitement vis-à-vis
de ces criminels malades.
Y a-t-il donc un traitement possible de ces malades? C'est
la dernière question à résoudre, et elle est grave entre toutes;
car, s'il n'y a pas de traitement des demi-fous, tout ce qui pré-
cède est presque inutile, ou tout au moins très peu utile et peu
pratique.
En réalité, il y a un traitement possible de ces malades, ce
qui justifie tous les développemens qui précèdent et aussi,
d'avance, la campagne que je voudrais voir faire devant le Sénat :
il y a un traitement utile, soit prophylactique, soit curatif, de
beaucoup de cas de demi-folie : on peut rendre à la société un
92C( REVUE DES DEUX MONDES.
certain nombre de ces demi-responsables, devenus inofîensifs et
pouvant même encore, dans certains cas, rendre service à leurs
semblables.
Un exemple démontrera immédiatement l'exactitude de cette
thèse: c'est l'exemple de l'alcoolique.
L'alcoolique est très souvent le type de ces demi-fous qui
commettent un crime dans un accès d'inconscience ou de demi-
conscience, sont internés, guérissent rapidement, sortent de
l'asile et recommencent. Si, dans Tasile spécial, dont je demande
la création, on leur applique un traitement psychique conve-
nable, on peut les guérir, non plus seulement de leur accès de
délirium, mais de leur dipsomanie, de leur manie de boire;
comme on guérit un morphinomane ou un éthéromane.
C'est ainsi que, commentant la loi suisse dont je parlais
plus haut, M. Stoos écrit : « Je suis convaincu qu'il vaut mieux
traiter les buveurs que les punir... C'est pourquoi le projet suisse
réserve l'internement dans un asile pour les buveurs qui ont
commis un délit, exigeant comme tels une peine d'une durée
restreinte. »
On remarquera qu'en traitant ainsi un alcoolique, non
seulement on traite sa demi-1'olie, mais on agit préventivement
sur la demi-folie de ses enfans. Car l'hérédité alcoolique est une
des causes certainement les plus puissantes de ces dégénéres-
cences qui entraînent la responsabilité atténuée.
Donc, le traitement, que la société doit à ses demi-fous cri-
minels, existe; il est possible.
Ce n'est pas le lieu de développer les élémens médicaux de
ce traitement, qui doit surtout être psychique. Je dois seulement
indiquer, en terminant, le rôle considérable que l'éducation et
la rééducation morales doivent y jouer pour qu'il soit vrai-
ment efficace.
Le demi-fou est un débile égoïste, réduit pour étayer ses déci-
sions aux impressions corporelles du moment ; il n'a, par lui-
même, ni l'intelligence, ni la sensibilité, ni la volonté suffi-
santes pour connaître spontanément ses devoirs envers ses
semblables, pour comprendre, sans qu'on le lui apprenne, que
la liberté des autres doit souvent limiter la sienne ; il ne sait
pas les lois de la vie en société, il ignore la plupart des lois
morales qui sont indispensables au développement et à la vie
d'une société.
LA RESPONSAniLITÉ ATTÉNUÉE. 92"
Mais cette débilité, qui le livre sans défense aux suggestions
de ses sensations et de ses passions, le livre aussi sans résistance
aux conseils et aux leçons de ceux qui l'entourent. Si ces
conseils sont mauvais, sa maladie s'aggravera rapidement,
deviendra incurable et il n'y aura plus rien à espérer. Si ces
leçons sont bonnes, bien adaptées à son état d'esprit, au degré
de son intelligence et à la force de ses facultés, il pourra, au
moins dans beaucoup de cas, montrer que, s'il est insocial, il
n'est pas irréductiblement antisocial m définitivement insociable ;
s'il est inédiiqué, il n'est pas inéducable ; s'il est amoral, il n'est
pas nécessairement immoral et peut encore être moralisé.
IMais, pour obtenir ce résultat, il ne faut pas seulement
entourer le demi-fou ou le candidat à la demi-folie d'une atmo-
sphère de très haute moralité; il ne suffit pas de lui enseigner
la morale élevée sans obligation ni sanction qui suffit à faire
vivre honnêtement les hommes à l'esprit élevé et fort pénétrés
de l'importance et de la valeur de l'idée du bien en soi.
A nos pauvres malades débiles du psychisme, il faut ensei-
gner des règles et des lois de morale extrêmement précises. Il
faut surtout leur en montrer et leur en faire comprendre le
caractère hautement obligatoire, en dehors de toute sanction
judiciaire. Il faut leur donner l'idée de devoir.
Il ne suffît pas de leur enseigner ce qui leur est utile, ce
qu'ils doivent faire dans leur propre intérêt bien compris, dans
l'intérêt de leur famille ou de leur pays ou même dans l'intérêt
de l'espèce. Ces considérations, comme les règles d'une saine
hygiène, ne seront pas suffisantes pour entraîner et déterminer
les actes d'un demi-fou.
A ce débile, que la passion sollicite avec fureur, qu'im-
porte l'intérêt de la patrie ou de l'humanité ? Pourquoi aurait-
il le respect du drapeau ou de la vie humaine ? Il désertera ou
assassinera, plutôt que de se priver d'une jouissance immédiate
s'il se croit assuré d'échapper à la répression.
A ces malheureux il faut enseigner des lois morales qui
apportent avec elles les idées d'obligation et de sanction, autres
que l'obligation par le gendarme et la sanction par la prison
('alors même que celle-ci serait agrémentée de peines corpo-
relles).
A ces malades, si on veut les guérir, il faut donner une
haute idée de la dignité humaine, du respect qui est dû à la vie
928 REVUE DES DEUX MONDES.
humaine chez eux et chez tous les hommes et à la propriété et
aux biens de chacun ; il faut leur montrer qu'ils doivent protéger
leur famille et défendre leur patrie; qu'ils doivent d'abord ne
jamais faire à autrui ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fît
à eux-mêmes; que cela ne suffit pas ; qu'ils doivent faire à leur
prochain ce qu'ils voudraient que le prochain leur fît; qu'ils
doivent aimer les autres hommes, les secourir, les aider, se
dévouer et se sacrifier pour eux...
D'un mot, il faut ^ de ces malades égoïstes, faire des altruistes
bien portans.
J'ai dépassé les limites fixées à cet article et suis sorti de
ma compétence par ces derniers développemensqui appartiennent
plus au moraliste et à l'instituteur qu'au médecin. Mais le corps
et l'esprit sont si inextricablement liés que l'enseignement ou
l'éducatioi et la médecine collaborent intimement au point de
souvent se confondre dans la formation d'une société bien
organisée.
Une saine et sage médecine est indispensable au plein déve-
loppemei de l'âme humaine et un enseignement moral élevé
est la condition d'une bonne et solide santé, comme nous la
souhaitons à tous les enfans de France !
D*' Grasset.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française: Reprise de Le Roi s'amuse; — Cher maître, comédie
en trois actes de M. Fernand Vandérem.
Je pense que la Comédie-Française a repris Le Roi s'amuse pour
en finir, une bonne fois, avec cette mécliante pièce. Et alors je ne
puis que l'approuver. Il y a une trentaine d'années, elle l'avait
montée avec une interprétation qui était par elle-même un attrait :
Mounet-Sully jouait le Roi, et Got Triboulet. C'était l'époque de cette
brillaate pléiade que nous aimons à citer, nous qui n'avons pas vu
Racbel. Cela n'avait pas suffi à donner le change : la pièce, en dépit
des acteurs, et Victor Hugo étant encore là, était lourdement tombée.
Cette fois, on nous la donne sans artifice, sans effort ni curiosité de
distribution, réduite à ses seuls mérites et ne brillant que de son seul
éclat. L'effet était facile à prévoir, et il a été complet.
Ce n'est pas assez de dire, comme on l'a fait généralement, que de
tous les drames de Victor Hugo celui-ci est le plus mauvais : c'en est
aussi le plus pénible et le plus irritant. Je sais bien qu'il y a Angelo,
Lucrèce Borgia, Marie Tudor et qu'ils ne valent pas cher ; du moins,
ces naïfs mélodrames sont-ils en prose ; rien, pas même le style, ne
les distingue de leurs congénères et on en est quitte pour les passer
au répertoire de Ducange ou de Maquet. Dans Le Roi s'am,vse, quel-
ques beaux vers, — ils sont rares et on les compte, — viennent nous
rappeler qu'un grand écrivain est ici le coupable. Et cette fois nous
ne sommes ni en Italie, ni en Angleterre : nous sommes en France,
nous sommes au Louvre. On a beaucoup loué les romantiques, et
surtout ils se sont beaucoup vantés, d'avoir aimé la France et de
s'être faits, par piété fdiale, ses historiens. Ce n'est vrai qu'en partie.
TOME III. — 1911. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils étaient poètes, et il n'y a de poésie que dans le passé ; ils étaient
peintres, épris de la forme et de la couleur, en un mot de l'extérieur :
ils ont évoqué le décor et le costume de l'ancienne France. Mais
chaque fois quïls ont essayé de pousser un peu plus avant, jusqu'aux
mœurs, jusqu'aux sentimens, jusqu'à l'âme, quel carnaval! Toute
leur ignorance et toute leur inintelligence n'y auraient pas suffi, s'il
ne s'y était ajouté un ferment de passion haineuse. Victor Hugo, qui a
déjà à son actif le Richelieu de Marion Delorme, entreprend d'évo(iucr
au théâtre l'époque de François P"". On imagine difficilement une plus
admirable matière : les débuts du Roi « sacré chevalier par Bayard, »
les guerres d'Italie, Marignan et Pavie, la gloire et le désastre, la furie
française et le deuil de la patrie, l'aurore de la Renaissance, le rayon-
nement des lettres et des arts. Or, de tout cela, pas un mot. Mais un
amphigouri d'enlèvement, de viol et de meurtre, une machination
ténébreuse combinée par un cerveau d'enfant, un débordement
d'orgie royale sentant sa débauche à prix réduit, — et, sur tout ce qui
porte un grand nom et rappelle un souvenir français, de la boue
jetée à pleines mains.
François I", Saint-Vallier, Diane de Poitiers comtesse de Brézé^
Maguelonne et Saltabadil, Blanche et Gaucher Mahiet, cela passerait
encore. Mais il y a Triboulet. Il est, à lui seul, à peu près toute la
pièce. Et il est bien impossible de ne voir, en ce rôle disproportionné"
et mal venu, qu'un accident, une erreur, une aberration passagère.
Au contraire. Entre toutes les créations du poète dramaturge, c'est une
de celles qui portent le plus complètement sa marque. Le goût du gro-
tesque, la tendance à l'énorme, la manie de l'antithèse s'y rejoignent
et s'y amalgament ; et ce sont des élémens essentiels parmi ceux qui
constituent son génie. Victor Hugo a été unique pour prêter au
rôle du bouffon dans l'histoire une place considérable et entrer, à son
sujet, en de profondes méditations. N'insistons pas ! Toute cette
déclamation nous est aujourd'hui insupportable. Nous sentons que
d'un mot on crèverait ce ballon gonflé de rhétorique. De quoi se
plaint Triboulet ? D'être bouffon de cour ? Nous savons très bien qu'il
est enchanté de l'être, tous les emplois de cour, depuis le chambellan
jusqu'à l'aide marmiton, étant ardemment convoités, brigués et dis-
putés. D'être laid et, pour cette cause, privé des faveurs du beau sexe?
Nous savons au contraire que les comiques sont particulièrement
bien partagés sous le rapport des bonnes fortunes. Mais c'est le per-
pétuel contresens romantique : mettre à un pont-neuf une musique
d'enterrement et costumer un queue-rouge en Hamlet.
REVUE DRAMATIQUE. 931
Dans la troupe actuelle de la Comédie-Française, je ne vois pas
qui eût pu tirer quelque parti de ce rôle. M. Berr, peut-être ; sûrement
pas M. Silvain, à qui nuisent ici ses qualités autant que ses défauts.
Triboulet est un avorton à langue de vipère. M. Silvain est plutôt bel
homme et son physique même annonce tout de suite un person-
nage sërieux> grave, et de poids. On n'est pas préparé à le voir agiter
les grelots de la folie. Il ne nous fait pas rire avec les pantalonnades
du premier acte. Il ne réussit guère mieux dans les quatre actes de
pathétique qu'il nous reste à subir. Il a résolu d'y mettre du naturel.
Du naturel dans le drame romantique ! Il débite la scène de la malé-
diction d'un ton détaché, avec un air de n'y attacher aucune impor-
tance et de penser à autre chose. Il dit : « Ce \deLllard m'a maudit, »
comme on dirait : « Ne nous frappons pas! » Nous constatons le peu
de succès de son interprétation, sans d'ailleurs aucunement le lui re-
procher, le rôle étant artificiel, arbitraire, incohérent, — un monstre.
M. Fenoux est un François P'' sans élégance et sans prestige ; M. Mounet-
Sully un Saint-Yalher plus ennuyé qu'indigné, M. Paul Mounet un
Saltabadil plus correct que pittoresque... Mais à quoi bon continuer
rénumération?
Pour terminer la saison théâtrale, et à la même époque où les
Fresnaij obtinrent, U y a trois ans, un brillant succès, voici une aimable
pièce de M. Fernand Yandérem. Cher maître est une de ces comédies
de demi-teinte et de demi-caractère que la Comédie-Française a
semblé aflfectionner cette année, formant série avec Comme ils sont
tous et les Marionnettes. Fort agréable d'ailleurs, elle plairait davan-
tage encore, si le dessein de l'auteur y était plus net et son parti pris
plus accusé. Mais il y a parfois de l'obscurité dans la psychologie des
personnages et le genre même de l'ouvrage est un peu incertain.
M. Frédéric Ducrest, le « cher maître, » est un avocat célèbre. A
quarante-cinq ans, il a trouvé le temps d'être bâtonnier de son ordre,
député, garde des Sceaux, candidat à l'Académie Française, et d'avoir
un nombre de maîtresses qu'il est aisé de calculer, chacune faisant
exactement six mois. Sa profession d'avocat n'a d'ailleurs ici à peu
près rien à faire. L'auteur n'a pas voulu peindre un milieu, mais des
caractères. Ducrest pourrait être un artiste ou un littérateur en vogue :
il n'y aurait rien de changé, même au titre de la pièce. Il suffit que le
personnage soit en"\ié, fêté, actif, riche, puissant, de ceux qui deman-
dent beaucoup à la vie et en obtiennent tout ce qu'ils lui demandent.
Ajoutez que cet homme est extrêmement égo'ïste, ce qui veut dire
932 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
que son égoïsme dépasse un peu le niveau moyen de Fégoïsme
masculin.
Une femme mariée à un tel homme ne peut que graviter dans son
orbite. C'est un satellite. Elle n'a pas d'existence propre. Henriette
Ducrest n'ignore aucune des trahisons de son mari, et, par exemple, que
sa rivale est, pour le moment, une belle madame Savreuse, divorcée,
avec laquelle Ducrest projette une lugue en Itahe. Elle se résigne,
reçoit M""" Savreuse comme elle a reçu les autres, comme elle reçoit
celles qui aspirent à la succession de la titulaire actuelle et dès main-
tenant prennent date. Elle subit, mais elle soutire. La tristesse se
Mt sur son visage, comme l'effacement de son maintien, l'inélégance
de sa mise et un certain air absent traduisent chez elle le parti pris
du renoncement.
Le monde se range du côté des vainqueurs et la vie est impitoyable
aux faibles: l'opinion se prononce contre M""' Ducrest. On prend parti
contredite, chez elle. Une telle femme à un -tel homme! C'est lui
qu'on plaint. Le puzzle diffère du bridge en ceci qu'il permet la con-
versation : invités et invitées déchirent à belles dents la pauvre Hen-
riette, lorsque soudain, de derrière un bureau où on ne l'avait pas
aperçu, se dresse le secrétaire de Ducrest, le jeune Amédée Lavehne,
qui prend avec une vivacité significative la défense de la « patronne. »
Un peu plus tard, dans le salon déserté, Amédée mettra Henriette au
courant de la sortie par laquelle il l'a si imprudemment compromise,
glissera peu à peu à l'aveu de son amour, et conclura que sa présence
étant désormais impossible dans la maison, il va quitter Ducrest.
Henriette le raisonne doucement, maternellement. A quoi bon ce
coup de tête et ce départ romanesque? Qu'il se calme, qu'il oublie, et
qu'il reste ! Une partie de l'entretien a lieu par téléphone, comme
c'est maintenant l'usage dans les pièces, images de la vie.
Cette exposition est aisée, avec de jobs coins d'observation mon-
daine. Un mari coureur, une honnête femme, un petit amoureux :
nous prévoyons la suite. L'honnête femme n'abandonnera pas même
le bout de ses doigts au petit amoureux, puisqu'elle est une honnête
femme. Mais le mari apprendra l'équipée de son jeune secrétaire et
la belle défense de sa femme. H sera touché, pris de repentir; il se
corrigera; et il y aura de beaux jours pour ce ménage restauré. Ce ne
sera pas très vrai, mais ce sera bien théâtre. Ou encore Henriette sen-
tira ce qu'il y a de jeune, d'ardent, de sincère dans cet amour qui
vient à elle. Mais elle sacrifiera à son devoir cette possibiUté de
bonheur, sans d'ailleurs que son mari lui en sache aucun gré. Son
REVUE DRAMATIQUE. 933
sacrifice sera inutile, comme tous les sacrifices. Et ce sera moins
théâtre, mais plus vrai... Du moins est-ce dans cette direction que la
pièce nous semble orientée.
Au second acte, dès le lever du rideau, nous apprenons qu'Hen-
riette est devenue la maîtresse du jeune Amédée, et nous l'appre-
nons avec stupeur. Rien ne nous avait préparé à l'idée que cette
honnête femme fût à l'instant de la chute. Henriette est d'ailleurs
aussi calme dans la faute qu'elle avait été calme dans la vertu : c'est
une personne éminemment calme. Brusquement aussi la pièce
change de ton. Des scènes se succèdent qui sont d'un comique
appuyé, d'une ironie souHgnée. Devant les allures nouvelles d'Hen-
riette, qui maintenant s'épanouit, soigne sa toilette, et parle, et rit,
et prend des airs d'indépendance, le mari ne doute pas que quelqu'un
ne l'excite, ne lui monte la tête, enfin qu'il n'y ait quelqu'un entre
sa femme et lui; et ce quelqu'un, sa perspicacité de mari n'hésite
pas à le désigner et à le nommer : c'est une femme, c'est M"^ Lau-
bourdin! Puis une scène très amusante encore, où Amédée, qui est
décidément un niais, ne parle à Henriette que de son afïection et de
son admiration... pour le mari qu'il trompe. Cependant, au cours
d'ane discussion avec le cher maître, et poussée à bout par l'insolence
du personnage, Henriette, en manière de défi, lui jette à la face son
secret : elle a un amant, mais oui, comme il a, lai, une maîtresse. La
colère de Ducrest s'exhale en termes tout à fait boufi'ons : « Tu m'as
fait ça, à moi, à un homme comme moi ! » Aucun autre sentiment que
la vanité blessée, l'amoùr-propre huniihé. A cette minute, l'homme
fort, l'homme heureux, le surhomme, dans sa stupéfaction que la
plus vulgaire des mésaventures ne lui ait pas été épargnée, nous
apparaît franchement ridicule. La pièce a tourné en vaudeville, en un
vaudeville très académique et tel que peut l'admettre la gravité de la
Comédie-Française.
Cette formule en vaut une autre, mais à la condition qu'on s'y
tienne. Or, derechef, au troisième acte, nous revenons à la comédie
sentimentale, ou plutôt nous aboutissons au drame bourgeois. Ducrest
est très malheureux. Il ne veut pas demander le divorce, ne se sou-
ciant pas que son accident s'ébruite. Songez donc, un homme comme
lui! D'autre part, il serait curieux de savoir le nom de son rival.
Devant le refus où s'obstine Henriette de lui Hvrer ce nom, il a songé
à s'adresser à l'ane de ces agences de « renseignemens dans l'intérêt
des familles » qui nous envoient de temps en temps leurs prospectus
allcchans par la pi-oniesse do la plus engageante discrétion. Mais il
934 REVUE DES DEUX MONDES.
recule devant la grossièreté de ce moyen, qui, d'ailleurs, devient
bientôt inutile. Car il faut finir. Amédée se trahit. Ducrest se sent
encore un peu plus malheureux : il est désemparé, atteint jusque
dans son activité professionnelle, prêt à renoncer au barreau. C'est
alors Henriette qui le prend en pitié : de cet air indifférent qui est
sa manière, elle congédie Amédée et rentre dans le devoir, comme
on congédie son cocher pour rentrer chez soi. Et voilà des époux
réconciliés. On a souvent en\dsagé les conséquences de l'adultère
féminin : l'une d'elles est, parait-il, de resserrer le lien conjugal.
Et maintenant, qu'est-ce que l'auteur a prétendu, sinon prouver,
du moins indiquer? A-t-il voulu dire qu'il y a des hommes faits pour
le bonheur et le succès, mais dont toute l'assurance et même toute la
supériorité s'effondre à la première difficulté? Ces grands vainqueurs,
fendans et fringans, s'embarrassent autant que nous, plus que nous,
dans l'épreuve : le grand homme disparaît, il ne reste qu'un pauvre
homme. Peut-être. Toutefois, à la façon dont le personnage de
Ducrest avait été posé au début, nous espérions que l'auteur en tire-
rait meilleur parti. Nous en attendions mieux. Nous attendions de lui
un acte, un geste, un mot, qui auraient été l'acte, le geste, le mot
pour lequel aurait été écrit le rôle. Vous connaissez ces gens dont le
sourire promet toujours une malice qui ne vient jamais. On est déçu.
Ou bien l'auteur a-t-il voulu tout bonnement nous faire le récit d'une
aventure, nous conter sans plus l'histoire d'un ménage parisien, une
histoire falote, incomplète et déconcertante, comme sont les his-
toires de la vie? Peut-être encore. Mais la littérature a pour objet de
mettre un peu d'ordre et de clarté dans le chaos du réel. Dans cette
aventure de ménage, la figure de la femme est énigmatique, le per-
sonnage du mari est bruyant et inexistant.
Cher maîlre est fort bien joué. M. de Féraudy met dans le rôle de
Ducrest toute sa verve et aussi toute son autorité. Il prête à cette
baudruche l'apparence d'être quelqu'un. M""' Lara a montré beaucoup
d'intelligence dans le rôle d'Henriette, et en a fait l'une de ses meil-
leures créations. M. Guilhène a bien rendu les deux aspects du rôle
d' Amédée, celui de passion sincère et .celui de niaiserie. M""" Robinne
et quelques autres complètent un excellent ensemble.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
UNE PENITENTE FRANCISCAINE :
SAINTE MARGUERITE DE CORTONE
In Excelsis, par Johan.nès Jœrgensen, i vol. in-8^
Copenhague et Kempten, 1910.
Foligno au Sud, Gortone au Nord : entre ces deux cités se déploie
rOrabrie, qui servit de décor à la première manifestation de l'évangile fran-
ciscain. Ou plutôt le voyageur qui arrive à Cortone a déjà laissé dei'rière
soi le territoire propre de l'Ombrie, pour mettre le pied en terre toscane.
La vallée de la Cliiana, que domine Cortone du haut de sa montagne, lui
fait voir un caractère tout différent de celui que lui avait montré la plaine
ombrienne. Sont-ce peut-être les groupes nombreux de cyprès, sont-ce les
arêtes plus vigoui^euses des montagnes qui modifient ainsi l'aspect du
paysage, lui prêtant cette physionomie plus imposante et solennelle,
mais moins douce et moins humble, que nous révèlent également les
régions voisines de Florence, le Val d'Arno, le Casentin, et le Val d'Eisa?
Tout de suite nous observons que les Apennins se rehaussent, profilant à
l'horizon des cimes de plus en plus élevées jusqu'à celles du Mont Falte-
rone et du Mont Alverne ; et nous pouvons même apercevoir, de Cortone,
les vagues ombres du Mont Cetonà et du Mont Amiata, qui se dressent
là-bas très loin, du côté de Sienne.
C'est vers l'an 1211 que saint François d'Assise est venu à Cortone; et
parmi les premiers hommes qui, dans cette ville, se sont attachés à lui et
se sont fails ses disciples, il s'en est rencontré deux d'une nature etd'une
destinée infiniment différentes. L'un était un jeune homme riche, Guido
Vagnotelli, qui était devenu moine franciscain après avoir donné aux
pauvres tout ce qu'il possédait ; l'autre était ce plébéien à la fois passion-
nément avide de science et de pouvoir, le frère Élie, qui plus tard allait
exercer une influence fatale sur les progrès de l'ordre tout entier. Un peu
935
REVUE DES DEUX MONDES.
en dehors de la ville, à l'endroit où un torrent furieux se précipite avec
fracas dans une gorge du Mont San Egidio, c'est là que François s'est
insiallé avec ces deux disciples et quelques autres encore. Tout de môme
ijue les Carceri, près d'Assise, l'ermitage franciscain de Cortone n'a con-
sisté, à l'origine, qu'en un petit nombre de grottes creusées dans le
rocher. Aujourd'hui, cet endroit s'appelle Celle (les Cellules), et se ti^ouve
occupé par un couvent de capucins : mais on y montre encore la grotte
qu'habitait François, et où l'on assure qu'il a écrit son testament lorsque,
en l'année 122G, ses frères le transportaient, déjà mourant, de Sienne à
Assise.
Un quart de siècle plus tard, vers l'an 12o0, Guido Vagnotelli s'est
endormi à son tour, en odeur de sainteté, dans l'une des cellules du
Mont San Egidio : mais depuis cinq ans déjà, à ce moment, le plus grand
nombre des frères avaient abandonné les Celle pour aller demeurer à
Cortone, dans le grand monastère que le frère Elle venait d'y faire con-
struire, avec une magnifique église nouvelle, et que l'on y voit encore
aujourd'hui. Et c'est aussi à Cortone que, le 22 avril 1233, le second des
disciples susdits, le moine audacieux qui, pendant quelque temps, était allé
jusqu'à combattre le Saint-Siège en compagnie de l'Empereur Frédéric II,
a achevé sa vie aventureuse, — réconcilié avec Dieu, et délivré de la sen-
tence qu'avait portée contre lui le pape Grégoire IX.
Le pieux solitaire, le politique rebelle : à ces deux feuilles du trèfle
franciscain que s'honore d'avoir produit la ville de Cortone s'en ajoute une
troisième, sous la figure de la femme que l'on a appelée la « Madeleine »
de l'ordre de Saint-François, — sainte Marguerite de Cortone. Celle-là est
même la seule, en vérité, dont le nom et le souvenir soient restés vivans,
à travers le cours des âges. C'est à cause d'elle que, de nos jours encore,
Cortone reçoit la visite d'historiens érudits comme de pieux pèlerins.. En
son honneur a été élevée l'église de marbre en style pisan qui, depuis
1877, resplendit là-haut, tout au sommet de la montagne. Et chaque
année, le 23 février, jour anniversaire de sa mort, Cortone se ranime
joyeusement. La châsse contenant ses reliques, dans l'église somptueuse, est
ouverte au large, de telle façon que chacun puisse contempler son corps
momifié derrière la paroi de verre de son cercueil ; et de toute la vallée de
la Chiana, de tout le pays compris entre Arezzo au Nord, Montepulciano à
l'Ouest, et le lac Trasimène au Sud, les pèlerins des deux sexes accourent
en foule, remplissant les étroites rues de la ville du va-et vient de leurs
accoutremens aux tons bariolés.
C'est dans une de ces étroites rues de Cortone que, un matin d'au-
tomne de l'année 1273, deux dames nobles revenant de la messe ren-
contrèrent une jeune femme dont la figure et la mise ne pouvaient
manquer d'éveiller leur curiosité. Agée d'environ vingt-cinq ans,
l'inconnue était vêtue d'une robe noire très élégante, mais salie de
poussière et déchirée en maints endroits par les ronces des haies ;
avec cela, les pieds nus, les épaules cachées sous un flot d'admirables
REVUES ÉTRANGÈRES. 937
cheveux bruns que la hâte de la course avait dénoués. Mais plus
étrange encore était l'expression du %isage de cette créature, — un
beau visage aux traits infiniment mobiles et passionnés, avec de
grands yeux noirs d'un éclat fiévreux; et le sentiment qu^on y lisait
était un mélange saisissant d'exaltation et de désespoir, comme si
l'infortunée se trouvât partagée tout entière entre le désir de com-
mencer une ^de nouvelle et l'horreur d'avoir à continuer de vivre.
Émues de pitié, les deux dames l'abordèrent, s'enquirent discrètement
de la cause de son trouble, et puis, ayant appris qu'elle était venue à
Cortone pour se confesser de ses péchés à l'un quelconque des frères
de l'ordre de Saint-François, elles lui offrirent l'hospitaUté de leur
maison, qui était toute proche, en lui promettant de la confier ensuite
aux soins d'un bon moine franciscain qu'elles connaissaient. La jeune
femme put enfin se reposer des fatigues d'une marche poursuivie sans
arrêt depuis le soir précédent ; et lorsque quelques heures de sieste et
un verre de lait l'eurent comme réveillée de l'espèce de stupeur qui
l'avait longtemps envahie, voici en résumé l'histoire qu'elle dut
raconter à ses bienfaitrices, telle qu'à plusieurs reprises, plus tard,
elle allait la redire à son confident, secrétaire, et biographe attitré,
l'excellent petit frère Giunta Bevegnati :
Elle s'appelait Marguerite, et était fille d'un riche paysan de
La^'iano, petit village voisin de Chiusi. A sept ans, elle avait perdu sa
mère, et son père s'était empressé de se remarier avec une femme qui
s'était montrée dure et méchante pour elle. Aussi avait-elle accueilh
volontiers les hommages d'un jeune seigneur de la région, fds du
comte Guillaume di Pecora. Un jour même, ce jeune homme l'avait
emmenée dans un de ses châteaux, où bientôt un fils lui était né; et
pendant neuf ans, depuis lors, elle avait vécu là en vraie grande dame,
avec l'assurance de devenir la femme légitime de son amant lorsque
la mort des parens de celui-ci lui rendrait possible la consécration
d'une telle mésalliance. Mais le malheur avait voulu que la mort
atteignit d'abord son amant lui-même, tué un matin dans la forêt par
des brigands, ou peut-être parles agens d'un autre seigneur du voi-
sinage. Sur quoi tous les membres de la famille du jeune homme
étaient accourus prendre possession du château habité par Mar-
guerite; si bien que la pauvre femme, affolée, s'était enfuie préci-
pitamment dès la même nuit, laissant son fils à la garde d'anciens
ser\'iteurs, et déjà une première fois s'était livrée à une course
éperdue par les monts et les plaines, dans sa hâte de revenir
938 REVUE DES DEUX MONDES.
au \dllage natal, où elle comptait implorer le pardon de son père.
Adorée de son amant, respectée des paysans d'alentour, qu'elle
avait secourus ou protégés en mainte occasion, admise librement
à la jouissance de tous les plaisirs mondains, Marguerite affirmait
pourtant que sa vie, pendant ces neuf années de splendeur, aA^ait été
loin d'être heureuse. Toujours une sourde angoisse l'avait rongée,
sans qu'elle sût au juste comment ni pourquoi : car l'immoralité de
sa liaison ne l'avait jamais sérieusement inquiétée, et tout ce qu'elle
connaissait de la religion consistait en une courte prière que sa
mère, jadis, lui avait apprise : « Seigneur Jésus, je t'invoque pour
le salut de tous ceux pour lesquels tu désires que je prie ! » Tout au
plus était-ce sans doute un vague instinct religieux qui, uni à un
vagae remords, l'avait toujours portée à craindre et à éviter les
frères franciscains qu'elle voyait passer, pieds nus, sur la route
devant les fenêtres de son château, ou parfois s'attabler dans sa
cuisine en compagnie de ses serviteurs. Cette vue lui inspirait une
véritable épouvante, comme si chacun des frères qu'elle rencon-
trait lui eût paru expressément chargé d'une mystérieuse et terrible
menace à son endroit. Mais par-dessous tout cela il y avait, au fond
du cœur de la jeune femme, une sorte d'aversion inconsciente pour
cette vie mondaine où personne cependant n'apportait plus d'entrain
et de belle humeur. « Ne me saluez pas, disait-elle aux vassaux de son
amant, ne m'adressez pas la parole ; car vous ne savez pas quelle
femme je suis ! » Ou bien ses amis, au milieu d'une fête, l'enten-
daient tout à coup exprimer le regret de ne pouvoir pas achever ses
jours dans un ermitage de la montagne, occupée à pleurer ses péchés
et ceux des autres hommes.
Et voici que, brusquement, cette vie avait pris fin ! Après une
affreuse nuit de marche, où Marguerite avait failli se noyer en vou-
lant franchir à la nage les eaux gonflées d'un torrent, la fugitive
était arrivée dans la maison de son père; et le brave homme, d'abord,
s'était montré disposé à la recueillir. Mais bientôt la belle-mère était
survenue, qui, pleine de vertueuse indignation, avait sommé le
vieillard de choisir entre elle et cette fille perdue. De telle sorte que
le père de Marguerite avait été forcé de signifier à celle-ci qu'elle eût
à se chercher un asile ailleurs ; et la porte de la maison paternelle
s'était refermée sur elle; et la jeune femme, désespérée, était allée
s'asseoir un moment dans le vieux jardin de la maison, sous un
grand liguier qui souvent, autrefois, avait abrité ses jeux d'enfant
avec ses compagnes
REVUES ÉTRANGÈRES. 939
Épuisée par la longue fuite nocturne et toute boulevex'sée par rémo-
tion, elle s'assit au pied de l'arbre, et pleura longtemps. Les heures
s'écoulaient, le soleil de l'automne italien projetait sur le sol sa brûlante
lumière. Alentour s'étendait le petit village, tout rempli de l'activité
laborieuse, et cependant tranquille, de la matinée. Peut-être Margue-
rite voyait-elle passer sur la route des femmes qu'elle avait eues pour
amies neuf ans auparavant, ot qui à présent étaient d'heureuses jeunes
mères, heureuses comme le sont aujourd'hui encore leurs jeunes descen-
dantes, dans ces rians et paisibles hameaux d'Italie. La vie simple et
douce, dans sa beauté calme, se déroulait devant Marguerite, évoquant
en elle l'image d'un bonheur dont elle-même, de son gré, s'était privée à
jamais.
Et pourtant Marguerite était encore jeune, était encore belle! Si même
elle l'avait oublié, les yeux de tous les hommes qu'elle rencontrait n'au-
raient point manqué de le lui rappeler. Il n'y avait pas jusqu'à sa robe
de deuil et à la pâleur de ses traits qui ne la rendissent plus charmante et
plus désirable. Combien il lui serait facile de mettre à profit cette beauté,
d'attirer les hommes à ses pieds, de se jouer d'eux et de les enivrer, sauf
à les repousser ensuite loin de soi, lorsqu'elle n'aurait plus aucun avan-
tage à en obtenir !
Et qui donc pourrait lui en faire un reproche? N'était-elle pas revenue
avec les meilleures intentions du monde"? Humblement elle avait voulu
tomber aux genoux de son père, aux genoux de la belle-mère jadis détes-
tée, et puis se relever avec une nouvelle provision d'énergie tranquille, afin
de commencer une vie nouvelle. Ah! tout cela lui était apparu si certain
et si beau, la nuit précédente, durant sa fuite du château de Palazzi !
C'était cette image qui lui avait prêté la force de lutter contre les ténèbres
et contre l'eau du torrent : tant elle avait aspiré à ces larmes, à ce pardon,
à cette consolante rentrée dans la vie régulière!
Et voilà que tout avait tourné bien différemment! Voilà qu'à présent
elle se tenait là, chassée de la maison familiale comme une étrangère, après
avoir entendu se refermer sur elle le loquet de la porte! Cependant le
figuier de son enfance étendait au-dessus d'elle ses branches tordues, et les
cigales chantaient, tout à fait comme dans les jours des étés d'autrefois.
Tout restait pareil à ce qu'il avait été autrefois : elle seule, Marguerite,
n'était plus la même ! Comme une criminelle ou une pestiférée, elle se
voyait chassée de la maison de son père !
Marguerite resta longtemps assise sous le figuier, tandis qu'autour
d'elle tout s'endormait sous la rayonnante chaleur de midi. Et la tempête
de son orgueil, le tourbillon de son désespoir, peu à peu s'apaisèrent : le
calme renaissait dans cette âme troublée. Bientôt la voix de la chair fit
silence, pour céder la parole à cette voix qui, jadis, avait dit à Nathanaël :
« Je t'ai vu, tout à l'heure, pendant que tu étais sous le figuier! »
Et alors ce fut l'ancien désir de ses jours de splendeur et de honte qui,
de nouveau, s'éleva en elle : le désir de la solitude et de la paix, d'une vie
« vécue dans la solennité et la dévotion. » Maintenant tous les obstacles
de naguère se trouvaient heureusement écartés : les chaînes d'or sous les-
quelles longtemps elle avait soupiré étaient désormais brisées ; devenue
940 REVUE DES DEUX MONDES.
libre, allait-elle se remettre en servitude, et chercher volontairement une
nouvelle cage pour y emprisonner son âme?
La pensée de Marguerite se transforma involontairement en une prière.
Elle se sentait si faible contre son corps, mais surtout contre l'orgueil pas-
sionné qui. de tout temps, avait rempli son cœur! Force lui était d'im-
plorer du secours, dans cette lutte inégale; et quel autre secours implorer
que celui du Père céleste, le véritable ami de toute âme, le seul fiancé dont
l'amour ne trompe jamais? En cet instant, le cœur de Marguerite se ferma
à l'amour terrestre pour s'ouvrir tout entier à l'amour éternel. « Seigneur,
mon Dieu, soyez mon maître et montrez-moi ma route ! » Elle-même nous
apprend que c'est ainsi qu'elle piia, du plus profond de son être.
Et, selon qu'elle l'avait demandé, sa route lui fut montrée. Tout d'un
coup, son ancienne crainte des Franciscains aux pieds nus se réveilla-en
elle avec sa signification véritable : elle comprit clairement que c'étaient
eux, et nuls autres, qui pouvaient et devaient lui venir en aide. Une voix,
au dedans d'elle, lui cria : « Rends-toi sur-le-champ à Cortone, pour t'y
soumettre avec obéissance à la direction des frères Mineurs ! »
Dorénavant, Marguerite était sauvée. Aussitôt elle se redressa, pleine
d'ardeur et de courage, prête à accomplir la volonté divine. Un coup d'œil
encore à la vieille maison dont le seuil lui était interdit pour toujours; et
puis adieu à Laviano, adieu à la région natale, en route vers la lointaine
Cortone, là-bas à l'autre extrémité de la vallée de la Chiana!
Le soir même de son arrivée à Cortone, Marguerite fut présentée
par les deux pieuses dames au Père gardien et aux frères d'un couvent
franciscain du voisinage; et il va sans dire que ceux-ci, tout d'abord,
ne songèrent qu'à se réjouir du spectacle d'un repentir aussi édifiant.
Mais bientôt ces bons frères eux-mêmes se sentirent un peu effrayés
de l'ardeur impétueuse avec laquelle la jeune pécheresse entendait
procéder à l'expiation de sa vie passée. Non contente de s'être, tout
de suite, coupé les cheveux, et d'avoir échangé sa robe de velours
contre de misérables haOlons qu'elle s'acharnait encore à salir en les
arrosant de boue ainsi que son visage, n'allait-elle pas jusqu'à vou-
loir aussi se couper le nez, afin d'enlever à ses traits toute trace de
leur maudite beauté de jadis? Un dimanche, quelques semaines après
son départ de Laviano, les habitans de ce village virent entrer dans
leur église une singulière figure de mendiante, nu-pieds, ayant une
corde autour du cou à la manière des criminels que l'on menait
pendre; et voilà que, l'office divin terminé, cette mendiante, en qui
chacun avait reconnu l'ancienne compagne du seigneur de Pecora, s'en
alla s'agenouiller devant la plus riche dame du village, lui baisa les
pieds parmi des torrens de larmes, et, proclamant à haute voix ses
péchés, la supplia de daigner les lui pardonner,! Après quoi il fallut
une défense expresse des frères de Cortone pour l'empêcher d'aller
REVUES ÉTRANGÈRES. 941-
offrir un spectacle plus étonnant encore aux habitans des villages
voisins du château qu'elle avait naguère habité : car elle s'était mis
en tête de s'y rendre en compagnie d'une vieille femme qui, la menant
au bout d'une corde, aurait crié de maison en maison : « Regardez
cette Marguerite qui, autrefois, vous a donné à tous un si mauvais
exemple! »
Installée avec son fils dans une espèce de hangar ou d'abri, la
pénitente partageait maintenant ses journées entre la prière et les
œuvres charitables. Elle soignait les malades, lavait et emmaillotait
les enfans nouveau-nés, recueillait chez soi des mendians qu'elle
nourrissait avec abondance, tandis qu'elle-même et son fils avaient à
se contenter d'un peu de pain trempé dans de l'huile. Jamais peut-être,
depuis l'aube héroïque du mouvement franciscain, personne ne s'était
plus passionnément employé à l'application des principes évangé-
liques du Poverello. Et cependant la jeune femme ne parvenait pas à
se gagner, dans cette vie nouvelle, la sympathie et la confiance dont
elle s'était vue entourée durant les neuf années de sa vie mondaine.
Les frères eux-mêmes semblaient éprouver pour elle plus de compas-
sion que de véritable estime : ne lui firent-ils pas attendre quatre
ans la faveur de cette admission dans le Tiers-Ordre qui était devenue,
désormais, l'unique objet de ses rêves? Moines et laïcs lui repro-
chaient Aolamment sa dureté à l'égard de son fils, dont la vue pouvait
bien lui être pénible en raison des souvenirs détestés qu'elle lui rappe-
lait, mais sans qu'elle eût le droit de l'en punir en ne tempérant
d'aucun signe de tendresse l'efi^royable rigueur des privations où elle
le condamnait. Et puis, surtout, chacun avait l'impression qu'il y avait
en elle un orgueil, un désir d'étonner le monde et de s'imposer d'as-
saut à sa vénération, qui, à son insu, l'inspirait plus encore que sa
piété et son repentir dans le zèle enflammé de sa pénitence.
Aussi bien cette lutte en elle de l'humilité chrétienne et d'un
farouche orgueil instinctif constituera- t-elle, à nos yeux, le principal
élément tragique de la vie de sainte Marguerite de Cortone, en atten-
dant que la Adctoire de l'humilité sur l'orgueil vienne constituer le
trait le plus profond de sa sainteté. Ou plutôt, j'ose à peine l'avouer,
mais il me semble qu'un peu de cet orgueil indomptable a survécu
jusqu'au bout dans un recoin de son cœur, sauf à s'y accommoder des
progrès incessans de l'humilité au moyen d'un curieux dédoublement
de l'être intime de la visionnaire. Car le fait est que, durant tout le
cours de ces dialogues avec le Christ qui vont bientôt devenir l'occu-
942 KEVUE DES DEUX MONDES.
pation à peu près ininterrompue de Marguerite de Cortone, sans cesse
nous l'entendrons elle-même s'accuser plus impitoyablement à la fois
de ses fautes passées et de sa bassesse, de so'n égoïsme, de son orgueil
présens. Avec une pénétration psychologique tout à fait merveilleuse,
chaque jour elle s'enfonce plus avant dans l'exploration de ses té-
nèbres intérieures, traduisant en des termes plus concrets et plus sai-
sissans jusqu'aux nuances les plus fugitives de toutes les faiblesses et
de toutes les laideurs de son humanité. Mais avec quel secret plaisir,
ensuite, elle recueille et nous redit les éloges par lesquels son divin
interlocuteur la console de cette souillure qu'elle découvre en soi !
« Seigneur, lui crie-t-elle, je serais si heureuse de pouvoir me retirer
loin du monde et des hommes! Mais les frères Mineurs n'y consentent
pas, et ne veulent pas me permettre de me Uvrer à la vie sohtaire ! »
A quoi le Christ répond : « S'ils ne veulent pas te le permettre, c'est
parce que tu es destinée à devenir une étoile qui illuminera Tunivers,
ramenant les égarés dans le droit chemin, et retirant les déchus des
marécages du péché ! C'est parce que tu es destinée à devenir une
haute bannière, sous laquelle se rassembleront tous les pécheurs afin
de se diriger vers moi par les voies de la pénitence ! »
A tout moment, le Christ lui répète cette glorieuse promesse. Une
« étoile, » une « grande lumière illuminant le monde, » ces mots
reviennent invariablement dans les discours du Sauveur, tels que
nous les transmet Marguerite par la plume de son fidèle « sténo-
graphe, » le frère Giunta Bevegnati. Ou bien encore la pécheresse
reçoit l'assurance que « jamais plus le feu de l'amour ne s'arrêtera
de grandir dans son âme, » qu'elle « se trouve déjà tellement con-
firmée dans la grâce, et tellement sanctifiée dans son âme et son
corps, que jamais elle ne pourra plus être séparée de son divin
Maître. » Un certain jour de la Chandeleur, Marguerite, après avoir
communié, entend s'élever en elle une voix qui parait sortir de
l'hostie, et qui lui dit : « Tout de même que j'ai choisi la Très Sainte
Vierge Marie pour être la mère de toute la race des hommes, tout de
même je t'ai choisie pour être le miroir et la mère des pécheurs.
Déjà, par un effet de ma grâce, tu as revêtu à mes yeux une beauté
sans pareille ; et j'ai fait de toi une échelle de Jacob pour les pécheurs,
et c'est par l'exemple de ta vie qu'ils s'élèveront jusqu'à moi ! » Et
puis encore, une autre fois : « Tu es une lumière éclairant ceux qui
gisent dans les ténèbres. Saint François a été la première grande lu-
mière de l'Ordre des frères Mineurs, sainte Claire a été la seconde, et
c'est toi qui seras la troisième ! Tu es une main qui s'étend vers les
REVUES ÉTRANGÈRES. 943
déchus, une consolation pour les désespérés, un chemin pour les
égarés, une source de vie pour les mourans, et une lumière pour tous
ceux dont les yeux sont en état de me contempler ! »
Et l'on songe, devant ces éloges rapportés ingénument par la
« Madeleine franciscaine, » à la manière dont saint François lui-même,
jadis, s'expliquait, — s'excusait, — auprès de ses frères de l'honneur
que lui avait fait son Maître céleste en l'appelant à devenir « la pre-
mière des lumières de son Ordre : »
Saint François demeurait une fois à la Portioncule en compagnie du
frère Masseo, qui possédait la grâce de l'éloquence divine et d'une grande
sagesse, en raison de quoi il était très aimé du saint.
Et comme, un certain jour, saint François l'evenait du bois où il était
allé prier, et que déjà il arrivait à la sortie du bois, le frère Masseo voulut
éprouver jusqu'où allait son humilité. Si bien que, allant à sa rencontre,
et quasi en manière de plaisanterie, illui dit : « Pourquoi toi? pourquoi
toi? pourquoi toi? »
A quoi saint François répondit : « Qu'est-ce donc que me dit là mon
bon frère Masseo? » Et le frère Masseo répondit: « Eh bien! c'est parce
que le monde entier semble accourir vers toi, et que chacun cherche à te
voir, à t'entendre, et à t'obéir ! Or, tu n'es certes pas beau; ta science ni ton
intelligence ne sont grandes; de naissance, tu n'es qu'un roturier! Pour-
quoi donc est-ce que le monde entier vient ainsi vers toi? » .
Ce qu'entendant, le frère François se réjouit en esprit. Élevant son
visage au ciel, il resta longtemps immobile, la pensée absorbée en Dieu,
Et puis, revenant à soi, il se retourna vers le frère Masseo, et lui dit:
« Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir pourquoi moi? Tu veux
savoir et bien savoir pourquoi moi, et comment il se fait que tout le monde
s'empresse vers moi ? Eh bien ! cela me vient de ces yeux très saints de
Dieu qui, en tout endroit, contemplent les bons et les méchans!
« Car ces yeux très saints et bienheureux n'ont pas pu découvrir, parmi
les méchans, un pécheur pire que moi, ni plus simple et plus vil,
« Et, précisément à cause de cela, afin de rendre plus admirable
l'œuvre qu'il veut accomplir, c'est précisément pour cela que Dieu m'a
choisi : car Dieu choisit les plus sots du monde, afin de confondre les sages,
et il choisit les plus ignobles et méprisables et faibles du monde, afin de
confondre les nobles, les grands, et les forts, afin de montrer que toute
élévation vient de Dieu, non de la créature (i). »
Il est vrai que Marguerite de Cortone, comme je l'ai dit, avait
réussi à refouler entièrement son invincible orgueil dans le petit
recoin caché de son cœur où lui arrivait l'écho des paroles divines :
tandis qu'on ne saurait imaginer humilité et abnégation plus parfaites
(1) Fiorelti, chap. X.
9i4 REVUE DES DEUX MONDES.
que celles (jue nous révèlent à la fois ses propres discours et chacun
de ses actes. Il faut la voir, dans l'émouvante biographie de M. Jœr-
gensen, se soumettant docilement aux moindres injonctions de ces
frères Mineurs entre les mains desquels eUe s'était confiée. « Tu ne
penses jamais qu'à toi seule, Marguerite ! — lui affirmait souvent la
voix divine, qui se bornait sans doute à traduire le murmure secret de
sa conscience intime. — Tu es pareille à un enfant qui n'a pas d'autre
idée que de s'allaiter au sein maternel ! » Et, en effet, nous sentons
que dès le premier jour tout son être aspire à cette vie solitaire et
contemplative dont eUe se plaint à Jésus que ses directeurs se refusent
à la lui permettre. Mais non : d'année en année les frères Mineurs lui
ordonnent d'ajourner l'accomplissement de son rêve, pour s'employer
activement au service d'aulrui. En vain, à deux reprises, elle tente de
s'enfuir dans la montagne, pour pouvoir prier et méditer plus à
l'aise: tout de suite le frère Bevegnati ou un autre des moines l'obhge
à redescendre de sa pieuse retraite, à redescendre vers la ville où
l'attend une foule de misères, corporelles et morales, à soulager.
Car le spectacle de cette lutte acharnée contre soi-même, et de ce
mélange merveilleux d'ardeur mystique et de docilité, a fini par
triompher des préventions qu'avait d'abord éveillées l'apparente
dureté de la pénitente. Non seulement tous les malades veulent
l'avoir pour panser leurs plaies et pour veiller à leur chevet : on s'est
aperçu, aussi, que personne ne s'entendait autant qu'elle à panser
les plaies cachées des âmes, et sans cesse maintenant les habitans de
la ville et des environs s'adressent à elle pour recevoir des encoura-
gemens, des conseils, parfois même de terribles reproches qui, venus
d'une telle bouche, tombent droit au fond des cœurs pour les apaiser
et les purifier. « Qui donc, — nous dit son premier biographe, — qui
donc pourrait compter les Espagnols et les Romains et les gens de la
Fouille, les hommes et les femmes, les clercs et les laïcs, les moines
et les nonnes, qui sont accourus de Pérouse et de Gubbio, de Citta di
Castello et de Borgo san Sepolcro, de Florence et de Sienne, pour sol-
liciter l'avis de Marguerite et pour être introduit par elle dans les voies
du salut ? »
Dans le même volume où il nous raconte, avec son talent habituel
d'historien, de poète, et de psychologue, cette vie mouvementée de
sainte Marguerite de Cortone, M. Johannes Jœrgensen déroule égale-
ment sous nos yeux l'existence plus tranquille et plus uniforme d'une
.autre visionnaire itahenne du xni' siècle, cette sainte Angèle de
REVUES ÉTRANGÈRES. 945
Foligno qui lui a inspiré naguère l'un des plus élo(iuens chapitres de
ses beaux Pèlerinages Franciscains. Celle-là aussi a eu de nombreux
entretiens avec le Christ, et nous a laissé maintes traces de la manière
dont elle appliquait au soulagement des maladies morales la divine
lumière qu'elle en retirait. Vues du dehors, les deux œuvres mys-
tiques de sainte Marguerite et de sainte Angèle semblent avoir un
caractère et une portée sensiblement analogues. Inspirées manifeste-
ment, l'une et l'autre, du plus pur esprit franciscain, elles attestent
un elTort constant à utiliser, en quelque sorte, au profit de la pra-
tique familière de chacun de nous, la contemplation passionnée du
di'ame évangélique. Et cependant, sous cette simihtude extérieure,
quelle différence infinie entre les deux œuvres, comme entre les deux
âmes d'où elles ont jailli ! C'est à croire que, vraiment, la visionnaire
de Foligno et celle de Laviano incarnent en elles les deux génies
opposés de leurs races : l'une tout imprégnée de la tondre et déU-
cate « poésie » ombrienne, l'autre de ce que l'on pourrait appeler la
brûlante « prose » toscane et apportant à l'exercice des facultés de
l'esprit la même exaltation fiévreuse qu'apportent les compatriotes
de saint François d'Assise au libre épanchement des élans du cœur.
La peinture de Giotto ou de Masaccio en regard de celle de Genlile
de Fabriano et d'Allegretto Nuzi; V Enfer de Dante comparé aux
Laudes Spirituelles de Jacopone de Todi : c'est le même contraste
qui nous apparaît entre les visions de sainte Marguerite et de sainte
Angèle.
Qu'elle s'entretienne avec Jésus ou qu'elle se retourne A'ers nous,
cette dernière n'est rien que musique et que poésie. Avec une péné-
tration psychologique, en somme, assez ordinaire, la douceur immor-
telle qui nous ravit et nous émeut dans ses paroles surtout tient à
ce que celles-ci sont proprement un chant, une effusion toute « musi-
cale » des sources les plus profondes de l'âme, à la façon de ce
^Miitir/ue da Soleil dont les générations ne s(! lasseront pas de sentir
la mystérieuse et vivante beauté. « Celui qui aime, nous dit-elle^ se
change tout entier en Têtre qu'il aime. » Tous ses ('crits abondent en
images exquises, en charmantes trouvailles d'émotion ou de langue;
sortis de son cœur, ils trouvent aussitôt le cliemin du nôtre.
Mais, au contraire, Marguerite de Cor(«»ne s'adresse avant tout à
notre pensée. Plus ardente encore que sa sœur ombrienne, elle ne
cesse pas de nous décrire les abîmes de sa propre faiblesse et les
sombres ornières de folie ou de crime qu'elle découvre en nous, avec
une puissance d'exploration psychologique (jui, revêtue de la verve
TOME m. — 1911. 60
*946 REVUE DES DEUX MONDES.
amère de .sou style, donne parfois une étrange saveur quasi
« dantesque » à telle des pages fidèlement transcrites d'après sa
dictée. Pas une de ses lettres qui ne révèle à un très haut point cette
faculté vraiment « géniale » de lire dans les âmes, d'y atteindre jus-
qu'aux replis les plus obscurs, et d'exposer impitoyablement au Jour
ce qui s'y trouA'e caché d'égoïsme ou d'hypocrisie, de mensonge
envers les autres ou envers soi-même. Ou bien, lorsque enfin la vision-
naire a obtenu de ses directeurs la permission, longtemps sollicitée,
de s'affranchir de la société des hommes pour se livrer tout entière à
ses entretiens avec le Christ, c'est alors dans une vue d'ensemble
que se déploie devant elle le spectacle tragique des vices et des lai-
deurs de notre humanité.
Je souffre et je me plains! lui dit Jésus. Je me plains des célibataires,
qui pèchent contre la pureté; et je me plains des gens mariés, qui t'ont
abus du mariage, et vivent en luxurieux. Je me plains des femmes, qui
l^oussent la vanité jusqu'à ne s'occuper que de l'étalage de leurs robes et
de leurs parures, et qui par leurs regards conduisent les hommes à
pécher, et qui remplissent leurs âmes d'images impures. Je me plains des
podestats et des gouverneui^s qui, au lieu d'avoir les yeux tournés vers
moi, ne cherchent que leur honneur terrestre ou l'acquisition de richesses.
J(; me plains des notaires qui m'outragent en faussant les testamens, et qui
n'ont point pitié de la veuve et des orphelins, mais tâchent uniquement à
amasser de l'argent... Je me plains des marchands, qui vendent trop cher
leurs denrées. Je me plains de ceux qui font commerce de cire et d'huile,
de drap et de légumes, parce qu'ils débitent des marchandises mauvaises
comme bonnes, et des marchandises frelatées comme fraîches...
Et l'acte d'accusation se poursuit, minutieux et implacable, avec
ce môme contraste singulier entre la justesse prosaïque des pein-
tures et l'allure enflammée, lyrique, de l'accent. Certes, nous sommes
loin de la douce rêverie mystique de sainte Angèle de FoHgno : mais
qui sait si le pouvoir irrésistible qu'exercent sur nous, aujourd'hui
comme il y a six siècles, les discours de la pécheresse toscane ne
leur vient pas précisément de la violence avec laquelle ils étalent
sous nos yeux toutes les plaies secrètes de nos cœurs, nous « intro-
duisant » par là dans ce « chemin du salut. « où se charge ensuite de
jious guider la mélodieuse et touchante voix de la « contemplatrice »
•ombrienne ?
ï. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Nous continuons d'avoir un gouvernement alité, situation nou-
velle dans notre histoire politique, qxii n'est pas sans quelques avan-
tages pour le gouvernement lui-même parce qu'il est plus difficile de
l'atteindre, mais n'est pas sans inconvéniens pour nous, c'est-à-dire
pour nos affaires. On l'a bien vu à la Chambre, le 7 juin dernier. Il
s'agissait de la délicate, de l'inextricable question des délimitations de
la Champagne, qui a déjà causé beaucoup de tourmens à la Chambre
et au Sénat et qui, suivant toutes les apparences, ne leur en causera
pas moins dans l'avenir. L'attitude da gouvernement a dépassé en
incohérence ce ([u'on avait encore vu jusqu'alors. 11 a fallu que
M. le garde des Sceaux quittât le Palais-Bourbon pour aller consulter
M. le Président du ConseQ qui, de son lit, lui a dicté une sorte
de message en contradiction absolue avec les déclarations qu'il
venait de faire lui-même à l'ouverture de la séance L'embrouil-
lamini était à son comble et M. Caillaux, ministre des Finances, n'a
pas réussi à le dissiper le lendemain. De guerre lasse, la Chambre
a voté l'ordre du jour pur et simple, puis a tout renvoyé à plus tard.
C'est sans doute ce qu'il y avait de mieux à faire dans le désarroi
général où on était, mais ce n'est pas une solution. La question reste
ouverte avec l'aggravation que l'effervescence des esprits peut lui
donner d'un moment à l'autre dans les dépari emens intéressés. Telles
sont les choses en gros : en voici maintenant quelques détails.
On sait que le gouvernement, par une fâcheuse interversion
des rôles, avait remis au Conseil d'État le soin de rédiger un décret
qu'il déclarait accepter d'avance les yeux fermés et dont il endosse-
rait la responsabilité. Rarement président du Conseil a été aussi
maltraité que M. Monis lorsqu'il a fait connaître au Sénat son projet
d'abdication .devant le Conseil d'État; les protestations se sont élc-
948 RliVUE DES DEUX MONDES.
vées sur tous les bancs de l'assemblée. Le sentiment de la Chambre
n'a pas différé de celui du Sénat ; toutefois, comme tout s'est borné à
des manifestations de séance et qu'il n'y a pas eu de vote formel,
M. Monis a persisté dans sa résolution de ne prendre aucune initia-
tive personnelle et de se conformer docilement à colle qui serait prise
ailleurs. Il n'y a pas eu, disons-nous, de vote formel sur ce point
particulier, mais il y en a eu un sur la question plus générale des déli-
mitations : le Sénat a désapprouvé une mesure qui met la division
dans le pays et il a invité le gouvernement à préparer une législa-
tion nouvelle. C'est là une indication dont il serait dangereux pour
le gouveruement de ne pas tenir compte, mais lui seul a autorité pour
le faire ;'le Conseil d'État ne peut plus ici lui servir de paravent, car il
n'a aucune compétence en matière législative ; il ne fait pas les lois,
il ne les modifie pas, il ne peut qu'aider à leur application. Il lui
était donc interdit de toucher à celles qui ont créé les dclimilations :
son rôle se bornait à donner un avis sur la manière dont elles
seraient faites. Enfermé dans ce cercle étroit, le Conseil d'État a
rédigé un décret qui créait deux zones dans la Champagne : la
première comprend en gros le département de la Mariu'; — nous
néghgeons le détail des communes qui y sont rattachées ou en
sont distraites ; — elle s'appellera la Champagne tout court. L'autre
comprend le département de l'Aube et s'appellera la Champagne,
deuxième zone. Entre l'appellation de deuxième zone et celle de
deuxième classe ou de deuxième catégorie, la différence pratique
est insensible : il est clair que les vins de l'Aube sont mis dans un état
d'infériorité à l'égard des vins de la Marne, et cela est tellement vrai
que si le viticulteur de la Marne mêle aux siens des vins de l'Aube,
ses propres vins tomberont dans l'appellation de la seconde zone;
du coup, ils seront déclassés. Le département de la Manie est satisfait
comme on peut le croire, mais le département de l'Aube est furieux.
Quelle forme prendra la manifestation du mécontentement de l'Aube?
Il faut souhaiter que l'ordre matériel ne soit pas troublé ; le gouver-
nement, cette fois averti, serait inexcusable de n'avoir pas pris les
mesures nécessaires pour cela ; mais si l'agitation ne se traduit pas
par des actes révolutionnaires, elle persistera longtemps dans les
esprits et dans les cœurs.
A peine le décret du Conseil d'État a-t-il été connu que des inter-
pellations ont été déposées à la Chambre. M. Brisson a demandé quel
jour le gouvernement proposait pour les discuter : c'est alors que
M. le garde des Sceaux, probablement ému, troublé des conversations
REVUE. CHRONIQUE. 949
qu'il avait eues dans les couloirs et de l'état des esprits qu'il y avait
constaté, a demandé à la Chambre de réserver la fixation de cette
date, en ajoutant que le gouvernement déposerait le lendemain au
plus tard des projets de loi pour ouvrir un recours devant les tri-
bunaux civils aux personnes qui se croiraient lésées. Qu'est-ce que
cela voulait dire ? M. Jaurès a demandé s'il fallait comprendre qu'au-
cun décret n'interviendrait avant que la Chambre se fût prononcée
sur la question, et M. Lenoir si le gouvernement entendait faire appel
à la Chaml)ro du décret du Conseil d'Étal. Visiblement décontenancé,
M. le garde des Sceaux a déclaré qu'il allait en référer à l'intérieur.
— Les interpellatours demandent, a-t-il dit, que la publication du
décret soit suspendue jusqu'à ce que la Chambre ait statué; il est
probable que cette publication n'aura pas lieu avant le dépôt du pro-
jet de loi; la question sera vidée ultérieurement. — Ainsi M. Antoine
Perrier admettait comme vraisemblable que la publication du décret
serait ajournée jusqu'après le dépôt des projets de loi. A ce moment,
le décret paraissait quelque peu malade, mais M. Perrier n'était sûr
de rien : on l'a vu descendre de la tribune et sortir de la salle des
séances, puis du Palais-Bourbon, pour aller conférer avec M. Monis.
Spectacle étrange, qui a montré mieux que tous les commentaires de
la presse ce qu'on nous permettra d'appeler l'absurdité de la situation.
Le temps a coulé, les heures ont passé, enfin M. le garde des Sceaux
a reparu, porteur d'une lettre que, pour plus de sûreté, M. le prési-
dent du Conseil lui avait écrite, ou dictée. M. le garde des Sceaux en
a donné lecture en toute modestie : elle contenait le désaveu le plus
complet de tout ce qu'il avait dit à la Chambre. Le décret est signé,
il devait être publié le lendemain même au Journal officiel ; cepen-
dant M. le président du Conseil consentait à un retard de vingt-quatre
heures. A quoi bon? On aurait compris un ajournement jusqu'au
moment où la Chambre aurait pu se prononcer, et c'est bien ce que
M. le garde des Sceaux avait fait espérer, mais un retard de vingt-
quatre heures ne rimait à rien. « Vous avez, disait en outre M. Monis,
entretenu la Chambre de l'intention du gouvernement de déposer sur
son bureau deux projets relatifs à la procédure des déUmitations et à
la poursuite des fraudes par les syndicats. Ces deux projets n'ont pas
de relation directe avec le décret de déhmitation de la Champagne.
Ils sont inspirés par divers ordres du jour précédemment votés par
le Parlement et répondent à des préoccupations d'ordre général
étrangers au décret de déhmitation qui va être promulgué. » Ce n'est
pas ce que M. le garde des Sceaux avait compris, puisqu'il avait
'930 REVUE DES DEUX MONDES.
admis que le dépôt des projets de loi était de nature à ajourner la pu-
blication du décret; mais s'il s'est trompé, son erreur est excusable.
Il n'y avait rien de surprenant, en etïet, à-ce que le projet de loi qvii
donnera plus de force aux syndicats contre la fraude rendit les
délimitations inutiles et en amenât la suppression. Ce sera peut-être
la conclusion de cette affaire . En attendant, quelle anarcliie dans le
gouvernement ! Quelle difficulté de se mettre d'accord ! Quelles
contradictions déconcertantes ! Finalement, M. le président du Conseil
faisait savoir dans sa lettre que M. le ministre de l'Agriculture et
M. le ministre des Finances étaient chargés de soutenir la discussion
des interpellations. A eux la parole; M. le garde des Sceaux n'avait
plus qu'à la leur passer. M, Pams et M. Caillaux se sont efforcés de
mettre un peu plus de clarté dans le débat : ils n'y sont point parA^e-
nus. M. le ministre des Finances a des idées de gouvernement, un
peu étroites peut-être, mais qu'on aime à entendre exprimer dans un
moment où, grâce au relâchement général, tous les pouvoirs sont
confondus. Il a contesté à la Chambre le droit de juger un acte de
l'exécutif avant qu'il fût définitivement accompli, et même de faire
•connaître à l'avance son opinion propre pour que l'exécutif s'y
conformât. 11 a revendiqué la hberté d'initiative du gouvernement,
bien entendu sous sa responsabilité. Ce sont là des principes
auxquels il ne faudrait pas donner dans la pratique un caractère trop
absolu; à- trop tendre le fil, il casserait; et ce n'est peut-être pas à un
gouvernement qui vient de se subordonner au Conseil d'État qu'il
convient de réclamer, en la poussant à l'extrême, son indépendance
préalable à l'égard de la Chambre.
Nous convenons d'ailleurs avec M. Caillaux que, même si on A^eut
la changer, U faut tenir compte de la situation actuelle en Champagne.
On l'a créée artificiellement, mais légalement : de là sont nés des
intérêts qu'on ne peut pas sacrifier du jour au lendemain. « Le
gouvernement, a dit M. CaOlaux, ne peut pas entrevoir la suppression
des délimitations administratives, tant que le Parlement n'aura pas
substitué au régime actuel un régime donnant des garanties égales
aux producteurs de toutes les régions. » Ces paroles ne sont pas bien
claires assurément, mais elles appellent une législation nouvelle qui,
lorsqu'elle sera faite, permettra de supprimer les déhmitatioDs : toute
la question est de savoir si le gouvernement entend préparer cette
législation en lui donnant ce but franchement défini. L'opinion de la
Chambre et du Sénat ne semble pas douteuse : elle est contraire au
maintien des déUmitations. Celle du ministère est plus confuse : il
REVUE. — CHRONIQUE. 951
faudra pourtant bien qu'il s"t>xplique. On le ménage volontiers au
Palais-Bourbon et au Luxembourg-, parce que, dans l'incertitude du
lendemain, personne ne croit avoir intérêt à le renverser. Mais la
fonction d'un gouvernement est de gouverner, et lorsque l'exercice
de cette fonction se trouve arrêté ou suspendu d'une manière trop
sensible, les meilleures volontés finissent par se lasser. Les journaux
illustrés publient des images où l'on voit le lit de M. Monis entouré
de tous les ministres; cela est touchant sans nul doute, mais ne
saurait inspirer un autre sentiment que de la sympathie pour un
blessé, ce qui ne suffit pas à la marche d'un gouvernement. Une
autre illustration serait plus significative encore : elle représenterait
M. le garde des Sceaux attendant seul au pied du lit de M. Monis
la rédaction de la lettré qu'il est venu chercher, pendant que la
Chambre amuse le tapis comme elle peut. Aussi bien cette scène n'a
pas besoin d'être reproduite par le dessin ; eUe est dans tous les
esprits et elle suffit à définir et à juger la situation.
Une autre discussion non moins intéressante, non moins impor-
tante, a eu lieu au Sénat ; eUe a été depuis reprise à la Chambre où
elle se poursuit en ce moment sans faire jaillir des lumières nou-
velles; eUe se rapporte à l'application de la loi sur les retraites
ouvrières et paysannes. Cette loi, qui a été votée l'année dernière,
doit entrer en vigueur au commencement de juillet. Des dispositions
très laborieuses ont été prises pour cela. Le Conseil d'État a rédigé
un décret d'administration publique destiné à rendre la loi plus pra-
tique. Le ministre du Travail, de son côté, s'est donné une peine
infinie pour préparer les détails matériels de son application. S'il
s'agissait seulement de rendre justice à un eff'ort immense, entrer
pris et poursuivi avec une grande ténacité, nous serions les premiers
à reconnaître ce qu'il a eu de méritoire. Mais il n'a produit jusqu'à
ce jour que des résultats très incomplets.
Les intentions d'où la loi est sortie sont excellentes. Ses auteurs
ont voulu faire une œuvre de sohdarité sociale à laquelle tous devaient
participer, et nous aurions voulu qu'ils y réussissent. Par malheur, ils
ont mis l'obligation à la base de leur loi, et cela a suffi pour faire
naître un peu partout, dans le pays, une suspicion si générale qu'ils
auront beaucoup de peine à la dissiper. Ils se sont défiés de la hberté,
parce qu'elle aurait été plus lente dans ses efl'ets, et qu'ils voulaient
faire vite ; mais en imposant une injonction impérieuse, ils ont pro-
voqué dans la majorité de la classe ouvrière un mouvement de
952 REVUE DES DEUX MONDES.
recul très caractérisé. Incontestablement, la loi est impopulaire ; elle
l'est dans les villes, elle l'est dans les campagnes, elle l'est dans les
familles où les domestiques s'y montrent rycalcitrans. C'est non pas
par milliers, mais par millions, qu'il faut compter les réfractaires :
si beaucoup le sont par ignorance ou inertie, un plus grand nombre
encore le sont de parti pris, à la suite de réflexions et de calculs qui
les ont amenés à croire que cette loi est une duperie et peut-être un
piège. Ils se trompent sans doute, mais leur erreur est tenace. Com-
bien d'entre nous, demandent-ils, atteindront l'âge de la retraite?
La moitié environ, et ils sont portés à croire que les favorisés du
sort seront encore plus rares; et pour toucher, à soixante-cinq ans,
une modeste retraite de quelque trois cents francs, qui représente-
ront alors une valeur sensiblement inférieure à celle d'aujourd'hui,
ils devront, à partir de leur jeunesse, verser tous les ans une somme
de 9 francs, s'ils sont des hommes et de 6 francs s'ils sont des femmes.
La somme est minime et les avantages sont réels, pour ceux du moins
qui atteindront l'âge requis; mais si les avantages sont réels, ils
sont lointains et la prévoyance à si longue échéance est si peu dans
nos mœurs qu'il faudra toute une éducation nouvelle pour l'y faire
entrer. C'est cette éducation que les auteurs de la loi ont cru pou-
voir remplacer par une obhgation, en quoi, très probablement, ils
se sont trompés. Toutes les paperasseries de la loi, si nombreuses,
si compliquées, dont chacune représente une démarche imposée,
effraient l'ouvrier qui a regardé autrefois comme un affranchisse-
ment la suppression de son livret. Quant au paysan, il est naturel-
lement défiant ; il tient à garder par devers lui l'argent qu'il a péni-
blement gagné ; l'attrait d'un gain qui ne se réahsera pour lui qu'au
■seuil de la vieillesse est à ses yeux quelque chose d'aléatoire qui
rappelle la loterie. Toutes les forces obscures de sa conscience tra-
vaillent contre l'application de la loi et la résistance passive qu'il
y oppose est une des plus difficiles à vaincre que le législateur puisse
rencontrer. Quant à la briser, il n'y doit pas compter.
Enfin l'heure décisive est arrivée ; elle a été celle de la désillu-
sion. Les ouvriers, les paysans, les domestiques se sont abstenus en
masse. M. le ministre du Travail a lu, à la tribune du Sénat, des statis-
tiques qu'il n'a d'ailleurs pas données complètes et d'où il résulte,
quoi qu'il en ait dit, que les deux tiers au moins des assujettis n'ont
pas accepté le joug de la loi. Beaucoup y viendront sans doute,
car on n'est qu'au début et le gouvernement continuera ses efforts,
avec toutes les forces dont il dispose, pouï appliquer au monde
REVUE. CHRONIQUE. 9.^3
ouvrier une sorte de compelle intrare; mais beaucoup aussi continue-
ront de s'abstenir, et alors que fera-t-on? La question devait être
posée; elle l'a été au Sénat dès le premier jour de la rentrée et le
gouvernement, à ce moment, en a demandé le renvoi à la discussion
du budget du Travail. Une date aussi éloignée ne pouvait pas être
maintenue; la Chambre, rentrée on session une semaine après le
Sénat, montrait la même impatience que lui d'être renseignée; il a
fallu que M. le ministre du Travail s'exécutât et qu'il consentît à
répondre à MM. Godet et Brager de la Ville-Moisan, sénateurs de la
Haute-Vienne et de l'Ille-et-Vilaine, qui lui adressaient en termes
pressans des interrogations assez difîérentes.
M, Godet, déjà dégoûté de la loi qu'il avait votée, demandait que
l'application en fût ajournée jusqu'à ce qu'on en eût fait une autre,
dont il indiquait quels devaient être les élémens. Il prenait pour
modèle la loi anglaise, qui n'est pas une loi de retraite, mais une loi
d'assistance et à laquelle, par conséquent, le budget est seul à con-
tribuer. Pourquoi, disait M. Godet, ne pas faire quelque chose d'ana-
logue en France? Sans doute cela coûterait cher, mais on pourrait
faire retomber la charge sur les successions, comme si on ne les avait
pas déjà surchargées et accablées sans mesure depuis quelques
années ! et un orateur, — nous ne nous rappelons pas si c'est M. Godet
lui-même, — a remis en avant l'idée d'une loterie nationale au moyen
de laquelle, en faisant delà France un immense Monaco, on pourvoi-
rait largement à tous les besoins, présens et futurs, des réformes so-
ciales. Disons tout de suite que M. Godet n'a pas convaincu le Sénat.
Il est possible que la loi ne puisse pas être appliquée, ou qu'elle ne
puisse l'être que partiellement; mais la condamner avant même que
l'expérience ait commencé, serait une décision pour le moins pré-
maturée. M. le ministre du Travail n'a pas^eu de peine à combattre
la proposition : et si le rejet en avait été encore douteux après son
discours, il ne l'aurait pas été après celui de M. Ilibot. — Une loi
d'assistance pour la A'ieillesse, a dit M. Ribot, nous en avons une;
elle suffit à nos besoins, pourquoi en faire une nouvelle ? Depuis
plusieurs années, une loi a organisé chez nous l'assistance aux
vieillards dénués de ressources, et assurément H fallait la faire; mais
la loi des retraites est autre chose; elle fait appel à la prévoyance de
l'ouvrier, tandis que la loi d'assistance des vieillards pourvoit aux
besoins de l'imprévoyant. Laquelle de ces deux lois est la plus
morale, la plus respectueuse de l'effort humain? La réponse est
sur toutes les lèvres. Plus la loi des retraites sera appliquée et moins
9o4 REVUE DES DEUX MONDES.
la loi d'assistance aura un jour besoin de l'être : conséquence excel-
lente, car l'assistance n'est qu'un pis aller. Verser nos futurs re-
traités dans une loi d'assistance élèverait, en outre, nos dépenses dans
une proportion telle que nous ne saurions plus comment y faire
face. La loi anglaise coûte annuellement plus de 300 millions. —
Toutes ces raisons, les unes morales, les autres matérielles, con-
damnaient la proposition de M. Godet. M. Ribot en a ajouté d'autres
tirées de l'obligation pour nous de faire de nouvelles réformes sociales
dont il a tracé un tableau si vaste qu'évidemment nous ne saurions
trop ménager nos ressources pour en réaliser au moins quelques-
unes. La proposition de M. Godet a succombé vite sous le poids de
tant d'argumens, mais M. Godet est entêté et il faut s'attendre à ce
qu'il la reprenne un jour. En attendant, c'est un spectacle instructif
que nous donnent quelques-uns des partisans bier les plus ardens de
la loi, devenus aujourd'hui ses critiques et ses détracteurs les plus
sévères. A peine ils l'ont qu'ils en veulent une autre.
L'interpellation de M. Brager de- La Ville-Moisan a eu un objet
plus sérieux, qui a été d'éclairer le vrai sens des articles 3 et 23 de la
loi sur les retraites ouvrières. Y a-t-il une contradiction entre ces deux
articles ? Gela arrive dans les lois que nous faisons, quelquefois par
inadvertance, quelquefois aussi de propos délibéré et parce que le
législateur, après avoir voté un article, en a jugé la portée trop large
et l'a limité par un autre. M. le ministre du Travail a voulu voir
entre les deux articles une contradiction seulement apparente : Gom-
ment croire, a-t-il dit, qu'une assemblée comme le Sénat ait pu
tomber dans une contradiction réelle ? Est-ce supposable? Est-ce pos-
sible? Cette incrédulité de M. Paul-Boncour était flatteuse pour le
Sénat, mais M. le ministre du Travail en a profité pour absorber
l'article 23 dans l'article 3, c'est-à-dire pour le supprimer, et ses
auteurs, qui savaient fort bien ce qu'ils avaient voulu faire, n'ont
pas manqué de protester. M. Guillier, en particulier, a parlé en leur
nom avec une verve et un bon sens qui ont fait sur l'assemblée une
très \ive impression. Après son discours, l'objet du litige a paru très
clair : le voici d'ailleurs en peu de mots.
La loi est aujourd'hui connue de tout le monde; personne n'ignore
que les retraites futures sont ahmentées par un triple versement,
l'un de l'ouvrier, l'autre du patron, — ces deux versemens sont
égaux : 9 francs pour les hommes, 6 pour les femmes, — et enfin
d'un complément fourni par l'État. L'article 3 établit ce qu'on a
appelé le précompte; il fait du patron une sorte de percepteur de la
REVUE. CHRONIQUE. 9S5
cotisation de rouvrier, au moyen d'une retenue sur le salaire. Cette
disposition est grave ; elle peut, si l'ouvrier refuse de se soumettre
à la loi, mettre le patron en conflit avec lui; elle peut fomenter d'un
seul coup des centaines de grèves, et même des milliers. Le Sénat
s'est préoccupé de ces conséquences possibles, et c'est alors qu'il a
fait l'article 23 qui, à notre avis, est à peu' près aussi lumineux que
le soleil. Nous ne le reproduisons pas en entier, mais en voici le
passage principal, celui sur lequel a roulé tout le débat : il se rap-
porte à l'obligation pour le patron d'apposer sur la carte que lui pré-
sente l'ouvrier des timbres qui témoignent des versemens mensuels
faits par lui et par l'ouvrier lui-même. « L'employeur, dit-il, qui a été
dans l'impossibilité d'apposer le timbre prescrit pourra se libérer de
la somme à sa charge en la versant, à la fin de chaque mois, direc-
tement ou par la poste, au greffier de la justice de paix. » Que
signifient ces mots : « L'employeur qui a été dans l'impossibihté
d'apposer le timbre prescrit... » Ils visent évidemment le cas oii
l'ouvrier n'a pas voulu retirer sa carte à la mairie, à moins que, l'ayant
retirée, il ne veuille pas la présenter à l'employeur. Celui-ci, alors, est
libéré de toute obligation; l'ouvrier ayant refusé de se soumettre à
la loi, le patron et l'État ne lui doivent plus rien puisque le jeu
normal de la loi nécessite un triple apport. Contrairement à l'adage
latin : uno aculso, déficit aller. Mais si le patron, pour s'épargner
toute difficulté future, ou simplement pour faire acte de générosité,
veut se libérer quand même de la somme à sa charge, le pourra-t-il?
Oui, l'article 23 lui en indique le moyen : le patron n'est obligé à
rien, mais il « peut » verser au greffe de la justice de paix. C'est ici
qu'intervient M. le ministre du Travail, jurisconsulte, avocat de sa
profession, orateur subtil, plein de talent d'ailleurs et dont la parole
élégante et facile a intéressé le Sénat. Il soutient que les mots : « la
somme à sa charge, » comprennent le double versement de l'em-
ployeur et de l'employé, puisque l'article 3 les lui a attribués l'un et
l'autre. C'est là un abus des mots tout à fait inadmissible. L'article 3
n'a nullement mis le versement de l'ouvrier « à la charge » du patron;
il a chargé seulement celui-ci de le recueillir ou de le retenir sur le
salaire, si l'ouvrier veut bien y consentir et le témoigne en lui pré-
sentant sa carte. L'article 3 a organisé une facilité de perception et
non pas autre chose. Si on exige de lui davantage, le patron n'est plus
un percepteur, mais un gendarme, et l'exercice de cette fonction
déchaînera la guerre intestine entre l'ouvrier et lui. Le Sénat n'a pas
voulu donner prétexte à cette guerre; voilà pourquoi H a fait
956 REVUE DES DEUX MONDES.
l'article 23. Après M. Guillier, qui l'a démontré avec infiniment de
logique et d'esprit, M. de Las Cases a repris la même démonstration
avec une force nouvelle, et, après lui encore, M. Touron a su lui donner
une vigueur de ton, en môme temps qu'une lucidité d'expression qui
auraient achevé de convaincre le Sénat s'il n'avait pas été déjà con-
vaincu. Si un vote avait porté sur ce point particulier, et il est regret-
table qu'il n'ait pas eu lieu, l'assemblée aurait été à peu près una-
nime. Rendre le patron responsable de la négligence, ou même de la
mauvaise volonté de l'ouvrier, était à ses yeux une énormité.
M. le ministre du Travail s'en est fort bien rendu compte et il a
cherché une Ugne de retraite où le Sénat, qui n'en voulait pas à sa
personne, l'a suivi avec quelque complaisance. L'occasion à laquelle
M. Brager de la Ville-Moisan aA^ait rattaché son interpellation était
une lettre que le ministre avait écrite à des commerçans pour leur
expliquer l'article "23. — C'est une consultation qui m'était demandée,
a dit M. Paul-Boncour, je l'ai donnée sans prétendre lui attacher un
caractère obligatoire, et au surplus ceux qui l'avaient solhcitée, après
m'avoir remercié delà leur avoir fournie, m'ontdéclaré qu'ils n'étaient
pas du tout de mon avis. C'est leur droit ; il est aussi respectable que
le mien; ni eux ni moi ne pouvons interpréter souverainement une
loi; il appartient aux tribunaux seuls de le faire, et les tribunaux le
feront. — M. Tournon s'est emparé de ces paroles du ministre pour
le prier avec insistance de le choisir comme victime et de lui intenter
un procès. — Je le gagnerai, a-t-il dit, et vous perdrez -le vôtre : il
est impossible que la Cour de Cassation ne me donne pas raison.
— Nous le croyons, nous aussi, mais les procès sont longs et avant
que le tribunal de première instance d'abord et la Cour de Cassation
ensuite aient lixé la jurisprudence, quelque temps s'écoulera. Que
l'era-t-on pendant ce temps? Rien sans doute. Le gouA^ernement, après
aA'oir choisi une espèce, attendra le jugement et l'arrêt. Il ne pourrait
pas obliger les employeurs îiA-erser par provision la double cotisation,
et quant à forcer des milhons d'ouvriers, agglomérés dans les Ailles
ou disséminés dans les champs, à retirer leur carte et à la présenter
aux employeurs, comment le pourrait-il ? M. Ribot l'a dit un jour à la
tribune: pour qu'une loi soit appliquée, il faut qu'elle soit acceptée
par l'opinion. La loi des retraites ouvrières le sera peut-être dans l'ave-
nir, mais elle ne l'est pas encore dans le présent, et c'est par la per-
suasion, non pas par la force, qu'on la fera peu à peu passer dans nos
mœurs. Finalement, on s'est mis d'accord sur un ordre du jour qui a
été voté à la majorité de 214 voix contre 35 et qui est ainsi conçu :
REVUE. — CHRONIQUE. 957
« Le Sénat, confiant dans le gouvernement pour a[)pliquer la loi des
retraites ouvrières et paysannes avec autant de prudence que de
fermeté, et comptant sur lui pour proposer les modilications dont
l'expérience aurait démontré la nécessité, etc. » Il n'échappera pas au
lecteur que cet ordre du jour ne signilie pas grand'chose, et c'est bien
d'ailleurs pour cela qu'il a réuni une si grosse majorité. Quand on
lit dans un texte de ce genre qu'une assemblée a conliance dans le
gouvernement pour montrer autant de prudence que de fermeté, la
banalité de l'expression témoigne de celle du sentiment. Ceux qui
trouvent la loi mal faite, et ils sont nombreux, ont voté volontiers
qu'ils comptaient sur le gouvernement pour y apporter les modilica-
tions dont l'expérience aurait démontré la nécessit<'\ Cela permet
toutes les espérances. La vérité est qu'une seule modification serait
efficace dans la loi, celle qui supprimerait l'obligation et y substi-
tuerait la liberté, mais le ministère actuel ne la fera jamais.
L'ordre du jour ne dit même pas, et cette lacune est significa-
tive, que si les tribunaux donnent à l'article '23 une interprétation
différente de la sienne, le gouvernement s'inclinera. Sans doute il
sera obligé de le faire jusqu'à nouvel ordre, mais on a cru comprendre
qu'il se réservait alors de présenter, pour y être introduites, des mo-
difications qui donneraient à la loi un sens conforme à ses vues. Dans
ces conditions, un certain nombre de sénateurs ont préféré s'abstenir
de prendre part au vote et attendre. Il leur a paru que ce serait
montrer dans le gouvernement une confiance un peu ingénue que
de compter sur lui pour modifier la loi de manière à leur donner
satisfaction. M. le ministre du TraA^ail a parlé avec habileté et cour-
toisie, mais il s'est montré intraitable sur ce qu'il a appelé les prin-
cipes de la loi et il a donné à quelques-uns de ces principes une
exagération telle que, pour modifier la loi utilement, il faudrait qu'il
commençât par se modifier lui-même très au delà de ce qu'il est rai-
sonnablement permis d'espérer. Le vote du Sénat n'a d'ailleurs
qu'une portée restreinte; il signifie sQulement, et rien n'est plus
sensé, qu'avant de demander le changement de la loi avec M. Godet,
il y a lieu d'en faire l'expérience. Jusqu'où pourra-t-on la pousser?
Nul ne le sait et nul ne le saura encore avant quelque temps.
Où en est le scrutin de Uste avec représentation proportionnelle?
Sur ce point encore, nous faisons un aveu d'ignorance. La discussion
générale qui vient d'être close a montré les deux partis immuables
sur leurs positions et se renvoyant mutuellement des discours dont
9^8 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques-uns ont été très éloquens : nous distinguerons surtout ceux
de M. Paul Deschanel, qui a ouvert le débat, et de M. Joseph Reinach,
qui l'a continué avec beaucoup de vigueur. M. Deschanel a combattu
surtout r« apparentement, » mot barbare, chose volontairement
confuse, de nature à réintroduire dans la représentation proportion-
nelle quelques-uns des pires défauts et des yices du scrutin d'arron-
dissement et qui, pour cela même, a quelques chances d'être en fm
de compte adoptée. Le père de l'u apparentement, » M. Painlevé, n'a
pas manqué de défendre son enfant, mal constitué, mais peut-être
viable. Faut-ille dire? la discussion de cette question si grave s'est
déroulée, pendant plusieurs séances, au milieu d'une certaine indiffé-
rence, non pas que la Chambre y soit indifférente en effet, — comment
pourrait-elle l'être ? mais parce qu'elle considère que tout a été dit
et que désormais les votes seuls importent. Or les. votes auront lieu
sur les articles. Sur le fait de savoir si on passerait à leur discus-
sion, la majorité a été si grande qu'elle ne signifie plus rien, sinon
qu'on n'a pas voulu repousser, étouffer par une sorte de question
préalable une réforme qui a passionné et qui continue de passionner
l'opinion. Il faut que tout le monde se prononce ici au grand jour
et prenne sa responsabihté devant le pays. Nous sommes à la veille
des votes décisifs ; nous aurons sans doute à les enregistrer dans
quelques jours.
On nous excusera de ne pas parler aujourd'hui du Maroc : nous
l'avons fait abondamment dans nos deux dernières chroniques et
nous le ferons de nouveau dans la prochaine. Un événement grave
s'est, à la vérité, produit : l'occupation dt^ Larache et d'El-Ksar par
l'Espagne, mais après notre marche sur Fez, il était tellement prévu
par tous ceux qui connaissent les premiers élémens de la question qu'il
nous est impossible de nous en étonner. La plupart de nos journaux
s'en indignent dans les termes les plus désobligeans pour l'Espagne :
nous nous contenterons de leur dire, avec Bismarck, que l'indigna-
tion n'est pas un état d'esprit diplomatique. Puisse d'ailleurs cette
première « surpiise » n'être pas [)oui- eux suivie de quelques autres 1
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.
SIXIÈME PÉRIODE. — LXXXI« ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DC
TROISIÈME VOLUME
MAI — JUIN
Livraison du 1*'' Mai.
Pages.
La Fille du Ciel, dernière partie, par M"° Judith GAUTIER et Piehre LOTI,
de l'Acaclémie française 5
Bismarck et l'éfiscopat. — La Persécution (1873-1878). — V. Le Désarroi.
— Les Déceptions, par M. Georges GOYAU . 32
Leila, dernière partie, par Antonio FOGAZZARO 72
Le Rôle dune marine en cas de guerre, par M. Georges BLANCHON. . . 120
La vraie Marguerite de Faust. — Frédérique Brion dans la légende et
DANS la réalité, par M. Ernest SEILLIÈRE 146
Foyers de théâtre. — La Comédie-Française, par M. Victor DU BLED. , 173
Poésies. — Le Roseau, par M. Jean AICARD, de l'Académie française. . . 208
Revue dramatique. — Le Goût du vice, a la Comédie-Française. — Confé-
.■ RENCEs de m. Maurice Donnay sur Molière, par M. René DOUMIC, de
l'Académie française , 217
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 229
Livraison du 15 Mai.
Ma Figure, première partie, par Claude FERVAL 241
Fogazzaro, par M. Emile FAGUET, de lAcadémie française. ." 275
Le Millénaire de la Normandie, par M. A. ALBERT-PETIT 293,
Le sourire d'Athèna, par M. André BEAL'NIER 328
Chemins de ker de Tunisie, par M. Jacques LACOUR-GAYET 3S9
Marie-Caroline reine de Naples et Napoléon, par M. Henri WELSCHINGER,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 380
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pages.
L'ofilL ET L\ MAIN DE M. IXORES. — A LA GALERIE GeOUUES PeTIT, par
.M. Robert DE LA SIZEUANNE 4!fi
Le Pouvoir politique de la cm honne anglaise. -~ L'exemi'le de la reine
Victoria, par M. Jacques BAR DOUX. 4o<i
Revues étrangères. — Les Confessions de Richard Wagner, par M. T. DE
WYZEWA 4.n
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie Irançaise 469
Livraison du l*"" Juin.
Ma Figure, deuxième partie, par Claude FER VAL 481
La Genèse du Génie du Chvislianisme. — I. Les origines et la jeunesse
de Chateaubriand, par M. Victor GIRAUD îj21
L'Enfant, par M. Henri JOLY, de l'Académie des Sciences morales et
politiques o:J3
La légende de Zoroastre, par M. Edouard SCHURÉ ij^y
Ménélik, par M. Robert DE CAIX 610
Craintes et espérances tour l'art aux Salons de 1911, par .M. Robert
DE LA SIZERANNE 6i(i
Un salon allemand au temps du romantisme, par M. A. BOSSE UT 'i'Ki
Poésies, par M""' la baronne Antoine DE BRLMONT CSr,
Revue musicale : le Voile du bonheur, — la Jola, a l'Opéra-Comique; —
Reprise de Gwendoline, a l'Opéra, par M. Camille BELLAIGUE ('>97
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 109
Livraison du 15 Juin.
Ma Figure, troisième partie, par Claude FER VAL 721
La Roumanie dans la politique danubienne et balkanique, par M. René PIXON. "64
La genèse du Génie du Clirislianisme. — II. Les années d"exil et la crise
religieuse, par M. Victor GIRAUD TOT
Paul IIuet et le paysage français, par .M. Georges LAFENESTUE, de lAca-
démie des Beaux-Arts 830
Le Collège de France. — Son rôle présent et son avenir, par M. .Maurice
CROISET, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 862
Euripide et ses idées, par M. Emile FAGUET, de l'Académie française. . . 880
La Responsabilité atténuée, par M. le professeur GRASSET 90o
Revue dramatique. — Comédie-Française : Reprise de le Roi s'amuse; —
Cher Maître, par M. René DOUMIC, de l'Académie française 921)
Revues étrangères. — Une Pénitente franciscaine : Sainte Maroierite de
Cortone, par M. T. DE WYZEWA i)3o
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 947
Paris. — Typ. Philippe Ren-juard, 10, rue des Saints-Pères. — Wm.
3 9090 007 526 227