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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


LXXXI»   ANNEE.    -    SIXIEME    PERIODE 


TOME   III.    —    l""    MAI    1911. 


REVUE 


DES 


EUX  MONDES 


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LXXXI"   ANNÉE.  —  SIXIÈME  PÉRIODE 


TOME   TROISIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE   LA   REVUE   DES    DEUX    MONDES 

RUE    DE     l'université,      15 

1941 


(ûii-^^3 


LA  FILLE  DU  CIEL 


(1) 


QUATRIÈME  ACTE 


PREMIER  TARLEAU 

Avant  le  lever  du  rideau,  on  a  commencé  d'entendre  les  vociférations 
de  la  foule,  mêlées  à  des  bruits  de  gongs  et  de  sonnettes. 

Le  lieu  des  exécutions  au  pied  des  remparts  de  Pékin.  Une  colossale 
muraille  grise,  à  créneaux,  occupe  lout  le  fond  de  la  scène,  et,  vers  la 
gatiche,  s'en  va  à  perte  de  vue  dans  le  lointain.  Le  long  de  cette  muraille, 
les  prisonniers  chinois  sont  attachés  à  des  poteaux,  d'autres  sont  à  la 
cangue,  sous  un  écriteau  rouge.  Des  têtes  coupées  et  saignantes  sont  pen- 
dues çà  et  là  à  des  clous.  Il  y  a  des  ta'ches  de  sang  partout  sur  le  sol.  Une 
foule  loqueteuse  se  presse  sur  le  devant  de  la  6ct?he;  les  gens  portent  le 
costume  de  Pékin  de  nos  jours,  longue  natte,  robe  de  coton  bleu,  sayon  de 
peau  de  bique;  des  femmes  tartares,  du  peuple  aussi,  sont  coiffées  de 
deux  cornes  de  cheveux,  avec  de  grossières  fleurs  artificielles.  En  avant 
et  à  gauche,  la  grande  tente,  largement  ouverte,  d'un  général  tartare  :  elle 
est  en  cuir  verdâtre,  avec  toiture  jaune,  surmontée  d'un  clocheton  d'argent; 
l'intérieur  est  tapissé  de  peaux  de  bêtes;  autour  du  mât  central,  une  table 
circulaire;  tapis,  plians,  petite  table,  un  drapeau  carré  avec  le  nom  du 
général.  Gardes,  soldais,  sabre  au  clair.  Des  chameaux  sont  couchés  alen- 
tour, parmi  des  ballots  et  des  armes.  Voitures,  palanquins. 

Au  lever  du  rideau,  la  foule  continue  de  vociférer  tumultueusement. 
Des  marchands  de  boissons  chaudes  se  promènent  avec  des  urnes  de 
cuivre  sur  le  dos;  des  barbiers  agitent  des  sonnettes;  des  sorciers  aveugles 
jouent  de  la  flûte;  des  marchands  de  bonbons  frappent  sur  des  gongs.  Des 
bourreaux,  au  premier  plan,  essuient  les  lames  saignantes  de  leurs 
sabres. 

(1)  Copyright  by  Calmann  Lévy,  1911. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  mars,  des  i"  et  13  avril. 


b  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

SCÈNE  I 
LES  BOURREAUX,  LA  FOULE. 

Premier  bourreau,  essuyant  son  sabre,  à  deux  jeunes  femmes 
qui  l'entourent.  —  C'est  que  nous  avons  les  bras  fatigués,  mes 
petites  belles... 

Une  DES  FEMMES.  —  Ah!...  Ils  ont  pourtant  l'air  solides,  vos 
bras,  monsieur  le  bourreau. 

Le  bourreau.  —  Solides,  je  ne  dis  pas.  Mais  tout  de  même... 

Un  marchand  de  fleurs.  —  Pivoines  impériales,  lotus  variés, 
toutes  les  fleurs  de  la  saison  ! 

Un  MARCHAND  DE  FRUITS.  —  Doux  comme  le  miel,  le  fruit 
rouge  des  montagnes  ! 

Un  ENFANT  TARTARE,  s' approchant  du  bourreau.  —  Dites,  mon- 
sieur le  bourreau,  il  faut  frapper  fort  pour  couper? 

(Des  hommes,  portant  un  baquet  plein  d'eau  pendu  à  l'épaule,  arrosent 
le  sol  avec  une  grande  cuiller  de  bois.) 

Le  BOURREAU.  —  C'est  de  l'adresse,  mon  petit  agnelet,... 
trouver  juste  la  place,...  de  l'adresse  et  de  la  force  aussi,  bien 
entendu...  Ah!  ça  n'est  pas  en  un  jour,  tu  penses,  que  notre 
métier  s'apprend... 

Un  marchand  de  bonbons,  frappant  sur  un  petit  gong.  —  Elle 
a  le  goût  de  la  canne  à  sucre,  la  gourmandise  que  je  vends  ! 

Un  marchand  de  fruits.  —  Ay!  Ay!  Blanc  comme  la  graisse, 
blanc  comme  le  jade,  le  melon  frais! 

Des  jiENDiANS,  jouant  de  la  guitare.  —  Ecoutez  la  légende  du 
roi  des  Dragons  : 

(Ils  chantent  d'une  voix  suraiguë.) 

Auprès  du  lac  des  bambous, 
Trois  hiboux,  hiboux,  hiboux! 

Deuxième  bourreau,  à  d'autres  femmes,  désignant  des  gens 
attachés  aux  poteaux.  —  Le  deuxième  groupe,  là?...  Tout  à 
l'heure,  son  tour.  Le  maître  des  exécutions  nous  accorde  un 
temps  de  repos,  et  nous  l'avons  bien  gagné,  hein?... 

(Il  appelle  un  marchand  de  boisson  chaude  et  se  fait  servir.) 

Une  mercière,  frappant  sur  un  timbre.  —  Tous  les  caprices 


LA    FILLE    DU    CIEL.  i 

de  la  coquetterie  dans  mon  étalage...  Voyez,  jeunes  femmes; 
voyez,  jeunes  filles  ! 

Une  femme  tart.^re,  à  une  autre.  —  Oh!  regarder  couper  les 
têtes,  moi  je  ne  suis  pas  de  celles  qui  s'y  complaisent...  Et  puis, 
n'est-ce  pas  un  spectacle  toujours  pareil?...  Non,  mais  c'est  leur 
Déesse  que  j'aurais  désiré  voir... 

Deuxième  femme  tartare.  —  Leur  Déesse?...  Leur  Impéra- 
trice?... Tiens,  et  moi  de  même,  et  nous  toutes  aussi;  voir  leur 
Déesse,  c'est  cela  qui  nous  intéresserait  le  plus!... 

Troisième  femme  tartare.  —  Et  on  va  te  la  montrer, 
comptes-y! 

Deuxième  femme  tartare.  —  Pourquoi  donc  pas?...  On  nous 
montre  bien  leurs  généraux,  et  leurs  princes,  et  tous  les  autres... 
Les  prisonniers,  c"est  fait  pour  être  vus,  c'est  pour  ça  d'ailleurs 
qu'on  nous  les  a  amenés  jusqu'à  Pékin. 

Troisième  femme  tartare.  —  Oh!  mais,  elle...  Il  paraît  que, 
pour  nous  la  conduire  ici,  c'était  tout  le  temps  des  égards  en 
route  comme  pour  une  reine...  Et  l'Empereur  l'a  fait  mettre 
dans  la  Ville  Interdite,  vous  savez,  dans  son  palais  même... 

Première  femme  tartare.  —  On  dit  qu'elle  a  des  yeux,  des 
yeux  dont  les  petites  gens  comme  nous  ne  peuvent  pas  sup- 
porter le  regard... 

Fleur-de- Jasmin.  —  Oh!...  Et  puis,  j'aurais  peur,  moi!... 
Une  femme  qui  a  été  morte,...  car  elle  a  été  morte  la  durée 
d'au  moins  deux  lunes,  vous  savez!... 

Deuxième  femme  tartare.  —  D'abord  Fleur-de-Jasmin  croit 
tout  ce  qu'on  lui  dit. 

Fleur-de-Jas3iin.  —  Dame!  chacun  le  sait  bien,  qu'elle  a 
été  morte...  Deux  lunes,  je  vous  dis,  elle  est  restée  pendant  deux 
lunes  dans  son  tombeau... 

Le  marchand  de  fruits-.  —  Ay!  Ay  !  Blanc  comme  la  graisse, 
blanc  comme  le  jade,  le  melon  nouveau! 

Première  femme  tartare.  —  On  sait  bien  aussi  que  les  balles, 
la  mitraille,  tout  cela  passait  au  travers  d'elle,  comme  au  tra- 
vers d'une  ombre...  [Avisant  un  chef  des  soldats  qui  est  là.) 
Tenez,  demandez  plutôt  à  Lee-Phuang,  qui  était  là  quand  on 
l'a  prise;  n'est-ce  pas,  Lee-Phuang? 

Lee-Phuang.  —  Ah  !  pour  ça  oui,  et  j'en  ai  été  témoin...  Les 
balles  ne  l'arrêtaient  guère,  leur  Déesse... 

Deux  sous-officiers,  amenant  au  supplice  un  nouveau  groupe 


8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  prisonniers  chinois,  les  mains  liées  de  cordes^  parmi  lesquels, 
et  fermant  la  marche,  Prince-Fidèle,  en  vêtemens  souillés  et 
déchirés.  —  Place  !...  Faites  place!... 

(Les  prisonniers  passent  pour  aller  rejoindre  les  autres,  qui  attendent 
déjà  leur  tour  d'exécution  au  pied  de  la  muraille.) 

Lee-Phuang,  aux  femmes  qui  l'avaient  interpellé.  —  Le  der- 
nier qui  arrive  là!  Regardez!  regardez!...  Celui  qui  marche  la 
tête  si  fière  :  le  plus  grand  chef  des  rebelles  de  Nang-King.  Il  se 
nomme  Prince-Fidèle,  c était  le  bras  droit  de  la  Déesse;  au 
milieu  de  la  bataille,  tout  le  temps  à  ses  côtés... 

La  mercière,  frappant  sur  son  timbre.  —  Tous  les  caprices 
de  la  coquetterie  dans  mon  étalage!  Voyez,  jeunes  femmes; 
voyez,  jeunes  filles  !... 

SCÈNE  II 
PRINCE-FIDÈLE,  LE  GÉNÉRAL  TARTARE. 

Le  général  TARTARE,  Sortant  de  sa  tente  et  saluant  Prince- 
Fidèle,  qui  passe  et  ferme  la  marche  du  dernier  groupe  des 
condamnés.  —  Entrez  ici,  noble  vaincu.  Ne  regardez  pas  là-bas. 
Chaque  homme  ne  doit  mourir  qu'une  fois,  et  vous,  vous 
mourrez  à  chaque  tête  qui  tombera.  Ce  supplice  ne  vous  suffit 
donc  pas,  de  devoir  être  la  dernière  victime?... 

Prince-Fidèle.  —  Ma  présence,  peut-être,  les  soutient,  mes 
pauvres  soldats,  si  simplement  héroïques. 

Le  général  TARTARE.  —  Plutôt  votrc  souffrance  s'ajoute 
à  leur  peine...  Accordez  l'honneur  à  un  loyal  ennemi  de  passer 
sous  sa  tente  les  dernières  minutes  de  votre  vie  glorieuse... 
Vous  êtes  déjà  au-dessus  des  petitesses  du  monde  et  des  ran- 
cunes implacables. 

Prince-Fidèle.  —  Le  glaive  n'est  pas  responsable,  ni  même 
le  bourreau. 

Le  général  TARTARE.  —  Pds  même  le  général. 
(On  attache  les  nouveaux  prisonniers  à  des  poteaux.) 

Prince-Fidèle.  — Je  n'ai  pas  de  rancune... 
(Il  entre  sous  la  tente  avec  le  général  tartare.) 

Le  général  TARTARE.  —  Et  moi,  je  n'ai  pas  d'orgueil.  Je 
sais  que  les  sages  réprouvent  la  guerre  et  estiment  que  l'œuvre 


LA    FILLE    DU    CIEL.  9 

du  vainqueur  se  résout  en  la  poussière  de  dix  mille  squelettes... 

Prince-Fidèle.  —  Et  qu'on  ne  doit,  aux  triomphateurs,  que 
des  honneurs  funèbres. 

Le  général  tartare.  —  Oui,  la  gloire  des  armes  n'est, 
vraiment,  que  la  fumée  d'un  incendie... 

(Us  se  sont  assis  sur  des  plians,  et  on  leur  sert  du  vin  de  riz.  Pendant 
le  dialogue  suivant,  les  exécutions  recommencent  au  fond  de  la  scène,  au 
milieu  d'un  remous  de  la  foule.  A  chaque  minute,  on  voit  le  sabre  d'un 
bourreau  décrire  une  courbe  en  l'air,  et  aussitôt  après  une  nouvelle  tête 
coupée,  saignante,  est  accrochée  à  la  grande  muraille  de  Pékin  qui  ferme 
le  tableau.  Cris  et  tumulte,  un  peu  assourdis,  pendant  la  conversation  des 
deux  hommes  sous  latente.) 

Le  général  tartare.  —  Avant  de  quitter  ce  monde,  n'avez- 
vous  pas  quelque  mission,  envers  vos  proches,  qu'il  vous  serait 
précieux  do  voir  accomplir?...  Je  m'en  chargerais  avec  respect. 

Prince-Fidèle.  —  Ils  ont  péri,  sans  nui  doute,  tous  ceux 
qui  m'étaient  chers.  Je  vous  remercie  de  votre  ofîre  bienveil- 
lante. 

Le  général  tartare.  —  N'avez-vous  pas  quelque  désir?... 

Prince- Fidèle.  —  Un  seul  :  celui  de  connaître  le  sort  de 
notre  Impératrice.  Dans  cette  bataille  funeste  où  j'ai  été  fait 
prisonnier,  elle  combattait  aussi.  Est-elle  vivante  ou  morte, 
libre  ou  captive?... 

Le  général  tartare.  —  Elle  est  vivante,  captive  depuis  une 
demi-lune  seulement  et,  depuis  hier,  gardée  à  Pékin,  non  loin 
d'ici,  dans  la  Ville  Interdite. 

Prince-Fidèle.  —  Non  loin  d'ici,  ma  souveraine!,..  Ah!  si 
les  Dieux,  las  de  nous  frapper,  pouvaient  permettre...  Savoir 
qu'elle  est  là  tout  près  !... 

Le  général  tartare.  —  Sur  la  fin  de  ce  combat,  qui  fît 
tant  d'honneur  aux  vaincus,  elle  a  pu  s'échapper  avec  un  mil- 
lier de  soldats.  Mais  la  retraite  était  coupée  et  depuis  longtemps 
l'impériale  guerrière  aurait  été  prise,  si  des  ordres  contradic- 
toires, entravant  nos  mouvemens  comme  à  plaisir,  ne  lui  avaient 
donné  la  faculté  de  retarder  de  jour  en  jour  sa  captivité.  On 
eût  dit  que  quelqu'un  de  puissant  veillait  sur  elle  avec  une 
singulière  sollicitude,  l'avertissait  des  dangers  ou  s'efforçait  de 
les  écarter  de  sa  route. 

Prince-Fidèle.  —  Que  celui-là  vive  de  longs  jours  heureux 
et  que  sa  renommée  soit  impérissable  !... 


40  REVUE    DES    DEUX    HfONDES. 

Le  général  tarïare.  —  Ah  !  quand  donc  finira  cette  guerre 
toujours  renaissante  qui  imprègne  le  sol  de  la  patrie  du  sang 
de  ses  fils? 

Prince-Fidèle.  —  Elle  ne  finira,  je  le  crains  bien,  que  par 
l'extermination  d'une  des  deux  races...  Pourtant  la  haine  serait 
moins  farouche  peut-être,  si  les  vainqueurs,  après  la  victoire, 
traitaient  les  vaincus  avec  plus  de  clémence...  Pas  tant  d'exécu- 
tions! Pas  tant  de  sang  !...  Tout  soldat  qui  ne  peut  plus  défendre 
sa. vie  devrait  être  sacré. 

Le  général  tartare.  —  On  offre  aux  vôtres  la  vie  sauve, 
s'ils  se  soumettent;  tous  refusent. 

Prince-Fidèle.  —  Leur  héroïsme  devrait  être  une  raison  de 
plus  de  les  épargner. 

Le  général  tartare.  —  Que  faire?...  Notre  devoir  est 
d'obéir. 

Prince-Fidèle.  —  Pas  jusqu'au  crime.  Une  petite  pierre 
peut  quelquefois  enrayer  un  lourd  chariot.  Nous,  les  chefs,  en 
sacrifiant  seulement  notre  vie,  nous  pouvons  sauver  des  foules. 

Le  général  tartare.  —  Comment  cela?... 

Prince-Fidèle.  —  En  résistant  à  l'iniquité...  Vous  souvenez- 
vous?...  Une  autre  guerre,  toute  pareille  à  celle-ci,  le  sac  d'une 
ville,  l'ordre  au  bourreau  de  faucher  toutes  les  têtes,  comme 
à  présent;  alors,  un  jeune  chef,  fou  de  douleur  à  l'idée  d'un 
pareil  carnage,  trouve  de  tels  accens  pour  supplier  le  général 
de  faire  grâce,  ou  tout  au  moins  de  restreindre  les  exécutions, 
que  celui-ci  consent  à  limiter  la  tuerie  au  temps  que  pourra 
mettre  à  se  consumer  une  baguette  de  parfum.  Le  parfum  s'al- 
lume, la  première  tête  va  tomber;  mais  le  jeune  chef,  frémis- 
sant d'horreur,  saisit  la  baguette,  la  réduit  en  poussière,  et 
court  au  bourreau  en  criant:  «  C'est  fini!  c'est  fini!  on  fait 
grâce!  »  Puis,  comme  il  a  désobéi,  il  va  se  briser  la  tête  contre 
un  rocher...  A  ce  héros,  le  peuple  éleva  un  temple,  qui  se  dresse 
aujourd'hui  encore  sur  une  haute  colline  et  dont  les  marches, 
depuis  des  siècles,  n'ont  cessé  d'être  jonchées  de  fleurs  fraîches. 

Le  général  tartare,  rêveur.  —  A  ce  héros,  le  peuple  éleva 
un  temple!... 


LA    FILLE    DU    CIEL.  1  1 

SCÈNE  m 

LES  MÊMES,  LA  FOULE,  puis  UN  OFFICIER. 

Depuis  quelques  instans,  la  foule,  plus  turbulente,  commence  à  mur- 
murer contre  le  carnage.  Devant  une  nouvelle  troupe  de  condamnés  que 
l'on  amène,  des  cris  éclatent. 

La  foule.  —  Ohl  oh!  assez!  assez! 

Une  voix.  —  Les  ministres  de  l'Empire  sont  des  bouchers! 

Un  homme,  montant  sur  les  épaules  de  ses  voisins.  —  Assez! 
assez!...  Mort  aux  tigres!.., 

Prince-Fidèle,  sous  la  tente,  voyant  que  le  général  tartare 
se  lève.  —  Sans  doute,  c'est  mon  tour?... 

Le  général  tartare.  —  Non,  non.  Restez  encore,  nous  serons 
avertis. 

Un  autre  homme,  sur  la  place.  —  Oui!  Mort  aux  tigres!..,  (Il 
se  baisse  et  trempe  le  bout  de  sa  ceinture  dans  le  sang.)  Et  je 
vais  l'écrire,  moi,  tenez,  sur  cette  muraille  :  Mort  aux  tigres! 

(Il  monte  sur  une  pierre  et  commence,  avec  le  bout  de  sa  ceinture,  à 
tracer  des  caractères  sur  un  pan  de  muraille.  Le  général  est  sorti  de  la 
tente.) 

Un  officier.  —  Des  hommes  par  ici!...  Qu'on  disperse  cette 
foule  insolente!...  Arrêtez  celui  qui  écrit... 

Le  général  tartare,  s'avançant  précipitamment .  —  Qui  donc 
commande  sans  mon  ordre?... 

L'officier.  —  Seigneur,  un  commencement  d'émeute... 
n'est-ce  pas  mon  devoir?... 

Le  général  tartare.  —  Vous  n'avez  d'autre  devoir  que 
d'obéir...  (Il  renvoie  d'un  geste  les  soldats  qui  s'étaient  avancés 
pour  saisir  r homme.)  Les  bourreaux  doivent  être  las;  une 
seconde  fois,  que  le  chef  des  exécutions  leur  donne  l'ordre  de 
se  reposer. 

L'officier.  —  Pendant  combien  de  minutes? 

Le  général  tartare.  —  Aussi  longtemps  que  mon  sabre 
restera  fixé  ici. 

(Il  l'enfonce  dans  le  sol.) 

Prince-Fidèle,  bas  au  général.  —  Prenez  garde,  mon  géné- 
reux ennemi  !  Peut-être  va-t-on  croire  que  vous  avez  peur. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  général  tartare.  —  Des  vivans,  non...  Mais  des  spectres, 
c'est  vrai,  oui,  j'ai  peur  des  spectres... 

(Ils  entrent  ensemble  sous  la  tente.  La  foule,  dont  la  rumenr  va  crois- 
sant, s'écarte  de  la  place  des  exécutions,  laissant  voir  les  corps  sans  tête 
qui  gisent  à  terre,  et  les  mares  de  sang.  Les  marchands  reprennent  leurs 
cris  et  leurs  musiques.) 

Le  marchand  de  fleurs.  —  Pivoines  royales,  lotus  variés, 
toutes  les  fleurs  de  la  saison! 

Le  général  tartare,  dans  la  tente,  à  Prince-Fidèle.  —  Vous 
le  voyez,  je  me  compromets,  comme  le  héros  de  votre  légende, 
et  cependant  on  ne  m'élèvera  point  de  temple. 

Prince-Fidèle.  —  Mais  vous  n'espérez  pas  les  sauver,  ceux 
des  miens  qui  restent  encore?... 

Le  général  tartare.  —  Qui  sait!...  Tant  que  les  têtes  ne 
sont  pas  détachées  des  épaules...  Vous  entendez  dehors:  le  flot 
du  peuple  irrité  grossit  toujours...  Souvent  une  courte  émeute 
a  délivré  bien  des  victimes...  Je  puis  être  débordé,  avoir  la 
main  forcée  :  le  ciel  le  veuille!... 

Prince-Fidèle.  —  Votre  noble  générosité  m'encourage  à  vous 
demander  une  grâce. 

Le  général  tartare.  —  Ce  sera  une  joie  pour  moi  de  l'accorder- 

Prince-Fidèle.  —  Avant  de  m'agenouiller  là-bas,  contre  la 
muraille  sanglante,  je  souhaiterais  obtenir  une  heure  de  liberté, 
sur  ma  parole... 

Le  général  tartare.  —  La  parole  d'un  homme  tel  que  vous 
est  plus  solide  qu'une  chaîne  de  fer  à  ses  jambes  ou  qu'une 
cangue  de  bois  de  cèdre  à  ses  épaules...  Une  heure,  oui,  même 
une  heure  et  demie,  nous  pouvons  attendre...  L'emploi  que  vous 
voulez  en  faire,  peut-être  le  deviné-je  :  c'est  la  grande  captive, 
n'est-ce  pas,  que  vous  rêvez  de  revoir...  Là,  je  ne  puis,  hélas! 
en  rien  vous  servir...  Les  Dieux  vous  viennent  en  aide!... 
(Présentant  une  robe  brodée  d'or  qui  est  accrochée  au  mât  de  la 
tente.)  Une  seule  chose  :  consentez  à  revêtir  une  de  mes  robes; 
elle  vous  sera  toujours  une  sauvegarde. 

Prince-Fidèle.  —  Comment  oserais-je?... 

Le  général  tartare.  —  Je  vous  en  prie...  Ce  vêtement  me 
deviendra  précieux  au  contraire,  pour  vous  avoir  protégé.  (Il 
passe  la  robe  à  Prince-Fidèle,  qui  ne  résiste  plus,  et  puis  il  sou- 
lève u)ie  portière  au  fond  de  la  tente.)  Par  là,  Prince,  fuyez!... 

(Exif  Prince-Fidèle.) 


LA    FILLE   DU    CIEL.  \'S 


SCÈNE  IV 

LE  GÉNÉRAL,   UN   COURRIER  DE  L'EMPEREUR,   UN  OFFICIER, 
LES  PRISONNIERS,  LA  FOULE. 

Un  grand  mouvement  dans  la  foule,  qui  vociférait  toujours.  Et  on 
entend,  au  fond  de  la  scène,  les  trompettes  sonner. 

Le  général  tartare,  sortant  de  sa  tente,  à  un  officier  qui  est 
là.  —  Qu'est-ce  donc?...  Le  salut  rituel!...  Qu'arrive-t- il  encore? 
L'officier.  —  Un  courrier  de  l'Empereur. 

(Des  soldats  se  rangent  en  haie  sur  le  passage  du  courrier  et  mettent 
un  genou  à  terre.  Le  courrier  est  à  cheval  et  porte  sur  l'épaule  un  petit 
paquet  enveloppé  de  soie  jaune.) 

Le  courrier,  mettant  pied  à  terre.  —  Ordre  de  l'Empereur. 

(Deux  soldats  apportent  aussitôt  une  table  sur  laquelle  on  pose  la  lettre, 
puis  on  allume  des  parfums:  le  général  met  en  hâte  sa  veste  de  céré- 
monie, salue  trois  fois  le  message  et  le  prend  enfin.) 

Le  général  tartare,  au  courrier,  après  avoir  examiné  l'enve- 
loppe. —  Pourquoi  cet  ordre  arrive-t-il  si  tard?  il  est  parti  au 
point  du  jour  de  la  Ville  Interdite,  et  la  distance  n'est  pas 
longue. 

Le  courrier.  —  C'est  vrai,  seigneur,  mais  des  gens  malinten- 
tionnés étaient  postés  à  plusieurs  endroits  sur  ma  route.  J'ai 
dû  faire  un  détour,  et  mon  cheval  a  renversé  bien  du  monde 
avant  de  dépasser  les  obstacles. 

Le  général  tartare,  à  demi-voix.  —  Que  le  ciel  délivre  notre 
Empereur  des  médians  qui  oppriment  sa  volonté! 

Le  courrier,  de  même.  —  Que  le  ciel  vous  exauce  pour  le 
bonheur  du  peuple!... 

Le  général  tartare,  il  ouvre  la  lettre.  A  part,  après  l'avoir 
lue.  —  Voilà  qui  sauve  bien  dés  existences,  sans  compter  la 
mienne...  (^  A /a /o?//e.^  Ordre  de  l'Empereur,  écoutez  tous  :  «  Telle 
est  mon  expresse  volonté;  je  fais  grâce  de  la  vie,  sans  condition, 
à  tous  les  captifs  de  la  guerre,  chefs  et  soldats,  et  je  leur  accorde 
la  liberté  entière.  Respectez  ceci.  » 

(Il  montre  le  sceau  de  l'Empire.) 

La  foule.  —  Dix  mille  années!  Dix  mille  années  à  notre 
Empereur! 

(On  commence  de  détacher  les  prisonniers.) 


14 


ntVL'E    DES    DEUX    JIONDES. 


Le  général  tartare,  à  la  foule.  —  Écoutez  encore.  L'ordre 
devait  arriver  à  temps  pour  sauver  tous  les  condamnés.  Des 
obstacles,  semés  sur  la  route  du  messager,  sont  la  cause  d'irré- 
parables malheurs  dont  le  maître,  mal  obéi,  n'est  pas  respon- 
sable. 

La  foule.  —  Malheur  aux  ministres  infidèles!  Mort  aux 
tigres  ! 

(Les  femmes  s'empressent  aussi  à  détacher  les  prisonniers  qui  s'ap- 
prochent du  général.) 

L'officier,  bas  à  un  autre.  —  Notre  général  laisse  pousser 
de  tels  cris  séditieux... 

1"  officier.  —  Dites  même  qu'il  les  provoque! 

Le  général  tartare,  aux  'prisonniers.  —  Mes  amis,  écoutez 
un  sage  conseil  :  ne  vous  attardez  point  en  ce  lieu  maudit. 
Autour  du  grand  Dragon  qui  fait  grâce,  hurlent  des  fauves,  tou- 
jours exaspérés  de  lâcher  leur  proie...  Allez!  ne  perdez  pas  une 
minute.  Mais  ne  fuyez  point  par  la  campagne;  trop  facilement 
ou  vous  rejoindrait.  Dispersez-vous,  égarez-vous  dans  la  ville 
immense,  dans  les  quartiers  purement  chinois  où  la  foule  ne 
saurait  vous  trahir... 

Les  prisonniers.  —  Nous  suivrons  vos  avis.  Le  ciel  épande 
sur  vous  ses  faveurs... 

(Ils  saluent  et  se  dispersent.  Le  général  reprend  son  sabre,  firhé  en 
terre,  et  le  remet  lentement  au  fourreau.) 

La  foule.  —  Mort  aux  tigres  î  Dix  mille  années  à  notre 
Empereur!... 

(Pendant  que  le  rideau  descend,  ou  que  la  nuit  se  fait  sur  le  théâtre 
pour  un  changement  instantané,  on  entend  encore  les  cris  des  marchands.) 

Li:  FLEURISTE.  —  Pivoincs  royales!  Lotus  variés,  toutes  les 
fleurs  de  la  saison  ! 

La  mercière.  —  Tous  les  caprices  de  la  coquetterie  dans  mon 
étalage!  Voyez,  jeunes  femmes;  voyez,  jeunes  filles  î 

fin  du  premier  tableau 


LA    FILLE    DU    CIEL.  15 


DEUXIÈME   TABLEAU 

La  grande  t-allc  du  trône  au  Palais  de  Pékin,  immense,  entièrement 
rouge  et  or;  le  trône,  au  milieu  sur  une  estrade  où  l'on  monte  par  trois 
escaliers  bordés  de  brûle-parfums  et  d'emblèmes.  Colonnes  de  laque 
rouge,  soutenant  un  plafond  très  élevé,  où  d'énormes  dragons  d'or  se 
tordent  parmi  des  nuages  rouges;  le  plus  grand,  comme  détaché,  prêta 
tomber  du  ciel,  tient  dans  sa  gueule  une  boule  d'or,  juste  au-dessus  du 
trône.  Par  terre,  tapis  jaune  où  se  contournent  des  dragons  de  vingt 
mètres  de  longueur.  Sur  le  côté  de  la  scène,  un  carillon  :  il  est  fait  de 
plaques  de  marbre  alignées  et  suspendues  par  des  chaînes  d'or  à  un  im- 
mense châssis  dont  les  pieds  d'or  représentent  des  monstres,  et  dont  les 
angles  supérieurs  sont  ornés  de  phénix  d'or  éployant  leurs  ailes  vers  le 
plafond.  Près  de  l'entrée  principale,  deux  eunuques  tiennent  des  chasse- 
poussière  en  queue  de  rhinocéros.  On  prépare  une  grande  audience  solen- 
nelle, à  l'occasion  du  triomphe  des  armées  tartares.  Des  bb  es  de  porcelaine, 
représentant  des  monstres,  sont  posés  en  rang  sur  les  lapis;  ils  marquent 
les  places  où  dpivent  se  tenir  et  se  prosterner  les  difîérens  groupes  de  di- 
gnitaires. Des  personnages  en  robe  de  gala  vont  et  viennent  avec  agitation. 
On  parle  bas,  on  marche  en  silence.  Attitude  respectueuse.  On  s'incline 
en  passant  devant  le  trône. 

SCÈNE  ï 

OFFICIERS  DU  PALAIS,  DIGNITAIRES 
ET  MAITRES  DES  CÉRÉMONIES. 

l*^""  MAITRE  DES  CÉRÉMONIES,  mettant  en  ligne  un  des  derniers 
blocs  de  porcelaine.  — Là;  le  dix-huitième  groupe  des  grands 
lettrés  s'arrêtera  là,  face  au  trône,  mais  tourné  un  peu  de 
biais. 

2^  MAÎTRE  DES  CÉRÉMONIES.  —  Tout  me  Semble  ainsi  réglé  pour 
le  mieux...  Nous  serons  prêts. 

Un  officier.  —  L'Empereur,  prétend-on,  est  extrêmement 
fébrile  depuis  ce  matin... 

2^  OFFICIER.  —  On  l'affirme  en  effet...  Lui  si  sombre  et 
abattu  depuis  quelques  jours,...  tellement  que  chaque  victoire 
de  ses  armées  paraissait  l'accabler  comme  un  désastre... 

3®  officier.  — Oui,  qui  eût  dit  qu'il  exigerait  un  tel  apparat 
pour  célébrer  son  triomphe?.. 

4®  officier.  —  Et  vous  savez  la  nouvelle?...  La  prisonnière 
doit  y  paraître. 

3^  officier.  — Laquelle?... 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

i*'  OFFICIER.  —  Laquelle!...  Voyons,  est-ce  que  cela  se  de- 
mande? La  grande,  bien  entendu,  l'unique,  celle  dont  tout  le 
monde...  Lex-impératrice  des  rebelles. 

5°  OFFICIER,  ironiquement.  —  Ah!  la  Déesse  !...  Alors  on  va 
la  voir. 

G''  OFFICIER.  —  Et  on  pourra  juger  de  sa  puissance  surna- 
turelle, à  moins  qu'elle  l'ait  perdue. 

4*"  OFFICIER.  —  Oh!  pour  de  la  puissance,  elle  en  a  toujours... 
Hier  au  soir,  par  ordre  de  l'Empereur,  on  a  décapité  deux 
eunuques,  coupables  seulement  de  lui  avoir  annoncé  la  mort 
de  son  fils,  sans  y  mettre  les  formes... 

3^  OFFICIER.  —  Et  moi,  je  sais  des  détails,  par  la  Grande 
Maîtresse...  Ce  matin,  elle  a  daigné  parler,  la  Déesse,  pour 
demander  des  vêtemens  de  deuil...  Alors,  dans  les  réserves  de 
feu  l'impératrice-mère,  on  est  allé  chercher  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  magnifique,  en  fait  de  robes  blanches  et  de  souliers  blancs. 

SCÈNE   II 

LES  MÊMES,  LE  GRAND  CHAMBELLAN. 

Le  grand  chambellan,  entrant  par  une  porte  du  fond.  —  Ordre 
de  l'Empereur!...  (Tous  écoutent  en  courbant  la  tête.)  Que  les 
membres  du  conseil  privé,  les  ministres,  les  dignitaires, 
revêtus  de  leur  costume  d'apparat,  se  réunissent  en  silence 
dans  les  galeries  voisines  de  la  salle  du  trône,  prêts  à  entrer 
quand  Sa  Majesté  frappera  TROIS  FOIS  sur  ce  gong.  (Il  désigne 
le  grand  gong  placé  au  pied  des  marches  du  trône.)  Personne 
ici.  Et  des  gardes  à  toutes  les  portes. 
(Tous  saluent  et  s'apprêtent  à  sortir.) 

SCÈNE  in 

LES  MÊMES,  UN  HÉRAUT  ET  LE  GRAND  MAITRE 
DES  CÉRÉMONIES 

Le  héraut,  paraissant  à  une  porte  et  tenant  à  la  main  tai 
grand  écriteau  de  laque  au  bout  d'une  lampe  d'or.  —  Faites 
silence. 

Le  grand  xMAiTf.E,  entrant  avec  Puits-des-Bois.  —  Sorteztous! 

Fermez  les  portes!  Voici  l'Empereur! 

(Tous  sortent  efTarés.  Le  grand  maître  et  Puits-des-Bois  restent  seuls; 
ils  se  prosternent,  et  l'Empereur  paraît.) 


LA    FILLE    DU    CIEL.  17 

SCÈNE  IV 

L'EMPEREUR,  PUITS-DES-BOIS, 
LE  GRAND  MxVITRE  DES  CÉRÉMONIES. 

L'Emperecr,  sombre^  en  grand  costume.  —  Combien  de 
têtes,  dites-vous,  étaient  déjà  tombées? 

Le  grand  maître.  —  Cinquante  à  peine,  sire  !..  Votre  général, 
comme  par  un  pressentiment  de  la  clémence  de  Votre  Majesté, 
avait  mené  les  choses  avec  une  audacieuse  lenteur... 

L'Empereur.  —  Il  en  sera  récompensé  par  le  ciel  et  par 
moi...  Quant  aux  grands  de  ma  cour  qui  osèrent  arrêter  mon 
courrier  de  grâce,  ceux-là,  oui,  qu'on  me  les  trouve,  et  que  le 
bourreau  les  fauche  demain...  Comment  les  Dieux  permettent- 
ils  qu'au  sommet  où  je  suis,  le  bien  soit  presque  irréalisable, 
tandis  que  le  meurtre  est  si  aisé  !...  Maintenant,  allez  !...  (Indi- 
quant Piiits-des-Bois.)  J'ai  besoin  de  m'entretenir  avec  mon 
conseiller... 

(Le  grand  maître  sort.) 

SCÈNE  V 

L'EMPEREUR,  PUITS-DES-BOIS. 

L'Empereur,  à  Puits-des-Bois,  toujours  prosterné.  —  Relève- 
toi,  ami,  nous  sommes  seuls...  Mon  projet,  n'est-ce  pas,  tu  l'as 
deviné  :  je  veux  qu'elle  vienne  là,  elle,  auprès  de  moi.  (Montrant 
le  trône.)  Pâle  et  dans  la  blancheur  de  son  deuil,  peu  importe, 
je  veux  qu'elle  vienne  là,  à  mes  côtés,  sur  ce  trône...  Aujourd'hui, 
la  faire  reconnaître  par  mon  peuple  comme  mon  épouse  ;  que 
les  grands  de  ma  cour  se  prosternent  devant  leur  Impératrice, 
en  même  temps  que  devant  leur  Empereur...  Sans  elle,  vois-tu, 
il  n'y  a  pour  moi  ni  empire  ni  triomphe... 

Puits-des-Bois.  —  Elle  a  consenti?... 

L'Empereur.  —  Hélas  !  le  sais-je,  si  elle  acceptera?...  Je  me 
suis  dérobé  jusqu'ici  à  cette  entrevue  de  charme  et  d'épouvante... 
C'est  maintenant,  c'est  ici  même,  que  nous  nous  reverrons  pour 
la  première  fois...  Le  ciel  me  soit  en  aide!...  Tu  diras  que  je 
suis  toujours  un  enfant:  j'ai  voulu  entourer  de  magnificence 
notre  heure  décisive...  Ah  !  s'il  n'y  avait  pas  entre  nous  cette 
mort  de  son  fils,  je  tremblerais  moins... 

TOMK    Itl.    iQll  .  9. 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

PuiTS-DEs-Bois.  —  Son  fils!  Mais  vous  avez  fait  tout  au 
monde  pour  le  sauver...  Puisque  votre  conscience  ne  vous  re- 
proche rien,  Sire,  il  convient  mieux  à  vos  projets  que  cet 
enfant  soit  en  paix  chez  les  omhres...  L'imposer  à  vos  Tartares 
eût  été  bien  dangereux...  Tandis  qu'une  dynastie  mêlée,  un 
autre  fils  qui  naîtrait  de  votre  sang  et  du  sien... 

L'Empereur.  —  Un  fils  qui  me  viendrait  d'elle  !...  Oh  !  ami, 
tais-toi!...  Les  rêves  trop  beaux,  il  ne  faut  pas  les  formuler... 
[Il  frappe  sur  le  gong  un  seul  coup  léger.)  Allons,  va!...  Voici 
l'instant  terrible  de  la  revoir...  Va  !...  (A  un  officier  qui  se  pré- 
sente, appelé  par  le  gong.)  Qu'on  amène  ici  la  captive,  avec  les 
égards  que  j'ai  commandés.  Allez!  {Rappelant  V officier  qui  s'en 
va.)  Attendez  encore  !...  (A  Puits-des-Bois  qu-i  s'en  allait  aussi.) 
Non,  sa  fierté  pourrai!  s'offenser  d'être  ainsi  amenée  en  ma  pré- 
sence. Plutôt,  qu'elle  soit  ici  la  première  au  rendez- vous;  et 
c'est  moi  ensuite  qui  aurai  l'air  de  comparaître  devant  elle, 
comme  un  vaincu  demandant  grâce.  (A  l'offcier  qui  attend.) 
Dès  que  je  serai  sorti,  faites  introduire  ici  l'Impératrice,  et  qu'on 
la  laisse  seule...  Allez,  cette  fois!... 

(L'officier  sort  par  le  fond.) 

PuiTS-DEs-Bois,  en  s'en  allant  avec  V  Empereur.  —  Elle  vous 
aime,  sire!...  Ayez  confiance...  Quelle  est  la  femme,  même 
presque  déesse,  qui  ne  céderait  pas? 

L'Empereur.  —  Elle,  justement!...  Elle  seule. 

PuiTS-DES-Bbis.  —  Mais  puisqu'elle  vous  aimait... 

L'Empereur.  —  Et  aujourd'hui,  ne  doit-elle  pas  me  haïr?... 
Tant  de  sang,  que  des  traîtres  ont  fait  couler  malgré  moi... 
Partout,  mes  ordres  de  grâce,  interceptés  ou  changés  en  arrêts 
de  mort...  La  haine,  l'implacable  haine  de  nos  deux  peuples, 
toujours  triomphante... 

PuiTS-DEs-Bois.  —  Mais  vous  avez  cependant  sauvé  tant 
d'existences...  Et  elle  doit  le  savoir  !... 

L'Emperetjr,  en  s  éloignanl .  —  Oh  !  cette  heure,  dont  le 
souvenir  encore  enchante  ma  vie  !...  Celte  heure,  là-bas,  dans  le 
jardin  de  son  palais,  au  milieu  de  cette  foule  où  nous  étions  si 
seuls,  quand  elle  m'avait  pris  dans  son  regard,  et  que  nos  âmes 
se  sont  unies  en  une  étreinte  souveraine...  Mais  maintenant, 
voici  qu'à  l'idée  de  la  revoir,  je  tremble  comme  un  coupable. 

'L'Empereur   sort  avec   son    conseiller  par   une  porte  latérale.  Deux 


LA    FILLE    DU    CIEL.  19 

eunuques  et  deux  suivantes  amènent  aussitôt  l'Impératrice,  jusqu'au  pied 
du  trône,  et,  après  s'être  prosternés,  se  retirent,  la  laissant  seule.  Elle  est 
en  grand  deuil  tout  blanc,  les  mains  liées  par  une  corde  de  soie.) 


SCÈNE  VI 
L'IMPÉRATRICE,  puis  PRINCE-FIDÈLE. 

L'Impératrice,  bas,  à  elle-même.  —  Tant  d'égards  dont  ils 
m'entourent...  m'épouvantent...  plus  que  le  supplice  et  la  mort. 
Pourquoi  son  palais,  à  lui,  au  lieu  d'un  cachot...  Lui,  lui, 
qu'ose-t-il  espérer?  Lui,  que  me  veut-il?... 

Prince-Fidèle,  vêtu  de  la  robe  du  général  tartare,  entre  e7i 
courant  par  tme  porte  du  fond  et  se  prosterne  aux  pieds  de 
l Impératrice .  —  Oh  !  le  ciel  est  encore  clément,  puisqu'il  permet 
qu'avant  de  mourir  je  me  prosterne  une  dernière  fois  devant 
mon  Impératrice  adorée. 

L'Impératrice,  avec  calme  et  égarement.  —  Vous?  C'est  vous 
qui  êtes  ici?...  Cher  prince  !...  Alors,  sommes-nous  donc  partis 
de  la  Terre,  est-ce  déjà  notre  réunion  plus  haut  que  la  vie?... 
Sans  cela,  par  où  seriez-vous  venu,  comment,  par  quel  sortilège, 
à  travers  tous  ces  murs  qui  font  peur?... 

Prince-Fidèle,  toujours  prosterné.  —  L'audace  ne  coûte  pas, 
quand  on  n'a  plus  rien  à  perdre...  Et  puis  les  Dieux,  sans  doute, 
étaient  avec  moi...  Oui,  j'ai  passé,  comme  par  sortilège,  ainsi 
que  vous  dites,  j'ai  passé  les  murs,  les  portes  gardées...  Un  de 
ses  soldats,  à  lui,  m'a  guidé  aussi,  pour  ce  qui  me  restait  d'or... 
Pardonnez-moi,  voici  que  je  pleure  :  est-ce  de  joie  ou  de 
détresse,  je  ne  sais  plus...  De  joie,  oui,...  car  je  ne  souhaitais 
que  cette  grâce  :  avoir  revu  Votre  Majesté,  lui  avoir  dit  une 
fois,  à  genoux,  ma  vénération  passionnée,...  qui,  si  près  de  la 
mort,  n'ofîense  plus,  n'est-ce  pas...  Et  surtout,  lui  offrir  le 
présent  magnifique,  le  présent  qui  délivre  de  tous  les  outrages 
du  vainqueur...  Elle  est  donc  accomplie  jusqu'au  bout,  ma 
mission  de  sujet  fidèle  :  car  ce  présent,  je  l'ai  apporté  à  mon 
Impératrice... 

L'Impératrice.  —  Le  poison  !  (Comme  un  cri  de  délivrance 
et  de  triomphe.)  Ah  ! .. . 

Prikce-Fidèle,  offrant  un  poignard.  —  Le  poison...  Hélas  ' 
je  n'ai  pas  pu...  Rien  que  cela,  tenez. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Impératrice. —  Eh  bien!  mais  cela  suffit...  Frappez-moi, 
avant  qu'il  paraisse,  lui  ! 

Prince-Fidèle,  se  reieranl  et  se  jetant  en  arrière.  —  Oh!  ma 
bien-aimée  souveraine!...  Ne  commandez  point  à  votre  serviteur, 
([ui  vous  a  toujours  obéi,...  ne  lui  commandez  point  ce  qui  est 
trop  au-dessus  de  ses  forces... 

L'Impératrice.  —  Non,  vous  ne  voulez  pas?...  Alors  don- 
nez!... Je  frapperai  moi-même...  J'essaierai...  Je  pourrai... 

Prince-Fidèle,  apercevant  les  mains  attachées.  —  Mais,  vos 
mains...  Oh  !  moi  qui  n'avais  pas  vu!... 

L'Impératrice.  —  Ah  !  c'est  vrai... 

Prince-Fidèle.  —  Dois-je  les  délier?  Avons-nous  le  temps? 

L'Impératrice.  —  Non,  trop  long...  Là,  dans  les  plis  de  ma 
robe,  cachez  l'arme...  (Le  Prince  hésite  encore.)  Vous  n'osez 
pas?...  C'est  vrai,  toucher  la  souveraine!...  Oh!  vous  pouvez; 
c'est  comme  une  morte  à  présent,  votre  Impératrice. 

Prince-Fidèle,  cachant  le  poignard  dans  le  corsage.  —  Mais, 
avec  ces  liens,  comment?... 

L'Impératrice.  —  Ah  !  il  les  fera  délier,  celui  devant  qui  je 
vais  comparaître...  Et  puis,  —  on  est  excusable,  n'est-ce  pas, 
de  changer  d'idée,  si  près  de  la  mort,  —  je  voulais  que  vous  me 
frappiez  avant  qu'il  vienne...  A  présent,  j'aime  mieux  le  revoir, 
lui,  l'Empereur. 

Prince-Fidèle.  —  Le  revoir?...  Vous  le  connaissez  donc? 

L'Impératrice.  —  Oui...  Restez  jusqu'à  ce  qu'il  soit  là. 

Prince-Fidèle.  —  Oh  !  non,  que  l'on  ne  me  trouve  pas  ici  ! 

L'Impératrice.  —  Qu'importe?  au  point  où  nous  en 
sommes... 

Prince-Fidèle.  —  C'est  que...  Là-bas,  les  dernières  tètes 
tombent...  On  fait  l'appel  de  ceux  qui  restent...  Il  est  temps... 
mon  tour  vient...  Ils  m'avaient  laissé  libre  ujae  heure  sur  ma 
parole...  Je  ne  voudrais  pas  avoir  eu  l'air  de  fuir... 

L'Impératrice.  —  Alors,  oui,  partez,  prince...  Adieu...  Je 
vous  rejoindrai  bientôt,  tous,  mes  fidèles  !...  A  ceux  qui  restent 
dites-le,  que  je  vais  vous  rejoindre... 

(Prince-Fidèle  part  en  courant.) 


LA    FILLE    DU    CIEL. 


SCENE  VII 


21 


LEMPEREUR,  L'IMPÉRATRICE. 

L'Empereur  entre  et  s'approche.  L'Impératrice   demeure  impassible, 
les  yeux  à  terre. 

L'Empereur.  —  Fille  du  Ciel,  daignez  lever  les  yeux  vers  le 
vainqueur  désolé  qui  s'incline  devant  vous  ;  daignez  le  regarder 
et  vous  souvenir;  sans  doute,  vous  le  reconnaîtrez,  mais  puis- 
siez-vous  le  regarder  sans  haine  ! 

L'Impératrice,  comme  absente  et  les  yeux  toujours  baissés.  — 
Pour  le  reconnaître,  je  n'ai  besoin  ni  de  réentendre  sa  voix,  ni 
de  revoir  son  visage.  Dans  mon  esprit,  la  lumière  s'est  faite 
pendant  les  heures  de  ma  captivité  :  avant  d'entrer  ici,  je  savais 
en  quelle  présence  j'allais  être  amenée...  (Un  silence  pendant 
lequel  l Empereur  reste  incliné.)  A  la  fille  des  Ming,  que  peut 
avoir  à  dire  l'empereur  des  Tartares?... 

L'Empereur,  regardant  les  mains  de  V Impératrice ^  qu'attache 
une  corde  de  soie.  —  Oh!  vos  mains  liées!...  C'était  pour  vous 
défendre  contre  vous-même,  que  j'avais  ordonné  cela...  Mais,  à 
présent...  (Il  s'approche,  mais  avec  hésitation,  pour  les  délier. 
V Impératrice  recule,  en  le  regardant  pour  la  première  fois.) 
Oh!  pardon...  Devant  vous,  dans  nion  trouble  inûni,  je  ne  sais 
plus...  C'est  vrai,  j'allais  oser  les  toucher,  vos  mains  meurtries... 
Et  cependant  vous  m'êtes  plus  sacrée  encore,  ici,  que  là-bas, 
dans  la  splendeur...  (Il  frappe  un  coup  léger  sur  le  gong.  Un 
officier  paraît.  A  l'officier.)  La  grande  maîtresse!  Qu'elle  vienne 
à  l'instant  même.  (A  la  grande  maîtresse,  qui  entre  aussitôt  et 
se  prosterne.)  Déliez  les  mains  de  l'Impératrice,  et  laissez-nous. 
(La  grande  maîtresse  obéit  et  sort.  Un  silence.)  Votre  voix  n'est 
plus  votre  voix.  Vos  yeux  ne  sont  plus  vos  yeux.  Vous  êtes 
devant  moi,  et  votre  âme  semble  restée  dans  linappréciable 
lointain.  Je  ne  vous  attendais  pas  ainsi  et  vous  me  faites  peur. 
La  majesté  de  la  mort  est  en  vous. 

L'Impératrice.  —  On  m'appelle  au  pays  des  Ombres.  Per- 
mettez-moi bientôt  d'en  franchir  le  seuil;  de  vous,  je  ne  puis 
accepter  d'autre  grâce.  Mes  fidèles,  mes  guerriers  s'étonnent 
que  je  tarde  à  les  rejoindre,  et  mon  fils  écoute  s'il  n'entend  pas 
derrière  lui,  dans  le  sentier  obscur,  venir  le  bruit  de  mes  pas. 

L'Empereur.  —  Votre  fils!...  Oh!  votre    fils!...   Qui  donc, 


22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après  vous,  l'a  pleuré  comme  moi'^..  Dix  courriers  ont  été 
lancés,  mes  plus  rapides  cavaliers,  nuil  et  jour,  au  galop, 
crevant  leurs  chevaux,  jalonnant  les  routes  de  cadavres  épou- 
monés, pour  essayer  d'arriver  à  temps,  de  détourner  l'irré- 
médiable malheur... 

L'Impératrice.  —  Qu'en  a-t-on  fait?...  Le  corps  de  mon  fils, 
où  est-il?... 

L'Empereur.  —  A  cette  heure,  dans  un  grand  char  impérial, 
il  s'achemine  lentement  vers  le  Nord,  précédé  de  musiques 
funèbres,  suivi  de  mille  dignitaires  en  vêtemens  de  gala,  avec 
tout  le  faste  d'un  jeune  souverain. 

L'Impératrice.  —  Et  où  le  conduit-on,  mon  fils? 

L'Empereur.  —  Vers  les  forêts  inviolables  où  reposent  les 
Empereurs  tartares.  Là,  dans  une  vallée,  où  jamais  l'homme 
n'a  creusé  la  terre,  deux  lieues  de  cèdres  sombres  jetteront  leur 
silence  autour  de  son  mausolée  de  porcelaine... 

L'Impératrice. — M'accorderez-vous  de  dormir  auprès  de  lui? 

L'Empereur,  très  doux,  comme  un  enfant.  —  Mais...  suivant 
l'usage  des  Impératrices,  c'est  vous-même  qui,  dans  la  forêt, 
choisirez  le  site,  les  perspectives,  et  tracerez  les  longues 
avenues  de  marbre...   pour  quand  votre  heure  sonnera... 

L'Impératrice.  —  Elle  a  sonné,  mon  heure,  et  depuis  bien 
des  jours...  Je  l'ai  entendue,  mais  j'avais  les  mains  liées,  et 
\os  gardes,  sans  trêve,  autour  de  moi...  A  présent,  vous  me  la 
donnez,  n'est-ce  pas,  ma  liberté  suprême,  et  je  m'en  vais  rejoindre 
tous  ces  morts  qui  m'attendent?  Me  retenir,  serait  indigne  de 
vous,  mon  noble  ennemi,  vous  ne  ferez  pas  cela!... 

L'Empereur,  après  un  silence.  —  Vous  retenir?...  Oh!  moi, 
non...,  mais,  le  devoir...  Fille  des  Ming,  au  devoir  vous  êtes 
incapable  de  faillir... 

L'Impératrice,  s' animant  enfin.  —  Le  devoir!...  Quel  de- 
voir?... Ah!  déjà  une  première  fois  on  m'a  leurrée  avec  ce 
mot-là,  et  on  m'a  conduite  à  fuir,  comme  une  femme  vulgaire 
que  la  peur  talonne;  pendant  qu'ils  savaient  mourir  comme 
des  braves,  tous,  mes  guerriers,  mes  princes,  jusqu'à  mes  filles 
d'honneur,  je  m'en  allais,  moi,  lâchement,  par  les  souterrains 
de  mon  palais...  pour  obéir  au  devoir!...  Tenez,  c'était  à 
l'heure  où  mes  soldats  tombaient  pur  milliers,  frappés  par  les 
vôtres,  où  mes  murailles  croulaient  sous  le  heurt  de  vos 
armées,...  on  m'avait  apporté,  dans  une  coupe  d'or,  le  breuvage 


LA    FILLE    DU    CIEL.  23 

de  la  Grande  Délivrance,...  et  j'étais  là,  tranquille  comme  en 
ce  moment,...  plus  souriante  toutefois,  prête  à  porter  la  coupe 
à  mes  lèvres;  j'allais  échapper  à  tout,  m'en  aller  fière  et  intan- 
gible, dans  ma  parure  impériale;  les  demeures  souterraines  où 
dorment  mes  ancêtres  s'ouvraient  là  tout  près,  non  connues  de 
vos  Tartares,  et  on  avait  le  temps  encore  de  m'y  emporter... 
Mais,  le  devoir!...  Oh!  le  devoir,  paraît-il,  était  de  fuir,  et  j'ai 
cédé...  Et,  jusqu'au  jour  où  vos  soldats  m'ont  prise,  j'ai  traîné 
longuement  dans  la  campagne,  aux  avant-gardes  de  mes  armées 
toujours  vaincues,  moi  l'Impératrice  ell'Invisible,  me  profanant 
au  milieu  des  hommes,  marchant  devant  eux  comme  une  sorte 
de  fille  exaltée  !... 

L'Empereur.  —  Dites  que  vous  avez  été  l'héroïne  sublime, 
la  grande  impératrice  guerrière,  la  déesse  des  combats  qui 
défiait  les  flèches  et  la  mitraille,  celle  qui  revivra  éternellement 
dans  les  poèmes  et  l'histoire  ! 

L'Impératrice.  —  J'ai  cherché  à  racheter  ma  fuite,  voilà 
tout;  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  mais  une  action  lâche  ne  se  rachète 
pas.  C'était  dans  mon  palais  qu'il  fallait  mourir,  dans  l'autodafé 
allumé  de  mes  mains  et  qui  a  consumé  tant  de  braves...  Ma 
cendre  mêlée  aux  leurs,  c'était  cela  qu'il  fallait...  Le  devoir, 
dites-vous?...  Mais,  j'appartiens  donc  encore  à  la  Terre,  vous 
croyez?...  Mes  villes  sont  détruites,  mes  armées  sont  anéanties, 
mon  fils  est  mort...  Et  à  cette  heure,  tenez,  je  le  sais,  là,  au 
pied  de  votre  grande  muraille  tartare,  les  tètes  une  à  une 
tombent  dans  la  poussière,  les  têtes  de  mes  derniers  fidèles... 
Alors,  quel  devoir,  je  vous  prie?...  [Elle  retire  le  poignard  de 
sa  robe  et  tend  le  bras  pour  se  frapper.)  Celui-ci,  rien  que  celui- 
ci  !.<i.  (L Empereur  se  jette  sur  elle  avec  un  cri,  r arrête  en  lui 
saisissant  le  poignet  et  jette  le  j)oignard  à  terre.)  Ah  !  vous 
portez  les  mains  sur  moi.  à  présent! 

L'Empereur,  incliné,  très  bas.  —  Pardon  !...  Ecoutez-moi 
seulement  ;  vous  mourrez  après  si  vous  voulez,  je  vous  le  pro- 
mets..., mais  d'une  façon  plus  douce...,  pas  comme  cela  avec 
du  sang...  Même  je  vous  en  fournirai  les  moyens,  si  vous  voulez 
toujours... 

L'Impératrice,  avec  douceur  tout  à  coup.  —  D'une  façon  plus 
douce!...  Cela,  je  le  veux  bien...  Le  breuvage  de  la  Grande 
Délivrance,  nous  autres  souverains,  nous  n'allons  point  sans 
cela.  "Vous  l'avez  aussi,  n'est-ce  pas? 


2l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Empereur.  —  Nuit  et  jour  à  portée  de  main,  depuis  sur- 
tout que  vous  avez  commencé  de  jouer  votre  vie  à  chaque 
heure,  au  phis  fort  des  batailles.  J'avais  tant  de  crainte  de  ne 
pouvoir  le  prendre  vivant,  mon  beau  phénix  de  guerre!...  Soyez 
rassurée,  nous  l'avons  avec  nous,  la  Délivrance  :  parmi  les 
bijoux  de  ma  ceinture,  là,  dans  cet  étui  d'or. 

L'Impératrice.  —  Et  vous  m'en  donnerez? 

L'Empereur.  —  Oui. 

L'Impératrice.  —  Vous  le  jurez? 

L'Empereur.  —  Oui!  Après  que  vous  m'aurez  écouté,  j'aurai 
ce  suprême  courage.  Vous  le  refuser  serait  indigne  de  vous  et 
de  moi...  Mais,  après  que  vous  m'aurez  entendu,  seulement 
après... 

L'Impératrice. —  Eh  bien  !  parlez,  sire.  En  échange  de  votre 
serment,  prenez  les  dernières  minutes  où  il  sera  donné  à  mes 
oreilles  d'entendre,  à  mes  yeux  de  voir... 

SCÈNE  VIII 
LES  MÊMES,  UN  OFFICIER. 

L'Empereur.  //  frappe  un  coup  léger  sur  le  gong^  un  officier 
parait.  A  F  officier.  —  Doublez  les  gardes  aux  portes!  Et  la 
mort  immédiate  à  qui,  pour  n'importe  quelle  raison,  oserait 
entrer  avant  que  j'aie  frappé  de  nouveau  sur  ce  gong,  frappé 
TROIS  COUPS.  C'est  compris?  Allez!...  (Mouvement  de  loffi- 
cier  pour  sortir.)  Atendez  !  (Montrant  les  brùle-parfums  sur  les 
marches  du  trône.)  De  l'encens,  des  baguettes,  vite,  rallumez!... 
Je  veux  des  parfums  dans  l'air.  (Vhomme  allume  en  hâte  des 
faisceaux  de  baguettes  et  la  fumée  monte.)  Bien.  Sortez! 
fL'homme  sort  à  reculons  et  presque  prosterné.) 

SCÈNE  IX 
L'EMPEREUR,  L'IMPÉRATRICE. 

L'Empereur,  à  V Impératrice ,  appuyée  aux  rampes  des  esca- 
liers  du  tronc.  —  Hélas  !  je  lis  dans  vos  yeux  la  résolution 
obstinée...  Vous  allez  mourir,  je  le  sais...  Je  parlerai  sans 
espoir...  Une  grâce  à  vous  démander  encore,  me  l'accorderez- 
vous  ? 


LA    FILLE    DU    CIEL. 


9?; 


L'Impératrice.  —  Sans  doute,  oui...  Mais  d'abord,  qu'est-ce 
donc? 

L'Empereur,  montrant  le  trône.  —  Notre  entretien  suprême, 
je  voudrais  qu'il  eût  lieu  là-liaut.  Une  fois  dans  votre  vie,  ne 
iut-ce  qu'une  seule  fois  sans  lendemain,  je  voudrais  vous  avoir 
vue  assise  sur  ce  trône  des  conquérans  tartares. 

L'Impératrice,  trcs  tranquille  et  détachée.  —  N'est-ce  que 
cela?  S'il  vous  plaît  ainsi,  je  le  veux  bien.  (Elle  commence  à 
monter  les  marches  du.  trône.)  Je  monte  lentement  :  je  suis 
brisée  et  défaillante...  Ce  breuvage  que  vous  allez  me  donner, 
c'est  celui  qui  endort,  n'est-ce  pas?...  On  ne  verra  point  mes 
traits  douloureusement  se  contracter?  Le  Phénix,  même  ago- 
nisant, aimerait  conserver  un  peu  de  grâce. 

L'Empereur,  de  même.  —  C'est  mieux  encore  que  ce  que 
vous  souhaitiez:  cela  vient  des  Barbares  de  l'Ouest  :  des  perles, 
brillantes  sous  une  mince  feuille  d'or...  On  passe  à  néant  à 
travers  un  sommeil  soudain,  dans  un  vertige  très  doux... 

L'Impératrice,  de  nouveau  comme  absente.  —  Ah  !...dans  un 
vertige...  (Us  sont  arrivés  en  haut.  Elle  s'assied  à  demi  couchée 
sur  le  trône,  qui  est  presque  large  commeun  divan.  V Empereur 
reste  debout.)  Eh  bien  !  maintenant,  ne  tardez  plus,  parlez... 

L'Empereur.  —  Ce  n'est  pas  seulement  pour  un  vain  caprice 
que  j'ai  voulu  vous  voir  assise  là...  Ce  que  nous  avons  à  nous 
dire  est  si  solennel!  Entretien  d'Empereur  à  Impératrice,  de 
puissance  à  puissance...  Ici,  mieux  qu'en  bas,  abstraits  l'un  et 
l'autre  de  nos  personnalités  terrestres,  nous  saurons  prendre 
conscience  de  nos  missions  surhumaines... 

L'hiPÉRATRiCE.  — De  puissance  à  puissance?...  Mais  je  ne  suis 
plus  rien,  moi,  qu'une  captive  qui  ne  compte  pas. 

L'Empereur.  —  Vous  êtes  toujours  souveraine  et  double- 
ment souveraine,  maîtresse  des  destinées  de  la  Chine,  arbitre 
de  tout...  (V Impératrice  V arrête  d'un  regard,  comme  offensée.) 
Maîtresse  des  destinées  de  la  Chine,  oui  !...  Et,  ne  vous  offensez 
pas,  je  n'entends  point  là  parler  de  votre  pouvoir  sur  son 
Empereur...  Mais,  vaincue, captive,  peu  importe,  n'ôtes-vous  pas 
toujours  la  fille  des  Ming?  Des  cœurs,  par  centaines  de  mil- 
lions, vous  appartiennent  secrètement...  La  révolte,  un  moment 
domptée  par  mes  soldats,  renaîtra  demain,  renaîtra  toujours... 
Vous  seule  au  monde  auriez  le  pouvoir  de  l'apaiser  à  jamais... 
et  cela  ne  vous  laisse  plus  le  droit  de  mourir... 


26 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


L'Impératrice,  interrompant .  —  Les  morts  m'attendent...  Je 
suis  des  leurs,  maintenant...  J'entends  leurs  voix  qui  me 
pressent  de  venir... 

L'Empereur.  —  Je  voudrais  vous  dire  en  peu  de  mots...  Je 
vous  sens  déjà  partie,  déjà  glacée...  Je  me  hâte  et  je  me  perds... 
Il  me  semble  que  je  parle  à  la  pierre  dune  tombe...  Des  puis- 
sances, vous  et  moi,  disais-je,  oh  !  oui,  de  grandes  puissances  !... 
Deux  lignées  rivales  d'empereurs  fabuleux,  de  héros  déifiés,  qui 
allaient  s'étiolant  depuis  des  siècles,  sous  l'oppression  des  rites 
et  des  formules,  dans  des  prisons  trop  magnifiques  ;  deux  dynasties 
qui  semblaient  vouées  à  la  durée  poussiéreuse  des  momies,  ont 
par  miracle  abouti  à  vous  et  à  moi,  qui  sommes  vivans  et 
jeunes;  de  notre  union  pourrait  surgir  une  Chine  nouvelle,  qui 
serait  vivante  aussi  et  dominerait  le  monde  ;  ensemble  nous 
accomplirions  cette  tâche  sainte,  pour  le  bonheur  de  nos  peuples 
et  la  gloire  éternelle  de  nos  deux  noms  unis...  Mais  sans  vous, 
non,  je  ne  puis  plus  rien,  je  retombe  dans  l'isolement  doré, 
l'oisiveté  maladive,  les  fumeries  endormeuses...  Si  vous  saviez 
ce  qu'a  été  mon  enfance,  enfermée,  solitaire,  au  fond  d'un 
appartement  d'ébène  noire!...  Dans  l'obscurité  de  ce  palais,  j'ai 
ébauché,  comme  un  enfant  qui  rêve,  ce  projet  de  m'unir  à 
vous,  dont  mon  imagination  était  hantée...  et  votre  fils  eût  été 
mon  fils...  C'est  comme  un  enfant  encore  que  je  suis  parti  pour 
cette  aventure,  d'aller  vous  voir  dans  votre  palais  de  Nang-King. 
Et  je  vous  ai  vue,  et  ma  volonté  d'homme,  qui  flottait  encore 
dans  les  songes,  s'est  concentrée  soudain  vers  le  but  précis  et 
unique...  Oh!  tant  d'obstacles  j^ai  déjà  surmontés!...  D'abord 
m'échapper  de  vos  palais  ;  rentrer  sans  encombre  ici,  entre  ces 
terribles  murs  de  la  Ville  Jaune,...  et  puis  arracher  le  pouvoir 
aux  mains  des  sombres  malfaiteurs,  qui  avaient  été  longuement 
les  tortionnaires  de  ma  jeune  volonté  et  de  ma  raison...  La 
guerre  déjà  battait  son  plein,  les  haines  déchaînées,  l'oileur  de 
sang  dans  l'air.  Chinois  et  Tartares  hurlaient  comme  des  fauves... 
Tout  cela,  vous  le  savez  bien,  je  ne  pouvais  plus  l'arrêter... 

L'Impératrice.  —  Je  le  sais. 

L'Empereur.  —  Que  j'aie  fait  tout  au  monde  pour  sauver 
votre  fils,  le  croyez- vous  ? 

L'Impératrice.  —  Maintenant,  je  le  crois. 

L'Empereur.  —  Si  je  dis  ces  choses,  c'est  pour  qu'au  moins 
vous  ne  me  haïssiez  pas. 


LA    FILLE    DU    CIEL.  27 

L'Impératrice,  toujours  calme  et  absente.  —  Je  n'ai  contre 
vous  aucune  haine. 

L'Empereur.  —  Les  têtes  de  vos  fidèles,  qui  tout  à  l'heure 
tombaient  encore,  là,  près  de  nous,  c'est  contre  ma  volonté: 
j'avais  donné  l'ordre  de  grâce.  Quant  à  celui  qui  sort  d'ici  (sou- 
riant), —  car  je  vois  tout,  moi,  lEmperear-fanlôine,  comme 
vous  m'appeliez,  —  oui,  celui  qui  vous  parlait  à  cette  place 
même  et  qui,  si  héroïquement,  se  figure  courir  à  la  mort,  il  aura 
la  vie  sauve,  et  vous  le  re verrez  ! 

L'Impératrice.  —  Je  vous  tenais  déjà  pour  un  ennemi 
généreux  et  grand... 

L'Empereur.  —  De  mon  amour,  je  n'ai  même  pas  osé  vous 
parler. 

L'Impératrice.  —  Je  vous  sais  gré  d'avoir  maintenu  plus 
haut  que  cela  notre  entretien. 

L'Empereur.  —  Chacune  de  vos  paroles  tombe  sur  moi, 
tranquille  et  glaciale  comme  les  gouttelettes  d'une  lente  pluie 
d'hiver...  Et  cependant  j'aurai  la  force  d'aller  jusqu'au  bout... 
Ecoutez  bien  ceci,  c'est  la  fin,  vous  serez  libre  après:  malgré 
cette  guerre  à  outrance  que  nous  nous  sommes  faite,  malgré  ce 
cortège  de  deuil,  qui  défile  là-bas,  emportant  votre  fils  vers  les 
forêts  du  Suprême  Repos,  je  poursuivais  encore  ce  rêve, 
d'éteindre  les  haines  séculaires  en  m'unissant  à  vous,  de  fondre 
en  une  seule  nos  deux  dynasties  rivales,  pour  laisser  le  grand 
empire  à  jamais  apaisé... 

L'Impératrice,  interrompant.  —  Depuis  que  vous  m'avez  fait 
asseoir  là,  j'avais  compris... 

L'Empereur,  après  un  silence.  —  Et  votre  réponse  ? 

L'Impératrice.  —  Ma  réponse  :  ni  vivante  ni  morte  je  ne 
permets  que  l'Empereur  des  Tartares  frôle  seulement  ma  main... 
Il  est  trop  tard  ;  entre  nous  deux,  il  y  a  trop  de  sang  qui  coule 
en  ruisseau... 

L'Empereur.  —  Encore  un  mot,  un  dernier...  Nous  ne 
sommes  pas  seuls,  à  cette  heure  solennelle  de  l'histoire,  dans  ce 
lieu  qui  nous  paraît  vide  et  plein  de  silence...  Des  Ombres  de 
guerriers  et  d'Empereurs,  des  Mânes  illustres  s'assemblent  de 
tous  les  points  de  l'air,  descendent  autour  de  nous  et  prêtent 
l'oreille,  anxieux  de  la  décision  que  vous  allez  prendre.  Vos 
morts  sont  là  tous,  unis  à  présent  aux  miens,  dans  la  concorde 
haute   et  céleste  ;    vous   vous    trompez,  iJs  ne  vous  appellent 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas;  ils  vous  ordonnent  avec  moi  de  demeurer  quelques  années 
encore,  pour  m'aider  dans  cette  œuvre  de  la  grande  pacification 
que  je  rôve  et  que,  sans  vous,  assise  à  mes  côtés  sur  ce 
trône,  je  serais  impuissant  à  accomplir.  Vous  n'avez  pas  le  droit 
de  vous  dérober  à  la  tâche.  Au  nom  de  ces  milliers  d'invisibles 
qui  nous  entourent,  je  vous  adjure:  Fille  du  Ciel,  restez!... 
(Un  silence.)  J'ai  dit  tout  ce  qu'il  était  en  mon  pouvoir  de 
dire...  J'attends  votre  arrêt...  J'ai  fini  de  parler... 

L'Impératrice,  de  plus  en  phis  glaciale  et  absente,  iiidiquant 
de  la  main  le  bijou  cVor  suspendu  à  la  ceinture  de  l'Empereur. 
—  Alors,  maintenant,  donnez! 

L'Empereur,  dans  une  soudaine  exaltation  de  désespoir.  — 
Non  !  non  !...  De  mes  propres  mains,  vous  donner...  Je  ne  peux 
pas!...  Ayez  pitié!...  Je  ne  peux  pas  !  Je  ne  peux  pas! 

L'Impératrice,  durement.  —  Ah  !  votre  serment,  sire,  votre 

parole  impériale...  Donnez,  voyons!... 

L'Empereur,  après  un  silence  encore,  s'agenouille  devant  elle,  arrache 
de  sa  ceinture  la  boîte  d'or  et  la  lui  présente  lentement,  le  visage  caché 
contre  terre.) 

L'Impératrice,  après  avoir  ouvert  la  boite  d'or,  parlant  dou- 
cement, et  comme  un  enfant  qui  rêve.  —  En  effet...  de  très 
petites  perles  qui  brillent...  Et  la  mort,  c'est  cela!...  La  paix, 
le  néant,  c'est  cela!...  (Elle  porte  les  perles  à  ses  lèvres,  pins  jette 
à  terre  la  boîte  d'or,  et  se  lève  exaltée.  Triomphante,  debout  et 
dominant  la  salle,  aux  Invisibles  qui  sont  dans  l'air:)  0  mes 
ancêtres,  regardez-moi  tous  :  ne  suis-je  pas  glorieuse?  Me  voici 
à  cette  place  d'où  pendant  des  siècles  vous  avez  dominé  le 
monde,  et  c'est  sur  le  trône,  usurpé  par  le  Tartare,  que  je  vais 
mourir!  Votre  fille  est  restée  digne  de  sa  race:  malgré  la  ten- 
tation surhumaine,  elle  a  tenu  sa  parole.  Ouvrez  toutes  grandes 
devant  elle  les  portes  funèbres  :  la  voici,  elle  vient!...  (Souriante 
et  douce  tout  à  coup,  à  l'Empereur  resté  agenouillé.)  Et  main- 
tenant que  tout  est  accompli,  approchez-vous,  sire.  (Elle  le 
prend  doucement  par  la  main,  pour  lui  indiquer  de  se  relever 
et  de  s  asseoir.)  Une  seconde  fois  dans  sa  vie,  llmpératrice  vous 
invite  à  vous  asseoir,...  comme  jadis  là-bas,  vous  souvenez- 
vous,  un  matin,  dans  mon  palais  qui  n'est  plus... 

(Elle  se  rassied  sur  le  trône.) 

L'Empereur,  en  rêve.  —  Comme  jadis  là-bas  dans  vos 
jardins,  l'inoubliable   matinée...  Autour  de  nous,  ces  grandes 


LA    FILLE    DU    CIEL.  29 

fleurs  des  lointains  climats  qui  s'ouvraient,  humides  encore  des 
rosées  de  la  nuit...  Et  ce  beau  Phénix  impérial,  qui  rayonnait 
dans  toute  sa  gloire... 

(Il  se  laisse  tomber  sur  le  trône  auprès  d'elle,  la  tête  cachée  contre  le 
dossier,  entre  ses  bras  qu'il  croise.) 

L'Impératrice.  —  Aujourd'hui,  sur  ces  fleurs,  la  flamme  des 
incendies  a  passé...  Et  il  agonise,  le  Phénix,  qui  a  brûlé  ses 
ailes  à  tous  les  feux  de  la  guerre...  Mais,  au  seuil  de  la  mort,  il 
vous  dira  son  secret  le  plus  profond  ;  à  votre  tour,  entendez- 
le  !...  (V Empereur  redresse  la  tête  et  la  regarde.)  Tout  à  l'heure, 
vos  paroles  de  noble  et  magnifique  sacrifice...  oh!  sous  mon 
masque  impassible,  avec  quel  trouble  ne  les  ai-je  pas  écoutées  !... 
Et  j'aurais  cédé  peut-être,  si  ce  devoir  que  vous  me  présentiez 
n'avait  dû  être  qu'un  pénible  devoir;  mais  il  m'eût  été  trop 
aisé  et  trop  doux,...  car  je  vous  aimais...  (LEmpereur  se  lève.) 
Et,  vivante,  je  n'ai  plus  droit  au  bonheur,  puisque  ce  grand 
bûcher  humain  dans  mon  palais,  c'est  moi  qui... 

L'Empereur,  interrompant  avec  exaltation.  —  0  ma  souve- 
raine!... 0  ma  belle  fleur  fauchée!...  Entendre  cela  de  vos 
lèvres,  au  moment  où  elles  vont  se  glacer  pour  jamais...  Oh! 
être  aimé  de  vous,  je  n'y  croyais  plus,  moi...  Et  pas  un  secours 
possible,  ni  des  hommes,  ni  des  dieux,  rien!... 

L'Lmpératrice.  —  Un  secours!...  Est-ce  que  je  l'accepterais?... 
Je  n'ai  parlé  que  parce  que  je  vais  mourir...  Un  secours!... 
Mais,  puisque  c'est  moi,  je  vous  dis,  qui  ai  allumé  le  bûcher,... 
puisque  c'est  cette  main-là,  tenez,  qui  a  porté  la  torche  en- 
flammée... Et,  pendant  qu'ils  se  jetaient  tous  dans  la  fournaise, 
mourant  pour  mon  fils  et  pour  moi,  je  leur  criais  mon  serment  : 
je  viens  bientôt,  au  pays  des  Ombres,  je  viens,  je  vous  suis... 
Après  cela,  vous  me  voyez,  demeurant  vivante  à  vos  côtés,  vi- 
vante et  heureuse...  Je  me  ferais  horreur!...  (Près  d'elle,  tou- 
jours assise,  C Empereur  se  jette  à  genoux,  la  tète  appuyée  sur 
les  coussins  du  trône.)  En  pénétrant  dans  ce  palais,  c'était  de 
moi-même  que  j'avais  peur,  rien  que  de  moi-même,...  car  l'im- 
posteur étrange,  apparu  dans  mon  palais  un  jour,  jamais,  même 
quand  je  ne  savais  pas,  même  quand  je  ne  comprenais  pas, 
jamais  je  n'ai  pu  le  haïr.  Et,  dans  la  litière  si  close  qui  m'ame- 
nait à  Pékin,  à  chaque  étape  du  lugubre  voyage,  grandissaient 
mes  épouvantes  et  mes  angoisses,...  à  mesure  que  ce  pressenti- 
ment s'affirmait,  jusqu'à  la  certitude,  que  l'Empereur,  ce  serait 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vous!  (Se  levant  dans  un  sursaut  d' épouvante . )  Vous  ne  m'avez 
pas  trompée,  au  moins?...  C'est  bien  la  mort  que  vous  venez 
de  me  donner?...  Oh  !  non,  vous  n'auriez  pas  fait  cela...  Vous 
êtes  trop  noble  pour  m'avoir  tendu  ce  piège... 

L'Empereur.  —  Non,  ma  souveraine,  non,  je  ne  vous  ai  pas 
trompée;  la  mort,  oui,  elle  est  bien  là,  dans  votre  sein,  toute 
proche  et  inéluctable... 

L'Impératrice.    —    Ce    sera    lone:?...   Combien  de   minutes 


'& 


encore 


L'Empereur.  —  Des  minutes?...  Oh!  des  secondes  à  peine... 
C'est  tout  de  suite  que  vous  allez  m'échapper  dans  le  néant... 
La  frêle  enveloppe  dorée,  qui  brillait,  vous  protège  encore... 
Dès  qu'elle  se  dissoudra... 

L'Impératrice.  —  Je  souffrirai! 

L'E.MPEREUR.  —  Non! 

L'Impératrice.  —  Comment  passerai-je,  dites? 

L'Empereur.  —  Là,  dans  vos  tempes,  vous  croirez  entendre 
comme  si  l'on  sonnait  pour  vous  la  grande  cloche  d'honneur... 
Et  puis,  un  vertige,...  et  soudain  ce  sera  réteruelle  paix... 
(Use relève  et  déchire  ses vêtemens.jO  dieux,  si  vous  êtes  capables 
de  miséricorde,  abaissez  sur  moi  vos  regards,  ayez  pitié!... 

L'Impératrice,  d'abord  très  lentement,  marchant  sur  l'estrade 
du  trône,  comme  en  rêve.  —  Oi\  vais-je?...  Qui  me  dira  où  je 
vais,  où  je  serai  tout  à  Theure?...  Les  Morts,  les  Ombres,  que 
peut  leur  importer  l'emploi  de  ce  dernier  lambeau  de  ma  vie, 
qui  n'aura  pas  de  durée?...  A  présent  que  j'ai  tenu  ma  paro!e, 
qu'au  moins  il  m'appartienne,  ce  suprême  instant,  qui  pour 
nous  vaut  l'éternité...  [A  l'Empereur.)  Qu'il  m'appartienne...  et 
que  je  vous  le  donne!  (Elle  se  rassied  sur  le  trône.)  Viens  près 
de  moi,  mon  époux,  mon  maître,  mon  Dieu...  (L'Empereur 
s' assied  près  d'elle,  d'abord  comme  avec  une  sorte  de  crainte  reli- 
gieuse.) Viens,  je  veux  appuyer  ma  tête  sur  ton  épaule,  pour 
mourir...  (L'E?npereur  l'enlace  de  ses  bras.)  Vois-tu,  nous  étions 
comme  deux  astres,  séparés  par  l'incommensurable  abîme,  mais 
qui  se  jetaient  éperdument  leur  lumière...  Et  à  présent,  l'abîme 
est  franchi,  et  mon  mortel  ennemi  pleure  d'amour  entre  mes 
bras...  Approche  aussi  ta  poitrine,  plus  près,  tout  ton  être,  que 
je  m'en  aille  comme  en  toi  ! 

h'EMPKREUR,  l'esseri^ant/étreiîite. —  En  moi,  et  avec  moi,  car 
JG  te  suivrai,  va,  mon  beau  Phénix  qui  m'échappe  et  s'envole... 


LA    FILLE    DU    CIEL. 


31 


L'Impératrice.  —  Non!...  Reste  sur  la  terre,  reste  pour 
garder  l'amour  que  je  t'ai  donné...  Qui  donc  se  souviendrait  de 
moi  et  rendrait  un  culte  à  mes  Mânes?...  Dans  la  vallée  d'éternel 
silence,  par  les  avenues  de  marbre,  sous  l'ombre  des  cèdres 
obscurs,  qui  donc  viendrait  rêver  aux  grâces  évanouies  de  ma 
forme  d'un  jour...  Dis,  tu  resteras...  Mais,  viens  plus  près  en- 
core... Si  tu  n'as  pas  peur  du  dernier  souffle  d'une  mourante, 
approche  aussi  tes  lèvres,  mon  époux,  que  jaie  au  moins  connu 
ton  baiser... 

L'Empereur,  appuyant  les  lèvres  èperdument  sur  les  siennes, 
—  Oh!  même  ta  poussière  me  serait  désirable,  même  la  dé- 
composition de  ton  corps...  Peur,  tu  demandes  si  j'aurai  peur  !... 
Le  respect  seul  desserrera  mon  étreinte...  quand  je  sentirai  que 
tu  ne  vis  plus... 

L'hiPÉRATRiCE,  égarée^  se  dégageant  à  demi.  —  Ah!  oui...  je 
l'entends,  la  grande  cloche  qui  sonne...  C'est  le  signal, alors?... 
Et  je  sombre...  Retiens-moi,  mon  époux...  Empêche  que  je 
sombre  ainsi...  que  je  m'abîme...  dans  le  vide... 

(Pendant  un  instant  de  silence,  ils  restent  enlacés.  Et  puis  l'Empereur 
se  rejette  en  arrière  eu  poussant  un  cri,  et  la  morte  s'afTaisse  sur  le 
dossier  du  trône.) 

SCÈNE   X 

L'EMPEREUR,  seul,  puis  LA  FOULE. 

L'Empereur  descend  les  marches  en  courant  et  frappe  trois  profonds 
coups  d'appel  sur  le  gong.  Les  portes  s'ouvrent.  Les  dignitaires  et  les 
officiers  paraissent  aux  seuils. 

L'Empereur,  montrant  la  morte  à  la  foule  qui  entre  en  habits 
de  fête.  —  Venez  tous,  dignitaires,  grands  de  l'Empire  !...  Des 
parfums  dans  les  cassolettes,  des  fumées  d'ambre!...  Qu'on 
sonne  le  Carillon  de  Marbre,  comme  pour  les  Dieux!...  Venez 
rendre  hommage  à  votre  impératrice!...  A  genoux!  tous, devant 
la  Fille  du  Ciel!... 

(Il  se  jette  lui-même  à  genoux  sur  les  marches.  On  sonne  le  Carillon 
de  Marbre. 

La  foule  magnifique  envahit  la  salle  et  se  prosterne  devant  la  morte.) 

RIDEAU. 

Judith  Gautier  et  Pierre  Loti. 


BISMARCK  ET  L  ÉPISCOPAT 


Lk  PEUSECUTION 

(1873-1878) 


LE  DÉSARROI.  —  LES  DÉCEPTIONS 

(1876-1878) 


Les  philosophes  sont  supérieurs  à  la  révolte  des  faits  :  ils  la 
bravent  ou  veulent  l'ignorer,  et  puis  ils  passent  outre.  La  poli- 
tique religieuse  qu'avaient  préconisée  beaucoup  de  nationaux- 
libéraux,  et  que  Bismarck  avait  tantôt  dirigée  et  tantôt  suivie, 
était,  en  dernière  analyse,  une  politique  de  philosophes,  attachés," 
comme  ils  disaient,  à  l'émancipation  spirituelle  de  l'humanité. 

Que  le  Cidturkampf  désorganisât  la  vie  administrative,  quil 
arrêtât  l'ascension  populaire,  c'est  de  quoi  leur  parti  pris  se 
consolait  sans  trop  de  pe^ine  :  ils  aspiraient  à  faire  durer  la 
lutte,  jusqu'au  jour  où  l'Allemagne,  représentante  de  l'huma- 
nité libérée,  aurait  écrasé  défmitivement  la  puissance  romaine. 
Hartmann,  le  philosophe  de  l'  «  Inconscient,  »  n'étant  ni  député» 
ni  ministre,  se  dispensait  de  toutes  précautions  de  langage.  Il 
dissertait  avec  passion  sur  la  nature  historique  de  l'Église  et  de 
l'Etat,  sur  lincompatibilité  de  leurs  prétentions,  sur  l'impossi- 
bilité logique  d'une  paix  religieuse,  sur  la  nécessité  de  pro- 
longer la  lutte  jusqu'à  la  suppression  définitive  du  papisme, 
sur  le  devoir  qui  s'imposait  à  l'Etat  de  faire  une  guerre  d'exter- 
mination. A  la  fin  de  1875,  il  ajoutait  à  l'un  de  ses  articles  un 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  octoLre  et  1"  novembre  1910  et  des  1"  janvier  et 
lo  mars  1911. 


BISMARCK   ET    L  EPISCOPAT. 


33 


post-scriplum  joyeux,  c'étaient  des  félicitations  à  la  Prusse;  il 
lui  semblait  que  l'État  triomphait.  Et  pour  consommer  la  vic- 
toire, Hartmann  indiquait  à  l'opinion  publique  deux  nouveaux 
détails,  sur  lesquels  sans  retard  on  devait  légiférer;  il  deman- 
dait que  les  évéques  fussent  désormais  élus  par  le  peuple  et 
investis  par  l'Empereur,  et  que  TEtat  supprimât  le  célibat  des 
prêtres  et  réservât  aux  curés  mariés  la  jouissance  des  bonnes 
prébendes  et  le  droit  de  confesser  les  femmes. 

«  On  a  eu  tort  de  se  brouiller  avec  tous  les  évêques,  disait 
au  contraire  Doellinger  ;  peut-être  un  jour,  pour  faire  la  paix 
avec  eux,  l'Etat  pourrait-il  admettre  la  présence  de  commis- 
saires épiscopaux  dans  les  jurys  chargés  d'examiner  les  prêtres  ;  » 
et  Doellinger,  qui  n'était,  lui,  ni  content  ni  rassuré,  commen- 
çait à  dire  qu'on  faisait  fausse  route  à  Berlin  et  que  le  gouver- 
nement prussien  ressemblait  à  un  homme  qui  s'aventure  dans 
un  fleuve  sans  en  connaître  la  profondeur  et  qui  rencontre,  à 
chaque  moment,  des  gouffres  imprévus. 

Hartmann  demeurait  une  exception,  et  beaucoup  d'Allemands 
inclinaient  à  penser  comme  Doellinger. 

Des  voix  s'élevaient  pour  se  plaindre  que  les  prisons, 
devenues  l'asile  adoptif  des  prêtres,  eussent  perdu  leur  carac- 
tère infamant,  que  dans  les  esprits  la  notion  de  délit  fût  désor- 
mais brouillée;  que  dans  les  consciences  le  sentiment  du  droit 
s'oblitérât.  D'autres  voix  accusaient  Bismarck  de  travailler 
contre  la  royauté  en  tuant  dans  le  peuple  le  respect  du  clergé  : 
le  reproche  s'étalait  dans  un  roman  de  Spielhagen  :  Le  cyclone 
(Stnrinfîiith),  publié  en  1876.  «  Aujourd'hui  ce  sont  les  catho- 
liques que  Bismarck  persécute,  demain  ce  seront  les  protestans, 
lisait-on  dans  ce  livre.  Or,  sans  les  prêtres,  pas  de  Dieu,  pas 
de  royauté  par  la  grâce  de  Dieu.  » 

Pour  l'amour  du  droit,  pour  l'amour  du  Roi,  on  commençait 
de  maudire  le  Culturkampf.  D'autres  observateurs,  plus  terre  à 
terre,  faisaient  des  calculs  et  dressaient  des  bilans;  ils  éva- 
luaient le  tort  que  faisait  à  une  ville  le  départ  de  ses  religieux, 
ou  bien  le  poids  qu'ajoutaient  au  budget  les  offices  nouveaux 
créés  pour  l'application  des  lois  du  Culturkampf.  Ils  parlaient 
en  esprits  pratiques,  et  leur  parole  était  un  murmure.  Tout  de 
suite  le  gémissement  des  âmes  charitables  leur  faisait  écho, 
âmes  nobles  et  naïves,  peu  curieuses  de  chiffres,  et  qui  consi- 
dèrent comme  la  plus  belle  attribution  de  l'État  la  lutte  contre 
TOME  m.  —  1911.  3 


34  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  souffrance  humaine;  elles  voyaient  avec  une  impression  de 
deuil  la  fermeture  des  orphelinats  où  des  cono:réganistes  avaient 
longtemps  abrité  l'enfance  malheureuse.  «  Nous  sommes  des- 
cendus au  rang  des  États  d'esclaves  de  l'Amérique,  »  s'écriait 
Schorlemer-Alst.  Des  prophètes  de  malheur  surgissaient,  repro- 
chant au  Cu/tiirkampf  de  mettre  en  péril  l'esprit  national.  Dans 
certains  coins  de  Bavière  où,  trois  ans  plus  tôt,  «  le  buste  de 
Bismarck  était  honoré  comme  un  Dieu  lare,  »  on  affectait, 
désormais,  de  ne  plus  fêter  Sedan;  et  la  résistance  croissante 
qu'opposaient  un  certain  nombre  de  catholiques  à  la  célébration 
de  cet  anniversaire  apparaissait  comme  un  symptôme  qui  ne 
devait  pas  être  négligé,  non  plus  d'ailleurs  qu'il  n'en  fallait 
exagérer  la  portée.  Mais  il  était  grave  de  recueillir,  sous  la 
plume  de  l'historien  national-libéral  Treischke,  l'aveu  que, 
parmi  les  anciens  fanatiques  de  l'unité  allemande,  certains 
étaient  devenus  tièdes  et  presque  traîtres,  par  dégoût  du  Culiur- 
kampf,  ou  par  crainte  des  forces  antireligieuses  qae  le  Ci/ilur- 
kampf  déchaînait.  Mallinckrodt,  dès  le  mois  de  février  1874, 
avait  pronostiqué  ces  remous  d'opinion  ;  et  Mallinckrodt  n'avait 
pas  été  cru. 

I 

C'est  vers  Guillaume  P""  que  faisaient  ascension  toutes  ces 
rumeurs;  et  Guillaume  I"  souffrait.  Non  pas  quil  songeât  un 
seul  instant  à  faire  retraite  devant  Rome,  cela  lui  eût  fait 
l'effet  d'une  impiété  envers  l'État.  «  Comment  peut-on  se  faire 
catholique?  disait-il  un  jour  à  Gonlaut;il  est  devenu  clair  que 
le  catholicisme  n'a  qu'un  but  :  envahir  les  droits  civils.  «Mais 
lorsque  Charles-Antoine  de  Hohenzollern,  mais  lorsque  le 
bourgmestre  Contzen,  d'Aix-la-Chapelle,  mettaient  sous  ses  yeux 
les  détails  d'application  des  lois,  le  souverain  les  trouvait 
fâcheux,  et  sans  les  juger  encore  mauvais,  il  était  tout  près  de 
les  repu  ter  maladroits.  Et  puis,  surtout,  sa  conscience  était 
très  tourmentée;  il  sentait  qu'en  face  de  l'Église  insoumise,  qui 
faisait  bon  usage  de  ses  souffrances  mêmes,  l'autre  Eglise  prus- 
sienne, —  la  sienne,  l'Église  évangélique,  l'Église  de  TEtat,  — 
—  ne  laissait  pas,  elle  aussi,  d'éprouver  un  malaise.  La  loi  sur 
l'inspection  scolaire,  les  premières  lois  de  Mai  l'avaient  gênée  ; 
elle  avait  vu  diminuer,  dans  ses  facultés  de  théologie,  le  nombre 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  35 

des  étudians;  la  loi  sur  l'état  civil  lui  avait  réservé  des  humilia- 
tions douloureuses.  La  comparution  devant  les  nouveaux  offi- 
ciers d'état  civil,  que  les  catholi({ues  privés  de  prêtres  se  refu- 
saient à  considérer  comme  l'équivalent  d'un  sacrement,  avait 
tout  de  suite  paru  suffisante  à  beaucoup  de  proteslans,  qui 
pourtant  avaient  toujours  leurs  pasteurs  comme  voisins;  et  c'est 
pour  lÉglise  évangélique  que  les  premiers  effets  du  mariage 
civil  se  révélaient  comme  néfastes.  A  Berlin,  du  jour  au  len- 
demain, les  trois  quarts  des  fiancés  d'origine  protestante  né- 
gligeaient de  faire  bénir  leur  union  ;  partout  croissait  le  nombre 
desenfans  non  baptisés.  Du  jour  où  les  pasteurs  avaient  perdu 
la  direction  de  l'état  civil,  la  désertion  de  leurs  fidèles  avait 
commencé:  on  allait  à  eux  lorsqu'ils  fonctionnaient  en  officiers 
de  l'État;  mais  désormais,  il  ne  restait  plus  en  eux  que  les 
officiers  de  Dieu,  et  on  les  oubliait.  La  loi  qui  les  avait  desti- 
tués de  leurs  fonctions  bureaucratiques  avait  ainsi  décimé  leur 
clientèle  religieuse  :  faite  contre  les  curés  catholiques,  c'est  à 
la  pratique  religieuse  dans  l'Eglise  évangélique  que  cette  loi 
portait  un  coup  terrible.  D'étranges  contrastes  frappaient  les 
regards  :  les  diocésains  de  Fulda  ou  de  l'Eichsfeld,  impatiens 
de  se  faire  confirmer,  s'en  allaient  au  nombre  de  2  500  ou 
de  6  000,  jusqu'en  Hesse  ou  jusqu'en  Hanovre,  pour  recevoir  le 
sacrement  des  mains  de  Ketteler  ou  des  mains  de  Tévèque 
d'Hildesheim,  et  les  ouailles  de  la  Réforme,  ayant  leur  pasteur 
à  leur  porte,  se  désintéressaient  des  sacremens  qu'il  avait  à 
leur  offrir.  Les  organes  du  clergé  protestant  s'épanchaient  en 
lamentations  amères,  mais  inutiles;  ils  constataient  que,  parmi 
les  électeurs  appelés  à  voter  pour  le  renouvellement  des  conseils 
presbytéraux,  un  quart  à  peine  se  dérangeaient. 

Cet  État  prussien  que  Bismarck,  en  1873  même,  affichait 
comme  un  État  évangélique,  affaiblissait,  chez  beaucoup  de  ses 
sujets  protestans,  l'habitude  de  prendre  contact  avec  leur  Église 
dans  les  grandes  circonstances  de  leur  vie  ;  il  favorisait  ainsi  les 
progrès  de  l'indifférence  religieuse,  et  bientôt  l'on  allait 
constater,  par  des  statistiques  de  librairie,  que  la  Bible  se  lisait 
moins  en  Prusse.  La  conférence  évangéUque-luthérienne  de 
Berlin  se  plaignait  que  les  partisans  du  Culturkampf  combat- 
tissent contre  «  tout  ce  qui  est  Église,  »  et  même  contre  «  les 
vérités  chrétiennes  communes  aux   deux  confessions.  » 

L'esprit  qu'apportait  Falk  dans  la  gérance  de  l'établissement 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

évangélique  apparaissait  comme  un  autre  péril.  A  la  grande 
douleur  du  protestant  croyant  Kleist  Retzow,  il  essayait  «  sur 
le  co?'pus  vile  de  cette  Eglise  tous  les  couteaux  anatomiques  » 
et  la  traitait  comme  «  une  matière  brute,  qu'on  mettait  sous  le 
pilon.  »  En  vertu  des  mêmes  principes  qui  le  poussaient  à 
s'acharner  sur  la  confession  romaine  et  à  la  faire  serve,  la  dic- 
tature que  de  siècle  en  siècle  l'Etat  s'était  arrogée  sur  la  con- 
fession protestante,  devenait  chaque  jour  plus  impérieuse,  plus 
pointilleuse;  s'interposant  entre  le  Roi,  chef  de  l'Eglise,  et  le 
corps  même  de  l'Eglise,  le  ministère  revendiquait  le  droit  d'ar- 
rêter au  passage  les  propositions  que  le  synode  général  pré- 
sentait à  la  ratification  du  souverain  ;  ainsi  s'installait,  dans  la 
vie  de  l'Eglise  évangélique,  une  hégémonie  nouvelle,  celle  d'un 
ministère  dans  lequel  pouvaient,  un  jour  ou  l'autre,  siéger  des 
Israélites;  et  cette  perspective  attristait  d'autant  plus  profondé- 
ment Kleist  Retzow,  que  ces  ministres,  qui  s'érigeaient  en 
conducteurs  de  l'établissement  protestant,  tranchaient  entre  les 
partis  théologiques,  et  soutenaient  dans  l'Eglise  une  nuance 
contre  une  autre,  la  nuance  du  libéralisme  contre  celle  de 
l'orthodoxie.  Mieux  vaudrait  assurément  la  victoire  des  Ro- 
mains, murmurait,  sur  son  banc  du  Gentre_,  le  chrétien  ferme 
et  rigide  qu'était  Louis  de  Gerlach. 

Ainsi,  tandis  que  les  mesures  législatives  commençaient 
d'isoler  l'Église  évangélique  de  la  vie  de  l'Etat,  les  mesures 
administratives  achevaient  de  livrer  à  l'Etat  la  vie  de  cette 
Église.  Les  premières  semblaient  ébaucher  le  premier  acte  d'une 
séparation;  les  secondes  aggravaient  et  scellaient  une  servitude. 
((  L'ultramontanisme  est  debout,  lisait-on  dès  le  début  de  1875, 
dans  la  Nouvelle  gazette  de  l'Église  évangélique  :  le  voilà  res- 
serré, fortifié  comme  il  ne  le  fut  jamais;  le  protestantisme  est 
à  terre,  affaibli,  taillé  en  pièces,  comme  il  ne  le  fut  jamais... 
L'Église  territoriale  prussienne  apparaît  désorganisée,  l'Eglise 
populaire  est  pour  toujours  détruite;  il  n'y  a  que  l'établissement 
ecclésiastique  d'État,  cette  impassible  ruine,  qui  se  tient  encore 
debout,  par-dessus  les  orages,  par  la  force  de  son  propre  poids. 
Le  ministre  avait  cette  belle  tâche,  de  frapper  à  mort  l'ultra- 
montanisme, et  de  rendre  le  protestantisme  vivant  :  notre 
Église  est  mourante  [todesniatt),  la  romaine  est  d'une  vivante 
énergie.  »  De  toutes  parts,  disait  Windthorst  à  la  tribune  le 
15  mai  1876,  on  entend  dire  que  les  effets  du  Ç ul turkamp f  sotïX 


BISMARCK    ET   l'ÉPISCOPAT.  37 

plus  dévastateurs  dans  l'Église  évangélique  que  parmi  les  ca- 
tholiques. » 

«  En  quoi  le  Culturkampf  a-t-il  nui  à  l'Eglise  de  Rome? 
reprenait  un  autre  organe  du  protestantisme  orthodoxe,  le 
Reichsbote.  Rome  est  plus  forte  que  jamais,  et  nous  sur  le 
Rhin,  qui,  sans  lunette  progressiste,  éprouvons  et  voyons  tous 
les  jours  sa  puissance  et  son  éclat,  nous  secouons  la  tête  aux 
discours  [Kultwreden)  de  nos  aveugles  agitateurs.  Le  seul 
appui  de  l'Etat  serait  une  forte  Eglise  évangélique,  et  cette 
Eglise  est  toujours  sur  la  pente  de  la  décadence,  elle  devient 
toujours  plus  petite,  plus  misérable,  vis-à-vis  de  cette  Rome.  » 

Il  se  trouvait  des  pasteurs,  assurément,  pour  commenter  à 
Guillaume  ces  réflexions  moroses;  il  avait  grandi  la  Prusse, 
fortifié  l'État,  mis  sur  sa  tête  une  seconde  couronne,  tout  cela 
«  par  la  grâce  de  Dieu  ;  »  mais  dans  son  Eglise,  la  foi  au  Christ 
s'éclipsait;  dans  son  royaume,  des  lois  par  lui  signées,  comme 
celle  sur  le  mariage  civil,  vidaient  les  temples  du  Christ.  Tel 
était  le  résultat  du  Culturkampf,  de  cette  partie  politique  dans 
laquelle  Rismarck  s'était  allié,  et  parfois  enchaîné,  à  une  majo- 
rité parlementaire  toujours  détestée  de  l'Empereur. 

Mais  depuis  qu'en  1873  Maltzahn  et  quelques  conservateurs, 
dans  un  accès  de  colère  contre  Rome,  étaient  entrés  dans  cette 
majorité,  il  y  avait,  dans  l'équilibre  parlementaire,  quelque 
chose  de  changé.  Ce  Maltzahn,  le  jour  même  où  il  avait  apporté 
au  chancelier  l'hommage  de  sa  résipiscence,  avait  sévèrement 
^critiqué  la  façon  dont  Falk  gérait  l'Église  évangélique.  Il  était 
intervenu  tardivement  aux  côtés  de  Bismarck,  pour  l'un  des 
épisodes  de  la  bataille  contre  l'Église  ;  il  avait  paru,  lui  conser- 
vateur, faire,  avec  quelques  amis,  amende  honorable  au  chan- 
celier. Les  conservateurs,  cependant,  une  fois  réintégrés  dans  la 
majorité,  n'essaieraient-ils  pas  d'imprimer  à  la  politique  quoti- 
dienne une  impulsion  singulièrement  difl'érente  de  celle  qu'avait 
fait  prévaloir  le  parti  national  libéral,  le  parti  fanatique  du 
Culturkampf?  Précisément,  en  juillet  1876,  ils  escpiissaient  un 
programme  de  gouvernement;  ils  y  déclaraient  que  le  maintien 
et  le  raffermissement  des  institutions  chrétiennes  et  ecclésias- 
tiques leur  apparaissaient  comme  nécessaires,  en  présence  de  la 
sauvagerie  croissante  des  masses  et  de  la  dissolution  progres- 
sive de  tous  les  liens  sociaux.  Le  Culturkampf,  continuaient-ils, 
çst  exploité  par  le  libéralisme  comme  une  lutte  contre  le  chris- 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tianisme;  ils  y  voyaient  un  malheur  pour  l'Empire,  un  malheur 
pour  le  peuple,  et  se  montraient  tout  prêts  à  collaborer  à  l'apai- 
sement. Ils  voulaient  une  revision  des  lois  :  d'une  part,  ils- 
reconnaissaient  à  l'État  le  droit  de  régler,  en  vertu  de  sa  souve- 
raineté, ses  rapports  avec  l'Eglise,  et  promettaient  de  le  sou- 
tenir contre  les  prétentions  de  la  Curie;  d'autre  part,  ils 
n'admettaient  pas  la  contrainte  sur  les  consciences  et  l'immix- 
tion de  l'Etat  législateur  dans  le  domaine  intérieur  de  la  vie 
ecclésiastique. 

Ainsi  des  parlementaires  conservateurs  qu'on  ne  pouvait  plus 
accuser  d'une  hostilité  systématique  contre  Bismarck  récla- 
maient nettement,  au  nom  même  de  leurs  inquiétudes  reli- 
gieuses, de  leurs  inquiétudes  pour  1'  «  ordre  moral,  »  qui  leur 
étaient  communes  avec  l'empereur  Guillaume,  un  remaniement 
de  cette  législation  belliqueuse  à  laquelle  le  nom  du  chancelier, 
quoi  qu'il  voulût  et  quoi  qu'il  en  dît,  demeurerait  à  jamais 
attaché. 

II 

11  songeait  à  la  paix,  lui  aussi;  mais  il  y  songeait  à  ses 
heures,  quand  il  le  voulait,  devant  ceux  avec  qui  il  lui  plaisait 
d'y  songer.  Il  était  sincère  lorsqu'il  en  parlait,  sincère  aussi 
lorsqu'il  se  laissait  entraîner  à  des  provocations  nouvelles.  Plus 
ses  dispositions  étaient  complexes,  nuancées,  à  demi  repentantes 
peut-être,  plus  il  affectait,  parfois,  une  brutalité  belliqueuse.  On 
faisait,  au  sujet  de  sa  politique  prochaine,  les  prévisions  les 
plus  contradictoires  :  cela  lui  agréait  ;  de  tout  son  mépris  et  de 
tout  son  vouloir  il  planerait  souverainement  sur  la  cohue  des 
prophètes,  qui  presque  tous,  ou  tous,  seraient  démentis  et 
dépités,  et  qui  se  tairaient. 

L'évocation  d'une  paix  future,  par  laquelle  se  terminaient 
ses  discours  de  1875,  était  autre  chose  qu'un  artifice.  Nullement 
philosophe,  il  ne  voulait  pas  la  mort  d'une  idée  adverse,  d'une 
Église  adverse;  mais  il  voulait,  à  cette  Église,  infliger  une 
défaite  qui,  pour  un  nombre  inconnu  d'années,  ferait  pencher  en 
faveur  de  l'État  l'équilibre  des  deux  pouvoirs,  toujours  instable 
depuis  les  plus  lointains  débuts  de  l'histoire  humaine.  Il  lui 
fallait  donc  une  paix  qu'il  dictât,  non  point  une  paix  qu'il  subît; 
mais  les  férocités  mêmes   de  la  guerre  étaient,  dans  sa  pensée, 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  39 

des  étapes  vers  la  paix,  vers  la  paix  faite  par  lui,  vers  sa  paix. 

Il  avait  le  sentiment  du  ridicule,  qui  manquait  à  Falk;  il 
riait  le  premier,  non  sans  amertume,  des  moqueries  auxquelles 
s'exposait  TÉtat,  de  ces  piteux  gendarmes  qui  couraient  après 
les  curés,  ne  les  attrapaient  point  et  recevaient  des  quolibets  ou 
des  pierres.  Causant  en  août  1873  avec  le  ministre  wurtem- 
bergeois  Mittnacht,  il  avouait  qu'à  certains  égards  on  s'était 
fourvoyé,  et  protestait  d'ailleurs  qu'il  n'avait  pas  été  mêlé  à  la 
préparation  des  premières  lois  de  Mai,  Dès  octobre,  des  bruits 
de  cour  circulaient  ;  on  disait  qu'il  s'inquiétait,  lui  aussi,  de 
l'opposition  très  vive  qu'il  pressentait  de  la  part  des  protestans 
orthodoxes,  et  qu'il  irait,  peut-être,  jusqu'à  sacrifier  Falk. 
Hohenlohe,  tout  de  suite,  se  mettait  aux  aguets,  regardait  du 
côté  de  Windthorst.  Il  lui  semblait  que  Wiiidthorst  s'agitait, 
cherchait  à  tirer  parti  de  la  situation  politique;  Hohenlohe 
recommençait  à  n'être  pas  très  sûr  de  Bismarck.  Que  ferait  le 
chancelier  si  d'aventure  Windthorst  lui  amenait  les  voix  du 
Centre  et  lui  promettait  qu'elles  voteraient  dans  un  sens  conser- 
vateur? Le  national-libéral  Bennigsen  était  plus  rassuré  :  les 
bruits  que  faisaient  courir  le  Centre  et  les  conservateurs  sur  une 
évolution  de  Bismarck  lui  paraissaient  des  bravades;  il  croyait 
savoir  que  ce  n'était  point  Bismarck  qui  cherchait  à  se  rappro- 
cher du  Centre,  mais  le  Centre,  plutôt,  qui  avait  envoyé  un 
émissaire  à  Varzin  en  vue  d'un  compromis, 

Bismarck  s'effaçait  lorsqu'en  février  1876,  le  député  national 
libéral  Vœlk  réclamait  du  lieichstag  des  pénalités  contre  les 
prêtres  qui  répandraient  des  écrits  perturbateurs  de  la  paix 
publique;  une  très  faible  majorité  finissait  par  les  voter,  et  cer- 
tains notables  du  nationalisme  libéral,  comme  Forckenbeck,  s'y 
montraient  nettement  hostiles.  «  Le  Reichsiag,  disait  un  diplo- 
mate à  Gontaut-Biron,  est  fatigué  de  toutes  ces  lois  d'excep- 
tion ;  »  et  Gontaut  notait  l'acrimonie  avec  laquelle  des  interlo- 
cuteurs protestans,  parlant  de  certains  ministres,  les  traitaient 
de  francs-maçons.  Toutes  ces  marques  de  lassitude  ne  pouvaient 
échapper  à  Bismarck, 

Les  heures  où  la  politique  tâtonne  et  s'empêtre  sont  propices 
aux  nouvellistes  :  ils  observent,  épient,  interprètent,  inventent: 
ils  raisonnent,  ils  concluent  par  des  hypothèses,  et  ces  hypothèses 
s'enrichissent  d'imaginations;  et  sur  le  canevas  confus  qu'ils 
ont  devant  eux,  leur  logique  et  leur  fantaisie  brodent  à  l'envi. 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  ces  mêmes  mois  de  février  et  de  mars  1876,  deux 
rumeurs  successives  se  propageaient  au  sujet  du  cardinal  Hohen- 
lohe  :  on  prétendait  d'abord  qu'il  allait  se  faire  protestant,  et 
qu'ainsi  s'expliquait  son  long  séjour  en  Allemagne,  qui  durait 
depuis  six  ans,  et  puis  on  ébruitait,  au  contraire,  son  départ 
pour  Rome.  La  seconde  nouvelle  était  la  vraie.  On  parlait  d'une 
mission  confiée  par  Bismarck  au  cardinal.  11  n'en  est  rien,  disait 
au  baron  Bande  notre  ministre  à  Bruxelles,  le  futur  cardinal 
Serafino  Vannutelli  ;  mais  ce  qui  était  sûr,  c'est  que  Hohenlohe 
étudiait  le  terrain.  Le  subtil  chancelier  ne  détestait  pas  de  lais- 
ser croire,  de  temps  à  autre,  à  quelque  bonne  volonté  de  l'Al- 
lemagne pour  le  Saint-Siège,  et  se  réservait  toujours  de  faire 
représenter  ensuite  à  l'opinion  allemande  que,  par  la  faute  du 
Saint-Siège,  tout  échouait  :  le  voyage  du  cardinal  Hohenlohe 
pouvait  prêter  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  commentaires,  et  même 
aux  deux;  et  Bismarck  ainsi  pouvait  en  tirer  parti  sans  en  être 
compromis.  Hohenlohe,  là-bas,  se  tint  aux  écoutes  :  Ledochowski 
exilé,  qui  avait  échangé  l'hospitalité  des  prisons  prussiennes 
contre  celle  du  Vatican,  estimait  qu'à  Berlin  on  n'irait  pas  plus 
loin  contre  l'Église,  et  que  Bismarck  ferait  la  paix,  sinon  tout 
de  suite,  au  moins  plus  tard.  Hohenlohe  rêvait  un  instant  d'une 
surprise  diplomatique  qui  consisterait  à  faire  envoyer  comme 
légat  de  Pie  IX  à  Berlin  ce  prélat  contumace;  mais  un  haut  per- 
sonnage de  la  Curie  lui  disait  que  ce  serait  prématuré.  Ce  per- 
sonnage ajoutait  qu'à  Rome  on  était  d'ailleurs  mieux  disposé, 
et  qu'on  cesserait  d'invectiver  contre  la  Prusse.  Rome  ne  pou- 
vait-elle pas  donner  des  instructions  aux  évêques  d'Allemagne? 
suggérait  Hohenlohe.  La  suggestion  n'était  pas  relevée,  et  le 
dévoué  cardinal  écrivait  à  Bismarck,  avec  une  ponctualité 
hâtive,  tous  les  détails  de  ces  entretiens.  Ils  étaient  peu  concluans  : 
l'horizon  ne  s'illuminait  guère  sur  les  .Sept  Collines.  En  oc- 
tobre 1876,  un  prélat  d'origine  autrichienne,  Montel,  essayait 
d'accréditer  auprès  d'Antonelli  l'agent  d'un  petit  prince  alle- 
mand. «  Je  suis  malade,  répondait  le  secrétaire  d'Etat  de 
Pie  IX  :  la  Prusse  a  élevé  elle-même  une  muraille  de  Chine 
entre  elle  et  le  Vatican;  qu'elle  la  démolisse.  » 

Si  Bismarck  espérait  recevoir  de  Rome  certaines  avances  de 
paix,  Bismarck  désormais  était  détrompé.  Qu'attendait  donc  pour 
changer  de  méthode  là  Prusse  d'ores  et  déjà  vaincue?  Après 
avoir  vainement  tenté  d'intimider  un  Pape,  se  flattait-elle  d'in- 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  41 

tiraider  un  jour  les  électeurs  du  Sacré-Collège  et  de  surprendre 
leurs  votes,  par  exemple,  en  faveur  du  cardinal  de  Hohenlohe? 
Des  théoriciens  comme  Bluntschli  pouvaient,  du  fond  de  leur 
cabinet,  expliquer  dans  quelques  prétentieuses  consultations  que 
les  Etats,  à  l'issue  du  prochain  conclave,  ne  devaient  recon- 
naître le  Pape  qu'après  lui  avoir  imposé  une  capitulation,  par 
laquelle  il  se  soumettrait  à  leurs  désirs,  pareille  à  celle  qu'au- 
trefois les  électeurs  du  Saint-Empire  faisaient  signer  à  l'Em- 
pereur. Mais  Doellinger  souriait  d'une  telle  idée  :  les  catho- 
liques, disait-il,  «  appuieront  toujours  le  nouveau  pape;  et  le 
temps  est  loin  où  les  gouvernemens  pouvaient  s'unir  pour 
coiffer  de  la  tiare  un  Clément  XIV.  »  De  ce  côté-là,  encore, 
Bismarck,  ce  Bismarck  qu'avait  si  longtemps  courtisé  la  victoire, 
devait  laisser  toute  espérance. 

III 

Alors  il  tendait  l'oreille,  épiant  avec  quelque  impatience  les 
manifestations  des  membres  du  Centre  ou  des  «  chapelains 
boutefeux,  »  pour  y  saisir  quelque  demande  de  trêve.  Mais  il 
écoutait  en  vain. 

La  plume  pondérée  de  Pierre  Reichensperger  écrivait  toute 
une  brochure,  en  février  1876,  pour  dissiper  les  illusions 
étourdies  qui  escomptaient  une  capitulation.  Deux  opuscules  de 
l'évêque  Ketteler  remettaient  sous  les  yeux  des  catholiques  la 
preuve  que  les  lois  de  Mai  étaient  inacceptables,  qu'elles  visaient 
à  la  protestantisation  de  l'Eglise,  qu'elles  étaient  mauvaises  en 
leur  essence  :  donc,  pas  de  transactions!  Le  Vatican  a  perdu  la 
partie,  ricanait  la  Gazette  de  Coloyne.  Mais  alors,  du  haut  de 
la  tribune,  un  jour  de  mai  1876,  Schorlemer-Alst  ripostait  :  «  La 
partie  a  été  engagée  par  M,  de  Bismarck.  Oui,  c'est  bien  une 
partie,  où  l'on  amis  en  jeu  les  plus  hauts  intérêts  de  mes  core- 
ligionnaires et  la  paix  de  mon  pays;  c'est  une  partie  que  je  qua- 
lifie de  coupable.  »  Quant  au  résultat,  Schorlemer  rappelait  ces 
amusemens  d'enfans,  qui,  pour  se  donner  le  plaisir  de  voir  le 
monde  à  l'envers,  se  penchent  et  regardent  à  travers  leurs  jambes. 
«  C'est  en  regardant  à  travers  les  jambes  de  M.  de  Bismarck, 
s'écriait-il,  qu'on  en  vient  à  croire  que  la  victoire  est  du  côté 
du  gouvernement.  Vaincre,  ce  n'est  pas  terrasser  par  la  violence 
brute  ;  vaincre,  ce  serait  gagner  à  ses  convictions  la  majorité 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ses  ennemis.  Quelques  vieux-catholiques,  quelques  catho- 
liques d'État,  quelques  prêtres  tombés  :  voilà  la  victoire  du  gou- 
vernement, n  victoire  si  précaire,  qu'on  refusait  aux  provinces 
rhénanes  leur  autonomie  par  peur  du  parti  ultramontain. 
«  Nous  leur  avons  détruit  beaucoup  de  choses,  »  disait  récem- 
ment au  sujet  de  ces  provinces  un  fonctionnaire  qualifié,  et 
pour  lui,  peut-être,  c'était  là  une  victoire.  «  Victoire  de 
Vandales,  »  ripostait  Schorlemer,  et  tout  de  suite  se  pressaient 
sur  ses  lèvres,  avec  un  acharnement  douloureux,  les  évocations 
de  certains  épisodes,  révoltans  ou  puérils  :  officians  arrêtés  à 
l'autel,  églises  violées  par  les  gendarmes  ou  violées  par  les 
mauvais  «  prêtres  d'Etat,  »  couvens  détruits,  écoles  normales 
vidées;  magistrats  en  émoi  devant  la  silhouette  d'un  pauvre 
prêtre  qui  venait  de  dispenser  quelqu'un  du  jeûne  et  qui  peut- 
être,  ainsi,  avait  fait  acte  sacerdotal,  évêques  et  prêtres  frappés 
d'exil  par  le  verdict  de  quelques  gens  de  robe.  L'antique 
Athènes  exigeait,  pour  appliquer  l'ostracisme,  que  6000  citoyens 
en  fussent  d'accord.  «  Nous  avons  donc  reculé  au  delà  de  la 
civilisation  païenne,  protestait  Schorlemer  ;  c'en  est  fait  de  toute 
logique,  de  tout  sentiment  du  droit,  de  tout  bon  sens.  »  Mais  à 
leur  tour,  les  intérêts  matériels  souffraient;  il  se  retournait  vers 
ces  libéraux  qui  soupçonnaient  les  catholiques  d'être  lassés  du 
CuUurk'ampf.  «  C'est  vous-même,  leur  signitiait-il,  qui  devez 
commencer  de  songer  à  autre  chose,  aux  douleurs  qui  s'accu- 
mulent sur,  le  terrain  social  et  économique.  En  tendez- vous  ces 
pas  lourds  qui  s'approchent,  ce  sont  les  souliers  ferrés  des 
agrariens  ?  Ils  ont  un  drapeau  ;  et  sur  ce  drnjieau  il  y  a  Bis- 
marck. »  Ainsi  Schorlemer  annonçait-il  les  dislocations  futures, 
ainsi  faisait-il  prévoir  le  congé  fatal  que  tôt  ou  tard  Bismarck  et 
le  nationalisme  libéral  se  signifieraient  réciproquement.  «  Le 
temps  viendra,  terminait-il,  où  sur  le  trône,  à  la  table  des  mi- 
nistres, sur  les  bancs  de  cette  Chambre,  on  se  repentira  amère- 
ment d'avoir  commencé  le  CuUurkajnpf.  Je  veux  seulement 
désirer  que  ce  jour  de  remords  ne  vienne  pas  trop  tard,  mais 
je  le  crains  !  » 

En  ce  ([ui  regarde  le  conflit  politico-religieux,  écrivait  peu  après  le 
dôputé  Virnich,  on  a,  dans  ces  derniers  temps,  pour  égarer  le  peuple  catho- 
lique, prêté  au  Centre  plusieurs  idées  de  compromis.  Mais  son  attitude  a 
toujours  prouvé  et  continuera  de  prouver  que  ces  espérances  des  adver- 
saires sont  bâtiee  sur  le  sable.    Il  saluera  avec  joie  un  traité   de  paix 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  43 

entre  les  organes  compétens,  favorable  et  honorable  pour  les  deux 
parties;  mais  le  fondement  de  cette  paix  ne  peut  être  que  celui-ci  :  que 
non  seulement  soit  rétabli  l'état  de  choses  antérieur  au  CuUurkampf,  et 
que  la  parité,  qui  jusqu'ici  n'existe  que  sur  le  papier,  devienne  enfin  une 
vérité,  mais  qu'avant  tout,  une  pleine  sécurité  soit  offerte  que  la  situation 
qui  se  prolonge  depuis  cinq  ans  ne  se  renouvellera  pas. 

Schorlemer-Alst  parlait  de  remords,  Virnich  de  garanties; 
Schoriemer  demandait  que  l'Etat  se  frappât  la  poitrine  pour  le 
passé;  Virnich^  que  l'Etat  se  liât  les  mains  pour  l'avenir.  C'est 
à  cette  double  invitation  qu'aboutissaient,  après  cinq  ans,  les 
hostilités  bismarckiennes. 

Bismarck,  aux  heures  où  il  projetait  un  début  de  résipis- 
cence, aurait  voulu  qu'un  geste  de  Rome,  qu'un  geste  du 
Centre,  gestes  largement  esquissés,  bruyamment  accomplis,  lui 
permissent  de  déguiser  sa  propre  volte-face  :  cette  satisfaction 
lui  était  refusée.  Au  cours  de  la  guerre,  il  avait  sans  cesse  dit 
au  Centre  :  «  C'est  vous  qui  avez  commencé  ;  »  mais  s'il  se  sentait 
acculé  à  des  négociations,  on  ne  lui  laisserait  pas  le  privilège 
de  dire  au  Centre   :  «  C'est  vous  qui  les  avez  entamées.  » 


IV 

Il  fallait  donc  qu'il  avouât  une  erreur;  qu'il  rebroussât  che- 
min, sans  que,  sur  la  pente  qu'il  remonterait,  personne  vînt  au- 
devant  de  lui.  Mais  cela,  cène  serait  pas  seulement  une  victoire 
pour  le  Centre  ;  ce  serait  une  victoire  pour  tous  les  ennemis 
personnels  du  chancelier;  ils  seraient  là,  aux  écoutes,  scandant 
les  étapes  de  son  recul,  toisant  sa  posture  de  vaincu.  «  C'est  un 
démon,  criait  déjà  le  comte  d'Arnim  ;  il  perd  l'Allemagne  par 
ses  persécutions.  Il  fallait  parler  à  Rome  très  haut,  être  très 
raide  avec  elle,  mais  traiter  à  merveille  les  évéques,  et  surtout 
ne  restreindre  à  aucun  degré  les  libertés  catholiques;  la  con- 
duite du  gouvernement  est  la  conduite  de  sauvages.  »  Arnim,  à 
vrai  dire,  n'était  plus  qu'une  épave,  mais  l'impératrice  Augusta 
pensait  comme  lui.  Sa  nature  n'était  pas  celle  d'une  femme  de 
lutte,  mais  Falk  l'avait  rendue  telle  ;  discrète  et  tenace,  elle 
luttait  pour  la  tolérance  contre  l'intolérance  de  Falk.  Bismarck 
sentait  que,  dans  l'entourage  même  du  souverain,  le  CuUur- 
kampf était  exploité  contre  lui,  et  que  les  voix  de  paix  qui  se 


44  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

faisaient  entendre    avec  le   plus  d'importunité  étaient  celles  de 
ses  détracteurs. 

Quelqu'un  existait,  à  qui  Bismarck  reconnaissait  le  droit  de 
critiquer  la  politique  religieuse  :  ce  quelqu'un,  c'était  Bismarck 
lui-même.  Mais  si  le  canoniste  Geffcken  prenait  une  telle  licence 
dans  son  gros  livre  :  Église  et  Éiat,  le  chancelier  s'irritait  ;  et  le 
prince  impérial  Frédéric,  qui  recommandait  Geffcken  au  chan- 
celier, recevait  une  lettre  presque  impertinente,  où  Bismarck 
traitait  Geffcken  de  «  protestant  de  droite  affilié  au  Centre  et 
aux  Jésuites  et  hostile  à  l'empire  allemand.  »  Pour  être  réputé 
bon  Allemand,  le  plus  sûr  était,  toujours,  de  faire  devant  Bismarck 
l'éloge  de  Falk  et  des  lois  Falk. 

Non  seulement  l'État  n'a  rien  obtenu,  disait  cet  audacieux  Geffcken, 
mais  il  a  fait  le  contraire  de  ce  qu'on  voulait  faire.  Il  a  fourni  aux  évêques 
prussiens  l'occasion  de  prouver  que  leurs  intérêts  temporels  n'avaient  été 
pour  rien  dans  leur  soumission  aux  décisions  du  Concile,  dans  ce  Sacri- 
ficio  deir  intelletto  qu'on  leur  reprochait  et  qui  avait  endommagé  leurcrédit. 
Il  espérait  détacher  le  clergé  inférieur  de  l'épiscopat;  le  clergé  est  demeuré 
fidèle.  Il  voulait  émanciper  les  laïques,  les  laïques  forment  aujourd'hui 
une  phalange  serrée,  commandée  par  ces  chefs  contre  lesquels  on  se  pro- 
posait de  les  insurger.  11  est  impossible  que  le  gouvernement  reste  longtemps 
en  guerre  avec  le  tiers  de  la  population,  et  l'on  ne  voit  aucun  moyen  de 
briser  une  résistance  passive  organisée  par  le  fanatisme.  Quand  une  loi 
serait  juste,  qu'est-ce  donc,  pour  un  homme  d'État,  qu'une  loi  qu'il  ne  peut 
faire  exécuter? 

Bismarck  trouvait  une  insupportable  insolence  dans  cette 
façon  qu'avait  Geffcken  de  constater  la  réalité  des  faits.  Au  reste, 
de  plus  en  plus,  il  en  voulait  à  tous,  à  ceux  qui  l'avaient  poussé 
dans  cette  guerre  comme  à  ceux  qui  avaient  refusé  de  l'y  suivre. 
Il  se  plaignait  de  la  conservatrice  Gazette  de  la  Croix,  où  un 
certain  capitaine  Perrot  l'attaquait  avec  violence;  il  songeait, 
même,  à  des  poursuites  judiciaires.  Il  se  plaignait  au  national- 
libéral  Benda  de  quelques  nationaux-libéraux  comme  Miquel, 
quil  avait  trouvés  tièdes  dans  la  lutte  contre  l'Église.  Et  puis, 
parlant  à  son  familier  Tiedemann,  il  murmurait  contre  le  gros 
du  parti  national-libéral;  de  jour  en  jour,  lui  disait-il,  cette 
fraction  perd  la  capacité  d'énoncer  clairement  une  pensée  poli- 
tique. Il  se  déchaînait  surtout  contre  Lasker,  contre  ce  Lasker 
qui,  dès  le  début  pourtant,  avait  combattu  le  Centre;  cet 
homme-là,  disait-il,  c'est  la  maladie  de  l'État;  il  le  mettait 
encore  au-dessous  de  Windthorst.   Et  une  autre  fois^  faisant 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  45 

anagramme  avec  le  nom  de  Lasker,  Bismarck  le  traitait  de  kerl 
(vaurien). 

Il  n'y  avait  plus  personne  qui  trouvât  grâce  devant  cette 
mauvaise  humeur  du  chancelier;  mais  elle  faisait  une  grande 
victime,  c'était  lui-même.  Tout-puissant,  il  l'était  toujours,  mais 
il  n'en  avait  plus  la  joie.  11  était  désormais  troublé  par  une  lutte 
intérieure,  lutte  qui  s'exaspérait,  au  fond  de  lui-même,  entre 
l'orgueil  et  le  bon  sens  :  le  bon  sens,  le  sens  politique,  condam- 
nait les  excès  du  Culturkampf,  mais  l'orgueil  les  prolongeait, 
ne  fût-ce  qu'en  guise  de  représailles  contre  cette  façon  de  paci- 
fisme qui,  dans  certains  cercles  de  l'Etat,  concevait  la  paix 
religieuse  comme  une  défaite  bismarckienne. 


Lorsqu'un  gouvernement  doute  de  son  œuvre,  lorsqu'il  songe 
à  s'amender  et  puis  qu'il  n'ose,  lorsqu'il  fait  expirer  en  soupirs 
de  regret  certaines  déclarations  de  fermeté,  il  advient  en  général 
que  les  fonctionnaires,  par  une  sorte  de  vitesse  acquise,  pro- 
longent, avec  une  impétuosité  toujours  pareille,  le  branle  qui 
jadis  leur  avait  été  donné,  et  que,  par  de  nouveaux  péchés  com- 
mis au  nom  du  ministre,  ils  multiplient  pour  le  ministre  lui- 
même  de  nouvelles  raisons  d'être  contrit,  —  platoniquement  con- 
trit. Il  faut  une  vraie  révolution  dans  la  conscience  d'un  ministre, 
pour  que  le  pays  s'aperçoive  enfin  qu'au  point  de  vue  de   la 
politique  religieuse  quelque  chose  est  changé;  et  de  telles  révo- 
lutions sont  très  rares.  «  Les  adoucissemens  de  température  » 
qui  surviennent  dans  les  hautes  sphères  n'ont  qu'une  répercus- 
sion bien  lente  dans  les  régions  plus  basses  où  vit  et  meurt  le 
commun  des  citoyens.  Deçà  et  delà,  des  épisodes  incroyables 
se  succédaient,  que  la  presse  du  Centre  nommait  «  les  scandales 
du  Cîdtiirkampf,  »  excès  de  zèle  ou  maladresses.  Bismarck  lui- 
même  n'y  était  pour  rien;  mais  sa  mémoire  allait  à  jamais  en 
supporter  le  poids.  Pour  toute  l'Allemagne  catholique,  Bismarck 
était  responsable,  si  des  policiers  violaient  le  secret  d'un  taber- 
nacle, ou  si  des  magistrats  s'ingéraient  dans  le   secret  de   la 
confession. 

L'archiprêtre  de  la  bourgade  silésienne  d'Ohlau  s'en  était 
allé  dans  la  commune  voisine  de  ZoU  \ilz,  dont  le  curé  légitime 
venait  d'être  jeté  en  prison,  et  il  avait  emporté  les  hosties  con- 


46  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sacrées,  pour  les  déposer  daDfs  le  tabernacle  d'Ohlau.  En  son 
absence,  le  secrétaire  du  commissaire  et  un  gendarme  firent 
descente  dans  sa  cure,  puis  à  l'église;  ils  se  firent  tout  ouvrir 
par  le  sacristain  docile.  Dans  le  tabernacle,  deux  hosties  furent 
prises  par  le  gendarme:  il  les  porta  chez  le  Landrat  pour  les 
mettre  sous  les  yeux  d'un  autre  prêtre  de  ZoUwitz,  que  l'évêque 
avait  frappé  de  suspension,  et  pour  qu'elles  fussent  dûment 
reconnues  comme  provenant  de  Zollwitz;  et  puis,  après  ce  bel 
exploit  qui,  dans  la  pensée  du  gendarme,  n'était  sans  doute  rien 
de  plus  qu'un  raffinement  de  procédure,  un  policier  reprit  les 
hosties,  les  reporta  à  l'église,  les  réintégra  dans  le  tabernacle. 
Interpellé,  le  ministre  Eulenburg  répondit  que  de  tels  incidens 
avaient  évidemment  quelque  chose  de  troublant,  mais  il  refusa 
formellement  de  blâmer  ces  entreprenans  perqui  si  leurs. 

En  son  for  intime,  Eulenburg,  qui  n'éprouva  jamais  un  grand 
enthousiasme  pour  les  pratiques  du  Culturkampf,  devait  évi- 
demment trouver  malséant  que  la  maréchaussée  se  fût  servie 
du  corps  du  Christ  comme  d'une  pièce  à  conviction  :  mais  le 
gouvernement,  captif  de  la  raison  d'Etat,  n'osait  pas  blâmer  les 
actes  de  déraison  qui  se  réclamaient  d'elle,  lors  même  qu'ils  la 
rendaient  odieuse.  C'était  une  autre  absurdité  de  considérer 
comme  délinquans  les  prêtres  qui  refusaient  l'absolution  à  cer- 
tains pénitens;  un  tel  refus  n'avait  rien  de  public,  et  ne  tombait 
même  pas,  en  réalité,  sous  le  coup  de  la  loi  de  1873,  qui  prohi- 
bait la  publicité  des  censures  ecclésiastiques.  Mais  les  plus 
hautes  juridictions  prussiennes,  à  tous  les  degrés,  crurent 
devoir  condamner,  au  nom  de  cette  loi,  cinq  ecclésiastiques  qui 
n'avaient  fait  qu'user  de  leur  droit  de  confesseurs;  et  lorsque,  en 
1877,  le  Centre  se  plaignit,  le  commissaire  du  gouvernement, 
Lucanus,  approuva  publiquement  cette  jurisprudence. 

Voilà  ce  que  fait  Bismarck,  disait  toute.  l'Allemagne  catho- 
lique, et  l'on  s'en  prenait  à  lui,  si  un  commissaire  chargé  d'admi- 
nistrer les  biens  de  l'archevêché  de  Cologne  s'immisçait,  par  un 
étrange  abus  de  pouvoir,  dans  l'administration  des  paroisses; 
à  lui,  encore,  si  des  magistrats  inhabiles  poursuivaient  l'évêque 
de  Munster  et  condamnaient  son  vicaire  général  Giese  sous 
l'inculpation  de  détournemens,  c'est-à-dire  d'un  crime  de  droit 
commun;  à  lui,  enfin,  si  d'innombrables  povirsuitcs  judiciaires 
inquiétaient  une  foule  dé  braves  gens  qui  d'eux-mêmes,  sans 
consulter  la  prudence  de  l'Église,  s'en  allaient  en  pèlerinage  au 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  47 

village  de  Marpingen,  témoin,  disait-on,  d'apparitions  miracu- 
leuses. 

Tout  près  de  Bismarck,  à  Berlin  même,  immédiatement 
au-dessous  de  lui,  la  grande  épopée  du  CM//wrA:<2m;?/ passionnait 
toujours  l'humeur  généralement  placide  des  chefs  de  bureaux 
et  des  scribes  :  le  futur  ministre  Bosse,  qui  entrait,  à  la  fin 
de  187G,  dans  la  diancellerie  de  Falk,  constatait  que  beaucoup 
d'entre  eux  demeuraient  de  chauds  partisans  des  lois  de  Mai. 
Falk  était  lui-même  inflexible,  systématiquement  content  de 
toutes  les  applications  de  la  loi,  quelque  inélégantes  ou  quelque 
odieuses  qu'elles  fussent.  Il  refusait  aux  congrégations  les  délais 
mêmes  que  la  loi  lui  permettait  d'accorder.  Il  avait  le  goût 
d'épuiser  son  droit.  Homme  politique,  il  ne  l'avait  jamais  été; 
son  esprit  de  juriste,  sans  cesse  contrarié,  excité,  déconcerté, 
par  les  obstacles  et  les  attaques,  avait  perdu  tout  calme  et  toute 
sérénité;  ce  ministre  n'était  plus  qu'un  chicanier,  et  ses  dé- 
marches à  l'endroit  de  l'Église  avaient  l'àpreté  d'un  procès. 

Un  nouveau  litige,  que  Falk  laissait  ou  faisait  surgir,  devait 
proviiquer  sur  le  terrain  scolaire  des  mêlées  ardentes,  intermi- 
nables. Falk  se  considérait  comme  préposé  par  son  souverain  à 
l'instruction  religieuse  des  petits  Allemands;  en  1874,  on  l'avait 
vu,  quinze  jours  de  suite,  quitter  son  ministère  à  l'aurore  pour 
assister  aux  leçons  de  religion  qui  se  donnaient  dans  les  écoles 
de  Berlin.  L'Etat  prussien  persistait  à  charger  ses  instituteurs 
d'enseigner  la  religion;  mais  de  quel  droit  l'enseignaient-ils?  En 
vertu  de  mon  ordre,  déclarait  l'Etat;  —  de  par  la  mission  cano- 
nique que  je  leur  donne,  répondait  l'Eglise. 

Les  présidens  supérieurs  et  les  évêques  commençaient  à  en 
discuter,  et  le  dialogue  devenait  soudainement  une  polémique. 
On  échangeait,  sur  un  ton  de  défi,  certaines  demandes  d'expli- 
cations. S'expliquer  n'est  pas  toujours  une  garantie  de  paix; 
c'est  parfois  un  acte  de  guerre  :  entre  un  Etat  belliqueux  et  une 
Église  légitimement  défiante,  l'explication  dégénérait  en  un 
échange  de  définitions  anguleuses  qui  ne  pouvaient  s'harmoniser. 
Falk  avait  près  de  lui,  pour  s'occuper  des  questions  scolaires, 
un  ancien  théologien  protestant,  Karl  Schneider,  qui  regardait 
comme  un  péril  pour  la  vie  allemande  la  prépondérance  du 
clergé  romain  dans  les  écoles  où  les  petits  catholiques  se  pré- 
paraient à  devenir  des  hommes.  Vingt  ans  durant,  à  la  faveur 
d'une  harmonie  spontanée  entre  les  deux  pouvoirs,  harmonie 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

silencieuse,  faite  de  mutuelle  confiance,  un  admirable  enseigne- 
ment religieux  avait  été  distribué  aux  petits  écoliers  catholiques 
de  l'Allemagne;  sans  que  leurs  droits  respectifs  fussent  bien 
clairement  formulés,  le  maître  et  le  curé  s'étaient  entendus  pour 
une  œuvre  féconde.  Aujourd'hui,  l'on  discutait  les  conditions  de 
l'entente;  et  l'on  discutait  en  cessant  même  de  s'écouter.  Au 
contact  de  deux  âmes  vivantes,  d'une  âme  de  prêtre  et  d'une 
âme  d'instituteur  croyant,  s'associant  pour  élever  d'autres  âmes, 
succédait  le  heurt  entre  deux  thèses  qui  n'étaient  susceptibles 
d'aucune  conciliation. 

Dans  le  diocèse  de  Trêves,  l'Église  considérait  les  instituteurs 
comme  investis  de  la  mission  canonique  par  le  seul  fait  qu'un 
commissaire  épiscopal  assistait  à  leur  examen  ;  dans  le  diocèse 
de  Paderborn,  elle  les  obligeait  à  réciter  le  Credo  de  Trente.  Une 
telle  variété  de  procédure  permettait  à  l'Etat  d'opposer  à  la  pra- 
tique d'un  diocèse  celle  du  diocèse  voisin.  L'Église  à  son  tour 
observait  que,  dans  certains  districts,  les  prêtres  étaient  contraints 
d'assister,  en  témoins  silencieux,  à  l'enseignement  religieux; 
qu'ailleurs  même,  en  raison  des  bagarres  du  Cidtiirkampf,  l'accès 
de  l'édifice  scolaire  leur  était  refusé.  La  difficulté  devenait  plus 
complexe  encore,  et  la  solution  plus  incertaine,  lorsque  le  prêtre 
prétendait,  dans  la  classe  même,  compléter  l'enseignement  reli- 
gieux donné  par  l'instituteur.  Falk  ne  voulait  pas  que,  sans  le 
consentement  de  l'État,  l'Église  introduisît  dans  l'école  un  livre 
d'enseignement  religieux  ;  il  affirmait  son  pouvoir  en  excluant 
certains  catéchismes  qui  depuis  longtemps  y  régnaient.  Et  puis, 
le  18  février  1876,  il  lançait  une  despotique  circulaire,  d'après 
laquelle  l'instruction  religieuse,  matière  obligatoire  du  pro- 
gramme, ne  pouvait  être  donnée  à  l'école  que  par  les  fonction- 
naires de  l'État  et  sous  les  auspices  de  l'État:  le  prêtre  admis 
à  la  direction  de  cet  enseignement  pouvait  être  évincé  dès  qu'il 
serait  suspect  à  l'Etat;  et  tel  fut  le  cas,  de  1873  à  1877,  pour 
2  768  prêtres;  dans  les  différends  qui  s'élèveraient  entre  le  prêtre 
et  l'instituteur,  le  pouvoir  civil  serait  le  juge;  et  l'école,  enfin, 
pourrait,  suivant  les  circonstances,  être  ouverte  ou  fermée  aux 
leçons  supplémentaires  de  religion  par  lesquelles  les  prêtres 
préparaient  les  enfans  à  la  première  communion.  11  n'était  ques- 
tion, dans  la  circulaire,  d'aucune  mission  canonique  donnée  par 
l'Église  aux  maîtres  :  la  prérogative  traditionnelle  de  l'Église 
était  lésée.  Aussitôt,  dans  toutes  les  provinces,  les  pères  de  famille 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  49 

se  soulevèrent.  L'État  leur  imposait,  en  chaque  village,  un 
maître  de  catéchisme  dont  l'Eglise  n'avait  pas  vérifié  les  aptitudes 
et  dont  elle  n'aurait  plus  le  droit,  en  cas  d'insuffisance  ou  d'in- 
cartade, de  faire  cesser  les  leçons  :  ils  n'acceptaient  pas  cette 
nouveauté.  Les  catholiques  vaincront,  s'écriait  le  Mercure  de 
Westphalie,  et  le  prix  de  la  victoire,  ce  sera  l'école.  Oui,  ripos- 
tait Reichensperger  au  Landtag,  nous  bataillons  pour  emporter 
ce  prix.  Dans  le  diocèse  de  Paderborn,  les  prêtres  d'un  doyenné 
se  concertaient  pour  exiger  des  instituteurs  la  mission  canonique  : 
ils  recevaient  de  Falk  l'avis  que  l'école  leur  devenait  fermée,  et 
de  Pie  IX  une  bénédiction. 

Ces  incidens  apparaissaient,  avec  une  netteté  chaque  jour 
plus  alarmante,  comme  les  épisodes  d'un  plan  d'ensemble  qui 
aboutirait  à  la  sécularisation  complète  de  l'école.  Déjà  l'idée 
confessionnelle  se  voilait  ou  disparaissait  dans  les  «  livres  de 
lecture  »  que  les  autorités  scolaires  mettaient  entre  les  mains 
des  enfans.  On  voulait  qu'à  l'avenir  ces  ouvrages  eussent  un 
caractère  exclusivement  national;  et,  tandis  que  les  livres  des-' 
tinés  aux  écoles  évangéliques  avaient  licence  d'attaquer  l'Eglise 
romaine,  d'autres  recueils,  composés  dans  un  esprit  catholique 
pour  les  petits  catholiques,  semblaient  sans  cesse  à  la  veille 
d'une  disgrâce. 

Discrètement,  mais  sûrement,  progressait  l'institution  des 
écoles  simultanées  où  les  enfans  des  deux  religions  trouvaient 
accueil  :  on  n'en  créait  pas,  ou  presque  pas,  dans  le  pays  de 
Trêves;  car  la  minorité,  très  restreinte,  des  petits  protestans  y 
aurait  été  comme  enveloppée  d'une  atmosphère  catholique  ;  mais, 
ailleurs,  là  où  la  Réforme  était  prépondérante,  l'intégrité  d'âme 
des  petits  catholiques  n'inspirait  pas  à  l'Etat  les  mêmes  scru- 
pules, et  une  lettre  officielle  de  Falk,  du  16  juin  1876,  pré- 
voyait avec  complaisance  que  l'ouverture  d'écoles  simultanées 
pouvait  résulter,  soit  de  nécessités  pédagogiques,  soit  du  désir 
des  pouvoirs  communaux,  soit  de  l'assentiment  des  diverses 
autorités  religieuses.  Discrètement  aussi,  mais  non  moins  sûre- 
ment, Falk  visait  à  effacer  le  caractère  confessionnel  des  écoles 
normales  :  c'était  sa  tactique,  dénoncée  dès  1874  par  Mallinckrodt, 
de  créer  tout  doucement  des  faits  acquis,  contre  lesquels  ensuite 
ne  prévalait  plus  aucune  plainte,  aucune  objection. 

Le  vieux  maître  d'école,  brave  homme  simple,  heureux  de 
son   sort,  était  en  voie  de   disparition  :  un  nouveau  personnel 

TOME    TII.    —    1911  .  à. 


59  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

scolaire  se  multipliait,  soucieux  d'occuper  une  place  d'avanl- 
gaide  dans  la  lutte  «  intellectuelle,  »  jaloux  de  se  mêler  aux 
agitations  politicfues,  et  tout  prêt  à  exig^er  beaucoup  des  pou- 
voirs publics  en  échange  des  services  émancipateurs  qu'il  ren- 
dait à  l'humanité.  Des  pédagogues  experts  se  plaignaient  que  la 
formation  morale  des  enfans  et  les  besognes  véritablement  pro- 
fessionnelles fussent  trop  aisément  négligées  par  ces  prétentieux 
novateurs.  La  presse  pédagogiijue  catholique  aurait  volontiers 
pris  quelque  action  sur  ces  récentes  recrues;  mais  l'Etat  la  dis- 
graciait. L'inspection  scolaire  avait,  à  peu  près  partout,  cessé 
d'appartenir  aux  prêtres  catholiques  :  dans  le  diocèse  de  Cologne, 
tous  étaient  exclus;  dans  la  Haute-Silésie,  par  exemple,  sur 
800  inspecteurs  scolaires,  il  n'y  avait  plus,  en  juin  1875,  que 
28  prêtres.  Cinq  ans  plus  tôt,  les  services  d'inspection  scolaire 
coûtaient  60  000  marks  ;  désormais,  les  mains  laïques  auxquelles 
elle  était  remise  prenaient  au  budget  public  i  170000  marks. 
Certains  choix  provoquaient  des  plaintes  auières:  dans  le  dis- 
trict d'OppeIn,  sur  100  inspecteurs  des  écoles  catholiques, 
40  étaient  vieux-catholiques;  dans  le  district  de  Thorn,ce  soin 
était  confié  à  un  prêtre  marié.  Windthorst  pressentait  l'heure 
prochaine  où  il  ne  resleiait  plus  qu'à  organiser^  à  côté  des 
écoles  d'Etat,  des  écoles  d'Eglise;  non  sans  regret,  on  céderait 
à  cette  nécessité. 

Mais  tandis  qu'en  d'autres  pays,  le  premier  effet  de  la  sépa- 
ration entre  l'Eglise  et  l'école  officielle  était  de  soustraire  à 
l'instituteur  l'enseignement  religieux,  les  circulaires  prus- 
siennes, au  contraire,  lui  conféraient  ime  sorte  d'autorité  à 
demi  spirituelle  en  vertu  de  laquelle  il  pouvait  distribuer  cet 
enseignement  sans  en  demander  licence  à  l'Eglise.  «  C'est  à 
vous,  parens,  s'écriait  dès  1874  l'évêque  Kelteler,  de  devenir 
les  maîtres  de  religion  de  vos  enfans  ;  vous  -n'avez  pas  besoin, 
vous,  pour  remplir  ce  rôle,  que  l'Etat  vous  y  confirme.  » 
«  Aucune  mère  pieuse,  déclarait  à  son  tour  Windthorst,  ne  lais- 
sera son  enfant  rentrer  de  l'école  sans  répéter  avec  lui  le  caté- 
chisme, pour  constater  si  l'explication  donnée  est  bien  conforme 
à  la  vieille  doctrine...  »  Alors,  du  môme  élan  dont  ouvriers  et 
paysans  se  levaient  pour  défendre  leurs  prêtres,  ils  se  levaient 
pour  défendre  leuis  enfans,  —  leurs  enfans  qu'ils  sauraient  bien 
catéchiser  eux-mêmes;  et  c'était,  dans  la  vie  prussienne,  une 
agitation  de  plus;  c'était  un  affront  de  plus  à  ces  aspirations 


BISMARCK   ET    l'ÉPISCOPAT.  '      51 

pacifiques  qui  sans  cesse  obsédaient  l'âme  de  Guillaume  et  que 
Bismarck  à  son  tour,  à  des  heures  trop  brèves,  trop  capri- 
cieuses et  trop  rares,  ne  se  défendait  pas  de  caresser  lui-même. 

VI 

L'Allemagne  était  lasse  du  Cidturkampf  :  en  Bade,  le  mi- 
nistère Jolly  était  renvoyé  par  le  grand-duc  ;  en  Hesse,  la  con- 
signe était  d'appliquer  le  plus  doucement  possible  les  lois  contre 
TEglise.  L'archevêque  Melchers,  du  fond  de  son  exil,  s'inté- 
ressait au  futur  renouvellement  du  Rtichslag  :  l'Allemagne  y 
proclamerait-elle  sa  lassitude?  11  écrivait  à  l'évêque  Martin,  le 
30  juin  1876  :  «  Si  les  prochaines  élections  répondent  aux 
désirs  du  gouvernement,  il  n'y  a  pas  de  changement  à  attendre 
dans  le  Cidturkampf.  Si  les  résultats  sont  tels  que  le  parti  du 
gouvernement  ne  garde  pas  une  prépondérance  solide,  alors  on 
peut  s'attendre  à  ce  que  le  gouvernement  fasse  tout  pour  rallier 
le  Centre.  » 

En  janvier  1877,  le  peuple  allemand  vota.  Les  protestans 
orthodoxes  eurent  à  se  féliciter  dun  renouveau  du  parti  con- 
servateur :  de  21,  le  chiffre  de  ses  membres  remontait  à  40.  A 
la  joie  des  catholiques,  le  Centre,  qui,  dans  le  précédent 
Reichstag,  disposait  de  91  voix,  gagnait  deux  sièges  encore. 

Les  nationaux-libéraux  en  perdaient  25;  ils  descendaient  de 
152  à  127.  Une  pareille  disgrâce  frappait  les  progressistes  :  ils 
étaient  sortis  49,  ils  rentraient  35;  on  les  sentait  désunis,  sans 
boussole.  L'ascension  lente,  mais  régulière  des  socialistes  conti- 
nuait :  de  9,  ils  devenaient  12,  et  dans  l'ensemble  de  l'Empire 
avaient  obtenu  493  441  voix,  —  1  tl  770  de  plus  qu'en  1 874.  On  se 
consolait,  dans  les  cercles  officiels,  en  constatant  que  leur  parti 
n'était  pas  encore  assez  nombreux  pour  avoir  le  droit  de  déposer 
des  motions;  mais  les  observateurs  qui  voyaient  clair  sentaient 
que  la  consolation  n'était  qu'éphémère.  Ce  progrès  du  socialisme 
apparaissait  aux  conservateurs  et  à  l'Empereur  comme  la  justi- 
tication  de  leurs  alarmes  :  gare  à  l'Etat,  pensaient-ils,  si  la  reli- 
gion achevait  de  décliner! 

Les  conservateurs  et  le  Centre,  qui,  par  des  voies  différentes, 
voulaient  la  paix  religieuse,  montaient  à  la  façon  d'un  flux;  les 
nationaux-libéraux,  amoindris,  commençaient  de  refluer.  On  pul 
croire  un  iuhtant  qu'entre  le  Centre  et  les  conservateurs  allaient 


52 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


s'échanger  des  coquetteries.  Quelques  mois  auparavant,  des 
caricaturistes  s'étaient  amusés  à  portraiturer  les  chefs  du  Centre, 
se  postant,  les  pieds  dans  la  neige,  aux  portes  de  Canossa,pour 
épier  l'arrivée  des  prochains  pénitens.  Les  conservateurs  allaient- 
ils,  peut-être,  faire  acte  de  pénitens?  Mais  l'habitude  était  prise 
de  considérer  les  membres  du  Centre  comme  les  ennemis  de 
l'Empire;  comme  plus  traîtres  que  les  partisans  des  Stuarts  qui 
ne  voulaient,  eux,  qu'un  changement  de  dynastie;  comme  un 
péril  que  tout  homme  à  demi  intelligent  devait  prier  Dieu 
l'épargner  à  l'Allemagne  ;  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  comme 
un  cancer.  L'Allemagne  officielle  devait  sourire  au  Vatican  lui- 
même  avant  de  sourire  à  de  pareilles  gens. 

VII 

On  s'attardait  en  manèges  parlementaires;  on  mesurait  les 
courtoisies  que  le  Centre  méritait;  on  était  fatigué  de  brandir 
des  armes  et,  devant  le  Centre,  on  ne  voulait  pas  les  déposer  ;  on 
passait  le  temps  à  songer  à  l'Eglise,  et  à  ne  pas  vouloir  paraître 
y  songer,  à  chercher  des  solutions  qui  ne  paraîtraient  pas  des 
résipiscences  et  qui  pourtant  seraient  des  remèdes.  Le  Centre 
alors  intervenait,  et  suppliait  le  nouveau  Reichstag  de  penser 
au  peuple,  enfin,  et  d'y  penser  longuement.  A  l'encontre  de 
Sybel  et  de  certains  nationaux-libéraux  qui,  soucieux  unique- 
ment de  combattre  une  confession  religieuse,  avaient  prétendu 
entraver,  en  vue  même  de  ce  combat,  l'ascension  politique  des 
masses,  le  Centre  continuait  de  réclamer  pour  ces  masses  une 
autre  émancipation,  l'émancipation  économique.  Qu'il  y  eût  une 
question  sociale  et  même  qu'elle  fût  urgente,  Bismarck  le 
savait  bien,  son  familier  Wagener  lui  en  rebattait  les  oreilles  : 
«  L'Empire  allemand,  lui  criait-il,  s'est  laissé  dépasser,  au  point 
1  de  vue  social,  par  l'Angleterre,  par  le  Danemark,  par  l'Autriche, 
par  la  Suisse.  «Et  Bismarck  faisait  élaborer  certains  projets  de 
réforme,  pour  une  longue  échéance  ;  et  puis  il  les  trouvait  trop 
graves,  il  différait.  Il  avait  à  s'occuper  du  Culturkampf,  des  moyens 
de  le  poursuivre,  ou  bien  de  l'abréger.  Il  semblait  que  ce  malen- 
contreux Culturkampf  fût  plus  absorbant  pour  Bismarck,  qui 
incarnait  la  puissance,  que  pour  Windthorst,  qui  représentait 
les  victimes;  Windthorst  et  les  victimes  prenaient  le  temps 
d'étudier,  parallèlement  à  la  question  religieuse,  les  questions 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  53 

sociales.  Le  Congrès  de  Munich,  en  1876,  entendait  un  discours 
du  prêtre  Ratzinger  sur  le  mammonisme  et  le  Culturkampf.,  deux 
frères  jumeaux  :  Ratzinger  développait  les  principes  d'une  éco- 
nomie politique  qui  revendiquait  contre  les  prétentions  de  l'or, 
—  de  l'or  international,  —  les  droits  du  travailleur  ;  l'idéal 
social  qu'il  dessinait  trouvait  des  points  d'attache  dans  le  vieux 
passé  chrétien  de  l'Allemagne,  dont  en  ce  moment  même  l'his- 
torien Janssen,  un  autre  prêtre,  esquissait  le  glorieux  tableau. 

Et  voici  qu'à  peine  rassemblé,  le  nouveau  Reichstag  de 
1877  entendait  un  membre  du  Centre,  le  comte  Ferdinand  de 
Galen,  apporter  à  la  tribune  ce  qu'aucun  parti  n'avait  encore 
apporté,  un  projet  complet  de  législation  sociale.  Galen  accom- 
plissait ce  geste  comme  un  acte  de  dévotion  :  il  choisissait, 
pour  risquer  cet  éclat,  le  jour  du  19  mars;  ce  jour-là,  sur  les 
autels,  un  travailleur  de  Palestine,  Joseph,  est  honoré  comme 
saint,  et  même  comme  patron  de  l'Eglise  universelle.  Galen 
convia  le  Reichstag  à  s'occuper  enfin  de  la  triste  situation  éco- 
nomique des  travailleurs.  Il  demanda  qu'un  certain  nombre 
d'entre  eux,  librement  élus  par  leurs  camarades,  fussent  consultés 
par  le  gouvernement  sur  le  remède.  11  souhaita  des  lois  sociales 
sur  le  repos  du  dimanche,  sur  la  réglementation  de  l'apprentis- 
sage, sur  la  protection  des  ouvriers  de  fabrique,  sur  la  limi- 
tation des  heures  de  travail  pour  les  femmes  et  les  enfans,  sur 
l'institution  de  tribunaux  d'arbitrage  pour  le  règlement  des 
conflits  entre  le  capital  et  le  travail.  Les  nationaux-libéraux 
furent  ébahis.  «  Ce  sont  des  folies,»  criait  Lasker.  —  «On  croirait 
entendre  des  morceaux  de  chronique  du  moyen  âge,  »  s'exclamait 
Wehrenpfennig.  Le  ministre  Hofmann  trouvait  ce  programme 
très  somptueux,  mais  ajoutait  qu'avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  il  n'y  avait  rien  à  en  faire.  Et  M.  Bebel,  le  tribun  socia- 
liste, demandait,  sur  un  ton  de  persiflage,  si  tant  de  belles 
idées  remontaient  à  l'époque  théocratique  de  Grégoire  VII,  ou 
bien  à  l'ère  communiste  du  christianisme  primitif.  Windthorst 
répliqua  doucement,  sans  polémique,  sans  provocation  :  qu'on 
fît  une  enquête  parmi  les  ouvriers,  il  ne  demandait  rien  de 
plus.  L'adroit  stratège  les  convoquait  derrière  lui,  avec  lui,  pour 
interpeller  cette  Allemagne  qu'un  tout  récent  orgueil  industriel, 
succédant  à  l'orgueil  militaire,  risquait  d'aveugler  sur  l'exis- 
tence de  beaucoup  de  détresses.  La  superbe  morgue  de  l'Alle- 
magne bismarckienne  devait  entendre  la  voix  des  humbles  :  le 


54 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


Centre  le  voulait.  M.  Bebel  était  fort  gêné  ;  il  tenait,  lui  aussi, 
ne  fût-ce  que  pour  ses  électeurs,  à  déposer  quelque  motion  so- 
ciale ;  mais  en  groupant  tous  ses  coreligionnaires  politiques,  il 
n'arrivait  pas  au  cliiiïre  de  si i; natures  imposé  par  le  règle- 
ment du  IXeich^lag.  Alors,  coquettement,  Windthorst  vint  à 
lui,  et  quelques  signatures  du  Centre  s'alignèrent  sous  le  texte 
rédigé  par  M.  Bebel.  La  Commission  du  Reichstag  renvoya 
au  gouvernement,  pour  plus  ample  examen,  la  motion  de 
AI.  Bebel,  et  négligea  celle  du  Centre;  mais  peu  importait  à 
Windthorst.  On  pouvait  ensevelir  la  motion  Galen  dans  les 
carions  du  Parlement,  on  ne  pouvait  plus  l'effacer  de  la  mé- 
moire du  peuple  allemand.  Elle  avait  pris  place,  solennelle- 
ment, dans  le  programme  catholique  :  elle  avait  délînitivement 
consacré  la  compétence  du  Centre  eh  matière  sociale.  L'évêque 
Ketteler,  à  la  veille  d'être  surpris  par  la  mort,  grifTonnait  un 
brouillon  sur  l'attitude  des  catholiques  à  l'endroit  des  associa- 
tions socialistes;  le  chanoine Moufang  sollicitait  les  congressistes 
catholiques  de  Wurzbourg  de  déclarer  la  guerre  à  l'usure,  de 
la  combattre  par  la  création  de  certaines  caisses,  par  la  mise  en 
vigueur  de  certaines  lois,  par  la  construction  de  maisons 
ouvrières  que  leurs  locataires  pussent  aisément  acquérir.  Ainsi 
la  hantise  du  problème  social  survivait  à  l'assaut  même  des 
persécutions.  Elle  suscitait  aussi  dans  l'âme  d'un  vicaire  de 
Mayence,  Frédéric  Elz,  la  pensée  de  fonder  pour  les  employés 
de  magasins  des  groupemens  semblables  à  ceux  qui  existaient 
depuis  longtemps  pour  les  com pagnons  et  pour  les  paysans;  et 
dès  1877,  ces  associations  nouvelles  sortaient  de  terre,  arbris- 
seaux aventureux,  qui,  pour  naître  et  grandir,  choisissaient 
fièrement  Iheure  des  bourrasques. 

L'Etat  faisait  peser  sur  les  catholiques  un  ostracisme  raffiné, 
que  ne  tempérait  aucune  pitié;  mais  les  catholiques  savaient 
faire  bon  usage  de  cet  ostracisme  même.  Les  gestes  perpétuels 
de  protestation,  les  traînées  infinies  de  récriminations,  accen- 
tuent, plutôt  qu'ils  ne  la  réparent,  la  faiblesse  des  partis  qui  s'y 
abandonnent;  ce  n'est  pas  en  s'emprisonnant  dans  sa  mauvaise 
humeur  qu'on  parvient  à  la  victoire.  Les  catholiques  d'Alle- 
magne évitèrent  ce  péril;  ils  eurent  à  porter  beaucoup  de 
deuils,  mais  leur  deuil  ne  les  isola  pas  de  la  vie.  A  leur  actif 
travail  pour  le  relèvement  populaire,  ils  joignaient  un  autre 
rêve,  qui,  lui  aussi,  brava  les  rafales,  avec  audace  et  succès;  ils 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  55 

voulaient  ordonner  l'effort  de  leurs  savans.  En  face  de  ce  libé- 
ralisme qui  sur  les  lèvres  d'un  Sybel  s'affichait  comme  réaction- 
naire, il  leur  plut  de  fêter  le  centenaire  de  Goerres,  l'avocat 
des  peuples,  de  Goerres,  l'avocat  de  Dieu  ;  ils  le  fêtèrent  en 
fondant  une  société  de  savans,  dont  le  baron  de  Hertling,- 
M.  Cardauns,  M.  Julius  Bachem,  dressèrent  le  programme,  et 
qui  devait  aider  déjeunes  chercheurs  catholiques  à  se  faire  un 
nom  dans  la  science.  D'étranges  disgrâces  frappaient,  dans  l'en- 
seignement supérieur,  les  catholiques  notoires  :  il  devenait  fort 
malaisé  pour  eux  d'obtenir  des  chaires  importantes.  L'Académie 
de  Munster,  où  n'enseignaient  naguère  que  des  catholiques,  avait 
été  elle-même  ouverte,  en  1874,  à  des  professeurs  de  toutes 
confessions  :  un  tel  prestige  s'attache,  là-bas,  à  la  toque  des  pro- 
fesseurs, qu'il  déplaisait  à  l'État  prussien  d'en  coifTer  des  têtes 
d'ullramontains.  Mais  sous  les  auspices  de  la  Société  de  Goerres, 
les  catholiques  feraient  œuvre  de  science,  sans  attendre  pour 
cela  le  bon  plaisir  de  l'Etat.  Et  parmi  les  projets  qu'ils  déve- 
loppaient, figurait  celui  d'un  Dictionnaire  ctÉiat  qui  devait, 
en  face  des  contradictions  où  se  débattaient  leurs  ennemis 
nationaux-libéraux,  exposer  à  l'opinion  allemande  les  principes 
catholiques  sur  l'organisation  des  sociétés  humaines.  C'est  d'une 
certaine  conception  de  l'Etat  qu'étaient  partis  les  juristes  du 
Culturkampf  :  M.  Julius  Bachem  estimait  que  les  catholi((ues, 
pour  vaincre,  devaient  se  rendre  compte  à  eux-mêmes,  d'une 
façon  sereine  et  scientifique,  de  leurs  propres  idées  sur  le  droit 
public  et  sur  la  souveraineté  de  l'Etat.  En  face  de  livres  comme 
le  dictionnaire  de  Bluntschli  et  Brater,  allait  se  préparer,  len- 
tement, une  encylopédie  politique,  sans  cesse  remaniée,  sans 
cesse  rajeunie,  dans  laquelle  l'Etat  n'apparaîtrait  pas  comme 
une  fin  en  soi,  absolue,  détachée  de  Dieu,  mais  comme  un 
facteur  nécessaire  dans  le  grand  plan  divin.  L'heure  où  Sybel, 
absorbé  par  les  bagarres  de  la  politique  quotidienne,  visait  à 
contenir  et  à  limiter  les  libertés  populaires  de  crainte  qu'elles 
n'étayassent  la  liberté  de  l'Eglise,  était  celle-là  même  où  l'élite 
catholique,  s'évadant  de  ces  bagarres, planant  au-dessus  des  po- 
lémi([ues,  allait  évoquer  et  maîtriser,  dans  un  long  et  pacifique 
répertoire,  tous  les  problèmes  politiques,  économiques  et  so- 
ciaux. Il  semblait  que  la  Prusse  et  les  nationaux-libéraux, 
désormais  dénués  de  tout  principe  stable,  multipliassent  les 
expédiens  de  guerre,  pour  retenir  le  présent  qui  leur  échappait; 


5G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Église  et  le  Centre  s'approvisionnaient  de  science  politique, 
afin  de  s'assurer  l'avenir. 


VIII 

Les  laïques  se  montraient  audacieux  pour  entreprendre;  les 
prêtres,  audacieux  pour  souffrir;  ils  avaient,  les  uns  et  les  autres, 
une  volonté  de  courage,  qui  donnait  l'impression  de  l'inflexibi- 
lité. L'État,  de  toute  évidence,  s'était  mis  dans  une  impasse. 
L'idée  d'en  finir  avec  cette  lutte  religieuse  gagnait  chaque  jour 
quelques  adhérens.  Au  Landtag,  le  21  février  1877,  Dauzen- 
berg,  député  du  Centre,  constatait  cet  esprit  nouveau  :  il  citait 
le  national-libéral  Miquel,  comme  partisan  d'une  application 
aussi  restreinte  que  possible  des  lois  de  Mai  ;  il  prenait  acte,  se 
réjouissait,  n'esquissait  lui-même  aucune  concession.  Ses  col- 
lègues, au  cours  de  la  discussion  budgétaire,  énuméraient  les 
ruines  accumulées  par  le  Cultiirkampf,  protestaient  une  fois 
encore,  et  se  taisaient,  jusqu'à  ce  qu'une  occasion  nouvelle  leur 
fût  donnée  de  refaire,  pour  l'Allemagne  et  pour  l'Empereur, 
leur  irréfutable  réquisitoire.  Le  besoin  de  paix  suscitait  des 
bruits  de  paix  :  Ratibor,  l'ancien  «  catholique  d'État,  »  parlait  à 
Gontaut  d'une  entente  prochaine  ;  on  recontait  que  Schorlemer- 
Alst  y  travaillait.  A  croire  toutes  les  rumeurs  qui  circulaient, 
on  eût  dit  que  des  intentions  conciliantes,  écloses  un  peu 
partout,  se  tâtaient  entre  elles,  s'éprouvaient  mutuellement, 
avançaient  de  toutes  parts,  et  puis  reculaient  un  peu,  pour 
avancer  encore. 

Subitement,  à  la  chancellerie,  les  portes  claquèrent  :  Bis- 
marck voulait  s'en  aller.  Il  était  en  conflit  avec  Stosch,  chef  de 
l'amirauté:  l'Empereur  avait  refusé  la  démission  de  Stosch.  Bis- 
marck expédiait  la  sienne.  Il  sentait  qu'à  la  Cour,  on  travaillait 
de  plus  en  plus  activement  pour  la  paix,  et  cela  lui  déplai- 
sait. Toute  l'Allemagne,  voire  toute  l'Europe,  entendaient, 
aux  mois  de  mars  et  d'avril,  le  bruit  fait  par  ce  ministre  qui 
*  voulait  partir.  11  professait,  lui  aussi,  que  le  Cullurkampf  ne 
durerait  pas  toujours.  Les  Polonais,  le  Pape,  avaient  rendu  la 
guerre  inévitable,  mais  il  espérait  et  voulait,  lui  aussi,  la  terminer 
un  jour.  Il  en  donnait  l'assurance,  très  sincèrement,  à  Udo  de 
Slolberg;  mais,  encore  une  fois,  Theure  où  l'État  ferait  la 
paix,  les  conditions  que  l'État  y  mettrait,  devaient  être  fixées 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  57 

souverainement  par  Bismarck  lui-même  et  par  Bismarck  tout 
seul.  Il  ne  reconnaissait  qu'à  lui  seul,  dans  l'Etat,  le  droit  de 
parler  de  paix,  parce  que  ce  serait  à  lui  de  la  fixer,  à  lui  de 
l'imposer;  parce  que  ce  serait  à  lui  de  clore,  au  jour  qu'il  vou- 
drait, l'épisode  actuel  de  la  querelle  séculaire  entre  le  sacerdoce 
et  le  pouvoir  civil.  L'opinion  publique,  les  conservateurs,  la 
Cour,  semblaient  dès  maintenant  avoir  choisi  le  jour,  un  jour 
assez  proche.  Halte-là  :  Bismarck  n'était  pas  prêt;  l'on  pren- 
drait son  jour,  à  lui. 

D'urgence  il  mandait  Busch;  il  le  chargeait  de  certains  ré- 
quisitoires insolens,  impitoyables,  qui  sans  retard  devaient  pa- 
raître dans  les  Grenzboten.  Toute  une  histoire  de  complot  s'y 
déroulait.  Augusta,  reine  de  Prusse,  impératrice  d'Allemagne, 
était  la  principale  inculpée;  le  palais  des  Radziwill  était  l'endroit 
suspect  où  tous  les  complices  se  groupaient.  Et  Busch,  com- 
mandé par  Bismarck,  répandait  dans  la  presse  toutes  sortes  de 
cancans  sur  les  pourparlers  de  la  souveraine  avec  Dupanloup, 
avec  Mermillod,  avec  les  Ursulines,  avec  les  cercles  catho- 
liques du  Rhin;  sur  les  dispositions  ultramontaines  de  son  en- 
tourage, sur  les  amitiés  ultramontaines  qu'elle  avait  nouées 
avec  les  Radziwill,  et  avec  Gontaut-Biron.  Sa  fille,  la  grande- 
duchesse  de  Bade,  était  à  son  tour  visée  :  on  incriminait  ses  rap- 
ports avec  la  «  prêtraille  »  d'Alsace,  avec  certains  représentans  de 
l'orthodoxie  protestante,  experts  en  l'art  de  parvenir,  comme  le 
canoniste  Gefîcken.  Le  grand-duc  lui-même,  coupable  d'avoir 
disgracié  son  ministre  Jolly,  n'était  pas  épargné  :  à  Rome,  où 
il  avait  séjourné,  il  était  tombé  sous  l'influence  des  cardinaux... 
On  parlait  de  la  femme  de  Guillaume,  et  de  sa  fille,  et  de  son 
gendre,  comme  on  parlait  de  certains  fonctionnaires  dont  on 
demandait  la  tête  :  la  famille  impériale  tout  entière  était 
accusée  de  cléricalisme.  On  enveloppait  dans  la  même  suspi- 
cion les  protestans  croyans  de  la  Cour,  toute  cette  «  clique  » 
qui  déposait  son  poison  dans  la  Gazette  de  la  Croix;  on  livrait 
à  la  risée  du  peuple  allemand  ce  qu'on  appelait  la  «  bonbon- 
nière, »  toute  pleine  de  «  produits  Gazette  de  la  Croix  »  et 
de  «  confiture  des  Jésuites.  »  Tous  ces  faiseurs  de  complots, 
qu'ils  relevassent  du  Pape  ou  qu'ils  relevassent  de  Luther,  vou- 
laient aller  à  Canossa  :  c'était  l'un  de  leurs  crimes.  Bismarck, 
lui,  n'irait  pas;  il  trouvait  tout  de  suite  une  occasion  pour  le 
redire  à  l'Allemagne,  avec  fracas,  et,  plutôt  que  d'aller  un  jour 


58  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

à  Canossa,  il  courait  à  Varzin  finir  sa  vie.  Guillaume  le  rattrapait. 
Bismarck  consentait  à  rester  en  fonctions;  mais,  le  16  avril 
1877,  il  parlait  pour  un  «  long  voyage.  » 

Il  regarderait^  de  loin,  traîner  la  lutte  religieuse,  et  les 
désirs  de  paix  s'agiter  dans  le  vague  ;  et  rien  de  neuf  ne  se  pro- 
duirait, rien  de  décisif,  parce  qu'il  ne  serait  pas  là.  Il  laissait 
Falk  derrière  lui;  aucune  concession  à  l'Eglise  n'était  à 
craindre.  Chaque  fois  qu'on  se  plaignait  d'un  abus  ou  d'un 
excès,  Falk  répondait:  C'est  la  faute  aux  évêques;  ou  bien  :  C'est 
la  faute  aux  catholiques.  C'était  leur  faute,  d'après  lui,  si  le 
patron  d'une  paroisse  catholique  commettait  l'étrangeté  d'y  in- 
staller comme  curé  un  ecclésiastique  vieux-catholique;  leur 
faute,  encore,  si  certains  fonctionnaires  se  laissaient  aller  à  des 
intempérances  d'arbitraire,  dont  Virchow  lui-même  s'alarmait. 
Ne  léser  les  lois  pour  l'amour  de  personne,  et  moins  encore 
pour  l'amour  du  Centre  :  tel  était  le  programme  de  Falk.  Sa 
logique  se  faisait  toujours  plus  courte,  sa  poigne  toujours  plus 
rude.  On  revisera  les  lois,  disait-il,  lorsque  les  catholiques  s'y 
seront  soumis.  D'adoucissement,  même,  il  ne  voulait  pas  en- 
tendre parler  :  «Pour  que  le  gouvernement  entre  dans  celte  voie, 
signifiait-il  à  Schorlemer,  donnez-lui  la  preuve  que  la  suppres- 
sion de  certaines  duretés  et  de  certaines  misères  pourrait  mettre 
fm  à  toute  la  lutte.  »  Il  ajournait  toute  revision,  il  ajournait 
tout  tempérament,  et  ne  démentait  pas,  du  reste,  ceux  qui  cri- 
tiquaient la  dureté  des  lois.  Il  n'était  plus  personne,  ou  presque 
personne,  qui  en  fît  l'éloge  :  certaines  feuilles  écoutées,  comme 
la  Gazette  de  Silrsie,  surprises  et  presque  émues  par  la  fidélité 
du  clergé  à  la  hiérarchie,  assuraient  de  leur  pleine  estime,  avec 
quelques  circonlocutions,  ces  prêtres  que  Falk  qualiliait  de 
rebelles  ;  dans  les  propos  mêmes  de  Falk,  Kelteler  notait  le  sen- 
timent que  ((  par  les  voies  présentement  suivies,  l'Etat  n'arri- 
verait pas  au  but;  »  l'Etat  commençait  de  reconnaître  médiocres 
les  lois  que  l'Eglise  continuait  d'affirmer  mauvaises. 

Mais  l'Etat  n'obéissait-il  pas,  dès  lors,  à  une  poussée 
d'amour-propre,  plutôt  qu'au  souci  du  bien  public,  en  conti- 
nuant de  faire  soullrir  le  peuple  et  l'Eglise,  au  nom  de  ces  lois? 
Pourquoi  demandait-il  à  l'Eglise  de  s'incliner  aujourd'hui 
devant  une  législation  réputée  défectueuse,  et  que  demain  il 
consentirait  à  modifier?  Les  catholiques  répondaient  par  une 
autre  formule,  qui   semblait  faire  pendant  et  faire  échec  aux 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  59 

exigences  de  Falk  :  ce  711'il  nous  faut,  disaient-ils,  ce  n'est  pas 
la  revision  des  lois,  c'est  leur  suppression.  Les  curiosilis 
s'éveillaient,  à  la  fin  d'avril,  en  apprenant  (]ne  deux  person- 
nages de  la  cour  de  Munich,  Plistermeisler  et  BoniliarcU,  étaient 
à  Rome,  envoyés  par  la  reine  mère,  ou  mt^iiic  par  le  roi 
Louis  II,  et  cfue  peut-être  ils  y  négociaient  ;  on  cliuiliolait  beau- 
coup, et  puis  on  les  oubliait  :  ils  n'avaient  sans  doute  rioii  de- 
mandé pour  le  roi  de  Prusse,  et  certainement  n'avaient  rien 
obtenu  pour  lui.  Les  polémiques  de  tribune  et  de  presse 
n'avaient  d'autre  effe*  que  d'opposer  l'une  à  l'autre  deuxiulran- 
sigeances,  qui  l'une  et  l'autre  se  voulaient  invincibles. 

Le  14  mai,  dans  sa  retraite,  Bismarck  sautait  sur  sa  plume 
pour  féliciter  quelques  bourgeois  inoccupés  qui,  dans  la  petite 
ville  de  Hartzburg,  immortalisaient  par  un  monument  expia- 
toire le  cuisant  souvenir  de  Canossa.  il  leur  criait  merci, 
«  merci  pour  cette  marque  d'entente  et  d'encouragement  dans 
:a  lutte  contre  les  einpiétemens  dont,  aujourd'hui  encore,  la 
vie  allemande  était  menacée  par  la  suprématie  romaine.  »  Un 
poète  local,  tout  de  suite,  se  sentait  inspiré  :  «  Sur  toute  la 
terre  d'Allemagne,  chantait-il,  la  bande  noire  criait  :  Nous 
voulons  la  liberté,  nous  voulons  le  droit,  pour  la  race  humaine, 
les  femmes  surtout.  Mais  les  vents  de  Berlin  soufflent  dans  les 
frocs,  sur  les  corbeaux  tombe  le  faucon,  et  sur  le  fripon,  aussi, 
sur  le  fripon  par  excellence,  qui,  dans  l'armée  des  prêtres,  sert 
depuis  longtemps  comme  volontaire.  »  Le  faucon,  c'était  Falk, 
et  le  fripon,  c'était  'W^indthorst. 

Mais  là-bas  à  Rome,  en  ce  même  été,  survenaient  pour  le 
jubilé  de  Pie  IX,  pour  fêter  le  Pape  qu'on  réputait  hostile  à 
l'Empire,  tous  les  évêques  proscrits,  Melchers,  Brinkmann, 
Martin  ;  ils  y  retrouvaient  Ledochowski  :  ils  y  rencontraient 
Ketteler  ;  à  l'ombre  du  Vatican,  ils  tenaient,  tous  ensemble, 
une  façon  de  petit  concile,  pour  expédier  des  ordres  à  l'Eglise 
d'Allemagne,  En  jetant  hors  de  l'Empire  plusieurs  d'entre  eux, 
on  avait  décimé  leurs  réunions  annuelles  de  Fulda  ;  elles 
avaient  émigré  du  tombeau  de  saint  Boniface,  le  Germain,  vers 
le  tombeau  de  saint  Pierre,  le  Romain  :  c'était  là  le  succès 
du  Culturkampf .  De  Rome,  ils  invitaient  ceux  de  leurs  prêtres 
qui  recevaient  encore  quelque  traitement  de  l'Etat,  soit  à 
refuser  ces  sommes,  soit  à  déclarer  en  chaire  et  puis  à  faire 
savoir  au  pouvoir  civil,  qu'ils  n'acceptaient  pas  les  lois  de  Mai. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  Rome,  aussi,  ils  envoyaient  certaines  décisions  très  formelles, 
d'après  lesquelles  les  instituteurs  qui  se  passeraient  de  la 
mission  canonique  ou  donneraient  un  enseignement  hostile  à  la 
foi,  pourraient  être  exclus  des  sacremens.  De  Rome,  enfin,  ils 
démentaient  les  bruits  d'après  lesquels  Pie  IX  se  pliait  à  une 
conciliation.  Pie  IX  y  coupait  court  en  personne, par  l'origi- 
nale allocution  dans  laquelle  il  parlait  du  nouvel  Attila  et 
montrait  l'heureuse  influence  de  cet  autre  fléau  de  Dieu  sur 
le  réveil  de  l'énergie  catholique.  Alors  la  municipalité  de 
Munich  interdisait  les  processions  auxquelles  donnait  lieu  le 
jubilé  du  Pontife.  La  Gazette  Nationale  accusait  le  Vatican 
d'abrutir  l'humanité  et  proclamait  que  le  catholicisme  était 
inférieur  au  fétichisme  des  sauvages  d'Afrique;  la  Gazette  de 
Magdebourg  interpellait  la  Ravière,  encore  rattachée  par  des 
liens  diplomatiques  avec  le  chef  de  l'Eglise.  Après  les  journaux, 
les  juridictions  les  plus  hautes  de  la  Prusse  ripostaient  à  leur 
tour  :  le  tribunal  suprême  lui-même,  à  Rerlin,  rendait  un  arrêt 
pour  redire  que  les  instituteurs  donnaient  au  nom  de  l'Etat 
toutes  leurs  leçons,  même  celles  de  religion,  et  qu'ils  n'avaient 
besoin  d'aucune  estampille  d'Eglise.  La  colère  des  journaux,  la 
ténacité  des  tribunaux,  ne  troublaient  d'aucun  nuage  l'allégresse 
audacieuse,  altière  qu'inspiraient  à  Pie  IX  les  catholiques  d'Al- 
lemagne. 

Le  Vatican,  l'épiscopat,  le  Centre  ne  feraient  aucune  conces- 
sion pour  cesser  de  souffrir.  On  ne  tenait  pas  compte,  à  Rerlin, 
des  pétitions  catholiques  au  sujet  de  l'école;  on  semblait  y 
balayer,  sans  un  regard,  les  100000  signatures  recueillies  dans 
les  diocèses  westphaliens  et  rhénans,  les  158  000  signatures  que 
Rallestrera  rapportait  de  Silésie,  et  qui  toutes  réclamaient  que 
pour  l'enseignement  du  catéchisme  l'instituteur  tînt  du  curé 
sa  mission.  Alors  s'inaugurait,  pour  les  catholiques  de  Prusse, 
Père  des  grands  meetings;  ils  en  tinrent  à  Paderborn,  à 
Cologne,  en  août  et  octobre  1877.  C'étaient  d'immenses  mobili- 
sations du  peuple  croyant.  Windthorst  les  organisait  et  les  sou- 
tenait; un  prêtre  qui  devait  être  bientôt  l'un  des  historiens  du 
Cultiirkampf,  François-Xavier  Schulte,  maintenait  l'opinion 
en  haleine,  lorsque  'Windthorst  s'était  éloigné. 


BIS3IA.RCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  61 


IX 


Guillaume  était  atrocement  soucieux.  Il  souffrait,  comme 
roi,  de  cet  affront  permanent  qu'infligeaient,  à  la  législation  de 
Mai,  lEglise  de  Rome  et  une  partie  du  peuple  prussien.  Mais 
d'autre  part  il  gémissait,  comme  chrétien,  sur  la  prépondérance 
qu'avaient  prise,  dans  l'autre  Eglise,  dans  l'Eglise  évangélique 
de  Prusse,  les  courans  nationaux-libéraux.  L'élection  du  pré- 
dicateur Hossbach  par  une  paroisse  protestante  de  Berlin  soule- 
vait en  son  âme  une  sorte  d'angoisse  :  ce  prédicateur  était  connu 
pour  son  hostilité  à  l'orthodoxie.  Guillaume  souffrait  d'un  tel 
choix  comme  d'un  scandale,  il  écrivait  à  Roon,  à  Bismarck,  des 
messages  alarmés;  qu'allait  devenir  son  peuple?  qu'allait 
devenir  la  foi?  qu'allait  devenir  son  Dieu?  de  la  négation  du 
Christ,  n'arriverait-on  pas  un  jour,  demandait-il,  «  à  la  sup- 
pression de  Dieu,  comme  en  France?  »  Chacun  savait,  à  la  Cour 
et  dans  les  bureaux,  que  lorsqu'on  voulait  émouvoir  l'Em- 
pereur en  faveur  des  «  ultramon tains,  »  on  n'avait  qu'à  lui 
parler  de  certains  courans  libéraux  qui  se  déchaînaient  dans 
l'Église  protestante  :  l'été  de  1877,  durant  lequel  Bismarck  accla- 
mait encore  le  Culturkampf,  aggravait,  dans  la  conscience  de 
Guillaume,  la  satiété  que  le  Culturkampf  lui  inspirait.  «  Per- 
sonne n'a  été  content  du  Culturkampf,  déclarait  la  Gazelle  de 
r Allemagne  du  Nord,  et  si  le  désir  souvent  exprimé  de  le  voir 
finir  a  pris  une  insistance  particulière,  c'est  à  cause  des  élémens 
discutables  qui  s'y  mêlèrent,  et  qui  apportèrent  dans  cette  lutte 
des  tendances  discutables.  »  L'empereur  Guillaume  ne  voulait 
pas  capituler  devant  Rome  ;  mais  de  ces  «  élémens  discu- 
tables, »  il  commençait  à  en  avoir  assez.  Dans  les  groupemens 
d'action  qu'avaient  organisés  sur  le  Rhin  certains  nationaux- 
libéraux  pour  la  surveillance  des  fonctionnaires  catholiques,  un 
certain  Konitzer  s'était  longtemps  distingué  comme  un  déla- 
teur passionné.  Sa  réputation  succombait  en  août  1877  dans 
un  procès  infamant.  Guillaume  pardonnait  malaisément  au 
parti  national-libéral  de  pareilles  aventures. 

«  On  a  trop  libéralisé,  »  disait-il  en  octobre  au  prince  de 
Hohenlohe:  et  Hohenlohe,  toujours  halluciné  par  le  fantôme 
des  Jésuites,  les  soupçonnait  de  pousser  l'Empereur  dans  une 
voie  réactionnaire,   h' Association  protestante   allemande,  dan§ 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  congr^îs  ffiie,  ce  môme  mois,  elle  tenait  à  Berlin,  lançait,  au 
nom  des  prolestans  libéraux,  un  nouvel  appel  contre  l'ultra- 
montaiiisme;  mais  TE  npereur  la  délestait;  c'est  elle  qui  dans 
son  Église  détruisait  la  foi;  elle,  encore,  qui  découronnait  le 
Christ  de  sa  dignité  de  Dieu;  ce  n'est  pas  chez  elle  que  Guillaume 
irait  prendre  ses  conseils. 

Le  Landtag  reprenait  séance  en  novembre:  de  nouveau, 
les  orateurs  du  Centre,  lieereman  et  Dauzenberg,  Windthorst  et 
Pierre  Reichensperger  défilaient  à  la  tribune,  dressant  le  bilan 
de  cette  guerre  que  les  protestans  libéraux  rêvaient  de  conti- 
nuer. Et  Reichensperger  concluait:  «  S'il  est  trop  pénible  pour 
M.  Falk  de  rebrousser  chemin,  il  peut  encore,  pour  écarter  les 
rigueurs  et  les  maux  insoupçonnés  et  superflus  qu'il  a  provo- 
qués, rendre  un  service  à  TEtat  prussien:  qu'il  prie  Sa  Majesté 
de  lui  donner  un  successeur.  »  Le  Centre  considérait,  —  et  c'est 
de  quoi  bientôt  Bismarck  se  souviendra,  —  que  déjà  la  seule 
retraite  de  Falk  serait  un  prélude  d'accalmie. 

Ce  mot  de  Reichensperger  dessinait  l'histoire  future;  il  n'eût 
pas  tenu  à  Guillaume  qu'il  ne  se  réalisât  immédiatement.  La 
Gazette  de  la  Croix^  journal  de  ces  pieux  protestans  que  l'Em- 
pereur n'avait  jamais  cessé  d'aimer,  accusait  la  Prusse,  ou  peu 
s'en  fallait,  d'avoir  commis  le  péché  d'orgueil  :  «  Les  lois  de  Mai, 
y  lisait-on,  vinrent  à  une  époque  où  l'Etat  prussieia,  exalté  par 
ses  glorieuses  victoires,  eut  le  tort  pardonnable  de  trop  présu- 
mer de  son  omnipotence,  et  crut  pouvoir  jeter  daas  la  mer  de 
la  grande  politique,  comme  un  lest  inutile,  les  considérations  de 
prudence.  Cependant  un  grand  vaisseau  doit  aussi  compter  avec 
le  lest,  sinon  il  deviendrait  le  jouet  des  vagues.  » 

Les  mois  succédaient  aux  mois,  les  discours  aux  discours, 
les  articles  aux  articles;  le  travail  s'opérait  au  fond  des  âmes; 
mais  à  la  surface  du  royaume,  le  Culturkampf  sévissait  tou- 
jours. Le  pilote  du  «  grand  vaisseau  »  prolongeait  son  congé;  on 
l'attendait.  Les  bruits  les  plus  variés  couraient  à  son  sujet. 
Certains  craignaient  une  crise,  une  retraite  définitive.  D'autres 
prétendaient  qu'il  allait  se  rapprocher  des  conservateurs.  Kleist 
Retzow  demeurait  sceptique,  et  il  avait  raison.  Bismarck  laissait 
dire,  parlait  peu,  écrivait  moins  encore,  et  cherchait  les 
moyens  de  redevenir  le  maître,  le  vrai  maître,  d'être  l'homme 
qui  déciderait,  tout  seul,  si  sa  politique  des  précédentes  années 
devait  être  continuée,   ou   bien  changée,  si  la  législation  des 


BISMARCK.    ET    L  ÉPISCOPAT. 


63 


précédentes  années  devait  être  maintenue,  ou  bien  amendée,  ou 
même  détruite.  Car  détruire  son  œuvre,  soi-même,  parce  qu'on 
le  veut,  n'est-ce  pas  encore  commander  à  son  œuvre,  n'esl-ce 
pas  encore  être  le  maître?  Il  songea  que  Bennij^sen,  l'un  des 
chefs  du  parti  national-libéral,  l'avait  à  plusieurs  reprises 
soutenu,  avec  zèle  ;  il  prit  la  décision  d'appeler  Bennigsen  au 
pouvoir,  à  ses  côtés.  L'Empereur  trouvait  qu'on  avait  trop 
libéralisé;  le  chancelier,  lui,  voulait  libéraliser  plus  encore. 
L'orientation  théologique  de  l'Église  protestante  était,  pour 
lui,  le  moindre  des  soucis.  Il  considérait  Bennigsen  comme 
un  collaborateur  capable  d'être  un  serviteur:  cela  lui  suffisait. 
Il  renouait  avec  cet  homme  politique,  à  la  fin  de  décembre,  des 
pourparlers  très  sérieux  ;  il  ne  s'agissait  de  rien  de  moins  que 
de  chasser  Eulenburg  et  d'appeler  au  ministère  môme  de 
l'Intérieur  Bennigsen  en  personne,  ce  Bennigsen  qui  plus  tard, 
lorsque  la  Prusse  reviendra  sur  les  lois  de  Mai,  sera  leur  der- 
nier défenseur.  On  dirait,  peut-être,  que  ce  serait  une  bravade 
contre  le  peuple  qui  avait,  au  renouvellement  du  Reichstag, 
marchandé  sa  confiance  aux  nation  aux- libéraux;  une  bravade 
contre  le  souverain,  qui  était  d'humeur  à  leur  refuser  la 
sienne;  mais  qu'importait  à  Bismarck? 

Bennigsen  alléché  posait  des  conditions;  il  exigeait  que 
deux  au  moins  de  ses  amis  politiques  entrassent  dans  le  minis- 
tère. Mais  pendant  l'une  des  interruptions  que  subissaient  les  * 
pourpailers,  un  message  de  Guillaume  parvint  à  Bismarck:  en 
raison  de  «  l'allure  tranquille  et  conservatrice  »  qu'il  souhaitait 
à  son  gouvernement,  l'Empereur,  le  30  décembre  1877,  opposait 
aux  projets  bismarckiens  son  veto. 

Bennigsen  représentait  la  majorité  parlementaire  qui  avait 
dirigé  le  Culturkam/if  :  Bennigsen  prenant  le  pouvoir  à  côté  de 
Bismarck,  c'eût  été  le  raffermissement  de  cette  coalition  entre  le 
chancelier  et  les  nationaux-libéraux,  d'où  le  Cultarkampf  était 
sorti;  c'eût  été,  aux  dépens  de  l'Eglise  et  contre  l'Eglise,  le 
raffermissement  de  l'alliance  entre  la  raison  d'Etat  et  les 
«  élémens  discutables  »  du  Culturkampf.  La  raison  d'Etat, 
représentée  par  Bismarck,  devait  un  jour  mettre  un  terme  à 
cette  lutte  même  qu'elle  avait  commandée;  les  <«  élémens  dis- 
cutables, »  eux,  n'y  concevaient  d'autre  terme  que  la  mort  même 
de  l'Église  ennemie.  De  la  définition  même  de  ces  deux  forces 
alliées,  il  résultait  qu'un  jour,  elles  se  sépareraient,  que  l'une 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voudrait  continuer  de  lutter,  que  l'autre  voudrait  cesser.  L'ap- 
pel de  Bennigsen  au  pouvoir  aurait,  pour  un  temps,  renouvelé 
l'alliance,  mais  elle  était  tout  près  d'être  dénoncée;  lé  geste  de 
Guillaume,  et  bientôt  les  nécessités  économiques  de  l'Empire 
orienteraient  Bismarck  vers  d'autres  combinaisons  ;  l'ofîensive 
du  Cullurkam.'pf  allait  perdre  son  unité. 

X 

Mais  dans  ces  années  1876  et  4877  où  les  adversaires  du 
Cultiirkampf  national  commençaient  à  reprendre  confiance  dans 
l'avenir,  un  fait  s'était  produit,  que  Bismarck  considérait 
comme  un  succès  pour  les  partisans  d'un  Cultiirkampf  euro- 
péen :  les  élections,  en  France,  avaient  amené  la  Gauche  au 
pouvoir.  Depuis  plusieurs  années,  les  journaux  allemands  se 
plaignaient  que  la  France,  en  demeurant  en  dehors  du  Cultiir- 
kampf, violât  «  un  intérêt  supérieur  d'ordre  international;  »  ils 
s'apprêtaient  désormais  à  un  autre  langage. 

«  Ce  qui  les  frappe,  écrivait  Gontaut  à  Decazes  au  lendemain 
des  premières  élections  républicaines  de  1876,  c'est  la  défaite 
du  cléricalisme,  de  ce  spectre  noir  qu'ils  ont  toujours  devant 
les  yeux  et' que  les  hommes  d'Etat  allemands  s'efforcent  de 
représenter  comme  un  objet  d'épouvante,  aussi  bien  pour  les 
pays  étrangers  que  dans  leur  patrie.  »  La  Post  au  9  avril  1876 
écrivait:  «  Le  peuple  français,  en  se  décidant  pour  la  Répu- 
blique, n'a  que  deux  choix  à  faire  :  accepter  la  théocratie  papale 
ou  délivrer  la  nation  des  chaînes  dans  lesquelles  l'a  tenue  le 
clergé.  On  paraît  être  entré  dans  la  seconde  voie.  Cela  prépare 
une  communauté  d'idées  avec  l'Allemagne,  qui  peut  devenir 
une  paix  inébranlable  pour  la  France.  »  Quelques  jours  après, 
Thiers,  causant  avec  Hohenlohe,  émettait  l'idée,  —  presque  dans 
les  mêmes  termes,  —  que  la  communauté  d'intérêts  dans  la 
lutte  contre  l'ultramontanisme  offrait  une  garantie  pour  la 
durée  des  bons  rapports  entre  l'Allemagne  et  la  France. 

Cette  communauté  d'intérêts  qu'affirmait  Thiers,  et  que  pres- 
sentait aussi  Gambetta,  se  traduisit,  tout  de  suite,  par  certaines 
similitudes  de  langage,  très  continues,  très  frappantes,  entre  la 
presse  bismarckienne  et  les  journaux  français  qui  luttèrent 
en  1877  contre  le  16x\lai.  Gambetta  qui,  en  1874,  dans  une  lettre 
à  M"^  Edmond  Adam,  soupçonnait  Bismarck  d'entretenir  de  ses 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  65 

subsides  et  de  ses  conseils  perfides  le  cléricalisme  français,  était 
désormais  rassuré.  Ce  n'était  pas  seulement  la  gauche  française, 
c'était  l'Allemagne  bismarckienne  qui  accusait,  en  1877,  le  mi- 
nistère du  16  Mai  de  trop  s'intéresser  au  Pape  et  d'exposer  la 
France  à  des  périls  de  guerre.  «  Les  journaux  bismarckiens 
envoient  sur  Paris,  lisait-on  dans  la  Nouvelle  Presse  libre,  de 
Vienne,  ce  que  le  prince  de  Bismarck  appelle  des  jets  d'eau 
froide,  et  cet  appui  ne  manquera  pas  de  servir  aux  députés  de 
la  Gauche  de  recommandation  auprès  de  leurs  électeurs.  » 
Recommandation,  c'était  trop  dire  et  beaucoup  trop;  mais  du 
moins  les  députés  de  la  Gauche  trouvaient-ils  dans  ces  jour- 
naux certains  textes  dont  ils  pouvaient  conclure  que  les  cléri- 
caux, c'était  la  guerre,  et  que  la  République,  c'était  la  paix. 
Les  polémiques  de  presse  étaient  très  friandes  de  ces  textes.  La 
politique  extérieure  «  ultramontaine,  »  telle  que  la  concevaient 
les  Droites,  perdrait  la  France  ;  Gambetta  le  disait,  Bismarck 
aussi.  Et  puis,  de  l'hostilité  contre  une  telle  politique,  on  pas- 
sait, tout  de  suite,  à  l'idée  d'une  lutte  contre  Rome  :  «  Cette 
idée-là,  disait  Thiers  à  ses  amis  en  octobre  1876,  vous  est  in- 
spirée par  Bismarck,  qui  veut  broyer  la  Papauté,  le  seul  pouvoir 
qu'il  n'a  pas  réussi  à  avoir  en  main  en  Europe.  » 

Le  parallélisme  d'action  entre  la  presse  gambeltiste  et  la 
presse  bismarckienne  n'échappait  pas  à  Windthorst  :  d'après  ce 
qu'il  faisait  dire  à  Gontaut,  le  30  juin,  le  chef  du  Centre  savait 
u  sûrement  »  que  M.  Gambetta  était  en  communication  avec  la 
chancellerie  allemande.  Lord  Odo  Russell  et  les  autres  diplomates 
accrédités  à  Berlin  pensaient  de  même  (l).Ce  n'étaient  laque  des 
hypothèses,  qu'il  serait  peut-être  périlleux  de  considérer  dès 
maintenant  comme  acquises  à  l'histoire.  Mais  entre  le  chance- 
lier de  l'Empire  et  le  tribun  de  la  République  un  intermé- 
diaire survint,  Crispi. 

En  août  1877,  il  fit  un  séjour  à  Paris,  vit  Gambetta  (2)  et 
puis,  gagnant  Berlin,  y  demeura  près  de  Bismarck  jusqu'à  l'ou- 
verture de  la  période  électorale  française,  période  décisive,  à 

(1)  Gambetta  fréquente  trop  les  agens  de  Bismarck,  notait  au  même  moment 
M°"  Edmond  Adam  [Après  l'abandon  de  la  revanche,  p.  15).  Comparer,  même 
ouvrage,  p.  06,  les  curieux  propos  de  Girardin  à  M°"  Adam. 

(2)  D'après  le  récit  que  Gambetta  fit  à  M"*  Edmond  Adam  de  son  entretien 
avec  Crispi,  celui-ci  souleva  la  question  du  désarmement  général.  Bismarck  seul, 
répondait  Gambetta,  peut  imposer  ce  désarmement  (M°*  Edmond  Adam,  op.  cit., 
p.  29-31). 

TOME   III,   —   1911.  5 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laquelle  l'Allemagne,  ainsi  que  le  disait  à  Lefebvre  de  Béhaine 
un  homme  d'Etat  bavarois,  s'intéressait  beaucoup  plus  qu'à  la 
question  d'Orient. 

L'Empereur  s'effrayait  d'une  victoire  possible  de  Gambetta  : 
pour  lui,  c'était  le  radicalisme,  et  puis  la  revanche.  «  Rassurez- 
vous,  lui  disait  plus  tard  Hohenlohe;  Gambelta,  obligé  d'en- 
gager la  lutte  contre  les  cléricaux,  provoquerait  un  conflit 
autrement  considérable  que  notre  Culturkampf,  il  serait  donc 
trop  occupé  à  l'intérieur  pour  songer  à  nous  faire  la  guerre.  » 
Bismarck  et  Crispi,  d'ailleurs,  ne  demandaient  pas  à  l'Empereur 
son  avis  pour  travailler  aux  destinées  françaises.  «  On  affectait, 
écrit  M.  Hanotaux,  d'établir  entre  les  libéraux  de  tous  pays,  y 
compris  les  républicains  de  France,  une  entente  pour  la  lutte 
contre  Rome.  Bismarck  était  le  chef  imprévu  de  cette  combi- 
naison, et  Crispi  son  principal  lieutenant.  »  Et  Bismarck  et 
Crispi,  regardant  au  loin  la  France,  causaient  longuement.  Du 
fond  même  de  la  Scandinavie  s'élevait  une  voix  qui  sommait 
Bismarck  de  parler  net  à  la  France  :  c'était  celle  de  Biôrnstjerne 
Biôrnson  : 

Il  y  a  deux  camps  en  Europe,  écrivait-il.  L'un  a  son  quartier  général 
au  Vatican,  l'autre  à  Berlin.  L'un  envoie  sans  cesse  des  messages  et  des 
proclamations,  l'autre  se  tait.  Mais  ce  silence  est  regrettable.  Précisément 
avant  les  élections  françaises,  il  faudrait  que  le  prince  de  Bismarck  eût  dit 
formellement  et  publiquement,  devant  toute  l'Europe,  ce  que  seuls  l'Empe- 
reur allemand  et  son  chancelier  ont  l'autorité  pour  dire  :  «  La  victoire  des 
partis  appelés  conservateurs,  en  France,  est  une  victoire  ultramontaine  et 
c'est,  tôt  ou  tard,  une  lutte  avec  l'Allemagne,  qui,  ici,  a  une  mission  euro- 
péenne.» Je  sais  très  bien  qu'on  pourrait  qualifier  un  tel  langage  d'immix- 
tion dans  les  affaires  d'un  pays  voisin.  Mais  je  sais  aussi  que  cette  lutte  est 
menée  pour  des  idées,  et  les  idées  ne  connaissent  pas  de  frontières.  Que 
sans  une  telle  parole  Mac-Mahon  perde  la  partie,  c'est  possible.  Mais  il 
doit  la  perdre  de  telle  façon  que  ni  lui  ni  d'autres  n'aient  envie  de  recom- 
mencer. 

Biôrnstjerne  Biôrnson  voulait  ainsi  qu'au  nom  des  «  idées  » 
Berlin  signifiât  un  ordre  à  la  France  votante;  peu  s'en  fallait 
qu'il  n'accusât  Bismarck  de  manquer  de  brutalité  La  distance, 
ou  les  brouillards  du  Nord,  cachaient  à  cet  impérieux  agité 
l'action  réelle  du  chancelier.  Decazes,  lui,  qui  voyait  et  qui 
savait,  laissait  échapper  ce  mot  douloureux  :  «  M.  de  Bismarck 
se  mêle  trop  de  nos  affaires.  » 

A  Paris,  en  effet,  les  polémiques  de  certains  journaux  de 
gauche  inquiétaient  savamment  la  France  au  sujet  de  ce  qui  se 


BISMARCK  ET    l'ÉPISCOPAT.  67 

disait  à  Berlin,  au  sujet  de  ce  qui  s'y  dirait  si  demain  les 
«  ultramontains  »  de  France,  soupçonnés  de  vouloir  rétablir  le 
pouvoir  temporel,  sortaient  vainqueurs  de  la  crise.  A  Berlin, 
les  banquets  où  paradait  Crispi,  les  discours  où  Bennigsen  affir- 
mait la  solidarité  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie,  semblaient 
braver  la  France  «  ultramontaine,  »  dans  laquelle  Fltalie  voyait 
toujours  un  péril.  Manteuffel,  l'historien  Ranke,  envoyaient  à 
Thiers  des  télégrammes  pour  lui  souhailer  le  succès.  Le  6  sep- 
tembre, Bismarck,  donnant  ses  instructions  à  Hohenlohe,  qui 
s'en  retournait  à  Paris,  lui  disait  qu'avant  les  élections,  il  serait 
encore  nécessaire  que  l'Allemagne  se  montrât  un  peu  menaçante. 
Voyant  un  certain  nombre  de  nos  journaux  reproduire  ses  me- 
naces et  les  transformer  en  argumens  électoraux,  notre  vain- 
queur de  1871  se  flattait  de  peser  sur  nos  suffrages.  «  Lisez 
l'histoire  et  ses  tristes  leçons,  s'écriait  avec  une  grave  et  pessi- 
miste éloquence  le  duc  de  Broglie.  N'est-ce  pas  sur  l'Agora 
d'Athènes  mourante  qu'on  évoquait  le  fantôme  de  Philippe  de 
Macédoine?  N'est-ce  pas  dans  les  Diètes  de  Pologne  qu'on  se 
retournait  avant  de  voter,  pour  savoir  ce  que  pensaient  et  ce 
que  voulaient  les  ambassadeurs  de  Catherine?  » 

On  sait  la  suite  des  faits,  comment  Gambetta  devint  le 
maître,  comment  le  cléricalisme  devint  l'ennerni,  comment  une 
«  erreur  funeste,  pour  reprendre  les  expressions  de  Gabriel 
Charmes,  nous  entraîna  à  rompre  avec  l'allié  naturel  qu'était 
pour  la  France  le  catholicisme,  à  traiter  en  ennemi  le  culte 
qui  avait  été  le  drapeau  de  la  protestation  de  l'Alsace-Lorraine 
contre  la  conquête,  et  qui  restait  l'âme  des  particularismes 
allemands.  »  Le  prince  de  Hohenlohe,  ambassadeur  de  Bismarck, 
et  Henckel  de  Donnersmarck,  qui  renseignait  activement  le 
chancelier  sur  les  événemens  de  Paris,  applaudissaient  à  ce 
tardif  succès  du  C^///z<r/;(7m;;/ international.  Spuller,  lui,  sentait 
au  contraire  une  impression  de  cauchemar.  «  Ah  !  ma  chère 
amie,  disait-il  à  M"*  Edmond  Adam,  combien  de  fois  vous  ai-je 
dit  et  répété  de  ne  pas  applaudir  dans  les  discours  de  Gambetta 
ses  sorties  anticléricales  !  Vous  le  voyez  aujourd'hui  :  l'anticlé- 
ricalisme le  conduisait  à  Bismarck  et  Bismarck  à  lui.  L'anticlé- 
ricalisuie,  prenoz-y  garde,  il  est  prussien!  » 

C'en  était  donc  fait  de  ce  régime  clérical  sous  lequel  l'armée 
française,  au  dire  de  Henckel,  n'était  pas  autre  chose  que 
l'armée  des  soldats  du  Pape,  qui,  sur  un  ordre,  iraient  où  les 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jésuites  les  voudraient  mener,  c'est-à-dire,  peut-être,  à  une  croi- 
sade contre  l'Allemagne  (1).  Henckel  bientôt  parla  d'une  visite 
que  le  chef  des  Gauches  pourrait  rendre  au  chancelier  de 
l'Empire;  il  disait  à  Gambetta  :  «  Ce  n'est  que  dans  une  conver- 
sation que  vous  pourrez  asseoir  solidement  les  conditions  du 
rétablissement  d'un  régime  de  confiance  entre  nos  deux  pays  sur 
la  base  d'une  politique  commune  de  l'Allemagne  et  de  la  France 
contre  la  Papauté;  »  et  puis,  se  retournant  vers  Bismarck,  il  lui 
faisait  observer,  le  23  décembre  1877,  que  le  nouveau  gouverne- 
ment de  la  France,  en  choisissant  un  protestant  pour  le  mini- 
stère des  Affaires  étrangères  et  en  remplaçant  Gontaut,  montrait 
à  l'Allemagne  son  désir  d'entrer  en  bons  rapports,  Gontaut 
démissionnait,  en  effet,  à  la  veille  d'être  rappelé  :  Bismarck  l'ac- 
cusait, avec  ténacité,  d'avoir  donné  son  aide  aux  influences  de 
cour  qui  visaient  à  ralentir  la  persécution  religieuse  et  d'avoir, 
avec  l'appui  des  ultramontains,  accrédité  l'idée  que  l'Allemagne 
souhaitait  la  guerre.  Bismarck  depuis  deux  ans  voulait  qu'on  le 
débarrassât  de  ce  «  contre-ministère  »  que  formaient,  d'après 
lui,  l'Impératrice  et  Gontaut;  il  était  enfin  satisfait.  Henckel 
concluait  que  Gambetta  «  apporterait,  dans  leur  extension  la 
plus  large,  l'empressement  et  le  concours  de  la  France  pour 
une  politique  commune  de  l'Allemagne  et  de  la  France  contre 
Rome.  »  Le  Ctilturkampf,  expliquait  de  son  côté  Gambetta  à 
M"^  Edmond  Adam,  «  a  changé  les  principes  des  luttes  anticlé- 
ricales; il  en  a  fait  une  question  de  politique  européenne.  »  Sur 
les  lèvres  de  Gambetta,  de  celui-là  même  qui  devait  bientôt 
s'honorer  en  déclarant  que  l'anticléricalisme  nest  pas  un  article 
d'exportation,  semblaient  ainsi  voltiger,  en  une  fugitive  minute, 
des  propos  singulièrement  pareils  à  ceux  que  tenait  Bismarck, 
depuis  quatre  années,  sur  le  caractère  international  du  Cultur- 
kampf. 

Mais  si  l'idée  même  d'une  action  commune  de  l'Allemagne 
et  de  la  France  contre  Rome  avait,  en  1877,  la  saveur  d'une 
nouveauté,  très  peu  de  mois  suffiraient  pour  qu'elle  eût  la 
saveur  d'un  archaïsme.  Le  futur  cardinal  Vannutelli,  causant  à 

(1)  Il  est  intéressant  de  remarquer  que,  dès  1872,  une  brochure  signée  L.  G., 
imprimée  à  Mâcon  et  intitulée  La  Revanche,  brochure  «  distribuée  dans  les  cé- 
nacles démocratiques  et  les  loges  maçonniques,  »  combatlait  l'idée  de  revanche 
comme  étant  «  mise  en  avant  »  par  les  militaires  de  profession  et  par  les  «  cléri- 
caux, »  surtout  par  les  Pères  Jésuites.  (Henri  Galli,  Gambetta  et  V Alsace-Lorraine, 
p.  36,  Paris,  Pion,  1911). 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  69 

Bruxelles,  en  1876,  avec  son  collègue  le  baron  Baude,  lui  avait 
dit  :  «  Si  la  France  se  laissait  entraîner  à  l'imitation  de  la  poli- 
tique religieuse  appliquée  depuis  cinq  ans  en  Allemagne,  on 
verrait  JM.  de  Bismarck  en  profiter,  avec  son  habileté  ordinaire, 
pour  accélérer  son  évolution,  se  dégager  des  embarras  que  votre 
pays  commettrait  Terreur  d'assumer  à  sa  place,  et  rechercher,  à 
des  conditions  rendues  plus  accessibles  pour  lui  par  l'état  de 
la  France,  une  réconciliation  avec  le  Saint-Siège.  »  Il  advint,  en 
Allemagne,  après  1877,  ce  qu'avait  ainsi  prévu  Mgr  Vannutelli, 
ce  que  pronostiquait,  dès  1875,  le  prince  de  Hohenlohe  lui- 
même,  lorsqu'il  disait  à  Blowitz  :  «  Pour  aller  à  Ganossa, 
Bismarck  n'attend  que  l'anticléricalisme  français.  » 

En  janvier  1878,  Victor-Emmanuel  mourait;  le  futur  Fré- 
déric III,  qui  s'en  allait  à  Bome  pour  lui  rendre  les  derniers 
devoirs,  résistait  aux  instances  de  l'impératrice  Augusta,  et 
s'abstenait  d'aller  voir  le  Pape  :  l'Allemagne  continuait  de  ne 
plus  connaître  Pie  IX.  Mais,  un  mois  plus  tard.  Pie  IX  disparais- 
sait à  son  tour;  l'Allemagne  allait  recommencer  de  connaître  la 
Papauté;  et  tandis  que  la  presse  bismarckienne  célébrait  en 
France  Floquet  et  M.  Lockroy,  comme  des  héros  du  Culturkampf , 
l'imagination  de  Bismarck,  cédant  au  rêve  qu'elle  n'avait  jamais 
complètement  abandonné,  recommençait  d'aspirer  à  causer  avec 
Bome,  par-dessus  les  évêques,  par-dessus  le  Centre.  Se  passer  du 
Centre  pour  faire  la  paix,  ne  serait-ce  pas  encore  avoir  vaincu 
le  Centre?  Bismarck  palliera  sa  défaite  par  cette  illusion  de 
victoire  ;  Léon  XllI  sera  le  véritable  vainqueur. 

XI 

Les  luttes  avec  Pie  IX  avaient  été  pour  Bismarck  une  école; 
il  avait  appris,  à  cette  école  même,  ce  qu'était  l'Eglise.  En  se 
heurtant  à  ce  faible  vieillard,  à  cette  tête  découronnée,  il  avait 
reconnu  que  cette  puissance  spirituelle,  à  laquelle  il  prêtait  des 
airs  d'insurgée  parce  qu'elle  avait  refusé  de  se  confondre  avec 
lEtat,  n'était  pas  décidément  une  puissance  du  même  ordre  que 
celles  avec  lesquelles  il  avait  coutume  de  se  mesurer;  même 
frappée,  elle  gardait  encore  je  ne  sais  quoi  d'invincible;  même 
incarcérée,  elle  gardait  encore  quelque  chose  d'inviolable;  elle 
articulait  des  refus  d'obéissance  qui  démentaient  les  erreurs 
bismarckiennes    sur   la    valeur  de   la   loi;    elle    commettait  et 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ordonnait  des  récidives  qui  déroutaient  les  illusions  bismar- 
ckiennes  sur  la  vertu  de  la  force. 

Voyageant  à  Rome  en  1876,  le  vieux  maréchal  de  Moltke 
écrivait  avec  quelque  tristesse  :  «  La  Papauté  a  pour  elle  les 
femmes  de  tous  les  pays  catholiques  et  quelquefois  même  celles 
des  pays  protestans.  Le  sentiment,  l'imagination,  la  faiblesse 
d'esprit,  ce  sont  là  de  bien  puissans  auxiliaires;  nulle  force 
extérieure  n'est  capable  de  détruire  la  Papauté;  elle  a  déjà  sur- 
monté des  crises  plus  terribles  que  celle-ci.  »  Moltke,  pour  la 
première  fois  dans  sa  vie,  désespérait  que  l'Allemagne  fût  victo- 
rieuse ;  mais  pourquoi  la  victoire  se  refusait-elle  ainsi  à  l'Alle- 
magne? C'est  ce  qu'il  ne  comprenait  pas  encore.  Dédaigneux 
non  moins  qu'amer,  on  eût  dit,  à  l'entendre,  que  l'Allemagne  de 
Bismarck  et  de  Moltke  était  battue  par  les  femmes.  Ce  croyant 
de  la  force  clierchait  pour  les  déconvenues  de  la  force  une 
explication,  et  l'explication  se  dérobait.  11  fallait  que  le  fier 
«  germanisme  »  reconnût  et  acceptât  comme  un  fait  l'existence 
d'un  pouvoir  spirituel  susceptible  d'édifier,  dans  la  conscience 
de  chaque  citoyen  catholique,  des  retranchemens  imprévus, 
derrière  lesquels  elle  déjouait  Bismarck. 

Pie  IX,  naguère  souverain  d'un  Etat,  n'était  plus  que  le  pro- 
priétaire d'une  enclave;  mais  par  le  fait  même  de  ses  malheurs 
politiques,  il  était  devenu  absolument  intangible  pour  les  ven- 
geances terrestres;  et  cette  inaccessibilité  même  du  Pontife, 
bravant  en  Bismarck  l'homme  fort  et  le  héraut  des  droits  de  la 
force,  devenait  comme  le  symbole  d'une  autre  inaccessibilité, 
celle  du  monde  des  âmes;  elle  parachevait  encore,  dans  ce  per- 
sonnage historique  qu'est  le  Pape,  ces  traits  singuliers  et  gran- 
dioses qui  font  de  lui,  si  l'on  ose  ainsi  dire,  un  homme  repré- 
sentatif par  excellence,  l'homme  représentatif  d'un  certain 
monde  moral  existant  hors  de  portée  de  l'Etat,  au  delà  et  au- 
dessus  de  l'Etat,  monde  moral  où  s'évade  et  s'épanouit  l'auto- 
nomie des  consciences  fières  et  où  les  pénalités  frappant  les 
corps  n'ont  aucune  répercussion  consentie  ni  durable.  La  force 
matérielle,  triomphante  et  grisée,  oublie  volontiers  l'existence 
de  cet  autre  univers,  dans  lequel  voisinent,  jusqu'à  s'y  con- 
fondre, le  for  intime  de  l'homme  et  la  volonté  de  Dieu  :  volon- 
tiers ne  reconnaîtrait-elle  comme  réel  que  ce  qu'elle  peut 
toucher,  culbuter  et  broyer. 

Cette  môme  revue  :  les  Grenzboteii,  qui  SvOnnait  autrefois  les 


BISMARCK    ET    l'ÉPISCOPAT.  7'1 

fanfares  du  Cullurkampf,  publiait,  il  y  a  quelque  temps,  les 
Mémoires  d'un  ancien  ministre  prussien  de  l'Instruction  pu- 
blique, Bosse.  Il  parlait  du  chancelier  :  «  Bismarck  el  Falk, 
expliquait-il,  avaient  tenu  trop  peu  de  compte  de  l'immense 
puissance  que  possède  l'Eglise  catholique  sur  les  cœurs  des 
hommes;  et  vis-à-vis  de  ces  impondérables,  ils  avaient  attribué 
à  l'omnipotence  brutale  de  l'Etat  une  supériorité  victorieuse, 
qu'elle  n'avait  pas  et  ne  pouvait  pas  avoir.  Les  forces  profondes, 
réelles,  religieuses,  qui  agissent  dans  le  cœur  humain,  furent 
mésestimées  et  mises  de  côté  avec  un  aveuglement  qui  aujour- 
d'hui même,  pour  un  politicien  libéral,  paraît  à  peine  compré- 
hensible. » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Il  était  réservé  au  Pape,  ce  roi 
déchu,  de  décontenancer  Bismarck,  Moltke  et  Roon,  ces  trois 
familiers  de  la  victoire.  Bismarck  apprit,  au  jour  le  jour  du 
CuUurkampf,  que  sa  propre  puissance,  quelque  tremblement 
qu'elle  imprimât  à  l'Europe,  s'émoussait  contre  certaines 
bornes;  qu'elle  n'avait  pas  de  prise  sur  les  mystérieuses  décisions 
des  consciences,  non  moins  importantes  dans  la  destinée  des 
peuples  que  la  décision  des  armes;  et  que  Pie  IX,  qui  les  dic- 
tait, était  en  quelque  façon  plus  fort  que  lui. 

C'est  dans  son  contact  hostile  avec  l'Eglise  de  l'Infaillibi- 
lisme,  avec  l'Eglise  qu'il  disait  serve,  que  s'étaient  révélées  à 
ce  fils  de  la  Réforme,  à  ce  confesseur  de  1'  «  évangélisme  » 
prussien,  deux  forces  mystérieusement  vivaces  et  qu'il  ignorait 
jusque-là  :  la  souveraineté  spirituelle,  toute-puissante  sous  les 
dehors  de  la  faiblesse,  et  la  liberté  de  l'homme  intérieur, 
s'affirmant  avec  éclat  par  l'obéissance  volontaire  à  cette  débile 
souveraineté. 

Georges  Goyau. 


LEILA 


DERNIERE    PARTIE(l) 


XIII 

NUITS    ET    FLAMMES 


II 

A  six  heures,  elle  fit  sa  toilette.  Puis  elle  sonna  la  servante, 
et,  avec  une  hypocrisie  presque  inconsciente,  elle  lui  demanda 
si  Puria  était  loin.  Elle  savait  par  la  lettre  de  Massimo  que, 
de  Puria  à  Dasio,  il  y  avait  seulement  vingt  minutes  de  chemin. 
La  servante  répondit  qu'on  pouvait  aller  à  Puria  en  moins 
d'une  heure,  et,  sur  le  désir  exprimé  par  Lelia,  elle  lui  promit 
de  trouver  un  jeune  garçon  qui  la  conduirait. 

—  A  quelle  heure  Mademoiselle  se  propose-t-elle  de 
partir? 

—  A  sept  heures. 

Le  guide  fut  un  enfant  de  douze  ans,  aux  yeux  vifs  et  aux 
lèvres  obstinément  muettes.  Lelia  ne  réussit  à  lui  arracher  que 
des  monosyllabes.  D'ailleurs  il  suffisait  que  cet  enfant  connût 
le  chemin  de  Puria  et  celui  de  Dasio.  Tandis  qu'ils  montaient 
vers  Loggio,  elle  ne  regardait  ni  à  droite  ni  à  gauche.  Son  cœur 
palpitait,  un  peu  par  la  fatigue  de  l'ascension,  beaucoup  parce 
que  son  courage  commençait  à  faiblir.  Elle  s'arrêta  une  pre- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  févr'.er,  des  1"  et  15  mars,  des  1"  et  15  avril. 


LEILA. 


73 


mière  fois  à  l'endroit  où  le  sentier  fait  un  lacet,  au-dessus  de 
l'oratoire  de  San  Carlo  ;  et  elle  s'arrêta  une  seconde  fois,  lors- 
qu'elle eut  atteint  le  haut  de  la  montée,  à  l'endroit  où  le  sen- 
tier oblique  à  gauche  pour  descendre  dans  la  conque  du  Campo. 
De  là  se  découvre  soudain  à  l'excursionniste  toute  la  haute 
Valsolda  :  Loggio  baigné  dans  la  verdure,  la  courte  raie  blanche 
que  Drano  forme  au-dessus  de  Loggio,  Puria  accroché  au  flanc 
de  sa  montagne,  Castello  qui  couronne  un  éperon  de  roches 
taillées  à  pic  et  rongées  dans  le  bas  par  le  torrent,  et,  au  centre 
du  paysage,  beaucoup  plus  élevé  que  les  autres,  émergeant 
à  peine,  avec  son  clocher  et  ses  quelques  toits,  d'un  nid  de 
verdure  qu'abrite  l'énorme  bastion  de  dolomite,  le  village  de 
Dasio.  Lelia  se  fit  nommer  tous  ces  lieux  ;  puis  elle  s'assit  dans 
l'herbe  et  contempla  le  petit  clocher  jaunâtre  qui  se  dresse  là- 
haut,  sous  l'escarpement  des  roches.  Ensuite  son  regard  se  porta 
du  clocher  vers  les  crêtes  qui  le  dominent ,  y  chercha  cette 
pointe  de  dolomite  qui  ressemble  un  peu  à  celle  du  Summano, 
contemplée  par  Massimo  du  salon  de  la  Montanina,  pendant 
qu'elle  jouait  VAvett.  Elle  crut  l'apercevoir  entre  les  nuages,  au 
milieu  de  la  croupe  qui,  du  sommet  principal,  décline  vers 
l'est.  Et  son  cœur  se  gonfla  de  la  divine  musique  et  du  cri 
d'amour  : 

Or  sappi  che  brucio,  che  moro  di  te! 

Elle  réprima  son  émotion  et  se  remit  en  route.  Au  bas  de  la 
dernière  montée,  sur  le  pont  près  duquel  se  trouve  une  petite 
chapelle,  elle  dut  s'appuyer  un  instant  au  parapet,  épuisée,  trem- 
blante, ne  sachant  si  elle  pourrait  continuer.  En  passant,  elle 
regarda  à  l'intérieur  de  la  chapelle,  y  vit  des  statues  peintes,  une 
scène  de  la  Passion,  le  Crucifix,  la  Madeleine;  et  il  lui  sembla 
que,  s'il  n'y  avait  eu  là  que  le  Crucifix,  elle  se  serait  agenouillée 
avec  ferveur  et  aurait  prié. 

Arrivée  au  détour  où  vient  aboutir  le  sentier  de  Drano,  à 
deux  minutes  au-dessous  de  Dasio,  elle  s'assit  sur  le  premier 
degré  de  ce  sentier  et  elle  ordonna  à  son  jeune  guide  de  monter 
jusqu'à  l'hôtel  dont  le  nom  était  écrit  dans  son  cœur.  L'enfant 
devait  simplement  demander  si  M.  le  doct-eur  Alberti  était  chez 
lui,  et  rapporter  la  réponse.  Cette  réponse,  attendue  avec  une 
fébrile  vibration  de  tous  les  membres,  fut  que  M.  le  docteur 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'était  pas  chez  lui.  Alors  Lelia  se  couvrit  la  face  avec  les  deux 
mains  et  s'abîma  dans  ses  réflexions. 

Elle  réfléchit  longuement,  angoissée  de  se  sentir  seule, 
seule,  seule!  Puis,  découvrant  son  visage,  elle  envoya  de 
nouveau  le  jeune  garçon,  pour  demander  que  quelqu'un  de 
l'hôtel  voulût  bien  descendre  C'était  pour  elle  un  supplice  de 
s'informer  de  M.  Alberti;  mais,  puisqu'il  était  inévitable  de  le 
faire,  elle  aimait  mieux  que  ce  fût  dans  cet  endroit  solitaire 
plutôt  qu'à  l'hôtel,  où  peut-être  elle  serait  obligée  de  parler  en 
présence  de  nombreuses  personnes. 

Une  jeune  fille  vint,  habillée  à  la  mode  de  la  ville,  polie  et 
aff"able.  Lelia  sut  d'elle  que  M.  le  docteur  était  parti  deux  heures 
auparavant  à  Muzzaglio,  pour  voir  un  malade.  Il  avait  dit  qu'il 
serait  de  retour  à  dix  heures.  Or  neuf  heures  sonneraient 
bientôt.  Si  l'étrangère  désirait  aller  à  sa  rencontre,  elle  ne  pou- 
vait pas  se  tromper.  Elle  devait  prendre  par  le  Pian  di  Nava  et 
par  San  Rocco. 

—  Mademoiselle  pourra,  s'il  lui  plaît,  s'arrêter  au  Pian  di 
Nava,  qui  n'est  pas  même  à  un  quart  d'heure  d'ici.  M.  Alberti 
doit  nécessairement  y  passer. 

Et  la  jeune  fille  essaya  d'enseigner  le  chemin  au  petit  guide 
qui  ne  le  connaissait  pas.  Mais,  comme  celui-ci  avait  peine  à 
comprendre,  elle  s'offrit  à  guider  elle-même  l'étrangère,  la  con- 
duisit à  travers  le  pauvre  village  jusqu'au  lavoir  public,  la  mit 
sur  le  sentier. 

—  Dans  cinq  minutes,  ajouta-t-elle,  vous  serez  au  Pian  di  Nava. 
Lelia   paya   l'enfant,  le  renvoya  et  poursuivit  sa  route.  A 

l'endroit  où  le  sentier,  après  qu'on  a  dépassé  le  cimetière  et  le 
vallon  de  la  Terra  Morta,  grimpe  dans  la  prairie  creuse  que 
de  grands  châtaigniers  ombragent  sur  la  lisière  méridionale, 
elle  quitta  le  chemin  frayé,  s'écarta  vers  la  gauche,  dans  l'herbe, 
jusqu'à  l'un  des  premiers  arbres.  De  là,  elle  apercevait  toute 
la  courbe  du  sentier  qui,  après  avoir  traversé  la  prairie,  va  se 
perdre  dans  un  bois.  Elle  s'assit  par  terre  et  attendit,  les  yeux 
lixés  sur  le  bois. 

m 

Ce  matin-là,  Massimo  s'était  levé  au  petit  jour.  Il  n'avait 
presque  pas  dormi.  La  veille,  il  était  allé  à  Lugano  pour  y  louer 


LEILA.  75 

le  bateau  à  vapeur  qui  transporterait  de  Porto  Ceresio  à  Oria 
la  dépouille  moi  telle  de  Benedetto.  Depuis  que  cette  démarche 
était  accomplie,  l'approche  de  la  cérémonie  funèbre,  à  laquelle  il 
devait  prendre  part,  lui  causait  d'indicibles  angoisses.  La  mé- 
moire de  Benedetto  lui  restait  chère  et  sacrée,  et  il  aurait  été 
heureux  de  rendre  un  hommage  privé  à  l'ami,  au  maître;  mais 
l'hommage  public  signifiait  une  adhésion  à  des  croyances,  à 
des  idées  qui  n'étaient  plus  les  siennes.  Refuser  cet  hommage 
serait  presque  une  injure;  le  rendre  serait  presque  une  hypo- 
crisie. Benedetto  personnifiait  le  Credo  catholique  intégral,  la 
foi  inébranlable  en  l'Eglise,  l'obéissance  douce  et  humble  à 
l'Autorité.  Et  Massimo,  lui,  ne  croyait  plus. 

Il  avait  commencé  par  se  détacher  mentalement  de  Rome, 
par  se  persuader  que  le  catholicisme  romain  était  condamné  à 
mourir.  Puis,  très  vite,  il  s'était  détaché  aussi  du  Christ  divin  et 
ressuscité.  La  rapidité  de  cette  défection  n'était  d'ailleurs  qu'ap- 
parente. Depuis  longtemps,  le  seul  ascendant  des  obligations 
religieuses  imposées  par  l'Eglise  maintenait  debout  dans  son 
âme  les  croyances  chrétiennes  traditionnelles,  minées  toutefois 
à  la  base  par  l'action  d'une  critique  dont  l'imprégnaient  conti- 
nuellement ses  conversations  et  ses  lectures.  Une  fois  rejetée 
l'autorité  de  l'Eglise,  les  effets  de  cette  action  dissolvante  se 
révélaient  subitement.  Pour  lui,  désormais,  le  Christ  n'était  plus 
ni  divin  ni  ressuscité;  demain,  le  Dieu  personnel  s'écroulerait  à 
son  tour.  Le  premier  pas  dans  cette  voie,  c'est-à-dire  l'affran- 
chissement vis-à-vis  de  Rome,  lui  aurait  été  doux,  si  cette  rup- 
ture n'avait  pas  eu  pour  conséquence  de  l'obliger  à  rompre  en 
outre  avec  son  propre  passé  de  notoire  défenseur  de  la  foi 
catholique.  Mais  ce  qui  l'épouvantait,  c'était  de  s'abîmer  ensuite 
dans  l'agnosticisme,  et  il  en  éprouvait  un  tel  désespoir  que, 
parfois,  il  était  assailli  de  violens  et  fugitifs  accès  de  réac- 
tion. 

Pour  se  soustraire  à  ces  idées  obsédantes  et  aussi  à  son  lâche 
amour,  il  s'efforçait  de  ne  penser  qu'à  ses  malades,  étudiait  avec 
une  intense  application,  dans  ses  livres  de  médecine,  le  cas  de 
chacun  d'eux.  Le  montagnard  de  Muzzaglio,  qu'il  était  allé  voir 
ce  matin-là,  était  un  malheureux  qui^  par  suite  de  la  mauvaise 
conduite  de  sa  femme,  s'était  mis  à  boire,  et  qui  vivait  dans  une 
étable  avec  quatre  chèvres  et  avec  une  brebis,  à  demi  abruti  et 
dégoûtant  de  saleté.  Cet  homme  ne  descendait  à  Castello  et  à 


76 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Puria  que  pour  y  échanger  son  lait  contre  de  l'alcool.  Au  pays, 
on  l'appelait  «  le  sauvage.  »  11  était  convalescent  d'une  pneu- 
monie, et  Massimo  s'efforçait  par  tous  les  moyens  de  le  tirer  de 
son  abjection.  Aidé  par  deux  charitables  femmes  de  Dasio,  il 
l'avait  nettoyé  de  la  tête  aux  pieds,  l'avait  transporté  dans  une 
étable  vide,  —  car,  à  Muzzaglio,  il  n'y  a  que  des  étables,  —  et 
l'avait  installé  sur  une  couche  humaine.  Chaque  matin,  il  lui 
apportait  lui-même  des  œufs,  du  bouillon  et  le  peu  de  vin  dont 
il  était  impossible  de  le  priver.  Il  se  proposait  d'aller  voir  la 
femme  de  ce  malheureux  et  de  la  persuader  de  reprendre  son 
mari,  qu'elle  avait  chassé  de  la  maison  à  cause  de  ses  habitudes 
crapuleuses. 

Sorti  de  Ihôtel  dès  avant  sept  heures,  il  trouva  levé  son 
convalescent  de  Muzzaglio,  écouta  patiemment  les  interminables 
bavardages  de  la  petite  vieille  qui  le  gardait;  puis  il  visita  un 
enfant  menacé  de  l'appendicite;  et  enfin  il  reprit  le  chemin  de 
Dasio.  Il  s'arrêta  aux  pâturages  de  San  Rocco,  dernière  ver- 
dure qui  vient  mourir  contre  les  murailles  de  roche.  Un  trou- 
peau 'y  paissait,  et  le  continuel  tintement  des  sonnailles  cli- 
quetait sur  le  grondement  sourd  de  la  rivière  profonde.  Il 
s'assit  sur  l'herbe,  écoutant  ce  grondement  qui  lui  rappelait  la 
voix  du  Posina,  lorsque,  par  les  fenêtres  ouvertes,  à  la  Mon- 
tanina,  cette  voix  emplissait  sa  chambre.  Le  temps  était  gris; 
le  grondement  était  mélancolique,  et  mélancolique  aussi  le 
tintement  des  sonnailles  agitées  par  les  vaches  paissantes.  Ce 
grondement  lui  faisait  mal  ;  mais  c'était  un  mal  suave  auquel  il 
s'abandonnait  avec  complaisance,  l'esprit  vide  de  pensée. Quand 
il  se  remit  en  marche,  quelques  souvenirs  précis  de  Lelia  se 
représentèrent  à  sa  mémoire.  Alors  il  fit  halte,  regarda  fixe- 
ment, dans  le  bois,  une  touffe  de  cyclamens  fleuris  sur  le  bord 
du  sentier;  et  il  les  regarda  jusqu'à  ce  que  les  dangereuses 
images  eussent  repassé  le  seuil  de  la  mémoire  consciente.  Puis, 
à  pas  lents,  il  sortit  du  bois  de  châtaigniers  et  entra  dans  le 
Pian  di  Nava. 

Il  aperçut  tout  de  suite,  à  deux  cents  pas  devant  lui,  une  dame 
vêtue  d'une  robe  claire,  qui  était  assise  hors  du  sentier,  sur  le 
côté  le  plus  élevé  de  la  prairie.  Il  ne  fit  pas  attention  à  elle. 
Presque  tous  les  jours,  des  excursionnistes  de  Loggio  et  de  San 
Mamette  montaient  jusqu'à  Dasio.  Lorsqu'il  fut  arrivé  en  face  de 
la  dame,  elle  se  mit  debout.  Les  yeux  du  jeune  homme,  attirés 


LEILA.  77 

par  le  mouvement,  se  portèrent  vers  elle  ;  mais  il  ne  la  reconnut 
pas,  détourna  la  tête,  continua  de  marcher.  Elle  fît  un  pas  vers 
lui,  s'arrêta.  Il  s'arrêta  aussi,  la  regarda  de  nouveau.  Elle  était 
si  pâle,  si  bouleversée  qu'il  ne  l'aurait  pas  reconnue  encore,  si 
les  regards  de  cette  personne  ne  se  fussent  attachés  à  lui  avec 
une  fixité  étrange.  Il  eut  un  soupçon,  tressaillit,  resta  pétrifié. 
Elle  courba  la  tête,  chancela,  chercha  un  appui,  recula  d'un  pas 
vers  l'arbre  au  pied  duquel  elle  s'était  assise,  s'embarrassa  dans 
sa  robe,  porta  brusquement  la  main  en  arrière,  contre  le  tronc 
de  l'arbre;  et  elle  demeura  debout,  tète  basse.  Massimo  s'élança 
pour  la  soutenir,  puis  s'arrêta.  Il  voyait  bien  que  c'était  elle; 
mais  il  ne  pouvait  en  croire  ses  yeux.  Il  ôta  sottement  son  cha- 
peau, sans  savoir  ce  qu'il  faisait.  Elle  tourna  vers  lui  son  visage 
blême,  inondé  de  larmes,  et,  la  poitrine  haletante,  elle  le  regarda 
encore.  Ses  yeux  parlaient,  exprimaient  tant  d'amour,  tant  de 
douleur  !  Il  voyait,  et  il  ne  pouvait  croire.  Elle  avança  un  peu 
la  tête,  et  ses  lèvres  se  contractèrent  convulsivement,  pour  dire 
des  mots  qui  ne  furent  pas  prononcés.  Il  fît  un  effort  sur  lui- 
même  afin  de  se  persuader  qu'elle  avait  besoin  de  quelque  se- 
cours ou  de  quelque  renseignement,  comme  un  voyageur  quel- 
conque, et  qu'elle  avait  honte  d'être  obligée  de  s'adresser 
précisément  à  lui.  Mais  en  même  temps,  une  autre  explication 
lui  traversa  l'espril,  et  il  ne  douta  pas  une  seconde  que  cette 
explication  fût  la  bonne. 

—  Vous  êtes  ici  avec  Donna  Fedele  ?  demanda-t-il. 

Et  il  se  mit  aussitôt  sur  la  défensive.  C'était  sûrement  Donna 
Fedele  qui  avait  fait  cela,  qui  avait  convaincu  la  jeune  fille, 
qui  s'était  imposée  à  elle.  Il  ne  remarqua  pas  l'absurdité  d'une 
telle  hypothèse,  et  il  s'attacha  à  cette  apparence  de  vérité,  seul 
moyen  qui  lui  permît  de  comprendre  pourquoi  M"*  de  Camin 
était  là.  Mais  Lelia,  courbant  la  tête,  lui  fit  signe  que  non. 

—  Avec  votre  père,  alors  ?  insista  le  jeune  homme  de  plus 
en  plus  stupéfait,  et  ayant  conscience  de  supposer  une  chose 
impossible. 

Lelia,  le  visage  toujours  penché,  les  yeux  fichés  en  terre, 
lit  de  nouveau  signe  que  non. 

Enfin,  à  l'attitude  humble  et  honteuse  de  la  jeune  fille, 
il  entrevit  la  véritable  raison  de  ce  mystère,  commença  à  com- 
prendre les  élans  réprimés  qui  semblaient  la  porter  vers  lui. 
Mais  il  n'osa  pas  dire  un  mot,  faire  un  geste  qui  se  rapportassent 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  vérité  délicieuse.   Incliné  vers   elle,  presque   aveuglé   par 
l'émotion,  il  murmura  : 

—  Seule? 

Elle  ne  répondit  pas,  se  couvrit  la  face  avec  ses  paumes.  Il 
lui  saisit  les  poignets,  la  sentit  céder,  céder,  avec  une  fluidité 
d'abandon  qu'aucune  parole  n'aurait  pu  rendre.  Tout  à  coup,  les 
poignets  résistèrent.  11  ne  corrprit  pas  pourquoi,  tressaillit  de 
terreur.  Leiia,  en  se  dégageant,  jeta  un  regard  vers  le  sentier  par 
où  deux  douaniers  arrivaient,  et  une  légère  ombre  de  crainte 
effleura  son  visage.  Alors  il  comprit,  articula  quelques  phrases 
incohérentes,  auxquelles  il  s'efl'orça  de  donner  le  ton  de  l'in- 
différence; mais,  malgré  lui,  sa  voix  tremblait,  parce  que,  si  les 
mains  de  Lelia  ne  signifiaient  plus  Tamour,  ses  yeux  le  signi- 
fiaient encore,  fixes,  graves,  assombris  par  la  passion.  Les  doua- 
niers passés,  une  lueur  de  sourire  éclaira  le  visage  de  la  jeune 
fille,  et  ses  mains  eurent  un  mouvement  lent  pour  s'ofl"rir. 
Massimo  ressaisit  les  mains  glacées.  Elles  cédaient  toujours, 
mais  avec  plus  de  réserve  que  la  première  fois,  et  les  yeux 
conscieus  du  péril,  continuaient  à  observer  le  sentier.  Il  mur- 
mura d'autres  paroles  incohérentes,  lui  ofl"rit  le  bras;  mais  il 
n'osa  plus  prendre  la  main,  parce  que  des  gens  pouvaient  passer 
encore.  Et  il  serra  le  bras  qu'elle  lui  accorda  tout  de  suite,  le 
serra  si  tendrement  qu'elle  en  rougit. 

Heureuse  d'une  joie  ardente,  elle  était  redevenue  maîtresse 
d'elle-même,  tandis  que  le  jeune  homme,  pris  de  vertige,  ne 
savait  plus  ce  qu'il  faisait.  11  tourna  vers  Dasio.  Elle  ne  dit 
rien;  mais,  doucement,  délicieusement,  son  bras  prisonnier 
poussa  Massimo  dans  la  direction  contraire,  vers  le  bois.  Puis, 
sans  que  ses  yeux  cessassent  de  dire  :  «  Je  t'aime  !  je  t'aime  !  » 
elle  se  dégagea  peu  à  peu  de  l'étreinte,  se  mit  à  marcher  dans 
l'étroit  sentier  devant  lui.  Tous  les  trois  ou  quatre  pas,  elle 
tournait  la  tête  et  elle  le  regardait,  longuement,  silencieuse- 
ment. Parfois  la  douceur  de  son  regard,  d'abord  à  demi  voilé, 
s'enflammait  brusquement  d'un  feu  sombre;  et  alors  ses  yeux 
se  reportaient  sur  le  sentier,  comme  si  son  âme  eût  été  inca- 
pable d'endurer  un  feu  si  violent. 

Dans  le  bois,  ils  marchèrent  l'un  à  côté  de  l'autre.  Il  lui 
passa  un  bras  à  la  ceinture.  Elle  le  regarda,  le  regarda;  elle  in- 
clina son  visage  vers  lui,  qui  inclina  le  sien  vers  elle.  Les  lèvres 
muettes  s'ofl'rirent.  Le  baiser  fut  léger,  parce  qu'ils  avaient  tous 


LEILA.  79 

deux  le  senliment  confus  de  quelque  chose  d'auguste  qui  s'ac- 
complissait en  ce  moment-là,  de  quelque  chose  d'éternel  qui 
venait  de  commencer  avec  le  baiser  d'amour. 

—  Pour  jamais,  n'est-ce  pas?  dit-il,  éperdu,  reniant  par  ce 
mot  toutes  les  pensées  améres  qu'il  avait  eues  sur  elle. 

Elle  ne  répondit  qu'en  appuyant  passionnément  son  front 
sur  la  poitrine  de  l'aimé. 

Quand  ils  repassèrent  près  des  cyclamens  qu'il  avait  longue- 
ment contemplés  tout  à  l'heure,  il  en  cueillit  deux  pour  elle  et 
il  les  lui  offrit  avec  un  sourire.  Elle  baisa  la  main  qui  lui  pré- 
sentait les  fleurs,  et  elle  prononça  entin  ses  premières  paroles  : 

—  Pourquoi  riez-vous? 

La  voix  chère  lui  retentit  dans  l'âme.  Plus  que  jamais,  à 
l'entendre,  il  fut  certain  de  ne  pas  rêver,  et  plus  que  jamais  la 
réalité  lui  sembla  être  un  rêve.  11  ne  connaissait  de  cette  voix 
que  la  froideur,  l'ironie,  la  colère.  Les  trois  paroles,  en  soi  insi- 
gnifiantes, étaient  la  note  à  peine  touchée  de  la  quatrième  corde, 
la  note  douce  et  grave  d'une  corde  nouvelle  pour  lui,  et  qui 
transformait  la  sonorité  de  l'instrument  :  la  corde  de  l'amour. 
Massimo,  vaincu  par  cette  douceur,  fut  d'abord  incapable  de 
répondre  et  dut  attendre  quelques  minutes  pour  dire  comment 
le  bruit  du  torrent  avait  rappelé  à  sa  mémoire  la  Montanina, 
comment  il  s'était  obstiné  à  regarder  les  cyclamens  afin  de 
s'empêcher  de  revoir  mentalement  l'image  qui  lui  brûlait  le 
cœur.  Ce  récit,  qui  évoquait  la  souffrance  passée,  ralluma  dans 
les  yeux  de  Lelia  la  flamme  intérieure,  obscure  de  cette  divine 
obscurité  qui  dépasse  la  lumière.  Cette  flamme  s'éteignit  tandis 
qu'elle  disait  : 

—  Conduisez-moi  au  lieu  où  vous  avez  commencé  de  penser 
à  moi. 

Il  lui  suggéra  de  le  tutoyer,  la  pria  de  dire  :  «  Conduis- 
moi.  »  Avant  de  répondre,  elle  le  regarda  longuement;  puis  : 

—  Je  ne  peux  pas  encore,  murmura-t-elle. 

11  comprit  pourquoi  elle  ne  pouvait  pas,  en  lut  la  raison 
dans  ces  yeux  parlans.  Elle  avait  le  souvenir  trop  vif  de  sa 
cruelle  injustice. 

—  C'est  moi,  reprit-il,  ayant  soif  d'oublier  le  triste  Passé 
pour  le  Présent  délicieux,  c'est  moi  qui  dois  te  demander  par- 
don. 

Et    il   allait  expliquer    ces    étranges    paroles,   dire  tout   le 


80  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

remords  qu'il  éprouvait  de  l'avoir  jugée  indigne.  Mais  le  Passé 
ressuscita  si  rudement  dans  les  âmes  de  l'un  et  de  l'autre  que 
ni  Lelia  ni  Massimo  ne  purent  ouvrir  la  bouche,  l'un  pour 
protester,  l'autre  pour  s'expliquer.  Ils  cheminèrent  en  silence, 
n'échangèrent  pas  même  un  regard,  jusqu'aux  larges  prairies  de 
San  Rocco,  jusqu'au  grondement  de  la  rivière  profonde. 

—  C'est  ici,  dit  Massimo. 

Lelia  ferma  les  yeux  :  le  paysage  trop  différent  l'empê- 
chait de  retrouver  dans  cette  voix  profonde  les  souvenirs  du 
Posina.  Dès  qu'elle  ne  vit  plus  le  paysage,  elle  eut  la  sensation 
de  l'altitude  et  du  désert,  dans  cet  air  que  parfumaient  les 
maigres  et  pierreux  pâturages,  que  vivifiaient  les  tintemens  dis- 
persés des  sonnailles.  Ce  qui  lui  revint  à  l'esprit,  ce  fut,  non  la 
Montanina,  mais  cette  côte  sauvage  des  rhododendrons  où  elle 
avait  été  vaincue. 

Epuisée  par  l'émotion  et  par  la  fatigue,  elle  pâlit  soudain, 
fit  signe  qu'elle  désirait  se  reposer.  Massimo,  anxieux,  presque 
affolé  de  terreur,  l'installa  sur  l'herbe,  lui  prit  les  mains,  les 
lui  caressa.  Et  elle,  secouée  de  frissons,  le  visage  altéré  par 
des  mouvemens  convulsifs,  la  tête  penchée  comme  si  elle 
allait  défaillir,  le  regardait,  le  regardait.  Dans  ses  yeux  se  suc- 
cédaient de  douces  clartés  et  des  flammes  sombres.  Le  jeune 
homme  lui  offrit  de  descendre  au  torrent  pour  y  puiser  un  peu 
d'eau  dans  un  gobelet  de  métal;  et  déjà  il  faisait  un  geste  pour 
se  lever,  lorsqu'elle  lui  saisit  le  bras  à  deux  mains  et  le  retint 
presque  violemment.  Quelques  instans  après,  son  visage  et  sa 
personne  se  recomposèrent.  Elle  arrangea  ses  cheveux;  puis, 
ayant  pris  la  main  de  Massimo,  elle  dit,  en  considérant  la  paume 
de  cette  main  comme  si  elle  voulait  l'étudier  : 

—  Comment  avez-vous  fait  pour  me  pardonner  si  vite? 

—  Oh  !  moi... 

Et  la  demande  que  le  jeune  homme  avait  conçue  et  tue  depuis 
le  moment  oti  elle  lui  avait  avoué  qu'elle  était  seule,  s'échappa 
enfin  de  ses  lèvres  : 

—  Mais  toi? 

Elle  comprit,  sans  autre  explication.  Elle  lui  dit  qu'elle  n'était 
pas  en  état  de  parler,  mais  que,  s'il  voulait,  elle  lui  écrirait.  En 
réponse  à  une  question  de  lui,  elle  ajouta  qu'elle  était  arrivée  la 
veille  au  soir  et  qu'elle  avait  pris  une  chambre  à  San  Mamette. 
La  seule  chose  que  le  jeune  homme  osa  lui  demander  encore, 


LEILA.  81 

ce  fut  si  son  père  savait.  Elle  répondit  qu'il  n'y  avait  que  Donna 
Fedele  qui  sût,  et  qu'elle  avait  su  seulement  après  la  fuite. 
A  cette  déclaration  succéda  un  silence  que  troublaient  dans  le 
cœur  de  Massimo  diverses  incertitudes,  et  dans  le  cœur  de 
Lelia  le  chagrin  de  les  comprendre  et  de  ne  pas  connaître  le 
moyen  de  l'en  débarrasser  tout  de  suite.  Finalement  Massimo 
proposa  de  retourner  à  Dasio,  où  elle  pourrait  se  reposer,  se 
restaurer.  Elle  se  mit  en  chemin  comme  si  son  rôle  était,  non 
de  consentir,  mais  d'obéir,  et  que  dorénavant  elle  fût  une  chose 
à  lui. 

Ils  marchèrent  lentement,  elle  appuyée  à  son  bras,  sans 
prononcer  un  mot.  Il  commençait  à  se  préoccuper  des  commen- 
taires que  l'on  ferait  à  l'hôtel.  Désormais,  c'était  chose  réglée 
par  le  Destin  :  il  donnerait  à  Lelia  son  nom,  son  honneur,  sa 
vie;  mais,  quand  même  cela  n'eût  pas  été,  il  aurait  fait  tout  le 
possible,  afin  que  la  moindre  parole  malveillante  ne  pût  efûeurer 
celle  qui,  dans  un  élan  de  passion  et  de  remords,  était  venue  se 
jeter  entre  ses  bras.  A  un  certain  moment,  il  crut  voir  dans  les 
yeux  de  la  jeune  fille  qu'elle  était  affligée  de  ce  silence.  Ils  se 
trouvaient  alors  au  milieu  du  bois.  Il  dégagea  son  bras  de  celui 
de  Lelia,  attira  la  fine  taille,  amoureusement.  Elle  demanda, 
inquiète  : 

—  Ai- je  mal  fait? 
Massimo  l'élreignit  plus  fort  : 

—  Ma  chère  épouse  ! 

Elle  inclina  sa  tempe  sur  l'épaule  du  jeune  homme  et  chu- 
chota : 

—  Je  vous  ai  toujours  aimé,  toujours,  toujours! 

Il  dit  à  Lelia  qu'il  la  présenterait  à  l'hôtel  comme  sa  fiancée. 

—  Oui,  répondit-elle,  mais  à  cause  de  vous,  non  à  cause  de 
moi.  Tout  à  l'heure,  c'est  pour  vous  que  j'ai  eu  peur. 

Elle  voulait  dire  que  ce  qui  la  rendait  prudente  dans  ses 
démonstrations  d'amour,  c'était  le  souci  de  la  réputation  de 
Massimo,  non  de  la  sienne.  Dans  le  besoin  qu'elle  avait  de  s'hu- 
milier, elle  s'obstinait  à  lui  dire  «  vous,  »  et  Massimo  dut  s'y 
résigner.  Elle  lui  demanda,  avide  d'être  contredite,  si,  plus  tard, 
il  ne  se  repentirait  pas  de  l'avoir  présentée  ainsi.  Cependant 
ils  arrivaient  au  petit  vallon  qui  descend  du  Pian  di  Nava  vers 
la  Terra  Morta  et  vers  l'étroit  cimetière.  En  apercevant  l'église 
et  les  maisonnettes  de  Dasio,  blotties  dans  la  verdure  sous  les 

TOME    Ht.    —    1011  ,  6 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


colossales  falaises  de  dolomite  qui,  rune  tournée  au  midi, 
l'autre  au  couchant,  se  rejoignent  en  i'ormunt  un  angle  à  la 
brèche   du    Passo  Strctto,  inondée  de  lumière,  Lelia   s'arrêta. 

—  Pas  encore!  dit-elle. 

Mais  aussitôt  elle  se  repentit  de  cette  parole  comme  d'une 
désobéissance,  voulut  continuer,  malgré  l'aversion  que  lui  in- 
spirait l'hôtel,  malgré  son  désir  de  prolonger  le  plus  possible 
une  heure  si  douce.  Massimo  lui  accorda  une  halte  de  quelques 
minutes  :  pas  plus  de  quelques  minutes,  parce  qu'elle  était  très 
pâle.  Le  ciel  était  encore  couvert,  et  des  nuages  s'attardaient  sur 
les  crêtes  grises.  La  verdure  uniforme,  que  ne  diversitiait  aucune 
ombre,  les  tons  cendrés  du  paysage  étaient  comme  un  silence 
discret  de  la  nature  autour  de  ces  deux  âmes  si  pleines  l'une  de 
l'autre.  Lelia,  assise  dans  l'herbe,  contempla  un  moment  la 
beauté  voilée  des  choses  qui  se  recueillaient  dans   ce  silence. 

Quelques  gouttes  d'eau  commencèrent  à  tomber,  et  Massimo 
en  profita  pour  inviter  la  jeune  fille  à  se  remettre  en  route.  Le 
bruissement  presque  imperceptible  d'une  pluie  fine  les  accom- 
pagna jusqu'à  Dasio.  Lorsqu'ils  furent  entrés  dans  le  village, 
elle  devint,  pour  lui,  plus  prudente  que  lui,  ne  le  regarda  plus 
jusqu'au  seuil  de  l'hôtel;  mais,  dans  le  vestibule  un  peu  sombre, 
elle  ne  put  empêcher  ses  yeux  de  lui  jeter  un  éclair  chargé  de 
désirs.  Massimo,  logé  dans  le  vieux  bâtiment,  pria  l'hôtelière  de 
conduire  cette  demoiselle  dans  une  chambre  de  l'aile  neuve  : 
elle  ne  resterait  à  Dasio  que  quelques  heures,  et  il  fallait  prendre 
ses  ordres  pour  le  déjeuner  qu'on  lui  servirait  dans  sa  chambre. 
Tandis  qu'il  parlait,  le  facteur  du  télégraphe  se  présenta 
avec  une  dépêche  arrivée  par  le  bureau  de  San  Mamette.  Cette 
dépêche  était  le  télégramme  par  lequel  Donna  Fedele  rappe- 
lait à  Massimo  son  devoir  d'être  chrétien  et  honnête  homme. 
Après  l'avoir  lue,  il  la  mit  dans  sa  poche,  sans  rien  dire,  et  il 
quitta  la  jeune  fille,  alléguant  l'obligation  d'aller  à  Puria  voir 
quelques  malades.  Mais,  avant  de  partir,  il  monta  dans  sa 
chambre  et  y  écrivit  ce  billet,  qu'emporta  le  facteur  : 

«  Chère  amie  maternelle, 

«  Lelia  est  ici.  Peut-être  ne  méritais-je  pas  l'admonestation 
de  me  conduire  en  honnête  homme.  Veuillez,  je  vous  prie,  de- 
mander pour  moi  à  monsieur  de  Camin  la  main  de  sa  fille. 
«  Votre  Massimo.  » 


LEILA.  83 


IV 


Massimo  revint  de  Puria  deux  heures  après.  Pour  y  aller, 
il  avait  presque  couru.  Pour  en  revenir,  il  avait  cheminé  len- 
tement, et  il  n'avait  pas  môme  songé  à  regarder  la  pointe  de 
dolomite.  Il  lui  semblait  que  sa  tête  s'égarait,  tant  y  était 
confus  le  tumulte  des  sentimens  et  des  pensées.  Il  avait 
demandé  la  main  d'une  riche  héritière  sans  prendre  garde  à 
cette  richesse.  On  pouvait  le  soupçonner  d'avoir  attiré  la  jeune 
fille  à  Valsolda  dans  le  dessein  de  s'imposer  ensuite  comme  mari. 
Cela  lui  causait  une  telle  répugnance  que,  pour  ne  pas  être 
exposé  à  un  soupçon  si  injurieux,  il  était  tenté  de  renoncer  à 
son  bonheur.  Tantôt  il  se  proposait  de  parler  à  Lelia  de  ce  scru- 
pule, et  tantôt  il  se  disait  avec  épouvante  que  Lelia,  dans  l'ar- 
deur de  sa  passion,  ne  saurait  pas  le  comprendre,  qu'elle  lui 
reprocherait  d'aimer  peu,  de  n'avoir  pas  le  courage  d'affronter 
le  mépris  du  monde  comme  elle-même  l'avait  affronté.  Et  il  se 
tordait  les  mains,  en  proie  à  cette  terreur;  mais  ensuite  il  se 
disait  que  c'était  une  terreur  vaine,  que  cet  horrible  soupçon 
ne  viendrait  à  personne,  et  que,  si  le  soupçon  venait,  Lelia 
saurait  bien  le  dissiper. 

Il  arriva  à  l'hôtel  tout  moite  de  sueur,  et  cependant  pâle 
comme  un  cadavre.  On  lui  dit  que  Lelia  était  au  fond  du  jardin 
et  qu'elle  avait  demandé  s'il  était  revenu.  Alors  il  oublia  ses 
pensées  troubles,  rejoignit  la  jeune  fille  qui  était  assise  sous 
un  sapin,  près  d'un  bassin  où  gazouillait  un  jet  d'eau.  Cet  en- 
droit du  jardin  formait  une  sorte  de  terrasse  d'où  l'on  apercevait 
le  village  avec  ses  maisonnettes  enguirlandées  de  vignes,  et, 
dominant  les  maisonnettes,  plutôt  protectrice  que  menaçante, 
une  roche  colossale.  Un  peu  en  contre-bas  s'étendait  le  parvis 
de  l'église,  laquelle,  du  côté  du  Midi,  masquait  un  coin  de  la 
vue,  entre  la  vallée  qui  descend,  à  l'Ouest,  vers  le  glauque  miroir 
du  lac,  et  les  pentes  qui,  à  l'Est,  sont  escaladées  par  les  châ- 
taigneraies de  Drano  et  par  les  pâturages  de  Ranco,  jusqu'aux 
tragiques  escarpemens  dont  la  rencontre  avec  ceux  de  Dasio 
fait  angle  au  Passo  Stretto. 

Dès  qu'elle  aperçut  Massimo,  elle  se  leva.  Elle  tenait  une  lettre 
à  la  main.  Elle  lui  dit  qu'après  avoir  déjeuné  dans  sa  chambre  elle 
avait  écrit  cette  lettre.  Il  fit  un  geste  pour  la  prendre,  croyant 


84 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


que  c'était  celle  où  elle  devait  lui  dire  ce  qu'elle  n'avait  pu  lui 
expliquer  de  vive  voix  :  le  changement  advenu  dans  son  âme,  le 
pourquoi  et  le  comment  de  sa  résolution.  Mais,  avant  de  lui 
donner  la  lettre,  elle  lui  en  fit  lire  l'adresse  : 

Monsieur    Girolamo    de    Camin, 

à  Vélo  (TAsiico,  par  Vicence. 

11  retira  vite  la  main. 

—  Non,  non,  dit-elle.  Il  faut  que  vous  la  lisiez.  Je  vous 
prie  seulement  de  ne  pas  la  lire  en  ma  présence.  Vous  n'avez 
pas  déjeuné  encore?  Eh  bien  !  lisez-la  en  déjeunant.  Moi,  je  vais 
me  reposer  un  peu  dans  ma  chambre. 

Au  lieu  d'aller  déjeuner,  il  monta  chez  lui,  s'enferma  et 
lut  : 

«  Mon  père, 

u  Ce  que  j'ai  fait  et  ce  que  j'entends  faire  te  paraîtra  sans 
doute  fort  étrange.  Toutefois,  je  ne  doute  pas  d'obtenir  ton 
entière  approbation.  Je  te  demande  dès  maintenant  la  liberté 
à  laquelle  j'aurai  droit  dans  peu  de  mois.  Je  ne  puis  te  dire 
encore  l'usage  que  j'en  ferai;  mais  ce  que  je  puis  te  dire  et  ce 
que  je  te  dis  tout  de  suite,  c'est  que,  sur  mes  revenus,  je  ne  te 
demanderai  que  le  strict  nécessaire  pour  vivre  ici,  seule  et  mo- 
destement. Au  surplus,  tu  n'auras  aucun  compte  à  me  rendre. 
Pour  le  moment,  je  n'ai  besoin  de  rien.  Je  t'écrirai  de  nouveau, 
quand  il  y  aura  lieu.  Je  te  salue. 

«  Lelia.  » 

«  P.-S.  —  Si,  le  cas  échéant,  je  me  trouvais  obligée  de 
revenir  pour  quelques  jours,  j'accepterais  l'hospitalité  de 
M"*'  Vayla  de  Brea.  » 

Un  flot  de  joie  et  d'amour  gonfla  la  poitrine  du  jeune 
homme.  11  poussa  un  long  soupir  de  soulagement,  de  bonheur. 
«  Non,  non,  pensa-t-il,  elle  ne  doit  rien  recevoir  de  son  père!  » 
Comme  il  sentait  qu'elle  était  à  lui,  maintenant  que  la  richesse 
ne  s'interposait  plus  entre  eux!  Comme  il  était  impatient  de 
l'étreindre  sur  son  cœur  !  Mais  il  faudrait  qu'elle  écrivît  sans 


LEILA.  85 

retard  une  autre  lettre,  pour  déclarer  qu'elle  n'accepterait  rien, 
pas  un  centime. 

Ne  pouvant  résister  au  désir  de  lui  exprimer  à  l'instant  sa 
joie  et  sa  volonté,  il  se  précipita  dans  l'escalier  pour  courir 
chez  elle.  iMais,  avant  d'être  descendu,  il  réfléchit.  Entrer  dans 
la  chambre  de  la  jeune  fille  eût  été  une  inconvenance.  Il  irait 
donc  l'attendre  au  jardin.  La  petite  pluie  fine  avait  recom- 
mencé. Il  n'y  fit  pas  attention,  s'assit  sur  le  parapet,  à  l'endroit 
où  elle  s'était  assise.  Quelques  minutes  après,  elle  se  montra  à 
une  fenêtre,  l'aperçut,  se  hâta  de  descendre.  Il  ne  put  s'empêcher 
d'aller  à  sa  rencontre  jusqu'au  bas  de  l'escalier.  Il  savait  que 
dans  l'aile  neuve  de  l'hôtel  il  n'y  avait  pas  âme  vivante  en  ce 
moment-là  :  car  les  seuls  voyageurs  qui  y  fussent  logés,  — 
une  famille  milanaise,  —  étaient  partis  dès  l'aube  pour  une 
ascension. 

—  Comme  je  suis  heureux!  dit-il. 

Elle  s'abandonna  sur  la  poitrine  du  jeune  homme,  lui  en- 
laça ses  mains  derrière  le  cou,  murmura  : 

—  C'est  bien  ce  qu'il  fallait  écrire? 

Ils  allèrent  s'asseoir  à  l'abri  du  sapin,  et,  tandis  qu'il  lui 
parlait  à  voix  basse,  mais  avec  véhémence,  elle  se  taisait,  buvait 
les  paroles  ardentes  de  l'aimé.  Enfin  elle  dit  qu'elle  eût  pré- 
féré ne  pas  lui  être  à  charge,  mais  qu'elle  se  soumettait  de  bon 
cœur  à  son  désir  et  qu'elle  écrirait  une  autre  lettre  par  laquelle 
elle  renoncerait  à  recevoir  une  pension  quelconque. 

Ensuite,  quand  il  l'eut  informée  de  ce  qu'il  avait  demandé 
à  Donna  Fedele  de  faire  pour  lui,  elle  lui  apprit  que  Donna 
Fedele  devait  partir  d'un  moment  à  lautre  pour  Turin.  Ce  fut 
alors  seulement  que  Massimo  connut  une  partie  de  la  vérité 
douloureuse.  Il  en  fut  si  étonné,  si  affligé,  qu'il  exprima  le 
regret  de  n'avoir  pas  connu  à  temps  la  gravité  de  la  situation, 
parce  qu'il  aurait  offert  à*  la  malade  de  l'accompagner  dans  ce 
voyage.  Lelia  le  regarda.  Elle  n'osa  pas  traduire  sa  pensée  par 
des  paroles  qui  auraient  ofl"ensé  la  pudeur  de  l'égoïsme;  mais 
ses  yeux  dirent  clairement  :  «  Oublies-tu  que  nous  ne  serions 
pas  ici?  »  Il  comprit,  sourit,  renia  aussi  des  yeux  le  regret  gé- 
néreux qu'il  venait  d'exprimer.  Puis  ils  eurent  conscience 
d'avoir  cédé  l'un  et  l'autre  à  un  mouvement  de  l'àme  qui  les 
abaissait,  et  ils  s'abstinrent  de  reprendre  ce  discours. 

11  fallait  maintenant  qu'elle  écrivît  bien   vite  l'autre  lettre. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelle  y  mît  la  date  et  qu'elle  ajoutât  un  mot  pour  inviter  son 
père  à  répondre.  Elle  remonta  donc  dans  sa  chambre,  et  Mas- 
simo  alla  déjeuner. 

Pendant  qu'il  déjeunait,  la  famille  milanaise  rentra,  essouf- 
flée, fourbue,  suante,  avec  une  charge  de  fleurs  alpestres,  de 
cyclamens,  d'aconits,  de  fougères,  de  champignons,  de  fraises, 
de  fromages  de  chèvre  et  de  bouteilles  vides.  Il  n'y  avait  plus  à 
espérer  ni  tranquillité,  ni  liberté  pour  causer  dans  le  jardin. 
Lorsque  Lelia  revmt  avec  la  lettre,  Massimo  lui  proposa  de 
partir.  Elle,  qu  ennuyaient  déjà  ces  gêneurs,  se  hâta  d'accepter. 
Avant  de  mettre  son  chapeau,  elle  demanda  étourdiment  : 

—  Nous  reviendrons,  n'est-ce  pas? 

Il  la  regarda.  Elle  vit  qu'il  rougissait,  et  elle  rougit  aussi. 
Non,  elle  n'avait  pas  eu  l'intention  de  rester  à  Dasio  ce  soir-là; 
mais  elle  avait  cru  que  le  jeune  homme  lui  proposait  une  courte 
promenade  pour  échapper  à  cette  société  turbulente,  et  qu'ils 
redescendraient  plus  tard  à  San  Mamette.  Massimo  regarda  sa 
montre.  Il  était  trois  heures. 

—  Nous  prendrons  quatre  heures  pour  descendre,  dit-il. 
Contente,  elle    le   remercia   des  yeux.   Ils  partirent  dans  le 

soleil  et  dans  le  vent.  Une  brise  gaillarde  s'était  levée,  qui  trans- 
formait la  face  du  ciel  et  de  la  terre.  De  toutes  parts  le  bleu 
perçait  les  nuages.  Les  pâturages  de  Ranco,  les  châtaigneraies 
de  Drano,  les  crêtes  nues  et  tranchantes  resplendissaient;  le 
feuillage  huniide  s'agitait  et  luisait  autour  d'eux.  Le  couple, 
abandonnant  le  chemin  de  Puria,  s'était  engagé  sur  l'étroit  sen- 
tier, noyé  dans  la  verdure,  qui,  de  plateau  en  plateau,  à  travers 
des  roches  et  des  marais,  entre  de  petits  champs  et  des  côtes 
herbeuses,  serpente  et  s'égare  au  sein  riant  du  vallon  où 
chantent  et  obliquent  vers  le  Midi  les  eaux  venues  du  Passo 
Stretto.  Là,  le  sentier,  obliquant  avec  'elles,  grimpe  au  petit  pont 
de  pierre  qui,  jeté  de  bas  en  haut,  les  enjambe.  Ce  petit  pont 
d'aspect  rustiijue,  embrassé  par  les  ronces  et  par  les  arbustes 
qui  croissent  sur  l'une  et  l'autre  rive,  paraît  être  une  œuvre  de 
la  nature  plutôt  qu'une  œuvre  de  l'homme.  Avant  d'y  arriver,  le 
sentier  rase  un  creux  de  rocher  assez  grand  pour  contenir  deux 
ou  trois  personnes  qui  voudraient  s'y  abriter  contre  la  pluie.  Ce 
creux,  tourné  vers  le  Nord,  regarde  les  hauteurs  de  Dasio,  le 
val   du    Passo  Stretto,   l'amphithéâtre    de  roches  qui   domine 


LEILA.  0  / 

le  paysage.  Mnssimo  et  Lelia  s'y  installèrent  pour  se  reposer. 

—  Et  la  pointe  de  dolomite,  où  est-elle?  demanda  la  jeune 
fille. 

Massimo  la  considéra,  stupéfait.  Que  savait-elle  de  cette 
pointe  de  dolomite?  Elle  baissa  la  tête  et  se  tut.  Il  lui  prit  une 
main,  répéta  sa  question  avec  une  insistance  presque  anxieuse. 
Oui,  que  savait-elle? 

—  Je  voudrais  vous  répondre  parla  musique  de  Schumann, 
prononça-t-elle  tout  bas,  sans  relever  le  front,  et  y  mettre  toute 
mon  âme. 

Il  comprit  que  Donna  Fedele  avait  parlé,  serra  en  silence 
la  main  docile.  Puis  il  lui  montra,  en  face  d'eux,  sur  la  crête 
de  la  montagne,  la  petite  dent  inclinée  qui  mordait  le  ciel. 

—  Je  pensais  bien  que  c'était  celle-là,  dit-elle  ;  mais  l'aspect 
n'est  plus  le  même  quand  la  roche  se  détache  sur  un  étroit 
champ  de  ciel,  comme  on  la  voit  du  salon  de  la  ]\Iontanina. 

—  Tu  l'as  donc  cherchée?  demanda  Massimo,  pour  jouir  de 
la  réponse  attendue. 

Mais  il  se  punit  de  cette  joie  indiscrète  en  n'attendant  pas  la 
réponse,  et  il  posa  une  autre  question.  De  quelle  manière 
Donna  Fedele  avait-elle  rapporté  à  la  jeune  fille  les  paroles 
relatives  à  la  roche?  Lelia  baissa  de  nouveau  la  tête. 

—  J'ai  tout  lu,  murmura-t-elle. 

—  Toutes  mes  lettres? 

—  Oui,  toutes,  je  crois. 

Elle  connaissait  donc  le  jugement  sévère  qu'il  avait  porté 
sur  elle?  Cette  idée  rendit  d'abord  le  jeune  homme  muet;  puis 
il  demanda  : 

—  Et  tu  es  venue? 

—  Si  je  n'avais  pas  lu,  je  ne  serais  pas  venue. 

Il  tenait  encore  la  petite  main  si  douce.  Il  la  caressa,  la 
caressa  silencieusement,  comme  pour  effacer  de  cette  douce 
main  une  offense. 

. —  La  dernière,  reprit-elle,  je  l'ai  lue  au  milieu  des  rho- 
dodendrons de  la  Priaforà.  C'est  alors  que  j'ai  pris  ma  résolu- 
tion et  dressé  mon  plan. 

Elle  sourit  en  pensant  à  M""^  Betlina.  Massimo  n'eut  pas 
grand'peine  à  lui  arracher  le  récit  de  la  fuite.  Moitié  riant,  moitié 
frissonnant,  elle  raconta  les  machinations  des  prêtres  de  Vélo  et 
de  la  veuve  Fantuzzo,  avoua  ses  propres   hypocrisies,  fit  rire 


88 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Massimo  par  la  description  de  son  voyage  entre  Arsiero  et 
Vicence.  Elle  ne  prononça  pas  une  seule  fois  le  nom  de  son 
père. 

Tandis  qu'elle  parlait,  Massimo  fit  glisser  l'anneau  de  la 
main  prisonnière,  afin  de  le  regarder.  Dabord  le  doigt  résista, 
se  plia  pour  défendre  l'anneau;  et  le  jeune  homme  renonça  à 
le  prendre.  Alors  elle  regretta  d'avoir  résisté,  retira  elle-même 
l'anneau  de  son  doigt  et  l'offrit.  Massimo  y  lut  :  «  A  Leila.  » 
Il  pâlit,  se  rappelant  que  son  pauvre  ami  Andréa  lui  avait 
raconté  la  petite  querelle  qu'il  avait  eue  avec  sa  fiancée  pour  ce 
nom  de  Leila  et  le  cadeau  qui  en  avait  été  la  conséquence, 
11  rendit  l'anneau  à  la  jeune  fille,  sans  rien  dire,  et,  sans  rien 
dire,  il  lui  laissa  la  main  libre. 

—  Moi,  j'étais  méchante,  confessa- 1- elle  à  voix  basse;  mais 
lui,  il  était  si  bon  ! 

Dans  le  silence  qui  suivit,  le  grondement  sourd  du  torrent 
était  comme  'une  lamentation  sur  la  mort  de  ce  jeune  homme 
si  beau,  si  noble  de  cœur.  Massimo  reprit  la  main  de  Lelia. 

—  Son  père,  dit-il,  a  souhaité,  un  peu  avant  de  mourir,  que 
je  prisse  la  place  de  celui  qui  s'en  est  allé.  C'est  un  souhait  que 
le  fils  lui-même  a  sans  doute  mis  dans  le  cœur  paternel.  Nous 
ne  loublierons  jamais,  n'est-ce  pas,  ma  chérie  ?  jamais,  jamais, 
jusqu'à  la  mort.  Veux-tu  que  je  t'appelle  Leila,  en  mémoire  de 
lui? 

—  Oui,  répondit-elle,  émue. 

Et  ils  baisèrent  l'anneau,  l'un  après  l'autre. 

—  Vous  savez,  ajouta  la  jeune  fille;  il  me  parlait  souvent 
de  vous. 

Il  ne  répondit  point.  Ils  se  levèrent  ensemble,  d'un  tacite 
accord;  ils  franchirent  le  pont,  suivirent  le  sentier  qui  continue 
à  monter,  tantôt  s'allongeant  sur  la  côte  sinueuse  au  bas  de 
laquelle  résonne  le  torrent  profond,  tantôt  s'écartant  dans  de 
petits  vallons  ombreux  où  courent  des  ruisseaux.  Lelia  fut  la 
première  à  parler.  Tandis  qu'ils  traversaient  la  haute  prairie  où 
est  construite  une  chapelle  et  d'où  la  vue  s'étend  librement  sur 
les  montagnes,  sur  les  vallées  et  sur  le  lac  : 

—  Je  crains,  dit-elle,  d'être  trop  méchante  et  trop  étrange 
pour  vous. 

—  Lelia  l'était  peut-être,  répondit-il  en  souriant  ;  mais 
Leila  ne  l'est  plus. 


LEILA. 


89 


Elle  lui  prit  une  main  et  lui  dit  à  voix  basse  : 

—  Non.  Je  serai  toujours  Leila,  toujours  Leila.  Gomment 
voulez- vous  que  soit  Le.ilal 

—  Je  veux  qu'elle  soit  meilleure  que  moi,  répondit-il,  et  que 
sa  seule  étrangeté  soit  d'aimer  un  modeste  petit  médecin,  qui  ne 
peut  lui  offrir  qu'une  vie  pauvre  et  obscure. 

Elle  s'attacha  passionnément  à  son  bras  et  elle  lui  reprocha 
ce  qu'il  venait  de  dire  : 

—  Vous  devriez  laisser  aux  autres  ces  propos  vulgaires  ! 
Mais  à  peine  eut-elle    proféré   ces   paroles  hardies  qu'elle 

s'empourpra,  demanda  pardon. 

—  Nous  habiterons  ici,  n'est-il  pas  vrai? 

Massimo  lui  expliqua  que  ce  n'était  pas  encore  certain.  Il 
était  venu  à  Valsolda  avec  l'idée  de  concourir  pour  le  poste  de 
médecin  municipal  ;  mais,  si  ce  n'était  pas  lui  que  l'on  choi- 
sissait, il  ne  pourrait  s'établir  dans  le  pays  et  il  devrait  cher- 
cher un  poste  ailleurs. 

—  Demain,  ajouta-t-il,  j'irai  visiter  les  maires  des  villages. 

—  Demain?  s'écria-t-elle.  Alors,  demain,  je  ne  vous  verrai 
pas? 

—  Peut-être  oui,  peut-être  non.  Mais  Leila  doit  comprendre 
que,  jusqu'à  ce  que  les  réponses  soient  venues  de  Vélo  d'Astico, 
nous  ne  pourrons  plus  rester  ensemble  comme  nous  avons  fait 
aujourd'hui. 

Elle  s'attrista,  murmura  qu'elle  avait  peur  de  n'être  pas 
encore  tout  à  fait  Leila. 

Elle  aurait  voulu  prendre  tous  les  sentiers  qui  montaient, 
n'arriver  jamais  à  San  Mamette.  En  débouchant,  près  du  lavoir 
de  Drano,  sur  le  chemin  empierré  qui  mène  aux  pâturages  de 
Ranco,  elle  remarqua  qu'un  peu  plus  loin  ce  chemin  pénétrait 
dans  un  bois,  et  elle  voulut  l'explorer.  Tout,  dans  le  bois,  lui 
était  prétexte  à  s'attarder  :  une  de  ces  énormes  roches  qui  émer- 
gaient  de  l'ombre;  un  groupe  de  sveltes  acacias  perdus  au  mi- 
lieu des  châtaigniers  et  des  noyers;  un  vieil  arbre  monstrueux, 
patriarche  de  la  forêt;  un  coin  bleuâtre  du  lac  lointain,  aperçu 
entre  les  branches  et  inondé  de  soleil;  puis,  à  l'endroit  où  le 
chemin  monte  à  découvert,  les  majestueuses  parois  de  roche 
nue  qui  surplombent  Dasio,  et  la  petite  pointe  de  dolomite  in- 
clinée dans  le  ciel.  Visiblement  lasse,  elle  aurait  voulu  monter 
encore.  Massimo  ne  le  lui  permit  point. 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Leila  est  obéissante,  dit-elle  en  s'arrêtant. 

Elle  était  toujours  prête  à  gravir  les  raidillons  qui  s'en 
allaient  vers  la  montagne,  et,  aux  descentes,  elle  avait  besoin 
de  se  reposer  à  chaque  pas.  Ils  en  riaient  l'un  et  l'autre.  Près  de 
l'église  de  Loggio,  ils  prirent  le  senlier  de  Puria,  s'engagèren 
dans  le  vallon,  parvinrent  à  une  gorge  pleine  d'ombre,  que  res- 
serrent deux  escarpemens  boisés  et  que  barre,  dans  le  fond,  une 
paroi  de  roche.  Là,  ils  s'assirent  sur  l'herbe  d'une  petite  émi- 
nence,  près  d'une  cascade,  et  ils  y  passèrent  la  dernière  heure 
de  cette  inoubliable  journée. 

—  Il  me  vient  une  idée,  dit  Lelia.  Je  voudrais  un  miroir 
d'eau  pour  rajuster  mes  cheveux. 

Ils  descendirent  au  bord  de  la  rivière,  cherchèrent  et  trou- 
vèrent un  endroit  où  l'eau  s'étalait,  paisible.  Lelia,  souriante, 
pria  Massimo  de  s'éloigner  un  peu.  11  résista  un  moment,  puis  se 
soumit,  fit  quelques  pas  sur  le  sentier.  Bientôt  un  rire  argentin 
le  rappela.  Assise  sur  la  rive,  elle  avait  complètement  dénoué 
ses  magnifiques  cheveux  blonds,  oii  se  jouaient  le  soleil  et 
l'ombre.  Elle  avait  perdu  le  petit  ruban  qui  servait  à  les  atta- 
cher, ne  savait  plus  comment  faire,  s'amusait  de  sa  propre 
étourderie  et  de  son  propre  embarras.  Elle  avait  sur  les  genoux 
ses  peignes  d'écaillé,  et  elle  s'efforçait  de  tordre  avec  ses  deux 
mains,  sur  sa  nuque,  le  flot  lourd  de  sa  chevelure.  Dans  cette 
attitude,  elle  paraissait  plus  belle  encore,  semblait  être  la  nymphe 
de  la  cascade.  Gomme  Massimo  la  contemplait,  en  extase,  elle 
lui  dit  de  regarder  ailleurs  :  tant  qu'il  la  regarderait,  elle  ne 
pourrait  venir  à  bout  de  rien.  Mais  il  ne  pouvait  détacher  ses 
prunelles  des  ondes  soyeuses  qui  coulaient  sur  le  front,  voilaient 
un  peu  les  yeux  brillans  d'amour,  ruisselaient  sur  les  épaules 
jusqu'au  sein.  Oui,  elle  était  vraiment  la  nymphe  de  la  cascade, 
la  blonde  reine  de  ce  petit  royaume  de  roches,  d'eaux  et  de 
forêts. 

—  Demeurez  ainsi  I  s'écria-t-il,  avec  une  admiration  qui  lui 
fit  oublier  de  la  tutoyer. 

—  Oui-da?  répondit-elle  en  riant.  Et  que  dirait-on  de  vous, 
si  l'on  vous  voyait  avec  une  échevelée  de  cette  sorte? 

Elle  prit  le  parti  de  se  faire  deux  tresses  et  de  les  laisser 
pendre  sur  ses  épaules. 

—  Me  trouvez-vous  bien  ainsi?  demanda-t-elle  à  Massimo, 
les  yeux  rie\irs. 


LEILA.  91 

—  Tu  es  une  pure  poésie!  répondit-il,  enivré.  Mais  ne  te 
décideras-tu  pas  à  abandonner  ce  vous  cérémonieux? 

Elle  avoua  qu'il  lui  plaisait  beaucoup  de  dire  vous  et  de 
faire...  Elle  s'interrompit,  regarda  aux  environs,  n'y  aperçut 
personne,  lui  tendit  les  lèvres  et  murmura  : 

—  ...  comme  ceci  ! 

Il  était  temps  de  se  mettre  tout  de  bon  en  route  pour  San 
Mamette.  Ils  descendirent  h  pas  lenis,  parlant  peu,  gardant  une 
attitude  prudente.  Arrivés  à  l'église  paroissiale  qui,  blottie  sous 
une  roche,  semble  couver  les  toits  du  village,  ils  pénétrèrent 
dans  l'enclos  consacré.  Massimo  avait  résolu  de  la  quitter  en  cet 
endroit,  pour  remonter  ensuite  à  Muzzaglio  et  visiter  son  conva- 
lescent. Accoudés  au  petit  mur  d'enceinte,  ils  prirent  les  der- 
niers arrangemens  pour  le  lendemain.  11  ne  viendrait  pas  à  San 
Mamette,  ne  lui  donnerait  aucun  rendez-vous  ;  mais,  après  avoir 
parlé  aux  maires  des  villages,  il  lui  écrirait  dans  la  soirée. 

—  Une  longue  lettre,  je  vous  en  prie  !  dit-elle. 

Et  à  son  tour  elle  lui  promit  d'en  écrire  une,  qu'elle  remet- 
trait au  messager  du  jeune  homme.  Puis  elle  détacha  un  des 
deux  cyclamens  qu'elle  avait  épingles  sur  son  sein,  y  posa  ses 
lèvres  et  l'otlrit  à  Massimo. 

Des  gens  arrivaient  par  l'escalier  qui  relie  l'église  au  village. 
Massimo  cueillit  le  baiser  sur  la  fleur  et  s'éloiguapar  le  chemin 
montant. 


XIV 

LA  BLANCHE  DAME  DES  ROSES 


I 

Le  lendemain  matin,  Lelia,  levée  avant  l'aube,  s'assit  à  son 
bureau,  sans  prendre  même  le  temps  de  s'habiller,  et  elle  écrivit  : 

«  La  nuit  est  encore  profonde;  je  suis  très   lasse;  et  pour- 
tant il  ne  m'a  pas  été  possible  de  rester  au  lit.  Je  croyais  sentir 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  vous  vous  éloigniez  de  moi.  J'ai  besoin  d'être  avec  vous, 
de  vous  parler. 

«  Hier  soir,  entre  neuf  et  dix  heures,  je  suis  retournée  dans 
l'enclos  de  l'église,  juste  à  la  place  où  nous  nous  sommes 
quittés.  Il  pleuvait;  mais  je  n'ai  pas  fait  attention  à  la  pluie: 
je  n'avais  dans  l'esprit  que  vous.  J'ai  refait  par  la  pensée 
toutes  les  promenades  que  nous  avons  faites  ensemble,  surtout 
celle  du  bois,  aussitôt  après  notre  rencontre.  C'est  là  que  je 
voudrais  remonter  maintenant,  si  je  le  pouvais.  Je  crois  que  je 
retrouverais  exactement  la  place,  l'arbre  auprès  duquel  nous 
avons  passé.  En  repassant,  j'ai  cueilli  une  feuille  de  cet  arbre. 
Vous  ne  vous  en  êtes  pas  aperçu.  Cette  feuille,  je  la  couvre  de 
baisers.  Ah!  je  suis  encore  Lelia  !  Mais  je  serai  Leila,  je  vous 
le  promets! 

«  Aimez  aussi  Lelia.  Je  vous  écris  ce  que  jamais  je  n'aurais 
su  vous  dire.  Peut-être  me  méprisez- vous  déjà,  au  fond  de  votre 
cœur,  parce  que  je  suis  venue  à  vous  comme  une  folle  enfant. 
Vous  me  mépriserez  davantage  encore,  quand  vous  saurez  que, 
si  je  suis  venue,  ce  n'est  pas  pour  demander  quelque  chose  :  car 
je  ne  me  sens  le  droit  de  rien  demander.  Tout  ce  que  vous  ferez 
pour  moi,  pour  mon  honneur,  pour  mon  amour,  pour  ma  vie, 
je  le  recevrai  comme  un  don  gratuit.  Mais  n'allez  pas  croire  que 
j'aie  cédé  à  un  entraînement  soudain,  à  un  brusque  transport 
de  passion.  Môme  avant  votre  arrivée  à  la  Montanina,  je  v^ous 
aimais  sans  vous  connaître.  Le  soir  où  vous  êtes  arrivé,  je 
palpitais  en  écoutant  le  bruit  du  train  qui  vous  amenait.  Et  je 
me  suis  défendue  contre  cet  amour.  Pourquoi?  Par  orgueil. 
Plus  je  vous  ai  aimé,  plus  j'ai  été  mauvaise,  hautaine  et  cou- 
pable envers  vous.  Telle  est  la  vérité.  Tout  le  mal  que  vous  avez 
pensé  de  moi,  je  le  méritais.  C'est  pour  vous  dire  cela  que  je 
suis  venue,  et  aussi  pour  vous  dire  que  je  vous  aime  et  que  je 
me  remets  entre  vos  mains. 

«  Je  croyais  que  vous  me  repousseriez  comme  indigne.  En 
ce  cas,  je  me  serais  dit  :  «  Cela  est  juste.  »  Et  je  ne  me  serais 
pas  tuée  :  car  j'ai  donné  ma  parole  de  ne  pas  me  tuer.  Je  n'au- 
rais pas  pris  le  voile  :  car  je  n'ai  plus  la  foi.  Mais  vous  avez  été 
bon,  généreux.  Vous  avez  eu  pitié  de  cette  méchante,  de  cette 
orgueilleuse.  Vos  lèvres  m'ont  absous  de  mon  péché.  Vous  avez 
dit  :  «  Pour  toujours  !  »  Vous  avez  dit  :  «  Mon  épouse  !  »  Ce 
souvenir  sera  pour  moi  une  éternelle  ivresse.  Et  cependant  votre 


LEILA, 


93 


pitié  me  fait  peur:  je  tremble  de  vous  rendre  malheureux,  de 
ne  pas  savoir  tenir  ce  que  je  promets,  de  ne  pas  savoir  devenir 
vraiment  Leila.  Je  tremble,  parce  qu'il  y  a  en  moi  un  sang 
mauvais.  Si  je  n'avais  pas  de  sang  mauvais  dans  les  veines,  je 
n'aurais  pas  eu  l'adresse  de  tromper  mon  père,  de  tromper  ma 
dévouée  femme  de  chambre,  de  tromper  cette  pauvre  M"'  Bet- 
tina  qui  m'accompagnait  à  Yicence.  Et  je  les  ai  trompés  tous, 
jouant  la  comédie  avec  un  naturel  parfait,  et  sans  remords. 
Mais,  malgré  tout,  quand  j'imagine  que  vous  me  faites  vôtre  à 
jamais,  je  me  persuade  que  nul  croyant  n'adore  et  ne  sert  son 
Dieu  comme  je  saurais  vous  adorer  et  vous  servir. 

«  Je  ne  suis  plus  une  croyante,  moi.  Je  suis  une  créature 
de  passion,  non  de  raisonnement.  Il  m'est  impossible  de  vous 
faire  une  analyse  de  mes  sentimens  religieux.  J  ai  été  attachée 
de  toutes  mes  forces  à  la  religion  du  couvent,  quoiqu'elle  ne  me 
fût  pas  sympathique;  mais  j'avais  peur  du  vide.  Peut-être  vous 
souvient-il  de  mon  antipathie  contre  les  nouveautés  religieuses, 
contre  les  idées  qui  me  semblaient  bonnes  pour  démolir,  mais 
non  pour  édifier.  Tant  que  je  l'ai  pu,  j'ai  été  pour  la  religion  de 
l'archiprêtre  et  du  chapelain  de  Vélo.  Celle  même  de  M.  Mar- 
cello et  de  Donna  Fedele  ne  me  semblait  pas  assez  pure.  Ils 
parlaient  trop  de  l'Evangile,  comme  s'ils  avaient  eu  le  droit  de 
l'interpréter  eux-mêmes,  et  je  savais  bien  que  les  laïcs  n'ont  pas 
ce  droit.  Je  me  disais  :  «  Tout  ou  Rien  !  »  Aussi  longtemps  que 
je  l'ai  pu,  j'ai  accepté  Tout.  Puis,  quand  j'ai  connu  de  près  et 
^^l  à  l'œuvre  certaines  personnes  qui  incarnent  ce  Tout,  l'ar- 
chiprêtre, le  chapelain,  la  belle-sœur  de  Dom  Tita,  mon  père, 
Molesin,  ami  de  mon  père,  je  n'ai  plus  résisté  et  je  me  suis  dit  : 
Rien! 

«  Pourtant  le  Rien  ne  me  satisfait  guère;  et,  heureuse  que 
vous  vous  soyez  délivré  de  vos  anciennes  croyances,  de  vos 
idées  de  rénovation  catholique,  c'est  à  vous  que  je  demande 
une  foi.  Je  vous  demande  un  Dieu  que  je  puisse  adorer  dans 
les  bois  de  Dasio,  dans  le  ravin  de  la  cascade,  sur  les  eaux  du 
lac,  dans  une  chambre  nuptiale;  un  Dieu  qui  ne  m'impose  pas 
de  médiateurs  officiels,  qui  m'ordonne  seulement  d'aimer,  qui 
me  défende  seulement  de  haïr;  un  Dieu  qui  ne  me  torture  pas 
l'esprit  avec  des  dogmes  incompréhensibles,  qui  ne  m'ennuie 
pas  avec  des  pratiques  fastidieuses,  qui  ne  prétende  ni  m'allécher 
par  des  paradis,  ni  m'épou vanter  par  des  enfers. 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Demain,  vous  verrai-je?  Si  ma  chambre  avait  une  fenêtre 
sur  la  place,  je  crois  que  j'y  passerais  toute  la  journée  à  vous 
espérer.  Mais  ma  chambre  donne  sur  la  cour.  Ferai-je  mal,  si, 
dans  l'après-midi,  je  pars  de  San  Mamette  et  viens  m'asseoir 
sur  l'herbe,  en  face  de  la  cascade  ?  Ferai-je  mal,  si  je  m'arrête 
auprès  d'une  chapelle  à  demi  ruinée,  là  où,  du  sentier  qui 
commence  à  descendre,  on  découvre  soudain  la  vallée  entière, 
avec  les  roches  de  Dasio  et  la  pointe  de  dolomite?  Et  vous 
sera-t-il  incommode  dépasser  par  là,  quand  vous  irez  faire  visite 
à  vos  maires? 

«  Peut-être  Leila  ne  devrait-elle  pas  écrire  de  pareilles 
choses.  «  Pauvre  Leila  !  » 

Puis  elle  se  remit  au  lit  et  dormit  d'un  profond  sommeil,  du 
sommeil  de  la  fatigue  et  de  la  jeunesse.  Réveillée  lorsque  le 
soleil  était  déjà  haut,  elle  n'eut  pas  la  patience  d'attendre  le 
messager  du  jeune  homme,  et  elle  fit  porter  sa  lettre  à  Dasio 
par  le  gamin  qui,  la  veille,  lui  avait  servi  de  guide. 

Elle  ne  sortit  plus  de  sa  chambre  jusqu'à  deux  heures.  Elle 
passa  le  temps  à  regarder  les  montagnes,  le  lac,  les  nuages,  les 
alternances  de  la  lumière  et  de  l'ombre,  à  rêver,  à  écrire.  Elle 
écrivit  à  Donna  Fedele  pour  lui  dire  sa  joie  d'être  pardonnée  et 
aimée,  pour  s'excuser  encore  une  fois  d'être  partie  sans  l'avertir, 
pour  l'informer  de  ce  qu'elle  avait  signifié  à  son  père,  pour  la 
prier  de  donner  des  nouvelles  de  sa  santé.  Elle  adressa  cette 
lettre  au  Mauriziano  de  Turin,  parce  qu'elle  craignait  que  la 
destinataire  fût  déjà  partie  d'Arsiero.  A  deux  heures,  comme 
elle  sortait  pour  acheter  des  timbres-poste,  elle  rencontra  sur 
le  seuil  de  l'hôtel  le  messager  qui  lui  apportait  la  lettre  de  Mas- 
simo.  Elle  la  cacha  dans  son  sein  et  alla  chercher  les  timbres, 
heureuse  de  ce  contact  mystérieux,  désireuse  d'en  jouir  long- 
temps avant  de  lire  la  lettre.  Un  quart  d'heure  après,  rentrée 
dans  sa  chambre,  elle  porta  l'enveloppe  à  ses  lèvres,  l'ouvrit 
d'une  main  tremblante.  Massimo  écrivait  : 

«  Pour  moi,  ô  Leila,  la  journée  d'hier  a  été  un  tel  rêve  que 
votre  lettre  d'aujourd'hui,  infiniment  douce,  me  comblerait 
d'allégresse  par  cela  seulement  qu'elle  me  prouve  la  réalité  de 
ces  heures  divines.  Et  c'est  sous  forme  réelle  aussi  qu'hier  soir, 
en  allant  à  xMuzzaglio,  j'ai  revu  le  petit  bois  où  une  minute  a 


LEILA. 


95 


suffi  pour  anéantir  toutes  les  amertumes,  toutes  les  douleurs  du 
passé. 

«  En  cette  minute  délicieuse,  vous  étiez  encore  pour  moi 
Lelia.  N'offensez  plus,  je  vous  prie,  par  des  accusations  la  mé- 
moire de  Lelia;  vous  m'offenseriez  moi  même.  Ne  parlez  plus 
de  ma  bonté,  moins  encore  de  ma  générosité;  n'appelez  plus 
pitié  le  sentiment  que  vous  m'avez  inspiré,  la  première  fois  que 
je  vous  ai  vue,  sentiment  que  j'ai  d'abord  combattu,  moi  aussi. 
Ne  dites  plus  cette  chose  horrible,  qui  ne  m'est  jamais  venue  à 
l'esprit  :  à  savoir  que  je  pourrais  mépriser  la  femme  capable 
d'un  tel  miracle  d'amour  et  d'humilité.  Et  moi,  à  mon  tour,  je 
ne  vous  dirai  pas  mes  fautes,  le  jugement  égoïste  et  présomp- 
tueux que  j'ai  porté  sur  vous.  Je  vous  dirai  seulement  que  mon 
amour  m'emplit  et  m'émeut  l'àme,  non  plus  comme  faisait  la 
musique  de  ÏAve^i,  mais  comme  une  grande  voix  d'orgue, 
comme  une  musique  sublime  qui  ferait  trembler,  qui  ferait 
pleurer,  qui  ferait  rêver  à  des  choses  éternelles. 

«  Une  foi,  ma  chérie,  nous  la  chercherons  ensemble.  Je  me 
rappelle  votre  antipathie  pour  mes  maîtres  et  pour  mes  iaées. 
J'ai  cru  alors  qu'elle  n'était  qu'une  forme  indirecte  de  1  anti- 
pathie que  vous  éprouviez  pour  ma  personne:  car  je  doutais 
que  vous  connussiez  mes  maîtres  et  mes  idées.  Aujourd'tiui,  je 
comprends  les  raisons  de  votre  sentiment  ;  mais,  pardonnez-moi, 
ce  doute  me  reste.  Les  idées  qui  me  furent  si  chères,  pour  les- 
quelles j'ai  combattu  et  pâti,  me  permettraient  d'adorer  Dieu 
dans  les  bois  de  Dasio  et  dans  le  ravin  de  la  cascade,  en  face  de 
la  pointe  de  dolomite  et  dans  une  chambre  nuptiale.  Elles  me 
feraient  accepter  sans  torture  des  dogmes  incompréhensibles, 
observer  sans  ennui  des  pratiques  imposées.  Vous  avez  su  par 
mes  lettres  quel  est  le  présent  état  de  mon  âme  relativement  à 
ces  idées.  Si  elles  se  sont  détruites  en  moi,  cela  n'a  pas  été  sans 
un  déchirement  de  cœur.  Hier  seulement,  pendant  le  paradis 
que  fut  pour  moi  la  journée  d'hier,  j'ai  cessé  d'y  penser.  Et  je 
n'y  aurais  pas  pensé  non  plus  aujourd'hui,  je  n'y  penserais  pas 
demain,  peut-être  me  suffirait-il  pendant  longtemps  de  vivre 
et  d'aimer  dans  cette  poétique  solitude  et  d'envelopper  dans  le 
pardon  d'un  silencieux  mépris  tous  ces  hommes  et  toutes  ces 
femmes  dont  les  petitesses  m'ont  soulevé  le  cœur,  s'il  n'allait 
se  produire  un  événement  auquel  il  m'est  impossible  de  faire 
allusion  sans  une  sorte  d'émoi  terrible  et  sacré. 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Un  Mort  est  sorti  de  sa  tombe,  et  ce  Mort  vient  ici,  et  il  me 
cherche  pour  me  demander  compte  de  ma  foi.  C'est  mon  maître, 
l'Homme  que  j'ai  le  plus  aimé  au  monde,  l'Homme  qui  a  cru, 
adoré,  obéi,  l'Homme  qui  a  pardonné  à  tous  et  qui  n'a  méprisé 
personne.  Il  est  sorti  de  sa  tombe  du  Campo  Verano.  11  arrive. 
Il  sera  ici  après-demain  soir.  J'en  suis  averti  par  un  télégramme 
reçu  ce  matin.  Il  faut  que  j'aille  à  sa  rencontre.  Ah  !  ma  Leila 
chérie,  une  foi,  nous  la  chercherons  ensemble;  mais  ce  que 
j'éprouve  quand  je  pense  à  cette  prochaine  rencontre,  ni  la 
parole  ni  le  silence  ne  sauraient  l'exprimer  :  car  je  ne  sais  pas 
me  le  définir  à  moi-même. 

«  Il  me  sera  impossible  de  vous  voir  à  l'endroit  que  vous 
me  dites.  A  deux  heures  et  demie,  je  dois  être  à  Cima  pour 
parler  au  maire.  Partez  à  cette  même  heure  et  faites-vous  con- 
duire au  Sanctuaire  de  la  Caravina.  Quand  vous  aurez  traversé 
Cressogno,  congédiez  votre  guide.  Vous  ne  pourrez  plus  vous 
tromper.  Le  Sanctuaire  est  une  église  isolée.  C'est  là  que  nous 
nous  rencontrerons.  Ensuite  nous  irons  ensemble  à  Cima,  oti 
vous  pourrez  prendre  le  bateau  pour  retourner  à  San  Mamette. 
Moi,  je  remonterai  à  Dasio.  Ma  chère,  chère,  chère  Leila  1 

«  M.  » 

A  l'heure  dite,  Lelia  se  fit  conduire  à  Cressogno,  puis  conti- 
nua seule  vers  la  Caravina,  par  le  joli  chemin  qui,  entre  les 
oliviers  et  les  vignes,  dévale  doucement  au  flanc  de  la  côte 
riante.  Elle  marchait  avec  lenteur  et  relisait  pour  la  vingtième 
fois  la  lettre  de  Massimo.  A  cent  pas  des  cyprès  qui  font  face  au 
Sanctuaire,  elle  leva  les  yeux  et  son  visage  s'éclaira  :  elle  venait 
d'apercevoir  le  jeune  homme.  Elle  eut  à  peine  le  temps  de  dé- 
ganter la  main  qu'elle  tendit  aux  mains  impatientes  de  celui-ci. 
Puis  elle  lui  montra  la  lettre,  et,  très  bas  avec  les  lèvTes,  mais 
très  haut  avec  les  yeux  et  avec  toute  sa  personne  frémissante, 
elle  lui  dit  : 

—  ]\Ierci  ! 

Pendant  quelques  minutes,  ils  restèrent  muets,  non  seule- 
ment de  tendre  émotion,  mais  encore  pour  une  cause  ditTérente. 
Chacun  d'eux  sentait  que  l'autre  avait  dans  l'esprit  l'ombre  du 
même  cadavre;  chacun  d'eux  sentait  que  l'autre  ne  savait  s'il 
devait  en  parler,  ni  comment  il  devrait  en  parler.  Ce  mutuel 
embarras  lit  qu'ils  se  remirent  vite  en  route.  Ils  cheminaient 


LEILA.  97 

l'un  à  côté  de  l'autre  vers  le  Sanctuaire.  Puisque  Massimo 
continuait  à  ne  rien  dire,  Lelia  comprit  que  c'était  à  elle  de 
parler. 

—  Vous  êtes  triste,  commença-t-elle  doucement.  Puis-je 
faire  quelque  chose  pour  que  vous  ne  le  soyez  plus? 

—  0  ma  chérie,  secria-t-il  impétueusement,  comme  s'il 
n'avait  attendu  qu'une  parole  d'elle  pour  ouvrir  son  cœur,  il  y  a 
dans  ma  lettre  des  expressions  qui  répondent  mal  à  ma  pensée. 
Je  l'ai  déjà  senti  un  peu  au  moment  où  j'écrivais;  mais  je  l'ai 
senti  bien  davantage  quand  ma  lettre  a  été  partie.  Si  je  possède 
votre  amour,  si  je  possède  votre  âme,  je  ne  pourrai  avoir  de 
mépris  pour  personne.  Tout  ce  que  je  pourrai  avoir,  ce  sera  de 
la  pitié  pour  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur  de  posséder  une  telle 
âme,  un  tel  amour.  Il  y  aura  en  moi  un  flot  de  pardon,  mais 
pas  une  goutte  de  mépris. 

Sans  prononcer  un  mot,  elle  le  regarda  avec  des  yeux  voilés 
de  tendresse,  où  bientôt  s'alluma  le  feu  sombre.  Et  alors  elle 
cessa  de  le  regarder,  parce  que  "la  vue  d'un  être  si  cher  la  trou- 
blait trop  profondément.  Puis  elle  sïnforma  de  ce  mort  qui 
venait  de  Rome.  Il  la  mit  au  courant  de  tout;  mais  il  ne  lui  parla 
pas  de  son  propre  trouble.  Ce  fut  elle  qui  fit  une  discrète  allu- 
sion à  ce  qu'il  avait  dit  dans  sa  lettre  : 

—  Puis-je  faire  quelque  chose,  reprit-elle,  pour  que  cela  ne 
vous  rende  plus  si  triste? 

Gomme  il  ne  répondait  rien,  elle  dit  encore  : 

—  Je  vois  que  vous  aimez  toujours  votre  maître. 

—  Oui,  déclara-t-il,  je  l'aime  toujours. 

Il  avait  parlé  avec  une  agitation  qui  semblait  annoncer 
d'autres  paroles.  Mais,  en  ce  moment,  un  nuage  rapide  couvrit 
d'ombre  les  vignes,  les  oliviers,  le  sentier  et,  sur  le  bord  du 
rivage,  une  large  bande  verte  du  lac  endormi.  Massimo  s'arrêta. 
Lelia  crut  qu'il  voulait  dire  quelque  chose,  et  il  le  voulait  en 
effet.  Il  s'efforça  d'en  trouver  le  moyen,  parmi  le  tumulte  des 
pensées  et  des  sentimens  qui  se  heurtaient  dans  son  âme.  On 
voyait  en  quelque  sorte  les  paroles  monter  de  son  cœur  et  y 
redescendre.  Il  avait  une  si  claire  conscience  de  ce  mouvement 
visible  qu'il  fut  bien  sûr  d'être  compris  lorsque,  au  bout  d'une 
ou  deux  minutes,  il  prononça  douloureusement  : 

—  Je  ne  peux  pas. 

Du  côté  de  Lugano,  le  ciel  était  menaçant;   Caprino   et  le 
Tom  III.  —  19H.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

San  Salvatore  se  voilaient.  Massimo  invita  la  jeune  fille  à  se 
remettre  en  route.  Elle  obéit,  chagrine.  Elle  s'afiligeait  de  ce 
qu'il  n'avait  pas  soulagé  son  cœur,  s'affligeait  aussi  d'avoir  con- 
staté confusément  sa  propre  impuissance.  11  sentit  qu'il  l'avait 
fait  soufl"rir,  lui  prit  le  bras,  lui  caressa  tendrement  la  main 
gauche.  Avide  de  ces  témoignages  d'amour,  elle  offrit  aussi 
sa  main  droite  aux  caresses.  Ils  ne  parlèrent  plus  jusqu'à  Cima. 

Lorsqu'un  bruit  de  roues  lointaines  les  eut  avertis  que  le 
bateau,  après  avoir  quitté  Porlezza,  venait  vers  Cima,  il  s'éleva 
entre  eux  une  petite  contestation.  Massimo,  moitié  sérieusement, 
moitié  par  plaisanterie,  proposait  qu'ils  ne  se  vissent  pas  le 
lendemain.  Le  surlendemain,  c'est-à-dire  le  lundi,  une  réponse 
arriverait  sans  doute,  soit  du  père  de  Lelia,  soit  de  Donna 
Fedele.  Mais  elle  protestait,  disait  que  la  réponse,  quel  qu'en  pût 
être  le  sens,  ne  changerait  rien  à  la  situation.  Au  surplus,  le 
lundi,  Massimo  devrait  s'absenter  presque  toute  la  journée  pour 
les  funérailles  de  Benedetto.  Bref,  la  conclusion  de  ce  débat  fut 
que,  le  lendemain,,  de  bonne  heure,  il  lui  ferait  connaître  par 
un  billet  le  programme  de  la  journée. 

Montée  sur  le  bateau,  elle  s'en  fut  à  l'arrière,  y  resta  debout 
à  regarder  Massimo  arrêté  sur  le  quai,  tant  qu'elle  put  le  voir. 
Ensuite  elle  s'assit  pour  réfléchir  à  son  amour  et  à  son  aven- 
ture, les  yeux  fixés  sur  l'écume  de  l'eau  fuyante  qui  devenait 
alternativement  claire  et  sombre  selon  les  vicissitudes  des 
nuages. 

II 

Elle  dîna  à  six  heures,  dans  sa  chambre.  Ensuite  elle  com- 
mença une  lettre  pour  Massimo.  Vers  sept  heures,  elle  entendit 
le  sifflet  du  bateau  qui  venait  d'Oria,  se  mit  à  la  fenêtre  pour  le 
regarder  passer.  Puis  elle  revint  à  son  bureau,  reprit  la  plume. 
Un  peu  plus  tard,  on  frappa  à  sa  porte.  La  servante  entra,  dit 
que  deux  dames,  arrivées  par  le  bateau,  demandaient  Mademoi- 
selle. Gomment  s'appelaient  ces  dames?  La  servante  ne  le  savait 
pas.  Quel  aspect  avaient-elles?  C'étaient  des  dames  assez  âgées, 
Lune  petite,  l'autre  grande;  et  cette  dernière,  qui  avait  les  che- 
veux tout  blancs,  paraissait  très  malade. 

Eh  quoi!  Donna  Fedele?  Serait-il  possible?  Lelia  se  leva 
brusquement,  s'élança  vers  la  porte,  descendit  l'escalier  quatre 


LEILA.  99 

à  quatre.  Parvenue  au  vestibule,  elle  y  vit  Donna  Fedele 
assise,  et,  debout  à  côté  d'elle,  la  cousine  Eufemia  parlant  à 
Ihôtelier. 

—  Vous  ici!  s'écria  la  jeune  fille. 

Et  elle  se  serait  précipitée  dans  les  bras  de  son  amie,  si 
Eufemia  ne  l'avait  pas  retenue. 

—  La  pauvre  dame  !  fit  l'hôtelier  qui  apportait  un  petit 
verre  de  marsala.  Elle  est  bien  lasse  ! 

Donna  Fedele,  dont  la  face  était  aussi  blanche  que  les  che- 
veux, sourit  de  son  doux  sourire  et  dit  de  sa  douce  voix,  non 
sans  effort  : 

—  Quelle  surprise,  n'est-il  pas  vrai?  Tu  vas  bien?  Tu  as  fait 
bon  voyage? 

Lelia  ne  répondit  que  par  une  crise  de  sanglot$  et  de 
larmes. 

—  Mais  qu'est-ce  qui  te  passe  par  la  tête,  de  pleurer  ainsi? 
Tu  n'es  donc  pas  contente  de  me  voir? 

—  C'est  de  plaisir  et  d'étonnement  qu'elle  pleure,  la  pauvre 
demoiselle,  expliqua  l'hôtelier  qui  flairait  une  odeur  de  mys- 
tère, mais  qui  n'en  devinait  pas  la  nature. 

Cependant  la  cousine  insistait  pour  que  Donna  Fedele  bût  le 
mai'sala.  Lorsque  celle-ci  était  arrivée  à  l'hôtel,  elle  était 
presque  évanouie.  On  s'était  empressé  de  l'asseoir  sur  une 
chaise,  et  c'était  seulement  au  bout  de  quelques  minutes  qu'elle 
avait  retrouvé  assez  de  force  pour  demander  Lelia. 

Après  avoir  bu.  Donna  Fedele  se  sentit  mieux  et  voulut  se 
mettre  au  lit.  Soutenue  par  Lelia  et  par  la  servante,  s'arrôtant 
toutes  les  deux  marches,  elle  réussit  à  monter  l'escalier  et  à  se 
traîner  dans  la  chambre  préparée  pour  elle.  Lelia  et  Eufemia 
l'aidèrent  à  se  déshabiller,  à  se  coucher.  Quand  Donna  Fedele 
eut  congédié  la  cousine,  Lelia  se  jeta  à  genoux,  saisit  la  main 
pendante  de  la  malade  et  la  couvrit  de  baisers. 

—  Qu'as-tu  fait,  ma  petite?  demanda  Donna  Fedele,  d'une 
voix  sévère  qui  pourtant  gardait  de  la  douceur. 

Lelia  ne  répondit  que  par  des  larmes  plus  abondantes,  et 
Donna  Fedele  se  trompa  sur  la  signification  de  ces  larmes. 

—  Mon  Dieu!  fit-elle  à  voix  basse. 

Elle  n'avait  pas  compris  que  la  jeune  fille  pleurait  d'émo- 
tion à  cause  d'elle,  à  cause  de  la  femme  simple  et  sublime  en- 
vers qui   elle  s'était  mal   conduite  et  qui  n'en  était  pas  moins 


100  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

venue,  si  malade,  si  défaite,  comme  serait  venue  la  plus  tendre 
des  mères,  tandis  qu'elle-même,  absorbée  dans  son  amour, 
s'était  à  peine  souvenue  de  cette  pauvre  malade  et  de  ses  mor- 
telles souffrances.  Elle  se  hâta  de  lui  dire,  parmi  les  sanglots  : 

—  Je  suis  heureuse,  vous  savez,  très  heureuse  !  J'ai  mai  fait 
de  ne  pas  m'ouvrir  à  vous  ;  mais  j'ai  bien  fait  de  venir. 

—  Tu  as  bien  fait? 

—  Oui  !  Il  m'aime,  il  m'épouse  !  Il  est  si  bon,  si  noble!  Nous 
vous  avons  écrit... 

—  Ah!  il  m'épouse....  Je  voudrais  bien  voir  le  contraire, 
après  une  pareille  escapade  !  s'écria  Donna  Fedele. 

Leiia,  toujours  agenouillée,  leva  le  visage  vers  elle  et 
déclara  : 

—  Pourquoi?  Il  n'a  aucun  devoir. 

Donna  Fedele  se  tut,  dégagea  sa  main  de  celles  qui  l'étrei- 
gnaient,  la  posa  sur  la  tête  de  la  jeune  fille  et  murmura  : 

—  Qui  sait  quelle  idée  du  devoir  il  y  a  dans  cette  petite 
tête? 

Déjà  il  faisait  nuit  dans  la  chambre,  et  Donna  Fedele  ne  put 
voiries  flammes  qui  montèrent  au  visage  de  Lelia;  mais  elle 
les  devina  au  ton  de  la  réplique  et  aux  paroles  ardentes  : 

—  Quel  devoir  aurait-il?  C'est  moi  qui  suis  venue  le  cher- 
cher. Il  m'aime,  et  en  même  temps  il  est  pour  moi  comme  un 
frère  qui  me  protégerait  contre  moi-même,  s'il  en  était  besoin. 

Donna  Fedele  sourit,  lui  caressa  légèrement  les  cheveux. 

—  Il  en  est  besoin,  il  en  est  besoin... 

Lelia  saisit  la  main  caressante,  y  appuya  son  visage,  et, 
d'une  voix  qui  ne  fut  qu'un  souffle  : 

—  Peut-être,  avoua-t-elle. 

—  Quelle  honte  !  quelle  honte  !  marmotta  Donna  Fedele  en 
dégageant  sa  main  et  en  donnant  de  petites  tapes  sur  la  tête  de 
l'agenouillée. 

Ensuite  la  jeune  fille  fit  à  Donna  Fedele  le  récit  détaillé  de 
sa  vie  pendant  les  trois  derniers  jours,  et  elle  lui  demanda  la  per- 
mission d'avertir  tout  de  suite  Massimo.  Donna  Fedele  désirait 
elle-même  qu'on  avertît  le  jeune  homme;  mais  elle  ne  voulait 
pas  le  recevoir  avant  le  lendemain  matin.  Lelia  écrivit  à  la  hâte 
un  billet  que  l'hôtelier  envoya  le  soir  même  à  Dasio. 

La  cousine  Eufemia,  bien  résolue,  malgré  la  fatigue,  à  ne 
pas  se  coucher  avant  d'avoir  préparé  elle-même  tout  ce  qu'il 


LEILA.  JOl 

fallait  pour  la  nuit,  prit  à  part  Lelia  et  lui  recommanda,  les 
larmes  aux  yeux,  de  faire  en  sorte  que,  si  cela  était  néces- 
saire, on  pût  avoir  promptement  un  médecin. 

—  Il  y  a  longtemps,  ajouta-t-elle,  que  Donna  Fedele  prévoit 
sa  fin  prochaine.  Elle  s'est  confessée,  elle  a  communié  avant- 
hier,  et,  hier  matin,  elle  a  voulu  que  son  confesseur  vînt  encore 
au  cottage  pour  lui  donner  la  bénédiction.  Ah!  puisse-t-elle  au 
moins  partir  demain  pour  Turin  !  Elle  devrait  y  être  arrivée,  à 
cette  heure. 

Lelia,  effrayée,  tourmentée,  sut  par  l'hôtelier  que  le  mé- 
decin provisoire  habitait  Cadate,  qui  n'est  qu'à  dix  minutes 
de  San  Mamette.  Elle  voulait  absolument  veiller  la  malade, 
sinon  toute  la  nuit,  du  moins  une  partie  de  la  nuit,  pour 
qu'Eufemia  pût  prendre  un  peu  de  repos.  Mais  la  pauvre  vieille 
serait  morte  plutôt  que  d'y  consentir. 

—  Je  m'installe  sur  une  chaise,  dit-elle,  parce  que,  si  je  me 
couche,  je  m'endors  comme  un  sabot.  Je  prends  mon  rosaire, 
je  pense  à  Notre-Dame  de  la  Consolation,  et  je  me  trouve 
mieux  que  si  j'étais  dans  mon  lit. 

Lelia  ne  doutait  pas  que,  aussitôt  le  billet  reçu,  Massimo 
se  mît  en  route.  Effectivement  le  jeune  homme  arriva  vers 
onze  heures  et  demie  du  soir.  Mais,  sur  le  conseil  de  Lelia 
descendue  au  vestibule  de  l'hôtel  pour  lui  parler,  il  renonça  à 
voir  tout  de  suite  la  malade,  donna  des  instructions,  afin  que 
le  médecin  de  Cadate  fût  appelé  le  lendemain,  dès  la  première 
heure,  recommanda  qu'on  l'appelât  lui-même  pendant  la  nuit, 
s'il  survenait  quelque  accident;  et  il  se  retira  dans  une  chambre 
où  le  conduisit  l'hôtelier. 

Lelia,  remontée  dans  la  sienne,  ne  voulut  ni  se  déshabiller, 
ni  même  se  jeter  sur  le  lit.  Pour  être  prête  en  cas  d'alerte,  elle 
s'allongea  simplement  dans  un  fauteuil  et  se  livra  à  de  tristes 
réflexions.  C'était  pour  elle,  pour  elle  seule,  que  Donna  Fedele 
était  ici  à  souffrir,  peut-être  à  mourir;  c'était  à  cause  d'elle,  à 
cause  de  son  égoïste  amour!  Il  lui  sembla  presque  qu'elle  en 
aimait  moins  Massimo.  Une  voix  secrète  lui  chuchotait  bien  que 
Donna  Fedele  aurait  pu  se  dispenser  de  venir,  que  sa  présence 
était  inutile,  qu'en  allant  à  Turin,  elle  aurait  agi  plus  raisonna- 
blement. Ah  !  oui,  si  l'amie  maternelle  était  venue  en  bonne 
santé  et  avec  des  reproches  à  la  bouche,  Lelia  aurait  donné 
mille  fois  raison  à   cette  voix   critique.  Mais  dans  quel  état  la 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pauvre  femme  était  venue,  et  avec  quelle  bonté,  et  avec  quelle 
douceur  de  paroles  et  de  visage  !  Et  puis,  à  qui  Lelia  devait- 
elle  son  bonheur,  sinon  à  cette  amie  qui  lui  en  avait  montré  le 
chemin? 

Vers  deux  heures  du  matin,  elle  craignit  de  s'endormir  et  elle 
alla  s'accouder  à  la  fenêtre,  pour  chasser  le  sommeil  par  la 
fraîcheur  de  l'air.  Elle  vit  qu'une  autre  fenêtre  de  l'hôtel,  grande 
ouverte,  était  éclairée.  Là  peut-être  veillait  aussi  Massimo.  Elle 
se  recula,  revint  à  son  fauteuil.  En  ce  moment,  elle  n'aurait 
voulu  ni  le  voir,  ni  être  vue  par  lui,  ni  avoir  avec  lui  aucune 
sorte  de  communication  amoureuse.  Elle  écouta  les  murmures 
de  la  nuit,  le  faible  clapotis  du  lac  tranquille,  un  poisson  qui 
sautait,  le  chuintement  d'un  hibou  lointain;  et  elle  sentit  que, 
au  contact  delà  réalité  douloureuse,  son  amour  se  transformait, 
prenait  un  caractère  de  profondeur  et  de  gravité  nouvelles. 

m 

A  six  heures  et  demie,  la  cousine  Eufemia  qui,  à  six  heures, 
était  sortie  tout  doucement  de  la  chambre  où  elle  avait  laissé 
Donna  Fedele  sommeillante,  entrouvrit  la  porte,  vit  que  la 
malade  avait  les  yeux  ouverts,  et  lui  annonça  : 

—  M.  Alberti  est  là. 

—  Faites-le  entrer,  répondit  Donna  Fedele  en  se  tournant 
péniblement  vers  la  porte. 

Massimo  s'avança. 

—  Quel  plaisir  de  vous  revoir!  dit-il,  un  peu  par  habitude 
machinale,  un  peu  par  simulation,  quoiqu'il  comprit  que  ces 
paroles  n'étaient  guère  appropriées  à  la  circonstance. 

Donna  Fedele  sourit. 

—  Croyez- vous  que  ce  soit  un  si  grand  plaisir?  fit-elle. 
Et  elle  lui  tendit  une  main  qu'il  baisa. 

—  Mais  pourquoi  avez-vous  fait  un  voyage  si  fatigant?  reprit 
Massimo.  C'était  inutile,  vous  pouvez  en  être  certaine... 

Donna  Fedele  le  regarda  sans  répondre,  avec  des  yeux 
pénétrans  qui  le  firent  rougir. 

—  Il  dépend  de  vous  et  de  Lelia,  déclara-t-elle,  que  j'aie  fait 
la  plus  belle  action  de  ma  vie. 

Le  jeune  homme  se  tut.  11  ne  comprenait  pas.  Enfin,  pour 
sortir  de  ce  pénible  silence  : 


LEÎLA.  103 

—  Et  maintenant,  dit-il,  permettez-moi  de  jouer  mon  rôle 
de  médecin. 

La  malade,  par  un  mouvement  lent  de  l'index,  lui  fit  signe 
que  non.  Massimo  demanda  pourquoi.  Elle  répondit  qu'elle 
n'avait  pas  besoin  de  médecin,  que  la  fonction  de  médecin, 
c'était  elle,  au  contraire,  qui  devait  la  remplir  avec  lui  et  avec 
Lelia.  Elle  la  remplirait  tout  à  l'heure.  Pour  le  moment,  elle 
désirait  connaître  leurs  intentions.  Quand  elle  sut  que  Lelia 
avait  écrit  à  M.  de  Gamin  et  qu'elle  attendait  la  réponse,  elle  fil 
observer  que,  sans  aucun  doute,  cette  réponse  serait  négative, 
et  qu'en  tout  cas,  la  jeune  fille  ne  pourrait  demeurer  à  San 
Mamette.  Elle  ajouta  : 

—  Dieu  me  donnera  la  force  de  la  reconduire,  soit  chez  elle, 
soit,  du  moins  pour  quelques  jours,  au  cottage. 

Alors  Massimo  lui  rapporta  la  teneur  de  la  lettre  écrite  à 
M.  de  Gamin,  lettre  à  laquelle  celui-ci  n'opposerait  probable- 
ment pas  un  refus.  Donna  Fedele  admit  Ihypothèse  d'une 
réponse  favorable  ;  mais  il  n'en  serait  pas  moins  nécessaire  que 
Lelia  partît  avec  elle. 

—  Veuillez  lappeler,  dit  la  malade. 

Lelia  vint,  et,  quand  elle  sut  ce  dont  il  s'agissait,  elle 
blêmit  : 

—  Non,  non  !  s'écria-t-elle,  sur  le  ton  de  la  prière  plutôt 
que  de  la  protestation. 

Mais  Donna  Fedele  lui  dit  qu'elle  n'était  qu'une  enfant, 
qu'au  surplus  la  chose  avait  été  décidée  avec  Massimo,  et  que 
les  événemens  suivraient  leur  cours.  Gomment  la  jeune  fille  ne 
comprenait-elle  pas  l'inconvenance,  l'impossibilité  pour  elle  de 
restera  Valsolda?  Lelia  expliqua  sa  pensée.  Elle  espérait  que 
Donna  Fedele  voudrait  bien  demeurer  près  d'elle  à  Valsolda 
pendant  quelques  jours,  que  ce  repos  et  cette  paix  seraient  salu- 
taires à  la  malade,  et  qu'ensuite  elle  accompagnerait  celle-ci  à 
Turin.  Si  elle  regrettait  de  quitter  la  Valsolda,  elle  avait  sur- 
tout horreur  de  retourner  à  Vélo.  Et  puis,  pour  être  majeure, 
il  ne  lui  manquait  plus  que  trois  ou  quatre  mois! 

Bref,  au  lieu  de  prendre  une  résolution  définitive,  on 
convint  d'attendre  la  réponse  de  M.  de  Gamin.  Et,  comme  cette 
longue  conversation  avait  épuisé  les  forces  de  Donna  Fedele,  la 
pauvre  femme  demanda  qu'on  la  laissât  seule  une  heure  ou 
deux.  Mais  elle  pria  Massimo  de  retourijer  à  Dasio  et  de  n'en 


104 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


revenir  que  îe  soir  :  il  aurait  alors,  en  sa  présence,  une  entrevue 
d'une  heure  avec  Lelia.  Elle  avait  le  sentiment  très  fort  de  sa 
propre  responsabilité  dans  la  folle  escapade  de  la  jeune  fille,  et 
elle  se  croyait  obligée  d'être  plus  sévère  que  ne  l'aurait  été 
peut-être  une  mère  véritable.  Lelia  eut  un  mouvement  de 
révolte. 

—  Leila!  ma  chère  Leila!  dit  Massimo  avec  un  sourire. 
La  révoltée  s'apaisa  comme  par  enchantement.  Puisqu'il  le 

voulait  ainsi,  cela  suffisait.  Donna  Fedele  ouvrit  de  grands 
yeux. 

—  Eh  quoi?  tu  as  donc  changé  de  nom  ?  interrogea-t-elle. 

—  Pour  lui  seul,  répondit  la  jeune  fille  en  rougissant. 

—  Expliquez-moi  ce  mystère. 

Lelia  fit  signe  à  Massimo  de  retenir  les  paroles  qu'il  allait 
prononcer  ;  et,  s'adressant  avec  un  doux  sourire  à  Donna 
Fedele  : 

—  C'est  un  secret,  dit-elle.  Mais,  à  vous  aussi,  je  permets 
de  m'appeler  Leila. 

IV 

Le  dimanche  matin.  Donna  Fedele  voulut  absolument  que 
Lelia  et  la  cousine  Eufemia,  au  lieu  de  lui  tenir  compagnie, 
allassent  entendre  la  messe.  Pourtant  la  malade  souffrait  beau- 
coup. Déjà,  la  veille,  pendant  la  conversation  qu'elle  avait  eue 
avec  Massimo,  des  douleurs  lancinantes  avaient  commencé  à  la 
torturer.  Ces  douleurs  la  torturaient  encore.  Ce  n'étaient  pas 
des  souffrances  nouvelles  ;  depuis  quelque  temps,  elle  ne  les 
connaissait  que  trop;  mais,  cette  fois,  elle  connut  en  outre  la 
défaillance  de  toutes  les  énergies,  l'impuissance  à  résister.  Elle 
prit  sur  la  table  de  nuit  son  paroissien,  essaya  d'y  lire  l'office. 
Mais  elle  n'en  eut  pas  la  force,  et  elle  abandonna  sur  les  cou- 
vertures ses  mains  ouvertes,  de  sorte  que  le  livre  glissa  par 
terre.  Une  sueur  abondante  mouillait  son  front  et  ses  joues 
divines.  Elle  ne  laissa  pas  échapper  un  gémissement.  Quelques 
minutes  avant  le  retour  de  Lelia  et  d'Eufemia,  les  douleurs  se 
calmèrent.  Toutefois  elle  dit  à  haute  voix,  en  se  parlant  à  elle- 
même  : 

—  Ma  pauvre  Fedele,  lu  ne  t'en  iras  plus  d'ici. 

Lorsque  Lelia  et  la  cousine  rentrèrent,  elle  n'en  trouva  pas 


LEILA.  i  05 

moins  la  force  de  les  accueillir  avec  sérénité.  Elle  répondit  à 
leurs  questions  qu'elle  avait  un  peu  souffert,  mais  qu'elle  se 
sentait  mieux.  Sa  voix,  trahissait  son  extrême  faiblesse.  Lelia 
lui  proposa  de  faire  venir  le  médecin,  et  elle  y  consentit.  La 
cousine  en  eut  un  tremblement  au  cœur.  «  Si  Donna  Fedele, 
pensa-t-elle,  consent  à  ce  qu'on  fasse  venir  le  médecin,  c'est 
qu'elle  a  conscience  d'être  au  plus  mal.  » 

Selon  le  désir  de  la  malade,  ce  fut  Eufemia  qui  sortit  pour 
donner  ordre  d'aller  chercher  le  médecin  de  Cadate;  et,  on 
l'absence  de  la  cousine.  Donna  Fedele  se  fit  lire  par  Lelia  ce 
passage  de  saint  Augustin  : 

«  Il  est  temps,  ô  mon  Dieu,  que  je  vienne  à  Toi  pour  tou- 
jours. Ouvre-moi  Ton  seuil  et  enseigne-moi  le  chemin  par  oii 
l'on  y  arrive.  Si  c'est  par  la  foi  que  Te  trouvent  ceux  dont  Tu  es 
le  refuge,  donne-moi  la  foi.  S'ils  y  réussissent  par  la  vertu,  s'ils 
T'obtiennent  par  la  science,  fais-moi  présent  de  la  science. 
Accrois  en  moi  la  foi,  l'espérance  et  la  charité...  » 

Au  début  de  cette  lecture,  Lelia  frémit.  Etait-ce  une  façon 
indirecte  de  la  prévenir  que  la  fin  ne  tarderait  guère? 

—  Merci,  lui  dit  Donna  Fedele,  sérieuse  et  douce.  Je  vou- 
drais, quand  j'aurai  passé  ce  seuil-là,  que  quelquefois  tu 
priasses  ainsi  en  mémoire  de  ta  vieille  amie. 

Quand  le  médecin  fut  arrivé,  Donna  Fedele  lui  parla  de 
l'opération,  lui  dit  qu'elle  comptait  se  mettre  en  route  pour 
Turin  le  lendemain  matin,  s'il  la  jugeait  en  état  d'entreprendre 
le  voyage;  et  elle  le  pria  de  revenir  de  bonne  heure,  pour  pro- 
noncer son  arrêt.  En  partant,  le  médecin  avertit  Lelia  que  la 
malade  avait  le  cœur  très  faible  et  qu'il  craignait  une  issue 
fatale. 

Massimo  vint  à  six  heures.  La  malade  ne  souffrait  plus;  mais 
elle  parlait  peu,  avait  perdu  son  sourire  habituel. 

A  sept  heures,  elle  pria  Eufemia  de  sortir  et  elle  invita  les 
jeunes  gens  à  s'approcher  de  son  lit.  Elle  leur  demanda  s'ils 
avaient  reçu  la  lettre  attendue  de  Vélo.  Ils  répondirent  que  non, 
et  que,  d'ailleurs,  cela  n'était  pas  possible.  On  voyait  bien 
qu'elle  avait  encore  autre  chose  à  leur  dire,  et  qu'elle  ne  savait 
comment  entrer  en  matière.  Enfin  elle  se  décida  : 

—  Puisque  Lelia  a  renoncé  à  jouir  de  son  bien,  dit-elle,  il 
est  inutile  d'en  parler  davantage.  Mais  elle  est  jeune.  Un  jour 
viendra  où  la  Montanina  sera  à  votre  disposition.  Je  vous  prie  de 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  pas  l'abandonner...  Et,  si  je  ne  craignais  d'être  indiscrète,  je 
vous  demanderais  en  outre  de  faire  célébrer  une  messe  pour 
moi,  chaque  année,  à  Santa-Maria-dei-Monti,  et... 

Elle  s'interrompit,  offrit  aux  jeunes  gens  ses  mains  déchar- 
nées, et,  retrouvant  son  doux  sourire,  elle  acheva  la  phrase  : 

—  ...  de  vouloir  bien  y  assister. 

Les  mains  décharnées  furent  étreintes  en  silence.  Les  beaux 
yeux  bruns  s'illuminèrent.  La  malade  parut  recouvrer  quelque 
force  et  pria  Massimo  de  lui  écrire  sur  un  morceau  de  papier 
l'itinéraire  qu'elle  aurait  à  suivre  le  lendemain,  si  elle  était 
capable  de  partir.  Ce  qu'il  y  aurait  de  plus  commode  pour  elle, 
c'était  de  prendre  le  bateau  de  dix  heures  du  matin  :  de  cette 
façon,  elle  pourrait  être  à  Turin  vers  sept  heures  et  demie  du 
soir.  Massimo  lui  dit  qu'il  raccompagnerait  jusqu'à  Porto 
Ceresio.  Lelia  demanda,  timide  : 

—  Pourquoi  pas  jusqu'à  Milan? 

Il  expliqua  à  demi-voix  que  cela  ne  lui  serait  pas  possible  : 
car  le  Voyageur  parti  de  Rome  devait  être  vers  midi  à  Porto 
Ceresio,  et  le  bateau  spécial  l'emporterait  tout  de  suite  à 
Oria. 

—  N'aurait-on  pas  mieux  fait  de  laisser  en  paix  ces  pauvres 
ossemens?  murmura  Donna  Fedele. 

Lelia  regarda  Massimo,  qui  ne  répondit  rien. 


Dans  la  nuit  du  dimanche  au  lundi,  la  malade  eut  encore 
un  accès  de  douleurs  très  aiguës,  qui  s'apaisèrent  à  l'aube.  Mais 
le  médecin  de  Cadate,  venu  à  six  heures  du  matin,  trouva  de 
la  fièvre  et  déclara  le  voyage  impossible. 

Massimo  partit  à  dix  heures  pour  Porto  Ceresio,  en  pro- 
mettant qu'il  serait  de  retour  à  Oria  vers  deux  heures,  par  le 
bateau  spécial.  Du  cimetière  d'Albogasio,  où  devait  être  inhumée 
la  dépouille  mortelle  de  Benedetto,  jusqu'à  San  Mamette,  il  n'y 
a  guère  qu'un  quart  d'heure  de  marche. 

Debout  à  la  sortie  de  la  gare  de  Porto  Ceresio,  pâle  et 
anxieux,  Massimo  regardait  les  personnes  qui  descendaient  du 
train;  mais  il  n'apercevait  aucun  visage  connu,  ni  celui  de 
Dom  Aurelio,  ni  celui  de  ses  amis  de  Rome  qui  devaient 
accompagner  le  cercueil.  Pourquoi  n'étaient-ils  pas  là?  Le  chef 


LEILA. 


107 


de  gare,  qui  ne  savait  rien,  télégraphia  à  Milan  pour  demander 
des  renseignemens.  En  attendant  la  réponse,  le  jeune  homme 
alla  s'asseoir  sur  l'esplanade  qui  fait  face  au  lac. 

Là,  devant  l'eau  tranquille,  parmi  les  images  vertes  des  mon- 
tagnes reflétées,  sa  pensée  immobile  reflétait  de  même  trois 
figures  :  celle,  ardente,  de  la  jeune  fille  aimée  ;  celle  de  la  femme 
si  délicatement  bonne  qui,  pour  la  jeune  fille  et  pour  lui,  était 
venue  mourir  peut-être  dans  un  hôtel,  mue  par  un  amour  d'une 
autre  nature,  supérieur  en  noblesse  et  en  sérénité  ;  celle  enfin  de 
Benedetto,  plus  distante,  chérie  et  redoutée  tout  ensemble. 
Soudain  la  dernière  de  ces  images  se  rapprocha,  se  raviva.  Il 
sentit  sur  sa  tête  la  main  du  maître  mourant,  il  sentit  autour  de 
son  cou  le  bras  qui  n'avait  plus  la  force  d'étreindre,  il  entendit 
la  voix  faible  :  «  Soyez  saints.  »  Et  il  entendit  aussi  l'admonition  : 
«  Que  chacun  de  vous  accomplisse  les  devoirs  du  culte  ainsi 
que  l'Eglise  l'ordonne,  selon  une  étroite  justice  et  avec  une 
parfaite  obéis-ance.  »  Il  songea  que,  la  veille,  —  qui  était  un 
dimanche,  —  il  avait  négligé  d'aller  à  la  messe.  Jamais  encore 
cela  ne  lui  était  arrivé.  Rompre  avec  l'Eglise  par  la  pensée  lui 
avait  été  plus  facile  que  de  briser  des  habitudes  anciennes  et 
d'offenser  ainsi  la  mémoire  de  ses  morts. 

Il  sortit  de  cette  rêverie  pour  chercher  des  yeux  sur  les 
eaux  lointaines,  vers  la  pointe  de  Mélide,  le  bateau  spécial  qui 
déjà  aurait  dû  être  à  Porto  Ceresio.  Mais  le  lac  était  désert.  On 
n'y  voyait  que  deux  petites  barques,  entre  Morcote  et  Brusino 
Arsizio.  Cet  autre  retard  ne  s'expliquait  pas  non  plus.  Enfin  il 
distingua  la  proue  blanche  du  bateau,  qui  tenait  le  milieu  du 
lac.  Une  brise  légère  soufflait  par  instans,  de  sorte  que,  tour  à 
tour,  les  vertes  images  des  montagnes  s'efl"açaient  sous  les  rides 
glauques  de  l'eau,  puis  reparaissaient  lorsque  l'eau  cessait  de 
se  rider. 

Le  vapeur  accosta,  et  Massimo  eut  la  surprise  de  voir  qu'il 
était  plein  de  monde.  Il  en  eut  tout  de  suite  l'explication.  Les 
habitans  d'Albogasio,  qui  considéraient  Piero  Maironi  comme 
leur  bienfaiteur,  avaient  demandé  que  le  bateau  vînt  jusqu'à 
Oria,  et  phiv  de  cent  personnes  s'y  étaient  embarquées  avec  le 
curé,  pour  aller  au-devant  de  la  dépouille  mortelle  et  pour 
rendre  ainsi  un  plus  respectueux  hommage  au  fils  de  Franco  ei 
de  Luisa. 

Peu  après,  le  chef  de   gare  avisa  Massimo  que,  d'après  l.i 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réponse  reçue  de  Milan,  le  cercueil  n'arriverait  à  Porto  Ceresio 
que  par  le  train  de  huit  heures  du  soir.  Il  y  avait  donc  encore 
de  longues  heures  à  attendre,  et,  pour  tuer  le  temps,  le  jeune 
homme  se  promena  de  long  en  large  sur  le  bord  du  lac  jus- 
qu'au crépuscule. 

Quand  le  train  entra  en  gare,  l'obscurité  était  complète:  car 
des  nuées  d'orage  encombraient  le  ciel  sans  lune.  Les  gens 
d'Albogasio,  précédés  par  le  curé  qui  portait  le  surplis  et 
l'étole,  envahirent  le  quai  de  la  voie,  tenant  des  torches  et 
des  cierges  allumés.  Dom  Aurelio  descendit;  les  amis  romains 
de  Massimo  descendirent.  Ils  étaient  graves  et  taciturnes.  Mas- 
simo  tremblait  d'un  tremblement  nerveux  et  se  mordait  les 
lèvres  pour  ne  pas  éclater  en  sanglots.  Les  saints  échangés 
furent  brefs  et  discrets,  comme  il  convenait  à  la  solennité  de 
l'heure.  Quelques  hommes  du  peuple  pleuraient.  Des  employés, 
portant  des  lanternes  à  la  main,  ouvrirent  le  fourgon  où 
était  le  corps.  Massimo  et  les  jeunes  gens  venus  de  Home 
s'avancèrent,  prirent  le  cercueil  sur  leurs  épaules.  Les  rares 
voyageurs  venus  par  le  train  étaient  déjà  sortis.  Seule  une 
dame  en  deuil,  accompagnée  d'une  femme  de  chambre,  suivit 
le  cortège  funèbre  jusqu'au  bateau.  Personne  ne  la  connais- 
sait, personne  ne  put  voir  son  visage  caché  sous  un  épais  voile 
noir, 

Le  cercueil  fut  placé  à  l'avant  du  bateau  et  recouvert  d'un 
drap  noir  à  franges  d'argent.  Ceux  qui  tenaient  les  torches  et 
les  cierges  se  rangèrent  sur  le  pont,  à  droite  et  à  gauche,  le 
long  des  bordages.  Le  prêtre,  en  surplis  et  en  étole,  s'adossa  à 
la  cabine  du  pilote,  en  face  du  cercueil.  Derrière  lui  se  massa 
le  reste  des  assistans,  si  bien  qu'un  espace  demeura  libre  entre 
le  cercueil  et  les  porteurs  de  torches.  Dom  Aurelio,  Massimo  et 
les  jeunes  gens  venus  de  Rome  se  groupèrent  à  côté  du  prêtre. 
Sans  qu'on  entendît  un  seul  commandement,  les  passerelles 
furent  retirées  sur  la  berge,  les  hommes  du  bord  écartèrent  le 
bateau  du  ponton,  le  capitaine  se  pencha  vers  le  porte-voix,  les 
pistons  battirent,  les  roues  frappèrent  l'eau,  pesantes  et  lentes. 
Quand  le  bateau,  après  avoir  viré  d'un  quart  de  cercle,  mit  le 
cap  vers  le  large,  le  curé  d'Albogasio  entonna  le  rosaire.  La  foule 
répondit.  Ce  chœur  monotone  avait  pour  multiple  accompagne- 
ment le  fracas  rythmique  des  pistons,  des  roues,  de  l'eau 
fendue  par  i'étrave.  Ainsi  s'avançait  le  vaisseau  fantôme,  rom- 


LEILA. 


109 


pant  les  silences  du  lac  immobile  et  des  rives  endormies,  déchi- 
rant les  ténèbres  par  la  funèbre  lueur  des  cierges  allumés  sur 
une  double  file. 

Massimo  tenait  ses  yeux  fixés  sur  le  drap  noir  à  franges 
d'argent.  La  tendresse  de  celui  qui  avait  palpité  dans  celle 
mortelle  dépouille;  les  calomnies,  les  injures,  les  offenses  de 
toute  sorte  auxquelles  avaient  été  en  bulte  ce  pauvre  corps  el 
l'esprit  qui  l'animait;  la  conscience  de  sa  propre  désertion, 
maintenant  à  peu  près  accomplie,  tandis  que  d'autres,  par 
exemple  ces  jeunes  gens  venus  de  Rome,  étaient  demeurés 
fidèles  à  la  chère  mémoire  en  dépit  du  mépris,  des  dérisions, 
des  haines  du  monde;  tout  cela  souleva  dans  son  âme  une  telle 
tempête  d'amour,  de  douleur  et  de  remords  que,  n'y  pouvant 
plus  résister,  il  se  retira  furtivement,  descendit  sous  le  pont^ 
répandit  des  larmes  amères,  confondit  son  gémissement  avec 
le  fracas  rythmique  de  la  machine,  des  roues,  des  écumes 
fuyantes.  «  Non,  non,  cher  maître,  je  ne  t'abandonne  pas!  Je 
reviens  à  toi,  je  reviens  à  toi  de  toute  mon  âme  !  » 

Quand  les  pleurs  l'eurent  soulagé,  il  regagna  sa  place.  Le 
curé  avait  fini  de  réciter  le  rosaire;  tout  le  monde  se  taisait;  on 
n'entendait  plus  que  le  bruit  des  machines  en  mouvement  ;  les 
ténèbres,  dissipées  à  la  proue  du  vaisseau  fantôme  par  la  double 
file  des  cierges,  s'épaississaient  de  plus  en  plus  à  la  poupe. 

Après  qu'on  eut  dépassé  l'appontement  de  Melide,  une  voix 
prononça  derrière  le  curé  : 

—  De  jjrofundis  ! 

Et  cent  voix  entonnèrent  le  De  profundis.  Au  milieu  du 
psaume,  tandis  que  le  bateau,  rasant  la  côte,  virait  pour 
doubler  la  pointe  de  Caprino,  il  y  eut  un  brusque  arrêt.  Les 
voix  s'interrompirent.  Une  grande  ombre  noire,  piquée  de 
points  lumineux,  passa  à  cinquante  mètres,  coupant  la  route 
du  bateau.  Peu  de  personnes  prirent  garde  à  cette  ombre  et 
surent  qu'il  y  avait  eu  danger  de  rencontre  entre  le  navire  de 
la  Mort  et  l'autre.  Puis  le  battement  des  pistons  recommença, 
et  le  psaume  aussi. 

Dans  le  large  bassin  qui  s'étend  entre  Canipione  et  Lugano, 
la  nuit  parut  moins  profonde  autour  de  la  clarté  funèbre.  De 
toutes  parts  se  dressait,  noire  sur  le  ciel,  la  majesté  de  hauts 
profils.  Les  lumières  de  Lugano  dessinaient  la  courbe  du  golfe. 
A  mesure  que  le  bateau  avançait  vers  Caprino,  on  voyait  suc- 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessivement  apparaître,  en  face  de  la  proue,  les  lumières  de 
Castagnola,  les  lumières  de  Gandria,  puis  les  crêtes  formidables, 
les  parages  lointains  de  la  Valsoida,  les  éclairs  dardés  par  le 
torpilleur.  Massimo  prit  le  bras  de  Dom  Aurelio. 

—  Vous  parlerez?  demanda-t-il. 

Dom  Aurelio  répondit  affirmativement;  et,  comme  le  jeune 
homme  le  tirait  par  le  bras,  il  comprit  que  celui-ci  avait  encore 
quelque  chose  à  lui  dire. 

—  Je  suis  revenu  au  Christ  et  à  l'Eglise,  annonça  Massimo, 
tout  tremblant.  J'y  suis  revenu  à  l'instant  même. 

Dom  Aurelio  l'étreignit  sur  son  cœur  et,  d'une  voix  joyeuse, 
lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Cher,  cher  ami,  remercions  Dieu!  Tu  m'ôtes  un  grand 
poids  de  la  poitrine. 

Cependant  le  bateau  avait  dépassé  Gandria.  L'œil  éblouis- 
sant du  torpilleur  projeta  sa  fulguration  sur  Massimo  et  sur 
Dom  Aurelio  qui  retournaient  à  la  proue.  Cette  fulguration 
sautait  d'un  bout  à  l'autre  du  bateau,  qu'elle  suivait  dans  sa 
course.  A  la  croie  noire  de  Bisgnago,  tout  près  du  ciel,  les  phares 
électriques  brillaient  comme  les  flammes  d'un  autel  sublime 
où  l'on  aurait  prié  pour  les  vallées  inférieures.  Sur  la  rive 
d'Oria  se  pressaient  des  gens  qui,  venus  de  Caslello  et  de  San 
Mamette,  attendaient  le  corps.  A  voir  de  là  le  lent  agrandissement 
du  point  lumineux  qui  s'avançait  de  l'occident  sur  les  eaux 
noires,  et  les  sauts  que  le  rayon  d'argent  faisait  autour  de  lui 
comme  pour  veiller  sur  sa  route,  et  les  flammes  qui  resplendis- 
saient au  sommet  de  la  montagne,  et  l'attente  muette  de  la 
foule  anxieuse,  on  avait  le  sentiment  d'une  mystérieuse  solen. 
nité  à  laquelle  prenaient  part  le  Ciel  et  la  Terre.  Sur  le  bateau 
lui-même,  au  moment  d'aborder,  les  gens,  sans  trop  savoir 
pourquoi,  palpitaient  d'émotion. 

Le  curé  donna  des  ordres.  Le  drap  noir  fut  ôté  de  dessus 
le  cercueil.  Les  jeunes  disciples  de  licnedetto  s'avancèrent 
avec  Massimo,  prêts  à  enlever  la  dépouille  du  maître.  Dès  que 
le  bateau  eut  accosté,  on  jeta  les  passerelles.  Six  jeunes  gens, 
parmi  lesquels  était  encore  Massimo,  prirent  le  cercueil.  On 
entendit  quelques  commandomens,  quelques  avertissemens, 
quelques  reproches.  Puis  tout  fut  silence.  Le  curé  débarqua  le 
premier.  Après  le  curé,  ce  fut  le  cercueil.  Ensuite,  ce  furent  les 
porteurs  de  cierges.  Derrière  eux,  lentement  et  en  bon  ordre, 


LEILA.  IH 

tous  les  autres  sortirent.  Les  deux  femmes  furent  les  dernières 
à  descendre  du  bateau. 

Le  muet  cortège,  s'acheminant  par  un  portique,  par  une 
petite  place,  par  un  premier  passage  ténébreux,  par  un  second 
passage  ménagé  sous  la  maison  qui  avait  été  celle  du  mort, 
gagna  l'église,  cette  même  église  où,  quelques  années  aupara- 
vant, Dom  Giuseppe  Flores  avait  appris  la  fuite  de  celui  qui 
maintenant  y  revenait  vers  un  humble  catafalque  pour  la 
célébration  de  ses  obsèques.  Déjà  les  cierges  du  maître-autel 
brûlaient.  En  un  instant,  l'église  fut  remplie  de  personnes  qui 
tenaient  des  cierges  allumés.  La  dame  voilée  n'aurait  pas  pu 
y  entrer  si,  par  déférence  instinctive,  la  foule  ne  s'était  ou- 
verte devant  elle  et  sa  suivante.  Elles  prirent  place  dans  le 
dernier  banc,  près  du  bénitier.  On  les  regardait  beaucoup;  mais 
personne  ne  savait  qui  elles  étaient.  Les  seuls  qui  soupçonnèrent 
le  nom  de  cette  dame  furent  Massimo  et  Dom  Aurelio;  mais, 
saisis  de  respect,  ils  ne  se  parlèrent  pas,  ne  se  communiquèrent 
par  leur  secrète  pensée. 

Le  service  funèbre  commença.  La  grande  voix  du  peuple 
répondait  à  celle  du  prêtre.  Pendant  tout  le  temps,  Massimo, 
à  genoux,  pria,  la  face  cachée  dans  les  mains.  Tout  le  temps 
aussi,  la  dame  voilée  pria  de  la  même  manière.  Puis  Massimo 
et  ses  cinq  compagnons  enlevèrent  de  nouveau  le  cercueil, 
sortirent  derrière  le  prêtre.  L'église  se  vida  rapidement.  La  der- 
nière qui  se  leva  et  qui  sortit  fut  la  dame  voilée;  mais,  à  la  vue 
du  chemin  étroit,  des  cierges  déjà  lointains  et  de  la  grande 
foule,  elle  rentra  dans  Téglise.  La  suivante  se  mit  en  quête  d'un 
batelier,  qu'elle  trouva  parmi  les  dernières  personnes  du  cor- 
tège, et  elle  s'entendit  avec  cet  homme  pour  que,  un  peu  plus 
tard,  la  dame  et  elle-même  fussent  reconduites  en  barque 
jusqu'à  Lugano. 

Durant  le  court  trajet  de  l'église  au  cimetière,  les  éclairs 
commencèrent  à  déchirer  les  amas  de  nuages,  et  un  brusque 
coup  de  vent  éteignit  presque  tous  les  cierges.  Le  cercueil  lut 
déposé  au  haut  de  l'escalier  qui  monte  à  la  grille  du  cimetière. 
Les  porteurs  des  quelques  cierges  encore  allumés  firent  la  haie 
sur  les  marches.  Un  autre  coup  de  vent  silfla  dans  les  oliviers 
qui  se  penchent  vers  le  lac,  éteignit  les  derniers  cierges.  Dona 
Aurelio,  resté  en  arrière,  s'ouvrit  un  passage  et  gravit  l'es- 
calier.   La   nuit  était   si   sombre   que,    à  l'exception  des   plus 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proches  voisins,  les  assistans  ne  le  voyaient  pas;  mais  tous 
entendirent  sa  voix  vibrante,  qui  dominait  les  hurlemens  du 
vent  et  le  fracas  des  flots  brisés  contre  les  murs  de  la  rive.  Le 
prêtre  dit  : 

«  Il  est  arrivé,  le  Voyageur,  après  de  longues  tribulations, 
il  est  arrivé  à  la  terre  de  son  dernier  repos,  secouru  par  de 
nouvelles  prières  de  la  Sainte  Eglise  qui,  lorsqu'il  mourut 
dans  ses  bras  maternels,  l'a  recommandé  à  la  miséricorde  di- 
vine. Ce  ne  sont  ni  ses  amis,  ni  ses  disciples,  ce  sont  des  âmes 
candides,  croyantes  et  imaginativesqui  l'appelèrent  saint,  malgré 
lui  et  à  sa  grande  douleur.  L'Église,  quand  elle  prie  pour  un 
mort,  ne  connaît  de  lui  ni  sainteté,  ni  vertu.  Dans  sa  sévère 
sagesse,  elle  ne  connaît  que  l'universelle  fragilité  humaine,  les 
universelles  misères  du  péché,  occultes  ou  visibles,  en  face  de 
l'insondable  mystère  où  s'enferme  le  jugement  divin.  Toutefois, 
l'Eglise,  se  souvenant  des  pleurs  de  Jésus  près  du  sépulcre  de 
Lazare,  concède  aux  pauvres  cœurs  humains,  sur  les  tombes, 
la  parole  de  l'amour  et  de  la  douleur,  et  elle  concède  aussi  la 
louange  exprimée  seulement  par  les  larmes.  Amour,  douleur  et 
louange  se  pressent  sur  mes  lèvres,  et  pourtant,  je  ne  saurais 
trouver  les  mots  qui  les  traduisent.  Je  sens  en  moi  comme  un 
obstacle  secret  qui  me  les  cache;  je  crois  sentir  en  moi  un 
commandement  contraire  qui  me  vient  de  ce  mort  ;  je  suis  sûr 
qu'il  ne  veut  ni  douleur,  ni  louange  ;  et  il  me  semble  que  je 
devine  les  paroles  qu'il  attend  de  moi.  » 

Ici  l'orateur  s'arrêta,  la  gorge  serrée.  Un  frémissement 
d'émotion  courut  parmi  la  foule  qui  se  pressait  sur  les  marches. 
Quelques  voix  dirent  tout  bas  : 

—  Oui,  oui,  oui. 

Dom  Aurelio  reprit  : 

«  Paix  à  toi,  paix  à  toi,  ô  esprit  de  Piel-o  Maironi,  ô  esprit 
de  Benedello  !  Je  ne  dirai  pas  mes  propres  paroles,  les  paroles 
de  l'amour,  de  la  douleur  et  de  la  louange.  Je  dirai  celles  que 
tu  attends  de  moi.  Que  lèvent  de  ta  montagne  souffle,  non  pour 
les  disperser,  mais  pour  les  porter  au  loin,  dans  tous  les  lieux 
où  l'on  a  prononcé  ton  nom,  soit  avec  amour  et  avec  respect, 
soit  avec  colère  et  avec  injure. 

«  Écoutez!  Cet  homme  a  beaucoup  parlé  de  religion,  de  foi 
et  d'œuvres.  Il  n'était  ni  un  Ponlife  qui  dogmatise  du  haut  de  la 
chaire,  ni   un   prophète  ;  et  il  a  pu,  ayant  beaucoup  parlé,  se 


LEILA,  113 

tromper  beaucoup  ;  il  a  pu  énoncer  des  propositions  et  des 
idées  que  l'autorité  de  l'Eglise  avait  raison  de  repousser.  Le 
vrai  caractère  de  son  action  n'a  pas  été  de  discuter  des  questions 
théologiques,  oii  il  a  pu  mettre  le  pied  à  faux  ;  ça  été  de  rap- 
peler à  l'esprit  de  l'Evangile  les  croyans  de  tout  ordre  et  de 
tout  état,  c'a  été  de  déterminer  la  valeur  religieuse  de  cet  esprit 
incarné  dans  la  vie,  dans  les  senlimens  et  dans  les  œuvres  des 
hommes.  Toujours  il  a  proclamé  sa  fidèle  obéissance  à  l'auto- 
rité de  l'Eglise  et  au  Saint-Siège  du  Pontife  romain.  Vivant,  il 
se  glorifierait  d'en  offrir  la  preuve  et  l'exemple  au  monde.  C'est 
en  son  nom  que  je  l'affirme  !  Il  savait  que  le  monde  méprise 
l'obéissance  religieuse  comme  une  lâcheté.  Et  lui,  à  son  tour, 
il  a  fièrement  méprisé  les  mépris  de  ce  monde,  qui  ne  laisse  pas 
de  glorifier  l'obéissance  militaire  elles  sacrifices  qu'elle  impose, 
quoique  l'autorité  militaire  recoure  aux  prisons  et  aux  menottes, 
à  la  poudre  et  au  plomb,  tandis  que  l'autorité  religieuse  ne 
recourt  à  quoi  que  ce  soit  de  tel. 

«  Il  n'a  rien  aimé  sur  la  terre  autant  que  l'Eglise.  Quand  il 
pensait  à  l'Eglise,  il  se  comparait  à  la  moindre  des  pierres  du 
plus  vaste  temple,  pierre  qui,  si  elle  avait  une  âme,  se  glorifie- 
rait de  s'identifier  avec  le  colossal  édifice,  de  se  perdre  en  lui, 
d'être  comprimée  par  lui  dans  tous  les  sens.  Oui,  il  a  cru  con- 
naître les  esprits  malins  que  l'Enfer  déchaîne  au  sein  de 
l'Eglise  et  qui,  nous  le  savons  par  la  divine  promesse,  ne  pré- 
vaudront jamais  contre  elle,  mais  qui  peuvent  lui  infliger  de 
cruelles  blessures  en  conjurant  avec  d'autres  esprits  malins  qui 
font  rage  dans  le  monde.  Il  a  cru  les  connaître  ;  et  ce  fut  une 
passion  de  filial  amour,  de  filiale  douleur,  qui  l'amena 
suppliant  aux  pieds  du  Souverain  Pontife,  du  Père  vénéré  des 
fidèles. 

«  Il  veut  que  je  pardonne  en  son  nom  à  tous  ceux  qui,  sans 
avoir  dans  l'Eglise  une  autorité  de  juges,  l'ont  condamné 
comme  théosophe,  comme  panthéiste,  comme  éloigné  de  la  fré- 
quentation des  sacremens;  mais  il  veut  aussi  qu'en  même  temps 
je  proclame  à  voix  haute,  pour  abolir  le  scandale  de  ces  accu- 
sations, combien  il  a  détesté  toutes  ces  erreurs,  et  comment, 
depuis  le  jour  où,  malheureux  pécheur,  il  s'est  tourné  du 
monde  vers  Dieu,  comment,  dis-je,  toujours  et  en  toutes  choses, 
il  s'est  conformé  aux  croyances  et  aux  pratiques  de  l'Église 
catholique  jusqu'à  l'heure  de  sa  mort. 

TOME  m.  —  1911.  ° 


114 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


«  Il  est  mort  avec  le  ferme  espoir  qu'un  temps  viendra  où 
seront  repoussés  dans  les  portes  de  l'Enfer  les  esprits  malins 
qui  travaillent  l'Eglise,  et  qu'alors  tous  les  hommes  qui  ont 
reçu  le  baptême  et  qui  invoquent  le  nom  du  Christ  s'uniront  en 
un  seul  peuple  religieux  autour  du  Saint-Siège  du  Pontife 
romain.  11  demande  à  ses  amis  de  prier  pour  la  réalisation  de 
ce  grand  objet. 

«  Amis  et  frères  qui  vous  êtes  indignés  des  fausses  accusa- 
tions lancées  contre  cet  homme  par  de  simples  particuliers,  par 
des  journalistes  et  par  des  pamphlétaires  catholiques,  pardon- 
nons-leur comme  lui.  Pardonnons  aussi  à  ceux  qui  l'ont  raillé, 
qui  l'ont  outragé  à  cause  de  sa  foi.  Nesciebant.  Nous  sommes 
nous-mêmes  trop  igtiorans  pour  qu'il  nous  soit  permis  de  juger 
les  ignorances  d'aulrui.  Voyageurs  de  la  nuit,  interrogeons  les 
étoiles  ;  appelons-nous  les  uns  les  autres  dans  les  ténèbres  avec 
des  voix  d'interrogation,  de  conseil,  de  secours  ;  annonçons  la 
bonne  voie,  quand  nous  l'avons  trouvée,  pour  que  d'autres 
entendent  et  viennent  ;  mais  ne  jugeons  pas  celui  qui  ne  vient 
pas  :  car  nous  ne  savons  pas  si,  entre  lui  et  nous,  il  n'y  a  pas  des 
obstacles  qui  dépassent  ses  forces.  Prions  pour  tous  et  avan- 
çons dans  l'obscurité,  en  attendant  l'aurore  du  jour  de  Dieu. 

«  Dépouille  qui  nous  fus  si  chère,  repose  en  paix  jusqu'à 
ce  jour- là  !  » 

Le  cercueil  descendit  à  côté  de  celui  d'Elisa  Maironi  ;  les 
dernières  prières  furent  dites;  la  fosse  fut  comblée.  Le  curé  était 
retourné  à  l'église  pour  se  dévêtir,  et  les  assistants  s'étaient  dis- 
persés ;  Massimo,  Dom  Aurelio,  les  jeunes  Romains,  après  s'être 
attardés  un  peu  auprès  de  la  tombe,  sortaient  du  cimetière.  Le 
sacristain  allait  fermer  la  grille,  quand  la  femme  qui  paraissait 
être  une  suivante  vint  le  prier  de  laisser  encore  cette  grille 
ouverte  pendant  quelques  instans.  Comme  le  sacristain  hési- 
tait, Massimo  et  Dom  Aurelio  intervinrent  ensemble,  dirent  à 
cet  homme  de  consentir.  La  suivante  rejoignit  la  dame  voilée 
qui  al  tendait  sur  le  chemin,  à  l'angle  occidental  du  cimetière. 
La  dame  s'approcha,  ^ntra  au  cimetière,  tandis  que  la  sui- 
vante restait  dehors  avec  lo  sacristain.  La  haute  et  mince  per- 
sonne s'agenouilla  quelques  miiHites  sur  la  terre  remuée,  puis 
se  releva,  s'appuya  au  bras  de  la  suivante,  descendit  les  marches 
et  reprit  le  chemin  d'Oria,  sans  rien  dire.  Elles  rencontrèrent 
bientôt  le  batelier,  gui  venait  les  avertir  que  le  lac  était  mauvais 


LEILA.  115 

et  qu'il  fallait  deux  rameurs.  Sur  un  signe  que  la  dame  fit  silen- 
cieusement, la  suivante  ordonna  de  prendre  un  second  rameur. 
Et  elles  continuèrent  leur  chemin  vers  Oria. 

Cependant  un  homme  qui,  pendant  la  cérémonie,  s'était 
chargé  de  remettre  à  Massimo  un  billet  apporté  de  San  Mamette 
par  un  enfant,  et  qui  n'avait  plus  songé  à  le  faire,  se  souvint 
de  la  commission  et  présenta  le  billet  au  jeune  homme.  Celui- 
ci,  entre  deux  coups  de  vent,  put  lire,  en  s'éclairant  avec  des 
allumettes  : 

«  Notre  amie  est  fort  mal.  Venez  le  plus  tôt  que  vous 
pourrez. 

«  Leila.  » 

Massimo  communiqua  aussitôt  la  fâcheuse  nouvelle  à  Dom 
Aurelio,  qu'il  supplia  de  venir  avec  lui  près  de  la  malade.  Dom 
Aurelio  aurait  dû  repartir  tout  de  suite  pour  Milan  ;  mais,  vu 
la  circonstance,  il  y  renonça.  Les  deux  amis  prirent  congé  des 
jeunes  Romains  si  précipitamment  que  ceux-ci  s'étonnèrent  de 
ce  brusque  départ. 

Le  bateau  n'était  pas  reparti  encore,  lorsque,  à  la  clarté  de 
deux  lanternes,  la  dame  voilée  et  sa  compagne  montèrent  dans 
une  barque  que  les  eaux  ballottaient.  La  barque,  vigoureuse- 
ment poussée  par  quatre  rames,  passa  presque  au  ras  du  bateau, 
dans  la  lumière  qui  venait  du  salon  de  première  classe.  Sur  le 
pont,  les  jeunes  gens  regardaient  avec  curiosité.  La  dame,  qui 
avait  ôté  son  voile,  était  jeune  et  belle.  Un  des  jeunes  gens 
s'écria  : 

—  Je  sais  qui  !  C'est  la  dame  à  cause  de  laquelle  Benedetto 
a  fui  le  monde  ! 

—  Qui  est  cette  dame?  demanda  un  autre. 

Ils  connaissaient  tous  le  fait  vaguement;  mais  aucun  d'eux 
ne  savait  le  nom  de  la  dame.  Ils  coururent  de  la  poupe  à  la 
proue  avec  une  curiosité  ravivée,  tâchant  d'apercevoir  encore 
l'esquif  que  l'on  entendait  lutter  contre  les  flots;  mais  lesquif 
n'était  plus  visible.  Quand  le  vapeur  fut  en  marche,  ils  le  réaper- 
çurent pendant  une  seconde,  dans  le  rayon  électrique  du  tor- 
pilleur. Puis  Jeanne  disparut  dans  la  nuit,  pour  toujours. 


IIG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


VI 

Tout  à  coup,  depuis  midi,  l'état  de  Donna  Fedele  s'était 
aggravé.  Elle  ne  souffrait  pas;  mais  la  fièvre,  devenue  très 
ardente,  indiqua  au  médecin  le  commencement  de  l'infection 
générale.  Il  n'y  avait  plus  rien  à  tenter  ;  la  condamnation  était 
irrévocable  :  ce  pauvre  corps  avait  perdu  toute  force  de  résis- 
tance. La  malade,  en  pleine  possession  de  ses  facultés,  comprit 
la  situation,  demanda  un  prêtre  et  le  viatique.  Oa  appela  le  curé 
de  San  Mamette.  A  cinq  heures,  tout  avait  été  fait.  Le  curé, 
édifié  par  la  foi,  par  la  piété,  par  la  résignation  de  cette  malheu- 
reuse dame,  lui  avait  administré  l'huile  sainte. 

Après  avoir  reçu  les  secours  religieux,  la  grande  préoccupa- 
tion de  la  mourante  fut  le  retour  du  jeune  homme.  A  chaque 
instant  elle  s'informait  de  lui,  si  bien  qu'elle  finit  par  s'en  excuser 
à  Lelia  : 

—  Je  suis  une  sotte,  dit-elle  en  prenant  la  main  de  la  jeune 
fille.  S'il  n'est  pas  revenu  encore,  c'est  qu'une  circonstance  for- 
tuite l'a  retardé.  Mais  je  voudrais  lui  dire  quelque  chose  et  je 
redoute  qu'il  n'arrive  trop  tard. 

La  jeune  fille  essaya  de  la  rassurer,  sans  y  réussir.  Les 
pleurs  arrêtés  dans  sa  gorge  Fempêchaient  de  parler.  Elle  por- 
tait envie  à  la  cousine  Eufemia.  Celle-ci  était  sereine,  et,  quoique 
son  dévouement  pour  Donna  Fedele  touchât  à  l'adoration,  la 
crainte  de  ne  savoir  pas  accepter  humblement  la  volonté  de 
Dieu  lui  tenait  plus  encore  au  cœur.  Elle  donnait  sans  relâche 
ses  soins  à  la  malade,  allait  et  venait,  grave,  tranquille,  sans 
larmes. 

Vers  six  heures,  quand  le  curé  se  fut  retiré  en  promettant  de 
revenir  à  sept  heures.  Donna  Fedele  pria  le- médecin  et  la  cou- 
sine de  sortir;  puis  elle  appela  Lelia  près  de  son  lit,  fit  signe 
à  la  jeune  fille  de  s  agenouiller,  pour  pouvoir  lui  passer  le  bras 
autour  du  cou. 

—  Ma  chérie,  prononça-t-elle,  dis  à  Massimo  que,  pensant 
à  lui  et  à  sa  pauvre  mère,  je  suis  morte  avec  une  douleur  et 
avec  une  espérance.  Le  lui  diras-tii? 

Déchirée  par  un  combat  intérieur,  parce  qu'elle  croyait 
deviner  quelle  était  cette  douleur  et  quelle  était  cette  espérance, 
parce  qu'elle  ne  pouvait  les  faire  siennes,  et  parce  qu'au  surplus 


LEILA.  in 

ridée  d'exercer  par  mandat  une  pression  sur  l'esprit  de  Massimo 
l'épouvantait,  mais  que,  d'autre  part,  il  eût  été  horrible  de  se 
refuser  à  satisfaire  ce  désir,  Lelia  répondit  un  «  oui  »  qui  ne 
trompa  point  la  mourante.  Celle-ci  retira  son  bras  du  cou  de  la 
jeune  fille  en  soupirant,  murmura  qu'elle  aurait  eu  beaucoup 
d'autres  choses  à  dire,  mais  qu'elle  n'en  avait  pas  la  force.  Elle 
demanda  qu'on  lui  mît  un  crucifix  entre  les  mains,  et  elle  ne 
parla  plus  jusqu'à  neuf  heures. 

A  neuf  heures,  elle  demanda  encore  si  Massimo  était  revenu  ; 
et,  quand  elle  sut  qu'il  n'était  pas  là,  elle  entra  de  nouveau  dans 
un  état  d'inquiétude.  Lelia,  pour  essayer  de  la  tranquilliser,  fit 
porter  à  Oria,  par  un  enfant,  le  billet  qui  ne  fut  remis  au  jeune 
homme  qu'avec  beaucoup  de  retard.  Ensuite  la  malade  sembla 
perdre  la  notion  du  temps  et  de  l'espace;  de  minute  en  minute, 
elle  demandait  si  Massimo  était  rentré.  A  onze  heures,  Lelia 
commença  aussi  à  être  inquiète:  car  on  n'avait  pas  de  nouvelles 
de  l'enfant  qui  avait  porté  le  billet,  et  elle  ne  comprenait  pas 
que  Massimo,  après  avoir  reçu  ce  billet,  ne  fût  pas  accouru  tout 
de  suite. 

A  onze  heures  et  quart,  l'hôtelier,  qui  avait  envoyé  quel- 
qu'un à  Albogasio  pour  prendre  des  renseignemens,  monta 
l'escalier  quatre  à  quatre  et  annonça  : 

—  Il  vient!  Il  vient  ! 

Lelia  descendit,  rencontra  le  jeune  homme  et  le  prêtre  dans 
le  vestibule  de  l'hôtel.  Elle  ne  s'attendait  pas  à  voir  Dom 
Aurelio,  qui  comprit  son  embarras,  la  laissa  donner  à  Massimo 
de  rapides  informations  et  monta  tout  d'une  traite  l'escalier. 
L'hôtelier  le  conduisit  à  la  porte  de  la  chambre  occupée  par 
Donna  Fedele.  Cette  voix  connue,  ce  visage  qui  respirait  la 
bonté  souriante,  ranimèrent  la  malade. 

—  Ah!  c'est  vous,  Dom  Aurelio!  fit-elle.  Et  Massimo? 
Penché  à  l'oreille  de  la  mourante,  tandis  que  le  curé  de  San 

Mamette,  le  médecin  et  la  cousine  Eufemia  se  tenaient  à  l'écart, 
Dom  Aurelio  lui  dit  quelque  chose,  d'une  voix  si  basse  que  les 
autres  n'entendirent  pas  même  qu'il  parlait.  Mais  ils  entendirent 
que  Donna  Fedele,  d'une  voix  faible,  répondait  quelques 
paroles  dites  avec  un  inexprimable  accent  de  surprise  et  de  joie. 

—  Le  voici,  ajouta  Dom  Aurelio  en  se  redressant,  tandis 
que  Massimo  entrait. 

Subitement  Donna  Fedele  se  transforma.  Il  sembla  que  la 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chambre  de  la  mort  devenait  la  chambre  de  la  convalescence,  à 
tel  point  que,  pendant  un  instant,  les  personnes  présentes 
crurent  à  une  mystérieuse  et  bienfaisante  crise.  Le  premier 
indice  en  fut  que  la  malade  demanda  à  Massimo  s'il  connaissait 
la  lettre  du  sieur  Momi  ;  et,  sur  la  réponse  négative  du  jeune 
homme,  elle  fit  signe  à  Lelia  de  la  lui  montrer.  Pour  lui  être 
agréable,  Massimo  tint  une  minute  devant  ses  yeux,  sans  lire, 
la  feuille  de  papier  à  lettre  où  le  sieur  Momi  accordait  son  con- 
sentement, protestait  qu'il  voulait  demeurer  simple  administra- 
teur de  la  fortune  de  sa  fille,  et  déclarait  son  intention  de  quitter 
bientôt  la  Montanina,  parce  que  l'air  de  ce  pays  ne  convenait 
pas  à  sa  santé.  Il  envoyait  aussi  ses  complimens  à  Massimo, 
qu'il  priait  en  outre  de  vouloir  bien  lui  écrire  deux  lignes  pour 
approuver  les  dispositions  prises  par  Lelia  touchant  la  reddi- 
tion des  comptes. 

Ensuite  Donna  Fedele  invita  les  deux  jeunes  gens  et  Dom 
Aurelio  à  s'approcher. 

—  J'ai  été  malveillante  pour  Farchiprêtre  et  pour  le  chape- 
lain de  Vélo,  dit-elle.  Faites-leur  savoir  que  je  le  regrette. 

—  Oui,  oui,  je  me  charge  de  le  leur  faire  savoir,  répondit 
Dom  Aurelio. 

Elle  l'en  remercia  par  un  long  regard  d'une  signification 
inefTable.  Et  elle  donna  à  entendre  qu'elle  aurait  voulu  lui  baiser 
la  main. 

Vers  trois  heures  du  matin,  on  comprit,  à  l'agitation  de  ses 
mains  et  à  l'inquiétude  de  ses  lèvres,  qu'elle  désirait  quelque 
chose  et  qu'elle  ne  pouvait  dire  quoi.  Elle  indiquait  du  regard  un 
vase  de  cristal  où  languissaient  les  roses  du  cottage.  La  cousine 
Eufemia  mit  son  oreille  à  la  bouche  de  la  mourante,  n'y  perçut 
que  le  souffle  d'une  parole  inarticulée,  demanda  : 

—  Les  roses? 

Donna  Fedele  fit  un  signe  aftirmatif,  et  ses  mains  tâton- 
nèrent sur  les  couvertures.  La  cousine  supposa  qu'elle  voulait 
avoir  les  roses  sur  son  lit  et  s'éloigna  pour  les  retirer  du  vase. 
Mais,  avec  les  yeux,  la  malade  dit  :  «  Non,  non.  »  La  pauvre 
Eufemia  se  désolait  de  ne  pas  comprendre.  Massimo  et  Lelia 
avaient  bien  compris,  mais  ils  n  osaient  parler.  Celui  qui  osa, 
ce  fut  Dom  Aurelio,  plus  familier  avec  la  mort. 

—  Vous  désirez  quaprès  on  les  sème  sur  votre  lit?  deman- 
da-t-il. 


LEILA.  119 

Donna  Fedele  le  remercia  des  yeux. 

Enfin  ces  beaux  et  grands  yeux  bruns  qui,  durant  cinquante- 
deux  ans,  avaient  répandu  tant  de  lumière  spirituelle,  tant  de 
douceur  exprimée  par  de  bons  sourires,  se  fermèrent.  Les 
mains  se  tranquillisèrent  sur  le  crucifix.  Dom  Aurelio  se  pencha 
vers  le  visage  immobile.  Comme  il  voyait  les  cils  se  mouvoir 
légèrement,  il  n'était  pas  persuadé  que  ce  fût  encore  la  fm. 

—  Chère  amie,  dit-il  d'une  voix  forte,  recommandez-nous 
au  Seigneur.  Est-ce  que  vous  souffrez? 

Les  yeux  ne  s'ouvrirent  pas;  mais  les  lèvres,  blanches  comme 
la  cire,  s'agitèrent;  et  Dom  Aurelio  crut  entendre  qu'elles 
disaient  : 

—  Je  suis  heureuse. 
Il  répéta  : 

—  Elle  a  dit  :  «  Je  suis  heureuse.  » 

Et,  sans  la  quitter  des  yeux,  il  fit  signe  aux  assistans  de  se 
mettre  à  genoux.  Il  y  eut  quelques  minutes  de  silence. 

—  Oui,  elle  est  heureuse!  reprit-il  à  haute  voix,  solennel. 
Réjouissons-nous  et  adorons. 

Le  soleil  se  levait,  et  Donna  Fedele  Vayla  de  Brea  gisait, 
vêtue  de  noir,  le  crucifix  entre  les  mains,  sur  le  lit  où,  mêlées 
aux  roses  fanées  du  cottage,  rougeoyaient  les  roses  fraîches  de  la 
Valsolda.  La  mort  lui  avait  rendu  son  doux  sourire.  Ce  sourire, 
lueur  secrète  d'une  vision  bienheureuse,  transparaissait  sous  les 
paupières  closes,  fleurissait  imperceptiblement  sur  les  lèvres  de 
cire.  Nulle  beauté  jeune  et  vivante  ne  l'aurait  emporté  sur 
cette  beauté  d'ivoire  qui  souriait,  dans  l'épaisse  chevelure  de 
neige.  Ainsi,  après  avoir  accompli  sa  bienfaisante  journée  selon 
la  foi  de  ses  pères  et  selon  l'esprit  de  l'Évangile,  après  avoir 
tenu  la  promesse  faite  lorsqu'elle  priait  au  lit  mortuaire  de 
M.  Marcello,  après  avoir  atteint  le  but  de  sa  suprême  offrande, 
la  blanche  Dame  des  Roses  reposait  dans  la  première  clarté  de 
la  mystique  aurore. 

Antonio  Fogazzaro. 


LE  RÔLE  D'UNE  MARINE 

EN  CAS  DE  GUERRE 


I 

Quelques  jours  avant  la  crise  ministérielle  qui  devait 
porter  M.  Delcassé  à  la  Marine,  paraissait  une  interview  de  lui 
destinée  à  calmer  les  inquiétudes  publiques  au  sujet  de  notre 
situation  navale.  Pourvu  que  fût  voté  le  programme  de  l'amiral 
de  Lapeyrère,  M.  Delcassé  envisageait  avec  optimisme  l'état  de 
nos  forces  maritimes.  Qu'est-il  besoin  de  leur  demander?  Dans 
la  Manche,  la  mer  du  Nord,  l'Atlantique,  la  flotte  anglaise 
couvre  notre  littoral  et  protège  notre  commerce  contre  les 
entreprises  allemandes  ;  en  Méditerranée,  le  programme  Lapey- 
rère nous  maintiendra  plus  forts  que  l'Autriche  et  l'Italie  unies. 
Il  suffit  donc  de  conserver  notre  système  d'alliances  et  d'en- 
tentes, —  et  M.  Delcassé  ne  doute  pas  que  le  gouvernement  ne 
s'en  fasse  une  loi,  —  pour  que  notre  marine  reste  à  la  hauteur 
de  sa  tâche  protectrice.  L'interview  portait  ce  titre  en  gros 
caractères:  La  marine  française  au  4^  rang.  Qu  importe! 

Ainsi,  nous  sommes  invités  à  nous  assurer  sur  la  protection 
dautrui  !  En  face  de  l'ennemi  le  plus  probable  et  le  plus  redou- 
table, sur  le  théâtre  principal  des  opérations,  nous  nous  abs- 
tiendrons dïnlerveuir!  Telle  est  la  condition  de  la  confiance  à 
laquelle  on  nous  engage.  Et  notre  marine  doit  paraître  suffi- 
sante, dès  qu'elle  répond  à  un  seul  cas,  celui  d'une  guerre  entre 
la  Triple  Entente  et  la  Triple  Alliance. 


LE    RÔLE   d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  121 

Quelques  jours  plus  tard,  M.  Delcassé,  devenu  ministre, 
tenait  à  répéter,  dans  la  discussion  de  son  budget,  la  même 
note  optimiste.  Mais  désireux  d'échapper  à  la  critique,  il 
l'appuyait,  cette  fois,  d'une  comparaison  avec  l'Allemagne.  La 
situation  navale,  somme  toute,  est  rassurante,  disait-il  en  sub- 
stance, puisque  le  programme  prévu  nous  donne,  en  1920, 
vingt-deux  (h'eadnoug  ht  s,  autant  que  les  Allemands. 

Malheureusement,  la  réalité,  sans  justifier  les  alarmes  exces- 
sives contre  lesquelles  M.  Delcassé  entendait  protester  et  qui 
risqueraient  de  mener  au  découragement,  ne  permet  pas  d'ad- 
mettre sans  correctifs  l'idée  d'une  véritable  égalité  de  forces,  qui 
semblerait  résulter  de  cette  constatation.  C'est  en  1920  que  doit 
s'achever  notre  programme;  en  1919,  l'Allemagne  aura  rempli 
le  sien,  si  elle  ne  l'a  dépassé.  Elle  s'est  réservé  toutes  facilités 
pour  l'accroître  de  deux  grosses  unités  par  an  à  partir  de  1913. 
Ne  le  fît-elle  pas,  que  les  chiffres  à  considérer  pour  défmir  la 
situation  militaire  différeraient  de  ceux  qui  ont  été  présentés  à 
la  tribune  par  M.  Delcassé.  Ce  sont,  à  vrai  dire,  vingt-huit 
dreadnoiights  allemands  qui  s'opposeraient  aux  vingt-deux 
nôtres  ;  sans  compter,  contre  nos  sept  vieux  ou  médiocres 
croiseurs  cuirassés,  quinze  cuirassés  rapides,  dénommés  croi- 
seurs eux  aussi,  mais  égaux  en  puissance  à  des  cuirassés  véri- 
tables, bien  que  secondaires.  Au  total,  notre  programme  prévoit, 
en  1920,  vingt-huit  unités  de  ligne  ;  le  programme  allemand  en 
produit,  en  1919,  cinquante-huit  au  moins.  Et  si  la  seule  compa- 
raison de  ces  chiffres,  trop  sommaire  à  bien  des  égards,  peut 
paraître  plus  menaçante  que  de  raison,  elle  s'éloigne  moins  sans 
doute  de  la  réalité  que  le  calcul  optimiste  de  tout  à  l'heure. 

Dès  lors,  une  question  se  pose  :  Quel  danger  offre  une  sem- 
blable disproportion?  L'autorité  personnelle  et  ministérielle  de 
M.  Delcassé,  son  ardent  patriotisme,  le  retentissement  de  sa 
double  affirmation  de  confiance  en  soulignent  l'intérêt.  Rappe- 
lons-nous que  le  programme  naval  va  être  discuté  par  les 
Chambres.  C'est  le  moment  d'y  porter  attention. 

Laissons  donc  de  côté  tout  ce  qu'on  pourrait  dire  par  ailleurs 
sur  nos  raisons  de  désirer  une  marine  de  premier  ordre. 
Oublions  notre  empire  colonial,  le  second  du  monde  ;  négli- 
geons l'importance  de  nos  placemens  à  l'étranger,  le  souci  de 
notre  commerce  et  de  notre  influence,  nos  traditions,  le  prix 
même  que  la  force  mouvante  de  nos  flottes  peut  donner  à  notre 


122 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


amitié.  Ne  pensons  plus  qu'au  péril  grandissant  sur  notre  fron- 
tière de  l'Est,  à  cet  Etat  militaire  dont  la  population  s'accumule, 
dont  les  besoins  d'expansion  augmentent,  dont  la  pression  pèse 
chaque  jour  plus  lourdement  sur  nous  Les  alliances!  on  sait 
quelles  vicissitudes  peuvent  les  traverser,  quels  empêchemens 
momentanés  les  paralyser,  quelles  crises  imprévues  les  rendre 
parfois  inefficaces.  On  sait  aussi  le  travail  obscur  du  temps  qui 
mine  sans  repos  les  combinaisons  les  plus  stables  en  apparence. 
Personne  n'a  vu  cheminer  la  lézarde,  et  le  moment  venu,  quel- 
ques mois,  sinon  quelques  semaines  font  apparaître  une 
situation  nouvelle.  Ainsi  l'Angleterre,  il  y  a  peu  d'années  notre 
rivale  partout,  devient  tout  à  coup  notre  appui;  l'Autriche, 
qu'on  s'accordait  à  considérer  comme  le  grand  facteur  de  paix 
en  Europe,  y  apporte  brusquement  une  cause  d'agitation.  Qui 
nous  garantira  contre  les  surprises  de  l'échiquier  diplomatique? 
Allons-nous  donc  régler  nos  forces  sur  une  seule  hypothèse,  la 
plus  favorable,  et  proportionner  à  des  perspectives  extérieures, 
qui  peuvent  changer,  en  peu  de  jours,  une  situation  navale 
qu'il  faut  tant  d'années  pour  rétablir? 

Si  cette  question  mérite  d'être  examinée,  ce  n'est  pas  seule- 
ment à  cause  des  paroles  prononcées  à  la  tribune  par  M.  Delcassé, 
c'est  aussi  et  surtout  parce  qu'elle  se  pose  dans  l'esprit  public; 
on  plutôt,  parce  qu'elle  y  reçoit  le  plus  souvent  une  réponse 
instinctive,  irréfléchie;  parce  qu'il  existe  à  ce  sujet  un  vaste 
malentendu  entre  le  pays  et  le  gouvernement  responsable  de 
notre  organisation  maritime;  parce  qu'il  règne  en  France  de 
singulières  illusions  et  de  dangereuses  ignorances.  Combien 
d'hommes  éclaii'és  ne  voient  dans  la  marine  qu'un  accessoire, 
glorieux,  mais  nullement  indispensable,  de  la  grandeur  et  de  la 
prospérité  française;  disons  le  mot,  un  luxe,  à  réserver  pour  les 
époques  de  richesse  surabondante  !  Si  l'on  part  de  ces  prémisses, 
c'est  avec  raison  qu'on  voudra  la  subordonner  aux  intérêts  de 
premier  plan  de  notre  pays.  Reste  à  savoir  si  l'on  en  peut  partir. 

Devant  notre  si  grave  infériorité  maritime  à  l'égard  de 
l'Allemagne,  nous  devons  envisager  tous  les  cas  et  peser  toutes 
les  conséquences.  Quels  que  soient  les  autres  élémens  d'une 
guerre  générale  où  nous  soyons  engagés  dans  un  parti  et 
l'Allemagne  dans  le  parti  adverse,  c'est  contre  nous  que  celle-ci 
tournera  son  premier  et  son  principal  effort.  Aucun  système 
d'alliance  ne  peut  jusqu'ici  nous  préserver  de  ce  choc  initial. 


LE  RÔLE  d'u.NE  marine  EN  CAS  DE  GUERRE.         123 

Sous  la  menace  d'une  invasion,  l'Angleterre,  en  particulier, 
n'aurait-elle  pas  trop  à  couvrir  ses  propres  ports  et  à  conserver 
coûte  que  coûte  la  maîtrise  de  la  mer  du  Nord,  pour  s'engager 
à  fond  dans  la  protection  de  nos  côtes,  sur  l'Atlantique  par 
exemple? 

Les  alliances  actuelles  nous  garantissent  d'un  péril  immé- 
diat :  il  n'est  pas  dit  qu'elles  rendent  impossible,  à  la  faveur  de 
circonstances  qu'on  ne  saurait  ni  prévoir  ni  prévenir,  le  combat 
singulier  des  deux  nations  voisines,  sous  les  regards  de  l'Europe 
prête  à  mobiliser.  Comment  donc  afiirmer  que  la  France  ne  se 
trouvera  pas  un  jour  à  supporter  seule,  fût-ce  passagèrement, 
la  pression  des  forces  allemandes?  Il  y  a  là  une  hypothèse  que 
la  disproportion  des  puissances  navales  nous  oblige  à  envisager, 
un  péril  fondamental  et  permanent  contre  lequel  la  prudence  la 
plus  élémenlaire  doit  nous  tenir  armés. 

Dans  ce  duel,  que  perdrions-  nous  en  perdant  la  maîtrise  de 
la  mer?  Tel  est  le  point  qu'il  faut  élucider  pour  savoir  si  la 
puissance  sur  mer  constitue  pour  nous  une  nécessité  vitale, 
à  quel  degré  et  pourquoi? 

II 

Ce  qui  détermine  là-dessus  l'opinion  commune,  c'est  d'abord 
et  instinctivement  la  comparaison  avec  l'armée  de  terre,  c'est 
ensuite  le  souvenir  de  1870,  c'est  enfin  l'idée  courante  qu'on  se 
fait  d'une  guerre  future.  Regardons  en  face  ces  trois  objections. 
Sans  aucun  doute  notre  premier  besoin  vital  est  celui  d'une 
puissante  armée  de  terre,  proportionnée  à  celles  qui  nous  me- 
nacent et  aux  convoitises  que  nous  pouvons  éveiller.  A  cet 
égard,  le  raisonnement  instinctif  de  la  foule  a  raison;  et  s'il 
fallait  choisir  entre  l'armée  et,  la  marine,  si  tout  ce  que  nous 
donnons  à  la  mer  venait  réellement  en  diminution  de  notre 
puissance  terrestre,  il  serait  criminel  de  réclamer  une  marine. 
Mais  pourquoi  raisonner  sur  des  suppositions  notoirement 
contraires  à  la  réalité?  En  fait,  il  n'y  a  pas  à  choisir  :  bien  loin 
de  se  nuire,  les  deux  espèces  de  force  militaire,  à  condition 
d'être  équilibrées,  se  servent  mutuellement.  Sans  qu'il  soit 
besoin  de  le  démontrer  par  le  détail,  il  est  facile  de  faire 
comprendre  que  l'effectif  de  l'armée  de  terre  a  ses  limites, 
dépendant  non   pas  seulement   du   nombre   d'hommes  valides 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fournis  par  la  nation,  mais  aussi  des  masses  qu'on  peut  utile- 
ment mettre  en  œuvre  (1).  Au  delà  des  proportions  correspon- 
dantes, qu'il  soit  question  de  l'armement,  de  l'instruction  ou 
de  l'approvisionnement,  les  dépenses  deviendraient  gaspillage. 
On  n'en  tirerait  qu'un  faible  rendement,  très  inférieur  à  celui 
qu'il  faut  attendre  des  forces  maritimes. 

Avant  d'achever  la  comparaison  des  armées  de  terre  et  de 
mer,  éclairons-la  par  un  exemple  qui  répond  aux  deux  autres 
objections. 

Ce  qu'il  y  a  au  fond  des  idées  courantes,  c'est  ceci  :  la  marine 
n'est  pas  un  organe  essentiel  dont  les  services  influent  sur  la 
guerre  terrestre,  puisqu'on  1870  notre  supériorité  maritime  ne 
nous  a  servi  de  rien.  Ce  qui  équivaut  à  admettre  : 

1°  Qu'en  1870  la  supériorité  maritime  ne  nous  a  servi 
de  rien,  2'^  Que  la  situation  réciproque  des  deux  pays  étant 
la  même  aujourd'hui,  amènerait  par  conséquent  les  mêmes 
résultats. 

Or  ces  deux  affirmations,  portant  l'une  sur  la  guerre  passée, 
l'autre  sur  la  guerre  future,  sont  également  erronées.  En  1870, 
nous  possédions  une  incontestable  supériorité  navale;  nous 
n'en  avons  pas  tiré  tout  le  parti  qu'on  espérait.  L'insuffisante 
netteté  des  plans  d'offensive  maritime  et  l'écrasement  immédiat 
de  nos  armées  de  terre  rendirent  inutiles  les  préparatifs  d'un 
débarquement,  qui  pouvait  porter  le  trouble  dans  la  mobilisa- 
tion ou  tout  au  moins  dans  la  concentration  ennemie.  N'avons- 
nous  pas  cependant  recueilli  le  bénéfice  de  notre  force  navale  ? 
C'est  ici  la  question  la  plus  controversée. 

Pour  apprécier  l'utilité  d'une  marine,  il  faut  peser  séparément 
les  avantages  que,  dans  le  fait,  la  nôtre  nous  a  procurés,  et  les 
résultats  que  nous  en  aurions  pu  faire  sortir.  Tranquilles  du 
côté  de  la  mer,  nous  avons  pu  consacrer  tous  nos  efforts  à  la 
lutte  terrestre.  La  liberté  des  communications  avec  l'extérieur 
nous  a  permis  de  renouveler  nos  armes,  nos  munitions,  nos 
approvisionnemens,  de  prolonger  la  guerre  de  plusieurs 
mois.  Mais  qui  sait  s'il  n'eût  pas  été  possible  de  la  prolonger 
encore,  qui  sait  si  le  résultat  ne  se  fût  pas  trouvé  quelque  peu 

(1)  La  France  peut  mobiliser  près  de  4  millions  de  soldats  instruits,  l'Alle- 
magne 6  millions,  mais  chacune  environ  1  million  seulement  de  troupes  à  mettre 
en  ligne  efficacement,  si  môme  on  arrive  à  trouver  l'emploi  de  semblables 
effectifs. 


LE    RÔLE   d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  125 

différent  et  la  paix  moins  onéreuse,  au  cas  où,  après  les  erreurs 
et  les  défaillances  accumulées  au  début  des  hostilités,  on  eût 
évité  les  fautes  militaires,  du  caractère  parfois  le  plus  grave, 
qui  ont  été  commises  par  la  suite?  La  liberté  des  mers  nous  per- 
mettait de  jouer  nos  dernières  cartes  favorables.  Toutefois  lais- 
sons là  les  hypothèses.  Dans  les  événemens,  tels  qu'ils  se  sont 
accomplis,  notre  supériorité  maritime  a  eu  sa  part  bienfaisante. 
Ne  comptons  pas,  si  l'on  veut,  l'honneur  sauf  :  le  relèvement 
du  pays,  si  rapide  au  cours  des  années  suivantes,  sera  bien 
tenu  du  moins  pour  un  profit  positif.  Il  ne  fut  possible  que  par 
la  survie  de  nos  industries,  alimentées  grâce  à  la  mer  durant 
tout  le  conflit.  Maintenant  au  dehors  leurs  ventes,  leurs  débou- 
chés, leur  clientèle,  elles  ne  cessèrent  de  fournir  au  pays  l'ar- 
gent, nerf  de  la  guerre,  condition  des  réarmemens  qui  devaient 
assurer  l'indépendance  future.  Dans  l'année  1870,  nous  jetâmes 
sur  les  marchés  étrangers  des  soieries  pour  485  millions,  contre 
447  seulement  en  1869.  L'exportation  des  articles  de  Paris  se 
monta  encore  à  314  millions.  Et  la  balance  commerciale  put  se 
solder,  comme  l'année  précédente,  par  un  simple  bénéfice  de 
67  millions  au  profit  de  l'étranger,  ce  qui  permit  à  la  Banque 
de  France  de  maintenir  le  taux  de  son  escompte  à  6  pour  100, 
alors  qu'il  avait  atteint  7  et  8  en  pleine  paix  vers  1864. 

A  ces  avantages  matériels,  dus  en  grande  partie  à  la  maîtrise 
de  la  mer,  joignons  l'avantage  moral  de  la  résistance  elle-même. 
Ce  prolongement  de  la  guerre  eût-il  été  sans  espoir,  qu'en  dépit 
de  ses  tristesses,  il  se  fût  montré  utile,  parce  qu'il  réveillait 
l'âme  de  la  France.  C'est  à  ce  bel  élan,  aux  sentimens  qu'il  fit 
vibrer  dans  tous  les  cœurs,  que  nous  devons  et  la  reprise  si 
rapide  de  notre  vigueur  et  la  place  que  nous  avons  su  retrouver 
presque  aussitôt  en  Europe. 

III 

Voilà  pour  la  guerre  passée,  mais  la  guerre  future?  Ici 
encore  l'instinct  populaire  juge  trop  vite  et  s'égare.  La  guerre 
future  aurait  à  faire  état  de  la  marine  d'abord  pour  les  mêmes 
raisons  qui,  nous  venons  de  le  voir,  nous  la  devaient  rendre 
précieuse  en  1870,  ensuite  en  vertu  des  changemens  accomplis 
depuis  lors. 

Prenons  la  situation  militaire  en  elle-même.  On  nous  dit  : 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Qu'importent  les  victoires  navales  si  nous  perdons  la  bataille 
sur  la  Moselle!  Après  cette  unique  bataille,  dont  le  succès 
emportera  tout,  le  sort  de  la  guerre  sera  instantanément,  irré- 
vocablement fixé.  »  On  ajoute  encore  :  «  Et  les  pertes  que  sur 
mer  nous  ferions  subir  à  l'ennemi  ne  serviraient  qu'à  grossir,  à 
la  conclusion  de  la  paix,  la  note  des  frais  réclamés  par  le  vain- 
queur. » 

Le  capitaine  de  vaisseau  Amet,  professeur  à  l'Ecole  supé- 
rieure de  marine,  a,  dans  une  conférence  à  la  Ligue  marilime 
française,  fait  justice  de  ce  double  sophisme.  Pour  ne  pas  enfler 
la  «  note  à  payer  »  d'un  vainqueur  éventuel,  pourquoi  ne  pas 
économiser,  à  terre  aussi,  le  sang  de  ses  fantassins?  Parce  que 
la  violence,  qui  risque  d'accroître  le  poids  de  la  défaite,  peut 
seule  d'autre  part  la  détourner  de  nous,  la  rejeter  sur  les 
épaules  de  notre  agresseur.  En  est-il  donc  autrement  de  la 
violence  exercée  sur  mer?  Nullement. 

Notons,  d'abord,  qu'en  aucun  cas  la  modération  du  vainqueur 
n'est  probable.  La  guerre  devient  surtout  un  moyen  employé 
par  les  peuples  pour  s'enrichir  :  elle  travaille  pour  l'avenir;  elle 
ira  juqu'au  bout  des  intérêts.  Nous  vaincus,  on  exigerait  tout 
ce  que  notre  situation  ou  l'intervention  des  neutres  permettrait 
d'exiger;  il  s'agirait  d'empêcher  à  jamais  que  nous  nous  rele- 
vions comme  après  1870.  Ce  serait  la  saignée  à  blanc.  Que  la 
victime  ait  ou  non  résisté,  que  ses  escadres  aient  ou  n'aient  point 
fait  des  dégâts,  il  n'importe.  La  guerre  à  laquelle  il  faut  nous 
attendre,  c'est  la  loi  du  plus  fort,  sans  plus. 

La  vraie  méthode  consiste  à  riposter  assez  vigoureusement, 
assez  tôt  pour  mettre  l'ennemi  hors  d'état  de  dicter  ses  lois.  Mais 
si  la  bataille  est  perdue!  s'écrie-t-on,  tout  autre  etTort  devient 
alors  inutile.  Illusion,  découragement  préalable  que  rien  n'ex- 
cuserait. Une  guerre  ne  consiste  pas  en  une  bataille  unique,  la 
bataille,  pas  plus  aujourd'hui  qu'autrefois.  En  1870  même,  il  en 
fallut  plusieurs  pour  nous  paralyser.  L'exemple  de  la  dernière 
lutte  armée,  celle  de  Mandchourie,  nous  montre  au  contraire 
la  possibilité  de  chocs  successifs  à  six  semaines  et  plus  (1) 
d'intervalle,  entre  les  mêmes  forces  et  avant  que  soit  terminé 
un  seul  acte  du  grand  drame  militaire  :  et  il  est  de  sa  nature 
un  drame  en  plusieurs  actes.  Écoutons  encore  le  commandant 

(1)  Kaïpiag,  -/-i  juin  1904;  Liao-Yang,  25  août;  le  Cha-ho,  14  octobre;  Rei- 
gantaî,  26  janvier  1905;  Moukden  du  19  février  au  15  mars  1905. 


LE  ROLE  D  UNE  MARINE  EN  CAS  DE  GUERRE. 


127 


Amet  :  «  Il  n'y  a  pas,  dit-il,  de  traité  ou  de  cours  de  stratégie 
où  je  n'aie  trouvé  la  démonstration  ffue  la  guerre  ne  consiste 
pas  en  une  chose  unique  et  sans  durée;  où  je  n'aie  vu  prouver 
que  le  développement  nécessaire  de  la  victoire,  c'est-à-dire  les 
poursuites  du  vaincu  jusqu'à  son  écrasement  complet,  ne  peut 
être  longtemps  ni  continuellement  soutenu;  qu'il  atteint  bientôt 
un  pomt  limite  au  delà  duquel  Téquilibre  des  forces  étant  réta- 
bli entre  les  deux  adversaires,  la  lutte  se  présente  à  chances 
égales  entre  eux;  et  que  par  conséquent,  à  moins  d'avoir  afTaire 
à  un  adversaire  sans  patriotisme,  sans  souci  de  son  indépen- 
dance, le  règlement  d'un  contlit  exige  une  série  de  victoires  et 
non  pas  une  seule.  » 

Plus  s'allonge  en  effet  la  ligne  de  communications  d'un 
envahisseur,  plus  il  perd  de  sa  puissance  à  se  maintenir  sur  un 
sol  ennemi,  loin  de  sa  base  nationale  d'où  il  doit  tirer  la  plu- 
part de  ses  ressources.  L'histoire  est  pleine  de  ces  revanches  des 
vaincus  d'un  jour  reconquérant  leur  patrie.  Si  nous  doutons 
facilement  de  notre  propre  ressort,  le  cas  échéant,  supposons  à 
l'inverse  une  victoire  initiale  de  nos  armées  :  aurons-nous 
rompu  tous  les  obstacles?  cela  suffira-t-il  pour  ab.ittre  notre 
adversaire  et  parcourrons-nous  sans  nouvel  assaut  les  700  kilo- 
mètres qui  séparent  la  Moselle  de  Berlin?  Personne  ne  le  croira. 

L'intérêt  de  la  question,  indiscutable  dans  le  cas  même 
d'un  duel  franco-allemand,  paraîtra  bien  plus  évident  encore  la 
France  ayant  la  Russie  pour  alliée.  Alors  tout  dépendra  de  la 
durée  de  notre  résistance  au  premier  choc.  Si  nous  ne  sommes 
pas  réduits  à  l'impuissance  avant  que  l'immense  empire  mosco- 
vite ait  pu  terminer  sa  mobilisation,  nous  aurons  le  nombre 
pour  nous  et  nos  chances  de  succès  seront  doublées. 

Mais  quand  le  temps  intervient  de  la  sorte,  bien  d'autres 
élémens,  qui  ne  sont  plus  purement  militaires,  prennent  de 
l'importance,  et  vont  mériter  attention.  Les  peuples  modernes 
sont  de  formidables  transformateurs  industriels,  de  gigantesques 
consommateurs.  Ils  ont  besoin  de  puiser  sans  cesse  au  dehors 
des  alimens  et  des  matières  premières,  en  masses  considérables, 
et  d'y  verser  continuellement  les  produits  transformés  par  leur 
travail. 

Leur  activité  économique  est  une  force  toujours  en  mouve- 
ment, qui  a  besoin  de  trouver  issue  :  on  peut  les  comparer 
à  des  chaudières  énormes  toujours  prêtes  à  faire  explosion,  si 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  accident  vient  interrompre  le  courant  qui  alimente  leurs 
foyers  industriels  surchauffés.  Ou  encore,  ils  subissent  la  loi 
commune  à  tous  les  êtres,  loi  qui  l'ait  d'échanges  perpétuels 
avec  leur  milieu  la  première  condition  de  leur  vie.  Il  n'y  a  plus 
dans  notre  Europe  occidentale  de  population  qui  puisse  vivre 
enfermée  sur  elle-même;  toutes  ont  besoin  de  respirer,  de  s'ali- 
menter à  travers  leurs  frontières.  On  sait  que  l'homme  recouvert 
en  totalité  ou  sur  une  large  surface  par  un  enduit  isolant  qui 
rend  sa  peau  imperméable,  périt  en  quelques  heures  :  en  quelques 
semaines,  plus  ou  moins  rapidement,  suivant  l'intensité  de  sa 
vie  industrielle,  périrait  une  nation  qui  se  verrait  fermer  tousses 
échanges  à  l'extérieur. 

Il  faut  se  figurer  le  trouble  apporté  par  l'état  de  guerre  dans 
les  populations  condensées  de  nos  pays.  La  seule  mobilisation 
suffirait  à  créer  une  situation  déjà  grave,  en  désorganisant 
nombre  d'ateliers  de  travail  et  en  accaparant  les  transports. 
A  ce  trouble,  plus  marqué  chez  nous  qui  devrions  appeler  sous 
les  armes  une  plus  forte  part  de  notre  population,  mais  que 
l'Allemagne  ne  laisserait  pas  de  ressentir,  viendrait  s'ajouter  un 
trouble  plus  redoutable  encore  parce  qu'il  irait  croissant  à 
mesure  que  durerait  la  guerre  :  à  ces  populations  tassées  que 
nourrissent  les  grands  pays  de  l'Europe  moderne,  il  faudrait 
fournir  du  pain  et  du  travail. 

Du  pain  :  car  les  contrées  agricoles  d'autrefois  se  sont  méta- 
morphosées.. L'Allemagne,  en  1870,  comptait  75  cultivateurs 
pour  100  habitans  :  elle  n'en  a  plus  que  33.  Elle  est  loin  de 
produire  sur  son  territoire  tous  les  vivres  nécessaires,  comme 
il  est  bien  prouvé  par  l'excès  de  ses  importations  alimentaires 
sur  les  exportations  de  même  nature.  Encore  ces  dernières 
consistent-elles  surtout  en  bière  et  en  sucre  qui  ne  sauraient 
faire  le  fond  de  l'alimentation.  Chez  nous-mêmes,  importations 
et  exportations  se  balancent;  néanmoins,  l'inégale  répartition 
et  composition  des  récoltes  nationales,  le  départ  des  cultivateurs 
pour  l'armée,  les  ravages  locaux  de  la  guerre,  les  besoins  sur- 
abondans  des  troupes,  la  difficulté  des  transports  intérieurs 
amèneraient  inévitablement  la  famine  en  quelque  endroit,  à 
moins  de  convois  reçus  de  l'étranger. 

Il  ne  faut  pas  seulement  des  vivres,  il  faut  du  travail.  Il  est 
de  toute  nécessité  que,  la  plupart  des  industries  continuant  à 
fonctionner  pendant  la  guerre,  elles  reçoivent  leurs  matières 


LE    RÔLE    d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE,  129 

premières.  Il  faut  aussi  qu'elles  ne  cessent  pas  d'écouler  vers 
leurs  débouchés  habituels  la  plus  grande  partie  de  leurs  pro- 
duits, car,  à  défaut  de  ventes,  l'entreprise  serait  incapable  de 
payer  ses  ouvriers.  La  mobilisation  n'enlèvera  à  leurs  foyers 
qu'un  homme  sur  9  habitans  en  France,  un  sur  12  en  Alle- 
magne. Il  restera  donc  sur  place  la  très  grande  majorité  de  la 
population  laborieuse,  hommes  âgés,  femmes,  adolescens,  ré- 
formés, etc.  Ces  gens,  il  faudra  les  faire  vivre,  c'est-à-dire  leur 
verser  des  salaires.  11  faudra  d'ailleurs  les  occuper.  Imagine-t-on 
quelle  crise  effroyable  soulèverait  dans  un  pays  d'industrie 
toute  une  population  énervée  par  la  guerre  et  chômant,  dés- 
œuvrée, affamée!...  Le  gouvernement  qui  s'exposerait  à  laisser 
déchaîner  sur  son  territoire  de  pareilles  forces  sociales,  ne  serait 
bientôt  plus  maître  de  conduire,  suivant  les  intérêts  de  la  guerre, 
les  mouvemens  mêmes  de  ses  armées. 

Eh  quoi!  dira-t-on,  à  défaut  de  la  mer  ouverte,  les  fron- 
tières de  terre  ne  suppléeraient-elles  pas  aux  transports  mari- 
times abolis?  On  en  va  mesurer  la  difficulté.  En  France,  le 
commerce  de  mer,  égal,  pour  les  exportations,  à  celui  qui  tra- 
verse les  frontières  terrestres,  l'emporte  sur  lui  de  moitié  pour 
les  importations. 

Il  tient  une  place  plus  grande  encore  en  Allemagne,  puisque, 
en  lui  fermant,  outre  notre  frontière,  les  chemins  seulement  de 
l'Angleterre,  de  l'Amérique  et  des  Indes  britanniques,  nous 
aurions  déjà  coupé  les  voies  oîi  passe  actuellement  la  moitié 
de  son  commerce  total. 

Pour  répondre  à  des  besoins  nouveaux  d'une  pareille  impor- 
tance, il  faudrait  aux  chemins  de  fer  une  élasticité  qu'ils  sont 
loin  de  posséder.  A  eux  seuls  la  mobilisation  et  le  service  des 
troupes  en  campagne  absorberaient  tous  leurs  moyens.  On  s'en 
convaincra  sans  peine,  comme  le  fait  remarquer  le  commandant 
Amet,  si  l'on  se  rappelle  le  désarroi  des  Compagnies  en  des  cir- 
constances moins  imprévues,  lorsque  Paris  se  vide  ou  se  rem- 
plit aux  vacances,  ou  lors  des  récoltes  abondantes  :  pommes  en 
Normandie,  betteraves  dans  le  Nord,  etc.  Le  matériel  de  traction 
et  d'exploitation,  le  personnel,  les  voies  de  garage  ont  été 
constitués  pour  le  trafic  normal  :  on  ne  peut  les  augmenter 
brusquement  au  delà  de  certaines  limites. 

La  neutralité  de  la  Belgique,  ne  l'oublions  pas,  risque  fort 
d'être  violée  par  l'offensive  allemande.  Voit-on,  tout  au  travers 
TOME  ni.  —  1911,  9 


130  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  France,  l'alimentation  de  nos  régions  du  Nord  et  de 
l'Ouest,  les  usines  de  Lille  ou  de  Nantes  et  jusqu'au  fond  de  la 
Bretagne,  assurées,  à  défaut  de  la  mer,  par  voie  ferrée,  depuis  la 
frontière  d'Italie  ou  d'Espagne?  Sur  ces  lignes  transversales,  si 
rares,  accoutumées  à  un  faible  transit,  il  faudrait  lancer  des 
trains  aussi  rapprochés  que  ceux  de  notre  banlieue  parisienne. 
Tout  manquerait  pour  cela.  Et  le  trouvât-on,  que  le  moindre 
accident  jetterait  le  désordre  dans  cette  organisation  improvisée 
et  surchargée. 

Par  ailleurs,  le  parfait  fonctionnement  des  chemins  de  fer 
serait  lui-même  insuffisant  à  conjurer  la  crise.  Ce  n'est  pas  tout 
en  effet  pour  l'industrie  que  de  se  procurer  au  dehors  ses  ma- 
tières premières  et  d'y  faire  parvenir  ses  produits.  Il  faut  que, 
vis-à-vis  de  la  concurrence,  sa  production  reste,  à  prix  égaux, 
rémunératrice.  Elle  ne  peut  donc  consentir  à  une  notable  élé- 
vation des  frais  de  transport.  Ce  serait  pourtant  le  résultat  du 
voyage  nouveau  imposé  aux  marchandises,  pour  aller  chercher 
par  un  plus  long  chemin,  au  travers  d'un  pays  voisin,  l'aboutis- 
sement de  lignes  ferrées,  qui  ne  transportent  qu'à  des  prix  bien 
supérieurs  à  ceux  du  fret  maritime.  Et  encore  ne  serait-ce  pas 
en  quelques  semaines,  comme  il  le  faudrait,  surtout  en  quelques 
semaines  de  guerre,  qu'on  pourrait  détourner  des  courans 
commerciaux  aussi  considérables.  Chaque  région  agricole  ou 
industrielle  a  sa  clientèle  qu'elle  ne  peut  ni  sacrifier  tout  à  coup, 
ni  trop  indisposer,  pour  répondre  brusquement  aux  offres  d'un 
client  d'occasion.  Les  livraisons  et  les  achats  sont  souvent  même 
soumis  à  des  contrats  à  long  terme  qui  s'opposeraient  à  tout 
changement  immédiat.  Quant  à  nos  fournisseurs  habituels  dans 
les  pays  neutres  nos  voisins,  il  leur  serait  dillicile  de  nous 
fournir  beaucoup  plus  qu'à  l'ordinaire. 

IV 

'  Nous  n'avons  examiné  que  le  rôle  de  la  mer  comme  intermé- 
diaire de  transport  pour  les  matières  indispensables  à  la  vie 
générale  de  la  nation.  Il  peut  s'y  faire  des  transports  de  guerre 
aussi,  dont,  en  certains  pas,  nous  aurions  à  tenir  grand  compte. 
Il  s'agirait  ici  non  plus  seulement  de  conserver  le  libre  passage 
sur  la  mer,  mais  d'y  interdire  les  entreprises  militaires  ennemies. 
Car  si  nous  n'en  sommes  pas  maîtres,  c'est  qu'elle  appartient  à 


LE  ROLE  D  UNE  MARINE  EN  CAS  DE  GUERRE. 


131 


l'adversaire.  Quelle  peut  être  l'action  directe  de  sa  flotte?  Ceux 
qui  font  tout  reposer  sur  la  première  bataille  en  Lorraine,  doivent 
pourtant  considérer  qu'une  escadre  allemande  maîtresse  de  la 
mer  serait  à  même  d'intercepter  à  l'heure  opportune  le  rapatrie- 
ment de  nos  troupes  d'Afrique.  D'ailleurs,  notre  état  politique 
ne  nous  permettra  sans  doute  pas  de  tirer  l'épée  les  premiers. 
Notre  République  répugne  à  toute  idée  d'agression.  Notre  consti- 
tution nous  oblige  à  ne  déclarer  la  guerre  qu'après  un  vote  du 
Parlement,  c'est-à-dire  avec  des  délais  et  une  publicité  qui  nous 
empêcheront  de  prendre  les  devans.  11  faut  donc  envisager  le 
cas  où,  avant  toute  bataille  navale,  une  escadre  alhmande,  ayant 
d'avance  franchi  nos  défenses  du  Pas-de-Calais,  et  supérieure  à 
nos  forces  méditerrauéennes,  viendrait  croiser  sur  la  route  des 
convois  destiné^,  dans  les  premiers  jours  de  la  mobilisation,  à 
ramener  en  France  les  contingens  du  19^  corps,  les  troupes 
algériennes  ou  même  noires  stationnant  en  Afrique,  et  tous  les 
efl"ectirs  que  longtemps  encore  peut-être  nous  entretiendrons  au 
Marne.  Si  uous  avions  commis  ta  faute  de  ne  pas  grouper  à 
temps  nos  forces  navales  de  première  ligne,  soit  actives,  soit  de 
réserve,  l'amiral  allemand,  maître  de  s'interposer  entre  leurs 
fractions,  jouirait,  momentanément  tout  au  moins,  d'un  impor- 
tant avantage  de  position. 

A  moins  d'une  grande  supériorité  maritime,  une  pareille 
opération  peut  sembler  aventureuse;  elle  le  serait  déjà  moins, 
si  l'escadre  allemande  avait  accès  dans  les  ports  d'un  allié  mé- 
diterranéen. Mais  l'Allemagne  aurait  autre  chose  à  tenter,  moins 
loin  de  sa  base.  De  cette  autre  entreprise  la  crainte  est  si  peu 
chimérique  que  notre  dernier  ministre  de  la  Marine,  l'amiral 
de  Lapeyrère,  n'a  pas  hésité  à  en  évoquer  la  possibilité  à  la 
tribune  du  Sénat  dans  les  termes  suivans  :  «  M.  d'Estournelles 
ne  croit  pas  au  danger  des  débarquemens.  Je  ne  partage  pas 
son  avis.  Un  débarquement  est  une  entreprise  difficile,  soit; 
surtout  si  on  ne  l'a  pas  suffisamment  préparé.  Mais  j'affirme 
qu'un  débarquement  sur  les  côtes  de  France  est  possible,  et 
qu'en  vingt-quatre  heures  on  pourrait  mettre  une  division  à 
terre.  Il  faut,  bien  entendu,  choisir  convenablement  l'heure  et 
le  lieu.  Mais,  sous  cette  réserve,  le  péril  est  certain.  Et  bien 
malavisé  serait  celui  qui  compterait  sur  des  moyens  militaires 
exclusivement  terrestres  pour  y  faire  échec.  » 

Il  s'agit,  on  le  voit,  d'un    débarquement  en  force  sur  nos 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

côtes  métropolitaines  :  tentative  toute  pareille  à  celle  que  nous 
avions  amorcée  en  1870  contre  la  Prusse,  tentative  qui  figure 
assurément  dans  les  plans  de  guerre  du  grand  état-major  alle- 
mand. Elle  conviendrait  d'autant  mieux  à  notre  ennemi  qu'il 
dispose  à  la  mobilisation  de  troupes  beaucoup  plus  nombreuses 
que  les  nôtres. 

Les  armées  actuelles  sont  si  considérables  qu'à  partir  d'un 
certain  nombre,  leur  immensité  même  peut  devenir  une  gêne. 
Il  est  donc  indubitable  que  le  général  en  chef  allemand  perdra 
moins  que  nous  à  distraire  un  corps  de  troupes  pour  une  opé- 
ration excentrique,  d'autant  plus  gênante  pour  nous  que,  tom- 
bant par  exemple  sur  nos  côtes  picardes  ou  normandes,  elle  y 
troublerait  ou  notre  propre  mobilisation  ou  du  moins  la  con- 
centration et  l'approvisionnement  des  armées. 

N'oublions  pas,  enfin,  que  le  duel  avec  l'Allemagne  isolée 
n'est  pas  la  seule  éventualité,  ni  même  la  plus  probable  qu'en- 
veloppe le  péril  allemand.  En  cas  d'une  guerre  entre  la  Du- 
plice  et  la  Triplice,  une  fiotte  austro-italienne  menacerait  nos 
communications  avec  l'Algérie  et  la  Corse  et  pourrait  aussi 
jeter  des  troupes  sur  nos  côtes  méditerranéennes.  Contre 
l'Italie  ou  l'Autriche  nos  débarquemens  seraient  la  riposte  natu- 
relle, celle  qui  paralyserait  aux  moindres  frais  la  mobilisation 
contre  nous. 

Les  débarquemens  ne  sont  pas  chose  négligeable.  Dans 
toute  la  partie  de  r.otre  histoire  qui  va  de  Charlemagne  à 
Louis  XI,  c'est  de  la  mer  que.  Normands  ou  Anglais,  vinrent 
nos  plus  redoutables  ennemis.  Plus  tard,  le  progrès  des  armes 
et  des  transports  terrestres  rendit  plus  efficace  la  défense  contre 
les  faibles  effectifs  embarquables  à  bord  des  flottes  à  voiles.  Et 
comme  le  développement  économique  n'exigeait  pas,  autant 
qu'aujourd'hui,  un  immense  ensemble  de  communications  au 
delà  des  frontières,  les  pays  assaillis  par  mer  réussirent  à  vivre 
sur  eux-mêmes  sans  trop  grand  dommage.  C'est  ainsi  qu'au 
xvni^  siècle  les  insultes  des  escadres  anglaises,  si  douloureuses 
lussent-elles,  ne  menacèrent  jamais  profondément  la  sécurité 
de  la  France  continentale. 

Depuis  lors  le  problème  a  changé  une  seconde  fois  par 
l'emploi  de  la  marine  à  vapeur  et  le  développement  extraordi- 
naire des  arméniens  maritimes.  La  puissance  de  transport  de 
la  marine   et  sa  puissance  d'attaque  contre  les  côtes   croissent 


LE    RÔLE    ij'UNE    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  133 

plus  vite  que  les  moyens  de  défense  terrestre.  Cette  dispropor- 
tion, qui  semble  devoir  s'accuser  encore,  tend  à  rétablir  l'équi- 
libre, des  deux  côtés  de  la  frontière  maritime,  entre  les  forces 
d'invasion  transportables  par  mer  et  les  forces  locales  qu'on 
peut  leur  opposer  dans  la  plupart  des  cas.  Quand  bien  même 
cet  équilibre  ne  serait  pas  encore  atteint,  c'est  assez  qu'on  s'en 
rapproche  pour  que  le  caractère  des  guerres  navales  et  aussi 
terrestres  s'en  trouve  modifié.  Mais  peut -on  compter  que  la 
supériorité  de  la  défense  terrestre  sur  l'agression  maritime 
soit  partout  assurée  ! 

Que  voyons-nous  dans  le  dernier  demi-siècle  qui  vient  de 
finir?  L'importance  croissante  des  opérations  dites  combinées, 
où  la  flotte  et  l'armée  collaborent.  C'est  un  débarquement  qui 
amène  la  bataille  navale  de  Lissa,  un  autre  le  massacre  de  l'es- 
cadre Cervera  à  Santiago;  c'est  pour  soutenir  des  débarque- 
mens  que  les  escadres  japonaises  livrent  aux  Chinois  leur 
combat  du  Yalou;  pour  en  permettre  d'autres  qu'ils  bloquent  à 
Port-Arthur  les  navires  russes  et  se  jettent  à  Tsoushima  sur 
Rodjetsventsky. 

Il  est  vrai  qu'en  ces  diverses  circonstances,  comme  en  celles 
que  nous  avons  omis  de  rappeler,  les  débarquemens  n'ont  pris 
pied  qu'en  pays  vacant  ou  sur  des  côtes  mal  défendues.  L'expé- 
rience des  Américains  à  Porto-Rico,  celle  des  Japonais  à  Port- 
Arthur  prouvent  qu'actuellement  les  escadres  semblent  impuis- 
santes contre  les  batteries  de  côtes  bien  armées  et  placées  sur 
les  hauteurs.  Il  y  a  donc  des  points  invulnérables  sur  le  littoral 
des  grands  pays  comme  la  France  où  Torganisation  défensive 
est  complète.  Mais  ces  points  ne  sauraient  couvrir  tout  le  front 
de  mer,  d'abord,  à  cause  de  la  dépense  excessive  que  nécessite- 
rait la  construction  de  forts  aussi  rapprochés  ;  ensuite,  parce 
que  les  positions  favorables  ne  se  trouvent  pas  partout.  Sur 
d'immenses  étendues,  les  hauteurs  font  défaut;  et  les  batteries 
basses  seront  le  plus  souvent,  quoi  qu'on  fasse,  à  la  merci  d'une 
attaque  méthodiquement  conduite  par  une  escadre  suffisante. 
Bien  des  plages  en  réalité  ne  sont  commandées  par  aucun  dis- 
positif fixe  de  défense,  comportant  de  la  grosse  artillerie. 

En  face  de  cet  inévitable  dénuement  placez  une  escadre  mo- 
derne avec  la  soudaineté  de  son  approche,  avec  la  puissance 
formidable  de  ses  canons.  En  quelques  heures,  —  et  même,  peut- 
on  dire,  en  quelques  instans,  si  elle  apparaît  au  lever  du  jour,  — 


134  REVUE    DES    DEUX    5I0NDES. 

elle  peut  se  trouver  là,  devant  la  défense  surprise,  et  concentrer 
sur  une  zone  qu'elle  choisit  le  feu  d'une  armée  entière.  Elle  a  cet 
avantage  de  rassembler  dans  un  espace  exigu,  sous  la  protec- 
tion de  cuirasses  presque  impénétrables,  —  tout  à  fait  impéné- 
trables à  l'artillerie  de  campagne,  —  un  nombre  énorme  de  pièces 
des  plus  gros  calibres,  des  modèles  les  plus  perfectionnés,  four- 
nissant le  tir  le  plus  rapide  et  aux  mains  des  canon niers  les 
mieux  exercés.  Tel  cuirassé  porte  à  lui  seul,  sans  compter  les 
petits  canons  utilisables  contre  les  torpilleurs,  44  bouches  à  feu. 
L'escadre  enfin  est  mobile  ;  elle  forme  un  but  incertain  qui  se 
déplace  et  se  déforme  devant  son  objectif  immobile,  tandis 
qu'elle  en  connaît  exactement  la  distance,  qu'elle  en  peut  par- 
courir le  front  et  gagner  en  un  moment  les  ailes.  La  vitesse, 
la  concentration,  l'initiative,  la  supériorité  d'armement,  que 
d'atouts  dans  son  jeu  ! 

Bien  des  gens  croient  nos  côtes  entièrement  protégées  par  nos 
défenses  mobiles,  contre  une  pareille  attaque  brusquée.  Nous 
avons  des  torpilleurs,  des  sous-marins,  des  torpilles  ou  mines 
sous-marines  :  n'est-ce  point  assez  pour  transformer  en  désastre 
un  essai  de  débarquement?  Non  certes.  D'abord,  nous  n'en 
avons  pas  partout  en  nombre.  Ensuite,  ce  n'est  qu'un  risque 
ajouté  aux  autres  risques  de  l'expédition  :  rien  de  plus.  L'as- 
saillant, choisissant  et  son  heure  et  son  point  d'attaque,  saura 
réduire  au  minimum  les  dangers  qu'il  court.  Les  torpilleurs, 
nous  ne  l'ignorons  pas,  restent  inefficaces  contre  une  flotte 
munie  d'éclaireurs  et  de  destroyers.  Par  ses  propres  bâti  mens 
de  flottille,  celle-ci  fera  draguer  les  passes  pour  les  débarrasser 
des  mines  flottantes.  Elle-même  se  couvrira  par  des  torpilles 
de  blocus,  par  des  estacades.  Sa  vitesse  constituera  lune  de 
ses  meilleures  garanties  contre  le  tir  des  sous-marins;  mais 
elle  en  trouvera  une  autre  dans  l'emploi  des  filets  protecteurs, 
des  filets  BuUivant,  qui  lui  permettront  de  séjourner  sans  trop 
grand  péril  dans  un  espace  restreint.  Que  l'un  de  ses  cui- 
rassés soit  atteint  par  une  torpille,  même  par  deux  torpilles, 
les  avaries  n'en  seront  généralement  pas  mortelles.  Et  dut-elle 
perdre  une  ou  deux  de  ses  plus  fortes  unités,  qu'elle  n'aurait 
point  à  s'arrêter  devant  cette  perspective,  si  le  succès  d'un  grand 
débarquement  devait  être  le  prix  de  leur  sacrifice.  S'emparer 
d'un  point  stratégique,  d'une  île,  d'une  presqu'île,  d'une  baie 
proche  de  quelque  port  mal  défendu,  vaut  bien  un  millier  de  vies 


LE    RÔLE    d'U>'E    marine    EN    CAS    DE    GUERRE.  135 

humaines  et  l'an éanfisse ment  d'un  certain  matériel.  Tout  se 
paye  à  la  guerre.  Mais  peu  importe,  si,  l'accès  une  fois  assuré, 
l'envahisseur  peut  y  faire,  librement  désormais,  aboutir  des 
convois,  débarquer  des  troupes;  s'il  peut  se  fixer  sur  une  po- 
sition qui  lui  servira  de  base  et  d'où  les  plus  grands  efforts 
réussiront  seuls  à  le  déloger.  Contre  cette  menace,  nous  ne 
saurions  compter  infailliblement  sur  la  défensive  spéciale  ni 
des  flottilles  en  mer,  ni  des  forts  à  terre. 

Il  reste  donc  des  plages  où  les  débarquemens  de  vive  force 
demeureront  possibles,  et  ne  trouveront  obstacle  que  dans  les 
forces  mobiles  de  la  défense  terrestre.  Or  la  puissance  de  l'artil- 
lerie navale  est  telle  que,  dans  le  cercle  où  elle  peut  faire  con- 
verger ses  feux,  elle  doit  balayer  le  terrain  et  faire  place  nette 
pour  les  premiers  effectifs  mis  à  terre.  Une  armée  navale  de 
demain  sera  capable  de  présenter  inopinément  devant  une 
plage  300  à  400  gros  canons,  accompagnés  d'un  millier  de 
moyens  et  de  petits.  A  terre,  un  corps  d'armée  ne  possède  que 
de  90  à  120  bouches  à  feu  :  on  ne  groupe  un  millier  de  canons 
de  campagne,  qui  sont  de  la  petite  artillerie,  que  lorsqu'on 
réunit  quelque  400  000  hommes.  Dans  l'arrière-pays,  les  assail- 
lans  se  heurteront,  il  est  vrai,  aux  troupes  de  l'adversaire, 
accrues  d'heure  en  heure  et  de  jour  en  jour  par  l'apport  des 
voies  ferrées  de  l'intérieur.  Il  est  essentiel,  pour  réussir,  que  les 
envahif^seurs  demeurent  assurés  de  leurs  communications 
permanentes  par  mer  avec  leurs  bases  nationales  ;  et  il  faut  qu'à 
eux  aussi  arrivent  constamment  des  renforts  équivalens  à  ceux 
de  l'ennemi. 

Le  problème  de  l'invasion  par  mer  dépend  ainsi  des  capa- 
cités de  transport  des  marines  nationales.  L'exemple  le  plus 
instructif  à  cet  égard  serait  celui  de  la  guerre  de  Mandchourie. 
Les  détails  n'en  ont  pas  encore  été  publiés.  Nous  en  connaissons 
néanmoins  les  grands  traits. 

D'après  l'expérience  antérieure  de  l'expédition  sud-afri- 
caine, les  navires  de  commerce,  qui  sont  les  instrumens  néces- 
saires de  tout  débarquement  important,  peuvent  recevoir, 
pour  un  long  voyage,  en  moyenne  environ  200  hommes  par 
1  000  tonneaux. 

Le  Japon,  au  commencement  de  1904,  avait  rappelé  toute  sa 
marine  marchande  et  supprimé  tous  les  services  réguliers  de 
paquebots.  11  disposait  de  870  long-courriers  représentant  un 


136  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

total  (le  333  000  tonneaux,  dont  un  tiers  environ  convenait  au 
transport  des  troupes  à  quelque  distance.  Il  aurait  donc  embar- 
qué à  la  fois  36  000  hommes.  Pour  atteindre  les  côtes  les  plus 
proches  de  Corée  et  jusqu'à  Chemulpo,  il  fallait  un  jour  de 
voyage.  En  comptant  un  jour  pour  l'embarquement,  un  pour 
le  débarquement  et  un  autre  pour  le  retour,  on  aurait  réalisé  un 
débit  quotidien  de  9  000  hommes.  Mais,  en  réalité,  les  départs 
furent  beaucoup  plus  espacés,  puisque,  entre  le  8  février  et  la  fin 
de  juillet  1 904,  on  ne  compte  que  288  720  hommes  de  transportés, 
ce  qui  ne  donne  que  1  600  par  jour.  Cela  tient  aux  craintes  encore 
inspirées  à  l'état-major  nippon  par  la  flotte  de  Port-Arthur.  On 
attendait  pour  se  mettre  en  route  qu'une  nouvelle  attaque  de 
Togo  immobilisât  momentanément  les  bateaux  ennemis. 

D'autre  part,  le  règlement  japonais  sur  le  service  en  cam- 
pagne fixe  comme  suit  les  effectifs  embarquables  pour  plus  de 
quarante-huit  heures:  un  bataillon  (environ  2  000  hommes), 
prend  1  800  tonneaux  de  déplacement,  un  escadron  de  cavalerie 
1000  tonneaux,  une  batterie  de  campagne  900,  une  compagnie 
du  génie  550.  Pour  moins  de  quarante-huit  heures,  on  peut  ré- 
duire de  moitié  les  tonnages. 

Ouvrons  maintenant  l'Annuaire  du  bureau  Veritas;  nous  y 
trouverons  pour  les  seuls  vapeurs  de  commerce  allemands,  et 
parmi  ceux-là  pour  ceux  qui  dépassent  100  tonnes  de  jauge  nette, 
1  356  bâtimens,  faisant  ensemble  3  763  871  tonneaux. 

En  admettant  donc  que  les  plus  petits  bateaux  ne  soient 
pas  utilisés,  nous  constatons  chez  nos  voisins  une  capacité 
théorique  de  transport  très  considérable  (le  chiffre  anglais  des 
capacités  de  transport  ci-dessus  correspondrait  ici  à  plus  de 
750  000  hommes  et  les  chiffres  japonais  à  beaucoup  davantage). 
En  supposant  qu'une  part  seulement  puisse  être  employée,  il 
resterait  de  quoi  porter  à  la  fois,  au  même  point,  des  centaines 
de  mille  hommes. 

L'avenir  est  certainement  destiné  à  multiplier  les  bateaux 
de  commerce.  Déjà  la  marine  anglaise,  dans  la  catégorie  des  va- 
peurs jaugeant  net  plus  de  100  tonnes,  compte,  avec  6  411  unités, 
17189  989  tonneaux,  c'est-à-dire  plus  de  quatre  fois  et  demie 
autant  que  l'allemande.  On  voit  que  ce  n'est  pas  l'instrument 
maritime  qui  fera  défaut.  On  voit  aussi  quelles  masses  pourraient 
être  mises  en  jeu. 

Les  difficultés,  il  est  vrai,  viennent  de  la  mer  elle-même,  de 


LE    RÔLE    d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  137 

la  houle  ou  du  clapotis  qui  empêchent  le  débarquement  rapide 
d'une  troupe  nombreuse,  et  surtout  son  rembarquement  préci- 
pité après  un  échec.  Le  passage  d'un  élément  sur  l'autre,  par 
mauvais  temps,  crée  un  obstacle,  un  retard  en  un  point  des  com- 
munications. C'est  l'infériorité  des  troupes  assaillantes  sur  celles 
qu'elles  assaillent.  On  peut  l'atténuer.  Les  marins  savent,  en 
répandant  de  l'huile,  apaiser  le  clapotis.  Le  plus  vraisemblable 
est  qu'on  viendra  s'emparer  d'un  petit  port,  dont  les  quais  seront 
d'un  puissant  secours.  Chacun  des  transports  japonais  avait 
d'autre  part  été  muni  d'un  certain  nombre  de  sampans  (ba- 
teaux plats)  de  débarquement,  contenant  60  à  80  hommes, 
ou  6  chevaux  et  14  hommes.  Les  mêmes  sampans  constituaient 
ensuite  des  môles  de  circonstance  pour  recevoir  l'artillerie.  A  cet 
efTet,  ils  étaient  reliés  entre  eux  et  couverts  de  planchers  impro- 
visés. 

Il  reste  dans  cette  voie  des  progrès  à  réaliser  pour  amé- 
nager les  transports  éventuels  et  préparer  un  matériel  de  plage, 
mais  il  suffit  de  vouloir  et  d'en  faire  les  frais.  Comptons  que 
les  Allemands  en  particulier  y  appliqueront  leur  esprit  de 
méthode. 

Les  manœuvres  navales  de  cette  année  donneront  une  preuve 
de  l'attention  qu'on  apporte,  chez  nos  voisins  de  l'Est,  à  cette 
question  des  opérations  combinées.  Elles  assureront,  suivant  un 
plan  très  vaste,  la  coopération  de  la  flotte  et  de  l'armée  de 
terre.  L'étude  des  conditions  et  des  méthodes  de  débarquement 
y  jouera,  paraît-il,  le  rôle  principal;  et  l'Empereur  suivra  en 
personne  l'exécution  de  cette  partie  du  programme. 

Les  remarques  précédentes  mettent  en  évidence  les  chances 
de  succès  d'une  tentative  contre  nos  provinces  de  l'Ouest,  quand 
bien  même  notre  ennemi,  venant  de  la  mer,  devrait  prendre 
pied  de  vive  force  sur  le  littoral. 

Une  autre  hypothèse  s'offre  à  l'esprit  :  la  violation  éven- 
tuelle de  la  neutralité  belge  par  une  armée  allemande,  tentant 
sur  le  flanc  gauche  de  nos  troupes  de  l'Est  uq  mouvement 
excentrique.  Songe-t-on  à  la  rapidité  avec  laquelle  un  corps 
d'avant-garde,  débouchant  ainsi  de  Monsou  de  Charleroi,  attein- 
drait nos  ports  du  Nord,  du  Pas  de  Calais,  de  la  Somme  :  Dun- 
kerque,  Calais,  Boulogne,  Étaples,  Abbeville,  entièrement 
désarmés  contre  une  attaque  de  revers?  L'escadre  allemande, 
si  nous  lui  laissions   la  maîtrise  de  la  mer,  n'aurait  plus  qu'à 


138 


REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 


choisir  le  lieu  d'accès  où  un  convoi  pourrait  en  quelques  jours 
débarquer  une  véritable  armée  d'invasion. 

La  capacité  de  transport  des  flottes  commerciales  est  devenue 
tellement  énorme  que,  dans  ces  conditions,  le  port  occupé  par 
l'ennemi  formerait  pour  lui  comme  un  point  de  son  territoire 
national,  une  base  sans  cesse  approvisionnée  de  matériel,  de 
vivres,  de  munitions.  Base  beaucoup  plus  assurée,  beaucoup 
mieux  pourvue,  que  ne  saurait  l'être  la  tête  de  ligne  d'an  chemin 
de  fer  traversant  les  Vosges  ou  l'Argonne.  Les  troupes  qui  en 
feraient  leur  point  de  départ,  adossées  en  quelque  sorte  à  des 
forces  maritimes  dont  nous  avons  vu  la  formidable  puissance 
sur  la  région  littorale,  ne  seraient-elles  pas  en  mesure  de  créer 
une  diversion  redoutable,  et  de  jouer  un  rôle  de  premier  plan 
dans  les  opérations  militaires  ayant  Paris  pour  objectif?  Leur 
présence  n'influerait-elle  pas  sur  le  sort  même  de  la  bataille 
décisive  livrée  près  de  la  Moselle?  Supposons-nous  enfin  vain- 
queurs dans  cette  bataille,  mais  Boulogne,  Dieppe  ou  le  Havre 
au  pouvoir  de  l'ennemi  ;  nous  trouverions-nous  en  état  de 
profiter  pleinement  de  notre  victoire? 

V 

Nous  pouvons  maintenant  répondre  à  la  première  des  trois 
objections  formées  dans  l'esprit  public;  nous  pouvons  écarter 
cette  opposition  irraisonnée  qu'il  croit  apercevoir  entre  la  puis- 
sance navale  et  la  puissance  militaire.  Ce  qui  précède  montre 
en  effet  qu'on  aurait  tort  de  négliger  l'action  que  les  forces 
flottantes  sont  à  même  d'exercer  sur  la  terre.  Bien  que  les  diffi- 
cultés en  soient  parfois  grandes,  les  moyens  de  les  vaincre  par 
un  choix  judicieux  du  lieu  et  du  moment,  et  par  une  sage  pré- 
paration de  l'opération  elle-même,  sont  Yiux  mains  des  grandes 
puissances  maritimes.  Par  là  la  marine  peut  atteindre  à  la  fin 
de  toute  guerre,  qui  est  la  coercition  matérielle  s'étendant  au 
besoin  jusqu'aux  biens  et  à  la  vie  de  la  population  ennemie 
dans  sa  masse. 

Il  en  résulte  aussi  que  le  matériel  naval,  pour  avoir  toute  son 
efficacité  et  remplir  (outson  rôle,  doil  comprendre  une  artillerie 
capable  de  vaincre  les  résistances  côtières.  Il  faut  donc  de 
grands  bâtimens.  Il  en  faut  certes  déjà  pour  attaquer  l'ennemi 
flottant,  mais  c'est  un  chapitre  où  l'on  peut  discuter  :  à  la  rigueur, 


LE    ROLE    d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  139 

ce  combat  purement  maritime,  de  flotte  à  flotte,  se  concevrait 
encore  réduit  au  seul  emploi  de  la  torpille,  et  par  conséquent 
livré  par  des  flottilles  :  solution  tentante  pour  ceux  qui  voient, 
dans  la  destruction  des  forces  flottantes,  l'unique  but  de  l'action 
maritime.  Nous  venons  de  constater  qu'ils  oublient  une  part, 
la  plus  essentielle  peut-être,  de  cette  action,  à  savoir  le  combat 
amphibie  de  la  mer  au  rivage  et  les  opérations  combinées. 
L'aide  qu'une  flotte  peut  prêter  à  des  opérations  de  ce  genre 
est  en  réalité  sa  raison  profonde  et  primitive  d'exister. 

C'est  qu'il  n'y  a  pas  deux  espèces,  entièrement  différentes,  de 
lutte  armée;  il  y  a  le  règne  de  la  force,  qui  s'exerce  par  tous 
les  moyens,  à  la  fois  sur  terre  et  sur  mer  :  et  c'est  la  guerre.  Pour 
y  servir,  il  y  a  dans  chaque  nation  l'ensemble  des  moyens  spé- 
cialisés :  l'Armée.  Cette  armée  comprend  des  armes  diverses: 
infanterie,  artillerie,  cavalerie,  marine  de  haute  mer  ou  flot- 
tilles; mais  elle  forme  comme  un  organisme  dont  chacune  des 
armes  est  un  organe.  Qui  atteint  l'organe  blesse,  diminue,  par- 
fois tue  l'organisme,  car  celui-ci  est  un  tout  qui  vit  en  chacune 
de  ses  parties.  Ainsi  de  l'armée  :  en  même  temps  qu'une  pro- 
portion, il  y  a  une  solidarité  entre  ses  armes  diverses,  et  sa 
marine,  en  dépit  des  apparences,  lui  est  indispensable  au  même 
titre  que  sa  cavalerie. 

La  dualité  apparente  tient  à  la  différence  irréductible  des 
deux  élémens  sur  lesquels  se  meuvent  les  fractions  terrestres 
et  les  fractions  maritimes  de  l'armée,  mais  non  à  une  opposition 
des  intérêts  ou  des  rôles  militaires,  pas  même  à  une  entière 
indépendance  réciproque.  Si  cette  dualité  des  domaines  princi- 
paux rend  nécessaire  le  plus  souvent  un  dédoublement  de  l'action 
et  des  objectifs  secondaires,  l'union  profonde  reste  vraie,  et 
l'unité  du  plan  d'ensemble  s'impose  toujours.  C'est  ce  qu'avait 
bien  compris  Napoléon.  Ce  fut  la  pratique  de  tous  les  chefs  de 
guerre  dignes  de  ce  nom.  Dans  son  ouvrage  classique  sur  l'in- 
fluence de  la  puissance  maritime  dans  l'histoire,  le  commandant 
Mahan  a  établi  par  quelques  exemples  la  liaison  indispensable 
des  opérations  maritimes  et  terrestres,  par  cela  seul  qu'il  établit 
le  retentissement  fatal  des  premières  sur  les  secondes. 

Quelle  preuve  plus  éclatante  que  le  duel  entre  Rome  et 
Carthage!  Impuissante  tant  que  l'empire  de  la  mer  lui  échappe, 
Uoiue  ne  réussit  à  prendre  vraiment  pied  en  Sicile  qu'après  la 
victoire  navale  de  Duilius  à  Myles  en  260.  Pour  qu'elle  reste 


uo 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


maîtresse  de  la  grande  île  en  dépit  d'Hamilcar,  il  lui  faut  une 
première  fois  anéantir  la  flotte  carthaginoise  en  236  à  Ecnome, 
la  plus  grande  bataille  navale  qu'eût  encore  vue  la  Méditerranée, 
puis  achever  son  triomphe  aux  îles  Jîgates  en  241.  A  dater  de 
ce  jour,  le  sort  de  Garthage  est  fixé.  Privé  de  la  mer,  Annibal 
doit  user  ses  troupes  aux  longs  circuits  par  l'Espagne  et  la 
Gaule,  les  épuiser  en  Italie  sans  espoir  de  renforts.  Pendant  ce 
temps  Scipion  avait  tout  loisir  de  jeter  du  premier  bond  une 
armée  aux  portes  de  Garthage.  Il  apparaît  ici  que  le  rôle  de  la 
marine,  s'il  est  un  rôle  auxiliaire,  est  loin  d'être  un  rôle  subor- 
donné. 

On  le  verrait  ailleurs  :  en  Grèce,  où  la  puissance  du  grand 
roi  ne  vint  se  briser  qu'à  Salamine  et  où  la  supériorité  navale 
fit  changer  avec  elle  le  destin  de  la  guerre  du  Péloponèse;  en 
Orient,  où  Actium,  Lépante  et  Navarin  marquent  de  grandes 
dates  décisives;  dans  notre  histoire, dont  la  guerre  de  Gent  ans 
et  les  expéditions  d'Italie  ne  se  comprennent  qu'à  la  lumière  des 
faits  maritimes;  à  l'origine  des  Etats-Unis  et  dans  leur  guerre 
de  Sécession,  etc. 

Mais  où  pourrions-nous  le  lire  plus  clairement  que  dans  ce 
grand  drame  napoléonien  dont  nous  connaissons  tous  les  traits? 
S'épuisant  à  frapper  des  coups  inutiles  puisqu'ils  n'atteignaient 
pas  l'Angleterre,  Napoléon  était  condamné  depuis  Trafalgar.  Le 
dénouement,  qui  s'achève  à  Waterloo,  avait  commencé  en 
Espagne.  Et  c'est  là,  où  la  prise  de  la  mer  sur  la  terre  se  montre 
sous  sa  forme  caractéristique,  qu'il  faut  chercher  la  raison  des 
événemens  ultérieurs.  L'Espagne,  le  Portugal,  ne  sont  à  vrai  dire 
qu'un  champ  clos.  Les  deux  forces  qui  s'y  affrontent  viennent 
du  dehors  :  l'une  de  France,  force  uniquement  terrestre,  c'est-à- 
dire  incomplète  ;  l'autre  d'Angleterre,  force  complète,  comprenant 
une  marine 'et  assurée  par  elle  de  ses  communications.  La  pre- 
mière fait  reculer  la  seconde  jusqu'au  rivage  ou  peu  s'en  faut; 
mais  en  touchant  la  mer,  comme  autrefois  Antée  en  touchant 
le  sol,  la  puissance  anglaise  à  chaque  fois  reprend  sa  force  et 
son  élan.  Dans  ces  lignes  de  Torrès  Vedras  où  la  mer  seule 
l'approvisionne  et  l'adosse,  Wellington  brave  tous  les  généraux 
frajiçais,  et  c'est  là  que  le  nouvel  Empire  est  frappé  à  mort. 

Après  cet  exemple,  après  celui  tout  récent  de  Tsoushima, 
nous  serions  aveugles  de  ne  pas  voir  la  liaison  des  armes  en 
dépit  des  élémens  divers.   A  titre  d'indication,  permettant  de 


LE    ROLE    d'iNE    MARINE    EiN    CAS    DE    GUERRE.  141 

matérialiser  cette  liaison,  bientôt,  dans  un  nouvel  élément, 
l'atmosphère,  va  entrer  en  jeu  l'aéroplane.  Les  escadres  qui 
déjà,  même  hors  de  vue,  et  grâce  à  la  télégraphie  sans  fil,  ne 
sont  plus  isolées  du  pays,  se  trouveront  sans  doute  amenées  à 
opérer  avec  l'aide  des  flottes  aériennes.  Par  ces  deux  intermé- 
diaires commodes  pour  porter  l'un  la  pensée,  l'autre  un  appui 
et  des  communications  plus  matérielles,  le  concours  des  bateaux 
et  des  régimens  deviendra  plus  étroit.  Une  stratégie  pourra  se 
développer,  organisant  au  mieux  la  convergence  des  armes  dans 
une  tactique  appropriée.  Elle  aura  l'avantage  de  toutes  les 
concentrations. 

On  peut  dire  qu'alors  l'armée  complète  ne  se  constituera 
avec  ses  trois  ailes  terrestre,  maritime  et  aérienne,  c'est-à-dire 
dans  toute  sa  puissance  unie,  qu'auprès  des  côtes.  C'est  là,  sous 
la  double  protection  des  formidables  canons  marins  et  de  l'éclai- 
rage volant,  que  les  troupes  chemineront  le  plus  sûrement;  là 
qu'elles  pourront  exercer  tout  leur  effort.  Les  côtes  ne  dessine- 
raient-elles pas  ainsi  les  lignes  d'invasion  et  de  défense,  les 
lignes  de  force  militaires  de  l'avenir,  comme  elles  se  montrent 
déjà  les  lignes  de  force  commerciales,  les  surfaces  de  transit  du 
présent?  Au  travers  d'elles  passent  le  flux  de  l'importation  et  le 
reflux  de  l'exportation  ;  au  long  d'elles  circule  le  cabotage.  De 
même,  traversées  déjà  par  le  flux  militaire  des  débarquemens, 
ou  le  départ  des  expéditions  essaimantes,  elles  seraient  encore 
longées,  balayées  par  ces  marées  d'hommes  que  mettront  en 
branle  les  futurs  conflits  européens.  Elles  formeraient  le  théâtre 
commun  à  la  marine  et  à  l'armée,  rapprochées  pour  une  coo- 
pération permanente.  Personne  alors  ne  niera  qu'une  flotte  soit 
indispensable  à  la  défense  de  notre  sol. 

VI 

C'est  une  vérité  que  nous  devrions  admettre  d'autant  plus 
aisément  qu'elle  est  à  notre  avantage.  La  marine  représente,  par 
excellence,  l'arme  des  peuples  pauvres  en  hommes  et  riches  en 
capitaux.  Tous  les  progrès  de  la  mécanique  et  de  l'organisation 
industrielles  ont  pour  efTet,  ont  pour  but  même  d'augmenter  le 
rendement  individuel  de  l'homme  en  faisant,  entre  ses  mains 
et  à  son  œuvre,  collaborer  sans  cesse  plus  largement  les  forces 
naturelles.   La  double  condition    de  cet   asservissement  de   la 


142  REVUE   DES    DEUX   MOiSDES. 

nature,  qui  multiplie  la  puissance  de  l'unité  humaine  par  rap- 
port aux  choses  et  par  rapport  aux  autres  hommes  moins  bien 
armés,  c'est  l'accumulation  sur  un  même  point,  sous  le  contrôle 
d'un  même  individu,  des  valeurs  et  des  poids.  Le  matériel  est 
un  capital  fixe  dont  le  prix  va  croissant  avec  son  efficacité.  Cela 
s'applique  aux  armées  comme  aux  industries.  Mais  le  même 
matériel  se  complique  à  mesure  qu'il  se  perfectionne,  et  sa 
perfection  consiste  à  étendre  le  nombre,  la  puissance,  la  masse 
des  organes  soumis  à  la  main  d'un  seul  homme  et  gouvernables 
par  lui. 

Or  la  mobilité  des  troupes  à  terre  se  trouve  incompatible 
avec  le  développement  des  machines  pesantes.  Il  faut  passer  à 
travers  champs,  franchir  les  ruisseaux  et  les  fondrières,  ménager 
les  routes.  Les  poids  sont  limités,  La  mer,  au  contraire,  porte 
tout  aisément.  Mieux  encore  :  l'énormité  des  bateaux,  donc  des 
machines,  des  organes,  des  canons  y  est  favorable  à  la  produc- 
tion économique  des  constructions  navales,  à  leur  rendement 
militaire,  à  la  mobilité  des  escadres  par  tous  les  temps,  à  leur 
emploi  et  à  leur  sécurité.  Rien  qui  ne  pousse  dans  la  voie  de  la 
concentration  mécanique,  rien  qui  ne  favorise  l'évolution 
industrielle.  Et  là,  sur  l'Océan  vide,  point  d'avantage  de  terrain 
qui  puisse  compenser  une  infériorité  de  mécanisme.  La  marine 
de  guerre  est  le  triomphe  de  l'industrie  scientifique. 

Il  y  a  peu  de  jours  que  les  journaux  ont  publié  le  récit 
d'expériences  sensationnelles  poursuivies  depuis  quelque  temps 
par  l'amirauté  anglaise.  Il  s'agit  de  donner  au  commandant 
d'an  cuirassé  le  pouvoir  vraiment  merveilleux  de  pointer  et  de 
tirer  lui-même,  du  haut  de  sa  passerelle,  tous  les  canons  en- 
fermés dans  les  tourelles  du  navire.  Les  expériences  ont  réussi. 
La  généralisation  de  ce  rêve  extraordinaire,  qui  semble  inspire 
par  quelque  Jules  Verne,  n'est  plus  qu'une  affaire  de  mois. 
Voilà  où  en  est  le  mécanisme  naval. 

11  ne  saurait  que  progresser.  Plus  nous  irons,  plus  l'utilisa- 
lion  des  forces  physiques  et  intellectuelles  du  marin,  dans  ce 
règne  de  la  force  meurtrière,  l'emportera  sur  celle  du  soldat 
terrestre. 

Dans  la  discussion  du  dernier  budget  anglais,  M.  Mac  Kenna 
relevait  ainsi  le  progrès  accompli,  en  passant  du  type  King- 
Ë'/ward  au  type  Dreailnonght  :  le  poids  de  projectiles  envoyé 
par  minute,  divisé  par  l'effectif  de  l'équipage,  donne  en  moyenne. 


LE    RÔLE    d'une    MARINE    EN    CAS    DE    GUERRE.  143 

pour  chaque  homme,  7  liv.  5  seulement  dans  le  premier  cas, 
10,1  dans  le  second. 

Prenons  encore  trois  bâtimens  italiens,  le  cuirassé  Regina- 
Elena,  le  croiseur-cuirassé  Varese^Xe  croiseur- torpilleur /l^orofa/. 
L'un,  qui  porte  surtout  des  gros  canons,  a,  par  1000  tonnes  de 
déplacement,  3  bouches  à  feu  (sans  compter  les  petits  47  milli- 
mètres); l'autre,  armé  surtout  de  moyens  canons,  en  a  3,6;  et 
le  troisième,  avec  des  73  millimètres  seulement,  c'est-à-dire  le 
calibre  de  nos  batteries  de  campagne,  en  porte  9,3,  toujours  par 
1  000  tonnes.  Les  équipages  sont  tels  que  chaque  canon  corres- 
pond comme  nombre  d'hommes  à  18,6,  à  18  et  à  14,5. 

Le  dernier  cas  est  le  plus  comparable  à  celui  de  l'armée  de 
terre,  en  vertu  de  l'égalité  des  calibres.  Or  à  terre,  un  corps 
d'armée  de  41200  hommes  et  officiers  est  pourvu  de  92  pièces, 
soit  446  hommes  par  pièce. 

Il  est  vrai  que  le  soldat  possède  d'autres  armes,  mais  le 
marin  aussi  a  d'autres  moyens  de  guerre  que  le  canon,  quand 
ce  ne  serait  que  ses  armes  défensives,  la  cuirasse  de  son  bateau, 
et  la  vitesse,  et  les  approvisionnemens.  Il  n'en  demeure  pas 
moins  que  le  canon  est  le  plus  redoutable  multiplicateur  de  la 
force  humaine,  et  que  là  où  l'on  en  fait  plus  d'emploi,  le  ren- 
dement moyen  de  l'irjdividu  est  supérieur. 

Le  chiffre  de  14  à  13  hommes  par  pièce,  que  nous  trouvons 
ainsi  sur  des  navires  de  faible  tonnage  tels  que  VAgordat,  forme 
comme  un  coefficient  d'utilisation  de  Thcmme  par  la  marine, 
dans  un  cas  où  la  comparaison  peut  s'établir  avec  l'armée  de 
terre.  On  voit  à  quelle  disproportion  aboutit  cette  comparaison. 
Mais  on  sait  que  les  petits  navires  sont  loin  de  répondre  à 
la  meilleure  utilisation  navale.  La  statistique  de  M.  Mac  Kenna 
nous  en  donnait  tout  à  l'heure  une  preuve,  en  rapprochant  les 
résultais  obtenus  par  des  types  de  cuirassés  dont  le  tonnage 
va  croissant.  Avec  cet  accroissement  augmentent,  en  effet,  les 
poids  d'artillerie  que  le  bateau  est  susceptible  de  porter  pour 
chaque  mille  tonneaux  de  déplacement,  en  même  temps  que 
diminue  le  nombre  d'hommes  nécessaire  par  mille  tonneaux  : 
double  bénéfice. 

Du  premier  phénomène  nous  avons,  dans  un  précédent 
article,  exposé  les  causes  et  donné  des  exemples  probans  ;  pour 
le  second,  nos  trois  bâtimens  italiens  nous  offriront  les  élémens 
d'un    calcul   immédiat.   UAgordat,  qui    déplace    1300    tonnes, 


144  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nécessite,  par  mille  tonnes,  134  hommes;  au  Varcsc,  de 
7  500  tonnes,  il  n'en  faut  déjà  que  73  ;  la  Regina-Elena  enfin 
n'en  prend  que  S6  :  son  déplacement  atteint  12  600  tonnes.  Et 
les  grands  super- Dreadnoiights^  aujourd'hui  en  construction, 
ne  réclameront  que  40  hommes  par  mille  tonneaux.  La  pro- 
gression ne  se  dément  pas. 

On  en  trouverait  une  semblable  liée  au  perfectionnement 
constant  des  organes  et  de  leur  agencement,  des  méthodes  et 
des  dispositions  ou  matérielles  ou  tactiques.  L'usine  navale 
prête  à  des  possibilités  indéfinies  qui  accentueront  toujours 
l'importance  du  matelot  par  rapport  au  soldat. 

Aussi  la  marine  se  contente-t-elle,  pour  mettre  en  œuvre 
des  flottes  considérables,  de  peu  de  personnel.  Toute  la  marine 
anglaise  ne  rassemble  encore  que  131600  hommes.  Quand 
on  reproche  à  la  nôtre  les  quelque  50000  qu'elle  enlève  à  nos 
régimens,  fait-on  le  compte  des  troupes  d'Afrique,  atteignant  à 
un  chiffre  double  si  l'on  voulait,  que  la  maîtrise  de  la  mer 
nous  permettrait  de  ramener  en  France? 

Reste  la  question  d'argent.  Peut-être  nous  ferait-elle  moins 
hésiter  si  l'on  se  rappelait  que  la  mer  rend  avec  un  large 
intérêt  les  capitaux  qu'on  lui  confie.  Les  dépenses  navales 
constituent  un  bon  placement.  D'abord,  la  presque  totalité  en 
rentre  directement  dans  des  mains  françaises;  elles  font,  à  elles 
seules,  vivre  sur  notre  territoire  d'innombrables  industries. 
Mais  la  prospérité  de  celles-ci  attire  encore  les  commandes  de 
l'étranger.  Une  escadre  à  la  hauteur  des  derniers  progrès  pro- 
mène en  tous  lieux  la  preuve  d'une  supériorité  industrielle  : 
c'est  la  meilleure  des  réclames  pour  le  travail  national. 

On  n'ignore  pas  non  plus  que  c'est  la  meilleure  des  réclames 
pour  le  commerce  national,  et  l'un  des  élémens  qui  favorisent 
le  plus  efficacement  la  prospérité  d'une  marine  marchande.  Par 
mille  liens,  par  mille  influences  réciproques,  marine  de  guerre 
et  marine  de  commerce  dépendent  l'une  de  l'autre. 

Enfin,  le  domaine  colonial  d'un  pays  comme  le  nôtre,  ses 
richesses  et  ses  promesses  d'avenir,  objet  d'envie  universelle 
dans  le  monde,  ne  nous  appartiennent  et  ne  restent  à  nous  que 
par  l'effet  de  notre  puissance  maritime. 

11  y  aurait  là  de  quoi  justifier  la  mise  de  fonds  nécessaire, 
si  la  sécurité  même  de  nos  frontières  métropolitaines  ne  rendait 
déjà  indispensable,  nous  l'avons  vu,  une  forte  marine. 


LE    RÔLE    d'une    MARLNE    EN    CAS    DE    GUERRE.  14S 

Si  ces  raisonnemens  sont  trompeurs,  si  l'Océan  engloutit 
vraiment  en  pure  perte  les  millions  qu'on  y  jette  et  les 
existences  qu'on  lui  consacre,  il  faut  donc  que  l'univers  entier 
se  trompe.  Point  de  nation  qui  ne  se  précipite  vers  la  mer 
libre;  point  d'Etat  maritime  qui  ne  veuille  des  bateaux  de 
guerre,  les  plus  gros,  les  plus  nombreux  possible.  Serions-nous 
les  seuls  à  ne  pouvoir  soutenir  la  concurrence,  nous  les  ban- 
quiers du  monde,  nous  dont  les  réserves  financières  alimentent 
tous  les  emprunts  internationaux  !  Serions-nous  les  seuls  à 
méconnaître  l'intérêt  de  la  grandeur  navale,  nous  dont  la 
marine  a  si  souvent  commandé  les  destins!  Enfm,  dans  le 
pressant  danger  d'un  voisinage  comme  celui  de  l'Allemagne 
conquérante,  de  l'Allemagne  surpeuplée,  lui  laisserons-nous 
encore  l'avantage  d'une  arme  qui  peut  aller  jusqu'à  centupler 
le  rendement  militaire  du  soldat? 

Telle  est  la  question  que  posent  l'optimisme  officiel,  l'indif- 
férence publique,  le  découragement  maritime.  A  cette  question, 
le  programme  naval,  dans  quelques  semaines  peut-être,  va 
répondre.  Il  faut  que  les  Chambres  et  le  pays  en  aient  bien  pesé 
les  conséquences. 

Georges  Blanchon. 


TOME  m.  —  1911-  10 


LA 

VRAIE  MARGUERITE  DE  FALST 


FREDERIQUE  BRION 
DANS  LA  LÉGENDE  ET  DANS  LA  RÉALITÉ 


Lamour  de  Goethe  pour  Frédérique  Brion  est  un  des  épi- 
sodes les  plus  connus  dans  la  vie  sentimentale  du  grand  homme. 
Épris  à  son  aurore  d'une  gracieuse  et  simple  Alsacienne,  il  lui 
donna  l'immortalité  au  cours  de  ses  Mémoires,  et  ses  confi- 
dences au  public  laissèrent  soupçonner  que  Frédérique  pouvait 
bien  être  l'original  de  la  coupable  autant  que  touchante  Mar- 
guerite de  Faust.  Dès  lors,  l'imagination  des  commentateurs  se 
donnant  carrière  sur  un  thème  aussi  séduisant,  la  vertu  de 
la  jeune  fille  fut  plus  d'une  fois  mise  en  doute,  en  sorte  que 
le  récit,  pourtant  si  bienveillant,  du  p(  ète  eut  pour  résultat 
d'attirer  le  soupçon  sur  la  gentille  amie  de  ses  vingt  ans.  Nous 
résumerons  brièvement,  afin  de  les  éclairer  ensuite  à  la  lumière 
de  quelques  documens  nouveaux,  les  p»  ripéties  et  les  consé- 
quences de  cet  amour  illustre,  car  la  légende  à  laquelle  il  a 
donné  naissance  nous  paraît  riche  d'enscignemens  psycholo- 
giques et  capable  de  nous  mieux  éclairer  sur  ces  obscurs  conflits 
de  traditions  aniagonistes  qui  préparent  trop  souvent  l'incertain 
jugement  de  l'histoire  (l). 

r  M.  p.  Deoharme  a  écrit  récemment  une  intéressante  étude  sur  Gœthe  et 
Frédérique  Brion  (Hachette,  1908)  mais  n'a  pas  abordé  la  question  qui  nous 
occupe. 


LA    VRAIE    3[ARGLEP,ITE    DE    FAUST.  147 


I 


Frédérique  Brion  était  la  fille  du  pasteur  protestant  de  Se- 
senheim,  village  situé  à  une  trentaine  de  kilomètres  au  Nord  de 
Strasbourg  sur  la  rive  gauche  du  Rhin.  Ce  digne  ecclésiastique 
avait  épousé  la  fille  d'un  régisseur  du  baron  de  Duerckheim  et 
donné  le  jour  à  dix  enfans,  dont  cinq  seulement  atteignirent 
lage  adulte  :  un  fils  du  nom  de  Christian,  le  dernier  né  de  la 
famille,  et  quatre  filles,  dont  Frédérique  était  la  troisième.  Celle-ci 
naquit  en  17ol  ou  1752  à  Niederroedeni  où  le  pasteur  Brion 
exerça  quelque  temps  son  ministère  avant  d'être  transféré  à 
Sesenheim  en  1760. 

Le  jeune  Wolfgang  Gœthe  poursuivait  en  Alsace  ses  études 
de  droit  lorsqu'il  fut  présenté  à  ces  braves  gens  par  un  camarade 
au  mois  d'octobre  1770.  Le  soir  même  du  jour  où  il  regagna 
Strasbourg  après  cette  courte  villégiature,  le  14  octobre  1770, 
il  écrivait  à  lune  de  ses  correspondantes  :  «  J'ai  passé  quelques 
jours  à  la  campagne,  chez  des  gens  bien  agréables.  La  société 
des  aimables  filles  de  la  maison,  ce  joli  pays  et  ce  ciel  souriant 
ont  remué  dans  mon  cœur  des  sentimens  trop  longtemps  assoupis, 
y  réveillant  le  souvenir  de  tous  ceux  que  j'aime.  »  Et  à  Frédé- 
rique Brion  elle-même,  il  s'adressait  le  lendemain  en  ces  termes  : 
«  Chère  nouvelle  amie,  je  n'hésite  pas  à  vous  donner  dès  à  pré- 
sent ce  nom.  Si  en  effet  je  me  connais  le  moins  du  monde  en 
fait  de  regards,  j'ai  trouvé  dans  le  premier  de  ceux  que  nous 
avons  éi-liangés  ^e^•p()ir  de  cette  amitié  que  j'invoque  à  présent, 
et  je  jurerais  que  nos  cœuis  vont  se  comprendre.  Comment 
donc,  bonne  el  ten  Ire  ainsi  que  je  vous  connais,  ne  seriez-vous 
pas  un  peu  favorable  à  qui  vous  aime  autant  que  je  le  fais?... 
Chère,  chère  amie,  que  j'aie  en  ce  moment  quelque  chose  à 
vous  dire,  cela  ii  est  aucunement  douteux  en  vérité,  mais  que  je 
sache  au  juste  pourquoi  je  vous  écris  dès  à  présent  et  ce  que  je 
voudrais  vous  écrire,  c'est  une  autre  afîaire  !  En  tout  cas,  cer- 
taine agitali(m  que  je  ressens  me  fait  juger  à  quel  point  je  vou- 
drais nie  sentir  encore  près  de  vous.  En  petit  morceau  de  papier 
devient  une  consolation  sans  égale  en  pareil  cas  :  il  me  fournit 
une  sorte  de  cheval  ailé  qui  me  permet  d'échapper  à  ce  bruyant 
Strasbourg,  comme  vous  le  tenteriez  vous-même  dans  votre  calme 
retraite  si  seulement  vous  déploriez  l'absence  de  vos  amis...  etc.  » 


148 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


L'épître  est  aimable  autant  que  naturelle  :  il  n'en  est  pas 
beaucoup  de  ce  ton  dans  la  correspondance  de  son  auteur.  Mais 
c'est  malheureusement,  à  peu  de  chose  près,  tout  ce  que  nous 
possédons  d'authentique  sur  les  relations  des  deux  amoureux 
et  nos  sources  directes  s'arrêtent  au  prologue  de  leur  aven- 
ture. Les  étapes  du  roman  ne  sont  plus  marquées  pour  nous 
dès  lors  que  par  de  petits  poèmes  gœthéens  d'allure  légère  et 
probablement  de  forme  exquise  puisque  les  Allemands  leur 
reconnaissent  ce  mérite,  —  et  nous  estimons  qu'un  étranger  n'a 
jamais  voix  au  chapitre  en  matière  à' expression  poétique,  —  mais 
de  fond  très  banal  à  coup  sûr,  car  il  n'y  est  guère  parlé  que  des 
fleurs  et  du  zéphyr,  de  l'aurore  et  des  roses  nouvelles.  Toute- 
fois, l'un  d'entre  eux  est  porté  d'un  souffle  plus  puissant;  c'est 
le  célèbre  morceau  qui  débute  avec  une  décision  passionnée  : 
«  Mon  cœur  a  battu  :  vite  en  selle  et  en  route,  avec  une  ardeur 
farouche,  comme  un  héros  qui  se  précipite  au  combat,  etc.  » 

Il  nous  faut  donc  aller  quanta  présent  d'un  seul  trait  jusqu'au 
dénouement  de  l'idylle.  Présenté  au  presbytère  de  Sesenheim 
en  octobre  1770,  Gœthe  lui  fit  ses  adieux  en  août  1771  au  bout 
de  dix  mois,  et,  pour  nous  éclairer  sur  le  caractère  de  sa  retraite, 
nous  possédons  encore  un  document  contemporain  des  faits  :  ce 
sont  quatre  lettres  adressées  par  le  jeune  homme  à  un  de  ses 
amis  strasbourgeois,  le  greffier  Salzmann,  personnage  de  mérite 
et  de  poids,  conseiller  plein  d'expérience  et  de  sagesse.  De  ces 
pages  gracieuses  et  mélancoliques  il  est  permis  de  conclure  que 
Wolfgang  avait  dû  faire  entrevoir  à  Frédérique  la  perspective 
dorée  d'un  mariage.  Mais  le  fils  du  riche  et  oreilleux  bourgeois 
de  Francfort  était  déjà  trop  bourgeois  lui-même  sous  les  roman-: 
tiques  exaltations  de  sa  jeunesse  pour  s'attacher  bien  longtemps 
à  une  si  hasardeuse  résolution.  Il  savait  que  son  père  n'accep- 
terait pas  de  bonne  grâce  pour  sa  bru  la  fille  d'un  pasteur  de 
village.  Sans  doute  une  grande  et  impérieuse  passion  lui  eût 
suggéré  de  passer  outre  à  l'interdiction  paternelle,  fallût-il  vivre 
modestement  de  quelque  profession  libérale  avec  l'épouse  de  son 
choix  jusqu'au  jour  où  ses  parens  ouvriraient  les  bras  au  mé- 
nage, péripétie  qui  manque  rarement  de  se  produire  en  pareil 
cas,  c'est-à-dire  quand  la  jeune  femme  est  irréprochable  et  que 
seule  la  question  de  convenance  sociale  a  motivé  le  veto  de  la 
famille.  Mais  l'étudiant  ne  se  sentait  aucune  vocation  pour  un  si 
mesquin  début  dans  le  monde  :  il  avait  le  pressentiment  de  ses 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST. 


149 


hautes  destinées  et  se  décida  donc  à  faire,  en  assez  bon  ordre,  il 
faut  le  dire,  la  retraite  qui  est  la  trop  fréquente  conclusion  de 
semblables  campagnes.  Il  prit  le  parti  de  s'éloigner,  non  sans 
laisser  derrière  lui  quelque  dommage  :  dommage  de  nature 
uniquement  sentimentale  toutefois,  car  nous  pouvons  anticiper 
dès  à  présent  sur  la  discussion  qui  va  suivre  pour  affirmer  que 
Frédérique  conserva  près  de  lui  son  honneur  intact.  Mais  qu'il 
ait  été  moralement  coupable  en  cette  circonstance,  cela  n'est 
nullement  douteux  par  malheur,  et  il  en  a  fait  au  surplus  l'aveu 
très  sincère  non  seulement  à  son  ami  Salzmann  en  lui  dévoilant 
l'état  de  son  cœur  pendant  l'été  de  1771,  mais  encore  au  public 
dans  ses  Mémoires,  quarante  ans  après  l'événement. 

Il  ne  s'enfuit  pas  à  la  dérobée  cependant,  et  nous  devons 
même  reconnaître  qu'il  eut  le  courage  de  sa  lâcheté,  si  l'on  peut 
ainsi  dire.  Il  exposa  franchement  ses  scrupules  à  Frédérique 
ainsi  qu'au  pasteur  Brion  sans  nul  doute  puisque,  —  la  longa- 
nimité de  ces  braves  gens  venant  en  aide  à  l'embarras  du  déser- 
teur, —  on  put  se  quitter  de  bonne  amitié.  En  effet,  quelques 
semaines  après  la  séparation,  nous  voyons  Gœthe  adresser  de 
Francfort  à  Frédérique  deux  cahiers  d'estampes  par  l'intermé- 
diaire du  greffier  Salzmann  :  mais  il  n'ajoute  aucun  tendre  mes- 
sage à  ce  souvenir  artistique.  En  1773,  il  priera  le  même  ami 
d'ens'oyer  à  Mamsel  Brion  [sic)  un  exemplaire  de  son  drame  reten- 
tissant, Gœtz  de  Berlichingen,  car  il  a  songé  à  elle,  dit-il,  en  y 
traçant  un  gracieux  personnage  de  femme.  Il  ajoute  cette  fois  : 
«  La  pauvre  Frédérique  se  trouvera  consolée  jusqu'à  un  certain 
point  par  cette  circonstance  que  l'infidèle  est  empoisonné  !  »  En- 
fin, en  1775,  il  a  l'occasion  de  passer  quelques  jours  à  Strasbourg, 
mais  ne  donne  aucun  signe  de  vie  aux  habitans  de  Sesenheim  : 
il  est  vrai  que  son  état  d'âme  est  à  ce  moment  fort  agité,  au  len- 
demain de  la  rupture  de  ses  quasi-fiançailles  avec  la  piquante 
Lili  Schœnemann. 

Que  devient  cependant  Frédérique  après  l'abandon  de  son 
ami  ?  Nous  possédons  encore  quelques  renseignemens  précis  sur 
cette  période  de  son  existence,  parce  qu'au  lendemain  du  départ 
de  son  infidèle,  elle  fut  remise  en  lumière  par  les  attentions  d'un 
écrivain  moins  célèbre  que  Gœthe  à  coup  sûr,  mais  qui  n'est 
pas  sans  conserver  quelque  notoriété  chez  nos  voisins  d'outre- 
Rhin.  Gœthe  avait  en  effet  connu  et  fréquenté  à  Strasbourg  le 
fils  d'un   pasteur  livonien  du    nom   de    Lenz,   personnage  qui 


J50 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


devint  par  la  suite  l'un  des  chefs  de  ce  mouvement  littrraire  que 
les  All(  mands  appellent  S/?/rm  wd  Di-ang,  ou  encore  la  période 
des  «  génies  ->  pour  caractériser  l'allure  inspirée  de  ses  cham" 
pions.  Ce  Jacob  Len/  fut  un  assez  étrange  original  qui  rappelle 
par  certains  trail s  notre  Baudelaire;  entraîné  par  son  déséqui- 
libre nerveux  à  jouer  sans  scrupule  de  vulgaires  comédies  de 
passion,  en  outre  jaloux  du  précoce  renom  de  son  camarade 
Goethe  et  capable  de  toutes  les  indélicatesses  pour  satisfaire  ses 
anibilions  impérieuses,  il  imagina  de  remplacer  le  fugitif  à 
Sescnheim  après  son  départ  et  de  feindre  à  son  tour  une  ardente 
inclination  pour  F/édérique. 

11  fut  assez  bien  accueilli  tout  d'abord;  et  qui  ne  letait  de  la 
sorte  chez  l'excellent  pasteur  Brion?  Mais  lorsque  Goethe  revit 
son  ancienne  amie  en  1779,  elle  lui  raconta  que  Lenz  l'avait 
sans  cesse  interrogée  sur  les  incidens  de  leur  amour  et  qu'il 
avail  enfin  éveillé  les  soupçons  de  ses  hôtes  par  son  insistance 
pour  connaître  et  même  pour  emporter  avec  lui  les  lettres  de 
son  prédécesseur.  Néanmoins,  cette  nouvelle  aventure  sentimen- 
tal se  traîna  plus  longuement  que  la  précédente  à  travers  des 
vicissitudes  diverses  et  se  termina  de- façon  plus  dramatique. 
A  la  fin  de  Tannée  1777,  Lenz,  en  proie  aux  accès  intermittens 
d'une  véritable  aliénation  mentale,  se  rendit  une  dernière  fois  à 
Sesenhoim,  parodia  sous  les  yeux  de  Frédérique  la  scène  vio- 
lente.du  roi  LeiH'  avec  sa  fille  Gordélia  et  termina  ses  extrava- 
gances par  une  brutale  comédie  de  suicide  qui  jeta  la  pauvre 
enfant  dans  la  plus  extrême  frayeur.  Elle  tomba  sans  connais- 
sance aux  pieds  de  l'insensé  qui  s'enfuit  alors  et  qu'elle  ne  revit 
plus, 

II 

Ce  fut  peu  après  ce  tragique  épisode,  en  1779,  que  Goethe, 
dès  lors  établi  eu  maître  à  la  cour  de  Weiniar,  traversa  Stras- 
bou[g  en  com[);ignie  du  duc  Charles-Auguste  son  ami,  et,  cette 
fois,  voulut  revoir  le  théâtre  du  champêtre  roman  de  sa  ving- 
tième année.  Il  a  raconté  sa  visite  à  son  Egérie  de  cette  époque, 
Charlotte  de  Stein,  dans  une  lettre  célèbre  qui  décrit  l'épisode 
en  ces  termes:  «  Le  soir  du  25  (septembre  1779),  je  m'écartai 
un  peu  de  la  route  du  Rhin  pour  aller  à  Sesenheim,  tandis  que 
mes  compagnons  continuaient  directement  leur  voyage.  Je  trou- 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  151 

vai  dans  ce  village  une  famille  telle  que  je  l'y  avais  laissée,  voici 
huit  ans,  et  je  fus  accueilli  avec  beaucoup  d'affection  et  de  cor- 
dialité. Comme  je  suis  à  présent  aussi  pur  et  aussi  paisible  que 
l'air,  le  voisinage  de  gens  paisibles  et  bons  m'est  une  impres- 
sion très  aj.réable.  La  seconde  (1)  fille  de  la  maison  m'avait 
autrefois  aimé  beaucoup  mieux  que  je  ne  le  méritais  et  davan- 
tage assurément  que  ne  l'ont  fait  d'autres  à  qui  j'ai  prodigué 
tant  de  soins  fidèles.  Je  dus  cependant  l'abandonner  en  un  temps 
où  ce  départ  lui  coûta  presque  la  vie.  Elle  ne  revint  pas  sur  ces 
événemens  dans  sa  conversation  et  m'apprit  seulement,  de  façon 
incidente,  que  sa  santé  n'était  pas  entièrement  remise  d'une 
maladie  faite  à  cette  époque.  Elle  se  comporta  pour  le  surplus 
de  la  façon  la  plus  exquise  et  avec  tant  de  chaleureuse  amitié 
que  j'en  fus  tout  ragaillardi.  Nous  nous  étions  pourtant  trouvés 
inopinément  face  à  face  sur  le  seuil  au  point  d'avoir  presque 
donné  du  nez  l'un  contre  l'autre.  Je  dois  vous  dire  encore  qu'elle 
n'essaya  nullement  de  réveiller,  même  par  la  plus  légère  allu- 
sion, un  sentiment  effacé  de  mon  âme.  Elle  me  conduisit  visiter 
chaque  bouquet  d'arbres  et  je  dus  m'y  asseoir  auprès  d'elle  et 
elle  fut  ainsi  satisfaite.  Nous  avions  le  plus  beau  clair  de  lune. 
Je  m'informai  de  tout  et  de  tous.  Un  voisin  qui  avait  jadis  par- 
tagé nos  amusemens  fut  averti  de  ma  présence  :  il  certifia  qu'il 
avait  mcore  demandé  de  mes  nouvelles  huit  jours  auparavant! 
Le  barbier  dut  venir  aussi.  Je  trouvai  de  vieilles  chansons  que 
j'avais  composées,  un  char  à  bancs  que  j'avais  peint.  Nous  évo- 
quâmes les  farces  de  ce  bon  temps  :  en  un  mot,  je  sentis  mon 
souvenir  aussi  vivant  parmi  ces  bonnes  gens  que  si  je  les  avais 
quittés  depuis  six  mois.  Les  parens  furent  affectueux  :  on  déclara 
que  j'avais  plutôt  rajeuni.  Je  passai  la  nuit  sous  leur  toit  et  les 
quittai  le  matin  au  lever  du  soleil,  en  sorte  que  désormais  je 
puis  penser  de  nouveau  avec  satisfaction  à  ce  petit  coin  du 
monde  et  vivre  en  paix  dans  ma  mémoire  avec  le  souvenir 
de  ces  réconciliés!  »  Cette  journée  a  fait  la  célébrité  de  Frédé- 
rique  en  écartant  du  regard  de  Goethe  le  voile  de  remords  qui 
enveloppait  jusque-là,  dans  son  souvenir,  les  acteurs  de  son 
idylle  adolescente  et  l'eiit  sans  doute  empêché  de  la  conter  plus 
tard  à  la  postérité  attentive.  Ajoutons  que  sa  lettre,  évidemment 

(1)  Frédérique  était  la  troisième  fille  des  Brion  comme  nous  l'avons  dit,  mais 
Gœttie  n'avait  pas  connu  l'aînée  déjà  mariée  et  éloignée  lors  de  son  séjour  en 
Alsace. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fort  sincère,  le  charge  d'un  côté  pour  le  décharger  de  l'autre  : 
on  peut  en  effet  en  conclure  qu'il  avait  quelque  chose  à  se  faire 
pardonner  de  ses  hôtes,  mais  aussi  que  ce  quelque  chose  n'était 
pas  un  irréparable  dommage,  car  de  tels  souvenirs  n'auraient 
jamais  laissé  place  à  un  aussi  cordial  accueil  de  la  part  de  ses 
victimes. 

A  peine  réconcilié  avec  ces  témoins  de  son  riant  passé, 
Goethe  s'empressa  de  les  oublier.  On  trouve  encore  dans  ses 
papiers  une  note  qui  se  rapporte  à  son  voyage  de  1779  :  «  Je 
visitai  en  chemin  F.  B.  :  je  la  trouvai  peu  changée,  tout 
aussi  bonne,  aimable  et  confiante  que  par  le  passé,  mûrie  et 
posée  cependant.  »  Et  puis  c'est  tout  :  nulle  autre  trace  de  Fré- 
dérique  dans  la  vie  du  grand  homme  avant  la  tardive  rédaction 
de  ses  Mémoires  (sinon  peut-être  une  autre  ligne  de  son  carnet 
de  notes,  six  mois  après  sa  visite  à  Sesenheim  :  «  Reçu  une 
bonne  lettre  de  Rieckgen  B.  »).  Achevons  donc  sans  rien  deman- 
der davantage  à  son  illustre  ami  la  biographie  authentique  de 
l'abandonnée  qui  devait  survivre  trente-quatre  ans  à  leur  brève 
et  suprême  entrevue.  Sa  destinée  devient  fort  obscure  après  1779. 
Ayant  perdu  son  père  et  sa  mère  en  1787,  à  quelques  semaines 
d'intervalle,  elle  essaye  pour  vivre  d'un  modeste  commerce  à 
Rothau  en  compagnie  de  sa  sœur  cadette,  également  restée 
fille  ;  mais  toutes  deux  renoncent  bientôt  à  cette  entreprise  pour 
vivre  dans  le  voisinage  et  sans  doute  à  la  charge  de  quelques 
parens  ou  amis  :  tantôt  près  de  leur  jeune  frère  Christian, 
devenu  pasteur  à  son  tour,  tantôt  près  de  la  baronne  de  Dietrich 
qui  protégea  généreusement  les  deux  isolées. 

On  a  supposé,  sans  preuves  certaines,  que  Frédérique  alla 
vivre  à  Versailles  entre  1789  et  4793,  c'est-à-dire  en  pleine  crise 
révolutionnaire,  auprès  d'une  amie  de  jeunesse  mariée  dans 
cette  ville.  On  la  retrouve  peu  après  en  Alsace.  Partout  où  l'on 
a  pu  constater  sa  présence,  on  la  voit  exercer  la  charité  de 
grand  cœur  et  se  faire  aimer  de  son  entourage.  Nous  possédons 
enfin  quelques  sentences  écrites  de  sa  main  dans  ses  dernières 
années  sur  ces  albums  d'autographes  qu'on  présentait  jadis  à 
ses  amis  en  leur  demandant  d'y  consigner  quelques  lignes  à  titre 
de  souvenir.  Ces  sentences  expriment  toutes  de  graves  et  dis- 
crets avis  de  morale. 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  153 


III 

En  octobre  1812  (c'est-à-dire  environ  six  mois  avant  la  mort 
de  Fréde'rique,  qui  survint  en  avril  1813)  parurent,  dans  la  seconde 
partie  des  Mémoires  de  Goethe,  les  chapitres  émus  qui  célé- 
braient la  douce  amie  de  ses  vingt  ans.  Rien  n'indique  qu'elle  ait 
eu  connaissance  de  cette  tardive  apothéose.  Se  serait-elle  recon- 
nue d'ailleurs,  ou  du  moins  aurait-elle  reconnu  l'image  fidèle 
de  son  passé  dans  ces  pages  si  paisiblement  fantaisistes?  La 
méticuleuse  érudition  gœthéenne  a  depuis  longtemps  établi  en 
effet  que  la  plupart  des  épisodes  de  l'idylle  alsacienne  sont  dus 
à  l'imagiaation  de  GœLhe  romancier  plutôt  qu'à  la  mémoire  de 
Goethe  historien  de  sa  propre  vie.  Ils  appartiennent  à  la  «  poésie  » 
plus  qu'à  la  «  vérité  »  de  sa  célèbre  autobiographie  qu'il  inti- 
tula Vérité  et  Poésie,  comme  on  le  sait.  Voici  les  traits  princi- 
paux de  son  récit. 

Le  narrateur  explique  tout  d'abord  que  son  ami  Herder  lui 
fit  à  Strasbourg  une  lecture  à  haute  voix  du  roman  bien  connu 
de  Goldsmith,  le  Vicaire  de  Wakefield,  lecture  dont  il  fut  extrê- 
mement frappé.  Ce  serait  alors  qu'un  commensal  lui  aurait  pro- 
posé de  le  mener  non  loin  de  la  ville  au  sein  d'une  famille  aussi 
doucement  patriarcale  que  l'est  celle  du  pasteur  Primerose,  dans 
le  roman  qui  avait  ému  sa  juvénile  et  déjà  féconde  imagina- 
tion. En  effet,  pendant  tout  le  cours  de  son  récit,  Gœthe  conser- 
vera à  Christian  et  à  Sophie  Brion,  frère  et  sœur  de  Frédérique, 
les  noms  de  Moïse  et  d'Olivia  que  portent  les  personnages  de 
Goldsmith  avec  lesquels  il  identifie  dans  sa  pensée  ces  honnêtes 
villageois.  Ce  rapprochement  littéraire  l'oblige  d'ailleurs  à  faire 
de  Christian  Brion,  qui  avait  sept  ans  en  1770,  un  jeune  homme 
vigoureux  et  grave  comme  Moïse  Primerose. 

Mais  il  a  cru  devoir  agrémenter  de  plus  amples  broderies  le 
récit  de  son  premier  voyage  à  Sesenheim.  Il  prétend  que  la 
vocation  dramatique  dont  il  sentait  en  lui  l'aiguillon  depuis  son 
enfance,  lui  avait  donné  le  goût  des  travestissemens  impromp- 
tus. Il  jugea  donc  fort  plaisant  de  s'introduire  chez  ses  hôtes 
sous  le  costume  et  la  figure  d'un  étudiant  théologien  sans  for- 
tune, c'est-à-dire  dans  un  habit  râpé,  écourté,  que  complétait 
une  perruque  en  broussaille.  Singulière  inspiration  en  vérité 
que  ce  préalable  abus  de  confiance  à  l'égard  d'honnêtes  gens 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  on  vient  réclamer  la  gratuite  hospitalité.  Pourtant  lesparens 
Brion  se  montrent  dès  le  premier  jour  si  cordialement  accueil- 
lans,  Frédérique  en  particulier  se  fait  si  gentiment  avenante  à 
l'égard  du  piètre  personnage  dont  Wollgang  a  revêtu  l'appa- 
rence, qu'il  se  livre  le  lendemain  matin,  lors  de  son  réveil,  à 
quelques  pénibles  réflexions  sur  sa  légèreté.  En  outre,  sa  vanité 
de  beau  garçon,  émue  parle  premier  éveil  d'un  tendre  sentiment 
dans  son  cœur,  se  révolte  devant  la  perspective  de  s'offrir  plus 
longtemps  sous  un  aspect  caricatural  aux  regards  de  son 
aimable  hôtesse.  Il  s'enfuit  donc  à  l'aurore,  sans  prendre  congé 
de  personne,  ajoutant  de  la  sorte  une  seconde  inconvenance 
à  la  première. 

Mais  à  peine  a-t-il  pris  le  chemin  de  Strasbourg  qu'il  com- 
mence à  regretter  la  douce  compagnie  de  Frédérique.  L'inspi- 
ration lui  vient  alors  de  se  faire  pardonner  sa  première  super- 
cherie en  la  complétant  par  une  seconde  du  même  genre.  Il 
emprunte,  moyennant  finances,  les  habits  d'un  garçon  d'au- 
berge du  voisinage  qui  se  disposait  justement  à  porter  un 
gâteau  au  presbytère  de  Sesenlieim  et  il  reparaît  bientôt  chez 
les  Brion  sous  des  vêtemens  rustiques,  mais  seyans  et  qui,  cette 
fois,  mettent  bien  en  valeur  son  agréable  tournure.  Le  chapeau 
enfoncé  sur  les  yeux,  il  n'est  reconnu  que  lentement  et  succes- 
sivement par  tous  les  membres  de  la  famille,  chacun  d'eux  se 
faisant  de  bon  cœur  son  complice  pour  l'aider  à  duper  les  autres. 
La  sœur  de  Frédérique,  Sophie,  va  même  jusqu'à  se  rouler  sur 
l'herbe  en  se  tenant  les  côtes  quand  elle  a  découvert  à  son  tour 
le  secret  du  pseudo-paysan.  Gaîtés  franches  et  saines,  bien  qu'un 
peu  lourdes  peut-être  dans  leur  expression  comme  dans  leur 
source.  Il  faut  l'avouer,  tout  ce  début  de  l  idylle  fameuse  reste 
d'une  digestion  laborieuse  pour  nos  estomacs  français  habitués 
à  de  moins  compactes  nourritures,  et  le  Genevois  Jean-Jacques 
avait  lui-même  le  pas  plus  alerte  près  de  mesdemoiselles  de 
Grafifenried  et  Galley.  Au  surplus,  l'authenticité  de  l'anecdote 
est  des  plus  suspectes,  dit-on  :  mais  on  peut  supposer  que  Gœthe 
a  transporté  au  début  de  son  aventure  quelques  facéties  qu'il 
trouva  l'occasion  d'y  intercaler  en  toute  réalité  par  la  suite  lors- 
qu'elles eurent  du  moins  l'excuse  d'une  intimité  déjà  solide- 
ment établie.  La  faute  de  goût  est  de  n'avoir  pas  senti  cette 
dissonance  qui  fait  tort  à  l'agrément  de  son  récit. 

Ses   Mémoires    nous    renseignent   ensuite,  avec   moins   de 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  loo 

détails  toutefois,  sur  les  développemens  de  son  innocente  pas- 
sion. Ce  sont  des  parties  de  plaisir  en  nombreuse  compagnie, 
des  excursions  joyeuses  dans  les  îles  du  Rhin,  hantées  de 
mouches  tracassière-,  mais  capables  de  fournir  des  fritures  suc- 
culentes aux  pécheurs  patiens  de  leurs  berges.  Frédérique 
embellit  le  moindre  passe-temps  de  son  al  trait  sans  artifice,  de 
sa  sérénité  prudente,  de  sa  naïveté  réfléchie,  de  sa  spontanéité 
prévoyante,  —  toutes  qualités  à  peine  conciliables  entre  elles, 
remarque  son  amoureux  qui  les  énumère  avec  complaisance, 
mais  réunies  néanmoins  sans  disparate  et  sans  contrastes  dans 
cette  simple  enfant  de  la  Nature.  11  paraît  que  lallure  de  la 
course,  qui  lui  était  fort  habituelle,  prêtait  à  ses  mouvemens 
la  grâce  la  plus  exquise.  Gœthe,  la  comparant  au  chevreuil 
qui  semble  créé  pour  boiidii-  à  travers  les  taillis,  assure  qu'elle 
exprimait  sa  personnalité  tout  entière  dans  sa  svelle  silhouette 
lorsqu'on  la  voyait  s'élancer  pour  retrouver  quelque  objet  oublié 
derrière  elle  ou  pour  remettre  dans  la  bonne  voie  quelque 
couple  écarté  de  la  compagnie.  11  lui  prête  de  plus  un  séjour 
chez  des  parens  de  Strasbourg  qui   parait  de  son  invention. 

Le  livre  XI®  de  Vérité  et  Poésie  raconte  ensuite  sans  y  insister 
longuement  la  séparation  des  amoureux,  séparation  que  l'au- 
teur n'essaie  nullement  de  justifier  au  surplus.  Il  y  mentionne 
en  passant  cette  singulière  hallucination  visuelle  dont  il  fut 
affecté  lorsqu'il  s'éloigna  pour  la  dernière  fois  de  Sesenheim. 
Dans  le  sentier  qui  le  conduisait  vers  Drusenheim,  il  crut  voir, 
non  point  par  les  yeux  du  corps,  dit-il,  mais  plutôt  par  ceux 
de  l'esprit  un  personnage  identique  à  lui-même,  son  propre 
«  double  »  qui  revenait  à  cheval  vers  la  demeure  des  Brion, 
portant  un  costume  tel  qu'il  ne  s'en  connaissait  aucun  de  sem- 
blable, un  habit  d'un  gris  bleuâtre  rehaussé  de  riches  broderies 
Or  ce  fut  en  effet  sous  un  habit  de  cette  apparence  qu'il  franchit 
de  nouveau,  huit  années  plus  tard,  en  1779,  le  seuil  des  braves 
gens  qu'il  avait  abandonnés  sur  son  chemin  glorieux.  «  On  pen- 
sera ce  que  l'on  voudra  de  pareilles  visions,  ajoute-t-il  prudem- 
ment en  cet  endroit,  mais  limage  fantomatique  me  rendit  du 
moins  un  peu  de  mon  calme  ébranlé  par  la  cruelle  séparation.» 

Ses  Mémoires  parlent  enfin  d'une  lettre  d'adieux  adressée 
par  lui  à  Frédérique,  lettre  à  laquelle  la  jeune  tille  riposta  par 
des  pages  déchirantes,  en  sorte  que  le  souvenir  de  l'abandonné 
le  hanta  pour  longtemps  encore.  11  avait  connu  jusque-là,  dit-iJ, 


156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trois  précoces  aventures  de  cœur  :  l'une  s'était  terminée  par 
l'intervention  de  ses  parens  qui  éloignèrent  de  lui  l'objet  de  son 
amour;  une  autre  amie  l'avait  délaissé  sans  qu'il  eût  rien  fait 
pour  mériter  cette  disgrâce;  avec  Frédérique,  il  se  sentait  pour 
la  première  fois  personnellement  coupable.  Il  traversa  donc  une 
période  d'amertume  qui  lui  rendit  la  vie  presque  insupportable. 
Toutefois,  inaugurant  dès  lors  une  méthode  thérapeutique  qui 
devait  si  souvent  le  guérir,  il  fit  de  la  littérature  avec  ses  sou- 
venirs et  du  drame  avec  ses  remords  ;  de  son  aveu  même,  les 
deux  personnages  féminins  qui  portent  l'un  comme  l'autre  le 
nom  de  Marie,  dans  Gœtz  de  Berlichingen  et  dans  Clavijo, 
durent  leur  naissance  à  cette  première  tentative  de  guérison  par 
la  poésie.  —  Mais,  en  outre,  le  premier  Faust,  à  peu  près  achevé 
dans  ses  grandes  lignes  vers  1775,  bien  qu'il  n'ait  vu  le  jour  de 
la  publicité  qu'en  1790,  dut-il  aussi  quelque  chose  aux  souve- 
nirs de  Sesenheim,  et  dans  quelle  mesure  Gretchen  est-elle 
inspirée  de  Rickchen?  C'est  la  question  qu'il  nous  faut  examiner 
désormais. 

IV 

Lorsque  le  secret  de  son  idylle  alsacienne  fut  livré  par 
Gœthe  en  1812  aux  commentaires  du  public  allemand,  aucun 
de  ses  lecteurs  ne  doutait  qu'il  n'eût  déjà  mis  beaucoup  de  sa 
propre  vie  dans  les  œuvres  romanesques  ou  même  dans  les 
créations  dramatiques  de  son  fertile  génie.  Werther,  Tasse, 
Wilhelm  Meister,  les  Affinités  électives,  autant  de  chapitres  suc- 
cessivement détachés  du  livre  de  son  existence  intime,  autant 
d'épisodes  romanesques,  qui,  façonnés  par  un  art  admirable, 
plongeaient  néanmoins  dans  la  réalité  par  de  vigoureuses 
racines.  Et  son  œuvre  maîtresse,  ce  Faust  qui,  en  compafinie 
de  Werther,  devait  être  le  seul  parmi  ses  écrits  à  devenir  vérita- 
blement populaire  en  Europe,  n'aurait  pas  eu,  lui  aussi,  sa 
source  dans  quelque  passion  ardemment,  douloureusement 
vécue?  Cela  parut  impossible  aux  contemporains  du  poète. 

Dès  1806,  un  certain  Luden,  récemment  nommé  professeur 
d'histoire  à  l'Université  d'Iéna  et  doué  de  plus  de  franchise  que 
de  délicatesse  à  coup  sûr,  ne  s'avisa-t-il  pas  d'interroger  préci- 
sément sur  ce  point  le  grand  homme  auquel  on  venait  de  le 
présenter.  Il  lui  demanda  sans  ambages  si  quelque  souvenir 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  1  o"? 

personnel  ne  lui  avait  pas  inspiré  les  scènes  du  Faust  oîi  passe 
la  touchante  figure  de  Gretchen.  L'aventure  de  Sesenheim étant 
encore  ignorée  de  tous  à  cette  époque,  Gœtlie  put  éluder  sans 
difficulté  cette  lourde  interrogation  :  il  répondit  par  une  plai- 
santerie sur  l'incertitude  qui  s'attache  à  toutes  les  origines  dans 
la  science  historique. 

Mais  quand  les  admirateurs  ou  commentateurs  du  grand 
écrivain  purent  goûter  à  l'automne  de  1812  le  récit  de  son  ro- 
man alsacien,  lorsqu'ils  y  lurent  entre  les  lignes  l'expression 
mal  contenue  de  ses  remords,  beaucoup  d'entre  eux  crurent 
enfin  posséder  le  secret  de  Faust.  C'est  le  célèbre  critique  Her- 
mann  Grimm  qui  a  peut-être  le  mieux  résumé  plus  tard  cette 
unanime  opinion  de  l'exégèse  gœthéenne  :  «  A  la  fin  de  son 
séjour  en  Alsace,  écrit-il,  à  l'heure  où  mûrissait  en  lui  la 
conception  de  son  Faxist,  Gœthe  portait  tout  le  poids  d'un  dou- 
loureux remords.  Il  avait  enseigné  la  passion  à  une  créature 
innocente  pour  l'abandonner  bientôt  en  dépit  des  plus  formelles 
assurances.  Sans  aucun  doute  le  personnage  de  Gretchen  est  né 
du  souvenir  de  Frédérique  Brion  (1)...  Gœthe  s'était  insinué 
dans  le  cœur  d'une  jeune  fille  naïve  et  lui  avait  donné  l'illusion 
d'entamer  avec  elle  une  liaison  amoureuse  dont  la  durée  devait 
être  sans  fin;  puis,  un  beau  jour,  il  lui  avait  dit  :  C'est  assez 
maintenant.  Adieu  !  Vois  à  te  tirer  d'affaire  à  ta  guise  !  — Mais  il 
en  vint  bientôt  à  grandir  sa  propre  cruauté  jusqu'aux  propor- 
tions d'un  symbole.  Dans  son  imagination  poétiquement  créa- 
trice, l'aventure  se  développa  jusqu'aux  conséquences  les  plus 
extrêmes  qu'elle  eût  pu  comporter  dans  la  vie  réelle,  jusqu'au 
crime  d'infanticide.  Gœthe  n'avait  qu'à  laisser  à  sa  fantaisie  la 
bride  sur  le  cou  pour  que  Marguerite  se  dégageât  sans  effort  des 
traits  délicats  de  Frédérique...  Il  voulut  même  affirmer  cette 
ressemblance,  puisque  les  attraits  si  connus  de  Gretchen,  la 
mutinerie  charmante  dans  les  allures,  la  confiance  naïve  et 
sans  bornes  sont  présentés  dans  Vérité  et  Poésie  comme  les 
attributs  les  plus  caractéristiques  de  Frédérique.  » 

Cette  opinion  prit  certainement  naissance  en  1812  et  l'on 
chercha  dès  lors  le  prototype  de  Marguerite  dans  l'aimable  fille 
du  pasteur  Brion.  Or  le  texte  des  Mémoires  de  Gœthe  ne  parle 

(1)  Grimm  a  écrit  Frédérique  Brion,  mais  la  critique  allemande  dit  beaucoup 
plus  volontiers  «  Frédérique  de  Sesenheim,  »  en  raison  de  la  consonance  trop 
française  à  ses  yeux  du  nom  de  famille  que  garda  toute  sa  vie  la  jeune  fille. 


158  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

plus  de  Frédérique  après  1771  ;  il  ne  dit  rien  des  relations  ami- 
cales qui  subsistèrent  entre  les  deux  jeunes  g^ens  après  leur 
séparation  et  l'on  ignora  longtemps  encore  la  lettre  si  décisive 
à  M""  de  Stein,  dont  nous  avons  traduit  les  principaux  pas- 
sages. On  put  donc  facilement  supposer,  à  cette  heure,  que  Fré- 
dérique avait  eu  tout  le  sort  de  Gretchen  (à  l'infanticide  près  qui 
l'eût  conduite  sur  l'échafaud  comme  riiéroïne  du  drame)  et 
c'est  dans  cette  opinion  qu'il  faut  sans  nul  doute  chercher  la 
source  principale  des  rumeurs  malveillantes  dont  nous  allons 
rencontrer  désormais  trop  de  traces. 


Vers  1820,  la  renommée  de  Goethe  grandissant  toujours 
avec  les  années  jusqu'à  poser  de  son  vivant  un  niuibe  d'apo- 
théose autour  de  son  front  olympien,  Sesenheim  commença 
d'attirer  quelques  pieux  pèlerins  poétiques;  on  assure  même 
que  les  Anglais,  précurseurs-nés  de  tous  les  autres  touristes,  y 
firent  leur  apparition  dès  cette  époque.  Dans  l'été  de  1822,  le 
modeste  village  reçut  un  visiteur  de  quelque  distinction.  C'était 
un  professeur  de  philologie  à  l'Université  de  Bonn,  du  nom  de 
Naeke,  savant  fort  estimé  de  ses  collègues  et  fanatique  admi- 
rateur de  Goethe.  Dans  quelques  pages  qui  ne  furent  publiées 
que  vingt  années  plus  tard,  il  consigna  le  récit  de  cette  excur- 
sion alsacienne,  dont  il  conçut  le  projet  après  avoir  applaudi  à. 
Mannheim  une  représentation  de  Faust  :  «  Ma  visite  à  Sesenheim, 
écrit-il,  avait  une  double  raison  d'être  :  je  voulais  relire  sur 
place  l'aventure  de  jeunesse  que  Goethe  vécut  en  ces  lieux,  et, 
d'autre  part,  je  souhaitais  de  me  renseigner  autant  que  possible 
sur  les  destinées  ultérieures  de  son  amie.  Quant  à  ce  dernier 
point,  et  depuis  quelque  temps  déjà,  j'avais  recueilli  certaines 
rumeurs  que  je  vais  résumer  en  deux  mots.  A  Strasbourg  aussi 
bien  qu'aux  environs  de  cette  ville,  on  s'accordait,  semble-t-il, 
à  fort  mal  parler  de  Goethe,  qui  aurait  abandonné  non  seule- 
ment l'aimable  Frédérique,  mais  encore  un  fils  qu'elle  avait 
conçu  de  lui  quelque  temps  avant  son  départ,  en  sorte  que  ce 
fils  dut  exercer  pour  vivre  le  métier  le  plus  humble,  celui  de 
garçon  pâtissier.  »  Le  professeur  ne  manifeste  d'ailleurs  aucune 
surprise  devant  une  si  grave  accusation,  tant  il  y  fut  préparé  par 
le  spectacle  de  Faust. 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST. 


159 


Pour  mener  à  bonne  fin  sa  délicate  enquête,  Naoke  s'adressa 
tout  naturellement  au  successeur  de  Brion  dans  la  -harge 
pastorale  de  Sesenheini.  Cet  ecclésiastique  si'  nom  unit  S-iiwep- 
penlueuser  :  son  père  et  sou  tière  Tayaut  précédé  dans  le  iiu^nie 
ministère  et  dans  la  même  paroisse,  il  semble  ({ue  la  chronique 
locale  ne  devait  pas  avoir  pour  lui  de  secrets  (1).  Interrogé  par 
le  professeur  de  Bonn,  il  se  porta  garant  de  l'innocence  de  Gœthe, 
mais  non  pas  de  la  vertu  de  Frédérique,  ainsi  que  nous  allons 
le  dire,  et  il  offrit  même  à  son  liôtn  un  aperçu  tout  nouveau 
quant  à  la  conclusion  de  l'idylle  fameuse.  11  croyait  pouvoir 
affirmer  qu'en  1771  Gœthe  avait  promis  de  revenir  à  Sesenheim 
pour  épouser  Frédérique  aussitôt  que  sa  situation  sociale  et  son 
indépendance  seraient  assurées  pour  l'avenir.  Sa  visite  de  1779, 
dont  les  paroissiens  du  pasteur  avaient  gardé  le  souvenir,  n'aurait 
donc  eu  d'autre  objet  que  l'accomplissement  de  cette  solennelle 
promesse.  Par  malheur,  il  serait  survenu  durant  son  absence  un 
événement  qu'il  dissimula  par  délicatesse  dans  ses  Mé/nores,  s'y 
donnant  tous  les  torts  d'un  abandon  gratuit  et  se  chargeant  fort 
généreusement  dune  faute  qui  ne  fut  point  la  sienne  en  n'alité. 
Voici  en  effet  ce  qui  s'était  passé  à  Sesenheim  entre  1771  et  1779. 
Le  village  avait  alors  pour  prêtre  catholique  un  certain  abbé 
Heimbold,  homme  agréable  et  insinuant,  disciple  de  Rousseau 
d'ailleurs  et  admirateur  de  son  Vicaire  savoyard,  en  attendant 
qu'il  devînt  l'adhérent  passionné  de  la  Révolution  à  ses  débuts. 
Or  les  deux  presbytères  se  touchaient  :  Frédérique  aurait  été  la 
victime  de  ce  voisin  parjure  à  son  vœu  sacerdotal. 

Nous  savons  déjà  par  la  lettre  de  Gœthe  à  M"*  de  Stein  que 
cette  seconde  version  est  tout  aussi  peu  soutenable  que  la  pre- 
mière. Aussi  Na^ke,  beaucoup  mieux  renseigné  sur  la  vie  du 
poète  que  son  interlocuteur  villageois,  se  garda-t-il  bien  d'ajouter 
foi  à  ces  commérages.  «  Je  ne  voulus  pas  ébranler  dans  sa 
conviction  l'honnête  pasteur,  écrit-il  à  ce  propos,  quoique  per- 
sonnellement assuré  que   les   événemens   réels  avaient  eu  un 

(1)  Remarquons  en  passant  que  le  petit  presbytère  délabré  de  Sesenheim 
semblait  préparer  des  aventures  exceplionnelies  aux  filles  de  ses  habitans 
successifs.  Celle  du  premier  des  Schweppenhaeuser  qui  occupa  cette  demeure 
épousa  un  noble  polonais,  le  comte  Hauke,  puis  maria  plus  tard  sa  fille  par  une 
union  morganatique  au  prince  Alexandre  de  liesse.  Ce  dernier  ménage  est  devenu 
la  souche  des  princes  de  Battenberg  dont  on  connaît  la  surprenante  fortune.  En 
sorte  que  le  rustique  pasteur  alsacien  a  la  reine  actuelle  d'Espagne  pour  des- 
cendante directe  à  la  cinquième  génération. 


160 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tout  autre  cours.  Je  n'ignorais  pas  en  effet  que  Gœthe  renonça 
définitivement  à  ses  vues  sur  Frédérique  dès  son  départ  de 
Strasbourg  et  qu'il  ne  revint  au  bout  de  huit  ans  que  pour 
revoir  en  passant  son  amie,  mais  nullement  pour  lui  offrir  son 
nom.  »  Pourquoi  Naeke  ne  se  donna-t-il  pas  la  peine  de  recti- 
fier les  convictions  erronées  de  son  interlocuteur,  c'est  ce  qu'il 
n'explique  pas  davantage.  Il  demanda  encore  ce  qu'était  devenu 
l'enfant  prétendu  de  Frédérique  et  du  prêtre,  mais  ne  put  ob- 
tenir aucune  indication  sur  ce  point. 

En  dépit  de  cette  déplaisante  révélation,  il  se  déclara  d'ail- 
leurs enchanté  de  sa  visite  :  «  Je  ne  puis  même  prétendre,  écrit- 
il,  que  l'aventure  attribuée  à  Frédérique  ait  en  rien  troublé  mon 
ravissement  pendant  cette  journée  d'émotions  délicieuses.  J'avais 
été  préparé,  comme  je  l'ai  dit,  à  trouver  dans  la  vie  de  cette 
charmante  fille  quelque  infortune  secrète,  et  j'étais  satisfait  d'ap- 
prendre qu'on  ne  pouvait  du  moins  rendre  Gœthe  responsable 
de  son  malheur.  Ce  fut  donc  partout  la  vraie,  la  poétique 
Rieckchen,  celle  qui,  surabondamment  parée  de  jeunesse  et  de 
beauté,  d'innocence  et  de  tendresse ,  n'avait  encore  versé  de 
larmes  que  sur  le  prochain  départ  du  bien-aimé,  ou  tout  au 
plus  sur  quelque  pressentiment  de  son  triste  avenir,  ce  fut 
celle-là  seulement  que  mon  cœur  voulut  évoquer  devant  ce  riant 
paysage,  tantôt  dans  une  muette  extase,  tantôt  dans  un  atten- 
drissement délicieux!  » 

VI 

Peu  de  temps  après  son  retour  à  Bonn,  Naeke  eut  une  inspi- 
ration assez  singulière.  Il  s'avisa  de  faire  parvenir  à  Gœthe  le 
récit  de  son  pèlerinage  à  Sesenheim,  hommage  attendri,  sorte  de 
pieux  ex-voto  suspendu  par  sa  main  dans  le  temple  idéal  du 
poète  divinisé.  Il  n'en  effaça  d'ailleurs  ni  l'histoire  du  jeune 
pâtissier  de  Strasbourg^  ni  les  commérages  de  Schweppenha?user 
au  sujet  du  suborneur  Reimbold.  Ainsi  avisé  des  imputations 
diverses  qui  pesaient  sur  la  mémoire  de  Frédérique,  ainsi  mis 
en  cause  lui-même  dans  le  plus  souriant  épisode  de  sa  jeunesse, 
rOlympien  de  Weimar  ne  parut  pas  s'émouvoir  un  instant.  Il 
adressa  bientôt  à  Bonn  une  réponse  si  caractéristique  que  nous 
croyons  devoir  la  traduire  ici  tout  entière,  en  dépit  de  sa  forme 
abstraite  et  quelque  peu  pédante,  en  vérité. 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST. 


161 


«  Voici,  écrit-il,  quelques  lignes  qui  mettront  bien  ea  relief 
l'étrange  symbolisme  légendaire  sous  lequel  nous  nous  voyons 
trop  souvent  submergés  après  toute  une  vie  de  patient  labeur. 
Pour  exprimer  en  peu  de  mots  mes  sentimens  sur  les  échos 
venus  jusqu'à  moi  de  Sesenheim,  je  me  servirai  d'une  compa- 
raison tirée  de  la  physique  en  général,  et  de  l'Entoptique  en 
particulier.  (On  sait  que  le  poète  s'occupa  toute  sa  vie  avec 
prédilection  de  la  théorie  optique  des  couleurs.). J'utiliserai  pour 
me  faire  comprendre  les  réflexions  réitérées  d'un  même  rayon 
lumineux. 

1 .  —  Le  reflet  d'une  jeune  et  bienheureuse  vie  de  rêves  déli- 
cieux s'imprime  avec  énergie  dans  l'Inconscient  du  jeune  homme. 
(C'est  ici  une  allusion  aux  souvenirs  laissée  par  l'idylle  alsacienne 
dans  l'âme  du  poète.) 

2.  —  L'image  ainsi  conservée  par  lui  est  rappelée  de  temps  à 
autre  dans  sa  mémoire  et  flotte  çà  et  là  pendant  des  années  dans 
son  for  intérieur,  toujours  parée  de  charme  et  de  tendresse. 

3.  —  Ce  trésor  charmant  du  bonheur  jadis  obtenu,  après 
avoir  été  longtemps  renfermé  de  la  sorte,  se  voit  enfin  exprimer 
vers  le  dehors  sous  la  poussée  d'un  vivant  souvenir,  et  par  le 
fait  de  la  rédaction  écrite,  subit  comme  une  nouvelle  réflexion 
lumineuse  après  celle  de  la  simple  mémoire.  (Allusion  à  la 
rédaction  de  Poésie  et  Vérité  et  sans  doute  justification  des 
licences  que  s'est  octroyées  le  narrateur.) 

4.  —  Ce  reflet  nouveau  rayonne  désormais  de  tous  côtés  par 
le  monde  et  dès  lors  une  belle  sensibilité  (celle  de  Naeke  par 
exemple)  pourra  se  réjouir  à  cette  apparence  comme  si  elle  était 
réalité,  de  manière  à  en  recevoir  une  profonde  empreinte  à  son 
tour. 

5.  —  Par  là  se  développe  en  cette  âme  nouvelle  une  tendance 
à  faire  revivre  pour  son  plaisir  dans  la  réalité  tout  ce  qui  peut 
encore  être  sauvé  de  ce  passé. 

6.  —  Ce  désir  grandit  et,  pour  le  satisfaire,  il  devient  indis- 
pensable de  se  transporter  sur  place,  afin  de  goûter  du  moins  par 
la  vue  le  décor  de  l'image  radieuse  (c'est  le  voyage  de  Naeke). 

"•  —  Là  se  produit  cette  heureuse  circonstance  que  l'on 
retrouve  au  lieu  vénéré  un  homme  sympathique  eibien  instruit  (!) 
en  qui  l'image  s'est  également  imprimée.  (Cette  périphrase  bien- 
veillante désigne  évidemment  le  trop  bavard  Schweppenhaeuser  !) 

8.  —  De  là  naît,  dans  ce  décor,  qui  jusque-là  semblait  vide 

TOMK  m.    —  1911.  11 


162 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


aux  yeux  du  visiteur,  la  possibilité  de  restaurer  par  la  pensée  la 
réalité  ancienne,  de  se  créer  à  l'aide  de  reliques  ou  de  tradi- 
tions quelque  chose  comme  une  sensation  présente  adroitement 
restaurée,  et  d'aimer  ainsi  la  Frédérique  de  jadis  dans  toute 
son  amabilité  accomplie. 

9.  —  Par  là,  celle-ci  peut  désormais, —  tout  incident  humain 
survenu  dans  Vintervalle  étant  négligé  d'ailleurs,  —  se  refléter 
encore  une  fois  dans  l'âme  de  son  vieil  amoureux  et  renouveler 
délicieusement  au  profit  de  ce  dernier  une  douce,  précieuse  et 
vivifiante  impression  de  bonheur  présent. 

Si  l'on  veut  bien  songer  maintenant  que  ces  sortes  de 
réflexions  lumineuses  ainsi  transposées  dans  l'ordre  intellectuel 
non  seulement  conservent  en  vie  le  passé,  mais  l'élèvent  même 
à  une  vie  plus  haute,  on  sera  malgré  soi  reporté  vers  les  images 
entoptiques  qui,  elles  aussi,  lorsqu'elles  vont  de  miroir  en 
miroir,  sont  bien  loin  de  pâlir  en  chemin,  mais  au  contraire 
puisent  dans  ces  répercussions  successives  un  plus  vigoureux 
éclat.  L'on  aura  donc  choisi  dans  cette  comparaison  un  heureux 
symbole  des  faits  qui  se  sont  produits  souvent  et  se  renouvellent 
encore  chaque  jour  sous  nos  yeux  dans  l'histoire  des  arts,  des 
sciences,  de  l'Eglise  et  même  des  événemens  politiques.  » 

Telles  sont  les  méditations  sereines  et  détachées  que  sug- 
gèrent au  vieillard  illustre  de  Weimar  les  indiscrètes  révéla- 
tions de  Naeke  !  Ainsi  l'ancien  galant  de  Frédérique, qui  la  voit 
accuser  à  sa  propre  décharge  d'une  faute  dégradante  dont  sa 
lettre  à  M""'  de  Stein,  alors  connue  de  lui  seul,  suffirait  pour  la 
disculper  sans  réserves  ;  ainsi  cet  ingrat  séducteur  n'a  pas  un 
cri  involontaire,  pas  même  un  mot  de  colère  ou  de  révolte 
devant  une  semblable  profanation  de  ses  plus  chers  souvenirs? 
Le  pasteur  actuel  de  Sesenheim  reste  à  ses  yeux  un  personnage 
«  sympathique  et  bien  instruit  !  »  11  entend  pour  sa  part 
«  négliger  tout  incident  humain  »  survenu  depuis  le  temps  de 
ses  amours  ! 

Cette  page  singulière  fut  publiée  peu  après  la  mort  de  son 
auteur  avec  d'autres  œuvres  posthumes  comme  un  fragment  sur 
les  réflexions  réitérées  adressé  au  professeur  Naeke.  Mais  les 
éditeurs  n'ayant  ajouté  aucune  explication  plus  précise,  per- 
sonne n'en  put  alors  comprendre  le  sens  et  la  portée  véritable. 
Toutefois  lorsqu'en  1840,  après  la  mort  de  Naeke,  ses  amis 
offrirent  au  public  le  récit  de  son  pèlerinage  de  1822  à  Sesen- 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  163 

heim,  la  relation  entre  les  deux  textes  apparut  à  tous  les  yeux 
par  leur  date  et  aussi  parce  que  Gœtlie  ne  fait  que  paraphraser 
dans  sa  réponse  un  passage  du  texte  de  Naeke  où  ce  dernier 
parle  du  rayon  qui  passa  par  réflexion  de  la  jeune  imagination 
du  grand  poète  dans  sa  propre  fantaisie  respectueuse  et  dévo- 
tement réceptive.  Eclairé  de  cette  lumière  nouvelle,  le  ton  du 
morceau  de  Gcethe  plongea  dans  la  stupéfaction  ses  admira- 
teurs, car  ce  nouveau  témoignage  d'  «  Olympisme  »  dépassait 
tous  ceux  qu'il  avait  fournis  jusque-là  aux  pieux  historiens  de 
sa  vieillesse.  —  L'an  d'eux  se  vit  réduit  à  proposer  cette  invrai- 
semblable hypothèse  :  pressé  par  ses  occupations  de  toutes 
sortes,  Gœthe  n'aurait  lu  que  les  premières  lignes  du  manuscrit 
de  Naeke  et  ignoré  par  conséquent  la  double  accusation  contre 
Frédérique  qui  s'étale  dans  ces  pages  naïves.  Mais  cette  ver- 
sion nous  paraît  insoutenable  après  lecture  attentive  du  texte 
de  Gœthe  dont  nous  avons  souligné  les  allusions  aux  révéla- 
tions de  Naeke.  Un  critique  dopinion  avancée,  le  professeur 
Teufl"el  de  Tuebingen, hégélien  d'extrème-gauche,  se  montra  plus 
sévère  :  non  seulement  il  stigmatisa  l'égoïsme  du  grand  homme 
rassemblant  pour  ainsi  dire  avec  négligence  les  débris  de  la 
réputation  anéantie  de  Frédérique  pour  réfléchir  dans  ce 
miroir  rompu  sa  débordante  personnalité  littéraire,  mais  encore 
il  proclama  qu'à  ses  yeux,  le  silence  du  séducteur  sur  le  point 
capital  du  document  qu'on  lui  avait  fourni  était  un  aveu  tacite 
de  sa  propre  faute,  de  cette  paternité  coupable  dont  le  pasteur 
de  Sesenheim  avait  vainement  tenté  de  le  décharger  1 

11  n'est  nullement  besoin,  pour  expliquer  l'attitude  de 
Gœthe,  de  cette  dernière  hypothèse  que  nous  avons  déjà  plu- 
sieurs fois  réfutée  par  la  lettre  de  1779  à  M""  de  Stein.  Cette 
attitude  n'a  pas  en  effet  de  quoi  surprendre  grandement  les  lec- 
teurs bien  renseignés  sur  son  compte,  ceux  qui  connaissent 
l'incroyable  épanouissement  de  sa  personnalité  vers  la  fin  de  son 
existence.  Dans  une  correspondance  récemment  publiée  en 
Allemagne  (1),  nous  avons  trouvé  ces  lignes  significatives  sous 
la  plume  de  Charlotte  de  Stein  elle-même,  de  Charlotte  aigrie 
par  l'âge,  il  est  vrai,  et  longtemps  irritée  par  l'abandon  de  son 
illustre  ami  avant  de  reprendre  avec  lui  sur  le  tard  des  relations 
de  simple  convenance  :  «  Il  y  a  huit  jours,  écrit-elle  dès  1806  à 

(1)  Briefe  an  Fritz  V.  Stein.  —  Rohmann.  Leipzig,  1907,  p.  117  et  250. 


164  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  fils  Fritz  (l'ancien  pupille  de  Goethe),  sa  belle-sœur  est 
morte  pendant  que  nous  étions  chez  lui.  Mais  il  se  fait  cacher 
tous  les  cas  de  mort  dans  sa  maison  et  au  dehors  jusqu'à  ce 
qu'il  les  découvre  peu  à  peu,  sans  secousse.  »  Et  encore,  vingt 
années  plus  tard  :  «  Sur  le  pont  nous  passâmes  à  côté  d'une 
voiture  dans  laquelle  le  Lama  de  Weimar  se  prélassait  près  de 
sa  belle-fille  qui  a  fait  récemment  une  terrible  chute  de  cheval. 
Elle  fut  si  contusionnée  et  défigurée  que  sa  bouche  dut  être 
recousue  plusieurs  fois.  Ses  amis  et  relations  ont  veillé  tour  à 
tour  près  de  son  chevet  ;  mais  le  Lama,  pour  s'éviter  toute 
impression  désagréable,  lui  fit  dire  qu'il  ne  voulait  la  revoir 
qu'entièrement  remise  et  qu'elle  devrait  porter  ce  jour-là  la 
robe  qu'elle  avait  la  dernière  fois  qu'il  la  vit  avant  l'accident  1  » 
Eh  bien!  si  la  plus  proche  alliée  de  Goethe  et  le  bâton  de  sa 
vieillesse,  si  la  charmante  Ottilie  devait  se  résigner  à  subir  un 
semblable  traitement,  quelles  marques  d'intérêt  ou  même  d'at- 
tention pouvait  espérer  la  pauvre  Frédérique  morte  depuis 
dix  ans  en  1822  et,  de  plus,  écartée  depuis  un  demi-siècle  du 
chemin  glorieux  du  Lama  ?  —  A  notre  avis,  l'Olympien  lut 
avec  attention  les  propos  de  Naeke  et  du  pasteur,  mais  il  ne  prit 
même  pas  le  souci  de  les  discuter  dans  son  for  intérieur.  Que 
lui  importait  après  tout  le  destin  de  la  pauvre  fille  après  leur 
séparation?  Il  n'en  voulut  rien  savoir.  L'image  sortie  de  son  pin- 
ceau génial  se  reflète  immortelle  dans  la  pensée  de  ses  fervens, 
et  c'est  là  tout  ce  qui  importe  au  vieillard  gâté  par  les  adula- 
tions d'un  peuple  tout  entier.  La  page  fameuse  sur  les  réflexions 
réitérées  ne  prouve  donc  rien  contre  la  mémoire  de  Frédérique. 
Elle  établit  seulement,  avec  beaucoup  d'autres  issues  de  la  même 
source,  l'extrême  vulnérabilité  nerveuse  qui  devait  se  cacher 
plus  que  jamais  à  la  fin  de  sa  vie  sous  les  dehors  majestueux 
de  Werther  guéri  de  son  inquiétude  maladive,  mais  encore 
obligé  à  tant  de  ménagemens  mesquins  pour  sauvegarder  son 
fragile  équilibre  affectif. 

VII 

La  publication  du  récit  de  Naeke  en  1840  suscita  de  A-^ives 
polémiques  dans  les  colonnes  de  la  presse  allemande.  On  prit 
dès  lors  position  pour  ou  contre  la  culpabilité  de  Goethe,  pour 
ou  contre  la  vertu  de  Frédérique.  Mais  le  silence  se  fit  bientôt 


LA    VRAIE    MARGUEUITE    DE    FAUST.  165 

sur  cet  incident,  puisque,  dès  1859,  quelques  gœthéens  enthou- 
siastes songèrent  à  élever,  dans  le  voisinage  du  presbytère  de 
Sesenheim,  un  monument  à  Fre'dérique  considérée  comme 
l'héroïne  de  cette  fidélité  jalouse  qui  sied  au  souvenir  d'un 
amour  glorieux.  Ce  projet  n'aboutit  toutefois  que  vingt  ans 
plus  tard  après  l'annexion  de  l'Alsace  à  l'Empire  allemand.  Un 
médaillon  commémoratif  fut  alors  inauguré  aux  applaudis- 
semens  de  l'Allemagne  lettrée,  non  sans  soulever  çà  et  là 
quelques  discrètes  protestations.  On  assure  qu'Edmond  Scherer, 
le  pénétrant  critique  des  Mélanges  d histoire  religieuse^  appré- 
ciait à  peu  près  en  ces  termes  la  manifestation  dont  nous  venons 
de  parler:  «  L'emballement  des  professeurs  d'outre-Rhin  nous 
amuse  infiniment,  nous  autres  Alsaciens,  édifiés  que  nous 
sommes  par  toute  une  génération  de  témoins  dignes  de  foi. 
L'enfant  de  Frédérique  avec  le  prêtre  a  été  inscrit  à  l'état  civil 
de  Strasbourg  et  bien  connu  de  toute  la  ville.  Peut-être  retrou- 
vera-t-on  quelque  jour  aussi  la  trace  du  petit  Goethe.  Beaucoup 
de  gens  se  taisent  là-dessus  par  patriotisme  local  :  la  famille  nie 
tout  pour  ne  pas  se  faire  tort,  mais  mon  collègue  Nefîtzer  (l'an- 
cien directeur  du  Temps)  le  savait  aussi  bien  que  moi!  Non, 
non,  Frédérique  ne  fut  jamais  un  dragon  de  vertu  !  Tout  cela 
ne  manquera  pas  d'éclater  enfin  au  grand  jour  et  nous  allons 
rire  !  » 

Douze  années  se  passèrent  toutefois  avant  que  les  détracteurs 
de  Frédérique  eussent  en  effet  quelque  sujet  de  rire,  si  tant  est 
que  ce  litige  prête  à  l'hilarité  de  la  galerie.  —  En  1892,  un 
professeur  allemand  du  nom  de  Froitzheim,  déjà  connu  par  des 
travaux  consciencieux  sur  quelques  épisodes  du  séjour  stras- 
bourgeois  de  Goethe,  publia  un  petit  volume  (1),  qui  n'est  qu'un 
violent  réquisitoire  contre  le  grand  homme  et  son  humble 
amie.  Non  seulement  Froitzheim  reproduisait,  pour  les  com- 
menter au  détriment  de  ses  victimes,  les  divers  témoignages  que 
nous  avons  signalés  déjà,  mais  il  prétendait  apporter  deux 
charges  nouvelles  contre  la  fille  du  pasteur  Brion. 

Et  tout  d'abord,  il  croyait  avoir  enfin  retrouvé  l'acte  de  nais- 
sance de  ce  fils  de  Frédérique,  pâtissier  de  son  état,  dont  Naeke 
et  Scherer  nous  ont  parlé  tour  à  tour.  En  feuilletant  patiemment 
les  registres  poudreux  d'un    orphelinat   voisin  de  Strasbourg, 

(1)  Friederike  von  Sesenheim.  Gotha,  Perthes,  1892, 


166  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celui  de  Stephansfeld  qui  étdt  désigné  à  ses  investigations  par 
certain  propos  attribué  à  un  neveu  de  Frédérique,  ce  fure- 
teur acharné  découvrit  la  mention  d'un  enfant  présenté  à  l'hos- 
pice en  1787  par  M.  l'abbé  Reimbold,  curé  à  Sesenheim  et 
inscrit  sous  le  nom  de  Jean  Laurent,  fils  illégitime  de  Jean 
Frédéric  Blumenhold  natif  de  Pfaffenhofen  et  de  Françoise 
Louise  Wallner,  originaire  de  Schweighausen.  —  Froitzheim 
retrouva  de  plus  à  la  mairie  de  Strasbourg  l'acte  mortuaire  de 
ce  petit  abandonné:  mort  à  vingt  ans  de  la  fièvre  scarlatine,  il 
est  donné  pour  pâtissier  de  son  métier. 

Voilà  donc  un  enfant  présenté  par  l'abbé  Reimbold  qui, 
paraît-il,  n'en  apporta  jamais  d'autre  au  même  orphelinat, 
doté  de  parens  dont  les  noms  semblent,  après  examen,  avoir 
été  inventés  de  toutes  pièces  et  mort  pâtissier  à  Strasbourg 
Froitzheim  appuyé  sur  les  divers  élémens  de  la  légende  con- 
cluait.que  ce  Blumenhold  était  le  fils  de  Frédérique  et  de 
Reimbold,  dont  il  faudrait  seulement  placer  la  naissance  après 
la  visite  de  Goethe,  une  dizaine  d'années  après  l'époque  indiquée 
par  Schweppenhaeuser  à  Naeke  !  Mais  enfin,  objecterons-nous  ici, 
quand  le  curé  de  Sesenheim  aurait  fait  autre  chose  qu'un  acte 
d'intermédiaire  charitable,  autre  chose  qu'une  œuvre  pie  en 
parfait  accord  avec  son  ministère  lorsqu'il  porta  cet  enfant  sans 
parens  à  l'hospice,  quand  même  il  n'aurait  pas  été  étranger  à  la 
naissance  de  son  protégé,  nul  indice,  pas  même  le  plus  fugitif, 
ne  met  Frédérique  en  cause  dans  le  document  d'archives  qui 
nous  est  ici  proposé.  Pour  y  lire  un  vague  soupçon,  il  faut  le 
rapprocher  d'une  série  d'affirmations  confuses  au  plus  haut 
degré  et  le  plus  souvent  contradictoires  entre  elles,  ainsi  que 
nous  l'avons  fait  remarquer.  Il  est  donc  inutile  de  nous  y  arrêter 
plus  longtemps. 

Froitzheim  versait  en  revanche  au  procès  une  pièce  authen- 
tique et  d'un  caractère  fâcheux  pour  le  bon  renom  de  Frédé- 
rique, sinon  pour  sa  vertu  au  sens  strict  de  ce  mot.  Il  citait  en 
efl'et  quelques  passages  des  mémoires  inédits  d'un  pasteur  alsa- 
cien du  nom  de  Gambs,  —  mémoires  rédigés  en  1820,  il  im- 
porte de  le  remarquer  dès  à  présent,  c'est-à-dire  huit  ans  après 
ceux  de  Goethe,  et  certainement  influencés  par  le  récit  de  ce 
dernier.  —  Gambs  explique  dans  ces  pages  qu'en  1778,  alors 
qu'il  étudiait  la  théologie  protestante  à  Strasbourg,  il  fut  invité 
à  Sesenheim  pour  s'essayer  dans  l'art  de  la  prédication.  En  elTet 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  167 

le  pasteur  Brion  poussait  son  obligeance  proverbiale  jusqu'à 
prêter  volontiers  sa  chaire  dominicale  aux  débutans  désireux 
de  parier  en  public  devant  un  auditoire  rustique  et  dénué  de 
sévérité. 

«  Du  roman  de  Frédérique  avec  Gœthe,  écrit  Gambs  (1)  après 
cette  explication  préalable,  je  ne  savais  absolument  rien  en  ce 
temps.  Depuis  l'abandon  dont  elle  avait  été  victime,  le  chagrin 
avait  détruit  sa  santé  :  elle  comptait  vingt-sept  ans  révolus  et  la 
fleur  de  sa  jeunesse  était  dès  lors  entièrement  flétrie.  »  C'est 
ici  se  montrer  bien  sévère,  notons-le,  puisque  Gœthe  trouva  son 
amie  «  peu  changée  »  l'année  suivante.  «  Pourtant,  continue  le 
pasteur,  dès  l'instant  où  je  franchis  le  seuil  du  presbytère,  je 
me  sentis  environné  par  un  indicible  sortilège  d'amour  et  plongé 
dans  une  atmosphère  éthérée.  Pendant  le  souper,  l'entretien  fut 
à  la  fois  si  simple  et  si  spirituel,  Frédérique,  à  côté  de  qui 
j'étais  placé,  me  témoigna  tant  d'intérêt  et  de  bonté,  la  gaité,  la 
fantaisie,  la  cordialité  s'allièrent  de  façon  si  parfaite  en  ses 
manières  que  les  idées  se  prirent  à  germer  dans  mon  cerveau 
sans  eff'ort  et  que  je  me  sentis  grandement  attiré  vers  cette 
charmante  personne  !  » 

On  voit  qu'en  cet  endroit  Gambs  fait  un  peu  de  littérature 
et  marche  sur  les  brisées  de  Gœthe  avec  une  visible  complai- 
sance. Cependant  Frédérique  n'assiste  pas  au  sermon  du  candi- 
dat théologien,  mais  elle  insiste  en  revanche  pour  qu'il  le  répète 
tout  entier  devant  elle  au  logis  et  le  comble  aussitôt  des  louanges 
les  plus  délicates  :  «  Avais-je  fait  vraiment  quelque  impression 
sur  son  âme,  se  demande  le  héros  de  cette  aventure,  ou  don- 
nait-elle tout  simplement  la  chasse  à  un  jeune  homme  inexpé- 
rimenté comme  sa  sœur  Salomé  l'essayait  au  même  moment 
avec  mon    camarade  Marx  (2),  je  ne  sais...  Mais  comme  nous 


(1)  Gambs  n'est  pas  sans  avoir  laissé  quelque  trace  dans  la  chronique  de  son 
temps.  Né  en  1759,  il  se  trouvait, à  la  veille  de  la  Révolution,  chargé  du  service 
religieux  à  Tambassade  suédoise  de  Paris,  alors  gérée  par  le  baron  de  Staël, 
comme  on  le  sait.  Il  se  distingua  par  son  courage,  en  s'acquittant  scrupuleuse- 
ment de  son  ministère  pendant  toute  la  durée  de  la  Terreur  et  en  sauvant  la  vie 
ù  quelques  proscrits  de  marque.  Plus  tard,  après  diverses  vicissitudes,  il  vint  ter- 
mmer  ses  jours  dans  sa  province  natale  comme  pasteur  d'une  des  paroisses  pro- 
testantes de  Strasbourg  —  Au  moment  même  où  Froitzheim  invoquait  son 
témoignage  contre  Frédérique  Brion,  M.  Lods  lui  consacrait  à  Paris  un  intéres- 
sant opuscule  :  l'Èqlise  luthérienne  de  Paris  pendant  la  Révolution  et  le  chape- 
lain Gambs.  Fischbacher,  1892. 

(2)  Ce    Marx,    candidat    théologien    comme    Gambs,  l'avait    accompagné   à 


168 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


devions  repartir  le  lendemain  dès  l'aurore,  Marx  et  moi,  nous 
résolûmes  tous  quatre  de  ne  pas  dormir  et  nous  passâmes  cette 
nuit  d'été  en  promenades  par  les  rues  du  village  et  jusque  dans 
l'enceinte  du  cimetière,  déclamant  des  vers  pathétiques,  célé- 
brant la  lune  et  les  étoiles,  nous  exaltant  sur  l'omnipotence  du 
sentiment,  cet  élan  qui  seul  est  capable  de  nous  emporter  vers 
les  célestes  régions.  »  Et  tout  cela  est  bien  de  l'époque  en 
vérité.  Les  choses  n'allèrent  pas  plus  loin  pour  cette  fois. 

«  Au  mois  de  septembre  (1778),  reprend-il,  je  fis  une 
seconde  visite  à  Sesenheim.  Les  mêmes  émotions,  les  mêmes 
exaltations,  les  assauts  de  bel  esprit  recommencèrent  de  plus 
belle.  Frédérique  était  à  ce  moment  pour  moi  plus  qu'un  être 
terrestre  :  il  ne  pouvait  donc  me  venir  à  l'esprit  de  m'cprendre 
d'elle  au  sens  propre  de  ce  mot.  Je  sentais  d'ailleurs  sans  m'en 
rendre  bien  compte  la  différence  d'âge,  l'absence  des  charmes 
physiques  :  tout  ce  que  j'éprouvais  à  son  égard  était  une  vé- 
nération sans  limites.  Je  le  lui  assurai  cette  fois  une  demi- 
heure  avant  de  partir  et  j'exprimai  mes  regrets  de  la  quitter. 
Là-dessus,  elle  me  déclara,  les  yeux  en  pleurs,  que  son  repos, 
le  bonheur  de  sa  vie  s'éloignaient  avec  moi  et,  de  ce  moment, 
je  fus  épris.  La  conquête  d'une  personne  déjà  distinguée  par 
Goethe  (j'avais  été  informé  de  cette  circonstance  depuis  notre 
première  entrevue)  n'était  pas  sans  flatter  ma  vanité  juvénile.  » 

On  voit  que  la  jeune  fille  n'est  pas  trop  maltraitée  jusque-là 
par  son  ancien  amoureux  ;  mais  voici  la  page  dont  l'éditeur  de 
Gambs,  Froitzheim,  entendait  accabler  la  mémoire  de  Frédé- 
rique. «  Je  passerai  rapidement,  poursuit  le  pasteur,  sur  cette 
période  de  ma  vie  durant  laquelle  je  me  fais  encore  aujour- 
d'hui l'effet  d'un  véritable  sot.  Mon  ivresse  dura  deux  ans  et 
demi  et  peut-être  aurait  duré  davantage,  jusqu'à  m'amènera  un 
mariage  inconsidéré,  si  Frédérique  n'avait  excité  trop  tôt  ma 
sensualité  et  si,  de  plus,  ma  situation  à  Strasbourg  n'avait 
changé  dans  l'intervalle.  J'étais  un  jeune  homme  pur  et  sans 
malice  :  mon  imagination  la  plus  hardie  n'allait  pas  au  delà  du 
baiser  et  l'année  1779  (celle  de  la  visite  de  Goethe,  rappelons-le) 
se  passa  tout  entière  dans  les  délices  d'un  amour  innocent. 
Etait-ce  là  trop  peu  pour  Frédérique?  Quoi  qu'il  en  soit,  au 
cours  de  l'année  1 780,  elle  se  montra  à  mes  yeux  sous  un  aspect 

Sesenheim  dans  la  même  intention,  celle  de  prêcher  devant  un  auditoire  villa- 
geois. 11  épousa  en  effet  Salomé  Brion  par  la  suite. 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST.  169 

nouveau  qui  m'inquiéta  grandement  dans  ma  pudeur  jusqu'a- 
lors intacte  et  qui,  tout  en  éveillant  en  moi  l'appétit  des  sens, 
détruisit  l'estime  que  j'avais  accordée  jusque-là  à  mon  amie 
comme  à  un  être  d'exception.  » 

En  1780,  Gambs  accepte  une  situation  de  précepteur  qui 
rend  beaucoup  plus  rares  ses  visites  à  Sesenheim  et  l'image 
de  Frédérique  qui,  dit-il,  n'avait  plus  à  ses  yeux  dès  lors  une 
auréole  de  pureté  virginale,  passe  peu  à  peu  à  l'arrière-plan  de 
sa  pensée  :  «  Oh  !  certes,  soupire-t-il  alors,  une  jeune  fille  perd 
tout  son  charme  quand  elle  pèche  le  moins  du  monde  contre  les 
convenances  au  regard  de  son  amoureux.  Elle  croit  par  là  le 
fixer  plus  sûrement  peut-être,  lui  imposer  la  constance  en  faisant 
appel  à  ses  appétits  voluptueux.  Elle  n'obtient  que  l'efi^et  con- 
traire. —  Tu  n'es  donc  pas  un  être  pur,  songe  alors  le  jeune 
homme  désabusé?  Qui  sait  ce  que  tu  as  déjà  donné  à  d'autres 
avant  moi?  Eh  bien!  je  profiterai  de  ce  qui  m'est  offert,  quand 
même  je  ne  serais  pas  le  premier  à  en  bénéficier.  Dans  le  cas 
où  je  viendrais  ensuite  à  te  perdre,  bien  d'autres  seront  capables 
de  tenir  près  de  moi  ta  place.  » 

La  rupture  ne  pouvait  se  faire  longtemps  attendre  après  des 
malentendus  de  ce  genre.  Un  magistrat  municipal  de  Strasbourg 
auprès  de  qui  Gambs  remplissait  les  fonctions  de  secrétaire  fit 
remarquer  un  jour  en  sa  présence  que  les  jeunes  théologiens 
protestans  tombaient  le  plus  souvent  dans  les  rets  de  quelque 
fille  mûre  qui,  après  avoir  commenté  de  bonne  heure  VArt 
d'aime?'  du  poète  Ovide  avec  des  officiers,  des  médecins  ou  des 
juristes,  essayait  enfin  ses  derniers  artifices  sur  un  candidat 
pasteur.  En  effet,  habitué  par  état  à  la  retenue  la  plus  sévère  et 
néanmoins  désireux  de  connaître  les  douceurs  de  l'amour,  un 
tel  blanc-blec  se  laisse  duper  sans  peine  à  l'ordinaire  et  tient 
les  avances  de  la  délaissée  pour  les  témoignages  d'une  irrésis- 
tible passion.  «  Oh!  s'écrie  Gambs  après  ce  préambule,  combien 
mon  cœur  s'enflammait  de  colère  à  chaque  mot  de  ce  discours 
qui  ne  s'adressait  nullement  à  moi  cependant  !  N'était-ce  pas  là 
toute  mon  aventure?  N'avais-je  pas  été  attiré,  amorcé  de  la 
sorte?  Rentrer  dans  ma  chambre,  m'asseoir  devant  ma  table  et 
écrire  à  Frédérique  une  lettre  de  congé  dans  toutes  les  formes, 
ce  fut  pour  moi  l'affaire  d'un  instant.  Depuis  cette  époque,  je  ne 
me  laissai  jamais  entraîner  dans  aucune  amourette  jusqu'au 
jour  où  je  fus  un  homme   mûr,  pourvu  d'une  situation  indé- 


170 


RETSX'E    DES    DEUX    MONDES. 


pendante.  »  Après  ses  tristes  expériences  préalables  avec  Gœthe 
et  avec  Lenz,  Frédérique  aurait  donc  connu  pour  la  troisième 
fois  l'amertume  et  la  déception  sentimentale. 

VIII 

Ces  révélations  du  docteur  Froitzheim  provoquèrent  un  véri- 
table orage  dans  les  paisibles  sphères  de  l'érudition  ginthèenne. 
et  de  généreux  champions  s'élancèrent  aussitôt  dans  la  lice 
pour  défendre  la  réputation  encore  une  fois  menacée  de  Frédé- 
rique. On  rappela  que  son  nom  ligurait  très  souvent  à  titre  de 
marraine  après  ITST  dans  les  registres  paroissiaux  des  diffé- 
rentes localités  qu'elle  habita  :  or  cette  qualité  de  mère  spiri- 
tuelle n'est  jamais  accordée  en  Alsace  qu'à  des  femmes  de  répu- 
tation sans  tache.  On  insista  sur  les  amitiés  honorables  qu'elle 
sut  mériter  dans  son  âge  mûr.  On  ne  voulut  voir  dems  les  sou- 
venirs de  Gambs  qu'une  imitation  à  la  fois  médiocre  et  outrée 
des  Méynoires  de  Gœthe.  En  un  mot,  l'on  fit  si  bien  pour  effacer 
l'impression  du  li^Te  de  Froitzheim  qu'un  ouvrage  encyclopé- 
dique fort  estimé  en  Allemagne,  le  Meyer's  Convenationslexikon , 
aftirmait  dans  une  toute  récente  édition  que  les  tentatives  plus 
d'une  fois  renouvelées  pour  ternir  le  renom  de  Frédérique 
pouvaient  être  considérées  comme  ayant  complhlement  échoué. 

Cette  assertion,  beaucoup  trop  péremptoire  à  son  avis,  enga- 
gea le  professeur  Froitzheim  à  la  riposte.  A  cet  effet,  il  prépara 
la  publication  in  extenso  des  souvenirs  de  Gambs  qu'il  augmenta 
de  nombreuses  notes  et  additions  justificatives.  La  mort  le 
surprit  avant  la  réalisation  de  son  projet,  mais  sa  veuve  a  fait 
imprimer,  l'an  dernier,  son  travail,  dont  la  publication  est  pour 
nous  la  très  bien  venue  parce  qu'elle  nous  permet  d'apprécier, 
en  connaissance  de  cause,  la  valeur  du  témoignage  de  Gambs. 
Certes,  le  pasteur  se  révèle  dans  ces  pages  autobiographiques 
comme  un  homme  excellent  ,  de  sens  honnête  et  de  volonté 
droite;  mais  en  revanche,  il  s'y  montre  à  peu  près  dépourvu 
de  cet  esprit  de  finesse  que  prônait  notre  grand  Pascal,  et  fort 
peu  capable  au  total  d'un  jugement  éclairé  sur  les  secrètes 
impulsions  du  cœur  féminin. 

Frédérique  eut-elle  vraiment  sur  l'étudiant  les  intentions 
qu  il  lui  prête?  Né  de  parens  nécessiteux  et  désunis  par  la  dé- 
bauche du  père,  Gambs  était  de  petite  taille,  et  la  variole  l'avait 


LA    VRAIE    MARGUERITE    DE    FAUST. 


171 


marqué  rudement  dès  l'enfance  en  détruisant  l'un  de  ses  yeux. 
Vers  l'adolescence,  un  nouvel  accident  répara  jusqu'à  un  certain 
point  le  premier  parce  qu'il  permit  au  jeune  homme  d'insérer  un 
œil  de  cristal  entre  ses  paupières  jusque-là  fermées,  «  Je  n'étais 
donc  plus  défiguré,  »  sécrie  triomphalement  dans  son  récit  le 
pau\Te  mutilé  qui  dut  en  effet  à  cette  circonstance  de  pouvoir 
obéir  à  sa  vocation  sacerdotale  !  Il  l'était  un  peu  moins  à  la  vé- 
rité, mais  comment  concevoir  pourtant  que  Frédérique  ait  pu 
jeter  si  avidement  son  dévolu  sur  ce  garçon  aussi  dépourvu 
d'attraits  que  de  ressources,  sans  grande  valeur  intellectuelle 
d'ailleurs,  mais  doué  seulement  d'un  honnête  caractère  et  dune 
réelle  énergie  morale  comme  le  démontra  la  suite  de  sa  car- 
rière. Une  telle  perspective  matrimoniale  n'avait  rien  de  fort 
séduisant,  il  faut  en  convenir,  et  l'apparition  de  ce  théologien, 
borgne  et  râpé,  au  presbytère  de  Sesenheim  nous  rappelle  invin- 
ciblement celle  que  Goethe  y  prétend  avoir  faite  huit  années  plus 
tôt,  dans  ses  Mémoires  :  avec  cette  différence  toutefois  que  le 
déguisement  grotesque  bientôt  abandonné  par  le  premier  visiteur 
était  l'apparence  réelle  et  authentique  du  second!  Au  surplus, il 
suffit  de  parcourir  les  souvenirs  de  Gambs  pour  reconnaître  en 
lui  un  parfait  naïf,  tandis  que  Frédérique  était  une  fille  déjà 
formée  par  la  vie  et  habituée  dès  longtemps  aux  libres  allures. 
Le  nouveau  venu  prit  sans  doute  pour  des  avances  ou  même 
pour  des  imprudences  ce  qui  fut  simple  laisser  aller  de  bonne 
grâce  chez  une  hôtesse  avenante  dont  le  naturel  et  l'abandon 
gracieux  avaient  été  de  tout  temps  les  qualités  distinctives. 

Non,  le  témoignage  de  Gambs  ne  nous  paraît  pas  moins  con- 
testable que  ceux  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici.  Et  pourtant, 
l'opiniâtreté  de  l'accusation  a  fini  par  entamer  le  sang-froid  de  la 
défense  dans  l'affaire  de  Sesenheim.  Hier,  une  revue  critique 
fort  estimée  en  Allemagne,  le  Literarisches  Centralblatt,  écrivait, 
à  propos  de  l'autobiographie  de  Gambs,  que  les  vraisemblances 
accumulées  par  l'auteur  de  cette  publication  pourraient  bien 
avoir  rendu  finalement  impossible  l'entière  justification  de 
Frédérique  ! 

Eh  bien!  nous  refuserons  malgré  tout  notre  adhésion  à  ses 
détracteurs,  d'autant  plus  que  l'opinion  française  nous  paraît 
avoir  désormais  des  motifs  sérieux  pour  défendre  la  réputation 
de  la  pauvre  fille.  Accusé  par  les  patriotes  d'outre-Rhin  d'avoir 
méchamment  dénigré  dans  sa   personne   la  vertu  et   la  fidélité 


172  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

germaniques  dont  elle  passait  pour  le  type  accompli,  son  récent 
accusateur  n'a  pas  hésité  à  contester  son  origine  allemande.  Il 
a  répondu  qu'après  tout  Frédérique  avait  par  son  père  du  sang 
normand  dans  les  veines,  car  les  Brion  paraissent  originaires  de 
Rouen.  En  ce  cas,  la  proverbiale  «  légèreté  »  française  aurait 
assurément  quelque  part  dans  les  irrégularités  de  sa  conduite  ! 
—  Nous  nous  empresserons  de  riposter  que  ces  irrégularités 
n'étant  établies  par  aucune  preuve  décisive,  nous  entendons  la 
faire  bénéficier  de  notre  doute  persistant  à  cet  égard.  Aussi  bien 
n'a-t-on  jamais  nié  qu'elle  ne  fût  doucement  aimable  dans  sa  jeu- 
nesse et  discrètement  charitable  en  son  âge  mûr.  Partout  elle 
a  laissé  les  plus  sympathiques  souvenirs.  Qu'elle  conserve  donc 
à  nos  yeux  l'auréole  de  grâce  ingénue  dont  la  couronna  son 
immortel  amoureux.  Et  puisque.  Française  assurément  par  la 
nationalité  et  par  le  nom ,  elle  le  fut  aussi  par  le  sang  mi- 
alsacien  et  mi-normand  que  lui  ont  transmis  ses  ancêtres,  récla- 
mons pour  notre  part  d'influence  sur  sa  personnalité  composite 
quelque  chose  de  cette  aisance  du  geste  et  de  cette  distinction 
innée  de  l'esprit  qui  rendirent  sa  brève  apparition  inoubliable 
dans  la  vie  du  plus  expressif  des  grands  esprits  allemands. 

Erkest  Seillière. 


FOYERS  DE  THÉÂTRE 


I 

LA    GOMÉDIE-FRANCAISE 


On  a  dit  que  l'Académie  Française  est  le  premier  salon  de 
France  :  rien  de  plus  vrai;  ce  salon,  aux  avantages  de  l'esprit,  du 
talent,  et  de  1  éloquence,  au  prestige  de  la  courtoisie,  joint  le  pri- 
vilège de  l'ancienneté  :  lui  seul  existe  depuis  deux  cent  soixante- 
seize  ans.  Sous  ce  vocable  de  salons,  je  suis  tenté  de  placer  les 
foyers  des  artistes  dans  les  théâtres.  La  société  qu'on  y  ren- 
contre semble  plus  mêlée  sans  doute,  moins  affinée  que  celle 
de  l'Académie  ou  des  salons  proprement  dits;  leurs  habitans 
ordinaires,  comédiens,  auteurs,  vieux  habitués,  commettent 
parfois  de  lourdes  fautes  de  goût.  Mais  ils  possèdent  une  qua- 
lité précieuse  entre  toutes:  la  vie.  Rien  ne  leur  est  étranger:  ils 
agitent  ou  effleurent  tous  les  problèmes,  et  l'écho  des  passions 
politiques  elles-mêmes  y  répond  aux  pures  vibrations  de  Tidéal. 
Amour,  musique,  drame,  gloire  et  gloriole,  vanités,  jalousies, 
succès  de  la  journée  et  de  l'acte  qu'on  vient  de  jouer,  passent, 
repassent  dans  la  causerie.  Là,  tous  les  grands  sujets  ont  été 
causés,  peut-être  avec  plus  de  franchise  qu'ailleurs,  avec  moins 
de  souci  d'offenser  les  rites  et  les  étiquettes.  Les  indigens  de  la 
pensée  y  font  des  remontes  d'idées,  les  millionnaires  s'enri- 
chissent par  des  visions  soudaines  qui  découvrent  la  scène  à 
faire,  le  dénouement  du  roman  projeté;  un  mot,  comme   un 


i7t 


REVUE    DES    DEUX    MOA'DES. 


éclair,  fait  ruisseler  une  cascade  de  traits  brillans.  C'est  là,  sans 
doute,  que  les  sots  sont  le  mieux  bafoués,  que  l'esprit  est  roi, 
que  les  prélentions  ridicules  se  voient  rabrouées  sans  pitié;  là 
encore  que  le  flirt,  la  coquetterie  et  leurs  variétés  s'épanouissent 
avec  des  séductions  infinies,  préparant  les  capitulations  rapides 
où  le  victorieux  est  parfois  le  conquis;  là  enfin  que  beaucoup 
d'énigmes  deviennent  des  secrets  de  Polichinelle,  car  on  y  habille 
et  déshabille  le  prochain  plus  que  la  morale  et  la  charité  ne  le 
permettent,  en  oubliant  qu'on  ne  saurait  trop  s'occuper  des 
choses  et  trop  peu  des  personnes. 

Il  n'est  donc  pas  inutile  de  butiner  à  travers  les  innombrables 
ouvrages  où  s'agitent  les  questions  de  théâtre,  toujours  à  la  mode 
en  France.  D'ailleurs,  beaucoup  de  nos  contemporains  sont  des 
dictionnaires  vivans:  ils  ont  fréquenté  ces  fameux  foyers,  ces 
coulisses  et  loges  d'acteurs  qui  en  forment  le  prolongement,  et 
leur  esprit  fournit  une  ample  moisson  d'anecdotes  qu'ils  égrènent 
volontiers,  quand  on  les  interroge  avec  discrétion,  et  qu'on  sait 
les  écouter.  Ainsi  se  dressent,  dans  ma  mémoire,  des  histoires 
charmantes,  des  mots-médailles  presque  ignorés;  ils  ont  cepen- 
dant amusé  une  compagnie  d'élite  pendant  quelques  instans; 
et  c'est  beaucoup  à  Paris  de  plaire  une  heure,  ou  même  cinq 
minutes.  Que  n'ai-je,  chaque  jour,  depuis  trente  ans,  noté  les 
conversations  ou  plutôt  les  monologues  de  tant  d'hommes 
célèbres  rencontrés  sur  ma  route  !  Mais,  à  Paris,  le  travail 
présent  dévore  les  heures  qu'il  faudrait  consacrer  au  travail  de 
l'avenir;  on  se  fie  à  sa  mémoire,  et,  plus  tard,  hélas!  on  s'aper- 
çoit qu'elle  laisse  passer,  comme  un  crible,  beaucoup  de  bon 
grain,  une  foule  de  détails  qui  s'embrument  dans  le  passé,  et 
qu'il  devient  impossible  d'évoquer  avec  précision. 

La  plupart  des  théâtres  un  peu  importans  ont  leurs  foyers 
d'artistes  :  selon  les  temps,  le  succès,  les  hôtes  et  les  visiteurs,  ces 
foyers  traversent  des  périodes  d'engouement  ou  d'abandon.  Le 
plus  célèbre,  assurément,  est  celui  de  cette  Comédie-Française. 
Ce  foyer  est  le  plus  ancien,  le  mieux  habité,  le  seul  qui  reflète 
plusieurs  siècles  d'histoire  théâtrale  et  artistique  :  il  regorge 
de  portraits,  de  bustes,  d'autographes  précieux,  tant  et  si  bien 
qu'on  ne  peut  plus  loger  les  nouvelles  acquisitions,  qu'on  est 
obligé  de  les  reléguer  un  peu  partout,  et  qu'il  faudra  bientôt, 
si  cela  continue,  créer  un  musée  de  la  Comédie-Française.  En- 
core, si  les  nouveaux  venus  trouvaient  place  au  Foyer  de  traves- 


FOYERS    DE  THÉÂTRE.  175 

tissement,  maintenant  réservé  aux  artistes  femmes  qui,  là,  chan- 
gent de  costume,  pour  ne  point  remonter  dans  leurs  loges  parti- 
culières :  c'était  autrefois  la  loge  de  Rachel  que  Gérôme  nous 
montre  drapée  de  vêtemens  rouges;  et  le  tableau  a  reçu,  je  ne 
sais  pourquoi,  le  surnom  de  paj'apluie;  on  se  donne  rendez-vous, 
on  cause  sous  le  parapluie.  Dans  le  grand  foyer,  voici  Molière, 
Champmeslé,  Adrienne  Lecouvreur,  Duclos,  Baron,  Jeanne 
Samary,  Céline  Montaland,  Régnier,  Lekain,  Vestris,  Mole, 
Baptiste,  Delaunay,  Georges,  Clairon,  Dangeville,  Préville, 
Provost,  Samson,  les  sociétaires  de  la  Comédie  en  1840  et  en 
1864,  etc.  Et  voulez-vous  savoir  quels  étaient  leurs  peintres, 
leurs  sculpteurs?  Mignard,  Largillière,  Le  Noir,  Edmond  Geffroy, 
Drolliiig,  Lagrenée  fils,  Le  Moyne,  Feuchère,  Crauk,  Carolus 
Duran,  Boidini,  Edouard  Dubufe...  Quant  au  foyer  du  public, 
il  est  assez  connu,  et  je  ne  le  nommerais  même  pas  si  je  ne  vou- 
lais citer  ce  trait  conté  par  M.  Jules  Claretie.  Houdon,  auteur 
de  la  statue  de  Voltaire,  vivait  encore  en  1823,  et  venait  souvent 
voir  son  chef-d'œuvre.  Certain  soir,  un  nouveau  contrôleur  lui 
demande  son  nom,  ajoutant  :  «  Vous  avez  vos  entrées?  —  Oui, 
répond  Houdon,  et  désignant  la  statue  :  «  Je  suis  le  père  de  ce 
Voltaire.  »  Le  contrôleur  salue  et  dit  :  «  Laissez  passer  M.  Vol- 
taire père  !  »  Le  mot  eut  grand  succès  au  foyer. 

De  1780  à  1792,  sous  le  Directoire,  le  Consulat  et  le  premier 
Empire,  le  foyer  est  fort  briliant.  Bouilly,  qui  le  définit  «  une 
cour  plénière  d'urbanité,  de  grâce  et  de  bon  ton,  »  ajoute  dans 
son  style  un  peu  emphatique,  qu'il  aurait  besoin,  pour  le  peindre, 
«  d'emprunter  les  crayons  de  VAlhaiie  et  de  Callot.  On  eût  dit 
le  greffe  général  de  l'Empire  d'Amour.  Ce  foyer  formait  un 
grand  salon,  parfaitement  éclairé,  pouvant  contenir  trente  à 
quarante  personnes,  dont  chacune  trouvait  un  siège  commode; 
sur  chaque  côté  était  un  long  canapé  qu'on  réservait  ordinaire- 
ment aux  dames;  c'était  sur  celui  du  fond,  en  face  de  la  porte 
d'entrée,  que  venait  s'asseoir  M'^"  Contât,  après  avoir  joué 
Célimène,  Madame  Evrard  ou  Madame  Patin.  » 

Point  ou  peu  de  contrainte:  chacun  a  pleine  licence,  pourvu 
qu'il  amuse  et  ne  critique  pas  tout  haut  le  pouvoir;  dix 
tournois  de  causerie  en  même  temps,  tandis  que  passent  et 
repassent,  comme  dans  une  redoute,  les  acteurs,  costumés, 
grimés,  prêts  à  entrer  en  scène,  à  recevoir  les  complimens  de 
leurs   amis.   On   commente   gaiement   le   scandale    d'hier,    les 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cancans  de  Coppet,  la  pièce  de  ce  soir,  les  ridicules  de  celui-ci, 
l'infidélité  de  celle-là,  les  concours  académiques,  les  excentri- 
cités verbales  du  cardinal  Maury,  les  amours  de  M'^*  X...,  les 
boutades  de  certains  émigrés,  le  caprice  de  l'Empereur  pour 
une  belle  tragédienne.  Pauvre  Georges  !  Après  un  entretien  des 
plus  tendres,  elle  a  cru  flatter  César  en  lui  demandant  son  por- 
trait :  il  va  vers  un  secrétaire,  prend  un  double  napoléon,  et 
l'offre  gravement  à  Georges  :  «  Le  voilà,  dit-il,  on  prétend  qu'il 
me  ressemble.  »  Au  contraire,  Devienne  n'a  qu'à  se  louer  du 
grand  homme.  On  venait  de  jouer  au  château  de  Saint-Cloud, 
—  le  souper  des  comédiens  se  faisait  attendre,  elle  s'en  plaignait 
un  peu,  quand  l'Empereur  vint  à  passer.  On  crut  qu'il  n'avait 
rien  entendu,  mais  cinq  minutes  après  il  reparut,  et  dit  gra- 
cieusement à  l'actrice  :  «  Vous  êtes  servis.  «  Napoléon  ne  lais- 
sait pas  de  se  complaire  aux  infiniment  petits  :  peut-être  lui 
parut-il  piquant  de  témoigner  des  égards  à  la  Comédie  dans 
la  personne  de  Devienne,  bourgeoise  ayant  pignon  sur  rue; 
peut-être  aussi  ne  faut-il  pas  chercher  de  grandes  causes  à  de 
minimes  actions.  S'il  rembarrait  ses  favorites,  à  plus  forte 
raison  Napoléon  n'épargnait-il  pas  celles  dont  il  croyait  avoir  à 
se  plaindre,  et  l'on  fit  des  gorges  chaudes  au  sujet  de  cette 
jolie  Bourgoin  que  le  Tsar  commençait  à  distinguer  :  l'Em- 
pereur le  calma  soudain  en  servant  à  son  bon  frère  une  médi- 
sance ou  une  calomnie.  L'actrice  se  vengeait  à  son  tour,  en 
affichant,  sous  la  Restauration,  un  royalisme  fougueux  :  elle 
parut  sur  la  scène  avec  des  rubans  blancs,  des  fleurs  de  lys, 
et  captiva  un  instant  le  Duc  de  Berry  :  elle  avait  le  goût  des 
grandeurs. 

Les  groupes  se  joignent,  se  séparent,  se  reforment,  gravitent 
d'instinct  vers  la  beauté,  vers  les  causeurs  professionnels;  Louise 
Contât,  Arnanlt,  Lemercier,  Gabriel  Legouvé,  Andrieux,  Ségur 
sans  cérémonie ,  Desfaucherets,  Vigée,  Ducis,  Picard,  Demoustier, 
Michot,  etc.  Plus  d'un  auditeur  remportera  demain  un  succès 
de  salon  avec  les  anecdotes  qu'il  aura  récoltées  la  veille  au 
foyer. 

Quant  à  Rau court,  Legouvé  racontait  d'elle  une  exclamation 
qui  fit  les  délices  des  habitues  du  foyer,  égaya  même  les  hôtes 
des  Tuileries.  Elle  se  déshabillait  dans  sa  loge  après  avoir  joué; 
il  ne  lui  restait  que  sa  chemise;  quelqu'un  frappe  à  la  porte  : 
«  N'entrez  pas!  s'écrie-t-elle.  —  Pardon!  fait  le  visiteur,  dont 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  177 

elle  reconnaît  la  voix.  —  Oh  !  c'est  vous,  Legouvé,  entrez;  j'ai 
cru  que  c'était  une  femme.  »  Et  Vanhove,  Simon,  Mars,  Desgar- 
cins,  Mézeray,  de  tendre  l'oreille,  de  se  détacher  du  groupe  que 
forment  Colin  d'Harleville,  Vigée,  Ducis,  Baour-Lormian, 
Hoffmann,  André  Murville,  Alexandre  Duval,  autour  du  mar- 
quis de  Ximenès.  Aide  de  camp  de  Maurice  de  Saxe  à  Fontenoy, 
ancien  ami  de  Voltaire  et  de  M""*  Denis,  cette  exubérante  nièce 
du  patriarche  qui  demandait  aux  hôtes  de  Ferney  d'admirer  le 
grand  homme  pendant  le  jour,  et  de  l'aimer,  elle,  le  reste  du 
temps,  —  auteur  de  trois  médiocres  tragédies,  Epicharis,  Don 
Carlos,  Amalazonte,  Ximenès  s'appela  lui-même,  pendant  la 
Révolution,  doyen  des  poètes  sans  culottes  et  poète  des  théo- 
philanlhropes.  Ses  manies,  ses  excentricités  divertissaient  le 
foyer,  non  moins  que  ses  coups  de  langue  et  la  désinvolture 
avec  laquelle  il  rabrouait  les  acteurs.  Ayant  vu  Lekain,  Clairon, 
Préville,  Dumesnil,  il  possédait  à  merveille  les  traditions  théâ- 
trales. Lafon,  après  avoir  rempli  le  rôle  d'Orosmane,  s'approche 
du  marquis  dans  l'espoir  de  recevoir  un  compliment:  «  Vous 
venez  de  jouer  Orosmane  comme  Lekain  ne  l'a  jamais  joué.  — 
Ah  !  monsieur  le  marquis!  —  Non,  Lekain  ne  le  jouait  pas  comme 
cela;  il  s'en  serait  bien  gardé.  »  Ximenès  n'aimait  pas  les  litté- 
rateurs nouveaux,  ne  leur  épargnait  ni  sarcasmes,  ni  compli- 
mens  ironiques.  Après  les  premières  représentations  de  VAbbé 
de  l'Epée,  il  dit  à  Bouilly:  «  Vous  laissez  derrière  vous  Diderot, 
Saurin  et  Mercier.  —  Tout  ainsi,  riposte  Bouilly,  que  vous 
faites  oublier  Voltaire  et  Crébillon.  »  Ximenès  ne  fut  pas  tenté 
de  recommencer  l'épreuve.  Sa  malpropreté  allait  si  loin,  qu'un 
jour  qu'il  cherchait  comment  il  ferait  mourir  un  de  ses  héros 
tragiques,  le  comte  de  Thiard  prophétisa:  «  Je  sais  bien,  moi; 
vous  l'empoisonnerez.  »  Les  comédiennes  l'avaient  ruiné,  et  il 
se  vengeait  des  anciennes  en  satirisant  parfois  et  poursuivant 
les  jeunes  de  propos  graveleux.  Doué  d'ailleurs  d'une  mé- 
moire étonnante,  récitant  à  ses  auditeurs  force  versiculets  de 
Dorât,  Boulflers  et  consorts,  on  pouvait  le  consulter  comme 
un  dictionnaire  du  xvui®  siècle,  anacréontique  et  épigram- 
matique. 

Pour  avoir  l'émotion  facile,  l'écriture  peu  artiste  et  abuser 
avec  cela  du  palhos,  Bouilly,  qui  fut  le  Berquin  des  gens  du 
monde,  et  qu'on  avait  surnommé  Frère  pleurnichard,  ou  Lacrt/- 
mal,  ne  manquait  ni  de  fmesse,  ni  d'observation,  ni  de  gaieté  : 

TOME   III.   —   1911.  12 


■178  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bon  compagnon,  franc  rieur,  il  adorait  les  histoires  salées;  et 
puis  il  possédait,  lui  aussi,  une  excellente  mémoire,  qui  lui 
permit  de  noter  force  traits.  C'est  dans  ses  Récapitulations  que 
je  relève  le  mot  de  Demouslier  à  la  jolie  Lange  qui,  décolletée, 
attendait  le  moment  d'entrer  en  scène  :  «  Dites-nous,  Lange, 
qu'avez-vous  fait  de  vos  ailes?  »  Legouvé  poussait  si  loin  la 
crainte  de  la  critique,  qu'il  comblait  de  bons  procédés  les  moindres 
avortons  de  lettres;  et  comme  Bouilly  le  lui  reprochait  douce- 
ment :  «  Que  voulez-vous?  répondit-il;  il  faut  toujours  traiter 
les  sots  comme  un  ennemi  supérieur  en  nombre.  »  W^^  Bour- 
goin  était  l'enfant  terrible  du  foyer,  dont  elle  faisait  les  délices, 
parfois  aux  dépens  de  ceux  qui  excitaient  sa  verve.  Un  auteur 
tragique,  qui  comptait  plus  de  chutes  que  de  succès,  marquait 
une  prédilection  singulière  pour  les  femmes  maigres  et  sèches  : 
«  C'est  un  malheureux  naufragé,  lança  Bourgoin,  qui  se  sauve  de 
planche  en  planche.  »  Un  comte  D...,  vieux  et  prétentieux,  lui 
faisait  une  cour  discrète,  s'enivrant  du  bonheur  de  la  contem- 
pler, essayant  de  frôler  sa  robe,  d'obtenir  un  sourire.  Agacée  de 
ce  manège,  Bourgoin  résolut  d'y  couper  court;  s'arrêtant  devant 
l'amoureux  transi,  elle  jeta  une  pièce  de  cinq  francs  dans  son 
chapeau,  et  dit  du  ton  recueilli  d'une  dame  qui  fait  la  charité  : 
((  Dieu  vous  assiste,  mon  pauvre  homme  !  Voilà  tout  ce  que  je 
puis  faire  pour  vous.  »  Le  soupirant  s'enfuit  du  foyer,  et  ne 
reparut  plus. 

Bouilly  lui-même  remarqua  plaisamment,  un  jour  qu'Arnault, 
avec  sa  grosse  voix  sépulcrale,  récitait  une  de  ses  fables  : 
«  Lorsque  Arnault  lit  ses  poésies  légères,  il  me  semble  voir  un 
bœuf  broutant  des  violettes.  »  La  première  représentation  de 
Pierre  le  G?'and  venait  d'avoir  lieu  :  M"*  Dugazon,  qui  avait 
grandement  contribué  au  succès,  rentre  dans  sa  loge,  toute 
haletante  et  couverte  de  sueur,  permet  à  BoujUy  de  l'embrasser, 
mais  elle  veut  s'essuyer  d'abord  :  Bouilly  ne  lui  en  laisse  pas 
le  temps,  se  jette  à  son  cou,  l'embrasse  à  plusieurs  reprises, 
et  s'écrie  :  «  Oh  !  que  c'est  bon  la  sueur  de  l'actrice  à  qui 
l'on  doit  un  succès  !  —  Allons,  allons,  dit  Grétry,  souriant  ; 
c'est  un  gourmet,  cela  promet  pour  l'avenir.  »  Bouilly  épousa 
plus  tard  la  fille  de  Grétry.  Ses  amis,  Méhul,  Legouvé,  et  le 
public,  lui  ayant  fait  sentir  qu'il  avait  quelque  talent,  il  devint 
à  son  tour  un  des  conteurs  du  foyer;  ses  auditeurs  applaudirent 
au  récit   d'une  soirée  chez  M""*  Récamier.  Garât,  ['Orphée  des 


FOYERS    DE    THEATRE. 


179 


salons,  atteint  d'une  extinction  de  voix,  fait  annoncer  qu'il  ne 
pourra  chanter  dans  l'oratorio  d'Haydn.  «  Comment,  s'étonne 
un  grand  seigneur  de  l'ancien  régime,  Garât  ne  chante  pas  !  Eh  ! 
que  vient-il  donc  faire  ici?  —  M'amuser  des  sots,  monsieur  le 
duc,  »  repart  Garât  furieux.  M.  le  duc  rapporte  la  réplique  à  la 
maîtresse  de  céans  :  «  Avez-vous  entendu  comme,  chez  vous,  le 
chanteur  s'émancipe  !  —  ïl  est  ici  chez  lui,  »  répond  M™*  Récamier. 
Un  des  principaux  lieutenans  de  Napoléon,  fils  d'un  aubergiste 
de  village,  mécontent,  et  de  rindifférence  que  lui  témoignait 
Juliette,  et  des  égards  qu'elle  accordait  aux  gens  de  lettres, 
s'exclama  brutalement  :  «  Si  j'étais  l'Empereur,  je  ne  voudrais 
pas  qu'un  homme  de  lettres  eût  au  delà  de  douze  cents  francs  de 
rente,  et  demeurât  plus  bas  que  le  quatrième.  »  Cette  sortie 
étonne  la  compagnie,  on  se  tait,  on  se  regarde  en  silence; 
enfin  un  littérateur,  célèbre  et  respecté  de  tous,  prend  la  parole. 
«  Vous  ne  voulez  pas,  général,  que  nous  demeurions  plus 
bas  que  le  quatrième?  —  Non.  —  Serait-ce  pour  nous  tenir 
éloignés  de  l'écurie  où  vous  avez  fait  vos  premières  armes?... 
Quant  aux  douze  cents  livres  de  rente,  nous  n'y  souscrirons, 
mes  confrères  et  moi,  qu'à  la  condition  expresse  qu'au  champ 
d'honneur,  les  aides  de  camp  de  Napoléon  n'auront  que  la  paye 
de  grenadier,  et  l'eau-de-vie  à  discrétion  pour  aller  au  feu.  »he 
général  pâlit  de  colère,  et  d'un  ton  menaçant  :  «  La  paye  de 
grenadier  n'a  rien  d'humiliant  ;  mais  l'eau-de-vie  à  discrétion  est 
un  peu  dure  à  digérer.  »  Des  amis  s'interposent  entre  les  deux 
champions,  s'efforcent  de  les  calmer;  l'homme  de  lettres,  cepen- 
dant, s'avance  et,  avec  force  :  «  Général,  je  n'ai  rien  pu  trouver 
qui  vous  exprimât  mieux  mon  juste  ressentiment  :  je  tâcherai 
de  mettre,  une  autre  fois,  plus  d'énergie  à  défendre  mes  cama- 
rades, »  Surpris,  touché  de  cette  attitude,  comprenant  enfin 
qu'il  n'avait  pas  le  beau  rôle,  l'autre  répondit  :  u  Je  ne  crois 
pas  être  soupçonné  de  vouloir  éviter  une  affaire  d'honneur; 
mais  je  suis  forcé  d'avouer  que  j'ai  eu  tort.  —  Tout  est  oublié, 
générai  ;  et  vous  me  forcez  moi-même  au  repentir.  —  Touchez 
là,  monsieur  ;  je  suis  enchanté  de  trouver  en  vous  un  brave. 
—  Moi,  général  !  Je  ne  suis  qu'un  homme  de  lettres.  » 

Vivant  dans  l'intimité  de  Grétry,  Bouilly  savait  par  lui 
beaucoup  de  détails,  et  par  exemple,  l'amitié  de  son  futur  beau- 
père  pour  Sedaine  dont  l'élection  à  l'Académie  française  avait 
irrité  les  infatués  de  noblesse.  Songez  donc  !  un  homme  qu'on 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  vu,  dans  Paris,  taillant  la  pierre  1  «  C'est  justement  pour 
cela,  repartait  Grétry,  qu'il  est  habile  dans  ses  charpentes  dra- 
matiques. »  Un  jour  même,  il  fit  la  leçon  à  plusieurs  académi- 
ciens qui  répétaient  le  même  couplet  :  «  Allons,  allons,  mes- 
sieurs, un  peu  plus  d'indulgence  pour  un  auteur  devenu  le 
soutien  de  notre  scène  lyrique  !  Eh  bien  !  quand,  en  passant, 
vous  auriez  admis  parmi  vous  un  homme  de  génie...  cela  ne 
saurait  tirer  à  conséquence.  » 

Après  un  déjeuner  aux  Tuileries,  sous  le  Consulat,  José- 
phine interroge  Bouilly  :  «  Eh  bien  !  que  pensez-vous  de  Bona- 
parte? —  Je  pense  qu'il  essaie  la  couronne  de  France  avant  de 
la  poser  sur  sa  tête  et  sur  la  vôtre.  »  Bouilly,  plus  tard,  ne  fut 
pas  moins  bien  inspiré  lorsqu'il  fit  àLouisXVIII,  qui  se  plaignait 
de  ses  jambes,  la  réponse  d'Ausone  à  l'empereur  Valentinien  : 
«  No?i  pedes,  sed  caput,  faciimt  regem.  Ce  ne  sont  pas  les  pieds 
qui  font  un  roi  ;  c'est  la  tête.  »  Et  la  conversation  de  Méhul  avec 
l'Empereur  !  Méhul  remarquait  avec  peine  que,  dans  les  concerts 
du  palais  des  Tuileries,  Napoléon  donnât  le  pas  à  la  musique 
italienne  sur  la  musique  française  ;  il  s'avisa  de  soutenir  avec 
vivacité  que  celle-ci  l'emportait  sur  les  autres  par  la  vérité  du 
chant  et  l'expression  dramatique.  Le  maître  le  rembarra  dure- 
ment :  «  C'est  comme  vous,  Méhul,  vous  avez  une  haute  répu- 
tation, mais  votre  musique  m'ennuie.  — Eh!  qu'est-ce  que  cela 
prouve?»  réplique  Méhul.  L'Empereur  reste  stupéfait;  Méhul 
s'enfuit,  court-tout  ému  chez  Bouilly,  lui  dit  sa  crainte  que  cette 
riposte  ne  lui  coûte  sa  place  au  Conservatoire.  Bouilly  le  ras- 
sure :  point  de  destitution;  seulement, le  compositeur  pendant 
plusieurs  mois  n'est  pas  invité  aux  concerts  de  la  Cour.  «  On 
me  boude,  soupirait-il.  —  Mais  on  t'estime,  affirmait  Bouilly  ; 
j'achèterais  ta  réplique  d'une  pinte  de  mon  sang,  si  elle  était  à 
vendre.  »  Cependant  les  deux  auteurs  donnèrent  Une  Folie 
qui  réussit  brillamment;  l'Empereur  voulut  l'entendre  avec 
l'Impératrice;  Méhul  fut  de  nouveau  invité  aux  Tuileries,  puis 
décoré  de  la  Légion  d'honneur.  Napoléon,  en  lui  remettant  la 
croix,  dit  avec  beaucoup  de  grâce  :  «  Enfin,  Méhul,  nous  nous 
revoyons  !  » 

L'Empereur  tolérait  une  certaine  liberté  dans  les  conver- 
sations du  foyer,  pourvu,  bien  entendu,  qu'on  ne  critiquât  point 
sa  politique  :  de  la  sorte  il  donnait  aux  gens  d'esprit  l'illusion 
d'une    indépendance    relative,    détournait    leur    attention    de 


FOYERS    DE  THEATRE. 


181 


l'examen  des  questions  graves,  et  s'amusait  lui-même  au  récit 
des  historiettes  qui  partaient  de  là,  que  Georges  et  d'autres  lui 
rapportaient  fidèlement  ;  car  il  était  le  plus  grand  questionneur 
du  monde,  et  s'intéressait  fort  aux  mille  riens  du  monde  théâtral , 
du  monde  sans  épithète  :  du  reste  ces  deux  mondes  se  sont  de 
tout  temps  coudoyés,  pénétrés  même,  grâce  à  la  causerie,  à  la 
comédie  de  société,  à  l'amour,  et  aux  innombrables  dérivés  du 
sentiment. 

L'académicien  Arnault  fut,  avec  Lemercier,  un  des  oracles 
du  foyer  sous  le  Consulat  et  l'Empire.  On  a  oublié  ses  tragé- 
dies, on  se  souvient  encore  de  ses  Mémoires,  de  quelques-unes 
de  ses  fables  :  les  contemporains  appréciaient,  redoutaient  même 
un  peu  sa  parole;  car  il  était  irritable  et  sensible,  très  franc, 
incapable  de  retenir  un  bon  mot,  il  avait  au  plus  haut  point  la 
reconnaissance  des  mauvais  et  des  bons  procédés,  la  repartie 
rapide,  acérée.  11  excellait  aussi  à  condenser  une  sentence  dans 
une  vive  image.  Arnault  plut  à  Bonaparte,  qui  lui  confia  diverses 
missions,  un  poste  important  dans  l'Université.  Aussi  l'aimait-il 
fort,  tandis  qu'il  disait  assez  cavalièrement  de  Louis  XVlll,  son 
ancien  maître,  qui  le  bannit  en  1815  :  «  Monsieur,  à  tout  prendre, 
était  un  garçon  d'esprit,  mais  il  le  prouvait,  moins  par  des  mots 
qui  lui  fussent  propres,  que  par  l'emploi  qu'il  faisait  des 
mots  d'autrui.  »  Et,  réellement,  le  Comte  de  Provence  se  laissait 
attribuer  une  comédie  d'Arnault,  ainsi  que  le  joli  quatrain  de 
Lemierre  pour  l'éventail  d'une  dame  : 

Dans  le  temps  des  chaleurs  extrêmes, 
Heureux  d'amuser  vos  loisirs. 
Je  saurai  près  de  vous  amener  les  zéphyrs  ; 
Les  Amours  y  viendront  d'eux-mêmes. 

Au  temps  où  il  était  royaliste  (avant  1789),  Arnault  vint 
demander  à  David  des  dessins  pour  les  décors  d'une  tragédie  ; 
et  le  peintre  accueillit  fort  mal  le  poète,  parce  que  son  gilet  et 
ses  gants  étaient  semés  de  fleurs  de  lis  :  «Monsieur  David,  riposte 
Arnault,  nous  ne  rougissons  pas  de  ces  marques-là  dans  notre 
parti  ;  nous  aimons  même  à  les  montrer,  tandis  que,  daus  le 
vôtre,  les  gens  qui  les  portent,  —  et  il  y  en  a  plus  d'un,  —  se 
gardent  bien  de  s'en  vanter,  et  pour  cause.  »  Pendant  le  Directoire, 
certains  politiques  ne  sortaient  pas  sans  avoir  la  perruque 
brune  dans  une  poche,  et  la  boîte  à  poudre  dans  l'autre,  pour 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvoir  se  coiffer,  avant  d'entrer,  de  l'opinion  qui  régnait  dans 
la  maison.  De  là  ce  quatrain,  qui  fît  la  joie  du  foyer  : 

Au  gré  de  l'intérêt  passant  du  blanc  au  noir, 
Le  matin  royaliste,  et  jacobin  le  soir, 
Ce  qu'il  blâmait  hier,  demain  prêt  à  l'absoudre. 
Il  prit,  quitta,  reprit  la  perruque  et  la  poudre. 

Lorsque  Lebrun  mourut,  contait  encore  Arnault,  le  secré- 
taire perpétuel  de  l'Académie  demanda  quels  étaient  ceux  de 
ses  confrères  qui  voulaient  assister  à  ses  obsèques.  Silence  uni- 
veisel  d'abord  ;  puis,  dans  un  élan  de  charité  chrétienne,  le  car- 
dinal Maury  répond  :  <(  Moi,  quoiqu'il  ail  fait  des  épigrammcs 
contre  moi.  —  Et  moi  aussi,  malgré  cela,  dirent  successivement 
plusieurs  immortels. —  Et  moi  aussi,  «  cause  décela,  »  conclut 
Arnault. 

Quatrains,  fables,  chansons,  épigrammes  se  succèdent  dans 
cette  causerie,  très  goûtés  de  tous  et  surtout  des  comédiennes, 
qui  espèrent  que  du  flot  des  souvenirs  surgira  quelque  compli- 
ment à  leur  adresse. 

Et  d'applaudir  aussi  à  cette  épi  gramme  d'Hoffmann  : 

J'aime  l'esprit,  j'aime  les  qualités, 
Les  grands  talens,  les  vertus,  la  science, 
Et  les  plaisirs,  enfans  de  l'abondance; 
J'aime  l'honneur,  j'aime  les  dignités; 
J'aime  un  ami  presque  autant  que  moi-même. 
J'aime  une  amante  un  siècle  et  par  delà  ! 
Mais,  dites-moi,  combien  faut-il  que  j'aime 
Ce  maudit  or  qui  donne  tout  cela? 

Ce  même  Hoffmann  invita  en  ces  termes  un  de  -ses  amis 
pour  la  première  représentation  des  Rendez-vous  bourgeois  : 
«  Viens  donc  avec  moi,  ce  soir,  voir  une  pièce  qui  serasiftlée... 
trois  cents  fois  de  suite.  » 

Voici  Mercier,  qui  s'appelait  le  premier  livrier  de  France,  un 
de  ces  talens  incomplets,  capables  de  larges  conceptions,  ivres 
de  pensées  et  de  projets  qui  s'entre-croisent,  s'engendrent  et 
se  détruisent  dans  un  tourbillon  perpétuel,  prenant  pour  des 
éclairs  de  génie  les  libertinages  de  leur  imagination,  gens 
rebelles  à  tout  frein  moral,  à  toute  discipline  littéraire,  excen- 
triques toujours,  spirituels  parfois,  avec  un  coin  d'aventurier  et 
de  bohème  dans  leur  style  ;  au  demeurant,  des  reraueurs  d'idées, 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  183 

vaniteux  jusqu'au  délire,  natures  riches  jusqu'à  l'exubérance, 
mais  mal  équilibrées,  auxquelles  manquent  le  jugement,  la 
patience  et  le  bon  goût:  tels  un  Restif  de  la  Bretonne,  un  F' ou- 
rler, un  comte  de  Saint-Simon.  Sans  parler  d'une  foule  d'autres 
ouvrages.  Mercier  a  écrit  force  pièces  de  théâtre  :  avant  de 
publier  ses  idées,  il  aimait  à  les  essayer  sur  ses  auditeurs.  C'est 
lui,  par  exemple,  qui  définit  le  monde  :  «  un  vaste  théâtre  dont 
les  hommes  sont  les  comédiens  ;  le  hasard  compose  la  pièce,  la 
fortune  distribue  les  rôles,  les  femmes  accordent  des  rafraîchis- 
semens  aux  acteurs,  et  les  malheureux  font  rouler  les  décora- 
tions, portent  et  mouchent  les  chandelles  ;  »  lui  qui  établit  cette 
distinction  plaisante  :  «  L'honneur  d'une  fille  est  à  elle,  elle  y 
regarde  à  deux  fois;  l'honneur  d'une  femme  est  à  son  mari, 
elle  y  regarde  moins.  »  De  lui  aussi  ce  vers  qui  dut  charmer 
les  belles  actrices  de  la  Comédie  : 

Le  cœur  qui  n'aima  point  fut  le  premier  athée  ! 

Lebrun-  Pindare  excelle  dans  l'épi  gramme,  mais  il  a  rencontré 
un  rival  digne  de  lui.  Ayant  lancé  à  Baour-Lormian  ce  lardon  : 

Sottise  entretient  la  santé  : 
Baour  s'est  toujours  bien  porté, 

Ce  dernier  le  fait  quinaud  avec  cette  riposte  : 

Lebrun  de  gloire  se  nourrit  ; 
Aussi  voyez  comme  il  maigrit  ! 

Et,  à  la  grande  joie  de  la  galerie,  quatrains,  sixains,  tombent 
comme  grêle  sur  Lebrun,  lorsqu'il  s'avise  d'épouser  sa  servante, 
mettons  sa  gouvernante. 

Qui  pourrait  s'empêcher  de  rire 
En  voyant  de  Lebrun  le  vol  audacieux 
Se  précipiter  vers  les  cieux. 
Et  tomber  dans  la  poêle  à  frire  ? 

Encouragé  par  les  bravos,  Baour  redouble  et  venge  ceux  que 
la  verve  satirique  de  Lebrun  a  flagellés  : 

Connaissez-vous  ce  vieux  barbon, 
Devant  lui  sans  cesse  en  extase  ? 
Son  goût  est  pur,  son  cœur  est  bon; 
11  a  Marat  pour-  Apollon, 
La  Montagne  pour  Hélicon, 
Et  sa  servante  pour  Pégase. 


ISi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Demoustier,  lorsqu'il  entre  au  foyer,  est  bientôt  entouré  par 
les  jeunes  artistes  :  il  a  toujours  un  compliment,  une  pétoffe, 
une  saillie  aimable  à  leur  service;  il  rappelle  Malézieu,  l'orga- 
nisateur des  fêtes  de  la  duchesse  du  Maine  ;  il  aurait  pu  servir 
de  modèle  à  Musset  lorsqu'il  imagina  le  rôle  de  Minuccio  dans 
Carmosine .  Un  soir  Lange  et  Mézerai,  ne  pouvant  s'entendre 
sur  la  fidélité,  sur  le  mot  et  la  chose,  demandent  une  définition 
à  Demoustier  ;  elle  ne  tarda  pas,  mais  on  ne  dit  point  si  elle  mit 
d'accord  les  disputeuses  : 

Elle  dure  si  peu,  qu'on  n'a  pas  le  temps  même 
De  la  nommer  fidélité  : 
Si  bien  que  c'est  en  vérité 
Un  enfant  qui  meurt  sans  baptême. 

Une  autre  fois,  c'est  Lebrun-Pin dare  que  ces  dames  interro- 
gent sur  les  femmes  qui  se  mêlent  de  versifier  :  il  ne  pouvait 
les  sentir,  elles  lui  semblaient  des  usurpatrices,  et  il  l'expliqua 
assez  joliment  : 

Sitôt  que  la  beauté  compose, 
Vous  voyez  se  ternir  ses  grâces,  ses  attraits  : 
Elle  parle  sans  art  une  si  douce  prose! 

L'encre  sied  mal  aux  doigts  de  rose  : 

L'amour  n'y  trempe  point  ses  traits. 

Nommons  encore  Népomucène  Lemercier.  Au  plus  fort 
de  la  Terreur,  il  suivait  les  séances  de  la  Convention 
nationale,  placé  à  côté  des  tricoteuses,  et  comme  il  ne  disait 
jamais  rien,  elles  l'avaient  surnommé  L^ Idiot.  Or,  cet  idiot,  dès 
l'âge  de  quinze  ans,  étonnait  les  acteurs  de  la  Comédie-Fran- 
çaise, le  public  et  la  Cour  par  sa  tragédie  de  il/eVea^re,  et,  faisant 
de  l'opposition  contre  lui-même,  retirait  sa  pièce  après  la  pre- 
mière représentation,  parce  qu'il  jugeait  ce  succès  de  mauvais 
aloi;  l'Idiot^  pendant  la  Révolution,  donna  Clarisse  Horlowe, 
le  Lévite  d'Ephraïm^  le  Tartuffe  révolutionnaire ,  Pinto,  Aga- 
memnon;  l'Idiot  avait  la  sympathie  et  l'estime  du  Premier  Con- 
sul, de  Talleyrand  qui  le  proclama  le  causeur  le  plus  brillant 
de  Paris.  Lemercier  eut  le  génie  de  l'invention,  il  lui  manqua 
le  génie  de  la  forme  qui,  seul,  achève  les  grands  écrivains  et  les 
recommande  à  l'avenir.  La  sobriété,  le  goût,  la  proportion,  lui 
font  défaut;  son  caractère,  bien  plus  que  son  talent,  le  sauve  de 
l'oubli.    Admirez   cependant    les    enthousiasmes    des   contem- 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  185 

porains  et  les  dédains  de  la  postérité  !  Agamemnon,  si  oublié 
aujourd'hui,  fut,  en  1797,  un  triomphe;  le  public,  et,  ce  qui  est 
plus  rare,  tous  les  confrères  de  Lemercier  le  proclamèrent  un 
maître.  La  même  remarque  peut  s'appliquer  à  Ducis,  à  Gabriel 
Legouvé,  à  beaucoup  d'autres  qui,  avec  du  talent,  connurent 
les  joies  des  succès,  les  enivremens  et  les  illusions  de  la  célé- 
brité. L'histoire  littéraire  a  s.es  cimetières  comme  l'histoire 
politique. 

Au  lendemain  de  la  première  à! Agamemnon,  on  contait  au 
foyer  la  lecture  de  il/e'/c'a^re  devant  le  Comité,  l'étonnement  des 
membres  en  voyant  entrer  un  jeune  homme,  presque  un  enfant, 
infirme  d'un  pied  et  d'une  main,  accompagné  de  son  précepteur. 
E.  Legouvé  a  recueilli  l'anecdote,  et  je  vais  la  résumer.  Louise 
Contât,  Mole,  Préville,  s'imaginent  que  c'est  un  fils  de  grande 
maison  ;  le  précepteur  a  fait  la  tragédie,  l'élève  en  aura  l'hon- 
neur; rien  de  plus  vraisemblable,  l'auteur  étant  fort  recommandé 
par  la  Cour.  Il  lit,  l'ouvrage  plaît,  il  est  reçu  à  l'unanimité,  u  Je 
vais  bien  en  avoir  le  cœur  net,  dit  M'^"  Contât  tout  bas  à  Mole  ; 
etj  s'adressant  à  l'auteur  :  «  Monsieur,  nous  sommes  tous  char- 
més de  ce  que  nous  avons  entendu.  Pourtant,  j'ai  remarqué,  au 
second  acte,  une  scène  où  quelques  changemens  seraient  néces- 
saires. —  Lesquels,  madame?  Voulez- vous  m'expliquer  ce  que 
vous  désirez  ?  »  M'"*  Contât  les  lui  explique.  «  Vos  critiques  sont  très 
justes,  madame,  répond  l'enfant  avec  le  môme  calme,  et,  dans 
deux  ou  trois  jours,  je  vous  rapporterai  la  scène  corrigée.  —  Deux 
ou  trois  jours  !  répond  M'^*  Contât.  C'est  trop  long  pour  notre 
impatience  et  pour  votre  talent,  monsieur.  Une  ou  deux  heures 
vous  suffiront,  j'en  suis  sûre  !,..  Et  si  vous  vouliez  exécuter  ces 
légers  changemens  tout  de  suite. . .  —  Tout  de  suite,  reprend  vive- 
ment le  précepteur;  impossible!  M.  Lemercier  est  fatigué  de  la 
lecture.  —  Moi,  répond  l'enfant,  je  ne  suis  pas  fatigué  du  tout. 
Madame,  vous  aurez  la  scène  dès  ce  soir.  —  Pourquoi  ce  soir? 
reprit  M^'^  Contât.  Pourquoi  pas  tout  de  suite?  Je  meurs  d'envie 
de  voir  cette  scène  refaite.  Notre  régisseur  sera  très  heureux  de 
vous  prêter  son  cabinet.  Vous  y  serez  très  tranquille,  tout  seul  ; 
car  nous  gardons  monsieur,  ajouta-t-elle  avec  toutes  sortes  de 
grâces,  en  se  tournant  vers  le  précepteur...  et  dès  que  vous 
aurez  fini...  —  Je  ne  demande  pas  mieux,  madame,  répondit 
l'enfant;  qu'on  me  conduise  dans  le  cabinet  du  régisseur.  » 
Une  heure  après,  il  revenait  avec  la  scène  refaite  et  améliorée. 


186  REVUE    DES    DEUX    MOISDES. 

Pour  le  coup,  il  fallut  bien  se  rendre.  Un  jour,  au  Théâtre-Fran- 
çais, un  oflicier  vient  se  planter  devant  Lemercier,  qui  le  prie 
de  se  ranger.  L'officier,  un  géant,  toise  le  poète  et  ne  bouge. 
«  Monsieur,  reprend  Lemercier,  je  vous  ai  dit  que  vous  m'em- 
pêchiez de  voir,  et  je  vous  ordonne  de  vous  retirer  de  devant 
moi.  —  Vous  m'ordonnez!  Savez-vous  à  qui  vous  parlez?  A  un 
homme  qui  a  rapporté  les  drapeaux  de  l'armée  d'Italie.  — C'est 
possible  :  un  âne  a  bien  porté  Jésus-Christ.  »  Un  duel  s'ensuivit, 
et  l'olficier  eut  le  bras  cassé.  Voilà  pour  le  courage;  et,  quant 
au  sang-froid,  il  suffit  de  rappeler  le  mot  à  cet  ami  qui  se 
fâchait  parce  qu'on  sifflait  une  pièce  de  lui,  Lemercier:  «  Calmez- 
v^ous;  tout  à  l'heure  vous  en  entendrez  bien  d'autres.  »  11  don- 
nait à  Talma  des  leçons  de  difformité,  montrant,  par  son 
exemple,  comment  l'élégance  et  la  grâce  peuvent  se  combiner 
avec  l'infirmité  du  corps.  Le  jour  où  il  eut  une  attaque  de  para- 
lysie, il  lisait  une  de  ses  comédies  dans  une  séance  particulière 
de  l'Académie  française  :  «  Excusez-moi,  messieurs,  dit-il  tran- 
quillement, je  ne  puis  achever,  je  viens  de  perdre  la  vue.  » 

La  physionomie  du  foyer  ne  se  modifie  pas  sensiblement 
sous  la  Restauration  et  la  monarchie  de  Juillet  :  acteurs  et  lit- 
térateurs en  forment  toujours  le  fonds  habituel,  agrémenté  par- 
fois de  visites  princières,  politiques  et  autres.  La  liberté  parle- 
mentaire, la  liberté  de  la  conversation  et  la  liberté  des  salons 
ont  pour  le  foyer  un  double  effet  contraire  :  d'une  part,  on  peut 
dire  ce  qu'on  veut,  et,  à  certaines  heures,  la  critique  en  tout 
genre  s'épanouit  avec  une  ampleur,  une  verve  extraordinaires 
qu'aucune  nécessité  de  prudence  ne  contient  ;  d'autre  part,  les 
virtuoses  de  la  causerie,  n'ayant  plus  à  redouter  la  prison  ou 
l'exil,  parlent  partout,  dans  la  rue,  au  café,  au  salon,  à  la  tri- 
bune, les  réunions  se  multiplient,  enlèvent  aux  foyers  une 
partie  de  leur  brillante  clientèle.  Et  puis,  vers  le  milieu  de  la 
monarchie  de  Juillet,  la  mode  s'accentue  d'aller  retrouver  acteurs 
et  actrices  dans  leurs  loges;  autant  de  petits  salons  nouveaux, 
de  petits  foyers  d'esprit,  sans  parler  des  coulisses  qui,  de 
tout  temps,  ont  abrité  force  commerces  intellectuels...  et  autres. 
Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  si  le  foyer  des  artistes  a  parfois  ses 
crises  ou  plutôt  ses  soirées  et  ses  périodes  de  langueur,  suivies 
de  brillans  retours.  C'est  à  celles-là  que  font  allusion  des  écri- 
vains qui  sans  doute  y  ont  fréquenté  d'une  manière  intermit- 
tente et  accidentelle. 


FOYERS    DE    THEATRE, 


187 


En  1843,  Félix  Pyat  reconnaît  que  le  foyer  de  la  Comédie 
tient  des  siècles  passés  u  je  ne  sais  quel  air  de  ^rand  seigneur.  » 
A  l'entendre,  on  n'y  voit  cependant  que  trois  ou  quatre  bons 
sociétaires  qui  se  chauffent  tranquillement  les  jambes  en  jouant 
aux  dames.  Plus  tard,  Théodore  de  Banville  constate  que  les 
sociétaires  Maubant,  Provost,  Delaunay,  Barré  y  jouent  aux 
échecs.  Le  bilboquet  eut  aussi  ses  beaux  soirs  au  foyer  de  la 
Comédie:  on  y  renonça,  par  respect  pour  Scribe  qui,  prétend 
Banville,  croyait  y  voir  une  censure  indirecte  de  ses  procédés 
littéraires.  Ces  critiques,  pour  la  plupart,  me  rappellent  le  mot 
d'un  cadet  de  Gascogne  qui,  ayant  perdu  son  argent  au  jeu  de 
la  Cour,  s'écriait  en  se  retirant  :  «  Le  diable  emporte  la  hehue 
baraque  !  —  Monsieur  le  garde,  lui  dit  Louis  XV  qui  l'entendit, 
comment  sont  donc  faits  les  châteaux  de  votre  pays?  »  Il  y  a 
mieux  :  Banville  réfutant  Banville,  à  propos  de  ce  même  foyer  de 
la  Comédie.  «  Les  comédiennes,  confesse-t-il,  y  sont  des  grandes 
dames  de  l'art,  qui  savent  faire  les  honneurs  d'un  salon.  Bien  de 
pareil  à  ce  qui  a  lieu  à  l'Odéon,  où  j'ai  vu  de  mes  yeux  M"'  B..., 
mariée  depuis,  manger  du  ragoût  de  mouton  pendant  la  lecture 
d'une  comédie  (sous  prétexte  de  déjeuner),  et  M'^'  X...,  qui  est 
un  peu  de  la  maison,  raccommoder  le  soir,  au  foyer,  ses  torchons 
et  ses  bas.  «  C'est  l'éternel  raisonnement  du  penseur  qui  juge 
l'humanité  d'après  cent  ou  deux  cents  personnes  qu'il  croit  con- 
naître, et  qu'il  n'a  étudiées  que  de  guingois.  J'ai  entendu  des 
conversations  admirables  au  foyer  de  la  Comédie,  des  conversa- 
tions conduites  par  Alexandre  Dumas, Pailleron,  Labiche,  Lavoix, 
auxquelles  s'associaient  le  clairon  de  Coquelin  aîné,  Got,  Féraudy, 
Trulfîer,  M""^*  Bartet,  Lecomte;  même  en  l'absence  des  chefs 
d'emploi,  les  doubles  exécutaient  encore  d'excellentes  sympho- 
nies parlées.  Il  est  permis  de  conclure  que  Félix  Pyat  et  Ban- 
ville n'étaient  pas  là  aux  heures  fatidiques. 

Voici  par  exemple  un  croquis  du  foyer  en  l'an  de  grâce  1824, 
par  Laferrière,  alors  que,  élève  de  Choron,  il  venait  faire  sa 
partie  dans  les  chœurs  à'Athalie  :  mais  il  convient  de  remarquer 
que,  Roger  et  Got  exceptés,  les  comédiens  n'ont  que  la  moindre 
part  aux  Mémoires  publiés  sous  leur  nom  :  presque  toujours 
un  homme  de  lettres  fait  la  toilette  du  livre  et  le  met  au 
point,  quand  il  ne  le  compose  pas  entièrement,  d'après  la  cor- 
respondance ou  des  notes  informes  de  l'artiste...  «  Toute  per- 
sonne étrangère  au  théâtre  ne  pouvait  être  présentée  que  par 


REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 


un  sociétaire  ou  par  un  des  gentilshommes  de  la  Chambre  du 
Roi.  Les  artistes,  soit  qu'ils  jouassent  dans  la  soirée,  soit  qu'ils 
vinssent  simplement  passer  un  instant  dans  le  foyer,  soit  qu'ils 
fussent  en  costume  ou  en  habit  de  ville,  étaient  chez  eux,  et 
se  saluaient  avec  une  politesse  et  des  formes  dont  l'élégance 
ne  se  démentait  jamais...  Ma  grande  préoccupation,  durant 
ces  soirées  mémorables  pour  moi,  était  de  parvenir,  par  toutes 
sortes  de  ruses,  de  marches  et  de  contremarches,  à  jeter  un 
coup  d'œil  furtif  dans  ce  vaste  salon  qui  représentait,  à  mes 
yeux,  tout  ce  que  l'esprit  peut  rêver  de  magnificence  :  les  per- 
sonnages assis  là  dedans,  les  uns  causant,  les  autres  jouant  aux 
cartes,  quelques  femmes  même  brodant,  me  donnaient  comme 
une  vague  idée  de  l'assemblée  des  dieux  ;  les  costumes  ajoutaient 
au  prestige...  » 

Puis,  le  débutant  s'extasie  dans  la  contemplation  des  actrices 
«  toutes  baignées  de  parfums  exquis,  dont  le  sourire  éclairait 
des  visages  maquillés  et  mouchetés  avec  un  art  qui  eût  déses- 
péré Vanloo  lui-même...  El  puis,  il  y  avait  autour  d'elles 
MM.  les  gentilshommes  du  Roi,  en  gilet  blanc,  avec  des  jabots 
de  matines  rousses,  que  fermaient  des  solitaires  du  plus  grand 
prix;  il  y  avait  tout  l'esprit  de  Paris,  représenté  par  l'aristo- 
cratie de  la  fortune,  du  nom  ou  des  lettres  :  le  duc  de  Duras, 
Briffaut,  Andrieux,  Bouilly,  Delrieu,  Viennet,  Alfred  de  Vigny, 
Alexandre  Duval,  Pigault-Lebrun,  Etienne,  Jouy,  Coupigny... 
Et  puis,  quoi?...  Il  y  avait  aussi  ma  jeunesse...  » 

Qu'aurait-il  dit,  le  néophyte,  s'il  avait  alors  assisté  à  quelque 
tournoi  entre  ces  personnages  célèbres  alors,  aujourd'hui 
presque  inconnus,  sauf  Alfred  de  Vigny?  Quelle  joie  aussi  d'en- 
tendre le  duc  de  Duras  évoquer  ses  prédécesseurs  d'avant  1789, 
avec  des  historiettes  comme  celle-ci!  Les  premiers  gentils- 
hommes de  la  Chambre  gouvernaient  le  tripot  comique^  de  même 
que  les  ministres  le  gouvernent  aujourd'hui;  leur  autocratie 
s'exerçait  parfois  d'une  manière  assez  plaisante  dans  la  forme, 
ainsi  que  l'atteste  ce  trait  de  Richelieu,  reproduit  plus  tard  par 
M""*  de  Bawr  :  «  Le  maréchal  de  Richelieu  était  devenu  un  peu 
sourd  dans  sa  vieillesse,  mais  il  exagérait  cette  infirmité  bien 
au  delà  de  ce  qu'elle  était  chez  lui,  quand  il  lui  plaisait  de 
ne  pas  entendre.  En  sa  qualité  de  premier  gentilhomme  de  la 
Chambre,  il  avait  sous  sa  dépendance  les  trois  grands  théâtres 
de  Paris.  Toutefois,  comme  il  n'aimait  pas  qu'on  pût  dire  qu'il 


FOVERS    DE    THÉÂTRE.  189 

exerçait  un  despotisme  nuisible  aux  intérêts  des  acteurs  socié- 
taires, il  prenait  soin  d'obtenir  l'agrément  des  comédiens  à  ses 
volontés.  Sachant  que  l'Opéra-Comique  allait  renvoyer  une 
débutante  qui  n'annonçait  aucun  talent,  mais  à  laquelle  il  s'in- 
téressait, il  manda  les  deux  semainiers  et  fit  prier  Grétry  de 
venir  chez  lui  à  la  même  heure.  Tout  le  monde  réuni,  le  ma- 
réchal prit  la  parole  :  «  Je  vous  ai  prié  de  venir,  mon  cher 
Grétry,  dit-il,  afin  que  vous  énonciez  à  ces  messieurs  votre 
opinion  sur  la  jeune  débutante.  —  Je  pense,  monsieur  le  ma- 
réchal, qu'elle  ne  donne  aucune  espérance  pour  l'avenir,  répon- 
dit Grétry.  —  Vous  l'entendez,  messieurs,  elle  donne  des  espé- 
rances pour  l'avenir.  —  Ensuite,  reprit  plus  haut  Grétry,  elle 
n'a  pas  la  voix  juste.  —  Vous  voyez  que  M.  Grétry  lui  trouve 
la  voix  juste.  Ainsi,  messieurs,  vous  la  recevrez.  » 

Ces  habitués  du  foyer  avaient  beaucoup  d'esprit,  plus  d'un 
allait  jusqu'au  talent,  et  donnait  libre  carrière  à  ses  goûts  d'op- 
position, toutefois  en  les  tempérant  de  courtoisie.  L'un  d'eux 
raconte  la  réponse  d'un  député  de  la  majorité  à  un  libéral  qui 
veut  l'empêcher  de  monter  à  la  tribune  pour  soutenir  le  projet 
du  ministère.  «  A  quoi  bon  ?  Vous  avez  une  superbe  sinécure, 
vos  enfans,  vos  proches  sont  bien  placés  !  —  Oui,  mais  ma 
femme  est  grosse.  »  Le  trait  n'a  pas  vieilli.  Et  j'imagine  que 
les  ministériels  ne  restaient  nullement  à  court  de  malices  sur 
l'opposition.  Quant  aux  actrices,  alors  comme  auparavant  et 
comme  plus  tard,  leur  politique,  c'est  l'homme  qui  leur  plaît, 
ou  l'homme  qui  leur  déplaît. 

Quinze  ou  seize  ans  après,  les  gentilshommes  de  la  Chambre 
ont  été  balayés  par  la  Révolution  de  1830,  la  mort  a  resserré 
les  rangs,  le  talent  a  comblé  les  vides,  les  acteurs  maîtres  du  foyer 
sont  Mars,  Firmin,  Joanny,  Geoff'roy  ;  Samson,  Bocage  marchent 
sur  leurs  traces,  Rachel  pointe.  Parmi  les  auteurs  dramatiques, 
Victor  Hugo  ne  va  guère  au  foyer,  Vigny  n'y  va  plus,  Scribe,  qui 
bat  son  plein,  y  retrouve  de  vieux  confrères,  Bayard,  Viennet, 
Ancelot  (ces  deux  derniers  se  disputent  toujours  la  palme  de  la 
vanité);  et  puis  les  jeunes,  les  nouveaux  qui  montent  à  l'assaut 
du  succès,  Ernest  Legouvé,  Mazères,  bientôt  Ronsard,  Mallefîlle, 
Léon  Laya.  E.  Scribe,  naturellement,  était  le  roi  du  foyer  quand 
il  daignait  s'y  montrer,  et  ceux  qui,  tout  bas,  critiquaient  son 
mauvais  style,  l'absence  de  types,  de  caractères  fortement  des- 
sinés dans  son  théâtre,  admiraient  comme  il  convient  son  inven- 


190  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Lion,  son  imagination,  sa  prodigieuse  habileté,  cet  art  de  jeter 
sur  la  scène  tout  le  mouvement  de  la  vie  réelle,  d'amuser  et 
d'émouvoir  le  public,  tous  les  publics,  ceux  de  la  Comédie  et  du 
Vaudeville,  du  Gymnase  et  de  l'Opéra.  On  faisait  cercle  autour 
de  lui,  sa  causerie  apprenait  toujours  quelque  chose  aux  com- 
mençans,  même  aux  vieux  routiers;  savoir  écouter  ce  grand 
charpentier  dramatique,  mettait  sur  le  chemin  des  sujets  de 
pièces,  et,  qui  sait?  pouvait  conduire  à  une  collaboration  pré- 
cieuse entre  toutes.  Quelle  leçon  de  persévérance  dans  ce  ressou- 
venir pénible  des  débuts  !  «  Savez-vous  par  où  j'ai  commencé? 
Par  quatorze  chutes  !  Oui  !  quatorze  !  C'était  bien  mérité.  Oh  ! 
mes  amis  !  Quelles  galettes  !  Pourtant  je  réclame  pour  une.  Elle 
a  été  trop  siftlée.  Elle  n'était  pas  si  mauvaise  que  les  autres. 
Vrai,  c'était  injuste.  Vous  riez,  et  moi  aussi.  Mais  je  ne  riais 
pas  dans  ce  temps-là.  Après  chaque  chute,  nous  nous  en  allions, 
Germain  et  moi,  tout  le  long  du  boulevard,  désespérés,  furieux, 
et  je  lui  disais:  Quel  métier!  C'est  fini.  J'y  renonce.  Après  les 
quatre  ou  cinq  plans  que  nous  avons  encore,  je  n'en  fais  plus!  » 
Et  (j'anticipe  un  peu)  la  visite  de  Scribe  à  Claremont  en 
I80O  !  Louis-Philippe  goûtait  son  talent,  et  bien  qu'il  ait,  dans 
un  accès  d'impartialité  littéraire,  nommé  Victor  Hugo  pair  de 
France,  je  gagerais  qu'il  dut  sourire  en  apprenant  qu'à  la  pre- 
mière représentation  à'Hernani,  Scribe  osa  rire  aux  éclats  ouver- 
tement. «  Savez-vous,  monsieur  Scribe,  dit  le  Roi,  que  j'ai  l'hon- 
neur d'être  votre  confrère  !  —  Vous,  Sire  ?  —  Oui  vraiment.  Vous 
venez  à  Londres  pour  un  opéra;  eh  bien,  moi  aussi,  j'ai  fait 
un  opéra  dans  ma  jeunesse,  et  je  vous  jure  qu'il  n'était  pas 
mal.  —  Je  le  crois.  Sire,  vous  avez  fait  des  choses  plus  diffi- 
ciles. —  Plus  difficiles  pour  vous  peut-être,  mais  pour  moi, 
non  !  J'avais  pris  pour  sujet  les  Cavaliers  et  les  Jêtes  rondes. 
—  Beau  sujet!  —  Voulez-vous  que  je  vous  le  raconte?  Le 
hasard  m'a  fait  retrouver  ces  jours-ci  mon  manuscrit.  Je  serais 
curieux  d'avoir  votre  sentiment.  —  Je  suis  à  vos  ordres.  Sire.  » 
Louis-Philippe  explique  son  premier  acte,  l'auteur  écoute  d'abord 
en  silence,  mais,  le  naturel  d'auteur  dramatique  reprenant  le 
dessus,  Scribe  oublie  la  personne  royale,  fait  des  objections, 
taille,  rogne,  ajoute,  si  bien  que  les  rôles  sont  intervertis,  et  les 
voilà  tous  deux  qui  reconstruisent  la  pièce.  Cependant  l'heure 
du  départ  sonne,  on  attend  Scribe  à  Londres,  le  Roi  lui  fait  pro- 
mettre de  revenir  déjeuner  le  lendemain  pour  terminer;  Scribe 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  191 

revient  le  lendemain,  les  jours  suivans,  et  la  reine  Marie- 
Amélie  le  remercie  avec  émotion  d'avoir  rendu  le  rire  et  l'ap- 
pétit pendant  toute  une  semaine  à  son  mari. 

Un  instantané  du  foyer,  le  12  juillet  ISio,  dans  le  Journal 
d'Edmond  Got  :  «  Là,  tous  les  soirs,  se  réunissent,  avec  les 
personnages  de  la  pièce  qu'on  joue,  Harpagon,  Dorine  ou  Sca- 
pin,  quelques  habitués  qui  fréquentent  les  coulisses,  des  amis 
ou  des  auteurs  :  Emile  Augier,  Decourcelle,  Desnoyers,  La  tour... 
Quatre  ou  cinq  sont  dans  un  coin  autour  d'un  jeu  de  trictrac. 
Les  autres,  çà  et  là,  en  costume  de  velours  et  de  satin,  causent 
avec  de  simples  mortels  crottés  du  Palais-Royal  et  de  la  rue 
Vivienne.  On  s'entretient  de  l'événement  du  jour,  des  chemins 
de  fer  ou  des  sources  du  Nil.  L'Algérie,  surtout,  occupe  dans  le 
discours  une  place  fort  distinguée.  —  Ah  !  vieux  Molière,  et 
vous.  Préville,  Mole,  Fleury,  si  quelque  jour  vous  descendiez 
de  vos  toiles  dans  ce  foyer  si  bien  doré,  ne  seriez- vous  pas  un 
peu  surpris  de  ce  que  vos  successeurs  y  font  maintenant?  Vous 
qui  portiez  l'épée  et  la  boucle  à  l'œil,  ne  conserviez-vous  pas 
parmi  vous  vos  façons  galantes  et  vos  airs  de  gentilhomme?... 
Vous  couchiez-vous  donc  aussi  sur  les  banquettes,  assis  sur  le 
dos  et  la  jambe  dans  les  mains?  Donniez-vous  donc  si  haut  et 
si  ferme  votre  avis  sur  tout  ?  Parliez- vous  aux  femmes  presque 
le  chapeau  sur  la  tête?,..  Dites,  mes  vieux  maîtres.  Voltaire  et 
Marmontel  sentaient-ils  la  pipe  culottée,  Carie  Vernet  était-il 
aussi  sans  gêne  que  M.  Ravergie,  et  Lekain  jurait-il  des  «  nom 
de  Dieu  ?  »  Ce  soir,  à  ce  même  foyer,  on  racontait  avec  stupé- 
faction la  fuite  de  M"'  Plessy  à  Saint-Pétersbourg...  » 

Got  était  lettré,  bon  observateur,  un  peu  paysan  du  Danube, 
d'une  nature  morale  élevée,  travailleur  acharné,  non  moins 
consciencieux  dans  son  répertoire  que  dans  sa  vie  privée  :  aussi, 
après  les  années  de  noviciat,  après  avoir  fait  partie  de  ce  qu'on 
appelait  la  troupe  de  fer-blanc,  les  doubles,  parvint-il  assez 
rapidement  au  sociétariat  et  au  rang  de  chet  d'emploi.  On  a  dit 
que  son  art  sobre,  concentré,  rappelle  les  maîtres  flamands  les 
plus  parfaits,  les  maîtres  français  de  l'école  de  Chardin,  et  c'est 
exact.  Il  eut  pour  amis  Emile  Augier,  Léon  Laya,  Mallefîlle, 
E.  Pailleron,  Léon  Gérôme,  Edmond  About.  Son  Journal,  qui 
va  de  1841  à  1893,  abonde  en  détails  sur  le  Conservatoire,  la 
Comédie,  les  camarades,  directeurs,  auteurs,  les  coulisses  et  le 
public. 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  conte  agréablement,  et  nous  sert  mainte  anecdote  :  «  Aux 
Français,  une  fois,  au  Veiv^e  cTeaii,  j'avais  devant  moi  deux 
femmes  que  je  ne  connaissais  point,  et  qui  ne  se  connaissaient 
pas  non  plus.  Après  le  troisième  acte,  Tune  dit  à  l'autre  :  «  Quelle 
belle  pièce!  —  Oui,  M'^*  Plessy  est  joliment  jolie,  et  celui  qui 
fait  le  ministre  est  joliment  bon!  —  Oui,  Bolingbroke...  Vous 
trouvez,  n'est-ce  pas?  —  Oh!  oui,  comme  il  envoie  bien  tout 
cela!  —  Oui.  Eh  bien!  savez-vous  ce  qu'il  a  mangé  à  dîner?... 
Du  veau  aux  petits  pois...  C'est  moi  qui  suis  sa  cuisinière.  » 

Un  autre  écho  du  foyer.  Agé  de  vingt  ans  à  peine,  et  ayant 
déjà  son  franc  parler,  du  moins  dans  son  Journal,  Got  cite  avec 
délices  un  jugement  dédaigneux  sur  celui  qu'il  appelle  :  le  bel- 
lâtre M.  Brindeau,  «  Après  avoir  joué  tellement  quellement 
quatre  ou  cinq  fois,  il  demande  tout  net  une  dernière  épreuve 
pour  être  sociétaire.  Or  c'est  le  Chevalier  à  la  mode  qu'il  a 
choisi.  Et  à  ce  propos,  un  des  vieux  amateurs  qui,  comme  le 
baron  de  Lamothe-Langon,  assidus  aux  représentations,  me 
témoignent  personnellement  une  très  aimable  bienveillance,  et 
me  font  volontiers  asseoir  à  côté  d'eux,  M.  le  marquis  de  Sainte- 
Aulaire,  l'académicien,  l'ex-ambassadeur  à  Londres,  me  dit^ 
après  le  troisième  acte,  du  haut  de  sa  tête_,  en  levant  le  siège  : 
'<  Ça,  le  Chevalier  à  la  modelL^  bœuf  à  la  mode!  »  On  répète 
une  pièce  d'A.  Dumas  père,  la  Fille  du  nagent,  qui  fut  siftlée 
très  bien.  Après  six  semaines,  l'auteur  se  décidé  enfin  à  assister 
à  une  répétition.  «  Et  comme  sa  personnalité  gouailleuse  et 
crépue  éclate  dans  notre  pénombre  à  demi-officielle.  «  Diable! 
diable!  Mon  cher  Fonta,  s'écriait-il  du  fond  de  l'orchestre,  en 
interrompant  une  scène;  c'est  froid  comme  glace.  Je  vous 
allumerai  pour  la  première  fois  une  veilleuse  dans  votre 
culotte.  »  Et,  après  la  répétition,  devant  tout  le  monde,  à 
M"*  de  Seigneville,  complaisante  ordinaire  de  M™**  X...  et  Z...  : 
«  Mille  grâces  pour  vos  conseils,  ma  chère,  mais  ne  parlons 
pas  théâtre.  Si  vous  voulez,  parlons...  amour.  »  J'ai  changé  le 
dernier  mot. 

Avant  1848,  Angustine  Brohan  donna  des  soirées  de  causerie 
dans  sa  loge  qui  se  composait  de  deux  pièces  :  un  buffet  de 
Cocagne  ou  de  Gamache  soutenait  le  corps,  après  que  l'esprit 
avait  festoyé.  Et  il  y  eut  aussi  des  bals  au  foyer,  un  pianiste 
composant  tout  l'orchestre,  portraits,  statues,  costumes,  gestes 
et  paroles  faisant  une  précieuse  harmonie.   «  On  commençait 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  493 

gaiement  les  quadrilles,  conte  Banville  :  quand  le  moment 
venait  qu'un  des  danseurs  entrât  en  scène,  l'avertisseur  lui 
faisait  un  signe;  il  partait  sans  rien  dire  et  sans  s'excuser,  et, 
silencieusement  aussi,  sans  transition,  un  des  assistans  prenait 
sa  place.  Délicieuse  fantaisie  à  la  Shakspeare!  On  voit,  en- 
flammés par  les  beaux  discours  de  son  prédécesseur,  les  yeux  de 
la  danseuse  dont  on  tient  la  main,  et  tout  de  suite,  de  verve, 
on  continue  comme  on  peut  le  discours  présumé.  Souvent  on 
bénéficie  de  l'effet  produit  par  celui  qui  vient  de  partir,  sou- 
vent aussi  on  lui  prépare  un  triomphe  pour  le  moment  où  il 
reviendra,  l'âme  encore  tout  exaltée  par  les  admirables  paroles 
qu'il  vient  de  débiter  sur  la  scène  aux  pieds  de  Silvia  ou  d'Agnès. 
Quel  malheur  que  ces  jolis  bals  soient  tombés  en  désuétude! 
Gomme  ils  étaient  naturellement  féconds  en  contrastes  piquans 
et  en  antithèses  amusantes!  Scapin  dansant  avec  Iphigénie,  le 
farouche  Hippolyte  menant  le  cotillon  avec  Zerbinette,  Tartuffe 
emportant  doila  Sol  dans  une  valse  enivrée,  ce  tohu-bohu  de 
tous  les  masques  poétiques,  cette  comédie  dans  la  comédie,  ces 
grands  seigneurs  de  tous  les  temps  se  réjouissant  dans  le  palais 
de  la  Muse,  n'était-ce  pas  délirant  et  divin?  » 

1848.  La  crise  politique  se  complique  d'une  crise  financière 
et  sociale;  le  plaisir  théâtral,  ce  superflu  par  excellence,  ne 
semble  plus  aussi  nécessaire;  cinq  directeurs  se  succèdent  en 
moins  d'un  an.  Devant  les  émeutes  qui  ensanglantent  Paris,  et 
font  le  tour  de  l'Europe,  on  aurait  pu  répondre  avec  Ducis 
auquel  un  ami  conseillait  de  faire  une  tragédie  en  1792  :  «  Que 
parles-tu  de  tragédie?  La  tragédie  court  les  rues.  »  Résultat  : 
langueur  des  spectacles,  recettes  plus  que  médiocres;  seul  le 
nom  de  Rachel  sur  l'affiche  opère  le  miracle  d'ouvrir  les  bourses 
récalcitrantes,  mais  on  n'était  plus  au  temps  où  ce  nom  valait 
une  lettre  de  change  de  six  mille  francs  tirée  sur  le  public. 
Même  après  l'élection  de  Louis  Napoléon  à  la  présidence  de  la 
République,  la  situation  ne  s'améliore  guère,  et,  certain  soir,  la 
recette  ne  dépasse  pas  cent  soixante  francs.  La  Comédie  petit  à 
petit  s'est  érigée  en  Convention;  plus  de  directeurs,  les  chefs 
d'emploi  gouvernent,  et  gouvernent  fort  mal,  fondent  une  société 
d'admiration  mutuelle,  se  passent,  se  repassent  la  rhubarbe  et 
le  séné,  jouent  leurs  propres  pièces,  celles  de  leurs  amis: 
Samson,  Beauvallet,  Régnier,  Brohan,  font  des  comédies,  et 
naturellement  protègent  les  auteurs  de  même  acabit.  Vienne t, 

TOME   III.    —   1911.  13 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Liadières,  Wailly,  Empis,  Mazères,  etc.;  et  naturellement 
encore,  plus  ils  se  soutiennent,  plus  ils  écartent  ou  ajournent 
les  vrais  talens,  plus  ils  éloignent  le  public,  le  monstre,  comme 
l'appelait  Gozlan,  un  monstre  qui  veut  qu'on  lui  plaise  et  fait 
vivre  ceux  qui  lui  plaisent. 

Arsène  Houssaye  affirme  que  le  foyer  de  la  Comédie  est  un 
des  trois  ou  quatre  salons  où  l'homme  le  moins  timide  n'entre 
pas  sans  émotion,  parce  que  chaque  arrivant  se  sent  dévisagé 
d'un  œil  d'acier  :  «  Dans  un  salon  ordinaire,  il  y  a  au  moins  le 
maître  et  la  maîtresse  de  la  maison  qui  vous  font  bon  accueil  ; 
mais,  dans  ce  salon  extraordinaire,  pas  un  signe  de  bonne 
grâce  :  le  silence  si  on  s'approche,  la  mousqueterie  railleuse  si 
on  s'éloigne.  Aussi  beaucoup  de  mondains  curieux  ne  s'y  ris- 
quent pas  deux  fois;  du  moins  c'était  ainsi  pendant  les  années 
de  ma  direction.  Les  étrangers  qui  tenaient  bon  étaient,  pour 
ainsi  dire,  du  bâtiment;  comme  par  exemple  Roqueplan,  direc- 
teur de  l'Opéra  et  amant  de  Delphine  Marquet,  dont  la  belle  che- 
velure lui  inspira  une  page  rayonnante  sur  les  blondes.  Alfred 
Arago  était  un  des  fervens,  sans  être  attaché  à  celle-ci  plutôt  qu'à 
celle-là...  Ponsard  et  Augier  se  retrouvaient  souvent  au  foyer. 
Alfred  de  Musset  y  faisait  une  pause,  mais  il  aimait  mieux  mon 
cabinet,  tout  aussi  bien  peuplé.  Quelques  amoureux  de  ces 
dames,  plus  ou  moins  princes,  ministres  ou  ambassadeurs,  les 
accompagnaient  au  foyer,  ou  les  y  attendaient  retour  des  cou- 
lisses. On.  y  voyait  aussi  quelques  critiques,  comme  le  duc  de 
Rovigo,  Paul  de  Saint-Victor,  Edouard  Houssaye,  Xavier 
Aubryet,  Albéric  Second,  Limayrac,  Octave  Lacroix...  On  avait 
dit,  pour  symboliser  les  intrigues  du  foyer,  que  c'était  un  foyer 
d'incendie  et  un  foyer  d'intrigues;  la  vérité,  c'est  qu'on  n'y  jetait 
pas  le  feu  à  pleines  mains,  et  qu'on  n'y  méditait  pas  la  mort 
de  son  prochain.  Le  plus  souvent,  on  se  serait  cru  au  foyer  de 
Pénélope,  tant  on  y  filait  de  la  laine.  Pendant  un  temps  aussi, 
on  le  surnom  ma  :  le  foyer  des  petits  ménages,  parce  que  chaque 
actrice  y  chuchotait  avec  son  acteur.  » 

La  vérité  aussi,  c'est  que,  dès  son  début,  Arsène  Houssaye 
avait  ouvert  les  coulisses  et  le  foyer  aux  peintres,  aux  poètes, 
aux  Jeune-France,  aux  rédacteurs  de  l'Artiste,  à  tous  ceux  qui 
portaient  un  nom  dans  les  lettres  et  dans  les  arts.  Ricourt, 
Gaiffe,  Faustin  Besson,  Chaplin,  Dumaresq,  Banville,  Philoxène 
Boyer,  etc.,  contribuèrent  à  l'agrément  du  foyer.  Et  il  faut  con- 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  195 

venir  que  le  cabinet  directorial  de  cet  aimable  homme  fit  une 
sérieuse  concurrence  au  foyer  :  sa  bonne  grâce,  ses  allures  de 
gentilhomme  de  lettres,  une  certaine  désinvolture,  et  cette 
coquetterie  spéciale  qui  veut  avoir  l'air  de  flâner  tout  en  travail- 
lant beaucoup,  firent  merveille.  Littérateurs,  gens  à  la  mode, 
reprirent  le  chemin  de  la  Comédie  en  passant  par  le  cabinet  et 
la  loge  d'Arsène  Houssaye;  ils  firent  l'opinion  et  ramenèrent 
la  foule.  Rachel  avait  emporté  de  haute  lutte  cette  nomination, 
par  son  créilit  auprès  du  prince  Jérôme  Napoléon;  les  bur- 
graves  de  la  Comédie  luttèrent  en  vain,  à  coups  de  papier  tim- 
bré, même  ils  élevèrent  autel  contre  autel,  nommèrent  un  direc- 
teur à  eux,  remuèrent  ciel  et  terre;  ils  avaient  beaucoup  d'amis 
haut  placés!  Il  fallut  enfin  baisser  pavillon  :  Houssaye  l'em- 
porta, et  légitima  le  choix  du  président  de  la  République  par  ses 
succès.  Mais  aussi  quels  amis,  quelles  camaraderies  littéraires 
et  mondaines!  Victor  Hugo,  d'Orsay,  Morny,  Romieu,  Musset, 
Augier,  Albéric  Second,  Léon  Gozlan,  Théophile  Gautier, 
Ponsard,  Paul  de  Saint-Victor,  Dumas,  Persigny,  Roger  de 
Beauvoir,  Méry,  Delacroix,  Diaz,  vingt  autres  !  Et  les  femmes 
fréquentaient  aussi  ce  cabinet  ensoleillé,  tout  tendu  de  tapisse- 
ries des  Gobelins,  avec  des  meubles  de  Boulle,  des  portraits, 
d'admirables  bustes  :  on  y  vit,  sans  compter  les  dames  de  la 
maison,  Vescadron  volant,  G('orge  Sand,  M"*  de  Girardin, 
M""*  Roger  de  Beauvoir.  Et  puis  Houssaye  se  paya  le  luxe  de 
quatre  secrétaires,  les  Quatre  Mousquetaires,  les  Quatre  fils 
Ai/mon,  Verteuil,  Adolphe  Gaiiïe,  Armand  Barthet,  Destroyes; 
mais  le  premier  seul  travaillait  utilement,  la  jeunesse,  la  gaieté 
des  trois  autres  ne  compensaient  point  leur  paresse  et  leurs 
excentricités  :  le  directeur  les  garda  aussi  longtemps  qu'il  put; 
le  souvenir  du  Moineau  de  Lesbie,  joué  par  Rachel,  protégeait 
cet  original  Armand  Barthet. 

Dès  le  début,  Arsène  Houssaye  souligne  son  dessein  de  ne 
plus  jouer  que  les  maîtres  aimés  du  public  :  il  fait  fête  à  Scribe, 
à  Legouvé,  demande  une  tragédie  à  Ponsard,  des  comédies  à 
Dumas,  Emile  Augier,  Musset,  Léon  Gozlan,  Mallefille,  Jules 
Bandeau,  décide  Rachel  à  jouer  Hugo,  Dumas,  met  au  pas 
certains  fats  envahisseurs,  parque  dans  un  coin  du  théâtre  les 
affreuses  mères  d'actrices.  Il  essaie  d'engager  Frédérick-Lemaître, 
se  débarrasse  des  mauvais  comédiens,  nomme  chef  d'orchestre 
de  la  Comédie  Offenbach^  favorise  les  jeunes  talens:  Got,  Mon- 


1  9 G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rose,  Delaunay,  Madeleine  Brohan,  reprend  à  la  Russie  M^^*  Plessy 
et  Dressant.  Qui  l'eût  deviné?  Cet  homme  doux  et  souriant 
tiendra  tête  à  plusieurs  ministres  qui  favorisaient  des  abus  repré- 
sentés par  des  amies  ou  des  auteurs  épuisés;  il  se  montre  très 
résolu  à  ne  flatter  que  le  bon  plaisir  d'un  seul  ami  :  le  public, 
offre  plusieurs  fois  sa  démission,  infuse  un  sang  vivace  aux 
veines  appauvries  du  vieil  Eson.  «  Il  a  fait  gagner  beaucoup 
d'argent  au  théâtre,  remarque  Th.  Gautier  (1850),  mais  en  dépit 
des  saines  doctrines  :  aussi  MM.  les  comédiens  rédigent  un  mé- 
moire contre  l'administration  de  M.  Arsène  Houssaye,  pareils 
à  cet  apothicaire  de  Monsieur  de  Pomxeaugnac,  qui  aime  mieux 
être  tué  dans  les  formes  que  guérir  d'une  façon  irrégulière.  » 
Et,  ajoute  Pierre  Malitourne,  savez-vous  le  reproche  que  font 
aujourd'hui  leurs  ennemis  à  Houssaye  et  à  Roqueplan?  «  11 
réussit  trop.  »  Houssaye  réussit  pendant  six  ans  et  plus. 

En  1850,  il  osa  faire  jouer  Charlotte  Cordaxj  :  la  chose  n'al- 
lait pas  toute  seule,  tant  s'en  faut;  le  comité  de  lecture,  les  répu- 
blicains avancés,  le  gouvernement  lui-même  mettaient  des 
bâtons  dans  les  roues,  ou  ne  témoignaient  qu'une  bienveillance 
pleine  de  méfiance.  La  pièce  passa  néanmoins,  et  obtint  un 
véritable  triomphe.  Alfred  de  Musset  déclara  en  plein  foyer  : 
((  Pareil  langage  ne  s'est  pas  entendu  depuis  Corneille.  »  Et 
comme  les  critiques  se  rebellaient,  il  insista  :  «  Oui,  messieurs, 
on  n'a  rien  fait  de  plus  grand,  vous  entendez,  de  plus  grand,  je 
maintiens  le  mot.  » 

Que  n'a-t-on  pas  dit,  dans  les  deux  foyers  de  la  Comédie,  sous 
le  proconsulat  élégant  de  Houssaye?  Lui-même  a  pris  soin  de 
noter  plusieurs  de  ces  belles  causeries,  et  l'on  ne  saurait  mieux 
faire  que  de  répéter  quelques  traits  consignés  par  un  homme 
que  sa  situation  et  son  esprit  devaient  si  richement  documenter. 

«  Au  foyer  du  Théâtre-Français  un  gamin  littéraire,  vrai 
gamin  de  Paris,  trouva  du  bel  air  de  se  jeter  sur  un  canapé  à 
côté  d'une  femme  qui  comptait  trois  ou  quatre  entr'acles  dans 
la  comédie  de  sa  vertu.  Il  ne  la  connaissait  pas  du  tout  ;  il  osa 
lui  dire  à  brûle-pourpoint,  se  croyant  ferré  sur  le  talon  rouge  : 
«  Eh  bien,  ma  belle  amie,  avec  qui  êtes-vous  maintenant?»  La 
dame  se  leva  de  l'air  le  plus  hautement  dédaigneux  :  «  Avec  un 
homme  fort  mal  élevé,  monsieur.  » 

«  Madeleine  Brohan  ne  fut  point,  comme  on  l'a  prétendu,  la 
reine  de   la  Comédie-Française   pendant  vingt-cinq    ans,   mais 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  197 

elle  fut,  un  quart  de  siècle  durant,  la  reine  du  foyer:  Judith, 
Allan,  Fix,  pâlissaient  devant  elle;  Plessy  elle-même  était 
désarçonnée.  Quand  elle  épousa  Mario  Uchard,  une  bonne  cama- 
rade lui  dit  d'un  air  entendu.  «  Ton  futur  mari,  je  le  connais  ! 
c'est  mon  futur  passé.  —  Oh  !  riposta  Madeleine,  je  n'espérais 
point  trouver  un  homme  qui  ne  vous  connût  pas.  » 

«  Une  actrice  disait  au  foyer  :  «  Je  n'aime  pas  les  hommes 
qui  sont  trop  maîtres  d'eux-mêmes.  »  Son  amant  lui  répondit  : 
«  Et  moi  je  n'aime  pas  les  femmes  qui  sont  trop  maîtresses 
des  autres.  »  «  Une  de  nos  jeunes  comédiennes,  qui  ne  quitte 
jamais  Paris,  est  surnommée  au  foyer  la  Comédienne  inamo- 
vible. On  n'en  dit  pas  autant  de  son  cœur,  qui  a  beaucoup 
voyagé  :  c'est  la  femme  la  plus  spirituelle,  non  pas  du  monde, 
mais  du  demi-monde.  On  disait  hier  devant  elle  que  M.  X..". 
était,  comme  l'enfer,  tout  pavé  de  bonnes  intentions.  «  Ne  me 
parlez  pas  des  hommes  à  bonnes  intentions!  s'écria.-t-elle;  je 
les  ai  toujours  vus  si  maladroits  et  si  malheureux,  que  je  me 
suis  depuis  longtemps  entourée  d'hommes  à  mauvaises  inten- 
tions. » 

«  En  ce  temps-là,  un  fils  de  ministre,  cousin  sans  doute  de 
celui  qui  s'étonnait  qu'on  jouât  au  Théâtre-Français  de  mau- 
vaises pièces  comme  le  Médecin  malgré  lui,  entra  comme  une 
bourrasque  dans  mon  cabinet:  «  Monsieur  Arsène  Houssaye,  il 
me  semble  qu'on  se  croise  les  bras  au  Théâtre-Français.  » 
Jamais  Napoléon  n'avait  parlé  avec  un  si  grand  air  à  un  officier 
battu.  «  Vous  vous  trompez,  répondis-je,  on  répète  La  critique 
de  l'Ecole  des  Femmes.  —  La  critique  de  r École  des  Femmes, 
qu'est-ce  que  cela?  On  n'a  pas  encore,  que  je  sache,  envoyé  le 
manuscrit  à  la  Censure!  » 

Il  y  eut  alors  un  troisième  foyer,  en  quelque  sorte  un  troi- 
sième salon  de  la  Comédie.  Arsène  Houssaye  pria  Faustin 
Besson  de  peindre  un  cénacle  des  poètes  et  des  artistes  dans 
l'entrée  de  la  loge  directoriale  (avant-scène  de  droite  au  rez- 
de-chaussée).  f(  Je  ne  sais  trop  ce  que  j'y  ai  peint,  écrit  Besson, 
tout  cela  doit  avoir  disparu  (non,  cela  n'a  pas  encore  disparu)  ; 
mais  ce  que  Je  sais  bien,  c'est  que,  pendant  ces  six  mois,  tout 
le  Paris  de  l'aristocratie  littéraire,  artistique  et  mondaine,  s'est 
disputé  une  place  dans  ce  petit  coin.  J'avais  la  clef  qui  donnait 
sur  la  scène,  et,  sitôt  libres  pour  un  instant,  ces  dames  et  ces 
messieurs,  en  grand  costume,  descendaient  près  de  nous.  Rachel, 


198 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


les  Brohan,  Allan,  Favart,  Provost,  Geffroy,  Got,  venaient  s'y 
asseoir  et  causer  tour  à  tour  avec  le  roi  Jérôme,  le  prince 
Napoléon,  quelques  princesses,  tous  les  dignitaires  de  la  cour 
impériale,  tous  les  auteurs  en  renom,  Musset,  Gozlan,  Sandeau, 
Murger  et  cent  autres  étaient  les  habitués,  les  familiers  de  ce 
cercle  intime.  J'y  ai  vu  tellement  de  monde,  et  les  places 
étaient  à  ce  point  recherchées,  qu'un  soir,  Alfred  de  Musset, 
Augier  et  Théophile  Gautier  s'estimèrent  fort  heureux  d'y  trou- 
ver place...  assis  sur  le  tapis.    » 

Une  épi  gramme  qui  plut  beaucoup  au  foyer,  c'est  celle  de 
Royer  de  Beauvoir  à  Mirés,  quand  celui-ci  maria  sa  fille  au  prince 
de  Polignac  : 

LE   SANG  POUR  TROIS   ET  LE   TROIS   POUR  CENT 

A  certain  prince  qui  voulait 

S'encanailler  dans  la  finance, 

Son  futur  beau-père  disait  : 

«  De  l'honneur  de  votre  alliance 

Je  suis  vraiment  très  satisfait. 

Mais  votre  faubourg  est  sévère, 

Et  notre  famille  est  d'un  sang 

Que  chez  vous  l'on  n'estime  guère.  — 

Ce  scrupule  est  une  misère  ! 

Dit  le  prince  en  se  rengorgeant. 

J'ai  du  sang  pour  trois,  cher  beau-père  !  — 

Alors  terminons  cette  affaire, 

Mon  prince  ;  j'ai  du  trois  pour  cent  !  » 

Arsène  Houssaye,  qui  a  crayonné  tant  d'originaux  plaisans, 
potentats,  amis,  grands  et  petits  collaborateurs  de  la  Comédie, 
a  cependant  omis  ce  Giovanni  qui  eut  les  honneurs  d'une  cau- 
serie au  foyer,  où  il  pénétrait  parfois,  lorsqu'il  ne  trouvait  pas 
ses  cliens  dans  leurs  loges  ou  dans  les  coulisses.  Ligier  qui  le 
découvrit  à  Bordeaux,  le  fît  attacher  à  la  Comédie,  où  ses 
talens  d'artiste  capillaire  furent  appréciés,  en  même  temps  que 
sa  folie  de  vanité  amusait  acteurs  et  habitués,  car  elle  dépassa 
celle  des  grands  coiffeurs  de  l'ancien  régime,  un  Champagne, 
un  Dagé,  un  Le  Gros,  un  Léonard.  Provost  lui  reprochant  d'être 
resté  au-dessous  de  lui-même  dans  la  confection  d'une  perru- 
que :  «  Que  voulez-vous,  monsii  Provost,  Molière  lui-même... 
il  n'a  pas  fait  que  des  cé-d œuvre!  »  Giovanni,  ayant  achevé  sa 
première  perruque  pour  Delaunay  qui  venait  d'être  reçu  socié- 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  199 

taire,  dit  en  la  présentant  :  «  Voilà,  monsu  Delaunay,  oune 
véritable  parruque  di  sociéiaiî'e.  Zouez  à  présent,  vous  êtes  sour 
de  votre  affaire!  »  Comme  il  était  en  retard  pour  livrer  une 
perruque  à  Paul  Leroux  :  «  Patience,  dit-il,  car  ze  vous  fais 
quelque  sose  qui  vous  flattera!  Et  tenez!  hier  ze  l'avais  posée 
dans  mon  magasin  sour  ma  tête  à  parruque...  Voilà  monsu 
Derval  qu'il  entre  ce  moi;  il  regarde...  et  il  crie  :  Dion!  c'est 
Leroux!  »  On  le  complimente  sur  une  perruque  à  la  Louis  XIV  : 
«  Ça,  ce  n  est  rien!  Ça!  Vous  verrez  pions  tard,  car  ze  liai  pas 
encore  fait  mon  Misanthrope!  » 

D'ailleurs,  il  n'attendait  pas  les  éloges,  et  se  les  décernait 
avec  une  candeur  touchante.  Il  disait  à  Régnier:  «  Ah!  monsu 
Régnier!  ze  ne  sais  pas  où  ze  m'arrêterai...  zai  fait  bien  des 
cé-d' œuvre...,  mais  cette  parruqne-ci,  c'est  un  rayon.  »  Les 
ambitions  de  Victor-Emmanuel  le  troublaient  si  amèrement, 
qu'il  ne  put  s'empêcher  de  confesser  son  inquiétude  :  Ah!  monsu 
Bressant,  si  le  roi  dou  Piémont  et  di  Savoie  devient  zamais 
roi  d'Italie,  moi  que  ze  souis  Lombard,  ze  deviendrai  donc 
Zavoyard?  » 

Et  cette  M™®  Laurent,  concierge  du  théâtre,  puis  préposée  à 
la  location,  femme  de  caractère  et  de  dévouement,  spirituelle, 
aimant  la  Comédie  comme  on  aime  sa  maison  et  ses  enfans,  qui 
tenait  tête,  sous  Louis-Philippe,  à  un  gros  d'émeutiers  venus 
pour  prendre  les  armes  du  théâtre  et  tirer  par  les  fenêtres. 
Quelque  temps  après,  on  la  présenta  au  Roi  qui  voulut  lui  don- 
ner de  l'argent,  mais  elle  refusa,  et  demanda  un  objet  quel- 
conque ayant  passé  par  les  mains  du  Roi.  Il  lui  fit  remettre 
une  simple  bourse  doublée  en  peau,  mais  elle  avait  été  brodée 
par  la  princesse  Marie,  et  le  Roi  s'en  servait  constamment. 
M""^  Laurent  la  garda  comme  une  relique  et  reporta  sur  le  dona- 
teur son  admiration  passionnée  pour  Napoléon  P".  Les  meil- 
leurs artistes,  Mars,  Talma,  Raptiste  aîné,  Samson,  venaient 
s'asseoir  dans  sa  loge  et  causer  longuement  avec  elle  :  elle  savait 
se  tenir  à  sa  place,  et  personne  ne  s'étonnait  de  l'entendre  dire  : 
Notre  maison,  nos  amis.  Après  l'avoir  quittée,  les  comédiens 
allaient  bien  vite  raconter  au  foyer  les  saynètes  qui  se  jouaient 
entre  M"*  Laurent,  qui  n'était  pas  toujours  très  endurante,  et  le 
public  payant.  Un  Anglais  se  présente  :  «  Madame,  quelles  sont 
les  places  réservées  pour  l'aristocratie?  »  M"°  Laurent,  qui 
n'aimait  guère  les  Anglais,  bourreaux,  d'après  elle,  du  grand 


200 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


homme,  répond  un  peu  froidement  :  «  —  Il  n'y  en  a  pas,  mon- 
sieur; les  gens  riches  prennent  ordinairement  les  plus  chères, 
qui  sont  les  avant-scènes,  les  premières  loges,  le  balcon  et  l'or- 
chestre; mais  le  bourgeois,  le  marchand,  qui  ont  le  moyen  de 
payer  le  prix,  ont  le  droit  de  s'asseoir  à  côté  d'un  prince  et  d'un 
duc.  —  Aoh  !  cela  était  étonnant,  cette  manière  française!  — 
Mais  vous  pouvez  éviter  cet  inconvénient  en  prenant  une  loge 
fermée  pour  vous  seul  :  par  ce  moyen,  vous  ne  risquez  pas  de 
frôler  la  bourgeoisie.  —  Et  ce  soir,  est-ce  les  bons  acteurs  qui 
jouent?  — Monsieur,  il  n'y  a  que  de  bons  acteurs  à  la  Comédie- 
Française.  —  Et  les  pièces  sont-elles?.,.  (Il  n'eut  pas  le  temps 
d'achever).  —  Toutes  les  pièces  sont  belles  à  notre  théâtre.  » 
Là-dessus  elle  lui  fit  prendre  une  loge  de  six  places,  et,  quand 
il  fut  parti,  elle  murmura  :  «  Tu  as  payé  ta  morgue ,  mon 
gentleman,  et  voilà  cinquante  francs  de  plus  pour  la  recette  de 
ce  soir,  » 

Oui,  Alfred  de  Musset  venait  assez  souvent  à  la  Comédie, 
tantôt  pour  le  spectacle  ou  pour  M°"  Allan,  cette  jolie  futaille 
qui  ne  pouvait  s'empêcher  d'adorer  le  poète  des  Nuits,  tantôt 
pour  Houssaye,  les  amis  et  les  amies  du  foyer  :  et,  hélas  !  il  se 
montra  quelquefois  en  plein  état  d'ivresse  à  la  Comédie,  ce  qui 
lui  arrivait  aussi  dans  plusieurs  salons.  En  mars  1830,  il  fut 
ajourné  à  l'Académie  Française  :  le  soir  même,  au  foyer,  il  pour- 
suivait Ancelot,  un  de  ses  juges  du  matin,  en  vociférant  d'une 
voix  pâteuse  :  «  Tenez,  voilà  cent  sous  !  C'est  un  bon  prix  pour 
votre  vote;  vous  me  le  donnerez  la  prochaine  fois.  »  Un  autre 
jour,  après  avoir  contemplé  longuement  le  portrait  de  M'^'  Fix 
par  Landelle,  il  dit  à  Got  :  a  Vous  allez  beaucoup  dans  les  ate- 
liers; quel  est  le  peintre  de  votre  connaissance  qui  voudrait 
faire  mon  portrait?  —  Tous.  —  Lequel  me  conseilleriez-vous  1 

—  Gérôme,  Cabanel,  Amaury-Duval,  Hébert,  G,  Moreau,  Chas- 
sériau.  —  Mais  celui  qui  a  fait  cela,  M"^  Fix?  —  Landelle?  Je 
le  connais...,  il  sera  ravi.  Seulement  est-il  de  la  force  des  autres? 

—  C'est  égal  !  voulez-vous  lui  en  parler?  —  Très  volontiers.  » 
Got  s'acquitte  de  la  commission,  et  un  mois  plus  tard,  Landelle 
l'invite  à  venir  voir  le  portrait  dans  son  atelier  de  Chaillot.  Le 
lendemain,  Musset,  l'œil  un  peu  vague,  dit  à  l'acteur  :  «  Vous 
êtes  allé  voir  mon  portrait.  Comment  le  trouvez- vous?  —  Très 
bien,,.  Peut-être  un  peu  embellâtré,  mais  très  bien!  —  Oui, 
vous  n'aimez  pas  cette  peinture-là...    vous!...  Eh  bien,  c'est 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  201 

comme  cela  que  je  veux  être  vu,  moi  !  »  Est-ce  dans  les  heures 
bachiques  que  Musset  fit  cette  réponse  à  une  comédienne  qui  lui 
demandait  :  «  Est-il  vrai  que  vous  vous  soyez  vanté  d'avoir  été 
mon  amant?  —  Je  me  suis  toujours  vanté  du  contraire.   » 

Ne  croyez  pas  d'ailleurs  que  les  portraits  de  tant  d'acteurs 
célèbres  empêchaient  toujours  les  vivans  de  lâcher  des  mots 
poissards  ou  empruntés  à  l'argot.  Qui  sait  d'ailleurs  si  les  dé- 
funts n'eurent  pas  eux  aussi  leurs  défaillances  de  langage  et  de 
tenue?  Nous  les  voyons  toujours  à  distance,  en  grand  costume, 
transfigurés  par  le  temps,  les  préjugés  et  le  besoin  de  juger  en 
gros.  Les  plaisanteries  au  gros  sel  ne  se  débitent  pas  seule- 
ment sur  la  scène  ;  entre  celle-ci  et  le  foyer  il  n'y  a  que  trente 
ou  quarante  pas,  de  même  qu'entre  le  moi  comédien  et  le  moi 
privé  les  limites  semblent  parfois  bien  indécises.  M°'  AUan  ren- 
trant à  la  Comédie  en  1847,  après  un  long  séjour  en  Russie, 
AP^^  Mante  sa  doyenne,  mécontente  de  ses  grands  airs,  lui  dit  : 
«  Eh  bien!  Louise,  tu  ne  daignes  pas  me  reconnaître?  T'ima- 
gines-tu donc  être  de  race,  pour  avoir  la  gueule  doublée  en 
taffetas  noir?  »  Coulisses  et  foyers  en  ont  entendu  bien  d'autres; 
histoires  de  maris  minotaurisés,  d'amans  remplacés,  repris  ou 
cumulés,  histoires  que  les  moqués ,  à  défaut  des  moqueurs, 
racontaient  parfois  eux-mêmes  aux  familiers  du  lieu.  Un  vieil 
abonné,  qui  passait  volontiers  une  partie  de  ses  soirées  au 
foyer,  arrive  tout  bouleversé  :  la  veille,  il  avait  surpris  sa 
femme  en  flagrantes  délices,  se  lamentait  d'être  le  mari  le  plus 
trompé  de  France  et  de  Navarre.  «  Pas  de  fol  orgueil!  rectifia 
Labiche.  Mais  qu'avez-vous  fait?  —  Je  suis  allé  de  suite  chez 
mon  avoué  ;  après  m'avoir  écouté,  il  m'a  interrogé  :  «  Qui  de 
vous  deux  a  la  fortune?  —  C'est  elle.  —  Alors  ne  plaidez  pas  ; 
vous  serez  ridicule.  —  Que  faire  alors?  —  Rentrez  chez  vous, 
comme  si  de  rien  n'était,  emmenez  votre  femme  dîner  au  restau- 
rant, puis  au  théâtre.  —  Mais  je  ne  peux  pas  :  ils  mont  vu  !  » 
Un  autre  habitué  du  foyer,  qui  avait  pour  amie  une  demi-mon- 
daine fort  jalouse,  rencontrant  son  ami  le  duc  de  G...,  lui  conte 
son  ennui  :  «  —  Donne-moi  un  conseil.  Quand  la  petite  va 
savoir  que  ma  femme  est  dans  un  état  intéressant,  comment 
ferai-je?  —  Dis-lui  que  c'est  de  moi!  »  répond  l'ami. 

Voici  un  des  excentriques  du  foyer.  Bâche,  le  Sosie  du 
grand  Debureau,  engagé  à  la  Comédie  par  Houssaye  sur  la 
recommandation  de  Banville  et  de  Jules  Sandeau,  acteur  mé- 


k 


202 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


diocre  sur  les  planches, comédien  et  mystificateur  étonnant  dans 
la  vie  privée.  Dieu  était  son  ennemi  personnel,  et,  en  plein  foyer, 
il  lui  adressait  des  discours  fantaisistes,  le  traitant  comme  on 
fait  un  cabotin  de  vingtième  ordre.  On  riait  en  général  de  ses 
turlupinades  :  un  jour  cependant  Beauvallet,  furieux,  le  jeta  à 
terre  et  le  força  de  demeurer  agenouillé  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
demandé  grâce  par  un  signe  de  croix.  «  Il  arrivait  en  tenue  de 
soirée,  habit  noit*  et  cravate  blanche,  s'inclinait  très  bas  devant 
les  dames  en  leur  faisant  un  salut  qu'on  eût  pu  croire  réglé  par 
Vestris,  —  mais  en  même  temps  leur  murmurait  à  l'oreille  des 
madrigaux  à  étonner  le  hussard  de  la  chanson,  celui-là  même 
qui  fît  un  grand  boucan  chez  un  apothicaire.  Stupéfaites  de  s'en- 
tendre dire  des  choses  que  la  grosse  Margot  de  Villon  eût  trou- 
vées légères,  les  comédiennes  avaient  envie  de  crier,  de  hurler; 
mais  tout  de  suite  réfléchissant  que,  de  loin,  l'attitude  agenouillée 
du  détestable  plaisant  devait  sembler  correcte  et  parfaitement 
respectueuse,  elles  aimaient  mieux  ne  pas  avouer  qu'elles  avaient 
subi  des  plaisanteries  si  grossières,  et  en  enrageant  gardaient  le 
silence.  » 

Donc,  on  dit,  on  répète  tout,  et  si  on  ne  fait  pas  tout,  on 
prépare,  on  convient  de  tout  au  foyer.  Plus  d'une  actrice  se 
souvint  avec  à-propos  du  conseil  de  M""^  de  Tencin  :  «  Dans  les 
liaisons  d'amour  et  d'amitié,  il  faut  dénouer  quelquefois,  ne 
jamais  rompre.  »  J'en  sais  une  qui  faisait  le  coup  de  l'album  aux 
auteurs;  ceux-ci  s'exécutaient  en  rechignant  in  petto  ;  quelques 
uns  s'en  tiraient  malicieusement  par  une  sentence  latine  ;  un 
autre  inscrivit  ce  distique  qui  n'est  pas  neuf,  mais  peu  connu; 
et  puis  la  comédienne,  en  ce  moment  même,  jouait  un  rôle  très 
pur  dans  une  pièce  : 

Il  est  beau  d'enseigner  la  vertu  sur  la  scène, 
Plus  doux  de  l'oublier  au  fond  de  ton  boudoir. 

Un  second  se  contenta  de  démarquer  cet  adage  : 

Ayez  toujours  de  l'esprit  dans  vos  poches. 
On  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver. 

Edmond  Gondinet  usa  du  même  procédé. 

La  raison  du  plus  faible  est  toujours  la  meilleure, 
Madame  :  vous  venez  de  le  prouver  sur  l'heure. 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  203 

Quelqu'ui:  parlait  du  mariage  annoncé  d'une  cantatrice, 
Judith  s'écria  :  «  Je  n'y  croirai  que  le  jour  où  elle  plaidera  en 
séparation.  »  On  sait  que  Judith  continua  la  tradition  des  actrices 
qui  se  plaisent  aux  jeux  de  la  politique  ou  plutôt  des  hommes 
d'Etat  :  ses  Mémoires,  assez  amusans,  sont  prodigieux  d'infa- 
tuation  ;  elle  a  tout  su,  tout  connu,  tout  fait;  encore  ne  s'est- 
elle  peinte  qu'en  buste. 

M°"de  Talmont,  croyant  avoir  à  se  plaindre  du  duc  de  C... 
qui  était  fort  laid,  lança  ce  trait  :  «  Je  me  venge  en  le  regar- 
dant. »  E.  Perrin  se  rencontra  un  jour  avec  la  grande  dame:  une 
comédienne,  qui  avait  plus  de  talent  que  d'esprit,  lui  avait  fait 
une  scène  violente  dans  son  cabinet,  et,  comme  on  lui  deman- 
dait quelle  était  son  attitude  pendant  ce  débordement  d'injures  : 
«  Je  la  regardais  vieillir,  »  répondit  Perrin. 

Th.  de  Banville,  dans  l'Ame  de  Paris,  a  décrit  certain  clan 
d'habitués  de   la  Comédie,  qui,  par  leur  influence,  formaient, 
eux  aussi,   une   sorte  de  Loge  infernale,   mais  leurs  arrêts  se 
manifestaient  tout  autrement.  «  Aux  époques  les  plus  illustres 
de   la  Comédie-Française,  il  y  avait,  à  ce  premier  théâtre  du 
monde,  un  groupe  de  spectateurs  quotidiens,   dont  quelques- 
uns  persistaient  encore  pendant  une   partie  du  règne  de  Louis- 
Philippe.  Ces  vieillards,  —  ils  avaient  toujours  été  des  vieil- 
lards! —  qu'on  nommait  des  Habitués,  et  qui  étaient  assis  sur 
le  devant  de  l'orchestre,  à  droite,   étaient  l'encouragement,  le 
recours  et  la  terreur  des  comédiens,   qui  les  consultaient  res- 
pectueusement, et  les  craignaient  comme  le  feu.  Mille  fois  plus 
redoutés  que  les  critiques  de  profession,  ils  étaient  la  loi  iné- 
luctable. En  effet,  ils  avaient  vu  tous  les  comédiens  d'autrefois, 
savaient  toutes  les  traditions,  pouvaient  réciter  par  cœur  toutes 
les  tragédies  et  toutes  les  comédies  du  répertoire...,  et  n'auraient 
pas  laissé  passer  un  effet  empirique,  ni  une  intonation  douteuse. 
Assurément,  ils  ne  protestaient  ni  de  la  voix,  ni  du  geste;  leur 
mécontentement  se  trahissait  à  peine  par  un  clin  d'oeil  ou  par 
une  contraction  du  visage;  mais  ces  signes  de  leur  blâme,  si 
discrets  en  apparence,  suffisaient  pour  que   la  faute  fût  irrévo- 
cablement corrigée  à  la  représentation  suivante.  De  même  que 
les  Habitués  étaient  infaillibles  en  tout  ce  qui  concerne  l'art  de 
l'acteur,  ils  étaient  aussi  extrêmement  savans  dans  l'art  de  la  ver- 
sification, telle  qu'elle  fut  comprise  au  xvii®  et  au  xviii'^  siècle, 
m      et  toute  infraction  à  l'Art  poétique  de  Boileau  était  sévèrement 


204 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


réprimée  par  leur  désapprobation  tacite.  Ce  furent  eux  qui 
faillirent  faire  mourir  de  chagrin  le  poète  tragique  Guillard, 
grand-père,  je  crois,  du  Guillard  que  nous  avons  connu,  parce 
qu'il  avait  écrit  cendre,  au  singulier,  dans  une  tirade  où  le  sens 
demandait  cendres  au  pluriel,  avec  un  s...  » 

N'était-ce  pas  le  précurseur,  peui-être  même  l'ancêtre  direct 
des  Habitués,  ce  Martin,  surnommé  le  Cynique,  homme  sans 
naissance,  presque  sans  fortune,  sans  place,  sans  talent,  qui, 
par  son  goût  exquis  en  littérature  et  en  musique,  devint  sous 
Louis  XVI  l'oracle  de  tous  les  amateurs  de  spectacles.  Sévère 
jusqu'à  la  rudesse,  mais  toujours  impartial,  il  était  la  terreur 
des  artistes  médiocres,  refusait  toutes  les  in^^tations  et  gardait 
son  franc  parler  avec  les  princes  aussi  bien  qu'avec  les  simples 
mortels.  Au  foyer  de  la  Comédie,  au  café  Foy,  on  s'empressait 
autour  d'un  homme  qui  d'un  mot  pouvait  faire  une  réputation  : 
«  Vous  étiez  hier  à  la  pièce  nouvelle,  interrogeait  l'un.  On  dit 
que  vous  avez  paru  content?  —  Oui,  quand  on  a  baissé  le 
rideau,  répondait-il  brusquement.  —  Vous  ne  pensez  donc  pas 
que  cela  aille  loin?  —  Quatre  représentations,  salle  vide.  »  Et 
l'arrêt  était  porté,  et  rarement  le  public  cassait  la  décision.  Le 
comte  de  Clermont  d'Amboise,  en  grande  tenue,  chamarré 
d'ordres,  attendait  qu'on  vînt  lui  ouvrir  l'orchestre  des  Fran- 
çais; apercevant  Martin,  il  s'avance  vers  lui.  «  Etes-vous  l'ou- 
vreur, mon  cher?  —  Non,  et  vous?  »  Un  prince  du  sang,  dont 
Marlin  n'avait  pas  voulu  accepter  une  pension,  s'intéressait  à 
une  débutante,  et  vantait  sa  voix  :  «  Cela  tient,  selon  toute 
apparence,  à  ce  que  Monseigneur  n'a  point  la  voix  juste.  —  Elle 
est  jolie  comme  les  amours.  —  Il  est  vrai,  mais  elle  a  les  cordes 
hautes  détestables.  —  Enfin,  mon  cher  Martin,  je  voudrais  lui 
être  utile,  et  j'ai  compté  sur  vous  afin  de  savoir  ce  que  je  puis 
faire  pour  elle.  —  Que  Votre  Altesse  lui  fasse  la  rente  qu'elle  a 
eu  la  bonté  de  m'ofîrir,  et  la  retire  du  théâtre,  car  je  veux 
perdre  mon  nom  si  jamais  elle  parvient  à  corriger  ses  cordes 
hautes.  »  Le  prince  n'insista  plus.  Ce  raffiné  de  lettres  et  de 
musique  détesta  la  Révolution  qui  le  troublait  dans  ses  habi- 
tudes. «  Vendez  vos  rentes,  conseillait-il  à  Grétry;  tâchons  que 
ces  gens  là  n'aient  plus  rien  à  nous  prendre  que  nos  têtes.  » 
C'est  alors  aussi  qu'il  dit  à  Ducis  ce  mot  tant  de  fois  répété  :  «  Je 
vis  par  curiosité.  » 

Le  foyer  de  la  Comédie  vit  encore  de  belles  causeries  après 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  205 

1870  ;  sans  parler  des  comédiens  eux-mêmes,  il  suffirait  de  citer 
les  hommes  célèbres  qui  ont  fréquenté  ce  salon,  ou  qui  l'ont 
seulement  abordé  de  loin  en  loin,  pour  être  assuré  que  la  cau- 
serie n'y  chôma  jamais.  Alexandre  Dumas,  Labiche,  Edouard 
Pailleron,  d'Ennery,  Victorien  Sardou,  bien  d'autres  me  servi- 
raient ici  de  cautions,  et  leurs  paroles  improvisées,  si  on  avait 
le  loisir  de  les  reproduire,  sembleraient  aussi  rares  que  leurs 
paroles  méditées  et  imprimées.  On  ne  saurait  trop  se  répéter 
que  dix  minutes  de  causerie  de  certains  hommes  représentent 
plus  d'esprit,  d'imagination,  de  puissance  créatrice,  que  six  mois 
de  bavardages  béotiens  de  toute  une  foule  :  c'est  dans  ces  dix 
minutes  que  jaillissent  les  mois  tombés  du  ciel,   les  conseils 
qui  illuminent  une  situation  dramatique,  les  traits  qui  peignent 
ou  sculptent  les  âmes.  Les  bonnes  fortunes  littéraires  du  foyer 
ne  se  comptent  plus  de  1870  à  1895,  je  puis,  à  mon   tour,  en 
témoigner.    Combien   de  souvenirs   aussi   précieux,  dans    leur 
genre,  que  celui  de  la  visite  de  Gounod,  le  5  mai  1887  !  Après 
avoir  entendu  la  Nuit  d'Octobre^  il  se  rend  au  foyer  des  artistes 
avec  Denormandie,  ce  conteur  extraordinaire  qui  mimait,  jouait 
ses  récits  de  manière  si  plaisante:  j'en  appelle  à  ceux  qui  l'ont 
connu,  l'arrivée  de  M.  Thiers  dans  sa  bonne  ville  de  Paris  ne 
formait-elle   pas  une  saynète   digne   d'Henry  Monnier,  de  nos 
comiques  les  plus  spirituels?  On  supplie  Gounod  de  se  mettre 
au   piano,  il  accepte,  et  propose  de  chanter  la  ballade  de  La 
Glu  de  Jean  Bichepin,  dont  il  avait  composé  la  musique.  Et  de 
dire  l'aventure  du  pauvre  gas  qui  aimait  celle  qui  ne  l'aimait 
pas  :  elle  lui  commande  d'apporter  le  cœur  de  sa  mère  pour  son 
chien;  il  va  chez  sa  mère,  la  tue,  mais  se  presse  tellement  pour 
obéir  à  l'aimée,  qu'il  tombe. 

Et  pendant  que  l'cœur  roulait, 
Entendit  l'cœur  qui  parlait... 
Et  l'cœur  disait  en  pleurant, 

Et  Ion  Ion  laire, 

Et  Ion  Ion  la, 
Et  l'cœur  disait  en  pleurant  : 
T'es-tu  fait  mal,  mon  enfant? 

C'était  si  beau  que  chacun  avait  les  larmes  aux  yeux.  «  Encore! 
encore  !  dit-on.  —  Je  veux  bien,  mais  quoi?  »  Quelqu'un  suggéra  : 
Du  Mozart.  Mounet-SuUy  insistait  pour  Beethoven  ;  mais  Gounod 
tenait  pour  l'auteur  de  Don  Juan;  et  il  évoqua  divinement  cette 


206 


REVUE    DES    DEIX    MONDES. 


divine  musique.  L'émotion  était  à  son  comble,  et  Mounet-Sully 
se  déclara  converti  au  sentiment  de  Gounod.  Celui-ci  compléta 
son  triomphe,  en  contant  quelques  souvenirs  (car,  lui  aussi  était 
un  rare  causeur,  et  sa  parole  avait  presque  le  charme  de  sa  mu- 
sique) :  il  rappela  sa  boutade  sur  un  opéra  nouveau  qu'il  enten- 
dait pour  la  première  fois,  en  compagnie  d'une  belle  dame  : 
«  C'est  de  la  musique  octogone.  —  J'allais  le  dire,  »  approuva  la 
dame.  »  Et  il  continua  quelque  temps,  mais  soudain  lavertisseur 
implacable  vint  crier  à  la  porte  du  foyer  :  «  En  scène  pour  le 
deux!  (Le  deuxième  acte  du  Barbier  de  Séville.)  Il  fallut  se 
séparer;  tous  emportaient  un  souvenir  de  grâce,  d'esprit  et  do 
grand  art.  Quand  Gounod  venait  au  foyer,  raconte  Febvre, 
«  on  manquait  toutes  les  entrées  ;  s'il  se  mettait  au  piano,  les 
entr'actes  duraient  plus  que  les  actes.  »  Il  demanda  un  jour  à 
Rossini  s'il  avait  connu  quel  homme  était  Beethoven  :  «  Je  l'ai 
connu.  C'était  un  homme...  qui  n'aimait  pas  ma  mousiquel  11 
était  vieux,  pauvre,  complètement  sourd,  et  habitait  un  faubourg 
de  Vienne;  je  fus  le  voir;  il  me  reçut  mal...  il  n'aimait  pas  ma 
mousiquel...  Ah!  quel  homme!  Le  premier  mousicien  !  Le 
premier  !  — Et  Mozart?  — Oh!  celui-là...  c'est  le  seul  !  «affirma 
Rossini.  Gounod  avait  fait  sienne  cette  formule. 

Mais,  pour  le  présent,  pour  les  quinze  ou  seize  dernières 
années,  il  faut  s'incliner  devant  l'opinion  de  M.  Jules  Claretie. 
«  Le  loyer,  remarque-t-il,  a  beaucoup  changé  d'aspect.  On  cause 
moins  au  foyer  de  la  Comédie;  le  foyer  a  subi  l'atteinte  qui 
frappe  les  salons  eux-mêmes.  J'ai  vu,  un  soir,  —  et  j'ai  dû  faire 
prier  le  visiteur  de  se  retirer,  —  un  hôte  du  foyer  en  cos- 
tume de  bicycliste.  Je  n'en  ai  pas  encore  vu  en  vêtement  de 
chauffeur...  Si  l'on  jouait  encore  au  foyer  de  la  Comédie,  l'on  y 
jouerait  au  bridge.  Des  dames  au  bridge,  c'est  le  progrès  ou 
c'est  la  mode.  Mais  non,  on  ne  joue  plus  au  foyer  de  la  Comé- 
die, et  l'on  n'y  cause  presque  plus.  On  y  passe.  A  mesure  que 
les  tableaux  s'y  font  plus  nombreux,  la  conversation  s'y  fait 
plus  rare.  On  n'écoute  plus,  on  regarde...  Il  y  a  beaucoup  de 
comédiennes  qui,  comme  M"^ Contât  ou  M"^  Brohan,  tiendraient 
encore  aujourd'hui  l'emploi  difficile  de  reine  du  foyer.  Mais  les 
mœurs  ont  changé.  On  reçoit  plus  volontiers  dans  sa  loge 
qu'au  foyer  même.  Les  élèves  du  Conservatoire,  autrefois  relé- 
gués officiellement  dans  les  galeries  supérieures,  se  glissent  au 
foyer  où  M.  Got  nous  contait  que,  même  les  pensionnaires  delà 


FOYERS    DE    THÉÂTRE.  207 

maison  n'osaient  point  se  risquer  au  temps  des  parties  d'échecs 
de  M.  Samson...  »  Oui,  les  vieux  habitués  se  montrent  moins 
fidèles;  oui,  l'on  ne  cause  plus  d'une  manière  permanente,  et  la 
permanence,  la  fidélité,  sont  les  premières  conditions  du  succès 
pour  un  salon  ;  celui-ci  eut  très  longtemps  ses  immeubles  par 
destination,  ses  pagodes,  comme  disait  Horace  Walpole,  dont  la 
présence  attirait  des  curieux  de  toute  sorte.  Oui,  la  mode  se 
retire  de  cet  éclatant  foyer,  mais  il  a  toujours  ses  causeurs  inter- 
mittens,  ses  passans,  et  par  eux  des  bonheurs  inattendus.  Il  en 
va  de  même  pour  les  salons  mondains  ou  littéraires  ;  ils  ont 
leurs  éclipses  et  leurs  résurrections.  Une  maîtresse  de  maison, 
qui  recevait  tous  les  soirs,  est  souvent  forcée  de  ne  garder  plus 
qu'un  jour  par  semaine  :  le  printemps  et  l'été  ont  fait  le  saut 
par  la  fenêtre,  l'automne  frappe  à  la  porte,  les  intimes  illustres 
ont  disparu...  Mais  il  arrive  parfois  que  cette  maîtresse  de  mai- 
son recrute  de  nouvelles  célébrités,  et  le  jour  hebdomadaire 
redevient  quotidien,  et  les  infidèles,  les  indifférens,  les  égoïstes 
rapprennent  le  chemin  oublié!  Depuis  quelque  temps  le  foyer 
de  la  Comédie  n'est  plus  à  la  mode;  la  mode  lui  reviendra  tôt 
ou  tard,  parce  que  l'essence  même  du  génie  français  est  do 
multiplier  les  endroits  où  il  peut  s'épanouir. 

Victor  du  Bled. 


POÉSIES 


LE  ROSEAU 


La  terre,  avant  les  temps  que  l'Histoire  dénombre. 
La  vie  a  devant  soi  la  faim,  le  froid  et  l'ombre. 
Le  globe,  que  couvraient  hier  les  grandes  eaux, 
Est  encore  un  marais  sans  herbes,  sans  roseaux, 
Et  sur  ce  monde,  fait  de  fange  refroidie, 
Jamais  la  foudre  encor  n'alluma  d'incendie; 
Mais  déjà,  dans  la  nuit  de  l'être  bestial. 
Naît  un  désir,  premier  germe  d'un  idéal, 
Celui  d'avoir  à  soi,  sans  crainte  qu'elle  meure, 
Une  flamme  qui  brille  et  réchauffe  à  toute  heure. 

Bien  avant  de  savoir  se  transmettre  le  feu. 
Longtemps,  d'un  âge  à  l'autre,  on  se  Jègue  ce  vœu; 
Et  ce  vœu  d'être  roi  de  la  flamme  domptée. 
C'est,  dans  l'homme  mortel,  l'immortel  Prométhée. 


I 


L'homme  est  dans  la  caverne  ;  il  la  ferme  d'un  roc. 
Chaque  jour,  poursuivant  les  rennes  ou  l'auroch. 


POÉSIES.  209 

Il  dispute  sa  proie  aux  grands  ours,  et  dévore 

Avec  des  cris  joyeux  la  chair  qui  souffre  encore; 

Il  sera  l'homme;  il  n'est  qu'un  animal  chasseur; 

Le  mâle  est  sans  pitié;  la  mère  est  sans  douceur; 

Pour  éviter  les  ours  en  épiant  le  renne, 

Tapi  contre  le  sol,  le  couple  humain  s'y  traîne; 

L'homme  et  la  femme  ainsi,  quand  ils  rampent,  prudens, 

Sur  leurs  genoux  et  sur  leurs  mains,  grinçant  des  dents, 

Velus,  ressemblent  bien  aux  singes  quadrumanes. 

Autour  d'eux  et  sur  eux  rôdent  les  noirs  arcanes  ; 

Leur  esprit  trouble  n'est  que  terreur  dans  leur  chair  ; 

Tout  leur  fait  peur,  surtout  le  tonnerre  et  l'éclair  ; 

Ils  redoutent  dans  tout  des  puissances  occultes 

Qu'ils  chargent  tour  à  tour  de  prière  ou  d'insultes; 

Et  tels,  sans  feu,  sans  âme,  et  n'étant  qu'appétits, 

La  mère  derrière  elle  abritant  ses  petits. 

Derrière  lui  le  mâle  abritant  la  femelle, 

Encor  près  de  la  brute,  ils  agissent  comme  elle. 

Ils  élèvent  pourtant  un  regard  envieux 

Vers  les  astres,  qui  sont  consolans  à  leurs  yeux. 

Car  la  lune  changeante  et  l'étoile  lointaine 

Font  paraître  l'affreuse  nuit  moins  incertaine. 

Et  le  soleil,  en  les  réchauffant,  réjouit 

Les  vivans  effarés  qu'épouvanta  la  nuit. 


II 


Là-haut,  les  immortels,  brutes  supérieures. 

En  buvant,  en  mangeant,  charment  le  cours  des  heures; 

Ils  vivent  dans  leur  ciel,  sur  de  vagues  sommets, 

Dominant  l'homme  vil,  ne  le  plaignant  jamais; 

Quoique  toujours  repus,  ils  sont  durs  et  farouches; 

La  foudre  arme  leurs  poings,  l'injure  arme  leurs  bouches  ; 

Ils  sont  fiers  de  n'avoir  jamais  ni  soif  ni  faim  ; 

Ils  régnent,  forts,  méchans  et  beaux,  —  heureux  enfin. 

TOME    III.    —    1911.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  rhomme  a  conçu  son  premier  dieu,  le  Maître, 
Si  grand  qu'il  ne  sait  plus  en  lui  se  reconnaître, 
Et  qu'il  rêve  à  présent  de  détrôner  le  dieu 
En  lui  volant  sa  joie  et  sa  gloire  :  le  Feu. 


III 


Or,  un  de  ces  humains  qui  rampent  sur  la  terre, 
Obscurs,  perdus  sous  les  menaces  du  mystère. 
S'est  dit  un  soir  : 


—  «  Les  dieux  vivent  dans  ce  qui  luit  ; 
Ce  qui  luit,  chauffe  ;  et  nous,  nous  tremblons  dans  la  nuit; 
J'irai;  je  gravirai  la  plus  haute  montagne; 
J'atteindrai  ce  croissant  qu'une  étoile  accompagne  ; 
J'entrerai  chez  les  dieux  et,  pendant  leur  sommeil, 
Peut-être  ravirai-je  un  peu  de  leur  soleil! 
Puis  je  redescendrai,  rapportant  à  nos  femmes, 
Pour  nos  petits  enfans,  le  principe  des  flammes, 
Et  peut-être  qu'un  jour,  à  notre  volonté, 
Nous  tiendrons  dans  nos  mains  la  foudre,  —  la  clarté! 
Et  la  misère  humaine  alors  sera  finie.  » 


Ainsi  rêvait,  au  cœur  d'un  homme,  le  génie. 

Alors,  ce  Prométhée,  obscurément  divin, 
Seul  actif  parmi  ceux  qui  gémissaient  en  vain, 
Arrachant  un  roseau  bien  mûr  au  marécage  : 

—  «  J'en  ferai,  se   dit-il,  mon  bâton  de  voyage, 
Et  quand  j'aurai  volé  la  flamme  aux  dieux  heureux, 
J'en  mettrai  l'étincelle  au  fond  du  roseau  creux, 
Et  nous  aurons  à  nous  cette  chose  immortelle 
Et  les  astres  futurs  qui  pourront  naître  d'elle.  » 


1 


POÉSIES.  211 

Et,  son  roseau  solide  et  léger  dans  la  main, 

Au  flanc  du  mont  abrupt  il  chercha  son  chemin. 


IV 


Reins  plies,  s'accrochant,  de  l'orteil,  à  la  roche, 

S'agrifl'ant  d'une  main  au  relief  le  plus  proche, 

Tàtant,  de  l'autre,  avec  son  roseau  résistant, 

Les  degrés  rocailleux  écroulés  par  instant, 

Déchiré  par  l'épine  et  fouetté  par  la  branche, 

Il  monte,  —  et  pour  garder  l'équilibre,  se  penche, 

Et  sur  son  dos,  baigné  de  sang  et  de  sueur, 

Où  le  reflet  lunaire  allume  une  lueur. 

Il  porte,  faix  plus  lourd  que  la  lourde  matière, 

Les  grands  destins  qui  sont  ceux  de  sa  race  entière. 

Il  va;  l'air  refroidi  lui  glace  les  poumons  ; 

Il  est  dans  les  brouillards  dont  s'entourent  les  monts, 

Mais,  ayant  vu  d'en  bas  que  les  astres  sublimes 

Se  mouvaient,  et  parfois  se  posaient  sur  les  cimes, 

Il  veut  les  joindre,  avec  l'espoir  de  les  toucher! 

Et,  qu'il  aille  montant  de  rocher  en  rocher 

Ou  qu'il  monte  rampant  de  ravine  en  ravine, 

Il  ne  voit  plus  qu'en  lui  la  lumière  divine  ; 

El  son  léger  roseau,  fortifié  de  nœuds, 

Ecarte  de  sa  chair  les  buissons  épineux, 

Et  le  guide,  et,  parmi  la  croulante  rocaille. 

Le  bout  qui  touche  au  sol  faiblit  seul  et  s'écaille... 

L'étincelle,  demain,  atome  essentiel, 

Y  fera  vivre  entier,  captif,  le  feu  du  ciel. 


• 


L'homme,  soudain,  émerge  au-dessus  de  la  brume. 
Il  semble,  autour  de  lui,  que  l'infini  s'allume; 
C'est  le  séjour  de  ceux  qui  mangent  à  leur  faim, 
C'est  la  calme  clarté  d'un  jour  tiède  et  sans  fin. 


212  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Or  la  troupe  des  dieux  redoutés  est  absente. 

Un  seul,  celui  qui  tient  la  foudre  éblouissante, 
Est  là  qui  dort,  pressant  dans  son  poing-,  en  éclairs, 
Ce  feu  qui  doit  soumettre  un  jour  Tair  et  les  mers... 
Prise  là,  dans  sa  main,  l'étincelle  première 
Au  monde  inférieur  doit  livrer  la  lumière. 


L'homme  s'est  approché,  sournois,  du  dieu  dormant... 

Il  tient  prêt  son  roseau,  l'approche  lentement 

Du  foyer  dont  l'éclat  Téblouit  cl  ruisselle, 

Et  dès  qu'il  voit,  captive  au  fond,  une  étincelle, 

Vite,  il  clôt  d'un  épais  limon  le  roseau  creux, 

Pense  aux  hommes  et  dit  :  «  Comme  ils  vont  être  heureux  !  » 


VI 


Le  voleur  maintenant  retourne  vers  la  plaine     • 
Pour  léguer  sa  conquête  à  la  misère  humaine. 
Rude  à  qui  monte,  dure  à  qui  la  redescend, 
La  côte  à  chaque  pas  lui  met  les  pieds  en  sang. 
Il  pleut.  L'eau  par  torrens  sur  lui  coule  et  découle; 
Comme  fondu,  le  ciel  en  cataractes  croule... 
Qu'importe!  tant  qu'il  voit  l'étincelle,  point  d'or 
Où  l'avenir  du  monde  à  la  fois  veille  et  dort. 


Hélas!  l'homme  vainqueur  des  dieux  n'est  qu'un  impie 
Les  dieux  jaloux  voudront  tôt  ou  tard  qu'il  expie; 
Et  voilà  que  l'obscur  conquérant  d     feu  clair, 
Dompteur  futur  de  l'eau  bleue  et  du  bleu  de  l'air, 
Dès  demain  créateur  des  foyers,  qu'environne 
Le  couple  avec  les  fils  rassemblés  en  couronne, 
Voilà  que  le  premier  des  grands  victorieux 
Déjà  se  voit  traqué  par  la  haine  des  dieux. 
Il  voit  qu'un  dieu  mauvais  s'est  mis  à  sa  poursuite  :     ^ 
S'il  s'attarde,  il  se  perd  ;  il  se  perd  s'il  hésite; 


POÉSIES.  213 

Et  s'il  meurt,  —  avec  lui,  par  lui  ce  qui  périt, 
C'est  le  triomphe,  c'est  la  gloire  de  l'esprit!... 
Il  court  donc,  car  sur  sa  nuque,  sur  son  épaule, 
Il  sent  le  souffle  affreux  du  vengeur,  qui  le  frôle  ; 
Il  court,  ne  songeant  plus  qu'à  léguer  aux  humains 
Le  larcin  consolant  qui  réchauffe  ses  mains! 


VU 


L'aube  pointait.  C'était  l'heure  où  le  premier  pâtre 
Levait  des  yeux  ravis  vers  l'orient  bleuâtre. 
Avec  les  premiers  chiens  qu'on  eût  apprivoisés. 
Tout  petits,  comme  des  enfans,  par  des  baisers. 
Tout  un  troupeau  bêlant,  rassuré  par  l'aurore. 
Suivait  l'homme,  non  sans  tâcher  de  fuir  encore... 
Et  le  voleur  divin,  que  pourchassait  un  dieu, 
Dit  au  pâtre  en  fuyant  : 

—  <(  Tiens,  prends!...  Voici  le  feu  ! 
Ce  roseau  plein  de  cendre  en  contient  la  semence. 
Sache  que,  de  ce  jour,  l'humanité  commence... 
Sauve  le  feu  !...  Les  temps  sombres  sont  révolus... 
Allume  les  foyers  qui  ne  s'éteindront  plus!  » 


VIII 


Sur  un  mont  formidable,  à  la  plus  haute  cime, 

La  vengeance  des  dieux  a  cloué  sa  victime. 

Le  voleur  merveilleux,  le  sauveur  des  humains, 

Carcan  au  cou,  des  fers  aux  pieds,  des  fers  aux  mains, 

Les  bras  en  croix,  couché  sur  le  dos,  est  en  proie 

Au  vautour  qui  lui  ronge  incessamment  le  foie. 

Il  meurt  toujours;  sans  cesse  il  renaît,  puis  remeurt; 

Là-bas  l'humanité  n'est  plus  qu'une  rumeur 

Lointaine...  Elle  est  là-bas,  sous  ses  pieds,  dans  la  plaine. 

Que  fait-elle  sans  lui,  la  triste  race  humaine? 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  l'ignore;  il  n'est  plus  qu'un  héros  oublié 
Dont  la  pitié  n'entend  jamais  une  pitié. 


Et  le  jour  naît;  le  jour  meurt  pour  renaître  encore; 
Le  châtié  sourit  un  peu,  quand  vient  l'aurore; 
Chaque  matin  ranime  en  lui  le  clair  espoir, 
Mais  lespoir  agonise  en  son  cœur,  chaque  soir. 

—  «  Du  moins  ont-ils  sauvé  le  Feu,  la  flamme  sainte? 

Ou  bien  dans  le  roseau  perdu  s'est-elle  éteinte? 

Le  [)âtre  a-t-il  compris  ce  qu'était  mon  trésor? 

L'homme  a-l-il  toujours  froid?  est-il  dans  l'ombre  encor? 

Au  flanc  d'un  renne  mal  tué  qui  saigne  et  bouge 

Mange-t-il  la  chair  vive  et  boit-il  le  sang  rouge? 

Que  font  là-bas,  sans  feu,  sans  mouvement,  sans  bruit,^ 

Les  hommes,  tout  au  fond  des  gouffres  de  la  nuit?  » 


IX 


Tandis  que  rêve  ainsi,  sous  la  voûte  profonde 

Sans  étoiles,  celui  qui  soufTre  pour  le  monde. 

Un  rayon  tout  à  coup  se  reflète  en  ses  yeux... 

C'est  qu'un  astre  lointain,  qui  n'est  pas  dans  les  cieux, 

S'allumant  tout  là-bas,  rayonne,  —  solitaire, 

Et  c'est  bien  une  étoile,  oui,  —  mais  tombée  à  terre. 

Une  autre  encor  s'enflamme;  en  voici  deux,  puis  trois. 

Puis  vingt,  —  là  près  des  mers,  là  sur  le  bord  des  bois; 

Partout  les  feux  humains,  qui  naissent  par  centaines. 

Scintillent,  répondant  aux  pléiades  lointaines, 

Et  changent,  sous  les  yeux  du  martyr  consolé. 

La  terre  misérable  en  un  monde  étoile  ! 


X 


—  «  Je  triomphe!  j'ai  mis  dans  l'âme  universelle 
La  tiédeur  des  foyers  nés  de  mon  étincelle!  » 


POÉSIES.  2 1 5 

Et  voilà  qu'en  ses  yeux  un  autre  éclair  a  lui, 

Car  un  son  calme,  un  son  très  doux  monte  vers  lui  : 

La  flûte  chante. 

Un  pâtre-enfant  souffle  son  âme 
Dans  le  roseau  qui  fut  le  cachot  de  la  flamme, 
Où  se  réveille  aussi  le  souvenir  du  vent 
Qui  le  faisait  chanter  lorsqu'il  était  vivant  ; 
Et,  dans  cette  musique  errante  avec  la  brise. 
On  croit  ouïr  le  bruit  charmeur  d'une  eau  qui  brise, 
Les  crépitemens  doux  qui  précèdent  un  feu. 
Et,  dans  le  souffle  humain,  l'esprit  devenant  dieu! 

A  chaque  feu  nouveau  qui  naît,  grandit,  flamboie, 
La  flûte  au  loin  répond  par  des  éclats  de  joie  ; 
Autour  des  clairs  foyers  joyeux  et  réchaufFans, 
Dansent,  en  se  tenant  par  la  main,  les  eufans  ; 
Grave,  l'aïeul  nourrit  le  foyer  et  le  garde, 
Tandis  qu'en  souriant  iin  couple,  qui  regarde, 
Respire  dans  la  nuit  quelque  chose  d'heureux, 
Et,  feux  ou  chants,  tout  est  sorti  du  roseau  creux. 


XI 


Et  le  héros  sourit,  sous  le  bec  qui  le  ronge. 
Oublieux  des  carcans  qui  le  chargent,  il  songe  ; 
Il  lui  semble  que  tous  ces  feux,  astres  humains, 
Tous  les  bonheurs  naissans,  inventés  par  ses  mains. 
Et  tous  les  arts  futurs  qui  naîtront  de  la  flamme, 
Chants  et  feux,  tout  rayonne  en  lui  ;  tout  est  son  âme. 
Les  maux  des  hommes,  tous,  furent  soufferts  par  lui: 
Tous  les  bonheurs  humains  sont  les  siens  aujourd'hui  ; 
Pan  tout  entier  l'habite,  et  l'univers  sonore 
Emplit  son  cœur  joyeux  d'harmonie  et  d'aurore. 
Même  tout  l'avenir  resplendit  dans  son  cœur  : 
Il  voit  l'homme  passer  sur  le  globe,  en  vainqueur  ; 
De  siècle  en  siècle  il  voit  monter  sa  gloire  accrue  : 
L'homme  a  forgé  le  fer  :  l'épée  et  la  charrue; 


21G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  gouverne  du  geste  un  monstrueux  coursier 
Qui  fend  les  mers  avec  des  nageoires  d'acier; 
En  des  tubes,  roseaux  de  fer,  la  flamme  gronde  : 
Un  homme  la  chevauche  et  plane  sur  le  monde. 


XII 


Et  sur  les  chantiers,  pleins  de  tumulte  et  de  cris, 
Sur  les  combats  sanglans  ou  les  luttes  d'esprits, 
Sur  les  eaux  et  les  airs  que  Typhon  bouleverse. 
Sur  les  vaisseaux  qui  font  la  guerre  ou  le  commerce, 
Et  sur  la  nef  qui  monte  au  ciel  avec  l'oiseau, 
Un  dieu  paisible  étend  son  sceptre  :  le  roseau. 

Jean  Aicard. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française.  —  Le  Goût  du  vice,  comédie  en  quatre  actes,  par  M.Henri 
Lavedan.  —  Société  des  Conférences.  Dix  Conférences  de  M.  Maurice 
Donnay  sur  Molière. 

Notre  époque  est-elle  effroyablement  corrompue  ?  Nous  le  répétons 
vingt  fois  par  jour,  et  nous  en  sommes  très  convaincus;  mais  nous 
n'en  sommes  pas  bien  sûrs.  On  jugeait  sévèrement,  il  y  a  trente  ans, 
la  «  corruption  impériale;  »  on  parle  aujourd'hui  couramment  de  la 
société  du  Second  Empire,  comme  d'un  âge  d'or  où  fleurirent  toutes 
les  innocences.  Il  se  peut  qu'un  jour  nous  paraissions,  à  ceux  qui  nous 
jugeront  d'un  peu  loin  et  par  comparaison,  meilleurs  que  nous  ne 
nous  croyons.  Ne  serait-il  pas  étonnant  au  surplus  qu'une  époque  si 
médiocre  en  toutes  choses  ne  le  fût  pas  même  dans  le  mal?  Toutefois, 
et  quel  que  soit  le  fond  de  nos  cœurs,  ce  qui  est  certain  c'est  que  les 
apparences  sont  contre  nous.  Notre  littérature,  nos  conversations, 
nos  modes,  nos  usages,  autant  de  «  signes  extérieurs  »  qui  nous 
condamnent.  Non  seulement  il  circule,  et  non  plus  sous  le  manteau, 
des  livres  découpés  en  pleine  pourriture  et  dont  la  scandaleuse  mal- 
propreté fait  tout  le  succès,  mais  nos  romans  les  plus  honnêtes 
contiennent  des  passages  dont  les  mères  d'autrefois  n'auraient  pas 
permis  la  lecture  à  leurs  fUles,  et  dont  les  jeunes  filles  d'aujourd'hui 
sont  un  peu  gênées  pour  leurs  mères.  Il  en  est  de  même  des  pièces  de 
théâtre  où  les  spectacles  dits  de  famille  mettent  souvent  sous  les 
yeux  des  familles  d'étranges  tableaux.  Nul  ne  proteste,  car  on  ne 
tient  pas  à  se  faire  moquer  de  soi.  Les  propos  jadis  réservés  pour  le 
fumoir  sont,  —  parait-U,  —  admis  maintenant  au  salon.  La  bonne 
compagnie  s'est  si  intimement  mêlée  avec  l'autre  que,  ne  sachant 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  exactement  dans  laquelle  des  deux  on  se  trouve,  on  a  pris  le 
parti  de  s'y  mettre  à  l'aise,  à  tout  hasard,  et  d'abdiquer  une  vaine 
contrainte.  La  toilette  des  femmes  est  provocante,  leurs  allures  sont 
hardies,  et,  ce  qui  choque  davantage,  les  jeunes  filles  ont  répudié  la 
sainte  moussehne  et  tout  le  jeu  des  blancheurs  assorties...  Telle  est  la 
mode.  Nous  vivons  dans  une  atmosphère  de  libertinage.  On  respire 
dans  l'air  le  «  goût  du  vice.  » 

Supposons  qu'une  jeune  fille,  un  homme  jeune,  faits  tous  deux 
pour  être  de  bons  jeunes  gens,  aient  respiré  cet  air,  se  soient  impré- 
gnés de  cette  atmosphère,  se  soient  mis  à  cette  mode.  Marions-les. 
Quel  avenir  attend  ce  couple  ultra-moderne  ?  Tel  est  le  petit  pro- 
blème de  morale  sociale  que  M.  Henri  Lavedan  s'est  proposé  de  traiter, 
sous  forme  de  comédie  légère,  dans  le  Goût  du  vice.  Ainsi  cette  pièce 
se  rattache  aux  pièces  les  plus  fameuses  de  l'auteur  et  à  l'ensemble 
de  son  théâtre.  Dans  le  Vieux  Marcheur  et  dans  le  Nouveau  Jeu, 
M.  Lavedan  a  peint  les  maniaques  du  vice;  dans  Priola,  il  nous  en 
montrait  le  grand  premier  rôle,  dans  Viveurs  les  forçats  et  les  fan- 
toches. Cette  fois  iJ  nous  en  présente  les  snobs. 

Je  dirai  tout  de  suite  que  les  deux  premiers  actes  m'ont  ravi.  Ils 
sont  tout  en  conversation,  et  c'est  bien  ce  qui  en  fait  le  mérite.  On 
n'imagine  pas  un  dialogue  plus  souple,  plus  varié,  plus  vif,  plus 
brillant  et  d'un  éclat  plus  harmonieux.  De  la  fantaisie,  de  l'observa- 
tion, de  la  satire,  des  trouvailles  imprévues.  De  l'esprit  tout  le  temps 
et  pourtant  un  air  naturel,  probablement  parce  que  rien  n'est  plus 
naturel  à  l'auteur  que  d'écrire  et  de  parler  avec  esprit.  Pas  une  fausse 
note  ;  par  une  insistance  ;  à  la  mdnute  où  la  touche  risquerait  d'être 
trop  appuyée,  l'entretien  gUsse  à  un  autre  sujet,  les  effleure  tous  et 
de  chacun  prend  la  fleur.  Gela  court,  cela  vole,  et  c'est  un  charme. 
M.  Lavedan  excelle  dans  cet  art  du  dialogue  :  il  s'y  est  surpassé.  On 
comprend  sans  peine  pourquoi  je  lui  en  sais  tant  de  gré.  C'est  que 
l'art  de  causer  fut  une  de  nos  traditions  les  meilleures,  une  de  nos 
supériorités  les  moins  contestées,  notre  véritable  élégance,  et  que 
cette  élégance  est  en  train  de  se  perdre,  si  elle  n'est  déjà  perdue.  On 
nous  donne  de  temps  en  temps  des  nouvelles  du  «  dernier  salon  où 
l'on  cause.  »  Il  y  en  a  donc  toujours  un;  c'est  quelque  chose,  mais  ce 
n'est  pas  assez.  Pour  qu'il  y  ait  une  «  conversation  française,  »  il  faut 
que  l'on  cause  dans  tous  les«alons,  un  salon  étant  essentiellement  un 
endroit  où  l'on  cause.  Nous  sommes  loin  de  là,  c'est  évident.  Nous 
sommes  trop  pressés,  trop  agités  pour  cultiver  un  art  qui  exige, 
comme  tous  les  arts  d'agrément,  de  l'étude  et  des  loisirs.  Dans  les 


REVUE   DRAMATIQUE.  219 

maisons  où  nous  fréquentons,  nous  ne  faisons  que  passer.  Si  nous 
nous  arrêtons,  c'est  pour  potiner  ou  jouer  au  bridge.  Le  théâtre 
porte,  à  sa  manière,  la  marque  de  ce  changement  dans  les  mœurs. 
S'il  n'est  pas  toujours  une  image  fidèle  de  la  société,  le  théâtre  en 
est  du  moins  un  reflet.  Or,  il  n'a  pu  vous  échapper  que  dans  les 
comédies  de  ces  derniers  temps,  même  les  plus  relevées  de  ton,  et 
d'allures  ou  de  prétentions  le  plus  littéraires,  on  ne  cause  plus.  On  ne 
s'attarde  plus  en  route;  rien  d'inutile;  pas  d'épisodes,  pas  de  détours, 
pas  de  méandres,  droit  au  but  :  nous  ne  sommes  pas  ici  pour  nous 
amuser.  C'est  déplorable.  Et  c'est  absurde.  Car  les  pièces  de  théâtre 
ne  \dvent,  ou  ne  se  survivent,  que  par  le  dialogue.  Si  nous  reUsons 
aujourd'hui  les  comédies  d'Augier,  de  Dumas  fils,  de  Sardou  et 
de  Pailleron,  les  fantaisies  de  Meilhac  et  d'Halévy,  les  proverbes 
de  Musset  ou  de  Feuillet,  ce  n'est  pas  la  pièce  elle-même  que  nous 
y  allons  chercher,  c'est  le  dialogue  qui  nous  renseigne  sur  la 
société  d'un  temps  et  parfois  sur  nous-mêmes.  Le  tour  de  ces 
conversations  a  vieilli  par  endroits,  parce  que  rien  ne  passe  aussi 
vite  que  la  nuance  d'esprit  à  la  mode.  Mais  on  seratoujours  curieux 
d'y  trouver  une  indication  sur  les  idées  et  les  mots  qui,  à  une  cer- 
taine date,  avaient  cours  à  Paris.  On  m'assure  que  si  les  femmes 
vont  au  théâtre,  c'est  en  partie  pour  savoir  comment  on  s'habille; 
je  voudrais  qu'en  partie  aussi  on  y  allât  pour  savoir  comment  on 
cause.  On  cause  déhcieusement  dans  les  deux  premiers  actes  du 
Goût  du  vice  :  ce  sont  les  meilleurs  de  la  pièce.  A  partir  du  troi- 
sième acte,  on  agit  davantage;  on  s'émeut;  la  comédie  tourne  au 
drame.  C'est,  à  mon  sens,  l'endroit  où  la  pièce  faiblit;  l'intérêt  ne 
parvient  pas  à  naître.  Mais  il  sera  temps,  un  peu  plus  tard,  de  pré- 
senter mes  objections. 

La  toile  se  lève  sur  un  intérieur  de  bourgeoisie  cossue,  calme, 
honorable,  éminemment  familial.  M""*  Lortay  est  veuve  d'un  officier 
supérieur.  Elle  s'est  consacrée  à  son  fils,  qui  est  un  modèle  de  bon 
fils  et  ne  rentre  ni  un  soir,  ni  une  nuit,  sans  aller  embrasser  sa  mère. 
Voilà  la  manière  de  chez  nous.  Cette  mère  et  ce  fils  sont  bien  Français. 
Mais  ils  sont  Français  du  xx*  siècle.  André  Lortay  a  pris  pour  carrière 
la  littérature,  qui  ne  fait  plus  peur  aux  familles  et  qui  est  même  d'un 
bon  rendement.  Les  uns  font  du  roman,  d'autres  du  théâtre,  comme 
on  fait  dans  d'autres  professions  le  meuble  de  style  ou  le  bronze 
d'art.  Mais  il  faut  dans  toute  industrie  servir  le  cHent  suivant  ses 
goûts.  Le  goût  du  jour  est  au  roman  hcencieux.  Donc  André  Lortay 
fait  du  roman  licencieux.  Il  aurait  écrit  des  berquinades  au  temps  de 


220  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Berquin,  des  idylles  après  Bernardin  de  Saint-Pierre,  des  romans 
d'aventures  après  Dumas  père  et  des  romans-feuilletons  après  Eugène 
Sue.  C'est  aujourd'hui  le  roman  libertin  qui  se  vend  :  il  s'y  applique 
en  auteur  bien  sage.  Il  y  réussit  très  joliment.  Sa  mère  lui  sert  de 
secrétaire,  corrige  ses  épreuves,  rectifie  les  fautes  de  typographie 
sinon  de  morale,  et  lit  les  lettres  expédiées  par  les  femmes  du 
monde.  Car  il  paraît  que  les  femmes  du  monde  écrivent  aux  roman- 
ciers à  scandale.  Je  veux  bien  le  croire.  L'une  d'elles,  en  ce  moment, 
qui  signe  Mirette,  poursuit  André  Lortay  de  ses  déclarations  épisto- 
laires.  M""  Lortay  se  réjouit  de  cette  intrigue,  qui  est  évidemment 
pour  le  mauvais  motif,  Mirette  étant,  de  son  aveu  et  à  en  juger  par 
son  style,  une  femme  mariée  :  ce  peut  être  la  liaison  sérieuse,  dont 
une  mère  a  tout  à  espérer  pour  son  fils,  et  rien  à  craindre.  Beaucoup 
plus  dangereuse  pour  André  serait  cette  Lise  Bernin  qui  est,  elle, 
une  jeune  fille,  et  n'aurait  qu'à  vouloir  se  faire  épouser. 

Lise  Bernin  est  une  jeune  fille,  —  à  la  façon  dont  on  est  une  jeune 
fille  au  xx«  siècle.  Le  temps  est  passé  des  ingénues.  Les  demoiselles 
de  maintenant  se  sont  «  américanisées,  »  comme  nous  disons,  et 
comme  nous  avons  raison  de  dii'e,  car  c'est  d'excellent  nationalisme 
de  donner  un  nom  étranger  aux  mauvaises  modes  de  chez  soi.  Dans 
ce  concours  d'excentricités.  Lise  Bernin  a  trouvé  le  moyen  de  se  dis- 
tinguer. Comment?  Allures  ?  Langage?  Un  trait  suffira.  Elle  a  lu  les 
livres  d'André  Lortay.  Et  c'est  en  lisant  ces  livres  qu'elle  est  devenue 
amoureuse  de  l'auteur.  C'est  tout  dire. 

Cette  jeune  personne,  qui  depuis  trois  mois  entretient  un  flirt  en- 
ragé avec  le  romancier  de  ses  rêves,  s'est  mis  en  tête  de  le  pousser 
dans  ses  derniers  retranchemens,  aujourd'hui  même.  Elle  vient  le 
voir  chez  lui,  toute  seule,  comme  cela  se  fait.  Elle  va  ainsi  nous  être 
présentée  dans  une  triple  conversation.  D'abord  avec  M""*  Lortay. 
Elle  est  avec  ceUe-ci  très  sèche,  un  peu  hautaine,  lui  coupe  la  parole 
et  la  remet  à  sa  place  :  c'est  la  façon  de  traiter,  comme  elles  le  méri- 
tent, les  vieilles  personnes,  qu'il  est  d'usage  maintenant  de  désigner 
sous  le  nom  de  «  vieux  tableaux.  »  Puis  avec  un  certain  Tréguier,  cri- 
tique universitaire,  et  à  ce  titre  représentant  des  saines  traditions  et  de 
la  morale.  Celui-ci  aime  la  jeune  fdle,  profondément,  et  lui  demande 
d'être  sa  femme.  Il  choisit  bien  son  jour!  Je  reconnais  dans  cette 
démarche  la  gaucherie  de  l'homme  qui  Adt  dans  les  livres  et  ne  rentre 
dans  la  vie  réelle  qu'avec  un  peu  d'ahurissement.  Enfin  troisième 
conversation  et  scène  attendue  entre  Lise  et  André  Lortay.  Scène 
charmante  où  nous  voyons  les  deux  jeunes  gens  faire  la  roue  l'un 


REVUE    DRAMATIQUE.  221 

devant  l'autre,  étaler  une  perversité  dont  ils  se  sont  approvisionnés 
chez  les  bons  auteurs,  énumérer  la  kyrielle  de  défauts  sur  quoi  ils 
comptent  pour  paraître  aimables.  C'est  Lise  Bernin  qui  écrit  les  lettres 
signées  Mirette,  les  lettres  de  l'inconnue,  de  la  femme  mariée  qui  a 
banni  de  son  style  toute  pudeur.  Nous  l'aurions  parié  !  Comment 
résister  à  ce  grand  jeu  de  l'amour  et  de  l'effronterie?  André  Lortay 
épousera  Lise  Bernin  et  prendra  Tréguier  pour  témoin. 

Au  second  acte,  nos  jeunes  mariés  ont  sept  mois  de  mariage.  A 
voir  les  démonstrations  d'amour  qu'ils  se  prodiguent  en  public,  on, 
jurerait  que  la  lune  de  miel  continue.  Mais  ce  ne  sont  que  des  démon- 
strations en  public  et  pour  le  public.  Dans  l'intimité,  ils  se  cachent 
mal  l'un  à  l'autre  leur  ennui  et  leur  déception.  Pourquoi?  C'est  qu'ils 
ont  continué  à  jouer  le  rôle  dans  lequel  ils  se  sont  connus,  à  tenir 
l'emploi  pour  lequel  ils  se  considèrent  comme  engagés.  Et  ce  rôle 
qui  se  prolonge  leur  est  devenu  insupportable,  sans  qu'ils  aperçoi- 
A'ent  aucun  moyen  de  s'en  déUvrer.  Aussi  les  journées  sont-elles 
mornes  sur  la  plage  bretonne  où  ils  sont  venus  passer  l'été.  On  de- 
mande un  -vdsiteur,  ami  ou  passant,  quelqu'un  enfin,  qui  soit  un  tiers 
et  rompe  la  monotonie  du  tête-à-tête.  Arrive  Tréguier.  Successive- 
ment la  petite  femme  et  le  petit  mari  lui  font  leurs  confidences  ;  ils 
ne  sont  pas  heureux;  ils  le  prient  de  venir  à  leur  aide;  et,  par  un 
singulier  hasard,  le  service  qu'ils  attendent  tous  deux  de  lui  est  le 
même  :  c'est  qu'il  fasse  la  cour  à  Lise,  qu'on  appelle  maintenant 
Mirette.  Nous  comprenons  Mirette;  elle  s'ennuie  :  on  prend  ce  qu'on 
trouve.  Nous  comprenons  moins  le  mari.  Mais  on  ne  comprend  pas 
toujours  la  politique  des  maris.  Cela  n'a  d'aUleurs  pas  grande  impor- 
tance. Un  bonheur  ne  vient  jamais  seul.  D'Apriea,  qui  fut  le  second 
témoin  du  mariage  Lortay,  vient  à  passer  par  là,  avec  une  petite  amie, 
Jeanne  Frémy.  On  ^in^'ite  à  faire  un  séjour,  lui  et  la  petite  amie...  Si 
un  auteur,  aussi  exercé  que  M.  Lavedan,  réunit  sur  un  même  point 
du  globe  tous  ces  personnages,  c'est,  vous  le  pensez  bien,  qu'il  leur 
réserve  un  rôle  à  chacun  dans  le  drame  qu'il  a  combiné.  Car  nous 
voici  en  plein  drame. 

D'Aprieu  et  Tréguier  font  tous  deux  à  Mirette  une  cour  en  règle, 
mais  d'une  manière  différente  et  avec  des  chances  inégales.  La  cour 
de  Tréguier  est  une  cour  respectueuse,  sentimentale,  en  service  com- 
mandé. D'Aprieu  est  brutal,  pressant,  pressé,  trop  pressé:  c'est  ce 
ffiii  le  perd  ;  il  se  croit  trop  tôt  à  l'instant  d'obtenir  ce  qu'il  A'eut 
prendre.  Mirette  appelle  au  secours.  Ce  n'est  pas  le  mari  qui  répond, 
étant  pour  lors  occupé  auprès  de  la  petite  amie  de  d'Aprieu  :  c'est 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tréguier.  Quand  arrivera  le  mari,  encore  à  temps, mais  tout  de  même 
un  peu  tard,  il  subira  une  scène  de  reproches  des  plus  violentes  et  se 
verra  fermer  la  porte  au  nez  par  sa  femme:  ce  qui  est  toujours  humi- 
liant pour  un  mari. 

Au  dernier  acte,  Lise-Mirette  a  enfin  lu  dans  son  cœur  et  débrouillé 
le  chaos  de  ses  sentimens.  Celui  qu'elle  aime,  ce  n'est  ni  Lortay  et  sa 
perversité,  ni  d'Aprieu  et  sa  brutalité,  c'est  Tréguier.  Elle  l'aime,  à 
force  de  l'admirer.  Ne  vient-il  pas  de  la  sauver  tout  à  l'heure?  On  a 
vu  des  femmes  épouser  leur  sauveteur.  Elle  épousera  Tréguier  ou 
elle  sera  sa  maîtresse,  à  son  choix.  Ah  !  que  nous  ne  sommes  pas 
inquiets!  Tréguier  n'a  pas  été  mis  là  pour  qu'on  l'aime,  en  justes 
noces  ni  autrement.  Ce  n'  est  pas  dans  ses  attributions.  Il  est  là  pour 
raccommoder  les  ménages,  réconcilier  les  époux  qui  s'adorent  en 
croyant  se  haïr,  et  leur  rapporter  le  bonheur,  —  avec  un  peu  de 
morale  autour.  Car  il  a  un  faible  pour  la  dissertation  morale,  pour 
les  conseils  administrés  avec  un  peu  de  pédantisme  ;  c'est  dans  sa 
fonction  :  il  a  été  professeur,  U  donne  des  leçons.  Écoutons- le  tirer  la 
morale  de  la  pièce.  Voilà  donc,  dira-t-il,  où  un  snobisme  détestable 
allait  conduire  ce  ménage  à  la  mode  du  xx*  siècle  !  Par  un  absurde 
respect  humain,  ces  deux  époux  se  sont  menti  l'un  à  l'autre  et  paré 
de  défauts  qu'Us  n'ont  pas.  Ils  ont  affecté  le  goût  du  vice  pour  mieux 
dissimuler  le  penchant  qui  les  entraîne  irrésistiblement  à  la  vertu. 
Fanfarons  de  perversité,  qu'Os  cessent  un  jeu  dangereux  I  Qu'ils 
reviennent  à  leur  vraie  nature  !  Qu'ils  soient  eux-mêmes  !  Il  n'est  que 
temps  de  songer  à  faire  de  bons  hvres  et  de  beaux  enfans... 

Avouerai-jeque  ces  péripéties  m'ont  médiocrement  intéressé?  Une 
jeune  femme  qui  est  près. de  mal  tourner,  qui  va  jusqu'au  bord  de  la 
faute,  qui  est  ramenée  par  un  terre-neuve,  nous  en  avons  tant  vu  !  je 
dis:  au  théâtre.  Situation  connue,  prévue,  que  rien  ne  ^^ent  renou- 
veler. Nous  avons  l'impression  d'être  en  pleine  convention.  L'auteur  l'a 
voulu  ainsi,  je  le  sais,  et  la  loi  du  genre  exige  que  la  pièce  finisse 
bien.  Quand  même,  il  est  trop  peu  sévère  pour  le  travers  qu'il  dénonce. 
Il  semble  y  voir  une  parure  de  mauvais  goût,  mais  légère,  qu'on 
enlève  quand  on  veut,  comme  sa  voilette  ou  comme  ses  gants,  et  qui 
ne  laisse  pas  de  traces.  Cela  est  bien  difficile  à  admettre.  Bien  sûr  ce 
n'est  pas  ici  la  débauche,  et  le  clou  qu'elle  vous  plante  sous  la  ma- 
melle gauche.  C'est  du  moins  une  odeur  malsaine  :  elle  pénètre,  elle 
s'attache.  C'est  une  atmosphère  pernicieuse  :  on  s'en  imprègne. 
Mauvaise  préparation  à  une  "\de  honnête.  Mauvaise  éducation  du 
cœur  et  de  l'esprit.  Si  encore  ce  n'était  qu'une  question  d'éducation  ; 


REVUE   DRAMATIQUE.  223 

mais  c'est  quelque  chose  de  plus  :  une  affaire  de  tempérament  et 
d'instinct.  Quand  on  est  si  fort  attiré  vers  les  peintures  du  vice,  c'est 
qu'elles  correspondent  en  vous  à  un  secret  désir.  On  porte  en  soi  le 
germe  des  qualités  ou  des  défauts  qu'on  recherche  chez  les  autres. 
M.  Lavedan  n'a  pas  assez  indiqué  cet  aspect  de  son  étude,  ou  plutôt 
il  l'en  a  résolument  supprimé,  parce  qu'il  était  en  effet  embarras- 
sant. Mais,  malgré  lui,  la  remarque  subsiste,  l'objection  se  présente 
et  nous  hante. 

Ces  deux  protagonistes  d'une  comédie  aimable  qui  seront  récom- 
pensés à  la  fin,  ces  deux  jeunes  gens  spirituels  et  gracieux  qui  finiront 
par  être  de  tendres  époux,  nous  sont  donnés  pour  des  personnages 
sympathiques,  égarés  un  moment  et  \ictimes  passagères  de  leur  mi- 
lieu, mais  en  eux-mêmes  et  par  nature  foncièrement  bons.  Le  moyen 
de  nous  le  faire  croire?  Ce  polisson  de  Lortay  écrit  des  polissonneries 
à  froid.  Est-ce  que  c'est  une  excuse,  par  hasard?  Ce  petit  monsieur  bien 
élevé  fait  commerce  de  malpropretés,  parce  que  c'est  l'article  qui  se 
vend.  Je  le  trouve  répugnant,  tout  simplement.  Il  fait,  me  direz-vous, 
comme  font  bien  d'autres  autour  de  lui.  C'est  bien  ainsi  que  je  l'en- 
tends. Et  cette  jeune  fille  qui  ht  des  turpitudes  et  n'en  est  pas  révoltée  ! 
Son  joh  visage  n'est  pas  une  suffisante  compensation  à  sa  difformité 
morale.  Décidément  ces  deux  personnages  sympathiques  sont  trop 
antipathiques.  Ils  sont  trop  vilains.  Cela  me  gâte  mon  plaisir.  M.  La- 
vedan a  dépensé  en  leur  honneur  tout  son  talent,  toutes  ses  ressources 
d'esprit  et  de  sensibihté  ;  ce  sont  bien  des  affaires  pour  le  mariage 
d'une  demi-vierge  et  d'un  pornographe. 

Le  Goût  du  vice  est  très  bien  joué,  d'abord  par  M""'  Pierson  qui, 
dans  le  rôle  de  la  mère,  est  comme  toujours  la  bonhomie  et  la  fmesse 
elles-mêmes  et  qui  indique  à  merveille,  sans  la  trop  souhgnei,  l'in- 
conscience de  la  bonne  dame;  puis  par  la  jeune  troupe  de  la  Comédie 
qui  a  rivahsé  de  verve  et  de  zèle  et  réahsé  un  ensemble  digne  des 
aînés.  M'^^  Piérat, qu'on  ne  se  lasse  pas  de  nous  montrer  et  que  nous  ne 
nous  lassons  pas  de  revoir,  a  fait  du  rôle  de  Lise  Bernin  une  bien 
charmante  création;  elle  en  traduit  les  deux  aspects  de  perversité  et 
de  sentiment,  non  pas  également,  ayant  dans  son  jeu  plus  de  séduc- 
tion que  d'émotion.  M.  Dessonnes  dans  le  rôle  d'André  Lortay  est 
un  jeune  premier  vraiment  jeune  :  il  a  de  l'élégance,  de  l'aisance  ;  il  a 
plu,  et  bien  servi  son  personnage.  M.  Bernard  est  un  Tréguier  tou- 
chant de  bonté  éperdue.  M.  Grandval  a  composé  avec  beaucoup  d'intel- 
hgence  le  rôle  de  d'Aprieu  ;  et  M'^^  Maille,  en  Jeanne  Frémy,  a  eu  de 
la  simplicité  et  de  l'agrément. 


224 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


M.  Maurice  Donnay  %ieiit,  à  son  tour,  d'occuper  cette  chaire  de  la 
Société  des  Conférences  que  naguère  inaugura  Ferdinand  Brunelière 
dans  des  conditions  inoubliables,  et  qpie  M.  JulesLemaître  a  faite  sienne 
par  la  plus  brillante  série  de  succès.  Les  dix  conférences  qu'il  a  con' 
sacrées  à  Molière  ont  été  très  bien  accueillies  d'un  public  de  connais- 
seurs. On  en  a  goûté  la  simplicité  ingénieuse,  le  naturel  plein  de  bonne 
grâce,  le  tour  aisé,  le  ton  qui  était  celui  d'une  causerie  spirituelle 
semée  de  remarques  malicieuses,  de  boutades  joliment  fantaisistes  et 
gaies. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  Molière;  M.  Maurice  Donnay  s'est  excusé 
de  n'avoir  pas  tout  lu  et  d'ailleurs  de  n'apporter  aucun  document 
inédit.  Mais  on  ne  lui  en  demandait  pas.  Il  avait  mieux  à  faire  :  c'était 
de  se  placer  à  un  point  de  vue  nouveau,  ou  du  moins  trop  négligé;  et 
il  n'y  a  pas  manqué.  Puisqu'il  est  auteur  dramatique,  on  attendait  de 
lui  qu'il  parlât  non  pas  en  professeur,  ni  en  philologue,  ni  en  philo- 
sophe, mais  en  auteur  dramatique.  Il  l'a  parfaitement  compris.  11  a 
envisagé  les  pièces  de  Molière  non  pas  comme  des  romans,  des 
mémoires,  des  traités,  des  discours,  des  manifestes,  mais  comme  des 
pièces  de  théâtre.  Il  s'est  demandé  comment  elles  ont  été  écrites, 
plutôt  que  pourquoi.  II  s'est  proposé  de  nous  montrer  le  mécanisme 
de  leur  production,  en  homme  qui  est  de  la  partie.  De  là,  et  néces- 
sairement, beaucoup  d'analyses,  qui  sont  des  modèles  d'analyses, 
démontant  le  chef-d'œuvre  pour  le  recomposer  sous  nos  yeux,  ou 
plutôt  encore  nous  installant  à  l'intérieur  pour  nous  expliquer,  vaille 
que  vaille,  «  comment  c'est  fait.  »  Donc,  les  notes  de  tous  les  com- 
mentateurs résolument  jetées  par-dessus  bord;  un  essai,  presque  tou- 
jours heureux,  pour  restituer  l'œuvre  dans  sa  fraîcheur,  dans  sa  sim- 
plicité, et,  comme  on  eût  dit  au  xvii^  siècle,  dans  sa  naïveté. 

Le  premier  avantage  de  cette  méthode  est  de  désencombrer 
l'étude  de  ce  théâtre  et  d'en  expulser  radicalement  un  certain  nombre 
d'inventions  saugrenues,  dont,  malgré  nous,  le  souvenir  nous  hante, 
et  qui  faussent  sujet,  épisodes,  caractères.  Quelles  intentions  n'a-t-on 
pas  prêtées  à  Molière,  qu'il  n'a  jamais  eues  et  qu'il  eût  été  bien  em- 
pêché d'avoir?  Quelles  métamorphoses  n'a-t-on  pas  fait  subir  à  ceux 
de  ses  personnages  dont  le  dessin  est  pourtant  le  plus  franc  et  le 
plus  net?  Alceste  est  devenu  un  Hamlet,  et,  qui  pis  est,  un  Hamlet 
romantique.  Don  Juan  est  devenu  le  poète  assoiffé  d'infini,  le  pas- 
sionné chercheur  d'idéal.  M.  Donnay  a  fait  justice  de  ce  travestisse- 
ment lyrique.  Il  a  dépouillé  de  son  prestige  l'immortel  séducteur  ;  il 
lui  a  contesté,  —  lui,  l'auteur  à! Amans  1 —  jusqu'au  titre  d'amant. 


REVrE    DRAMATIQUE.  225 

«  L'homme  à  femmes,  à  beaucoup  de  femmes,  à  trop  de  femmes,  à 
toutes  les  femmes,  n'est  pas  un  amant.  Don  Juan  peut  bien  en  avoir 
possédé  mille  et  trois,  sans,  pour  cela,  connaître  une  femme,  ni  la 
femme,  ni  les  femmes.  Son  but  est  de  séduire  et  de  s'enfuir  après;  alore, 
quelle  est  donc  la  femme  qui  se  dévoile,  corps  et  àme,  en  une  seule 
fois?...  Il  ne  connaît  que  la  victoire,  U  ne  connaît  pas  la  défaite;  il  ne 
connaît  pas  l'infidélité,,  ni  la  trahison,  sinon  les  siennes;  il  ne  connaît 
pas  le  doute,  le  soupçon,  la  tristesse,  la  souffrance;  il  ne  connaît  pas 
ses  propres  larmes,  et  les  larmes  de  ses  victimes  ne  l'émeuvent  pas.  Il 
peut  avoir  des  sens  étonnans  et  même  un  cerveau,  mais  il  n'a  pas  de 
•cœur;  il  n'est  pas  un  amant.  C'est  un  artiste,  un  dilettante,  mais  le 
dilettantisme  est  stérile.  lia  trop  de  fatuité  pour  être  intelhgent.  A  le 
bien  regarder,  ce  Don  Juan,  au  fond  de  ses  beaux  yeux  cruels,  non, 
je  ne  le  crois  pas  très  intelligent;  je  veux  dire  qu'il  n'a  pas  cette 
intelligence  supérieure  dans  laquelle  entrent  la  bonté  et  la  pitié,  et 
sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  lumineuse  beauté.  »  J'ai  cité  ce  mor- 
ceau pour  montrer  la  finesse  d'analyse  morale  que  M.  Donnay  a  su 
joindre  à  la  sûreté  de  l'analyse  dramatique.  Pour  parler  de  Molière 
convenablement,  il  a  pensé  qu'il  en  fallait  parler  avec  bon  sens,  ce 
qui  n'empêche  pas  d'ailleurs  d'en  parler  avec  esprit.  Voici  la  con- 
clusion de  ce  portrait  de  Don  Juan  :  «  Débarrassé  de  la  légende,  de 
la  tradition,  du  romantisme,  de  la  littérature, qu'est-ce  que  Don  Juan? 
Il  n'y  a  plus  que  les  écoliers  pour  fixer  sur  lui  leurs  yeux  ardens. 
•Cet  orgueilleux,  cet  égoïste  forcené,  cet  individualiste  exaspéré,  ce 
jouisseur  effréné,  ce  méchant  passionné,  il  a  beau  se  réclamer  de 
Nietzsche,  qu'il  n'a  pas  compris  d'ailleurs,  le  voilà  qui  entre  dans  le 
■domaine  de  la  pathologie  :  c'est  le  marquis  de  Priola,  c'est  un  candi- 
dat à  la  paralysie  générale.  »  L'idole  est  découronnée:  puisse-t-ellc 
rester  sous  le  coup  de  cette  exécution! 

Pour  retrouver  la  véritable  pensée  de  Molière,  le  plus  simple  et  le 
plus  sûr  est,  en  tout  étal  de  cause,  de  s'en  rapporter  au  dessein  qu'il 
a  lui-même  avoué.  Que  n'a-t-on  pas  cru  voir  dans  Tartuffe  et  quelles 
visées  lointaines  n'a-t-on  pas  prêtées  à  Molière  et  quelles  mystérieuses 
arrière-pensées  ?  Si  pourtant  cette  pièce  dont  le  héros  est  un  hypo- 
crite n'était  dirigée  que  contre  l'hypocrisie,  et  si  cette  comédie  de 
l'Imposteur  ne  s'attaquait  qu'à  l'imposture  1  Aux  époques  différentes, 
hypocrisie  et  imposture  opèrent  sur  des  terrains  différens,  exploitent 
des  domaines  qui  changent  suivant  que  les  influences  dominantes  se 
déplacent.  Au  xvii"  siècle,  l'Église  occupe  dans  l'État  une  place  pré- 
pondérante; sa  domination  pèse  fortement  sur  la  poUtique,  la  société 
TOME  ui.  —  1911.  l'i 


^26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  famille,  les  mœurs.  Molière  s"attaque  donc  à  l'hypocrisie  religieuse. 
De  nos  jours  il  en  aurait  mis  à  la  scène  une  autre  forme,  l'étalage  de 
la  dévotion  n'étant  plus  un  moyen  de  se  faire  bien  venir  des  «  pou- 
voirs publics  »  et  de  courir  la  carrière  des  honneurs  et  de  la  fortune. 
Au  surplus,  il  n'aurait  eu  que  l'embarras  du  choix.  «  Tartuffe  nous 
rempUt  d'horreur,  d'effroi  et  de  dégoût,  parce  qu'il  symboUso  à  nos 
yeux  l'hypocrisie,  la  rehgieuse  et  toutes  les  autres,  philosophique, 
scientifique,  politique,  sociale,  humanitaire.  Comme  l'a  très  bien  dit 
Alfred  Capus,  un  homme  riche  et  heureux,  qui  prêche  la  révolte 
sociale  sans  s'être  préalablement  dépouillé  de  ses  biens,  n'est  peut- 
être  pas  un  imposteur  moins  dangereux  que  celui  de  Molière.  A  la 
place  de:  peut-être,  il  faut  dire:  certainement.  Débarrassons  la 
comédie  de  toute  son  exégèse.  Tartuffe  pour  nous  est  l'hypocrite, 
c'est-à-dire  l'homme  le  plus  néfaste  dans  toutes  les  classes  et  dans 
tous  les  partis,  pour  sa  classe  et  pour  son  parti,  que  ce  soit  un  faux 
déVdt,  un  mauvais  prêtre,  un  politicien  arriviste,  un  général  antimi- 
litariste, un  débauché  féministe,  un  patron  anarchiste  ou  un  agent  de 
change  collectiviste.  » 

"  Dans  Tartuffe  on  a  voulu  voir  tout  notre  anticléricalisme,  dans  les 
Femmes  savantes  tout  notre  féminisme,  dans  une  seule  réplique  de 
Dbh  Juan  tout  notre  humanitarisme,  et  généralement  dans  le  théâtre 
de  Molière  toute  la  Révolution  frâiiçaise.  On  peut  affirmer  que  Molière 
n'y  avait  pas  pensé.  Il  pensait  au  public  qu'il  avait  devant  lui  et  qu'il 
s'agissait  de  divertir.  Il  ne  faut  même  pas  se  le  représenter  à  la 
manière  d'un  écrivain,  travaillant  à  loisir  et  se  servant  de  la  forme 
théâtrale  pour  habiller  ses  idées  philosophiques  ou  ses  théories  so- 
ciales. Voltaire,  peut-être,  composait  ainsi  ses  pièces,  et  c'est  une  des 
raisons  pourquoi  elles  ne  sont  pas  celles  de  Molière.  C'est  pour  être 
comédien,  non  pour  être  auteur  comique,  que  Molière  a  abordé  le 
théâtre.  Ayant  commencé  par  être  acteur  il  a  continué,  et  joint  à 
cette  profession  celle  de  directeur  de  troupe.  Il  fait  des  pièces  pour 
être  jouées,'  pour  le  succès  immédiat  qu'on  obtient  en  faisant  rire  les 
honnêtes  ■  geris  :  il  s'en  est  fallu  de  peu  qu'il  ne  les  fit  même  pas 
'  inlprimêr . 

'  Il  est  pressé,  il  prend  le  sujet  qui  est  dans  l'air,  le  ridicule  qii'U  a 
so'iis  la  main,  l'original  qu'il  vient  de  rencontrer,  le  petit-maître  ouïe 
pcdiant  qiii'sé  sont  attaqués  à  lui,  le  notaire  ou  l'huissier  à  verge  à  qui 
il  a  eu  affaitè,  le  médecin  qui  ne  l'aide  pas  à  guérir,  —  la  coquette 
'qui' le  fait  sôù'ffrir.  «  Ils'(^sl  joué  le  premier  en  plusieurs  endroits  sur 
des  affairés 'de  sa  famille  et  qui  regardaient  ce  qui  se   passait  dans 


REVUE   DRAMATIQUE.  227 

son  domestique.  »  Cette  assertion  de  La  Grange  a  beaucoup  frappé 
M.  Donnay.  Et  elle  lui  a  été  d"u*ri  grand  secours.  Ayant  en  effet  pour 
programme  d'étudier  la  vie  de  l'homme  aussi  bien  que  l'œuvre  de 
l'écrivain,  il  lui  importait  de  mettre  en  évidence  les  points  où  elles  se 
rejoignent.  Il  s'est  amusé  à  souligner  ce  parallélisme.  Voyez,  dit-E 
à  peu  près,  comme  les  circonstances  de  la  vie  de  Molière  déterminent 
son  œuvre!  Il  épouse  Armande;  il  écrit  l'École  des  maris  et  l'École 
des  femmes,  deux  pièces  qui  témoignent  delà  même  préoccupation: 
peut-on  être  aimé  d'une  femme  lorsqu'on  a  vingt  ans  de  plus  qu'elle? 
A  la  même  préoccupation  se  rattache  le  Mariage  forcé.  U École  des 
femmes  est  violemment  attaquée  :  il  écrit  pour  se  défendre  la  Critique 
de  l'École  des  femmes;  les  attaques,  les  calomnies  continuant,  2. 
répond  par  V Impromptu  de  Versailles.  «  Il  y  a  toujours  dans  cette  École 
des  femmes  un  passage  dont  les  dévots  s'emparent  pour  l'accuser 
d'irréhgion,  alors  que  ses  intentions  sont  sans  noirceur;  ces  suscepti- 
bilités, cette  intolérance,  cette  mauvaise  foi  l'irritent.  Il  se  dit  : 
«  Ah  !  vous  criez  de  la  sorte  pour  mes  pauvres  chaudières  bouil- 
lantes... Je  vais  vous  faire  crier  pour  quelque  chose.  »  Et  il  écrit 
Tartuffe.  Les  dévots  s'alarment  et  font  interdire  Tartuffe.  A  la  hâte  ii 
écrit  le  Festin  de  Pierre,  et  de  Don  Juan  il  fait  non  seulement  ua 
débauché  et  un  athée,  mais  encore  un  hypocrite,  par  vengeance  de  la 
cabale  qm  a  arrêté  Tartuffe.  »  Et  ainsi  de  suite.  Surmené  de  travail,  il 
commence  à  sentir  les  atteintes  du  mal  qui  l'emportera.  Il  écrit 
l'Ai/uiur  médecin  et  c'est. sa  première  pièce  contre  la  Faculté!  Voici  le 
Misantki'ope.  Certes,  Alceste  n'est  pas  Mohère  :  toutefois,  Alceste  est 
jaloux,  et  les  chagrins  d'amour,  les  tortures  de  la  jalousie  ne  se 
devinent  pas,  il  faut  les  avoir  éprouvés  pour  les  exprimer  avec  cette 
vérité  et  cette  intensité.  On  n'exprime  bien  que  ce  dont  on  souffre... 
Si  Ion  voulait  à  toute  force  chercher  une  chicane  à  M. Donnay,  c'est 
par  là  que  son  étude  prêterait  à  la  critique.  Il  a  trop  cédé  à  la  tentation 
de  trouver  dans  la  biographie,  d'ailleurs  si  imparfaitement  connue 
et  souvent  si  conjecturale  de  Molière,  le  fil  qui  nous  conduit  sûrement 
à  travers  son  œuvre.  Hâtons-nous  de  dire  qu'il  s'est  gardé  d'attribuer 
à  cette  indication  plus  d'importance  qu'elle  n'en  a.  Il  a  très  bien  vu 
([ue  les  incidens  de  l'existence  quotidienne  ont  été  pour  MoUère 
l'occasion,  non  la  matière  de  ses  pièces.  Les  sujets  Im  sont  venus 
d'ailleurs.  11  y  avait,  au  wif  siècle  un  répertoire  traditionnel,  une 
«  matière  comique  »  qu'il  a  exploitée  à  son  tour  en  se  l'appropriant  e'f 
y  mettant  une  fois  pour  toutes  son  empreinte.  Les  deux  frères  de 
l'École  des  Maris  sont  ceux  des  Adelphes  que  Térence  lui  avait  légué.s. 


228  REVUK  Dr:s  deux  mondes. 

Le  cycle  du  cocuage  emplit  à  peu  près  toute  la  littérature  «  gau- 
loise. ))  Les  vers  les  plus  jaloux  du  Misanthrope  sout  repris  de  Do» 
Garde  de  Naoarre  que  Molière  «M-rivait  quand  il  n'était  pas  encore  le 
mari  d'Armande.  Rien  ne  serait  plus  faux  que  de  voir  dans  son 
théâtre  une  sorte  de  longue  conlidence  personnelle.  Il  n'est  pas 
le  premier  de  nos  lyriques.  Pas  plus  qu'il  n'est  Voltaire,  il  n'est 
Victor  Hugo  ni  Musset.  Et  M.  Donnay  ne  pouvait  commettre  une 
telle  méprise,  précisément  parce  qu'il  est  lui-même  auteur  drama- 
tique. 

Sa  conclusion  résume  en  quelques  mots  toute  son  étude  :  «  La 
philosophie  de  Molière,  sa  morale,  son  style,  sont  une  philosophie, 
une  morale,  ^i  un  style  do  théâtre.  C'est  un  homme  de  théâtre,  le  plus 
grand,  le  plus  nombreux,  le  plus  divers,  le  plus  complet  que  nous 
ayons.  »  On  ne  saurait  mieux  dire.  M.  Donnay  a  donc  eu  bien  raison 
de  se  placer  au  point  de  vue  qu'il  a  adopté.  Ses  conférences,  qui 
auraient  pu  n'être  que  charmantes,  ont  encore  été  très  judicieuses. 
Cela  n'empêchera  pas  les  commentateurs  de  continuer  à  travailler  sur 
le  te.xte  de  Molière,  et  même  de  se  réjouir  sournoisement  que  M.  Don- 
nay ait  augmenté  d'une  unité  le  nombre  déjà  respectable  des  com- 
juentaires  attachés  à  ce  texte.  Ils  commenteront,  ils  traduiront,  ils 
trahiront.  Et  ils  auront  raison,  eux  aussi.  Car  nous  avons  une  ten- 
dance irrésistible  à  tirer  à  nous  les  hommes  de  génie  pour  en  faire 
nos  contemporains  :  c'est  une  forme  de  notre  admiration  et  une 
preuve  que  nous  ne  pouvons  plus  vivre  sans  eux.  Les  œuvres  mé- 
diocres ou  simplement  estimables  qui  u  ne  sont  que  ce  qu'elles  sont  » 
ne  courent  pas  le  danger  de  ces  interprétations  inexactes.  C'est  le 
privilège  des  grandes  œuvres  qu'à  travers  les  siècles  elles  partici- 
pent à  la  loi  du  changement,  qui  est  celle  même  de  la  vie,  et  se 
chargent  du  poids  de  notre  propre  pensive.  Chaque  génération  qui 
vient  y  apporte,  en  hommage,  un  contresens  de  plus. 

lÎEVÉ  DoiMic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Nous  voudrions  pouvoir  nous  occuper  à  loisir  du  voyage  que 
lait  en  ce  moment  M.  le  Président  de  la  République,  car  les  leçons 
qui  en  ressortent'  sont  réconfortantes.  De  toutes  nos  entreprises 
coloniales,  aucune  n'a  mieux  réussi  que  celle  qui]  nous  'a  conduits  en 
Tunisie,  et  M.  Fallières  a  pu,  sans  rien  exagérer,  constater  les  [résul- 
tats merveilleux  auxquels  nous  sommes  arrivés  au  bout  de  trente 
ans.  La  Régence,  arrachée  à  la  barbarie,  a  été  engagée  dans  la 
voie  de  la  civilisation  et]  elle  en  a  parcouru  rapidement  les  étapes. 
Cette  heureuse  réussite  tient  à  des  causes  diverses,  dont  la  princi- 
pale est  que,  (dès  le  début,  avec  une  souplesse  et  une  fermeté  de 
direction  qui  est  due  à  notre  premier  résident  général,  M.  Paul 
Cambon,  nous  avons  appliqué  en  toute  vérité  et  loyauté  le  système 
du  protectorat  jfet  renoncé  à  celui  de  l'assimilation  plus  |ou  moins 
directe.  M.  le  Président  [de  la  République  a  continué  de  s'inspirer, 
dans  son  langage,  des  principes  qui  ont  présidé  à  l'établissement  et 
au  développement  de  notre  protectorat;  les  mots  de  tolérance  pour 
les  sentimens  religieux,  de  ménagemens  pour  les  opinions  et  les 
intérêts  sont  ^revenus  sur  ses  lèvres  avec  [une  telle  insistance  que 
certains  de  nos  journaux,  en  y  mettant  sans  doute  quelque  ironie, 
ont  regretté  pour  beaucoup  de  Français  qu'ils  jne  fussent  pas  Tuni- 
siens. Â  l'étranger  également,  nous  avons  su  inspirer  confiance.  Même 
les  pays  qui,  au  premier  abord,  n'avaient  pas  vu  notre  intervention 
sans  inquiétude  reconnaissent  aujourd'hui  que  [nous  avons  traA'aillé 
au  profit  de  tous.  C'est  le^cas  de  l'Italie^  par  exemple,  et  nous  avons 
été  particulièrement  touchés  de  l'hommage  que,  avec  les  autres  puis- 
sances méditerranéennes,  elle  a  rendu  au  représentant  de  la  Répu- 
blique. [Les  nuages  d'autrefois  sont  dissipés;  les  deux  soeurs  latines 
n'ont  plus  rien  qui  les  [divise.  Aussi  la  France  a-t-elle  applaudi  de 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  cœur  aux  fêtes  que  l'Italie  organise  en  ce  moment  pour  célébrer 
le  cinquantenaire  de  son  indépendance.  Que  de  souvenirs  glorieux 
s'éveillent,  à  ce  propos,  dans  nos  esprits  !  Les  pouvoirs  publics  chez 
nous,  la  Chambre,  le  Sénat,  se  sont  associés  aux  sentimens  de  nos 
Toisins  qui,  à  leur  tour,  ne  font  plus  d'opposition  aux  nôtres  eh  Tunisie. 
N'est-ce  pas  le  roi  Victor-Emmanuel  II  qui  disait  que  le  temps  était 
galant  homme  et  qu'il  arrangeait  bien  des  choses? Il  permet,  en  effet," 
à  la  justice  immanente  qu'elles  enferment  de  se  dégager  et  de  faire 
prévaloir  les  bonnes  intentions.  Nous  avons  le  droit  de  présenter  au 
monde  notre  protectorat  tunisien  comme  une  grande  œuvre.  Malheu- 
reusement, quand  nous  revenons  en  France,  nous  y  trouvons  de 
moindres  sujets  de  satisfaction. 

On  sait  à  quel  point  l'état  de  la  Champagne  est  troublé,  et  on 
commence  à  se  rendre  compte  des  fautes  initiales  qui  ont  causé  cette 
perturbation.  La  Champagne  a  traversé  plusieurs  années  mécliocres 
ou  mauvaises  dont  elle  a  beaucoup  soufl'ert,  et  ses  souffrances  ont 
même  fini  par  atteindre  un  degré  d'acuité  d'où  devait  résulter  un 
danger  public  ;  alors,  à  ces  maux  très  réels,  on  a  appliqué  un  remède 
empirique  qui  devait  en  faire  naître  d'autres  :  nous  voulons  parler  du 
régime  des  déhmitations.  Les  vignerons  de  la  Marne  se  sont  mis  dans 
la  tête  qu'ils  étaient  victimes  de  fraudes  et  que  le  meilleur,  ou  même 
le  seul  moyen  de  les  supprimer  était  de  décider  que  leur  département 
était  à  lui  seul  la  Champagne  et  qu'il  serait  interdit  de  faire  du  vin  de 
Champagne  dans  aucun  autre.  En  un  mot,  pour  garantir  la  pureté  de 
leur  produit  contre  la  fraude,  ils  n'ont  trouvé  rien  de  mieux  que  de 
revendiquer  le  monopole  exclusif  de  sa  fabrication.  Cette  pensée, 
très  simple,  n'est  pas  née  seulement  dans  la  Champagne,  ou  plutôt 
dans  une  partie  de  la  Champagne  ;  elle  est  née  aussi  dans  une 
partie  du  Bordelais,  sôus  prétexte  de  protéger  le  vin  de  Bordeaux, 
et  ailleurs  pour  protéger  le  vrai  cognac.  Où  s'arrêtera-t-on  dans 
cette  voie  ?  Chaque  produit  régional  demandera  à  être  protégé  au 
moyen  .d'une  déhmitation;  le  fromage,  les  pruneaux,  les  fruits 
confits,  les  poulardes  ne  paraîtront  pas  moins  intéressans  que  le 
vin  de  Champagne  ou  de  Bordeaux  :  il  ne  restera  bientôt  plus  qu'à 
rétablir  les  douanes  intérieures  q[ue  la  Révolution  a  supprimées,  et  à 
leur  donner  un  caractère  prohibitif.  Les  protectionnistes  les  plus 
exigeans  n'avaient  songé  jusqu'ici  qu'à  protéger  les  produits  français 
contre  les  produits  étrangers  ;  on  va  plus  loin  aujourd'hui,  on 
demande  de  protéger  les  produits  français  contre  d'autres  produits 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

français.  C'est  le  progrès.  Il  a  été  consacré  par  une  législation  no.u- 
velle  qui  ne  s'est  pas  faite  en  un  jour  ;  il  a  fallu  s'y  reprendre  à  plu- 
sieurs fois  ;  on  a  tâtonné  au  début,  on  n'a  pas  su  exactement  oùoi^ 
allait.  Une  première  loi,  qui  porte  la  date  de  1905,  avait  pour  objet 
avoué  et  parfaitement  légitime  de  combattre  la  fraude  :  un  règlement 
d'administration  publique  devait  la  compléter  et  l'a  complétée  en 
effet.  Mais  pendant  ce  temps-là,  les  prétentions  des  ultra-protection- 
nistes dont  nous  avons  parlé  allaient  en  augmentant,  et  lorsqu'ils  se 
sont  trouvés  en  présence  du  règlement  élaboré  par  le  Conseil  d'État, 
ils  l'ont  trouvé  insuffisant.  On  a  donc  fait  une  seconde  loi,  en  1908, 
où,  pour  la  première  fois,  il  a  été  question  de  rechercher  l'origine 
même  des  produits  viticoles  et  de  garantir  leur  pureté  au  moyen 
de  délimitations.  Ces  mots  dangereux,  qui  correspondaient  chez  les 
uns  à  des  idées  confuses,  chez  les  autres  à  des  intentions  àdemi 
voilées,  ont  éti'  imprudemment  introduits  dans  la  loi,  sans  que  per- 
sonne alors  ait  bien  compris  quelles  en  seraient  les  conséquences 
pratiques.  Le  Conseil  d'État  a  été  chargé  d'élaborer  un  nouveau 
règlement  d'administration  publique  qui  ferait  corps  avec  la  loi,  et^ 
d'accord  avec  celle-ci,  il  a  créé  d'es  déhmitations  :  la  Champagne  a  eu 
la  sienne,  le  Bordelais,  le  pays  du  cognac  ont  eu  les  leurs. 

Aussi  longtemps  que  la  loi  n'a  eu  pour  objet  que  de  réprimer 
la. fraude,  il  n'y  a  eu  rien  à  dire  contre  elle;  mais,  dès  qu'elle  a  eu 
créé  un  monopole,  tous  ceux  qui  en  ont  été  exclus  ont  commencé  à 
protester.  Pour  ne  parler  que  de  la  Champagne,  on  ne  pouvait  pas 
faire  le  bonheur  de  la  Marne  sans  faire  le  malheur  de  l'Aulne,  et  il 
faut  bien  reconnaître  que  ce  département  avait  de  bonnes  raisons  à 
faire  valoir  pour  se  défendre,  car  il  était  difficile  de  lui  contester  la 
qualité  de  champenois,  non  seulement  au  point  de  vue  historique  et 
géographique,  mais  encore  au  point  de  vue  viticole.  Les  usages,  les 
traditions  plaidaient  en  sa  faveur.  Il  avait  donc  d'excellens  argunaens, 
à  présenter.  Pourquoi  a-t-il  jugé  à  propos  d'y  joindre  des  procédés., 
d'intimidation  et  de  \iolence?Il  a  eu  tort,  sans  doute;  mais  d'assez, 
nombreux  précédens  lui  avaient  appris  que  c'était  aujourd'hui  le  seul, 
moyen  d'être  écouté.  On  lui  avait  donné  l'exemple,  il  l'a  simd.  Des 
manifestations  imposantes  et  menaçantes  ont  donc  eu  lieu  ;  le  dra- 
peau rouge  a  été  arboré  jusque  sur  lesmonuraens  pubUcs;  des  chants 
révolutionnaires  ont  retenti;  enfin  de  premiers  désordres  ont  donné 
comme  un  avant-goût  de  ceux  qui  suivraient,  si  l'Aube  n'obtenait  pas 
à  son  tour  satisfaction.  On  a  fait  venir  des  troupes,  mais  trop  tard,  et 
assez  pour  irriter,  pas  assez  pour  intimider  :  il  a  fallu  parlementer 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  les  émeutiers,  qui  n'ont  consenti  à  se  disperser  que  si  les  troupes 
s'v!  retiraient.  Voilà  les  spectacles  auxquels  nous  avons  assisté  :  ils 
sont  édifians.  En  tout  cela,  on  cherche  le  gouvernement.  'Il  faut 
remonter  assez  haut  dans  notre  histoire  pour  y  rencontrer  l'exemple 
d'une  pareille  défaillance  de  sa  part.  Elle  a  dépassé  toute  mesure  sur 
le  terrain  des  événemens;  elle  a  présenté  les  mêmes  caractères  au 
Parlement. 

Il  y  a  eu,  en  effet,  plusieurs  discassions  à  la  Chambre  et  au  Sénat. 
Une  première  escarmouche  a  eu  lieu  au  Sénat  au  commencement 
d'avril.  M.  Rambourgt,  sénateur  de  l'Aube,  plaidait  avec  chaleur  la 
cause  de  son  département;  il  protestait  contre  les  déhmitations,  et  le 
Sénat  était  visiblement  avec  lui.  Que  fallait-U,  à  l'entendre,  pour 
sortir  de  la  situation  fausse  où  on  se  trouvait?  Un  nouveau  décret 
auquel  le  Conseil  d'État  serait  chargé  de  mettre  la  main.  —  Nulle- 
ment, a  déclaré  M.  le  président  du  Conseil;  le  Conseil  d'État  a  épuisé 
sa  délégation  législative;  un  décret  serait  désormais  insuffisant,  il 
faudrait  une  loi.  —  Six  jours  plus  tard,  M.  Monis  faisait  savoir  à  la 
Chambre  qu'il  avait  saisi  le  Conseil  d'État  de  la  question  et  que,  non 
content  de  lui  demander  d'élaborer  un  décret,  il  l'avait  érigé  en  tri- 
bunal qui  déciderait  en  quelque  sorte  souverainement.  En  somme,  le 
gouvernement  désirait,  demandait  un  ajournement;  il  l'a  obtenu; 
une  motion  qui  l'invitait  à  préparer  un  projet  de  loi  en  vue  de  sup- 
primer les  délimitations  régionales  et  de  fortifier,  en  la  faciUtant, 
l'action  des  syndicats  en  matière  de  répression  des  fraudes  a  été  ren- 
voyée à  la  Commission  d'agriculture.  Mais  les  choses  pouvaient-elles 
rester  ainsi? Le  Sénat  pouvait-il  laisser  passer  sans  mot  dire  l'étrange 
moyen  que  le  gouvernement  avait  trouvé  de  se  tirer  d'afifuire'en  reje- 
tant sur  le  Conseil  d'État  la  responsabihté  qui  lui  appartenait?  Une 
telle. attitude  n'était  ni  correcte,  ni  courageuse;  aussi  lorsque  M.  le 
président  du  Conseil,  à  qui  elle  avait  réussi  à  la  Chambre,  l'a  prise  au 
Sénat,  une  protestation  presque  unanime  a  commencé  à  gronder  contre 
lui.  M.  Monis  n'a  pas  paru  comprendre  d'abord  sur  quoi  elle  reposait; 
il  se  faisait  de  plus  en  plus  petit  :  —  Je  promets,  disait-il,  de  n'exercer 
aucune  influence  sur  le  Conseil  d'État;  il  jugera  comme  un  tribunal; 
je  lui  soumettrai  un  décret  en  blanc,  qu'il  rédigera  lui-même  comme 
il  voudra  et  devant  lequel  je  m'incUne  d'avance.  —  Les  interruptions 
partaient  de  tous  les  côtés;  on  faisait  remarquer  à  M.  le  président  du 
Conseil  que  le  Conseil  d'Étal  ne  pouvait  être  un  tribunal  qu'en  matière 
contentieuse,  et  qu'en  matière  administrative,  il  se  bornait  à  donner 
des  avis  sur  un'projet  de  décret  dont  le  gouvernement  avait  l'initia- 


REVUE.    CHRONIQUE.  233 

tivo.  Était-ce  le  moment  de  renoncer  à  cette  procédure?  Dans  le  conflit 
qu'on  avait  imprudemment  laissé  naître  entre  la  Marne  et  l'Aube,  y 
avait-il  seulement  une  question  de  droit  à  élucider?  N'y  avait-il  pas 
une  situation  poUtique  très  grave  sur  laquelle  le  gouvernement  devait 
énoncer  une  opinion  et  assumer  une  responsabilité?  M.  Monis  a  fini 
par  comprendre  à  quel  sentiment  il  se  heurtait  et  alors,  virant  de 
bord,  il  a  protesté  qu'il  gardait  seul  la  responsabilité  et  qu'il  la  pren- 
drait le  moment  venu  ;  le  Conseil  d'État  n'avait  effectivement  qu'un 
a\is  'à  émettre,  le  gouvernement  devait  décider.  Soit,  mais  il  fallait 
le  dire  plus  tôt;  il  ne  fallait  pas  surtout  commencer  par  dire  le 
contraire.  Rien  de  plus  pitoyable  que  les  tergiversations  de  M.  le  pré- 
sident du  Conseil.  Alors  le  Sénat  a  cru  bon  de  faire  connaître  ses 
propres  vues  et  sur  la  proposition  de  M.  Denoix,  sénateur  de  la 
Dordogne,  il  a  voté  à  une  grande  majorité  un  ordre  du  jour  invi 
tant  le  gouvernement  à  préparer  un  projet  de  loi  qui  supprimerait 
les  délimitations  et  rendrait  plus  effective  la  répression  de  la  fraude. 
C'était,  à  peu  de  chose  près,  la  motion  que  la  Chambre  avait  renvoyée 
à  sa  Commission  d'agriculture.  M.  le  président  du  Conseil,  aidé  de 
MM.  Léon  Bourgeois  et  Vallé,  sénateurs  de  la  Marne,  et  de  M.  de 
Selves,  sénateur  de  Tarn-et- Garonne,  a  cherché  à  obtenir  un  ajour 
nement,  toujours  comme  à  la  Chambre;  mais  le  Sénat,  passant  outre, 
a  voté  la  propositi(.)n  de  M.  Denoix.  L'aurait-il  fait  s'il  avait  prévu  le 
déchaînement  révolutionnaire  et  anarchique,  la  fureur  de  destruction 
qui  ont  éclaté  aussitôt  dans  la  Marne?  En  votant  comme  il  l'a  fait,  il 
a  peut-être  mis  contre  lui  quelques  apparences  qu'il  aurait  mieux  valu 
é\iter,  et  il  s'est  exposé,  ce  qui  est  moins  grave,  à  être  taxé  de 
«  légèreté  »  par  M.  Jaurès.  Toutefois,  sa  conscience  peut  se  rassurer  : 
Les  désordres  de  la  Marne  étaient  préparés  depuis  quelque  temps 
déjà;  les  'maisons  saccagées,  incendiées  et  pillées  figuraient  sur  une 
hste  rédigée  d'avance.  11  aurait  fallu  une  main  autrement  forte  que 
celle  de  notre  gouvernement  pour  en  empêcher  l'explosion.  On  avait 
semé  le  vent,  on  récoltait  la  tempête. 

Le  lendemain  de  l'événement,  la  Chambre,  émue  de  tant  de  ruines 
et  en  craignant  de  nouvelles,  a  clierché  à  "apaiser  la  Marne  en  votant 
au  gouvernement  un  ordre]  du  jour  de  confiance.  Si  elle  éprouve  ce 
sentiment,  c'est  qu'elle  n'est  pas  difficile;  mais,  si  elle  a  pensé  qu'on 
ne  renversait  pas  un  ministère  en  face  de  l'émeute  et  que  les  comptes 
à  régler  seraient  réglés  plus  tard,  elle  n'a' pas  eu  tort.  Pour  le  mo- 
ment, la  Marne  et  l'Aube,  décidées  à  défendre  par  tous  les  moyens 
leurs  intérêts 'contraires,  attendent  ce  que  feront  le  Conseil  d'État  et 


234  REVUE   DES    DEIJX    MONDES. 

le  ministère.  Que  feront-ils?  Comment  les  choses  tourneront-elles? 
Comment  l'apaisement  renaîtra-t-il  ?  Il  serait  téméraire  de  vouloir  le 
prédire.  «  Quand  le  peuple  est  en  mouvement,  dit  La  Bruyère,  on  ne 
comprend  pas  par  où  le  calme  y  peut  rentrer;  et  quand  il  est  paisible, 
on  ne  voit  pas  par  où  le  calme  peut  en  sortir.  »  Nous  avons  vu  par 
où  le  calme  peut  en  sortir,  ne  désespérons  pas  de  voir  par  où  il  peut 
y  rentrer.  Nous  serions  même  sûr  de  le  voir  bientôt,  si  nous  avions 
un  gouvernement. 

Le  nôtre,  mallieureusement,  lorsqu'il  n'est  pas  faible  envers  la 
démagogie,  est  complaisant  et  encourageant  pour  elle  ;  il  ne  quitte 
une  attitude  que  pour  passer  à  l'autre.  Nous  venons  d'en  avoir  une 
preuve  nouvelle  dans  la  question  des  cheminots,  qu'on  pouvait  croire 
résolue  sous  le  ministère  Briand,  mais  qui  s'est  trouvée  posée  à  nou- 
veau, et  dans  les,  pires  conditions,  dès  que  le  ministère  Monis  a 
annoncé  que  le  premier  article  de  son  programme  serait  «  la  bonté.  » 
On  disait  autrefois  qu'un  homme  d'État  devait  avoir  le  cœur  dans  sa 
tête  ;  nos  pohticiens  actuels  le  placent  beaucoup  plus  bas,  et  ils  s'ex- 
posent par  là  à  créer  des  Complications  dont  toute  la  «  bonté  »  du 
monde  ne  les  sauvera  pas. 

Les  cheminots  qui  se  sont  laissé  entraîner  dans  la  dernière  grève 
ne  sont  pas  tous  indignes  d'intérêt;  mais  d'autres  intérêts  que  les 
leurs  sont  engagés  dans  l'épreuve  qu'Us  ont  infligée  au  pays  et  dont 
il  importe  avant  tout  de  prévenir^e  retour.  Pendant  la  grève,  l'opi- 
nion alarmée,  indignée,  les  vouait  aux  dieux  infernaux  :  le  lende- 
main, beaucoup  de  ceux  qui  étaient  pour  eux  le  plus  impitoyables 
ont  éprouvé  les  sentimens  si  connus  de  Panurge  après  la  tempête,  et 
ils  n'ont  plus  rêvé  qu'oubli  et  pardon.  Le  gouvernement,  à  la  pre- 
mière sommation  qu'il  en  a  reçue,  a  réintégré  ses  grévistes.  Cela  le 
regarde,  il  est  maître  chez  lui;  mais  les  Compagnies  sont  maîtresses 
chez  elles  et  elles  ont  le  droit  d'avoir  sur  les  conditions  de  la  discipline 
des  idées  différentes  de  celles  du  gouvernement.  M.  Briand  l'avait 
reconnu.  Sous  la  pression  des  élémens  avancés  de  sa  majorité,  il  était 
intervenu  auprès  des  Compagnies  pour  obtenir  d'elles  la  réintégration 
de  leurs  cheminots;  pliais,  devant  leur  résistance,  il  s'était  arrêté  et 
il  avait  déclaré  à  la  Chambre  qu'il  n'avait  aucun  moyen  d'exercer  une 
contrainte  là  où  la  persuasion  n'avait  pas  réussi.  MM.  Monis  et 
Dumont  ont  cru  qu'ils  seraient  plus  persuasifs  que  M.  Briand,  ce 
qui  était  de  leur  part  une  grande  prétention,  et  ils  ont  éprouvé  un 
très  vif  dépit  de  s'être  trompés.  Ou  verra  dans  un  moment  comment 


i 


REVUE.    CHROMQUE.  235 

ils  ont  exprimé  ce  dépit  devant  la  Chambre.  Mais  pourquoi  les  Com- 
pagnies, après  avoir  réintégré  ceux  de  leurs  cheminots  qui  s'étaient 
le  moins  compromis  dans  la  grève,  ont-elles  cru  devoir  fermer,  la 
porte' aux  autres?  Sont-elles  donc  dénuées  de  «  bonté?  »  EUes  ont 
prouvé  le  contraire  en  donnant  des  secours  aux  cheminots  qu'elles 
ne  reprenaient  pas  et  en  leur  facihtant  l'entrée  dans  d'autres  indus- 
tries ;  leur  action,  à  ce  dernier  point  de  vue,  a  même  été  si  efficace  que, 
dans  certaines  Compagnies,  il  ne  reste  presque  plus  de  cheminots 
qui  n'aient  déjà  trouvé  du  travail.  Alors,  insiste-t-on,  si  les  Compa- 
gnies estiment  que  lés  cheminots  qu'elles  ne  reprennent  pas  peuvent 
fournir  un  bon  travail,  si  elles  les  recommandent,  si  elles  les  appuient 
ailleurs,  pourquoi  ne  les  réintègrent-elles  pas  chez  elles?  La  raison  en 
est  simple  :  les  Compagnies  veulent  que  les  responsabilités  encourues 
par  les  ouvriers  qui  se  mettent  en  grève  soient  sérieuses  et  réelles. 
Si  les  ouvriers  peuvent  se  mettre  en  grève  sans  courir  aucun  risque, 
si,  lorsqu'ils  auront  rompu  le  contrat  de  travail,  ils  peuvent  le  reprendre 
quand  et  comme  ils  le  voudront,  que  le  patron  lui-même  le  veuille 
ou  non.  les  conséquences  pour  l'avenir  en  seront  très  graves.  Il  règne 
à  ce  sujet  des  confusions  qu'il  faut  dissiper.  Quelques  jours  avant  le 
débat  parlementaire  sur  les  cheminots,  M.  Monis  a  reçu  quelques- 
ims  d'entre  eux,  et,  d'après  le  journal  V Humanité ,  il  leur  a  tenu  ce 
langage  :  «  Au  fond,  je  comprends  très  bien  comment  vous  avez  agi. 
TJn  ministre  et  un  président  du  Conseil  ont  reconnu  à  la  tribune  votre 
droit  à  la  grève  :  ces  déclarations,  je  les  ai  moi-même  entendues.  » 
M.  Monis  les  a  entendues,  mais  non  pas  jusqu'au  bout.  Le  ministre 
qui  les  a  faites  est  M.  Barthou.  Il  a  été  imprudent,  certes  :  le  cas 
psychologique  de  M.  Monis  en  est  la  preuve.  11  faut  éviter  ces 
déclarations  qu'il  est  trop  facile  de  détacher  de  ce  qui  les  précède  et 
de  ce  qui  les  suit  et  qui  deviennent  alors  dans  certaines  mains  des 
armes  dangereuses.  Cependant  ni  M.  Barthou,  iii  M.  Clemenceau  qui 
était  alors  président  du  Conseil,  n'ont  été  aussi  encourageans  pour 
la  grève  qu'on  les  en  accuse,  car,  après  avoir  reconnu  aux  ouvriers 
des  chemins  de  fer  le  droit  de  la  faire,  ils  ont  reconnu  aux  Com- 
pagnies celui  de  les  remplacer  aussitôt  :  «  J'ai  dit,  a  expliqué  M.  Bar- 
thou, qu'au  regard  de  la  loi  pénale,  les  ouvriers  et  employés  de 
chemins  de  fer  pouvaient  user  du  droit  de  grève  qui  ne  leur  était 
pas  interdit  par  la  loi,  mais  je  me  suis  bien  gardé  de  dire  que  la 
grève  n'était  susceptible  d'entraîner  pour  eux  aucune  espèce  de  res- 
ponsabilité. Le  Sénat  a  paru  surpris  lorsque  j'ai  rappelé  que  les 
Compagnies  pouvaient,  en  cas  de  grève,  demander  des  dommages- 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intérêts  à  leurs  agens,  mais  je  n'ai  fait  que  me  référer  à  Tarticle 
1780  du  Code  civil.  Il  y  a  autre  chose.  Les  Compagnies  de  chemins 
de  fer  ont  le  droit  incontestable  de  remplacer  les  ouvriers  qui  se 
mettent  en  grève.  »  On  le  voit,  la  pensée  de  M.  Barthou  et  du  gou- 
vernement auquel  il  appartenait  n'est  pas  dans  le  seul  membre 
de  phrase  qu'a  perçu  l'appareil  auditif  de  M.  Monis.  Les  Compagnies 
pourraient  demander  des  dommages-intérêts  aux  gré\dstes  ;  elles  ne 
le  font  pas  parce  que  le  moyen  serait  illusoire;  les  ouvriers  ne  pour- 
raient pas  payer  de  dommages-intérêts,  et  si  les  Compagnies  opéraient 
un  prélèvement  sur  la  Caisse  de  retraites,  on  crierait  à  la  barbarie. 
Alors,  comment  donner  un  caractère  effectif  à  la  responsabilité  de 
l'ouvrier?  Le  seul  moyen  est,  dirons-nous  la  révocation?  non,  le  mot 
serait  impropre;  on  parle  beaucoup  de  révoqués,  il  n'y  a  pas  d'ou- 
vriers révoqués,  il  y  a  des  ouvriers  remplacés  :  le  seul  moyen  est  de 
ne  pas  reprendre  ceux  qui  sont  librement  sortis  et  de  conserver  ceux 
qui  sont  entrés. 

On  s'est  déchaîné  contre  les  Compagnies;  on  leur  a  reproché  non 
seulement  d'avoir  laissé  sur  le  pavé  de  pauvres  ouvriers  qui  étaient 
souvent  des  pères  de  famille,  mais  encore  d'avoir  confisqué  les 
sommes  que,  à  force  d'économie,  ils  avaient  versées  peu  à  peu  dans 
la  Caisse  des  retraites.  C'est  un  thème  qui  prêle  à  l'amplification. 
M.  Camille  Pelletan,  pour  ne  citer  que  lui,  y  a  déployé  encore  plus  de 
«  bonté  »  que  M.  Monis.  Les  Compagnies  se  sont  défendues  contre 
l'accusation.  Elles  ont  expUqué  qu'en  ne  réintégrant  pas  un  ouvrier 
qui  les  avait  quittées,  elles  lui  restituaient  toutes  les  sommes  versées 
pour  sa  retraite.  La  Compagnie  d'Orléans  a  même  ajouté  que,  chez 
elle,  les  retraites  étaient  aUmentées  par  ses  propres  versemens  et  que 
l'ouvrier,  qui  n'en  fait  aucun,  recevait,  en  cas  de  rupture  du  contrat, 
la  totalité  de  ceux  qui  avaient  été  faits  pour  lui.  11  nous  semble  qu'il 
y  a  là  plus  de  «  bonté  »  réelle  que  dans  les  déclamations  dont  on 
nous  assourdit.  Mais  enfin  d'autres  intérêts  "sont  en  cause  que  ceux 
des  ouvriers  ;  il  y  a  ceux  du  public,  ceux  de  tout  le  monde,  et  sur 
ceux-là  aussi  doit  s'exercer  la  vigilance  des  Compagnies,  parce  que 
leur  responsabilité  y  est  engagée.  On  les  menace,  on  leur  dit  que,  si 
elles  persistent  dans  leur  intransigeance,  il  y  aura  une  grève  nou- 
velle. Leur  conviction  est  que  c'est  si  elles  cèdent  sous  l'intimidation 
qu'il  y  aura  une  grève  nouvelle  et  prochaine,  et  qu'en  atlendant,  elles 
ne  seront  plus  sûres  de  la  discipline  de  leurs  agens.  Les  journaux 
racontent  que  les  cheminots  réintégrés  par  l'État  se  conduisent 
comme  des   modèles.  Tant  mieux  :  l'épreuve,  toutefois ,  pour  être 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

concluante,  a  besoin  d'être  un  peu  prolongée.  En  attendant,  il  est  dif- 
ficile de  lire  sans  quelque  inquiétude  la  lettre  que  le  directeur  du 
chemin  de  fer  de  l'État  vient  d'adresser  à  ses  agens  inférieurs  pour  se 
plaindre  des  progrès  que  fait  l'ivrognerie  parmi  eux.  M,  le  directeur 
du  chemin  de  fer  de  l'État  mérite  d'être  féUcité  de  sa  lettre  ;  elle  est 
courageuse  ;  mais  la  lecture  de  cette  lettre  laisse  rêveur. 

La  situation  des  cheminots  devait  inévitablement  provoquer  une 
interpellation  au  Palais  Bourbon  ;  elle  a  eu  lieu  le  H  avril  ;  on  y  a  vu 
le  gouvernement  dans  une  attitude  que  jamais  gouvernement,  ni 
en  France,  ni  ailleurs,  n'avait  encore  eue  jusqu'ici.  Le  langage  de 
M.  Monis  et  de  M.  Dumont  a  été  celui  de  la  i)ure  démagogie.  Ils  ont 
lun  et  l'autre  parlé  des  Compagnies  de  chemin  de  fer  comme  si, 
en  révolte  contre  l'État,  elles  méritaient  d'encourir  les  pires  ri- 
gueurs. Mais  lesquelles  ?  Là  est  la  question.  M.  Monis  a  dit  à  la 
Chambre  la  même  chose  que  M.  Briand,  à  savoir  qu'il  n'avait  aucun 
moyen  de  contraindre  les  Compagnies:  seidement,  il  l'a  dit  sur  un 
tout  autre  ton  que  son  prédécesseur,  et  où  celui-ci  avait  mis  un  bon 
sens  résigné,  il  a  mis,  lui,  une  sorte  de  rage.  «  Il  y  a  des  Compa- 
gnies, a-t-il  dit,  qui  s'imaginent  qu'elles  prononcent  des  peines, 
et  qui  oublient^  que,  même  devant  les  tribunaux,  la  peine  n'est  pro- 
noncée qu'après  une  enquête,  une  instruction  contradictoires.  Et, 
cependant,  telle  a  été  la  prétention  des  Compagnies  qu'une  solidarité 
étroite  unit  à  ce  point  de  vue.  »  Que  de  confusions  dans  ce  langage  ! 
J'emploie  un  ouvrier,  il  me  quitte  brusquement.  J'en  prends  un  autre 
à  sa  place,  est-ce  que  je  le  révoque?  est-ce  que  je  lui  inflige  une 
peine?  M.  Monis,  qui  est  juriste,  devrait  mieux  respecter  le  sens  des 
mots.  Sa  conclusion  a  été  la  suivante  :  «  Je  vous  demande  votre 
concours  :  donnez-moi  la  mission  nette,  précise,  exacte,  de  retourner 
vers  les  Compagnies,  afin  que  je  leur  demande  avec  plus  d'énergie  ce 
que  je  dois  obtenir  d'elles,  et,  si  je  ne  l'obtiens  pas,  donnez-moi  des 
armes  pour  l'exiger.  »  Aux  armes,  citoyens  !  Formez  vos  bataillons! 
Mais  de  quelles  armes  M.  Monis  a-t-il  voulu  parler?  Nous  n'en  connais- 
sons qu'une  qui  serait  efficace  :  la  dépossession  des  Compagnies 
au  moyen  du  rachat.  Que  M.  Monis  demande  le  rachat,  il  sera  lo- 
gique avec  lui-même  :  il  a  d'ailleurs  dit  aux  cheminots,  dans  sa 
conversation  avec  eux  avant  l'interpellation,  qu'il  en  était  partisan. 
Lorsque  l'État  sera  maître  de  tous  les  chemins  de  fer,  il  y  fera  ce 
qu'il  voudra,  il  y  réintégrera  qui  il  lui  conviendra.  Ce  (jui  est  inad- 
missible, c'est  qu'il  prétende  avoir  la  direction  en  vertu  d'un  droit 
éminent,  du  droit  du  prince,  sans  avoir  la  responsabilité.  Qu'il  com- 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mence  d'abord  par  assumer  celle-ci.  Quant  à  M.  le  ministre  des  Tra- 
vaux i)ublics,  il  a  encore  renchéri,  s'il  estr  possible,  sur  M.  le  prési- 
dent du  Conseil.  Après  avoir  fait  un  véhément  réquisitoire  contre  les 
Compagnies  dont  «  le  désaccord  avec  l'Ëtat  éclate  sur  tout  :  employés, 
tarifs,  grands  travaux  à  exécuter  ;  pour  le  faire  cesser,  a-t-il  dit,  le 
ministre  ne  possède  que  des  moyens. qu'iL ne  veut  pas  employer,  car 
ils  se  retourneraient  contre  le  public  lui-même  ou  les  finances 
publi(jues.  Il  est  donc  désarmé.  Le  problème  qui  se  pose  devant  vous 
est  celui  des  rapports  des  grandes  Compagnies  de  chemins  de  fer  et 
de  l'État  désarmé.»  Ce  problèm.e,  quoi  qu'en  pensent  MM.  Monis  et 
Duraont,  ne  peut  pas  être  résolu  par  un  acte  de  violence  ou  de  spoUa- 
tion  ;  il  faut  y  mettre  d'autres  formes,  mais  nous  doutons  que  M.  le 
ministre  des  Travaux  publics  trouve  celjes  qui  cpnviennent.  Quel 
étrange  argument  n'a-t-il  pas  employé,  au  cours  du  débat,  pour  faire 
céder  les  Compagnies  !  —  Nous  voua  avons  rendu  service  pendant  la 
grève,  a-t-il  dit;  c'est  à  charge  de  retour,  donnant  donnant.  —  Le 
gouvernement,  qui  n'était  d'ailleurs  pas  celui  d'aujourd'hui,  n'a  fait 
([ue  son  devoir  pendant  la  grève  ;  il  n'a  pas  de  récompense  à 
demander  pour  cela,  et  s'il  en  demandait  une,  on  lui  répondrait  qu'on 
la  lui  a  déjà  donnée  :  on  amis  entre  ses  mains  tous  les  pouvoirs,  toutes 
les  ressources,  tous  les  moyens  d'action  de  l'État  pour  qu'il  s'en  ser^'^e 
au  profit  de  tous  et  lui-même  a  été  rétribué  pour  ses  services.  Quelle 
singulière  prétention  de  venir  dire  aux  Compagnies  :  Vous  êtes  mes 
débiteurs  !  encore  quelque  chose  1 

Plus  triste,  peut-être,  que  le  langage  des  deux  ministres  ont  été 
l'attitude  et  le  vote  de  la  Chambre.  Pas  une  voix  ne  s'est  élevée  pour 
répondre  à  MM.  Monis  et  Dumont  et  on  a  voté  l'ordre  du  jour  sui- 
vant :  «  La  Chambre,  approuvant  les  déclarations  du  gouvernement, 
comptant  sur  lui  pour  obtenir  des  Compagnies  les  mêmes  mesures 
de  réintégration  que  celles  qui  ont  été  accordées  par  l'État  aux 
employés  de  son  réseau,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  Le  vote  a  eu  lieu 
jiar  disjonction  :  la  première  partie,  celle  qui  contient  l'approba- 
tion, a  réuni  341  voix  contre  115,  la  réintégration  461  voix  contre  5 
(!L  l'ensemble  356  contre  :27.  Quelques  jours  plus  tard,  M.  le  ministre 
des  Travaux  publics  a  adressé  aux  présidons  des  Conseils  d'adminis- 
tration des  Compagnies,  une  lettre  qui  n'est  pas  le  document  le  plus 
extraordinaire  de  la  série.  Elle  reproduit  l'ordre  du  jour  de  la 
Chambre,  mentionne  le  chiffre  des  votans,  renvoie  à  l'Officiel  pour 
plus  ample  explication  et  exprime  la  certitude  que  les  Compagnies 
répondront  par  des  actes  au  vœu  formel  qu'au  nom  de  la  représenta- 


REVUE.    CHRONIQUE.  239 

tion  nationale  le  gouvernement  leur  transmet  dans  le  seul  souci  de 
l'intérêt  général  et  de  la  paix  puhUque.  C'est  aussi,  sans  doute,  dans 
le  seul  souci  de  l'intérêt  général  et  de  la  paix  publique  que  le  gouver- 
nement vient  de  réintégrer  dans  ses  fonctions  l'instituteur  Nègre, 
révoqué  il  y  a  trois  ans  pour  avoir  adressé  une  lettre  injurieuse  à 
M.  Clemenceau  alors  président  du  Conseil.  Il  a  voulu  sans  doute 
donner  un  nouvel  exemple  de  «  bonté  »  aux  Compagnies  de  chemins 
de  fer.  Nous  ne  préjugerons  pas  leur  réponse.  Contentons-nous  de 
dire  que  quelques  semaines  de  décomposition  politique  et  sociale 
comme  celles  que  nous  Amenons  de  traverser,  avec  la  mauvaise  odeur 
de  scandales  qui  s'élève  autour  de  nous,  ne  sont  faites  pour  rehausser 
ni  notre  état  pohtique,  ni  notre  état  social. 

La  situation  du  Maroc  a  beaucoup  préoccupé  l'opinion  depuis 
quelques  jours  :  il  semble  aujourd'hui  que  la  granité  en  avait  été 
exagérée.  Des  renforts  relativement  considérables  ont  été  envoyés 
dans  la  Chaouïa,  où,  à  la  demande  du  Sultan  et  par  les  soins  du 
général  Moinier,  une  méhalla  est  levée,  organisée,  encadrée  pour 
aller  au  secours  de  Fez  investi  par  des  forces  rebelles.  La  situation 
de  cette  ville  était  présentée  comme  très  compromise,  presque 
désespérée,  et  on  se  demandait  ce  que  deviendraient,  si  elle  était 
prise,  la  colonie  européenne  et  les  instructeurs  miUtaires  que  nous 
avons  mis  à  la  disposition  du  Sultan.  L'anxiété  qui  résultait  de  cette 
incertitude  était  bien  naturelle  :  elle  a  été  d'ailleurs  entretenue  et 
excitée  quotidiennement  par  les  partisans  d'une  pohtique  d'inter- 
vention mihtaire  au  Maroc,  qui  ne  perdent  aucune  occasion  de 
pousser  le  gouvernement  dans  le  sens  de  leurs  vues  et  qui,  à  tort  ou 
à  raison,  comptaient  sur  son  impressionnabihté.  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  forces  envoyées  dans  la  Chaouïa  s'élèvent  aujourd'hui  à  plus  de 
20  000  hommes  et  celles  qui  ont  été  concentrées  sur  la  frontière 
oranaise  au  nombre  de  10  000  :  ces  dernières  ont,  dit-on,  pour  objet 
de  «  décongestionner  »  Fez  en  attirant  ou  en  retenant  de  leur  côté 
les  forces  rebelles  qui,  sans  cela,  se  porteraient  sur  la  capitale.  Les 
choses  en  sont  là  :  il  est  difticile  de  prévoir  comment  elles  évolue- 
ront. Une  pohtique  ferme  échappe  à  l'influence  des  incidens  et  des 
impressions  de  chaque  jour;  une  pohtique  faible  s'y  subordonne  et 
en  devient  le  jouet.  Nous  ne  savons  pas  encore  quelle  sera  la  nôtre. 

Une  faute  a  été  commise  :  dès  qu'on  a  vu  qu^e  la  situation  se  gâtait 
et  devenait  dangereuse,  il  aurait  fallu  ne  pas  attendre  l'investissement 
de  Fez  pour  en  faire  sortir  la  colonie  étrangère  et  la  conduire  à  Tanger 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  à  un  autre  port  de  mer  où  elle  aurait  été  en  sécurité  ;  —  cela 
s'est  déjà  fait,  et  l'exécution  en  est  d'autant  plus  facile  que  la  colonie 
étrangère  se  compose  d'une  quarantaine  de  personnes;  —  on  se  serait 
épargné  par  là  les  inquiétudes,  ou  du  moins  une  partie  des  inquié- 
tudes qui  nous  ont  assailli.  Il  serait  resté,  à  la  vérité,  notre  mission 
militaire,  mais  il  faut  nous  habituer  à  l'idée  que  des  soldats  courent 
quelques  dangers  en  temps  de  guerre  et  ne  pas  y  voir  pour  nous  des 
obligations  impérieuses  de  modifier  toute  notre  politique,  quand 
nous  en  avons  une.  Le  colonel  Mangin  a  été  mis  à  la  disposition  du 
.Sultan  ;  il  en  a  été  de  même  du  commandant  Brémond,  qui  a  supporté 
Adctorieusement  les  assauts  dont  il  a  été  l'objet  dans  la  position  qu'il 
occupe  à  trente-cinq  kilomètres  au  nord-ouest  de  Fez.  Nous  avons 
raison  de  prêter  des  instructeurs  au  Sultan;  notre  rôle  est  de  l'aider 
discrètement,  par  des  moyens  financiers  et  militaires,  à  se  tirer 
d'affaire  lui-même  dans  l'état  critique  où  il  se  trouve  ;  mais  il  faut 
éviter  soigneusement  de  mêler  nos  troupes  aux  siennes  et  de  devenir 
ses  sauveurs  aux  yeux  de  ses  sujets.  Nous  avons  perdu  l'ancien  sut- 
tan  en  étendant  sur  lui  une  protection  trop  ostensible  :  c'est  une 
politique  à  ne  pas  recommencer.  Tels  sont  les  principes  auxquels 
nous  devons  nous  tenir.  Sans  doute  les  circonstances  peuvent  exercer 
sur  nous  une  contrainte  imprévue  ;  les  règles  absolument  rigides  ne 
sont  pas  de  mise  dans  une  situation  ar.ssi  complexe;  mais  si  on  s'en 
écarte  exceptionnellement  et  proAisoirement,  ce  doit  être  pour  y  reve- 
nir le  plus  tôt  possible.  Nous  souhaitons  vivement  que  le  comman- 
dant Brémond  puisse  être  ravitaillé  et  marcher  sur  Fez  à  la  tête  de 
troupes  makzeniennes;  nous  souhaitons  que  la  mélialla  formée  dans 
la  Ghaouïa  marche  aussi  sur  la  capital*'  et  suffise  à  la  débloquer.  Quant 
à  aller  à  Fez  nous-mêmes,  gardons-nous  (!(»  cette  aventure  dont  les 
suites  sont  difficiles  à  prévoir  et  à  calculer.  Mais  notre  gouvernement 
saura-t-il  y  échapper  ? 

Francis  Cuakmes. 


J.e  l Urecteur-Gérant, 
î'kalNgis  Charmes. 


MA  FIGURE 


(1) 


PREMIERE    PARTIE 


I 

—  Je  vous  remercie,  ma  tante  ;  mais,  je  ne  me  déciderai  au 
mariage  que  par  une  impulsion  du  cœur,  une  réciprocité!... 

—  Et  tu  t'imagines,  avec  cette  tête-là,  inspirer  des  passions? 
Ali!...  ahl...  ah!... 

Ce  sarcasme  termina  l'âpre  discussion  que,  ma  tante  Jules 
et  moi,  nous  venions  d'avoir  au  sujet  de  mon  avenir.  J'en  eus 
la  respiration  coupée.  Etait-ce  possible?...  Non.  Elle  se  trom- 
pait. La  colère  l'aveuglait  sur  mon  compte.  Elle  s'exprimait  de 
la  sorte  par  représailles.  Ne  l'avais-je  pas  irritée  en  opposant 
un  refus  formel  à  sa  volonté  de  m'emmener  à  Châtellerault?Et 
quelle  grimace  lorsqu'elle  avait  manifesté  l'intention  de  m'y 
marier  avec  le  directeur  de  son  usine  métallurgique!...  A  la 
tète  d'une  coutellerie!...  En  vérité,  n'y  avait-il  pas  là  de  quoi 
contenter  mes  ambitions?  J'habiterais  une  confortable  maison 
toute  voisine  de  la  fabrique...  Je  la  connaissais,  cette  grande 
bâtisse  pour  y  avoir  passé  mes  vacances,  il  y  aurait  bientôt 
dix  ans,  l'année  de  ma  première  communion.  J'en  revoyais 
les  murs  de  suie,  cette  suie  noire  crachée  nuit  et  jour  par  la 
haute  cheminée  de  briques;  j'en  revoyais  les  portes  que  le 
va-et-vient  des  mains  ouvrières  avait  graissées  depuis  un  siècle. 

(1)  Copyright  by  Claude  Ferval,  1911, 

TOME  III.   —   1911.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l't  l'intérieur!  Je  ne  pouvais  sans  frémir  me  rappeler  son 
vilain  luxe  de  bourgeois  trop  vite  enrichis  :  rideaux  de  velours 
grenat,  sièges  armés  de  palissandre;  tant  de  choses  qui  déjà 
offusquaient  mon  simple  goût  d'enfant.  Habiter  là!...  Y  passer 
l'existence  entière!...  A  ce  prix,  toutefois  et  seulement  à  ce 
prix,  je  serais  l'héritière  de  ma  tante.  Elle  l'avait  affirmé;  et  son 
mari,  s'il  n'avait  éclipsé  dans  la  mort  sa  faible  personnalité 
lasse  de  luttes,  aurait  py  témoigner  qu'elle  ne  changeait  jamais 
de  dessein.  Il  me  sembla  qu'une  nichée  de  moineaux  se  mettait 
abattre  de  l'aile.  Mes  chers  rêves!...  Mes  espérances  au  long 
cou,  faudrait-il  donc  vous  étouffer? 

Avant  tout,  vérifions.  Est-ce  que  véritablement  je  suis  laide? 
Mes  regards  anxieux  cherchent  un  miroir.  Mais  la  bibliothèque 
où  s'écoule  notre  veillée  n'en  contient  pas.  Pièce  austère, 
meublée  pour  le  travail,  elle  ne  me  présente  que  la  surface 
sans  reflet  des  portes,  des  livres,  des  rideaux.  Mue  alors  par  un 
irrésistible  besoin  de  savoir,  de  tout  de  suite  savoir  à  quoi 
m'en  tenir,  je  m'échappe,  je  me  sauve  sans  même  souhaiter  le 
bonsoir  à  ma  tante.  Et  maintenant,  front  contre  front,  que  dit 
le  triple  panneau  de  ma  psyché? 

Jusque-là,  certes,  je  ne  m'étais  pas  jugée  avec  fatuité.  Il  me 
suffisait,  pour  cela,  de  consulter  chaque  matin  la  petite  glace 
suspendue  au-dessus  de  ma  toilette.  Que  de  fois,  en  y  aperce- 
vant ma  face  large,  mes  pommettes  saillantes,  le  ton  calciné 
de  ma  peau,  je  m'étais  crue  victime  de  quelque  erreur.  Que 
de  fois  je  m'étais  dit,  en  soupirant  :  «  Moi  cela!...  Non,  je  me 
trompe,  c'est  la  figure  d'une  autre.  »  Mes  mains  fines  toute- 
fois, ma  chevelure  abondante,  ma  taille  qui  n'était  pas  dépour- 
vue d'agrément  laissaient  place  à  un  peu  d'espérance.  Et  d'ail- 
leurs, tant  que  les  regards  d'autrui  ne  nous  ont  pas  renseignés, 
que  savons-nous  de  nous-mêmes?  Après  tout,  je  pouvais  plaire. 
Gomment  en  aurais-je  douté,  quand,  si  souvent,  j'entendais 
ma  vieille  Sophie  se  récrier  en  me  voyant  :  «  Quel  beau  brin 
de  fille  !  »  ou  que,  plus  souvent  encore,  je  lisais  l'orgueil  de 
moi  dans  les  yeux  indulgens  de  mon  père?... 

Mais  aujourd'hui,  plus  de  flatterie,  plus  de  vaine  complai- 
sance, je  n'aspire  qu'à  la  vraie  vérité.  Si  rude  soit-elle,  je  veux 
la  connaître.  Et  je  m^examine,  je  m'observe  avec  la  clair- 
voyance qu'on  a  pour  juger  les  autres.  Hélas  1...  Le  doute  n'est 
plus  permis.  Ma  tante  Jules  avait  raison  :  je  suis  laide.  Cette 


MA    FIGURE.  243 

sombre  certitude,  la  plus  atroce  qui  puisse  entrer  dans  un  esprit 
féminin  pénètre  en  moi,  s'y  enfonce  comme  une  blessure. 

«  Avec  cette  tête-là  !...  »  Et  les  choses  du  passé  me  reviennent 
à  la  mémoire.  Ce  qui,  jusqu'à  ce  jour,  m'avait  semblé  incom- 
préhensible se  débrouille,  prend  une  netteté...  Si  Jean  Desrives, 
mon  ami,  le  compagnon  tendre  de  mon  enfance  est  parti,  si 
je  ne  l'ai  pas  revu  depuis  l'instant  où  le  secret  de  mon  amour 
pour  lui  m'est  échappé,  c'est  que  son  cœur,  en  même  temps  que 
s'allumait  le  mien,  s'est  subitement  refroidi.  Je  me  souviens. 
C'était  sur  la  plage  de  Cabourg.  Les  villas  de  nos  pères  voisi- 
naient. Nous  avions,  jusqu'à  cette  époque,  été  d'excellens 
camarades.  Quoique  despote  et  très  taquin,  Jean  ne  pouvait  se 
passer  de  moi.  Il  m'associait  à  ses  jeux;  il  m'obligeait  à  tra- 
vailler avec  lui  à  des  forteresses  de  sable  et,  lorsque  le  flot  mon- 
tant menaçait  notre  construction,  lorsque,  amusé,  il  voyait 
arriver  la  vague,  je  pleurais,  moi,  de  ce  qu'elle  détruisît  si 
vite  ce  qu'ensemble  nous  avions  édifié.  Cette  année-là,  nous 
n'étions  plus  des  enfans.  J'avais  seize  ans;  mes  robes  descen- 
daient à  la  cheville.  Un  duvet  roux  et  soyeux  ombrageait  la 
lèvre  de  Jean.  Notre  intimité  se  transforma.  Que  de  chères 
promenades  où  nos  pas  associés  laissaient  des  empreintes  fra- 
giles !  ..  Que  de  causeries  intarissables!...  Parfois  même,  Jean 
tirait  de  sa  poche  des  feuilles  de  papier  repliées  et  me  faisait 
une  lecture  :  des  vers  !  ses  premiers  griffonnages  d'homme  de 
lettres!  Dès  cette  époque,  j'adorais  la  poésie,  j'étais  sensible  à 
son  rythme  persuasif,  à  sa  pensée  qui  serpente,  au  charme  des 
mots  enchâssés.  Mais,  faut-il  l'avouer?  c'était  la  voix  du  poète 
surtout  qui  me  paraissait  délicieuse.  La  fascination  qu'elle 
exerçait  sur  mes  nerfs  était  telle  que,  tout  en  l'écoutant,  tout  en 
suivant  ses  inflexions  délicates,  j'en  venais  parfois  à  laisser 
échapper  la  signification  des  paroles,  à  ne  plus  voir  que  le  jeu 
périlleux  de  la  bouche  remuante,  chatoyante...  Or,  un  jour,  il 
arriva  que,  s'interrompant  brusquement,  Jean  me  fit  une  ques- 
tion :  «  Cette  rime,  pensez- vous  qu'elle  soit  correcte?  »  A  dire 
vrai,  je  ne  l'avais  pas  entendue.  Mes  paupières  eurent  le  bat- 
tement rapide  des  personnes  dans  l'embarras.  Que  le  front 
de  mon  ami  fut  sévère!...  Ne  sachant  de  quelle  manière  m'ex- 
cuser,  comment  réparer  mon  tort,  je  saisis  la  main  qui  tenait 
le  manuscrit,  et  je  la  baisai.  Ma  respiration  était  haletante. 
J'attendais...  Quoi?...  Le  savais-je?  Peut-être  que  Jean  m'em- 


244 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


brassât  ou  bien  qu'il  me  dît  :  «  Je  ne  vous  en  veux  pas, 
Lucienne;  je  me  sens  mieux  compris  de  vous  que  si  vous 
m'aviez  écouté.  »  Il  ne  me  dit  rien  de  cela.  Ses  mains  frois- 
sèrent le  papier  et  nous  rentrâmes  sans  échanger  une  parole. 
Les  vacances  touchaient  à  leur  fin  :  nous  ne  nous  revîmes  que 
rarement,  puis,  plus  du  tout. 

J'en  étais  encore  à  me  demander  :  «  L'ai-je  fâché?...  ou  trop 
ému?...  »  lorsque  les  paroles  de  matante  tracèrent  devant  moi  le 
zigzag  de  la  foudre.  Je  venais  de  comprendre  :  Jean  ne  m'avait 
jamais  aimée.  Le  sentiment  qu'il  éprouvait  à  mon  égard  n'était 
qu'une  de  ces  floraisons  printanières  qui  croulent  au  pre- 
mier choc.  Ce  qui  lui  avait  plu  en  moi,  c'était  l'amie  com- 
préhensive,  la  camarade  cultivée,  l'interlocutrice  capable  de  lui 
donner  une  réplique.  En  l'écoutant  mal,  j'avais  blessé  sa  vanité 
d'auteur;  j'avais  déçu  cette  exigence  qui  veut,  lorsqu'on  donne 
lecture  de  ses  œuvres,  que  le  public  soit  attentif.  Ce  n'était  pas 
tout.  Mon  baiser  avait  achevé  de  me  perdre  :  intempestif,  il 
avait  fait  évanouir  une  illusion,  l'illusion  que  peut-être  Jean 
avait  eue  de  m'aimer...  Et  maintenant,  rien,  plus  rien:  l'aban- 
don, l'oubli  absolu.  Oh  î  avoir  été  de  tels  intimes  et  qu'on 
devienne  étrangers!...  Oh!  ce  chemin  coupé!...  Cette  rive  de 
l'autre  côté  de  laquelle  je  suis  à  me  tordre  les  mains!...  Et 
cette  voix,  cette  voix  qui  sans  pitié  me  raille  :  «  Cesse  de  héler 
le  bonheur,  puisqu'il  ne  peut  te  répondre.  —  Et  pourquoi?  — 
Regarde-toi.  —  INIais  j'ai  un  cœur  cependant,  des  bras  tendus 
vers  d'autres  bras.  —  Qu'importe!...  Les  cris  du  cœur  ne  s'en- 
tendent que  s'ils  sortent  d'une  belle  bouche.  —  Se  peut-il!...  » 
Je  me  tais  anéantie.  Bientôt  pourtant  l'instinct  tenace  sug- 
gère :  «  Est-ce  qu'à  force  d'abnégation,  de  tendresse,  de  vertu,  je 
ne  pourrais  moi  aussi  inspirer  l'amour?  —  Sache,  reprend  la 
voix  impitoyable,  que  des  laides,  on  accepte  tout  gratuitement; 
soit  qu'elles  se  dépensent  au  service  d'autrui,  soit  qu'elles  par- 
tagent leur  cœur  en  morceaux  ou  que,  d'un  bloc,  elles  l'olTreut 
à  un  seul,  leurs  dons  ne  recueillent  qu'ingratitude.  —  Oh  ! 
Assez!...  Assez!...  »  Mais  tandis  que  loin  du  miroir  ma  tête 
retombe  épuisée,  le  soliloque  se  poursuit.  «  Ce  qui  t'attend,  le 
sais-tu?  Pendant  que  délaissée,  solitaire,  tu  garderas  la  maison, 
les  filles  aux  beaux  yeux  s'en  iront  le  long  des  jardins.  De  jeunes 
hommes  les  attendent.  Ils  murmureront  près  de  leurs  oreilles 
de  chaudes,  d'enivrantes  paroles.  Côte  à  côte,  ils  respireront  le 


MA    FIGURE.  245 

troëne  et  l'héliotrope.  Des  barques  se  balancent  au  bord  des 
lacs  italiens.  Ils  y  courront  enlacés...  Des  musiques  joueront 
pour  eux  des  airs  qui  font  défaillir!...  » 

Je  suffoquais.  11  me  semblait  que  subitement  l'atmosphère 
s'était  raréfiée.  Des  pieds  à  la  tête  j'avais  mal,  non  seulement 
à  la  surface  mais,  au  dedans,  le  long  des  muscles  et  des  os.  On 
eût  dit  que  chacun  des  nerfs  dont  ma  face  était  composée 
venait  d'acquérir  une  vie  propre,  indépendante,  une  capacité 
de  souffrir  à  elle  seule  aussi  puissante  qu'un  organisme  com- 
plet. Tout  mon  être  réclamait  contre  l'atroce  injustice  ! ...  «  Pour- 
quoi moi  et  non  pas  une  autre?  Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
cela?...  » 

A  bout  de  forces,  je  tombe  sur  mon  oreiller.  Des  sanglots 
éperdus  me  secouent.  Je  pleure  comme  si  j'avais  voulu,  j'avais 
pu  dissoudre  ainsi  ma  figure,  la  désagréger,  n'être  plus  captive 
de  sa  forme. 

Il 

Ma  tante  Jules  n'était  venue  chez  nous  que  pour  les  obsèques 
de  mon  père.  Jusqu'à  la  dernière  minute,  elle  tenta  d'ébranler 
ma  résolution,  de  me  démontrer  les  périls  d'une  existence 
solitaire.  Ses  discours  ne  manquaient  pas  de  justesse;  mais  ils 
se  heurtaient  en  moi  à  quelque  chose  d'obscur  et  de  résistant. 
Quoique  ma  foi  en  l'avenir  fût  désormais  bien  affaiblie,  il  me 
semblait  que,  quitter  Paris,  serait  une  désertion  ;  que,  d'un  seul 
souffle,  j'éteindrais  la  dernière  lueur  qui  m'était  laissée.  Non! 
Je  ne  me  résignerais  pas  à  la  province  où  chaque  jour  est  sem- 
blable à  la  veille,  où  la  page  tourne  sans  que  rien  s'y  soit 
inscrit.  Si  je  ne  devais  pas  avoir  ma  part  de  joie,  d'émotions, 
du  moins  j'en  aurais  tenté  la  chance;  et  la  résignation,  en  tout 
cas,  me  serait  plus  facile  au  milieu  des  chers  souvenirs  et  des 
choses  qui  me  venaient  de  mes  parens. 

Dans  un  dernier  effort  contre  les  sottes  ambitions  auxquelles 
on  prétendait  m'associer,  j'eus  un  regard  vers  les  livres,  ces 
alliés  de  ma  jeunesse.  Mon  père  m'avait  appris  à  les  chérir. 
Chef  d'une  maison  d'édition  plus  renommée  par  la  qualité  des 
ouvrages  qu'elle  publiait  que  par  son  chiffre  d'affaires,  il  avait 
mis  de  bonne  heure  entre  mes  mains  les  grands  classitfues  du 
XVII*  siècle.  Grâce  à  ces  merveilleux  éducateurs,  ma  conscience 


246 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


enfantine  avait  été  emplie  de  joies  nobles  et  profondes;  à  travers 
leurs  inventions  dramatiques  j'avais  appris  à  aimer  de  tendres 
créatures  s'immolant  à  un  devoir,  de  fiers  jeunes  hommes  prêts 
à  mourir  plutôt  que  de  sacrifier  leur  honneur.  Plus  tard,  les 
inspirés  superbes  du  romantisme  mirent  en  moi  leur  merveil- 
leux univers;  ils  me  firent  concevoir  une  humanité  au  delà  de 
l'humanité,  des  firmamens  sans  nuage,  un  monde  dont  l'excep- 
tionnel est  la  règle,  où  le  sublime  est  l'élément  même  du  cœur. 
Les  poètes  enfin  m'ouvrirent  la  zone  torride,  le  jardin  prodi- 
gieux... Avec  quelle  ardeur  je  m'y  étais  précipitée!  Quelle  cer- 
titude d'aimer,  d'être  aimée,  et  de  tout  sacrifier  à  cela!  La  vie, 
après,  pouvait  venir  avec  sa  tiédeur,  ses  déboires,  ses  réalités 
basses  et  lâches  :  rien  ne  prévaudrait  contre  ce  premier  ense- 
mencement, cette  graine  d'idéal  jetée  en  moi  dès  le  printemps 
de  mes  années.  Il  me  sembla  que  l'armée  des  reliures,  avec  ses 
petits  uniformes  rouges,  verts,  marron  soulignés  d'or,  se  levait 
pour  me  promettre  assistance.  De  leur  gaine  brillante,  je  crus 
voir  s'échapper  les  héros,  les  héroïnes  tant  aimés  :  Tristan, 
Roméo,  Marguerite,  Lélia,  Desdémone.  Leur  éloquente  voix  me 
parlait,  me  murmurait  à  l'oreille  :  «  Ne  crains  rien;  reste.  Nous 
te  tiendrons  chaudement  compagnie;  dans  tes  heures  découra- 
gées, nous  te  rappellerons  nos  larmes  à  nous,  qu'elles  ont  faits 
immortels.  » 

En  revenant  d'accompagner  ma  tante,  je  retrouvai  sur  le 
pavé  de  là  voûte  quelques  pétales  encore,  vestiges  des  couronnes 
qui,  la  veille,  avaient  orné  le  catafalque  de  mon  père.  Un 
chrysanthème  blanc  rappelait  la  lividité  du  cher  disparu.  Je  le 
ramassai,  et  y  appuyant  mes  lèvres  avec  force,  je  laissai  couler 
mes  larmes.  Ma  détresse  était  indicible.  Non  seulement,  j'avais 
perdu  le  protecteur  naturel  dont  la  jeunesse  a  besoin,  mais  un 
camarade,  un  ami,  le  causeur  galant  et  empressé  qu'est  sou- 
vent un  père  veuf  pour  sa  grande  fille  unique.  Le  seul  être  qui 
eût  pour  moi  l'indulgence,  l'admiration  du  créateur  pour  son 
ouvrage,  n'était  plus  !...  Je  revoyais  sa  forme  immobile  qui  avait 
été  vie,  mouvement,  intelligence;  je  la  revoyais  toute  proche 
et  déjà  si  lointaine,  presque  effacée,  telle  que  l'avait  laissée 
en  moi  la  dernière  nuit  de  veille.  Il  me  semblait  qu'avec  elle 
avait  disparu  tout  ce  que  le  monde  contenait  de  bon,  d'affec- 
tueux, (le  solide.  Et  maintenant,  père  chéri,  que  vos  yeux 
sont  fermés  pour  toujours,  je  ne  serai  donc  plus  de  personne 


MA  FIGURE.  24/ 

le  matin  ensoleillé,  le  printemps  avec  toutes  ses  promesses!... 

On  avait  de  tout  temps  prétendu  que  je  ressemblais  à  mon 
père.  Était-ce  vrai?  En  tout  cas,  je  ne  m'en  étais  jamais  moi- 
même  préoccupée.  Cela  paraît  au  premier  abord  si  opposé,  si 
disparate,  une  face  enforcie  de  vieillard  et  une  tête  de  jeune 
fille!  Comment  les  comparer?  Mais  voilà  que  tout  à  coup,  sur 
le  masque  inoubliable  du  mort,  je  me  reconnus.  Oui,  c'était 
bien  le  même  front  bombé,  les  mêmes  orbites  creuses,  le  même 
galbe  saillant  des  pommettes.  Assurément  son  nez  était  plus 
accentué  que  le  mien;  mais  tous  deux,  au  milieu  de  l'arête, 
subissaient  une  dépression  identique,  comme  si  un  pouce,  le 
pouce  obstiné  de  la  race,  s'y  était  fortement  appuyé. 

Mon  père  était-il  laid?  C'est  là  une  question  que  les  enfans 
ne  se  posent  guère  à  l'égard  de  leurs  parens.  Les  juger  sur  les 
qualités  morales  dont  ils  peuvent  profiter  leur  suffit.  La  beauté 
est  un  don  individuel  dont  on  ne  se  soucie  que  pour  soi- 
même.  Au  surplus,  les  êtres  que  nous  aimons  ne  sont-ils  pas 
toujours  charmans,  puisque  nous  les  aimons?  Mais,  aujourd'hui 
que  la  hantise  de  mon  esprit  rapportait  tout  au  même  sujet, 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  cette  dure  vérité  :  Les  traits 
de  mon  cher  papa,  ces  traits  qui  rappelaient  les  miens  à  s'y 
méprendre  étaient  fort  défectueux.  Nous  étions,  lui  et  moi,  appa- 
reillés dans  ce  même  type  kalmouck  venu  à  nous  d'un  ancêtre 
qui  s'était  marié  au  cours  d'un  voyage  en  Russie. 

Si,  parmi  nos  relations,  des  allusions  fréquentes  et  pour  ainsi 
dire  intentionnelles  étaient  faites  à  ma  ressemblance  avec  mon 
père  (comme  pour  rassurer  en  lui  une  une  paternité  inquiète), 
de  ma  mère,  en  revanche,  il  n'était  jamais  question.  On  eût  dit 
qu'autour  de  son  souvenir  une  conspiration  de  silence  s'était 
ourdie.  Jamais,  devant  moi,  son  nom  n'était  prononcé.  Je  savais 
seulement  qu'elle  avait  quitté  la  maison  avant  que  je  n'eusse 
six  ans  et  qu'elle  était  morte  au  loin  dans  des  conditions  misé- 
rables. Une  miniature  retrouvée  au  fond  d'un  tiroir  m'avait 
montré  d'elle  un  adorable  visage,  des  cheveux  pâles  et  une 
petite  bouche  si  rose,  si  ronde,  qu'on  l'eût  dite  épanouie  pour 
un  baiser  perpétuel. 

Mes  lectures  m'avaient  suffisamment  initiée  à  la  vie  pour 
que  je  pressentisse  la  nature  du  drame  qui  avait  détruit  le  foyer 
de  mes  parens.  La  distance  d'âge  entre  eux  et  les  contradictions 
de  caractères  qu'annonçait  le  seul  aspect  de  leurs  personnes 


248  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

physiques  le  disaient  assez  :  lui,  grave,  penché  vers  les  livres, 
les  affaires;  elle,  toute  jeune,  rêveuse,  créature  de  charme  et  de 
plaisir.  Sans  doute,  elle  avait  voulu  ôlre  heureuse  davantage 
et  autrement  que  cela  n'était  possible  avec  un  brave  homme 
affairé. 

J'avais  assez  de  délicatesse  pour  comprendre  que  toute  allu- 
sion à  ce  qui  était  arrivé  eût  été  pénible  à  mon  père.  Aussi 
m'étais-je  toujours  abstenue  de  l'interroger.  Et,  par  ailleurs, 
comment  savoir?  Sophie  n'était  entrée  à  notre  service  qu'après 
la  disparition  de  maman.  Quant  à  ma  tante,  je  la  voyais  rarement, 
et  elle  était  la  dernière  personne  avec  qui  j'eusse  souhaité 
d'être  en  confidence  à  ce  sujet.  Ce  fut  d'elle,  cependant,  que 
j'appris  ce  qu'on  m'avait,  jusque-là,  si  soigneusement  caché. 
Quelle  surprise  lorsque,  au  cours  de  notre  discussion,  elle  me 
jeta  avec  un  regard  foudroyant,  et  d'un  ton  que  je  ne  saurais 
oublier  :  «  En  voilà  des  idées  !...  Ma  parole,  on  croirait  entendre 
ta  mère.  »  Un  émoi  me  fit  palpiter.  Quoi!...  au  moment  de 
défendre  la  dignité  de  mon  cœur,  de  revendiquer  le  droit  de 
vivre  libre  et  à  ma  guise,  recevoir  cette  révélation!  Apprendre 
qu'entre  mon  caractère  et  celui  de  cette  jeune  femme  roma- 
nesque, il  y  avait  similitude...  Il  me  sembla  qu'on  me  donnait  la 
clé  de  mon  être.  Je  sus  de  quelle  source  brûlante  avait  jailli 
le  sang  de  mes  veines,  d'où  m'était  venue  celte  bouche  altérée, 
ces  ardeurs,  ces  mélancolies...  Et  cet  orgueil  dur  à  moi-même 
n'était-if  pas  aussi  le  même  qui,  jusqu'à  la  fin,  avait  tenu  la 
fugitive  éloignée  du  pardon?  «  Ainsi,  me  dis-je,  je  ne  suis  pas 
seulement  la  fille  du  Tartare  mal  dégrossi  qui  m'a  imprimé  son 
masque;  la  délicate  fée  blonde,  la  faible  et  tendre  amoureuse 
dont  je  suis  également  issue  contribue  à  ma  personnalité.  » 

Par  malheur,  de  l'un  comme  de  l'autre,  je  ne  dérivais  qu'à 
demi.  Par  quelle  malignité  du  sort,  les  choses  s'étaient-elles 
combinées  de  la  sorte?  Qu'en  aurait-il  coûté  à  la  nature,  en 
même  temps  qu'elle  me  donnait  l'âme  de  ma  chère  maman,  de 
me  constituer  ses  jolis  traits?  Ou  bien,  m'ayant  façonnée  à  la 
rude  image  de  mon  père,  que  j'eusse  ses  mâles  qualités,  son 
cerveau  calme,  ses  nerfs  bien  en  équilibre?  De  la  sorte,  ma 
personne  eût  été  concordante,  harmonieuse,  apte  à  sa  destinée. 
Des  oppositions,  des  contrastes,  des  sangs  ennemis  ne  se  seraient 
pas  combattus  en  moi;  je  n'aurais  pas  eu,  à  la  fois,  ce  cœur 
avide  de  caresses  et  ce  visage  pareil  à  une  terre  d'exil. 


MA    FIGURE.  249 

L'enlresol  que  j'avais  loué,  rue  de  Douai,  ne  ressemblait  en 
rien  au  luxueux  appartement  que  nous  occupions,  mon  père 
et  moi.  Les  pièces  y  étaient  étroites,  le  plafond  bas,  le  décor  d'une 
banalité  désolante.  Les  premiers  mois  de  mon  deuil  filial  pas- 
sèrent en  déménagement,  liquidation,  mise  en  place  des  meubles; 
des  livres  que  j'avais  tenu  à  conserver.  Besognes  médiocres, 
assurément  ;  mais  qui,  terminées,  devaient  me  laisser  du  regret. 
N'arrive-t-il  pas  que  nous  nous  sentions  plus  lourdement  écrasés 
par  le  désœuvrement  que  sous  le  poids  des  corvées  ?  Je  n'avais 
la  ressource  ni  d'être  dévote,  ce  qui  m'eût  occupée  ;  ni,  hélas  !... 
assez  pieuse  pour  accepter    mon   sort  avec  résignation.  Qu'al- 
lais-je  faire  de  ma  vie?  J'étais  libre,  et  c'est  un  bien  que  beau- 
coup de  jeunes  filles  m'eussent  envié;  mais  la  liberté,  c'est  aussi 
la  solitude,  c'est  un  trésor  qu'on  posséderait  au  milieu  d'une  île 
déserte.  Comment  l'employer?  Je  cherchai.  Mon  esprit  curieux, 
riche  d'élans  suggéra:  travailler?...  Mais,    à  quoi?  A   quelle 
besogne?  On  ne  m'a  enseigné  aucun  art  et  mes  goûts  me  dé- 
tournent des  occupations  ménagères.  Apprendre?  —  Je  ne  m'in- 
téressais qu'à  moi-même.  Ecrire  alors?  —  L^idée  de  ces  heures 
ardentes  pendant  lesquelles  on  s'abandonne,  on  se  livre  au  dieu 
de  l'inspiration  me  tenta.  Je  me  mis  devant  une  feuille  blanche. 
J'aurais  voulu  répandre  toute  ma  peine,  m'en  décharger  comme 
d'un  paquet  trop   lourd.   Bientôt  je  m'aperçus  que  pour   être 
romancier,  poète,  il  ne  suffit  pas  de  posséder  un  cœur,  un  cer- 
veau. Il  faut  encore  que  ce  cerveau,  que  cette  âme  se  soient 
emplis  ;  il  faut  que  les  événemens  y  aient  versé  leurs  ruines  et 
leurs  trésors  et  que  les  heurts  de  la  vie  les  aient  fait  souvent 
retentir?  D'ailleurs   à  quoi    bon    écrire?    Puisqu'une   besogne 
exaltante,  pathétique  nous  sollicite;  puisqu'il  existe  un  monde 
plein  de  joie  et  de  sensations  ;  puisqu'en  un  mot  l'amour  est  là 
qui  nous  appelle  et  nous  tourmente,  à  quoi  bon,  pendant  la  jeu- 
nesse, chercher  autre  chose?  Quelque  effort  que  l'on  fasse  pour 
I    se  détourner  de  lui,  tout  nous  ramène  à  l'amour.  Dès  que  la 
possibilité  a  été  entrevue  de  vivre  auprès  d'un  être  qu'on  adore  ; 
dès  qu'on  a  rêvé  de  lui  parler,  de  respirer  ses  paroles,  d'être 
enveloppée  de   sa  volonté,  d'abdiquer  en  lui  tout  désir,  quel 
autre  emploi  de  soi-même  pourrait-on  admettre? 

Dédaignant  ce  qui,  autrefois,  faisait  l'amusement  de  mes 
journées,  je  tombai  dans  une  paresse  morne,  dans  le  découra- 
gement de  quelqu'un  qui  a  vu  sombrer  le  navire  où  était  toute  sa 


2S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

richesse.  La  toilette,  les  fleurs  cessèrent  de  m'intéresser  ;  les 
livres  me  tombèrent  des  mains.  Que  sert  d'orner  sa  maison  quand 
nul  être  cher  n'y  doit  venir?  Et  sa  personne,  pourquoi  la  parer 
si  elle  n'en  peut  être  embellie? 

Je  n'avais  vraiment  de  bien-être  que  le  soir,  à  l'heure  où 
l'ombre  enveloppe  toute  la  création.  Seulement  alors,  je  me 
sentais  l'égale  des  autres  femmes.  Je  songeais  aux  Inconnues  de 
Balzac  et  de  Mérimée  qui,  sans  sortir  de  l'ombre,  par  le  seul 
attrait  de  leur  esprit,  avaient  su  se  faire  chérir.  Ne  m'advien- 
drait-il  pas  quelque  chose  de  pareil?...  Et  je  me  plaisais  à  ima- 
giner toutes  les  sortes  d'aventures  qui  peuvent  s'adapter  à  une 
héroïne  invisible  :  surprise  nocturne,  rencontre  au  pays  des 
Désenchantées.  J'inventais  les  mille  déguisemens  sous  lesquels 
aurait  pu  se  dissimuler  ma  personnalité  véritable.  Souvent, 
même  en  plein  jour,  il  m'arrivait  de  fermer  les  yeux  et  de  m'ima- 
giner  que  je  prenais  part  à  quelque  mascarade.  Sous  un  domino, 
j'intriguais  Jean,  je  cherchais  à  regagner  son  cœur... 

Une  après-midi  de  février  s'achevait.  J'étais,  comme  à  mon 
ordinaire,  assise  auprès  de  la  fenêtre  dans  l'attitude  repliée 
d'une  plante  à  qui  manquerait  le  soleil.  La  neige,  dans  lair 
gris,  ressemblait  aux  plumes  arrachées  d'un  cygne.  Transis, 
emmitouflés,  les  passans  marchaient  vite,  ayant,  devant  eux,  la 
buée  blanche  de  leur  haleine.  Quoiqu'il  fit  bon  entre  les  murs 
de  mon  petit  salon,  j'avais  l'impression,  moi  aussi,  d'être  dehors, 
de  lutter  contre  une  atmosphère  hostile. 

Brusquement,  la  porte  s'ouvrit.  Une  voix  criarde  rompit  le 
silence. 

—  Que  faites-vous  là,  gronda  Sophie,  toute  seulette  dans 
l'obscurité? 

Et  tournant  le  commutateur  électrique,  elle  me  regarda  de 
plus  près. 

'L'incandescence  subite  fit  à  mes  yeux  l'effet  d'une  déchi- 
rure. Ayant  formé  un  écran  de  mes  doigts,  je  répondis  : 

—  Tu  vois...  Rien...  J'attendais  que  le  jour  finît. 

Le  bonnet  de  Sophie  hocha  au  sommet  de  sa  chevelure  grise  ' 
et  sur  un  mode  bourru,  qui  était  sa  manière  envers  moi  de  se 
montrer  affectueuse,  elle  dévida  des  remontrances.  Etait-ce  rai- 
sonnable! Passer  des  journées  oisives,  à  broyer  des  idées  noires  ! 

Ma  mine  accablée,  mes  mains  vides  semblaient  répondre  : 
«  Que  veux-tu  donc  que  je  fasse?  » 


1 


3IA    FIGURE.  251 

A  la  fin,  elle  se  tut  et  ses  yeux  s'humectèrent. 

L'excellente  fille  aurait  bien  voulu  remédier  à  ma  tristesse. 
Mais  comment?  D'abord,  elle  en  ignorait   la  cause,  du  moins  la 
principale.  L'eût-elle  apprise,  qu'est-ce  qu'elle  y  aurait  compris? 
Elle  qui,  dans  sa  carcasse  de  guenon,  portait  une  âme  vierge  et 
contente,  comment  se  fût-elle  expliqué  ce  que  j'endurais?  Tout 
comme  une  autre,  elle  aurait  pu,  dans  son  temps,  se  marier. 
A  la  campagne,  on  n'y  regarde  pas  de  si  près  ;  pourvu  qu'une 
fille  soit  robuste  et  ne   rechigne    pas  à  l'ouvrage,  elle  trouve 
toujours  un   gars  disposé  à   en  faire  sa  femme.  Mais,  par  une 
de  ces  coïncidences  providentielles   que  la  nature   devrait  tou- 
jours observer,  en  même  temps  que  Sophie  était  façonnée  pour 
déplaire,  elle  avait  l'amour  en  aversion.  Plutôt  que  de  l'accepter, 
elle  fût  morte.  Non  qu'elle  manquât  de  cœur;  elle  adorait  les 
enfans,  les  animaux.  Ayant  un  jour  rencontré  une  poule  qui 
avait  la  patte  écrasée,  elle  la  ramassa,  l'emporta  dans  son  tablier  ; 
pendant  deux  mois,  elle  la  soigna  comme  elle  eût   soigné  un 
poupon  et    ne    la  relâcha   que  guérie   au   milieu  d'un  champ 
d'avoine.  C'étaient  ces  diables  d'hommes  qu'elle  ne  pouvait  pas 
souffrir.  Elle  les  traitait  de  fourbes,  de  menteurs;  déclarant  qu'ils 
n'avaient  été  créés  que  pour  le  malheur  des  femmes.  A  l'égard 
de  celles-ci,  elle  montrait  un  peu  plus  d'indulgence,  pourvu, 
toutefois,    qu'elles  n'eussent  pas  fauté.  Tant  pis  pour  celles  qui 
se  laissaient  conter  fleurette  !  La  vue    d'une  fille  enceinte  lui 
inspirait  une  répulsion  farouche.  Les  douleurs  mêmes  de  l'ac- 
couchement n'arrivaient  pas  à  lattendrir;  il  fallait,  pour  cela, 
que  le  mioche  fût  au  monde.  Se  mettait-il  à  crier?  elle  le  pres- 
sait contre  sa  plate  poitrine  et,  avec  des  précautions  de  chatte, 
l'embrassait,  le  cajolait...  Une  partie  de  sa  vie  s'était  ainsi  dé- 
pensée  au    métier    de    bonne    d'eufans;   elle   y  apportait  une 
conscience  peu  commune  et,  quoique  payée  généralement  d'in- 
gratitude, il  ne  lui  venait  pas  à  l'esprit  qu'elle  pût  en  exercer 
un  autre.  Le  hasard  l'avait  conduite  chez  nous  au  moment  où, 
après  la  catastrophe  de  son  ménage,  mon  père  cherchait  à  re- 
renouveler son  personnel,  et,  comme  elle   ne   demandait  qu'à 
placer  définitivement  son  cœur,  elle  s'était  prise,  pour  la  petite 
abandonnée  que  j'étais,  d'un  de  ces  dévouemens  avec  lesquels 
beaucoup   de  vieilles    filles   trompent   leur  appétit   de   mater- 
nité. 

Revenant  à  notre  entretien  : 


252 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Cela  ne  vous  vaut  rien,  de  rester  confinée  de  la  sorte. 
Vous  devriez  sortir,  essayer  de  vous  distraire. 

Une  grosse  toux,  dont  peut-être  j'exagérai  l'importance, 
prouva  que  j'étais  enrhumée. 

—  Gomment  voudrais-tu  que  j'allasse  dehors? 

Du  bout  des  pincettes  elle  rapprocha,  entre  eux,  les  tisons 
qui  étaient  encore  enflammés,  puis,  mettant  une  bûche  dessus  : 

—  Allons!...  Venez  chaatîer  vos  petits  pieds. 

Je  m'approchai.  L'une  après  l'autre,  mes  semelles  se  ten- 
dirent vers  la  flamme.  Longuement,  Sophie  me  contempla  de 
ce  bon  regard  attendri  qu'ont  les  chiens  aimés  de  leur  maître. 
Puis  subitement,  comme  si  quelque  trouvaille  eût  jailli  de  son 
cerveau  : 

—  Pourquoi  ne  pas  inviter  quelques  amis? 

—  Y  songes-tu?  avec  mon  deuil. 

Elle  fit  observer  que  cela  n'était  pas  un  motif  à  me  laisser 
dépérir. 

—  Si  votre  pauvre  papa  vous  voyait!...  Lui  qui  voulait 
toujours  que  vous  soyez  gaie,  heureuse. 

—  Chut!...  fis-je  en  avançant  un  doigt  vers  sa  vieille  bouche 
édentée;  je  préfère  être  seule. 

Cela  était  la  vérité.  Martyre  de  mon  idée  fixe,  je  ressentais 
à  me  montrer  une  gêne,  une  sorte  de  honte  pudique.  Tout  regard 
étranger  me  mettait  au  supplice  :  joyeux?  je  lui  prêtais  de  l'ironie; 
sympathique?  j'y  croyais  voir  une  pitié.  Insistait-il?  je  devenais 
cramoisie  ;  j'étais  comme  un  coupable  qui  comparaît  devant  son 
juge. 

Sophie  n'en  était  pas  à  sa  première  tentative.  Quoique  d'un 
naturel  peu  accueillant,  elle  avait  plus  d'une  fois  insisté  pour 
introduire  auprès  de  moi  quelques  amies  anciennes.  Ayant  une 
fois  consenti,  j'eus  la  visite  de  Marguerite  Duclair,  la  plus  jolie 
fille  de  notre  génération  qui  venait  récemment  d'épouser  un 
garçon  dont  elle  était  follement  éprise.  Elle  me  raconta  son 
bonheur.  Je  l'écoutai  les  yeux  baissés.  Jamais  tête-à-tête  ne  fut 
plus  navrant  que  le  nôtre. 

Mais  où  mon  intransigeance  se  faisait  véritablement  fa- 
rouche, c'était  à  l'égard  des  jeunes  hommes.  On  eût  dit,  tant  était 
absolue  ma  résolution  de  les  fuir,  qu'ils  me  fussent  devenus 
odieux. 

L'un  d'eux,  fils  de  l'associé  de  mon  père,  ayant  insisté  pour 


MA    FIGURE.  2o3 

m'entretenir  d'une  question  relative  à  nos  intérêts, je  le  laissai 
entrei'.  Combien  j'eus  tort!...  Cette  visite  me  fit  expérimenter 
une  sorte  de  malaise  que  je  devais  me  rappeler  toujours  et  qui 
ne  laissa  pas  d'avoir  une  influence  sur  mes  décisions  futures.  A 
peine  en  présence  de  ce  jeune  homme,  je  fus  envahie  par  une 
espèce  de  terreur,  l'envie  de  me  sauver,  d'être  ailleurs.  Pas  un 
mot  de  ce  qu^il  était  venu  me  proposer  ne  parvint  à  mon  cerveau. 
Tout  le  temps  qu'il  me  parla,  je  n'eus  que  cette  seule  idée  : 
«  Que  pense-t-il  de  moi?  Quel  effet  lui  produit  ma  figure?  » 
Et,  dans  ses  prunelles,  ainsi  qu'en  un  miroir  déformant,  je  croyais 
me  voir  ridicule,  objet  d'horreur,  de  dérision.  Quand  il  partit, 
mes  tempes  étaient  moites  de  sueur...  Pourtant,  ce  garçon  ne 
m'était  rien;  je  n'avais  aucun  désir  de  lui  plaire...  Eh  bien! 
quoi,  alors?...  Notre  entrevue  avait  été  comme  une  répétition 
de  ce  qui  se  passerait  si  un  autre  visiteur,  si  Jean,  le  cher 
Jean... 

A  quelques  jours  de  là,  j'étais,  après  déjeuner,  renversée 
sur  ma  chaise  longue.  Un  livre  s'appuyait  au  bout  relevé  de 
mes  genoux.  Je  lisais  faiblement,  ne  prêtant  aux  choses  écrites 
que  la  lisière  de  ma  pensée.  En  réalité,  elle  était  avec  Jean 
Desrives.  «  Il  est,  pensai-je,  le  seul  de  mes  amis  qui  ne  m'ait 
rien  témoigné  à  l'occasion  de  mon  deuil,  aucune  sympathie. 
Lui  "serais-je,  à  ce  point,  devenue  indifférente?  »  J'avais  tant 
besoin  d'espérer  qu'une  foule  d'excuses  se  présentèrent  :  «  Sans 
doute,  il  aura  voyagé...  Il  est  absent...  Une  lettre  bientôt...  » 
Le  cours  de  mes  réflexions  fut  interrompu  par  un  violent  coup 
de  sonnette.  Qui,  de  si  bonne  heure,  pouvait  venir?  Je  n'atten- 
dais personne.  Un  espoir  fou  me  traversa.  Si  c'était  lui!...  On 
parlementait  dans  l'antichambre. 

Par  l'entre-bâillement  de  la  porte,  la  coiffe  de  Sophie  se 
montra  : 

—  Voulez-vous  recevoir  M.  Desrives  ? 

Je  lui  fis  signe  d'entrer  et  de  refermer  derrière  elle.  Est-ce 

qu'on  peut  répondre  comme  cela,  tout  de  suite?...  Après  trois 

ans  !...  Le  revoir  1... Mais  pourquoi  était-il  parti?...  Courage,  mon 

i     cœur!  S'il  revient,  c'est   qu'il  ne  m'a  pas  oubliée.  La  vie  que 

tu  croyais  close  va  peut-être  se  rouvrir... 

Sophie  cependant  tient  toujours  le  bouton  de  la  serrure.  Il 

va  falloir  prendre  un  parti.  Voyons,  voyons,  un  peu  de   calme 

Il    Et  je  respire  fortement.  Mes  yeux  se  braquent  sur  cette  porte. 


-i^^  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

derrière  lacfuelle...  11  me  semble  que  je  /<?  vois,  que  je  distingue 
sa  haute  taille,  sa  moustache  d'or  bruni,  ses  dents  claires...  Je 
n'aurais  qu'une  parole  à  dire...  //serait  là.  Elle  obstrue  le  fond 
de  ma  gorge,  cette  parole,  et  ne  peut  pas  en  sortir.  Par  une  sorte 
d'anticipation  douloureuse  je  ressens  le  mal  qui  m'accablerait 
si  ses  yeux,  les  yeux  de  Jean...  Ah!  que  je  sois  préservée  de 
leur  dédain  !... 

Si  seulement  Sophie  avait  pu  me  renseigner,  je  lui  aurais 
posé  des  questions;  je  lui  aurais  demandé  :  «  Gomment  suis-je 
aujourd'hui?  Est-ce  que  ma  robe  me  va  bien?  »  Car  enfin,  il  y 
a  des  jours  où  l'on  est  à  son  avantage,  des  jours  où  les  défauts 
sont  moins  apparens.  Mais,  comment  se  fier  à  une  admiration 
aveugle?  FA  d'ailleurs,  aux  heures  décisives,  il  n'y  a  que  soi, 
que  son  propre  jugement  qui  compte.  C'est  de  soi  seul  qu'il  faut 
tirer  l'énergie  du  risque  ou  de  la  renonciation.  Je  fais  un  pas 
vers  le  miroir.  De  cet  autre  moi-même  je  recevrai  le  seul  avis 
profitable...  un  encouragement,  peut-être?...  Ah!  tout  le  reste 
de  ma  vie  je  l'aurais  donné  pour  qu'à  cette  minute...  Hélas! 
Moi  qu'une  forme  de  déesse  contenterait  à  peine,  me  voilà!... 
C'est  moi!...  Eh  bien!  non!  Jean  ne  me  verra  pas  ainsi. 

—  Va,  Sophie.  Affirme  que  je  ne  suis  pas  à  la  maison 

—  Mais  il  a  entendu  votre  voix. 

Un  coup  d'œil  à  la  glace  encore.  Si  je  m'étais  exagéré!  Si, 
dans  mon  envie  d'être  belle,  j'apportais  à  me  juger  un  esprit  par 
trop  sévère?  Non  !  Ma  lucidité  est  parfaite.  Elle  dessine  la  saillie 
exagérée  de  mes  joues  ;  elle  s'enfonce  au  creux  bistré  de  mes 
paupières.  Un  mot  passe  phosphorescent  sur  le  miroir:  Laide!.. 
Laide  !... 

Décidément,  je  ne  puis  pas!  Mon  parti  est  pris. 

—  Trouve  un  prétexte,  Sophie  ;  raconte  que  je  suis  malade. 

—  Et  s'il  demande  à  revenir? 

—  Revenir?...  Oui!  c'est  cela.  Un  autre  jour;  un  jour  que 
je  serai  mieux  portante. 

Des  savates  s'éloignent  en  traînant.  Il  y  a  des  phrases  échan- 
gées, un  bruit  de  porte  qu'on  referme...  puis,  rien...  plus  rien. 

A  peine  ai-je  la  force  de  me  traîner  à  la  fenêtre.  Lui,  au 
moins,  je  l'aurai  vu!...  Abritée  derrière  un  rideau,  je  fais  le 
guet.  Ce  n'est  pas  long.  Une  mâle  silhouette  traverse  la  rue. 
Un  instant,  j'hésite  à  la  reconnaître.  Les  épaules  de  Jean 
n'avaient  pas  cette  ampleur.  Au  geste  qu'il  fait  pour  allumer  sa 


MA   FIGURE.  2o5 

cigarette,  plus  de  doute;  c'est  lui!...  Mais,  comment  peut-il 
s'en  aller  de  ce  pas  tranquille?... 

La  semaine  suivante  passa  en  alternatives.  Tantôt  je  ne 
craignais  rien  autant  que  la  visite  de  Jean;  tantôt  je  l'appelais 
de  tout  mon  être.  Entendais-je  le  timbre,  je  rougissais,  je 
pâlissais;  mon  cœur  était  à  la  renverse.  Le  soir  approchait-il, 
je  redoublais  de  mélancolie.  «  Un  jour  encore  perdu,  fini, 
tombé  dans  le  néant  !...  >•>  me  disais-je.  Ma  seule  occupation  pen- 
dant cette  période  d'attente  fut  d'étudier  ma  figure.  Je  l'obser- 
vais, tantôt  avec  l'intérêt  qu'on  a  pour  une  amie  malade  en  qui 
on  essaierait  de  surprendre  quelque  symptôme  de  guérison,  tan- 
tôt comme  une  implacable  ennemie.  Ces  jours-là,  j'aurais  voulu 
m'échapper  de  moi-même.  J'étais  lasse  de  traîner  cette  carcasse 
de  hasard,  lasse  de  la  nourrir,  de  l'habiller,  de  lui  rendre  des 
soins.  Est-ce  juste  qu'on  ait  ainsi  un  allié  qui  vous  nuit,  vous 
exaspère,  vous  empêche  d'être  heureux?  Si  le  compagnon 
auquel  on  a  uni  sa  vie  est  mauvais,  on  s'en  sépare;  si  un 
artiste  exécute  une  statue  qui  trahisse  son  idéal,  il  la  brise,  il 
en  recommence  une  autre.  Et  moi,  je  serais  toujours,  sans  avoir 
rien  fait  pour  mériter  cela,  quelqu'un  que  je  ne  voulais  pas 
être?... 

Tant  qu'on  est  jeune ,  pourtant,  l'espoir  du  bonheur  est 
tenace.  On  cherche,  on  s'ingénie.  «  N'y  a-t-il  pas,  me  demandai- 
je,  quelque  magique  fontaine,  quelque  source  de  Jouvence  ca- 
pable de  me  transformer?  »  Si  peu  de  chose,  parfois,  différencie 
une  figure  réussie  d'une  figure  manquée  :  une  ligne  plus  ou 
moins  courbe,  une  nuance,  presque  rien.  Et  que,  de  ce  rien,  dé- 
pendît ma  destinée!... 

La  quatrième  page  des  journaux  est  remplie  par  les  pro- 
messes des  marchandes  de  beauté.  Pourquoi  ne  les  consulterais- 
je  pas?  Endoctrinée  par  l'une  d'elles,  je  m'abandonnai  à  son 
travail  savant  de  massage,  de  graissage,  de  vibrations  électri- 
ques. Mon  espoir  était  si  vivace  que,  sous  ses  doigts,  je  croyais 
assister  à  ma  propre  métamorphose;  et  le  soir,  masquée  de 
caoutchouc,  je  songeais,  en  m'endormant  :  «  Demain,  j'aurai 
une  autre  figure.  » 

Je  ne  fus  pas  longue  à  m'apercevoir  de  quelle  supercherie 
j'étais  dupe.  Aucun  de  mes  traits  n'était  rectifié,  et  le  fard 
m'ôtait  cet  air  de  droiture,  d'honnêteté  qui,  à  défaut  de  séduc- 
tion, me  rendait,  du  moins,  sympathique.  Persuadée  que  tout 


2o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  inutile,  que  laide  j'étais,  que  laide  je  resterais  toujours, 
j'eus  un  accès  désespéré...  Ma  rage  alla  jusqu'à  briser  les  objets 
de  ma  toilette,  et  la  houppette  chargée  de  poudre  de  riz  roula 
lourdement  à  mes  pieds  comme  un  pauvre  petit  oiseau  mort. 

Ce  fut  l'époque  de  ma  vie  où  je  versai  le  plus  de  larmes. 
0  larmes!  Impuissance!  Faiblesse!  Protestation  puérile  contre 
le  sort!  Que  de  fois  je  vous  sentis  augmenter  le  feu  de  mes 
joues!...  Tout  leur  servait  de  prétexte  :  plainte  d'un  chien 
blessé  dans  la  rue,  crin-crin  d'an  orgue  de  Barbarie,  clapotement 
de  la  pluie  contre  les  carreaux  ou  même,  moins  que  cela,  presque 
rien  :  le  tic  tac  de  la  pendule  qui  me  venait  de  mes  parens,  un 
fauteuil  vide,  des  violettes  qui  achevaient  de  se  faner. 

Le  printemps  venait  cependant;  il  venait  joyeux  et  paré 
en  dépit  de  l'humaine  misère.  Il  y  eut,  comme  les  autres  années, 
des  souffles  tièdes  au  travers  des  branchages,  des  nuages  légers 
comme  fumée  de  cigarettes  ;  il  y  eut  de  gentils  bourgeons 
pressés  de  faire  éclore  leurs  coques,  des  plates-bandes  piquées 
de  jacinthes,  de  tulipes;  il  y  eut  des  moineaux  dans  les  squares, 
qui  piaillaient  comme  de  petits  bienheureux. 

Se  souvenant  que  j'avais  aimé  les  lilas,  Sophie  revenait  du 
marché  avec  de  grosses  gerbes  humides  qui,  par  toute  la 
maison,  répandaient  une  odeur  de  miel.  Peut-être  comptait-elle, 
la  chère  fille,  sur  l'exemple  que  donne  la  nature  pour  me  voir 
oublier,  reverdir,  secouer  les  brumes  de  l'hiver.  Navrée  de  ce 
que  je  ne  me  décidasse  toujours  pas,  elle  se  remit  à  gronder  : 
Par  ce  beau  temps!  Cela  n'était-il  pas  péché  que  de  rester  à 
la  maison!  'J'aurais  dû  être  dehors,  acheter  moi-même  des 
bouquets,  éclaircir  un  peu  mes  toilettes. 

— -  A  quoi  bon,  répondis-je,  je  n'en  paraîtrai  que  moins 
fraîche. 

Ses  longs  bras  secs  comme  des  branches  prirent  le  ciel  à 
témoin  de  ce  qu'elle  nommait  :  ma  folie...  Comment  m'aurait- 
elle  jugée,  elle  qui  depuis  plus  de  quinze  années  me  cajolait, 
me  soignait,  me  pomponnait  avec  une  indulgence  de  nourrice? 
Est-ce  que  sa  tendresse  ne  lui  avait  pas,  définitivement  et  contre 
toute  évidence,  fermé  les  yeux  sur  mon  compte?  Sa  seule 
concession  fut  d'avouer  que  je  n'avais  pas  trop  bonne  mine. 

Ma  santé  était  à  peu  près  le  seul  bien  sur  lequel  je  pusse 
compter  en  ce  monde.  L'idée  de  la  perdre  me  rendit  attentive 
à  l'état  de  mon  organisme.  Le  sentant  menacé  : 


MA    FIGURE.  257 

—  Et  tu  crois  que  si  je  sortais? 

—  Vous  auriez  des  roses  aux  joues. 

Cela  était  faux.  J'en  avais  la  certitude.  Jamais  mon  teint, 
même  de  loin,  ne  rappellerait  un  pétale.  Mais,  dans  un  cœur  de 
vingt  ans,  l'espoir  frissonne  au  moindre  souffle. 

Le  soleil  au  lendemain  semblait  m'inviter,  me  dire  :  «  Viens, 
toi  aussi  tu  vas  refleurir.  »  Je  mis  mon  chapeau  encore  alourdi 
de  ses  crêpes,  une  simple  jaquette  de  drap  noir  et  je  gagnai 
les  grands  boulevards.  Le  cœur  même  de  Paris  battait  là  sa 
vie  nombreuse  et  pressée.  Les  voitures  roulaient  avec  un  gron- 
dement de  fleuve.  Tout  n'était  que  houle,  cris,  rumeurs.  Les 
avenues  décorées  de  feuilles,  les  stores  nouvellement  déployés, 
de  multicolores  affiches  faisaient  penser  à  une  kermesse.  Mon 
cœur  se  fit  lourd  subitement  comme  lorsqu'on  côtoie  une  fête 
à  laquelle  on  n'a  pas  été  invitée.  Je  me  frayai  cependant  un 
passage.  Croisée  par  des  hommes  qui  ne  m'apercevaient  même 
pas,  dédaignée  par  d'autres  dont  le  coup  d'œil  se  détournait 
prestement,  j'allais  timide,  me  dissimulant  comme  une  ombre. 
Les  femmes,  surtout,  attiraient  mon  attention.  Quoique  je  ne 
sois  pas  d'un  naturel  envieux,  la  forme  impeccable  de  plusieurs 
d'entre  elles,  leur  démarche  qui  faisait  retourner  les  passans 
me  causaient  un  indicible  malaise.  Comment  aurais-je  pu,  dans 
l'atmosphère  de  luxe  et  de  plaisir,  créé  autour  d'elles,  pour 
elles,  pour  faire  valoir  leur  beauté,  comment  aurais-je  pu  rester 
indifl"érente  à  ma  disgrâce?  Entendant  leurs  petits  talons  frapper 
rapidement  l'asphalte,  je  me  disais  :  «  Où  vont-elles?  »  Mon 
imagination,  dont  je  n'ai  jamais  pu  retenir  le  galop,  partait  à 
leur  suite;  je  leur  prêtais  de  magaifiques  aventures,  des  bonheurs 
secrets,  palpitans,  des  paroxysmes  que,  moi,  je  ne  connaîtrais 
jamais.  L'une  se  hâtait-elle  davantage?  Je  la  voyais  entre  des 
bras  qui  l'avaient  attendue.  Une  autre  s'arrêtait-elle?  Sur  ses 
traits  je  croyais  saisir  le  signe  d'une  heureuse  lassitude.  Une 
blonde  qui  me  précédait  ayant  rattaché  son  chignon,  l'idée  me 
vint  de  ce  qui  l'avait  pu  décoiffer. 

Parvenue  au  carrefour  de  l'Opéra,  j'hésitai  sur  la  direction 
à  prendre.  La  verdure  des  Tuileries,  les  parterres  calmes,  l'eau 
limpide  des  bassins  attiraient  ma  rêverie.  La  rue  de  la  Paix, 
cependant,  me  garda.  Elle  était  étincelante  entre  ses  parois  de 
cristal  et  les  étalages  exerçaient  sur  moi  leur  fascination.  Pour- 
quoi n'essayerais-je  pas  de  m'habiller  avec  art?  Qui  sait  si  d'ha- 

TOME    III,    —    1911.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

biles  faiseurs  ne  feraient  pas  de  moi  une  autre  femme  ?  La 
toilette  est  une  telle  magie  ! 

Des  commerçans  me  firent  valoir  les  mille  inventions  de  la 
mode.  On  me  montra  les  gros  lainages  au  contact  desquels  la 
chair  paraît  fine  et  précieuse;  des  soieries  dont  l'éclat  ajoute  un 
éclat;  on  étala  des  rubans,  des  fleurs,  des  parures...  Sans  que 
je  fusse  bien  riche,  aucune  de  ces  choses  ne  m'était  interdite; 
j'aurais  pu,  parmi  elles,  m'ofîrir  ce  qui  m'aurait  tentée.  La  voix 
douceâtre  des  vendeuses  accoutumées  à  mentir  me  flattait.  L'une 
me  vanta  le  galbe  hardi  d'un  chapeau,  l'autre  la  ligne  d'une 
robe. 

—  Avec  ce  fourreau,  mademoiselle,  vous  seriez  tout  à  fait 

jolie. 

Pour  les  croire,  il  n'aurait  pas  fallu  que  j'eusse  devant  moi 
les  véridiques  miroirs.  Ah!  si  ma  perspicacité  avait  pu  se  taire 
un  instant!...  Si  j'avais  cessé  de  l'entendre!...  Mais  la  voix  de 
persécution  ne  cessait  de  ricaner  :  «  Avec  cette  tête-là!...  » 
L'angoisse  qui  s'était  un  instant  relâchée  resserra  de  nouveau 
son  étreinte.  En  une  seconde  les  chatoyantes  étofl"es  se  cou- 
vrirent de  cendre.  Je  fis,  au  hasard,  une  commande  et  je 
sortis.  Il  était  temps!...  Mes  larmes  allaient  déborder. 

Au  retour,  mon  attention  se  détourna  des  silhouettes  victo- 
rieuses :  je  n'eus  d'yeux  que  pour  les  laiderons.  Leur  nombre 
me  parut  infini.  Que  de  visages  indigens!  Que  de  tailles  sans 
ressort,  de  corsages  qu'on  ne  dégrafe  que  pour  dormir!  Etrange 
phénomène!...  Toute  cette  chair  de  rebut  ne  paraissait  pas 
souffrir.  Comment  peut-on  garder  l'âme  placide  quand  on  habite 
une  prison? 

Une  femme  accompagnée  de  trois  garçons  vint  à  passer.  Elle 
était  hideuse.  Quoique  ces  enfans  lui  ressemblassent,  je  ne  pou- 
vais croire  qu'ils  fussent  les  siens?  Ainsi!  un  homme,  pour 
elle,  aurait  simulé  l'amour?  Et  j'entrevisle  marché  honteux  de 
certains  mariages  :  la  personne  contre  l'argent. 

Un  peu  plus  loin,  je  croisai  une  bossue.  Sa  tête,  trop  forte 
pour  son  corps,  oscillait;  sa  bouche,  marquée  d'un  pli  amer, 
disait  l'exaspération  de  son  âme.  Pourtant,  elle  était  vêtu,e  avec 
recherche  et  faisait,  pour  se  redresser,  de  pénibles,  de  surhu- 
mains efforts.  A  la  devanture  d'une  boutique,  je  surpris  qu'elle 
se  mirait.  Oui,  la  malheureuse  mirait  sa  bosse!...  Sans  doute, 
avec  l'espoir  de  se  trouver  moins  difforme  aujourd'hui  qu'hier. 


MA    FIGURE. 


259 


I 


Celle-là,  du  moins,  n'était  pas  indifférente  !  J'eus  envie  de 
m'approcher  d'elle,  de  lui  prendre  la  main,  de  lui  murmurer  tout 
bas  :  «  Mou  amie,  ma  sœur,  dites-moi  ce  que  vous  souffrez.  » 
A  un  tournant,  elle  disparut.  Où  allait-elle?  Vers  quelle  soli- 
tude? vers  quelle  honte  désolée? 

Décidément,  les  créatures  vivantes  ne  me  laissaient  pas  de 
repos.  Leur  beauté,  tour  à  tour,  et  leur  disgrâce,  exaltaient  en 
moi  le  drame  intérieur.  Je  me  comparais,  je  regrettais,  je  désirais 
passionnément...  Rien  ne  me  faisait  oublier.  La  paix,  où  la  ren- 
contrer? L'idée  me  vint  de  la  demander  aux  figures  éternelles. 
«  L'art,  selon  Corot,  est  ce  qui  rend  joyeux.  »  Expérimentons 
l'exactitude  de  cette  formule. 

Ma  prochaine  sortie  fut  pour  le  Louvre.  Dès  l'entrée,  planait 
un  silence,  le  silence  religieux  qui,  lorsque  j'étais  enfant,  m'avait 
suggéré  cette  question  :  «  Est-ce  ici  que  l'on  dit  la  messe?  »  C'est, 
en  effet,  mieux  qu'un  silence,  un  recueillement  qui  tombe  des 
voûtes  et  s'étend  sur  le  peuple  blanc  des  statues.  Il  semble 
qu'en  franchissant  la  porte  d'un  musée,  on  renonce  à  ce  qui,  en 
soi,  s'agite,  se  démène  et  qu'on  devienne,  du  moins,  pour 
quelques  instans,  le  fidèle  apaisé  d'un  culte.  Quelle  halte,  en 
effet,  que  de  regarder  la  Joconde,  quel  ravissement  dépouillé 
d'égoïsme  !  Et,  méditer  devant  les  Pèlerins  d'Emmaûs,  n'assure- 
t-il  pas  à  l'esprit  un  surnaturel  repos?  J'allai,  vers  ces  effigies, 
confiante;  je  venais  à  elles  sans  arrière-pensée,  prête  à  joindre 
mon  hommage  à  l'hommage  séculaire.  Leur  perfection  m'était 
sacrée;  je  les  vénérais  dans  un  recul  de  tabernacle.  L'envier 
m'aurait  paru  sacrilège.  Si  absorbée  toutefois  que  je  fusse  par 
la  contemplation  pieuse,  je  ne  l'étais  pas  assez  pour  que  le 
démon  que  j'avais  voulu  fuir  ne  trouvât  l'occasion  de  se  glisser 
en  moi.  Ce  fut  au  moment  d'aborder  les  galeries  du  xviii'' siècle. 
Quelque  effortque  je  fisse  pour  l'écarter,  je  le  sentis  rôderdansma 
cervelle  dès  le  premier  contact  avec  cet  art  galant  qui  ne  parle 
que  d'amour  et  de  plaisir.  0  nymphes,  bergères,  couples  vêtus 
de  clairs  satins,  voyageuses  pour  Cythère,  comment  m'auriez- 
vous  épargnée?  Est-ce  que  vos  gestes  en  guirlandes,  vos  seins 
offerts,  vos  lèvres  de  baisers  roses  ne  proclament  pas  trop  haut 
le  pouvoir  souverain  d'être  belle?...  Comme  une  hallucinée,  je 
m'arrêtai  à  contempler  l'embarquement  de  Watteau.  C'était 
comme  si  la  fête  nautique  avait,  devant  moi,  battu  son  plein. 
J'entendais  ce  qu'à  leurs  compagnes  disaient,  en  leur  prenant 


2GÛ 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  taille,  les  jeunes  fous  en  tricornes.  Le  «  oui  »  délicieux  des 
réponses  était  sur  les  bouches.  Et  la  barque  se  balançait,  les 
arbres  versaient  leur  ombre  bleue,  et  le  lac  avait  le  glacis 
soyeux  d'une  étoffe.  Plus  qu'aucune  scène  vivante,  l'atmosphère 
de  cette  toile  me  fit  sentir  par  quelle  distance  j'étais  séparée  du 
bonheur.  C'était  comme  une  musique  adorable  dont  les  sons 
auraient  fui  devant  moi.  Quelle  aberration  avait  pu  me  faire 
croire  qu'un  tableau  vous  rafraîchit  l'âme?  Qu'y  a-t-il  au  con- 
traire de  plus  desséchant  qu'une  eau  dont  ou  ne  saurait  appro- 
cher? Comment  respirer  près  d'une  fournaise  ?  Aurions-nous  ces 
poitrines  pleines  de  cris,  de  sanglots  si  des  artistes  devant  nous 
n'avaient  chanté?  0  Wagner,  Baphaël, Rembrandt, Michel-Ange, 
Hugo,  n'est-ce  pas  à  vous  que  nous  devons  cette  exaltation  dé- 
lirante qui  rend  nos  âmes  impropres  au  terre  à  terre?  Si  vous 
ne  nous  aviez  entraînés  sur  vos  glorieux  sommets,  aurions- 
nous  cette  impossibilité  de  nous  plaire  aux  vallées  basses? 
«  Laissons,  me  dis-je,  les  joies  de  l'art  à  ceux  que  la  vie  favorise, 
et  retournons  sagement  à  la  nature,  à  l'équitable  nature  qui 
veille  également  sur  les  créatures  les  plus  parfaites  comme  sur 
les  plus  disgraciées. 

Nous  sommes  au  début  de  juin;  l'air  est  un  cristal  impal- 
pable; une  fine  brise  agite  sur  Paris  son  éventail  parfumé. 
On  ne  saurait  souhaiter  une  journée  plus  suave.  Je  me  fais 
conduire  à  la  porte  Dauphine.  Les  courses  ont  dû  attirer  la 
foule  vers  quelque  hippodrome  de  banlieue,  car  le  Bois  est 
presque  solitaire.  Une  fraîcheur  délicieuse  en  émane.  Je  la 
goûte,  dès  le  seuil,  comme  un  fruit  que  l'on  n'a  pas  encore 
ouvert.  Oii  rêverai-je  le  plus  paisiblement?...  Dans  cette  petite 
allée  qui  côtoie  les  méandres  du  lac.  Elle  est  étroite,  la  mousse 
en  tapisse  les  bords,  et  les  hauts  sapins  qui  l'ombragent  font 
croire  à  un  paysage  sincère.  Par-dessus  l'eau  limpide,  voltigent 
des  nuées  de  moucherons.  Mon  imagination,  elle  aussi,  bour- 
donne, trace  de  grands  cercles  aériens.  Tout  à  coup,  de  l'autre 
bout  du  sentier,  un  couple  s'approche.  Il  est  à  une  assez  grande 
distance  et  je  pourrais  l'éviter.  Mais,  pourquoi?  Ces  deux  êtres 
sont  gracieux  et  semblent  faits  l'un  pour  l'autre.  Leurs  bras, 
étroitement,  les  attachent;  on  les  devine  perdus,  oublieux  de 
l'univers.  Un  sentiment  mêlé  d'envie  et  d'admiration  me  porte 
vers  la  femme  d'abord.  Quoique  ombrée  par  un  immense  cha- 
peau de  paille,  sa  figure  a  une  fraîcheur...  Oh  !  l'adorable  fleur 


MA    FIGURE.  261 

humaine!...  Au  moment  de  les  dépasser,  mon  regard  rencontre 
son  compagnon.  J'étouffe  un  cri...  Cet  homme  qui  la  tient 
enlacée,  qui  penche  vers  elle  une  bouche  de  désir,  c'est  Jean. 
En  un  éclair,  je  vois  le  carmin  de  sa  bouche  !...  Je  vois  ses  dents 
éclatantes!...  J'entends  le  murmure  de  sa  voix!...  Lui,  grâce  à 
Dieu,  ne  me  voit  pas.  Il  passe  sans  même  détourner  la  tête. 
Tout  ce  qui  n'est  pas  sa  bien-aimée,  il  l'ignore.  Aurai-je  la 
force  de  continuer  mon  chemin?  Je  fais  quelques  pas.  Soudain 
mes  jambes  défaillent  ;  mon  cœur  s'arrête  de  battre  et,  telle 
qu'une  herbe  fauchée,  je  me  couche  sur  le  sol. 

Lorsque  je  revins  à  moi,  mes  mains  étaient  remplies  de' 
sable,  un  goût  d'humus  me  pénétrait.  La  dernière  image  aperçue 
se  représenta  la  première  :  Jean  !  Cette  femme  !  Ils  étaient  partis. 
Ils  s'aimaient.  Oh!  Pourquoi  avais-je  espéré?...  Quelle  folie 
avait  pu  me  laisser  croire?...  El  la  face  au  creux  de  mes 
mains,  je  me  mis  longuement  à  pleurer  tandis  qu'au-dessus 
du  lac  immobile  les  acacias  secouaient  le  sachet  odorant  de 
leurs  grappes  et  que  doucement,  dans  le  soir,  le  ciel  verdâtre 
devenait  rose. 

111 

Ce  fut  Uni  des  promenades.  N'avais-je  pas  expérimenté  que 
la  grâce  émouvante  des  fleurs,  les  nuances  fines  de  l'eau,  les 
ciels  pompeux,  le  jeu  des  ors  dans  le  feuillage,  tout  ce  qui 
exalte  notre  sensibilité,  tout  ce  qui  accroît  et  accélère  la  course 
de  notre  sang,  fait  en  même  temps  verser  des  larmes?  L'apaise- 
ment des  jardins  :  quelle  légende  !  Où  sentirait-on  davantage  sa 
propre  disgrâce  qu'en  ces  lieux  dont  le  poète  a  dit  : 

Là,  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté, 
Luxe,  calme  et  volupté? 

Rétrécissons  notre  existence,  pensai-je.  Brisons  la  duperie 
des  songes. 

Le  quartier  que  j'habitais,  adapté  aux  rudesses  de  l'existence, 
plutôt  qu'à  son  agrément,  convenait  mieux  à  la  disposition  de 
mon  esprit  que  les  somptueuses  avenues.  Ses  maisons  sordides, 
ses  rues  mornes,  ses  carrefours  enfumés  m'enseignaient  chaque 
jour  davantage  qu'un  peuple  de  parias  peine,  souffre,  lutte 
contre  la  fatigue  et  attend  ce  qui  n'arrivera  jamais.  Comment  se 


2G2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaindre  après  cela?  Comment  dire:  Je  suis  une  exceptionnelle 
victime?  A  y  regarder  de  plus  près  cependant  je  m'aperçus  que 
les  êtres  obligés  de  gagner  leur  vie  n'étaient  pas  les  plus 
malheureux.  Visiblement,  beaucoup  prenaient  du  plaisir  à  leur 
tâche.  La  question  du  salaire  absorbait  toute  leur  pensée.  Bien 
portans,  bien  payés,  ils  n'en  réclamaient  pas  davantage. 
N'étaient-ils  pas,  en  somme,  moins  misérables  que  moi?  L'occa- 
sion que  j'eus  de  connaître  une  très  pauvre  ouvrière  confirma 
cette  opinion.  Fraîche  sous  sa  tresse  blonde,  elle  chantait  tout 
le  jour  en  cousant.  «  Son  cœur  sans  doute  est  satisfait,  »  me  dis- 
je.  Pas  du  tout;  c'était  une  fille  sage  qui  n'avait  point  d'amou- 
reux. Qu'est-ce  qui  alors  pouvait  bien  la  mettre  en  joie?  Les 
fortes  joicmées  qu'elle  gagnait...  Il  existait  donc  des  femmes, 
de  jeunes,  de  jolies,  pour  lesquelles  l'amour  n'était  pas  l'obses- 
sion unique? 

A  la  fin,  l'exténuant  été  s'acheva.  Des  souffles  aigres 
accourus  de  l'horizon  détruisirent  ce  qui,  la  veille  encore ,  était 
«'datant  et  superbe.  Il  n'y  eut  sur  la  terre  rien  de  ce  qui  avait 
été  vert  et  bleu  et  pareil  à  de  l'or.  Les  arbres  perdirent  leur 
parure;  l'air  se  fit  brume,  crépuscule. Tant  mieux  !...  Dans  cette 
atmosphère  éteinte,  mes  regrets  seront  moins  aigus.  Je  me 
trouverai  en  concordance  avec  le  malheur  commun.  N'être  pas 
belle  ne  sera  plus  une  singularité,  une  offense  à  la  règle...  En 
effet,  une  sorte  de  rideau  s'abaissa  devant  mon  esprit.  J'eus 
l'amère  consolation  de  me  dire:  «  La  détresse  est  universelle.  » 

La  quantité  de  douleur  qui  emplit  le  monde  rencontra  en 
moi  des  échos  qui  n'avaient  pas  encore  vibré.  Je  fus  remuée 
par  la  férocité  du  sort  qui  s'attaque  aux  femmes,  aux  petits 
enfans,  par  la  décrépitude  sans  remède  des  vieillards,  par  cette 
avalanche  extraordinaire  qui  fond  sur  la  pauvre  humanité.  La 
pensée  d'être  utile  s'insinua  peu  à  peu  dans  mon  âme.  Qui  sait, 
me  demandai-je,  si  l'altruisme,  la  charité  ne  sont  pas  des 
forces  où  le  cœur  trouve  son  développement  aussi  complet  que 
dans  l'amour? 

La  fête  des  Morts  m'avait  incitée  ce  matin-là  au  jardinage 
sur  la  tombe  de  mon  cher  papa.  Je  revenais  du  cimetière 
ayant,  aux  lèvres,  l'acre  relent  des  chrysanthèmes.  Le  sol  était 
noir,  gluant;  un  brouillard  inaugurait  la  série  des  jours  où  les 
pauvres  seront  plus  pauvres.  J'avais  bâte  de  quitter  la  rue 
inhospitalière   et  d'approcher   la    bonne  chaleur   du  chez  soi. 


MA    FIGURE.  263 

A  hauteur  de  la  place  Blanche,  un  rassemblement  barra  ma 
route.  J'allais  me  détourner,  croyant  les  gens  attirés  par  le 
boniment  de  quelque  camelot,  lorsque  le  mot  :  hôpital,  attira 
mon  attention.  «  Il  y  a  eu  un  accident,  »  me  dis-je,  et  je  hâtai 
instinctivement  le  pas,  car  je  ne  redoute  rien  au  monde  autant 
que  la  vue  des  blessés.  Mais  ce  fut  comme  si  une  main  m'obli- 
geait à  m'arrêter.  Qu'irais-je  faire  là  cependant?  Je  ne  saurais 
porter  secours.  L'idée  seule  qu'il  y  eût  du  sang  me  faisait  les 
jambes  tremblantes.  Qu'importe!  Il  le  faut...  Et  malgré  moi 
je  m'approche. 

Spectacle  inattendu  !...Sur  un  des  bancs  du  boulevard,  une 
jeune  femme  est  assise.  Elle  appuie  contre  sa  poitrine  un  enfant 
de  quelques  mois.  Sa  pâleur  ambrée,  les  loques  éclatantes  dont 
elle  est  vêtue  annoncent  une  étrangère,  un  de  ces  modèles 
italiens  qui  pullulent  à  Montmartre.  Mais  d'abord,  c'est  une 
malheureuse.  Ses  mains  sont  maigres,  violacées,  elle  gémit  : 
«  Jésus,  Seigneur,  je  vais  mourir,  »  et  ses  yeux  sont  affamés 
de  vie. 

—  Vous  souffrez?  fis-je  en  me  penchant  sur  son  épaule. 
Ses  lèvres  remuèrent  comme  si  elles  voulaient  parler  ;  mais 

la  voix  trahit  leur  effort.  Ses  bras  qu'avait  croisé  le  geste  ma- 
ternel se  dénouèrent,  sa  tête  se  renversa.  Je  n'eus  que  le  temps 
de  recueillir  l'enfant  avant  qu'il  ne  roulât  par  terre. 

Un  des  spectateurs  raconta  qu'un  instant  plus  tôt  la  femme 
déjà  était  tombée  en  syncope. 

—  Elle  est  soûle,  suggéra  un  ouvrier  dont  le  nez  ressemblait 
à  une  framboise, 

—  Elle  n'a  peut-être  pas  mangé,  interrompit  un  autre,  qui 
avait  les  joues  creuses  et  un  flanc  évidé  de  loup. 

J'avais  passé  au  cou  nu  de  l'Italienne  le  boa  de  fourrure 
qui  s'enroulait  autour  du  mien.  Une  agitation  de  ses  doigts 
annonça  qu'elle  reprenait  connaissance. 

—  Antonio!...  murmura-t-elle,  avant  d'avoir  rouvert  les 
yeux. 

Je  compris  qu'elle  s'inquiétait  de  son  bébé  et  la  rassurai 
aussitôt. 

—  Il  est  là.  Je  vous  le  rendrai  tout  à  l'heure. 

Puis,  songeant  que  nous  étions  peut-être,  ainsi  que  l'avait 
dit  Ihomme  aux  flancs  creux,  devant  une  de  ces  inanitions  qui 
sont  la  honte,  le  scandale  des  grandes  villes,  je  m'informai. 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Avez-Yous  faim?  Voulez-vous  manger  quelque  chose? 
Non,  ce  n'était  pas  cela.  Son  zézaiement,  à  peine  familiarisé 

avec  le  français,  m'apprit,  qu'amenée  de   Rome  au  printemps 
par  un  sc\ilpteur,  celui-ci  l'avait  abandonnée,  dès  qu'il  l'avait 
vue  enceinte.  Depuis  ses  couches,  elle  était  toujours  malade, 
toussant,  maigrissant,  n'ayant  aucun  appétit. 
—  Et  qui  vous  soigne? 

—  Personne. 

Des  voisines  lui  montaient  une  portion  les  jours  où  elle 
n'avait  pas  la  force  de  se  lever.  C'était  sur  leur  conseil  qu'elle 
allait  consulter  un  docteur,  quand  une  faiblesse  l'avait  abattue 
sur  ce  banc.  Avec  son  fardeau  sur  les  bras!...  Et  je  frémis  à  la 
pensée  de  la  chute  épargnée  au  pauvret. 

—  Venez,  lui  dis-je,  nous  irons  ensemble  au  dispensaire  et 
je  porterai  le  petit. 

Elle  était  encore  toute  faible  ;  cependant,  avec  l'énergie  des 
pauvres  accoutumés  à  assumer  seuls,  jusqu'au  bout,  la  charge, 
si  lourde  soit-elle,  que  le  destin  a  mise  sur  leurs  épaules,  elle 
prolesta. 

—  Non;  non!...  J'aurai  la  force... 

Sa  résistance  ne  céda  que  lorsque  je  l'eus  persuadée  du  plai- 
sir véritable  que  j'aurais  à  garder  ce  marmot  dans  mes  bras. 
Quant  à  lui,  comme  s'il  se  sentait  plus  en  sûreté  contre  moi  que 
sur  le  chétif  sein  maternel,  il  eut,  pour  s'y  blottir,  un  gentil 
mouvement  d'oiselet. 

Que  m'arrive-t-il?...  Une  chaleur,  soudain,  fait  palpiter 
ma  poitrine.  Quel  est  ce  sentiment  nouveau?  Un  enfant!,.. 
Un  doux  petit  objet  à  moi!...  Un  être  pour  lequel  je  serais 
beauté,  joie,  plaisir!...  Des  yeux  qui,  pour  me  juger,  n'au- 
raient que  la  clarté  de  cœur,  qui  ne  me  mettraient  en  parallèle 
avec  personne,  pour  qui  je  serais  l'unique,  l'incomparable  : 
Maman  ! 

Le  dispensaire  était  situé  tout  en  haut  de  la  rue  Lepic. 
A  mesure  que  nous  montions,  le  souffle  de  ma  compagne 
s'écourtait,  devenait  rude  et  suff'ocant.  Une  quinte  de  toux 
l'obligea  de  s'arrêter. 

—  Reposez-vous  là,  lui  dis-je,  en  arrivant  à  une  borne. 
Elle  s'assit;  puis  exprima  de  nouveau  le  scrupule  que  je 

fusse  fatiguée? 

Non,    en   vérité,    je    ne    l'étais    nullement.    C'était    même 


MA    FIGURE. 


265 


extraordinaire  combien  le  marmot  me  paraissait  léger.  De 
temps  à  autre,  ainsi  que,  pour  se  donner  du  courage,  on  avale 
une  boisson,  je  plongeais  mes  lèvres  dans  le  tiède  duvet  de  sa 
nuque  et  j'allais,  j'allais... 

Sur  une  porte  de  piètre  apparence,  une  croix  était  peinte  en 
rouge.  En  même  temps,  l'Italienne  et  moi,  nous  nous  arrêtâmes. 
Sans  nous  être  rien  dit,  nous  venions  de  reconnaître  l'Enseigne 
universelle.  Pourpre  du  Christ,  Gouttes  tombées  du  Calvaire  sur 
le  monde,  n'êtes-vous  pas  pour  tout  ce  qui  soufTre  un  même 
signe  de  ralliement?... 

Le  premier  aspect  cependant  fut  sinistre.  Sous  les  poutres 
d'une  salle  basse,  un  bétail  humain  s'entassait.  L'air  épais,  nau- 
séabond, était  à  faire  lever  le  cœur.  On  eût  dit  que  chaque 
spécimen  de  la  déformante  misère  s'était  donné  rendez-vous 
là.  Dès  l'entrée,  je  vis  des  jambes  saignantes,  des  enflures,  des 
torses  déviés,  des  chairs  flasques,  des  yeux  brûlés  par  la  fièvre. 
J'entendis  la  plainte  rauque  d'un  goutteux,  la  toux  d'une  jeune 
fille!  Horreur!...  Angoisse!...  Pourquoi,  me  demandai-je,  ces 
souffrances  inutiles?  Pourquoi  ces  membres  qui  se  rompent, 
ces  poumons  qui  ne  peuvent  pas  respirer?  Nulle  réponse  !  Au- 
cune explication  valable.  Ma  tête  bourdonne.  Oh!  l'affreuse 
géhenne  !...  J'ai  hâte  d'échapper,  d'être  dehors.  De  l'air!...  Du 
ciel!...  La  vie!  après  ce  passage  aux  antichambres  de  la 
mort  !... 

En  attendant  son  tour  d'entrer  au  cabinet  de  consultation, 
ma  protégée  avait  pris  rang  entre  un  pied  bot  et  une  ophtalmie 
purulente.  Sur  ses  genoux  je  déposai,  non  sans  l'avoir  encore 
embrassé,  son  mignon  Antonio  et  m'informai  de  leur  adresse. 
Elle  se  nommait  Maria,  et  demeurait  impasse  du  Saule.  Je  lui 
promis  ma  visite  et  je  glissai  entre  ses  doigts  une  petite  somme 
d'argent.  Pour  le  moment  nul  n'avait  plus  besoin  de  moi,  mon 
devoir  était  accompli.  Je  pouvais  m'en  aller,  retourner  près  de 
mon  bon  feu;  c'est  ainsi  du  moins  que  j'en  décidais. 

J'allais  sortir.  Ma  main  déjà'  avait  saisi  le  loquet  libérateur. 
Par  avance  je  humais  l'air  débarrassé  de  miasmes...  Une  per- 
sonne, que  je  n'avais  pas  jusque-là  remarquée,  posa  ses  doigts 
sur  mon  poignet. 

—  Vous  partez!  fit-elle.  v 

Surprise,  je  levai  les  yeux.  Sur  le  fond  sombre  de  la  foule 
où  tout  était  terne,  foncé,  elle  semblait  une  créature  lumineuse. 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  coiffure,  son  tablier,  ses  manches  larges  comme  des  ailes, 
tout  était  blanc,  blanc,  blanc. 

—  Oui,  non:  répondis-je  troublée,  avec  la  rougeur  de  quel- 
qu'un qu'on  surprend  au  moment  de  commettre  une  mauvaise 
action.  Et  comme  si  effectivement  mon  départ  était  lâche,  sour- 
nois, je  cherchai  à  m'en  excuser. 

—  J'ai  amené  cette  pau\Te  femme  ;  à  présent  que  ferais-je 
ici  ? 

Mon  interlocutrice  eut  un  sourire  qui  en  disait  long  sur  ce 
qu'on  y  pouvait  faire.  Prudente  toutefois  et  craignant  de 
meffaroucher,  elle  proposa  simplement. 

—  Voulez-vous  venir  avec  moi? 
Je  fus  sur  la  défensive. 

—  Où  e*ela?... 

—  Visiter  notre  dispensaire. 

Quoi  !  regarder  des  horreurs  encore  !  Respirer  une  atmosphère 
pestilentielle  I... 

—  Vous  verrez,  insista-t-elle,  cela  vous  intéressera. 

Je  n'avais  jamais  rencontré  un  visage  de  femme  aussi  per- 
suasif que  celui  de  M^^'  Derlange.  Quoiqu'elle  approchât  de  la 
cinquantaine,  un  charme  juvénile  émanait  de  ses  yeux  couleur 
de  lin,  de  sa  peau  préservée  du  grand  air.  Toute  sa  personne 
menue  dégageait  une  sorte  de  suavité,  ce  je  ne  sais  quoi  de 
limpide,  de  surnaturel  qu'on  voit  aux  saintes  des  vitraux  dans 
la  cathédrale  de  Bruges.  Je  la  suivis. 

La  première  salle  où  nous  entrâmes  était  claire,  bien  aérée. 
On  y  respirait  une  franche  odeur  pharmaceutique  qui  embau- 
mait après  celle  du  vestibule.  La  foule  des  misérables  m'apparut 
aussi  moins  sordide,  avec  quelque  chose  d'assisté  déjà,  de  ratta- 
ché à  l'existence. 

Celle  qui  semblait  la  providence  de  ce  lieu  m'expliqua 
qu'il  servait  aux  distributions. 

—  Outre  les  remèdes  que  le  docteur  a  prescrits,  nous  don- 
nons aux  malades  ce  qui  leur  est  nécessaire  :  linge,  vétemens, 
bons  de  pain,  de  viande... 

Dès  son  apparition,  d'anxieux  visages  s'étaient  tendus.  On 
eût  dit  un  champ  de  fleurs  pâles  tournées  du  côté  du  soleil. 
Peusant  obtenir  d'elle  quelque  bribe,  chacun  l'implorait,  faisait 
valoir  un  titre  à  sa  bienveillance.  Et,  à  tous,  elle  répondait 
avec  douceur.  On  sentait  que  l'habitude  n'avait  pas  émoussé 


I 


MA    FIGURE.  267 

sa  bonté,  que  la  soufiFrance  faisait  jaillir  de  son  cœur  des  sources 
intarissables. 

S  adressant  à  une  fillette  dont  la  lé  te  trop  lourde  penchait 
sur  le  cou. 

—  Comment  ça  va,  petite?... 

Celle-ci  leva  des  prunelles  noyées  dans  un  grand  cercle, 
bleuâtre. 

—  Pas  trop  bien  !  Maman  m'a  envoyée  chercher  l'huile  de 
foie  de  morue  que  vous  lui  avez  promise  pour  moi  et  pour  mon 
petit  frère. 

—  Très  bien;  tu  vas  en  emporter  un  litre,  et  quand  il  n'y  en 
aura  plus,  tu  reviendras  en  chercher. 

Une  femme  aux  yeux  brûlés  par  lïnsomnie  ^•int  à  son  tour. 
Découragée,  elle  gémit  : 

—  Mon  mari  a  toujours  son  rhumatisme  ;  je  ne  sais  plus 
quoi  lui  donner  pour  dormir. 

—  Voilà,  fit  M  "^  Derlange,  après  avoir  écrit  une  ordonnance 
sur  le  carnet  qui  pendait  à  sa  ceinture  ;  vous  lui  ferez  avaler 
ceci  trois  heures  après  qu'il  aura  dîné,  et  sa  nuit,  je  vous  le 
garantis,  sera  tranquille. 

Ainsi  va,  de  place  en  place,  la  douce  créature  répandant,  avec 
ses  aumônes,  le  don  plus  précieux,  peut-être,  des  paroles  compa- 
tissantes. Et  moi,  sur  ses  pas  comme  une  ombre,  je  la  suis,  je 
la  contemple.  J'admire  sa  patiente  bonté,  la  sûreté  de  son  coup 
d'œil  qui,  au  premier  aspect  lui  fait  discerner  le  vrai  malade  de 
celui  qui  usurpe  les  soins.  Rien  qu'à  la  façon  familière  qu'elle  a 
d'accueillir  les  enfans,  de  les  palper,  de  passer  ses  fines  mains 
au  travers  de  leur  chevelure,  on  devine  une  adorable  manieuse 
d'êtres.  Quoiqu'on  la  nomme  «  Mademoiselle,  »  c'est  à  la  race 
des  mères  qu'elle  appartient.  Son  corps  fragile  est  d'une  %"ierge; 
mais  ses  yeux  ont  l'ardeur  que  communique  la  pleine  vie.  La 
coiffe  de  mousseline  qui  pose  sur  sa  tête  fait  penser,  quand  elle 
marche,  au  vol  immaculé  des  colombes;  mais  ses  mains  ne 
craignent  pas  de  se  salir.  A  mesure  que  je  l'observe,  un  attrait 
inattendu  opère  en  moi.  L'envie  de  la  connaître  redouble.  Une 
question  sur  elle-même  serait  peut-être  indiscrète;  mais  le  dis- 
pensaire, c'est  la  chose  publique.  J'interroge.  D'une  façon  mo- 
deste, réservée  où,  toutefois,  Ton  discerne  qu'elle  en  est  l'àme 
agissante,  elle  me  donne  quelques  renseignemens.  J'apprends 
ainsi  quelle  sorte  d'injustice  son  cœur  prétend  réparer. 


2G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Songez  à  la  quantité  de  malades  qui  ne  le  sont  pas  assez 
pour  obtenir  un  lit  d'hôpital.  Songez  aux  enfans  malingres,  mal 
nourris;  aux  femmes  qui  traînent  la  misère  de  leur  sexe.  Aux 
blessés  surtout.  On  nous  en  amène  de  très  loin.  C'est  pour  eux, 
principalement,  que  sur  la  houle  parisienne  flottent  ces  radeaux 
de  secours.  Celui-ci  est  le  troisième  que,  pour  ma  faible  part, 
j'ai  réussi  à  établir.  Aussitôt  consolidé,  j'irai  m'occuper  d'un 
autre...  n'importe  où,  pourvu  que  la  vague  humaine  l'entoure. 
Jamais  il  n'y  aura  suffisamment  de  refuges  oij  les  pauvres 
puissent  aborder,  d'asiles  sur  lesquels  soient  inscrites  les  paroles 
du  Sauveur  :  «  Venez  à  moi,  vous  qui  souffrez.  » 

L'exaltation,  avec  laquelle  ces  choses  venaient  d'être  dites, 
témoignait  d'une  foi  profonde,  d'un  de  ces  enthousiasmes  pour 
le  bien  qui  se  rencontrent  chez  certaines  âmes  d'élite.  Qu'est-ce 
qui  avait  déterminé  une  telle  vocation  ?  quelle  étincelle?  Par 
quel  prodige,  cette  créature,  faite  pour  plaire  et  pour  aimer, 
avait-elle  renoncé  aux  joies  normales  de  la  vie?  Quelle  force,  plus 
forte  que  l'instinct,  avait  tari  en  elle  les  sources  de  maternité» 
d'amour?  Quelle  mystérieuse  puissance  l'avait  enlevée  à  elle- 
même  et  généreusement  donnée  à  la  multitude  souffrante?  La 
sympathie  plus  encore  que  la  curiosité  me  poussait  à  le  savoir. 
«  Etre  son  amie!  »  me  disais-je.  On  sentait  que  toute  peine 
qui  lui  serait  confiée  éveillerait  de  tels  échos  !  Toutefois,  devant 
ce  visage  épuisé  par  les  saintes  fatigues,  les  abstinences,  la 
veillée  auprès  des  mourans,  oserais-je  parler?  N'aurais-je  pas 
honte  de  dire  :  «  Moi?...  »  Silence!...  Plutôt  que  de  me  plaindre, 
je  devrais  tomber  à  genoux. 

Une  question  cependant  était  sur  le  bord  de  mes  lèvres. 
A  la  fin,  elle  m'échappa. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  la  charité  vous  a  prise? 

—  J'avais  vingt  ans. 

—  A^ingt  ans!...  Et  je  ne  pus  m'empêcher  d'ajouter  :  Vous 
aussi,  vous  étiez  donc  malheureuse? 

Je  ne  sais  quel  accent  désemparé  trahit  l'état  de  mon  cœur; 
mais  il  dut  être  expressif,  car  M"°  Derlange  eut  soudain  la  révé- 
lation d'une  détresse,  d'une  de  ces  détresses  morales,  dont 
l'habitude  de  soigner  les  corps  ne  l'avait  pas  désintéressée.  Son 
regard  eut  une  expression  que  je  ne  saurais  oublier;  et  je  vis,  vers 
moi,  venir  le  manteau  de  sa  protection. 

—  Si  vous  le  voulez,  proposa-t-elle,  je  vous  dirai  mon  histoire. 


MA    FIGURE.  269 

Je  l'en  priai. 

—  Voici  :  j'élais  fiancée  à  l'an  des  plus  jeunes,  des  plus 
distingués  savans  de  notre  génération.  Ses  travaux  sur  le  sérum 
antidiphtérique  lui  valaient  de  nombreux  suffrages.  Oublieux 
du  danger,  il  luttait,  luttait  contre  le  terrible  bacille.  Un  matin, 
il  se  sentit  pris.  Cela  commença  par  d'incoercibles  nausées, 
puis  une  sensation  d'étranglement.  Malgré  mes  soins,  malgré 
la  collaboration  d'illustres  maîtres,  il  devint  évident  qu'on  ne  le 
sauverait  pas.  Le  caractère  infectieux  du  mal  était  de  ceux  dont 
rien  ne  triomphe.  En  quelques  heures,  je  vis  le  visage  que  j'ado- 
rais blêmir,  se  convulser.  Sous  mes  yeux,  on  tenta  l'horrible 
opération  qui  ressemble  à  un  assassinat.  Tout  fut  inutile;  tout! 
Avant  la  fin  du  troisième  jour,  mon  malheur  était  consommé. 

Les  mains  de  M""  Derlange  s'étaient  rejointes.  Je  les  voyais 
se  serrer  l'une  contre  l'autre,  se  tordre  comme  des  rameaux  que 
le  vent  voudrait  séparer.  Elle  continua  : 

—  Il  n'y  avait  plus  pour  moi  d'univers;  j'étais  résolue  à 
sortir  d'un  monde  où  de  telles  iniquités  sont  permises.  A  cette 
époque,  la  douceur  de  croire  me  manquait;  elle  m'est  venue  plus 
tard,  avec  la  persuasion  qu'un  monde  meilleur  est  l'équilibre 
indispensable  à  celui-ci.  Donc,  je  voulais  mourir.  La  crainte 
de  frapper  mes  parens  par  un  suicide  brutal  me  fit  chercher  le 
moyen.  En  dépit  de  leur  résistance,  je  pris  du  service  à  l'hô- 
pital. J'approchai  les  contagieux  dont  mon  fiancé  avait  pris  le 
germe.  J'espérais  d'eux  le  mal  qui  me  réunirait  à  lui.  La  mort, 
hélas!  a  ses  caprices.  Elle  ne  voulut  pas  de  moi.  Il  fallut  me 
résigner.  Bientôt,  ce  que  j'avais  entrepris  par  désespoir  me 
fournit  le  courage  de  vivre.  La  plainte  qui  s'élève  de  chaque 
lit  eut  un  retentissement  dans  mon  cœur.  Je  jugeai  ma  douleur 
lâche,  idolâtre.  Celle  des  autres  commença  d'exciter  ma  pitié. 
C'était  le  salut.  Dès  qu'on  peut  sortir  de  soi-même!... 

Notre  entretien  fut  interrompu  par  l'approche  d'une  infir- 
mière qui  venait  se  mettre  à  la  disposition  de  sa  directrice. 
Au  premier  instant,  on  les  eût  prises  pour  deux  sœurs,  car  leurs 
costumes  les  appariaient.  Même  sarrau  immaculé,  même  mous- 
seline posée  comme  des  ailes  de  chaque  côté  des  épaules.  Mais 
à  y  regarder  de  près...  Ici,  des  mains  frêles,  un  corps  exempt 
de  matérialité;  là,  une  robustesse  vulgaire.  Comment  deux 
femmes,  de  races  si  dissemblables,  s'étaient-elles  rencontrées 
dans  le  même  chemin? 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  que  leurs  voix  se  mêlaient,  voix  presque  conven- 
tuelles des  personnes  accoutumées  à  chuchoter  près  des  malades, 
je  continuai  de  les  observer.  Que  l'une  fût  ici,  passe  encore... 
Je  savais  maintenant  comment  ses  espérances  en  faillite  l'y 
avaient  amenée.  Que  dès  la  jeunesse,  un  de  ces  malheurs  excep- 
tionnels qui  brisent  vos  ressorts  vous  jette  hors  de  votre  vie... 
Soit!  Mais  sa  compagne?  Aucun  roman  ne  se  pouvait  inscrire 
sur  cette  face  plébéienne  ;  on  ne  pouvait  imaginer  qu'un  deuil 
d'amour  eût  courbé  ces  lourdes  épaules.  De  quoi  cherchait- 
elle  ici  l'oubli?  de  quelle  défaite? 

Dès  que  nous  nous  retrouvâmes  seules,  M'^^  Derlange  voulut 
bien  contenter  ma  curiosité.  Fanny  Brème  était  une  pauvre  ser- 
vante qu'un  simple  appétit  de  dévouement  conduisait  chaque 
matin  au  dispensaire.  Quoique  ayant  son  pain  à  gagner,  elle 
trouvait  le  temps  de  consacrer  deux  grandes  heures  à  servir  de 
plus  pauvres  qu'elle.  Sans  cette  échappée  d'idéal,  sans  cette  lueur 
au  fond  de  son  célibat,  son  cœur  aurait  suiïoqué  prétendait-elle, 
sa  sensibilité  se  serait  racornie  comme  une  racine  sans  eau. 

—  Et  voilà,  fis-je  en  regardant  mon  interlocutrice,  ce  qu'elle 
a  trouvé  pour  sa  soif? 

—  Sans  doute!...  Mon  propre  exemple  ne  vous  a-t-il  pas 
persuadée  que  la  charité  est  le  dictame  souverain,  le  moyen 
sûr  de  se  venir  en  aide  à  soi-même? 

Une  foule  de  réflexions  m'assaillit.  Fallait-il  admettre  que, 
pour  certaines  femmes,  se  sacrifier  soit  la  seule  félicité  per- 
mise?... Oh!  se  contenter  de  cueillir  la  fleur  obscure  du  sacri- 
fice !...  Se  dire  :  «  Autrui  et  c'est  assez  !...  »  Mon  cœur  regimbait 
contre  un  enseignement  si  sévère. 

Devinant  mes  tergiversations,  M"*  Derlange  insinua  d'une 
voix  douce,  douce  : 

-=-  Si  vous  vouliez  être  des  nôtres  !... 

Mais  je  n'étais  pas  mûre  encore.  Le  rayon  qui  fait  tomber 
les  épis  n'avait  pas  lui  sur  mon  âme.  Je  continuai  de  discuter 
avec  moi-même.  Sans  doute,  plusieurs  ont  trouvé,  dans  la  cha- 
rité, le  repos,  l'oubli  de  leurs  propres  souffrances...  mais  elles 
n'étaient  plus  jeunes.  Ah  !  si  j'avais  pu  rencontrer  des  exemples 
plus  probans,  des  renoncemens  applicables  à  mon  cas!... 

—  Etes-vous  nombreuses,  ici?  m'informai-je. 

—  Une  demi-douzaine  environ,  répondit  M'^*  Derlange  ;  puis, 
aussitôt,  avec  un  soupir  :  Cela  est  bien  insuffisant  ! 


MA    FIGURE. 


271 


Je  compris.  La  sainte  fille  m'appelait,  voulait  me  conquérir. 
Son  prosélytisme  autant  que  sa  bonté  préméditaient  une  cap- 
i>ure. 

Je  poursuivis  mon  enquête. 

—  Qui  sont  ces  infirmières? 

—  Il  en  vient  de  toutes  les  classes,  des  conditions  les  plus 
variées.  Un  grand  nombre  appartient  à  la  classe  riche. 

—  Et  des  jeunes,  y  en  a-t-il  quelquefois? 

—  Beaucoup  n'ont  pas  trente  ans. 

—  Et  de  jolies? 

—  Certes!...  Vous  verrez. 

Ma  surprise  allait  grandissant.  Je  ne  parvenais  toujours  pas 
à  m'expliquer  par  quel  phénomène  des  femmes  qui  auraient  pu 
aimer,  plaire,  en  venaient  à  dépenser  leur  vie  là. 

—  Ce  sont  des  saintes!...  déclarai-je,  les  rejetant  ainsi  en 
dehors  de  l'humanité. 

—  Détrompez- vous,  rectifia  M"°  Derlange  :  quelques-unes 
manquent  de  ce  levier  puissant  qu'est  la  foi  chrétienne. 

—  Qu'est-ce  qui  les  amène,  alors?  Quel  sentiment?  Quelle 
espérance  ? 

Elle  réfléchit  un  instant,  puis,  s'en  fiant  davantage  à  la 
démonstration  vivante  qu'à  l'efficacité  des  paroles  : 

—  Venez,  me  dit-elle;  vous  comprendrez  en  les  voyant. 

Et,  avec  cette  ardeur  intime  qui  était  le  secret  de  son  ascen- 
dant, elle  prit  ma  main,  m'entraîna.  Oij  me  conduisait-elle? 

Quand  je  sus  que  c'était  à  la  salle  de  chirurgie,  mon  corps 
eut  un  mouvement  rétractile.  L'idée  de  ce  qu'il  devait  là  y 
avoir  me  mit  une  sueur  aux  tempes.  Travaillant  dans  l'inconnu, 
mon  esprit  me  fit  voir  des  choses  atroces,  redoutables,  des 
instrumens  de  torture.  J'allais  reculer;  une  porte  s'ouvrit  et  je 
fus  poussée  en  avant. 

Au  travers  des  vitres  dépolies  filtrait  une  clarté  blafarde. 
Le  sol  était  lisse  et  glissant.  Sans  oser  lever  les  paupières, 
j'avançai.  Soudain  je  fus  devant  une  console  où,  près  de  l'ouate 
en  flocons,  luisaient  pinces,  lames,  ciseaux,  tout  le  terrible  arsenal 
qui  avant  de  guérir  épouvante.  Mon  regard  effaré  se  porta  ail- 
leurs .  Un  pire  spectacle  m'attendait  !...  Ce  que  je  vis,  comment 
le  décrire?  Gela  ne  saurait  être  comparé  qu'au  morceau  de 
,  viande  à  l'étal.  Je  crus  que  j'allais  m'évanouir.  Mais  comment? 
Sur  ce  cou  sanguinolent,  sur  cette  horrible  efflorescence,  une 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme  était  penchée.  De  ses  mains  extraordinairement  blanches 
elle-même  cultivait  cette  chair,  elle  l'arrosait,  enlevait  les 
lambeaux  gâtés.  Et  ses  joues  avaient  le  velouté  des  roses  au 
matin,  et  sa  taille  était  élégante,  et  l'anneau  d'or,  à  son  doigt, 
annonçait  quelle  était  mariée.  Mystère!...  Pendant  qu'elle 
accomplit  sa  répugnante  besogne,  pas  un  muscle  de  son  déli- 
cieux ovale  ne  bronche.  Seuls,  ses  sourcils  de  Sémiramis 
comme  des  arcs  tendus  se  soulèvent. 

—  C'est  la  marquise  de  Sérigny,  murmure  M'^^  Derlange 
qui  a  suivi  les  phases  de  mon  étonnement. 

Je  la  supplie  de  m'en  apprendre  davantage.  En  quelques 
mois,  elle  me  dit  la  romanesque  aventure  : 

—  La  femme  que  vous  voyez  là  n'est  mue  par  aucun  senti- 
ment religieux.  Toute  sa  force,  c'est  son  désespoir.  Elle  est 
mariée  à  un  garçon  brutal  et  beau  dont  elle  n'a  point  d'enfans. 
L'aime-t-elie  encore  ?  Nul  n'est  dans  sa  confidence  ;  mais,  le 
jour  où  il  l'a  quittée  pour  reprendre  une  ancienne  maîtresse, 
elle  est  accourue  ici  avec  un  visage  de  folle.  «  Qu'on  me  donne 
de  l'ouvrage  !  »  s'est-elle  écriée  en  relevant  ses  manches  de  den- 
telle. On  lui  remit  un  mioche  gourmeux,  dont  la  tête  n'était 
qu'une  croûte.  Elle  le  lava,  le  dorlota,  comme  s'il  était  né  de  ses 
entrailles.  Depuis,  elle  revient  chaque  matin.  Son  activité  est 
infatigable  ;  elle  parle  peu  et  choisit  les  plus  rebutans  sujets. 
On  dirait  que  le  pansement  des  cancéreux  l'attire  plus  particu- 
lièrement. 

Mon  scepticisme,  cette  fois,  était  en  pleine  déroute. 

Jeune,  belle,  temple  idéal  d'amour,  n'éticz-vous  pas,  ô 
marquise  de  Sérigny,  telle  que  je  n'aurais  jamais  pensé  qu'il 
fût  possible  de  vous  rencontrer  en  ce  lieu  ?  Mes  yeux  cher- 
chèrent les  siens,  ses  yeux  qu'un  rustre-  avait  mis  en  larmes. 
J'aurais  voulu  en  surprendre  le  secret.  Conservaient-ils  l'aridité 
des  douleurs  inconsolables,  ou  la  vue  d'autres  douleurs  les 
avait-elle  adoucis?  Y  lirais-je  la  révolte  des  cœurs  dédaignés, 
ou  cette  paix  des  eaux  après  la  tempête? 

Le  cou  de  l'homme  aux  ulcères  disparaissait  maintenant 
sous  des  linges  enroulés.  Il  s'en  allait  ragaillardi,  remis  à  sec 
pour  quelques  heures. 

—  A  qui  le  tour?  réclama  ]\I"*  de  Sérigny.  tandis  que  ses 
deux  mains  trempaient  dans  un  bain  bleu  de  sublimé. 

Enfin  je  surpris  son  magnifique  regard.  L'ardeur  en  était  si 


i 


MA    FIGURE. 


273 


i  vive  que  sûrement  elle  ne  l'avait  pas  été  davantage  du  temps 
qu'elle  enveloppait  l'homme  aimé.  0  amoureuses!  Cœurs  su- 
blimes et  toujours  enflammés,  qu'est-ce  qui  pourrait  vous 
éteindre?  Par  une  issue  toujours  votre  feu  trouve  sa  route.  Cou- 
rage!... Philanthropie!...  Charité!...  Qu'importe  ce  qui  vous 
dévore?  Qu'importe  le  nom?  L'essentiel  est  que  vous  brûliez. 

Confondue  par  ce  qui  venait  de  m'ètre  révélé,  je  murmurai 
presque  à  voix  basse  : 

—  Et  on  dirait  qu'elle  est  heureuse. 
j        —  Elle  l'est!...  affirma  M''^  Derlange.  C'est  la  récompense 
I  de  ceux  qui  renoncent  à  eux-mêmes.  Vous  n'imaginez  pas,  vous 

I  ne  pouvez  pas  concevoir  les  joies  que  contient  l'altruisme.  Tout, 
j  en  comparaison,  est  glacé,  tout  semble  fade  et  mesquin.  Oh!  se 

dire  :  «  Par  mes  soins,  des  êtres  qui  grelottaient  ont  eu  chaud! 
Des  bouches  qui  criaient  famine  ont  été  rassasiées  !  Parce  que 
je  me  suis  trouvée  là,  tels  et  tels  qui  seraient  morts  survivent 
féconds  et  utiles!...  »  On  en  arrive  à  remercier  les  déshérités 
pour  le  bien  que  l'on  reçoit  d'eux. 

Le  visage  de  la  sainte  fille  semblait  s'être  illuminé.  Une 
légère  odeur  d'iodoforme  émanait  d'elle  comme  un  encens.  Je 
commençais  de  discerner,  alentour,  une  cerlaine  poésie  que  ma 
répugnance  première  m'avait  dissimulée  d'abord.  «  Sans  doute, 
pensai-je,  un  prodige,  ici,  saccomplit.  On  est  riche  au  milieu 
du  dénûment.  Le  cœur  y  trouve  son  compte.  Au  lieu  d'appar- 
tenir à  un  seul,  il  se  répand,  se  multiplie.  C'est  de  l'amour  au 
centuple.  » 

Comme  je  méditais  ainsi,  un  cri  s'éleva  du  cabinet  d'opéra- 
lion.  Passant  à  travers  la  muraille,  ce  cri  me  pénétra  tout  entière. 
Ce  fut  comme  si  la  douleur  humaine  répondait  à  mon  trouble 
anxieux.  Un  grand  frisson  me  parcourut.  Que  croire?  Où  aller? 
La  porte  à  ce  moment  livrait  passage  à  un  nouvel  arrivage  de 

II  malades.  Tant  de  malades  !...  Une  femme  dont  les  jambes  étaient 
crevées  de  varices;  un  jeune  garçon  qui,  d'une  main,  soutenait 
son  autre  main  blessée;  un  vieillard...  Par  une  anomalie 
étrange,  quoique  fortement  émue,  je  me  sentais  bien,  je  me 
sentais  mieux  que  je  ne  m'étais  sentie  depuis  longtemps.  Jo 
n'éprouvais  plus  cette  gêne  qui  ailleurs  m'avait  fait  tant  soufTrir. 
Une  sorte  de  bien-être  me  libérait.  J'étais  comme  quelqu'un  dont 
on  a  relâché  les  liens...  Et  tout  cela,  pourquoi?  Parce  que  le 
fantôme  de  ma  figure  n'est  plus  dressé  devant  moi.  Point  de 

TOME    III.    —    1911.  18 


274  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

miroir.  Plus  de  ces  yeux  où  il  semble  qu'on  lise  sa  condam- 
nation. Non,  rien  que  de  pauvres  yeux  chavirés  par  l'angoisse, 
par  la  douleur.  En  un  tel  lieu,  qu'importe  laideur  ou  beauté? 
Qui  songerait  même  à  cela?  La  palme  est  aux  nerfs  bien 
trempés.  Les  miens  se  raidissent,  se  tendent.  Devant  ces  chairs 
en  lambeaux,  ces  membres  qui  demandent  secours,  je  sens  la 
honte  d'être  inactive.  Qu'est-ce  que  je  fais  là  avec  mes  gants  et 
mon  chapeau?  Le  rouge  me  monte  au  front. 

M'^*  Derlange  cependant  semble  m'avoir  abandonnée.  Elle 
va,  vient,  affairée  au  milieu  de  la  foule  infirme.  Les  ailes  de  sa 
coiffe  se  soulèvent.  Au-dessus  du  col  empesé,  on  aperçoit  sa 
nuque  blanche.  Elle  examine  le  jeune  garçon  dont  l'i  iex  est  à 
demi  détaché.  Le  sang  coule  abondamment.  J'ai  un  sursaut.  La 
vue  du  sang  m'a,  de  tout  temps,  fait  blêmir.  Mais  cette  faiblesse, 
je  la  renie;  je  n'en  veux  pas  convenir.  Avec  fermeté,  je  m'ap- 
proche. 

—  Permettez-moi  de  vous  aider,  dis-je  en  présentant  mes 
mains  nues. 

La  sainte  fille  me  regarde.  Son  sourire  est  timide,  hésitant. 

—  Vrai  ?  Vous  voulez? 

—  Oui.  J'ai  envie  d'être  votre  sœur. 

Un  éclair  s'allume  au  ciel  bleu  de  ses  prunelles;  ses  bras 
s'ouvrent  pour  m'embrasser,  car,  toute  mêlée  à  la  misère,  son 
âme  est  restée  fraîche,  tendre.  Elle  me  .dit  simplement  : 

—  J'avais  vu  tout  de  suite  que  vous  seriez, des  nôtres;  mais 
je  n'espérais  pas  que  cela  serait  si  tôt. 

Et,  pendant  qu'elle  attache  à  mon  cou  le  tablier  d'infirmière, 
je  sens  mon  être  se  dissoudre.  La  femme  que  je  vai  devenir 
ici  n'aura  plus  rien  de  comm.un  avec  la  Lucienne  d'hier,  agitée, 
débordante,  tendue  vers  un  impossible  irritant.  Il  me  semble 
que  je  suis  affranchie  de  regrets,  d'aspirations,  de  désirs  :  libre 
de  tous  et  de  moi-même.  Il  me  semble...  11  me  semble... 

Claude  Ferval. 

(La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


FOGAZZARO 


C'était  un  catholique  convaincu,  ardent,  fervent  ;  avec  une 
âme  luthérienne;  avec  une  imagination  amoureuse  et  roma- 
nesque; avec  un  goût  très  vif  pour  la  réalité  amusante  et  même 
comique. 

Certes,  il  est  complexe  ;  c'est  pour  cela  qu'il  est  très  intéres- 
sant. Les  hommes  complexes,  dans  la  proportion  de  quatre- 
vingt-dix-neuf  sur  cent,  ne  réussissent  qu'à  être  incohérens;  le 
centième,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  par  un  don  intérieur  de 
faire  plus  ou  moins  bien  concerter  ses  richesses  divergentes, 
est  un  homme  de  génie  ou  de  grand  talent.  Fogazzaro  a  été  un 
homme  de  grand  talent. 

Il  é'iit  catholique  inébranlable,  catholique,  et  c'en  est  la 
marque,  jusque  l'humilité,  jusqu'à  la  soumission,  jusqu'à  l'ab- 
dication. //  Santo  condamné  à  Rome  et  cette  condamnation 
pleinement  acceptée  par  Fogazzaro  le  prouvent  avec  éclat.  Ce 
jour-là,  Fogazzaro  a  été  sûr  d'être  catholique.  Les  catholiques 
qui  n'ont  pas  eu  un  livre  condamné  à  Rome  ne  sont  pas  abso- 
lument sûrs  d'être  catholiques,  puisqu'ils  ne  le  sont  pas  de  la 
manière  dont  ils  recevraient  cette  condamnation. 

Il  le  fut  toujours,  depuis  son  enfance,  —  pendant  laquelle  il 
fut  élevé,  détail  qui  a  son  importance,  par  un  prêtre  très  pieux 
et  très  humaniste,  —  jusqu'à  son  dernier  soupir.  Dans  //  Santo 
lui-même,  œuvre  de  scandale,  je  le  dis  sans  ironie,  encore 
qu'œuvre  admirable,  «  le  Saint  »  porte-parole  de  l'auteur,  «  le 


276 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Saint,  »  qui  est  ce  que  l'auteur  voudrait  être,  dit  très  précisé- 
ment :  «  L'Eglise  est  le  trésor  inépuisable  de  la  vérité  divine  ; 
l'Eglise  ne  meurt  pas;  l'Eglise  ne  vieillit  pas  ;  l'Église  a  dans 
son  cœur  le  Christ  vivant  mieux  qu'elle  ne  l'a  sur  les  lèvres; 
l'Eglise  est  un  laboratoire  de  vérité  sans  cesse  en  action  et  Dieu 
ordonne  que  vous  restiez  dans  rÉfjlise,  que,  dans  l'Eglise,  vous 
soyez  des  sources  d'eau  vive...  Quelle  est  donc  votre  foi  si  vous 
parlez  de  sortir  de  l'Eglise  parce  que  vous  êtes  choqués  de  cer- 
taines doctrines  émanées  de  ses  chefs,  par  certains  décrets 
des  congrégations  romaines,  par  certaines  visées  du  gouverne- 
ment d'un  pontife?  Quels  fils  êtes-vous  donc  si  vous  parlez  de 
renier  votre  mère  parce  qu'elle  ne  s'habille  pas  à  votre  guise  ? 
Un  vêtement  change-t-il  le  sein  maternel?  » 

Notez  encore  que,  selon  «  le  Saint,  »  il  ne  suffit  pas  de  croire 
ce  que  l'Eglise  croit;  il  faut  encore  pratiquer  comme  elle  exige 
qu'on  pratique  :  «  Que  chacun  de  vous  accomplisse  les  devoirs 
du  culte,  ainsi  que  l'Église  l'ordonne,  selon  une  stricte  justice 
et  avec  une  parfaite  obéissance.  »  Et  enfin  l'obéissance  absolue 
aux  décisions  de  l'autorité  romaine  est  un  des  articles  du  credo 
du  Saint.  «  Toute  réforme  doit  être  proposée  par  l'initiative 
individuelle;  elle  ne  doit  être  faite  que  par  l'autorité.  »  Le 
crime  spirituel,  c'est  la  séparation.  Personne  n'a  été  plus  pro- 
fondément, plus  essentiellement  catholique  que  Fogazzaro. 

Avec  cela  il  avait  une  âme  luthérienne,  ou,  si  vous  préférez 
la  langue  de  Spencer,  il  avait  une  âme  de  luthérianisme.  Il  ne 
voulait  de  réforme  du  catholicisme  que  faite  par  le  chef  du 
catholicisme,  mais  il  était  affamé  de  réformes.  Il  ne  voulait  que 
l'Eglise  se  réformant  elle-même;  mais  il  désirait  passionnément 
qu'elle  se  réformât.  Il  a  vécu  dans  l'attente  et  dans  le  souhait 
continu  d'un  Concile  de  Trente,  et  il  a  passé  sa  vie  à  le  pro- 
voquer. Il  ne  voulait, rien  changer  au  dogme;  mais,  le  dogme 
excepté,  il  me  semble  bien  qu'il  voulait  changer  tout.  La  dis- 
cipline est  mauvaise;  l'esprit  pratique  est  mauvais;  la  morale 
est  relâchée,  les  mœurs  sont  altérées,  l'intelligence  générale 
n'est  pas  au  niveau  de  la  civilisation  actuelle,  de  telle  sorte  que 
l'Eglise  n'est  ni  primitive,  ni  moderne  et  par  conséquent  ne 
peut  pas  avoir  force  d'action  et  n'est  plus  qu'un  levain  éventé. 
11  n'en  dit  pas  moins.  Inconsciemment,  mais  tout  à  fait,  aux 
injures  près,  il  a  l'esprit  de  Luther  et  prend  position  de 
Luther. 


FOGAZZARO.  277 

Inconsciemment  encore,  il  parle  un  langage  absolument 
lulhérien,  lorsque,  quelquefois,  oubliant  son  soumissionisme 
et  son  subordinaiionisme  catholique,  il  verse  proprement  dans 
le  sens  propre.  Benecletto,  qui  est  «  le  Saint  »  et  qui  est  l'au- 
teur, ne  nous  conseille  pas,  comme  Fénelon,  d'être  «  le  pelit 
enfant  »  dans  le  giron  et  dans  les  bras  de  l'Eglise;  il  nous 
conseille  de  «  nous  replier  sur  nous-même  pour  nous  y  entre- 
tenir intimement  avec  le  Seigneur  dont  la  présence  y  est  sen- 
sible. »  Il  nous  conseille  de  nous  fier  individuellement  à  notre 
foi  individuelle.  Il  nous  dit  en  propres  termes  :  «  Si  vous  vous 
êtes  adressés  à  moi,  c'est  que  vous  saviez  d'une  façon  incon- 
sciente que  l'Eglise  n'est  pas  la  hiérarchie  seule,  qu'elle  est 
l'universelle  assemblée  des  fidèles...  Vous  le  saviez  d'une  façon 
inconsciente;  car,  si  ce  n'eût  pas  été  d'une  façon  inconsciente, 
vous  n'auriez  pas  dit  :  l'Eglise  contrecarre  ceci,  l'Eglise  étouffe 
cela  ;  l'Eglise  est  en  train  de  dépérir;  l'Eglise  a  le  Christ  sur 
les  lèvres  et  ne  l'a  pas  dans  le  cœur...  Du  fond  de  tout  cœur 
chrétien  peut  jaillir  l'eau  vive  de  la  source  tnême,  de  la  vérité 
même.  »  —  Nous  voilà  ici  en  plein  sens  propre,  en  pleine 
pensée  luthérienne. 

Il  va  plus  loin  et,  à  quoi  n'a  pas  pu  penser  Luther,  il  veut, 
tout  préoccupé  de  Darwinisme,  accommoder,  je  ne  veux  pas 
dire,  quoique  j'y  songe,  assujettir  l'Eglise  à  la  science,  il  veut 
une  Eglise  qui  évolue  sans  cesse  et,  de  ce  qu'il  a  cru  prouver 
que  la  Genèse  est  en  pleine  concordance  avec  l'Evolution,  il  va 
à  conclure  que,  suivant  le  même  mouvement,  l'Eglise  doit 
évoluer  avec  la  Science  et  avec  l'Humanité  conduite  par  la 
Science.  Un  plaisant  dirait  :  a  Puisque  la  Science  a  prouvé  que 
la  Genèse  était  d'accord  avec  la  doctrine  évolutionniste, 
M.  Fogazzaro  pense  que  l'Eglise  doit  rendre  à  la  Science  sa 
politesse  en  se  conformant  à  la  Science.  »  Ne  soyons  pas  si 
plaisant  et  disons  simplement  qu'une  conciliation  entre  l'Eglise 
et  la  Science  et  un  progressisme  continu  de  l'Eglise  en  accord 
avec  la  Science  ou  du  moins  en  considération  de  la  Science,  a 
été  le  rêve  éternel  de  Fogazzaro,  également  passionné  pour 
l'Eglise,  passionné  pour  la  Science  et  passionné  pour  le  progrès. 

Ecoutez-le,  ayant  lu  un  livre  de  philosophie  religieuse  et  de 
philosophie  scientifique  de  l'Américain  Joseph  Le  Conte:  <<  Je 
me  rappelle  encore  avec  quelle  émotion  et  quelle  surprise,  tout 
jeune  encore,  j'ai  senti  que...  il  n'y  avait  pas  antagonisme  entre 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Évolution  et  Création.  Non  seulement  il  n'y  avait  pas  antago- 
nisme; mais  l'image  du  Créateur  se  rapprochait  de  moi;  elle 
grandissait  prodigieusement  dans  mon  esprit;  j'en  éprouvais 
pour  lui  un  respect  nouveau  et  en  même  temps  un  elTroi  sem- 
blable à  celui  que  l'on  éprouve  en  appliquant  l'œil  à  l'oculaire 
d  un  télescope  et  en  découvrant  tout  à  coup  dans  le  miroir,  tout 
proche  et  énorme, l'astre  que  tout  à  l'heure  on  regardait,  œil  nu, 
dans  le  ciel.  » 

Avec  de  pareilles  originalités  et  de  pareilles  audaces  dans  la 
pensée,  il  n'est  pas  étonnant  qu'à  un  moment  donné,  ingénu- 
ment, tout  pénétré  d'une  naïveté  qui  charme  en  même  temps 
qu'elle  fait  sourire,  Fogazzaro  ait  écrit  cette  page  où  l'on  voit 
face  à  face  «  le  Saint  »  et  un  pape,  le  pape  le  plus  étrange  du 
monde,  qui  se  fait  tout  petit  devant  «  le  Saint,  »  qui  s'humilie 
devant  lui,  qui  lui  fait  ses  excuses,  qui  lui  dit  :  «  Toi,  tu  n'as  à 
t'entendre  qu'avec  Dieu  seul;  mais  moi,  j'ai  de  plus  à  m'entendre 
avec  les  hommes  que  le  Seigneur  a  placés  près  de  moi,  pour 
que,  assisté  de  leurs  avis,  je  me  gouverne  selon  la  charité  et 
selon  la  prudence...  Vois  ceci,  par  exemple,  Jésus  a  payé  le 
tribut  à  l'Etat  et  moi,  non  comme  Pontife,  mais  comme  citoyen, 
je  payerais  volontiers  mon  tribut  d'hommages  dans  ce  palais 
dont  tu  as  vu  les  lumières  [le  Quirinal,  le  palais  du  roi  d'Italie] 
si  je  ne  craignais  d'ofîenser  par  là  soixante  sur  cent  de  mes  éco- 
liers... Il  en  serait  de  même  si  je  faisais  ôter  de  l'Index  certains 
livres,  si  j'appelais  dans  le  Sacré  Collège  certains  hommes  qui 
ont  la  réputation  de  n'être  pas  strictement  orthodoxes...  Et  puis, 
je  suis  vieux,  je  suis  fatigué,  je  suis  malade...  Prie  pour  moi  ; 
prie  le  Seigneur  de  me  donner  la  lumière.  »  Le  Pape  demandant 
la  bénédiction  de  M.  Fogazzaro,  car  au  fond,  c'est  cela,  il  n'est 
pas  très  merveilleux  que  cela  ait  paru  à  Rome  d'un  catholicisme 
peu  révérencieux  ;  mais  quoi  ?  je  vous  dis  que  Fogazzaro  est  une 
âme  délicieusement  candide  qui,  forte  de  la  sincérité  et  de  l'ar- 
deur de  sa  foi  catholique,  est  protestante  sans  s'en  douter  et 
sans  scrupule  et  n'a  jamais  rêvé,  en  toute  droiture  et  en  toute 
ardeur  catholique, que  de  convertir  le  chef  du  catholicisme  au 
protestantisme. 

Et  pourquoi  non,  et  après  tout,  c'était  son  droit.  Seulement, 
il  aurait  dû,  ce  semble,  étant  donné  le  double  tour  d'esprit  que 
nous  venons  d'analyser  sommairement,  être  un  philosophe 
religieux,  exposant  sa  doctrine,  la  précisant,  ce  dont  peut-être 


FOGAZZARO. 


279 


elle  avait  besoin,  fondant,  malgré  lui,  —  c'est  précisément  ce 
qui  serait  arrivé, —  une  religion  qui  eût  été  le  Christianisme 
libre,  ou  le  Christianisme  philosophique,  ou  le  Christianisme 
scientifique  et  écrivant  une  suite  ininterrompue  de  Discorsi.  Et 
en  eflet,  ce  qui  a  beaucoup  compromis  sa  propagande  philoso- 
phique, je  trouve  un  mélange,  au  point  de  vue  littéraire  très 
agréable,  au  point  de  vue  intellectuel  assez  fâcheux,  dans  presque 
toutes  ses  œuvres,  de  choses  religieuses  et  de  choses  d'amour; 
je  trouve  toujours  trop  de  dissertations  religieuses  dans  ses 
romans  romanesques  et  trop  de  dames  dans  ses  romans  religieux, 
et  cet  ambigu,  comme  disaient  nos  pères,  est  très  loin  de 
m'ennuyer,  mais  très  loin  aussi  de  me  donner  l'édification  que 
l'auteur  en  attend. 

C'est  que,  et  voilà  le  troisième  trait,  Fogazzaro  était  amou- 
reux ou,  si  vous  voulez,  amoureux  de  lainour  et  romanesque 
jusqu'au  fond  de  l'àme.  Sa  première  œuvre,  Miranda,  œuvre 
absolument  d'imagination,  est  exclusivement,  —  ou  du  moins  il 
n'y  a  que  cela  qui  en  soit  bon,  —  le  journal  d'une  jeune  fille 
amoureuse  qui  attend  que  l'aimé  revienne,  qui  se  consume  en 
l'attendant  et  qui  meurt  quand,  trop  tard,  il  est  revenu.  Et  c'est 
charmant  ;  c'est  tendre,  pur,  élevé,  ardemment  mélancolique, 
et  cela  fait  songer  «  à  quelque  ange  pensif  de  candeur  alle- 
mande, »  et  cela  ne  va  pas  à  plus  de  prétention  que  de  toucher 
le  cœur  et  que  de  jeter  dans  l'esprit  cette  pensée  :  «  L'absence 
est  le  plus  grand  des  maux,  mais  pas  pour  vous  cruel...  »  Et 
c'est  de  quoi  l'auteur,  à  trente  ans  déjà  sonnés,  se  contentait, 
sans  que  de  cela  je  le  blâme. 

Et  venait  Malombra,  le  plus  romanesque  des  romans  roma- 
nesques, et  qui  rappelle  étonnamment  les  premiers  romans  de 
Cherbuliez,  le  Comte  Kostia  par  exemple.  Vieux  château  sinistre 
011  il  s'est  passé  des  choses  effroyables  ;  vieux  seigneur  bizarre 
et  inquiétant,  jeune  fille  fantasque  et  énigmatique,  encore  que 
ravissante  et  ensorcelante;  en  réplique  avec  la  fille  fantasque, 
une  nouvelle  Miranda,  mais  plus  ferme,  plus  sûre  de  sa  volonté 
et  de  son  bon  sens,  droite,  loyale,  aimante  et  passionnée  pour  le 
devoir;  et  la  jeune  fille  fantasque  fait  mourir  son  oncle  de 
frayeur  et  de  désespoir,  tue  le  jeune  homme  voluptueux  et 
faible  qui  hésitait  entre  elle  et  l'autre  jeune  fille  et  se  noie  elle- 
même  très  volontairement  et  très  passionnément,  dans  le  lac 
romantique. 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  je  partage  le  faible  de  Fogazzaro  pour  cette  œuvre 
'<  touffue,  »  dit-il  (non  pas  trop  en  vérité),  dramatique,  pleine 
d'incidens  curieux  et  émouvans,  pleine  de  rêves  et  d'une  ima- 
gination qui,  après  tout,  sait  très  bien  ce  qu'elle  fait  et  où 
elle  va;  car  ce  roman  ultra-romanesque  est  parfaitement  bien 
composé. 

Or  y  et  l'aurais-je  deviné,  je  n'ose  me  flatter  à  ce  point;  mais 
je  suis  bien  content  que  Fogazzaro  ait  fait  ime  préface,  lui  qui 
n'en  faisait  jamais,  pour  le  dire;  c'est  dans  Malombra  que  Fogaz- 
zaro a  mis  le  plus  de  son  âme  et  c'est  son  adolescence  et  sa 
jeunesse  qu'il  a  versées  là.  Par  Malornbra,  éclairée  par  la  préface 
qu'il  y  a  ajoutée  dix-sept  ans  après  l'avoir  écrite,  nous  savons  : 
que,  de  douze  à  seize  ans,  Fogazzaro  a  été  amoureux  d'une 
jeune  fille  imaginaire  «  analogue  à  la  sylphide  de  Chateau- 
briand, »  qu'un  peu  plus  tard,  il  rencontra  l'original  de  Marina 
(la  jeune  fille  fantasque  Aq Malombra),  qu'il  l'aima  passionnément 
et  qu'en  la  complétant,  défigurant  peut-être,  selon  son  rêve,  il 
en  a  fait  l'héroïne  de  son  roman  :  «  Pas  un  mot  du  roman 
n'existait  encore  sur  le  papier  et  la  belle,  hautaine,  fantasque 
Marina  me  hantait  déjà;  j'en  étais  amoureux  et  rêvais  de  m'en 
faire  aimer.  Elle  était  pour  moi  la  femme  qui  ne  ressemble  à 
aucune  autre,  et  je  l'avais  pétrie  d'orgueil  pour  l'inexprimable 
plaisir  de  la  dompter.  Marina...  est  bien  ce  voluptueux  mélange 
féminin  de  bonté,  d'étrangeté,  de  talent  et  d'orgueil  que  je 
recherchais  avec  ardeur  dans  ma  première  jeunesse...  Tout  ce 
que  j'ai  lu  depuis  sur  l'amour  tel  que  le  conçoivent  certains 
soi-disant  adorateurs  de  la  beauté  me  paraît  bien  froid  et  bien 
sot  en  comparaison  des  ivresses  qu'une  femme  comme  Donna 
Marina  aurait  pu  donner  à  un  amant  digne  d'elle.  Le  personnage 
est  donc  une  conception  idéale  ayant  un  noyau  de  réalité.  »  Mais, 
dit  l'auteur  encore,  elle  n'a  produit  dans  l'œuvre  postérieure 
aucune  femme  qui  lui  ressemblât.  Elle  «  n'a  pas  eu  de  filles.  » 
—  Tout  au  contraire  Edith,  son  pendant  et  sa  rivale,  la  jeune 
fille  sage,  forte  et  maîtresse  d'elle-même,  est  purement  de  créa- 
tion Imaginative  et  c'est  d'elle,  avec  des  lignes  moins  rigides,  que 
toutes  les  autres  héroïnes  de  Fogazzaro  ont  procédé.  Elle  est  née 
d'une  «  réaction  »  contre  Marina  et  contre  la  séduction  de 
Marina.  Elle  est  née  de  la  conscience,  du  sentiment  religieux 
et  de  la  peur  que  Marina  et  sa  destinée  a  inspirée  à  l'auteur. 
«   Elle  est  née  de  la  terreur  d'un  abîme.  »  Quoi  qu'il  en  dise, 


FOGAZZARO.  281 

Fogazzaro  a  souvent  mêlé,  si  l'on  me  permet  de  parler  ainsi,  un 
peu  de  Marina  à  beaucoup  d'Edith  dans  ses  créations  féminines 
de  plus  tard  ;  mais  n'anticipons  pas  et  retenons  seulement  ceci 
que  Fogazzaro  a  eu  tout  à  fait,  intellectuellement  au  moins  et 
sentimentalement,  l'adolescence  et  la  jeunesse  d'un  romancier 
romanesque. 

Cela  se  voit  encore  et  fort  bien  dans  le  Mystère  du  poète, 
quoique,  chronologiquement,  devant  être  placé  après  Daniel 
Cortis.  Le  Mystère  du  poète  est  comme  le  roman  de  toutes  les 
faiblesses  humaines  ou  du  moins  de  la  plupart.  Le  poète  est 
fatigué  d'esprit  et  de  corps  et  mécontent  de  lui,  car  il  n'a  dû 
qu'à  certaines  circonstances  de  ne  pas  céder  à  une  passion 
à  la  fois  coupable  et  vulgaire.  Il  rencontre  une  jeune  fille, 
Violette,  qui  a  aimé  et  dont  l'amour  a  été  repoussé,  qui,  depuis, 
s'est  fiancée  par  raison  à  un  homme  qu'elle  n'aime  point.  Leurs 
mélancolies  s'amalgament,  comme  aurait  dit  Saint-Simon.  La 
jeune  fille  rompt  ses  fiançailles  et  épouse  le  jeune  poète.  Mais 
elle  était  atteinte  au  cœur  et,  le  soir  même  du  mariage,  elle 
meurt.  Le  poète  ne  se  sent  point  séparé  d'elle  et  c'est  là  son 
«  mystère.  » 

Car  ils  sont  revenus  et  c'est  là  le  mystère. 

Il  vivra  de  cette  vie  que  beaucoup  connaissent,  sans  toujours 
s'en  rendre  compte,  qui  a  comme  ses  racines  dans  la  mort  et 
sa  fleur  aussi  dans  l'air  glacé  de  la  mort. 

Et  nous  sommes  encor  tout  mêlés  l'un  à  l'autre, 
Elle  cà  demi  vivante  et  moi  mort  à  demi. 

Le  Mystère  du  poète,  beau  comme  quelques  légendes  alle- 
mandes, est  un  roman  crépusculaire  baigné  d'une  pâle  lumière 
de  Limbes. 

Or,  si  profondément  religieux,  de  quelque  sorte  qu'il  le  fùl; 
et  dominé  très  impérieusement  par  la  passion  du  poète  roma- 
nesque et  du  romancier  romanesque  et  du  peintre  de  l'amour, 
que  va  faire  Fogazzaro?  Ne  se  demandera-t-il  point  si  ce  n'est 
pas  une  chose  coupable,  en  peignant  l'amour,  d'en  jeter  et  d'en 
propager  l'attrait  et  l'enchantement  dans  les  âmes  ?  Fogazzaro 
n'est  pas  très  éloigne  d'être  comme  un  janséniste  qui  serait 
dévoré  de  la  passion  du  théâtre.  Ne  s'en  apercevra-t-il  point? 
N'aura-t-il  pas  des  scrupules?  Ne  se  fera-t-il  pas  des  questions 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sévères  et  troublantes?  Ces  scrupules,  et  c'est  à  son  honneur, 
Fogazzaro  les  a  eus,  et  ces  questions,  il  se  les  est  adressées.  Notre 
regretté  Edouard  Hod  a  fait  là-dessus,  ici  même,  en  1893,  tout 
un  article  singulièrement  intéressant  et  même  d'un  intérêt  auto- 
biographique ;  car  il  est  très  évident  qu'Edouard  Rod  avait  lui 
aussi  les  mêmes  inquiétudes  de  conscience.  Manzoni  ayant 
supprimé  de  son  manuscrit  des  Fiancés  un  certain  nombre  de 
scènes  d'amour  et  d'autre  part  ayant  laissé  un  manuscrit,  long- 
temps inédit,  où  il  déclarait  qu'il  y  avait  assez  d'amour  dans  le 
monde  pour  qu'on  fût  dispensé  de  le  peindre  pour  l'exciter  et 
que  Tattention  du  poète  devait  aller  ailleurs  et  son  travail  s'ap- 
pliquera autre  chose,  Fogazzaro,  c'était  en  1887,  se  sentit  atteint 
à  la  fois  comme  romancier  et  comme  disciple  très  évident  de 
Manzoni  et  sous  ce  titre  :  Une  opinion  de  Manzoni,  il  publia  un 
véritable  examen  de  conscience.  Il  s'y  demande  si  Thomme 
religieux  ou  même  le  simple  moraliste  a  le  droit  de  peindre  les 
passions  de  l'amour  et  par  conséquent  de  les  répandre.  Il  n'ôte 
aucune  force  à  la  terrible  récrimination  de  Manzoni  ;  il  l'expose 
dans  toute  son  ampleur;  et  puis,  peu  à  peu,  avec  une  rigueur  de 
logique  que  généralement  on  trouve  surtout  dans  les  sophismes, 
il  fait  observer  que  l'amour  très  élevé,  très  pur,  s'associant  à 
ridée  de  r éternité,  que  «  l'amour  qui  grandit  quand  l'espèce  n'y 
a  plus  dïntérêt,  quand  l'un  des  deux  amans  a  été  emporté  par 
la  mort  »  est  si  peu  dépravant  (\\xaii  contraire  il  irait  plutôt 
directement  contre  ces  passions  que  l'on  accuse  les  poètes  d'en- 
tretenir au  cœur  des  hommes.  Cela  vaut  ce  que  l'on  voudra  que 
cela  vaille  comme  argumentation.  Mais,  comme  signe,  c'est  très 
frappant.  Cela  a  été  écrit  après  Miranda,  aiçvh^  Malomhra,  après 
Daniel  Corlis,  après  le  Mystère  du  poète.  Comme  apologie,  cela 
A'ise  tous  ces  romans  et  s'applique  à  eux  ;  mais,  comme  signe 
d'état  de  conscience,  cela  indique,  surtout  si  l'on  tient  compte 
de  l'accent,  du  ton,  profondément  sérieux,  profondément  grave 
et  ému,  que  Fogazzaro  aura  toujours  et  de  plus  en  plus  ces  scru- 
pules et  ces  angoisses  et  ce  combat  intérieur,  et  même  qu'il 
les  a  toujours  eus,  depuis  la  première  heure  ou  presque  depuis 
la  première  heure  et,  sinon  peut-êtro  avant  Miranda,  du  moins 
depuis  Malonihra  où  déjà,  à  la  romantique  Marina  était  opposée 
la  sévère  et  charmante  catholique  Edith,  convertissant  son 
père,  balançant  Marina  dans  le  cœur  du  jeune  rêveur  volup- 
tueux, etc. 


FOGAZZARO.  283 

Et  donc  voilà  Fogazzaro  depuis  ses  commencemens,  depuis 
sa  jeunesse,  au  moins  depuis  sa  trentième  année  :  un  catho- 
lique-protestant, extrêmement  soucieux  de  morale  et  passionné 
de  morale  et  né  si  romanesque  qu'il  ne  peut  pas  s'empêcher 
d'écrire  des  romans.  Conflit.  D'un  conflit  semblable  est  née  chez 
Tolstoï,  à  telle  date,  la  résolution  de  ne  plus  écrire  de  romans 
l't  de  renier  ceux  qu'il  avait  écrits  et  de  condamner  toute  litté- 
rature romanesque  et,  presque,  toute  littérature.  D'un  conflit 
semblable  est  née  chez  Rousseau  la  résolution  d'écrire  des 
romans,  mais  très  vertueux,  très  moralisans,  ou  qu'il  jugeait  tels, 
et  qu'il  vantait  comme  l'étant,  tout  en  disant  qu'ils  ne  Tétaient 
point,  parce  qu'il  n'était  pas  incapable  de  contradiction.  De  ce 
conflit  vint  chez  Fogazzaro  non  seulement  la  résolution,  mais  le 
goût,  d'écrire  des  romans  très  vertueux,  très  purs,  très  élevés, 
très  passionnés  pourtant,  et  catholiques  et  anticléricaux. 

Et  cela  lui  fait  une  originalité  très  piquante  et  très  savoureuse. 
Et  cela  lui  donne  plusieurs  aspects.  Tantôt  il  paraît  un  Fer- 
dinand Fabre  italien,  obsédé  du  monde  ecclésiastique  et  ne 
pouvant  peindre  que  le  monde  ecclésiastique,  satiriquement 
presque  toujours,  avec  addition  de  quelques  «  bons  prêtres  » 
comme  repoussoirs  ou  comme  concession. 

Tantôt  il  paraît  un  poète  de  la  passion  et  de  la  passion 
profonde,  mettant  un  homme  pour  toute  sa  vie  en  adoration  et 
en  possession  d'une  femme  ou  une  femme  pour  toute  sa  vie  en 
adoration  et  en  possession  d'un  homme;  Italien  à  la  Stendhal, 
Italien  de  1810,  chez  qui  l'amour  est  la  respiration  même  et  qui 
ne  vit  qu'en  lui  et  pour  lui;  si  tant  est  que  cet  Italien  ait  jamais 
existé;  mais  il  est  possible. 

Tantôt  enfin  il  apparaît  comme  le  poète  même  du  devoir,  ne 
peignant  jamais  les  passions  que  pour  les  faire  vaincre  par  le 
devoir,  par  la  passion  du  devoir,  par  la  passion  de  l'estime  de 
soi  et  de  l'estime  de  l'autre,  par  la  vertu  énergique  et  ardente, 
s'enivrant  d'elle-même;  et  ne  peignant  les  passions  très  vivement 
et  ne  les  montrant  extrêmement  fortes  et  extrêmement  brû- 
lantes que  pour  montrer  d'autant  plus  la  vertu  capable  de  tout 
surmonter,  capable  de  tous  les  efforts,  de  toutes  les  victoires  et 
de  tous  les  triomphes. 

Et  je  préviens  que  c'est  ce  dernier  aspect  qui  est  l'aspecf 
définitif  de  Fogazzaro;  mais  sans  cependant  qu'aucun  des 
autres  ait  jamais  disparu,  se  soit,  même  à  demi,  effacé. 


284  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

Ainsi  sont  nées  ces  très  belles  œuvres,  toujours  un  peu 
pareilles  les  unes  aux  autres,  mais  chacune  en  soi  très  variée, 
ce  cfui  suffit  :  Daniel  Cortis,  Peut  monde  d'autrefois,  Petit 
monde  d'aujourd' hui,  le  Saint,  Leila. 

Daniel  Cortis...  mais  je  le  réserve,  comme  étant  pour  moi 
le  chef-d'œuvre,  comme  à  la  fois  résumant  Fogazzaro  et  le 
montrant  sur  son  sommet,  et  comme  celui  qui  aurait  dû  être 
écrit  le  dernier,  si  Némésis  permettait  que  notre  vie  littéraire  et 
intellectuelle  fût  une  ascension. 

Le  Petit  monde  d'autrefois  est  une  peinture  de  l'Italie  à  la 
veille  de  1859.  Ces  Lombards  et  ces  Vénitiens  sont  certainement 
dignes  de  devenir  ce  qu'ils  désirent  être,  des  citoyens.  Ils  sont 
bons,  probes,  de  sentimens  élevés;  mais  ils  sont  faibles,  ou 
plutôt  intermittcns;  ils  ont  des  accès  d'abandonné  ment  et  des 
crises  de  vertu.  Franco  voudrait  bien  au  fond,  —  mais  où  est  le 
fond?  —  enfin  il  voudrait  bien,  le  plus  souvent,  cultiver  ses 
fleurs  chéries,  faire  de  la  musique  et  ramer  doucement  sur  son 
lac  ;  cela  ne  l'empêche  pas  d'être  un  peu  conspirateur,  à  ses 
momens,  de  respirer  Lltalie  libre,  et  enfin,  quand  sonne  l'heure, 
de  donner  de  sa  personne  à  Pales tro  et  à  Magenta.  Très  reli- 
gieux, plus  que  sa  femme,  nous  reviendrons  là-dessus,  très 
patriote,  très  idéaliste  et  perdant  l'héritage  plantureux  de  sa 
grand'mère  plutôt  que  de  perdre  sa  dignité,  mais  nonchalant, 
voluptueux  et  artiste  ;  le  portrait,  et  qui  est  fait,  comme  par 
sympathie  pour  le  modèle,  avec  une  apparente  nonchalance  qui 
est  du  meilleur  goût,  est  un  des  mieux  venus  de  toute  l'œuvre 
(le  Fogazzaro.  Il  doit  être  vrai;  après  tout,  il  ne  m'importe 
point;  il  est  charmant,  captivant  à  souhait. 

Pierre  Maironi  du  Petit  monde  d'aujourd'hui  est  le  fils  de 
Franco.  Il  y  paraît,  un  peu,  point  beaucoup.  Pierre  Maironi  est 
encore  sensible  aux  attraits  de  la  volupté;  mais  il  a  hérité  sur- 
tout les  sentimens  religieux  de  son  père.  Le  sentiment  religieux 
est  devenu  chez  lui...  beaucoup  de  choses,  mais  particulière- 
ment, mais  singulièrement,  la  soif  de  la  pureté.  Or  cette  aspi- 
ration combattue  par  une  sensualité  latente  fait  la  beauté  tra- 
gique de  ce  roman  le  plus  troublant  et  peut-être  aussi  le  plus 
trouble  qu'ait  écrit  Fogazzaro.  Pierre  a  épousé  sa  cousine  Elise;, 
très  peu  de  temps  après  son  mariage,  elle  est  devenu  folle,  incu- 
rablement  croit-on.  Pierre  est  aimé  d'une  jeune  femme  très 
distinguée  et  de  très  grand   cœur,  Jeanne,  qui   vit  séparée  de 


FOGAZZARO.  28u 

son  mari,  mais  qui  est  mariée.  L'horreur  du  double  adultère  et 
la  passion  qui  semble  légitimée  par  le  haut  mérite  de  la  femme 
aimée  se  partagent  et  déchirent  le  cœur  de  Pierre,  et  aussi  celui 
de  Jeanne.  Ils  sont  sauvés  par  le  retour  d'Elise  à  la  raison  et 
par  sa  mort.  Elise  a  retrouvé  la  conscience  d'elle-même,  elle  a 
appelé  à  elle  Pierre  juste  au  moment  où  les  fatalités  de  la 
passion  allaient  faire  faiblir  Pierre  et  Jeanne;  et  elle  est  morte 
entre  les  bras  de  Pierre  en  lui  demandant  pardon  de  ne  l'avoir 
pus,  autrefois,  bien  compris  et  bien  aimé.  Cette  mort  fait,  ou 
consomme,  dans  l'âme  de  Pierre  une  révolution  morale.  Il  part, 
il  disparaît;  personne  ne  sait  ce  qu'il  est  devenu. 

Il  est  devenu  "  le  Saint.  »  Dans  //  Sanio,  Pierre  Maironi  et 
Jeanne  reparaissent,  Pierre  Maironi  sous  l'habit  villageois  d'un 
jardinier  de  couvent;  il  s'appelle  Benedetto,  mais  pour  toute  la 
population  des  alentours,  il  s'appelle  le  Saint.  Malgré  lui,  contre 
son  gré,  sa  réputation  de  sainteté  se  répand  par  toute  l'Italie  ; 
malgré  lui,  contre  son  gré,  il  fait  des  miracles,  ou  la  voix 
publique  proclame  qu'il  en  a  fait  ;  malgré  lui,  contre  son  gré,  il 
devient  réformateur,  tant  qu'il  se  trouve  un  jour  tête  à  tête  et 
face  à  face  avec  le  Souverain  Pontife  et,  avec  un  singulier  mé- 
lange, très  bien  observé,  d'humilité  énergiquement  voulue  et 
d'orgueil  involontaire,  lui  fait  la  le«;on.  Persécuté  par  l'autorité 
ecclésiastique  et  plus  encore  par  l'autorité  civile  qui  n'aimera 
jamais  les  saints,  c'est-à-dire  les  hommes  qui  prennent  une 
autorité  individuelle  sur  les  foules  et  c'est-à-dire  qui  n'aimera 
jamais  le  pouvoir  spirituel;  épuisé  d'ailleurs  par  ses  rigueurs 
ascétiques,  Benedetto  s'en  va  mourant.  Jeanne  l'a  cherché, 
suivi,  poursuivi,  dans  toute  sa  carrière  d'apôtre,  rencontré  une 
fois,  vécu  dans  son  ombre  ou  plutôt  dans  la  lumière  émanant 
de  lui,  toujours.  Elle  le  retrouve  au  lit  de  mort,  le  console  ou 
plutôt  le  vénère  et  l'adore,  et,  elle,  incroyante  jusqu'alors,  a  le 
temps  de  lui  dire  :  «  Je  crois,  »  avant  qu'il  ferme  les  yeux.  11 
meurt  ayant  sur  la  bouche  le  crucifix  qu'a  baisé  Jeanne.  Le  mé- 
lange, certes  réduit  à  son  minimum;  mais  enfin  le  mélange  de 
volupté  humaine  et  d'amour  divin  persiste  jusqu'à  la  dernière 
page. 

Cette  trilogie,  —  Petit  monde  d'autrefois,  Petit  monde  d'au- 
jourd'hui, le  Saint,  —  d'abord  a  une  grandeur  d'évolution,  de 
maîtrise,  aussi,  des  vastes  sujets,  qui  est  très  intéressante  ; 
ensuite  on  y  saisit  bien  quelques-unes  au  moins  des  idées  domi- 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

uanles,  des  idées  maîtresses  de  Fogazzaro.  D'abord  lïdée 
d'ascension,  qui  lui  est  si  chère,  en  sociologie,  en  psychologie, 
en  morale,  en  philosophie  de  l'histoire,  dans  tous  les  ordres  de 
la  connaissance.  Il  y  a  une  ascension  très  marquée,  très  voulue 
sans  doute,  et,  si  elle  ne  l'a  pas  été,  elle  n'en  est  que  plus  signi- 
ficative, dans  cette  trilogie.  Franco  est  un  hésitant,  quoique  plein 
de  foi,  mais  «  la  foi  qui  n'agit  pas  est-ce  une  foi  sincère  ?  »  Franco 
est  un  indécis  ou  tout  au  moins  un  intermittent.  Son  fils  Pierre 
est  un  chrétien  ardent  et  un  idéaliste  ardent,  qui  n'a  pas  encore 
rompu  tous  les  attachemens  de  la  terre  et  du  monde;  c'est  un 
Polyeucte  avant  l'acte  IV.  Pierre  devenu  Benedetto  est  un  saint 
et  un  martyr  qui  brise  les  idoles  et  qui  est  écrasé  sous  leurs 
débris.  Nul  doute  que  Fogazzaro  n'ait  vu  là  le  symbole  de  la 
«  marche  à  l'étoile  »  de  l'humanité  tout  entière. 

Autre  idée  :  la  fécondité  de  la  mort.  C'est  la  mort  de  sa 
petite  fille  très  chérie,  qui  fait  du  nonchalant  Franco  un 
homme  énergique  et  stoïque  prêt  à  se  jeter  aux  combats  et  à 
mourir  pour  la  délivrance  et  pour  la  régénération  de  sa  patrie. 
C'est  la  mort  de  sa  femme  qui  fait  de  Pierre  Maironi  un  parfait 
chrétien  prêt  à  devenir  un  saint,  un  apôtre  et  un  martyr.  C'est 
la  mort  de  Pierre  Maironi  devenu  Benedetto  qui  convertit  l'in- 
convertissable  jusque-là  Jeanne  Dessales.  Il  y  avait  quelque 
chose  déjà  de  cette  idée,  mais  plus  confusément,  dans  le  Mystère 
du  poète  et  même  dans  Ma/ombra  et  même  dans  Miranda.  Fo- 
gazzaro n'a  pas  été  le  «  sombre  amant  de  la  mort,  »  comme 
Léopardi,  mais  il  a  été  le  respectueux  et  pensif  disciple  de  cette 
donneuse  de  grandes  leçons. 

Remarquez  encore  quelque  chose  de  très  particulier  à  Fogaz- 
zaro et  que  je  ne  m'explique  guère,  ce  pourquoi  j'en  donnerai 
sans  doute  plusieurs  explications.  Dans  ces  trois  romans,  presque 
dans  tous,  du  reste,  non  pas  peut-être  aux  yeux  de  tous  les 
lecteurs,  mais  certainement  au  jugerîient  de  Fogazzaro,  les 
hommes  sont  supérieurs  aux  femmes,  et  les  femmes  pâlissent  à 
côté  d'eux.  Franco  est,  déjà,  un  très  bel  idéaliste.  Franco  est 
religieux.  Franco  a  une  idée,  au  moins,  très  juste  et  très  haute 
de  la  vertu  pure.  Sa  femme,  —  et  que  Fogazzaro  insiste  sur  ce 
point!  —  n'a  que  l'idée  et  le  sentiment  de  la  justice.  Elle  les  a 
très  fort;  mais  elle  ne  pousse  pas  plus  loin.  Les  discords  entre 
elle  et  Franco  viennent  de  là.  Les  reproches,  justes  du  reste,  le 
plus  souvent,  que   fait   Louise  à  Franco   partent   toujours  de 


FOGAZZARO.  287 

cette  idée  et  s'appuient  toujours  sur  ce  sentiment.  Un  peu  plus, 
—  car  il  serait  injuste  s'il  poussait  jusque-là  et  l'auteur  ne 
veut  pas  qu'il  soit  injuste,  —  un  peu  plus,  Franco  dirait  à 
Louise  :  «  Si  vous  n'avez  pas  une  justice  plus  abondante  que 
celle  des  Pharisiens...  »  Et  il  est  vrai  que  Louise,  dans  son 
âme  correcte,  loyale  et  pure  du  reste,  a  quelque  chose  d'un  peu 
pharisaïque. 

De  même  Jeanne  Dessales,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  est 
constamment  très  au-dessous  de  Pierre  Maironi-Benedetto.  Elle 
l'aime  passionnément  et  résiste  obstinément  à  recevoir  son  in- 
fluence religieuse.  Ce  n'est  qu'au  bout  de  cinq  ou  six  ans,  si  je 
calcule  bien,  et  ce  n'est  que  devant  Benedetto  mourant  qu'elle 
se  convertit  de  la  libre  pensée  au  catholicisme.  Je  ne  vois  dans 
toute  l'œuvre  de  Fogazzaro  que  l'Edith  de  Malombra  qui  soit  su- 
périeure intellectuellement  et  moralement  (et  dans  la  pensée  de 
l'auteur)  à  l'homme  placé  en  face  d'elle  dans  le  tableau.  Je  n'en 
vois  qu'une  qui  soit  présentée  comme  l'égale  de  l'homme  placé 
en  face  d'elle,  c'est  l'Hélène  de  Daniel  Cortis ;  et  Malombra  et 
Daniel  Cortis  sont  antérieurs  à  la  trilogie. 

On  me  dira  :  C'est  que  Benedetto  est  un  saint,  est  un  surhomme 
et  Pierre  Maironi,  aussi,  déjà,  puisqu'il  contient  en  lui  le  saint 
qu'il  doit  devenir.  Oui,  mais  Franco  n'est  nullement  un  sur- 
homme, n'est  nullement  donné  comme  tel,  et  Louise  est  donnée 
comme  inférieure  à  Franco.  Il  y  a  bien,  au  moins  à  partir 
d'un  certain  moment,  à  partir,  ce  me  semble,  de  la  maturité  de 
Fogazzaro,  conviction  que  la  femme  est  inférieure  à  l'homme, 
conviction  au  moins  et  surtout  que  la  femme  est  moins  capable 
que  l'homme  de  profond  sentiment  religieux. 

Je  ne  vois  pas  trop  bien  la  raison  de  cette  conviction.  Peut- 
être  y  a-t-il  une  simple  raison  d'observation  et  d'expérience  : 
les  femmes  qu'aura  connues  Fogazzaro  étaient  ainsi  et  Font  inté- 
ressé précisément  parce  qu'elles  étaient  ainsi  contre  son  attente. 
On  sait  combien  l'observation  du  moraliste  et  du  romancier  est 
incertaine,  à  cause  de  ses  limites.  On  a  connu  vingt  personnes, 
bien,  jamais  plus;  et  c'est  de  ces  ving":  personnes  qu'on  tire  les 
types  généraux  d'humanité  que  l'on  met  dans  ses  ouvrages.  La 
base  est  étroite.  Et  pourtant,  c'est  de  l'observation  personnelle 
qu'il  faut  tirer  ses  personnages;  sinon,  ils  sont  abstraits  et,  en 
tant  qu'abstraits,  ils  sont  communs,  ils  n'ont  pas  d'originalité; 
mais,  s'ils  sont  tirés   de  l'observation  personnelle,  ils   ont  des 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chances  d'être  excentriques;  ou  banalité  ou  paradoxe,  l'auteur 
est  toujours  entre  ce  Charybde  dangereux  et  ce  Scylla  lamen- 
table. Peut-être  Fogazzaro  n'a  guère  peint  que  des  femmes  pas- 
sionnées et  peu  idéalistes  parce  qu'il  n'avait  rencontré  que  des 
femmes  peu  idéalistes  et  passionnées. 

Peut-être  aussi,  très  convaincu  intimement,  et  ce  dont  je  ne 
lui  fais  aucun  reproche,  très  convaincu  intimement,  malgré  sa 
modestie,  qui  fut  vraie,  qu'il  portait  en  lui  la  vérité,  la  haute  et 
féconde  vérité,  le  principe  de  régénération,  s'est-il  dit  que  la 
haule  pensée,  philosophique,  sociale,  religieuse,  appartenait  à 
l'homme,  que  de  l'homme  devait  venir  le  salut  et  de  l'homme 
seul  et  de  l'homme  affranchi  de  la  femme.  Il  y  a,  très  évidem- 
ment, un  peu  de  Benedelto  dans  Fogazzaro,  ot  Benedetto  ne  laisse 
pas  de  mépriser  un  peu  la  femme.  Il  ne  lui  dit  pas  :  «  Femme, 
qu'ya-t-il  de  commun  entre  vous  et  moi?»  (ce  qui,  du  reste,  si 
on  le  prend  pour  une  traduction  de  l'Evangile,  est  un  violent 
contresens),  mais  il  lui  montre  le  mot  inscrit  en  grandes  lettres 
sur  le  mur  du  couvent  :  Silentiitm.  En  choses  de  haute  spi- 
ritualité, Fogazzaro  a  un  peu  dit  aux  femmes  :  Silenùum. 

Enfm  je  ne  sais;  mais  un  certain  soin,  très  évident  après 
Daniel  Cortis ,  de  ne  jamais  donner  le  plus  beau  rôle  à  la 
femme  est  une  chose,  de  quelque  façon  qu'on  l'explique,  qui  est 
remarquable. 

11  faut  noter  cependant  que  dans  son  dernier  roman,  Leila, 
que  l'on  vient  de  lire  ici  même,  Fogazzaro  a  donné  enfin 
à  une  femme.  Donna  Fedele,  le  rôle  éminent,  le  rôle  de  la 
haute  sagesse,  du  sens  droit  et  sûr  uni  à  la  générosité,  à  la 
charité  et  au  dévouement  d'un  grand  cœur.  Donna  Fedele  me 
semble  être  la  plus  belle  création  morale  de  Fogazzaro.  Elle 
restera  classique. 

Quant  au  roman  lui-même,  il  reste  bien,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  dans  la  ligne  générale  de  la  pensée  de^  Fogazzaro.  Il  n'est 
pas  une  rétraclation.  Plus  que  jamais  et  même  avec  une  insis- 
tance qui  ne  me  plaît  pas  outre  mesure,  il  poursuit  les  «  mau- 
vais prêtres  »  et  ceux  qui  les  entourent  et  qui  subissent  leur 
domination  ou  leur  influence.  Il  est  vrai  que  «  le  Saint  »  a 
disparu  ;  qu'on  ne  trouve  plus  ici  le  personnage  en  révolte 
contre  l'Eglise  en  faveur  de  l'Eglise  elle-même  et  réformateur 
par  immense  dévouement  à  l'ogard  de  ceux  qui  ne  veulent 
être  réformés  que  spontanément.  Le  grand  personnage  sympa- 


FÛGAZZARO.  289 

Ihique,  Donna  Fcdele,  est  à  la  fois  une  croyante  et  une  docile,  et 
il  est  clair  qu'elle  ne  se  pose  pas  en  mère  de  l'Eglise;  que  seu- 
lement, elle  fait  le  bien,  dans  sa  foi  et  dans  sa  conscience,  sans 
s'inquiéter  de  savoir  si  elle  le  fait  contre  le  gré  et  contre  les 
menées  de  certains  ecclésiastiques  ambitieux  et  avides.  11  y  a  là 
critique  des  moeurs  et  non  des  institutions.  Or,  c'est  ce  qu'il 
me  semble  que  Fogazzaro  avait  toujours  fait,  et  dans  Leila  on 
peut  constater  discrétion,  mais  non  pas  rétractation,  ni  même 
recul. 

Quant  aux  jeunes  amoureux,  jamais  Fogazzaro,  à  mon  sens, 
n'avait  montré  tant  de  fraîcheur,  tant  de  jeunesse  et  tant  de 
sens  de  la  jeunesse.  C'est  un  sens  qui  manque  à  beaucoup  de 
romanciers,  même  de  premier  ordre.  Il  y  a  une  psychologie  du 
jeune  homme  et  une  psychologie  de  la  jeune  fille  qu'ils  igno- 
rent, au  moins  en  partie.  Fogazzaro,  qui  n'avait  jamais  montré 
qu'il  y  fût  très  expert,  qui  avait  peint  surtout  des  jeunes  gens 
déjà  hommes  et  des  jeunes  filles  déjà  femmes,  dans  Leila  a 
manifesté  une  science  sûre  de  la  logique  passionnelle  chez  les 
très  jeunes  gens  et  chez  les  très  jeunes  filles,  de  leurs  suscepti- 
bilités, de  leurs  soupçons,  de  leurs  défiances,  de  leurs  antipa- 
thies mêlées  d'inclination  et  de  leurs  amours  mêlées  de  résistance, 
de  tout  ce  qui  fait  enfin  qu'ils  ne  peuvent  pas  se  comprendre  et 
qu'ils  se  repoussent  tout  en  se  désirant  en  secret.  Et  c'est  là 
que  les  jeunes  romanciers  peuvent  apprendre  la  théorie  du 
coup  de  tête,  les  défiances  qui  s'évanouissent  et  dont  on  se 
repent,  aboutissant  à  un  coup  de  cœur,  et  le  coup  de  cœur  à  un 
coup  de  tête  d'où  résulte  naturellement  un  coup  de  théâtre. 
George  Sand  (après  Marivaux)  excellait  à  ces  jeux  et  il  est  tou- 
chant, il  est  rcchaurPant,  il  est  cordial  que  Fogazzaro  vieux, 
attentif  à  la  jeunesse,  ou  se  rappelant  la  sienne,  y  ail  été  maître 
souriant  à  son  tour,  beaucoup  plus  qu'il  ne  l'avait  été  à  un 
âge  plus  rapproché  de  la  trentaine.  Il  y  a  là  un  renouvellement 
aimable.  Les  renouvellemens  les  plus  aimables  sont  ceux,  sans 
doute,  qui  sont  des  rajeunissemens. 

Daniel  Cortis,  que  j'ai  dit  que  je  réservais  pour  finir  par 
lui,  se  place  au  milieu  même  de  la  carrière  de  Fogazzaro  et, 
quelque  puissante  impression  que  laisse  II  Santo  et  qu'il  est  en 
possession  de  faire  toujours,  me  paraît  cependant  le  point  cul- 
minant de  cette  belle  carrière.  Fogazzaro,  étant  donnés  son  âme 
et  son  esprit,  devait  un  jour  écrire  le  poème  de  la  passion  et  de 

TOME  m.  —  1011  „  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  passion  du  devoir  ;  il  devait,  laissant  un  peu  de  côté,  pour  une 
fois,  ses  préoccupations  religieuses,  se  plaçant  comme  en  pleine 
humanité,  écrivant  et  pour  les  âmes  religieuses  et  pour  toutes 
les  âmes  à  la  fois  tendres  et  pures,  écrire  le  poème  de  la  con- 
science ;  et  c'est  ce  qu'il  a  fait  dans  Daniel  Cortis. 

Dans  Daniel  Cortis,  avec  beaucoup  de  soin,  un  peu  trop 
peut-être,  Fogazzaro  a  accumulé  toutes  les  excuses  de  la  passion, 
toutes  les  raisons  que  la  passion  peut  presque  légitimement  se 
donner  pour  s'obéir  à  elle-même  et  il  a  conclu  pour  le  devoir  et 
présentédes  hérosqui  concluent  pour  le  devoiret  qui  l'embrassent 
avec  un  emportement  de  martyrs.  Et  en  même  temps  il  a  doué 
d'une  telle  vie  ses  personnages  qu'on  ne  peut  l'accuser  d'avoir 
habillé  des  idées  en  être  humain,  et  que  nous  avons  la  sensation 
que  ces  martyrs  de  la  passion  et  ces  héros  du  devoir  ont  existé^ 
existent  encore  et,  quelques  souffrances  qu'ils  aient  endurées,  se 
trouvent  naturels  d'être  ce  qu'ils  sont. 

L'effet  est  très  grand,  l'autorité  prise  sur  nous  par  les 
personnages  très  forte,  la  pénétration  de  la  leçon  morale  extraor- 
dinaire, la  suggestion  très  puissante  et  très  prolongée. 

Daniel  Cortis  est  un  homme  de  trente  ans,  très  intelligent, 
très  droit  et  très  brave,  catholique  progressiste,  —  mais  cela 
Il  aura  pas  dintluence  sur  l'action  et  pour  ainsi  dire  ne  fera 
partie  du  roman  que  pour  mémoire,  —  député  au  Parlement 
Italien.  Il  a  eu  pour  amie  d'enfance  Hélène,  qui  s'est  mariée 
depuis  et  qui  a  conservé  pour  Daniel  une  affection  qu'elle 
croit,  qu'ils  o-oient  tous  deux,  fraternelle.  Et  rien  n'est  fait 
avec  plus  d'art,  rien  n'est  mieux  venu,  en  tout  le  détail,  que 
cette  première  partie  du  roman,  où  tous  les  traits  d'affection 
amicale  sont  pour  les  deux  jeunes  gens,  très  sincères,  des  traits 
d'amitié  et  sont  pour  nous,  si  nous  sommes  attentifs,  des  traits 
d'amour.  Les  plus  habiles  peintres  de  l'amitié  amoureuse  sont 
restés  très  loin  de  cette  adresse  de  peintre,  de  c^tte  perspicacité 
de  psychologue  et  de  cette  sincérité  intelligente  d'homme  qui, 
très  évidemment,  ou  je  serais  bien  étonné  de  m'y  être  trompé, 
i(  a  passé  par  là.  » 

Or,  le  mari  dHélène  est  un  banilit.  Joueur,  écorniflcur, 
escroc,  brutal  du  reste  et  pour  mieux  dire  simple  brute  et 
non  pas  même  brute  vernie,  il  n'est  bon  absolument  qu'à  être 
mis  aux  galères,  s'il  y  avait  une  justice  dans  le  royaume. 
Les  circonstances  (une  fmaladie  de  Daniel)  rapprochent  Daniel 


FOGAZZARO.  291 

d'Hélène.  A  vivre  plus  près  Tun  de  l'autre,  ils  s'aperçoivent 
qu'ils  s'aiment  éperdu  ment.  Et,  aussi  attachés  au  devoir  l'un 
que  l'autre,  il  faudrait  dire  aussi  saintement  terrorisés  par  le 
devoir  l'un  que  l'autre,  ils  s'aiment  de  cet  amour  (car  il  faut  lui 
donner  ce  nom  et  non  seulement  c'est  l'amour,  mais  de  tous 
les  amours  c'est  le  plus  fort)  qui  lutte  désespérément  contre  le 
désir  et  qui  a  horreur  du  désir;  de  cet  amour,  comme  a  dit 
Rod  (qui  n'a  pas  dû  écrire  cette  ligne  sans  une  profonde  émotion 
intime)  «  qui  est  beaucoup  plus  fréquent  dans  la  vie  que  dans 
la  littérature  ;  »  de  cet  amour  enfin  qui  est  fait  de  toutes  les 
concordances  de  deux  âmes  et  furieusement  avivé  de  tous  les 
obstacles  que  la  vie  et  que  la  conscience  elle-même  mettent 
devant  lui. 

Et  enfin  le  mari  d'Hélène  étant  devenu  impossible  en  Italie 
et  même  en  Europe  et  ne  pouvant  obtenir  qu'on  lui  épargne 
le  bagne  qu'en  s'expatriant  en  Amérique  et  exigeant  dans  la 
lettre  la  plus  grossière  du  monde,  d'ailleurs,  qu'Hélène  l'y 
accompagne,  d'un  commun  accord,  avec  des  frémissemens  de 
colère  et  des  sursauts  de  révolte,  Hélène  et  Daniel  conviennent 
qu'il  faut  cependant  qu'Hélène  accompagne  son  mari.  Un  mot 
d'Hélène,  un  geste  de  Daniel  et  Hélène  restait;  mais  ni  Hélène 
ne  dit  ce  mot,  ni  Daniel  ne  fait  ce  geste;  ils  sont  d'accord  dans 
l'amour  et  d'accord  dans  le  devoir  et  d'accord  dans  cette 
conviction  qu'au  devoir  il  faut  immoler  l'amour. 

C'est  qu'ils  sont  catholiques,  direz-vous.  Oui,  certes,  et 
Fogazzaro  n'a  pas  omis  ce  trait;  mais  il  l'a  laissé  dans  l'ombre; 
il  a  voulu  que  ce  fût  surtout  parce  qu'ils  ont  la  passion  de  l'es- 
time de  soi  et  la  passion  de  l'estime  l'un  de  l'autre.  Que  voulez- 
vous?  Ils  sentent  que  s'ils  restaient  ils  ne  s'estimeraient  plus  et 
que,  s'ils  ne  s'estimaient  plus,  ils  ne  s'aimeraient  plus.  Et  c'est 
donc  leur  amour  encore,  en  son  essence  même,  qu'ils  serviront, 
dans  le  naufrage,  voulu  par  eux,  de  leur  amour. 

—  C'est  du  Corneille  ! 

—  Mon  Dieu,  tout  simplement  ;  avec  une  franchise  de  cou- 
leur moderne,  qui  permet  de  penser,  qui  force  à  penser  que 
l'auteur,  heureusement,  n'a  pas  un  instant  songé  à  Corneille. 

Note  en  marge  :  On  accueille  avec  plaisir  cette  remarque 
qui  s'impose  que  dans  Dmiiel  Cortis  non  seulement  la  femme 
est  parfaitement  l'égale  de  l'homme  en  tant  qu'élévation 
morale  ;  mais  que  plutôt  elle  lui  serait  supérieure,  puisque  Hélène 


'2d2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  partant  pour  l'Amérique  va  certainement  à  un  enfer,  tandis 
que  Daniel  CorLis  en  rentrant  en  Italie,  a  encore  pour  se 
consoler  relativement,  ou  pour  «  divertissement,  »  la  politique, 
l'ambition,  la  gloire  peut-être,  tous  les  «  deuils  e'clatans  du 
bonheur.  »  C'est  peut-être  parce  que  dans  Daniel  Cortis  la 
femme  est  encore  plus  héroïque  que  l'homme,  que  je  trouve 
Daniel  Cortis  le  chef-d'œuvre  de  Fogazzaro  ;  mais  en  tout  cas 
je  ne  suis  pas  fâché  que,  dans  un  roman  de  Fogazzaro  considéré 
généralement  comme  un  chef-d'œuvre,  la  femme  soit  encore 
plus  héroïque  qu'un  homme  héroïque. 

Et  enfin  j'ai  dit  que  Fogazzaro  avait  un  goût  très  vif  et  très 
sûr,  —  est-ce  qu'il  serait  Italien  sans  cela?  Oui,  car  il  y  en  a  qui 
ne  l'ont  point;  mais  encore  et  quoi  qu'on  dise,  est-ce  qu'il  serait 
Italien  sans  cela?  —  pour  la  réalité  amusante,  divertissante, 
comique  et  même  bouffonne.  Fogazzaro  excelle  dans  le  person- 
nage secondaire  qui  est  comique  et  qui  est  original.  II. entoure 
ses  personnages  de  premier  plan  de  silhouettes  plaisantes  et 
drôles.  Vous  n'ignorez  point  que  l'on  n'est  bien  romancier  que 
si  l'on  a  cette  faculté-là.  Sans  doute  il  y  a  quelques  grands 
romans,  La  Princesse  de  Clèves,  Maiion  Lescaut,  Adolphe,  l'ex- 
traordinaire Amour  promis,  tout  récent,  d'Emile  Glermont,  où 
il  n'y  a  que  des  personnages  principaux.  Ce  sont  des  tragédies, 
d'admirables  tragédies.  Mais  dans  le  roman  qui  veut  être  un 
drame  et  c'est-à-dire  donner,  —  un  peu,  —  la  sensation  de  toute 
la  vie,  dans  Le  Sage,  dans  Balzac,  dans  Dickens,  il  y  a  des 
silhouettes  auprès  des  portraits,  il  y  a  des  personnages  secon- 
daires auprès  des  personnages  principaux  et  vivant  d'une  vie 
moins  ample,  moins  riche,  mais  aussi  intense  que  les  person- 
nages principaux,  comme  dans  Shakspeare. 

Or  Fogazzaro  abonde  en  personnages  secondaires  très  vivans, 
très  originaux  et  (|ui  passent  à  travers  l'action,  mêlés  et  ratta- 
chés à  l'action  et  qui  nous  divertissent  et  qui  nous  reposent  et 
qui  empêchent  l'action  d'être  rigide  et  rectiligne  et  qui  par  eux- 
mêmes  nous  intéressent  un  instant  et  qui  donnent  au  roman,  je 
ne  dirai  pas  la  ressemblance  avec  la  vie,  mais  une  plus  grande 
ressemblance  avec  la  vie.  C'est,  dans  Malombra,  la  comtesse 
Fosca,  la  mère  amoureuse  et  adoratrice  de  son  fils  et  qui  s'em- 
ploie de  toute  son  âme  à  marier  son  fils;  c'est,  dans  le  même 
ouvrage,  le  vieux  seigneur  atrabilaire  généreux  et  chimérique; 
c'est  encore  dans  la  même  œuvre,   Steiiiegge,    lavenLurier  ou 


FOGAZZAUO.  293 

«  bohème  »  resté  toujours  enfant  et  qui  a  ce  bonheur,  à  cin- 
quante ans,  de  retrouver  une  fille  à  lui,  dont  il  s'empresse,  et 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  de  devenir  le  fils. 

C'est,  dans  D'uiiel  Cortis^  le  comte  Lao,  esclave  de  son  rhu- 
matisme, harcelé  par  les  courans  d'air,  prisonnier  de  ses  petites 
commodités  et  si  généreux  qu'il  est  capable  de  secouer  toutes  ses 
terreurs  et  de  s'évader  de  toutes  ses  servitudes  pour  se  dévouer 
quand  la  charité  parle.  C'est  dans  Petit  inonde  d'autrefois  le 
professeur  Gibordani,  timide,  maniaque  et  amoureux  quinqua- 
génaire c'est-à-dire  avec  la  timidité  de  la  seizième  année.  C'est, 
dans  Petit  inonde  d'aujourd'hui,  la  marquise  Scremin,  avec 
l'œuf  qui  manque  et  qu'il  s'agit  de  savoir  qui  l'a  mangé  et  si 
c'est  le  majordome,  la  cuisinière,  la  femme  de  chambre  ou  le 
mari . 

Et  les  prêtres,  la  galerie  des  prêtres,  tous  marqués  de  traits 
très  individuels  et  qui  attirent  l'attention  et  qui  fixent  impé- 
rieusement l'idée  qu'on  en  doit  avoir... 

Tous  ces  personnages  secondaires,  richesse  presque  sura- 
bondante de  l'œuvre,  sont-ils  vrais  ?  Oui,  répond  Fogazzaro  dans 
cette  préface  de  Malonibra  si  précieusement  documentaire. 
«  A  côté  de  ces  créatures  idéales  [produits  de  mon  imagination] 
il  y  a  dans  Malombra  un  certain  nombre  de  personnages  très 
réels,  qui  ont  fait  souclie  et  dont  les  fils  et  petits-fils  se  promè- 
nent dans  mon  œuvre  un  peu  partout.  Ce  sont  des  personnages 
comiques  à  la  physionomie  étrange  et  aux  allures  bizarres.  En 
les  reproduisant, y''«z  fait  surtout  œuvre  d'observation',  car  cela 
a  été  mon  bonheur  ou  mon  malheur,  comme  on  voudra,  de 
rencontrer  dès  mes  premiers  pas  dans  la  vie  beaucoup  d'êtres 
tout  à  fait  singuliers  et  d'un  comique  touchant  à  l'invraisem- 
blable. Quoique  j'aie  cherché  à  les  atténuer  par-ci,  par -là,  à  leur 
enlever  certains  traits  d'une  bizarrerie  poussée  à  l'excès,  j'avoue 
([uils  sont  encore  un  peu  extraordinaires,  Steinegge  est  l'aîné 
de  ma  nombreuse  progéniture  comique.  Je  l'ai  tiré  tout  vivant 
de  la  réalité...  » 

Ils  sont  donc  vrais.  Sont-ils  reproduits  avec  fidélité  ou, 
quoi  qu'en  dise  Fogazzaro  du  soin  qu'il  a  pris  à  les  atténuer, 
sont-ils  stijlisès  cependant  dans  le  sens  burlesque  et  cest-à-dire 
inconsciemment  exagérés  ;  ou  sont-ils  atténués  comme  il  arrive 
qu'on  atténue,  en  déblayant,  ce  qui  ne  fait  que  plus  ressortir  les 
traits  aigus,  ceux  qu'on  a  laisses  tomber  n'étant  plus  là  pour 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fondre  l'ensemble  et  l'adoucir?  Il  est  possible,  et  je  n'en  sais  rien. 
Pour  le  savoir,  il  faudrait  être  franco-italien  comme  Stendhal  et 
peut-être  plus  et  avoir  la  connaissance  minutieuse  de  la  vie 
italienne  et  du  «  petit  monde  »  italien,  et  encore  avoir  autant 
d'esprit  que  Goldoni  ou  Fogazzaro,  puisqu'on  crée  autant  les 
excentriques  qu'on  les  aperçoit  et  puisque  plus  on  a  d'esprit 
plus  on  trouve  de  caractères  originaux. 

Je  ne  sais  donc  pas  ;  je  suis  sûr  seulement  que  ces  originaux 
sont  en  haut  relief  et  sont  les  plus  divertissans  du  monde. 

Cet  homme  était  très  richement  doué.  Ne  le  mit-on  pas  très 
haut  dans  l'échelle  et  ne  voulût-on  pas  lui  donner  le  nom  de 
grand  romancier,  il  faudrait  encore  reconnaître  qu'il  est  un 
romancier  complet,  ce  qui  est  une  chose  extrêmement  rare- 
C'est  cela  surtout  qu'aujourd'hui  j'ai  voulu  mettre  en  lumière. 

Pour  ce  qui  est  de  la  haute  probité,  de  la  moralité  passion- 
née, de  la  ferveur  d'idéalisme,  du  dessein  constant  d'élever  et 
dépurer  les  âmes  tout  en  récréant  les  esprits,  tout  le  monde  a 
signalé  cela  chez  Fogazzaro,  et  je  n'avais  pas  à  y  insister.  Je  me 
borne  à  le  rappeler  en  finissant.  Lo  sdcijno  cVogni  villa,  le 
mépris  de  toute  bassesse,  c'est  une  belle  devise  de  romancier. 
C'est  du  reste  une  belle  devise  de  n'importe  qui. 

Emile  Faguet. 


LE  MILIÉMIRE  DE  LA  NORMANDIE 


LE    TRAITÉ    DE   SAINT-GLAIR-SUR-EPTE 


11  y  a  maintenant  dix  siècles  que  les  Normands  sont  établis 
en  France,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  que  leur  prise  de 
possession  d'une  partie  de  la  Neustrie  a  été  régularisée.  Cet  évé- 
nement, quoique  considérable  pour  Ihistoire  de  France  et  même 
pour  rhistoire  générale,  est  fort  mal  connu .  Les  premières 
années  du  x^  siècle  sont  enveloppées  d'une  obscurité  que  l'ab- 
sence de  témoignages  contemporains  ne  permet  guère  de  percer, 
La  plupart  des  églises  et  des  abbayes  de  cette  région  furent 
détruites  par  les  pirates  pendant  la  période  des  invasions  avec 
les  documens  de  toute  espèce  qui  pouvaient  s'y  trouver.  Il 
existe  aux  Archives  de  la  Seine-Inférieure  deux  chartes  de 
Charles  le  Chauve  très  significatives  à  cet  égard.  Elles  rappellent 
et  confirment  des  donations  faites  naguère  par  Charlemagne  à 
Farchevèque  de  Rouen,  en  constatant  que  les  titres  de  propriété 
primitifs  ont  disparu  dans  les  incendies  allumés  par  les  Nor- 
mands. Et  les  invasions  à  cette  époque  sont  loin  d'être  finies  :  la 
grande  invasion,  qui  date  de  879,  n  était  même  pas  commencée. 
Ajoutons  que  l'accaparement  des  dignités  ecclésiastiques,  au 
lendemain  de  la  conquête,  par  des  clercs  Scandinaves  générale- 
ment incapables  de  rien  écrire,  prolongea  longtemps  cet  inter- 
règne intellectuel.  «  Un  Normand  d'un  peu  d'instruction,  écrit 
plus  tard  Orderic  Vital,  était  alors  une  merveille  introuvable.  » 


2>^G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  ne  connaît  môme  pas  de  diplômes  de  Rollon  ni  de  son  fils 
Guillaume  Longue-Epée. 

Malgré  le  désir  et  les  encouragemens  des  premiers  ducs,  il 
faut  attendre  un  siècle  avant  qu'un  historien  tente  de  retracer 
les  débuts  de  la  domination  normande.  Encore,  cet  historien 
tardif,  la  Normandie  dut-elle  l'emprunter  au  dehors.  Dudon,  né 
à  Saint-Quentin  ou  aux  environs,  avait  été  envoyé  vers  987 
auprès  de  Richard  P"",  petit-fils  de  Rollon,  pour  solliciter  sa  mé- 
diation entre  le  comte  de  Vermandois  et  le  nou\eau  roi  de  France 
Hugues  Capet.  Accueilli  avec  honneur  à  la  cour  de  Rouen  où 
l'on  attirait  les  savans,  il  s'y  trouvait  encore  d'une  manière 
habituelle  vers  995,  deux  ans  avant  la  mort  de  son  bienfaiteur, 
qui  l'avait  gratifié  de  deux  bénéfices  ecclésiastiques  dans  le 
pays  de  Caux,  et  auquel  il  avait  promis  d'écrire  une  histoire  des 
Normands.  Il  revint  pourtant  dans  sa  ville  natale,  car,  en  tête 
de  son  ouvrage,  il  prend  le  titre  de  doyen  du  chapitre  de  Saint- 
Quentin,  dignité  qui  exigeait  la  résidence.  Il  se  dit  alors  âgé 
de  dix  lustres  :  si  on  lui  suppose  de  vingt  à  vingt -cinq  ans  au 
moment  de  sa  mission  de  987,  on  arrive  à  placer  la  publication 
de  son  livre  entre  1015  et  1020,  soit  un  grand  siècle  après  l'éta- 
blissement des  Normands  dans  le  pays  auquel  ils  ont  donné  leur 
nom. 

Le  point  important  c'est  de  savoir  quel  crédit  il  convient  de 
lui  accorder.  La  critique  contemporaine  est  généralement  sévère 
pour  Dudon:  c'est  ce  qui  explique  qu'elle  ait  appauvri  plutôt 
qu'enrichi  le  champ  de  nos  connaissances  sur  cette  période. 
Nous  savons  par  Dudon  lui-rnême  qu'il  a  composé  son  histoire 
à  peu  près  uniquement  d'après  les  renseignemens  que  lui  a 
donnés  le  comte  Raoul  d'Ivry,  frère  de  Richard  P'',  très  curieux 
des  antiquités  de  sa  famille  et  de  sa  race.  A  première  vue,  c'est 
une  source  qui  pourrait  inspirer  confiance;  mais,  au  bout  d'un 
siècle,  une  tradition  orale  est  sujette  à  bien  des  déformations. 
Qu'on  se  figure  ce  que  pourrait  être  une  histoire  des  campagnes 
de  Napoléon  écrite  aujourd'hui  d'après  les  souvenirs  recueillis 
par  le  petit-fils  d'un  maréchal  du  premier  Empire  qui  n'aurait 
pas  laissé  de  papiers  !  La  géographie  et  la  chronologie  sont  plus 
qu'incertaines  :  il  y  a  quatre  dates  en  tout  dans  Dudon.  En  outre, 
il  sagit  d'une  histoire  officieuse,  entreprise  pour  la  plus  grande 
gloire  de  la  maison  régnante,  présentant  les  événemens  comme 
cette  maison  régnante  désirait  qu'ils  fussent  présentés.   Il  y  a 


LE  Millénaire  de  la  Normandie.  297 

des  embellissemens,  des  portraits  littéraires,  et  même  des  orne- 
mens  poétiques,  car  Dudon  entremêle  sa  prose  de  vers  pour  le 
moins  superflus. 

On  conçoit  après  cela  que  Dudon  ne  puisse  être  utilisé 
qu'avec  un  grand  luxe  de  précautions.  Nous  sommes  en  pré- 
sence d'un  récit  dont  le  fond  peut  être  vrai,  mais  qui  dénature 
la  physionomie  de  beaucoup  de  faits.  Quant  aux  chroniqueurs 
normands  postérieurs,  il  n'y  a  pas  à  en  parler:  tous  dérivent 
de  lui,  brodent  sur  son  texte  et  n'y  ajoutent  rien  qui  compte 
pour  cette  époque. 

Gomme  témoignages  contemporains,  nous  n'avons  que 
quelques  lignes  qu'il  faut  aller  glaner  un  peu  partout.  Il  y  a 
dans  toutes  les  grandes  Annales  monastiques  une  lacune  au 
moment  précis  où  se  place  l'établissement  définitif  des  Nor- 
mands en  Neustrie.  L'entrevue  de  Saint-Clair -sur-Epte  est 
de  911.  Les  Annales  de  Saint-Vaast  s'arrêtent  à  900  et  celles  de 
Flodoard  ne  commencent  qu"en  919.  C'est  d'autant  plus  regret- 
table que  les  unes  et  les  autres  sont  à  bon  droit  réputées  pour 
la  sûreté  de  leurs  informations.  Flodoard  surtout,  chanoine  et 
archiviste  de  la  cathédrale  de  Reims,  avait  en  mains  une  foule 
de  documens  qu'il  a  utilisés  avec  beaucoup  d'esprit  critique.  Il 
a  même  souvent  cité  ou  reproduit  ses  pièces  justificatives,  comme 
le  ferait  un  historien  moderne,  ce  qui  donne  à  son  témoignage 
une  valeur  particulière.  A  défaut  de  ses  Annales,  on  trouve  bien 
dans  son  Histoire  de  t Église  de  Reims  quelques  renseignemens 
donnés  en  passant,  mais  ce  ne  sont  que  des  lueurs  fugitives 
dans  la  nuit. 

Réginon,  abbé  de  Prum  (diocèse  de  Trêves),  comble  en  partie 
cette  lacune  pour  les  pays  lorrains,  mais  il  est  plus  maigre  et 
plus  vague  eu  ce  qui  touche  le  centre  et  l'ouest  delà  France.  En 
outre,  il  s'arrête  à  906,  et  le  moine  inconnu  qui  l'a  continué  ne 
nous  dit  à  peu  près  rien  des  Normands  de  la  Seine.  Reste 
Richer,  écrivain  postérieur  et  très  discuté,  qui  était  moine  de 
Saint-Uémi  à  Reims  et  qui  a  continué  l'histoire  de  Flodoard. 
Bien  placé  pour  connaître  les  faits  de  son  temps,  il  se  contente 
de  paraphraser  Flodoard  pour  la  période  antérieure,  et  il  est 
d'une  confusion  inexprimable  pour  toute  la  partie  qui  manque 
chez  son  prédécesseur,  celle  précisément  dont  nous  aurions 
besoin.  Né  entre  940  et  950,  il  a  pu  connaître  Flodoard  qui  a 
vécu  jusqu'en  966  et  il  n'a  pas  connu  l'ouvrage  de  Dudon,  car 


298 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


le  sien  était  terminé  vers  996.  Son  grand  défaut,  c'est  l'inexac- 
titude, une  inexactitude  due  parfois  à  une  fausse  recherche  lit- 
téraire. 11  est  facile  de  s'en  rendre  compte  en  comparant  le  texte 
de  Flodoard  au  sien  pour  la  période  oil  il  l'a  démarqué.  Il 
brode  sur  ce  qu'il  ne  sait  pas  en  croyant  faire  du  Salluste. 
Il  n'est  pas  sans  valeur  comme  écrivain,  mais  il  en  a  une  mé- 
diocre comme  historien. 

Pour  parer  à  toutes  ces  insuffisances,  nous  trouvons  heureu- 
sement quelques  renseignemens  dans  certaines  chroniques 
locales.  Parmi  celles  dont  nous  aurons  à  utiliser  le  témoignage, 
citons  au  moins  le  «  cartulaire  de  Saint-Père  »  de  Chartres  et 
la  «  Chronique  de  Nantes  »  qui  sont  du  xi^  siècle,  ï«  Histoire 
des  évêques  d'Auxerre  »  qui  est  du  x®,  et  les  «  Annales  de 
Sainte-Colombe  »  de  Sens,  qui  sont  postérieures,  mais  qui  ont 
pour  base  les  Annales  perdues  de  la  cathédrale  de  la  même 
ville.  Ajoutons-y  la  littérature  hagiographique,  c'est-à-dire  les 
«  vies  des  saints  »  et  les  récits  de  «  translations  de  reliques,  » 
textes  fort  intéressans,  mais  qu'il  faut  consulter  avec  prudence, 
car  ils  se  proposent  d'édifier  les  fidèles,  et  non  de  les  instruire. 
Il  existe  enfin  quelques  documens  officiels,  capitulaires,  chartes 
de  donations,  actes  des  conciles,  lettres  de  grands  personnages, 
dont  le  seul  tort  est  de  n'être  pas  plus  nombreux. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  la  discussion  des  sources  Scandi- 
naves, dont  les  principales  sont  les  «  sagas,  »  récits  merveil- 
leux et  légendaires  transmis  par  la  tradition,  conservés  prin- 
cipalement en  Islande,  où  la  vieille  langue  «  noroise  »  s'est 
maintenue,  jusqu'à  nos  jours,  et  recueillis  seulement  vers  le 
xiii"  siècle.  On  y  trouve  des  renseignemens  de  valeur  sur  les 
incursions  normandes  vers  l'Islande,  le  Groenland  et  le  Vinland; 
on  en  trouve  aussi  sur  les  mœurs  et  la  civilisation  des  vikings, 
encore  qu'on  ne  puisse  trop  savoir  à  quelle  époque  précise  se 
rattache  la  civilisation  mise  en  scène.  Pour  ce  qui  concerne 
l'établissement  des  «  hommes  du  Nord  »  en  Neustrie,  on  n'en 
tire  à  peu  près  rien  d'utilisable.  Il  en  est  de  même  du  vieux 
Saxo  Grammaticus ,  l'ancêtre  de  l'historiographie  Scandinave, 
•  dont  la  grande  histoire  de  Danemark,  écrite  vers  1200,  est  un 
tel  mélange  de  légendes,  de  contes,  de  chants  populaires,  ramas- 
sés sans  critique  ni  chronologie,  qu'on  peut  à  peine  en  extraire 
quelques  éclaircissemens  de  détail. 

Cette  pauvreté  de  sources  authentiques  a  surexcité  lingénio- 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  299 

site  des  historiens.  Il  serait  tout  à  fait  inutile,  autant  qu'im- 
possible, de  donner  une  idée  de  l'immense  accumulation  de 
travaux  qu'a  provoqués  cette  période.  Contentons-nous  d'indi- 
quer les  derniers,  ceux  qui  dispensent  des  autres  et  qui  d'ailleurs 
y  renvoient.  Sur  les  invasions  normandes,  l'ouvnige  de  chevet, 
et  pour  l'heure  à  peu  près  définitif,  qui  résume,  discute  et  peut 
remplacer  tous  les  autres,  c'est  celui  de  M.  Vogel:  die  Nor- 
mannen  imd  das  Frœnkischc  Reich  bis  ziir  Grûndung  der  Nor- 
mandie [799-911),  paru  à  Heidelberg  en  1906.  Le  meilleur  éloge 
qu'on  en  puisse  faire,  c'est  de  dire  qu'il  a  découragé  M.  Lot, 
l'historien  très  qualifié  de  Charles  le  Chauve,  de  finir  un  travail 
qu'il  préparait  sur  le  même  sujet.  Mais  M.  Vogel  n'aborde  pas 
le  traité  de  Saint-Clair-sur-Epte.  M.  Edouard  Favre  n'a  pas 
davantage  à  en  parler  dans  son  étude  sur  Eudes,  comte  de  Paris 
et  roi  de  France  (1893),  mais  en  appendice  il  a  rendu  le  ser- 
vice de  résumer  les  travaux  Scandinaves  contemporains.  Seul, 
M.  Eckel,  dans  son  Charles  le  Simple  (1899),  consacre  forcé- 
ment un  chapitre  à  «  l'établissement  des  Normands  en  France.  » 
Mentionnons  enfin  deux  volumes  parus  en  dernier  lieu  :  la 
Normandie  de  M.  Henri  Prentout  (1910),  professeur  d'histoire 
normande  à  l'Université  de  Caen,  qui  pose  à  merveille  les 
questions  à  résoudre  avec  de  précieuses  indications  bibliogra- 
phiques, et  notre  Histoire  de  Normandie  (1911),  mise  au  point 
rapide  des  résultats  acquis. 

*  • 
*  * 

Dans  quelles  conditions  se  fît  l'établissement  des  Normands? 
L'idée  de  traiter  pour  se  fixer  quelque  part  et  y  rester  ne  leur 
serait  pas  venue  au  début.  Les  premiers  vikings  (enfans  des 
fiords)  ne  pensent  qu'au  pillage.  Ce  sont  des  pirates,  et  la  plu- 
part du  temps  des  pirates  bannis  de  chez  eux.  Il  ne  faut  d'ail- 
leurs pas  prendre  le  mot  «  pirates  »  au  sens  moderne  :  ce  n'est 
pas  sur  mer  qu'ils  cherchent  et  trouvent  du  butin .  Le  commerce 
maritime  à  cette  époque  était  peu  actif,  surtout  sur  l'Océan  :  il 
n'y  avait  pas  grand'chose  à  récolter  de  ce  côté.  La  mer  est  la 
route,  le  bateau  est  le  véhicule,  c'est  sur  terre  que  s'exerce  le 
pillage.  Sous  le  nom  général  de  Normands  (hommes  du  Nord) 
on  comprenait  au  ix^  siècle  les  peuples  qui  habitaient  les  deux 
péninsules  complémentaires  du  Jutlandetde  la  Scandinavie.  Les 
pays  Scandinaves  étaient  restés  longtemps  morcelés  en  une  infi- 


390  r.EYUE    DES    DEUX    MONDES. 

nité  de  petits  royaumes  :  la  Norvège  à  elle  seule  en,  compta 
jusqu'à  seize.  Entre  ces  petits  Etats,  jaloux  et  à  1  étroit,  la  guerre 
était  endémique.  Les  vaincus,  les  fugitifs,  les  bannis  étaient 
voués  à  la  piraterie.  Il  s'y  ajoutait  tous  ceux  qui  n'avaient  ni 
biens,  ni  héritage  à  espérer.  La  culture  du  sol,  d'ailleurs  ingrate, 
était  considérée  comme  une  déchéance.  «  Il  semblait  indigne 
d'un  homme  libre,  dit  un  historien  Scandinave,  de  se  procurer 
par  la  sueur  ce  qu'il  pouvait  acquérir  par  le  sang.   » 

Toutefois,  l'émigration  reste  encore  exceptionnelle  et  tempo- 
raire jusqu'au  moment  où  les  trois  royaumes  arrivent  à  se  con- 
stituer, vers  l'an  800.  Les  hommes  du  Nord  se  pillent  et  se 
battent  surtout  entre  eux.  INIais  quand  l'œuvre  d'unification  est 
à  peu  près  achevée,  les  chefs  puissans  qui  sont  à  la  tête  des 
trois  royaumes  font  la  chasse  aux  pillards.  Ils  n'admettent  plus 
que  les  «  rois  de  la  mer  »  débarquent  où  bon  leur  semble  et 
réquisitionnent  ce  dont  ils  ont  besoin,  selon  l'usage  immémorial. 
D'autre  part,  la  population  s'accroît  par  le  fait  même  que  les 
guerres  intestines  ont  pris  fin.  Tous  ceux  qui  ne  peuvent  ou  ne 
veulent  ni  travailler  en  paix,  ni  renoncer  à  la  vie  d'aventures, 
sont  forcés  de  chercher  fortune  au  loin.  Ils  s'expatrient,  tendent 
la  voile  au  vent.  Ils  partent  maintenant  sans  esprit  de  retour, 
car  ils  savent  que,  s'ils  reviennent,  ils  ne  seront  pas  accueillis  à 
bras  ouverts.  Nous  voyons  un  roi  de  Danemark  faire  décapiter 
les  compagnons  de  Ragnar  Lodbrog  qui  étaient  revenus  au  pays 
natal  après  avoir  pillé  Paris  (845). 

Les  Suédois  se  tournent  vers  la  Russie.  Ce  sont  les  Danois 
et  les  Norvégiens  qui  s'abattent  sur  les  côtes  de  l'empire  do 
Charlemagne.  On  les  confond  volontiers,  d'autant  plus  que  la 
plupart  des  Norvégiens  qui  apparaissent  dans  nos  parages  sont 
originaires  de  la  région  voisine  du  fiord  de  Christiania,  laquelle 
appartint  longtemps  aux  Danois.  Les  Norvégiens  du  littoral 
océanique  se  portent  plutôt  vers  le  large,  vers  l'Islande  et  l'Amé- 
rique. xMalheureusement  pour  la  future  Normandie,  elle  était  au 
premier  plan  pour  recevoir  la  visite  des  pirates  normands.  La 
configuration  de  son  littoral,  avec  la  presqu'île  du  Cotentin  qui 
barre  la  moitié  de  la  Manche,  invite  à  débarquer  les  navigateurs 
qui  débouchent  par  le  Pas  de  Calais.  Ils  tombent,  à  moins  de 
le  faire  exprès,  dans  le  vaste  demi-cercle  qui  va  de  l'estuaire 
de  la  Somme  à  la  pointe  de  la  Ilague.  Ils  sont  happés  au  pas- 
sage. Certes  les  Normands  pousseront  plus  loin  leurs  courses 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  301 

aventureuses,  on  les  verra  au  sud  de  la  Bretagne  en  Aquitaine, 
jusqu'en  Espagne,  et  même  en  Méditerranée,  mais  ils  n'y  pour- 
ront prendre  pied. 

Nous  savons  exactement  ce  qu'étaient  les  barques  normandes. 
Elles  n'étaient  faites  ni  pour  le  combat,  ni  pour  les  longues 
traversées.  On  en  a  retrouvé  plusieurs  spécimens  dont  le 
plus  connu  et  le  mieux  conservé  est  le  bateau  exhumé  d'un 
tertre  funéraire  en  1880,  à  Gogsfad,  à  l'entrée  de  la  baie  de 
Christiania.  Le  roi  de  la  mer  avait  été  enterré  à  son  bord.  La 
chambre  funéraire  a  été  violée  et  pillée  à  une  date  inconnue, 
mais  le  bateau  est  encore  muni  de  ses  agrès.  Il  comptait 
32  rameurs,  assis  sur  des  espèces  de  strapontins,  de  manière  à 
ne  pas  obstruer  par  des  bancs  le  passage  central.  Il  n'y  a  qu'un 
seul  màt,  pouvant  s'abaisser  à  volonté.  La  longueur  totale  est 
de  23", 80,  la  plus  grande  largeur  de  S'",  10,  la  profondeur  ne 
dépasse  pas  1"',20.  Le  fond  est  plnnchéié.  Il  n'y  a  pas  de  pont, 
on  dresse  une  tente  pour  la  nuit.  La  proue  et  la  poupe  sont 
semblables,  très  relevées  et  très  recourbées.  La  proue  est  cou- 
ronnée ordinairement  d'un  dragon.  Le  gouvernail  est  une  rame 
placée  sur  le  côté  droit.  Les  rames  ordinaires  ont  de  5™, 55  à 
5"", 85.  Sur  le  plat-bord  sont  rangés  32  boucliers  ronds,  alterna- 
tivement noirs  et  rouges,  de  0'",9i  de  diamètre.  Pour  charmer 
les  loisirs  de  la  traversée,  il  y  a  même  un  damier,  dont  les  cases 
sont  munies  d'une  pointe  et  les  pions  percés  d'un  trou,  de 
manière  que  les  coups  de  roulis  ne  dérangent  pas  le  jeu.  Trois 
petits  canots  de  chêne  sont  amarrés  à  l'intérieur. 

Deux  barques  normandes  trouvées  depuis  en  Prusse  orien- 
tale, à  Frauenbourg  et  à  Baumgart  (1895),  sont  analogues,  mais 
un  peu  plus  petites.  La  dernière  qui  ait  été  exhumée,  celle 
d'Oseberg  (1904),  dans  la  même  région  que  Gogstad,  est  ornée 
de  fines  sculptures.  Ces  embarcations  sont  du  type  et  de 
l'époque  de  celles  qui  sont  venues  au  siège  de  Paris  de  885.  La 
plus  grande  avait  de  60  à  70  hommes  d'équipage,  les  autres  un 
peu  moins,  ce  qui  répond  à  ce  que  dit  ua  témoin  du  siège  de 
Paris  qui  compte  40  000  hommes  pour  700  bateaux.  Partout 
où  ils  s'établissent  pour  quelque  temps,  les  Normands  installent 
des  chantiers  de  réparation  et  de  construction,  par  exemple 
à  Walcheren,  à  Noirmoutier,  à  l'ile  d'Oscelle  en  face  de  Jeu- 
fosse,  près  de  Bonnières  (aujourd'hui  île  de  Flotte).  Ils  y  con- 
struisent les  bateaux  plus  petits  au  moyen  desquels  ils  remon- 


302  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tent  très  loin  dans  les  terres.  En  ce  cas,  une  partie  des  leurs 
suit  les  bords  à  pied  ou  à  cheval.  Chaque  bateau  a  un  assor- 
timent de  rouleaux  pour  le  cas  où  il  faudrait  le  traîner,  comme 
il  arriva  pour  ceux  qui  contournèrent  Paris,  afin  de  gagner  la 
haute  Seine  et  la  Bourgogne.  Tout  cela  est  parfaitement  orga- 
nisé. Les  Normands  savent  se  diriger  et  s'orienter.  Dans  une 
saga,  un  fiancé  qui  veut  se  faire  valoir,  se  vante  de  savoir 
chanter,  patiner,  nager  et  appeler  toutes  les  étoiles  par  leur 
nom. 

Nul  ne  croit  plus  d'ailleurs  que  les  Normands  fussent  de 
pauvres  barbares,  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  incapables  d'autre 
chose  que  de  détruire.  On  a  retrouvé  dans  leurs  tombeaux  de 
fines  étoffes  de  soie  brochées  d'or,  des  bijoux  ornés  de  dragons 
et  de  serpens  d'un  style  original.  Leurs  armes,  et  même  le 
harnachement  de  leurs  chevaux,  prouvent  qu'ils  savaient  fort 
bien  travailler  le  fer  dont  le  minerai  abonde  en  Suède.  D'autre 
part,  ils  avaient  des  relations  avec  Constantinople  :  on  a  retrouvé 
dans  un  tombeau  un  vase  avec  inscription  grecque.  Au  point  de 
vue  militaire,  Viollet-le-Duc  n'hésite  pas  à  dire  qu'ils  étaient 
((  beaucoup  plus  avancés  qu'on  ne  l'était  dans  les  Gaules.  Ils 
savaient  se  fortifier,  se  garder,  approvisionner  et  munir  leurs 
camps  d'hiver.  »  L'art  des  sièges  même  ne  leur  était  pas 
inconnu  :  nous  les  voyons  au  siège  de  Paris  construire  toute 
espèce  de  machiaes  de  guerre. 

Il  fut  manifeste  de  bonne  heure  qu'on  ne  pourrait  pas  se  dé- 
barrasser des  Normands  par  la  force.  Le  sentiment  de  l'autorité 
et  le  courage  militaire  avaient  promptement  décliné  après  Char- 
lemagne.  Personne  n'obéit  à  ses  faibles  successeurs,  qui  déplus 
sont  en  état  perpétuel  de  guerre  civile.  Faut-il  donner  l'assaut 
au  moindre  retranchement,  tout  le  monde  se  dérobe.  Sans 
croire  que  la  sanglante  bataille  de  Fontanet  (Fontenoy-en- 
Puisaye)  avait  réellement  dépeuplé  le  pays,  il  semble  bien  qu'elle 
l'avait  démoralisé.  Chacun  ne  songe  qu'à  soi  :  tout  plan  de  dé- 
fense générale  échoue  devant  l'indifférence  ou  la  trahison.  Un 
Pépin  H  d'Aquitaine,  arrière-petit-fils  du  grand  empereur,  s'unit 
aux  pirates  pour  piller  Poitiers.  Ciiarles  le  Chauve  est  aban- 
donné par  ses  hommes  au  siège  d'Oscelle  :  on  coupe  même  les 
câbles  qui  rattachaient  son  vaisseau  aux  autres  pour  qu'il  aille 
à  la  dérive  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi.  Si  une  victoire 
est  remportée,  elle  n'a  pas  de  lendemain.  Ainsi  Louis  III,  après 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  303 

avoir  infligé  une  défaite  aux  envahisseurs,  ne  trouve  personne 
pour  garder  un  fort  qu  il  a  construit  afin  de  les  tenir  en  respect. 
L'exemple  des  grands  est  suivi  par  le  peuple.  Les  Normands 
trouvent  des  recrues  parmi  leurs  victimes.  11  n'est  pas  probable 
que  le  fameux  Hastings  fût  un  paysan  des  environs  de  Troyes, 
comme  l'a  dit  un  chroniqueur,  mais  les  transfuges  de  moindre 
marque  sont  nombreux.  Charles  le  Chauve  parle  des  ravages 
commis  par  les  Normands  «  ou  par  d'autres.  »  De  même,  au 
moment  du  grand  siège  de  Paris,  l'archevêque  de  Reims  écrit  : 
«  Entre  Paris  et  Reims,  aucun  lieu  n'est  sûr,  sauf  la  demeure 
des  chrétiens  pervers  et  complices  des  barbares.  Le  nombre  est 
grand  de  ceux  qui  ont  abandonné  la  religion  chétienne  pour 
s'associer  aux  païens  et  se  mettre  sous  leur  protection.  »  D'ail- 
leurs, à  quoi  bon  résister?  La  croyance  était  partout  répandue 
que  les  Normands  étaient  un  fléau  envoyé  par  Dieu  pour  châtier 
les  iniquités  des  peuples.  C'est  une  idée  qu'on  retrouve,  en 
termes  identiques,  chez  tous  les  annalistes,  qui  sont  tous  des 
ecclésiastiques,  et  qui  sont  particulièrement  frappés,  à  ce  titre, 
des  profanations  de  reliques  ou  des  dévastations  d'églises  et  de 
couvens.  Elle  avait  pour  but  de  corriger  les  pécheurs,  mais 
pour  efTet  le  plus  fréquent  d'engendrer  une  sorte  de  fatalisme 
qui  paralysait  la  défense.  A  furore  Normannoriim  lihera  nos, 
Domine,  chanlait-on  dans  les  litanies.  Mais  le  ciel  n'aide  que 
ceux  qui  s'aident  eux-mêmes. 

Parfois  on  achetait  le  départ  des  Normands.  Mais  c'était  un 
marché  de  dupe.  Tout  traité  conclu  par  eux  n'engnge  que  les 
chefs  qui  y  ont  personnellement  adhéré.  Quand  les  uns  s'en 
vont,  il  en  vient  d'autres  qui  ne  savent  rien  ou  ne  veulent 
rien  savoir.  Ainsi  Charles  le  Gros  au  siège  de  Paris  paie  les 
Normands  pour  en  être  débarrassé.  Mais  leur  chef,  Siegfried, 
absent  au  moment  de  l'accord,  ne  se  tient  nullement  pour 
engagé  et  poursuit  l'empereur  jusqu'à  Soissons.  Il  y  a  du  reste 
si  peu  de  solidarité  entre  leurs  bandes  que  Charles  le  Chauve 
en  prend  une  à  sa  solde  pour  en  chasser  une  autre  de  l'ile 
d'Oscelle.  Pour  plus  de  sûreté,  on  essaie  parfois  de  les  baptiser. 
Qu'à  cela  ne  tienne:  ils  se  laissent  baptiser,  quitte  à  massacrer 
leur  parrain  au  premier  jour.  On  faisait  cadeau  d'une  belle 
robe  blanche  aux  néophytes.  Le  moine  de  Saint-Gall  nous 
raconte  qu'un  d'entre  eux  à  qui  on  en  offrait  une  moins  fine  la 
refusa  avec  dédain  :  «   Gardez  votre  casaque  pour  un  vacher. 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voilà,  grâce  au  ciel,  la  vingtième  fois  que  je  me  fais  baptiser, 
jamais  on  ne  m'avait  ofl'ert  pareille  souquenille.  »  Même  si  une 
concession  de  territoire  accompagne  le  baptême,  il  ne  faut  pas 
trop  s'y  fier.  Dudon  raconte  qu'Hastings  fut  ainsi  quelque  temps 
comte  de  Chartres,  ce  qui  est  bien  douteux,  mais  voici  qui  est 
plus  sûr.  Un  Gottfried  obtient  la  Frise  avec  la  main  de  Gisèle, 
lille  du  roi  de  Lorraine  Lothaire.  Il  est  dûment  baptisé  et  marié 
par  l'évêque  de  Liège,  Francon,  ce  qui  ne  change  rien  à  ses 
habitudes.  Pour  obtenir  un  résultat  durable,  il  fallait  d'autres 
conditions.  Il  fallait  que  les  Normands  fussent  préparés  à 
changer  leur  vie  d'aventures  contre  une  vie  de  bons  proprié- 
taires, et  cette  révolution  mentale  n'avait  chance  de  s'accomplir 
que  le  jour  où  la  vie  d'aventures  comporterait  plus  de  mauvais 
risques  que  de  bons.  Il  fallait  en  outre  que  l'opinion  publique, 
c'est-à-dire  celle  des  grands  et  des  évêques,  admît  la  nécessité 
de  faire  la  part  du  feu  en  légitimant  pour  la  limiter  la  spoliation 
commise  par  l'ennemi  séculaire. 

On  n'en  était  pas  encore  là  des  deux  côtés,  au  commence- 
ment du  règne  de  Charles  le  Simple,  comme  l'atteste  raffaire 
Huncdeus.  Ce  chef  normand,  dont  on  ne  sait  rien  et  à  propos 
duquel  on  a  beaucoup  discuté,  remonte,  avec  cinq  barques  et 
300  hommes,  la  Seine,  l'Oise  et  parvient  jusqu'à  la  Meuse. 
Charles  le  Simple  l'appelle  près  de  lui  et  le  fait  baptiser  le  jour 
de  Pâques  897  à  Klingenmunster  (Palatinat).  Jusqu'ici  l'histoire 
n'a  rien  de  sensationnel,  mais  il  faut  croire  que  Charles  le  Simple 
avait  noué  ou  songé  à  nouer  avec  ce  personnage  un  lien  plus 
étroit,  car  nous  avons  une  lettre  fulgurante  où  l'archevêque  de 
Reims,  Foulques,  accable  de  reproches  le  jeune  roi  dont  il  était 
un  des  plus  fidèles  partisans.  S'il  ne  s'était  agi  que  d'une  conver- 
sion, il  est  évident  que  l'archevêque  n'aurait  eu  rien  à  dire.  Il 
était  donc  question  de  quelque  chose  de  plus.  La  lettre  parle  très 
nettement  d'une  alliance  projetée  avec  les  Normands  contre  le 
roi  Eudes,  compétiteur  de  Charles  le  Simple  :  «  Qui  de  vos  fidèles 
ne  craindrait,  dit-elle,  de  vous  voir  ainsi  rechercher  l'amitié  des 
ennemis  de  Dieu  et  vous  servir  des  armes  des  païens,  obtenues 
par  une  alliance  abominable  {fœdera  deteslanda)^  pour  ruiner  et 
détruire  le  nom  chrétien  ?  »  Charles  le  Simple,  dont  la  situation 
de  prétendant  est  alors  très  précaire,  ne  peut  passer  outre  :  son 
projet  s'évanouit,  et  Huncdeus  avec  lui,  car  on  n'en  trouve 
plus  trace.   Cette  mystérieuse   disparition  a  intrigué.    Les  uns 


LE   MILLÉNAIRE    DE    LA  NORMANDIE.  305 

voient  dans  Huncdeus  l'éternel  Hastings  ;  c'est  la  version  des 
Annales  d'Asser,  compilation  anglaise  du  xii®  siècle,  tirée  en 
partie  de  sources  inconnues.  D'autres  l'identifient  sans  preuve 
avec  Rollon  dont  la  première  apparition  certaine  dans  cette 
région  semble  correspondre  à  cette  époque.  L'historien  danois 
Steenstrup  en  fait  un  oncle  de  Rollon,  par  une  conjecture  ingé- 
nieuse, mais  pour  le  moins  hardie.  11  lit  Hulcheus  au  lieu  de 
Huncdeus,  ce  qui  rappelle  un  oncle  de  Rollon  appelé  Hulcius 
par  Guillaume  de  Jumièges.  La  seule  chose  sûre,  et  c'est  la  seule 
qui  nous  importe  pour  le  moment,  c'est  que  l'hypothèse  d'un 
accord  amiable  entre  le  roi  de  France  et  un  chef  normand 
paraissait  encore  à  cette  date  une  monstruosité. 

*  * 

Charles  le  Simple,  devenu  seul  roi  (l^""  janvier  898)  par  la 
mort  du  roi  Eudes,  comprit  qu'il  fallait  d'abord  organiser  la 
résistance  avant  de  songer  à  autre  chose,  si  tant  est  qu'il  y 
songeât  dès  lors  réellement.  Au  printemps  898,  nous  le  voyons 
attaquer  en  personne  une  bande  normande  qui  ravageait  le 
Vimeu,  petit  pays  entre  la  Bresle  et  la  Somme  ;  la  même 
année,  une  autre  est  taillée  en  pièces  du  côté  de  la  Bretagne,  et 
le  duc  de  Bourgogne,  Richard,  en  met  en  fuite  une  troisième 
qui  infestait  la  Bourgogne.  Le  métier  d'envahisseur  se  gâtait  : 
la  féodalité,  en  s'organisant,  rendait  difficile  tout  plan  de  dé- 
fense générale,  mais  créait  au  moins  des  centres  de  résistance 
locale.  Les  années  suivantes  sont  moins  agitées.  Les  Normands 
de  la  Loire  font  encore  parler  d'eux,  ceux  de  la  Seine  se  tiennent 
plus  tranquilles.  Ils  s'installent  dans  le  pays  d'où  ils  ne  sorti- 
ront plus.  Nous  en  avons  des  indices.  Ainsi  un  diplôme  de 
Charles  le  Simple  (22  février  906)  donne  à  saint  Marcouf  le  mo- 
nastère de  Corbény,  près  de  Laon,  à  la  place  du  sien,  situé  sur 
la  côte  orientale  du  Cotentin,  que  les  Normands  l'ont  obligé  à 
fuir.  La  prise  de  possession  du  pays  par  les  Normands  n'est 
d'ailleurs  ni  complète  ni  méthodique  :  par  un  diplôme  du 
17  décembre  905,  Charles  le  Simple  donne  à  son  chancelier 
quelques  dépendances  du  château  de  Pitres,  à  l'embouchure  de 
l'Andelle,  d'où  l'on  a  conclu,  peut-être  un  peu  facilement,  que 
les  Normands  ne  dépassaient  pas  encore  cette  rivière.  Tout  cela 
n'était  pas  si  régulier.  Les  Normands  occupent  le  pays,  y  sont 
campés,  mais  n'en  jouissent  pas  encore  en  bons  pères  de  famille. 

TOME  III.  —  1911.  20 


30G 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


Ils  restent  une  armée.  Ils  ne  réparent  pas  les  ruines  :  nous 
savons  par  un  mot  de  Flodoard  que  la  ville  de  Rouen  était 
presque  détruite  au  moment  où  elle  leur  fut  officiellement 
cédée. 

Nous  sommes  d'ailleurs  si  peu  renseignés  sur  cette  période 
que  nous  sommes  incapables  de  rien  affirmer  sur  RoUon. 
Sauf  Dudon  de  Saint-Quentin,  aucun  chroniqueur  n'en  parle 
avant  910.  Le  grand  chef  normand  n'apparaît  qu'au  moment  où 
il  est  au  premier  rang.  Il  est  pourtant  certain  qu'il  avait  une 
longue  carrière  derrière  lui.  Les  bandes  normandes  formaient 
une  société  militaire  fortement  hiérarchisée.  Un  nouveau  venu 
n'aurait  pas  subitement  imposé  son  autorité  à  des  camarades 
fort  ombrageux.  L'homme  qui  apparaît  comme  le  chef  incon- 
testé des  Normands  de  la  Seine  en  910-911  devait  avoir  un 
passé  bien  rempli.  Mais  sur  ce  passé  nous  sommes  réduits  à  des 
hypothèses. 

D'après  les  sources  Scandinaves,  Rollon  est  Norvégien,  il 
s'appelle  Rolf  et  on  l'avait  surnommé  Gange-Rolf  ou  Rolf  le 
Marcheur  parce  que  les  chevaux  du  pays  étaient  trop  petits 
pour  le  porter,  ce  qui  le  forçait  à  aller  à  pied.  C'était  le  fils 
d'un  chef  puissant,  Ragnvald  de  Maere,  et  il  avait  dû  s'exiler 
pour  avoir  exercé  le  droit  de  réquisition,  malgré  les  interdictions 
du  roi.  C'est  ainsi  qu'il  devint  roi  de  la  mer.  Cette  identifica- 
tion de  Rollon  avec  Gange-Rolf  est  défendue  par  les  historiens 
norvégiens,  et  la  ville  d'Aalesund  se  pique  d'être  la  patrie  de 
Rollon.  Les  Danois  font  de  Rollon  un  des  leurs  et  ils  ont  pour 
eux  le  témoignage  de  Dudon,  qui  reproduit  la  tradition  de  la 
famille  ducale.  La  petite  localité  de  Faxœ  (Seeland)  serait, 
d'après  un  vers  du  trouvère  Renoist,  le  berceau  de  Rollon.  Il  y 
a  même  eu  quelques  tentatives  pour  faire  de  Rollon  un  Suédois. 
Si  on  se  l'arrache  ainsi,  c'est  qu'aucune  preuve  jusqu'ici  n'est 
décisive.  M.  Vogel  admet  comme  probable  l'origine  danoise 
de  Rollon,  et  suppose  qu'il  a  dû  apparaître  pour  la  première  fois 
en  Angleterre,  au  camp  de  Fulham,  près  de  Londres,  où  se 
concentra  la  «  grande  armée  »  qui  allait  envahir  le  continent 
en  879.  Il  serait  venu  à  la  tête  d'une  bande  danoise  dont  l'arrivée 
est  alors  signalée.  Il  ne  pouvait  être  que  de  noble  extraction,  car 
tous  les  chefs  de  vikings  étaient  de  grande  famille  et  les  vikings 
eux-mêmes  n'ouvraient  leurs  rangs  qu'à  des  hommes  libres. 

Dudon  fait  participer  Rollon  au  grand  siège  de  Paris,  nous 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  307 

le  montre  ensuite  s'emparant  de  Bayeux,  épousant  «  à  la 
danoise,  »  c'est-à-dire  sans  consécration  quelconque,  la  fille  du 
comte  Bérenger,  Popa,  de  laquelle  naîtra  Guillaume  Longue- 
Epée.  Tout  cela  n'a  rien  d'incroyable,  mais  restera  douteux  tant 
que  nous  n'en  aurons  pas  d'autre  garant.  Or,  nous  n'en  avons 
pas.  Le  seul  document  indépendant  de  Dudon  qui  fasse  allusion 
au  passé  de  Rolion  est  assez  sibyllin.  C'est  une  complainte  sur 
la  mort  de  Guillaume  Longue-Epée.  Nous  y  voyons  bien  que  la 
mère  de  Guillaume  était  chrétienne,  alors  que  Rolion  ne  l'était 
pas  encore,  ce  qui  s'applique  à  Popa,  mais  il  est  dit  que  l'enfant 
est  né  outre-mer  [in  orbe  transmarino  natus),  ce  qui  ne  laisse 
pas  d'être  déconcertant.  On  a  retourné  ce  texte  dans  tous  les 
sens  pour  lui  faire  dire  ce  qui  ne  s'y  trouve  pas,  mais  des  con- 
jectures, si  ingénieuses  soient-elles,  ne  font  pas  des  preuves. 
Pour  ceux  qui  tiennent  à  tout  concilier,  on  peut  suggérer  que 
Guillaume  serait  né  de  Popa  durant  quelque  expédition  en 
Angleterre,  comme  en  firetit  plusieurs  bandes  normandes  à  la 
suite  de  la  mort  du  roi  Alfred  le  Grand  (901). 

C'est  seulement  en  910  que  recommencent  les  courses  des 
Normands  de  la  Seine  dans  l'intérieur  de  la  France.  Dudon 
nous  fait  de  la  campagne  de  cette  année-là  une  relation  à 
laquelle  on  ne  comprendrait  pas  grand'chose  si  on  ne  la  trouvait 
complétée  par  ailleurs.  Les  Normands  pénétrèrent  jusqu'en 
Bourgogne  et  nous  en  avons  confirmation  par  des  témoignages 
locaux.  Ainsi  nous  savons  par  l'Histoire  des  évêques  d'Auxerre 
que  l'évêque  d'alors,  Géran,  bat  les  Normands  à  plusieurs 
reprises.  En  outre,  nous  trouvons  dans  les  Annales  de  Sainte- 
Colombe  de  Sens  que  le  prévôt  de  l'abbaye,  Betton,  pose  (25 
mai  910)  les  fondations  d'un  mur  de  protection  autour  du 
monastère.  Or,  l'Histoire  des  évêques  d'Auxerre  nous  apprend 
que  Betton  avait  sollicité  et  obtenu  du  duc  Richard  l'autorisation 
de  construire  ce  mur  pour  se  préserver  des  Normands.  Tout 
cela  concorde  admirablement.  De  là  les  Normands  ont-ils 
poussé  jusqu'à  Clermont-Ferrand,  comme  le  dit  Dudon?  Ce 
n'est  pas  impossible,  car  nous  savons  que  l'évêque  de  Bourges, 
Madalbert,  fut  tué  cette  année-là  par  les  Normands.  Bourges 
est  sur  la  route  de  Clermont,  Les  Normands  revinrent  par 
Fleury-sur- Loire,  aujourd'hui  Saint-Benoît-sur-Loire,  dont  ils 
pillèrent  l'abbaye.  Un  récit  des  «  Miracles  de  sairl  Benoît  »  dit 
que  leur  chef  s'appelait  Renaud  [Rainaldus)  et  qu'il  mourut  à 


308  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peine  de  retour  à  Rouen.  Dudon  de  son  côté  dit  que  RoUon  re- 
joignit ses  hommes  seulement  à  cet  endroit.  Tout  cela  n'est  pas 
inconciliable.  Les  Normands  revinrent  dans  leurs  cantonne- 
mens  en  faisant  un  grand  crochet  par  la  Beauce  pour  éviter 
Chartres,  trop  forte  pour  être  enlevée  au  passage.  La  saison 
commençait  à  s'avancer,  car  l'évêque  Madalbert  était  encore 
vivant  en  septembre  :  sa  signature  figure  le  1 1  de  ce  mois  sur 
l'acte  de  fondation  de  Cluny.  Les  Normands  pillent  Etampes  et 
regagnent  la  vallée  d'Eure  à  Villemeux,  près  de  Dreux.  Là  ils 
sont  assaillis  pas  un  gros  de  paysans,  furieux  sans  doute  d'avoir 
été  razziés.  Il  est  à  remarquer  que  dans  les  mêmes  parages,  un 
demi-siècle  auparavant  (859),  une  agression  analogue  s'était 
produite.  Le  paysan  est  le  premier  à  se  lasser  des  expéditions 
normandes  parce  qu'il  est  toujours  le  premier  à  en  pâtir. 

Arrivons  à  la  campagne  de  911,  la  dernière.  RoUon  fait 
d'abord  une  tentative  sur  Paris.  Cette  tentative  a  été  révoquée 
en  doute  parce  qu'aucune  chronique  de  la  région  n'en  fait 
mention.  Cependant  on  possède  un  document  capital  qui  sem- 
ble bien  s'appliquer  à  cet  épisode.  C'est  une  lettre,  transcrite 
en  marge  d'un  manuscrit  de  la  cathédrale  de  Chartres,  par 
laquelle  «  le  comte  Robert  et  le  duc  Manassé  font  savoir  au 
comte  Richard  qu'ils  se  sont  avancés  à  la  rencontre  des  Nor- 
mands et  que,  ne  les  trouvant  pas,  ils  sont  rentrés  à  Paris.  Ils 
lui  demandent  en  outre  s'il  a  l'intention  ou  non  de  venir  les 
rejoindre.  »  La  lettre  n'est  pas  datée,  mais  l'écriture  est  du  début 
du  X*  siècle.  Le  comte  Robert,  c'est  le  comte  de  Paris,  frère  du 
roi  Eudes,  qui  plus  tard  se  révoltera  contre  Charles  le  Simple; 
le  duc  Manassé,  c'est  le  comte  de  Dijon.  Ils  n'avaient  pas  tou- 
jours été  en  si  bons  termes.  En  900,  au  cours  d'une  expé- 
dition, il  y  avait  eu  brouille  complète.  Manassé  avait  tenu  au 
roi  Charles  le  Simple  des  propos  désobligeans  sur  Robert  : 
celui-ci  froissé  avait  faussé  compagnie  sans  prendre  congé  de 
personne.  Ils  avaient  eu  le  temps  de  se  réconcilier  depuis.  Quant 
au  comte  Richard,  c'est  le  duc  de  Bourgogne,  suzerain  de 
Manassé,  un  des  seigneurs  les  plus  estimés  de  l'époque:  on 
l'appelait  «  le  justicier.  »  Ce  qui  confirme  l'opinion  que  cette 
lettre  est  bien  de  911,  c'est  que  Richard  participera  avec  Robert 
aux  opérations  dont  le  siège  de  Chartres  par  RoUon  va  être 
l'occasion.  Il  a  donc  répondu  à  l'appel. 

Rollon  avait  des  raisons  d'en  vouloir  à  la  ville  de  Chartres 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  309 

qui  le  gênait  dans  ses  mouvemens  et  qui  l'avait  encore  obligé 
l'année  précédente,  pour  revenir  des  bords  de  la  Loire  dans  ses 
cantonnemens,  à  faire  un  détour  qui  avait  failli  lui  être 
fatal.  Il  part  de  Jeufosse,  un  campement  dont  il  est  souvent 
question  dans  les  expéditions  normandes.  C'est  une  position  très 
forte,  se  dressant  à  pic  d'une  centaine  de  mètres  entre  Vernon 
et  Bonnières,  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  à  la  hauteur  de 
l'île  d'Oscelle,  une  des  stations  favorites  des  flottilles  nor- 
mandes. On  retrouve  même  le  nom  de  RoUon  attribué  à  la 
colline  assez  proche  de  RoUeboise.  Rollon,  revenant  de  la 
direction  de  Paris,  ne  pouvait  trouver  un  endroit  plus  favorable 
pour  gagner  la  vallée  d'Eure.  La  grande  route  menant  à  Pacy- 
sur-Eure  se  détache  de  celle  de  Rouen  un  peu  en  amont,  mais, 
de  Jeufosse  même,  part  un  vieux  chemin  creux,  en  partie  taillé 
dans  le  roc,  qui  rejoint  l'autre  par  le  plus  court  au  sommet  de 
la  côte.  Les  Normands  le  connaissaient  bien  :  c'est  encore  par 
là  que  passera,  un  demi-siècle  plus  tard,  une  bande  d'auxiliaires 
Scandinaves  pour  aller  châtier  le  comte  de  Chartres  qui  avait 
attaqué  le  duc  Richard  I". 

11  n'y  a  pas  lieu  de  raconter  ici  en  détail  le  siège  de  Chartres 
de  911,  qui  a  été  fort  bien  étudié  par  Jules  Lair  [le  Siège  de 
Chartrespar  les  Normands)  au  soixante-septième  Congrès  archéo- 
logique de  F'rance  tenu  à  Chartres  en  1900.  La  ville  avait  déjà 
été  prise  ou  plutôt  surprise  par  les  Normands,  une  cinquantaine 
d'années  auparavant,  et  presque  détruite.  Depuis  lors,  elle  s'était 
relevée  et  resserrée.  Elle  avait  pour  rempart  une  partie  de  son 
enceinte  gallo-romaine  et  un  mur  improvisé  qui  réduisait 
l'étendue  à  défendre.  L'Eure,  qui  coule  au  pied  de  l'esplanade 
d'une  trentaine  de  mètres  où  se  dresse  la  cathédrale,  la  proté- 
geait en  outre  du  côté  Est.  Il  n'y  avait  en  somme  d'accessible 
qu'un  seul  point,  qui  constituait  la  gorge  de  la  forteresse,  où 
l'on  arrivait  de  plain-pied.  Le  siège  commença  dans  les  règles, 
mais  l'intervention  d'une  armée  de  secours  où  se  trouvent 
Robert,  comte  de  Paris,  Richard,  duc  de  Bourgogne,  et  Ebles, 
comte  de  Poitiers,  vint  troubler  les  assiégeans.  Pendant  qu'ils 
sont  attaqués  par  les  nouveaux  venus,  les  Normands  sont  pris 
à  revers  par  une  sortie  des  Chartrains,  à  la  tête  desquels  se 
trouve  l'évêque  Waltelmus  (Gousseaume  ou  Gouteaume),  portant 
une  relique  célèbre,  la  chemise  de  la  Vierge,  offerte  à  la  cathé- 
drale par  Charles  le  Chauve  et  qui  y  est  restée  exposée  à  la 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vénération  des  fidèles  jusqu'à  nos  jours,  —  jusqu'à  l'époque 
des  inventaires.  Les  Normands,  pris  entre  l'enclume  et  le  mar- 
teau, et  craignant  d'être  cernés,  se  frayent  un  passage  jusqu'à 
leurs  bateaux,  laissant  beaucoup  des  leurs  sur  le  terrain  ou  dans 
la  rivière.  Un  corps  assez  nombreux  y.  qui  s'était  trouvé  isolé  et 
coupé,  se  réfugia  sur  une  colline  voisine,  la  colline  de  Lèves, 
où  il  fut  bloqué  et  d'où  il  ne  s'échappa  qu'avec  de  grosses 
pertes.  La  date  de  cet  événement  (20  juillet  911)  est  donnée  par 
les  Annales  de  Sainte-Colombe.  Les  pertes  normandes  sont 
l'objet  d'évaluations  assez  concordantes,  qui  vont  de  6  800  à 
8000  morts. 

C'était  pour  les  Normands  un  grave  échec,  mais  il  ne 
faut  rien  exagérer.  Ils  ne  sont  nullement  découragés.  On  ne  les 
poursuivit  pas,  on  n'inquiéta  pas  le  pays  qu'ils  considèrent  déjà 
plus  ou  moins  comme  le  leur.  Les  seigneurs  qu'un  danger  com- 
mun avait  momentanément  réunis  s'étaient  séparés  au  lende- 
main de  la  victoire.  Quant  au  roi,  on  ne  l'avait  vu  nulle  part 
et  personne  n'en  parle.  La  situation  pouvait  encore  se  prolonger 
indéfiniment.  Tout  de  suite  après  le  siège  de  Chartres,  on 
retrouve  les  Normands  en  train  de  piller  le  Nivernais:  il  est 
vrai  que  le  duc  Richard  et  l'évêque  Géran  les  battent  au 
retour,  mais  rien  de  tout  cela  n'est  décisif.  Les  Normands 
s'aperçoivent  qu'on  s'habitue  à  leur  tenir  tête  et  les  échecs 
répétés  qu'ils  viennent  d'éprouver  doivent  leur  donner  à  réflé- 
chir; mais,  d'autre  part,  il  est  reconnu  qu'on  ne  peut  ni  les 
chasser,  ni  obtenir  d'eux  qu'ils  se  tiennent  en  paix  tant  qu'ils  ne 
seront  pas  régulièrement  possessionnés.  Le  grand  résultat  de 
la  défaite  de  Chartres,  c'est  de  les  avoir  rendus  plus  traitables, 
mais  encore  fallait-il  traiter. 


C'est  l'archevêque  de  Rouen  qui  s'entrçmit,  nous  raconte 
Dudon,  et  on  peut  l'en  croire  sur  ce  point,  car  l'Eglise  s'em- 
ployait depuis  une  dizaine  d'années  à  convertir  les  Normands 
et  à  rétablir  la  paix.  Aux  conciles  de  Reims  de  900  et  de 
Trosly  (près  de  Soissons)  en  909,  les  évêques  se  plaignent  vive- 
ment de  la  triste  situation  du  pays,  des  églises  et  des  monas- 
tères, des  désordres  qui  s'introduisent  dans  le  clergé  à  la  faveur 
de  l'anarchie  générale,  et  ils  proclament  la  nécessité  de  mettre 
un  terme  à  ce  déplorable  état  de  choses.  L'archevêque  de  Rouen, 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  311 

en  relations  forcées  avec  les  Normands,  était  bien  placé  pour 
entamer  les  pourparlers.  Seulement,  Dudon  appelle  l'archevêque 
d'alors  Francon  et  en  cela  il  se  trompe.  En  909,  l'archevêque 
de  Rouen  qui  signe  les  actes  du  concile  de  Trosly  se  nomme 
Witton,  en  français  moderne  Guy.  Il  s'agit  de  savoir  s'il  est 
encore  là  en  911.  Flodoard  nous  apprend  que  Witton  écrivit  à 
l'archevêque  de  Reims,  Hervé,  dont  l'autorité  morale  était  uni- 
versellement respectée,  pour  lui  demander  conseil  sur  la  ma- 
nière de  traiter  les  Normands  convertis,  dont  beaucoup  avaient 
des  retours  de  tendresse  pour  leur  ancienne  religion.  L'arche- 
vêque de  Reims  lui  répondit  et  nous  avons  sa  réponse.  Nous 
savons  en  outre  que  l'archevêque  Hervé  consulta  le  Pape  à  ce 
propos,  et  nous  avons  aussi  la  consultation  du  Pape.  A  quelle 
époque  se  place  cet  échange  de  correspondances? C'est  là  toute  la 
question.  Le  Pape  dont  il  s'agit  s'appelle  Jean.  On  a  supposé, 
sans  y  regarder  de  très  près,  que  c'est  le  pape  Jean  IX,  mort 
en  900.  C'est  là  que  git  l'erreur. 

On  s'est  mépris  longtemps  sur  la  date  précise  de  la  mort 
de  Jean  IX.  U Histoire  universelle  de  l'Eglise  de  l'abbé  Rohr- 
bacher  (1865)  la  place  au  30  novembre,  suivant  l'opinion  des 
anciens  bénédictins.  Hervé  étant  devenu  archevêque  de  Reims 
le  6  juillet  de  la  même  année,  on  pouvait  admettre  à  la  rigueur 
que  ce  délai  de  quatre  mois  et  demi  suffit  pour  que  Witton  ait 
eu  le  temps  d'écrire  à  Hervé,  Hervé  au  Pape,  et  le  Pape  à 
Hervé.  Mais  il  resterait  à  expliquer  que  Witton,  archevêque  de 
Rouen  depuis  huit  ans  au  moins,  ait  eu  l'idée  dès  le  premier 
jour  de  demander  conseil  à  un  archevêque  à  peine  promu,  son 
cadet  en  dignité  et  sans  doute  par  l'âge.  Tous  les  contemporains 
dépeignent  Hervé  comme  jouissant  d'un  grand  crédit,  parti- 
culièrement en  ce  qui  touche  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis  des 
Normands.  Soit.  Seulement  ce  crédit  n'a  pu  lui  venir  qu'après 
quelques  années  de  pontificat,  il  lui  a  fallu  l'acquérir  par  des 
services  rendus  :  il  ne  l'avait  pas  en  montant  sur  le  siège 
archiépiscopal,  puisque  c'est  précisément  son  rôle  d'archevêque 
qui  le  lui  a  mérité.  Du  reste,  lors  de  son  avènement,  la  première 
question  qui  s'imposait  à  lui  n'était  pas  celle  des  Normands, 
mais  celle  du  châtiment  à  obtenir  contre  le  meurtrier  de  son 
prédécesseur  Foulques,  assassiné  par  un  vassal  du  comte  de 
Flandre.  Ajoutons  que,  dans  sa  lettre  à  Witton,  rien  ne  fait  allu- 
sion aune  nomination  récente.  Remarquons  enfin  que  les  cas  de 


312 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


Normands  convertis  ou  à  convertir  étaient  encore  trop  excep- 
tionnels et  individuels  en  900  pour  que  l'arclievêque  de  Rouen 
eût  besoin  d'en  référer  à  un  confrère  et  celui-ci  au  Pape,  tandis 
que  la  nécessité  d'adopter  une  ligne  de  conduite  bien  arrêtée  et 
approuvée  par  le  Saint-Siège  se  faisait  sentir  au  moment  de  la 
conversion  officielle  de  tout  un  peuple. 

Mais  à  quoi  bon  insister  sur  ces  considérations?  Nous  avons 
quelque  chose  de  plus  décisif.  La  mort  du  pape  Jean  IX,  d'après 
les  travaux  les  plus  récens,  doit  être  reportée  au  mois  de 
mai  900.  C'est  la  date  qu'indique  Jaffé-Lœwenfeld  [Regestaponti- 
ficum  romanoncm,  2«  éd.,  1885-1888).  C'est  la  solution  à  laquelle 
avait  déjà  abouti  dès  J856  Joseph  Duret  dans  les  Geschichts- 
blœtter  aus  der  Schweitz^  t.  II,  p.  271-298.  Même  des  ouvrages 
de  vulgarisation  comme  la  Grande  Encyclopédie  enregistrent 
cette  date  comme  acquise  :  elle  place  en  effet  l'avènement  de 
Benoît  IV,  successeur  de  Jean  IX,  au  mois  de  mai  900.  C'est 
aussi  ce  que  donne  le  Trésor  de  chronologie  àe  Mas- Latrie  (1889). 
Il  est  clair  que,  si  Jean  IX  est  mort  au  mois  de  mai,  il  n'a  pu 
répondre  à  une  lettre  de  l'archevêque  Hervé,  devenu  arche- 
vêque le  6  juillet  suivant.  La  réponse  est  et  ne  peut  être  que  du 
pape  Jean  X  dont  l'avènement  est  du  mois  d'avril  914.  Hervé  lui- 
même  vécut  jusqu'en  922  :  il  était  en  914  en  pleine  possession 
de  l'autorité  spirituelle  qui  explique  son  rôle  en  cette  occasion. 
Les  Normands  nouvellement  convertis  dont  l'inconstance  désole 
l'archevêque  Witton  sont  ceux  qui  ont  été  baptisés  en  masse  à 
la  suite  et  à  l'exemple  de  RoUon.  Le  témoignage  de  Richer 
confirme  d'ailleurs  cette  thèse.  Complétant  ici  Flodoard  et  ayant 
les  mêmes  sources  à  sa  disposition,  il  dit  formellement  que  c'est 
l'archevêque  Witton  qui  fut  prié  par  le  comte  Robert,  après  la 
bataille  de  Chartres,  d'ouvrir  les  négociations  et  de  préparer  la 
conversion  des  Normands.  Et  il  spécifie  que  c'est  à  ce  moment 
que  Witton  fit  appel  aux  lumières  de  l'archeyêque  Hervé. 

Mais,  dira-t-on,  comment  Dudon  a-t-il  pu  commettre  une 
pareille  bévue?  Il  en  a  commis  bien  d'autres.  Il  ignore  complè- 
tement l'existence  de  Witton,  il  va  jusqu'à  croire  que  Francon 
était  déjà  archevêque  de  Rouen  lors  de  la  première  apparition 
de  Rollon  à  Jumièges,  qui  se  place  vraisemblablement  vers  896  : 
les  plus  zélés  défenseurs  du  doyen  de  Saint-Quentin  sont  bien 
forcés  de  reconnaître  que  tout  cela  ne  tient  pas  debout.  On  a 
essayé  d'expliquer  l'erreur  de  Dudon  par  une  confusion  avec  le 


LE   MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  313 

Francon  évêque  de  Liège,  qui,  trente  ans  auparavant,  avait 
baptisé  un  autre  chef  normand,  Gottfried,  et  l'avait  marié  à 
une  Gisèle,  fille  de  Lothaire.  Cette  confusion,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  serait  difficile  à  concevoir  si  aucun  archevêque  de  Rouen 
de  ce  nom  n'avait  existé.  Mais  Francon  a  bien  existé,  et  c'est  le 
successeur  de  Witton.  En  dehors  de  Dudon  et  de  sa  lignée,  il 
est  mentionné  dans  la  «  Translation  de  Saint-Ouen.  »  Toute- 
fois, comme  ce  document  paraît  postérieur  à  Dudon  et  inspiré 
de  lui,  son  témoignage  n'est  pas  très  probant.  Nous  avons 
mieux.  Il  existe  à  la  Bibliothèque  nationale,  au  fonds  des  ma- 
nuscrits latins  (n°  1805),  une  liste  d'archevêques  de  Rouen  où 
Francon  figure  comme  successeur  de  Witton.  Cette  liste,  qui 
s'arrête  à  Wigo  ou  Hugues  (archevêque  de  942  à  989),  est  anté- 
rieure à  Dudon  et  indépendante  de  lui.  Elle  lève  tous  les  doutes. 
Quant  à  l'erreur  de  Dudon,  elle  reste  une  erreur,  mais,  du  mo- 
ment que  Francon  a  existé  et  succédé  à  Witton,  elle  devient 
une  erreur  explicable,  une  simple  erreur  de  date,  non  une 
grossière  confusion  de  personnes.  Une  erreur  ainsi  réduite  ne 
dépasse  pas  la  dose  d'inexactitude  dont  Dudon  est  coutumier. 
On  a  risqué  l'hypothèse  conciliante  que  Francon,  avant  de 
devenir  archevêque,  était  déjà  un  haut  dignitaire  de  l'église  de 
Rouen,  et  qu'il  pouvait,  à  ce  titre,  avoir  pris  part  aux  négocia- 
tions, puis  baptisé  Rollon  au  nom  et  à  la  place  de  l'archevêque. 
C'est  se  donner  une  peine  bien  superflue  pour  pallier  chez  Dudon 
une  erreur  qui  n'est  ni  la  seule  ni  la  plus  extraordinaire  qu'il 
ait  sur  sa  conscience  d'historien. 

En  dehors  de  Dudon,  nous  ne  connaissons  presque  rien  de 
ce  qui  se  passa.  Ce  que  Richer  nous  raconte  manque  tout  à  fait 
de  clarté  et  de  précision,  et  il  y  a  dans  son  texte  des  ratures  qui 
témoignent  de  ses  incertitudes.  Le  rôle  qu'il  fait  jouer  au  comte 
Robert  n'a  pourtant  rien  que  de  vraisemblable.  Celui-ci,  après  la 
bataille  de  Chartres,  aurait  ramené  à  Paris  un  certain  nombre 
de  prisonniers,  auprès  desquels  il  aurait  tâté  le  terrain.  C'est 
après  s'être  assuré  qu'ils  étaient  disposés  à  faire  la  paix  et  à  se 
laisser  baptiser,  moyennant  une  cession  territoriale,  qu'il  aurait 
mis  en  mouvement  l'archevêque  de  Rouen.  Le  fait  môme  que 
Robert  sera  le  parrain  de  Rollon  peut  être  considéré  comme 
une  confirmation  de  ce  récit.  En  tout  cas,  Dudon  est  le  seul  qui 
nous  parle  de  l'entrevue  de  Saint-Clair-sur-Epte  ou  même  d'une 
entrevue  quelconque  entre  Charles  le  Simple  et  Rollon.  L'unique 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

témoignage  contemporain,  celui  de  Flodoard,  se  réduit  à  une 
simple  phrase  incidente  de  son  Histoire  de  l'Eglise  de  Reims.  Il 
dit  que  les  Normands,  après  la  guerre  que  leur  fit  près  de 
Chartres  le  comte  Robert,  acceptèrent  le  baptême,  moyennant 
cession  de  quelques  districts  maritimes,  avec  la  ville  de  Rouen, 
alors  presque  détruite  par  eux,  et  ses  dépendances  [concessis  sibi 
maritunis  quibusdam  pagis^  cum  Rothomagensi  quam  pœne 
deleverant  urbe,  et  aliis  eidem  siibjectis.  Il  n'est  pas  davantage 
question  d'une  entrevue  dans  le  seul  document  officiel  où  nous 
trouvons  une  allusion  à  cet  arrangement.  C'est  un  diplôme  de 
Charles  le  Simple,  daté  de  918  et  conservé  aux  Archives  na- 
tionales, par  lequel  le  roi  cède  à  l'abbaye  de  Saint-Germain 
des  Prés  les  domaines  de  l'abbaye  de  la  Croix  Saint-Ouen, 
«  sauf  la  partie,  dit-il,  que  nous  avons  abandonnée  [anniiimus) 
aux  Normands  de  la  Seine,  Rollon  et  ses  compagnons.  » 

A  cela  se  réduit  ce  que  nous  savons  de  certain  :  voyons  ce 
qu'on  en  peut  tirer.  Douter  de  l'entrevue  de  Saint-Clair-sur-Eple 
par  la  seule  raison  qu'aucun  contemporain  ne  la  mentionne  et 
que  Dudon  est  le  premier  à  en  parler,  serait  du  parti  pris.  On 
admettra  bien  qu'une  entrevue  était  utile,  sinon  nécessaire,  pour 
conclure  ou  ratifier  un  accord,  si  simple  qu'il  pût  être  :  or,  il 
y  eut  certainement  un  accord.  Le  mot  concessis  dont  se  sert 
Flodoard,  et  celui  d' anmnmus  qu'emploie  le  roi  lui-même,  ne  se 
comprendraient  pas  sans  cela.  Pour  une  telle  entrevue,  Saint- 
Clair  [Clarus  ad  Ittam)  était  l'endroit  tout  indiqué,  juste  à  la 
limite  du  pays  occupé  par  les  Normands,  à  mi-chemin  entre 
Paris  et  Rouen  sur  la  grande  route  datant  des  Romains.  C'est 
également  là  que  les  Normands,  trente-quatre  ans  plus  tard, 
reconduiront  le  roi  Louis  d'Outre-Mer  qui  avait  essayé  de  dépos- 
séder le  petit-fils  de  Rollon.  La  localité  n'était  pas  inconnue  : 
on  montre  à  Saint-Clair  l'ermitage  du  saint,  devenu  un  lieu  de 
pèlerinage,  et  même  la  pierre  sur  laquelle  il  aurait  été  «  dé- 
collé »  par  les  païens  en  884.  Les  traces  d'un  gué  y  sont  encore 
visibles,  mais  les  routes  romaines  avaient  des  ponts,  comme 
on  le  voit  par  l'exemple  de  Radepont,  qui  est  sur  l'Andelle  le 
pendant  de  Saint-Clair-sur-Epte  (car  la  voie  romaine  passait 
par  Radepont  et  non  par  Fleury-sur-Andelle  comme  le  fait 
aujourd'hui  la  grande  route  de  Paris  à  Rouen). 

A  quel  moment  eut  lieu  l'entrevue?  Après  le  20  juillet  natu- 
rellement, date  de  la  bataille  de  Chartres,  et  même  sensiblement 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  315 

après,  car  l'expédition  dans  le  Nivernais  et  les  négociations  préli- 
minaires ont  demandé  nécessairement  un  certain  temps.  D'autre 
part,  au  mois  de  décembre,  nous  trouvons  le  roi  du  côté  de  la 
Lorraine  dont  il  allait  prendre  possession  par  suite  de  la  mort  du 
roi  de  Germanie  Louis  l'Enfant,  qui  parait  être  du  24  septembre. 
Dès  le  27  novembre,  il  signe  un  diplôme  concernant  Saint- 
Mihiel,  ce  qui  suppose  qu'il  était  déjà  reconnu  roi  de  Lorraine. 
Trois  semaines  plus  tard,  une  donation  à  l'église  de  Cambrai 
(20  décembre)  est  datée  de  Crutziacum,  endroit  non  identifié, 
mais  situé  dans  l'ancienne  Austrasie,  car  Charles  le  Simple  est 
à  Metz  le  1"  janvier  suivant.  C'est  très  vraisemblablement  après 
avoir  appris  la  mort  de  Louis  l'Enfant  survenue  en  Bavière  et 
dont  il  n'a  pu  avoir  connaissance  qu'au  bout  d'une  dizaine  de 
jours,  que  Charles  le  Simple,  voulant  avoir  ses  coudées  franches 
en  Lorraine,  régla  la  question  des  Normands,  soit  vers  la  fin 
d'octobre.  Le  comte  Robert  ne  l'accompagnera  pas  en  Lorraine, 
peut-être  parce  qu'il  suit  à  Rouen  le  duc  Rollon  dont  il  sera  le 
parrain  au  commencement  de  912. 

Que  se  passa-t-il  à  Saint-Clair-sur-Epte  ?  Un  traité  en  règle 
fut-il  signé  ?  On  n'en  doutait  pas  autrefois,  à  l'heureuse  époque 
où  l'on  ne  doutait  de  rien.  Le  bon  abbé  du  Moulin,  dans  son 
Histoire  générale  de  la  Normandie,  écrite  au  xvii*  siècle,  pré- 
tend que  Charles  le  Simple  fit  expédier  des  lettres  de  cession 
en  bonne  forme,  «  lesquelles  il  signa  et  autorisa  de  son  sceau 
aux  fleurs  de  lys  sans  nombre.  »  Pour  expliquer  que  cette  pièce 
importante  eût  disparu,  sans  avoir  jamais  été  vue  par  personne, 
on  supposait  qu'elle  avait  dû  se  perdre  au  moment  de  la  conquête 
de  l'Angleterre.  C'était  simple,  trop  simple.  La  vérité,  c'est  que 
les  Normands  d'alors  n'attachaient  aucune  importance  aux  écri- 
tures. Rollon  n'a  jamais  consacré  par  un  acte  les  donations  les 
plus  solennelles  faites  par  lui  aux  églises.  Son  arrière-petit-fils 
Richard  II  nous  le  dit  expressément  à  propos  de  l'abbaye  de 
Saint-Ouen  de  Rouen  :  «  Notre  aïeul  Rolf  a  fait  toutes  ces  dona- 
tions sans  les  consigner  dans  des  chartes  pour  que  nul  n'en 
ignorât  à  l'avenir,  propriis  cartulis  ad  notitiam  futurorum  mi- 
nime descripsit.  »  Encore  du  temps  de  Guillaume  Longue-Épée, 
cette  indifférence  persiste.  Charles  le  Simple  n'était  pas  dans  le 
même  cas.  Les  actes  émanant  de  sa  chancellerie  sont  assez 
nombreux,  mais  ce  n'était  pas  à  lui  à  trop  insister,  du  moment 
qu'on  ne  le  lui  demandait  pas,  sur  une  cession  qui  pouvait  être 


316  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

utile,  mais  qui,  malgré  tout,  n'avait  rien  de  glorieux.  Le  mot 
antiuimus  dont  il  se  sert  pour  caractériser  son  attitude  convient 
beaucoup  mieux  à  un  acquiescement  verbal  et  discret  qu'à  un 
traité  écrit  et  signé. 

Peut-on  savoir  quelles  étaient  les  limites  de  la  Normandie 
primitive,  de  la  Normandie  de  911?  On  sait  d'abord  une  chose, 
c'est  que  la  Normandie  n'était  pas  complète,  puisqu'elle  se 
compléta  par  deux  annexions  ultérieures  en  924  et  en  933.  Mais 
on  sait  aussi  que  les  Normands  occupaient  dès  911  bien  des 
territoires  qui  ne  leur  furent  régulièrement  cédés  que  treize  et 
vingt-deux  ans  plus  tard.  C'est  ce  qui  a  embrouillé  la  question. 
Il  faut  partir  de  cette  idée  que  Charles  le  Simple  en  911  ne  céda 
aux  Normands  rien  qu'ils  n'occupassent  déjà,  mais  ne  leur  céda 
pas  tout  ce  qu'ils  occupaient.  Du  reste,  il  nous  dit  lui-même 
qu'il  a  traité  «  avec  les  Normands  de  la  Seine,  soit  avec  Rollon 
et  ses  compagnons.  »  (Le  mot  comités  désigne  à  proprement 
parler  les  chefs  qui  suivent  la  fortune  de  Rollon  et  non  la  foule 
des  simples  pirates  qui  sont  sous  ses  ordres,  mais  ceci  importe 
peu  pour  le  point  que  nous  étudions.)  Il  y  avait  d'autres  bandes, 
dans  le  Cotentin  par  exemple,  qui  ne  dépendaient  pas  ou  qui 
ne  dépendaient  guère  du  chef  des  Normands  de  la  Seine.  Leur 
situation  ne  fut  pas  changée  :  elles  gardèrent  le  pays  qu'elles 
occupaient,  et  nul  ne  chercha  à  les  en  déloger. 

Que  reçut  Rollon  ?  Rouen  et  les  pays  maritimes  qui  en 
dépendent,  répond  Flodoard.  On  peut,  d'après  d'autres  passages 
de  Flodoard,  préciser  davantage.  Il  nous  raconte  lui-même  dans 
ses  Annales,  a  la  date  de  923,  que  le  prétendant  au  trône 
Raoul  entre  sur  le  territoire  des  Normands  «  en  traversant 
l'Epte.  »  Donc  TEpte  est  à  ce  moment  la  frontière  de  la  Nor- 
mandie vers  l'Est.  Or  aucune  modification  des  limites  de  la 
Normandie  n'avait  eu  lieu  depuis  911.  Reste  à  savoir  si  la  fron- 
tière se  continuait  comme  aujourd'hui  en  suivant  la  Bresle  jus- 
qu'à son  embouchure.  Flodoard  ici  encore  nous  permet  de 
répondre  affirmativement.  En  925,  dit-il,  les  Français  prennent 
sur  les  Normands  une  forteresse,  sise  sur  le  bord  de  la  mer, 
où  Rollon  avait  garnison,  et  il  nous  dit  que  cette  forteresse 
s'appelait  Auga  (Eu).  La  ville  d'Eu  se  trouvant  sur  la  Bresle  et 
près  de  son  embouchure,  la  question  est  résolue.  Répétons 
qu'aucune  rectification  de  frontière  ne  s'était  produite  de  ce 
côté  depuis  le  premier  accord.  Donc,   sur  la   rive  droite  de  la 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  317 

Seine,  la  limite  de  la  Normandie  est  dès  le  début  la  limite 
consacrée. 

La  ligne  de  démarcation  sur  la  rive  gauche  est  plus  diffi- 
cile à  établir.  Toutefois,  nous  avons  une  indication  de  premier 
ordre  dans  le  diplôme  de  Charles  le  Simple  déjà  cité.  Le  roi 
cède  à  l'abbaye  de  Saint-Germain  des  Prés  l'abbaye  de  la  Croix- 
Saint-Ouen,  «  sauf  la  partie  déjà  abandonnée  aux  Normands,  » 
La  Croix-Sain t-Ouen,  c'est  aujourd'hui  la  Croix-Saint-Leufroy, 
village  situé  sur  la  rive  droite  de   l'Eure,   à   une  douzaine  de 
kilomètres  de  Louviers  et  d'Evreux.  L'Eure  était  frontière  à  cet 
endroit,  puisque  nous  voyons  qu'une  partie  des  terres  de  l'ab- 
baye avait  été  cédée  aux  Normands  et  qu'une  autre  était  restée 
au  roi.  La  partie  cédée  aux  Normands  ne  peut  être  que  celle  qui 
se  trouvait  sur  la  rive  gauche,   c'est-à-dire  du  côté  d'Evreux  : 
c'était  la  moins  considérable  puisque  l'abbaye,   comme  le  vil- 
lage actuel,  était  sur  la  rive  droite.  La  donation  même  du  roi 
l'indique;  car  ce   qu'il    cède   en   918,  c'est  l'abbaye;   ce  qu'il 
déclare  avoir  cédé  en  911,  c'en  est  «  une  partie.  »  De  ce  texte 
résulte   une    importante   constatation  :   Evreux,    c'est-à-dire  le 
diocèse  d'Evreux,  a  été  cédé  aux  Normands  dès  911,  ce  qui  nous 
étonne  d'autant  moins  que  nous  ne  voyons  pas  quand  ni  com- 
ment il  l'aurait  été  plus  tard.  Mais  il  en  résulte  aussi  que  l'Eure 
marquait  la  frontière  de  la  Normandie  à  la  hauteur  de  la  Croix- 
Saint-Leufroy,  ce  qui   n'est   pas  la  frontière  classique.  Il  res- 
tait ainsi  en  dehors   de  la  Normandie  le  plateau  péninsulaire 
situé  entre  la  Seine  et  le  cours  inférieur  de  l'Eure,  ce  qu'on 
appelait  alors  le  pays  de  Madrie.   Cette  opinion  est  confirmée 
par  les  noms  de  village.  Sur  l'Eure,  on  en  trouve  une  série  d'ori- 
gine normande,  qui  jalonnent  cette  frontière  primitive,  Ecar- 
denville,  Ocreville,  Heudreville,  Pinlerville,  lucarville.  Sur  le 
plateau,  on  n'en  trouve  plus,  preuve  que  les  Normands  ne  s'y 
sont  établis  que  plus  tard,  postérieurement  à  leur  conversion 
qui  les  faisait  changer  de  nom.  On  a  remarqué  aussi  ailleurs, 
dans  le  pays  de  Caux  par  exemple,  que  les  Normands  se  sont 
fixés  dans  les  vallées  avant  d'aborder  les  plateaux.  LTure  qui 
forme  encore  la  limite  de  la  Normandie  en  amont  de  Bueil,  la 
formait  donc  aussi    en  aval,   sinon    jusqu'à   son   embouchure 
même,  du  moins  jusque  vers  la  plaine  où  sa  vallée  se  confond 
avec  celle  de  la  Seine.  On  trouve,  vers  la  chute  du  plateau 
de  Madrie  de  ce  côté,  un  Heudebouville.  Il  y  aurait  d'ailleurs 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puérilité  à  vouloir  préciser  plus  qu'on  ne  le  fit  sans  doute  à 
Saint-Clair-sur-Epte.  Au  sud  ,  la  limite  était  déjà  la  limite 
traditionnelle,  l'Avre,  frontière  immuable  du  pagits^  de  la  cité, 
du  diocèse  et  du  comté  d'Evreux  à  travers  les  âges. 

Des  sept  diocèses  composant  la  province  de  Rouen,  en  voilà 
deux,  Rouen  et  Évreux,  incontestablement  aux  mains  des 
Normands  dès  911.  Celui  de  Lisieux  eut  le  même  sort.  En  voici 
la  preuve.  Flodoard,  auquel  on  ne  saurait  trop  recourir,  nous 
apprend  qu'en  924  le  territoire  normand  fut  accru  du  Maine  et 
du  Bessin.  C'était  le  premier  agrandissement  depuis  l'entrevue 
de  Saint-Clair-sur-Epte.  L'absorption  du  pays  de  Madrie  ne  put 
manquer  de  se  faire  en  même  temps.  Raoul  de  Bourgogne,  qui 
venait  de  détrôner  Charles  le  Simple,  n'avait  pu  refuser  au 
puissant  duc  de  Normandie  un  agrandissement  qu'il  prétendait 
que  le  roi  légitime  lui  avait  promis.  Or  la  cession  du  Bessin 
présuppose  la  possession  du  Lieuvin,  comme  celle  du  Maine 
présuppose  la  possession  de  l'Evrecin,  sans  quoi  on  ne  pourrait 
dire  que  le  territoire  des  Normands  a  été  arrondi,  terra  illis 
aucta.  Quant  à  la  prise  de  possession  du  Maine  par  les  Nor- 
mands, elle  ne  fut  que  très  momentanée,  si  même  elle  eut 
lieu,  mais  elle  entraîna  la  prise  de  possession  du  diocèse  de 
Sées  qui  fut  définitive.  Elle  l'entraîna  parce  que  le  diocèse  de 
Sées  se  trouvait  complètement  enclavé  entre  ceux  de  Bayeux, 
de  Lisieux  et  d'Evreux  d'une  part,  et  le  Maine  de  l'autre.  Ajou- 
tons que  Sées  suivait  assez  généralement  jusqu'alors  le  sort  du 
Maine,  comme  on  peut  le  voir  dans  les  partages  mérovingiens. 
Sous  les  Carolingiens,  nous  savons  par  un  capitulairede  Charles 
le  Chauve,  daté  de  853,  qui  nous  donne  la  liste  des  cités  in- 
spectées par  les  7nissi  dotninici,  que  Sées  ne  figurait  pas  dans 
le  même  groupe  que  les  autres  villes  de  la  future  Normandie  : 
Sées  allait  avec  le  Maine.  Quant  aux  deux  diocèses  d'Avranches 
et  de  Coutances,  complément  naturel  et  historique  de  la  Nor- 
mandie, ils  ne  lui  furent  ajoutés  qu'en  933,  à  l'avènement  de 
Guillaume  Longue-Épée,  et  celui-ci  eut  même  à  combattre 
alors  un  soulèvement  des  Normands  du  Cotentin  qui  trouvaient 
ceux  de  'la  Seine  trop  francisés. 

En  résumé,  on  voit  que  la  Normandie  de  911  comprenait  à 
peu  près  les  diocèses  de  Rouen,  d'Evreux  et  de  Lisieux,  ce  qui 
lui  donnait  un  ensemble  de  frontières  naturelles  marquées  par 
la  Bresle  et  l'Epte  au  Nord,  la  Seine,  l'Eure,  l'Avre  et  la  Dives 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA.    N0R3IANDIE.  319 

au  Sud.  Cette  délimitation  répond  au  texte  de  Flodoard,  tient 
compte  du  diplôme  de  Charles  le  Simple,  et  s'accorde  avec  les 
annexions  ultérieures  sur  lesquelles  ne  plane  aucun  doute. 

A  quel  titre  fut  faite  cette  cession  de  territoire?  Dudon  ne 
serait  pas  fâché  de  donner  à  croire  qu'elle  fut  faite  en  toute  sou- 
veraineté, sans  autre  condition  que  le  baptême.  On  connaît 
l'anecdote  où  il  nous  montre  Rollon  refusant  de  baiser  le  pied 
du  roi,  et  confiant  ce  soin  à  un  de  ses  hommes.  Celui-ci,  au 
lieu  de  se  baisser,  aurait  levé  le  pied  du  roi  jusqu'à  sa  bouche, 
de  manière  à  renverser  Charles  le  Simple  sur  le  dos,  aux  éclats 
de  rire  de  l'assistance.  C'est  là  une  des  inventions  destinées  à 
flatter  l'amour-propre  et  les  prétentions  des  ducs  dont  l'histoire 
de  Dudon  est  prodigue.  Il  en  va  de  même  pour  l'expression 
((  alleu  »  dont  il  se  sert  pour  indiquer  la  nature  de  la  propriété 
reconnue  à  Rollon.  Tout  cela  est  en  contradiction  avec  ce  simple 
fait  que  Guillaume  Longue-Epée  et  ses  successeurs  prêtèrent  au 
roi  de  France  hommage  de  vassaux  en  montant  sur  le  trône 
ducal.  Il  est  probable  que  ces  points  délicats  ne  furent  pas  pré- 
cisés au  début,  chacun  se  promettant  d'interpréter  à  sa  manière 
et  de  tourner  à  son  profit  des  stipulations  laissées  volontaire- 
ment dans  le  vague.  Du  reste,  le  régime  féodal  n'était  pas  encore 
complètement  constitué.  Quant  à  Charles  le  Simple,  dans  le 
diplôme  déjà  cité,  il  indique  que  les  Normands  assument  une 
obligation  comme  contre-partie  de  la  cession  qui  leur  a  été 
consentie,  l'obligation  de  contribuer  à  la  défense  du  royaume. 
Cette  cession  leur  a  été  faite,  dit-il,  «  à  charge  de  défendre  le 
royaume,  pro  tutela  regni.  »  C'est  le  cas  des  barbares  que  les 
Romains  fixaient  sur  la  frontière.  Et  en  fait  les  Normands  ont 
parfaitement  barré  la  route  à  tous  nouveaux  envahisseurs. 

Une  autre  question  a  beaucoup  préoccupé  jadis  les  histo- 
riens :  c'est  ce  qu'on  appelait  l'inféodation  de  la  Bretagne.  Les 
Normands  s'engageaient  à  cesser  leurs  pillages,  mais  Rollon 
fit  remarquer  que  le  pays  qu'on  leur  allouait  était  absolument 
dévasté,  et  Charles  le  Simple  lui  proposa,  d'après  Dudon,  de 
lui  abandonner  la  Flandre  à  discrétion  jusqu'à  ce  que  la  Nor- 
mandie fût  repeuplée  et  mise  en  état  de  se  suffire,  donec  im- 
pleatur  terra.  Rollon  aurait  refusé,  alléguant  que  ce  pays  était 
trop  marécageux,  et  aurait  obtenu  à  la  place  la  Bretagne,  qui 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  plus  à  sa  portée.  Voir  là  l'origine  de  la  suzeraineté  que 
les  ducs  de  Normandie  réclamèrent  et  exercèrent  plus  tard  sur 
la  Bretagne,  c'est  abusif.  Il  ne  s'agit  de  rien  de  tel.  Nous 
sommes  en  présence  d'une  permission  comme  celle  d'aller 
piller  la  Bourgogne,  accordée  naguère  par  Charles  le  Gros  aux 
Normands  qui  avaient  assiégé  Paris.  Rollon  et  les  siens,  même 
devenus  gens  de  bien,  étaient  en  quelque  sorte  condamnés  à 
vivre  encore  sur  autrui  pendant  le  temps  nécessaire  pour 
réparer  les  désastres  dont  avait  souffert  le  pays  qui  devenait  le 
leur.  Charles  le  Simple,  en  fermant  les  yeux  provisoirement 
sur  les  pillages  qu'ils  se  permettraient  dans  une  province  sur 
laquelle  son  autorité  était  nominale,  ne  faisait  pas  un  grand 
sacrifice  et  préservait  le  reste  du  royaume.  Mais  il  n'y  avait  pas 
là  de  sa  part  abandon  de  la  suzeraineté  sur  la  Bretagne,  et  toutes 
les  dissertations  échafaudées  sur  ce  sujet  au  xviii®  siècle  partent 
d'une  hypothèse  gratuite.  Ce  sont  des  guerres  privées  entre  les" 
ducs  normands  et  les  comtes  bretons  qui  ont  amené  ultérieure- 
ment la  vassalité  de  ceux-ci  à  l'égard  de  ceux-là,  et  c'est  seule- 
ment deux  siècles  plus  tard,  à  l'époque  de  Louis  le  Gros  et 
d'Henri  Beauclerc,  que  le  roi  de  France  consacra  cette  situa- 
tion. Dans  cette  mesure  et  sous  cette  réserve,  la  clause  de  la 
convention  de  Saint-Clair  concernant  la  Bretagne  n'est  pas  à 
rejeter  a  priori. 

Au  contraire,  il  est  tout  à  fait  impossible  d'admettre  le  ma- 
riage de  Rollon  avec  Gisèle,  fille  de  Charles  le  Simple.  Dudon 
est  le  seul  à  en  parler  et  tout  son  récit  se  heurte  à  une  vaste 
impossibilité.  Dudon  trace  de  cette  princesse,  par  la  bouche  des 
compagnons  de  Rollon  qui  le  poussent  à  ce  mariage,  un  portrait 
oratoire  duquel  il  résulte  que  cette  belle  personne,  de  taille 
convenable  pour  le  géant  Scandinave,  bonne  ménagère  autant 
qu'habile  politique,  «  issue  d'un  sang  doublement  légitime,  » 
est  un  prodige  de  vertus,  de  grâces,  de  sagesse  et  d'éloquence. 
Mais  Dudon  oublie  do  se  demander  quel  âge  "pouvait  bien  avoir 
en  911  cette  petite  merveille.  Soyons  plus  curieux  que  lui. 
Charles  le  Simple  avait  épousé  en  avril  907  sa  première  femme, 
Frédérune  ou  Frédérone,  sœur  de  l'évêque  de  Chàlons.  En  dix 
ans  de  mariage,  elle  lui  donna  six  filles  dont  nous  avons  la 
liste.  Sur  cette  liste,  Gisèle  ou  Gile  occupe  le  quatrième  rang.  Si 
elle  est  réellement  la  quatrième  par  ordre  de  naissance,  il  n'est 
même  pas  certain  qu'elle  fût  au  monde  au  mois  d'octobre  911, 


LE   MILLÉNAIRE    DE   LA    NORMANDIE.  321 

quatre  ans  et  demi  après  le  mariage  de  ses  parens.  Admettons 
qu'elle  fût  l'aînée.  Rien  ne  porte  à  le  croire,  car  la  liste,  n'étant 
pas  par  ordre  alphabétique,  a  des  chances  d'être  par  ordre  d'âge. 
Mais  admettons-le  pour  pousser  à  l'extrême  l'esprit  de  conci- 
liation. Si  Gisèle  est  l'aînée,  elle  peut  avoir  trois  ans  et  demi. 
On  avouera  que  c'est  peu,  même  pour  un  enfant  prodige.  La 
supposera-t-on  fille  naturelle?  D'abord,  il  n'existe  aucune  Gisèle 
parmi  les  quatre  enfans  illégitimes  de  Charles.  Ensuite,  la  pré- 
cision insolite  du  texte  de  Dudon,  qui  insiste  sur  sa  naissance 
«  doublement  légitime,  »  utriusque  progeniei  semine  regulariter 
exorta,  exclut  cette  hypothèse.  Supposera-t-on  un  premier 
mariage  dont  toute  trace  aurait  disparu?  C'est  bien  difficile  à 
croire,  car  Charles  le  Simple,  devenu  veuf,  parlera  souvent  de 
Frédérune  dans  ses  actes  postérieurs,  tandis  qu'il  ne  fait  jamais 
d'allusion  à  une  première  femme. 

Mais,  dira-t-on,  il  y  a  des  exemples  de  mariages  politiques 
comme  celui-ci,  conclus  entre  enfans  en  bas  âge.  En  efîet,  on 
cite  une  fille  de  Louis  le  Jeune  qui,  à  l'âge  de  six  mois,  est 
fiancée  à  un  fils  d'Henri  Plantagenet,  âgé  lui-même  de  trois  ans. 
Et  le  mariage  eut  lieu  quand  les  deux  époux  avaient  neuf  prin- 
temps à  eux  deux.  Un  tel  mariage  est  précoce,  mais  assorti. 
Ce  n'est  pas  le  cas  de  Gisèle  et  de  Rollon.  Sans  connaître 
exactement  l'âge  de  ce  dernier,  on  peut  affirmer  qu'il  a  déjà 
passé  la  soixantaine,  ne  fût-ce  que  par  cette  considération  qu'il 
dut,  pour  cause  d'extrême  vieillesse,  s'associer  son  fils  en  927, 
c'est-à-dire  seize  ans  après  l'époque  où  nous  sommes.  «  Devait-il 
à  cet  âge,  demande  avec  candeur  le  bon  abbé  des  Thuilleries,  un 
érudit  du  xviii®  siècle,  être  déjà  insensible  aux  charmes  d'une 
jeune  princesse,  fille  de  son  souverain?  »  Nous  ne  nous  enga- 
gerons pas  sur  ce  terrain  sentimental. 

Si  l'on  tient  à  l'hypothèse  d'un  mariage  ou  d'un  projet  de 
mariage,  il  faut  supposer  au  moins  qu'il  s'agissait  d'un  mariage 
entre  Gisèle  et  le  fils  de  Rollon,  Guillaume  Longue-Epée,  lui- 
même  fort  jeune  à  cette  date.  Ce  projet  n'aurait  jamais  été  exé- 
cuté, vu  la  mort  prématurée  de  Gisèle  que  Dudon  place  vers  922. 
Cette  conjecture  a  ceci  de  séduisant  qu'elle  impute  à  Dudon  une 
erreur  moins  extraordinaire  que  celle  qui  consisterait  à  imaginer 
de  toutes  pièces  le  mariage  de  Gisèle  et  sa  présence  prolongée  à 
la  cour  de  Rouen;  mais  ce  n'est  malgré  tout  qu'une  conjecture. 
Nous  en  dirons  autant  du  système  qui  attribue  à  Dudon  une 
ToaE  m.  —  1911.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

confusion  avec  la  GisMe,  fille  de  Lolhaire,  qui  avait  épousé  sous 
Charles  le  Gros  le  chef  normand  Gottfried,  investi  de  la  Frise 
dans  les  nriémes  conditions  où  Rollon  reçoit  la  Normandie. 
L'idée  est  ingénieuse,  d'autant  plus  que  cette  confusion  se  corse 
de  la  confusion  entre  Francon,  évêque  de  Liège,  et  Francon 
archevêque  de  Rouen  qui  jouent  un  rôle  identique.  Ajoutons 
que  Charles  le  Gros  et  Charles  le  Simple  s'appellent  tous  deux 
Charles  lll.  Une  confusion  n'est  pas  impossible,  mais  un  concours 
de  possibilités  ne  fera  jamais  une  preuve  historique.  D'autres 
enfin,  les  plus  sceptiques  à  l'égard  de  Dudon,  ne  voient  là  qu'une 
fiction  destinée  à  flatter  la  famille  ducale,  fiction  dont  Dudon 
peut  parfaitement  être  dupe,  car  il  ne  sait  et  ne  raconte  que  ce 
qu'on  veut  bien  lui  dire.  A  l'appui  de  cette  thèse  on  pourrait 
invoquer  une  variante  du  texte  de  Dudon  qui  indique  Gisèle 
comme  «  issue  d'un  sang  doublement  royal,  »  utriusqiie  proge- 
niei  semine  regaliter  exorta,  au  lieu  de  regularitcr.  C'est  le  texte 
que  donne  Duchesne  dans  ses  Historiée  Normannorum  Scrip tores 
(1619).  Lair  dans  son  édition  des  Antiquaires  de  Normandie 
(Caen,  1865)  a  préféré  regulariter,  parce  que  l'autre  leçon  est 
trop  absurde.  Elle  supposerait  que  Gisèle  est  fille  d'Ogive, 
seconde  femme  de  Charles  le  Simple,  fille  elle-même  du  roi 
d'Angleterre  Edouard  l'Ancien.  Voilà  qui  serait  tout  à  fait  flatteur. 
Malheureusement,  le  mariage  de  Charles  le  Simple  et  d'Ogive  est 
de  918  ou  919,  mais  Dudon  n'est  pas  fort  sur  les  dates. 

En  résumé,  la  seule  chose  certaine,  c'est  que  Gisèle  n'a 
pu  être  ni  mariée,  ni  même  fiancée  à  Rollon.  Maintenant,  cette 
histoire  fantastique  est-elle  une  simple  invention  destinée  à 
rehausser  le  prestige  de  la  famille  ducale,  ou  résulte-t-elle  d'une 
confusion  avec  la  Gisèle  deLothaire,  ou  est-elle  l'écho,  dénaturé 
au  bout  d'un  siècle,  de  quelque  projet  matrimonial  entre  la  fille 
du  roi  et  le  fils  du  duc?  Ce  sont  trois  hypothèses  entre  lesquelles 
chacun  reste  libre  de  choisir. 

Avec  le  baptême  de  Rollon,  nous  sommes  sur  un  terrain 
plus  solide.  Le  fait  même  du  baptême  n'est  pas  douteux.  Dudon 
nous  en  donne  la  date,  lui  qui  n'en  donne  presque  jamais.  C'est 
de  912,  probablement  du  commencement  de  l'année.  Il  n'y  a 
pas  non  plus  à  douter  que  Robert,  comte  de  Paris,  ait  joué  le 
rôle  de  parrain,  car  une  charte  de  Richard  I",  petit-fils  de 
Rollon,  dit  formellement  :  mon  grand-père  Rohert  [aviis  scilicet 
meus  Roherliis  nomine).  Au  reste,  Rollon  devait  avoir  d'autant 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  323 

moins  de  répugnance  à  se  faire  baptiser  que  la  mère  de  Guil- 
laume Longue-Épée  était  chrétienne  et  que  l'enfant  lui-même, 
d'après  la  complainte  déjà  citée,  avait  été  baptisé  avant  son 
père,  sinon  à  sa  naissance.  Si  la  réalité  de  la  conversion  de 
Rollon  n'est  pas  douteuse,  sa  sincérité  a  été  mise  en  question. 
D'anciens  chroniqueurs  nous  le  montrent  offrant  des  sacrifices 
humains  à  ses  anciens  dieux,  soit  au  moment  de  son  baptême, 
soit  à  l'article  de  la  mort.  Nous  le  voyons  à  la  fois  porter  pieds 
nus  la  châsse  de  saint  Ouen  et  faire  commerce  de  reliques  avec 
son  allié  le  roi  d'Angleterre  Athelstan.  La  complainte  sur  la 
mort  de  Guillaume  Longue-Epée  nous  dit  même  que  Rollon 
mourut  infidèle  [moriente  infidèle  suo  pâtre). 

Il  est  à  croire  que  Rollon,  comme  beaucoup  de  ses  compa- 
triotes, n'était  pas  très  affermi  dans  sa  nouvelle  foi.  N'est-ce 
pas  précisément  ce  dont  se  plaint  Witton  dans  sa  lettre  à  l'ar- 
chevêque Hervé  ?  Et  le  Pape,  consulté  là-dessus  comme  on  se  le 
rappelle,  se  garde  bien  de  se  montrer  intraitable.  «  Miséricorde, 
répond-il,  inlassable  miséricorde.  Ces  Normands  ne  sont  pas 
des  soldats  du  Christ,  ce  ne  sont  encore  que  des  conscrits  ;  ils 
ne  sont  pas  habitués  au  fardeau  de  l'Evangile,  il  ne  faut  pas  le 
leur  rendre  insupportable.  »  Il  resta  longtemps  des  Normands 
non  convertis  ou  mal  convertis,  non  seulement  dans  le  Dessin 
et  le  Cotentin  où  le  parti  «  vieux  normand  »  conserva  très  tard 
des  racines,  mais  aussi  dans  les  régions  où  l'assimilation  semble 
s'être  faite  le  plus  vite.  Ainsi,  à  la  mort  de  Guillaume  Longue- 
Epée  (943),  alors  que  Louis  d'Outre-Mer  et  Hugues  le  Grand 
essayent  de  se  partager  la  Normandie,  Flodoard  nous  montre 
«  les  chrétiens  »  favorisant  les  envahisseurs  qui,  grâce  à  eux, 
prennent  Évreux.  L'attitude  des  chrétiens  et  la  remarque  de 
Flodoard  ne  s'expliqueraient  pas  s'il  n'y  avait  eu  là  des  «  non- 
chrétiens.  »  Un  siècle  après,  sous  Guillaume  le  Conquérant,  on 
cite  encore  de  vieux  Normands  qui  poussent  le  cri  de  guerre 
païen  :  «  Thor  aïe,  que  Thor  nous  aide,  »  au  lieu  du  Dieix  aïe 
chrétien. 

Quant  à  Rollon,  il  prouva  son  orthodoxie  à  la  manière  des 
princes  d'alors,  par  ses  largesses  plus  que  par  ses  vertus.  Il  fit 
de  riches  donations  aux  églises  et  aux  abbayes,  et  fut  enterré 
dans  la  cathédrale  de  Rouen,  ce  qui  mit  fin,  s'il  en  eut  réelle- 
ment, à  ses  irrésolutions  religieuses. 


32 i-  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Les  conséquences  de  rétablissement  des  Normands  en 
Neustrie  furent  considérables  et  heureuses  pour  la  Normandie, 
pour  la  France,  et  même  pour  la  chrétienté.  D'abord,  le  flot  des 
invasions  est  arrêté.  La  grande  porte  de  la  Seine  est  désormais 
fermée  aux  pirates.  Les  Normands  de  la  Loire  eux-mêmes  se 
fixeront  comme  ceux  de  la  Seine,  moyennant  la  cession  du 
comté  de  Nantes,  qui  leur  fut  abandonné  par  le  roi  Raoul  en  927. 
Le  pays,  qui  était  abominablement  désert,  où  la  forêt  avait 
reconquis  une  grande  partie  du  terrain  naguère  défriché  par 
les  grandes  abbayes,  fut  vite  relevé  de  la  ruine.  Nous  n'avons 
pas  à  entrer  dans  l'étude  hasardeuse  de  ces  fameuses  lois  de 
Rollon,  dont  la  sagesse  est  célébrée  par  tous  les  annalistes;  il 
nous  suffit  d'en  constater  l'efîet.  La  Normandie  devint  rapide- 
ment la  province  la  mieux  policée  et  la  plus  prospère  de  la 
France.  Le  premier  besoin  du  pays  était  le  rétablissement  de  la 
sécurité  pour  les  personnes  et  les  biens  ;  c'est  le  premier  souci  de 
ses  nouveaux  maîtres.  Le  vol  est  impitoyablement  puni.  Dans 
leur  exagération  même,  les  récits  des  vieux  chroniqueurs 
peignent  en  traits  naïfs  l'émerveillement  produit  par  cette 
transformation  soudaine  des  mœurs.  Il  n'y  a  pas  de  plus  stricts 
gendarmes  que  ces  anciens  pirates.  La  charrue  reste  la  nuit 
dans  les  champs,  les  troupeaux  n'ont  plus  besoin  de  gardien, 
les  maisons  n'ont  pas  de  serrure,  il  est  défendu  de  rien  mettre 
sous  clé.  Les  bracelets  d'or  de  Rollon  demeurent  trois  ans  sus- 
pendus au  «  chêne  à  Leu  »  de  la  forêt  de  Roumare  sans  que 
personne  ose  y  toucher.  Rollon  répond  des  vols,  c'est  pourquoi 
il  n'est  pas  tendre  pour  les  voleurs.  La  clameur  de  «  haro  » 
n'était  pas  un  vain  mot.  Le  résultat,  nous  le  voyons  par  le 
moine  bourguignon  Raoul  Glaber,  qui  écrit  un  siècle  plus  tard 
en  parlant  des  ducs  de  Normandie  :  «  Toute  la  province,  qui 
était  soumise  à  leur  pouvoir  comme  la  maison  ou  le  foyer  d'une 
même  famille,  vivait  dans  le  respect  inviolable  de  la  bonne  foi. 
En  Normandie,  on  assimilait  à  un  voleur  ou  à  un  brigand  qui- 
.  conque,  dans  un  marché,  vendait  un  objet  trop  cher  ou  trom- 
pait l'acheteur  sur  la  qualité.  » 

Il  n'est  pas  étonnant  que  le  pays  se  soit  vite  repeuplé. 
D'ailleurs,  il  n'y  a  aucune  raison  de  croire  que  les  nouveaux 
maîtres  aient  dépouillé  les  anciens  propriétaires,  pas  plus  que 


LE    MlLLÉiNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  325 

les  Francs  de  Clovis  n'avaient  dépossédé  systématiquement  les 
Gallo-Romains.  Ils  n'en  eurent  pas  besoin,  tellement  il  y  avait 
de  vides  après  soixante-dix  ans  de  désolation.  Le  domaine 
public,  les  terres  vacantes,  les  champs  en  friche,  durent  suf- 
fire à  pourvoir  Rollon  et  ses  compagnons.  C'est  ce  qui  faci- 
lita la  fusion  entre  les  nouveaux  venus  et  les  indigènes.  La 
puissance  d'assimilation  des  Normands  est  une  de  leurs  qualités 
maîtresses.  Déjà,  sous  le  successeur  de  Rollon,  on  ne  parle  plus 
beaucoup  le  «  norois  »  à  la  cour  de  Normandie.  On  dut  envoyer 
le  jeune  héritier  du  duché  apprendre  la  langue  de  ses  ancêtres 
à  Bayeux,  où  elle  s'était  mieux  conservée  grâce  à  un  vieux  fond 
saxon.  Non  seulement  les  anciens  habitans  ne  furent  pas 
réduits  en  servage,  mais  la  Normandie  est  la  première  province 
d'où  le  servage  ait  disparu.  Lorsqu'elle  fut  réunie  à  la  couronne 
sous  Philippe-Auguste,  «  elle  avait,  dit  Luchaire,  sur  la  France 
capétienne  une  avance  de  plus  de  cent  ans.  »  C'est  ce  qui  explique 
que  des  émigrans,  des  réfugiés  de  tous  les  pays  voisins,  y  soient 
accourus  comme  dans  une  terre  d'asile. 

Ce  fut  bientôt  aussi  l'asile  des  lettres,  par  une  transforma- 
tion non  moins  prodigieuse.  Au  premier  moment,  l'Eglise  nor- 
mande passe  par  une  rude  épreuve.  Evêchés  et  abbayes  déjà 
désorganisés  sont  accaparés  par  un  clergé  normand  qui  ne  brille 
ni  par  la  vertu  ni  par  la  science.  Il  faudra  déposer  un  arche- 
vêque de  Rouen,  Manger,  qui  était  de  la  famille  ducale,  et 
bien  d'autres  auraient  mérité  le  même  sort.  Mais  tout  cela 
s'améliore  en  un  demi-siècle.  Les  ruines  matérielles  des 
monastères  se  relèvent  les  premières,  les  ruines  intellectuelles 
ne  demandent  pas  beaucoup  plus  de  temps.  Les  ducs  attirent  et 
retiennent  les  savans  des  pays  les  plus  lointains.  Les  moines  du 
Sinaï  viennent  prendre  part  aux  largesses  de  Richard  II,  à  côté 
de  Grecs  et  d'Arméniens.  Saint  Siméon,  qu'on  admirait  pour  sa 
connaissance  des  langues  orientales,  fonde  à  Rouen  l'école 
de  la  Trinité.  Enfm  l'abbaye  du  Bec  deviendra  au  xi''  siècle, 
sous  l'impulsion  de  Lanfranc,  un  centre  de  culture  où  affluent 
les  étudians  du  monde  entier  tel  qu'on  le  concevait  alors. 

Mais  les  Normands  ne  se  contentent  pas  de  se  franciser  eux- 
mêmes.  Ils  vont  propager  au  loin  la  langue  et  la  civilisation 
française.  La  culture  chrétienne  et  latine  a  poli  leur  rudesse, 
elle  n'a  pas  brisé  leur  élan.  Il  a  été  donné  aux  Normands 
d'accomplir  ce  que  peu  de  «  barbares  »  ont  su  faire:  ils  se  sont 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

affinés  sans  s'amollir.  Ils  sont  devenus  des  hommes  d'ordre,  de 
propriété  et  de  raison,  tout  en  gardant  le  goût  des  expéditions 
lointaines  et  des  risques  fabuleux.  Ils  ont  conservé  ce  que 
l'historien  danois  Steenstrup  appelle  «  l'aptitude  à  remplir  la 
(erre.  »  Dans  l'histoire  de  la  France,  ils  vont  jouer  un  rôle 
d'avant-garde  :  en  Italie,  en  Angleterre,  aux  croisades,  ils  tra- 
vailleront, avec  un  succès  qui  a  frappé  les  vaincus  eux-mêmes, 
à  l'expansion  de  la  langue,  de  la  civilisation  et  du  nom  de  leur 
patrie  adoptive.  Leurs  héros  nationaux,  les  Guiscard,  les  Guil- 
laume le  Bâtard,  les  Bohémond,  ne  sont  pas  seulement  de 
hardis  coureurs  d'aventures  et  de  terribles  rompeurs  de  lances, 
ce  sont  des  hommes  d'organisation.  «  Dans  toutes  les  contrées 
oii  ils  s'établissent,  on  ne  tarde  pas  à  constater  une  prompte 
reconstitution  sociale,  une  organisation  particulière  jointe  à  un 
remarquable  esprit  d'initiative,  amenant  comme  conséquences 
la  richesse  et  la  prospérité  (1).  »  C'est  le  même  sentiment 
qu'exprime  Luchaire  dans  l'Histoire  de  France  de  M.  Lavisse  à 
propos  du  royaume  des  Deux-Siciles,  «  une  des  créations  les  plus 
surprenantes  du  moyen  âge,  le  chef  d'œuvre  du  génie  normand.  » 
Ce  rôle,  les  Normands  en  ont  parfaitement  conscience.  Ils 
sentent  ce  qu'ils  ont  gagné  à  la  civilisation  gallo-romaine  ;  ils 
n'ont  pas  la  modestie  d'ignorer  ce  qu'ils  lui  apportent.  Un  siècle 
après  la  conquête,  le  vieux  Dudon  de  Saint-Quentin,  qui  n'était 
pas  normand  de  naissance,  mais  qui  l'était  devenu  de  cœur, 
présage  déjà  le  rôle  que  doit  jouer  dans  le  monde,  au  profit  de 
la  France  rajeunie,  la  race  remuante  et  avisée  qu'elle  vient  de 
s'annexer.  Le  souffle  d'un  sentiment  sincère  le  soulève  pour  un 
jour  au-dessus  de  l'emphase  ordinaire  de  son  style  et  lui  inspire 
les  meilleurs  vers  qu'il  ait  jamais  écrits,  les  seuls  peut-être  d'où 
quelque  poésie  ne  soit  pas  absente,  et  qui  même  ne  manquent 
pas  d'une  certaine  grandeur.  Il  s'adresse  à  la  France  vaincue 
et  mélancoliquement  affaissée  sur  ses  armeg  :  «  Voici  que 
d'autres  enfans  te  viennent  du  pays  danois,  fendant  de  leurs 
rames  puissantes  les  ondes  mutinées.  En  bien  des  batailles  et 
pendant  de  longs  jours  ils  t'accableront  de  leurs  traits  redou- 
tables et  des  milliers  de  Français  tomberont  sous  la  fureur  de 
leurs  coups.  Mais  la  paix  une  fois  conclue,  le  repos  enfin  assuré, 
cette  race  martiale  domptera  par  le  glaive  les  nations  rebelles 

(1)  Mabille,  les  Invasions  des  Normands. 


LE    MILLÉNAIRE    DE    LA    NORMANDIE.  327 

à  ton  joug,  les  gagnera  à  ton  génie  et  à  ton  œuvre,  et  portera 
jusqu'aux  cieux  ton  empire  et  ton  nom...  » 

Imperiumque  tuum  nomenque  sequahit  Olympo. 

Il  serait  excessif  de  croire  et  de  dire  que  le  roi  Charles  III 
avait  prévu  toutes  les  heureuses  conséquences  du  traité  de 
Saint-Clair-sur-Epte.  Du  moins  est-il  équitable  de  lui  rendre 
cette  justice  qu'il  n'aurait  pas  agi  autrement  s'il  les  avait  pré- 
vues. La  postérité  a  été  sévère  pour  ce  pauvre  roi  dont  le  plus 
grand  tort  pourrait  bien  être  d'avoir  été  faible  et  souvent  trahi. 
Elle  lui  a  conservé  un  surnom  désobligeant,  qui  n'est  peut-être 
qu'un  contresens,  car  Richer,  où  se  trouve  pour  la  première 
fois  l'épithète  classique,  ne  l'emploie  pas  dans  une  acception 
défavorable.  Il  était,  dit-il,  «  d'un  caractère  bon  et  simple,  inge- 
nio  bono  simplicique.  »  Il  n'y  a  là  rien  d'injurieux,  et  il  n'y  a 
rien  d'injurieux  non  plus  dans  Flodoard,  son  contemporain. 
Ce  n'était  pas  un  foudre  de  guerre,  mais  il  a  réussi  où  les 
foudres  de  guerre  avaient  échoué.  Ne  pouvant  défendre  sa 
frontière,  il  en  a  confié  la  garde  à  ceux  mêmes  qui  l'avaient 
forcée.  En  les  fixant  au  sol,  il  les  a  chargés  de  le  défendre,  et, 
ce  qui  vaut  mieux,  il  les  a  intéressés  à  le  défendre.  Des  empe- 
reurs romains  qui  jouissent  d'une  excellente  réputation  n'ont 
pas  fait  autre  chose,  et  ils  ne  l'ont  pas  toujours  fait  avec  autant 
de  succès.  Nous  sommes  trop  peu  renseignés  sur  les  événe- 
mens  de  cette  époque,  et  surtout  sur  les  mobiles  auxquels  ont 
obéi  ceux  qui  y  furent  mêlés,  pour  demander  la  revision  du 
procès  de  Charles  le  Simple.  11  avait  au  moins  vu  juste  sur  un 
point  :  il  avait  cru  pouvoir  faire  confiance  aux  barbares  du 
Nord,  et  sa  confiance  ne  fut  pas  trahie.  RoUon  refusa  de  se 
joindre  à  ceux  qui  le  détrônèrent.  Mignet  a  dit  de  Richelieu 
comme  suprême  éloge  :  «  11  eut  les  intentions  des  grandes 
choses  qu'il  fit.  »  Nul  n'en  dira  autant  de  Charles  le  Simple 
assurément,  mais  une  «  grande  chose  »  n'en  reste  pas  moins 
attachée  à  son  nom. 

A.  Albert-Petit. 


LE  SOURIRE  D'ATHÈNA 


Un  jour,  je  suis  allé  à  Egine  et,  parmi  les  ruines  du  temple 
d'Aphaïa,  sur  la  terrasse  d'où  la  vue  est  si  belle  et  charmante, 
il  m'a  semblé  que  l'âme  ancienne  de  la  Grèce  se  révélait  à  moi. 
Quelle  étonnante  épiphanie  !  Une  joie  merveilleuse  l'accom- 
pagnait. 

Or,  l'air  était  adorablement  pur,  frais  et  lumineux.  Il  y  avait, 
dans  l'atmosphère,  une  gaieté  qui  m'invitait  à  goûter  mieux 
encore  le  plaisir  d'un  mystère  qui  se  dévoile. 

Du  reste,  cette  aventure  dépendit  de  quelques  hasards;  et  je 
ne  prétends  pas  que  le  fantôme  hellénique  ait  à  Égine  son 
refuge  où  on  le  trouve  certainement.  Plutôt,  je  le  croirais  épars 
en  divers  lieux  ;  et  j'en  avais  aperçu  des  bribes  çà  et  là  :  ce  qui  me 
manquait,  je  l'ai  rencontré  à.  Égine.  Ainsi  l'on  aurait,  de  place 
en  place,  ramassé  plusieurs  tessons  d'un  vase  peint;  et  l'on  ne 
réussissait  pas  à  raccorder  ces  fragmens  :  soudain,  l'on  en  dé- 
couvre un  dernier,  plus  grand  et  autour  duquel  les  autres  s'or-. 
ganisent.  L'on  a  enfin  le  vase,  qui  contint  un  breuvage  savoureux. 

Peut-être  aussi  se  figure-t-on  plus  volontiers  que  l'âme  an- 
cienne de  la  Grèce,  éperdue,  voyage:  elle  était  à  Égine,  ce 
jour-là. 

Depuis  des  semaines,  je  la  cherchais,  avec  iendresse,  avec 
respect,  parfois  avec  impatience.  Elle  m'avait  plus  d'une  fois 
déçu.  En  quête  d'elle,  je  visitais  principalement  les  sanctuaires. 
Je  m'attendais  à  l'y  voir,  et  certes  non  telle  que,  jadis,  jeune, 
.allègre  et  tumultueuse,  elle  bondissait  par  tous  les  chemins  de 
sa  patrie  ardente,  mais  plus  triste,  plus  retirée  et  plus  calme; 
elle,  du  moins,  mon  désir  et  mon  amour  inquiet.  Même  ainsi, 
ne  l'eussé-je  pas  reconnue?... 

Hélas  !  les  sanctuaires  de  là  Grèce,  fouillés  par  les  archéo- 


LE    SOURIRE    D  ATHENA. 


329 


logues,  sont  émouvans  ;  ils  sont  déconcertans,  en  outre.  Et  nulle 
part  je  n'ai  senti  que  la  pensée  qui  autrefois  les  suscita  me  fût 
parfaitement  claire  et  intelligible.  J'attrapais  divers  élémens  de 
cette  pensée;  mais  je  ne  savais  pas  les  joindre. 

A  Délos,  l'île  sainte,  le  culte  apoUinien  subit  le  vulgaire 
contact  du  négoce  ;  et  les  décombres  des  chapelles  se  confondent 
avec  la  démolition  des  banques  et  des  bourses.  Eleusis,  qui 
enseigna  les  formidables  secrets  d'outre-tombe  et  qui  fut  consa- 
crée aux  deux  déesses,  admit  des  obscénités  honteuses  et  tout 
un  rituel  de  plaisanterie.  Epidaure  réunit  aux  alarmantes  pra- 
tiques du  miracle  médical  une  entreprise  de  ville  d'eaux. 
Olympie  n'assembla  les  dieux  et  n'opéra  l'entente  momentanée 
des  peuples  que  par  les  agrémens  d'une  brutale  gymnastique. 
Et  Delphes,  que  divinisait  la  divulgation  de  l'avenir,  est  scanda- 
leux par  l'insolence  des  États  qui  ont  dressé,  plus  nombreux 
que  les  temples,  les  monumens  de  la  haine  et  de  la  fatuité. 

En  tout  cas,  c'est  ainsi  que  nous  apparaissent  maintenant 
les  sanctuaires  helléniques.  Nous  y  remarquons  des  mélanges 
bizarres,  de  singulières  combinaisons,  et  qui  parfois  ont  un  air 
équivoque.  Ils  groupent  des  sentimens  que  nous  n'avons  pas 
accoutumé  de  voir  ensemble,  et  nous  n'arrivons  pas  à  composer 
avec  eux  une  synthèse  vivante. 

Entre  les  débris  des  architectures  sacrées  et  profanes,  je 
dénichais  avec  entrain  des  parcelles  de  l'âme  grecque.  Mais 
l'âme  grecque  m'échappait  :  une  âme  n'est  pas  seulement  une 
collection  d'idées.  C'est  le  tourment  qui  me  suivit  durant  les 
courses  que  je  fis  à  travers  le  Péloponnèse,  FAttique,  la  Phocide 
et  les  îles.  Ni  les  délices  du  soleil,  ni  la  splendeur  des  paysages, 
ni  l'amusement  des  visions  nouvelles  ne  m'en  divertirent. 
J'aurais  voulu  que  l'âme  de  la  défunte  Grèce  fût  restée  fidèle 
à  ses  sanctuaires  abolis  et  qui  ressemblent  à  des  cimetières; 
je  l'ai  demandée  à  ces  lieux  funèbres  :  elle  n'y  était  plus. 

J'ai  cru  qu'elle  était  morte. 

Alors,  j'interrogeai  le  Parthénon.  Il  ne  m'a  rien  appris. 
Sa  noble  et  illustre  beauté  m'enchanta.  Mais,  à  vrai  dire,  je 
ne  sais  pas  du  tout  comment  fit  Renan  pour  connaître  de  lui 
que  la  raison  eût  jamais  gouverné  l'esprit  d'un  peuple.  Quand 
je  me  récitais  les  jolies  phrases  de  la  Prière  sur  V Acropole^  je 
songeais  atout  ce  que  j'avais  entrevu  déjà  d'étrange  et  de  dérai- 
sonnable, parmi  les  ruines  de  la  Grèce.  Pour  que  je  vinsse  à 


330 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


l'oublier,  les  lignes  admirables  d'un  temple  ne  suffisaient  pas. 

L'Acropole,  avec  la  diversité  de  ses  édifices,  m'apparut  comme 
le  symbole  des  contrariétés  les  plus  évidentes. 

Et  le  Parthénon  n'est  pas  un  temple  où  il  faille  supposer 
que  dure  obstinément,  par  delà  l'immense  afflux  des  temps,  une 
intime  pensée  religieuse.  Que  de  tribulations  n'a-t-il  pas  éprou- 
vées! A  peine  avait-il  plus  d'un  siècle,  —  et  c'est  la  petite  jeu- 
nesse d'un  monument,  —  il  fut  transformé  en  harem  :  Démétrios 
Poliorcète  y  installa  ses  courtisanes  et  lui.  Le  temple  devint  un 
palais,  et  voluptueux.  Il  nous  est  difficile  d'imaginer  qu'Athéna 
soit  restée  en  telle  compagnie.  Ensuite,  le  temple  devint  une 
église  chrétienne  ;  la  statue  chryséléphantine  d'Athèna  fut  em- 
portée à  Constantinople,  et  la  Théotokos,  Vierge  mère,  la  rem- 
plaça. Dans  le  pronaos,  aménagé  en  abside,  on  établit  l'autel , 
sur  les  murs,  on  peignit  des  fresques  saintes,  et  l'on  substitua  au 
plafond  une  voûte  qui  eût  la  forme  du  ciel  mystique.  Plus  tard, 
le  temple  devint  une  mosquée,  avec  un  minaret  singulier  que 
n'avait  pas  prévu  Phidias  et  au  sommet  duquel  fleurirent  des 
prières  que  n'entendait  pas  Athèna.  Plus  tard  encore,  le  temple 
devint  une  poudrière  ottomane.  Enfin,  le  temple  devint  ce  qu'il 
est  aujourd'hui,  une  ruine. 

Quelle  idée  originelle  aurait  survécu  à  de  telles  brutalités, 
à  de  tels  avatars  et  à  ces  déménagemens  que  font  les  occupans 
successifs  avec  tant  de  rudesse  ?  Si  nous  attribuons  volontiers  à 
un  monument  une  individualité  obscure  et  authentique,  le  Par- 
thénon n'a  pas  eu  la  calme  destinée  qui  préserve  un  caractère 
et  lui  permet  de  s'épanouir.  Il  a,  en  quelque  sorte,  mal  vécu  et 
il  ressemble  à  tel  aventurier  qui,  ayant  maintes  fois  bouleversé 
son  esprit,  ne  garde  plus,  en  sa  vieillesse,  rien  qui  rappelle 
l'enfant  qu'il  fut. 

Avec  cela,  le  Parthénon,  même  en  sa  pureté  première,  ne 
fut  guère  un  temple,  selon  la  signification  que  nous  prêtons  à 
un  tel  mot.  La  piété  des  Athéniens  se  confinait  plus  dévotement 
à  l'Erechthéïon.  Le  Parthénon  logea  les  trésors  d'Athèna  et  ses 
comptables,  ses  trésoriers,  ses  économes.  Surtout,  on  l'appréciait 
comme  une  œuvre  d'art  accomplie.  On  le  devait  à  Périclès,  fin 
politique,  l'ami  de  ce  Phidias  qui  détourna  la  religion  vers  la 
beauté,  l'ami  de  cet  Anaxagore  qui  traduisait  en  métaphysique 
la  religion.  Ces  parfaits  idéologues  et  artistes  accomplirent  là 
une  merveille  de  leur  goût  puissant  et  fin. 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  331 

Si  les  archéologues  de  l'avenir  lointain  pensent  à  nous  et 
cherchent  notre  âme,  ils  la  trouveront  dans  les  débris  d'une 
petite  église  où  soient  venues  longtemps  prier  les  générations 
malheureuses,  plutôt  que  ne  la  leur  indiqueraient  les  lignes 
d'un  palais  magnifique. 

Et  j'ai  passé  des  heures  délicieuses,  des  heures  décevantes 
aussi,  à  regarder  le  Parthénon  pareil,  le  matin,  à  une  rose  que 
l'aurore  éveille,  et  pareil,  le  soir,  à  un  lotus  que  les  feux  du 
couchant  colorent.  Il  m'enchantait  par  sa  beauté  splendide  et 
gracieuse  ;  il  ne  m'enseignait  pas  le  rêve  ancien  de  l'Hellade.  Je 
lui  avais  demandé  une  âme;  et  je  m'en  allais  avec  un  peu  de 
poussière  de  marbre  dans  les  mains. 

Certes,  je  ne  manquais  pas  de  complaisance.  Et  même,  à 
l'éloquence  des  sites  et  des  monumens,  je  voulais  bien  ajouter 
le  persuasif  prestige  des  souvenirs,  le  témoignage  des  poèmes 
et  l'histoire.  En  dépit  de  tout,  je  ne  saisissais,  en  tous  lieux, 
que  les  flocons  épars  d'une  quenouille  perdue. 

* 
*  * 

C'est  ainsi  que  je  suis  parti  pour  Egine,  un  matin. 

Telle  était  la  tranquillité  du  temps  que  la  mer,  tout  unie, 
semblait  un  grand  tapis  d'azur  inégal;  on  y  voyait  de  larges 
dessins  d'un  gris  perle  et  qui  parfois  se  frangeaient  d'argent 
mat.  Notre  caïque  allait  doucement  et,  pour  profiter  des  aubaines 
de  la  brise,  faisait  maints  détours.  Dès  le  Pirée,  nous  aper- 
çûmes l'île,  bleutée  dans  la  lumière;  et  une  longue  bande  de 
clarté,  qui  sur  l'eau  passait  devant  elle,  la  détachait  de  la  mer, 
la  haussait  et  la  présentait  comme  un  joli  joyau  aérien. 

Quelques  minutes,  nous  avons  distingué,  sur  la  côte  que 
longe  Salamine,  les  deux  collines  de  la  rieuse  Mégare,  l'une 
auprès  de  l'autre  et  coiffées  de  maisons  blanches,  peintes  à  la 
chaux. 

La  matinée  fut  ravissante.  Le  soleil  prit  de  la  force.  La  mer 
bleuissait.  Et  l'île  se  posa  sur  la  mer.  Nous  la  vîmes  plus  con- 
sistante et  chargée  bientôt  de  verdure.  Les  montagnes  se  dessi- 
nèrent plus  nettement;  leurs  zones,  mieux  séparées,  eurent  des 
tons  qui  marquèrent  la  perspective  et  les  reliefs.  Les  caps  se 
découpèrent;  les  baies  s'ouvrirent.  Mais  la  ligne  des  bords, 
précise  et  compliquée,  se  modifiait  perpétuellement,  selon  le 
biais  et  l'approche  du  caïque. 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Je  désirais  passionnément  de  découvrir  le  temple  d'Aphaïa. 
Je  le  savais  bâti  sur  un  plateau  très  élevé.  Je  le  cherchais,  des 
yeux,  suivant  la  courbe  des  montagnes  que  dentelait  la  quan- 
tité des  arbres  pointus  ;  en  divers  endroits,  les  fûts  des  pins  se 
dressaient  comme  des  colonnes.  Enfin,  je  le  pus  reconnaître, 
élégant  et  grêle,  tout  blanc  et  placé  parmi  les  feuillages  comme 
un  bijou  dans  une  chevelure. 

Egine  est  belle  entre  toutes  les  îles  par  sa  forme  régulière 
et  pourtant  variée,  forte  et  pourtant  gracieuse.  Puis  elle  a  son 
manteau  de  forêts  noires,  vertes  et  grises.  Elle  a  encore,  pour 
émouvoir,  sa  renommée  tragique  et  sa  réputation  d'avoir  inventé 
un  sourire.  De  terribles  aventures  l'ont  dévastée  et  elle  n'a  pas 
flori  longtemps.  Ses  rivaux  ne  lui  surent  pas  gré  de  porter  le 
nom  d'une  jeune  fille  en  l'honneur  de  qui  Zeus  fit  de  superbes 
folies  :  pour  l'approcher,  il  se  muait  en  flammes.  Il  attestait 
ainsi  l'amour  que  la  jeune  ^Egina  lui  inspirait;  et  il  eut  d'elle 
un  fils,  ^aque,  lequel  est  à  présent  l'un  des  trois  juges  des 
enfers.  Avant  cela,  Egine  s'appelait  Oïnonè,  mais  à  une  époque 
si  reculée  qu'on  n'en  peut  rien  dire  avec  confiance.  Dès  après 
la  guerre  de  Troie,  elle  subit  la  domination  des  Doriens  d'Epi- 
daure;  puis  les  rois  d'Argos  la  soumirent.  Mais,  au  commence- 
ment du  VI®  siècle,  Egine  secoua  toute  servitude.  Alors,  elle  fut 
opulente  et  ingénieuse  ;  elle  excella  dans  le  fm  travail  des  mé- 
taux, fabriqua  des  poteries  et  tira  de  ses  fleurs  des  parfums 
qu'elle  vendit  aux  connaisseurs  jusqu'en  Orient.  Elle  eut  ses 
artistes,  Smilis,  Gallon,  Glaukias  et  Onatas.  Elle  s'enrichit  par 
le  commerce.  Elle  envoya  de  toutes  parts  ses  navires;  et  les 
navires  étrangers,  qui  venaient  d'Egypte,  d'Italie  ou  d'ailleurs, 
faisaient  relâche  dans  ses  ports. 

Les  Athéniens  la  trouvèrent  gênante  et  Périclès  la  compa- 
rait à  une  taie  qui  eût  aveuglé  le  Pirée.  Ce  fut  le  signal  des 
violences.  Egine,  pour  qu'on  la  laissât  tranquille,  envoya  des 
bateaux  et  des  hommes  à  la  bataille  de  Sa  lamine,  des  soldats  à 
Platées  et  àMycale,  Mais  Athènes  jura  de  s'en  débarrasser.  Elle 
détruisit  la  flotte  éginète,  puis  la  ville  et,  pour  plus  de  sûreté, 
chassa  les  habitans.  Ils  revinrent  ensuite,  quand  Lysandre 
vengea  les  victimes  de  la  suprématie  athénienne.  Ils  revinrent 
décimés,  découragés.  C'était  fini,  à  tout  jamais,  de  l'originalité 
qu'Egine  avait  réalisée.  Plus  tard  et  beaucoup  plus  tard,  les  Véni- 
tiens, Barberousse  et  Morosini,  les  diff'érentes  barbaries  et  les 


LE    SOURIRE    d'aTHÈ.XA.  333 

férocités  de  toute  espèce  n'eurent  à  s'exciter  que  contre  une 
île  morte. 

Egine  véritable  avait  duré  seulement  un  siècle  et  demi, 
mais  à  l'époque  privilégiée  du  génie  grec,  lors  de  son  plus  bel 
achèvement;  et  elle  disparut   quand  la  décadence  commença. 

Les  premiers  débuts  des  arts  et  de  la  pensée  qu'ils  mani- 
festent sont  rudes  et  dépourvus  d'un  vif  attrait;  et  ils  éveillent 
notre  curiosité  :  leur  maladresse  écarte  notre  sympathie.  Ensuite, 
l'adresse  va  jusqu'aux  plus  évidentes  roueries;  et  alors,  nous 
nous  désintéressons  de  prouesses  faciles  et  insignifiantes.  Mais, 
entre  le  sauvage  archaïsme,  qui  prélude  opiniâtrement,  et  le 
vain  triomphe  de  la  seule  habileté,  il  y  a  une  courte  période 
qu'on  a  coutume  de  dire  encore  archaïsante  et  qui  est  exactement 
celle  de  la  perfection.  Elle  ne  dure  pas  longtemps:  pour  la 
Grèce,  elle  va  du  vi®  siècle  au  milieu  du  v®.  Et,  par  un  singulier 
bonheur,  c'est  alors  qu'a  flori  Egine,  île  deux  fois,  île  que 
baignent  dans  l'espace  les  flots  méditerranéens  et  île  aussi 
qu'entourent  dans  le  temps  le  mystère  des  origines  et  de  la 
dégénérescence,  Egine  précieuse  ainsi  entre  toutes  les  îles. 

Nous  arrivâmes  à  une  petite  baie.  Il  y  avait,  sur  la  berge, 
une  troupe  de  gens  qui  étaient  venus  à  notre  rencontre;  de 
jeunes  gaillards  se  proposaient  de  nous  guider  vers  le  temple;  et 
de  petites  filles  nous  amenaient,  pour  le  trajet,  de  braves  ânons. 
Il  y  avait  aussi  des  pêcheurs  qui  assommaient  des  pieuvres.  Ce 
n'est  pas  un  travail  commode  :  ils  les  prenaient  et,  maintes  fois, 
ils  les  projetaient  sur  le  roc,  aussi  fort  qu'ils  le  pouvaient,  avec 
une  sorte  de  gémissement  rythmé.  La  bête  gélatineuse  et  nacrée 
s'aplatissait,  se  contractait;  vite,  elle  était  reprise  et,  de  nou- 
veau, projetée.  Cette  besogne  avait  un  air  de  sauvagerie  avec 
lequel  contrastait  gentiment  la  mine  avenante  et  souriante  des 
garçons  et  des  filles  qui  étaient  là  et  qui,  sans  autre  insis- 
tance, avec  une  nonchalance  courtoise  et  amusée,  nous  off"raient 
leurs  services. 

La  montagne  se  dressait  devant  nous  et  ne  laissait  devant 
elle  qu'une  plage  étroite.  Aucun  village  ne  se  montrait;  une 
cabane  seulement  et  puis  une  chapelle  toute  petite.  Le  temple 
était  invisible;  et  l'on  n'apercevait  pas  de  route.  Cette  douzaine 
d'Eginètes  qui  nous  accueillirent,  on  eût  dit  de  naufragés  qui 
n'ont  pas  trouvé  d'asile  et  qui,  au  bord  de  l'île  impénétrable, 
attendent;  mais  leur  gaieté  nous  rassurait  à.  leur  propos. 


334  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Un  chemin  que  nous  n'aurions  pas  deviné  nous  éloigna  de 
la  mer.  Le  soleil  dorait  les  arbres.  Dans  un  creux,  entre  des 
vallons,  un  verger  tranquille  nous  invita.  Il  y  avait  une  tonnelle, 
avec  une  table  de  bois  et  un  banc  rustique.  On  nous  donna  du 
café,  succulent  et  chaud,  parfumé  de  cannelle.  Le  café  fut  notre 
gourmandise;  il  y  en  eut  une  autre  :  le  silence.  Même  si  l'on  a 
voyagé,  l'on  ne  connaît  pas  beaucoup  d'endroits  où  le  silence 
ait  tout  son  charme.  On  se  les  rappelle  et  on  les  énumère,  on 
les  raconte  comme  ferait  une  dévote  les  reposoirs  de  la  proces- 
sion. Chacun  d'eux  a  quelque  attrait,  et  plusieurs  sont  déli- 
cieux, laissent  un  souvenir  que  les  mots  ne  définissent  pas  et 
qui  enchante  l'imagination.  Le  silence  que  j'ai  trouvé  dans  ce 
verger  d'Egine,  la  lumière  l'embellissait;  et  la  chaleur,  sans 
l'accabler,  le  rendait  mol  et  voluptueux.  Des  figuiers,  des  mûriers 
et  des  grenadiers  étaient  la  parure  de  ce  verger  dormant.  Des 
plants  de  choux  et  de  tabac  ornaient  le  sol.  Il  y  avait  aussi  des 
géraniums  et  des  roses.  Des  guêpes  bourdonnaient;  et  des 
colombes  volaient  si  près  de  nous  que  nous  entendions  le  batte- 
ment de  leurs  ailes  :  l'une  même  nous  éventa.  Le  ciel  était  d'un 
bleu  mouvant;  l'impalpable  azur  y  frémissait.  Le  silence  était 
radieux. 

11  faut,  par  vingt  détours,  grimper  le  sentier  qui  mène  au 
temple.  Il  est  bordé  de  cyclamens  et  d'asphodèles.  Il  circule 
parmi  le  bois,  qui  est  touffu  aux  cimes  et,  vers  le  bas,  très 
aéré  :  ce  sont  des  sapins  verts  et  jaunes.  L'on  avance  dans  leur 
odeur,  que  la  chaleur,  ce  jour-là,  excitait  et  qui  rôdait  en  bouf- 
fées. Beaucoup  de  sapins  étaient,  à  quelque  hauteur,  blessés 
d'une  large  entaille;  il  en  coulait  de  la  résine  que  recevaient, 
au  pied  de  l'arbre,  des  pierres  creusées  comme  des  coupes. 
Cette  résine,  les  Grecs  la  mêlent  à  leur  vin.  Et  ces  coupes, 
c'étaient  parfois  des  cailloux  un  peu  dégrossis,  parfois  de  mécon- 
naissables débris  du  temple.  Elles  donnaient  assez  bien  le  senti- 
ment de  la  vie  antique  et  de  ses  stratagèmes  durables  qu'ont 
inventés  les  pâtres  des  idylles. 

Après  avoir  escaladé  de  longs  sentiers  de  chèvres,  glissans 
à  cause  des  aiguilles  de  pins  qui  les  couvrent  et  si  déserts 
qu'on  se  croit  perdu  dans  une  île  abandonnée,  l'on  parvient  à 
une  terrasse  où  d'abord  on  est  ébloui.  La  lumière  qui,  au  tra- 
vers des  arbres,  ne  lançait  que  des  fléchettes  éparses,  est  là  sur 
son  estrade;  elle  a  de  l'espace  et  danse. 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  33'J 

Elle  danse  au  parvis  du  temple  et  accomplit  un  rite  superbe, 
le  seul  que  le  temple  ait,  dans  sa  désuétude,  conservé.  Elle  rem- 
place les-prètres,  les  fidèles,  les  chœurs,  les  ballerines  et  jus- 
qu'aux joueurs  de  flûte,  tant  ses  clartés  aiguës,  stridentes,  sont 
analogues  à  une  musique. 

Et  le  temple  est  le  diadème  de  la  montagne. 

Il  a  ses  colonnes  debout,  relices  par  les  architraves,  ses 
colonnes  fines  et  bien  espacées;  dans  les  intervalles,  il  y  a  le 
ciel.  Quand  il  avait  sa  toiture  et  ses  murailles  intérieures,  il 
était,  en  ce  lieu  élevé,  le  refuge  de  l'ombre  :  elle  demeurait  dans 
la  cella  close  ;  et  la  lumière,  qui  l'avait  chassée  des  alentours,  ne 
l'y  poursuivait  pas.  Maintenant,  large  ouvert  à  toutes  les  fan- 
taisies aériennes,  il  laisse  la  lumière  envahir  la  place  qu'il  tenait 
fermée;  et  l'on  dirait  que  c'est  elle,  joueuse  pareille  à  la  mer, 
qui  l'a  battu  de  ses  houles  et  démoli,  afin  de  mener  au  travers 
des  colonnes  ses  farandoles  de  rayons. 

Je  montai  au  temple  et  j'y  entrai;  la  brise  était  comme  de 
la  lumière  qui  court  et  qui,  au  passage,  vous  frôle  le  visage  et 
les  mains. 

De  là-haut,  quelle  vue  admirable  et  qui  s'étend  si  loin, 
parfaitement  nette  jusqu'au  cercle  doré  de  l'horizon,  que  la 
forme  de  la  terre,  on  se  le  figure,  vous  empêche  seule  de  voir  les 
extrêmes  pays  au  delà  des  mers  et  des  continens  ! 

L'île  déroule  ses  vallonnemens;  et  l'on  découvre  des  pay- 
sages imprévus,  des  paysages  de  verdure.  Quant  aux  villes  et  aux 
villages,  ils  sont  cachés  dans  les  plis  du  terrain.  L'on  ne  voit 
que  les  cimes  des  arbres;  et  c'est  une  immense  émeraude  ainsi 
taillée  que  les  lueurs  y  jouent  librement,  claires  ou  foncées, 
luisantes  ou  mates,  quelquefois  ternes,  afin  qu'auprès  d'elles  se 
détache  un  plus  vif  reflet.  Aux  sapins  se  mêlent,  de  place  en 
place,  quelques  oliviers  gris  et  des  cyprès  noirs.  11  se  fait  de 
jolies  combinaisons  de  couleur;  et,  sans  qu'il  y  ait  de  nuages 
devant  le  soleil,  il  passe,  de  temps  à  autre,  sur  l'abondance  des 
feuillages,  de  grandes  ombres.  Elles  viennent  l'on  ne  sait  d'où. 
Et  c'est  le  vent  qui  les  amène.  Elles  traînent  comme  le  man- 
teau d'un  fantôme  invisible  sur  un  gazon,  et  disparaissent.  La 
verdure  épaisse  montre  la  richesse  variée  de  ses  trésors  ;  elle  y 
met  une  fastueuse  coquetterie. 

Les  lointains  sont  admirables  :  Athènes  et  son  acropole 
finement  ciselée,  mince  objet  d'art  posé  dans  la  poussière  jaune 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  rose,  Salamine,  les  côtes  dentelées  de  l'Argolide  et  puis,  au 
large,  les  îles,  pareilles  à  des  fleurs  d'eau  ;  pareilles  à  des  nym- 
phéas roses,  rouges,  blancs,  jaunes;  pareilles,  les  plus  petites, 
à  des  pétales  qui,  du  ciel  épanoui,  seraient  tombés  sur  la  mer. 

Et  l'on  dirait  que  la  mer  a  fleuri. 

Elle  est  merveilleusement  bleue;  et  elle  arrange,  et  elle 
organise  au  gré  de  son  perpétuel  mouvement  les  nuances  mul- 
tiples de  l'azur. 

Il  y  a  trois  anneaux  qui  nous  entourent,  l'anneau  d'éme- 
raude,  l'anneau  d'azur,  puis  l'anneau  doré  des  promontoires;  et 
il  y  a  le  ciel  qui  prodigue  la  splendeur  de  son  lumineux  cristal. 

Pontiôn  kumatôn  anèrithmon  gélasma,  rire  innombrable  de 
la  mer,  —  ces  quatre  mots  d'Eschyle  vous  chantent  à  l'esprit  et 
aux  oreilles,  quand,  du  temple  éginète,  vous  regardez  le  bel 
espace,  préparé  pour  des  arrivées  divines.  Et  telle  est  l'adorable 
gaieté  du  paysage. 

Un  peu  de  brise  frôle  la  surface  unie  de  la  mer.  Elle  y  des- 
sine des  plis  menus  et  analogues  aux  petits  angles  retroussés 
par  lesquels  les  peintres  anciens  marquaient  si  justement  l'agi- 
tation des  vagues.  Ce  sont,  parmi  la  mer,  autant  de  lèvres  sou- 
riantes. Elles  bougent;  et  l'innoTnbrable  sourire  parcourt  les 
flots.  Il  y  éveille  une  allégresse  miraculeuse.  Il  gagne  les  hori- 
zons et  il  emplit  de  son  heureux  symbole  le  paysage.  Le  paysage 
tout  entier  n'est  qu'un  sourire  immense  et  glorieux. 

0  Egine,  tu  as  reçu  des  flots  environnans  et  du  ciel  et  de 
lointains  rivages  le  sourire  que  tu  croyais  inventer. 

Le  temple  d'Àphaïa,  dont  il  ne  subsiste  que  les  colonnes  et 
les  architraves,  était  surmonté  de  frontons  adorables.  Je  les  ai 
vus,  dans  leur  exil  bavarois,  à  la  glyptothèque  de  Munich  où  on 
les  relégua,  le  prince  Louis  en  ayant  fait  l'emplette.  Les  pierres 
ont  leur  destinée,  souvent  extravagante;  et  les  débris  de  l'art 
grec,  épars  dans  le  monde,  charment  ici  ou  là  les  barbares  qui 
les  ont  emportés  :  ainsi  les  petites  esclaves  ravies  sur  les  côtes 
de  l'Asie  Mineure  ou  de  l'Hellade  amusaient  de  leur  danse  ou 
de  leur  chant  les  pirates  des  mauvais  pays  et  leur  enseignaient 
une  grâce  imprévue. 

Les  frontons  d'Egine  datent  exactement  de  l'époque  qui  a 
suivi  les  guerres  médiques.  Le  sculpteur  y  avait  représenté  de 
mémorables  épisodes.  C'est  Héraklès  et  Télamon,  fils  d'^^aque, 
luttant  contre  le  perfide  Laomédon  ;  et  c'est  Ajax  et  Teucer  défen- 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  337 

dant  contre  une  bande  de  Troyens  le  corps  de  Patrocle.  Tous  les 
peuples  de  la  Grèce  puisaient  à  l'épopée  d'Homère  le  sujet  de 
leurs  images  préférées,  et  ils  mettaient  au  premier  plan  les  héros 
dont  ils  s'enorgueillissaient.  La  postérité  du  vieil  ^aque  était 
la  gloire  des  Éginètes.  L'impartial  Homère  suffisait  aux  prédi- 
lections universelles.  Armée  en  guerrière  et  vêtue  de  sa  longue 
robe  plissée,  Athèna  présidait  à  ces  combats  où  Télamon, 
Teucer  et  Ajax  marquaient  leur  suprématie.  Les  guerriers,  por- 
teurs de  lances,  de  casques  et  de  boucliers,  sont  nus.  Larges 
d'épaules,  minces  de  ceinture,  vigoureux,  musclés,  ils  font  des 
gestes  élégans.  Ils  n'ont  pas  l'air  d'être  à  la  bataille,  mais  plutôt 
à  un  exercice  où  le  plus  beau  aura  le  prix.  Le  plus  beau,  et  le 
plus  joli  même.  Du  reste,  il  n'y  a  point  de  mêlée,  ni  de  fureur, 
en  ces  rencontres  de  héros  accomplis;  l'on  n'y  remarque  pas  la 
rude  confusion  qui,  sur  l'un  des  frontons  d'Olympie,  iîgure  la 
querelle  des  Lapithes  et  des  Centaures.  Chacun  des  combattans 
est  à  peu  près  seul,  en  son  attitude,  et  travaille  pour  soi  :  il  tra- 
vaille à  être  charmant;  et,  qu'il  darde  la  lance,  ou  bande  l'arc, 
ou  meure,  il  veille  à  se  bien  présenter.  L'anatomie  est  savante, 
fine,  complète.  Le  geste  aussi  est  naturel. 

Car  il  ne  faudrait  pas  qu'on  se  méprît  sur  le  caractère  de 
l'élégance  que  je  signalais.  Ce  n'est  pas  celle  qu'ont  recherchée 
et  que  prisent  encore  les  peintres  et  les  sculpteurs  de  la 
décadence,  si  emphatique  et  sottement  soumise  aux  règles  d'une 
rhétorique  forcenée.  Les  sculpteurs  d'Egine  ont  une  autre  affec- 
tation :  l'extrême  simplicité;  ils  se  distinguent  de  nos  artistes 
redondans,  un  peu  comme  l'éloquence  attique,  nerveuse  et  sèche, 
de  la  grasse  éloquence  asiatique. 

Le  résultat,  pour  les  frontons  d'Egine,  le  voici.  Ces  combats 
que  la  présence  d'Athèna,  d'Héraklès  et  le  cadavre  de  Patrocle 
rendraient  augustes  ont  l'air  d'un  jeu,  réglé  à  merveille  et  dont 
les  amateurs  s'amusent  avec  grâce. 

On  a  bien  davantage  encore  cette  impression,  si  l'on  regarde 
les  visages.  Tous,  ceux  même  des  blessés,  sourient.  Ce  ne  sont 
pas  leurs  lèvres  seulement  dont  les  commissures  se  relèvent; 
mais  les  yeux,  un  peu  bridés,  tirés  vers  les  tempes,  marquent 
une  étrange  gaieté,  moqueuse,  plaisante. 

Ce  sourire  est  fameux,  dans  l'histoire  de  l'art.  On  l'appelait 
jadis,  à  tout  hasard,  éginétique.  On  l'appelle  archaïque,  main- 
tenant, et  on  le  considère  comme  l'un  des  signes  les  plus  évidens 
TOUS  m.  —  1911.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  maladresse  naïve  et  qu'excuse,  d'ailleurs,  assez  l'époque,  si 
jeune  et  primitive.  Car  nos  esthéticiens  ont,  une  bonne  fois, 
accordé  leur  créance  à  l'idée  du  progrès. 

La  maladresse  des  sculpteurs  éginètes?...  Mais,  en  vérité, 
quand  l'adresse  aura  fait  quelques  progrès  encore,  la  décadence 
sera  commencée.  L'habileté  des  sculpteurs  éginètes,  tout  la 
révèle  :  l'ensemble  et  le  détail.  Ils  ont  étudié  avec  délicatesse 
la  structure  des  corps,  leur  équilibre,  l'activité  des  muscles  et 
leurs  effets  réciproques.  La  variété  des  poses  témoigne  d'une 
invention  subtile  et  ingénieuse.  Ils  travaillent  très  bien  la  pierre  ; 
ils  lui  donnent  de  la  souplesse  et  de  la  force  ;  ils  sont  les  maîtres 
de  leur  matière  et  de  leur  instrument.  Et  l'on  voudrait  que  le 
sourire  des  figures  attestât,  tout  bonnement,  la  gaucherie  de 
l'artiste?  Bref,  l'artiste  n'aurait  su  faire  un  visage  que  souriant?... 
Quelle  drôle  d'idée  et  qu'on  n'a  guère  envie  de  mener  à  l'ab- 
surde :  elle  y  est  !.. . 

Ou  bien,  pour  se  débarrasser  de  l'énigme  que  pose  un  tel 
sourire,  on  dit  :  —  C'était,  que  voulez-vous?  la  mode,  en  ce 
temps-là;  il  fallait  que  sourît  le  visage  des  statues. 

Somme  toute,  on  n'y  peut  rien!...  Et  l'on  cite,  comme  un 
autre  exemple  de  ces  modes  qui  signalent  certaines  époques  de 
l'art,  les  tailles  singulièrement  contournées,  un  peu  déhan- 
chées, des  vierges  que  le  xiv®  siècle  sculpta. 

Encore  faut-il  qu'on  rende  compte  de  ces  modes  ;  il  ne  suffit 
pas  de  les  présenter  comme  des  toquades.  Au  xiv^  siècle,  les 
femmes  eurent  le  goût  de  robes  très  longues  et  lourdes  et 
qu'elles  devaient  relever  avec  un  peu  d'effort  ;  elles  appuyaient  à 
la  hanche  leur  main  chargée  d'étoffe.  Quelques-unes  le  firent  si 
joliment  qu'un  nouvel  aspect  de  la  grâce  féminine  fut  inventé, 
plut,  séduisit  les  imaginations.  Et  comment  ne  pas  décerner  à 
la  Vierge,  belle  entre  les  femmes  comme  un  lys  entre  des  ronces, 
un  attrait  que  les  yeux  d'alors  subissaient  avec  délice?... 

Pareillement,  le  sourire  éginétique  a,  sans  nul  doute,  une 
signification;  et  l'on  n'a  rien  dit,  quand  on  a  constaté  qu'il  était 
à  la  mode  pendant  le  vi'=  siècle  de  la  Grèce  et  le  commencement 
du  v^,  si  l'on  n'a  aucune  raison  de  considérer  comme  des 
insensés  les  artistes  qui,  au  fronton  du  temple,  faisaient  sourire 
les  blessés  et  les  mourans. 

Ce  caractère  est,  notons-le,  d'une  autre  qualité  que  la  tor- 
sion bizarre  des  vierges  trecentistes.  Il  ne  modifie  pas  l'attitude 


LE    SOURIRE    d'aTHÊNA.  339 

des  personnages,  mais  leur  physionomie,  qui  est  le  miroir  de 
leur  âme.  Et  si  l'on  prétend  que  les  sculpteurs  d'Egine  n'al- 
laient pas  chercher  si  loin,  songeaient  à  l'agrément  décoratif  de 
leurs  frontons  et  ne  souhaitaient  pas  de  rendre  jusqu'à  des 
nuances  de  sentiment,  l'on  élude  avec  gaillardise  la  difficulté; 
l'on  affirme  avec  désinvolture  le  contraire  de  la  vérité. 

Qu'on  examine  un  peu  l'admirable  et  charmant  Héraklès, 
si  bien  casqué  d'une  tête  de  lion  et  qui,  agenouillé,  vient  de 
lancer  une  flèche  de  son  arc.  Oui,  la  flèche  vient  de  partir;  et 
l'archer  garde  encore  la  pose  qu'il  avait  prise  pour  viser  :  mais 
il  va  se  dresser.  Le  corps  se  rejette  en  arrière;  le  genou  droit  se 
soulève  de  terre;  la  jambe  gauche  n'appuie  déjà  que  du  talon; 
le  mouvement  du  corps  continue  l'effort  qui  servit  à  bander 
l'arc  et  il  va  mettre  l'archer  debout.  Or,  le  geste  n'est  pas  seu- 
lement celui  d'un  bon  archer;  mais  il  indique  la  joie,  le  défi, 
l'orgueil,  la  curiosité  de  voir,  là-bas,  choir  l'ennemi  que  la 
flèche  n'a  point  manqué.  Le  visage  sourit.  L'archer  divin 
s'amuse.  Son  visage  s'amuse,  et  tout  son  corps. 

Ce  sourire,  qui  nous  étonne  et  dont  la  spiritualité  rayonne 
sur  toute  la  composition  des  frontons  éginèles,  nous  ravit.  Et, 
même  si,  dès  le  prime  abord,  il  ne  livre  pas  son  secret,  il  nous 
captive,  peut-être  à  cause  de  son  mystère,  mais  aussi  pour  son 
aimable  beauté.  Il  nous  fait  penser  à  l'un  des  plus  anciens  sou- 
rires de  la  terre,  au  sourire  mêlé  de  larmes  que  l'inventeur 
universel,  Homère,  attribue  à  la  pathétique  Andromaque,  au 
sixième  chant  de  ['Iliade,  quand  le  petit  Astyanax  a  peur  de  la 
queue  de  cheval  qui  orne  le  casque  d'Hector.  Andromaque  aux 
bras  blancs  sourit;  et  Hector  va  combattre,  il  va  mourir.  Ainsi 
sourient  les  combattans  d'Egine,  les  uns  dans  l'allégresse  de 
la  victoire  et  les  autres  dans  la  douleur  de  la  blessure  ou  de 
l'agonie,  chacun  d'eux  d'une  façon  :  toutes  les  sortes  de  sou- 
rire ont  fleuri  sur  tous  ces  visages. 

Plus  on  les  regarde  et  plus  on  en  subit  la  séduction  merveil- 
leuse. On  les  épie,  on  les  interroge. 

Or,  le  temple  d'Egine  était  premièrement  dédié  à  une  déesse 
Aphaïa  qui  demeure  assez  mystérieuse,  elle  aussi.  Elle  semble 
avoir  une  lointaine  origine  crétoise  ou  bien  être  la  sœur  de  la 
Britomartis  des  Cretois;  et  on  la  rattache  encore  à  la  fille  de 
Zeus,  Artémis.  Quant  à  son  nom,  je  crois  qu'il  nous  reporte 
à    une   racine    qu'on    retrouve  dans  le    nom   d'une   rade,    les 


340  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aphètes,  située  au  Nord  de  l'Eubée  et  désignée  ainsi,  au  dire 
d'Hérodote,  parce  que  les  Grecs,  assemblés  contre  les  bar- 
bares, devaient  en  ce  point  lever  l'ancre.  Il  est  probable 
qu'Aphaïa  fut,  en  son  temps,  une  divinité  de  marins,  la  pro- 
tectrice des  départs,  la  déesse  de  la  minute  où  l'on  enlève  les 
amarres  pour  s'élancer  vers  la  mer  et  ses  voyages. 

Le  sanctuaire  d'Aphaïa,  qui  datait  du  vi®  siècle,  fut  détruit. 
Après  Salamine,  où  les  Eginètes  avaient  eu  leur  rôle,  et  glorieux, 
on  rebâtit  le  temple,  celui  dont  subsistent  les  colonnes,  les 
architraves  et,  à  Munich,  les  frontons.  On  le  dédia,  comme 
l'autre,  à  la  déesse  Aphaïa.  Seulement,  dès  cette  époque,  et  en 
dépit  de  la  brève  entente  que  la  menace  des  barbares  avait 
favorisée,  les  Athéniens  étaient  jaloux  des  Eginètes,  inquiets 
de  leur  puissance  navale  et  de  leur  entregent.  Les  Eginètes  se 
méfièrent. 

Bref,  la  déesse  indigène,  déesse  des  audacieux  navigateurs, 
Aphaïa  des  départs  fut  soudain  remplacée,  au  temple  d'Égine, 
par  une  autre  divinité,  qui  ne  devait  porter  nul  ombrage  aux 
Athéniens,  Athèna.  Et  je  ne  sais  ce  qu'Aphaïa  put  en  penser. 
Les  Eginètes  ne  le  surent  pas  davantage.  A  tout  hasard,  ils  se 
félicitèrent  d'avoir  agi  avec  prudence,  et  voire  avec  malice. 

Il  est  possible  que  je  me  trompe,  —  et,  après  tout,  maintes 
erreurs  sont  les  détours  qui  mènent  cependant  à  la  vérité;  — 
il  me  semble  que  j'aperçois,  aux  frontons  qui  ornaient  le 
temple  d'Egine,  quelque  chose  de  tout  cela  et,  si  l'on  peut  dire, 
la  gaieté  d'avoir  été  circonspect,  un  peu  de  moquerie  ou,  si  le 
mot  paraît  excessif,  du  badinage  autour  de  la  crédulité  athé- 
nienne, autour  du  stratagème  réussi,  autour  de  la  facilité  des 
dieux,  leur  mansuétude  acceptant  les  péripéties,  les  feintes  et 
les  indispensables  artifices. 

Gens  de  négoce  et  d'aventure,  méditerranéens  subtils,  ce 
n'étaient  pas,  ces  Eginètes,  des  mystiques.  Et  non  plus,  ils 
n'allaient  pas  jusqu'à  l'impiété  :  ils  aimaient  beaucoup  trop  les 
légendes  et  les  histoires  qui,  dans  les  ports,  arrivent  de  par- 
tout avec  les  cargaisons,  pour  mépriser  les  anecdotes  qui  com- 
posent l'individualité  des  dieux.  Mais  ils  avaient  aussi  cette 
gentille  familiarité,  cette  cordiale  bonhomie  qui  fait  que,  sans 
pénible  scrupule,  on  relègue,  si  les  circonstances  le  veulent, 
une  ancienne  Aphaïa  et  l'on  accueille  une  Athèna  nouvelle  et, 
somme  toute,  l'on  sourit.  Les  artistes   eginètes,   maîtres  des 


LE    SOURIRE    d'aTIIÈNA.  341 

gestes  élégans,  princes  du  sourire  le  plus  lin,  participaient  au 
sentiment  du  peuple,  et  c'est  lui  qu'ils  ont  exprimé,  sous  les 
espèces  de  la  pierre  et  de  l'ironie. 

A  peine  ose-t-on  formuler  une  telle  conjecture;  et  toutes  les 
précautions  du  langage  n'empêchent  pas  les  mots  de  lui  donner 
une  rigueur  excessive.  Mais  comme,  sur  la  terrasse  du  temple, 
à  Egine,  je  regardais  autour  de  moi  le  paysage  délicieux,  la 
mer  fleurie,  les  îles  épanouies  et  enfin  l'innombrable  sourire 
des  flots,  des  promontoires  et  du  ciel,  j'ai  revu  de  même  que  si 
je  les  avais  eus  sous  les  yeux  les  deux  frontons  que  les  Bavarois 
confisquèrent,  et  qui,  là-bas,  chez  les  barbares,  continuent  de 
sourire,  et  qui,  en  ce  lieu  privilégié  de  leur  naissance,  sou- 
riaient mieux,  souriaient  en  harmonie,  en  juste  accord  et,  pour 
ainsi  parler,  en  complicité  jolie  avec  le  site,  avec  le  décor, 
avec  la  lumière,  avec  toute  cette  gaieté  méditerranéenne  dont 
les  Grecs  ont  fait  leur  génie. 


Le  sourire  éginétique,  on  doit  aller  s'en  éprendre  encore  et 
l'étudier  au  musée  national  d'Athènes,  dans  la  salle  des  ar- 
chaïques. C'est  un  endroit  extraordinaire  où,  des  heures  durant, 
l'on  est  soumis  à  la  fascination  d'un  rêve  immémorial.  Combien 
de  salles  de  musées,  proches  ou  lointains,  n'a-t-on  pas  traver- 
sées, d'un  pas  alerte;  et,  à  des  milliers  de  belles  œuvres,  on 
donne  un  coup  d'œil  d'admiration  rapide  ;  puis,  l'on  s'en  va,  et 
certes  on  regrette  de  ne  pouvoir  entrer  dans  toutes  ces  pensées 
nombreuses  et  importantes  que  réalisent  les  statues  et  les  ta- 
bleaux :  tout  de  même,  on  s'éloigne,  sans  trop  de  peine.  Les 
archaïques  vous  retiennent,  d'une  façon  quasi  despotique. 

Ils  vous  entourent;  et  l'on  est  leur  captif.  Ce  sont  de  grands 
bonshommes,  tout  nus,  rangés  autour  de  vous,  sur  quatre 
lignes.  Et  ils  vous  regardent.  Le  plus  haut  a  plus  de  trois 
mètres.  Plusieurs  n'ont  plus  de  jambes  et  on  les  a  posés  sur 
des  socles,  comme  des  invalides,  des  culs-de-jatte.  De  certains, 
il  ne  reste  que  la  tête.  Les  mieux  conservés  avouent  quelques 
raccommodages;  ou  bien  il  y  a  des  lacunes  dans  la  continuité 
de  leurs  membres.  L'un  d'eux  a  perdu  le  bras  et  l'avant-bras; 
mais,  avec  le  poignet,  la  main  demeure  attachée  à  la  cuisse, 
comme  une  bête  à  un  rocher.  Tous  ces  garçons  de  pierre  taillée 
ont  la  même  attitude  et  la  même  allure.  Campés  droit,  la  tête 


342 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fixe,  les  bras  tombant  le  long  du  corps,  la  jambe  gauche 
avançant  un  peu,  ils  marchent  à  peine  et  ils  ne  font  aucun 
geste.  Ils  sont  effrayans;  et,  d'abord,  ils  ont  l'air  de  morts 
qui,  sortant  de  leurs  tombeaux,  gardent  la  raideur  et  la  lividité 
des  cadavres. 

Mais,  quand  on  vient  de  visiter  les  salles  où  l'art  de  la  dé- 
cadence multiplie  ses  gestes  ronds,  ses  fades  coquetteries,  ses 
grâces  détestables,  son  éloquence  vaine,  l'on  aime  infmiment 
cette  rude  simplicité  d'un  art  antérieur  aux  stratagèmes.  Et  l'on 
en  est,  en  quelque  sorte,  rafraîchi. 

Autant  est  vulgaire  la  posture  théâtrale  de  tous  ces  héros  do 
bronze  et  de  marbre  où  triomphe  la  virtuosité  des  praticiens, 
autant  nous  émeut  le  premier  effort  des  artistes  encore  gênés 
qui  ont  voulu  donner  à  l'inerte  matière  l'aspect  de  la  vivante 
humanité.  C'est  une  chose  admirable  qu'ils  aient  eu,  à  défaut 
de  qualités  plus  commodes,  tout  de  go,  un  style;  et,  dans  sa 
rudesse,  quel  style  noble,  fier,  puissant!... 

Or,  tous  ces  grands  bonshommes  de  pierre  difficilement 
travaillée  sourient.  L'on  est,  au  milieu  d'eux,  environné  d'un 
cercle  de  sourire  ;  l'on  est  comme  dans  une  île  autour  de  la- 
quelle affluerait  le  sourire  innombrable  des  flots. 

Etant  là,  je  me  souvins  d'une  folle  soirée  que  j'ai  passée  cà 
Strielna,  près  de  Moscou.  Dans  une  chambre  illuminée  de 
bougies,  au  restaurant,  nous  avions  fait  venir  les  bohémiennes. 
Vêtues  de  soie  multicolore,  parées  de  bijoux  où  les  diamans 
étincellent  et  les  perles  pleurent,  avec  des  colliers,  des  bracelets, 
des  pendeloques,  elles  arrivèrent.  Leurs  figures  bistrées 
s'éclairaient  de  la  lueur  des  yeux  noirs  et  luisans  ;  leurs  lèvres 
pincées,  leurs  narines  retroussées  frémissaient.  Elles  se  mirent 
à  chanter  et  à  danser,  sur  un  vif  accompagnement  de  guitares. 
Elles  nous  entouraient;  l'agitation  et  le  bruit  les  enivraient  ;  et 
elles  s'élançaient,  tournoyaient  sur  la  pointe  des  pieds,  guin- 
daient  leurs  corps,  crispaient  leurs  mains,  tendaient  leurs  bras. 
Elles  venaient  à  nous,  se  retiraient,  venaient  encore  ;  et  c'était 
une  houle,  avec  des  flux  et  des  retlux,  une  houle  de  musique  et 
de  bonds,  une  houle  de  frénésie.  Le  cercle  des  sourires  ar- 
chaïques, séduisans,  mystérieux,  au  musée  d'Athènes,  me  la 
rappela. 

Qu'ils  sont  émouvans,  ces  sourires  qui  ont  survécu  au  sen- 
timent dont  ils  furent   le  signe,  ces  sourires   dont  l'objet  est 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  343 

perdu  !  Entre  lesdifférens  aspects  que  la  physionomie  présente, 
je  crois  que  le  sourire  est  le  moins  solitaire,  celui  qui  demande 
le  plus  doucement  l'accueil  d'une  amicale  sympathie.  Alors, 
tous  ces  visages  qui  m'entourent  semblent  implorer  l'intelli- 
gence qui  leur  épargnera  d'ètro  isolés  et  relégués  mortellement 
dans  une  absurdité  apparente.  Je  me  figure  quils  souffrent  de 
ne  plus  pouvoir  communiquer  la  gaieté,  une  certaine  gaieté,  que 
leurs  traits  immobilisent.  S'ils  allaient  ne  plus  être  jamais 
compris!  Si  leur  était  infligé  le  supplice  et  le  ridicule  de  sou- 
rire ainsi,  au  long  des  âges  dont  la  durée  lente  est  le  symbole 
de  léternité  1 

Ah  !  que  veulent-ils,  ces  sourires  qui  viennent  d'un  temps 
si  lointain?  que  voulaient-ils,  premièrement,  avant  de  traverser 
le  grand  désert  des  siècles  et  de  l'oubli,  pareils  à  une  caravane 
qui,  en  chemin,  s'égarerait  et  qui  arriverait  trop  tard  en  des 
cités  où  tout  le  monde  serait  mort  à  son  attente?...  Se 
moquent-ils?  et  de  quoi  se  moqueraient-ils?  Ou  bien,  à  qui,  à 
quoi  offriraient-ils  leur  gentillesse  singulière?... 

Ce  qui  les  amusa  est  mort. 

Ces  visages  ne  sourient  pas,  les  uns  et  les  autres,  pareille- 
ment. Certains  ont  un  air  de  plaisanterie  ;  d'autres  sont  graves  ; 
d'autres  marquent  de  la  condescendance  ou  de  la  politesse. 

Une  Victoire,  qu'on  a  déterrée  à  Délos  et  dont  les  jambes 
sont  drôlement  pliées  pour  la  course  rapide,  sourit  si  joliment 
que  les  coins  des  lèvres  haussent  jusqu'aux  pommettes  des 
joues  une  ombre  charmante  ;  et  les  yeux  sont  large  ouverts. 
L'allégresse  du  triomphe  éclaire  tout  le  masque  et  l'on  y  voit 
le  caprice,  l'heureux  hasard,  la  vive  aubaine. 

Dans  une  rangée  de  bustes  éginètes,  l'un  est  un  chef-d'œuvre 
parfait  ;  un  buste  d'homme,  fendu  par  le  milieu  ;  et  tout  le  côté 
droit  n'existe  plus.  L'extraordinaire  profil  !  C'est  un  visage  vo- 
luptueux et  triste,  aux  lèvres  charnues,  souriantes  et  un  peu 
lasses  et  qui  ont  gardé  jusqu'à  l'amertume  la  saveur  délicieuse 
du  plaisir;  c'est  le  visage  d'un  subtil  amateur  de  la  vie  et  qui 
en  connaît  tous  les  fins  agrémens  et  qui  est  revenu  des  aven- 
tures qu'elle  offre,  mais  y  retournera,  tout  de  même,  en  habitué 
qui  sait  qu'on  le  déçoit  et  s'y  résigne,  n'ayant  pas  trouvé  mieux. 

Je  crois  qu'il  faut  rattacher  au  même  effort  d'art  une  ado- 
rable tête  de  bronze,  qui  vient  de  l'Acropole  et  qu'on  a  placée 
dans  une  autre  salle  du  musée  d'Athènes.  Elle  n'a  pas  de  nom. 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  sourire  y  est  un  peu  narquois  et  encore  plus  indulgent;  c'est 
le  sourire  d'un  sage  qui  a  fait,  parmi  les  détours  de  la  pensée, 
les  mêmes  voyages  que  l'autre  sur  les  routes  de  la  sensualité. 
Il  n'en  veut  point  à  la  pensée  de  l'avoir  conduit  un  peu  loin 
sans  le  contenter.  Seulement,  il  n'est  pas  dupe. 

D'autres  sourires  sont  plus  étranges,  pour  avoir  été  d'abord 
posés  sur  des  tombeaux.  Ils  furent  l'ornement  paradoxal  d'idées 
funèbres.  Ainsi,  la  Sphinge  de  Spata,  qui  a  une  tête  de  femme, 
des  ailes  d'ibis  et  un  corps  de  lion,  sourit.  Et  elle  sourit  donc 
à  la  mort.  Il  y  avait,  précédemment,  des  sphinx  en  Assyrie  et  en 
Egypte.  C'est  en  Grèce  que  cet  animal  bizarre  est  devenu  un 
symbole  funéraire,  l'emblème  aussi  de  l'énigme,  —  et  les  deux 
idées  sont  liées  l'une  à  l'autre  ;  —  c'est  en  Grèce  qu'il  a  com- 
mencé de  sourire.  Alors,  tout  ce  que  les  archéologues  diront  ne 
nous  empêchera  pas  d'admirer  ce  sourire  qui  est  l'allégorie  du 
grand  mystère. 

Plusieurs  stèles  de  la  période  archaïque  ont  le  même  sou- 
rire. Ainsi,  le  bas-relief  célèbre  qu'on  appelle,  je  ne  sais  pourquoi, 
le  soldat  de  Marathon  et  qui  est  bien  antérieur  d'un  demi- 
siècle  à  cette  bataille.  Le  sculpteur  fut  Aristoclès  et,  le  mort, 
Aristion  que  voici,  vêtu  en  hoplite  et  qui,  à  petits  pas,  s'avance 
par  les  chemins  d'outre-tombe,  souriant  un  peu.  Ainsi  encore 
une  autre  stèle,  qui  provient  d'Orchomène  et  qui  est  l'œuvre 
d'Alxénor  le  Naxien.  Cet  Alxénor  n'était  pas  très  habile  à  tra- 
vailler la  pierre,  à  dessiner  la  ligne  des  muscles,  à  ménager  le 
champ  de  la  lumière  et  à  répartir  les  nuances  de  l'ombre.  Mais 
la  stèle  qu'il  a  signée  est  empreinte  d'un  charme  ravissant.  Le 
mort,  un  vieillard,  s'appuie  sur  un  long  bâton  qu'il  tient, 
comme  une  béquille,  sous  l'aisselle.  L'une  des  jambes  passe 
devant  l'autre.  A  ses  pieds,  il  a  son  chien,  jeune  et  joueur;  et 
de  la  main  droite,  pendante,  il  lui  tend  une  sauterelle.  Il  incline 
la  tête,  regarde  son  chien,  sourit  avec  mélancolie  et  rêve. 
Comment  a  fait  le  sculpteur  peu  habile  pour  donner  à  ce  tableau 
modeste  un  attrait  de  poésie  poignante,  une  grâce  de  soir  qui 
tombe  et  de  quiétude  alarmée?  La  fin  d'une  journée  et  la  fin 
d'une  vie  se  confondent  en  cette  image,  dont  le  sourire  a  la 
sérénité  ambiguë  des  crépuscules. 

Mais  le  plus  étonnant  prestige  de  la  salle  archaïque,  c'est  la 
ronde  de  ces  hautes  figures  qu'on  a  désignées  longtemps  comme 
des  Apollons  et  qu'il  vaut  mieux  nommer  les    Kouroï,  ou  les 


LE    SOURIRE    d'aTHÊNA.  34S 

jeunes  hommes.  Il  y  en  a  une  douzaine.  Les  plus  anciens 
remontent  jusqu'au  vu*  siècle  et  ils  sont,  pour  la  plupart,  duvi". 
On  les  a  tirés  du  sol  en  divers  lieux,  en  Attique,  en  Béotie, 
au  cap  Sunium,  dans  la  Grèce  d'Asie  et  dans  les  îles,  à  Naxos, 
à  Délos,  à  Rhodes,  à  Santorin.  Ils  sont  en  pierre  ou  en  marbre. 
Quant  à  leur  destination  première,  les  uns  furent  dressés  sur 
des  tombeaux,  et  d'autres  comme  des  offrandes  dans  les  sanc- 
tuaires, et  d'autres  ne  servirent  peut-être,  ici  ou  là,  que  d'orne- 
mens.  L'on  déclare  qu'ils  ne  sont  pas  des  portraits;  et,  pour 
l'affirmer  de  tous,  on  manque  d'argumens  décisifs. 

Ils  se  ressemblent  ;  et  chacun  d'eux  est  tout  de  même  carac- 
térisé de  très  forte  manière. 

Ils  ont,  les  uns  et  les  autres,  la  même  allure  ;  mais  il  y  a 
entre  eux  des  différences  de  carrure,  de  lourdeur  ou  de  sveltesse  : 
surtout  l'expression  des  visages  est,  au  contraire  de  ce  qu'on  dit, 
extrêmement  variée.  Le  Kouros  d'Orchomène  a  la  figure  la  plus 
bestiale,  campée  sur  un  énorme  cou  de  lutteur,  tandis  que  le 
Kouros  de  Volomandra,  au  cou  grêle,  a  de  jolis  traits  de  fille. 
Le  Kouros  géant  du  cap  Sunium,  qui  était  dressé  devant  le 
temple  de  Poséidon  et,  de  ses  yeux  immenses,  regardait  la  mer, 
a  un  visage  de  soleil.  Les  Kouroï  du  Ptoïon  béotien  font  des 
moues  bizarres  et  le  Kouros  de  Théra,  comme  ébloui  de  lumière 
s'émerveille.  Tel  autre  a  un  bon  air  de  modestie  ;  un  autre  raille. 
Les  fabuleux  bonshommes!...  On  interroge  avec  angoisse 
leurs  mines  simples  ou  affectées,  le  silence  rieur  de  leurs 
bouches  et  le  regard  dépeint  de  leurs  yeux. 

Or,  le  type  de  ces  Kouroï  vient  d'Egypte.  Les  archéologues 
discutent  à  ce  propos  ;  mais,  à  maints  détails,  on  reconnaît 
l'influence  de  l'art  pharaonique  :  principalement,  l'aspect  d'en- 
semble est,  en  Egypte  et  dans  la  Grèce  archaïque,  le  même. 
Les  différences  qu'on  a  indiquées  ne  sont  pas  suffisantes  pour 
autoriser,  là-dessus,  aucun  doute.  La  position  des  bras,  celle  des 
jambes,  le  léger  avancement  du  pied  gauche,  les  chevelures 
longues  et  qui,  des  deux  côtés  de  la  tête,  tombent  comme  le 
klaft  égyptien,  la  longueur  mince  de  la  taille,  autant  d'ana- 
logies, —  ei  on  en  signalerait  facilement  d'autres,  —  que  les 
critiques  de  l'antiquité  avaient  aperçues  :  Diodore  constate  la 
parenté  des  statues  égyptiennes  et  de  ces  vieilles  statues 
grecques  dont  il  faisait  hommage  au  mythique  Dédale. 

En  outre,  on  sait  où  et  comment  s'est  exercée  cette  influence. 


34C  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Au  Yii'=  et  au  vi"  siècle,  la  Grèce  et  l'Egypte  furent  en  relations 
perpétuelles.  Par  les  colonies  grecques  d'Egypte  et,  notamment, 
par  iXaucratis,  les  deux  races  firent  plus  que  voisiner  :  elles 
fraternisèrent.  Les  îles  et,  en  particulier,  Samos  répandirent  en 
Grèce,  à  profusion,  les  produits  et  les  œuvres  des  artisans  et 
des  artistes  égyptiens. 

C'est  dans  les  îles  que  naquit  la  primitive  statuaire  grecque 
et  sous  l'influence  vivifiante  des  civilisations  orientales. 

Mais,  si  nous  comparons,  et  fût-ce  avec  un  soin  minutieux, 
les  Kouroï  archaïques  et  leurs  prototypes  égyptiens,  quand 
nous  aurons  une  fois  noté  tout  ce  que  doivent  les  Grecs  à 
l'Orient,  ce  qui  restera  sans  modèle  premier  sera  l'invention  de 
la  Grèce. 

Eh  bien!,  il  restera  le  sourire  des  lèvres,  des  joues  et  des 
yeux.  L'invention  de  la  Grèce,  la  voilà.  Et  la  Grèce  inventa  un 
sourire. 

Il  n'y  a  pas  d'invention  plus  belle,  si  le  perpétuel  sourire  des 
Grecs  anciens  a  des  significations  spirituelles.  Et,  si  l'on  admet 
que  les  sculpteurs  du  vu®  et  du  vi®  siècle,  empruntant  au  dehors 
le  type  de  leurs  statues  et  l'imitant  avec  docilité,  lui  aient  ajouté 
cependant  cette  trouvaille  de  leur  génie  hellénique,  on  admettra 
aussi  que  ce  sourire  ne  soit  ni  une  maladresse  de  leur  ciseau, 
ni  une  manie  de  leur  facture,  mais  une  volonté  qui  devait  cor- 
respondre à  une  idéologie,  plus  ou  moins  netle  et  consciente. 

Avant  de  la  formuler  un  peu,  cette  idéologie  véritablement 
grecque,  —  la  tentative  est  périlleuse  et  demande  des  précau- 
tions, —  allons  voir  encore  ce  sourire,  et  maintenant  à  l'Acro- 
pole, dans  le  triste  musée,  pareil  à  une  cave  et  tout  plein  de 
merveilles,  qui  se  cache  au  creux  de  la  roche,  derrière  le  Par- 
thénon. 

Il  y  a  là  une  petite  salle  où  sont  réunies,  comme  au  musée 
national  les  Kouroï,  les  Corés  ou  les  jeunes  filles.  Et,  comme 
les  Kouroï,  elles  forment  une  ronde  au  milieu  de  laquelle  on  est 
d'abord  éperdu.  Les  jeunes  filles!...  Et,  pour  remplacer  la 
rudesse  des  corps  athlétiques,  voici  la  grâce  des  jeunes  filles 
en  qui  la  Grèce  archaïque  trouva  la  plus  charmante  image  de  la 
féminité. 

Elles  sourient,  les  jeunes  filles,  comme  leurs  frères  énormes. 
Cette  fois,  le  sourire  naît  sur  de  ravissantes  lèvres  qui,  autour 
de  nous,  font  une  couronne  de  roses  épanouies. 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  347 

Qu'il  est  touchant  de  connaître  une  sorte  de  beauté  virgi- 
nale quia  fait  les  délices  d'un  temps  si  lointain  !...  Cet  idéal 
féminin,  les  contemporains  de  Périclès  l'avaient  déjà  méconnu. 
11  était  déjà  suranné,  lorsque  Phidias  sculpta  les  frontons  et  la 
frise  du  Parthénon. 

A  cette  époque,  on  ne  voyait  plus  les  Corés.  Elles  étaient 
mortes  et  on  les  avait  mises  en  terre.  C'est  une  histoire  surpre- 
nante. On  les  dressa,  vers  la  fin  du  vi®  siècle,  dans  une  chambre 
de  l'ancien  Hécatompédon  ;  elles  furent  la  cour  marmoréenne 
dAthèna.  Mais,  en  480,  les  Barbares  d'Asie  arrivèrent;  et  ils 
saccagèrent  toute  l'Acropole.  Ils  démolirent  le  temple  et  ren- 
versèrent les  Corés.  Quand  ils  furent  partis,  les  Athéniens  se 
hâtèrent  de  réparer  la  cella  du  temple.  Mais,  pour  les  Corés,  qui 
en  tombant  s'étaient  cassées,  on  les  jeta  dans  les  déblais  et  on 
les  couvrit  de  terre.  Elles  disparurent  ainsi. 

Elles  ne  virent  la  lumière  du  jour  qu'un  peu  de  temps,  un 
demi-siècle  à  peu  près.  Et  puis  leur  sépulture  a  duré  deux 
mille  trois  cent  soixante-cinq  ans,  durant  lesquels  on  oublia 
même  qu'elles  eussent  jamais  flori.  Enfin,  les  archéologues  les 
retrouvèrent  ;  et  les  voici,  vivantes  de  nouveau,  jolies  et  ra- 
dieuses. Seulement,  elles  ont  changé  de  domicile  et  elles 
n'habitent  plus  un  temple,  mais  un  musée.  Elles  subissent  en 
souriant  cette  avanie  de  la  destinée  impitoyable. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  le  point  de  savoir  quel  était  leur 
office,  dans  THécatompédon.  Certains  critiques  ont  voulu 
qu'elles  fussent  des  Athèna  ;  or,  on  n'aperçoit  en  elles  nul  ca- 
ractère divin.  Les  prêtresses  d' Athèna,  peut-être?  On  ne  leur 
voit  pas  les  insignes  du  sacerdoce.  M.  Lechat,  qui  leur  a  con- 
sacré lé  zèle  d'un  érudit,  les  considère  comme  des  objets  d'art 
que  des  personnes  pieuses  offraient  à  la  divinité  pour  qu'elle  en 
eût  les  yeux  réjouis. 

Mais  je  crois  qu'il  y  a,  dans  l'aventure  des  Corés,  de  singu- 
lières péripéties,  dont  le  détail  nous  échappe;  et  nous  sommes 
tentés  de  les  deviner,  plutôt  que  nous  ne  les  savons. 

Les  Corés  de  l'Hécatompédon  sont  habillées  du  costume 
ionien  :  c'est  le  chitôn,  longue  robe  entoile  de  lin,  et  l'himation, 
sorte  de  châle  qu'on  portait  de  plusieurs  manières.  Jusqu'au 
milieu  du  vi^  siècle,  les  Athéniennes  étaient  uniformément 
vêtues  d'un  péplos  de  laine,  attaché  sur  les  épaules  par  de 
longues   épingles.  Dès  le  premier    quart    du  v^  siècle,   elles 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revinrent  à  ce  péplos.  Le  costume  d'Ionie  avait  duré,  dans 
l'Atlique,  à  peu  près  autant  que  les  Corés. 

Et  Ton  dit  que,  durant  cette  période,  les  Athéniens  avaient 
subi  l'en  allante  ment  de  l'Ionie  et  de  ses  mœurs  et  de  ses  modes. 
Ensuite,  l'invasion  des  barbares  venus  d'Asie  les  aurait  dégoûtés 
de  l'Orient  :  ils  auraient  soudain  repris  l'ancien  usage  grec  et 
le  costume  traditionnel  des  Doriens. 

Mais  Hérodote  en  raconte  bien  d'autres  ! 

Vers  le  milieu  du  vi'^  siècle,  les  Epidauriens,  afm  d'obéir  à 
un  oracle  pythique,  achetèrent  aux  Athéniens  du  bois  d'olivier 
pour  y  sculpter  les  statues  de  Déméter  et  de  Perséphone  :  en 
échange,  ils  décerneraient  tous  les  ans  des  victimes  à  Erechthée 
et  Athèna  Polias.  Or,  les  Eginètes  volèrent  aux  Epidauriens 
les  deux  statues  et  les  emportèrent  chez  eux;  ils  les  placèrent 
au  centre  de  leur  île.  Les  Epidauriens  cessèrent  alors  d'envoyer 
aux  divinités  athéniennes  leurs  offrandes.  Les  Athéniens  récla- 
mèrent, et  les  Epidauriens  leur  répondirent  de  s'adresser  aux 
Eginètes.  Ceux-ci  refusèrent  de  rien  entendre  ;  les  Athéniens 
lancèrent  contre  eux  une  trirème  de  citoyens  énergiques.  Ces 
militaires  avaient  pour  consigne  d'amener  en  Attique  les  deux 
déesses.  Ils  ne  purent  les  prendre.  Ils  attachèrent  des  cordes 
aux  statues  et  tirèrent  dessus  vaillamment;  les  statues  résis- 
tèrent, le  tonnerre  gronda,  la  terre  trembla,  les  militaires 
devinrent  fous,  s'entre-tuèrent:  et  il  n'en  resta  qu'un.  Il  y  a,  dans 
ce  récit,  beaucoup  de  fantaisie  ;  Hérodote  l'avoue.  Mais  il  assure 
que  le  dernier  survivant  se  tira  d'affaire  et,  un  beau  jour, 
reparut  en  son  pays.  Alors,  on  l'entoura.  Il  raconta  que  les 
autres  étaient  morts.  Les  femmes  lui  réclamèrent  leurs  époux,  le 
malmenèrent,  invectivèrent  contre  lui  et,  avec  les  épingles  qui 
sur  leurs  épaules  retenaient  leur  péplos,  elles  le  tuèrent. 

Pour  les  punir,  dit  Hérodote,  on  leur  changea  leur  costume. 
On  leur  interdit  les  épingles  et  on  leur  assigna  le  chitôn  d'Ionie, 
cousu  et  qui,  pour  tenir,  n'a  pas  besoin  d'an  accessoire  dange- 
reux. Peut-être  l'idée  de  quelque  sacrilège  à  expier  se  mêla-t-elle 
à  tant  de  précaution,  car  les  deux  déesses  étaient  dans  l'affaire; 
peut-être  aussi  dut-on  céder  à  quelque  exigence  des  Eginètes. 
Hérodote  affirme  que,  de  son  temps  encore,  les  Argiennes  et  les 
femmes  d'Égine,  par  un  sentiment  de  fatuité  impertinente  à 
l'égard  des  Athéniennes,  affectaient  de  porter  à  l'épaule  des 
épingles  d'un  tiers  plus   longues  que  naguère;   et,   parmi  les 


LE    SOURIRE   d'aTHÈNA.  349 

objets  qu'on  dédiait  aux  deux  déesses,  la  mode  fut  d'offrir  ces 
épingles.  Plus  tard,  après  les  guerres  médiques,  quand  les 
Athéniennes  reprirent  le  costume  dorien,  sans  doute  n'est-ce 
pas  l'Orient  qu'elles  méprisèrent;  mais  Athènes  avait  résolu 
d'en  finir  avec  l'insolence  des  Eginètes  et,  en  dépit  de  tout  ce 
que  ces  gaillards  pourraient  dire,  les  femmes  eurent  de  nou- 
veau le  péplos  et  l'épingle.  Athènes  avait  été  patiente  ;  elle 
s'était  conformée  à  l'oracle  d'Apollon  qui  commandait  de 
tolérer  trente  ans  les  outrages  d'Egine  ;  mais  elle  préparait  sa 
revanche. 

Il  me  paraît  bien  difficile  de  ne  pas  tenir  compte  de  cette 
histoire,  si  l'on  désire  connaître  la  signification  des  Gorés.  Ces 
porteuses  du  chitôn  et  de  l'himation  qui,  au  nombre  d'une 
cinquantaine,  furent  placées  dans  l'Hécatompédon  en  de  telles 
circonstances,  je  me  figure  que  les  Athéniens  les  dédiaient, 
comme  une  dette  religieuse,  aux  deux  divinités  du  sanctuaire 
vénérable,  Athèna  Polias  et  Erechthée.  Ces  deux  divinités  étaient 
privées  de  l'offrande  épidaurienne,  parce  que  les  Athéniens 
n'avaient  pas  su  reprendre  aux  Eginètes  les  statues  d'olivier.  Ce 
n'était  pas  aux  deux  divinités  athéniennes  d'en  souffrir.  Et  on 
leur  consacrait,  comme  une  redevance  expiatoire,  ces  Corés  de 
marbre  dont  le  costum>3  attestait  un  pieux  repentir. 

Telle  est,  si  je  ne  me  trompe,  la  signification  des  Corés 
archaïques. 

Et  alors,  admirons  leur  sourire;  admirons  leur  coquetterie 
adorable.  En  vérité,  l'on  ne  dirait  pas  que  ces  Athéniennes 
charmantes  fussent  humiliées  par  les  fatuités  arrogantes  des 
Argiennes  et  des  Eginètes.  Même,  on  pourrait,  à  cause  de  cela, 
révoquer  en  doute  et  l'anecdote  d'Hérodote  et  les  conclusions 
que  j'en  tire.  Mais,  au  contraire,  il  me  semble  que  leur  attitude 
et  leur  façon  d'être  concordent  parfaitement  avec  les  ripostes 
que  faisait,  dans  les  cas  embarrassans,  l'orgueil  des  cités 
grecques.  Sur  la  voie  sacrée  de  Delphes,  une  cité  victorieuse 
dressait  un  ex-voto  superbe  ;  les  autres  cités  avaient  l'air 
d'accepter  l'offense  ;  elles  attendaient  leur  jour  et  alors  bâtis- 
saient, devant  le  trophée  du  rival,  un  monument  plus  élevé,  plus 
riche  et  plus  beau.  Pareillement,  les  Corés  ne  refusent  pas  le 
costume  qu'on  leur  a  infligé;  elles  ne  refusent  pas  non  plus 
d'acquitter,  auprès  d' Athèna  Polias  et  d'Erechthée,  la  dette  des 
Argiens.  Seulement,  leur  réplique,  c'est  leur  évidente  beauté. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Eues  répondent  :  —  En  ce  costume  sans  épingles,  ne  sommes- 
nous  pas  encore  les  plus  jolies?... 

Elles  sont  délicieuses.  On  n'est  pas  environné  d'elles  sans 
émoi. 

Elles  sont  très  élégantes  et  parées  de  bijoux.  Elles  ont  des 
diadèmes,  des  colliers,  des  boucles  d'oreilles,  des  bracelets. 
Leurs  cheveux  sont  frisés,  disposés  sur  le  front  avec  un  art 
précieux;  et  de  longues  tresses  viennent  en  avant,  tombent  droit 
sur  de  jeunes  seins.  Les  robes,  de  toile  très  fine,  collent  à  leurs 
corps  et,  en  divers  endroits,  le  dessinent  jusqu'à  le  déshabiller. 
Afin  d'orner  le  chitôn  et  l'himation,  il  y  a  de  larges  bandes  de 
broderie  que  l'artiste  a  coloriées  sur  le  marbre  en  bleu,  en  noir, 
en  rouge  et  en  vert.  Il  a  peint  les  cheveux  en  rouge  et  sembla- 
blement  les  lèvres.  Pour  les  yeux,  il  a  fait  un  cercle  noir,  un 
cercle  brun  et  le  point  noir  de  la  pupille  ;  il  a  mis  du  noir  au 
bord  des  paupières.  Je  ne  sais  s'il  n'a  point  un  peu  abusé  de 
toutes  ces  couleurs.  Aujourd'hui  qu'elles  ont  perdu  leur  éclat  et 
que  l'humidité  les  a  lavées  et  doucement  répandues,  elles 
teintent  le  marbre  et  lui  donnent  un  aspect  de  vie,  non  à  la 
manière  de  l'horrible  statuaire  en  trompe-l'œil,  non  à  l'imitation 
de  la  réalité,  mais  selon  les  justes  principes  de  l'art. 

Et,  de  la  main  gauche,  les  Corés,  toutes  les  Gorés,  d'un 
geste  pareil,  relèvent  à  gauche  la  robe  trop  longue  qui  les 
empêche  démarcher  vite,  de  courir  et  les  consacre  à  demeurer 
dans  la  maison  où  elles  sont  des  objets  voluptueux;  ou  bien, 
dehors,  elles  auront  une  démarche  très  attentive,  étudiée. 

Elles  sourient.  L'une  est  une  bien  douce  blonde,  un  peu 
vaniteuse,  aimable  tout  de  même.  Une  autre  se  moque  du 
monde,  un  peu  efi"rontément;  elle  a  de  l'esprit  et  la  bouche 
sensuelle.  Une  autre  est  une  petite  brune  aux  yeux  bleus;  et 
elle  fait  des  mines  et  elle  prend  un  air  bien  averti,  mais  elle  ne 
sait  rien  du  tout.  Une  autre,  avec  ses  yeux  pétillans,  est  un 
mauvais  sujet  fort  aguichant.  Et  une  autre  est  bien  langoureuse; 
avec  ses  paupières  ombrées  et  avec  son  teint  mat,  avec  son 
visage  d'amoureuse  fatigue,  elle  appelle  les  complimens  et  les 
propos  fades.  Une  autre  est  la  boudeuse;  et  comme  on  va 
l'aimer!  Une  autre  est  une  grande  dame  et  qui  demande  des 
égards.  Une  autre,  qui  sourit  de  côté,  semble  perverse  à  ravir. 
Une  autre,  qui  a  des  fossettes  aux  joues,  a  les  yeux  si  ingénus 
qu'elle  plaît  davantage.  Et  une  autre  est  la  pure  beauté.  Elle  a 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  3o1 

gardé  plus  de  couleur;  il  y  a,  dans  sa  physionomie,  un  attrait 
mystérieux.  On  la  dirait  jalouse  d'un  secret  qu'elle  ne  dira 
pas.  Ses  yeux,  vers  les  tempes,  se  relèvent;  ses  joues  sont  tout 
animées  par  le  sourire  des  lèvres. 

Les  archéologues  déclarent  que  ces  Gorés  de  marbre  ne 
sont  pas  des  portraits.  Je  l'ignore,  comme  eux.  Chacune  d'elles, 
en  tout  cas,  est  une  personne  ;  et  elles  sont  différentes  entre 
elles  autant  que  les  petites  femmes  dont  La  Tour  a  peint  les 
âmes  frivoles  et  rêveuses.  La  variété  de  leurs  sourires  est  une 
abondante  et  précieuse  richesse  de  l'esprit.  Quel  trésor  d'une 
fantaisie  admirable  !  Quel  trésor  d'une  coquetterie  dont  les 
nuances  étaient  analogues  à  celles  d'un  jardin  fleuri!  L'on  en 
respire  encore  le  parfum. 

Mais,  bientôt,  l'on  subit  une  mélancolie  extrême,  à  la  pensée 
de  toutes  ces  âmes  qui  furent  gentilles,  fières  et  avenantes  et 
qui  continuent  de  sourire  après  que  l'oubli  est  tombé  comme 
une  cendre  sur  les  objets  de  leur  ferveur  amusée.  C'est  dom- 
mage, ainsi  que  disait  Brantôme,  c'est  dommage  que  le  temps 
anéantisse  les  journées  qui,  sur  des  lèvres  de  jeunes  femmes, 
éveillent  tant  de  gaieté  exquise.  Et  encore  c'est  pitié  que  sur- 
vivent à  leur  plaisir  de  tels  sourires.  On  les  plaint  avec  une 
tendresse  étonnée,  voluptueuse  et  douce;  et  l'on  éprouve,  à  les 
regarder,  un  sentiment  équivoque  où  se  mêlent,  pour  mieux 
vous  alarmer,  l'idée  de  l'amour  et  l'idée  de  la  mort. 


Sur  la  terrasse  d'Égine,  auprès  du  temple  d'Aphaïa,  qui 
devint  le  temple  d'Athèna  et  qui  est  un  portique  où  la  lumière 
mène  ses  farandoles,  je  songeais  à  tous  ces  sourires.  Une  char- 
mante analogie  m'apparut  :  elle  me  fit  voir  ensemble,  et  comme 
trois  couronnes  qui  m'eussent  entouré,  l'azur  et  l'or  de  la  mer 
et  de  l'horizon,  les  Kouroï  archaïques  et  les  Corés  ioniennes, 
trois  couronnes  de  sourires;  et  il  me  sembla  qu'elles  se  réunis- 
saient en  une  seule,  ample,  merveilleuse  et  qu'a  tressée  le  génie 
de  la  jeune  Hellade.  Le  sourire  innombrable  des  flots,  des 
jeunes  hommes  et  des  jeunes  filles,  dans  la  splendide  limpidité 
de  l'air  et  dans  l'odeur  salubre  des  pins,  rayonna  mieux  que  le 
soleil  et  me  persuada  de  n'aller  point  chercher  ailleurs  l'âme 
qu'il  révèle  en  clartés  radieuses. 

C'est  à  Egine  que  je  me  suis    épris  de  ce  sourire,   jusqu'à 


352  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

l'aimer  et,  l'aimant,  jusqu'à  présumer  que  j'en  devinais,  que  j'en 
ressentais  les  significations  lointaines  et  variées.  On  l'appelle 
éginétique  :  les  artistes  éginètes  l'ont  nuancé  de  la  plus  déli- 
cieuse manière.  Mais  il  n'est  pas  né  à  Egine;  il  est  né  là-bas, 
dans  les  îles  dorées  et  roses,  dans  les  Cyclades,  comme  Apollon, 
fils  de  Latone  ;  il  est  né  du  côté  de  l'aurore:  et  le  premier  qui 
le  dessina  sur  la  pierre  avait  longtemps  regardé  les  jeux  que 
font  la  lumière  et  les  vagues.  Le  premier  qui,  sous  ses  doigts,  le 
vit  naître,  nous  lui  prêtons  l'émoi  que  nos  légendes,  ornées  de 
nos  chimères,  attribueraient  à  une  petite  Eve  devant  le  premier 
printemps  de  la  terre:  il  l'admira  et  le  baisa  aux  lèvres,  comme 
j'imagine  cette  petite  Eve  qui  prend  des  roses  dans  ses  mains 
et  les  porte  à  son  heureux  visage.  Ce  sourire  est  né  dans  les 
îles;  puis,  à  travers  la  mer  Egée,  peuplée  de  sirènes,  il  est  venu 
suivant  le  chemin  de  l'aurore  ;  il  est  venu  sur  des  barques 
légères  et  bondissantes  comme  les  chevaux  du  soleil.  Il  aborda 
sur  les  côtes  orientales  de  la  Grèce,  en  Attique  et  en  Argolide. 
Egine  le  reçut,  l'accueillit,  le  favorisa  et  le  mena  plus  loin,  dans 
les  villes  et  les  sanctuaires.  Il  embellit  toute  l'Hellade. 

Ensuite,  il  eut  bien  l'air  de  mourir  ;  et,  durant  de  longs 
siècles,  on  ne  le  vit  plus  :  la  terre  s'était  attristée.  Soudain,  il 
reparut,  et  comme  un  surprenant  miracle,  dans  l'un  des  pays 
du  soleil  couchant  et  à  l'époque  de  saint  Louis,  se  posa  sur 
les  figures  de  la  Vierge,  des  apôtres  et  des  anges,  à  la  cathédrale 
de  Reims,  illuminant  les  symboles  d'une  ferveur  nouvelle. 
Durant  trois  siècles  encore,  il  s'éteignit;  et  enfin,  Léonard  de 
Vinci  le  trouva  comme  un  dépôt  qu'eût  laissé,  dans  l'âme  ita- 
lienne, l'àme  ancienne  de  la  Grèce  au  temps  de  leur  hyménée: 
il  le  posa  sur  les  figures  des  saints  personnages  et  il  le  vit 
fleurir,  emblème  du  mystère,  sur  les  prophétiques  lèvres  de 
Jean  le  précurseur. 

Alors,  le  sourire  qui  était  venu  de  l'Ionie  intelligente  et 
voluptueuse  avait  passé  par  les  mêmes  tribulations  et  entrevu 
les  mômes  espérances  que  la  foule  des  hommes  inquiets.  Il 
annonça  les  promesses  de  la  vie  future  et  indiqua  le  bonheur 
des  élus  ;  il  indiqua  aussi  la  surprise  émerveillée  avec  laquelle 
une  nouvelle  et  vieille  humanité  se  penchait  sur  les  abîmes 
d'une  àme  que  des  sentimens  de  toute  sorte  compliquaient  :  et 
il  fut  l'allégorie  d'une  prévision  surnaturelle. 

Mais,   en  Grèce,  quand  il  arriva,  pareil  à  une  aurore,  et 


LE    SOURIRE    d'aTIIÈNA.  353 

quand  il  s'installa  sur  un  sol  jeune,  parmi  des  hommes  enfan- 
tins, il  était  enfantin  lui-même.  Il  ne  faut  pas  qu'on  le  charge 
d'un  lourd  fardeau  métaphysique;  il  ne  faut  pas  qu'on  le 
soupçonne  de  multiples  intentions.  N'allons  pas  en  faire  un 
théologien  subtil;  mais  il  arriva  comme  un  adolescent  désin- 
volte, qui  court  et  qui  s'amuse  de  son  agilité. 

Si,  devant  les  frontons  d'Egine,  au  milieu  des  Kouroï  et  des 
Corés  d'Athènes,  je  l'ai  peut-être  interrogé  plus  précisément 
qu'on  ne  le  doit,  du  moins  ne  voulais-je  pas  le  traduire  ainsi 
qu'un  rébus;  et  les  mots  que  je  lui  offrais,  pour  qu'il  se  pût 
déclarer  un  peu,  ont  l'inconvénient  de  toute  parole  qu'on  donne 
comme  l'équii^alent  d'une  musique,  d'un  silence  ou  d'un  sou- 
rire :  ils  disent  trop,  à  force  de  ne  pas  savoir  assez  dire. 

Cependant,  et  même  si  mes  interprétations  étaient  toutes 
pleines  d'erreur,  on  ne  devrait  pas  négliger  ce  fait,  que  tout 
l'art  de  la  Grèce  inaugurale  a,  pendant  plus  d'un  siècle,  souri. 
Ce  n'est  point  un  hasard;  et  c'est  une  évidente  volonté,  ou  bien 
c'est  une  spontanéité]  significative.  Au  temps  où  préluda  le 
génie  grec,  on  estima  visiblement  que  le  sourire  était  la  plus 
parfaite  élégance,  était  à  l'égard  de  la  vie  l'opinion  la  meilleure. 
Cela  n'est  pas  une  philosophie  qu'on  ait  rédigée  et  réduite  sous 
la  forme  d'un  système,  non;  mais  cela  suppose  une  philosophie. 
Et  la  constance  de  ce  sourire  nous  invite  à  penser  que  la 
philosophie  dont  il  fut  le  signe  anima  toute  la  vie  grecque  en 
ses  débuts.  Un  peuple  qui  a  voulu  que  sourient  ses  dieux,  ses 
héros  et  les  images  de  lui-même,  livre  ainsi  le  secret  de  son 
âme,  ne  le  sût-il  pas. 

Eh  bien  !  ce  sourire  est  d'abord  une  gaieté  qu'on  n'a  pas 
vue  ailleurs,  une  gaieté  légère  et  fine  et  qui  ne  va  pas  jusqu'au 
rire,  habituellement,  mais  irait  volontiers,  ou  irait  à  la  mélan- 
colie sans  faire  plus  de  chemin;  c'est  une  claire  gaieté  qui  se 
tient,  de  préférence,  à  distance  égale  de  ces  deux  extrémités,  la 
joie  et  le  chagrin.  Les  Grecs  ont  signalé  comme  des  garçons  très 
bizarres  cet  Heraclite  qui  pleurait  toujours  et  ce  Démocrite  qui 
riait  sans  cesse  ;  ils  considéraient  que  la  vie  ne  réclame  et  ne 
vaut  ni  ceci  ni  cela. 

Ils  n'attribuaient  pas  à  la  vie  tant  d'importance;  et,  comme 
ils  avaient  un  goût  très  délicat,  l'excès  de  la  joie  et  l'excès  du 
chagrin  les  choquaient,  il  me  semble.  Ils  recherchaient,  comme 
la  perfection,  la  mesure.  Et  le  sublime  est  tout  autre  chose  : 

TOME  III.  —  1911.  23 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  le  reléguaient  dans  leurs  tragédies.  Ils  redoutaient  les  prodi- 
galités de  la  fortune  et  comptaient  sur  les  justes  revanches  de 
la  Némésispour  établir  une  sorte  d'équilibre  entre  les  hasards. 

Dans  leur  sourire,  il  y  a  de  la  plaisanterie.  Je  ne  crois  pas 
qu'ils  aient  pris,  à  notre  manière,  la  vie  tout  à  fait  au  sérieux. 
Ils  ont  regardé  avec  enjouement  la  vie  et  la  mort.  Ce  n'est  pas 
du  scepticisme;  c'est  plutôt  une  espèce  de  judicieuse  ironie. 

Ils  étaient  familiers  envers  les  dieux  de  leur  Olympe  ;  ils  les 
traitaient  un  peu  comme  de  grands  despotes  avec  lesquels  on 
peut,  somme  toute,  s'arranger.  Ils  étaient  familiers  envers  les 
idées  les  plus  imposantes;  et  ils  ne  les  méprisaient  pas,  mais 
ils  avaient  soin  de  n'être  pas  dupes.  Leur  religion  est  riche  de 
badinage,  leur  patriotisme  entend  raison,  leur  honneur  admet 
la  patience. 

Leur  sourire  indique  l'aisance  heureuse  de  leur  esprit.  Ils  ne 
se  guindaient  pas  ;  et,  leur  esprit,  ils  l'engageaient  à  se  jouer 
parmi  les  phénomènes  et  le  commentaire.  Leur  dialectique  en 
témoigne.  Il  y  a,  entre  les  argumens  industrieux  de  Zenon 
rÉléate  et  les  principes  du  nihilisme  moderne,  la  différence 
qui  sépare  de  la  frénésie  farouche  l'aimable  divertissement. 
Leurs  sophistes  ont  parcouru  toute  la  Grèce  en  y  répandant  le 
plaisir  de  l'ingéniosité  logique.  Et  les  antinomies  nombreuses 
que  pose  et  que  transpose  le  Parménide  de  Platon,  je  les  vois 
comme  le  sourire  de  la  raison  discursive. 

De  même  que  les  alternances  de  la  lumière  et  de  l'ombre 
unissent  délicatement,  fondent  et  combinent  les  diverses  cou- 
leurs d'un  paysage,  le  sourire  accorde  les  contrariétés  de  l'intel- 
ligence. Et,  faute  d'être  bien  attentifs  à  ce  sourire,  nous  sommes 
étonnés  des  mélanges  de  négoce  et  de  religion,  de  gaudriole  et 
de  mysticisme,  d'industrie  et  de  thaumaturgie,  de  gymnastique 
et  de  philosophie,  d'impertinence  et  de  foi  que  présentent 
Délos,  Eleusis,  Epidaure,  Olympie  et  Delphes,  les  sanctuaires 
les  plus  illustres  et  pieux,  où  il  est  certain  que  la  Grèce  a 
réalisé  son  meilleur  idéal.  Le  sourire  assemble  tout  cela;  il 
améliore  la  turpitude  et  il  adoucit  l'orgueil  de  la  beauté  trop 
pure  et  arrogante;  il  npaise  les  querelles  et  concilie  les  inimi- 
tiés. Il  accomplit  une  besogne  un  peu  narquoise  et  fraternelle, 
une  besogne  de  plaisante  charité  intellectuelle. 

C'est  le  sourire  méditerranéen.  Les  rivages  de  cette  mer  si 
bleue  en  sont  enchantés  comme  de  leurs  moissons  de  fleurs.  Et 


XE  SOURIRE  d'athèna.  355 

Ulysse,  qui  l'avait  parcourue  longuement,  a  laissé,  malgré  ses 
malheurs,  un  souvenir  de  jolie  allégresse,  de  gentillesse  et  de 
rouerie. 

C'est  la  gaieté  méridionale,  mais,  par  la  Grèce,  mise  au 
point  d'une  élégance  à  peu  près  divine. 

Et  l'on  a  dit  que  la  Grèce  était  miraculeuse.  Son  miracle  est 
d'avoir  inventé  un  sourire  en  lequel  s'épanouit  la  plus  belle, 
gracieuse  et  intelligente  pensée  de  la  terre. 


Un  soir,  jetais  sur  l'Acropole,  à  regarder  le  Parthénon. 

J'avais,  tout  le  jour,  visité  les  ruines  des  monumens  que  les 
âges  divers  bâtirent  à  la  cime  ou  aux  pentes  du  roc  athénien. 
Et,  de  ma  promenade,  il  me  restait  une  impression  tumul- 
tueuse, à  cause  des  disparates  que  font  les  élémens  du  sanc- 
tuaire. Les  plus  diftérentes  époques  s'y  heurtent;  l'Odéon  d'Hé- 
rode  Atticus  et  le  portique  d'Eumène,  roi  de  Pergame,  sont  un 
voisinage  singulier  pour  les  Propylées  et  pour  la  chapelle 
exquise  de  la  Victoire  aptère.  D'ailleurs,  on  a  détruit  et  emporté 
l'alluvion  turque.  On  a  bien  nettoyé  l'Acropole.  Et,  aujour- 
d'hui, couverte  des  seuls  cailloux  grecs,  elle  a  un  peu  l'aspect 
d'une  plage  qu'aurait  longtemps  lavée  la  mer  et  d'où  la  mer, 
comme  la  vie,  se  serait  enfin  retirée. 

C'est  un  lieu  sec,  sans  ombre,  et  que  chauffe  le  soleil. 

Les  disparates  qu'on  y  aperçoit  ne  résultent  pas  seulement 
des  époques  différentes.  Mais,  en  un  même  temps,  on  a  vu  les 
Athéniens  aller  au  théâtre  de  Dionysos,  où  les  histrions  ridicu- 
lisaient Asclépios  le  guérisseur,  et,  tout  à  côté,  à  l'Asclépieion, 
où  les  prêtres  du  dieu  médecin  vous  guérissaient.  Le  Parthénon 
nous  donne  à  concevoir  une  religion  de  philosophes,  à  laquelle 
se  plut  Périclès  ;  et,  au  musée  de  l'Acropole,  j'ai  vu  les  débris 
de  rtlécatompédon,  les  fragmens  d'une  statuaire  absurde,  avec 
Triton,  avec  Typhon,  avec  des  monstres  d'enfer  et  qui  res- 
semblent davantage  à  de  diaboliques  imaginations  qu'à  des 
symboles  de  pures  idées:  ils  ressemblent  aux  démons  comiques 
et  horribles  qui  font  leur  partie  dans  le  Jugement  dernier  de 
nos  cathédrales. 

Ce  que,  d'habitude,  on  raconte  et  l'on  affirme,  au  sujet  du 
rationalisme  grec,  je  l'ai  cherché  :  je  ne  l'ai  pas  trouvé.  L'on 
présente  les  Grecs  comme  un  peuple  de  penseurs  que  gouver- 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nait  la  sagesse  d'Alhèna.  Mais  je  crois  qu'il  n'y  eut  jamais  un 
peuple  raisonnable.  La  vie  des  hommes  n'est  jamais  menée  par 
la  raison  ;  et  l'on  a  tort  de  se  figurer  la  religion  des  Grecs 
comme  l'allégorie  d'une  doctrine  rationnelle. 

Barthélémy  Hauréau,  en  tête  de  son  Histoire  de  la  philoso- 
phie scolastique ,  a  inscrit  cette  parole  émouvante  :  «  Heureux  les 
peuples  qui  n'ont  pas  de  livres  sacrés!...  »  Les  Grecs  ont  eu  leurs 
livres  sacrés;  ou  bien,  ils  en  ont  eu  l'équivalent  :  les  mystères 
d'Eleusis  le  prouvent.  Et  ils  avaient  un  rituel,  une  liturgie;  ils 
avaient  de  savans  exégètes,  qui  ne  permettaient  pas  qu'on  négli- 
geât l'exactitude  et  la  lettre  du  dogme  et  des  cérémonies. 

Dans  sa  belle  Histoire  des  Grecs,  Louis  Ménard  a  compli- 
menté ses  héros  de  n'avoir  pas  été  soumis  à  un  clergé.  Mais  ils 
ont  eu  un  clergé.  11  est  vrai  que  la  plupart  des  fonctions  reli- 
gieuses étaient,  en  somme,  des  magistratures  qu'on  exerçait 
pendant  une  période  assez  courte.  Cela  ne  modifie  pas  abso- 
lument le  caractère  du  prêtre.  Et  nous  savons  qu'à  Olympie, 
par  exemple,  —  ailleurs  aussi,  —  les  fonctions  religieuses  appar- 
tenaient à  quelques  familles  sacerdotales  qui  gardaient  jalou- 
sement la  tradition  et  maintenaient  leurs  prérogatives.  11  n'y  a 
jamais  eu  un  peuple  exempt  de  dogme  et  de  clergé. 

L'on  se  plaît  à  imaginer  les  Grecs  comme  des  gens  qui 
avaient  inventé  eux-mêmes  la  religion  qu'il  leur  fallait  :  de  cette 
manière,  ils  n'étaient  pas  accablés  par  des  croyances  faites  pour 
d'autres  et  d'autant  plus  gênantes.  Mais,  sur  l'Acropole  et  dans 
tous  les  sanctuaires  de  la  Grèce,  j'ai  vu  les  traces  nombreuses 
et  abondantes  de  religions  venues  de  loin,  venues  de  partout, 
venues  de  TOrient,  père  des  dogmes.  Les  Grecs  ne  furent  pas 
au  commencement  du  monde;  et  nous  ne  connaissons,  dans 
l'histoire,  aucun  peuple  qui  ait  la  complète  initiative  de  sa  vie 
spirituelle. 

La  religion  grecque  a  été  une  religion,  et  donc  intolérante. 
Elle  a  exigé  que  Socrate  bût  la  ciguë. 

Seulement,  il  y  a,  jusqu'en  cet  épisode  tragique,  une  sorte 
d'étrange  sourire.  Les  propos  de  ce  charmant  philosophe,  tels 
que  les  a  consignés  Platon,  donnent  à  l'aventure  de  sa  mort  une 
beauté  qui  en  est  l'ornement  radieux.  Et  Platon,  qui  aimaii 
Socrate,  ne  semble  pas  indigné  contre  les  juges;  il  ne  les  accuse 
pas.  On  dirait  que  la  condamnation  même  fut  adoucie  de  cour- 
toisie et  de  singulière  aménité.  Elle   a  quelque  analogie   avec 


LE    SOURIRE    d'aTHÈNA.  357 

cet  exil  bizarre  et  honorable,  lostracisme  :  les  Grecs  ne  l'infli- 
geaient pas  sans  regret  et  sans  tristesse  à  des  citoyens  fort  esti- 
mables, mais  que  les  circonstances  avaient  rendus  dangereux. 
Socrate,  avec  les  nouveautés  de  son  rationalisme,  parut  mettre 
en  péril  la  conscience  nationale,  réglée  par  une  foi  qu'on  avait 
acceptée  depuis  longtemps  et  à  laquelle  on  s'était  heureusement 
accoutumé.  Quant  au  fait  de  sa  mort,  eh  bien  !  la  mort  ne  fut 
point,  aux  yeux  des  Grecs,  un  objet  d'effroi.  Socrate  mourut 
avec  facilité.  Mais  il  était  un  vieux  philosophe?  La  petite  Iphi- 
génie  elle-même  a,  dans  son  désespoir,  un  sourire.  Et,  si  l'on 
regarde  les  stèles  de  marbre  que  les  Grecs  plaçaient  sur  les 
tombes,  on  n'y  voit  pas  de  scènes  déchirantes  :  le  mort  fait  dou- 
cement ses  adieux,  tend  à  ceux  qu'il  va  quitter  une  main  calme; 
les  survivans  le  saluent.  Les  visages  sont  tranquilles  ;  et  il  y  a, 
dans  la  mélancolie  du  départ,  une  sérénité  qui  va  jusqu'au 
sourire,  quelquefois. 

C'est  à  l'aniversel  sourire  que  je  suis  toujours  amené  lorsque 
je  tâche  de  résoudre  l'énigme  nombreuse  de  la  Grèce.  Je  l'aper- 
çois dans  toute  la  vie  grecque,  dans  toute  la  pensée  de  ce 
peuple  privilégié,  dans  sa  religion  même  qui,  autrement,  avait 
les  caractères  de  toute  religion. 

Comme  je  songeais  à  cela  et  à  ce  vieillard  d'Egypte  qui 
disait  au  jeune  Solon  :  «  Vous  serez  éternellement  des  enfans, 
vous,  les  Grecs!  »  le  soir,  peu  à  peu,  tomba  sur  l'Acropole.  Le 
soir  fut  digne  de  la  journée  admirable. 

La  blancheur  d'Athènes  devint  grise,  et  les  cyprès  qui,  de 
place  en  place,  érigent  parmi  la  pierre  bâtie  leurs  fuseaux 
minces,  noircirent.  Les  avenues  de  poivriers  se  noyèrent  dans 
la  pâleur  environnante.  La  colline  pointue  et  fine  du  Lycabette 
eut  les  tons  jaunes  et  verts  et  vernissés  des  anciennes  peintures 
persanes  qu'on  garde  sous  verre.  Les  montagnes,  l'Hymette  et 
le  Pentélique,  bleuirent;  puis,  en  passant  par  les  nuances  du 
mauve,  elles  rougirent  et  enfin  devinrent  toutes  roses,  La  mer, 
de  l'autre  côté,  se  colora  de  carmin;  Salamine,  un  peu  plus 
foncée,  y  dessina  sa  forme  célèbre.  Il  n'y  avait  dans  ces  magni- 
ficences, nulle  ombre;  et  l'on  eût  dit  d'une  grande  aquarelle, 
peinte  avec  délicatesse  et  largement,  sans  gouache  :  toutes  les 
couleurs  étaient  pures  et  transparentes.  Il  n'y  avait  pas  d'autres 
couleurs  que  celles  de  la  lumière. 

La  lune,  à  son  premier  quartier,  parut  au  ciel  et  jeta  son 


35S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reflet  sur  la  mer.  Elle  brilla  splendidement  et,  auprès  d'elle, 
des  étoiles  brillèrent  aussi,  avec  tant  d'éclat  qu'elles  en  étaient 
élargies.  Et  le  ciel  tourna  du  bleu  au  vert,  puis  à  l'outremer  et 
au  violet  sombre. 

Le  Parthénon  fut  en  or  ;  et  en  or,  les  Caryatides  fines  et 
fortes  de  TErechthéion.  Autour  des  monumens  circulèrent  des 
vapeurs  blondes. 

Puis,  dans  le  silence  pathétique  et  délicieux,  les  minutes 
se  précipitèrent  ;  la  fantasmagorie  céleste  hâta  ses  prodiges, 
multiplia  ses  folies  rouges,  et  jaunes,  et  bleues,  et  vertes  :  et 
l'éther  limpide  se  teignit  de  toutes  les  couleurs,  comme  font, 
ailleurs,  les  nuages. 

Cependant,  sournoise,  l'ombre  se  glissa  dans  le  paysage  et 
bientôt  y  fut  souveraine.  Un  vent  frais  et  léger  passa,  comme  un 
frisson.  L'atmosphère  se  contracta. 

Et  alors,  tandis  que  s'évanouissait  la  gloire  de  rayons  où 
les  dieux  du  sourire  avaient  leurs  auréoles,  un  tintement  de 
cloches  s'éveilla,  puis  un  autre,  et  puis  d'autres.  Les  églises 
d'Athènes,  la  Panaghia,  Saint-Nicodème,  Saint-Jean,  Saint- 
Denys  l'Aréopagite,  les  Saints-Théodore,  Sainte-Photine,  Sainte- 
Irène  et  Saint-Constantin,  sonnèrent  l'angélus  du  soir.  Un  tinte- 
ment fini,  un  autre  commençait;  et  plusieurs  se  réunirent;  et  il 
y  eut  des  notes  qui,  toutes  seules,  tombèrent  dans  le  crépuscule, 
une  à  une,  comme  les  grains  d'un  chapelet  rompu.  Les  tinte- 
mens  étaient  vifs,  acharnés  ;  et  ils  avaient  la  rapidité  de  la  grêle. 

Mais  le  silence  qu'ils  laissèrent  après  eux  ne  fut  pas  le  même 
silence  qui  avait  précédé  leur  soudaine  arrivée.  Quel  silence!  Il 
avait  l'odeur  de  l'encens  qui  fume  et  de  la  cire  brûlante.  Et  il 
me  sembla  que,  dans  l'ombre  où  s'étaient  enfuis  les  dieux  du 
sourire,  une  fleur  venait  d'éclore,  grise  comme  la  cendre  et 
chaude  comme  elle,  une  fleur  de  solitude,  la  fleur  d'un  sentiment 
nouveau,  la  piété. 

Les  légers  dieux  du  sourire  ne  Pont  pas  connue.  Elle  est 
née  après  leur  départ. 

Toutes  les  âmes  qui  en  ont  respiré  le  parfum  lourd  en  sont 
à  jamais  imprégnées.  Elles  ont  changé  de  nature  et  ne  songent 
plus  de  môme  à  la  vie,  à  la  mort,  à  l'espace  et  au  temps.  Le 
sourire  enfantin  d'Athèna  les  amuse  et  les  étonne. 

André  Beaunier. 


CHEMINS  DE  FER  DE  TUNISIE 


C'est  l'inauguration  d'une  ligne  de  chemin  de  fer,  la  ligne  de 
Sousse  à  Sfax,  qui  vient  de  fournir  à  M.  le  Président  de  la  Répu- 
blique l'occasion  de  son  voyage  en  Tunisie,  au  mois  d'avril  de 
cette  année  19H. C'est  la  nécessité  impérieuse  de  dépenses  com- 
plémentaires de  chemins  de  fer  qui  justifie  l'emprunt  de  quatre- 
vingt-dix  millions  dont  les  Assemblées  Tunisiennes  ont  voté  le 
principe  dans  leur  dernière  session  et  qui  sera  prochainement 
soumis  à  l'approbation  du  Parlement.  Or,  déjà,  en  deux  emprunts 
successifs  et  en  moins  de  dix  ans,  le  Protectorat  a  consacré  près 
de  deux  cents  millions  à  son  réseau  ferré.  Une  activité  aussi 
constamment  concentrée  sur  le  même  objet,  une  volonté  aussi 
arrêtée  de  s'outiller  rapidement  en  moyens  de  transport  déno- 
tent en  Tunisie  un  développement  exceptionnellement  rapide 
des  facultés  de  production  et  des  besoins  qui  en  sont  la  consé- 
quence. Suivre  les  progrès  de  son  réseau,  c'est  en  fait  con- 
naître, depuis  trente  ans,  son  évolution  économique. 

Le  chemin  de  fer  de  Tunisie  possède,  entre  autres  particu- 
larités, celle  d'avoir  toujours  eu,  différente  suivant  les  temps  et 
les  inspirations  publiques,  son  idée  directrice.  Nos  excellens 
chemins  de  fer  français  veulent  être,  sans  arrière-pensée,  «  des 
chemins  qui  marchent  et  qui  portent  où  Ton  veut  aller,  »  et 
ils  y  parviennent,  hormis  le  temps  de  grève,  ou  le  cas  fortuit. 
Les  chemins  de  fer  tunisiens  ont  eu  dans  leur  histoire  une  double 
visée  :  à  l'origine  de  fournir  à  la  diplomatie  française  son  meil- 
leur instrument  de  travail,  aujourd'hui  d'être  simplernent  de 
bons  chemins  de  fer  miniers,  transportant  nuit  et  jour,  de  la 
mine  au  port,  le  poussier  rouge  du  minerai  de  fer  et  la  poudre 
grise  du  phosphate.  Etre   un    chemin   de    fer  minier,  ceci  n'a 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'air  de  rien  :  Test  qui  veut,  croit-on.  Vérité  en  deçà  de  la  fron- 
tière, erreur  au  delà.  A  quelques  pas  des  montagnes  de  fer  et 
de  phosphate  du  Centre  tunisien,  la  masse  sombre  de  TOuenza, 
annexée  à  l'Algérie,  dit-on,  par  le  coup  de  plume  d'un  diplo- 
mate, à  l'heure  de  Fachoda,  mûrit  en  ses  flancs  mystérieux  le 
fabuleux  métal  qu'aucune  énergie  n'arrachera  peut-être  jamais 
aux  inerties  françaises.  Sur  la  terre  tunisienne,  pour  une  demi- 
douzaine  de  gîtes  qui  valent  bien  plusieurs  Ouenza,  trois  che- 
mins de  fer  miniers  ont  été  décidés,  construits,  exploités;  deux 
autres  vont  être  prochainement  ouverts.  Et  les  bennes  se 
déversent,  et  les  wagons  roulent,  et  les  vapeurs  s'emplissent 
sans  exciter  les  scrupules  de  conscience  des  porte-paroles  de 
la  G.  G.  T.,  des  réformateurs  sociaux  de  la  Montagne  Sainte- 
Geneviève.  Cela  n'a-t-il  pas  quelque  chose  de  proprement 
merveilleux  et  qui  mérite  qu'un  Français  s'y  arrête  quelques 
instans? 

Les  causes  de  cet  essor,  aisé  autant  que  rapide,  se  démêlent 
facilement  :  la  Régence  de  Tunis,  terre  étrangère,  fait  ses 
affaires  elle-même  et  les  fait  bien.  La  France,  qui  lui  délègue 
ses  administrateurs,  ses  ingénieurs,  ses  juges,  ne  lui  impose  ni 
le  crible  minutieux  et  lent  de  ses  bureaux,  ni  les  délais  d'examen 
de  ses  commissions  consultatives ,  ni  d'autre  contrôle  de  son 
Parlement  que  celui  qui  s'adresse,  globalement,  au  budget  et 
aux  emprunts.  Etudiée  par  la  Direction  générale  des  Travaux 
publics,  qui  est  une  sorte  de  ministère  local,  une  concession 
de  mine  ou  de  chemin  de  fer  a  chance  de  voir  le  jour  en 
quelques  mois,  parfois  en  quelques  semaines.  Administrative- 
ment,  le  mois  tunisien  vaut  l'année  française  ou  algérienne. 
Cela  est  si  vrai  qu'un  des  derniers  rapporteurs  des  budgets  de 
l'Algérie  et  de  la  Tunisie,  M.  Georges  Cochery,  mettant  en  paral- 
lèle les  formalités  et  délais  dont  s'entoure  la  gestation  d'une 
même  affaire  dans  les  deux  pays,  faisait  ressortir,  au  profit  de 
la  Tunisie,  un  bénéfice  de  plusieurs  années  dans  les  cas  les  plus 
simples.  S'étonnera-t-on  ensuite  que  la  concession  du  chemin 
de  fer  algérien  de  l'Ouenza  ait  pris,  pour  ne  pas  aboutir,  huit 
ans,  juste  le  même  laps  de  temps  qui  suffisait  à  la  Tunisie 
pour  construire  521  kilomètres  de  chemins  de  fer  miniers  et 
mettre  en  chantier  325  autres  kilomètres? 

Il  est  juste  d'ajouter  que  la  Tunisie  a  été  servie  de  manière 
exceptionnelle  par  le  talent  et  l'initiative  des  ingénieurs  qui  se 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUiNISIE.  361 

sont  succédé  à  la  tête  de  sa  Direction  générale  des  Travaux 
publics,  La  direction  actuelle  a  vu  grand,- et  il  lui  en  est  fait 
quelquefois  reproche.  Mais  il  paraît  bien  que  la  formule  du 
chemin  de  fer  dit  économique  à  fortes  rampes  et  à  courbes 
étroites,  correspond  à  la  moins  économique  des  exploitations, 
dès  que  le  trafic  lourd,  bon  marché  et  abondant  fait  son  appa- 
rition. Dans  le  centre  de  production  minière  qu'est  devenue  la 
Tunisie,  il  convient  de  construire  des  voies  planes  et  rectilignes 
qui  offrent  aux  lourds  trains  de  phosphates  et  de  minerais 
descendant  à  la  mer  le  minimum  d'obstacles.  Dans  un  pays 
en  développement  rapide,  il  est  avantageux  que  l'outillage 
dépasse  les  besoins  du  présent.  Si  le  gouvernement  tunisien  a 
un  peu  anticipé  sur  l'avenir,  les  générations  futures  ne  s'en 
plaindront  sans  doute  pas. 

Pour  ces  deux  causes,  l'une  qui  tient  à  l'essence  du  régime, 
l'autre  aux  circonstances  et  aux  hommes,  la  Tunisie  se  trouve 
à  la  fin  de  1910,  en  vingt-neuf  ans  de  Protectorat,  pourvue  d'un 
réseau  (lignes  en  projet  ou  en  construction  comprises)  presque 
aussi  étendu,  par  rapport  à  la  population  des  deux  pays,  que  le 
réseau  des  chemins  de  fer  de  la  Métropole. 

Deux  compagnies  se  le  partagent.  L'une,  la  Compagnie  des 
chemins  de  fer  de  Bône-Guelma  et  prolongemens,  est  conces- 
sionnaire de  la  majeure  part  des  lignes  exploitées  ou  en  con- 
struction (1650  kilomètres  concédés  au  l^""  avril  1911).  L'autre 
joint  à  l'exploitation  de  la  voie  ferrée  de  Sfax  au  Redeyef  celle 
de  célèbres  gisemens  de  phosphates  :  la  Compagnie  des  Phos- 
phates et  du  Chemin  de  fer  de  Gafsa  rappelle  dans  sa  raison 
sociale  le  double  objet  de  son  activité  (500  kilomètres  concédés 
au  l^""  avril  1911).  Étudier  les  ressources  des  lignes  concédées 
à  ces  Compagnies  et  leurs  méthodes  d'exploitation,  les  formes 
complexes  d'association  entre  l'État  et  les  concessionnaires,  le 
personnel  et  la  clientèle  du  chemin  de  fer,  c'est  un  moyen  de 
se  renseigner  sur  la  situation  économique,  financière  et  sociale 
de  la  Tunisie,  qui,  à  l'exemple  de  tous  les  pays  neufs  et  de  com- 
plexité restreinte,  se  résume  et  transparaît  volontiers  dans  le 
plus  essentiel  de  ses  organes. 

* 
*  * 

Ce  fut  un  gros  événement  politique  que  la  concession  à  une 


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entreprise  française,  le  6  mai  1876,  du  premier  chemin  de  fer  à 
long  parcours  de  la  Régence,  de  Tunis  au  lieu  dit  de  la  Dachla- 
Djandouba,  tronçon  primitif  de  la  ligne  algéro-tunisienne  de 
la  Medjerdah.  Qu'on  se  représente  le  Maroc  d'avant  Algésiras 
ou  la  Perse  contemporaine  :  telle  était  la  Tunisie  des  années  qui 
précédèrent  le  Protectorat,  champ  clos  d'intrigues  et  de  com- 
pétitions internationales. 

Autour  d'une  commission  financière  de  contrôle  instituée  en 
1869,  les  rivalités  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de  l'Italie, 
installées  dans  la  place,  se  donnaient  libre  jeu.  Il  fallut  toute  la 
diplomatie  de  notre  représentant  à  Tunis,  le  consul  général 
Roustan,  pour  obtenir  du  général  Khérédine,  premier  ministre, 
cet  avantage  décisif,  escompté  par  les  Anglais,  concessionnaires 
depuis  1871  d'une  ligne  de  banlieue,  et  par  les  Italiens,  qui  le 
signalèrent  à  la  tribune  de  leur  Parlement  comme  une  victoire 
de  l'influence  française.  Deux  ans  après  intervenait  la  concession 
du  prolongement  jusqu'à  la  frontière  algérienne.  Le  «  Grand 
Central  Algérien,  »  Tunis-Oran,  avait  un  de  ses  anneaux  soudés; 
la  France,  maîtresse  de  la  province  de  Constantine,  s'ouvrait 
une  porte  d'entrée  dans  la  Régence.  Les  intérêts  français  enjeu 
étaient  si  évidens,  qu'il  parut  indispensable  que  la  Compagnie 
française  concessionnaire  du  réseau  algérien  limitrophe,  la 
Compagnie  Bône-Guelma,  constituée  en  1875,  fût  aussi  exploi- 
tante du  nouveau  réseau  tunisien.  Le  pouvoir  beylical  n'interve- 
nant que  pour  ratifier,  avec  un  peu  d'étonnement,  les  faits 
accomplis,  la  Compagnie  Bône-Guelma  fut  rapidement  substi- 
tuée à  la  Société  des  chemins  de  fer  de  la  Medjerdah,  filiale 
elle-même  de  la  Société  des  Batignolles  concessionnaire,  et 
reçut  du  gouvernement  français,  fait  significatif  pour  un  réseau 
concédé  sur  terre  étrangère,  l'engagement  d'une  garantie  de 
revenu  et  d'exploitation. 

La  construction  prit  environ  trois  ans. .  Une  disposition, 
insérée  à  la  requête  du  gouvernement  beylical  dans  l'acte  de 
concession,  prévoyait  que  les  gages  des  ouvriers  seraient  «  égaux 
à  ceux  payés  par  d'autres  pour  des  travaux  identiques.  »  N'est-il 
pas  curieux  de  voir  la  «  clause  ouvrière  »  de  nos  plus  modernes 
contrats  de  travaux  publics  pressentie  par  les  bureaux  du 
général  Khérédine? 

Pendant  l'expédition  de  Tunisie,  la  ligne  de  la  Medjerdah, 
qui   parvenait  à  cinq  kilomètres    de   la   frontière    algérienne, 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUNISIE.  363 

seconda  avec  efficacité  l'effort  de  nos  troupes.  Tombés  le  30  sep- 
tembre 1881  sous  les  balles  des  nomades,  ou  brûlés  vifs  dans 
les  bàtimens  du  chemin  de  fer,  le  chef  de  gare  Raimbert  et 
huit  hommes  d'équipe,  de  la  station  de  l'Oued  Zargua,  servirent 
à  leur  poste  la  cause  de  l'expansion  française. 

Des  desseins  politiques  avaient  activé  la  construction  de  la 
ligne  de  la  Medjerdah;  les  besoins  économiques  de  la  Tunisie, 
lents  à  s'éveiller,  n'exigèrent  qu'après  1894  l'établissement  d'un 
réseau  plus  étendu.  Il  fut  conçu  logiquement  sous  la  forme 
d'une  ligne  côtière  de  Tunis  à  Sousse,  avec  embranchement  sur 
les  plaines  à  céréales  de  l'intérieur,  plaine  du  Fahs,  plaine  de 
Kairouan,  et  d'une  ligne  de  jonction  de  Tunis  à  Bizerte.  Il 
s'exécuta  selon  les  règles  de  la  plus  stricte  économie  :  voie 
étroite  pour  toutes  les  sections  au  Sud  de  Tunis,  rail  et  matériel 
légers,  pas  de  travaux  d'art,  pas  de  signaux,  pas  de  clôtures, 
même  aux  gares.  Il  s'achevait  vers  1898  quand  se  produisit 
l'évolution,  mal  connue  en  France,  qui  allait  changer  la  face 
des  activités,  des  budgets  et  des  chemins  de  fer  tunisiens. 

La  reconnaissance  d'un  banc  de  phosphate  tri  basique  de 
chaux  par  le  vétérinaire  principal  de  l'armée  Philippe  Thomas, 
en  1885,  près  des  gorges  du  Seldja,  dans  le  Sud  Tunisien,  n'avait 
eu  à  l'époque  d'autre  répercussion  qu'une  communication  à 
l'Académie  des  sciences.  La  découverte  de  ce  savant,  qui  fut  un 
modeste,  presque  un  ignoré,  est  pourtant  une  grande  date  dans 
l'histoire  tunisienne.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  rapporter  ici  com- 
bien l'exploitation  des  phosphates  dans  les  solitudes  désertiques 
et  brûlantes  du  Sud  Tunisien,  à  250  kilomètres  des  côtes, 
parut,  il  y  a  quinze  ans  environ,  à  beaucoup  de  financiers  et 
d'industriels  éminens,  une  entreprise  chimérique  et  déraison- 
nable ;  comment  la  concession  de  la  mine  et  du  chemin  de  fer 
de  Gafsa,  mise  deux  fois  au  concours  sans  résultat,  trouva 
péniblement  un  soumissionnaire  à  la  troisième  tentative  et  ne 
réunit  même  pas  le  capital  jugé  nécessaire  par  ses  fondateurs. 
Aujourd'hui,  la  Compagnie  de  Gafsa  transporte  sur  ses  rails 
près  d'un  million  de  tonnes  de  phosphates  par  an.  Ses  actions 
«  cotent  »  sept  fois  leur  valeur  nominale  et  sa  réussite  décisive 
est  volontiers  citée  par  les  socialistes  unifiés  comme  l'une  des 
abominations  de  la  société  capitaliste. 

Sans  garantie  d'intérêt,  ni  d'autre  subvention  qu'une  somme 
de  2  700  000  francs,  gagée  sur  les  redevances  éventuelles  de  son 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

exploitation,  la  Compagnie  a  construit  près  de  300  kilomètres 
de  chemins  de  fer,  qui,  en  fin  de  concession,  feront  retour 
gratuitement  au  gouvernement  tunisien.  De  Metlaoui,  centre 
d'extraction  à  l'Ouest  de  Gafsa,  une  ligne  en  construction 
gagnera  les  palmeraies  de  Tozeur,  par  delà  les  solitudes  salées 
du  Chott-el-Djérid  ;  un  embranchement  déjà  exploité  relie  le 
réseau  minier  aux  lignes  du  Nord  et  à  Tunis. 

Metlaoui,  à  dix-huit  heures  de  Tunis,  est,  au  seuil  du 
Sahara,  la  création  la  plus  étonnante  de  l'industrie  minière 
contemporaine.  C'est  un  jour  de  sirocco  qu'il  faut  visiter 
Metlaoui,  quand  la  poussière  rouge  du  désert  tourbillonne 
dans  la  monotonie  des  dunes,  s'infiltre,  toutes  portes  fermées, 
dans  le  bordj  du  manœuvre  kabyle  et  dans  le  cottage  directorial 
et  rend  plus  âpres  les  45  degrés  de  l'air  qui  la  charrie:  l'effort 
humain  qui  s'y  dépense  est,  ces  jours-là,  de  haute  qualité. 

Recueillis  dans  le  quartier  de  mine  en  plan  incliné,  puis 
remorqués  en  berlines  dans  des  galeries  que  le  «  Nord-Sud  »  ne 
renierait  pas  toujours,  les  blocs  de  phosphate  sont  amenés  à 
l'estacade  de  déchargement.  Ils  basculent;  un  wagon  les 
recueille  et  les  emporte  vers  les  terrains  de  séchage  et  les  fours 
à  air  chaud,  d'où  ils  sortent  en  poudre  fine.  A  la  tombée  du 
jour,  les  trains  de  trente  wagons  et  plus,  longs  et  lents,  quittent 
Metlaoui  pour  Sfax.  Arrivé  au  port,  le  phosphate  est  déchargé 
dans  de  grands  hangars  vitrés,  amoncelé  en  tas  de  farine  grise, 
où  les  débardeurs  indigènes  aiment  venir  l'hiver  se  mettre  le 
corps  au  chaud.  Un  jeu  de  tapis  roulans  l'enverra,  le  moment 
venu,  à  fond  de  cale. 

Le  succès  de  la  Compagnie  de  Gafsa  donna  la  formule  du 
nouveau  réseau  tunisien  :  des  lignes  perpendiculaires  à  la  côte, 
parallèles  aux  grands  plissemens  montagneux,  essentiellement 
gagées  sur  des  recettes  minières.  Au  Nord  de  la  région  de 
Gafsa,  de  nouveaux  gisemens  de  phosphates  avaient  été  décou- 
verts :  Kalaat-ès-Sénam,  l'antique  «  table  de  Jiigurtha,  »  et 
Kalaa-Djerda,  dans  le  centre  tunisien,  Aïn-Moularès,  concédé 
à  la  Compagnie  de  Gafsa  en  1905,  sans  parler  de  quantité  d'autres 
gîtes  où  l'avidité  des  prospecteurs  et  la  crédulité  des  commandi- 
taires virent  trop  souvent  de  nouveaux  Metlaoui.  Dans  la  région 
du  Centre,  le  minerai  de  fer  se  révélait  abondant  et  de  teneur 
exploitable:  autour  du  Djebel  Djerissa,  du  Slata,  de  l'Haméima, 
de  Nébeur,   les  reconnaissances  se  multipliaient.  Même  fièvre 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUNISIE. 


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de  prospection  dans  le  Nord,  dans  la  région  montagneuse  qui 
sépare  de  la  mer  la  vallée  de  la  Medjerdah.  Le  fer,  le  zinc,  le 
plomb  de  Tamera,  du  Douaria,  des  Nefzas  trouvaient  rapidement 
preneurs.  Les  demandes  de  permis  de  recherches,  qui  n'attei- 
gnaient pas  cinquante  en  1895,  dépassent  dix-huit  cents  en 
1903.  De  toutes  parts,  les  concessionnaires  réclamaient  des  rails 
et  des  wagons,  souvent  convaincus  de  bonne  foi  qu'ils  allaient 
recommencer  le  miracle  de  Gafsa. 

L'œuvre  était  trop  vaste  et  d'un  rendement  trop  assuré  pour 
que  le  gouvernement  tunisien  l'abandonnât  à  l'initiative  privée. 
Les  chemins  de  fer  miniers  qu'on  lui  demandait  n'étaient  plus 
confinés  dans  les  terrains  désertiques:  ils  traversaient  des 
régions  déjà  cultivées.  La  colonisation,  le  peuplement,  l'agri- 
culture en  retireraient  un  bénéfice  certain.  L'intérêt  général 
exigeait  que  le  budget  fît  les  frais  de  l'entreprise. 

Jusqu'à  cette  date,  la  Tunisie  avait  soldé  ses  dépenses 
d'outillage  à  l'aide  de  ses  ressources  courantes,  du  produit  des 
conversions  de  sa  dette  et  de  ses  excédens  budgétaires,  qui,  à 
eux  seuls,  de  188i  à  1902,  avaient  fourni  plus  de  soixante  mil- 
lions. L'importance  des  nouveaux  travaux,  si  on  se  limitait  à 
ces  seules  ressources,  en  rendait  l'exécution  trop  lente  ;  il  était, 
d'autre  part,  équitable  de  faire  supporter  pour  partie  aux  géné- 
rations futures,  par  le  jeu  des  amortissemens,  le  coût  d'un 
outillage  qui  leur  profiterait.  Ainsi  se  trouvait  amplement 
justifié  le  recours  à  l'emprunt,  évité  jusque-là  par  un  extrême 
souci  de  prudence  financière.  Deux  programmes,  en  1902  et  en 
1906,  furent  dressés  par  la  Direction  des  Travaux  publics  et 
approuvés  par  la  Conférence  consultative.  Deux  emprunts,  l'un 
de  40  millions  en  1902,  l'autre  de  75  en  1907,  assurèrent  au 
réseau  projeté  98  millions  de  dotation.  Par  contrat,  les  conces- 
sionnaires du  fer  et  du  phosphate  s'obligeaient  à  donner  aux 
lignes  nouvelles  un  tonnage  minimum  dès  la  première  année 
d'exploitation,  à  l'augmenter  jusqu'à  un  chiffre  déterminé  dans 
les  années  qui  suivraient,  à  faire,  le  cas  échéant,  l'avance  des 
acquisitions  de  matériel.  Sur  ces  engagemens,  quatre  lignes 
s'édifièrent,  du  Sud  au  Nord  de  la  Régence,  la  ligne  d'Henchir- 
Souatir,  détournant  sur  les  quais  de  Sousse  un  peu  de  ce  phos- 
phate qui  avait  fait  la  prospérité  du  port  de  Sfax,  la  ligne  de 
Kalaa-Djerda,  qui  rayonne  en  trois  branches  à  son  extrémité, 
assurant  à  Tunis  et  à  l'avant-port  de  la  Goulette  le  débit  des 


366  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

phosphates  et  des  fers  du  Centre,  les  lignes  de  Nébeur  et  des 
Nefzas,  drainant  au  profit  de  Bizerte  les  minerais  métalliques 
de  la  vallée  du  Mellègue  et  des  régions  montagneuses  du 
Nord. 

Deux  de  ces  lignes  sont  encore,  à  l'heure  actuelle,  en  con- 
struction et  exigeront,  pour  être)  terminées,  d'importans  crédits 
supplémentaires  :  ce  sont  les  deux  branches  du  nouveau  réseau 
de  Bizerte,  les  lignes  de  Nébeur  et  des  Nefzas.  Construites  toutes 
deux  par  le  gouvernement  tunisien,  à  voie  large,  avec  un  tracé 
rectiligne  qui  ne  redoute  ni  les  remblais  de  vingt-deux  mètres 
ni,  au  droit  de  la  vallée  de  l'Oued  Béja,  un  viaduc  de  cinquante 
mètres  de  haut  et  de  trois  cent  trente  mètres  de  long,  elles  ont 
rencontré  sur  leur  chemin  trop  de  marnes  glissantes  et  d'argiles 
capricieuses.  Certains  ont  parlé  à  leur  propos  des  gaspillages  de 
la  «  politique  bizertine.  »  Car  il  existe,  les  derniers  débats  sur 
rOuenza  l'ont  attesté,  une  politique  bizertine  qui  a  ses  tenans 
dans  les  milieux  parlementaires  français  et  dans  les  conseils  du 
gouvernement.  Il  se  rencontre  des  esprits  chagrins  pour  assurer 
que  cette  politique  n'a  jamais  valu  à  la  Tunisie  que  déboires  et 
désillusions  :  Bizerte  restera  l'outil  de  guerre  incomparable 
qu'en  fait  sa  rade  de  Sidi-Abdallah,  la  ville  de  garnison  où  la 
politique  française  rassemble  plus  de  quatre  mille  hommes  de 
troupes,  la  bourgade  pittoresque  de  pécheurs  qui  rappelle  par 
les  canaux  de  son  vieux  port  certains  villages  de  la  lagune 
vénitienne.  Le  transit  des  minerais,  hâtivement  transbordés  à 
fond  de  cale,  ne  galvanisera  pas,  dit-on,  la  ville  mort-née,  aux 
vastes  avenues  désertes,  aux  constructions  éparses  et  solitaires  ; 
et  l'on  conclut  que  prolonger  sur  Bizerte  une  ligne  dont  le  point 
d'aboutissement  naturel  était  la  vallée  de  la  Medjerdah,  c'a  été 
prodiguer  sans  profit  l'argent  du  pays;  ce  n'est  pas  l'intérêt 
tunisien,  c'est  la  France  qui  avait  exigé  ce  tracé  coûteux:  il  eût 
été  juste  qu'elle  en  fît  les  frais. 

Il  est  exact  que  le  tronçon  de  la  ligne  de  Nébeur,  qui  relie  la 
Medjerdah  à  Bizerte,  a  été  demandé  par  le  gouvernement 
français,  pour  la  plus  grande  facilité  qu'il  donnait  aux  trans- 
ports militaires  et  que  la  convention  franco-tunisienne  du 
17  mars  4902  engageait  la  participation  de  la  Métropole  aux  frais 
de  la  construction.  Mais  quand  fut  soumis  aux  Commissions 
financières  du  Parlement  le  programme  de  l'emprunt  de  1907 
qui  comprenait,  à  sa  dernière  phase,  l'exécution  du  chemin  de 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUNISIE.  36*î 

fer  de  Téboursouk,  réclamé  par  les  colons,  elles  estimèrent  que 
la  section  de  Mateur  à  Béja  devrait  être  établie  par  la  Tunisie 
à  ses  frais  exclusifs;  quant  à  la  ligne  de  Téboursouk,  elle  serait 
«  ajournée  jusqu'au  moment  où  la  Tunisie  disposera  d'excédens 
budgétaires  suffisans  pour  y  faire  face.  »  La  déconvenue  fut 
grande  dans  la  Régence. 

Trop  d'optimisme  a  longtemps  été  de  mode  au  sujet  de 
l'avenir  commercial  de  Bizerte.  Un  pessimisme  excessif  règne 
peut-être  aujourd'hui.  Les  nouvelles  lignes  n'apporteront  cer- 
tainement pas  les  tonnages  colossaux  que  les  partisans  de 
rOuenza  bônois  indiquaient  à  la  tribune  de  la  Chambre.  Elles 
pourront  fournir  aux  navires  charbonniers  un  fret  de  retour 
honorable  qui,  jusqu'à  présent,  leur  fait  entièrement  défaut. 
Une  société  houillère  française  s'occupe  aujourd'hui  d'installer 
sur  la  baie  de  Sebra  des  dépôts  de  charbon  et  une  fabrique  de 
briquettes.  A  mi-chemin  entre  Alger  et  Malle,  Bizerte  pourrait 
entrer  en  concurrence  avec  ces  deux  escales  classiques  des  na- 
vires qui  charbonnent.  Sa  situation  géographique  en  fait  une 
tête  de  ligne  commode  des  relations  rapides  avec  le  continent. 
Un  service  hebdomadaire  de  la  Compagnie  Transatlantique  relie 
de  longue  date  Bizerte  à  Marseille.  La  Compagnie  allemande 
du  Norddeutscher  Lloyd  vient  de  faire  cet  hiver  la  tentative 
intéressante  de  prendre  Bizerte,  pendant  six  voyages  consécu- 
tifs d'aller  et  retour,  comme  point  d'escale  entre  Gênes  et 
Alexandrie. 

Les  deux  noms  de  Bizerte  et  de  Gafsa,  un  port  de  guerre 
unique,  une  merveilleuse  affaire  de  phosphates,  résument  assez 
exactement  ce  que  l'opinion  courante  connaît  en  France  de  la 
Tunisie.  Il  est  une  richesse  naturelle  du  sol  tunisien  que  cette 
opinion  ignore  généralement,  malgré  l'appoint  qu'elle  fournit 
depuis  quelques  années  au  budget  du  Protectorat  et  au  trafic  de 
ses  chemins  de  fer  :  ce  sont  les  minerais  métalliques,  et,  au  pre- 
mier rang  d'entre  eux,  le  minerai  de  fer.  Actuellement,  c'est  sur 
la  ligne  de  Tunis  à  Kalaa-Djerda,  la  plus  ancienne  du  réseau 
minier  construit  sur  les  fonds  d'emprunt,  —  elle  a  été  ouverte 
en  1906,  —  qu'il  faut  étudier  l'extraction  du  minerai  de  fer, 
industrie  récente,  mais  singulièrement  prospère.  Deux  gîtes 
sont  en  exploitation,  rattachés  tous  deux  au  même  embranche- 
ment, le  Djérissa  et  le  Slata.  A  lui  seul,  Djérissa  donne  au 
chemin  de  fer  près  de  mille  tonnes  par  jour. 


368 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Djérissa  est  le  Metlaoui  du  Centre  Tunisien,  mais  un  Met- 
iaoui  où  il  neige  parfois  l'hiver.  Village  créé  de  toutes  pièces 
avec  son  église,  son  dispensaire  et  son  terrain  de  jeux,  dans 
un  fond  de  vallée  solitaire  et  dépouillé,  il  est  dominé  par  la 
silhouette  brune  du  Djebel  Djérissa,  la  montagne  de  fer,  que 
la  pioche  et  la  dynamite  découpent  par  pans  et  par  trancheSj 
du  sommet  à  la  base.  Autrefois  escarpée,  la  pointe  est  deve- 
nue plateau,  et  de  mois  en  mois  sous  l'effort  des  mineurs,  le 
plateau  s'abaisse.  Un  va-et-vient  de  wagonnets,  mus  par  la 
pesanteur,  garnit  les  flancs  abrupts  de  la  montagne  en  démoli- 
tion et  accumule  à  son  pied,  dans  de  vastes  entonnoirs  ou 
«  trémies,  »  les  blocs  d'hématite.  A  la  base  des  trémies,  des 
orifices  faciles  à  obturer,  malgré  la  pression  formidable  des 
blocs  entassés,  dominent  la  voie  du  chemin  de  fer.  Deux  ou 
trois  fois  par  jour,  les  wagons  vides  passent  sous  les  entonnoirs 
et  la  cascade  de  minerai  s'y  déverse  bruyamment  dans  un  pou- 
droiement rouge.  La  nuit  suivante  ou  le  lendemain  matin  au 
plus  tard,  les  trains  de  minerai,  qui  atteignent  jusqu'à  mille 
tonnes  sur  leur  dernière  section,  arrivent  au  terre-plein  de  la 
Goulette,  à  la  sortie  du  lac  de  Tunis.  Les  wagons,  longs  cer- 
cueils en  tôle  que  les  gens  du  chemin  de  fer  et  de  la  mine 
appellent  «  torpilleurs,  )>  sans  doute  pour  leur  forme  oblongue 
et  renflée,  sont  amenés  un  par  un  à  l'estacade  de  déchargement. 
Leurs  parois  latérales,  montées  sur  charnières,  s'entr'ouvrent, 
et  le  contenu  du  wagon  glisse  sur  les  deux  plans  inclinés  du 
fond  en  dos  d'àne  pour  tomber  en  quelques  secondes  de  chaque 
côté  de  la  voie.  Recueilli  dans  de  vastes  cuves,  le  minerai  est 
déposé  sur  un  terre-plein  en  ciment  armé,  d'où  un  jeu  de 
wagonnets  et  de  tapis  roulans  le  portera  au  navire  en  charge- 
ment. Comme  à  la  mine,  une  poussière  rouge  embue  l'atmo- 
sphère, colore  les  rails,  les  pierres,  la  tôle  des  wagons,  s'attache 
aux  vêtemens,  à  la  peau,  aux  cheveux  des  manœuvres. 

Le  triage,  le  déchargement  et  la  réexpédition  des  wagons 
prennent  parfois  moins  d'une  matinée  et  presque  toujours  les 
trains  vides  sont  de  retour  aux  «  coulottes  »  de  chargement 
moins  de  quarante-huit  heures  après  en  être  partis.  En  1909, 
sur  la  ligne  de  Kalaa-Djerda,  le  trafic  du  minerai  de  fer  n'a  été 
inférieur  que  de  30  000  tonnes  à  celui  du  phosphate;  en  1910, 
la  même  ligne  a  transporté  360  000  tonnes  de  phosphate  et 
366  000  tonnes  de  minerai  de  fer. 


CHEMINS    DE    FER   DE    TUNISIE.  369 

Les  lignes  du  nouveau  réseau  minier  ouvertes  jusqu'ici, 
ligne  de  Kalaa-Djerda,  ligne  d'Henchir-Souatir,  sans  parler 
de  la  ligne  de  Gafsa,  disposent  d'un  trafic  qui  parait,  somme 
toute,  solidement  assis.  Mais  il  n'est  pas  moins  évident  que, 
dans  l'état  présent  des  découvertes  géologiques  et  de  la  coloni- 
sation, la  Tunisie  est  amplement  pourvue  de  moyens  de  transport. 
Les  intérêts  supérieurs  de  la  défense  nationale,  tels  qu'on  les 
mettait  en  avant  à  la  tribune  de  la  Chambre,  détourneraient-ils 
un  jour,  à  destination  de  Bizerte,  une  partie  des  fers  de  l'Ouenza 
et  du  Bou-Kadra  algériens,  que  les  lignes  existantes  ou  en 
construction  feraient  très  commodément  face  à  ce  surcroît  de 
trafic.  Certaines  d'entre  elles  sont  déjà  très  abondamment 
pourvues  de  locomotives  et  de  wagons.  La  politique  tunisienne 
de  l'avenir  en  matière  de  chemins  de  fer  consistera  tout  au  plus 
à  développer  le  réseau  côtier,  à  pousser  vers  le  Sud  au  delà  de 
la  ville  de  Sfax,  qui  vient  d'être  reliée  au  réseau  Nord,  une  voie 
ferrée  vers  Gabès,  amorce  du  Tunis-Tripoli.  Comme  le  décla- 
rait M.  Alapetite,  résident  général,  en  ouvrant,  le  7  novembre 
dernier,  la  session  annuelle  de  la  Conférence  consultative  : 
«  Une  politique  de  prudence  financière  s'impose  :  nous  devons 
éviter  d'engager  des  dépenses  nouvelles  avant  d'avoir  liquidé  les 
entreprises  en  cours.  »  L'emprunt  récemment  voté  par  les  assem- 
blées tunisiennes  est  un  emprunt  de  liquidation  et  la  Tunisie 
va  marquer  dans  le  développement  de  son  réseau  un  temps 
d'arrêt  nécessaire,  suffisant  pour  apprécier  avec  quelque  préci- 
sion le  coût  de  l'outil  qu'elle  s'est  donné  et  le  profit  qu'elle  en 
retire. 

* 
*  * 

Les  chemins  de  fer  tunisiens  vivent  sous  un  régime  financier 
assez  complexe  pour  exiger  habituellerrient  jusqu'à  la  partici- 
pation de  trois  personnes  aux  frais  de  l'entreprise  :  le  client  du 
chemin  de  fer,  le  contribuable  français  et  le  contribuable  tuni- 
sien. Mais  il  convient  d'ajouter  que  la  contribution  du  budget 
français  est  limitée  et  décroissante  et  que  celle  du  budget 
tunisien,  représentée  par  les  annuités  des  emprunts  qui  ont 
permis  la  construction  du  nouveau  réseau,  est  dès  aujourd'hui 
couverte  par  le  revenu  des  lignes  qui  le  composent.  En  1909, 
pour  le  réseau  exploité  par  la  Compagnie  Bône-Guelma,  les 
TOME  m.  —  1911.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recettes  d'exploitation  ont  été  de  treize  millions  de  francs,  la 
subvention  du  gouvernement  français  de  1  900  000  francs  ;  quant 
au  gouvernement  tunisien  qui  supporte  l'intérêt  et  l'amortisse- 
sement  d'une  somme  de  soixante  millions,  sa  part  dans  le  pro- 
duit net  s'est  montée  à  2  700  000  francs. 

C'est  historiquement  que  s'explique  la  complication  du 
régime  :  quand  les  premières  lignes  tunisiennes  furent  concé- 
dées, en  1876,  l'intérêt  politique  de  la  Métropole,  comme  la 
situation  des  finances  locales,  exigeait  qu'elles  fussent  con- 
struites à  l'aide  de  capitaux  français.  Ce  furent  les  actionnaires 
et  obligataires  de  la  Compagnie  Bône-Guelnia  qui  les  fournirent, 
moyennant  l'engagement  pris  par  le  gouvernement  français 
d'une  garantie  de  revenu.  Vinrent  dix  années  de  protectorat: 
les  finances  de  la  Tunisie  se  fortifièrent,  et  parallèlement  décrut 
l'intérêt  de  la  France  à  s'assurer  une  mainmise  directe  sur  un 
nouveau  réseau  tunisien.  Quand  il  fallut,  en  1894,  construire 
les  lignes  côtières  du  Sahel  et  de  Bizerte,  la  Tunisie  y  employa 
les  25  millions  d'économies  qu'une  sage  gestion  financière  lui 
avait  permis  d'amasser.  Pour  son  réseau  minier  du  Centre  et  du 
Nord,  elle  recourut  en  1902  et  en  1907  aux  fonds  d'emprunt. 
On  eut  dès  lors  le  régime  qui  est  celui  de  toutes  les  concessions 
récentes  :  un  réseau  construit  et  armé  aux  frais  de  l'Etat,  affermé 
pour  un  temps  limité  à  une  Compagnie  exploitante,  moyennant 
rémunération  stipulée  par  contrat.  Quant  au  réseau  de  Gafsa, 
construit  aux  frais  de  la  Compagnie  sans  garantie  d'intérêt  ni 
association  de  l'État  aux  bénéfices,  il  constitue  l'exemple  d'une 
troisième  combinaison  financière  qui  restera  sans  doute  excep- 
tionnelle. 

Le  réseau  le  plus  ancien,  établi  aux  frais  du  concessionnaire 
avec  la  garantie  de  l'État  français,  comprend  la  ligne  de  la 
Medjerdah,  fragment  du  Tunis- Alger,  et  ses  embranchemens, 
au  total  220  kilomètres  de  voies  ferrées.  L'élévation  relative  de 
son  capital  d'établissement  en  rend,  dans  l'état  présent  du 
trafic,  la  rémunération  intégrale  impossible  à  assurer  avec  les 
seules  recettes.  Le  produit  net,  qui  en  1900  était  de  389  000  francs 
ou  de  1,05  pour  100  du  capital  engagé,  atteignait  1  OoO  000  francs 
ou  2,83  pour  100  en  1909.  Comme  tel,  il  était  encore  insuffisant 
à  couvrir  le  revenu  garanti  au  concessionnaire  et  la  différence, 
1  280  000  francs,  était  parfaite  par  un  versement  du  Trésor.  Par 
deux  conventions,  en  date  de  1902  et  de  1910,  l'État  français  s'est 


CHEMINS   DE    FF.R    DE    TUNISIE. 


371 


déchargé  sur  le  budget  tunisien  du  service  de  la  garantie,  moyen- 
nant un  versement  annuel  et  forfaitaire,  régulièrement  décrois- 
sant et  prenant  fin  en  4937.  Dégagé  de  toute  préoccupation  dans 
les  résultats  de  l'exploitation,  il  a  remis  à  la  Tunisie  le  soin  de 
régler  et  de  rémunérer  cette  exploitation  au  mieux  de  ses  inté" 
rêls.  La  «  tunisification  »  de  la  ligne  de  la  Medjerdali  est  un 
événement  heureux,  qui  rend  la  Tunisie,  sans  ingérence  mé- 
tropolitaine désormais  possible,  maîtresse  de  l'ensemble  de  ses 
chemins  de  fer. 

Le  nouveau  réseau,  réseau  côtier  et  réseau  minier,  propriété 
du  gouvernement  tunisien,  qui  l'a  payé  de  ses  deniers,  est  d'un 
rendement  financier  plus  brillant  :  ses  frais  d'établissement  peu 
élevés  et  l'importance  de  ses  recettes  minières  lui  procurent  un 
revenu  net  qui  atteint  en  1909  près  de  4  1/2  pour  100.  La  ligne 
de  Bizerte,  qui  n'assurera  de  transports  pondéreux  importans 
qu'après  l'ouverture  de  ses  embranchemens  vers  les  Nefzas  et 
vers  Nébeur,  est  la  moins  favorisée  :  elle  rémunère  son  capital 
à  3,28  pour  100;  mais  la  ligne  minière  de  Kalaa-Djerda  et  le 
petit  réseau  côtier  du  Sahel,  qui  bénéficie  pour  partie  de 
l'apport  de  la  précédente,  ont  un  rendement  respectif  de  4,57  et 
de  4,7i  pour  100.  Seules  les  lignes  minières  procurent  d'aussi 
beaux  revenus  :  en  1905,  le  revenu  moyen  du  nouveau  réseau 
n'était  que  de  1,30  pour  100;  en  1906,  année  d'ouverture  de  la 
ligne  de  Kalaa-Djerda,  il  passe  brusquement  à  3,27  pour  100. 
L'année  suivante,  en  1907,  la  ligne  de  Kalaa-Djerda  donne  elle- 
même  près  de  6  ly'2  pour  100.  Le  taux  de  revenu  net  des  chemins 
de  fer  français  oscille,  pour  ces  dernières  années  (1906-1908), 
entre  4  et  4,40  pour  100  de  leur  capital  d'établissement.  La 
Tunisie,  qui  conserve  jusqu'à  concurrence  de  4,60  pour  100  le 
revenu  des  voies  ferrées  construites  à  ses  frais  et  est  intéressée 
dans  les  excédens  au  delà  de  ce  chiffre,  n'a  pas  fait,  dans  la 
circonstance,  un  mauvais  placement  de  son  argent. 

Les  recettes  de  chacun  des  réseaux,  qu'il  ait  été  établi  aux 
frais  du  concessionnaire  ou  aux  frais  de  la  Tunisie,  reçoivent 
une  affectation  sensiblement  analogue.  Avant  tout,  elles  sont 
employées  à  rembourser  à  la  Compagnie  gérante  ses  frais  d'ex- 
ploitation. Pour  écarter  un  motif  de  discussion  entre  Etat  et 
Compagnie,  ces  frais  sont  fixés  à  forfait,  selon  des  formules 
parfois  complexes  qui  donnent  à  l'exploitant,  soit  un  tant 
pour  100  de  la  recette  brute,  soit  une  rémunération   fixe  par 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyageur  ou  tonne  transportés,  soit  une  indemnité  par  kilo- 
mètre de  train.  L'excédent  sert  à  rémunérer  le  capital  d'établis- 
sement fourni  par  la  Compagnie  ou  par  l'État.  Enfin,  l'on  pro- 
cède, s'il  y  a  lieu,  au  remboursement  des  avances  de  l'Etat,  à 
la  constitution  d'un  fonds  de  réserve,  au  partage  des  bénéfices 
par  moitié  entre  l'Etat  et  la  Compagnie.  Les  rapports  du  concé- 
dant et  du  concessionnaire  sont  ceux  de  véritables  associés  qui 
se  sont  entendus  pour  donner  aux  bénéfices  l'emploi  le  plus 
propre  au  développement  de  l'entreprise. 

* 
*  * 

Le  «  cheminot  »  de  Tunisie  a  de  nombreux  traits  de  ressem- 
blance avec  son  camarade  de  la  Métropole.  Comme  lui,  il  a  son 
Syndicat,  sa  Fédération,  ses  cahiers  de  revendications;  comme 
lui,  avant  lui,  il  a  eu  sa  grève.  C'était  en  mars  1909,  un  an  et 
demi  avant  la  tentative  de  grève  générale  des  réseaux  français, 
mais  en  pleine  effervescence  de  la  première  grève  des  postes. 
La  Tunisie  est  loin  ;  l'heure  en  France  était  assez  grave,  et 
cette  grève  africaine  de  cheminots,  annonciatrice  des  journées 
d'octobre  1910,  passa  presque  inaperçue.  Elle  éclata  assez 
inopinément  pour  des  questions  de  salaires  et  de  discipline 
générale  ;  elle  se  termina  par  une  sorte  de  transaction  :  la  Com- 
pagnie Bône-Guelma  accepta  le  relèvement  des  petits  salaires, 
mais  conserva  intacts  ses  pouvoirs  de  discipline.  Elle  avait  duré 
quinze  jours,  pendant  lesquels  avait  circulé  un  seul  train  par 
ligne.  Il  y  eut  force  meetings,  quelques  manifestations  dans 
les  rues  de  Tunis,  une  grande  surexcitation  dans  les  esprits,  les 
habituelles  diatribes  contre  1'  «  actionnaire  exploiteur  »  et  le 
«  dirigeant  grassement  rente,  »  dont  l'unique  préoccupation, 
aux  yeux  du  prolétaire,  sera  éternellement  de  «  sabler  le  Cham- 
pagne toute  l'après-midi  du  dimanche  en  cabinet  particulier;  » 
mais  au  total,  point  de  sabotage  :  le  mot  existait,  la  chose  n'était 
pas  dans  la  pratique.  Ce  fut  une  grève  pacifique  et  qui  n'eut  pas 
de  lendemain.  Quand,  en  octobre  dernier,  la  nouvelle,  ou  mieux 
le  mot  d'ordre  de  la  grève  métropolitaine  toucha  Tunis,  il 
trouva  des  esprits  rassis,  qui  pesèrent  froidement  les  inconvé- 
niens  d'une  imitation  moutonnière,  décidèrent  de  continuer  le 
travail  et  tinrent  parole. 

La  masse  des  cheminots,  par  son  caractère  bigarré,  atteste 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUNISIE.  373 

1  eloignement  de  la  Métropole.  Le  Français  détient  à  peu  près 
tous  les  emplois  supérieurs  et  moyens  qui  répondent  aux  besoins 
spéciaux  du  chemin  de  fer.  Il  est  mécanicien,  chauiïenr,  con- 
ducteur, facteur,  chef  d'équipe.  La  catégorie  des  ouvriers  d'ate- 
liers comprend  bon  nombre  d'étrangers,  principalement  italiens. 
Enfin  la  plupart  des  emplois  qui  utilisent  sous  sa  forme  la  plus 
élémentaire  l'activité  du  manœuvre  (terrassiers,  poseurs  de  la 
voie,  etc.)  vont  à  des  indigènes.  Le  petit  monde  du  chemin  de 
fer  reflète  l'image  complexe  de  la  population  tunisienne,  sorte 
de  pyramide  de  races  dont  la  base  indigène  et  le  sommet  fran- 
çais laissent  place,  entre  eux  deux,  à  dix-neuf  nationalités  diflé- 
rentes. 

Un  principe  domine  l'organisation  sociale  en  Tunisie  :  la 
main-d'œuvre  française  y  est  payée  plus  cher  que  la  main- 
d'œuvre  étrangère,  principalement  italienne;  celle-ci  lemporte 
à  son  tour  comme  prix  sur  la  main-d'œuvre  indigène.  Dans  le 
même  atelier,  un  ouvrier  forgeron  français  gagnera  de  cinq  à 
six  francs,  étranger  de  quatre  à  cinq  francs;  indigène,  il  sera 
payé  trois  francs.  Mêmes  différences  de  taux  pour  tous  les 
emplois  qui  peuvent  être  confiés  à  l'une  des  trois  catégories  de 
travailleurs.  Toutes  les  causes  qui  influent  généralement  sur  le 
taux  des  salaires  concourent  à  maintenir  cette  échelle  à  trois 
degrés  :  la  main-d'œuvre  française  est  la  moins  nombreuse  ;  à 
travail  égal,  son  rendement  est  de  qualité  supérieure;  le  niveau 
d'existence  du  Français,  le  coût  de  son  entretien  est  enfin  plus 
élevé  que  celui  d'un  Sarde  ou  d'un  Calabrais  transplanté  en 
Tunisie,  et  surtout  que  celui  d'un  indigène  qui  y  est  né.  Là, 
comme  ailleurs,  le  salaire  tient  forcément  un  certain  compte 
des  besoins  que  le  salarié  regarde  comme  correspondant  à  son 
minimum  d'existence.  Le  Français  dépense  plus  :  il  est  aussi 
mieux  payé. 

Français,  Italien  ou  indigène,  l'agent  du  chemin  de  fer  doit 
à  sa  situation  des  avantages  spéciaux  qui  ne  sont  pas  moins 
nombreux  et  moins  marqués  en  Tunisie  qu'en  France  ;  mais, 
toujours  en  vertu  du  même  principe,  les  avantages  les  plus 
marqués,  au  moins  dans  l'ordre  pécuniaire,  vont  de  préférence 
au  personnel  français.  Son  avancement  est  assuré  dans  des 
délais  déterminés  ;  sous  le  coup  de  peines  disciplinaires  graves, 
il  bénéficie  de  garanties  spéciales  de  défense.  Soigné  en  cas  de 
maladie,  secouru  en  mainte   occasion,    titulaire    d'indemnités 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

variées  qui  tiennent  compte  de  la  cherté  de  vie  de  la  résidence, 
du  nombre  des  enfans,  et  constituent  un  intelligent  essai  d'ap- 
propriation du  salaire  aux  charges  réelles  de  l'existence,  jouis- 
sant de  congés  réguliers,  d'immunités  de  transport  et  de  la 
perspective  d'une  retraite,  il  possède  des  privilèges  ignorés  de 
la  plupart  des  ouvriers  de  l'industrie  locale  et  de  bien  des  fonc- 
tionnaires. 

Le  métier  a  sa  contre-partie  :  la  vie  à  Tunis  et  dans  les 
grands  centres  est  la  vie  urbaine  de  France,  sans  autre  parti- 
cularité locale  qu'une  hausse  récente  du  coût  de  l'existence 
peut-être  encore  plus  marquée  que  dans  la  métropole.  Mais 
combien  une  petite  station  du  «  bled,  »  sur  les  hauts  plateaux 
du  Sud,  diffère-t-elle  de  la  gare  du  moindre  village  français! 
Une  maisonnette  isolée,  aux  fenêtres  grillées,  aux  portes  blin- 
dées, qu'on  a  voulue  capable,  après  l'insurrection  de  Kasserine, 
en  1906,  de  supporter  un  assaut  de  nomades,  tout  autour  la 
solitude  agrandie  par  la  désolation  du  paysage,  sans  arbre,  sans 
arbuste,  parfois  sans  herbe,  à  quelques  kilomètres  le  colon  le 
plu?  proche,  une  fois,  deux  fois  par  jour  le  train  de  phosphates. 
Ce  serait  la  \ie  contemplative  dans  toute  son  austérité,  si  le 
papier  administratif  à  noircir  et  le  téléphone  à  manœuvrer 
n'enlevaient  le  meilleur  de  ses  loisirs  au  solitaire  de  cette  nou- 
velle Thébaïde. 

Mais  le  bled  possède  aussi,  sur  les  plateaux  du  Centre,  son 
essai  de  phalanstère  ;  en  montant  vers  les  gîtes  miniers  par 
la  ligne  de  Kalaa-Djerda,  à  121  kilomètres  de  Tunis,  on 
découvre,  après  une  longue  et  tortueuse  escalade,  au  pied 
d'une  colline,  un  moutonnement  de  toits  rouges,  alignés  comme 
des  képis  un  jour  de  revue.  C'est  Gafîour,  la  cité  ouvrière, 
édifiée  au  cœur  du  désert,  ou  peu  s'en  faut,  par  la  Compagnie 
Bône-Guelma. 

Gaffour,  «  B. -G, -Ville,  »  se  présente. au  visiteur  comme  une 
ville  américaine  de  l'Ouest,  ou,  si  l'on  veut,  comme  un  parc  à 
la  française,  un  parc  où  les  arbres  auraient  été  oubliés.  A  angle 
strictement  droit,  l'Avenue  «  un  »  et  l'Avenue  «  deux  »  coupent 
l'Avenue  de  la  Gare  et  délimitent  les  deux  files  de  maisonnettes 
réparties  entre  le  personnel  de  la  Compagnie  selon  la  hiérarchie 
rigoureuse  du  chemin  de  fer.  A  l'inspecteur,  au  médecin,  au 
chef  de  dépôt,  au  chef  de  section,  le  «  type  A,  »  le  «  type  B,  » 
quatre  pièces,  trois  pièces  et  cuisine;  au  mécanicien,  au  chauf- 


CHEMINS    DE    FEPx    DE    TUNISIE.  375 

feur,  au  conducteur,  au  facteur,  le  «  type  G,  »  deux  pièces  et 
cuisine;  à  un  rang  plus  humble,  le  modeste  «  type  I,  »  qu'ap- 
précie le  poseur  indigène  de  la  voie,  issu  du  gourbi  patriarcal. 
Ces  maisonnettes  sont  dévolues  à  des  ménages  :  plus  d'une 
femme  de  mécanicien,  qui  ne  lit  pourtant  pas  les  magazines 
prodigues  de  conseils  «  pour  l'ornement  du  home,  »  sait  donner 
à  l'intérieur  familial  un  aspect  avenant,  voire  coquet,  en  dépit 
des  rébarbatives  toiles  métalliques  qui  protègent  contre  le 
moustique  et  la  fièvre,  des  dallages  austères  et  de  Texiguïté 
forcée.  Quant  aux  célibataires,  deux  «  types  F,  »  vastes  cara- 
vansérails où  les  femmes  n'ont  pas  accès,  en  abritent  chacun 
vingt,  et  réunissent,  sur  délégans  balcons  couverts,  autant  de 
petites  chambres.  Chacun  est  en  somme  logé  selon  son  emploi 
et  son  état  ci  ni.  Mentor-Fénelon,  dans  la  cité  idéale  aux  sept 
classes  superposées  qu'il  proposait  aux  rêveries  de  Télémaque- 
Duc  de  Bourgogne,  neût  certes  pas  fait  mieux. 

Un  laboratoire  analyse  les  échantillons  d'eau  prélevés 
chaque  jour  aux  points  du  réseau  où  s'alimentent  les  locomo- 
tives :  certaines  eaux  tunisiennes,  riches  en  sels  incriistans, 
sont  d'une  composition  chimique  si  variable  que  la  formule 
d'épuration  quotidienne,  rapidement  transmises  aux  gares, 
risque  de  n'être  plus  la  bonne  quand  on  l'appliquera.  Des  dor- 
toirs pour  les  mécaniciens  de  passage,  des  ateliers  pour  les 
réparations  courantes,  un  dépôt  où  réside  la  machine  en  feu, 
prête  à  secourir  les  «  détresses,  »  selon  le  mot  expressif  du 
chemin  de  fer,  complètent  les  installations  de  la  Compagnie. 

Sur  cet  embryon  de  cellule  sociale  se  sont  greffés  les  organes 
essentiels  de  toute  vie  collective:  une  boulangerie,  une  épicerie, 
un  poste  de  police  et  une  poste  aux  lettres,  une  école  de  garçons 
une  école  de  filles,  une  salle  tenant  lieu  d'église  et,  pour  ne  pas 
faire  mentir  les  statistiques,  trois  cafés  farouchement  rivaux. 

L'organisation  municipale  est  née  spontanément,  de  la  né- 
cessité de  nettoyer  et  d'éclairer  les  avenues,  d'éviter  les  rixes, 
de  faciliter  les  déménagemens.  Un  «  Comité  de  cité  »  réunit 
l'inspecteur  du  mouvement,  l'inspecteur  de  la  traction,  l'inspec- 
teur de  la  voie,  trinité  classique  du  monde  de  «  l'exploitation,  » 
le  chef  de  dépôt,  qui  commande  aux  locomotives,  et  le  chef  de 
section,  qui  fait  l'office  de  «  gérant  de  la  Cité.  »  A  l'inverse  de 
bien  des  assemblées  délibérantes,  le  Comité  de  la  Cité  n'est 
point  affligé  de  la  maladie  d'intempérance  législative,  dénoncée 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  Aristote  et  par  le  docteur  Gustave  Le  Bon.  Sagement,  il 
ne  se  réunit  «  que  lorsque  les  circonstances  l'exigent.  »  Il  laisse 
au  cantonnier  de  la  Compagnie  le  soin  de  fixer  l'heure  d'allu- 
mage des  réverbères,  au  brigadier  de  gendarmerie  l'art  d'apaiser 
les  batailleurs,  au  gérant  de  la  Cité  le  souci  des  changemens 
de  domicile  et  l'installation  des  nouveaux  venus.  Le  chemin  de 
fer,  au  reste,  absorbe  les  heures  et  les  activités  :  un  tennis 
dessiné  fut  aussitôt  abandonné,  et,  seules,  les  femmes  laissées 
au  logis,  n'ayant  que  rarement  la  ressource  du  flirt  avec  les 
célibataires  du  «  type  F,  »  poussent  des  boules  de  croquet  d'un 
maillet  quelque  peu  mélancolique. 

Les  cent  deux  maisonnettes  de  Gaffour  abritent  une  popula- 
tion de  trois  cent  cinquante  âmes,  hommes,  femmes  et  enfans, 
Français,  Italiens,  indigènes.  C'est  la  colonie  des  «  cheminots.  » 

* 

La  clientèle  du  chemin  de  fer  est  aussi  composite  que  son 
personnel. 

Voici  l'Arabe,  qui  a  singulièrement  pris  goût  au  nouveau 
mode  de  transport.  Un  écrivain  orientaliste  de  grand  talent 
disait  que  pour  l'indigène  tunisien  les  deux  produits  les  plus 
tentans  de  notre  civilisation  étaient  les  bottines  jaunes  et  le 
phonographe  :  il  oubliait  le  chemin  de  fer.  Et  il  ne  s'agit  pas 
de  l'indigène  de  classe  riche  qui  peut  s'offrir  cette  commodité 
comme  toute  autre  à  son  gré  de  la  vie  civilisée  :  il  s'agit  du 
Tunisien  le  plus  pauvre,  qu'on  frôle  à  chaque  détour  de  ruelle, 
couché  ou  assis  à  la  porte  du  café  maure,  dans  le  farniente  idéal 
et  le  silence  parfait  de  l'Orient,  sans  travail,  sans  ressources, 
parfois  sans  domicile.  Des  ressources  il  en  trouvera  pour 
prendre  le  train  de  banlieue  qui  déverse  sur  le  quai  de  Tunis 
des  flots  pressés  de  burnous,  pour  s'en  aller  dans  quelque  bour- 
gade du  bled  rendre  visite  à  un  parent,  pour  ménager  l'arabat 
cahotante  ou  le  petit  âne  traditionnel  et  trottinant.  Mais  par 
quel  pénible  effort,  avec  quelle  crainte  comique  d'être  volé  par 
le  roumi,  alignera-t-il  sur  le  cuivre  du  guichet  l'argent  du 
voyage!  Ce  que  le  plus  normand  de  nos  paysans  juge  superflu, 
l'Arabe  le  tente  :  il  marchande  son  billet.  Dans  les  petites 
gares  de  l'intérieur,  il  n'est  pas  rare  d'assister  à  une  scène  qui 
rappelle  les  dialogues  les  plus  savoureux  de  la  vie  des  souks  : 


CHEMINS    DE    FER    DE    TUNISIE.  377 

«  Pas  de  sous,  répète  l'indigène  obstiné,  —  Alors,  va-t'en,  tu  iras 
à  pied,  »  riposte  la  voix  derrière  le  guichet.  L'indigène  rentre 
la  main  sous  ses  draperies,  sort  deux  sous,  quatre  sous.  Ce  n'est 
pas  le  compte.  L'Arabe  proteste  :  il  se  déclare  complètement 
dépouillé.  La  voix  du  roumi  s'impatiente.  Nouvelle  incursion 
sous  le  burnous.  Enfin  le  compte  y  est,  mais  au  prix  de  quelles 
difficultés! 

Voici  un  autre  client,  le  colon  français  ;  mais  il  y  a  plusieurs 
variétés  de  colons,  trois  pour  le  moins. 

Le  colon  du  Nord-Tunisien,  des  plaines  &  céréales  de 
Mateur  et  d'Utique,  du  Cap  Bon  et  de  Téboursouk,  est  souvent 
titré,  pourvu  de  la  particule  et  d'un  nom  historiquement  fran- 
çais. Un  peu  sans  doute  par  atavisme  féodal,  il  a  édifié  sa  de- 
meure cubique  et  blanche,  castel,  ferme  ou  cottage,  sur  la  seule 
éminence  dont  s'égaie  la  plaine  avoisinante.  Les  feuilles  pansues 
du  cactus,  le  laurier-rose  et  l'olivier  sauvage  mettent  à  l'en  tour 
un  étroit  cercle  vert.  A  trois  kilomètres,  il  y  a  le  chemin  de 
fer,  à  dix  kilomètres  le  voisin.  Gentleman-farmer  d'allure,  le 
colon  du  Nord-Tunisien  a  déjà  eu  le  temps  de  faire  souche.  Le 
pluriel  «  les  »  précède  souvent  son  nom  de  famille,  indiquant 
que  la  race  prospère,  s'implante.  Plus  novateur  en  agriculture 
qu'en  politique,  il  forme  le  «  parti  colon,  »  notoire  par  son 
esprit  conservateur. 

Le  colon  du  Centre  ou  du  Sud-Tunisien  a  quelquefois  des 
attaches  avec  notre  monde  parlementaire  ou,  ce  qui  étonne 
plus,  académique.  C'est  assez  dire  qu'il  réside  rarement  sur  ses 
terres.  Mais  sénateur  ou  ministre  en  même  temps  que  proprié- 
taire d'olivettes,  viticulteur  ou  alfatier,  les  grands  intérêts  du 
pays  exigent  sa  venue  périodique  sur  la  terre  tunisienne.  Fran- 
çais ou  Tunisien,  il  ressuscite  au  reste  par  ses  efforts  suivis 
l'immense  forêt  d'oliviers  de  la  Province  romaine  d'Afrique. 
Tel  recommandera  à  son  gérant,  afin  de  ne  point  fatiguer  la 
terre,  l'usage  de  la  charrue  arabe,  contre  sommaire  que  les 
paysans  de  l'ancienne  France  eussent  dédaigné;  mais  il  n'est 
pas  prouvé  que  ce  colon-là  réussisse  moins  bien  que  celui  de 
la  première  espèce,  dont  les  machines  aratoires  sont  aristocrati- 
quement  perfectionnées. 

Une  troisième  sorte,  qu'il  faut  mentionner  pour  mémoire, 
n'est  pas  la  moins  curieuse.  La  famille  française  de  bonne  bour- 
geoisie qu'inquiète  la  nonchalance  de  son  fils  adolescent,  con- 


378  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suite  volontiers  l'oncle  célibataire  ou  le  professeur  de  géogra- 
phie coloniale  qui  savent  le  pourquoi  de  la  supériorité  des 
Anglo-Saxons .  Le  conseil  est  péremptoire  :  «  Votre  fils  n'est 
bon  à  rien,  faites-en  un  colon.  »  La  Tunisie,  —  vingt-huit 
heures  de  Marseille,  —  est  vite  choisie,  un  petit  capital  ras- 
semblé, et  le  jeune  homme  étonné  promu,  comme  on  disait, 
pionnier  de  la  civilisation.  11  va  reconnaître  son  bordj,  dans 
l'intérieur,  puis  un  an  ou  plus,  suivant  les  ressources  et  la 
crédulité  familiales,  on  le  verra  six  jours  sur  sept,  à  Tunis, 
humer  les  cocktails  au  Bar  Américain,  ou  promener  son  cos- 
tume khaki  et  ses  bottes  jaunes,  sur  l'Avenue  de  France,  que 
ses  aînés  arpentaient,  dit-on,  carabine  en  bandoulière.  La  fa- 
mille se  renseigne,  coupe  les  vivres,  et  la  Tunisie  compte  un 
colon  de  moins. 

L'industriel  tunisien,  autre  client  du  chemin  de  fer.  C'est 
un  homme  dont  fréquemment  la  compétence  est  universelle  ;  il 
le  faut  bien,  car  l'industrie  tunisienne,  encore  à  ses  débuts,  et 
d'ailleurs  desservie  par  l'absence  de  gisemens  houillers,  nourrit 
inégalement  ses  fidèles.  Aussi  tel  passe  pour  industriel  qui  est 
surtout  prospecteur  de  mines,  lanceur  d'affaires,  homme  poli- 
tique, voire  journaliste.  Si  l'on  excepte  quelques  grosses  entre- 
prises solidement  assises,  beaucoup  d'affaires  tunisiennes  ont 
présenté  l'exemple  de  variations  brusques  de  prospérité.  L'in- 
dustrie métallurgique  est  à  sa  période  d'essai  :  l'obligation  de 
faire  venir  son  combustible  d'Europe  la  limitera  vraisemblable- 
ment au  traitement  des  minerais  chers,  et  lui  rendra  toujours 
difficile  l'établissement  de  hauts  fourneaux.  L'industrie  de  con- 
structions métalliques  fait  preuve  de  plus  de  vitalité.  Installée 
à  Tunis,  elle  trouve  à  s'alimenter  dans  les  grands  travaux 
publics  du  Protectorat.  Quant  à  l'industrie  extractive,  c'est 
elle  qui  fournit  le  plus  clair  des  recettes  des  chemins  de  fer. 
En  1910,  plus  de  treize  cent  mille  tonnes  de  phosphate  trans- 
portées par  la  Compagnie  de  Gafsa  et  la  Compagnie  Bône- 
Guelma  et  environ  quatre  cent  mille  tonnes  de  fer  et  de  mi- 
nerais divers  transportées  par  la  seule  Compagnie  Bône-Guelma, 
donnent  un  aperçu  de  sa  prospérité,  qui  est  croissante. 

L'appoint  que  les  richesses  naturelles  du  pays  fournissent 
aux  Compagnies  tunisiennes  de  chemins  de  fer  ne  leur  fait  pas 
négliger  une  autre  marchandise  précieuse  que  les  grands  réseaux 
d'Europe  et  d'ailleurs  s'efforcent  aujourd'hui,   par   toutes    les 


CHEMINS    DE    FER    DE    TU.MSIE.  379 

séductions  de  l'image  et  de  la  promesse,  d'attirer  sur  leurs 
rails  :  le  touriste.  Une  grande  Compagnie  de  navigation  ne 
nous  laisse  pas  ignorer  que  «  tout  bon  Français  doit  visiter 
l'Algérie  et  la  Tunisie.  »  Mais  s'il  était  vrai  que  uni  bene  ibi 
patria  —  le  confortable,  voilà  la  patrie  I  —  la  fibre  patriotique 
du  Français  risquerait  peut-être  souvent  d'être  désagréablement 
froissée  de  l'autre  côté  de  la  Méditerranée.  En  dehors  des 
grandes  villes,  en  Algérie  comme  en  Tunisie,  une  liospitalité 
quelquefois  rudimentaire  s'offre  au  voyageur  de  passage.  Il 
hésite  à  s'écarter  des  sites  connus,  il  hésite  surtout  à  prolonger 
son  séjour,  n'ayant  le  choix  qu'entre  le  palace  dispendieux  des 
grandes  villes  ou  l'hôtellerie  insuffisante  des  petites.  Le 
médiocre  développement  du  tourisme  algéro-tunisien  n'a  point 
jusqu'ici  d'autre  cause.  Le  Français  traverse  l'Algérie  et  la 
Tunisie,  à  Pâques  et  à  l'automne;  il  y  séjourne  rarement. 
L'Allemand  y'vient,  de  plus  en  plus  nombreux  comme  partout, 
en  caravanes  pressées.  L'Anglais  ne  s'écarte  guère  d'Alger,  port 
d'escale  des  paquebots  nationaux  vers  l'Extrême-Orient,  quai 
de  déchargement  des  charbonniers  de  Gardiff  et  de  Swansea, 
presque  anglaise  en  certains  coins  de  sa  banlieue  de  Mustapha. 
L'Egypte,  «  à  cinq  jours  de  Paris,  »  a  beaucoup  nui,  le  sno- 
bisme aidant,  à  la  Tunisie,  qui  n'en  est  qu'à  deux.  Mais  si  le 
courant  d'émigration  hivernale  vers  l'Egypte  ne  fait  que  croître, 
il  est  impossible  que  tôt  ou  tard  la  Tunisie,  dont  les  admirables 
oasis  du  Sud,  Gabès,  Nefta,  Tozeur,  vont  devenir  des  buts  de 
voyage  fort  accessibles,  ne  bénéficie  pas  de  semblable  fortune, 
N'a-t-elle  pas  pour  elle  le  plus  vivant  tableau  d'Orient,  «  Tunis 
la  Blanche,  »  Tair  le  plus  transparent  et  le  mieux  dépouillé  des 
brumes  occidentales,  tous  les  amoncellemens  de  pierres  rouges 
qui  commémorent  la  grandeur  romaine,  toute  la  luxuriance  des 
palmeraies  sahariennes,  une  colline  où  Carthage  a  eu  sa  citadelle 
et  saint  Louis  son  lit  de  mort,  et  ne  vaudrait-elle  pas  déjà 
d'être  connue  par  la  seule  réussite  d'un  des  plus  beaux  efforts 
français  ? 

Jacques  Lacour-Gayet. 


MAiiiE-CAROiii  mm  m  mples 


ET 


NAPOLEON 


La  correspondance  de  Marie-Caroline  avec  le  marquis  de 
Gallo  (1785-1806)  publiée  par  le  commandant  H.  Weil  et  par  le 
marquis  C.  di  Somma  Circello,  apporte  de  nouvelles  et  vives 
lumières  sur  la  personnalité  et  le  caractère  de  la  célèbre  reine  de 
Nuplcs  (1).  On  la  savait  l'ennemie  acharnée  de  la  Révolution  et 
l'adversaire  implacable  de  Napoléon,  mais  on  ne  connaissait  pas 
encore  dans  toute  leur  étendue  ses  desseins  et  ses  intrigues  poli- 
tiques. Ses  lettres  au  marquis  de  Gallo,  ambassadeur  de  Naples 
à  Turin,  Vienne,  Pétersbourg  et  Paris,  révèlent  aujourd'hui 
toutes  ses  pensées  et  tous  ses  secrets.  Si  Chateaubriand  a  pu  dire 
de  Saint-Simon  qu'il  écrivait  à  la  diable  pour  l'immortalité,  on 
peut  affirmer  que  Marie-Caroline  écrivait  avec  une  verve  endia- 
blée et  que  plusieurs  de  ses  lettres,  sans  être  de  celles  qu'on 
nomme  immortelles,  resteront.  Le  style  en  est  vif,  passionné  et 
parfois  brutal.  La  pensée  est  abondante,  énergique,  violente  et 
fière.  Des  mots  italiens  expressifs  apparaissent  çà  et  là  au  milieu 
d'un  français  rocailleux,  mais  pittoresque  et  original.  Elle  l'avoue 
elle-même  à  Gallo  :  «  Je  vois  que  je  fais  comme  Polichinelle,  et 
que  je  vous  écris  moitié  en  français,  moitié  en  italien.  » 

(Juelle  vie  que  la  vie  de  cette  fille  de  Marie-Thérèse  !  Née 
en  1752,  mariée  à  seize  ans  à  Ferdinand  IV  des  Deux-Siciles, 
roi  faible,  ignorant,  lâche  et  débauché,  elle  saisit  le  pouvoir 
dès  qu'elle  a  un  fils,  ainsi  que  l'a  voulu  le  contrat  fabriqué  par 
Marie-Thérèse,  et,  pour  distraire  le  Roi,  le  laisse  occupé  de  la 
chasse,  de  la  pêche  et  de   plaisirs  bas.  Cependant,   elle  ne  se 

(1)  2  vol.  ia-12;  Éinile-Paul. 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  381 

refuse  pas  à  ses  devoirs  d'épouse,  puisqu'elle  a  jusqu'à  dix-huit 
enfans.  Mais  sa  nature  ardente  n'est  point  encore  satisfaite.  Elle 
a  de  nombreux  amans,  Acton,  Castelcicala,  Belmonte,  le  che- 
valier de  Saxe,  et  combien  d'autres,  obtiennent  ses  faveurs. 
A  cette  conduite  désordonnée  qui  lui  paraît  excusable  par 
l'exemple  de  la  grande  Catherine  qu'elle  admire  plus  que  toute 
autre  souveraine,  elle  mêle  des  pratiques  apparentes  de  dévotion 
et  invoque  avec  une  sincérité  napolitaine  «  le  grand  Dieu  de 
miséricorde.  »  A  peine  a-t-elle  pris  le  pouvoir  qu'elle  voit  surgir 
en  face  d'elle  le  spectre  rouge  et  tragique  de  la  Révolution.  Ses 
sujets  se  prennent  d'enthousiasme  pour  les  idées  nouvelles  qui 
viennent  de  France.  Elle  ressent  alors  une  horreur  sincère  pour 
cette  Révolution  qui  la  menace  dans  son  royaume,  dans  sa 
famille  et  dans  ses  plus  chers  intérêts. 

Les  malheurs  immérités  de  sa  sœur  Marie-Antoinette  et  des 
Bourbons  de  France  l'indignent  et  la  désespèrent.  La  mort  de 
Louis  XVI,  de  la  Reine,  de  M'"*  Elisabeth,  les  tortures  infligées 
au  Temple  aux  enfans  de  France  accroissent  sa  haine  contre  les 
Jacobins.   Les  «    maudits  Français,  »  —  c'est  ainsi  qu'elle  les 
appelle,  —  sont  en  proie  à  une  fièvre  belliqueuse  et  à  un  appétit 
de  conquêtes  qui  la  stupéfient.  Ces  soldats  en  haillons  sont  par- 
tout, et  partout  ils  triomphent.  Les  voilà  en  Italie,  et  leur  nou- 
veau chef  Bonaparte  court  de  victoire  en  victoire,  écrasant  les 
armées  les  plus  aguerries  et  les  mieux  organisées  du  monde. 
Elle  s'en  émeut,  elle  en  frémit  de  rage;  puis  bientôt  elle  éprouve 
pour  le  jeune  conquérant  l'admiration  que  ressentait  l'Europe 
entière.  Elle  se  décide,  pour  sauver  ses  Etats  d'une  ruine  iné- 
vitable, à  négocier  un  traité  de  paix  avec  le  Directoire.  G'estalors 
que  le  nom  du  général  Bonaparte  apparaît  pour  la  première 
fois  dans  ses  lettres,  le  8  octobre  1796.  La  Reine  écrit  «  Buo- 
naparte,  »  tel  qu'il  l'orthographiait  lui-même  dans  sa  jeunesse. 
«  On  nous  mande  de  Livourne,  dit-elle,  que  Buonaparte  a  eu 
l'ordre  de  prendre  Mantoue  soit  en  le  canonnant  avec  de  l'or, 
et  pour  ce  motif  on  a  envoyé  4  millions  de  livres  tournois  de 
Livourne,  soit  en  y  sacrifiant  20  000  hommes  ;  mais  que  la  place, 
il  devait  l'avoir,  s'il  voulait  conserver  sa  tête  sur  ses  épaules. 
J'espère  que  tout  cela  sera  inutile  et  qu'il  n'y  réussira  point.  » 
Le  général  qui,  par  son  habileté  et  son  audace,  avait  déjà 
remporté  les  victoires  de  Montenotte,  Millesimo,  INlondovi,  Lodi, 
Castiglione,    Lonato,    Roveredo  et   avait  pris   Ceva,  Cherasco, 


382 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Vérone,  Manlaue,  Bologne,  Modène,  Trente,  n'avait  pas  besoin 
d'avoir  recours  à  la  corruption  pour  vaincre  encore.  Livourne  et 
Bergame  tombent  en  son  pouvoir.  La  bataille  d'Arcole  achève  le 
désastre  de  la  troisième  armée  autrichienne,  la  République  cisal- 
pine est  créée,  et  l'Italie  est  soumise  en  huit  mois  à  l'influence 
française.  D'autres  succès  aussi  éblouissans  vont  achever  dans 
l'année  suivante  la  gloire  de  nos  armées  et  de  leur  chef  invin- 
cible. De  môme  qu'elle  a  été  l'adversaire  de  la  Révolution, 
Marie-Caroline  va  se  montrer  l'adversaire  infatigable  de  celui 
qui  l'incarna.  De  son  côté,  Bonaparte,  qui  connaît  son  audace 
et  son  esprit  d'intrigue,  ne  la  ménagera  pas.  La  lutte  de  cette 
femme  et  de  celui  qui  de  Premier  Consul  va  devenir  Empe- 
reur, lutte  qui  durera  huit  ans,  est  un  drame  digne  d'être 
contemplé.  Je  vais  en  décrire  les  diverses  scènes  à  l'aide  de  la 
correspondance  inédite;  correspondance  émouvante  e*  passion- 
nante, où  se  manifestent  dans  toute  leur  ampleur  l'activité,  la 
fougue,  l'audace  de  Marie-Caroline.  Si  cette  reine  eût  eu 
autant  de  sang-froid  que  d'énergie,  autant  de  constance  que  de 
hardiesse,  autant  de  suite  dans  les  idées  que  d'intrépidité,  elle 
eût  sauvé  le  royaume  de  Naples  et  elle  eût  acquis,  dans  les 
fastes  de  l'histoire,  un  renom  égal  à  celui  des  princesses 
illustres  qui  surent  diriger  les  destinées  de  leur  pays. 


* 
*  * 


Le  24  octobre  1796,  au  moment  où  Marie-Caroline  apprend 
que  le  prince  de  Belmonte,  son  délégué,  vient  de  signer  à  Paris 
la  paix  avec  le  Directoire,  elle  s'inquiète  de  savoir  ce  que  va 
devenir  l'Autriche  qui  s'épouvante  des  succès  incessans  de 
l'armée  française.  On  dit  que  cette  puissance  a  reçu  un  courrier 
porteur  de  l'offre  d'un  armistice.  La  Reine  craint  que  le  Pape  n'en 
puisse  profiter.  Elle  doute  à  cet  égard  aussi  bien  des  in  tentions  de 
l'Autriche  que  de  la  France.  Quant  à  la  Cour  de  Naples  qui  pré- 
tend défendre  les  intérêts  de  Pie  VI,  elle  aurait  voulu  y  faire  com- 
prendre le  Saint-Siège.  Mais  Buonaparte  fait  savoir  au  Directoire 
que  Naples  n'a  point  à  se  mêler  de  cette  affaire  dont  s'occupe 
l'Espagne.  Marie-Caroline  ajoute  dans  une  lettre  à  Gallo  qu'on 
lui  recommande  de  ne  rien  dire  à  ce  sujet,  «  et  cependant, 
remarque-t-elle,  on  veut  la  paix  à  tout  prix,  —  ce  on  concerne 
l'Autriche,  —  par  peur,  égoïsme,  avarice,  manque  total  de 
courage  et  d'énergie.  Cela  est  tellement  vrai  que  chacun  con- 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  383 

damne  la  conduite  de  son  voisin  qui  ne  vaut  pas  mieux  que  lui. 
Voilà  la  vérité  pure  et  vraie.  »  Elle  écrit  le  8  novembre  1796 
que  le  traité  de  Naples  avec  la  République  est  ratifié  par  les 
Cinq-Cents  et  les  Anciens,  d'accord  avec  Buonaparte.  Néan- 
moins, son  cœur  demeure  toujours  hostile  aux  Français  et  elle 
souhaite  qu'Alvinzi  et  ses  braves  troupes  balayent  leurs  soldats. 
Aussi,  quelle  est  sa  douleur  quand,  le  3  décembre,  elle  apprend 
la  déroute  d'Alvinzi  !  «  Ceci  est  inconcevable  !  s'écrie-t-elle.  Les 
plus  belles  troupes  fournies  de  tout,  une  armée  de  misérables, 
et  ce  sont  ceux-ci  qui  gagnent!  Cela  n'est  pas  naturel.  Je  vous 
prie  de  me  dire  si  Alvinzi  est  chef  de  loges,  illuminé  ou  avide, 
car  alors  je  comprendrais  cette  affreuse  énigme  !»  Le  15  dé- 
cembre, elle  répète  qu'Alvinzi  a  levé  le  siège  de  Vérone  pour 
obtenir  de  beaux  sequins  vénitiens.  C'est  le  bruit  qui  court, 
car  la  retraite  d'une  armée  nombreuse  devant  des  troupes 
inférieures  et  mal  outillées  donne  lieu  à  tous  les  soupçons.  Elle 
affirme  que  Buonaparte,  questionné  pour  savoir  ce  qu'il  avait 
donné  à  Alvinzi,  jura  que  ce  général  n'avait  point  trahi,  «  mais 
qu'il  était  une  bête  et  que  c'était  dans  son  état-major  qu'il  y 
avait  des  coquins  !  » 

Trois  mois  après,  elle  convient  qu'il  n'y  a  que  Buonaparte 
pour  être  ministre  de  la  Guerre  en  Italie,  «  parce  qu'il  crée  des 
Italiens  et  des  soldats.  »  Elle  s'inquiète  des  menaces  dirigées 
contre  Naples,  malgré  les  avances  du  général  de  Canclaux  venu 
en  mission  auprès  de  Ferdinand.  Au  lendemain  du  traité  de 
paix  signé  par  Naples  avec  la  République,  puis  de  la  convention 
de  Tolentino  et  de  l'armistice  de  Léoben,  elle  se  méfiait  des 
complimens  de  Buonaparte  et  du  Directoire.  «  Cela  ne  peut 
être  par  peur  de  nos  petites  forces,  ni  par  amitié.  Ils  sont  trop 
certains  que  nous  n'en  avons  ni  n'en  aurons  jamais  pour  eux.  Je 
ne  puis  donc  expliquer  ce  sentiment  que  par  envie  de  nous 
tromper,  endormir,  surprendre.  Il  faut  veiller  et  ainsi  empê- 
cher ces  maux.  »  Gallo  avait  fait  une  démarche  en  ce  sens 
auprès  de  Buonaparte  et  avait  obtenu  l'assurance  que  la  Cour 
devait  se  tranquilliser.  Marie-Caroline  se  demandait  seulement 
quel  était  le  plan  du  vainqueur  et  quel  rôle  le  royaume  des 
Deux-Siciles  y  devait  jouer.  Cela  dépendrait  sans  doute  des 
circonstances  et  du  temps.  «  Le  ton  et  les  propos  de  Buonaparte 
sont,  écrit-elle  le  15  octobre  1797,  la  preuve  de  ce  qu'il  médite 
et   je  commence    vivement,   mais  très  vivement,   à  désirer  Im 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paix.  »  Car,  à  son  avis,  les  malheurs  s'amoncelaient  sur  la  pauvre 
Italie  et  les  dissentimens,  les  jalousies  et  les  passions  privées 
devaient  accentuer  ces  malheurs.  Elle  considère  Buonaparte 
comme  «  l'Attila,  le  fléau  de  l'Italie,  »  en  même  temps  que  «  le 
plus  grand  homme  que  les  siècles  aient  jamais  produit.  » 

Elle  le  préfère  à  Frédéric  II  qui,  à  côté  de  son  talent,  avait, 
suivant  elle,  des  petitesses  et  des  ridicules.  «  Chez  celui-ci  tout 
est  grand...  Je  voudrais  la  chute  de  la  République,  mais  la 
conservation  de  Buonaparte.  Car  c'est  réellement  un  grand 
homme  et  quand  on  ne  voit  autour  de  soi,  et  partout,  que  des 
ministres  et  des  souverains  aux  vues  mesquines  et  étroites,  on 
n'en  éprouve  que  plus  d'étonnement  et  de  plaisir  à  voir  s'élever 
et  grandir  un  pareil  homme,  tout  en  déplorant  de  voir  sa 
grandeur  attachée  à  une  si  infernale  cause  !  Cela  vous  paraîtra 
étrange,  dit-elle  à  Gallo  ;  mais  si  je  déteste  ses  opérations,  je 
l'admire,  lui.  Je  désire  que  ses  projets  avortent,  que  ses 
entreprises  échouent,  et  je  souhaite  en  même  temps  bonheur 
et  gloire  à  sa  personne,  poiirvu  que  ce  ne  soit  pas  à  nos 
dépens!  »  La  générosité  avec  laquelle  le  jeune  vainqueur 
a  traité  Wurmser,lorsde  la  reddition  de  Mantoue,  et  ses  belles 
paroles  :  «  J'ai  voulu  honorer  en  lui  la  vieillesse  et  la  valeur 
guerrière  malheureuse,  »  l'on-t  pénétrée  d'admiration.  Sa  façon 
de  gouverner  les  pays  vaincus,  de  les  organiser  et  administrer, 
de  conclure  en  maître  des  armistices  et  des  traités,  d'aflirmer 
sa  personnalité,  à  trente  lieues  de  Vienne,  devant  toute  l'Europe 
subjuguée,  lui  montre  un  homme  au-dessus  des  autres  hommes. 
«  Il  n'y  en  a  pas  un  second  eu  Europe  dans  tous  les  sens, 
guerrier,  militaire,  politique  et  surtout  conséquent.  »  Aussi 
dit-elle  que,  s'il  mourait,  «  il  faudrait  le  réduire  en  poudre  et 
en  donner  une  dose  à  chaque  souverain  et  une  double  dose  à 
leurs  ministres,  et  alors  les  choses  iraient  mieux.  » 

Le  17  octobre,  la  paix  avec  l'Autriche  est  signée  à  Campo- 
Formio.  La  République  française  est  officiellement  reconnue. 
L'empereur  d'Allemagne  renonce  à  ses  droits  sur  les  Pays-Bas 
autrichiens  et  admet  l'indépendance  de  ses  anciennes  posses- 
sions en  Italie,  sous  le  nom  de  «  République  Cisalpine.  »  Le 
reste  de  la  péninsule  demeurait  sous  l'influence  française.  A  cette 
nouvelle,  quoique  l'Autriche  n'obtînt  pour  compensation  que 
l'ancien  territoire  de  Venise,  Marie-Caroline  parut  heureuse  et 
elle  l'avoua  ainsi  :  «  La  joie  fut  universelle  en  proportion  de 


MARIE-CAROLIiNE    REINE    DE    NAPLES.  385 

l'énorme  danger.  L'Adriatique  à  leur  merci,  la  Méditerranée  de 
même,  des  troupes  nouvelles  non  aguerries  et  aucune  place 
garnie  ou  en  état,  en  cas  de  retraite,  de  nous  recevoir,  cette  idée 
était  désolante;  et,  chaque  matin,  quand  je  servais  la  soupe  en 
famille,  où  nous  sommes  neuf,  le  Roi,  trois  fils,  trois  filles  et 
une  belle-fille,  cette  affreuse  idée  :  —  Que  deviendra  tout  cela? 
—  me  déchirait  l'âme  !  » 

Elle  félicitait  Gallo,  qui  avait  négocié  avec  Gobenzl  à  Udine, 
d'avoir  sauvé  la  monarchie  autrichienne  et  épargné  tant  de  sang 
et  de  malheurs.  Grâce  à  son  zèle,  l'extérieur  allait,  pour  quelque 
t-emps,  être  calme,  mais  cependant  il  faudrait  beaucoup  d'atten- 
tion pour  se  soutenir  dans  la  crise  qui  remuait  toute  l'Europe. 
La  Reine  priait  Gallo  d'obtenir  de  Buonaparte  le  maintien  du 
général  de  Canclaux  à  Naples,  homme  de  distinction  et  de  tact 
qui  valait  mieux  «  qu'un  citoyen  ministre  avec  un  grand  sabre,  des 
bottes  éperonnéeset  de  longues  moustaches.  »  Le  Directoire  ne 
tint  pas  compte  de  ce  désir  et  remplaça  le  gentilhomme  Can- 
claux par  le  citoyen  Trouvé,  un  parvenu  révolutionnaire,  gros- 
sier, arrogant  et  haineux. 

Marie-Caroline  continuait  à  s'enthousiasmer  au  sujet  de 
Buonaparte.  «  Malgré  tout  le  mal  qu'il  nous  a  fait  en  Italie,  je 
dois  avouer,  écrivait-elle  le  27  octobre  1797,  que  j'ai  de  lui  une 
haute  opinion,  et  comme  j'aime  le  grand  en  tout  et  partout, 
même  quand  je  le  trouve  contre  moi,  je  souhaite  à  cet  homme 
rare  et  extraordinaire  de  réussir  et  de  s'illustrer  hors  d'Italie. 
Je  prévois  que  le  monde  retentira  encore  de  son  nom  et  que 
l'histoire  l'immortalisera.  En  tout,  il  sera  grand,  en  guerre, 
diplomatie,  politique,  conduite,  fermeté,  talent,  génie.  Ce  sera 
le  plus  grand  homme  de  notre  siècle.  Malgré  le  mal  qu'il  nous 
a  fait,  je  ne  suis  point  revenue  de  mon  enthousiasme  pour  lui. 
Tous  ceux  qui  gouvernent  et  veulent  continuer  de  gouverner, 
devraient  suivre  son  exemple  !  »  Elle  invitait  Gallo  à  lui  in- 
spirer des  sentimens  d'amitié  pour  Naples  et  le  désir  de  ne  point 
leur  nuire. 

Le  Directoire  prévoyait,  aussi  bien  que  Marie-Caroline, 
l'avenir  de  Buonaparte.  Au  lendemain  de  Campo-Formio,  dési- 
reux de  le  soustraire  le  plus  rapidement  possible  aux  ovations 
qui  l'attendaient  en  France,  il  le  nommait  général  en  chef  de 
l'armée  d'Angleterre,  puis  lui  donnait  l'ordre  de  se  rendre  au 
Congrès  de  Rastadt  pour  parachever  la  paix  avec  l'Empereur. 

TOMF  III.  —  1911.  2o 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant,  il  ne  pouvait  l'empêcher  de  venir  au  Luxembourg 
apporter  solennellement  le  traité  de  Campo-Formio  et  les 
innombrables  drapeaux  conquis  par  ses  soldats,  et  de  déclarer 
que  la  paix  nouvelle  achevait  la  liberté,  la  prospérité  et  la  gloire 
de  la  République.  Au  nom  du  Directoire,  Barras  le  remercia 
avec  une  effusion  trop  grande  pour  être  sincère  et  s'écria  «  que 
la  Nature  avait  épuisé  toutes  ses  richesses  pour  créer  Buona- 
parte.  » 

Le  peuple  enthousiaste  acclama  le  général  vainqueur,  devenu 
son  idole.  Les  manifestations  furent  telles  que  le  héros  comprit 
lui-même  le  danger  auquel  elles  l'exposaient  et  proposa  l'expé- 
dition d^Egypte  que  le  Directoire  accepta  avec  empressement, 
trop  heureux  d'éloigner  un  homme  aussi  inquiétant.  Marie- 
Caroline,  apprenant  cette  décision,  en  disait  à  Gallo  :  «  Je  vous 
avoue  que  je  ne  puis  me  décider  à  croire  que  l'expédition  soit 
réellement  destinée  à  l'Egypte.  Je  n'y  croirai  que  lorsque  je 
l'aurai  vu.  »  Et  pourtant  cela  était  vrai.  Mais  Biionaparte  avait 
compris  et  dit  que  c'était  de  l'Orient  qu'étaient  sorties  les  grandes 
gloires.  11  allait  y  attendre  les  événomens  à  l'abri  des  jalousies 
et  des  trahisons  qui  l'auraient  menacé  en  France,  et  préparer  le 
grand  coup  qui  devait  le  rendre  plus  sûrement  maître  du  pou- 
voir, dont  il  avait  rêvé  déjà  la  possession  dans  la  fumée  du 
canon  de  Lodi  et  de  Rivoli. 

Parti  le  19  mai  1798,  il  revient  le  9  octobre  1799,  et  le  2.5,  il 
est  à  Paris.  Les  9  et  10  novembre  (18  et  19  brumaire),  il  dit 
vouloir  une  République  «  fondée  sur  la  vraie  liberté  et  la 
représentation  nationale,  »  dissout  les  Cinq-Cents,  fait  abolir 
le  Directoire  par  le  Conseil  des  Anciens  et  créer  le  Consulat 
où  il  sera  Premier  Consul,  ayant  pour  collègues  Roger-Ducos 
et  Sieyès.  La  Constitution  de  l'an  Vlll  lui  assure  à  lui  et  aux 
deux  autres  Consuls  un  mandat  de  dix  ans  en  leur  accordant 
l'autorité  absolue. C'est  naturellement  Buonaparte  qui  va  l'exer- 
cer avec  une  activité  prodigieuse.  Le  14  juin  1800,  après  avoir 
franchi  les  Alpes,  il  remporte  la  victoire  de  Marengo,  reprend  la 
Lombardie,  réorganise  la  République  cisalpine  et  le  28  juillet, 
(un  9  thermidor  plus  glorieux  que  celui  de  l'an  11),  il  signe  les 
préliminaires  de  la  paix  avec  l'Autriche.  Le  9  février  1801,  au 
congrès  de  Lunéville,  la  paix  définitive  est  conclue. 

L'expédition  d'Egypte  avait  arrêté  un  moment  la  lutte  per- 
sonnelle entre  Marie-Caroline  et  Buonaparte.  mais,  pendant  ce 


MARIE-CAROLINE    REIISE    DE    NAPLES.  387 

temps,  les  Français,  justement  irrités  de  ralliance  de  Ferdinand  1\ 
avec  l'Autriche  et  de  son  intervention  sur  Rome,  s'étaient 
jetés  avec  Chanipionnet  sur  Naples  et  avaient  forcé  les  souve- 
rains à  s'enfuir  à  Palerme^  dans  une  nuit  tragique  où  la  flotte  na- 
politaine tout  entière  avait  été  incendiée  sur  les  ordres  de  Marie- 
Caroline,  qui  ne  voulait  pas  laisser  cette  proie  au  vainqueur.  La 
Reine  reste  à  Palerme  jusqu'au  8  juin  1800  et  se  décide  à  aller 
en  Autriche  pour  demander  secours  à  son  gendre  l'empereur 
François.  Elle  descend  et  s'arrête  quelque  temps  à  Livourne.Là 
elle  apprend  le  nouveau  triomphe  de  Buonaparte.  Elle  voit 
arriver  à  Livourne  les  fuyards  de  l'armée  auti'ichienne  dans  le 
plus  pitoyable  état,  mourant  de  faim,  sans  vétemens,  sans  che- 
mises, n'ayant  plus  figure  humaine;  elle  sait  que  les  généraux 
veulent  à  tout  prix  la  paix  et  le  repos,  et  elle  s'écrie  :  «  Tout 
cela  va  amener  nécessairement  la  paix  et  Sa  Majesté  Buona- 
parte sur  le  trône.  J'en  suis  au  désespoir.  Si  toutes  les  troupes  et 
tous  les  généraux  de  l'Empereur  sont  comme  ce  que  je  vois  ici, 
je  conseille  de  ne  plus  songer  à  la  guerre.  Je  gémis  et  frémis  de 
tout  ce  que  je  vois...  A  mon  avis,  la  cause  du  Roi  est  perdue,  car 
je  n'ose  me  flatter  que  Buonaparte  veuille  lui  laisser  la  cou- 
ronne sur  la  tête,  et  sa  volonté  est  tout.  » 

Ce  qui  désole  la  Reine,  ce  sont  les  menaces  du  vainqueur  à 
l'adresse  de  Naples,  «  le  seul  pays,  qu'il  faut  abattre,  a-t-il  dit, 
et  diminuer  en  Italie,  à  cause  de  ses  sentimens  trop  anglais.  » 
Elle  avoue  être  «  dans  le  plus  profond  pétrin  »  depuis  dix-huit 
jours,  attendant  sa  sentence  de  Vienne  et  ne  comprenant  pas  ce 
que  signifie  le  mot  a  alliés,  »  si  l'Empereur  et  les  Anglais,  «  pour 
lesquels  les  Napolitains  ont  tant  ou  plutôt  tout  sacrifié,  »  ne  se 
souviennent  pas  d'eux.  C'est  une  leçon  qu'elle  ne  pourra 
oublier. 

Gallo  craint,  après  ces  confidences,  qu'elle  ne  songe  à 
s'éloigner  de  ses  alliés  naturels.  Elle  cherche  à  le  rassurer.  «  Je 
désire,  écrit-elle  le  5  décembre,  la  convention  qui  resserre  les 
liens  de  l'amitié  solide  entre  la  maison  d'Autriche  et  Naples. 
Pour  l'infamie  de  vaciller  sur  les  promesses  une  fois  faites,  ce 
serait  une  vaoT^lebuonapartienne.  »  Elle  affirme  que  son  carac- 
tère y  répugne,  car,  «  quoique  petit  individu  féminin,  »  elle  est 
grandement  intéressée  au  vrai  bien,  et  elle  a,  par  estime  d'elle- 
même,  la  bonne  foi  pour  principe,  —  ce  qui  ne  l'empêchera  pas 
d'y    manquer    quand  elle   le  croira  utile  à  ses  intérêts,   ainsi 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  conseille  Machiavel.  Elle  ne  se  gêne  pas  pour  dire  que 
l'Autriche  pratique  une  politique  néfaste  et  qu'elle  se  perd  par 
l'abus  de  sa  faiblesse.  Elle  est  «  sûre,  archi-sûre  de  l'effondre- 
ment de  cette  monarchie,  »  et  elle  le  déplore  pour  les  souve- 
rains qu'elle  aime.  Quant  à  son  mari  et  à  elle-même,  elle 
affirme  qu'ils  sont  trompés  et  abandonnés. 

Cependant,  elle  a  pour  l'Italie  un  plan  qui  arrangerait  tout. 
Donner  le  Milanais  au  duc  de  Parme,  le  Piémont  au  roi  de  Sar- 
daigne,  le  Ferrarais  au  duc  de  Modène,  la  Toscane  et  le  Bolo- 
nais au  grand-duc,  la  Romagne  au  Pape,  les  Marches  et  Ancône 
au  roi  de  Naples.  «  Ainsi,  chacun  serait  content  et  indemnisé.  » 
Gênes  resterait  République  et  la  Cisalpine,  d'un  si  mauvais 
exemple,  serait  supprimée.  La  France  acquerrait  ainsi  tous  les 
droits  à  la  reconnaissance  des  peuples.  Voilà  ce  que  Gallo,sans 
se  confier  à  Cobenzl,  ni  à  sa  bande,  devrait  obtenir  du  vainqueur, 
qui  deviendrait  alors  «  le  Roi  des  cœurs  italiens  !  » 

Elle  a  tant  d'estime  pour  la  personne  du  Premier  Consul  et 
pour  son  talent  qu'elle  croit  en  lui  pour  assurer  la  tranquillité 
de  l'Europe.  Elle  lui  prédit  la  couronne,  tout  en  le  plaignant 
d'avoir  un  jour  à  en  supporter  le  fardeau  ingrat. 

Mais  c'est  sans  le  concours  de  Naples  que  Vienne  signe 
l'armistice  de  Lunéville,  et  Marie-Caroline  sen  dit  malade  de 
rage,  désespérée  qu'elle  est  de  voir  toute  l'Europe  travailler 
à  sa  propre  ruine.  Quant  aux  Napolitains,  elle  les  juge  ainsi. 
«  Nous  ne  méritons  pas  d'amis,  parce  que  nous  n'avons  pas  de 
caractère!  »  Elle  voit  déjà  le  royaume  de  Naples  perdu.  Tou- 
tefois, elle  espère  encore  sauver  la  Sicile,  et  peut-être,  à  la  paix 
générale,  ressaisir  Naples,  avec  le  secours  de  l'Angleterre  qui 
seule  pourrait  les  aider.  Suivant  elle,  la  Prusse  est  fausse, 
tremblante,  nulle,  obéissant  à  droite  et  à  gauche.  La  Russie  est 
comme  sur  un  volcan,  et  Alexandre,  entouré  des  meurtriers  de 
son  père,  ne  peut  rien.  Elle,  la  Reine,  a  honte  de  sa  situation 
à  Vienne.  Que  faire?  Attendre  son  sort  à  Laxenbourg,  Baden 
ou  Schrenbrunn.  Mais  rester  au  palais  de  son  gendre,  y  manger 
et  vivre  sans  le  pouvoir  payer,  ne  convient  point  à  sa  délica- 
tesse. Il  lui  faudra  chercher  une  médiocre  petite  maison,  où 
elle  vivotera  avec  ses  enfans.  Elle  n'a  pas  une  âme  à  qui  tenir 
un  discours  ferme  et  sage.  Quel  crêpa  cuorel...  Aussi,  désire- 
t-elle  le  retour  de  Gallo.  Le  21  décembre  4801,  elle  se  rappelle 
sa  lamentable  sortie  de  Naples  en  1798  où  elle  a  subi  une 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE   NAPLES.  389 

honte,   un   opprobre  et  des  maux  qui   ne  sont  pas  terminés. 

Elle  entend  parler  du  divorce  possible  de  Buonaparte  et  ne 
doute  pas  qu'il  ne  songe  à  s'allier  à  une  famille  illustre  et  sou- 
veraine. <(  Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  de  mes  filles.  Je  les 
tuerais,  dit-elle,  plutôt  que  de  les  avilir  et  de  m'avilir  de  la 
sorte.  »  Car,  tout  en  faisant  l'éloge  des  mérites  et  du  génie  de 
Bonaparte,  elle  l'appelle  un  «  profond  scélérat  et  un  usurpa- 
teur. »  Trois  ans  après,  elle  entend  son  propre  gendre, l'empereur 
François,  avouer  qu'il  lui  donnerait  volontiers  une  de  ses  filles, 
et  six  autres  années  seront  à  peine  écoulées  qu'elle  verra  Tar- 
chiduchesse  Marie-Louise,  sa  petite-fille,  devenir  la  femme  de 
l'empereur  Napoléon  !...  Elle  aurait  dû  s'attendre  à  tous  ces  pro- 
diges, puisque,  le  8  janvier  1802,  elle  écrivait  :  «  Buonaparte 
fera,  en  tout  et  partout,  ce  qu'il  voudra  et  l'Europe  entière  se 
contentera  de  le  regarder  avec  stupéfaction,  en  le  laissant  faire 
et  disposer  de  tout  à  sa  guise.  »  Quelque  temps  après,  elle  prédit 
qu'il  sera  roi  d  Italie  et  s'inquiète  de  ses  discours  prononcés  à 
la  Cisalpine  et  de  ses  réticences  sur  Naples.  Aussi  bien,  s'il 
arrive  quelque  malheur,  ce  sera  la  faute  de  ses  sujets  ainsi  que 
d'elle-même.  «  Nous  sommes  Anglais  de  cœur  et  d'affection, 
et  Français  par  peur  et  sagesse.  Méprisés  de  tous  les  deux,  nous 
perdrons  certainement  nos  Etats.  Nous  serons  chassés,  sans 
avoir  eu  de  quoi  vivre  ici  à  Vienne  ni  où  aller.  »  Elle  souhaite 
la  mort  pour  elle  et  pour  ses  enfans.  En  y  réfléchissant  bien, 
elle  préférerait  le  règne  des  Jacobins  à  celui  «  du  cher  et  grand 
Napoleone.  Les  premiers,  dit-elle,  feraient  des  malheurs  par- 
tiels. Celui-ci  le  fera  général.  » 

Gallo  lui  fait  pari  des  complimens  de  Buonaparte.  Elle  n'y 
croit  guère.  Elle  voudrait  moins  de  flatteries  et  plus  de  réalités. 
Que  n'a-t-elle  une  fortune  médiocre  et  sûre  pour  pouvoir  vivre 
tranquillement  à  l'abri  avec  ses  enfans?  Elle  prévoit  les  pires 
calamités.  «  Nous  ne  sommes  pas  assez  grands  ni  assez  puissans 
pour  que  le  Premier  Consul  nous  dévore  tout  de  suite.  Mais 
c'est  ce  qui  arrivera  lors  de  la  première  expédition  au  Levant  ou 
en  Egypte.  »  Elle  apprend  le  résultat  des  opérations  relatives  au 
Consulat  à  vie  et  ne  s'étonne  pas  du  succès  de  Bonaparte.  S'il 
reste  modestement  Consul  perpétuel,  il  sera  le  plus  puissant 
souverain  de  l'Europe,  car  seul  il  entend  le  difficile  et  ingrat 
métier  de  gouverner  les  hommes.  Il  a  profité  des  délires  de  la 
philosophie  pour  s'élever,  tandis  que  les  monarques  s'en  sont 


390 


KEVLE    DES    DELX    MONDES. 


occupés  pour  s'annuler  eux-mêmes.  «  Toute  l'Europe,  dit-elle 
dans  sa  lettre  du  29  mai  1802,  est  complètement  asservie,  et 
si  demain  Buonaparte  devient  empereur  des  Gaulois,  il  y  aura 
lutte  entre  les  souverains  à  qui  le  reconnaîtra  le  premier 
et  lui  fera  compliment  et  hommage  !  Voilà  le  cas.  »  Que  peut 
faire  Naples  en  cette  occasion?...  Végéter,  voir,  combiner, 
calculer  et  se  taire.  Pour  se  faire  oublier,  il  faut  améliorer  les 
finances,  la  justice,  la  police,  l'ordre  et  l'armée.  Mais  faire 
de  la  politique,  c'est  vouloir  être  opprimé,  détruit,  anéanti.  » 
Pourquoi  Marie-Caroline  n'a-t-elle  pas  suivi  elle-même  ce  pro- 
gramme si  sage  et  si  prudent? 

Si  elle  avait  été  Française,  lors  de  la  proclamation  du  Con- 
sulat à  vie,  elle  aurait  dit,  —  c'est  elle  qui  l'affirme  :  —  «^  Je  suis 
pour  que  Buonaparte  nous  gouverne  uniquement  et  à  vie  sous 
la  dénomination  de  Consul  perpétuel,  ou  Roi,  ou  Empereur  des 
Gaules...  mais,  après  l'avoir  proclamé  par  conviction  à  tous  les 
titres  qu'il  mérite,  je  voudrais  le  prier  de  mettre  un  frein  à  ses 
vues  de  conquête,  à  ses  idées  sur  l'Italie  et  la  Turquie  qui  feront 
notre  perte,  et  de  ne  s'occuper  que  de  jouir  de  la  grandeur  si 
bien  acquise  par  son  énergie,  fermeté  et  courage.  »  Elle  dit 
encore  à  Gallo  :  «  Mandez-moi  ce  que  compte  faire  Buonaparte 
de  ITtalie  !  Si  je  lui  déplais,  qu'il  me  fasse  donner  une  forte 
pension  et  assurée  du  Roi,  et  que  je  puisse  vivre  où  je  veux. 
Je  lui  promets  d'oublier  toute  l'Italie  et  de  vivre  retirée  le  reste 
de  mes  jours.  C'est  là  mon  unique  souhait.  » 

Voilà  où  en  était  arrivée,  en  des  heures  d'angoisses,  la  ter- 
rible Marie-Caroline,  la  reine  altière,  orgueilleuse  et  irréconci- 
liable !  De  Palerme  où  elle  s'était  réfugiée  en  1798  devant  les 
succès  de  Championnet,  puis  de  Vienne  où  elle  avait  été  men- 
dier l'appui  de  son  gendre,  elle  rentre  à  Naples,  le  17  août  1802, 
après  la  paix  conclue  avec  la  République,  et  lorsqu'elle  croit  le 
royaume  délivré  de  ses  ennemis  intérieurs  et  extérieurs.  Mais  en 
face  des  difficultés  nouvelles  qui  l'assaillent,  en  présence  d'un 
roi  ambitieux,  médiocre,  vaniteux,  approuTant  à  la  fois  le  pour 
et  le  contre,  et  surtout  préoccupé  de  sa  santé,  elle  souhaite  que 
le  Premier  Consul  veuille  bien,  pour  une  année  seulement, 
«  réordonner  Naples  et  toutes  les  classes  qui,  toutes,  auraient 
besoin  de  son  gouvernement  actif,  sage  et  ferme.  »  Elle  a  appris 
que  Buonaparte  voulait  lui  faire  un  présent,  comme  il  en  a  fait 
un  à   la  reine  d'Espagne.   Elle  se  contentera  tout  simplement 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  391 

«  d'une  seule  petite  branche  d'olive,  dit-elle,  pour  faire  bonne 
union  et  rien,  mais  absolument  rien  d'autre.  »  Elle  jette,  en 
octobre,  un  coup  d'oeil  sur  l'état  des  affaires  générales.  «  Pou- 
voir, force,  fermeté  d'un  côté,  dit-elle  ;  faiblesse,  pusillanimité, 
vacillation  de  l'autre,  telle  est  la  politique  de  toute  l'Europe 
actuellement.  »  Elle  voit  le  Premier  Consul  poloniser  —  la  fille 
de  jMarie-Théièse  aime  ce  verbe  —  et  désorganiser  tous  les 
Etats,  puis  la  Russie  silencieuse,  l'Italie  opprimée,  la  Sardaigne 
mendiante,  le  grand-duc  de  Toscane  dépouillé  et  tranquille,  le 
Pape  spolié  de  la  moitié  de  ses  États,  Naples  privé  des  Présides 
et  de  ses  millions,  et  elle  s'écrie  :  «  Pourvu  que  cela  en  reste 
là,  encore  en  comparaison  d'autres,  pourrions-nous  nous  dire 
des  fortunés  !  » 

Elle  s'occupe  sans  cesse  de  ce  Buonaparte  qui,  pour  elle, 
est  le  plus  grand  homme  du  siècle.  Elle  en  trace  ce  fidèle 
portrait  dans  les  derniers  jours  de  1802  :  «  Activité,  courage, 
dextérité,  et  point  sanguinaire.  Je  crois  un  bonheur  que  son 
talent  ait  mis  fin  aux  cruautés,  aux  horreurs  qui  ont  surpassé 
celles  des  Marins  et  des  Sylla  et  je  suis  intimement  persuadée 
que,  dans  toute  l'Europe,  personne  ne  mérite  d"être  plus  sou- 
verain que  lui.  Il  en  a  les  connaissances  et  le  courage;  il  connaît 
les  hommes  et  les  conduit,  comme  il  faut,  à  un  but.  J'ai  de 
sa  personne  une  véritable  vénération.  Je  voudrais  seulement 
qu'il  se  reposât  sur  ses  lauriers  et  ne  pensât  plus  à  d'autres... 
Le  petit  Corse  a  bien  prouvé  ce  que  peuvent  le  génie  et  le  courage 
d'un  côté,  le  malheur  et  la  faiblesse  des  adversaires  de  l'autre. 
Le  moment  où  il  a  paru  sur  la  scène,  son  retour  d'Egypte, 
naturel  ou  acheté,  enfin,  en  tout  une  dose  de  bonheur  y  est, 
mais  il  a  bien  joué  son  rôle  et,  si  même  il  meurt  assassiné,  son 
rôle  aura  toujours  été  brillant.  Car,  certes,  il  a  dompté  l'in- 
domptable nation  française,  et  il  la  gouverne  plus  despotique- 
menl  (jii'aacun  maître.  Dieu  veuille  qu'il  s'occupe  actuellement 
de  toutes  les  singeries  de  la  royauté,  de  gouverner  et  n'ait  point 
d'autre  projet  au  dehors  !  Sans  cela,  personne  de  nous  ne  sera 
sûr...  »  Comme  cette  femme  connaissait  le  fort  et  le  faible  des 
affaires,  et  comme  son  mot  «  les  singeries  de  la  royauté,  »  dans 
sa  crudité  voulue,  est  profond  !  Mais  elle  ne  croit  pas  que  le 
Premier  Consul  s'arrête  Là  et,  dès  la  nouvelle  année  1803,  elle 
soupire  :  «  Je  suis  convaincue  que  Buonaparte  ne  restera  pas 
tranquille,  mais  je  m'imagine  encore  qu'il  nous  laissera  le  titre 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Roi,  en  en  prenant  toutefois  tous  les  avantages  pour  lui...  Je 
crois  que  nous  serons  dévorés,  engloutis  ie  premier  jour  oîi  il 
l'aura  résolu  et  croira  utile  à  ses  projets.  » 

Elle  est  tellement  fatiguée  du  pouvoir,  «  le  plus  triste  et  le 
plus  ingrat  des  métiers  !  »  qu'elle  émet  ce  souhait  :  «  Une 
bonne  rente,  des  terres  en  Allemagne,  une  maison  dans  Vienne, 
un  jardin  hors  Vienne  et  écrit  sur  ma  maison  en  lettres  majus- 
cules :  Ici  on  ne  parle  ni  des  souverains,  ni  d'anciens  gouver- 
nemens,  ni  de  politique  y  ni  même  de  nouvelles  des  gazettes!  » 
Elle  retrouve  un  instant  quelque  espoir  en  voyant  avec  quelle 
considération  Bonaparte  traite  Gallo  et  en  constatant  les  égarJs 
qu'il  veut  bien  encore  accorder  à  la  Cour  de  Naples.  Elle  en 
attribue  tout  l'honneur  à  son  ministre  et  l'en  remercie  avec 
effusion.  Bientôt  de  nouvelles  craintes  l'assaillent.  Comment 
tout  cela  fmira-t-il?  u  Que  faitlegrand  homme?  Empereur,  roi, 
dictateur  ou  consul?  Il  est  certes  bien  grand,  mais  il  a  des 
émules  bien  petits,  ce  qui  l'a  autant  aidé  que  son  propre  courage 
et  son  génie.  »  La  paix  est-elle  menacée?  Qui  la  fera  ?  Ce  n'est 
pas  Naples.  «  Sans  argent,  sans  armes,  artillerie  et  munitions, 
sans  soldats  et,  dans  six  millions  d'hommes,  pas  un  qui  ait  du 
courage  ou  veuille  s'éveiller  une  heure  plus  tôt  pour  le  bien  de 
la  patrie  et  l'honneur!  Aussi,  nous  sommes  calculés  comme  non 
existanssur  le  globe.  Mais  si  la  guerre  éclate  justement  par  notre 
nullité  reconnue  et  manque  de  foi,  nous  serons  les  victimes, 
subjugués  et  ballottés.  »  On  parle  de  faire  Buonaparte  roi.  Elle 
en  doute.  «  Je  crois,  dit-elle,  qu'il  a  trop  d'esprit  pour  se  faire 
par  un  nom  et  un  titre  plus  d'ennemis,  quand  il  a  tous  les  pou- 
voirs et  prérogatives  de  ces  titres  et  en  exerce  toute  l'autorité.  » 

Elle  a  appris  que  le  Premier  Consul  avait  demandé  à 
Louis  XVIII  de  renoncer,  moyennant  une  ample  compensation, 
au  royaume  de  France  et  elle  a  approuvé  la  réponse  catégorique 
du  Roi.  «  Je  trouve  extraordinaire,  remarque-t-elle,  avec  la 
force  et  puissance  de  Buonaparte  qu'il  veuille  la  renonciation 
d'un  pauvre  relégué  à  Varsovie  qui  paraît  n'avoir  aucun 
parti...  ^)  Le  13  juin,  elle  voit  arriver  des  troupes  françaises 
15  000  hommes,  dans  le  royaume  de  Naples  en  pleine  paix  et 
craint  que  cette  armée  inattendue  ne  signifie  la  volonté  formelle 
de  les  envahir  et  de  les  perdre.  Aussi  s'attend-elle  à  des 
périls  sans  nombre.  Cette  mesure  l'afflige,  mais  ne  l'étonné 
pas  «  du  successeur  de  Robespierre  !   »  Le  roi  de  Naples   est 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  393 

furieux,  paraît-il,  et  dans  un  état  voisin  de  la  démence.  Tout  est 
à  craindre  :  abdication,  nouvelle  fuite  à  Palerme,  déchaîne- 
ment des  hostilités.  «  Nous  sommes  trop  vieux  pour  nous  plier 
facilement  à  servir  de  marchepied  au  petit  Corse!  »  Les  injures 
ont  succédé  soudain  aux  complimens. 

Marie-Caroline  s'indigne  et  s'affole  de  plus  en  plus.  Elle  dit 
que  si  Dieu  laisse  «  le  moderne  César  réussir  dans  sa  descente 
en  Angleterre,  tout  le  monde  sera  sous  le  joug.  »  Elle  sera  alors 
la  première  à  conseiller  au  Roi  d'abdiquer  en  faveur  de  son  fils 
en  se  réservant  une  forte  pension.  «  Mais  si  Dieu,  par  sa  misé- 
ricorde, faisait  bien  battre,  ruiner,  peut-être  même  ttier,  —  ce 
que  je  préférerais^  —  empoisonner  le  tyran  du  rtionde,  alors  on 
pourrait  avec  un  roi,  un  Moreau,  ou  Sieyès  ou  un  autre  coquin, 
mettre  la  France  dans  ses  justes  limites  et  Tltalie,  la  remettre, 
afin  que  nos  petits-enfans  voient  cette  belle  contrée  florissante, 
et  s'unissant,  s'entendant  entre  eux,  la  rendent  impossible  à 
subjuguer.  » 

Elle  ajoute  que  si  la  descente  en  Angleterre  échoue,  le  règne 
de  Buonaparte  est  fini,  et  c'est  pourquoi  elle  ne  peut  s'imaginer 
qu'il  osera  la  tenter.  Le  Premier  Consul  a  répondu,  le  28  juil- 
let 1803,  à  la  lettre  où  elle  ne  demandait  qu'à  lui  témoigner  une 
confiance  absolue  et  parlait  des  sentimens  pacifiques  de  son 
royaume  :  «  Je  prie  Votre  Majesté  de  rester  persuadée  qu'après 
lui  avoir  fait  beaucoup  de  mal,  j'ai  aussi  besoin  de  lui  être 
agréable.  »  Il  reconnaissait  qu'il  était  de  la  politique  de  la  France 
de  consolider  la  tranquillité  chez  ses  voisins  et  d'aider  un  Etat 
plus  faible  dont  le  bien-être  était  aussi  utile  au  commerce  fran- 
çais. «  Mais  comment  Votre  Majesté  veut-elle  que  je  consi- 
dère le  royaume  de  Naples  dans  ses  rapports  géographiques  et 
politiques,  lorsque  je  vois  à  la  tète  de  toutes  les  administra- 
tions un  homme  étranger  à  son  pays  (le  chevalier  Acton)  et  qui 
a  centralisé  en  Angleterre  ses  richesses  et  ses  affections  ?  Cepen- 
dant le  royaume  se  gouverne  moins  par  la  volonté  et  les  prin- 
cipes du  souv^erain  que  par  ceux  de  son  premier  ministre.  » 
Il  lui  donne  ainsi  la  véritable  raison  qui  justifie  toutes  ses 
mesures  prises  envers  Naples  :  c'était  la  présence  du  favori 
Acton,  dévoué  aux  Anglais.  Mais  Marie-Caroline,  qui  avait  peur 
des  desseins  de  Buonaparte,  croyait  Acton  nécessaire  à  sa  poli- 
tique personnelle,  parce  que  celui-ci  était  l'ami  du  Cabinet 
anglais  dont  Naples  recherchait  l'appui. 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  n'ose  répondre  à  Buonaparte,  quoiqu'elle  assure  qu'elle 
aurait  pu  le  faire  victorieusement,  mais  elle  avoue  qu'on  ne 
peut  se  heurter,  sans  se  faire  mal,  contre  le  plus  fort.  Le  Roi  et 
elle  ont  décidé  de  cacher  cette  lettre  «  qui,  en  tous  sens,  est  très 
hors  de  propos.  »  Elle  essaie  de  relever  la  tête  devant  Acton, 
son  propre  ministre.  Inspirée  par  EUiot  et  par  Nelson,  ses  amis 
anglais,  elle  dit  que  les  menaces  de  Buonaparle  sont  des  fanfa- 
ronnades. «  Le  cher  Napoléon,  visant  à  la  suprême  souveraineté, 
ne  peut,  assure-t-elle,  agir  comme  Robespierre  et  détrôner,  mettre 
à  l'aumône  un  roi  qui  ne  lui  a  rien  fait,  qui  souffre  des  vexa- 
lions  si  injustes,  un  roi  frère  du  roi  d'Espagne,  beau-père  de 
l'Empereur,  allié  à  la  Russie.  »  Sans  un  prétexte  à  motiver,  il 
ne  les  écrasera  point,  mais  il  les  vexera  comme  il  le  fait  sans 
discontinuer,  «  C'est  la  situation  géographique  qui  nous  sauve. 
Que  fera-t-il  des  deux  royaumes  ou  même  de  celui  de  Naples 
seul  ?  Le  garder  comme  province  française,  personne  ne  le  lui 
permettrait.  Et  puis,  c'est  si  allongé  de  ses  Etats,  et  puis 
jamais  les  Napolitains  ni  les  Siciliens  ne  supporteront  le  joug 
français.  Alors  le  donner  à  une  créature  à  lui?  Mais  à  qui?» 
Elle  ne  peut  croire  que  ce  soit  à  l'Empereur,  ni  à  l'Espagne  ? 
Enfin  une  République,  c'est  la  pierre  philosophale.  Octroyer 
Naples  à  M"""  Pauline  et  au  prince  Borghèse?  Elle  ne  le  croit  pas 
et  pense  que  tout  cela  finira  par  une  extorsion  d'argent. 

Bonaparte  la  fait  surveiller  étroitement  par  son  ambassadeur 
Alquier  qui  le  tient  jour  par  jour  au  courant  de  ses  faits  et 
gestes.  Il  s'en  irrite  fort  et  invite  Talleyrand  à  faire  cesser  au 
plus  vite  ((  toutes  ces  intriguailleries  de  Naples.  »  Il  sait  qu'on 
ourdit  quelques  vilaines  machinations  et  qu'on  arme  les  paysans 
de  la  Calabre.  Qu'on  y  prenne  garde  !  Il  a  plus  de  troupes  qu'il 
n'en  faut  pour  capturer  toute  l'Italie  et  il  pourrait  bien  un 
jour  ou  l'autre  s'assurer  de  Naples  ! 

Marie-Caroline  entre  littéralement  en  fureur  contre  le  Pre- 
mier Consul  et,  dans  une  lettre  du  19  décembre  1803,  elle  l'ap- 
pelle «  le  chien  de  Corse,  le  calculateur  corse  !  »  Elle  dit  :  «  C'est 
le  Roi,  son  fils^  moi,  c'est  nous  tous  qui  le  détestons  et,  en 
vérité,  nous  sommes  bien  payés  pour  cela,  et  la  vie  malheu- 
reuse qu'il  nous  fait  mener  entretient  notre  haine..  Mais  il 
faut  attendre  les  événemens.  »  Elle  se  moque  du  nouveau 
Charlemagne,  différent  de  l'ancien  qui  avait  six  pieds  de  haut, 
était  gros  et  grand,  tandis  que  celui-ci  est  fluet,  maigre,  petit. 


MAIUE-CAROLINE    PEINE    DE    NAPLES.  3.5 

mesquin.  Il  est  vrai  qu'elle  ajoute  :  «  Mais    son  activité,  son 
esprit  ne  l'est  certes  pas.  » 

Le  8  avril,  accusée  de  s'entendre  avec  les  Anglais  contre  la 
France,  elle  cherche  à  nier  les  intrigues  qu'elle  mène  en  secret 
d'accord  avec  Acton  et  Elliot.  Comment  quelques  pauvres 
frégates  et  quelques  milliers  d'hommes  pourraient-ils  menacer 
une  puissance  aussi  forte  que  la  France  ?  Elle  demande  la  ces- 
sation de  l'occupation  du  royaume  par  quinze  mille  Français 
qui  le  ruinent  et  qui  voudraient  faire  de  Ferdinand  «  le  préfet 
de  Naples.  »  Elle  écarte  dédaigneusement  les  accusations  diri- 
gées contre  elle.  «Je  n'ai  que  trop  de  raisons  de  me  plaindre  et 
de  ne  point  aimer  le  Premier  Consul.  Je  le  fais  vif,  sincèrement 
de  voix  et  par  écrit,  quand  cela  vient  sous  ma  plume,  et  que  de 
fois  j'ai  été  vexée,  tourmentée  par  lui!  Je  ne  plie  point,  avec 
une  fausse  humilité,  devant  l'idole  du  moment,  mais  avec  la 
même  franchise  que  j'avoue  ici,  je  suis  incapable  de  tramer,  de 
servir  des  infamies,  et  j'aime  mieux  être  victime  en  m'estimant 
moi-même  que  de  triompher  avec  mes  remords  et  mon  propre 
mépris.  »  Elle  jure  qu'elle  n'a  point  poussé  à  une  nouvelle 
coalition,  ayant  trop  souffert  de  la  dernière.  Elle  et  son  époux 
veulent  rester  neutres,  mais  ils  ne  seront  jamais  jii  tributaires, 
ni  préfet.  Ils  renonceront  à  tout  plutôt  qu'à  une  existence  hon- 
teuse. Et  pendant  ce  temps,  son  ministre  Acton  déclarait  à 
Elliot  que,  malgré  les  dangers  auxquels  il  était  exposé,  le 
royaume  de  Naples  pouvait  encore  sauvegarder  l'intégrité  de 
ses  possessions  par  un  concert  avec  le  gouvernement  anglais.  Il 
se  félicitait  de  résister  aux  menaces  d'Alquier  et  aux  perfides 
conseils  de  Galle.  Sur  ces  entrefaites,  la  Reine  apprend  l'exé- 
cution du  duc  d'Enghien  et,  dans  le  silence  ou  l'approbation 
d'une  grande  partie  de  l'Europe,  elle  élève  la  voix.  Cela  lui  fait 
grand  honneur  et  on  doit  en  féliciter  sa  mémoire.  «  L'affaire 
d'Enghien,  écrit-elle  le  8  avril  1804,  est  une  forte  tache  à  la 
couronne  de  gloire  du  Premier  Consul.  Il  a  violé  la  loi  jurée 
par  lui.  Ne  l'ayant  pas  pris  les  armes  à  la  main,  il  a  violé  le 
droit  des  gens  et,  une  fois  cela  fait,  l'appétit  vient  en  mangeant 
et  il  le  fera  plus  souvent.  La  haine  qu'il  a  pour  moi  est  injuste. 
Car  une  fois  que  mon  mari  ne  sera  plus  roi,  je  lui  promets  de 
ne  l'aimer  ni  haïr,  ni  même  plus  lire  les  gazettes  pour  ne  rien 
savoir  de  l'abominable  et  infâme  politique.  »  Elle  a  appris,  à 
Vienne,  l'attentat  d'Ettenheim.  «  Actuellement  qui  peut  se  dire 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûr  ?  Personne.  »  Elle  est  convaincue  que  pour  elle  une  mort 
violente  et  non  naturelle  l'attend  ;  «  mais  je  me  résigne  à  mon 
sort,  dit-elle  et  adore  la  divine  Providence  sans  scruter  quels 
sont  les  motifs  qui  le  lui  font  permettre  et  exécuter...  Ecrivez- 
moi  tout,  tout,  tout  bien  sincèrement,  toutes  les  particulières 
gentillesses  de  Buonaparte  contre  moi.  Je  ne  le  crains  point,  car 
je  ne  suis  point  attachée  à  la  vie.  »  Elle  ne  mentait  pas.  Marie- 
Caroline  avait  bien  des  tares;  mais  elle  n'était  pas  lâche.  Au 
contraire,  elle  avait  un  courage  qui  allait  jusqu'à  la  témérité. 
Alquier  prétend  qu'elle  dit,  à  la  nouvelle  de  l'exécution  du  duc 
d'Enghien:  «  Je  connaissais  ce  pau\Te  diable.  C'était  le  seul  des 
princes  français  qui  eût  de  l'élévation  et  du  courage...  Je  me 
console  néanmoins  de  ce  qui  est  arrivé,  parce  que  cela  nuira  au 
Premier  Consul.  »  Et  elle  voyait  clair,  car  cet  acte,  aussi  impo- 
litique que  cruel,  nuisit  profondément  à  la  réputation  de  Buona- 
parte et  accrut  l'audace  de  ses  ennemis  qui  se  préparèrent  à  de 
nouvelles  attaques  contre  la  France  (1). 

Elle  rougit  de  l'affaissement  général,  de  la  bêtise,  de  la 
pusillanimité  de  tous.  «  Si  Buonaparte  voulait  par  curiosité 
conserver  dans  son  Muséum  deux  doigts  de  tous  les  souve- 
rains  de  l'Europe,  il  n'a  qua  l'ordonner.  Chacun  pleurera  à 
cause  de  la  mutilation  et  de  la  douleur,  mais  chacun  les  lui 
enverra.  »  Cependant,  la  Russie  a  manifesté  sa  réprobation  contre 
l'attentat  de  Vincennes  et  l'Angleterre  a  resserré  ses  liens  avec 
elle.  Marie-Caroline,  qui  apprend  bientôt  la  création  de  l'Em- 
pire français,  dit  qu'elle  a  pris  son  parti  de  tout  faire  pour  con- 
server la  paix  sans  être  «  l'esclave  du  nouvel  Imper at or,  auquel 
cette  dignité  pourrait  bien  coûter  ce  qu'elle  a  valu  à  César.  » 
Quant  à  Napoléon,  il  fait  savoir  à  Alquier  que  s'il  entre  dans  le 
royaume  de  Naples  un  corps  d'Albanie,  il  déclarera  aussitôt  la 
guerre  à  Ferdinand.  La  Reine  voit  le  despotisme  s'installer  en 
France.  «  Tel  est  le  sort  que  l'égoïsme,  l'inconcevable  faiblesse, 
l'éducation  des  princes  et  la  philosophie  ont  préparé.  »  Et  dans 
une  lettre  des  6  et  7  juin  1804,  elle  dit  à  Gallo,  en  termes  agités 
et  confus,  tout  ce  qu'elle  a  sur  le  cœur  :  «  Je  bénis  Dieu  d'être  à 
la  fin  de  ma  pénible  carrière  :  car  les  profondes  réflexions  que 
tout  cela  m'aurait  fait  faire  m'auraient  entièrement  gâté  le  cœur 
et  rendue  despote  et  tyran.  Car  on  voit  clair  que  les  hommes, 

(1)  Cf.  L'Europe  et  l'exécution  du  duc  d'Enghien  par  M.  Henri  Welschingef 
—  Delattre  —  Lenoël,  1890. 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  397 

la  multitude,  ne  se  conduisent  qu'avec  le  bâton  de  fer.  Le  Séna- 
tus-Consulte  n'est  qu'une  pièce  plaisante  à  lire.  Si  les  Français 
y  mordent,  se  croient  constitutionnels  après  cette  lecture,  cela 
prouvera  leur  légèreté,  et  superficialilé.  J'y  ai  trouvé,  sans  être 
versée  dans  le  judiciaire  ou  la  diplomatie,  le  despotisme,  le 
pouvoir  d'un  seul.  Il  ne  valait  pas  la  peine  de  juger,  massacrer 
le  meilleur  des  rois,  déshonorer,  villipender  une  femme,  fille  de 
Marie-Thérèse,  une  sainte  princesse;  de  se  livrer  aux  massacres, 
fusillades,  noyades  et  tuer  six  cents  prélats  dans  une  église  ;  de 
commettre  les  horreurs  des  temps  les  plus  barbares  chez  eux  et 
hors  de  chez  eux,  d'écrire  des  bibliothèques  entières  de  liberté, 
bonheur,  etc.,  etc.,  et,  au  bout  de  quatorze  années,  d'être  les 
plus  reptiles  esclaves  d'un  petit  Corse  auquel  un  bonheur  inouï 
a  permis  de  se  servir  de  tous  les  moyens  à  parvenir,  épousant 
sans  honneur  ni  délicatesse  la  rebutée  catin  dont  était  rassasié 
le  massacreur  Barras,  Turc  et  mahométan  en  Egypte,  athée  au 
commencement,  traînant  et  faisant  mourir  en  prison  le  Pape; 
catholique  religieux  après,  se  servant  de  tous  les  moyens,  abré- 
geant la  vie  et  le  cours  ordinaire  des  Souverains  qui  pouvaient 
se  remuer;  ne  laissant  végéter  que  des  êtres  nuls  ;  le  dernier  fait 
atroce  et  sans  ombre  de  justice,  l'assassinat  du  duc  d'Enghien; 
tramant,  lui  (et  il  n'a  pas  rougi  de  le  dire,  tellement  la  passion 
l'aveugle',  une  conspiration  pour  attirer  des  chefs  qu'il  craignait 
encore  et  les  victimer;  et  de  ce  comble  d'horreurs  la  nation 
l'acclame  à  être  Empereur,  lui,  sa  race  de  Corse  bâtard,  à  être 
le  chef  d'à  peu  près  la  moitié  de  l'Europe,  et  cela  ne  doit  pas 
révolter  chaque  être  pensant?  Point  du  tout,  l'égoïsme,  la  fai- 
blesse est  telle  qu'on  étudie  comment  s'y  plier,  adorer  l'idole  et 
la  souffrir. 

«  J'avoue  que  tout  ceci  me  révolte  :  mais  il  n'y  a  pas  de 
remède.  Ce  serait  bien  le  moment  où  je  désirerais  avoir  12  à 
20  millions  de  capital  et  me  retirer  avec  mes  enfans  en  parti- 
culier, chose  bien  préférable  à  être  roi  tributaire.  » 

Cette  lettre  troublée,  écrite  à  la  hâte  comme  par  saccades, 
est  d'autant  plus  audacieuse  que  Gallo  avait  blâmé  la  conjuration 
de  Cadoudal  et  s'était  exprimé  avec  respect  et  même  avec  affection 
au  sujet  de  la  personne  du  nouveau  souverain.  Quelle  confiance 
fallail-il  avoir  en  Gallo  et  dans  les  courriers  pour  oser  écrire  ainsi  ? 

La  Reine  avait  ramassé  dans  sa  fureur  contre  Bonaparte 
tout  ce  que  ses  ennemis  avaient  découvert  ou    inventé  contre 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui,  jusqu'aux  plus  grossières  insultes  contre  Joséphine,  oubliant 
quel  encens  elle-même  prodiguait  à  Buotiaparte  dans  ses  lettres 
précédentes.  Il  est  vrai  que  ses  intérêts  n'étaient  alors  que  me- 
nacés ;  maintenant  qu'elle  n'avait  plus  rien  à  espérer,  et  que  le 
sort  de  la  dynastie  dépendait  d'un  caprice,  elle  se  laissait  aller 
à  la  violence  de  sa  nature  volcanique  et,  de  toutes  ses  forces,  de 
toute  sa  haine,  elle  maudissait  l'usurpateur.  Cependant,  elle  ne 
manifestait  pas  officiellement  son  courroux,  car  elle  faisait  dire 
à  Alquier  par  Acton  que  la  Cour  ne  prendrait  pas  le  deuil  pour 
la  mort  du  duc  dEnghien,  comme  Tavait  fait  la  Cour  de  Russie. 
En  secret,  l'Angleterre  continuait  à  agir  à  Naples  pour  sy 
assurer  une  influence  décisive.  Alquier  s'étonnait  de  l'augmen- 
tation visible  des  forces  napolitaines  et  y  voyait  le  projet  de 
seconder  les  vues  anglaises.  Il  remettait  à  Acton  une  note  com- 
minatoire et  le  prévenait  que  la  France  était  prête  à  faire  porter 
sur  l'Etat  de  Naples  le  tléau  de  la  guerre  que  ce  Cabinet  vou- 
lait renouveler.  Il  faisait  entendre  en  même  temps  à  la  Reine 
que  la  démission  d'Acton,  dévoué  corps  et  âme  aux  Anglais, 
s'imposait  avant  tout.  Acton  démissionna  le  10  avril,  mais  le 
Roi  s'opposa  à  son  départ,  et  ce  ne  fut  que  sur  la  menace 
d'une  rupture  officielle  dont  le  menaçait  l'ambassadeur  de 
France,  que  le  Roi  céda.  Acton  partit  avec  le  titre  de  duc  de 
Modica  et  une  pension  considérable,  le  26  mai,  pour  Valence, 
après  ime  domination  absolue  de  vingt-sept  années  qui  livrait 
au  maître  de  l'Europe  le  royaume  sans  armée,  sans  marine, 
sans  finances  et  sans  appui  réel  à  l'extérieur.  La  Reine  s'em- 
para aussitôt  du  pouvoir  que  lui  laissait  l'ancien  ministre  et 
se  fit  rendre  compte  des  affaires  par  les  divers  agens  comme  si 
elle  était  chef  du  Conseil  et  le  souverain  lui-même.  Le  Roi  la 
laissa  faire.  Il  avait  été  question  de  rappeler  Gallo;  mais  Marie- 
Caroline,  qui  dans  ses  lettres  traitait  cet  ambassadeur  avec  une 
confiance  plus  qu'affectueuse,  s'écria  devant  Alquier  :  «  C'est 
avec  lui  que  vous  traiterez?  Je  le  méprise  et  le  hais  plus  que 
cela  n'est  croyable!  C'est  l'homme  le  plus  léger,  le  plus  frivole, 
le  plus  incapable  que  je  connaisse...  Il  est  souple,  rampant  et 
vil  comme  un  Napolitain.  Malgré  tout  ce  que  je  pense,  c'est 
cependant  un  ministre  désirable  pour  moi,  si  je  veux  prendre 
de  l'influence  dans  les  affaires,  car  sentant  qu'il  aura  besoin  de 
mon  appui  auprès  du  Roi  qui  le  hait,  qui  ne  s'y  fie  pas  et  qui 
n'en  parle  jamais  sans  lui  donner  les  noms  de  Dirbone,  Birbante, 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  399 

infâme...,  il  fera  tout  ce  que  je  voudrai  et  baisera  la  poussière 
de  mes  antichambres  !  » 

Etait-ce  pour  donner  le  change  à  Alquier?  Etait-ce  pour  lui 
cacher  les  secrets  de  sa  correspondance  et  détourner  son  atten- 
tion d'un  homme  qu'elle  appelait  «  étourdi  ou  nul  dans  les 
affaires,  »  et  dont  elle  avait  besoin  auprès  de  Buonaparte?  Cela 
est  possible.  Mais  quel  langage  !  quelle  attitude  !  Et  comme  ces 
simples  détails  révèlent  une  âme  agitée,  extravagante,  disposée 
à  l'intrigue,  sans  souci  de  la  dignité  des  autres!  Elle  avait  une 
manie,  une  fièvre,  un  prurit  d'écrire  qui  dénotait  une  activité 
désordonnée.  Aussi,  que  ne  pense-t-elle  pas?  Que  ne  dit-elle 
pas?  Elle  apprend  le  couronnement  de  Napoléon  et  elle  écrit  à 
Gallo  avec  une  ironie  sauvage:  «  Mandez-moi  les  intentions  de 
l'auguste  Empereur  sur  l'Italie;  s'il  daignera  nous  accepter 
pour  ses  esclaves  ou  nous  laisser  dans  notre  obscurité  el  non 
végéter  sous  la  prospérité  de  ses  modérées  lois.  Mandez-moi  ce 
que  disent  les  autres  puissances.  Je  me  figure  qu'un  Gloina  in 
Excelsis  Demonio  sera  le  refrain  général.  Car  il  n'y  a  plus  que 
la  vileté,  et  si  le  nouvel  Empereur  exigeait  que  ses  deux 
confrères  empereurs  vinssent  tenir  ses  étriers  durant  que  le 
pauvre  Pape  le  consacrera,  ils  le  feraient.  Je  suis  curieuse  de 
voir  si  quelque  antiquaire  retrouvera  la  Sainte  Ampoule  ou  si 
quelque  hibou  descendra  du  ciel  en  portant  l'huile  pour  consa- 
crer son  confrère...  Mais  trêve  aux  mauvaises  plaisanteries,  effets 
de  l'inutile  rage  qui  me  dévore,  et  venons  au  fait  !  On  vous  envoie 
les  nouvelles  lettres  de  créance  pour  le  nouveau  Potentat. 
Micheroux  (1)  voulait  attendre  la  venue  des  siennes  pour  nous. 
Mais  on  imprime,  on  grave  «  Roi  d'Italie,  »  qui  serait  pour  nous 
bien  cruel  à  digérer.  En  remettant  ces  lettres,  nous  voulons 
autant  éviter  la  bassesse  d'être  des  premiers  à  acclamer  un 
usurpateur  de  la  maison  de  Bourbon  que  faire  des  rodomontades 
avec  un  homme  puissant,  redoutable,  qui  pourrait  finir  de  nous 
ruiner,  chose  que  je  suis  cofivaincue  quil  finira  par  faire,  mais 
dont  il  faut  lui  ôter  les  occasions  et  prétextes.  Je  laisse  à  votre 
jugement  de  trouver  le  juste  milieu  en  n'écoutant  que  votre 
raison,  et  non  votre  situation  et  les  désagrémens  de  la  place  où 
vous  êtes.  Informez-vou?  bien  exactement  de  tout,  des  vues,  des 
projets  qu'a  cette  nouvelle  Majesté.  Nos  souhaits  sont  de  rester 

(i)  Le  chevalier  de  Micheroux,  négociateur  de  la  convention  de  Foligno  avant 
le  traité  de  Florence. 


400  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tranquilles  et  de  nous  voir  ôter  le  poids  de  cette  armée  fran- 
çaise qui  nous  ruine,  désole  et  corrompt  nos  provinces. Au  reste, 
que  ce  soit  Louis  XVIIl  ou  Napoléon  P'"  qui  règne  sur  la 
France,  cela  m'est  égal,  pourvu  que  cette  France  ait  des  limites 
qui  ne  lui  donnent  pas  l'entière  prépondérance  sur  le  reste  de 
l'Europe  et  que  l'Italie  ne  reste  pas  sa  province!  Voilà  mes 
souhaits  !  » 

Elle  ne  peut  dissimuler  la  fureur  que  lui  cause  le  titre  de 
roi  d'Italie  pris  par  «  le  Corse.  »  Cela  est  bien  dangereux  avec 
un  homme  aussi  entreprenant.  Que  ne  veut-il  pas?  Le  voici 
qui  exige  maintenant  la  liste  des  émigrés  résidant  à  Kaples  ! 
Elle  se  récrie  et  jure  que,  sauf  les  empoisonneurs  et  les  faux 
monnayeurs,  elle  ne  lui  livrera  pas  un  chat  !  «  J'aimerais  mieux 
descendre  du  trône  et  quitter  la  couronne  que,  pour  la  con- 
server, me  faire  le  suppôt  de  la  police  de  l'Empereur  moderne!  » 

Elle  se  répand  en  violentes  invectives  contre  celui  qui  a  tué  le 
duc  d'Englîien,  parce  que  les  troupes  étaient  attachées  à  ce 
prince.  Elle  le  croit  capable  de  tout.  «  Qu'il  nous  laisse  donc  en 
repos  sans  nous  tourmenter  !  Je  ne  cabalerai  point  contre  lui  et 
même  penserai  aussi  peu  à  lui  que  je  pense  à  Tibère,  à  Néron,  à 
Caligula  et  autres  semblables,  mais  qu'il  me  laisse  en  repos  ! 
Jamais  je  ne  serai  ni  l'amie,  ni  la  vile  adulatrice  de  l'homme 
qui  fait  notre  malheur!  »  Puis,  comme  effrayée  de  ce  qu'elle 
vient  d'écrire  :  «  Brûlez  ma  lettre  !  Pensez  qu'on  est  exposé  à 
tout  avec  un  monstre  vindicatif,  ambitieux,  furieux  comme  le 
cher  Empereur  !  » 

Celui-ci  ne  s'était  pas  laissé  étourdir  ou  tromper  par  les  pro- 
testations de  fidélité  de  la  reine  de  Naples,  et  s'inquiétait  peu  de 
ses  récriminations.  Il  dédaignait  une  méthode  devenue  banale 
chez  elle  et  qui  consistait  à  nier,  à  récriminer  et  à  protester.  Il 
«connaissait  sa  faiblesse  et  sa  fausseté.  Tant  que  l'administration, 
au  lieu  d'être  franchement  napolitaine,  serait  anglaise  ou  russe, 
il  n'y  aurait  de  sa  part  aucune  confiance  et  il  prédisait  de  nou- 
velles infortunes.  Marie-Caroline  avait  reconnu  le  nouvel  Empe- 
reur, mais  elle  aurait  voulu  qu'il  rentrât  «  dans  les  limites  du 
dernier  roi  massacré  ;  c'était  l'unique  moyen,  disait-elle,  de  rester 
avec  sûreté  et  tranquillité  sur  son  trône  usurpé  et  de  devenir 
ainsi  le  pacificateur  général.  »  Ce  qu'elle  n'accepte  pas,  c'est  que 
la  Cour  de  Naples  soit  considérée  officiellement  comme  «  alliée 
et  confédérée  de  la  France,  »  honneur  dont  elle  ne  veut  ni  pour  le 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  401 

présent  ni  pour  l'avenir.  Elle  continue  à  prévoir  mille  maux. 
((  Napoléon  suit  son  plan,  écrit-elle  ;  il  trouve  sa  terreur  facile  : 
l'Europe  entière,  égoïste,  sans  âme  et  les  Français  saltimbanques 
qui  ont  tué  ignominieusement  le  meilleur  des  rois,  commis  les 
horreurs  des  Néron  et  des  Caligula  pour  la  soi-disant  liberté, 
renversé  les  trônes,  les  autels,  toute  autorité  et  propriété,  pour 
être,  plus  qu'ils  ne  l'ont  jamais  été,  sous  le  joug.  Aussi,  suis-je 
entièrement  revenue  de  tout,  de  tout,  de  tout  !  » 

Maîtresse  du  pouvoir  royal,  elle  ne  se  gênait  pas  pour  appeler 
chaque  jour  auprès  d'elle  le  ministre  anglais  Elliot  et  lui 
témoignait  une  confiance  blessante  et  inquiétante  pour  la 
France.  Parfois,  le  Roi  avait  des  velléités  de  ressaisir  quelque 
pouvoir,  et  enlre  les  deux  époux  éclataient  des  scènes  violentes, 
u  honteuses,  qui,  suivant  Alquier,  déshonoreraient  un  ménage 
bourgeois.  »  Acton  n'était  plus  là  pour  rétablir  la  paix  et 
cela  donnait  lieu  à  de  véritables  scandales.  Ferdinand  IV 
affectait  cependant  quelque  dignité  devant  Elliot.  Il  disait 
que  «  comme  roi,  comme  Bourbon,  comme  homme  intègre, 
comme  chrétien,  —  on  voit  qu'il  se  donnait  toutes  les  qualités! 
—  il  abhorrait  les  idées  françaises  et  détestait  les  noms  de  tous 
les  meurtriers  de  son  proche  parent,  et  surtout  de  l'inique  usur- 
pateur de  son  trône.  11  laissait  entendre  que  tout  «  en  refusant 
de  déclarer  la  guerre  à  la  France,  car  ce  serait  folie,  »  il  aug- 
mentait son  armée  et  tous  ses  moyens  de  défense  à  Naples  et  à 
Palerme,  afin  de  n'être  pas  pris  au  dépourvu.  Il  était  reconnais- 
sant à  l'Angleterre  de  ses  subsides  et  l'assurait,  par  sa  parole 
d'honneur,  de  la  fidélité  de  ses  sentimens.  C'était  ce  que  pensait 
aussi  la  Reine,  et  les  deux  souverains,  poussés  par  l'Angle- 
terre, dédaignaient  les  sages  conseils  de  Napoléon,  qui  les  invi- 
tait à  garder  une  neutralité  loyale  et  à  ne  pas  s'opposer  à  son 
plaa  :  l'union  des  monarchies  de  race  latine.  Malgré  les  intérêts 
immédiats  de  sa  couronne,  la  Reine  fulminait  toujours.  Elle 
incriminait  le  général  de  Saint-Cyr  et  les  autres  officiers  fran- 
çais qui,  suivant  elle,  montraient  une  avidité  de  vautours  et  se 
jetaient  sur  le  trésor  de  l'Etat.  Elle  répétait  ses  plaintes  contre 
l'Empereur,  qui  envoyait  des  reuforts  à  Naples  et  augmentait 
leurs  charges  de  SOOOO  ducats  par  mois,  sans  compter  les  dé- 
gâts faits  par  ces  troupes.  Elle  craignait  pour  la  sécurité  de 
Naples  et  de  Gaëte.  «  Abandonnés  de  tous,  trahis  comme  nous 
le  sommes,  nous  tomberons  glorieusement  et  nous  ajouterons 
TOME  m.  —  1911.  26 


402  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

de  nouvelles  victimes  à  la  longue  liste  de  celles  qu'il  a  sacrifiées 
à  son  ambition...  Je  n'espère  plus  rien  des  moyens  humains, 
mais  la  main  toute-puissante  de  Dieu  existe,  et  j'espère  qu'elle 
s'abattra  sur  cet  ennemi  plus  dangereux  que  Robespierre,  que 
son  protecteur  Barras  et  toute  la  bande!  »  Mais,  hélas!  l'Eu- 
rope est  lâche  et  veule.  «  Vienne  est  nettement  gagnée...  La 
Prusse  est  toujours  au  plus  offrant,  et  de  bonne  foi  à  personne. 
Le  Nord  est  annulé,  l'Espagne  et  le  Portugal  de  même,  l'Italie 
et  la  Suisse  asservies!  Voilà  à  peu  près,  dit-elle,  le  triste,  mais 
vrai  tableau  !  »  Le  21  septembre,  Talleyrand  accusait  à  Alquier 
réception  d'une  lettre  du  roi  de  Naples  écrile  à  l'Empereur  des 
Français  et  invitait  le  chevalier  de  Medici,  qui  avait  remplacé 
Acton,  à  conseiller  aux  Russes  de  ne  pas  faire  la  moindre 
démonstration  en  faveur  des  Napolitains,  afin  d'éviter  le  res- 
sentiment qu'une  telle  condescendance  inspirerait  à  la  France. 
Mais  la  Cour  de  Naples  persistait  à  demander  le  retrait  des 
troupes  françaises  et  une  étincelle  allait  jaillir  de  ces  deux 
exigences,  puis  l'explosion  fatale.  Napoléon  fit  répondre  par 
Talleyrand  que  ses  troupes  étaient  à  Naples  par  sûreté  et  y 
resteraient  par  prudence,  tant  que  l'Angleterre  inquiéterait 
l'Italie  par  le  voisinage  de  ses  forces  et  tant  que  la  Russie  pa- 
raîtrait vouloir  se  joindre  à  elle.  La  menace  d'une  guerre  pro- 
chaine se  lisait  entre  les  lignes,  et  Marie-Caroline  ne  s'y  trompait 
point.  «Rien  ne  pourra  nous  sauver,  écrivait-elle  à  Gallo,même 
en  faisant  le  gros  dos  et  le  marchepied  à  Sa  Majesté  Impériale.  » 
Tout  en  maudissant  le  despote,  elle  reconnaît  son  art  vrai  de 
régner  «  tel  qu'on  devrait,  dit-elle,  envoyer  tous  les  princes  qui 
doivent  gouverner,  un  an  ou  deux,  à  l'école  à  Paris  pour 
apprendre  comment  on  conduit ,  gouverne  et  impose  aux 
hommes.  »  Avec  un  chef  comme  Napoléon,  tout  était  à  re- 
douter. Si  les  Napolitains  rompaient  avec  les  Anglais,  la  Sicile 
était  perdue  et  les  Français  seraient  les  maîtres.  Qui  empêcherait 
ceux-ci  de  faire  naître  une  révolte  pour  arrêter  les  souverains 
de  Naples  et  les  envoyer  prisonniers  en  France?  La  Reine 
suppliait  Gallo  de  trouver  quelque  procédé  habile  pour 
détourner  l'orage  et  gagner  du  temps. 

«  Achetez  Talleyrand,  écrivait-elle  le  24  novembre  1804,  que 
les  étrangers,  hommes  et  femmes  qui  viennent  ici  assiirerit  très 
achetable  (1).  Et  quoique,  au  premier  moment,  il  ne  peut  rien  sur 

(1)  Elle  lui  avait  déjà  fait  remettre  300  000  ducats  en  1798. 


MARIE-CAROLINË    REINE    DE    NAPLES.  403 

la  violence  de  Buonaparte,  il  sait  l'amener  à  temps,  le  tourner. 
Aussi  parlez  à  ces  Talleyrand  à  nous  qui,  s'ils  ne  sont  point  les 
derniers  des  gueux,  doivent  se  ressouvenir  dé  mes  bienfaits,  de 
ma  bêtise  et  bonhomie  pour  eux.  Parlez  à  l'auguste  Impéra- 
trice, au  premier  Saltimbanque,  son  amant.  Enfin  tâchez  de  nous 
sauver.  Rappelez  que  jamais,  axec  des  caractères  comme  nous, 
par  baïonnettes,  on  devient  amis...  Jespère  que  l'empereur  des 
Français,  à  force  de  facilités  de  conquêtes,  s'en  fatigue,  pense  à 
jouir  un  peu  de  son  extraordinaire  bonheur,  à  vivre  et  laisser 
vivre  les  autres.  Pour  l'auguste  Beauharnais,  impératrice,  je 
l'aime  beaucoup  mieux  que  son  mari,  la  croyant  bonne,  et  lui, 
un  démon  pétri  de  méchanceté.  Mais  je  préférerais  écrire  à  lui 
qu'à  elle.  A  lui,  le  bien  de  ma  patrie,  le  devoir,  le  désir  de  sau- 
ver ma  famille,  mille  motifs  m'y  obligeront.  A  elle,  quoique  la 
préférantde  beaucoup  à  lui  moralement,  je  le  croirais  le  comble 
de  la  bassesse  et  ne  le  ferai  jamais.  »  Puis,  quelques  jours 
après,  plus  inquiète  que  jamais,  elle  ajoutait  :  «  Peut-être  me 
ferai-je  le  monstrueux  etîort  d'écrire  à  l'Impératrice  romaine? 
Cela  me  coûte  infiniment  et  je  ne  sais  si  j'en  aurai  le  courage. 
Plaignez-moi.  Il  est  malheureux  dans  ce  siècle  d'être  née  avec 
une  àme  et  un  cœur  !  » 

Elle  déteste,  elle  exècre,  elle  maudit  Alquier,  qui  a  décou- 
vert et  percé  toutes  ses  intrigues.  Elle  désirerait  qu'on 
lecartât  de  Naples.  La  colère  de  Marie-Caroline  vient  des 
conditions  imposées  par  l'Empereur  et  qu'Alquier  a  soutenues 
devant  elle  et  le  prince  royal,  le  16  novembre.  Quelles  sont- 
elles?  ('  Fermer  les  portes  aux  Anglais,  chasser  leur  mission, 
mettre  l'embargo  sur  leurs  propriétés,  désarmer  la  Calabre  et 
les  places  fortes,  renvoyer  le  ministre  Elliot,  enlever  l'inspec- 
tion de  l'armée  à  M.  de  Damas  et  renoncer  à  toutes  trames  ou 
intrigues  contre  la  France.  » 

Le  Roi  et  la  Reine  crurent  bon,  à  la  suite  de  cet  ultimatum, 
d'écrire  directement  à  l'Empereur  et  de  protester  de  leurs  inten- 
tions amicales,  en  le  suppliant  encore  une  fois  d'éloigner  les 
troupes  françaises  de  leurs  Etats.  Napoléon  se  décida  à  briser  les 
vitres  et,  le  2  janvier  1805,  il  répondit  comme  il  savait  répondre 
quand  il  voulait  être  entendu.  Au  Roi,  il  dit  simplement  que 
ses  troupes  ne  quitteraient  le  royaume  de  Naples  que  lorsque 
Malte  serait  évacuée  par  l'Angleterre  et  Corfou  par  la  Russie. 
Il  ajoutait  :  «  Que  Votre  Majesté  ihé  permette  de  le  lui  dire  : 


40i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  est  mal  conseillée.  Elle  suit  un  système  passionné  et  con- 
traire aux  intérêts  de  Sa  Maison.  Paris,  Madrid  et  Vienne, 
voilà  les  véritables  appuis  de  Votre  Majesté.  Qu'elle  repousse 
les  conseils  perfides  dont  l'entoure  l'Angleterre!  Elle  a  conservé 
son  royaume  sans  aucune  perte  au  milieu  du  bouleversement 
de  l'ordre  social.  Qu'elle  ne  risque  point  de  le  perdre,  lorsque 
l'ordre  social  sera  rassis!...  »  Puis,  se  tournant  vers  la  Reine, il 
lui  tient  un  langage  plus  hautain  et  plus  explicite. 

«  Il  m'est  difficile,  dit-il,  de  concilier  les  sentimens  que 
contient  la  lettre  de  Votre  Majesté  avec  les  projets  hostiles  que 
l'on  paraît  nourrir  à  Naples.  J'ai  dans  mes  mains  plusieurs 
lettres  de  Votre  Majesté  qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  ses 
véritables  intentions  secrètes.  »  Et,  la  prenant  à  partie  sur 
un  ton  ironique  comme  s'il  avait  à  tancer  un  enfant  terrible,  il 
lui  parle  ainsi  :  «  Quelle  que  soit  la  haine  que  Votre  Majesté 
paraît  porter  à  la  France,  comment,  après  l'expérience  qu'Elle 
a  faite,  l'amour  de  son  époux,  de  ses  enfans,  de  sa  famille,  de 
ses  sujets  ne  lui  conseille-t-il  pas  un  peu  plus  de  retenue  et 
une  direction  politique  plus  conforme  à  ses  intérêts?  Votre 
Majesté,  qui  a  un  esprit  si  distingué  entre  les  femmes,  n'a-t-elle 
donc  pas  pu  se  détacher  des  préventions  de  sa  race  et  peut-elle 
traiter  les  affaires  de  l'Etat  comme  les  affaires  du  cœur?  »  On 
ne  pouvait  être  ni  plus  méprisant  ni  plus  impertinent.  Napo- 
léon finissait  par  une  menade  sinistre  qu'il  soulignait  lui-même  : 
«  Que  Votre  Majesté  écoute  cette  prophétie,  quElle  r écoute  sans 
impatience  :  à  la  première  guerre  dont  Elle  serait  cause,  Elle  et 
sa  postérité  auraient  cessé  de  régner.  Ses  enfans  errans  men- 
dieraient^ dans  les  différentes  contrées  de  l'Europe,  des  secours 
de  leurs  parens  !.. .  Je  ne  fais  pas  ma  cour  à  Votre  Majesté  par 
cette  lettre  ;  elle  sera  désagréable  pour  Elle.  Cependant,  qu'Elle 
y  voie  une  preuve  de  mon  estime.  Ce  n'est  qu'à  une  personne 
d'un  caractère  fort  au-dessus  du  commun  que  je  me  donnerais 
la  peine  d'écrire  avec  cette  vérité.  » 

Telle  était  cette  missive,  la  plus  menaçante  et  la  plus  arro- 
gante que  Napoléon  ait  jamais  écrite  à  un  souverain.  Elle  exas- 
péra Marie-Caroline  qui  écrivit  à  Gallo  le  25  janvier  1805  : 

«  Vous  ne  vous  représenterez  jamais  au  vif  la  rage,  le  dés- 
espoir que  m'a  causé  la  très  insolente  lettre  du  scélérat,  mais 
trop  heureux  Corse.  Je  voulais  dans  l'instant  tout  quitter,  me 
retirer,  et  étant  femme,  ne  pouvant  me  venger  sur  le  scélé- 


-MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  405 

rat,  renoncer  au  monde  et  au  gouvernement  à  jamais.  Tous 
mes  vieux  et  bien  peu  d'amis,  mes  enfans,  tous  ont  parlé, 
pleuré,  prêché,  qu'un  infâme  pareil  ne  pouvait  m'offenser. 
Enfin,  ils  m'en  ont,  et  de  tant  de  manières,  tant  dit,  qu'unis  à 
la  religion,  ils  m'ont  calmée  et  fait  écrire  une  lettre  qui  m'a 
excessivement  coûté.  » 

Dans  cette  lettre  du  même  jour  à  Napoléon,  la  Reine  niait 
avoir  jamais  eu  de  la  haine  contre  la  France.  Celle  qu'elle 
avait  pu  exprimer  ne  s'adressait  qu'au  gouvernement  républi- 
cain «  dont  les  atrocités,  les  spoliations  et  l'instabilité  n'étaient, 
disait-elle,  qu'un  sujet  de  crainte  pour  toutes  les  puissances...  ce 
que  Votre  Majesté,  disait-elle  finement,  ne  peut  mal  interpréter, 
puisqu'Elle  a  été  la  première  à  en  reconnaître  les  innombrables 
inconvéniens  et  à  remplacer  le  gouvernement  défectueux  par 
un  gouvernement  plus  analogue  et  adaptable  à  la  France.  »  Si 
le  Roi  avait  sollicité  l'intervention  de  la  Russie  auprès  du  gou- 
vernement français,  c'était  pour  délivrer  Naples  du  fardeau  des 
troupes  françaises,  et  leur  neutralité  réciproque  permettait  cette 
démarche.  La  Reine  affirmait  qu'elle  n'était  pour  rien  dans  l'ar- 
rivée des  Russes  à  Corfou.  Si  elle  gardait  de  bonnes  relations 
avec  les  Anglais,  c'est  que  sans  eux  la  pèche  et  le  commerce  de 
ses  Etats  seraient  perdus.  Les  rassemblemens  de  troupes  dont 
l'Empereur  se  plaignait  n'avaient  eu  lieu  que  pour  former  un 
cordon  sanitaire  destiné  à  éviter  la  maladie  contagieuse  qui 
désolait  alors  Livourne.  Enfin,  pour  le  départ  d'EUiot,  c'était 
avec  l'Angleterre  que  cette  question  devait  être  traitée,  puisque 
Elliot  était  sujet  anglais,  homme  public  et  accrédité  par  son 
pays.  Elle  terminait  sa  réponse  par  l'affirmation  d'une  franchise 
et  d'une  loyauté  qu'elle  espérait  trouver  dans  l'Empereur  lui- 
même. 

La  Reine  écrivait  en  même  temps  à  Gallo  :  «  La  menace  de 
mes  enfans  mendiaàt  le  pain,  et  digne  d'un  crocheteur  comme 
Buonaparte,  ne  s'oublie  pas  de  ma  part  et  me  fera  prendre  mes 
efficaces  mesures  pour  les  mettre  à  l'abri.  Enfin,  le  tout  est  un 
composé  d'insolences.  Mais  il  faut  endormir,  assouplir  le  lion 
pour  lui  rogner  les  ongles.  Tal  servo,  tal  padrone.  Alquier,  de 
son  côté,  chante  dans  le  même  ton...  Il  me  présenta  la  lettre  de 
l'Empereur,  que,  par  un  vrai  bonheur  et  coup  de  la  divine  Pro- 
vidence, je  n'ouvris  pas  en  sa  présence.  Car  Dieu  sait  quel  en 
aurait  été  l'effet,  et  l'ambassadeur  de  l'Empereur  des  Français 


■i06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'a  ainsi  pas  vu  l'efTet  que  cette  lettre  m'a  produit!  A  peine 
parti,  je  l'ai  ouverte  et  ai  manqué  d'en  mourir.  Le  persiflage, 
la  menace  que  ce  Buonaparte,  dont  j'ai  vu  et  suivi  de  près 
toute  l'histoire,  se  permet  envers  moi,  fille  de  Marie-Thérèse, 
a  manqué  me  tuer.  J'ai  tâché  depuis  de  me  calmer  et  de  vouer 
au  mépris  et  à  sa  juste  valeur  la  lettre  et  celui  qui  l'a  com- 
posée. » 

Elle  s'est  demandé  d'abord  si  elle  répondrait,  puis  a  fait 
deux  ou  trois  brouillons  et  a  fini  par  écrire  une  lettre,  «  dont  la 
modération  étonnera  Gallo,  dit-elle,  mais  cela  est  nécessaire  dans 
l'intérêt  de  ses  sujets.  Si  l'intention  de  Napoléon  a  été  de  me 
pousser  à  bout,  c'est  fait  depuis  longtemps;  si  c'est  pour  m'avilir 
ou  m'intimider,  il  se  trompe  fort,  car  ce  n'est  pas  une  âme 
comme  la  mienne  qu'on  intimide  ou  qu'on  avilit.  »  Il  est  de  fait 
que  sa  réponse,  toute  modérée  qu'elle  soit,  n'est  pas  d'une 
femme  intimidée,  ni  qui  entend  changer  de  conduite.  Elle  le 
prouve  encore  en  hésitant  à  reconnaître  Napoléon  comme  roi 
d'Italie  et  elle  veut  savoir  par  Gallo  ce  qu'il  entend  par  ce  titre 
et  quelles  seront  les  bornes  de  ce  royaume.  »  Nous  périrons 
écrasés  par  la  violence,  dit-elle,  mais  nous  périrons  avec  honneur, 
et  en  nous  opposant  à  l'exécution  de  ses  desseins  par  tous  les 
moyens  qui  sont  en  notre  pouvoir.  » 

Napoléon  insiste,  le  24  février,  sur  le  renvoi  du  général  de 
Damas  et  écrit  encore  à  la  Reine,  mais  sur  un  ton  moins  mena- 
çant, tout  en  lui  faisant  comprendre  qu'il  connaît  ses  actes  et 
ses  plus  secrètes  pensées.  Il  lui  dit  que  si  tout  est  variable  dans 
les  sentimens  humains,  «  les  règles  d'une  véritable  politique 
sont  les  seules  choses  qui  ne  changent  jamais.  Toutes  les  per- 
sonnes qui  viennent  de  Naples,  remarque-t-il,  s'accordent  à 
dire  que  Votre  Majesté  ne  dissimule  pas  la  haine  qu'elle  porte 
à  la  France...  La  modération  et  la  justice  qu'Elle  veut  bien 
voir  dans  mon  administration  n'ont' pas  réussi  à  me  concilier 
entièrement  son  amitié.  Elle  me  juge  sans  doute  assez  bien 
pour  croire  que  je  ne  suis  pas  surpris  de  ses  dispositions  et 
que  la  seule  chose  qui  m'étonne,  c'est  de  reconnaître  tous  les 
jours  qu'une  Heine^  qui  a  souvent  régné  avec  succès,  ne  sait 
pas  que  le  malheur  attaché  à  la  condition  des  Rois  est  d'avoir 
à  dissimuler  fréquehlment  des  sentimens  que,  siinples  partie 
ôuliers,  ils  auraient  le  plus  de  peine  à  maîtriser.  Tout  ce  que 
m'a  dit  M.  de  Gallo  me  fait   concevoir  l'espérance   que  Votre 


BlAlUE-GAROLIÎsE    REINE    DE    INAPLES. 


40' 


Majesté  prendra  d'autres  sentimens  à  notre  égard;  si  je  puis 
un  jour  me  vanter  d'avoir  obtenu  ce  changement,  ce  sera  une 
conquête  que  je  tiendrai  à  honneur,  soit  par  l'estime  particulière 
que  je  fais  de  votre  personne,  soit  par  le  chemin  qu'il  aura 
fallu  regagner  dans  votre  cœur,  qui  ne  peut  cependant  être 
entièrement  fermé  à  une  nation  dont  vous  aimez  la  langue  et 
la  littérature,  et  dont  vous  avez  souvent  prisé  l'amabilité.  » 
L'Empereur  ajoute  qu'il  maintiendra  ses  troupes  dans  les  Etats 
de  Naples,  en  vertu  du  traité  de  Florence.  Il  regrette  le  patronage 
de  la  Russie  sur  ce  royaume,  car  il  lui  sera  plus  funeste  que  la 
Révolution  même.  11  plaint  la  Reine  d'attirer  les  orages,  au  lieu 
de  les  conjurer,  et  de  ruiner  son  peuple  pour  soulever  avec  effort 
un  grain  de  sable  à  jeter  dans  la  balance  du  monde.  «  Votre 
Majesté  trouvera  sans  doute,  dit-il  en  terminant,  que  ma  lettre 
est  pleine  de  sermons  :  peut-être  même  y  verra-t-elle  des  choses 
désagréables  pour  Elle;  mais  il  lui  sera  impossible  de  ne  pas 
reconnaître  que,  dans  mon  impartialité  et  dans  la  position  où  je 
suis,  je  n'ai  d'autre  but  que  sa  tranquillité  personnelle,  celle  de 
sa  famille  et  le  repos  de  son  peuple.  » 

Le  13  mars,  Marie-Caroline  répond  à  Napoléon  que  ce 
qu'elle  a  écrit  dans  un  moment  de  vivacité  ne  peut  être  consi- 
déré comme  une  correspondance  politique  et  réfléchie.  Elle 
promet  pour  l'avenir  une  conduite  qui  ne  justifiera  aucun  sujet 
de  plainte.  Elle  nie  tout  armement  sérieux,  toute  menace  et 
toute  pensée  hostiles.  Elle  a  éloigné,  comme  il  le  voulait,  le 
général  de  Damas  qui,  cependant,  était  un  officier  sans  reproches. 
Elle  ne  souhaite  que  la  bonne  intelligence  et  l'harmonie  entre 
leurs  Etats,  mais,  en  même  temps,  le  départ  de  troupes  qui 
sont  une  oppression  pour  le  royaume.  Si  l'on  s'en  tenait  aux 
termes  de  cette  lettre,  on  croirait  à  sa  franchise  ;  mais,  pendant 
que  la  Reine  protestait  de  sa  neutralité  et  de  son  amitié  pour 
la  France,  elle  continuait  à  armer  et  à  s'entendre  avec  l'Angle- 
terre. La  Russie  envoie  alors  à  Naples  le  général  de  Lascy, 
désigné  pour  commander  les  troupes  de  Corfou.  L'Angleterre 
et  la  Russie  signent  en  même  temps  un  traité  contre  l'Empire 
français.  Napoléon  vient  se  faire  couronner  roi  d'Italie  à  Milan, 
et  le  roi  de  Naples  consent  enfin  à  le  reconnaître  tel,  mais  il 
persiste  à  correspondre  avec  Malte  et  Corfou.  Talleyrand,  sur 
l'ordre  de  l'Empereur,  insiste  pour  réclamer  la  neutralité  de 
Naples,  dont  la  conduite  oblique  soulève  des  inquiétudes. 


408  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

<(  Vous  me  dites,  répond  Marie-Caroline  à  Gallo,  le  4  juin, 
que  l'Empereur  est  très  irrité  contre  nous.  J'en  suis  fâchée. 
//  nen  a  aucun  motif.  C'est  une  grande  faiblesse  pour  un 
homme  comme  lui  d'être  sensible  à  ce  que  Ton  dit  contre  lui, 
souvent  exagéré  par  la  méchanceté.  Je  ne  parle  pas  contre 
lui;  je  le  crois  inutile  et  dangereux.  Je  dis  aussi,  dans  toutes 
les  occasions,  qu'il  est  un  grand  et  heureux  homme.  Je  le 
cite  comme  notre  modèle  dans  toutes  les  branches  du  gou- 
vernement et  je  crois  que  tous  les  princes  le  devraient  étu- 
dier et  imiter.  »  Mais  elle  ne  peut  lui  pardonner  ses  acquisi- 
tions journalières  en  Italie,  ni  sa  lettre  insolente  et  menaçante, 
ni  les  violences  de  ses  généraux,  ni  l'ordre  de  renvoyer  un 
ministre  aussi  estimé  qu'Elliot  «  sous  le  spécieux  prétexte 
qu'il  est  Anglais,  )>  ni  le  désarmement  de  ses  milices.  «  Appe- 
lez-vous cela  amitié  ou  oppression?  s'écrie-t-elle.  Et  quel  sen- 
timent cela  doit-il  éveiller  en  nous,  ou  de  la  sujétion  et  de 
l'avilissement,  ou  de  la  rage  concentrée  et  le  désir  de  nous  en 
délivrer?  » 

La  rage  concentrée,  c'est  bien  l'impression  que  nous  donne 
la  lecture  des  lettres  de  Marie-Caroline.  Ce  qu'elle  écrit  à  Gallo, 
elle  le  disait,  — quoiqu'elle  affirme  le  contraire,  —  à  qui  voulait 
l'entendre,  et  ses  paroles  violentes,  acrimonieuses,  impru- 
dentes étaient  répétées  partout.  Elle  maudissait  «  l'enragé  Em- 
pereur, le  Corse  enragé,  le  Veau  d'or,  devant  lequel  chacun 
pliait  le  genou,  le  Buonaparte  insolent  et  furieux,  ce  moderne 
Attila,  ce  Tamerlan,  ce  Gengis-Khan,  cet  animal  féroce,  »  dont 
il  fallait  calmer  le  ressentiment,  en  reconnaissant  comme  roi 
d'Italie  «  ce  parvenu  Majesté!  »  Elle  repousse  l'accusation  infâme 
de  vouloir  faire  massacrer  l'armée  française  en  Fouille.  «  C'est, 
dit-elle  avec  ironie,  une  idée  de  Jaffa  et  des  hôpitaux  du  Pô, 
mais  ce  n'est  pas  ma  manière,  ni  ma  morale.  Car,  si  elle  n'était 
pas  ce  qu'elle  est  et  sera  toute  sa  vie,  Sa  Majesté  Buonapartienne 
aurait  depuis  longtemps  fini  de  tourmenter  le  monde,  et  malgré 
Mameloucks  et  Fouché,  etc.,  sans  machine  infernale  ni  pareille 
bêtise,  je  l'aurais  mis  sous  terre  !...  »  Mais  elle  aime  mieux 
être  victime  que  d'avoir  des  remords.  «  Ainsi,  pour  moi,  con- 
clut-elle je  ne  ferais  tuer  ni  empoisonner  personne.  »  Cepen- 
dant, elle  a  fait,  après  l'échec  de  la  République  parthénopéenne, 
tuer,  pendre,  brûler,  égorger  ses  ennemis  à  Naples  ou  ceux 
qu'elle  croyait  tels,  mais  elle  n'a  aucun  remords,  car  elle  a  tout 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  409 

oublié.  Elle  vit  «  avec  une  fermeté  et  tranquillité  d'âme  dont 
le  Corse  ne  jouira  jamais  !  » 

Si  elle  garde  en  rade  un  vaisseau  anglais,  c'est  pour  sauver 
sa  famille,  au  moins  une  partie.  La  corruption  du  pays,  la  fin 
déplorable  du  duc  d'Enghien,  la  haine  prononcée  contre  eux 
rend  cette  station  précieuse  et  elle  se  méfie  de  «  Sa  Majesté 
Corsaire  »  qui  l'a  menacée  de  lui  faire  demander  l'aumône 
avec  ses  enfans.  Gallo  l'engage  à  moins  parler,  à  moins  s'irriter. 
«  Pour  mes  sarcasmes  et  paroles,  répond-elle,  assurez  l'Empereur 
des  Gaules  que  je  ne  proférerai  plus  son  sacré  nom  ni  en  bien 
ni  en  mal,  et  quand  les  voyageurs  étrangers  me  raconteront 
une  foule  d'anecdotes,  plus  ridicules  les  unes  que  les  autres,  je 
me  tairai...  »  Vaines  promesses!  Sa  fougue,  sa  violence  natu- 
relles l'emporteront  et  elle  prononcera  contre  Napoléon  des 
paroles  irréparables.  Quoiqu'elle  ait  juré  «  de  ne  jamais  desserrer 
les  dents  sur  sa  sacrée  person7ie,  »  elle  ne  résistera  pas  au  plaisir 
de  le  mordre  et  de  le  déchirer  à  l'occasion.  Et  cependant,  elle 
vante  son  sang-froid  et  elle  se  défend  d'être  «  une  énergumène 
enragée.  » 

Elle  sait  qu'Alquier  a  exigé  le  départ  du  cardinal  Ruffo,  du 
prince  de  Castelcicala,  du  prince  de  Luzzi,  ses  ministres.  Le 
Roi  fera  ce  qu'il  voudra.  Elle  lui  remettra  les  correspondances 
et  ses  notes.  Il  les  lira  ou  en  fera  des  papillotes...  «  Assurez 
bien  à  votre  Empereur  de  nouvelle  fabrique  que  moi  qui  suis 
de  vieille  fabrique,  j'ai  de  l'honneur  et  de  l'àme  ;  que  le  seul 
désir  du  bien  du  Roi,  de  mes  enfans,  de  l'Etat  me  tient  au 
cœur;  que  je  n'ai  ni  haine,  ni  rage,  mais  que,  dégoûtée  de  tout, 
je  lui  cède  le  champ  de  bataille  !  »  Elle  y  demeure  encore, 
malgré  ses  protestations,  et  Talleyrand  lui  fait  dire  que  Napo- 
léon en  a  assez  de  ses  armemens  secrets,  de  ses  préparatifs  et  de 
ses  critiques,  et  qu'elle  a  tort  de  fermer  les  yeux  sur  l'abîme 
creusé  par  elle-même  sous  son  trône.  La  nature  vient  joindre 
ses  violences  aux  menaces  de  guerre  qui  s'élèvent  contre  Naples. 
Un  tremblement  de  terre  efi'royable  renverse  huit  cents  maisons 
et  quarante  églises.  Le  château  de  Caserte  est  presque  en  ruines; 
la  famille  royale  a  dû  fuir  le  Palais.  Les  habitans  passent  les 
jours  et  les  nuits  sur  les  places  publiques  et  dans  les  chemins 
voisins  de  la  ville.  Quel  mal  nouveau  pourra  donc  s'ajouter  à 
tous  les  maux  dont  le  ciel  accable  cet  infortuné  pays?  La  Reine 
proteste  de  sa  neutralité  absolue,  mais  réclame  toujours  le  départ 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  troupes  françaises,  affirmant  que  les  Russes  et  les  Anglais 
ont  juré  de  respecter  sa  neutralité  et  de  ne  pas  lui  offrir  ou 
imposer  un  seul  soldat. 

C'était  le  moment  où  Napoléon  comptait  sur  les  succès  des 
amiraux  Ganteaume  et  Villeneuve,  et  du  camp  même  de  Bou- 
logne menaçait  l'Autriche  de  lui  prendre  Vienne,  si  elle  ne 
relirait  ses  troupes  d'Italie,  puis  signait  un  traité  d'alliance  avec 
la  Bavière.  11  informait  en  même  temps,  à  la  date  du  23  août  1803, 
le  maréchal  Berthier  que  le  général  Saint-Gyr  recevrait  proha- 
blement  dans  lanuit  l'ordre  de  marcher  sur  Naples  et  de  prendre 
possession  de  ce  royaume.  11  ne  consentirait  à  épargner  la 
monarchie  que  si  elle  cbnfiait  le  commandement  de  ses  troupes 
à  un  officier  français,  licenciait  les  milices,  prenait  des  ministres 
modérés  et  tenant  aux  meilleures  familles  napolitaines.  Sinon, 
non. 

Alquier  continue  à  dénoncer  la  Reine  et  affirme  qu'elle  est  la 
cause  de  tout  le  mal.  Grâce  à  elle,  la  Cour  est  trop  engagée  avec 
ses  alliés,  russes  et  anglais,  pour  abandonner  ses  préparatifs  et 
modifier  son  système.  En  effet,  un  traité  secret  d'alliance  entre 
Naples  et  la  Russie  pour  libérer  le  royaume  de  l'oppression  qui 
l'accable  est  signé,  sans  que  le  marquis  de  Gallo  en  sache  le 
moindre  mot.  Les  Russes  espéraient  entraîner  les  Napolitains 
contre  la  France  pour  une  diversion  éventuelle  et  forcer  les 
opérations  des  Autrichiens  dans  le  Nord  de  l'Italie.  Et  pendant 
ce  temps,  Gallo,  confiant  dans  la  déclaration  de  la  Cour,  signait 
le  traité  de  neutralité  avec  la  France,  sans  autre  engagement 
apparent  que  celui  d'observer  et  de  défendre  la  dite  neutralité 
contre  toute  offense  et  de  ne  donner  accès  dans  le  royaume  ni 
à  des  troupes,  ni  à  des  flottes  d'aucune  puissance  belligérante. 
Napoléon  y  fit  ajouter  deux  autres  conditions  :  ne  jamais  recon- 
naître aux  Anglais  la  souveraineté  de  Malte  et  interdire  l'entrée 
du  royaume  à  Acton.  Gallo  informait,  le  21  septembre  1805, 
Marie-Caroline  de  cet  acte  important  par  lequel  la  famille 
royale  et  l'Etat  lui  paraissaient  sauvés. 

Cependant  la  Reine  considérait  qu'il  n'y  avait  pas  tant  à  se 
réjouir  et  elle  suppliait  Gallo  d'employer  «  le  vert  et  le  sec  » 
pour  obtenir  le  départ  des  Français.  Suivant  elle,  après  l'échec 
de  sa  descente  en  l'Angeterre,  Buonaparte  jouait  son  va-tout. 
Trois  ou  quatre  succès  de  ses  adversaires,  et  sa  fortune  était  finie. 
«  Dieu  veuille  nous  aider,  disait-elle.  En  cas  de  violation  de 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  411 

mon  droit,  je  me  défendrai  en  désespérée  et  tâcherai  de  périr 
avec  le  reste  du  royaume.  » 

Gallo  répondait  à  ses  désirs  en  lui  apprenant  que,  moyen- 
nant l'acceptation  des  conditions  imposées  par  FEnipereur,  les 
troupes  françaises  allaient  évacuer  les  Etats  de  Naples.  Ce  traité, 
fidèlement  observé  par  le  Roi  et  la  Reine,  eût  pu  sauver  le 
royaume;  mais  comme  les  souverains  qui  ne  croyaient  pas  au 
triomphe  de  Napoléon  sur  la  coalition  nouvelle,  avaient  traité 
secrètement  par  leurs  ministres  Circello  et  Luzzi  avec  les  enne- 
mis de  l'Empire,  leur  chute  n'était  plus  qu'une  question  de 
temps.  Une  pareille  duplicité  devait  être  châtiée. 

Bientôt  en  effet  la  nouvelle  des  victoires  de  Napoléon  arrive 
à  Naples.  «  Nous  sommes,  écrit  la  Reine,  extrêmement  affligés 
des  succès  inouïs    remportés  sur  le   Rhin   et  en   Allemagne. 
L'Italie  a  été  évacuée  par  les  armées  autrichiennes.  Cela  nous 
fait    trembler.    Les.  Russes  sont   partis    de    Gorfou    depuis   le 
23  octobre.  Nous  craignons   qu'ils  ne  viennent.  Nous  n'avons 
aucune  force   à  leur  opposer,   parce   que  nous   avons   été  an- 
nihilés par  la  violence  française,  et  les  Russes,  de  leur  côté,  ne 
savent  où  aller...  Le  corps  russe  et  anglais  est  si  peu  de  chose 
qu'il  paraît  fait  exprès  pour  nous  compromettre  et  ne  point  nous 
sauver.  »  Le  30  décembre,  elle  s'attend  à  tout  et  elle  a  encore 
recours  à  Gallo  pour  le  prier  »  daller  trouver  l'Empereur  de 
l'Europe  entière  et  faire  la  paix,  ou  pour  mieux  dire,  assurer, 
consolider  notre    bonne   harmonie,    parce    que  nous   n'avons 
jamais  été  en  guerre.  »  En  guerre  ouverte,  non;  mais  en  état 
secret  d'hostilité,  cela  était  indiscutable.  La  neutralité  promise 
avait  été   audacieusement  violée.   Les  Anglais  avaient  acheté 
2  000  chevaux  à  Naples  et  le  général  de  Damas  était  revenu 
prendre  le  commandement  de  l'armée  napolitaine.  L'escadre  et 
lus  transports  russes  avaient  été  admis  à  Messine.  Les  Anglais 
avaient  débarqué  à  Castellamare   et    les    Russes  à  Naples,  où 
Marie-Caroline  leur  avait  fait  le  plus  flatteur  accueil.  Alquier 
accusait  formellement  la  Reine  d'avoir  poussé  son  gendre,  l'Em- 
pereur d'Autriche,  à  la  guerre.  Enfin,  d'accord  avec  les  Anglais 
et  les  Russes,  les  troupes  napolitaines  s'étaient  portées  vers  la 
frontière  des  Etats  romains.  C'était  la  dernière  faute  ei  la  Reine 
la  commit,  aussi  bien  par  sa  haine  contre  Napoléon  que  par  la 
plus  folle  étourderie. 

L'Empereur,  au  lendemain  d'Austerlitz,  avisé  de  toutes  ces 


t 


412  REVUE    DES    DEUX    MOî<DES. 

d'émarches,  donna  à  Gouvion  Saint-Cyr  l'ordre  formel  de  chasser 
de  Naples  les  Russes  et  les  Anglais.  Le  14  décembre,  il  manda  à 
Talleyrand  qui  préparait  les  conditions  de  la  paix  avec  l'Au- 
Iriclie,  en  négociant  à  Brûnn,  Vienne  et  Presbourg,  de  ne  point 
parler  de  Naples  et  d'en  finir  au  plus  tôt  avec  la  Prusse  qui  ne 
se  mêlerait  point  des  affaires  d'Italie,  reconnaîtrait  le  Tyrol  à  la 
Bavière  et  contracterait,  moyennant  le  Hanovre,  avec  la  France 
toute  espèce  d'alliance  voulue.  «  Une  fois  tranquille  sur  la 
Prusse,  disait-il,  il  n'est  plus  question  de  Naples.  Je  ne  veux 
point  que  l'Empereur  s'en  mêle  et  je  veux  enfin  châtier  cette 
coquine!  » 

Le  23  décembre,  accentuant  son  langage,  Napoléon  écrivait 
à  Talleyrand  au  sujet  du  traité  de  paix  prêt  à  être  signé  :  «  Je 
vous  recommande  expressément  de  ne  point  parler  de  Naples. 
Les  outrages  de  cette  reine  redoublent  à  tous  les  courriers. 
Vous  savez  comment  je  me  suis  conduit  avec  elle  et  je  serais 
trop  lâche  si  je  pardonnais  des  excès  aussi  infâmes  envers  le 
peuple.  Il  faut  qu'elle  ait  cessé  de  régner.  Que  je  n'en  entende 
point  parler  absolument  !  Quoi  qu'il  arrive,  mon  ordre  est 
précis  :  n'en  parlez  pas  !  » 

Le  26  décembre,  l'Empereur  fait  insérer  au  Moniteur  ce  ter- 
rible Bulletin  :  «  Le  général  Saint-Cyr  marche  à  grandes  jour- 
nées sur  Naples  pour  punir  la  trahison  de  la  Reine  et  précipiter 
du  trône  cette  femme  criminelle  qui,  avec  tant  d'impudeur,  a 
violé  tout  ce  qui  est  sacré  parmi  les  hommes.  On  a  voulu  inter- 
céder pour  elle  auprès  de  l'Empereur.  Il  a  répondu  :  «  Les  hos- 
tilités dussent-elles  recommencer  et  la  nation  soutenir  une 
guerre  de  trente  ans,  une  si  atroce  perfidie  ne  peut  être  par- 
donnée!  La  Reine  de  Naples  a  cessé  de  régner.  Ce  dernier  crime 
a  rempli  sa  destinée.  Qu'elle  aille  à  Londres  augmenter  le  nombre 
des  intrigans  et  former  un  comité  d'encre  sympathique  avec 
Drake,  Spencer,  Smith,  Taylor,  V\^ickham!  Elle  pourra  y  appeler, 
si  elle  le  juge  convenable,  le  baron  d'Armfeldt,  MM.  de  Fersen, 
d'Antraigues  et  le  moine  Morus  !  »  Napoléon  énumérait  tous 
ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  s'étaient  acharnés  contre  lui  et 
avaient  ourdi  des  intrigues  ou  des  complots  pour  essayer  de  le 
renverser.  Il  montrait  en  même  temps  leur  impuissance  et 
châtiait  une  reine  orgueilleuse  en  la  confondant  avec  des  folli- 
culaires, ses  pires  ennemis.  Décidé  à  arracher  pour  toujours  les 
Oeux-Siciles  aux  Anglais,   ayant    condamné    les  Bourbons  de 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  413 

Naples  comme  les  autres  Bourbons,  résolu  à  unir  étroitement 
la  France,  l'Italie  et  l'Espagne,  il  voulait  placer  sur  le  trône 
napolitain  son  frère  aîné  Joseph  qu'il  croyait  pouvoir  diriger  à 
son  gré.  Et  c'est  pourquoi,  le  31  décembre,  il  lui  manda  impé- 
rativement :  «  Mon  intention  est  de  m'emparer  du  royaume  de 
Naples.  Le  maréchal  Masséna  et  le  général  Saint-Cyr  sont  en 
marche  avec  deux  corps  d'armée  sur  ce  royaume.  Je  vous  ai 
nommé  mon  lieutenant,  commandant  en  chef  de  l'armée  de 
Naples.  Partez  quarante  heures  après  la  réception  de  cette 
lettre  pour  vous  rendre  à  Rome  et  que  votre  première  dépêche 
m'apprenne  votre  entrée  à  Naples  et  que  vous  en  avez  chassé 
une  Cour  perfide  et  rangé  cette  portion  de  l'Italie  sous  mes 
lois  !  » 

A  peine  les  Anglo-Russes  eurent-ils  appris  la  marche  des 
Français  qu'ils  décidèrent  de  se  rembarquer  en  abandonnant  le 
roi  et  la  reine  de  Naples  à  leur  triste  sort,  afin  de  conserver 
pour  leurs  souverains  des  troupes  qui,  en  de  meilleures  occasions, 
«  pourraient  leur  rendre  de  plus  grands  services.  »  Peu  impor- 
tait aux  alliés  que  la  situation  de  la  famille  royale  fût  désespérée  ; 
leur  propre  salut  leur  paraissait  préférable  à  tout  et  ils  ne  tenaient 
aucun  compte  des  réclamations  et  des  doléances  de  la  Cour 
napolitaine. 

C'est  alors  que  Marie-Caroline  écrit  elle-même  à  Napoléon 
cette  lettre  que  lui  porte  son  messager,  le  cardinal  Ruffo  : 

«  Victimes  de  la  politique  la  plus  égoïste  et  perfide,  entraî- 
nés forcément  et  abandonnés  dans  l'abîme  par  de  soi-disant  amis 
et  alliés,  le  bandeau,  dont  ils  nous  ont  si  longtemps  aveuglés,  7noi 
particulier eiiient ^  vient  d'être  enfin  déchiré  et  pour  toujours... 
Revenue  de  l'aveuglement  où  j'étais  emportée  par  un  zèle 
et  un  amour  du  bien  mal  calculés  et  irréfléchis  et  dont  la  plus 
forte  inimitié  fut  la  suite,  c'est  en  cessant  d'être  l'ennemie  de 
Votre  Majesté  Impériale  et  Royale,  que  j'en  appelle  à  sa  généro- 
sité et  que  j'y  compte.  C'est  comme  épouse,  doublement  comme 
mère  de  mes  enfans  et  de  mes  sujets  victimes  avec  moi  de  ma 
confiance  aveugle  en  des  alliés  égoïstes,  et  ne  cherchant  point 
à  déguiser  la  vérité,  mais  avouant  les  fautes  que  m'a  fait  com- 
mettre cet  aveuglement,  fautes  où  je  n'ai  été  entraînée  que  par 
l'amour  du  bien  et  la  persuasion  de  le  faire,  mais  que  je  veux 
réparer;  c'est  à  tant  de  titres,  dis-je,  que  je  ne  rougis  point  et 
me  fais  gloire  de  prier  et  demander  à  Votre  Majesté  Impériale 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

et  Royale  l'oubU  du  passé  et  de  posey  ie3  bases  d'uoe  liaison 
sincèTe  et  durable  qui  doivent  enfin  remplacer  l'inimitié  mutuelle 
qui  a  trop  longtemps  existé  entre  nous,  bases  qui  seront  sacrées 
pour  moi,  puisqu'elles  seront  fondées  sur  la  reconnaissance  et 
r admiration.  » 

Peine  perdue!  Démarche  inutile!  Napoléon  avait  prescrit  de 
ne  point  recevoir  le  cardinal  Ruilo,  de  ne  rien  entendre  et  d'en 
finir  une  fois  pour  toutes  avec  une  Cour  perfide.  Le  cardinal 
Fescli  s'était  permis  d'appuyer  la  mission  de  Kuffo.  Napoléon 
rembarra  ainsi  son  oncle:  «  Je  trouve  bien  petites  et  bien  pué- 
riles toutes  vos  réflexions  sur  le  cardinal  Ruflo.  Vous  êtes  à 
Rome  comme  une  femme.  Vous  avez  eu  tort  de  conseiller  à  ce 
cardinal  de  se  rendre  à  Paris.  Ne  vous  mêlez  point  de  choses 
que  vous  n'entendez  pas  !  » 

C'est  en  vain  que  la  Reine  supplie  Galio  de  les  tirer  du 
malheur  où  de  méchans  amis  les  ont  entraînés,  de  mettre  son 
esprit  et  ses  talens  à  la  torture  pour  réussir  à  les  sauver.  Gallo, 
qui  a  été  trompé  par  elle,  ne  peut  plus  rien.  On  lui  avait  confié, 
depuis  le  mois  de  décembre  1801,  l'ambassade  de  Naples  à 
Paris.  Il  avait,  pendant  plus  de  trois  ans,  négocié  avec  Talley- 
rand  un  traité  de  neutralité  des  plus  délicats  et,  au  moment  où 
il  croyait  avoir  évité  au  royaume  une  ruine  fatale,  il  apprenait 
que  Ferdinand  IV  avait  signé  avec  EUiot  et  Tatitscheff  un  acte 
secret  qui  les  jetait  dans  une  coalition  nouvelle  contre  l'Em- 
pire. Devant  un  tel  procédé,  il  s'était  considéré  comme  libre 
désormais  de  tout  engagement  envers  la  dynastie  napolitaine. 

Alors  Marie-Caroline  se  voit  perdue.  Elle  a  lu  le  Monitetir 
où  Napoléon  veut  la  confondre  avec  de  vulgaires  conspirateurs. 
«  Celle  guerre,  dit-elle,  est  indigne  d'un  grand  souverain  et 
n'emploie  que  des  moyens  révolutionnaires...  Pour  les  infâmes 
épithètes,  il  me  suffit  dans  mon  cœur  de  ne  point  les  mériter, 
J'ai  six  enfans  vivans  de  dix-huit  que  j'ai  eu  le  malheur  de 
mettre  au  monde.  Je  laisse  à  eux  de  me  juger  comme  je  suis 
mère  pour  eux  !  Je  pourrais  très  bien  avec  esprit  et  piquante 
vérité  continuer  cette  guerre  de  plume,  mais  je  trouve  ce  moyen 
indigne  et  peu  fait  pour  les  personnes  supérieures  bien  pen- 
santes. » 

Mais  il  est  trop  tard  pour  se  plaindre  et  pour  récriminer 
comme  pour  agir.  L'abdication  même  ne  suffit  plus.  Le  sacri- 
fice que  le  Roi  et  la  Reine  offrent  eux-mêmes  de  leur  couronne 


MARIE-CAROLINE    REINE    DE    NAPLES.  415 

n'est  pas  accepté.  Ecoutez  les  derniers  cris  de  Marie-Caroline  : 
«  C^est  une  coquinerie  de  plus  dans  le  règne  de  Buonaparte  que 
celui  de  nous  chasser,  sans  avoir  fait  la  guerre  ni  rien  !  Mais  ne 
croyez  pas  que  je  sois  la  dupe.  C'est  un  parti  pris  depuis  long- 
temps d'avoir  toute  l'Italie.  Si  les  Anglo-Russes  n'étaient  pas 
venus,  il  aurait  pris  un  autre  prétexte...  A  peine  arrivée  en 
Sicile,  je  ferai  un  Specie  Fatti  que  j'imprimerai  et  qui  ne  sera 
pas  l'éloge  de  Buonaparte...  J'ignore  ce  que  le  maître  du  monde 
a  décidé  de  notre  sort.  L'empereur  François  et  ma  fille  m'écrivent 
épouvantés  tous  les  deux,  me  conjurant  de  penser  à  ma  sûreté. 
Que  croire  de  cela?  Fera-t-il  de  moi  le  pendant  du  duc  d'En- 
ghien?  C'est  bien  m'honorer,  et  ce  ne  serait  pas  le  plus  grand 
de  ses  triomphes  ! 

«  Enfin  je  m'attends  atout;  mais  j'ai  la  tranquillité  de  n'avoir 
rien  à  me  reprocher.  Ma  haine  contre  un  usurpateur  était 
juste.  Je  la  partage  avec  bien  du  monde.  La  seule  difl'érence  est 
que  je  l'ai  imprimée  et  que  d'autres  la  cachent  1  » 

Ainsi    parlait   la   Reine  dans  sa  dernière  lettre  à  Gallo   le 
26  janvier  1806.  A  ses  doléances,  à  ses  reproches,  à  ses  colères 
Napoléon  ne  répondit  que  par  cette  sentence  irrévocable,  signi- 
fiée par  lui  à  son  armée,  à  la  France,  à  l'Europe  entière  :  «  La 
dynastie  de  Naples  a  cessé  de  régner!  » 

Henri  Welschinger. 


L'ŒIL  ET  LA  MAIN 


DE 


M.  INGRES 


A    LA    GALERIE    GEORGES    PETIT 


Un  soir,  M.  et  M"*  Ingres  s'étaient  rendus,  en  grande  céré- 
monie, à  une  réception  officielle.  M.  Ingres  avait  composé  lui- 
même  la  toilette  de  sa  femme,  je  veux  dire  la  première,  née 
Chapelle,  celle  dont  on  voit,  en  ce  moment,  à  la  galerie  Georges 
Petit,  le  portrait  ébauché  sous  le  n^  23.  Il  l'avait  composée 
sans  doute  selon  une  de  ces  harmonies  cacophoniques  dont  il 
avait  le  secret:  peut-être  y  avait-il  suscité  des  bleus  comme  le 
bleu  de  la  Vierge  à  r Hostie,  en  bataille  contre  un  de  ces  gro- 
seilles lilas,  comme  le  lilas  de  M"""  Gonse,  et  avait-il  cru  tout 
concilier  en  reverdissant  le  tout  de  l'éclat  légumier  qu'on  s'épou- 
vante d'apercevoir  dans  \  Odalisque  à  r  esclave.  Toujours  est-il 
que,  si  peu  regardant  qu'on  fût  alors  au^K  couleurs  des  toilettes, 
l'effet  fut  désastreux.  On  s'ébahissait,  on  chuchotait,  on  se 
retournait,  on  prenait  note  de  ces  couleurs  à  ne  pas  mettre 
ensemble.  M.  Ingres  allant  et  venant  dans  les  groupes,  assez 
bien  dissimulé  à  cause  de  sa  petite  taille,  entendait  tout.  Il  s'ap- 
procha vivement  de  sa  femme  et  lui  dit  :  «  Partons  !  —  Pourquoi 
donc?  —  Partons,  partons!  Tu  es  mise  de  façon  ridicule...  Tu 
ressembles  à  un  perroquet...  Tout  le  monde  s'en  aperçoit.  Nous 
allons  être  la  fable  de  Paris.  »  Et  ils  s'en  allèrent,  elle  digne  et 


l'œil   et   la   main    de   m.    INGRES.  417 

muette,  lui  tout  en  gestes  et  en  interjections,  se  secouant 
comme  chien  mouillé.  Mais  lorsqu'ils  furent  dans  l'escalier  et 
qu'il  se  lamentait  sur  ia  comparaison  qu'on  ferait  de  sa  femme 
et  des  autres  belles  dames  et  d'être  la  cause  involontaire  de  cet 
échec,  elle  se  redressa,  superbe,  et  dit:  «.  Ces  dames  peuvent  dire 
ce  qu'elles  voudront  :  je  suis  tout  de  même  Madame  Ingres.  » 

Ce  trait  qui  me  fut  conté  par  un  témoin,  non  de  la  scène, 
mais  du  récit  qu'en  fit  M™'  Ingres  elle-même,  quelques  jours 
après,  dans  l'intimité,  revient  à  la  mémoire  quand  on  sort  de  la 
galerie  Georges  Petit,  où  l'on  fait  en  ce  moment  une  exposition 
rétrospective  de  l'irascible  maître.  On  se  dit  :  Voilà  certes  de  la 
peinture  souvent  bien  plate,  bien  lisse,  parfois  bien  désagréable, 
des  tons  ou  bien  sourds  ou  bien  criards,  qui  ne  chantent  pas, 
beaucoup  de  couleurs  et  peu  de  couleur,  une  pauvreté  d'ima- 
gination à  faire  pitié  à  des  concours  pour  le  Prix  de  Rome,  plus 
d'une  composition  déclamatoire  et  vide.  Sans  doute,  M.  Ingres 
paraît  dans  ses  scènes  religieuses  ce  qu'il  se  défendait  d'être 
«  le  singe  de  Raphaël,  »  et  dans  ses  scènes  pseudo-antiques,  il 
est  bien  comme,  disait  Préault,  «  un  Chinois  égaré  dans  les 
ruines  d'Athènes.  »  Oui,  tout  cela  est  vrai,  —  et  pourtant  c'est 
tout  de  même  Monsieur  Ingres. 

C'est  que,  malgré  tous  ses  défauts  et  en  dépit  de  son  inca- 
pacité radicale  à  percevoir  presque  tout  ce  qui  fait  la  joie  des 
yeux  dans  la  Nature,  ce  diable  d'homme  a  su,  plus  fortement 
que  personne,  exprimer  le  peu  qu'il  percevait.  Comme  l'a  très 
bien  démêlé  le  regard  pénétrant  d'Eugène  Delacroix,  l'œuvre  de 
M.  Ingres  c'est  «  la  complète  expression  d'une  intelligence  in- 
complète. »  Il  est  allé  jusqu'au  bout  de  son  talent,  jusqu'au  bout 
de  ses  forces  :  ce  qui  est  rare  parmi  les  hommes.  Il  avait  peu, 
mais  il  a  tout  donné  :  ce  qui  est  d'un  bel  exemple  et  qui  com- 
mande le  respect.  Ses  erreurs  sont  d'une  bonne  foi  entière, 
venant  toutes  de  l'étroitesse  de  son  esprit  et  nullement  d'une 
défaillance  du  cœur,  d'une  complaisance  envers  le  monde,  d'un 
désir  de  gloire  ou  d'argent.  Il  mettait  sur  sa  toile  ses  bleus  et 
ses  roses  avec  autant  de  sérénité  qu'un  Rotocudos  se  plante  un 
disque  sur  la  lèvre.  Il  trouvait  cela  beau.  Les  vérités  de  son 
dessin  ont  la  même  simplicité,  franche,  hardie  et  ne  sont  mêlées 
d'aucun  scrupule, ni  détour  aimable  :  son  crayon  lançait  unirait 
comme  un  arc  lance  une  flèche... 

Un   tel    caractère    est    rare,    un    tel  exemple  est  utile,  et 

TOME  III     —  1911  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Henry  Lapauze  a  été  bien  inspiré,  en  organisant,  pour  notre 
enseignement,  cette  exposition,  où  l'on  peut  voir  plusieurs  ta- 
bleaux et  un  grand  nombre  débauches  et  de  dessins  qui  n'avaient 
jamais,  jusqu'ici,  paru  au  grand  jour.  M.  Lapauze  n'a  rien  dis- 
simulé de  son  maître,  et  avec  une  belle  intrépidité,  il  nous 
montre  aussi  bien  les  pastiches  de  Raphaël,  comme  le  Vœu  de 
Louis  XIII,  que  la  caricature  du  génie  grec  comme  cette  Thétis 
que  son  énorme  drôlerie  seule  parvient  à  sauver  de  l'indiffé- 
rence ou  de  l'ennui.  Il  les  montre  aussi  bien  que  les  admirables 
portraits  de  INP^  de  Senonnes,  de  M™*  de  Tournon,  de  Bartolini, 
de  M.  Mole,  et  que  les  dessins  plus  admirables  encore,  égalés 
seulement  par  ceux  d'Holbein.  En  même  temps,  en  un  volume 
abondamment  fourni  de  reproductions,  il  remet,  sous  nos  yeux, 
les  dessins  ou  études  qui  n'ont  pu  être  exposés.  L'œuvre  d'Ingres 
entier,  ou  presque  tout  entier,  est,  là,  reproduit,  et,  maintes 
fois,  le  trait  de  l'étude  est  confronté  avec  le  trait  définitif.  On 
peut  donc  se  faire  une  idée  totale  du  maître. 

On  saisit  là,  sur  le  vif,  deux  choses  :  l'acuité  de  son  œil  et 
l'adresse  de  sa  main,  c'est-à-dire  ce  que  son  œil  démêlait  de  la 
nature  et  comment  sa  main  rendait  ce  que  son  œil  avait  démêlé. 
Par  ailleurs,  M.  Ingres  nous  est  bien  connu.  Les  témoignages 
nombreux,  immédiats  et  concordans  qu'ont  laissés  de  lui  ses 
disciples,  les  Amaury  Duval,  les  Flandrin,  les  Odier,  les  Janmot, 
confirment  de  tout  point  ce  que  son  œuvre  nous  suggère.  Nous 
voyons,  dans  ses  enseignemens  comme  dans  ses  tableaux  et  sa 
vie,  se  produire  deux  phénomènes  fort  curieux.  Le  premier  est 
une  complète  incapacité  de  jouir  des  belles  couleurs,  chez  un 
homme  au  plus  haut  point  sensible  aux  moindres  modulations 
de  la  ligne.  Le  second  est  l'obstination  d'un  réaliste  dénué 
d'imagination  à  imaginer  des  scènes  irréelles,  à  laisser,  là,  ce 
qui  le  sauve  et  à  poursuivre  ce  qui  le  perd. 

Ces  deux  phénomènes  ne  sont  pas  uniques  dans  l'histoire  de 
l'art  :  je  ne  crois  pas,  au  moins  dans  l'art  français,  qu'il  en  soit 
un  exemple  plus  saisissant  que  M.  Ingres. 

I 

Sensible  à  la  beauté  des  formes,  nul  ne  l'a  été  plus  que  lui. 
Tous  ses  actes,  toutes  ses  paroles,  tous  ses  gestes  semblent,  tout 
le  long  de  sa  longue  vie,  s'enchaîner  pour  célébrer  ce  culte  du 


l'œil   et    la    main    de    m.    INGRES.  419 

«  beau  formel  »  ^q  un  rite  parfois  bizarre,  mais  fervent  et  tout 
spontané.  Je  ne  dis  pas  que  d'autres  ne  l'aient  pas  mieux 
exprimé  :  il  l'a  ressenti  autant  que  personne.  «  Regardez  cela, 
s"écriait-il  en  montrant  à  ses  élèves  le  modèle  vivant,  regardez 
cela!  c'est  comme  les  anciens  et  les  anciens  sont  comme  cela. 
C'est  un  bronze  antique.  Les  anciens,  eux,  n'ont  pas  corrigé 
leurs  modèles;  j'entends  par  la  qu'ils  ne  les  ont  pas  dénaturés... 
Aimez  le  vrai  parce  qu'il  est  aussi  le  beau  si  vous  savez  le 
discerner  et  le  sentir.  Faisons-nous  des  yeux  qui  voient  bien,  qui 
voient  avec  sagacité.  Si  vous  voulez  voir  cette  jambe  laide,  je 
sais  bien  qu'il  y  aura  matière,  mais  je  vous  dirai  :  prenez  mes 
ijeux  et  vous  la  trouverez  belle!...  »  Et  il  ne  pouvait  se  tenir 
d'exprimer  son  enthousiasme  devant  le  modèle.  «  Si  vous  saviez 
tous  les  cris  d'admiration  qu'il  pousse  quand  je  travaille  chez 
lui,  disait  une  jeune  fille  qui  posait  pour  M.  Ingres,  j'en  deviens 
toute  honteuse.  Et  quand  je  m'en  vais,  il  me  reconduit  jusqu'à 
la  porte  et  me  dit  :  «  Adieu,  ma  belle  enfant,  »  et  me  baise  la 
main...  »  De  même,  en  face  des  Stanze.  «  Je  cours  aux  Raphaël 
comme  le  chat  court  à  sa  proie,  »  disait-il. 

Une  pareille  sensualité  du  goût  pour  les  belles  lignes  harmo- 
nieuses, pour  la  «  santé  de  la  forme,  »  ne  va  pas  sans  une  égale 
SoufTrance  devant  la  laideur.  Amaury  Duval  raconte  qu'à  Rome 
un  mendiant  avait  élu  domicile  sur  la  route  de  Tivoli,  et  im- 
plorait la  charité  en  étalant  d'horribles  plaies  aux  yeux  des  pas- 
sans.  Lorsque  M.  Ingres  dirigeait  sa  promenade  de  ce  côté  et 
qu'il  approchait  du  malheureux,  M"'  Ingres  s'empressait  de  jeter 
son  cliàle  sur  la  tête  de  son  mari  et  le  conduisait  par  la  main 
jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  dépassé, de  beaucoup,  le  pauvre  estropié. 

Et  il  ajoute  cette  anecdote  encore  plus  significative:  «  Je  le 
vis  ressentir  un  soir  à  l'Opéra  une  impression  de  ce  genre.  On 
donnait  Guillaume  Tell.  Le  rideau  se  leva,  et  quoique  M.  Ingres 
préférât  de  beaucoup  la  musique  ancienne  [ce  qui  avait  fait  dire 
à  David  :  «  Ingres  est  fou  :  d'abord,  il  aime  Gluck  »),  cependant  il 
se  laissait  aller  à  une  émotion  de  plaisir...  Mais  quand  Duprez 
commença  à  chanter,  je  vis  M.  Ingres  se  démener  dans  sa 
stalle,  passer  la  main  sur  sa  figure,  détourner  la  tête.  Je  crus 
que  la  voix  de  Duprez  lui  déplaisait,  ou  l'air  même  ;  aussi  je 
lui  demandai,  assez  timidement,  s'il  n'aimait  pas  le  talent  de 
Duprez  :  «  Au  contraire,  me  répondit-il,  une  émission  de  voix 
admirable!    un    style    superbe!  mais...    regardez...    voyez  cet 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

écartemeut  des  yeux!...  »  Je  fis  tous  mes  efforts  pour  garder 
mon  sérieux...  »  —  Ceci  n'était  point  une  attitude.  S'il  est  une 
chose  dont  M.  Ingres  fût  bien  incapable,  c'était  la  simulation. 
Son  organisme  délicat  et  pétulant  vibrait  réellement  aux  moin- 
dres désaccords  dans  l'équilibre,  l'harmonie,  l'ampleur,  des  for- 
mes, —  et  même  quand  il  n'avait  pas  le  crayon  à  la  main,  selon 
son  expression,  son  «  œil  dessinait  tout  le  temps.  » 

Or,  voici  le  phénomène. 

Avec  cette  sensibilité,  cette  sensualité  pour  les  belles  formes, 
nul  goût  de  la  couleur,  ni  pour  la  couleur.  Peut-être,  dans 
l'œuvre  immense  de  M.  Ingres,  on  pourrait  citer  quelques 
toiles  :  la  Chapelle  Sixti?ie,  le  portrait  de  iW™*  de  Senoimes,  la 
Petite  Odalisque  couchée,  qui  sont  d'une  assez  riche  couleur. 
Mais  ce  sont  des  exceptions  et  même  des  hasards.  Qu'un  peintre, 
au  cours  d'une  longue  carrière,  fasse  deux  ou  trois  fois  une 
heureuse  rencontre  de  couleurs,  —  ceci  ne  prouve  pas  qu'il  soit 
né  coloriste.  Encore  faudrait-il  qu'à  l'ordinaire  il  ne  fît  pas 
hurler  les  bleus  et  les  roses,  comme  dans  le  portrait  de 
^/me  Ingres,  née  Ramel,  ou  dans  la  Vierge  à  l'Hostie,  ou  les  bleus 
et  les  jaunes,  comme  dans  le  portrait  de  la  Princesse  de  Broglie. 

D'ailleurs,  dans  les  quelques  toiles  à  peu  près  harmonieuses 
qu'a  signées  M,  Ingres,  il  n'y  a  guère  que  des  couleurs  sourdes. 
Ur,  tout  peintre  dessinant  et  modelant  en  perfection,  comme  il 
faisait,  se  tirera  assez  bien  des  noirs,  des  rouges  bruns  et  des 
blancs.  Les  vraies  difficultés  de  la  couleur  commencent  avec 
les  teintes  qui  renvoient  beaucoup  de  rayons  lumineux  :  les 
bleus,  les  verts,  les  roses  clairs,  les  violets  clairs,  les  jaunes 
clairs.  Si  M.  Ingres  les  avait  soigneusement  évitées,  on  ne  se 
serait  peut-être  jamais  aperçu  qu'il  en  distinguait  mal  les  rap- 
ports. Mais  il  ne  les  évitait  pas,  précisément  parce  qu'il  ne  les 
voyait  pas,  c'est-à-dire  n'en  percevait  nullement  les  désaccords. 

Et  c'est  un  trait  assez  ordinaire  chez  les  médiocres  coloristes, 
—  Sassoferrato,  Lesueur,  Hudson, —  que  d'aborder  les  couleurs 
les  plus  difficiles,  par  exemple  d'étaler  de  grands  bleus  dans 
leurs  compositions.  S'ils  suivaient  leur  goût  naturel,  comme  les 
couleurs  vives  ne  leur  donnent  aucun  plaisir,  ils  peindraient 
tout  en  monochrome,  ne  s'attachant  qu'aux  valeurs.  C'est  le 
sens  profond  et  la  justification  parfaite  de  ce  mot  de  M.  Ingres: 
«  Le  dessin  comprend  les  trois  quarts  et  demi  de  ce  qui  constitue 
la  peinture.  ^'\  j'avais  à  mettre  une  enseigne  au-dessus  de  ma 


l'œil    et    la   main    de    m.    INGRES.  421 

porte,  j'écrirais  :  École  de  deisin,  et  je  suis  sûr  que  je  ferais  des 
peintres.  »  C'est  encore  pourquoi  les  deux  seules  couleurs  qu'il 
recommandât  à  ses  élèves  étaient  le  «  gris-laqueux  »  pour  les 
demi-teintes,  et  le  brun  rouge,  dont  il  disait  :  «  C'est  une  couleur 
tombée  du  ciel!  »  Malheureusement,  les  peintres  non-coloristes 
entendent  vanter  le  coloris  des  autres.  On  leur  reproche  de  faire 
gris,  froid,  mort.  Un  jour  vient  où  ce  reproche  les  impatiente  : 
se  sentant  forts,  ils  veulent  prouver  leur  force.  Ils  saisissent 
alors,  un  peu  au  hasard,  des  laques,  du  cadmium,  du  vert 
émeraude,  du  cobalt,  —  et  tout  est  perdu. 

Ainsi  de  M.  Ingres.  Cet  organisme  si  sensible  aux  moindres 
modulations  de  la  forme  et  qui  en  jouissait  si  vivement,  était 
très  probablement  afîecté  d'un  commencement  de  ce  que  les 
Anglais  appellent  colour-blindness,  c'est-à-dire  incapacité  de  dis- 
tinguer les  couleurs,  —  ce  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la 
vue  basse,  la  myopie,  qui  permet  fort  bien,  comme  on  l'a  vu 
chez  Whistler,  la  perception  des  plus  délicates  nuances  et  des 
tons  les  plus  fins.  Le  phénomène  est  moins  rare  qu'on  ne  croit 
chez  les  peintres.  Voici  l'étrange  histoire  que  raconte  Vibert 
d'un  de  ses  camarades  d'atelier  : 

«  Un  d'eux,  que  nous  avons  connu  étudiant,  ne  distinguait 
pas  le  rouge  du  vert.  Le  vermillon  et  le  vert  Véronèse  ne 
faisaient  pas  de  différence  pour  lui.  Il  se  guidait  sur  l'étiquette 
de  ses  tubes,  et,  sachant,  par  oui-dire,  l'usage  de  ces  deux  cou- 
leurs, il  peignait  tant  bien  que  mal.  Il  y  avait  bien,  de-ci,  de- 
là, quelques  touches  égarées  qui  «  gueulaient  »  un  peu,  en  terme 
d'atelier  :  cela  passait  pour  de  l'originalité.  Mais  ayant  un  jour, 
par  inadvertance,  pris  la  palette  d'un  voisin  qui  ne  rangeait 
pas  ses  couleurs  dans  le  même  ordre  que  lui,  le  pot  aux  roses  se 
découvrit,  ou  plutôt  le  pot  au  vert.  Tous  ceux  qui  l'ont  vue 
doivent  se  rappeler  encore  cette  figure  académique  de  lutteur 
antique,  sérieusement  peinte  dans  tous  les  tons  les  plus  ver- 
doyans  de  l'épinard  et  du  poireau.  On  peut  se  figurer  l'explosion 
d'hilarité  que  cela  fit  parmi  les  camarades;  on  en  parla  long- 
temps. 

«  Le  pauvre  garçon  désespéré,  à  dater  de  ce  jour  mémorable, 
prit  le  parti  de  supprimer  de  sa  palette  tous  les  rouges  et  les 
verts  brillans  et  il  se  contenta  de  peindre  des  sujets  comportant 
peu  d'effets  de  couleurs.  Comme  il  dessinait  très  bien,  avait  le 
sentiment  des  valeurs   très   développé,  et  sentait  vivement  la 


42â  PEVL'B    DES    DEUX    MONDESi, 

poésie  de  la  nature,  il  n'en  devint  ps  xnQins  u.n  grand  peintre  : 
seulement,  jamais  un  tableau  ne  sortait  de  son  atelier  sans  qu'un 
ami  sincère  (mais  indiscret,  comme  on  voit)  no  soit  venu  véri- 
fier si  aucune  erreur  ne  s'était  glissée  et  si  les  quelques  rouges 
indispensables  étaient  bien  à  leur  place.  » 

Je  ne  veux  pas  dire  que  le  daltonisme  atteignit  ce  degré 
chez  M.  Ingres.  Mais  il  apparaît  presque  certain,  tant  dans  ses 
œuvres  que  dans  sa  vie^  qu'il  manquait  tout  à  fait  de  la  sensua- 
lité des  couleurs.  Ses  œuvres  considérées  toutes  seules  ne  suf- 
firaient pas  à  le  prouver.  Il  peut  arriver  qu'on  éprouve  les  plus 
grandes  joies  au  spectacle  changeant  de  la  matière  colorée  et 
des  vibrations  lumineuses,  puis  qu'on  yeuille  les  traduire  et 
qu'on  ne  le  puisse  pas.  Cela  arrive  tous  les  jours.  Mais  tel  n'est 
pas  le  cas  de  M.  Ingres.  Chez  lui,  ce  n'est  pas  le  rendu  qu'il 
faut  accuser,  mais  la  perception  même.  Ce  n'était  pas  la  main 
qui  était  en  défaut,  c'était  l'œil.  Il  n'était  pas  mauvais  coloriste 
par  impuissance  à  reproduire  les  riches  harmonies  qu'il  voyait 
dans  la  Nature  :  il  ne  les  voyait  littéralement  pas,  et  n'en  jouis- 
sait d'aucune  façon. 

On  a  de  lui  nombre  d'entretiens,  de  notes,  de  lettres,  de 
propos  recueillis,  sténographiés  par  ses  élèves  :  rien  n'y  res- 
semble aux  cris  de  joie,  aux  notations  enthousiastes,  subtiles 
d'un  Corot,  d'un  Delacroix  ou  d'un  Fromentin,  et  tout,  au 
contraire,  y  montre  l'indifférence  ou  le  dédain  du  maître  pour 
ce  qu'il  appelait  :  «  les  ornemens  que  la  couleur  ajoute  à  la 
peinture.  »  «  Raphaël  et  Titien,  disait-il,  tiennent  sans  contredit 
le  premier  rang  parmi  les  peintres,  et  pourtant  Raphaël  et 
Titien  ont  considéré  la  nature  sous  des  aspects  bien  différens. 
Tous  deux  ont  possédé  le  privilège  d'étendre  leur  vue  sur  toutes 
choses,  mais  le  premier  a  cherché  le  sublmie  là  où  il  est  vrai- 
ment, dans  les  formes,  et  le  second  dans  le  coloris.  »  Et  encore  : 
«  L'expression,  partie  essentielle  de  l'art,  est  intimement  liée  à 
la  forme.  La  perfection  du  coloris  y  est  si  peu  requise  que  les 
peintres  d'expression  excellens  n'ont  pas  eu  comme  coloristes 
la  même  supériorité.  » 

Au  fond,  «  supériorité,  »  «  infériorité,  »  de  coloris,  c'étaient 
là,  pour  lui,  des  on-dit.  Il  n'avait  pas  directement  d'opinion  sur 
ce  point,  d'opinion  racinée,  enthousiaste,  passionnée.  Tant  qu'il 
s'agit  de  poser  le  modèle,  de  l'éclairer,  de  saisir  les  grandes 
masses,  l'ensemble,  de  trouver  les  vivans  contours  du  dessin,  il 


l'œil    et   la    main    de    m.    INGRES.  423 

professe  avec  conviction,  avec  expérience,  avec  justesse.  Dès 
qu'il  passe  à  la  couleur,  il  n"a  plus  d'élans,  ou  du  moins  n'en 
a  plus  que  pour  la  proscrire  chez  ceux  qui  l'ont  le  mieux 
rendue.  Entendez-le  devant  cette  fête  des  yeux  que  soiit  les 
Rubens  :  «  Vous  êtes  mes  élèves,  par  conséquent  mes  amis  et, 
comme  tels,  vous  ne  salueriez  pas  un  de  mes  ennemis,  s'il  venait 
à  passer  à  côté  de  vous  dans  la  rue.  Détournez-vous  donc  de 
Rubens  dans  les  musées  où  vous  le  rencontrez,  car  si  vous 
l'abordez,  pour  sûr,  il  vous  dira  du  mal  de  mes  enseignemens  et 
de  moi...  On  a  dit  de  Caravage  qu'il  était  venu  au  monde  pour 
détruire  la  peinture.  On  pourrait  en  dire  autant  de  Rubens...  » 
Comme  Rembrandt  est  sensiblement  moins  coloriste  que  clair- 
obscuriste,  M.  Ingres  le  comprend  un  peu  mieux,  mais  il  y  a 
encore,  chez  lui,  trop  de  modulations  de  couleur  :  «  N'admi- 
rons pas  Rembrandt  et  les  autres  à  tort  et  à  travers;  ne  les 
comparons  pas,  eux  et  leur  art,  au  divin  Raphaël  et  à  l'Ecole 
italienne  :  ce  serait  blasphémer...  » 

Et,  en  effet,  dès  qu'on  est  insensible  au  ragoût  des  couleurs, 
non  seulement  on  n'en  fait  pas  un  mérite  à  l'artiste,  mais  on 
s'irrite  de  ce  qu'elles  viennent  déranger  et  détruire  l'harmonie 
des  attitudes,  l'équilibre  des  lignes,  la  clarté  des  expressions. 
D'abord,  elles  empêchent  de  voir  si  la  forme  est  parfaitement 
rendue  et,  par  leur  éclat  intempestif,  elles  peuvent  nous  tromper 
sur  ce  point  capital,  nous  dissimuler  une  défaillance,  tandis  que 
le  dessin,  lui,  révèle  exact^nent  ce  que  l'artiste  sait  ou  ne  sait 
pas  des  formes  :  c'est  «  la  probité  de  l'Art.  »  Ensuite,  si  le 
dessin  est  parfait,  elles  le  gâtent.  Or  un  peintre  insensible  à  la 
couleur  est  comme  un  orateur  insensible  au  mouvement  :  quand 
il  a  fait  une  belle  phrase,  il  faut  qu'il  la  place,  coûte  que 
coûte,  telle  quelle,  dans  son  discours.  Arrière,  l'improvisation 
qui  écornerait  la  belle  phrase,  qui  la  ferait  peut-être  dispa- 
raître! «  La  promptitude  d'exécution  dont  la  couleur  a  besoin 
pour  conserver  tout  son  prestige  ne  s'accorde  pas  avec  l'étude 
profonde  qu'exige  la  grande  pureté  des  formes,  »  dit  M.  Ingres. 

Et  ce  ne  sont  point,  là,  de  simples  «  mots»  d'artiste,  des  bou- 
tades occasionnelles.  Toutes  les  toiles  de  la  galerie  Georges 
Petit  projettent  devant  nos  yeux  ce  qu'annoncent  ces  paroles. 
On  y  voit  qu'avant  tout,  le  Maître  ne  veut  pas  «  perdre  son 
dessin.  »  Il  remplit  le  contour,  —  en  s'appliqaant  bien  à  ne  pas 
le  dépasser,   —  d'une  teinte  moyenne  qui  lui  représente,  à  peu 


424         .        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près,  l'ensemble  des  couleurs  qu'il  y  a  dans  la  nature,  et  qu'il 
appelle  le  ton  local.  Même,  là  où  il  atteint  à  la  perfection, 
comme  dans  le  portrait  de  M"'  de  Tournon  et  celui  de  M™'  d'Haus- 
sonville,  il  l'atteint  par  la  valeur  du  dessin,  et  l'on  reconnaît 
que  chez  lui,  du  moins,  il  est  bien  vrai  que  le  «  dessin 
fait  les  trois  quarts  et  demi  »  de  ce  qui  constitue  la  peinture. 

Dès  lors  et  si  l'on  admet,  au  départ,  l'incapacité  visuelle 
de  M.  Ingres,  son  système  n'a  rien  de  forcé  :  c'est  un  béné- 
fice de  nature.  Son  étroitesse  n'a  rien  de  vil  :  c'est  de  la 
logique.  C'est  sans  effort,  en  suivant  la  pente  |de  son  esprit  et 
les  nécessités  de  son  métier,  qu'il  en  arrive  à  énoncer  des  apho- 
rismes  comme  ceux-ci  :  «  Il  est  sans  exemple  qu'un  grand  des- 
sinateur n'ait  pas  eu  le  coloris  qui  convenait  exactement  aux 
caractères  de  son  dessin...  ;  »  et  enfin  :  «  Nous  ne  procédons  pas 
matériellement  comme  les  sculpteurs,  mais  720 ^^^  devons  faire  de 
la  peinture  sculpturale.  »  Ce  mot  dit  tout  :  c'est  la  négation 
même  de  l'art  pictural,  comme,  d'ailleurs  et  par  une  erreur 
symétriquement  superposable,  l'école  actuelle  de  sculpture  à 
jeux  d'ombres  et  de  lumières  et  à  enveloppes,  est  la  négation  de 
l'art  sculptural.  Mais  tandis  que  les  tendances  actuelles  de  la 
sculpture  naissent  d'un  désir  de  «  renouveler  »  l'art,  l'erreur 
de  M.  Ingres  venait  d'un  attachement  furieux,  d'une  fidélité 
aveugle  à  ce  qu'il  appelait  «  le  Beau  éternel.  » 

Qu'on  regarde  son  Romulus  vainqueur  d'Acron,  son 
Saint  Sijmj)horien,  son  Jupiter  et  Thétis  :  ce  sont  des  sta- 
tues mises  bout  à  bout,  ou  les  unes  devant  les  autres,  et 
coloriées  d'un  vague  ton  chair,  le  même  pour  tous  les  jeunes 
gens,  le  même  pour  tous  les  vieillards,  d'après  une  recette 
qui  ne  lui  avait  pas  coûté  grand'peine.  Qu'importe  cette 
couleur,  si  la  ligne  est  juste,  si  la  forme  est  bien  définie, 
bien  visible,  si  les  masses  sont  en  équilibre  et  en  harmonie  ! 
L'important,  c'est  que  les  valeurs  y  soient,  en  des  oppositions 
nettes,  précises  et  qu'aucune  couleur  reflétée  ne  vienne  brouiller. 
11  avait  pris  une  telle  horreur  pour  les  ombres  transparentes 
qu'il  avait  fait  apporter,  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  son  prix  de 
Rome  avec  l'intention  de  reprendre  toutes  ses  parties  d'ombre  et 
de  les  empâter.  Un  de  ses  mots  était  :  «  Messieurs,  mettez  du 
blanc  dans  les  ombres  !  c'est-à-dire  :  bouchez-les  !  » 

Quant  au  paysage,  qui  n'est  guère  qu'une  masse  colorée 
et  où  les  lignes  sont  mal  définies,  il  n'existe  pas  :  il  n'existe 


l'œil    et    la   main    de    m.    INGRES.  42? 

que  du  jour  où  un  Poussin  le  discipline  :  «  Lui,  le  premier,  lui 
seul,  il  a  imprimé  le  style  à  la  nature  ilalïenne.  »  La  nature 
végétale  et  géologique  est  une  chose  trop  embrouillée,  trop  peu 
linéaire  pour  être  admirée  en  elle-même.  Elle  n'est  bonne  qu'à 
servir  de  cadre  à  des  actions  humaines,  «  car  il  n'y  a  que  les 
peintres  d'histoire  qui  soient  capables  de  faire  de  beaux 
paysages.»  Enfin,  la  pierre  de  touche  de  toute  peinture,  selon 
M.  Ingres,  c'est  l'image  d'où  la  peinture  est  absente  :  c'est  la  gra- 
vure. Là,  on  reconnaît  vraiment  si  le  tableau  est  bon  ou  mau- 
vais. «  11  faut  que  le  peintre  s'arme  soigneusement  avant  de  se 
soumettre  à  cette  épreuve.  S'il  en  sort  victorieux,  c'est  que, 
sans  nul  doute,  il  méritait  la  victoire.  »  Le  reste  est  peu  de 
chose  :  ce  n'est  que  la  couleur  ! 

Le  phénomène  noté  au  début  de  cette  étude  trouve,  ici,  son 
exemple  le  plus  frappant.  Jamais  esprit  d'artiste  ne  fut  plus 
borné  :  jamais  vision  de  nature  si  étroite.  Dans  la  nature, 
M.  Ingres  ne  voit  que  le  corps  humain,  dans  le  corps  humain 
que  la  forme,  dans  la  forme  que  le  dessin  arrêté,  délimitatif, 
et  l'attitude  fixée,  jamais  ce  qu'il  y  a  d'indécis,  de  mordu  par 
l'ambiance  et  de  changeant,  —  toujours  1'  «  être,  »  jamais  le 
«  devenir.  »  Il  est  douteux  qu'il  eût  admis  le  dessin  d'un  Carrière, 
d'un  Whistler,  d'un  Renouard.  Il  est  certain  qu'il  n'admettait 
pas  celui  d'un  Rubens,  d'un  Van  Dyck,  d'un  Boucher,  d'un 
Rembrandt,  et  il  recommandait  à  ses  élèves,  lorsqu'ils  traver- 
saient les  salles  où  étaient  ces  maîtres,  de  «  se  mettre  des 
œillères  comme  aux  chevaux.  » 

Quant  aux  modernes,  ils  étaient  bons  à  tuer.  «  Je  voudrais, 
disait-il,  qu'on  enlevât  du  Musée  du  Louvre  ce  tableau  de  la 
Méduse  et  ces  deux  grands  Dragons,  ses  acolytes;  que  l'on 
plaçât  l'un  dans  quelque  coin  du  ministère  de  la  Marine,  les 
deux  autres  au  ministère  de  la  Guerre,  pour  qu'ils  ne  corrom- 
pent plus  le  goût  du  public,  qu'il  faut  accoutumer  uniquement 
à  ce  qui  est  beau.  »  —  Si  l'on  avait  ôté  des  musées  toutes  les 
toiles  qui  le  heurtaient,  qu'il  enjoignait  à  ses  élèves  de  ne  pas 
voir,  on  aurait  dépeuplé  le  Louvre,  vidé  Amsterdam,  réduit 
l'Académie  de  Venise  à  presque  rien.  Il  aurait  décapité  toutes 
les  Écoles,  sorte  de  Robespierre  du  dessin,  pour  faire  régner  la 
«  Probité  de  l'Art.  »  Sa  bonne  foi  étant  entière,  son  honnêteté 
scrupuleuse,  on  ne  peut  en  accuser  que  son  œil. 

Comment,  avec  si  peu  de  dons  pour  la  peinture,  M.  Ingres 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s"est-il  fait  peintre?  Les  premières  pages  du  livre  de  M.  Lapauze 
consacrées  à  la  famille  de  M.  Ingres,  à  son  père,  à  ce  qu'on 
pourrait  appeler  «  sa  préhistoire,  »  nous  l'apprennent.  M.  Ingres 
était  lils  de  peintre  et  de  peintre  apprécié,  de  membre  de  l'Aca- 
démie de  Toulouse  :  cétait  un  dynaste.  Mais  il  est  probable 
qu'il  était  infiniment  mieux  doué  pour  la  musique.  D'après  ceux 
qui  l'ont  connu,  son  goût  en  harmonies  musicales  était  étendu. 
11  percevait,  sans  doute,  beaucoup  plus  dintervalles  entre  deux 
sons  qu  entre  deux  couleurs.  Ce  peintre  qui  voyait  si  mal  les 
bleus,  les  jaunes  et  les  verts,  avait  beaucoup  d'oreille.  On  s'est 
peut-être  trop  moqué  de  sa  passion  pour  la  musique.  Le  vrai 
«  violon  d'Ingres,  »  c'est  la  peinture. 

II 

Le  dessin  est  sa  vocation;  Et  par  le  mot  «  dessin,  »  j  en- 
tends l'intelligence  du  geste,  l'équilibre  des  masses,  la  mise  en 
place,  l'éclairage,  le  drapé,  le  modelé.  Dans  tout  ce  qu'il  des- 
sine expressément  d'après  nature,  tout  cela  est  non  pas  seule- 
ment excellent,  mais  nouveau,  révélateur,  magistral. 

Regardez  ses  portraits.  Tout  est  simple,  rien  n'est  bunal. 
Rien  n'est  imprévu  et  rien  cependant  n'est  ce  qu'on  a  vu,  déjà, 
dans  un  autre  portrait.  Chaque  fois,  M.  Ingres  renouvelle,  sans 
effort  apparent,  la  pose  par  d'imperceptibles  modulations  de 
l'attitude  toujours  aisée,  toujours  unie,  toujours  plaisante.  Ce 
sont  des  mouvemens  qui  font  honneur  au  corps  humain.  Et  le 
corps  les  fait  de  lui-même,  sans  y  être  le  moins  du  monde 
contraint  ou  forcé.  Nul  embellissement,  nul  mensonge.  Çà  et  là, 
peut-être  un  bras,  pour  donner  une  ligne  plus  enveloppante,  est 
obligé  à  un  mouvement  qu'il  n'aurait  pas  pris  tout  seul.  Un 
coude  est  légèrement  déplacé,  mais  c'est  à  peine  sensible  et 
extrêmement  rare.  D'ordinaire,  M.  Ingres  est  le  témoin  le  plus 
incisif  et  le  plus  impitoyable  de  son  temps.  Quand  ses  modèles 
ont  la  figure  de  travers,  il  l'avoue;  quand  ils  sont  atteints  de 
strabisme,  il  le  dit  crûment.  Quand  ils  ont  l'air  niais,  les  che- 
veux ébouritrés  ou  en  épis  rebelles ,  la  taille  déjetée  par  une 
croissance  précoce,  déhanchés,  ou  le  ventre  omnipotent,  il  le 
proclame  ingénument,  sans  honte,  et,  s'ils  ne  savent  que  faire  de 
leurs  bras,  il  ne  leur  apprend  pas  à  s'en  servir.  Ainsi,  par  son 
ingénuité  féroce,  il  atteint  à  cette  manière  de  caricature  incon- 


l'œil    et    la    main    de    m.    INGRES.  427 

sciente  que  M.  RafFaelli  appelle  le  «  caractérisme,  »  et  qui  est 
une  forme  du  grand  art.  Il  pr»tend  être  un  réaliste  et  là,  en 
effet,  ses  prétentions   au   réalisme  sont   pleinement  justifiées. 

Même  les  choses  qu'il  aime  le  mieux,  qu'il  admire  avec  le 
plus  de  ferveur,  il  les  montre  telles  qu'elles  sont.  Ainsi  les  mains. 
Certes,  il  étudie  les  mains  de  ses  modèles  avec  une  curiosité 
passionnée,  un  goût  voluptueux.  Il  les  scrute  avec  autant  de  soin 
qu'une  chiromancienne.  Aussi,  ne  sont-elles  pas  interchangeables, 
comme  celles  des  portraits  de  Van  Dyck  et  de  tant  d'autres  :  elles 
suffiraient  à  identifier  les  figures.  Pourtant  il  ne  les  flatte  pas.  Il 
s'abstient  de  les  faire  plus  petites  qu'il  ne  les  voit.  Lorsqu'elles 
viennent  en  avant,  il  les  voit  énormes,  comme  les  verrait  l'objec- 
tif photographique  et  les  montre  telles  quelles.  Le  portrait  de 
la  baronne  James  de  Rothschild,  de  A/""  Ingres,  née  Ramel,  et  de 
bien  d'autres  en  témoignent.  Aucune  affectation  non  plus  à 
leur  donner  trop  d'importance.  Si  attentif  qu'il  soit  au  dessin 
des  mains,  si  supérieur  qu'il  s'y  montre,  il  n'en  fait  pas 
étalage  inutile.  Bien  souvent,  il  les  cache  à  demi,  comme 
celles  de  M""^  de  Tournon  et  de  M"'^  Devauçay,  n'en  montre 
qu'une  comme  chez  M""^  de  Senonnes,  laissant  l'autre  se  perdre 
dans  la  fine  trame  des  plis.  Par  une  coquetterie  d'impeccable 
virtuose,  il  joue  la  difficulté  en  abordant  les  raccourcis  les 
plus  périlleux,  comme  dans  les  mains  de  J/'"^  Panckoucke  et  la 
main  gauche  de  M"'^  Ingres.  Au  lieu  de  montrer,  il  suggère  et 
avec  une  telle  perfection  qu'on  lui  sait  gré  de  tout  ce  qu'il  laisse 
à  deviner. 

Cette  fidélité  au  modèle  est  poussée  parfois  jusqu'au  scrupule. 
Quand  il  fait  son  propre  portrait,  de  trois  quarts,  il  n'ose  pas 
donner  à  son  regard  la  même  direction  qu'à  sa  figure,  parce  que 
posant  devant  une  glace  et  une  glace  simple,  il  faut  bien,  pour 
qu'il  se  voie  lui-même  de  trois  quarts,  qu'il  regarde  de  côté,  — 
et  il  se  dessine  un  regard  ce  coulisse.  A  cette  véracité  il  doit  son 
impeccable  dessin.  On  ne  saurait  citer  Un  p.ortrait,  ni  une  étude 
dont  le  trait  soit  faible  ou  banal. 

Considérez  les  figures  de  M""^  de  Tournon,  de  M"^  Panckoucke, 
de  BartoHui,  de  la  «  Belle  Zélie,  »  de  M.  MoIé,  de  M""*  de  Senonnes  : 
d'abord,  ce  sont,  là,  des  portraits  véritables,  c'est-à-dire  faits  à 
la  ressemblance  de  la  personne  qu'ils  représentent  et  non  à  la 
gloire  de  ses  arbres,  de  sa  fenêtre,  de  ses  meubles,  du  soleil 
qu'il  faisait  ce  jour-là  et  des  reflets  de  son  chapeau,  —  bref  de 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  Pendant  un  long  temps,  ce  fut  la  pré- 
tention de  l'Ecole  impressionniste  de  tatouer  le  visage  et  les 
mains  du  modèle  de  tous  les  reflets  projetés  par  les  surfaces 
lumineuses  autour  de  lui,  si  bien  que,  dans  cet  éparpillement 
omnicolore,  il  se  perdait  tout  entier.  «  C'est  la  nature,  »  disait-on 
et  l'on  avait  raison  de  dire  que  c'était  la  nature,  telle  qu'elle 
apparaît,  dans  un  jardin,  sous  des  arbres  et  un  chapeau  de 
paille,  par  un  gros  soleil.  Mais  l'on  a  raison  aussi  de  se  libérer 
de  ces  conditions  très  particulières  d'éclairage  et  de  pose,  si  l'on 
veut  saisir,  sur  une  figure  humaine,  non  pas  le  reflet  de  ce  qui 
Tentoure,  mais  le  reflet  de  ce  qui  l'anime,  et  point  du  tout  ce 
par  quoi  elle  se  confond  avec  son  milieu,  mais  justement  ce 
par  quoi  elle  en  diff"ère. 

L'admirable  portrait  de  M""^  de  Toiirnoii  si  calme,  si  com- 
modément installé  pour  l'étude  physiognomonique,  nous  met  en 
présence  d'une  individualité  vivant  de  sa  vie  propre,  —  et  c'est 
précisément  le  but  et  la  définition  du  «  Portrait.  »  Nous  ne 
savons  pas,  il  est  vrai,  comment,  ce  jour-là,  les  rayons  du  soleil 
jouaient  à  travers  les  feuilles,  —  ni  même  s'il  y  avait  des  feuilles 
et  du  soleil,  mais  nous  savons  ce  qu'avait  de  bien  particulier 
l'expression  de  M"'  de  Tournon.  M.  Mole  semble  poser  dans  une 
cave,  mais  nous  savons,  sans  avoir  rien  lu  sur  lui,  quel  était  le 
tempérament  de  M.  Mole.  La  «  Belle  Zélie  »  se  détache  sur  un 
fond  irréel,  mais  la  belle  Zélie,  elle,  offre  tous  les  aspects  d'une 
réalité.  Sans  doute,  il  n'y  a  pas,  ici,  cette  sorte  d'intérêt  qu'éveille 
en  nous  une  figure  palpitante  de  reflets,  d'ombres,  de  rayons, 
toute  en  vibrations  venues  de  très  loin  ;  mais  c'est  bien  quelque 
chose  quand  on  tire,  pour  nous  le  montrer,  un  individu  de  la 
foule,  que  de  nous  faire  voir  non  plus  cette  foule,  mais  cet 
individu. 

Ensuite,  ces  portraits  véritables  sont  de  merveilleuses  sym- 
phonies de  lignes.  Sens  mystérieux  de  l'équilibre,  obscure  per- 
ception de  la  pesanteur  et  de  la  résistance  dans  les  choses  même 
les  plus  légères  et  les  moins  raides,  comme  le  grain  de  sable  arrêté 
sur  le  bord  du  sablier,  goût  de  ce  qui  s'alanguit,  se  déroule  et 
se  déploie,  ou,  au  contraire,  de  ce  qui  arrête,  limite  et  définit, — 
tout  cela  est  satisfait  par  l'ordonnance,  gracieuse  et  simple,  de 
ces  atours.  M.  Ingres  dispose  ses  lignes  comme  Raphaël.  Son 
idéal  de  l'art,  la  Dispute,  le  sert  merveilleusement,  tant  qu'il  reste 
enchaîné  étroitement  à  la  réalité,  par  l'obligation  de  suivre  son 


l'œil    et    la    JIAIN    DE    M.    INGRES.  429 

modèle.  Il  est  le  maître  incomparable  des  plis  :  plis  qui  enve- 
loppent comme  des  bras,  plis  qui  bouillonnent  comme  de 
l'écume,  plis  qui  sourient  comme  des  fossettes,  plis  qui  froncent 
comme  des  rides,  plis  qui  gantent,  plis  qui  ondulent,  plis  qui 
se  creusent,  se  «  pochent,  »  ou  plis  qui  tombent  en  chute 
d'eau,  —  il  les  sait  tous,  et  les  emploie  tous,  dans  un  parfait 
équilibre  et  une  parfaite  simplicité.  Il  trace,  d'une  main  égale- 
ment sûre,  la  grande  trajectoire  et  le  petit  «  œil  de  pli.  »  Il 
réussit  également  la  période  et  le  trait.  Il  a  de  l'éloquence  et  de 
l'esprit.  Aimanté  par  la  réalité,  son  crayon  n'erre  jamais. 

Et  là,  chose  curieuse,  en  même  temps  que  sa  pratique  est 
parfaite,  sa  théorie  est  large.  Dans  le  domaine  de  la  forme,  son 
esprit  est  très  compréhensif  :  il  saisit  tout,  il  comprend  tout,  il 
aime  tout  ce  qui  vraiment  est  digne  d'être  aimé.  Il  ne  s'arrête 
nullement  aux  Grecs,  ni  à  Raphaël.  Il  aime  Masaccio,  il  aime 
Luca  Signorelli,  il  aime  jusqu'à  Giotto  et  le  copie.  Sans  doute, 
ce  ne  sont  que  des  passades;  il  se  ressaisit;  en  lui  le  Grec  prédo- 
mine, mais  s'il  n'adore  pas  constamment  les  primitifs,  il  les 
comprend  toujours.  La  justesse,  la  précision,  la  force  d'une 
ligne,  partout  où  il  les  trouve,  même  éloignées  de  la  grâce  qu'il 
aime,  même  mêlées  de  l'archaïsme  ou  de  l'étrange  qu'il  n'aime 
pas,  il  les  admire,  il  les  acclame  parfois,  en  tout  cas,  il  les 
admet.  C'est  que  vraiment  sensible  aux  beautés  de  la  forme,  il 
comprend  tout  du  Beau  «  formel.  »  Rien  de  ce  qui  est  du  dessin 
ne  lui  est  étranger. 

Et  comme  il  l'enseigne  !  «  En  étudiant  la  nature,  dit-il  à  ses 
élèves,  n'ayez  d'yeux  d'abord  que  pour  l'ensemble.  Interrogez-le 
et  n'interrogez  que  lui.  Les  détails  sont  des  petits  importans 
qu'il  faut  mettre  à  la  raison.  La  forme  large  et  encore  large  !  » 
Dans  ce  domaine  qu'il  connaît  bien,  sa  théorie  comme  sa  pra- 
tique est  entièrement  réaliste.  II  se  fâche  contre  quiconque  se 
permet  d'embellir  le  modèle.  Au  seul  mot  d'  «  idéaliser,  »  il 
éclate  :  «  C'est  dans  la  nature  qu'on  peut  trouver  cette  beauté 
qui  fait  le  grand  objet  de  la  peinture,  dit-il;  c'est  là  qu'on  doit 
la  chercher,  nulle  part  ailleurs.  II  est  aussi  impossible  de  se 
former  l'idée  d'une  beauté  à  part,  d'une  beauté  supérieure  à 
celle  qu'offre  la  nature,  qu'il  l'est  de  concevoir  un  sixième  sens  !  » 
Et  quand  on  lui  cite  les  anciens,  il  répond  :  «  Les  anciens  n'ont 
pas  créé,  ils  n'ont  pas  fait,  ils  ont  reconnu.  » 

Cette  «  forme  large,  »  ce  dédain  du  détail,  cette  décision,  se 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lisent  dans  tous  ses  portraits,  mais  sont  soulignés  surtout  dans 
ses  mines  de  plomb.  C'est  là  que  son  œil  est  le  plus  pénétrant,  sa 
main  le  plus  fidèle.  Là,  chaque  trait  porte  et,  comme  un  bon 
archer,  il  fait  plus  de  besogne  avec  quelques  coups  bien  ajustés 
que  d'autres  avec  une  multitude  qui  obscurcissent  le  papier. 
Nul  n'a  porté  le  trait  synthétique  à  ce  degré  de  perfection. 

Or  le  trait  synthétique,  la  ligne,  n'est  point,  comme  toute 
l'école  impressionniste  le  prétend,  une  convention  de  l'esprit, 
mais  bien  une  fonction  naturelle  de  la  vue.  Soit  que  nous  ayons 
besoin,  pour  l'utilité  de  la  vie,  de  délimiter  la  place  de  chaque 
objet  dans  l'espace,  soit  qu'un  goût  de  clarté  nous  pousse  à  dé- 
finir le  monde  coloré  comme  un  assemblage  d'arabesques,  l'idée 
de  la  ligne  n'est  pas  plus  conventionnelle  que  celle  de  la  tache 
ou  du  point.  Et  il  faut  qu'elle  tienne  à  la  physiologie  humaine  de 
façon  bien  profonde,  pour  que  l'humanité  ait  eu  l'idée  de  relier 
par  des  lignes  fictives  les  choses  les  moins  linéaires  du  monde 
et  qui  ressemblent  le  plus  à  des  points  :  les  étoiles.  Puis  donc  que 
l'imagination  se  figure  sans  peine  des  lignes  reliant  les  points 
lumineux  de  la  Grande  Ourse  ou  du  Capricorne,  il  ne  faut  point 
trouver  bien  extraordinaire  qu'un  maître  ait  cru  pouvoir  déli- 
miter par  une  ligne  la  place  que  tenait  un  jour  dans  l'espace  le 
tuyau  de  poêle  de  M.Leblanc  ou  le  bonnet  de  M"'"  Gatteaux. 

De  plus,  le  trait  synthétique  a  une  double  saveur:  la  saveur 
de  la  révélation  et  celle  de  l'énigme.  Il  montre  mieux  certaines 
choses,  certains  caractères  essentiels  de  l'objet,  certains  mouve- 
mens  que,  sans  le  peintre,  on  n'eût  pas  aperçus,  —  et  il  laisse  à 
deviner  le  reste,  la  masse  des  détails  inutiles,  qu'on  peut  se 
figurer  aisément.  C'est  une  aiguille  tirée  d'un  tas  de  paille.  On 
est  reconnaissant  à  l'artiste  de  sa  trouvaille  :  on  se  sait  gré  à  soi- 
même  de  sa  perspicacité.  Suivez,  un  à  un,  les  dessins  à  la  mine 
de  plomb  exposés  à  la  galerie  Georges  Petit  ou  reproduits  dans  le 
livre  de  M.  Lapauze:  quelle  vie,  quelle  sobriété, quelle  justesse! 
Personne,  avec  si  peu  de  mots,  a-t-il  dit  tant  de  choses?  A  ce 
degré  de  simplification  et  de  clarté,  le  dessin  devient  une  écri- 
ture, se  lit  comme  une  écriture,  s'imite  comme  une  écriture 
aussi.  En  tenant  compte  des  difficultés  qui  subsistent  dans 
une  telle  tâche,  rien  de  plus  facile  à  copier  qu'un  dessin  de 
M.  Ingres,  car  il  est  facile  d'apprendre  à  écrire.  Mais  rien  de 
plus  difficile  que  de  tirer  directement  de  la  nature  un  dessin  qui 
vaille  un  dessin  de   M.    Ingres,  c'est-à-dire  les  quelques  lignes 


LŒIL    ET    LA   3IAIN    DE    M.    INGRES.  431 

essentielles  el  parlantes  qui  dispensent  des  autres.  C'est  qu'il  est 
difficile  d'inventer  une  écriture  nouvelle  et  que  les  autres  accep- 
tent. X'était-ce  que  cela?  se  dit-on  quand  c'est  fait;  mais  avant 
que  ce  soit  fait  :  C'est  tout  un  monde  I 

Or  ces  petites  merveilles  qui  ne  furent  jamais  contestées,  ces 
chefs-d'œuvre  que  Holbein  seul  surpasse  et  qui,  sur  plusieurs 
points,  ne  sont  pas  surpassés  même  par  Holbein,  M.  Ingres  les 
aimait  peu.  «  Est-ce  ici  que  demeure  le  dessinateur  de  por- 
traits? »  demandait  le  domestique  duu  de  ses  cliens  envoyé 
dans  sa  maison,  à  Rome. — «  Non,  monsieur.  »  répondit  M.  Ingres 
raide  sur  le  pas  de  sa  porte,  «  celui  qui  demeure  ici  est  un 
peintre.  »  C'est  ce  qu'il  répondrait  encore  aujourd'hui  à  la  pos- 
térité. Notre  culte  pour  ses  dessins  lui  paraîtrait  une  manière 
d'injure.  11  ne  voulut  pas  les  laisser  voir  à  son  exposition  rétro- 
spective de  1855,  Notre  admiration  pour  ses  portraits  peints, 
pour  M'"' Devauçay,  pour  M"^^  de  Tounion,  pour  3/'"'^  d Hausson- 
ville,  lui  agréerait  peut-être,  mais  ne  le  contenterait  pas.  Car 
il  voulait  qu'on  l'honorât  comme  un  peintre  et  un  peintre  de 
«  haute  histoire,  »  c'est-à-dire  un  compositeur,  un  évocateur, 
un  poète.  C'est  cela  qu'il  voulut  être,  c'est  à  quoi  il  tenait.  Pour 
que  son  ombre  soit  en  paix,  dirons-nous  à  la  manière  des  épi- 
grammes  antiques,  ce  ne  sont  pas  ses  portraits  qu'il  faut  que 
nous  admirions,  mais  son  Vœu  de  Louis  XIII,  son  Napoléon  en 
manteau  impérial,  son  Jupiter  et  Thétis.  Et  non  pas  peu,  ni 
avec  réserves;  il  nous  l'a  dit  lui-même  :  «  La  louange  pâle 
d'une  belle  chose  est  une  offense.  »  Vainement,  nous  voudrions 
y  échapper.  Le  terrible  homme  nous  traîne  devant  ses  Grecs,  ses 
Romains,  son  Moyen  âge  aux  défroques  de  1830,  et  nous  force 
à  nous  en  expliquer. 

Or,  voici  le  second  phénomène  que  nous  avons  signalé  au 
début  de  cette  étude,  non  pas  unique  dans  l'histoire  de  lart,  — 
car  nous  savons  que  Van  Dyck  préférait  à  tous  ses  portraits  ses 
médiocres  compositions  religieuses, —  mais  rarement  reproduit 
avec  cette  intensité.  Tant  qu'il  est  soutenu  par  le  modèle  vivant, 
présent  et  immobile,  M.  Ingres  ne  bronche  pas.  Il  est  le  premier 
dessinateur  des  temps  modernes,  un  des  plus  véridiques  de  tous 
les  temps.  Son  œil  pénètre  plus  de  vérités  qu'aucun  autre  dans 
l'être  humain  ;  sa  main  les  exprime  mieux  que  nulle  autre  main 
Tant  qu'il  ne  vise  que  le  vrai,  tout  ce  qu'il  fait  a  du  style  :  les  yeux 
fixés  au  ras  de  terre,  il  s'élève  sans  y  penser  à  une  sorte  de  gran- 


432  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deur  épique.  Mais  du  jour  où  il  se  met  en  tête  d'imaginer  et  où  il 
vise  le  «  style,  »  tout  est  perdu.  Otez-lui  le  modèle,  il  s'effondre. 
Un  goût  singulier  pour  le  «  rond,  »  pour  le  déclamatoire,  pour 
l'emphatique  le  saisit.  Il  ne  voit  plus  vrai  :  il  voit  beau,  et 
quelle  sorte  de  beau  il  voit,  nous  l'apercevons  dans  l'Age  d'or 
ou  dans  la  Thétis  :  C'est  une  vision  antique  et  lointaine  tentée 
par  quelqu'un  qui  ne  perçoit  clairement  que  les  choses  les  plus 
modernes  et  les  plus  proches,  et  un  message  de  Phidias  traduit 
par  un  bourgeois  de  1830,  dénué  de  tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
comprendre,  et  qui  n'a  de  grec  que  le  bonnet. 

Rendez-lui  le  modèle  et  qu'il  soit  obligé  de  le  suivre  comme 
dans  le  portrait  :  il  refait  un  chef-d'œuvre.  Ainsi,  l'on  com- 
prend l'enthousiasme,  le  culte  des  uns  pour  M.Ingres,  l'horreur 
des  autres.  Il  y  a  un  fondement  solide  pour  aimer  M.  Ingres,  il 
y  a  un  fondement  solide  pour  le  haïr.  Et  entre  les  deux  sortes 
d'art,  nulle  transition,  nul  pas  à  pas.  11  saute  à  pieds  joints  dans 
la  convention.  Entre  le  portrait  de  M"^^  Panckoucke  et  le  Jupiter, 
entre  le  M.  Berlin  et  le  Saint  Symphorien,  vous  pouvez  cher- 
cher le  lien,  l'évolution  :  il  n'y  en  a  pas.  Bien  mieux  :  dans  la 
même  toile  vous  voyez  juxtaposées  hardiment  une  ligure  réelle, 
d'une  précision  photographique,  avec  toute  son  asymétrie,  celle 
de  Chérubini  et  une  figure  vague  et  conventionnelle,  vidée  de 
toute  vie,  comme  la  Muse.  Gela  semble  fuit  par  un  autre  maître, 
avec  une  autre  méthode,  et,  en  effet,  la  méthode  change  entière- 
ment. Il  abandonne  ce  qui  a  fait  sa  force  :  la  fidélité  au  mo- 
dèle, il  quitte  le  sol  où  il  puisait  toute  sa  vigueur.  Et  il  le  fait 
volontairement,  de  propos  délibéré,  pour  atteindre  plus  haut. 
«  Le  peintre  d'histoire,  dit-il,  rend  Vespèce  en  général,  tandis 
que  le  peintre  de  portraits  ne  représente  que  l'individu  en  par- 
ticulier, par  conséquent  un  modèle  souvent  ordinaire  et  plein  de 
défauts...  »  Ces  défauts,  dès  qu'il  fait  de  l'histoire,  il  les  cor- 
rige ;  cet  «  ordinaire,  »  il  le  magnifie,  il  l'idéalise  et  toute  la 
saveur  du  trait  individuel,  du  geste  spontané,  disparaît. 

Il  disparaît  si  bien  qu'on  prend  pour  figures  conventionnelles, 
dessinées  «  de  pratique  »  ou  de  mémoire,  les  modèles  mêmes 
qui  ont  posé.  Cela  arriva  à  Edmond  About,  devant  le  Saint 
Symphorien,  en  1855.  M.  Lapauze  le  reprend  vivement,  en  citant 
les  deux  cents  études  conservées  à  Montauban,  que  M.  Ingres 
avait  faites  pour  ces  figures.  Mais  l'observation  d'About  reste 
fort  juste  :  entre  le  trait  de  l'étude  et  le  trait  du  tableau,  il  peut 


l'œil  et  la  main  de  m.  iingres.  433 

y  avoir  des  nuances  d'inflexion  qui  suffisent  à  changer  un  mou- 
vement particulier  et  précis  en  une  gesticulation  vague  et 
banale.  Puis,  l'étude,  même  faite  en  vue  d'un  «  tableau  d'his- 
toire, »  n'est  pas  un  portrait.  Le  peintre  ne  traite  pas  son  mo- 
dèle comme  son  client.  Son  client,  il  l'observe;  son  modèle,  il  le 
«  pose  :  »  —  ce  qui  est  fort  différent.  Dans  le  Saint  Sympho- 
rien,  le  licteur  du  premier  plan,  vu  de  dos,  «  pose  »  manifeste- 
ment. On  ne  saurait  se  placer  dans  cette  altitude  naturellement 
et  sans  fatigue.  Enfin,  ayant  posé  son  modèle  dans  une  attitude 
qu'un  honnête  bourgeois  ne  prendrait  certes  pas  de  lui-même, 
il  l'interprète.  Un  jour,  VOEdipe  de  M.  Ingres  était  sur  son  che- 
valet. Son  camarade  Oranger  entre,  lui  fait  force  complimens  : 
«  Je  reconnais  ton  modèle,  lui  dit-il.  —  Ah!  n'est-ce  pas?  c'est 
bien  lui?  —  Oui,  mais  tu  l'as  fièrement  embelli!  —  Comment! 
embelli?  mais  je  l'ai  copié,  copié  servilement.  — Tant  que  tu 
voudras, [mais  il  n'était  pas  si  beau  que  cela.  »  Il  n'y  avait  rien 
de  plus  curieux,  ajoute  Amaury  Duval,  que  de  voir  l'exaspéra- 
tion de  M.  Ingres  qui,  devant  ses  élèves,  s'entendait  accuser  de 
ne  pas  suivre  ses  propres  doctrines.  Aussi  comme  il  s'emportait  ! 
«  Mais  vois  donc,  puisque  tu  te  le  rappelles,  c'est  son  portrait... 
—  Idéalisé!...  »  répétait  Oranger. 

Nous  n'aurions  pas  ce  témoignage,  nous  n'en  douterions 
guère.  Cette  figure  n'a  pas  l'accent  qu'on  trouve  toujours  dans 
la  nature  prise  sur  le  fait.  De  même  l'Angélique,  de  même  le 
jeune  malade,  son  père  et  le  médecin  dans  la  Stratonice  :  ce  ne 
sont  pas  là  des  gestes  que  l'on  voit,  ni  que  M.  Ingres  a  vus,  mais 
qu'il  a  voulu  combiner,  forcer  ses  modèles  à  faire,  dès  qu'il  est 
entré  dans  ce  qu'il  appelait  la  «  haute  histoire.  »  Ce  n'est  pas  de  la 
vie  :  c'est  de  la  mimique,  et  de  la  mimique  imposée  par  la  pré- 
tention de  faire  exprimer  par  la  peinture  des  idées  de  drame. 
De  son  temps,  il  y  a  un  mot,  oublié  aujourd'hui,  qui  revenait 
constamment  dans  les  écrits,  les  discussions  d'atelier,  même  les 
conversations  courantes.  Ce  mot,  c'était  celui  de  beau  idéal,  — 
c'est-à-dire  ce  que  l'on  considérait  comme  le  but  suprême  dans 
l'art  ou  dans  la  vie.  M.  Ingres  se  défendait  de  l'employer,  mais 
en  fait,  dès  qu'il  quittait  le  terrain  solide  du  portrait,  il  s'ef- 
forçait d'atteindre  une  sorte  de  mimique  expressive  qu'il  ne 
voyait  pas  du  tout  dans  la  nature,  mais  seulement  dans  les 
ouvrages  de  Raphaël. 

Quant  à  imaginer  quelque  chose,  il  en  était  tout  à  fait  inca- 
TOMK  m.  —  1911.  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pable.  Il  était  de  ces  gens  qui,  lorsqu'ils  ferment  les  yeux,  ne 
voient  plus  rien.  De  loin,  il  n'arrivait  point  à  se  représenter  le 
rapport  des  choses  entre  elles.  Nulle  perspective,  nulle  science 
des  reflets.  Ce  qui  lui  arriva  pour  La  Source  en  est  un  frappant 
exemple.  La  Source,  on  le  sait,  fut  faite  en  deux  fois.  C'était 
une  étude  de  jeunesse  commencée  en  même  temps  que  la  Vénus 
anady amène  :  le  torse  seul  était  entièrement  peint.  Elle  était  pen- 
due assez  haut  dans  un  coin  de  son  atelier,  à  Paris.  Une  amie, 
qui  venait  le  voir,  avisa  ce  morceau  dédaigné,  oublié  peut-être. 
«  C'est  très  beau,  lui  dit-elle,  ce  que  vous  avez  là,  vous  devriez 
en  faire  quelque  chose.  »  Cette  amie  avait  du  goût.  M.  Ingres 
avait  confiance  en  elle,  il  l'écouta,  descendit  son  étude,  la  reprit, 
en  modifia  les  bras,  en  termina  les  pieds  qui  n'étaient  qu'ébau- 
chés, peignit  de  l'eau  sous  ces  pieds  et  décida  que  ce  serait  une 
source.  L'œuvre  est  d'une  beauté  absolue  :  elle  est  comme  un  beau 
vers  jailli  du  cœur  d'un  grand  poète,  parfait,  immortel.  Mais  il 
avait  négligé  de  faire  poser  son  modèle  au-dessus  d'une  nappe 
d'eau  réelle  :  aussi  imagina-t-il  d'y  faire  se  refléter  tout  le  dessus 
des  pieds,  exactement  le  peu  de  chose  qu'on  ne  pouvait  y  voir. 
On  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  le  tirer  d'erreur. 

De  même,  observait-il  fort  mal  la  perspective.  Il  n'y  en  a 
aucune  dans  son  Saint  Symphorien  :  le  rapport  des  grandeurs 
entre  le  saint  lui-même  et  sa  mère,  penchée  sur  le  haut  du  rem- 
part, est  d'une  fantaisie  barbare.  Il  n'y  a  aucune  échelle  per- 
spective, dans  l' Apothéose  d'Homère,  entre  Homère  lui-même  et 
ces  figures  de  poètes  qui,  selon  le  mot  cruellement  juste  de  M.  de 
Wyzewa,  semblent  «  copiées  sur  de  méchantes  lithographies  de 
livres  de  classe.  »  C'est  qu'en  dehors  du  modèle  vivant  et  pré- 
sent, M.  Ingres  voyait  fort  mal  et  qu'en  dehors  du  pastiche  des 
classiques,  il  n'imaginait  rien.  Pourtant,  c'est  de  ses  peintures 
imaginées  qu'il  était  fier.  Ainsi,  voyons-nous  chez  lui  le  plus  par- 
fait exemple  du  génie  qui  se  méconnaît  lui-même,  qui  se  prend 
pour  un  autre  et  veut  qu'à  cet  autre  on  décerne  les  suprêmes 
honneurs. 

Heureusement,  le  temps  qui  remet  tout  en  place  a  sauvé 
l'œuvre  de  M.  Ingres,  malgré  M.  Ingres  lui-même.  «  Peintre 
d'histoire  ou  rien  !  »  aurait-il  dit  peut-être,  mais  nous  ne  nous 
laissons  pas  enfermer  dans  ce  dilemme.  M.  Lapauze,  dans  la 
préface  qu'il  a  mise  au  catalogue  de  son  exposition,  renarre 
l'aventure    suivante  arrivée  à  Hébert,    quand  il  était  à  Rome 


\ 


l'œil   et   la    main    de    m.    INGRES.  435 


jeune  artiste  et  cherchait  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  M.  Ingres. 
Il  s'agissait  de  son  envoi  de  première  année  qu'il  voulait  mon- 
trer au  maître.  Il  l'avait  conçu  dans  la  manière  ingriste,  pour 
lui  plaire,  et  avait  caché  soigneusement  toutes  ses  petites  études 
qui  n'étaient  que  du  pur  Hébert.  «  Ingres  vint,  en  effet,  et 
devant  l'esquisse  qu'on  lui  présentait,  il  eut  une  grande  bien- 
veillance. Hébert  jouissait  de  l'impression  produite.  Mais,  comme 
il  reconduisait  Ingres,  qui  venait  d'ouvrir,  par  inadvertance, 
une  autre  porte,  le  maître  avisa  un  pifferaro  au  chapeau  pointu, 
les  yeux  noirs  brûlés  de  fièvre,  la  lèvre  rouge  et  les  joues 
pâles.  Ingres  s'était  brusquement  arrêté.  Il  fronçait  les  sourcils 
et,  muet  sur  place,  il  scrutait  l'étude  imprévue.  Soudain  il  se 
retourna:  —  «  Qui  a  fait  cela?  demanda-t-il.  — C'est  moi,  mon- 
sieur le  directeur,  répondit  Hébert,  non  sans  confusion.  — C'est 
vous,  monsieur,  qui  avez  fait  cela?  —  Oui,  c'est  moi.  — Hé 
bien!  cela,  c'est  très  bien,  »  conclut  Ingres.  Puis,  désignant  le 
projet  d'envoi  :  «  Et  ça,  c'est  mauvais  !  » 

Cette  aventure  est  connue,  mais  elle  était  bonne  à  redire, 
parce  qu'elle  illustre  admirablement  la  grande  loi  qui  régit  les 
œuvres  de  l'esprit  humain.  En  art  comme  en  littérature,  celles 
qui  survivent  sont  peut-être  bien  celles  aussi  où  l'on  a  versé 
le  plus  de  vie,  mais  non  celles  pour  lesquelles  on  a  cru  le  plus 
vivre.  Le  Vœu  de  Louis  XIII,  la  Thétis,  c'est  la  Henriade,  c'est 
la  Franciade:  c'est  la  grande  «  machine  »  manquée,  dont  on  est 
fier  parce  qu'elle  a  coûté  beaucoup  de  peine  et  qu'on  a  les  bras 
encore  tout  engourdis  d'avoir  été  levés  si  haut  pour  atteindre  ce 
qui  est  au-dessus  de  sa  tête.  La  postérité,  qui  est  une  grande 
dame,  vient  voir,  passe  dédaigneuse,  voit  la  grande  machine, 
s'en  amuse  comme  de  la  chose  du  monde  la  plus  ridicule  —  et 
l'on  se  croit  condamné,  perdu;  —  puis,  avisant  dans  un  coin, 
dans  l'antichambre,  quelque  toile  retournée  au  mur,  faite  facile- 
ment, dans  les  limites  de  son  talent,  une  boutade  où  l'on  a  mis 
I  le  meilleur  de  soi  et  rien  que  de  soi,  la  retourne,  la  met  en  lu- 
mière, sourit  :  «  Ça,  c'est  joli,  «  dit-elle,  —  et  l'on  est  sauvé. 

Robert  de  la  Sizeranne. 


LE  POUVOIR  POLITIQUE 


DE 


LA  COURONNE  ANGLAISE 


L'EXEMPLE  DE  LA  REINE  VICTORIA 


Depuis  peu  de  jours,  dans  une  salle  écartée  de  Wesiminster, 
siège  un  tribunal  archaïque.  Il  est  présidé  par  le  duc  de  Norfolk. 
Les  juges  examinent  les  titres  que  font  valoir,  par  l'intermé- 
diaire d'hommes  de  loi,  les  descendans  des  familles  historiques, 
désireux  de  jouer  un  rôle  dans  la  cérémonie  du  couronnement. 
Qui  aura  le  droit  de  porter  l'épée  d'Etat,  de  brandir  l'étendard 
royal,  de  déposer  sur  un  coussin  les  éperons  d'or?  Et  la  presse 
anglaise  reproduit,  sans  sourciller,  les  décisions  de  la  Court 
of  Claims.  L'ouverture  du  Parlement  s'est  déroulée  avec  le 
cérémonial  consacré.  Les  mêmes  chevaux  ont  traîné  le  même 
carrosse.  Pas  un  des  officians,  pas  un  des  objets,  fixés  par  de 
séculaires  coutumes,  n'a  été  oublié. 

Le  cadre,  le  décor  sont  entretenus  avec  une  piété  et  un  goût 
dont  l'Angleterre  a  le  secret.  Mais  ils  ne  parviennent  pas  à  mas- 
quer la  gravité  de  la  crise,  qui  transforme  la  Grande-Bretagne, 
Au  dedans,  les  Lords  et  les  Communes  échangent  des  coups  déci- 
sifs. Au  dehors,  l'armature  impériale  craque  sous  la  poussée 
formidable  des  nationalismes  coloniaux.  Le  Canada,  déjà  rebelle 
au  projet  d'armemens  maritimes,  voit,  dans  le  traité  de  com- 
merce avec  les  Etats-Unis,  l'échec  définitif  des  tarifs  différen- 
tiels, à  l'aide  desquels  Joe  Chamberlain  espérait  resserrer  l'unité 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  437 

anglo-saxonne.  Dans  les  chantiers  de  constructions  navales,  sur 
les  rives  de  la  mer  du  Nord,  les  coups  de  marteau  résonnent 
avec  une  fiévreuse  activité. 

Jamais  l'Angleterre  n'a  eu  davantage  besoin  d'un  arbitre 
impartial  et  d'un  pilote  exercé.  George  V  peut-il,  à  nouveau, 
imposer  la  trêve  du  Roi?  Quels  sont  ses  droits  et  ses  devoirs?  De 
quels  pouvoirs  dispose  encore  la  monarchie  anglaise,  au  début 
de  l'ère  nouvelle? 

Seule  l'étude  du  rôle  joué  par  la  reine  Victoria  permet  de 
préciser  l'étendue  et  les  limites  de  l'autorité,  que  peut  exercer, 
en  vertu  des  traditions  constitutionnelles,  l'héritier  de  sa 
couronne. 

*  * 

Un  matin,  peu  d'années  avant  la  mort  de  Victoria,  raconte 
le  Harmsworth  magazine,  un  écuyer,  nouvellement  promu,  vit, 
dans  la  principale  écurie  de  Windsor,  une  pau\Tesse,  vêtue  d'une 
robe  noire  jaunie  et  d'un  châle  en  pointe,  coiffée  d'un  modeste 
paillasson,  qui  regardait  les  chevaux  :  «  Holà!  cria-t-il  de  loin, 
on  n'entre  pas  ici  quand  la  Reine  est  là.  »  La  vieille  femme  se 
retourna  d'un  mouvement  rapide  :  c'était  la  Reine. 

Cette  princesse  qui  avait  la  passion  de  la  simplicité,  cette 
souveraine  qui  aimait  jouer  à  la  chaumière  dans  une  forêt 
d'Ecosse,  cette  mère  qui  s'appliqua  à  donner  à  ses  enfans  une 
éducation,  «  qui  les  rendit  capables  de  faire  face  à  toute  situa- 
tion dans  laquelle  ils  pourraient  être  placés  soit  en  haut,  soit  en 
bas,  »  cette  bourgeoise  austère,  économe  de  ses  deniers,  jalouse 
de  son  autorité,  tyrannique  dans  ses  habitudes,  eut  une  concept- 
tion  religieuse  et  militaire  de  la  monarchie. 

((  Si  l'on  avait  demandé  à  la  Reine,  écrit  l'auteur  anonyme 
du  remarquable  article  paru,  le  1"  avril  1901,  dans  la  Quar- 
tcrhj  Revieiv,  de  signer  sur  le  papier  une  déclaration  constatant 
qu'elle  croyait  au  droit  divin  des  rois,  elle  aurait  jugé  prudent 
de  refuser.  Mais  dans  son  propre  cœur,  elle  n'a  jamais  douté 
qu'elle  ne  fût  l'ointe  du  Très-Haut.  » 

Un  autre  témoin,  également  bien  renseigné,  confirme  cette 
déposition. 

Il  y  a  dans  les  archives  de  Windsor,  dont  j'ai  la  garde,  1050  volumes 
de  documens,   la  correspondance  d«  la  reine    Victoria,   reliés   dans    de 


438  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

larges  tomes  in-folio;  et  quand  le  classement  de  ces  papiers  sera  achevé, 
200  volumes  devront  être  ajoutés  à  cette  collection.  Dans  tous,  depuis  les 
premières  lettres  échangées  avec  lord  Melbourne,  jusqu'aux  dernières 
échangéee  avec  lord  Salisbury,  se  manifestent  les  mêmes  sentimens  et  les 
mêmes  convictions.  La  Reine,  avec  un  héroïsme  inconscient,  non  seule- 
ment n'a  jamais  cessé  d'être  elle-même,  mais  a  toujours  eu  foi  en  elle- 
même,  en  tant  que  souveraine  de  ce  royaume.  Dès  sa  plus  tendre  jeu- 
nesse, alors  qu'elle  n'était  presque  qu'une  enfant,  «  elle  s'est  prise  au 
sérieux,  «  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi;  et  son  point  de  vue  n'a  jamais 
changé,  malgré  le  cours  des  années.  Le  matin  même  de  son  avènement,  et 
chaque  jour  depuis,  elle  n'a  jamais  eu  l'air  de  douter  que  le  pays  fût  sa 
chose,  les  ministres  ses  ministres,  le  peuple  son  peuple  :  ministres  et  par- 
lemens  existaient  pour  l'aider  à  gouverner.  Elle  était  le  souverain  de  son 
royaume,  et  la  Couronne  n'était  pas  à  ses  yeux  la  clef  de  voûte  de  l'édifice, 
mais  son  fondement  même...  Certes  la  Reine  n'avait  pas  d'illusion  sur 
«  son  droit  divin  »  à  gouverner,  mais  elle  avait  conscience  d'un  devoir 
merveilleux  et  mystérieux  imposé  par  la  divine  Providence  ;  et  cette  obli- 
gation morale  ne  s'effaça  jamais  de  son  esprit.  Le  dogme  avait  peu  do 
place  dans  sa  vie  intime,  mais  son  caractère  et  sa  conduite,  comme 
femme  et  comme  Reine,  furent  influencés  par  la  conviction  religieuse, 
profondément  enracinée,  que  sa  mission  avait  un  caractère  sacré.  Elle  a 
cru,  et  cette  croyance  a  dirigé  ses  actes,  que  le  gouvernement  de  son  pays 
devait  revêtir  la  forme  d'une  monarchie,  dont  elle  n'était  pas  seulement 
le  chef  spirituel  et  temporel,   mais  le  gardien  désigné. 

Quelques  anecdotes  connues  éclairent  cette  conviction 
intime.  Victoria  avait  une  préférence  marquée  pour  les  Stuarts. 
Elle  adorait  Marie.  Elle  haïssait  Elisabeth.  Elle  n'admettait  pas 
qu'on  lui  rappelât  que,  si  les  Stuarts  n'avaient  point  été  détrônés, 
elle  n'aurait  jamais  porté  la  couronne.  Elle  collectionnait  leurs 
reliques,  et  quand  lord  Ashburnham  lui  montra  tous  les  souve- 
nirs qu'il  avait  su  réunir  et  classer,  Victoria,  affirme  M.  Che- 
valley,  fut  saisie  d'une  profonde  émotion. 

Si  elle  admit  l'origine  humaine  de  son  pouvoir,  elle  resta 
toujours  convaincue  que  son  devoir  monarchique  avait  une 
origine  divine.  Les  cérémonies  de  1^  Couronne  sont  des  rites 
religieux.  Les  droits  du  trône  sont  des  prérogatives  sacrées. 

Le  28  juin  1838,  elle  tient  à  écrire  elle-même  sur  son  jour- 
nal de  jeune  fille  le  récit  du  couronnement.  Elle  intercale  le 
texte  des  prières,  après  lavoir  annoté.  Elle  énumère  tous  les 
détails  des  vêtemens.  «  Je  retirai  ma  robe  cramoisie  et  ma 
mante,  et  je  revêtis  la  tunique  de  drap  d'or  que  Ion  passa  par- 
dessus une  curieuse  sorte  de  petite  robe  de  linon,  garnie  de 
dentelle...  On  me  fit  alors  asseoir  sur  le  trône  de  Saint-Edouard, 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  439 

OÙ  la  robe  dalmatique  fut  attachée  sur  moi  parle  Lord  grand 
Chambellan.  »  Elle  n'oublie  aucun  des  insignes  de  la  monarchie. 
Elle  mentionne  avec  soin  les  moindres  gestes.  «  Quand  l'hom- 
mage fut  terminé,  je  quittai  le  trône,  ôtai  la  couronne  et  reçus  le 
sacrement.  Puis,  ayant  remis  ma  couronne,  je  remontai  sur  le 
trône,  m'appuyant  sur  le  bras  de  lord  Melbourne.  Au  commen- 
cement de  l'antienne,  je  redescendis  et  passai  dans  la  chapelle 
de  Saint-Edouard  avec  mes  dames,  mes  porte-traîne  et  lord 
Willoughby.  Je  quittai  la  robe  dalmatique,  la  tunique  ;  je  remis 
la  robe  et  le  manteau  de  velours  pourpre;  et  je  regagnai  le 
trône,  aidée  par  la  main  de  lord  Melbourne.  »  La  Reine  note 
l'émotion  des  principaux  acteurs,  sans  surprise  et  avec  grati- 
tude. Dans  la  loge  au-dessus  de  la  loge  royale,  «  Tangélique 
Lehzen  a  tout  vu  »  [sic).  «  Elle  et  Spath,  lady  John  Russell  et 
M.  Murray  me  virent  quitter  le  palais,  arriver  à  l'abbaye,  et  la 
quitter  pour  retourner  au  palais.  »  Et  des  points  d'exclamation 
dénotent  l'importance  que  cette  jeune  fille,  Reine  depuis  un  an 
à  peine,  attache  à  cette  vision,  à  ce  rare  privilège.  Un  prêtre  ne 
parlerait  pas  différemment  de  sa  première  messe.  Sans  exaltation 
mystique,  sans  trépidation  nerveuse,  Victoria  a  officié,  ce  jour- 
là,  avec  toute  la  certitude  morale,  toute  la  gravité  religieuse 
d'an  clerc,  investi  d'une  mission  sacrée.  Cette  attitude  vis-à-vis 
des  rites  monarchiques  n'a  jamais  varié.  Le  17  mars  1843,  elle 
écrit  à  sir  Robert  Peel,  pour  lui  exprimer  le  désir  que  le 
Prince  consort  tienne  à  sa  place  des  levées  et  lui  épargne  ainsi 
«  l'extrême  fatigue  des  présentations.  » 

Le  Prince  naturellement  tient  les  levées  pour  la  Reine  et  la  repré- 
sente. Ne  pourrait-on,  par  conséquent,  faire  comprendre  à  tous  ceux  qui 
lui  seraient  nommés,  que  cet  honneur  équivaudra  à  une  présentation  à  la 
Reine  elle-même?  Les  personnes  présentées  feraient,  peut-être,  quelque 
objection  à  baiser  la  main  du  Prince  et  à  s'agenouiller,  mais  il  serait  pos- 
sible détourner  l'obstacle  en  se  bornant  à  nommer  au  Prince  les  personnes 
présentées. 

Il  faut  avoir  assisté  à  des  cérémonies  anglaises,  à  l'enterre- 
ment d'un  monarque,  ou  même  à  l'ouverture  annuelle  du  Par- 
lement, pour  bien  comprendre  toute  la  valeur  de  ces  lignes. 
Volontairement  ou  non,  par  devoir  ou  par  timidité,  chacun  des 
figurans,  depuis  le  grenadier  et  le  yeoman,  jusqu'au  cocher  et 
au  piqueur,  ont  la  figure  immobile,  la  démarche  saccadée,  l'atti- 
tude hiératique  d'un  officiant.  La  reine  Victoria,  en  contribuant 


440 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


à  établir  le  caractère  religieux  des  rites  monarchiques,  a  cer- 
tainement accru  le  prestige  de  la  Couronne  auprès  de  l'ima- 
^inatif  et  chrétien  John  Bull. 

C'est,  enfin,  parce  qu'elle  considère  sa  tâche  comme  une  dé- 
légation divine,  qu'elle  résiste  avec  autant  de  ténacité  aux  em- 
piétemens  successifs  de  la  démocratie.  Certes,  son  tempérament 
autoritaire  ne  se  prêtait  guère  à  l'extension  des  pouvoirs  minis- 
tériel et  parlementaire  ;  mais  la  bataille  n'aurait  pas  été  aussi 
acharnée  si  Victoria  n'avait  pas  cru  obéir  à  un  devoir.  Sa 
conscience  et  son  instinct  étaient  d'accord  pour  lui  commander 
une  défensive  énergique.  Souvent  un  cri  de  lassitude  lui  a 
échappé  :  le  labeur  monarchique  est  trop  lourd  pour  ses  frêles 
épaules  de  femme,  déjà  courbées  par  les  fatigues  et  les  émotions 
de  la  maternité. 

3  février  4852.  —  J'éprouve  journellement  un  peu  plus  à' aversion  pour 
tout  ce  qui  touche  à  la  politique.  Nous  autres  femmes  nous  ne  sommes 
pas  faites  pour  gouverner  et,  si  nous  sommes  de  vraies  femmes,  nous  ne 
pouvons  que  détester  ces  occupations  masculines.  Mais  il  y  a  des  momens 
où  l'on  est  forcé  de  s'y  intéresser  bon  gré  mal  gré  [sic],  et  alors  naturelle- 
ment je  le  fais  avec  acharnement... 

49  février  4852.  —  Quel  que  soit  l'intérêt  que  je  porte  à  la  politique 
européenne  en  général,  je  ne  peuxpas  y  trouver  grand  plaisir.  Chaque  jour 
je  suis  plus  convaincue  que  les  femmes,  qui  sont  véritablement  femmes, 
qui  ont  le  caractère,  la  sensibilité,  les  qualités  domestiques  de  leur  sexe, 
n'ont  pas  les  aptitudes  nécessaitres  pour  régner,  du  moins  c'est  à  contre  gré 
(sic)  qu'elles  s'astreignent  au  travail  qui  leur  est  imposé.  Cependant  nous 
n'y  pouvons  rien  changer,  et  chacun  doit  remplir  ici-bas  le  devoir  qui  lui 
est  tracé,  quelle  que  soit  sa  situation. 

De  cette  plume  sont  tombés  les  deux  mots,  qui  éclairent  la 
psychologie  de  la  Reine  :  «  Il  faut  s'intéresser  à  la  tâche  bon 
gré  mal  gré.  »  «  Chacun  doit  remplir  son  devoir.  »  Jamais 
Victoria  n'aurait  défendu  avec  autant  d'âpreté  les  droits  de  la 
Couronne,  si  elle  n'avait  cédé  qu'à  un  besoin  instinctif  de  com- 
mander. La  vie  familiale  et  l'éducation  de  huit  enfans,  la 
gestion  des  domaines  royaux  et  l'organisation  des  pompes  mo- 
narchiques lui  donnent  assez  souvent  l'occasion  d'exercer  son 
autorité.  Revêtue  d'une  mission  sacrée^,  elle  considère  comme  un 
devoir  religieux  de  défendre  les  prérogatives  du  trône. 

Elle  a  revendiqué  les  petites  avec  autant  de  ténacité  que  les 
grandes.  Elle  entend  conserver  à  la  Couronne  le  monopole  des 
hochets,  anoblissemens  et  décorations.  11  ne  faut  pas  que  des  ' 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  441 

largesses  trop  fréquentes  risquent,  en  diminuant  leur  valeur,  de 
léser  ainsi  un  droit  monarchique.  «  La  Reine  voudrait  qu'il 
fût  bien  entendu  que  les  deux  sherifFs  n'ont  aucun  droit  à 
être  faits  chevaliers,  chaque  fois  qu'elle  se  rendra  dans  la  Cité 
(15  juillet  1851).  »  «  Quant  à  la  liste  des  décorations  pour  le 
Bain,  la  Reine  est  un  peu  étonnée  de  sa  longueur.  Avant  de 
l'approuver,  elle  croit  à  propos  de  demander  des  explications 
sur  les  services  rendus  par  les  officiers,  et  les  raisons  pour  les- 
quelles ils  ont  été  choisis  (9  novembre  1856).  »  Lorsque  la 
Compagnie  des  Indes  Orientales  veut  en  octobre  1848  décerner 
aux  troupes  des  médailles  commémoratives,  ou  quand  le  Par- 
lement réclame  des  renseignemens  sur  les  rubans  conférés, 
Victoria  proteste  avec  une  égale  vivacité. 

1i  février  48o6.  —  La  Reine  a  vu,  dans  un  compte  rendu  de  la  Chambre 
des  Communes,  qu'on  a  demandé  la  liste  des  décorations  du  Bain  conférées 
depuis  la  guerre.  La  Reine  espère  que  le  gouvernement  ne  permettra  pas 
que  la  Chambre  des  Communes  empiète  sur  les  prérogatives  de  la  Cou- 
ronne au  point  de  s'arroger  maintenant,  en  fait,  le  droit  de  contrôler  la 
distribution  des  honneurs  et  des  récompenses. 

((  Les  prérogatives  delà  Couronne.  »  Victoria  a  toujours  la 
formule  au  bout  de  sa  plume.  C'est  toucher  à  «  sa  prérogative  » 
que  de  ne  plus  lui  demander  de  signer  les  lettres  de  service 
des  officiers  :  on  va  dénouer  un  des  liens  «  qui  unissent  la  per- 
sonne du  Souverain  et  l'armce  (14  juillet  1848).  »  C'est  empiéter 
sur  ses  droits,  que  de  modifier  la  liste  des  promotions  honori- 
fiques d'officiers  à  brevet  (1)(3  octobre  1849).  C'est  méconnaître 
ses  pouvoirs  que  d'accorder  aux  fonctionnaires  et  aux  officiers 
la  propriété  de  leurs  grades. 

29  juillet  185S.  —  Il  est  difficile  à  la  Reine  de  rester  passive  et  par 
simple  manque  de  courage  de  s'associer  aux  plus  graves  empiétemens  sur 
ses  droits,  dont  l'histoire  fasse  mention.  C'est  à  l'introduction  dans  la  légis- 
lation du  principe  suivant  lequel  la  Reine  n'est  plus  la  source  de  toutes  les 
►  nominations  mais  qu'elles  sont  la  propriété  d'individus  munis  d'une  délé- 
gation du  Parlement,  que  la  Reine  se  croit  obligée  de  résister.  La  motion 
de  lord  John  Russell  et  le  discours  de  sir  James  Graham  n'ont  trait  qu'aux 
agens  civils,  mais,  après  que  leur  amendement  eut  été  adopté,  lord  Stanley 
céda  aussi  à  sir  de  Lucy  Evans  pour  une  partie  des  promotions  militaires... 
L'application  du  principe  à  l'armée  réduit  le  Souverain  au  rôle  de  machine 

(1)  Officier  à  qui  on  accorde  le  titre  de  lieutenant-colonel,  de  major  ou  de 
capitaine  avec  la  solde  du  rang  inférieur. 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  signer.  Car,  en  poussant  les  conséquences  à  l'extrême,  la  loi  obligerait  la 
Reine  à  revêtir  de  sa  grifTe  lalettre  de  service  des  officiers,  et  ils  pourraient 
avoir  le  droit  de  revendiquer  devant  les  tribunaux  la  propriété  que  le  texte 
du  Parlement  leur  a  conférée,  si,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  la 
Couronne  venait  à  trouver  qu'une  nomination  avait  été  faite  à  tort. 

L'établissement  du  concours  constitue  une  atteinte  aux  pré- 
rogatives royales.  Plus  menaçante  encore  est  l'institution  d'une 
enquête  parlementaire  sur  les  opérations  militaires  en  Crimée. 
«  Il  est  évident  que,  si  les  officiers  de  la  Reine  sont  jugés  par 
une  Commission  de  la  Chambre  des  Communes  quant  à  la  ma- 
nière dont  ils  ont  accompli  leur  devoir  devant  l'ennemi,  le 
commandement  de  l'armée  est  immédiatement  retiré  à  la  Cou- 
ronne et  remis  à  cette  assemblée  (16  février  1856).  » 

Si  Victoria  a  bataillé,  avec  autant  d'énergie,  sinon  pour 
empêcher,  du  moins  pour  retarder  l'intervention  du  pouvoir  élu 
dans  la  distribution  de  ses  décorations,  dans  le  recrutement  de 
ses  fonctionnaires,  dans  la  direction  de  son  armée,  c'est  qu'elle 
considère  comme  un  devoir  de  résister  à  ces  empiétemens.  Se 
taire  serait  une  lâcheté  :  le  mot  est  d'elle.  Si  le  domaine  légis- 
latif échappe  à  son  contrôle,  elle  a  du  moins  la  mission  de 
maintenir  intact  le  rôle  social,  administratif  et  militaire  de  la 
Couronne.  Cette  mission  est  sacrée  :  y  manquer  serait  pécher 
gravement  devant  Dieu.  Les  chances  de  victoire  sont  bien 
réduites.  Le  labeur  est  écrasant.  La  lassitude  vient.  Victoria 
refoule  avec  horreur  ces  paresseuses  suggestions.  Il  ne  faut  pas 
se  dérober.  Il  est  interdit  de  se  résigner.  On  doit  lutter.  C'est  le 
devoir.  Dieu  le  veut. 

Il  est  possible,  maintenant,  de  comprendre  le  caractère  de 
cette  énergique  autorité  :  «  Lorsqu'elle  vous  fait  baisser  pavil- 
lon, écrivait  le  doyen  Stanley,  avec  son  itmust  6(?,  il  faut  qu'il 
en  soit  ainsi;  je  ne  sais  si  c'est  Elisabeth,  ou  si  c'est  Victoria 
qui  parle.  »  Comme  Elisabeth,  mais  dans  un  cadre  plus  restreint, 
elle  crut  à  l'origine  divine  de  son  devoir  monarchique. 


Comme  Elisabeth,  et  à  un  degré  au  moins  égal,  elle  eut  la 
passion  des  choses  militaires. 

Elle  revendiquait  comme  un  honneur  le  titre  de  «  Fille  de 
soldai.  »  11  n'y  a  rien  au  monde  qui  l'ait  plus  enthousiasmée 


LE    POUVOIR    rOLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  443 

que  le  courage.  A  l'occasion  du  baptême  du  feu,  qu'un  de  ses 
cousins  a  vaillamment  subi  sur  le  champ  de  bataille  du  Schles- 
wig,  elle  e'crit  le  10  avril  1849  :  «  Je  pourrais,  si  je  me  laissais 
aller,  arriver  à  un  état  de  grande  exaltation  au  sujet  de  ces 
exploits,  car  il  n'y  a  rien  que  j'admire  plus  que  la  valeur  mili- 
taire et  la  bravoure.  »  11  n'y  a  pas  d'homme  pour  qui  elle  ait 
eu  le  même  culte  que  pour  Wellington. 

17  septembre  1852.  —  Pour  le  pays  et  pour  nous,  sa  mort,  bien  qu'elle 
n'ait  pu  longtemps  être  retardée,  est  une  perte  irréparable  !  Il  était  l'orgueil 
et  le  bon  génie  de  mon  pays  !  Il  était  le  plus  grand  homme  que  l'Angleterre 
ait  jamais  produit,  le  plus  dévoué  et  loyal  sujet,  le  plus  ferme  soutien  que 
la  Couronne  ait  jamais  eu.  Ce  fût  pour  nous  un  ami  sincère  et  bon,  et  un 
très  précieux  conseiller.  Que  tout  cela  soit  fini,  que  ce  grand  immortel 
appartienne  maintenant  à  l'Histoire  et  non  plus  au  présent  :  c'est  une 
vérité  que  nous  ne  pouvons  pas  admettre. 

Auprès  du  génie  de  Wellington,  la  gloire  d'un  Shakspeare, 
d'un  Bacon,  d'un  Shelley  n'est  rien  aux  yeux  de  Victoria.  Leurs 
noms,  d'ailleurs,  ne  figurent  ni  dans  sa  correspondance,  ni  dans 
son  journal. 

Certes,  elle  a  apprécié  les  représentations  de  l'Opéra  Italien; 
mais  les  spectacles  qui  lui  ont  inspiré  les  émotions  les  plus 
vibrantes  et  les  larmes  les  plus  nombreuses  sont  encore  le  défilé 
de  ses  troupes  et  la  revue  de  ses  escadres.  «  C'est  dans  ces 
immenses  murs  de  bois  que  notre  vraie  grandeur  réside,  et  je 
suis  fière  de  penser  qu'aucune  autre  nation  ne  peut,  sur  ce  ter- 
rain, rivaliser  avec  nous...,  »  écrit-elle  le  7  mars  1842.  Le 
«  départ  de  sa  noble  flotte  pour  la  Baltique,  »  le  14  mars  1834, 
«  est  un  spectacle  magnifique  qui  ne  s'effacera  jamais  de  sa 
mémoire.  »  Rasant  VEnchantress,  les  vaisseaux  défilent,  l'un 
derrière  l'autre  «  toutes  voiles  dehors.  »  «  Et  de  chaque  bord, 
montent,  à  trois  reprises,  de  chaleureuses  acclamations,  comme 
seules,  je  crois,  peuvent  en  pousser  les  marins  anglais.  »  Peu  de 
jours  auparavant,  «  le  départ  du  dernier  bataillon  des  gardes, 
les  Fusiliers  Ecossais,  »  l'avait  émue  aussi  profondément. 

Nous  les  avons  regardés  du  balcon  par  une  superbe  matinée.  Le  soleil 
se  levait  derrière  les  tours  de  la  vieille  abbaye  de  Westminster.  Une  foule 
immense  s'était  assemblée  pour  admirer  ces  beaux  hommes  et  les  acclamait 
longuement,  tandis  qu'ils  se  frayaient  difficilement  un  chemin.  Ils  se 
mirent  en  ligne,  présentèrent  les  armes,  nous  acclamèrent  avec  beaucoup 
d'ardeur,  et  continuèrent  à  nous  acclamer  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  dis- 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paru.  Ce  fut  un  touchant  et  magnifique  spectacle.il  y  avait  là  de  nombreux 
amis  en  deuil,  et  l'on  vit  bien  des  poif:;nées  de  main  échangées.  Mes  meil- 
leurs vœux  et  une  prière  les  accompagnent  tous... 

La  gloire  des  armes  n'a  rien  qui  répugne  à  la  reine  Victoria. 
Elle  accepte,  sans  trembler,  le  prix  auquel  les  nations  l'achètent, 
pourvu  que  le  sacrifice  soit  imposé  pour  des  causes  justes  ou 
pour  des  intérêts  majeurs.  Elle  ne  régnait  que  depuis  peu  d'an- 
nées, lorsque  éclata  en  1841  le  conflit  avec  la  Chine.  Elle  est 
aussi  indignée  que  lord  Palmerston  contre  Charles  EUiot,  qui 
«  s'efforça  d'obtenir  les  conditions  les  plus  modérées  qu'il  put 
(13  avril).  »  Elle  partage  l'admiration  de  son  ministre  pour  le 
combat  heureux  de  Chorempée.  «  L'attaque  et  la  prise  d'assaut 
des  forts  furent  brillamment  menées  par  l'infanterie  de  marine, 
et  il  y  eut  un  immense  massacre  de  Chinois.  »  Elle  enregistre 
avec  satisfaction  l'annexion  de  Hong-Kong.  Et  l'année  suivante, 
de  nouvelles  victoires  dans  la  vallée  du  Yang-Tsé-Kiang  et  dans 
les  montagnes  de  l'Afghanistan  accroissent  le  culte  reconnais- 
sant iJe  la  jeune  femme  «  pour  ses  troupes.  »  Mais  c'est  au  cours 
de  la  guerre  de  Crimée  qu'elle  éprouva  ses  plus  ardentes  émo- 
tions. Elle  vécut  jour  par  jour,  heure  par  heure,  toutes  les  péri- 
péties de  la  lutte.  Elle  acclame  les  vainqueurs.  Elle  salue  les 
morts.  Elle  visite  les  blessés.  Elle  gourmande  les  retardataires. 
Elle  presse  les  renforts. 

C'est  d'abord  l'Aima,  «  une  splendide  et  décisive  victoire, 
mais,  hélas  I  elle  fut  sanglante.  Nos  pertes  sont  sérieuses,  —  de 
nombreux  morts  et  blessés.  Mais  mes  nobles  troupes  se  sont 
conduites  avec  un  courage  et  un  acharnement  admirables...  Je 
suis  si  fière  de  mes  nobles  et  chers  soldats,  qui,  dit-on,  sup- 
portent les  privations  et  la  triste  maladie,  qui  les  éprouve 
encore,  avec  tant  de  courage  et  de  bonne  humeur.  »  Mais  le 
succès  n'a  point  été  décisif.  La  lutte  se  prolonge  acharnée,  et 
les  émotions  de  la  Reine  redoublent  :  " 

1i  novembre  4So4.  —  La  tête  me  tourne;  je  suis  si  bouleversée  et  agitée; 
et  mon  esprit  est  tellement  absorbé  par  les  nouvelles  de  Crimée  que  j'en 
arrive  à  oublier  le  reste,  et  ce  qui  pis  est,  la  confusion  se  met  dans  mes  ,; 
idées  au  point  que  je  suis  un  piètre  correspondant.  Toute  mon  âme  et  tout 
mon  cœur  sont  en  Crimée.  La  conduite  de  mes  chères  nobles  armées  est 
au-dessus  de  tout  éloge.  Elle  est  absolument  héroïque  et  je  ressens  vrai- 
ment, à  l'idée  de  posséder  de  tels  soldats,  une  fierté  qui  n'est  égalée  que 
par  la  peine  que  me  causent  leurs  souITrances. 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE   ANGLAISE.  445 

Elle  n'admet  pas  qu'on  hésite  à  marcher  au  feu  :  «  Sir  Henri 
Bentinck  devrait  reprendre  du  service.  Il  serait  à  désirer  qu'il 
ert  fût  ainsi  pour  l'exemple,  car  il  y  a  évidemment  une  certaine 
tendance  à  demander  des  congés  pour  rentrer  au  pays,  qui  ne 
peut  que  nuire  à  l'armée  (10  décembre  1854).  » 

Elle  revient  sur  ce  sujet  qui  lui  tient  à  cœur.  Elle  insiste 
(le  22  novembre  1855).  Il  faut  une  discipline  de  fer  :  «  Lord 
Hardinge  devrait  donner  des  ordres,  afin  d'empêcher  que  tant 
d'officiers  ne  viennent  ici  en  congé,  excepté  quand  ils  sont  réelle- 
ment malades.  »  Elle  réclame  la  construction  d'hôpitaux  pour 
remplacer  les  pontons.  Elle  s'intéresse  aux  malades  et  aux 
blessés,  elle  visite  les  ambulances  sans  sourciller.  Elle  distribue 
des  médailles  aux  invalides,  —  et  avec  quelle  émotion  ! 

22  mai  1833.  —  La  main  rugueuse  du  brave  et  honnête  simple  soldat 
fut  pour  la  première  fois  en  contact  avec  celle  de  sa  souveraine,  de  la 
Reine.  Nobles  gens  !  j'avoue  que  j'ai  pour  eux  les  mêmes  sentimens  que 
s'ils  étaient  mes  propres  enfans.  Mon  cœur  bat  pour  eux  autant  que  pour 
mes  plus  proches  et  plus  chers  parens.  Ils  ont  été  extrêmement  touchés  et 
ravis.  On  m'a  dit  que  beaucoup  pleuraient  et  qu'ils  ne  voulaient  pas 
entendre  parler  de' donner  leur  médaille,  pour  que  leur  nom  y  fût  gravé, 
de  peur  de  ne  pas  recevoir  la  même  que  celle  que  je  leur  avais  remise 
personnellement.  N'est-ce  pas  touchant  ?  Plusieurs  vinrent  en  triste  état, 
fort  mutilés.  Mais  aucun  n'excita  autant  d'intérêt,  aucun  ne  fut  plus  brave, 
que  le  jeune  sir  Thomas  Tronbridge,  qui,  à  Inkermann,  eut  une  jambe  et 
l'autre  pied  emportés  par  un  boulet,  et  continua  à  commander  sa  batterie, 
jusqu'à  ce  que  la  bataille  fût  gagnée,  refusa  d'être  emmené,  désirant  sim- 
plement que  l'on  soulevât  sa  jambe,  afin  d'empêcher  une  trop  grande 
hémorragie...  On  ne  peut  que  respecter  et  aimer  de  tels  soldats  ! 

Lorsque  l'heure  de  mettre  un  terme  à  ces  douloureux  sacri- 
fices vient  à  sonner,  la  dernière  voix  qui  s'élève  pour  protester 
contre  une  paix  prématurée  n'est  ni  celle  de  lord  Glarendon,  ni 
même  celle  de  lord  Palmerston.  C'est  une  femme,  c'est  une 
mère,  c'est  la  Reine,  qui  écrit  le  15  janvier  1856: 

La  Reine  ne  peut  cacher  à  lord  Glarendon  ses  sentimens  et  ses  vœux  au 
sujet  de  la  guerre.  Ils  ne  peuvent  pas  être  pour  la  paix  en  ce  moment,  car 
elle  est  convaincue  que  notre  pays  n'aurait  pas,  aux  yeux  de  l'Europe,  le 
prestige  qu'il  devrait  avoir,  et  que  la  Reine  est  certaine  qu'il  aurait,  après 
la  campagne  de  cette  année.  L'honneur  et  la  gloire  de  sa  chère  armée  lui 
tiennent  plus  à  cœur  que  presque  toute  [autre  chose,  et  elle  ne  peut  pas 
supporter  la  pensée  que  «  l'échec  du  Redan  »  soit  notre  dernier  fait 
d'armes  ;  et  il  lui  en  coûterait  beaucoup  plus  qu'elle  ne  peut  dire  de  con- 
clure la  paix  sur  cette  défaite. 


446  REVUE    DES    DEUX    MOIS'DES. 

En  vain  le  roi  Léopold  s'inquiète-t-il  d'un  remaniement 
possible  de  la  carte  européenne  :  pour  une  fois,  Victoria  reste 
indifTérente  aux  traités  de  1815  et  aux  craintes  des  Allemands. 
Ce  n'est  pas  elle,  c'est  Palmerston  qui  conclut  à  l'inutilité,  — 
étant  donné  le  prix  auquel  il  faudrait  les  acheter,  —  d'une 
libération  de  la  Finlande  et  de  la  Pologne.  A  la  veille  de  la 
réunion  du  Congrès,  le  15  février  1856,  elle  écrit  directement  à 
Napoléon  III  pour  lui  signaler  les  dangers  que  ferait  courir  à 
l'Europe  et  aux  alliés  une  paix  précipitée  et  désavantageuse.  Si, 
le  6  mars,  elle  accepte  en  principe  une  négociation,  c'est  «  avec 
la  plus  grande  répugnance.  »  Et  le  jour  de  la  signature,  elle  ne 
peut  s'empêcher  de  déclarer  à  Napoléon  III,  dans  ce  français 
dont  elle  a  le  secret,  qu'elle  partage  «  le  sentiment  de  la  plupart 
[sic]  de  mon  peuple,  qui  trouve  {sic)  que  cette  paix  est  peut-être 
un  peu  précoce.  » 

Ce  jour-là  l'héritière  des  George  fut  plus  belliqueuse  que  le 
neveu  de  Napoléon  I". 

* 
*  * 

Telle  elle  a  été,  telle  elle  est  restée.  Certes  l'âge  a  pu  atténuer 
l'ardeur  de  ses  enthousiasmes  militaires.  Il  est  certain  que  Vic- 
toria n'a  assisté  qu'avec  des  sentimens  de  lassitude  et  de  tris- 
tesse à  la  guerre  Sud-Africaine  ;  mais,  malgré  l'insuffisance  des 
documens  publiés,  on  peut  affirmer  dès  maintenant  que,  dans  le 
conflit  anglo-russe  de  1878,  elle  a  été  favorable  à  la  politique  bel- 
liqueuse (1)  de  lord  Beaconsfield,  et  dans  les  affaires  égyptiennes 
elle  a  été  hostile  aux  temporisations  du  pacifique  Gladstone. 

Le  soir  de  Tel-el-Kôbir,  le  cœur  de  la  grand'mère  bat  avec 
autant  d'ardeur,  qu'au  lendemain  d'Inkermann.  Et  cependant 
trente  années,  avec  leur  long  cortège  de  fatigues  et  de  deuils, 
ont  passé. 

Le  21  septembre  1882, Victoria  écrit: 

La  Reine  remercie  lord  Cranbroolv,  chaleureusement,  pour  son  aimable 
lellre,  à  l'occasion  de  la  brillante  et  décisive  victoire  de  ïel-el-Kebir,  à  la- 
quelle son  fils  bien-aimé  assista  sain  et  sauf. 

Ce  fut  un  moment  d'anxiété  terrible  pour  sa  jeune  femme  et  pour  moi. 
Nous  en  subissons  maintenant  le  contre-coup:  car  l'incertitude  et  l'attente, 

(1)  C'est  lord  Esher  qui  s'en  porte  garant  dans  sa  communication  sur  le 
Journal  inéJit  de  la  Reine. 


, 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  447 

depuis  le  débarquement  à  Alexandrie,  jusqu'à  la  nouvelle  de  la  victoire  et 
au  télégramme  du  cher  Arthur,  sain  et  sauf,  ont  été  très  éprouvantes.  Si 
seulement  le  cher  lord  Beaconsfield  avait  pu  être  le  témoin  de  ces  événe- 
mens,  voir  le  Caire  occupé  par  les  troupes  de  l'impératrice  des  Indes,  les 
services  rendus  par  Chypre... 

Cette  «  fille  de  soldats  »  a  voulu,  conformément  aux  tradi- 
tions constitutionnelles,  être  et  rester  le  chef  des  forces  mili- 
taires de  l'empire  britannique.  Formée  et  guidée  par  le  Prince 
Consort,  elle  a  lutté  avec  ténacité  et  souvent  avec  succès  pour 
faire  respecter  son  autorité.  Elle  entend  être  mentionnée  dans 
les  dépêches  aux  commandans  des  corps  expéditionnaires.  Elle 
réclame  la  communication  de  tous  les  rapports.  Elle  n'accepte 
pas  des  copies,  elle  veut  les  originaux.  Elle  n'admet  pas  qu'on 
licencie  les  troupes  sans  l'avertir  ni  la  consulter  (1).  Elle  inter- 
vient dans  tous  les  grands  problèmes  militaires.  La  nomination 
dans  les  écoles  militaires  de  professeurs  civils  l'inquiète.  Elle 
demande  que  la  défense  nationale  soit  organisée  suivant  un 
programme  méthodique.  Elle  insiste  pour  la  création  d'un  train 
des  équipages  :  les  désordres  de  Grimée  en  ont  démontré  la 
nécessité.  L'embrigadement  des  troupes  est  considéré  fort  jus- 
tement, par  la  Reine,  comme  une  réforme  indispensable.  Elle 
est  opposée  à  ce  que  les  Indes  soient  gardées  par  une  armée 
spéciale  :  cette  création  affaiblira  et  désorganisera  les  forces 
militaires  du  Royaume-Uni  (2).  Victoria  ne  limite  pas  son  acti- 
vité à  l'examen  des  grands  problèmes.  Elle  s'intéresse  aux 
détails  les  plus  minutieux.  Elle  veut  connaître  le  stock  des 
approvisionnemens.  Elle  entend  être  renseignée  sur  le  nombre 
des  fusils  de  réserve. Pas  une  nomination  ne  passe  sans  que,avant 
de  signer,  elle  examine  et  approuve.  Le  nom  des  officiers  de 
valeur  est  soigneusement  noté  et  fidèlement  transmis  (3). 

Jeune  fille,  elle  ignorait  ces  problèmes  et  devait  se  contenter 
de  rechercher  les  spectacles  militaires;  jeune  femme,  elle  fut 
initiée  par  son  mari  aux  choses  de  la  guerre  et  put  exercer, 
dans  toute  leur  plénitude,  ses  droits  de  contrôle.  Qu'on  ne 
vienne  pas  dire  qu'ils  aient  été  inutiles.  Si  le  Cabinet  avait  tenu 

[i)  Sur  ces  divers  points,  consultez  la  Correspondance  inédile,  trad.  française, 
t.  III,  p.  103,  306.  r,79,  .330. 

(2)  Sur  ces  divers  points,  consultez  le  même  ouvrage,  t.  III,  p.  247,  333,  343,  34:;, 
370. 

(3^  Sur  ces  divers  points,  consultez  le  même  ouvrage,  t.  III,  p.  57,61,  241,  333. 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compte  des  objections  qu'elle  formulait,  les  12  avril  et  21  mai 
1856,  contre  des  réductions  prématurées  d'effectifs  et  de  crédits; 
si  ses  ministres  avaient  suivi  ses  conseils,  prévu  des  formations 
nouvelles  et  augmenté  les  premiers  renforts  (1),  la  révolte  des 
Gipayes  eût  été  moins  grave  et  moins  sanglante. 

Quand  on  oublie  que  Victoria  est  la  fille  d'un  prince  formé 
à  l'école  des  grenadiers  prussiens,  lorsqu'on  ignore  qu'elle 
a  accepté  les  sacrifices  de  la  guerre  et  savouré  les  bulletins  de 
victoire,  il  est  impossible  de  comprendre  sa  conception  du 
devoir  monarchique.  L'historien  méconnaît  la  signification  de 
certains  gestes  d'autorité,  impitoyables  pour  les  fauteurs  de 
désordres.  Il  se  méprend  sur  le  sens  exact  de  certains  billets 
d'un  ton  si  impérial,  qu'ils  auraient  pu  être  signés  par  un  Gzar 
ou  un  Kaiser.  Un  peu  de  l'âme  de  cette  femme,  saine  et  forte, 
«  chantait  dans  les  clairons  d'airain.  » 

* 
*  * 

Mais  il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  la  reine  Victoria  a 
été  une  souveraine  plébiscitaire.  Elle  a  cru  à  l'origine  religieuse 
de  son  devoir,  sans  admettre  un  seul  instant  qu'elle  eût  tous  les 
pouvoirs  d'une  monarchie  de  droit  divin.  Elle  a  passionnément 
aimé  les  émotions  militaires,  sans  cesser  une  seconde  d'être  loya- 
lement et  complètement  constitutionnelle. 

Fille  d'un  caporal  idéologue,  ami  de  R.  Owen,  élève  d'un 
vétéran  whig,  elle  a  été  profondément  hostile  aux  traditions 
politiques  dont  s'inspirèrent,  au  début  du  xix'  sièele,  les  souve- 
rains de  la  Sainte-Alliance.  Au  lendemain  de  la  crise  de  1848,  le 
30  septembre  1851,  elle  écrit  au  roi  Léopold  : 

Sans  doute,  à  notre  époque,  la  situation  des  princes  est  devenue  diffi- 
cile, mais  elle  le  serait  beaucoup  moins  s'ils  se  conduisaient  avec  honneur 
et  droiture,  accordant  graduellement  au  peuple  tous  les  privilèges  qui 
sont  à  même  de  satisfaire  les  gens  raisonnables  et  bien  intentionnés,  ce 
qui  ne  pourrait  qu'affaiblir  l'autorité  des  républicains  rouges.  Au  lieu  de 
cela,  on  prend  comme  drapeau  et  comme  programme  la  réaction  et  le  re- 
tour à  toute  la  tyrannie  et  l'oppression  (d'autrefois),  et  l'on  arrive  à  saisir 
tous  les  journaux  et  les  livres,  et  à  les  prohiber  comme  aux  beaux  jours 
de  Metternich... 

Si,  malgré  la  générosité  de  son  accueil,  elle  ne  parvient  ni  à 

(Ij  Tome  II,  p.  380,  382,  385,  388. 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  449 

excuser,  ni  à  plaindre  Louis-Philippe  autant  qu'elle  le  voudrait, 
ce  n'est  pas  seulement  «  parce  qu'il  n'aurait  pas  dû  abdiquer.  » 
«  On  n'aime  pas  à  attaquer  ceux  qui  sont  tombés,  mais  le  pauvre 
roi  Louis-Philippe  a  beaucoup  contribué  à  amener  ce  qui  est 
arrivé,  par  son  malheureux  retour  à  une  politique  Bourbon 
(18  avril  1848).  »  Certes,  elle  n'a  aucune  sympathie  pour  la  se- 
conde République.  Elle  raille  le  lyrisme  de  Lamartine.  Elle 
condamne  l'idéologie  de  Louis  Blanc.  Elle  redoute  les  violences 
des  «  gens  à  blouses.  »  Il  n'y  en  a  pas  moins  dans  le  coup 
d'Etat  de  1851,  dans  la  violation  du  serment  constitutionnel, 
quelque  chose  qui  lui  répugne.  Elle  exprime  «  l'espoir  »  que 
son  ambassadeur,  lord  Normanby,  n'assistera  pas  au  Te  Deum 
d'actions  de  grâces  :  ce  serait  une  «  inconvenance  (31  décembre 
18ol).  »  Elle  tient  à  «  demeurer  dans  les  meilleurs  termes  avec 
le  Président,  écrit-elle  le  20  janvier  1852,  qui  est  très  impres- 
sionnable et  très  susceptible...  Je  n'ai  jamais  éprouvé  la  moindre 
animosité  personnelle  à  son  égard  :  je  crois  qu'au  contraire 
nous  lui  devons  beaucoup,  car  en  1849  et  1850,  il  a  certaine- 
ment tiré  le  gouvernement  français  de  la  boue.  Mais  je  suis 
peinée  de  l'oppression  et  de  la  tyrannie  qu'il  fait  peser  sur  la 
France  depuis  le  coup  d'Etat  [sic)...  » 

Les  libertés  publiques  n'ont  rien  qui  surprenne  Victoria, 
et  la  neutralité  constitutionnelle  n'a  rien  qui  lui  pèse.  Des  sym- 
pathies partiales  ont  pu  l'entraîner,  au  début  de  son  règne, 
vers  les  whigs  plutôt  que  vers  les  tories,  à  la  fin  de  sa  vie, 
davantage  vers  les  conservateurs  que  vers  les  libéraux.  Mais 
ces  préférences  ne  se  sont  guère  manifestées  que  sur  le  terrain 
des  senti  mens  intimes  et  des  relations  personnelles.  Elle  n'a 
jamais  admis,  un  seul  instant,  qu'elle  pût  appartenir  à  un  parti 
politique.  Dans  sa  correspondance,  elle  considère  le  principe 
de  la  neutralité  politique  comme  un  dogme  intangible.  Elle  y 
voit,  avec  raison,  pour  la  Couronne,  désormais  à  l'abri  des 
querelles  parlementaires,  une  cause  de  popularité  et  une  chance 
de  durée.  S'il  lui  est  arrivé  d'intervenir  dans  des  conflits  ou  de 
discuter  des  réformes,  elle  s'est  efforcée  d'enlever  à  son  acte 
tout  soupçon  de  partialité,  et  de  le  justifier  par  des  raisons 
d'équité  ou  des  intérêts  patriotiques. 

Malgré  les  émotions  des  fiançailles,  elle  conserve  assez  de 
sang-froid  et  de  bon  sens  pour  refuser  au  prince  Albert  de  lui 
accorder  le  titre  de  pair.  «  Si  vous  étiez  créé  pair,  tout  le  monde 

TOME    [II.    —    1911.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dirait  que  le  Prince  songe  à  jouer  un  rôle  politicfue.  »  Quand  son 
cousin,  George  de  Cambridge,  est  appelé  à  venir  siéger  dans 
la  Chambre  Haute,  elle  écrit  à  son  père  : 

10  juin  1856...  Je  suis  convaincue  que  George  sera  très  modéré  dans 
sa  politique  et  soutiendra  le  gouvernement  toutes  les  fois  qu'il  le  pourra. 
Les  princes  de  la  famille  royale  devraient  se  tenir,  autant  que  possible,  en 
dehors  des  partis;  sinon,  je  trouve  qu'ils  sont  invariablement  entraînés 
dans  les  luttes  violentes,  et  deviennent  souvent  les  instrumens  de  gens 
qui  sont  complètement  indifférens  au  mal  qu'ils  font  à  la  Couronne  et  à  la 
famille  royale. 

Le  duc  de  Cambridge  de  répondre  «  qu'il  a  constaté  le 
grand  avantage  qu'il  y  avait  à  soutenir  le  gouvernement  :  »  «  j'ai 
ainsi,  ajoute-l-il,  toujours  été  bien  avec  tous  les  partis  et  évité 
de  nombreuses  difficultés.  »  Son  fils  le  prince  George  promet, 
par  le  même  courrier,  «  de  ne  se  laisser  accaparer  »  par  aucun 
groupe.  «  Toutes  les  fois  que  les  membres  de  la  famille  royale 
peuvent  le  faire  consciencieusement,  ils  ont  le  devoir  de  sou- 
tenir le  gouvernement  de  la  Reine,  »  et  si  cela  leur  est  mo- 
ralement impossible,  «  en  tout  cas,  il  n'est  pas  à  désirer  qu'ils 
se  mettent  au  premier  rang  de  l'opposition.  »  Et  Victoria 
d'écrire  à  son  cousin  pour  le  féliciter  «  de  partager  son  opinion 
sur  l'attitude  politique  »  que  doivent  prendre  tous  ceux  qui 
touchent  de  près  ou  de  loin  à  la  Couronne. 

Entre  les  deux  rangées  de  sièges  en  cuir  rouge,  en  face  du 
Président,  le  lord  Chancelier,  se  trouve  un  sofa  carré.  C'est  là  que 
se  groupent  les  pairs,  en  rupture  de  ban,  les  fonctionnaires  qui 
ne  sont  inféodés  à  aucun  parti,  les  princes  de  sang  royal.  La 
reine  Victoria  s'est  toujours  vue,  par  la  pensée,  assise  au  milieu 
de  ces  arbitres  impartiaux  des  luttes  parlementaires,  indifférens 
aux  questions  de  personnes  et  aux  intérêts  de  clocher,  guidés  par 
le  seul  souci  de  suivre  les  oscillations  de  l'opinion  publique  et 
de  servir  les  destinées  du  peuple  anglais.  Elle  note  les  rumeurs. 
Elle  écoute  les  discours.  Elle  assiste  aux  scrutins,  mais  sans 
se  laisser  gagner  par  la  fièvre  ambiante.  Elle  ne  se  mêle  aux 
luttes  des  partis,  que  pour  mieux  connaître  la  volonté  du  pays, 

La  reine  Victoria,  guidée  par  le  Prince  Consort,  aurait  pu 
profiter  de  la  désorganisation  des  tories,  au  lendemain  de  la 
bataille  libre-échangiste  (1),  pour  essayer  de  peser  sur  le  Parle- 

(1)  Voyez,  par  exemple,  le  mémorandiun  du  6  juillet  1S46,  dans  la  Correspon- 
dance inédite,  trad.  française,  t.  ]J,  p.  124. 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  451 

ment  et  d'élargir  le  rôle  de  la  Couronne.  Elle  n'y  a  jamais  songé. 
Chaque  fois  qu'un  ministère  est  culbuté,  elle  ne  s'inspire,  pour 
le  remplacer,  que  d'un  critérium  tout  utilitaire  :  Quel  est 
l'homme  capable  de  grouper  une  majorité  parlementaire?  Les 
crises  peuvent  être  longues.  Parfois  les  partis  sont  fractionnés 
en  des  sous-groupes.  Les  chefs  sont  divisés  par  des  rivalités 
personnelles. 

La  Reine  interroge,  réfléchit,  écrit.  Elle  multiplie  les  con- 
versations, les  lettres  et  les  mémorandums,  mais  elle  ne  perd 
jamais  de  vue,  quels  que  soient  ses  sentimens,  le  but  à  atteindre  : 
donner  satisfaction  à  la  majorité  parlementaire.  Elle  pousse  le 
respect  des  Communes  si  loin,  que,  le  11  mai  1838,  elle  refuse 
au  Cabinet  conservateur,  à  lord  Derby,  «  la  permission  d'annoncer 
que,  au  cas  où  le  gouvernement  serait  battu,  la  Reine  l'auto- 
riserait à  dissoudre  le  Parlement.  »  Il  lui  était  impossible  «  de 
se  décider  à  l'avance.  >/  Et  «  ce  serait  anticonstitutionnel  de 
la  part  de  lord  Derby  de  brandir  cette  menace,  avec  la  permis- 
sion de  la  Reine,  au-dessus  de  la  tête  des  Communes,  pour 
influencer  leur  vote.  » 

Elle  a  loyalement  contresigné  toutes  leurs  décisions.  Elle  n'a 
jamais  barré  la  route  à  une  réforme  vraiment  populaire.  Elle 
a  accueilli  les  revendications  économiques  des  classes  moyennes 
avec  enthousiasme,  leurs  revendications  électorales  avec  séré- 
nité. Lorsque  sir  Robert  Peel  est  renversé  au  lendemain  de 
l'abrogation  des  droits  sur  les  blés,  le  22  juin  184t>,  il  exprime  à 
la  Reine  sa  «  reconnaissance,  »  «  pour  l'aimable  intérêt  qu'elle 
lui  avait  manifesté  au  cours  de  cette  lutte  ardue.  »  Malgré  les 
conseils  du  roi  Léopold,  qui  considérait  que  le  libre-échange 
porterait  un  coup  redoutable  à  la  propriété  terrienne  et  aux 
forces  conservatrices,  Victoria,  éclairée  par  son  mari,  main- 
tient que  «  lagitatiou  contre  la  loi  des  blés  était  telle,  que, 
si  Peel  n'avait  pas  sagement  réalisé  cette  réforme,  —  pour 
laquelle  tout  le  pays  le  bénit, —  un  soulèvement  aurait  bientôt 
eu  lieu,  et  on  eût  été  forcé  d'accorder  ce  qui  a  été  concédé  comme 
une  faveur.  »  On  a  dit  que  prévoir,  c'est  gouverner.  Il  serait 
aussi  exact  de  dire,  que  transiger  est  la  première  maxime  de 
l'art  politique.  La  reine  Victoria  en  était  pénétrée.  Gladstone, 
le  doctrinaire,  qui  eut  avec  elle  tant  de  débats  et  tant  de  con- 
flits, a  affirmé,  dans  un  solennel  témoignage,  qu'elle  avait  tou- 
jours évité  les  résistances  sans  issue,  les  impasses,  les  deadlocks. 


452  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Saisie  le  27  janvier  1852  par  lord  John  Russell  d'un  projet  de 
réforme  électorale,  qui  élargit  les  frontières  de  la  cité  politique, 
elle  l'approuve  :  «  L'extension  du  droit  de  vote  était  presque 
inévitable,  et  il  valait  mieux  faire  cette  réforme  tranquille- 
ment, que  d'attendre  d'être  obligés  de  céder,  lorsqu'elle  nous 
aurait  été  réclamée  à  cor  et  à  cri.  » 

Somme  toute,  elle  a  toujours  réfléchi,  elle  a  souvent  discuté, 
elle  a  parfois  lutté.  Mais  elle  n'a  jamais  fermé  la  porte,  en  fai- 
sant claquer  les  battans.  Qu'il  s'agisse  de  réformes  administratives 
comme  l'institution  du  concours,  de  mesures  militaires  comme 
la  nomination  de  professeurs  civils  ou  la  réduction  des  efl'ectifs, 
de  projets  législatifs  comme  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat 
en  Irlande  (1868),  et  la  revision  de  la  loi  électorale  de  1884, 
elle  a  toujours  cédé  à  temps,  quand  elle  sentait  derrière  le 
Cabinet  une  majorité  parlementaire,  et  derrière  la  majorité 
l'opinion  publique. 

Quand  il  s'agit  d'une  question  grave,  qui  met  en  jeu  des 
forces  religieuses  ou  des  intérêts  sociaux,  Victoria,  si  les  mi- 
nistres y  consentent,  négocie  avec  leurs  adversaires  pour  obtenir 
une  transaction,  enrayer  le  conflit,  limiter  l'incendie.  Elle  atténue 
la  violence  des  luttes  politiques  et  arrête  l'élan  de  la  poussée 
démocratique.  Elle  obéit  ainsi  à  la  fois  à  son  devoir  monar- 
chique et  à  ses  sympathies  personnelles.  Elle  défend  la  paix 
publique  et  sauvegarde  l'unité  nationale.  Elle  fait  œuvre  conser- 
vatrice et  calme  les  passions  victorieuses. 

Quand  le  projet  de  loi  sur  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat  vient  éveiller  ses  scrupules  moraux  et  blesser  sa  foi  reli- 
gieuse (1),  Victoria  intervient  trois  fois.  Le  12  février  1869,  avant 
que  le  Parlement  ne  soit  saisi  d'un  texte  décisif,  la  Reine  décide 
Gladstone,  avec  l'aide  de  lord  Granville,  à  accepter  de  négocier 
avec  le  Primat  anglican  une  entente  amiable.  Un  premier  échec 
ne  la  décourage  pas.  Les  3,  4,  5  juin,  par  des  démarches  pres- 
santes, elle  obtient  de  l'archevêque  Tait  qu'il  ne  s'oppose  point  au 
vote  de  la  loi  en  seconde  lecture  par  la  Chambre  Haute,  et  évite 
ainsi  un  conflit  dangereux  entre  les  Communes  et  les  Lords.  La 
politique  des  amendemens  concilians  l'emporte,  grâce  à  Vic- 
toria, sur  celle  du  rejet  pur  et  simple.  Mais  les  députés  repous- 
sent   les   modifications    des    Pairs.    Afin    d'aboutir,  Gladstone 

(1)  Cranbrook  Papevs,  I,  p.  274. 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE   ANGLAISE.  453 

propose  des  concessions  financières.  Le  17  juillet  (1)  la  Souve- 
raine, qui  redoute  la  prolongation  des  hostilités,  cède  aux  in- 
stances de  Gladstone  et  charge  le  Dean  de  Windsor  d'une  dernière 
démarche  auprès  du  Primat.  Elle  aboutit.  La  paix  est  signée.  La 
Constitution  reste  intacte. 

Au  mois  d'août  1884,  elle  est  plus  gravement  menacée.  Dans 
un  long  mémorandum  adressé  à  la  Reine,  Gladstone  attire 
l'attention  de  la  Souveraine  sur  les  conséquences  qu'entraîne  le 
rejet  par  les  Lords  de  la  réforme,  qui  accroît  de  3  millions  le 
nombre  des  électeurs.  Si  le  conflit  reste  sans  issue,  il  posera 
devant  le  pays,  consulté  dans  ses  comices,  la  question  des  pou- 
voirs politiques  de  l'aristocratie  héréditaire.  Victoria  invite  à 
Balmoral  les  hommes  d'État  conservateurs,  leur  dit  ses  inquié- 
tudes et  fait  appel  à  leur  patriotisme.  Le  11  octobre,  elle  obtient 
de  Gladstone  et  de  lord  Salisbury  qu'ils  autorisent  deux  de  leurs 
partisans  les  plus  modérés,  lord  HartingLon  et  sir  Michaël  Hicks 
JBeachjà  ouvrir  des  pourparlers.  Ces  conversations  démontrent 
qu'une  transaction  est  possible.  Le  31  octobre,  la  Reine  demande 
alors  à  son  premier  Ministre  d'entrer,  officiellement,  en  négocia- 
tions avec  ses  adversaires. 

Elle  a  des  raisons  de  croire,  dit-elle,  que  si  on  donne  au  parti  conser- 
vateur l'assurance  que  le  remaniement  des  circonscriptions  ne  lésera  point 
gravement  ses  intérêts,  on  obtiendra  sa  coopération. 

La  conférence  a  lieu.  Elle  aboutit.  L'entente  est  faite.  Et  le 
27  novembre  1884,  Gladstone  informe  Victoria  que  «  ces  déli- 
cates négociations  d'une  forme  si  nouvelle  »  ont  été  couronnées 
de  succès.  «  Son  premier  devoir  est  d'exprimer  respectueuse- 
ment à  Sa  Majesté  ses  remerciemens,  pour  la  sage  et  ferme 
action  qu'il  lui  a  plu  d'exercer,  et  qui  a  si  puissamment  contribué 
à  faire  réussir  cette  transaction  et  à  éviter  une  crise  sérieuse.  » 
La  paix  est  signée.  La  Constitution  est  sauvée  (2). 

Victoria  gémit  sur  le  progrès  de  la  démocratie  et  la  dureté 
des  temps.  Elle  a  lutté  pour  retarder  l'avènement  des  deux  géné- 
rations de  radicaux, Molesworth  et  Cobden,  J.  Bright  et  J.  Cham- 
berlain. La  machine  gouvernementale,  qui  roule  avec  tant  d'ai- 
sance quand  Beaconsiield  est  au  pouvoir,  marche  plus  lentement 

(1)  Lord  Morley,  Life  of  Gladstone,  t.  II,  p.  259,  262,  267,  271,  273,  278.  —  Life 
ofTail.  t.  II,  p.  8,  14. 

(2)  Vie  de  Gladstone,  t.  111,  p.  130  à  139. 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'elle  est  entre  les  mains  de  Gladstone.  La  Souveraine 
demande  des  explications.  Elle  formule  des  objections.  Elle 
obtient  des  retouches.  Elle  serre  les  freins  sans  jamais  toucher 
au  volant  de  direction.  Victoria  n'a  jamais  voulu  être  et  n'a 
jamais  été  «  une  machine  à  signer.  »  Non  seulement  elle  a  main- 
tenu intact  le  rôle  social  de  la  monarchie  anglaise,  dispensatrice 
des  honneurs  et  des  anoblissemens,  sauvegardé  ses  droits  de 
surveillance  sur  les  choses  de  l'armée  et  de  la  marine  ;  mais 
encore,  elle  a  conservé  le  contrôle,  que  lui  laissent  les  traditions 
constitutionnelles,  sur  la  gestion  des  services  administratifs. 
Quand  on  crée  un  nouvel  organisme,  comme  le  secrétariat  des 
Indes,  elle  fait  immédiatement  préciser  la  manière  dont  s'exer- 
cera son  autorité. 

4  septembre  1858.  —  La  Reine  désire  que,  pour  ce  qui  est  des  commu- 
nications qui  devront  lui  être  faites,  le  nouveau  ministère  se  conforme 
autant  que  possible  à  l'usage  établi  aux  Afîaires  étrangères.  Toutes  les 
dépêches,  une  fois  reçues  et  lues  par  le  secrétaire  d'État,  seront  envoyées 
à  la  Reine.  Elles  pourront  être  simplement  expédiées  dans  un  coffret,  sans 
être  accompagnées  d'aucune  lettre  du  secrétaire  d'Etat,  à  moins  qu'il  ne 
juge  des  explications  nécessaires.  Aucune  dépêche,  donnant  des  instruc- 
tions ou  des  ordres,  ne  sera  expédiée  sans  avoir  été  préalablement  sou- 
mise à  l'approbation  de  la  Reine.  Les  plis,  contenant  des  dépêches  de  ce 
genre,  porteront  la  mention  :  «  A  approuver.  »  Pour  les  nominations  civiles, 
le  secrétaire  d'État  consultera,  lui-même,  le  bon  plaisir  de  la  Reine,  avant 
de  communiquer  avec  les  candidats  auxquels  il  songe.  Des  copies  ou  les 
minutes  des  délibérations  du  Conseil  des  Indes  seront  régulièrement  trans- 
mises à  la  Reine.  Le  secrétaire  d'État  devra  obtenir  l'approbation  de  la 
Heine,  avant  de  soumettre  des  questions  importantes  à  la  discussion  du 
Conseil. 

Cette  page  définit,  mieux  que  ne  le  feraient  tous  les  dévelop- 
pemens,  le  contrôle  monarchique,  tel  que  le  comprend  Victo- 
ria :  communication  des  documens  ;  discussion  préalable  des 
nominations  de  fonctionnaires  ;  examen  officieux  des  projets  de 
loi.  Et  que  le  lecteur  ne  croie  pas  qu'il  s'agisse  là  de  simples 
formalités:  nombreuses  sont  les  lettres  où  la  Souveraine  pro- 
teste contre  des  signatures  hâtivement  données  (1);  plus  nom- 
breuses encore  celles  où  elle  discute  une  promotion  et  exige 
des  retouches  (2).  Sans  doute  le  domaine  parlementaire  échappe 
à  l'action  du   monarque  constitutionnel.  Encore  est-il  que  la 

(1)  Correspondance  inédite,  Ivn^d.  fr.,  t.  I,  p.  230,  4C0  ;  III,  p.  CO. 

(2)  Ibid.,  t.  II,  p.   199;  III,  p.  297,  298,  300. 


LE    POUVOIR    POLITIQUE    DE    LA    COURONNE    ANGLAISE.  455 

Reine  demande  et  obtient  qu'un  ministre  la  tienne  au  courant, 
quotidiennement,  des  débats  législatifs.  Et,  enfin,  qui  oserait 
affirmer  que  les  échanges  de  lettres  et  de  notes  n'aient  pas 
obligé  un  cabinet  à  remanier  un  projet  de  loi?  La  correspon- 
dance relative  à  la  réforme  électorale,  due  à  lord  John  Rus- 
sell  (1),  l'intervention  de  la  Reine  dans  les  conflits  parlemen- 
taires de  1869  et  de  1884  constituent  une  démonstration 
irréfutable.  Appelée,  de  par  ses  fonctions,  à  présider  sinon  le 
Conseil  des  ministres,  du  moins  le  Conseil  privé,  elle  n'a  jamais 
considéré  que  son  rôle  se  bornât  à  sommeiller  discrètement  dans 
un  fauteuil  doré.  La  tâche  d'un  arbitre  est  plus  active.  Magis- 
trat d'une  impartialité  indiscutée,  d'une  autorité  reconnue,  il  a 
le  devoir  de  diriger  le  débat,  le  droit  de  donner  des  conseils  et 
de  formuler  des  transactions. 

A  cette  action  politique,  administrative  et  militaire,  s'ajoute 
encore  le  contrôle  du  Foreign  Office  Victoria  n'a  jamais  admis 
qu'une  seule  des  28  000  dépêches,  qu'expédie,  bon  an,  mal  an, 
le  ministère  des  Affaires  étrangères,  pût  quitter  Londres  avant 
que  le  brouillon  ait  été  soumis  à  la  Reine.  Elle  fait  régler 
minutieusement  ces  communications:  elle  veut  avoir  le  temps 
de  lire  avec  calme  et  de  réfléchir  avec  soin.  Jamais  elle  ne  donne 
son  visa  qu'à  bon  escient.  Souvent,  elle  exige  des  modifica- 
tions. Elle  corrige;  elle  remanie;  elle  coupe.  Il  lui  arrive, 
même,  de  s'opposer  victorieusement  à  l'envoi  d'un  télégramme. 
Le  10  janvier  1856,  elle  arrête  une  dépêche  si  blessante  pour 
la  Prusse,  qu'elle  aurait  peut-être  transformé  la  guerre  de  Grimée 
en  un  conflit  européen.  Le  comte  de  Beckendorfl",  dans  ses 
Mémoires,  proclame  que  c'est  Victoria  qui  empêcha  lord  Pal- 
merston  d'intervenir,  les  armes  à  la  main,  en  1862-1804,  dans 
l'affaire  danoise.  Et  le  témoignage  de  l'ambassadeur  prussien 
à  Londres  a  une  valeur  capitale... 


Le  rôle  joué  par  cette  femme  serait  assez  grand  pour  satis- 
faire bien  des  ambitions  viriles. 

Ni  gestes  sensationnels,  ni  manifestations  oratoires,  ni  uni- 
formes tapageurs.  Cette  action  s'exerce  dans  l'ombre,  à  l'aide  de 

(1)  Correspondance  inédite,  trad.  fr.,  t.  11,  p.  1:100  et  542. 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

feuilles  de  papier  noircies.  Victoria  respecte  les  traditions,  qui 
lui  imposent  d'étroites  limites.  Elle  obéit  aux  oscillations  de 
l'opinion  publique.  Elle  laisse  l'évolution  industrielle  et  démo- 
cratique suivre  son  cours.  Mais,  de  même  que  cette  femme,  sans 
goûls  affinés,  sans  grande  culture,  sans  exaltation  religieuse, 
eut  les  qualités  de  vigueur  physique,  intellectuelle  et  morale, 
de  capacité,  qui  font  les  personnalités  agissantes;  de  même 
cette  souveraine,  au  front  ceint  d'une  couronne  plus  solide  que 
brillante,  ligotée  par  les  libertés  parlementaires  d'une  ère 
nouvelle,  a  trouvé,  à  force  de  ténacité  quotidienne,  dans  les 
pouvoirs  d'un  contrôle  limité,  une  arme  suffisante  pour  gou- 
verner. Qu'il  s'agisse  de  définir  le  tempérament  ou  de  préciser 
le  rôle  de  la  reine  Victoria,  les  mêmes  mots  reviennent  sous  la 
plume.  Victoria  a  eu  surtout  du  caractère.  Cette  énergie  métho- 
dique et  disciplinée  suffit  pour  expliquer  son  œuvre  et  justifier 
son  autorité. 

Depuis  dix  ans,  les  pouvoirs  politiques  de  la  Couronne 
anglaise  n'ont  pas  été  réduits.  Edouard  VII  a  conservé  intact  ce 
précieux  héritage.  Entre  les  mains  d'un  Roi,  formé  à  l'école 
de  la  mer,  habitué  à  commander,  qui  sait  parler  à  John  Bull 
en  soldat  et  en  puritain,  le  prestige  religieux,  l'autorité  mili- 
taire, l'action  diplomatique,  le  contrôle  administratif,  que 
conserve  la  monarchie  britannique,  ne  sauraient  subir  d'at- 
teintes nouvelles.  Le  sceptre  de  l'Empire  n'est  point  à  la  veille 
de  tomber  en  quenouille. 

Jacques  Bardoux. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


LES  CONFESSIONS  DE  RICHARD  TATAGNER 


Mein  Leben,  par  Richard  Wagner,  2  vol.  in-8;  Munich,  191!. 

Il  y  avait  à  Leipzig,  en  1831,  un  jeune  étudiant  d'une  intelligence 
très  vive  et  d'un  cœur  généreux,  mais  instinctivement  possédé  d'une 
exaltation  fiévreuse  et  désordonnée  qui  inquiétait  de  plus  en  plus  tout 
son  entourage.  Né  à  Leipzig  le  22  mai  1813,  quatre  mois  à  peine 
avant  la  mort  de  son  père,  il  avait  été  élevé  d'abord,  à  Dresde,  par  le 
second  mari  de  sa  mère,  le  peintre,  poète,  et  acteur  Louis  Geyer,  qui 
n'avait  rien  négligé  pour  développer  fructueusement  les  remarquables 
qualités  naturelles  d'un  enfant  que,  sans  doute,  il  avait  le  droit  de 
regarder  comme  son  propre  fils  :  mais  ce  tendre  protecteur  était  mort 
à  son  tour,  quelques  années  plus  tard,  et  le  petit  garçon  s'était  formé 
depuis  lors  un  peu  à  l'aventure,  dans  des  milieux  assez  mêlés  où 
dominaient,  surtout,  les  deux  influences  du  théâtre  et  de  la  musique. 
Du  moins  sa  mère,  de  très  bonne  heure,  avait-elle  tâché  assidûment 
à  le  préserver  de  la  première  de  ces  deux  influences  ;  et  il  n'y  avait 
pas  jusqu'à  la  musique  dont  la  pauvre  femme  ne  se  fût  longtemps 
efforcée  d'interdii*e  les  approches  à  l'ardente  curiosité  de  son  fils,  en 
raison  de  l'étroite  parenté  de  cet  art,  —  que  d'ailleurs  elle  ne  pouvait 
s'empêcher  d'aimer  infiniment,  —  avec  celui  du  théâtre,  qu'elle 
détestait  et  craignait  plus  que  tout  au  monde.  Si  bien  que  le  jeune 
Richard,  revenu  à  Leipzig  après  la  mort  de  Louis  Geyer,  s'était  déjà 
essayé  successivement  aux  sciences,  aux  lettres  anciennes,  et  à  la 
poésie,  mais  toujours  avec  cette  impatience  de  toute  disciphne  et  cet 
irrésistible  besoin  de  libre  production  personnelle  qui,  chaque  fois, 


4S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avaient  amené  à  se  fatiguer  bientôt  de  la  poursuite  d'un  objet  trop 
difficile  à  atteindre.  Lorsque  la  tourmente  révolutionnaire  de  1830 
était  venue  donner  aux  étudians  de  la  cité  saxonne  une  importance 
et  un  prestige  imprévus,  en  leur  permettant  de  se  constituer  les  dé- 
fenseurs attitrés  de  l'ordre  social  contre  les  agressions  des  émeutiers 
socialistes,  le  collégien  émancipé  n'avait  plus  eu  d'autre  rêve  que 
de  pouvoir  se  joindre  à  ces  jeunes  «  héros;  »  et  c'est  ainsi  que,  faute 
de  titres  suffisans  pour  être  autorisé  à  s'inscrire  dans  les  facultés  de 
philosophie  ou  de  sciences,  il  avait  eu  l'idée  de  devenir  «  étudiant  en 
musique.  »  Après  avoir  jeté  au  feu  son  grand  drame  romantique, 
Leuhald  et  Adélaïde,  il  était  allé  suivre  des  cours  d'harmonie  qui  sur- 
le-champ  l'avaient  rebuté,  et  sur-le-champ,  aussi,  s'était  mis  à  com- 
poser toute  sorte  à' ouvertures  et  de  symphonies,  où  il  avait  imaginé 
d'employer  des  encres  différentes  pour  accentuer  le  rôle  distinct  des 
divers  groupes  d'instrumens.  Enfin  sa  mère,  —  résignée  mainte- 
nant à  admettre  et  à  encourager  la  vocation  musicale  de  son  fils,  — 
l'avait  décidé  à  recevoir  des  leçons  régulières  d'un  professeur  juste- 
ment vénéré,  le  vieux  Théodore  Weinlich  qui,  un  siècle  après  Jean- 
Sébastien  Bach,  exerçait  les  mêmes  fonctions  de  maître  de  chapelle 
de  la  célèbre  église  Saint-Thomas.  Notre  étudiant  se  rendait  chez  lui 
deux  fois  par  semaine  et,  docilement,  faisait  mine  d'écouter  ses 
savantes  explications  des  règles  élémentaires  du  contrepoint  :  mais 
celles-ci  avaient  en  réalité  d'autant  moins  de  chances  de  l'intéresser 
que  toute  musique,  depuis  quelque  temps,  commençait  à  lui  devenir 
entièrement  indifférente,  remplacée  désormais  dans  son  cœur  par  une 
passion  nouvelle.  Écoutons-le  nous  raconter  lui-même,  avec  sa 
simple  franchise  ordinaire,  cet  épisode,  —  ou  plutôt  cette  crise  déci- 
sive, —  de  sa  destinée  : 

En  compagnie  de  tous  ceux  des  étudians  qui  n'avaient  pu  profiter  des 
vacances  de  Pâques  pour  s'en  retourner  dans  leurs  familles,  j'étais  allé 
passer  à  la  campagne  trois  jours  et  trois  nuits,  -dont  la  plus  grande  partie 
avait  été  employée  au  jeu  :  car  le  jeu,  dès  la  première  nuit  de  notre  ex- 
pédition, avait  jeté  sur  moi  son  attrait  diabolique.  Un  groupe  des  plus 
parfaits  vauriens  d'entre  nous,  une  demi-douzaine  environ,  s'étaient 
trouvés  réunis,  dès  l'aube,  dans  la  petite  salle  d'un  cabaret,  et  y  avaient 
fondé  le  centre  d'une  société  de  jeu  qui,  pendant  le  jour,  s'était  encore  ren- 
forcée par  l'arrivée  d'autres  camarades  revenus  de  la  ville.  Un  grand 
nombre  venaient  simplement  pour  voir  si  la  partie  durait  toujours;  un 
grand  nombre  aussi  s'en  allaient  après  avoir  gagné  ou  perdu  :  moi  seul, 
avec  la  demi-douzaine  des  compagnons  susdits,  avais  tenu  bon,  jour  et 
nuit,  sans  démordre.  Tout  d'abord,  j'avais  été  amené  à  prendre  part  au  jeu 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  450 

par  le  désir  de  gagner  les  deux  thalers  que  chacun  de  nous  s'était  engagé  à 
payer  pour  les  frais  de  l'excursion  :  à  cela  j'avais  réussi,  et  alors  je  m'étais 
laissé  emporter  par  l'espoir  que  je  pourrais  obtenir  ainsi  lout  l'argent 
nécessaire  pour  le  paiement  de  mes  dettes.  Mais  il  en  avait  été  de  ce  plan 
nouveau  comme  naguère  de  mon  projet  de  composition  musicale,  lorsque 
j'avais  espéré  apprendre  au  plus  vite  tous  les  sercrets  de  la  musique  en  li- 
sant la  Méthode  de  Logier,  et  puis  m'étais  vu  arrêta  par  des  obstacles 
inattendus  :  force  m'avait  été  de  reconnaître  que  la  réalité  ne  s'accommo- 
dait pas  de  la  hâte  de  mes  désirs.  Et  de  cette  manière,  je  restai,  pendant 
près  de  trois  mois,  si  profondément  sai-i  de  la  rage  du  jeu  que  toutes  mes 
autres  passions  se  dépouillèrent  entièrement  de  leur  ancienne  séduction 
pour  moi.  Ni  la  salle  d'escrime,  ni  le  cabaret,  ni  le  terrain  des  duels  ne 
me  revirent  plus;  tout  le  long  du  jour,  je  ne  songeais  qu'à  découvrir  un 
moyen  quelconque  de  me  procurer  l'argent  indispensable  pour  mon  jeu  de 
la  soirée  et  de  la  nuit  suivantes.  En  vain  ma  mère,  qui  d'ailleurs  n'avait 
aucun  soupçon  de  mon  indigne  conduite,  s'ingéniait-elle  de  toutes  ses 
forces  à  faire  cesser  mes  sorties  nocturnes;  quittant  la  maison  vers  midi, 
jamais  je  n'y  rentrais  qu'à  l'aube  du  lendemain,  en  escaladant  la  porte  de  la 
cour,  dont  je  n'avais  pas  pu  me  procurer  la  clef.  Et,  peu  à  peu,  le  désespoir  de 
la  malechance  exalta  ma  passion  jusqu'à  la  folie  :  indifférent  à  tout  ce  qui, 
jusque-là,  m'avait  le  plus  séduit  dans  la  vie  d'étudiant,  absolument  insou- 
cieux de  l'opinion  de  mes  anciens  camarades,  je  me  terrais  dans  les  petits 
tripots  de  Leipzig,  en  compagnie  des  plus  misérables  rebuts  de  l'université. 
Enfin  mon  désespoir  croissant  m'inspira  l'idée  de  suppléer  à  la  chance 
par  l'habileté.  Il  me  sembla  que  le  gain  n'était  possible  qu'à  la  condition 
de  mettre  au  jeu  une  somme  importante  ;  et  je  résolus  d'employer  à  cette 
tentative  nouvelle  le  montant  de  la  pension  de  ma  mère,  que  j'avais  été 
chargé  de  toucher.  Bientôt,  de  tout  l'argent  que  j'avais  apporté,  il  ne  me 
resta  plus  qu'un  dernier  thaler  ;  et  l'émotion  avec  laquelle  je  finis  par 
mettre  encore,  sur  une  carte,  ce  thaler-là,  m'apparut  comme  entièrement 
nouvelle,  parmi  toutes  les  impressions  précédentes  de  ma  jeune  vie.  Mais 
c'est  que,  avec  ce  dernier  thaler,  c'était  tout  mon  avenir  que  je  jouais  :  car, 
si  je  le  perdais,  je  ne  pouvais  songer  à  rentrer  dans  ma  famille,  et  déjà  je 
me  voyais  m'enfuyant  au  hasard,  dès  l'aube,  par  les  champs  et  les  bois, 
comme  l'enfant  prodigue.  Cette  exaltation  désespérée  s'empara  de  moi  avec 
tant  de  violence  que  c'est  presque  à  mon  insu  que,  ma  carte  ayant  gagné 
une  première  fois,  je  laissai  mon  argent  comme  enjeu,  à  plusieurs  reprises, 
pour  les  parties  suivantes,  jusqu'à  un  moment  où  je  m'aperçus  que  mon 
gain  s'était  accru  considérablement.  Sans  arrêt,  maintenant,  je  gagnais. 
J'avais  une  telle  confiance  que  je  risquais  les  coups  les  plus  hardis  ;  et  puis, 
soudain,  une  sorte  d'illumination  se  produisit  en  moi,  et  je  compris 
clairement  que  c'était  la  dernière  fois  que  je  jouais.  Ma  chance  était  si 
évidente,  si  prodigieuse  que  les  banquiers  se  virent  contraints  d'arrêter 
la  partie.  Non  seulement  j'avais  regagné,  en  quelques  heures,  tout  l'argent 
perdu  au  jeu  depuis  plusieurs  mois  :  je  me  trouvais  avoir  encore  de  quoi 
payer  toutes  mes  autres  dettes.  Et,  en  vérité,  c'était  une  chaleur  sacrée  qui, 
de  minute  en  minute,  me  remplissait  pendant  cette  aventure.  A  chaque 
surcroît  de  ma  chance,  je  sentais  très  nettement  comme  la  présence  d'un 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ange  auprès  de  moi,  me  murmurant  des  paroles  d'avertissement  et  de  con- 
solation. Une  dernière  fois,  j'eus  à  escalader  la  porte  de  la  cour  pour 
rentrer  dans  ma  chambre;  puis  je  tombai  dans  un  profond  sommeil,  dont 
je  ne  me  réveillai  que  tard,  tout  renforcé,  et  comme  ressuscité  à  une  vie 
nouvelle...  Les  diverses  tentations  qui  m'avaient  séduit  jusque-là  avaient, 
désormais,  perdu  pour  toujours  leur  pouvoir  sur  moi.  Le  torrent  tumul- 
tueux 011  je  m'étais  plongé  depuis  un  an,  et  où  j'avais  failli  me  noyer 
sans  espoir,  m'apparut,  tout  d'un  coup,  à  la  fois  absolument  dépourvu 
d'intérêt  pour  moi  et  même  absolument  incompréhensible.  Déjà  la  passion 
du  jeu  m'avait  rendu  indifférent  à  tout  le  reste  des  vanités  de  ma  carrière 
d'étudiant;  délivré  de  cette  passion,  je  me  trouvai  soudain  transporté  dans 
un  monde  tout  autre,  que  mon  esprit  et  mon  cœur  n'allaient  plus  cesser 
d'habiter  depuis  lors. 

Quelques  jours  après,  le  jeune  homme  retourne  chez  son  maître 
Weinlich:  mais  là,  une  seconde  catastrophe  l'attend,  dont  il  nous 
avoue  lui-même  «  qu'elle  l'a  bouleversé  presque  autant  que  l'avait 
fait  celle  de  sa  dernière  nuit  de  jeu.  »  Doucement  et  paternelle- 
ment, mais  du  ton  le  plus  décidé,  le  vieux  professeur  lui  signifie  sa 
résolution  de  ne  plus  s'occuper  d'un  élève  qui  dédaigne  ses  leçons  et 
ne  tient  aucun  compte  de  ses  remontrances.  «  Tout  confus  et  pro- 
fondément ému,  je  suppliai  le  vénéré  vieillard  de  me  pardonner,  en 
lui  promettant  désormais  une  persévérance  exemplaire.  Enfin  le  bon 
WeinUch,  touché  d'une  contrition  aussi  imprévue,  me  demanda  de 
revenir  chez  lui  vers  sept  heures,  l'un  des  matins  suivans,  afin  de 
dresser  sous  ses  yeux,  jusqu'à  midi,  la  charpente  complète  d'une 
fugue  ;  et,  vraiment,  il  me  consacra  cette  matinée  tout  entière,  en 
prêtant  une  attention  pleine  de  sages  conseils  et  d'enseignemens 
précieux  à  chacune  des  mesures  que  je  lui  soumettais.  Vers  midi,  il 
me  congédia,  avec  mission  de  terminer  chez  moi  la  mise  au  point  de  la 
fugue  ainsi  esquissée;  et  lorsque,  ensuite,  je  lui  présentai  ma  fugue 
terminée,  il  me  montra,  par  manière  de  comparaison,  un  autre 
développement  du  même  thème,  qu'il  venait  de  faire  à  mon  intention. 
Ce  travail  en  commun  inaugura,  entre  l'aimable  maître  et  moi,  des 
relations  infiniment  affectueuses;  et  pour  lui  aussi  bien  que  pour  moi, 
depuis  lors,  la  continuation  de  nos  leçons  devint  le  plus  agréable  des 
divertissemens.  J'étais  émerveillé,  pour  ma  part,  de  la  rapidité  avec 
laquelle  s'écoulait  le  temps  employé  à  ces  études  de  contrepoint. 
Pendant  deux  mois,  Weinhch  me  fit  faire  une  nombreuse  série  de 
fugues,  et  m'accoutuma  à  toutes  les  formes  les  plus  compliquées 
de  la  polyphonie  ;  de  telle  sorte  que,  un  jour,  ayant  apporté  à 
mon  maître  une  double  fugue  très  difficile  et  d'une  élaboration  très 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  461 

fournie,  j'éprouvai  un  véritable  saisissement  à  l'entendre  me  dire 
qu'U  n'avait  plus,  désormais,  rien  à  m'apprendre.  Et  comme,  alors  ni 
depuis,  jamais  je  n'ai  eu  conscience  d'aucun  effort  pénible  pour  me 
livrer  à  ce  genre  de  travaux,  il  m'est  arrivé  bien  souvent  de  me 
demander  si,  oui  ou  non,  j'étais  proprement  un  musicien  «  savant.  » 
Le  vieux  Weinlich, d'ailleurs,  ne  semblait  pas  accorder  une  importance 
très  grande  à  ces  choses  qu'il  m'enseignait,  prises  en  soi,'et  c'est  seu- 
lement comme  une  discipline  indispensable  qu'U  s'attachait  à  me  les 
recommander.  «  Selon  toute  vraisemblance,  »  me  disait-il,  «  vous 
«  n'aurez  guère  l'occasion  d'écrire  jamais  ni  fugues,  ni  canons  ;  mais 
«  ce  que  vous  aurez  acquis,  grâce  à  ces  leçons,  c'est  un  élément  salu- 
«  taire  d'indépendance  personnelle.  Grâce  à  elles,  vous  pourrez  doré- 
ce  navant  être  vous-même,  avec  l'assurance  d'avoir  toujours  le  moyen 
«  de  vous  tirer  des  passages  les  plus  compliqués,  si  par  hasard  vous 
«  êtes  forcé  d'en  écrire  I  » 

Le  fait  est  que,  survenant  à  ce  moment  précis  de  la  xie  du  jeune 
musicien,  les  leçons  du  vénérable  successeur  de  Jean-Sébastien  Bach 
ne  pouvaient  manquer  d'avoir,  pour  sa  carrière  future,  une  importance 
capitale,  —  sauf  peut-être  pour  lui  à  ne  pas  se  trouver  en  état  d'en 
apprécier  pleinement  toute  l'étendue.  Cette  «  rapidité  sans  trace 
d'effort,  »  cette  aisance  merveilleuse  avec  lesquelles  l'élève  de 
Weinlich  s'initiait  aussitôt  aux  «  formes  les  plus  compliquées  du 
contrepoint,  »  c'était  la  suite  naturelle  de  1'  «  illumination  »  singulière 
qui  s'était  produite  en  lui,  quelques  jours  auparavant,  pendant  la  mi- 
nute tragique  où,  mettant  sur  une  carte  son  dernier  thaler,  il  avait  vu 
que  jamais  plus  il  ne  ressentirait  l'émotion  du  jeu.  Toute  son  âme, 
cette  nuit-là,  s'était  comme  purifiée  et  transfigurée,  se  déhvrant  du 
fardeau  de  ses  passions  précédentes,  afin  de  pouvoir  s'élancer  plus 
hbrement,  depuis  lors,  vers  un  objet  nouveau.  Son  exaltation,  jusque- 
là  confuse  et  éparse,  s'était  brusquement  changée  en  génie  créateur; 
et  voici  que,  dès  le  jour  suivant,  les  reproches  du  seul  prof esseur  qu'il 
eût  jamais  respecté  et  aimé  lui  avaient  fait  subir  une  commotion  «  à 
peine  moins  forte  »  que  celle  qui  venait  de  le  «  bouleverser  !  »  Quoi 
d'étonnant  que,  dans  ces  conditions  exceptionnelles,  l'enseignement 
de  WeinUch  lui  soit  allé  tout  droit  au  cœur  pour  y  déposer,  presque  à 
son  insu,  des  germes  féconds  de  science  et  de  conscience  artistiques? 
Par  un  hasard  que  l'on  serait  tenté  de  quahfier  de  providentiel,  il  lui  est 
arrivé  que  le  maître  rencontré  sur  son  chemin,  en  cette  heure  de  crise, 
au  lieu  de  n'avoir  à  lui  apprendre  que  les  principes  de  la  musique 
brillante  et  vide  qui  régnait  alors  sur  le  monde,  —  d'une  musique  ne 


462  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comportant  l'occasion  d'écrire  «  ni  fugues,  ni  canons,  »  —  ait  été  l'un 
des  rares  dépositaires  sur^^Lvans  de  l'admirable  tradition  musicale 
des  Bach  et  des  Mozart,  un  de  ces  contrapuntistes  à  la  manière  d'au- 
trefois qui  exigeaient  avant  tout  qu'une  œuvre  de  musique  fût  vrai- 
ment «  musicale,  »  écrite  avec  le  respect  de  ce  qu'on  pourrait  appeler 
l'orthographe,  la  grammaire,  et  le  vocabulaire  musicaux  !  Reçues  un 
an  plus  tôt,  ou  plus  tard,  les  leçons  d'un  tel  maître  n'auraient  sans 
doute  pas  suffi  à  faire  de  l'élève  un  musicien  «  savant,  »  au  sens  le 
plus  noble  de  ce  mot  ;  et  il  est  probable  aussi  que,  même  reçues  à 
cette  date  de  sa  carrière,  les  leçons  d'un  autre  professeur,  suivant 
l'esprit  et  le  goût  du  temps,  n'auraient  pas  eu  sur  lui  beaucoup  plus 
d'effet  que  s'il  les  avait  reçues  dans  un  autre  moment.  Mais  son  heu- 
reuse chance,  prolongée  au  delà  de  sa  dernière  nuit  de  jeu,  lui  a  per- 
mis de  se  pénétrer  là,  une  fois  pour  toutes,  d'un  enseignement  qui, 
depuis,  n'allait  plus  cesser  de  vivre  et  d'opérer  au  secret  de  son  être, 
le  poussant  de  plus  en  plus  à  se  frayer  une  voie  hors  des  hmites 
trop  restreintes  de  l'art  d'un  Rossini  et  d'un  Meyerbeer,  —  jusqu'au 
jour  où  la  création  des  grandes  œuvres  de  sa  maturité  lui  permettrait 
enfin  d'offrir  simultanément  à  soi-même  et  à  nous  la  solution  du  pro- 
blème consistant  à  savoir  s'il  «  était  ou  non  un  musicien  savant.  » 
Oui,  —  nous  en  avons  aujourd'hui  la  preuve  certaine,  —  c'est  à  la 
folle  aventure  de  l'étudiant-amateur  dans  un  tripot  de  Leipzig  et  puis 
à  ses  deux  mois  d'entretiens  famiUers  avec  le  vieux  cantor  de  l'éghse 
Saint-Thomas  que  nous  sommes  redevables  de  tout  «  l'enchante- 
ment »  sans  pareil  des  derniers  actes  des  Maîtres  Chanteurs  et  de 
Parsifal  (1  )  !  , 

Encore  les  «  surcroîts  »  extraordinaires  de  la  chance  du  jeune 
homme,  teUe  qu'il  a  eu  l'impression  de  la  voir  descendre  sur  lui 
durant  ces  quelques  heures  d'«  illumination  »  à  la  table  de  jeu,  ne  se 
sont-ils  pas  bornés  à  lui  révéler  l'essence  et  les  lois  d'une  musique 
supérieure  à  celle  que  lui  imposaient  les  conventions  de  son  temps 
Une  autre  bonne  fortune  lui  était  réservée,  non  moins  inattendue  et 
fructueuse,  aussitôt  au  sortir  des  leçons  de  Weinlich.  Car  de  même 

(1)  11  convient  d'ajouter  que  les  pages  des  Mémoires  de  Richard  Wagner  où  il 
nous  raconte  ses  leçons  avec  Weinlich  ont  été  écrites  longtemps  avant  cette 
période  suprême  du  développement  de  son  art  :  tout  porte  à  croire  que,  par 
exemple,  au  moment  où  il  composait  son  Parsifal,  le  maître  de  Bayreuth  nous 
aurait  parlé  en  d'autres  termes  de  l'influence  exercée  sur  lui  par  ces  leçons  d'une 
science  dont  lui-même,  désormais,  reconnaissait  très  profondément  l'éminente 
valeur  esthétique. 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  463 

que  les  leçons  du  vieux  cantor  lui  avaient  enseigné  le  secret  de  la 
«  forme  »  extérieure  de  son  art,  un  hasard  nouveau  est  venu  lui  en 
fournir,  pour  ainsi  dire,  le  contenu  idéal,  en  lui  faisant  rencontrer, 
A-ers  le  milieu  de  1831,  une  figure  d'homme  qui  allait  devenir  pour 
lui,  d'un  seul  coup,  l'incarnation  parfaite  du  «  héros  »  toujours  vai- 
nement rêvé  et  cherché  jusque-là.  Parmi  les  chefs  et  soldats  vaincus 
de  la  récente  révolution  polonaise,  arrivés  en  foule  à  Leipzig,  et  dont 
les  moindres  avaient  déjà  de  quoi  séduire  très  profondément  son 
imagination  juvénile,  les  circonstances  lui  ont  permis  de  vivre  pen- 
dant plusieurs  mois  dans  l'intimité  d'un  certain  comte  Tincent 
Tyszkiewicz,  «  qui  tout  de  suite  l'avait  attiré  par  son  admirable  appa- 
rence de  vigueur  corporelle  et  l'extrême  beauté  virile  de  son  visage.  » 
Il  l'avait  rencontré,  d'abord,  dans  une  salle  de  concerts,  où  la  Sym- 
phonie en  ut  mineur  de  Beethoven  l'avait  transporté  d'enthousiasme 
plus  encore  que  d'ordinaire,  à  l'entendre  jouer  là  en  «  présence  d'un 
groupe  nombreux  de  figures  héroi'ques  »  qu'il  voyait  «  toutes  rayon- 
nantes sous  l'effet  de  l'émotion  réveillée  en  elles  par  l'œuvre  du 
maître.  »  Et  bientôt  des  relations  plus  familières  s'étaient  établies 
entre  le  jeune  musicien  romantique  et  ce  gentilhomme  polonais  qui 
semble  bien,  en  effet,  avoir  possédé  au  plus  haut  degré  quelques- 
unes  des  plus  admirables  qualités  intellectuelles  et  morales  du  génie 
de  sa  race. 

Le  comte  Vincent  Tyszkiewicz  unissait  à  une  attitude  pleine  de  calme 
noblesse  une  sûreté  d'esprit  et  un  abandon  qui  m'étaient  absolument 
nconnus.  De  voir  un  homme  de  manières  et  d'âme  si  royales  vêtu  d'une 
simple  veste  à  brandebourgs  et  coiffé  du  béret  de  velours  rouge,  ce 
spectacle  anéantit  aussitôt  en  moi  tout  le  respect  dont  j'avais  honoré, 
jusqu'alors,  la  tournure  apprêtée  de  coqs  de  combat  des  héros  de  notre 
monde  d'étudians.  Aussi  fus-je  ravi  de  retrouver  bientôt  ce  même  homme 
dans  la  maison  de  mon  beau-frère  Frédéric  Brockhaus,  et  de  l'y  rencontrer 
ensuite,  pendant  longtemps,  presque  à  demeure.. .J'y  rencontrai  également 
d'autres  émigrés  notables,  dont  les  uns  me  frappaient  par  leur  raffinement 
aristocratique,  d'autres  par  une  altitude  mélangée  de  bravoure  guerrière 
et  de  mélancolie  :  mais  la  seule  impression  durable  que  j'aie  conservée  de 
ces  entretiens  a  été  celle  que  m'a  produite  ce  comte  Vincent  Tyszkiewicz, 
passionnément  aimé  et  vénéré,  qui  toujours  est  resté  pour  moi  fidéal 
d'un  homme  vraiment  viril.  Je  dois  ajouter  que  cet  homme  excellent,  de 
son  côté,  me  témoignait  une  amitié  sincère.  Presque  tous  les  jours  je 
venais  le  voir,  et  volontiers  il  sortait  avec  moi  de  sa  chambre  pour  s'aban- 
donner plus  librement,  dans  quelque  coin  de  campagne,  à  l'inquiète  tris- 
tesse qui  l'accablait. 

Ce  «  type  idéal  d'un  homme  vraiment  viril,  »  offrant  au  jeune  mu- 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sicien  saxon  le  spectacle  inoubliable  d'une  «  attitude  pleine  de  calme 
noblesse  unie  à  une  sûreté  de  pensée  et  à  un  abandon  qui  lui  étaient 
absolument  inconnus  jusque-là,  »  comment  ne  pas  reconnaître  en  lui 
le  modèle  des  glorieuses  figures  de  «  héros  »  qui  se  manifestent  à  nous 
dans  toute  l'œuvre  poétique  de  Richard  Wagner,  depuis  le  «  dernier 
tribun  »  Rienzi  et  le  capitaine  du  vaisseau-fantôme  jusqu'au  dieu 
Wotan  lui-même  et  à  l'aristocratique  cordonnier  Hans  Sachs  ?  Et 
comment  ne  pas  admirer  la  chance  providentielle,  qui  décidément 
semble  avoir  pris  en  main,  durant  ces  quelques  mois,  la  destinée  du 
jeune  homme,  comment  ne  pas  l'admirer  et  la  remercier  d'avoir  ainsi 
non  seulement  éveillé  son  génie  créateur,  mais  de  l'avoir  aussitôt 
pourvu  de  la  forme  et  du  contenu  de  son  œuvre  future  ?  J'avoue  en 
tout  cas  que  je  ne  puis  m'empêcher,  pour  ma  part,  d'attacher  une  très 
haute  portée  à  ces  renseignemens  biographiques,  — les  plus  précieux, 
peut-être,  qu'ait  à  nous  fournir  toute  la  longue  série  nouvelle  des 
Mémoires  ou  Confessions  de  l'auteur  de  Parsifal;  tout  de  même  que 
je  ne  saurais  dire  à  qiiel  point  mon  cœur  de  vieux  «  wagnérien  »  a  été 
touché  de  recueillir  ces  renseignemens,  en  quelque  sorte,  de  la  bouche 
même  de  l'homme  extraordinaire  qui,  jadis,  a  été  mon  premier  ini- 
tiateur au  monde  bienheureux  de  la  poésie  et  de  la  beauté. 

Car  les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  peuvent  bien  vénérer  en  Richard 
"Wagner  l'un  des  plus  magnifiqiies  artistes  de  notre  temps,  —  et  de 
tous  les  temps  :  H  ne  leur  est  pas  possible  d'imaginer  de  quelle  impor- 
tance a  été,  pour  notre  jeunesse  d'il  y  a  un  quart  de  siècle,  la  révé- 
lation de  cet  art  prodigieux,  où  nous  avions  vraiment  l'impression  de 
trouver  l'aboutissement  suprême  de  tout  l'immense  effort  esthétique 
de  l'humanité  à  travers  les  âges.  Qu'il  y  ait  eu  là,  pour  nous,  une  cer- 
taine part  d'Ulusion,  d'«  auto-suggestion  »  collective,  exagérant  à  nos 
yeux  les  proportions  réelles  du  maître  de  Bayreuth  et  de  son  œuvre, 
je  consens  à  le  laisser  dii-e,  sinon  à  le  reconnaître  au  plus  profond  de 
mon  âme  :  il  n'en  reste  pas  moins  que  jamais,  à  coup  sûr,  -^  jamais 
dans  toute  l'histoire  des  arts,  —  aucun  autre  artiste  n'est  apparu  à 
ses  contemporains  plus  entièrement  différent  du  reste  des  hommes, 
revêtu  d'une  puissance  et  d'un  attrait  plus  parfaitement  surhumains. 
Je  ne  crois  pas  que  Napoléon  lui-même,  à  l'apogée  de  sa  gloire, 
ait  été  l'objet  d'une  adoration  à  la  fois  plus  respectueuse  et  plus 
tendre  que  celle  que  nous  inspirait,  aux  environs  de  1882,  le  sublime 
vieillard  qui,  après  cinquante  années  d'une  lutte  héroïque,  était 
parvenu  à  élever,  sur  les    ruines  des  plus  somptueux  palais  du 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  4Gf) 

«  faux  art  »  de  naguère,  le  temple  désormais  immortel  de  «  l'art  de 
l'avenir.  »  Entrevoir  de  loin  sa  noble  figure,  entendre  sortir  une 
parole  de  ses  lèvres,  ou  même  simplement  être  admis  à  ^dsite^  les 
lieux  où  s'achevait  la  splendide  épopée  de  son  existence,  c'était  pour 
nous  un  pri^dlège  dont  le  souvenir,  maintenant  encore,  nous  fait 
frémir  d'émotion  pieuse;  et  je  pourrais  nommer  plus  d'un  de  mes 
anciens  collaborateurs  de  la  Revue  Wagnérienne  que  le  souvenir  de  la 
mort  de  Wagner  continue  de  pénétrer  d'une  douleur  presque  filiale, 
aussi  vive  et  crueUe  qu'au  premier  jour,  voilà  bientôt  trente  ans  ! 

Il  est  vrai  que,  depuis  lors,  la  forte  et  douce  voix  du  «  Mage 
vénéré  »  n'a  pas  cessé  de  se  faire  entendre  à  nouveau  parmi  nous, 
sous  la  forme  d'innombrables  lettres  que  nous  ont  Livrées  tous  ceux 
qui,  à  un  degré  quelconque,  avaient  eu  l'insigne  honneur  d'être 
ses  amis,  ou  seulement  d'entretenir  des  rapports  avec  lui.  Plus 
d'une  fois  j'ai  eu  moi-même  à  signaler  ici  telles  de  ces  correspon- 
dances de  Richard  Wagner,  dont  quelques-unes  nous  apportaient 
effectivement  une  image  fidèle  de  son  caractère  ou  un  vibrant  écho 
des  battemens  de  son  cœur,  tandis  que  d'autres  n'étaient  remplies 
que  d'un  vain  murmure  de  paroles  banales,  et  que  d'autres  encore, 
il  faut  l'avouer,  constituaient  un  attentat  sacrilège  contre  sa  mé- 
moire, —  soit  qu'elles  nous  vinssent  de  prétendus  amis  qui  ne  crai- 
gnaient pas  de  fausser  le  sens  de  ses  lettres  en  les  entourant  de 
commentaires  mensongers,  ou  parfois  qu'elles  nous  exposassent  à 
nous  tromper  non  moins  fâcheusement  sur  sa  nature  et  ses  sentimens 
véritables  en  étalant  sous  nos  yeux,  sans  l'ombre  d'explication,  des 
documens  d'ordre  tout  intime,  et  dont  l'accès  aurait  dû  nous  être 
à  jamais  interdit.  Mais  pour  instructives  et  belles  que  nous  sem- 
blassent des  lettres  comme  celles  que  Wagner  écrivait,  par  exemple, 
à  Liszt,  à  Rœckel,  à  ses  vieux  compagnons  du  théâtre  de  Dresde, 
toujours  nous  éprouvions  en  face  d'elles  une  sorte  de  gêne,  et  d'au- 
tant plus  grande  que  l'auteur  de  ces  lettres  nous  était  plus  cher  :  avec 
l'impression  pénible  comme  de  les  lire  indiscrètement  par-dessus 
l'épaule  de  leurs  destinataires.  Les  plus  hautes  pensées  et  les  confi- 
dences les  plus  attachantes  que  nous  y  découvrions,  nous  ne  pou- 
vions oubUer  qu'elles  s'adressaient  à  d'autres  personnes,  sans  que 
Wagner  eût  songé  à  nous  en  les  exprimant;  et  nous  savions,  au 
contraire,  qu'il  y  avait  quelque  part  un  gros  manuscrit  de  sa  main 
où,  précisément,  il  ne  parlait  qu'à  nous,  à  tous  ceux  qui  l'avaient 
recherché  et  aimé,  pour  dévoiler  devant  nous  son  existence  tout 
entière,  avec  cette  sincérité  ardente  et  cordiale  qui  sans  cesse,  de  son 

TOMK   III.  —  1911.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vivant,  avait  désarmé  les  préventions  ou  les  rancunes  dressées  contre 
lui,  obligeant  ses  ennemis  eux-mêmes  à  se  relâcher,  pour  un  ins- 
tant, de  leur  hostilité,  dès  qu'ils  avaient  l'occasion  de  se  trouver  en 
tète  à  tête  avec  lui.  Certes,  nous  comprenions  que  cette  sincérité  et 
cette  expansion  des  Mémoires  du  maître  en  retardât  la  mise  au  jour, 
jusqu'au  moment  où  la  disparition  de  tous  les  amis  et  ennemis  per- 
sonnels de  Wagner  nous  permettrait  de  connaître  enfin  son  juge- 
ment sur  eux  :  mais  avec  quelle  impatience,  d'année  en  année,  nous 
attendions  ce  moment,  avec  quel  fervent  espoir  de  goûter  une  fois 
encore,  avant  de  disparaître  à  notre  tour,  la  jouissance  de  ces  loin- 
taines soirées  de  Bayreuth  où  nous  avions  cru  voir  le  ciel  s'ouvrir  en 
recevant,  de  la  bouche  auguste  du  ^deux  maître,  une  brève  parole 
de  féUcitation  ou  de  remerciement  ! 

Désormais,  grâce  aux  héritiers  de  Richard  Wagner,  notre  longue 
attente  a  pris  fin,  et  notre  espoir  s'est  réalisé  :  nous  possédons,  en 
deux  énormes  volumes,  le  texte  absolument  complet  des  Confessions 
du  maître,  telles  qu'il  les  a  surtout  écrites  ou  dictées  à  notre  intention 
pendant  les  loisirs  forcés  de  sa  vie  d'exilé,  entre  son  départ  d'Alle- 
magne on  184r9  et  son  installation  triomphale  à  Bayreuth,  vingt  années 
plus  tard.  C'est  bien  sa  voix  que  nous  entendons,  et  s'adressant 
expressément  à  nous,  tantôt  pour  nous  révéler  des  événemens  de 
sa  vie  que  nous  avions  ignorés  jusqu'ici,  comme  cette  merveilleuse 
«  illumination  »  de  1831  qui  a  fait  de  lui  le  musicien-poète  qu'il  a  été, 
et  tantôt  pour  nous  présenter  sous  leur  jour  véritable  d'autres  événe- 
mens dont  l'histoire  nous  apparaissait  tout  enveloppée  de  légendes 
plus  ou  moins  fâcheuses,  comme  l'aventure  de  son  premier  mariage, 
ou  ses  relations  avec  une  dame  zurichoise  qui,  de  la  meilleure  foi  du 
monde ,  s'était  imaginé  et  avait  voulu  nous  faire  croire  qu'elle  lui 
avait  inspiré  le  plus  passionné  de  ses  drames  (1).  Au  point  de  vue  bio- 
graphique, la  publication  de  ces  deux  volumes  est  vraiment  d'une 
importance  inappréciable  ;  car  non  seulement  Wagner  nous  y  expose, 
avec  un  détaU.  scrupuleux,  jusqu'aux  moindres  incidens  de  son  exis- 
tence publique  et  privée,  mais  il  ne  cesse  d'apporter  en  efTet  à  son 
récit,  selon  son  habitude,  cette  franchise  familière  et  sans  l'ombre 

(1)  Une  traduction  française  des  Mémoires  de  Richard  Wagner  devant  être 
publiée  très  ijrochainement,  on  comprendra  que  je  me  sois  abstenu  de  toucher 
aujourd'hui  ù  ces  drames  intimes  de  la  vie  du  maître,  qui  d'ailleurs  se  rattachent 
de  trop  près  aux  circonstances  au  milieu  desquelles  ils  se  sont  produits  pour 
pouvoir  être  appréciés  isolément,  en  quelques  lignes  d'un  résumé  forcément 
incomplet. 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  467 

de  réserve  qui  nous  interdira  dorénavant  toute  tentative  pour  prêter 
à  ses  actes  une  interprétation  différente  de  celle  qu'il  a,  lui-même, 
consenti  à  nous  en  offrir.  Sans  compter  que  jamais,  peut-être,  auto- 
biographie de  ce  genre  n'a  été  aussi  remplie  de  portraits  d'autres 
personnages  divers,  musiciens  et  hommes  de  lettres,  grands  sei- 
gneurs et  aventuriers,  dont  beaucoup  se  sont  acquis  une  célébrité 
suffisante  pour  que  la  seule  mention  de  leur  nom  ait  de  quoi  éveiller 
notre  curiosité.  '< 

D'où  vient  donc  que,  malgré  tous  les  motifs  qu'elles  ont  de  nous 
toucher  et  de  nous  intéresser  au  plus  haut  point,  ces  Confessions  de 
Richard  Wagner  risquent  de  nous  produire,  au  total,  une  singuUère 
impression  de  fatigue  désabusée,  qui  ne  leur  permettra  jamais,  je  le 
crains,  de  prendre  place  à  côté  des  autobiographies  analogues  d'un 
Rousseau,  d'un  Chateaubriand,  d'un  Gœthe,  et  de  maints  autres 
artistes  qui,  parfois,  sont  loin  d'égaler  en  génie  aussi  bien  qu'en  sin- 
cérité le  poète  souverain  du  Crépuscule  des  Dieux  qX  de  Parsifal?ï)iTa- 
t-on  que  cette  impression  résulte  de  la  longueur,  de  1'  «  épaisseur  » 
excessives  de  deux  énormes  volumes  d'un  récit  étrangement  abondant 
et  touffu,  d'un  récit  où  trop  souvent  l'auteur,  à  force  de  vouloir  ne 
nous  rien  cacher,  insiste  complaisamment  sur  des  sujets  dénués  d'in- 
térêt en  soi-même,  ou  encore  qui  ont  perdu  pour  nous,  aujourd'hui, 
l'attrait  qu'ils  pouvaient  offrir  aux  contemporains  de  Wagner  ?  Oui, 
mais  il  me  semble  que  la  cause  principale  de  la  désillusion  que  vont, 
peut-être,  laisser  à  la  masse  des  lecteurs  ces  précieux  Mémoires  doit 
être  cherchée  plus  profondément  :  dans  l'infirmité  désastreuse  qui, 
toujours,  a  empêché  l'un  des  plus  puissans  penseurs  et  poètes  qu'il  y 
ait  eu  de  réussir  à  exprimer  au  dehors,  sous  la  forme  du  langage  litté- 
raire, le  trésor  de  sentimens  et  d'idées  qu'il  portait  en  soi. 

Moins  sensible,  peut-être,  dans  les  lettres  de  Richard  Wagner,  où 
celui-ci  n'était  pas  aussi  gêné  par  la  préoccupation  d'avoir  à  faire  acte 
d'«  écrivain,  »  c'est  déjà  cette  infirmité  qui  nous  a  rendu  presque 
illisibles  les  dix  volumes  des  Écrits  théoriques  du  maître,  répertoke 
inépuisable  de  vues  originales,  d'exquises  images,  d'émotions  héroï- 
ques. Soit  qu'il  ait  manqué  au  jeune  étudiant  saxon  un  autre  Weinlich 
pour  l'initier  aux  secrets  de  l'expression  littéraire,  ou  que  sa  nature 
l'ait  irrémédiablement  condamné  à  ne  pouvoir  épancher  son  esprit  et 
son  cœur  que  dans  l'unique  langage  de  la  musique,  toujours  est-il 
que  cet  homme  d'une  si  grande  intelligence  s'est  trouvé,  toute 
sa  vie,  comme  paralysé  lorsqu'il  a  eu  à  revêtir  de  paroles  écrites  les 
idées  même  les  plus  simples  et  qui  lui  étaient  les  plus  familières.  A 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaque  instant  nous  devinons,  en  le  lisant,  que  les  tours  de  phrase, 
les  mots  qu'il  emploie  ne  sont  pas  ceux  qui  répondent  exactement  à 
son  intention  secrète  ;  de  telle  façon  qu'avant  de  traduire  en  français, 
par  exemple,  l'une  des  pages  de  ses  Mémoires,  nous  sommes  quasi 
forcés  de  nous  livrer  à  un  travail  préalable  de- traduction  allemande, 
—  qui  n'est  pas,  on  le  comprendra,  sans  gâter  un  peu  le  plaisir  que 
nous  procurent  ces  touchantes  confidences  de  l'auteur  de  Parsifal. 

Du  moins  celles-ci,  à  défaut  d'une  perfection  littéraire  qui  en  eût 
fait  pour  nous  un  chef-d'œuvre  admiré  et  aimé  entre  tous,  joignent- 
elles  à  leur  extrême  intérêt  biographique  le  mérite  de  nous  attester, 
une  fois  de  plus,  l'éminente  pureté  et  noblesse  morale  d'un  homme 
dont  on  a  trop  souvent  essayé  de  noircir  à  nos  yeux  la  haute  figure, 
en  nous  le  représentant  comme  un  être  foncièrement  égoïste  et 
cupide,  incapable  de  se  soucier  d'autre  chose  que  de  sa  renommée  et 
de  la  satisfaction  de  ses  goûts  de  jouissance.  C'était  là,  en  vérité,  une 
calomnie  contre  laquelle  protestait  suffisamment  l'élévation  continue 
de  rœu\Te  poétique  du  maître,  tout  imprégnée  d'un  idéal  de  beauté 
artistique  et  presque  religieuse  dont  la  conception  ne  s'accordait  guère 
avec  l'hypothèse  d'une  âme  médiocre:  mais  il  était  excellent  que  le 
propre  témoignage  de  Richard  Wagner  vînt  nous  prouver,  de  la  façon 
la  plus  décisive,  combien  ce  prétendu  égoïste  a  toujours  été  prêt  à 
s'émouvoir  des  souffrances  qu'il  découvrait  autour  de  soi,  combien  ce 
prétendu  jouisseur  faisait  bon  marché  de  ses  désirs  les  plus  chers, 
aussitôt  que  le  devoir  ou  l'amour  lui  enjoignaient  de  les  sacrifier,  et  à 
quel  point,  en  un  mot,  l'homme  qu'il  était  s'est  toujours  montré  digne 
de  la  «  chance  »  surnaturelle  qui,  depuis  la  crise  tragique  de  sa  der_ 
nière  nuit  de  jeu,  a  pendant  un  demi-siècle  entretenu,  renouvelé,  et 
développé  glorieusement  son  génie  créateur. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Depuis  quelques  jours,  toutes  les  préoccupations  se  portent  vers 
le  Maroc.  On  se  demande  ce  qui  s'y  passe,  on  ne  le  sait  pas  au  juste, 
les  nouvelles  sont  alarmantes,  mais  confuses,  et  le  gouvernement 
semble  à  la  merci  de  chaque  incident,  sans  méditation  antérieure, 
sans  règle  fixe,  en  un  mot  sans  politique.  Il  ne  voulait  certainement 
pas  faire  au  début  ce  qu'il  est  en  train  de  faire  aujourd'hui,  et  c'est 
ce  qui  inquiète  pour  demain,  en  vertu  du  vieux  proverbe  qu'on  ne 
va  jamais  aussi  loin  que  lorsqu'on  ne  sait  pas  où  l'on  va.  Le  gouver- 
nement ne  voulait  pas  aller  à  Fez,  et  il  y  va.  Qu'arrivera-t-il  ensuite,  et 
quelles  seront  les  conséquences,  soit  marocaines,  soit  européennes, 
des  événemens  ultérieurs,  aucun  prophète  ne  se  risquerait  à  le  dire. 

Comment,  en  si  peu  de  temps,  en  sommes-nous  venus  à  ce  point? 
On  aurait  de  la  peine  à  le  comprendre,  si  on  ne  savait  pas,  —  mais 
tout  le  monde  le  sait,  —  qu'U  y  a  en  France,  aussi  bien  d'ailleurs  que 
dans  tous  les  autres  pays,  deux  poUtiques  en  présence,  soutenues  par 
deux  groupes  d'hommes  très  divers  de  caractères  et  de  tempéra- 
mens.  L'une  consiste  à  ne  pas  pas  voir  une  seule  question  isolée 
des  autres,  mais  à  les  considérer  toutes  dans  leur  ensemble,  à  les 
limiter,  à  les  modérer,  à  les  tempérer  les  unes  par  les  autres,  enfin 
à  ne  s'engager  à  fond  dans  aucune  sans  s'être  assuré  que  des  négh- 
gences  ou  des  oublis  fâcheux  ne  feraient  pas  tourner  l'affaire  en 
aventure.  La  même  politique  s'attache,  quand  elle  traite  une  ques- 
tion, à  s'entourer  d'avance  de  tous  les  renseignemens  qui  peuvent 
en  éclairer  les  détails  et  à  mesurer  exactement  l'entreprise  aux  forces 
qu'on  peut  y  appliquer  immédiatement.  Mais  il  y  en  a  une  seconde 
qui,  dédaignant  toutes  ces  précautions,  estime  qu'il  faut  aller  de 
l'avant  et  que,  une  fois  dans  l'action,  on  se  débrouille.  Les  partisans 
de  cette  dernière  politique  trouvent  toujours  des  prétextes  et  des 


470 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


argumens;  ils  en  manquent  d'autant  moins  que  leur  allure  a  quelque 
chose  qui  plaît,  séduit  et  entraîne,  et  c'est  en  quoi  ils  sont  dange- 
reux. S'ils  ne  l'ont  pas  été,  ou  s'ils  ne  l'ont  été  que  partiellement 
et  accidentellement  sous  l'ancien  ministère  qu'ils  ont  trouvé  instruit, 
informé,  averti,  comme  on  dit  maintenant,  avec  le  nouveau,  ils  ont 
repris  d'un  seul  coup  de  grands  avantages,  et  on  a  vu  la  situation 
se  modifier  du  tout  au  tout.  Les  circonstances  s'y  sont  prêtées 
assurément.  Le  mystère  marocain  s'est  éclairé  de  lueurs  incertaines, 
équivoques,  troublantes  ;  mais  une  campagne  de  presse,  menée  avec 
adresse  et  vigueur,  a  encore  aggravé  au  jour  le  jour  ce  que  la  situa- 
tion avait  d'inquiétant.  On  s'est  adressé  à  notre  sensibilité,  à  notre 
émotion,  pour  nous  dicter  impérieusement  des  devoirs  dont  le  prin- 
cipe était  contestable  et  dont  l'accomplissement  docile  devait  nous 
conduire  à  une  série  de  conséquences  dont  nous  sommes  encore  loin 
d'entrevoir  la  fin.  Pendant  quelques  jours  la  France  a  vécu  dans 
l'anxiété  en  songeant  à  la  situation  critique  où  se  trouvaient  le 
colonel  Mangin,  le  commandant  Brémond  et  les  colonies  euro- 
péennes à  Fez?  Des  officiers  français,  des  compatriotes,  des  Euro- 
péens dignes  de  notre  sympathie  étaient  menacés  :  n'était-ce  pas  le 
devoir  de  la  France  de  les  dégager  à  tout  prix?  Son  devoir  absolu,  il 
faut  avoir,  en  dépit  du  préjugé  populaire,  le  courage  de  dire  que  non. 
Le  colonel  Mangin  et  le  commandant  Brémond  ont  été  mis  à  la  dis- 
position du  Sultan;  ils  combattent  sous  le  drapeau  chérifien;  ils 
n'engagent  pas  le  nôtre.  On  dit,  à  la  vérité,  que  la  cause  du  sultan 
du  Maroc  et  celle  de  la  France  se  confondent  aujourd'hui,  et  que  nous 
ne  devons  pas  recommencer  avec  Abdul-Hafid  la  faute  qui  nous  a 
fait  abandonner  Abd-el-Aziz.  Cette  conception  politique  qui,  à  force 
d'être  affirmée,  est  en  passe  de  devenir  une  vérité  incontestée,  n'en 
est  pas  moins  une  erreur  incontestable.  Que  nous  importent  la 
personne  et  le  nom  du  sultan  du  Maroc?  Ce  sont  là  des  contingences 
dont  notre  politique  peut  sans  doute  tenir  compte,  mais  dont  elle 
ne  doit  pas  s'embarrasser  outre  mesure.  L'intérêt  même  de  la 
sécurité  des  colonies  européennes,  quelque  important  qu'il  soit, 
n'était  pas  de  ceux  qui  justifient  tous  les  sacrifices. 

Qu'on  nous  pardonne  ces  observations  rétrospectives  ;  elles  ont 
pour  objet  de  préciser  les  responsabilités  initiales  pour  le  jour  où 
chacun  devra  supposer  la  sienne  ;  mais  nous  n'en  sommes  plus  là,  les 
ëvénemens  ont  marché  vite  en  quelques  jours,  et  nous  nous 
trouvons  en  présence  d'une  situation  nouvelle.  Quelle  est-elle?  Il  est 
imprudent  de  vouloir  en  fixer  les  traits,  car  ils  changent  sans  cesse  et 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

peut-être    seront-ils    très    modifiés    quand  paraîtront    ces    lignes. 
Essayons  toutefois  de  le  faire  sommairement. 

Fez  est  assiégé  par  des  forces  nombreuses.  La  situation  y  est 
grave,  incontestablement:  à  supposer  même  qu'elle  ne  le  soit  pas 
autant  qu'on  l'a  dit  à  certains  jours,  elle  l'est  assez  pour  justifier  toutes 
les  préoccupations.  La  ville  est  heureusement  défendue  par  ses  forti- 
fications ;  elle  le  serait  insuffisamment  par  les  troupes  du  Maghzen. 
Elle  l'est  aussi  par  les  instructeurs  français,  munis  d'artillerie,  à  la  tête 
desquels  est  le  colonel  Mangin  dont  tout  le  monde  s'accorde  à  recon- 
naître les  mérites  ;  mais,  quelles  que  soient  son  intelligence  et  son 
énergie,  on  tremblait  et  on  continue  de  trembler  pour  lui.  Il  y  a 
quelques  jours,  le  commandant  Brémond  était  à  trente- cinq  ou  qua- 
rante kilomètres  au  Nord-Ouest  de  Fez  :  dans  cette  position,  il 
rendait  le  service  d'immobiliser  à  une  certaine  distance  de  la  ^-ille  des 
troupes  rebelles  qui,  sans  cette  diversion,  seraient  venues  battre  ses 
murailles.  On  tremblait  aussi  pour  lui;  on  se  demandait  si  cette 
poignée  d'hommes  résisterait  longtemps  à  l'assaut  dont  elle  était 
l'objet  ;  eUe  était  composée  de  soldats  peu  sûrs,  très  susceptibles  de 
se  débander,  s'ils  étaient  mal  armés  et  mal  payés,  et  on  croyait  savoir 
que  les  ressources  du  commandant  Brémond  s'épuisaient  rapidement. 
Une  chance  lui  restait  d'être  ravitaillé;  un  Français,  M.  Boisset, 
gérant  de  notre  agence  consulaire  d'El-Ksar,  en  était  parti  pour  lui 
apporter  ce  qui  lui  manquait.  Atteindrait-il  son  but  ?  Pendant 
plus  d'une  semaine  cette  incertitude  a  fait  vivre  la  France  dans  une 
véritable  angoisse.  Un  jour  enfin,  est  arrivée  une  nouvelle  inattendue  : 
par  ordre  du  colonel  Mangin,  le  commandant  Brémond  avait  aban- 
donné ses  positions  et,  sans  attendre  M.  Boisset,  s'était  replié  sur  Fez. 
Ici  nous  nous  bornons  à  exposer  des  faits  et  nous  nous  gardons  bien 
de  porter  un  jugement  sur  des  ordres  et  sur  des  mouvemens  mili- 
taires qui  échappent  à  notre  compétence.  Il  faut  regretter  toutefois 
que  le  commandant  Brémond  n'ait  pas  pu  attendre  M.  Boisset  vingt- 
quatre  heures  de  plus.  Autant  qu'on  puisse  en  juger,  l'intention  du 
colonel  Mangin  a  été  de  réimir  toutes  ses  forces  pour  tenter  une  sortie 
qui  aurait  débloqué  Fez  ;  s'il  ne  l'a  pas  fait,  il  faut  sans  doute  attri- 
buer cette  inertie  à  l'état  de  fatigue,  peut-être  même  à  la  diminution 
numérique  de  la  petite  troupe  commandée  par  Brémond.  A  partir  de 
ce  moment,  le  Sultan  n'a  plus  compté  que  sur  un  secours  venu  du 
dehors,  et  il  a  demandé  aux  autorités  mihtaires  françaises  d'aider  au 
recrutement  et  à  la  prompte  organisation  d'une  mehalla  de 
3  000  hommes  environ,  qui  partirait  de  la  Ghaouïa  et  marcherait  rapi- 


472  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dément  sur  la  capitale  :  les  cadres  devaient  en  être  français.  Le 
général  Moinier  a  reçu  l'ordre  de  se  prêter  à  ce  désir,  et  il  s'est  mis 
immédiatement  à  l'œuvre  ;  mais,  soit  qu'il  ait  rencontré  des  résis- 
tances imprévues,  soit  qu'il  ait  cru,  non  sans  raison,  qu'il  fallait  se 
hâter,  il  a  formé,  en  même  temps  que  la  mehalla  chérifienne,  une 
«  colonne  volante  »  destinée  à  marcher  aussi  sur  Fez.  Cette  fois,  le 
général  Moinier  a  rencontré,  non  plus  des  résistances,  mais  des  diffi- 
cultés; les  moyens  de  transport  lui  faisaient  défaut  :  il  lui  fallait, 
disait- il,  1  000  chameaux  et  2000  mulets;  il  lui  fallait  aussi  beaucoup 
d'hommes,  car  la  sécurité  de  la  colonne  exigeait  l'établissement  de 
tout  un  chapelet  d'étapes  fortement  occupées  entre  la  Chaouïa  et  la 
capitale.  Nous  avons  déjà  envoyé  plus  de  10  000  hommes  dans  la 
Chaouïa  où  nous  en  avions  déjà  8  000  :  il  y  en  aura  bientôt  plus  de 
20  000.  Nous  en  avons  réuni  10  000  autres  sur  la  rive  droite  de  la 
Moulouïa,  que  nous  avons  déclaré  ne  plus  vouloir  franchir  tout  en 
sondant  les  gués  par  où  nous  pourrions  passer.  Certes,  ces  troupes 
sont  très  insuffisantes  pour  une  véritable  expédition  ;  il  faudrait  80  ou 
100  000  hommes  et  dix  ou  quinze  ans  de  combats  pour  opérer  vrai- 
ment l'occupation  du  Maroc;  mais,  lorsqu'on  se  demande  à  quel 
genre  d'expédition  elles  correspondent,  on  reste  dans  une  péniblç 
incertitude  sur  le  danger  de  faire  trop  ou  trop  peu.  Le  malheur  est 
que  le  gouvernement  ne  semble  pas  avoir  jamais  bien  su  ce  qu'il 
voulait  faire.  Il  y  a  quelques  jours,  il  se  refusait  encore  à  aller  à  Fez. 
Les  journaux  qui  suivent  ses  inspirations,  aussi  bien  que  ceux  qui 
cherchent  à  lui  imposer  les  leurs,  discutaient  sur  le  choix  du  point  où 
on  s'arrêtait  dans  les  environs  de  la  ville.  Serait-ce  à  60  kilomètres 
ou  à  80?  Serait-ce  en  deçà  de  telle  montagne,  ou  au  delà?  Ces  dis- 
cussions commencent  à  devenir  oiseuses.  Nous  souhaitons  vivement 
qu'on  puisse  s'arrêter  avant  d'arriver  à  Fez  ;  mais  le  pourra-t-on  ? 
On  est  maître  de  ne  pas  s'engager  dans  une  opération  dangereuse  : 
lorsqu'on  Ta  fait,  une  logique  implacable  oblige  d'aller  jusqu'au  bout. 
Les  journaux  se  sont  demandé  pourquoi,  pour  aller  à  Fez  ou  dans 
la  direction  de  Fez,  nous  avons  pris  la  route  de  la  Chaouïa,  au  lieu 
de  prendre  celle  qui  part  de  la  frontière  algérienne  et  passe  par  Taza. 
La  question  s'est  présentée  en  même  temps  à  tous  les  esprits,  et  rien 
n'était  plus  naturel  :  de  tout  temps,  en  effet,  on  avait  entendu  dire 
que  le  chemin  le  plus  simple  pour  aller  à  Fez  était  celui  de  Taza. 
Subitement  tout  est  changé,  et  on  a  quelque  peine  à  en  comprendre 
le  motif.  Comme  on  ne  peut  pas  dire  que  la  route  de  la  Chaouïa  soit 
la  plus  courte,  on  assure  que  c'est  la  plus  facile,  et  on  aperçoit  pour 


REVUE.    CHRONIQUE.  473 

la  première  fois  dans  celle  deTaza  des  obstacles  qu'il  est  bien  surpre- 
nant qu'on  n'y  ait  pas  aperçus  plus  tôt.  Rien  de  plus  déconcertant  que 
la  facilité  avec  laquelle  on  passe  d'une  tlièse  à  une  autre,  et  on  trouve 
des  argumens  pour  défendre  aujourd'hui  celle-ci  comme  on  en  trou- 
vait hier  pour  défendre  celle-là.  Ces  transformations  déroutent  l'esprit 
public  et  le  portent  au  scepticisme.  Nous  espérons  que  nous  arrive- 
rons à  Fez  en  temps  opportun  :  s'il  en  était  autrement,  la  responsa- 
bilité de  ceux  qui  ont  pris  le  chemin  le  plus  long  serait  très  lourde. 

Un  autre  étonnement,  encore  plus  pénible,  a  ému  l'opinion,  lors- 
qu'on a  vu  le  gouvernement  composer  le  corps  expéditionnaire  de 
pièces  et  de  morceaux  pris  un  peu  partout.  Cela  s'était  fait  autrefois 
pour  des  expéditions  du  même  genre,  et  les  inconvéniens  s'en  étaient 
aussitôt  manifestés.  Les  corps  ainsi  formés  manquent  toujours  d'ho- 
mogénéité; ils  sentent  l'improvisation;  ils  appauvrissent  l'armée  con- 
tinentale. C'est  pourquoi  la  nécessité  d'avoir  une  armée  coloniale 
avait  alors  paru  évidente.  On  nous  avait  donc  annoncé  qu'on  allait 
faire  une  armée  coloniale  et,  bientôt  après,  qu'elle  était  faite.  Ou 
cela  ne  voulait  rien  dire,  ou  cela  signifiait  que,  dans  le  cas  où  une 
expédition  coloniale  s'imposerait  à  nous,  nous  pourrions  y  pro- 
céder sur-le-champ  sans  avoir  à  emprunter  à  l'armée  continen- 
tale, réduite  aux  forces  indispensables,  des  élémens  de  conibat  dont 
la  distraction  l'affaiblirait.  Nous  dormions,  hélas!  dans  une  fausse 
confiance.  Quand  on  a  cherché  l'armée  coloniale,  on  ne  l'a  pas 
trouvée.  M.  le  ministre  de  la  Guerre  a  dû  recourir  aux  procédés 
d'autrefois;  il  a  écorné  ou  écrémé  les  régimens  de  la  métropole, 
et  nous  avons  eu  le  spectacle  lamentable  de  formations  hétérogènes, 
faites  à  la  hâte  et  pourtant  avec  lenteur,  dans  les  conditions  les  moins 
propres  à  nous  rassurer.  M.  Berteaux  s'en  est  expliqué  dans  des 
interviews  nombreuses  ;  il  s'est  décerné  à  lui-même  des  satisfecits 
qu'en  somme  il  serait  peut-être  injuste  de  lui  disputer.  Ce  n'est  pas 
sa  faute  si  la  situation  est  ce  qu'elle  est  ;  il  s'en  est  tiré  comme  il  a  pu. 
Le  reproche  ne  s'adresse  pas  à  lui,  soit  ;  mais  enfin,  nous  n'avons  pas 
l'armée  coloniale  sur  laquelle  nous  comptions.  Lorsque  le  gouver- 
nement s'est  engagé  comme  il  l'a  fait  dans  l'affaire  marocaine,  savait- 
il  à  quoi  s'en  tenir  à  ce  sujet?  S'il  le  savait,  il  a  commis  une  grande 
imprudence;  s'il  ne  le  savait  pas,  son  ignorance  n'est  pas  pour  lui 
une  excuse. 

Nous  voudrions  n'avoir  pas  à  parler  de  la  situation  internationale, 
mais  comment  négliger  cette  partie  de  notre  sujet?  Les  événemens 
ont  assez  montré  depuis  quelques  années  que  la  question  maro- 


474 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


caine  n'était  pas  indépendante  de  plusieurs  autres  et  qu'on  ne  pou- 
vait pas  la  résoudre  isolément,  en  quelque  sorte  in  abstracto.  Tou- 
tefois, et  pour  mettre  nos  lecteurs  à  l'aise,  nous  leur  dirons  que, 
quand  bien  même  les  autres  puissances  se  désintéresseraient  du 
Maroc  et  nous  y  laisseraient  faire  tout  ce  qui  nous  plairait,  nous 
n'aurions  rien  à  changer  aux  observations  qui  précèdent.  Les  diffi- 
cultés principales  de  la  question  marocaine  tiennent  à  la  question 
eUe-même,  et,si  elles  peuvent  être  aggravées  par  l'attitude  de  (juelques 
puissances  à  notre  égard,  elles  n'en  existent  pas  moins  en  soi.  Per- 
sonne ne  peut  empêcher  le  Maroc  d'être  un  pays  que  sa  géogra- 
phie d'une  part,  et  de  l'autre,  et  surtout,  la  race  barbare,  énergique, 
courageuse,  qui  l'habite  rendent  si  difficile  à  pénétrer.  Il  est  d'ail- 
leurs si  parfaitement  anarchique  qu'il  n'a  jamais  pu  être  soumis 
qu'à  une  autorité  partielle  et  intermittente.  Et  cela  depuis  la  plus 
haute  antiquité  :  la  situation  s'est  présentée  aux  Romains  comme  à 
nous.  Dès  lors,  la  sagesse  aurait  consisté  à  y  étendre  peu  à  peu  notre 
influence  :  le  temps  y  travaillait  pour  nous.  Depuis  nos  arrangemens 
avec  l'Angleterre,  nous  n'avions  plus  à  lutter  contre  une  rivahté  tradi- 
tionnelle :  aucune  autre,  pas  même  celle  de  l'Allemagne,  ne  pouvait  s'y 
substituer  avec  des  moyens  d'action  aussi  redoutables  pour  nous.  Mais 
nous  parlons  dans  l'hypothèse  où,  médiocrement  incommodés  par  la 
barbarie  qui  régnait  au  Maroc,  nous  n'aurions  pas  prétendu  l'initier 
du  jour  au  lendemain  aux  bienfaits  de  la  ci\ihsation.  Lorque  nous 
•avons  eu  cette  prétention,  généreuse  à  coup  sûr,  d'autres  sont  venus 
pour  profiter  de  la  transformation  qui  allait  se  produire  par  nos  soins, 
et  notre  pohtique,  qui  avait  eu  pour  objet  de  nous  réserver  le  Maroc 
comme  une  annexe  naturelle  de  l'Algérie,  à  eu  pour  conséqiience  de 
l'ouvrir  à  tous.  Il  faut  faire  ici  une  exception  pour  l'Espagne  ;  jamais 
nous  n'avons  méconnu  les  intérêts  matériels  et  moraux  qu'elle  a  au 
Maroc  ;  sa  glorieuse  histoire  lui  donnait,  à  côté  des  nôtres,  des  droits 
que  nos  arrangemens  directs  avec  eUe  se  sont  appliqués,  dès  le 
premier  moment,  à  respecter  et  à  consacrer  ;  la  nature  même  des 
choses  nous  a  associés  à  la  même  œuvre  et,  en  dépit  de  nuages 
passagers,  nous  espérons  bien  rester  toujours  d'accord.  Mais,  l'An- 
gleterre une  fois  désintéressée,  nous  comptions  sur  l'assentiment 
des  autres  puissances. 

Gardons-nous  pourtant  d'exagérer.  Si  toutes  nos  espérances,  tous 
nos  désirs  n'ont  pas  été  réaUsés,  il  serait  inexact  de  dh-e  que  nos 
intérêts  aient  été  sérieusement  compromis.  Ceux  qui  le  croient  et  qui 
font  remonter  le  mal  à  l'Acte  d'Algésiras  se  trompent  tout  à  fait.  Sans 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

doute  l'Acte  se  ressent  des  circonstances  où  il  est  né  ;  mais,  tel  qu'il 
est,  U  ne  mérite  pas  les  critiques  et  les  attaques  dont  U  a  été  quelque- 
fois l'objet.  Au  total,  U  est  pour  nous  une  garantie  et  un  frein  :  la 
garantie  est  précieuse,  le  frein  peut  quelquefois  être  salutaire.  La 
garantie  \dent  de  ce  que  toutes  les  autres  puissances  renoncent  à 
acquérir  une  situation  pri^dlégiée  au  Maroc  et  reconnaissent  ce  carac- 
tère à  celle  de  la  France  et  de  l'Espagne.  11  ne  s'agit  pas  de  privi- 
lèges économiques,  mais  de  pri^dlèges  politiques.  Notre  situation 
particulière  fait  l'objet,  à  Algésiras,  d'une  reconnaissance  formelle,  et 
on  sait  qu'un  arrangement  ultérieur,  conclu  avec  l'Allemagne  en 
1909,  va  plus  loin  encore,  puisqu'il  reconnaît  que  «  les  intérêts  parti- 
culiers de  la  France  au  Maroc  sont  étroitement  liés  à  la  consolidation 
de  l'ordre  et  de  la  paix  intérieure  »  et  que  le  gouvernement  impé- 
rial se  déclare  «  décidé  à  ne  pas  entraver  ces  intérêts.  »  Cet  arrange- 
ment de  1909  a  pour  nous  une  importance  capitale  :  il  ne  faut  pas 
toutefois  en  étendre  démesurément  la  portée.  Il  ne  détruit  nullement 
l'Acte  d'Algésiras  ;  H  ne  le  remplace  pas;  les  limites  posées  par  cet 
Acte  persistent.  Etoîi  sont-elles  ?  EUes  sont  dans  l'obligation,  acceptée 
par  toutes  les  puissances,  de  respecter  l'intégrité  territoriale  du  Maroc 
et  l'indépendance  du  Sultan.  Y  a-t-il  pour  nous,  dans  ces  restrictions, 
motif  à  un  regret?  Non,  si  nous  sommes  sages,  car  nous  n'avons 
aucun  intérêt  à  nous  attribuer  une  partie  du  territoire  marocain,  et 
nous  en  avons  un  certain  à  ce  que  la  souveraineté  du  Sultan  soit 
maintenue.  Ce  serait  folie  de  notre  part  de  vouloir  occuper  et  gou- 
verner le  Maroc;  quand  même  les  arrangemens  internationaux  ne 
nous  l'interdiraient  pas,  nous  devrions  nous  l'interdire  à  nous- 
mêmes.  Dès  lors,  en  quoi  donc  l'Acte  d'Algésiras  est-U  pour  nous  une 
gêne?  Nous  répétons  qu'il  est  une  garantie,  et  que  nous  devons 
nous  abstenir  avec  le  plus  grand  soin  de  manquer  aux  obligations 
qu'il  nous  impose,  afin  de  conserver  le  droit  d'imposer  aux  autres 
celles  qu'il  leur  impose  aussi  et  qui  sont  singulièrement  plus  étroites. 
C'est  le  jour  où  l'Acte  d'Algésiras  serait  dénoncé  que  nous  commence- 
rions à  nous  inquiéter  :  il  n'y  aurait  plus  de  charte  marocaine  inter- 
nationale et  nous  pourrions  bien  être  amenés  alors  à  regretter  cet 
Acte  qu'une  partie  de  l'opinion,  chez  nous,  a  très  inconsidérément 
combattu. 

Or  c'est  précisément  de  la  dénonciation  de  l'Acte  d'Algésiras  que 
l'Allemagne  nous  a,  faut-il  dire  menacés?  le  mot  serait  trop  fort;  mais 
s'H  n'y  a  pas  eu  menace,  il  y  a  eu  avertissement.  Nous  prenons  comme 
expression  de  la  pensée  allemande  un  article  évidemment  officieux 


476 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qui,  publié  dans  la  Gazette  de  V Allemagne  du  Nord,  a  attiré,  comme  il 
devait  le  faire,  l'attention  générale.  Tous  les  journaux  allemands  ont 
parlé  du  Maroc;  quelques-uns  l'ont  fait  avec  A-iolence,  d'autres  avec 
mauvaise  foi;  nous  avons  eu  comme  une  réédition  des  polémiques 
d'antan;  nous  aurions  pu  nous  croire  rajeunis  de  quelques  années. 
Mais  rien  ne  prouve  que  le  gouvernement  impérial  ait  partagé  ces 
ardeurs  qui  sont  devenues  tout  à  fait  incandescentes  dans  les  feuilles 
pangcrmanistes  ;  tout  fait  croire,  au  contraire,  qu'il  a  conservé  sa 
modération.  L'article  de  la  Gazette  de  V Allemagne  du  Nord  dit  en 
substance  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  mettre  en  doute  la  sincérité  et  la 
loyauté  du  gouvernement  français,  mais  que  les  circonstances  sont 
parfois  plus  fortes  que  la  volonté  et  qu'elles  font  naître  des  obliga- 
tions auxquelles  il  est  impossible  de  se  soustraire.  Si,  acculé  à  des 
obligations  de  ce  genre,  le  gouvernement  français  s'y  conformait,  il 
semble  bien  que  le  journal  allemand  le  verrait  sans  indignation,  peut- 
être  sans  étonnement;  mais  alors,  dit-il,  violé  parla  France,  l'Acte 
d'Algésiras  n'existerait  plus  pour  personne  et  chacun  reprendrait  sa 
liberté.  Que  ferait  l'Allemagne  de  la  sienne?  La  Gazette  de  V Alle- 
magne du  Nord  ne  le  dit  pas,  et  ce  silence  a  permis  de  tout  supposer. 
On  s'est  demandé  si  l'Allemagne  réclamerait  une  compensation  aux 
progrès  que  nous  aurions  pu  faire,  et  quelle  serait  cette  compensation; 
ou  encore  si  eUe  provoquerait  la  réunion  d'une  nouvelle  conférence. 
Toutes  ces  questions  sont  évidemment  prématurées.  Un  journal 
pangermaniste  viennois  s'est  exprimé  à  ce  sujet  dans  les  termes  les 
plus  brutaux;  il  a  fait  entrevoir  que  l'Allemagne  exigerait  une 
compensation  territoriale;  il  a  annoncé  comme  certain  qu'elle  s'oppo- 
serait, à  la  fin  de  l'année,  au  renouvellement  des  pouvoirs  de  police 
dans  certains  ports  qui  ont  été  attribués  à  l'Espagne  et  à  nous.  La 
Gazette  de  V  Allemagne  du  Nord  a  fait  justice  eUe-même  de  ces  exagé- 
rations :  elle  s'en  tient  à  ce  qu'elle  a  dit  et  il  y  a  tout  lieu  de  croire 
que  ce  qu'elle  a  dit  est  l'expression  adéquate  de  la  pensée  du  gou- 
vernement impérial.  A  cela  nous  n'avons  rien  à  reprendre.  Mais,  pour 
être  complet,  il  faut  ajouter  que,  depuis  ce  moment,  la  Gazette  de 
l'Allemagne  du  Nord  a  publié  une  note  désobligeante  pour  nous, 
empreinte  d'un  sentiment  peu  courtois,  et  où  il  est  impossible  de  ne 
pas  reconnaître  une  manifestation  de  défiance.  Le  gouvernement  de 
la  République  a  communiqué  depuis  quelques  jours  à  la  presse  les 
indications  qu'il  recevait  de  notre  consul  à  Fez  sur  la  situation  de  la 
ville.  Cette  situation  y  est  présentée  comme  inquiétante;  les  vivres 
se  raréfient;  les  tribus  sur  lesquelles  on  comptait  deviennent  hostiles; 


REVUE.    CHRONIQUE.  477 

Fez  ne  peut  plus  tenir  que  quelques  jours;  l'artillerie  commence  ù 
manquer  de  munitions.  La  Gazette  de  V Allemagyie  du  Nord  assare  au 
contraire  que,  «  d'après  les  nouvelles  officielles  venues  de  Fez  et 
dont  les  dernières  sont  datées  du  1^''  mai,  tous  les  Allemands  habi- 
tant cette  ville  sont  en  bonne  santé  et  dans  une  sécurité  complète  : 
il  n'est  pas  question  de  disette.  »  Lequel  se  trompe,  du  consul  français, 
M.  Gaillard,  ou  du  consul  allemand,  M.  Vassel?  On  le  saura  bientôt. 
Tout  ce  que  nous  pouvons  dire  aujourd'hui,  c'est  que  les  journaux 
anglais,  et  notamment  le  Times,  sont  encore  plus  pessimistes  que  les 
journaux  français,  et  ils  sont  généralement  bien  informés:  on  ne 
voit  d'ailleurs  pas  l'intérêt  qu'ils  auraient  en  ce  moment  à  semer 
l'alarme  et  à  présenter  les  choses  sous  un  jour  plus  noir  que  la 
réalité. 

Notre  intérêt,  à  nous,  est  évidemment  de  ne  faire  au  Maroc  que 
le  strict  nécessaire,  d'enfermer  notre  action  dans  les  limites  les 
plus  justes  et  de  lui  donner  la  durée  la  plus  courte  possible.  Nous 
le  devons  d'autant  plus  qu'à  l'attitude  d'observation  et  d'attente 
de  l'Allemagne  s'ajoute  l'attitude  inquiète  de  l'Espagne.  Nos  jom-- 
naux  ont  publié,  presque  quotidiennement,  des  notes  d'où  il  résul- 
tait que  les  gouvernemens  de  Madrid  et  de  Paris  marchaient  la 
main  dans  la  main  et  que  le  premier,  rendant  pleine  justice  à  la 
franchise  du  second,  vivait  avec  lui  en  pleine  confiance.  Nous  aurions 
voulu  le  croire,  et  la  chose,  en  effet,  nous  semblait  toute  naturelle. 
N'avions-nous  pas  des  accords  particuliers  avec  l'Espagne?  N'étaient- 
ils  pas  scrupuleusement  respectés  ?  Où  pourrait  être  entre  nous  une 
cause  de  mésintelhgence  ?  Malheureusement,  la  lecture  des  journaux 
espagnols  ne  nous  permettait  pas  de  vivre  dans  cette  confiance.  On 
doit  sans  doute  tenir  compte  de  l'espèce  de  nervosité  dont  ces  jour- 
naux sont  en  ce  moment  agités;  elle  les  porte  à  l'exagération,  mais 
le  sentiment  auquel  ils  obéissent  n'a  rien  d'artificiel,  il  est  sincère 
et  profond  dans  son  injustice.  Comment  est-il  né?  Nous  aimons 
l'Espagne  ;  notre  histoire  commune,  qui  nous  a  si  souvent  mis  en 
conflit,  nous  a  finalement  rapprochés  dans  des  souvenirs  glorieux 
pour  les  deux  pays  ;  nous  nous  sentons  de  même  race  que  les  Espa- 
gnols, et  c'est  pour  nous  une  inclination  toute  naturelle  que  de  nous 
attacher  à  la  même  œuvre  et  de  travailler  de  concert  à  l'accomplir. 
Que  veut  l'Espagne?  Quel  but  poursuit-elle?  Quels  desseins  prépare- 
t-elle?  Convaincus  que  nous  sommes  qu'elle  tient  comme  nous  à 
l'Acte  d'Algésiras,  pourquoi  ne  nous  prêterions-nous  pas  à  ses  désirs 
légitimes?  Si,  contrairement  à  nos  intentions,  il  y  a  eu  de  notre  part, 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  passé,  quelque  acte  dont  elle  croit  avoir  t  se  plaindre,  qu'elle 
s'en  plaigne  en  effet,  et  des  explications  immédia   :,.,  remettront  toutes 
choses  au  point.  Sans  doute  la  situation  réciprocr.c  de  la  France  et  de 
l'Espagne  pourrait  faire  naître  des  difficultés  et  amener  des  froisse- 
mens  entre  elles,  si  elles  ne  veillaient  soigneusement  à  les  é^dter. 
Le  fait  même  que  les  autres  puissances  les  ont  mises  sur  le  même 
pied  au  Maroc  et  y  ont  reconnu  l'identité  et  la  prééminence  de  leurs 
intérêts,  pourrait  provoquer  entre  elles  des  frottemens  dangereux, 
si  elles  n'avaient  pas  l'une  pour  l'autre  tous  les  ménagemens  néces- 
saires. La  France  et  l'Espagne  ne  peuvent  être  au  Maroc  que  très 
bien  ou  très  mal;  notre  choix  est  fait,  elles  doivent  être  très  bien,  et  si 
nous  devons  y  mettre  du  nôtre,  il  faut  le  faire,  non  pas  étroitement, 
mais  largement  et  cordialement.  Qu'avons-nous  vu  depuis  quelques 
semaines,  depuis  quelques  jours,  en  Espagne  ?  La  presse  a  entamé 
et  elle  continue  contre  nous  une  campagne  véhémente.  Le  gouver- 
nement a  commencé  par  y  résister;  il  a  gardé  assez  longtemps  tout 
son  sang-froid;  les  rapports  officiels  sont  restés  corrects,  courtois, 
amicaux,  et  c'est  ce  qui  explique  les  notes  de  presse  auxquelles  nous 
avons  fait  plus  haut  allusion.  Mais  le  gouvernement  espagnol  a  fini 
lui-même  par  subir  l'influence  ambiante,  et  le  langage  de  M.  Cana- 
lejas,  celui  du  moins  qu"il  tient  aux  journalistes,  s'en  est  parfois  un 
peu  ressenti.  Nos  journaux  alors  ont  montré  un  grand  étonnement, 
comme  s'ils  n'avaient  pas  lu  leurs  confrères  d'outre-monts  et  n'avaient 
rien  prévu,  ni  rien  compris.  M.  Canalejas,  interrogé  aux  Cortès,  a 
déclaré  que  l'Espagne  se  réservait  d'agir  selon  les  circonstances,  mais 
qu'elle  le  ferait  toujours  conformément  aux  traités  et  aux  accords 
internationaux.  Gela  doit  nous  suffire,  ainsi  qu'à  tout  le  monde.  Sur 
un  seul  point,  les  susceptibiUtés  de  TEspagne,  si  elles  existaient,  nous 
paraîtraient  excessives  :  on  a  dit  que  c'était  pour  les  ménager  que 
nous  avions  renoncé  à  la  marche  sur  Fez  par  Taza.  Nous  hésitons  à 
le  croire  et,  s'il  y  a  dans  cette  allégation  quelque  chose  de  vrai,  il  faut 
s'en  expliquer.  L'Espagne  voit-elle  d'un  mauvais  œil  que  nous  allions 
à  Taza?  Comme,  dans  ce  cas,  nous  ne  pourrions  pas  non  plus  admettre 
qu'elle  y  allât  elle-même,  cette  porte  du  Maroc  serait-elle  condamnée 
et  comme  murée?  Serait-ce  possible?  Serait-ce  admissible  pour  long- 
temps? Le  contraire  est  si  certain  qu'une  entente  est  nécessaire,  et 
nous  ne  doutons  pas  qu'elle  ne  se  fasse,  car  tout  ce  qui  est  nécessaire 
se  fait. 

Pour  nous  résumer  et  pour  conclure,  quel  est  aujourd'hui  notre 
vœu  ?  C'est  que  le  gouvernement,  conformément  au  désir  qu'il  en  a, 


\ 

XEVUE.    CHRONIQUE.  479 

£r.tl'aller  jusqu'à  Fez.  Nous  espérons  encore 
qu'il  ne  sera  pas  for  a'  l'aller  jusque-là  pour  que,  la  saison  aidant,  la 
ville  soit  débloquée  e.  ^le  Sultan  retrouve  la  liberté  de  ses  mouve- 
mens.  Dans  quelques  jours,  en  effet,  la  nécessité  s'imposera  aux 
Marocains  d'abandonner  le  fusil  pour  prendre  la  faucille  et  faire  la 
moisson.  L'Allemagne  regarde,  attend,  s'apprête  à  déclarer,  s'U  y  a 
lieu,  que  l'Acte  d'Algésiras  n'existe  plus.  L'Espagne  supportera  diffi- 
cilement que  nous  allions  au  Maroc  beaucoup  plus  loin  qu'elle.  Il 
faut  donner  à  tout  le  monde  un  gage  de  notre  modération  et  de  notre 
respect  pour  les  traités.  En  agissant  ainsi,  nous  aurons  rempli  tout 
notre  devoir  dans  les  conditions  multiples  où  il  se  présente.  Nos 
officiers  seront  sauvés  ;  les  colonies  européennes  le  seront  égale- 
ment ;  l'avenir  sera  dégagé  des  principaux  motifs  qui  nous  ont  causé 
tant  d'inquiétude.  Ce  sont  là,  pour  le  moment,  des  résultats  qui 
peuvent  nous  suffire.  Que  le  gouvernement  nous  les  assure  et  sache 
s'arrêter  à  point.  Qu'il  ait  une  politique  et  qu'il  s'y  tienne.  L'impres- 
sion générale  est  qu'U  n'en  a  pas,  qu'il  en  change  tous  les  jours,  qu'il 
se  laisse  conduire  par  les  circonstances  au  Ueu  de  les  dominer;  en  un 
mot,  que  cette  affaire,  si  déhcate  et  qui  peut  devenir  si  grave,  n'est 
conduite  ni  avec  prévoyance,  ni  avec  fermeté.  Voilà  pourquoi  il  y 
a  du  malaise  dans  l'air.  Nous  ne  mettons  pas  en  doute  les  intentions. 
Comment  n'en  aurait-on  pas  de  bonnes  ?  Tout  le  monde  en  a  :  mais 
il  faut  savoir  et  A'ouloir.  On  a  l'impression  que  le  gouvernement 
s'instruit  tous  les  jours  à  nos  dépens  ;  les  leçons  de  choses  ne  lui 
manquent  pas;  mais,  en  attendant, il  subit  des  influences  contraires, 
et  sa  faible  volonté  oscille  à  tous  les  vents. 

Le  voyage  de  M.  le  Président  de  la  République  en  Belgique  est 
pour  nous  un  événement  heureux.  L'accueil  qu'a  reçu  M.  FalUères  n'a 
pas  dépassé  nos  espérances,  mais  elle  les  a  pleinement  réalisées,  et  la 
France  en  conservera  un  long  et  précieux  souvenir.  Sous  des  institu- 
tions différentes,  les  deux  peuples  poursuivent  librement  leurs  desti- 
nées, sans  que  rien  puisse  altérer  leurs  sympathies  réciproques;  tout 
les  unit  au  contraire  et  il  faudrait,  soit  d'un  côté,  soit  de  l'autre,  une 
pohtique  bien  maladroite  pour  les  diviser.  Aussi  lorsque  le  nouveau 
roi  des  Belges,  accompagné  de  la  Reine,  est  venu  récemment  à  Paris, 
il  y  a  été  reçu  avec  une  respectueuse  sympathie,  et  nous  sommes 
heureux  de  constater,  comme  nous  nous  y  attendions  d'ailleurs,  que 
M.  Fallières  a  trouvé  de  l'autre  côté  de  la  frontière  des  sentimens  ana- 
logues. Ils  se  sont  manifestés  avec  un  élan  dont  la  spontanéité  ne 


480  REVUE    DES    DEUX    MONDE'. 

peut  que  nous  toucher.  Le  roi  Albert  s'en  estfar'it  l'interprète  dans 
les  termes  les  plus  heureux.  Le  toast  qu'il  a  adressé  à  M.  le  Président 
de  la  République  ira  au  cœur  de  tous  les  Français.  Parlant  du  peuple 
belge  :  «  Il  n'ignore  pas,  a-t-il  dit,  la  place  que  le  génie  français 
occupe  dans  l'histoire  de  l'humanité  ;  il  se  plaît  à  rendre  hommage  à 
ses  brillantes  qualités  ;  il  a  puisé  de  tout  temps  aux  sources  fécondes 
de  sa  littérature  et  de  sa  science,  aussi  est-il  heureux  de  recevoir  et 
de  fêter  chez  lui  ses  représentans  attitrés,  penseurs,  hommes  d'État, 
écrivains,  artistes.  »  Nous  ne  commettrons  pas  l'indiscrétion  de  tirer 
de  ce  langage  plein  de  mesure  et  de  tact  plus  que  l'auguste  orateur 
n'a  voulu  y  mettre,  mais  il  nous  sera  permis  de  rappeler  que  notre 
langue  est  l'expression  de  notre  génie,  et  il  semble  bien  que  le  Roi 
ne  l'ait  pas  oublié.  Il  a  aussi  énoncé  le  vœu  que  les  deux  pays  éprou- 
vent «  un  égal  désir  de  concilier  leurs  besoins  économiques  au  moyen 
d'ententes  amicales.  »  Dans  sa  réponse  où  il  n'a  pas  été  moins  bien 
inspiré  que  ne  l'avait  été  le  Roi,  M.  le  Président  de  la  République 
s'est  associé  à  son  sentiment  et,  à  son  tour,  il  a  formé  le  souhait  que, 
«  par  leurs  aspirations  communes,  les  deux  pays  soient  portés  vers 
une  conciliation  toujours  plus  grande  de  leurs  intérêts  économiques.  » 
Nous  sommes  loin  des  dispositions  outrancières  qui,  de  part  et 
d'autre,  ont  failli  prévaloir  un  moment.  Les  paroles  du  roi  Albert, 
celles  de  M.  Fallières  sont  des  gages  d'une  bonne  volonté  qui,  nous 
l'espérons  bien,  ne  restera  pas  stérile.  Les  cordialités  qui  viennent 
d'être  échangées  à  Bruxelles  ne  resteront  pas  sans  résultats  pratiques. 
Une  indisposition  de  la  Reine  l'a  malheureusement  empêchée  de 
prendre  part  à  ces  fêtes  auxquelles  sa  présence  aurait  ajouté  une 
grâce  plus  exquise;  mais  rien  n'y  a  manqué  de  ce  qui  pouvait 
resserrer  plus  intimement  les  liens  des  deux  pays. 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-Gérant^ 
Francis  Charmes. 


MA  FIGURE 


(1) 


DEUZIÈME  PARTIE(2) 


IV 

Il  y  avait  trois  mois  que,  chaque  matin,  après  une  toilette 
soigneuse  et  un  rapide  petit  déjeuner,  j'enfonçais  sur  mes  che- 
veux une  toque  de  fourrure  et  mettais  mon  manteau  pour  sortir. 

—  Vous  allez  encore  prendre  froid!  grommela  Sophie,  un 
jour  que  la  neige  tombait  fine  et  serrée. 

Elle  n'avait  jamais  pu  s'accoutumer  à  me  voir  ainsi  dès 
potron-minet,  m'exposer  à  la  pluie,  au  vent,  à  tous  ces  enne- 
mis des  bronches  qui  rôdent  dans  l'air  matinal.  Ses  bras  levés 
attestaient  le  ciel  que  les  enfans  sont  le  désespoir  des  parens 
et  de  ceux  qui  sont  assez  fous  pour  les  chérir  au  même  degré. 
Je  fis  sonner  une  voix  claire  : 

—  Tu  vois  bien  que  mon  rhume  est  fini. 

—  Mais  vous  vous  épuisez. 

—  Jamais  ma  santé  n'a  été  meilleure. 

Et  comme  je  descendais  l'escalier,  elle  jeta  une  dernière 
recommandation  : 

—  Surtout  ne  rentrez  pas  en  retard!  Hier  encore  votre 
côtelette  était  brûlée. 

—  Sois  tranquille.  A  midi  tapant  je  serai  là. 

(1)  Copyright  by  Claude  Ferval,  1911. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  13  mai. 

TOME  III.  —  1911.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  par-dessus  la  rampe  de  l'escalier,  je  l'entendis  qui  dé- 
versait le  torrent  de  ses  doléances  :  Était-ce  permis?  Approcher 
un  tas  de  pouilleux!..;  Rapporter  de  sales  odeurs!...  Risquer 
d'attraper  des  maladies  !...  Sans  compter  la  vermine  !... 

Au  commencement,  je  n'avais  rien  senti  de  tout  cela.  Une 
paix  si  douce  régnait  dans  la  maison  de  charité  !  M'^*  Derlange 
avait  dit  vrai.  Autant  qu'à  son  bénéficiaire,  la  charité  profite  à 
celui  qui  la  dispense.  Chaque  heure  ayant  sa  plénitude  d'acti- 
vité, de  devoirs,  où  aurais-je  trouvé  le  temps  de  m'apitoyer  sur 
moi-même?  Et  le  soir,  quand  sous  la  lampe  je  repassais  le 
souvenir  du  bien  accompli  pendant  le  jour  :  mansardes  visitées, 
douleurs  engourdies,  espérance  rendue  à  de  pauvres  hères, 
comment  aurais-je  songé  à  ma  figure? 

J'eus,  au  début,  la  chance  de  contribuer  à  plusieurs  cures 
merveilleuses.  Une  fillette,  que  sa  mère  avait  amenée  mourante, 
ressuscita  comme  par  enchantement  après  trois  piqûres  de 
sérum  marin.  C'était  moi,  qui,  l'ampoule  brisée  aux  deux 
bouts,  avais  bravement  planté  l'aiguille  en  pleine  chair;  moi 
qui,  le  bras  levé  comme  pour  une  incantation,  avais  fait  couler 
le  souverain  liquide.  La  joie  que  j'eus  à  voir  revivre  cette  enfant 
est  indicible.  En  elle  éclatait  le  pouvoir  souverain  des  remèdes, 
de  ces  remèdes  auxquels  il  est  si  doux  d'être  crédule.  Je  la 
regardais  comme  les  dévots  de  Lourdes  contemplent  les  boiteux, 
les  paralytiques  que  la  piscine  rend  ingambes.  Ma  vocation 
s'en  trouva  comme  soulevée.  A  peine  une  besogne  était-elle 
accomplie,  j'en  réclamais  une  autre  et  puis  une  autre  jus- 
qu'à ce  que  toute  souffrance,  venue  à  nous  ce  matin-là,  s'en 
retournât  soulagée.  N'est-il  pas  enivrant  de  penser  qu'à  force 
de  volonté  on  parvient  à  contraindre  la  nature,  à  l'obliger  au 
miracle  ? 

Un  échec  ne  tarda  pas  à  ébranler  en  moi  cette  conviction. 
Non  !  La  vie  et  la  mort  ne  sont  pas  entre  les  mains  humaines, 
si  zélées  qu'elles  soient.  En  dépit  de  mes  soins,  la  jolie  fille 
italienne,  que  j'avais  ramassée  sur  le  boulevard  de  Clichy, 
succomba. 

—  Je  m'en  vais!...  Mademoiselle,  je  sens  que  je  vais 
mourir,  répétait-elle  un  jour  en  suffoquant. 

Persuadée  que  cette  crise,  après  beaucoup  d'autres,  pouvait 
être  conjurée,  je  lui  appliquai  des  ventouses.  De  mon  mieux  je 
combattis  son  idée. 


MA    FIGURE. 


483 


—  Allons  donc!...  Pour  un  gros  rhume!...  Dans  un  mois, 
vous  serez  debout. 

Mais  la  navrante  persuasion  persistait  : 

—  Non!...  C'est  la  fm.  Je  la  sens;  j'en  suis  certaine. 
Puis,  après  un  instant,  la  pauvre  fille  ajouta  : 

—  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  cela  qui  m'effraye. 

—  Quoi  donc? 

—  Antonio!...  Mon  Antonio!  Qu'est-ce  qu'il  va  devenir? 
Aura-t-il  seulement  un  morceau  de  pain  ? 

Et  ses  yeux,  ses  immenses  yeux  que  déjà  l'agonie  obscur- 
cissait, étaient  tournés  vers  le  berceau  de  son  fils. 

Hélas!  elle  avait  raison.  C'était  l'heure  inexorable,  qu'aucun 
dévouement  ne  conjure.  Qu'allais-je  faire?  Courir  à  la  recherche 
d'un  médecin?...  Je  sentis  qu'il  était  trop  tard.  Déjà,  l'asphyxie 
bleuissait  les  traits  de  la  moribonde;  l'épouvante  agrippait  ses 
mains  à  son  drap.  Mue  par  un  de  ces  mouvemens  qui  ne  cal- 
culent, ni  ne  prévoient,  je  me  penchai  vers  le  lit  et  d'une  voix 
où  vibrait  mon  émotion  : 

—  Ne  vous  préoccupez  pas,  ma  chère.  Si  vous  veniez  à 
manquer,  je  serais  là  ;  j'aurais  soin  de  votre  petit. 

Un  sourire  irradia  sa  face  blême.  La  pauvrette  me  prit  les 
mains  et  les  serra  a\'ec  l'étreinte  convulsive  qu'ont,  sur  le  quai 
d'embarquement,  ceux  qui  partent  pour  un  grand  voyage. 

Je  répétai  : 

—  Comptez  sur  moi. 

—  Merci  !...  fit-elle,  dans  un  répit  que  la  mort  lui  laissait. 
Puis,  plus  rien  ;  pas  un  souffle.  Elle  était  partie,  rassurée. 

Le  lendemain,  je  conduisis  l'enfant  chez  une  fermière  de  la 
Motte-Beuvron  qui  en  avait  déjà  six  pour  son  compte.  Elle  en 
ferait,  promit-elle,  un  brave  petit  beauceron.  J'irais  souvent  le 
visiter.  Chaque  mois,  j'enverrais  le  prix,  largement  convenu, 
d'une  pension. 

Toutefois,  l'entrain  des  premiers  jours  était  tombé.  Un  acca- 
blement s'empara  de  moi;  je  fus  plus  d'une  fois  sur  le  point 
d'abandonner  le  dispensaire.  Si  la  charité  ne  faisait  pas  complè- 
tement faillite,  son  prestige,  du  moins,  était  singulièrement 
diminué.  L'idée  qu'elle  se  bornât  à  des  allégemens  momentanés, 
à  l'aide  d'un  jour,  me  la  rendait  insuffisante.  Je  ne  me  sentais 
plus  la  force  de  remonter  cet  ingrat  rocher  de  Sisyphe.  Ah  !  si 
j'avais  pu  me  consacrer  au  soin  d'une  douleur  unique,  d'une 


484  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

douleur  dont  j'aurais  éprouvé  toutes  les  affres,  tous  les  tour- 
mens.  Et  s'il  m'avait  été  donné  de  la  guérir!...  Quelle  joie 
alors!...  Quelle  récompense!...  Mais  toujours  ces  nouveaux 
visages!... 

J'achevais,  ce  matin-là,  le  pansement  d'une  cheville  démise. 
La  dernière  épingle  était  piquée  à  la  bande  de  flanelle. 
J'allais  me  relever,  partir,  quand  un  gémissement  retentit.  La 
porte  venait  de  s'ouvrir,  livrant  passage  à  un  jeune  homme. 
Ce  n'était  pas  un  ouvrier.  Le  complet  de  velours  marron  qui 
allait  bien  à  ses  épaules,  sa  cravate  Lavallière  nouée  sur  une 
chemise  soyeuse,  annonçaient  davantage.  Presque  entièrement 
recouverte  par  le  mouchoir  qu'y  appuyaient  ses  doigts  crispés, 
on  ne  voyait  pas  sa  figure.  Il  paraissait  souffrir,  d'une  manière 
abominable. 

—  Qu'avez-vous  ?  fis-je  en  l'abordant. 
Les  dents  serrées,  il  balbutia  : 

—  Mes  yeux!...  J'ai  du  feu  sous  les  paupières. 

J'allais  examiner  le  mal;...  un  sursaut  douloureux  m'arrêta. 

—  Oh!...  Laissez-moi!...  Laissez!... 

—  Pauvre  garçon  !  murmurai-je,  remuée  jusqu'au  fond  des 
entrailles. 

Il  fit  le  geste  de  regarder  d'où  lui  venait  cette  compassion. 
Puis,  éperdu,  bouleversé,  s'écria  : 

—  Je  n'y  vois  plus  1 

Subitement,  sans  que  j'eusse  la  notion  exacte  de  ce  qui 
s'opérait  en  moi,  je  me  sentis  remuée  par  une  sollicitude  telle 
que  je  n'en  avais  jamais  encore  éprouvé  de  pareille. 

L'eau  chantait  dans  une  bouilloire  de  nickel.  L'ayant  mêlée 
à  une  solution  d'acide  borique,  j'humectai  le  front  en  lambeaux. 

Cette  fois,  plus  de  geste  pour  me  repousser. 

—  Vous  me  faites  du  bien,  remerciait  le  jeune  homme. 
Quel  accident  a  pu  le  déchirer  ainsi  ? 

En  phrases  entrecoupées,  il  explique  :  un  tableau  échappé  de 
ses  mains.  Son  front  criblé  par  une  mitraille  de  verre.  A  ses 
cris  un  voisin  accouru  et,  en  face  du  désastre,  du  sang,  de  la 
douleur,  la  décision  d'aller  au-devant  du  secours  plutôt  que  de 
l'attendre  sur  place. 

—  Mais,  où  suis-je?  où  m'a-t-on  conduit? 

Je  le  lui  appris.  En  aucun  lieu  il  n'aurait  pu  obtenir  de  plus 
prompts,  de  plus  habiles  secours. 


MA    FIGURE. 


4S5 


Effectivement,  averti  qu'un  cas  urgent  le  réclame,  le  doc- 
teur Marescot  vient  d'ouvrir  la  porte  de  son  cabinet.  C'était  un 
vieux  praticien  comblé  d'honneurs  et  de  fortune  qui,  trois  matins 
chaque  semaine,  était  à  la  disposition  des  pauvres.  Quoique 
taillée  à  coups  de  serpe,  sa  physionomie  ne  paraissait  pas 
déplaisante.  Un  peu  de  malice  en  corrigeait  la  lourdeur  et  sa 
bouche  large,  trop  large,  était  un  inépuisable  réservoir  de 
paroles  énergiques,  bonnes.  Les  malades  l'adoraient,  car,  outre 
l'importance  que,  savant,  il  accordait  à  leurs  maux,  souvent  il 
leur  donnait  des  marques  d'intérêt  individuel. 

—  Eh  bien!...  mon  ami,  commence-t-il  en  s'adressant  à 
Gérard  de  cette  voix  sonore,  qu'avait  timbrée  le  professorat  ;  on 
s'est  donc  fait  beaucoup  de  mal  ? 

Et,  le  tournant  face  au  vitrage,  il  soulève  les  paupières. 

Le  cas  est  grave.  Entre  les  cils  disjoints,  un  œil  apparaît 
tuméfié,  prêt  à  jaillir  de  l'orbite.  L'état  de  l'autre  ne  vaut  guère 
mieux.  Des  flèches  de  verre  ont  sectionné  la  cornée,  l'iris  pleure; 
la  lumière  le  convulsé.  Oh!...  comme  mon  cœur  bat!...  Moi  qui, 
en  des  circonstances  récentes,  me  suis  montrée  brave,  aguerrie; 
moi  qui  étais  fière  d'avoir  dominé  la  faiblesse  de  mes  nerfs,  me 
voilà  subitement  comme  si  je  n'avais  plus  de  jambes...  Mais 
aussi  ces  blessures!...  Ce  sang!...  Ce  sang!...  Ces  linges  tachés 
de  pourpre  !...  Et  ce  silence!...  On  n'entend  que  le  cliquetis  des 
pinces  rejetées  à  la  bouilloire  et  de  temps  à  autre  un  cri  rauque, 
arraché,  malgré  lui,  au  patient.  Comme  il  souffre  ! . . .  Mon  Dieu  ! . . . 
Comme  il  souffre!  Ah  çà!...  Est-ce  que  je  vais  m'évanouir? 

Le  docteur  s'aperçoit  que  mes  mains  sont  tremblantes. 
Presque  bas,  il  me  propose  : 

—  Voulez- vous  que  quelqu'un  vous  remplace? 

Ces  mots  retendent  mes  nerfs  à  la  façon  d'un  ressort.  Céder 
ma  place?...  Non,  non!...  C'est  à  moi  que  le  sort  a  envoyé 
ce  malheureux;  je  l'assisterai  jusqu'au  bout. 

Et  vaillante  à  mon  poste,  je  présente  la  cuvette,  les  linges... 

Cette  fois  encore,  Gérard  essaye  de  discerner  qui  s'occupe 
de  lui...  Mais  rien,  toujours  rien. 

Une  affreuse  évidence  s'impose. 

—  Serais-je  aveugle?  fait-il.  Oh!  dites,  docteur?  Dites?... 
Celui-ci,  sans  répondre,  mord  sa  lèvre  inférieure,  la  remord 

jusqu'à  la  faire  saigner.  Comme  on  le  devine  sensible  à  cettç 
grande  misère  ! 


486  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

L'angoisse  de  Gérard  redouble.  Il  iord  des  mains  déses- 
pérées. Ses  yeux,  pour  lui  comme  pour  chacun,  c'est  ce  qu'il 
y  a  de  plus  précieux;  mais,  c'est  davantage  encore.  Il  est 
peintre.  Ses  yeux,  c'est  plus  que  sa  vie.  Mieux  vaudrait  mourir 
que  de  les  perdre  ! 

—  La  vérité!  fait-il.  Je  veux,  je  veux  la  savoir. 
Marescot  ne  la  connaît  pas  au  juste.   Son    diagnostic  est 

hésitant.  Les  instrumens  spéciaux  lui  manquent,  et  d'ailleurs, 
que  peut-on  dire  comme  cela,  tout  de  suite,  dans  les  premiers 
momens.  II  va  falloir  consulter  un  oculiste.  En  attendant,  le 
repos,  l'obscurité  sont  de  rigueur. 

Pour  ces  recommandations,  il  s'est  retourné  vers  moi.  C'est 
à  moi  qu'il  les  adresse,  comme  si  spécialement  elles  me  concer- 
naient, comme  si,  seule  au  monde,  j'étais  la  personne  chargée 
de  leur  exécution.  D'ailleurs,  avant  le  soir,  lui-même  passera 
chez  le  jeune  homme  dont  il  prend  par  écrit  l'adresse  :  ru^e 
Norvins.  Avec  quelle  étonnante  sûreté  ma  mémoire  enre- 
gistre ces  syllabes  :  rue  Norvins  !  J'entends  ce  nom  pour  la 
première  fois,  et  tout  de  suite  j'ai  la  certitude  de  ne  jamais 
l'oublier. 

Ayant  pris  congé  du  docteur,  j'entraîne  par  la  main  le  blessé, 
mon  blessé. 

Que  vais-je  faire  de  lui  maintehant?  Il  ne  peut  demeurer  ici; 
la  cohue  s'y  presse.  Retourner  chez  lui  ?  En  tout  cas,  il  est 
hors  d'état  de  s'y  rendre  seul.  Où  est  l'homme,  le  voisin  qui  l'a 
amené?  Je  m'enquiers.  Reparti!  Il  n'a  pas  eu  le  temps  d'at- 
tendre. Alors?  Il  faut  qu'une  autre  personne  le  conduise.  Qui? 
Je  consulte  M'^*  Derlange. 

—  Vous,  me  dit-elle.  Allez,  chargez-vous  de  lui,  puisque  vous 
voilà  au  courant. 

Moi  !...  Une  émotion  rapide  et  presque  insaisissable  me  frôle. 
Sans  me  l'avouer,  j'avais  eu  peur  qu'une  autre  fût  désignée.  En 
un  tour  de  main,  j'enlève  mon  bonnet,  mon  tablier.  Me  voilà 
prête. 

—  Venez,  dis-je  à  Gérard.  Et  nous  quittons  le  dispensaire. 
Sur  ces  hauteurs,  peu  de  voitures  circulent;  on  va  plus  vite 

en  se  servant  des  escaliers  qui  sont  comme  autant  d'échelles  ; 
rejoignant  entre  eux  les  étages  de  la  Rutte.  La  neige  avait  cessé 
de  tomber;  sa  lividité  maintenant  couvrait  les  rues  et  les 
maisons  ;  elle  débordait  des  toitures  en  ourlets  épais  et  légers. 


MA    FIGURE. 


487 


Nous  suivîmes  la  sente  dont,  avant  les  nôtres,  les  pieds  des 
passans  avaient  laissé  l'empreinte  noire.  La  crainte  de  perdre 
l'équilibre  ancrait  le  bras  de  Gérard  à  mon  bras.  J'avançais 
cependant  sans  trouver  le  chemin  rude.  Cette  montée  matinale 
me  rappelait  celle  que,  trois  mois  auparavant,  j'avais  faite, 
chargée  du  petit  Antonio.  De  même  que  ce  jour-là,  je  me 
sentais  vive,  allègre.  Avec  quelle  sollicitude  je  veillais  sur  mon 
compagnon!  Mon  esprit,  véritablement,  n'était  occupé  qu'à  lui 
faciliter  la  route,  qu'à  en  signaler  les  obstacles  : 

—  Attention,  le  trottoir.  Une  marche  encore.  Maintenant, 
nous  voilà  de  plain-pied. 

Et  les  gens  que  nous  croisions  s'arrêtaient  pour  regarder  ce 
gars  superbe  qu'il  fallait  guider  comme  un  vieillard. 

Sur  le  plateau  Montmartrois  qu'écrase  la  masse  énorme  des 
constructions  nouvelles  :  basilique,  contreforts  et  terrasses, 
quelques  vieilles  bâtisses  subsistent.  On  les  reconnaît  à  leurs 
murs  dévorés  de  salpêtre,  à  leurs  toitures  près  de  fléchir,  aux 
fenêtres  rongées,  comme  moisies  par  les  siècles.  Plusieurs  ont 
à  leur  pied  des  jardinets  pas  beaucoup  plus  grands  qu'un  tapis. 
C'est  une  de  ces  maisons-là  qu'habitait  Gérard  Mérignac 
Ouvrant  d'un  côté  sur  une  ruelle  obscure,  elle  dressait  sa  façade 
éblouie  devant  l'océan  parisien. 

—  Vous  voilà  chez  vous,  dis-je  en  l'arrêtanf  sur  le  seuil. 
Qui  dois-je  avertir? 

Son  attitude  était  celle  du  plus  profond  accablement.  La 
tête  penchée  sur  sa  poitrine,  les  deux  mains  abandonnées  de 
chaque  côté  de  son  corps,  il  semblait  dire  :  «  Appelez  qui  vous 
voudrez;  ou  bien  laissez-moi  là,  tout  m'est  égal;  rien  ne 
m'importe  plus  en  ce  monde.  »  Pourtant,  je  ne  pouvais  l'aban- 
donner ainsi.  A  défaut  d'émotion,  le  sentiment  de  ma  respon- 
sabilité me  l'eût  interdit.  M'^*  Derlange  ne  l'avait-elle  pas  remis 
entre  mes  mains?  N'étais-je  pas  dépositaire  des  instructions  du 
docteur?  Mon  devoir  était  d'accompagner  ce  malade  jusqu'à 
son  appartement.  Je  ne  m'en  afî"ranchirais  qu'après  l'avoir  remis 
en  bonnes  mains. 

L'étage  qu'il  occupait  était  le  dernier  de  la  maison,  et  les 
marches  de  l'escalier  étaient  hautes.  En  les  gravissant,  mon 
cœur  formait  ce  souhait  obscur  :  «  S'il  allait  n'y  avoir  personne  !  » 

Nous  voici  en  haut  !  Une  chaîne  rouillée  pend  à  côté  de  la 
porte.  J'en  tâte  le  petit  anneau  froid. 


488  REVUE   DEJS    DEUX    MONDES. 

—  Faut-il  sonner? 

—  Inutile,  fait  Gérard,  tirant  une  clé  de  sa  poche.  Je  de- 
meure ici  seul  et  je  n'ai  point  de  domestique. 

J'eus  quelque  peine  à  ouvrir.  La  serrure  résistait  comme  si 
quelqu'un  l'avait  retenue.  Elle  céda  tout  d'un  coup.  Ce  fut  un 
émerveillement.  Nous  étions  dans  une  sorte  de  grenier  im- 
mense dont  les  poutres  apparentes  faisaient  penser  à  la  coque 
renversée  d'un  navire. 

Quelle  clarté  !  Par  un  châssis  large  et  haut,  elle  se  ruait 
pour  ainsi  dire,  se  précipitait  sur  les  murs.  Ce  n'était  pas  la 
clarté  d'un  appartement,  ni  même  celle  du  dehors,  c'était 
une  force  captée,  torrentielle,  projetée  des  profondeurs  de 
l'horizon. 

Sans  pouvoir  maîtriser  ma  curiosité,  je  me  rapprochai  du 
vitrail.  Le  spectacle  qui  frappa  mes  yeux  peut  à  peine  se  dé- 
crire. Ouateuse,  immaculée,  la  neige  étendait  son  interminable 
linceul  et  sur  le  sommet  des  collines  posait  des  couronnes  toutes 
blanches.  Paris  semblait  un  grand  corps  enseveli,  couché  dans 
un  profond  sommeil  dont  les  maisons  couleur  de  plomb  des- 
sinaient l'ossature  géante.  Droite  dans  l'atmosphère  figée,  l'ha- 
leine des  fumées  s'élevait.  Et  au-dessus  des  fumées,  au-dessus 
des  toitures  et  des  dômes,  Montmartre,  solitude  sans  tache, 
désert  où  pas  un  bruit  ne  détonnait.  On  se  serait  cru  sur  une 
Alpe.  Je  fus  sur  le  point  de  m'écrier  :  Que  c'est  beau!...  Une 
délicatesse  vis-à-vis  de  celui  qui  ne  pouvait  rien  voir  me 
retint. 

Profitant  de  l'extase  qui,  un  instant,  avait  détourné  de  lui 
mon  attention,  Gérard,  à  tâtons,  gagnait  l'extrémité  de  l'atelier. 
Je  l'entendis  qui  s'effondrait  sur  un  divan. 

D'un  élan  plein  de  sollicitude  je  l'eus  rejoint  : 

—  Que  puis-je  pour  vous,  maintenant? 

Mais  immobile,  comme  s'il  était  là  pour  la  fin  de  ses  jours, 
qu'il  ne  dût  jamais  s'en  relever,  il  ne  me  répondait  pas. 
Se  soulevant  à  la  fin  : 

—  Je  n'ai  besoin  que  de  repos.  Merci...  madame?.,  ma 
Sœur?.,  comment  dois-je  vous  nommer? 

—  Je  suis  une  jeune  fille. 

—  Mademoiselle,  reprit-il,  vous  avez  été  d'une  bonté!... 
N'ayant  pas  la  force  d'en  exprimer  davantage,  sa  voix  tomba. 
Il  y  eut  un  silence  dont  la  signification  ne  pouvait  être  dou- 


MA   FIGURE. 


489 


teuse.  Ce  silence  me  donnait  à  entendre  :  «  Laissez-moi  ;  je 
préfère  être  seul.  »  Mais,  comment  laisser,  en  cet  état, un  malade 
qui  m'était  confié?  Comment  m'en  aller  sans  savoir  qui  pren- 
drait soin  de  lui?...  Je  m'informai  :  Pouvait-il  compter  sur 
le  camarade  qui  lui  avait  porté  secours?  Non;  il  le  connaissait 
à  peine.  Sur  quelqu'un  de  sa  famille?  Il  n'avait  pas  de  famille. 
Qui,  alors?  La  sécheresse  de  ses  réponses  me  donnait  à  réflé- 
chir. On  y  sentait  moins  l'état  habituel  d'un  solitaire,  que  le  cas 
irrité  d'un  homme  réduit  à  l'isolement.  D'ailleurs,  était-ce 
vraisemblable  qu'à  cet  âge,  avec  cette  chevelure  soyeuse,  il  n'eût 
pas  une  compagne?  Est-ce  qu'un  garçon  de  trente  ans  existe 
sans  femme?  Je  me  dis  :  «  Peut-être  en  attend-il  une?  Qui  sait 
si  ce  n'est  pas  à  cause  d'elle  qu'il  cherche  à  m'éloigner?  »  Peu  à 
peu,  cette  idée  fait  du  chemin  dans  mon  esprit.  Oui,  c'est  cela!... 
Tout  à  l'heure,  d'un  moment  à  l'autre,  elle  va  sonner,  entrer 
ici  comme  chez  elle.  Mieux  valait  céder  la  place...  Pas  avant 
toutefois  de  m'être,  à  ce  sujet,  renseignée.  Eh  bien!  Quoi?... 
Quelle  difficulté  m'empêche  de  parler,  d'articuler  une  question? 
11  le  faut,  cependant. 

—  Avant  de  vous  quitter,  dites-moi,  n'y  a-t-il  pas  une  amie, 
quelqu'un  qui  vous  aime,  qui  va  s'occuper  de  vous? 

A  peine  cela  dit,  mon  cœur  se  mit  à  palpiter.  La  réponse, 
j'en  étais  certaine,  aurait  une  telle  gravité! 

—  Non!...   fit  Gérard,  personne  ne  viendra.  Je   n'attends 
personne. 

Étrangement  soulagée  par  cette  assurance,  je  proposai  : 

—  Voulez-vous  que  je  reste  près  de  vous? 
Il  refusa. 

—  Le  concierge  a  l'habitude  de  mon  service.  Quand  j'aurai 
besoin  de  lui,  je  sonnerai. 

C'était  un  congé  en  règle.  La  plus  élémentaire  discrétion 
m'ordonnait  de  me  retirer.  Je  fis  quelques  pas  dans  la  direction  de 
la  porte,  mais  je  ne  sais  quoi  m'empêcha  de  la  franchir.  Jetant 
un  regard  circulaire,  je  fus  frappée  par  le  désordre  de  la  pièce. 
Cartons,  toiles,  palettes  chevauchaient  les  uns  sur  les  autres. 
Les  meubles  étaient  bousculés.  «  Un  drame  s'est  accompli  ici, 
pensai-je;  si  je  m'en  vais,  qu'arrivera-t-il?  »  L'idée  du  suicide 
était  bien  vague  encore;  cependant,  elle  planait.  Je  croyais  la 
deviner  dans  l'âme  obscurcie  du  malade  comme  ces  papillons 
nocturnes  qui  surgissent  le  soir,  quand  les  lampes  sont  éteintes. 


490  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Soudain,  au  milieu  du  silence,  une  plainte  s'élève  : 

—  Non  !  non  !...  Je  ne  puis!... 

Remuée  par  l'excès  de  cette  douleur,  qui  s'était  jusque-là 
contenue,  je  revins  sur  mes  pas,  et,  me  mettant  à  son  service  : 

—  Quelle  chose  vous  paraît  impossible  ? 

—  Quoi!...  Vous  n'étiez  pas  partie? 

Puis,  revenu  à  plus  de  politesse,  Gérard  me  remercia,  pré- 
tendant qu'il  se  sentait  mieux,  qu'il  n'avait  besoin  de  rien. 

Le  mensonge  était  manifeste.  Mieux!  quand  la  sueur  inon- 
dait ses  cheveux!  Mieux,  quand  il  était  pâle  et  tremblant!  Non, 
non  ;  cela  était  pour  écarter  ma  présence.  Plus  j'en  avais  la 
persuasion,  plus  ma  volonté  de  rester  s'enracinait. 

—  Pourquoi  me  repousser?  lui  dis-je.  Est-ce  que  je  ne  vois 
pas  que  vous  souffrez  atrocement  ! 

De  nouveau,  il  jura  que  non,  et  que,  d'ailleurs,  tout  lui 
était  indifFérent.  Puis,  le  front  parmi  les  coussins,  il  retomba 
dans  son  mutisme. 

Cette  fois,  le  fantôme  du  suicide  se  précisa.  Je  ne  pouvais 
plus,  je  n'avais  pas  le  droit  de  l'évincer. 

Triomphant  de  la  gêne  qu'on  éprouve  à  imposer  sa  pré- 
sence, je  m'assis  et  je  dis  avec  fermeté  : 

—  Je  ne  m'en  irai  pas  d'ici. 

En  révolte,  alors,  Gérard  démasqua  son  projet. 

—  Laissez-moi  !  laissez-moi  mourir  ! 

Ainsi,  je  ne  m'étais  pas  trompée.  C'était  bien  la  mort  qui 
soufflait  ses  mauvais  conseils.  Ne  l'avais-je  pas  pressentie  dès 
l'entrée,  en  face  du  grand  linceul  étendu  jusqu'à  l'horizon  ? 

—  Mourir  !...  répétai-je  après  lui,  pourquoi?... 
n  gémit. 

—  Que  fcrais-je  de  l'existence?...  J^ai  tout  perdu!... 
Chacune  des  paroles  du  jeune  homme  confirmait  en  moi  la 

certitude  qu'un  malheur,  une  catastrophe  du  cœur  s'était  abattue 
sur  lui  en  même  temps  que  ses  blessures.  Je  le  suppliai  de  me 
parler  avec  confiance... 

Après  une  hésitation  encore,  violemment,  comme  si  les  mots, 
malgré  lui,  s'échappaient  de  sa  gorge,  il  s'écria  : 

—  Robert  !...  Hélène  !...  Les  misérables  !  Qu'est-ce  qu'ils  ont 
fait  de  moi?  Trahi!...  Abandonné!...  Et  maintenant  ce  noir!... 
Tout  ce  noir  !... 

Il  parlait  avec  Taccélératiou  que  le  délire  donne  à  la  pensée. 


MA    FIGURE. 


491 


J'appris  ainsi  qui  étaient  Hélène,  Robert:  sa  maîtresse,  son 
meilleur  ami.  Il  les  avait  surpris  ensemble.  C'était  en  arrachant 
du  mur  le  portrait  qu'il  avait  peint  d'elle  que  la  vitre,  heurtant 
son  front,  s'était  brisée  en  morceaux.  Son  désespoir  me  parut 
plus  navrant  encore  que  les  déchirures  de  sa  chair.  Ah  !  qu'il 
était  loin  l'anonyme  dévouement,  la  bonté  au  service  de  tous 
que  j'éprouvais  au  dispensaire.  C'était  maintenant  quelque  chose 
de  chaud,  d'attendri  jusqu'au  plus  profond  de  l'âme.  C'était  le 
mouvement  entraîné  d'un  être  vers  un  autre  être;  une  pré- 
férence, un  irrésistible  élan.  Quelle  infortune,  d'ailleurs,  eût 
mérité  davantage?  Pouvait-on  rien  imaginer  d'aussi  excep- 
tionnel dans  le  malheur  que  cette  jeunesse  foudroyée,  ces  trahi- 
sons, ces  blessures;  la  cécité  peut-être!...  Il  me  sembla  qu'un 
souffle  ardent  me  traversait  la  poitrine. 
Prenant  les  mains  du  jeune  homme  : 

—  Permettez-moi,  lui  dis-je,  de  vous  faire  un  peu  de  bien. 
Il  répondit  âprement  : 

—  Quel  bien?  Est-il  en  votre  pouvoir  que  je  ne  sois  pas 
aveugle  ? 

J'écartai  l'afïreuse  hypothèse. 

—  Qui  a  dit  que  vous  le  fussiez? 

—  Le  docteur.  Ne  l'a-t-il  pas  laissé  entendre  ? 

—  Mais  non  !  Du  moins,  avant  de  désespérer,  il  faudrait  voir 
le  spécialiste  dont  il  a  donné  l'adresse.  Je  vais  lui  écrire. 

—  Inutile,  ordonna  Gérard;  je  veux  me  tuer. 

—  Ohl...  C'est  mal  de  parler  ainsi.  Vous  n'en  avez  pas  le 
droit. 

—  Et  pourquoi? 

—  A  présent  vous  avez  cessé  d'être  seul.  Je  suis  là,  pour 
vous  soulager,  pour  vous  aider  à  guérir. 

—  Guérir!...  à  quoi  bon? 

Loin  de  moi  la  pensée  qu'une  existence  d'où  l'amour  s'était 
retiré  eût  encore  une  valeur.  Non!  mieux  que  quiconque  j'avais 
senti  l'épuisement  de  marcher  dans  le  désert.  Plus  d'une  fois 
moi  aussi  je  m'étais  répété:  «  A  quoi  bon?  »  Mais  pour  autrui, 
pour  l'autrui  dont  on  a  la  responsabilité,  raisoune-t-on  comme 
pour  soi-même  ?  Je  cherchai  une  doctrine  qui  pût  lui  redonner 
le  courage  de  vivre.  Où  la  trouver?...  Le  changement  du 
paysage  vint  tout  à  coup  me  la  fournir.  Sur  la  désolation  de 
tout  à  l'heure,  le   soleil    versait   ses  rayons.  Oh  !  de  pauvres 


492  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rayons,  tout  pâles,  pâles  comme  un  sourire  de  malade.  C'en 
était  assez  cependant  pour  que  les  choses  qui  avaient  paru 
défuntes  reprissent  une  couleur  vivante,  pour  que  le  cadavre 
géant  remuât,  sortît  soudain  de  son  linceul. 

—  Aujourd'hui,  repris-je,  tout  vous  semble  fini,  perdu,  irré- 
médiable ;  mais,  demain!  Qui  sait  ce  que  demain  réserve? 

Tourné,  jusque-là,  contre  la  muraille,  Gérard  s'en  détacha 
brusquement  : 

—  Qui  êtes-vous  donc,  mademoiselle,  pour  prendre  ainsi 
intérêt  à  un  malheureux  ? 

—  Une  infirmière. 

Le  renseignement  était  vague  et  laissait  la  curiosité  en  sus- 
pens. Quel  autre  cependant  aurait  été  plus  sincère  ?  Lequel  eût 
mieux  exprimé  ce  que  véritablement  j'étais  à  cette  heure  ?  Devant 
ces  lèvres  blêmes,  ces  mains  raidies  par  les  convulsions 
intimes,  que  restait-il  de  moi,  sinon  l'âme  du  bon  Samaritain 
que  l'on  rencontre  sur  la  route?  Ah!  qu'elle  est  palpitante 
oclto  première  entrevue  de  l'âme  avec  son  destin!... 

Cependant,  la  fièvre  s'était  emparée  du  jeune  homme.  Des 
plaques  rouges  marbraient  ses  joues  :  son  souffle  était  court, 
oppressé.  Je  renouvelai  mes  instances. 

—  Venez!...  Je  vous  aiderai. 

Sans  volonté  maintenant,  il  se  laisse  persuader.  Tout  son 
être  est  devenu  docile.  Parmi  le  dédale  des  chaises,  des  che- 
valets, je  le  dirige;  je  le  conduis  jusqu'à  sa  chambre.  Et  lui 
faible,  si  faible  qu'on  dirait  un  petit  enfant,  se  laisse  dévêtir, 
mettre  au  lit.  Une  sorte  de  torpeur  pèse  sur  ses  membres...  Ce 
n'est  plus  l'idée  de  suicide,  à  présent,  qui  assaille  mon  cerveau. 
Je  vois  la  maladie  qui  monte,  qui  galope.  Jusqu'où  envahira- 
t-elle?  Oh!  mon  Dieu!  S'il  allait  mourir!...  Pas  un  instant  n'est 
à  perdre.  Sur  une  table  encombrée,  j'ai  aperçu  du  papier,  de 
l'encre.  Vite,  un  mot  priant  Marescot  d'accourir.  Plus  tard,  on 
avertira  l'oculiste. 

Midi  sonne.  Et  Sophie!...  Pour  la  première  fois,  je  pense  à 
elle.  Pauvre  fille  !  Elle  m'attend!  Elle  se  lamente  sur  ma  côte- 
lette brûlée.  Prolonger  son  inquiétude  serait  cruel  !  Qu'elle  sache 
ce  que  je  suis  devenue.  Et  je  lui  envoie  l'adresse  où  elle  devra 
me  rejoindre.  Que  dira-t-elle  ?...  J'en  prévois  des  orages,  des 
remontrances  !...  Bah!...  Ne  suis-je  pas  retenue  ici  par  le  plus 
indiscutable  devoir? 


MA   FIGURE.  493 

Et  j'appuie  sur  le  bouton  du  timbre  électrique,  pour  faire 
monter  le  concierge.  Il  se  chargera,  au  plus  tôt,  de  porter  mes 
deux  télégrammes. 


Gérard  chancela  entre  la  vie  et  la  mort.  Le  transport  cérébral 
était  si  intense  qu'il  arrachait  de  sa  bouche  moins  des  paroles 
que  des  sons  rauques,  des  phrases  mal  ajustées.  Pas  une  heure, 
je  ne  le  quittai.  Soutenue  par  une  énergie  dont  j'étais  moi- 
même  surprise,  j'employais  toutes  les  ressources  de  ma  propre 
vie  à  retenir  cette  vie  qui  menaçait  de  s'échapper;  à  la  disputer, 
comme  si  un  ennemi  avait  voulu  me  la  prendre. 

Ce  matin,  pour  la  première  fois,  depuis  la  crise  qui  l'a  ter- 
rassé, il  repose.  Sa  chambre  baigne  dans  un  demi-jour.  Une 
odeur  médicamenteuse  a  remplacé  les  bonnes  odeurs.  L'éther 
domine.  Les  draps,  très  blancs  dans  leur  armature  de  cuivre, 
font  penser  à  un  autel.  Le  malade  est  là  cependant,  tantôt  agité 
jusqu  à  la  démence,  tantôt  si  calme  qu'on  en  est  épouvanté. 
Un  bandeau  recouvre  ses  yeux.  Assise  à  son  chevet,  je  le 
contemple.  Son  masque  est  d'une  pâleur!...  Je  me  demande  : 
«  Souffre-t-il ?  A-t-il  conscience  de  son  état?  »  Sa  respiration 
m'inquiète  ;  elle  est  si  faible  !  Prise  d'une  terreur  soudaine,  je 
m'approche  et,  humectant  l'extrémité  de  mes  doigts,  je  les  place 
devant  ses  lèvres,  afin  de  m'assurer  si  le  souffle  dure  encore. 

Rassurée,  je  reprends  ma  place  et  je  songe.  Je  songe  à  la 
première  matinée  oii,  pourpre  et  brûlant,  le  délire  a  fait  son 
apparition.  Frémissante,  je  croyais  assister  à  une  agonie.  Puis  ce 
fut  l'arrivée  du  docteur.  De  quel  élan  apeuré  je  me  jetai  à  sa 
rencontre. 

—  Dites!...  Oh!  dites...  Il  ne  va  pas  mourir? 

—  Du  calme  !...  avait-il  fait  avec  autorité. 

Non,  le  danger  n'était  pas  immédiat.  Avec  de  la  glace,  des 
sinapismes,  on  pouvait  espérer  encore.  Je  respirai  comme  lors- 
qu'on ouvre  une  fenêtre.  Le  docteur  eut  sur  moi  un  regard 
pénétrant. 

—  y  a-t-il  longtemps  que  vous  l'aimez,  ce  garçon  ? 
Je  sursautai. 

—  L'aimer,  moi!...  Je  l'ai  vu  pour  la  première  fois  ce 
matin. 


494  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Excusez-moi  ;  mais  c'est  qu'aussi  votre  émotion... 

—  N'est-elle  pas  bien  naturelle?  Tant  de  malheur  ! 
Et  je  racontai  les  choses  que  j'avais  apprises. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  reprit  le  docteur,  vous  êtes  bien  ner- 
veuse pour  une  garde-malade.  Je  préférerais  que  vous  ne  restiez 
pas  ici  seule. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  à  redouter? 

—  Sait-on? 

Il  me  sembla  qu'un  souffle  froid  passait  au  travers  des 
rideaux. 

Grâce  à  Dieu,  je  ne  suis  pas  seule!  Ma  vieille  Sophie  est 
avec  moi.  Sur  mon  télégramme,  elle  est  accourue.  Puis,  elle  est 
retournée  chercher  sa  malle,  la  mienne,  et  nous  nous  sommes 
installées.  Oh!  cela  n'a  pas  été  sans  peine!...  Que  de  gron- 
deries!  Que  de  récriminations  !... 

—  Y  songez-vous?. ..  Un  homme  dont  hier  encore  vous  ne 
soupçonniez  pas  l'existence  1 

—  Qu'importe,  puisqu'il  a  besoin  de  moi  ! 

—  Mais,  une  autre  s'entendrait  mieux  que  vous  à  le  soigner, 
une  véritable  infirmière. 

—  Pourquoi  une  autre  ?  puisque  c'est  entre  mes  mains  que 
le  sort  l'a  fait  tomber? 

Et  depuis  une  semaine,  elle  est  là,  maugréant,  bougonnant, 
mais  dévouée,  à  son  ordinaire.  Chaque  soir,  quand  arrive  dix 
heures,  elle  me  conjure  d'aller  dormir. 

—  Couchez- vous.  Je  veillerai  à  votre  place. 

—  Non.  Tu  travailles.  Ton  sommeil  t'est  nécessaire. 

—  Vous  succombez  de  fatigue. 

—  Nullement,  je  dors  très  bien  dans  un  fauteuil. 

Elle  pousse  alors  de  gros  soupirs  et  laisse  tomber  ses  bras 
comme  si  mon  obstination  l'accablait.  Heureusement,  le  cœur 
de  la  chère  fille  vaut  mieux  que  son  caractère  Elle  m'aide  à 
panser  mon  malade  et,  sur  l'appareil  à  gaz  qui  lui  tient  lieu  de 
fourneau,  elle  mijote  d'excellens  potages. 

Entre  temps,  il  y  a  eu  la  consultation  d'Ogensky,  spécialiste 
des  maladies  oculaires,  chirurgien  habile  entre  tous.  De  son 
examen,  des  paroles  qu'il  allait  prononcer,  dépendrait  le  sort 
du  jeune  homme.  Serait-il  aveugle?  Les  ténèbres  n'étaient-elles 
que  passagères  ?  Lorsque  sur  ses  prunelles  déchirées  se  posèrent 
les  yeux  du  savant,  une  sueur  me  glaça  toute.  Il  y  eut  au  fond 


MA   FIGURE.  495 

de  mon  être  quelque  chose  de  suspendu.  Mon  propre  sort  en 
balance  ne  m'eût  pas  émue  davantage. 
L'oracle  décida. 

—  Double  cataracte  traumatique. 
Le  mot  sonnait  la  condamnation. 
Palpitante,  j'interrogeai  : 

-—  Est-ce  que  c'est  définitif? 

—  Pas  tout  à  fait  ;  mais  les  cas  de  guérison  spontanée  sont 
rares. 

—  Et  si  l'on  n'est  pas  en  présence  d'un  de  ces  cas? 

—  On  peut,  à  la  rigueur,  tenter  une  opération. 

—  Qui  réussit? 

—  Quelquefois. 

Je  n'en  pus  savoir  davantage.  Ogensky  est  un  de  ces  potentats 
qui  s'enveloppent  de  mystère.  Gérard,  heureusement,  ignore! 
L'inconscience  où  il  est  tombé  le  préserve.  Mais  lorsqu'il 
s'éveillera!...  Je  ne  puis,  sans  frémir,  songer  à  cette  minute. 
Tandis  que  ces  souvenirs  repassent  devant  moi,  Sophie  vient 
prendre  mes  ordres.  Dès  la  porte,  je  lui  fais  signe  d'avancer  sur 
la  pointe  des  pieds,  afin  de  ne  pas  réveiller  le  dormeur.  Tant 
bien  que  mal,  elle  s'y  conforme;  mais  ces  excès  de  précautions 
lui  donnent  sur  les  nerfs.  Pauvre  fille!...  Son  attachement  pour 
moi  la  rend  injuste.  Elle  n'aime  pas  Gérard.  Elle  lui  en  veut 
d'avoir  dérangé  notre  paisible  tête-à-tête.  Sans  qu'elle  s'en 
rendît  compte,  elle  s'était  flattée  que  je  partagerais  toujours 
avec  elle  cette  piètre  existence  de  célibat.  Et  voilà  que,  subi- 
tement, par  un  hasard  bien  imprévu,  je  suis  au  chevet  d'un 
jeune  homme. 

—  Comment  va-t-il?  s'en  qui  ert-elle  d'un  ton  qu'elle  s'efforce 
d'adoucir. 

—  Mieux;  je  l'espère,  du  moins.  Il  n'avait  pas  encore  dormi 
d'un  si  bon  somme. 

Mais  je  sens  que  les  vœux  de  Sophie  vont  à  l'encontre  des 
miens.  Elle  abaisse  et  relève  plusieurs  fois  les  paupières  comme 
si  des  pensées  l'agitaient. 

—  Va,  va!  lui  dis-je,  pressée  de  mettre  à  l'écart  ses  malé- 
fices de  sorcière  ;  laisse  seulement  la  porte  entr'ouverte  afin  que 
j'entende  sonner. 

Maintenant,  j'attends  Marescot.  C'est  l'heure  habituelle  de 
sa  visite.  Le  brave  docteur!   sans   lui,  que  serais-je  devenue? 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lorsque,  après  des  heures  angoissées,  je  voyais  paraître  sa  grosse 
face  lippue,  ses  mains  énormes,  ses  jambes  trop  courtes  pour 
son  buste,  il  me  semblait  un  messager  du  ciel.  C'était  lui,  j'en 
restais  certaine,  dont  la  science  et  la  bonté  sauveraient  Gérard, 
«  Si  jeune!...  Avec  un  tel  talent!...  avait-il  murmuré  un  jour, 
après  avoir  jeté  un  coup  d'oeil  aux  murs  de  l'atelier.  Quelle  perte 
ce  serait!...  —  Oh  oui!...  avais-je,  après  lui,  répété;  quelle 
perte!...  >> 

A  mon  tour,  pendant  qu'il  dort,  j'examine  les  toiles  de  l'ar- 
tiste. C'est  vrai  qu'il  a  du  talent,  beaucoup  de  talent...  un  sen- 
timent surtout  de  la  lumière!...  Voici  des  paysages  de  Gascogne 
oîi  la  terre  est  comme  brûlée.  Voici  des  études  de  femmes. 
Celles-ci  sont  les  plus  nombreuses.  Je  fais  une  observation.  On 
dirait  qu'un  modèle  unique  a  posé  pour  chaque  figure  ;  ou 
plutôt  l'on  penserait  qu'à  travers  différens  modèles  un  même 
type  de  femme  a  constamment  hanté  l'artiste  :  Ophélie,  Mar- 
guerite et  vous  Eve  qu'on  nomme  la  blonde!...  Mais  où  il  s'est 
véritablement  surpassé,  l'œuvre  en  laquelle  semble  se  résumer 
tout  son  génie,  c'est  ce  portrait  de  la  jeune  femme  qu'il  a  si 
violemment  ai-raché. 

Comment  le  décrire? 

Sa  plus  aimable  qualité  est  la  fraîcheur,  une  fraîcheur  de 
nacre,  de  bouquet,  de  linons  enroulés  à  la  taille.  C'est  toute  la 
grâce  adolescente,  telle  que,  dans  leur  plus  heureuse  période, 
l'ont  conçue  les  portraitistes  anglais.  Longuement,  j'emplis 
mes  yeux  de  cette  savoureuse  image,  de  cette  bouche  riante  de 
ces  cheveux  d'orfèvrerie.  J'y  cherche  le  plaisir  tranquille  que 
parfois  nous  donne  un  chef-d'œuvre.  Ah!  bien  oui!...  Un 
tumulte  m'agite,  m'oppresse.  Quoi!  Cette  femme!...  C'est  celle 
qu'a  aimée  Gérard!  Pour  elle  il  a  voulu  mourir!...  Le  mal 
que  j'avais  cru  guéri  en  moi  se  réveille.  Je  cours  à  la  psyché 
dont  les  profonds  panneaux  s'ouvrent  contre  la  cimaise  et, 
front  contre  front,  je  reprends  l'examen  tant  de  fois  commencé, 
puis  rompu,  repris,  esquivé.  Hélas!  voilà  ma  figure  telle  que 
j'avais  oublié  qu'elle  était.  La  voilà  près  de  cette  autre  figure. 
Contraste!...  Dérision!...  Oh!  être  ainsi  la  vie  entière!... 
Pourquoi?  Pourquoi  cette  injustice?  Pourquoi  est-ce  moi 
qui  ai  ces  yeux  étroits,  cette  morne  chevelure,  tandis  que 
l'autre... 

La  sonnette  a  retenti.  Je  m'empresse  au-devant  du  docteur. 


MA    FIGURE.  497 

Sur  le  seuil  même   de  la  porte,   le   colloque  quotidien  s'en- 
gage. 

—  Comment  va  votre  malade  ? 

Mais  le  ton  de  ma  réponse  est  différent. 

—  Mieux,  enfin!...  Voilà  deux  heures  qu'il  repose. 

—  Parfait  !  Excellent  ! 

—  Le  danger  est-il  conjuré? 

—  Impatiente!  répond  Marescot  avec  son  sourire  de  brave 
homme.  Et  il  me  précède  dans  la  chambre. 

Gérard  continue  de  dormir.  Son  pouls  est  calme,  sa  poitrine 
n'a  plus  de  sursauts.  Tout  dépend  de  ce  que  sera  le  réveil. 

Oh  !  comme  j'ai  peur!  Si  les  divagations  allaient  reprendre! 
Non.  Quelque  chose  me  dit  d'avoir  confiance.  Ce  sommeil  est 
de  bon  augure.  Mais,  pourquoi,  tout  à  coup,  l'idée  de  la  gué- 
rison  me  trouble-t-elle  presque  à  l'égal  de  celle  de  la  mort?  Je 
pense  :  «  Une  fois  revenu  à  lui,  comment  accueillera-t-il  ma 
présence?  Me  sachant  là,  que  dira-t-il?  Quel  rôle  m'est  ré- 
servé? »  Je  l'observe.  Ah!  voilà  que  ses  bras  s'étirent. Il  remue, 
il  se  retourne  entre  ses  draps.  Mon  cœur  contre  mes  côtes  me 
semble  d'une  grosseur  démesurée. 

Un  nom,  soudain,  sort  des  rideaux. 

—  Hélène!... 

Ce  nom!  que  de  fois  je  l'avais  entendu  pendant  les  heures 
délirantes!  Hélène!...  C'était  elle  qui  sans  cesse  remplissait 
les  cauchemars  de  l'aveugle.  Elle,  toujours  elle,  qu'il  appelait 
ou  qu'il  repoussait  tour  à  tour.  Que  de  choses  j'avais  ainsi,  sans 
qu'il  s'en  doutât,  surprises  de  leur  existence  amoureuse.  Que 
d'intimes  secrets  livrés!  Un  jour,  cela  avait  été,  en  phrases  in- 
cohérentes, le  souvenir  d'un  été  au  bord  de  la  Marne.  «  Il  fait 
chaud!...  Viens  nous  baigner. L'eau  monte  jusqu'à  ta  ceinture... 
Allonge-toi  maintenant...  Nage...  J'ai  ton  corps  entier  dans 
ma  main!  »  Et,  jusqu'au  soir,  sur  le  bûcher  de  la  fièvre,  il 
avait  agité  ses  membres.  Une  autre  fois,  ce  fut  à  propos  du  por- 
trait :  «  Mes  couleurs?...  Du  chrome,  rien  que  du  chrome!... 
Tes  cheveux  sont  pleins  de  soleil!...  »  Souvent,  un  personnage 
intervenait  :  Robert!  C'était  alors  un  flot  de  malédictions,  d'in- 
jures, un  redoublement  de  folie.  Mais,  aujourd'hui,  rien.  Le 
nom  seulement  d'Hélène,  comme  s'il  l'avait  crue  près  de  lui. 

—  Il  divague,  déplora  Marescot. 

—  Peut-être  pas.  Essayez  de  lui  parler. 

TOME   Ht.    —    19H.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien!  jeune  homme!...  interpelle-t-il ,  en  exagérant 
un  peu  l'intonation  ;  ça  va  mieux,  à  ce  qu'il  me.  semble. 

—  Qui  est  là?...  répond  Gérard,  d'une  voix  parfaitement 
nette. 

—  Le  docteur. 

Une  irruption  se  fait  dans  sa  mémoire.  En  une  seconde,  il  est 
dressé;  ses  mains  cherchent  à  reconnaître  son  crâne. 

—  Mes  blessures!...  s'écrie-t-il. 

—  Elles  sont  presque  guéries. 

—  Mes  yeux  ?... 

Et  comme  personne  ne  répond,  il  tente  d'arracher  son 
bandeau. 

Marescot  arrête  le  geste. 

—  Ne  touchez  pas  à  cela. 

—  Je  veux  voir  ! . . . 

—  Pas  maintenant!  Pas  encore  !  Il  faut  être  patient. 

Mais,  allez  donc  parler  raison  à  un  enseveli  qui  s'éveille  dans 
la  nuit  de  son  cercueil.  Une  lutte  s'engage  entre  les  deux 
hommes,  lutte  où,  nécessairement,  le  valide  a  bientôt  le  dessus. 
Après  quelques  secondes,  en  effet,  Gérard  vaincu  retombe  sur 
son  oreiller  : 

—  Aveugle  !...  répète- t-il,  sans  fin  ;  je  suis  aveugle! 
Marescot  le  dément  faiblement. 

—  Mais  non!...  Mais   non  !...  Il  ne  faut  pas  désespérer. 
Puis,  jugeant  que  je  me  ferais  mieux  entendre  que  lui. 

—  Je  vous  remets,  dit-il,  entre  les  mains  de  votre  amie; 
nulle,  mieux  qu'elle,  ne  saurait  achever  de  vous  guérir. 

J'étais,  jusque-là,  restée  à  l'autre  bout  de  la  chambre, 
n'osant  faire  un  mouvement  qui  révélât  ma  présence.  Sans 
m'approcher,  j'épiai,  sur  la  physionomie  du  malade,  l'effet  des 
dernières  paroles.  Il  parut  réfléchir,  chercher  : 

—  Quelle  amie?... 

Assurément,  ce  n'était  pas  à  moi,  inconnue  pour  lui,  qu'il 
songeait.  J'eus  une  sorte  de  gêne.  En  me  nommant,  quelle 
image  allais-je  faire  évanouir?  L'équivoque,  toutefois,  ne  pouvait 
durer  davantage. 

Je  dis  mon  nom. 

—  Cette  voix  !...  fit  Gérard,  en  rassemblant  ses  esprits.  Cette 
voix  !...  Où  l'ai-je  entendue  déjà? 

Les  réminiscences  alors  se  précipitèrent.  Coup  sur  coup    il 


MA    FIGURE. 


499 


se  rappela  le  dispensaire,  le  chemin  montueux  dans  la  neige  et 
que  je  lui  avais  dit  :  «  Maintenant,  vous  n'êtes  plus  seul.  » 

—  Oui!  oui!...  voilà  que  tout  me  revient! 
Puis,  confus  d'avoir  tant   tardé  : 

—  Il  faut  m'excuser,  mademoiselle,  je  ne  savais  plus  où 
j'étais. 

Il  n'avait  pas  besoin  d'excuses  ;  tant  de  choses  parlaient  pour 
lui!... 

—  Vous  avez  cruellement  souffert!... 

Le  souvenir  de  ses  maux  le  fit  se  lamenter  : 

—  Oh  !  oui.  Mon  mal  était  épouvantable.  J'étais  dans  un 
souterrain  dont  on  avait  muré  l'issue.  Des  pierres  pleuvaient 
sur  mes  épaules;  mon  front  rencontrait  une  voûte. 

—  Des  cauchemars  !... 

—  Non,  non.  C'était  l'affreuse  vérité.  Etre  aveugle,  c'est 
habiter  un  gouffre;  c'est... 

Gomment  le  calmer?  Au  fond  de  son  obscur  cachot,  toute 
parole  qui  ne  rallumerait  pas  l'espérance  serait  vaine.  Ce  qu'il 
fallait,  c'était  promettre  la  clarté  prochaine. 

Un  scrupule  me  fit  hésiter  :  Est-il  sage  de  donner  à  un 
malheureux  plus  d'espoir  que  n'en  comporte  son  état?  N'est-ce 
pas  l'exposer  à  une  chute  affreuse?  Peut-être;  mais  que  sont  les 
dangers  futurs  au  prix  du  terrible  présent?  J'étais  venue  pour 
consoler,  il  fallait  que  je  consolasse.  Plus  tard  on  s'arrangerait 
toujours. 

—  Vos  yeux  subissent  un  traitement,  certifiai-je.  Dans  un 
mois,  deux  peut-être,  ils  seront  guéris. 

Mais  la  paix  ne  rentre  pas  d'emblée  dans  un  cœur  aussi 
éprouvé. 

—  De  grâce!  N'essayez  pas  de  me  faire  croire. 

Mes  principes,  autant  que  la  tendance  naturelle  de  mon 
caractère,  m'éioignent  également  du  mensonge.  Je  m'étais  fait 
une  règle  de  n'y  jamais  recourir.  Rien  jusqu'ici,  dans  ma  vie 
indépendante,  ne  m'en  avait  mise  à  l'épreuve.  Rien  ne  m'avait 
laissé  prévoir  que  je  serais  exposée  à  me  tirer  ainsi  d'embarras. 
Hélas!  j'avais  compté  sans  la  bonté,  sans  la  pitoyable  bonté 
qui  jette  un  voile  sur  les  vérités  trop  affreuses.  Subitement  ce 
problème  angoissant  se  posa  :  ou  tromper,  ou  laisser  souffrir. 
Un  pauvre  être  était  éperdu;  son  àme  penchait  vers  la  mort, 
je    n'avais  qu'à  emprunter   l'autorité  d'un  docteur   pour  qu  il 


500  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

reprît  courage.  Et  je  balancerais?...  Allons  donc!  Du  tréfonds 
de  ma  conscience,  une  voix  trancha  le  débat.  «  Fais  du  bonheur 
immédiat,  »  cria-t-elle.  Et  j'attribuai  à  Ogensky  une  promesse 
de  guérison. 

C'est  ainsi,  Dieu  m'en  est  témoin,  par  pitié,  rien  que  par  la 
pitié  la  plus  pure  que  j'entrai  dans  la  voie  de  ces  compromis 
qui,  hélas!  devaient  me  mener  à  de  si  fatales  conséquences. 

—  Est-ce  bien  vrai?  fit  encore  l'aveugle,  qui  osait  à  peine 
me  croire. 

—  N'en  doutez  pas,  affirmai-je,  et  maintenant,  reposez- 
vous. 

L'épouvante  sortit  alors  de  son  âme.  Son  souffle  s'éleva 
régulier.  Je  crus  voir  un  pli  douloureux  s'effacer  au  coin  de  sa 
bouche. 

Le  mieux  commencé  alla  vite.  Gérard  n'ayant  plus  besoin 
qu'on  le  veillât,  m'avait  fait  installer  un  lit  sur  le  divan  de  l'ate- 
lier. C'était  là  que,  séparée  de  sa  chambre  par  une  simple  por 
tière  de  tapisserie,  je  dormais  mon  sommeil  de  jeune  fille.  M'ap- 
pelait-il au  milieu  de  la  nuit,  en  une  seconde,  j'étais  debout, 
j'étais  à  son  côté.  Me  fiant  à  la  certitude  de  n'être  pas  vue 
je  prenais  à  peine  le  temps  de  me  vêtir.  Devant  un  regard 
éteint,  n'est-ce  pas  comme  si  on  était  seule?  Bien  souvent, 
Gérard  me  faisait  venir  ainsi,  à  propos  de  rien,  simplement  pour 
chasser  les  fantômes  de  l'obscurité.  Je  m'asseyais  alors  sur  le 
bord  de  son  matelas,  et,  prenant  entre  les  miens  ses  doigts 
qui  étaient  glacés,  j'attendais  qu'il  se  rendormît.  D'autres  fois, 
c'était  lui  qui  s'emparait  de  ma  main  et,  la  remontant  jusqu'à 
sa  joue,  il  s'y  appuyait  pour  dormir.  Cette  position  le  calmait 
peu  à  peu  et,  quoique  mon  bras  vînt  parfois  à  s'engourdir  d'im- 
mobilité, pour  rien  au  monde,  je  n'eusse  fait  un  mouvement. 

Sous  le  bandeau  qui  les  faisait  toutes  pareilles,  les  heures 
du  jour  étaient  plus  longues  encore  que  celles  de  la  nuit.  Pour 
les  abréger,  nous  causions.  Ce  n'était  pas  toujours  facile.  Tant 
de  sujets  sont  interdits  devant  des  paupières  closes  !  «  Quand  tu 
entres  chez  un  aveugle,  dit  un  proverbe  arabe,  ferme  les  yeux.  » 
Je  m'y  tenais  presque  à  la  lettre.  Craignant  ce  qui  aurait  pu 
rappeler  au  malheureux  son  malheur,  je  m'efforçais,  en  sa  pré- 
sence, d'ignorer  le  monde  visible.  J'évitais  les  allusions  à  ce 
qui  se  regarde  et  s'admire  ;  je  ne  prononçais  jamais  les  mots  de 
jour  ni  de  clarté,  je  désapprenais  le  verbe  voir.  Percevait-il  ces 


MA   FIGURE. 


501 


précautions?  Je  l'ignore;  mais  il  semblait  reconnaissant.  Ah! 
ce  n'étftit  plus  le  solitaire  farouche  du  premier  jour!  Sans  cesse, 
il  me  voulait  auprès  de  lui.  A  peine  acceptait-il  que  Sophie  me 
suppléât. 

—  Vous!  vous!...  répétait-il  avec  supplication;  je  ne  puis 
supporter  que  vous. 

Que  dire  des  joies  que  j'eus  pendant  la  convalescence!... 
Cette  innocente  époque  constitue  le  meilleur  de  mes  souvenirs, 
la  réserve  où  j'aime  puiser  lorsque  mes  regrets  sont  trop  lourds. 
Mon  plus  grand  plaisir  était  de  me  sentir  indispensable;  il  n'y 
avait  pas  de  stratagème  que  je  n'inventasse  pour  procurer  à 
mon  malade  la  sensation  que  je  le  fusse.  Deviner  ses  besoins, 
éloigner  de  lui  les  réminiscences  fâcheuses,  le  persuader  de 
manger,  de  dormir,  ou  bien  d'avaler  un  remède,  étaient  toute 
mon  occupation.  Oh!  la  douceur  de  sa  reconnaissance!... 
Quand,  de  sa  voix  méridionale  un  peu  chantante,  il  me  disait  : 
«  Vous  êtes  bonne!...  Je  suis  heureux  de  vous  avoir!...  »  le 
paradis  s'ouvrait  pour  moi. 

Je  ne  tardai  pas  à  sentir  que  cette  félicité  tenait  à  une  cause 
unique  :  Mon  invisibilité.  Près  de  l'être  charmant  dont  les  yeux 
ne  me  voyaient  pas,  tout  me  semblait  aisé,  facile.  Le  mystère 
qui  me  dérobait  à  lui  était  comme  un  bain  bienfaisant.  Jamais, 
depuis  le  soir  où  la  méchante  langue  de  ma  tante  m'avait  révélée 
à  moi-même,  je  n'avais  été  si  heureuse.  La  tête  relevée  mainte- 
nant, je  me  sentais  jeune,  légère;  je  jouais  ma  partie  comme 
une  autre. 

Un  soir,  que  le  sommeil,  lent  à  venir,  me  tenait  dans  un 
état  surexcité,  cette  sorte  de  songe  me  berça.  J'étais  transportée 
sur  le  seuil  d'une  forêt.  Une  bande  de  nuages  voilait  le  ciel.  On 
eût  dit  que  toutes  les  lumières  terrestres,  que  tous  les  astres, 
que  toutes  les  constellations  se  fussent,  cette  nuit-là,  éteintes. 
Soudain,  j'entendis  un  appel  angoissé.  Un  homme  était  là..  On 
ne  distinguait  pas  ses  traits  ;  on  devinait  seulement  qu'il  était 
jeune  et  que  ses  mains  étaient  très  blanches.  M'avançant  à  sa 
rencontre,  je  m'informai  de  ce  qui  le  mettait  en  peine.  «  La 
nuit  m'a  surpris,  fit-il,  je  ne  puis  retrouver  mon  chemin.  »  Je 
le  rassurai  en  touchant  l'extrémité  de  ses  doigts  :  «  Si  vous  vou- 
lez, je  pourrai  vous  servir  de  guide.  »  Mais  son  épuisement  était 
tel  qu'il  ne  demandait  qu'à  s'asseoir.  Nous  étions  sous  une  futaie 
dont  les  troncs  filaient  en  hauteur;  un  vent  léger  remuait  les 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cimes  ;  les  bêles  s'étaient  endormies.  Ayant  étalé  sur  la  mousse 
mon  manteau  doublé  de  duvet,  j'en  fis  un  lit  de  repos  et  le 
jeune  homme  s'y  étendit,  «  J'ai  soif,  »  murmura-t-il  faiblement. 
Où  avais-je  entendu  cette  voix?  «  La  fontaine  est  tout  près  d'ici^ 
répondis-je,  j'irai  vous  y  chercher  à  boire.  »  Il  n'y  avait  pas  de 
fontaine,  mais  j'avais  la  persuasion  qu'une  fée  me  donnerait  de 
quoi  le  désaltérer.  En  effet,  dans  le  creux  d'une  feuille  d'acanthe, 
je  vis  scintiller  une  eau  claire.  Cueillir  cette  coupe  et  la  pré- 
senter à  ses  lèvres  fut  l'affaire  d'une  seconde.  Il  but  avec  avidité. 
Ensuite,  nous  causâmes.  Il  demanda  comment  je  me  trouvais 
ainsi,  seule,  la  nuit,  au  milieu  d'une  forêt.  «  J'y  suis  née, 
déclarai-je,  et  je  n'en  suis  jamais  sortie.  »  Il  s'étonna:  «  Où 
logez-vous?  —  Dans  le  tronc  évidé  d'un  chêne.  —  Et  quelle 
est  votre  nourriture  ?  —  Les  fraises,  les  champignons,  avec 
quelques  grains  de  mûres.  »  L'épaisseur  du  feuillage  ne  per- 
mettait de  distinguer  ni  le  sol,  ni  le  plus  petit  morceau  de  ciel. 
Mon  compagnon  aurait  voulu  connaître  l'endroit  où  nous  étions. 
«  N'avez-vous  jamais  peur,  me  dit-il,  au  fond  de  cette  obscu- 
rité? —  C'est  quand  vient  le  matin  que  je  tremble.  —  Pour- 
quoi ?  —  Une  sorcière  a  prédit  que  si  mon  visage  venait  à  être 
aperçu,  je  mourrais.  —  Et  vous  le  croyez!  Ah  !  ah!  ah!...  » 
Son  rire  était  si  frais,  que  les  oiseaux  croyant  au  réveil  d'un 
des  leurs,  se  mirent  tous  à  chanter.  Ce  fut  alors  un  inimagi- 
nable concert,  une  sonate  aérienne  dont  chaque  note  avait  des 
ailes.  Assis  l'un  à  côté  de  l'autre,  nous  écoutions  ;  il  semblait 
que  jamais  ne  dût  finir  l'enivrement  de  ces  minutes.  La  lueur 
de  l'aube,  cependant,  commençait  à  percer  les  branches.  «  Venez, 
dis-je,  en  me  levant;  avant  que  le  jour  ne  paraisse  je  vous 
montrerai  votre  route.  —  Comme  vous  allez  vite,  gémit-il.  — 
Le  temps  me  presse.  »  Je  n'avais  par  fini  de  prononcer  cette 
parole,  qu'au-dessus  de  notre  tête  le  ciel  eut  la  couleur  d'une 
rose:  «  Le  jourl...  m'écriai-je  en  glissant  derrière  un  tronc 
d'arbre.  —  Où  êtes-vous?  —  Ici;  mais  je  vous  défends  d'ap- 
procher. »  Le  visage  du  jeune  homme  faisait  face  au  soleil 
levant;  je  pouvais,  sans  être  vue,  le  contempler  à  mon  aise. 
Surprise  délicieuse  :  il  avait  les  traits  de  Gérard  !  Du  moins, 
c'était  à  s'y  méprendre.  Et  il  fallait  lui  dire  adieu  !...  Indiquant 
avec  mon  bras  la  direction  de  louest  :  «  Voilà  votre  chemin; 
vous  n'avez  qu'à  marcher  tout  droit;  l'issue  de  4a  forêt  est  par 
là.  »  Mais  il  refusa  d'avancer.  «  Non,  non,  je  ne  vous  quitterai 


MA    FIGURE.  503 

pas.  »  Qu'entendais-je ?  Etaient-ce  des  paroles?  ou  le  murmure 
de  la  brise?  Il  continua:  «  En  croyant  me  promener,  c'était 
vous,  je  le  sais  maintenant,  c'était  vous  que  je  cherchais.  Je 
vous  ai  trouvée,  je  vous  aime,  je  ne  consens  plus  à  vous  perdre.  » 
Toujours  invisible,  j'écoutais.  Mon  cœur  était  agité  d'un  puis- 
sant, d'un  extraordinaire  bonheur... 

A  cet  instant  précis,  un  bruit  de  charrette  m'éveilla.  Cétait 
fini  de  songer!  Au  premier  moment,  je  me  sentis  pleine  d'an- 
goisse ;  mais  la  réalité  bientôt  eut  la  douceur  de  mon  rêve. 
Qu'importait  ma  figure,  puisque  Gérard  ne  la  voyait  pas? 

Chaque  jour  davantage,  cependant,  il  s'efforçait  de  me  con- 
naître; il  me  questionnait  exigeait  que  je  lui  parlasse  de  moi. 
Mais,  en  cette  période  de  faiblesse  encore,  son  envie  était  facile 
à  contenter,  car  elle  n'avait  rien  de  charnel.  Je  ne  faisais  donc 
aucune  difficulté  de  l'exaucer,  de  fournir  sur  moi-même,  sur 
mon  être  intime,  les  renseignemens  qu'il  souhaitait.  Ah!  si 
j'avais  pu,  toujours,  en  rester  là,  n'être  connue  quau  dedans. 

A  mon  tour,  je  provoquais  des  confidences.  Qu'avaient  été 
ses  premières  années?  C'est  à  peine  s'il  s'en  souvenait.  Tant 
d'événemeiis,  de  joies,  d'orages,  tant  de  jeunesse  débordante 
avaient  passé  là-dessus!  Il  savait  seulement  qu'au  collège  de 
Narbonne  où  il  était  petit  garçon,  les  puni  lions  pleuvaient  sur  lui. 

—  Est-ce  que  vous  étiez  méchant? 

—  Pas  du  tout,  mais  je  dessinais;  je  ne  pouvais  m'empêcher 
de  dessiner.  Mes  cahiers,  les  murs,  la  marge  de  mes  livres  se 
couvraient  de  petits  bonshommes. 

—  Etait-ce  si  mal  ? 

—  Il  faut  avouer  que  la  plupart  avaient  la  tête  de  mes 
professeurs  !  Que  de  fois  j'eus  à  copier  le  verbe  :  «  Je  suis 
un  insolent  qui  ne  respecte  pas  ses  maîtres!  »  Vers  le  condi- 
tionnel, je  n'en  pouvais  plus;  je  remplaçais  le  texte  par  ma 
propre  caricature.  Cela  n'était-il  pas  identique?  Et  j'avais  un 
nouveau  pensum.  A  la  fin,  il  arriva  que  je  fus  sauvé  par  ce 
qui  aurait  dû  me  perdre.  Un  examinateur  de  passage,  ayant 
reconnu  son  effigie  à  l'envers  d'un  de  mes  cahiers,  demanda  le 
nom  du  coupable.  Je  tremblai.  Jugez  de  ma  surprise,  lorsque,  à 
l'issue  des  classes,  j'appris  que  la  ville  de  Narbonne  octroyait 
une  bourse  afin  que  j'allasse  étudier  la  peinture  à  Paris. 

—  Ce  fut  un  beau  jour,  j'imagine? 

—  Sans  doute;  mais  l'excessif  chagrin  qu'eut  ma  mère  y  mêla 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  goût    de    larmes.    Elle    m'aimait   tant,    la  pauvre  femme  ! 
Veuve,  et  moi  parti,  elle  resterait  seule. 

—  Qu'est-ce  qui  l'empêchait  de  vous  suivre  ? 

—  La  surveillance  d'un  petit  vignoble  que  nous  avait  laissé 
mon  père.  Elle  espérait  toujours  le  vendre.  Hélas  !  le  vignoble 
m'est  resté  et  je  n'ai  pas  revu  ma  mère. 

Le  fond  commun  de  tristesse  qui  avait  assombri  nos  en- 
fances nous  liait  étroitement;  mais,  par  une  sorte  d'accord 
tacite,  nous  en  restions  là  ;  nous  n'osions  nous  avancer  sur 
les  terres  fraîchement  remuées  du  présent.  Un  jour  pourtant, 
Gérard  s'y  risqua.  Gomment,  par  suite  de  quelles  circonstances 
élais-je  devenue  infirmière?  Gette  question,  certes,  avait  dû 
maintes  fois  lui  venir  à  la  pensée.  Si  la  chose  est  commune 
en  Angleterre  où  sous  le  nom  de  nurses  des  jeunes  filles  de 
la  meilleure  naissance  se  donnent  au  service  des  malades,  il  faut 
avouer  que,  dans  notre  pays,  cela  n'est  guère  d'usage,  à  moins 
d'avoir  sa  vie  à  gagner.  Pour  répondre  sincèrement,  il  aurait 
fallu,  sur  moi-même,  révéler  ce  que  je  tenais  tant  à  garder 
secret.  Il  aurait  fallu  me  dépeindre,  dire  :  «  Mal  faite  pour  in- 
spirer l'amour,  j'ai  jeté  mon  cœur  dans  la  fosse  commune  de  la 
charité.  »  Mais,  rien  que  d'y  penser,  cet  aveu  me  faisait  courir 
un  froid  dans  les  veines. 

Gependant,  Gérard  attendait.  Qu'allais-je  répondre  ?  Quels 
motifs  alléguer?  Je  dis  l'ennui,  le  vide  de  mon  existence.  Je 
racontai  comment,  à  l'âge  où  sa  tendresse  m'eût  été  indispen- 
sable, j'avais  brusquement  perdu  mon  père. 

—  A  vingt-deux  ans  ! . . .  Est-ce  ainsi  que  vous  prétendiez  être 
consolée? 

—  Pourquoi  pas?  D'autres  que  j'ai  connues,  que  j'ai  vues  à 
l'œuvre,  ont  trouvé,  dans  la  charité,  le  réactif  dont  leur  faiblesse 
avait  besoin;  mieux  encore,  l'oubli  de  chagrins  profonds. 

Mais  il  refusait  de  l'admettre.  Que  des  femmes  distinguées 
se  plussent  au  milieu  de  l'abjection;  que  des  créatures  délicates 
fussent  heureuses  là  où  régnait  la  souffrance,  l'angoisse  et  le 
trépas  ;  allons  donc  !  Sa  sensibilité  d'artiste  protestait.  Qu'on 
subisse  ces  tristes  fatalités  quand  elles  s'imposent,  soit;  mais  les 
rechercher  volontairement!  Se  mêler  aux  miséreux!  Respirer 
leur  saleté,  la  puanteur  de  leur  haleine...  Pouah!... 

—  Et  vous-même,  s'étonnait-il,  par  quel  prodige  avez-voiis 
pu? 


MA  FIGURE. 


505 


Je  m'en  excusai  par  l'illusion  des  premiers  jours,  alors 
que  la  croyance  au  bien  qu'on  peut  faire  me  servait  encore  de 
levier.  Mais  lui?  lui,  dont  la  fibre  ne  s'était  émue  que  par  les 
arts,  lui,  en  qui  l'éducation  esthétique  avait  raffiné  les  sens  au 
plus  haut  degré;  lui  qui  exécrait  la  laideur,  la  difformité,  toute 
espèce  de  désharmonie  et  qui,  du  beau,  avait  fait  son  culte  unique, 
sa  poursuite  passionnée,  pouvait-il  me  comprendre?  Je  sentis, 
entre  nous,  se  dresser  des  barrières.  Tandis  qu'admirablement 
façonné  de  corps  et  d'esprit  pour  les  jouissances,  le  jeune 
homme  avait  développé  en  lui  son  aptitude  à  les  goûter,  à. les 
savourer  toutes,  n'avais-je  pas  été  amenée,  moi,  obscure  et  de 
mine  ingrate,  à  me  restreindre  au  contraire?  Le  renoncement 
ne  m'était-il  pas  imposé,  comme  à  d'autres  le  succès? 

J'enfermai  toutefois,  en  moi-même,  ces  amères  réflexions. 
Interrogée  de  nouveau,  j'en  revins  à  parler  des  cas  dont  j'avais 
été  témoin.  Je  citai  les  exemples  de  M"^  Derlange,  de  la  mar- 
quise de  Sérigny. 

—  Vous?...  Mais  vous?  insistait  Gérard,  qu'est-ce  qui  a  pu 
vous  déterminer  à  cette  espèce  de  suicide? 

Il  fallait  répondre,  trouver  des  causes  plausibles.  Après  tout, 
je  n'en  manquais  pas.  L'année  avait  été  fertile  en  chagrins  de 
toutes  sortes,  et  chacun  sait  que  le  chagrin  est  l'inépuisable 
citerne  d'où  les  vocations  découlent.  Je  me  décidai  à  lui 
confier  comment,  un  jour,  le  ciel  étant  transparent,  les  acacias 
secouant  sur  ma  tête  leurs  sachets  de  vanille  et  de  miel,  j'avais 
vu  passer  l'homme  dont  j'espérais  être  la  femme  avec  une  femme 
à  son  bras  !... 

Mon  accent  dut  être,  en  évoquant  ce  souvenir,  singulière- 
ment expressif,  car,  ce  qui  jusque-là  était  demeuré  inexplicable, 
s'éclaira  soudain  Quelles  que  fussent  entre  Gérard  et  moi  les 
divergences  de  physique  et  de  caractère,  comment  lui  que  la 
trahison  d'une  drôlesse  avait  conduit  au  bord  du  désespoir, 
n'eût-il  pas  admis  qu'on  entrât  en  charité,  comme  en  religion, 
pour  une  déception  d'amour?  A  dater  de  cette  confidence,  notre 
intimité  se  resserra.  Lorsqu'il  m'adressait  la  parole,  c'était  en 
disant  :  «  Lucienne,  »  et  je  répondais:  «  Mon  ami.  » 

Une  inquiétude,  cependant,  ne  tarda  pas  à  se  glisser.  Chaque 
jour,  l'état  du  convalescent  allait  en  s'améliorant;  il  passait 
maintenant  ses  journées  sur  un  fauteuil;  bientôt,  il  serait 
debout,  actif.  Qu'est-ce  qui,  alors,  motiverait  ma  présence  auprès 


S06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  lui?  Sa  cécité?...  Sans  doute;  mais  elle  pouvait  s'éterniser 
et,  d'ailleurs,  était-elle  une  excuse  suffisante  à  ce  qu'une  jeune 
fille  habitât  chez  un  jeune  homme?  Aussi  n'était-ce  pas  sans 
une  inavouable  angoisse  que  je  voyais  son  teint  se  recolorer; 
ses  bras,  ses  jambes  reprendre  de  la  vigueur. 

Un  matin  que  je  m'étais  attardée  dans  cette  demi-conscience 
qui  précède  le  réveil,  huit  heures  vinrent  à  sonner.  Sophie 
entra.  S'étonnant  de  me  trouver  au  lit  encore,  elle  profita  de 
cette  paresse  qui  me  mettait  à  sa  merci  pour  réitérer  une  ques- 
tion qui  lui  était  familière.  N'allions-nous  pas  bientôt  rentrer 
chez  nous? 

Depuis  le  premier  jour,  elle  s'était  montrée  mécontente. 
En  vieille  fille  troublée  dans  ses  habitudes,  elle  regrettait  ses 
fournisseurs,  son  quartier^  sa  belle  cuisine  où  les  cuivres  étin- 
celaient  ;  surtout  elle  aspirait  à  retrouver  sa  petite  chambre, 
voisine  de  la  mienne. 

Ma  réponse  fut  vague  comme  l'étaient  mes  intentions  :  Oui, 
oui;  sans  doute.  Dès  que  Gérard  serait  guéri. 

Elle  répliqua  vivement  : 

—  Mais,  il  va  très  bien.  Voyez  comme  il  dort.  Son  appétit 
est  formidable. 

J'objectai  que  ce  mieux  était  encore  tout  récent. 

—  Tu  ne  sais  pas  comme  il  est  faible  !  Hier  encore,  j'ai  dû 
le  soutenir  pendant  que  tu  faisais  son  lit. 

—  Ta,  ta!...  Tout  cela  c'est  des  manières.  Il  fait  l'enfant 
pour  que  vous  le  cajoliez... 

Ah!  si  c'était  ainsi  qu'elle  croyait  me  détacher  de  lui  !... 

—  Le  pauvre  !...  murmurai-je  presque  à  voix  basse  ;  lorsque 
je  ne  serai  plus  là,  qui  l'aidera  à  s'habiller  ?  Qui  coupera  son 
pain,  sa  viande?  Quelle  voix  remplira  pour  lui  l'obscurité? 

Ces  préoccupations  n'étaient  pas  de  nature  à  émouvoir  ma 
vieille  bonne.  Véhémente,  elle  s'éleva  contre  l'idée  que  je  fisse 
un  métier  de  servante.  Puis,  à  la  fin,  lâchant  ce  que,  depuis 
des  jours  et  des  jours,  ressassait  sa  vieille  caboche  : 

—  Si  vous  saviez  ce  que  l'on  dit,  du  haut  en  bas  de  la  mai- 
son! 

Personne,  autant  que  moi,  n'est  rebelle  à  l'opinion.  Il  me 
suffit  d'entendre  un  de  ces  jugemens  a  priori  qui  se  débitent 
sur  les  uns  et  sur  les  autres,  pour  concevoir,  instantanément, 
l'envie  de  le  braver,  de  me  dresser  à  rencontre. 


MA    FIGURE. 


b07 


—  Et  tu  crois  que  je  vais  m'occuper  de  tels  ragots? 
Elle  objecta  que  ma  réputation  était  en  cause. 

Un  haussement  d'épaules  manifesta  mon  dédain.  N'avais-je 
pas  pour  moi  ma  conscience,  la  pureté  de  mes  intentions,  mon 
titre  surtout  de  garde-malade? 

—  En  voilà  une  belle  raison!... 

Cela  pourtant  en  était  une.  Une  garde-malade  n'est  pas  une 
femme.  C'est  quelqu'un  d'intangible,  de  sacré,  une  religieuse 
presque.  Mais  j'eus  beau  montrer  mon  long  tablier  qui  ressem- 
blait à  un  froc,  faire  sonner  haut  le  diplôme  obtenu  au  dispen- 
saire, rien  ne  parvint  à  persuader  la  prude  fille.  Elle  se  perdit 
en  discours  pour  démontrer  que  déjà  je  n'étais  que  trop  restée 
et  conclut  en  soupirant  : 

—  Qui,  dorénavant,  songerait  à  vous  épouser? 
M'épouser  !...  Était-il  question  de    cela?  J'eus  presque  un 

éclat  de  rire. 

—  Tu  sais  bien  que  je  ne  me  marierai  jamais.  Je  ne  veux 
pas  me  marier. 

Et  je  lui  rappelai  que,  peu  de  temps  auparavant,  elle-même 
me  déconseillait  le  mariage. 

—  Oui  :  mais  maintenant,  j'ai  peur  que  vous  ne  fassiez  une 
plus  grave  bêtise. 

De  quelle  bêtise  parlait  Sophie  ?  Me  croyait-elle  amoureuse? 
Sans  doute,  j'aimais  Gérard  de  tout  mon  cœur.  Sa  débilité  me 
le  rendait  cher.  Ma  meilleure  joie  était  de  le  soutenir,  de  lui 
consacrer  mon  temps,  ma  pensée,  l'effort  de  toutes  mes  mi- 
nutes. Mais  quel  rapport  entre  ce  zèle  charitable  et  l'amour,  le 
palpitant  amour? 

J'achevais  ma  toilette  derrière  le  paravent  japonais  qui  me 
servait  de  cabinet,  lorsqu'un  appel  me  fit  courir  à  la  chambre 
du  jeune  homme.  Je  le  trouvai  sur  son  séant  dans  l'attitude  de 
quelqu'un  qui  vient  d'avoir  une  frayeur.  A  peine  m'eut-il 
entendue  qu'il  s'empara  de  ma  main,  et  la  serrant  convulsi- 
vement : 

—  Lucienne!...  Lucienne  supplia-t-il,  dites  que  vous  ne  me 
quitterez  pas. 

—  Qu'est-ce  qui  a  pu  vous  faire  penser? 

—  Il  m'a  semblé  qu'on  vous  parlait  de  m'abandonner. 
Devant  le  trouble  de  sa  voix,  je  jurai  de  n'y  point  songer 

tant  qu'il  ne  serait  pas  guéri. 


508  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mais  cela  n'était  pas  suffisant. 

—  Guéri!...  répéta-t-il  avec  défiance,  qu'entendez-vous  par 
là? 

Je  restai  un  moment  hésitante,  car,  moi-même,  étais-je  bien 
fixée  sur  le  sens  absolu  de  ce  mot?  S'agissait-il  de  la  santé  ou 
du  recouvrement  de  la  vue?  Sans  rien  déterminer,  je  promis  de 
rester  tant  qu'il  aurait  besoin  de  moi. 

Cette  fois  son  visage  se  rasséréna. 

—  En  ce  cas,  Lucienne,  vous  ne  vous  en  irez  jamais. 
Jamais?  Était-ce  à  cela  vraiment  que  je  venais  de  m'en- 

gager? 

Lui-même  rectifia  : 

—  Du  moins,  tant  que  mes  yeux  seront  fermés. 

Qu'il  crût  cela,  lui  qui,  grâce  à  mon  affectueux  mensonge  et 
grâce  à  la  complicité  des  docteurs,  ne  se  croyait  atteint  que  de 
cécité  passagère:  soit;  mais  moi,  moi  qui  savais!...  Pouvais-je 
ainsi,  d'un  mot,  sacrifier  ma  liberté,  mon  avenir,  risquer  d'être 
définitivement  captive?  Le  débat  était  difficile.  Mon  premier 
mouvement,  je  l'avoue,  fut  de  sauvegarder  mes  convenances, 
d'attendre  pour  un  tel  engagement  que  l'amour  le  suggérât. 
Gérard  guettait.  Mon  silence  déjà  avait  ramené  sur  ses  traits 
une  expression  angoissée. 

—  Je  le  sens,  fit-il,  mes  oreilles  ne  m'avaient  pas  trompé. 
Vous  partirez;  vous  m'abandonnerez  dans  ce  noir. 

J'étais  debout,  appuyée  au  cuivre  de  son  lit.  Avec  une 
liberté  que  certes  je  n'aurais  pas  eue  si  nos  regards  s'étaient 
croisés,  je  le  contemplais.  Il  était  jeune,  il  était  beau.  Par  l'entre- 
bâillement de  son  col  on  voyait  son  cou  lisse  et  blanc;  l'artère 
carotide  palpitait  comme  un  doux  oiseau  qui  s'abrite  et  sous  le 
couvre-pieds  moelleux  s'allongeait  la  forme  du  corps.  Un  trouble 
étrange  me  parcourut.  Après  tout,  serais-je  si  à  plaindre  de 
passer  ma  vie  près  de  lui?  La  chose  toutefois  valait  qu'on  y 
réfléchît.  De  la  parole  que  j'allais  prononcer  l'avenir  entier 
dépendrait.  Ainsi  que  souvent  il  arrive  dans  les  événemens 
importans,  ce  fut  un  détail  qui  décida.  Enervé  de  ce  que  je 
tardasse  à  répondre,  Gérard  eut  un  geste  découragé.  Simple 
hasard,  ce  geste  fit  glisser  la  manche  de  sa  chemise  et  découvrit 
son  bras  nu.  Qu'il  me  parut  mince  et  fragile  ce  bras  où  courait 
le  réseau  bleu  des  veines  !  Saurais-je  l'abandonner,  lui  retirer 
mon  appui?  Et  sans  calculer  davantage,  sans  me  demander  ni 


MA   FIGURE.  509 

pour  combien  de  temps,  ni  si  ma  situation  serait  respectable  ; 
n'écoutant  que  ce  qu'il  y  avait  en  moi  de  généreux,  je  pro- 
nonçai l'engagement  qui  me  liait,  probablement  pour  toujours, 
à  une  destinée  d'aveugle. 

L'émotion  qu'eut  Gérard  fut  si  forte  qu'elle  l'empêcbait  de 
parler.  S'emparant  de  mes  deux  mains,  il  y  écrasa  ses  lèvres 
et  passionnément  balbutia  : 

—  Savez-vous  que  maintenant  je  n'ai  plus  envie  de  guérir! 

VI 

Sa  santé  toutefois  fut  promptement  rétablie.  Quelqu'un  qui 
l'aurait  vu,  bien  pris  dans  son  veston  de  velours,  une  fleur  à  la 
boutonnière,  qui  l'aurait  entendu  rire  et  causer  avec  ce  rien 
d'accent  méridional  qui  mettait  une  gaieté  dans  les  choses 
qu'il  disait,  n'eût  certes  pas  soupçonné...  Cependant,  la  vue 
restait  absente.  Depuis  peu ,  on  avait  enlevé  le  bandeau  qui 
emprisonnait  ses  yeux.  Au  premier  aspect,  on  les  aurait  crus 
intacts,  ces  beaux  yeux  couleur  de  noisette  qui  semblaient  vous 
regarder.  Deux  petites  taches  glauques  toutefois  obscurcissaient 
le  cristallin.  Reverrait-t-il?  La  flamme  serait-t-elle  rallumée? 
Nul  ne  le  savait.  Personne  ne  se  fût  risqué  à  le  dire;  mais, 
chaque  journée  qui  s'écoulait  en  diminuait  l'espérance. 

Quoique  le  docteur  Ogensky  ne  constatât  aucun  progrès,  il  va 
sans  dire  que,  fidèle  à  ma  consigne,  il  affirmait  le  contraire  au 
malade.  Ne  faut-il  pas  toujours  encourager,  aider  à  prendre 
patience?  Mais  soit  que  le  ton  de  nos  paroles  eût  perdu  un  peu 
de  son  assurance,  soit  que  l'épreuve,  en  se  prolongeant,  eût 
altéré  la  foi  qu'il  avait  en  nous,  Gérard  s'énervait  à  présent; 
il  opposait  des  airs  las,  sceptiques,  aux  promesses  réitérées. 

—  On  me  berne,  j'en  ai  la  certitude,  s'écria-t-il  un  jour  que 
l'oculiste  pour  la  centième  fois  répétait  :  «  Bon,  bien  ;  l'amé- 
lioration s'accentue.  » 

—  Que  signifie?  lui  dis-je. 

—  Je  veux  savoir  la  vérité. 

Il  était  assez  fort,  à  présent,  pour  l'entendre. 

On  lui  parla  d'opération.  Son  visage,  à  ce  mot,  devint 
blême.  Il  sentit  le  long  de  ses  veines  courir  le  froid  de  l'acier, 
déclarant  qu'avant  de  recourir  à  cette  horreur,  il  épuiserait 
toutes  ses  chances. 


510 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Qu'est-ce  qui  me  presse?  fit-il  en  se  tournant  de  mon  côté. 
N'êtes-vous  pas  auprès  de  moi? 

—  Oh  !  non,  mon  ami,  rien  ne  presse! 

Et  les  jours  passent  avec  une  lenteur  délicieuse.  Je  suis  si 
attentive  à  alléger  son  mal  d'infirme,  qu'il  s'y  soumet,  qu'il 
l'accepte.  On  dirait  même,  par  instans,  qu'il  y  trouve  quelque 
charme.  Par  tous  les  moyens  en  mon  pouvoir,  j'ai  su  me  rendre 
nécessaire  :  sa  maison  est  devenue  la  mienne  ;  je  la  dirige  à  mon 
gré;  je  veille  à  ses  intérêts;  je  fais  la  correspondance.  L'ate- 
lier n'est  plus  ce  capharnaûm  où  des  toiles  renversées  chevau- 
chaient meubles  et  tapis.  L'ordre  règne  maintenant;  le  linge  est 
dans  les  armoires;  chaque  siège  occupe  sa  place,  et  il  y  a  des 
fleurs  partout.  Jamais  pareille  félicité  ne  s'est  approchée  de  mon 
cœur.  Etre  précieuse!...  Etre  quelqu'un  dont  on  ne  peut  se 
passer!...  Cette  sensation  me  comble,  me  déborde.  J'en  savoure 
les  délices  ;  je  les  compare  aux  joies  arides  que  me  donnait  la 
charité.  Oh  !  la  gratitude  de  Gérard!...  L'entendre  dire  :  «  Je  ne 
puis  me  passer  de  vous.  » 

Des  différentes  ressources  à  ma  disposition  pour  embellir  ses 
heures  oisives,  la  principale  était  la  lecture,  celle  qui  s'appropriait 
le  mieux  au  double  besoin  que  nous  avions  d'être  ensemble  et 
de  garder  chacun  nos  secrets.  A  travers  les  livres,  une  multitude 
de  pensées,  d'émotions,  de  souvenirs  nous  devenaient  communs. 
Quoi  de  plus  pénétrant  que  les  voyages  faits  à  deux  au  pays  du 
rythme  et  de  la  cadence?  Quoi  de  plus  intime  et,  à  la  fois,  de 
plus  discret,  que  le  fluide  qui  s'échange  au  cours  d'une  lecture  à 
deux?  Et  comme  c'était  à  moi  qu'incombait  le  choix  des  ou- 
vrages, j'avais,  en  outre,  l'avantage  de  guider  la  sensibilité  de 
Gérard,  de  la  conduire  par  des  chemins  déterminés.  C'est  ainsi 
que  je  lui  fis  connaître  les  profonds  romanciers  russes  :  Dos- 
toïevsky  dont  la  grande  âme  fraternelle  s'est  penchée  sur  les 
plus  abjectes  misères;  Tolstoï  si  vaste,  si  humain  !  La  poignante 
histoire  d'Anna  Karénine  fit  une  trouée  neuve  en  lui.  11  en- 
trevit des  âmes  frères  rebelles,  des  passions  intrépides  telles 
qu'en  ses  aventures  faciles  d'artiste,  il  n'en  avait  pas  rencon- 
trées. Ainsi  par  ce  mode  détourné  je  soumettais  son  cœur  au 
mien,  à  mes  façons  de  voir,  d'envisager  les  sentimens. 

Pourquoi  faut-il  que  la  vision  de  leur  brièveté  se  mêle  à 
toutes  nos  joies?  A  la  fin  de  ces  chères  journées  où  j"en  venai 
à  oublier  ma  laideur,   une  question  ne  manquait   pas  de    se 


MA    FIGURE. 


511 


poser.  Ce  bonheur,  cet  insolite  bonheur,  combien  de  temps 
durerait-il?...  La  cécité  de  Gérard,  je  le  savais,  en  était  la  condi- 
tion même.  S'il  venait  à  recouvrer  la  vue,  tout  serait  pour  moi 
en  ruine.  Je  ne  pouvais,  sans  un  frisson,  y  songer.  Par  malheur, 
je  ne  me  bornais  pas  à  frissonner.  Un  souhait,  un  souhait 
dont  j'ose  à  peine  évoquer  le  souvenir,  tant  il  était  égoïste, 
impitoyable,  s'insinuait  au  fond  de  mon  cœur.  Venait-il  à  se 
faire  jour,  ce  souhait  cruel?  je  le  repoussais,  je  l'obligeais  à  se 
taire.  Mais  comme  il  avait  la  voix  forte!...  Du  moins  s'élevait- 
elle  à  mon  insu;  et  mes  actes,  c'est  l'essentiel,  n'en  étaient  pas 
influencés.  Non,  personne  je  le  jure,  n'aurait  apporté  plus  de 
souci  scrupuleux,  une  bonne  foi  plus  soumise  à  l'exécution  des 
ordonnances.  Personne  plus  fidèlement  que  moi  ne  se  serait 
conformé  aux  lavages  antiseptiques,  à  l'instillation,  sous  les 
paupières,  de  collyre  à  l'atropine,  à  tous  les  soins,  en  un  mot, 
qui  devaient  combattre  l'abominable  souhait.  Certains  jours 
même,  il  m'arrivait  de  murmurer  sincèrement  :  «  Mon  Dieu  ! 
donnez  l'efficacité  aux  remèdes.  » 

Comme  les  choses  changent  vite!  Gérard  tout  à  coup  devint 
insensible  à  ce  qui,  jusque-là,  réussissait  à  le  distraire.  Son  front 
se  barra  de  tristesse.  C'était  une  privation  à  laquelle  rien  ne 
pouvait  plus  suppléer  que  d'avoir  perdu  contact  avec  le  monde 
extérieur. 

—  Imaginez,  me  disait-il  avec  une  indicible  amertume,  ce 
que  c'est  que  de  respirer  un  air  dont  on  ignore  la  couleur.  Oh  ! 
savoir  qu'on  a  devant  soi  un  ciel,  des  nuages,  une  ville,  des 
collines,  des  arbres  et  être  aussi  séparé  de  ces  choses  que  de 
l'autre  moitié  de  l'hémisphère  ! 

—  Vous  les  reverrez,  promettais-je  faiblement. 

Certains  jours,  il  m'interrogeait  sur  Paris,  ce  Paris  qu'il 
avait  adoré  au  point  de  venir  habiter  les  hauteurs  de  Mont- 
martre afin  de  l'embrasser  dans  sa  plénitude  ;  ce  Paris  dont  la 
rumeur  emplissait  ses  oreilles,  et  qui  lui  était  invisible.  Il 
exigeait  que  je  lui  en  décrivisse  la  vie  changeante,  les  aspects 
nouveaux,  le  mouvement.  Il  voulait  que  mes  paroles  lui  fissent 
percevoir  la  rapidité  des  nuages,  le  vol  courbé  des  hirondelles, 
la  couleur  des  robes  de  femmes,  etc. 

Volontiers,  je  me  prêtais  à  ces  caprices  :  je  décrivais,  dé- 
crivais, et  c'était  un  tendre  orgueil  de  me  dire  :  «  Mon  regard 
est  notre  regard  à  tous  deux.  » 


512 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Assise  de  biais  ce  jour-là  sur  le  rebord,  de  la  fenêtre,  je 
contemplais,  sans  me  lasser,  le  panorama  infini.  Un  ciel  fraîche- 
ment lavé  par  une  averse  de  printemps  s'appuyait  aux  douces 
collines;  les  jeunes  marronniers  balançaient  leurs  têtes  char- 
gées de  thyrses.  Flèches,  dômes,  cheminées  avaient  en  s'éloi- 
gnant  une  finesse  d'estampe,  tandis  qu'au  premier  plan  les  tuiles 
nouvellement  édifiées  d'une  maison  miroitaient,  rouges  sous  le 
soleil. 

Ce  tableau,  devant  ma  mémoire,  évoqua  celui  que  j'avais, 
pour  la  première  fois,  vu  le  matin  de  mon  arrivée.  Quel  con- 
traste !  Tout  alors  était  sec  et  glacé  ;  une  mortelle  blancheur 
étendait  au  loin  son  linceul.  Trois  mois  !  Il  n'y  avait  que  trois 
mois!...  Le  temps  d'une  seule  saison!  «  Dans  mon  cœur,  me 
demandai-je,  le  môme  temps  n'a-t-il  pas  suffi  à  produire  un 
semblable  phénomène?  »  Une  brise  tout  à  coup  me  jeta  des 
parfums  au  visage.  Ce  fut  comme  une  réponse.  J'eus  le  pres- 
sentiment, la  certitude  de  l'amour.  N'est-ce  pas  lui  qui  faisait 
refleurir  mon  cœur  que  j'avais  cru  mort?  lui  qui  éclaircissait 
mon  visage  et  donnait  un  libre  sourire  à  ma  bouche? 

Gérard,  soudain,  m'interpella. 

—  Parlez-moi,  supplia-t-il,  faites-moi  voir  les  choses  qu'en 
ce  moment  vous  regardez. 

Un  peu  au  hasard  je  nommai  les  monumens  tels  que  leur 
vue  sur  l'horizon  se  découpait.  En  face  de  nous  le  Panthéon 
léger  comme  un  aérostat  retenu  au  fil  de  sescolonnettes;  l'Opéra 
massif  et  trapu  sur  lequel  jouaient  des  reflets  de  dorure;  les 
Invalides  dominant  le  désert  de  l'Esplanade  ;  l'Arc  de  Triomphe 
ouvert  sur  les  pompes  du  couchant  et  jusqu'à  cette  ridicule 
Tour  Eiffel  à  qui  sa  solitude  aérienne  inflige  comme  une  répro- 
bation. 

Afin  de  mieux  me  suivre,  Gérard  avait  clos  ses  paupières. 
Il  se  donnait  ainsi  la  sensation  d'un  renoncement  voulu,  d'une 
préférence  à  ne  tenir  que  de  moi  la  vision  délicieuse. 

—  Je  vois;  je  vois,  affirmait-il  à  chaque  image;  je  recon- 
nais mon  cher  Paris. 

Et  de  fait,  il  l'apercevait  comme  la  nuit,  dans  les  ténèbres, 
nous  revoyons  les  spectacles  que  le  jour  a  mis  devant  nos 
regards. 

L'effet  de  ces  descriptions  dépassa  toutefois  mon  attente. 
Loin  que  Gérard  les  acceptât  comme  une  simple  causerie  des- 


MA    FIGURE.  S13 

tinée  à  le  distraire,  je  m'aperçus  bientôt  de  l'intérêt  exagéré 
qu'il  y  prenait.  Les  scènes  dépeintes,  les  tableaux,  les  récits 
avaient  sur  son  imagination  des  répercussions  plus  profondes 
que  s'il  en  avait  été  témoin.  Est-on  impressionnable  à  ce  point? 
Le  doute  bientôt  ne  fut  bientôt  plus  permis.  Selon  que  le  ciel 
était  bleu  ou  se  couvrait  de  nuées,  son  humeur,  sa  santé  même 
subissaient  des  phases  différentes.  Quoiqu'il  ne  connût  que  par 
moi  la  gaieté  ou  la  mélancolie  des  heures,  ses  nerfs  s'y  adap- 
taient aussitôt.  Une  journée  resplendissante  faisait  de  lui  un 
homme  enjoué  bien  portant.  La  pluie  s'annonçait-elle?  C'était 
sa  mine  rembrunie.  Un  grand  trouble  accompagna  en  moi 
cette  découverte  :  Ainsi  j'étais  l'arbitre  de  ses  sensations.  Son 
esprit  m'appartenait.  J'en  dirigeais  les  jeux,  le  ressort.  Un 
mot,  de  ma  part,  pouvait  l'accabler  ou  le  rendre  rayonnant. 
En  fallait-il  davantage  pour  déterminer  ceux  que  je  devais 
prononcer  ? 

Dès  lors,  sans  préméditation,  par  le  simple  réflexe  qui  nous 
porte  à  choisir  le  meilleur  pour  l'offrir  à  celui  que  nous  aimons^ 
mes  renseignemens  cessèrent  d'être  véridiques.  Malgré  moi,  je 
tendis  à  les  embellir,  à  dénaturer  les  choses,  à  les  présenter 
sous  un  jour  plus  favorable  que  le  réel.  Qui,  à  ma  place,  n'au- 
rait pas  agi  de  même?...  Entre  l'aveugle  et  la  réalité  j'inter- 
posai cette  vitre  que  Baudelaire  réclame  du  Mauvais  vitrier, 
cette  vitre  dont  la  transparence,  dit-il,  transformerait  la  vie  en 
beau,  nous  la  ferait  voir  dorée  ou  rose  ou  couleur  de  paradis. 

A  quelques  matins  de  là,  l'atmosphère  se  trouva  saturée 
de  brumes.  De  Belleville  au  Mont-Valérien  une  nappe  grise 
pesait,  semblait  écraser  les  toitures.  Gérard  comme  à  son  ordi- 
naire voulut  savoir  : 

—  Quel  temps  fait-il? 

On  eût  dit  qu'il  attendait  ma  réponse  pour  endosser  le  vête- 
ment de  son  esprit.  Pourquoi  lui  en  fournir  un  sombre?  Puisque, 
de  moi  seule  dépendait  sa  vision,  pourquoi  ne  pas  lui  donner  la 
plus  belle  qui  fut  en  mon  pouvoir?  Ma  décision  fut  rapide. 
Pareille  à  une  fée  qui  lève  sa  baguette,  je  métamorphosai  le 
paysage.  Les  arbres,  les  toits,  les  collines  étincelèrent,  les  rues 
devinrent  flamboyantes.  0  magie  de  l'illusion!...  A  mesure  que 
je  parlais,  la  physionomie  de  l'aveugle  prenait  une  expression 
heureuse.  Ses  yeux  mêmes  s'éclairaient.  On  eût  dit  que  de  leurs 
prunelles  opaques  un  voile  s'était  ôté. 

TOME  III.  —  1911.  33 


o14  REVUE    DES    DEUX    MOxN'DES. 

—  Oui,  C'est  véritablement  une  journée  joyeuse,  fit-il.  Je 
me  sens  bien. 

Et  en  larges  aspirations  il  absorbait  la  clarté;  il  la  palpait, 
y  caressait  son  épiderme;  ses  poumons  s'emplissaient  d'espace 
comme  au  sommet  d'une  montagne. 

Et  c'était  moi,  moi  Lucienne,  qui  avais  opéré  ce  miracle... 
Qu'il  me  parut  grand,  mon  pouvoir!...  Je  n'allais  pas  tarder  à 
en  éprouver  le  vertige. 

Un  jour  que,  pour  soulever  la  torpeur  de  son  esprit,  mes 
artifices  avaient  échoué,  j'interrogeai  Gérard  tendrement. 

—  Quelle  peine  avez-vous,  aujourd'hui  ?  On  dirait  que  vous 
souffrez. 

—  Oui  ;  je  souffre. 

—  Et  de  quoi  ? 

Avec  une  sorte  de  violence  que,  par  la  suite,  je  devais 
souvent  retrouver  en  son  caractère,  mais  qu'il  n'avait  pas  encore 
manifestée,  il  se  récria  : 

—  Vous  le  demandez!...  Ne  sentez- vous  donc  pas  ce  que 
notre  situation  a  d'intolérable? 

—  Quelle  situation? 

—  Oh  !  vivre  ainsi  près  d'une  femme  dont  on  respire  le 
parfum,  dont  on  entend  la  voix,  dont  on  reconnaîtrait  le  pas 
entre  mille,  et  qu'elle  vous  soit  étrangère  ! 

Nous  arrivions  à  un  tournant  où  le  destin  ne  pourrait  pas 
être  évité.  Un  frisson  me  parcourut.  Equivoquant  toutefois,  je 
fis  semblant  de  croire  que  seule  ma  personnalité  morale  était 
en  cause  : 

—  Mais,  Gérard,  vous  me  connaissez  !  Je  ne  vous  ai  rien 
caché  de  ma  vie. 

Il  convint,  qu'en  effet,  mon  âme,  mon  esprit,  mes  actes  et 
jusqu'à  un  certain  point  mes  sentimens  lui  étaient  devenus 
familiers.  Raison  de  plus  pour  qu'il  eût  la  curiosité  de  mon 
être  physique. 

Sur  quel  fleuve  sans  rive,  je  me  sentis  emportée  ! 

Jusque-là,  il  n'y  avait  eu,  entre  nous,  qu'un  échange  de 
chaste  affection,  d'émotions  suaves,  d'exquises  tristesses.  Rien 
de  matériel  ne  s'y  était  insinué  ;  rien  qui  rappelât  que  nous 
étions  deux  êtres  jeunes,  remplis  d'une. ardeur  impatiente.  On 
eût  dit  que  nos  âmes  fussent  libres  comme  des  flammes  dans 
le  vent.  Parfois,  la  reconnaissance  de  Gérard  l'avait  entraînée 


MA    FIGURE.  515 

me  baiser  la  main,  et  je  ne  m'y  étais  point  dérobée,  car  mes 
mains  étaient,  non  seulement  pures  comme  sont  des  mains  d'in- 
firmière, mais  elles  avaient  de  la  beauté.  C'était  même  le  seul 
contentement  que  j'eusse  de  moi-même.  Quant  au  reste,  je  n'y 
faisais  jamais  allusion  ou,  s'il  m'arrivait  d'en  parler,  c'était 
ainsi  que  font  les  religieuses  dont  il  semble  qu'elles  n'aient 
pas  de  corps  et  que  le  bout  de  figure  qu'on  leur  voit  ne  soit 
qu'un  masque  entre  des  linges.  Cette  exigence,  survenue  à  l'im- 
proviste,  me  causa  une  inexprimable  angoisse.  D'où  venait- 
elle?  N'était-ce  pas  cette  force  printanière  qui,  quelques  jours 
plus  tôt,  m'avait  jeté  son  défi  au  visage?  Comment  l'arrêter? 
Gomment  dire  aux  rosiers  :  «  Vous  ne  fleurirez  pas  ;  »  aux 
pommiers:  «  Vous  ne  porterez  pas  de  fruits  ?  » 

Si  j'avais  pu  pourtant  détourner  de  moi  l'esprit  du  jeune 
homme,  le  ramener  à  des  préoccupations  moins  dangereuses  ! 
Rouvrant  le  volume  des  Ebloiiissemens ,  que  nous  avions  com- 
mencé de  lire,  je  repris  à  haute  voix  : 


Graves,  leurs  longs  cheveux  collés  près  du  visage, 
Debout  sur  une  table  au  milieu  d'un  jardin, 
Dans  les  soirs  de  juin  qu'ils  semblent  fous  et  sages, 
Les  sensibles,  les  chauds,  les  charmans  Girondins. 

Mais  comment  ces  évocations  lointaines  auraient- elles 
exercé  une  action  sur  des  nerfs  agités  par  les  choses  du  pré- 
sent? Je  sentais  une  pensée  bourdonnante  autour  de  moi  comme 
ces  insectes  dont  on  n'évite  pas  la  piqûre. 

A  la  fin,  Gérard  m'interpella  : 

—  Si  vous  le  vouliez,  pourtant,  Lucienne,  vous  pourriez 
me  rendre  heureux. 

—  Comment  cela?... 

—  Oh  !  c'est  bien  simple!...  En   me  faisant  votre  portrait. 
Quoi  !  me  dépeindre  !  Renoncer  à  ce   bienheureux  mystère 

dans  lequel  j'avais  vécu  des  jours  si  doux!...  Renier  l'idée, 
avantageuse  peut-être,  qu'il  s'était  faite  de  ma  personne.  Être 
ma  propre  dénonciatrice!  Oh!  non!  Pas  cela!...  J'en  avais  la 
chair  de  poule. 

Sur  un  ton  qui  s'efi"orçait  d'être  badin,  je  me  défendis,  je  fis 
valoir  la  répugnance  qu'on  éprouve  à  s'exprimer  sur  son  propre 
compte. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  Gérard  renonçait  malaisément  à  une  de  ses  fantaisies. 
Accoutumé  à  ce  que  je  les  exauçasse  aussitôt  exprimées,  il  me  fit 
d'amers  reproches.  Etait-ce  d'une  amie  que  de  refuser  à  son 
ami  la  chose  qu'il  désirait  le  plus?  Et  d'ailleurs,  pourquoi  cette 
résistance?  Ne  lui  avais-je  pas  récemment  décrit  un  bouquet, 
une  statuette  qu'on  avait  apportée  ?  Etait-ce  plus  difficile  d'être 
l'interprète  d'une  figure  ?  Effectivement  pour  une  autre,  la  chose 
eût  été  réalisable.  Mais  moi?.,.  AUais-je  dire  l'humiliante 
vérité?  Si  je  commettais  cette  imprudence,  que  deviendrait 
l'amour  qui  était  sur  le  point  d'éclore?  Ne  serait-ce  pas  comme 
de  prendre  un  nouveau-né  à  la  gorge  et  d'étouffer  sa  respiration? 

Une  autre  solution  s'offrait  :  mentir,  renouveler  pour  moi- 
même  ce  que  j'avais  fait  pour  le  ciel,  pour  le  paysage  ;  trans- 
poser, dénaturer,  dissimuler  mes  traits  réels  sous  une  figure 
d'emprunt.  Oui,  je  pouvais  cela;  je  pouvais,  à  l'imagination  de 
Gérard,  me  présenter  comme  un  objet  de  grâce,  de  séduction... 
Je  pouvais,  qui  sait?  m'imposer  à  son  cœur,  à  ses  sens.  La 
ruse  était  bien  tentante.  Tout  mon  être  la  souhaitait.  Soudain, 
les  conséquences  auxquelles  je  n'avais  pas  songé  d'abord 
m'apparurent.  Et  s'il  me  voit?  Si  un  jour  la  clairvoyance  lui 
était  restituée?  Comment  courir  un  tel  risque?  Comment 
m'exposer  à  ce  naufrage,  à  cette  incomparable  honte?  Oh! 
plutôt  l'atroce  franchise;  du  moins,  en  toute  hypothèse,  je  gar- 
derais l'estime  de  mon  ami.  Ma  bouche  s'ouvrait,  pour  la  sin- 
cérité, cette  fois.  Une  crainte  me  retint  plus  terrible  que  la 
première.  «  Si  je  parle,  me  dis-je,  tout  est  perdu.  »  Et  je  me 
vis  définitivement  reléguée  dans  la  catégorie  des  femmes  qui, 
possédassent-elles  toutes  les  richesses  morales,  n'inspireront 
jamais  l'amour  !... 

Mon  silence,  en  se  prolongeant,  risquait  de  paraître  suspect. 
Quel  motif  lui  attribuer?  A  l'énervement  de  ses  doigts,  à  la 
façon  surexcitée  qu'il  avait  de  les  nouer  entre  eux,  puis  de  les 
dénouer,  je  crus  Gérard  sur  le  point...  Oh!  avant  tout,  arrêter, 
étouffer  la  lueur  de  perspicacité!... 

—  Qu'avez-vous?  Quelle  pensée  vous  tourmente? 

—  Je  veux  savoir  quels  sont  vos  yeux,  votre  front,  le  coloris 
de  vos  joues. 

A  mesure  qu'il  les  nommait,  les  traits  de  ma  figure  me 
devenaient  douloureux.  C'étaient  comme  autant  de  blessures  sur 
lesquelles  eût  appuyé  son  doigt.  Ah!  si  j'avais  pu  échapper!... 


MA    FIGURE.  517 

—  Comment  voulez- vous?  Est-ce  qu'on  se  juge  soi-même? 
Malgré  moi,  mes  renseignemens  manqueraient  d'exactitude. 

Mais  il  n'en  voulut  pas  démordre.  Ma  droiture  lui  était  une 
garantie;  il  se  fiait  à  elle  entièrement  comme  à  ses  propres 
yeux. 

Croyant  venir  à  mon  aide,  il  procéda  par  questions. 

—  Vous  n'aurez  qu'à  répondre  :  oui  ou  non,  ainsi  que  font 
les  jurés.  Cela  n'est  pas  embarrassant.  Le  jugement,  je  me  le 
réserve.  Et  d'abord,  quelle  est  la  teinte  de  vos  cheveux? 

Ceci,  j'en  eus  immédiatement  l'intuition,  était  le  point  capital. 
Tout  d'abord,  il  s'agissait  de  fixer  à  quelle  race  de  femmes  j'appar- 
tenais, si  je  me  rattachais  à  la  lignée  d'Yseult,  d'Ophélie  ou  au 
groupe  sombre  des  Latines.  Le  reste,  ensuite,  serait  de  moindre 
importance.  Or,  je  ne  pouvais  ignorer  quelles  étaient  les  préfé- 
rences de  l'artiste.  Depuis  que  j'habitais  son  atelier,  ne  m'étais- 
je  pas,  chaque  jour,  instruite  en  regardant  ses  études?  Le  choix 
toujours  identique  des  modèles  ne  m'avait-il  pas  renseignée 
sur  la  persistance  de  son  goût?  Ne  savais-je  pas  de  quelle  chair 
laiteuse  il  fallait  être  pétrie  pour  lui  plaire  ? 

Tandis  que  je  songeais  ainsi,  on  entendait  sur  le  pavé  le 
choc  répété  des  paveurs  et  ce  bruit  sourd,  monotone,  scandait 
ma  grave  alternative  :  A  quoi  me  décider?  Quelle  mort  choisir 
entre  deux  morts? 

L'interrogatoire  fut  repris  plus  pressant  : 

—  Brune,  ou  blonde,  dites-moi  quelle  est  votre  couleur? 

Si  ma  première  réponse  était  décevante  je  sentis  que  c'en 
serait  assez  :  Gérard  se  détournerait  de  moi.  J'aurais  sa  gra- 
titude, une  bonne  affection,  peut-être;  mais  pas  d'amour,  jamais 
le  palpitant  amour  que  seul  je  brûlais  d'inspirer.  Ma  raison  fut 
mise  en  fuite.  Je  ne  sais  à  quel  vertige  je  cédai.  Perdant  de  vue 
l'avenir,  oubliant  toute  prudence,  toute  dignité,  je  prononçai 
la  parole  qui  jamais,  jamais  n'aurait  dû  sortir  de  mes  lèvres. 
Je  déclarai  que  j'étais  blonde. 

Dussé-je  vivre  cent  ans,  j'entendrai  jusqu'à  ma  fin  l'excla- 
mation qu'eut  Gérard.  Ce  fut  le  «  ah!  »  d'un  prisonnier  de 
qui  on  ouvre  la  geôle.  11  respirait;  il  respirait  à  la  façon  de 
quelqu'un  qui  a  longtemps  étouffé.  Son  cœur  était  libre.  Il 
n'avait  plus  devant  lui  ces  ténèbres  obsédantes.  Il  savait  ce 
qu'il  avait  souhaité  de  savoir  :  la  nuance  de  mes  cheveux 
était  celle  de  son  rêve. 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quelle  joie,  Lucienne  !...  Quelle  surprise!...  Ou  plutôt, 
non...  Je  m'y  attendais.  Mon  cœur  vous  avait  devinée. 

—  Gomment  cela  ? 

Il  n'aurait  pas  su  dire...  C'était  en  lui  une  sorte  de  pressenti- 
ment... Certaines  corrélations  auxquelles  il  croyait  entre  la 
personne  morale  et  la  forme  extérieure... 

—  Si,  pourtant,  j'avais  été  autre,  différente  de  ce  que  vous 
espériez  ? 

Il  eut  un  peu  d'embarras,  puis  bravement,  comme  on  s'ac- 
cuse d'un  goût  bizarre... 

—  Je  ne  sais  ce  que  j'aurais  éprouvé;  mais,  à  coup  sûr, 
ma  déception  eût  été  vive.  Les  brunes,  voyez-vous,  peuvent 
être  délicieuses.  J'en  connais  qui  sont  des  merveilles;  mais  à 
mon  sens,  elles  n'ont  pas...  ce  n'est  pas  l'espèce  de  femmes 
que... 

Une  certaine  expression  de  ses  traits  compléta  ce  qu'il 
n'avait  pas  osé  dire.  Certes  il  ne  savait  pas  encore  s'il  m'ai- 
merait ;  il  ne  pouvait  en  être  certain  ;  toutefois,  l'obstacle 
essentiel  était  écarté.  J'appartenais  à  cette  élite  en  dehors  de 
laquelle  il  ne  concevait  pas  la  femme  ;  je  faisais  partie  de  l'aris- 
tocratie lumineuse  où  seulement  ses  sens  opiniâtres  pouvaient 
choisir.  Allégé,  désormais,  il  poursuivit  son  enquête.  Mon  nez, 
mes  joues,  mes  yeux,  le  dessin  précis  de  ma  bouche,  il  voulut 
tout  connaître,  acquérir  sur  chacun  de  ces  détails  d'infaillibles 
notions.  Tel  un  sculpteur  qui  cherche  la  ressemblance,  ses 
questions  fouillaient  mon  visage,  Tattaquaient  comme  avec  un 
outil.  Que  de  mensonges,  ainsi,  me  furent  un  à  un  arrachés!... 
Mensonge,  le  bleu  de  mes  prunelles  !  Mensonge,  la  rondeur 
rose  de  mes  joues,  la  petitesse  de  ma  bouche  !...  Que  dire  de 
ma  rougeur  pendant  qu'ainsi,  lâchement,  misérablement,  je  me 
reniais  moi-même? 

Par  surcroît,  je  me  trouvais  précisément  en  face  du  miroir. 
Quel  démenti  j'en  recevais  !  Pas  un  des  traits  reflétés  qui  ne 
fût  l'opposé,  l'inverse  pour  ainsi  dire  de  ceux  que  je  m'étais 
prêtés.  Je  fus  sur  le  point  de  me  dédire,  de  m'écrier  :  «  C'est 
faux!...  Je  suis  sombre,  je  suis  laide.  »  Il  en  était  temps  encore. 
Tout  aurait  pu  être  évité.  Hélas!  un  démon  me  possédait.  Ce 
n'était  plus  d'estime  et  de  tendresse,  que  mon  cœur  avait 
besoin.  Ses  exigences  à  présent  étaient  sans  limites.  Il  voulait 
approcher    la  divine  flamme,    inspirer  les  mots  bouleversans. 


MA    FIGURE. 


519 


Oli  !  une  fois!  Ne  fût-ce  qu'une  seule!  Par  dol  et  par  vol,  ne 
pas  mourir  sans  les  avoir  entendus  ! 

.rétais  avertie  cependant  par  le  simple  bon  sens  qui,  à 
défaut  de  vertu,  nous  préserverait,  si  nous  savions  l'écouter. 
«  Folle,  imprudente!  soufflait-il.  Souviens-toi  que  l'aveu- 
glement auquel  tu  te  fies  peut  n'être  pas  éternel.  »  Mais  en 
cette  terrible  crise,  on  eût  dit  que  tous  les  hasards  s'étaient 
coalisés  pour  me  perdre.  Sur  un  panneau  voisin,  une  toile 
était  suspendue  :  le  portrait  de  l'ancienne  maîtresse  que,  dans 
sa  rage  amoureuse,  Gérard  avait  voulu  détruire.  Moi  même, 
je  l'avais  ramassé  et  rétabli  à  cette  place.  Il  me  sembla  qu'il  me 
narguait.  0  Hélène,  fraîche,  gracieuse  avec  votre  chevelure 
vermeille,  quelle  dangereuse  conseillère  vous  me  fûtes  !  «  Si  je 
me  dénonce,  pensai -je,  c'est  elle  qui  aura  l'avantage;  sa  sédui- 
sante frimousse  reprendra  sur  l'esprit  de  Gérard  l'ascendant 
qu'elle  eut  autrefois.  Les  souvenirs  voluptueux  reviendront 
hanter  sa  mémoire.  11  oubliera  les  trahisons  pour  ne  plus  penser 
qu'aux  transports.  Oh!  garder  ma  place  dans  son  cœur!...    » 

Les  rayons  d'un  couchant  rougeâtre  doraient  les  murs  de 
l'atelier.  Sur  la  cimaise,  des  figures  de  femmes  rivalisaient  de 
grâce  jeune.  La  tentation  de  les  surpasser  toutes  entra  en  moi, 
irrésistible.  A  l'une  je  pris  la  finesse  du  teint,  à  l'autre  la  per- 
fection de  l'ovale.  Une  nymphe  étendue  sur  l'herbe  me  prêta 
la  fleur  de  ses  yeux...  Ainsi  de  traits  en  traits  je  me  décrivis 
jusqu'à  ce  que  l'image  fût  complète. 

Gérard  s'était  rapproché.  Ses  yeux  à  la  hauteur  des  miens 
semblaient  me  faire  subir  un  examen.  On  aurait  dit  qu'il  me 
voyait.  Oui  !  vraiment  il  me  voyait  naître  en  lui,  m'y  former 
comme  une  cire  qu'on  modèle.  Ses  yeux  étaient  obscurs,  mais 
la  foi  leur  prêtait  son  magnifique  regard.  Ma  forme,  ma  cou- 
leur, les  moindres  détails  de  mon  être  obéissaient  exactement  à 
sou  désir.  On  lisait  sur  son  visage  la  joie  des  souhaits  exaucés. 

Et  maintenant  que,  sur  son  socle  d'illusion,  l'idéale  statue  se 
dresse,  il  tend  ses  bras  vers  elle.  Eperdument,  les  mots  éternels 
jaillissent  : 

—  Je  vous  aime!...  Je  vous  aime  !...  Je  vous  aime  !... 

Enfin!...  Je  les  aurai  donc  entendus,  ces  mots  que,  depuis 
mon  adolescence,  j'attendais,  j'attendais...  Je  les  sentis  couler  en 
moi  jusqu'aux  racines  profondes.  L'aube  divine  s'était  levée. 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  soleil  prodigieux  transfigurait  toute  chose.  Que  s'était-il 
passé?  Rien  d'anormal,  rien  d'étrange  :  l'accomplissement  néces- 
saire. A  quelque  heure  qu'il  aborde  notre  seuil,  l'amour  n'est  il 
pas  l'hôte  dont  le  couvert  est  mis?  Quelque  trésor  qu'il  apporte, 
ne  semble -t-il  pas  qu'il  vienne  acquitter  une  dette? C'était  lui!... 
Je  n'hésitai  pas  à  le  reconnaître.  J'oubliais  par  quel  sentier 
obscur  il  m'avait  fallu  l'introduire.  J'oubliais  sous  quelle  porte 
basse  il  avait  dû  baisser  le  front.  C'était  lui!...  C'était  lui!... 
Le  sentiment  de  mon  indignité  se  perdait.  Je  n'étais  ni  humble, 
ni  tremblante.  Une  autre  répondait  pour  moi. 

Ah!   si,  par  impossible,  Gérard,   les   yeux   ouverts,  s'était 
déclaré,  de  quel  cœur  averti  j'aurais  mis  ses  paroles  en  doute  !.. 
Mais  invisible,  qu'avais-je  à  craindre?  Pour  être   semblable  à 
lui,  je  fermai  les  yeux  et  ainsi,  dans  une  ombre,  le  miraculeux 
bonheur  des  fictions  m'enveloppa. 

La  voix  cependant  qui  s'est  juré  de  troubler  nos  joies  les 
meilleures  ne  tarde  pas  à  ricaner  : 

«  Et  demain?  Songes-tu  ce  que  demain  peut  être?  »  Bah! 
Est-ce  que  cette  menace,  jamais,  a  empêché  la  joie  de  l'heure?  Qui 
renoncerait  à  la  félicité  en  se  disant  :  «  Elle  sera  brève?  »  Le  pré- 
sent seul  nous  possède  :  nous  travaillons,  nous  jouissons,  et  la 
mort  est  sur  nos  talons.  Vaguement,  j'entrevis  le  martyre  auquel 
mon  cœur  serait  destiné,  si  Gérard  recouvrait  la  vue.  Dans  le 
lointain,  je  crus  découvrir  le  pilori  qui,  peut-être,  m'attendait. 
Qu'importe  !..,  Je  n'ai  d'ailleurs  plus  le  choix.  Une  force  incon- 
nue m'emporte  à  laquelle  j'obéis.  Vers  quel  avenir?  Je  l'ignore; 
mais  je  l'accepte,  je  suis  prête  aux  échéances.  Hélas  !...  On  croit 
cela  ! . . . 

Claude  Ferval. 
(La  troisième  partie  an  prochain  numéro.) 


LA  GENÈSE 


DU 

44 


GENIE  DU  CHRISTIANISME  " 


I 

LES  ORIGINES  ET  LA  JEUNESSE  DE  CHATEAUBRIAND 


Il  n'y  a  pas  de  grand  livre  que  son  auteur  n'ait  longtemps 
porté  en  soi,  quelquefois  à  son  insu,  qui  ne  soit,  pour  ainsi  dire, 
la  somme  de  son  expérience  morale.  Et  tel  est  assurément  le 
cas  du  Génie  du  Christianisme. 

I 

«  Je  suis  né,  déesse  aux  yeux  bleus,  de  parens  barbares, 
chez  les  Cimmériens  bons  et  vertueux  qui  habitent  au  bord 
dune  mer  sombre,  hérissée  de  rochers,  toujours  battue  par  les 
orages...  »  Si,  un  demi-siècle  avant  Renan,  au  lieu  de  rêver  sur 
l'Acropole  aux  «  yeux  fermés  depuis  deux  mille  ans,  »  Chateau- 
briand avait  composé  une  prière  à  Pallas,  il  aurait  pu  adresser 
à  la  Vierge  d'Athènes  ces  harmonieuses  et  justes  paroles.  Fils 
de  cette  Bretagne  qu'il  a  tant  aimée,  et  qu'il  a  si  poétiquement 
chantée,  quelque  chose  de  ce  sol  où,  à  chaque  pas,  le  granit 
aftleure,  où  forêts  et  landes,  jadis  surtout,  étalaient  leur  muette 
tristesse,  quelque  chose  de  ces  cieux  humides  et  bas,  de  cette 
mer  presque  toujours  irritée  ou  plaintive,  oui,  quelque  chose 


522  -  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  tout  cela  a  passé  dans  le  hautain  et  sombre  génie  de  René. 
Certes,  il  serait  bien  téméraire  de  vouloir  établir  une  connexion 
trop  étroite,  un  rapport  d'absolue  et  inéluctable  nécessité  entre 
un  fait  aussi  général  et  aussi  matériel  que  l'ensemble  des  condi- 
tions d'un  milieu  géographique,  et  cet  autre  fait,  essentiellement 
individuel,  et  si  ondoyant,  si  divers,  une  âme  humaine  dans 
l'infinie  complexité  de  ses  attitudes  et  de  ses  manifestations.  Et 
cependant,  s'il  existe  entre  les  deux  ordres  des  rapports  visibles, 
et  je  ne  sais  quelles  secrètes  harmonies  et  quelles  mystérieuses 
«  correspondances,  »  sera-t-il  défendu  de  les  constater?  Ne 
pourra-t-on  admettre  qu'au  contact  des  mêmes  phénomènes 
physiques,  à  la  vue  des  mêmes  paysages,  l'imagination  s'em- 
plisse de  visions  particulières,  la  sensibilité  se  charge,  pour 
ainsi  parler,  d'impressions  très  déterminées,  bref,  que  l'âme 
individuelle  tout  entière,  surtout  si  elle  s'ouvre  aisément  aux 
actions  du  dehors,  prenne  d'assez  bonne  heure  un  certain  pli, 
et  devienne  volontiers  le  miroir  et  comme  la  traduction  ou  la 
transposition  morale  de  ce  coin  d'univers  où  le  sort  l'a  placée? 
Et  si  enfin  de  nombreuses  générations  ont  eu  pour  cadre  de 
leurs  existences  successives  ces  mêmes  horizons  brumeux,  cette 
même  mer  mugissante,  est-ce  que,  transmises  et  renforcées 
peut-être  par  l'influence  héréditaire,  les  dispositions  intimes  que 
la  répétition  des  mêmes  spectacles  finit  par  imposer  à  la  person- 
nalité, n'iront  pas  se  graver  plus  profondes  dans  l'âme  d'enfant 
qui  aura  pour  mission  de  les  exprimer  un  jour? 

C'est  là,  me  semble-t-il,  ce  qui  s'est  produit  pour  Chateau- 
briand. Si  Ton  veut  comprendre  entièrement  le  grand  écrivain, 
entrer  pleinement  dans  l'intimité  de  son  génie  et  de  son  œuvre, 
il  faut  voyager  en  Bretagne,  aller  voir  de  ses  yeux  quelques-uns 
des  lieux  où  il  a  passé  sa  jeunesse,  où  ont  vécu  ses  ancêtres. 
Même  aujourd'hui,  malgré  l'envahissante  banalité  moderne,  elle 
demeure  la  plus  originale  de  nos  provinces,  «  cette  pauvre  et  dure 
Bretagne,  l'élément  résistant  de  la  France,»  comme  la  définit  si 
bien  Mich6let(l).  «  Ce  n'est  point  une  contrée  plate,  monotone  et 

(1)  Michelet,  Hist.  de  France,  éd.  de  18S2,  Hachette,  t.  TI,  p.  6-22,  et  la  Mer, 
Hachette,  1861, 'p.  2o-2".  —  Voyez,  pour  préciser  et  rectifier,  en  plus  d'un  point,  les 
intuitions  de  Michelet  :  E.  Risler,  Géologie  agricole,  Berger-Levrault,  1884,  t.  1, 
p.  "7-98, 139-148  ;  —  L.  Gallouédec,  Études  sur  la  Basse-Bretagne  {Annales  de  géo- 
graphie, 15  janvier,  15  octobre  1893,  15  juillet  1894);  —  M.  Barrois,  les  Divisions 
gùograpinques  de  la  Bretagne  [Annales  de  géographie,  15  janvier  et  15  mars  1897); 
—  Onésime  Reclus,  Le  plus  beau  Royaume  sous  le  ciel,  Hachette,  1S99,  passim,  et 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  523 

prosaïque.  C'est  au  contraire  une  région  pleine  de  contrastes, 
de  grâces  variées,  imprévues  et  attirantes,  et  aussi  de  grandes 
harmonies,  là  riantes  et  radieuses,  ici  gravées  et  solennelles, 
ailleurs  mystérieuses  et  sombres.  De  son  sol  émane  une  vertu 
vivifiante,  une  poésie  douce  et  forte  montant  vers  le  ciel  comme 
un  encens,  et  dont  quiconque  foule  ce  sol,  —  étranger  ou  indi- 
gène, —  subit  le  charme  pénétrant.  »  Ainsi  s'exprime  le  der- 
nier et  le  plus  pieux  de  ses  historiens  (1),  et  l'on  ne  peut  que  lui 
donner  raison.  Oui,  si  variée  qu'elle  soit  d'aspects,  —  car  il  y  a 
plusieurs  Bretagnes, —  cette  noble  terre  d'Armor,  «  riche  d'âme 
et  gueuse  d'écus,  »  ne  ressemble  à  aucune  autre,  et  l'on  com- 
prend, à  la  parcourir,  la  filiale  et  profonde  tendresse  qu'elle 
inspire  à  tous  ses  enfans.  L'impression  qui  domine  et  se  dégage 
assez  vite  de  l'ensemble  du  pays,  c'est  une  mélancolie,  tantôt 
âpre  et  presque  farouche,  tantôt  très  douce,  enveloppante  et 
insinuante.  La  mélancolie,  elle  sort  de  partout  en  Bretagne,  de 
ces  côtes  incessamment  rongées  par  une  mer  implacable,  de  ce 
sol  de  granit,  le  plus  ancien  de  notre  France,  usé  st  nivelé  par 
les  vents  et  les  pluies  (2),  de  ces  brumes  pénétrantes,  de  ces 
landes  monotones,  de  ces  arbres  rabougris,  courbés  en  deux  par 
le  noroît...  Et  involontairement,  le  mot  si  juste  de  Renan  vous 
remonte  à  la  mémoire,  et  l'on  se  surprend  à  le  murmurer  tout 
bas  :  «  Et  la  joie  même  y  est  un  peu  triste...  » 

Cette  impression  de  tristesse,  il  n'est  pas  besoin,  pour 
l'éprouver,  d'aller  s'asseoir  à  la  pointe  de  Penmarc'h,  ou  d'aller 
contempler  les  sombres  monumens  mégalithiques  de  Locma- 
riaquer  ou  de  Carnac.  Même  quand  on  voyage  dans  la  partie  de 
la  Bretagne  qui,  plus  rapprochée  de  la  Normandie,  la  rappelle 
à  bien  des  égards,  et  surtout  si  c'est  l'automne,  on  se  sent  vite 
gagné  par  cette  sorte  de  charme  triste,  qui  est  si  particulier  à  ce 
pays.  Quelle  ville  plus  lugubre  que  Rennes  !  Dol,  Dinan,  Plan- 

p.  649-654  ;  et  surtout  peut-être,  P.  Vidal  de  la  Blache,  Tableau  de  la  géographie 
de  la  France,  dans  l'Histoire  de  France  de  M.  Lavisse,  Hachette,  1903,  p.  11-13, 
323-329  ;  —  Cf.  enfin  G.  Flaubert,  Par  les  Champs  et  par  les  Grèves  (  Voyage  en 
Bretagne  ,  Charpentier,  1883  ;  —  A.  Suarès,  le  Livre  de  l'Êmeraude,  C.Lévy,  1902; 
—  Ch.  Le  Goffic,  l'Ame  Bretonne,  Champion,  1902,  passim,  et  p.  3,  84,  etc.;  —  et 
F.Brunelière,  le  Génie  Breton,  Aa.n?,  ses  Derniers  Discours  de  combat,  Perrin,  1907. 

(1)  A.  de  la  Borderie,  Histoire  de  Bretagne,  Picard,  189.5,  t.  I,  p.  1-2. 

(2)  Vers  la  fin  de  l'époque  primaire,  le  sol  breton  était  occupé  par  une  haute 
chaîne  de  montagnes,  analogue  à  nos  Alpes,  et  qui,  aujourd'hui,  ne  se  survit 
guère  à  elle-même  que  par  les  tjistes  monts  d'Arrée  :  le  point  culminant  actuel, 
le  mont  Saint-Michel  de  Braspart,  n'a  que  391  mètres  d'altitude. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coët,  —  je  choisis  à  dessein  les  horizons  familieTs  à  René,  — 
jolis  coins,  certes,  et  d'où  la  grâce  n'est  point  absente,  mais 
qui,  à  l'ordinaire,  ne  suggèrent  point  des  images  joyeuses:  le 
vert  des  arbres  y  semble  plus  sombre,  le  bleu  du  ciel  plus  gris 
qu'ailleurs,  et  le  soleil  toujours  un  peu  humide,  comme  un 
sourire  trempé  de  larmes. 

Et  maintenant  allez  à  Combourg.  Du  haut  de  la  vieille  tour 
du  Maure,  si  vous  jetez  un  regard  circulaire  sur  l'immense 
horizon,  de  toutes  parts,  vous  n'apercevez  que  des  bois:  on 
pourrait  se  croire  encore  comme  au  centre  de  cette  antique 
forêt  de  Brocéliande,  si  chère  aux  poètes  bretons,  si  riche  en 
douloureuses  et  subtiles  légendes.  Quand  le  vent  souffle  ou 
quand  la  pluie  tombe,  il  semble  vraiment  que  les  fées  qui  y  ont 
élu  leur  séjour  vous  viennent  toucher  de  leurs  ailes.  Et  le 
matin,  aux  bords  de  l'étang  rêveur,  ou  vers  le  soir,  quand  le 
crépuscule  descend  lentement  sur  la  terre,  c'est  comme  un 
voile  de  mélancolie  qui  se  répand  doucement  sur  les  choses; 
«  les  grandes  voix  de  l'automne  sortent  des  marais  et  des  bois:» 
elles  parlent  à  l'âme  solitaire,  elles  lui  tiennent  le  langage 
troublant  et  triste  qu'elles  tenaient  déjà,  il  y  a  plus  d'un  siècle, 
au  glorieux  adolescent  de  Combourg. 

«  0  Bretagne,  ô  très  beau  pays!  Bois  au  milieu,  mer  alen- 
tour! »  Ces  deux  vers  d'un  vieux  poète  rendent  à  merveille 
l'impression  d'ensemble  qu'on  emporte  d'un  voyage  en  terre 
armoricaine.  En  Bretagne,  la  mer  n'est  jamais  loin,  et  l'on 
conçoit  sans  peine  que  «  le  même  nom  maternel  et  puissant, 
Armor,  »  ait  jadis  servi  à  désigner  et  le  pays  et  l'Océan  qui  l'en.- 
serre.  —  Sur  la  côte  septentrionale  si  curieusement  déchi- 
quetée, et  toute  parsemée  d'écueils  et  d'îlots,  les  coins  avenans 
sont  rares.  Là,  la  mer  n'est  point  égayée  par  le  joyeux  soleil 
méditerranéen,  ni  même  par  la  chaude  et  rieuse  lumière  qui, 
bien  souvent,  paraît-il,  se  joue  sur  les  bords  escarpés  du  Mor- 
bihan, et  qui  verse  tant  de  grâce  heureuse  sur  la  jolie  presqu'île 
de  Rhuys,  l'aimable  patrie  du  peu  mystique  Le  Sage.  Là,  sur 
cette  côte  peu  hospitalière,  «  une  mer  presque  toujours  sombre 
forme  à  l'horizon  un  cercle  d'éternels  gémissemens.  »  Là,  fière- 
ment campée  sur  son  îlot  de  granit,  embusquée  derrière  sa 
ceinture  de  remparts,  Saint-Malo,  la  vieille  cité  des  corsaires^ 
la  patrie  de  Surcouf  et  de  Duguay-Trouin,  de  Lamennais  et  de 
Chateaubriand,  semble    encore   surveiller    la  mer    et   méditer 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME,   »  525 

quelque  sinistre  entreprise.  «  Petite  ville,  riche,  sombre  et 
triste,  dit  Michelet,  nid  de  vautours  ou  d'orfraies,  tour  à  tour 
île  ou  presqu'île,  selon  le  flux  ou  le  reflux  ;  tout  bordé  d'écueils 
sales  et  fétides,  où  le  varech  pourrit  à  plaisir.  Au  loin,  une 
côte  de  rochers  blancs,  anguleux,  découpés  comme  au  rasoir.» 
Sur  cette  plage  où  l'auteur  d' Ataia  joua,  tout  enfant,  au  pied  de 
ces  sombres  remparts,  en  face  de  cette  mer  qui  tant  de  fois 
emporta  ses  rêves,  comme  lui  on  resterait  de  longues  heures  à 
«  béer  aux  lointains  bleuâtres,  à  écouter  le  refrain  des  vagues 
parmi  les  écueils.  »  La  rêverie,  le  reploiement  de  l'âme  sur 
elle-même  dans  un  isolement  un  peu  farouche,  ce  sont  des  sen- 
timens  qu'on  éprouve  aisément  ici.  Et  quand  on  est  assis  au 
Grand-Bé,  et  que  la  mer  à  nos  pieds  vient  s'abattre,  furieuse, 
écu mante,  ou  bien  encore,  quand,  par  une  nuit  sans  lune,  on 
entend  les  flots  se  briser  sur  la  grève  avec  un  mugissement 
lugubre,  alors  on  revit  avec  une  intensité  singulière  les  impres- 
sions inoubliables  qui  remplirent  cette  âme  enfantine  ;  alors,  la 
poésie  de  l'Océan,  dans  ce  qu'elle  a  de  douloureux,  de  passionné 
et  de  voluptueux  tout  ensemble,  se  révèle  à  nous  avec  une  rare 
puissance.  Et  l'on  comprend  que  René  ait  pu  dire  que  «  ces  flots, 
ces  vents,  cette  solitude  furent  ses  premiers  maîtres.  »  «  Ces 
instituteurs  sauvages,  »  comme  il  les  appelle,  n'ont  pas  été  sans 
lui  apprendre  quelque  chose. 

Amiel  disait  qu'un  paysage  est  un  état  d'âme  :  il  est  au  moins 
incontestable  qu'un  paysage  crée,  ou  suggère  un  état  d'âme. 
Mélancolie  et  poésie  :  il  semble  que  ces  deux  mots  expriment 
assez  bien  l'état  d'âme  que  fait  naître  en  nous  le  paysage  breton. 

II 

Cet  état  d'âme,  la  terre  bretonne  l'a  fait  naître  aussi  chez  la 
plupart  de  ses  enfans  ;  idéalisme  et  tristesse,  si  ce  n'est  pas 
toute  l'âme  bretonne,  tout  le  génie  breton,  nul  doute  que  ces 
deux  traits  ne  fassent  partie  intégrante  de  sa  définition.  Joi- 
gnons-y un  autre  trait  essentiel,  et  qui,  lui  aussi,  tient  peut-être 
au  sol,  un  esprit  «  d'indomptable  résistance  et  d'opposition 
intrépide.  »  «  En  Bretagne,  dit  encore  Michelet,  sur  le  sol  géo- 
logique le  plus  ancien  du  globe,  sur  le  granit  et  le  silex,  marche 
la  race  primitive,  un  peuple  aussi  de  granit.  Race  rude,  d'une 
grande  noblesse,  d'une  finesse  de  caillou.  »  Dans  cette  région 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  sa  situation  géographique  a  comme  dérobée  aux  influences 
continentales,  la  race  s'est  maintenue  plus  intacte  qu'ailleurs.  Si 
elle  n'est  pas  autochtone,  elle  est  l'une  des  plus  anciennes  de 
toutes  celles  qui  ont  contribué  à  former  la  France  ;  et,  plus  que 
toute  autre,  la  nature  extérieure  a  pu  la  marquer  de  son 
empreinte,  la  façonner  à  son  image. 

L'esprit  d'obstination  des  Bretons  est  célèbre,  et  il  s'est  sou- 
vent manifesté  dans  leur  histoire  sous  les  formes  les  plus 
diverses  :  héroïsme  inlassable,  loyalisme  invétéré,  culte  fervent 
de  l'honneur,  longue  opposition  parlementaire,  révoltes  et 
insurrections.  Le  Breton  ne  cède  pas  volontiers  à  ses  adver- 
saires, qu'il  s'appelle  Duguesclin,  ou  La  Ghalotais,  Moreau  ou 
Lamennais.  L'isolement  où  il  vit,  ses  habitudes  de  concentration 
morale  et  de  vie  intérieure  développent  en  lui  l'attachement  à 
son  sens  propre,  la  confiance  en  soi,  l'orgueil,  un  orgueil 
ombrageux,  irritable,  passionné.  Il  tient  à  ses  traditions,  à  ses 
morts,  bref,  à  tout  son  passé,  parce  que  son  passé,  c'est  encore 
lui-même,  un  prolongement  dans  le  temps  de  sa  personnalité 
éphémère.  Et  de  là  chez  lui  un  curieux  mélange  d'esprit  tradi- 
tionaliste et  d'individualisme.  Il  accepte  la  tradition,  il  verse- 
rait même  son  sang  pour  elle,  surtout  si  d'autres  l'attaquent; 
mais  du  jour  où  elle  lui  serait  imposée  du  dehors,  où  il  ne  lui 
serait  point  permis  de  la  défendre  à  sa  manière,  il  sera  capable 
de  se  retourner  violemment  contre  elle.  Il  a  besoin  qu'elle  soit 
sa  chose  pour  s'y  conformer  et  pour  y  croire. 

Le  repliement  sur  soi  produit  l'orgueil  :  il  engendre  aussi  la 
tristesse.  Ceux-là  seuls  sont  joyeux  qui  ne  regardent  jamais  en 
eux-mêmes;  on  n'oublie  pas  la  tragédie  de  la  vie  quand  on 
médite  sur  le  rôle  qu'on  y  tient.  L'âme  bretonne  est  triste,  invin- 
ciblement. Dans  ses  chants,  dans  ses  poèmes,  dans  ses  romans, 
dans  ses  légendes,  dans  ses  fêtes,  dans  ses  croyances,  dans  tout 
ce  qui  est  expression  spontanée  de  ses  sentimens  les  plus  intimes, 
cette  mélancolie  s'exhale,  douce  ou  poignante,  étrangement 
enveloppante,  toujours.  Et  cette  tristesse,  loin  de  se  fuir  elle- 
même,  se  complaît  aux  idées  funèbres.  «  La  Bretagne,  a-t-on 
dit  excellemment,  est  avant  toute  chose  le  pays  de  la  mort  (1).  » 

(1)  Anatole  Le  Braz,  la  Légende  de  la  mort  en  Basçe-Bretagne,  avec  une  Intro- 
duction par  L.  Marinier;  Champion,  1893,  p.  xliv.  —  Cf.  les  autres  ouvrages  de 
M.  Le  Braz,  Vieilles  histoires  du  pays  breton,  1891;  Au  pays  des  pardons,  1898, 
Champion;  la  Terre  dupasse',  1902;  Calmann  Lévy. 


LA    GENÈSE    DU    «   GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  527 

Dans  aucune  autre  région,  — sauf  peut-être  en  Pologne,  le  pays 
de  l'Europe  qui,  à  bien  des  égards,  ressemble  le  plus  à  notre 
Armorique,  —  les  «  légendes  de  la  mort  »  n'ont  fleuri  plus 
abondantes,  plus  douloureuses,  plus  naïvement  terrifiantes.  Et 
aujourd'hui,  quand  on  lit  les  curieux  ouvrages  où  on  les  a 
rassemblées,  au  frisson  involontaire  dont  elles  nous  secouent 
encore,  on  se  rend  compte  de  la  puissance  de  suggestion 
qu'elles  doivent  exercer  sur  des  âmes  simples,  incultes,  et 
qui  si  fréquemment,  sur  les  côtes,  sont  aux  prises  avec  les 
tragiques  réalités  de  la  mort. 

«  La  mort,  a  écrit  Schopenhauer  répétant  Platon,  est  le  génie 
inspirateur  de  la  philosophie  :  »  la  pensée  de  la  mort  est,  à  tout 
le  moins,  une  grande  préceptrice  d'idéalisme.  L'homme  ne  cher- 
cherait pas  le  sens  de  la  vie,  s'il  ne  savait  qu'il  doit  mourir,  et 
s'il  ne  voyait  pas  mourir  autour  de  lui;  et  la  mort  ne  serait  pas 
ce  qu'elle  est,  «  le  roi  des  épouvantemens,  »  si  elle  n'écartait 
pas  impérieusement,  d'un  simple  geste,  les  solutions  superficielles 
et  illusoires,  le  mensonge  des  mots  qui  trompent  et  qui  n'ex- 
pliquent pas.  K  II  faut  parier  :  nous  sommes  embarqués;  »  et, 
quand  le  port  est  en  vue,  on  n'a  que  faire  des  cartes  fausses  ou 
des  dés  pipés.  Dans  ces  dispositions  d'esprit  et  d'âme,  on  s'aper- 
çoit bien  vite  que  la  vie  n'a  pas  de  sens  en  elle-même  et  que, 
puisqu'il  faut  parier,  seuls  les  paris  dont  l'enjeu  est  en  dehors 
d'elle  ont  chance  de  n'être  pas  vains.  Ainsi  l'on  est  conduit  à 
construire,  au  delà  et  au-dessus  de  la  vie  présente  et  soi-disant 
réelle,  tout  un  monde  de  pensées,  de  rêves  peut-être,  et  d'espé- 
rances ,  où  Tâme  froissée  et  meurtrie  se  réfugiera  avec  délices 
pour  échapper  à  l'étreinte  de  la  brutale  réalité.  L'âme  bretonne 
est  ainsi  faite  que  ce  monde  idéal  lui  paraît  plus  réel  et  plus  vrai 
que  l'univers  sensible,  et  qu'elle  l'habite  plus  volontiers.  Renan 
a  écrit   des    pages   charmantes  et  profondes  sur  cette   passion 
d'idéalisme,  sur  ce  goût  de  V aventure,  sur  ce  besoin  irrésistible 
de  fuir  le  réel,  et  de  courir  «   sans  fin  après  l'objet  toujours 
fuyant  du  désir  »  qui  caractérise  si  bien  la  race  celtique.  «  Cette 
race,  dit-il  admirablement,  veut  l'infini;  elle  en  a  soif,  elle  le 
poursuit  à  tout  prix,  au  delà  de  la  tombe,  au  delà  de  l'enfer.  » 
«  Terre  de  Bretagne,  s'écrie  un  autre  poète,  E.-M.  de  Vogué, 
terre  de  Bretagne  qui  finis  le  vieux  monde  et  d'où  il  regarde  le 
nouveau,  marche  mystérieuse  placée  au  seuil  de  l'infini,  quel  est 
donc  ton  secret  pour  former  des  enfans  qui,  plus  que  tous  les 


S28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

autres,  brament  vers  cet  infini...?  »  Son  unique  secret,  c'est  peut- 
être  de  familiariser  les  âmes  avec  la  pensée  de  la  mort. 

De  cette  soif  d'idéalisme  procède  sans  doute  aussi  l'étonnante 
«  poésie  des  races  celtiques.  »  Certes,  on  peut  concevoir,  et  il 
existe  en  fait,  des  poésies  purement  naturalistes,  qui  s'efforcent 
et  qui  réussissent  à  se  modeler  sur  le  réel,  à  en  suivre  les  con- 
tours, à  en  dessiner  les  formes  visibles;  mais  ce  ne  sont  ni  les 
plus  puissantes,  ni  les  plus  hautes,  ni  les  plus  «  poétiques,  » 
pour  tout  dire  :  les  Émaux  et  Camées  ne  valent  pas  les  Médi- 
tations, et  les  Idylles  de  Théocrite  ne  valent  pas  la  Divine 
Comédie.  La  vraie  poésie,  comme  la  vraie  philosophie,  est  celle 
qui  dédaigne  le  décor  changeant  des  choses,  et  qui,  sans  s'arrêter 
aux  apparences,  va  droit  jusqu'à  l'invisible.  Pour  avoir  plus  que 
toute  autre  adoré  Tidéal  et  recherché  l'éternel,  la  race  bretonne 
a  mérité  de  doter  le  monde  moderne  d'une  poésie  incomparable. 
Poésie  exquise,  où  les  sens  n'ont  presque  point  de  part,  poésie 
d'un  charme  si  prenant  que,  jadis,  il  y  a  sept  ou  huit  siècles, 
elle  n'eut  qu'à  se  révéler  à  nos  pères  pour  enchanter,  pour  con- 
quérir toute  l'Europe  chrétienne,  et  qu'aujourd'hui  encore,  à 
travers  la  musique  de  Wagner,  elle  suffit  à  verser  l'apaisement 
à  nos  âmes  fatiguées  et  endolories. 

L'idéalisme  invétéré  des  Bretons  se  marque  encore  dans  leur 
conception  de  l'amour.  Cette  race  a  littéralement  inventé  une 
nouvelle  manière  d'aimer.  «  Aucune  famille  humaine,  je  crois, 
dit  Renan,  n'a  porté  dans  l'amour  autant  de  mystère.  Nulle 
autre  n'a  conçu  avec  plus  de  délicatesse  l'idéal  de  la  femme  et 
n'en  a  été  plus  dominée.  C'est  une  sorte  d'enivrement,  une  folie, 
un  vertige.  »  Rien  ici  de  cette  grivoiserie  narquoise  qui  désho- 
nore les  productions  de  l'esprit  dit  «  gaulois,  »  les  Contes  de  La 
Fontaine  et  les  Chansons  de  Déranger;  rien  non  plus  de  cette 
griserie  sensuelle  qui  est  propre  aux  peuples  du  JMidi.  Mais  un 
sentiment  profond  et  grave  qui  remplit  l'âme  tout  entière,  qui 
l'exalte,  qui  l'élève  au-dessus  d'elle-même,  qui  la  rend  capable 
des  plus  nobles  dévouemens  et  des  plus  complets  sacrifices,  un 
sentiment  dont  l'ardeur  n'exclut  pas  la  pureté,  et  qui,  dans  ses 
erreurs  mêmes,  garde  je  ne  sais  quelle  noblesse  native  et  quel 
inaltérable  sérieux;  par-dessus  tout,  peut-être,  un  besoin  pas- 
sionné de  se  donner,  de  s'oublier  et  de  se  fondre  en  autrui,  et, 
dans  cette  ferveur  d'immolation  volontaire,  une  soif  mystique 
d'adoration  et  d'immortalité,  une  irrésistible  tendance  à  transfi- 


LA    GENÈSE   DU    «  GÉNIE   DU    CHR1STIANIS3IE.  »  529 

giirer,  à  diviniser  l'être  aimé,  et,  par  delà  la  «  sylphide  »  ter- 
restre, à  poursuivre  obstinément  l'idéale  beauté  dont  elle  est  un 
reflet  obscur.  Conception  dangereuse,  certes,  autant  que  sédui- 
sante, et  qui,  glorifiant  la  passion,  la  revêtant  de  tous  les  pres- 
tiges de  la  poésie,  en  proclame  la  fatalité,  en  légitime  les 
égaremens,  en  sanctionne  la  souveraineté,  et,  pour  tout  dire,  en 
justifie  l'obscur  égoïsme;  mais  aussi  conception  qui, dans  lésâmes 
nobles,  peut  inspirer  le  dévouement,  conseiller  l'héroïsme,  qui, 
en  fait,  a  renouvelé,  avec  les  mœurs,  les  littératures  modernes, 
et  à  laquelle,  peut-être,  nous  avons  dû  la  chevalerie.  L'amour 
ainsi  conçu  et  ainsi  pratiqué,  c'est  plus  que  de  la  poésie  :  c'est 
déjà  de  la  religion. 

Et  la  religion,  cette  forme  supérieure  de  l'idéalisme,  est  aussi 
l'un  des  élémens  du  génie  breton.  Le  Breton  est  naturellement 
religieux;  tout  l'y  incline:  son  goût  du  mystère,  sa  passion  de 
l'infini,  sa  curiosité  de  l'au-delà,  sa  tristesse,  et  «  l'invincible 
attrait  »  qu'il  a  pour  les  choses  de  la  mort,  son  désir  d'immorta- 
lité, le  tour  de  son  imagination  et  ses  facultés  poétiques,  son 
besoin  d'aimer  enfin,  et  d'aimer  d'un  amour  éternel.  Il  faut  dire 
plus  :  il  faut  répéter  le  mot  si  juste  de  Renan,  que  le  Breton  est 
«  naturellement  chrétien.  )>  «  La  douceur  des  mœurs  et  l'exquise 
sensibilité  des  races  celtiques,  écrit-il  encore,  jointes  à  l'absence 
d'une  religion  antérieure  fortement  organisée,  la  prédestinaient 
au  christianisme .  »  Rien  de  plus  exact.  Pour  ne  toucher  ici  qu'un 
seul  point  de  cette  sorte  d'harmonie  préétablie  qui  existait  entre 
l'âme  bretonne  et  la  religion  chrétienne,  songeons  comme  le 
culte  de  la  Vierge  mère  s'accommodait  bien  de  l'idée  toute 
mystique  que  les  Celtes  se  foi,maient  de  la  femme.  Aussi,  la 
religion  nouvelle  n'eut-elle  aucune  peine  à  pénétrer  en  Armo- 
rique,  à  y  implanter  fortement  ses  dogmes,  ses  institutions  et 
son  esprit.  D'autre  part,  comme  pour  redoubler,  consolider  et 
perpétuer  cette  première  influence,  l'action  des  premiers  évêques 
et  des  premiers  saints,  des  moines  «  âpres  à  l'apostolat  »  a  été, 
dans  la  vieille  péninsule,  plus  profonde  et  plus  heureuse  peut- 
être  que  partout  ailleurs  :  non  seulement  ils  ont  civilisé,  ils  ont, 
à  la  lettre,  fondé  le  peuple  breton  d'Armorique.  De  tels  services 
ne  s'oublient  guère.  «  Dans  l'histoire  des  choses  humaines, 
a-t-on  pu  dire,  cette  œuvre  leur  assure  une  gloire  ineffaçable,  et 
dans  le  cœur  de  tout  Breton  une  reconnaissance  mêlée  de  respect 
et  de  tendresse  toujours  vivante.  » 

TOME  III.    —   1911.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  c'est  pourquoi,  de  nos  jours  encore,  les  croyances  chré- 
tiennes sont  demeurées  si  vivaces  sur  le  sol  breton.  On  a  tout 
dit  sur  la  profondeur  et  la  persistance  de  la  foi  religieuse  dans 
la  vieille  province;  on  sait  l'influence  qu'exerce  sur  ses  parois- 
siens le  curé  breton,  —  «  le  recteur,  »  comme  ils  disent,  —  et 
tout  ce  qu'il  peut  obtenir  d'eux.  Taine ,  il  y  a  cinquante  ans,  voya- 
geant en  Bretagne,  notait  avec  curiosité  l'attitude  des  fidèles  à 
l'église  :  «  Rien  de  véhément,  d'ardent:  seulement,  ils  ont  l'air 
pris  tout  entiers ;c'e^i  la  plénitude  de  la  croyance  et  de  l'attente. 
Qui  n'a  pas  vu  en  effet  prier  dans  une  église  bretonne  ignore 
peut-être  ce  que  c'est  que  la  prière  et  que  la  foi...  Le  monde 
extérieur  n'existe  plus  pour  ces  êtres  que  le  bruit  de  nos  pas  n'a 
point  troublés  :  les  yeux  ouverts,  profonds,  immobiles,  semblent 
contempler  l'invisible;  les  lèvres  murmurent  de  vagues  paroles, 
et  disent  la  supplication  tendre,  l'appel  balbutiant  au  Sauveur; 
les  fronts  les  plus  vulgaires,  les  plus  chargés  de  rides  et  d'ennuis, 
paraissent  comme  éclairés  du  dedans  ;  tout  le  corps  incliné,  à  la 
fois  humble  et  confiant,  exprime  l'adoration,  l'élan  intérieur,  le 
recueillement,  l'attente.  Quand  ils  sortent  de  là,  visiblement 
rassérénés,  pacifiés,  plus  forts  pour  supporter  la  vie,  un  rayon 
d'idéal  a  lui  sur  leur  misère,  et,  dans  un  acte  d'amour,  ils  ont 
(lit  toute  la  poésie  de  leur  âme  au  Dieu  sensible  au  cœur...   » 

«  0  pères  de  la  tribu  obscure  au  foyer  de  laquelle  je  puisai 
la  foi  à  l'invisible,  s'écrie  Renan  quelque  part.  Dieu  m'est  témoin, 
\  ieux  pères,  que  ma  seule  joie,  c'est  que  parfois  je  songe  que  je 
suis  votre  conscience,  et  que,  par  moi,  vous  arrivez  à  la  vie  et 
à  la  voix.  »  René,  lui  aussi,  aurait  pu  tenir  ce  langage.  —  Il  fallait 
essayer  de  pénétrer  jusqu'à  cette  «  âme  invisible  et  présente  »  de 
la  terre  d'Armor  pour  mieux  comprendre  celui  qu'un  historien 
breton  a  justement  appelé  «  le  plus  grand  poète  de  la  race 
celtique,  Chateaubriand.  » 

m 

C'était  une  idée  chère  à  Gœthe  que  toute  famille  qui  dure  et 
se  maintient  dans  son  intégrité  finit  par  produire  à  la  longue 
un  individu  qui  en  ramasse  puissamment  tous  les  traits  épars 
et  successifs,  qui  l'exprime,  en  un  mot,  supérieurement  et  tout 
entière  :  de  telle  sorte  que,  si  l'on  connaissait  exactement  la 
lointaine  série  d'ancêtres  qui  l'ont  précédé  dans  la  vie,  on  serait 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.    »  531 

capable  de  prévoir  en  quelque  manière  el  de  caractériser 
d'avance  l'homme  de  talent  ou  de  génie  dont  la  naissance  serait 
comme  l'idéale  récompense  des  traditions  pieusement  trans- 
mises, des  nobles  efforts  obscurs  et  des  hautes  vertus  ignorées. 

Nous  ne  connaissons  pas  assez,  pour  vérifier  sur  eux  la 
pensée  de  Gœthe,  les  «  très  vaillans  chevaliers,  »  les  «  barons 
puissans  et  généreux  »  qui,  depuis  Brient  ou  Briand,  fils  aîné 
de  Thiem,  noble  seigneur  breton  du  xi^  siècle,  jusqu'à  René- 
Auguste  de  Chateaubriand,  comte  de  Combourg,  le  père  du 
grand  écrivain,  se  seraient  «  bornés  à  vivre  dans  leurs  châteaux, 
en  réputation  d'honneur,  d'hospitalité  et  de  piété.  »  Il  n'est 
pourtant  point  téméraire  de  croire  que  l'orgueil  nobiliaire,  que 
la  hauteur  aristocratique  durent  être  de  tradition  dans  une 
famille  qui  prétendait  descendre  des  ducs  de  Bretagne,  et  qui 
se  vantait  d'avoir  contracté  des  alliances  avec  les  Rohan,  les 
Tinténiac,  lesDuguesclin,  et  même  d'avoir  mêlé  son  sang  à  celui 
des  races  royales  de  France,  d'Angleterre  et  d'Espagne  : 
«  vieilles  misères  »  sans  doute,  mais  dont  l'auteur  des  Mémoires 
(T Outre-Tombe  n'a  pas  fait  si  «  bon  marché  »  qu'il  veut  bien  le 
dire.  D'autre  part,  si  la  devise  primitive  des  Chateaubriand  : 
Je  sème  l'or,  a  eu  apparemment  sa  raison  d'être,  elle  convient 
trop  bien  encore  à  René  pour  que  nous  ne  soyons  pas  tentés 
d'expliquer  par  une  prédisposition  héréditaire  l'origine  de  ses 
fastueuses  prodigalités.  Et  enfin,  ne  peut-on  pas  conjecturer 
qu'une  famille,  dont  une  seule  branche  a  fourni  au  moins  quatre 
croisés  et  un  évêque  de  Nantes,  qui  a  vu  sortir  d'elle  nombre 
de  gens  d'Eglise  et  de  hardis  chevaliers,  qui  a  «  teint  de  son 
sang  les  bannières  de  France,  ^)  a  dû  transmettre  à  ses  derniers 
rejetons,  avec  le  culte  de  la  religion  des  ancêtres  et  un  grand 
fond  de  loyalisme,  le  goût  de  l'action,  l'instinct  combatif,  et 
riiabitude  chevaleresque  de  lutter,  de  se  dépenser  pour  de 
hautes  et  nobles  causes?  L'ennemi  déclaré  de  «  Buonaparte,  » 
l'homme  d'Etat  de  la  Restauration,  l'adversaire  des  derniers 
Encyclopédistes,  l'auteur  enfin  du  Génie  du  Christianisme 
n'aurait  ainsi  point  démenti  son  origine. 

A  mesure  que  l'ordre  des  temps  nous  rapproche  de  lui,  il 
semble  que  les  traits  de  la  physionomie  familiale  deviennent  plus 
particuliers,  plus  précis,  plus  individuels.  D'abord,  nous  voyons 
paraître  la  disposition  littéraire  :  un  des  oncles  paternels  de 
René  s'était  voué  à  des  recherches  d'érudition  historique  ;  un 


ÎÎ32  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

autre,  qui  s'était  fait  prêtre,  «  avait  la  passion  de  la  poésie  ;  »  la 
même  faculté  poétique  se  retrouvera  chez  son  frère  aîné,  chez 
sa  sœur,  M""*  de  Farcy,  surtout  chez  sa  sœur  Lucile  :  décidé- 
ment, la  nature  s'essaie;  le  grand  écrivain,  le  grand  poète  est 
tout  près  de  naître.  Rude,  violent,  taciturne,  infatué  de  sa  race, 
chacun  a  présent  à  l'esprit  l'admirable  portrait  que  Chateau- 
briand a  tracé  de  son  père,  vrai  tempérament  de  corsaire  ou  de 
négrier,  qui,  à  force  de  courage,  de  volonté  persévérante  et 
d'habileté,  tour  à  tour  marin,  négociant,  armateur,  finit  par 
relever  la  fortune  de  sa  maison  et  réussit  à  racheter  Gombourg. 
«  Son  état  habituel  était  une  tristesse  profonde  que  l'âge  aug- 
menta, et  un  silence  dont  il  ne  sortait  que  par  des  emporte- 
mens.  »  Tristesse,  ou  plutôt  hypocondrie,  qui,  à  ce  degré,  est 
une  maladie  véritable,  et  dont,  malheureusement,  il  légua  le 
germe  à  plusieurs  de  ses  enfans  :  ses  quatre  premiers  nés,  — 
signe  caractéristique,  —  sont  morts  d'un  épanchement  de  sang 
au  cerveau  ;  sa  fille  Lucile  est  morte  folle,  et  nul  doute  que  ce 
qu'il  y  eut  de  morbide  dans  le  caractère  et  dans  le  génie  même 
de  son  illustre  fils  ne  vînt  en  partie  de  là.  «  J'ai  le  spleen,  a 
écrit  ce  dernier,  tristesse  physique,  véritable  maladie.  »  Notons 
cet  aveu,  dès  maintenant,  et  méditons-le.  La  mère,  en  revanche, 
était  vive  et  enjouée  de  nature,  comme  René  quand  il  se  portait 
bien,  et  dans  l'intervalle  de  ses  crises.  Elle  était  très  pieuse 
aussi.  «  Pour  la  piété,  ma  mère  était  un  ange.  »  Nous  retrouve- 
rons cette  disposition  chez  M"*  de  Farcy  et  chez  son  glorieux 
cadet. 

Tel  paraît  avoir  été  l'apport  héréditaire  des  Chateaubriand, 
leur  part  de  contribution  au  génie  et  à  l'œuvre  de  celui  qui 
devait  rendre  leur  nom  si  célèbre.  Nous  tenons  maintenant, 
semble-t-il,  les  principaux  facteurs,  à  la  fois  physiques  et  mo- 
raux, qui,  en  se  combinant  d'une  certaine  manière,  ont  formé 
l'individualité  de  l'auteur  à'Atala.  E.-M.  de  Vogué  l'a  dit  avec 
justesse  et  avec  force  :  «  il  s'est  fait  durant  huit  siècles,  »  — 
durant  plus  longtemps  peut-être  encore.  —  Sur  le  petit  être 
chétif  et  presque  à  demi  mort  qui,  par  une  nuit  d'horrible  tem- 
pête, vint  au  monde  le  4  septembre  1768  dans  une  sombre  rue 
de  Saint-Malo,  le  rêve  triste  d'une  rude  et  forte  race,  l'orgueil 
batailleur,  la  passion  et  la  foi  d'une  vieille  lignée  féodale 
avaient  déjà  mis  leur  empreinte.  Sa  volonté  et  la  vie  feront  le 
reste. 


LA   GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.  »  533 


IV 

Avant  que  celles-ci  n'aient  commencé  leur  œuvre,  avant 
toute  autre  acquisition  ou  déformation  ultérieure,  quel  était-il 
donc  dans  son  fond,  ce  François-René  de  Chateaubriand  auquel 
sa  mère  venait  d'  «  infliger  la  vie?  »  Il  était,  ce  semble,  tout 
désir  et  toute  tristesse,  l'un  redoublant  et  renforçant  l'autre,  et 
l'un  étant  d'ailleurs  inséparable  de  l'autre  (1).  Lui-même  nous 
l'a  dit  avec  une  insistance  bien  significative  (2)  :  «  J'attrapai  un 
Tibulle  :  quand  j'arrivais  aux  vers  enchanteurs  de  la  première 

(1)  Sainte-Beuve  distingue  dans  Chateaubriand  trois  élémens  qu'il  déclare 
mettre  tous  trois  «  sur  la  même  ligne  :  »  «  la  rêverie  ou  l'enîiui;  »  le  désir  «  au 
sens  épicurien,  »  et  Vhonneu7';et  la  plupart  des  critiques  ont  repris  et  développé 
le  même  thème,  quelques-uns  simplifiant  encore,  et  donnant  la  prédominance  à 
tel  ou  tel  des  divers  élémens  distingués  par  Sainte-Beuve.  Pour  M.  Faguet  [Dix- 
neuvième  siècle,  p.  7-12),  le  «  fond  permanent  »  est  «  une  tristesse  incurable,  » 
avec  l'orgueil  pour  «  caractère  particulier.  »  Pour  E.-M.  de  Vogué,  Chateaubriand 
est  «  une  âme  de  désir,  »  —  voyez  dans  la  Revue  son  article  du  15  mars  1892, 
—  et  c'est  par  le  désir,  mais  au  sens  à  la  fois  le  plus  large  et  le  plus  profond  du 
mot,  qu'il  nous  explique  tout  René.  Pour  M.  Lanson  [Hist.  de  la  littér.  française, 
1"  édit.,  p.  873),  «  l'orgueil  est  le  fond  de  Chateaubriand,  »  —  et  le  fond  unique.  — 
Pour  ma  part,  je  reprendrais  volontiers  les  analyses  de  Sainte-Beuve,  mais  en  Jes 
précisant  un  peu,  et  en  essayant  de  graduer  les  élémens  psychologiques  qu'il  a  si 
finement  démêlés.  Au  fond,  tout  au  fond  de  Chateaubriand,  il  me  semble  bien 
trouver  de  la  tristesse  et  du  désir,  — je  prends  ce  dernier  mot  au  sens  d'E.-M.  de 
Vogué,  et  je  ne  sépare  pas  les  deux  élémens,  que  je  mets  exactement  sur  la  même 
ligne:  bien  entendu,  cette  double  disposition  est  une  donnée  héréditaire;  elle 
n'est  donc  qu'en  partie  l'apport  propre  de  Chateaubriand  :  mais  qui  démêlera 
jamais  le  point  exact  et  précis  où,  en  chacun  de  nous,  notre  personnalité  com- 
mence, où  elle  devient  nôtre  véritablement,  où  elle  se  greffe  pour  ainsi  dire 
comme  quelque  chose  de  nouveau  et  d'inédit  sur  le  tronc  commun?  Tout  ce  que 
je  veux  dire,  c'est  que  la  combinaison  particulière  qui  s'est  faite  dans  Chateau- 
briand de  ces  deux  élémens  originairement  impersonnels,  le  désir  et  la  tristesse, 
me  paraît  être  ce  qui  le  différencie  le  plus  de  ses  ancêtres  ou  des  hommes  de  sa 
race,  ce  qui  donc  semble  lui  appartenir  le  plus  en  propre.  Au  contraire,  je  vois 
dans  l'honneur  ou  dans  l'orgueil,  quelque  chose  de  moins  original,  de  moins  pro- 
fond aussi,  de  moins  propre  au  seul  Chateaubriand  ;  et  c'est  par  ce  trait  que  je  le 
rattacherais  le  plus  volontiers  à  toute  sa  lignée, 

(2)  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse  de  Chateaubriand,  Manuscrit  de  1S26. 
Paris,  Lévy,  187i,  in-16,  p.  81-82  (c'est  une  version,  non  pas  tout  à  fait  primitive, 
mais  antérieure  de  plus  de  vingt  ans  au  texte  courant,  et  très  intéressante,  des 
trois  premiers  livres  des  Mémoires  d'Outre-Tombe).  L'épithète  «  double,  »  si 
importante  au  point  de  vue  psychologique,  toute  la  phrase  :  «  Une  nature  triste 
et  tendre...  »  ne  figurent  pas  dans  le  texte  courant  des  Mémoires  (cf.  éd.  Biré, 
t.  I,  p.  93).  La  plupart  des  citations  qui  vont  suivre  sont  Wvée?,  An  Manuscrit 
de  1S-26.  Je  ne  sais  pourquoi  les  historiens  et  biographes  de  Chateaubriand  n'ont 
jamais  utilisé  ce  texte,  qui  est  presque  toujours  plus  précis  et  plus  développé  que 
le  texte  ordinaire  des  Mémoires,  et  qui,  comme  on  le  verra,  contient  bien  des 
traits  et  détails  curieux  et  suggestifs. 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

élégie  :  Quam  jiœat...,  ce  double  sentiment  de  volupté  et  de 
mélancolie  sembla  me  révéler  ma  propre  nature.  »  Et  une  page 
plus  loin  :  «  Une  nature  triste  et  tendre  comme  la  mienne...  » 
—  Oui,  c'est  bien  là  le  fond  primitif  et  permanent  de  René,  ce 
qui  fait  qu'il  est  lui,  et  non  pas  un  autre,  ce  qui  le  distinguera 
de  tel  autre  membre  de  sa  famille,  de  tel  autre  Breton  son  con- 
temporain, et,  —  autant  que  notre  pauvre  langage  humain  peut 
nous  permettre  de  toucher  le  fond  d'une  âme  étrangère,  autant 
qu'une  formule  abstraite  est  susceptible  de  saisir  en  chacun  de 
nous  la  «  monade  »  irréductible  et  incommunicable,  —  ce  sera 
là,  si  Ton  veut,  sa  «  faculté  maîtresse,  »  le  double  don  qu'il 
apporte  en  naissant,  que  nul  n'a  eu  à  ce  degré  et  dans  ces  pro- 
portions, et  qui  va  renouveler  l'imagination  française. 

Chateaubriand  est  né  triste,  et  sa  tristesse,  il  nous  l'avoue, 
est  «  physique,  »  elle  est  congénitale,  comme  nous  disons,  elle 
est  une  «  véritable  maladie.  »  On  a  voulu,  —  quelques  gens 
bien  portans,  —  voir  là  une  simple  attitude  littéraire.  Que  c'est 
mal  le  connaître  !  N'attachons,  j'y  consens,  que  peu  d'impor- 
tance à  la  multiplicité  des  déclarations  pessimistes  qui  parsè- 
ment toutes  SOS  œuvres.  Elles  ont  pourtant  bien  leur  éloquence, 
et  que  de  fois  l'on  y  sent  vibrer  une  sincérité,  une  profondeur 
d'accent  qui  ne  peut  tromper  !  «  Je  n'assiste  pas  à  un  baptême, 
à  un  mariage,  sans  sourire  amèrement  ou  sans  éprouver  un 
serrement  de  cœur  :  après  le  malheur  de  naître,  je  n'en  connais 
pas  im  plus  grand  que  celui  de  donner  le  jour  à  un  homme.  » 
Schopenhauer  n'a  pas  de  formule  plus  saisissante.  Ce  jour-là, 
Chateaubriand  a  oublié  qu'il  se  disait  chrétien.  Mais  ouvrez  la 
correspondance  :  à  chaque  instant,  et  à  tout  propos,  souvent 
hors  de  tout  propos,  sous  mille  formes,  et  avec  mille  variantes, 
c'est  la  même  incantation  douloureuse  qui  revient:  Je  m'ennuie, 
je  suis  afîreusement  triste,  je  suis  las  de  tout,  las  des  hommes, 
las  de  moi-même,  las  de  la  vie  surtout,  j'aspire  à  n'être  plus, 
je  voudrais  n'être  pas  né.  Dans  l'une  des  plus  anciennes  lettres 
que  nous  ayons  de  lui,  —  il  avait  vingt  et  un  ans,  — cette  dis- 
position perce  déjà  :  «  Mille  affaires,  mille  sentimens  pleins 
d'amertume  in' assiègent.  Ton  penchant  à  la  mélancolie  m'est 
commun,  et  c'est  dans  cette  idée  que  je  me  suis  permis  de  te 
raconter  mes  peines...  »  Nous  savons  aussi  par  lui-même,  —  et 
il  me  semble  que  nous  pouvons  l'en  croire  sur  parole,  —  que, 
plus  jeune  encore,  vers  seize  ou  dix -sept  ans,  dans  une  crise  de 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.  »  535 

<(  désespoir  »  et  presque  de  folie,  pris  d'  «  un  profond  désir  de 
la  tombe,  »  il  «  oublia  sa  religion  »  et  tenta  de  mettre  fin  à 
ses  jours.  Nous  n'avons  pas  ici  à  «  lui  disputer  ses  souffrances.  » 
Mais  qu'il  est  joli  et  qu'il  est  juste,  le  mot  que  lui  disait  une 
Irlandaise  à  Londres,  en  1797  :  «  Vous  portez  votre  cœur  en 
écharpe  !  »  Il  était  déjà  blessé,  ce  cœur,  quand  Chateaubriand 
est  venu  au  monde. 

Cette  tristesse  native,    que    parfois    venaient    traverser  de 
brusques  sursauts  de  folle  gaîté,  était  accompagnée  d'une  autre 
disposition,  assez  morbide  elle  aussi,  celle-là  même  que  Sainte- 
Beuve,    qui  l'a  trop  bien   connue,   a  complaisamment  décrite 
dans  son  curieux   roman  de   Volupté.  De  quelque   nom  qu'on 
l'appelle,  «  volupté,    »  «  désir,  »  «  vague  des  passions,  »  il  est 
partout  dans  Chateaubriand,  ce  besoin   d'exaltation  sentimen- 
tale qui  se  porte  d'emblée  sur  tout  objet,  comme  pour  épuiser 
d'un  élan  toutes  les  jouissances  qu'il  semble  promettre.  Ce  n'est 
pas  seulement  au  «  désir  prolongé  et  toujours  renouvelé  d'une 
Eve  terrestre  »  qu'il  faut  ramener,  comme  l'a  fait  malicieusement 
Sainte-Beuve,  «  cette  flamme  profane  et  trop  chère  »  que,  de  tout 
temps,  nous  voyons  briller  en  lui;  l'amitié  et  l'amour,  la  gloire 
littéraire  et  la  célébrité  politique,  l'art  et  la  nature,  la  poésie  et 
la  religion,  Chateaubriand  a  tout,  —  sauf  l'argent,  — également 
poursuivi  de  «  l'ardeur  de  son  désir.  »  Et  ce  désir  était  en  lui 
si  violent  et  si  passionné,  il  en  imaginait  la  satisfaction  dans  un 
rêve  si  lumineux  de  félicité  suprême,  que  la  réalité  ne  pouvait 
manquer  de  lui  infliger  les  déceptions  les  plus  amères,  et  que, 
retombant  sur  lui-même,  il  en  concevait  un  redoublement  de 
peine,  de  remords  aussi  et  dâpre  dégoût.  Si,  seule  peut-être  de 
tous  les  biens  qu'il  a  convoités,  la  religion  ne  lui  a  pas  ménagé 
de  mécomptes,  et  a  résisté,  somme  toute,  aux  retours  offensifs 
de  ses  humeurs  noires  et  de  son  scepticisme,  c'est  que,  par  son 
objet  même,   elle  se  trouvait  placée  en  dehors   et  au-dessus  de 
ses  prises,  c'est  qu'il  n'a  pu  en  éprouver,  en  réaliser,  en  épuiser 
dès  ici-bas  toutes   les  infinies  promesses.  Ainsi,  tous  les  efforts 
qu'il  faisait  pour  se  fuir  lui-même,  pour  échapper  à  ses  sombres 
rêveries,  l'y  replongeaient  plus  profondément  encore,  et,  à  son 
tour,  l'amertume  de    sa    tristesse   aiguillonnait    et    exaspérait 
l'àcreté  de  son  désir.  Qui  fera  dans  tout  cela  la  part  des  fatalités 
organiques?  Qui  marquera  le  point  précis  où  finit  le  domaine 
de  la  servitude,  peut-être  de  la  maladie  physique,  et  où  com- 


5c  6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mence  celui  de  la  liberté  morale?  «  J'ai  peur  d'avoir  eu  une  âme 
de  l'espèce  de  celle  qu'un  philosophe  ancien  appelait  une  mala- 
die sacrée.  »  Ce  mot  des  Métnoires  ne  me  paraît  pas  une  simple 
métaphore,  et  peut-être,  pour  juger  équitablement  Chateau- 
briand,  faudrait-il  en  avoir  approfondi  le  sens. 

Dans  cette  âme  orageuse  et  maladive,  âme  de  désir  et  de 
tristesse,  l'hérédité  lointaine  avait  déposé  un  germe  plus  noble, 
et  qui  semble  avoir  levé  presque  en  même  temps  que  les  autres 
penchans  que  nous  venons  de  noter.  «  Avec  le  vague  penchant 
qui  commençait  à  me  tourmenter,  naquit  en  moi  le  sentiment 
de  l'honneur,  principe  exalté,  qui  élève  un  simple  besoin  à  la 
dignité  d'un  sentiment,  et  qui  maintient  le  cœur  incorruptible 
au  milieu  de  la  corruption  ;  sorte  de  passion  réparative  que  la 
nature  a  placée  auprès  d'une  passion  dévorante...  »  Qu'on  l'ap- 
pelle comme  on  voudra,  orgueil  ou  honneur,  ce  fut  cette  dispo- 
sition intime,  ce  fut,  si  j'ose  dire,  ce  geste  héréditaire  qui,  dans 
une  nature  manifestement  prédisposée  aux  pires  égaremens, 
prévint  certaines  fautes,  empêcha  certaines  faiblesses,  imposa 
certains  renoncemens,  commanda  certaines  vertus,  et  mit  au 
total  sur  l'ensemble  de  cette  vie  un  cachet  de  dignité,  et  même 
de  grandeur,  qu'on  ne  saurait  nier  sans  injustice. 

Il  nous  reste  à  voir  comment  ce  métal  brut,  comment  cet 
original  alliage  d'orgueil,  de  désir  et  de  tristesse  a  été  trempé, 
et  forgé  par  l'éducation,  par  le  milieu,  en  un  mot,  par  la  vie. 


S'il  y  a  des  éducations  qui  contrarient  la  nature,  ce  n'est 
pas  celle  que  reçut  «  M.  le  chevalier  »  de  Chateaubriand.  Des- 
tiné vaguement  à  la  marine,  ce  dernier-né  d'une  famille  de  dix 
enfans  grandit  sans  amour  et  sans  surveillance  entre  un  père 
bizarre  et  despotique  et  une  mère  à  la  fois  pieuse,  évaporée  et 
distraite.  A  peine  au  monde,  on  le  met  en  nourrice  à  Plancoët, 
où  on  le  laisse  trois  ou  quatre  ans,  chez  une  pauvre  paysanne 
qui,  le  voyant  si  chétif,  le  consacre  à  la  Vierge  pour  obtenir 
son  retour  à  la  vie.  Revenu  au  toit  paternel,  on  le  livre  aux 
domestiques,  à  la  bonne  Villeneuve,  qu'il  se  prend  à  aimer 
«  avec  fureur,  »  «  restant  pâmé  de  douleur  une  journée  entière, 
refusant  toute  nourriture,  »  un  jour  qu'où  l'avait  renvoyée, 
puis  s'attachant  avec  passion  à  sa  sœur  Lucile,  «  la  plus  négligée 


LA    GENÈSE    DU    ((  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   ))  537 

et  la  moins  aimée  »  des  quatre  filles,  comme  lui  nature  exaltée, 
tendre  et  maladive,  enfin  vagabondant  sur  la  plage,  «  com- 
pagnon des  vents  et  flots,  »  et  là,  s'emplissant  l'âme  et  les  yeux 
de  toutes  les  impressions,  de  tous  les  rêves  qui  peuvent  solli- 
citer l'imagination  d'un  enfant  de  Saint-Malo. 

Cependant,  de  temps  à  autre,  cette  vie  abandonnée  et  triste 
d'enfant  rudoyé,  sauvage  et  fier  s'éclairait  de  joies  d'autant 
plus  profondes  qu'elles  étaient  plus  rares,  et  qu'elles  tombaient 
dans  un  terrain  mieux  préparé,  sur  une  sensibilité  plus  repliée 
et  plus  vive.  «  Cette  petite  ville  de  Saint-Malo,  remplie  de 
hardis  navigateurs  et  d'hommes  habitués  aux  périls,  se  distin- 
guait par  sa  piété.  »  Les  grandes  fêtes  de  l'année  y  revêtaient 
un  caractère  à  la  fois  religieux,  familial  et  presque  patriotique, 
bien  propre  à  frapper  une  âme  d'enfant.  «  Noël,  le  premier 
jour  de  l'an,  les  Rois,  Pâques,  la  Pentecôte,  la  Saint- Jean,  grâce 
à  la  religion,  étaient  pour  moi  des  jours  de  bonheur.  11  n'y  a 
que  la  Saint-François  qu'on  ne  chômait  point.  »  Outre  la  cathé- 
drale «  grande,  sombre  et  religieuse,  »  de  nombreuses  chapelles 
étaient  ouvertes  aux  fidèles.  Dans  ces  jours  de  fête,  on  y  con- 
duisait l'enfant  aA^ec  ses  sœurs.  Il  en  revenait  l'âme  toute 
pleine  de  visions,  d'émotions  et  de  souvenirs. 

Lorsque  dans  l'hiver,  à  l'heure  du  salut,  la  basilique  était  remplie  d'une 
foule  immense,  que  les  autels  étaient  illuminés  de  toutes  parts,  qu'on 
voyait  de  vieux  matelots  à  genoux,  de  jeunes  femmes  et  des  enfans  tenant 
de  petites  bougies  pour  éclairer  leur  livre  de  prières,  que  la  multitude, 
au  moment  de  la  bénédiction,  chantait  en  chœur  le  Tantiim  ergo,  que,  dans 
l'intervalle  des  chants,  on  entendait  le  vent  de  la  mer  et  les  tempêtes  de 
ISoël  qui  ébranlaient  les  vitraux  de  l'église,  j'éprouvais,  tout  enfant  que 
j'étais,  un  sentiment  extraordinaire  de  religion.  Je  n'avais  pas  besoin  que  la 
Villeneuve  me  dît  de  joindre  mes  deux  mains  pour  prier  Dieu  par  tous 
les  noms  que  ma  mère  m'avait  appris.  Ce  que  je  ne  vois  aujourd'hui  que 
par  les  yeux  de  la  foi,  je  le  voyais  comme  en  réalité,  Dieu  descendant  sur 
l'autel  au  son  de  la  cloche  sacrée,  les  cieux ouverts,  les  anges  ofTrantnotre 
encens  et  nos  vœux  à  l'Éternel.  Je  courbais  mon  front... 

Il  fallait  citer  cette  page  déchirée  du  manuscrit  Ae?,  Mémoires 
(V Outre-Tombe  (1)  :  elle  éclaire  toute  l'évolution  religieuse  de 
l'auteur  du  Génie  du  Christianisme.  Plus  tard,  quand  il  conçut 
l'idée  de  son  grand  ouvrage,  ce  sont  tous  ces  pieux  souvenirs 

(1)  Je  donne  ici,  d'après  un  fragment  autographe,  le  texte  probablement  pri- 
mitif et,  en  tout  cas,  antérieur  à  celui  du  Manuscrit  de  1826  (p.  33-34).  Voyez,  à 
cet  égard,  notre  Chateaubriand,  études  littéraires.  Hachette,  1904,  p.  57-82. 


S38  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

qui  lui  sont  remontés  au  cœur  ;  ce  sont  les  impressions  ineffa- 
çables d'une  enfance  peu  ensoleillée,  et  dont  les  premières  joies 
ont  été  la  contemplation  des  «beautés  poétiques  et  morales  de  la 
religion  chrétienne  (1).   » 

Ces  premières  émotions  religieuses  rencontraient  un  écho 
au  foyer  paternel.  Chrétien  suffisant  plutôt  que  pieux,  à  ce 
qu'il  semble,  peut-être  même  un  peu  entamé  par  l'esprit  du 
siècle  (2),  le  père  n'eut  pas  sans  doute,  à  cet  égard,  grande  action 
sur  son  fils.  Mais  la  mère  était  fort  pieuse,  et  elle  paraît  avoir 
veillé  d'assez  près  à  l'éducation  religieuse  de  ses  enfans  :  au 
fond,  elle  eût  désiré  que  le  «  chevalier  »  se  fît  prêtre.  «  Voué 
à  la  Sainte- Vierge,  nous  dit  celui-ci,  on  avait  eu  soin  de  me 
faire  connaître  et  aimer  ma  protectrice...  La  première  chose 
que  j'aie  sue  par  cœur,  c'est  un  cantique  de  matelots.  »  A  sept 
ans,  on  le  conduit  à  Plancoët  pour  être  relevé  du  vœu  de  sa 
nourrice;  et  l'imposante,  la  touchante  cérémonie,  le  sermon  du 
prieur  qui,  en  lui  rappelant  l'exemple  d'un  de  ses  ancêtres,  lui 
dit  que  lui  aussi  visiterait  peut-être  la  Terre-Sainte,  tout  cela 
fît  sur  lui  une  impression  profonde.  «  Combien  il  est  essentiel, 
écrivait-il  longtemps  après,  de  frapper  l'imagination  des  enfans 
par  des  actes  de  religion  !  Jamais  dans  le  cours  de  ma  vie  je  n'ai 
oublié  le  relèvement  de  mon  vœu.  Il  s'est  présenté  à  ma  mé- 
moire au  milieu  des  pires  égaremens  de  ma  jeunesse.  Je  m'y 
sentais  comme  attaché  à  un  point  fixe  autour  duquel  je  tournais 
sans  pouvoir  me  déprendre.  Depuis  l'exhortation  du  bénédictin, 
j'ai  toujours  rêvé  le  pèlerinage  de  Jérusalem,  et  j'ai  fini  par 
l'accomplir  (3)...  » 

On  fut  de  retour  à  Saint-Malo  en  octobre  1773,  et  les  polis- 
sonneries sur  la  grève  reprirent  de  plus  belle.  Cette  éducation 

(1)  Titre  primitif  du  Génie,  comme  l'on  sait. 

(2)  «  Mon  père,  nous  dit  Chateaubriand,  ne  descendait  qu'une  fois  l'an  à  la 
paroisse  pour  faire  ses  Pâques;  le  reste  de  l'année,  il  entendait  la  messe  à  la  cha- 
pelle du  château.  »  [Mémoires,  éd.  Biré,  t.  I,  p.  131.)  On  ne  le  voit  point  paraître 
à  la  cérémonie  du  relèvement  du  vœu,  ni,  chose  plus  significative  à  celle  de  la 
première  communion.  Enfin,  nous  savons  que  «  les  déclamations  de  l'Histoire 
philosophique  des  Deux  Indes  le  charmaient,  «  et  qu'  «  il  appelait  l'abbé  Raynal 
\xn  maître  homme  (p.  192).  » 

(3)  La  version,  probablement  primitive,  de  ce  récit  a  été  publiée,  d'après  un 
fragment  autographe,  par  M.  Marcel  Duchemin  qui,  dans  la  Revue  d'histoire  litté- 
raire de  la  France  (janvier  1907),  en  a  excellemment  établi  le  texte  critique.  J'y 
note  encore  la  curieuse  réflexion  que  voici  :  «  C'était  la  première  fois  de  ma  vie 
que  j'étais  décemment  habillé;  je  devais  tout  devoir  à  la  religio7i,  même  la 
propreté,  que  saint  Augustin  appelle  une  demi-vertu.  » 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉME    DU    CHRISTIAMSME.   ))  539 

d'un  futur  officier  de  la  marine  royale  parut  enfin  insuffisante.  On 
décida  de  mettre  l'enfant  au  collège;  et,  au  mois  de  juin  1777, 
après  un  voyage  mémorable  «  dans  une  énorme  berline  dorée  » 
à  travers  la  campagne  bretonne,  si  riante  dans  sa  parure  printa- 
nière,  après  une  première  et  rapide  vision  de  Combourg,  vrai 
nid  d'aigle  perdu  parmi  les  bois,  —  «  malgré  ses  pleurs,  »  sous  la 
conduite  du  bon  abbé  Porcher,  le  jeune  «  hibou  »  partit  pour  Dol. 

VI 

Il  s'apprivoisa  lentement  dans  sa  nouvelle  «  cage.  »  On  lui 
enseignait  le  latin  à  l'insu  de  son  père,  qui  n'avait  voulu  pour 
lui  que  des  mathématiques,  du  dessin,  des  armes  et  de  l'an- 
glais. Il  apprit  toutes  choses  avec  cette  ardeur  de  passion  qui 
était  sa  nature  même  :  il  avait  une  grande  puissance  de  travail, 
une  mémoire  prodigieuse;  et  s'il  est  vrai,  comme  il  nous  le 
dit,  que  «  sa  phrase  latine  se  transformait  si  naturellement  en 
pentamètre  »  qu'on  l'avait  surnommé  VÉlégiaqiie,  ce  nous  est 
un  signe  que,  de  très  bonne  heure,  durent  s'éveiller  en  lui  la 
faculté  littéraire  et  le  sens  des  «  beautés  poétiques.  »  Ce  goût 
des  Lettres  l'achemina  bien  vite  à  d'autres  découvertes.  Dans  ce 
tempérament  robuste  et  violent,  dans  cette  âme  excessive, 
l'éveil  de  la  puberté  fut  singulièrement  précoce  et  troublant. 
Le  hasard  des  lectures  acheva  de  bouleverser  cette  imagination 
déjà  trop  ardente  :  un  Horace  non  châtié,  «  une  histoire 
effrayante  des  confessions  mal  faites  »  lui  apportèrent  en  même 
temps  la  révélation  de  «  deux  empires  si  divers,  »  et  déposèrent 
en  lui,  s'il  faut  l'en  croire,  les  germes  de  l'art  de  «  peindre 
avec  quelque  vérité  les  passions  mêlées  aux  sentimens  reli- 
gieux. »  Trop  prompt  à  saisir  tout  ce  que  les  textes  des  poètes 
anciens  ou  modernes,  et  même  des  moralistes  chrétiens,  peuvent 
receler  d'expérience  de  la  vie  réelle  et  d'allusions  aux  choses 
de  l'amour,  il  se  nourrissait  de  Virgile  et  de  Lucrèce,  de  Tibulle 
et  de  Fénelon,  de  Massillon  enfin,  et  mille  pensées  voluptueuses 
lui  venaient  de  ces  pages  harmonieuses,  de  «  ces  descriptions 
séduisantes  des  désordres  de  l'âme.  » 

La  foi,  cependant,  subsistait  parmi  tout  cela, foi  inquiète  et 
troublée  sans  doute,  et  déjà  mêlée  à  des  rêveries  bien  profanes, 
intacte  pourtant,  et  que  les  traditions  et  les  habitudes  du  col- 
lège, —  il  avait  été  fondé  en  1728  par  l'évêque  de  Dol,  et  il 


SiO  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

était  dirigé  par  des  prêtres,  —  étaient  de  Jiature  à  entretenir. 
La  chapelle  du  collège  n'existe  plus;  mais  l'admirable  cathé- 
drale demeure  encore,  et  l'on  aime  à  croire  que  René  vint  plus 
d'une  fois  s'agenouiller  sous  ces  sombres  et  religieuses  voûtes, 
et  qu'il  apprit  à  aimer  l'art  gothique  en  contemplant  ces  splen- 
dides  verrières  et  ces  étonnantes,  ces  fines  colonnettes,  qui 
montent  d'un  si  noble  élan  vers  le  ciel,  et  qui,  groupées  en 
faisceaux  de  chaque  côté  du  jubé,  semblent  s'être  unies  là 
pour  porter  à  Dieu  les  humbles  prières  de  tout  un  peuple  de 
croyans. 

L'époque  de  la  première  communion  approchant,  il  eut, 
comme  il  était  naturel,  une  grande  recrudescence  de  pitié.  Il 
faut  ici  relire  dans  les  Mémoires  d' Outre-Tombe  le  récit  de  ses 
abstinences  excessives,  de  ses  troubles,  de  ses  scrupules,  de  ses 
terreurs,  de  ses  «  sanglots  de  bonheur  »  au  moment  de  l'abso- 
lution, et  de  ce  qu'il  appelle  «  tout  le  triomphe  de  son  repentir.  » 
—  Il  eut  d'abord,  et  très  forte,  la  révélation  de  la  vertu,  de  la 
«  beauté  morale  »  du  christianisme  :  «  J'ose  dire  que  c'est  dès 
ce  moment  que  j'ai  été  créé  honnête  homme.  »  D'autre  part, 
ardent  et  tendre  comme  il  l'était,  il  était  mieux  disposé  que 
personne  à  comprendre,  à  sentir  toute  la  poésie  de  «  cette  céré- 
monie touchante  et  sublime,  »  dont  il  a  vainement,  nous  dit-il, 
«  essayé  de  tracer  le  tableau  dans  le  Génie  du  Christianisme.  » 
Il  fut  vraiment  pris  tout  entier,  et  remué  et  secoué  jusqu'au  fond 
de  l'âme  : 

J'approchais,  —  écrit-il,  —  de  la  sainte  table  avec  une  telle  ferveur  que 
je  ne  voyais  rien  autour  de  moi.  Je  sais  parfaitement  ce  que  c'est  que  la  foi 
par  ce  que  je  sentis  alors.  La  présence  réelle  dans  le  Saint  Sacrement  m'était 
aussi  sensible  que  la  présence  de  ma  mère  à  mes  côtés.  Quand  l'hostie  fut 
déposée  sur  mes  lèvres,  je  me  sentis  comme  tout  éclairé  en  dedans.  Je  trem- 
blais de  respect...  Je  conçus  encore  le  courage  des  martyrs;  car  j'aurais  pu 
dans  ce  moment  confesser  la  foi  au  milieu  des  plus  cruels  supplices... 

De  telles  émotions  ne  s'oublient  guère.  Quand  une  fois  on 
les  a  éprouvées,  elles  font  désormais  partie  intégrante  de  notre 
nature  morale,  et,  aux  momens  de  crise,  ce  sont  elles  surtout 
qui  surgissent  du  fond  de  notre  âme,  et  qui  revivent  en  nous, 
avec  un  relief,  une  intensité  d'autant  plus  grande  parfois  qu'on 
croit  davantage  en  avoir  perdu  le  souvenir. 

Peu  après,  l'enfant  quittait  Dol  pour  Rennes  où  il  resta 
deux  ans.  Là,  dans  «  ce  Juilly  de  la  Bretagne;  »  qui,  en  1761, 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  541 

avait  compté  jusqu'à  4  000  élèves,  et  qui,  trois  ans  plus  tard, 
passait  de  la  direction  des  Jésuites  expulsés  à  celle  de  prêtres 
séculiers,  il  devait  compléter  ses  études  de  latin,  de  grec,  —  il 
avait  déjà  pour  cette  langue  un  penchant  décidé,  —  et  de  ma- 
thématiques. «  Quoique  l'éducation,  nous  avoue-t-il,  y  fût  très 
religieuse,  ma  ferveur  se  ralentit.  Le  grand  nombre  de  mes 
maîtres  et  de  mes  camarades  multipliait  les  occasions  de  dis- 
traction et  de  chutes.  »  Puis,  ce  furent  à  Brest,  dans  l'attente 
d'un  brevet  d'aspirant,  les  libres  études,  des  «  idées  vagues  » 
qui  lui  viennent  «  sur  la  société,  ses  biens  et  ses  maux,  »  les 
longues  promenades  sur  le  port,  les  rêveries  sans  fin  au  bord 
de  la  mer,  des  tristesses  sans  cause,  mille  aspirations  sans 
objet,  et  tous  les  troubles  d'une  sensibilité  débordante,  tous  les 
vagabondages  d'une  «  jeune  imagination  qui  se  joue  dans  ces 
espaces  immenses.  »  Un  beau  jour,  —  il  avait  seize  ans,  —  il 
tombe  comme  du  ciel  à  Combourg,  déclare,  pour  «  gagner  du 
temps,  sa  volonté  ferme  d'embrasser  l'état  ecclésiastique  :  »  «  sa 
mère  fut  ravie  ;  »  on  l'envoie  à  Dinan  pour  y  compléter  ses 
études  classiques  ;  mais  «  il  savait  mieux  le  latin  que  ses 
maîtres;  »  à  chaque  instant,  sous  mille  prétextes,  il  revenait 
dans  ce  Combourg,  où  il  avait  déjà  passé  bien  des  vacance»,  où 
déjà  il  avait  eu  bien  des  échappées  douloureuses  ou  troublantes 
sur  la  vie  réelle,  et  qui  l'attire  par  on  ne  sait  quel  charme  de 
tristesse  et  de  mystère.  Et  son  père,  «  trouvant  économie  à  le 
garder,  »  le  voilà  «  insensiblement  fixé  à  Combourg.    » 

Et  alors  commence  pour  lui  pendant  deux  années,  entre  ses 
parens  et  sa  sœur  Lucile  âgée  de  vingt  ans,  dans  ce  vieux  châ- 
teau plein  de  souvenirs  et  de  légendes,  cette  existence  extraor- 
dinaire qu'il  nous  a  contée  en  des  pages  inoubliables.  Existence 
oisive  et  folle  de  jeune  cheval  lâché  sans  frein,  sans  contrôle 
et  sans  guide  à  travers  ses  passions  naissantes.  Dans  ses  courses 
elîrénées  parmi  les  landes  et  les  bois,  ou  là-haut,  dans  son 
«  donjon  »  solitaire,  toutes  les  ardeurs  de  sa  fougueuse  nature 
s'exaltent  et  se  donnent  carrière.  Des  premières  fièvres  de  son 
adolescence,  de  ses  premiers  rêves  de  tendresse,  de  gloire  et 
d'honneur  il  se  compose  alors  ce  «  fantôme  d'amour,  »  cette 
idéale  «  sylphide  »  qu'il  devait  toute  sa  vie  poursuivre,  création 
maladive  de  son  imagination  débridée,  sorte  d'hallucination 
physique  et  morale  dont  les  suites  semblent  l'avoir  conduit 
comme  aux  bords  de  la  folie  et  du  suicide,  et  qui,  en  tout  cas, 


5i2  .REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ont  mis  ses  jours  sérieusement  en  danger.  Jusqu'à  quel  point 
d'ailleurs  a-t-il  laissé  passer  quelque  chose  de  son  expérience 
intime  dans  la  mystérieuse  et  malsaine  histoire  de  René?  La 
question  est  délicate  ;  on  n'ose  y  répondre,  et  la  faute  presque 
impardonnable  de  Chateaubriand  est  qu'il  invite  à  la  poser. 
Mais  il  paraît  bien  que  ce  fut  cette  sœur  si  tendre,  la  doulou- 
reuse et  tragique  Lucile,  qui  lui  révéla  son  génie,  sa  vocation 
de  poète  et  d'écrivain.  «  Tu  devrais  peindre  tout  cela,  »  lui  dit- 
elle  un  jour,  en  l'entendant  parler  avec  ravissement  de  la  soli- 
tude. «  Ce  mot,  ajoute-t-il,  fut  une  révélation.  Je  me  sentis  naître 
à  une  existence  nouvelle^  il  me  sembla  qiiun  vide  immense  se 
comblait  dans  mon  sein...  Je  me  mis  à  bégayer  des  vers...  Jour 
et  nuit  je  chantais  mes  bois  et  mes  vallons.  Je  composai  alors 
la  petite  pièce  sur  la  forêt  :  Forêt  silencieuse^  que  Ton  trouve 
dans  mes  ouvrages.  »  Et  Job  et  Lucrèce,  et  Dorât  aussi,  de- 
viennent ses  livres  de  chevet.  Le  grand  poète  que  nous  connais- 
sons est  né  sur  les  bruyères  de  Combourg. 

Cependant,  il  fallait  prendre  un  parti.  Sa  mère  un  jour  vint 
lui  proposer  d'entrer  au  séminaire.  «  Pendant  que  ma  mère 
m'avait  parlé,  nous  avoue-t-il,  j'étais  descendu  dans  mon  cceur, 
je  ne  me  dissimulais  pas  que  ma  religion  était  affaiblie...  Je 
renonçai  donc  à  l'état  ecclésiastique.  »  Il  déclare  qu'il  va  partir 
au  Canada  ou  aux  Indes,  se  fait  envoyer  à  Saint-Malo  où  il 
rêvasse  tristement  pendant  six  mois  sur  sa  grève  natale,  en  face 
de  cette  mer  qui  lui  a  donné  ses  premières  impressions  poé- 
tiques, songeant  peut-être  à  ce  lointain  Paris,  la  patrie  née  des 
gens  de  lettres,  à  ce  Paris  dont  leur  parlait  son  père  quand,  le 
soir,  à  Combourg,  il  daignait  interrompre  sa  morne  prome- 
nade, et  leur  raconter  sa  vie.  «  Il  avait  vu  Paris,  il  en  parlait 
comme  d'un  pays  d'abomination  et  comme  d'un  pays  étranger...  » 
Soudain  on  le  rappelle  à  Combourg  :  son  père  lui  remet  cent 
louis,  un  brevet  de  lieutenant  au  régiment  de  Navarre  infan- 
terie, sa  vieille  épée,  et  lui  donne  l'ordre,  en  l'embrassant,  de 
partir  sur-le-champ  pour  Rennes,  et  de  là  pour  Cambrai,  où  son 
régijuent  est  en  garnison.  «  Alors,  comme  Adam  après  son 
péché,  je  m'avançai  sur  la  terre  inconnue,  et  le  monde  désert 
s'ouvrit  devant  moi.  »  Il  n'avait  pas  dix-huit  ans. 

Essayons  de  nous  le  représenter  tel  qu'il 'était  alors,  le  petit 
Breton  sauvage  et  timide  qui,  un  beau  jour  de  l'année  1786, 
débarquait  à  Paris  en  compagnie  de  la  pimpante  M"*  Rose.  — 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉME    DU    CHRISTIANISME.   »  5i3 

C'est  avant  tout  une  âme  mobile  et  chantante  de  poète  que 
celle  de  cet  adolescent  rêveur  qui,  sans  préparation  morale  suffi- 
sante, va  maintenant  entrer  dans  la  vie.  Il  a  développé,  il  a 
exalté  en  tous  sens  toutes  les  énergies  latentes  d'une  imagination 
démesurée,  d'une  sensibilité  inquiète,  maladive,  frémissante- 
Au  sein  d'une  nature  «  solitaire,  triste,  orageuse,  enveloppée  de 
brouillards,  retentissante  du  bruit  des  vents,  et  dont  les  côtes, 
hérissées  de  rochers,  sont  battues  d'un  océan  sauvage,  »  il  a 
vécu  d'une  vie  toute  sentimentale,  il  s'est  rempli  l'âme  et  les 
yeux  de  grandioses,  mélancoliques  ou  voluptueuses  visions. 
Il  a  enfin  pris  conscience  de  son  génie  ;  il  a  «  bégayé,  »  il  a 
écrit  des  vers  ;  il  a  dû  se  dire  qu'il  était  né  pour  en  écrire  tou- 
jours et  que  déjà,  au  cours  de  son  enfance  refoulée  et  pensive, 
il  avait  ramassé  la  matière  de  plus  d'un  poème. 

Des  impressions  de  nature  et  des  souvenirs  d'enfance  ne 
suffisent  pas  à  faire  un  poète  :  il  y  faut  encore  l'émulation  lit- 
téraire, l'action,  parfois  souveraine,  de  certains  livres.  Il  est 
assez  malaisé  de  reconstituer  les  principales  lectures  de  la  jeu- 
nesse de  Chateaubriand.  A  ne  tenir  compte  que  de  celles  qu'il 
avoue,  elles  ne  laissent  pas  d'être  assez  significatives.  La  Bible, 
Lucrèce  et  Virgile,  Tibulle  et  Horace,  Fénelon  et  Massillon, 
Dorât  enfin  (1),  est-ce  que,  rien  qu'à  mentionner  et  à  rapprocher 

(1)  Il  a  aussi  vu  jouer  le  Pèi'e  de  famille  de  Diderot,  et  ne  parait  pas  en  avoir 
été  ravi.  D'autres  lectures  sont  à  moitié  avouées  :  <<  Je  savais  par  cœur,  —  vers 
1788,  —  dit-il,  les  élégies  du  chevalier  de  Parny.  »  Le  Manuscrit  de  1826  (p.  132) 
nous  apprend  que  les  sœurs  de  Chateaubriand  à  Combourg  lisaient  Clarisse  : 
encore  une  lecture,  évidemment,  à  mettre  à  son  propre  compte.  Sans  doute  aussi 
les  lectures  habituelles  de  sa  mère,  Fénelon,  Racine,  M"""  de  Sévigné,  Cyrus 
«  qu'elle  savait  tout  entier  par  cœur'  »  et  celles  de  son  père,  la  Gazette  de  Leyde, 
le  Journal  de  Francfort,  le  Mercure  de  France,  VHisfoire  philosophique  des  Deux 
Indes,  devinrent  assez  promptement  les  siennes.  Enfin,  et  surtout,  enregistrons 
cette  précieuse  déclaration  :  «  Je  reconnais  que  dans  ma  première  jeunesse, 
Ossian,  Werther,  les  Rêveries  du  promeneur  solitaire,  les  Études  de  la  nature  ont 
pu  s'apparenter  à  mes  idées;  mais  je  n'ai  rien  caché,  rien  dissimulé  du  plaisir 
que  me  causaient  des  ouvrages  où.  je  me  délectais.  «  {Mémoires,  éd.  Biré,  t.  I, 
p.  91,  281,  20,  192;  t.  Il,  p.  208.)  —  Assurément,  tous  ces  aveux  ou  demi-aveux 
ne  satisfont  pas  entièrement  notre  curiosité.  Nous  voudrions  savoir  quelle  im- 
pression exacte  ces  diverses  lectures  ont  faite  sur  la  jeune  imagination  de  Chateau- 
briand :  par  exemple, le  célèbre  roman  de  Gœthe  dont  la  première  traduction  fran- 
çaise est  de  1776,  n'aurait-il  pas  été  pour  quelque  chose  dans  sa  tentative  de 
suicide?  D'autre  part,  avons-nous  bien  là  toutes  ses  lectures  essentielles  à  cette 
date?  Parmi  les  écrivains  étrangers,  avait-il  lu  déjà,  dans  le  texte  ou  dans  une 
traduction,  —  il  lisait  l'anglais,  —  Young  et  Shakspeare?  Parmi  les  classiques,  ses 
professeurs  de  collège,  ce  qui  est  peu  vraisemblable,  lui  auraient-ils  laissé 
ignorer  Pascal  et  Bossuet?  Enfln,  parmi  les  contemporains,  connaissait-il  déjà 
Prévost,  Buffon,  et  Voltaire  surtout?  Ce  sont  là  tout  autant  de  questions  auxquelles 


5i4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ces  noms,  on  ne  voit  pas  se  dessiner  déjà  et  se  lever  en  quelque 
sorte  sous  nos  yeux  l'idéal  poétique  qui  flotte  dans  sa  jeune 
imagination?  Quelque  chose  de  tendre  et  de  passionné,  de  dou- 
loureux et  de  voluptueux  tout  ensemble,  et  «  je  ne  sais  quelle 
longueur  de  grâces,  »  voilà  ce  qu'il  aime  à  trouver  dans  les 
anciens  et  chez  les  modernes  qui  ont  réussi  à  franchir  les  portes 
des  collèges  ou  du  vieux  château  de  Combourg  et  sont  venus 
solliciter  sa  curiosité  rêveuse.  UÉlégiaque,  comme  l'appelait 
l'abbé  Egault,  est  admirablement  préparé  à  goûter  cette  «  sen- 
sibilité »  qui,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  a  envahi  la  littéra- 
ture française. 

De  toutes  ces  lectures,  quelques-unes  n'ont-elles  pas  déjà 
entamé  le  fond  de  croyances  religieuses  que  lui  a  transmis  sa 
famille?  Peut-être;  mais  j'inclinerais  à  croire  que  l'éveil  des 
premières  passions  y  a  contribué  davantage.  Si  d'ailleurs  sa  fer- 
veur a  faibli,  il  ne  semble  pas  que  la  foi  proprement  dite  se 
soit  éteinte  dans  son  cœur.  Il  lui  a  dû  ses  premières  jouissances  ; 
ses  premiers  rêves  d'art,  ses  premières  chimères  amoureuses  ont 
été  étroitement  associés  et  mêlés  à  des  pensées  chrétiennes.  Il  a 
pris  l'habitude  d'unir  et  de  fondre  ensemble  ces  trois  inspira- 
tions si  diverses.  Et  s'il  est  vrai  que  nos  impressions  d'enfance 
laissent  en  nous  une  trace  indélébile,  le  chevalier  de  Chateau- 
briand aura  beau  se  costumer  en  philosophe  :  il  n'oubliera 
jamais  entièrement  que  c'est  le  christianisme  qui,  tout  d'abord, 
a  rempli  le  vide  de  son  âme  ardente,  et  qui  lui  a  révélé  la  poésie. 


VII 

«  Né  sauvage  »  et  déjà  «  regrettant  ses  bruyères,  »  durant 
les  trois  jours  qu'il  y  passa  pour  se  rendre  à  Cambrai,  entre  son 
frère  aîné,  sa  sœur  Julie,  la  brillante  M""*  de  Farcy,  et  l'im- 
portun cousin  Moreau,  le  jeune  chevalier  ne  fit  tout  d'abord 
qu'entrevoir   le    Paris   mondain,   dissipé,  frivole,  dont  on  lui 

il  est  bien  difficile  de  répondre,  mais  qu'il  n'est  peut-être  pas  mauvais  de  poser. 
L'essentiel,  en  tout  cas,  est  que  nous  sachions,  de  la  bouche  même  de  Château- 
briand,  qu'il  a  déjà  pris  contact  avec  «  le  grand  Rousseau,  »  comme  il  l'appellera 
dans  son  Essai  sur. les  Révolutions.  Et  si,  comme  on  peut  le  croire  sans  témérité, 
les  années  de  Combourf?  ont  été  pour  René  fécondes  en  lectures  de  toute  sorte, 
j'imagine  qu'il  n'a  pas  dû  s'en  tenir  aux  Rêveries  :  l'Émiie,  VHéloïse,  les  Confes- 
sions peut-être  surtout  (la  première  partie  a  paru  en  1782)  ont  sans  doute  été 
dévorées  par  lui  à  cette  époque,  et  sa  propre  ardeur  a  dû  s'exalter  au  contact  de 
ce  verbe  enflammé. 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    LU    CHRISTIANISME.  »  o45 

avait  tant  parlé  :  il  paraît  l'avoir  peu  goûté.  A  Cambrai,  il 
s'initie  avec  plaisir  et  avec  succès  à  sa  nouvelle  vie  de  soldat, 
relisant  le  Télémaqiie  auprès  du  tombeau  de  Fénelon,  quand  la 
mort  subite  de  son  père,  survenue  le  6  septembre  1786,  le  rap- 
pelle brusquement  àCombourg.  Il  pleura  avec  sincérité  ce  père 
peu  tendre  ;  mais  tout  heureux  de  revoir  «  les  landes  de  sa  Bre- 
tagne, »  il  s'attarde  avec  délices,  une  fois  les  partages  faits, 
dans  les  châteaux  de  ses  sœurs.  Il  s'y  serait  peut-être  attardé 
longtemps  sans  une  lettre  de  son  frère  qui,  désireux  de  «  pré- 
parer les  voies  à  sa  propre  élévation,  »  le  mande  sur-le-champ 
à  Paris  :  on  lui  a  obtenu  le  titre  de  capitaine  de  cavalerie,  on 
l'agrégera  à  l'ordre  de  Malte,  le  maréchal  de  Duras  va  le  pré- 
senter à  la  Cour  :  la  fortune  s'offre  à  lui,  brillante  peut-être, 
inespérée.Il  accepte  à  contre-cœur  de  la  suivre.  A  Versailles,  les 
17  et  19  février  1787,  ses  heureuses  aventures  de  débutant,  bien 
loin  de  lui  servir  d'encouragement,  le  dégoûtent  à  tout  jamais 
du  métier  de  courtisan;  et,  après  un  nouveau  séjour  à  Paris,  où, 
le  travail  et  le  théâtre  aidant,  peu  à  peu  il  s'apprivoise  (1),  il 
retourne  en  Bretagne,  puis  tient  garnison  à  Dieppe  et  revient 
enfin  passer  quelque  temps  à  Fougères.  Cependant,  à  voir  tant 
de  milieux  différens,  ses  idées  et  ses  goûts  se  modifient;  il  se 
sent  de  moins  en  moins  fait  pour  la  vie  et  les  distractions  pro- 
vinciales; et,  en  1787  ou  1788,  une  occasion  se  présentant  d'ac- 
compagner ses  sœurs  à  Paris,  il  les  suit. 

C'était  un  curieux  spectacle  que  celui  qu'offrait  le  Paris 
d'alors.  On  connaît  le  mot  si  souvent  cité  de  Talleyrand  à  Gui- 
zot  :  «  Qui  n'a  pas  vécu  dans  les  années  voisines  de  1789  ne 
^ait  pas  ce  que  c'est  que  le  plaisir  de  vivre.  »  Jamais  en 
effet  société  plus  brillante  n'avait  couru  plus  joyeusement  à  sa 
ruine.  L'habile  diplomatie  de  Vergennes,  l'heureuse  interven- 
tion de  nos  armes  dans  la  guerre  d'Amérique,  avaient  rendu  à 
la  France  presque  tout  son  ancien  prestige.  Les  difficultés  inté- 
rieures, les  mauvaises  récoltes,  l'augmentation  de  la  misère,  le 
progrès  des  idées  révolutionnaires,  les  mille  symptômes  précur- 
seurs d'une  grande   crise  qu'il  nous  est  si  facile  de  relever 


(1)  «  C'était  à  peu  près  Chactas  à  l'Opéra,  écrit  M.  Faguet,  et  ce  sont  bien  ses 
premières  impressions  de  sauvage  à  Paris  que  nous  retrouvons  dans  les  Natchez.  » 
—  Rien  n'est  plus  exact.  Et  il  faut  dire  aussi  que,  dans  le  récit  d'Eudore,  Cha- 
teaubriand a  très  habilement  transposé  d'autres  impressions  de  sa  vie  parisienne 
(Cf.  Martyrs,  éd.  originale,  t.  I,  notamment  p.  112-lia,  129,  146,  151-133). 

TOME  ni.  —  19H.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui,  ou  passaient  inaperçus,  ou  entretenaient  dans  les 
esprits  les  illusions  les  plus  généreuses.  Liberté,  raison,  huma- 
nité, nature,  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  on  se  grise 
de  ces  grands  mots  vagues  et  sonores;  on  s'imagine  qu'une 
ère  nouvelle  va  s'ouvrir,  et,  comme  le  Loup  de  la  fable,  nos 
Français  «  déjà  se  forgent  une  félicité,  qui  les  fait  pleurer  de 
tendresse.  »  Sous  un  roi  si  bon,  si  consciencieux,  si  honnête, 
comment  tout  ne  finirait-il  pas  par  s'arranger?  —  Et  la  vie  de 
bals,  de  plaisirs  et  de  fêtes  reprenait  de  plus  belle.  L'incrédu- 
lité, pour  se  faire,  sous  Finfluence  croissante  de  Rousseau,  peut- 
être  moins  agressive,  était  tout  aussi  répandue  et  tout  aussi  rail- 
leuse. «  Quelques  bureaux  d'esprit  où  on  se  moque  de  Dieu  et 
de  la  religion,  et  où  on  regarde  comme  des  imbéciles  ceux  qui 
y  croient,  »  —  le  mot  est  de  la  comtesse  de  La  Marck,  —  voilà 
les  salons  parisiens  de  cette  fm  de  siècle.  Avec  cela,  une  poli- 
tesse exquise,  et,  parmi  tous  les  signes  d'une  profonde  déca- 
dence littéraire,  une  passion  croissante  de  cosmopolitisme, 
et  un  goût  resté  très  vif  des  choses  de  l'esprit.  Depuis  dix  ans, 
Voltaire  et  Rousseau  étaient  morts  ;  d'Alembert  et  Diderot  eux 
aussi  avaient  disparu  ;  Rufîon  venait  de  mourir  :  Rernardin  et 
Beaumarchais  remplissaient  seuls  l'intérim  du  g  mie  :  on  s'at- 
tendrissait auprès  de  l'un;  on  riait  aux  éclats  avec  l'autre.  La 
cour  et  la  ville  venaient  follement  d'applaudir  au  Mariage,  et  la 
Reine  jouait  Rosine  à  Trianon.  On  se  croyait  sûr  du  lendemain. 
Le  29  juin  1789,  Necker  disait  encore  :  «  Quoi  de  plus  frivole 
que  les  craintes  conçues  à  raison  de  l'organisation  des  Etats- 
généraux  1  »  «  La  sécurité  alla  jusqu'à  l'extravagance,  »  avouait 
plus  tard  M"^  de  Genlis.  Et  Ségur  à  son  tour  :  «  Jamais  réveil 
plus  terrible  ne  fut  précédé  par  un  sommeil  plus  doux  et  par  des 
songes  plus  séduisans  (1).  » 

Plus  clairvoyant  que  bien  d'autres.  Chateaubriand  a-t-il 
senti  dès  lors  combien  cette  sécurité  était  trompeuse?  De  bonne 
heure,  en  toutcas,il  eut  dans  sa  propre  province,  où  il  retournait 
quelquefois,  un  avant-goût  des  troubles  qui  allaient  se  déchaîner 
sur  le  pays.  Il  n'avait  pas,  à  l'égard  du  nouvel  ordre  de  choses 
qui  se  préparait,  les  préjugés  de  quelques-uns  de  sa  caste.  Il 
vit  avec  faveur  les  débuts  de  la  Révolution;  mais  le   premier 

(1)  Le  24  mai  1788,  La  Harpe  espérait  encore  «  qu'avec  les  lumières  qui  sont 
aujourd'hui  répandues,  l'extrême  désordre  finit  par  amener  l'ordre.  »  (Lettre 
iaédite.) 


LA    GE.NÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  5i7 

sang  versé  l'indigna.  Spectateur  impartial  et  rurieux  des  pre- 
mières journées  révolutionnaires,  un  peu  isolé  dans  son  monde, 
en  proie  à  des  embarras  d'argent  et  essayant,  pour  en  sortir,  du 
métier  im}»révu  de  commis  voyageur  en  bas  (1),  n'étant  plus 
lié  par  son  devoir  militaire,  puisque  son  régiment  s'était  révolté 
et  était  dissous,  sentant  vaguement  d'ailleurs  que  son  heure 
n'était  pas  venue,  il  eut  l'idée  de  passer  aux  Etats-Unis.  Soit 
qu'il  songeât  sérieusement  à  découvrir  un  passage  au  Nord- 
Ouest  de  l'Amérique,  soit  que,  tout  simplement,  il  désirât  voir 
de  ses  yeux  quelques-uns  des  pays  que  la  guerre  de  l'Indépen- 
dance el  l'exotisme  à  la  mode  avaient  rendus  populaires,  et  qu'il 
se  proposât  surtout,  comme  plus  tard  pour  les  Martyrs,  d'  «  aller 
chercher  des  images  et  de  la  gloire  pour  se  faire  aimer,  »  il 
alla  embrasser  sa  mère  à  Saint-Malo,  et  s'embarqua  sur  le 
Saint-Pierre^  le  8  avril  1791. 

VIII 

Durant  ces  cinq  années,  il  semble  à  première  vue  que  la  vie 
de  Chateaubriand  ait  été  celle  de  ces  officiers  galans  et  poètes, 
comme  le  xvu:  '  siècle  en  vit  un  assez  grand  nombre.  Certains 
aveux  des  Mémoires,  les  petits  vers  qu'il  inséra  en  1790  dans 
ÏAlmanach  des  Muses,  les  deux  premières  lettres  que  nous 
ayons  de  lui,  nous  font  songer  à  Gentil-Bernard,  à  Berlin,  à 
Parny,  comme  à  son  groupe  naturel.  En  effet,  c'est  bien  parmi 
les  «  petits  poètes  »  de  la  fin  du  xviu'^  siècle  que  Chateaubriand 
débuta  :  leurs  œuvres  «  firent  les  délices  de  sa  jeunesse,  »  et  ce 
sont  eux  qui  l'ont  initié  à  la  vie  littéraire.  Ginguené  et  Parny, 
Flins  des  Oliviers  et  Fontanes,  Le  Brun  et  La  Harpe,  voilà  ses 
principales  relations  d'alors.  Il  ne  connut  personnellement,  de 
son  propre  aveu,  ni  Marmontel,  ni  Rulhière,  ni  Palissot,  ni 
Beaumarchais,  ni  Delille,  ni  les  Chénier,  et  l'on  peut  conjec- 
turer qu'il  ne  connut  pas  davantage  Bernardin  ou  Ducis,  Gon- 
dorcet,  Rivarol  ou  Volney.  Au  total,  il  vit  de  près  quelques-uns 
des  plus  distingués  représentans  de  la  littérature  contemporaine, 
■et  si  l'on  en  juge,  non  d'après  la  verve  caricaturale  des  Mé- 
moires,  mais  d'après  V Essai  sur  les  Révolutions,  ce  qu'il  éprouva 

(1)  Voyez  à  cet  égard  la  très  curieuse  publication  récente  du  marquis  de 
Granges' de  Surgères,  Une  gerbe  de  lettres  inédiles  de  Cliateaubriand.  Paris,  Henri 
Leclerc,  1911. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  d'abord  à  leur  égard,  ce  fut  quelque-chose  comme  une  res- 
pectueuse admiration.  «  Lorsque  j'ai  vécu  parmi  eux,  écrira-t-il 
dans  V  Essai,  je  n'ai  pu  m'associer  à  leur  gloire  ;  je  n'ai  partagé 
que  leur  indulgence  (1).  »  Nul  doute  qu'avec  cette  promptitude 
d'admiration  qui  caractérise  la  jeunesse,  il  n'ait  bien  vite  adopté 
la  plupart  de  leurs  goûts,  de  leurs  idées,  de  leurs  préjugés 
même  philosophiques  et  littéraires.  Nous  nous  en  apercevrons 
de  reste. 

Avec  la  société  des  gens  de  lettres,  Chateaubriand  fréquen- 
tait aussi  celle  que  voyait  son  frère  aîné  :  celui-ci  avait  épousé 
la  petite-fille  de  Malesherbes.  L'ancien  directeur  de  ia  librairie 
prit  en  afTection  le  «  chevalier.  »  Comme  lui,  il  éprouvait  une 
vive  sympathie  pour  les  idées  nouvelles  ;  il  partagea  ses  pre- 
mières illusions  sur  les  débuts  de  la  Révolution;  il  encouragea 
ses  projets  de  voyage;  surtout  il  lui  parlait  de  Rousseau,  qu'il 
avait  connu  et  aimé,  «  avec  une  émotion  que  le  jeune  homme 
ne  partageait  que  trop  :  »  c'est  à  lui  que  «  le  monde  devait  » 
r  «  immortel  Emile;  »  et  c'était  assez  pour  que  le  jeune  enthou- 
siaste de  Jean-Jacques  reportât  sur  le  vieillard  la  profonde 
tendresse  qu'il  éprouvait  pour  son  dieu. 

Car  Rousseau  est  alors,  manifestement,  la  grande  influence 
que  subit  Chateaubriand;  avec  toute  sa  génération  d'ailleurs.  Il 
suffit  de  voir  en  quels  termes  il  parle  encore  de  lui,  six  ans  plus 
tard,  dans  VEssai,  pour  deviner  que,  même  s'il  l'avait  découvert 
avant  de  partir  pour  Paris,  c'est  alors  surtout  qu'il  dut  s'en 
nourrir  avec  passion.  Aussi  bien,  c'est  en  1789  que  paraissent 
les  six  derniers  livres  des  Confessions,  et  en  1790  les  Dia- 
logues :  cette  sensibilité  exaspérée  et  maladive,  ces  accens  d'élo- 
quence, cet  amour  ardent  de  la  nature,  cette  langue  de  poète 
en  prose,  tout  dans  cette  œuvre  était  pour  ravir  le  futur  auteur 
de  René  :  il  dut  prendre  conscience  de  lui-même  en  lisant 
Rousseau. 

Mais  il  ne  s'en  tient  pas  au  seul  Jean-Jacques.  M.  Faguet 
nous  le  représente  «  très  ignorant  à  vingt  ans,  »  et  mettant  à 
profit  ses  loisirs  pour  a  faire  ses  études.  »  De  cette  ignorance  je 
suis  moins  sûr  que  M.  Faguet  :  il  faut,  je  crois,  se  défier  de  la 
prétendue  paresse  des    poètes  :   leurs  heures   de   rêverie   sont 

(1)  Essai,  éd.  Garnier,  p.  341.  —  Cf.  p.  541,  la  note  de  VExemplaire  confiden- 
liel  :  «  Je  me  dis  et  me  dirai  toujours  :  Que  penseront  La  Harpe,  Fontanes,  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre?  C'est  le  seul  moyen  de  faire  quelque  chose  de  passable.  » 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  5i9 

souvent  celles  où  ils  lisent,  et,  quelquefois,  où  ils  écrivent  le 
plus.  Mais,  entre  dix-huit  et  vingt-trois  ans,  si,  à  proprement 
parler.  Chateaubriand  ne  «  fait  »  pas  ses  études,  il  les  refait,  et 
il  les  achève.  Voltaire  et  Diderot,  Montesquieu  et  Bufifon,  Bayle 
et  les  Encyclopédistes,  —  l'Essai  nous  en  est  la  preuve,  —  sont 
parmi  ses  livres  de  chevet.  Assurément  aussi  il  complète  ses 
lectures  d'œuvres  étrangères  :  s'il  connaissait  déjà,  ce  qui  me 
paraît  probable,  Ossian  et  We?'the}\  Richardson  et  Shakspeare, 
il  découvre  Thomson  et  Gray,  Young  et  Gessner.  Il  est  sans  doute 
à  l'affût  de  toutes  les  œuvres  nouvelles  :  il  lit  les  Incas  (1777), 
qui  semblent  bien  lui  avoir  donné  l'idée  des  Natchez  ;  il  lit  les 
Études  de  la  nature  (^1784),  et  déjà  peut-être  songe  à  les  récrire; 
il  lit,  —  on  pressent  avec  quelle  ferveur  d'attendrissement  et 
d'émulation,  —  Paul  et  Virginie  (1787),  et  en  lisant  r«  ado- 
rable »  idylle,  rêve  peut-être  d'Ataia;  il  lit  le  Vor/age  du  jeune 
Anacharsis  (1788),  et,  avec  tous  ses  contemporains,  s'éprend 
d'antiquité  classique.  «  J'avais  alors  la  rage  du  grec,  nous 
avoue-t-il  dans  les  Mémoires  :  je  traduisais  YOdijssée  et  la 
Cyropédie  jusqu'à  deux  heures,  en  entremêlant  mon  travail 
d'études  historiques.  »  L'aveu  est  précieux  à  retenir,  et  nous 
fait  entrevoir  à  quelle  variété  de  travaux  et  de  lectures  se  livrait 
Chaleaubriand,  durant  ces  fécondes  années  où  il  préparait  son 
œuvre.  Parmi  toutes  les  influences  philosophiques  et  littéraires 
qui,  à  cette  date,  pouvaient  s'exercer  sur  sa  jeune  pensée,  il  n'en 
est  vraiment  aucune   à  laquelle  il  ne  se  soit  librement  ouvert. 

IX 

Sous  ce  flot  montant  de  lectures,  des  croyances  plus  robustes 
et  plus  réfléchies  que  les  siennes  auraient  pu  résister  peut-être;' 
encore  y  eût-il  fallu,  à  défaut  d'une  volonté  plus  ferme,  l'action 
d'un  autre  milieu,  et  aussi  d'autres  habitudes  morales;  le  chris- 
tianisme de  Chateaubriand,  déjà  entamé,  ce  semble,  ou  du  moins 
affaibli  au  moment  où  il  quittait  Combourg,  s'évapora  très  vite 
au  contact  de  la  «  philosophie  »  contemporaine.  Dans  quelles 
conditions  exactement  s'opéra  cette  rupture  ?  Y  eut-il  une 
«  crise?  »  Combien  de  temps  dura-t-elle?  et  quels  en  furent  les 
caractères?  Quelles  influences  précises,  quelles  objections  déci- 
sives emportèrent  les  dernières  résistances?  Dans  cette  âme  de 
jeune  homme,  la  foi  s'éteignit-elle  par  une  sorte  de  dégradation 


5S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lente,  par  l'infiltration  progressive  et  insoupçonnée  d'élémens 
hostiles,  par  le  sourd  travail  intérieur  de  ces  atomes  subtils  qui 
composent  l'atmosphère  d'une  époque  irréligieuse,  et  dont  la 
force  dissolvante  est  telle  qu'un  jour  vient  où,  sans  qu'on  sache 
presque  pourquoi,  on  se  trouve  dans  l'incapacité  de  croire?  Ou 
bien  se  fit-il  en  lui  une  substitution  brusque  d'un  idéal  moral  à 
un  autre?  Et  enfin,  quelles  furent  les  causes  déterminantes  et 
comme  les  élémens  essentiels  de  son  incroyance  ?  et  doit-on  la 
rapporter  au  respect  humain,  à  l'orgueil  intellectuel,  ou  au 
besoin  d'émancipation  morale?  On  voudrait  répondre  à  ces 
questions;  mais  Chateaubriand  a  été  si  sobre  d'explications  sur 
ce  délicat  sujet,  que  c'est  à  peine  si  l'on  ose  hasarder  quelques 
conjectures  :  s'il  a  eu  sa  «  nuit  de  Jouffroy,  »  l'écho  n'en  est 
point  parvenu  jusqu'à  nous. 

De  chrétien  zélé  que  j'avais  été,  nous  dit-il  dans  les  Mémoires,  j'étais 
devenu  un  esprit  fort,  c'est-à-dire  un  esprit  faible.  Ce  changement  dans 
mes  opinions  religieuses  s'était  opéré  par  la  lecture  des  ouvrages  philoso- 
phiques. Je  croyais  de  bonne  foi  qu'un  esprit  religieux  était  paralysé  d'un 
côté,  qu'il  y  avait  des  vérités  qui  ne  pouvaient  arriver  jusqu'à  lui,  tout 
supérieur  qu'il  pût  être  d'ailleurs.  Ce  benoît  orgueil  me  faisait  prendre  le 
change...  Enfin,  une  chose  m'achevait  ;  le  désespoir,  sans  cause  que  je 
portais  au  fond  du  cœur. 

Un  autre  texte  nous  permet  de  préciser  davantage  :  c'est  un 
fragment  d'une  Préface  probablement  primitive  du  Génie  du 
Christianisme  : 

Il  faut  avoir  vécu  comme  nous  au  milieu  des  gens  de  lettres  pour  savoir 
combien  cette  fausse  idée,  que  le  christianisme  est  dépouillé  de  charme  et 
de  poésie,  a  fait  d'incrédules.  On  s'est  persuadé  peu  à  peu,  sans  examen, 
qu'une  religion  qui  n'avait  ni  beaux  noms  à  reproduire,  ni  rites  sublimes 
ou  gracieux  à  offrir  devait  être  une  religion  de  moines  et  de  Vandales 
De  là  la  conjuration  de  tous  les  hommes  qui  prétendent  au  bel  esprit,  de  tous 
les  artistes,  de  tous  les  talens  contre  elle.  Les  trois  divines  personnes,  leurs 
mystères  profonds,  les  saints  et  les  anges  sont  devenus  un  sujet  éternel  de 
railleries  aussi  cruelles  que  dégoûtantes.  Le  roseau  et  la  couronne  d'épines 
ont  meurtri  de  nouveau  la  tète  du  Fils  de  l'Homme,  et  les  gardes  des 
tyrans  se  sont  écriés  comme  autrefois  :  «  Salut,  roi  des  Juifs,  »  Salve  rex 
Judœorum.  ' 

Les  deux  témoignages  concordent,  et  s^éclairent  l'un  l'autre. 
A  l'en  croire,  il  semblerait  donc  que  ce  fût  surtout  l'orgueil  qui 
détacha  René  de  ses  croyances  religieuses,  et  cette  fièvre  de 
pensée  personnelle,  cette  ivresse  d'affranchissement  intellectuel 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  551 

qui  sont  si  fréquens  aux  environs  de  la  vingtième  année.  Au 
reste,  tous  ces  écrivains  qu'il  admirait  et  qu'il  considérait 
comme  des  esprits  supérieurs,  incrédules  eux-mêmes,  admet- 
taient comme  une  vérité  d'évidence  que  la  supériorité  de  l'in- 
telligence et  du  talent  était  désormais  inconciliable  avec  l'humble 
foi  des  vrais  croyans  ;  et  certes,  il  n'y  avait  pas  à  se  dissimuler 
que,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  le  talent  et  le  génie  litté- 
raires, et  sinon  toujours  la  force,  la  profondeur  et  la  justesse, 
tout  au  moins  la  vivacité  et  la  fécondité  de  la  pensée  s'étaient 
bien  rarement  rangés  du  côté  de  la  tradition.  On  pouvait  donc 
se  demander  si  l'avenir  n'accentuerait  pas  encore  l'irrémédiable 
contradiction;  si  le  christianisme  ne  devait  pas  abdiquer  désor- 
mais ses  antiques  prétentions  à  guider  les  sociétés  modernes,  à 
exercer  la  maîtrise  des  intelligences  ;  et  si  enfin  faire  profession 
d'incroyance,  ce  n'était  pas  faire  acte  de  candidat  sérieux  à  la 
distinction  iiitellectuelle  et  à  la  gloire  littéraire. 

Tel  paraît  avoir  été  l'état  d'àme  du  jeune  homme  qui,  par 
une  piquante  coïncidence,  au  mois  d'avril  1791,  partait  pour 
l'Amérique  sur  le  même  bateau  que  quelques  Sulpiciens 
désignés  par  M.  Emery  pour  aller  à  Baltimore  fonderie  premier 
séminaire  catholique  des  Etats-Unis.  Justement,  c'est  à  l'un  de 
ses  compagnons  de  traversée  que  nous  devons  le  document  le 
plus  révélateur  que  nous  possédions  peut-être  sur  cette  époque 
de  sa  vie  et  de  sa  pensée.  C'est  le  récit,  un  peu  tardif,  mais  assez 
précis,  d'un  vieux  prêtre,  Edouard  de  Mondésir,  alors  tout 
jeune  séminariste,  que  les  faits  et  gestes  du  «  bouillant  » 
Chateaubriand,  comme  il  l'appelle,  semblent  avoir  beaucoup 
frappé  (1).  Tout  «  franc  libertin  »  que  fût  alors  le  futur  auteur 
à'Atala,  et  prompt  au  persiflage,  il  est  fort  loin  pourtant  d'être 
entièrement  détaché  des  choses  religieuses.  Le  jour  du  Ven- 
dredi-Saint, par  exemple,  il  assiste  à  l'office  sur  le  tillac.  «  Après 
le  service,  —  nous  conte  l'excellent  abbé,  —  il  demanda  à 
M.  Nagot  [le  supérieur  des  Sulpiciens]  permission  d'adresser 
quelques  paroles  aux  matelots,  bons  Bretons  et  bons  catho- 
liques. M.  le  supérieur  y  consentit.  Alors  notre  nouveau  mis- 
sionnaire, prenant  en  mains  un  grand  crucifix,  se  mit  à  haran- 

(1)  J'ai  publié  ce  document  au  complet  dans  mon  IntroducLion  à  une  repro- 
duction de  l'édition  originale  A'Alala.  Paris,  Fontemoing,  1903.—  Un  autre  récit 
plus  succinct,  publié  par  M.  Anatole  Le  Braz  dans  le  Journal  des  Débats  du 
18  janvier  1910,  confirme  entièrement  le  témoignage  de  l'abbé  de  Mondésir. 


o52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guer  l'équipage,  et  il  débita  des  phrases-  extrêmement  fortes  et 
brûlantes,  au  point  que,  s'il  se  fût  trouvé  un  juif  à  bord,  je  ne 
doute  nullement  que  nos  matelots  ne  l'eussent  jeté  à  la  mer.  » 
Une  autre  fois,  —  car,  «  faute  de  mieux,  et  pour  se  désen- 
nuyer, »  le  jeune  «  vicomte  »  prenait  volontiers  une  part  très 
active  aux  lectures  de  piété  qui  se  faisaient  en  commun,  — 
«  M.  Nagot  lui  fît  observer  qu'un  livre  ascétique  ne  se  déclamait 
pas  sur  le  ton  de  la  tragédie.  Le  lecteur  répondit  qu'il  mettait 
de  l'âme  à  tout.  »  Le  mot  n'est-il  pas  bien  caractéristique,  et, 
si  je  l'ose  dire,  déjà  bien  «  génie  du  christianisme?»  Est-ce  que 
déjà  l'on  n'y  voit  point  percer  une  tendance  à  prendre  les  choses, 
et  la  religion  elle-même,  par  leur  côté  dramatique  et  vivant, 
oratoire  et  pittoresque?  Les  raisonnemens  gris,  les  formules 
prudemment  traditionnelles,  les  «  habitudes  recueillies  et  soli- 
taires »  ne  sont  point  son  fait;  il  a  besoin  d'éclat,  de  pompe  et 
de  sonorité;  il  porte  partout  sa  fougue  intérieure;  il  «  artialise,  » 
comme  eût  dit  Montaigne,  jusqu'à  la  piété  ;  «  il  met  de  l'àme  à 
tout.  » 

Et  l'on  saisit  là,  sur  le  vif,  quelques-unes  des  incohérences 
de  pensée  et  des  tendances  assez  contradictoires  qui  se  disputent 
cette  personnalité  puissante,  mais  tumultueuse  :  on  n'entasse  pas 
en  vain  dans  une  tête  de  vingt  ans  tant  de  lectures,  et  de  si 
diverses.  René  est  incroyant;  et  pourtant,  la  religion,  à  condition 
qu'elle  parle  à  son  imagination,  l'attire  encore.  Du  moins,  et  à 
en  juger  aussi  par  ses  poésies  d'alors,  il  ne  semble  pas  que  son 
christianisme  d'hier  ait  encore  fait  place  au  dogmatisme  un 
peu  simpliste  et  négateur  des  derniers  Encyclopédistes.  «  Athée 
avec  délices  :  »  le  mot  de  ChênedoUé  sur  Chénier  ne  s'applique 
assurément  point  à  lui.  Un  déisme  plus  sentimental  que 
rationnel,  avec,  çà  et  là,  de  vagues  aspirations  panthéistiques, 
un  résidu  vaporeux  et  noble  des  rêves  de  Fénelon,  des  effu- 
sions de  Rousseau,  des  attendrissemens  de  Bernardin,  voilà,  ce 
semble,  à  cette  date,  sa  disposition  dominante.  El  l'on  a  aussi 
noté  au  passage  cet  aveu,  —  où  ne  se  seraient  reconnus  ni 
Voltaire,  ni  Gondorcet,  ni  d'Holbach,  —  sur  a  le  désespoir  sans 
cause  qu'il  portait  au  fond  du  cœur.  »  L'homme  qui  peut  parler 
ainsi  de  lui-même  n'a  pas,  à  vingt-trois  ans,  achevé  son  histoire 
morale. 

Victor  Giraud. 


L'ENFANT 


Faire  beaucoup  parler  de  soi  n'est  pas  toujours  un  bon 
signe.  Il  fut  un  temps  où  l'on  dissertait  peu  sur  la  patrie,  on  la 
servait;  on  mourait  pour  elle.  On  ne  chantait  pas  l'inquiétude 
religieuse,  on  ne  scrutait  pas  la  part  de  la  subconscience  dans 
la  croyance  :  on  croyait.  On  ne  faisait  ni  l'histoire  de  la  famille, 
ni  l'analyse  des  facultés  de  l'enfant  :  on  se  mariait,  on  avait 
beaucoup  d'enfans,  et  on  les  élevait  pour  les  marier  à  leur  tour 
le  plus  tôt  possible  et  avoir  ainsi  des  petits-enfans.  Aujour- 
d'hui, il  est  bien  à  craindre  que  ce  ne  soit  l'inverse.  Les  édi- 
teurs, qui  ne  publiaient  jusqu'ici  que  des  livres  de  science  et  de 
libre  pensée,  nous  disent  en  leur  langage  professionnel  :  «  La 
religion,  c'est  devenu  très  bon.  »  Un  li\Te  qui  est  consacré  à 
la  critique  de  l'idée  religieuse,  à  l'histoire  des  religions,  aux 
rapports  de  la  religion  et  de  la  métaphysique  est  sûr  de  se 
vendre.  Il  n'est  pas  sûr  du  tout  que  ses  lecteurs  pratiquent  une 
religion  quelconque.  Tel  homme  qui  se  garderait  bien  d'ouvrir 
un  livre  de  messe  achètera  de  grosses  thèses  de  doctorat  sur  la 
croyance,  sur  le  mysticisme,  sur  la  prière.  De  même,  alors  que 
le  nombre  des  enfans  va  tous  les  jours  en  décroissant,  se  multi- 
plient les  ouvrages  les  plus  étudiés  sur  l'évolution  de  l'enfant, 
sur  l'enfant  et  la  race, sur  l'esprit  et  le  cœur  de  l'enfant.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  y  ait  là  de  quoi  justifier  l'optimisme  d'un  certain 
auteur  allant  jusqu'à  dénommer  «  le  siècle  de  l'enfant  »  une 
époque  où  on  a  des  enfans  le  moins  possible. 

La  patrie,  la  religion,  l'enfant,  auraient-ils  le  sort  de  ces 
antiquités  qu'on  admire,  mais  comme  des  objets  de  luxe  enlevés 


S54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  des  monumens  en  ruines,  et  séparés  ainsi  du  milieu  social  où 
ils  complétaient  un  ensemble  vivant?  Dieu  merci  !  la  nature  et 
la  nécessité  sont  là  :  grâce  à  elles,  on  peut  toujours  compter 
sur  les  retours  si  fréquens  dans  l'existence  de  l'humanité.  Mais 
il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  les  portraits  d'enfans,  en  pein- 
ture, en  sculpture,  en  poésie,  ont  auprès  de  beaucoup  de  gens 
plus  de  succès  que  les  enfans  eux-mêmes  et  que  dans  bien  des 
maisons  il  y  a  plus  de  poupées  richement  habillées  qu'il  n'y 
a  de  garçons  et  de  fillettes. 

C'est  cependant  dans  cet  ensemble,  dont  seul  il  assure  l'ave- 
nir, que  nous  voudrions  replacer  l'enfant.  Les  travaux  mêmes 
dont  il  a  été  l'objet  nous  y  invitent,  car  ils  ont  servi  à  grouper  des 
questions  dont  on  ne  peut  méconnaître  l'intérêt  (1).  Qu'est-ce 
que  l'évolution  de  ces  organismes  où  revivent  les  aïeux  nous 
apprend  ou  nous  aide  à  deviner  sur  l'évolution  de  la  race  hu- 
maine? Qu'est-ce  que  le  développement  de  leurs  facultés  nous 
explique  sur  le  mécanisme  des  nôtres?  Que  lisons-nous  dans 
leurs  essais,  dans  leurs  préférences,  dans  leurs  attachemens?  La 
nature  dont  nous  déchiffrons  là  l'ébauche  est-elle  appelée  à  la 
spontanéité,  au  choix,  à  l'effort  personnel,  ou  n'est-elle  faite 
que  pour  l'ajustement  passif  aux  conditions  du  milieu,  pour 
l'imitation,  pour  la  docilité  aux  suggestions  extérieures?  On  a 
longtemps  considéré  l'enfant  comme  le  principal  attrait  de  la 
vie  collective  et  comme  le  ciment  des  familles.  Tout  serait-il 
changé  à  ce  point  que  son  arrivée  dans  le  monde  serait  devenue, 
par  les  craintes  qu'elle  inspire,  un  dissolvant  du  ménage?  Ceux 
enfin  à  qui  on  abandonne  le  soin  d'en  faire  sortir  vaille  que 
vaille  des  hommes,  des  citoyens,  n'ont-ils  à  tenir  aucun  compte 
du  milieu  héréditaire?  Peuvent-ils  sans  témérité  les  en  isoler 
et  leur  en  inspirer  l'oubli  ou  le  dédain? 

Voilà,  dirà-t-on,  de  bien  graves  problèmes  entassés  sur  ces 
têtes  fragiles  !  Sans  doute  ;  mais  personne  ne  les  a  inventés  et 
personne  n'est  à  même  de  les  écarter.  Et  puis,  n'ayons  crainte, 
si  nous  parlons  de  lui,  l'enfant  l'ignore;  toutes  nos  analyses 
ne  lui  feront  rien  perdre  de  ses  beaux  rêves,  de  ses  éclats  do 
rire  et  de  ses  escapades. 

(1)  Parmi  les  nombreux  ouvrage*  qui  composent  «  la  littérature  »  de  l'enfant, 
il  faut  signaler  ceux  de  AI.  Perez,  de  MM.  Gompayré,  Queyrat,  Baldwin,  James 
NuUy,  Alfred  Binet,  Ellen  Rey,  Edmond  Cramaussel,  F.  Nicolay,  de  M°"  Jeanne 
Leroy. 


l'enfant.  S5; 


*  * 


Dans  son  livre,  dont  le  titre  seul  est  un  programme,  Le 
développement  mental  chez  l'enfant  et  dans  la  race^  le  savant 
américain  Baldwin  écrit  :  «  C'est  désormais  dans  la  nursery 
qu'on  ira  étudier  l'embryogénie  sociale.  »  Assurément,  c'est  un 
champ  d'expérience  qui  en  vaut  un  autre,  d'autant  qu'il  est  à  la 
portée  de  nous  tous.  Mais  est-il  prouvé  que  les  phases  du  déve- 
loppement social  de  l'enfant  résument  les  phases  de  l'histoire 
morale  de  la  race?  Nous  pouvons  connaître  les  premières,  elles 
se  déroulent  sous  nos  yeux.  Pouvons-nous  connaître  aussi  faci- 
lement les  secondes?  Considérer  l'humanité  comme  une  grande 
armée  qui,  parce  qu'elle  est  partie  du  même  point,  a  dû  traver- 
ser partout  les  mêmes  difficultés  et  y  opposer  les  mêmes  res- 
sources, c'est  là  une  conception  difficile  à  établir. 

Que  la  dispersion  des  représentans  les  plus  anciens  des  races 
humaines  soit  un  fait  primitif  (comme  le  veulent  les  polygé- 
nistes)  ou  un  fait  secondaire  (comme  le  pensent  les  monogé- 
nistes  et  comme  l'enseigne  la  Bible),  il  est  certain  que  là  où 
l'histoire  proprement  dite  peut  remonter,  c'est  la  dispersion  qui 
est  le  fait  apparent  et  saillant;  il  se  développe  avec  ses  consé- 
quences inévitables,  une  certaine  différenciation  qui,  selon  les 
circonstances,  s'accuse  tantôt  plus,  tantôt  moins.  Tous  les  groupes 
humains  ne  sont  pas  également  favorisés,  soit  par  le  milieu  où 
ils  ont  dû  se  réfugier,  soit  par  les  événemens  qui  se  sont  pas- 
sés au  milieu  d'eux.  Tous  n'ont  pas  connu  «  la  marche  à 
l'étoile.  »  Il  en  est  qui,  au  moment  où  nous  faisons  dater,  — 
pour  nous, —  le  début  de  leur  histoire,  ne  nous  semblent  marcher 
que  vers  la  nuit,  c'est-à-dire  vers  la  décadence  et  vers  la  mort  : 
il  en  est  qui  essaient  de  se  relever,  il  en  est  qui  y  réussissent  au 
point  d'absorber  les  autres  ou  de  les  détruire,  mais  pour  se  voir 
bientôt  vaincus  à  leur  tour  :  il  en  est  enfin  qui  restent  immo- 
biles pendant  des  siècles. 

Souvent,  en  effet,  il  a  suffi  qu'une  race,  comme  une  espèce 
animale,  il  faut  bien  l'avouer,  se  trouvât  isolée,  pour  qu'elle 
ne  connût  ni  l'exemple  attrayant  du  mieux,  ni  le  danger  de  la 
concurrence.  Elle  s'immobilisait  alors  dans  un  état  dont  quel- 
ques-unes de  ses  pareilles  sortaient,  non  loin  d'elles,  parce  que 
là  où  elles  avaient  dû  se  fixer,  elles  avaient  été  aux  prises  avec 
d'autres  conditions  d'existence  :    peut-être  aussi    à  l'intérieur 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  de  la  tribu,  quelqu'un  des  leurs,  mieux  organisé,  mieux 
renseigné  par  quelque  voyage  et  quelques -contacts  inattendus, 
les  avaient  réveillées  de  leur  apathie.  Il  est  même  des  formes 
sociales  qui,  dans  certaines  régions  du  globe,  se  sont  échelon- 
nées de  progrès  en  progrès  à  travers  les  âges,  mais  subsistent 
encore  aujourd'hui  côte  à  côte  dans  d'autres  parties   de  la  pla- 
nète.   Dans  son  livre  sur  le  Sud  de  Madagascar,    le    général 
Lyautey  raconte  comment,  dans  une  marche  de  cinq  cents  kilo- 
mètres, il  a  vu  s'étager  devant  lui,  comme  en  une  coupe  géolo- 
gique, tous  les  âges  de  l'humanité;  ici  des  Hovas  conquérans 
qui,  par  le  costume  et  l'habitation  sont  déjà  des  bourgeois  de 
France,  près  d'eux  les  Betsiléo  disséminés  en  de  petites  métai- 
ries qui  évoquent  le  souvenir  du  Perche  et  de  la  Bretagne.  «  Plus 
au  Sud,  nous  remontons  de  dix  siècles  :  nous  sommes  chez  les 
féodaux  :  le  chef,  entouré  de  sa  clientèle,  s'avance  avec  l'appareil 
d'un  seigneur  du  xu'^  siècle...  Remontons  les  hautes  vallées  de 
la  zone  forestière,  nous  faisons  un  nouveau  bond  en  arrière. 
A  mon  premier  kabary,  j'étais  en  pleine  Iliade.  Les  tribus  étaient 
venues  de  loin,   amenées  par  leurs  chefs  :  les  groupes  étaient 
massés  en  rangs  profonds,  chacun   derrière   son  roi.  Ceux-ci 
parlèrent  tour  à  tour,  déroulant  leurs  périodes  nombreuses  et 
imagées;  les  jeux  suivirent...  »  Enfm,  «  à  l'extrême  Sud,  nous 
sommes  aux  âges  préhistoriques.   Là,  l'organisation  sociale  la 
plus  rudiment  aire  :  aucun  indice  de  civilisation.  Les  groupes, 
à  l'état    anarchique,  vivent  sans  besoins,   dissimulés  derrière 
d'impénétrables  murailles  d'euphorbes  et  de  cactus,  ignorant 
l'usage  de  la  monnaie,  insoucieux  de  tout  perfectionnement.  » 
Devant  de  pareilles  diversités  de  développement  et  devant 
de  pareilles  inégalités  de  l'évolution  sociale  au  sein  d'une  même 
île,  comment  pourrait-on   dire   que  le  petit  héritier  d'une  race 
quelconque  parcourt  en  son  enfance  toutes  les  phases  par  où  a 
passé  «  la  race  humaine?  »  Mais  à  chacune  de  ces  étapes  fran- 
chies par  l'humanité,  là  où  elle  allait  en  avant  (car  ne  l'oublions 
pas,  elle  est  allée  souvent  en  arrière)  cette  marche  était  déter- 
minée, en  majeure  partie,  par  des  circonstances  plus  heureuses  : 
une  nouvelle  modalité  du  milieu  provoquait  une  nouvelle  mo- 
dalité d'efforts.  C'est  ce  qui  fait  que  parmi  les  races,  les  unes 
ont  franchi   depuis  des  siècles  la  plupart  des  étapes,  tandis  que 
d'autres  en  sont  encore  aux  plus  lointaines.  L'enfant  d'aujour- 
d'hui traverse-t-il  donc  toutes  ces  variations  coupées  de  tant  de 


l'enfant.  557 

hasards?  Aurait-il  donc  le  moyen  d'expérimenter  successivement 
les  efî'els  de  tous  ces  milieux? 

Non  sans  doute,  dira-t-on,  car  il  se  trouve  tout  de  suite  en 
présence  de  la  plus  récemment  atteinte  de  ces  étapes  et  en 
contact  avec  le  milieu  devenu  familier  à  ses  auteurs  immédiats; 
il  s'y  accommode  sans  peine,  mais  ses  états  supérieurs  qui  se 
succèdent  avec  rapidité  n'en  rappellent  pas  moins  la  suite  des 
états  psychologiques  par  où  ont  passé  ses  lointains  aïeux.  Ceux- 
ci  ont  été  lentement,  lui  va  vite  ;  mais  l'ordre  de  succession 
subsiste.  N'est-ce  point  là  un  fait  dont  il  faut  savoir  se  servir? 
N'a-t-il  pas  un  égal  intérêt  pour  l'étude  naturelle  de  l'enfant  et 
pour  l'étude  rétrospective  de  l'histoire  des  sociétés  humaines? 

Ici,  on  est  très  ingénieux,  mais  non  moins  conjectural,  «  La 
période  de  timidité  organique  de  l'enfant,  dit  Baldwin,  n'in- 
dique-t-elle  pas  une  période  purement  familiale  et  monogame 
où,  par  instinct  de  défense  et  par  défiance,  on  ne  cherchait  de 
protection  que  vers  les  siens?  L'époque  de  confiance  altruiste  de 
l'enfant  ne  correspond-elle  pas  à  l'adoucissement  que  suppose  la 
vie  nomade  de  la  tribu,  à  l'esprit  de  paix  et  d'amitié  que  ce 
groupement  établissait  entre  les  familles?  » 

Mais  est-il  donc  prouvé  que  la  famille  organisée  a  devancé 
partout  la  tribu  ?  C'est  là  évidemment  la  marche  normale  et  celle 
qu'ont  suivie  les  peuplades  les  plus  favorisées.  Mais  quand  on  a 
étudié  les  «  primitifs  »  ou  les  hommes  censés  tels,  on  a  remar- 
qué souvent  que,  du  sein  d'une  sauvagerie  qui  n'est  peut-être 
elle-même  qu'un  état  secondaire,  issu  d'épreuves  mal  surmon- 
tées, l'humanité  ne  remontait  pas  immédiatement  à  la  famille, 
ni  surtout  à  la  famille  monogamique.  Elle  passait  par  la  pro- 
miscuité dans  la  tribu  omnipotente.  Il  est  inutile  de  reprendre 
ces  controverses  dans  lesquelles  les  uns  tablent  sur  une  série 
d'exemples,  les  autres  sur  d'autres.  Mais  ce  qu'on  peut  affirmer, 
c'est  que  le  développement  des  différentes  races  humaines  n'a 
été,  en  fait,  ni  si  un,  ni  si  régulier. 

L'auteur  américain  veut  encore  que  l'enfant,  dans  sa  con- 
fiance innocente  qui  le  porte  vers  autrui,  rappelle  des  époques 
de  paix  et  de  simplicité,  et  que  la  réflexion  qui  pénètre  plus 
tard  dans  sa  vie  reproduise  cet  égoïsme  raffiné  provoqué  chez  les 
peuples  supérieurs  par  le  développement  de  l'industrie,  du 
commerce  et  des  arts.  Encore  une  fois,  c'est  là  un  parallélisme 
tout  à  fait  artificiel.  Où  a-t-on  vu  que  les  peuples  dits  primitifs 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brillaient  tous  par  l'esprit  de  paix  et  par  la  simplicité?  Que  de 
fois  on  a  constaté  chez  eux  le  contraire  et  signalé  les  contra- 
dictions, pleines  de  cauchemars,  des  coutumes  et  des  lois  et 
surtout  des  superstitions  des  populations  les  plus  arriérées  ! 

Faible  et  obligé  de  tout  attendre  et,  aussitôt  qu'il  le  peut, 
de  tout  demander,  l'enfant  de  son  côté,  alors  même  qu'il  cherche 
à  gagner  la  faveur  de  ceux  qui  l'entourent  par  ses  petites  ruses 
si  connues,  l'enfant,  nous  paraît  moins  égoïste.  Rendu  plus 
fort  par  les  bienfaits  mêmes  d'une  civilisation  toute  faite,  l'adulte 
a  les  moyens  d'en  user  surtout  pour  lui-même  et  il  en  profite  : 
voilà  pourquoi  on  le  dit  plus  égoïste.  En  réalité,  amour  de  soi 
et  amour  d'autrui,  désir  de  profiter  pour  son  bien  propre  des 
dispositions  qu'on  a  réussi  à  provoquer  et  se  laisser  aller  à  son 
tour  à  la  bienveillance,  tout  cela  se  mélange  en  nous  à  tous  les 
âges.  Les  uns  sont  égoïstes  parce  qu'ils  sont  faibles,  les  autres 
parce  qu'ils  sont  forts.  Heureusement,  la  faiblesse  se  sent  dés- 
armée, et  devant  ceux  qui  la  ménagent  ou  la  soutiennent,  elle 
se  laisse  aller  à  la  reconnaissance,  qui  est  une  première  forme 
de  l'amour  vrai.  D'autre  part,  la  force,  qui  met  à  même  de 
rendre  des  services,  en  donne  quelquefois  l'heureuse  tentation. 
Beaucoup  y  cèdent,  et  ainsi  les  deux  sentimens  se  mélangent 
dans  les  âmes  à  tous  les  âges,  comme  à  toutes  les  époques  de 
l'humanité.  Il  n'y  a  point  de  ces  passages  si  régulièrement  amé- 
nagés, ni  se  succédant  avec  un  ordre  si  arrêté  par  avance. 

Dans  l'enfant  toutefois  se  dessinent  clairement  ces  deux 
mouvemens  qui  règlent  en  quelque  sorte  toute  la  vie  de  l'hu- 
manité, mais  dont  l'équilibre  est  rarement  parfait:  le  mouvement 
qui  porte  les  individus  comme  les  races  à  la  différenciation,  et 
le  mouvement  qui  les  porte  à  se  rapprocher  les  uns  des  autres. 
L'action  propre  et  spontanée  de  l'être  humain  luttant  contre  des 
conditions  différentes  contracte  là  des  habitudes  qui  s'enre- 
gistrent en  partie  dans  l'organisation  physique  et  lui  donnent 
des  caractères  spéciaux;  mais  ces  divergences,  si  anciennes 
qu'elles  puissent  paraître  en  certains  cas,  elles  ont  des  limites. 
Ces  limites,  qui  les  pose  et  les  maintient,  sinon  premièremeni 
cette  force  de  rapprochement  et  d'union  qui  est  l'essence  même 
de  la  vie  de  l'espèce?  Avant  tout,  l'enfant  est  un  être  humain, 
quoiqu'il  soit  de  plus  un  blanc,  un  noir  oi^  un  jaune,  un  Fran- 
çais ou  un  Allemand  et  ainsi  de  suite. 

L'accord  ou  l'antagonisme  de  ces  deux  tendances  dès  les 


l'enfant.  559 

premiers  âges  de  la  vie  sont  intéressans  à  étudier.  A  n'en  pas 
douter,  c'est  la  tendance  unificatrice  qui  est  alors  la  plus  forte, 
l'enfant  qui  vient  de  venir  au  monde  n'ayant  encore  subi  lui- 
même  aucune  de  ces  influences  particulières  qui  agiront  sur  lui 
par  le  climat,  par  les  coutumes,  par  la  langue.  Il  en  a  cepen- 
dant reçu  tout  ce  que  l'hérédité  a  accumulé  de  caractères  secon- 
daires :  il  ne  tardera  pas  à  s'en  ressentir  de  plus  en  plus,  mais 
il  est  certain  que,  dans  les  premières  années,  les  caractères  fon- 
damentaux sont  moins  altérés,  moins  modifiés,  en  tout  cas, 
qu'ils  ne  le  seront  dans  la  suite  de  la  vie. 

Il  est  aisé,  par  exemple,  de  remarquer  que  les  traits  de  la 
physionomie  juive  ont,  parmi  nous,  besoin  de  quelque  temps 
pour  s'accuser.  Au  lycée,  nos  camarades  Israélites  ne  différaient 
guère  de  nous.  Dans  telle  ou  telle  de  nos  grandes  écoles,  à 
l'Ecole  normale  entre  autres,  les  divergences  étaient  encore  assez 
légères.  Quand  nous  nous  retrouvons  après  les  dix  ou  quinze 
ans  de  dispersion  imposés  par  nos  carrières  respectives,  nous 
sommes  frappés  du  changement  :  cette  fois,  c'est  bien  le  type 
ethnique  qui  apparaît  et  qui  se  reconnaît  à  première  vue. 

Or,  on  peut  généraliser  sans  crainte.  J'ai  consulté  à  ce  sujet 
un  certain  nombre  de  missionnaires  revenus  à  Paris  des  pavs 
lointains.  Aucun  n'hésite:  entre  le  petit  nègre  et  le  petit  Euro- 
ropéen  les  différences  sont  beaucoup  moins  saillantes  qu'elles  ne 
le  sont  entre  le  nègre  adulte  et  l'Européen  adulte.  Les  mères 
de  famille  de  nos  villages  ont  coutume  de  dire  que  «  tout  ce 
qui  est  petit  est  gentil.  »  Le  petit  nègre  est  donc  éveillé,  gai, 
gracieux,  intelligent  :  il  n'a  point  encore  usé  contre  les  obstacles 
séculaires  de  la  nature  ou  de  la  barbarie  ce  surcroît  de  force 
nerveuse  qui  suffît  amplement  à  ses  jeux. 

Ce  que  des  Pères  du  Saint-Esprit  me  disent  de  l'Africain, 
des  Lazaristes  me  le  disent  du  Chinois,  tout  en  me  faisant 
observer  que  les  caractères  propres  à  ce  dernier  sont  moins  con- 
traires au  développement  normal  de  la  moyenne  des  facultés 
humaines,  et  que  par  conséquent  le  contraste  entre  les  années  de 
début  et  les  années  suivantes  est  moins  saillant.  C'est  l'inverse 
qui  est  à  noter  quand,  au  lieu  de  rester  chez  les  noirs  sénégalais, 
on  va  dans  les  tribus  du  centre  et,  par  exemple,  au  fond  du 
Congo.  Là,  en  effet,  la  race  a  subi  de  plus  graves  déformations, 
et  les  marques  de  l'abrutissement  héréditaire  sont  plus  promptes 
à  se  manifester. 


560  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Partout  d'ailleurs,  dans  le  continent  noir,  les  filles  prennent 
les  tares  organiques  de  la  race  de  meilleure  heure  que  les  gar- 
çons, soit  parce  que,  plus  précoces,  comme  partout,  elles  arrivent 
plus  vite  à  la  fin  de  cette  période  où  l'enfance  est  relativement 
indemne  et  aux  débuts  de  celle  où  l'action  des  altérations 
ethniques  se  fait  sentir  dans  l'organisme  même;  soit,  plutôt, 
pense-t-on,  parce  qu'elles  ont  été,  de  génération  en  génération, 
plus  éprouvées  par  la  situation  inférieure  à  laquelle  elles  sont 
condamnées.  Là,  en  effet,  où  la  femme  est  plus  ménagée  et  où 
l'homme  prend  sur  lui  plus  de  fatigues  de  divers  ordres,  c'est  le 
contraire  qui  se  manifeste.  Dans  les  familles  juives,  le  charme 
du  type  de  la  jeune  fille  se  conserve  beaucoup  plus  longtemps, 
tandis  que  le  type  masculin  y  est  beaucoup  plus  vite  compromis. 
Pareille  différence  se  retrouve  dans  certaines  populations  comme 
celles  du  pays  d'Arles.  On  n'est  point  embarrassé  pour  y  trouver 
des  figures  féminines  dignes  de  l'antique  renommée;  la  popu- 
lation masculine  y  est  au  moins  aussi  laide  qu'ailleurs. 

La  divergence  qui  partout  se  manifeste  si  promptement  entre 
le  caractère  des  petits  garçons  et  celui  des  petites  filles  n'infirme 
en  rien  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  le  privilège  qu'a  la 
première  enfance  de  nous  rappeler  mieux  que  tout  autre  âge  la 
communauté  de  nos  origines.  L'homme  est  à  la  fois  homme  et 
femme  ;  et  pour  ceux  mêmes  qui  aiment  les  hypothèses  évolu- 
tion nistes  jusqu'à  rechercher  quelle  peut  avoir  été  l'origine 
organique  des  sexes,  il  n'y  a  pas  à  nier  que  cette  différence  ne 
soit  dans  ce  que  nous  avons  bien  le  droit  d'appeler  la  nature. 
Que  ces  diversités  s'accroissent  encore  avec  la  civilisation,  nous 
n'avons  ni  à  nous  en  étonner,  ni  surtout  à  le  regretter.  Il  est 
plus  fâcheux  de  voir  survenir  toujours  trop  tôt  les  tares  caracté- 
ristiques d'un  abaissement  physique  et  moral.  Dans  quelle  me- 
sure peut-on  aider  la  nature  première  à  en  triompher,  à  les 
amortir  tout  au  moins,  et  à  remonter  vers  le  niveau  où  se 
maintiennent  des  races  plus  heureuses?  Il  faut  se  contenter  ici 
de  certaines  indications  partielles,  non  sans  valeur  cependant. 

Voici  les  petits  Sénégalais.  Il  est  certain  que  si  on  les  prend 
tout  à  fait  enfans  et  si  on  les  élève  à  part,  on  les  amène  à  un 
état  supérieur  à  celui  de  leurs  congénères.  Encore  faut-il  y 
apporter  beaucoup  de  précautions.  Livrée  à  elle-même,  la  nature 
la  plus  déchue  cherche  encore  un  certain  équilibre  :  elle  y  tend 
par  des  ajustemens  gradués,  soit  des  caractères  organiques  les 


l'enfant.  S61 

uns  aux  autres,  soit  de  l'ensemble  des  caractères  aux  ressources 
du  milieu.  Or,  si  on  ébranle  trop  vite  le  type  ainsi  bâti,  on  y 
fait  pénétrer  des  influences  qui  n'y  apportent  que  des  bénéfices 
trompeurs  :  c'est  surtout  du  trouble  et  du  désordre  qu'on  y 
introduit,  et  on  précipite  ainsi  la  décadence.  C'est  de  quoi  nous 
pourrions  nous  souvenir  dans  l'éducation  de  nos  propres  enfans  ! 

Le  petit  nègre,  me  disent  des  Pères  de  la  Congrégation  du 
Saint-Esprit,  traverse,  au  moment  de  la  puberté,  une  crise  très 
troublante.  La  fille,  à  laquelle  les  traditions  ont  réservé  un  rôle 
absolument  passif,  se  laisse  tomber  dans  un  abaissement  dont 
elle  n'essaie  guère  de  se  relever.  Pour  elle,  il  n'est  pas  question 
de  développement  moral  ou  intellectuel.  «  La  crise  des  passions 
la  laisse  noyée  dans  les  sens  et  dans  la  vie  matérielle.  Même 
chrétienne,  elle  garde  son  indolence  et  sa  morne  résignation; 
aussi  revient-elle  ou  plutôt  retombe-t-elle  assez  lourdement  aux 
coutumes  et  aux  superstitions  ancestrales.  Là  est  le  grand 
obstacle  à  la  complète  régénération  de  la  race  noire.  » 

Sur  les  enfans  du  sexe  masculin,  l'hérédité  pèse  moins. 
J'appelle  toutefois  l'attention  sur  le  témoignage  du  mission- 
naire. On  pourrait  croire  qu'à  ses  yeux,  du  moment  où  l'enfant  a 
été  baptisé,  a  appris  tant  bien  que  mal  son  catéchisme  et  a  fait 
sa  première  communion,  il  est  transformé.  Non!  des  hommes 
de  tant  d'expérience  n'ont  point  tant  d'optimisme;  leur  jugement 
n'en  est  que  plus  sûr.  Certainement,  ils  font  une  différence 
entre  le  petit  païen  resté  païen  et  le  petit  converti.  «  Le  premier 
est  sournois,  dissimulé,  a  les  traits  plus  durs,  et  ce  caractère 
s'accentue  avec  l'âgG.  Le  petit  chrétien  est  apprivoisé  :  il  est 
plus  ouvert,  plus  affable  et  plus  affectueux  :  son  sourire  s'épa- 
nouit plus  franchement;  il  est  capable  de  délicatesse.  La  fameuse 
crise  passée,  devenu  homme  et  marié  chrétiennement,  il  persé- 
vère d'ordinaire;  et,  s'il  n'est  pas  sans  défaut,  s'il  a  même  de  la 
peine  à  se  débarrasser  de  la  paresse,  du  mensonge  et  du  vol,  il 
mène  une  vie  morale.  » 

Mais  pour  que  le  résultat  de  cette  nouvelle  éducation  soit 
acquis  et  consolidé,  il  faut  plus  d'une  génération.  Il  faut  surtout 
qu'il  y  ait  eu  pendant  quelque  temps  un  accord  entre  l'allége- 
ment apporté  aux  misères  transmises  avec  le  sang  et  ce  qu'on  a 
justement  appelé  l'hérédité  sociale,  c'est-à-dire  cette  suite  d'imi- 
tations, de  traditions,  de  résolutions  concertées,  de  préjugés, 
si  l'on  veut,  mais  en  prenant  ce  mot  dans  son  sens  le  plus  favo- 

TOMB  ili-    —    1911.  30 


SG2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rable  :  toutes  ces  influences  ont  au  moins  l'avantage  d'exercer 
rintelligence  naissante,  tout  en  lui  épargnant  la  peine  de  recom- 
mencer un  travail  déjà  fait  ;  elles  la  libèrent  de  plus  d'une  ser- 
vitude organique  et  de  beaucoup  d'impulsions  dues  au  hasard, 
qu'il  lui  faudrait,  sans  cela,  subir  à  son  tour.  Il  est  souvent 
difficile  de  distinguer  ce  qui  est  dû  à  cette  hérédité  sociale  et 
ce  qui  est  dû  à  l'hérédité  proprement  physiologique.  C'est  une 
raison  de  plus  pour  faire  en  sorte  qu'au  lieu  de  se  combattre 
elles  s'accordent  et  se  renforcent  mutuellement...  en  agissant 
dans  le  bon  sens,  cela  va  sans  dire.  Nous  ne  savons  que  trop 
comment,  dans  nos  familles,  une  initiation  prématurée  aux  con- 
ceptions du  jour  que  véhiculent  des  allusions,  des  critiques,  des 
éloges,  des  attitudes  et  des  dessins,  des  manifestations,  enfin, 
de  toute  nature,  troublent  souvent  lés  meilleures  éducations  et 
compromettent  même  les  fruits  de  la  plus  saine  hérédité.  Heu- 
reusement, ce  que  certains  milieux  font  perdre,  d'autres  milieux 
le  peuvent  faire  gagner.  Mais,  encore  une  fois,  le  mouvement 
réparateur  ne  doit  pas  être  trop  prompt  et  il  doit  être  surveillé. 
Les  nouveaux  convertis  à  la  vie  chrétienne  et  à  la  vie  civilisée 
ne  peuvent  tout  d'abord  s'élever  bien  haut.  «  On  en  trouve  parmi 
eux  (ce  sont  toujours  des  missionnaires  qui  me  documentent) 
qui  sont  de  bons  écoliers  primaires,  puis  des  employés  intelli- 
gens  et  recherchés,  des  ouvriers  d'art,  sculpteurs,  orfèvres, 
ébénistes  et  même  des  musiciens,  des  organistes  habiles.  Mais 
peu  d'imagination  créatrice  et  nulle  aptitude  encore  pour  les 
études  abstraites.   » 

Veut-on  hâter  le  mouvement  ;  on  compromet  tout  à  la  fois 
l'intelligence  et  la  moralité  des  sujcis.  Mieux  vaudrait,  le  mis- 
sionnaire n'hésite  point  à  le  dire,  le  laisser  dans  la  vie  de  sa 
tribu.  Il  y  serait  dans  un  milieu  inférieur,  soit.  Mais  il  pourrait 
s'y  élever  au-dessus  de  ses  congénères,  au-dessus  de  lui-môme. 
Indiscrètement  introduit  dans  un  milieu  tenu  pour  supérieur,  il 
n'en  comprend  ni  les  exigences,  ni  les  contradictions  :  il  y  entre- 
prend des  tâches  qui  le  dépassent,  il  risque  d'y  retomber  au- 
dessous  du  niveau  même  où  il  réussissait  à  se  maintenir  aupa- 
ravant. Ecoutez  ce  que  me  disait  le  prêtre  catholique  revenu 
d'un  long  séjour  au  continent  noir  :  «  La  crise  de  la  puberté 
une  fois  passée,  le  noir,  même  païen,  s'il  reste  placé  dans  le 
milieu  normal  de  sa  tribu,  à  l'intérieur,' retrouve  d'ordinaire 
l'équilibre  et  la  santé  morale.  Sans  doute,  i\   est  pris  par    les 


L  ENFANT. 


563 


coutumes  ancestrales,  par  le  fétichisme  et  la  polygamie  :  sa 
moralité  est  d'une  essence  inférieure  ;  mais,  malgré  ces  graves 
réserves,  il  faut  reconnaître  qu'il  n'est  ni  amoral,  ni  perverti  à 
fond.  En  lui  survit  l'essentiel  de  la  morale  naturelle.  Dans  la 
famille  noire,  le  droit  strict  est  mieux  observé  que  parmi 
nos  civilisés  en  voie  de  retour  au  paganisme.  Il  subit  ici  plus 
profondément,  en  mal  plutôt  qu'en  bien,  la  double  influence  de 
la  race  et  du  milieu  semi-européen  où  il  est  transporté  :  le  vice 
en  fait  vite  un  dégénéré.  » 

Ceci  toutefois  demande  à  être  complété.  Je  consulte  un 
autre  missionnaire  de  la  même  congrégation.  Sans  rien  affaiblir 
de  ce  qui  précède,  voici  ce  qu'il  ajoute  :  pour  obtenir  davantage 
il  faut  plus  d'une  génération  et  un  concours  plus  prolongé  de 
l'action  convergente  des  deux  hérédités.  A  une  première  généra- 
tion, l'on  trouve  aisément  des  enfans  pleins  de  foi,  de  courage, 
d'héroïsme  même  devant  des  parens  qui  voudraient  les  ramener 
de  force  au  paganisme.  Il  est  des  momens  où  une  nature  jeune 
semble  avoir  secoué  d'un  seul  coup  tout  le  fardeau  de  ses 
misères  et  s'élever  d'un  seul  bond  vers  un  idéal  aperçu  dans  sa 
pureté  :  elle  y  donne  une  action  pure  elle-même  de  toute  arrière- 
pensée  comme  de  toute  crainte.  Par  malheur,  il  est  aussi  des 
instans  où  l'enfance  se  précipite  d'un  bond,  —  sans  qu'on  sache 
exactement  pourquoi,  —  vers  les  cruautés  ou  vers  les  folies 
cachées  au  fond  de  la  bête  humaine.  Ces  derniers  élans  ne 
s'arrêtent  pas  toujours  d'eux-mêmes.  Il  est  également  rare  que 
les  premiers  se  soutiennent  d'eux-mêmes  et  suffisent  à  toutes  les 
tâches.  Pour  prendre  un  cas  précis,  il  ne  faut  pas  essayer  de 
faire  un  prêtre  d'un  de  ces  enfans  récemment  convertis,  si  pieux 
qu'ils  soient.  On  l'a  quelquefois  essayé  et  on  s'en  est  mal  trouvé. 

A  la  seconde  génération,  ce  serait  encore  au  moins  impru- 
dent. A  la  troisième,  les  succès  sont  loin  d'être  impossibles;  car 
ils  sont  nombreux.  Autrement  dit,  on  ne  peut  compter  avec 
sécurité  que  sur  le  petit-fils  des  convertis;  mais  alors  celui-là 
peut  faire  absolument  les  mêmes  études  de  latin  et  même  de 
grec,  de  philosophie  et  de  théologie.  Il  est  évident  qu'avec  une 
même  vigilance  et  une  même  prodigalité  de  dévouemens  et 
de  bienfaits,  des  laïques  intelligens  obtiendraient  des  résultats 
non  moins  précieux  :  il  est  non  moins  certain  que  s'il  fallait 
opérer  ce  genre  de  sélection  sur  des  familles  du  Gabon  ou  de 
rOubanghi,   qui   se  ressentent  davantage  d'une  barbarie    plus 


564  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prolongée,  les  délais  devraient  être  prolongés  et  réclameraient 
plus  de  patience.  Il  en  faut  encore  près  de  nations  autrement 
civilisées  plutôt  que  moins  civilisées,  comme  la  Chine.  Aa 
point  de  vue  des  réserves  organiques  et  de  la  force  cérébrale,  les 
distances  n'y  sont  pas  très  longues.  Le  principal  obstacle  n'est 
pas  dans  l'hérédité  physiologique,  il  est  dans  le  laisser  aller  des 
mœurs  au  sein  même  de  la  famille  et  dans  des  habitudes  natio- 
nales de  fourberie.  Mais  ces  dernières  altérations,  dans  ce  qu'elles 
ont  d'excessif  et  de  particulièrement  perverti,  sont  d'ordre  social 
plutôt  que  d'ordre  physique. 

Maintenant,  nous  en  savons  assez  pour  être  convaincus  qu'en 
étudiant  l'enfant,  tel  que  nous  l'avons  sous  nos  yeux,  nous 
n'étudions  pas,  au  bout  du  compte,  un  être  d'exception.  On  a 
souvent  reproché  aux  philosophes  de  ne  point  tenir  assez  de 
compte  des  diversités  de  la  soi-disant  nature  humaine.  Ces 
sévères  amis  du  particularisme  psychologique  voudront  bien 
tempérer  ici  quelque  peu  la  sévérité  de  leur  jugement. 

* 
*  * 

De  notre  côté,  ne  rendons  pas  cette  indulgence  trop  diffi- 
cile. N'attribuons  par  trop  d'importance  aux  cadres  classiques 
dans  lesquels  nous  avons  appris  à  ranger  les  facultés  de  l'esprit 
humain.  Allons  tout  de  suite,  sans  théorie  préalable,  à  ce  qui 
nous  permet  d'entrer  en  communication  avec  l'enfant  lui-même, 
c'est-à-dire  à  son  langage.  Aussi  bien,  toutes  sortes  d'efforts 
d'imagination,  de  comparaison,  de  déduction,  de  volonté,  se  don- 
nent-ils ici  rendez-vous. 

Alors  qu'on  observait  peu  les  enfans,  on  admettait  comme 
une  chose  évidente  en  soi  qu'ils  recevaient,  de  leurs  parens  un 
langage  tout  fait,  leurs  propres  balbutiemens  n'ayant  aucune 
signification  que  celle-là  même  qu'il  nous  plaisait  de  leur  prêter. 
Sans  doute,  ils  commençaient  par  reproduire  le  langage 
maternel  avec  gaucherie,  estropiant  les  mots,  sacrifiant  la 
moitié  des  syllabes  pour  en  redoubler  une,  au  hasard  ;  mais  peu 
à  peu,  leurs  organes  vocaux  devenaient  à  la  fois  plus  fermes  et 
plus  souples,  plus  aptes  à  imiter  les  sons  produits  par  ceux  qui 
les  entouraient,  ils  répétaient  ainsi  les  mots  entendus  et  s'y 
habituaient  :  le  rapprochement  souvent  renouvelé  des  mots 
désignant  une  chose  avec  la  vue  de  la  chtfse  même  les  initiait 
bientôt,  avec  une  rapidité  croissante,  au   langage  total.  Ainsi 


l'enfant.  565 

Dieu  avait  donné  le  langage  à  l'homme,  et  l'homme  fait  le 
transmettait  à  ses  enfans.  Telle  était  la  théorie  de  M.  de  Bonakl. 
Pour  ceux  qui  ne  voyaient  plus  dans  l'idée  de  Dieu  qu'une  con- 
vention ou  qu'un  symbole,  comme  pour  beaucoup  de  psycho- 
logues spiritualistes  trouvant  indigne  d'eux  d'étudier  l'âme 
humaine  hors  de  son  intérieur  normal,  il  restait  «  la  nature,  » 
la  nature  qui  donne  aux  êtres  vivans  des  instincts  transmissibles 
et  qui  a  procuré  à  l'homme  la  faculté  du  langage  comme  elle 
a  donné  aux  oiseaux  la  faculté  de  voler  et  la  faculté  de  con- 
struire des  nids.  Avec  un  mot  de  changé,  M.  Renan  reproduisait, 
—  on  n'a  pas  été  sans  le  remarquer,  —  la  théorie  du  philosophe 
traditionaliste  par  excellence.  Essayer  de  démêler  la  part  de 
l'initiative,  de  l'effort  individuel,  de  l'invention  chez  le  petit 
enfant  ne  semblait  apparemment  pas  philosophique. 

Aussi  avait-on  laissé  passer  quelques  observations  profondes 
dues  les  unes  à  saint  Augustin  et  les  autres  à  J.-J.  Rousseau; 
deux  hommes  qui  ayant  eu  l'idée  originale  de  faire  leur  con- 
fession publique  complète,  avaient  voulu  remonter  jusqu'à  leurs 
plus  jeunes  années,  le  premier  pour  s'accuser,  le  second  pour 
s'excuser  et  pour  se  louer.  Dans  leurs  jugemens  sur  l'enfance, 
tous  les  deux  étaient  également  suspects  à  l'opinion  courante; 
celui-là  l'était  pour  son  pessimisme,  celui-ci  l'était  pour  son 
optimisme.  Le  saint  évêque  tenait  trop,  disait-on,  à  rendre  sail- 
lante l'action  du  péché  originel  en  une  nature  déjà  toute  pleine, 
suivant  lui,  de  convoitises  et  de  colère;  le  philosophe  voulait 
nous  faire  admirer  chez  l'enfant  une  nature  excellente,  qu'il  ne 
s'agissait  que  d'abandonner  à  elle-même  et  à  ses  instincts  pri- 
mitifs, pour  qu'elle  trouvât  toute  seule,  sans  se  pervertir  en  rien, 
tout  ce  dont  elle  avait  besoin. 

Mais  par- dessous  ces  divergences  doctrinales,  il  y  avait  une 
grande  et  importante  diversité  de  méthodes.  Rousseau  n'avait 
fait  qu'avancer  une  conjecture,  très  ingénieuse  du  reste.  «  L'en- 
fant, disait-il,  ayant  à  chaque  instant  besoin  de  sa  mère,  devait 
se  mettre  en  frais  pour  essayer  de  se  faire  comprendre  d'elle,  et 
sa  langue  devait  être,  en  grande  partie,  son  propre  ouvrage.  » 
Saint  Augustin  avait  creusé  bien  davantage:  il  avait  analysé 
ses  propres  souvenirs, complétés  par  ce  qu'il  avait  examiné  plus 
tard  chez  d'autres  enfans. 

L'auteur  des  premières  Confessions  ne  s'est  donc  pas  borné, 
comme  beaucoup  le  croient,  à  cette  description  tant  de  fois  citée 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  accès  de  jalousie  et  de  méchanceté  chez  des  enians  au  ber- 
ceau et  à  la  mamelle.  Il  a  suivi  avec  una  rare  finesse  l'enchaî- 
nement des  faits  physiologiques  et  psychologiques.  «  Je  com- 
mençais à  rire,  dit-il,  en  dormant  d'abord,  ensuite  éveillé. «C'est 
là  une  observation  dont  aucune  mère  n'aura  de  peine  à  recon- 
naître la  justesse.  «  Il  rit  aux  anges,  »  ai-je  souvent  entendu 
dire  autrefois,  pour  désigner  ce  premier  sourire,  signe  naturel 
d'une  respiration  libre  et  douce.  Dans  sa  description,  saint 
Augustin  n'est  pas  aussi  poétique  que  la  nourrice  populaire  ; 
mais  il  est  plus  scientifique.  «  Peu  à  peu,  écrit-il,  je  remar- 
quais où  j'étais,  je  voulais  marquer  mes  volontés  à  qui  pouvait 
les  accomplir;  mais  en  vain  !  elles  étaient  au  dedans,  on  était 
au  dehors,  et  nul  ne  donnait  à  autrui  entrée  dans  mon  âme. 
Aussi  me  démenais-je  de  tous  mes  membres,  de  toute  ma  voix, 
de  ce  peu  de  signes  semblables  à  mes  volontés  que  je  pouvais, 
tels  que  je  le  pouvais,  et  toutefois  en  désaccord  avec  elles.  » 
Qui  ne  reconnaîtrait  encore  là  les  petites  colères  des  enfans,  la 
peine  qu'on  a  souvent  à  les  «  comprendre,  »  les  hypothèses 
échangées  sur  la  nature  de  ces  vagues  désirs,  que  souvent  le 
hasard  seul  permet  d'apaiser?  Est-ce  là  un  langage?  Sont-ce 
même  des  signes  intentionnels?  C'en  est  au  moins  la  matière 
première  :  elle  n'a  pour  le  moment  qu'une  forme,  celle  de 
l'appel.  Mais  bientôt  l'enfant  discerne  de  lui-même  et  reconnaît 
ceux  qui  résistent  à  cet  appel,  ceux  qui  y  répondent,  ceux  qui 
y  répondent  de  manière  à  le  satisfaire  plus  ou  moins.  C'est 
pourquoi  il  pleure  devant  ceux  qui  y  répondent  mal  et  sourit 
devant  ceux  qui  y  répondent  mieux  à  son  gré. 

Comment  ce  débrouillement  s'opère-t-il  peu  à  peu?  C'est  ce 
que  saint  Augustin  a  encore  très  bien  vu.  «  Déjà  l'enfant  à  la 
mamelle  était  l'enfant  qui  essaie  la  parole.  Je  me  souviens  de 
cet  âge  et  j'ai  remarqué  depuis  comment  alors  j'appris  à  parler, 
non  par  le  secours  d'un  maître  qui  m'ait  présenté  les  mots  dans 
un  certain  ordre  méthodique,  comme  les  lettres  bientôt  me 
furent  montrées,  mais  de  moi-même  et  par  la  seule  force  de 
l'intelligence  que  vous  m'avez  donnée,  ô  mon  Dieu  ;  car  ces 
cris,  ces  accens  variés,  cette  agitation  de  tous  les  membres 
n'étaient  que  des  interprètes  ou  fidèles  ou  inintelligens  qui 
trompaient  mon  cœur  impatient  de  faire  obéir  à  ma  volonté. 
J'eus  recours  à  ma  mémoire  pour  m'eniparer  des  mots  qui 
frappaient  mon  oreille  [et  dont  j'avais  senti  l'efficacité,  aurait-il 


l'enfant.  567 

pu  ajouter].  Et  quand  ma  parole  décidait  un  geste,  un  mou- 
vement vers  un  objet,  rien  ne  m'échappait,  je  reconnaissais 
que  le  son  précurseur  était  le  nom  de  la  chose  :  le  vouloir 
m'était  révélé  par  le  mouvement  du  corps,  langage  naturel  et 
universel  que  parlent  la  face,  le  regard,  le  geste,  le  son  de  la 
voix  où  se  produit  l'élan  de  l'âme  pour  obtenir,  posséder, 
rejeter  ou  faire.  Attentif  au  retour  fréquent  des  paroles  expri- 
mant des  pensées  différentes,  je  notai  peu  à  peu  leur  signifi- 
cation, et  je  parvins  ainsi  à  pratiquer  Yéchange  des  signes 
expressifs  de  mes  sentimens.  » 

Dans  la  dernière  partie  de  cette  analyse,  on  n'aura  pas  été 
sans  remarquer  le  mot  très  significatif  d'  «  échange.  »  C'est 
peut-être  le  plus  profond  et  le  plus  scientifique  qui  ait  été  dit 
sur  l'origine  indéfiniment  remise  en  cause  et  indéfiniment 
renouvelée  du  langage.  L'enfant  essaie  d'abord  de  faire  com- 
prendre ses  volontés  :  il  s'applique  à  comprendre  celles  des 
autres,  et  la  mère  ne  fait  accepter  de  lui  son  propre  vocabu- 
laire qu'en  faisant  expérimenter  à  l'enfant  comment  ce  vocabu- 
laire équivaut  au  sien,  l'éclaircit  et  le  complète  par  un  nombre 
croissant  de  subdivisions  et  d'analogies. 

Il  restait  toutefois  dans  cette  analyse  une  certaine  lacune. 
Entre  les  vagues  mouvemens  des  premiers  sons  et  les  efforts 
attentifs  de  mémoire  si  bien  décrits,  il  y  a  une  période  où  le 
petit  être  trouve  à  lui  seul  de  véritables  mots  que  nous  devons 
nous  appliquer  nous-mêmes  à  comprendre.  C'est  ce  langage 
enfantin  que  des  observateurs  pénétrans,  depuis  M.  Emile 
Egger  jusqu'au  plus  récent,  M.  Léon  Linder,  se  sont  efforcés 
d'analyser. 

Il  faut  distinguer  ici  (tous  les  penseurs  ne  l'ont  pas  fait)  le 
vocabulaire  et  la  syntaxe.  La  syntaxe  est  le  résultat  de  longs 
tâtonnemens  et  d'efforts  séculaires  d'adaptation  nationale.  Pour 
arriver  seulement  de  la  déclinaison  latine  à  la  déclinaison  fran- 
çaise, que  de  temps  n'a-t-il  pas  fallu  1  Les  lois  essentielles  de  la 
syntaxe  résistent  à  la  fantaisie,  comme  y  résiste  la  logique.  La 
forme  première  qu'elle  revêt  chez  l'enfant  est  à  peine  une  forme, 
c'est  une  sorte  d'enveloppement  synthétique  ;  car  môm.e  quand 
il  commence  à  mettre  trois  ou  qualre  mots  à  la  suite  les  uns 
des  autres  pour  tenter  de  composer  une  phrase,  il  les  accumule 
sans  liaison  réfléchie  ;  tantôt  il  jette  en  tête  le  mot  désignant 
ce  qui  le  préoccupe  le  plus,  c'est-à-dire  l'attire  ou  lui  fait  peur, 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tantôt  c'est  par  le  nom  sous  lequel  il  se  désigne  lui-même  qu'il 
débute,  mais  il  agglutine  en  quelque  sorte  le  tout.  Ainsi,  un 
enfant  de  deux  ans  qui,  —  je  ne  sais  plus  trop  pourquoi, —  appe- 
lait une  musique  militaire  «  toutou,  »  s'écriait,  quand  on  s'ap- 
prêtait à  l'habiller  :  «  Voir  toutou  robe  »  ce  qui  signifiait  :  je 
veux  qu'on  me  mette  la  robe  que  j'avais  quand  j'ai  entendu  la 
musique  et  je  veux  aller  l'entendre  encore  une  fois.  De  tels 
exemples  surabondent.  La  décomposition  des  phrases,  l'union 
logique  des  fragmens  réalisée  par  les  mois  grammaticaux,  l'in- 
telligence des  formes  uniquement  faites  pour  exprimer  des  rap- 
ports, tout  cela,  dans  l'échange  du  langage  enfantin  contre  le 
langage  des  adultes,  suppose  une  action  prépondérante  des 
adultes  mêmes.  Il  est  probable  qu'à  lui  seul  l'enfant  serait  long 
à  le  trouver  et  surtout  à  le  manier  :  il  continuerait  sans  doute 
à  y  suppléer  par  le  geste  montrant  successivement  sa  propre 
personne,  puis  les  personnes  et  les  choses  avec  lesquelles  il 
veut  voir  s'établir  les  relations  qui  l'intéressent. 

Il  n'en  est  pas  de  même  du  vocabulaire,  lequel,  en  somme, 
contient  tout  l'essentiel  de  la  langue. 

On  sait  que  la  distinction  d'une  note  et  d'une  autre  note 
donne  la  clef  de  toute  la  musique.  De  même,  la  perception  d'im 
rapport  entre  signe  et  chose  signifiée,  quel  que  soit  le  signe, 
quelle  que  soit  la  chose,  est  la  clef  de  tout  langage.  Qand  la  sœur 
Sainte-Marguerite,  des  filles  de  la  Sagesse  de  Larnay,  près 
Poitiers,  reçut  la  jeune  Marie  Heurtin  sourde-muette  et  aveugle, 
celle-ci  était  bien  faite  pour  illustrer  la  première  description 
que  donne  saint  Augustin  de  cette  agitation  toute  en  dedans, 
douloureuse  et  encore  stérile.  La  petite  séparée,  murée  dans  son 
organisme  presque  sans  fenêtres,  était  prise  d'accès  de  colère 
efîrayans  ;  sa  seule  ressource  était  de  se  rouler  par  terre,  car 
elle  ne  trouvait  aucun  moyen  de  «  donner  à  autrui  entrée  dans 
son  âme.  »  Mais  la  sœur  s'avisa,  comme  on  sait,  de  renouveler 
plusieurs  fois  des  échanges  alternatifs  entre  un  objet  auquel 
l'enfant  tenait  beaucoup  (un  couteau)  et  un  certain  signe  tactile 
(une  main  posée  en  travers  sur  l'autre  main).  L'ehfant  a  com- 
pris :  dès  lors  tout  a  été,  non  pas  certes  facile,  mais  possible  ; 
car  de  ce  simple  signe  est  sorti  tout  un  système  de  signes  ana- 
logues qui  ont  révélé  successivement  à  la  prisonnière  les  arts 
usuels,  la  géographie,  l'histoire  sainte,  le  catéchisme.  De  la 
sauvage  furieuse  du  début  on  a  fait   une  jeune  fille  adroite, 


L  liNFANT. 


569 


intelligente  et  gaie.  «  C'est  sa  maîtresse,  dira-t-on,  qui  a  trouvé 
la  clef  et  qui  Ta  mise  en  main,  puisque  c'est  elle  qui  a  fait 
comprendre  le  rapport  du  signe  et  de  la  chose  signifiée  !  » 
Expliquons-nous  bien  :  c'est  la  religieuse  en  effet  qui  a  mis  le 
signe  à  côté  de  la  chose  signifiée,  et  il  est  certain  que  l'éducation 
sert  à  quelque  chose,  qu'elle  est  même  nécessaire.  Mais  l'intel- 
ligence du  rapport  n'est  pas  communiquée  du  dehors  au  dedans  : 
elle  est  seulement  provoquée,  et  c'est  d'elle-même  qu'elle  répond 
du  dedans  au  dehors.  Une  fois  que  l'enfant  eut  ainsi  compris, 
elle  se  prêta  volontiers  à  toute  la  série  des  leçons  qui  vinrent 
combler  l'isolement  et  le  vide  dont  elle  souffrait;  voilà  la  part 
de  l'éducation  et  voilà  celle  de  l'activité  spontanée  à  laquelle 
elle  fournit  les  occasions  de  s'exercer. 

Supposons  maintenant  des  enfans  réanis  entre  eux,  n'en 
étant  pas  réduits  à  se  toucher  par  hasard  dans  la  nuit,  mais 
s'entendant  et  se  voyant,  devant  toutefois  se  suffire  et  trouver 
par  eux-mêmes  les  moyens  de  s'entendre  entre  eux.  Ce  fait  se 
produisait  souvent  dans  les  tribus  africaines  que  les  mission- 
naires européens,  protestans  ou  catholiques,  ont  pu  observer 
dans  leur  état  des  plus  incivilisés,  lors  des  premières  explora- 
tions. Je  ne  puis  faire  autrement  que  de  reproduire  le  texte  du 
missionnaire  anglican  Moffat;  car  c'est,  je  crois  bien,  cette 
page  qui  a  déterminé  le  premier  revirement  dans  les  opinions 
des  savans  (philologues  ou  philosophes)  (1).  On  a  cessé  dès  lors 
d'exagérer  la  docilité  passive  de  l'enfant  et  de  lui  refuser  une 
participation  personnelle  à  l'invention  du  langage. 

«  Les  divers  dialectes  des  Béchuanas,  dit  Moffat,  diffèrent 
tellement  de  la  langue  commune  [des  Bushmen],  surtout  dans 
les  districts  éloignés  des  villes,  qu'ils  ont  souvent  besoin  d'inter- 
prètes pour  se  faire  comprendre.  Dans  les  villes,  la  pureté  de  la 
langue  se  conserve  au  moyen  des  assemblées  publiques  et  des 
fêtes,  des  chants  nationaux  ou  religieux  et  aussi  des  entreliens 
continuels...  Il  en  est  différemment  dans  les  villages  isolés  du 
désert.  Là,  il  n'y  a  ni  assemblées,  ni  fêtes,  ni  bétail  à  conserver 
et  à  soigner.  Ils  ne  possèdent  aucune  espèce  de  bien  ;  leur  seule 
étude,  le  but  suprême  de  leur  activité,  est  de  conserver  leur 
vie  :  pour  y  parvenir,  ils  se  voient  souvent  obligés  de  s'enfoncer 

(1)  Voir  Frédéric  Baudry,  De  la  Science  du  langage  et  de  son  état  actuel, 
Paris,  1864,  et  Albert  Lemoine,  De  la  physionomie  de  la  parole,  précieux  petit 
volume,  Paris,  1865. 


570  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  les  déserts  à  une  grande  distance  de  leur  lieu  natal.  Dans 
ces  occasions,  les  pères  et  les  mères  et  tous  les  hommes 
en  état  de  porter  un  fardeau  font  souvent  des  absences  de 
plusieurs  semaines,  laissant  les  enfans  sous  la  surveillance  de 
quelques  vieillards  infirmes.  La  nouvelle  génération  où  se 
trouvent  des  individus  qui  bégaient  à  peine,  d'autres  qui  com- 
mencent à  prononcer  une  phrase  entière,  d'autres  enfin  plus 
avancés  encore,  qui  passent  le  jour  à  s'ébattre  ensemble,  aban- 
donnés aux  seuls  soins  de  la  nature  ;  tous  ces  enfans,  dis-je,  qui 
seront  un  jour  la  nation,  se  créent  un  idiome  qui  leur  est  propre. 
Les  meilleurs  parleurs  accommodent  leur  langage  à  l'intelli- 
gence des  moins  avancés,  et  de  cette  Babel  d'enfans  sort  un 
dialecte  bâtard,  formé  d'une  multitude  de  phrases  et  de  mots 
cousus  ensemble  sans  règle  aucune.  C'est  ainsi  que  le  caractère 
de  la  langue  change  totalement  dans  l'espace  d'une  génération,  » 
Evidemment,  on  ne  peut  faire  pareille  expérience  sur  les 
enfans  des  Tuileries  ou  du  Luxembourg  :  car  les  jeunes  hôtes  de 
ces  allées  entendent  trop  de  conversations  et  saisissent  trop  de 
signes  faits  pour  les  rapprocher  des  adultes.  Là  aussi  cependant, 
il  faut  que  les  plus  grands  «  accommodent  »  leur  langage  à 
celui  que  les  petits  commencent  à  bégayer.  Dans  ces  premiers 
échanges  qui  décident  de  la  formation  du  langage  commun,  ce 
sont  bien  les  petits  qui  font  la  loi  ;  ceux  qui  les  «  élèvent  » 
doivent  commencer  par  se  baisser  jusqu'à  eux,  et  cela  est  vrai 
au  moral  comme  au  physique,  car  les  besoins  et  les  désirs  de 
ces  débutans  dans  la  vie  sont  particulièrement  impérieux.  Il  n'y 
a  qu'à  les  regarder  ou  les  écouter  pour  voir  comment  ils  trouvent 
d'eux-mêmes  le  langage  de  désignation,  puis  le  langage  d'imi- 
tation, puis  le  langage  symbolique.  Rappeler  comment  ils 
reproduisent  à  leur  manière  les  cris  des  animaux  ou  le  bruit 
d'un  objet  qui  leur  plaît  ou  qui  leur  déplaît,  et  fabriquent  ainsi 
leurs  premiers  mots,  est  bien  superflu;  mais  voici  un  exemple 
de  symbolisme  qui  montre  comment  l'enfant  sait  de  très  bonne 
heure  rapprocher  les  images  de  deux  états  pour  faire  du  signe 
direct  et  habituel  de  l'un  le  signe  indirect  de  l'autre.  Une  fil- 
lette de  dix-huit  mois  et  demi  était  embrassée  par  son  père 
dont  elle  aimait  beaucoup  la  compagnie  et  qui  lui  dit,  d'un  ton 
interrogatif  :  «  C'est  bon?  »  L'enfant  regarda  celui  qui  la  tenait 
dans  ses  bras,  sourit,  et  passa  sa  main  du  haut  en  bas  de  sa  poi- 
trine, comme  si  elle  venait  de  manger  du  sucre  (qu'elle  appe- 


l'enfant.  57 1 

lait,  pour  le  dire  en  passant,  du  croncron)  ou  déboire  du  lait. 

Si  réel  qu'il  soit,  ce  premier  efîort  créateur  de  l'imagination 
expressive  de  l'enfant  est  difficile  à  isoler  dans  nos  analyses, 
précisément  parce  que  dans  la  réalité  l'homme  n'est  jamais 
seul.  En  revanche,  il  est  très  intéressant  à  suivre  dans  cette 
espèce  de  prise  de  possession  si  accidentée  qu'il  fait  de  notre 
langage.  Qu'on  lise  les  longs  chapitres  consacrés  à  ce  sujet  par 
MM.  Pérez,  Compayré,  James  Suily,  Linder,  ou  qu'on  se  rap- 
pelle ses  propres  observations  familiales,  on  verra  toujours 
comment  il  met  sur  la  plupart  des  mots  qu'il  s'approprie  sa 
marque  individuelle,  tantôt  gauche  et  bonne  à  redresser  le  plus 
tôt  possible,  tantôt  très  curieuse  et  très  attachante  par  un  essai 
naïf  d'invention  et  par  une  logique  au  moins  aussi  conséquente 
que  la  nôtre.  Quand,  par  exemple,  un  neveu  bien  choyé  parle  de 
l'amour  «  tanternel,  »  ou  quand  un  autre  appelle  le  marchand  de 
tabac  le  «  tabatier,  »  il  ne  fait  que  se  substituer,  pour  son  usage 
personnel,  aux  promoteurs  de  la  simplification  de  l'orthographe, 
sinon  au  Dictionnaire  de  l'Académie  :  sa  méthode  est  guidée 
par  des  analogies  on  ne  peut  plus  acceptables  :  il  n'a  contre  lui 
que  des  anomalies  d'un  usage  mal  connu  de  lui  et  auquel  il  n'a 
pas  appris  à  faire  de  sacrifices,  voilà  tout.  On  ne  peut  attacher 
que  moins  de  prix  encore  à  certaines  diversités,  imposées  sans 
doute  par  celles  des  organes  physiques  de  la  parole  et  par  une 
insuffisante  capacité  d'attention  soutenue.  Dans  un  nom  pro- 
noncé devant  lui,  et  même  prononcé  souvent,  comme  celui  d'un 
frère  ou  d'une  sœur,  il  saisit  une  des  voyelles,  il  la  redouble 
en  l'articulant  avec  une  consonne  quelconque;  et  de  la  sorte, 
si  peu  que  la  famille  soit  nombreuse,  un  frère  aîné  se  trouvera 
nommé  de  deux,  trois,  quatre  manières  différentes. 

Ce  qu'il  y  a  là  de  plus  digne  d'étude,  c'est  le  besoin  de  trouver 
des  mots  et  d'en  forger,  tantôt  sur  de  simples  coïncidences, 
dont  l'enfant  se  contente  parce  qu'il  est  pressé,  tantôt  sur  des 
analogies,  souvent  erronées,  je  le  veux  bien,  mais  imaginées  dans 
un  effort  de  comparaison.  D'autres  fois,  il  transformera  un 
fragment  de  mot  saisi  au  vol  en  un  mot  complet  et  se  suffisant 
à  lui-même.  Il  lui  prête,  —  c'est  bien  ici  le  mot  vrai,  —  il  lui 
prête  un  sens  dont,  plus  tard,  il  devra  le  dépouiller,  ou  bien 
encore  il  ne  fera  qu'un  mot  avec  deux  mots  séparés,  et  ici  encore 
il  a  fallu  qu'il  donnât,  coûte  que  coûte,  un  sens  à  ce  composé 
mal  venu.  Nous-mêmes,  en  définitive,  quand  nous  adoptons  un 


572  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mot,  n'est-ce  pas  toujours  une  partie  seulement  de  l'objet  qu'il 
désigne  réellement,  ce  qui  suffit  à  nous  faire  penser  à  tout  le 
reste.  Nous  appelons  cela  une  abstraction,  suivie  d'une  généra- 
lisation :  et  nous  tenons  l'une  et  l'autre  pour  des  opérations 
qu'un  être  doué  de  raison  peut  seul  accomplir.  C'est  évidem- 
ment à  un  pareil  effort  que  l'enfant  s'essaie  tous  les  jours. 

Dans  ce  débrouillement,  on  a  très  bien  observé  que  l'enfant 
trouve  d'abord  les  substantifs:  car  ce  qu'il  voit  avant  tout,  ce 
sont  des  choses,  ce  sont  des  êtres  dans  leur  complexité  ;  puis  il 
s'approprie  les  verbes,  car  le  verbe  exprime  pour  lui  une  action, 
à  laquelle  il  peut  être  sensible,  soit  par  la  façon  dont  elle  frappe 
ses  sens,  soit  par  le  degré  d'intérêt  qu'elle  a  pour  ses  appétits 
ou  ses  caprices.  Il  passe  ensuite  aux  adjectifs,  car  il  en  vient  à 
vouloir  caractériser  les  choses  par  la  qualité  à  laquelle  il  est  le 
plus  sensible  quand  il  les  voit,  quand  il  les  touche,  quand  il  en 
use.  Il  arrive  enfin  aux  propositions,  adverbes  et  mots  divers 
exprimant  des  relations  :  les  premières  de  ces  relations,  celles 
qu'il  tient  le  plus  naïvement  à  affirmer  et  à  faire  connaître  sont 
naturellement  celles  qui  établissent  que  tel  objet  est  bien  à  lui, 
est  bien  pour  lui,  est  bien  de  lui.  Peu  à  peu  viennent  les  mots  qui 
servent  à  fixer  l'ossature  de  la  syntaxe,  c'est-à-dire  à  bien  préciser 
les  rapports  des  idées  et  la  manière  dont  elles  reproduisent  les 
rapports  des  choses. 

Pour  désigner  certaines  relations  idéales,  comme  celles  du 
temps  et  de  l'espace,  il  a  plus  de  peine.  L'espace,  il  le  supprime- 
rait volontiers,  parce  qu'il  ne  le  connaît  pas  beaucoup.  Il  pense 
à  une  personne,  à  un  objet  :  son  imagination  y  va  tout  droit, 
comme  fait  la  nôtre  dans  le  sommeil,  où  nous  nous  sentons 
instantanément  transportés  dans  tous  les  lieux  auxquels  nous 
rêvons.  Ces  objets  et  ces  personnes,  il  veut  les  voir,  et  il  se 
garde  bien  de  réfléchir  à  la  distance  qui  l'en  sépare.  Ainsi,  une 
fillette  de  deux  ans  qui  vient  d'arriver  à  Paris  voit,  en  un  pas- 
sage, une  immense  vitrine  toute  remplie  de  poupées.  Tout  de 
suite  elle  cherche  des  yeux  la  sienne  qu'elle  a  laissée  à  la  maison. 
«  Et  Madeleine,  où  est-elle?  » 

Le  temps,  il  apprend  plus  vite  à  le  distinguer  et  à  le  subdi- 
viser parce  qu'il  y  a  des  choses  qu'on  lui  fait  attendre;  et  il 
en  est  aussi  qu'il  n'aime  pas  voir  arriver,  comme  l'heure  de  se 
coucher  :  mais,  tout  en  s'efforçant  de  nier  ou  de  dissimuler  son 
envie  de  dormir,  il  sent  très  bien  que  le  moment  est  venu  où 


l'enfakt.  573 

l'on  n'est  plus  dupe  de  son  petit  manège.  La  succession  des 
jours  et  des  nuits  renouvelle  incessamment  pour  lui  des  alter- 
nances très  nettes  et  des  successions  très  marquées.  Il  arrive 
ainsi  à  comprendre  très  tôt  le  sens  des  mots  u  hier  »  et  «  demain,  » 
qui  désignent  le  temps  avant  et  le  temps  après  le  sommeil  de  la 
nuit.  Mais  c'est  le  premier  qu'il  saisit  le  mieux,  car  du  passé  il  a 
une  expérience  acquise,  et,  pour  l'avenir,  il  a  une  grande  hâte 
d'anticipation.  C'est  pourquoi  une  autre  petite  fille,  un  peu  plus 
âgée,  il  est  vrai,  voulait  désigner  un  temps  dont  le  prolonge- 
ment rétrospectif  se  perdait  un  peu  dans  les  détours  et  dans  les 
confusions  de  sa  mémoire,  et  elle  savait  se  satisfaire  en  disant  : 
«  C'était  hier,  hier,  hier  !  »  L'expression  m'a  toujours  paru  l'un  des 
meilleurs  exemples  de  ce  que  l'imagination  expressive  des  enfans 
a  d'initiative,  je  dirai  même  d'invention  logique  et  rationnelle. 

* 
*  * 

Beaucoup  de  ceux  qui  étudient  l'enfant  croient  devoir 
adopter  pour  la  suite  de  leurs  recherches  l'ordre  même  que  les 
psychologies  classiques  introduisent  dans  la  suite  de  leurs 
études  :  perception,  jugement,  mémoire,  association  des  idées, 
raisonnement.  Il  me  paraît  plus  intéressant  de  suivre  avant  tout 
l'enfant  dans  les  manifestations  les  plus  visibles  de  sa  propre 
activité.  Après  le  langage,  qui  le  met  en  communication  conti- 
nuelle avec  nous  et  avec  la  nature,  vient  le  jeu.  Nous  savons 
tous  à  quel  point  cet  ordre  de  manifestations  est  riche  en  inten- 
tions, en  idées,  en  sentimens  et  en  efforts  de  toute  sorte;  et  cette 
complexité  même  a  toujours  paru  aux  observateurs  et  aux 
moralistes  (témoin  La  Bruyère)  ce  qu'il  y  avait  de  plus  caracté- 
ristique à  noter  dans  la  vie  de  l'enfant. 

On  a  assez  répété,  Dieu  merci!  que  l'art  est  un  jeu.  On  pour- 
rait retourner  la  proposition  et  dire  que  le  jeu  est  un  art,  ou 
peut  en  être  un.  Le  jeu  de  l'enfant  a  de  la  peine  à  être  autre 
chose  qu'un  art  rudimentaire  et  même  très  grossier,  là  où  les 
moyens  d'exécution  lui  manquent.  Des  observateurs  à  la 
recherche  de  sujets  nouveaux  ont  écrit  sur  les  dessins  des 
enfans.  11  est  certain  que  ceux-ci  aiment  de  très  bonne  heure 
à  ((  barbouiller  »  et  qu'il  n'est  pas  de  père  de  famille  qui  n'ait 
besoin  de  cacher  ses  crayons  ou  de  les  renouveler  souvent, 
dès  que  les  petites  tailles  atteignent  seulement  la  hauteur  de  son 
bureau.  Les  mains  qui  courent  alors  sur  le  papier  fontes  qu'elles 


S74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peuvent.  Dans  les  premiers  efforts  du  langage,  la  bouche  repro- 
duisait une  voyelle  et  la  complétait  au  petit  bonheur.  De  même 
ici,  un  premier  coup  de  crayon  a  la  prétention  d'indiquer,  soit 
telle  partie  d'un  objet,  soit  une  tête,  soit  un  mur  de  maison,  et 
ensuite  la  main  remue  comme  la  langue  gazouillait  :  ce  sont 
des  lignes  plus  ou  moins  conventionnelles;  elles  sont  censées 
être  en  réalité  ce  que  l'enfant  veut  qu'elles  soient.  C'est  là  d'ail- 
leurs le  premier  de  tous  ses  jeux  et  particulièrement  de  ceux 
où,  disposant  d'objets  tout  faits,  il  n'a  plus  qu'à  régler  la  mise 
en  scène,  en  prêtant  aux  choses  une  vie,  des  caractères,  des 
fonctions,  des  services  entièrement  imaginaires.  L'idée  marche 
en  avant;  la  matière  suit  comme  elle  peut,  mais  il  n'importe! 

Tout  ici  mérite  d'être  analysé.  Les  jeux  des  enfans  commen- 
cent par  être  et  restent  souvent  un  simple  exercice,  une  simple 
satisfaction  donnée  à  un  impérieux  besoin  de  remuement  et 
d'agitation.  S'ils  s'en  tenaient  là,  on  les  verrait  donc  remuer, 
courir,  crier,  faire  semblant  de  se  battre,  et  rien  de  plus.  Mais  ils 
cherchent  assez  vite  à  allonger  et  à  diversifier  ces  premiers 
jeux  par  l'emploi  de  certains  engins  qui  leur  demandent  quelque 
attention,  quelque  adresse,  un  certain  art  enfin  de  voir  les 
difficultés  et  de  les  vaincre.  Ce  penchant  est  universel  :  on  le 
retrouve  en  quelque  race  que  ce  soit.  Un  missionnaire  protestant 
français  de  la  première  partie  du  siècle  dernier,  Gasalis,  arrivait 
au  Sud-Est  de  l'Afrique  dans  un  groupe  de  Cafres,  appelé  les 
Bassoutos;  et  il  nous  donnait  de  ces  peuplades  une  description 
demeurée  d'autant  plus  intéressante  que,  depuis  ce  temps-là, 
tout  a  prodigieusement  changé  dans  ces  régions.  A  l'époque  de 
sa  mission,  Casalis  pouvait  encore  dire  (1)  :  «  Lorsque  nous 
pénétrâmes  dans  leur  pays,  les  Bassoutos  n'avaient  jamais  eu  de 
rapports  avec  des  populations  d'origine  différente  de  la  leur.  Ils 
avaient  conservé  leurs  usages  et  leurs  idées  dans  toute  leur 
fraîcheur  primitive.  »  Or,  là,  les  fillettes  sautaient  à  la  corde 
et  jouaient  aux  osselets,  tandis  que  les  garçons  faisaient  la 
petite  guerre.  Casalis  nous  esquisse  encore  ce  petit  tableau. 

«  Aussi  longtemps  qu'il  garde  ses  dents  de  lait,  l'enfant 
s'ébat  du  matin  au  soir  et  n'a  rien  autre  chose  à  faire  qu'à  se 
développer  et  à  grandir  de  son  mieux.  Nous  avons  trouvé  chez 
ces  petits  désœuvrés  plusieurs  des  jeux  de  notre  enfance.  Ainsi 

(1)  Comme  Moffat  le  disait  plus  haut  des  Bushmen. 


L  ENFANT.  Oi'O 

deux  fillettes  s'assiéront  côte  à  côte  d'un  air  fort  mystérieux  : 
l'une  d'elles  ramasse  une  pierre  et,  la  passant  rapidement  d'une 
main  à  l'autre,  présente  ses  deux  poings  fermés  à  sa  compagne, 
afin  qu'elle  devine  dans  quelle  main  est  le  petit  caillou.  Si  la 
de  vineuse  se  trompe,  l'autre  lui  dit  d'un  air  triomphal  :  «  Tu 
manges  du  chien,  je  mange  du  bœuf.  »  Dans  le  cas  opposé,  elle 
se  déclare  vaincue  en  disant  :  «  Je  mange  du  chien,  tu  manges 
du  bœuf,  »  comme  un  de  nos  petits  Français  dirait,  et  dit,  en 
effet,  dans  un  cas  pareil  :  Tu  manges  du  fromage,  je  mange  du 
biscuit,  etc.  Puis  la  petite  négresse  remettait  la  pierre.  Evi- 
demment, ce  n'était  pas  pour  la  valeur  de  l'objet;  mais  cette 
pierre  était  un  signe  de  gain.  »  La  preuve  d'une  certaine  supé- 
riorité et  cette  supériorité  même,  cela  suffit. 

L'enfant  fait  encore  un  pas  de  plus  dans  cette  même  voie 
quand,  privé  de  divers  objets  ou  ne  les  voyant  qu'en  un  état 
extrêmement  imparfait,  il  imagine  qu'il  les  a  comme  il  les  sou- 
.haite  et  imagine  qu'il  s'en  sert  à  sa  complète  satisfaction.  Là 
encore  et  plus  encore,  ce  n'est  pas  du  tout  du  dehors  qu'il  reçoit 
son  plaisir,  c'est  de  lui-même.  Il  ne  doit  en  quelqae  sorte  rien 
à  la  chose;  c'est  la  chose  qui  est,  —  pour  lui,  —  ce  qu'il  veut 
qu'elle  soit.  Qui  ne  l'a  pas  vu  vingt  fois  s'amuser  avec  un  frag- 
ment de  jouet  cassé,  sali,  méconnaissable,  plus  qu'avec  le  jouet 
sortant  du  magasin  et  battant  neuf?  La  petite  fille,  plus  coquette 
et  plus  attentive  à  ses  propres  parures,  est  sans  doute  plus  exi- 
geante pour  sa  poupée,  jouet  de  tous  les  climats  et  de  tous  les 
temps,  comme  différentes  expositions  nous  l'ont  prouvé.  Il  lui 
faut  donc  pour  elle  des  toilettes, un  trousseau,  un  lit.  Ce  qu'elle 
invente,  c'est  la  fin  dans  laquelle  le  tout  est  employé,  modifié, 
donné,  sous  conditions  !  Car  la  poupée  doit  être  sage,  doit  être 
propre,  doit  dormir  quand  on  le  lui  ordonne;  il  lui  est  recom- 
mandé de  ne  pas  se  réveiller,  même  si  le  coq  fait  du  bruit  en 
chantant  trop  matin  :  demain,  elle  sera  malade,  il  lui  faudra 
rester  au  lit  pendant  huit  jours...  qui  seront  achevés  au  bout 
de  dix  minutes.  Celle  qui  est  successivement  sa  mère,  son 
amie,  sa  couturière,  sa  marchande,  sa  bonne,  son  institutrice 
fera  mieux.  Se  dédoublant  avec  la  plus  grande  facilité,  elle  lui 
dictera  un  devoir  pour  lequel  elle  lui  prêtera  la  main,  non  sans 
faire  la  faute  qu'une  écolière  débutante  ne  peut  guère  éviter; 
mais  l'institutrice,  reprenant  son  rôle,  aura  le  plaisir  de  corriger 
cette  faute  qu'on  lui  avait  corrigée  dans  ses  propres  dictées. 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  petits  garçons,  ayant  des  jeux  plus  amples  et  plus  mou- 
vementés, sont  obligés  d'inventer  davantage.  Il  ne  s'agit  plus 
pour  eux  d'une  visite  où  deux  jeunes  mamans  se  présentent 
mutuellement  leurs  enfans  de  cire  ou  de  bois  et  s'en  racontent 
les  aventures.  Ils  courent,  eux,  les  aventures  ;  ils  partent  au 
loin,  livrent  des  batailles  où  ils  exécutent  des  mouvemens 
tournans;  ils  colonisent,  ils  établissent  des  camps  retranchés  où 
les  uns  montent  la  garde,  tandis  que  d'autres  vont  aux  provi- 
sions, construisent  des  bûchers  avec  des  petits  bouts  de  bois 
ramassés  sous  leurs  pieds.  Je  me  rappelle  une  bande  qui,  dans 
un  enclos  dijonnais,  allait  fonder...  jusqu'au  bout  du  jardin... 
un  établissement  fort  important.  Sur  une  petite  voiture  à  bras, 
on  avait  accumulé  toutes  sortes  d'objets  représentant  tout  ce 
qui  était  nécessaire,  sans  oublier  les  bâtons  qualifiés  fusils. 
Avant  de  partir,  un  de  la  troupe,  esprit  plus  positif,  futur  poly- 
technicien, futur  ingénieur,  s'écrie  :  «  Ah  !  nous  avons  oublié 
d'emporter  de  l'eau.  »  Et  aussitôt  un  de  ses  camarades,  d'esprit 
moins  méthodique  et  de  plus  de  fantaisie,  lui  dit  avec  vivacité  : 
«  Ça  ne  fait  rien,  il  y  en  aurait  !  » 

En  tout  cela  l'enfant  crée,  dispose  et  fait  agir  en  imagination 
des  choses  qui  lui  plaisent.  Dirai-je  qu'il  a  de  plus  un  certain 
amour  de  l'art  pour  l'art?  La  formule  paraîtra  peut-être  préten- 
tieuse ;  mais  qu'on  n'en  rie  pas  trop  !  L'enfant  n'a-t-il  pas  son  art 
à  lui,  très  imparfait,  comme  le  sont  ses  moyens  d'exécution, 
mais  son  art  enfin  ?  S'il  y  tient,  ce  n'est  pas  pour  exprimer  des 
pensées  raffinées,  ni  pour  transformer  la  nature  en  y  ajoutant 
(les  pensées  (suivant  la  définition  de  Bacon)  ;  non  !  C'est  simple- 
ment pour  exercer  sur  les  images  des  choses  une  action  telle 
quelle,  en  attendant  qu'il  en  exerce  une  sur  les  choses  mêmes. 
Il  se  récrée  comme  le  font  le  primitif  et  le  sauvage  en  dessinant 
comme  ils  le  peuvent,  sur  une  paroi  de  leurs  cavernes  ou  sur 
une  pierre,  le  profil  des  animaux  qu'ils  ont  combattus.  Dans  les 
figurations  où  il  s'empare  de  ce  qui,  dans  la  réalité,  déplaît  à 
qui  le  regarde,  l'artiste,  l'artiste  véritable,  veux-je  dire,  sait  cap- 
tiver l'attention  et  la  charmer  par  la  façon  dont  il  rend  les  traits 
caractéristiques  de  cette  laideur.  Ainsi  fait  l'enfant  plus  souvent 
qu'il  ne  le  semble.  On  ne  saurait  dire  que  la  classe  lui  plaît.  Il 
faut  qu'il  s'y  tienne  tranquille,  qu'il  y  fasse  des  efforts  d'atten- 
tion, qu'il  y  reçoive  des  reproches  sans  témoigner  ni  trop  de 
dépit  ni  trop  d'indifférence.   Pourquoi    donc  arrive-t-il  à  tant 


L  ENFANT. 


)77 


d'enfans  de  se  faire  la  classe  entre  eux  et  d'y  trouver  du  plaisir? 
Je  traversais  l'ancienne  pépinière  du  Luxembourg  et  je  me  ren- 
contrais dans  une  allée  avec  un  groupe  d'une  dizaine  de  fillettes. 
Elles  faisaient  cercle,  rangées  bien  sagement  autour  de  la  plus 
grande  qui  les  gourmandait  à  tour  de  rôle  :  «  Marguerite,  je 
vous  l'ai  toujours  dit  :  vous  êtes  une  petite  fille  détestable  !  » 
Et  suivait  l'énumération  des  griefs.  Celle  à  qui  s'adressait  cette 
semonce  essayait  bien  de  prendre  un  petit  air  repentant,  mais 
se  pinçait  les  lèvres  pour  ne  pas  rire...  trop  ostensiblement. 
Peut-être  tout  ce  petit  monde  avait-il  un  malin  plaisir  à  es- 
quisser une  sorte  de  caricature  de  la  vraie  classe  et  de  la  vraie 
maîtresse  ;  mais  assurément,  ce  n'était  point  là  le  sentiment 
dominateur.  Que  de  choses  tristes  et  effrayantes  que  les  enfans 
ne  voudraient  pas  affronter  dans  la  réalité,  mais  dont  ils  aiment 
à  voir  la  représentation  ou  à  entendre  le  récit,  ce  en  quoi, 
comme  dit  La  Bruyère,  ils  sont  déjà  des  hommes!  Pour  eux 
comme  pour  nous,  l'art,  quels  que  soient  les  moyens  de  celui 
qui  l'exerce,  est  souvent  une  sorte  de  revanche  contre  la  réa- 
lité. Un  Velasquez  et  un  Rembrandt  font  des  tableaux  admi- 
rables en  y  fixant  les  images  de  têtes  rongées  par  les  rides,  de 
corps  couverts  de  haillons,  de  figures  même  d'imbéciles.  L'en- 
fant fait  ce  qu'il  peut.  Il  se  console  d'avoir  obéi  la  veille  en 
commandant  le  lendemain  :  la  classe  qu'il  fait,  —  à  sa  guise,  — 
le  dédommage  de  celle  qu'il  a  été  obligé  d'écouter. 


* 
*  * 


Si  le  lecteur  a  bien  reconnu  jusqu'ici  l'enfant, —  l'enfant 
vivant  auquel  il  est  habitué,  —  il  sera  peut-être  surpris  d'ap- 
prendre que  des  philosophes  aient  voulu  presque  tout  ramener 
chez  lui  à  l'imitation  et  à  la  suggestion.  Certes,  l'enfant  est  très 
imitateur,  ses  jeux  en  sont  la  preuve  :  il  est  crédule,  irréfléchi, 
facile  à  l'illusion  :  ne  s'étant  encore  fixé  solidement  sur  rien, 
il  est  exposé  à  subir  toutes  sortes  d'influences.  Mais  s'il  en 
est  auxquelles  il  cède  très  volontiers,  il  en  est  auxquelles  il 
résiste  et  quelquefois  avec  une  grande  opiniâtreté.  Ici,  comme 
dans  son  langage  et  comme  dans  ses  jeux,  il  a  une  faculté  de 
choix,  d'élection,  de  fantaisie  personnelle,  en  un  mot,  une  spon- 
tanéité que  rien  ne  réussit  à  masquer...  si  ce  n'est  aux  yeux  de 
l'homme  à  systèmes. 

Vous  êtes  devant  un  enfant  tout  petit,  vous  lui  tendez  les 

TOsiE  III.  —  IQU.  37 


578  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bras.  Va-t-il  imiter  votre  mouvement  ?  Pas  toujours,  il  s'en 
faut.  Il  le  fera  s'il  est  bien  disposé,  s'il  a  envie  de  quitter  la 
personne  qui  le  tient  et  si  votre  figure  lui  agrée  davantage. 
Dans  le  cas  contraire,  il  se  retournera  bien  vite,  comme  le  petit 
Astyanax,  et  il  vous  tendra,  non  pas  les  bras,  mais  le  dos. 
Quelquefois  enfin  il  vous  regardera  d'un  air  surpris,  hésitant. 
on  serait  tenté  de  dire  interrogatif,  sans  pleurer  ni  sourire.  Je 
ne  dirai  pas  qu'il  fait  sur  vous  toutes  sortes  de  réflexions  et 
d'hypothèses  :  car  les  états  d'incertitude  et  d'immobilité  ne 
sont  pas  toujours,  —  même  chez  l'adulte,  —  le  résultat  de  ce 
que  les  psychologues  contemporains  appellent  une  inhibition 
par  conflit  de  représentations  :  ils  sont  souvent  dus  à  l'absence 
momentanée  de  toute  représentation  qui  «  dise  quelque  chose  :  » 
l'imagination  ne  voit  rien  qui  l'appelle  ni  rien  qui  la  repousse, 
elle  est  dans  une  attente  neutre  et  indécise  qui  persiste  assez 
longtemps  si  le  sujet  manque  de  vie  et  qui  devient  anxieuse 
s'il  a  une  réserve  d'activité  souff'rant  de  ne  pas  s'employer. 

Ici,  l'observateur  américain  Baldwin,  qui  veut  retrouver  la 
suggestion  partout  et  qui,  pour  y  réussir,  la  simplifie, nous  dit: 
«  Mais  précisément  !  il  n'agit  pas  parce  qu'aucune  suggestion 
ne  s'est  produite.»  (Alors  que  nous  disons, nous  :  Il  y  a  eu  une 
suggestion,  mais  le  sujet  ne  l'a  pas  acceptée.)  Pour  être  plus  sûr 
d'avoir  raison,  M.  Baldwin  multiplie  le  nombre  et  la  variété  des 
suggestions.  L'enfant  prend  une  certaine  habitude  qu'on  lui 
impose  par  voie  organique  ou  mécanique  ;  c'est  une  suggestion. 
S'il  se  laisse  guider  par  un  souvenir,  c'est  une  suggestion.  S'il 
fait  le  contraire  de  ce  qu'on  lui  commande,  —  cas  très  fréquent, 

—  c'est  une  suggestion  de  contradiction  ! 

Tout  ceci  revient  à  dire  :  pour  agir  en  un  sens  quelconque, 
il  faut  un  appétit,  un  désir  et  surtout  une  image  enveloppant  la 
représentation  des  mouvemens  qui  doivent  ramener  la  sensation 
désirée;  mais  en  supposant  même  que  l'enfant  imite  toujours 
quelqu'un  et  fasse  toujours  quelque  chose  qui  lui  ait  été  sug- 
géré, il  faut  bien  observer  qu'il  est  fort  loin  d'imiter  indiffé- 
remment tout  le  monde  et  de  faire  indistinctement  tout  ce  qui 
lui  est  suggéré  par  qui  que  ce  soit.  Sa  spontanéité  se  manifeste 
en  effet  de  très  bonne  heure  par  la  résistance,  et  j'ai  toujours 
remarqué  sur  mes  enfans  et  petits-enfans  qu'ils  savaient  dire 
non  avant  de  savoir  dire  oui  et  qu'une  fois  qu'ils  avaient  compris, 

—  vers  dix-huit  mois  environ,  —  le  sens  du  mot  et  du  signe  de 


L  ENFANT. 


579 


t<^te  qui  l'accompagne  ou  le  remplace,  ils  étaient  ravis  de  les 
prodiguer.  Il  leur  arrivait  de  dire  non  pour  le  plaisir  de  dire 
non;  mais  ils  savaient  aussi  le  dire  fort  à  propos. 

C'est  par  cette  résistance  à  laquelle  il  tient  beaucoup,  que 
l'enfant  déblaie,  pour  ainsi  dire,  son  terrain  de  tout  ce  que  les 
propos,  les  exemples  et,  si  l'on  veut,  les  suggestions  de  l'entou- 
rage y  multiplient  de  contradictoire.  Y  réussit-il  complète- 
ment? A  coup  sûr  non,  puisque  ni  l'adulte,  ni  l'homme  mûr,  ni 
le  vieillard  n'y  réussissent;  mais  enfin,  à  travers  toutes  sortes 
d'hésitations,  d'inconséquences  et  de  changemens  subits,  il 
s'achemine  vers  un  certain  caractère  et  vers  un  ensemble  de 
préférences  avec  lesquelles  il  faudra  compter. 

D'abord,  si  c'est  un  garçon,  il  ne  voudra  pas  faire  ce  qu'il 
voit  faire  aux  filles  (et  ceci  dans  les  moindres  détails  de  la  vie). 
Puis  il  se  forme  peu  à  peu  une  image  ou  indifférente  ou 
attrayante  ou  déprimante  ou  même  répulsive  des  camarades 
qui  jouent  avec  lui,  des  difîérens  membres  de  la  famille,  de  ceux 
qui  fréquentent  la  maison  et  bientôt  de  ses  maîtres  et  maîtresses. 
Ce  qui  résulte  de  ces  comparaisons,  réfléchies  ou  irréfléchies, 
on  le  devine  :  il  imite  exclusivement  ceux  qui  lui  plaisent  et 
fait  ce  que  ceux-là  seulement  lui  suggèrent.  Tous  les  parens 
soucieux  de  leurs  devoirs  savent  à  quel  point  ils  ont  besoin  de 
veiller  à  ce  que  leur  autorité  ne  cède  pas  la  place,  sans  qu'ils 
s'en  doutent,  à  celle  d'un  étranger,  d'un  compagnon  de  jeux,  très 
souvent  d'un  domestique,  ou  quelquefois  même,  au  moins  pour 
un  temps,  à  celle  d'un  personnage  d'imagination  dont  l'enfant  a 
pris  au  sérieux  les  aventures.  Il  est  donc  faux  de  tout  attribuer 
chez  lui  à  l'imitation  et  à  la  suggestion,  si  on  n'insiste  pas  sur 
ce  fait,  que  son  imitation  est  élective  et  que  la  force  de  la  sug- 
gestion qu'il  subit  dépend  surtout  de  la  préférence,  —  momen- 
tanée peut-être,  —  qu'il  a  pour  celui  de  qui  elle  vient. 

En  tout  cela,  l'égoïsme  ou  la  bonté  de  l'enfant  et  ce  qu'on 
appelle  son  bon  ou  son  mauvais  cœur  jouent  un  rôle  important. 
Chez  lui,  les  séparations  qui  peuvent  plus  tard  nous  étonner 
entre  la  sensibilité  et  l'intelligence,  entre  la  compréhension  et 
l'affection,  ne  sont  pas  encore  accusées.  La  bonté  est  une  pre- 
mière forme  de  l'intelligence,  la  meilleure  peut-être,  car  elle 
ouvre  l'esprit  et  l'élargit,  autant  que  l'égoïsme  l'enferme  en 
un  cercle  étroit  à  l'horizon  rétréci.  Une  imagination  pauvre  et 
sèche  empêche  de  sympathiser  avec  les  maux  d'autrui,  puis- 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  ne  permet  pas  d'en  ressentir  vivement  lé  contre-coup; 
mais  une  sympathie  à  laquelle  le  cœur  s'abandonne  avive  à  son 
tour  les  efforts  d'imagination  de  celui  qui  veut  s'intéresser  aux 
épreuves  d'autrui,  en  connaître  l'étendue,  en  chercher  les  causes, 
en  trouver  les  remèdes.  Or,  égoïste  ou  bon,  l'enfant  l'est  tour  à 
tour  en  quelques  instans,  et  la  prédominance  d'un  de  ces  deux 
sentimens  sur  l'autre  dépend  beaucoup  de  ceux  qui  ^auront 
mériter  plus  ou  moins  sa  reconnaissance. 

La  reconnaissance  est  bien  en  effet  chez  lui  le  premier  essai, 
pourrions-nous  dire,  de  bonté  désintéressée.  Elle  suppose  sans 
doute  un  bienfait  reçu  et  goûté,  c'est-à-dire  un  retour  involon- 
taire sur  soi,  un  attachement  à  son  plaisir  propre;  mais  enfin, 
ce  bienfait  même  est  déjà  du  passé  :  c'est  même  pour  cela  que 
tant  de  gens  n'y  veulent  plus  penser  et  que  celui  qui  y  pense, 
avec  un  certain  désir  de  le  rendre,  est  bien  sur  le  chemin  de 
la  bonté. 

Jusque-là,  ce  qu'on  appelle  l'égoïsme  de  l'enfant  et  son 
absence  de  pitié  n'ont  rien  qui  appelle  notre  sévérité,  à  nous 
surtout  qui,  sous  ce  rapport,  méritons  plus  de  reproches  que 
lui.  Son  peu  de  pitié  tient  surtout,  nous  venons  de  l'indiquer,  à 
son  ignorance,  à  son  peu  d'expérience  de  la  vie,  à  son  impuis- 
sance à  ressentir  en  imagination  des  maux  qu'il  n'a  jamais  res- 
sentis en  réalité.  De  même,  l'oubli  qu'il  semble  faire  à  certains 
momens  d'une  affection  plus  ancienne  vient  de  la  vivacité  avec 
laquelle  il  s'est  épris  subitement  d'une  nouvelle  personne.  Un 
enfant  est  très  affectueux  pour  son  père  et  pour  sa  mère  ;  un 
étranger  vient,  le  prend  sur  ses  genoux,  admire  sa  poupée,  lui 
raconte  une  belle  histoire;  l'enfant  dira,  sans  hésiter  :  «  Je  veux 
m'en  aller  avec  ce  monsieur.  »  Il  le  dit  sans  arrière-pensée, 
parce  que  le  premier  mouvement  n'a  pas  eu  le  temps  d'être  contre- 
balancé par  un  autre.  Les  parens  sont  les  premiers  à  en  rire. 

La  reconnaissance  et  la  bonté  apparaissent-elles  de  bonne 
heure?  et  à  quel  âge?  C'est  ce  qui  est  très  difficile  à  préciser, 
tant  la  vie  de  l'enfant  est  pleine  de  lueurs  qui  brillent  subite- 
ment pour  s'éteindre  et  se  rallumer  plus  tard.  Le  premier  témoi- 
gnage que  je  me  souviens  ici  d'avoir  relevé  est  celui-ci  (je  pense 
qu'on  s'attend  bien  à  ne  rien  trouver  que  d'  «  enfantin  »  )  :  une 
fillette  encore  allaitée  avait  pour  son  père  et  pour  une  de  ses 
bonnes  une  affection  non  douteuse,  au-dessus  même  de  l'ordi- 
naire. Or,  il  lui  arrivait  souvent  de   se  retourner  vers  l'un  ou 


l'entant.  581 

l'autre  en  saisissant  de  ses  petites  mains  le  sein  de  sa  mère  et 
en  l'offrant,  avec  un  sourire  engageant  :  elle  voulait  en  faire 
profiter  ceux  qu'elle  aimait... 

Ce  qui  prouve  plus  que  tout  le  reste  à  quel  point  l'idée  de 
bonté  est  vite  familière  à  l'enfant,  c'est  la  facilité  avec  laquelle 
il  accepte  l'idée  du  bon  Dieu,  du  bon  Jésus,  de  la  bonne  Sainte 
Vierge.  Il  a  besoin,  dira-t-on,  de  croire  qu'il  y  a  de  la  bonté 
partout  et  il  se  persuade  aisément  qu'il  sera  le  premier  à  en 
profiter,  comme  il  serait  le  premier  à  souffrir  d'une  puissance 
malfaisante.  Oui,  mais  il  pourrait  tout  aussi  bien  être  obsédé 
par  l'idée  d'un  mauvais  génie,  tandis  que  c'est  bien  la  confiance  qui 
tient  à  dominer  dans  son  âme.  «  L'enfant,  répétait  souvent  le 
Père  Gratry,  voit  Dieu  dans  son  père,  »  et  il  donnait  des  exemples 
fréquens  de  cette  foi  dans  la  science  sans  bornes  et  dans  la  force 
sans  limites  du  chef  de  famille.  Il  eût  pu  tout  aussi  bien  dire 
que  l'enfant  voit  en  Dieu  un  père  universel  dont  la  puissance 
est  invoquée,  quand  celle  du  père  selon  la  nature  commence, 
au  contact  de  l'expérience,  à  laisser  voir  ses  inévitables  défail- 
lances. Les  deux  propositions  se  tiennent  :  car  l'enfant  ne  fait 
ici,  sans  le  savoir,  que  pratiquer  la  «  dialectique  »  platoni- 
cienne. Comme  l'auteur  du  Banquet  et  du  Phédon,  de  ce  qu'il 
voit  et  éprouve  d'impuissante  bonté  il  s'élève  à  la  conception 
d'une  bonté  parfaite;  il  soupçonne,  il  accepte  de  tout  cœur  la 
parenté  de  l'une  et  de  l'autre,  ne  se  défendant  pas  d'humaniser 
la  seconde  et  ne  demandant  qu'à  diviniser  la  première  aussi 
longtemps  que  cette  illusion  lui  sera  permise. 

Beaucoup  réduiraient  volontiers  tout  l'élan  religieux  des 
enfans  à  leurs  requêtes  intéressées  de  la  nuit  de  Noël  :  mais 
ces  requêtes  sont  souvent  relevées  de  sentimens  pleins  de  déli- 
catesse. Il  n'est  pas  difficile  d'inspirer  à  celui  qui  les  adresse  de 
demander  aussi  pour  les  petits  pauvres  :  il  acceptera  parfaite- 
ment cette  fraternité  entre  l'enfant  divin,  les  enfans  malheureux 
et  lui-même.  Son  élan  va  quelquefois  plus  loin  encore.  Une 
fillette  de  six  ans,  très  précoce,  il  est  vrai,  très  souvent  occupée 
de  sa  petite  personne  et  très  désireuse  que  rien  ne  froisse  son 
amour-propre  naissant,  n'oublie  pas,  aux  approches  de  la  der- 
nière Noël,  d'écrire  (et  toute  seule!)  la  lettre  habituelle  au  divin 
petit  dispensateur  des  faveurs  dues  aux  enfans  sages  (dont  elle 
est  bien  assurée  de  faire  partie).  Elle  s'interrompt  une  fois  dans 
l'enchevêtrement  de  son  écriture  :  «  Je  lui  demande  peut-être 


582  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beaucoup  de  choses,  »  se  dit-elle;  mais  elle  se  donne  confiance 
avec  cette  réflexion  :  «  Il  peut  tout  ce  qu'il  veut,  cela  ne  le 
gênera  pas.  »  Puis,  enfin,  se  sovivenant  d'une  cousine  germaine 
de  quinze  ans  dont  la  mort  vient  d'attrister  toute  sa  famille,  et 
dont  on  lui  a  dit  naturellement  qu'elle  était  allée  au  ciel,  elle 
écrit  :  «  Mon  petit  Jésus,  vous  embrasserez  bien  pour  moi  ma 
pauvre  Suzanne.  » 

Ceci  est  déjà  très  touchant.  Voici  qui  est,  j'oserai  dire,  plus 
profond.  Cette  même  fillette  de  six  ans  est  conduite  par  hasard 
en  la  chapelle  d'un  couvent.  Elle  voit  toutes  les  religieuses  à 
l'office,  elle  regarde  curieusement,  elle  questionne,  elle  se  fait 
rendre  compte  des  occupations  des  sœurs.  Il  en  est  qu'elle  con- 
naissait déjà,  pour  les  avoir  rencontrées  avec  leur  «  corniche,  » 
—  c'est  ainsi  qu'elle  appelle  la  cornette;  et  quoique  le  costume 
d'une  jeune  mariée  lui  eût,  à  peu  près  à  la  même  époque^  paru 
beaucoup  plus  flatteur,  elle  n'en  avait  pas  moins  demandé  à  ce 
qu'on  lui  mît  un  jour  une  «  corniche  »  pour  venir  recommander, 
disait-elle,  à  son  grand-père  le  placement  d'un  petit  orphelin. 
Cette  fois,  elle  a  vu  dans  la  chapelle  un  groupe  de  sœurs  qui 
passent  leur  vie  à  prier.  A  peine  sortie,  elle  dit  :  «  Eh  bien  ! 
voilà  des  personnes  qui  aiment  le  bon  Dieu!  cela  prouve  bien 
qu'il  y  en  a  qui  l'aiment  !  » 

Je  sais  que  parmi  toutes  ces  conceptions  qui  brillent  et  qui 
passent  comme  des  étincelles,  il  en  est  de  moins  intéressantes 
que  celles-là.  Les  parens  sourient  aux  unes  et  aux  autres;  ils  y 
reconnaissent  leur  naïve  simplicité  d'autrefois,  qu'ils  regrettent 
peut-être,  et  ils  savent  gré  à  la  foi  empressée  de  leur  progéniture 
de  leur  faciliter  certaines  réponsesà  des  questions  embarrassantes 
Vais-je  insinuer  par  là  qu'ils  se  débarrassent  purement  et  sim- 
plement d'un  souci  et  d'un  effort?  Leur  conseillerai-je  d'essayer 
d'apaiser  cette  soif  de  solutions  en  servant  à  leurs  jeunes  ques- 
tionneurs les  hypothèses  de  la  lutte  pour  la  vie  et  les  beautés 
de  la  loi  des  trois  états?  J'avoue  que  non,  et  je  confesse  qu'à 
mon  avis,  en  donnant  à  la  raison  naissante  ce  qu'elle  peut  sup- 
porter, ils  la  ménagent  et  l'encouragent  à  des  efforts  ultérieurs 
et  s'abstiennent,  selon  le  mot  profond  de  Malebranche,  de  la 
«  rebuter.  »  La  curiosité  incompressible  de  la  nature  humaine 
réclame  deux  ordres  de  réponses,  les  ijnes  sur  le  pourquoi,  les 
autres  sur  le  comment.  Platon  donnait  la  préférence  aux  pre- 
mières et  soutenait  qu'elles  seules  fournissent  une  véritable  expli- 


L  EN  FAIS  T. 


583 


cation.  A  coup  sûr,  il  était,  sinon  dans  le  faux,  du  moins  dans 
l'incomplet  :  et  il  était  difficile  qu'il  ne  le  fût  pas,  puisque  de 
son  temps  la  science  expérimentale  n'était  pas  née.  Elle  est  très 
développée  aujourd'hui,  mais  pas  pour  l'enfant  qui  serait  inca- 
pable d'en  rien  saisir,  tandis  qu'il  saisit  très  bien  que  tout  ce 
qui  l'élonne  puisse  lui  être  donné  comme  le  produit  dune 
volonté  paternelle  et  bienfaisante.  Un  livre  récent  sur  la  menta- 
lité des  êtres  inférieurs  dit  que  les  primitifs  et  les  enfans  ont 
pour  tout  une  explication  «  mystique.  »  Je  n'offenserai  pas  le 
distingué  philosophe  en  disant  qu'il  n'est  peut-être  pas  très  en 
mesure  de  bien  juger  le  mysticisme.  Le  mysticisme  ou  amour 
de  Dieu  et  désir  de  s'unir  à  lui,  tantôt  précède  la  science  et 
tantôt  la  suit;  dans  aucun  des  deux  cas,  il  n'est  fait  pour  l'étouf- 
i'er.  On  peut  soutenir  sans  paradoxe  que  Newton  a  été  mystique 
et  que  Descartes  lui-même  et  Leibnitz  n'étaient  pas  très  éloignés 
de  l'être.  Ils  ne  l'étaient  point,  à  coup  sûr,  dans  leurs  recherches 
en  astronomie,  en  mécanique,  en  philosophie  naturelle;  mais 
ils  pouvaient  l'être  après  et  au  delà,  comme  ils  auraient  pu  à 
la  rigueur  l'être  avant  :  car  eux  aussi  ont  commencé  par  être  des 
enfans.  Je  ne  crois  cependant  pas  beaucoup,  je  l'avoue,  au 
mysticisme  de  nos  petits  garçons  et  de  nos  petites  filles,  pas 
plus  que  je  ne  crois  à  celui  du  bon  nègre.  Ce  qu'il  y  a  chez  eux, 
c'est  simplement  une  impossibilité  de  se  prêter  à  cette  explica- 
tion naturelle  des  phénomènes  par  des  enchaînemens  d'expé- 
rience et  de  calculs  qui  ont  demandé,  qui  demanderont  des  vies 
entières,  pour  ne  pas  dire  des  siècles  d'efforts  collectifs.  Il  est 
donc  inévitable  qu'ils  acceptent  d'abord  une  explication  invo- 
quant des  volontés  et  des  intentions  analogues  aux  leurs  et  qu'ils 
s'en  tiennent  d'abord  pour  satisfaits.  Soit  respect  pour  ce  qu'on 
leur  dit  sur  un  ton  d'autorité,  soit  faiblesse  d'attention  et  inca- 
pacité momentanée  d'enchaîner  un  trop  grand  nombre  d'idées, 
il  est  à  remarquer  que,  quand  ils  ont  une  réponse  vraisem- 
blable qui  ne  les  choque  pas,  qui  ne  les  fasse  pas  rire,  ils  s'ar- 
rêtent. C'est  un  peu  plus  tard  que  leur  curiosité  réfléchira  de 
nouveau  et  s'apercevra  qu'elle  a  besoin  d'une  réponse  complé- 
mentaire. S'ils  estiment  alors  que  le  second  mode  d'explication 
s'ajoute  au  premier  et  ne  le  détruit  pas,  qu'on  y  revient  même 
après  avoir  constaté  que  le  second,  à  lui  seul,  ne  résout  pas 
tout,  ils  ne  seront  peut-être  pas  en  trop  mauvaise  compagnie. 


384 


REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


* 


Montrer  comment,  de  l'une  de  ses  phases  à  l'autre,  l'enfant 
apprend  à  raisonner,  par  induction  ou  par  déduction,  à  perfec- 
tionner sa  mémoire,  à  faire  servir  plus  ou  moins  ses  habitudes 
à  ses  progrès,  ce  serait  là  reprendre  de  biais  la  psychologie  tout 
entière.  Sans  nous  exposer  à  rien  de  pareil,  notons  ici  cer- 
taines idées  que  les  «  nouveaux  psychologues  »  ont  essayé  d'ac- 
créditer sur  l'esprit  de  l'enfant,  et  demandons-nous  ce  qu'il  faut 
en  penser. 

En  deux  mots,  la  nouvelle  psychologie  rend  de  très  grands 
services  par  ses  études  analytiques  ;  mais  ces  services,  elle  en 
compromet  un  peu  la  valeur  par  l'abus  même  de  l'analyse.  Elle 
oublie  que  l'esprit  et  le  cœur  de  l'enfant  ne  sont  pas  faits  de 
phénomènes  hétérogènes  qui  se  juxtaposent,  que  l'âme  de  l'en- 
fant est  une  organisation  complexe  et  une  où  tout  se  tient,  avec 
des  corrélations  nombreuses  comme  avec  des  compensations, 
que  le  tout  enfin  se  développe  à  travers  des  milieux  dont 
l'action  est  tantôt  facile  et  tantôt  difficile,  ici  acceptée  avec 
docilité,  là  modifiée,  ici  durable  et  là  passagère. 

Le  nouveau  psychologue,  assez  dédaigneux  pour  ses  devan- 
ciers, entre  dans  une  réunion  d'enfans.  Il  y  arrive  muni 
d'appareils  enregistreurs,  avec  des  graphiques  tout  préparés.  Il 
fait  lire  au  tableau  et  mesure  la  grandeur  des  lettres  lues  à 
une  distance  mesurée  elle-même  avec  précision.  Il  fait  apprendre 
une  pièce  renfermant  tant  de  vers  et  il  inscrit  le  nombre  de 
minutes  et  de  secondes  au  bout  desquelles  chaque  enfant  l'aura 
apprise.  Il  pose  des  questions  qui  lui  feront  mesurer  ce  que 
l'enfant  a  d'imagination  ou  visuelle  ou  auditive  et  le  degré  de 
son  aptitude  à  devenir  peintre  ou  musicien.  Il  compte  ce  qu'il 
faut  à  l'un  et  à  l'autre  de  minutes  pour  trouver  cinquante  mots, 
pour  reconstituer  une  phrase  où  l'on  a  supprimé  un  mot,  deux 
mots,  trois  mots,  pour  additionner  dix  chiffres  ou  vingt  chiffres, 
de  même  qu'il  compte  combien  de  coups  chacun  d'eux  peut 
taper  sur  sa  table  sans  se  dire  fatigué.  Il  se  fera  fort  de  fixer 
par  le  dynamomètre  la  cause  organique  de  la  paresse,  car  il 
mesurera,  d'un  côté,  la  force  musculaire  et,  de  l'autre,  le  degré 
d'indifférence  ou  de  réaction  à  des  excitations  tenues,  à  tort  ou 
à  raison,  pour  caractéristiques.  Il  fera  enfin  composer  en  un 
même  jour  toute  une  troupe  de  garçons  et  de  fillettes  sur  cette 


L  ENFANT. 


585 


question  :  «  A  qui  voudriez- vous  ressembler?  »  Et  par  là  il  se 
flatte  d'avoir  déterminé  l'idéal  de  chacun  d'eux. 

Ces  procédés  sont  ingénieux  et  ils  ne  sont  pas  sans  utilité,  à  la 
condition  qu'on  ne  s'y  tienne  pas.  Certes,  un  enfant,  s'il  est 
myope,  le  restera,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  soit 
moins  bon  observateur.  11  y  a  des  gens  qui  sont  à  même  de 
tout  voir,  mais  qui  malheureusement  ne  regardent  rien  :  ceux 
qui  sont  obligés  de  regarder  de  près  voient  souvent  beaucoup 
plus  et  beaucoup  mieux  qu'eux.  Qui  dira  le  genre  de  tempéra- 
ment, le  degré  de  force  musculaire  ou  de  richesse  sanguine  ou 
de  vivacité  nerveuse  qui  favorise  le  plus  l'ardeur  au  travail? 
Les  uns  sont  paresseux  à  l'école  parce  qu'ils  sont  maladifs,  les 
autres  le  seront  parce  que,  se  portant  trop  bien,  ils  voudraient  à 
tout  prix  le  grand  air  et  le  remuement.  Mais  qui  dira  même 
exactement  où  est  le  gage  d'une  santé  parfaite?  et  surtout  qui 
prétendra  découvrir  l'organe  et  la  fonction  dont  l'activité  garan- 
tira le  mieux  le  bon  équilibre  de  l'ensemble?  La  classification 
des  enfans  en  bien  doués  ou  mal  doués  pour  la  mémoire,  j'irai 
jusqu'à  dire  en  intelligens  et  en  peu  intelligens  (les  arriérés 
mis  à  part),  en  enfans  ayant  de  la  volonté  et  en  enfans  n'en 
ayant  pas,  tout  cela  est,  —  en  cours  d'éducation,  —  quelque 
chose  de  très  conjectural  et  de  hasardeux.  Il  est  des  natures  qui 
lancent  des  traits  pétillans,  mais  destinés  à  s'éteindre  les  uns 
après  les  autres  :  ce  sont  des  traits  d'esprit,  des  remarques  pi- 
quantes, des  esquisses  originales,  mais  il  en  reste  peu  de  chose. 
Il  en  est  d'autres,  et  quelquefois  tout  à  côté,  où  le  feu  couve 
sous  la  cendre  :  il  attend  les  alimens  et  aussi  le  souffle  qui  lui 
conviendront  le  mieux,  et  alors  le  foyer  ne  faiblira  plus. 

En  dehors  de  quelques  natures  exceptionnelles,  aucun 
homme  ne  peut  être  universel  :  tous  sont  obligés  de  choisir  plus 
ou  moins  tôt  ou  de  se  laisser  assigner  une  destination  particu- 
lière. On  a  ainsi  un  ouvrier  intelligent,  un  fermier  intelligent, 
un  éducateur  intelligent,  un  médecin  intelligent  :  un  homme 
qui  aurait  la  prétention  de  se  dire  très  intelligent,  sans  occuper 
son  intelligence  à  rien  de  suivi,  aurait  bien  des  chances  de 
n'être  qu'un  raté.  C'est  qu'en  effet  l'intelligence  est  nécessaire- 
ment l'intelligence  de  quelque  chose  et  de  quelque  chose  qui 
vaille  la  peine  d'être  bien  connu.  Or  ce  qui  vaut  la  peine  d'être 
connu  est  de  son  côté  quelque  chose  qui  dure  et  où  tout  se  tient 
et  se  coordonne.  L'intelligence  d'un  homme  et  aussi  celle  d'un 


586  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enfant  se  mesurera  donc  d'abord  à  ce  qu'elle  a  (autant  que  pos- 
sible) d'adéquat  à  son  objet  présent.  Si  elle  le  dépasse  et  sait  le 
faire  rentrer  avec  d'autres  en  un  ensemble  plus  large  auquel 
elle  saura  se  montrer  égale,  elle  aura  certainement  donné  une 
preuve  de  plus  de  son  étendue  et  de  sa  vigueur.  C'est  dire  que 
l'intelligence  d'un  écolier  peut  être  chose  changeante  et  sujette 
à  des  ascensions  comme  à  des  chutes  également  inattendues. 

La  mémoire  est  une  des  parties  les  moins  nobles,  peut-on 
dire,  de  cet  ensemble  mouvant,  parce  qu'elle  peut,  à  quelques- 
uns  des  degrés  qu'elle  franchit,  dépendre  surtout  d'aptitudes 
toutes  mécaniques.  On  pourra  dire  d'elle  ce  que  Boileau  dit  de 
la  rime  :  elle  n'est  qu'une  esclave  et  ne  doit  qu'obéir.  Sa  valeur 
durable  ne  s'établit  donc  que  par  le  concours  qu'elle  donne  à 
des  formes  plus  larges  de  la  pensée.  Une  mémoire  qui  revient 
d'elle-même  exactement  et  prompte  ment  à  ce  qu'elle  a  lu  ou  vu 
sous  une  forme  sensible  ne  vaudra  pas  telle  mémoire  d'abord 
plus  rebelle  ou  plus  facile  à  égarer,  mais  dont  l'enfant  retrou- 
vera les  détours  par  un  effort  personnel  et  réfléchi.  Peu  im- 
porte que  ce  «  palais  »  des  souvenirs  soit  plus  difficile  à  ouvrir, 
si  on  emploie,  pour  y  pénétrer,  une  clef  dont  l'usage  même  a 
quelque  chose  d'intelligent.  Quand  surtout  on  exige  la  mé- 
moire littérale  (et  celle-là  seule  peut  être  mesurée  par  les  pro- 
cédés que  nous  avons  dits),  on  risque  bien  de  mal  juger  le 
sujet;  car  souvent  ce  qui  la  gêne  et  la  déroute  chez  un  enfant 
n'est  pas  autre  chose  que  la  troupe  d'images  accessoires  et 
d'idées  naissantes  que  provoquent  les  mots  prononcés  ou  men- 
talement ou  à  haute  voix,  et  n'est-il  pas  connu  que  pour  revenir 
à  la  littéralité,  il  ne  faut  souvent  qu'une  absence  ou  qu'une 
suspension  de  réflexion?  C'est  pourquoi  la  mémoire  d'un 
enfant,  comme  plus  d'une  de  ses  autres  facultés,  est  variable, 
variable  d'une  classe  à  l'autre  et  d'une  année  à  l'autre,  suivant 
l'attrait,  —  souvent  passager,  —  qu'on  a  su  donner  à  tel  ou 
tel  genre  d'exercice.  L'œuvre  de  l'éducation  enfantine  est  de 
coordonner  et  de  régulariser  tous  ces  efforts  :  le  travail  de  la 
jeunesse  proprement  dite  et  de  ses  heures  décisives  sera  de  les 
faire  converger  vers  une  fin  élue  ou  adoptée  et  persévéram- 
ment  servie. 

Pour  hâter  ce  moment  et  pour  en  fixer  les  bienfaits,  il  fau- 
dra un  certain  idéal,  et  il  est  toujours  intéressant  de  connaître, 
quand  on   le  peut,  celui   d'un  enfant.   Mais  ici  encore,  que   de 


L  ENFANT. 


587 


variations  successives  !  L'essai  plusieurs  fois  répété  en  Amérique 
et  en  Belgique  de  faire  écrire,  à  un  moment  donné,  aux  enfans 
d'une  même  classe  ce  qu'ils  voudraient  être  et  quel  est  le  per- 
sonnage auquel  ils   voudraient  ressembler,    peut  être   pour  le 
professeur  un  amusement  innocent.  Il  n'aurait  de  valeur  sérieuse 
qu'à  la  condition  d'être  répété  souvent,    et   encore   faudrait-il 
être  sûr  de  la  sincérité  des  réponses.   Tout  petit,  l'enfant  a  un 
idéal  conforme  à   ce  que  lui   suggèrent  ceux    de  ses  premiers 
livres' qui  i'ont  amusé.  Quels  sont  les  petits  garçons  qui  n'ont 
pas  voulu  être  soldats,  ou  marins,  ou   explorateurs,  ou  ingé- 
nieurs, suivant  les  jouets  qu'on  leur  donnait?   Une  fillette  de 
cinq  ans,  qui  jouait  encore  aux  poupées  et  se  figurait  sans  doute 
la  famille  comme  un  prolongement  de  cette  heureuse  illusion, 
s'écriait  tout  d'un  coup,  comme  après    des  réflexions  dont  elle 
ne  voulait  point  faire  part  :  «  Elle  est  bien  heureuse,  M""^  de  J..., 
elle  a  beaucoup  de  petites  filles  !  »  Celle  qui  poussait  cette  ex- 
clamation naïve  n'en  déclarait  pas  moins,  douze  ou  quinze  ans 
plus  tard,  sa  volonté  solide  et  bien  arrêtée  de  garder  le  célibat. 
Sur  le  choix,  —  si  souvent  passager,  —  de  l'idéal  enfantin, 
rien  n'agit  plus  que  l'attrait    exercé   par   les    apparences  dont 
l'imagination  est  frappée  dans  son  contact  avec  une  personne  don- 
née; mais  il  y  a  aussi  certaines  répulsions  qui  opèrent.  Presque 
toujours  le  petit  garçon  débute   par  vouloir   être  comme  son 
père  :  mais  fréquemment  il  y  renonce  parce  qu'il  a  trop  entendu 
parler  de  la  peine  que  son  père  avait  dû  se  donner  et  qu'il  voit 
de  trop  près  celle  qu'il  continue  à  s'imposer.  Quelques-uns  se 
proposent  plus  facilement  comme  modèles  un  oncle  ou  un  ami 
de  la  famille,  parce  qu'ils  éprouvent  ses   complaisances  plutôt 
que  ses  sévérités  et  qu'ils  le  voient   moins  dans  ses  difficultés 
quotidiennes.   D'autres  fois  enfin,  l'idéal   de  choix  n'est  autre 
chose  que  la  ressemblance  avec  une  personne  dont  la  voix,  dont 
les  paroles,  dont  les  exemples  auront  flatté  quelques  penchans, 
provoqué  quelques  désirs  naissans,  les  uns  excellens,  les  autres 
moins  bons.  Dans  une  de  ces  enquêtes  dont  je  parlais  il  y  a  un 
instant,  une  fillette  de  sept  ans,  d'une  école  de  la  Flandre  belge, 
avait  répondu  :  «  Je  voudrais  ressembler  que  c'est  une  personne 
que  nous   connaissons  de  vue,  parce  qu'on  la  voit  et  connaît 
toujours.  »  Un  homme  de  science   commentait  la  réponse  en 
un  grand  journal  parisien  et  disait  :  «  Il  y  a  ici  une  pensée, 
mais  elle   gagnerait  à  être  dévoilée;  telle  qu'elle  se  présente, 


588 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


c'est  une  énigme.  »  Eh  bien!  ce  n'est  pas  mon. avis;  malgré 
son  incorrection  bien  pardonnable,  cette  réponse  m'a  paru  la 
plus  claire  de  toules.  L'enfant  en  question  donnait  en  quelque 
sorte  la  théorie  de  ce  que  beaucoup  de  ses  camarades  prati- 
quaient peut  être  sans  s'en  douter.  Elle  affirmait  ne  vouloir 
ressembler,  un  jour,  qu'à  une  personne  qu'elle  connaîtrait  par- 
faitement et  dont  les  qualités,  dont  l'humeur,  dont  la  bonne 
réputation,  dont  la  bonté,  dont  la  bonne  chance  aussi  ne  lui 
laisseraient  aucun  doute.  Elle  était  dans  le  vrai  ;  et  c'est  ce  qui 
nous  explique  comment  l'idéal  d'un  enfant  varie  avec  la  nature 
de  ceux  qu'il  a  l'occasion  d'admirer,  —  croyant  les  connaître,  — 
ou  dans  la  vie  réelle,  ou  dans  l'histoire,,  ou  dans  ces  récits  ima- 
ginaires dont  on  occupe  ses  rêveries  changeantes. 


* 
*  * 


De  tout  ce  qui  précède,  il  suit  que  l'enfant  est  un  être  actif, 
tout  plein  d'énergies  spontanées,  travaillant  lui-même  à  la 
constitution  de  son  langage,  de  son  art  et  de  ses  jeux,  de  son 
idéal  préféré,  imitant  beaucoup,  mais  n'imilant  pas  qui  que  ce 
soit.  On  ne  saurait  non  plus  le  traiter  comme  un  simple  récep- 
tacle d'activités  et  d'aptitudes  indépendantes,  dont  on  pourrait 
mesurer,  puis  régler  l'essor  en  les  isolant  indifféremment  les 
unes  des  autres.  L'organisation  qui  s'ébauche  et  se  consolide  en 
lui  n'est  pas  toujours  en  équilibre;  mais  elle  tend  à  s'y  mettre  si 
on  surveille  les  corrélations  mutuelles  de  ses  diverses  facultés 
et  si  on  aide  l'une  à  compenser  l'insuffisance,  quelquefois  pas- 
sagère et  guérissable,  de  l'autre.  Si,  en  effet,  nous  ne  pouvons 
rien  sur  l'enfant  sans  son  concours,  lui  non  plus  ne  peut  rien 
sans  le  nôtre.  Et  quand  je  dis  le  nôtre,  je  ne  veux  pas  seule- 
ment parler  du  maître  qui  le  dirige  ou  qui  est  censé  le  diriger  ; 
je  veux  parler  aussi  de  l'accumulation  des  influences  hérédi- 
taires et  plus  encore  des  influences  morales  du  jour  ou  de  la 
veille,  de  la  place  qu'on  donne  à  l'enfant  dans  la  famille,  de 
manière  qu'il  puisse  relier  celle  de  demain  à  celle  d'hier  :  car 
pour  l'être  humain  mieux  valent  encore  des  liens  qui  gênent 
que  des  liens  brisés  :  on  peut  assouplir  les  uns,  on  ne  peut  pas 
facilement  remplacer  les  autres. 

HENr.l   JoLY. 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE 


Passons  de  l'Inde  en  Asie  centrale  et  regardons  le  pays  à  vol 
d'oiseau  (1).  A  perte  de  vue,  se  déroule  à  nos  pieds  le  Pamyr 
et  rindou-Kousch  «  Toit  du  monde  »  et  nœud  gordien  du  con- 
tinent. Crêtes  blanches  et  grises  vallées,  A  l'Est  et  au  Nord  de 
ce  fouillis  montagneux,  la  Perse  et  l'Iran  forment  un  haut  pla- 
teau. De  vastes  étendues  s'encadrent  de  lignes  austères,  d'une 
grandeur  superbe  et  sauvage.  Sol  accidenté,  vertes  oasis,  déserts 
arides  qu'enferment  les  plus  hautes  cimes  de  la  terre.  Un  des 
voyageurs  modernes  qui  a  le  mieux  vu  la  Perse  et  senti  son 
âme,  le  comte  de  Gobineau,  décrit  ainsi  cette  contrée  altière  : 
«  La  nature  a  disposé  l'Asie  centrale  comme  un  immense  esca- 
lier, au  sommet  duquel  elle  semble  avoir  tenu  à  honneur  de 
porter  au-dessus  des  autres  régions  du  globe  le  berceau  antique 
de  notre  race.  Entre  la  Méditerranée,  le  golfe  Persique  et  la 
Mer-Noire,  le  sol  va  s'élevant  d'étages  en  étages.  Des  croupes 
énormes  placées  en  assises,  le  Taurus,  les  monts  Gordyens, 
les  chaînes  du  Laristan  soulèvent  et  soutiennent  les  provinces. 
Le  Caucase,  l'Elbourz,  les  montagnes  de  Chiraz  et  d'Ispahan  y 
ajoutent  un  colossal  gradin  plus  haut  encore.  Cette  énorme 
plate-forme,  étalant  en  plaines  ses  développemens  majestueux 
du  côté  des  monts  Soleyman  et  de  l'Indou-Kousch,  aboutit  d'une 
part  au  Turkestan  qui  conduit  à  la  Chine,  et  de  l'autre  aux  rives 
de  rindus,  frontière  d'un  non  moins  vaste  monde.  La  note  domi- 
nante de  cette  nature,  le  sentiment  qu'elle  éveille  par-dessus  tous 
les  autres  est  celui  de  l'immensité  et  du  mystère  (2).  » 

(1)  Voyez,  dans  Is.  Revue  in  \"îéyviev,  le  Mystère  de  l'Inde;  — la  Vie  de  Bouddha. 

(2)  Gobineau,  Trois  ans  en  Asie;  Pion. 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  elle  abonde  aussi  en  violens  contrastes,  qui  évoquent 
l'idée  de  la  lutte  et  de  la  résistance.-  Après  les  redoutables 
tempêtes  du  printemps,  de  mai  jusqu'en  septembre,  le  temps 
reste  sec  et  l'atmosphère  d'une  pureté  merveilleuse.  Les  con- 
tours des  montagnes  et  les  moindres  détails  du  paysage  se 
dessinent  dans  une  clarté  limpide  avec  des  couleurs  vives  qui 
ont  la  fraîcheur  de  l'arc-en-ciel.  L'été  est  chaud  et  léger,  l'hiver 
rude  et  terrible.  L'oranger  elle  grenadier  poussent  au  bord  des 
vallées  fertiles.  Des  palmes  ombragent  les  sources  où  boivent 
les  gazelles,  tandis  que  les  neiges  s'amassent  aux  flancs  des 
montagnes,  boisées  de  chênes  et  de  cèdres,  qu'habitent  l'ours 
et  le  vautour,  et  que  le  vent  du  Nord  balaye  les  steppes  en 
tourbillons  de  poussière. 

Telle  la  terre  d'adoption  des  Aryas  primitifs,  terre  où  l'eau 
ne  jaillit  du  sol  avare  que  sous  les  coups  de  pic,  terre  qui  ne 
donne  son  fruit  que  sous  le  soc  de  la  charrue  et  le  canal  d'irri- 
gation, où  la  vie  est  un  éternel  combat  contre  la  nature.  Telle 
fut  la  patrie  de  Zoroastre. 

I.    —     LA   JEUiNKSSE    DE    ZOROASTRE 

Les  uns  le  font  naître  en  Bactriane,  les  autres  dans  la 
biblique  Rhagès,  non  loin  de  l'actuelle  Téhéran.  J'emprunte 
encore  à  Gobineau  la  description  de  ces  lieux  grandioses  :  «  Au 
Nord  s'étendait  une  chaîne  de  montagnes  dont  les  sommets 
étincelans  de  neige  se  relevaient  à  une  hauteur  majestueuse  : 
c'était  l'Elbourz,  cette  immense  crête  qui  unit  l'Indou-Kousch 
aux  montagnes  de  la  Géorgie,  le  Caucase  indien  au  Caucase  de 
Promélhée,  et,  au-dessus  de  cette  chaîne,  la  dominant  comme 
un  géant,  s'élançait  dans  les  airs  l'énorme  dôme  pointu  du  De- 
mavend,  blanc  de  la  tête  aux  pieds...  Pas  de  détails  qui  arrêtent 
la  pensée,  c'est  un  infini  comme  la  mer,  c'est  un  horizon  d'une 
couleur  merveilleuse,  un  ciel  dont  rien,  ni  parole,  ni  palette,  ne 
peut  exprimer  la  transparence  et  l'éclat,  une  plaine  qui,  d'ondu- 
lations en  ondulations,  gagne  graduellement  les  pieds  de 
l'Elbourz,  se  relie  et  se  confond  avec  ses  grandeurs.  De  temps 
en  temps,  des  trombes  de  poussière  se  forment,  s'arrondissent, 
s'élèvent,  montent  vers  l'azur,  semblent  le  toucher  de  leur  faîte 
tourbillonnant,  courent  au  hasard  et  retombent.  On  n'oublie 
pas  un  tel  tableau.  » 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  591 

A  l'époque  où  naquit  le  premier  Zoroastre,  quatre  ou  cinq 
mille  ans  avant  notre  ère  (1),  l'antique  Iran  et  la  Perse  étaient 
peuplés  par   des  tribus  nomades,  issues  de  la  plus  pure  race 
blanche.  Une  élite  seulement  connaissait  la  charrue  et  l'art  du 
labour,  l'épi  sacré  qui  pousse  droit  comme  un  javelot,  les  mois- 
sons d'or  qui  ondulent  comme  des  seins  de  femme   et  la  gerbe 
divine,  ce  pur  trophée  du  moissonneur.  Les  autres  vivaient  en 
pasteurs  avec  leurs  troupeaux,  mais  tous  adoraient  le  soleil  et 
offraient  le  sacrifice  du  feu  sur  l'autel  de  gazon.  Ils  vivaient  par 
petites  tribus,  ayant  perdu  leurs  anciens  rois  pontifes.  Mais, 
depuis  plusieurs  siècles,  les  Touraniens  venus  des  plaines  du 
Nord  et  des  montagnes  de  la  Mongolie,  avaient  envahi  la  terre 
des  purs    et    des    forts,    l'antique    Aryana  Vaeya.    Pépinière 
humaine  inépuisable,  les  Touraniens  étaient  issus  de  la  race  la 
plus  résistante  de  l'Atlantide,  hommes  trapus,  au  teint  jaune, 
aux  petits  yeux  bridés.  Puissans  forgerons  d'armes,  cavaliers 
pillards  et  rusés,  ils  adoraient  aussi  le  feu,  non  la  lumière  cé- 
leste qui  illumine  les  âmes  et  rapproche  les  tribus,  mais  le  feu 
terrestre,   souillé  d'élémens  impurs,   père  des   noirs  enchante- 
mens,  le  feu  qui  donne  la  richesse  et  la  domination  en  attisant 
les  désirs  cruels.  On  les  disait  voués  aux  démons  des  ténèbres. 
Toute  l'histoire  des  Aryas  primitifs  est  l'histoire  de  leurs  luttes 
avec  les  Touraniens.  Sous  le  choc  des  premières  invasions,  les 
tribus  aryennes  se  dispersèrent.  Elles  fuyaient  devant  les  cava- 
liers jaunes  montés  sur  leurs  chevaux  noirs  comme  devant  une 
armée  de  démons. 

Les  plus  récalcitrans  se  réfugiaient  dans  les  montagnes  ;  les 
autres  se  soumettaient,  subissaient  le  joug  du  vainqueur  et 
admettaient  son  culte  corrompu. 

A  cette  époque,  naquit  dans  les  tribus  montagnardes  de 
l'Elbourz,  qui  s'appelait  alors  l'Albordj,  un  jeune   homme  du 

(1)  Pline  dit  Zoroastre  de  1  000  ans  antérieur  à  Moïse.  Hermippe,  qui  traduisit 
ses  livres  en  grec,  le  faisait  remonter  à  5  000  ans  avant  la  prise  de  Troie,  Eudoxe 
à  6  000  ans  avant  la  mort  de  Platon.  La  science  moderne,  après  les  savantes 
études  d'Eugène  Burnouf,  de  Spiegel,  de  James  Darmesteter  et  de  Harlez,  déclare 
qu'il  n'est  pas  possible  de  fixer  la  date  où  vécut  le  grand  prophète  iranien,  auteur 
du  Zend-Avesta,  mais  la  recule  en  tout  cas  à  2  500  ans  avant  J.-C.  La  date 
indiquée  par  Pline  correspond  à  peu  près  à  la  date  approximative  admise  parles 
modernes  orientalistes.  Mais  Hermippe,  qui  s'occupa  spécialement  de  ce  sujet, 
devait  posséder  sur  la  Perse  des  documens  et  des  traditions  aujourd'hui  perdues. 
La  date  de  5  000  ans  avant  J.-C.  n'a  rien  d'improbable,  étant  donné  l'antiquité 
préhistorique  de  la  race  aryenne. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nom  d'Ardjasp,  descendant  d'une  ancienne  famille  royale.  Ard- 
jasp  passa  sa  jeunesse  avec  sa  tribu,  chassant  le  buffle  et  guer- 
royant contre  les  Touraniens.  Le  soir,  sous  la  tente,  le  fils  de 
roi  dépossédé  songeait  quelquefois  à  restaurer  l'antique  royaume 
de  Yima  (1)  le  Puissant;  mais  ce  n'était  qu'un  rêve  sans  con- 
tour. Car,  pour  cette  conquête,  il  n'avait  ni  les  chevaux,  ni  les 
hommes,  ni  les  armes,  ni  la  force.  Un  jour,  une  sorte  de  fou 
visionnaire,  un  saint  en  haillons  comme  l'Asie  en  a  toujours 
eu,  un  pyr,  lui  avait  prédit  qu'il  serait  un  roi  sans  sceptre  et 
sans  diadème,  plus  puissant  que  les  rois  de  la  terre,  un  roi 
couronné  par  le  soleil.  Et  c'était  tout. 

Dans  une  de  ses  courses  solitaires,  par  un  clair  matin, 
Ardjasp  atteignit  une  vallée  verte  et  fertile.  Des  pics  élancés 
formaient  un  large  cirque,  çà  et  là  fumaient  des  champs  de 
labour;  au  loin,  un  portique  construit  en  troncs  d'arbres  domi- 
nait un  groupe  de  huttes  entourées  de  palissades.  Une  rivière 
courait  sur  un  tapis  de  hautes  herbes  et  de  fleurs  sauvages.  Il 
la  suivit  et  atteignit  un  bois  de  pins  odorans.  Tout  au  fond 
dormait,  au  pied  d'un  roc,  une  source  limpide  plus  bleue  que 
l'azur.  Une  femme  drapée  de  lin  blanc,  agenouillée  au  bord  de 
la  source,  puisait  de  l'eau  dans  un  vase  de  cuivre.  Elle  se  releva 
et  posa  l'urne  sur  sa  tête.  Elle  avait  le  fier  type  des  tribus 
aryennes  montagnardes.  Un  cercle  d'or  retenait  ses  cheveux 
noirs.  Sous  l'arc  des  sourcils,  qui  se  rejoignaient  au-dessus  du 
nez  busqué,  brillaient  deux  yeux  d'un  noir  opaque.  Il  y  avait 
dans  ces  yeux  une  tristesse  impénétrable  d'oii  jaillissait  parfois 
un  dard,  pareil  à  un  éclair  bleu  sortant  d'un  nuage  sombre. 

—  A  qui  appartient  cette  vallée  ?  demanda  le  chasseur  égaré. 

—  Ici,  dit  la  jeune  femme,  règne  le  patriarche  Vahoumano, 
gardien  du  feu  pur  et  serviteur  du  Très-Haut. 

—  Et  toi,  noble  femme,  quel  est  ton  nom? 

—  On  m'a  donné  le  nom  de  cette  source,  qui  s'appelle 
Ardouizour  (source  de  Lumière).  Mais  prends  garde,  étranger  ! 
Le  maître  a  dit  :  Celui  qui  boira  de  cette  eau,  sera  brûlé  d'une 
soif  inextinguible,  et  seul  un  Dieu  peut  fétancher... 

Encore  une  fois,  le  regard  de  la  jeune  femme  aux  yeux 
opaques  tomba  sur  l'inconnu.  Il  vibra  cette  fois-ci  comme  une 
flèche  d"or,  puis. elle  se  tourna  et  disparut  sous  les  pins  odorans. 

(1)  Le  Rama  indou,  dont  il  est  question  au  début  du  Zend-Avesta  sous  le 
nom  de  Yima  et  qui  reparaît  dans  la  légende  persane  sous  le  nom  de  Djemchyd. 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  593 

Des  centaines  de  fleurs  blanches,  rouges,  jaunes  et  bleues 
penchaient  leurs  étoiles  et  leurs  calices  en  gerbes  sur  la  source 
bleue.  Ardjasp  s'y  pencha  aussi.  Il  avait  soif  et  but  à  longues 
lampées  dans  le  creux  de  sa  main  de  l'eau  cristalline.  Puis  il 
s'en  alla  et  ne  s'inquiéta  plus  de  cette  aventure.  Seulement,  il 
repensait  quelquefois  à  la  vallée  verdoyante,  ceinte  de  pics  inac- 
cessibles, à  la  source  d'azur  sous  les  pins  parfumés  et  à  la  nuit 
profonde  des  yeux  d'Ardouizour  d'où  sortaient  des  éclairs  bleus 
et  des  flèches  d'or. 

Des  années  se  passèrent.  Le  roi  des  Touraniens,  Zohak, 
triomphait  des  Aryas.  Dans  l'Iran,  sur  un  contrefort  de  l'Indou- 
Kousch,  à  Baktra  (1),  une  cité  de  pierre,  une  forteresse  s'éleva 
pour  commander  aux  tribus  nomades.  Le  roi  Zohak  y  convoqua 
toutes  les  tribus  aryennes  qui  devaient  reconnaître  sa  puissance. 
Ardjasp  s'y  rendit  avec  ceux  de  sa  tribu,  non  pour  se  soumettre, 
mais  pour  voir  l'ennemi  face  à  face.  Le  roi  Zohak,  vêtu  d'une 
peau  de  lynx,  occupait  un  trône  d'or  placé  sur  un  tertre  couvert 
de  peaux  sanglantes  de  buffles.  Autour  de  lui,  en  un  grand 
cercle,  se  tenaient  les  chefs  armés  de  longues  lances.  D'un  côté, 
un  petit  groupe  d'Aryas;  de  l'autre,  des  centaines  de  Toura- 
niens. Derrière  le  roi,  s'ouvrait  un  temple  fruste,  taillé  dans  la 
montagne  comme  une  sorte  de  grotte.  Deux  énormes  dragons 
de  pierre,  grossièrement  taillés  dans  les  rochers  de  porphyre,  en 
gardaient  l'entrée  et  lui  servaient  d'ornement.  Au  centre  brûlait 
un  feu  rouge  sur  un  autel  de  basalte.  On  y  jetait  des  ossemens 
humains,  du  sang  de  taureau  et  des  scorpions.  De  temps  à  autre, 
on  voyait  se  lever,  derrière  ce  feu,  deux  énormes  serpens  qui 
se  chauffaient  à  sa  flamme  (2).  Ils  avaient  des  pattes  de  dragon 
et  des  capuchons  charnus  à  crêtes  mobiles.  C'étaient  les  der- 
niers survivans  des  ptérodactyles  antédiluviens.  Ces  monstres 
obéissaient  aux  bâtons  de  deux  prêtres.  Car  ce  temple  était  celui 
d'Angra-Mayniou  (Ahrimane),  le  seigneur  des  mauvais  démons 
et  le  dieu  des  Touraniens. 

Ardjasp  était  à  peine  arrivé  avec  des  hommes  de  sa  tribu 
que  des  guerriers  amenèrent  devant  le  roi  Zohak  une  captive. 
C'était  une  femme  magnifique,  presque   nue.  Un  lambeau  de 

(1)  L'actuelle  Balk,  enBaktryane. 

(2)  De  là  vient  que,  dans  les  traditions  persanes  du  Zerduscht-Namèh  et  du 
Schah-Naméh,  le  roi  Zohak  est  représenté  avec  deux  serpens  qui  lui  sortent  des 
épaules. 

Toy..  ni.  —  1911.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toile  couvrait  à  peine  sa  ceinture.  Les  anneaux  d'or  de  ses  che- 
villes prouvaient  une  race  noble.  Ses  bras  étaient  liés  sur  son 
dos  avec  des  cordes  et  des  gouttes  de  sang  tachaient  sa  peau 
blanche.  Elle  était  retenue  au  col  par  une  corde  tressée  de  crin 
de  cheval  aussi  noire  que  ses  cheveux  défaits,  qui  retombaient 
sur  son  dos  et  ses  seins  palpitans.  Ardjasp  reconnut  avec  terreur 
la  femme  de  la  source,  Ardouizour...  Hélas!  combien  changée! 
Elle  était  blême  d'angoisse,  aucun  dard  ne  sortait  de  ses  yeux 
mornes.  Elle  baissait  la  tête,  la  mort  dans  l'âme. 

Le  roi  Zohak  dit  :  «  Cette  femme  est  la  plus  fière  captive  des 
Aryas  rebelles  du  mont  Albordj.  Je  l'offre  à  celui  d'entre  vous 
qui  saura  la  mériter.  Mais  il  faut  qu'il  se  voue  au  dieu  Angra- 
Mayniou,  en  versant  de  son  sang  dans  le  feu  et  en  buvant  du 
sang  de  taureau.  Il  faut  ensuite  qu'il  me  prête  serment,  à  la  vie, 
à  la  mort,  en  plaçant  sa  tête  sous  mon  pied.  Celui  qui  fera  cela, 
qu'il  prenne  Ardouizour  et  en  fasse  son  esclave.  Si  personne  n'en 
veut,  nous  l'offrirons  en  pâture  aux  deux  serpens  d'Ahrimane.  » 

Ardjasp  vit  un  long  frisson  secouer,  des  pieds  à  la  tête,  le 
beau  corps  d' Ardouizour.  Un  chef  touranien,  au  teint  orange, 
aux  yeux  bridés,  se  présenta.  Il  offrit  le  sacrifice  du  sang 
devant  le  feu  et  les  deux  serpens,  il  plaça  sa  tête  sous  les  pieds 
de  Zohak  et  fit  le  serment.  La  captive  avait  l'air  d'une  aigle 
blessée.  Au  moment  où  le  Touranien  brutal  mit  la  main  sur  la 
belle  Ardouizour,  celle-ci  regarda  Ardjasp.  Un  dard  bleu  sortit 
de  ses  yeux  et  un  cri  de  terreur  de  sa  gorge  :  «  Sauve-moi  !  » 
Ardjasp  s'élança  l'épée  nue  contre  le  chef,  mais  les  gardiens  de 
la  captive  le  saisirent  et  allaient  le  transpercer  de  leurs  lances 
quand  le  roi  Zohak  s'écria  :  u  Arrêtez  !  ne  touchez  pas  à  ce  chef!  » 
puis  se  tournant  vers  le  ieune  Arya  : 

—  Ardjasp,  dit-il,  je  te  laisse  la  vie  et  je  te  donne  cette 
femme,  si  tu  me  prêtes  serment  et  te  soumets  à  notre  Dieu. 

A  ces  mots,  Ardjasp  se  prit  les  tempes,  baissa  la  tète  et 
rentra  dans  le  rang  des  siens.  Le  Touranien  saisit  sa  proie, 
Ardouizour  poussa  un  nouveau  cri,  et  cette  fois-ci  Ardjasp  se 
serait  fait  tuer,  si  ses  compagnons  ne  l'avaient  retenu  en  le 
serrant  à  la  gorge  jusqu'à  l'étouffer.  Le  jour  pâlit,  le  soleil 
devint  noir  et  Ardjasp  ne  vit  plus  qu'un  fleuve  de  sang  rouge, 
le  sang  de  toute  la  race  touranienne,  qu'il  brûlait  de  verser  pour 
la  victime,  pour  la  divine  Ardouizour,  blessée  et  traînée  dans 
la  boue.  Ardjasp  tomba  à  terre  et  perdit  connaissance. 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  595 

Quand  le  jeune  chef  rouvrit  les  yeux,  sous  la  tente  où  ses 
compagnons  l'avaient  transporté,  il  aperçut  au  loin  une  femme 
lie'e  sur  la  selle  d'un  cheval.  Un  cavalier  sauta  sur  la  bête,  serra 
la  femme  dans  ses  bras,  et  toute  une  troupe  de  Touraniens  aux 
longues  lances,  montés  sur  leurs  chevaux  noirs,  s'élança  à  sa 
suite.  Bientôt  cavaliers,  chevaux,  croupes  et  sabots  rués  en 
l'air,  disparurent  dans  une  nuée  de  poussière  avec  la  horde 
sauvage. 

Alors  Ardjasp  se  souvint  des  paroles  d'Ardouizour  près  de 
la  source  de  lumière,  sous  les  pins  odorans:  «  Celui  qui  boira 
de  cette  eau  sera  brûlé  d'une  soif  inextinguible,  —  et  seul  un 
Dieu  peut  l'étancher  !  »  Il  avait  soif  dans  le  sang  de  ses  veines, 
dans  la  moelle  de  ses  os,  soif  de  revanche  et  de  justice,  soif  de 
lumière  et  de  vérité,  soif  de  puissance  pour  délivrer  Ardouizour 
et  Fâme  de  sa  race  ! 

n.  —  LA   VOIX    DANS   LA   MONTAGNE   ET   LE   VERBE   SOLAIRE 

Le  cheval  galopait  ventre  à  terre  à  travers  plaines  et  collines. 
Ardjasp  regagna  les  monts  de  l'Albordj.  Il  retrouva,  à  travers 
maint  rocher,  la  route  du  vallon  aux  herbes  fleuries,  entre  les 
cimes  de  neige.  En  s'approchant  des  huttes  de  bois,  il  vit  des 
laboureurs  qui  fendaient  le  sol  avec  la  charrue  attelée  de  che- 
vaux fumans.  Et  la  terre,  rejetée  le  long  des  sillons,  fumait 
aussi  de  plaisir  sous  le  soc  tranchant  et  les  durs  sabots.  Sur  un 
autel  de  pierre,  en  plein  champ,  dormait  un  glaive,  et  par-des- 
sus reposait  en  croix  une  gerbe  de  fleurs.  Ces  choses  rasséré- 
nèrent le  cœur  d'Ardjasp.  Il  trouva  Vahoumano,  le  vénérable 
patriarche,  assis  sous  sa  tente  et  rendant  la  justice  à  sa  tribu. 
Ses  yeux  étaient  pareils  au  soleil  d'argent  qui  se  lève  entre  les 
cimes  de  neige  et  sa  barbe,  d'un  blanc  verdâtre,  semblable  aux 
lichens  qui  recouvrent  les  vieux  cèdres,  aux  flancs  de  l'Albordj. 

—  Que  demandes-tu  de  moi?  dit  le  patriarche  à  l'étranger. 

—  Tu  sais  le  raptd'Ardouizour  par  leroi  Zohak,  dit  Ardjasp. 
J'ai  vu  son  supplice  à  Baktra.  Elle  est  devenue  la  proie  du 
Touranien.  On  dit  que  tu  es  un  sage;  tu  es  le  dernier  héritier 
des  prêtres  du  soleil.  Tu  es  de  ceux  qui  savent  et  qui  peuvent 
par  les  Dieux  d'en  haut.  Je  viens  chercher  auprès  de  toi  lumière 
et  vérité  pour  moi,  justice  et  délivrance  pour  mon  peuple. 

—  As-tu  la  patience    qui    brave    les    années  ?  Es-tu  prêt  à 


596 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


renoncer  à  tout  pour  ton  œuvre  ?  Car  tu  n'en  es  qu'aii  début  de 
tes  épreuves,  et  ta  souffrance  durera  toute  ta  vie. 

—  Prends  mon  corps,  prends  mon  âme,  dit  Ardjasp,  si  tu 
peux  me  donner  la  lumière  qui  assouvit  et  le  glaive  qui  délivre. 
Oui,  je  suis  prêt  à  tout,  si  par  cette  lumière  et  par  ce  glaive 
je  puis  sauver  les  Aryas  et  arracher  Ardouizour  à  son  bour- 
reau. 

—  Alors  je  puis  t'aider,  dit  Vahoumano.  Viens  habiter  ici 
pour  un  temps.  Tu  vas  disparaître  aux  yeux  des  tiens;  quand 
ils  te  reverront,  tu  seras  un  autre.  A  partir  de  ce  jour,  ton  nom 
ne  sera  plus  Ardjasp,  mais  Zarathoustra  (1)  qui  signifie  eïozVe 
d'or  ou  splendeur  du  soleil  et  tu  seras  l'apôtre  d'Ahoura-Mazda, 
qui  est  \ auréole  de  l'Omniscient,   V Esprit  vivant  de  l'Univers! 

C'est  ainsi  que  Zoroastre  devint  le  disciple  de  Vahoumano  (2). 

Le  patriarche,  prêtre  du  soleil,  détenteur  d'une  tradition  qui 
remontait  à  l'Atlantide,  enseigna  à  son  élève  ce  qu'il  savait  de  la 
science  divine  et  de  l'état  présent  du  monde. 

—  La  race  élue  des  Aryens,  dit  Vahoumano,  est  tombée  sous 
le  joug  fatal  des  Touraniens,  sauf  quelques  tribus  montagnardes; 
mais  celles-ci  sauveront  la  race  entière.  Les  Touraniens  adorent 
Ahrimane  (3)  et  vivent  sous  son  joug. 

—  Qu'est-ce  donc  qu'Ahrimane? 

—  Il  y  a  des  esprits  sans  nombre  entre  le  ciel  et  la  terre,  dit 
le  vieillard.  Innombrables  sont  leurs  formes,  et  comme  le  ciel 
sans  bornes  l'enfer  insondable  a  ses  degrés. 

Il  est  un  puissant  Archange,  nommé  Adar-Assour  (4)  ou 
Lucifer,  qui  s'est  précipité  dans  l'abîme  pour  porter  le  feu 
dévorant  de  son  flambeau  dans  toutes  les  créatures.  Il  est  le 
plus  grand  sacrifié  de  l'orgueil  et  du  désir,  qui  cherche  Dieu 
en  lui-même  et  jusqu'au  fond  du  gouffre.  Même  tombé,  il  con- 
serve le  souvenir  divin  et  pourra  quelque  jour  retrouver  sa 
couronne,    son   éloile    perdue.    Lucifer   est  l'Archange   de   la 

(1)  Zarathoustra  est  le  nom  zend  dont  Zoroastre  est  la  forme  grecque  posté- 
rieure. Les  Parsis  donnent  au  grand  prophète  aryen  le  nom  de  Zerduscht. 

(2)  Certains  kabalistes  juifs,  quelques  Gnostiques  et  les  Rosicruciens  du 
moyen  âge  identifiaient  Vahoumano,  l'initiateur  de  Zoroastre,  avec  Melchisédec, 
l'initiateur  d'Abraham. 

(3)  En  zend  :  Angra-Mayniou.  J'ai  adopté  dans  ce  récit  la  plupart  des  noms  de 
la  tradition  gréco-latine  parce  qu'ils  sont  plus  conformes  à  notre  oreille  et  plus 
évocateurs  de  souvenirs. 

(4)  Nous  le  retrouverons  sous  ce  nom  dans  la  tradition  assyrienne  de  Ninive 
et  chaldéenne  de  Babylone. 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  597 

lumière.  Ah  ri  ma  ne  (1)  n'est  pas  Lucifer,  mais  son  ombre  et 
son  revers,  le  chef  des  bandes  ténébreuses.  Attaché  à  la  terre 
avec  frénésie,  il  nie  le  ciel  et  ne  sait  que  détruire.  C'est  lui 
qui  a  souillé  les  autels  du  feu  et  suscité  le  culte  du  serpent,  lui 
qui  propage  l'envie  et  la  haine,  les  vices  et  l'oppression,  la 
fureur  sanguinaire.  Il  règne  sur  les  Touraniens,  il  attire  leur 
génie  maléfique.  C'est  lui  qu'il  faut  combattre  et  terrasser,  — 
pour  sauver  la  race  des  purs  et  des  forts. 

—  Mais  comment  combattre  l'Invisible  qui  ourdit  sa  trame 
dans  les  ténèbres? 

—  En  te  tournant  vers  le  soleil  qui  se  lève  derrière  la  mon- 
tagne de  Hara-Berezaïti.  Monte  par  la  forêt  des  cèdres  et  gagne 
la  grotte  de  l'aigle  qui  est  suspendue  sur  le  gouffre.  Là,  tu 
verras  le  soleil  surgir  tous  les  matins  des  pics  hérissés.  Pendant 
le  jour,  prie  le  Seigneur  du  soleil  de  se  manifester  à  toi  ;  la 
nuil,  attends-le  et  déploie  ton  âme  vers  les  astres  comme  une 
lyre  immense.  Tu  attendras  longtemps  le  Dieu,  car  Ahrimane 
cherchera  à  te  barrer  la  route.  Mais  une  nuit,  dans  la  paix  de  ton 
âme,  se  lèvera  un  autre  soleil,  plus  brillant  encore  que  celui  qui 
enflamme  les  cimes  du  mont  Berezaïti,  —  le  soleil  d'Ahoura- 
Mazda.  Tu  entendras  sa  voix  et  il  te  dictera  la  loi  des  Aryas. 

Quand  le  temps  fut  venu  pour  Zoroastre  de  se  retirer  dans 
sa  solitude,  il  dit  à  son  maître: 

—  Mais  où  donc  retrouverai-je  la  captive  garrottée  de 
Baktra,  que  le  Touranien  a  traînée  dans  sa  tente  et  qui  saigne 
sous  son  fouet?  Comment  l'arracher  de  ses  poings?  Comment 
chasser  de  devant  mes  yeux  le  spectre  de  ce  beau  corps  lié  de 
cordes  et  taché  de  sang,  qui  crie  et  qui  m'appelle  toujours? 
Hélas  !  ne  reverrai-je  jamais  la  fille  des  Aryas,  qui  puise  l'eau 
de  lumière  sous  les  pins  odorans  et  ses  yeux  qui  ont  laissé  dans 
mon  cœur  leurs  flèches  d'or  et  leurs  dards  bleus?  Où  reverrai-je 
Ardouizour? 

Vahoumano  se  tut  un  instant.  Son  œil  devint  terne  et  fixe, 
aussi  morne  que  la  pointe  des  glaçons  aux  branches  des  sapins 
en  hiver.  Une  grande  tristesse  semblait  peser  sur  le  vieillard 
comme  celle  qui  tombe  sur  les  cimes  de  l'Albordj  quand  le 
soleil  les  a  quittées.  Enfin,  d'un  grand  geste,  il  étendit  le 
bras  droit  et  murmura  : 

(1)  La  conception  de   Méphistophélès  dans  le   Faust   de    Goethe   correspond 
exactement  à  celle  d'Ahrimane  avec  en  plus  l'ironie  et  le  scepticisme  modernes. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  l'ignore,  mon  fils.  Ahoura-Mazda  te  le  dira...  Va  à  la 
montagne  ! 


Zoroastre,  vêtu  de  peaux  de  mouton,  passa  dix  ans  à  l'extré- 
mité de  la  grande  forêt  de  cèdres,  dans  la  grotte  suspendue  sur 
le  gouffre.  Il  vivait  de  lait  de  buffle  et  du  pain  que  les  pâtres 
de  Vahoumanolui  apportaient  de  temps  en  temps.  L'aigle,  qui 
nichait  dans  les  rochers  au-dessus  de  la  grotte,  l'avertissait  par 
ses  cris  du  lever  du  soleil.  Quand  l'astre  d'or  chassait  les 
brumes  de  la  vallée,  il  venait  voler  quelques  instans  à  grand 
bruit  d'ailes  devant  la  caverne,  comme  pour  voir  si  le  solitaire 
dormait,  puis  il  dessinait  quelques  cercles  au-dessus  de  l'abîme 
et  partait  pour  la  plaine. 

Des  années  passèrent,  disent  les  livres  persans,  avant  que 
Zoroastre  entendit  la  voix  d'Ormuz  et  vît  sa  gloire.  Ce  fut 
Ahrimane  qui  l'assaillit  d'abord  avec  ses  légions  furieuses.  Les 
jours  du  disciple  de  Vahoumano  coulaient  tristes  et  désolés. 
Après  les  méditations,  les  exercices  spirituels  et  les  prières  de 
la  journée,  il  pensait  au  destin  des  Aryas  opprimés  et  cor- 
rompus par  l'Ennemi,  il  repensait  aussi  au  sort  d'Ardouizour. 
Que  devenait  la  plus  belle  des  Aryennes  aux  mains  du  Tou- 
ranien  hideux? 

Avait-elle  noyé  son  angoisse  dans  quelque  fleuve  ou  subi 
son  ignoble  destin?  Suicide  ou  dégradation,  il  n'y  avait  pas 
d'autre  alternative.  L'une  et  l'autre  était  affreuse.  Et  Zoroastre 
voyait  sans  cesse  le  beau  corps  sanglant  d'Ardouizour  ligotté 
d'une  corde.  Cette  image  sillonnait  la  méditation  du  prophète 
naissant  comme  un  éclair  ou  comme  une  torche. 

Les  nuits  étaient  pires  que  les  jours.  Ses  rêves  nocturnes 
dépassaient  en  horreur  les  pensées  de  sa  veille.  Car  tous  les 
démons  d'Ahrimane,  tentations  et  terreurs,  venaient  l'assaillir 
sous  des  formes  hideuses  et  menaçantes  d'animaux.  Une  armée 
de  chacals,  de  chauves-souris  et  de  serpens  ailés  envahissait  la 
caverne.  Leurs  voix  glapissantes,  leurs  chuchotemens  et  leurs 
sifflemens  lui  inspiraient  le  doute  sur  lui-même,  la  peur  de  sa 
mission.  Mais,  le  jour,  Zoroastre  se  représentait  les  milliers  et 
les  milliers  d'Aryas  nomades  opprimés  par  les  Touraniens  et 
secrètement  révoltés  contre  leur  joug,  les  autels  souillés,  les 
blasphèmes  et  les  invocations  maléfiques,  les  femmes  enlevées 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  599 

et  réduites  en  esclavage  comme  Ardouizour.  Alors  l'indignation 
lui  rendait  le  courage. 

Quelquefois,  il  gravissait,  avant  l'aube,  la  cime  de  sa  mon- 
tagne boisée  de  cèdres.  Il  écoutait  le  vent  gémir  dans  les  grands 
arbres  tendus  comme  des  harpes  vers  le  ciel.  Du  sommet  il 
regardait  l'abîme,  l'escarpement  des  pentes  vertes,  les  cimes  de 
neige,  hérissées  de  pointes  aiguës,  et  au  loin,  sous  une  vapeur 
rose,  la  plaine  de  l'Iran.  Si  la  terre,  disait  Zoroastre,  a  eu  la 
force  de  soulever  d'un  tel  élan  ses  mille  mamelles  vers  le  ciel, 
pourquoi  n'aurais-je  pas,  moi,  la  force  de  soulever  mon  peuple? 
Et  quand  le  disque  éclatant  de  l'astre-roi  jaillissait  des  cimes  de 
neige,  dissipant  d'un  seul  rayon  comme  d'un  coup  de  lance  les 
brumes  du  gouffre,  Zoroastre  se  remettait  à  croire  à  Ormuz.  Il 
priait  tous  les  matins,  comme  Vahoumano  le  lui  avait  enseigné  : 
«  Sors,  ô  soleil  étincelant  avec  tes  chevaux  rapides,  monte  sur 
le  Hara-Berezaïti  et  éclaire  le  monde!  » 

Cependant  Ormuz  ne  venait  pas.  Les  rêves  nocturnes  de 
Zoroastre  devenaient  de  plus  en  plus  efîrayans.  Des  monstres 
plus  horribles  l'assiégeaient,  et,  derrière  leur  houle  mouvante, 
une  ombre  apparut,  une  ombre  vêtue  de  longs  habits  de  deuil, 
le  visage  voilé  de  noir  comme  le  reste  de  son  corps.  Elle  se 
tenait  immobile  et  semblait  regarder  le  dormeur.  Etait-ce 
l'ombre  d'une  femme  ?  Ce  ne  pouvait  être  Ardouizour.  La 
blanche  puiseuse  à  la  source  d'azur  n'aurait  pas  eu  cet  air 
sinistre.  Elle  paraissait  et  disparaissait,  toujours  immobile,  tou- 
jours voilée,  son  masque  noir  fixé  sur  Zoroastre.  Pendant  un 
mois,  elle  revint  toutes  les  nuits  sur  la  houle  des  démons  chan- 
geans.  Enfin  elle  parut  se  rapprocher  et  s'enhardir.  Derrière  ses 
voiles  noirs,  chatoyait,  en  lueurs  fugitives,  un  corps  nacré  d'une 
beauté  phosphorescente.  Était-ce  une  tentatrice  envoyée  par 
Ahrimane?  Était-ce  une  de  ces  lémures  qui  induisent  les 
hommes  à  des  amours  lugubres  parmi  les  marbres  des  tom- 
beaux, sous  les  cyprès  des  cimetières?  Mais  non;  l'Ombre 
voilée  avait  trop  de  tristesse  et  de  majesté.  Une  nuit  cependant 
elle  se  pencha  sur  lui,  et  de  sa  bouche,  à  travers  son  voile  noir 
sortit  une  haleine  brûlante  qui  se  répandit  dans  les  veines  du 
voyant  comme  un  fleuve  de  l'eu. 

Et  Zoroastre  seveilla  dans  une  sueur  d'angoisse,  sur  son  lit 
de  feuilles  sèches,  sous  sa  peau  de  buffle.  On  n'entendait,  dans 
la  nuit,  que  les  hurlemens  du  vent  tournoyant  dans  le  gouffre, 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  trombes  et  en  rafales,  du  vent  désespéré. qui  répondait  à  la 
voix  âpre  et  sauvage  du  torrent. 

Cependant,  peu  à  peu,  de  mois  en  mois,  en  ses  visites  espa- 
cées, rOmbre-Femme  s'éclaircit.  De  noire  elle  devint  grise, 
puis  blanchâtre.  Elle  semblait  apporter  avec  elle  des  rayons  et 
des  fleurs,  car  elle  chassa  les  démons  de  son  nimbe  rose  et 
venait  seule  maintenant.  Un  jour,  elle  se  montra  presque  trans- 
parente, dans  la  blancheur  d'une  aube  incertaine,  et  tendit  ses 
deux  bras  vers  Zoroastre  comme  en  un  geste  ineffable  d'adieu. 
Elle  resta  longtemps  ainsi,  toujours  muette  et  voilée.  Puis,  d'un 
autre  geste,  elle  montra  le  soleil  naissant,  et,  tournée  vers  lui, 
se  dilua  dans  son  rayon,  comme  absorbée  et  bue  par  sa  chaleur. 

Zoroastre  s'éveilla  et  marcha  jusqu'au  bord  de  la  grotte  qui 
surplombe  l'abîme.  Il  faisait  grand  jour  ;  le  soleil  était  haut 
dans  le  ciel.  A  ce  moment,  quoiqu'il  n'eût  point  vu  le  visage  de 
l'Ombre,  le  solitaire  eut  le  sentiment  irréfragable  que  ce  fantôme 
était  l'âme  d'Ardouizour  et  qu'il  ne  la  reverrait  plus  en  ce  monde. 

Il  resta  longtemps  immobile.  Une  douleur  aiguë  le  poignait; 
un  torrent  de  larmes  silencieuses  s'échappa  de  ses  yeux.  Le  froid 
les  gelait  dans  sa  barbe.  Puis  il  monta  vers  le  sommet  de  sa 
montagne.  Des  stalactites  de  neige  gelée  pendaient  aux  branches 
des  vieux  cèdres  et  fondaient  au  soleil  printanier.  La  neige  étin- 
celait  en  cristaux  sur  les  cimes  et  toute  la  chaîne  de  l'Albordj 
semblait  pleurer  des  larmes  durcies,  des  larmes  de  glace. 

Les  trois  jours  et  les  trois  nuits  qui  suivirent  furent  pour 
Zoroastre  le  pire  temps  de  désolation.  Il  vivait  la  Mort,  non  pas 
la  sienne  propre,  mais  celle  de  tous  les  êtres  ;  il  habitait  en  Elle 
et  Elle  campait  en  lui.  Il  n'espérait  plus  rien,  il  n'invoquait 
même  plus  Ormuz  et  ne  trouvait  de  repos  que  dans  un  brise- 
ment de  tout  son  être  qui  amenait  l'inconscience. 

Mais  voici  que,  la  troisième  nuit,  au  plus  profond  de  son 
sommeil,  il  entendit  une  voix  immense,  pareille  au  roulement 
d'un  tonnerre  qui  finirait  en  un  murmure  mélodieux.  Puis,  un 
ouragan  de  lumière  se  rua  sur  lui  d'une  telle  violence  qu'il  crut 
qu'on  chassait  son  âme  hors  de  son  corps.  11  sentait  que  la  puis- 
sance cosmique,  qui  le  hantait  depuis  son  enfance,  qui  l'avait 
comme  cueilli  dans  sa  vallée  pour  le  porter  à  sa  cime,  que 
l'Invisible  et  l'Innommable  allaient  se  manifester  à  son  intelli- 
gence dans  le  langage  par  lequel  les  dieux  parlent  aux  hommes. 
Le  Seigneur  des  esprits,  le  roi  des  rois,  Ormuz,  le  verbe  se- 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE,  601 

laire,  lui  apparut  sous  forme  humaine.  Vêtu  de  beauté,  de  force 
et  de  lumière,  il  fulgurait  sur  un  trône  de  feu.  Un  taureau  et 
un  lion  ailés  supportaient  son  trône  des  deux  côtés  et  un  aigle 
gigantesque  étendait  ses  ailes  sous  sa  base.  Autour  de  lui  res- 
plendissaient, en  trois  demi-cercles,  sept  Keroubim  aux  ailes 
d'or,  sept  Elohim  aux  ailes  d'azur  et  sept  Archanges  aux  ailes 
de  pourpre  (1).  D'instant  en  instant,  un  éclair  partait  d'Ormuz 
et  pénétrait  les  trois  mondes  de  sa  lumière.  Alors  les  Keroubim, 
les  Elohim  et  les  Archanges  reluisaient  comme  Ormuz  lui- 
même  de  l'éclat  de  la  neige,  pour  reprendre  aussitôt  leur  couleur 
propre.  Noyés  dans  la  gloire  d'Ormuz,  ils  manifestaient  l'unité 
de  Dieu  ;  brillans  comme  l'or,  l'azur  et  la  pourpre,  ils  deve- 
naient son  prisme.  Et  Zoroastre  entendit  une  voix  formidable, 
mais  mélodieuse  et  vaste  comme  l'univers.  Elle  disait  : 

—  Je  suis  Ahoura-Mazda,  celui  qui  t'a  créé,  celui  qui  t'a  élu. 
Maintenant,  écoute  ma  voix,  ô  Zarathoustra,  le  meilleur  des 
hommes.  Ma  voix  te  parlera  jour  et  nuit  et  te  dictera  la  parole 
vivante  (2). 

Alors  il  y  eut  une  fulguration  aveuglante  d'Ormuz  avec  ses 
trois  cercles  d'Archanges,  d'Elohim  et  de  Keroubim.  Le  groupe, 
devenu  colossal,  occupait  toute  la  largeur  du  gouffre  et  cachait 
les  cimes  hérissées  de  l'Albordj.  Mais  il  pâlit  en  s'éloignant 
pour  envahir  le  firmament.  Pendant  quelques  instans,  les  con- 
stellations scintillèrent  à  travers  les  ailes  des  Keroubim,  puis  la 
vision  se  dilua  dans  l'immensité.  Mais  l'écho  de  la  voix  d'Ahoura- 
Mazda  retentissait  encore  dans  la  montagne  comme  un  tonnerre 
lointain  et  s'éteignit  aveele  frémissement  d'un  bouclier  d'airain. 

Zoroastre  était  tombé  la  face  contre  terre.  Quand  il  s'éveilla, 
il  était  tellement  anéanti  qu'il  se  retira  dans  le  coin  le  plus 
obscur  de  la  grotte.  Alors  l'aigle  qui  nichait  au-dessus  de  la 
caverne  et  qui  sortait  ce  matin-là  du  gouflre,  où  il  avait  vai- 
nement cherché  sa  proie,  vint  se  poser  familièrement  à  quelques 
pas  du  solitaire,  comme  si  l'oiseau  royal  d'Ormuz  reconnaissait 
enfin  son  prophète.  Le  dos  de  l'oiseau  ruisselait  de  pluie.  Il 
lissa  du  bec  ses  plumes  fauves,  puis,  comme  l'astre  du  jour 
sortait  d'un  nuage,  il  étendit  ses  ailes  pour  les  sécher  et  regarda 
fixement  le  soleil. 

(1)  Les  Keroubim  s'appellent  dans  le  Zend-Avesta  Amschapands,  les  Elohim 
des  izeds  et  les  Archanges  des  Férouers. 

(2)  Zend  Avesla  signifie  la  parole  vivante  dans  la  langue  zend. 


602  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


A  partir  de  ce  moment,  Zoroastre  entendit  journellement  la 
v.oix  d'Ormuz.  Elle  lui  parlait  la  nuit  et  le  jour  comme  une 
voix  intérieure  ou  par  des  images  ardentes  qui  étaient  comme 
les  pensées  vivantes  de  son  Dieu.  Ormuz  lui  enseigna  la  création 
du  monde  et  sa  propre  origine,  c'est-à-dire  la  manifestation  du 
verbe  vivant  dans  l'univers  (1),  les  hiérarchies  ou  forces  cos- 
miques, la  lutte  nécessaire  contre  Ahrimane,  déchet  de  l'œuvre 
créatrice,  esprit  du  mal  et  de  la  destruction,  les  moyens  de  le 
combattre  par  la  prière  et  le  culte  du  feu.  Il  lui  enseigna  le 
combat  contre  les  démons  par  la  pensée  vigilante  et  contre  les 
Impurs  (les  Touraniens)  par  les  armes  consacrées.  Il  lui  apprit 
l'amour  de  l'homme  pour  la  terre  et  l'amour  de  la  terre  pour 
l'homme  qui  sait  la  cultiver,  la  part  qu'elle  prend  à  la  splen- 
deur des  moissons  et  sa  joie  d'être  labourée,  et  ses  forces 
secrètes  qui  émanent  en  bénédictions  sur  la  famille  du  labou- 
reur. Tout  le  Zend-Avesta  n'est  qu'une  longue  conversation 
entre  Ormuz  et  Zoroastre.  «  Quelle  est  la  chose  la  plus  agréable 
à  cette  terre  ?  Ahoura-Mazda  répondit:  —  C'est  lorsqu'un  homme 
pur  marche  sur  elle.  —  Qu'y  a-t-il  en  second  lieu  de  plus 
agréable  à  cette  terre  ?  —  C'est  lorsqu'un  homme  pur  construit 
une  demeure  pourvue  de  feu,  pourvue  de  bétail,  où  il  y  a  une 
femme,  des  j  enfans  et  de  beaux  troupeaux.  Car  il  y  a  en  cette 
maison  abondance  de  droilwe  (2).  »  Et  Zoroastre,  par  la  voix 
d'Ormuz,  entendit  la  réponse  que  la  terre  fait  à  l'homme  qui  la 
respecte  et  la  cultive.  Elle  dit  :  «  Homme,  je  te  soutiendrai 
toujours  et  je  viendrai  à  toi.  »  Et  la  terre  vient  à  lui  avec  sa 
bonne  odeur  et  sa  bonne  fumée,  et  la  pointe  du  blé  vert  qui 
pousse  et  la  moisson  resplendissante.  Tout  au  contraire  du  pes- 
simisme bouddhiste  et  de  la  doctrine  de  la  non-résistance,  il  y 
a  dans  le  Zend-Avesta  (écho  des  révélations  intimes  de  Zoroastre) 
un  optimisme  sain  et  une  combativité  énergique.  Ormuz  con- 

(1)  «  Dans  la  religion  de  Zoroastre,  dit  Silvestre  de  Sacy,  il  est  évident  qu'à 
l'exception  du  temps  tout  a  été  créé  ;  le  créateur  c'est  le  temps,  car  le  temps  n'a 
point  de  bornes;  il  n'a  ni  hauteur,  ni  racine;  il  a  toujours  été  et  il  sera  toujours. 
Malgré  ces  excellentes  prérogatives  que  possédait  le  temps,  il  n'y  avait  personne 
qui  lui  donnât  le  nom  de  créateur.  Pourquoi  cela?  Parce  qu'il  n'avait  rien  créé. 
Ensuite  il  créa  le  feu  et  l'eau  et  quand  il  les  eut  mis  en  contact,  Ormuz  reçut 
l'existence.  Alors  le  temps  fut  et  créateur  et  seigneur,  à  sause  de  la  création  qu'il 
avait  exercée.  » 

(2)  Troisième  Fargard  du  Vendidad-Sadé  (1-17). 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  603 

damne  la  violence  et  l'injustice,  mais  impose  le  courage  comme 
la  vertu  première  de  l'homme.  Dans  la  pensée  de  Zoroastre,  on 
sent  la  présence  continue  du  monde  invisible,  des  hiérarchies 
cosmiques,  mais  toute  l'attention  est  portée  sur  l'action,  sur  la 
conquête  de  la  terre,  par  la  discipline  de  l'âme  et  l'énergie  de  la 
volonté. 

Le  prophète  inspiré  de  TAlbordj  prit  l'habitude  de  noter 
ses  révélations  intérieures  sur  une  peau  de  mouton  avec  un 
stylet  de  bois  trempé  dans  le  feu,  sous  la  forme  des  caractères 
sacrés  que  lui  avait  enseignés  Vahoumano.  Plus  tard  des  dis- 
ciples notèrent  ses  pensées  ultérieures  sous  sa  dictée,  et  cela 
devint  le  Zend-Avesta,  écrit  d'abord  sur  des  peaux  de  bêtes 
comme  devait  l'être  le  Koran  des  Arabes,  et  conservé  dans  une 
sorte  d'arche  sainte  en  bois  de  cèdre,  renfermant  la  cosmo- 
gonie, les  prières  et  les  lois  avec  les  cérémonies  du  culte. 

m.    —    LE    GRAND    COMBAT    ET    l'aNGE    DE    LA    VICTOIRE 

Lorsque,  après  dix  ans  de  solitude  et  de  méditation,  Zoroastre 
revint  dans  sa  tribu  natale,  les  siens  le  reconnurent  à  peine. 
Une  flamme  guerrière  sortait  du  mystère  de  ses  grands  yeux, 
et  une  autorité  souveraine  émanait  de  sa  parole.  Il  convoqua  sa 
tribu  et  les  tribus  aryennes  voisines  pour  les  inciter  à  la  guerre 
contre  les  Touraniens,  mais  en  même  temps  il  leur  annonça  sa 
révélation,  le  Zend-Avesta,  le  verbe  vivant,  la  parole  d'Ormuz. 
Cette  parole  devint  le  centre  animateur  de  son  œuvre.  Purifi- 
cation, travail  et  combat,  telles  en  furent  les  trois  disciplines. 
Purification  de  l'esprit  et  du  corps  par  la  prière  et  le  culte  du 
feu,  «  ce  fils  d'Ormuz,  »  comme  il  l'appelle,  du  feu  qui  renferme 
le  premier  souffle  de  Dieu.  Travail  de  la  terre  par  la  charrue 
et  culture  des  arbres  sacrés,  cyprès,  cèdre,  oranger;  travail 
couronné  d'amour,  avec  l'épouse  prêtresse  au  foyer.  Combat 
contre  Ahrimane  et  les  Touraniens.  La  vie  des  Aryas  sous 
Zoroastre  fut  ainsi  une  perpétuelle  veillée  des  armes,  une  lutte 
incessante,  adoucie  et  rythmée  par  les  travaux  des  champs  et 
les  joies  mâles  du  foyer.  Les  hymnes  à  Ormuz  embellissaient  le 
sacrifice  quotidien  du  feu.  La  cité  primitive  fondée  par  Zoroastre 
fut  une  cité  en  marche,  une  cité  de  combat.  On  semait  l'arc  en 
main  et  le  javelot  fixé  à  la  ceinture,  on  labourait  sur  le  champ 
de  bataille,  on  moissonnait  aux  jours  de  repos.  On  n'avançait 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  pas  à  pas.  Sur  chaque  terre  conquise  Zoroastre  faisait  planter 
le  camp  formé  de  palissades,  germe  d'une  cité  future.  Au  centre, 
l'autel  du  feu  sous  un  portique  entouré  de  cyprès,  souvent  près 
d'une  source.  Des  mobcds,  ou  prêtres,  furent  institués,  et  des 
destours,  ou  docteurs  de  la  loi.  Défense,  sous  peine  de  mort,  à 
ceux  de  la  religion  mazdéenne  de  donner  leurs  filles  aux  Tou- 
raniens  ou  d'épouser  des  Touraniennes.  Zoroastre  donnait  pour 
exemple,  à  ses  laboureurs  guerriers,  les  animaux  sacrés,  leurs 
compagnons  et  collaborateurs,  le  chien  fidèle,  le  cheval  alerte, 
le  coq  vigilant.  «  Que  dit  le  chant  du  coq?  H  dit  :  Tiens-toi 
debout,  il  fait  jour.  Celui  qui  se  lève  le  premier,  entre  en  para- 
dis. »  Comme  tous  les  vrais  initiés,  Zoroastre  n'ignorait  pas  la 
loi  de  la  réincarnation,  mais  il  n'en  parlait  point.  Il  n'entrait 
pas  dans  sa  mission  de  la  révéler.  Cette  idée  eût  détourné  la  race 
aryenne  de  son  œuvre  prochaine,  la  conquête  du  sol  par  l'agri- 
culture et  la  cristallisation  de  la  famille.  Mais  il  enseignait  à 
ses  adeptes  le  principe  du  Karma  sous  sa  forme  élémentaire,  à 
Savoir  que  l'autre  vie  est  la  conséquence  de  celle-ci.  Les  impurs 
vont  au  royaume  d'Ahrimane.  Les  purs  s'en  vont,  sur  un  pont 
de  lumière,  construit  par  Ormuz,  brillant  comme  le  diamant, 
aigu  comme  le  tranchant  d'une  épée.  Au  haut  de  ce  pont,  les 
attend  un  ange  ailé,  beau  comme  une  vierge  de  quinze  ans  et 
cette  vierge  leur  dit  :  «  Je  suis  ton  œuvre,  je  suis  ton  vrai  moi, 
je  suis  ta  propre  âme  sculptée  par  toi-même  (1)  !  » 

Toutefois  Zoroastre  portait  au  fond  de  lui-même  une  tris- 
tesse indicible.  La  terrible  mélancolie  des  prophètes,  rançon  de 
leurs  extases,  l'accablait  quelquefois.  Son  œuvre  était  vaste 
comme  les  horizons  de  l'Iran,  où  les  montagnes  fuient  derrière 
les  montagnes,  et  les  plaines  au  bout  des  plaines.  Mais  plus 
Ahoura-Mazda  l'attirait  à  lui,  et  plus  la  grandeur  du  prophète 
le  séparait  du  cœur  des  hommes,  quoiqu'il  vécût  au  milieu 
d'eux  dans  la  lutte.  Parfois,  aux  soirs  d'automne,  les  femmes 
portant  leurs  gerbes  de  moisson  défilaient  devant  lui.  Quelques- 
unes  s'agenouillaient  et  présentaient  leur  gerbe  de  blé  au  pro- 
phète assis  sur  une  pierre,  près  de  l'autel  des  champs.  Il  éten- 

(1)  Voyez  dans  le  Zend-Avesla  (traduction  d'Anquetil-Duperron,  l'héroïque 
découvreur  de  la  langue  zend  et  de  la  religion  persane  primitive)  le  récit  d'une 
sorte  de  tentation  de  Zoroastre  par  Agra-Mayniou  i(Ahrimane).  Suivent  les 
moyens  de  combattre  AhrimRne  par  des  prières  et  des  invocations.  Le  chapitre  se 
termine  par  une  description  du  jugement  de  l'âme  entre  m  par  Zoroastre  en  une 
sorte  de  vision  {Vendidad-Sadé^  19'  Fargard). 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  605 

dait  les  bras  sur  chacune  en  prononçant  quelques  mots.  Il 
regardait  ces  nuques  robustes  et  ces  bras  bronzés  par  le  soleil. 
L'une  ou  l'autre  de  ces  femmes  lui  rappelait  Ardouizour,  mais 
aucune  n'avait  la  blancheur  éclatante  de  la  Vierge,  puiseuse  de 
lumière  à  la  source  d'azur,  aucune  n'avait  la  fierté  de  son  port, 
aucune  son  visage  de  fille  de  roi,  aucune  son  regard  d'aigle 
blessé  qui  perçait  comme  un  javelot,  aucune  le  son  de  sa  voix 
qui  submergeait  comme  un  flot  de  cristal.  Il  entendait  encore 
son  cri:  «  Sauve-moi!  »  et  il  n'avait  pu  la  sauver...  C'est  ce 
cri  terrible  qui  avait  poussé  le  fougueux  jeune  homme  vers  le 
sage  Vahoumano,  lequel  Ardjasp  était  devenu  Zoroaslre.  C'est 
grâce  à  ce  cri  qu'il  avait  soulevé  sa  tribu  et  toute  la  race  des 
Aryas  à  la  conscience  d'elle-même  pour  une  lutte  à  la  vie,  à  la 
mort.  De  ce  cri  d'une  femme  en  détresse  était  née  son  œuvre. 
Mais  Elle...  Ardouizour...  où  languissait-elle...  vivante  ou 
morte?  Zoroastre,  qui  savait  tant  de  choses,  ne  le  savait  pas. 
Malgré  toutes  ses  prières,  Ahoura-Mazda  ne  le  lui  avait  pas 
révélé.  Un  nuage  de  sombre  douleur  lui  masquait  ce  secret. 

Après  quarante  ans  de  luttes  tumultueuses  aux  nombreuses 
péripéties,  Zohak,  roi  des  Touraniens,  qui  n'avait  cessé  de 
harceler  les  vainqueurs,  fut  tué,  et  sa  forteresse  prise  par  les 
Aryas.  Zoroastre  proclama  Lorasp  roi  des  Aryas  et  instaura  le 
culte  d'Ormuz  à  Baktra,  après  avoir  fait  couper  eu  morceaux 
les  deux  serpens,  puis  combler  de  sable  et  de  blocs  de  pierre  la 
caverne  qui  avait  servi  au  culte  infâme  d'Ahrimane.  Ayant  ainsi 
parfait  son  œuvre,  il  voulut  se  retirer  dans  sa  caverne,  pour 
savoir  d'Ormuz  l'avenir  de  sa  race  et  transmettre  cette  révélation 
aux  siens.  Il  donna  ordre  à  ses  trois  meilleurs  disciples  de  le 
rejoindre  au  mont  Albordj,  au  bout  d'un  mois,  pour  recevoir 
ses  dernières  instructions.  Zoroastre  voulait  finir  sa  vie  sur  la 
montagne  où  il  avait  entendu  pour  la  première  fois  la  voix 
d'Ormuz,  et  il  savait  que  son  Dieu  lui  dirait  là  une  dernière 
parole.  Mais,  avant  de  quitter  le  monde,  voici  la  recommanda- 
tion qu'il  laissa  à  ses  fidèles  comme  conclusion  et  résumé  du 
Zend-Avesta  :  «  Que  ceux  qui  m'écoutent  ne  considèrent  pas 
Ahrimane,  l'apparence  des  choses  et  des  ténèbres,  mais  le  Feu 
originaire,  la  Parole,  Ahoura-Mazda  —  et  qu'ils  y  vivent.  Ceux 
qui  ne  m'écoutent  pas  s'en  repentiront  à  la  fin  des  temps  (1).  » 

(1)  Ahoura-Mazda,  lauréole   du    soleil,  représente  ici   la  couronne  d'esprits 
divins  qui  ont  créé  le  soleil  et  forment  son  aura  et  dont  Ormuz  est  l'animateur. 


G 06  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Quand  Zoroastre  parvint  à  sa  caverne,  aux  premiers  jours 
du  printemps,  il  neigeait  encore  dans  l'Albordj,  et  le  vent  était 
rude,  sous  les  cimes  blanches,  dans  la  forêt  de  cèdres.  Les 
pâtres  qui  l'avaient  conduit  lui  firent  du  feu,  puis  le  laissèrent 
seul.  Et  le  prophète  fatigué  et  rassasié  de  jours  se  mit  à  songer 
en  contemplant  la  danse  des  flammes  rouges  et  claires  sur  le 
bois  résineux.  Il  repensa  toute  sa  vie  et  la  contempla  comme  un 
seul  tableau.  Il  la  revit  comme  un  grand  fleuve  aux  cent 
détours,  aux  mille  affluens,il  la  vit  de  la  source  à  l'embouchure. 
Le  clair  ruisseau  des  hauteurs  était  devenu  une  large  rivière,  et 
la  rivière  un  fleuve  roulant  sur  le  sable,  écumant  contre  les 
falaises.  Des  cités  avaient  surgi  sur  ses  bords  et  des  navires 
glissaient  à  sa  surface.  Et  voici  que  la  majesté  du  fleuve  allait  se 
perdre  dans  l'immensité  de  l'Océan!...  La  tâche  était  faite,  les 
Aryas  étaient  libres.  Mais  maintenant,  qu'allait  devenir  sa  race? 

La  nuit  tombait,  il  faisait  froid.  Le  vieux  prophète  grelottait 
près  de  son  feu.  Alors  il  s'écria  :  «  0  divin  seigneur  Ormuz,  me 
voici  près  de  ma  fin.  Je  me  suis  dépouillé,  j'ai  tout  sacrifié  à 
mon  peuple,  j'ai  obéi  à  ta  voix.  Pour  devenir  Zoroastre,  Ardjasp 
a  renoncé  à  la  divine  Ardouizour;  et  Zoroastre  ne  l'a  plus 
revue.  Elle  s'est  évanouie  dans  les  limbes  de  l'espace  et  le  sei- 
gneur Ormuz  ne  Ta  point  rendue  à  son  prophète.  J'ai  tout 
sacrifié  à  mon  peuple  pour  qu'il  ait  des  hommes  libres  et  de 
fières  épouses.  Mais  aucune  d'elles  n'a  la  splendeur  d'Ardouizour, 
la  flamme  dorée  qui  tombait  de  ses  yeux...  Que  du  moins  je 
connaisse  l'avenir  de  ma  race  !...  » 

En  murmurant  ces  mots,  Zoroastre  entendit  le  roulement 
d'un  tonnerre  lointain,  accompagné  du  frémissement  de  mille 
boucliers  de  bronze.  Le  bruit  grandit  en  se  rapprochant  et 
devint  terrible.  Toutes  les  montagnes  tremblaient,  et  la  voix  du 
Dieu  irrité  semblait  vouloir  déraciner  la  chaîne  de  l'Albordj . 

Zoroastre  ne  put  que  s'écrier  :  «  Ahoura-Mazda  !  Ahoura- 
Mazda  î  »  Et  le  prophète  épouvanté  s'évanouit,  la  face  contre 
terre,  sous  la  voix  grondante  du  ciel. 

Aussitôt  Zoroastre  revit  Ormuz  dans  toute  sa  splendeur,  tel 
qu'il  l'avait  vu  au  premier  jour  de  sa  révélation,  mais  sans  sa 
couronne  de  Férouers  et  d'Amschapands.  Seuls  les  trois  ani- 
maux sacrés,  le  taureau,  le  lion  et  l'aigle,  soutenant  son  trône 

Cette  auréole  spirituelle  est  en  quelque  sorte  l'âme  vivante  du  soleil  dans  la 
pensée  du  mazdéisme. 


LA  LÉGENDE  DE  ZOROASTRE.  607 

de  feu,  fiilguraient  sous  lui.  Et  Zoroastre  entendit  la  voix 
d'Ormuz  rouler  à  travers  l'espace  et  vibrer  à  travers  son  cœur. 

—  Pourquoi,  disait-elle,  veux-tu  connaître  ce  qui  n'appar- 
tient qu'à  ton  Dieu?  Aucun  prophète  ne  connaît  toutes  les 
pensées  du  V^erbe.  Ne  doute  pas  d'Ahoura-Mazda,  Zoroastre, 
ô  toi  le  meilleur  des  hommes,  car  je  porte  dans  ma  balance  le 
destin  de  tous  les  êtres  et  le  tien  propre.  Tu  veux  savoir  le 
destin  de  ta  race?  Regarde  donc  ce  que  les  peuples  d'Asie  vont 
faire  des  trois  animaux  qui  soutiennent  mon  trône. 

La  vision  fulgurante  d'Ormuz  disparut,  et  Zoroastre  fut  trans- 
porté en  esprit  dans  les  temps  futurs.  Volant  à  travers  l'espace, 
il  vit  défiler  à  ses  pieds  le  tumulte  des  montagnes  et  la  fuite 
éperdue  des  plaines  comme  le  rouleau  d'un  grand  livre  qui  se 
déroule.  Il  aperçut  l'Iran  jusqu'à  la  mer  Caspienne,  la  Perse 
jusqu'au  Taurus  et  au  Caucase,  la  Mésopotamie  jusqu'au  golfe 
Persique.  Il  vit  d'abord  un  flot  de  Touraniens  reprendre  la  for- 
teresse de  Baktra  et  profaner  le  temple  d'Ormuz.  Puis  il  vit,  sur 
les  bords  du  Tigre,  se  dresser  l'orgueilleuse  Ninive,  palais, 
tours  et  temples.  Un  taureau  gigantesque,  ailé,  à  tête  humaine, 
symbole  de  sa  puissance,  posait  au  sommet  de  la  ville.  Et 
Zoroastre  vit  ce  taureau  se  changer  en  un  buffle  sauvage  et 
ravager  les  plaines  et  piétiner  les  peuples  d'alentour,  au  milieu 
desquels  les  purs  Aryas  fuyaient  en  masse  vers  le  Nord.  Puis 
il  vit,  cité  plus  vaste  encore,  sur  les  bords  de  l'Euphrate,  s'éle- 
ver, avec  sa  double  enceinte  et  ses  pyramides,  la  monstrueuse 
Babylone.  Dans  un  de  ses  sanctuaires,  dormait  roulé  sur  lui- 
même  un  serpent  colossal.  L'aigle  d'Ormuz,  qui  volait  par  les 
airs,  voulut  l'attaquer.  Mais  le  serpent  lové  le  chassa  d'un 
souffle  de  feu,  et  s'en  alla  baver  son  poison  sur  tous  les  peuples 
d'alentour.  Enfin  Zoroastre  vit  le  lion  ailé  marcher  victorieux 
à  la  tête  d'une  armée  de  Perses  et  de  Mèdes.  Mais  soudain  le 
roi  du  désert  se  changea  en  un  tigre  féroce  qui  dévorait  les 
peuples  et  déchirait  les  prêtres  jusqu'au  fond  du  temple  du 
soleil,  aux  bords  du  Nil. 

Et  Zoroastre  s'éveilla  de  son  rêve  avec  un  cri  d'horreur  : 
«  Si  tel  est  l'avenir  qui  menace  les  Aryas,  de  la  race  des  purs 
et  des  forts,  s'écria  le  prophète,  j'ai  combattu  en  vain.  S'il  en 
est  ainsi,  je  m'en  vais  receindre  mon  épée,  qui  jusqu'à  ce  jour 
est  restée  vierge  de  sang  ennemi  et  la  tremper  jusqu'à  la  garde 
dans  le  sang  touranien.  Moi,  vieillard,  j'irai  seul  vers  l'Iran, 


608  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  exterminer  jusqu'au  dernier  les  fils  de  Zohak,  afin  qu'ils 
ne  détruisent  pas  mon  peuple,  dussé-je  devenir  la  proie  d'Ahri- 
mane...  comme  la  noble  Ardouizour  ! 

Alors  la  voix  d'Ormuz  s'éleva  comme  un  léger  murmure, 
comme  un  souffle  de  brise  dans  les  branches  des  grands  cèdres 
et  dit  :  «  Arrête,  mon  fils,  arrête,  grand  Zoroastre.  Ta  main 
ne  doit  plus  toucher  une  épée,  tes  jours  sont  révolus.  Gagne  le 
haut  de  la  montagne,  où  l'on  voit  le  soleil  se  lever  sur  les 
cimes  du  mont  Berezaïti.  Tu  viens  de  voir  l'avenir  avec  l'œil 
des  hommes;  tu  vas  le  voir  avec  l'œil  des  Dieux.  Là-haut  reluit 
la  justice  d'Ormuz  et  t'attend  l'Ange  de  la  Victoire.  » 

Et  Zoroastre  gravit  la  montagne  au-dessus  de  la  grotte.  Au 
sommet,  il  s'assit  épuisé  sous  un  cèdre  et  attendit  le  jour. 
Quand  le  soleil  parut  derrière  la  forêt  des  cimes  blanches,  le 
vieux  lutteur  sentit  un  grand  frisson  secouer  son  corps. 

—  C'est  la  mort  !  dit  la  voix  d'Ahrimane  dans  le  gouffre 
ténébreux. 

—  C'est  la  résurrection  !  dit  la  voix  d'Ormuz  dans  le  ciel. 
Aussitôt  Zoroastre  aperçut   comme  une  arche  de  lumière, 

qui  partait  de  ses  pieds  pour  s'élancer  au  ciel.  Elle  était  aiguë 
comme  le  tranchant  d'un  glaive  et  brillait  comme  le  diamant. 

Son  âme,  arrachée  de  son  corps  et  comme  emportée  par  un 
aigle,  s'élança  par-dessus. 

Au  haut  de  l'arche,  une  femme  superbe,  drapée  de  lumière, 
était  debout  sur  le  pont  de  Tinegad.  Elle  rayonnait  de  fierté  et 
de  joie  surhumaine.  Gomme  deux  éclairs  blancs,  deux  ailes 
jaillissaient  de  ses  épaules.  Elle  tendait  au  prophète  une  coupe 
d'or  d'où  débordait  un  breuvage  écumant.  Il  sembla  à  Zoroastre 
qu'il  la  connaissait  depuis  toujours,  et  pourtant  il  ne  put  la 
nommer,  tant  son  sourire  merveilleux  l'éblouissait  de  son  éclat. 

—  Qui  es-tu,  ô  prodige? 

—  0  mon  maître,  ne  me  reconnais-tu  pas?  Je  suis 
Ardouizour...  Je  suis  ta  création,  je  suis  plus  que  toi-même, 
je  suis  ton  àme  divine.  Car  c'est  toi  qui  m'as  sauvée,  c'est  toi 
qui  m'as  suscitée  à  la  vie!  Quand,  prise  d'horreur  et  de  colère, 
j'ai  tué  mon  ravisseur,  le  chef  touranien,  et  quand  ses  frères 
m'eurent  poignardée,  mon  âme  erra  longtemps  dans  les  ténèbres. 
J'étais  l'ombre  qui  te  hanta.  Je  t'ai  persécuté  de  mon  déses- 
poir, de  mes  remords,  de  mon  désir...  Mais  ce  sont  tes  prières, 
tes  larmes,  tes  appels  qui  m'ont  soulevée  peu  à  peu  du  royaume 


f.A   LÉGENDE    DE    ZOROASTRE.  609 

d'Ahrimane.  Sur  l'encens  de  ton  amour,  sur  l'éclair  de  ta 
pensée,  je  me  suis  approchée,  moi  aussi,  de  la  splendeur 
d'Ormuz.  Enfin  nous  allons  boire  la  coupe  de  la  vie  immortelle 
à  la  source  de  la  lumière!... 

Et  la  belle  Ardouizour,  transfigurée  en  l'Ange  de  la  Victoire, 
se  jeta  au  cou  de  Zoroastre  comme  l'épouse  se  jette  au  cou  de 
l'époux,  lui  présentant  à  boire  la  coupe  écumante  de  l'éternelle 
jeunesse.  Alors  il  sembla  au  prophète  qu'une  onde  de  lumière  et 
de  feu  le  submergeait  tout  entier.  Du  même  coup,  Ardouizour 
avait  disparu,  mais  elle  avait  pénétré  de  part  en  part  son  sauveur. 
Maintenant  Ardouizour Tibrait  au  cœur  de  Zoroastre.  Elle  regar- 
dait par  ses  yeux  ;  il  regardait  par  les  siens,  et  tous  deux  voyaient 
la  gloire  d'Ormuz.  Désormais  ils  étaient  un,  Zoroastre  sentait 
qu'Ardouizour  pouvait  s'envoler  au  loin  sans  se  séparer  de  lui, 
—  ou  se  fondre  à  son  essence  sans  cesser  d'être  elle-même. 

Et  tout  à  coup,  abaissant  ses  yeux  vers  la  terre,  le  prophète 
vit  les  Aryas  s'avancer  en  longues  caravanes,  par  tribus  et  par 
peuples.  Ardouizour  marchait  à  leur  tête  et  les  conduisait  vers 
rOccident...  Ardouizour  devenue...   l'àme  de  la  race  blanche. 


Quand  les  trois  disciples  voulurent  rejoindre  leur  maître,  ils 
ne  le  trouvèrent  plus.  Dans  la  grotte,  il  n'y  avait  que  son  bâton 
de  voyage  et  le  gobelet  d'or  qui  lui  servait  pour  verser  la 
liqueur  fermentée  dans  le  feu.  Ils  cherchèrent  partout,  mais  en 
vain.  Au  sommet  de  la  montagne,  il  n'y  avait  aucune  trace  du 
prophète.  Son  aigle  familier  planait  seul  sur  le  gouffre  et  lors- 
qu'il frôlait  les  flancs  de  la  caverne,  d'un  fort  battement  d'aile, 
il  semblait  y  chercher  encore  le  frère  de  sa  solitude,  le  seul 
homme  qui  avait  osé  —  comme  lui  —  regarder  le  soleil  en  face. 

Edouard  Schuré. 


TOMg  ni.  —  1911.  39 


MÉNÉLIK 


Les  dépêches  d'Addis  Ababa  annoncent  que  le  jeune  prince 
Lidy  Yassou  va  être  couronné  roi  des  rois  d'Ethiopie.  Les  per- 
sonnages qui  commandent  encore  au  nom  de  Ménélik  estiment 
cette  manifestation  nécessaire  à  la  consolidation  de  son  œuvre. 
Le  moment  est  donc  venu  d'essayer  de  donner  au  public  une 
idée  de  ce  que  fut  l'étrange  carrière  du  Négous  auquel  ses  col- 
laborateurs jugent  prudent  aujourd'hui  de  donner  un  successeur. 

Le  grand  Africain  qui  vient  d'entrer  dans  l'histoire  puisque, 
s'il  n'est  pas  encore  matériellement  mort,  il  ne  traîne  plus  dans 
un  coin  du  Guébi  d'Addis  Ababa  qu'un  reste  de  vie  animale,  se 
révéla  au  gros  de  l'opinion  européenne  par  son  triomphe  du 
1"  mars  1896.  Le  vainqueur  d'Adoua  sauvait  l'indépendance 
éthiopienne,  il  provoquait  la  chute  du  régime  crispinien  ;  iî 
apparaissait  ainsi  comme  un  facteur  de  la  politique  internatio- 
nale. L'intérêt  général  se  porta  sur  ce  Roi  des  Rois  d'Ethiopie, 
mais  pour  en  faire  bien  plus  un  personnage  de  légende  qu'un 
homme  dont  l'œuvre  et  le  caractère  apparaissaient  clairement. 
Peu  nombreux  furent  les  témoins  du  drame  qui  se  demandèrent 
dans  quelles  circonstances  et  par  les  efforts  de  quel  génie 
l'acteur  principal  avait  pu  préparer  le  coup  d'éclat  du  dénoue- 
ment; bien  peu  avaient  suivi  la  politique  grâce  à  laquelle  Ménélik 
lit  échapper  la  région  sur  laquelle  il  régnait  au  partage  de 
l'Afrique  que  les  Européens  dépecèrent  avec  tant  de  hâte  dans 
les  vingt  dernières  années  du  xix*  siècle. 

Il  est  vrai  que  les  informations  manquaient,  et  ont 
continué  à  manquer  depuis,  qui  auraient  permis  de  substituer 
l'exactitude  à  la  légende.   Pour  comprendre   la   réalité    éthio- 


MÉNÉLIK.  611 

pienne,  le  public  aurait  dû  se  garder  des  fables  de  voyageurs  qui, 
soit  pour  se  grandir  en  grossissant  ce  qu'ils  avaient  vu,  soit 
même  dans  un  intérêt  moins  innocent,  avaient  trop  souvent  beau 
mentir  parce  qu'ils  venaient  de  loin.  Mais  surtout,  pour  se  re- 
présenter la  carrière  de  Ménélik,  il  aurait  fallu  faire  l'effort  de 
transposer  dans  un  cadre  africain  et  oriental  les  souvenirs  de 
notre  plus  haut  moyen  âge.  Le  personnage  du  grand  Négous  ne 
se  conçoit,  en  effet,  que  dans  un  milieu  d'allures  mérovingiennes- 
11  a  régné  sur  un  pays  fertile  en  aventuriers  belliqueux  et  où  de  si 
nombreux  exemples  ont  montré  qu'un  soldat  heureux  peut  aspirer 
à  tout,  que  les  morceaux  de  l'Empire  ne  sont  tenus  ensemble 
que  par  la  force  du  bras  du  Souverain.  Pendant  longtemps  son 
palais  ne  fut  qu'un  amas  de  vastes  paillotes  où  il  vivait,  comme 
tous  les  seigneurs  éthiopiens,  au  milieu  d'un  luxe  primitif 
d'armes,  de  boucliers  en  peau  d'hippopotame  lamés  de  cuivre 
et  d'argent,  de  chevaux  de  guerre  et  de  jarres  d'hydromel, 
avec,  pour  joie  la  plus  raffinée,  le  plaisir  d'entendre  des  trou- 
vères à  sa  solde  chanter  sa  puissance  et  ses  exploits.  Son  peuple 
avait  hérité  de  quelque  chose  des  lois  de  Rome  et  de  Constan- 
tinople  dont  s'inspire,  de  loin,  le  code  éthiopien,  le  «  Fata 
Negouste;  »  mais  la  rudesse  des  mœurs  exigeait  des  châtimens 
qui  ont  longtemps  compris  la  peine  du  talion  et  qui  compren- 
nent encore  des  mutilations  variées.  Dans  cette  barbarie  s'ou- 
vraient, comme  très  anciennement  chez  nous,  des  villes  de 
refuge  gouvernées  par  l'autorité  ecclésiastique;  mais  le  christia- 
nisme éthiopien,  plus  encore  que  la  loi,  a  dû  s'adapter  à  des 
mœurs  primitives.  Sous  ses  formules,  qui  ne  portent  plus 
guère  d'esprit  avec  elles,  les  Ethiopiens  ont,  en  certaines  ma- 
tières, à  peine  moins  de  libertés  que  leurs  voisins  musulmans  ; 
c'est  ainsi  que  non  seulement  ils  peuplent  leurs  maisons  de 
concubines  convenablement  appelées  «  cuisinières,  »  mais  encore 
que  ces  chrétiens  se  contentent  presque  toujours  d'un  mariage 
purement  civil  pour  éviter  des  liens  trop  solides  et  trop  exigeans. 
Cette  coutume,  qui  leur  permet  de  divorcer  librement,  est  même 
pour  certaines  femmes  éthiopiennes  un  moyen  de  richesse,  puis- 
que la  communauté  doit  être  partagée  également  «  jusqu'à  un 
grain  de  mil.  »  On  dit  que  la  fameuse  Taïtou  usa  six  fois  de  ce 
procédé  pour  s'enrichir  avant  d'avoir  la  chance  d'être  appelée  à 
partager  le  trône  de  Ménélik. 

Si  les  liens  de  la  famille  sont  ainsi  restés  plus  souples  et 


612  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  simples,  la  vie  économique  n'est  guère  moins  rudimentaire. 
Le  commerce  est  fait  par  une  classe  peu  nombreuse  de  mar- 
chands, de  Négadis,  surtout  musulmans,  soumis  à  tous  les  pré- 
lèvemens  qu'inspire  le  bon  plaisir  et  qui,  pour  cette  raison,  dé- 
laissent les  domaines  des  Ras  trop  exigeans.  Pas  de  monnaie  en 
dehors  du  thaler  de  Marie-Thérèse  d'Autriche,  qui  a  cours  aussi 
dans  plusieurs  régions  du  Soudan,  par  exemple  le  Ouadaï; 
comme  divisions  de  cette  monnaie,  des  barres  de  sel,  des  car- 
touches de  fusil  Gras  et  même  des  douilles  vides.  C'est  seule- 
ment après  la  victoire  d'Adoua  que  Ménélik  commença  à  faire 
frapper  des  écus  à  son  effigie. 

L'Empereur  n'a,  comme  bien  on  peut  le  croire  d'après  cette 
esquisse  du  milieu,  aucune  administration  pour  exécuter  avec 
régularité  sa  volonté  dans  un  pays  d'ailleurs  vaste  et  aux  com- 
munications difficiles.  Ses  ordres  sont  appliqués  par  une 
hiérarchie  de  chefs  auxquels  sont  donnés  des  fiefs,  leur  vie 
durant.  C'est  tout  ce  que  permet  l'état  actuel  de  l'Empire  du 
Négous,  et  si  cette  machine  rudimentaire  fonctionne  encore  assez 
bien  sous  l'impulsion  d'un  homme  de  la  trempe  de  Ménélik,  on 
s'explique  cependant  qu'un  des  plus  vieux  résidens  français  en 
Ethiopie  ait  pu  dire  :  «  Les  ordres  de  l'Empereur,  en  Abyssinie, 
sont  comme  une  pierre  jetée  dans  un  large  étang  :  près  de  la 
pierre  de  grosses  vagues,  plus  loin  l'eau  se  ride  à  peine.  » 

On  voit  à  quel  point  certaines  peintures  du  vainqueur 
d'Adoua  et  de  son  peuple  ont  été  systématiquement  modernisées. 
Ce  contemporain  qu'est  Ménélik  se  trouve  être  pour  les  Occi- 
dentaux de  notre  génération  un  homme  d'autrefois.  S'il  a  été 
un  réformateur,  un  homme  de  progrès,  ce  fut  avec  des  pro- 
cédés qui  font  penser  à  Dagobert  et  à  Charlemagne.  Ce  souve- 
rain d'une  nation  politiquement  et  socialement  en  bas  âge  a  fait 
venir  du  dehors  des  instrumens  et  aussi  des  hommes  auxquels 
il  demande  des  conseils  sur  l'agriculture  et  tous  les  arts.  Dans 
son  zèle  et  pour  entraîner  son  peuple,  il  met  «  la  main  à  la 
pâte  :  »  on  l'a  vu  commencer  lui-même  à  creuser  des  caniveaux 
de  drainage.  Pour  bien  comprendre  et  pour  donner  l'exemple,  il 
démonte  de  ses  doigts,  inexpérimentés  mais  habiles,  les  engins 
européens  offerts  à  sa  curiosité.  Il  faut  qu'il  réagisse  contre  le 
mépris  traditionnel  des  Ethiopiens  pour  la  classe  des  artisans 
dont  tout  ce  qu'il  apprend  lui  révèle  de  plus  en  plus  la  néces- 
sité. Oui  certes,  il  est  un  homme  de  progrès,  mais  avec  les 


-MÉNÉLIK.  613 

vues  limitées  et  toutes  les  allures  d'un  roi  mérovingien  qui 
aurait  voulu  introduire  de  prodigieuses  innovations  étrangères 
dans  l'exploitation  de  ses  «  villas  »  de  Cuise  ou  de  Verberie. 
Son  éducation  ne  lui  a  permis  d'apprécier  de  notre  civilisation 
que  certains  moyens  matériels.  Et  il  faut  commencer  par  faire 
efîort  pour  bien  mettre  Ménélik  dans  son  milieu,  si  l'on  veut 
comprendre  les  développemens  et  surtout  estimer  les  chances 
de  durée  de  son  œuvre. 

* 

Le  prince  Sahala  Meriem,  le  futur  Ménélik,  né  en  1844  du 
roi  du  Choa,  Haeli  Melicoth,  commence  par  subir  un  destin  qui 
montre  clairement  ce  qu'est  l'Ethiopie.  Le  roi  du  Choa  a  dû  se 
soumettre,  à  Kassa,  au  soldat  heureux  qui  s'est  fait  Négous  sous 
le  nom  de  Théodoros,  et  lui  donner  son  fils  en  otage.  Sahala 
Mériem,  selon  l'usage,  est  interné  par  le  vainqueur  sur  un 
amba,  un  de  ces  témoins  géologiques  laissés  par  l'érosion,  qui 
coupent  de  leurs  silhouettes  rigides  l'horizon  des  hauts  plateaux 
et  qui  servent  de  prisons  et  de  repaires  aux  chefs  éthiopiens. 
Cependant  Théodoros  veut  s'attacher  l'héritier  Choan,  il  lui  offre 
la  main  d'une  de  ses  filles;  Sahala  Mériem  affecte  d'être  heureux 
et  flatté,  mais  seulement  pour  avoir  l'occasion,  à  la  faveur  des 
préparatifs  de  la  noce,  de  s'enfuir  avec  la  complicité  de  l'eunuque 
que  le  Négous  avait  chargé  de  le  garder  sur  l'amba  de  Magdala. 

Haeli  Melicoth  meurt  et,  en  1866,  Sahala  Meriem  se  pro- 
clame roi  du  Choa,  en  prenant  le  nom  de  Ménélik  II.  C'est  an- 
noncer une  ambition  audacieuse,  puisque  c'est  revendiquer  la 
succession  de  Ménélik  I*"",  personnage  que  la  légende  fait  naître 
de  Salomon  et  de  la  reine  de  Saba  et  qui  est  comme  le  Pha- 
ramond  de  l'Ethiopie.  Mais  Ménélik  sait  qu'il  peut  se  permettre 
cette  audace  :  il  a  vu  baisser  l'étoile  de  Théodoros,  entouré  de  tant 
d'inimitiés  que  l'expédition  anglaise  de  lord  Napier,  qui  va 
monter  pour  délivrer  le  consul  britannique  et  quelques  Euro- 
péens emprisonnés  avec  lui  par  le  Négous,  rencontrera  fort  peu 
de  résistance.  Le  jour  de  Pâques  1868,  Théodoros  quitte  la  scène 
du  monde  en  bel  aventurier  :  il  a  été  vaincu,  il  libère  ses  pri- 
sonniers qu'il  aurait  pu  se  donner  le  suprême  plaisir  de  mas- 
sacrer, il  envoie  en  même  temps  i  000  vaches  et  500  moutons 
aux  Anglais  en  les  invitant  à  faire  bonne  chère  et  il  se  brûle  la 
cervelle  sur  son  repaire  de  Magdala. 


014  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'heure  de  Ménéiik  n'est  cependant  pas  venue.  Le  Tigré, 
le  Nord  de  l'Empire,  donne  encore  un  Négous  à  l'Ethiopie  en 
la  personne  de  Johannès.  Ménéiik  tâte  ce  rival  qui  a,  dit-on, 
reçu  des  armes  des  Anglais  désireux  de  se  faire  un  ami  du  prin- 
cipal prétendant  au  trône  éthiopien.  Il  le  trouve  trop  fort  pour 
engager  à  fond  la  lutte  et,  trop  formidable  lui-même  pour  être 
inquiété  par  son  suzerain  dans  le  Sud,  il  va  y  poursuivre  l'œuvre 
dont  les  résultats  le  rendront  assez  puissant  pour  que,  en  1889, 
après  la  mort  de  Johannès,  il  arrive  presque  sans  coup  férir  à 
se  faire  sacrer  Roi  des  Rois. 

* 

C'est  par  une  sorte  de  politique  coloniale,  par  la  conquête 
des  fertiles  pays  Gallas  du  Sud,  et  aussi  par  l'entretien  systéma- 
tique de  relations  avec  les  Européens  que  Ménéiik,  pendant  ces 
vingt  années,  se  procurera  des  richesses  et  des  armes,  c'est-à- 
dire  la  puissance,  surtout  dans  un  pays  de  condottieri  comme 
l'Ethiopie.  La  position  géographique  du  Choa  et  aussi  l'histoire 
l'y  aident.  Le  Choa  est  à  l'extrémité  de  i'Ahyssinie;  sur  son  ter- 
ritoire s'ouvre  la  seule  entaille  qui  interrompe  à  l'Est  la  grande 
falaise  éthiopienne  :  la  vallée  de  l'Aouache  qui  coule  dans  la 
faille  de  l'écorce  terrestre  que  la  mer  remplit  jusqu'au  fond  du 
golfe  de  Tadjoura.  Longtemps  cette  situation  excentrique  et 
cette  brèche  ont  été  pour  le  Choa  une  cause  de  faiblesse  et  un 
danger.  Par  là,  au  xvi®  siècle,  est  montée  l'invasion  musulmane 
de  Mohammed  le  Gaucher  qui  a  conquis  le  pays  choan  et  à  qui 
le  reste  de  TEthiopie  chrétienne  n'a  échappé  que  grâce  au  secours 
des  Portugais  appelés  par  le  Pape  à  cette  croisade  tardive  et  peu 
connue.  Au  temps  de  Ménéiik,  la  marée  islamique  est  en  baisse. 
Un  moment,  en  1875,  il  semble  pourtant  qu'elle  va  remonter; 
les  Egyptiens  du  khédive  Ismaïl  occupent  Harrar  où  régnait  un 
émir  indépendant.  Mais  cette  entreprise  n'est  qu'une  partie  d'un 
mouvement  général  que  l'Egypte  tente  contre  l'Ethiopie  et  que, 
en  4876,  le  Négous  Johannès  arrêtera  net  dans  le  Nord  par  une 
écrasante  victoire. 

Et  par  la  brèche  de  l'Aouache,  au  lieu  d'une  menace,  il 
vient  à  Ménéiik  une  aide  incessante,  celle  des  Français.  Si  le 
Négous  qui  achève  de  mourir  a  été  une  personnalité  intéres- 
sante pour  tous  les  Européens,  il  fut  pour  nous  presque  un 
élève  et  un  client.  Les  relations  du  Choa  avec  la  France,  comme 


MÉNÉLIK.  615 

d'ailleurs  ses  bonnes  dispositions  générales  envers  les  étrangers, 
sont,  à  vrai  dire,  antérieures  à  Ménélik,  Le  grand-père  de  ce  sou- 
verain, Saille  Sehlassi,  avait  signé  en  1840  un  traité  d'amitié  et 
de  commerce  avec  Louis-Philippe,  par  l'intermédiaire  de  Rochet 
d'Héricourt,  consul  de  France  à  Massaouah.  Vers  la  même 
époque,  des  initiatives  privées  se  tournaient,  dans  notre  pays,  du 
côté  de  l'Ethiopie  méridionale.  Elles  ne  se  découragèrent  pas, 
malgré  l'inditïérence  des  pouvoirs  publics.  C'est  sous  leur  impul- 
sion que  la  France  avait  acquis,  en  1862,  la  baie  d'Obock  qu'elle 
ne  devait  occuper  qu'en  1883.  Dans  l'intervalle,  des  Français 
aventureux,  Soleillet,  Denis  de  Rivoire,  Pierre  Arnoux,  Rrémond, 
avaient  affronté  la  dangereuse  traversée  du  désert  des  Danakils 
pour  aller  commercer  avec  le  roi  du  Choa,  qui  renouvela  par 
leur  entremise  ses  relations  avec  la  France  officielle  :  il  adressa 
en  4876  et  1881  des  lettres  au  Président  de  la  République.  Ce 
qu'il  demandait  surtout  à  ces  étrangers  c'était  les  engins  inventés 
par  le  génie  occidental  et  principalement  des  armes.  Et  tandis 
que  l'Egypte,  puis,  plus  tard,  l'Italie  s'interposeront  entre 
l'Ethiopie  du  Nord  et  la  mer,  la  porte  française  de  la  baie  de 
la  Tadjoura  restera  largement  ouverte  au  Choa  sur  le  monde 
extérieur.  Ménélik  en  aura  si  bien  conscience  qu'il  voudra  voir 
cette  voie  modernisée  par  la  construction  d'un  chemin  de  fer 
dont  les  aventures  extraordinaires  composent  un  des  chapitres 
les  plus  singuliers  de  l'histoire  de  la  question  d'Ethiopie  pendant 
le  règne  qui  est  virtuellement  fini. 

Tout  l'équipement  qui  peut  venir  de  la  baie  de  Tadjoura  et 
dont  il  a  besoin,  Ménélik  se  met  à  même  de  le  payer  par  cette 
politique  coloniale  que  nous  indiquions  plus  haut  comme  une 
des  sources  de  sa  puissance.  Le  Choa  a  eu  ses  Indes,  barbarement 
exploitées,  il  est  vrai,  mais  dont  la  richesse  a  fait  pour  une 
bonne  part  la  force  du  Négous.  A  cet  égard  encore,  sa  situation 
excentrique,  autrefois  dangereuse,  lui  donne  une  supériorité  sur 
l'Ethiopie  du  Nord,  dont  le  plateau  s'élève  au-dessus  des  régions 
moins  riches  et  d'ailleurs  soumises  à  la  domination  égyptienne. 
Les  Gallas  du  Sud  qui,  superficiellement  convertis  à  l'Islam  par 
iNIohammed  le  Gaucher,  avaient  été  un  instant  une  menace  pour 
l'Ethiopie,  le  roi  du  Choa  les  conquiert  systématiquement  et  les 
force  à  travailler  sur  leur  riche  glèbe  pour  lui  fournir  d'abon- 
dantes redevances.  Cette  expansion  a  peut-être  été  la  partie  la 
plus  importante  de  l'œuvre  personnelle  de  Ménélik.  Son  étendue 


616  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

matérielle  se  révèle  à  la  simple  comparaison  des  cartes  d'il  y  a 
vingt-cinq  ans  avec  celles  d'au j oui  d^hui.  Les  premières  nous 
montrent  le  Choa  tout  à  l'extrémité  de  l'Ethiopie  dont,  au  Sud, 
les  confins  incertains  flottent  sur  des  régions  qui  le  sont  encore 
plus.  Les  secondes  au  contraire  portent  une  Ethiopie  massive, 
doublée  au  Sud,  arrivée  à  couvrir  tous  les  hauts  plateaux  et 
dans  laquelle  la  capitale  choane,  Addis  Ababa,  est  devenue  une 
ville  centrale.  Les  frontières  de  l'Empire  qui  touchent  au  Sobat, 
au  lac  Rodolphe  et  englobent  le  lac  Stéphanie  sont  partout 
reconnues  par  des  traités  formels  avec  les  puissances  euro- 
péennes voisines.  Tout  cela  est  l'œuvre  de  Ménélik,  conseillé,  il 
faut  le  dire,  par  des  Français  qui  ne  cessèrent  de  lui  montrer  la 
nécessité  pour  l'Ethiopie,  dans  l'Afrique  nouvelle  qui  se  faisait 
autour  de  ses  hautes  terres  assurées  jusque-là  d'un  si  «  splen- 
dide  isolement,  »  de  remplir  ses  frontières  naturelles. 

Jusqu'au  Grand  Négous,  les  Ethiopiens  ne  possédaient  que 
la  partie  septentrionale  de  leur  plateau,  —  véritable  île  entre 
le  désert  et  les  plaines  du  Nil  qui  se  présentent  comme  une 
immensité  alternativement  inondée  par  le  fleuve  ou  craquelée 
par  la  sécheresse.  Les  magnifiques  pays  du  Sud,  portant  leurs 
champs  fertiles,  mieux  arrosés  que  ceux  de  l'Abyssinie  du 
Nord,  à  une  altitude  de  1  600  à  2  000  mètres,  c'est-à-dire  conti- 
nuant sans  transition  la  vieille  Ethiopie,  semblaient  cepen- 
dant appeler  la  conquête  éthiopienne,  que  repoussaient  à  l'Est 
le  désert  et  à  l'Ouest  les  fièvres  et  les  immenses  roselières  du 
marais  nilotique.  Les  Éthiopiens  qui  avaient  commencé  à  rece- 
voir des  rudimens  de  civilisation  dès  les  temps  pharaoniques, 
qui,  gardés  par  la  montagne,  avaient  su  défendre  leur  indépen- 
dance de  Chrétiens  contre  tous  les  assauts  de  l'Islam  et  s'orga- 
niser quelque  peu,  possédaient  en  outre  l'avantage  de  ne  trouver 
devant  eux  au  Sud  qu'un  peuple  sans  aucune  cohésion.  Les 
Gallas,  de  race  toute  différente,  apparentés,  semble-t-il,  à  ces 
noirs  supérieurs  qui  occupent  toutes  les  hautes  terres  de  l'Est 
du  continent,  du  pays  des  Cafres  jusqu'à  l'Ethiopie,  étaient 
divisés  en  tribus  incapables  de  concevoir  l'idée  de  patrie  com- 
mune qui  unissait  les  Ethiopiens  au  moins  devant  la  menace 
extérieure.  Chaque  tribu,  campée  sur  sa  montagne,  était  en 
guerre  avec  la  tribu  voisine  :  les  valléps  désertes,  souvent  pro- 
fondes d'un  millier  de  mètres,  qui  entaillent  le  plateau  servaient 
de  champs  de  bataille  à  ces  frères  ennemis.  Les  Gallas  auxquels 


MÉNÉLIK.  617 

aucune  culture  n  avait  encore  apporté  les  moyens  de  constituer 
un  Etat  cohérent  ne  pensaient  qu'à  travailler  amoureusement 
leurs  terres  dont  la  fertilité  leur  assurait  une  vie  facile.  Si  les 
Ethiopiens  ne  se  sont  pas  saisis  plus  tôt  de  cette  proie,  et  n'ont 
pas  conquis  tous  les  plateaux  dont  l'altitude  dans  l'Afrique 
chaude,  comme  en  Amérique,  permet  à  une  humanité  vigou- 
reuse de  vivre  jusque  sous  les  tropiques,  c'est  qu'eux-mêmes 
étaient  très  divisés  :  quand  la  menace  islamique  leur  laissait  un 
répit,  gens  du  Tigré,  de  l'Amhara  et  du  Godjam  s'usaient  en 
luttes  intestines. 

Le  puceron  gai  la  ne  pouvait  cependant  vivre  en  paix  à  côté 
d'un  nid  de  fourmis  guerrières  comme  l'Ethiopie.  Les  routiers 
du  Nord  le  razziaient  exactement  comme  les  pieux  musulmans 
soudanais,  avant  de  subir  la  paix  européenne,  razziaient  tous 
les  peuples  fétichistes  qui  les  bordaient  au  Sud,  sur  toute  la  lar- 
geur de  l'Afrique,  depuis  le  Nil  jusqu'à  l'Atlantique.  Une  fois  la 
récolle  engrangée,  la  saison  sèche  bien  établie,  en  novembre, 
les  seigneurs  éthiopiens  se  mettaient  en  route  avec  leurs  guer- 
riers et  leurs  serviteurs  pour  aller  «  gaigner  »  sur  quelque  tribu 
galla.  Ils  savaient  que  telle  de  ces  tribus  n'avait  pas  reçu  depuis 
plusieurs  années  de  visite  éthiopienne,  qu'elle  avait  pu  refaire 
sa  population ,  ses  troupeaux  et  ses  réserves  de  grains  :  la 
moisson  était  donc  mûre  pour  les  pillards.  Alors  on  partait 
avec  la  sécurité  que  donne  la  possession  de  fusils  lorsqu'on  va 
combattre  des  gens  qui  n'ont  que  des  lances  :  les  Éthiopiens 
ont  des  armes  à  feu  en  grand  nombre  depuis  le  xvii®  siècle. 
On  cernait,  on  fouillait  une  montagne,  on  se  donnait  la  gloire 
de  tuer  tous  les  hommes  qui  n'arrivaient  pas  à  se  cacher  au 
fond  de  la  brousse.  On  faisait  quelque  temps  ripaille  sur  les 
réserves  de  grains  des  vaincus.  Puis,  lorsque  le  pays  était  mangé, 
les  Ethiopiens  rentraient,  traînant  avec  eux  les  troupeaux,  les 
femmes  et  les  enfans.  Ils  regagnaient  leur  pays  vers  le  temps 
des  Pâques  ;  ils  gardaient  une  partie  des  femmes  captives 
qui  devenaient  concubines  ou  pileuses  de  mil  selon  leur  âge, 
et  vendaient  le  reste  aux  trafiquans  musulmans  de  la  côte 
avec  les  petits  garçons  dont  ils  avaient  fait  des  eunuques.  Les 
soldats  devenaient  ensuite  laboureurs  jusqu'à  la  moisson  pour 
repartir  en  expédition  au  commencement  de  la  saison  sèche 
suivante. 

Tel  était  le  mode  d'exploitation  barbare  et  en  somme  peu 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

productif  que  Ménélik  remplaça  par  la  conquête.  Intelligent  et 
conseillé  par  des  Européens,  il  comprit  qu'il  y  avait  à  faire  des 
pays  gallas  autre  chose  qu'un  terrain  de  chasse  à  l'homme.  Mais 
ce  n'est  pas  du  premier  coup  qu'il  se  rendit  compte  de  l'avan- 
tage qu'il  y  aurait  à  tirer  un  tribut  régulier  de  ces  terres  si 
belles  qu'on  trouve  sur  certaines  d'entre  elles,  disent  les  Ethio- 
piens, «  plus  de  miel  que  de  boue.  »  Lui  aussi  commença  par  la 
razzia,  glorieuse  et  féroce.  Les  récits  des  voyageurs  européens 
nous  le  montrent,  dans  ses  premières  expéditions,  s'amusant  à 
essayer  lui-même  sur  des  malheureux  Gallas  pourchassés  dans 
la  brousse  l'effet  des  fusils  de  dernier  modèle  qui  lui  arrivaient 
d'Europe.  Peu  à  peu,  cependant,  au  lieu  de  passer  comme  des 
sauterelles,  les  gens  de  Ménélik  restèrent  comme  garnisaires  et 
percepteurs  d'impôt;  et,  laissant  ainsi  des  points  d'appui  dans  le 
pays,  ils  purent  descendre  toujours  plus  avant  dans  le  Sud.  De 
plus  en  plus,  la  conquête  se  régla.  En  1884,  Ménélik  supprimant 
l'esclavage  rendit  inutile  la  chasse  à  l'homme.  A  mesure  que  son 
souci  du  voisinage  européen  se  fit  plus  pressant,  ses  ordres  de- 
vinrent plus  stricts.  En  1897,  le  Dedjaz  Tessama,  qui  achevait  la 
conquête  des  pays  gallas  du  Sud-Ouest,  déclarait  à  M.  de  Bon- 
champs,  envoyé  à  travers  l'Ethiopie  au-devant  de  la  mission 
Marchand  :  «  Autrefois  je  faisais  la  guerre  pour  tuer,  ravager, 
piller  et  ramener  dans  mon  pays  du  bétail  et  des  esclaves. 
L'Empereur  ne  veut  plus  que  nous  agissions  de  la  sorte  :  il 
entend  que  nous  fassions  la  guerre  pour  pacifier  le  pays.  Nous 
ferons  donc  sa  volonté.  »  Et  Tessama  ne  plaisantait  pas  lorsqu'il 
s'agissait  de  faire  respecter  cet  ordre.  Il  en  cuisait  au  guerrier 
qui  rapportait  des  trophées  sanglans  pour  se  donner  le  droit 
de  s'enduire  la  tête  de  beurre  selon  la  mode  et  les  rites  de 
l'honneur  militaire  du  pays.  «  Chez  les  Adjibas,  un  soldat  avait 
émasculé  un  indigène.  Le  dedjaz  lui  fit  attacher  à  la  bouche  les 
trophées  qu'il  rapportait.  Le  coupable  fut  ainsi  promené,  les 
mains  liées,  à  travers  le  camp,  puis  il  reçut  devant  ses  cama- 
rades réunis  cinquante  coups  de  courbache  (1).  » 

Ce  n'est  pas  que  ces  conquêtes  fussent  encore  rendues  très 
humaines.  Si  une  tribu  résistait,  on  lui  inculquait  vigoureusement 
le  respect  de  la  force  éthiopienne.  «  Quand  la  première  invasion, 
disait  philosophiquement  un  chef  éthiopien,  ne  ravage  pascom- 

(1)   Vers  Fachoda.  A  la  rencontre  de  la  mission  Marchand,  à  travers  l'Ethiopie, 
par  M.  Charles  Michel,  second  de  la  Mission  de  Bonchamps;  Pion. 


MÉNÉLIK.  619 

plètement  un  pays,  les  habitans  se  révoltent,  et  il  faut  partir  en 
grande  expédition  pour  recommencer.  Alors  seulement  le  pays  est 
civilisé  (1).  »  Mais  du  moins,  avec  Ménélik,  il  arrivait  un  mo- 
ment où  la  razzia  cessait  pour  faire  place  à  cette  «  civilisation  » 
s'accompagnant  d'une  exploitation  moins  barbare.  Les  chefs, 
comme  le  firent  à  temps  les  rois  du  Djimma  et  du  Motcha, 
purent  même  éviter  tout  pillage  par  une  soumission  aussi  oppor- 
tune que  pleine  d'humilité.  Ils  venaient,  eux  et  leurs  principaux 
guerriers,  une  pierre  sur  le  cou,  se  prosterner  aux  pieds  du 
lieutenant  du  Négous,  qui  ramenait  sa  chama  (toge)  jusqu'aux 
yeux,  en  si^ne  de  mépris.  Ils  entendaient  énumérer  d'une  voix 
sévère  les  différens  articles  du  tribut  qu  ils  auraient  à  payer  et 
ne  pouvaient  laisser  tomber  leur  pierre  et  se  relever  qu'après 
avoir  tout  promis  et  juré  fidélité. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  le  système  des  gar- 
nisaires,  qui  remplaçait  l'ancienne  razzia,  constituât  un  mode 
d'exploitation  bien  recommandable;  mais  il  était  tout  le  progrès 
permis  à  l'organisation  rudimentaire  de  l'Ethiopie  et  il  contribua 
beaucoup  à  asseoir  la  puissance  de  Ménélik.  Un  seigneur  rece- 
vait du  Négous  une  terre  de  conquête  et  choisissait  un  sommet 
pour  y  établir  son  guébi  sur  le  modèle  de  ceux  que  nous  avons 
décrits  plus  haut.  Sous  lui  les  divers  cantons  avec  leurs  paysans 
gailas  devenus  g  abattes,  ou  serfs,  étaient  répartis  entre  un  cer- 
tain nombre  de  choiims,  petits  chefs,  ayant  chacun  ses  soldats;  il 
arrivait  souvent  qu'un  simple  soldat  obtînt,  au  bout  de  dix 
années  de  services,  une  petite  terre  et  quelques  gabares. 

Les  redevances  de  ces  serfs  sont  infinies.  Ils  paient  la  dîme 
au  seigneur  qui  la  perçoit  naturellement  avec  bien  moins  de 
ménagemens  que  dans  les  vieux  pays  éthiopiens.  Si  le  gabare 
appartient  plus  spécialement  à  un  soldat,  il  doit,  en  outre,  lui 
apporter  chaque  mois  des  provisions.  Il  fournit  au  choum  les 
moyens  de  se  procurer  la  chama,  le  pantalon  et  la  chemise  que 
le  soldat  doit  toucher  tous  les  six  mois,  ainsi  que  le  burnous 
auquel  ce  dernier  a  droit  chaque  année.  Si  le  chef  donne  un 
guébew\  un  de  ces  repas  pantagruéliques  dans  lesquels  les  guer- 
riers éthiopiens  engloutissent  force  viandes  crues  ou  pimentées, 
le  serf  galla  en  fait  les  frais.  On  lui  prend  encore  par  réquisi- 
tion ce  qu'il  faut  aux  armées  et  aux  personnages  de  marque  qui 

(1)  Vers  Fuchoda. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passent  dans  le  pays.  Mais  sa  charge,  peut-être  la  plus  lourde 
est  la  corvée.  Elle  consiste  surtout  dans  ce  portage,  qui  est  éga- 
lement un  des  pires  fléaux  des  colonies  européennes  encore 
mal  équipées.  Souvent  le  gabare  doit  marcher  deux  mois  pour 
amener  les  denrées  de  son  maître  sur  le  marché  d'Addis  Ababa 
et  en  revenir.  D'autres  fois  il  suivra  une  expédition  avec  le 
bagage  d'un  soldat  sur  le  dos.  Une  armée  éthiopienne  est,  en 
effet,  une  horde  composite.  L'intendance  n'est  assurée  que  par 
les  domestiques  et  les  femmes  qui  portent  les  vivres  de  chaque 
soldat.  Le  guerrier,  lui,  ne  porte  rien,  souvent  pas  même  son 
fusil  qui  est,  pendant  les  marches,  sur  l'épaule  d'un  gamin. 

Tel  est  le  prix  que  coûte  au  Galla  la  conquête  éthiopienne. 
Elle  ne  lui  donne  rien  en  échange  que  l'exemption  du  massacre 
autrefois  de  rigueur.  L'effort  d'assimilation  du  vainqueur  se 
borne  à  mener  par  troupeaux  les  Gallas  aux  églises  coptes  des 
conquérans,  où  on  leur  remet  le  matébe,  cordon  de  soie  bleue 
insigne  du  baptême  éthiopien  et  symbole  d'une  conversion  dont 
la  sincérité  se  devine.  Les  exactions  des  garnisaires  menacent 
de  ruiner  peu  à  peu  le  pays  en  démoralisant  le  Galla,  naguère 
si  bon  cultivateur.  Cette  conquête,  à  moins  d'une  réforme  que 
rien  ne  fait  prévoir,  n'est  pas  une  solide  œuvre  d'avenir.  Mais, 
comme  nous  l'avons  indiqué,  Ménélik,  en  l'étendant  de  plus  en 
plus  loin  dans  le  Sud-Ouest,  en  a  tiré  beaucoup  de  moyens 
d'action. 

Les  redevances  des  chefs  auxquels  il  distribua  les  terres 
conquises  lui  apportent,  surtout  au  moment  des  grandes  fêtes 
religieuses,  de  la  poudre  d'or,  de  l'ivoire,  de  la  civette,  du  café. 
Avec  ces  denrées,  il  a  pu  payer  les  milliers  de  fusils  et  les 
millions  de  cartouches  qui  l'ont  rendu  le  maître,  le  grand  dis- 
pensateur d'armes.  Les  chefs,  auxquels  les  pays  gallas  sont 
donnés,  hésitent  d'autant  moins  à  enrichir  le  souverain  que  les 
plus  grands  sont  ses  parens  et  que  tous  attendent  de  lui  les 
fusils  et  les  munitions  dont  ils  ont  besoin.  Ils  sont  d'autant  plus 
fidèles  que  Ménélik  ne  leur  donne  les  terres  qu'en  tenure  essen- 
tiellement révocable.  S'ils  bronchaient,  d'autres  seraient  tou- 
jours prêts  à  prendre  leur  place.  Et  le  Négous  a  ainsi  large- 
ment de  quoi  armer  beaucoup  de  soldats,  les  entretenir,  les  vêtir, 
les  réunir  dans  de  pantagruéliques  gilébeiirs  et  les  honorer  en 
donnant  aux  plus  valeureux  des  peaux  de  léopards  et  de  lions. 
C'est  ainsi  que  ces  pays  du  Sud,  riches  en  éléphans  et    dont 


MÉNÉLIK.  621 

les  montagnes  sont,  par  régions,  tapissées  de  caféiers,  ont  sen- 
siblement contribué  à  donner  à  Ménélik  l'empire  et  les  moyens 
de  le  défendre  contre  l'agression  étrangère. 

Leur  conquête  a  du  reste  été  facilitée  au  roi  du  Choa  par 
l'obligation  où  s'est  trouvé  presque  constamment  son  suzerain, 
le  Négous  Johannès,  absorbé  par  le  souci  de  faire  face  dans  le 
Nord  à  la  menace  étrangère,  de  laisser  une  entière  liberté 
d'action  à  Ménélik  dans  le  Sud.  Après  les  Egyptiens,  écrasés  en 
1876,  les  madhistes  ont  inquiété  l'Ethiopie.  Puis  l'effacement  de 
la  puissance  égyptienne,  qui  fut  d'ailleurs  pour  Ménélik  l'occa- 
sion de  s'emparer  de  Harrar  en  1887,  mit  le  Négous  en  présence 
des  Italiens,  débarqués  à  Massaouah  en  188o,  après  le  retrait  de 
la  garnison  khédiviale.  Pendant  plusieurs  années  Johannès 
resta  face  à  ces  nouveaux  venus,  dans  les  lignes  de  Saati,  pour 
couvrir  le  Tigré  contre  leurs  entreprises.  Tout  favorisa  donc  ce 
que  nous  avons  appelé  la  politique  coloniale  de  Ménélik.  Plus 
tard,  lorsqu'il  sera  Négous,  l'achèvement  de  cette  politique  lui 
sera  imposé  par  la  nécessité  de  donner  à  l'Ethiopie,  dans  l'Afrique 
qui  se  partage,  ses  frontières  naturelles,  et  sur  tout  le  pourtour 
méridional  du  plateau,  ses  lieutenans  atteindront  et  même  dépas- 
seront le  bord  de  la  falaise  qui  porte  les  hautes  terres  éthio- 
piennes. Ménélik,  dans  cette  œuvre  d'expansion  devenue  systé- 
matique, sera  incité  et  conseillé  par  des  Français.  Mais  cette 
partie  de  la  carrière  de  Ménélik  appartient  à  la  politique  inter- 
nationale :  dans  l'intervalle,  le  roi  du  Choa  est  devenu  Empereur 
et  a  sauvé  l'Empire. 


Maître  du  royaume  désormais  le  plus  riche  et  le  plus  fort 
de  l'Ethiopie,  Ménélik  s'était  mis  à  même  de  saisir  la  première 
occasion  pour  revendiquer  la  couronne  de  Roi  des  Rois;  les  der- 
viches la  lui  fournirent,  et  les  Italiens,  par  une  politique  qui 
allait  bien  vite  se  retourner  ironiquement  contre  eux,  l'aidèrent 
à  se  faire  sacrer  Négous.  Une  horde  de  mahdistes  menaça 
l'Ethiopie  ;  Johannès  quitta,  pour  se  porter  à  sa  rencontre,  la 
région  de  Massaouah  où  il  contenait  les  Italiens.  Il  écrasa  à 
Metamma  les  gens  du  Mahdi  d'Omdourman,  le  10  mars  1889, 
mais  il  fut  tué  par  une  balle  perdue  le  soir  de  cette  victoire. 

Ménélik  déclara  prendre  sa  succession.  Il  avait  en  face  de 
lui  Mangacha  le  roi  du  Tigré,  fils  de  Johannès  et  d'une  concubine. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Italie  était  alors  en  plein  rêve  érythréen.  Sa  grande  pen- 
sée coloniale  était  de  réunir,  en  englobant  l'Ethiopie,  Assab  et 
Massaouah,  occupées  en  1882  et  1885,  à  la  côte  du  Bénadir  sur 
laquelle  le  drapeau  italien  flottait  depuis  1888.  Aveuglée  par 
les  luttes  qu'elle  avait  eues  avec  le  Tigré,  voyant  en  lui  le  seul 
ennemi,  l'Italie  se  laisse  aller  à  l'étrange  illusion  de  croire  que 
le  roi  du  Ghoa  serait  amené  à  favoriser  la  réalisation  de  ce  grand 
projet.  Sans  mesurer  les  forces  en  présence,  ni  songer  à  user  le 
Tigré  et  le  Ghoa  l'un  contre  l'autre,  sans  craindre  de  nourrir  un 
renard  qui  lui  mangerait  ses  poules,  elle  prit  Ménélik  comme 
client  contre  Mangacha.  Elle  conclut  avec  lui,  le  2  mai  1889, 
le  fameux  traité  d'Ucciali,  par  lequel  Ménélik,  pour  ne  pas  se 
compromettre  comme  traître  à  la  patrie  éthiopienne,  limitait  le 
territoire  italien  à  une  étroite  banlieue  autour  de  Massaouah, 
mais  semblait  accepter  un  vague  contrôle  italien  sur  ses  rela- 
tions avec  l'extérieur.  A  Rome,  on  se  préoccupa  moins  de  celte 
restriction  territoriale  que  l'on  ne  crut  avoir  obtenu  un  véritable 
traité  de  protectorat.  La  Banque  de  Florence  prêta  quatre  millions 
à  Ménélik,  qui  n'eut  pas  de  peine  à  réduire  à  merci  le  roi  du 
Tigré,  menacé  d'ailleurs  au  Nord  par  les  Italiens,  et  à  se  faire 
sacrer  Roi  des  Rois  à  Axoum,  le  Reims  éthiopien. 

Immédiatement  allait  commencer  entre  le  nouveau  Négous 
et  ses  amis  italiens  la  querelle  qui  devait  être  tranchée  six 
années  plus  tard  par  la  bataille  d'Adoua.  Ce  fut  d'abord  une 
longue  dispute  sur  l'interprétation  du  traité  d'Ucciali.  Le  texte 
italien  disait  que  le  Négous  «  devait,  »  mais  le  texte  amharique 
disajt  seulement  qu'il  «  pouvait  »  passer  par  l'intermédiaire  de 
l'Italie  pour  ses  relations  avec  l'extérieur.  Cette  discussion  sur  le 
sens  d'une  des  clauses  du  traité  fut  bien  vite  envenimée  par  la 
violation  d'une  autre  :  les  Italiens  n'avaient  plus  matériellement 
devant  eux  les  forces  du  Négous  comme  à  l'époque  où  Johannès 
ne  cessait  de  camper  en  face  de  leurs  avant- postes  au  Nord  du 
Tigré;  ils  ne  respectèrent  pas  la  frontière  du  traité  d'Ucciali 
et,  en  1890,  le  général  Orero  entra  à  Adoua.  C'était  réconcilier 
Mangacba  et  Ménélik  et  faire  contre  l'Italie  l'unité  éthiopienne. 

Le  Négous  ne  pouvait  d'ailleurs  se  faire  aucune  illusion  :  la 
politique  du  partage  de  l'Afrique,  pour  ainsi  dire  à  grands 
coups  de  méridiens  et  de  parallèles,  ne  respectait  pas  son  pays. 
Le  24  mars  et  le  15  avril  1891,  l'Italie  et  l'Angleterre  signaient 
des  protocoles  qui  reconnaissaient  aux  Anglais  tout  le  Soudan 


MÉNÉLIK.  623 

égyptien  et  aux  Italiens  tout  le  haut  plateau  éthiopien,  sauf  les 
régions  méridionales  autour  des  lacs  Rodolphe  et  Stéphanie 
que  ce  découpage  englobait  dans  l'Afrique  Orientale  britannique. 
Le  5  mai  1894,  une  nouvelle  convention  attribuait  à  l'Italie  le 
Harrar  en  laissant  ce  pays  en  dehors  de  la  Somalie  anglaise. 
Toute  l'Ethiopie  entrait  ainsi  théoriquement  dans  la  future 
Erythrée. 

A  ces  actes  sur  le  papier  Ménélik  averti  répondit  d'abord  sur 
le  papier.  Dès  la  fm  de  1889,  dans  une  lettre  qu'il  faisait  porter 
par  M.  Armand  Savouré  au  président  Garnot,  en  vue  de  se 
faire  reconnaître  Négous  par  la  France  et  d'obtenir  la  levée,  en 
ce  qui  le  concernait,  de  l'interdiction  du  commerce  des  armes 
«  pour  combattre  les  mahdistes,  »  il  avait  déclaré  éthiopiens 
tous  les  territoires  que  les  accords  diplomatiques  conclus  entre 
l'Italie  et  l'Angleterre  devaient  cinq  ans  plus  tard  attribuer  à 
(a  «  sphère  »  italienne.  Et  à  la  nouvelle  du  premier  protocole 
anglo-italien,  Ménélik  adressa  aux  puissances  une  circulaire 
dans  laquelle  il  revendiquait  pour  son  empire  les  limites  mêmes 
qu'il  a  acquises  plus  tard  et  qui  enveloppent  tout  le  haut  pla- 
teau. Il  terminait  par  ces  mots  :  «  Je  n'ai  point  l'intention  de 
rester  spectateur  indifférent  si  des  puissances  lointaines  se  pré- 
sentent avec  l'idée  de  partager  l'Afrique,  l'Ethiopie  ayant  été 
pendant  plus  de  quatorze  siècles  une  île  de  chrétiens  au  milieu 
de  la  mer  des  païens.  Gomme  le  Tout-Puissant  a  protégé  l'Ethio- 
pie jusqu'à  ce  jour,  j'ai  la  confiance  qu'il  la  protégera  et  l'agran- 
dira aussi  dans  l'avenir.  Mais  je  suis  certain  qu'il  ne  partagera 
jamais  l'Ethiopie  entre  d'autres  puissances.  » 

A  ce  manifeste,  Ménélik  ajoute  bientôt  tout  ce  qu'il  faut  pour 
ne  laisser  aucune  prise  à  la  politique  italienne.  Il  rembourse  les 
4  millions  empruntés  à  la  Banque  de  Florence.  Le  12  février  1893, 
il  dénonce  le  traité  d'Ucciali.  Mais  surtout,  en  prévision  du  jour 
où  les  Italiens  voudront  passer  des  théories  aux  actes,  il  importe 
sans  relâche  de  la  côte  des  fusils  que  le  tribut  de  ses  conquêtes 
gallas,  qui  ne  cessent  de  s'étendre,  lui  permet  d'acheter  en 
énormes  quantités.  Gependant  Grispi  ne  paraît  pas  douter  de 
pouvoir  bientôt  faire  ceindre  la  couronne  d'Erythrée  au  roi 
Humbert,  qui  sera  empereur  en  Afrique  comme  la  reine  d'An- 
gleterre est  impératrice  aux  Indes.  Il  ne  se  demande  pas  s'il  n'a 
pas  dangereusement  acheté  à  l'Angleterre  la  peau  de  l'ours  et  il 
va  de  l'avant.  Au  commencement  de  1895,  le  général  Baratieri 


624  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

envahit  le  Tigré  et  occupe  Adoua  et  Axoum.  Puis  la  conquête 
italienne  descend  vers  le  Sud  et  établit,  en  s'allongeant,  une 
ligne  de  postes  qui  suit  de  près  la  ligne  de  faîte  de  la  falaise 
d'où  l'Ethiopie  domine  brusquement  le  désert  Danakil.  Nous 
n'avons  pas  besoin  d'insister  sur  la  campagne  qui  s'engage  alors  : 
c'est  la  page  la  plus  généralement  connue  de  l'histoire  de 
Ménélik.  Le  Négous  réunit  lentement  les  contingens  de  l'Ethiopie 
méridionale  :  il  faut  longtemps  pour  mettre  en  branle  cette 
masse  de  combattans  suivis  d'une  foule  de  domestiques  et  de 
femmes  qui  portent  et  préparent  les  vivres.  Il  remonte  non 
moins  lentement  vers  le  Nord,  refoulant  devant  ses  deux  cent 
mille  guerriers  les  avant-gardes  italiennes.  La  colonne  du  major 
Toselli  est  anéantie.  La  garnison  italienne  de  Makallé  doit  capi- 
tuler. Ménélik,  avec  sa  levée  en  masse,  arrive  au  Tigré  que  les 
Italiens  occupent  déjà  depuis  un  an.  Le  général  Baratieri,  devant 
le  nombre,  hésite.  Crispi,  qui  paraît  toujours  ne  pas  com- 
prendre, l'inquiète,  l'excite  par  des  télégrammes  cinglans.  «  Tu 
es  phtisique!  »  dit  l'un  d'entre  eux.  Et  Baratieri,  sommé 
d'annoncer  une  victoire,  ne  peut  manœuvrer  avec  la  prudence 
nécessaire  pour  éviter  d'être  écrasé  à  Adoua  sous  la  ruée 
furieuse  de  tous  les  bans  de  l'Ethiopie.  Le  régime  crispinien  en 
meurt;  l'humeur  même  de  la  politique  italienne  va  être  profon- 
dément changée  par  ce  choc.  En  attendant,  le  rêve  érythréen 
est  abandonné,  au  moins  pour  un  temps,  et  Ménélik  conclut  à 
Addis  Ababa  avec  le  major  Nerazzini,  le  26  octobre  1896,  un 
traité  par  lequel  l'Italie  reconnaît  la  pleine  indépendance  de 
l'Empire  du  Négous. 

* 
*  * 

Ménélik,  dont  ce  coup  d'éclat  a  fait  un  personnage  «  mon- 
dial, ))  va  se  trouver,  à  partir  de  son  triomphe,  en  présence  d'une 
tâche  moins  aisée  que  la  résistance  armée  pour  un  barbare 
de  génie,  à  l'esprit  astucieux,  mais  façonné  par  et  pour  le  milieu 
primitif  que  nous  avons  brièvement  décrit.  La  conquête  euro- 
péenne, repoussée  par  la  force,  va  se  déguiser  et  menacer 
l'Ethiopie  par  l'intrigue.  Ce  pays  qu'on  n'a  pas  réussi  à  prendre 
d'un  coup  et  de  haute  lutte,  on  pourra  du  moins  l'enserrer,  pré- 
parer son  isolement,  sa  division  et  son  asservissement  final.  Et 
dans  ce  travail,  la  politique  anglaise  reprend  le  pas  sur  celle  de 
l'Italie  qui  s'efface,  mais  sans  disparaître,  car  sa  diplomatie  à 


MÉNÉLIK.  623 

Addis  Ababa,  sans  doute  exaspérée  par  le  morbiis  consularis  de 
ses  représentans  à  la  cour  du  Négous,  s'associa  à  toutes  les 
démarches  dissolvantes  de  celle  de  l'Angleterre.  En  face  de  ces 
deux  puissances  reste  la  France,  le  soutien  de  la  première 
heure,  qui  ne  peut  avoir  aucune  ambition  territoriale  dans 
l'Afrique  orientale,  mais  qui  aura  à  combattre  la  politique  bri- 
tannique ouvertement  hostile  dans  la  question  du  Haut  Nil, 
puis,  sourdement,  même  après  l'avènement  de  l'entente  cordiale, 
dans  la  tortueuse  affaire  du  chemin  de  fer  d'Ethiopie.  La  France, 
malgré  l'avantage  que  lui  donne  l'évidence  des  services  rendus, 
aura  bien  de  la  peine  à  maintenir  sa  position,  surtout  après 
l'échec  trop  visible  qu'elle  subit  dans  la  question  du  Haut  Nil. 

A  peine  Ménélik  est-il  devenu,  par  la  victoire  d'Adoua,  une 
incontestable  valeur  internationale,  qu'il  se  trouve  en  effet  solli- 
cité par  les  deux  puissances  dont  la  rivalité  aboutira  à  l'incident 
de  Fachoda.  L'Angleterre,  sous  le  prétexte  d'opérer  une  diversion 
au  profit  de  ses  alliés  italiens  qui,  cependant,  ne  demandent 
plus  à  sortir  de  la  banlieue  de  Massaouah,  mais  en  réalité  pour 
rétablir  le  prestige  européen  qui  lui  est  nécessaire  dans  cette 
partie  de  l'Afrique,  et  sans  doute  aussi  pour  empêcher  Ménélik, 
que  rien  ne  contient  plus,  de  remplir  les  vastes  limites  qu'il 
réclamait  en  4891,  l'Angleterre  recommence,  par  l'étape  de 
Dongola,  la  conquête  du  Soudan  Egyptien.  La  France  essaie  de 
lui  barrer  la  route,  d'abord  en  remportant  la  stérile  victoire 
diplomatique  qui  interdit  aux  Anglo-Egyptiens  d'appliquer  les 
excédens  de  la  caisse  de  réserve  de  la  dette  égyptienne  aux 
dépenses  de  l'expédition  de  Dongola.  La  politique  française 
veut,  en  outre,  devancer  les  Anglais  sur  le  Haut  Nil.  Tandis 
qu'elle  envoie  la  mission  Marchand  sur  l'immense  route  du 
Congo  Français  au  Soudan  Egyptien,  elle  recherche  l'aide  de 
Ménélik  pour  d'autres  missions  qu'elle  essaie  d'expédier  à  tra- 
vers l'Ethiopie  au-devant  de  celle  qui  vient  ainsi  de  la  loin- 
taine Côte  occidentale. 

L'Angleterre  eut  d'autant  moins  de  peine  à  le  savoir  qu'on 
n'en  fit  guère  de  mystère  dans  nos  milieux  coloniaux.  La  presse 
britannique  commença  de  parler  avec  acrimonie  de  Ménélik.  On 
vit  monter  au  printemps  de  1897  à  Addis  Ababa  une  mission 
anglaise  dont  la  composition  était  caractéristique  :  elle  avait 
pour  chefs  M.  Rennel  Rodd,  second  de  lord  Cromer  au  Caire, 
et  le  colonel  Wingate,  directeur  du  service  des  renseignemens 

TOME    III.    —   1911.  40 


626 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


du  gouvernement  égyptien.  Il  s'agissait  ouvertement  pour  les 
Anglais  de  décider  Ménélik  à  empêcher  le  passage  des  armes 
destinées  au  khalife  d'Omdourman  qui  avait,  à  ce  moment 
même,  des  ambassadeurs  auprès  du  Négous.  Mais  les  Anglais 
voulaient  sans  doute  aussi  contre-balancer  l'influence  des  Fran- 
çais et  des  Russes  qui  était  alors  prépondérante  à  Addis  Ababa, 
et  détourner  Ménélik  de  seconder  les  petites  missions  françaises 
en  marche  vers  le  Haut  Nil  qui  traversaient  à  cette  époque  le 
territoire  éthiopien.  Il  se  peut  que,  pour  engourdir  le  Négous, 
de  vagues  promesses  lui  aient  été  faites  par  la  mission  Rennel 
Rodd  en  ce  qui  concerae  les  territoires  nilotiques.  Peut-être  doit- 
on  trouver  l'écho  de  ce  qui  venait  de  se  dire  à  Addis  Ababa  dans 
le  passage  suivant  d'un  article  du  Times,  de  septembre  1897,  qui 
laisse  d'ailleurs  percer  l'arri ère-pensée  dont  s'est  toujours  inspirée 
depuis  lors  la  politique  anglaise  en  Ethiopie  :  «  Au-dessus  de 
Khartoum,  la  vallée  du  Nil  tombe  bien  dans  la  sphère  d'in- 
fluence de  Ménélik...  Jusqu'à  quel  point  une  pareille  domina- 
tion peut-elle  devenir  effective?  Cela  dépend  du  maintien,  entre 
les  mains  de  Ménélik,  du  pouvoir  suprême  qu'il  s'est  assuré  sur 
l'Abyssinie  et  des  dispositions  comme  de  la  capacité  de  ceux 
auxquels  ce  pouvoir  viendrait  ensuite  à  échoir.  »  C'était  assez 
clairement  exprimer  l'idée  qu'on  pouvait,  pour  se  concilier  une 
puissance  capable  d'être  gênante  à  ce  moment  du  partage  afri- 
cain, lui  faire  des  concessions  que  son  organisation  instable, 
pour  ainsi  dire  kaléidoscopique,  incapable  de  résister  plus  tard 
aux  efforts  d'une  politique  avisée  et  suivie,  rendrait  nécessaire- 
ment temporaires.  On  prête  ainsi  facilement  à  un  homme  dont 
on  estime  devoir,  par  la  force  des  choses,  devenir  l'héritier. 

Jusqu'où  les  Anglais  essayèrent-ils  d'aller  dans  cette  voie? 
On  n'en  sait  rien,  car  la  mission  Rennel  Rodd  est  trop  récente 
encore  pour  appartenir  à  la  diplomatie  dont  l'histoire  est  dès 
maintenant  publique.  Il  serait  intéressant  de  connaître  cette  page 
des  négociations  d' Addis  Ababa,  car  elle  nous  montrerait  ce  que 
l'Angleterre  craignait,  espérait  et  voulait  tenter  du  côté  éthio- 
pien une  année  avant  Fachoda.  Tout  ce  qu'on  sait  avec  certitude 
de  la  mission  Rennel  Rodd,  c'est  qu'elle  conclut  avec  le  Négous 
un  traité,  du  4  juillet  1897,  limitant  la  Somalie  britannique  à  la 
zone  côtière  et  reconnaissant  à  Ménélil>:  le  pays  de  Harrar.  Mais 
les  Anglais  n'auraient  pu  se  montrer  moins  modérés  dans  cette 
région,  car  ils  avaient  été  devancés  par  la  France  désireuse  de 


MÉNÉLIK.  627 

conserver  la  confiance  de  Ménélik  en  démontrant  son  absolu 
désintéressement  territorial  :  le  20  mars  1897,  notre  ministre 
en  Ethiopie,  M.  Lagarde,  avait  signé  à  Addis  Ababa  un  traité  qui 
acceptait  pour  notre  colonie  de  la  côte  des  Somalis,  réduite  à 
une  étroite  bande  de  terrain  encerclant  la  baie  de  Tadjoura,  une 
frontière  qui  ne  passait  qu'à  90  kilomètres  de  Djibouti. 

Et,  de  fait,  le  Négous,  malgré  la  présence  près  de  son  guébi 
de  M.  Rennell  Rodd  et  de  ses  compagnons,  ne  cessa  de  se 
montrer  secourable  aux  missions  Clochette  et  de  Bonchamps 
que  notre  politique  envoyait  au  petit  bonheur  vers  le  Haut  Nil. 
L'événement  montra  d'ailleurs  qu'il  était  bien  inspiré  car,  si, 
dans  cette  entreprise,  les  Français  ne  firent  rien  de  bon  pour 
eux-mêmes,  ils  se  montrèrent  encore  une  fois  très  serviables 
à  l'Ethiopie  en  l'aidant  à  se  donner  les  limites  qu'exigeait  sa 
sécurité. 

Ce  serait  sortir  de  notre  sujet  que  d'insister  sur  les  cir- 
constances qui  ne  permirent  pas  aux  expéditions  françaises 
d'être  pour  nos  intérêts  africains  quelque  chose  de  plus  efficace 
que  d'héroïques  aventures,  La  mission  de  Bonchamps,  chargée 
d'établir  les  Ethiopiens  sur  la  rive  droite  du  Nil  Blanc,  reçut 
en  tout  un  viatique  de  oo  000  francs  pour  réaliser  cette  œuvre 
ardue:  or, à  ce  moment,  la  colonie  de  Djibouti  ne  manquait  pas 
de  ressources  et  elle  aurait  pu,  avec  quelque  bonne  volonté, 
donner  un  tout  autre  appui  aux  hommes  chargés  de  porter  les 
drapeaux  français  et  éthiopien  dans  la  plaine  nilotique.  Notre 
marche  à  l'Est  du  Nil  eut  encore  plus  le  caractère  d'une  aventure 
que  celle  de  Marchand  à  l'Ouest,  tout  obligé  que  fut  ce  dernier 
de  s'ouvrir  la  route  à  coups  de  fusil,  dans  la  zone  maritime  même 
du  Congo  français,  entre  Loango  et  Brazzaville.  Le  marquis  de 
Bonchamps  et  ses  compagnons,  Charles  Michel,  Bartholin,  Faivre 
et  Potter,  réduits,  faute  de  bateau,  à  patauger  dans  la  zone  (îes 
marécages,  réussirent  malgré  tout,  grâce  à  la  supériorité  du 
moral  de  l'Européen,  à  traîner  leurs  Ethiopiens  presque  jusque 
en  vue  de  Nasser  sur  le  Sobat.  Mais  là,  vaincue  par  le  foin  géant 
du  marais  nilotique,  dans  l'épaisseur  duquel  il  fallait  ouvrir  une 
route  coupée  de  fondrières,  ayant  perdu  par  la  faim  et  la  fièvre 
la  moitié  de  son  effectif,  la  mission  dut  s'arrêter  et  retourner  en 
arrière,  le  30  décembre  1897. 

Ce  fut  un  épisode  digne  de  tous  les  efforts  tardifs,  insufiisans, 
minuscules,  par  lesquels  nous   prétendions   arrêter  la  marche 


628  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

des  18  000  Anglo- Égyptiens  de  lord  Kitchener.  Tandis,  que  les 
quelques  Français,  lancés  vers  le  Nil,  étaient  condamnés  à  faire 
quelque  chose  avec  rien,  les  Aaglo-Egyptiens  s'avançaient  avec 
une  méthode  qui  ne  laissait  rien  au  hasard;  ils  étaient  comblés 
de  tous  les  moyens  d'action,  suivis  par  un  chemin  de  fer  qui 
s'allongeait  derrière  eux  à  chacune  de  leurs  étapes  et  appuyés 
sur  toute  l'opinion  britannique  alors  furieusement  éprise  de  la 
formule  «  du  Cap  au  Caire.  »  Il  n'y  eut  d'admirable  de  notre 
côté,  dans  cette  partie  si  pauvrement  engagée,  que  les  exécutans, 
qu'ils  partissent  de  la  Mer-nouge  ou  de  l'Atlantique.  En  elle- 
même  toute  cette  entreprise  répondait  bien  mal  à  la  définition 
donnée  à  la  Chambre  après  sa  fâcheuse  liquidation  :  «  une 
politique  qui,  voulant  le  but,  s'inquiète  des  moyens  et  ne  laisse 
pas  au  hasard  le  soin  d'assurer  le  succès.  » 

Mais  ces  tentatives  qui  devaient  nous  mener  à  Fachoda 
eurent  au  moins,  comme  nous  l'avons  dit,  un  résultat,  celui  de 
porter  les  Ethiopiens  jusqu'à  leurs  frontières  naturelles.  Ce  n'est 
pas  en  vain  que  nos  compatriotes,  le  capitaine  Clochette  et 
M.  Potter,  moururent  dans  cet  effort  pour  aller  par  l'Est  au- 
devant  de  la  mission  Marchand.  En  somme,  si,  pour  l'objet  que 
nous  poursuivions  alors,  il  était  utile  d'établir  les  soldats  de 
Ménélik  sur  la  rive  droite  du  Nil  Blanc,  en  face  des  Français 
qui  viendraient  se  fixer  à  la  rive  gauche,  une  pareille  expan- 
sion, pour  les  Ethiopiens,  eût  forcé  l'utilité  autant  que  la 
nature. 

MM.  Potter  et  Faivre,  accompagnés  du  capitaine  russe 
Artamanof  et  menant  une  expédition  légère  détachée  par  le  Ras 
Tessama,  réussirent  bien  à  planter  le  drapeau  du  Négous  sur  le 
Nil,  le  22  juin  1898,  mais,  menacés  dans  le  marais  par  la  saison 
des  pluies  dont  l'approche  épouvantait  leurs  soldats  éthiopiens, 
ils  durent  immédiatement  revenir  en  arrière.  Ces  couleurs  soli- 
taires- furent  la  seule  aide  venant  de  l'Ethiopie  que  devait 
trouver  sur  le  Nil  la  mission  Marchand,  qui  les  salua  quelques 
jours  plus  tard  au  passage,  en  descendant  le  fleuve  pour  aller 
occuper  Fachoda.  Toutefois  ce  raid,  manifestation  sans  lende- 
main, n'était  que  l'exagération  éphémère  d'une  œuvre  qui,  plus 
en  arrière,  devait  être  solide  et  durable.  Nos  compatriotes 
avaient,  en  effet,  réussi  à  entraîner  le'gros  des  forces  de  Tes- 
sama jusqu'au  rebord  des  montagnes  et  même  jusqu'au  com- 
mencement de  la  plaine  du  Nil  où  les  Ethiopiens  n'osaient  pas 


MÉNÉLIK.  629 

s'aventurer.  C'était  d'après  leurs  légendes  un  pays  redoutable, 
habité  par  des  hommes  à  tête  de  chien,  sans  doute  imaginés 
par  des  voyageurs  qui  avaient  vu  d'un  peu  loin  les  femmes 
Souros,  la  lèvre  inférieure  distendue  par  l'énorme  disque  de 
bois  qu'elles  y  insèrent  et  qui  donne  à  leur  face  un  aspect  de 
museau.  Non  seulement  Tessama  avait  reconnu  les  limites  du 
plateau  vers  le  Sud-Ouest  et  soumis  les  Gallas  jusqu'à  la  crête 
de  la  falaise,  mais  encore  le  lieutenant  de  Ménélik  avait  im- 
posé l'autorité  du  Négous  aux  négroïdes  Guimiras,  Adjoubas 
et  Souros  habitant  les  avant-monts  et  la  partie  voisine  de  la 
plaine.  Le  marquis  de  Bonchamps  avait  fait  de  même  un  peu 
plus  au  Nord,  dans  le  pays  des  Yambos  des  bords  du  Baro.  Dans 
le  même  élan,  en  1897,  le  Bas  Maconnen  occupait  au  Nord-Ouest 
le  pays  des  Béni  Chongoul;  le  Bas  Valdéguiorguis  poussait 
droit  au  Sud  jusqu'au  lac  Bodolphe,  tandis  qu'au  Sud-Est,  le 
général  Hapté  Guiorguis,  accompagné  d'un  autre  Français, 
M,  Darragon,  étendait  la  puissance  de  Ménélik  jusqu'au  désert 
de  rOgaden.  Ainsi  les  Ethiopiens,  arrivés  dans  toutes  les  direc- 
tions au  bord  de  leur  falaise,  dominaient  sur  son  pourtour 
entier  les  plaines  arides  ou  marécageuses  au-dessus  desquelles 
se  dresse  leur  pays.  Ils  avaient  même,  en  grande  partie  grâce 
aux  conseils  français,  acquis  dans  ces  plaines  de  larges  glacis 
devant  leur  forteresse  naturelle.  Lorsque  viendrait  l'heure  de 
passer  avec  l'Angleterre  et  l'Italie  des  traités  de  délimitation, 
Ménélik  pourrait  s'appuyer  sur  une  situation  de  fait  pour  ne 
donner  aucun  pied  sur  le  plateau  à  ces  voisins  dangereux  ;  il 
pourrait  même  tenir  assez  loin  de  la  base  des  montagnes  éthio- 
piennes ces  forces  nouvelles  qui  se  substituaient  à  la  vieille 
barbarie  africaine  autour  de  l'Ethiopie,  et  mettaient  fin  à  son 
séculaire  et,  on  pourrait  dire,  splendide  isolement. 

11  fallut  cependant  dix  années  encore  au  Négous  pour  cou- 
ronner sa  grande  œuvre  d'expansion  territoriale,  en  ajoutant  au 
fait  le  droit  consacrant  par  des  actes  diplomatiques  les  résultats 
acquis  par  l'occupation  etï'cctive  éthiopienne.  Les  traités  anglo- 
éthiopiens  du  15  mai  1902  et  du  6  décembre  1907  donnèrent  à 
l'empire  du  Négous  ses  frontières  du  côté  du  Nil  et  de 
l'Ouganda  :  les  conventions  italo-éthiopiennes  du  10  juillet  1900, 
du  15  mai  1902  et  du  16  mai  190S  déterminèrent  la  frontière, 
souvent  remaniée,  entre  l'Ethiopie  et  l'Erythrée  et  abornèreut 
plus  facilement  le  protectorat  italien  de  la  côte  du  Bénadir. 


630 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Ce  délai  qu'apportèrent  les  voisins  de  l'Ethiopie  à  la  ralifica- 
tion  du  fait  accompli  par  les  conquêtes  des  lieutenans  de  Ménélik 
montre  que,  longtemps,  les  politiques  anglaise  et  italienne,  ou 
du  moins  leurs  agens  d'exécution  en  Afrique,  espérèrent  que 
cet  agrandissement  de  l'Ethiopie  jusqu'à  ses  frontières  natu- 
relles n'était  pas  définitif  et  que  quelque  accident  permettrait 
de  ne  pas  le  consacrer.  Puis,  sans  doute,  on  en  vint  à  concevoir 
l'idée  qu'il  était  moins  avantageux  et  moins  habile  d'inquiéter 
Ménélik  sur  ses  frontières  que  de  le  rassurer,  de  s'insinuer  dans 
ses  bonnes  grâces  et  de  se  réserver  ainsi  l'avenir  dans  ce  pays  dont 
la  force  pourrait  bien  être  éphémère  comme  tout  ce  qui  u'est 
soutenu  que  par  le  génie  d'un  homme.  Il  serait  plus  facile  à  des 
voisins  ayant  des  intelligences  dans  la  place  de  provoquer  à 
l'heure  voulue  l'ouverture  de  la  succession  d'un  autre  «  malade 
d'Orient.  »  D'autre  part,  il  est  incontestable  que  l'appétit  colo- 
nial décline  depuis  quelques  années.  La  lourdeur  de  certaines 
entreprises  d'outre-mer  comme  la  guerre  du  Transvaal,  et  aussi 
une  manière  nouvelle  dont  se  posent  les  questions  indigènes  en 
Asie  et  en  Egypte  ont  pu  faire  réfléchir.  Mais,  surtout,  l'Italie  a 
été  amenée  à  ramener  son  attention  sur  l'Adriatique  après  la 
crise  d'engouement  pour  la  Mer-Rouge.  L'Angleterre,  de  son 
côté,  a  vu  qu'elle  devait  de  nouveau  se  préoccuper  de  l'équilibre 
européen.  Gomme,  dans  des  questions  plus  vitales,  les  deux  gou- 
vernemens  qui  avaient  associé  leurs  intrigues  en  Ethiopie,  se 
trouvèrent  avec  la  France  des  intérêts  communs,  le  rapproche- 
ment entre  Paris,  Londres  et  Rome  devait  s'étendre  graduelle- 
ment aux  affaires  éthiopiennes.  L'entente  des  trois  gouverne- 
mens  se  fit  lentement  et  se  substitua  peu  à  peu  à  la  rivalité, 
exaspérée  par  le  zèle  des  agens  à  Addis  Ababa  :  l'accord  du 
13  décembre  1906,  qui  est  la  charte  internationale  de  l'Ethiopie, 
fut  signé  entre  l'Angleterre,  l'Italie  et  la  France.  Cet  acte  mit 
très  fortement  une  sourdine  aux  luttes,  bien  que  le  morbus 
consularis  ne  leur  ait  pas  permis  de  cesser  complètement  autour 
du  guéhi  impérial.  11  résolut  ou  du  moins  aida  fort  à  résoudre 
l'exaspérante  question  du  chemin  de  fer  qu'il  nous  faut  mainte- 
nant traiter,  car  elle  laisse  à  l'histoire  la  page  peut-être  la  plus 
étrange  du  règne  de  Ménélik,  et  elle  fut,  pour  ainsi  dire,  le 
champ  de  bataille  entre  la  politique  française  et  la  politique 
anglo-italienne,  qui  y  prit  les  allures  caractéristiques  qu'elle 
eut  et  qu'elle  aurait  sans  doute  encore  demain  en  Ethiopie  si 


MÉNÉLIK.  631 

les  rivalités,  aujourd'hui  latentes,  pouvaient  y  reprendre 
l'âpreté  qui  les  caractérisa  pendant  cette  période  encore  si 
proche  de  nous. 

* 
*  * 

On  ne  saurait  tenter  d'exposer  ici  par  le  menu  une  pareille 
histoire  :  ce  serait  une  tâche  trop  longue  et  de  plus  désobligeante, 
car  l'affaire  du  chemin  de  fer  d'Ethiopie  aurait  équitablement, 
sur  bien  des  points,  dû  relever  de  la  chronique  judiciaire.  Pour 
ce  qui  est  de  la  politique,  dont  il  vaut  mieux  sortir  le  moins  pos- 
sible dans  cet  exposé,  cette  affaire  devait  fatalement  nous  mettre 
aux  prises  avec  la  diplomatie  combinée  de  l'Angleterre  et  de 
l'Italie.  Ces  deux  puissances,  situées  géographiquement  comme 
elles  le  sont  dans  l'Afrique  orientale  et  ayant  dinstinct  les  ambi- 
tions que  cette  situation  comporte,  ne  pouvaient  se  résigner 
facilement  à  en  voir  une  troisième,  éprouvant  pour  l'Ethiopie 
les  sentimens  d'un  médecin  beaucoup  plus  que  d'un  héritier,  lui 
créer  une  artère  destinée  à  la  faire  participer  à  la  vie  univer- 
selle. Aussi,  de  bonne  heure,  s'efforça-t-on  par  des  intrigues  à 
Addis  Ababa  et  ailleurs  de  faire  passer  dans  des  mains  anglaises, 
capables  de  serrer  au  besoin  cette  artère  ou  de  la  détourner  sur 
un  port  britannique,  le  chemin  de  fer  qui,  depuis  1897,  montait 
de  Djibouti  vers  le  plateau  éthiopien.  De  bonne  heure  aussi, 
l'entreprise  française,  comme  tous  les  organismes  anémiques  et 
tarés,  fit  preuve  d'une  grande  réceptivité  à  ce  virus  extérieur. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  la  faille  de  l'Aouache  s'imposa 
dès  le  début  comme  le  meilleur  tracé  que  piit  suivre  un  chemin 
de  fer  de  pénétration  de  la  mer  vers  l'Ethiopie.  La  prédominance 
du  Choa  dans  ce  dernier  pays  et  la  présence  d'une  puissance  amie 
sur  la  baie  de  Tadjoura  rendaient  encore  plus  éloquente  cette 
invitation  de  la  nature  et,  dès  le  6  décembre  1889,  dans  une 
lettre  adressée  au  président  Carnot,  Ménélik  demandait  l'aide 
du  gouvernement  français  pour  construire  une  voie  ferrée.  Le 
11  février  1893  le  Négous  concédait  cette  voie  ferrée  dans  les 
termes  suivans  :  «  Lion  vainqueur  de  la  tribu  de  Juda,  Méné- 
lik II,  etc.,  etc.,  reconnaissant  qu'il  est  impossible  de  déve- 
lopper le  commerce  et  l'industrie  de  mes  Etats  sans  en  améliorer 
les  voies  de  communication  et  désireux  dans  ce  dessein  de  faire 
construire  un  chemin  de  fer,  j'ai  concédé  à  mon  ingénieur, 
M.  Alfred  Ilg,  l'autorisation  de  faire  toutes  les  études  nécessaires 


632  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  de  constituer  une  grande  compagnie  qui  puisse  mener  à  bien 
cette  entreprise.  »  M.  Ilg,  sujet  suisse ,  fixé  depuis  longtemps 
à  la  cour  du  Négous,  recevait  la  concession  formelle  du  droit 
d'établir  et  d'exploiter  un  chemin  de  fer  de  Djibouti  à  Harrar 
et  Addis  Ababa  avec  prolongement  ultérieur  jusqu'au  Nil  Blanc. 
Cette  concession  était  accompagnée  d'un  monopole  :  seul,  son 
titulaire  devait  être  autorisé  à  construire  une  voie  ferrée  reliant 
l'Ethiopie  à  la  mer. 

Il  fallut  cependant  que  l'Ethiopie  bénéficiât  de  la  crise 
d'intérêt  déterminée  par  la  bataille  d'Adoua  pour  faire  naître  la 
Compagnie  Internationale  des  Chemins  de  fer  Ethiopiens.  Cette 
dernière  fut  créée  par  un  groupe  d'hommes  d'affaires  français  qui 
avaient  déjà  constitué  la  Société  des  Salines  du  lac  Assal,  —  une 
sorte  de  chott  situé  au  fond  de  la  baie  de  Tadjoura,  —  et  qui 
éprouvaient  un  vif  besoin  de  la  liquider  en  la  fondant  dans  une 
affaire  plus  vaste.  La  concession  du  chemin  de  fer  d'Ethiopie 
donna  l'occasion  d'opérer  cette  «  novation  »  nécessaire  ;  malheu- 
reusement la  compagnie  qui  l'exploita  n'eut  ni  assez  de  souflle 
financier,  ni  sans  doute  assez  la  volonté  probe  d'exécuter  le  tra- 
vail qui  faisait  son  objet,  pour  accomplir  une  œuvre  honnête  et 
sérieuse.  Son  existence  fut  un  prodigieux  roman  de  finance  et 
de  politique  coloniales.  De  bonne  heure,  elle  mérita  l'épithète 
de  véreuse  que  le  ministre  des  Affaires  étrangères  lui  décernait 
il  y  a  quelques  mois  du  haut  de  la  tribune  du  Palais-Bourbon. 
Deux  ans  à  peine  après  sa  naissance,  elle  était  la  chose  d'usu- 
riers de  Londres  qui  ne  cessèrent  de  dominer  son  Conseil  d'ad- 
ministration. Nous  ne  dirons  pas  que  la  politique  britannique, 
représentée  dès  ce  moment  à  Addis  Ababa  par  l'énergique  major 
Harrington,  ait  provoqué  cette  mainmise,  mais  elle  trouva  ses 
meilleurs  moyens  d'action  dans  les  abandons  de  la  Compagnie 
française,  livrée  à  des  financiers  étrangers. 

Les  premiers  travaux  furent  exécutés,  plutôt  mal  que  bien, 
et  ces  maîtres  occultes  se  firent  accorder  par  la  Compagnie  des 
contrats  léonins.  Puis,  lorsque  l'heure  de  se  faire  payer  fut  venue 
pour  eux,  une  habile  campagne  patriotique  commença  pour 
obtenir  de  l'Etat  un  subside  permettant  de  libérer  la  Compagnie 
française  de  l'emprise  étrangère  dénoncée  à  grands  cris.  Nos 
meilleurs  élémens  coloniaux,  dupes  des  apparences,  s'associèrent 
à  cette  campagne  et  la  loi  du  6  février  1902  accorda  à  la  Com- 
pagnie une  subvention  annuelle  de  500  000  francs  payable  pen- 


MÉNÉLIK.  633 

dant  cinquante  années,  qui  fut  immédiatement  vendue  à  des 
Compagnies  d'assurances  pour  un  capital  de  11400  000  francs. 

Cette  somme,  employée  en  grande  partie  à  rémunérer  les 
prêts  exorbitans  dont  nous  avons  parlé,  ne  permit  pas  à  la 
Compagnie  de  vivre  longtemps  :  à  la  fin  de  1902,  la  voie 
atteignait  Dire  Daouah,  mais  sur  une  grande  partie  de  ces 
310  premiers  kilomètres,  elle  n'avait  ni  ponts  ni  ballast.  Le  rail 
ne  dépassa  plus  ce  terminus  provisoire,  encore  en  plein  désert 
Danakil,  et,  après  que  l'on  eut  épuisé  les  moyens  de  fortune  pour 
payer  les  coupons  des  obligations  qui  commençaient  à  être 
émises  comme  des  assignats,  les  mêmes  financiers  anglais 
reparurent  sous  la  forme  nouvelle  de  V International  Ethiopian 
Railwaij  Trust,  destiné  à  se  greffer  sur  la  Compagnie  française 
comme  le  champignon  sur  l'arbre. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  l'action  de  ces  élémens 
étrangers  se  mêla  étroitement  à  la  politique.  Il  n'était  plus  pos- 
sible pour  eux  de  faire  rémunérer  leurs  combinaisons  ingénieuses 
par  de  nouveaux  subsides  de  l'Etat  français.  Les  Chambres,  avant 
de  les  voter,  eussent  sans  doute  exigé  une  enquête  nécessaire- 
ment fâcheuse  pour  les  intéressés.  Aussi,  pour  liquider  dans 
l'ombre  un  passé  compromettant  et  pour  continuer  à  gagner  sur 
cette  affaire,  lancèrent-ils  l'idée  de  l'internationalisation  du 
chemin  de  fer  qui  les  faisait  entrer  étroitement  dans  le  jeu  que 
sir  John  Harrington  et  son  collègue  italien,  le  major  Ciccodic- 
cola,  menaient  à  la  cour  du  Négous. 

L'internationalisation,  c'était,  pour  les  financiers,  la  possibi- 
lité de  créer  une  entreprise  beaucoup  plus  vaste  dans  laquelle 
s'absorberait,  sans  enquête,  la  Compagnie  si  mal  en  point.  Cette 
sorte  de  novation  permettrait  donc  d'éviter  la  publicité  et  les 
conséquences  possibles  d'une  liquidation  judiciaire.  De  plus, 
l'internationalisation,  s'accompagnant  du  mirage  de  la  con- 
cession d'un  vaste  réseau  ferré  éthiopien,  pouvait  servir  à  attirer 
les  alouettes  de  l'épargne  française  ;  elle  aurait  été  le  prétexte 
de  quelque  grosse  émission  permettant  de  clore  et  de  liquider 
avec  un  substantiel  profit  toutes  les  opérations  antérieures.  Et, 
comme  nous  l'avons  dit,  une  telle  combinaison  servait  admira- 
blement la  diplomatie  de  sir  John  Harrington.  Ce  représentant 
de  la  politique  britannique  n'avait  certes  aucune  objection  à 
l'emploi  d'abondans  capitaux  français  en  Ethiopie.  Là  comme 
ailleurs,  on  aurait  vu  avec  plaisir  notre  capital,  satisfait,  moyen- 


G34 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


nant  un  modeste  loyer,  de  travailler  passivement  entre  les 
mains  d'autrui,  entretenir  des  industries  et  un  personnel  étran- 
gers et  servir  au  développement  de  politiques  rivales  de  la  nôtre. 
C'est  le  même  service  que  rend  à  nos  concurrens,  sur  tant  de 
points  du  monde,  notre  passivité  financière.  Ceux  qui,  dans 
l'alTaire  d'Ethiopie,  avaient  un  souci  plus  vivant  de  nos  intérêts 
nationaux  purent  s  indigner  de  voir,  au  commencement  de  1905, 
des  sociétés  anglaises  affiliées  au  trust  éthiopien  solliciter  sans 
le  moindre  déguisement,  dans  des  journaux  de  Paris,  les  prêteurs 
français  de  leur  fournir  les  moyens  d'internationaliser  le  chemin 
de  fer,  alors  que  nos  contribuables  supportent  une  charge  an- 
nuelle de  500  000  francs  pour  maintenir  à  celui-ci  un  caractère 
français.  Peu  importait  à  la  politique  anglaise  que  le  capital  de 
ce  chemin  de  fer  fût  français,  pourvu  que  sa  direction,  ainsi 
que  la  vie  et  l'influence  qu'il  créerait  fussent  britanniques, 
sous  un  masque  international  qui  ne  pouvait  faire  que  des  dupes 
volontaires.  Et  la  diplomatie  de  sir  John  Harrington  ayant  des 
intérêts  parallèles  à  ceux  du  trust  marcha  résolument  dans  le 
même  sens  que  lui. 

Une  campagne  savante  fut  organisée  pour  acculer  la  France 
à  l'internationalisation.  Elle  n'eut  pas  de  serviteurs  plus  zélés  que 
ceux  que  lui  fournit  la  Compagnie  française,  laquelle,  menée  par 
des  créatures  du  trust,  n'aspirait  qu'au  suicide.  Il  s'agissait  de 
convaincre  le  gouvernement  français  que  le  Négous  voulait  un 
chemin  de  fer  international  et  que  l'Angleterre  n'en  accepterait 
pas  d'autre;  il  fallait,  en  même  temps,  pour  affaiblir,  isoler 
notre  diplomatie,  faire  croire  au  gouvernement  britannique  que 
l'opinion  française  se  désintéressait  de  la  question;  il  fallait 
enfin,  circonvenir,  lasser,  intimider  JMénélik.  Aussi  des  agens 
de  divers  ordres  s'efforcèrent-ils  de  provoquer,  sur  chacune  des 
scènes  de  ce  drame  complexe,  des  manifestations  dont  l'écho, 
grossi  et  au  besoin  dénaturé  par  des  dépêches  tendancieuses, 
affaiblirait  la  défense  des  intérêts  français  sur  les  autres.  En 
France,  on  ne  parla  pas  ouvertement  d'internationalisation.  Le 
mot  provoquait  même  une  affectation  de  pudeur  efl'arouchée 
chez  les  bons  apôtres  qui  travaillaient  pour  la  chose  :  ils  disaient 
seulement  que  le  chemin  de  fer  français  était  impossible,  parce 
que  politique;  que  Ménélik  était  animé  d,'une  hostilité  inquiète 
contre  cette  voie  ferrée  construite  par  les  ressortissans  d'une 
seule  nation,  et  que  le  chemin  de  fer  serait  purement  commer- 


MÉNÉLIK.  6'iO 

cial,  c'est-à-dire  établi  par  une  compagnie  internationale,  ou 
qu'il  ne  serait  pas.  Certains  corps  constitués  ne  virent  pas  tout 
de  suite  de  quoi  était  fait  ce  bloc  enfariné  qu'on  leur  présentait 
et  ils  adoptèrent  les  motions  sournoises  qui  leur  étaient  pro- 
posées pour  les  faire  collaborer  à  la  politique  d'internationali- 
sation. Immédiatement  leurs  manifestations  étaient  publiées  en 
Angleterre  où  on  les  opposait  à  notre  diplomatie  qui  travaillait 
à  défendre  la  solution  nationale. 

Ce  jeu,  pour  être  plus  efficace,  devait  s'accompagner  de 
mauvaises  nouvelles  venant  d'Ethiopie  et  on  cherchait  à  obtenir 
de  Ménélik  des  déclarations  contre  le  chemin  de  fer  français.  A 
cela  sir  John  Harrington  et  le  major  Ciccodiccola  s'employaient 
avec  une  activité  que  dépassait  d'ailleurs  le  zèle  déployé  par 
quelques  excellens  Français  mis  au  service  de  la  même  cause. 
Le  Négous  avait  vu  l'Angleterre  l'emporter  dans  l'affaire  du 
Haut-Nil;  il  savait  qu'elle  avait  écrasé  les  Boers,  et  ce  prestige 
britannique  venait  à  l'appui  de  la  politique  quelque  peu  commi- 
natoire du  ministre  anglais  à  Addis  Ababa.  A  cette  pression 
s'ajoutait  l'efTet  des  cadeaux  qui  ont  toujours  eu  une  influence 
très  appréciable  sur  la  cour  primitive  d'Ethiopie.  Toutes  les 
batteries  étant  dressées,  on  organisa  au  guébi  impérial  une 
séance  solennelle  en  s'efforçant  d'y  faire  comparaître  le  ministre 
de  France  un  peu  avec  les  allures  d'un  accusé.  Le  colonel 
Harrington  et  le  major  Ciccodiccola  se  dressaient  en  face  de 
lui,  ainsi  que  certains  agens  de  la  Compagnie.  On  demanda  à 
Ménélik,  dans  l'esprit  mal  préparé  duquel  toutes  ces  questions 
financières  ne  formaient  qu'un  brouillard  obsédant,  de  se  pro- 
noncer. Excédé,  inquiet  de  toutes  ces  querelles,  il  ne  cessa  de 
répondre  :  «  Vous  me  demandez  tous  ce  chemin  de  fer,  mettez- 
vous  d'accord!  »  Mais  pour  les  intéressés  cela  devait  vouloir 
dire  que  le  Négous  condamnait  l'entreprise  française  et,  dès  le 
lendemain,  les  télégrammes  de  la  cabale  annonçaient  en  Europe 
que  le  Négous  avait  demandé  l'internationalisation.  Il  en  fut 
ainsi  pendant  plusieurs  mois  :  tout  fut  mis  en  œuvre  pour 
démontrer  que  la  diplomatie  française  perdait  son  temps  à 
soutenir  une  cause  condamnée  par  la  volonté  de  l'Angleterre, 
celle  du  Négous  et  par  l'opinion  publique  de  la  France  elle- 
même. 

Au  milieu  de  l'ignorance  de  la  majorité  de  nos  compa- 
triotes et  de  leur  trop  habituelle  indifférence  pour  les  intérêts 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

extérieurs  du  pays,  cette  machination  aurait  sans  doute  fini  par 
avoir  raison  de  la  résistance,  d'abord  très  irrésolue,  de  notre  gou- 
vernement, si  ces  manœuvres  n'avaient  pas  été  dévoilées  et  com- 
battues dans  une  contre-campagne  dont  le  Comité  de  l'Afrique 
Française  fut  l'âme,  et  qui  dura  pendant  les  années  1905,  1906 
et  1907.  Dès  le  1"  avril  1905,  M.  Delcassé,  saisi  des  protesta- 
tions et  des  vœux  du  Comité  de  l'Afrique,  déclarait  au  Sénat 
que  la  politique  du  gouvernement  de  la  République  était  de 
maintenir  le  caractère  français  de  la  Compagnie  qui  construi- 
sait le  chemin  de  fer  de  Djibouti  à  Addis  Ababa. 

Cette  politique  était  évidemment  conforme  à  l'intérêt  français. 
Les  avocats  de  l'internationalisation  soutenaient  que  Ménélik 
était  avec  eux,  parce  que  son  ombrageuse  susceptibilité  natio- 
nale redoutait  un  chemin  de  fer  «  politique  «  construit  par  une 
compagnie  française?  Cela  était  bien  étrange  puisque,  par  le 
traité  du  15  mai  1902,  le  Négous  avait  concédé  non  pas  à  une 
Compagnie  anglaise,  mais  au  gouvernement  britannique  lui- 
même,  le  droit  de  faire  passer  une  voie  ferrée  reliant  Khartoum 
à  l'Ouganda,  soit  une  section  du  fameux  Cap  au  Caire,  à  travers 
l'Ouest  de  l'Ethiopie.  Laquelle  de  ces  deux  lignes  aurait-elle 
donc  été  le  plus  dangereusement  «  politique?  »  Ainsi  Ménélik, 
ayant  deux  poids  et  deux  mesures,  aurait  donné  la  mauvaise  à 
une  puissance  qui  ne  l'avait  jamais  menacé,  et  qui,  dès  1897, 
avait  laissé  réduire  à  une  simple  enclave  côtière  sa  colonie  de 
Djibouti  d'où  l'Ethiopie  avait  toujours  reçu  tout  ce  qu'elle  avait 
besoin  de  demander  à  l'Occident!  Il  était  clair  que  cet  argument 
ne  pouvait  être  honnête,  et  les  informations  prises  à  Addis 
Ababa  démentirent  les  dépêches  des  Français  qui  avaient  secondé 
la  politique  des  deux  ministres  étrangers  en  Ethiopie;  elles  rédui- 
sirent facilement  à  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  la  prétendue 
manifestation  de  Ménélik  en  faveur  de  l'internationalisation  du 
chemin  de  fer.  Le  Négous  ne  s'était  pas  associé,  même  sans  bien 
la  comprendre,  à  une  politique  dont  le  but  était  de  livrer  à 
l'internationalisation,  c'est-à-dire,  en  réalité,  à  des  puissances 
en  situation  daspirer  à  absorber  peu  à  peu  son  pays,  la  seule 
artère  qui  apportât  à  l'Ethiopie  la  vie  du  dehors. 

Il  nous  importait  de  conserver  dans  des  mains  françaises 
cette  voie  d'accès  pour  consolider  autant  que  possible  l'indépen- 
dance de  l'Ethiopie,  dont  le  maintien  est  l'intérêt  de  la  France 
comme  il  est  celui  du  Roi  des  Rois.  Quel  avantage  aurions-nous, 


MÉNÉLIK.  637 

en  effet,  à  voir  tomber  entre  les  mains  de  ses  voisins  un  pays  situé 
dans  une  région  de  l'Afrique  où  tout  agrandissement  serait  excen- 
trique pour  notre  puissance,  et  nécessairement  très  inférieur  à  ce 
que  prendraient  les  deux  autres  nations  européennes  limitrophes 
de  l'Ethiopie?  Une  telle  éventualité  ne  saurait  être  pour  nous 
qu'un  pis  aller,  bien  moins  tentant  que  la  perspective  d'exercer 
nos  initiatives  et  notre  influence  amie  dans  une  Ethiopie  indé- 
pendante. Le  souci  de  l'avenir  de  Djibouti  lui-même  devait 
condamner  la  politique  d'internationalisation  du  chemin  de  fer. 
Avec  la  voie  ferrée,  qui,  à  peine  arrivée  vers  l'autre  côté  du 
désert,  lui  apporte  déjà  la  vie,  notre  escale  nécessaire  sur  la 
route  de  Madagascar  et  de  l'Indo-Chine  deviendra  non  seule- 
ment une  possession  ne  nous  coûtant  rien,  mais  encore  un  grand 
emporium  portant  d'une  manière  flatteuse  notre  drapeau  à 
l'entrée  de  l'océan  Indien.  Sans  le  chemin  de  fer,  Djibouti  res- 
terait un  port  mort  et  coûteux,  une  sorte  de  préside  perdu  sur 
la  côte  désertique  du  Somal,  Et  comment  pouvions-nous  être 
garantis  qu'une  compagnie  internationale  en  théorie,  et  anglaise 
en  réalité,  ne  construirait  pas  un  embranchement  qui  détour- 
nerait le  trafic  de  l'Ethiopie  sur  un  port  britannique,  Berberah 
par  exemple?  En  fin  de  compte,  la  disparition  de  cette  grande 
entreprise,  non  pas  du  capital  français,  mais  de  tout  intérêt 
français  reconnu  et  organisé  ne  pourrait-elle  pas  permettre  un 
jour  à  la  politique  britannique  d'absorber  même  le  Harrar  et 
les  pays  éthiopiens  voisins  de  Djibouti  dont  l'isolement  et  la 
mort  sur  son  littoral  aride  deviendraient  ainsi  irrémédiables? 

Du  moment  où  on  réfutait  ainsi  l'argumentation  des  interna- 
tionalisateurs  et  où  on  suivait  obstinément  sous  tous  ses  dégui- 
semens  ce  Protée  fuyant  et  abondant  en  formes,  les  pouvoirs 
publics  ne  pouvaient  se  laisser  énerver  et  séduire,  d'autant  moins 
que  nul  n'eût  désiré  paraître  solidaire  des  intérêts  financiers  qui 
inspiraient  cette  campagne.  Cependant  le  gouvernement  hésita 
longtemps  à  prendre  les  mesures  qu'exigeait  la  politique  affirmée 
par  M.  Delcassé. 

On  sait  que  nos  gouvernans  ne  sont  pas  volontiers  «  solu- 
tionnistes.  »  Pour  les  ministres  qui  eurent  successivement  à 
s'occuper  de  la  question  du  chemin  de  fer  d'Ethiopie,  c'était  une 
affaire  ennuyeuse,  un  peu  troublante  par  la  crainte  de  décou- 
vrir des  ramifications  inattendues  le  jour  où  on  voudrait  extirper 
le  mal.  Ils  s'efforcèrent  donc  de  gagner  du  temps,  en  ordonnant 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  enquêtes  dont  leurs  successeurs  auraient  la  tâche  désobli- 
geante de  tirer  les  conclusions  pratiques".  Mais  ils  ne  purent 
rien  ignorer  des  intrigues  que  M.  Pichon  a  récemment  qualifiées 
à  la  tribune.  Ces  enquêtes  donnèrent  lieu  à  des  rapports  dont 
l'un,  rédigé  par  des  inspecteurs  des  Finances,  était  d'une  nature 
si  édifiante  sur  certaine  gestion  qu'on  se  demande  comment  il 
ne   donna  pas  lieu  à  des  sanctions  immédiates. 

Il  est  vrai  que  le  gouvernement  pouvait  abriter  ses  hésita- 
tions derrière  les  difficultés  diplomatiques.  Plus  de  deux  ans 
après  l'entente  cordiale,  la  politique  anglaise,  secondée  par 
celle  de  l'Italie,  nous  combattait  encore  à  Addis  Ababa.  Pour  s'en 
étonner,  il  faudrait  ne  pas  comprendre  que  la  fin  d'une  si  longue 
rivalité  ne  pouvait  être  imposée  en  quelques  semaines,  sur  tous 
les  points  du  globe,  aux  agens  britanniques  habitués  à  consi- 
dérer le  Français  comme  l'adversaire.  Les  eaux  fortement  agitées 
ne  se  calment  pas  comme  par  enchantement.  Gela  était  d'autant 
plus  vrai  en  Ethiopie  que  notre  chemin  de  fer,  instrument  de 
toute  une  politique  de  consolidation  de  l'indépendance  éthio- 
pienne, était  par  cela  même  un  élément  absolument  contraire 
aux  ambitieuses  visées  d'avenir  que  sir  John  Harrington  devait 
nourrir  pour  son  pays,  déjà  maître  de  presque  tout  le  bassin  du 
Nil.  Et  le  ministre  britannique  à  Addis  Ababa  dépendait  direc- 
tement de  l'agence  du  Caire ,  où  l'on  ne  se  sentait  pas  non 
plus  très  disposé  à  s'inspirer  de  l'esprit  de  l'entente  cordiale,  en 
particulier  sur  un  terrain  où  notre  action  tendait  nécessaire- 
ment à  créer  un  état  de  choses  peu  favorable  à  une  nouvelle 
expansion  de  l'Empire  britannique  dans  l'Afrique  orientale. 
Sans  doute  Londres  aurait  pu  imposer  plus  tôt  la  discipline  de 
la  politique  impériale  au  Caire  et  à  Addis  Ababa.  Mais  pourquoi 
le  Cabinet  anglais  y  aurait-il  mis  du  zèle?  Il  n'avait  pas  à  cher- 
cher pour  nous  une  interprétation  équitable  de  l'entente  cor- 
diale dans  une  affaire  où  il  voyait  le  gouvernement  français 
bruyamment  combattu  par  une  clique  de  ses  nationaux.  Cer- 
taines paroles  prononcées  par  des  personnages  politiques  anglais 
montrèrent  qu'on  escomptait,  outre-Manche,  les  suites  éner- 
vantes que  pouvait  avoir  pour  la  volonté  française  la  campagne 
d'internationalisation.  Il  fallut  la  résistance  que  cette  cabale 
souleva  en  France  contre  elle  et  aussi  to,ute  la  louable  obsti- 
nation de  notre  ambassade  à  Londres  pour  remonter  le  courant. 
Les  raisons  qui  avaient   décidé  l'Angleterre  à  signer   l'accord 


MÉNÉLIK.  039 

d'avril  1904  étaient  assez  importantes  pour  l'Empire  britan- 
nique, inquiet  du  développement  formidable  de  puissances  nou- 
velles, pour  s'imposer  à  la  politique  anglaise  même  en  Ethiopie, 
pourvu  que  nous  y  missions  Tinsistance  nécessaire.  C'est  ce  qui 
finit  par  se  produire.  Le  gouvernement  anglais,  en  présence 
d'une  diplomatie  française  qui  avait  son  parti  pris  et  qui  se 
sentait  talonnée  par  un  groupe  peu  nombreux,  mais  résolu, 
d'hommes  décidés  à  sauver  Djibouti  et  son  chemin  de  fer, 
comprit  qu'il  n'y  avait  plus  à  escompter  les  résultats  de  la  cam- 
pagne d'internationalisation.  Il  négocia  un  accord  général  éthio- 
pien que  la  persistance  de  la  grande  pensée  érythréenne  dans 
certains  esprits  italiens  rendit  jusqu'au  dernier  moment  diffi- 
cile à  conclure.  Cependant,  le  13  décembre  1906,  un  traité  signé 
par  l'Angleterre,  l'Italie  et  la  France  reconnaissait  que  le  droit 
de  construire  un  chemin  de  fer  entre  Djibouti  et  Addis  Ababa 
appartenait  à  une  compagnie  française,  approuvée  par  le  gouver- 
nement de  la  République  et  donnant  certaines  garanties  au 
commerce  étranger.  L'existence  de  cet  acte  diplomatiqiie  imposa 
au  gouvernement  français  l'obligation  de  procéder  enfin  au 
nettoyage  financier  que  nous  n'avons  pas  à  exposer  ici.  Disons 
seulement  que,  malgré  des  intrigues  poursuivies  avec  une  obsti- 
nation incroyable  et  digne  d'une  meilleure  cause,  qui.  à  l'heure 
actuelle,  ont  à  peine  cessé  de  combattre  notre  diplomatie  à 
Addis  Ababa,  le  gouvernement  mit,  le  3  juin  1907,  la  Com- 
pagnie impériale  des  Chemins  de  fer  Ethiopiens  en  liquidation 
judiciaire.  Une  société  nouvelle  fut  constituée  sous  le  contrôle 
du  gouvernement  français  et  prit  le  nom  de  Compagnie  du 
Chemin  de  fer  Franco-Ethiopien  de  Djibouti  à  Addis  Ababa. 
Ménélik  reçut  alors  M.  Klobukowski,  envoyé  extraordinaire, 
chargé  de  lui  demander  de  s'associer  aux  mesures  d'assainisse- 
ment prises  par  le  gouvernement  français.  Cette  ambassade, 
secondée  par  les  efforts  du  docteur  Vitalien,  médecin  du 
Négous,  réussit  à  convaincre  ce  dernier,  qui,  en  rétrocédant  à 
la  nouvelle  Compagnie  la  concesision  de  la  ligne,  par  un  contrat 
du  30  juin  1908,  acheva  de  clore  tout  au  moins  la  phase  diplo- 
matique de  cette  tortueuse  affaire.  Cette  solution  terminait 
heureusement  un  dangereux  imbroglio  dans  lequel  Ménélik  était 
souvent  resté  égaré,  passif,  inconscient  des  périls  qui  se  pré- 
paraient pour  l'avenir  de  son  pays.  L'Ethiopie  y  avait  échappé 
bien  plus  par  l'énergie  de  quelques  Français  que  par  la  rési- 


640  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

stance  du  Négous  sur  un  terrain  dont  ce  prince  africain  était 
trop  mal  préparé  à  comprendre  les  savantes  et  complexes 
embûches. 

* 
*  * 

Le  traité  anglo-franco-italien  du  13  décembre  4906  a  été 
pour  l'Ethiopie,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  une  sorte  de  charte 
internationale.  Il  a  lié  les  trois  puissances  voisines  dans  une 
reconnaissance  de  l'indépendance  éthiopienne.  Ce  pacte  et  la 
politique  qu'il  imposait  ont  certainement  beaucoup  contribué  à 
donner  à  l'Ethiopie,  par  les  conventions  qu'elle  signa  en  1907 
et  1908  avec  l'Italie  et  l'Angleterre,  les  limites. précises  que  le 
Négous  voulait  depuis  longtemps  faire  reconnaître  à  son  empire 
du  côté  des  possessions  britanniques  et  italiennes.  On  a  dit,  à  la 
vérité,  que  l'accord  de  décembre  1906  avait  reconnu  l'existence 
en  Ethiopie  de  sphères  d'influence  étrangères,  puisque,  consa- 
crant les  droits  de  la  France  en  ce  qui  concerne  la  ligne  de 
Djibouti  à  Addis  Ababa,  il  accordait  à  l'Angleterre  une  situation 
analogue  sur  la  future  voie  ferrée  devant  traverser  l'Abyssinie 
à  l'Ouest  et  sur  les  eaux  du  Nil  Bleu,  nourricières  de  l'Egypte,  et 
à  l'Italie  des  droits  mal  définis  de  passage  entre  l'Erythrée  et  le 
Bénadir  par  l'Ouest  d'Addis  Ababa.  Les  meneurs  de  la  cam- 
pagne d'internationalisation  en  ont  même  profité  pour  essayer 
de  rendre  suspect  à  Ménélik  un  acte  qui  ruinait  leurs  espérances. 

Il  faut  reconnaître  cependant  que  jamais  on  n'aurait  pu  con- 
cilier la  politique  des  trois  puissances  sans  un  échange  d'assu- 
rances relatives  aux  droits  qu'elles  tenaient  d'efforts  ou  de 
traités  antérieurs.  Or  c'est  cette  conciliation  qui  importait  avant 
tout  à  l'avenir  de  l'Ethiopie.  Elle  a  certainement  aidé,  comme 
nous  venons  de  le  dire,  le  Négous  à  achever  sa  délimitation  du 
côté  des  Italiens  et  des  Anglais;  mais  surtout  elle  a  lié,  dans  une 
déclaration  de  respect  pour  l'indépendance  éthiopienne,  les  puis- 
sances éventuellement  ambitieuses  à  la  France  pour  qui  toute 
ambition,  dans  cette  partie  de  l'Afrique,  ne  saurait  être  qu'un 
pis  aller.  Par  là,  l'accord  de  1906  a  rendu  plus  malaisées  des 
entreprises  contre  cette  indépendance.  Et  l'importance  de  ce 
fait  prime  de  beaucoup,  pour  l'Ethiopie,  celle  des  garanties 
échangées  entre  les  trois  puissances  en  vue  d'éventualités  que 
l'existence  de  l'accord  tend  précisément  à  écarter.  Les  actes  in- 
ternationaux passés  par  Ménélik  ou  conclus  autour  de  lui  con- 


MÉNÉLIK.  641 

sacrent  aujourd'hui  de  la  manière  la  plus  formelle  Tindépen- 
dance  de  rÉthiopie  dans  des  limites  régulièrement  reconnues. 
Seuls  des  désordres  intérieurs  pourraient  donner  des  raisons  ou 
des  prétextes  pour  remettre  en  discussion  cette  solide  situation 
de  droit.  Le  règne  de  Ménélik  a  mené  l'Ethiopie  au  point  où 
il  ne  dépend  plus  que  d'elle-même  de  durer.  Et  aujourd'hui  que 
ce  grand  Africain  quitte  la  scène  du  monde,  il  ne  se  pose  plus 
pour  elle  que  cette  question  :  Quelle  est  la  solidité  intérieure 
de  l'édifice  dont  Ménélik  a  su  achever  toutes  les  façades? 

Pour  ce  qui  est  de  l'avenir  un  peu  éloigné,  échappant  aux 
mesures  de  prévoyance  prises  par  le  grand  Négous  avant  qu'il 
fût  obligé  de  laisser  à  d'autres  le  soin  de  continuer  son  œuvre, 
la  question  ne  peut  manquer  d'inspirer  un  doute  inquiet  aux 
amis  de  l'Ethiopie.  On  ne  saurait  rassurer  ceux  d'entre  eux  qui 
savent  réfléchir  par  l'évocation  du  passé  ininterrompu  de  l'indé- 
pendance éthiopienne.  L'Ethiopie  a  été  défendue  de  la  conquête 
parce  que  le  marais  à  l'Ouest  et  le  désert  de  tous  les  autres  côtés 
n'ont  permis  qu'à  des  peuplades  inférieures  ou  clairsemées  de 
vivre  autour  de  sa  montagne,  et  que  cette  ceinture  défensive  a 
amoindri,  pour  ainsi  dire  égrené  les  invasions  qui  pouvaient 
arriver  jusqu'à  elle.  Mais  aujourd'hui,  ce  peuple  n'a  plus  la  supé- 
riorité sur  ceux  qui  l'entourent.  Il  est  pressé  par  de  grands 
voisins  qui  ont  une  volonté  d'empire  et  tous  les  moyens  que  la 
civilisation  matérielle  met  de  nos  jours  au  service  de  cette 
volonté.  Sur  cette  plaine  rousse  et  vide,  dont  les  Ethiopiens 
voient  du  haut  de  leur  falaise  occidentale  l'horizon  se  confondre 
avec  le  ciel  dans  le  tremblotement  du  mirage,  et  qui  ne  nour- 
rissait jusqu'ici  que  quelques  groupes  incohérens  de  négroïdes, 
ils  pourraient,  avec  un  peu  d'imagination  prévoyante,  distinguer 
maintenant  les  fumées  des  ^  petites  canonnières  anglo-égyp- 
tiennes. Les  rivières  qui,  comme  le  Baro  et  l'Adjouba,  en  quel- 
ques kilomètres  de  course  et  de  bonds  furieux,  tombent  des 
hauts  plateaux  dans  la  plaine,  s'y  assagissent  aussitôt  et  devien- 
nent facilement  navigables  jusqu'au  Nil.  En  outre,  le  rail  anglais 
venant  de  Khartoum  remonte  le  Nil  Bleu  vers  le  territoire 
éthiopien.  Il  pourrait  être  tenté,  au  lieu  de  le  contourner  à 
l'Ouest,  entre  le  pied  des  monts  et  le  marais,  de  le  traverser,  en 
plein  pays  fertile,  en  utilisant  le  passage  que  lui  offrent  les 
vallées  opposées  de  la  Didessa  et  de  l'Omo.  C'est  peut-être  ce 
qu'avaient  en  vue,  pour  le  futur  c<  Cap  au  Caire,  »  les  négocia- 

ToaE  III.  —  1911.  41 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  anglais  du  traité  du  15  mai  1902  lorsqu'ils  sollicitaient  et 
obtenaient  pour  le  gouvernement  britannique  le  droit  de  con- 
struire une  voie  ferrée  passant  par  les  pays  soumis  à  Ménélik. 
Tout  le  Soudan  Egyptien  contient  une  quantité  de  forces 
éparses  et  inutilisées  sous  l'anarchie  ancienne,  mais  que  la 
volonté  anglaise  pourrait  organiser,  puis  faire  converger  sur  le 
même  point,  en  employant  ces  moyens  nouveaux  de  communi- 
cation. Les  Italiens  travaillent,  eux  aussi,  au  Nord,  dans  l'Ery- 
thrée. A  notre  époque  moins  qu'à  toute  autre,  il  n'est  sage  de 
conclure  du  passé  à  l'avenir,  dont  les  inventions  faites  depuis  un 
siècle  en  Occident  sont  venues  changer  toutes  les  données.  Il  faut 
tenir  compte  de  ce  fait  si  l'on  essaie  de  prévoir  les  destinées  de 
l'Ethiopie  et  ne  pas  oublier  que  l'ordre  et  la  puissance  se  créent 
dans  l'Afrique  voisine  sous  la  direction  européenne.  Sans  doute, 
la  falaise  de  l'île  éthiopienne  est  âpre  et  elle  a  résisté  à  tous  les 
assauts,  mais  les  vagues  qui  commencent  maintenant  à  la  battre 
sont  autrement  larges,  profondes  et  suivies  que  celles  du  passé. 
Leur  effort  pourrait  devenir  d'autant  plus  opiniâtre  que  la 
proie  est  tentante.  Gomme  on  a  pu  le  voir,  les  hauts  plateaux, 
pays  salubre  et  vivifiant,  unique  dans  cette  Afrique  tropicale, 
sont  en  même  temps  très  riches.  L'Ethiopie,  comme  le  Mexique, 
a  tous  les  climats  et  donne  toutes  les  productions  suivant  l'alti- 
tude :  ici  des  troupeaux  et  du  grain,  là  du  café,  dans  les  dépres- 
sions chaudes  de  l'excellent  coton.  Ces  belles  terres,  presque 
improductives  dans  la  demi-barbarie  présente,  tenteront  bientôt 
les  exploitans  qui  viendront  de  pays  plus  avancés.  La  pression 
du  dehors  se  fera  toujours  plus  puissante,  et  si,  à  l'intérieur  de 
l'Ethiopie,  elle  n'a  devant  elle  que  le  désordre  et  le  vide,  si 
aucune  force  ne  s'y  organise  pour  lui  faire  équilibre,  la  paroi 
cédera  d'un  seul  coup  ou  s'effritera  sous  le  travail  d'infiltrations 
irrésistibles  :  telle  est,  entre  peuples,  la  morale  de  tous  les  temps. 
Il  faudrait  donc  que  l'Ethiopie  se  donnât,  un  peu  comme  Ta  fait 
le  Japon,  l'organisation  et  l'outillage  nécessaires  pour  maintenir 
debout  une  nation  dans  le  monde  contemporain.  Or  nous  avons 
vu  combien  elle  est  archaïque.  Nous  avons  essayé  de  montrer  à 
grands  traits  ce  qu'est  son  état  social,  politique,  administratif. 
Quel  prodigieux  effort  cérébral  et  quelle  discipline  il  lui  faudrait 
pour  doubler  les  étapes  et  venir  de  si  loin  prendre  sa  place  dans 
le  rang!  Devant  le  chemin  qu'elle  devrait  parcourir  on  reste 
malgré  soi  sceptique.  Elle  n'a  ni  les  capacités,  ni  les  volontés 


MÉNÉLIK.  643 

nécessaires  pour  se  donner  les  rouages  modernes.  Quand  l'un 
d'entre  eux  apparaît  chez  elle,  ses  héritiers  éventuels  essaient  de 
s'en  emparer  et  d'en  faire  l'instrument  de  leur  inquiétante  poli- 
tique. On  l'a  vu  dans  l'exposé  des  intrigues  tenaces  menées  pour 
mettre  la  main  sur  le  chemin  de  fer.  Il  en  a  été  de  même  pour  la 
Banque  :  Ménélik,  mal  averti,  a  laissé  le  soin  de  la  créer  à  une 
société  qui  doit  être  toujours  liée  à  la  Banque  d'Egypte,  instru- 
ment financier  de  la  politique  anglo-égyptienne,  et  le  Négous 
n'a  pu  ensuite  que  reprocher  amèrement  cette  tromperie  à  l'un 
de  ses  plus  anciens  conseillers  européens. 

Pour  se  donner  l'organisation  voulue,  il  faudrait  que  les 
Ethiopiens  en  confiassent,  comme  l'a  fait  le  Siam,  l'élaboration 
et  le  maniement  à  des  Européens  choisis  par  eux  et  sûrs.  Mais 
ce  peuple  extrêmement  vaniteux,  ne  sachant  rien  des  choses 
du  dehors,  et  dont  le  caractère  inquiet  et  superficiel  «  est  tout 
en  précipices,  »  pour  citer  le  mot  d'un  vieux  résident  français, 
est-il  capable  seulement  de  concevoir  cette  désagréable  mais 
absolue  nécessité?  Ne  risque-t-il  pas  de  ne  rien  faire,  puis  de 
vouloir  tout  d'un  coup ,  dans  une  crise  qui  rappellerait  un  peu 
celle  des  Boxeurs,  détruire  par  la  violence  les  effets  de  l'infiltra- 
tion européenne  qui  se  produira  malgré  tout,  ou  bien  de  laisser, 
presque  sans  le  voir,  se  constituer  chez  lui,  avec  certaines 
complicités,  des  organismes  étrangers  qui  seraient  comme  les 
coins  destinés  à  faire  éclater  un  jour  les  murs  de  l'édifice 
construit  par  le  Grand  Négous? La  première  alternative  précipi- 
terait le  dénouement  de  la  question  éthiopienne,  l'autre  permet- 
trait de  préparer  une  solution  qui  serait  la  fin  de  l'indépendance 
nationale.  Sans  doute  les  Ethiopiens  sont  patriotes,  ils  s'unissent 
pour  courir  à  la  défense  de  leur  pays  lorsqu'il  est  menacé.  Mais 
cette  vertu,  toute  de  tempérament  et  d'instinct,  suffit  de  moins 
en  moins  en  présence  des  nécessités  d'une  époque  à  laquelle  le 
sort  d'une  guerre  se  décide  à  l'avance  par  le  travail  des  années 
de  paix  qui  la  précèdent. 

Les  divisions  habituelles  aux  Ethiopiens,  leur  légèreté  et 
leur  ignorance  se  prêtent  mal  à  une  telle  préparation.  Jamais, 
en  outre,  ceux  qui  voudraient  faire  de  l'Ethiopie  un  autre 
«  malade  d'Orient  »  n'ont  eu  des  moyens  de  séduction  plus  puis- 
sans  et  plus  complexes  pour  entretenir  les  discordes  d'un  peuple 
qui,  uni  et  armé  dans  sa  forteresse  de  montagnes,  serait  à  peu 
près  indomptable.  Si  ses  voisins  veulent  devenir  les   héritiers 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'Abyssinie,  ils  pourront  donc  sans  doute  provoquer  des 
défaillances,  entretenir  des  fissures.  Plus  on  y  réfléchit  et  plus 
on  songe  avec  inquiétude,  —  si  l'on  est,  comme  tous  les  Fran- 
çais doivent  l'être,  un  partisan  de  la  consolidation  de  l'indépen- 
dance éthiopienne,  —  qu'il  faudrait  quelque  chose  de  presque 
miraculeux  pour  donner  à  l'Ethiopie  l'avenir  durable  que  l'on 
désire  pour  elle. 

Ménélik  pouvait  beaucoup  pour  son  pays,  mais  non  lui  assu- 
rer ce  miracle.  Il  n'appartenait  pas  à  un  seul  homme,  si  puissante 
que  fût  sa  personnalité,  de  faire,  dans  la  durée  d'une  seule 
génération,  passer  son  peuple  d'une  civilisation  rappelant  nos 
temps  mérovingiens  à  l'exactitude  et  à  l'ordre  du  xx°  siècle. 
Mais  du  moins  Ménélik  a-t-il  su,  selon  les  exigences  et  les  pos- 
sibilités du  milieu,  assurer  fortement  les  choses  pour  la  durée 
que  la  prévoyance  d'un  homme  peut  raisonnablement  espérer 
couvrir.  Si  l'avenir  lointain  est  nuageux,  l'avenir  immédiat  est 
sauvegardé.  La  succession  du  Négous  est  réglée  de  manière  à 
éviter  les  compétitions  armées  qui  la  réglaient  depuis  si  long- 
temps en  Ethiopie.  Le  danger  intérieur  est  écarté  pour  un  temps, 
comme  l'a  été  le  péril  extérieur  par  les  circonstances  inter- 
nationales qui  ont  permis  la  conclusion  de  l'accord  du  13  dé- 
cembre 1906. 

Sans  doute,  le  futur  Roi  des  Rois,Lidj  Yassou,  solennellement 
proclamé  héritier  par  l'Empereur  dès  que  celui-ci  commença  à 
se  sentir  malade,  n'est  qu'un  enfant  de  treize  ans.  Il  ne  saurait 
donc  avoir  la  situation  personnelle  que  s'était  faite,  par  sa  valeur, 
le  Ras  Maconnen,  mort  trop  tôt  pour  remplir  la  destinée  que  lui 
réservait  le  Négous.  Mais  Lidj  Yassou,  né  d'une  fille  de  Ménélik 
et  du  fils  d'un  seigneur  musulman  autrefois  vaincu  et  soumis 
par  le  roi  du  Ghoa,  a  été  soigneusement  entouré  d'un  groupe 
de  puissans  personnages  qui  furent  comme  les  chevaliers  de  la 
Table  Ronde  de  l'Arthus  éthiopien.  Le  premier  de  ces  paladins 
fut  Tessama,  l'ami  des  Français  de  la  mission  de  Ronchamps. 
C'est  lui  qui  réprima  les  tentatives  ambitieuses  menées  par 
l'impératrice  Taïtou  aussitôt  que  l'intelligence  de  Ménélik  se  fut 
éteinte.  Cette  princesse  autoritaire,  s'appuyant  sur  les  gens  du 
Nord,  en  particulier  sur  ses  compatriotes  du  Godjam,  s'agita 
pour  s'emparer  du  pouvoir.  Mais  Tessama  avait  dans  la  main 
l'armée  de  Ménélik.  Les  soldats  de  l'impératrice  ne  se  sentirent 
pas  de  force.  Son  palais  fut  cerné,  tenu  sous  la  menace  des 


MÉiNÉLlK.  645 

mitrailleuses,  et  Taïtou  a  compris  depuis  lors  qu'il  convenait 
qu'elle  se  tînt  tranquille  si  elle  ne  voulait  pas  aller  finir  ses 
jours  sur  le  plateau  venteux  et  glacial  de  quelque  amba. 

Depuis  cette  alerte,  Tessama  est  malheureusement  mort,  mais 
l'armée  de  Ménélik  est  commandée  par  le  général  Hapté  Ghior- 
guis,  personnage  solide,  d'autant  plus  attaché  à  l'ordre,  qu'il 
ne  saurait  avoir  des  ambitions  plus  hautes  que  celles  qu'il 
satisfait  actuellement.  Galla  d'origine,  il  ne  peut  aspirer  au 
Trône  et  il  doit,  par  conséquent,  travailler  à  consolider  celui 
du  jeune  Lidj  Yassou.  C'est  dans  les  conseils  que  cet  accomplis- 
sement des  volontés  de  Ménélik  aura  lieu  sans  résistances. 
L'Ethiopie,  subjuguée  et  presque  séduite  par  l'autorité  et  la 
vigueur  du  Grand  Négous  se  sent  pour  lui  une  sorte  de  loya- 
lisme :  ceux  que  sa  force  a  courbés  ne  sont  pas  encore  prêts  à 
redresser  l'échiné.  Pour  le  peuple,  d'ailleurs,  Ménélik  est  tou- 
jours vivant  dans  son  guébi  :  Hapté  Ghiorguis  commande 
l'armée  en  son  nom.  Sans  doute  lorsque  l'on  annoncera  que 
Ménélik  a  achevé  de  mourir,  des  agitations,  peut-être  incitées 
par  des  intrigues  étrangères,  risqueront  de  se  manifester.  Les 
gens  du  Nord  voudront  peut-être  disputer  la  prééminence 
acquise  par  le  Choa,  jusqu'aux  temps  modernes  province  secon- 
daire. Des  ambitieux  s'inspireront  de  l'idée  exprimée  dans  cette 
parole,  prononcée  naguère  par  un  Ras  devant  un  de  nos  compa- 
triotes :  «  En  Ethiopie,  celui  qui  a  le  plus  grand  sabre  est 
Négous.  »  Mais  jamais  le  pouvoir  n'avait  été  si  fort  que  pendant 
le  règne  de  Ménélik,  jamais  armée  éthiopienne  n'avait  été  aussi 
forte  que  celle  qu'il  laisse.  Ces  raisons,  et  aussi  la  vague  inquié- 
tude que  le  dehors  commence  à  inspirer  aux  plus  intelligens 
des  Ethiopiens,  permettent  d'espérer  que  la  disparition  complète 
du  Grand  Négous  ne  sera  pas,  comme  l'aurait  voulu  une  pré- 
diction banale  à  force  d'être  répétée,  le  signal  immédiat  d'un 
nouveau  démembrement  de  l'Empire,  puis  de  l'anéantissement 
de  l'indépendance  éthiopienne. 

Robert  de  Gaix, 


mmU  ET  ESPIRAIES  Vm  L'ART 

AUX  SALONS  DE  1911 


Est-il  vrai  que,  pour  bien  connaître  une  société,  il  ne  faille 
pas  étudier  ses  grands  hommes,  mais  ses  hommes  médiocres, 
parce  qu'ils  sont  plus  «  représentatifs?  »  En  ce  cas,  c'est  avec 
une  attention  soutenue  qu'il  faudrait  étudier  les  Salons  de  19H. 
Ils  donnent  de  l'Art  français,  à  notre  époque,  une  idée  moyenne 
que  ne  vient  déranger  aucun  chef-d'œuvre  et  l'on  peut,  en  les 
parcourant,  se  former  un  système  de  l'Esthétique  moderne  tout 
à  fait  à  l'abri  des  surprises  du  génie.  La  plupart  des  maîtres  se 
montrent  inférieurs  à  ce  qu'ils  étaient,  ces  dernières  années,  ou 
bien  ne  se  montrent  pas  du  tout.  Aucun  talent  nouveau  ne 
surgit.  La  masse  des  talens  moyens  ne  cesse  de  progresser.  Ainsi, 
ces  deux  opinions  :  «  Le  Salon  est  meilleur  que  les  années  pré- 
cédentes, »  et  :  «  Le  Salon  est  pire,  »  peuvent  également  se  sou- 
tenir, selon  qu'on  considère,  dans  une  exposition,  la  somme 
totale  des  efforts  heureux,  des  notions  acquises,  ou  bien,  au 
contraire,  qu'on  tient  pour  intéressant  seulement  ce  qui  est 
nouveau  ou  impérieux. 

Mais,  dans  les  deux  cas,  il  est  facile  de  tracer  la  courbe  qu'a 
suivie  l'Art  français  durant  cette  dernière  décade,  depuis  la 
halte  et  l'espèce  d'<(  examen  de  conscience  »  que  fut,  pour  tous 
les  arts,  l'Exposition  universelle  de  1900.  On  voit,  dans  chaque 
genre,  —  art  religieux,  peinture  d'histoire,  peinture  symbo- 
lique, genre,  portrait,  paysage,  art , décoratif ,  —  se  préciser 
l'évolution  qu'annonçaient  les  derniers  Salons  du  xix*  siècle. 
On  voit,  dans  chaque  «  école  »  ou  chaque  «  manière,  »  l'impres- 


CRAINTES    ET    ESPÉRANCES    POUR    l'ART,  G47 

sionnisme,  l'école  des  «  ténébreux,  »  celle  des  intimistes,  la 
sculpture  «  enveloppée,  »  le  paysage  historique,  l'art  nouveau, 
se  dérouler  les  inévitables  corollaires  de  problèmes  déjà  réso- 
lus par  l'expérience  dans  la  décade  qui  avait  précédé.  Ce  qu'on 
ne  voit  pas  du  tout,  en  revanche,  c'est  se  réaliser  les  prophéties 
enthousiastes  de  la  critique  à  propos  des  tentatives  nouvelles, 
—  ou  qui  se  disaient  nouvelles,  —  quelles  qu'elles  fussent,  ni 
les  proscriptions  de  vieilles  formes  d'art  qu'on  disait  mortes 
et  qui  n'étaient  qu'enterrées.  Aussi,  faut-il  se  garder,  en  ces 
conjonctures,  des  apothéoses  définitives  et  des  inhumations  pré- 
cipitées. Elles  tiennent  souvent  non  à  la  nature  des  choses,  mais 
aux  humeurs  des  hommes,  qui  sont  changeantes.  Il  faut  démêler 
ce  qui  est  dû  à  cette  nature  même  et  non  à  ces  humeurs,  ce  qui 
est  la  conséquence  inévitable  de  notre  vie  moderne  et  ce  qui 
n'est  qu'une  réaction  passagère  contre  l'engouement  de  la  pré- 
cédente génération.  Il  faut  surtout  tâcher  de  fixer  quelles  condi- 
tions nouvelles  le  cadre  esthétique  de  la  vie,  l'évolution  des 
sentimens  et  les  progrès  de  l'éducation  artistique  dans  la  foule 
viennent  imposer  à  l'artiste  contemporain.  Telle  est  la  seule 
chance  que  nous  ayons  de  voir  un  peu  clair  dans  l'avenir  qui 
confusément  se  prépare  et  de  ne  point  trop  mal  placer  nos 
«  craintes  »  et  nos  «  espérances  pour  l'art.  » 

I 

Par  «  sentimens,  »  j'entends  ici,  nos  sentimens  «  esthé- 
tiques, »  c'est-à-dire  notre  manière,  notre  faculté  ou  notre  désir 
de  nous  représenter  les  choses,  en  des  formes  qui  touchent  nos 
sens,  et  non  pas  du  tout  nos  sentimens  sur  ces  choses  ou  nos 
idées.  Il  y  a  bien  entre  les  uns  et  les  autres  des  liens  subtils  et 
secrets,  mais  ce  sont  les  premiers  seuls  qui  influent  immédiate- 
ment sur  l'Art.  Un  exemple  saisissant  nous  en  est  donné,  en  ce 
moment,  et  depuis  longtemps,  par  la  décadence,  on  pourrait 
dire  par  la  disparition,  de  l'Art  religieux. 

Il  serait  fort  aventuré  de  prétendre  que  le  sentiment  reli- 
gieux a  disparu  de  la  France  et  même  que,  dans  les  classes 
sociales  qui  s'imprègnent  d'une  pensée  artistique,  il  se  soit 
beaucoup  affaibli.  Ce  serait  même  une  question  de  savoir,  s'il 
ne  se  ranime  pas,  ni  ne  s'affiche  plus  hautement,  de  nos  jours, 
que  du  temps  où  Delacroix  peignait  le  Châtiment  d'Hêliodore 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  Ary  SchefFer  la  Tentation  sur  la  montagne.  Et  pourtant,  les 
sujets  religieux  étaient  traités  alors  par  presque  tous  les  maîtres 
de  la  peinture  :  ils  ne  le  sont  plus  par  personne.  C'est  qu'ils 
sont  maintenant  infiniment  plus  difficiles  à  traiter  pour  l'artiste 
et  qu'il  trouve,  dans  son  public  et  en  lui-même,  des  exigences 
multiples  et  contradictoires  que  ses  devanciers  n'avaient  pas 
connues.  On  veut  et  il  veut  lui-même  que  ses  figures  de  Christ, 
de  Saints,  d'Apôtres,  de  Vierges  aient  une  expression  révélatrice 
de  leur  rôle  et,  en  même  temps,  on  veut  qu'elles  ne  s'écartent 
pas  de  la  vérité  ambiante  à  laquelle  les  écoles  réalistes,  le 
portrait  moderne,  la  photographie  nous  ont  habitués.  On  est 
choqué  si  on  leur  voit  un  vêtement  de  convention  à  la  place  du 
costume  de  leur  temps  et  de  leur  pays,  qu'on  connaît  fort  bien, 
et  on  l'est  encore  si  on  le  voit  de  telle  sorte  qu'il  absorbe  l'atten- 
tion par  son  exotisme,  amuse  les  yeux  par  ses  bariolages,  fasse 
dévier  une  «  Parabole  »  en  une  «  Orientale.  » 

Que  dire  des  apparitions,  des  phénomènes  surnaturels,  des 
formes  habillant  des  idées  pures?  Elles  fournirent  autrefois  de 
beaux  thèmes  à  l'artiste.  Quoi  de  plus  admirable  que  le  Père 
Éternel,  de  la  Sixtine,  passant  dans  l'air  comme  un  orage,  avec 
les  formes  des  êtres  à  venir  confusément  enroulées  dans  les 
plis  de  son  manteau  et  communiquant  un  peu  de  la  vie  uni- 
verselle, qui  est  en  lui,  du  bout  de  son  doigt  tendu  au  bout 
du  doigt  tendu  de  l'homme  qui  s'éveille  languissamment  sur 
la  terre?  Mais  quoi  de  plus  impossible  à  figurer  de  nos  jours? 
Et  comment  un  artiste  pourrait-il  incarner,  en  des  visages  d'une 
vie  physiologique  et  particulière,  l'idée  de  Dieu  le  Père,  l'idée 
du  Saint-Esprit,  l'idée  du  Démon,  sans  choquer,  à  la  fois,  les 
croyans  et  les  artistes? 

C'est  qu'il  ne  suffit  pas  qu'un  sentiment  soit  répandu  et 
puissant  pour  que  l'art  réussisse  à  l'exprimer  :  il  faut  encore 
qu'il  soit  de  nature  «  esthétique.  »  Il  y  a  des  sentimens  qui 
s'exaltent  en  se  formant  une  image  précise  de  leur  objet;  il  en 
est  d'autres  qui,  en  se  formant  cette  image  précise,  languissent 
ou  sont  blessés.  Tel  est  de  nos  jours  le  sentiment  religieux. 
Il  habite  une  très  haute  région  de  l'âme  où  tout  contact  avec 
les  figurations  plastiques  ou  pittoresques  l'offusque.  Il  y  a  long- 
temps que  les  diables  et  les  Jugemens  derniers  ont  disparu  de 
la  peinture  religieuse.  Les  anges  ont  fait  une  belle  défense, 
mais  ils  ont  fini  par  remonter  dans  l'inaccessible  de  la  pensée 


CnAINTES    ET   ESPÉRANCES    POUR    l'aRT.  649 

pure,  où  les  plumes  de  leurs  ailes  ne  risquent  pas  de  se  froisser 
aux  machines  volantes  que  l'homme  pilote  maintenant  là  où  ils 
régnaient  seuls,  depuis  les  tableaux  des  Primitifs.  Pour  la  même 
raison,  les  phénomènes  surnaturels  de  lévitation  :  les  ascen- 
sions, les  suspensions  célestes,  les  phénomènes  d'irradiation: 
les  auréoles,  les  nimbes,  les  gloires,  n'exaltent  plus  le  sentiment 
religieux,  s'ils  sont  matériellement  représentés.  «  Il  faut  que  je 
voie  pour  que  je  croie.  »  Ce  vieux  mot  du  rationalisme  expé- 
rimental est  retourné  pour  notre  contemporain  et  il  pourrait 
plutôt  dire  :  «  Pour  que  je  croie,  il  faut  que  je  ne  voie  pas.  » 

Une  démonstration  décisive  nous  en  est  donnée  par  l'expo- 
sition rétrospective  d'un  des  derniers  peintres  qui  aient  tenté 
de  résoudre  l'insoluble  problème,  Alfred  de  Richemont,  orga- 
nisée au  Salon  des  Champs-Elysées,  dans  une  salle  du  rez-de- 
chaussée,  auprès  de  l'escalier  central.  Il  y  a,  là,  une  trentaine  de 
toiles  peintes  dans  une  atmosphère  fine  et  claire  et  avec  un  grand 
souci  de  «  plein  air  »  et  de  «  modernité.  »  Toute  la  série  de 
sujets  religieux  auxquels  l'artiste  avait  dévoué  sa  vie  :  de  pieuses 
légendes  du  moyen  âge,  une  réédition  de  la  célèbre  Cuisine  des 
Anges,  des  légendes  bretonnes,  avec  des  figures  surnaturelles 
flottant  dans  le  soleil,  comme  des  vapeurs  mal  dissipées.  Or,  de 
toutes  ces  toiles,  celle  qui  donne  le  plus  une  impression  reli- 
gieuse est  précisément  celle  où  rien  de  surnaturel  n'apparaît  : 
c'est  une  Procession  de  la  Vierge  miraculeuse  en  Bretagne,  déjà 
exposée  au  Sa/on  de  1908.  Des  fidèles,  des  malades  en  silhouettes 
dans  l'ombre,  sous  un  auvent,  regardent  passer  la  procession 
dans  un  ravon  de  soleil,  un  flot  d'or  où  tout  se  transfiguro 
comme  le  bonheur,  comme  l'espérance,  et  dans  ces  contrastes 
fort  naturels  d'ombre  et  de  lumière,  d'humanité  agenouillée  et 
de  relique  triomphante,  on  éprouve  non  pas  la  surprise  d'une 
hypothétique  vision,  mais  le  solide  bienfait  de  la  foi. 

Aussi,  les  derniers  grands  artistes  qui  ont  traité  des  sujets 
religieux  s'en  sont-ils  rigoureusement  tenus  aux  scènes  tout 
humaines,  aux  figures  toutes  réelles  en  même  temps  que  divines, 
demandant  seulement  à  la  nature  :  à  un  rayon  de  soleil,  à  une 
ombre,  à  un  bout  de  ciel  aperçu  derrière  une  tête,  de  venir 
témoigner  en  faveur  de  cette  divinité.  Holman  Huut,  Fritz  von 
Uhde,  James  Tissot,  M.  Eugène  Burnand  n'ont  pu  toucher  les 
âmes  chrétiennes  qu'en  sacrifiant  tout  l'appareil  surnaturel  do 
l'ancienne  peinture  religieuse.  On  est  plus  timide  encore  aujour- 


650  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'hui.  Même  privées  d'accessoires  surnaturels,  les  figures  divines, 
celle  du  Christ,  surtout,  effraient  tetlement  l'artiste  qu'il  n'ose 
plus  les  aborder,  —  et,  d'ailleurs,  dans  l'œuvre  des  maîtres  que 
je  viens  de  dire,  c'est  toujours  la  figure  du  Christ  que  les 
croyans  ont  le  moins  aimée.  Elle  disparaît  donc  maintenant  : 
elle  remonte  dans  cet  inconnu  où  elle  demeura  pendant  les  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise,  hors  de  l'atteinte  des  imaginations 
humaines.  Le  seul  tableau  religieux  digne  d'être  retenu,  aux 
deux  Salons,  est  un  carton  de  vitrail  pour  une  église  de  Suisse, 
représentant  le  Ser?non  sur  la  Montagne,  de  M.  Burnand,  l'au- 
teur des  Paraboles.  C'est  une  œuvre  grave,  vraie,  de  couleurs 
simples  et  expressément  choisies  pour  être  traduites  en  vitrail, 
digne,  en  un  mot,  de  M.  Burnand.  En  face,  par  un  hasard  sin- 
gulier, on  voit,  peint  par  M.  Harold  Speed,  le  portrait  d'un 
vieillard  à  barbe  blanche,  à  robe  rouge,  une  robe  d'universitaire 
anglais,  l'œil  vif,  l'air  naïf  et  un  peu  extasié;  c'est  Holman 
Hunt,  D.  G.  L.,  le  dernier  grand  peintre  religieux  mort  il  y  a 
quelques  mois.  Il  a  laissé  à  M.  Burnand,  non  sa  robe  rouge, 
mais  son  manteau.  M.  Burnand  reste  seul,  aujourd'hui,  en 
Europe,  à  nous  donner  de  belles  images  de  l'Evangile.  D'autres 
pourront  venir,  mais  les  thèmes  surnaturels  de  l'art  religieux 
semblent  bien  abandonnés  pour  toujours. 

Abandonnés,  aussi,  les  sujets  militaires.  Pendant  longtemps, 
la  «  peinture-bataille  »  triompha  dans  les  Salons,  comme,  dans 
les  écoles,  r«  histoire-bataille,  »  et  l'on  ne  pourrait  faire  une 
histoire  de  la  peinture  française  sans  parler  de  ses  peintres  de 
tueries  héroïques  et  chamarrées.  Aujourd'hui,  on  cherche  vaine- 
ment une  bataille,  peinte  en  1910,  dans  tout  le  Salon  de  l'avenue 
d'Anlin.  Aux  Champs-Elysées,  il  y  a  encore  quelques  hommes 
de  talent  comme  M.  Robiquet  avec  son  Colonel  de  Lacarre  à 
Elsasshausen,  ou  M.  Tattegrain,  avec  sa  Batterie  de  côte  engagée^ 
blocus  continental,  qui  s'attardent  à  ce  genre  suranné.  Mais  ce 
ne  sont,  là,  que  les  coups  de  fusil  retardataires  qui  éclatent,  le 
soir,  après  que  l'action  est  finie,  et  quand  tout  le  monde  mange 
sa  soupe  :  ils  ne  changent  rien  au  résultat  de  l'affaire  :  il  semble 
bien  que  la  peinture  militaire  est  perdue. 

Elle  n'est  point  la  victime  d'une  évolution  dans  les  sentimens, 
comme  la  peinture  religieuse,  mais  d'une  éclipse  de  son  objet 
même.  D'abord,  il  n'y  a  plus,  dans  notre  voisinage,  de  guerre, 


CRAINTES  ET  ESPÉRANCES  POUR  l'aRT.  631 

je  veux  dire  de  guerre  qui  nous  touche,  nous  émeuve,  évoque  à 
notre  esprit  un  passé  en  revivescence,  un  avenir  en  formation, 
une  lutte  où  le  sort  de  notre  race  soit  clairement  engagé.  C'est 
un  phénomène  tout  nouveau  pour  la  France  et  pour  les  pays 
dont  les  civilisations  lui  sont  le  moins  étrangères.  L'Europe 
centrale  et  occidentale  a-t-elle  jamais  connu  ce  prodige  auquel 
nous  venons  d'assister  :  une  paix  de  quarante  ans?  Mais  une 
autre  raison,  plus  profonde,  rend  impossible  la  peinture  de  la 
guerre  :  c'est  que  la  guerre  n'est  plus  «  esthétique.  »  Et  elle 
n'est  plus  esthétique,  parce  qu'elle  est  invisible.  L'expérience 
des  dernières  actions  militaires,  tant  sur  les  flottes  russes  et 
japonaises,  qu'au  Transvaal,  est  décisive  sur  ce  point  :  on  ne 
voit  pas  l'ennemi.  Le  peintre  ne  peut  donc  montrer  deux 
armées  aux  prises. 

II  pourrait  se  borner  à  montrer  les  gestes  d'un  seul  parti, 
mais  les  gestes  particuliers  au  combat  se  réduisent  à  fort  peu 
de  chose.  Ils  ne  diffèrent  plus  sensiblement  des  gestes  d'un  mé- 
canicien, d'un  arpenteur,  d'un  affûteur  ou  d'un  cavalier  ordi- 
naires, en  pleine  paix.  Les  uniformes  mêmes  pâlissent.  Le 
tableau  de  bataille  n'est  donc  plus  qu'un  paysage  animé  par  des 
fumées,  bouleversé  par  des  retranchemens,  traversé  par  des 
ambulanciers,  des  télégraphistes,  des  automobiles,  des  bicy- 
clistes  :  il  peut  y  avoir,  là,  des  sujets  pittoresques,  mais  sans 
rien  qui  montre  la  lutte  ou  la  bataille.  Dans  les  tableaux  de 
Lagarde  qu'on  a  groupés,  avenue  d'Antin,  on  voit  des  ombres  de 
soldats  s'enfoncer  dans  l'ombre  et  la  boue  des  boi-s,  en  hiver, 
devenir  imperceptibles,  méconnaissables,  ressaisis  par  le  grand 
mystère  de  la  nature  :  c'est  l'image  à  la  fois  et  le  symbole  de  la 
guerre  moderne,  et  la  fin  de  toute  l'Esthétique  des  Batailles. 

La  peinture  d'Histoire,  en  général,  est  frappée  du  même 
discrédit.  Il  n'y  en  a  quasi  plus  aux  Salons  de  1911,  qui  mérite 
d'être  retenue.  Seul,  le  Chevalet  de  M.  J.-P.  Laurens,  scène  de 
torture  par  l'Inquisition  au  moyen  âge,  cherche  à  nous  mettre 
en  présence  d'un  incompréhensible  passé.  Mais  est-ce  de  l'Art? 
C'est  peu  de  chose  de  plus  qu'une  réunion  de  figures  de  cire, 
façonnées  et  plantées  là,  comme  dans  un  musée  d'horreurs 
rétrospectives,  pour  faire  comprendre  le  jeu  des  instrumens 
de  torture.  Un  énorme  Concours  d'éloquence  sous  Caligula  à 
Lyon,  par  M.  Weerts,  déployé  sur  l'escalier  de  l'avenue 
d'Antin,  montre  beaucoup  de  talent  et  d'effort  dépensés  pour 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  restitution  manifestement  hasardeuse,  impossible.  Est-ce 
de  l'histoire?  Est-il  sûr  que  les  choses  se  passaient  ainsi;  tous 
ces  détails  sont-ils  exacts?  Et,  s'ils  ne  le  sont  pas,  pourquoi 
nous  les  donner?  Pourquoi  ne  pas  faire  de  la  pure  fantaisie? 
Nous  voulons,  si  l'on  nous  ressuscite  le  Passé,  que  ce  soit  bien, 
en  effet,  ce  Passé  qui  ressuscite,  et  non  point  un  coin  du  Pré- 
sent qu'on  travestit.  Nous  demandons  aujourd'hui,  au  peintre 
qui  raconte,  comme  à  l'historien  qui  dépeint,  une  sûreté  d'in- 
formation qui  nous  donne  toute  confiance.  Or  l'historien  peut 
s'y  tenir  car  il  lui  est  toujours  loisible,  quand  il  ne  sait  pas 
une  chose,  de  ne  pas  la  dire,  tandis  qu'un  peintre,  s'il  a  com- 
mencé de  peindre  une  figure  ou  une  scène,  est  bien  obligé 
de  la  mener  jusqu'au  bout  et,  s'il  n'en  sait  pas  le  bout,  de 
l'inventer.  Il  y  a  quelques  années,  un  excellent  artiste  avait 
entrepris  de  nous  montrer  la  fête  et  la  foire  du  Lendit,  à  Saint- 
Denis,  vers  la  fin  du  moyen  âge,  et  il  avait  mis  tous  ses  soins 
à  une  exacte  reconstitution  des  costumes.  Malheureusement,  il 
ne  savait  pas  quels  arbres,  au  juste,  ombrageaient,  au  xv®  siècle, 
le  Leyidit,  et  il  joncha  bravement  le  sol  de  larges  feuilles  de 
marronniers  d'Inde,  —  ce  qui  suffit  pour  mettre  en  déroute 
l'illusion  qu'on  pouvait  avoir  d'être  transporté  dans  ce  lointain 
passé.  De  tels  accidens  sont  presque  inévitables.  Ils  ne  nuisent 
nullement  à  l'artiste,  mais  ils  tuent  l'historien.  Le  goût  que 
nous  avons  désormais  de  l'Histoire  vraie,  —  si  naïf  qu'il  puisse 
être,  —  nous  éloigne  de  la  peinture  d'Histoire.  Comme  l'Art 
religieux,  comme  la  peinture  militaire,  elle  paraît  bien,  désor- 
mais, un  genre  condamné. 

II 

Reste  le  symbole  et  la  grande  fantaisie,  la  large  conception 
décorative,  ce  qui  est  propre,  sans  soulever  d'objection  d'ordre 
rationaliste,  à  animer  les  murailles,  à  remplir  les  vides,  à 
peupler  les  plafonds.  Sans  doute,  c'est  un  genre  plein  de  périls. 

Parmi  toutes  les  conditions  humaines  auxquelles  on  oublie 
d'accorder  la  pitié  qu'elles  méritent,  je  n'en  connais  pas  déplus 
misérable  que  celle  de  peintre  de  plafonds.  Jamais  ce  malheu- 
reux peut-il  être  jugé  de  façon  équitable?  Tout  son  travail  est 
fait  pour  et  justifié  par  la  place  qu'il  doit  occuper.  Or  quand  on 
le  voit,  il  n'est  pas  en  place  et  quand  il  est  en  place,  on  ne  le 


CRAINTES    ET    ESPÉRANCES    POUR    l'aRT.  653 

voit  pas.  Qui  a  jamais  vu  un  plafond?  Il  faut  une  déviation 
particulière  de  la  colonne  vertébrale,  ou  des  muscles  du  cou, 
pour  être  admis  à  composer  le  public  extrêmement  restreint  qui 
juge  naturellement  des  beautés  de  cette  sorte  d'ouvrage.  On 
étonnerait  bien  les  gens  qui  croient  le  mieux  connaître  le 
Louvre,  si  on  leur  disait  la  suite  des  peintures  qui  en  bonifient 
les  voûtes.  Et  les  artistes  qui  les  firent  auraient  pu  y  dépenser 
des  trésors  de  génie,  personne  n'en  saurait  rien.  Il  y  a,  il  est 
vrai,  par  le  monde,  quelques  plafonds  notoires.  On  ne  sort  pas 
du  Vatican  sans  avoir  visité  la  Chapelle  Sixtine,  ni  de  la  Cha- 
pelle Sixtine,  sans  avoir  payé  au  génie  de  Michel-Ange  le  tribut 
mérité  d'un  torticolis  votif.  Mais,  là,  du  moins,  la  salle  est  si 
grande,  le  recul  si  profond,  qu'on  peut,  sans  se  donner  trop  de 
peine,  toujours  en  saisir  quelque  bout.  Ailleurs,  c'est  presque 
impossible.  On  admire,  de  confiance,  ce  qui  se  passe  au-dessus 
de  sa  tête,  mais  on  ne  le  sait  pas. 

Pourtant,  les  artistes  s'obstinent  encore  à  ce  labeur  ingrat. 
Cette  année,  les  deux  ouvrages  les  plus  considérables  àesSaions, 
sont  des  plafonds  :  ceux  de  M.  Cormon,  aux  Champs-Elysées, 
destinés  au  Petit  Palais,  avec  ce  titre  :  Vision  synthétique  de 
l'Histoire  de  France,  et  celui  de  M.  Besnard,  sans  titre,  avenue 
d'Antin,  destiné  au  Théâtre-Français.  Le  premier  remplit  une 
salle  sans  l'illuminer  :  le  second,  sans  la  remplir,  l'illumine. 
M.  Cormon,  en  effet,  a  dépensé  beaucoup  de  peine  et,  sans 
doute,  de  talent,  car  il  en  a  de  reste,  à  découper  des  nuées  à  la 
ressemblance  des  personnages  fameux  de  l'Histoire  de  France  : 
Charlemagne,  Théroigne  de  Méricourt,  Bonaparte  et  le  docteur 
Roux,  par  exemple,  et  il  les  fait  vivre  en  plein  ciel,  là  où  personne 
ne  les  regardera. 

Sa  science  est  grande:  il  ne  s'est  pas  contenté  de  montrer, 
comme  il  l'annonce  dans  le  livret,  <(  la  vapeur,  l'électricité,  les 
chemins  de  fer,  le  télégraphe,  la  télégraphie  sans  fil,  la  lumière 
électrique,  le  téléphone,  l'automobile,  l'aéroplane...,  l'intelligence 
humaine  s'élançant  pour  saisir  le  miroir  de  la  vérité,  et  les 
expositions  universelles  ;  »  il  est  allé  tirer  de  l'obscurité  natu- 
relle, où  l'Histoire  les  conservait,  les  figures  de  Camulogène  et 
de  Labiénus.  On  lit,  en  effet,  dans  le  livret  du  Salon,  ces  mots 
concernant  la  première  des  figures  destinées  aux  dix  panneaux 
des  voussures  :  Le  chef  des  Parisii,le  vieux  Camulogène,  atlaque 
Labiénus^  lieutenant  de  César.  On  reconnaît,  à  ce  trait,  le  peiulif 


65 1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  a  passé  sa  vie  à  réhabiliter  par  l'art  les  temps  mal  définis 
et  des  races  incertaines. 

Du  reste,  un  mouvement  d'opinion  semble  se  dessiner,  depuis 
quelque  temps,  en  faveur  de  Camulogène.  Un  livre  lui  a  été 
consacré,  à  lui  et  au  lieu  fameux,  mais  inconnu  où,  dit-on,  il 
livra  sa  bataille,  à  ce  Metiosedum,  que  M.  Cormon  peint  hardi- 
ment, comme  s'il  l'avait  vu.  Camulogène  a  longtemps  attendu 
son  jour.  C'est  une  gloire  tardive  et  d'ailleurs  éphémère,  car 
M.  Cormon  ne  le  tire  de  l'obs&urité  de  l'Histoire  que  pour  le 
replonger  aussitôt  dans  l'obscurité  des  plafonds.  Et,  en  vérité, 
nous  ne  saurions  nous  en  affliger,  car  rien  n'est  ingrat,  en 
Art,  comme  ces  figures  qui  ne  sont  pas  assez  légendaires  pour 
qn'on  les  peigne  de  fantaisie  et  point  assez  historiques  pour 
qu'on  sache  comment  elles  étaient  faites.  Heureux  les  peuples 
qui  n'ont  pas  de  préhistoire  ! 

Mieux  vaut  la  Fable  toute  pure,  telle  que  l'imagine  M,  Bes- 
nard.  Le  Plafond  de  M.  Besnard,  avenue  d'Antin,  est  une  des 
plus  surprenantes  énigmes  que  le  maître  coloriste  ait  proposées 
jusqu'ici  à  la  sagacité  de  ses  contemporains.  Un  homme  et  une 
femme  debout  se  tordent  de  rire  en  voyant  un  grand  gaillard 
se  renverser  dans  un  arbre  bleu  pour  leur  tendre  un  petit  fruit 
qui  ne  les  nourrira*  guère,  mais  qui  alimentera  le  Drame  et 
la  Comédie  pendant  toute  la  suite  des  temps  à  venir.  C'est 
merveille,  en  effet,  tout  ce  qu'on  a  tiré,  en  vers  et  en  prose,  de 
ce  fruit-là.  Dans  un  coin,  une  grande  femme  rouge  se  rencogne 
et  se  renfrogne;  de  l'autre  côté,  une  sorcière  verte,  le  genou 
remonté  sous  le  menton,  rit  à  gorge  déployée;  un  lion,  l'air 
navré,  sommeille,  cependant  qu'au  haut  d'un  escalier,  quatre 
bonzes,  en  peignoir,  attendent  patiemment  la  fin  du  bain  de 
vapeur  sulfureuse  oîi  ils  sont  plongés,  et  que  deux  femmes 
dégringolent  du  haut  du  ciel,  tendant  vers  des  têtes  invisibles 
le  double  collier  de  leurs  bras  nus  et  de  leurs  couronnes  d'or. 
Enfin,  au  pied  de  l'arbre  bleu,  un  grand  chien,  qui  a  peur, 
jappe  éperdument  :  seul,  de  tout  ce  monde,  il  a  vu  ou  flairé 
que  le  grimpeur  d'arbres,  donateur  de  pommes,  n'a  point  des 
jambes  comme  tout  le  monde,  mais  se  termine  en  une  queue 
de  serpent,  dont  les  monstrueux  replis  ondulent  sous  le  feuil- 
lage. La  pauvre  bête  a  beau  aboyer  au  ferme,  nul  ne  l'écoute 
et  ses  jappemens  prophétiques  n'empêclieront  ni  le  couple  de 
manger  du  fruit,  ni  les  sorcières  d'en   rire,  ni  les  bonzes  de 


CRAINTES    ET    ESPÉRANCES    POUR    l'aRT,  65o 

prendre  leur  bain,  ni  les  couronnes  d'or  de  se  poser  aux  fronts 
des  poètes,  ni  le  lion  de  dormir,  ni  M.  Besnard  d'être  un  grand 
peintre. 

Car  c'est,  là,  un  étonnant  morceau  de  peinture.  Les  anti- 
thèses de  couleurs  sont  violentes,  mais  superbes;  les  mouve- 
mens  sont  bistournés,  mais  robustes  et  divertissans.  Il  y  a  une 
vie  et  une  fantaisie  intenses  dans  tous  ces  gestes,  toutes  ces 
contorsions,  toutes  ces  envolées,  tous  ces  rires  amers,  tout  ce 
flamboiement  mêlé  d'aurore  et  d'incendie.  «  Qu'est-ce  que  vous 
pensez  de  ça?  »  demandait  un  jour  Baudry,  au  pompier  qu'il 
voyait  en  contemplation  devant  ses  peintures  pour  le  foyer  de 
l'Opéra.  «  Je  pense,  répondit  sentencieusement  ce  pyrologiste, 
que  quand  tout  ça  brûlera,  ça  fera  de  la  bien  mauvaise  fu- 
mée!... »  Le  plafond  de  M.  Besnard  semble  déjà  en  feu,  mais 
la  fumée  n'est  pas  mauvaise  :  elle  est  merveilleuse  et  le  peintre 
a  retrouvé,  pour  étinceler  sous  le  lustre,  ces  éclats  de  métaux 
en  fusion,  qu'il  a  répandus  sur  les  murs  de  la  Sorbonne.  Ses 
figures,  porteuses  de  couronnes,  semblent  projetées  en  l'air  par 
une  éruption  volcanique,  avec  une  fougue  toute  «  tiépolesque.  » 
Il  est  bien  dans  son  élément  :  la  décoration  de  grands  espaces 
libres,  hors  de  toute  donnée  rigoureuse,  avec  le  seul  souci 
d'harmoniser  des  couleurs  vives  et  de  confronter  des  attitudes 
augustes.  11  y  a  peu  de  coloristes  aussi  hardis,  ni  quelquefois 
aussi  heureux.  Il  n'y  a  peut-être  pas, aujourd'hui,  de  dessinateur 
pouvant  oser  des  mouvemens  aussi  violens,  ni  aussi  justes, 
d'artiste,  en  un  mot,  que  son  talent  rende  plus  généreux  et  plus 
libre.  Très  inégal  dans  ses  portraits  tantôt  excellens,  tantôt  dé- 
testables, souvent  gêné  par  la  réalité,  quand  la  réalité  veut  être 
reproduite,  il  triomphe  quand  la  seule  loi  est  la  fantaisie,  —  ot 
utilise  ses  dons  naturels  avec  beaucoup  d'intelligence  et  de 
finesse. 

Est-ce  là  un  éloge  suffisant  de  ce  Maître?  Au  regard  de  l'admi- 
ration enthousiaste  que  le  présent  lui  témoigne,  non  sans  doute. 
Mais  au  regard  de  celle  que  l'avenir  lui  gardera,  peut-être? 
L'unanimité  de  la  critique  en  faveur  des  hardiesses  et  même 
des  erreurs  de  M.  Besnard  ne  doit  nullement  nous  surprendre, 
ni  nous  influencer.  Il  y  a,  ainsi,  dans  chaque  génération, 
quelques  maîtres  qui  expriment  si  bien  le  sentiment  d'art  domi- 
nant qu'on  les  met,  un  instant,  au-dessus  de  tout  le  reste.  Dans 
l'admiration  exclusive  qu'on  leur  voue,  on  accepte  tout  d'eux 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  Ton  n'accepte  plus  rien  des  autres.  Toute  réserve  est  tenue 
pour  injure,  toute  critique  pour  impiété.  Les  littérateurs  et  les 
poètes,  les  philosophes  même  emboîtent  le  pas  aux  critiques  et, 
durant  quelque  temps,  toutes  les  esthétiques  doivent  s'ajuster  à 
leurs  œuvres,  sous  peine  de  paraître  absurdes  ou  surannées. 
Mais  il  faudrait  ignorer  toute  l'histoire  de  l'art  pour  croire  que 
c'est,  là,  pour  ces  artistes,  un  gage  d'avenir.  Au  xvni*  siècle, 
les  Maîtres  donnés  en  modèles  par  la  critique  étaient  l'Albane 
et  Pierre  de  Cortone.  Au  milieu  duxix*,  c'était  Léopold  Robert. 
Les  critiques  et  les  poètes  parlaient  du  plat  auteur  des  Mois- 
sonneurs  et  des  Pêcheurs  de  f  Adriatique  comme  ils  parlent 
aujourd'hui  de  M.  Besnard.  Et  quels  critiques  :  Tôpffer!  Et 
quels  poètes  :  Musset!  Et  en  quels  termes,  écoutez  : 

«  Ainsi,  naguère,  aux  campagnes  de  Rome,  profondément 
ému  par  le  simple  spectacle  de  moissonneurs  dansant  auprès  de 
leur  chariot  attelé  de  buffles  et  chargé  de  récoltes,  un  grand 
peintre  de  notre  âge  recueillait  son  génie,  employait  son  savoir 
et  sa  force  tout  entière  à  répandre  sur  une  toile  immortelle  la 
sourde  émotion,  les  austères  et  secrets  transports  de  son  âme 
enchantée...  »  disait  Tôpffer  des  Moissonneurs,  au  cours  de  ses 
Me?ius  propos  d'un  peintre  genevois,  et  Musset  dans  son  Salon 
de  1836,  ici  même,  des  Pécheurs  de  l' Adriatique  :  «  Ah!  Dieu  !  la 
main  qui  a  fait  cela,  et  qui  a  peint,  dans  six  personnages,  tout 
un  peuple  et  tout  un  pays!  cette  main  puissante,  sage,  patiente, 
sublime,  la  seule  capable  de  renouveler  les  arts  et  de  ramener 
la  vérité;  cette  main  qui,  dans  le  peu  qu'elle  a  fait,  n'a  retracé 
de  la  nature  que  ce  qui  est  beau,  noble,  immortel!  cette  main 
qui  peignait  le  peuple  et  à  qui  le  seul  instinct  du  génie  faisait 
chercher  la  route  de  l'avenir  là  où  elle  est,  dans  l'humanité...  » 

L'œuvre  de  Léopold  Robert  est  au  Louvre,  et  c'est  un  des 
problèmes  les  plus  insolubles  pour  la  critique  actuelle,  que  de 
pénétrer  les  raisons  de  cet  enthousiasme  unanime  parmi  les 
grands  esprits  de  1830.  Ce  sera  peut-être  un  problème  semblable 
qui  se  posera  devant  l'œuvre  de  M.  Besnard  à  nos  successeurs 
étonnés.  Ne  nous  alarmons  donc  pas  trop,  si  nous  ne  pouvons, 
en  conscience,  nous  hausser  au  diapason  actuel  des  éloges  qui 
retentissent  autour  de  ses  œuvres.  Tout  en  demeurant  beaucoup 
en  deçà  de  ce  qu'on  loue  de  lui  aujourd'hui,  nous  allons  peut- 
être  encore  un  peu  au  delà  de  ce  qu'on  en  louera  dans  cin- 
quante ans. 


CRAINTES    ET   ESPÉRANCES    POUR    L  ART.  657 

Dans  ce  grand  domaine  du  symbole,  ou  de  l'allégorie,  de 
la  légende  ou  de  la  pure  fantaisie,  M.  Besnard  n'est  pas  le  seul 
maître,  et  il  semble  bien  que  tous  les  talens  d'aujourd'hui  s'y 
donnent  rendez-vous.  M.  Gaston  La  Touche  s'y  promène  avec 
une  incomparable  aisance,  découvrant,  à  chaque  tour  du  che- 
min, —  ou  de  la  rivière,  —  un  coin  imprévu.  M.  Aman  Jean 
s'y  rembûche,  un  peu  tristement,  mais  avec  grâce  et  finesse, 
dans  une  pensée  parfois  incomplète,  souvent  trahie  par  sa  ma- 
tière, jamais  banale  ou  commune.  Cette  région  indéfinie  où 
le  portrait  touche  à  la  décoration,  où  la  réalité  rencontre  le 
rêve,  où  l'ironie  souriante  se  glisse  parmi  les  grands  contours 
de  la  fresque,  répond  sans  doute  à  quelque  chose  de  très  vivant 
dans  l'àme  contemporaine,  car  nous  y  voyons  se  produire  depuis 
dix  ans  les  meilleures  œuvres  de  nos  derniers  Salons. 

III 

Tout  auprès,  c'est-à-dire  sur  les  confins  de  la  peinture  dt> 
«  genre,  »  se  tient  l'art  de  M.  Muenier.  Mais  peut-on  appeler 
«  genre  »  un  art  qui  fait  dans  l'humanité  de  si  profondes 
découvertes?  Il  y  a  deux  manières  de  découvrir  l'humanité  : 
faire  le  tour  du  monde  ou  se  rencogner  dans  son  fauteuil. 
M.  Muenier  a  pris  ce  dernier  parti.  Il  a  pensé  que,  si  «  le  monde 
est  fait  comme  notre  village,  »  la  nature  est  faite  comme  notre 
jardin,  et  que  partout  où  l'on  va,  on  découvre  que  l'eau  mouille, 
les  pierres  sont  dures,  les  montagnes  plus  hautes  que  les  vallées, 
et  les  quinze  cents  millions  d'hommes  qui  vivent  sur  le  globe 
quinze  cents  millions  d'exemplaires  de  la  même  folie.  Bien 
nourri  de  cette  vérité,  il  ne  bouge  pas  de  la  vieille  maison  de 
province  où  chaque  été  lui  ramène  les  mêmes  fantômes  dorés. 
Dans  le  vieux  salon  aux  boiseries  de  l'avant-dernier  siècle,  au 
parquet  limpide  comme  un  lac,  aux  cadres  ovales,  aux  glaces 
ternies,  il  se  tient  depuis  des  années.  Il  ne  va  pas  saluer  le 
soleil  au  haut  de  la  montagne  dans  ses  apothéoses  et  ce  qu'on 
pourrait  appeler  ses  réceptions  officielles,  lorsqu'il  se  prodigue 
aux  multitudes,  aux  toits,  aux  forêts,  aux  clochers,  aux  ri- 
vières; il  l'attend  dans  le  petit  salon  clos;  il  sait  bien  qu'il 
viendra  en  visite  et,  dans  l'intimité  qu'il  lui  a  ménagée,  s'apprête 
à  bien  fêter  son  rayon  d'or. 

Il  attend  aussi,  devant  ce  clavecin  vert,  qu'une  main  légère 
ToaK  III.  —  1911.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vienne  y  faire  des  passes  magnétiques  et  réveiller  son  âme  en- 
dormie. C'est  une  petite  fille  qui  est  venue,  habillée  comme 
devaient  l'être  nos  grand'mères  dans  leur  enfance,  juchée  sur 
un  haut  tabouret,  les  jambes  pendantes,  en  face  d'un  cahier  de 
musique  bien  imposant.  Derrière  le  clavecin,  un  vieillard,  qui 
a  dû  être  jeune  sous  Louis  XVI,  suit  avec  attention  le  jeu  de 
l'enfant.  Elle  semble  être  arrivée  au  bout  d'un  arpège  et  n'avoir 
pas  envie  de  recommencer  :  son  regard  traîne  à  terre  sur  le 
rayon  de  soleil  étalé,  sur  le  chapeau  de  jardin  jeté,  sur  une  rose 
effeuillée  et  sa  pensée  court  dans  le  parc  qu'il  lui  a  fallu  quitter 
pour  la  leçon  de  piano,  sur  les  fleurs  qu'il  a  fallu  vite  apporter 
pour  en  jouir  : 

Qui  ne  les  eust  à  ce  vespre  cueillies 
Cheutes  à  terre  elles  fussent  demain... 

Déjà,  elle  rêve  au  moment  où  elle  pourra  réveiller  les  échos 
de  la  vieille  demeure,  grimper  sur  les  commodes  pour  attraper 
les  mouches  errantes  sur  les  glaces,  s'encadrer  dans  des  portes 
en  agitant  des  bouquets  comme  des  torches...  Mais  la  leçon 
n'est  pas  finie  et  la  sonatine  de  démenti  seulement  interrompue, 
semble-t-il,  car  le  doigt  du  vieux  maître  continue  de  se  lever 
pour  battre  la  mesure. 

Tout  l'ennui  que  connurent  nos  grand'mères  à  s'initier  aux 
«  arts  d'agrément  »  tient  dans  cette  toile,  et  aussi  toute  la 
langueur  des  chaudes  après-midi  d'été  à  la  campagne,  l'ombre 
lumineuse  des  vieux  salons  moroses,  l'agonie  des  fleurs  dans 
les  hauts  étuis  de  cristal,  la  vie  calme  et  réglée  de  la  province 
de  jadis,  —  tout  ce  qu'évoque  à  notre  oreille,  au  temps  des 
siestes,  le  son  lointain  des  gammes  ou  d'une  leçon  de  piano. 
Il  n'y  a  point,  là,  d'histoire, d'affabulation,  d'anecdote.  Il  ne  se 
passe  rien.  Le  clavecin  s'est  tu  :  la  pensée,  délivrée  de  la  mesure 
qui  l'enchaînait,  erre,  un  instant,  libre.  Le  fin  vieillard  regarde 
l'enfant  avec  la  curiosité  de  tout  ce  qui  s'éteint  pour  tout  ce  qui 
s'éveille.  L'enfant  regarde  le  rayon  et  la  fleur  tombée  avec 
l'émerveillement  indéfini  et  presque  inconscient  de  tout  ce  qui 
s'éveille  pour  tout  ce  qui  luit,  passe  et  meurt.  Elle  voudrait  s^en 
aller,  être  là  d'où  vient  ce  rayon  d'or,  courir  elle  ne  sait  vers 
quelles  belles  inconnues,  sentir  dans  ses  cheveux  le  vent  des 
plaines,  précipiter  ses  pas  sur  cette  longue  route  des  jours  où 
le  vieillard  cherche  à  ralentir  les  siens.  Et  cette  sonatine  à 


CRAINTES    ET    ESPÉRANCES    POUR    l'aRT.  659 

finir  et  cette  leçon  à  apprendre,  la  clouent  sur  ce  haat  tabouret 
par  la  vertu  d'obligations  impérieuses  qu'elle  sent  confusément 
telles  que,  si  elle  y  manquait,  le  système  du  monde  tout  entier 
serait  ébranlé...  Déjà,  s'impose  à  elle  l'idée  des  devoirs  incom- 
préhensibles et  des  destinées  implacables.  Tout  le  long  de  sa  vie, 
elle  éprouvera  qu'il  est,  ainsi,  des  choses  auxquelles  ne  peut 
échapper  l'enfant  la  plus  fantaisiste,  et  tandis  qu'elle  croira  peut- 
être  les  fuir  par  la  pensée,  notre  seule  libératrice,  le  vieux  maître, 
le  Temps,  continuera  de  battre  la  mesure,  inexorable  métro- 
nome, pour  des  devoirs  plus  pénibles  encore  et  des  problèmes 
encore  plus  indéchiffrables  qu'une  sonatine  de  démenti... 

Tout  ceci  est  peint  dans  cette  atmosphère  chaude,  vibrante^ 
cette  poudre  d'or  en  suspension  que  M.  Muenier  sait  répandre 
sur  ses  toiles.  Il  semble  qu'il  ait  entendu  les  imprécations  de 
Ruskin  contre  le  noir.  L'habit  noir  du  maître  est  fait  de  verts. 
Les  rubans  et  les  nœuds  noirs  de  la  petite  fille  sont  faits  de 
violets.  Sa  robe  blanche  est  faite  de  toutes  les  couleurs  qui 
tendent  à  restituer  la  couleur  blanche.  Le  reste  est  d'un  or  vert, 
un  vert  et  un  or  poudroyans,  vibrans,  enchantés.  Jamais  pein- 
ture de  «  genre  »  ne  fut  moins  immobile.  Jamais,  non  plus, 
pensée  ne  fut  moins  pédante.  M.  Muenier,  très  doué  comme 
coloriste  et  comme  conteur,  asu  se  tenir  à  égale  distance  de 
l'anecdote  finement  contée,  —  ce  qui  n'est  pas  de  la  peinture, — 
et  de  l'étude  simplement  bien  peinte,  —  ce  qui  n'est  pas  un 
tableau.  Il  s'est  tenu  encore  plus  loin  du  symbole  :  il  n'y  en 
a  pas  l'ombre  dans  cette  fraîche  et  jeune  vision  enfantine  ou 
s'il  y  en  a,  c'est  nous  qui  l'y  mettons.  Il  a  fait,  là,  quelque  chose 
de  très  particulier,  de  plus  haut  que  le  «  genre,  »  de  plus  complet 
que  r  «  étude,  »  de  moins  ambitieux  que  1'  «  allégorie,  »  quelque 
chose  d'indéfinissable  à  quoi  l'on  est  obligé  d'attacher  son  nom 
pour  le  désigner  et  le  reconnaître,  —  et  qui  est  un  chef-d'œuvre. 

Après  cela,  il  faut  bien  reconnaître  que  nos  meilleurs  artistes 
abandonnent  la  peinture  de  «  genre,  »  si  par  «  genre  »  on 
entend  l'anecdote  comique  ou  sentimentale,  nettement  écrite, 
comme  chez  Vermeer,  Stevens  ou  Meissonier,  Vibert  ou  Frappa, 
et  traitée  presque  en  miniature.  A  la  vérité,  nous  avons  encore, 
çà  et  là,  quelques  humoristes  et  ils  remplissent,  du  mieux 
qu'ils  peuAcnt,  leur  fonction  sociale,  qui  me  paraît  être  d'apaiser 
les  jalousies  des  classes  inférieures  en  leur  montrant  le  néant  des 
plus  hautes.  M.  Guillaume  enseigne  aux  étrangers  et  aux  pro- 


660  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vinciaux  ce  qu'il  faut  «  voir  »  par  l'imagination,  lorsqu'ils  lisent, 
dans  les  Échos  mondains,  ces  lignes  prestigieuses  :  Une  heure  de 
musique,  chez  la  princesse  ou  la  marquise  de  ***,  et  M.  Béraud 
nous  initie  sans  pitié  à  la  «  vie  intense  »  des  grands  clubs. 

Mais  la  plupart  de  nos  bons  artistes  s'attachent  à  reproduire 
des  scènes  familières,  sérieuses,  touchantes  seulement  par  ce 
qu'elles  évoquent,  empruntant  leur  poésie  pittoresque  à  la  lumière 
qui  les  éclaire  et  leur  poésie  sentimentale  à  la  pensée  de  qui  les 
regarde.  Ainsi,  les  Orphelines  de  M.  Boutet  de  Monvel,  Avant 
la  Procession  de  M.  Frédéric,  La  leçon  de  géographie  de  M.  Pri- 
net,  la  Place  à  papa,  de  M.  Moreau,  Intérieur  paisible  de 
M.  Larrue,  VBeure  du  thé  de  M.  Picquefeu,  les  Poissons  rouges 
de  M.  Toussaint,  le  Passé  et  l'Avenir  de  M.  Benner,  Enfans  et 
mère  de  M.  Woog  et  le  Déjeuner  des  orphelines  le  jour  de  la 
première  co?nmunion  de  M.  Emile  Renard.  Rien  que  ces  titres 
dit  la  pensée  dominante  de  l'artiste  aujourd'hui.  Et  les  deux 
toiles  les  plus  importantes  de  «  genre,  »  les  Servantes  pliant  le 
linge,  de  M.  Bail,  aux  Champs-Elysées,  etJeu7iessede  M.  Frieseke, 
avenue  d'Antin,  l'une  éclairée,  à  la  hollandaise,  par  un  jour 
étroit,  l'autre  baignée  de  lumière  diffuse,  donnent  bien,  par  des 
moyens  tout  ditYérens  et  même  contradictoires,  une  forte  impres- 
sion d'intimité. 

Cette  intimité  ne  s'arrête  pas  au  «  genre  :  »  elle  a  pénétré  dans 
le  paysage  et  l'a  conquis  presque  tout  entier.  Seuls,  M.  Olive 
avec  ses  mers  violettes  dans  ses  rochers  et  M.  Iwill,  avec  ses 
longues  étendues  de  sables  et  d'eaux,  montrent  encore  des  paysages 
ouverts  et  qu'on  peut  imaginer,  au  moins  chez  M.  Olive,  bruyans. 
Tous  les  autres  paysagistes  montrent  des  coins  de  nature  fermés 
et  silencieux.  Un  paysage  «  intime,  »  c'est  un  paysage  où  il  y  a 
peu  de  ciel,  pas  d'eaux  courantes,  pas  de  forêt  innombrable,  pas 
de  grands  horizons  :  c'est  un  coin  de  nature  habité  par  l'homme, 
mais  où  l'homme  ne  paraît  pas,  qui  porte  son  empreinte, 
mais  qui  n'est  pas  troublé  par  sa  présence,  où  l'arbre,  le  vieux 
pont,  la  porte  vermoulue,  reçoivent  dans  l'intimité  :  c'est  la 
figure  que  font  nos  arbres  et  nos  meubles  familiers  quand  nous 
ne  sommes  pas  là  :  c'est  ce  qui  se  passe  au  ras  de  terre,  au 
creux  du  vallon,  loin  de  cette  foule  qu'est  le  ciel,  avec  tous  ses 
nuages  frivoles  et  changeans. 

Tous  nos  paysagistes  ne  sont  pas  dfes  «  intimistes,  »  mais 
tous  ils  limitent  leur  ambition  à  rendre  une  seule  impression  à 


CRAINTES    ET    ESPÉRAÎNCES    POUR    l'aRT.  661 

la  fois,  et  ils  y  réussissent  le  plus  souvent.  Quelques  groupes 
de  paysages  méritent  une  halte  :  le  groupe  des  marines  du 
Nord  de  M.  Bracquaval,  le  seul  peintre  qui  connaisse  les  ciels 
comme  les  Hollandais  ;  le  groupe  des  Versailles  de  M.  Guirand 
de  Scevola,  entourant  de  leurs  splendeurs  royales  et  abolies  la 
délicieuse  figure  d'une  très  petite  fille  dans  un  très  grand  fauteuil  ; 
le  groupe  des  clairs  de  lune  de  M.  Le  Sidaner.  Et,  parmi  les 
paysages  dispersés  çà  et  là,  deux  paysages  italiens,  d'un  jeune 
artiste  anglais,  M.  Bernard  Harrison,  méritent  qu'on  s'y  arrête  : 
un  coin  de  la  Cathédrale  de  Pise,  la  nuit,  et  Matinée  d'octobre 
à  Florence,  sur  les  chemins  de  San  Miniato.  Rarement  l'im- 
pression fine,  légère,  lumineuse  d'un  «  matin  à  Florence  » 
fut  aussi  subtilement  rendue. 

Dans  le  Paysage,  donc,  nulle  décadence,  nulle  trace  de  fa- 
tigue :  il  semble  qu'il  puisse  se  renouveler  indéfiniment.  De 
même,  dans  le  Portrait.  Il  n'est  point,  cette  année,  de  portrait 
qui  fasse  époque,  et  même  si  l'on  retranchait  des  Salons  toutes 
les  effigies  peintes  par  les  étrangers,  il  ne  resterait  plus  grand'- 
chose  à  admirer.  Cependant  le  Portrait  de  M.  Cognacq  par 
M.  Besnard,  avenue  d'Antin,  et  le  Portrait  du  marquis  de  Dion 
par  M.  Marcel  Baschet,  aux  Champs-Elysées,  sont  de  beaux 
morceaux  de  peinture  et  plus  encore,  peut-être,  de  dessin.  On 
se  passerait  de  leur  couleur  :  leur  armature  solide  et  souple, 
à  tous  deux,  suffirait  à  les  faire  connaître  comme  les  œuvres 
de  deux  maîtres,  La  main,  dans  le  portrait  de  M.  Cognacq,  est 
admirable.  Rien  d'équivalent  parmi  les  Portraits  de  femmes. 
Seule,  une  petite  toile  par  un  Américain,  M.  Rolshoven,  intitulée 
Mademoiselle  René  Baudry,  en  costume  second  Empire,  nous 
apporte  une  vision  colorée  d'une  intensité  extrême,  mais  c'est  à 
peine  un  portrait  :  c'est  une  harmonie  dans  des  tons  très  hauts 
et  très  sonores. 

Malgré  la  faiblesse  apparente  du  Portrait,  aux  Salons  de 
1911,  nous  pouvons,  sans  hésiter,  mettre,  là,  comme  dans  le 
Paysage,  nos  espérances  pour  l'Art.  C'est  un  genre  très  diffi- 
cile et  très  lent  à  renouveler,  mais  inépuisable,  par  l'infinie  va- 
riété de  son  objet,  et  très  salutaire  par  l'obligation  où  il  tient  le 
peintre  de  ne  pas  s'écarter  de  la  réalité.  Les  fantaisies  comme 
celles  de  M.  Boldini  seront  toujours  très  rares  :  on  ne  les  per- 
mettrait pas  à  d'autres,  et  on  ne  les  admire  pas  toujours  chez  lui. 


662  REYL'E    DES    DEUX   MONDES. 

En  sculpture,  il  en  est  de  même,  et  M.  Rodin  ne  s'est  pas  encore 
avisé  de  traiter  ses  cliens  comme  ses  héros.  Son  buste  du  Duc 
de  Rohan  est,  à  peu  de  chose  près,  un  buste  classique,  avec 
des  souplesses  infiniment  habiles  de  grand  praticien.  Les  bustes 
de  femmes  par  M.  de  Saint-Marceaux  ont  cette  belle  gravité 
que  donne  le  marbre  aux  figures  gracieuses  quand  il  est  taillé 
par  un  véritable  statuaire.  Le  Portrait,  même  dans  les  plus 
mauvais  momens,  sauve  toujours  l'art  français. 

IV 

Les  Arts  décoratifs  ou  arts  appliqués  sont  sauvés  par  la  céra- 
mique. C'est  la  seule  branche  restée  vivante  de  cet  arbre 
monstrueux  aux  rameaux  innombrables  et  tentaculaires  qu'on 
appela,  jadis,  le  Modem  style.  Gomme  il  y  a  fort  longtemps  de 
cela,  on  ne  peut  plus  l'appeler  «  moderne,  »  et  comme  ce  n'a 
jamais  été  un  «  style,  »  il  n'a  plus  de  nom  du  tout.  Ses  parti- 
sans, aussi,  ont  disparu.  Comme  il  arrive  après  les  révolutions 
avortées,  personne  ne  veut  avoir  été  de  cette  bagarre.  «  Je  ne 
connais  pas  ce  serpent...  »  disent  les  artistes  décorateurs  devant 
les  dernières  convulsions  du  a  vermicelle  »  belge.  Toutefois,  un 
art  qui  n'avait  aucun  rapport  avec  le  Modem  style,  mais  qui 
parut  avec  lui,  l'art  de  la  céramique  au  grand  feu  et  de  la  pâte 
de  verre,  reste  très  vivant  et  continue  de  produire  des  mer- 
veilles. M.  Delaherche  expose,  cette  année  encore,  d'admirables 
grès  et,  aussi,  des  porcelaines.  Après  trente  ans  passés  auprès 
des  fours,  son  expérience  est  consommée  et  sa  main  n'a  pas 
faibli.  Ses  œuvres  resteront,  après  celles  de  Chaplet,  les  plus 
beaux  exemples  de  poterie  moderne,  dignes  d'être  placées  à 
côté  de  celles  de  l'Orient  et  de  l'Extrême-Orient.  Dans  l'art  du 
verrier,  M.  Dammouse  demeure  aussi  le  maître  inimitable  des 
nuances  subtiles,  et  sa  vitrine,  quand  passe  un  rayon  de  soleil, 
continue  de  s'animer  comme  les  eaux  peu  profondes,  où  res- 
pirent et  se  gonflent  les  fleurs  vivantes  de  la  mer.  Mais  à  part 
la  céramique  et  la  verrerie,  les  «  arts  appliqués  «  ou  ne  sont 
pas  des  «  arts,  »  ou  bien  ne  «  s'appliquent  »  à  rien,  et  un  coup 
d'œil  jeté  sur  notre  architecture,  dans  les  nouveaux  quartiers 
de  Paris,  suffit  à  renseigner  sur  son  avenir.  Jamais  le  Louis  XV, 
où  le  Louis  XVI,  que  l'Art  Nouveau  pensait  proscrire,  n'ont  été 
si  fort  en  honneur. 


CRAINTES  ET  ESPÉRANCES  POUR  l'aRT.  663 

Ce  goût  du  xviii®  siècle  se  retrouve  jusque  chez  plusieurs  de 
nos  jeunes  statuaires.  Il  y  a,  notamment,  avenue  des  Champs- 
Elysées,  un  charmant  groupe  de  marbre,  Bacchante  et  Panthère, 
de  M.  Camus,  qui  rappelle,  par  son  tour  léger  et  son  faire 
habile,  les  hôtes  de  marbre  des  parcs  royaux,  du  temps  des 
meilleurs  maîtres.  Et  un  plâtre  de  M.  Paul  Sylvestre,  intitulé 
Ebats,  serait  digne,  aussi,  d'habiter  un  jardin  à  la  française, 
parmi  les  quinconces  rigoureusement  taillés,  entre  deux  mi- 
roirs d'eau,  tandis  que  le  projet  de  fontaine,  de  M.  Max  Blon- 
dat,  exposé,  en  plâtre,  sous  ce  titre  La  Chanson  de  l'Eau,  orne- 
rait délicieusement  une  grotte  proche  de  ce  parterre  rêvé.  Et  l'on 
pourrait  y  recueillir,  en  quelque  pavillon,  ou  Folie,  les  groupes 
de  terre  cuite  de  M.  Puech  et  de  M.  Verlet,  la  Terre,  sans  trop 
d'anachronisme  et  sans  qu'on  se  crût  hors  du  xvni^  siècle.  Notre 
sculpture  est,  d'ailleurs,  en  plein  progrès.  Bien  que,  cette 
année,  la  plupart  de  nos  artistes  jeunes,  M.  Landowsky,  M.  Se- 
goffin,  M.  Sicard,  M.  Hippolyte  Lefebvre,  n'aient  exposé  que 
des  bustes,  leurs  œuvres  récentes  assurent  à  l'école  de  sculpture 
française  une  vraie  supériorité  sur  toutes  les  autres.  Et  l'un 
d'eux,  M.  Bouchard,  a  exposé  une  œuvre  capitale. 

Il  semble  que  les  imaginations  de  nos  artistes,  comme  celle  de 
la  foule,  aient  été  vivement  frappées,  ces  derniers  temps,  par  les 
drames  de  la  conquête  de  l'Air.  Au  Salon  de  l'avenue  d'Antin,  une 
grande  statue,  par  M.  Lagare,  sous  ce  titre  Fatalité,  aux  héros 
de  r aviation,  nous  montre  la  chute  d'un  Icare,  aux  ailes  brisées, 
tombant  tout  de  son  long,  perpendiculaire  au  sol.  Et,  aux 
Champs-Elysées,  M.  Roger-Bloche  expose,  sous  le  titre  Monu- 
ment aux  aviateurs,  un  homme  gisant  parmi  les  débris  d'un 
aéroplane  dont  une  aile  encore  dressée,  l'autre  pendante, 
figurent  assez  bien  l'oiseau  tombé  à  terre,  démonté.  Mais  le 
plus  saisissant  de  ces  témoignages  est  assurément  celui  de 
M.  Bouchard. 

C'est  le  monument  funéraire  aux  aéronautes  militaires,  vic- 
times de  la  catastrophe  du  République,  taillé  dans  le  granit  de 
Bretagne  et  destiné  à  être  placé  en  pleins  champs,  là  où  la 
catastrophe  s'est  produite.  Les  deux  Salons  ne  contiennent  rien 
d'aussi  saisissant.  Sur  un  plan  incliné,  les  quatre  soldats  morts 
pour  avoir  vovilu  promener  bien  haut  dans  les  airs  les  couleurs 
de  leur  pays,  ressaisis  par  la  terre,  sont  étendus  côte  à  côte  et 
se  tiennent  par  la  main.  Sur  eux,  des  linceuls,  jetés  comme  des 


G6i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

manteaux  de  camp  avec  de  grands  plis  en  diagonale,  de  1  épaule 
aux  pieds,  accentuent  leur  caractère  de  (c  gisans.  »  Les  faces 
sont  empreintes  encore  d'anxiété  et  de  souffrance,  comme  s'ils 
cherchaient  encore,  dans  leur  lourd  sommeil,  à  s'orienter  sur  les 
invisibles  chemins  du  ciel. 

L'aspect  de  cette  œuvre  est  tragique,  pesant,  vraiment  monu- 
mental. Les  longs  plis  labourés  dans  le  granit  de  Bretagne,  les 
faces  taillées  comme  des  rocs,  les  rares  vestiges  des  uniformes 
çà  et  là  équarris  et  traités  comme  des  motifs  de  chapiteaux,  tout 
concourt  à  fortifier  cette  impression.  Et  c'est  bien  le  sentiment 
moderne  devant  la  mort,  —  qu'elle  soit  glorieuse  ou  obscure,  — 
le  sentiment  qu'on  a  déjà  devant  le  Cavaignac  de  Rude,  les 
Morts  de  M.  Bartholomé  :  celui  du  lourd  sommeil,  de  la  soli- 
tude et  de  l'abandon.  Il  n'y  a  plus,  autour  du  gisant,  les  anges 
du  moyen  âge  ombrageant  son  front  de  leurs  ailes.  Il  n'y  a  plus 
les  plenrans  sauvant  son  âme  de  leurs  larmes.  Il  n"y  a  plus  les 
vertus  ou  les  symboles  célébrant  sa  mémoire  de  leurs  gestes  et 
leurs  affubulatious  compliquées.  Il  n'est  plus  besoin  de  figures 
symboliques  pour  que  notre  esprit  évoque  la  grandeur  de  leur 
sacrifice.  Les  seuls  pleurans  seront  les  voyageurs  arrêtés  un  ins- 
tant sur  le  bord  de  la  route.  Et  nulle  ombre  ne  passera  sur  ces 
fronts  de  pierre  que  l'ombre  des  nuages,  en  marche  dans  le 
ciel,  à  la  ressemblance  de  la  nef  qu'ils  ont  rêvé  d'y  conduire. 

L'auteur  de  ce  monument,  M.  Bouchard,  est  de  Dijon;  il  a 
vu,  tout  enfant,  le  tombeau  de  Philippe  le  Hardi  et  de  Jean 
sans  Peur.  Il  est  tout  imprégné  de  ces  exemples  fameux  ;  il  a  le 
culte  des  «  tombiers  »  du  moyen  âge.  Et,  ainsi,  tout  auprès  de 
ses  gisans  héroïques,  il  a  dressé,  en  plâtre,  l'image  présumée  de 
son  glorieux  ancêtre  Claus  Sluter,  le  ciseau  et  le  maillet  à  la 
main.  Il  n'a  pu  faire,  là,  une  figure  proprement  historique.  On 
ne  connaît  pas  les  traits  de  Claus  Sluter.  Mais  il  a  fait  une  belle 
figure  professionnelle.  Aussi  saisissant  que  la  tombe,  apparaît 
la  silhouette  du  vieux  «  tombier.   » 

Qui  nous  donnera  maintenant  la  statue  de  l'aviateur,  de 
l'homme  qui  chemine  dans  le  vide,  qui  creuse  son  tunnel  dans 
le  nuage,  qui  s'enfonce  et  rebondit  sur  l'élastique  sommier  de 
l'air,  qui  voit  entre  ses  pieds  les  dômes  comme  des  assiettes, 
les  navires  comme  des  escarpins,  les  cathédrales  en  géométral? 
Il  ne  s'agit  point,  ici,  d'une  figuration  réaliste.  Nous  n'avons  nul 
besoin  qii'on  nous  donne  la  statue  d'un  Esquimau  à  lunettes, 


CRAINTES    ET   ESPÉRANCES    POUR    l'aRT.  6C5 

assis  entre  des  châssis,  parmi  le  «  fuselage.  »  Ce  serait  une 
figure  peut-être  pittoresque,  mais  point  du  tout  plastique  et  que 
ses  gestes  ne  sauveraient  point,  car  elle  n'en  fait  pas.  Une  loi 
esthétique,  très  rigoureuse  et  qui  ne  s'est  pas  encore  trouvée  en 
défaut,  veut  que  le  geste  de  l'homme  diminue  à  mesure  que  sa 
puissance  mécanique  augmente.  Le  chauffeur  fait  de  moindres 
gestes  que  le  cocher,  le  conducteur  de  canot  automobile  que  le 
rameur,  le  conducteur  de  «  faucheuse  »  mécanique  ou  de 
«  moissonneuse-lieuse,  »  que  le  faucheur  ou  le  moissonneur. 
Ce  n'est  donc  pas  le  geste  professionnel  de  l'aviateur  qui  peut 
nous  le  révéler, 

A  qui  voudra  le  dresser  sur  un  socle  monumental,  une 
transposition  hardie  s'impose,  comme  elle  s'est  imposée  aux 
Grecs,  lorsqu'ils  ont  voulu  figurer  une  force  de  la  Nature  sous 
les  apparences  d'un  être  de  chair  et  de  sang,  ou  aux  tailleurs  de 
pierre  du  Moyen  âge,  lorsqu'ils  ont  symbolisé  les  vertus,  les 
vices,  les  martyres,  au  porche  des  cathédrales.  Un  objet  symbo- 
lique, un  outil,  un  bandeau,  un  masque,  des  talonnières,  un 
caducée,  une  horloge,  une  roue,  un  cabestan,  une  ancre  leur 
suffisait.  Et  cet  outil  était  souvent  réduit  de  sa  grandeur  réelle  à 
la  dimension  d'un  joujou,  pour  ne  point  empiéter  sur  l'unité 
plastique  de  la  figure.  La  figure  seule,  par  sa  construction,  par 
son  expression,  par  son  geste  simple  et  particulier,  signifiait 
aux  yeux  le  progrès  moral  ou  la  victoire  sur  les  élémens  :  le 
mythe  qu'elle  incarnait.  Le  Claus  Sluter  que  M.  Bouchard  nous 
montre,  méditant  le  coup  qu'il  va  frapper,  le  ciseau  et  le  maillet 
en  mains,  n'eût  certes  pas  empêtré  sa  statue  de  l'immense 
appareil  d'un  aéroplane  de  grandeur  naturelle,  mais  peut-être 
eût-il  cherché  ;  pour  sa  figure,  le  geste  qui  accompagne  un  nouvel 
essor,  le  geste  de  confiance  et  d'espoir,  le  geste  du  fauconnier 
qui  décoiffe  le  gerfaut  et  le  jette  aux  profondeurs  du  ciel,  le 
geste  du  charmeur  d'oiseaux  qui  élève  le  bras  et,  sur  la  plate- 
forme de  sa  main  ouverte,  flatte  l'oiseau  battant  des  ailes  et  lui 
donne  la  volée... 

Robert  de  la  Sizeranne. 


UN  SALON  ALLEMAND 

AU  TEMPS  DU  ROMANTISME^'^ 


Quand  M"**  de  Staël  arriva  à  Berlin,  au  mois  de  mars  4804, 
le  prince  Louis-Ferdinand  lui  parla  avec  admiration  d'une  Juive, 
nommée  Rahel  Levin,  qui  réunissait  dans  son  salon  la  société  la 
plus  distinguée  de  la  ville.  Elle  en  fut  étonnée,  presque  jalouse. 
Voyant,  quelque  temps  après,  son  ami  Brinckmann,  ambassa- 
deur de  Suède  à  la  cour  de  Prusse,  elle  lui  dit  :  «  Il  y  a  ici, 
paraît-il,  une  petite  Berlinoise  qui  ferait  de  l'effet  dans  les  cercles 
de  Paris.  La  connaissez-vous?  A-t-elle  réellement  tant  d'esprit? 
—  De  l'esprit?  répondit  Brinckmann.  Si  elle  n'avait  que  cela, 
il  n'y  aurait  pas  lieu  de  tant  parler  d'elle.  Dira-t-on  de  M*""  de 
Staël  qu'elle  a  beaucoup  d'esprit?  —  Vous  me  la  comparez  à 
moi?  reprit-elle.  Gela  devient  intéressant.  A-t-elle  écrit  quelque 
chose?  —  Non,  je  crois  même  qu'elle  n'écrira  jamais  rien  ;  mais 
elle  a  du  génie,  et  de  quoi  en  prêter  à  vingt  écrivains  qui  en 
manquent.  »  M""  de  Staël  voulut  voir  la  «  merveille.  »  Brinck- 
mann se  chargea  de  les  mettre  en  présence  dans  une  soirée  qu'il 
donna  à  l'hôtel  de  l'ambassade.  Mais  il  faut  laisser  raconter  la 
suite  à  Brinckmann  lui-même  : 

«  J'avais  invité  tout  ce  qui  pouvait  inspirer  quelque  intérêt  à 
l'auteur  de  Delphine,  des  princes  du  sang,  des  savans  de  toute  cou- 
leur, des  dames  de  la  cour,  le  philosophe  Fichte,  M'^'  Unzelmann, 
la  célèbre  actrice,  Iffland,  le  directeur  du  Grand-Théâtre,  d'autres 

(1)  J.-E.  Spenlé,  Rahel.  Paris,  Hachette,  i910.  —  0.  Berdrow,  Rahel  Varnhagen. 
Stuttgart,  1900. 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  667 

encore.  Mais  à  peine  Rahel  eut-elle  été  présentée  à  M""*  de  Staël, 
que  celle-ci  l'attira  dans  le  coin  d'an  sofa,  pour  s'entretenir 
avec  elle  pendant  près  de  deux  heures,  sans  faire  attention  au 
reste  de  la  société.  Ensuite  elle  vint  à  moi,  l'air  tout  sérieux,  et 
dit  :  «  Je  vous  fais  amende  honorable;  vous  n'avez  rien  exagéré. 
Elle  est  étonnante.  Je  ne  puis  que  répéter  ce  que  j'ai  dit  mille 
fois  pendant  ce  voyage,  que  l'Allemagne  est  une  mine  de  génie, 
dont  on  ne  connaît  ni  la  richesse,  ni  la  profondeur.  Vous  êtes 
bien  heureux  de  posséder  ici  une  pareille  amie.  Vous  me  com- 
muniquerez ce  qu'elle  dira  de  moi.  —  En  attendant,  madame,  je 
vous  communiquerai  ce  qu'elle  a  déjà  dit  de  vous.  Après  la 
première  lecture  de  votre  ouvrage  sur  les  Passions  :  Voilà,  me 
dit-elle,  une  femme  qui  saurait  tout,  si  elle  était  Allemande? 
j'espère  qu'elle  le  deviendra  un  jour,  car  le  malheur  est  qu'en 
fait  de  philosophie  il  faut  absolument  tout  savoir,  pour  bien 
savoir  quelque  chose.  —  Ah!  que  cela  est  juste!  s'écria  M"*  de 
Staël.  Elle  a  bien  raison.  J'étais  loin  alors  de  savoir  tout,  mais 
je  vaux  mieux  à  présent.  »  Puis  elle  fit  sigae  à  Rahel  d'appro- 
cher :  «  Ecoutez,  mademoiselle;  vous  avez  ici  un  ami  qui  sait 
vous  apprécier  comme  vous  le  méritez,  et,  si  je  restais  ici,  je 
crois  que  je  deviendrais  jalouse  de  votre  supériorité.  —  Vous, 
madame?  dit  Rahel  en  souriant.  Oh!  non,  je  vous  aimerais  tant, 
et  cela  me  rendrait  si  heureuse,  que  vous  ne  pourriez  être  jalouse 
que  de  mon  bonheur.  » 

I 

Comment  la  petite  Juive  était-elle  arrivée  à  rivaliser  d'esprit 
avec  l'une  des  Françaises  les  plus  spirituelles  de  son  temps?  Il 
fallait  qu'elle  eût  reçu  pour  cela  un  don  particulier  de  la  nature  ; 
car  ses  origines  ne  l'avaient  nullement  préparée  pour  un  tel 
rôle. 

Rahel  Levin,  ou  Rahel  Robert,  comme  elle  s'appelait  aussi, 
ou,  de  son  nom  complet,  Rahel-Antonic-Frédérique  Levin,  était 
née  le  19  mai  1771,  «  le  premier  jour  des  fêtes  de  la  Pentecôte,  » 
dans  une  pauvre  maison  du  vieux  Rerlin.  Elle  vint  au  monde 
avec  une  santé  faible,  dont  elle  soufîrit  toujours.  C'était  une 
enfant  mince  et  chétive,  avec  des  membres  fins  et  délicats.  Il 
aurait  fallu,  pour  redresser  cette  plante  fragile,  la  chaude  atmo- 
sphère d'un  amour  maternel.  Rahel  fut  élevée,  au  contraire,  sous 


668  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  dur  régime  qui  réglait  la  vie  familiale  des  Juifs.  Elle  était 
l'aînée  de  cinq  enfans,  trois  fils  et  deux  filles;  mais  elle  n'eut  un 
lien  réel  de  sympathie  qu'avec  le  second  de  ses  frères,  Louis 
Robert,  qui  acquit  plus  tard  une  certaine  notoriété  comme 
poète.  Le  père,  Levin  Markus,  tenait  une  boutique  d'orfèvrerie 
et  d'objets  d'art;  c'était  un  despote  à  l'esprit  sec  et  étroit,  tout 
absorbé  par  ses  affaires.  La  mère  était  une  nature  vulgaire,  qui 
pliait  sans  murmurer  sous  la  tyrannie  de  son  époux.  Toute 
faible  qu'elle  fût,  c'était  encore  le  seul  refuge  des  enfans 
contre  le  despotisme  paternel.  «  Notre  mère  a  beaucoup  souf- 
fert, écrit  Rahel  à  un  de  ses  frères  en  1787,  et  elle  souffrira 
encore  beaucoup;  mais  si  elle  devait  jamais  nous  manquer» 
mieux  vaudrait  pour  nous  la  mort,  et  c'est,  pour  mon  compte,  ce 
que  je  préférerais.  » 

Elle  se  confie  volontiers,  dans  sa  jeunesse,  à  son  coreligion- 
naire David  Veit,  alors  étudiant  à  l'université  de  Gœttingue, 
plus  tard  médecin  distingué  à  Hambourg.  Elle  se  plaint  de  son 
isolement,  de  sa  vie  étroite  et  comprimée,  de  ses  pauvres  nerfs 
malades,  de  l'air  qui  lui  manque,  des  soins  qui  lui  sont  refusés. 
Le  2  avril  1793,  elle  lui  écrit:  «  Ma  mère  aurait  dû  m'écraser 
dans  la  poussière  à  mon  premier  cri,  si  elle  avait  été  assez  dure, 
ou  assez  généreuse  pour  cela,  et  si  elle  avait  eu  la  moindre  pré- 
vision de  ce  qui  adviendrait  un  jour  de  moi  :  une  créature  vouée 
à  l'impuissance,  à  qui  l'on  ne  sait  aucun  gré  de  rester  assise  entre 
quatre  murs,  contre  laquelle  le  ciel  et  la  terre,  les  hommes  et  les 
bêtes  se  ligueraient,  si  elle  voulait  se  donner  de  l'air,  qui  a  pour- 
tant des  idées,  comme  tout  être  humain,  mais  qui,  au  moindre 
mouvement  qu'elle  fait  pour  bouger  de  son  coin,  est  bourrée  de 
remontrances  et  ramenée  à  la  raison.  »  Et  dans  une  autre  lettre, 
du  22  mars  1795  :  «  Je  suis  malade,  je  ne  le  cache  plus,  et  je 
ne  puis  être  guérie  qu'à  force  de  soins.  11  n'y  a  personne  au 
monde  qui  consente  à  me  soigner.  Je  suis  donc  obligée  de  me 
soigner  moi-même,  quoi  qu'il  m'en  coûte.  Représentez-vous 
cela.  Je  suis  malade  par  gêne,  par  contrainte,  depuis  que 
j'existe.  Je  vis  malgré  moi  et  malgré  tout  le  monde.  Je  dissi- 
mule, je  cède;  je  sais  que  je  dois  être  raisonnable;  mais  je  suis 
trop  petite  pour  supporter  tout  cela.  » 

Elle  ne  se  révolta  pas;  mais  elle  prit  l'habitude  de  faire  deux 
parts  de  sa  vie,  l'une  pour  son  entourage  immédiat,  composée 
de  sacrifices  froidement  consentis,  où  le  cœur  n'entrait  pour 


UN    SALON    ROMANTIQUE    ALLEMAND.  669 

rien,  l'autre  tout  intérieure,  qu'elle  réservait  jalousement  pour 
elle-même,  et  où  elle  reprenait  toute  son  indépendance.  Levin 
Markus  avait  acquis  un  petit  hôtel  dans  la  Ja'gerstrasse,  et  lui 
avait  arrangé  un  appartement  dans  les  combles  :  ce  fut  sa  fameuse 
mansarde,  la  Dachstiibe,  d'où  sortit  son  premier  salon,  la  «  man- 
sarde agrandie.  »  On  y  voyait,  à  la  place  d'honneur,  en  face  de 
la  fenêtre,  un  portrait  de  Lessing,  l'homme  qui,  avec  Moïse 
Mendelssohn,  avait  le  plus  contribué  à  l'affranchissement  des 
Juifs.  Dans  la  bibliothèque  figuraient  en  première  ligne  les 
ouvrages  de  Goethe;  ils  y  entraient  à  mesure  qu'ils  paraissaient, 
et  chaque  jour  qui  en  amenait  un  était  compté  comme  «  un 
jour  de  fête.  »  «  C'est  là  mon  mausolée,  écrivait  plus  tard  Rahel. 
C'est  là  que  j'ai  aimé,  vécu,  souffert,  et  que  je  me  suis  affranchie. 
C'est  là  que  j'ai  appris  à  lire  Goethe  :  j'ai  grandi  avec  lui,  je  l'ai 
adoré  infiniment.  C'est  là  que  j'ai  passé  des  nuits  et  des  nuits 
à  veiller  et  à  souffrir.  De  là  je  voyais  le  ciel,  les  étoiles,  le 
monde,  presque  avec  un  espoir,  tout  au  moins  avec  d'ardens 
désirs.  J'étais  innocente,  pas  plus  qu'aujourd'hui,  mais  je 
croyais  que  les  hommes  étaient  sages  et  bons,  que  du  moins 
ils  pouvaient  l'être.  J'étais  jeune.  »  Gœthe  est  le  «  maître  de 
sagesse  »  qu'elle  invoque  à  son  entrée  dans  la  vie  réelle;  c'est 
«  son  compagnon  de  route,  son  associé,  son  ami  de  tout  repos, 
son  conseiller  à  toute  heure.  »  Ce  qu'elle  apprécie  en  lui,  ce  n'est 
pas  tant  son  génie  poétique  que  sa  haute  expérience,  et  elle  varie 
à  l'infini  les  expressions  de  la  reconnaissance  qu'elle  lui  doit. 

Elle  ne  lit  pas  au  simple  point  de  vue  du  goût,  pour  suiATe  le 
mouvement  lyrique  d'une  ode  ou  d'une  chanson,  pour  jouir  de 
la  belle  ordonnance  d'un  drame  ou  d'un  roman;  il  faut  qu'un 
livre  lui  apprenne  à  lire  en  elle-même,  qu'il  réponde  à  certaines 
questions  qu'elle  s'est  posées  d'avance,  qu'il  ait  en  lui  une  «  vertu 
éducative.  »  C'est  de  cette  manière  qu'elle  lit  Gœthe,  Lessing, 
Jean-Paul,  Voltaire  et  Rousseau,  mais  toujours  Gœthe  en  pre- 
mière ligne.  Elle  ne  prend  chez  eux  que  ce  qui  est  conforme  à  sa 
propre  nature,  ce  qu'elle  aurait  trouvé  elle-même  si  elle  avait  eu 
leur  génie,  mais  ce  qui,  sans  leur  secours,  serait  resté  enseveli 
au  fond  d'elle-même,  sans  qu'elle  s'en  fût  jamais  rendu  compte. 
Quant  à  la  simple  connaissance,  tout  extérieure,  qui  s'ajoute  à 
nous  sans  faire  jamais  partie  de  nous,  elle  l'abandonne  à  son 
jeune  ami  David  Veit,  qui  sera  un  homme  distingué,  mais  qui  ne 
sera  jamais  un  esprit  original. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'originalité  est,  pour  elle,  la  vraie  mesure  de  la  valeur  d'un 
homme.  Le  groupe  des  premiers  habitués  de  la  mansarde  se 
compose  d'originaux  comme  elle,  qui  vivent  en  marge  de  la 
société,  sans  la  heurter  de  front.  C'est  d'abord  Charles-Gustave 
de  Brinckmann,  attaché  d'ambassade  avant  d'être  ambassadeur, 
esprit  frondeur  et  paradoxal,  qui  avait  déjà  séjourné  à  Paris  et 
à  Londres,  et  qui  servait  volontiers  d'introducteur  aux  étran- 
gers ;  ensuite  Guillaume  de  Burgsdorff,  un  gentilhomme  de  la 
marche  de  Brandebourg,  qui  aurait  pu  faire  son  chemin  dans 
la  diplomatie  ou  dans  les  armes,  mais  qui  préféra  garder  sa 
liberté  et  vivre  pour  lui-même.  «  Dites-lui  bien,  écrivait  Rahel 
à  Brinckmann,  que  je  suis  une  «  sauvage,  »  et  qu'on  peut  cau- 
ser de  tout  avec  moi,  afin  que  nous  évitions  les  odieux  prélimi- 
naires d'une  nouvelle  connaissance,  et  que  nous  nous  mettions 
tout  de  suite  à  notre  aise  (1).  »  Puis,  peu  à  peu,  le  cercle 
s'agrandit.  Même  l'esprit  de  caste,  qui  régnait  encore  en  sou- 
verain dans  la  société  berlinoise,  fut  favorable  au  recrutement 
de  la  mansarde.  Des  préjugés  séculaires  séparaient  la  cour  et  la 
ville,  la  noblesse  et  la  bourgeoisie;  mais  un  salon  juif,  présidé 
par  une  femme  d'esprit,  était  un  terrain  neutre,  où  des  grands 
seigneurs,  des  gens  de  lettres  et  même  des  comédiens  pouvaient 
se  rencontrer  ;  il  suffisait,  pour  y  faire  bonne  figure,  d'avoir 
un  talent  reconnu,  une  personnalité,  et  «  de  ne  pas  ignorer 
Goethe.  » 

Rahel  n'était  ni  une  femme  savante  ni  une  femme  de 
lettres  ;  elle  se  défendait  énergiquement  de  vouloir  être  l'un 
ou  l'autre.  Son  instruction  était  fort  limitée;  à  part  ses  auteurs 
favoris,  qui  étaient  en  petit  nombre,  elle  ne  lisait  guère  que  les 
écrivains  qu'elle  recevait  chez  elle  ;  mais  pour  ceux-ci  elle  ne 
faisait  pas  d'exception;  elle  ne  reculait  ni  devant  la  Théorie  de 
l'État  de  Fichte,  ni  devant  V Encyclopédie  des  sciences  philoso- 
phiques de  Hegel.  Elle  n'a  jamais  écrit  que  des  lettres;  elles 
éclatent  en  mots  heureux,  mais  elles  sont  incorrectes,  souvent 
obscures  à  force  de  concision  :  c'était,  pour  elle,  le  pis  aller  de 
la  conversation  avec  des  amis  lointains.  La  conversation,  ce 
va-et-vient  rapide  de  la  pensée,  ce  contact  immédiat  et 
instantané  de  deux  âmes,  était  pour  elle  le  plaisir  suprême.  A 
l'inverse  de  M""^  de  Staël,  dont  on  disait  qu'elle  conversait  ses 

(1)  Les  mots  sauvage  et  à  notre  aise  sont  en  français  dans  la  lettre. 


UN    SALON    ROMANTIQUE    ALLEMAND. 


671 


ouvrages  avant  de  les  écrire,  Rahel  conversait  pour  converser  : 
c'était  un  penchant  naturel,  auquel  elle  se  livrait  en  toute  fran- 
chise, et  elle  y  avait  acquis  une  telle  maîtrise,  qu'elle  changeait 
spontanément  de  ton,  selon  la  personne,  ou  les  personnes,  avec 
qui  elle  s'entretenait.  «  Elle  animait  un  cercle,  écrit  le  marquis 
de  Custine,  autant  qu'elle  intéressait  un  ami  en  tête  à  tête,  et 
cette  double  faculté  est  rare.  Son  esprit  suffisait  à  tout,  parce 
que  c'était  mieux  que  de  l'esprit  ;  c'était  du  génie  au  service  de 
l'intimité  et  même  de  la  société.  Elle  ne  trouvait  rien  au-dessous 
d'elle  dans  les  petits  événemens  de  la  journée,  et  rien  n'était 
au-dessus  dans  les  plus  grandes  circonstances  de  la  vie.  Sa 
pensée  se  faisait  toute  à  tous  ;  elle  ne  l'économisait  point  pour 
des  livres  ou  pour  des  intrigues  politiques;  elle  ne  jouait  pas 
un  rôle,  ne  calculait  jamais  un  effet.  —  Quand  on  n'a  pas  assez 
d'esprit  pour  en  perdre,  disait-elle,  c'est  qu'on  n'en  a  pas  assez 
pour  ce  qu'on  en  veut  faire.  » 

Sa  sociabilité,  sa  tendance  à  tout  rapporter  à  la  vie,  aux 
relations  entre  les  hommes,  déterminait  même  ses  jugemens 
littéraires,  et  en  particulier  ses  jugemens  sur  Gœthe.  De  tous 
les  ouvrages  de  Gœthe,  ceux  qu'elle  lisait  de  préférence,  où  elle 
prenait  le  plus  volontiers  ses  «  leçons  de  sagesse,  »  et  qu'elle 
citait  le  plus  habituellement  devant  ses  amis,  c'étaient  le  roman 
de  Wilhelm  Meister  et  le  drame  de  Torquato  Tasso,  qui  mon- 
trent le  poète  et  l'artiste  en  rapport  ou  en  contradiction  avec  la 
société.  Sur  Faust,  elle  s'exprima  un  jour,  en  présence  de 
Brinckmann,  d'une  manière  originale  et  caractéristique.  «C'est 
dommage,  disait  un  de  ses  invités,  que  le  Faust  ne  soit  qu'un 
fragment.  —  Dommage!  s'écria  Rahel.  Mais  c'est  son  plus 
grand  mérite  ;  c'est  par  là  qu'il  est  l'image  parlante  de  l'huma- 
nité, qui,  avec  ses  hauts  et  ses  bas,  et  les  énigmes  qu'elle  ren- 
ferme, sera  éternellement  pour  nous  un  fragment.  On  dit  que 
Gœthe  veut  donner  une  suite  à  son  poème  :  il  pourra  bien  le 
continuer,  mais  il  ne  l'achèvera  pas.  Dieu,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  Méphistophélès  y  a  mis  bon  ordre.  » 

Mais  aucun  livre,  fût-il  signé  de  Gœthe,  ne  valait  pour  elle 
un  échantillon  vivant  de  l'espèce  humaine,  pour  peu  qu'il  fût 
intéressant,  et  il  était  rare  qu'elle  n'y  trouvât  quelque  intérêt. 
«  J'ai  toujours  mieux  aimé,  disait-elle  encore,  passer  mon  temps 
avec  les  hommes  qu'avec  les  livres.  Ceux-là  sont  plus  faciles  et 
plus  commodes  à  lire,  car  il  y  a  ordinairement  peu  de  chose  sur 


G72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaque  page,  et  pourtant  il  y  a  presque  toujours  quelque  chose, 
un  de  ces  traits  qui  échappent  le  plus -souvent  aux  faiseurs  de 
livres.  Il  est  vrai  que  de  voir,  et  surtout  de  voir  vite,  c'est  un 
art  difficile,  je  dirais  presque  un  art  qui  ne  s'apprend  pas.  »  Un 
jour  qu'elle  reprocha  à  Schleiermacher  la  rareté  de  ses  visites, 
celui-ci  lui  répondit  en  plaisantant  :  «  Vous  avez  parfois  une  si 
mauvaise  société  et  qui  ne  me  dit  absolument  rien. —  C'est 
votre  faute,  répliqua-t-elle.  Il  n'y  a  pas  un  homme  dont  le  sage 
ne  puisse  tirer  quelque  chose,  à  sa  manière,  bien  entendu. 
Seriez-vous  si  savant,  si  vous  n'aviez  lu  tant  de  mauvais 
livres?  Demandez  à  Brinckmann:  je  lui  ai  appris  à  feuilleter  les 
hommes.  »  Les  habitués  de  son  salon,  c'était  sa  bibliothèque, 
disait-elle.  Elle  avait  acquis,  dans  cet  art  de  déchiffrer  une 
physionomie,  d'interpréter  un  geste  ou  une  attitude,  de 
démêler,  à  travers  les  qualités  et  les  défauts  et  les  apparences 
fugitives,  le  fond  original  et  permanent  d'un  homme,  une 
habileté  et  une  promptitude  que  tous  les  contemporains  ont 
reconnues. 

Il  semble  que  cette  perspicacité,  cet  «  œil  infaillible  » 
aurait  dû  éloigner  d'elle  ou  du  moins  mettre  en  défiance  ceux 
qui  l'avaient  une  fois  approchée.  On  n'aime  pas  toujours  à  être 
ainsi  pénétré.  Ce  fut  pourtant  le  contraire  qui  arriva.  Le  mar- 
quis de  Custine,  après  sa  première  entrevue  avec  elle,  écrit: 
«  J'étais  lié  irrévocablement,  sans  être  amoureux.  Cet  attache- 
ment, aussi  fort  que  désintéressé,  est  tout  simplement  la  per- 
fection des  relations  humaines  :  c'est  un  problème  que  Rahel  seule 
pouvait  résoudre,  avec  sa  pureté,  sa  vérité  de  sentiment,  le 
prestige  de  son  esprit,  la  sublime  compassion  de  son  âme.  »  Et 
dans  un  autre  passage  :  «  Tout  ce  qu'on  lui  disait  était  une 
confession,  volontaire  ou  non.»  Mais  le  confesseur  était  si  noble- 
ment indulgent,  si  secourable  au  besoin  et  d'un  dévouement  si 
empressé,  qu'on  lui  ouvrait  volontiers  son  âme.  Ce  que  Rahel 
inspirait  à  tous  ceux  qui  l'ont  connue  de  près,  ce  n'était  pas  de 
l'amour,  mais  c'était  un  peu  plus  que  de  l'amitié.  Il  y  avait  en 
elle  une  supériorité  qui  s'imposait  par  la  grâce. 

II 

Rahel  avait  deux  sortes  de  réceptions':  les  unes,  où  la  société, 
de  son  propre  aveu,  était  un  peu  mêlée,  et  où  elle  était  parfois 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  673 

obligée  d'intervenir,  pour  ramener  la  conversation  au  ton 
convenable;  les  autres,  réservées  aux  intimes,  où  elle  était  dans 
son  rôle  de  «  confesseur.  »  Un  jour,  dans  une  soirée  où  des 
fonctionnaires  plus  titrés  qu'intelligens  côtoyaient  des  gens  de 
lettres  et  des  artistes,  l'un  d'eux  se  permit  un  propos  équivoque, 
qui  fut  accueilli  par  un  silence  glacial.  Rahel,  pour  sauver  la 
situation,  se  leva  brusquement  et  interpella  le  maladroit  par 
ces  mots  :  «  Ecoutez  !  moi  aussi,  j'en  sais  de  drôles.  »  Puis  elle 
conta  une  anecdote  à  la  Chamfort;  tout  le  monde  se  mit  à  rire, 
et  la  conversation  reprit  son  cours.  Aux  intimes  sa  maison  était 
toujours  ouverte,  et  à  ceux-là  elle  croyait  ne  devoir  que  la 
vérité,  dût  cette  vérité  contenir  un  blâme.  «  Aux  indifférens, 
disait-elle,  je  donne  une  tasse  de  thé,  et  je  garde  le  blâme  pour 
mes  amis.  »  Au  fond,  les  uns  et  les  autres  lui  étaient  néces- 
saires. Rarement,  chez  une  femme,  même  chez  une  Française, 
l'instinct  de  la  sociabilité,  le  besoin  de  communiquer  et 
d'échanger  ses  pensées,  a  été  aussi  développé.  «  Que  l'on  ne  me 
gâte  pas  ma  société  !  disait-elle  encore ^  ce  serait  me  gâter  ma 
vie.  » 

Elle  n'a  jamais  permis  que  son  salon  devînt  un  cénacle,  le 
siège  d'une  orthodoxie  quelconque,  politique  ou  littéraire. 
Toutes  les  opinions  s'y  produisaient  librement,  s'y  discutaient 
sans  animosité  et  sans  parti  pris,  sous  l'œil  vigilant  de  la  maî- 
tresse de  maison.  Quoiqu'on  vécût  en  plein  romantisme,  les 
chefs  de  l'école  romantique,  Tieck  et  les  frères  Schlegel,  ne 
figurèrent  que  passagèrement  dans  ce  groupe  infiniment  varié 
et  souvent  renouvelé  qui  se  réunissait  dans  l'hôtel  de  la  Jaeger- 
strasse;  en  tout  cas,  ils  n'y  donnèrent  jamais  le  ton.  Frédéric 
Schlegel,  le  plus  original  d'entre  eux,  le  plus  riche  d'idées, 
avait  la  parole  embarrassée;  il  était  toujours  l'apôtre  d'une 
doctrine,  mais  un  apôtre  peu  persuasif.  Son  frère  Guillaume, 
qui  faisait  un  cours  très  suivi  à  l'université,  ne  pouvait  se 
départir  d'une  certaine  solennité,  même  en  conversation.  Tieck 
parlait  bien,  lisait  bien;  il  aimait  et  il  comprenait  le  théâtre, 
mais  il  soutenait  avec  peine  la  réputation  qu'on  lui  avait  faite 
comme  poète  ;  c'était,  au  fond,  un  esprit  critique,  avec  des 
systèmes  préconçus.  Rahel  lui  reprochait,  «  au  lieu  d'observer 
simplement  la  nature,  de  trop  se  préoccuper  de  la  manière 
dont  d'autres  l'avaient  observée  avant  lui.  »  Louis  Robert,  frère 
cadet  de  Rahel,  poète  médiocre,  qui  suivait  de  loin  l'enseignement 

TOEE  III.  —  1911.  43 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  maîtres,  était  fort  teinté  de  classicisme,  sa  sœur  lui  ayant 
appris  à  s'instruire  chez  Goethe.  Il  s'était  fait  une  petite  spécia- 
lité dans  l'acrostiche  satirique,  et  tour  à  tour,  sans  trop  de 
malice,  il  faisait  le  portrait  de  ses  amis  et  de  ses  ennemis;  Rahel 
lui  avait  imposé,  du  reste,  comme  condition,  lorsqu'il  lisait  ses 
vers,  de  ne  jamais  s'attaquer  qu'à  des  personnes  présentes  et  qui 
fussent  en  mesure  de  lui  répondre. 

Un  jour,  devant  un  petit  groupe,  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre,  Frédéric  Schlegel  se  permit  une  vive  sortie  contre 
M"*  Unzelmann,  la  grande  tragédienne  du  moment,  qui  se 
tenait  dans  une  autre  partie  du  salon  :  «  Elle  n'a  aucime  idée 
de  l'art;  c'est  en  vain  que  je  lui  ai  fait  quelques  observations 
sur  ses  rôles  ;  elle  n'a  rien  compris  à  ce  que  je  lui  ai  dit,  m'a 
donné  les  plus  sottes  réponses;  elle  ne  paraît  pas  savoir  elle- 
même  comment  elle  joue.  »  Le  major  Schack,  ayant  entendu 
les  dernières  paroles  :  «  On  ne  sait  vraiment,  dit-il,  comment 
vous  satisfaire,  messieurs  les  critiques.  La  Unzelmann  com- 
prend les  choses  à  sa  manière;  elle  les  joue  et  les  met  sous  vos 
yeux,  et  vous  ne  pouvez  vous  empêcher  de  l'applaudir.  Que 
vous  faut-il  de  plus?  Qu'elle  voie  les  choses  à  votre  point  de 
vue?  qu'elle  raisonne  comme  vous?  qu'elle  se  transforme  en 
bas  bleu,  la  divine  créature!  Fi  !  autant  vaudrait  vous  demander 
à  vous  de  jouer  comme  elle  et  de  montrer  d'aussi  belles 
épaules.  »  A  ce  moment,  une  voix  retentit:  «  Bravo!  bravo! 
mon  cher  Schack!  »  C'était  la  voix  de  Rahel,  qui  s'était  appro" 
chée  à  son  tour.  Mais  Schack  ajouta  :  «  N'ai-je  pas  bien  récité 
ma  leçon,  messieurs?  Car  ce  que  je  viens  de  dire,  je  l'avais 
entendu  l'instant  d'auparavant  de  la  bouche  même  de  ce  mali- 
cieux petit  lutin.  » 

Parmi  les  familiers  de  la  maison  figurent  en  première  ligne 
deux  hommes  qui  n'ont  que  peu  de  rapport  avec  la  littérature, 
mais  qui  ont  joué  diversement  leur  rôle  dans  l'histoire  de  leur 
temps;  ce  sont  le  publiciste  Frédéric  Gentz  et  le  prince  Louis- 
Ferdinand  de  Prusse. 

Frédéric  Gentz  était  un  assemblage  de  toutes  les  faiblesses 
et  de  toutes  les  inconséquences;  viveur  effréné  dans  sa  jeunesse, 
pamphlétaire  sans  conscience  dans  son  âge  mûr,  si  toutefois  il 
eut  jamais  une  maturité  ;  vendant  tour  à  tour  sa  plume  à  la 
Prusse,  à  l'Angleterre  et  à  l'Autriche';  porte-parole  de  la  Sainte- 
Alliance,  après  avoir  été  l'apologiste  de  la  Révolution  ;  toujours 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  675 

inquiet  et  nerveux,  frémissant  au  moindre  danger,  timide  devant 
une  assemblée  nombreuse  dont  les  dispositions  lui  semblaient 
hostiles  ou  seulement  douteuses,  mais  retrouvant  toute  sa 
faconde  et  devenant  même  éloquent,  quand  il  se  sentait  écouté  ; 
n'ayant,  en  somme,  qu'une  vertu,  une  absolue  franchise,  une 
incapacité  de  dissimulation,  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  faire  son 
chemin  dans  la  diplomatie.  Il  avait  passé  la  soixantaine,  lors- 
qu'il donna  encore  à  la  ville  de  Vienne  le  spectacle  d'une  folle 
passion  pour  la  danseuse  Fanny  Elsler;  puis  il  vécut  ses  der- 
nières années  dans  une  peur  maladive  de  la  mort,  qui  l'attei- 
gnit enfin  le  9  juin  1832,  moins  d'un  an  avant  Rahel.  Les 
contrastes  de  son  caractère  faisaient  de  lui  une  énigme  pour  ses 
amis.  Rahel  l'aimait,  malgré  ses  vices;  elle  disait  à  propos  de 
lui  :  «  Il  y  a  des  gens  que  nous  ne  pouvons  qu'approuver  dans 
tous  leurs  actes,  mais  qui  nous  laissent  indifférens;  il  y  en  a 
d'autres  que  nous  ne  faisons  que  blâmer,  mais  qui  ont  su 
trouver  le  chemin  de  notre  cœur.  »  Elle  expliquait  les  incon- 
séquences de  Gentz  par  une  sorte  d'ingénuité  native,  qui  le 
livrait  sans  défense  à  toutes  les  impressions  ;  elle  l'appelait  son 
éternel  enfant,  et  peut-être  le  secret  de  son  attachement  pour 
lui  était-il  dans  la  protection  presque  maternelle  qu'elle  exerçait 
sur  lui,  et  à  laquelle  il  recourait  sans  cesse  dans  ses  heures 
d'angoisse.  «  Vous  m'appelez  un  enfant,  lui  écrivait-il  :  c'est  le 
mot  le  plus  doux  et  le  plus  cher  que  vous  puissiez  prononcer 
sur  moi.  Mais  c'est  vous  seule  qui  avez  fait  de  moi  un  enfant. 
Ne  vous  souvenez-vous  pas  comment,  auprès  de  vous,  dans  votre 
atmosphère  printanière,  tout  ce  qui  me  vieillissait  s'est  fondu 
en  moi  et  m'a  fait  rajeunir  ?  »  Et  dans  la  détresse  de  ses  der- 
niers jours  :  «  Je  me  réfugie  auprès  de  vous,  et  je  sais  que 
vous  ne  me  refuserez  pas  votre  secours.  Vous  êtes  un  médecin 
comme  il  y  en  a  peu.  Parlez-moi,  grondez-moi,  cajolez-moi; 
employez  le  remède  qui  vous  paraîtra  le  mieux  approprié  à  ma 
situation.  Je  veux  voir  de  votre  écriture,  je  veux  entendre  de 
vous  que  vous  avez  encore  de  l'amitié  pour  moi,  que  ma  maladie 
ne  vous  est  pas  indifférente,  que  vous  ne  me  croyez  pas 
perdu...  »  Sa  maladie  était  le  désespoir  de  se  voir  mourir.  Elle 
le  rassura,  le  sermonna  doucement,  lui  parla  de  la  vie  éter- 
nelle, sans  pouvoir  le  convaincre. 

Ce  qui  plaide  en  faveur  de  Gentz,   c'est  qu'il  eut  des  amis 
qui  valaient  mieux  que  lui.  De   ce  nombre  est  le  prince  Louis- 


676  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Ferdinand,  un  neveu  de  Frédéric  II,  le  chef  du  parti  de  la 
guerre  à  la  cour  de  Prusse,  une  âme  héroïque,  qui,  en  d'autres 
temps,  aurait  pu  accomplir  de  grandes  choses,  mais  qui  usa  son 
énergie  dans  des  exploits  stériles.  Il  avait  vingt-huit  ans,  lors- 
qu'il se  présenta,  en  1800,  dans  le  salon  de  Rahel,  et  ce  ne  fut 
pas  la  moindre  curiosité  de  ce  salon  que  de  voir  un  prince  du 
sang,  proche  parent  du  roi,  s'asseoir  à  côté  de  la  petite  Juive,  à 
peine  émancipée  du  ghetto.  «  Je  le  trouve  absolument  aimable, 
écrivait  Rahel  à  Brinckmann  ;  il  m'a  demandé  s'il  pouvait  venir 
me  voir  souvent,  et  je  le  lui  ai  fait  promettre.  Il  s'apercevra 
qu'il  a  fait  une  connaissance  d'un  nouveau  genre;  il  entendra  la 
vérité,  une  vérité  de  mansarde.  »  Cette  vérité,  le  prince  l'accepta, 
l'exigea  ■^nême,  et  une  grande  intimité  s'établit  entre  eux  (1). 
«  Je  serai  chez  vous,  chère  petite,  écrit-il,  cette  après-midi 
entre  six  et  sept  heures,  pour  raisonner  et  déraisonner  avec 
vous.  »  Souvent  il  achevait  de  déraisonner  devant  le  piano  de 
Rahel,  car  il  était  bon  musicien  et  improvisait  Émerveille.  Elle 
le  confessait,  l'encourageait,  lui  recommandait  la  patience  et  le 
travail.  Elle  recevait  déjà  les  confidences  de  Pauline  Wiesel,  la 
volage  maîtresse  du  prince,  et  souvent  elle  était  obligée  d'inter- 
venir dans  leur  liaison  orageuse.  La  dernière  lettre  qu'elle  reçut 
de  Louis-Ferdinand  est  datée  du  H  septembre  1806;  elle  est 
écrite  de  Leipzig,  où  l'armée  prussienne  s'apprêtait  à  marcher 
contre  Napoléon  :  «  Nous  nous  sommes  juré  solennellement  et 
virilement,  les  généraux  von  Ruchel  et  Blucher,  et  moi,  de 
mettre  notre  vie  comme  enjeu  dans  cette  lutte  qui  doit  nous 
procurer  gloire  et  honneur,  et,  si  nous  sommes  vaincus,  de  ne 
pas  survivre  à  l'anéantissement  de  toute  idée  de  liberté  et  d'in- 
dépendance. Et  il  en  sera  ainsi.  Qu'est-ce  que  cette  misérable 
existence?  Un  néant,  un  pur  néant,  si  tout  ce  qui  est  grand  et 
beau  en  est  retranché...  «  Il  tint  parole;  un  mois  après,  il 
trouvait  la  mort  dans  le  combat  de  Saalfeld,  prélude  de  la 
bataille  d'Iéna.  Von  Ruchel  et  Blucher  survécurent  et  furent 
entraînés  dans  la  déroute. 

Les  étrangers  étaient  particulièrement  bienvenus  dans  le 
salon  de  Rahel  ;  ils  se  recrutaient  en  grande  partie  parmi  le 
personnel  des  ambassades,  et  l'introducteur  était  ordinairement 


(1)  Une  intimité  à  laquelle  il  a  pris  fantaisie  à  Fanny  Lewald  d'attribuer  u^ 
caractère  passionné  :  voir  son  roman  Pi-inz  Louis  Ferdinand. 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  677 

Brinckmann.  L'Italie,  l'Espagne,  la  Pologne,  la  Turquie^  la 
France  surtout,  fournissaient  leur  contingent.  On  causait  même 
par  signes,  dit  Brinckmann,  avec  ceux  qui  n'entendaient  pas 
suffisamment  l'allemand  ou  le  français.  Le  prince  de  Ligne, 
Français  par  l'esprit,  quoiqu'il  eût  passé  de  longues  années  au 
service  de  l'Autriche,  brillant  causeur  et  faiseur  de  petits  vers, 
vrai  citoyen  du  monde,  aussi  apprécié  à  la  cour  de  Pétersbourg 
qu'à  celles  de  Versailles  et  de  Berlin,  écrivait  à  Rahel  :  «  Oh  ! 
chère  mademoiselle  Robert,  ange  par  le  cœur  et  Robert  le 
Diable  par  l'esprit,  gardez-moi  une  place  dans  l'un  et  dans 
l'autre.  »  Le  comte  de  Tilly  était  un  autre  représentant  de  ce 
que  l'esprit  français  avait  de  plus  frivole.  C'était  un  beau  cava- 
lier, qui,  après  avoir  séjourné  en  Angleterre  et  en  Amérique, 
était  venu  à  Berlin  dans  les  premières  années  du  siècle.  Il 
avait  commencé  par  séduire  une  femme  du  monde,  qui,  se 
voyant  abandonnée,  s'était  jetée  dans  la  Sprée.  Parler  et  s'en- 
tendre parler  était  pour  lui  un  besoin  irrésistible.  «  Il  ne  m'in- 
commode nullement,  disait  Rahel  ;  je  lui  sers  d'auditoire,  et  il 
joue  devant  moi  la  comédie  humaine.  »  Benjamin  Constant, 
que  son  mariage  avec  Charlotte  de  Hardenberg  rapprochait  du 
monde  berlinois,  fit,  lui  aussi,  quelques  apparitions  dans  le 
salon  de  la  Ja^gerstrasse.  Rahel  goûtait  peu  son  «  enjouement 
ironique,  »  qui  cachait  mal  la  sécheresse  du  cœur.  «  Je  n'en 
sais  rien,  absolument  rien,  disait-il  du  plus  important  problème 
de  philosophie,  avec  la  même  sérénité  que  s'il  s'était  agi  de 
discuter  une  petite  nouvelle  du  jour  en  joyeuse  compagnie.  — 
C'est  dommage,  ajoute  Rahel,  puisque  son  scepticisme  coulait 
d'une  source  si  profonde,  qu'il  n'ait  pas  creusé  un  peu  plus 
profondément  encore.  » 

Un  trait  caractéristique  du  salon  de  Rahel,  c'est  le  peu  de 
place  qu'y  tiennent  les  femmes.  Elle  ne  les  attirait  pas;  elle 
craignait  que  leur  présence  ne  donnât  un  ton  trop  frivole  à  la 
conversation.  Elle  méprisait  la  galanterie  banale;  elle  détestait 
ce  qu'on  appelle  faire  la  cour.  Dans  la  description  que  le  comte 
de  Salm  a  donnée  d'une  soirée  chez  Rahel,  il  n'est  question,  à 
part  l'actrice  Unzelmann,  que  d'une  seule  femme  du  monde,  la 
comtesse  d'Einsiedel  ;  elle  est  assise  sur  un  sofa,  qu'elle  orne 
de  sa  beauté,  et  elle  écoute  sans  mot  dire  les  propos,  sans  doute 
galans,  qu'un  abbé  débite  devant  elle.  Rahel  a  prononcé  à  dif- 
férentes reprises  des  jugemens  durs  sur  les  personnes  de  son 


078  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sexe,  sur  leur  désir  de  plaire,  leur  penchant  à  la  médisance. 
«  Les  femmes  que  je  vois  ici,  écrit-elle  de  Vienne,  me  dépri- 
ment physiquement;  elles  me  donnent  sur  les  nerfs,  me  rendent 
stupide.  Elles  sont  si  étonnamment  insignifiantes  !  Elles  de- 
viennent sottes  à  force  de  frivolité.  De  plus,  elles  mentent, 
parce  qu'on  les  y  oblige,  et  qu'il  faut  de  l'intelligence  pour 
dire  toujours  la  vérité.  «  La  sentimentalité,  qui  avait  été  mise 
à  la  mode  par  sa  coreligionnaire  Henriette  Herz,  et  qui  était 
comme  le  romantisme  à  l'usage  des  gens  du  monde,  lui  était 
particulièrement  antipathique.  Elle  aimait  encore  mieux  les 
femmes  émancipées  :  celles-ci  avaient  du  moins  le  mérite  de  la 
franchise.  Quelques-unes  de  ses  amies,  comme  la  comtesse 
Pachta,  se  faisaient  remarquer  par  la  liberté  de  leurs  allures. 
Mais  celle  qui  attirait  surtout  l'attention,  et  qui  fascinait  tout 
Berlin  par  sa  «  beauté  sculpturale,  »  c'était  la  fameuse  Pauline 
Wiesel,  la  maîtresse  du  prince  Louis-Ferdinand.  Rahel  la  cou- 
vrait de  sa  protection,  et  elle  n'était  pas  seule  à  lui  être  indul- 
gente. Brinckmann  la  comparait  à  une  figure  de  la  mythologie 
grecque,  et  remerciait  les  dieux  «  de  lui  avoir  laissé  contem- 
pler ce  phénomène.  »  Alexandre  de  Humboldt,  qui  n'était  pas 
toujours  grave,  disait  qu'il  ferait  volontiers  douze  lieues  à  pied 
pour  la  voir.  Rahel  ne  craignait  pas  de  se  comparer  elle-même 
à  Pauline,  u  Nous  sommes  toutes  deux,  lui  écrivait-elle,  en 
marge  de  la  société,  vous  pour  l'avoir  scandalisée,  moi  pour 
avoir  refusé  de  croire  à  ses  mensonges.  »  Mais  Varnhagen  écri- 
vait de  son  côté  à  Rahel  :  «  Je  ne  puis  m'empêcher  de  sourire, 
quand  je  me  la  représente  assise  à  côté  de  vous  (1).  » 

Cette  vie  littéraire,  souple,  piquante,  originale,  toute  en 
échanges  directs  et  personnels,  que  l'Allemagne  n'avait  pas 
connue  jusqu'alors,  fut  brusquement  interrompue,  quand 
l'armée  prussienne,  battue  à  léna,  reflua  vers  le  nord,  suivie 
bientôt  des  troupes  françaises.  Le  salon  de  la  Jœgerstrasse  fut 
déserté,  et  Rahel  se  retrouva  tout  d'un  coup  dans  l'état  de  so- 
litude morale  qui  avait  fait  le  supplice  de  sa  jeunesse.  Elle  eut 
des  soldats  à  loger,  des  blessés  à  soigner.  Elle  espéra  un  instant 

(1)  Pauline  Wiesel  écrit  un  jour  à  Rahel  :  «  Comme  c'est  vrai  ce  que  vous  me 
disiez!  J'aurais  dû  devenir  une  bonne  mère  de  famille,  une  bonne  ménagère  : 
j'étais  faite  pour  cela.  Les  hommes  m'ont  gâtée,  chacun  a  fait  de  moi  la  femme 
qu'il  voulait...  >>  Elle  fit  du  moins  une  fin  bourgeoise;  elle  épousa  un  capitaine 
français  en  retraite,  et  mourut  à  Saint- Gcrmain-en-Laye,  en  1848,  âgée  de 
soixante-dix  ans. 


UN    SALON    ROMANTIQUE    ALLE3IAND. 


679 


que  la  paix  de  Tilsit  ramènerait  une  ère  plus  tranquille;  mais, 
après  la  retraite  de  Russie,  la  guerre  se  déchaîna  plus  furieuse 
que  jamais,  et  il  fallut  attendre  quelques  années  encore,  «avant 
que  l'Europe  sortît  de  l'état  sauvage  où  elle  était  retournée,  et 
que  chaque  fils  fût  rendu  à  sa  mère.  » 

m 

Rahel  gouvernait  mieux  son  intelligence  que  son  cœur.  Ses 
amours  furent  des  coups  de  tête.  A  vingt-trois  ans,  elle  s'éprit 
d'un  jeune  aspirant  diplomate,  fils  d'un  ministre,  Charles  de 
Finkenstein,  qui  n'avait  rien  de  ce  qu'elle  appréciait  d'ordinaire 
dans  un  homme,  mais  qui  la  captiva  par  une  physionomie 
élégante  et  lîne,  une  certaine  grâce  aristocratique.  Elle  crut 
pendant  cinq  ans  qu'un  gentilhomme  prussien  de  la  haute  no- 
blesse pouvait  épouser  la  fille  de  Levin  Markus,  et  Finkenstein 
eut  le  tort  de  le  lui  laisser  croire.  A  la  fin,  ce  fut  elle  qui  rompit, 
mais  il  lui  en  coûta  «  d'enterrer  son  amour.  »  «  J'entends 
comme  un  roulement  de  tambours  voilés  dans  ma  poitrine,  » 
écrit-elle.  Un  an  après,  Finkenstein  épousa  une  marquise  ita- 
lienne ;  Rahel  le  revit  un  peu  plus  tard,  vieilli  avant  1  âge,  la 
figure  ridée  et  les  traits  alourdis,  et  elle  eut  tout  loisir  de 
gémir  une  seconde  fois  sur  son  erreur. 

Ce  fut  bien  pis  lorsque,  en  1802,  elle  s'enflamma  pour  un 
secrétaire  de  l'ambassade  d'Espagne.  Son  cœur  éploré  allait  du 
nord  au  midi  et  ne  rencontrait  que  des  mécomptes.  L'objet  de 
sa  nouvelle  passion  était  un  Basque,  nommé  Don  Raphaël  d'Ur- 
quijo,  d'un  extérieur  agréable,  mais  d'un  caractère  violent,  et 
pour  qui  l'amour  était  inséparable  de  la  jalousie.  Il  la  tour- 
menta pendant  deux  ans  par  des  reproches  absurdes  et  des  soup- 
çons ridicules.  Elle  cédait  toujours  ;  elle  consentit  même  à 
suspendre  pour  lui  ses  réceptions.  Enfin,  lasse  de  sa  condes- 
cendance, et  honteuse  d'une  soumission  dont  on  ne  lui  savait 
aucun  gré,  elle  se  retira,  la  mort  dans  l'âme  ;  elle  appela  plus 
tard  cet  amour  «  sa  turpitude.  »  Huit  ans  après  la  rupture, 
Urquijo  étant  revenu  à  Berlin,  elle  lui  demanda  un  entretien, 
et  quand  il  fut  parti,  elle  s'écria  :  «  Voilà  donc  l'homme  qui  a 
su  me  charmer,  à  qui  j'ai  donné  mon  cœur  !  Mais  c'était  un 
sortilège,  une  malédiction  !  »  Elle  le  revit  encore  une  fois  à 
Prague,  en  1813,  bien  déchu  de  son  orgueil  ;  il  était  en  disgrâce, 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  l'air  misérable,  et  il  priait  son  ancienne  amie  d'intercéder 
pour  lui  auprès  du  gouvernement  espagnol. 

Rahel  se  consola  sur  le  tard  par  un  mariage  de  raison. 
En  1808,  elle  se  fiança  avec  Charles-Auguste  Varnhagen,  qui, 
tout  en  continuant  mollement  ses  études  de  médecine,  faisait 
partie,  sous  l'égide  de  l'Etoile  du  Nord,  d'un  petit  groupe  litté- 
raire avec  Louis  Robert,  Chamisso  et  La  Motte  Fouqué.  Rahel 
avait  trente-sept  ans,  Varnhagen  en  avait  vingt-trois.  Jusque-là 
elle  avait  dépensé  son  affection  en  pure  perte;  elle  avait  tout 
donné,  sans  rien  recevoir.  Cette  fois,  les  rôles  étaient  changés;  ce 
n'était  pas  elle,  c'était  lui  qui  avait  pris  feu,  si  toutefois  on  peut 
parler  ainsi  d'une  nature  tranquille  comme  Varnhagen.  Elle  se 
demandait  parfois  si  elle  pouvait  compter  encore  sur  un  attache- 
ment durable  de  la  part  d'un  homme,  si  le  destin  lui  réservait 
encore  une  compensation  pour  ses  déboires  passés.  Elle  ne  cesse 
de  dire  à  Varnhagen,  dans  ses  lettres,  qu'il  est  libre,  qu'il  ne 
doit  pas  se  croire  enchaîné  par  une  promesse,  qu'elle  ne  veut 
pas  entraver  son  avenir.  Il  lui  répond  par  des  témoignages  de 
reconnaissance  :  dans  cet  échange  qui  constitue  l'amour,  où 
l'on  donne  et  où  l'on  reçoit  tour  à  tour,  c'est  elle  la  bienfaitrice, 
et  lui  l'obligé.  «  Je  ne  trouve  rien  en  moi-même,  écrit-il,  ni  pen- 
sées, ni  images;  je  suis  aussi  incapable  de  présenter  une  œuvre 
quelconque  dans  son  ensemble  que  d'en  faire  valoir  les  détails. 
Aucune  source  vive  ne  jaillit  en  moi.  Ce  vide  que  je  sens  en 
moi  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  décourageant  dans  la  vie...  Cepen- 
dant mon  âme  est  ouverte  au  jour;  un  rayon  de  soleil,  une 
forme  du  beau,  ne  passeront  pas  en  vain  devant  moi.  »  Varnha- 
gen, s'il  a  souvent  mal  jugé  les  autres,  voyait  clair  en  lui-même; 
il  sentait  qu'il  avait  besoin  d'un  stimulant  pour  le  tirer  de  sa 
torpeur,  d'une  lumière  pour  féconder  son  âme  stérile.  Rahel 
fut  le  rayon  bienfaisant  qu'il  attendait. 

Le  mariage  fut  retardé  pour  des  raisons  économiques.  On 
était  au  lendemain  d'iéna,  en  pleine  occupation  française.  La 
mort  de  Levin  Markus  avait  déjà  nui  à  la  prospérité  de  sa  mai- 
son, et  les  troubles  politiques  furent  une  nouvelle  cause  de 
ruine.  Rahel  se  trouva  quelque  temps  dans  une  situation  voi- 
sine de  la  gêne;  elle  dut  prendre  un  petit  appartement  à  Char- 
lottenbourg.  Quant  à  Varnhagen,  il  flottait  incertain  entre  les 
lettres,  la  médecine  et  la  diplomatie., Rahel  le  décida  à  conti- 
nuer ses  études  à  Tubingue,  où  régnait  momentanément  la 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  681 

paix.  Mais  à  peine  y  fut-il  arrivé,  que  la  rupture  de  l'Autriche 
avec  Napoléon  ralluma  la  guerre.  Il  s'engagea  dans  un  corps  de 
volontaires,  fut  blessé  à  Wagram,  et  resta  en  garnison  à  Prague. 
Puis  il  suivit  les  armées  alliées,  comme  officier  d'intendance, 
jusqu'à  leur  entrée  à  Paris.  De  retour  à  Berlin,  comme  la  paix 
semblait  désormais  assurée,  il  célébra  enfin  son  mariage  avec 
Rahel,  le  27  septembre  1814.  Celle-ci  passa  le  même  jour  au 
protestantisme.  «  Il  semblait,  dit-elle  en  plaisantant,  à  voir 
l'empressement  du  pasteur  qui  présidait  la  cérémonie,  que  ce 
fût  Spinoza  en  personne  qui  lui  demandait  le  baptême.  »  Quelque 
temps  auparavant,  elle  avait  écrit  à  Varnhagen  :  «  J'aurais 
épousé  autrefois  Urquijo  ou  Finkenstein  par  amour,  mais  il 
n'est  aucun  homme  à  qui  j'eusse  donné  ma  main  avec  autant  de 
confiance  et  avec  une  âme  aussi  libre  d'inquiétude  qu'à  vous.  » 

Le  mois  suivant,  ils  partirent  ensemble  pour  le  Congrès  de 
Vienne,  auquel  Varnhagen  assista  en  qualité  de  second  secré- 
taire de  légation.  Ce  fut  pour  tous  deux  un  beau  champ  d'obser- 
vation. Toutes  les  nationalités  s'y  rencontraient  dans  un  pêle- 
mêle  pittoresque.  Varnhagen  n'y  joua  qu'un  rôle  très  effacé, 
mais  il  se  rendit  utile  au  ministre  prussien  Hardenberg,  qui  le 
fit  nommer  ensuite  chargé  d'afîaires  à  Carlsruhe.  Ce  poste 
ayant  été  supprimé  en  1819,  il  rentra  à  Berlin,  avec  le  titre  de 
conseiller  de  légation,  au  traitement  de  3  000  thalers.  C'est  alors 
que  s'ouvrit,  au  numéro  36  de  la  Mauerstrasse,  le  second  salon 
de  Rahel. 

Douze  années  s'étaient  écoulées  depuis  que  sa  première 
société  s'était  dispersée,  et  dans  cet  intervalle  l'Europe  avait 
changé  de  face.  Des  questions  nouvelles  s'imposaient  à  l'atten- 
tion des  penseurs  et  des  hommes  d'Etat.  Un  besoin  de  liberté 
travaillait  les  peuples  que  leurs  souverains  avaient  ligués  contre 
Napoléon,  et  qui  demandaient  maintenant  le  prix  de  leur  vic- 
toire. La  philosophie  avait  continué  son  évolution,  en  s'écartant 
de  plus  en  plus  de  la  tradition  de  Kant.  A  l'idéalisme  de  Fichte, 
qui  était  une  grande  école  de  stoïcisme  et  une  vigoureuse  affir- 
mation du  devoir,  avait  succédé  le  panthéisme  de  Hegel,  effort 
surhumain  pour  ramener  tout  le  développement  du  monde 
physique  et  moral  à  un  principe  unique  ;  et  si  l'hégélianisme, 
malgré  ses  visées  ambitieuses,  n'avait  pas  enrichi  le  domaine 
des  sciences,  il  avait  du  moins  secoué  fortement  les  esprits.  Un 
disciple  de  Hegel,  Edouard  Gans,  un  coreligionnaire  de  Rahel 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avant  qu'elle  se  fût  convertie  au  protestantisme,  et  un  habitué 
de  son  salon^  commençait  à  appliquer  les  théories  du  maître 
au  droit  et  à  l'économie  politique,  et  à  répandre  par  la  parole 
et  par  la  plume  les  idées  libérales  venues  de  la  France.  Enfin, 
en  littérature,  le  règne  de  la  fantaisie  pure  et  du  rêve  désinté- 
ressé, tel  que  l'entendaient  les  romantiques,  touchait  à  sa  fin, 
et  déjà  quelques  jeunes  écrivains,  qui  devaient  bientôt  se  grou- 
per sous  le  nom  de  la  Jeune  Allemagne,  prêchaient  un  art  nou- 
veau, tout  imprégné  de  réalisme,  épousant  les  intérêts  du  jour 
et  entrant  hardiment  dans  la  mêlée  des  partis. 

Au  printemps  de  1821,  Henri  Heine  fut  présenté  à  Rahel 
par  Louis  Robert,  avec  lequel  il  se  rencontrait  dans  les  tavernes 
littéraires  de  Berlin.  Il  ne  fut  englobé  que  bien  plus  tard  dans 
la  Jeune  Allemagne;  il  n'était  encore  à  ce  moment-là  qu'un 
étudiant  manqué,  fruit  sec  de  l'université  de  Gœttingue,  auteur 
de  quelques  poésies  éparses  dans  des  revues  obscures.  Rahel 
lui  fit  bon  accueil,  tout  en  lui  reprochant  son  pessimisme  affecté 
et  son  esprit  de  dénigrement,  elle  qui  était  optimiste  malgré  tout 
et  bienveillante  envers  tout  le  monde.  Elle  entreprit  aussitôt 
sur  lui  son  œuvre  éducatrice.  «  Il  faut  que  Heine  devienne 
sérieux,  qu'il  devienne  quelqu'un  [wesentlich],  dût-il  recevoir 
pour  cela  des  coups  de  bâton.  »  Et  elle  lui  appliqua  bravement 
le  fouet  de  la  vérité.  Il  se  montra  docile,  même  reconnaissant. 
Deux  ans  après,  il  écrivait  de  Lunebourg  à  Varnhagen  :  «  Il  est 
tout  naturel  que  jô  passe  la  plus  grande  partie  de  la  journée  à 
penser  à  vous  et  à  votre  femme,  et  que  je  me  représente  sans 
cesse  toutes  les  bontés  que  vous  avez  eues  pour  moi,  pauvre 
homme  malade  et  bourru,  que  vous  avez  soutenu  et  réconforté, 
corrigé  et  ratissé  de  toute  manière,  et  abreuvé  de  tous  les  dons 
de  l'esprit.  J'ai  rencontré  si  peu  de  vraie  bonté  dans  ma  vie, 
et  j'ai  déjà  été  si  cruellement  mystifié  !  Ce  n'est  que  de  vous  et 
du  noble  cœur  de  votre  femme  que  j'ai  reçu  des  traitemens  tout 
à  fait  humains.  »  Il  crut  pouvoir,  en  1827,  faire  une  dédicace 
publique  des  poésies  du  Retour  à  Rahel,  sans  lui  en  demander 
l'autorisation  préalable.  Elle  s'en  fâcha.  «  Le  tour  était  joué, 
écrivait-elle  plus  tard  à  Gentz;  ce  qui  me  fit  prendre  mon  mal 
en  patience,  c'est  que  je  savais  déjà  que  les  productions  de 
l'esprit  sont  éphémères  et  disparaissent  devant  d'autres  pro- 
ductions pareilles,  sans  que  le  public  y  fasse  attention.  Elle  se 
trompait  dans  son  jugement.  Les  poésies  du  Retour  ont  survécu. 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND,  683 

et  la  dédicace  qu'elles  portent  n'a  pas  nui  à  M""^  de  Varnhagen 
auprès  de  la  postérité.  Mais  c'était  l'homme  qui  lui  déplaisait 
et  qui  faisait  tort  au  poète.  Elle  s'indignait  surtout  quand  Henri 
Heine  disait  :  «  Goethe  et  moi  ;  »  c'est  à  peine  si  elle  lui  permet- 
tait de  dire  :  «   Gentz  et  moi.   »   Ailleurs,    dans   une   lettre  à 
Varnhagen,  du  13  mars  1829,  elle  résume  ainsi  son  impression 
sur  le  Livre   des  Chansons:  <<  Un  grand  talent,  qui   a  besoin 
d'être  mûri,  sous  peine  de  se  dépenser  à  vide  et  de  tourner  à 
l'afTectation.  »  C'était  un  peu  plus  près  de  la  vérité.  Quant  à 
Henri  Heine,  il  ne  cessa  de  témoigner  à  la  «  chère  petite  qui 
a  un  si  grand  cœur  »  une  soumission  pleine  de  reconnaissance. 
Le  salon  de  la  Mauerstrasse  réunissait  trop   de   célébrités 
de  toute  sorte,   pour  que  Bettina  Brentano,  qui   allait  bientôt 
remplir   l'Allemagne   de  son  nom,  n'ait  pas  tenu  à  y  figurer. 
Après  avoir  fait  une  cour  indiscrète  à  Goethe  et  à  Beethoven, 
elle  était  venue  s'établir  à  Berlin,  où  elle  avait  épousé  le  poète 
Achim  d'Arnim.   Elle  avait  quinze  ans  de  moins  que  Rahel  ; 
leurs  relations  furent  plusieurs  fois  interrompues  et  ne  furent 
jamais  tout  à  fait  cordiales.   Leurs   natures  étaient  trop  diffé- 
rentes, l'une  tranquille  et  réfléchie,  mondaine  avec  un  besoin 
d'affection,   l'autre  ambitieuse  et  remuante,  avec  des  airs   de 
naïveté  ;  lune  n'aimant  que  la  vérité,  même  dans  les  œuvres  de 
l'imagination,   l'autre  vrai  génie  du  mensonge,   pourvu  que  le 
mensonge  fût  ingénieux  et  assez  transparent  pour  ne  tromper 
personne.  Toutes  les  deux  avaient  le  culte  de  Gœthe;  mais  l'une 
prêchait  son  saint  sans  ostentation,  le  recommandait  à  ses  amis, 
le  faisait  comprendre  aux  indifférens,  le  défendait  contre  les 
adversaires  ;  l'autre    le  proclamait  devant   les  foules,    et   s'en 
servait  comme  d'un  piédestal  pour  se  grandir  elle-même.  Un 
témoin  inconnu,  cité  par  Varnhagen,  nous  fait  assister  à  une 
entrée  de  Bettina  dans  le  salon  de  Rahel.  H  est  près  de  minuit, 
et  les  invités  commencent  à  se  retirer,  lorsqu'on  annonce  encore 
le   prince  de   Puckler-Muskau.  L'étonnement  est  général,  car 
on  sait  que  le  prince  est  absent  de  Berlin.  La  porte  s'ouvre,  ou 
plutôt  s'entr'ouvre,  et  l'on  voit  apparaître  une  ligure  malicieuse, 
sur  laquelle  s'épanouit    un   éclat   de    rire.  C'est  Bettina,  qui 
s'amuse  d'abord  de  l'effet  que  sa  mystification  a  produit.  Puis 
elle   fait    le   tour    de   l'assemblée,    adresse   à    chacun  un  mot 
aimable  ou  moqueur,  en  commençant  par  le  professeur  Gans,  à 
qui  elle  recommande  de  ne    pas  imiter  tels  de  ses  collègue.- 


684  R?:"VUE  DES  deux  mondes. 

qui,  à  force  de  science,  deviennent  sourds  et  aveugles  et  oublient 
le  monde  dans  lequel  ils  vivent.  «  On  essayait  en  vain  de  lui 
répondre  ;  les  plus  beaux  parieurs  se  taisaient  devant  ce  torrent 
d'images  et  de  traits  d'esprit.  C'est  à  peine  si  M""*  de  Varnhagen, 
avec  sa  promptitude  habituelle,  réussissait  de  temps  en  temps 
à  glisser  un  mot.  La  magicienne  tenait  dans  sa  main  tous  les 
fils  de  la  conversation,  se  tournant  tantôt  à  droite,  tantôt  à 
gauche,  tantôt  vers  un  groupe  en  face  d'elle.  On  n'entendait 
plus  qu'elle  ;  mais  on  était  si  charmé,  qu'on  ne  demandait 
qu'à  en  entendre  davantage.  »  Bettina  publia,  un  an  après  la 
mort  de  Rahel,  sa  Correspondance  de  Gœthe  avec  une  enfant. 
Si  Rahel  avait  connu  ce  livre,  il  est  probable  qu'elle  l'aurait 
désapprouvé. 

Dans  la  société  de  M"'  de  Varnhagen,  comme  dans  tous  les 
cercles  politiques  et  littéraires  de  l'Allemagne,  on  s'occupait 
alors  beaucoup  de  ce  qui  se  passait  en  France.  On  suivait,  avec 
un  intérêt  toujours  croissant,  comme  on  aurait  assisté  aux  pé- 
ripéties d'an  drame,  les  incidens  de  la  lutte  entre  le  gouver- 
nement de  Charles  X  et  l'opposition  libérale.  Un  jour,  c'était  au 
mois  de  mars  1830,  Gans,  après  avoir  supputé  les  forces  des 
deux  partis  et  leurs  chances  de  succès,  concluait  par  ces  mots  : 
«  L'histoire  elle-même  a  tracé  la  marche  des  événemens  :  il 
arrivera  en  France  ce  qui  est  arrivé  en  Angleterre  ;  la  branche 
pourrie  de  la  dynastie  sera  rejetée,  et  l'on  conservera  la 
branche  saine  ;  les  Orléans  monteront  sur  le  trône.  »  Alors 
Rahel,  sur  un  ton  décidé  et  presque  solennel  qu'elle  ne  prenait 
que  rarement,  énonça  à  son  tour  ses  prévisions  :  «  La  branche 
que  vous  appelez  saine  est  déjà  entamée  elle-même.  Les  Orléans 
ne  dureront  pas.  Je  connais  les  Français  mieux  que  vous  ;  c'est 
mon  peuple  d'avant-garde.  Ils  se  mettront  en  république,  car 
ils  ont  la  république  dans  les  veines.  Que  ce  soit  pour  eux  un 
bien  ou  un  mal,  ce  n'est  pas  la  question,  mais  l'avenir  est  là. 
Le  premier  essai  qu'ils  en  ont  fait  a  été  trop  court  pour  être 
décisif;  mais  ils  recommenceront,  jusqu'à  ce  qu'ils  réussissent, 
et  ils  peuvent  réussir.  Plus  je  considère  les  Français,  plus  je 
me  persuade  qu'ils  sont  faits,  de  préférence  à  toute  autre  nation, 
pour  vivre  en  république.  Chacun  d'eux  veut  être  son  propre 
maître  ;  ils  ne  se  soumettent  volontiers  qu'à  des  abstractions  ; 
et  là  où  le  prestige  de  la  personnalité  a  disparu,  on  est  bien  près 
de  la  forme  républicaine   »  11  y  eut  un  instant  de  silence.  Puis 


UN  SALON  ROMANTIQUE  ALLEMAND.  683 

Gans  reprit  :  «  Vous  croyez  donc  que  les  Orléans  ne  régneront 
pas?  —  Qu'ils  régnent,  répondit-elle,  pourquoi  pas?  Qui  est-ce 
qui  peut  prévoir  tous  les  intermèdes  de  l'histoire  ?  Mais  les  grand? 
événemens  passent  par-dessus  et  en  font  la  poussière  de  leur 
chemin.  » 

Au  moment  où  Rahel  prononçait  ces  paroles   prophétiques, 
son  cercle  commençait  à  se  rétrécir,  et  elle  ne  recevait  plus  guère 
que  les  intimes.  Sa  santé,  qui  n'avait  jamais  été  bonne,  déclinait 
visiblement.    Déjà   l'année    précédente    elle  avait  eu  un  accès 
d'asthme,  qui  avait  failli  l'emporter.   «  Je  croyais  mon  procès 
fait,  écrit-elle.  Me  voilà  rendue  au  jour.  Salut  à  la  vieille  terre, 
qui  veut  bien  me  recevoir  encore  !  »  Pour  une  personne   qui 
avait  un  tel  besoin  de  communication  et  d'affection,  une  telle 
habitude  de  vivre  dans  les  autres,  la  perte  des  amis  était  encore 
une  manière  d'éprouver  la  mort  sur   elle-même.    Son  «   vieil 
enfant  »  Gentz  et  son  frère  Louis  Robert  lui  furent  enlevés,  en 
1832,  à  un  mois  de  distance  :  c'étaient  «  deux  fragmens  de  sa 
vie  »  qui  se  détachaient.  La  mort  de  Goethe,  qu'elle  apprit  au 
mois  de  mars  de  la  même  année,  fut  pour  elle  un  deuil   per- 
sonnel; mais  elle  marqua  en  même  temps,  sous  une  forme  ori- 
ginale, dans  la  courte  notice  qu'elle  consigna  dans  son  Journal, 
la  lacune  qui   s'était    produite  dans    le   monde   intellectuel    : 
«  Parfum  de  la  rose,  chant  du  rossignol,  trille  de  l'alouette, 
Gœthe  ne  vous  percevra  plus  :  un  grand  témoin  a  disparu.  » 
Dans  l'hiver  qui  suivit,  les  crises  devinrent  plus  fréquentes  et 
plus  aiguës;    elle  mourut  dans  la  nuit  d\i  6  au   7  mars  1833, 
n'ayant  pas  achevé    sa   soixante-deuxième  année.   Son  époux 
Varnhagen,   après  avoir  raconté  ses  derniers  momens,  termine 
par  ces  mots,  qui  résument  toute  la  vie  de  Rahel,  et  qui  dé- 
finissent bien  son  rôle  dans  la  société  de   son  temps  :  «  Une 
femme,  qui  ne  se  distinguait  ni  par  le  rang,  ni  par  la  beauté, 
qui  n'a  jamais  écrit  une  ligne  pour  le  public,  et  que  néanmoins 
les  plus   grands  esprits   considéraient  comme  leur  égale  ,  est 
certes  une  apparition  des  plus  rares  dans  l'histoire  des  lettres.  » 

A.    BOSSERT. 


POÉSIES 


SUR    LE    NIL 

Janvier  1909. 

Notre  dahabieh  pesante  et  nonchalante 

Suit  Tondulation  du  grand  fleuve  endormi 

Et  nous  rêvons...  Nos  cils  se  sont  clos  à  demi, 

Et  rien  ne  trouble  l'air,  ne  vibre  ou  ne  frémit; 

Seul,  le  bruit  des  shadoufs  cadence  l'heure  lente. 

Tout  est  paisible,  et  doux,  et  facile,  —  un  fellah 
Nous  regarde  glisser,  lointaine  tache  sombre. 
Dans  un  miroitement  de  paillettes  sans  nombre  : 
Jeux  subtils  du  soleil,  de  la  brise  et  de  l'ombre, 
Jeux  subtils,  jeux  divins  que  nous  compose  Allah! 

Les  flots  sont  de  béryl,  d'ambre  et  de  cornaline; 

Un  vol  de  pélicans  passe,  repasse  encor... 

La  falaise  s'estompe  en  un  vague  décor 

Et,  là-bas,  le  soleil,  la  ronde  lampe  d'or 

Des  jours,  vers  le  couchant  s'irradie  et  s'incline. 


POÉSIES.  087 

Et  voici  que  le  ciel  met  un  masque  changeant  : 
On  dirait  qu'un  oiseau  fantastique  s'éploie, 
Que  de  blondes  moissons  flambent  en  feux  de  joie, 
Qu'une  invisible  main  lance  un  voile  de  soie 
Qui  s'enroule  et  se  tord  sur  des  palmes  d'argent; 

On  dirait  qu'un  palais  fait  de  marbres  fluides 
S'embrase,  puis  se  fond  dans  l'infini  houleux, 
Qu'un  jardin  s'est  fleuri  de  lauriers  fabuleux, 
Que  de  longs  cygnes  blancs  nagent  par  des  lacs  bleus 
Où  l'aile  du  caprice  a  dessiné  des  rides... 

On  dirait...  on  dirait  qu'un  mauve  apaisement 
Envahit  peu  à  peu  chaque  forme  précise, 
Que  dans  l'air  rafraîchi  flotte  une  brume  grise. 
Que  l'horizon  se  vêt  d'une  robe  indécise 
Dont  la  traîne  de  feu  disparaît  lentement... 

Les  paillettes  de  l'eau  se  meurent  une  à  une  ; 
Tout  est  paisible,  et  doux,  et  facile,  —  le  soir 
Qui  rôde  va  bientôt  prendre  son  ourdissoir 
Et  tisser  un  léger,  très  léger  réseau  noir 
Sous  le  visage  pâle  et  grave  de  la  lune. 


UNE    MOSQUÉE 

Le  Caire,  février  1909. 

Son  nom?  Je  ne  sais  pas...  Elle  est  toute  petite, 
Adorablement  grise  et  rose,  et  l'on  voudrait 
Rêver,  longtemps  rêver  sous  son  fin  minaret 
Qui  monte  éperdument  dans  du  bleu  sans  limite... 

J'entre.  Le  sanctuaire  où  filtre  un  rayon  d'or, 
Où  l'on  prie  à  mi-voix,  où  l'on  glisse  en  babouches, 
Où  le  vol  d'un  oiseau  pourchasse  un  vol  de  mouches, 
F*acifique  et  discret  le  sanctuaire  dort. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  dort  dans  la  splendeur  délicate  des  fresques, 
Dans  la  grâce  des  tons  nuancés  et  ternis  ; 
Ce  sont  des  entrelacs  qui  courent,  infinis, 
Et,  sur  le  saint  Mihrab,  de  folles  arabesques  ; 

Au  dehors,  c'est  l'enclos  ensoleillé,  le  mur 
Où  rit  un  bleu  carré  de  faïence  ;  c'est  l'arbre. 
Le  grêle  tamaris  ;  la  fontaine  de  marbre 
Où  s'égoutte  sans  bruit  un  flot  égal  et  pur... 

—  Adieu,  mosquée,  adieu,  cour,  vous  que  je  préfère 
A  des  jardins  plus  beaux,  ô  doux  jardin  reclus! 
Adieu.  Je  pars  demain...  Je  ne  reviendrai  plus. 
Peut-être  plus  jamais  dans  ce  coin  du  vieux  Caire. 


LA    PETITE    MORTE 


«  ...  et  la  petite,  de  son  côté,  dit  à  son  père  ; 
Essuie  tes  larmes  —  Les  mortels  sont  malheu- 
reux. >  Philetas  de  Samos. 


Pourquoi  pleurer  ainsi,  mon  père,  sur  la  tombe 

Où  je  repose  en  paix?  Lorsqu'une  larme  tombe, 

Amère,  de  tes  yeux  le  long  du  marbre  froid, 

Songe  qu'alors  frissonne  avec  un  peu  d'effroi 

Ma  cendre,  car  j'apprends  qu'il  existe  des  larmes. 

—  Je  n'étais  qu'une  enfant  rieuse  et  sans  alarmes. 

Jadis;  tu  me  berçais  avec  des  mots  très  doux, 

Et  souvent  tu  me  pris,  père,  sur  tes  genoux 

Pour  me  conter  tout  bas  quelque  belle  légende. 

Mes  doigts  se  blottissaienl,  petits,  dans  ta  main  grande; 

Je  comprenais  déjà  tes  sages  entretiens 

Quand  nous  allions,  mes  pas  d'enfant  suivant  les  tiens, 

Jusqu'à  la  source  fraîche  où  de  vieux  saules  ploient... 

Et  je  ne  connaissais  du  monde  que  les  joies  ! 


POÉSIES.  689 

Mais  j'ai  quitté  soudain,  j'ai  quitté  pour  jamais 
La  brise,  le  soleil,  les  roses  que  j'aimais, 
La  source  qui  bondit  au  travers  des  campagnes, 
Et  les  jeux,  et  les  chants  de  mes  jeunes  compagnes 
J'ai  quitté  le  logis  tiède,  le  jardin... 
Je  t'ai  quitté  !  —  Peut-être  un  douloureux  destin 
M'eût-il  accompagnée  aux  sentiers  de  la  vie  ? 
Du  bonheur  la  chimère  est  en  vain  poursuivie. 
Or,  mes  jours  écourtés  furent  des  jours  heureux. 
—  Et  puis  un  soir,  aussi,  tu  fermeras  les  yeux. 
Muet,  tu  franchiras  les  eaux  des  fleuves  sombres... 
Et  je  t'accueillerai,  père,  parmi  les  Ombres. 


LE    JARDIN    DE    RHODANTE 


Le  jardin  de  Rhodante  est  un  jardin  fleuri. 
Un  jardin  parfumé,  merveilleux  et  torpide 
Lorsque  midi  rutile  et  qu'un  grand  soleil  rit 
Dans  le  bassin  de  marbre  où  l'eau  n'a  point  de  ride. 

Il  luit,  ce  grand  soleil,  sur  tous  les  troncs  chenus  ; 
Il  miroite,  il  scintille,  il  éblouit,  il  crée... 
Et  Rhodante,  parfois,  du  bout  de  ses  doigts  nus 
Choisit  la  prune  d'or  qu'il  a  le  mieux  sucrée  ; 

Il  distille  les  sucs,  compose  les  couleurs, 
Touche  de  blanc  les  lys  et  de  bleu  les  pensées... 
Et  quand  Rhodante  glane  une  gerbe  de  fleurs 
Elle  mêle  aux  parfums  des  teintes  nuancées. 

Rhodante  aime  à  braver  le  soleil  de  midi  : 
Elle  chasse,  en  passant,  un  vol  de  guêpes  blondes. 
Taquine  de  sa  mule  un  lézard  engourdi, 
Poursuit  un  papillon  aux  ailes  vagabondes; 
TOME  iir.  —  1911.  44 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  casse,  distraite,  un  rameau  d'oranger, 
S'assied  sur  le  vieux  mur  couronné  de  lambrusque, 
Repart,  alerte  et  svelte  en  son  péplos  léger 
Et  rejette  son  voile  avec  un  geste  brusque. 

—  Or,  là-bas,  au  soleil  dorment,  le  front  penché, 
Des  roses,  —  et  chacune  a  sa  grâce  diverse  : 
C'est  la  rose  de  feu  dont  se  parait  Psyché, 
C'est  la  rose  d'Egypte  et  la  rose  de  Perse... 

Et  Rhodante  les  voit,  et  Rhodante  les  prend, 
Ces  roses  aux  parfums  puissans,  aux  robes  lisses, 
Et  Rhodante  en  compose  un  bouquet  odorant, 
Plonge  son  frais  visage  au  fond  des  frais  calices, 

PuiS;  grise  de  senteurs,  levant  ses  bras  nerveux 
Sur  sa  tête,  gaîment,  Rhodante  les  secoue... 
Des  pétales  pourprés  tombent  dans  ses  cheveux, 
Des  pétales  neigeux  vont  caresser  sa  joue. 

Ils  glissent  sur  les  plis  de  son  voile  de  lin. 
Sur  le  sable  ils  ont  l'air  de  coquillages  roses, 
De  flammes,  de  flocons...  Rhodante  a  fait,  soudain, 
Comme  une  ablution  de  pétales  de  roses  ! 


LA    MER 

Menton,  février  1911. 

La  mer  est  comme  un  lac  irisé  finement. 

Un  miroir  où  le  ciel  nonchalant  se  reflète 

Et  qui  dort  d'un  paisible  et  pur  enchantement... 

Elle  est  à  la  fois  bleue,  et  grise,  et  violette... 
Une  brume  légère  estompe  l'horizon 
Et  voile  le  profil  des  côtes  d'Italie 


POÉSIES.  G91 

Dont  mes  yeux  ont  aimé  la  douce  inclinaison... 
Une  vague  enfantine  à  mes  pieds  se  déplie, 
Baise  les  blonds  galets  arrondis  et  se  meurt 

Avec  un  faible  bruit  qui  berce  ma  paresse... 
La  brise  a  des  relens  de  mimosas  en  tleur  : 
On  dirait  une  tiède  et  divine  caresse... 


* 

Ce  n'est  plus  la  mer  bleue  et  calme,  c'est  la  mer 
Qu'une  vague  incessante  et  sauvage  harcèle 
Et  qui  vient  se  briser  sur  le  rivage  amer; 

C'est  la  mer  que  les  vents  aigus  battent  de  l'aile, 

La  mer  aux  flancs  profonds,  la  mer  aux  râles  fous!... 

C'est  la  mer  des  reflets,  des  prismes,  des  nuances, 

Des  teintes;  c'est  la  mer  glauque  dont  les  remous 

Là-bas,  vers  l'horizon,  inclinent  et  balancent 

Les  blanches  voiles  des  pêcheurs...  Or,  dans  les  cieux 

Les  nuages  aussi  sont  des  voiles  qui  penchent, 
Cependant  que  le  flot  mouvant  et  périlleux 
Semble  un  rêve  difforme  où  rit  l'écume  blanche... 


PAYSAGES 

Un  étang.  Lentement  tombe  le  crépuscule, 
Et  la  lande  s'éploie,  et  lu  bruyère  ondule 
Dans  la  brise  qui  court...  Quelques  maigres  pins  gris 
De-ci,  de-là  groupés  ;  un  bruit  d'ailes;  les  cris 
D'un  merle,  puis  un  vague  appel  dans  la  campagne... 
C'est  tout.  La  grande  paix  que  le  soir  accompagne 
Laisse  encor  dans  les  plis  de  son  voile  embrumé 
Traîner  une  lueur  tardive...  Inanimé 


692  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

L'étang  semble  un  miroir  de  rêve,  étrange  et  lisse. 
Et  je  penche  mon  front  sur  l'eau,  comme  Narcisse. 


* 

:     * 


Octobre  s'est  vêtu  d'ambre  et  de  rouille  ;  Octobre, 
Dans  sa  mante  à  la  fois  diverse,  riche  et  sobre, 
Pareil  aux  fruits  trop  lourds  que  détache  le  vent 
Octobre,  jour  à  jour,  s'incline  plus  avant... 
Les  soirs  déjà  hâtifs  ont  ce  charme  un  peu  triste 
De  la  mûre  beauté  qui  fane  à  l'improviste  ; 
Les  humides  malins  frissonnent  sous  les  bois, 
Mais  la  grâce  d'Octobre  est  telle  que,  parfois, 
—  0  désir  impuissant  dont  mon  âme  sïrrite,  — 
J'aimerais  retenir  l'heure  qui  fuit  trop  vite... 


* 
*  î 


Blanc,  tout  est  blanc,  les  chemins  longs,  les  hautes  branches 

Qui  paraissent  ployer  sous  des  fourrures  blanches  ; 

Du  seuil  à  l'horizon  fluide,  tout  est  blanc  : 

Les  jardins  clos,   les  toits,  le  clocher  vigilant 

Et  les  champs  endormis  dans  l'ouate  du  silence. 

Car  pas  un  bruit  ne  rompt  cette  calme  indolence, 

Cette  immuable  paix  qui  plane  à  l'infini... 

Je  voudrais  épargner  le  blanc  sol  tout  uni, 

—  Mais,  sous  mon  pied  craintif  et  presque  sacrilège 

Vous  craquez  doucement,  voluptueuse  neige  ! 


A    L'AMOUR 


Toi  pour  qui  j'ai  cueilli,  toi  pour  qui  je  compose 
Ces  bouquets  empourprés  comme  des  cœurs  sanglans, 
Ces  bouquets  dont  mes  doigts,  avec  des  gestes  lents. 
Fleurissent  les  sentiers  où  ton  pied  nu  se  pose  ; 


POÉSIES.  693 

Toi  qu'attire  le  soir,  que  chasse  l'aube  rose  ; 
Toi  qui  nous  dis  des  mots  tendres  et  violens  ; 
Toi  qui  troubles  notre  âme  et  qui  brûles  nos  flancs, 
Et  qui  sucre  de  miel  ta  lèvre  à  demi  close  ; 

Toi  qui  nous  grises  mieux  que  ne  grise  le  vin, 
Toi,  l'infaillible  archer,  le  messager  divin 
Que  la  vierge  reçoit,  parée  et  résolue  ; 

Toi  qui  dors  sur  des  seins  jeunes,  dans  des  bras  frais. 
Toi  pour  qui  l'on  se  meurt  d'espoirs  ou  de  regrets, 
Oui,  toi,  toi  qui  t'en  ris,  Amour,  je  te  salue  ! 


L'AMOUR    COMME    UN    DOUX    VISITEUR. 

L'amour,  comme  un  doux  visiteur 
Qui  s'insinue  et  qui  se  glisse, 
L'amour,  comme  un  doux  visiteur 
Entre  parfois  dans  notre  cœur 
Pour  sa  joie...  et  pour  son  supplice. 

Il  semble  timide  et  discret. 
Il  met  aux  mots  une  sourdine... 
Il  semble  timide  et  discret, 
Mais  il  tend  d'invisibles  rets 
De  sa  main  sûre,  adroite  et  fine  ; 

Il  parle...  Sa  voix,  tour  à  tour, 
Caresse,  pleure,  rit  et  chante  ; 
Il  parle...  Sa  voix,  tour  à  tour 
Voix  de  cristal,  voix  de  velours, 
Est  impérieuse  et  touchante. 

D'abord  chaste  et  quasi  lointain, 
Il  a  de  séduisantes  grâces  ; 
D'abord  chaste  et  quasi  loinlain, 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  doux  visiteur  clandestin 
Tout  à  coup  ose  des  audaces  ; 

Et  notre  cœur,  dans  ses  filets 
Trop  prisonnier  pour  se  défendre, 
Et  notre  cœur,  dans  ses  filets 
Laisse  faire  autant  qu'il  lui  plaît 
L'amour  impitoyable  et  tendre!... 

Comme  l'enfant  tenant  les  fils 
D'un  vague  pantin  qui  voltige, 
Gomme  l'enfant  tenant  les  fils 
Il  sait,  de  ses  doigts  puérils, 
Mener  nos  cœurs  pris  de  vertige... 

Hélas!  l'amour  est  un  tyran, 

Il  les  fait  valser  à  sa  guise; 

Hélas  !  l'amour  est  un  tyran, 

Et  tous  les  pauvres  cœurs  qu'il  prend 

Il  les  unit,  —  puis  les  divise  ;  — 

Et  sans  doute  est-ce  un  jeu  divin  : 
Semer  l'espoir,  semer  la  joie... 
Et  sans  doute  est-ce  un  jeu  divin 
Que  de  faucher  ces  bonheurs  vains 
Gomme  une  herbe  que  le  vent  ploie!... 

■ —  Amour,  pourquoi  tant  de  tourmens, 
Tant  de  désirs  et  tant  d'angoisses? 
Amour,  pourquoi  tant  de  tourmens 
A  ces  cœurs  pris  naïvement 
Dans  la  main  fine  qui  les  froisse? 

Pourquoi  donc,  après  s'être  aimé 
D'un  amour  fait  de  mille  trames. 
Pourquoi  donc,  après  s'être  aimé, 
Voir  l'indifférence  germer 
Soudain,  d'une  nuance  d'àmes?... 


POÉSIES.  695 

Pourquoi,  oui,  pourquoi  sans  pitié 
Briser  tout  ce  que  tu  nous  donnes? 
Pourquoi,  oui,  pourquoi  sans  pitié 
Nous  laisser  nus  plus  qu'à  moitié, 
Tels  des  bois  dans  le  vent  d'automne?... 


Ah!  visiteur,  doux  visiteur 

Vêtu  de  ruses  et  de  charmes, 

Ah  !  visiteur,  doux  visiteur, 

En  paix  veut  reposer  mon  cœur 

Qui  n'est  point  fait  pour  tant  de  larmes; 

Il  sait  quelle  est  ta  dure  loi, 

Il  te  craint  d'être  jeune  et  tendre... 

Il  sait  quelle  est  ta  dure  loi, 

Et  que  tu  laisses  après  toi 

De  l'amertume  et  de  la  cendre. 


RIEN    NE    SERT. 


Rien  ne  sert  de  lutter  contre  ta  force,  Amour! 
Sur  le  cœur  endormi,  le  cœur  aveugle  et  sourd 
Tu  planes  longuement  comme  un  oiseau  de  proie. 
Puis,  les  ailes  de  feu  qui  couvent  notre  joie 
S'abattent.  Rien  ne  sert  de  lutter,  rien  ne  sert... 
Une  fleur  a  germé  sur  l'aride  désert 
Et  tu  ris  en  la  regardant.  Tes  yeux  sauvages 
Sont  changeans  comme  l'eau  qui  baise  les  rivages, 
Ta  lèvre  a,  tour  à  tour,  un  pli  tendre  ou  cruel, 
Et  ta  main  qui  se  plaît  au  geste  habituel 
Des  caresses,  ta  main  cache  une  arme  perfide... 
Et  tu  veux  tout  de  nous,  car  l'Amour  est  avide  ! 
Il  te  faut  tous  les  sacrifices,  tous  les  dons, 
Tous  les  dépouillemens  et  tous  les  abandons  ; 
Il  te  faut  nos  espoirs,  nos  désirs,  nos  chimères. 
Nos  lourdes  voluptés,  et  les  larmes  amères 


696  REVUE    DES    DEbX    MOiNDES. 

Que  laissent  nos  regrets,  et  tu  nas  de  pitiés    ■ 

Ni  pour  les  souvenirs,  ni  pour  les  amitiés 

Qui  veillaient  humblement  sur  nous.  Nulle  rafale 

N'a,  mieux  que  toi,  brisé  toute  force  rivale, 

Car  tu  veux  régner  seul.  —  Amour,  je  t'ai  donné 

Ce  que  j'avais  ;  tes  doigts  légers  ont  couronné 

Mon  front  avec  des  fleurs  plus  sombres  et  plus  belles, 

Des  clartés  ont  jailli  soudain  dans  mes  prunelles. 

J'ai  connu  que  ton  règne  est  un  règne  jaloux. 

Et,  pour  plaire  à  l'Amour  inexorable  et  doux 

J'ai  brûlé  follement  et  d'une  flamme  unique  ! 

Mais  ton  souffle  qui  fait  ondoyer  ma  tunique. 

Mais  ton  regard  pencbé,  joyeux,  sur  mon  regard, 

Mais  tes  doigts  caressans,  tout  cela,  tôt  ou  tard 

Un  jour  me  quittera.  Tes  ailes  inconstantes 

Là-bas,  vers  d'autres  cœurs  assoupis  dans  l'attente 

S'envoleront...  Et  moi,  moi  qui  n'aurai  plus  rien, 

Lorsque  tu  briseras  notre  ultime  lien, 

Tel  un  archet  qui  brise  une  corde  trop  fine. 

Amour,  j'irai  pleurer  dans  ton  ombre  divine  ! 

Baronne  Antoine  de  Brimont. 


REVUE   MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra-Comique  :  Le  Voile  du  bonheur,  comédie  musicale  en 
deux  actes,  d'après  la  comédie  de  M.  Georges  Clemenceau,  par  M.  Paul 
Ferrier  ;  musique  de  M.  Ch.  Pons.  —  La  Jota,  conte  lyrique  en  deux  actes, 
paroles  et  musique  de  M.  Raoul  Laparra. —  Théâtre  de  l'Opéra  :  reprise 
de  Gwendoline,  opéra  en  deux  actes  de  Catulle  Mendès  et  Emmanuel 
Chabrier. 

Nous  voilà,  comme  chaque  année,  à  l'époque  des  grandes  inva- 
sions musicales.  Russes,  Italiens,  Allemands,  se  partagent  notre 
Paris,  qui  ne  s'entend  presque  plus  lui-même.  Mgr  Perosi  nous  est 
revenu,  —  bienvenu  toujours,  —  avec  un  oratorio  nouveau,  pour  la 
France  du  moins,  le  Jugement  universel.  Félix  Weingartner  a  dirigé 
les  neuf  symphonies  de  Beethoven.  On  ne  nous  convia  point  à  ses 
concerts.  Mais,  de  confiance,  et  de  souvenir,  nous  répondons  que 
«  c'était  merveille  de  le  voir,  merveille  de  l'ouïr.  »  Les  neuf  sœurs 
ont  en  lui  un  frère.  La  Russie  a  paru,  cette  fois,  un  peu  faible.  Les 
jours,  les  beaux  jours  de  Boris  ne  sont  plus.  Il  est  vrai  que,  person- 
nellement, nous  sommes  plutôt  mal  tombés  :  sur  une  représentation 
de  lendemain,  ou  sur  un  lendemain  de  représentation.  L'ouvreuse 
qui  nous  introduisit  dans  une  salle  à  demi  déserte,  nous  assura  que 
M""'  Litvinne  et  M.  Smirnof  avaient  chanté  la  veille,  en  russe.  Mais 
ils  ne  chantaient  plus.  Et  ce  que  d'autres,  tout  autres,  chantaient,  en 
français  peut-être,  c'était,  sous  le  nom  de  la  Roussalka,  de  Dargo- 
mijsky,  la  musique  la  plus  vieillotte,  la  plus  pâlotte,  la  plus  falote 
qui  se  puisse  imaginer,  pauvres  échos  des  plus  faibles  ouvrages 
de  l'époque  italo-française  de  1830.  Au  dire  des  historiens  (de  notre 
savant  confrère  Soubies  entre  autres,)  Dargomijsky  fut  un  grand 
musicien.  Le  Convive  de  pierre,  son  dernier  ouvrage,  en  témoigne, 
paraît-il ,  avec  éclat.  Si  la  Roussalka  même,  de  beaucoup  antérieure, 
donne  quelque  sujet  de  le  croire,  ce  doit  être  ailleurs  qu'au  premier 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

acte,  le  seul  dont  nous  ayons  fait  la  connaissance,  car,  «  ce  soir-là, 
nous  n'entendîmes  pas  plus  avant.  » 

A  l'Opéra-Comique,  on  a  vu  des  Chinois  et  des  Espagnols.  Les 
premiers  sont  d'après  M.  Clemenceau.  M.  Raoul  Laparra  nous  a 
montré  les  autres. 

Après  et  corameV Ancêtre,  sur  le  même  théâtre,  le  Voile  du  bonheur 
est  derechef  une  histoire  d'aveugle,  mais  plus  philosophique  et  cum 
grano  salis.  Si  ce  n'était  la  principale  et  conjugale  péripétie,  le  sujet 
serait  d'opérette,  aussi  bien,  mieux  peut-être  que  de  comédie  lyrique. 
Et  le  Voile  du  èo/î/jewr  pourrait  s'appeler  encore  :  L'éloge  de  la  cécité, 
ou  enfin,  empruntant  un  titre  récent,  heureux  et  déjà  consacré  :  Ce 
que  mes  yeux  ont  vu.  Les  yeux  du  mandarin  Tchang-I,  fin  lettré,  bon 
époux  et  bon  père,  ne  voient  plus  rien  depuis  quelque  dix  ans. 
«  L'illusion  féconde  habite  dans  son  sein.  »  Illusion  amicale,  illusion 
charitable  ou  philanthropique,  illusion  maritale  et  paternelle,  nulle 
ne  manque,  hormis  l'illusion  politique  ou  ministérielle,  à  ce  réseau 
de  mensonges  heureux  que  la  main  d'un  ancien  président  du  Conseil 
a  tissé.  Notre  fortuné  Chinois  croit  donc  aveuglément  à  la  vertu  des 
femmes,  à  la  piété  des  fils  (la  sienne  et  le  sien  en  tête),  à  la  loyauté 
des  amis,  fût-ce  à  l'honnêteté  des  malfaiteurs.  De  Si-Tchoun,  son 
épouse,  et  du  jeune  Tou-Fou,  de  son  fils  et  du  précepteur  de  son  fils, 
qui  lui  sert  accessoirement  de  secrétaire,  il  n'entend  que  de  bonnes 
paroles,  des  assurances  d'amour,  d'amitié,  de  respect  et  de  dévoue- 
ment. Ainsi  tout  succède  à  ses  vœux  et  répond,  si  l'on  peut  dire,  à  ses 
^Ties,  intérieures  et  purement  idéales.  Par  surcroît,  l'Empereur, 
informé  de  ses  travaux  httéraires,  l'en  fait  récompenser  par  de  riches 
présens  et  des  honneurs  insignes.  Non  pas  tout  seul,  il  est  vrai,  mais 
de  compte  à  demi  avec  le  secrétaire,  et  ce  partage  ne  laisse  pas 
d'étonner  un  moment  l'honnête  lauréat.  Rien  qu'un  moment,  et  dans 
sa  bonté,  dans  sa  joie,  ayant  entendu  passer  et  gémir  à  sa  porte  un 
meurtrier  qu'on  mène  au  supplice,  il  implore  du  souverain,  comme 
faveur  suprême,  la  grâce  de  ce  condamné,  qui  ne  saurait  manquer 
d'être  innocent.  Puis,  allumant  des  bâtonnets  parfumés,  il  accomplit 
les  rites  et  remercie  les  dieux. 

Par  malheur,  un  empirique  a  remis  à  Tchang-I  certain  élixir,  sa- 
lutaire et  funeste  à  volonté,  capable,  suivant  la  dose,  de  rendre 
d'abord  à  l'aveugle,  puis  de  lui  reprendre  la  lumière.  Nous  assistons 
à  la  première  opération,  dont  les  effets  ne  se  font  pas  attendre.  D'un 
quadruple  et  terrible  réveil,  le  quadruple  rêve  est  suivi.  C'est,  pour 
commencer,   la   déception  d'amitié.   Sur  la  première  page  de  ses 


REVUE    MUSICALE. 


699 


œuvres,  Tchang-I  trouve,  à  côté  de  son  nom,  celui  du  secrétaire 
infidèle.  Averti  par  cette  première  découverte,  il  s'avise  de  feindre  et 
de  contrefaire  l'aveugle  qu'il  n'est  plus.  Que  voit-il  alors,  ou  plutôt 
que  ne  voit-il  pas  !  Le  malandrin  qu'il  a  délivré  se  glisse  la  nuit  en  sa 
demeure  et  vide  ses  coflfres.  Son  fils,  ayant  revêtu  par  dérision  ses 
propres  habits  de  gala,  l'honore  de  paroles  respectueuses,  mais  le 
bafoue  et  l'outrage  par  d'insolentes  singeries.  Sa  femme  enfin,  sa 
chère  Si-Tchoun,  l'innocence  et  la  sagesse  mêmes,  il  la  voit  dans 
les  bras  de  ce  petit  coquin  de  Tou-Fou.  C'en  est  trop,  et  le  désabusé 
redemande  au  collyre,  cette  fois  bienfaisant,  d'étendre  à  nouveau 
sur  ses  yeux  le  voile  imprudemment  déchiré  du  bonheur.  Moralité  : 
l'on  a  dit  souvent  de  certain  accident  conjugal,  que  ce  n'est  rien,  à 
condition  de  ne  pas  le  savoir.  Il  suffirait,  d'après  M.  Clemenceau,  de 
ne  pas  le  voir,  voire,  après  l'avoir  vu,  de  ne  plus  le  voir.  L'intolé- 
rable ne  commencerait  pas  avec  la  connaissance,  mais  seulement 
avec  le  spectacle.  Et  cela,  comme  on  dit  aussi,  est  à  voir,  ou  à 
savoir. 

La  musique  de  cette  chinoiserie  n'est  pas  désagréable.  Première- 
ment, et  l'on  ne  peut  que  l'en  féUciter,  elle  ne  fait  pas  la  chinoise.  Elle 
ne  se  donne  pas  des  airs,  de  faux  airs,  d'Extrême-Orient.  Elle  ne  se 
pique  point  d'exotisme,  ni  de  couleur  locale,  et  le  folk-lore  du  Céleste- 
Empire  ne  paraît  pas  l'avoir  influencée.  Avec  cela,  ou  sans  cela  plu- 
tôt, elle  sait  être,  discrètement,  pittoresque  ou  descriptive.  L'arrivée, 
en  cérémonie,  et  les  communications  officielles  de  l'envoyé  de  l'Em- 
pereur forment  une  scène  qui  ne  manque  ni  de  caractère,  ni  d'esprit. 
Le  rythme  en  est  vif,  l'orchestre  pimpant,  tintant,  et  le  discours  du 
messager  se  déroule  ou  se  dévide  sur  un  ton  de  psalmodie  assez 
plaisant.  Je  goûte  aussi,  dans  un  genre  voisin,  mais  où  se  mêle,  ainsi 
qu'il  con\ient,  un  peu  de  sérieux  et  de  sentiment,  la  célébration  des 
rites  et,  sous  forme  de  litanie  en  l'honneur  de  l'épouse,  les  tendres 
actions  de  grâces  que,  parmi  les  parfums,  l'époux  encore  aveugle 
adresse  aux  dieux. 

Ce  petit  ouvrage  appartient  au  genre  sinon  symphonique,  du 
moins  instrumental.  L'orchestre  y  fait  presque  toute  la  besogne  : 
besogne  légère,  facile,  qui  ne  gêne  en  rien  les  voix  et  laisse  même 
entendre  les  paroles.  Un  peu  de  leitmotiv  étant  iné\dtable,  le  collyre 
ophtalmique  a  son  thème,  ou  sa  formule,  qui  se  compose  d'accords 
volontairement  fautifs  (suite  de  quintes)  afin  d'en  être,  ou  d'en  paraître 
plus  étranges  et  quasi  mystérieux.  Enfin  et  surtout,  nous  avons  pris 
à  certaine  cantilène,  ou  romance,  de  Tchang-I  un  plaisir,  non  pas  sans 


700  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

doute  très  relevé,  mais  facile,  comme  la  romance  elle-même.  Que 
voulez-vous  I  Les  temps  sont  durs,  en  musique.  Alors  il  est  bien 
permis  de  se  laisser  aller,  quelquefois,  à  d'inférieures,  mais  après  tout 
innocentes  voluptés.  Tel  est  le  charme  de  la  chanson  de  Tchang-I. 
Romance,  oh  1  oui,  romance,  et  sentimentale  à  souhait,  d'un  lyrisme 
à  demi  bourgeois  et  populaire  à  demi.  Sur  un  rythme  qui  se  balance, 
un  cantabile  tout  près  d'être  banal  se  déploie  et  même,  un  peu,  très 
peu,  se  déhanche.  Mais  tout  cela  n'y  fait  rien.  Tchang-1  la  chante  deux 
fois,  sa  chanson  :  à  la  fin  du  premier  acte,  et,  pour  conclure,  à  la  fin 
du  second  et  dernier;  la  première  fois,  heureux  et  confiant;  la  seconde, 
après  la  fâcheuse  expérience,  ému,  tremblant  encore  de  l'avoir  faite, 
mais  déjà,  s'étant  replongé  dans  l'ombre,  tout  près  d'en  perdre  le  sou- 
venir. Alors,  autour  de  l'aveugle  mélodieux,  et  s'unissant  à  sa  mélo- 
die, s'élèvent,  oh  !  pas  bien  haut  et  timides,  comme  un  murmure  à 
peine,  les  autres  voix,  les  voix  qui  le  trompèrent  si  longtemps  et 
vont  le  tromper  encore.  C'est  peu  de  chose,  cette  reprise,  et  pour- 
tant, c'est  un  concert  charmant,  et  touchant,  plein  de  mystère,  de 
mensonge  et  de  mélancolie. 

Rien,  disions-nous,  rien  de  chinois  en  cette  musique.  Est-ce 
bien  sûr?  Nous  venons  de  relire,  à  l'occasion  de  cet  opuscule,  un  très 
savant,  très  aimable  et  très  ingénieux  traité  de  la  musique  chi- 
noise (1).  Entre  tous  les  caractères  qu'elle  possède,  l'auteur  insiste 
constamment  sur  la  modération,  la  sagesse,  l'horreur  de  l'abus  et  de 
l'excès.  Le  Li-Ki  ou  Mémorial  des  Rites,  qui  expose  la  doctrine  offi- 
cielle de  la  Chine  sur  la  musique,  abonde  en  préceptes  de  tempé- 
rance ou  de  discrétion.  «  Les  anciens  rois  ont  disposé  les  sons  par 
principe.  Ils  ont  fait  en  sorte  qu'ils  fussent  suffisans  pour  donner  la 
joie,  mais  sans  Ucence;  que  les  paroles  fussent  suffisantes  pour 
exprimer  le  sens,  mais  sans  proUxité...  »  Et  ceci  encore  :  «  La  plus 
grande  musique  est  toujours  simple;  les  plus  grands  rites  sont  tou- 
jours modérés.  »  C'est  pourquoi  «  la  perfection  de  la  musique  n'est 
pas  de  pousser  les  notes  à  bout.  »  Le  musicien  du  Voile  du  bonheur  a 
gardé  cette  réserve  et  cette  retenue.  Par  là,  sa  musique,  étrangère 
d'ailleurs  à  la  pratique,  à  la  lettre  de  la  musique  chinoise,  en  a  du 
moins,  peut-être  sans  le  savoir,  observé  l'esprit.  Et  c'est  la  principale 
raison  pour  laquelle,  sans  nous  «  donner  la  joie,  »  elle  ne  nous  causa 
nul  déplaisir. 

La  joie,  M.  Jean  Périer  nous  l'a  donnée,  et  parfaite.  Il  a,  dans  le 

(1)  La  musique  chinoise, -par  M.  Louis  Laloy.  Collection  des  Musiciens  célèbres. 
Henri  Laurens,  éditeur. 


REVUE   MUSICALE.  701 

rôle  de  l'aveugle,  et  du  voyant,  fait  œuvre,  chef-d'œuvre  même,  de 
comédien  et  de  chanteur.  Décidément,  pour  un  artiste  lyrique,  le 
grand  malheur,  c'est  une  grande  voix.  Heureux  M.  Périer  !  Je  me 
souviens  que  M™°  Viardot  me  disait  un  jour:  «  Ce  qui  m'a  sauvée, 
c'est  que  j'ai  toujours  eu  une  voix  affreuse.  »  Elle  exagérait  peut-être, 
mais  il  y  a  du  vrai  tout  de  même. 

Entre  les  jeunes  musiciens,  pas  un  ne  paraît  doué  plus  que 
M.  Raoul  Laparra,  de  ce  qu'on  appelle  le  «  tempérament,  »  lorsque 
d'aUleurs  on  veut  dire  exactement  le  contraire  :  la  fougue  et  la  vio- 
lence, au  lieu  de  la  modération  et  de  la  retenue;  le  goût,  ou  l'instinct, 
non  pas  du  tout  de  la  moyenne  et  du  juste  milieu,  mais  de  l'extrême 
et,  au  besoin,  de  l'excès.  Musicien  dramatique  peut  être  encore  plus 
que  musicien  tout  court,  l'auteur  de  la  Habanera  a  commis  dans  la 
Jota,  sa  nouvelle  œuvre,  cette  faute  grave  de  laisser  le  drame  prendre 
le  pas  sur  la  musique.  Et  quel  drame  !  Et  quel  pas  !  C'est  plutôt  le 
trot,  ou  le  galop,  qu'U  faudrait  dire. 

La  Habanera  était  un  abîme  de  tristesse,  d'une  tristesse  noble, 
puissante  et  mystérieuse.  La  Jota  serait  plutôt,  au  second  acte,  le 
comble  de  l'horreur.  Le  premier  acte  déjà  n'est  pas  extrêmement 
agréable.  Dans  un  village  perdu  de  l'Aragon,  au  pied  des  Pyrénées 
espagnoles,  Juan,  un  jeune  gars  venu  de  Navarre,  aime  ardemment 
Soledad.  Mais,  plus  follement  encore,  le  vicaire  de  la  paroisse  est 
épris  delà  belle  fille.  Et  comme  idée,  comme  spectacle,  comme  expres- 
sion par  la  parole  et  parle  geste,  rien  d'aussi  déplaisant,  quelquefois 
même  d'aussi  répugnant  que  ce  second  amour.  Je  me  trompe  :  il  est 
le  premier,  car  le  personnage  principal,  le  triste  héros  de  l'histoire, 
constamment  en  scène,  est  ce  mauvais  prêtre,  «  odieux  moine  infect,  » 
ainsi  que  la  Esmeralda  naguère,  en  se  défendant,  appelait  un  autre 
et  semblable  ecclésiastique.  A  Mosen  lago  (tel  est  le  nom  du  Frollo 
d'Espagne)  Soledad  n'oppose  pas  moins  de  mépris  et  de  dégoût.  Avec 
Juan,  sur  la  place  de  l'ég-bse,  elle  danse  une  dernière  ^o^a.  Oui,  la 
dernière,  car  les  carlistes,  là-bas,  se  sont  soulevés  (nous  sommes  au 
temps  des  grandes  guerres)  et  Juan,  enfant  des  «  provinces,  «Basque 
avant  d'être  Espagnol,  va  les  rejoindre.  Il  combattra,  s'U  le  faut,  avec 
le  pays  de  sa  naissance  contre  la  patrie  de  son  amour. 

n  le  faut  en  effet.  Ceux  de  l'Aragon,  à  leur  tour,  ont  pris  les  armes 
contre  ceux  de  la  Navarre.  Le  second  acte  nous  montre  leur  défense 
terrible,  dans  l'éghse  du  village.  Soledad,  héroïque,  est  à  leur  tête, 
brandissant  la  rouge  bannière  où  se  détache,  en  or,  l'image  de  la  Vierge 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  Pilier,  de  la  «  Pilarica.  »  Du  haut  de  la  chaire,  le  prêtre,  chargeant 
et  rechargeant  les  armes,  soutient,  excite  les  assiégés.  Les  morts  et 
les  mourans  jonchent  le  pavé.  L'autel  même  porte  un  cadavre.  Prise 
deux  fois  par  les  assaillans,  l'égUse  deux  fois  leur  est  reprise.  Avec  les 
siens,  Juan  y  a  pénétré,  cherchant,  appelant  Soledad,  l'ennemie 
adorée.  Il  la  retrouve  à  temps  pour  l'arracher  des  bras  du  prêtre, 
enragé  d'amour  jusqu'au  milieu  du  carnage.  Mais  voici  le  dernier 
assaut.  Les  deux  amans,  frappés  ensemble,  expirent  enlacés  et 
debout.  L'égUse  est  en  flammes.  Au  fond,  un  Christ  énorme  se  détache 
et  tombe  de  la  croix.  Alors  les  vainqueurs,  à  sa  place,  imaginent  de 
crucifier  son  indigne  ministre  et  le  rideau  tombe  sur  la  vision,  d'ail- 
leurs assez  grandiose,  de  cette  mort  expiatoire. 

Trop  tard,  et  la  fâcheuse  impression  du  personnage  nous  reste. 
Était-il  nécessaire  ?  Si  M.  Laparra  tenait  à  cette  figure  sacerdotale, 
mieux  valait,  pour  la  rendre  intéressante  (et  encore  !)  nous  montrer 
un  prêtre  farouche,  une  espèce  d'ascète  terrible,  maudissant,  haïssant 
la  chair  et  l'amour,  mais  d'une  haine  en  quelque  sorte  impersonnelle 
et  désintéressée.  Ce  n'est  pas  tout  :  avec  ou  sans  vicaire,  un  tel  mélo- 
drame, en  sa  seconde  partie  du  moins,  est  contraire,  hostile  à  la 
musique,  au  point  d'y  être  funeste  et  mortel.  La  musique  n'a  pas  et 
ne  pouvait  pas  avoir  ici  de  rôle  ou  de  place.  Que  la  musique  de  sym- 
phonie prenne  pour  sujet  la  guerre,  —  ou  l'orage,  —  fort  bien.  De  ce 
dernier  choix  surtout  nous  avons  d'illustres  exemples,  qui  le  justi- 
fient. Mais  la  musique  de  théâtre  ne  saurait  concourir  et  lutter  avec 
la  représentation  matérielle,  sensible  aux  yeux  et  surtout  aux  oreilles, 
d'une  bataille,  sous  peine  d'être  réduite  à  néant  par  les  conditions 
mêmes  et  les  élémens  de  cette  représentation.  Le  principal  est  le 
bruit,  et  contre  le  bruit  jamais  n'a  prévalu  ni  ne  prévaudra  le  son. 

Cela  s'est  vérifié  d'un  bout  à  l'autre  de  ce  malencontreux  second 
acte.  Dans  ce  conflit  brutal  avec  le  tumulte,  le  fracas  nécessaire 
d'une  mise  en  scène  admirable  d'ailleurs  de  vérité  et  de  vie,  toute 
musique  devait  succomber  et  en  effet  a  péri.  On  se  souvenait,  écou- 
tant ce  vacarme,  de  la  vieille  chanson  enfantine: 

J'aime  le  son  du  clairon, 
Du  tambour  el  de  la  trompette, 
Et  mon  ivresse  est  complète 
Quand  j'entends  résonner  le  canon. 
Quand  j'entends,  boum-boum  ! 
Quand  j'entends,  boum-boum  ! 
Quand  j'entends  résonner  le  canon. 


REVUE   MUSICALE. 


703 


Mais  cet  amour  et  cette  ivresse  ne  sont  peut-être  pas  très  dignes 
d'un  musicien  tel  que  M.  Laparra. 

Enfin,  après  la  Habàno-a,  la  Jota,  c'est  un  peu  la  même  chose 
et  quelque  chose  de  moins  bien.  Allons-nous  avoir  tout  le  cycle, 
une  collection  complète  des  danses  d'Espagne,  servant  tour  à  tour 
de  sujet,  ou  seulement  de  titre  à  un  opéra  !  La  Jota  n'a  guère  ici 
donné  que  son  nom.  Avec  le  di'ame  de  la  HabanerUf  la  danse  locale 
était  plus  étroitement  unie.  Dans  la  musique  aussi  le  tlième  avait 
plus  d'importance  et,  sous  des  formes  renouvelées,  prenait  plus  de 
valeur.  Ici,  d'un  côté,  le  lien  est  plus  lâche;  de  l'autre,  l'intérêt  est 
moins  vif.  Ainsi  le  second  des  deux  ouvrages  trahit  un  peu  d'arbi- 
traire et  d'artifice  ;  la  succession  de  l'un  et  de  l'autre  produit  quelque 
monotonie. 

Pourtant,  si  défavorable  à  la  musique,  incompatible  même  avec 
elle,  que  soit  le  dernier  acte  de  la  Jota,  des  traces  de  beauté  s'y  pour- 
raient découvrir,  quand  par  hasard  l'action  convulsive  accorde  aux 
personnages  un  instant  de  répit  et  comme  une  halte  lyrique  :  je  pense 
à  certain  vocero,  où  Soledad,  hallucinée,  mêle  des  souvenirs,  des 
échos  de  la.  jota  à  son  hymne  de  triomphe,  d'amour  et  de  mort.  Le 
reste,  oh  !  le  reste  n'est  pas  le  silence,  mais  le  tintamarre.  Si  l'on  veut 
retrouver  le  musicien  de  la  Habanera,  c'est  au  premier  acte  de  la  Jota 
qu'il  faut  l'aller  chercher.  Là,  rien  ne  s'est  perdu,  rien  même  n'a  faibli, 
ne  disons  plus  de  son  «  tempérament,  »  mais  de  sa  nature,  de  sa  force 
ramassée,  de  sa  concision  puissante,  de  ses  farouches  et  sombres 
ardeurs.  On  le  sait,  le  genre  de  M.  Laparra  n'est  pas  précisément  le 
genre  enjoué.  La  douleur,  la  désolation  et  le  désespoir,  le  comble  de 
la  ^iolence  ou  l'abîme  d'une  morne  stupeur,  voilà  son  domaine,  ou 
son  «  affaire.  »  Il  excelle  dans  le  sombre,  dans  le  noir.  En  un  motj 
pour  «  l'article  de  deuil,  »  il  n'a  pas  son  pareil.  Nous  parlons  sérieu- 
sement, et  surtout  nous  ne  parlons  pas  d'«  article  de  Paris.  »  L'Es- 
pagne, M.  Laparra  ne  l'a  pas  regardée,  écoutée  de  loin,  à  travers  des 
reflets  ou  des  échos.  Longuement,  amoureusement,  et  sur  place,  il 
s'est  fait  sien  avant  de  la  faire  sienne.  Il  a  vécu  sa  vie,  il  a  respiré 
son  âme,  et,  quand  U  la  chante,  on  sent,  à  n'en  pouvoir  douter,  on  a 
l'impression  directe  et  profonde  que  tout  est  non  seulement  sincère, 
mais  véridique  dans  sa  voix.  D'aucuns  ont  trouvé  la  musique  du  pre- 
mier acte  même  de  la  Jota,  comme  celle  de  la  Habanera,  quelque  peu 
sommaire,  procédant  par  touches  trop  brusques  et  trop  ^dves,  sans 
assez  de  suite  et  de  développement.  Le  reproche  n'est  pas  complète- 
ment injuste.  Mais  on  y  peut  répondre  que  la  brièveté  n'est  pas  tou- 


704  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jours  signe  de  faiblesse,  encore  moins  de  misère,  et  que,  même  en 
musique,  il  y  a  de  beaux  raccourcis. 

Le  premier  acte  de  l'œuvre  nouvelle  n'est  guère  autre  chose. 
Et  sa  valeur  musicale,  il  faut  insister  là-dessus,  n'en  est  pas  amoin- 
drie. Encore  une  fois,  la  force,  chez  M.  Laparra,  se  concentre  plus 
volontiers  qu'elle  ne  se  déploie.  Elle  s'enferme  en  des  formules 
brèves  qu'elle  remplit,  qu'elle  anime  et  fait  savantes,  frémissantes 
comme  la  chair  et  chaudes  comme  le  sang.  Dès  le  commencement, 
sous  les  plaintes  et  les  sanglots  du  prêtre,  l'orchestre,  —  le  quatuor 
surtout,  — sedébat,  se  déchire  et  se  tord.  Harmoniquement,  cette  page 
est  belle  :  elle  l'est  par  la  contrainte  et  comme  par  la  constriction  des 
accords  qui  s'enlacent  et  s'étreignent  avec  une  sorte  de  frénésie.  Que 
Soledad  seulement  paraisse,  trois  ou  quatre  notes  suffisent,  comme 
disent  les  peintres,  à  «  camper  »  la  figure.  Et  puis,  tout  de  même  çà 
et  là,  parmi  les  taches  et  les  accens,  des  traits,  des  Hgnes  se  dessinent 
et  se  développent.  C'est  presque  un  hymne  que  chante  Juan  à  son  pays, 
au  pays  basque,  et  qu'un  trille  incessant,  aigu,  brûle  et  perce  d'un 
rayon  de  soleil.  Irrités,  enragés  l'un  contre  l'autre,  comme  vont  l'être 
leurs  deux  pays,  voici  que  brusquement,  dans  le  cœur,  dans  les  yeux, 
sur  les  lèvres  rapprochées  et  frémissantes  du  Navarrais  et  de  l'Arago- 
naise,  la  haine  se  fond  en  amour.  Et  cette  fusion,  d'ailleurs  assez  «  tris- 
tanesque,  »  est  encore  en  musique,  par  les  élémens  de  la  musique 
pure,  quelque  chose  d'émouvant,  quelque  chose  de  beau.  Musicale 
également,  non  moins  que  dramatique,  est  la  scène  où  Soledad  alar- 
mée ht  des  présages  funestes  au  front  des  montagnes  que  rougit  le 
couchant.  Il  y  a  là,  sur  une  note  d'orchestre,  haute  et  longuement 
tenue,  un  passage,  un  enchaînement  tonal  et  vocal  tout  à  fait  déh- 
cieux. Tendre  et  charmé  tristement  est  le  ton  de  la  devineresse  ;  mais 
lui,  l'incrédule  et  hardi  garçon,  il  ne  répond  que  par  d'allègres  défis  à 
la  menace  du  soir.  Ainsi  pendant  quelques  instans,  en  présence  et 
dans  le  mystère  des  choses,  dans  leur  concert  aussi,  car  elles  chantent 
eUes-mêmes,  tout  bas,  les  voix  de  la  vie  alternent  avec  celles  de  la 
mort.  En  de  pareils  momens,  on  a  beau  voir,  sentir  les  défauts,  ou 
plutôt  les  excès  qui  gâtent  la  nouvelle  œuvre  de  M.  Laparra,  quand  on 
y  trouve  un  de  ces  éclats,  de  ces  éclairs,  on  reprend  confiance  et  l'on 
ne  saurait  convenir  que  le  musicien  de  la  Habanera  ait  trahi  toutes 
ses  promesses.  Encore  et  toujours  il  y  a  quelque  chose  là,  quelque 
chose  de  simple  et  de  vrai,  de  fort  et  de  vivant.  Là  jota  chantée  et 
dansée  est  menée  avec  une  verve  toute  populaire.  La  vigueur  n'y 
exclut  pas  la  finesse  et  la  légèreté.  L'air  y  circule  à  travers  les  groupes 


REVUE    MUSICALE.  70o 

sonores  des  instrumens  et  des  voix.  L'ensemble  n'y  écrase  jamais  de 
sa  masse  le  détail  agréable  et  varié  des  mouvemens,  des  modula- 
tions et  des  timbres.  On  aimerait  de  couper  une  scène,  fâcheuse  entre 
toutes,  où  Soledad  et  le  prêtre  échangent,  sur  d'étranges  matières, 
des  propos  non  moins  singuliers  et  déplacés  pareillement  dans  l'une 
et  l'autre  bouche.  Il  est  heureux  —  pour  cette  fois  —  que  la  musique 
empêche,  plus  qu'à  demi,  d'entendre  les  paroles.  Et  celles-ci,  du 
moins  deux  ou  trois  de  celles-ci,  gâteront  encore  une  fin  d'acte  qui 
sans  cela  pourrait  être  tout  à  fait  belle. 

Par  contre,  c'est  une  trouvaille  d'avoir  tout  d'un  coup  substitué 
au  français  le  latin,  le  latin  d'une  oraison  douloureuse  et  pénitente, 
sur  les  lèvres,  tremblantes  de  passion  et  de  honte,  de  Mosen  lago.  On 
lit,  en  note,  à  cet  endroit  de  la  partition  :  «  Dans  l'ombre  du  latin  se 
réfugie,  pour  mieux  pleurer,  l'àme  du  personnage.  Ce  texte  devra 
donc  être  exprimé  si  cruellement,  avec  une  telle  intensité  de  souf- 
france, que,  malgré  la  neutralité  des  mots,  l'inquiétude  régnera  de 
ce  qu'ils  peuvent  cacher.  »  J'entends  bien,  à  peu  près  bien,  ce  que 
veut  dire  cette  httéralure.  Mais  la  musitpie  le  dit  mieux.  Également 
tourmentés  et  «  cruels,  »  l'orchestre  et  la  voix  expriment  en  effet 
le  recours  du  malheureux  à  l'idiome  de  la  i»rière  et  de  l'Église,  de 
son  Église,  pour  y  pleurer  sans  doute  comme  dans  un  asile,  mais 
peut-être  aussi  pour  y  lutter,  pour  s'y  défendre  désespérément. 
L'effet,  non  seulement  dramatique,  mais  verbal,  est  original,  il 
est  puissant,  et  d'une  puissance  que  la  musique  redouble, -centuple 
encore. 

Après  cette  crise,  l'acte  s'achève  dans  le  calme  et  l'immobilité,  dans 
une  sorte  de  douloureux  hébétement.  Peu  de  paroles  et  peu  de  sons. 
Deux  ou  trois  mots  pourtant,  nous  l'avons  dit,  sont  encore  de  trop  en 
ce  dialogue  sombre  du  prêtre  et  de  la  novia.  Ceux-là,  malheureuse- 
ment, une  musique  expressive,  éloquente,  ne  leur  donne  que  trop 
de  rehef.  Elle  est  belle  ici,  la  musique,  toute  la  musique  :  belle 
d'énergie  et  de  sobriété,  belle  de  chant  et  de  déclamation,  belle  enfin 
d'horreur  muette,  quand  elle  creuse  entre  les  répliques  rares  de  pro- 
fonds abîmes  de  silence...  Le  voilà,  malgré  tout,  malgré  l'erreur  et 
l'excès  d'aujourd'hui,  le  musicien  d'hier,  et  nous  continuons  Je 
croire,  d'espérer  en  lui. 

La  représentation  matérielle,  qui  tient  dans  la  Jola  tant  de  place, 

trop  de  place,  y  est  portée  à  la  dernière  puissance.  M.  Albert  Carré  n"a 

peut-être  jamais  livré,  ni  gagné,  plus  terrible  bataille.  Et  vraiment  il 

eût  pu  saluer  du  salut  de  Shakspeare  :  «  0  ma  belle  guerrière  I  » 

TOME  m.  —  1911.  4j 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M"""  Carré,  tragédienne  et  cantatrice,  qui  partagea  sa  victoire.  MM.  Sa- 
lignac  et  VieuUe  se  sont  également  bien  conduits. 

A  propos  de  Gtvendoline,  on  a  parlé,  sur  le  mode  majeur,  de  répa- 
ration, de  justice  tardive,  etc.  C'est  parler  un  peu  haut.  Après  tout,  il 
n'y  a  là  qu'une  reprise,  je  ne  dis  pas  perdue,  mais  qui  ne  répare,  ne 
rajuste  rien,  et  pour  cause.  Ni  l'œuvre,  après  un  quart  de  siècle,  n'a 
changé,  ni,  chez  certains,  l'impression  qu'elle  avait  produite  autrefois. 

Si  vous  en  avez  oublié  le  poème,  le  voici,  tel  que  le  poète,  en  per- 
sonne, l'exposa.  «  Givendoline,  l'éternelle  histoire  de  l'homme  puis- 
sant, héroïque,  brutal,  —  Samson,  Hercule,  Antoine,  —  vaincu  par  la 
femme  enfant,  ingénue  et  perverse  séductrice,  —  Dalila,  Omphale, 
Cléopâtrc; —  de  la  femme  prise  à  son  tour  dans  le  piège  d'amour 
qu'elle  a  tendu;  et  des  Amans  triomphant  de  toutes  les  haines,  de 
toutes  les  fatalités,  par  l'Hymen,  ou  mieux  encore ,  —  Roméo  et  Ju- 
liette,—  par  la  Mort,  qui  est  l'hymen  plus  définitif,  le  seul  qui  ne  soit 
point  sujet  aux  trahisons  ni  aux  divorces.  »  L'histoire  ne  manque  pas 
de  grandeur  :  le  nombre  des  majuscules  employées  à  la  raconter  en 
témoigne.  On  pourrait  la  narrer  d'une  autre  façon,  plus  simple,  plus 
concrète,  et  qui  serait  celle-ci  :  invasion  des  côtes  de  la  Grande-Bre- 
tagne par  les  Danois;  séduction  du  vainqueur  par  la  fille  du  vaincu, 
demande  en  mariage  et  célébration  des  noces;  serment,  prêté  par  la 
fiancée  à  son  père,  de  poignarder  l'époux,  mais  serment  que  l'épouse, 
charmée,  amoureuse  à  son  tour,  n'a  pas  le  courage  de  tenir;  trahison, 
guet-apens  de  l'implacable  beau-père  anglo-saxon,  meurtre  du  gendre 
danois  ainsi  que  de  ses  compagnons,  et,  dans  les  bras  du  mourant, 
trépas  aussi  de  sa  femme;  apothéose  conjugale.  «  Et  ceci  se  passait 
dans  des  temps  très  anciens.  »  J'entends  que  Gicendoline  remonte  à  la 
belle  époque  du  wagnérisme  en  France.  Alors  tout  sujet  de  ce  genre 
flattait  notre  passion,  notre  engouement  pour  la  légende  ou  la  préhis- 
toire du  Nord.  Alors;  on  ne  rêvait  que  d'opéras  où  des  gaillards  aux 
cheveux  roux,  aux  bras  nus  et  cerclés  de  fer,  portent  «  sayon  de  poil 
da chèvre  »  et  célèbrent,  en  de  farouches  transports,  l'hydromel,  les 
combats  et  les  Walkyries,  tout  ce  qu'on  appelait  auparavant  «  le  jeu, 
le  vin,  les  belles.  »  Et  le  Walhalla,  que  j'allais  oublier!  L'effet  de  ce 
mot  seul  était  magique  sur  les  abonnés  de  l'Opéra,  qui  venaient  de 
faire  connaissance  avec  Brunnhilde  et  Wotan.  Les  loges  et  l'am- 
phithéâtre ne  rêvaient  d'autre  Paradis  qiae  celui  d'Odin.  Aujourd'hui 
c'est  un  peu  le  Paradis  perdu.  Aujourd'hui,  comme  Salammbô,  lasse 
égalenieut  d'être  barbare,  nous  nous  prenons  à  soupirer:  «Qui  m'em- 


REVUE    MUSICALE.  707 

portera  vers  des  dieux  plus  doux,  des  deux  plus  démens  !  »  Quelques 
uns  même  commencent  de  trouver  un  peu  de  poncif  dans  l'idéal 
■wagnérien. 

La  musique  de  Givendoline ,  voilà  vingt-cinq  ans,  nous  parut  un 
peu  grosse  :  elle  n'a  pas  minci  en  \ieillissant.  Le  genre  barbare  est 
un  genre  dangereux.  On  y  tombe  aisément  et  lourdement  dans  la 
vulgarité.  Gwendoline  ofTre  maint  exemple  de  ce  genre  de  chute.  Le 
personnage  d'Harald,  le  chef  danois,  sonne  un  peu  le  «  bronze  d'art,  » 
si  ce  n'est  le  zinc.  Le  poème  a  quelque  chose  de  wagnérien,  mais  on 
rencontrerait  plutôt  du  Reyer  dans  la  partition.  Ghabrier,  en  somme, 
était  de  ces  artistes  chez  lesquels  le  sentiment  ou  l'instinct,  la  passion 
même,  l'emporte  sur  le  savoir  et  le  style.  «  Musique  avant  tout  de 
musicien,  »  a  dit  de  sa  musique  un  de  ses  admiratem^s.  Non  pas,  car, 
si  c'est  un  métier,  et  c'en  est  un,  de  faire  un  opéra,  comme  de  faire 
un  hvre,  il  semble  que  l'auteur  de  Givendoline  ne  l'ait  possédé  qu'à 
demi,  ou  quil  l'ait  appris  trop  tard;  qu'il  n'ait  pu  mettre  au  service 
d'une  nature  robuste,  de  sensations  Adves  et  d'idées  parfois  originales 
et  fortes,  qu'une  technique  incomplète,  une  plume  hésitante  et  un 
style  mal  assoupli.  Dans  Givendoline,  la  grâce  même  (il  y  en  a)  manque 
parfois  de  naturel  et  d'aisance  :  tel  chœur  féminin  s'embarrasse  et 
s'empêtre  en  d'assez  gauches  harmonies.  Et  puis,  et  surtout  il  arrivait 
que  Ghabrier  trouvât  dans  la  violence  l'illusion  de  la  force.  Il  prenait 
volontiers  le  bruit  pour  la  sonorité.  Givendoline  fait  à  peu  près  con- 
stamment un  terrible  tapage.  Avec  cela  mainte  page  est  digne  de 
survivre.  Depuis  un  quart  de  siècle,  quelques  beaux  momens,  comme 
l'eût  souhaité  Gœthe,  se  sont  arrêtés,  qui  sans  doute  ne  passeront  pas. 
C'est,  au  premier  acte,  la  ballade  de  GwendoUne,  schet^zo  farouche, 
dont  le  rythme  est  original  et  la  mélodie  éclatante;  c'est  encore  une 
cantilène  d'Harald,  espèce  de  romance  héroïque,  où  beaucoup  de 
noblesse  n'exclut  pas  un  peu  de  veulerie,  avec  une  certaine  banalité. 
Citons  aussi,  dans  le  duo  nuptial  du  second  acte,  plutôt  que  les  élans 
passionnés,  un  intermède  paisible,  celui  qu'on  pourrait,  d'après  l'atti- 
tude des  personnages,  appeler  l'épisode  assis.  Il  est  souvent  le  meil- 
leur (souvenez-vous  de  Tristan)  dans  les  grandes  scènes  d'amour. 
Enfin  l'épithalame  demeure  un  modèle  accompli  de  polyphonie  vocale, 
un  rare  et  riche  morceau  de  pure  musique,  le  seul  peut-être  de  l'ou- 
vrage où  l'écriture  serve  bien  la  pensée,  où  la  lettre  ne  trahisse  point 
l'esprit. 

Ni  l'esprit  ni  la  lettre  de  son  art  ne  manque  à  la  principale  inter- 
prète de  Givendoline,  ^V^"  KousiiczofT.  Depuis  longtemps  on  n'avait 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  eu  le  plaisir  d'admirer,  dans  layoix  d'une  cantatrice,  plus  d'éclat 
sans  dureté,  plus  de  pureté  sans  froideur,-et,  dans  le  jeu,  les  gestes,  les 
attitudes  dune  comédienne,  en  un  mot  dans  toute  la  personne  d'une 
femme,  plus  de  charme,  d'intelligence  et  de  vivacité. 

Mieux  encore,  beaucoup  mieux  que  la  Gwendoline  de  Chabrier, 
plus  inspirée  et  portée  plus  haut  par  une  autre  musique.  M'"*'  Kous- 
nezofî  a  été  la  Marguerite  de  Gounod  :  une  Marguerite  genre  Nilsson, 
à  la  voix  pure,  limpide,  brillante,  et  qui  par  instans  vous  ferait  vous 
demander  comme  Tristan  :  «  HiJre  ich  nicht  das  Licht?  Est-ce  que  je 
n'entends  pas  la  lumière?  »  Par  le  chant  et  le  jeu,  l'artiste  rend  aux 
scènes  de  l'église  et  de  la  prison  leur  puissance.  Tendre  quand  il  le 
faut  (et  dans  ce  rôle  il  le  faut  souvent)  elle  l'est  peut-être  avec  moins 
de  naïveté  que  de  grave  et  noble  émotion.  Maint  détail  est  compris 
finement  :  par  exemple,  en  un  passage  de  la  scène  des  bijoux,  essayant 
le  bracelet,  au  lieu  de  s'écrier,  avec  une  terreur  anticipée  et  mélodra- 
matique du  démon  :  Dieu!  c'est  comme  une  main  qui  sur  mo7i  bras  se 
pose!  la  nouvelle  Marguerite  exprime,  par  la  voix  et  le  geste,  la 
douceur  désirée  et  d'avance  presque  ressentie  d'une  première  caresse 
d'amour.  Enfin  —  nous  voulons  dire  à  la  fin  —  M'"''  KousnezofT  chante 
la  fameuse  et  triple  invocation  :  Anges  purs,  anges  radieux!  de  façon 
tout  à  fait  rare  :  d'une  voix  magnifique  d'abord;  et  puis  en  mesure, 
parfaitement  en  mesure;  et  puis  sans  aucune  hâte,  plutôt  au  contraire 
avec  une  certaine  retenue,  avec  une  sorte  d'intensité  croissante  et  de 
calme  rayonnant.  C'est  une  interprétation  originale,  grandiose,  et  qui 
nous  a  donné,  d'une  ancienne  et  toujours  belle  page,  une  impression 
profonde  et  renouvelée. 

Si  nous  ne  parlons  pas  de  certain  pot-pourri  chorégraphique  dont 
on  a  fait  suivre  Gwendoline,  sous  le  nom,  jusqu'ici  plus  honoré, 
d'Espana,  ce  n'est  pas  par  oubli,  mais  plutôt  par  courtoisie  pour 
l'auteur  féminin  du  scénario,  M"""  veuve  Catulle  Mondes.  C'est  aussi 
parce  que  nous  admirons,  mais  toute  seule,  Espana,  l'éclatante  rap- 
sodie  de  Chabrier,  sa  meilleure  œuvre,  ici  fourvoyée  et  perdue. 

Camille  Bellaigue. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


On  ne  peut  que  s'incliner  devant  un  cercueil  prématurément 
ouvert  et  devant  le  lit  d'un  blessé.  L'effroyable  catastrophe  qui, 
le  21  mai  dernier,  a  coûté  la  vie  à  M.  Berteaux  et  qui,  pour  plusieurs 
semaines,  a  réduit  M.  Monis  à  l'immobilité  est  un  de  ces  coups  du 
sort  qui,  par  une  tragique  leçon  de  choses,  nous  rappellent  ce  qu'il  y 
a  d'instable  et  de  fatal  dans  la  condition  humaine,  et  on  serait  tenté 
de  dire,  avec  le  plus  grand  des  orateurs  chrétiens  :  Et  nunc  erudi- 
mini...  Ce  n'est  pas  le  moment  de  juger  l'œuvre  pohtique  de  M.  Ber- 
teaux :  nous  l'avons  fait  assez  souvent  et  assez  hbrement  pendant  sa 
\de  pour  avoir  le  droit  de  nous  en  taire  le  lendemain  de  sa  mort.  Et 
au  surplus,  ce  moment  re viendra- t-il  jamais  ?  M.  Berteaux  était  un  de 
ces  hommes  qui  tiennent  une  large  place  de  leur  vivant,  mais  que  la 
tombe  prend  tout  entiers.  Sa  disparition  peut  cependant  avoir  quelque 
influence  sur  la  classification  des  partis  à  la  Chambre.  Il  avait  de 
l'activité,  de  l'entregent,  du  haut,  des  moyens  d'action  qui  tenaient 
à  son  caractère  et  à  sa  fortune,  et  le  groupe  radical  socialiste  lui 
devait  en  partie  son  apparente  sohdité.  Le  ministère  également.  Sa 
mort  peut  amener  en  tout  cela  des  modifications  prochaines.  Il  s'en 
est  fallu  de  peu  que  le  môme  accident  fit  deux  victimes.  Heureusement 
M.  Monis,  dont  l'état  avait  inspiré  d'abord  des  inquiétudes,  a  été 
bientôt  hors  de  danger  :  hors  de  danger  disons-nous,  mais  non  pas, 
politiquement,  hors  de  cause.  La  question  s'est  posée  tout  de  suite  de 
savoir  si,  cloué  sur  son  lit,  il  pourrait  remplir  sa  tâche  de  président 
du  ConseO  :  elle  n'est  pas  encore  résolue. 

Nous  n'avons,  pour  notre  compte,  aucune  répugnance  à  voir 
M.  Monis  conserver  la  présidence,  pourvu  qu'il  puisse  l'exercer.  Si 
un  nouveau  ministère  devait  indiquer  une  nouvelle  orientation  de 
notre  pohtique,  il  vaudrait  la  peine  de  le  former;  mais  dans  l'état 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'anarcllie  où  est  aujourd'hui  la  Chambre,  à  changer  les  personnes  on 
ne  changerait  pas  les  choses,  et  alors  où.serait  l'avantage?  Un  prési- 
dent du  Conseil  aUté  est  un  symijole  assez  exact  de   la   situation 
actuelle,  et  nous  ne  sommes  pas  bien  sûrs  que  le  ministère  ne  soit 
pas,  sinon  phis  fort,  au  moins  pkis  durable,  dans  les  conditions  pré- 
sentes qu'il  ne  l'était  auparavant.  Comment  renverser  un  homme 
qui  est  dans  l'impossibihté  d'affronter  la  bataille  et  qui,  au  point  de 
vue  parlementaire,  peut  invoquer  le  plus  légitime  des  ahbis?  Il  y  a 
d'ailleurs,  sans  que  peut-être  elle  s'en  rende  distinctement  compte 
elle-même,  quelque  chose  qui  plaît  à  la  Chambre  dans  cette  absence 
du  gouvernement.  Toutes  ses  tendances  sont  à  la  confiscation  du 
pouvoir  exécutif  à  son  profit,  et  elle  trouve  des  facilités  inespérées 
dans  la  maladie  du  président  du  Conseil.  M.  Jaurès  tient  plus  que 
jamais  à  la  conservation  de  ce  ministère;  il  y  tenait,  on  le  sait,  avant 
la  catastrophe  d'Issy-les-Moulineaux  ;  0  y  tient  encore  davantage  après, 
et  il  a  raison.  Léchpse  partielle   du  gouvernement   fait  fort  bien 
son  affaire  et,  pour  ce  motif  même,  elle  ne  ferait  pas  la  nôtre,  si  nous 
pouvions  espérer  un  ministère  qui  remplirait  plus  activement  sa 
fonction  que  celui-ci;  mais  où  en  trouver  les  élémens?  L'expérience 
de  ce  minimum  de  gouvernement  se  fera  donc  jusqu'au  bout,  c'est-à- 
dire  jusqu'au  jour  où  les  inconvéniens  en  seront  trop  manifestes. 
En  attendant,  comme  il  faut  borner  ses  désirs,  nous  les  réduisions  à 
avoir  un  général  au  ministère  de  la  Guerre  et  satisfaction  nous  a  été 
donnée.  M.  Monis  y  a  eu  quelque  mérite.  La  nouvelle  de  la  résolu- 
tion qu'U  avait  prise  à  ce  sujet  a  produit  quelque  émotion  dans  le 
monde  parlementaire.  Les  journaux  ont  raconté  que  le  jour  même  des 
obsèques,  derrière  le  cercueil  de  M.  Berteaux,  une  sorte  de  club  s'était 
spontanément  formé  où  on  discutait  en  plein  air,  comme  on  l'aurait 
fait  dans  les  couloirs  de  la  Chambre,  la  grave  question  d'un  ministre 
mihlaire  ou  d'un  ministre  civil.  La  majorité  était  naturellement  pour 
le  civil  :  si  le  mihtaire  l'emportait,  elle  demandait  du  moins  qu'on 
lui  réservât  un  sous-secrétariat  d'État,  et  nous  féhciterions  encore 
M.  Monis  de  la  résistance  qu'il  a  faite  sur  ce  point  si  le  Temps  n'avait 
expliqué   que    l'embarras    aurait  été  inextricable   de   choisir  entre 
un  trop  grand  nombre  de  candidats.  On  parlait  déjà  pour  le  lende- 
main d'un  conseil  des  ministres  mouvementé;  M.  Monis  a  fait  acte 
d'autorité  ;  il  a  annoncé  le  choix  qu'il  avait  fait  du  général  Goiran,  et 
tout  le  monde  s'est  inchné,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  tout  le  monde 
se  soit  sincèrement  résigné.  Nous  ne  connaissons  pas  le  nouveau 
ministre,  mais  la  nécessité  d'avoir  aujourd'hui  un  général  à  la  Guerre 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  711 

s'imposait  avec  évidence,  et  nous  sommes  heureux  qu'on  l'ait  recon- 
nue. Pour  le  reste,  nous  ferons  comme  tout  le  monde;  nous  laisse- 
rons à  l'expérience  le  soin  de  montrer  si  le  gouvernement  peut  se 
passer  dune  tête  non  seulement  agissante,  mais  présente.  Le  jour 
de  la  rentrée  de  la  Chambre,  les  reporters  ont  interrogé  les  députés 
présens  pour  connaître,  à  ce  sujet,  leur  opinion.  L'un  d'eux,  —  nous 
nous  excusons  d'avoir  oublié  son  nom,  —  a  répondu  qu'il  était 
bien  regrettable  que  l'accident  du  21  mai  ne  fût  pas  arrivé  pendant 
les  vacances,  parce  qu'alors  il  n'aurait  eu  aucun  inconvénient.  Ce 
député  est  un  sage;  son  observation  est  pleine  de  sagacité.  Si  le  Par- 
lement était  en  vacances,  il  est  clair  que  M.  le  président  du  Conseil 
n'aurait  pas  à  figurer  sur  le  banc  des  ministres  et  à  monter  à  la  tri- 
bune ;  il  pourrait  gouverner  de  sa  chambre  à  coucher.  Par  malheur, 
l'accident  est  arrivé  au  moment  même  où  le  Parlement  allait  se  réunir, 
et  c'est  ce  qui  rend  la  situation  si  embarrassante.  Nous  ne  nous  char- 
geons pas  de  dire  comment  on  en  sortira. 

Il  avait  été  couA-enu,  lorsque  la  Chambre  s'est  séparée  avant  Pâques, 
que,  dès  son  retour,  elle  s'attaquerait  enfin  au  grand  problème  de  la 
réforme  électorale.  Beaucoup  de  mauvaises  volontés  avaient  agi  dis- 
crètement, sournoisement,  pour  éloigner  ce  calice  des  lèvres  de  la 
Chambre,  car  c'est  un  calice,  et  il  est  amer:  néanmoins,  le  moment 
est  venu  où  toutes  les  échappatoires  se  sont  trouvées  fermées  et  où  il 
a  fallu  prendre  la  coupe  en  main  pour  la  vider  d'une  manière  ou 
d'une  autre.  On  l'a  senti;  le  rendez-vous  a  été  donné  par  les  uns 
et  accepté  par  les  autres,  il  n'y  avait  plus  à  reculer.  Les  choses 
en  étaient  là  lorsque  est  arrivé  le  sinistre  événement  du  21  mai. 
Alors  la  proposition  a  surgi  de  mettre  en  tête  de  l'ordre  du  jour  la 
discussion  du  programme  naval.  Nous  sommes  les  premiers  à 
reconnaître  l'intérêt  vif  et  urgent  qui  s'attache  à  cette  discussion, 
et  peut-être  la  présence  de  M.  le  président  du  Conseil  n'y  est-elle  pas 
indispensable  ;  celle  de  M.  le  ministre  de  la  Marine  peut  à  la  rigueur 
y  suffire.  Cependant,  et  M.  Delcassé  doit  s'en  souvenir  mieux  que 
personne,  les  présidens  du  Conseil  d'autrefois  ont  tenu  à  dire  leur 
mot  dans  les  débats  de  ce  genre,  puisque  c'est  au  cours  de  l'un  d'eux 
qu'il  a  eu  l'occasion  de  renverser  M.  Clemenceau  :  et  M.  Monis,  alors 
qu'il  était  sénateur,  ne  s'est  nullement  désintéressé  des  questions  ma- 
ritimes, il  s'en  était  même  fait  une  sorte  de  spéciahté.  La  proposi- 
tion de  mettre  le  programme  naval  en  tête  de  l'ordre  du  jour  est 
donc  apparue  comme  une  nouvelle  tentative  d'ajourner  la  réforme 
électorale.  Ses  partisans  ont  énergiquement  protesté,  et  leur  protes- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tation  a  trouvé  tant  d'écho  qu'il  a  bien  fallu  en  tenir  compte.  Le 
conseil  des  ministres,  réuni  autour  du  lit  de  M.  Monis,  a  décidé  que 
Tordre  du  jour  de  la  Chambre  ne  serait  pas  modifié  :  on  peut  enfin 
espérer  qu'un  grand  débat  va  s'ouvrir  sur  le  scrutin  de  liste  et  la 
représentation  proportionnelle . 

La  réforme  est  mûre,  elle  ne  le  sera  jamais  davantage,  l'heure  a 
sonné  pour  tous  de  s'en  expliquer  avec  franchise,' et  le  mouvement 
d'opinion  qui  s'est  manifesté  aux  élections  dernières  donne  à  croire 
que  le  pays  ne  tolérerait  pas  un  avortement.  La  Chambre  ne  saurait 
se  dissimuler  qu'elle  est  peu  populaire  ;  elle  a  mal  débuté  ;  la  lon- 
gueur inusitée  de  la  discussion  du  budget  a  donné  une  impression 
d'impuissance  d'où  résulte  un  commencement  de  discrédit,  et  ce 
discrédit  serait  complet  si,  après  le  budget,  la  Chambre  se  mon- 
trait incapable  de  mener  à  terme  une  réforme  en  faveur  de  laquelle 
se  sont  prononcés  des  milHons  d'électeurs.  Elle  s'en  rend  compte. 
Dans  le  parti  radical,  qui  reste  au  fond  attaché  au  scrutin  de  Liste 
et  qui  usera  pour  le  maintenir  de  toutes  les  ressources  de  la  tac- 
tique parlementaire,  des  demi-conversions,  au  moins  apparentes,  se 
sont  produites.  Le  temps  n'est  pas  encore  loin  où  M.  Combes,  cédant 
une  fois  de  plus  à  sa  manie  d'excommunier  tous  ceux  qui  ne  sont 
pas  de  son  avis,  mettait  hors  de  la  République  les  partisans  du 
scrutin  de  hste  et  de  la  représentation  proportionnelle  ;  il  dénonçait 
les  intrigues  et  les  coalitions  inavouables  perfidement  ourdies  par 
eux  ;  et,  de  son  côté,  M.  Pelletan  déployait  toute  sa  verve  pour  dé- 
fendre le  scrutin  d'arrondissement  si  injustement,  si  méchamment 
attaqué.  Ce  scrutin  était  l'arche  sainte  de  la  République.  Les  temps 
sont  changés,  puisque  M.  Combes  et  M.  Pelletan  se  résignent  aujour- 
d'hui au  scrutin  de  Uste.  Il  faut  s'attendre  à  ce  qu'ils  l'entourent  de 
conditions  inadmissibles  ;  M.  Pelletan,  par  exemple,  refuse  d'y 
adjoindre  la  représentation  proportionnelle  sans  laquelle  il  aggrave- 
rait la  situation  au  lieu  de  l'améUorer,  en  donnant  aux  majorités  une 
force  plus  écrasante  encore  que  celle  d'aujourd'hui.  Il  y  a,  en  tout 
cela,  des  malentendus  volontaires,  des  équivoques  calculées,  que 
la  discussion  dissipera.  Mais  comment  pourrait-elle  se  poursuivre 
à  fond  si  M.  le  président  du  Conseil,  n'est  pas  au  banc  des  mi- 
nistres ?  Qui  pourrait  parler  en  son  nom  ?  Qui  pourrait  le  rem- 
placer? On  dit  quelquefois  que  la  question  n'intéresse  que  la 
Chambre  et  qu'il  lui  appartient  de  la  trancher  souverainement. 
Puisqu'il  s'agit  de  son  mode  de  recrutement,  à  quoi  bon  une  autre 
opinion  que  la  sienne?  Ceux  qui  tiennent  ce  langage  le  font-ils  sérieu- 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

sèment?  La  vérité  est  qu'il  n'y  a  pas  de  question  qui  intéresse  plus  le 
gouvernement  et  engage  sa  responsabilité  davantage.  Jamais  à  aucun 
moment,  dans  aucun  pays,  il  ne  s'en  est  désintéressé,  et  c'est  pour 
n'avoir  pas  compris  la  solution  à  y  donner  que  le  gouvernement 
de  Juillet  a  succombé  en  18i8.  La  situation  actuelle  présente  donc 
l'antinomie  suivante  :  il  est  impossible  d'ajourner  la  discussion  de  la 
réforme  électorale,  la  présence  de  M.  le  président  du  Conseil  y  est 
indispensable,  M.  Monis  est  dans  l'impossibilité  d'y  assister.  Le  même 
cas  se  présentera  plus  d'une  fois,  d'une  manière  moins  frappante, 
moins  saisissante  peut-être,  mais  avec  le  même  caractère  de  nécessité 
d'une  part  et  d'impossibilité  de  l'autre.  Comment  concilier  ces  élé- 
;nens  opposés?  Quelle  que  soit  la  juste  estime  dont  jouit  dans  le 
monde  parlementaire  M.  le  garde  des  Sceaux  Antoine  Perrier,  il  ne 
saurait  remplacer  M.  Monis.  Encore  une  fois,  nous  n'aA^ons  aucune 
raison  de  désirer  aujourd'hui  une  crise  ministérielle  qui  ne  modi- 
fierait pas  sensiblement  la  situation  politique  et  ne  profiterait  pas  aux 
opinions  modérées  ;  mais  il  faut  que  le  gouvernement  marche  et  le 
président  du  Conseil  est  provisoirement  invalide.  A  chaque  incident, 
on  se  tournera  vers  le  banc  du  gouvernement  pour  demander  un 
avis  que  personne  n'aura  autorité  ni  compétence  pour  donner.  Alors 
que  fera-t-on?  On  passera  outre  ?  C'est  bien  ce  que  nous  craignons: 
il  n'y  a  rien  de  plus  redoutable  que  d'habituer  une  Chambre  à  se  passer 
de  gouvernement. 

Tels  sont  les  problèmes  que  la  catastrophe  du  21  mai  a  fait  surgir 
de  la  manière  la  i)lus  inopinée.  Ils  sont  déUcats  et  difficiles,  sans 
doute.  Aucun  précédent  n'aide  à  les  résoudre,  car  le  cas  ne  s'est  pas 
encore  présenté,  dans  notre  histoire  parlementaire,  d'un  président 
du  Conseil  condamné  à  une  longue  immobilité.  Mais  s'il  n'y  a  pas  de 
précédent  qui  puisse  nous  éclairer  dans  le  passé,  il  est  dangereux 
d'en  créer  un  qui  puisse  égarer  nos  successeurs  dans  1  avenir. 

Les  considérations  qui  précèdent  tirent  des  circonstances  pré- 
sentes une  gravité  particulière.  Le  gouvernement  s'est  lancé  et  nous 
a  lancés  avec  lui  dans  l'afTaire  marocaine  avec  plus  de  hardiesse  que 
de  prudence.  Il  est  allé  à  Fez.  L'entreprise,  nous  l'avons  toujours  dit, 
n'était  pas  particulièrement  difficile,  mais  elle  devait  ouvrir  la  porte 
à  d'autres  difficultés  aA'ec  lesquelles  nous  allons  maintenant  être  aux 
prises.  Ce  que  nous  écrivons  au  sujet  de  la  marche  sur  Fez  n'est  pas 
pour  diminuer  le  mérite  de  l'opération  ;  elle  a  été  bien  préparée  et 
bien  conduite  ;  nos  officiers  ont  fait  voir  une  fois  de  plus  qu'ils  étaient 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  hauteur  de  toutes  les  tâches  et  nos  soldats  ont  montré,  avec 
leur  courage  habituel,  une  endurance  et  un  entrain  dignes  des 
meilleurs  jours  de  notre  histoire  miUtaire.  Le  drapeau  français  a  été 
porté  par  des  mains  habiles  et  vaillantes  et  le  pays  en  est  justement 
fier.  Au  début,  les  opérations  ont  paru  lentes  et  ceux  qui,  de  leur  cabi- 
net, avaient  calculé  étape  par  étape  en  combien  de  jours  on  devait 
arriver  à  Fez  ont  eu  quelques  déceptions.  Mais  il  ne  s'agissait  pas  seu- 
lement d'arriver  à  Fez,  il  fallait  y  conduire  des  convois  de  vivres  et 
de  munitions,  et  ces  convois,  il  a  fallu  d'abord  les  former.  Tout  cela 
demandait  du  temps  ;  il  semble  bien  que  le  général  Moinier  en  ait  mis 
le  moins  possible,  étant  donné  surtout  qu'il  partait  de  la  mer,  qu'il  a 
été  obligé  d'attendre  ses  soldats,  ses  mulets,  ses  chameaux,  enfin 
tout  le  matériel  de  guerre  qui  lui  était  envoyé  d'Algérie  et  qui  est 
arrivé  dans  un  grand  désordre.  Nous  persistons  à  croire  qu'on  aurait 
atteint  Fez  plus  vite  si  on  était  parti  de  la  frontière  algérienne  au  lieu 
de  partir  de  la  Chaouïa,  mais  cette  critique  s'applique  à  notre  gou- 
vernement et  non  pas  à  nos  officiers  qui  ont  fait  pour  le  mieux  dans 
les  conditions  qui  leur  étaient  imposées.  Les  nouvelles  de  Fez 
donnaient  l'impression  qu'il  y  avait  urgence  à  débloquer  la  ville  et 
à  la  ravitailler.  Le  général  Moinier  a  dû  à  la  fois  faire  bien  et  faire 
vite  et  il  l'a  fait  avec  une  grande  maîtrise.  Le  succès  l'a  récompensé. 
Lorsque  le  colonel  Mangin  et  lui  se  sont  embrassés,  ils  ont  eu  une 
émotion  qui  a  été  partagée  par  tout  le  pays.  Nous  avions  vécu  des 
jours  d'angoisse  en  songeant  aux  dangers  qui  menaçaient  les  colonies 
européennes  et  nos  instructeurs  mihtaires.  Quelque  confiance  que 
nous  eussions  dans  nos  officiers,  et  elle  était  grande,  un  accident 
pouv^ait  toujours  se  produire.  Et  enfin  nous  risquions  d'arriver  trop 
tard  :  les  craintes  excessives  que  manifestaient  à  cet  égard  quelques 
journaux  avaient  peut-être  (pielque  fondement.  Grâce  à  Dieu,  les 
nuages  qui  enveloppaient  Fez  ont  été  dissipés;  les  Européens  étaient 
saufs  et  ne  paraissaient  même  pas  avoir  beaucoup  souffert;  nos 
instructeurs  mihtaires  avaient  repoussé  tous  les  assauts  tentés 
contre  la  ville;  l'artillerie  dont  ils  disposaient  les  y  avait  puissam- 
ment aidés;  enfin  les  divisions  survenues  outre  les  assiégeans  avaient, 
au  dernier  moment,  facihté  leur  œuvre.  Les  assiégeans,  en  effet, 
avaient  tiré  leurs  derniers  coups  de  fusil  les  uns  contre  les  autres 
et,  quand  notre  corps  expéditionnaire  est  arrivé  en  vue  de  Fez,  ils 
s'étaient  déjà  dispersés,  sentant  sans  doute  que,  pris  entre  les  feux 
de  la  ville  et  ceux  de  nos  soldats,  une  résistance  sérieuse  leur  serait 
impossible.  Ils  ont  donc  disparu,  mais  on  aurait  tort  de  croire  que  ce 


REVUE.    CHRONIQUE.  715 

soit  sans  esprit  de  retour.  Probablement  nous  aurons  une  accalmie 
de  quelques  semaines.  La  saison  des  moissons  est  commencée  et 
on  sait  qu'elle  suspend  toujours  les  hostilités  au  Maroc.  Il  faut  pro- 
fiter de  ce  temps  de  répit  pour  mettre  Fez  à  même  de  repousser  un 
retour  offensif  des  tribus  rebelles  et  le  Sultan  en  situation  d'exercer 
son  autorité,  sans  nous  faire  d'ailleurs  illusion  sur  ce  qu'elle  conserve 
de  précaire.  Le  Sultan  nous  a  appelés,  nous  sommes  allés  à  son 
secours,  nous  l'avons  sauvé  :  ce  ne  sont  pas  là  des  recommandations 
pour  lui  auprès  de  ses  sujets.  Le  problème  marocain  reste  le  même 
qu'auparavant.  Quelques  journaux  ont  conclu  de  la  rapidité  et  de  la 
facilité  de  notre  marche  sur  Fez  qu'on  s'était  fait  illusion  sur  les  ré- 
sistances que  le  Maroc  pouvait  nous  opposer,  et  ils  ne  sont  pas 
éloignés  d'en  conclure  que  nous  n'avons  qu'à  marcher  de  l'avant 
pour  être  les  maîtres  du  pays.  A  cet  optimisme  complaisant  nous 
ne  voulons  pas  opposer  un  pessimisme  exagéré;  mais,  n'ayant  pas 
cessé  de  répéter  que  les  difficultés  véritables  commenceraient  quand 
nous  serions  à  Fez,  ce  n'est  pas  au  moment  où  en  effet  nous  y 
sommes  que  nous  les  croirons  supprimées. 

Notre  principale  inquiétude  vient  de  ce  que  notre  gouvernement 
n'a  jamais  fait  ce  qu'il  s'était  tout  d'abord  proposé.  Bien  que  son 
œuvre  marocaine  n'ait  encore  duré  que  quelques  semaines,  elle  a  tra- 
versé plusieurs  phases  différentes.  Dans  la  première,  il  n'était  nul- 
lement question  d'aller  à  Fez;  le  gouvernement  protestait  de  sa  ferme 
intention  de  ne  pas  le  faire  et  nous  ne  doutons  nullement  de  sa  sincé- 
rité. Nous  sommes  moins  sûrs  de  sa  fermeté.  Comment  pourrait-il  en 
être  autrement  puisque,  dans  une  seconde  phase  qui  a  succédé  très 
vite  à  la  première,  le  gouvernement  a  envoyé  dans  la  Chaouïa  des 
forces  considérables  dont  la  poussée  en  quelque  sorte  mécanique 
devait  le  faire  avancer  plus  ou  moins  loin,  mais  enfin  le  faire  avancer 
dans  la  direction  de  Fez.  C'est  ce  qui  est  arrivé  ;  mais  alors  le  Con- 
seil des  ministres  a  décidé  que  nos  colonnes  s'arrêteraient  à  une 
certaine  distance  de  la  ville,  laissant  aux  troupes  chérifiennes  le  soin 
de  faire  le  reste  du  chemin.  Cette  solution  nous  semblait  sensée,  et 
d'autres,  plus  entreprenans  que  nous,  s'en  contentaient  :  malheureu- 
sement, pendant  que  nous  étions  occupés  à  en  faire  ressortir  les  mé- 
rites, le  Conseil  des  ministres  se  réunissait  de  nouveau  et,  sans 
donner  d'ailleurs  le  motif  de  sa  conversion,  décidait  cette  fois  qu'on 
irait  à  Fez,  —  mais  qu'on  n'y  resterait  pas.  On  n'y  restera  pas?  Nous 
serions  fort  aise  qu'on  pût  effectivement  ne  pas  y  rester  après  y 
être  allé  ;  ce  ne  sera  pas  aisé  ;  le  gouvernement  joue  la  difficulté;  mais 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfin,  soit  :  nous  attendons  la  réalisation  de  cette  dernière  promesse 
et  nous  souhaitons  qu'elle  soit  tenue.  H  ne  peut  évidemment  pas 
s'agir  de  quitter  Fez  du  jour  au  lendemain,  sans  avoir  pris  aucune 
précaution  contre  le  retour  de  la  situation  qui  nous  y  a  amenés  ;  per- 
sonne ne  comprendrait  qu'après  avoir  fait  cet  effort,  nous  nous 
exposions  aie  recommencer  dans  quelques  mois.  Mais  alors  que  faire? 
Deux  questions  s'imposent  à  nous,  une  question  politique  et  une 
question  militaire.  La  première  n'est  pas  la  moins  délicate  àrésoudre. 
Elle  consiste  à  savoir  quelle  doit  être  notre  attitude  à  l'égard  du 
Sultan. 

Si  nous  l'avons  sauvé,  ce  n'est  sans  doute  pas  à  cause  de  l'intérêt 
que  nous  prenons  à  sa  personne.  Avant  de  monter  sur  le  trône  en  y 
supplantant  son  frère,  Moulai  Hafid,  probablement  bien  conseillé  par 
des  personnes  qui  connaissaient  l'Europe,  se  présentait  à  elle  comme 
un  prince  éclairé,  modéré,  humain,  presque  philosophe,  au  point 
que  M.  Jaurès  en  était  émerveillé  et  n'en  parlait  qu'avec  tendresse. 
Mais  depuis,  Moulai  Hafid  a  démenti  toutes  ces  belles  promesses, 
au  point  que  M,  Jaurès  n'en  dit  plus  rien  et  que  nous  n'en  dirons 
rien  nous-mêmes,  puisque  nous  ne  pourrions  en  dire  que  du  mal, 
ce  qui,  dans  les  circonstances  présentes,  serait  plus  nuisible  qu'utile. 
Moulai  Hafid  est  détesté  de  ses  sujets  et  le  concours  que  nous 
venons  de  lui  prêter  n'est  pas  de  nature  à  lui  refaire  une  popularité. 
Toutefois,  ce  concours  nous  engage  dans  une  certaine  mesure  et, 
sans  aimer  le  Sultan  pour  lui-même,  sans  espérer  qu'il  se  fasse 
aimer  par  les  autres,  nous  devons  lui  fournir  quelques  moyens  de  se 
soutenir.  Ne  nous  dissimulons  pas  que  ces  moyens  sont  surtout 
pécuniaires;  tant  qu'il  aura  de  l'argent,  le  Sultan  trouvera  des  sol- 
dats; mais  comment  lui  fournir  de  l'argent?  Le  Maroc  a  déjà  une 
dette  écrasante,  qui  provient  en  grande  partie  des  opérations  miU- 
taires  faites  par  nous  et  par  les  Espagnols,  dans  son  intérêt,  nous  le 
voulons  bien,  dans  celui  de  la  civiUsation  à  coup  sûr,  mais  non  pas 
dans  celui  de  ses  finances.  Nous  venons  de  procéder  à  une  nouvelle 
expédition  miUtaire,  plus  importante  encore  que  les  précédentes,  et 
qu'il  est  encore  plus  naturel  de  faire  payer  par  le  Sultan,  puisqu'il 
nous  a  appelés.  Cependant  il  y  a  une  limite  à  tout,  et  nous  nous 
demandons  avec  inquiétude  quelle  est  la  vraie  situation  pécuniaire 
de  Moulai  Hafid.  Point  d'argent,  point  de  Suisses,  disait-on  autrefois  : 
avec  quelques  variantes  dans  les  termes,  la  même  affirmation  s'ap- 
plique au  Maroc  d'aujourd'hui.  La  première  question  à  y  résoudre 
est  donc  financière,  et  de  sa  solution  dépend  celle  de  presque  toutes 


REVUE.    CHRONIQUE.  717 

les  autres.  Avec  de  l'argent  et  quelques  instructeurs  français,  le 
Sultan  pourra  lever  et  entretenir  la  petite  armée  dont  il  a  besoin 
pour  ne  pas  être  exposé  une  fois  de  plus  aux  cruelles  péripéties  dont 
il  vient  de  sortir.  Avec  de  l'argent  aussi,  il  pourra  ravitailler  Fez  en 
vivres  et  en  numitions,  de  manière  à  soutenir  un  long  siège  et  à 
donner  aux  assiégeans  le  temps  de  se  quereller  entre  eux  et  de  se 
débander.  Enfin  il  nous  importe  grandement  de  prendre  des  mesures 
pour  que,  dès  qu'un  danger  sérieux  so  manifestera,  les  colonies  euro- 
péennes soient  conduites  dans  un  port  où  elles  seront  en  sécurité. 
Leur  présence  à  Fez,  au  cours  des  derniers  événemens,  a  singulière- 
ment contribué  à  émouvoir  la  sensibilité  générale.  C'étaient  comme 
des  otages  que  nous  avions  en  pays  ennemi  et  qu'il  fallait  dégager  et 
sauver  à  tout  prix.  Quant  aux  instructeurs  européens,  sans  doute  il 
confient  d'en  mettre  à  la  disposition  du  Sultan,  mais  à  la  condition 
que,  préparant  et  faisant  la  guerre,  ils  soient  considérés  comme  des 
belligérans  au  service  du  Maghzen,  et  que  nous  ne  nous  considérions 
pas  comme  contraints  nous-mêmes  d'engager  à  leur  service  toute 
la  politique  de  notre  paj^s.  La  situation  étant  détendue  aujourd'hui, 
on  peut  parler  avec  plus  de  sang-froid.  De  deux  choses  l'une  :  ou  il 
faut  renoncer  à  avoir  à  l'étranger  des  instructeurs  miUtaires  et  les 
rappeler,  ou  il  faut  admettre  qu'ils  suivent  le  sort  de  la  guerre  et, 
tout  en  admirant  leur  héroïsme,  ne  pas  leur  subordonner  les  inté- 
rêts de  la  France  elle-même.  Ce  qui  vient  de  se  passer  montre  com- 
bien il  est  facile  chez  nous,  en  faisant  appel  au  sentiment,  d'égarer 
la  raison  :  c'est  un  inconvénient  auquel  nous  ne  devons  pas  nous 
exposer  à  nouveau. 

Quand  nous  aurons  pris  toutes  ces  mesures,  nous  aurons  fait  pour 
le  Sultan  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  :  nos  devoirs  envers  lui,  à 
supposer  que  nous  en  ayons,  ne  vont  pas  plus  loin  et  ce  n'est  pas 
parce  que  nous  venons  de  le  tirer  d'affaire  que  nous  sommes  liés 
avec  lui,  quoi  qu'il  fasse,  indéfiniment.  Que  nous  importe  sa 
personne?  "Sotre  intérêt  est  sans  doute  que  l'ordre  se  rétablisse  au 
Maroc,  mais  cet  intérêt  n'est  pas  assez  grand  pour  que  nous  réta- 
blissions l'ordre  nous-mêmes  et  partout.  On  nous  dit  que  l'Acte 
d'Algésiras  pose  en  principe  la  souveraineté  du  Sultan  et  que  cette 
souveraineté  ne  sera  réelle  que  lorsque  nous  aurons  pacifié  le  Maroc 
au  profit  de  Moulai  Hafid.  Une  telle  conception  nous  conduirait  loin 
dans  un  pays  où  l'anarchie  a  toujours  existé  et  où  elle  existera  encore 
longtemps.  Nous  y  serons  cependant  amenés  peu  à  peu,  par  la 
force  même  des  choses,  si  nous  restons  a  Fez  plus  longtemps  qu'il 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  nécessaire.  Inévitablement,  nous  serons  alors  entraînés  dans  les 
intrigues  du  pays  et  nous  y  prendrons  part.  Le  Sultan  et  ses  grands 
vassaux  vivent  d'exactions.  On  a  comparé  cette  situation  à  celle  qui 
existait  en  Europe  au  moyen  âge  et  il  y  a  sans  doute  entre  elles 
quelques  analogies,  mais  il  y  a  aussi  des  différences  profondes  qui- 
tiennent  en  grande  partie  à  la  supériorité  morale  du  christianisme 
sur  l'islamisme  et  aux  progrès  que  la  civilisation  avait  faits  chez  nous 
par  la  pénétration  des  influences  latines.  L'état  du  Maroc  est  beaucoup 
plus  violent  et  brutal  que  ne  l'était  celui  de  l'Europe  médiévale,  cette 
violence  et  cette  brutalité  n'étant  contre-balancées  et  atténuées  par 
rien.  Elles  le  seront  un  jour  i)ar  la  pénétration  des  influences  euro- 
péennes et  surtout  françaises,  mais  c'est  là  une  œuvre  de  longue 
haleine  :  nous  avons  même  intérêt  à  ce  qu'il  en  soit  ainsi,  parce  que  , 
si  le  temps  n'était  pas  notre  collaborateur,  c'est  la  force  qui  devrait 
l'être,  et  nous  avons  les  meilleurs  motifs  d'y  recourir  le  moins  pos- 
sible. On  rencontre  aujourd'hui  des  stratégistes  modern-style  pour 
lesquels  le  Maroc  est  une  proie  facile  ;  il  suffit,  à  les  entendre,  de 
tendre  la  main  pour  la  cueillir;  mais  tous  les  militaires  qui  ont 
étudié  le  pays  sont  d'accord  pour  dire  que  sa  conquête,  si  nous 
avions  l'imprudence  de  nous  y  engager,  serait  longue  et  coûteuse  et 
qu'elle  immobiliserait  une  partie  importante  de  nos  forces  pendant 
un  nombre  d'années  impossible  à  déterminer  exactement.  Sont-ce  les 
premiers  qui  ont  raison,  ou  les  seconds?  A  comparer  la  valeur  des 
témoignages,  évidemment  ce  sont  ceux-ci  et  il  y  aurait  une  légèreté 
in(|ualifiable  à  partir  en  guerre  sur  la  foi  de  ceux-là.  La  situation  de 
l'Europe  est  aussi  pour  nous  un  motif  de  prudence.  Certes,  elle  est 
pacifique.  De  quelque  côté  qu'on  se  tourne,  on  ne  voit  que  des  gou- 
vernemens  amis  de  la  paix  et  résolus  à  la  maintenir;  mais  les  meil- 
leures résolutions  peuvent  être  déjouées  par  des  fatalités  imprévues, 
et  nul  aujourd'hui  n'oserait  dire  qu'il  a  conclu  avec  la  paix  un  bail  à 
long  terme.  Au  surplus,  les  destinées  du  monde  ne  dépendent  pas 
seulement  de  la  guerre  et  des  solutions  foudroyantes  quelle  apporte. 
Les  guerres  sont  heureusement  devenues  rares  :  cependant  on  voit 
tous  les  jours  telle  nation  grandir  en  autorité,  en  prestige,  en  prospé- 
rité, et  d'autres  s'amoindrir  et  décliner.  Les  unes  obtiennent  des  succès 
diplomatiques  importans,  les  autres  subissent  de  véritables  revers. 
A  quoi  tiennent  ces  changemens,  ces  oscillations  dont  nous  sommes 
tous  les  jours  témoins,  si  ce  n'est  à  l'impression  que  les  divers  pays 
donnent  de  leur  force  actuellement  disponible  ?  Il  est  fâcheux  sans 
doute  que  la  force  matérielle  ait  à  travers  le  monde  cette  valeur 


REVUE.    CHRONIQUE.  719 

d(' terminante,  même  en  dehors  des  champs  de  bataille,  mais  il  en 
est  ainsi,  et  il  en  sera  ainsi  longtemps  encore  :  dès  lors,  quelque 
intérêt  que  le  Maroc  présente  pour  nous,  nous  devons  conserver 
disponible  la  totalité  de  nos  forces.  Si  nous  avions  une  armée  colo- 
niale qui  nous  permit  de  faire  de  grandes  expéditions  extra-euro- 
péennes sans  emprunter  à  notre  armée  continentale,  ou  même  à 
notre  armée  algérienne,  quelques-uns  de  leurs  élémens  essentiels, 
nous  raisonnerions  peut-être  autrement;  mais  nous  venons  de  con- 
stater que  nous  n'avons  qu'un  embryon  d'armée  coloniale  et,  pour 
faire  notre  opération  marocaine,  il  a  fallu  dégarnir  l'Algérie  dans  des 
proportions  qui,  à  la  longue,  pourraient  y  constituer  un  danger. 
Juge-t-on  ces  données  insuffisantes  ?  Qu'on  interroge  l'histoire  :  il  ne 
faut  pas  remonter  bien  haut  pour  y  trouver  l'exemple  d'expéditions 
qu'aucune  nécessité  ne  nous  imposait  et  qui,  nous  privant  de  nos 
forces  au  moment  où  nous  en  aurions  eu  le  plus  grand  besoin,  ont 
diminué  notre  confiance  en  nous-mêmes  et  paralysé  notre  action.  Ces 
leçons  du  passé  nous  ont  coûté  assez  cher  pour  que  leur  enseigne- 
ment nous  profite. 

Bien  que  nous  l'ayons  dit  plusieurs  fois  déjà,  il  n'est  peut-être  pas 
inutile  de  répéter  que  nous  devons  nous  attacher  à  l'Acte  d'Algésiras 
comme  à  une  sauvegarde  de  notre  situation  au  Maroc.  Il  n'est  pas 
parfait  assurément,  mais  s'il  venait  à  être  déchiré,  rien  ne  prouve 
qu'il  serait  remplacé  par  un  meilleur.  Ici  encore  laissons  le  temps 
faire  son  œuvré  et  contentons-nous  du  présent  en  le  corrigeant  et  en 
l'améliorant  peu  à  peu.  A  ce  point  de  vue,  plus  tôt  nous  quitterons 
Fez,  mieux  cela  vaudra.  Il  restera  pour  nous  le  prestige  d'une 
opération  qui  nous  a  amenés  en  peu  de  jours  sous  les  murs  de  la 
\ille.  Fez  semblait  intangible  ;  les  Marocains  ont  vu  qu'elle  ne  l'était 
pas  et  ils  y  regarderont  à  deux  fois  avant  de  nous  mettre  dans  l'obU- 
gation  de  leur  donner  une  nouvelle  démonstration  de  notre  supé- 
riorité militaire.  Ils  nous  craindront  désormais  davantage;  appli- 
quons-nous maintenant  à  les  rassurer  en  leur  montrant  que  nous 
n'avons  pas  l'intention  de  les  conquérir  et  de  les  gouverner.  Respec- 
tons provisoirement  leurs  mœurs,  même  lorsqu'elles  ne  sont  pas 
respectables,  puisque  nous  ne  pouvons  pas  les  changer  d'un  seul 
coup.  Cette  conduite,  pratiquée  avec  persévérance,  portera  ses  fruits 
qu'il  ne  faut  pas  chercher  à  cueillir  avant  l'heure  :  le  temps  travaille 
pour  nous.  Mais  cette  conduite  est  toute  une  pohtique,  et  ce  que  nous 
avons  dit  en  commençant  de  la  mobilité,  de  la  versatilité,  de  l'impres- 
sionnabilité  de  notre  gouvernement  nous  fait  craindre  qu'il  ne  sache 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  Tadopter  avec  une  fermeté  suffisante.  Puisse  l'événement  dissiper 
ces  craintes  ! 

Les  Alsaciens-Lorrains  ont  eu  une  cruelle  déception.  Ils  comp- 
taient sur  le  Centre  pour  les  aider  à  repousser  le  projet  de  constitu- 
tion que  le  gouvernement  impérial  a  préparé  pour  eux  :  le  Centre, 
en  effet,  les  avait  appuyés  lors  de  la  première  lecture  du  projet, 
mais  il  les  a  abandonnés  et  a  voté  le  projet  en  seconde  et  en  troisième 
lecture.  A  quels  intérêts  d'ordre  politique  intérieur  correspond  cette 
volte-face,  on  le  saura  mieux  sans  doute  quand  viendront  les  élec- 
tions, qui  sont  prochaines,  car  les  questions  relatives  à  l'Alsace-Lor- 
raine  sont  envisagées,  au  Reichstag,  non  pas  en  vue  des  provinces 
annexées,  mais  bien  de  combinaisons  parlementaires  dont  la  compli- 
cation nous  échappe  quelquefois.  Les  socialistes,  eux  aussi,  ont  voté 
le  projet  de  constitution,  et  Bebel  lui-même,  avec  une  grande  tristesse 
dans  le  ton,  a  défendu  pour  la  première  fois,  a-t-il  dit,  un  projet  du 
gouvernement.  Aussi  le  projet  a-t-il  réuni  une  grande  majorité  :  il 
n'a  rencontré  d'opposition  absolue  que  chez  les  conservateurs  qui- 
n'admettent  aucun  changement,  aucune  amélioration  dans  le  sort  des 
Alsaciens-Lorrains  et  qui  ont  rompu  en  paroles  amères  avec  le  chan- 
celier. Cette  rupture  créera  peut-être,  dans  l'avenir,  des  difficultés  à 
M.  de  Bethmann-Holhveg  qui,  en  attendant,  a  obtenu  un  incontes- 
table succès  personnel.  Il  est  d'ailleurs  impossible,  en  l'écoulant,  de 
ne  pas  rendre  hommage  à  sa  loj^auté;  il  croit  avoir  fait  tout  ce  qui 
est  possible  aujourd'hui;  il  promet  mieux  pour  l'avenir;  ce  n'est, 
dit-il,  qu'un  commencement.  Acceptons-en  l'augure  :  mais  c'est  un 
rcMe  ingrat  que  de  vouloir  faire  le  bonheur  des  gens  contre  leur  idée, 
et  les  Alsaciens-Lorrains  repoussent  le  prétendu  présent  qu'on  leur 
donne,  ou  qu'on  leur  inflige.  On  aurait  tort  de  compter  sur  leur 
reconnaissance. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant  y 
Francis  Charmes. 


MA  FIGURE 


(1) 


TROISIEME    PARTIE  (2) 


VII 

—  Êtes-voiis  prêt?  Est-ce  que  je  puis  entrer? 

C'est  avec  ces  précautions,  qu'à  présent,  je  frappe  à  la  porte 
de  Gérard.  Où  est  l'aisance  des  premiers  jours?  Et  la  paix,  qu'est - 
elle  devenue?  A  notre  douce  familiarité  de  malade  et  d'infir- 
mière une  gêne  a  succédé.  Ne  me  sentant  plus  en  sécurité 
auprès  de  celui  que  j'abuse,  j'ai  renoncé  aux  mille  petits  ser- 
vices qu'il  m'était  si  doux  de  lui  rendre  ;  je  m'en  suis  déchargée 
sur  Sophie.  C'est  elle,  quoiqu'elle  n'y  ait  guère  le  cœur,  qui 
assiste  au  lever  de  l'aveugle;  elle  qui,  au  fond  de  la  cuvette, 
verse  l'eau  tiède  et  les  parfums;  elle  qui  l'habille,  qui  passe  le 
peigne  entre  sa  chevelure  épaisse  et  qui,  sous  le  col  mou  de  la 
chemise,  noue  la  cravate  lavallière.  Je  ne  me  présente  qu'en- 
suite, quand  plus  un  détail  ne  manque  et  que,  moi-même,  je 
suis  vêtue  jusqu'au  menton.  Cette  pudeur  m'est  venue  subite- 
ment comme  celle  d'Eve  après  le  péché.  Hélas!  pas  le  tendre 
péché  d'amour  !  Le  mien  ressemblerait  plutôt  à  la  ruse  du  ser- 
pent. Dieu  m'est  témoin,  pourtant,  que  j'avais  l'âme  droite  et 
que  je  chéris  la  franchise  !... 

Ce  que  fut  ma  vie  à  cette  époque,  je  ne  saurais  le  relater. 
Pas  une  parole  de  mon  ami,  pas  un  geste  qui  ne  me  fut  suspect; 

(1)  Copyright  by  Claude  Ferval,  1911. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  13  mai  et  1"  juin. 

TOME  III.  —  1911.  49 


722  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

à  son  approche,  je  m'esquivais,  j'aurais  voulu  être  à  cent 
lieues.  Sa  main  s'étant  un  jour  enhardie  jusqu'à  effleurer  mes 
cheveux,  j'eus  un  recul  épouvanté.  Oh  !  s'il  allait  s'apercevoir  !... 
Causions-nous?  parfois  il  m'arrivait  de  marrêter  au  milieu 
d'une  phrase,  de  la  laisser  en  suspens.  Un  mot,  un  simple  indice 
auraient  si  bien  pu  me  trahir!  Et  même  le  soir,  après  que  le 
sommeil  semblait  m'avoir  affranchie,  j'endurais  encore  le  tour- 
ment de  ceux  qu'un  danger  menace;  des  rêves  où  palpitait  une 
angoisse;  des  cauchemars  pires  que  la  veille. 

Cette  chose  subite,  terrifiante  à  laquelle  je  m'attendais 
constamment,  je  la  crus  un  jour  arrivée.  C'était  le  matin;  la 
douce  lumière  de  mai  entrait  à  flot  par  le  vitrail.  Je  venais  de 
verser  les  gouttes  de  collyre  au  fond  des  paupières  malades. 
Comme  toujours,  elles  avaient  réagi,  s'étaient  violemment  con- 
tractées. Soudain  l'aveugle  les  ouvrit  toutes  grandes  et  par  je 
ne  sais  quel  phénomène  d'hallucination  assez  fréquent,  paraît- 
il,  au  début  d'une  cécité,  il  eut  un  cri  :  «  Je  vois  !  »  La  frayeur 
me  fit  lâcher  le  flacon  que  je  tenais  entre  les  doigts.  Il  fallut, 
pour  ne  pas  tomber,  que  je  me  retinsse  à  l'angle  d'une  table- 
Ah!...  si  de  pareilles  émotions  devaient  se  renouveler  souvent, 
ma  santé  n'y  résisterait  pas  ! 

Si  fermé  que  fût  Gérard  aux  manifestations  extérieures,  le 
changement  de  mon  attitude  ne  pouvait  lui  échapper.  Il  était 
trop  sagace  pour  ne  s'être  pas  aperçu  que  ce  changement  coïn- 
cidait avec  la  déclaration  qu'il  m'avait  faite.  De  là  à  conclure 
que  l'un  dépendît  de  l'autre,  il  n'y  avait  pas  loin.  «  Elle  ne  veut 
pas  de  mon  amour,  »  devait-il  penser.  Mais  la  raison  ?  voilà  ce 
que,  pendant  des  heures,  le  front  sombre,  les  mains  nerveuses, 
il  était,  sans  doute,  à  se  demander  amèrement.  Et  moi,  plus 
angoissée  que  lui  encore,  regardant  sur  son  visage  passer  des 
ombres,  je  me  disais,  remplie  d'alarmes  :  «  Soupçonne-t-il  ? 
Quel  orage  traverse  son  cœur?  »  Plus  d'une  fois,  ses  lèvres  s'étant 
ouvertes  comme  au  moment  de  parler,  je  m'étais  dit  :  «  ^Qu'en 
va-t-il  sortir?  »  Je  brûlais  et  redoutais  de  le  savoir;  mais  elles 
s'obstinaient  au  silence?  Pourquoi?  Oh!  pourquoi? 

Quoique  le  temps  fût  à  souhait  ce  jour-là,  quoique  les 
vases  de  l'atelier  débordassent  de  roses  odorantes,  Gérard  de- 
meurait taciturne,  plus  difficile  à  distraire  qu'en  ses  journées  de 
maladie.  Quelles  qu'eussent  été  mes  tentatives,  rien  n'avait 
réussi  à  le  tirer  de  lui-même,  rien  :  ni  la  lecture  à  haute  voix 


MA    FIGURE.  723 

des  journaux,  bien  qu'ils  fussent  remplis  d'un  procès  retentis- 
sant, ni  les  pages  véhémentes  d'un  roman  plein  de  passion. 
Jamais  sa  physionomie  ne  m'avait  paru  si  mystérieuse,  si  indé- 
chiffrable. Le  supplice  de  mon  incertitude  devint  tel  à  la  fin, 
que,  dussé-je  apprendre  le  pire,  je  n'eus  plus  d'autre  désir  que 
de  le  faire  cesser. 

Fermant  brusquement  le  volume  : 

—  Il  est  inutile  que  je  lise,  déclarai-je,  puisque  vous  n'écou- 
tez pas. 

—  Rien  ne  saurait  m'intéresser,  convint  Gérard. 
Cet  aveu  rendait  mon  investigation  facile. 

—  Qu'y  a-t-il,  demandai-je,  pour  vous  absorber  à  ce  point? 

—  Question  superflue,  Lucienne;  vous  ne  pouvez  pas 
l'ignorer, 

—  Non  !  Je  vous  jure. 

—  Mieux  que  personne,  cependant,  vous  devriez  le  savoir. 
Et  en  disant  cela,  ses  prunelles  se  fixaient  sur  les  miennes 

avec  la  même  intensité  que  si  elles  eussent  été  voyantes. 

—  jMoi  ?  fis -je  avec  un  tremblement. 

—  Oui;  vous  que  je  ne  reconnais  plus. 

Où  voulait-il  en  venir?  Je  jurai  mes  grands  dieux  qu'il  n'y 
avait  rien  de  changé. 

Mais  son  opinion  était  faite. 

—  Je  ne  me  trompe  pas,  reprit-il  :  vous  n'êtes  plus  la  même. 
Vos  manières  sont  devenues  étranges,  insaisissables... 

—  Comment  !  Pouvez-vous  dire  ! 

Sans  tenir  compte  de  mes  protestations,  il  continua  : 

—  Si  je  m'empare  de  vos  mains,  elles  deviennent  de  glace. 
Plusieurs  fois  mon  approche  vous  a  mise  en  fuite.  On  dirait 
que  vous  avez  peur. 

—  Peur  de  quoi  ? 

Et  en   disant  cela,  tout   mon  être  était  dans  les  transes. 

—  Vous  avez  peur  de  mon  amour. 

—  Votre  amour  !... 

—  Oui,  à  l'instant  même  où  j'ai  eu  la  hardiesse  de  vous  le 
déclarer,  votre  silence  m'a  remis  à  la  raison.  Amoureux  I  Un 
aveugle  !...  Allons  donc  !  Il  fallait  que  je  fusse  fou. 

Voilà  donc  ce  qui  étouffait  le  malheureux  !  Pendant  qu'à  ses 
côtés  je  me  dévorais;  tandis  que  je  croyais  avoir  en  lui  un  juge, 
un  inquisiteur,  il  n'osait  pas  se  croire  digne.  Étrange  renverse- 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  des  rôles  !  Loin  qu'il  songeât  à.m'aecabler,  c'était  lui  seul 
qu'il  accusait,  sa  déchéance  physique  ;  elle  lui  semblait  le  seul 
obstacle.  C'était  à  elle  qu'il  attribuait  mes  fuites,  mes  silences, 
mes  reculs  de  bête  rétive.  Son  aveu,  le  jour  qu'il  l'avait  risqué, 
faute  d'avoir  provoqué  un  aveu  réciproque,  ne  s'était  pas  renou- 
velé. Ses  bras  n'ayant  rencontré  que  du  vide  s'étaient  repliés 
fièrement.  Il  s'était  dit  :  «  Elle  ne  veut  pas  de  moi  !  Mon  infir-  1 
mité  lui  répugne  !  »  De  là  cette  tristesse  digne,  ses  attitudes 
froides  et  fâchées.  Qui,  mieux  que  moi,  aurait  dû  le  com- 
prendre?... Qui,  davantage,  pouvait  s'expliquer  qu'on  regimbât 
sous  le  dédain,  qu'on  ne  s'y  exposât  pas  deux  fois?  N'avais-je 
pas  éprouvé  toutes  les  blessures  de  l'être  qui  se  sent  une 
infériorité?  Ne  savais-je  pas  combien  les  nerfs  sont  mis  à  vif 
par  le  doute  humble  de  soi-même  ?  Il  avait  fallu,  en  vérité,  que 
mon  cerveau  n'eût  plus  d'aplomb,  que  le  trouble  d'une  mau- 
vaise conscience  m'ôtât  le  libre  exercice  de  mes  facultés  pour 
n'avoir  pas,  dès  le  premier  instant,  deviné  ce  qui  arrivait  à 
Gérard.  Du  moins,  de  quelle  âme  fraternelle  j'essayai  de  le 
détromper  ! 

—  Mon  ami  !  Mon  ami  si  cher  !  Comment  avez-vous  pu 
croire?... 

Il  répondit  âpre  ment: 

—  Votre  ami!  Lorsque  j'étais  faible,  malade,  une  douceur  a 
pu  se  mêler  à  ce  que  vous  m'appeliez  ainsi  ;  mais  aujourd'hui, 
Lucienne,  c'est  de  cela  que  je  me  plains.  Mon  cœur  d'homme 
est  ressuscité.  Je  ne  me  contente  plus  de  ce  nom  qu'on  donne 
à  ceux  dont  on  déclare  ainsi  qu'ils  ne  vous  sont  rien.  Je  souffre. 
Ne  vous  apercevez- vous  pas  de  ma  désolation  ? 

Comme  il  avait  crié  cela  !  Le  voir  ainsi  violent,  passionné, 
lui  que  j'avais  connu  si  doux!...  J'en  frissonnai  de  plaisir.  Tout  : 
mon  être  aurait  voulu  lui  répondre  du  même  ton.  Pas  un  bat- 
tement de  mon  cœur  qui  ne  signifiât  :  «  Et  moi  donc  !  »  Cepen- 
dant je  demeurai  muette.  «  Si  je  parle,  pensai-je,  si  je  livre 
mon  secret,  quelle  sauvegarde  me  restera?  Comment  arrêter, 
des  exigences  que  j'aurai  encouragées?  » 

A  la  fin,  les  cils  de  l'aveugle  s'humectèrent. 

—  Vous  pleurez!  m'écriai-je,  plus  émue  de  ces  larmes  que 
je  ne  l'eusse  été  par  un  regard. 

—  Et  quand  môme  cela  serait,  riposta-t-il  durement,  que 
vous  importe? 


MA   FIGURE.  725 

Oh!  cette  ironie!  Ces  mots  injustes!  Avais-je  mérité  cela? 
Je  ne  pus  le  supporter.  Mon  secret,  malgré  moi,  m'échappa: 

—  Je  vous  aime  de  toute  mon  âme,  Gérard. 
Mais  il  demeurait  incrédule. 

—  Vous  prétendez  cela,  Lucienne,  parce  que  vous  êtes 
bonne.  Voyant  que  j'étais  malheureux,  vous  vous  êtes  dit  :  «  Il 
faut  lui  faire  un  peu  de  bien.  »  Certes  l'intention  est  parfaite 
et  me  touche;  mais  votre  dévouement,  je  n'en  veux  pas;  je  le 
repousse  ;  il  me  blesse  à  présent. 

Et  brusquement  il  se  lève,  gagne  l'extrémité  du  divan. 

Comment  le  persuader?  Quelle  preuve  donner  de  mon 
amour?  Une  seule  aurait  eu  plein  pouvoir.  Serrer  le  cher 
incroyant  contre  mon  cœur  ;  étouffer  sous  des  baisers,  ses  doutes, 
ses  protestations  ;  lui  crier  de  toutes  mes  forces  :  «  Je  t'aime,  je 
t'aime.  »  Mais  tout  cela  m'était  interdit.  Je  m'en  tins  aux  paroles 
prudentes.  Sur  le  ton  de  la  simple  affection  je  lui  rappelai  la 
sincérité  avec  laquelle  je  m'étais  dévouée  à  lui. 

L'heure  était  passée  où  ce  sentiment  a  son  prix.  Gérard 
le  repoussa  de  nouveau. 

—  Oui,  vous  avez  été  une  adorable  infirmière;  à  force  de 
bonté,  j'en  conviens,  vous  m'avez  consolé,  guéri,  rattaché  à 
l'existence  ;  mais  tout  cela,  ne  le  faisiez-vous  pas,  chaque  jour, 
pour  n'importe  lequel  des  malheureux  qui  s'adressait  à  vous? 

—  Comment  comparer  !... 

Je  racontai  qu'avant  même  de  le  connaître,  la  charité  avait 
fait  faillite  en  moi.  Se  donner  au  prochain  sans  choix  ni  préfé- 
rence, on  fait  cela  quand  l'illusion  exalte  encore  et  fait  espérer 
des  prodiges...  Mais  bientôt  le  dégoût  des  tâches  inutiles  vous 
soulève  le  cœur.  On  se  lasse  de  dépenser  son  zèle  au  service 
d'ingrats  qu'on  ne  reverra  jamais.  Pour  persévérer  dans  une  telle 
besogne,  il  faut  une  âme  de  sainte.  Je  n'avais,  moi,  qu'une 
faible  âme  de  femme. 

Peu  à  peu  l'incrédulité  fondait,  laissait  renaître  l'espérance. 
Un  dernier  doute,  cependant  : 

—  Si  vous  vous  abusiez  vous-même?  Si  ce  que  vous 
éprouvez  à  mon  égard  n'était  qu'une  pitié  déguisée? 

Il  fallut  protester  encore.  Peut-être,  en  effet,  au  début,  avais-je 
pu  ressentir  quelque  chose  de  cela  ;  mais  combien  vite  ce  sen- 
timent avait  fait  place  à  un  autre  ! 

—  Quel  autre?  Dites...  Parlez. 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  VOUS  aime. 

—  Oh  !  ne  me  trompez  pas  !  Ce  serait  si  affreux  ! 

Cette  fois,  du  moins,  je  pouvais  affirmer  sans  mentir.  Jamais, 
non,  jamais  vérité  plus  vraie  ne  s'était  échappée  d'un  cœur. 

—  Rassurez-vous,  Gérard,  le  sentiment  qui  me  possède  est 
l'amour  véritable  ;  entendez-vous  :  l'amour. 

Miracle!...  Minute  où  même  au  fond  d'un  cachot  tout 
paraît  clair,  joyeux.  11  était  convaincu.  Il  le  savait  enfin  :  je 
l'aimais  non  pas  en  amie  que  son  ami  intéresse,  en  sœur  qui 
plaint  son  frère  malheureux.  Non,  tout  mon  être  allait  vers 
lui. 

Ne  sachant  comment  exprimer  son  transport,  il  pressa  mes 
mains  en  silence. 

Mes  mains,  je  l'ai  dit,  me  faisaient  honneur;  je  ne  redou- 
tais d'elles  aucune  révélation  fâcheuse.  Leur  forme  souple, 
allongée  rappelait  celles  qu'on  voit  aux  patriciennes  de  Van 
Dyck.  Je  les  abandonnai  à  cette  première  caresse. 

Heureux,  rassuré,  persuadé,  Gérard  voulut  savoir  à  quel 
moment  mes  sentimens  pour  lui  avaient  cessé  d'être  ceux  d'une 
infirmière.  Je  ne  savais  trop.  Cela  avait  été  si  soudain, 
si  imprévu  !  Cependant,  comme  il  insistait,  je  fis  un  effort  de 
mémoire. 

—  C'était  pendant  votre  convalescence.  Vous  dormiez  un 
matin.  Le  cadre  brun  de  vos  cheveux  seyait  bien  à  votre  visage; 
vous  étiez  pâle,  mais  ce  n'était  plus  la  blancheur  maladive  des 
jours  qui  avaient  précédé.  On  sentait  qu'un  sang  enrichi  dorait 
à  nouveau  votre  chair.  La  chemise  que  vous  portiez  ce  jour-là, 
je  la  vois  encore,  était  mauve  et  d'une  soie  fine;  votre  respira- 
tion la  soulevait.  A  un  mouvement  que  vous  fîtes,  elle  s'écarta, 
découvrit  votre  cou  très  blanc,  le  haut  de  votre  poitrine. 
Maintes  fois,  j'avais  eu  l'occasion  de  vous  voir  ainsi  sans  en 
éprouver  la  moindre  gène.  Pourquoi,  ce  matin-là,  mes  joues 
furent-elles  empourprées?...  Je  compris  que  je  vous  aimais. 

Et  pour  lui,  quelle  avait  été  l'heure,  la  circonstance  ? 

—  Vous  ne  m'en  voudrez  pas,  dit-il,  si  j'avoue  qu'elle  fut 
plus  tardive.  Certes,  chaque  jour,  un  de  vos  charmes, une  de  vos 
bontés  prenait  un  peu  de  mon  cœur;  mais  ces  ténèbres  entre 
nous...  toujours  ce  mur  noir... 

Bravant  cette  fois  le  danger,  j'interrogeai  : 

—  A-t-il  donc  cessé  d'y  être? 


MA    FIGURE.  727 

—  Presque. 

—  Depuis  quand?... 

—  Depuis  le  jour  où  vous  avez  consenti  à  dépeindre  votre 
figure. 

C'était  Ja  première  allusion  à  ces  choses.  Tant  de  silence 
s'était  fait  sur  elles  que  j'avais  pu  les  croire  oubliées.  Mais 
non;  c'était  moi,  c'était  bien  moi,  mes  paroles,  mon  mensonge 
qui...  Le  désordre  de  ma  respiration  aurait  pu,  à  lui  seul,  me 
trahir;  Gérard  ne  le  perçut  pas.  Confiant!  il  poursuivit  : 

—  Ah  !  ce  n'était  plus  cette  obscurité  dans  laquelle,  si 
longtemps,  j'avais  erré.  Vous  deveniez  perceptible.  A  mesure 
que  vous  parliez,  je  voyais  se  préciser  vos  traits.  C'était  comme 
une  personne  qu'on  distingue  de  loin  d'abord  et  qui,  peu  à  peu, 
se  rapproche.  A  la  fin,  dans  un  éclair,  ce  fut  vous...  vous,  que 
j'avais  tant  attendue!... 

—  Attendue!  fis-je  avec  un  léger  sourire. 

Il  s'expliqua.  Oui  ;  pendant  des  années  son  cœur  s'était  lassé 
à  la  recherche  d'une  vraie  femme.  Tourmenté  par  des  aspirations 
complexes,  il  la  voulait  à  la  fois  pourvue  des  grâces  physiques 
et  avec  un  esprit  apparié  au  sien.  Après  plusieurs  expériences, 
il  avait  cru  rencontrer  son  idéal  en  cette  Hélène  dont  la  lim- 
pide beauté  faisait  croire  à  une  âme  ingénue.  Je  savais  la 
suite,  l'atroce  mésaventure. 

—  C'est  alors,  Lucienne,  que  vous  êtes  venue,  vous  qui,  en  une 
seule  créature,  réunissez  les  perfections  que  je  cherchais  :  vous 
dont  l'âme  de  tendresse  habite  une  forme  de  beauté... 

Ah  !  quel  doit  être  l'orgueilleux  bonheur  d'une  femme  qui 
mérite  de  telles  louanges  !  Hélas  !  je  n'en  sentis  que  le  sarcasme. 
Pas  une  de  ces  paroles  dont  je  ne  fusse  contrainte  à  me  dire  : 
«  Elle  ne  s'adresse  pas  à  moi.  »  Même  les  qualités  morales 
qu'autrefois  on  aurait  pu  justement  m'attribuer,  je  ne  m'y  sen- 
tais plus  de  droit.  Ne  les  avais-je  pas  compromises, anéanties? 
Qu'était  devenue  ma  droiture?  Et  cette  noblesse  de  caractère 
dont  j'étais  si  fière?  Sous  les  traits  dont  je  m'étais  affublée, 
que  restait-il  de  moi-même?  Pourtant,  pensai-je,  sans  ce  por- 
trait, sans  mon  astuce  humble,  timide,  quel  sentiment  aurais-je 
inspiré  ?  Sans  doute  une  banale  gratitude,  une  de  ces  affections 
paisibles  telles  qu'on  en  a  pour  une  personne  de  sa  famille  qui 
vous  a  longuement  soigné...  Mais  ce  qui  brûle,  ce  qui  palpite^ 
ce  désir  dont  je  me  sentais  enveloppée?... 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  alternative  allait,  venait  jusqu'à  l'épuisement  dans  mon 
cerveau.  Je  faillis  un  instant  m'arrêter  à  la  solution  vertueuse. 
Oui,  abdiquer,  restituer  cet  amour  qui  était  venu  à  moi  par 
erreur.  Afin  d'avoir  ce  courage,  je  me  disais  :  «  Une  confession 
parfois  fait  pardonner  une  faute.  N'arrive-t-il  pas  qu'une  femme 
convaincue  d'indignité,  garde  le  cœur  qu'elle  a  trahi?  Com- 
ment, moi  dont  le  péché  n'est  qu'amour,  serais-je  rejetée  sans 
merci  ?  Non  !  Gérard  est  bon  ;  il  comprendra,  il  aura  de  l'indul- 
gence. »  Mais  je  revins  bientôt  à  des  réflexions  plus  judicieuses. 
«  S'il  s'agissait  d'une  souillure  morale,  me  dis-je,  à  la  bonne 
heure, cela  se  pardonne,  s'oublie  ;  mais  un  visage  défectueux?... 
Allons  donc  !  Voilà  qui  est  fatal,  irrémissible  !...  Aucun  homme 
ne  saurait  l'absoudre.  Le  voulût-il,  ses  sens,  malgré  lui  le 
trahiraient.  wNon!  non;  je  n'avais  pas  d'autre  choix  :  mentir,  ou 
perdre  ce  qui  m'était  plus  précieux  que  la  vie. 

—  A  quoi  pensez- vous  ?  demanda  Gérard,  en  me  touchant  le 
front,  comme  pour  saisir  ma  pensée. 

Sans  répondre,  j'écartai  vivement  sa  main.  Il  comprit  que  je 
traversais  une  crise.  La  crainte  qu'il  avait  eue  déjà  d'un  chan- 
gement, de  je  ne  sais  quelle  reprise  de  moi-même  qui  le  laisse- 
rait abandonné  le  ressaisit.  Or,  à  cette  heure,  je  lui  étais  indis- 
pensable. Moi  partie,  que  deviendrait-il?  Mon  regard  n'était-il 
pas  le  lien  essentiel  qui  le  rattachait  au  monde  extérieur?  Mon 
bras,  son  guide  et  sa  sécurité?  L'idée  qu'il  pût  me  perdre  le 
jeta  tremblant  à  mes  genoux.  '    i 

—  Voulez-vous  être  ma  femme  ?  supplia-t-il. 

Un  éblouissement  passa  devant  mon  regard.  Il  me  sembla 
que  les  ailes  de  la  Victoire  frémissaient  sur  leur  piédestal.  La  , 
femme  de  Gérard  !...  Lui  et  moi  toute  la  vie  ensemble  !...  Mar- 
cher côte  à  côte  comme  deux  voyageurs  dont  l'un  irait  en  avant 
pour  montrer  le  chemin  et  dont  l'autre  lui  dirait:  «  J'aime  te 
sentir  auprès  de  moi.  » 

Dans  l'atelier,  les  roses  balançaient  leurs  têtes  empourprées. 
Je  crus  sentir  mon  cœur  se  dissoudre  dans  leur  parfum.  Sa 
femme  !...  Nouer  entre  nous  l'indissoluble  lien.  Oh  !  rêve  im- 
prévu !...  Perspective  lumineuse  !  Pour  l'atteindre,  que  fallait-il? 
Un  mot  de  ma  part;  le  mol  que  je  brûlais  de  prononcer.  Je 
restai  muette  cependant.  Une  vision  me  serrait  la  gorge.  J'avais 
devant  moi  l'avenir,  ses  menaces,  ses  graves  possibilités.  Ah  !  si 
la  cécité  avait  été  incurable  !...  Mais  même  l'eût-elle  été,  est-ce 


MA  FIGURE.  729 

que  je  pouvais,  sous  une  fausse  apparence,  m'engager  à  l'acte 
suprême?  Allons  donc  !...  Etait-ce  possible  que,  par  erreur, 
par  fraude,  la  vie  de  Gérard  fût  liée  à  la  mienne?  Par  fraude... 
Comme  chaque  fois  qu'il  se  présentait,  ce  mot  me  fit  rougir! 
Je  sentis  l'abomination  de  prendre  au  piège  un  cher  être  plein 
de  confiance  !  Eh  bien  !  non.  Si  bas  que  je  fusse  tombée,  je  ne 
jouerais  pas  cette  comédie  abjecte,  je  n'irais  pas  jusqu'à  l'im- 
posture finale. 

Gérard,  toujours  prosterné,  avait  cet  air  d'éternelle  attente  si 
touchante  chez  les  aveugles. 

—  Impossible!...  répondis-je. 
D'un  bond  il  fut  debout. 

—  J'ai  mal  entendu? 

Il  fallut  confirmer  ce  que  je  venais  de  dire. 

—  Vous  refusez?  Non  !...  Cela  ne  se  peut  pas. 

—  Hélas!...  soupirai-je. 

Sa  physionomie  tout  à  l'heure  baignée  de  tendre  émotion 
était  redevenue  de  glace.  Mon  aveu,  nos  confidences,  ce  passé 
frémissant  que  nous  venions  d'évoquer,  tout  fut  en  un  instant 
figé.  Il  n'y  eut  plus,  dans  l'esprit  inquiété  de  l'infirme,  que  sou- 
venirs hostiles,  froideur,  suspicions  : 

—  Fou  que  j'étais!...  répéta-t-il.  Comment  ai-je  pu  vous 
croire? 

Oh  !  le  persuader  !... 

—  Gérard!  mon  âme  est  à  vous  tout  entière. 
Avec  une  logique  irréfutable  il  répliqua  : 

—  Si  vous  m'aimiez,  refuseriez-vous  d'être  ma  femme? 
Un  flot  de  larmes  monta  du  fond  de  mon  cœur. 

—  Votre  femme!  Il  n'y  a  pas  de  chose  au  monde  que  je 
désire  davantage. 

—  Alors  ? 

Toute  explication  m'était  interdite.  Je  ne  sus  que  balbutier  . 

—  Maintenant,  je  ne  puis  pas  !...  Un  jour  peut-être...  Plus 
tard. 

Mais  il  reprit  méchamment  : 

—  J'y  suis;  vous  vous  réservez... 
Mon  Dieu  !  que  voulait-il  dire  ? 
Sa  voix  cingla  : 

—  Vous  ne  voulez  pas,  en  un  mot,  être  la  femme  d'un  aveugle. 
C'était  cela  qu'il  avait  cru?...  Quoi!  J'aurais  fait  ce  calcul 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vil.  Prudente,  j'aurais  attendu  que  les   choses  fussent  mieux. 

—  Oh!  comment  avez- vous  pu?... 
Il  reprit  avec  cruauté  : 

—  Mais  cela  est  tout  naturel. 
Indignée,  alors,  je  m'écriai  : 

—  Sachez  que  c'est  au  contraire  l'idée  de  votre  guérison  qui 
m'arrête. 

—  Vous  dites? 

—  Je  dis  que  si  vous  ne  deviez  pas  guérir,  je  n'hésiterais 
pas  un  instant. 

—  A  m'épouser? 

—  A  vous  épouser. 

Stupéfait,  il  eut  le  mouvement  de  ceux  qui,  pour  interroger, 
regardent.  Il  ne  comprenait  pas  ;  il  ne  pouvait  pas  me  com- 
prendre. Son  esprit  suivait  une  direction,  le  mien  une  autre. 
Comment  nous  serions-nous  rencontrés? 

L'obligeant  à  se  rasseoir  : 

—  Ecoutez-moi  !...  lui  dis-je.  Ce  que  vous  supposez  de  ma 
part  est  indigne,  abominable... 

—  Qu'y  a-t-il  alors  ? 

—  Un  scrupule.  On  n'accepte  pas  d'épouser  un  homme  qui 
ne  vous  a  jamais  vue. 

—  Vous  ne  parlez  pas  sérieusement? 

—  Très  sérieusement,  au  contraire.  Réfléchissez.  Qui  sait  si, 
me  voyant,  vous  ne  regretteriez  pas... 

il  eut  presque  un  éclat  de  rire.  Quoi?  C'était  cela?  C'était 
cette  absurdité? 

Mais  ma  voix,  elle,  ne  riait  pas. 

—  Je  ne  saurais  courir  le  risque... 

—  Quel  risque  ? 

—  Le  pire.  Celui  de  vous  déplaire,  do  vous  décevoir. 

Je  m'arrêtai,  ne  trouvant  plus  mes  paroles...  Tant  de  choses 
m'étouffaient  !  Il  y  en  avait  tant  aussi  qui  étaient  dangereuses  à 
dire!...  N'avais-je  pas  déjà  trop  parlé  ?  Mais  non;  Gérard  avait 
en  moi  la  foi  naïve  d'un  enfant.  Gomment  avais-je  pu  concevoir 
cette  idée  extravagante,  presque  bouff"onne  :  lui  déplaire  !  le 
décevoir!  quand  tout  son  être  m'appelait;  quand  il  attendait 
l'instant  de  me  posséder  avec  plus  d'impatience  encore  que  de 
revoir  la  lumière.  Est-ce  que,  véritablement,  je  n'avais  aucun 
autre  motif? 


MA   FIGURE. 


731 


Non;  celui-là  seul  avait  déterminé  mon  refus. 
Alors,  il  n'y  eut  plus  de  mine  sombre,  de  front  barré...  il 
n'y  eut  plus  qu'une  abondance  de  tendresse... 

—  Mon  âme!  Ma  chère  âme!...  Mais,  seriez-vous,  en  effet, 
moins  belle  que  je  ne  me  l'imagine,  seriez-vous  différente, 
tout  autre,  même  laide...  Est-ce  que  vous  ne  seriez  pas  vous, 
néanmoins  ;  vous,  en  qui  j'ai  mis  ma  tendresse,  mon  espoir, 
toutes  les  forces  de  ma  passion? 

Il  parlait  ainsi  dans  une  sorte  d'emportement.  C'était  la 
première  fois  que  j'entendais  haleter  le  désir.  Jamais  ne  s'était 
approché  de  moi  ce  souffle  qui  ordonne  et  se  fait  obéir.  Un 
paradis  s'entr'ouvrit.  Depuis  le  fond  des  années,  j'avais  regardé 
venir  cette  minute...  L'avenir  m'apparut  tel  qu'il  pouvait  être. 
Une  petite  maison,  un  jardin  au  fond  d'une  solitude.  J'y  emmè- 
nerais mon  aveugle.  Tous  mes  instans  seraient  consacrés  à 
préserver  son  illusion.  Autour  de  nous,  point  de  paroles  indis- 
crètes :  rien  que  des  arbres,  des  enfans,  de  douces  bêtes  fami- 
lières, des  êtres  simples  par  lesquels  je  ne  risquerais  pas  d'être 
dénoncée.  Ainsi  les  années  couleraient  et  le  rêve  n'aurait  pa-s 
de  fin.  L'hiver,  blottis  près  du  foyer,  nous  laisserions  parler 
nos  cœurs  et  ils  n'auraient  que  des  pensées  dont  je  serais  l'inspi- 
ratrice. Nous  ferions,  pendant  l'été,  de  suaves  promenades;  le 
soleil  caresserait  nos  mains  unies.  Aux  yeux  clos  de  mon 
époux,  je  serais  l'unique,  l'indispensable.  Invisible,  j'aurais  le 
merveilleux  privilège  de  demeurer  jeune,  toujours!  toujours 
belle  ! 

Ivre,  imprévoyante,  je  me  promis  : 

—  Mon  existence  vous  appartient. 

Mais,  à  peine  ces  mots  prononcés,  la  vision  changea.  Et 
s'il  guérit?  Si  nous  sommes  un  jour  les  yeux  dans  les  yeux?... 

Eh  bien  !  réponds.  Que  ferais-tu? 

Gomment,  sous  de  pareilles  secousses,  le  cœur  ne  se  brise- 
t-il  pas? 

Une  fois  encore  je  fus  perplexe,  puis  la  solution  m'apparut  : 
Fuir.  Oui,  si  Gérard  recouvrait  la  vue,  il  n'y  aurait  rien 
d'autre  à  faire.  Plutôt  que  d'affronter  son  regard,  plutôt  que 
de  me  trouver  en  sa  présence  déjouée,  humiliée,  confuse,  je 
n'aurais  qu'à  disparaître.  Où?  Que  savais-je!  Peu  importait,  à 
condition  que  l'endroit  fût  assez  caché  pour  que  jamais  il  ne 
m'y  trouvât.  Toute  cruelle  que  fût  cette  décision,  elle  m'apporta 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  soulagement.  Après  m'y  être  enracinée  et,  le  cas  échéant, 
certaine  de  ne  m'y  point  soustraire,  je  me  sentis  la  fermeté  de 
quelqu'un  qui  connaît  la  limite  de  sa  souffrance.  La  faculté 
de  mourir  à  notre  gré,  que  nous  a  laissée  le  sort,  li'est-elle  pas 
la  seule  défense  que  nous  ayons  contre  lès  coups  qui  dépassent 
notre  force?  Mon  suicide,  à  moi,  ce  serait  cette  fuite. 

En  attendant,  Gérard  s'abandonne  délicieusement  à  la  con- 
fiance revenue.  Pelotonné  contre  les  coussins,  il  murmure  : 

—  Chère  chérie  !... 

Je  lisse  doucement  ses  cheveux  avec  le  revers  de  ma  main. 

—  Mais  quand?...  implore  son  impatience. 

—  Bientôt. 

Il  insiste  ;  il  veut  qu'on  fixe  une  date. 

—  Je  ne  retire  rien  de  ce  qui  est  promis,  mais  j'y  pose  une 
condition. 

—  Laquelle?  Qu'allez- vous  encore  inventer  pour  nous  empê- 
cher d'être  heureux? 

—  Le  mariage  ne  sera  célébré  qu'après  l'opération. 

—  Pourquoi  ce  délai? 

—  Je  veux,  le  jour  où  vos  yeux  se   rouvriront,  que  vous 
soyez  maître  absolu. 

—  Toujours  cette  idée!... 

—  Toujours. 

Et  mon  accent  témoigne  que  je  n'en  changerai  jamais. 
Se    résignant   alors,   Gérard   revint   à  sa   plus    persuasive 
voix. 

—  Alors,  pria-t-il,  donnez-moi  le  baiser  de  nos  fiançailles. 
La  peur  qui,  depuis  un  instant,  avait  relâché  son   étreinte, 

me  ressaisit.  Un  baiser  !...  Ma  figure  qïiïtq  ses  mains  !  N'avais-je 
pas,  comme  tout  le  monde,  entendu  dire  que  les  aveugles  voient 
sans  voir?  La  délicatesse  de  leur  tact  est  célèbre.  Ne  va-t-on  pas 
jusqu'à  prétendre  que,  chez  certains,  la  subtilité  de  l'épiderme 
est  telle  qu'ils  réussissent,  parfois  avec  un  simple  attouche- 
ment, à  distinguer  la  couleur  des  objets?  Quelle  épouvante!  Si 
mes  cheveux,  mes  yeux,  le  défaut  de  mon  ovale  allaient  être 
déchiffrés  ainsi  qu'un  livre  en  relief? 

Gérard   attendait  toujours.   Une  méfiance  recommençait  à 
charger  son  front  de  nuages. 

—  Vous  ne  voulez  pas  m'embrasser?... 

«Si  je  refuse,  pensai-je,  ses  soupçons  vont  se  réveiller.  Il  se 


MA    FIGURE. 


733 


dira  encore  :  «  Elle  ne  m'aime  pas!  »  Ou  bien,  son  esprit  dirigé 
vers  une  lueur,  entreverra  mon  motif...  Pendant  une  seconde 
j'hésite,  je  chancelle...  Puis,  avec  la  sombre  énergie  de  ceux  qui 
préfèrent  risquer  leur  vie,  en  une  fois,  au  misérable  effort  de 
la  disputer  chaque  jour,  je  m'élance... 

Et  il  me  reçoit  sur  son  cœur. 

—  Ma  bien-aimée  ! . . . 

Ses  mains  m'enlacent.  Ses  lèvres  sont  sur  mon  visage. 
Timides  d'abord,  elles  vont  à  mon  front,  à  la  racine  de  mes 
cheveux;  bientôt  elles  s'enhardissent.  Les  voilà  brûlantes  sur 
mes  joues.  Que  vont-elles  discerner?  Elles  abordent  ma  bouche. 
Je  frémis.  Instinctivement,  je  me  dérobe.  N'est-ce  pas  à  cette 
frontière  de  l'âme  qu'habite  la  vérité?  Si  elle  allait  se  faire  jour! 
Sans  doute,  pour  un  autre,  toutes  ces  choses  eussent  été  claires; 
mais  Gérard  n'a  pas  l'expérience  d'un  aveugle.  Il  m'embrasse 
avec  un  emportement  qui  exclut  toute  perspicacité.  La  foi  qu'il 
a  en  moi  est  si  pure,  si  robuste,  qu'elle  lui  tient  lieu  de  re- 
gard. L'illusion  où  il  est  engagé  l'éblouit  comme  un  soleil.  II 
me  voit,  il  continue  à  me  voir  dans  un  miraculeux  rayonne- 
ment. La  perfection  de  son  amour  me  revêt  de  perfection.  Il 
m'élève  à  une  hauteur  d'où,  seule,  l'évidence  pourrait  me  pré- 
cipiter. Et  ce  baiser  tant  redouté,  tant  attendu,  ce  parfait  baiser 
d'amant,  je  le  reçois  enfin,  tandis  que  sur  un  ciel  doux  et  voilé 
le  jour  s'achève  lentement. 

VIII 

Consulté  sur  l'époque  favorable  à  l'opération,  le  docteur 
Ogensky  a  demandé  une  quinzaine.  Il  s'inquiète  de  trouver 
l'aveugle  nerveux,  surexcité  ;  il  juge  nécessaire  d'améliorer 
l'état  général  avant  de  tenter  la  grande  épreuve.  A  cet  effet  il 
prescrit  un  redoublement  de  soins,  d'hygiène,  insiste  sur  une 
complète  tranquillité  d'esprit. 

—  A  présent,  je  serai  calme,  affirme  Gérard  aii  lendemain 
de  notre  accord. 

Et  comme  il  demande  que  l'on  avance  la  date. 

—  Vous  êtes  devenu  bien  impatient  !  remarque  le  chirurgien 
dont,  jusque-là,  l'intervention  avait  été  repoussée. 

Oui,  mon  fiancé  souhaite  ce  qui  peut  lui  faire  gagner  des 
heures,  des  minutes.   Il   marche,  croit-il,  vei^   la   clarté.  Le 


734  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

contraire  serait  un  malheur  trop  atroce,  une  de  ces  ruines  que 
la  raison  se  refuse  à  admettre. 

—  Vous  voir!...  s'écrie-t-il  avec  l'exaltation  d'un  croyant 
qui  s'adresserait  à  son  Dieu;  vous  contempler  face  à  face  et  me 
dire  :  c<  Elle  est  à  moi  pour  toujours  !...  » 

Cette  guérison  que,  d'abord,  j'avais  jugée  impossible,  je 
commence  à  la  concevoir.  A  force  de  la  promettre,  j'en  suis 
venue  à  penser  :  «  Si  elle  se  produisait?  »  Et,  tandis  que  de  toutes 
les  forces  de  son  être  Gérard  l'appelle,  pendant  qu'il  y  accroche 
un  espoir  de  naufragé,  je  la  redoute,  moi,  comme  les  rives  de 
l'Achéron.  «  Quinze  jours  !  me  dis-je.  Plus  que  quinze  jours, 
peut-être,  de  ce  bienheureux  mystère  !  Quinze  jours  à  me  sentir 
enveloppée  d'adorations,  de  désirs  1  »  Et  sans  force  désormais 
contre  le  vœu  abominable,  je  m'y  abandonne  ;  je  cède  à  son 
courant  trop  rapide. 

Le  présent,  du  moins,  contenait-il  assez  de  délices  pour  com- 
penser?... Non;  trop  de  craintes  s'y  mélangeaient!  Si  parfaite 
que  fût  la  confiance  en  moi  de  Gérard,  si  attaché  qu'il  fût  à  ses 
propres  imaginations,  un  mauvais  hasard  pouvait  tout  détruire. 
Que  devant  lui,  quelqu'un,  par  malice  ou  par  inadvertance, 
laissât  échapper  un  mot,  une  exacte  appréciation  de  ma  per- 
sonne, moins  encore,  une  de  ces  phrases  topiques  qu'on  dit  sans 
même  y  réfléchir  :  «  Les  cheveux  bruns  de  Lucienne,  »  ou  bien  : 
«  Cette  Lucienne  avec  sa  peau  de  citron,  »  c'en  était  fait  de 
mes  pauvres  artifices.  Une  déchirure  précipiterait  l'heure  du 
drame,  et,  au  lieu  de  me  retirer  noblement,  volontairement, 
ainsi  que  j'en  avais  le  projet,  je  perdrais  tout  mon  prestige, 
comme  quelqu'un  qu'on  a  démasqué.  Oh  !  calamité  de  prévoir! 
Malheur  d'une  âme  où  l'avenir  se  réfléchit! 

Il  venait  peu  de  monde  à  la  maison.  Evincées,  au  début, 
par  les  ordres  des  médecins,  les  visites  s'étaient  peu  à  peu  ralen- 
ties. Deux  ou  trois  seulement,  parmi  les  meilleurs  amis  du 
peintre,  insistèrent.  Sa  fierté  d'abord  les  écarta.  Il  ne  pouvait 
souffrir  l'idée  d'être  vu  dans  un  état  dégradé  par  ceux  qui 
avaient  été  ses  compagnons  de  plaisir.  La  longueur  toutefois 
des  journées  oisives  eut  raison  de  sa  résistance.  Peu  à  peu, 
l'envie  de  recevoir  tels  et  tels  lui  revint.  Ils  furent  introduits. 

La  conversation  de  ces  jeunes  gens,  pleine  de  projets,  de 
joyeuses  exclamations,  ramena  un  peu  de  gaieté  entre  les  murs, 
depuis  tant  de  jours,  taciturnes.   Une  seule  chose  gâtait,  pour 


J 


MA   FIGURE.  735 

Gérard,  l'agrément  de  ces  réunions  :  mon  refus  d'y  assister. 
Comment  aurais-je  consenti  ?  L'absence  de  témoins  était  ma 
garantie  unique.  Aussi  n'y  avait-il  pas  de  stratagèmes  que  je 
n'inventasse  pour  m'écarter  de  leur  présence,  de  prétextes  aux- 
quels je  n'eusse  recours  pour  sortir  les  jours  où  quelqu'un  était 
attendu. 

Ce  qui  devait  arriver  cependant  arriva.  On  annonça  à  l'im- 
proviste  la  visite  de  Pierre  Dayrague.  Gérard  faisait  grand  cas 
de  ce  jeune  homme  aquarelliste  de  talent  qui  avait  été  aux 
Beaux-Arts,  son  voisin  de  chevalet;  souvent  il  m'en  avait  vanté 
l'esprit,  l'intelligence. 

—  Restez,  pria-t-il,  je  serai  content  que  vous  fassiez  sa  con- 
naissance. 

Le  danger  aussitôt  m'apparut.  Tant  que  je  serais  entre  eux, 
rien  n'était  à  craindre,  mais  qu'un  jour  ils  vinssent  à  se  trouver 
seuls,  de  quoi  parleraient-ils  ?  De  moi,  sans  doute...  Et  alors  ?... 
J'eus  véritablement  l'impression  d'être  dans  la  peau  d'un  cri- 
minel poursuivi  ou  d'une  bête  traquée  qui  entend  les  cris  de 
la  meute  ! 

Ma  timidité,  bien  connue  de  Gérard,  me  servit  encore  une 
fois  de  prétexte,  mais  cette  fois  n'ayant  pas  été  accepté,  il  fallut 
chercher  autre  chose  : 

—  Que  penserait  de  moi  ce  jeune  homme? 

Rien  jusque-là,  dans  mes  propos,  ni  ma  conduite,  n'avait 
laissé  supposer  que  je  fusse  sensible  à  l'opinion. 
Gérard  sétonna;  puis,  comme  je  m'obstinais  : 

—  D'ailleurs  ne  sommes-nous  pas  fiancés?  rappeia-t-il. 

Fiancés  !  Le  plus  beau  mot  qui  soit  !  Pour  d'autres,  syno- 
nyme d'espoir,  d'heureux  présage,  avec  quelle  amertume  je  l'en- 
tendis!... 

Je  fis  observer  qu'ayant  été  tenues  secrètes,  nos  fiançailles 
ne  me  préservaient  en  aucune  façon  des  suppositions  malveil- 
lantes. Nous  allions  discuter...  la  porte  de  l'atelier  s'ouvrit, 
livrant  passage  au  visiteur. 

D'un  bond  je  fus  derrière  le  paravent  et,  sans  un  geste,  j'y 
demeurai  tapie  jusqu'à  la  fin  de  la  visite. 

Avec  une  mauvaise  conscience  est-on  jamais  en  repos? 
Même  Sophie  ne  laissait  pas  que  de  m'alarmer.  Non  pas,  la  chère 
fille  !  que  je  redoutasse,  de  sa  part,  le  moindre  propos  malveil- 
lant, ni  même  équivoque,  mais  c'était  une  telle  commère!... 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  qu'elle  aidait  Gérard  à  sa  toilette,  je  l'entendais 
bavarder,  bavarder!...  Mon  Dieu,  que  pouvait-elle  lui  dire?... 
Ayant  une  fois  ou  deux  prêté  l'oreille,  je  n'avais  rien  surpris 
de  suspect.  Néanmoins,  je  me  disais  :  «  L'avertir  serait  plus 
prudent.  » 

Un  matin,  comme  elle  sortait  de  la  chambre,  après  s'y  être 
attardée  plus  longtemps  qu'à  l'ordinaire,  anxieuse  je  l'abordai. 

—  De  quoi  parliez- vous  ? 
Elle  secoua  la  tête. 

—  De  quoi  pourrions-nous  parler?  Avec  M.  Mérignac  il  n'y 
a  qu'un  sujet  unique  :  Vous,  encore  vous.  Votre  nom  est  sans 
cesse  à  sa  bouche. 

Mes  alarmes  redoublèrent. 

—  Et  qu'est-ce  qu'il  te  dit  de  moi  ? 

—  Toujours  la  même  chose  :  Que  vous  êtes  bonne  ;  que  vous 
êtes  belle  ;  qu'entre  un  ange  du  ciel  et  vous,  il  n'y  a  pas  de 
différence. 

—  Mais  toi,  toi,  qu'est-ce  tu  réponds? 

Certes,  je  ne  soupçonnais  pas  ses  intentions.  Comment,  tou- 
tefois, ne  pas  trembler  quand  un  mot,  un  seul  peut  vous 
perdre  ?. . . 

—  Eh  bien!  Parle.  Dis... 
Son  honnête  figure  s'éclaira... 

—  Pensez-vous,  par  hasard,  que  je  vais  le  contredire?  Je 
répète  après  lui  que  vous  êtes  la  plus  belle  comme  la  meilleure. 

Je  respirai. 

—  C'est  bien,  Sophie  !  Tu  es  une  excellente  fille. 
Pour  cette  fois,  j'étais  sauvée.  Mais  l'avenir? 

—  Ecoute,  repris-je,  décidée  cette  fois  à  faire  d'elle  ma 
complice;  s'il  arrivait  que... 

Ah  !  cela  n'est  pas  si  facile  qu'on  pourrait  croire  de  dire  à 
une  créature  simple  qui  vous  estime  :  «  Voilà  ;  j'ai  fait  une 
vilenie;  à  toi  de  la  confirmer.  » 

Une  idée  vint  à  mon  secours.  Je  portais  autour  du  cou 
un  médaillon  d'or  et  d'émail  où  était  enfermé  le  portrait  de  ma 
mère,  de  ma  jolie  blonde  maman. 

Je  l'ouvris. 

—  Tu  vois,  dis-je,  cette  miniature? 

—  Celle  qu'ensemble  nous  avons  retirée  du  tiroir  où  votre 
père  l'avait  enfouie  ? 


MA   FIGURE.  737 

—  Oui.  Suppose  que  je  lui  ressemble. 

Sophie  me  dévisagea  comme  si  elle  pensait  que  ma  raison 
fût  en  train  de  s'égarer. 

—  Ressembler  à  votre  maman!...  Vous  en  êtes  précisément 
le  contraire. 

Aïe!  Comme,  sans  le  vouloir,  elle  appuyait  sur  ma  plaie 
vive! 

La  voix  sourde,  je  repris: 

—  Eh  !  Parbleu,  je  le  sais  bien  !  Mais  c'est  ainsi  que  j'aurais 
voulu  être.  Si  du  moins  Gérard  pouvait  toujours  croire  ! 

La  vérité  commençait  à  se  faire  jour.  Dès  le  début  d'ailleurs, 
Sophie  l'avait  présagée.  Son  cœur  jaloux  l'avait  mise  en  garde. 
Un  doute  cependant  lui  restait.  Aimer  un  aveugle,  cela  était 
si  absurde,  si  invraisemblable! 

—  Est-ce  que  vraiment  vous  songeriez? 

Je  baissai  la  tête.  Mon  silence  était  un  aveu.  Sans  détourner 
les  yeux  de  moi,  la  chère  fille  eut  un  gros  soupir  : 

—  Quelle  folie  !... 

On  eût  dit  qu'elle  entrevoyait  je  ne  sais  quel  destin  détruit, 
quel  avenir  plein  de  détresse. 

—  Pourquoi  serait-ce  fou?  répliquai-je.  Lui  aussi  m'aime;  il 
me  l'a  dit. 

Et,  désireuse  de  la  gagner  davantage  encore  à  la  cause  du 
jeune  homme,  j'ajoutai: 

—  Il  veut  m'épouser. 

Mais  la  moue  dédaigneuse  de  Sophie  semblait  dire  :  «  En 
vérité,  un  joli  mari  !  » 

Elle  ne  comprenait  donc  rien  cette  fille  !...  Il  fallut  lui  expli- 
quer que  c'était  cette  cécité  précisément  qui  me  le  rendait 
cher  entre  tous. 

—  Un  autre,  vois-tu,  j'aurais  peur  de  lui  déplaire.  Je  serais 
toujours  préoccupée  de  ce  qu'il  penserait  de  moi.  Te  souviens-tu 
du  jour  où  Jean  Desrives  est  venu,  et  où  j^ai  refusé  de  le  rece- 
voir? J'avais  ce  même  scrupule.  Tous  les  hommes  me  l'ont 
inspiré.  Jamais  je  n'ai  pu  croire  qu'avec  la  figure  que  j'ai,  l'un 
d'eux  m'aimerait  ainsi  que  je  rêve  de  l'être.  Pour  la  première 
fois,  près  de  celui-ci,  je  suis  heureuse,  je  me  sens  jeune,  je 
respire... 

Mais  ces  complications  sentimentales  restaient  sur  le  seuil 
de  sa  vieille  caboche. 

TOMK  m.  —  1911.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tout  cela,  déclara-t-elle,  c'est  des  idées.  Personne,  au- 
tant que  vous,  ne  mérite  qu'on  l'adore... 

—  Tais-toi!...  fis-je  en  mettant  ma  main  devant  sa  bouche 
édentéc.  Tu  n'entends  rien  à  ces  choses.    - 

C'est  égal;  elle  m'avait  comprise;  elle  ne  commettrait  pas 
de  gaffes.  Si  hostile  qu'elle  fût  à  l'amour,  à  celui-là  en  par- 
ticulier ,  je  la  savais  incapable  d'agir  à  l'encontre  de  ma 
volonté. 

Rassurée  maintenant,  j'obéis  à  la  grande  vague  heureuse  qui 
m'attire,  m'enlace  et  dont  la  rumeur  est  si  forte  que  je 
n'entends  plus  qu'elle  au  monde. 

Et  lui,  Gérard,  qu'éprouvait-il?  Exempt  de  toute  inquié- 
tude, son  bonheur,  s'il  est  possible,  dépassait  encore  le  mien. 
Il  n'était  pas  comme  les  autres  amoureux  dont  mille  spectacles 
détournent  l'esprit,  le  regard,  lui  ne  voyait,  n'imaginait  rien 
qui  ne  fût  moi.  J'étais  sa  lumière  et  son  paysage,  sa  fenêtre 
ouverte  sur  l'infini. 

Assise  sur  un  tabouret  bas  qui  mettait  mes  épaules  contre 
ses  genoux  je  lui  abandonnais  ma  tète,  je  la  livrais  à  ses 
caresses  comme  une  chose  lourde,  sans  vie.  D'étranges  phéno- 
mènes s'accomplissaient  alors  en  moi.  Ayant  cessé  de  redouter 
la  clairvoyance  de  son  toucher,  j'oubliais  ma  figure  véritable; 
.j'en  venais  à  croire  qu'elle  n'avait  jamais  existé,  que  réellement 
j'avais  ces  traits  sous  lesquels  j'étais  chérie.  Adaptée  à  ma 
fausse  enveloppe  je  pensais  ,  je  m'exprimais  comme  si 
j'avais  été  belle;  je  n'avais  plus  l'esprit  morose;  je  causais 
avec  cette  gaîté  qu'ont  les  femmes  certaines  de  leur  empire. 
Quoique  bien  passagères,  hélas  !  ces  impressions  m'ont  laissé 
un  souvenir  si  doux  que  je  ne  puis  me  les  rappeler  sans 
larmes. 

Perdu  dans  son  rêve  exalté,  Gérard  murmurait  : 

—  Je  bénis  presque  mes  ténèbres,  car  j'y  suis  absorbé  en 
vous.  Dans  cette  retraite,  nous  sommes  seuls,  il  n'y  a,  il  ne 
peut  y  avoir  que  nous.  Le  souvenir  même  des  autres  femmes 
s'efface... 

Heureuse,  indiciblement,  je  répondis  : 

—  Vous  aussi,  mon  aimé,  vous  êtes  pour  moi  l'univers. 
Avant  que  de  vous  connaître,  j'étais  plus  misérable  que  les  men- 
dians  à  qui  je  donnais  l'aumône.  Eux,  quelquefois,  je  parvenais 
à  les  faire  sourire.  Qui  s'occupait  de  mon  sourire  à  moi  ?  Main- 


MA    FIGURE.  739 

tenant,  j'ai  une  âme  débordante,  l'âme  d'un  prisonnier  qui  se 
serait  évadé, 

La  confiance  qu'il  avait  dans  le  destin  débordait  parfois  la 
félicité  présente.  C'étaient  alors  des  projets,  des  projets...  Mêlés 
l'un  à  l'autre,  nous  ferions  de  la  vie  un  jardin  délicieux  d'idées, 
de  sensations.  Il  m'associerait  à  son  art;  nous  voyagerions  au 
pays  des  cèdres  et  des  palmiers  ;  je  serais  son  inspiratrice,  son 
modèle. 

De  telles  paroles,  devant  ma  conscience,  redressaient  tout  à 
coup  le  spectre  de  l'avenir.  Une  pensée  alors,  une  seule  avait 
le  pouvoir  de  me  calmer.  Disparaître  ?  Fuir  avant  d'avoir  été 
vue  ?  Si  coupable  que  fût  ma  conduite,  je  me  sentais  jusqu'à 
un  certain  point  absoute  par  cette  résolution.  Nos  fautes  ne 
portent-elles  pas  en  elles-mêmes  une  excuse  si,  loyalement, 
farouchement  nous  acceptons  le  prix  dont  il  faudra  les  payer  ? 

Je  prévoyais  toutefois  à  mon  départ  de  grandes  difficultés. 
Quitter  Gérard  à  la  minute  dont  il  attendait  tant  de  joie,  quel 
coup  pour  lui!  Quel  désastre!...  La  crainte  que  j'ai  toujours 
eue  de  faire  souffrir  s'en  émouvait  plus  que  de  ce  que  j'aurais 
moi-même  à  éprouver.  Je  cherchai  par  quel  moyen  atténuer  la 
brutalité  du  choc,  comment  le  rendre  moins  douloureux.  En 
laissant  prévoir  ?  Mais  si  l'opération  échouait,  quel  regret  d'avoir 
parlé!...  Mieux  valait  en  silence  attendre  l'heure,  et  si  elle 
m'était  fatale,  me  sauver,  laissant  une  lettre  après  moi.  Quelle 
raison  donnerais-je  de  cette  fuite?  La  véritable,  celle  qui  tout  à 
la  fois  me  couvrirait  de  confusion  et  ferait  éclater  mon  amour. 
Certes,  cet  aveu  serait  atroce,  déchirant;  mais,  dans  sa  cruauté 
même,  je  trouvais  une  sorte  d'affreux  courage,  le  salaire  par 
lequel  on  se  sent  rachetée. 

Du  moins,  qu'à  l'instant  de  mon  abandon,  le  cher  être  ne 
pleurât  pas  seul  !  Qu'un  secours  fût  à  son  côté  !  Mais  qui  ?  A 
quelle  affection  sûre  le  confier?  Je  songeai  d'abord  :  Sophie. 
Si  je  l'exigeais,  elle  prolongerait  ses  services  après  que  je  serais 
partie.  Bah  !  était-ce  de  soins  matériels  que  Gérard  aurait 
besoin?  Dans  sa  crise,  qui  le  consolerait?  qui  l'empêcherait  de 
se  croire  trahi?  Une  autre  figure  se  présenta  :  Marescot.  Depuis 
le  premier  jour,  il  s'était  montré  notre  ami  ;  le  mien  d'abord, 
conquis  par  mes  qualités  d'infirmière,  par  le  zèle  qu'il  m'avait 
vue  déployer,  et  bientôt  celui  de  Gérard.  Sincèrement,  il 
prenait  part  à  l'infortune  du  jeune   homme,  il  s'ingéniait  en 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moyens  de  le  soulager.  Même  après  que  sa  visite  journalière  eut 
cessé  d'être  médicale,  il  en  garda  Thabitude.  Chaque  soir,  sa 
tournée  finie,  il  grimpait  les  cinq  étages,  apportait  l'écho  du 
dehors,  les  nouvelles,  toute  cette  poussière  de  vie  attachée  à 
ceux  qui  circulent.  Quoique  leurs  esprits  fussent  à  l'opposé  Tun 
de  l'autre,  l'artiste  accueillait  avec  sympathie  le  docteur.  Peut- 
être,  de  ma  part,  aurait-il  été  discret  de  leur  fournir,  quelque- 
fois, l'occasion  de  causer  entre  eux,  ainsi  que  les  hommes  s'y 
plaisent.  Mais  mon  idée  fixe  ne  me  le  permettait  pas  ;  je  crai- 
gnais, en  les  laissant  seuls,  que  Gérard  ne  cédât  à  ce  besoin 
débordant  qu'il  avait  de  s'exprimer  sur  mon  compte.  Que 
répondrait  le  docteur  ?  Si  bien  disposé  que  je  le  pressentisse  à 
mon  endroit,  je  ne  m'exposerais  pas  à  ce  qu'il  lançât  un  mot... 
ce  mot  dont  la  menace  me  faisait  courir  un  frisson.  Aussi,  quand 
venait  l'heure  de  la  visite,  étais-je  là,  toujours. 

Une  fois,  pourtant,  l'absence  de  Sophie  m^ayant  contrainte 
d'aller  jusqu'à  la  cuisine  chercher  de  l'eau  bouillante,  dans  ma 
hâte,  je  m'échaudai  tout  l'avant-bras.  A  mes  cris,  le  docteur 
accourut.  Des  cloques  se  soulevaient.  Il  y  mit  de  l'huile,  de 
l'ouate  et,  comme  je  dévorais  ma  plainte,  il  m'adressa  un  com- 
pliment. 

—  Vous  êtes  bien  courageuse! 

A  la  vérité,  quoique  ma  douleur  fût  vive,  je  ne  la  sentais 
presque  pas.  Un  singulier  plaisir  me  venait  même  à  l'endurer. 
Ne  lui  devais-je  pas  d'avoir  été  délivrée  d'un  mal  mille  fois 
plus  cuisant?  Grâce ^ à  cette  brûlure,  n'avais-je  pas  la  certitude 
qu'aucune  parole  funeste  n'avait  eu  le  temps  d'être  prononcée? 

Donc,  il  s'agissait  de  parler  à  Marescot,  de  le  mettre  dans  ma 
confidence.  Il  n'y  avait  pas  de  doute,  son  intelligence,  l'attache- 
ment qu'il  avait  pour  Gérard  seraient  d'un  précieux  secours. 
Mais  je  l'ai  dit;  j'étais  timide;  je  l'étais  jusqu'à  la  torture. 
Parler  de  moi,  attirer  l'attention  d'un  homme  sur  ma  personne, 
confesser  ma  faiblesse,  mon  tort...  La  sueur  en  perlait  sur 
mes  tempes.  «  Rien  ne  presse,  pensai-je  ;  la  veille,  il  sera  temps.  » 
En  attendant,  je  savourais  près  de  Gérard  une  félicité  précaire. 
J'étais  comme  ces  voyageurs  qui,  sur  le  point  de  quitter  un 
pays,  redoublent  de  ferveur  à  son  endroit.  Je  m'appuyai  à  toutes 
les  beautés  de  l'heure.  Si  menacée  qu'elle  fût,  n'était-elle  pas 
divine?  Ah  !  que  j'aurais  voulu  l'éterniser,  cette  heure  au  bout 
de   laquelle   il   y  avait...  quoi?...   Une  catastrophe  peut-être. 


MA    FIGURE.  741 

Kélas!  elle  passait  avec  une  rapidité!...  ou  plutôt,  elle  ne  pas- 
sait pas,  elle  courait,  elle  se  précipitait  vers  le  terme.  Je  n'avais 
devant  moi  que  huit  jours,  puis  six,  puis  quatre.  Maintenant, 
il  ne  m'en  restait  plus  qu'un  :  reculer  n'était  plus  permis.  Ce 
soir  même,  je  demanderais  un  entretien  à  Marescot. 

L'instant  venu,  aucun  lieu  de  l'appartement  ne  me  parut 
assez  secret  pour  ce  que  j'avais  à  dire.  Je  descendis  l'escalier. 
Mes  mains  étaient  glacées.  Je  les  sentais  se  raidir  entre  mes 
gants.  Mon  attente  ne  fut  pas  longue.  Il  y  avait  cinq  minutes  à 
peine  que  je  faisais  les  cent  pas  devant  la  porte,  lorsqu'un  coupé 
s'arrêta.  A  sa  forme  antique,  aux  jambes  usées  du  cheval  qui 
tant  et  tant  s'étaient  raidies  à  gravir  les  pentes  de  Montmartre, 
je  reconnus  celui  du  docteur. 

Mapercevant,  il  s'inquiéta  : 

—  N'est-il  rien  survenu  de  mauvais? 

Je  le  rassurai.  Non.  J'avais  seulement  quelques  mots  à  lui 
dire  en  particulier. 

Son  regard  circulaire  marqua  que  l'endroit  était  étrange- 
ment choisi  ;  mais,  comprenant  que  la  chose,  était  urgente  il 
remonta  dans  sa  voiture  et  me  fit  signe  d'y  prendre  place. 

—  Là,  nous  serons  tranquilles. 

Mon  cœur  battait  comme  si,  au  lieu  de  descendre  cinq  étages, 
je  venais  de  les  escalader  au  galop.  Dans  le  dédale  des  confi- 
dences auxquelles  j'étais  résolue,  par  laquelle  commencer? 
Presque  à  l'improviste,  elle  jaillit  en  fusée  de  mon  cœur. 

—  J'aime  Gérard. 

Marescot  s'en  était  toujours  douté  ;  il  eut  un  air  entendu. 
Rougissante,  alors,  j'avouai  l'amour  dont  moi-même  j'étais 
l'objet;  je  dis  la  proposition  de  mariage. 

Persuadé  que  c'était  cela  la  nouvelle,  la  bonne  nouvelle  que 
j'avais  à  lui  annoncer,  il  eut  son  sourire  de  brave  homme  à 
qui  le  bonheur  des  autres  fait  plaisir. 

Déjà  sa  main  ronde,  pleine  de  félicitations,  s'avançait. 

—  Chère  enfant!  "Vous  l'avez  bien  mérité!... 

—  J'ai  refusé,  lui  dis-je. 
Il  me  regarda  stupéfait. 

—  Ne  m'avez- vous  pas  dit  que  vous  aimiez? 
Je  fis  signe  que  oui. 

—  Alors? 

Avec  un  homme  de  cette  espèce,  il  n'y  avait  pas  à  tergiver- 


1Ï2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ser.  Très  franc  lui-même,  toujours  pressé  d'atteindre  au  but,  il 
aimait  les  situations  nettes. 

—  Épouser  un  aveugle,  dis-jo,  serait-ce,  de  ma  part,  honnête? 
La  signification  de  ces  paroles  ne  lui  fut  pas  tout  de  suite 

claire.  Il  fallut  compléter,  faire  entendre  que  cet  aveugle  était 
à  mon  sujet  dans  une  singulière  erreur. 

—  Quelle  erreur? 

—  Il  s'imagine  que  je  suis  belle  !... 

Ce  mot  lâché,  je  me  rencognai  dans  le  coin  le  plus  obscur 
du  coupé  et,  en  petites  phrases  haletantes,  mon  récit  se  déroula. 
La  chose  était  venue  sans  que  je  sache  comment.  Gérard  était 
si  malheureux!...  Je  voulais  le  soulager,  suppléer  à  sa  vue 
absente.  Je  lui  avais  dépeint  ce  qui  se  passait,  survenait,  d'abord 
tel  que  c'était,  puis,  peu  à  peu,  par  un  sentiment,  je  le  jure, 
charitable,  tel  qu'il  désirait  que  ce  fût.  Ainsi  j'avais  pris  l'ha- 
bitude de  n'évoquer  que  des  visions  attrayantes,  des  ciels  bleus, 
des  paysages  de  printemps;  les  mots  ne  me  semblaient  plus 
exister  que  pour  fournir  à  mon  ami  des  sensations  agréables, 
que  pour  lui  montrer  tout  en  beau. 

Le  docteur  jusque-là  m'avait  approuvée.  Je  vois  encore  les 
mèches  grises  qui,  sous  son  chapeau  à  larges  bords,  oscillaient 
sur  le  blanc  de  son  col.  Au  moment  de  dire  comment  j'en  étais 
venue  à  m'exprimer  sur  moi-même,  la  respiration  me  manqua. 
L'aile  soyeuse  d'une  hirondelle  rasa  la  vitre;  je  l'enviai  d'être 
libre,  d'habiter  l'air,  d'y  être  une  toute  petite  chose  à  laquelle 
personne  ne  portait  d'attention. 

Cependant  j'étais  venue  pour  que  la  vérité  fût  dite,  rien 
n'éviterait  qu'elle  le  fût.  D'une  haleine  j'achevai,  honteuse,  ma 
confession. 

Marescot  m'avait  écoutée  sans  qu'un  muscle  bougeât  dans 
sa  large  et  bonne  figure.  Il  ne  m'adressa  pas  de  blâme;  il  ne 
prononça  aucune  de  ces  phrases  banales  par  lesquelles  un 
moraliste  n'aurait  pas  manqué  d'apprécier  ma  conduite.  Il  dit 
seulement  : 

—  Ne  pensiez-vous  donc  pas  qu'un  jour  vous  pouviez  être 
démentie? 

—  Si,  répondis-je,  j'ai  tout  prévu.  A  chaque  parole  inexacte, 
je  me  disais  :  «  Et  s'il  te  voit?  S'il  vient  à  recouvrer  la  vue?  » 
Rien  cependant  n'eut  le  pouvoir  de  m'arrêter.  J'appartenais  à 
une  force  plus  puissante  que  la  prudence,  la  raison,  la  simple 


MA   FIGURE.  743 

honnêteté.  Ne  fût-ce  qu'un  jour,  je  voulais  échapper  au  mal- 
heur abominable  de  ma  vie. 

—  Quel  malheur? 

—  Le  pire  de  tous  :  celui  qui  m'a  fait  naître  laide. 

Il  allait  protester.  Avant  même  qu'il  en  eût  le  temps,  je  le 
dispensai  de  tout  effort  de  courtoisie. 

—  Ne  dites  rien,  je  sais.  Je  ne  me  fais  pas  d'illusion. 
S'étant  soudain  tourné  vers  moi,  Marescot  me  dévisageait.  On 

eût  dit  qu'il  me  voyait  pour  la  première  fois.  Et  cela  était  vrai. 
Depuis  plus  de  trois  mois  qu'en  sa  présence  j'allais,  je  venais, 
j'accomplissais  mille  besognes,  il  ne  m'avait  pas  une  seule  fois 
véritablement  regardée.  0  blessure  entrée  au  plus  secret  de  la 
sensibilité  féminine!...  Un  homme  avait  pu  vivre  à  mes  côtés 
sans  m'apercevoir,  sans  que  ma  figure,  pour  lui,  se  distinguât 
dune  autre  figure.  Qu'en  devais-je  conclure,  sinon  que  j'étais, 
pour  le  moins,  de  celles  qui  laissent  l'œil  inattentif  ?  On  remar- 
quait mon  dévouement,  mon  intelligence;  on  jugeait  mon 
caractère,  on  ne  songeait  même  pas  à  se  demander  :  «  Et  au 
physique,  comment  est-elle  ?  »  En  cette  minute,  je  remâchai 
l'injustice  de  mon  sort  :  dès  la  pension,  mes  compagnes  pré- 
férées à  moi;  l'abandon  de  Jean  Desrives;  le  ricanement  de  ma 
tante  Jules,  le  soir  où  j'avais  émis  la  prétention  d'être  aimée. 
Tant  de  dédains  !...  Et  cette  comédie  qu'il  avait  fallu  pour  m'em- 
parer  du  cœur  de  Gérard!...  Mes  larmes  débordèrent. 

Pareille  détresse  chez  une  créature  saine!  Entendre,  pour  ce 
qu'il  jugeait  une  vétille,  des  gémissemens  pareils  à  ceux  du 
blessé  sous  le  couteau,  du  goutteux  que  sa  crise  tourmente.  Le 
docteur  en  était  confondu.  Lui  qui,  avant  sa  trentième  année, 
s'était  muni  d'une  médiocre  compagne  dont  les  vertus  avérées 
et  les  flancs  robustes  assuraient  le  rôle  qu'il  lui  destinait  en 
ménage,  comment  se  serait-il  expliqué?  Il  crut  que  je  craignais 
des  représailles. 

—  Gérard  est  un  honnête  homme,  plaida-t-il  ;  un  mensonge 
proféré  dans  l'intention  de  lui  plaire  ne  peut  soulever  en  lui 
une  colère  durable.  Ce  n'est  pas  pour  une  nuance  de  cheveux 
qu'il  va  rompre  vos  engagemens. 

Je  l'arrêtai.  11  s'agissait  bien  de  mariage!  Si  tel  avait  été 
mon  but,  quoi  pour  moi  de  plus  simple  que  de  mettre  à  profit 
les  jours  de  cécité?  Mais  non!  Mes  visées  étaient  plus  hautes. 
Je  n'ambitionnais  que  l'amour.  C'était  lui  que  je  redoutais  de 


744  lŒVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perdre,  le  cher,  le  brûlant.  Oh  !  ne  plus  entendre  son  cantique  ! 
Vivre  des  jours  sans  couleur!  Quitter  cette  terre  d'ombre  déli- 
cieuse où  mon  cœur  avait  pris  racine  et  retourner  au  dédain, 
à  la  solitude  !... 

—  Pourquoi,  objecta  Marescot,  tout  cela  serait-il  ainsi?  N'êtes- 
vous  pas,  ne  continuerez-vous  pas  toujours  d'être  la  meilleure, 
la  plus  aimante  des  compagnes,  celle  dont  le  cœur  de  votre  ami 
s'est  fait  une  nécessité? 

—  Sans  doute!  Mais,  qu'est-ce  que  l'affection,  si  le  désir 
meurt?.,.  Lui  seul  est  grand,  fort,  vivace,  et  il  ne  s'attache  qu'à 
de  la  beauté. 

Le  docteur  parut  réfléchir,  se  consulter;  puis  il  reprit: 

—  Vous  exagérez.  Ne  voit-on  pas  tous  les  jours  des  femmes^ 
des  hommes  sensuellement  épris  sans  que  la  beauté  soit  en 
cause? 

Mais  ma  conviction  était  inébranlable. 

—  D'autres,  peut-être,  ripostai-je,  pas  Gérard,  pas  l'artiste, 
l'épicurien  qu'il  est. 

Je  savais  quelles  étaient  là-dessus  ses  idées.  Maintes  fois,  il 
en  avait  devant  moi  exprimé  Tintransigeance.  «  La  beauté 
est  tout,  prétendait-il.  Elle  seule  inspire  les  sens,  les  persé- 
cute et  les  gouverne.  Sans  elle  tout  est  mort,  tout  se  glace  et 
se  recouvre  de  cendres...  »  Que  de  fois  je  m'étais  sentie  fris- 
sonnante en  entendant  ces  paroles  et  d'autres  analogues!... 
que  de  fois  je  m'étais  dit  :  «  Ah  !  qu'il  ne  me  connaisse  jamais  !  » 

Si  peu  qu'en  sa  carrière  surmenée,  le  vieux  praticien  eût 
pris  le  temps  de  s'attarder  aux  problèmes  sentimentaux,  il 
parut  s'intéresser  à  ce  que  je  venais  de  lui  apprendre.  Toutefois, 
l'optimisme  qu'il  apportait  à  ses  diagnostics  professionnels  en 
modifia  la  portée. 

—  Ne  désespérez  pas,  fit-il  ;  si  Gérard  vous  aime  réellement, 
il  ne  cessera  pas,  pour  si  peu,  de  vous  aimer  ;  et  même  je 
parierais  que,  sachant  combien  vous  avez  souffert  pour  lui,  il 
vous  chérira  davantage.  Voulez-vous  que  je  lui  parle? 

Je  m'effarai, 

—  Pas  aujourd'hui.  Que  du  moins  notre  dernier  soir  béné- 
ficie du  mystère!... 

—  Votre  dernier  soir...  Que  signifie?.,. 

Je  déclarai  mon  intention  de  m'en  aller  le  lendemain  au 
cas  où  l'opération  réussirait. 


MA   FIGURE. 


745 


—  C'est  alors,  docteur,  que  j'aurai  recours  à  votre  bonté... 
Vous  serez  là,  n'est-ce  pas?  pour  atténuer  le  coup,  pour  remettre 
à  Gérard  la  lettre  que  j'aurai  préparée  à  son  intention... 

Mais  il  n'écoutait  plus.  Toute  sa  bienveillance  s'était  subi- 
tement muée  en  colère. 

—  Quoi?  Vous  voulez  partir,  abandonner  votre  ami... 

—  Oui!...  Avant  qu'il  n'ait  pu  m'apercevoir. 

—  Y  songez-vous?  Lui  causer  cet  émoi! 

—  Tout!...  plutôt  que  de  recevoir  le  coup  de  son  regard 
sans  amour. 

Il  repartit  : 

—  Qu^en  savez-vous?  Pourquoi  préjuger  de  ses  sentimens? 
Attendez  du  moins  quelques  jours.  S'il  se  détourne  ;  si  vous 
sentez  que  son  cœur,  envers  vous,  se  refroidit,  il  sera  temps 
alors;  vous  dénouerez  vos  fiançailles. 

Mais  mon  refus  persistait. 

—  J'ai  bien  réfléchi,  docteur;  ma  retraite  est  inévitable  ;  elle 
seule  préservera  mon  souvenir,  le  laissera  intact  dans  la  mé- 
moire de  Gérard,  tel  que  je  veux  qu'il  y  demeure. 

La  surprise  du  docteur  grandissait.  Etais-je  bien  la  per- 
sonne qu'il  avait  jugée  raisonnable?  l'infirmière  d'apparence 
sage,  réservée? 

Paternellement  il  gronda  : 

—  Déchirer  ainsi  votre  cœur  !  celui  de  votre  ami  ! 

Les  aurais-je  épargnés  en  restant?...  Je  redonnai  le  motif 
souverain  :  ne  pas  décevoir;  ne  pas  assister  à  ma  propre  dé- 
chéance; et  puis  ma  voix  se  brisa.  Il  me  sembla  que  je  venais 
de  réciter  l'office  des  morts. 

Si,  au  début,  Marescot  avait  eu,  à  mon  égard,  quelque  sévé- 
rité, il  me  plaignait  à  présent  de  tout  son  cœur.  Pour  la  pre- 
mière fois,  peut-être,  il  venait  de  sentir  que  la  fièvre  et  le  bis- 
touri ne  sont  pas  seuls  à  tourmenter  la  chair  humaine.  Géné- 
reusement il  proposa  : 

—  Ne  puis-je  rien  pour  vous  ? 

Je  le  remerciai.  Non  ;  personne  n'avait  le  pouvoir  d'éloigner 
de  moi  le  calice.  Si  j'avais  parlé,  ce  n'était  pas  pour  que  l'on 
vînt  à  mon  aide,  mais  afin  que  Gérard  dont  la  peine  serait,  j'en 
étais  persuadée,  légère  en  comparaison  de  la  mienne,  pour  que 
ce  cher  bien-aimé  eût  près  de  lui  un  secours. 

Le  soir  descendait  sur  Paris.  Les  pavés  n'avaient  plus  les 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

colorations  tranchées  de  l'ombre  et  de  la  lumière.  Une  cendre 
grise  descendait  sur  la  cuve  gigantesque  où  tant  d'espoirs  et 
tant  do  douleur  halètent.  Une  à  une  les  rues  s'étaient  allumées, 
rayant  d'un  rose  incendié  les  pâleurs  du  crépuscule. 

—  Il  est  tard,  murmurai-je  ;  Gérard  doit  s'impatienter. 

—  Allons  le  rejoindre,  fit  Marescot  en  ouvrant  la  portière. 
Je  descendis  :  j'avais  le  visage  en  feu  et  mes  jambes  fléchis- 
saient. Sur  le  seuil  de  la  maison,  j'eus  un  arrêt. 

—  Montez,  vous,  fis-je  en  m'écartant  pour  laisser  passer  le 
docteur;  j'ai  besoin  de  prendre  un  peu  l'air. 

11  me  dit  bonsoir.  Je  saisis  la  main  qu'il  me  tendait.  C'était 
désormais  celle  d'un  ami.  J'en  avais  la  certitude.  Je  ne  redou- 
tais plus  ce  qu'il  dirait  sur  mon  compte,  ni  ce  soir-là,  ni 
jamais. 

IX 

Le  chirurgien  et  son  aide  viennent  d'arriver.  Ogensky,  en 
tablier  blanc,  manches  retroussées,  frictionne  longuement  ses 
mains  avec  une  solution  antiseptique.  Sur  le  marbre  de  la 
commode,  il  examine  l'arsenal  brillant  des  outils  :  pinces  des- 
tinées à  maintenir  lès  paupières  ;  pointes,  lames  avec  lesquelles 
le  cristallin  sera  fouillé,  et  les  plonge  dans  un  bassin  de  nickel. 
Je  les  entends  bientôt  bouillir  avec  un  bruit  de  sanglots. 

Marescot  a  son  air  des  premiers  jours,  son  plus  grave  visage 
de  médecin.  Gomme  si  rien  ne  subsistait  de  notre  conversation 
d'hier,  il  m'aborde,  il  me  demande  des  nouvelles. 

—  Bonnes.  La  nuit  a  été  tranquille. 

Gérard  est  calme  en  effet.  La  tête  renversée  contre  le  cuir 
de  son  fauteuil,  il  attend;  il  sait  que  les  choses  s'apprêtent.  Ses 
prévisions  sont  optimistes.  Les  docteurs,  sur  ma  prière,  ne  lui 
ont-ils  pas  affirmé  que  l'opération  était  bénigne  et  le  résultat 
non  douteux? 

Comment  avais-je  vécu  cette  dernière  nuit?  Je  m'étais 
couchée,  mais  sans  sommeil.  Le  tic  tac  de  la  grosse  horloge 
dressée  vis-à-vis  de  mon  lit  me  donnait  une  sensation  singu- 
lière :  il  me  semblait  entendre  une  vie  parallèle  à  la  mienne  qui 
fuyait,  fuyait,  et  dont  l'accélération  vertigineuse  m'entraînait 
vers  un  gouffre  avec  elle.  J'aurais  voulu  l'arrêter.  La  certitude 
que  cela  était  impossible,  que  rien  ne  ralentirait  notre  course, 


MA    FIGURE.  747 

avait  fait  de  ma  veille  un  cauchemar.  «  Et  Gérard  dort  !  pen- 
sais-je  ;  l'illusion  berce  ses  rôves  !  » 

Sa  voix,  soudain,  me  parvint  au  travers  de  la  tapisserie. 

—  Lucienne  ! 

Plusieurs  semaines  s'étaient  écoulées  sans  que  j'entrasse 
dans  sa  chambre  pendant  qu'il  était  couché.  En  hâte,  je  sautai 
au  bas  du  lit  ;  j'enfilai  mon  peignoir  ;  je  fus  là. 

—  Est-ce  que  vous  avez  mal  ? 

—  Non.  Mais  je  ne  puis  pas  dormir. 

—  Vous  non  plus!  Il  le  faut,  cependant;  il  faut  que  vous 
soyez  fort  pour  demain. 

—  Demain!...  soupira-t-il,  songez- vous,  ma  chère  âme,  ce 
que  ce  mot  contient  d'espoir  et  d'épouvante?... 

Si  j'y  songeais  !...  Quelle  autre  pensée  aurait  pu  retentir  en 
moi?  Je  pris  sa  main  et  la  serrant  avec  éloquence,  je  témoignai 
que  mon  angoisse  égalait  pour  le  moins  la  sienne. 

—  Comme  vous  tremblez!  me  dit-il. 

—  Mais  non,  je  vous  jure... 

—  Vous  avez  peur,  je  le  sens? 

Pouvais-je  l'avouer?  Et  cependant,  oui,  je  tremblais,  mais 
pas  de  la  peur  que  me  prêtait  Gérard.  Celle  qui  me  frappait  de 
ses  coups  rapides  et  secrets  était  l'inverse  précisément,  l'op- 
posée de  ce  qu'il  éprouvait  lui-même.  Ainsi  que  deux  adver- 
saires qui  combattent  chacun  pour  une  cause  différente,  nos 
voeux  allaient  à  l'cncontre  l'un  de  l'autre  !  Oui  tandis  que  le  plus 
vif  espoir  de  l'aveugle  s'attachait  à  l'opération,  j'en  étais  réduite, 
moi,  lâchement,  obscurément,  à  souhaiter...  Oh!  non!  non!  je 
ne  souhaitais  pas  que...  Et  pourtant!  contradiction  cruelle! 
Irrémédiable  désordre  dans  lequel  je  me  débattais!... 

Préoccupée,  avant  tout,  de  dissimuler  mon  trouble,  je  rap- 
pelai, d'un  ton  raffermi,  combien  était  courante  l'opération  de  la 
cataracte  et  légendaire  l'habileté  d'Ogensky.  Les  craintes  de 
Gérard  s'apaisèrent;  il  me  sourit  avec  crédulité.  On  aurait  dit 
un  enfant  à  qui  l'on  fait  une  promesse  sur  laquelle  il  n'ose  plus 
compter. 

Rappelant  l'ordre  du  docteur,  j'exigeai  que  l'on  revînt  au 
silence. 

—  A  une  condition  :  c'est  que  vous  ne  vous  éloignerez  pas. 
Je  consens  et,  de   nouveau,  me  »voici  à  ce  chevet  où   jai 

déjà  vécu  tant  d'heures  émouvantes...  Les  draps  jettent  des 


748  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lueurs.  Gérard  repose.  Sa  main  s'effile  sur  la  couverture.  Son 
visage  est  charmant  entre  les  coussins  écroulés.  J'entrevois  ses 
joues  fines  et  lisses  qu'ombrage  la  frange  des  cils,  son  front 
qu'une  mèche  de  cheveux  traverse.  Sa  bouche  entr'ouverte 
respire  avec  une  saine  régularité.  Ah!  quelle  envie  d'être  plus 
près!...  Puisqu'il  ne  me  voit  pas,  pourquoi  résister?  Et  je  hume 
en  me  rapprochant  son  souffle.  Mais  que  se  passe-t-il  en  moi? 
Un  frémissement  que  je  n'avais  jamais  éprouvé  me  parcourt.  Je 
recule.  Au  mouvement  que  je  fais,  le  dormeur  montre  qu'il  ne 
dormait  pas.  Sa  main  en  tâtonnant  trouve  la  mienne.  Il  s'y 
accroche  nerveusement. 

—  Ne  vous  en  allez  pas,  de  grâce. 

Et  folle  je  reste;  je  m'enivre  de  son  voisinage. 
Peu  à  peu  sa  main  m'attire. 

—  Lucienne!... 

—  Non!  non!  laissez-moi. 
Mais  c'est  une  voix  de  prière. 

—  Donnez-moi  un  baiser,  un  seul...  afin  que  j'aie  du  cou- 
rage. 

Ah!  comme  il  connaît  mon  cœur!  Comme  il  en  sait  le  point 
faible!  Je  me  penche,  et  sur  la  mèche  onduleuse,  j'appuie  mes 
lèvres. 

Pouvais-je  sincèrement  croire  que  les  choses  s'arrêteraient 
là?...  Je  ne  sais.  Mes  souvenirs  manquent  de  précision.  Je  sentis 
seulement  que  ma  taille  devenait  captive... 

—  Gérard!... 

Et  comme  je  me  débattais,  il  me  fit  une  chère  violence. 
Bientôt,  il  n'y  eut  plus  entre  nous  que  de  minces  étoffes  au 
travers  desquelles  nos  cœurs  battaient  l'un  contre  l'autre. 

—  Gérard!  Gérard!... 

Son  ardeur  était  presque  une  colère. 

—  Sois  généreuse,  souffla-t-il.  De  cette  nuit  angoissante 
faisons  des  heures  enivrées. 

Sa  voix  avait  des  notes,  que  je  ne  lui  connaissais  pas.  Elle 
me  promettait  un  bonheur  que  peut-être  je  ne  retrouverais 
jamais.  Tout  me  conseillait  de  le  saisir,  de  ne  point  le  laisser 
échapper.  Un  instinct  sûr  et  puissant  ordonnait  :  «  Lie  ton 
fiancé  d'une  étrçinte  si  solide  qu'il  ne  puisse  plus,  quelles  que 
soient  les  révélations  de  l'avenir,  se  déprendre  de  toi.  » 

Ah!  pourquoi  faut-il  que  la  voix  des  conseils  heureux  ne 


MA    FIGURE. 


7i9 


parle  jamais  seule?  «  Es-tu  certaine  de  ne  pas  trouver  une  amer- 
tume au  bonheur  que  tu  te  promets?  —  Quelle  amertume?  — 
Un  goût  de  chose  volée.  —Volée?...  —  Oui;  ce  que  ton  amant 
croira  prendre,  c'est  une  autre  que  toi,  c'est  un  corps,  un  visage 
dont  tu  as  créé  l'imposture.  »  Subitement,  ma  chair  se  glace. 
Oh!  l'abomination  d'être  possédée  par  erreur!... 

Tout  à  son  illusion  cependant,  Gérard  implore,  veut. 

—  Nous  pourrions  être  si  heureux!... 
Mais  je  ne  le  crois  plus. 

—  Non.  Pas  ce  soir.  Pas  avant  que... 

Il  m'interrompt.  L'impatience  qu'il  a  de  mettre  entre  nous 
l'irrévocable  ne  peut  se  contenir.  Ses  bras  se  resserrent  comme 
s'il  craignait  de  me  perdre  : 

—  Ma  bien-aimée! 

L'heure  est  unique.  J'en  ai  la  persuasion.  Tout  ce  qu'il  y  a  en 
moi  déjeune,  d'exigeant  s'exalte.  La  lutte  me  déchire...  Cepen- 
dant, la  peur  du  mensonge  suprême,  la  peur  surtout,  avouons- 
le,  d'être  confondue  par  la  suite,  me  préserve.  Je  trouve  en 
ma  dignité  un  appui  que  la  simple  pudeur  ne  m'aurait  pas 
accordé.  La  phrase  que  j'avais  commencée  s'achève. 

— •  Pas  avant  que  vous  ne  m'ayez  vue. 

Et,  m'arrachant  à  lui,  je  regagne  l'atelier. 

Inutile  de  me  remettre  au  lit;  je  ne  dormirais  pas.  Une 
fièvre  bat  mes  tempes.  J'ai  besoin  d'air.  La  fenêtre  est  criblée 
d'étoiles.  Je  l'ouvre;  je  tends  mon  front.  Ah!  si  la  brise  noc- 
turne avait  pu  me  rafraîchir  ! 

A  cette  heure  imposante,  la  vue  était  si  belle,  si  magnifique- 
ment pure  et  divine  que  le  dur  battement  de  mes  artères  en  fut 
un  instant  adouci.  Sous  un  indicible  voile  bleu  Paris  semblait 
se  cacher.  On  eût  dit  une  ville  de  rêve,  quelqu'une  de  ces  pro- 
digieuses cités  d'Orient  qui  dorment  dans  des  nuits  plus  belles 
que  le  jour  de  nos  pays.  Jusqu'aux  confins  de  l'horizon  la  lune 
propageait  sa  clarté;  les  édifices  s'argentaient,  se  purifiaient, 
pour  ainsi  dire  en  montant  vers  sa  face  pâle.  Dans  le  pieux 
silence  des  sommets,  les  moindres  architectures  prenaient  quelque 
chose  de  sacré  :  jamais  les  flèches  ne  m'avaient  paru  si  hautes; 
jamais  les  murs  n'avaient  eu  pareille  blancheur. 

Mais  quelle  paix  demander  à  une  nuit  de  printemps?  Le 
frissonnement  des  arbres,  le  brasier  des  réverbères,  les  mille 
indices  secrets  de  la  volupté  qui  veille,  étaient  là  pour  entretenir 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  trouble  égaré  de  mon  âme.  Je  la  sentis  vide,  perdue,  et  pour 
toujours  nostalgique.  Un  inexprimable  regret  m'accabla.  Gom- 
ment avais-je  pu,  par  une  telle  nuit,  renoncer  au  bonheur  qui 
s'offrait?  Par  quel  imbécile  scrupule,  par  quelle  démence  inex- 
plicable, n'étais-je  pas  restée  dans  les  bras  chéris?...  Au  cas  que 
l'événement  tournât  à  mon  désavantage,  que  me  resterait-il 
d'avoir  résisté?  Pas  même  un  souvenir,  le  souvenir...  Ah!  pour- 
quoi avais-je  écarté  de  mes  lèvres  cette  saveur  du  baiser  qui, 
dit-on,  persiste  jusqu'à  la  mort?  Et  maintenant,  je  restais  seule, 
à  pleurer  devant  les  étoiles!... 

Une  tristesse  mortelle  s'était  abattue  sur  mon  âme,  une 
tristesse  d'amante  inconsolable.  J'avais  le  sentiment  que  l'occa- 
sion, l'unique,  la  merveilleuse  occasion  que  chaque  créature 
rencontre  une  fois,  tout  au  plus,  au  cours  de  son  existence, 
était  envolée.  Je  ne  la  retrouverais  plus.  Désormais  je  cesserais 
de  me  diriger  moi-même  ;  je  marcherais  au  hasard  vers  cette 
chose  rigoureuse  et  fortuite  qui  dispose  de  nous  à  l'insu  de 
notre  volonté  :  le  destin.  Mon  sort  dépendait  de  quoi?  Du  geste 
plus  ou  moins  adroit  qu'aurait  un  chirurgien,  de  ce  qu'une  pelli- 
cule serait  enlevée  sur  deux  prunelles  ou  y  adhérerait  pour 
toujours.  Misère!... 

Soudain  le  ciel  fut  strié  par  une  teijite  de  soufre.  Le  tinte- 
ment d'une  cloche  résonna;  une  autre  lui  répondit,  puis  une 
autre.  C'était  la  voix  des  églises  qui,  de  clocher  à  clocher, 
annonçait  le  prochain  soleil.  «  Trop  tard!  me  dis-je;  ce  jour 
ne  m'appartient  plus.  »  11  était  donc  arrivé!...  Rien  ne  pouvait 
faire  qu'il  ne  dévidât  pas  ses  heures.  Déjà  les  monumens  sor- 
taient de  l'ombre;  les  rues  commençaient  à  gronder.  Le  matin 
actif  et  blafard  mettait  les  êtres  en  mouvement,  les  renvoyait, 
le  cœur  lourd,  à  leur  tâche  quotidienne.  Le  temps  de  rêver 
n'était  plus  ! 

Le  pharmacien,  la  veille  au  soir,  avait  fait  déposer  un  envoi 
de  fioles  et  de  boîtes.  Sans  perdre  de  temps,  je  m'habillai  et 
me  mis  à  tout  préparer.  Presque  aussitôt,  le  soulagement  moral 
qui  nous  vient  des  occupations  matérielles  se  fit  sentir.  Pendant 
que  mes  doigts  défaisaient  des  papiers,  se  mêlaient  à  de  l'ouate, 
à  des  rouleaux  de  toile,  je  n'entendais  plus  les  pénétrantes 
voix  de  la  nuit. 

—  Tout  est  prêt,  déclara  enfin  Ogensky. 

Jetais  debout    près   de  Gérard.  Ma  main  posait  sur  son 


MA    FIGURE.  751 

épaule.  Nous  frissonnâmes  tous  deux  comme  lorsqu'un  grand 
souffle  passe. 

—  Quoi  !  fis-je,  avec  un  accent  de  bravoure,  deux  piqûres 
de  cocaïne!...  Vous  ne  sentirez  presque  rieni 

Mais  lui...  que  sa  voix  était  changée! 

—  Je  me  sens  lâche,  horriblement!... 

J'allais  m'attendrir  trop,  peut-être,  laisser  deviner  ma 
détresse. 

—  Eloignez-vous,  mademoiselle,  ordonna  le  chirurgien. 
Les  doigts  de  Gérard  m'agrippèrent. 

—  Je  voudrais  la  garder  près  de  moi. 

—  Elle  ne  quittera  pas  votre  chambre,  promit  Marescol. 
Et  doucement,  il  m'en  désigna  l'autre  bout. 
Maintenant,  le  silence  plane.  Dans  la  pièce  où  nous  sommes 

quatre,  on  dirait  que  personne  ne  respire.  Collée  au  mur,  je 
me  dresse,  je  cherche  à  voir...  Voici  l'instant  décisif.  Que  n'au- 
rais-je  pas  donné  pour  le  retarder  encore  !  Mais  les  pinces 
sont  saisies,  les  paupières  écartées.  Une  pointe  acérée  s'avance. 
Elle  touche  une  prunelle,  et  puis  l'autre.  Les  gestes  de  l'opéra- 
teur ont  une  extraordinaire  précision.  Une  plainte  basse  s'élève 
peu  à  peu,  se  réprime,  puis,  éclate.  Gela  dure  cinq  minutes 
à  peine  qui  me  paraissent  un  siècle.  Une  sueur  perle  à  mon 
front.  Vais- je  m'évanouir? 

—  Voilà  qui  est  fait!  déclare  Ogensky,  et  les  instrumens 
retombent  en  sonnant  sur  le  marbre. 

11  paraît  content.  Je  frissonne.  Que  s'est-il  passé?  La  vue 
est-elle  sauvée?  Nul  ne  le  sait.  Personne  ne  peut  le  savoir 
avant  trois  jours.  Je  respire,  je  suis  comme  un  condamné  à  qui 
on  accorde  un  sursis.  Je  m'approche.  Gérard  est  encore  sous 
l'action  de  l'anesthésique.  Son  visage  a  une  lividité!..  Ses  pau- 
pières, comme  de  petits  volets,  se  sont  refermées  sur  ses  yeux. 
Maintenant,  on  les  entoure  de  bandelettes.  On  dépose  sur  son 
front  une  vessie  pleine  de  glace.  Ces  spectacles  me  bouleversent, 
me  rappellent  les  premiers  jours  quand  on  craignait  pour  sa  vie. 
Je  suis  hors  de  moi,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis,  ce  que  je  fais. 
J'ai  besoin  d'entendre  sa  voix. 

—  Souffrez- vous? 

Mais  Ogensky  s'interpose.  Pour  vingt-quatre  heures,  au 
moins,  il  exige  un  silence  absolu.  Afin  de  compléter  ses  recom- 
mandations, il  m'entraîne  vers  une  autre  pièce.  D'une  écriture 


752  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hiéroglyphique  particulière  à  ceux  de  sa  profession,  il  rédige 
une  ordonnance,  puis  il  en  donne  lecture.  Tout  se  résume  en 
ceci  :  Entretenir  la  glace  jour  et  nuit  sur  le  front  de  l'opéré. 
Du  calme  et  la  chambre  entièrement  obscure. 
Après  avoir  dit  ces  choses,  il  les  répète  : 

—  Soyez  bien  attentive,  n'est-ce  pas,  mademoiselle? 

Pourquoi  cette  insistance  de  la  part  d'un  homme  qui  d'habi- 
tude parle  peu?  Je  m'informe  de  ce  qu'il  y  aurait  donc  tant  à 
craindre. 

—  L'hémorragie. 

Cela  suffit.  Chacun  sait  quelle  menace  contient  ce  mot.  Le 
docteur  se  croit  cependant  obligé  de  le  commenter,  de  m'en 
faire  sentir  l'importance  :  un  seul  mouvement,  un  rayon  qui 
parviendrait  à  la  rétine  avant  la  cicatrisation  complète,  provo- 
queraient une  déchirure. 

—  Et  alors  ? 

—  Tout  espoir  serait  perdu.  Les  yeux  auraient  irrémédia- 
blement cessé  de  voir. 

Je  sentis  que  mes  genoux  fléchissaient.  Dans  un  éclair,  je 
venais  d'apercevoir  l'avenir,  le  double  avenir  :  Gérard  aveugle, 
et  moi  auprès  de  lui  toujours.  Gérard  voyant  :  ma  fuite,  mon 
désespoir.  Et  j'allais  demeurer  ici,  l'arbitre  de  sa  guérison  !  De 
ma  seule  volonté  dépendrait  la  lumière  ou  les  ténèbres  éter- 
nelles !  Je  suis  bouleversée  de  cette  question  qui  se  pose  ainsi 
à  moi.  Je  cherche  du  secours.  Personne  !  Ogensky  vient  de 
partir.  Pourquoi  m'a-t-on  laissée  seule?  Mon  trouble  va  jusqu'à 
la  démence.  J'essaie  de  me  raisonner.  De  ce  qu'on  aperçoive 
le  crime,  en  résulte-t-il  qu'on  soit  capable  de  le  commettre  ?  Non  î 
Assurément!...  Mais  je  suis  à  un  de  ces  momens  où  l'esprit 
surexcité  nous  fait  tout  redouter  de  nous-mêmes.  Si  la  tentation 
venait  à  dépasser  mes  forces?  Il  me  semble  que  ma  volonté 
m'abandonne,  que  je  suis  capable  de  commettre  un  acte  attreux, 
définitif.  La  solitude  est  dangereuse  !  Je  fais  un  pas  en  avant. 
Enfin  j'aperçois  Marescot  qui  se  dirige  vers  l'antichambre. 

—  Docteur  ! 
Il  remarque  : 

—  Comme  vous  êtes  pâle  ! 

Tout  entière  à  ma  pensée  terrible,  je  le  supplie. 

—  Mettez  ici  une  autre  garde.  Moi,  je  m'en  vais.  Je  ne  puis 
plus  soigner  Gérard. 


MA   FIGURE. 


753 


Il  croit  à  un  mal  subit  dont  je  viendrais  d'être  frappée, 

—  Qu'y  a-t-il?...  De  quoi  souffrez- vous  ? 

—  Je  ne  peux  rester. 

—  Voyons!...  Je  ne  saisis  pas.  Hier  encore  vous  étiez  résolue 
à  attendre  tout  au  moins  le  résultat... 

Il  fallait  bien  s'expliquer.  Au  comble  de  l'égarement,  je 
balbutie  : 

—  Eh  bien!  oui...  J'ai  peur  de  moi-même!... 

Il  écoute  cela  sans  broncher.  Son  visage  n'exprime  aucune 
surprise.  La  connaissance  qu'il  a  des  nerveux  lui  montre  à 
quelle  crise  involontaire  je  suis  en  proie. 

—  Ma  pauvre  enfant!...  murmure-t-il,  en  fixant  sur  moi  ses 
yeux  graves. 

Comme  je  souffrais!... 

—  Je  dois  m'en  aller,  répétai-je.  Il  faut  que  je  m'en  aille. 
Mieux  que   moi-même    en    état   de    me   juger,   le    docteur 

m'ordonna  d'aller  reprendre  mon  poste. 
Après  ce  que  je  venais  de  lui  dire? 

—  Sans  doute,  affirma-t-il,  l'état  où  est  votre  ami  com- 
mande les  plus  grands  ménagemens.  La  moindre  émotion  au- 
jourd'hui lui  serait  funeste.  Vous  ne  pouvez  l'abandonner. 
C'est  vous,  et  vous  seule  qui  devez  le  soigner,  le  guérir. 

—  Le  guérir!... 

Sans  tenir  compte  de  mon  exclamation,  Marescot  poursuit  : 

—  Oui  !  le  guérir.  Aucune  infirmière  ne  saurait  y  mettre 
plus  d'intelligence,  plus  de  pieux  dévouement  que  vous.  Re- 
tournez sans  crainte  à  son  chevet.  Déjà  vous  y  avez  fait  des 
miracles,  vous  en  accomplirez  encore.  Je   suis  tranquille. 

L'éloge  inattendu  de  cet  homme  qui  aurait  eu  le  droit  de 
me  mépriser,  m'apporta  un  extraordinaire  réconfort.  Je  m'étais 
follement  méconnue.  Voilà  que  je  commençais  à  recouvrer  le 
sentiment  de  l'effort,  de  la  vertu,  des  abnégations  nécessaires. 
Sans  doute  j'aurais  de  la  peine  à  étouffer  la  triste  réclamation 
de  mon  instinct  :  mais,  au  surplus,  qu'importent  les  souhaits 
auxquels  notre  volonté  ne  consent  pas? 

—  Soit  !,..  fis-je  en  regardant  le  docteur  bien  en  face. 

Et  nous  échangeâmes  la  loyale  poignée  de  main  de  deux 
alliés  qui  peuvent  compter  l'un  sur  l'autre. 

Les  jours  qui  suivirent  me  rappelèrent  les  premiers  que 
j'avais  passés  dans  cette  chambre.  Même  immobilité,  même 

TOMB   III.    —    1911.  48 


7S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relent  d'iodoforme ;  même  pénombre  redoutable.  Une  grave 
partie  se  jouait  encore.  L'enjeu  n'en  était  plus  la  vie.  Etait-il 
moins  précieux?  Et,  moi-même,  étais-je  pareille?  On  l'eût  dit. 
Par  un  dédoublement  étrange  et  heureusement  assez  fréquent 
chez  les  personnes  à  qui  incombent  des  responsabilités,  j'avais, 
en  assumant  de  nouveau  ma  charge,  repris  ma  conscience  d'in- 
firmière. En  même  temps  que  mon  sarrau,  j'avais  retrouvé 
une  âme  pure,  intacte,  telle  qu'elle  m'avait  été  transmise  par 
une  lignée  d'honnêtes  gens.  Non  seulement  je  m'acquittais  de 
mes  devoirs  avec  fidélité,  mais  encore  avec  le  dévouement  que 
j'eusse  déployé,  si  la  guérison  avait  été  la  chose  du  monde  que 
je  désirasse  le  plus. 

La  première  soirée  passa,  puis  la  nuit,  sans  amener  d'acci- 
dent. A  sa  visite  matinale,  Ogensky  renouvela  ses  recomman- 
dations. Le  péril  demeurait  le  même;  il  ne  fallait  se  relâcher 
sur  aucun  point.  Ayant  toujours  présente  à  l'esprit  la  menace 
d'hémorragie,  je  redoublai  de  vigilance.  Il  n'y  avait  rien  que  je 
n'inventasse  pour  remuer  mon  malade  le  moins  possible.  Esquis- 
sait-il un  mouvement,  je  me  précipitais,  afin  de  lui  en  épar- 
gner la  peine.  Avant  qu'il  eût  prononcé  une  parole,  j'avais 
deviné  son  intention,  le  degré  de  sa  souffrance. 

Un  battement  qui  partait  du  globe  oculaire  et  s'étendait  à 
toute  la  région  crânienne  lui  était  très  douloureux.  En  outre, 
il  inquiétait  son  esprit. 

—  Si  mes  yeux  étaient  en  bonne  voie,  gémissait-il,  souffri- 
rais-je  ainsi  ? 

Etouffant  en  moi  l'inadmissible  espérance,  je  posai  délica- 
tement mes  doigts  sur  son  front  comme  pour  exorciser. 

Le  matin  du  troisième  jour,  il  se  réveilla  mieux  portant.  Son 
mal  de  tête  avait  disparu.  Il  réclamait  de  la  nourriture. 

Ogensky  se  montra  satisfait. 

—  Si,  jusqu'à  demain,  fit-il,  aucune  complication  ne  sur- 
vient, on  pourra  ôter  le  bandeau. 

J'eus  un  frisson.  Quoi!  '.i\  vite!...  Oh!  pas  encore!  Ne 
pourrait-on  retarder  de  quelques  jours? 

Gérard,  au  contraire,  manifesta  une  grande  hâte.  Ses  nerfs 
exaspérés  n'enduraient  plus  l'état  d'attente.  Quelle  qu'en  dût 
être  l'issue,  il  préférait  que  l'expérience  fût  tentée. 

—  Et  d'ailleurs,  ajouta-t-il,  j'ai  espoir.  Quelque  chose  me 
dit  que  je  reverrai  la  lumière. 


MA    FIGURE.  755 

Cela  n'était  qu'un  simple  pressentiment,  une  de  ces  idées 
vagues  qui  nous  font  confondre  nos  désirs  avec  des  réalités.  J'en 
fus  impressionnée  cependant.  Pour  la  première  fois,  peut-être, 
j'eus  la  perception  nette  de  la  ruine  qui  me  guettait...  Et  je 
n'avais  pris  encore  aucune  mesure!... 

La  dernière  journée  passa  en  alternatives.  Tantôt,  Gérard  me 
communiquait  ses  prévisions  favorables;  tantôt,  les  motifs  qu'il 
avait  d'appréhender.  Mais,  quels  que  fussent  les  mouvemens 
divers  qui  se  succédaient  dans  son  âme,  ils  engendraient  en  moi 
un  égal  malaise,  le  malaise  de  personnes  qui  parlent  des  langues 
différentes.  Depuis  longtemps,  en  effet,  les  mêmes  mots,  entre 
nous,  ne  signifiaient  plus  les  mêmes  choses.  Ce  que  lui  nom- 
mait :  espoir  était  pour  moi  :  épouvante.  Réussite  équivalait  à 
désastre,  etc.  J'aurais  voulu  éloigner  de  nos  esprits  les  pensées 
qui  amenaient  cet  intolérable  désaccord;  mais  comment? 
L'aveugle  ne  parlait,  ne  pouvait  parler  que  de  ce  lendemain 
dont  dépendait...  tout. 

Inquiet  de  ce  que  je  répondisse  d'une  manière  évasive  il  y 
revenait  sans  cesse. 

—  Seriez- vous  incertaine  du  bon  résultat? 

Et  comme,  énervée,  je  laissais  paraître  un  doute  : 

—  Eh  bien  !  moi,  fit-il  avec  exaltation,  j'ai  foi  en  ma  gué- 
rison.  S'il  existe  une  justice,  elle  ne  peut  me  refuser  le  moyen 
de  m'acquitter  envers  vous? 

—  Chut!  Gérard,  vous  ne  me  devez  rien!...  Quel  que  soit 
votre  sort  futur,  je  serai  heureuse  de  le  partager... 

—  Oui,  vous  êtes  généreuse!  Mais  moi,  je  me  reprocherais 
d'accepter  votre  sacrifice. 

—  Il  n'y  aura  pas  de  sacrifice... 
Il  reprit  : 

—  0  ma  Lucienne  !  N'être  pas  le  triste  compagnon  que  vous 
connaissez!...  Faire  de  vous  ma  femme  adorée!...  Vous  unir  à 
un  artiste  fier  et  valide  !...  Payer  en  bonheur,  en  travail  côte  à 
côte,  en  contemplations  enivrées  tant  d'heures  où  vous  aurez 
pris  part  à  mon  infortune  !... 

Ce  tableau  qui,  en  aucun  cas,  ne  devait  se  réaliser,  m'emplit 
la  gorge  de  larmes. 

—  Oh  !  Taisez- vous  !  Laissons  cela  !... 
Mais  lui  voulait  une  réponse. 

—  Dites  que  vous  partagez  mon  espoir? 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Étranglée  d'émotion,  je  balbutiai  : 

—  Pourquoi  ne  le  partage rais-je  pas? 

Mais,  si  vite  que  je  les  essuyasse,  une  de  mes  larmes  avait 
coulé  de  ma  joue  sur  la  main  de  Gérard. 

—  Vous  pleurez!...  fit-il. 

—  Cher  aimé!...  Ne  savez- vous  donc  pas  que  souvent  les 
larmes  précèdent  les  grandes  joies? 

—  Ma  femme!...  prononça-t-il. 

Et  nous  restâmes  longtemps  silencieux  tandis  que  le  jour 
déclinait. 

Au-dessus  du  Mont-Valérien,  des  nuages  pourpres  s'étaient 
massés.  On  eût  dit  la  réverbération  d'une  forge,  l'éclatement, 
dans  le  ciel,  de  quelque  cratère  en  fusion.  Mentalement  je  dis 
adieu  à  ce  merveilleux  décor  qui  s'était  allumé  tant  de  fois 
devant  mes  yeux  et  qui,  peut-être,  m'offrait  son  dernier  tableau. 
Je  concentrai  toutes  mes  forces  à  le  regarder  comme  pour  en 
imprimer  en  moi  la  mémoire. 

Maintenant,  c'est  la  nuit.  11  faut  que  Gérard  repose.  Je  mets 
un  baiser  sur  son  front,  un  baiser  presque  immobile,  long, 
appuyé  comme  s'il  devait  durer  toujours,  et  je  sors. 

Ma  couverture,  comme  chaque  soir,  est  préparée  sur  le 
divan.  Que  de  nuits  j'ai  dormi  là  confiante  dans  le  lendemain! 
Pourquoi,  ce  soir,  mon  cœur  saccadé  présage-t-il  le  pire?  Si  au 
moins  du  sommeil  pouvait  escamoter  les  heures  d'attente  !  Ah  ! 
il  s'agit  bien  de  dormir!...  L'acte  important  de  ma  vie  reste  à 
faire.  Cette  lettre  que  je  dois  laisser  après  moi,  quand  l'écrirai-je, 
sinon  pendant  cette  veillée?  Jusqu'ici  je  n'en  ai  pas  eu  le  cou- 
rage; mais  à  présent,  il  n'y  a  plus  une  heure  à  perdre.  Si  le 
sort  est  contre  moi,  je  n'aurai  pas  trop,  demain,  de  toute  ma 
force,  de  ma  pleine  liberté  d'esprit.  11  faut,  avant  la  minute 
décisive,  que  ma  confession  soit  écrite,  cachetée,  remise  entre 
les  mains  de  Marescot.  Sur  le  bureau  de  marqueterie,  une  lampe 
est  allumée.  Soff  abat-jour  de  porcelaine  forme  au  plafond  des 
cercles  pâles  qui  vont  en  s'élargissant.  Des  feuilles  de  papier 
luisent  aux  étages  du  classeur.  J'en  prends  une;  je  m'assieds. 
Je  commence. 

«  Gérard!...  Je  m'en  vais  parce  que  je  vous  aime.  Je  vous 
aime  trop  pour  risquer,  dans  vos  yeux  ouverts,  de  lire  que 
vous,  vous  auriez  cessé  de  m'aimer.  J'ai,  près  de  vous,  vécu  un 
miraculeux  bonheur.  Je  ne  veux  pas  qu'il  déchoie.  J'aime  mieux 


MA    FIGURE.  757 

l'anéantir  que  d'en  ramasser  les  restes.  Si  cruelle,  si  atroce  qu'elle 
soit,  il  faut  que  vous  sachiez  la  vérité.  Je  ne  suis  pas  celle  que 
vous  croyez  que  je  suis.  Votre  amour  s'est  adressé  à  un  fan- 
tôme. Moi,  hélas  !  je  ne  suis  ni  blonde,  ni  belle.  Mes  cheveux 
sont  mornes  et  ma  peau  n'a  pas  de  fraîcheur.  Si  j'étais  en 
votre  présence,  vous  me  chercheriez  et  vous  ne  me  recon- 
naîtriez pas.  Vous  diriez  :  «  Qui  est-ce?  »  Et  vos  bras  déçus 
retomberaient.  C'est  de  cela,  mon  aimé,  que  je  me  sauve.  Je 
fuis  cette  chose  plus  terrifiante  que  la  mort  :  votre  regard.  A  le 
voir  sévère,  indifférent,  haineux  peut-être,  je  préfère  redevenir 
la  créature  désolée  que  j'étais  avant  de  vous  connaître.  Pardon, 
Gérard!  Pardon!...  J'ai  été  grandement  coupable.  J'ai  abusé 
de  votre  confiance;  je  vous  ai  trahi,  dupé;  j'ai  dérobé  votre 
cœur...  Si  grande  pourtant  que  soit  ma  faute,  je  ne  la  regrette 
pas  :  j'ai  péché  par  excès  d'amour,  par  amour  de  l'amour, 
par  amour  de  vous...  » 

Les  larmes  m'aveuglaient;  ma  bouche  était  brûlante.  Je  me 
levai  pour  boire  une  gorgée  d'eau  fraîche.  Puis  je  revins  au 
bureau. 

«  Pour  que  vous  puissiez  m'absoudre,  Gérard,  il  faut  que  je 
vous  raconte  comment  cela  est  arrivé.  Souvenez-vous  !  Mes  pa- 
roles avaient  sur  votre  sensibilité  une  répercussion  extraordi- 
naire. Selon  qu'elles  vous  dépeignaient  des  aspects  sombres  ou 
brillans,  votre  humeur  était  différente.  Or,  je  n'avais  qu'un  but 
au  monde,  un  seul  :  vous  voir  sourire;  rendre  à  votre  âme  le 
courage  noble  de  la  vie  !...  C'est  ainsi  qu'au  lieu  de  donner  aux 
choses  leur  physionomie  véritable,  je  me  mis  à  les  déguiser. 
Je  créai  pour  votre  plaisir  un  univers  de  beauté.  L'horizon 
était-il  brumeux?  j'ouvrais  les  portes  de  l'azur.  Le  jour  s'étei- 
gnait-il, je  le  rallumais  ainsi  qu'une  salle  de  fête.  IVIon  zèle 
devançant  le  printemps  décorait  de  fleurs  les  jardins  qu'à  peine 
ombrageaient  les  feuilles.  Sur  vos  yeux  fermés  je  versais  des 
mots  caressans.  Vous  sembliez  heureux;  et  je  me  disais  :  «  J'agis 
bien.  »  Sur  quelle  pente  fatale  n'étais-je  pas  entraînée?  Je  ne  le 
vis  pas  cependant  tout  de  suite.  Le  précipice  ne  m'apparut  qu'au 
moment  de  m'y  engouffrer.  Souvenez- vous  du  jour  où  vous 
m'interrogeâtes  sur  moi-même.  Hélas!  il  était  trop  tard.  Je  vous 
aimais.  Le  désir  d'être  aimée  de  vous  avait  perverti  mon  âme. 
Je  vous  vis  tourmenté,  impatient,  suspendu  à  ce  que  j'allais  dire. 
Un  vertige  s'empara  de  moi  :  je  sentis  que,  de  ma  réponse,  vos 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentimens  allaient  dépendre.  Les  études  peintes  dont  s'ornaient 
les  murs  de  l'atelier  m'avaient  fait  connaître  vos  goûts.  Vous 
n'aimiez  que  les  chairs  laiteuses,  les  cheveux  couleur  de  rayons. 
Si  je  disais  la  vérité,  qu'adviendrait-il?  Vous  vous  détourneriez 
de  moi  ;  j'appartiendrais  pour  toujours  au  troupeau  des  parias 
que  l'amour  dédaigne.  Si,  au  contraire,  je  vous  laissais  croire 
que  je  fusse  belle,  vous  m'aimeriez,  j'en  avais  la  certitude.  Com- 
ment résister?  Vous  connaissez  le  reste;  vous  savez  de  quelle 
âme  ardente  vous  accueillîtes  mon  mensonge.  On  eût  dit  que 
vous  l'attendiez.  La  joie  que  vous  en  témoignâtes  fut  telle  que 
je  me  crus  absoute.  J'oubliai  tout,  j'oubliai  l'erreur  au  travers 
de  laquelle  vous  me  voyiez.  Il  n'existait  plus  au  monde  que 
deux  grandes,  deux  magnifiques  vérités  :  Mon  amour,  Gérard, 
et  le  vôtre.  De  quel  prix  j'allais  les  payer!  Ma  vie,  à  dater  de 
cette  époque,  ne  fut  que  crainte,  tremblement.  Si  vous  alliez 
découvrir!...  J'eus  peur  de  mes  gestes,  de  ma  voix,  de  vos 
baisers,  d'un  mot  que  vous  auriez  pu  entendre.  J'eus  peur  de 
tout.  Ce  que  j'ai  souffert,  nul  ne  saurait  l'imaginer!  Ah!  com- 
ment ai-je  eu  si  longtemps  le  triste  courage  de  marcher  sur 
cette  route  tortueuse?  Dieu  m'est  témoin  cependant  que  je 
chéris  la  franchise!  Que  de  fois  je  vous  abordai,  décidée  à  en 
finir!  Que  de  fois,  pénitente,  je  fus  sur  le  point  de  tomber  à  vos 
genoux  !  Hélas  !  Les  mots,  jamais,  ne  purent  sortir  de  ma  gorge. 
«  Un  jour  encore!  implorais-je  de  ma  propre  faiblesse;  un  jour 
de  plus  où  ses  lèvres  auront  soif  de  moi!  » 

Sous  le  déluge  de  mes  larmes  le  papier  s'était  détrempé  ;  ma 
gorge  desséchée  réclamait  encore  de  l'eau.  Je  me  levai  et  je 
vidai  une  carafe.  Avant  de  me  rasseoir,  j'explorai  l'obscurité. 
Elle  était  complète,  absolue;  la  fenêtre,  elle-même,  semblait  un 
grand  morceau  de  drap  noir  tendu  sur  le  firmament.  Seule, 
derrière  la  tapisserie,  filtrait  une  petite  lueur  :  veilleuse  de 
Gérard,  par  mes  soins  toujours  allumée.  «  Oh  !  le  revoir  une 
fois,  encore,  pensai-je.  Trouver  auprès  de  lui  le  courage  de  ce 
qui  me  reste  à  écrire  !...  »  Sur  la  pointe  des  pieds  j'avançai;  je 
soulevai  la  portière.  Au  creux  de  l'oreiller  son  profil  avait  une 
pureté  de  marbre.  Le  rythme  de  sa  respiration  soulevait  dou- 
cement la  couverture.  Que  vous  l'aviez  fait  beau,  mon  Dieu! 
La  pensée  de  le  quitter  me  déchira  profondément.  Ah  !  si  ses 
yeux  avaient  pu  demeurer  clos  ainsi,  toujours  !...  Si,  comme 
Eros... 


MA   FIGURE. 


759 


Les  tintemens  de  la  grosse  horloge  qui  se  succédaient  lente- 
ment interrompirent  ma  prière.  Minuit!  Le  jour  fatal  est  com- 
mencé. Plus  que  jamais  le  temps  presse.  Ma  lettre  inachevée 
me  réclame.  Vite,  un  ultime  regard  à  la  chère  face  endormie; 
aux  mains  qui  conserveront  mon  empreinte...  et,  sans  bruit, 
comme  je  suis  venue,  je  me  retire.  La  portière  est  retombée... 

A  ma  table  maintenant  : 

«  Après  que  je  serai  partie,  Gérard,  vous  allez  être  courroucé, 
déçu,  malheureux;  vous  me  poursuivrez  de  reproches.  Peut- 
être  me  maudirez- vous.  Cette  pensée  me  torture.  Pourtant,  je 
ne  puis  agir  autrement  que  je  n'agis.  Je  suis  victime  d'un  irré- 
sistible destin.  Ayez  pitié!...  Du  moins,  vous  me  rendrez  cette 
justice  que  je  vous  laisse  libre,  libre...  Il  n'aurait  tenu  qu'à  moi 
de  vous  enchaîner  à  jamais.  Vous  le  vouliez!  Vos  instances 
maintes  fois... 

Un  bruit,  tout  à  coup,  me  fit  tourner  la  tête.  C'était  Sophie. 

Ses  yeux  allaient  de  la  table  au  divan. 

—  Comment,  vous  ne  vous  êtes  pas  couchée? 

La  veillée,  en  efîet,  s'était  achevée  sans  que  j'eusse  touché 
mon  lit  ;  la  lampe  avait  pâli  sans  que  je  m'en  aperçusse.  Bril- 
lante comme  une  épée  d'or,  la  lumière  matinale  luisait  au- 
dessus  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève.  En  hâte  je  mis  un 
cachet  à  ma  lettre. 

—  Tu  vois!...  fis-je,  en  la  lui  montrant,  j'écrivais;  j'avais 
beaucoup  à  écrire. 

Sophie  n'ignorait  pas  que  nous  touchions  à  une  minute  dé- 
cisive. Si  peu  qu'elle  s'intéressât  à  Gérard,  comment  aurait-elle, 
depuis  trois  jours,  échappé  aux  palpitations  de  l'attente?  Verra- 
t-il?  Les  ténèbres  le  garderont-elles  ?  Il  n'y  avait  véritablement 
pas  d'autre  pensée  sous  notre  toit.  Ce  qu'ignorait  la  pauvre  fille, 
c'étaient  les  conséquences,  pour  moi,  de  l'un  ou  de  l'autre  évé- 
nement. Me  voyant  dans  un  état  excessif,  elle  redoutait  de 
les  apprendre.  S'y  risquant  toutefois  : 

—  Que  comptez- vous  faire? 

—  Je  te  l'ai  dit.  Si  l'opération  échoue,  je  m'implante  ici;  j'y 
suis  pour  le  restant  de  mes  jours. 

Le  souci  de  mon  bonheur,  le  devoir  qu'elle  s'attribuait  de 
veiller  sur  moi,  à  défaut  de  mes  parens,  l'avaient,  dès  le  début, 
indisposée  contre  Gérard.  La  méfiance  universelle  qu'elle  nour- 
rissait à  l'égard  de  tous  les  hommes,  s'aggravait,  contre  celui-ci, 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  préjugé  bourgeois  qui  tient  les  artistes  en  suspicion.  Elle 
déplorait  que  je  me  fusse  installée  chez  lui;  elle  s'indignait  de 
ce  que  j'eusse,  à  le  soigner,  dépensé  mes  forces,  ma  réputation. 
Mais  au  fond,  ce  qui  surtout  agitait  son  vieux  cœur,  ce  qui  l'em- 
plissait de  haine  et  de  rancune,  c'était  l'amour  qu'elle  devinait, 
maître  du  mien.  Si  encore  cela  avait  été  pour  un  solide  gars,  un 
de  ces  hommes  sur  lesquels  on  peut  s'appuyer  ;  mais  un 
aveugle... 

Il  fallut  redire  ce  que  maintes  fois  déjà  j'avais  expliqué  à  ce 
sujet  : 

—  Un  autre,  vois-tu,  je  craindrais  de  lui  déplaire,  je... 
Une  espérance  se  ranima  : 

—  Alors,  s'il  redevenait  voyant? 

—  Alors,  ma  bonne  Sophie,  tout  entre  lui  et  moi  serait  fini. 
Tu  n'aurais  plus  qu'à  refaire  nos  paquets;  nous  regagnerions 
la  maison. 

Réintégrer  le  petit  entresol  de  la  rue  de  Douai,  c'était  son 
rêve  à  cette  fille.  Elle  ne  mettait  rien  au-dessus.  Retrouver  ses 
cuivres  étincelans,  son  bon  fourneau,  le  commérage  des  voi- 
sines. Surtout  sa  petite  chambre,  toute  voisine  de  la  mienne.  Un 
«  oh  !  »  d'espoir  lui  échappa  ;  mais  ma  mine  l'eut  bientôt  fait 
taire.  A  la  crispation  de  mes  traits  elle  comprit...  Ce  retour  au 
domicile  dont  naïvement  elle  se  promettait  une  fête  serait,  pour 
moi,  la  fin  des  fins,  l'inconsolable  effondrement.  Cherchant  une 
bonne  parole,  quelque  idée  qui  pût  atténuer  le  chagrin  que 
j'en  aurais,  elle  ne  trouva  que  ceci  : 

—  Quelquefois  M.  Gérard  viendrait  vous  voir. 
J'eus  un  sursaut. 

—  Jamais!.,.  Avant  qu'il  soit  en  état  de  sortir,  j'aurai  quitté 
Paris;  je  serai  loin... 

Tout  son  espoir  se  glaça.  Elle  n'osait  plus  m'interroger  ; 
mais,  au  fond  de  ses  pupilles,  je  surpris  une  expression  que  je 
me  souvins  d'avoir  vue  un  soir,  au  bord  de  la  Seine,  à  une  femme 
qui,  de  loin,  courait  après  son  homme  en  train  d'enjamber  le 
parapet. 

—  Lucienne!  vous  me  faites  peur. 

Une  sonnerie  électrique  retentit  par  la  maison,  Gérard  était 
réveillé.  La  tendre  habitude  m'incitait  à  aller  lui  souhaiter  le 
bonjour;  mais  je  sentis  mes  jambes  faibles.  Sûrement,  elles 
refuseraient  de  me  soutenir.  Non!  Je  n'avais  plus  le  courage  de 


MA   FIGURE. 


761 


rentrer  dans  cette  chambre,  de  revoir  le  cher  bien-aimé  en  me 
disant  :  «  Si  c'était  la  dernière  fois  !  » 

Je  priai  Sophie  de  me  remplacer,  de  dire  qu'une  migraine 
m'attardait  au  lit.  Elle  s'en  alla  et,  pour  un  temps  dont  je  ne 
saurais  déterminer  la  longueur,  mes  yeux  demeurèrent  fixés  sur 
les  murs,  ces  murs  sur  lesquels  tant  de  beaux  rêves  s'étaient 
profilés  et  que,  tout  à  l'heure,  peut-être,  il  faudrait  abandonner 
pour  toujours.  La  clarté  matinale  les  baignait,  leur  infusait  une 
vie  délicate  et  blonde.  Je  revis  les  tableaux,  les  plâtres,  les 
étolFes,  ces  choses  tant  aimées  que  j'avais  faites  miennes  et  qui 
ne  garderaient  pas  la  trace  de  mon  passage.  Avec  une  cruauté 
nécessaire,  je  m'exerçai  à  leur  dire  adieu,  à  me  détacher  d'elles 
comme  d'amis  dont  on  est  obligé  de  se  séparer.  Adieu,  Victoire 
de  Samothrace  dont  le  puissant  geste  éteiiiel  m'entraînait  sur 
une  mer  sans  limites!...  Adieu,  figures  énigmatiques  du  doux 
«  Printemps  »  florentin  en  qui  Botticelli  a  glissé  tant  d'inquié- 
tante volupté!...  Adieu,  gentils  couples  japonais  qui,  sous  vos 
ombrelles  pointues,  déambuliez  le  long  du  paravent  de  soie 
verte  !...  Adieu,  adieu...  Il  me  sembla  que  ces  objets  charmans 
s'attendrissaient,  me  promettaient  de  garder  mon  souvenir. 

Soudain  mes  yeux  rencontrèrent  le  portrait  de  l'ancienne 
maîtresse...  Ce  fut  le  plus  rude  moment.  Quoi  !...  Je  m'en  irais, 
et  cette  drôlesse  resterait  ici?  Pendant  que  solitaire,  déses- 
pérée, je  vagabonderais  par  le  monde,  elle  continuerait  à 
regarder  Gérard  avec  ses  yeux  de  myosotis...  Et  qui  sait  s'il  ne 
se  reprendrait  pas  à  l'aimer?  Un  homme  est  si  faible  à  l'heure 
où  une  femme  l'abandonne!...  Cette  pensée  darda  en  moi 
Taiguillon  de  la  jalousie  !  Je  fus  sur  le  point  de  déchirer  ma 
lettre  et  de  résoudre  :  «  Je  reste.  »  Après  tout,  qu'est-ce  qui 
m'obligeait?  Pourtant,  la  résolution  de  n'être  pas  vue  était,  en 
moi,  inébranlable.  Oui,  partir,  c'était  le  sacrifice  accepté,  inévi- 
table... Mais  laisser  après  moi  une  rivale?...  Une  pensée  subite 
me  traversa,  un  de  ces  désirs  si  prompts,  si  impérieux  qu'entre 
leur  apparition  et  l'acte  qui  s'ensuit,  rien  n'a  le  temps  d'inter- 
venir. «  Qu'elle  périsse!  me  dis-je  ;  que  du  moins  sa  brillante 
image  n'enchante  plus  les  yeux  de  Gérard  !  » 

Et  saisissant  un  chifîon  imbibé  d'essence  je  me  mis  rageu- 
sement à  frotter...  En  un  instant,  le  délicieux  portrait  ne  fut 
qu'un  mélange  confus  de  couleurs,  quelque  chose  d'informe  où 
personne  n'aurait  pu  reconnaître  une  figure. 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

J'étais  encore  sous  l'émoi  de  mon  mauvais  coup,  lorsque 
des  pas  s'approchèrent.  C'était  Marescot.  Le  bouleversement  de 
mes  traits  ne  pouvait  échapper  à  son  observation.  Il  vit  aussi 
ma  couverture  intacte. 

—  Vous  n'avez  pas  dormi,  je  gage? 

—  Non  !...  Mais  qu'importe!...  Gérard,  lui,  est  bien.  Sa  nuit 
a  été  parfaite. 

Ce  n'était  pas  simulation  de  ma  part.  J'étais  sincère.  Je  me 
félicitais  de  ce  que  mon  ami  fût  calme.  J'aurais  voulu  qu'il  ne 
souffrît  jamais.  L'idée  du  mal  que  j'aurais  peut-être  à  lui  faire, 
m'était  une  épine  aussi  aiguë  que  celle  de  ma  propre  douleur. 

Plongeant  jusqu'au  fond  du  mien  son  regard  qui  avait 
scruté  tant  de  maux,  le  docteur  me  demanda  : 

—  Quel  drame  nouveau  vous  bouleverse? 

—  Rien  de  nouveau. 

—  Vous  êtes  toujours  dans  les  mêmes  dispositions? 

—  En  douteriez -vous? 

—  Oui!  j'espérais  !  C'est  si  déraisonnable,  ce  que  vous  pré- 
tendez faire,  si  cruel. 

—  Cruel  pour  qui? 

Et  en  même  temps,  ma  mine  exténuée,  mes  yeux  rouges,  si- 
gnifiaient éloquomment  :  «  Ne  suis-je  pas  la  première  victime?  » 

Jugeant  plus  eflicace  de  m'apitoyer  sur  Gérard  que  de  me 
plaindre,  le  docteur  reprit  : 

—  Lui,  mais  lui?  Songez-vous  à  sa  déception  si,  ouvrant  les 
yeux,  il  ne  vous  voit  pas  tout  d'abord? 

Si  j'y  songeais  !...  J'eus  le  cri  étouffé  de  quelqu'un  dont  on 
heurte  la  blessure. 

—  Pauvre  cher  !  Certes,  pendant  une  minute  il  souffrira 
cruellement  ;  mais  l'apaisement  viendra  si  vite.  Il  sera  si 
heureux  d'avoir  recouvré  la  vue. 

Marescot  n'admit  pas  que  je  me  déchargeasse  ainsi  de  ma 
responsabilité.  S'imaginant  que  mon  projet  avait  quelque  point 
vulnérable,  il  rapporta  les  paroles  de  Gérard  : 

—  Hier  enoore  il  me  disait  :  «  Voir  Lucienne  !...  je  ne  pense 
vraiment  qu'à  cela.  Dans  l'attente  de  ce  demain  qui  décidera 
de  mon  sort,  je  ne  me  demande  pas  :  Continuerai- je  d'être 
aveugle?  ou  :  La  vie,  devant  moi,  va-t-elle  se  rouvrir?  Non,  il 
n'y  a  dans  mon  cœur  qu'elle,  le  bonheur  de  la  regarder.  Au 
moment  où  l'on  ôtcra  mon  bandeau,  je  veux  qu'elle  se  place 


MA   FIGURE.  763 

devant  moi.  Je  veux  qu'avant  tout  autre  objet,  son  visage 
m'apparaissc.  Son  visage!  Il  sera  pour  moi  plus  précieux  que 
celui  môme  de  la  lumière,  ou  plutôt,  je  les  confondrai  dans  une 
môme  adoration.  » 

J'eus  en  effet  la  vision  de  ce  qu'aurait  pu  être  cette  première 
minute  si...  0  ma  figure  !  Quelle  ennemie  j'aurai  eu  en  vous  !... 

Allais-je  faiblir?...  Sur  le  bureau  ma  lettre  était  en  évidence. 
Comme  on  s'accroche  à  une  épave,  je  m'en  saisis,  je  la  pré- 
sentai au  docteur. 

—  Voilà,  lui  dis-je,  ce  qu'il  faudra  que  Gérard  lise  après  que 
je  serai  partie. 

Il  eut  le  haussement  d'épaules  d'un  homme  dont  on  offusque 
le  bon  sens. 

—  Pensez-vous  donc  qu'il  pourra  lire  ainsi,  tout  de  suite? 
Je  n'y  avais  pas  songé.  De  même  que  la  cécité  était  totale, 

absolue,  ne  laissant  rien  pénétrer  du  dehors,  il  me  semblait 
que,  du  premier  coup,  la  vue  serait  rétablie  comme  par  mi- 
racle. La  révélation  du  contraire  me  porta  un  coup  de  plus. 
Sans  mon  plaidoyer,  comment  serais-je  absoute?  Gomment 
arrêter  le  flot  des  accusations? 

—  Docteur,  suppliai-je,  les  genoux  pioyés,  empêchez  que 
je  sois  maudite  !... 

Il  me  regarda.  Sa  rude  bonté  transparaissait  dans  ses  yeux 
clairs. 

—  Soyez  tranquille,  fit-il;  j'accomplirai  le  nécessaire.  Puis 
soupirant,  mais  quelle  tâche  vous  me  laissez!... 

Je  saisis  sa  main,  et  comme  je  la  couvrais  de  mes  larmes, 
dans  un  attendrissement  qui  mettait  son  cœur  à  l'envers,  il 
murmura. 

—  Ma  pauvre  enfant  !...  Qui  sait?  Tout  cela  sera  peut-être 
inutile  ! 

Inutile!...  Je  ne  jurerais  pas,  qu'à  cette  minute,  les  vœux 
du  meilleur  des  hommes,  du  plus  consciencieux  des  médecins 
n'aient  été  associés  aux  miens,  dans  une  suprême,  une  ina- 
vouable espérance. 

Ogensky  venait  d'arriver.  Tous  deux  se  dirigèrent  vers  la 
chambre.  Je  restai  seule. 

Claude  Feu  val. 
[La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


LA   ROUMANIE 


DANS 


LA  POLITIQUE  DANUBIENNE  ET  BALKANIQUE 


Le  17  septembre  de  l'année  dernière,  un  journal  parisien 
mettait  en  circulation  une  nouvelle  destinée  à  faire  sensation  : 

«  JD'après  les  renseignemens  de  source  absolument  sûre, 
qui  nous  sont  parvenus  dans  la  journée  d'hier  de  Constanti- 
nople,  la  Turquie  a  conclu  une  entente  militaire  avec  la  Rou- 
manie. Cette  enteate  assure  aux  Turcs  le  concours  de  l'armée 
roumaine  contre  la  Bulgarie  dans  le  cas  où  cette  puissance 
attaquerait  la  Turquie.  On  nous  aflirme,  d'autre  part,  que  cette 
convention  a  été  conclue  sous  l'inspiration  des  gouvernemens 
de  Berlin  et  de  Vienne  et  que  le  baron  Marschall,  ambassadeur 
d'Allemagne  à  Constantinople,  en  a  été  l'un  des  principaux 
artisans.  Elle  est  secrète.  » 

Lancée  à  l'improviste,  sans  qu'aucun  événement  y  eût  pré- 
paré l'opinion,  la  nouvelle  provoqua,  dans  toute  l'Europe,  une 
vive  surprise  et  souleva  dans  la  presse  des  discussions  pas- 
sionnées. En  France,  elle  fit  presque  scandale.  L'idée  qu'un  Etat 
balkanique  puisse  conclure  une  alliance  et  une  convention  mi- 
litaire avec  le  Turc,  fût-ce  avec  le  Jeune-Turc,  n'est  pas  encore 
acclimatée  dans  l'esprit  public  ;  il  s'en  tient  à  la  conception 
simpliste  d'un  antagonisme  nécessaire,  irréductible,  entre  le 
Turc  conquérant  et  les  peuples  chrétiens  du  Balkan.  On  crut 
en   outre  trouver,  dans  la  révélation  d'une    entente  militaire 


LA    ROUMANIE.  765 

turco-roumaine,  une  preuve  de  l'inféodation  de  la  Roumanie 
à  la  politique  triplicienne  :  de  là,  dans  notre  pays,  où  la  sym- 
pathie pour  les  Roumains  est  générale,  une  impression  d'éton- 
nement  pénible.  On  se  prit  à  réfléchir  au  rôle  politique  que 
la  Roumanie  est  appelée  à  jouer  dans  la  politique  danubienne 
et  balkanique.  On  eût  dit  que  l'annonce  de  son  entente  avec 
la  Turquie  révélait  en  même  temps  les  progrès  accomplis  par 
la  Roumanie  et  la  force  qu'elle  représente.  Les  Bulgares,  les 
Serbes,  mêlés  aux  agitations  de  la  Macédoine,  aux  affaires 
de  Bosnie  et  d'Albanie,  remplissent  les  colonnes  des  journaux; 
chaque  fois  que  la  Grèce  change  de  ministère,  les  commen- 
taires de  la  presse  sont  copieux,  mais  on  parle  rarement  de 
la  Boumanie  qui  travaille  dans  le  silence  et  se  développe  dans 
la  paix.  Deux  cent  cinquante  mille  Monténégrins,  qui  meu- 
rent de  faim  dans  leurs  rochers,  font  plus  de  bruit  et  parais- 
sent tenir  plus  de  place  que  sept  millions  de  Roumains  dont 
le  labeur  fait  fleurir  et  fructifier  une  des  plus  riches  contrées 
de  l'Europe. 

Après  avoir  été  amplement  commentée  et  discutée,  la  nou- 
velle lancée  par  la  presse  fut  finalement  démentie  par  les  gou- 
vernemens  intéressés.  Affirmée  d'an  côté,  niée  de  l'autre,  l'exi- 
stence d'une  convention  écrite  reste  douteuse.  Mais,  vraie  ou 
fausse,  cette  révélation  aura  eu  l'avantage  de  provoquer  des 
débats  intéressans  ;  elle  a  éclairé  l'opinion  sur  la  situation  véri- 
table des  Roumains  en  face  des  problèmes  de  l'Orient  euro- 
réen.  En  l'état  actuel  des  relations  politiques  dans  les  pays 
balkaniques,  une  entente  turco-roumaine,  et,  au  besoin,  une 
coopération  militaire,  est  dans  la  logique  des  intérêts  :  c'est 
ce  que  nous  voudrions  démontrer.  Cette  démonstration  faite, 
la  question  de  savoir  si  deux  signatures  ont  été  échangées 
devient  secondaire.  Disons  tout  de  suite  que,  pour  notre  part, 
nous  inclinons  à  croire  qu'aucune  convention  n'a  été  écrite  : 
quand  les  intérêts  sont  manifestement  d'accord,  on  se  passe  du 
notaire. 


A  partir  de  Vienne,  jusqu'à  la  Mer-Noire  et  à  la  mer  Egée, 
l'Europe  s'émiette,  tout  le  long  du  Danube,  en  petits  groupes 
ethniques  enchevêtrés  les   uns  dans  les  autres,  en  petits  États. 


7GG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  aucun  ne  dépasse  dix  millions  d'âmes  et  qui,  à  mesure 
que  l'on  s'avance  vers  le  Sud,  deviennent  comme  une  pous- 
sière de  nationalités  :  autour  du  Balkan  et  du  Pinde,  les  curieux 
d'ellinographie  et  les  agens  des  propagandes  nationales  sont 
obligés  de  rechercher,  village  par  village,  les  origines  raciales 
et  les  affinités  historiques  de  chaque  molécule.  De  tous  ces 
groupes,  celui  des  Roumains  est  le  plus  nombreux,  le  mieux 
délimité,  le  plus  distinct. 

La  grande  cuvette  du  Danube  et  de  la  Tisza  était  jadis  occu- 
pée par  des  tribus  slaves,  tandis  qu'un  peuple  latin  ou  latinisé, 
les  Valaques,  —  les  Roumains  d'aujourd'hui,  —  descendans  des 
anciens  colons  de  Trajan  et  des  Daces  romanisés,  se  maintenait, 
comme  dans  une  forteresse,  dans  les  montagnes  de  la  Transyl- 
vanie. Au  milieu  de  ces  Slaves  et  de  ces  Roumains,  le  Magyar, 
au  ix°  siècle,  tailla  sa  place  à  coups  de  sabre,  refoulant  les 
uns,  séparant  les  autres,  absorbant  les  moins  résistans,  tandis 
qu'au  milieu  des  Roumains  de  la  montagne  s'implantait  une 
autre  tribu  d'origine  asiatique,  les  Szekels,  qui  seraient,  dit-on, 
les  petits-fils  des  Huns  d'Attila,  les  descendans  de  ces  Turcs 
Kiptchak  qui  combattaient  dans  les  armées  du  Tchinghiz-Khan. 
N'étaient  ces  Szekels,  aujourd'hui  fondus  avec  les  Magyars,  et 
quelques  colonies  saxonnes  de  Transylvanie,  qui  ont  introduit 
parmi  eux  un  élément  hétérogène,  les  Roumains  constitue- 
raient une  masse  compacte  de  plus  de  douze  millions  d'hommes. 
Sur  ce  nombre,  près  de  trois  millions  et  demi  vivent  en  Hon- 
grie et  en  Transylvanie,  230  000  dans  la  Bukovine  autrichienne, 
1  300000  dans  la  Bessarabie  russe,  90  000  en  Serbie.  Le  reste, 
formant  une  masse  de  sept  millions  d'àmes,  peuple  la  Moldavie 
et  la  Valachie  et  constitue  le  royaume  de  Roumanie. 

C'est  un  des  plus  étranges  phénomènes  de  l'histoire  de 
l'Europe  que  cette  survivance  d'un  noyau  de  peuple  latin  sur  le 
Bas-Danube  et  dans  les  Carpathes.  Protégés  par  les  massifs 
épais  où  ils  se  réfugiaient  quand  les  temps  étaient  trop  durs, 
cramponnés  à  la  glèbe  nourricière,  les  descendans  des  colons 
de  Trajan  ont  subi  sans  être  emportés  tous  les  remous  de 
peuples  qui,  si  souvent,  ont  fait  et  défait  les  empires  dans  les 
Balkans  et  sur  le  Bas-Danube  ;  courbés  toujours,  changeant  de 
maîtres  souvent,  ils  ont,  à  force  d'énergie,  de  patience  et  d'hu- 
milité, survécu  au  cimeterre  des  Janissaires,  au  sabre  des 
Houzards,  à  la  rapacité  des  Phanariotes;  ils    ont  sauvé   leur 


LA    ROUMANIE.  •  767 

langue  et  leur  individualité  et  ils  s'épanouissent  aujourd'hui  en 
une  nationalité  vigoureuse,  pleine  de  sève,  fière  de  sa  jeunesse 
retrouvée  et  de  son  avenir  espéré.  La  nation  roumaine  affirme 
sa  personnalité  et  prend  conscience  de  sa  valeur  à  mesure  que 
l'instruction  et  l'aisance  se  répandent,  et,  en  même  temps, 
grandit  en  elle  le  désir  de  s'affranchir  de  toutes  les  tutelles  et 
de  développer  toutes  ses  facultés.  Cette  aspiration  générale 
caractérise  aujourd'hui  les  progrès  de  la  Roumanie;  politique- 
ment et  économiquement,  elle  cherche  à  se  suffire  à  elle-même, 
à  s'émanciper  en  se  différenciant.  Le  Roumain  indigène  tra- 
vaille, réussit,  s'enrichit;  une  classe  moyenne  se  forme  qui  tend 
à  éliminer  l'étranger  parasite,  à  se  défendre  contre  l'envahis- 
sement du  juif,  pour  profiter  elle-même  des  richesses  de  son 
sol.  Autrefois,  en  Roumanie,  le  Roumain  peinait  et  l'étranger 
profitait  ;  il  en  sera  de  moins  en  moins  ainsi,  le  Roumain  veut 
être  maître  chez  lui.  Cette  tendance  se  marque  et  se  marquera 
de  plus  en  plus  dans  la  politique  extérieure  du  royaume,  à 
mesure  qu'il  se  dégage  des  hauts  patronages  qui  ont  abrité  sa 
jeunesse.  Nous  ne  voulons  pas  dire  par  là  que  la  Roumanie 
cherche  à  se  dégager  de  toute  combinaison  d'alliances  ou  d'en- 
tentes, —  de  plus  grandes  qu'elle  se  gardent  de  le  faire,  —  ni 
qu'elle  puisse  jamais  prendre,  en  Europe,  un  rôle  de  premier 
plan  :  ses  forces  ne  le  lui  permettraient  pas.  Mais  ses  alliances, 
ses  amitiés,  son  attitude  politique  dans  les  crises  qui  pourraient 
survenir,  ne  seront  inspirées  que  par  la  seule  considération 
de  ses  intérêts  nationaux.  Ce  sont  précisément  ces  intérêts  qui 
feraient  une  loi  à  la  Roumanie,  dans  certaines  circonstances, 
de  s'entendre  avec  l'Empire  ottoman.  Nous  voudrions  le  dé- 
montrer en  exposant  les  conditions  dans  lesquelles  vit  et  se 
développe  le  royaume  moldo-valaque. 

La  Roumanie  est  un  Etat  Danubien.  Sur  une  très  grande 
étendue,  des  Portes  de  Fer  à  Silistrie,  le  fleuve,  qu'aucun 
pont  ne  franchit,  la  sépare  des  pays  Balkaniques,  Serbie  et 
Bulgarie.  En  même  temps  qu'il  lui  sert  de  frontière,  le  Danube 
est  son  artère  vivifiante,  sa  grande  voie  commerciale.  Depuis 
que  le  traité  de  Berlin  lui  a  donné  la  Dobroudja,  elle  a  pris 
pied  sur  la  rive  droite  ;  les  deux  rives  du  Bas-Danube  sont 
roumaines  jusqu'au  confluent  du  Pruth,  russo-roumaines 
ensuite  jusqu'à  la  mer;  les  îles  du  Delta  sont  roumaines; 
roumaine   aussi,   au   large,   l'île   des   Serpens.   La   Roumanie 


7G8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commande  la  porte  de  sortie  de  cette  grande  voie  interna- 
tionale de  navigation  et  de  commerce.  Le  Danube  est  neutre 
de  par  les  traités;  la  Commission  du  Danube  est  chargée  de 
veiller  à  la  liberté  de  la  navigation.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'en  cas  de  guerre  générale,  les  canons  et  les  torpilleurs  rou- 
mains pourraient,  en  dépit  des  traités,  fermer  la  sortie  du 
fleuve.  Par  la  Dobroudja,  la  Roumanie  a  une  fenêtre  ouverte 
sur  la  Mer-Noire  et,  par  là,  sur  le  monde  méditerranéen.  Par 
son  port  de  Constantza,  relié  à  Bucarest  par  le  magnifique  pont 
de  Czernavoda,  la  Roumanie  est  directement  intéressée  à  l'équi- 
libre balkanique  et  à  l'avenir  de  l'Empire  ottoman.  L'ouverture 
de  son  port,  l'activité  commerciale  qui  s'y  est  développée, 
la  ligne  de  navigation  qui  en  part,  font  dépendre  la  prospé- 
rité de  la  Roumanie  de  la  liberté  du  Bosphore  et  des  Darda- 
nelles. Or  la  question  des  Détroits  implique  tout  l'ensemble  de 
la  question  d'Orient  ;  la  Roumanie  ne  peut  pas  s'en  désinté- 
resser (1). 

Mais  sa  configuration  géographique  l'engage  en  même  temps 
dans  d'autres  problèmes.  Elle  a  la  forme  d'un  croissant  qui, 
s'adossant  au  Danube,  à  la  Mer-Noire  et  au  Pruth,  embrasse 
dans  sa  concavité  le  massif  montagneux  de  la  Transylvanie.  La 
corne  méridionale  du  croissant  s'allonge  vers  l'Occident,  par  la 
Petite-Valachie,  jusqu'aux  Portes  de  Fer  où  elle  confine  aux 
plaines  hongroises  du  Banat  dans  lesquelles  les  Roumains  sont 
nombreux,  et  où  elle  n'est  séparée  de  la  Serbie  que  par  le 
Danube  dont  le  large  cours  n'empêche  pas  les  émigrans  valaques 
de  coloniser  les  cantons  serbes  du  voisinage  ;  ils  s'y  compor- 
tent d'ailleurs  en  loyaux  sujets  du  roi  Pierre.  L'autre  corne  s'al- 
longe vers  le  Nord,  entre  le  Pruth  et  les  montagnes,  et  touche 
à  la  Bukovine  autrichienne  qui  envoie  au  Reichsrat  de  Vienne 
cinq  députés  roumains.  Par  là,  les  Roumains  sont  en  contact 
avec  les  Petits-Russiens  ou  Ruthènes,  avec  les  Polonais,  les 
Russes  ;  toutes  les  transformations  qui  peuvent  survenir  dans 
l'Europe  centrale,  tous  les  conflits  qui  peuvent  y  éclater,  affec- 
tent leurs  intérêts.  La  Moldavie  allonge  du  Sud  au  Nord,  sur 
une  grande  étendue,  ses  fertiles  campagnes;  elle  s'interpose, 
comme  un  tampon,  entre  les  plaines  russes  et  les  Carpathes 
austro-hongroises;    dans    une   guerre    entre    l'Autriche    et   la 

(1)  Voyez,   sur  ce   point,   notre   élude  sur   la  Mer-Noire  et   les  Détroits  de 
Conslanlinople,  dans  la  Revue  du  15  octobre  1905. 


LA    ROUMANIE.  769 

Russie,  la  Roumanie  ne  pourrait  guère  rester  indifférente.  Par 
ses  longues  frontières,  par  sa  configuration  biscornue,  la  Rou- 
manie se  trouve  avoir  beaucoup  de  voisins,  d'où  l'éventualité 
de  beaucoup  de  conflits. 

Si  l'on  regarde  une  carte  de  l'Europe  orientale,  on  est 
frappé  de  la  disposition  caractéristique  des  couleurs  qui  distin- 
guent les  divers  Etats  :  la  Turquie  d'Europe,  la  Bulgarie,  la 
Roumanie  forment  trois  bandes  parallèles  au  Danube  et  au 
Balkan,  trois  couches  de  population  qui  s'étendent  longitudina- 
lement  de  l'Est  à  l'Ouest  et^qui,  du  Sud  au  Nord,  vont  se  su- 
perposant par  tranches  assez  minces  représentant  à  la  fois  des 
races  et  des  Etats.  La  masse  russe  et  la  masse  austro-hongroise 
semblent  peser  sur  l'ensemble  et  le  comprimer.  Ainsi  la  Rou- 
manie est  serrée,  en  sandwich,  entre  la  Russie  slave  et  la  Bul- 
garie slave  ;  celle-ci  à  son  tour  se  trouve  laminée  entre  la 
Roumanie  latine  et  la  Thrace  ottomane.  Entre  les  diverses  tran- 
ches, pas  de  frontière  naturelle  ;  la  plaine  bulgare  de  Philippo- 
poli  s'ouvre  largement,  par  la  Maritza,  sur  la  plaine  turque 
d'xVndrinople;  la  Dobroudja  roumaine  n'est  séparée  par  aucun 
obstacle  naturel  des  cantons  bulgares  voisins;  enfin,  entre 
l'immense  plaine  de  la  Petite-Russie  et  les  champs  moldaves, 
le  Pruth  ne  forme  qu'une  insignifiante  barrière.  Ces  plaines 
ont,  au  cours  des  siècles,  souvent  changé  de  maître;  elles  sont 
une  proie  facile  pour  les  conquérans;  d'où,  pour  les  Etats  qui 
s'y  constituent,  l'obligation  vitale  de  monter  une  garde  vigilante 
et  de  tenir  leur  poudre  sèche  ;  de  là  aussi  la  probabilité  d'al- 
liances ou  d'ententes  pour  le  maintien  de  l'équilibre  général  et 
la  sauvegarde  de  la  sécurité  de  chacun. 

Dans  la  crise  de  1877-1878,  la  Roumanie  a  fait  l'amère  expé- 
rience des  périls  de  sa  situation  géographique  ;  elle  se  trouvait 
sur  le  passage  des  deux  grandes  puissances  qui  allaient  se  heur- 
ter; soTi  indépendance  n'('4ait,  à  cette  époque,  reconnue  ni  par 
les  Turcs,  ni  par  l'Europe.  Les  troupes  du  Tsar,  en  marche  vers 
le  Danube,  entrèrent  en  Moldavie  sans  attendre  la  signature  de 
la  convention  qui  devait  les  y  autoriser;  Gortchakof  ne  cachait 
pas  que  si  la  permission  était  refusée,  l'armée  la  prendrait  de 
force.  La  Roumanie  fut  sauvée  par  la  fermeté  et  l'habileté  de 
son  prince  ;  entre  deux  guerres,  il  choisit  la  seule  qui  pût  être 
à  la  fois  profitable  à  son  pays  et  justifiable  devant  l'opinion 
étrangère  :  il  marcha  avec  les  Russes.  L'armée  roumaine, 
TouE  III.  —  1911.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patiemment  formée  par  le  prince  Carol,  parut  sous  Plevna;  ses 
succès,  qui  sauvèrent  l'armée  russe,  furent,  pour  toutes  les 
puissances,  une  révélation  ;  le  jour  du  dernier  assaut  de  Plevna, 
la  Roumanie,  par  le  courage  de  ses  soldats  et  l'énergie  de  son 
souverain,  acquit  droit  de  cité  en  Europe  :  le  pays  y  gagna  son 
indépendance  et  le  prince  sa  couronne  royale.  Au  traité  de 
Berlin,  la  Roumanie  dut  céder  la  Bessarabie  méridionale  que  la 
Russie  avait  perdue  par  le  traité  de  Paris  et  qu'elle  tenait  à  hon- 
neur de  recouvrer,  mais  elle  reçut  en  compensation  laDobroudja. 
L'avenir  a  prouvé  qu'en  dépit  des  apparences,  elle  n'avait  pas 
perdu  au  change.  La  Dobroudja  est  une  terre  vierge,  une  terre 
de  colonisation  que  les  Roumains  mettent  aujourd'hui  en  valeur, 
et  surtout  ils  ont  acquis,  avec  le  port  de  Constantza,  une  fenêtre 
sur  le  monde  extérieur.  C'est  par  Constantza  que  la  Roumanie 
respire. 

Les  premiers  mois  qui  suivirent  le  traité  de  Berlin  furent 
pour  la  Roumanie  et  son  roi  une  période  d'incessantes  alarmes. 
On  croyait  alors  que  la  Bulgarie,  affranchie  par  les  victoires 
russes,  resterait  sous  la  tutelle  étroite  du  Cabinet  de  Péters- 
bourg.  La  Roumanie  dut  subir  le  passage,  sur  son  territoire, 
d'une  route  d'étapes  pour  le  ravitaillement  et  la  relève  de 
l'armée  qui  occupait  la  Bulgarie  ;  certains  corps  russes  se  com- 
portèrent chez  leurs  alliés  comme  en  pays  conquis  ;  ils  n'ont 
pas  laissé  un  bon  souvenir  dans  les  villages  moldaves.  Il  fallut 
toute  la  diplomatie  fière  et  conciliante  à  la  fois  du  roi  Carol, 
pour  éviter,  dans  ces  circonstances  difficiles,  une  catastrophe 
ou  une  humiliation  nationale.  C'est  depuis  cette  époque  que 
la  dynastie  de  Hohenzollern  est  devenue,  en  Roumanie,  une 
royauté  vraiment  nationale.  La  Bulgarie,  cependant,  ne  tarda 
guère  à  secouer  la  tutelle  un  peu  lourde  du  «  tsar  libérateur  » 
et  de  ses  généraux;  los  défiances  des  Bulgares  à  l'égard  de  la 
Russie,  leur  passion  pour  une  indépendance  complète  ont  beau- 
coup servi  la  Roumanie  dans  l'œuvre  de  son  propre  afîranchis- 
sement.  Le  redoutable  étau  qu'elle  avait  craint  un  moment  de 
voir  refermer  sur  elle  ses  puisssantes  mâchoires,  desserrait  son 
étreinte  ;  la  Roumanie  respirait.  Mais  la  leçon  n'a  été  perdue  ni 
pour  elle,  ni  pour  son  roi.  Celui-ci  s'est  appliqué  avec  une  sol- 
licitude plus  active  que  jamais  au  renforcement  et  à  l'instruction 
de  son  armée.  Aujourd'hui  la  Russie,  même  en  cas  de  conflit 
avec  la  Turquie,  ne  serait  plus  tentée  de  violer   le   territoire 


LA   ROUMANIE.  771 

roumain  et  d'y  prendre  de  force  un  passage  qui  ne  serait  pas 
accordé  de  gré.  Dans  tout  conflit  danubien  ou  balkanique,  les 
puissances  devraient  compter  avec  la  Roumanie  et  son  armée. 


II 

La  Dobroudja,  cette  terre  de  landes  et  de  marais  que  le 
traité  de  Berlin  a  donnée  aux  Roumains  et  que  leur  énergie 
colonisatrice  a  déjà  métamorphosée,  remplit,  dans  l'équilibre 
politique  de  l'Europe,  un  office  très  important  :  elle  sépare  la 
Russie  slave  de  la  Bulgarie  slave.  A  un  Bulgare  qui  regrettait 
que  le  Congrès  de  Berlin  n'eût  pas  attribué  toute  la  rive  droite 
du  Danube  à  la  Bulgarie,  Stambouloff  répondait  :  «  Bénissez  le 
Ciel  que  la  Dobroudja  vous  sépare  de  la  Russie  (1)  !  »  Les  vœux 
du  terrible  dictateur  sont  accomplis  :  la  politique  bulgare  est 
pleinement  indépendante  de  celle  de  la  Russie,  mais  les  souve- 
nirs de  l'époque  héroïque,  les  affinités  de  race,  de  religion  et 
d'intérêts  peuvent,  à  un  moment  donné,  amener  entre  les  deux 
pays  une  alliance  qui  pourrait  être  dangereuse  pour  la  Rou- 
manie; c'est  Tune  des  éventualités  en  vue  desquelles  elle  ne 
peut  manquer  de  se  prémunir;  elle  n'a  qu'un  moyen  de  le  faire, 
c'est  de  s'entendre  avec  l'Autriche-Hongrie  qui,  rivale  de  la 
Russie  dans  les  Balkans,  a  le  même  intérêt  qu'elle.  De  fait, 
le  roi  Carol  et  ses  ministres  ont  eu  depuis  longtemps  des  pour- 
parlers avec  le  Cabinet  de  Vienne  en  prévision  d'une  nou- 
velle descente  russe  vers  le  Bosphore  :  une  entente  militaire, 
conclue  en  1891,  prévoit  qu'en  cas  d'agression  russe,  l'armée 
roumaine  et  l'armée  autrichienne  se  prêteraient  un  mutuel 
appui.  En  interposant  une  terre  roumaine  entre  la  Russie  et  la 
Bulgarie,  les  plénipotentiaires  de  Berlin  ont  poussé  la  Rou- 
manie vers  l'Autriche-Hongrie,  dont  certains  intérêts  considé- 
rables auraient  dû  l'éloigner.  Du  fait  qu'elle  possède  la 
Dobroudja,  la  Roumanie  devient  naturellement  la  sentinelle 
avancée  de  la  Triple-Alliance  en  face  du  Slavisme.  La  Roumanie 
est  liée  à  l'Empire  allemand  par  des  liens  dynastiques,  mais  ce 
sont  des  raisons  plus  profondes,  inscrites  dans  le  traité  de  Ber- 
lin, qui  lui  ont  imposé  comme  une  nécessité  la  pratique  d'une 

(1)  Cité  par  M.  André  Bellessort  dans  le  livre  charmant  qu'il  a  consacré  à  la 
Roumanie  conlemporavie  (Perria,  in-12)  et  dont  la  plus  grande  partie  a  paru  ici 
tnême. 


i  i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique  vers  laquelle  l'inclinaient  déjà  les  préférences  de  son 
souverain. 

Le  Turc,  avec  son  armée  réorganisée,  pèse  d'un  poids  lourd 
dans  ce  dosage  de  forces  d'où  l'équilibre  de  l'Orient  doit  résulter. 
Il  est  séparé  du  Roumain  par  le  Bulgare  :  "il  n'a  donc  rien  à. 
craindre  du  premier,  tandis  qu'il  redoute  les  ambitions  du 
second.  Rien  donc  de  plus  naturel  pour  lui  que  de  s'entendre 
avec  le  Roumain  pour  contenir  les  impatiences  du  Bulgare  et 
arrêter  la  descente  du  Russe  vers  Gonstantinople.  En  laissant 
de  côté  l'hypothèse  d'une  alliance  entre  la  Russie  et  la  Bulgarie 
et  en  supposant  que  la  Bulgarie  seule  attaque  la  Turquie,  la 
Roumanie  croit  que,  même  dans  ce  cas,  son  intérêt  lui  com- 
manderait de  marcher  d'accord  avec  la  Sublime-Porte.  Elle  a 
pris  pour  maxime  fondamentale  de  sa  politique  la  règle,  que 
nous  avons  si  malheureusement  oubliée  en  -1866,  que  l'accrois- 
sement d'un  Etat  est,  ipso  facto,  une  diminution  pour  ses 
voisins  :  les  proportions  se  trouvant  changées,  l'équilibre  est 
rompu.  Mais  ce  n'est  pas,  comme  l'a  fait  Napoléon  III,  après 
l'événement  qu'il  convient  d'appliquer  ce  principe,  c'est  avant  : 
le  roi  Carol  n'y  a  pas  manqué.  On  a  dit  souvent  de  la  Bulgarie 
qu'elle  est  la  Prusse  des  Balkans.  Le  Hohenzollern  qui  règne  à 
Bucarest  est  résolu  à  ne  pas  laisser  accomplir,  au  bénéfice  de  la 
«  Prusse  des  Balkans,  »  ce  que  le  Hohenzollern  de  Berlin  a 
réalisé  au  bénéfice  de  la  Prusse  et  au  détriment  de  l'Autriche 
et  de  la  France.  Comparée  à  la  Bulgarie,  la  Roumanie  est 
actuellement,  sous  le  rapport  de  la  population  et  des  ressources 
générales,  dans  la  proportion  de  sept  à  quatre.  Elle  a  sept  mil- 
lions d'âmes,  et  la  Bulgarie  moins  de  quatre.  Elle  ne  veut  pas 
voir  cette  proportion  se  modifier  à  son  désavantage.  Une  vic- 
toire bulgare,  qui  ressusciterait  la  Grande-Bulgarie  de  San 
S tefano,  mettrait  la  Roumanie  en  état  d'infériorité;  elle  risque- 
rait de  se  trouver  étouffée  entre  deux  grands  empires  slaves  ; 
elle  redouterait  que  la  Bulgarie  victorieuse  ne  cherchât  à  s'em- 
parer de  la  Dobroudja  sous  prétexte  qu'une  partie  des  paysans 
qui  y  vivent  sont  de  race  bulgare.  Aussi  est-il  permis  de  croire 
que,  sous  une  forme  quelconque,  entre  la  Sublime-Porte  et 
Bucarest,  le  cas  d'une  agression  bulgare  a  été  envisagé,  et  que 
tout  se  passerait,  en  cas  de  guerre,  comme  si  un  accord  avait  été 
conclu. 

Le  Roumain,  se  tournant  vers  son  voisin  Bulgare,  lui  tient 


LA    ROUMANIE.  773 

à  peu  près  ce  langage  :  «  Nous  désirons  être  vos  amis;  nous 
verrons  toujours  avec  plaisir  vos  progrès  économiques  et 
sociaux,  l'accroissement  de  votre  richesse,  de  vos  chemins  de 
fer,  de  vos  échanges,  mais  si  vous  vouliez  faire  la  guerre  aux 
Turcs  pour  porter  vos  frontières  jusqu'à  la  mer  Egée,  réaliser  la 
Grande  Bulgarie  de  vos  rêves  ou  créer  une  Macédoine  indépen- 
dante qui  serait  nécessairement  une  Macédoine  bulgare  prenez 
garde  :  nous  mobiliserions  nos  troupes  et  pendant  que  vous 
descendriez  sur  Andrinople,  nous  marcherions  sur  Sofia,  nous 
menacerions  les  derrières  de  votre  armée,  nous  arrêterions  ses 
progrès,  ou,  tout  au  moins,  nous  saisirions  un  gage  qui  nous 
assurât  le  droit  d'être  partie  intervenante  au  traité  de  paix  et  de 
ne  pas  rester  nos  mains  vides  tandis  que  vous  garniriez  les 
vôtres.  »  Ainsi  menacée  à  revers  pendant  qu'elle  combattrait  de 
front  contre  les  Turcs,  la  Bulgarie  serait  paralysée,  d'autant 
mieux  que  sa  forme,  allongée  d'Est  en  Ouest  et  étroite  du  Sud 
au  Nord,  mettrait  la  base  d'opérations  de  l'armée  qui  attaque- 
rait Andrinople  à  quelques  jours  de  marche  des  corps  roumains. 
A  plusieurs  reprises,  en  ces  dernières  années,  le  gouvernement 
du  roi  Carol  a  nettement  fait  connaître  ses  intentions  au  Cabinet 
de  Pétersbourg  avec  lequel  il  entretient  des  relations  très 
confiantes;  les  conseils  pacifiques  que  le  gouvernement  du  Tsar 
a  fait,  en  diverses  circonstances,  entendre  à  Sofia  s'appuyaient 
ainsi  sur  un  argument  singulièrement  fort.  On  s'est  étonné  en 
Europe,  on  s'est  indigné  dans  les  milieux  nationalistes  bulgares 
ou  macédoniens,  de  ce  que  le  roi  Ferdinand  n'ait  pas  profité 
du  désarroi  où  était  l'armée  turque  après  la  révolution  de 
juillet  1908,  ou  après  le  coup  d'État  d'Abd-ul-Hamid  en  avril  1909, 
pour  marcher  sur  Constantinople  et  signer  à  son  profit  un  nou- 
veau traité  de  San-Stefano.  La  véritable  raison  de  cette  absten- 
tion, c'est  en  Boumanie  qu'il  faut  aller  la  chercher.  Les  Bulgares 
le  savent  bien  ;  mais  il  en  est  parmi  eux  qui  pensent  que  l'obstacle 
est  plus  formidable  en  apparence  qu'en  réalité.  «  Si,  disent-ils, 
les  Roumains  envahissaient  notre  territoire  pendant  que  nous 
serions  engagés  avec  les  Tur/'s,  nous  ne  devrions  pas  leur 
opposer  un  seul  soldat,  mais  ouvrir  toutes  les  portes  devant 
eux  ;  ni  l'opinion  européenne,  ni  même  l'opinion  roumaine 
n'admettraient  que,  dans  ces  conditions,  l'armée  roumaine  vînt 
frapper  par  derrière  et  écraser  ces  mêmes  Bulgares  affranchis 
par  sa  bravoure  aux  jours  de  Plevna.  »  Même  dans  l'hypothèse 


77  i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  les  choses  se  passeraient  ainsi,  il  n'en  reste  pas  moins  que 
les  Roumains  occuperaient  une  partie  du  territoire  bulgare  et 
que  les  opérations  de  l'armée  aux  prises  avec  les  Turcs  en 
seraient  singulièrement  contrariées.  La  prudence  du  roi  Ferdi- 
nand a  mesuré  toutes  ces  difficultés  ;  elles  lui  ont  paru  assez 
graves  pour  imposer  la  paix  à  la  Bulgarie  frémissante.  A  l'au- 
tomne dernier,  au  moment  où  les  Turcs,  sous  prétexte  de  désar- 
mement, se  livraient  en  Macédoine  aux  sévices  dont  nous  avons 
donné  ici  quelques  exemples  (1),  en  Bulgarie  l'opinion  publique, 
violemment  irritée,  reprochait  au  Roi  et  au  gouvernement  leur 
inaction  ;  des  réfugiés  macédoniens,  étalant  leurs  plaies  et  leurs 
haillons,  émouvaient  la  pitié  de  leurs  frères  bulgares;  la  situa- 
tion était  menaçante;  on  allait  jusqu'à  dire  qu'une  révolution 
pouvait  emporter  le  trône  du  roi  Ferdinand  ;  c'est  à  ce  moment 
précis  qu'un  journal  français  donna,  comme  venant  de  Con- 
stantinople,  la  nouvelle  d'une  convention  militaire  turco-rou- 
maine,  si  bien  qu'il  est  permis  de  se  demander  si  cette  révéla- 
tion, vraie  ou  fausse,  n'aurait  pas  été  destinée  à  expliquer  et  à 
justifier  l'attitude  résolument  pacifique  du  roi  Ferdinand; 
l'auteur  de  cette  utile  indiscrétion  n'aurait  fait,  pour  ainsi  dire, 
que  concrétiser  en  un  fait  significatif  toute  une  situation  poli- 
tique sur  laquelle  il  aurait  voulu  attirer  l'attention. 

Une  convention  militaire  turco-roumaine  ne  serait,  en  effet, 
que  la  traduction  écrite  de  la  politique  qui  engage  dans  un 
même  système  la  Triple-Alliance  et,  avec  elle,  la  Roumanie  et, 
jusqu'à  un  certain  point,  la  Turquie.  Le  roi  Carol  ne  s'accom- 
moderait pas  aujourd'hui  de  la  neutralité  que  Bratiano  et  Kogal- 
niceano  demandaient  pour  la  Roumanie  au  Congrès  de  Berlin. 
Sur  les  confins  de  la  péninsule  Balkanique,  il  se  regarde  comme 
la  sentinelle  avancée  de  la  Triple-Alliance  et  du  germanisme. 
L'Allemagne,  dont  l'influence  est  si  forte  aujourd'hui  à  Cons- 
tantinople,  ne  peut  qu'être  favorable  à  une  entente  militaire 
entre  la  Turquie  et  la  Roumanie.  L'armée  roumaine  est  exercée 
à  l'allemande,  elle  a  des  canons  Krupp  et  des  fusils  allemands, 
comme  l'armée  turque.  Les  grandes  puissances  préfèrent  ne  pas 
s'engager  elles-mêmes  dans  les  affaires  balkaniques;  l'Alle- 
magne, en  particulier,  trop  éloignée  pour  s'y  mêler  directement, 
serait  bien  aise  de  trouver  un  prête-nom  qui  jouât  son  jeu  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1911. 


LA    ROUMANIE.  775 

servît  ses  intérêts.  La  Roumanie  se  charge  volontiers  de  ce  rôle 
parce  qu'elle  y  trouve  son  avantage.  Si,  en  cas  de  conflit  turco- 
bulgare,  elle  envoyait  son  armée  prendre  à  revers  les  forces 
bulgares,  elle  agirait  conformément  aux  vues  du  Cabinet  de 
Berlin,  mais  aussi  conformément  à  ses  intérêts  propres.  La 
vitalité  de  la  combinaison  qui  fait  entrer  la  Roumanie  dans 
l'orbite  de  la  Triple-Alliance  s'est  manifestée  notamment  l'été 
dernier  quand  Hakki  Pacha,  ministre  des  Affaires  étrangères 
ottoman,  est  venu  rendre  visite  au  roi  Carol  avant  de  partir  pour 
les  eaux  de  Bohême  où  il  devait  rencontrer  le  comte  d'JEhrenthal 
et  M.  de  Kiderlen-Wœchter. 

Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  d'indiquer  ici  quelle  serait  l'atti-  . 
tude  de  la  Roumanie  dans  le  cas  où  les  Etats  balkaniques  cher- 
cheraient à  se  grouper  en  une  Confédération  (1),  Si  la  combinai- 
son était  dirigée  contre  l'Empire  ottoman,  la  Roumanie  refuserait 
d'y  entrer,  et  son  abstention  la  ferait  échouer  ou  la  paralyserait. 
S'il  s'agissait  au  contraire  d'une  Confédération  générale  où  la 
Turquie  aurait  sa  place,  la  Roumanie  n'aurait  aucune  raison  de 
s'en  tenir  éloignée  ;  elle  s'y  agrégerait  sans  doute  et  sa  politique 
s'en  trouverait  peut-être  radicalement  modifiée;  elle  pourrait 
prendre  appui  sur  les  Etats  balkaniques  pour  faire  face  au  Nord 
et  poursuivre,  en  face  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  une  poli- 
tique «  panroumaine.  » 

Il  n'est,  en  politique,  opposition  si  résolue  qui  ne  se  laisse 
fléchir  si  elle  reçoit  ce  que  les  diplomates  appellent,  d'un  si  joli 
euphémisme,  ses  «  apaisemens.  »  Quelles  que  soient  les  sym- 
pathies personnelles  du  souverain,  son  gouvernement  et  lui- 
même  sont  guidés  par  les  seuls  intérêts  de  la  nation  roumaine. 
Si,  dans  un  remaniement  territorial  des  États  de  la  péninsule, 
la  Roumanie  trouvait  la  satisfaction  de  ses  ambitions  légitimes 
et  recevait  les  garanties  qu'elle  juge  nécessaires,  pourquoi 
se  refuserait-elle  à  une  entente  avec  la  Bulgarie  ?  Peut-être 
même  ses  démonstrations  ne  seraient-elles  menaçantes  que 
dans  le  secret  dessein  de  stipuler  un  prix  plus  avantageux  de 
sa  retraite  ?  Il  n'est  pas  difficile  de  deviner  en  quoi  pourraient 
consister,  en  pareil  cas,  les  «  apaisemens  »  de  la  Roumanie;  il 
suffît  de  se  reporter  aux  débats  du  Congrès  de  Berlin  et  aux 
négociations  diplomatiques  auxquelles  a  donné  lieu  l'opération 

(1)  Une  Confédération  balkanique  esl-elle  possible?  Revue  du  15  juin  1910. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  délimitation.  Il  faut  se  souvenir  que,  pour  rendre  moins 
amer  aux  Roumains  l'échange  de  la  Bessarabie  méridionale 
contre  la  Dobroudja,  exigé  par  le  Tsar  et  Gortchakof,  le  pre- 
mier plénipotentiaire  français,  M.  Waddington,  proposa  et  fit 
adopter  une  extension  considérable  du  territoire  roumain  au 
Midi  de  la  Dobroudja;  la  frontière  fut  reportée  jusqu'au  delà 
de  Mangalia,  sur  la  Mer-Noire,  et,  le  long  du  Danube,  jusqu'à 
une  petite  distance  de  Silislrie.  M.  Waddington  insista  même 
sans  succès  pour  que  la  part  de  la  Roumanie  englobât  la  ville 
de  Silistrie,  à  laquelle  sa  forte  position  sur  le  Danube  donne 
une  importance  particulière.  Lors  des  opérations  de  délimita- 
tion, il  y  eut  encore  de  longues  contestations  à  propos  d'un 
village  voisin  de  Silistrie,  Arab-Tabia  ;  malgré  l'opposition  très 
vive  de  la  Russie  et  la  mauvaise  humeur  de  Bismarck  (1),  Arab- 
Tabia  finit  par  rester  à  la  Roumanie,  mais  Silistrie  avec  ses 
vergers,  ses  jardins  et  ses  vignes  demeura  bulgare. 

La  vieille  citadelle  de  Silistrie  est  un  point  stratégique  très 
important;  c'est  la  clef  de  la  Dobroudja.  Cette  province,  habitée 
par  des  Bulgares  et  par  des  Tatars  musulmans,  au  milieu  des- 
quels les  colonies  roumaines  n'étaient  au  moment  de  l'annexion 
qu'une  faible  minorité,  est  encore  mal  rattachée  à  la  Roumanie; 
les  Bulgares  ne  regardent  pas  sans  regrets  ces  plaines  qui  sont 
la  prolongation  naturelle  des  leurs  et  où  habitent  un  grand 
nombre  de  leurs  frères.  Mais  la  Dobroudja  est  devenue  indis- 
pensable à  la  vie  des  Roumains;  ils  s'alarment  de  voir  le  port 
de  Constantza,  qu'ils  ont  créé  à  grands  frais,  et  le  chemin  de 
fer  qui  y  mène,  exposés,  dans  un  pays  plat,  sans  frontières 
naturelles,  au  raid  audacieux  d'un  adversaire  bulgare.  L'armée 
roumaine  est  obligée  de  monter  une  faction  pénible  dans  ces 
plaines  ouvertes.  La  possession  de  Silistrie  et  de  sa  banlieue 
remédierait  à  ces  inconvéniens  et  apaiserait  ces  craintes;  Silis- 
trie fortifiée  deviendrait  la  base  solide  de  la  domination  rou- 
maine sur  la  rive  droite  du  Bas  Danube.  Pour  les  mêmes  raisons 


(1)  Voyez  la  lettre  du  prince  Carol  au  prince  Antoine  de  Hohenzollern,  dans 
Quinze  a)is  d'Uisloire  (1866-1881),  d'après  les  Mémoires  du  roi  de  Roumanie,  par  le 
baron  Jehan  de  Witte.  Pion,  1905,  in-8,  p.  389.  Ces  Mémoires  ont  été  rédigés  par 
le  docteur  Schœfer  d'après  des  documens  privés  et  personnels,  appartenant  au 
roi  Carol,  sa  correspondance,  son  journal;  malgré  le  ton  impersonnel  ce  sont  bien 
de  véritables  mémoires.  Ils  ont  paru  d'abord  en  allemand  à  Stuttgard,  puis  en 
français  à  Bucarest  sous  le  titre  de  :  Noies  sur  la  vie  du  7'oi  de  Roumanie  par 
un  témoin  oculaire  (4  vol.  in-8). 


LA   ROUMANIE.  777 

qui  la  font  convoiter  des  Roumains,  les  Bulgares  attachent  un 
grand  prix  à  sa  conservation  ;  mais  si  les  circonstances  les  pla- 
çaient un  jour  en  face  de  la  nécessité  de  risquer  un  coup  de 
partie  et  d'attaquer  les  Turcs,  l'abandon  de  Silistrie  ne  serait 
pas  un  prix  trop  élevé  pour  la  neutralité,  peut-être  même  pour 
le  concours  actif  de  l'armée  roumaine.  Il  est  des  heures  déci- 
sives où  il  faut  savoir  donner  peu  pour  gagner  beaucoup.  Si  les 
Turcs  devaient  être  un  jour  chassés  d'Europe,  ils  le  seraient 
par  une  entente  de  l'Autriche-Hongrie  et  de  la  Bulgarie,  la  Rou- 
manie ayant  reçu  ses  «  apaisemens.  » 

Ainsi,  l'avenir  et  la  sécurité  de  la  Turquie,  en  Europe, 
dépendent,  pour  une  forte  part,  de  la  Roumanie.  La  leçon 
de  1877-1878  est  restée  présente  à  l'esprit  du  roi  Garol  et  des 
hommes  d'État  roumains.  Ils  ont  travaillé  avec  persévérance 
pour  que  leur  pays  ne  puisse  plus  être  exposé  sans  profit  aux 
hasards  d'une  grande  guerre;  si  la  Roumanie  prenait  les  armes 
aujourd'hui,  ils  veulent  que  ce  ne  puisse  être  que  pour  sa  propre 
querelle.  Quand  le  prince  Garol,  après  le  Congrès  de  Berlin,  se 
rendit  à  Potsdam  en  août  1880,  Bismarck  lui  parla  des  «  diffi- 
cultés énormes  »  qui  résultaient  pour  la  Roumanie  de  sa  situa- 
tion géographique,  et  lui  conseilla  «  de  ne  pas  prendre  une 
altitude  trop  rude  à  l'égard  de  la  Russie  (1).  »  Ces  conseils  de 
prudence  étaient  superflus  adressés  au  souverain  éminent  qui 
a  su  faire  de  la  Roumanie  un  Etat  fort  et  garantir  son  avenir 
par  tout  un  système  d'alliances,  d'ententes  et  de  contre-assu- 
rances. Si  la  Roumanie  tient  aujourd'hui  en  Europe  une  place 
enviée,  c'est,  pour  une  large  part,  à  la  prudence  et  à  l'énergie 
de  son  roi  qu'elle  le  doit. 

Charles  1^'",  roi  de  Roumanie,  est  un  Hohenzollern  ;  il  est  le 
second  fils  de  ce  prince  Antoine,  dont  le  nom  fut  si  souvent 
prononcé  en  France  à  l'époque  tragique  oii  son  fils  aîné  fut 
candidat  au  trône  d'Espagne.  De  sa  lignée  princière,  il  a 
l'orgueil  du  nom  et  du  sang.  Un  Hohenzollern  doit  être  soldat, 
s'il  n'est  pas  roi:  le  prince  Charles  a  été  l'un  et  l'autre.  Il  avait, 
de  naissance,  le  don  du  commandement,  le  sens  delà  discipline, 
le  goût  des  responsabilités;  il  n'a  recherché,  dans  l'exercice  du 
pouvoir,  ni  les  jouissances  grossières,  ni  même  les  plaisirs  dé- 
licats ;  régner,  c'est,  pour  lui,  mettre  en  action  et  développer  les 

(1)  Jehan  de  Witte,  ouv.  cil.,  p.  432. 


778  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dons  spéciaux  qu'un  décret  nominatif  de  la  Providence  semble 
aux  Hohenzollern  avoir  imparti  à  leur  race  pour  le  gouverne- 
ment des  hommes  ;  sa  vie  privée  est  simple,  ses  mœurs  austères, 
avec  une  nuance  de  mélancolie  qui  fait  penser  à  la  tristesse  de 
ces  plateaux  de  la  Souabe  où  s'élève  le  vieux  nid  de  hobereaux 
d'où  est  sortie  la  lignée  des  Hohenzollern.  Les  lettres  fréquentes 
qu'il  échangeait  avec  son  père  tant  que  celui-ci  vécut  et  qu'il 
a  insérées   dans  ces  Mémoires  qui   constituent  an  si  précieux 
document  pour  l'histoire  contemporaine,  nous  le  montrent,  sous 
des  apparences  de  froideur,  passionné  pour  la  politique  et  pour 
l'art  de  la  guerre.  Il  était  capitaine  de  dragons  prussiens,  quand 
l'imprévoyance  de  Napoléon  III  fit  de  lui  un  prince  régnant  de 
Roumanie,  et  il  est  resté  toujours  épris  de  gloire  militaire  ;  sa 
fermeté  et  son  coup  d'oeil,  à  Plevna,  sauvèrent  l'armée  russe  : 
ce  fut  sans  doute  le  plus  beaa  moment  de  sa  vie.  Les  triomphes 
des  armées  prussiennes  eu  1866,  en  1870,  la  résurrection  de 
l'Empire  allemand  au  profit   des  Hohenzollern,   excitaient  son 
émulation  ;  il  voulait  être,  sur  le  Bas-Danube,  à  la  hauteur  de 
la  prodigieuse  fortune  de  sa  maison.  Il  suivit  les  méthodes  et 
les  exemples  que  le  succès  consacrait  avec  tant  d'éclat;  il  donna 
tous  ses  soins  à  l'armée  qu'il  n'a  jamais  cessé  de  perfectionner 
et  d'accroître.  En  politique,  son  application,  son  bon  sens,  sa 
ténacité  ont  parfaitement  servi  la  prudence  de  ses  desseins  ;  il 
a  montré,  en  diplomatie,  la  vigilance  et  l'esprit  de  décision  dont 
il  avait   brillamment   fait   preuve,   en    1877,   à  la  tête  de  ses 
troupes.  Secondé  par  la  bonté  active  et  l'intelligence  brillante 
de  la  Reine,  il  a  fini  par  s'imposer  au  respect  et  à  la  recon- 
naissance   d'un  peuple   latin  et  oriental  qui,  par  ses  qualités 
comme  par  ses  défauts,  diffère  si  profondément  de  son  souve- 
rain. Il  est  dans  le  destin  des  Hohenzollern  de  fonder  des  œuvres 
artificielles,  paradoxales,  qui  cependant  durent,  parce  qu'ils  les 
édifi(ïnt  sur  la  force,  l'ordre  et  la  discipline.  Cette  association 
d'an  prince  étranger  à  une  jeune  nation  orientale  a  réussi  à  la 
Roumanie  comme  à  la  Bulgarie.  Avec  deux  tempéramens  très 
dissemblables,  le  fils  de  la  princesse   Clémentine  et  celui  du 
prince  Antoine  ont  rendu  à  leurs  patries  d'adoption  un  service 
de  même  nature  ;  ils  ont  glorieusement  contribué  à  faire  d'elles 
des  nations  que  l'on  respecte  et  qui  peuvent  regarder  le  présent 
avec  sécurité  et  l'avenir  avec  espérance. 


LA    ROUMANIE.  779 


III 

Carol  I"  porte  le  titre  de  roi  de  Roumanie;  mais  il  arrive 
parfois  que  ses  sujets,  dans  leur  enthousiasme  patriotique,  le 
saluent  du  titre  de  roi  des  Roumains.  Tout  un  programme 
tient  dans  cette  différence  d'appellation,  toute  l'espérance  d'une 
plus  grande  Roumanie  où  entreraient  tous  les  Roumains.  La 
Roumanie  a  ainsi  deux  politiques  :  l'une  réaliste,  ostensible, 
immédiate,  purement  conservatrice  ;  l'autre  plus  chimérique, 
moins  précise,  plus  secrète,  plus  aventureuse.  La  seconde,  sortie 
de  l'imagination  populaire  plutôt  que  des  méditations  des 
hommes  d'Etat,  prépare  de  loin  une  extension  de  la  Roumanie 
dans  les  limites  de  l'aire  occupée  par  la  race  roumaine.  Si  une 
bonne  occasion  se  présentait,  si  quelque  Etat  voisin  venait  à 
traverser  une  crise  grave  et  se  trouvait  menacé  de  dislocation, 
la  Roumanie  aurait,  au  bon  moment,  des  revendications  natio- 
nales à  produire  ;  elle  est  entourée  de  plusieurs  «  Roumanie  non 
rachetées  »  qui  peuvent  lui  fournir,  le  cas  échéant,  des  occa- 
sions favorables  d'intervention  ou  d'échange. 

C'est  parmi  les  colonies  les  plus  éloignées  du  noyau  princi- 
pal de  la  race  que  le  gouvernement  roumain  a  fait  jusqu'ici  la 
plus  active  propagande.  Au  temps  où  les  peuples  chrétiens  de 
la  péninsule  semblaient  croire  que  la  succession  des  Turcs, 
en  Macédoine,  allait  bientôt  s'ouvrir  et  s'en  disputaient  par 
avance  les  morceaux,  Rulgares,  Serbes  et  Grecs  faisaient  valoir 
leurs  prétentions  à  l'héritage.  Les  Roumains  s'avisèrent  un  jour 
que,  dans  les  épais  massifs  de  montagnes  de  l'Albanie  méridio- 
nale et  de  la  Macédoine  vivent  des  pasteurs  qui  parlent  une 
langue  dérivée  du  latin,  très  proche  parente  du  roumain,  qui 
se  nomment  eux-mêmes  Tsintsars  et  que  les  Grecs  appellent 
Koutzo-Valaques  (Valaques  boiteux)  (1).  La  politique  roumaine 
comprit  tout  le  parti  qu'elle  pouvait  tirer  de  ces  «  frères  sé- 
parés ;  »  elle  organisa  parmi  les  Valaques  du  Pinde  une  propa- 
gande qui  tendait  à  séparer  de  l'hellénisme  les  populations  de 


(1)  Voyez,  sur  ces  Koutzo-Valaques  et  sur  la  propagande  roumaine,  la  Revue  du 
15  mai  1907,  ou  notre  livre  :  l'Europe  et  l'Empire  ottoman,  p.  132.  Certains  auteurs 
roumains  comptent  en  Turquie  d'Europe  un  million  de  Valaques  parlant  rou- 
main ;  à  en  croire  les  statistiques  serbes,  bulgares,  ou  turques,  ils  seraient  70  000  ; 
d'après  les  Grecs,  on  n'en  compterait  que  quelques  milliers. 


780  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

langue  roumaine  pour  en  constituer  une  nationalité  à  part.  En 
réalité,  ces  Koutzo-Valaques,  dont,  au  xiv®  siècle,  le  voyageur 
juif  Benjamin  de  Tudèle  signalait  déjà  l'existence  dans  le  Pinde, 
sont  les  descendans  des  paysans  macédoniens  romanisés,  refoulés 
dans  les  montagnes  par  les  invasions  slaves,  de  même  que  les 
Roumains  sont  les  descendans  des  colons  de  la  Dacie  réfugiés 
dans  les  Carpathes.  La  propagande  roumaine,  appuyée  d'argu- 
mens  sonnans  et  trébuchans,  encouragée  au  début  par  l'Au- 
triche, favorisée  par  les  autorités  ottomanes  qui  se  servaient 
volontiers  du  «  roumanisme  »  pour  battre  en  brèche  1'  «  hellé- 
nisme, »  obtint  de  faciles  succès.  En  1905,  le  très  distingué 
ministre  de  Roumanie  à  Gonstantinople,  M.  Alexandre  Em.  Laho- 
vary,  aujourd'hui  ministre  à  Paris,  obtint  du  sultan  Abd-ul- 
Hamid  la  reconnaissance  officielle  de  la  personnalité  nationale 
des  Valaques  de  Turquie.  Le  gouvernement  du  roi  Carol  se 
trouvait  dès  lors  qualifié,  au  cas  où  les  propagandes  nationales 
eussent  abouti  à  un  partage  de  la  Macédoine,  pour  réclamer  sa 
part  ou  obtenir  des  compensations.  Si  au  contraire  la  Macédoine 
était  devenue,  sous  le  régime  européen  des  «  Réformes,  »  une 
sorte  de  province  privilégiée  presque  autonome,  la  Roumanie 
aurait  eu  voix  au  chapitre  dans  sa  constitution.  Vers  la  même 
époque,  les  Roumains  s'intéressaient  à  la  reconnaissance  de  la 
langue  et  de  la  nationalité  albanaises  (1).  Il  semble  qu'on  ait  un 
moment  pensé,  à  Bucarest,  à  constituer  un  grand  Etat  albanais- 
valaque,  entre  l'Adriatique  et  le  Vardar,  sous  le  double  patro- 
nage de  la  Roumanie  et  de  l'Italie.  C'était  aussi  le  temps  où, 
dans  un  livre  dont  nous  avons  eu  plusieurs  fois  l'occasion  de 
parler  ici,  un  Roumain  de  marque  publiait  sous  le  pseudonyme 
«  Un  Latin  »  un  projet  de  confédération  balkanique  dont  il 
proposait  de  donner  la  présidence  à  un  empereur  italien  qui 
aurait  été  en  outre  le  souverain  direct  des  Albano- Valaques  (2). 
Sans  doute,  il  s'agit  plutôt  là  d'ambitions  vagues  que  de  des- 
seins mûrement  préparés;  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  les 
Roumains  ont  esquissé  en  Macédoine  une  forme  très  ingénieuse 
d'impérialisme  ethnique  et  linguistique.  Une  rupture  diploma- 
tique entre  la  Roumanie  et  la  Grèce  fut  la  suite  de  la  propa- 
gande roumaine  parmi  les  Valaques,  mais  les  rapports  avec  le 

(1)  Voyez  notre  article  du  15  décembre  1909  :  la  Question  albanaise,  p.  805. 

(2)  Une  Confédération  balkanique  comme  solution  de  la  question  d'Orient,  par 
Un  Latin.  Pion,  1905,  in-12. 


LA    ROUMANIE. 


781 


gouvernement  ottoman  restèrent  excellens.  Aujourd'hui,  «  gré- 
cisans  »  et  «  roumanisans  »  ont  cessé  de  se  combattre  les  armes 
à  la  main,  et  les  relations  diplomatiques  entre  Athènes  et  Buca- 
rest viennent  d'être  reprises;  mais  la  Révolution  ottomane  n'a 
pas  coupé  court  à  la  propagande  roumaine  en  Macédoine;  les 
Valaques  du  Pinde,  avec  leurs  écoles  où  l'on  parle  roumain, 
se  distinguent  toujours  des  Grecs  par  leur  loyalisme  plus  actif 
à  l'égard  des  Turcs  et  par  leur  résistance  à  l'influence  religieuse 
et  politique  du  Patriarcat  phanariote;  pour  la  politique  rou- 
maine, ils  restent  comme  une  monnaie  d'échange  ou  comme 
un  jalon  d'attente  pour  le  cas  où  de  nouvelles  complications 
viendraient  à  changer  les  destinées  de  la  Turquie  d'Europe. 

Les  Vainques  du  Pinde  ne  sont  que  les  cousins  germains 
des  Roumains  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie,  mais  les  Rou- 
mains de  Transylvanie  sont  bien  leurs  frères.  Le  massif  tran- 
sylvain est  la  véritable  patrie  de  la  race,  la  forteresse  histo- 
rique de  la  nationalité.  Les  Roumains  qui  vivent  sujets  du  roi 
Habsbourg  et  gouvernés  par  les  Hongrois  sont  aujourd'hui 
près  de  3  millions  et  demi  ;  ils  forment  la  grande  majorité  de 
la  population  de  la  Transylvanie;  ils  sont  nombreux  dans  le 
Banat,  la  Crichiane  et  le  Maramourèche.  C'est  un  peuple  de 
paysans;  la  noblesse  a  été,  depuis  des  siècles,  magyarisée  ou 
attirée  vers  le  Bas-Danube,  et  le  peuple  a  été  réduit  au  servage 
de  la  glèbe;  il  est  resté  dans  cette  condition  jusqu'au  règne 
de  Joseph  II.  Les  longues  luttes  des  Roumains  des  Carpathes 
pour  sauvegarder  et,  plus  tard,  pour  recouvrer  leur  indépen- 
dance ne  sont  pas  aujourd'hui  notre  sujet.  Il  faut  rappeler 
cependant  qu'au  moment  de  la  Révolution  de  1848,  l'une  des 
revendications  des  Hongrois  fut  l'incorporation  de  la  Transyl- 
vanie, qui,  jusque-là,  formait  un  duché  autrichien  séparé,  au 
royaume  de  Hongrie  ;  aussi  vit-on  les  Roumains  se  lever  pour 
le  maintien  de  leur  autonomie  relative  et  combattre  vigoureuse- 
ment, comme  les  Croates  de  Jellachich,  pour  l'Empereur  et  Roi 
contre  les  Magyars;  ils  contribuèrent  à  l'échec  final  des  armées 
hongroises.  Ils  devaient  être  mal  récompensés  de  leur  loya- 
lisme; le  compromis  de  18G7  consacrait  l'incorporation  de  la 
Transylvanie  à  la  Hongrie  et  abandonnait  les  Roumains  à  la 
discrétion  des  Magyars.  L'histoire  des  Roumains  de  Hongrie, 
depuis  cette  époque,  est  celle  des  efforts  du  gouvernement  et 
des  fonctionnaires  de  Budapest  pour  les  magyariser  et  de  la  ré- 


782  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sistance  passive  de  cette  race  de  paysans  tenaces.  Nous  ne  ra- 
conterons pas  ces  luttes  que  nous  ne  considérons  aujourd'hui 
que  du  dehors  et  du  point  de  vue  roumain.  La  politique  du 
roi  Garol  se  désintéresse  officiellement  des  revendications  des 
Roumains  de  Hongrie  ;  liée  à  la  Triple-Alliance,  elle  ne  saurait 
encourager  ouvertement,  dans  l'Empire  austro-hongrois,  un 
foyer  d'irrédentisme  ;  mais  comment  empêcherait-elle  la  presse 
et  l'opinion  publique  de  s'intéresser  au  sort  de  ces  «  frères  sépa- 
rés »  et  de  reprocher  aux  Hongrois,  qui  revendiquent  avec  tant 
d'énergie  les  droits  de  leur  nationalité,  de  méconnaître  ceux  des 
autres?  Par  le  fait  seul  du  voisinage,  il  y  a,  entre  les  Roumains 
du  royaume  et  ceux  d'Autriche-Hongrie,  un  perpétuel  échange 
d'idées  et  de  sympathies  que  le  gouvernement  de  Bucarest,  le 
voulût-il,  serait  impuissant  à  enrayer.  Périodiquement  la  presse 
magyare  dénonce  ce  qu'elle  appelle  les  menées  «  daco-rou- 
maines  »  et  le  ministre  commun  des  Affaires  étrangères  est 
souvent  interrogé,  aux  Délégations,  sur  l'attitude  du  gouver- 
nement roumain.  A  la  dernière  session,  à  Budapest,  le  comte 
d'^hrenthal  a  répondu  à  une  question  d'un  député  en  affir- 
mant la  parfaite  correction  du  gouvernement  roumain.  Voici 
comment,  quelques  jours  après,  ripostait  le  Budapesti  Hirlap  du 
26  février  1911  : 

L'attitude  du  gouvernement  roumain  à  l'égard  de  la  Hongrie  a  toujours 
été  correcte,  disait  encore  hier  le  comte  d'^Ehrenthal  et  nous  sommes 
obligés,  hélas  !  de  constater  que  tout  le  système  de  l'enseignement  en  Rou- 
manie repose  sur  l'irrédentisme  le  plus  éhonté.  Or,  le  gouvernement  rou- 
main, toujours  correct  envers  la  Hongrie,  distingue  officiellement  sur  les 
cartes  géographiques  admises  dans  les  écoles  et  dans  les  manuels  scolaires, 
deux  sortes  de  Roumanies,  la  Roumanie  libre  et  la  Roumanie  asservie. 

Voici  la  division  géographique  enseignée  officiellement  en  Roumanie 
dcp\iis  les  écoles  primaires  des  villages  jusqu'au  programme  des  examens 
universitaires  : 

I.  —  Roumanie  libre  :  131  353  kilomètres  carrés;  6000000  d'habitans. 

II. —  Roumanie  asservie:  I)  Transilvania  (15  comitats  hongrois)  57244 
kilomètres  carrés;  2  500  000  habitans;  2)  Banat  (comitats  hongrois  de 
Temes,  de  Torontal  et  de  K.  Sôzrény)  28  507  kilomètres  carrés;  1  500000  ha- 
bitans ;  3)  Grisinia  (comitats  hongrois  de  Szilagg,  Hajdu  Bihar,  Békès,  Arad 
et  Csanud)  29  260  kilomètres  carrés;  1  800000  habitans;  4)  Maramures 
(comitats  hongrois  de  Marmaros,  Szatmar,  Ugocsa,  Szabolcs;  21845  kilo- 
mètres carrés;  1  030 000  habitans;  5)  Bucovina  (province  autrichienne) 
10  450  kilomètres  carrés;  730000  habitans  ;  6)  Bessarabie  (province  russe) 
20  000  kilomètres  carrés,  1  500  000  habitans  ;  en  tout  pour  la  Dacorou- 
manie  298659  kilomètres  carrés,  15  000  000  d'habitahs. 


LA    ROUMANIE. 


783 


Le  tableau  est  édifiant  pour  le  comte  d'/Ehrenthal,  n'est-ce  pas  ?  Nous 
dirons  plus:  l'année  dernière,  un  concours  fut  ouvert  en  Roumanie,  parmi 
les  instituteurs,  pour  répandre  dans  les  villages  certaines  connaissances 
générales  ;  dans  le  questionnaire  officiel  figuraient  deux  points  :  le  peuple 
sait-il  quelque  chose  des  Roumains  asservis?  quel  est  le  pays  étranger  qu'il 
déteste  ?  Le  si  correct  gouvernement  roumain  s'est  bien  gardé  de  commu- 
niquer les  réponses  à  rAutriche-Hongrie.  Toujours  le  si  correct  gouver- 
nement roumain  a  édité  une  carte  murale  scolaire  d'après  laquelle  la 
vraie  Roumanie  s'étend  jusqu'au  fleuve  Tisza,  à  80  kilomètres  à  l'Est  de 
Budapest,  retranchant  ainsi  180000  kilomètres  carrés  de  la  Hongrie  au 
profit  de  la  Roumanie  future  ;  cette  carte  est  dans  toutes  les  écoles  du 
royaume  ;  aucune  école  ne  doit  en  avoir  d'autre,  il  y  a  des  règlemens  ;  or, 
le  gouvernement  hongrois  put  se  procurer,  il  y  a  quelques  années, un 
exemplaire  de  cette  carte  qu'il  communiqua  au  Ballplatz,  lequel,  en  l'appe- 
lant fantaisiste  devant  la  Délégation,  la  transmit  à  Bucarest  avec  protesta- 
tions. Spiru  Haret,  ministre  roumain  de  l'Instruction  publique  d'alors, 
nomma  une  commission  en  vue  d'élaborer  une  nouvelle  carte.  Depuis,  les 
gouvernemens  hongrois  et  roumain  ont  changé  et  la  vieille  carte  est  restée 
dans  toutes  les  écoles  roumaines.  Il  serait  temps  que  le  comte  d'yEhrenthal 
intervînt  auprès  du  si  correct  gouvernement  roumain. 

Entre  la  presse  des  deux  pays,  de  telles  polémiques  sont 
fréquentes  et  d'ailleurs  vaines,  car  il  se  peut  que  le  gouver- 
nement roumain  soit  parfaitement  correct  et  que  cependant  la 
propagande  roumaine  existe;  la  politique  des  Cabinets  et  celle 
des  peuples  ne  suivent  pas  les  mêmes  inspirations  ni  les  mêmes 
méthodes;  il  est  hors  du  pouvoir  des  gouvernemens  d'em. 
pêcher  absolument  deux  groupes  d'hommes  voisins,  qui  sont 
ou  qui  se  croient  frères,  de  fraterniser  par-dessus  les  frontières 
et  de  se  tendre  la  main. 

Le  groupe  des  Roumains  de  Transylvanie  et  de  Hongrie  se 
prolonge  vers  le  Nord  par  les  populations  roumaines  de  Buko- 
vine  qui  dépendent  de  l'Autriche.  Les  Roumains  y  sont  230  000 
qui  travaillent  à  maintenir  les  droits  de  leur  nationalité  en  face 
des  Ruthènes  qui  sont  300  000  ;  ils  associent  leur  résistance  à 
celle  des  Allemands  qui  ont  dans  le  pays  des  colonies  prospères 
et  qui  sont  les  maîtres  de  l'Université  de  Czernowitz.  Les 
cinq  députés  roumains  que  la  Bukovine  envoie  au  Reichsrat  de 
Vienne,  ne  voulant  s'associer  ni  aux  Slaves  ni  aux  Allemands, 
se  sont  rapprochés  des  Italiens.  Roumains  et  Italiens  habitent 
aux  deux  extrémités  de  la  monarchie,  mais,  au  Parlement, 
leurs  affinités  latines  et  le  commun  besoin  de  résister  à  la 
pression  allemande  et  à  la  marée  montante  du  slavisme  les  ont 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réunis  ;  ainsi  associés,  ils  constituent  un  appoint  important  dans 
les  luttes  parlementaires,  et  ils  obtiennent,  en  portant  leurs 
voix  au  bon  moment  d'un  côté  ou  de  l'autre,  d'importantes 
concessions  pour  leurs  intérêts  nationaux. 

La  Bessarabie  a  été  séparée  de  la  Moldavie  par  le  traité  de 
Bucarest,  en  1812,  et  réunie  à  la  Russie.  Le  traité  de  Paris,  en 
1836,  pour  éloigner  les  Russes  des  bouches  du  Danube,  a  donné 
les  trois  districts  méridionaux,  riverains  du  grand  fleuve,  à  la 
Roumanie.  Ce  sont  ces  districts  que  la  Russie  a  revendiqués 
et  repris  au  traité  de  Berlin  (1878).  La  Bessarabie  est  habitée 
par  environ  1300000  Roumains;  ce  sont  des  paysans  parmi 
lesquels,  jusqu'à  présent,  le  sentiment  national  roumain  fait 
peu  de  progrès;  au  contraire,  le  pays  se  russifie  peu  à  peu. 
Les  grands  propriétaires  sont  russes,  les  commerçans  des  villes 
et  des  bourgs  sont  juifs  ;  le  paysan,  courbé  sur  son  sillon,  est 
roumain. 

Répétons,  pour  être  complet,  qu'environ  90  000  des  paysans 
qui,  en  Serbie,  cultivent  les  plaines  qui  bordent  le  Danube,  au 
Nord  de  Negotin,  sont  des  colons  roumains  venus  de  la  Petite- 
Valachie  et  du  Banat.  On  ne  signale,  parmi  eux,  aucunes  ten- 
dances irrédentistes. 

Tout  autour  de  lui,  le  royaume  de  Roumanie  voit  donc 
se  développer  des  groupes  nombreux  de  Roumains  :  ce  sont 
les  pierres  d'attente  de  la  «  Grande-Roumanie.  »  Dans  l'état 
actuel  de  l'Europe  orientale,  la  Roumanie  ne  peut  espérer  et 
ne  recherche  effectivement  aucun  accroissement  de  territoire, 
mais,  dans  le  silence,  elle  se  prépare  pour  l'avenir;  elle  attend 
qu'une  guerre,  un  groupement  nouveau  des  puissances,  une 
modification  de  la  physionomie  actuelle  de  la  péninsule  des 
Balkans  ou  de  la  constitution  interne  de  l'Empire  austro-hon- 
grois fassent  naître  pour  elle  l'occasion  de  revendiquer  à  son 
profit  une  application  du  principe  des  nationalités.  Dans  toutes 
les  hypothèses,  elle  peut  espérer  un  bénéfice.  Nous  avons  vu 
quels  pourraient  être  son  attitude  et  le  prix  de  son  concours 
dans  le  cas  d'un  conflit  turco-bulgare.  Si  le  rapprochement  qui 
paraît  actuellement  se  dessiner  entre  Vienne   et  Sofia  (1)  abou- 

(1)  Le  4  mars  1911,  le  roi  Ferdinand  a  fait  à  l'empereur  François-Joseph  une 
visite  officielle.  Peu  de  temps  auparavant,  M.  Tcharikof,  ambassadeur  de  Russie  à 
Gonstantinople,  était  venu  à  Sofia.  On  peut  se  demander  si  cette  visite  de  l'am- 
bassadeur russe  à  Gonstantinople,  suivant  d«  pr^s  leutfevue  de  Potsdam,  n'au- 


LA    ROUMANIE.  785 

tissait  à  un  conflit  avec  la  Serbie  et  si  la  Roumanie  était  solli- 
citée d'y  prendre  part,  elle  pourrait,  de  ce  côté-îà  encore,  trou- 
ver le  prétexte  d'une  revendication  nationale.  Enfin  si,  dans  une 
conflagration  générale  de  l'Europe,  la  Roumanie  était  amenée  à 
seconder,  contre  la  Russie,  les  troupes  autrichiennes  et  si  celte 
coopération  aboutissait  à  un  succès,  la  Bessarabie  pourrait  en 
être  le  prix.  Mais  ces  divers  avantages,  la  Roumanie  ne  pour- 
rait les  obtenir  qu'à  la  faveur  de  cataclysmes  généraux  qu'elle 
n'a  pas  intérêt  à  provoquer  parce  qu'elle  pourrait  aussi  beau- 
coup y  perdre.  Il  en  est  autrement  des  provinces,  peuplées  de 
plus  de  trois  millions  de  Roumains  qui  font  actuellement  partie 
intégrante  de  la  Hongrie  et  de  l'Autriche.  Pour  le  moment,  les 
relations  de  la  grande  monarchie  et  du  petit  royaume  sont  excel- 
lentes et  l'union  de  tous  les  Roumains  sous  le  drapeau  national 
est  un  rêve  que  les  Roumains  osent  à  peine  s'avouer  à  eux- 
mêmes;  mais  comment  n'observeraient-ils  pas  les  changemens 
qui,  à  plus  ou  moins  brève  échéance,  semblent  se  préparer  dans 
la  monarchie  dualiste?  Il  y  a  quinze  ans,  les  pangermanistes 
se  vantaient  de  travailler  à  une  dislocation  de  l'Autriche-Hon- 
grie  :  Prague,  Vienne  et  Triesle  seraient  entrées  dans  l'Empire 
allemand,  et  l'on  entrevoyait  déjà  que  si  le  HohenzoUern  de 
Berlin  absorbait  un  large  morceau  d'iVutriche,  le  HohenzoUern 
de  Bucarest  ne  manquerait  pas,  lui  aussi,  de  se  ruer  à  la  curée  : 
chacun  prendrait  selon  ses  serres.  On  ne  parle  plus  guère 
aujourd'hui  d'un  démembrement  de  l'Autriche,  mais  on  parle 
beaucoup  d'une  réorganisation  de  la  monarchie  habsbourgeoise 
sur  de  nouvelles  assises;  les  uns  voudraient  qu'elle  devînt 
trialhle  ;  d'autres,  plus  hardis,  entrevoient  déjà  un  empire  fédé- 
ratif  où  chaque  groupement  national  formerait  un  Etat  et  pren- 
drait place  dans  une  Confédération.  H  est  caractéristique  que 
l'un  des  livres  où  ce  plan  est  exposé  et  qui  ont  soulevé  le  plus 
de  discussions,  soit  précisément  l'œuvre  d'un  Roumain  de  Tran- 
sylvanie, Aurel  Popovici  (1).  Dans  ce  projet,  les  Roumains  de 
Hongrie,  de  Transylvanie  et  de  Bukovine  sont  réunis  en  un  seul 

rait  pas  eu  pour  but  de  faire  connaître  au  roi  Ferdinand  et  à  ses  ministres  que 
la  volonté  de  la  Russie  et  de  rAllemagne  est  que  le  statu  quo  ne  soit  pas  troublé 
en  Orient  et  que,  si  la  Bulgarie  se  lançait  dans  une  aventure,  elle  ne  pourrait  pas 
compter  sur  l'appui  de  la  Russie;  elle  devrait  lutter  à  la  fois  contre  les  Turcs 
et  contre  les  Roumains.  Faudrait-il  voir  une  corrélation  entre  cette  démarche  et 
le  voyage  du  roi  Ferdinand  à  Vienne? 

^1)  Die  Vereinigleri  Staaten  von  Grosz-Osterveick  (Leipzig,  Elischer,  1906,  in-8). 

TOME  m.  —  1911.  50 


786  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

État,  ail  milieu  duquel  les  Szekel  constituent  un  groupe  national 
distinct.  Ce  n'est  point  aujourd'hui  notre  objet  de  discuter  la 
valeur  d'un  tel  plan  et  de  ceux  qui  dérivent  des  mêmes  préoccu- 
pations; mais,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  il  faut  bien 
voir  que  toute  modification  de  la  constitution  de  l'Empire  des 
Habsbourg  dans  un  sens  fédéraliste  importe  au  plus  haut  point 
aux  intérêts  et  à  l'avenir  de  la  Roumanie.  Il  pourrait,  en  effet, 
arriver  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  certains  fragmens,  si  le 
lien  fédéral  n'était  pas  assez  fort,  pourraient  aller  chercher  au 
dehors  leur  centre  d'attraction  :  les  Roumains,  par  exemple, 
pourraient  se  tourner  vers  Rucarest;  ce  serait  alors  la  dislocation 
de  l'Autriche-Hongrie.  Ou  bien,  au  contraire,  l'Etat  habsbour- 
geois reconstitué  serait  très  fort  et  attirerait  à  lui  les  petits 
Etats  du  Ralkan  et  du  Danube;  les  Roumains  du  royaume 
iraient  se  joindre  à  ceux  de  Transylvanie.  Les  Roumains,  pour 
retrouver  leur  unité  nationale,  ne  refuseraient  peut-être  pas 
d'entrer  dans  un  grand  système  de  Confédération  danubienne 
sous  l'hégémonie  de  l'Autriche  et  le  sceptre  des  Habsbourg. 
Alors  serait  réalisée  l'étonnante  prophétie  de  Rismarck,  que 
nous  aimons  à  citer  parce  qu'elle  découvre,  sur  l'avenir,  des 
horizons  inattendus  :  «  Il  est  naturel  que  les  habitans  du  bassin 
du  Danube  puissent  avoir  des  besoins  et  des  vues  qui  s'étendent 
au  delà  des  limites  actuelles  de  la  monarchie  austro-hongroise. 
Et  la  manière  dont  l'Empire  allemand  s'est  constitué  montre  le 
chemin  par  lequel  l'Autriche  peut  arriver  à  une  conciliation  des 
intérêts  politiques  et  matériels  qui  sont  en  présence  entre  la 
frontière  orientale  des  populations  de  race  roumaine  et  les 
bouches  de  Gattaro  (1).  » 

De  tous  ces  rêves  d'avenir,  retenons  seulement  quelques  cer- 
titudes. Celle-ci  d'abord,  qui  pèse  sur  toute  la  politique  de 
l'Europe  et  sur  les  destins  de  la  Roumanie  en  particulier  :  depuis 
Vienne  jusqu'au  Rosphore,  l'Europe  n'a  pas  encore  trouvé  son 
assiette  définitive;  entre  les  frontières  artificielles  des  Etats  et 
les  frontières  réelles  des  peuples  et  dès  langues,  l'écart  est  trop 
grand  pour  être  immuable.  Comment  et  au  profit  de  qui  des 
remaniemens  s'opéreront-ils?  11  serait  téméraire  de  le  prédire; 
mais  il  est  certain  que,  dans  ces  transformations,  un  rôle  con- 
sidérable est  réservé  à  la  Roumanie  et  à  la  nationalité  roumaine. 

(1)  ûedanken  und  Erinnerungen,  II,  p.  2o'2. 


LA    ROUMANIE.  787 


IV 


Depuis  cinquante  ans  et  surtout  dans  ces  trente  dernières 
années,  la  Roumanie  a  fait,  dans  toutes  les  branches  de  la  vie 
économique  et  sociale,  de  merveilleux  progrès;  il  faudrait  de 
longues  pages  pour  en  retracer  l'histoire;  nous  nous  contente- 
rons d'indiquer  quelques  faits  et  quelques  chiffres  qui  témoi- 
gneront de  la  vitalité  de  la  nation  roumaine  et  qui  donneront 
une  notion  juste  de  la  force  qu'elle  représente  et  du  poids  dont 
elle  pèse  dans  les  affaires  européennes. 

L'éveil  fut  donné  au  pays  par  quelques  boyards  qui,  s'inspi- 
rant  des  idées  de  liberté  et  d'égalité  qu'ils  avaient  puisées  en 
Occident  et  surtout  en  France,  amenèrent  la  noblesse  à  faire  le 
sacrifice  de  ses  propres  privilèges  et  à  voter  spontanément  l'abo- 
lition des  titres;  ainsi  fut  ouvert  à  tous  les  Roumains,  devenus 
des  citoyens  égaux,  l'accès  des  plus  hautes  charges  de  l'Etat.  Le 
même  esprit  d'abnégation  de  la  part  des  grands  boyards  permit 
de  réaliser  le  rêve  de  tous  les  patriotes,  l'union  des  Princi- 
pautés. Alors  commença,  sous  le  règne  du  prince  Couza,  le  tra- 
vail d'organisation  de  la  Roumanie  moderne.  Le  paysan,  resté 
aussi  primitif  qu'au  temps  des  Daces,  peinait  sur  une  terre  qu'il 
ne  possédait  pas  et  ne  travaillait  que  pour  son  seigneur.  La 
grande  réforme  de  1864  fut  le  premier  pas  vers  l'émancipation 
de  la  classe  rurale.  L'abolition  de  la  corvée  et  la  distribution 
des  terres  aux  travailleurs  des  champs  préparèrent  le  pays  à 
prendre  son  essor  économique. 

Lorsqu'en  1866,  Charles  de  Hohenzollern  devint  prince 
régnant  de  Roumanie,  le  pays,  encore  vassal  de  l'Empire  otto- 
man, ne  comptait  que  4  500  000  habitans.  Il  n'existait  dans  le 
pays  aucun  chemin  de  fer,  et  seulement  mille  kilomètres  de 
routes;  les  méthodes  et  les  instrumens  de  culture  n'avaient  fait 
aucun  progrès  depuis  l'antiquité.  La  Roumanie  n'avait  pas 
d'autre  industrie  que  les  métiers  rudimentaires  de  la  campagne, 
très  peu  de  commerce,  pas  de  port.  —  Aujourd'hui,  le  royaume 
indépendant  sur  lequel  règne  le  roi  Garol  I^'"  a  plus  de  sept  mil- 
lions d'àmes  et  s'accroît  en  moyenne  de  près  de  100  000  par 
an;  la  population  a  augmenté  de  plus  d'un  tiers  depuis  186G. 
La  paix,  le  bon  ordre,  l'amélioration  du  sort  des  paysans,  l'in- 
troduction de  meilleures  méthodes   de   culture,   d'engrais,  de 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

machines,  l'amélioration  des  races  de  be'tail  ont  produit  un 
accroissement  énorme  de  la  production  (1).  L'exportation  des 
céréales  augmente  d'année  en  année;  la  Roumanie  est  devenue 
l'un  des  greniers  à  blé  de  l'Europe  r.de  Braïla,  de  Galatz,  de 
Constantza,  les  bateaux  chargés  de  céréales  partent  pour  l'Eu- 
rope occidentale.  Le  commerce  du  bétail,  au  contraire,  a  beau- 
coup diminué;  à  la  suite  de  la  guerre  douanière  de  1888  à  1891 
entre  la  Roumanie  et  l'Autriche-Hongrie,  les  propriétaires  rou- 
mains ont  transformé,  chaque  fois  qu'ils  l'ont  pu,  leurs  pâtu- 
rages en  terres  de  labour.  Les  économistes  et  les  hommes  d'Etat 
roumains  ont  compris  que  l'agriculture  et  l'élevage  ne  suffisent 
plus  pour  assurer  la  vie  et  la  richesse  d'une  nation;  une  loi 
d'encouragement  à  l'industrie  en  1887,  une  loi  de  protection 
douanière  en  1892  donnèrent  l'essor  aux  manufactures.  Enfin» 
la  découverte  récente  de  très  riches  bassins  de  pétrole,  surtout 
dans  la  région  de  Ploiesti,  a  fait  naître  la  fièvre  industrielle  et 
minière.  L'exploitation  du  naphte,  organisée  d'abord  presque 
exclusivement  par  des  sociétés  allemandes  et  hollandaises, 
appartient  aujourd'hui  pour  une  part  importante  à  des  Rou- 
mains; avec  le  concours  du  gouvernement,  ils  résistent  vigou- 
reusement aux  tentatives  d'accaparement  dirigées  ou  inspirées 
par  le  grand  trust  américain  du  pétrole.  En  1910,  la  production 
du  pétrole  atteignait  déjà  près  de  1  million  de  tonnes;  des 
raffineries  ont  été  fondées  :  la  Roumanie  est  devenue  le  qua- 
trième pays  producteur  de  pétrole  (2). 


(1)  1866.  1906. 

Hectares  ensemencés. 2  230  000  5  420  700 

Hectolitres  de  froment  récoltés  .    .    .  6  439  200  36  412  747 

—  de  maïs S  866 100  20  886  000 

—  d'orge  et  avoine  ....  2709400  13983500 

(2)  Voici  quelques  chiffres  qui  donneront  une  idée  du  développement  écono- 
mique du  pays  : 

1866  1906  1910 

Commerce.  Importations  (francs).        71429  266  337  537  585  386  000  000 

—           Exportations      —       .       116  500  300  457  101394  455  000  000(1909) 

Pétrole  (tonnes) 5  915  496  870  1000  000 

Sucre  (tonnes) 0  28  312  41000(1909) 

Rails   kilomètres) G  3  179  3  600 

Routes        —           1068  26  543  0 

Circulation  postale 3  800  000  103  321000  0 

Dette  publique  (capital) 80  282  000  1443  570  000  1550  000  000 

Revenus..  .   , 59  000  000  231500  000  480  000  000 

Dépenses 58  000  000  225  000  000  460  000  000 

Caisses  d'épargne  (dépôts).   ...                       0  41000000  70000000 

Banques  populaires  .   ..,.,,                       0  20000000  100000000 


LA    ROUMANIE.  789 

La  création  du  port  de  Constantza,  réuni  à  Bucarest  par  un 
chemin  de  fer  et  un  grand  pont  sur  le  Danube,  a  été  l'événe- 
ment le  plus  considérable  de  la  vie  économique  de  la  Roumanie. 
Le  port  de  Constantza  est  parfaitement  aménagé,  son  trafic 
grandit  de  jour  en  jour.  Le  mouvement  des  bateaux  était  déjà 
de  1684000  tonnes  en  1906.  L'État  y  a  créé  une  ligne  de  navi- 
gation dont  les  beaux  vapeurs  font  un  service  régulier  très 
recherché  de  Constantza  à  Alexandrie  d'Egypte. 

La  Roumanie  avait  besoin,  pour  compléter  son  outillage 
économique,  du  concours  des  capitaux  et  de  la  science  technique 
des  étrangers  qui,  naturellement,  ont  absorbé  une  grande  partie 
des  profits.  Mais  le  pays  entre  dans  une  phase  nouvelle  de  son 
développement;  le  spectacle  des  richesses  que  recèle  leur  patrie 
a  excité  l'émulation  des  Roumains;  ils  ont  profité  de  l'enrichis- 
sement que  les  capitaux  étrangers  apportent  chez  eux,  et  main- 
tenant, c'est  eux-mêmes  qui  prennent  l'initiative  de  nouveaux 
perfectionnemens  agricoles  et  de  nouvelles  créations  indus- 
trielles. Les  dernières  lois  sur  la  propriété  paysanne  ont  été 
demandées  par  les  grands  propriétaires  eux-mêmes;  ils  se  ren- 
dent compte  qu'ils  ne  perdront  rien  en  aidant,  fût-ce  au  prix 
d'un  sacrifice,  à  la  constitution  de  petits  domaines  «tutour  de 
leurs  grandes  terres  patrimoniales.  A  la  suite  des  terribles 
émeutes  rurales  de  mars  1907,  l'urgence  d'une  réforme  apparut; 
il  fallait  mettre  les  paysans  à  l'abri  de  l'usure  et  leur  assurer  un 
domaine  qui  restât  leur  propriété  inaliénable;  le  roi  annonça  et 
promit  des  lois  destinées  à  donner  satisi action  à  la  classe  pay- 
sanne, et  son  gouvernement  les  proposa  et  les  fit  voter  par  le 
Parlement.  En  voici  les  principales  dispositions. 

Le  droit  d'affermage  est  limité  :  nul  ne  peut,  ni  directement 
ni  indirectement,  par  personne  interposée,  prendre  à  ferme  ou 
exploiter  comme  fermier  plusieurs  domaines,  à  moins  que  leur 
étendue  totale  ne  dépasse  pas  4  000  hectares  de  terre  cultivable; 
on  a  mis  fin,  par  ce  moyens  au  trust  des  fermages,  à  l'accapa- 
rement des  terres  par  quelques  gros  fermiers  juifs  de  Moldavie 
qui  obligeaient  les  paysans  à  accepter  des  conditions  de  travail 
salarié  ou  de  sous-affermage  trop  onéreuses. 

Les  domaines  appartenant  à  l'Etat  ou  à  des  institutions  de 
bienfaisance,  tous  les  biens  de  mainmorte,  doivent  être  admi- 
nistrés en  régie  ou  affermés  à  des  associations  paysannes  légale* 
ment  constituées  ;  ils  ne  peuvent  pas  être  loués  à  des  particuliers. 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Depuis  dix  ans,  des  banques  populaires  ont  été  fondées  dans 
presque  toutes  les  communes  de  Roumanie  ;  elles  sont  desti- 
nées à  faire  fructifier  en  toute  sécurité  l'épargne  des  cultiva- 
teurs; elles  disposent  d'un  capital  de  "cent  millions  et  ont  déjà 
pris  à  ferme  un  grand  nombre  de  domaines  pour  lesquels  elles 
paient  des  fermages  se  mon  tant  à  près  de  sept  millions  de  francs: 
une  loi  nouvelle  leur  accorde  certains  privilèges,  et  organise  le 
contrôle  de  l'Etat  sur  leur  gestion. 

Une  loi  dite  des  contrats  agricoles  établit  toute  une  série  de 
règlemens  destinés  à  protéger  le  paysan  contre  la  cupidité  des 
grands  propriétaires  et  des  fermiers.  Il  est  créé,  dans  chaque 
département,  un  inspecteur  agricole  ;  des  commissions  mixtes, 
nommées  par  les  propriétaires  et  les  paysans,  sont  appelées  à 
se  prononcer  sur  les  litiges  qui  peuvent  survenir.  Un  conseil 
supérieur  de  l'agriculture  est  créé  à  Bucarest  et  chargé  de 
veiller  à  l'application  des  réformes  agraires.  Les  communes 
ont  été  dotées  de  pâturages  achetés  à  l'amiable  par  l'Etat  aux 
grands  propriétaires,  afin  de  rendre  les  petits  cultivateurs  moins 
dépendans  des  grands  fermiers  et  des  propriétaires  de  lati- 
fundia qui,  trop  souvent,  leur  imposaient  des  conditions  très 
dures  pour  le  pâturage  de  leur  bétail.  Ces  terres  doivent  être 
progressivement  ensemencées  en  plantes  fourragères,  trèfle, 
luzerne,  etc.,  afin  de  mettre  autant  que  possible  le  bétail  du 
cultivateur  à  l'abri  des  désastres  amenés  par  les  longues 
sécheresses. 

L'Etat  fait  don  à  chaque  école  rurale  du  pays  de  3  hectares 
et  demi  de  terres  arables  pour  servir  à  la  création  de  jardins 
potagers  et  fruitiers  dans  le  voisinage  le  plus  proche  de  l'école. 
Là  où  il  ne  sera  pas  possible  de  se  procurer  cette  étendue  de 
terres  par  voie  d'achat,  elle  sera  prise  à  bail  aux  frais  de  l'Etat, 
qui  en  paiera  les  fermages  sur  le  budget  du  ministère  de  l'In- 
struction publique. 

Une  somme  de  15  millions  de  francs  est  accordée  par  l'État, 
à  titre  de  secours  aux  propriétaires  qui  ont  souffert  des  dom- 
mages pendant  les  révoltes  agraires  de  1907. 

Une  caisse  rurale  est  fondée  à  Bucarest  :  elle  a  pour  mission 
d'acquérir  à  l'amiable  ou  par  voie  d'adjudication  publique  de 
grands  domaines  dont  elle  fait  ensuite  le  partage  entre  les  culti- 
vateurs qui  désirent  les  acheter  et  qui,  moyennant  un  acompte 
de  15  pour  100,  peuvent  acquitter  le  reste  du  prix  en  cinquante 


LA    ROUMANIE.  791 

annuités  majorées  d'un  intérêt  de  5  pour  100.  Cette  caisse  rurale 
instituée  sur  le  modèle  de  la  banque  des  paysans  et  de  la  banque 
de  la  noblesse  en  Russie, a  déjà,  en  deux  ans,  acquis  un  grand 
nombre  de  domaines  sur  lesquels  elle  a  établi  les  paysans  comme 
fermiers  lorsqu'il  ne  leur  a  pas  été  possible  d'acquitter  de  suite 
les  15  pour  100  prévus  par  la  loi;  dès  qu'ils  pourront  fournir 
cet  acompte,  ils  deviendront  propriétaires.  La  caisse  rurale  a 
été  fondée  au  capital  de  10  millions,  dont  o  apportés  par  TEtat 
et  5  par  les  actionnaires.  Elle  a  le  privilège  d'émettre  des  obliga- 
tions, au  fur  et  à  mesure  qu'elle  achète  des  domaines,  au  prorata 
de  leur  valeur  ;  ces  obligations  portent  un  intérêt  de  5  pour  100 
et  doivent  être  amorties  dans  le  même  délai  de  cinquante  ans 
qui  est  accordé  aux  paysans  pour  s'acquitter  du  prix  des  lots 
dont  ils  sont  acquéreurs.  -, 

Tout  dernièrement  a  été  soumise  au  Parlement  une  loi  ten- 
dant à  exempter  de  limpôt  foncier  les  propriétés  paysannes 
inférieures  à  six  hectares. 

A  cet  ensemble  de  réformes  législatives,  le  gouvernement  a 
ajouté  de  nouveaux  sacrifices  pour  répandre  l'instruction  parmi 
les  paysans  et  diminuer  l'effrayante  proportion  (73  pour  lOO) 
des  illettrés  ;  il  s'est  appliqué  à  développer  les  services  médi- 
caux, à  combattre  l'alcoolisme,  à  multiplier  les  routes  et  les 
chemins  de  fer. 

Toutes  ces  mesures  constituent  une  véritable  rénovation 
économique  et  sociale  de  la  Roumanie.  La  valeur  des  terres, 
depuis  quatre  ans,  a  haussé  de  30  à  40  pour  100;  le  taux 
moyen  des  fermages  est  plus  élevé  et  pourtant  les  charges  des 
paysans  ont  été  allégées  ;  leur  sort  est  moins  misérable  et 
moins  précaire.  Ainsi  les  sacrifices  qui  ont  été  imposés  aux 
grands  propriétaires,  ou  qu'ils  ont  spontanément  consentis,  se 
trouvent  amplement  compensés  par  la  plus-value  des  terres  et 
des  fermages. 

La  constitution  d'une  classe  de  petits  et  de  moyens  proprié- 
taires est  une  condition  essentielle  du  salut  de  la  Roumanie.  La 
distance  est  encore  trop  grande,  le  fossé  trop  large,  entre  la 
masse  rurale  inculte  et  la  classe  dirigeante  qui  a  remplacé  les 
boyards  d'autrefois  et  qui  mène,  dans  les  grandes  villes  roumaines 
et  à  l'étranger,  la  même  vie  que  les  classes  cultivées  et  riches 
des  pays  anciennement  civilisés.  «  Il  y  a  déséquilibre,  écrit  le 
professseur  Xénopol,  entre  la  base  et  l'édifice   qu'on  veut  lui 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire    supporter,   et  plus  l'édifice  s'élève,  plus  le   déséquilibre 
s'accentue  (1).  » 

L'existence  d'une  classe  de  paysans  propriétaires  et  aisés  est 
nécessaire  au  recrutement  d'une  bonne  armée.  Celle  de  la 
Roumanie  est  bien  outillée  et  bien  exercée.  Dès  1874,  dans  un 
rapport  présenté  au  prince  Garol,  l'état-major  allemand  lui 
disait  :  «  En  Roumanie,  où  l'on  doit  envisager  tant  d'éventua" 
lités  différentes,  le  soin  et  l'instruction  de  l'armée  doivent  être 
la  préoccupation  dominante.  »  L'armée  roumaine  a  fait  ses 
preuves  à  Plevna  et,  depuis,  elle  a  sérieusement  travaillé.  Elle 
est  forte  de  140  000  hommes  sur  le  pied  de  paix  et  de  plus  de 
400  000  sur  le  pied  de  guerre.  Beaucoup  d'officiers  vont  achever 
leur  instruction  technique  dans  les  écoles  supérieures  alle- 
mandes. Le  roi  s'occupe  tout  particulièrement  des  choses  mili- 
taires; il  a  mis  son  honneur  de.  Hohenzollern  dans  l'organisa- 
tion d'une  armée  solide  et  bien  entraînée.  Il  n'a  jamais  cessé 
de  regarder  son  rôle  de  commandant  supérieur  des  troupes 
comme  la  prérogative  essentielle  et  le  devoir  le  plus  important 
de  sa  charge  souveraine.  L'armée  roumaine,  grâce  à  la  vigi- 
lance du  roi  et  au  patriotisme  de  la  nation,  est  prête  à  faire 
bonne  figure  contre  tout  venant. 


Nous  n'avons  pas  voulu  faire  ici  une  étude,  même  sommaire, 
de  la  Roumanie  contemporaine  et  de  son  développement,  mais 
seulement  prouver  que  l'Etat  roumain  constitue,  aujourd'hui, 
une  force  dont  il  faut  tenir  grand  compte  si  l'on  veut  com- 
prendre le  jeu  de  la  politique  danubienne  et  balkanique. 
L'avenir  de  la  Turquie  dépend  en  grande  partie  de  l'attitude 
du  gouvernement  de  Bucarest.  Aucune  transformation  impor- 
tante ne  se  fera  dans  l'Europe  orientale  sans  que  la  Roumanie 
ait  son  mot  à  dire  ou  sa  part  à  prendre.  Les  puissances  de 
l'Europe  centrale  ne  l'ignorent  pas  ;  leur  diplomatie  est  très 
préoccupée  de  faire  naître  et  de  développer  de  bonnes  relations 
avec  la  Roumanie  ;  elles  accréditent  auprès  du  roi  Garol  leurs 
diplomates  le  plus  en  vue.  Il  est  significatif  de  constater  que 
le  comte  Goluchowski,  le  comte  d'JEhrenthal,  le  marquis  Palla- 

{{)  Ouv.  cite,  p.  128. 


LA    ROUMANIE.  793 

vieilli,  le  comte  Tornielli,  le  prince  de  Biilow,  M.  de  Kiderlen- 
Wsechter,  ont  occupé  le  poste  de  ministre  à  Bucarest  et  s'y  sont 
fait  remarquer.  Au  contraire,  dans  la  hiérarchie  surannée  de  la 
«  carrière  »  française,  le  poste  de  Bucarest  est  classé  après 
certains  autres  qui,  au  point  de  vue  des  intérêts  politiques,  sont 
loin  d'avoir  la  même  valeur,  et  si,  un  jour,  au  quai  d'Orsay,  on 
eut  la  main  heureuse  en  envoyant  à  Bucarest  un  préfet  qui  se 
trouva  être  un  très  fin  diplomate,  trop  souvent  le  poste  est  resté 
confié  à  des  hommes  de  second  plan.  Nous  apportons  dans  nos 
relations  avec  ce  pays  latin  cette  nuance  de  sentimentalisme 
dont  tant  de  désillusions  ne  nous  ont  pas  encore  guéris  ;  au 
milieu  de  l'âpre  mêlée  des  intérêts,  nous  prétendons  être 
aimés  pour  nous-mêmes  et,  à  ceux  que  nous  croyons  nos 
amis,  nous  pardonnons  difficilement  de  faire  passer  leurs  inté- 
rêts avant  nos  préférences. 

Certes,  nos  relations  avec  la  Roumanie  sont  bonnes  ;  mais 
elles  pourraient  être  meilleures  si  nous  n'avions  quelquefois 
négligé  de  les  développer,  de  les  cultiver. 

Los  journaux  et  l'opinion  en  France  font  grief  aux  Rou- 
mains de  chercher  un  appui  dans  la  Triple-Alliance,  de  favo- 
riser les  intérêts  économiques  allemands,  d'acheter  des  canons 
chez  Krupp  et  de  dresser  leur  armée  à  la  prussienne;  peu  s'en 
faut  que  nous  ne  les  regardions  comme  des  renégats  de  ce  que 
nous  appelons,  d'un  grand  mot  assez  pauvre  de  sens,  «  la  soli- 
darité latine.  »  Persuadons-nous  que,  dans  la  situation  actuelle 
de  lEurope,  même  si  la  Roumanie  n'avait  pas  pour  roi  un 
HohenzoUern,  ses  intérêts,  le  souci  même  de  sa  sécurité  incli- 
neraient sa  politique  du  côté  oii  nous  la  voyons  pencher  au- 
jourd'hui. La  Roumanie  a  besoin  de  vivre,  de  se  développer; 
enchâssée  entre  des  peuples  slaves,  il  lui  faut  faire  front  de 
'  tous  côtés  et  chercher  des  soutiens  parmi  les  nations  qui  ont 
des  intérêts  conformes  aux  siens. 

Les  Allemands,  depuis  quelques  années,  ont  habilement 
profité  des  liens  dynastiques  et  politiques  qui  unissent  leur  pays 
à  la  Roumanie,  pour  y  développer  le  commerce  allemand  et  la 
«  culture  allemande.  »  L'appui  de  la  cour  n'a  pas  manqué  à 
ces  ellorts  pour  germaniser  les  habitudes  sociales,  les  lettres, 
la  pensée.  La  langue  allemande  a  fait  quelques  progrès  dans 
le  monde  des  affaires;  les  jeunes  Roumains  vont  eu  plus  grand 
nombre  étudier  dans  les  universités  germaniques. 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Malgré  ces  symptômes  alarmans,  la  germanisation  de  la 
Roumanie  ne  nous  paraît  ni  proche,  ni  même  probable;  le 
génie  latin,  dont  la  race  est  imprégnée,  s'insurge  contre  les 
disciplines  tudesques  qu'on  voudrait'  lui  imposer.  La  tendance 
actuelle  des  Roumains  est  bien  plutôt  de  développer  leur  culture 
nationale,  et  pour  y  réussir,  c'est  parmi  les  peuples  latins  qu'ils 
iront  chercher  des  modèles. 

La  politique  et  les  affaires  peuvent  orienter  vers  Rerlin  les 
hommes  d'Etat  roumains  :  'primo  vivere.  Mais  les  «  afhnités 
électives  «  de  la  race  restent  latines  et  françaises  :  deinde 
jihilosophari ;  sans  parler  des  descendans  des  anciens  boyards 
et  des  princes  phanariotes  qui  viennent  chez  nous  «  philoso- 
pher »  à  la  mode  épicurienne,  nos  écoles  accueillent  un  grand 
nombre  de  jeunes  Roumains  studieux;  ils  s'assimilent  sans 
peine  nos  méthodes,  nos  lettres,  nos  arts,  nos  sciences.  Le 
génie  roumain  est  si  proche  parent  du  nôtre  que,  parmi  les 
écrivains  contemporains  qui  manient  avec  le  plus  d'élégance 
raffinée  la  langue  française,  plusieurs  sont  d'origine  ou  de  na- 
tionalité roumaine.  Perdue  au  milieu  des  Slaves  orienlaux, 
menacée  dans  son  individualité  nationale  par  la  poussée  ger- 
manique dont  les  Juifs,  à  l'afflux  desquels  les  lois  résistent 
énergiqueraent,  sont  les  fourriers,  comment  l-a  Roumanie,  qui 
a  le  désir  passionné  de  rester  elle-même,  ne  se  rattacherait- 
elle  pas,  avec  toute  l'ardeur  de  sa  foi  en  ses  destinées,  à  la 
civilisation  latine?  Au  lieu  de  l'encourager,  c'est  nous  qui,  au 
Congrès  de  Rerlin,  avons  demandé,  avec  l'appui  de  Bismarck, 
la  naturalisation  des  Juifs  de  Roumanie  qui,  dans  ce  pays 
latin,  parlent  allemand  et  sont  les  plus  actifs  propagateurs  du 
germanisme. 

Dans  tous  les  domaines,  nous  l'avons  vu,  la  tendance  de  la 
Roumanie  actuelle  est  d'arriver  à  se  suffire  à  elle-même  et  de 
ne  travailler  que  dans  son  propre  intérêt.  Ce  n'est  encore  qu'une 
tendance,  mais  il  nous  appartient  de  la  favoriser  chaque  fois 
que  l'occasion  nous  en  est  donnée.  Le  trône  lui-même  n'appar- 
tiendra pas  toujours  à  un  prince  que  toute  sa  jeunesse,  ses 
souvenirs  et  affections  rattachent  si  étroitement  à  la  maison 
de  Prusse,  et  qui  a  été  capitaine  de  dragons  prussiens.  Par  la 
force  des  choses  et  du  temps,  la  dynastie  ira  se  roumanisant 
de  plus  en  plus,  s'identifiant  à  la  nation.  Le  milieu  politique 
dans  lequel  évolue  la  Roumanie  peu,t  se  transformer,  plus  tôt 


LA    ROUMAME.  79S 

peut-être  qu'on  ne  le  pense,  et  du  même  coup  ses  intérêts 
peuvent  se  trouver  profondément  modifiés,  tandis  que  sa  civili- 
sation, son  âme  nationale  resteront  toujours  latines. 

C'est  ce  que  la  France  ne  doit  pas  oublier.  Il  est  temps  encore, 
pour  nous,  de  travailler,  en  Roumanie  comme  dans  tout  l'Orient, 
à  maintenir  la  suprématie  de  notre  langue  et  de  notre  culture. 
Nous  nous  plaignons  d'être  battus,  mais  n'est-ce  pas  nous  qui 
désertons  le  champ  de  bataille?  Au  point  de  vue  économique, 
nous  nous  désintéressons  de  la,  Roumanie  :  nos  capitaux  ne 
prennent  qu'une  part  infime  à  son  magnifique  développement 
industriel  et  commercial;  nos  voyageurs  ne  viennent  pas  pro- 
poser nos  marchandises  qui  sont  aisément  supplantées  par  les 
produits  allemands;  les  maisons  françaises  se  font  représenter 
par  des  Allemands;  notre  commerce  avec  la  Roumanie  est 
tombé  à  un  chiffre  minime  (1). 

Nos  livres,  nos  productions  intellectuelles  sont  encore,  de 
beaucoup,  les  plus  recherchés;  l'aristocratie  roumaine  parle  le 
français  comme  sa  langue  maternelle;  mais  des  classes  nou- 
velles commencent  à  s'élever,  à  s'enrichir,  et  aspirent  à  une 
culture  plus  développée  :  c'est  pour  elles  que  nous  devrions 
organiser  l'enseignement  du  français  et  développer  le  goût  de 
notre  littérature  et  de  notre  art. 

Ces  hommes  nouveaux,  qui  montent  aujourd'hui  au  pre- 
mier rang,  sont  patriotes  et  nationalistes;  ils  se  défient  des 
influences  étrangères  et  travaillent  à  l'émancipation  intérieure 
et  extérieure  de  leur  pays.  Si  nous  savons  comprendre  leurs 


(1)  Nous  vendons  à  la  Roumanie  pour  23  millions  de  francs  de  marchan- 
dises (1909)  et  rAUemagne  pour  124  millions.  II  y  a  trente  ans,  les  Français  ven- 
daient pour  3.J  millions,  les  Allemands  pour  o  ;  il  y  avait  à  Jassy  22  magasins 
Iraniais;  il  n'y  en  a  plus  qu'un.  Les  emprunts  dont  la  Roumanie  a  besoin  sont 
tous  faits  parles  banques  allemandes.  Les  AUemandï^  ont  su,  avant  nous,  recon- 
naître que  le  crédit  de  la  Roumanie  est  bon  et  se  l'aire  ses  foiiriiisseurs  d'argent. 
En  1899,  le  gouvernement  roumain  chercha  à  laiic  un  emprunt  à  Paris;  les 
conditions  qui  lui  furent  otl'ertes  lui  parurent  témoigner  d'une  injuste  défiance 
envers  un  pays  qui  a  toujours  été  bon  payeur.  L'emprunt  fut  couvert  à  Berlin,  et 
la  finance  française  ne  consentit  à  en  prendre  une  partie  qu'en  exigeant  qu  une 
juridiction  spéciale  d'arbitrage  fût  constituée  pour  juger  l'affaire  de  lentrepreneur 
Hallier  qui  avait  commencé,  puis  abandonné  les  travaux  du  port  de  Gonstantza. 
Cette  aventure  pèse  encore  sur  nos  relations  économiques  avec  la  Roumanie, 
pour  fâcheuse  qu'elle  ait  été,  elle  fut  cependant  moins  grave  et  elle  a  coûté 
moins  cher  aux  Roumains  que  le  krach  de  Stronsberg,  l'entrepreneur  allemand 
de  leurs  chemins  de  fer. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aspirations,  elles  peuvent  être  très  favorables  au  développe- 
ment des  relations  amicales  entre  les  deux  pays,  car,  seule,  la 
culture  française,  en  Roumanie,  ne  peut,  en  aucun  cas,  donner 
d'inquiétude  au  nationalisme  le  plus  ombrageux,  ni  servir  de 
véhicule  à  une  influence  politique  indiscrète.  «  La  France 
commettrait  une  lourde  faute,  disait  M.  A.-D.  Xénopol  dans 
l'une  des  leçons  qu'il  a  professées  en  1908  au  Collège  de  France, 
si  elle  s'aliénait  le  cœur  et  l'esprit  d'un  peuple  que  l'œuvre  des 
siècles  a  soudé  à  son  œuvre.  » 

Sans  nous  préoccuper  des  alliances  ou  des  ententes  que  la 
Roumanie  croit  nécessaires  à  sa  sécurité,  sans  nous  immiscer 
dans  ses  affaires  intérieures,  efforçons-nous  donc  de  placer  les 
sympathies  réciproques  des  deux  nations  au-dessus  des  fluctua- 
tions de  la  politique,  et  de  rester,  pour  cette  colonie  latine 
perdue  dans  l'Orient  slave,  la  grande  sœur  aînée  chargée  de  lui 
rappeler  et  de  l'aider  à  soutenir  l'éminente  dignité  de  cette  race 
latine  que  le  grand  poète  roumain  Basile  Alexandri  a  chantée 
après  Mistral. 

René  Pin  on. 


LA  GENÈSE 


DU 


"GÉNIE  DU  CHRISTIANISME" 


11(1) 

LES  ANNÉES  DEXIL  ET  LA  CRISE  RELIGIEUSE 


1 

«  En  mangeant  notre  gamelle  sous  la  tente,  écrit  Chateau- 
briand, —  c'est  à  propos  de  son  passage  à  l'armée  des  princes, 
—  mes  camarades  me  demandaient  des  histoires  de  mes 
voyages;  ils  me  les  payaient  en  beaux  contes;  nous  mentions 
tons  comme  un  caporal  au  cabaret  avec  un  conscrit  qui  paye 
l'écot.  »  Nous  savons  aujourd'hui,  grâce  à  M.  Bédier,  que  l'au- 
teur à'Atala  a  traité  tous  ses  lecteurs  comme  il  avait  fait  ses 
camarades  de  campement.  Son  voyage  en  Amérique,  tel  du 
moins  qu'il  nous  l'a  raconté,  n'est  qu'un  «  beau  conte,  »  une 
fiction  poétique.  «  Deux  choses  seulem'^nt  sont  assurées,  conclut 
prudemment  M.  Bédier  :  la  première,  que  Chateaubriand  a 
débarqué  à  Baltimore  le  10  juillet  1791,  et  qu'il  est  reparti 
(i'x\mérique  cinq  mois  après,  plus  tôt  peut-être,  mais  non  plus 
tard;  la  seconde,  qu'il  na  pu  visiter  aucune  des  régions  où  se 
dérouleront  plus  tard  ses  romans  (2).  »  Renan  disait  qu'il  y 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin  1911. 

(2)  Joseph   Bédier,  Études   critiques.    Colin,  1903,    p.    188.  11   y  a   toute  une 
•  littérature,  »   et  qui  saaà  doute  n'est  point  encore  épuisée,  sur  le  voyage  en 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  en  lui  un  Breton    doublé  d'un  Gascon  :  Chateaubriand 
aurait  pu  déjà  tenir  ce  langage. 

S'il  paraît  bien  établi  que  René  n'a  pu  voir  la  patrie  d'Atala, 
il  est  du  moins  assez  vraisemblable  qu'après  une  longue  tra- 
versée et  plusieurs  relâches  aux  Açores,  à  Terre-Neuve  et  à 
l'île  Saint-Pierre,  il  explora  en  partie  la  région  qui  s'étend  de 
Baltimore  jusqu'au  Niagara.  Peut-être  aussi  vit-il  quelques  sau- 
vages. Mais  surtout,  mis  en  goût  déjà  par  les  suggestives  des- 
criptions du  P.  Clmrlevoix,  il  recueillit  sur  place  des  impres- 
sions de  nature  qui,  fécondées  par  diverses  lectures,  celle  du 
voyageur  Bartram,  entre  autres,  donnèrent  l'éveil  à  son  génie 
de  peintre  et  lui  inspirèrent  ses  premiers  chefs-d'œuvre.  Quand, 
au  mois  de  décembre  1791,  à  la  nouvelle  de  l'arrestation  du 
Roi  à  Varennes,  obéissant  à  l'obscure  poussée  de  son  loyalisme 
breton,  il  se  résout  brusquement  à  rentrer  en  France,  il  n'a 
sans  doute  pas  «  vu  les  royaumes  de  la  solitude,  »  mais  il  a  noirci 
beaucoup  de  papier,  et  sa  palette  de  grand  écrivain  est  toute 
prête. 

II 

Un  vent  de  tempête  le  poussa  rapidement  sur  les  côtes  de 
France,  et,  après  un  demi-naufrage,  — qui  ne  fut  point  perdu 
pour  la  littérature,  les  Natchez eiles  Martyrs  en  sont  la  preuve, 
—  il  débarqua  au  Havre,  le  2  janvier  1792.  Sans  grand  enthou- 
siasme, et  pour  faire  comme  ceux  de  son  monde,  il  se  décida  à 
émigrer.  Mais  auparavant,  et  pour  faire  plaisir  aux  siens,  il  accom- 
plit avec  une  rare  légèreté  un  acte  dont  la  gravité  semble  lui 
avoir  toujours  échappé  :  pauvre,  «  tourmenté  de  la  muse,  »  ne 
se  sentant  dail leurs  u  aucune  qualité  du  mari,  »  il  se  laissa 
marier  plus  qu'il  ne  se  maria  avec  une  jeune  fille  qu'on  croyait 
assez  riche,  u  blanche,  délicate,  mince  et  fort  jolie,  »  M""  de  la 

Amérique.  On  la  trouvera,  très  exactement  dénombrée,  dans  un  intéressant  et 
impartial  article  de  M.  Pierre  Marlino,  A  propos  du  voyage  de  Cliateaubriand  en 
Amériqne.  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  juillet  1909;  —  Cf.  aussi  Mau- 
rice iSouriau,  les  Idées  morales  de  Chateaubriand.  Paris,  Bloud,  1908.  Parmi  ceux 
qui,  avant  lui-même;  ont  eu  des  doutes  sur  la  réalité  du  voyaj,'e  en  Amérique, 
M.  Bédier  aurait  pu  citer  Tocqueville  dans  sa  Correspondance.  Dans  ses  lignes 
générales,  l'argumentation  de  M.  Bédier  me  parait  bien  irréfutable;  mais  peut- 
être,  sur  quelques  points  de  détail,  a-t-il  poussé  un  peu  trop  loin  le  scepti- 
cisme :  par  exemple,  —  le  fait  a  été  vérifié  depuis,  —  sur  la  réalité  de  la  visite  à 
Washington. 


LA    GENÈSE    DU    <(  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  799 

Vigne,  qui,  si  elle  eut  peut-être  «  ses  inconvéniens,  »  fui,  pour 
llii  la  plus  gratuitement  dévouée  des  épouses,  et  dont  il  pourra 
dire  un  jour,  dans  une  phrase  bien  savoureuse  :  «  Elle  a  rendu 
ma  vie  plus  grave,  plus  noble,  plus  honorable,  en  m'inspirant 
toujours  le  respect,  sinon  toujours  la  force  des  devoirs.  »  Puis, 
il  retourne  à  Paris  :  là,  il  reprend  contact  avec  «  ses  anciens 
amis  les  gens  de  lettres,  »  et  sans  doute  leur  lit  quelques-unes 
de  ses  pages  descriptives;  il  voit  Bernardin  et  l'abbé  Barthélémy; 
il  revoit  Malesherbes  qui,  bien  guéri  de  ses  illusions  d'autrefois, 
l'encourage  fortement  àémigrer;  et,  après  un  pèlerinage  qu'en 
fidèle  disciple  de  Bousseau,  il  croit  devoir  faire  à  l'Ermitage,  le 
lo  juillet  1792,  il  part  pour  Lille,  et  de  là  pour  Tournay. 
A  Bruxelles,  «  le  quartier  général  de  la  haute  émigration,  »  il 
retrouve,  avec  son  bagage,  «  ses  précieuses  paperasses  dont  il 
ne  pouvait  se  séparer;  »  et,  bientôt,  las  du  spectacle  de  «  l'émi- 
gration fate,  »  suivant  son  prétendu  mot  à  Bivarol,  il  court 
tout  droit  «  011  Ton  se  bat.  » 

A  Trêves,  il  rejoint  la  pauvre  et  vaillante  armée  des  princes, 
La  campagne  fut  rude.  Déjà  malade,  «  crachant  le  sang  »  sous 
le  poids  d'un  havresac  qui  contenait,  avec  «un  petit  Homère  (1),  ■>•> 
«  le  manuscrit  de  son  voyage  en  Amérique,  »  il  s'asseyait  au 
milieu  des  ruines,  «  relisant  et  corrigeant  une  description  de 
forêt,  un  passage  d'Atala,  dans  les  décombres  d'un  amphithéâtre 
romain.  »  Blessé  au  siège  de  Thionville  d'un  éclat  d'obus, 
atteint  de  la  petite  vérole  au  siège  de  Verdun,  on  lui  délivra 
enfin  un  congé.  Il  songeait  à  se  rendre  à  Ostende,  et  à  s'embar- 
quer pour  Jersey,  oii  se  trouvait  une  partie  de  sa  famille.  Il  fit 
ainsi  deux  cents  lieues,  miné  de  fièvre,  la  cuisse  enflée,  s'arrê- 
tant  et  tombant  souvent,  excitant  la  pitié  ou  l'horreur  sur  son 
passage.  A  Jersey,  chez  son  oncle  de  Bédée,  il  resta  quatre  mois 
entre  la  vie  et  la  mort.  C'est  là  qu'il  apprit  la  condamnation  et 
l'exécution  de  Louis  XVI.  Ses  sœurs  et  sa  femme  étaient  reve- 
nues en  Bretagne.  Pour  ne  pas  être  à  charge  à  son   oncle,  il 


(1)  Ce  culte  d'Homère,  à  cette  flate,  nous  est  confirmé  d'une  manière  assez 
piquante  par  l'abbé  de  Mondésir,  dans  la  relation  dont  j'ai  parlé  précédemment  : 
«  Nous  eûmes,  pendant  la  traversée,  plusieurs  coups  de  vent.  Une  fois  même, 
nous  essuyâmes  une  tempête.  M.  de  Chateaubriand,  plein  de  ses  auteurs  grecs,  et 
grand  imitateur  des  héros  d'Homère,  se  fit.  comme  Ulysse,  attacher  au  mât  du 
milieu,  où  il  fut  couvert  des  vagues  de  la  mer  et  bien  battu  du  vent.  Mais  bravant 
l'air  et  l'eau,  il  s'encourageait  en  criant  :  «  0  tempête,  tu  n'es  pas  encore  si  belle 
qu'Homère  t'a  laite!  » 


800 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


s'embarqua,    à   peine    guéri,    pour  l'Angleterre:    il    arriva  à 
Londres  le  21  mai  1793. 

m 

A  travers  tous  ces  événemens  et  toutes  ces  misères,  nous  vou- 
drions, pour  retrouver  la  succession  réelle  de  ses  dispositions 
morales,  pouvoir  user  d'une  autre  source  que  celle  des  tardifs 
Mémoires  (f  Outre-Tombe.  Mais  la  correspondance  de  Chateau- 
briand qui,  en  fait,  ne  dut  pas  être  alors  très  active,  présente 
ici,  pour  plusieurs  années,  une  lacune  probablement  irrémé- 
diable (1).  Et,  d'autre  part,  nous  pouvons  affirmer  que  son 
Voyage  en  Ainérique  et  ses  Natchez  sont  assez  loin  de  repro- 
duire avec  une  suffisante  exactitude  ce  manuscrit  primitif  et 
mystérieux,  toujours  perdu  et  toujours  retrouvé  (2),  qu'il  écri- 
vait «  parmi  les  sauvages  mêmes,  »  et  qu'il  corrigeait  plus  tard 
au  milieu  des  ruines  de  Trêves  ;  et,  dès  lors,  nous  perdons  le 
droit  d'y  chercher  exclusivement  lu  trace  de  ses  divers  états 
d'âme.  A  tout  prendre,  c'est  peut-être  dans  les  Mémoires  que 
nous  saisirons  le  mieux  l'écho,  lointain  sans  doute,  et  un  peu 
poétisé  ou  transposé,  mais  le  plus  fidèle  encore  de  ses  impres- 
sions de  voyageur  et  de  soldat. 

Et,  bien  entendu,  il  faut  y  joindre  les  ouvrages  imprimés  de 
Chateaubriand,  dont  l'idée  première,  sinon  la  rédaction  défini- 
tive, date  de  cette  époque.  Voici  ce  qui  paraît  le  plus  vraisem- 
blable à  cet  égard.  «  Très  jeune  encore,  »  —  c'est-à-dire,  appa- 
remment, pendant  son  séjour  à  Paris,  et,  ce  semble,  sous 
l'influence  de  Rousseau  et  de  Marmontel,  —  «  il  conçoit  l'idée 
de  faire  l'épopée  de  l'homme  de  la  nature  :  »  le  sujet  des  Natchez 
lui  paraissant  particulièrement  heureux,  «  il  jette  quelques 
fragmens  de  cet  ouvrage  sur  le  papier;  »  mais,  les  «  vraies 
couleurs  »  venant  à  lui  manquer,  il  va  les  chercher  dans  «  les 
solitudes  américaines.  »  Et  c'est  alors,  selon  toute  probabilité, 
qu'il  commence  ce  vaste  manuscrit,  —  «  le  manuscrit  tout  à  fait 

(1)  Je  ne  compte  pas  la  Lettre  écrite  de  chez  les  Sauvages  du  Niagara  [Voyages, 
Œuvres,  éd.  Ladvocat,  t.  VF,  p.  51-56),  qui  pourrait  bien  n'avoir  été  ni  envoyée, 
ni  même  écrite  en  1791. 

(2)  On  s'est  montré  assez  souvent  un  peu  sceptique  en  ce  qui  concerne  les 
conditions  dans  lesquelles  ce  fameux  manuscrit  aurait  été  retrouvé  sous  la  Res- 
tauration. De  diiïerentes  notes  parues  au  cours  de  ces  dernières  années  dans  la 
Revue  d'Iiistoire  littéraire  de  la  Fra?ice,  il  semble  bien  résulter,  d'ores  et  déjà,  que 
ce  sont  les  sceptiques  qui  ont  tort. 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  801 

primitif  »  de  ses  voyages,  —  où  il  aurait  entassé  les  matériaux 
les  plus  divers  :  des  fragmens  d'un  journal  de  route,  des 
Tableaux  de  la  nature^  des  extraits  et  analyses  de  ses  lectures, 
des  observations  d'histoire  naturelle,  la  suite  de  son  épopée,  y 
compris  les  deux  épisodes  à! Atala  et  de  René.  Et,  soit  que  «  ce 
premier  manuscrit  de  2  383  pages  in-folio,  »  ait  survécu  tout 
entier,  et,  avec  son  auteur,  ait  été  transporté  en  Angleterre,  soit 
que  «  quelques  feuilles  détachées  »  seules  en  aient  subsisté,  soit 
enfin  qu'il  ait  entièrement  «  péri  dans  la  Révolution,  »  et  qu'il 
ait  été  reconstitué  «  à  Londres  sur  le  souvenir  récent  de  ces 
ébauches,  »  —  nous  pouvons  hésiter  et  choisir  entre  ces  trois 
hypothèses,  —  c'est  de  là  que  Chateaubriand  a  successivement 
tiré  pour  les  publier,  plusieurs  pages  de  \ Essai  sur  les  Révolutions 
et  du  Génie  du  Chinstianisme,  Atala  et  René,  le  Voyage  en 
Amérique  et  les  Katchez.  Même  récrits  et  retouchés,  —  et  ils 
l'ont  sûrement  été  au  moment  de  la  publication  (1),  —  ces  divers 
écrits  représentent  donc  bien,  fond,  et  même  forme,  les  toutes 
premières  œuvres  en  prose  de  Chateaubriand.  —  En  combinant 
toutes  ces  données,  il  n'est  pas  impossible  d'en  dégager  quelques 
indications  sur  la  biographie  morale  de  René  entre  1791  et 
1793,  de  son  départ  pour  l'Amérique  à  son  départ  pour  Londres. 

IV 

11  était  allé  chercher  au  Nouveau-Monde  des  impressions  et 
des  images  nouvelles  :  il  en  rapporta  une  ample  moisson.  Un 
commerce  prolongé  avec  l'Océan,  le  spectacle  d'une  terre  encore 
vierge  achevèrent  de  libérer  le  grand  poète  naturaliste  qui  était 
en  lui.  Jamais  encore  dans  notre  France  les  grandes  scènes  de 
la  nature  n'avaient  aussi  profondément  ébranlé  une  sensibilité 
d'homme,  ne  lui  avaient  suggéré  tout  au  moins  d'aussi  émou- 
vantes phrases  pour  les  exprimer.  Comparés  aux  paysages  de 
Chateaubriand,  ceux  de  Rousseau,  ceux  de  Bernardin  lui-môme 
semblent  pâles  et  décolorés  (2).  «  Qui  dira  le  sentiment  qu'on 

(1)  J'ai  eu  entre  les  mains  un  exemplaire  d'épreuves  des  Natc/iez,  avec  des 
corrections  autographes  de  Chateaubriand. 

(2)  On  n'a,  pour  s'en  rendre  compte,  qu'à  comparer  la  fameuse  Nuit  chez  les 
sauvages  de  l'Amérique,  tant  de  fois  remaniée,  —  voyez  à  ce  sujet  notre  Chaleau- 
briand,  Études  littéraires.  Hachette,  1904,  p.  184-199,  —  à  une  autre  Nuit  de  Ber- 
nardm  de  Saint-Pierre,  dans  l'aul  et  Virginie  {Œuvres,  édition  d'Aimé-Maitin, 
t.  VI,  p.  113),  qui  a  évidemment  servi  de  modèle  à  Chateaubriand. 

TOME  ni.  —  1911.  .ni. 


802  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éprouve  en  entrant  dans  ces  forêts  aussi  vieilles  que  le  monde, 
et  qui  seules  donnent  une  idée  de  la  création,  telle  qu'elle  sortit 
des  mains  de  Dieu  (1)?  »  Lisez  la  suite,  et  demandez-vous  si 
jamais  ce  sentiment  a  été  mieux  rendu  que  par  René. 

Le  sentiment  de  la  nature  est  intimement  lié  au  sentiment 
religieux  :  voyez  Rousseau  et  Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  voyez 
Ruskin.  Mais,  à  moins  que,  comme  ce  dernier,  on  soit  très 
profondément  chrétien  (2),  c'est  bien  plutôt  à  la  disposition 
déiste,  ou  même  panthéiste,  qu'à  la  disposition  proprement 
chrétienne  que  la  nature  vivement  sentie  et  passionnément  aimée 
nous  incline  d'ordinaire.  (^Ihateaubriand  en  est  une  preuve. 
«  Je  suis  tombé,  écrit-il,  dans  cette  espèce  de  rêverie  connue 
de  toiis  les  voyageurs  :  nul  souvenir  distinct  de  moi  ne  me 
restait  :  je  me  sentais  vivre  comme  partie  du  grand  tout  et 
végéter  avec  les  arbres  et  les  fleurs  (3).  » 

Ces  vagues  sentimens  de  religiosité  naturaliste,  bien  loin  de 
les  contredire  et  de  les  ruiner,  s'accommodent  fort  bien  de 
dispositions  assez  peu  tendres  à  l'égard  des  religions  positives. 
Une  religion  positive  est  une  limitation  du  sentiment  religieux, 
et  le  propre  du  panthéisme  est  d'aff"ranchir  de  toute  contrainte, 
de  toute  formule  la  «  catégorie  de  l'idéal.  »  Nous  savons  par 
Chateaubriand  lui-même  que,  s'étant  lié  sur  le  bateau  avec  un 
jeune  Anglais  converti  par  l'abbé  Nagot,  le  directeur  des  Sulpi- 
ciens,  et  tout  prêt  à  entrer  dans  les  ordres,  il  essaya  de  le 
détourner  de  cette  «  insigne  folie  »  et,  au  risque  de  «  s'attirer 
la  haine  des  prêtres,  »  tenta  littéralement  de  le  déconterlir.  Il 
est  alors,  en  général,  assez  peu  sensible  aux  cérémonies  reli- 
gieuses :  «  Mais  je  prévis  dès  lors,  —  écrit-il  dans  VEssai,  — 
que  Tulloch,  —  c'est  le  nom  de  cet  Anglais,  — 7n  échapperait  .Nos 
prêtres  se  mirent  alors  à  faire  des  processions,  et  voilà  mon  ami 
qui  .se  moite  la  tête,  court  se  placer  dans  les  rangs,  et  se  met  à 
chanter  avec  les  autres.  »  Ce  ton,  cette  ardeur  de  propagande 


(1)  Votjaqes  (Œuvres  complètes,  éd.  Ladvocat,  t.  VI,  p.  71).  —  Ce  Journal  sans 
date,  s"il  n'est  pas  une  fiction,  n'a  pas  dû  être  restitué  de  mémoire  à  Londres  ; 
car  on  ne  concevrait  pas  qu'une  mémoire  d'iiomme,  fùt-elie  même  extraordinaire- 
ment  fidèle,  pût  ainsi  retenir,  à  plusieurs  années  d'intervalle,  et  à  une  heure  près, 
les  divers  momens  successifs  de  ses  impressions. 

(2)  Voyez  11. -J.  Brunhes,  Ruskin  et  la  Bible.  Paris,  Perrin,  1901,  in-16,  ch.  ii. 

(3)  Voi/ages,  p.  112.  —  Récrivant  cette  page  dans  ses  Mémoires  (éd.  Biré,  t.  I, 
p.  411),  il  dira  :  «  Je  me  sentais  vivre  et  végéter  avec  la  nature  dans  une  espèce  de 
panthéisme.  » 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉME    DU    CHRISTIANISME.   »  803 

irréligieuse  ne  sont-ils  pas  bien  significatifs  (1)?  Et  René  serait-il 
si  vivement  épris  d'apostolat  à  rebours,  s'il  était  aussi  détaché 
qu'il  le  croit  peut-être  de  la  «  religion  romaine?  » 

De  fait,  un  soir,  sur  le  bateau,  la  cloche  de  la  prière  venant 
à  sonner,  il  va  «  mêler  ses  vœux  à  ceux  de  ses  compagnons;  » 
et,  sans  doute,  la  grandeur,  la  majesté  du  spectacle  lui  inspire 
alors,  avec  cette  velléité  religieuse,  des  sentimens  bien  pro- 
fanes (2).  Mais  au  retour,  au  moment  du  naufrage,  un  des 
matelots  français,  nous  dit-il  dans  les  Mémoires,  «  entonna  ce 
cantique  à  Notre-Dame  de  Bon-Secours,  premier  enseignement 
de  mon  enfance:  je  le  répétai  à  la  vue  des  côtes  de  la  Bretagne, 
presque  sous  les  yeux  de  ma  mère.  »  Le  danger,  la  pensée  de  la 
mort,  la  vue  de  la  Bretagne  et  le  spectacle  de  la  piété  bretonne, 
tout  cela,  manifestement,  lui  a,  si  j'ose  dire,  remis  l'âme  dans 
son  état  primitif  ;  tout  cela  a  fait  surgir  du  fond  de  sa  con- 
science les  impressions  religieuses  de  son  enfance,  et  brusque- 
ment refoulé  la  couche,  plus  superficielle  qu'il  ne  pense,  de 
sentimens  et  d'idées  qu'ont  déposée  dans  son  esfiprit  ses  lectures 
philosophiques. 

((  Le  malheur  est  religieux,  lisons-nous  dans  les  Natchez;  la 
solitude  appelle  la  prière.  »  Et  si  nous  étions  plus  assures  que 
cette  singulière  épopée  n'eût  pas  été  considérablement  remaniée 
en  vue  de  la  publication  en  1827,  nous  pourrions  y  noter  lon- 
guement, dans  le  choix  des  personnages,  —  René  et  le  P.  Souël 
notamment,  —  dans  la  composition  de  leurs  caractères,  — 
surtout  si  Ton  y  joint  Afala  et  René  qui  en  faisaient  primitive- 
ment partie,  —  dans  la  curiosité  des  ditîérentes  mythologies  et 
dans  l'opposition  des  divers  «  merveilleux,  »  dans  maints  détails 
et  maintes  réflexions,  la  persistance  de  la  préoccupation  reli- 
gieuse ;  nous  pourrions  y  relever  aussi  un  trait  qui  ne  laisse  pas 
d'être  parfois  assez  déplaisant,  une  sensualité  violente  et  sombre 
qui  volontiers  s'accommode,  s'aiguise,  se  renforce  et  se  pimente 
du  voisinage  des  choses  de  la  religion.  Mais  encore  une  fois,  à 
insister  davantage,  on  risquerait  peut-être  de  mêler  et  de  con- 

(1)  Essai  sur  les  Révolutions,  éd.  Garnier,  in-8,.  p.  603-G06,  note  (II,  liv).  —  Cf. 
p.  606-610,  les  réflexions  d'un  tour  très  voltairien  que  lui  inspire  la  vue  d'un  cou- 
vent de  moines  aux  Açores.  —  Tous  ces  détails  nous  sont  d'ailleurs  confirmés  par 
le  récit  de  l'abbé  de  Mondésir. 

(2;  Mémoires,  éd.  liiié,  t.  I,  p.  348-.')i9.  —  Chateaubriand  a  décrit  cette  scène, 
mais  en  idéalisant  et  purifiant  ses  propres  impressions,  dans  le  Génie  du  Christia- 
nisme (1,  V,  ch.  xii). 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fondre  les  diverses  époques  de  la  pensée  de  Chateaubriand. 
Ouvrons  les  Mémoires:  ils  nous  suffisent  pour  nous  faire 
soupçonner  dans  le  soldat  poète  de  l'armée  de  Condé  un  obser- 
vateur attentif  et  curieux  des  choses  et-  des  cérémonies  reli- 
gieuses. A  Tournay,  il  s'empresse  d'aller  visiter  la  cathédrale. 
Au  siège  de  Thionville,  il  remarque  les  pratiques  pieuses  des 
paysans  et  la  touchante  figure  d'un  curé  aveugle  qui  «  avait 
perdu  la  vue  dans  les  bonnes  œuvres  comme  un  grenadier  sur  le 
champ  de  bataille.  »  Il  retrouve  le  cousin  Moreau,  et  note 
qu'«  il  portait  un  chapelet.  »  Enfin  quand,  blessé,  malade,  ne 
pouvant  plus  marcher,  il  s'étend  dans  un  fossé  «  pour  ne  se 
réveiller  jamais,  »  pensait-il,  «  je  m'évanouis,  ajoute-t-il,  dans 
lin  sentiment  de  religion.  »  Nous  n'avons  aucune  raison  pour  ne 
pas  l'en  croire  sur  parole. 

Ainsi  donc,  il  n'est  certes  pas  chrétien,  le  jeune  émigré  de 
vingt-cinq  ans  qui,  après  une  longue  maladie,  quitte  Jersey 
pour  l'Angleterre.  Et  même,  si,  dans  son  for  intime,  il  a  été 
un  défenseur  très  peu  convaincu  de  la  cause  du  «  trône  et 
de  l'autel,  »  c'est  sans  doute  parce  que,  sous  l'influence  des 
philosophes,  il  ne  la  sent  pas  vraiment  sienne.  Mais  c'est 
une  âme  passionnée,  inquiète,  —  et  inquiète  des  choses  reli- 
gieuses, —  une  âme  prompte  aux  grands  sentimens  vagues, 
éprise  d'art,  de  noblesse  et  de  beauté.  Enfin,  c'est  un  homme 
qui  a  soufTert,  vraiment  souffert,  et  qui  même,  à  plusieurs 
reprises,  a  vu  la  mort  de  très  près.  Il  lui  reste  à  éprouver 
encore  les  misères  de  l'exil  et  les  douleurs  des  séparations 
éternelles. 


Sur  le  bateau  qui  le  conduisait  à  Southampton,  Chateau- 
briandavait  rencontré  un  compatriote  érudit  et  lettré,  M.  Hin- 
gant,  qui  devint  à  Londres  son  compagnon  d'exil  et  d'infortune. 
Repris  par  son  mal,  crachant  le  sang,  condamné  par  les  mé- 
decins à  une  mort  prochaine,  obligé  de  travailler  pour  vivre, 
René  eut  l'idée  d'écrire  sur  les  Révolutions  comparées.  Mais  il 
fallait  un  éditeur  et  un  libraire  :  un  journaliste,  homme  à  res- 
sources, Breton  lui-même,  Peltier,  l'une  des  plus  curieuses  fi- 
gures de  ce  monde  de  l'émigration,  se  chargea  de  lui  trouver 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  805 

l'un  et  l'autre.  Il  lui  procura  aussi,  pour  lui  faire  gagner 
quelque  argent,  des  traductions  du  latin  et  de  l'anglais  (1)  : 
Chateaubriand  y  travaillait  le  jour,  et  la  nuit  à  son  Essai  :  il 
était  capable  d'écrire  douze  à  quinze  heures  par  jour.  De  temps 
en  temps,  des  courses  rêveuses  à  travers  Londres  ou  aux  envi- 
rons, ses  maigres  repas  avec  Hingant,  qui  composait  des 
romans,  étaient  son  unique  distraction.  L'hiver  cependant  était 
venu,  et  avec  lui,  car  les  traductions  n'arrivaient  plus,  les  pri- 
vations, le  froid  et  la  faim.  Il  faut  relire  ici  dans  les  Mémoires 
le  navrant  récit  de  cette  misère.  Cinq  jours  durant,  les  deux 
amis  vécurent  d'un  peu  d'eau  chaude  et  de  miettes  de  sucre. 
«  Par  une  rude  soirée  d'hiver,  je  restai  deux  heures  planté 
devant  un  magasin  de  fruits  secs  et  de  viandes  fumées,  avalant 
des  yeux  tout  ce  que  je  voyais.  »  Hingant  tenta  de  se  suicider. 
Enfin,  des  secours  leur  vinrent,  mais  à  peine  suffisans  pour  les 
empêcher  de  mourir  de  faim.  Heureusement,  Peltier  reparut  : 
on  demandait,  paraît-il,  un  émigré  pour  déchiffrer  des  manu- 
scrits français  du  xii''  siècle  :  Chateaubriand  partit  pour  Beccles 
et  pour  Bungay,  sous  le  nom  de  M.  de  Combourg.  Y  déchiffra- 
t-il  réellement  les  vieux  manuscrits  dont  il  nous  parle?  Ce  qui 
est  plus  sûr  encore,  bien  qu'il  ne  nous  en  ait  rien  dit  dans  les 
Méjnoires,  c'est  qu'il  y  donna  des  leçons  de  français.  C'est  là 
aussi  qu'il  apprit  par  les  journaux  la  mort  de  Malesherbes, 
celle  de  sa  belle-sœur  et  de  son  frère  ;  sa  mère,  sa  femme  et  ses 
deux  sœurs  avaient  été  jetées  en  prison  à  Rennes  ou  à  Paris  et 
étaient  menacées  de  mort  à  cause  de  sa  propre  émigration.  Et 
c'est  à  Bungay  enfin  que,  nouveau  Saint- Preux,  et  moins  ou- 
blieux de  la  Nouvelle  Héloïse  que  de  M"""  de  Chateaubriand,  il 
ébaucha,  aux  côtés  de  la  charmante  Charlotte  ïves,  ce  début  de 
roman  qu'il  devait  si  joliment  nous  conter  plus  tard,  et  qui  a 

(1)  II  serait  intéressant  de  savoir  exactement  lesquelles  :  je  n'ai  pu  les  décou- 
vrir. Cependant  Chateaubriand  nous  dit  lui-mêDie  (Œuvres  complètes,  éd.  Lad- 
vocat,  t.  XXII,  Préface  des  Mélanges  et  Poésies,  p.  iij;  qu'en  1793,  .■  grand  partisan 
du  Barde  écossais,  »  il  avait  traduit  presque  toutes  «  les  productions  ossianiques  » 
de  John  Smith  :  il  a  reproduit  dans  ce  même  volume  trois  de  ces  poèmes.  D'autre 
part,  à  la  fin  de  son  Essai  sur  la  littérature  anglaise,  il  écrit  :  «  Lorsque,  uu 
commencement  de  ma  vie,  l'Angleterre  m'offrit  un  refuge,  je  traduisis  quelques 
vers  de  Milton  pour  subvenir  aux  besoins  de  l'exil.  »  Dans  une  excellente  étude 
sur  les  Origines  littéraires  d'Alfred  de  Vigny  [Revue  d'hisloire  littéraire  de  la 
France,  juillet-septembre  1903),  M.  Ernest  Dupuy  a  conjecturé  fort  ingénieuse- 
ment que  certains  développemens  du  Paradis  reconquis  auraient  suggéré  à  Cha- 
teaubriand «  les  traits  essentiels  »  du  Génie  du  Christianisme.  Ses  traductions 
de  Milton  n'auraient  donc  pas  été  inutiles  au  grand  écrivain. 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laissd  ses  traces  dans  Atala,  dans  les  ISatchez  et  jusque  dans  les 
Martyrs  (1). 

En  i79o  ou  1796,  il  revient  à  Londres,  et,  toujours  pour- 
suivi par  l'image  de  Charlotte,  plus  passionné  de  gloire  lit- 
téraire que  jamais,  il  reprend  avec  ardeur  ses  travaux;  et, 
malgré  un  retour  offensif  de  la  maladie,  il  publie,  dans  les  pre- 
miers mois  de  1797,  son  Essai  sur  les  Révolutions.  Le  livre  fit 
peu  de  bruit  en  France;  il  en  lit  davantage  en  Angleterre  (2)^ 
surtout, ce  semble, dans  le  monde  de  u  la  haute  émigration.  «Le 
jeune  auteur  y  fut  reçu,  et  y  ébaucha  des  connaissances  nou- 
velles :  Christian  de  Lamoignon,  qui  devint  son  intime  ami, 
Monllosier,  le  chevalier  de  Panât,  l'abbé  Delille  :  cette  société 
élégante^  raffinée,  de  mœurs  parfois  assez  libres,  paraît  avoir 
deviné  son  mérite  et  encouragé  ses  débuts;  peut-être  même  ne 
fut-elle  pas  sans  quelque  action  sur  l'orientation  prochaine  de 
sa  pensée.  Enfin,  il  revit  Fontanes,  qu'il  n'avait  guère  fait  qu'en- 
trevoir à  Paris,  en  1789,  et  qui,  proscrit  au  18  fructidor,  venait 
d'arriver  à  Londres.  Les  deux  poètes  se  lièrent  étroitement; 
l'un  travaillait  à  sa  Grèce  sauvée,  l'autre  à  ses  Natchez  :  par 
l'imagination  et  par  le  cœur,  sinon  par  l'esprit,  ils  étaient  faits 
pour  se  comprendre;  et  quand,  en  juillet  1798,  Fontanes  fut 
rappelé  en  France,  ils  avaient  contracté  l'un  pour  l'autre  une 
amitié  qui  ne  devait  cesser  qu'avec  la  vie. 

En  ce  moment  même,  la  mère  de  Chateaubriand  se  mourait 
à  Saint-Servan.  Une  nouvelle  période  va  maintenant  s'ouvrir 
dans  l'histoire  de  sa  vie  et  de  sa  pensée. 

VI 

Pour  nous   faire  connaître  son   ^tat  d'esprit  d'alors,    nous 

(1)  Voyez  sur  tout  ceci  le  livre  si  curieux  de  M.  Anatole  Le  Braz,  Au  pays 
d'exil  de  Ckalcauhriand,  Champion,  Paris,  1909,  son  article  intitulé  le  Premier 
amour  de  Chateaubriand  dans  l'Opinion  du  23  juin  1910,  et  l'article  de  M.  Ernest 
Dick  sur  le  Séjour  de  Chateaubriand  en  Su/folk,  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire 
de  la  France  de  janvier-mars  1908. 

(2)  Je  ne  connais  sur  l'ouvrage  qu'un  seul  article  français,  très  élogieux  d'aU- 
leurs,  mais  anonyme,  dans  le  Républicain  français  du  S  messidor  an  V  (26  juin 
1791).  Deux  Revues  anglaises  au  moins  en  ont  parlé,  la  Crilical  Review,  sans  au- 
cune espèce  de  sympathie  (janvier-mai  1~97,  t.  XIX,  p.  494-497),  et  la  Monlldy 
Review,  au  contraire,  avec  de  grands  éloges  (t.  XXll,  p.  rj40-547,  art.  XIV).  Ajou- 
tons enfin  qu'un  ministre  anglican,  le  Révérend  Mr  Symons,  aurait  prêché,  sans 
le  nommer  du  reste,  contre  Chateaubriand,  dans  un  sermon  qui  a  été  imprimé 
sous  ce  titre  77/e  Ends  and  Advunlages  of  an  Estaùlish'd  Ministry. 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  807 

avons  cette  fois  un  document  tout  contemporain,  et  infiniment 
précieux  :  c'est  l'Essai  sur /es  Révolutions.  Il  faut  le  presser  en 
tous  sens,  et  tâcher  d  en  exprimer  toute  la  substance  psycho- 
logique. 

Je  sais  peu  de  livres  aussi  incohérens  que  VE-^sai  sur  les 
Révolutions  anciennes  et  modernes,  et  j'en  sais  peu,  même 
au  xviii^  siècle,  d'aussi  mal  composés.  Il  y  a  de  tout  dans  cet 
ouvrage  inachevé  :  de  la  philosophie  et  de  la  rhétorique,  de 
la  politique  et  de  la  géologie,  de  l'érudition  et  de  la  poésie, 
des  fragmens  de  voyages  et  des  morceaux  d'histoire,  des  confi- 
dences et  de  l'exégèse,  de  la  raison  et  du  sentiment,  du  ridi- 
cule et  du  sublime,  le  tout  entassé  pêle-mêle,  sans  le  moindre 
souci  de  lart  et  de  logique,  du  bon  goût  et  du  bon  sens. 
Personne  au  reste  n'a  été  plus  dur  que  Chateaubriand  lui- 
même  pour  son  premier  ouvrage.  «  Littérairement  parlant,  — 
déclarait-il  plus  tard,  —  ce  livre  est  détestable,  et  parfaitement 
ridicule.  »  C'était  trop  dire  :  le  livre  est  surtout  prodigieusement 
mêlé.  A  côté  de  splendides  descriptions,  de  pages  écrites  de 
génie,  et  qui,  déjà,  sont  d'un  grand  maître,  des  rapprochemens 
forcés  et  d'une  puérilité  choquante,  Rousseau  comparé  à  Hera- 
clite, Annibal  à  Marlborough,  Mnrat  à  Critias,  et  les  Jacobins 
aux  Spartiates.  Avec  cela,  selon  le  mot  de  M.  Faguet,  «  une 
érudition  informe,  mais  extraordinaire,  »  —  une  érudition  dont, 
peut-être,  il  ne  faudrait  pas  vérilier  de  trop  près  les  titres,  car 
j'ai  peur  qu'elle  ne  soit  souvent  de  seconde  main,  et  que  les 
sources  n'en  soient  pas  aussi  nombreuses  qu'on  le  pourrait 
croire,  —  mais  qui,  pour  s'étaler,  comme  elle  le  fait,  avec  le 
naïf  pédantisme  de  la  jeunesse,  n'en  révèle  pas  moins  une 
active  curiosité  d'esprit  et  une  grande  capacité  de  lecture. 

A  travers  tout  ce  fatras,  une  idée  pourtant  se  fait  jour,  et 
qui  paraîtra  intéressante,  originale  môme,  si  l'on  songe  qu'elle 
est,  au  nom  de  l'histoire  (l),  la  négation  de  cette  religion  anti- 
chrétienne du  progrès  continu,  rectiligne,  à  laquelle  Condorcet, 
dans  un  livre  qui,  selon  le  mol  de  Taine,  est  comme  le  testa- 
ment philosophique  du  siècle  tout  entier,  venait  précisément  de 
dresser  un  dernier  autel.  Aux  yeux  de  l'auteur  de  V Essai, 
l'homme  a  beau  faire  des  révolutions,  vouloir  inventer  du  nou- 
veau, il  n'y  parvient  pas,  il   ne  fait   que  se  répéter  lui-même. 

fi)  A  ce  titre,  YEssai  est  une  réponse  tout  à  la  fois  à  V Esquisse  de  Condorcet  et 
à  l'Essai  sur  les  mœurs. 


808  REVUE    DES    DEUX    I\IONDHS. 

L'humanité  tourne  dans  un  cercle,  et  sou  histoire  tourne  dans 
un  perpétuel  recommencement.  Et  un  amer  :  A  quoi  bon?  où 
Ion  sentait  passer  toute  l'énergique  vibration  d'un  profond  sen- 
timent personnel  formait  comme  le  leitmotif  et  la  conclusion 
dernière  de  l'ouvrage. 

Et  pourtant,  l'auteur  de  V Essai  reste  bien  un  disciple  des 
Encyclopédistes.  «  Plein  de  son  Raynal,  »  —  c'est  lui  qui  l'avoue, 
—  et  de  Voltaire,  de  Diderot,  de  Bayle  et  de  Volney,  Chateau- 
briand se  fait  l'écho  docile  de  leurs  préjugés  «  philosophiques.  » 
La  religion,  toutes  les  religions,  ont  pour  unique  fondement 
«  la  crainte  de  la  mort,  »  et  se  confondent  avec  la  «  supersti- 
tion. »  «  Les  religions  naissent  de  nos  craintes  et  de  nos  faiblesses, 
s'agrandissent  dans  le  fanatisme  et  meurent  dans  l'indifférence.  » 
Les  prêtres  sont  «  des  hommes  adroits,  »  qui  exploitent  par 
intérêt  «  ce  penchant  de  la  nature  humaine  à  la  superstition,  » 
«  afin  de  dompter  les  peuples,  par  l'ignorance,  au  joug  de  la 
tyrannie  civile  et  religieuse.  »  Pas  de  différence  entre  les  divers 
cultes  à  cet  égard.  «  Les  prêtres  de  la  Perse  et  de  l'Egypte  res- 
semblèrent parfaitement  aux  nôtres.  Leur  esprit  se  composait 
également  de  fanatisme  et  d'intolérance  (l).  »  Voltaire,  on  le 
voit,  n'aurait  pas  mieux  dit. 

Il  eût  aussi  largement  approuvé  la  façon  quelque  peu  som- 
maire dont  l'auteur  de  V Essai  esquissait  l'histoire  des  origines 
chrétiennes.  D'abord,  «  rien  ne  paraît  moins  prouvé  que  l'exis- 
tence du  Christ.  »  Mais  n'allons  même  pas  jusque-là.  «  Admet- 
tons la  réalité  de  sa  vie  et  l'authenticité  des  Evangiles.  De  la 
simple  lecture  de  ceux-ci  résulte  le  renversement  de  la  divinité 
de  Jésus.  »  Il  n'est  qu'  «  un  homme  extraordinaire  »  qui  res- 
suscitait, il  est  vrai,  des  morts,  parmi  la  canaille.  »  «  Quant  à 
sa  résurrection,  un  peu  de  vin  et  d'argent  aux  gardes  en  expli- 
que tout  le  mystère.  »  —  Pareille  simplicité  d'explication  pour 
l'histoire  du  développement  chrétien  :  «  Le  mystère  de  la  Tri- 
nité est  emprunté  de  l'école  de  Platon.  »  «  Pourquoi  ces  abo- 

(1)  Essai  [Œuvres  complètes  de  Chateaubriand,  t.  I,  Paris,  Garnier,  s.  d. 
gr.  in-S"),  p.  363,  354,  362,  note  5;  569,  567,  410,  596.  —  Je  renvoie  à  cette  édition, 
parce  qu'elle  est  la  seule  qui  contienne  les  notes  de  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler, je  ne  sais  trop  pourquoi,  l'Exemplaire  confidentiel  :  c'est  un  exemplaire 
sur  lequel,  peu  après  la  publication  de  l  Essai,  Chateaubriand  avait  écrit  des  notes 
manuscrites  assez  curieuses.  Cet  exemplaire,  acquis  par  Sainte-Beuve,  a  été 
racheté,  aprùs  la  mort  du  critique,  par  la  famille  du  grand  écrivain.  On  trouvera 
ces  notes  aux  pages  324,  325,  330,  389,  4G3,  469,  470,  504,  508,  509,  510,  521,  522, 
529,  536,  538,  541,  5i2,  565,  587,  593,  607,  623  de  l'éditîon  Garnier. 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.  »  809 

minables  spectacles  »  que  nous  offre  l'histoire  de  la  Réforme? 
«  Parce  qu'un  moine  s'avisa  de  trouver  mauvais  que  le  Pape 
n'eût  pas  donné  à  son  ordre  plutôt  qu'à  un  autre  la  commission 
de  vendre  des  indulgences  en  Allemagne.  »  «  Enfin  le  Régent 
parut,  et  de  cette  époque  il  faut  dater  presque  la  chute  totale  du 
christianisme.  »  Et  Chateaubriand  de  conclure  dans  une  note 
de  son  Exemplaire  confidentiel  :  «  Celte  objection  est  insoluble 
et  renverse  de  fond  en  comble  le  système  chrétien.  Au  reste, 
personne  ny  c?'oit  plus  [[).  » 

Assurément,  il  n'y  croit  plus  lui-même,  à  ces  «  hochets 
sacrés,  »  comme  il  les  appelle;  mais  il  serait  d'ailleurs  assez  em- 
barrassé d'exposer  sa  propre  croyance.  Dans  une  même  page,  il 
loue  Pythagore  et  ses  «  sublimes  notions  de  la  divinité,  »  et  il 
parle  des  «  absurdités  du  spinozisme;  »  ailleurs,  à  la  suite  des 
stoïciens,  il  justifie  le  suicide  (2).  Ses  notes  de  l'Exemplaire 
confidentiel  nous  le  montrent  singulièrement  sceptique  à  l'égard 
de  l'immortalité  de  Tàme,  et  inclinant  même  à  l'athéisme  (3). 
Mais  dans  tout  cela,  rien  de  ferme  et  de  définitivement  arrêté. 
On  sent  un  esprit  disputé  entre  des  influences  et  des  doctrines 
contradictoires,  une  pensée  qui  n'a  pu  faire  encore  l'unité  en 
elle-même,  une  âme  désemparée,  flottante,  et  qui,  parmi  ses 
négations  et  ses  doutes,  cherche  visiblement  où  se  prendre. 

C'est  qu'en  effet  ce  disciple  des  Encyclopédistes  oublie  bien 
souvent  les  leçons  qu'ils  lui  ont  inculquées.  S'il  est  plein  de 
Raynal,  il  est  plein  aussi  et  surtout  de  Rousseau,  —  pour  la 
personne  et  l'œuvre  duquel  il  n'a  pas  assez  d'hyperboles  (4),  — 
et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  dont  il  admire  très  sérieuse- 
ment «  le  génie  mathématique.  »  A  leur  école  à  tous  deux,  il  a 

(1)  Essai,  p.  589,  569,  590,  580,  582,  587. 

(2)  Essai,  p.  427,  387,  497. 

(3)  «  Quelquefois  je  suis  tenté  de  croire  à  l'immortalité  de  l'âme;  mais  en- 
suite la  raison  m'empêche  de  l'admettre.  D'ailleurs,  pourquoi  désirerais-je  l'im- 
mortalité?...  Ne  désirons  donc  point  survivre  à  nos  cendres,  mourons  tout  entiers, 
de  peur  de  souffrir  ailleurs.  Cette  vie-ci  doit  corriger  de  la  manie  d'être.  »  (p.  565). 
—  «  Voilà  mon  système,  voilà  ce  que  je  crois.  Oui,  tout  est  chance,  hasard,  fata- 
lité dans  ce  monde,  la  réputation,  l'honneur,  la  richesse,  la  vertu  même;  et  com- 
ment croire  qu'un  Dieu  intelligent  nous  conduit?  Voyez  les  fripons  en  place,  la 
fortune  au  scélérat,  l'honnête  homme  volé,  assassiné,  méprisé.  U  y  a  peut-être  un 
Dieu,  mais  c'est  le  dieu  d'£picurf>;  il  est  trop  grand,  trop  heureu.v  pour  s'occuper 
de  nos  affaires,  et  nous  sommes  laissés  sur  ce  globe  à  nous  dévorer  les  uns  les 
autres.  »  (p.  536). 

(4)  Voyez  Essai,  p.  269,  270,  271,  302,  319,  342,  343-345,  note;  394,  395,  398,  399 
et  note  3;  401,  note  a;  404,  450,  511,  521,  553-557,  et  les  notes;  559,  584  et  notes  a 
et  d;  605,  note;  619  et  noie. 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abord  appris  l'importance  souveraine  des  questions  reli- 
gieuses. Toute  la  dernière  partie  de  V Essai  sur  les  Révolutions, 
—  presque  le  quart  de  l'ouvrage,  trente  et  un  chapitres  sur 
cent  vingt-six,  —  est  consacrée  à  ces  questions  :  visiblement, 
elles  le  hantent,  et  le  passionnent  de  plus  en  plus.  Quand  il  en 
vient  aux  objections  des  philosophes  contre  le  christianisme,  il 
se  défend  bien  de  les  prendre  à  son  propre  compte  :  «  Je  rap- 
porte, dit-il,  les  raisonnemens  des  autres  sans  les  admettre.  »  Et 
à  la  fin,  il  renvoie  aux  «  raisons  victorieuses  »  des  apologistes 
chrétiens  :  il  est  vrai  que  V Exemplaire  confidentiel  ajoute  ici 
en  note  :  «  Oui,  qui  ont  débité  des  platitudes,  mais  j'étais  bien 
obligé  de  mettre  cela  à  cause  des  sots.  »  —  Admettons,  comme 
nous  l'avons  fait  tout  à  l'heure,  qu'il  faille  là-dessus  prendre 
Chateaubriand  au  mot,  et  que,  dans  son  for  intérieur,  il  ait,  à  de 
certains  momens,  pleinement  souscrit  aux  conceptions  et  aux 
négations  des  Encyclopédistes.  Ce  n'est  pas  du  moins  qu'il  ait 
pour  eux  une  grande  sympathie,  et,  toutes  les  fois  qu'il  parle  de 
c<  la  secte  athée,  »  en  son  propre  nom,  c'est  en  termes  singu- 
lièrement méprisans.  Il  a  une  page  des  plus  dures  sur  F  «  im- 
moralité, »  la  «  turpitude,  »  les  «  sales  romans  »  des  philosophes. 
Il  reproche  à  l'un,  Helvétius,  ses  «  livres  d'en  fans,  »  à  l'autre, 
Diderot,  les  «  mauvaises  raisons  »  dont  il  défend  son  «  pur 
athéisme,  »  à  tous  leur  «  rage  »  de  destruction.  «  Voltaire, 
écrit-il,  n'entend  rien  en  métaphysique;  il  rit,  fait  de  beaux 
vers  et  distille  l'immoralité.  »  Et,  dans  un  noble  mouvement, 
il  adjure  «  cette  cruelle  philosophie  »  qui  «  plonge  le  peuple 
dans  l'impiété  et  ne  propose  aucun  autre  palladium  à  la  morale  » 
«  de  ne  point  ravir  à  l'infortuné  sa  dernière  espérance  (1).  » 

Il  va  plus  loin  encore.  L'un  des  tout  derniers  chapitres  du 
livre  est  intitulé  :  Quelle  sera  la  religion  qui  remplacera  le 
christianisme?  Et  après  avoir  écarté,  entre  autres  hypothèses 
improbables,  celle  du  triomphe  de  la  religion  naturelle,  il 
s'écrie  :  ((  Cependant,  il  faut  une  religion,  ou  la  société  périt. 
En  vérité,  plus  on  envisage  la  question,  plus  on  s'effraye.  » 
Chateaubriand  a  bien  raison  de  nous  avertir,  par  une  note  ulté- 
rieure, qu'  <(  il  y  a  dans  cette  idée  un  principe  d'ordre  (2).  »  En 
réalité,  c'est  la  pensée  maîtresse  de  son  Génie  du  Chris tianis7ne 
qui  vient  de  lui  apparaître:  il  a  dépassé  déjà  et  rectifié  l'égoïste 

(1)  Essai  sur  les  Révolutions,  p.  388,  note;  ^86,  593,  584,  559,  560,  548,  S93. 

(2)  Essai,  p.  611,  610,  note  a. 


LA    GENÈSE    DU    «GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  811 

et  aristocratique  parole  de  Voltaire  :  Il  faut  une  religion  pour 
le  peuple.  Nous  voilà  bien  loin  maintenant  de  la  simple  doc- 
trine encyclopédique. 

Et  déjà  cette  pensée  se  précise  dans  son  esprit  et  sous  sa 
plume;  déjà,  pour  animer  cette  formule  abstraite,  des  souve- 
nirs, des  regrets,  de  vagues  aspirations  vers  une  réalité  vivante 
et  prochaine  naissent  ou  renaissent  dans  son  âme.  Il  se  demande 
quelque  part  d'où  vient  «  cette  vague  inquiétude  particulière  à 
notre  cœur.  »  «  Je  n'en  sais  rien,  répond-il;  peut-être  d'une 
aspiration  secrète  vers  la  Divinité.  »  Il  compose  un  hymne  d'une 
admirable  beauté  de  forme,  —  et  qu'il  reprendra  dans  le  Génie, 
—  à  ce  Dieu  inconnu  dont  «  il  adore  les  décrets  en  silence.  »  Il 
fait  plus. 

Si  la  morale  la  plus  pure,  —  écrit-il,  —  et  le  cœur  le  plus  tendre,  si 
une  vie  passée  à  combattre  l'erreur  et  à  soulager  les  maux  des  hommes 
sont  les  attributs  de  la  Divinité,  qui  pourra  nier  celle  de  Jésus -Christ? 

C'est  le  mot  fameux  de  Jean-Jacques,  sans  doute,  mais  plus 
affirmatif,  ce  semble,  sous  cette  forme  interrogative,  que  dans  le 
texte  de  V Emile.  Et  toute  la  page  qui  suit  («  Le  Christ,  dans  sa 
glorieuse  ascension,  ayant  disparu  aux  yeux  des  hommes...  ») 
implique  une  adhésion,  momentanée  peut-être,  mais  plus  com- 
plète cependant,  que  les  déclarations  les  plus  religieuses  du 
Vicaire  savoyard  (1).  Et  l'on  conçoit  sans  peine  que,  relisant 
trente  ans  plus  tard  de  tels  passages,  —  dont  il  serait  facile  de 
multiplier  le  nombre  (2),  —  Chateaubriand  ait  pu  écrire  :  «  Ces 
cris  religieux,  échappés  tout  à  coup  et  comme  involontairement 
du  fond  de  l  ame,  prouvent  mieux  mes  sentimens  intérieurs  que 
tous  les  raisonnemens  de  la  terre.  » 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Le  même  homme  qui  vient  de  dire 
que  «  l'esprit  dominant  du  sacerdoce  est  l'égoïsme,  le  fanatisme, 
la  haine,  »  insère,  à  la  page  suivante,  un  éloge  des  curés  fran- 
çais si  vibrant  et  si  ému  qu'il  pourra  le  transporter  tout  entier 
dans  le  Génie  du  Christianisme  (3).  «    On   peut    conjecturer, 

(1)  Essai,  p.  462,  564-o6:;,  570-;ni. 

{2)  «  Homme,  s'écrie-t-il  quelque  part,  serais-tu  assez  misérable  pour  ne  point 
espérer  dans  ce  Père  des  aftligés  qui  console  ceux  qui  pleurent?  »  (p.  466)  : 
voyez  toute  la  page  qui  est  très  éloquente  et  fort  curieuse;  voyez  aussi,  p. 506,  ce 
qu'il  dit  des  Évangiles  et  de  «  leur  divin  auteur.  »  —  «  0  mes  compagnons  d'in- 
fortune, écrit-il  encore,  je  voudrais  pouvoir  sécher  vos  larmes.  Mais  il  vous  faut 
implorer  le  secours  d'une  main  plus  puissante  que  celle  des  hommes.»  (p.  rJO"). 

(3)  Essai,  p.  ii99-600;  cf.  p.  o'JG.  —  Il  y  a  bien  d'autres  passages  de  VEssai  rap- 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ajoute-t-il,  de  cet  état  du  clergé  en  France,  que  le  christianisme 
y  subsistera  encore  longtemps...  Le  protestantisme  serait  mal 
calculé  pour  mes  compatriotes.  »  A  propos  de  l'Angleterre,  il 
déplore  que  «  la  religion  n  y  ait  pas  assez  'd'extérieur,  »  et,  chose 
bien  curieuse,  il  prête  aux  «  philosophes  modernes  »  ses  propres 
préférences  à  l'égard  de  la  «  secte  romaine.  »  Nous  sommes, 
décidément,  fort  loin  ici  des  rêves  d'  «  instauration  »  protes- 
tante auxquels,  à  la  môme  époque,  se  livrait  M""*  de  Staël  pour 
le  compte  de  la  République  française  (1).  Enfin,  dans  une  re- 
marquable page,  il  s'avise  des  «  beautés  poétiques  de  la  religion 
chrétienne  :  » 

Une  religion  a  bien  des  charmes,  écrit-il,  lorsque,  prosterné  au  pied 
des  autels,  dans  le  silence  redoutable  des  catacombes,  on  dérobe  aux 
regards  des  humains  un  Dieu  persécuté;  tandis  qu'un  prêtre  saint, 
échappé  à  mille  dangers,  et  nourri  dans  quelque  souterrain  par  des  mains 
pieuses,  célèbre  peut-être  à  la  lueur  des  flambeaux,  devant  un  petit 
nombre  de  fidèles,  des  mystères  que  le  péril  et  la  mort  environnent. 

Ailleurs  encore  : 

Si  le  christianisme  avait  trouvé  dans  les  malheurs  des  hommes  une 
cause  de  ses  premiers  succès,  cette  cause  agit  dans  sa  plus  grande  force 
au  moment  de  lïnvasion  des  Barbares...  Les  prêtres  seuls  pouvaient  pro- 
téger les  peuples.  Ce  qui  restait  encore  d'habitans  attachés  à  l'ancien  culte, 
se  rangea  sous  la  bannière  du  christianisme.  Si  jamais  la  religion  a  paru 
grande,  c'est  lorsque,  sans  autre  force  que  la  vertu,  elle  opposa  son  front 
auguste  à  la  fureur  des  barbares,  et,  les  subjuguant  d'un  regard,  les 
contraignit  de  dépouiller  à  ses  pieds  leur  férocité  native  (2). 

En  vérité,  ne  croirait-on  pas  lire  une  page  du  Génie  du 
Christianisme?  De  fait,  le  livre  presque  tout  entier,  idée  géné- 
rale, thèmes  essentiels,  tendances  caractéristiques,  est  enveloppé 
et  comme  perdu  dans  VEssai  sur  les  Révolutions  sous  l'amas  des 

portés  dans  le  Génie;  on  trouvera  les  principaux  aux  pages  395,  402,  508,  510, 
520,  551,  565,  566,  572,  600,  610,  625,  627. 

(1)  Essai,  p.  602,  693.  Voici  ce  dernier  passage  :  «  Nous  sentons  fort  bien,  fait 
dire  Chateaubriand  à  ces  philosophes  argumentant  contre  les  chrétiens,  que  vous 
n'auriez  jamais  converti  les  peuples  au  christianisme  sans  la  solennité  du  culte. 
C'est  en  quoi  7ious  préférons  la  secte  romaine.  11  est  ridicule  d'être  luthérien, 
calviniste,  quaker,  etc.,  de  recevoir  à  quelques  différences  près  l'absurdité  du 
dogme  et  de  rejeter  la  religion  des  sens,  la  seule  qui  convienne  au  peuple.  »  — 
Voyez  dans  la  Revue  du  1"  novembre  1899  l'article  de  M.  Paul  Gautier  sur 
ili""  de  Staël  et  la  République. 

(2)  Essai,  p.  571,  574. 


LA    GENÈSE    DU    ((  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.    »  81 3 

lectures  et  des  déclamations   philosophiques   (1);    et  il  suffira 
d'une  crise  morale  pour  l'en  dégager. 

«  L'Essai,  a  dit  avec  raison  Ghateauhriand,  n'était  pas  un 
livre  impie,  mais  un  livre  de  doute  et  de  douleur.  »  Livre  pro- 
fondément sincère  d'ailleurs,  et  dont  les  contradictions  mêmes 
nous  font  saisir  sur  le  vif  la  diversité  des  influences  qui  se  dis- 
putent celte  âme  ardente  et  mobile.  Tantôt,  docilement,  et 
comme  du  bout  des  lèvres,  avec  une  sécheresse  qui  ne  laisse  pas 
d'être  significative,  il  répète  sans  originalité  les  leçons  d'irréli- 
gion qu'il  a  puisées  dans  le  commerce  et  dans  les  livres  des  phi- 
losophes ;  tantôt,  avec  une  chaleur  toute  personnelle  d'accent, 
il  exprime  son  inquiétude,  et  sa  curiosité  croissante  des  choses 
religieuses.  Evidemment,  son  siège  n'est  pas  fait,  et  il  n'a  pas 
dit  encore  son  dernier  mot.  Car  que  son  livre,  en  posant  tout  à  la 
fin  le  problème  religieux,  s'abstienne  de  conclure,  cela  prouve 
au  moins  que  pour  lui  la  question  reste  ouverte  encore.  Et,  sans 
doute,  nous  sommes  éclairés  par  ce  qui  va  suivre,  et  nous  avons 
aujourd'hui  beau  jeu  à  prévoir  l'avenir.  Mais  il  semble  pourtant 
qu'à  lire  de  près  cet  «  étonnant  »  Essai  su?'  les  Révolutions, 
comme  l'appelait,  paraît-il,  Armand  Carrel,  un  lecteur  contem- 
porain et  clairvoyant  aurait  pu  pressentir  que  l'auteur  était  à  la 
veille  d'une  crise  religieuse. 

VII 

Le  propre  des  grands  événemens  tels  que  la  Révolution 
française  est  de  déterminer  dans  une  foule  d'âmes  des  états  mo- 
raux qui  tantôt  les  rapprochent,  tantôt  les  opposent  violemment 
les  unes  aux  autres.  On  se  croyait  différent,  et  on  se  retrouve 
semblable.  On  se  croyait  frère,  et  on  se  retrouve  ennemi.  Il  est 
facile  de  vérifier  la  première  observation  à  propos  d'un  certain 
nombre  de  contemporains  de  Chateaubriand,  dont  l'évolution 
peut  servir  à  éclairer  la  sienne. 

Presque  eu  même  temps  que  VÈssai  sur  les  Révolutions  pa- 
raissaient, également  sous  l'anonyme,  deux  ouvrages  dont  les 
auteurs  allaient  jouer,    eux  aussi,  un  rôle   dans   l'histoire  des 

(1)  En  extrayant  un  certain  nombre  de  pages  de  ['Essai  sur  les  Révolutions  et 
en  les  publiant  à  la  suite  les  unes  des  autres,  on  pourrait  composer  un  véritable 
Génie  du  Christianisme  abrégé.  Voyez  à  cet  égard  nos  Pages  choisies  de  Chateau- 
briand, Hachette,  1911,  p.  47-52. 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées  de  leur  temps.  Ce  sont  la  Théorie  du  Pouvoir,  de  Donald, 
et  les  Considérations  sur  la  France,  de  Joseph  de  Maistre  (1). 
S'il  est  un  homme  qui  n'ait  guère  évolué  dans  sa  vie,  et  qui 
soit  déjà  tout  entier  dans  son  premier  livre,  c  est  bien  cet  adver- 
saire né  de  l'évolution,  cet  admirateur  de  «  M.  Bossuet  »  qui 
s'appelle  M.  de  Bonald.  Les  idées,  ou  plutôt  l'idée  qu'il  professe 
dans  cet  ouvrage,  il  semble  l'avoir  eue  de  toute  éternité  :  et 
cette  idée,  c'est  que  le  salut  non  seulement  de  la  France,  mais 
des  sociétés  modernes  est  dans  le  retour  aux  principes  monar- 
chiques et  surtout  catholiques  (2).  Du  moins,  cette  idée,  la 
Révolution,  en  le  créant  écrivain,  lui  en  a  fait  prendre  plus  for- 
tement conscience.  A  la  lumière  des  événemens  contemporains, 
il  a  compris  plus  nettement  que  le  Chateaubriand  de  VEssai 
l'excellence  et  la  nécessité  sociale  de  la  religion.  «  Première  loi 
fondamentale  des  sociétés  civiles,  écrit-il, religion  publique  (3),  « 
—  c'est  lui  qui  souligne  ainsi  ;  —  et  toute  la  seconde  partie  de 
son  livre  est  une  véritable  et  fort  curieuse  apologétique  sociale 
du  christianisme.  «  D'autres,  dit-il,  ont  défendu  la  religion  de 
l'homme;  je  défends  la  religion  de  la  société  (4).  Et  il  tient 
parole.  S'il  est  vrai,  comme  le  prétend  le  fils  de  Bonald,  que 
Bonaparte  ait  reçu  la  Théorie  du  Pouvoir,  et  qu'il  l'ait  lue  avec 
attention,  la  leçon  ne  dut  pas  être  perdue  pour  le  futur  négocia- 
teur du  Concordat  (5). 

(1)  Théorie  du  pouvoir  politique  et  reliqieux  dans  la  société  civile  démontrée 
par  le  raisonnement  et  par  Vkisloire,  par  M.  de  B*'*,  gentilhomme  français,  1796, 
3  vol.  in-8  (s.  1.);  —  Considérations  sur  la  France,  Londres  [Bâle],  1796,  in-8; 
iv-242  p. 

(2)  Je  dis  surtout;  car  si  déjà,  dans  la  Théorie,  Bonald  opère  la  fâcheuse 
alliance,  et  qu'on  lui  a  si  souvent  reprochée,  «  du  trône  et  de  l'autel,  »  —  au 
point  qu'il  ne  craint  pas  d'écrire  :  «  Telle  est  en  peu  de  mots  la  marche  et  l'ana- 
lyse de  mes  preuves  de  la  nécessité,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  de  la  divinité 
de  la  religion  chrétienne,  et  de  la  nécessité,  oserais-je  dire,  de  la  divinité  du  gou- 
vernement monarchique,  >>  (t.  II,  p.  480),  —  néanmoins,  sentant  peut-être  obscu- 
rément le  danger  de  cette  confusion,  il  fait  ailleurs  ce  précieux  aveu  :  «  La  reli- 
gion, saiis  la  constitution  politique,  peut  conserver  un  peuple,  et  la  constitution 
politique  sans  la  religion  ne  peut  défendre  la  société.  »  (t.I,  p.  60). 

(3)  Théorie,  t.  I,  p.  49.  Voyez  d'autres  vigoureuses  formules  de  la  même  pensée, 
p.  64,  249,  250,  etc.,  et  à  la  fin  du  tome  H,  une  intéressante  réfutation  de 
l'Esquisse  de  Condorcet. 

(4)  Théorie,  t.  11,  p.  ïj.  Ailleurs,  Bonald  parle  d'  «  une  démonstration  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  d'une  évidence  sociale,  si  j'ose,  ajou'e-t-il,  me  servir  de  cette 
expression.  »  (t.  I,  p.  56-57). 

(5)  Notice,  etc.,  au  t.  VU),  p.  455  des  Œuvres  de  Bonald,  4"  éd.,  Bruxelles, 
1S43  :  cette  édition  est  la  meilleure  des  Œuvres  complètes;  on  y  a  réimprimé  la 
Théorie  aux  t.  111  et  IV.  —  Cf.  l'Allocution  do  Bonaparte  aux  curés  de  Milan 
(5  juin  1800;  :  «  Nulle  société  ne  peut  exister  sans  morale,  et  il  n'y  a  pas  de  bonne 


LA    GENÈSE    DU    «   GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.    »  815 

Il  lut  aussi,  puisqu'il  les  acheta,  paraît-il,  à  Milan,  les  Consi- 
dérations sur  la  France,  dont  la  cinquième  édition  était  alors 
en  vente.  Sous  une  forme  plus  ramassée  et  plus  brillante,  avec 
des  vues  d'avenir  parfois  singulièrement  profondes,  Joseph  do 
Maistre  y  exprimait  des  idées  analogues  à  celles  de  Bonald. 
«  Toutes  les  institutions  imaginables,  écrivait-il,  reposent  sur 
une  idée  religieuse,  ou  ne  font  que  passer.  »  Et,  fort  de  cette 
conviction,  il  déclarait  que  «  tout  vrai  philosophe  doit  opter 
entre  ces  deux  hypothèses,  ou  qu'il  va  se  former  une  nouvelle 
religion,  ou  que  le  christianisme  sera  rajeuni  de  quelque  ma- 
nière extraordinaire  (1).  »  C'était  répondre,  en  la  posant  avec  plus 
de  netteté,  à  la  question  même  que  Chateaubriand,  on  Ta  vu, 
soulevait  à  la  fin  de  son  livre;  et,  chez  les  deux  écrivains,  c'est 
le  spectacle  des  événemens  de  France  qui  a  provoqué  cette  ren- 
contre d'idées  et  de  préoccupations.  Car  si  Joseph  de  Maistre,  lui, 
n"a  jamais  cessé  d'être  chrétien,  il  semble  pourtant  qu'il  ait  été, 
dans  la  première  période  de  sa  vie,  bien  plus  entamé  par  l'es- 
prit du  siècle  que  ne  l'a  jamais  été  Bonald.  Ses  premiers  dis- 
cours nous  le  montrent  sous  l'influence  de  Rousseau  ;  il  était 
en  relations  avec  les  illuminés  de  Lyon,  avec  Saint-Martin  et 
son  école;  il  était  affilié  à  la  franc-maçonnerie;  à  Turin  même, 
il  passait  pour  un  «  jacobin  (2).  »  C'est  la  Révolution  qui,  en 
faisant  de  lui  un  émigré  et  un  publiciste,  a  fixé  ce  mysticisme 
inquiet,  ce  vague  besoin  d'échapper  aux  formules  tradition- 
nelles, et  l'a  définitivement  rangé  aux  côtés  de  Bonald. 

Maistre  et  Bonald  sont  des  croyans  :  Rivarol,  lui,  n'en  est  pas 
un  ;  mais  cest  un  homme  d'esprit  et  de  goût,  et,  comme  tel,  de 
très  bonne  heure,  il  a  compris,  et,  s'il  faut  l'en  croire,  il  a 
même  un  jour  essayé  de  faire  entendre  à  Voltaire  que  «  l'im- 
piété est  la  plus  grande  des  indiscrétions.  »  La  Révolution  de- 
vait lui  faire  déclarer  qu'elle  est  la  plus  dangereuse  des  erreurs 
sociales.  En  1797,  dans  ce  Discours  préliminaire  qui,  à  bien  des 

morale  sans  religion.  Il  n'y  a  donc  que  la  religion  qui  donne  à  l'État  un  appui 
ferme  et  durable.  Une  société  sans  religion  est  comme  un  vaisseau  sans  bous- 
sole... La  France,  instruite  par  ses  malheurs,  a  enfin  rouvert  les  yeux,  elle  a  re- 
connu que  la  religion  catholique  était  comme  une  ancre  qui  pouvait  seule  la  fi.xer 
dans  ses  agitations.  » 

(1)  Considéralions,  éd.  originale,  p.  "7.  Voyez  tout  ce  chapitre  v. 

(2)  Voyez,  au  tome  I  des  Œuvres  complètes  de  J.  de  Maistre,  Lyon,  Vitte, 
4884,  in-8,  la  Xolice  de  son  fils,  p.  viii. 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

égards,  est  comme  l'escfuisse  d'un  Génie  du  Christianisme  écrit 
par  un  incrédule  impartial  et  respectueux  :  «  11  me  faut,  écri- 
vait-il, comme  à  l'univers,  un  Dieu  qui  me  sauve  du  chaos  et 
de  l'anarchie  de  mes  idées...  Le  vice  radical  de  la  philosophie, 
c'est  de  ne  pas  pouvoir  parler  au  cœur.  Or  l'esprit  est  le  côté 
partiel  de  l'homme;  le  cœur  est  tout...  Tout  Etat,  si  j'ose  le  dire, 
est  un  vaisseau  mystérieux  qui  a  ses  ancres  dans  le  ciel  (!).••  » 
Joseph  de  Maistre  lui-même  n'aurait  pas  mieux  dit. 

«  Si  nous  ne  devons  mourir  que  quand  La  Harpe  sera  chré- 
tien, aurait  dit  un  jour  Chamfort,  nous  sommes  immortels.  » 
Ce  jour  devait  arriver  pourtant.  Ce  disciple  chéri  de  Voltaire  (2) 
qui  avait  applaudi  comme  tant  d'autres  aux  débuts  de  la  Révo- 
lution, devenu  suspect  de  modérantisme  à  son  tour  et  l'une  des 
victimes  de  la  Terreur,  jeté  en  prison  (3),  menacé  de  mort,  se 
mit  à  lire  les  Psaumes,  où,  jusqu'alors,  il  n'avait  cherché  que 
des  «  beautés  poétiques,  »  à  les  traduire  et  à  les  commenter  au 
point  de  vue  littéraire  (4),  puis,  bientôt  frappé  des  «  beautés 
d'un  ordre  supérieur  (5)  »  que  cette  lecture  lui  révélait,  il  y  joi- 

(1)  Voyez  sur  Rivarol  le  livre  si  savant,  si  spirituel  et  si  vivant  que  M.  André 
Le  Breton  lui  a  consacré  (Paris,  Hachette,  1895,  in-8).  M.  Le  Breton  a  trouvé 
dans  les  Pensées  inédites  de  Rivarol  une  bien  curieuse  note  concernant  Chateau- 
briand. La  voici  :  «  On  me  fit  lire  à  Hambourg  une  esquisse  sur  !e  Génie  du 
Christianisme^  imprimée  à  Londres,  qui  annonce  un  ouvrage  plus  complet  et  plus 
étendu.  Il  y  a  du  Fénelon  et  du  Bossuet  dans  cette  esquisse,  et  l'auteur,  qui  est 
jeune  encore,  nous  promet  un  homme  religieux  et  un  grand  écrivain.  »  (p.  162). 

(2)  Voyez  sur  La  Harpe  les  deux  articles  de  Sainte-Beuve  [Lundis,  t.  V),  celui 
de  Paul  Albert  dans  son  Dix-huitième  siècle,  et  surtout  le  Mémoire  placé  en  tête 
des  OEuvres  choisies  et  poslhuvies  de  M.  de  La  Harpe,  Paris,  Migneret,  1806, 
1  vol.  in-8.  Nous  n'avons  pas  encore  sur  cet  écrivain  le  livre  que  réclamait  déjà 
Sainte-Beuve,  et  qu'il  mériterait  autant  que  bien  d'autres, 

(3)  Les  ennemis  de  La  Harpe,  —  il  en  avait  beaucoup,  comme  on  le  sait,  —  ont 
essayé  de  faire  entendre  que  «  le  mandat  d'arrêt  »  avait  été  la  cause  unique  de 
son  brusque  revirement;  il  ressort  d'une  note  de  L^.  Harpe  [Du  Fanatisme,  etc., 
1"  éd.,  1797,  p.  77-78;  qu'il  n'avait  pas  attendu  le  »  mandat  d'arrêt  »  pour  condam- 
ner les  excès  révolutionnaires. 

(4)  Ce  travail  a  été  l'origine  du  livre  que  La  Harpe  a  publié  en  1798,  chez 
Migneret,  le  Pseautier,  en  français,  traduction  nouvelle...  précédée  d'un  Discours 
sur  l'esprit  des  Livres  saints  et  le  style  des  Prophètes,  ouvrage  qui  serait  à  rap- 
procher, d'une  part,  du  livre  de  Sylvain  M[aréchal],  Pour  et  contre  la  Bible  (à 
Jérusalem,  l'an  de  l'ère  chrétienne,  1801,  in-8),  et,  d'autre  part,  de  certaines  pages 
du  Géîiie  du  Christianisme  (H,  vi). 

(5)  Ce  sont  les  expressions  mêmes  de  l'auteur  anonyme  du  Mémoire.  Je  note 
dans  ce  Mémoire  un  mot  de  Saint-Lambert,  rapporté  par  La  Harpe,  et  fort 
curieux  à  cette  date  :  «  Le  seul  de  ces  athées  avec  qui  j'aie  été  lié,  écrivait  La 
Harpe,  c'est  M.  de  Saint-Lambert  qui  me  pardonnait  ma  croyance  en  Dieu  comme 
un  système  plus  poétique  qu'un  autre.  »  (p.  u). 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉME    DU    CHUISTIANISME.    »  S17 

gnil  celle  de  l'Évangile  et  de  quelques  autres  livres,  et  rapide- 
ment, mais  graduellement,  il  se  sentit  «  rendu  à  la  foi.  »  Un 
mot  de  Vlmitalion  fit  le  reste  (1).  Lui  aussi,  il  pleura  et  il  crut. 
Remis  en  liberté,  il  se  fit,  et  non  sans  courage,  d'abord  dans  ses 
lei:ons  du  Lycée,  puis  dans  une  série  de  brochures,  le  défenseur 
ardent  des  idées  quil  avait  jusqu'alors  combattues.»  Même  poli- 
tiquement parlant,  écrivait-il  dans  l'un  de  ces  opuscules,  il  est 
dune  impossibilité  absolue  qu'un  ordre  social  quelconque  sub- 
siste sans  une  religion,  sans  un  cuite  public  (2).  »  On  croirait  lire 
une  formule  de  Donald.  Et  combien  d'autres  idées  de  La  Harpe  ne 
lui  sonl-elles  pas  communes  avec  Joseph  de  Maistre,  avec  Bonald, 
avec  Chateaubriand  (3)!  Chose  plus  caractéristique  encore,  il 
entreprend  une  Apologie  de  la  Religion  qu'il  n'a  pu  achever, 
mais  dont  il  nous  a  laissé  d'intéressans  fragmens.  Il  pouvait 
mourir  d'ailleurs:  il  avait  lu  et  salué  le  Génie  du  Christianisme. 

Il  n'est  pas  le  seul  qui,  quelques  années  plus  tard,  en  ou- 
vrant ce  livre  célèbre,  y  ait  comme  retrouvé  l'écho  de  sa  propre 
expérience  et  limage  de  son  histoire  morale.  Joubert  lui-même, 
le  délicat,  l'exquis  et  religieux  Joubert,  après  une  enfance  pieuse 
et  plusieurs  années  passées  parmi  les  Pères  de  la  Doctrine  chré- 
tienne, était  venu  à  Paris;  il  y  avait  fréquenté  La  Harpe,  Mar- 

(1)  Mémoire,  p.  liii-lv.  —  Le  «  cas  »  de  La  Harpe  présente  tant  d'analogies 
avec  celui  de  Chateaubriand,  qu'il  me  paraît  bon  de  céder  ici  la  parole  à  La  Harpe 
lui-même  :  «  Je  tombai,  écrit-il,  la  face  contre  terre,  baigné  de  larmes,  étoufle 
de  sanglots,  jetant  des  cris  et  des  paroles  entrecoupées.  Je  sentais  mon  cœur  sou- 
lagé et  dilaté,  mais  en  même  temps  comme  prêt  à  se  fendre.  Assailli  d'une  foule 
d'idées  et  de  sentimens,  je  pleurai  assez  longtemps,  sans  qu'il  me  reste  d'ailleurs 
d'autre  souvenir  de  cette  situation,  si  ce  n'est  que  c'est,  sans  aucune  espèce  de 
comparaison,  ce  que  mon  cœur  a  jamais  senti  de  plus  violent  et  de  plus  déli- 
cieux. »  (p.  Lv-Lvi).  —  Sainte-Beuve  dit  excellemment  :  «  Cette  conversion  sou- 
daine de  La  Harpe,  ce  qu'elle  laissa  subsister  du  vieil  homme  en  lui,  ce  qu'elle  y 

^  modifia  peut-être  par  endroits,  mériterait  toute  une  étude  morale.  » 

(2)  Du  Fanatisme,  etc.,  p.  39. 

(3)  Voyez,  entre  autres.  Du  Fanatisme,  p.  106,  le  pa'^sage  qui  commence  par  : 
«  Vous  avez  rétabli  la  liberté  du  culte...  :  »  on  croirait  lire  une  page  du  Génie. ¥X 
dans  la  Préface  de  son  Apologie,  à  propos  d'une  lecture  du  sermon  de  la  Cène  : 
«  C'est  alors  que  je  m'écrie  :  Que  la  religion  est  belle!  Elle  est  belle  comme  le 
ciel  dont  elle  est  descendue  ;  elle  est  grande  comme  le  Dieu  dont  elle  est  émanée; 
elle  est  donc  comme  le  cœur  de  J.-C.  qui  nous  l'a  apportée.  »  [Œuvres  choi- 
sies, etc.,  t.  IV,  p.  78).  —  A  en  juger  par  les  fragmens  qui  nous  en  restent,  l'Apo- 
logie de  La  Harpe  aurait  eu  surtout  un  caractère  philosophique;  mais  elle  offre, 
comme  on  peut  voir,  plus  d'un  trait  commun  avec  l'apologétique  surtout  esthé- 
tique de  Chateaubriand,  auquel  il  a  dû  sans  doute  donner  plus  d'un  conseil;  et 
Peltier.  en  annonçant  le  Génie  dans  son  Paris,  déclarait  même  que  le  livre  avait 
été  écrit  en  collaboration  avec  La  Harpe,  et  contenait  des  notes  de  ce  dernier. 

TOME  m.  —  1911.  52 


818  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

montel,  d'Alembert,  Diderot  surtout,  dont  la  fougue,  les  allures 
de  prophète  le  séduisirent  profondément.  Il  «  connut  toutes  les 
pussions,  »  et  toutes  les  audaces  de  la  pensée.  Sa  mère  qu'il 
aimait  fort,  et  dont  il  a  parlé  en  termes  touchans,  avait  bien 
souffert  de  ces  écarts.  «Elle  a  eu  bien  des  chagrins,  disait-il  plus 
tard,  et  moi-même,  je  lui  en  ai  donné  de  grands  par  ma  vie 
éloignée  et  philosophique.  Que  ne  puis-je  les  réparer  tous  !  »  11 
n'avait  pas,  à  ce  qu'il  semble,  attendu  la  Révolution  pour  com- 
mencer l'évolution  qui  devait,  selon  son  mot,  «  le  ramener  aux 
préjugés.  »  Dans  deux  mystérieux  opuscules,  qu'on  nous  a  ré- 
vélés récemment,  et  dont  il  paraît  bien  l'auteur,  on  peut  le  voir 
«  par  un  long  détour  »  reprendre  «  le  chemin  de  la  vérité.  » 
Mais  la  Révolution  dut  précipiter  le  retour.  «  La  Révolution, 
a-t-il  écrit,  a  chassé  mon  esprit  du  monde  réel  en  me  le  rendant 
trop  horrible.  »  Et  parmi  bien  d'autres  pe?isées  qui  sont  tout 
autant  d'hommages  pieux  rendus  au  «  génie  du  christianisme,  » 
je  note  celle-ci  qui  les  résume  presque  toutes  :  «  La  religion 
est  la  poésie  du  cœur;  elle  a  des  enchantemens  utiles  à  nos 
mœurs;  elle  nous  donne  et  le  bonheur  et  la  vertu  (1).  » 

Fontanes  (2)  est  inséparable  de  Joubert,  «  le  seul  homme, 
disait-il,  que  j'estime,  chérisse  et  honore  sans  restriction.  »  Ils 
s'étaient  connus  à  Paris.  D'origine  protestante,  mais  élevé  par 
une  mère  catholique,  par  un  prêtre  janséniste  et  par  les  orato- 
riens  de  Niort,  la  vie  facile  du  monde  et  des  lettres  avait  en- 
traîné le  jeune  Fontanes  dans  son  tourbillon.  Il  s'était  épris  de 
Voltaire.  Mais  de  son  éducation  première  il  avait  gardé  un  cer- 
tain tour  d'imagination  et  de  sensibilité  volontiers  religieux, 
sinon  chrétien  :  la  Chartreuse,  le  Jour  des  fnorts{3)  nous  en  sont 

(1)  Pensées,  éd.  Raynal,  p.  4,  2i  (I,  lx).  —  Cf.  Toutes  les  pensées  du  titre  I,  ea 
particulier  les  pensées  lui,  lxi,  lxii,  lxv,  lxviii,  lxx,  cvii,  cxii,  cxix,  cxxvii.  — 
Voyez  sur  Joubert  la  Revue  du  15  août  1910. 

(2)  Voyez,  sur  Fontanes.  l'article  de  Sainte-Beuve  {Portraits  littéraires^  t.  II),. 
et  son  Chateaubriand  ;  les  Mémoires  d' Outre-Tombe  ;  les  Correspondans  de  Joubert; 
Louis  Bertrand, /a  Fm  du  classicisme  et  le  retour  à  l'antique,  p.  329-310;  Henri 
Potez,  l'Élégie  en  France  avant  le  Romantisme,  p.  331-349;  et  G.  Pailhès,  Chateau- 
briand, sa  femme  et  ses  amis,  et  Du  nouveau  sur  Joubert.  Fontanes  est  encore  un 
de  ces  sujets  qui  mériteraient  tout  un  livre. 

(3)  Dans  son  Paris  du  24  octobre  1795,  Peltier  publiait  le  Jour  des  Morts,  et  il 
écrivait  à  ce  propos  :  «  On  se  rappelle  le  mot  de  Voltaire  à  un  jeune  poète  qui  le 
consultait  sur  le  parti  qu'il  devait  prendre  dans  son  ouvrage  sur  Dieu  :  Le  parti 
de  Dieu,  c'est  le  plus  poétique.  Entre  les  idées  religieuses  qui  peuvent  émouvoir 
l'âme  et  intéresser  l'imagination,  la  Fête  des  Morts  est  particulièrement  propre  à 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.  »  810 

la  preuve.  La  Révolulion  lui  inspira  une  profonde  horrourpour 
l'anarchie  sociale.  En  17110,  il  écrivait  à  Joubert  :  «  Ce  n'est 
qu'avec  Dieu  qu'on  se  console  de  tout.  J'éprouve  de  jour  en 
jour  combien  cette  idée  est  nécessaire  pour  marcher  dans  la  vie. 
J'aimerais  mieux  me  refaire  chrétien  comme  Pascal...  que  de 
vivre  à  la  merci  de  mes  opinions  ou  sans  principes,  comme 
l'Assemblée  nationale;  il  faut  de  la  religion  aux  hommes,  ou 
tout  est  perdu.  »  Un  peu  plus  tard,  dans  le  Mémorial  et  dans 
son  enseignement  à  l'Ecole  centrale,  il  prêchait  le  retour  aux 
idées  conservatrices  en  politique,  en  religion,  en  littérature  : 
il  démontrait  que  les  grands  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV 
méritaient  mieux  le  titre  de  «  penseurs  »  que  les  «  rhéteurs  » 
et  les  «  sophistes  »  de  l'âge  qui  a  suivi  ;  bref,  il  préludait  déjà  à 
ce  rôle  d'apologiste  discret,  et  d'inspirateur  ou  de  conseiller 
qu'il  devait  jouer  bientôt  auprès  de  Chateaubriand.  Nul  doute 
que  les  entretiens  de  Fontanes  à  Londres  n'aient  été  singulière- 
ment utiles  au  futur  auteur  du  Génie  du  Christianistne. 

Le  «  génie  du  christianisme  :  »  la  formule  était  si  heu- 
reuse, elle  répondait  si  bien  à  un  état  et  à  un  désir  de  l'opinion 
publique,  qu'un  autre  que  Chateaubriand  allait  la  découvrir  de 
son  côté,  et  à  l'insu  même  de  celui  qui  devait  en  faire  la  fortune- 
Cet  autre  écrivain,  c'est  Ballanche  (1).  Dans  un  livre  dont  la 
première  ébauche  date  de  1797,  et  qu'il  a  intitulé  Du  senti- 
ment considéré  dans  ses  rapports  avec  la  littérature  et  les  arts, 
il  disait,  à  propos  du  Télémaque  :  «  Ce  beau  livre  est  fondé 
tout  entier  sur  une  base  mythologique  :  mais  combien  de 
choses,  et  ce  sont  les  plus  belles,  qui  n'ont  pu  être  inspirées  que 
par  le  gé?iie  du  christianisme!  »  La  voilà,  la  forte  et  magique 
parole  qui   bientôt  sera  lancée  comme  un  défi  ou  comme   une 

«produire  cet  effet...  Et  si  l'on  joint  à  cette  puissance  des  idées  religieuses  le 
chaniie  des  tableau.x  analogues  de  la  nature,  on  est  sûr  d'atteindre  le  véritable 
but  des  beaux-arts,  c'est-à-dire  de  toucher  et  de  plaire.  L'auteur  du  Jour  des 
Morts  y  a  complètement  réussi.  »  (t.  III,  p.  172).  —  Ces  lignes  n'ont  pu  manquer 
de  tomber  sous  les  yeu.x  de  Chateaubriand,  et  nous  pouvons  être  assurés  qu'elles 
n'ont  pas  été  perdues  pour  lui. 

!1)  Sur  Ballnnche,  voyez  les  études  de  Sainte-Beuve  [Portraits  contemporains, 
t.  M),  de  J.-J.  Ampère  [Ballanche.  Paris,  René,  1848,  in-8),  de  M.  Faf,qiet  (Poli- 
tiques  et  Moralistes,  t.  lli,  et  les  ouvrages  de  M.  Ch.  Huit,  la  Vie  et  les  Œuvres 
de  Ballanche.  Paris,  Vitte,  1904,  in-8,  et  de  M.  Gaston  Frainnet,  Essai  sur  la  phi- 
losophie de  P.'S.  Ballanche.  Paris,  Picard,  1903,  in-8.  —  Cf.  dans  notre  Chateau- 
briand, éludes  lille'raires,  notre  étude  intitulée  :  Simple  rec/ierche  de  paternité 
littéraire. 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devise  au  jeune  siècle  qui  se  lève,  «  Cette  même  religion, 
écrit-il  encore,  à  qui  nous  devons  tant  et  de  si  grands  bienfaits, 
est  encore  le  principe  fécondateur  de  tous  nos  succès  dans  la 
littérature  et  les  arts  (1).  »  Et  tout  1-e  livre  n'est  que  Tillustra- 
tion  de  cette  idée,  dont  l'auteur  a  très  nettement  senti  toute  la 
«  nouveauté.  »  Né  à  Lyon,  élevé  dans  une  famille  croyante,  il  ne 
semble  pas  que  jamais  Ballanche  se  soit  détaché  des  croyances 
héréditaires.  Mais  il  a,  jeune  encore,  connu  la  maladie  et  de 
terribles  souffrances  physiques  ;  il  a  vu  dans  sa  ville  natale,  où 
la  Révolution  fut  épouvantable,  le  sang  couler  à  larges  flots  : 
il  s'est  replié  sur  lui-même;  il  a,  plus  qu'on  ne  le  fait  d'ordi- 
naire, à  son  âge,  approfondi  son  christianisme,  et  il  y  a  trouvé 
non  seulement  le  principe  d'une  «  palingénésie  sociale,  »  mais 
encore  une  «  Poétique  universelle.  » 

Rassemblons  maintenant  tous  ces  traits  épars.  A  cette  date, 
entre  1797  et  1800,  lame  française  achève  sa  douloureuse  et 
sanglante  expérience.  Pendant  près  d'un  siècle,  elle  a  joué  avec 
les  idées  pures  ;  elle  s'est  enivrée  d'abstractions  ;  elle  a  tourné 
en  dérision,  elle  a  tenté  de  ruiner  et  d'abolir  ce  qu'elle  appelait 
un  «  préjugé,  »  et  ce  qui,  à  son  insu,  la  faisait  vivre.  Puis, 
l'heure  de  la  tourmente  venue,  elle  a  vu  se  réaliser  dans  les  faits 
son  lointain  idéal  :  brusquement,  sans  transition,  elle  a  vu  comme 
face  à  face  cet  «  homme  de  la  nature  »  dont  on  lui  avait  dit  tant 
de  merveilles.  Subitement,  les  visions  les  plus  sanglantes,  les 
spectacles  les  plus  horribles  se  sont  trouvés  associés  pour  elle 
aux  idées  et  aux  paroles  dont  elle  s'était  le  plus  naïvement 
enchantée.  «  Fraternité  ou  la  mort.  »  Le  lien  social  dissous, 
«  la  société,  selon  l'expression  de  Taine,  devenant  un  coupe- 

(1)  Du  sentiment,  p.  182,  183.  Voyez  tout  le  chapitre  intitulé  :  De  la  religion 
catholique  {De  ses  monumens,  de  sa  morale,  de  son  influence  sur  la  liltéi-aiure  et 
les  arts).  —  Cf.  encore,  p.  179  :  «  Poètes,  car  c'est  aussi  à  vous  que  je  parle,  sans 
doute  ces  merveilles  inetîables  sont  bien  au-dessus  de  votre  génie;  mais  ne 
croyez  cependant  pas  que  vous  ne  puissiez  vous  parer  des  ressources  de  la 
mytliolo^ie;  ah  !  loin  de  vous  ce  blasphème  que  Boileau  a  le  premier  osé  pro- 
férer !  >)  Dans  son  Introduction,  il  énurnère  les  plus  récens  des  «  apologistes  ou 
des  historiens  du  sentiment,  »  A.  Sinith,  Bernardin,  Rivarol  et...  Rant,  et  il  se 
donne  pour  leur  continuateur.  Le  livre  Du  sentiment,  publié  en  1801,  n'a  pas  été 
réimprimé  dans  les  Œuvres  complètes  de  Ballanche.  «  C'est  un  Génie  du  Christia- 
nisme enfantin,  dit  un  peu  durement  M.  Faguet,  mais  qui  a  paru  avant  le  Ge'nie 
du  Christianisme.  »  Voyez,  p.  166  un  curieux  passage  où  Ballanche  semble 
appeler' de  ses  vœux,  pour  exprimer  ses  propres  idées,  un  plus  puissant  écrivain 
que  lui. 


LA   GENÈSB    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.   »  821 

gorge  ou  un  mauvais  lieu,  »  riiicerlilude  du  lendemain,  des 
menaces  perpétuelles  de  dénonciation  ou  de  mort,  voilà  par 
quelles  réalités  brutales  se  traduisait  pour  elle  l'abandon  de 
l'ancien  idéal.  En  même  temps,  le  souvenir,  poétisé  par  le 
malheur,  des  antiques  services  sociaux  rendus  par  l'idée  chré- 
tienne, la  vue  presque  quotidienne  des  nobles  dévouemens 
secrets  qu'elle  inspirait  encore,  tout  préparait  dans  les  âmes  la 
lente  revision  d'un  procès  sans  doute  prématurément  jugé.  De 
toutes  parts,  sous  la  pression  des  malheurs  publics,  chacun 
redescend  au  fond  de  sa  conscience,  et  beaucoup  y  retrouvent 
le  chn  tianisme  qu'ils  en  avaient  cru  disparu  :  de  toutes  parts 
des  conversions  se  produisent.  On  se  dit  non  seulement  qu'il 
faut  une  religion  pour  le  peuple  ;  mais  beaucoup  reprennent  à 
leur  compte  le  mot  du  moraliste  :  «  Faut-il  opter?  Je  ne  ba- 
lance pas,  je  veux  être  peuple  (1).  »  A  travers  les  esprits  les 
plus  divers  lentement  se  fait  jour  l'idée  du  fondement  reli- 
gieux, du  fondement  chrétien  de  l'institution  sociale  (2).  Autour 
de  cette  idée  centrale,  et  qu'on  approfondit  en  tous  sens,  plus 
qu'on  n'avait  fa^t  encore,  des  idées  connexes,  et  jadis  inaperçues, 
viennent  se  grouper  peu  à  peu.  Si  la  société  a  besoin  du  chris- 
tianisme, si,  de  toutes  les  religions  connues,  le  christianisme 
est  socialement  la  meilleure  et  la  plus  parfaite,  pourquoi  son 
excellence  se  bornerait- elle  à  Tordre  strictement  social  et  moral? 
Et  puisqu'il  n'y  a  pas  de  société  véritable,  de  société  vraiment 
humai Qe  sans  art  et  sans  littérature,  pourquoi  le  christianisme, 
même  dans  ce  domaine  que,  sur  la  foi  du  vieux  Boileau,  on 
paraissait  lui  interdire  jusqu'alors,  ne  ferait-il  pas  sentir  son 
heureuse,  sa  divine  influence?...  Pourquoi  ne  serait-il  pas  ca- 
pable de  fournir  ce  principe  de  renaissance  artistique  et  litté- 
raire que,  dans  l'universelle  décadence  du  goût  et  de  l'art,  on 
cherche  partout  sans  parvenir  à  le  trouver?...  Le  Gé/tie  dxi 
*  Christianisme  est  dès  lors  pensé,  rêvé,  deviné,  appelé  par  tout 
ce  qu'il  y  a  de  jeune  et  de  vivant  dans  l'âme  française  conlempo- 

(1)  Dans  un  pelii  livre  contemporain  du  Génie,  Du  retour  à  la-  religion,  par 
Paul  Didier,  2"  éd.  Paris,  18U2,  in-S,  je  lis  ceci  :  «  lis  blasphèment  ceux-là  qui 
disent  qu'il  faut  une  religion  pour  le  peuple  et  qui  semblent  ne  la  croire  digne  que 
de  lui,  ou  lui  seul  digne  d'elle...  Le  peuple,  c'est  tous  les  citoyens.  »  (p.  66-67). 

(2)  M.  F.  Baldensperger  a  très  bien  montré  que  cette  idée  se  montre  fréquem- 
ment dans  les  ouvrages  de  lémigr-ition  française  à  Londres  [Cliateaubriand  et 
l'émigration  française  de  Londres,  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France, 
décembre  1907,  p.  603-605). 


822  REVUE   DES    DEUX    MONDES.  ^ 

raine  ;  il  ne  manque  plus  qu'un  grand   écrivain  —  et  un  con- 
verti —  pour  l'écrire. 

VIII  . 

A  Londres,  malgré  le  demi-succès  de  son  Essai  S7ir  les  Ré- 
volutions, Chateaubriand  avait  renoncé  à  en  publier  la  suite,  et 
il  travaillait  obscurément,  tristement  à  ses  Nalchez.  Fontanes 
avait  deviné  son  génie  :  certains  fragmens  du  poème  en  prose 
lui  avaient  paru  «  admirables.  »  «  Travaillez,  lui  écrivait-il, 
mon  cher  ami,  devenez  illustre.  Vous  le  pouvez:  l avenir  est  à 
vous.  »  Et  Chateaubriand  lui  répondait,  en  lui  avouant  son  dé- 
couragement et  sa  tristesse  :  a  II  y  a  déjà  six  ans  que  je  vis  pour 
ainsi  dire  de  mon  intérieur,  et  il  faut  à  la  fm  qu'il  s'épuise.  Et 
puis,  cet  A rgos  dont  on  se  ressouvient  toujours,  et  qui,  après 
avoir  été  quelque  temps  une  grande  douceur,  devient  une  grande 
amertume  (1)  !  »  Notons  le  mot  :  «  Il  y  a  six  ans.  »  Depuis  six 
ans,  en  efFet,  c'est-à-dire  depuis  qu'il  avait  quitté  le  sol  français, 
René  avait  vécu  d'une  vie  surtout  intérieure  (2).  Il  avait  connu 
la  vraie  souffrance,  physique  et  morale.  De  telles  dispositions 
sont  singulièrement  favorables  aux  examens  de  conscience 
complets,  à  l'entière  franchise  avec  soi-même  et  avec  les 
autres (3),  «  J'ai  profité  de  ces  leçons,  disait-il  plus  tard;  la  vie 
sans  les  maux  qui  la  rendent  grave  est  un  hochet  d'enfant,  » 

A  cette  expérience  toute  personnelle  de  la  vie  venaient  se 
joindre  les  leçons  fortuites  du  dehors.  A  Londres,  à  Beccles,  à 
Bungay,  il  avait  pu  faire  connaissance  avec  le  protestantisme 
anglais,  et  la  froideur  de  son  culte,  les  habitudes  bourgeoises 
et  mondaines  de  ses  ministres  avaient  dû  plus  d'une  fois  choquer 
ou  révolter  ce  tempérament  d'artiste  (4).  D'autre  part,  les  choses 
du  catholicisme  lui  étaient  redevenues  plus  familières  et  plus 
sympathiques.  Il  avait  entrevu  ces  admirables  «  prêtres  martyrs 
que  les  Anglais  saluaient  en  passant,   »  et  dont  l'action  va  se  ; 

j 

(1)  Lettre  du  15  août  1798,  publiée  par  G.  Pailhès,  Chateaubriand,  sa  femme  et  { 
ses  amis,  p.  35-37. 

(2)  «  Le  moi  se  fait  remarquer  chez  tous  les  auteurs  qui,  persécutés  des 
hommes,  ont  passé  leur  vie  loin  d'eux.  »  {Notice  en  tète  de  V Essai  sur  les  Révolu- 
tions, i"  édition.) 

(3)  «  Dans  la  pratique  journalière  de  l'adversité,  j'ai  appris  de  bonne  heure  à 
évaluer  les  préjugés  de  la  vie.  »  {Essai,  éd.  Garnier,  p.  271.) 

(4j  Essai,  p.  600,  602-603.  —  Cf.  Mélanges  littéraires,  éd.  Pourrat,  p.  11-14. 


LA    GEiNÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME,    »  823 

faire  si  efficacement  sentir  sur  les  débuts  du  mouvement 
d'Oxford  ;  il  les  observe  disant  leur  bréviaire  ;  il  travaille  à  orner 
des  chapelles  dans  de  vieilles  masures  pour  de  douloureux  anni- 
versaires, et  il  s'avoue  «  tout  ému  d'une  oraison  funèbre  pro- 
noncée par  un  curé  émigré  (1);  »  il  aime  à  s'égarer  enfin  et  à 
rêver  sous  les  voûtes  de  Westminster  :  stations  d'artiste,  certes, 
et  d'artiste  épris  de  l'art  gothique,  mais  aussi  d'homme  en  quête 
d'émotions  religieuses  (2). 

C'est  qu'aussi  bien  il  est  alors  dans  un  très  curieux  état 
d'exaltation  sentimentale  dont  témoignent  assez  son  aventure 
avec  Charlotte  Ives,  mainte  page  de  V Essai,  et  toutes  ses  lettres 
de  cette  époque  (3).  L'exil,  la  misère,  la  solitude  matérielle  et 
morale,  les  angoisses  publiques  et  privées,  la  pensée  d'une  fin 
prochaine  ont  tendu  tous  les  ressorts  de  son  être  intime.  Une 
sensibilité  toute  prête  à  déborder,  qui  se  contient  à  peine  et 
qui,  au  moindre  choc,  va  s'épandre,  voilà  ce  qu'on  sent  vibrer 
dans  tout  ce  qu'il  écrit  alors.  Il  y  a  des  larmes  prêtes  à  couler 
dans  ce  style.  C'est  exactement  l'état  si  finement  décrit  par  le 
poète  : 

On  a  dans  l'àme  une  tendresse 

Où  tremblent  toutes  les  douleurs... 

Les  rêves  poétiques  dont  il  se  repaît  ne  lui  suffisent  point. 
Nous  l'avons  vu,  dans  VEssai  s?(r  les  Révolutions,  tourmenté  et 

vl)  Mémoires,  éd.  Biié,  t.  I,  p.  320-321,  324.  —  Il  a  vu,  entre  autres,  à  Londres 
{Mémoires,  t.  II,  p.  160),  le  célèbre  abbé  Carron,  l'un  des  directeurs  de  Lamen- 
nais. —  Voyez  V.  Plasse,  le  Clerr/é  français  réfugié  en  Angleterre.  Paris,  Palmé, 
1886.  2  vol.  in-S;  Abbé  Sicard.  l'Ancien  clergé  de  France,  t.  III.  Paris,  Lecofi're,  1003, 
in-S;  P.  Thure.m-Dangin,  la  Renaissance  catholique  en  Angleterre,  t.  I.  Paris,  Pion. 

;2)  «  Une  fois,  je  m'oubliai  dans  l'admiration  de  cette  architecture  pleine  de 
fougue  et  de  caprice.  Dominé  par  le  sentiment  de  la  vastité  sombre  des  églises 
c/ice7ien?ie5,j'erraisà  paslents.  «[Mémoires,  t.  II,  p.  116.)  —  II  est  alors  assez  pré- 
occupé des  questions  d'art  :  voyez  sa  curieuse  Lettre  snr  l'art  du  dessin  dans  les 
^paysages,  datée  de  Londres,  179.j  [Œuvres  complètes,  éd.  Ladvocat,  t.  XXII,  p.  3-15). 

(3)  Voyez,  entre  autres,  le  chapitre  de  VEssai  intitulé  :  .iux  infortunés.  Le  ton 
de  ses  premières  lettres  à  Fontanes  est  très  monté,  très  passionné,  déclamatoire, 
si  l'on  veut,  mais  touchant  d'évidente  sincérité  :  «  Adieu,  croyez  au  sincère,  au 
très  sincère  attachement  de  votre  ami  des  terres  de  l'e.xil.  »  (l.j  août  1798).  — 
«  Quel  long  silence,...  et  que  de  choses  iraïuitié  on  aurait  à  vous  dire!  » 
(19  août  1"99).  —  «  Le  ciel  m'est  témoin  que  les  miens  (mes  yeux)  n'ont  jamais 
cessé  d'être  pleins  d'eau  toutes  les  fois  que  je  parle  de  vous...  II  (Dieti)  aura 
désormais  avec  vous  toutes  mes  peuhées.  •>  (27  octobre  1799).  J'anticipe  ici,  mais  à 
dessein.  —  Voyez  également  la  pièce  intitulée  les  Tomheau.r  champêtres,  élégie 
imitée  de  Gray,  que  Chateaubriand  publiait  le  M  décembre  1707  dans  le  Paris  de 
Peltier  (par  M...  de  S.  Malo,  auteur  de  l'Essai  sur  les  Révolutions  anciennes  et 
modernes). 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  obsédé,  et  de  plus  en  plus,  par  le  problème  religieux,  et 
sur  ce  point  non  plus,  il  n'est  pas  parvenu  à  se  satisfaire  :  il 
passe  d'un  extrême  à  l'autre  avec  une  sorte  d'impatience  fébrile  i 
où  se  manifeste  surtout  une  douloureuse  incertitude.  Les  cH-i 
tiques  dont  son  livre  a  été  l'objet  ont  dû  lui  faire  retourner  la! 
question  sous  toutes  ses  faces  (1);  et  s'il  avait  été  tenté  de  trop 
pencher  du  côté  des  Encyclopédistes,  le  souvenir  de  ses  conver- 
sations avec  Fontanes  aurait  suffi  à  le  détacher  de  cette  «  philo- 
sophaillerie  »  que  le  rédacteur  du  Mémorial  détestait  si  fort.  Mais 
Fontanes  était  parti.  Chateaubriand  était  plus  «  isolé,  »  plus 
«  triste,  »  plus  «  malheureux  »  que  jamais.  Plus  que  jamais 
aussi  il  éprouvait  ce  vague  et  impérieux  besoin  de  tendresse  que 
l'amitié  de  Fontanes  avait  rempli  quelque  temps.  «  Si  vous 
avez  quelque  Iiumanité,  lui  disait-il,  à  la  date  du  15  août  1798, 
écrivez-moi  souvent,  très  souvent.  »  Quelques  jours  après,  il 
apprenait  la  mort  de  sa  mère. 

Le  coup  fut  rude,  et  l'émotion  profonde.  Chateaubriand 
avait  pour  sa  mère  une  réelle  tendresse  :  n'était-elle  pas,  avec 
Lucile,  1  être  qui   l'avait  le  plus  et  le  mieux  aimé  (2)  ?  Pauvre 

(1)  J'ai  indiqué  plus  haut  les  principaux  articles  dont  l'Essai  a  été  l'objet. 
Chateaubriand  a  répondu  à  ses  critiques  par  une  lettre  que  Peltier  a  publiée  dans 
son  Paris  du  10  juillet  1797,  et  que  j'ai  réimprimée  dans  mon  Chaleaubriaml, 
Hachette,  1904,  p.  257  :  «  Je  ne  suis  point  théologien,  y  disait-il,  et  je  suis  prêt  à 
reconnaître  tout  ce  qu'on  voudra.  Si  j'ai  avancé  des  erreurs,  je  les  désavoue.  Je 
respecte  aussi  bien  que  le  Rev.  Mr  Symons  la  Religion  et  ses  ministres,  ^e  pe)ise 
comme  lui  qu'un  peuple  d'athées  serait  un  peuple  de  scélérats...  Que  doi>-je 
penser  d'après  toutes  ces  contradictions?...  Qu'il  faut  se  contenter  d'être  simples 
de  cœur,  amis  des  malheareux,  adorateurs  de  Celui  qui  voit  et  juge  les  hommes,  et 
laisser  les  disputes  d'opinion  à  ceux  qui  s'occupent  de  songes...  » 

(2)  Sans  doute,  elle  avait  été  une  éducatrice  un  peu  distraite;  sans  doute,  elle 
avait  eu  pour  son  fils  aîné  une  préférence  marquée.  Mais  Chateaubriand  n'était  pas 
homme,  au  moment  de  la  mort,  à  se  souvenir  des  torts  qu'on  avait  pu  avoir 
envers  lui.  Il  nous  dit  qu'il  a  pleuré  son  père.  Je  crois  qu'il  avait  la  sensibilité 
plus  altruiste  qu'on  ne  l'a  prétendu  quelquefois.  Dans  une  lettre  uia  peu  posté- 
rieure à  la  nouvelle  de  la  mort  de  sa  mère,  et  écrit?  sous  le  coup  de  l'émotion  que 
lui  causa  la  mort  de  M"'  de  Farcy,  on  lit  ces  paroles,  dont  l'accent  ne  saurait 
tromper  :  <■  ...Dieu  qui  voyait  que  mon  cœur  ne  marchait  point  dans  les  voies 
iniques  de  l'ambition,  ni  dans  les  abominations  de  l'or,  a  bien  su  trouver  l'endroit 
où.  il  fallait  le  frapper,  puisque  c'était  lui  qui  en  avait  pétri  l'urgile  et  qu'il 
connaissait  le  fort  et  le  faible  de  son  ouvrage.  Il  savait  que  j'aimais  mes  parens  et 
que  là  était  ma  vanité  :  il  m'en  a  privé  afin  que  j'élevasse  les  yeux  vers  lui...  » 
(Lettre  du  2.j  octobre  1799). —  Pourquoi  Sainte-Beuve  qui  le  premier  a  publié  cette 
lettre  de  Chateaubriand  {Lundis,  t.  X,  et  Chateaubriand,  t.  1,  p.  177-182),  après  avoir 
déclaré  «  qu'elle  prouve  sa  sincérité,  »  et  comme  pour  rattrai>er  cet  aveu,  s'em- 
pres3e-t-il  aussitôt  d'ajouter  :  «  sa  sincérité,  je  ne  dis  pas  de  fidèle  (cet  ordre  supé- 
rieur et  intime  nous  échappe),  mais  sa  sincérité  d'artiste  et  d'écrivain  ?  »  En 
^éritéj  si  celte  lettre,  comme  l'a  dit  encore  Sainte-Beuve,  «  est  évidemment  celle 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CflRlSTlANlSME.   »  825 

ni  ère  !  olle  était  morte  loin  de  lui,  «  sur  un  grabat:  »  à 
soixanlc-douze  ans,  elle  avait  connu  la  prison,  les  mauvais 
traifemens;  elle  avait  vu  périr  sur  réchalaud  une  partie  de  ses 
enfans,  elle  avail  pleuré  enfin  sur  les  égaromeiis  de  son  drrnier 
ré.  de  ce  fils  pour  lequel  elle  avait  rêvé  le  sacerdoce,  et  au  jour- 
d'hui  devenu  l'ennemi  de  cette  foi  chrétienne  qui  seule  l'avait 
soutenue  dans  ses  propres  épreuves...  Et  peu  à  peu,  voilà  que 
du  fond  de  son  trouble  et  parmi  ses  larmes,  surgissent,  avec  le 
remords  «  d'avoir  empoisonné  les  vieux  jours  de  sa  mère,  »  les 
poétiques  émotions  de  sa  pieuse  jeunesse  :  il  revoit  ces  radieuses 
nuits  de  Noël  dans  la  vieille  cathédrale  malouine,  et  toutes  ces 
imposantes  cérémonies  qui  avaient  enchanté  son  âme  peu  choyée 
d'enfant:  il  s'attendrit,  il  s'attarde  à  ces  touchans  souvenirs... 
Mille  pensées,  hier  peu  écoutées,  viennent  maintenant  l'assaillir. 
Est-il  donc  si  sûr  de  son  incroyance  ?  A-t-il  donc  de  si  bonnes 
raisons  pour  prendre  contre  sa  mère  le  parti  de  ses  bourreaux? 
L'Essai  est  là  pour  répondre  :  n'y  a-t-il  pas  entassé  autant  d'ar- 
gumens  pour  que  contre  les  croyances  maternelles?...  Et  son 
trouble  augmente  :  il  touche  à  un  moment  décisif,  à  l'une  de 
ces  heures  de  sincérité  absolue  où  le  fond  de  l'être  apparaît,  où 
les  grands  partis  pris  qui  engagent  toute  la  vie  morale  s'impo- 
sent avec  une  nécessité  inéluctable  :  il  faut  «  parier.  »  Entre  la 
foi  de  sa  mère  et  celle  des  terroristes,  il  ne  peut  plus  reculer: 
il  doit  choisir... 

Eaire  cause  commune  avec  les  meurtriers,  et  non  avec  les 
victimes  :  à  cette  seule  pensée,  tout  son  être  se  révolte.  L'obscure 
poussée  de  son  hérédité  bretonne,  une  sorte  d'horreur  instinc- 
tive à  l'idée  de  ne  point  penser  comme  les  ancêtres,  le  souci 
chevaleresque  de  l'honneur  (1),  le  besoin  de  défendre  une 
cause,  sinon  désespérée,  au  moins  momentanément  vaincue 
tout  cela  s'agite  et  s'échauffe  en  lui,  tout  cela  l'incline  fortement 
à  croire...  Et  pourtant,  il  hésite  encore  :  est-il  bien  sûr  que  la 
vérité  soit  du  côté  où  le  porte  son  cœur?...  Mais  qui  donc  lui  a 


d'un  homme  qui  croit  <à  sa  manière,  qui  prie,  qui  pleure,  —  d'un  homme  qui  s'est 
mis  à  cjenuux  avant  et  après,  pour  parler  le  langage  de  Pascal,  »  je  me  demande, 
je  ne  dis  pas  ce  qu'un  critique  comme  Sainte-Beuve,  je  ne  dis  même  pas  ce  qu'un 
"  fidèle,  »  mais  ce  qu'un  prêtre  même,  et  un  prêtre  janséniste,  pourrait  bien 
exiger  de  plus. 

(1)  «  C'est  l'honneur  qui  a  fait  l'émigration;  c'est  l'honneur  qui  a  rappelé  aux 
idées  religieuses.  »  (,M"'  de  Duras,  note  finale  d'Edouard,  citée  par  M.  Baldens- 
perger,  art.  cil.) 


826 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


transmis  la  douloureuse  nouvelle?  C'est  sa  sœurjM""^  de  Farcy, 
hier  brillante,  adorée,  folle  de  poésie  et  de  littérature,  aujour- 
d'hui «  convertie  «  elle  aussi,  et  devenue,  par  ascétisme  chré- 
tien, l'ennemie  de  ce  qui  l'avait  enchantée  jadis.  Et  elle  supplie 
son  frère  d'imiter  son  exemple,  de  se  convertir,  de  «  renoncer 
à  écrire  !  »  Aura-t-il  donc  un  moindre  courage  ?  «  Si  tu  savais, 
lui  disait-elle,  combien  de  pleurs  tes  erreurs  ont  fait  répandre  à 
notre  respectable  mère  1...  »  Oui,  sa  sœur  dit  vrai  :  on  ne  peut 
jamais  avoir  raison  contre  une  mère  mourante.  Il  renoncera 
donc  à  écrire  ;  et,  jetant  au  feu  «  avec  horreur  »  et  avec  larmes 
des  exemplaires  de  son  livre,  dans  la  sincérité  de  son  repentir, 
dans  le  sacrifice  volontaire  de  sa  vocation  d'écrivain,  dans  la 
profondeur  de  sa  douleur  filiale,  il  retrouve  la  force  de  croire 
et  de  faire  redescendre  en  lui  le  Dieu  qui  l'avait  quitté.  Il  pleure, 
et  il  croit  (1)... 

...  Mais  pourquoi  renoncer  à  écrire?  Cette  littérature  qui  a 
fait  tant  de  mal,  est-elle  donc  incapable  de  faire  quelque  bien  ? 
Serait-ce  donc  un  si  mauvais  emploi  de  sa  vie  que  de  mettre  au 
service  de  la  religion  les  dons  d'écrivain  et  de  poète  même 
qu'on  s'accorde  à  lui  reconnaître  ?  Et  l'exemple  de  Pascal,  un  ij 
converti  lui  aussi,  de  saint  Augustin,  et  de  tant  d'autres,  se  pré- 
sente à  sa  pensée  :  ils  n'ont  pas  brisé  leur  plume,  eux  :  pourquoi 

(1)  C'est  là,  comme  on  sait,  le  mot  célèbre  de  la  Préface  de  la  1"  édition  du 
Génie  du  Christianisme.  Dans  cette  Préface,  Chateaubriand  a  arrangé,  dramatisé 
et,  si  je  puis  dire,  symbolisé  un  peu  les  choses  :  «  Elle  (ma  mère),  y  écrit-il, 
chargea,  en  mourant,  une  de  mes  sœurs  de  me  rappeler  à  cette  religion  dans 
laquelle  j'avais  été  élevé.  Ma  sœur  me  manda  le  dernier  vœu  de  ma  mère  :  quand 
la  lettre  me  parvint  au  delà  des  mers,  ma  sœur  elle-même  n'existait  plus;  elle  \ 
était  morte  des  suites  de  son  emprisonnement.  Ces  deux  voix  sorties  du  tombeau, 
cette  mort  qui  servait  d'interprète  à  la  mort  m'ont  frappé.  Je  n'ai  point  cédé,  j'en 
conviens,  à  de  grandes  lumières  surnaturelles;  ma  conviction  est  sortie  du  cœur: 
j'ai  pleuré  et  j'ai  cru.  » —  Tout  cela  n'est  vrai  qu'en  gros.  M™°  de  Chateaubriand  ;i 
est  morte  le  31  mai  1798,  .M'"'  de  Farcy  le  26  juillet  1799;  la  lettre  par  laquelle 
M™'  de  Farcy  annonçait  à  son  frère  la  mort  de  leur  mère  est  datée,  d'après  Cha- 
teaubriand lui-même,  du  l"  juillet  1798,  et  elle  lui  est  certainement  parvenue 
avant  la  mort  de  M""  de  Farcy,  qu'il  a  apprise  entre  le  19  août  et  le  27  oc- 
tobre 1799.  Une  lettre  à  Fontanes  datée  du  19  août  1799  nous  montre  le  Génie 
du  Christianisme  déjà  fort  avancé  :  il  est  donc  probable  que  la  nouvelle  de  la 
mort  de  M°"  de  Chateaubriand  parvint  à  son  fils  dans  les  derniers  mois  de  1798, 
—  il  l'ignore  encore  le  15  août;  —  et  ce  fut  alors  qu'eut  lieu  la  crise  religieuse  et 
que  le  Génie  fut  conçu  sous  sa  première  forme.  La  nouvelle  de  la  mort  de  M""  de 
Farcy  reçue  un  an  plus  tard  n'a  fait  que  redoubler  et  fortifier  l'impression  pro- 
duite par  la  mort  de  M""  de  Chateaubriand  ;  et  la  lettre  du  27  oclobre  1799  publiée 
par  Sainte-Beuve  doit  nous  rendre  un  écho  assezfidèle  des  sentimens  éprouvés  par 
Chateaubriand  un  an  plus  tôt.  C'est  en  ce  sens  que  l'on  peut  interpréter  son  témoi- 
gnage rappelé  plus  haut.  ^ 


LA    GENÈSE    DU    «  GÉNIE    DU    CHRISTIANISME.  »  827 

donc  briserait-il  la  sienne  ?...  Et  l'idée  d'un  grand  livre  à  écrire 
germe  aussitôt  en  lui,  un  livre  qui  serait  une  expiation  en  même 
temps  qu'une  apologie,  un  livre  de  converti  et  un  livre  d'ar- 
tiste, un  livre  où  la  ferveur  de  sa  foi  reconquise  et  l'ardeur  de 
son  culte  pour  le  beau,  tout  serait  rapporté  à  leur  unique  source, 
à  Dieu  :  «  Je  dirigerai  le  peu  de  forces  qu'il  m'a  données  vers 
sa  gloire,  certain  que  je  suis  que  là  gît  la  souveraine  beauté  et 
le  souverain  génie  (1).  »  Est-ce  que  la  religion  n'est  pas  une 
poésie  ?  Est-ce  qu'elle  n'a  pas  inspiré  quelques-uns  des  plus 
beaux  génies  et  des  plus  grands  écrivains  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  pays  ?  Les  plus  belles  pages  de  son  Essai  sur  les 
Révolutions,  celles  qu'on  a  le  plus  louées,  celles  qui  sont  le  plus 
révélatrices  du  talent  dont  il  se  sent  doué,  ne  sont-elles  pas  jus- 
tement, —  chose  bien  suggestive,  —  celles  qui  sont  comme  un 

(1  Chateaubriand  à  Fontanes,  25  octobre  1799.  —  Je  n'ai  pas  cru  devoir  poser 
ici  la  question  si  souvent  soulevée  de  la  sincérité  religieuse  de  Chateaubriand. 
A  mes  yeux,  c'est  là  une  fausse  question;  et  il  me  semble  que  cela  ressort  sur- 
abonJamment  du  livre,  d'ailleurs  trop  long  et  incomplet  tout  ensemble,  de 
M.  G.  Bertrin  (Paris,  Lecoffre,  1900)  sur  ce  sujet.  D'abord,  j'estime,  avec  M.  Faguet, 
qu'  «  il  ne  faut  douter  de  la  sincérité  de  personne;  »  et,  pour  ma  part,  je  ne  me 
reconnais  pas  plus  le  droit  de  suspecter  la  sincérité  religieuse  de  Chateaubriand 
que  la  sincérité  de  l'irréligion  de  Voltaire  ou  de  Renan.  J'ajoute  qu'y  ayant  re- 
gardé de  fort  près,  et  qu'ayant  même,  jadis,  trop  docilement  accueilli  les  habiles, 
—  et  perfides,  —  insinuations  de  Sainte-Beuve,  j'ai  fini  par  trouver  bien  peu 
sérieuses  les  raisons  qu'on  faisait  valoir  pour  justifier  la  thèse  de  l'insincérité,  et 
il  m'a  paru  que  cette  thèse  avait  contre  elle  les  textes  les  plus  formels,  les  témoi- 
gnages les  plus  décisifs  et  la  vraisemblance  psychologique  la  plus  entière.  — 
Souvent  aussi,  on  a  fait  un  peu  dévier  le  débat,  et  confondu  la  question  de  la 
sincérité  avec  celle  de  la  qualité  ou  de  la  nature  du  christianisme  de  Chateau- 
briand. Christianisme  de  poète  ou  d'artiste  !  s'écriait-on  un  peu  dédaigneusement, 
et,  je  crois,  non  sans  quelque  injustice.  Mais  d'abord,  outre  qu'il  peut  arriver  à 
un  poète  de  voir  plus  profondément  et  plus  loin  qu'un  pur  logicien,  l'objection 
ne  vaut  que  pour  ceux  qui  s'imaginent  bien  naïvement  que,  dans  les  grands 
partis  pris  qui  sont  au  fond  de  l'incroyance  comme  de  la  croyance,  seule  la  raison 
pure  intervient,  alors  qu'en  fait  l'imagination  et  la  sensibilité  jouent  toujours  un 
rùle.  Et,  en  second  lieu,  si  la  <■  foi  du  charbonnier  »  est  chose  parfaitement  légi- 
time et  respectable,  pourquoi  la  foi  du  poète  le  serait-elle  moins  que  celle  du 
théologien  ou  du  philosophe?  —  Enfin,  de  ce  que  la  vie  de  Chateaubriand  n'a  pas 
été  parfaitement  exemplaire,  de  ce  qu'il  a  été  trop  souvent,  suivant  le  mot  de 
Veuillot,  «  un  chrétien  honoraire,  »  il  n'en  faut  rien  induire  contre  la  sincérité  de 
ses  convictions  religieuses  :  à  ce  compte,  que  devrait-on  penser  du  christianisme 
de  Louis  XI V,  par  exemple?  Tout  ce  qu'on  peut  et  doit  dire,  c'est  que  Chateau- 
briand apologiste  a  manqué,  dans  une  certaine  mesure,  d'autorité  morale,  et  que 
sa  vie  a  fait  tort  à  son  œuvre.  Et,  pour  conclure,  on  peut  préférer  au  christia- 
nisme de  Chateaubriand  celui  de  Newman  et  celui  de  Pascal;  on  peut  regretter 
que  sa  foi  religieuse  n'ait  pas  été  accompagnée  et  comme  doublée  d'une  pensée 
plus  forte  et  surtout  d'une  vie  morale  plus  parfaite.  Mais  à  aucun  moment  de  sa 
vie,  on  n'a  le  droit,  —  historiquement  ou  psychologiquement,  —  d'en  suspecter 
la  sincérité. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

involontaire  hommage  au  christianisme?  Il  est  donc  lui-même 
la  preuve  vivante  que  l'inspiration  chrétienne,  bien  loin  de  lui 
nuire,  favorise  au  contraire  l'éclosion  du  génie  littéraire.  Et 
sans  doute  les  deux  élémens  ne  sont  point  nécessairement  soli- 
daires :  mais  ils  peuvent  se  prêter  l'un  à  l'autre  un  mutuel  appui 
ou  se  faire  l'un  à  l'autre  une  guerre  mutuelle.  Voltaire  et  Rous- 
seau, par  exemple,  auraient-ils  fait  tant  de  mal  à  la  religion, 
s'ils  n'avaient  pas  été  des  écrivains  de  génie?  Précisément,  il  y 
a  à  le faire  leur  œuvre  contre  eux-mêmes.  Pascal  est  mort  sans 
avoir  pu  achever  le  grand  ouvrage  qu'il  méditait.  Ecrivons  à 
notre  tour  le  livre  rêvé  par  Pascal,  mais  adaptons-le  aux 
besoins  des  temps  nouveaux.  11  se  proposait,  entre  autres 
choses,  —  ce  sont  ses  propres  expressions,  —  de  «  rendre  la 
religion  aimable:  »  faisons  de  ce  dessein  notre  objet  essentiel. 
Toute  la  philosophie  du  siècle  qui  s'achève  a  vécu  sur  cette 
idée  que  le  christianisme  était  un  retour  à  la  barbarie  primi- 
livf,  qu'il  était  la  plus  immorale  des  «  superstitions.  »  Mon- 
trons que  c'est  là  le  contraire  môme  de  la  vérité  historique  ;  et 
faisons  en  un  mot  l'apologie  de  la  Religion  chrétienne  par  rap- 
port à  la  Morale  et  aux  Beaux-Arls  (1). 

IX 

L'idée  était  de  celles  qui  ne  pouvaient  manquer  d'agir  puis- 
samment sur  une  âme  d'artiste  disposée,  comme  celle  de  Cha- 
teaubriand, à  concevoir  toutes  choses  sub  specie  pulchritudinis. 
Elle  était  si  heureuse  et  si  féconde,  elle  ramassait  en  les  préci- 
sant tant  de  pressentimens  obscurs,  tant  d'aperçus  lointains  ou 
récens,  tant  de  velléités  intimes,  elle  répondait  si  bien  aux 
mille  suggestions  concordantes  de  la  pensée  contemporaine, 
bref,  en  lui  et  en  dehors  de  lui,  elle  faisait  si  directement  écho 

(1)  Titre  tout  primitif  du  Génie  (Lettre  à  Fonfanes  du  19  août  1799).  —  L'idée 
religieuse  est  si  naturellement  associée  cheï  Cliateaubritnd  à  l'idée  esthétique 
que,  dans  une  prière  composée  par  lui,  probablement  à  Rome  après  la  mort  de 
M"*  de  Beaumont,  on  lit  ceci  :  «  Èlre  éternel,  objet  qui  ne  finit  point  et  devant 
qui  tout  s'écroule,  seule  réalité  permanente  et  stable,  vous  seule  méritez  qu'on 
s'attache  à  vous...  En  vous  contemplant,  6  beaxité  divine,  on  sent  avec  transport 
que  la  mort  n'étendra  jamais  ses  horribles  ombres  sur  vos  traits  divins.  »  — 
Ailleurs,  dans  le  Voyage  en  Italie  (éd.  Ladvocat,  t.  VII,  p.  191),  il  écrit  :  «  Jésus- 
Christ  était-il  le  plus  beau  des  hommes,  ou  était-il  laid  ?  Les  Pcrps  grecs  et  les 
Pères  latins  se  smt  partagés  d'opinion  :  je  liens  pour  la  beaulé.  »  Chateaubriand 
a  toujours  tenu  pour  la  beauté. 


LA    GENÈSE    DU    «   GÉiME    DU    CHRISTIANISME.  »  829 

à  tout  un  monde  de  préoccupations,  de  désirs  et  de  rêves, 
qu'elle  dut,  en  s'ofîrant  à  son  esprit,  lui  faire  l'effet  d'une  sorte 
de  révélation.  «  Une  espèce  de  fièvre,  nous  dit-il,  me  dévora 
pendant  tout  le  temps  de  ma  composition.»  On  s'explique  cela 
sans  peine.  11  avait  enfin  trouvé  sa  voie.  Le  chrétien  et  l'artiste, 
le  lettré  et  le  moraliste,  le  romancier  et  l'historien,  le  chevalier 
et  le  peintre,  tous  les  aspects  de  son  génie  et  de  sa  personne 
morale,  il  allait  pouvoir  les  exprimer  dans  son  œuvre  nouvelle, 
Les  parties  mortes  de  l'esprit  de  son  temps,  celles  qui,  dans 
l'Essai,  entravaient  son  essor  et  paralysaient  son  originalité 
naissante,  il  venait  de  les  répudier  sans  retour;  il  sentait  que 
l'esprit  d'un  nouveau  siècle  venait  de  lui  apparaître,  et  qu'il 
avait  pour  mission  de  lui  donner  une  forme  et  de  lui  prêter 
une  voix.  A  cette  tâche  il  se  promettait  bien  de  ne  point  faillir. 
D'emblée,  le  livre  qu'il  venait  d'entrevoir  pouvait  le  placer  à  la 
tête  de  la  jeune  génération  littéraire,  et,  comme  ces  dieux 
d'Homère  qui  en  trois  pas  franchissent  le  ciel,  il  allait  peut-être, 
en  deux  ouvrages,  atteindre  à  la  gloire  que  les  Rousseau  et  les 
Voltaire,  les  Bossuet  et  les  Pascal  avaient  parfois  si  laborieuse- 
ment conquise... 

Le  Génie  du  Christianisme  était  né. 

Victor  Giraud. 


PAUL  HUET 


ET 


LE   PAYSAGE   FRANÇAIS 


:?  (i; 


I 

L'un  des  bienfaits  les  plus  précieux,  le  plus  incontestable 
assurément  que  doit  notre  France  à  la  puissante  et  féconde  ex- 
plosion du  romantisme  est  l'admiration,  émue  et  studieuse,  du 
monde  extérieur.  Ce  n  est  pas  que  nos  ancêtres,  en  aucun  temps, 
soient  restés  insensibles  aux  beautés  de  la  nature  et  aux  charmes 
de  la  vie  rustique,  mais  leurs  poètes  et  leurs  artistes,  dans  leurs 
premières  naïvetés,  mirent  longtemps  à  trouver  un  langage 
assez  précis,  souple  et  coloré  pour  fixer  et  communiquer  des 
émotions  qu'ils  ressentaient  peut-être  aussi  vivement  que  nous. 
Dès  le  xui^  siècle,  pas  un  trouvère,  pas  un  conteur  qui  n'adresse 
un  salut  au  joli  printemps,  et  ne  promène  les  aventures, 
héroïques  ou  galantes,  de  ses  chevaliers  et  de  ses  dames  à  travers 
la  fraîcheur  fleurie  des  plaines  verdissantes  ou  dans  lombre  des 
forêts  touffues.  Mais  avec  quelles  redites  banales  s'exprime,  le 
plus  souvent,  cette  sensibilité  superficielle!  Combien,  sous  ce 
rapport,  restons-nous  en  arrière  de  l'Italie  et  de  l'Angleterre  où 
Dante,  Boccace,  Chaucer,  bien  d'autres,  savent  déjà,  en  quelques 
mots,  dessiner  et  peindre  un  paysage  et  ses  habitans  avec  une 

(1)  Paul  Htiel  (1803-18G9).  D'après  ses  notes,  sa  correspondance,  ses  contem- 
porains. —  Documens  recueillis  par  son  fils,  René  Paul-lluet,  1  vol.  gr.  in-8 
illustré;  Henri  Laurens.  ^ 


PAUL  HUET  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  831 

surprenante  justesse.  Nos  miniaturistes,  si  habiles  de  bonne 
heure  à  saisir  la  mimique  des  acteurs  humains,  et  à  leur  faire 
jouer,  en  des  cadres  minuscules,  des  scènes  graves  ou  plaisantes, 
d'une  vivacité  particulière,  s'en  tiennent  encore  à  des  détails, 
branchages,  fleurettes,  feuillages,  oiseaux,  insectes  dont  ils 
sèment  leurs  marges.  Pour  qu'ils  s'intéressent,  de  plus  près,  aux 
végétaux  et  aux  animaux,  pour  qu'ils  les  associent  à  la  cam- 
pagne environnante,  il  faut  qu'un  grand  souffle  d'art  pur  nous 
arrive  des  Flandres  par  les  frères  de  Limbourg,  et  les  Van 
Eyck. 

Le  succès,  d'ailleurs,  est  admirable.  Jehan  Fouquet,  le  tou- 
rangeau, libre  et  avisé  disciple  à  la  fois  des  Van  Eyck,  de  Pi- 
sanello  et  de  Fra  Angelico,  s'assimile,  avec  une  aisance  char- 
mante, leurs  qualités  diverses  et  fait  mouvoir  ses  figurines  en 
des  paysages  et  des  architectures  d'une  telle  vérité,  pour  les 
formes  et  pour  les  lumières,  qu'on  n'a  guère  fait  mieux,  depuis, 
en  aucune  école.  Et  il  n'est  pas  le  seul!  Autour  de  lui,  quel- 
ques-uns de  ses  émules  anonymes  ont  fait  aussi  bien.  Mais,  après 
eux,  il  semble  que  les  yeux,  brouillés  par  les  décadens  d'Italie, 
se  ferment  ou  se  troublent  durant  un  long  siècle.  C'est  seule- 
ment en  Claude  Lorrain  et  Poussin  que  les  arbres  et  le  soleil 
trouveront  des  admirateurs  passionnés,  voulant  et  sachant  en 
exprimer  la  grandiose  et  noble  poésie.  Aussi  exaltés  tous  deux 
par  les  souvenirs  de  la  beauté  antique,  que  par  leurs  impres- 
sions directes  devant  la  réalité  vivante,  ces  nobles  artistes  s'auto- 
risent, avec  liberté,  décision  et  variété,  des  exemples  déjà  donnés 
par  les  Vénitiens,  les  deux  Bellini,  Carpaccio,  Basaïti,  Gior- 
gione,  Titien,  puis  développés  à  Bologne  par  Annibal  Carrache 
et  le  Dominiquin.  Ils  accordent  enfin,  dans  leurs  scènes  histo- 
riques, une  place  si  importante,  si  prépondérante  au  paysage 
que  les  acteurs,  de  plus  en  plus  rares  et  amoindris,  finissent  par 
y  disparaître  presque  entièrement  dans  les  masses  touffues  des 
végétations  majestueuses  ou  dans  l'éblouissement  diffus  des 
splendides  crépuscules.  Ni  le  Lorrain,  ni  le  Normand,  ne 
perdent  rien,  dans  Vagro  romano,  de  leur  sincérité  française  et 
de  leur  sensibilité  atavique  devant  la  nature  (comme  le 
prouvent  leurs  incomparables  dessins),  mais,  précisément,  parce 
qu'ils  sont  émus  et  sincères,  ils  traduisent  très  loyalement  ce 
qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Leur  franchise  septentrionale  ne  leur 
sert  qu'à  mieux  voir  et  à  mieux  comprendre  la  beauté  méridio- 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

nale  ;  et  c'est  grâce,  sans  doute,  à  cette  associalion,  spontanée 
et  constante  chez  eux,  des  deux  génies,  qu'ils  nous  apparaissent, 
au-dessus  de  tous  les  paysagistes,  comme  leurs  maîtres  les  plus 
complets,  les  plus  internationaux,  les  plus  humains,  et  qu'ils 
sont  restés,  jusqu'à  nos  jours,  des  inspirateurs  et  des  conseillers 
écoutés  et  respectés  dans  toutes  les  écoles. 

Tandis  que  Poussin  et  le  Lorrain  travaillaient  à  Rome,  chez 
nous,  à  Paris,  sous  l'influence  des  controverses  théologiques  et 
philosophiques,  des  discussions  grammaticales  et  théoriques, 
les  lettres  et  les  arts  presque  uniquement  encouragés  et  cultivés 
en  des  milieux  aristocratiques  et  mondains,  se  détachaient  de  la 
nature  extérieure,  pour  se  consacrer  à  l'analyse  psychologique 
et  la  représentation  expressive  de  l'homme,  mais  de  l'homme 
seul,  suivant  des  règles  conventionnelles,  dites  classiques,  parce 
qu'on  croyait  les  trouver  dans  les  chefs-d'œuvre  grecs  et  romains. 
Ceux  qui  regardent  les  arbres  et  le  ciel,  comme  La  Fontaine, 
Racine,  Fénelon  sont  des  exceptions.  Non  moins  rares  sont  les 
peintres  qui  se  hasardent,  même  de  loin,  à  suivre  Claude  et 
Poussin;  s'ils  le  font,  comme  les  Patel,  c'est  avec  une  extrême 
timidité,  en  abritant  leurs  verdures  légères  sous  la  protection 
des  colonnades  académiques  ou  de  fausses  ruines  antiques. 

Les  yeux  fermés  n'osent  se  rouvrir  aux  enchantemens  du 
paysage  que  par  la  grâce  inattendue  et  l'émotion  délicate  de 
Watteau.  Ce  doux  rêveur  mélancolique,  disciple  fidèle  des  bons 
Flamands,  ses  compatriotes,  ayant  pris,  par  Rubens  et  chez 
Crozat,  la  nostalgie  des  Venises  lointaines,  donne  hardiment 
pour  fonds  à  ses  petits  acteurs,  même  ceux  de  la  Comédie 
Italienne,  non  plus  un  décor  de  théâtre,  mais  les  taillis  et  les 
futaies  des  vieux  parcs  nobiliaires  où  il  a  surpris  leurs  tendres 
entretiens  et  leurs  gestes  aimables.  Presque  tous  les  autres 
brosseurs  de  fêtes  galantes  ou  de  scènes  familières,  sans 
retrouver  sa  franchise,  ne  laissent  point  de  s'en  souvenir.  Les 
motifs  rustiques  qu'Oudry  et,  après  lui,  Boucher,  introduisent 
dans  leurs  cartons  de  tapisseries,  ne  sont  pas  sans  intérêt,  ceux 
d'Oudry  surtout  qui,  dans  ses  dessins  et  quelques  études  d'après 
nature,  est  déjà  un  vrai  paysagiste.  Bientôt  ce  goût  pour  la 
vérité  s'accentue  et  s'affirme,  plus  nettement,  avec  Joseph 
Vernet,  dont  certains  morceaux  pressentent  et  préparent  Corot, 
puis,  avec  plus  de  fantaisie,  mais  une  véritable  poésie,  bien 
souvent,  chez  Fragonard  et   Hubert  Robert.  Enfin,  le  paysage 


PAUL    IIUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS.  833 

isolé,  le  paysîige  pour  lui-même,  la  pièce  de  cabinet  et  de  salon, 
d'amateurs  et  d'expositions,  le  paysage-étude,  pris  tout  entier 
sur  nature,  naïvement  français,  fait  son  apparition  définitive,  à  la 
fin  du  xviii°  siècle.  Timidement  introduit,  d'abord,  par  le  pauvre 
Lantara,  il  s'enbardit  par  degrés  chez  Bruandet  (17S0-1803), 
Louis  Moreau  (1740-1806),  puis  chez  Georges  Michel  (1765- 
1843).  Celui-ci  meurt,  octogénaire,  à  Montmartre,  sans  avoir 
connu  la  gloire  de  précurseur  qu'il  méritait. 

A  ce  moment,  l'amour,  le  culte,  limitation  de  la  nature  ont 
été  mis  à  la  mode  par  Jean-Jacques  Rousseau,  Bernardin  de 
Saint-Pierre  et,  enfin,  Chateaubriand.  Le  mouvement,  il  est 
vrai,  semble  arrêté  par  le  jacobinisme  autoritaire  et  l'esthé- 
tique pseudo-antique  de  David  fondée  sur  la  seule  imitation  de 
la  statuaire  gréco-romaine,  à  l'exclusion  systématique  de  toute 
représentation  réelle  et  contemporaine.  Le  paysage  surtout  est 
sévèrement  proscrit  comme  un  genre  inférieur  et  bas,  digne  à 
peine  d'être  exercé  à  côté  de  la  peinture  d'histoire,  la  grande 
peinture,  condamnée  elle-même  à  son  rigide  et  immuable  idéal. 
Heureusement,  pour  de  vrais  artistes,  fatalement  épris  des 
formes  et  des  couleurs,  les  plus  solennelles  théories,  même  for- 
mulées par  eux,  sont  oubliées  dans  la  pratique.  David  lui- 
même  en  donna  l'exemple.  Ce  contempteur  fanatique  de  la 
réalité  sera  l'un  des  portraitistes  et  peintres  de  figures  contem- 
poraines les  plus  exacts,  les  plus  sincères  que  compte  l'art 
moderne.  Et  chez  ses  élèves,  même  les  plus  soumis,  voici  que 
ce  paysage  maudit,  le  paysage  arborescent,  verdoyant,  animé  de 
douces  lumières,  sous  la  sérénité  ou  la  mélancolie  de  ciels 
changeans,  a  bien  vite  l'audace  de  reparaître.  Prud'hon  en  fait 
le  fond  de  ses  portraits  ou  de  ses  rêveries,  et,  dans  ses  épopées 
militaires.  Gros  s'y  exerce,  avec  une  ampleur  et  une  justesse 
d'effet  supérieures  à  tout  ce  qu'on  connaissait. 

Il  n'est  donc  point  vrai  de  dire  qu'avant  Paul  Huet,  qui, 
débuta,  le  premier,  vers  1822,  dans  la  peinture  du  paysage 
spécial  et  portatif,  avant  Fiers,  Cabat,  Corot,  Decamps,  Isabey, 
Diaz  qui  le  suivirent  de  près,  l'art  du  paysage  était  perdu  chez 
nous.  La  vérité  est  que,  comme  en  Italie  et  dans  les  Pays-Bas, 
il  avait  d'abord  été  lappoint  naturel  des  scènes  légendaires  ou 
historiques  exécutées  par  les  peintres  de  figures.  11  n'est  point 
exact  non  plus  de  penser  que  l'évolution  commencée  par  tous 
ces   nouveaux  paysagistes,  dits  romantiques,  soit  due  à  l'im- 

TOME  III.  —  19H.  53 


83  i 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


portation  et  à  rimitation  des  tableaux  anglais,  puisque,  déjà, 
avant  lapparition  victorieuse  de  Constable  au  Salon  de  1824, 
dans  quelques  œuvres  de  Prud'hon,  Gros,  Géricaull,  on  pouvait 
admirer  des  qualités  similaires.  C'est  que  des  deux  côtés,  tous 
Anglais  et  Français,  s'étaient  inspirés  en  même  temps  aux  mêmes 
sources  italiennes,  flamandes,  hollandaises,  françaises,  chez 
Titien,  Rubens,  Rembrandt,  Poussin,  Watteau. 

Lorsque  Paul  Huet,  à  dix-neuf  ans,  attira  les  yeux  d'Eugène 
Delacroix,  par  un  petit  paysage  d'après  nature  fait  à  Saint- 
Cloud,  il  n'avait  pas  plus  que  le  jeune  auteur  de  la  Barque  de 
Dante  la  prétention  d'être  un  révolutionnaire.  L'un  et  lautre 
pensaient  simplement  reprendre,  avec  plus  de  liberté  et  de  sincé- 
rité, les  traditions  des  vrais  maîtres  de  la  peinture,  oblitérées  et 
faussées  par  un  pédantisme  tyrannique  et  glacial.  L'Exposition 
des  œuvres  de  Paul  Huet,  à  l'Ecole  des  Reaux-Arts  et  la  publica- 
tion de  sa  correspondance  et  de  ses  notes  faite  par  son  lils  nous 
donnent  aujourd'hui  loccasion  de  rendre  à  ce  noble  artiste, 
trop  oublié,  l'hommage  glorieux  qu'il  mérite.  Ce  doit  être  aussi 
celle  de  montrer,  par  son  exemple,  ce  que  furent  la  hauteur 
de  l'intelligence,  la  solidité  des  convictions,  la  dignité  du  carac- 
tère, la  santé  de  l'esprit  et  du  cœur  chez  la  plupart  des  artistes 
qui,  alliés  aux  écrivains  de  leur  temps,  ont  pris  part  à  ce  ma- 
gnifique mouvement  intellectuel  et  passionnel,  d'imagination  et 
d'études,  littéraire  et  scientifique,  philosophique  et  moral,  qui 
a  fait  la  force  du  xix°  siècle  et  restera  son  honneur, 

II 

Gomme  la  plupart  de  nos  paysagistes,  à  cette  époque,  Paul 
Huet  est  un  Parisien.  Il  est  né  le  10  vendémiaire  an  XII 
(3  octobre  1803)  dans  une  vieille  maison  de  la  rue  des  Vieilles- 
Roucheries  (aujourd'hui  détruite),  près  de  Saint-Germain-des- 
Prés.  Par  tous  ses  ascendans,  il  était  de  race  normande.  Son 
père,  négociant  notable  de  Rouen,  ruiné  par  la  banqueroute  des 
assignats,  avait  échoué  dans  la  grande  ville  où  il  s'efïorçait,  mais 
en  vain,  de  rétablir  sa  fortune  par  un  commerce  de  draps  et 
de  toiles.  L'enfant,  un  tard  venu,  se  trouvait  le  dernier  de  quatre 
frères  et  sœurs  dont  le  plus  jeune  avait  vingt  ans  de  plus  que 
lui.  Son  arrivée,  dans  une  famille  en  détresse,  semble  avoir 
été  accueillie  sans  joie.  Sa  mère  était   toujours  malade.  H  la 


PAUL    HUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS.  835 

perdit  à  sept  ans.  Toutes  ces  tristesses,  jointes  au  spectacle  de 
son  père  «  luttant  avec  toute  la  noblesse  d'un  grand  cœur  et 
r impuissance  d'un  honnête  homme  contre  les  injustices  du 
sort,  »  contribuèrent,  d'après  son  propre  aveu,  à  développer 
chez  lui  «  un  mélange  d'ironie  sceptique  et  moqueuse  long- 
temps uni  à  une  tendresse  nerveuse.  «  Tout  enfant,  ajoute-t-il, 
j'ai  eu  des  passions  d'amitiés  ardentes  et  de  funestes  découra- 
gemens.  Cependant  je  navals  lu  ni  Rousseau,  ni  Byron.  »  Mais 
ce  qu'on  a  nommé  plus  tard  «  la  fièvre  romantique  »  était  déjà 
dans  l'air.  Et  si  l'ironie  sceptique  et  moqueuse  du  petit  Parisien 
semble  s'être  émoussée  dans  l'expérience  de  la  vie,  sa  nervosité 
sentimentale  restera,  jusqu'à  la  lin,  la  cause  de  ses  plus  vives 
jouissances  et  de  ses  plus  amères  douleurs.  Si  sa  sensibilité 
enfantine  souffrait  déjà  des  soucis  domestiques  trop  visibles 
autour  de  lui,  sa  conscience  et  sa  volonté  se  trouvaient,  d'autre 
part,  déjà  formées  et  préparées  par  les  exemples  de  probité,  de 
délicatesse,  de  tendresse  multipliés  à  son  entour.  L'un  de  ses 
frères,  sa  plus  grande  sœur,  M""*  Richomme,  et  une  simple 
employée  du  magasin,  «  lille  au  grand  cœur  »  dont  le  dévoue- 
ment devait  raccompagner  dans  toute  sa  vie,  furent  d'admi- 
rables consolateurs  de  sa  première  jeunesse. 

La  nature  est  d'ailleurs  une  seconde  mère  pour  les  orphe- 
lins. Déjà,  avant  son  deuil,  l'enfant,  ayant  été  envoyé  en  pension  à 
Choisy-le-Roi,  avait  éprouvé,  dans  ses  promenades  aux  champs, 
des  impressions  qu'il  ne  devait  jamais  oublier.  Le  magasin 
obscur  où  il  grandissait,  —  à  l'heure  même  oii  Corot  en  faisait 
autant  dans  un  salon  de  coiffeur-modiste  au  coin  de  la  rue  du 
Bac,  et  Decamps  dans  un  bureau  de  changeur  rue  du  Mail,  —  et 
la  cour  triste  et  froide  dont  les  murs  sales  étaient  son  habituel 
horizon  ne  l'emprisonnaient  plus  constamment.  Son  père,  dési- 
reux de  l'instruire,  l'avait  envoyé,  comme  externe,  d'abord  au 
collège  Napoléon  (Henry  IV),  puis  au  collège  Bourbon.  En 
allant  à  ce  dernier,  l'écolier  traversait  les  ponts.  Soir  et  matin, 
comme  Corot  sur  le  seuil  de  sa  porte,  il  avait  le  merveilleux 
spectacle  du  grand  fleuve  roulant  ses  eaux,  claires  ou  troubles, 
entre  ses  berges,  moins  encaissées  qu'aujourd'hui,  et  couvertes 
alors  de  hauts  bouquets  d'arbres,  sous  les  lumières,  nacrées  ou 
empourprées,  des  crépuscules  éternellement  divers,  éternelle- 
ment enchanteurs.  On  faisait  aussi  l'école  buissonnière,  on  grim- 
pait au  Louvre  où,  jusqu'en  1815,  le  Musée  Napoléon  réunissait 


83C  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  européenne  ;  après  1815,  il 
y  restait  encore  assez  de  Titiens,  de  Poussins,  de  Rembrandt 
pour  tourner  de  jeunes  têtes.  D'ailleurs,  en  bas  du  Musée,  dans 
le  Carrousel,  n"y  avait-il  pas  les  échoppes  et  les  cartons  des  anti- 
quaires et  des  bouquinistes?  C'est  là  qu'un  jour,  le  collégien  fut 
ébloui  et  se  sentit,  pour  la  vie,  frappé  au  cœur  par  une  eau- 
forte  de  Rembrandt  sur  laquelle  on  lisait  :  Tacet,  scd  loquilur. 

Il  faisait,  d'ailleurs,  au  collège,  de  fort  bonnes  études.  Il 
excellait  surtout  aux  vers  latins.  Nous  ne  savons  s'il  en  fit  tou- 
jours, comme  aujourd'hui  le  bon  peintre,  Ferdinand  Humbert, 
l'un  des  derniers,  sans  doute,  et  fidèles  humanistes,  toujours 
prêt  à  scander  l'hexamètre  et  le  pentamètre,  à  l'occasion,  avec 
une  verve  lapidaire,  mais  il  fréquenta  toujours,  comme  Dela- 
croix, Corot  et  Millet,  les  poètes  anciens.  Un  de  ses  oncles,  abbé 
et  professeur,  le  voulut  même  pousser  à  l'enseignement.  Il  était 
trop  tard  !  L'adolescent  déclara  que  son  parti  était  pris.  Un 
de  ses  beaux -frères,  libraire,  se  fit  fort  de  lui  assurer  vite 
un  gagne-pain  en  lui  commandant  des  illustrations.  Son  père 
le  confia  à  un  bon  maître  de  dessin  qui  le  mit,  nous  dit-il, 
«  dix-huit  mois  ,  au  régime  des  têtes  de  Lemire.  »  Deux 
des  trois  Lemire,  le  père,  sculpteur,  son  fils,  Charles,  profes- 
seur à  l'Ecole  Polytechnique,  étaient  les  proches  voisins  des 
Huet,  rue  Childebert  et  de  l'Abbaye.  Le  troisième,  Antoine, 
avec  sa  femme,  peintresse,  habitait  rue  de  Vaugirard.  C'étaient 
des  davidiens  convaincus,  mais,  néanmoins,  les  deux  der- 
niers au  moins,  gagnés  par  la  séduction  romantique.  Antoine, 
en  1810  et  1814,  expose  des  Scènes  de  naufrage  tirées  d'Oman, 
M™^  Antoine,  en  1812,  Madame  de  la  Valhère  à  genoux 
devant  le  portrait  de  sa  mère,  en  1819,  henburge,  reine  de 
Flandre,  adoptant  les  enfans  d'Agnès  de  Misaure.  L'aîné,  le  pro- 
fesseur des  Polytechniciens,  s'en  tient,  lui,  aux  Domiliens,  Tra- 
jans  et  aux  allégories  instructives.  L'A?nour,  mettant  son  car- 
quois, foule  aux  pieds  les  attributs  de  la  Prudence  et  de  la  Force. 
Est-ce  chez  ce  dernier  que  le  jeune  voisin  prit,  avec  la  science 
des  hachures  en  losange,  «  la  prudence,  la  modestie,  l'amabi- 
lité, la  constance?  »  C'est  possible,  car  c'était  bien  là  une  de  ces 
familles  de  bourgeois-artistes,  si  nombreuses  au  xv!!!**  siècle, 
où  les  vertus  familiales  et  sociales  comme  les  principes  d'art 
se  transmettaient  de  i)ère  en  fils. 

Fatigué,  à  la  fin,  de  ce  régime  sec  et  froid,  il  demanda  à  entrer 


PAUL    HUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS.  837 

chez  Pierre  Guérin,  dont  l'atelier  était  célèbre.  «  Il  pénétra  dans 
ce  sanctuaire,  rempli  d'illusions,  sage  d'ignorance.  »  Mais, 
hélas!  il  avait  vu  le  Chasseur  et  la  Méduse  de  Géricault,  il  en 
parlait  avec  enthousiasme  !  Ses  camarades,  les  sages,  le  trai- 
tèrent vite  en  renégat;  ils  lui  prédirent  qu'il  ne  serait  jamais 
«  qu'un  petit  Van  Loo.  »  C'était  la  plus  terrible  des  injures. 
«  Je  n'y  fus  pas  longtemps  sans  sentir  un  certain  dégoût;  on  me 
parlait  antique  et  je  voyais  faire  des  morceaux  de  bois.  Je  me 
battais  les  flancs  pour  admirer  ces  productions  annuelles  cou- 
lées au  même  creuset...  Je  n'y  comprenais  rien.  »  Et  il  se 
souvenait  des  Prud'hon,  des  Charlet,  des  Géricault  qui  l'avaient 
ému,  et  surtout  de  Rembrandt!  «  Et  j'entendais  proscrire 
Rembrandt,  et  je  me  répétais  cette  phrase  :  Tu  n'auras  jamais 
le  prix  de  Rome  !»  - 

Gros  était  alors,  aux  yeux  des  jeunes,  le  propagateur  le  plus 
hardi  des  idées  nouvelles.  Ses  magnifiques  scènes  militaires, 
où  la  vérité  des  types,  la  variété  des  mouvemens,  la  franchise 
des  expressions,  se  présentaient,  en  reliefs  vigoureux,  dans  une 
harmonie,  éclatante  et  chaude,  de  couleurs  grasses  et  franches, 
étaient,  en  efl^et,  l'affirmation,  par  le  meilleur  des  élèves  de 
David,  de  principes  absolument  contraires  à  ceux  de  son  maître. 
C'était  bien  lui,  avant  et  avec  Géricault,  le  prédicateur  et 
l'apôtre  de  l'hérésie  scandaleuse  qu'on  commençait  d'appeler, 
avec  mépris,  le  Romantisme.  Quel  beau  peintre  d'actualités 
vivantes  !  Quel  beau  peintre  aussi  de  paysages  d'Orient  et  même 
de  paysages  du  Nord  sous  le  soleil  ou  dans  la  neige  !  Le  jeune 
Huet,  lâchant  Guérin,  courut  donc  chez  Gros. 

On  assistait  alors  à  un  spectacle  déconcertant  pour  les  fana- 
tiques des  deux  partis,  pour  les  réactionnaires  classiques  autant 
que  pour  les  révolutionnaires  romantiques.  L'auteur  des  Pesti- 
férés de  Jaff'a,  de  la  Bataille  d'Eylaii,  du  François  I^''  à  Saint- 
Denis,  malgré  son  indépendance,  était  resté  profondément  estimé 
par  David.  Celui-ci,  le  régicide,  exilé  à  Rruxelles,  l'ayant  chargé 
de  diriger  son  atelier,  Gros  se  faisait  un  devoir  d'obéir  aux  ordres 
de  son  maître.  Il  instruisait  donc  ses  élèves  selon  la  formule 
froide  et  théâtrale  de  l'idéal  absolu,  il  poussait  même  l'abnéga- 
tion jusqu'à  renoncer  lui-même,  dans  ses  œuvres  nouvelles,  aux 
exigences  de  son  tempérament  et  aux  qualités  propres  qui  avaient 
fait  sa  gloire.  Etrange  et  douloureux  sacrifice,  dont  les  consé- 
quences furent  une  impopularité  rapide,  et,  sous  le  coup  de  basses 


838  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

injures,  le  désespoir  et  le  suicide  dans  quelques  pieds  d'eau, 
au  lias-Meudon.  Or,  pendant  ce  temps,  que  faisait  en  Belgique 
l'auteur  des  Horaces  éi  &qs  Satines?  Ce  rigoriste  intransigeant, 
adversaire  déclaré  de  la  couleur  et  du  réalisme,  se  laissait 
ensorceler,  à  son  tour,  par  Rubens,  Van  Dyck  et  même  Frans 
Hais;  il  se  convertissait  à  leur  franchise  pittoresque,  et  ne 
reculait  pa^  même  devant  la  vulgarité  ou  la  laideur  de  ses 
modèles  pourvu  qu'il  en  exprimât  avec  éclat  le  caractère  (  Trois 
Dames  de  Gand  au  Louvre).  Il  l'avouait,  lui-même,  dans  une 
lettre  à  Gros  sans  que  celui-ci  connût  alors  sans  doute  jusqu'à 
quel  point  le  |)atron  poussait  Tinfidélité  à  ses  doctrines  sco- 
laires, dont  il  n'avait  jamais  fait  bon  marché  si  résolument  en 
vue  de  l'effet  coloriste,  par  une  de  ces  inconséquences  heureuse- 
ment fréquentes  chez  bien  des  créateurs,  artistes  ou  poètes  (1). 

Gros,  par  honneur,  dans  l'atelier,  ne  jugeait  donc  plus  toujours 
suivant  son  goût,  mais  suivant  sa  consigne.  Huet  ne  tarda  pas 
à  s'en  apercevoir.  La  mort  de  son  père  coupa  court  à  son  em- 
barras. Il  ne  pouvait  plus  payer  l'atelier,  il  fallait  vivre.  On  lui 
proposa  d'entrer  dans  une  fabrique  de  papiers  peints.  Il  refusa. 
«  Des  dessins  pour  les  almanachs  ,  des  leçons  données  à  des 
élèves  qui,  ne  sachant  rieu,  étaient  presque  aussi  forts  que  leur 
maître,  »  suffisaient,  depuis  quelque  temps,  à  ses  besoins.  Il 
n'en  demandait  pas  plus,  mais  la  crise  fut  dure  :  <(  Sans  mes 
lectures  poétiques  et  mon  amour  des  champs,  je  ne  sais  pas  ce 
que  je  serais  devenu...  Transporté  par  la  lecture  des  poètes  et 
des  romanciers,  j'espérais  rendre  toutes  ces  scènes,  ces  grands 
spectacles.  Vers  cette  époque  je  commençai,  avec  une  grande 
naïveté,  mes  premières  tentatives  de  paysage,  à  Saint-Gloud.  » 

Saint-Cloud  et  l'Ile  Séguin,  alors  presque  déserte,  couverte 
d'arbres  et  de  végétations  sauvages,  furent,  en  effet,  ses  pre- 
mières découvertes  dans  cette  banlieue  parisienne  et  cette  France 
dont  lui  et  ses  camarades  allaient  bientôt  explorer  tous  les 
coins.  Huet  y  passa  plusieurs  saisons  chez  un  ami,  le  peintre 
Lelièvre.  Ses  premières  aquarelles  d'après  nature,  exposées  chez 
un  marchand  de  tableaux,  Gauguin,  surprirent  quelques  ama- 

(1)  «  Ne  me  suis-je  pas  avisé  de  viser  à  la  couleur?  et  moi  aussi  je  veux  m'en 
mêler,  mais  c'est  trop  tard  en  vérité.  Si  j'avais  eu  le  bonheur  de  venir  plus  tôt 
dans  ce  pays,  je  crois  que  je  serais  devenu  coloriste.  Ce  pays  y  porte;  tout  ce  qui 
l'entoure  est  d'un  ton  admirable,  et,  dans  ce  pays,  ceux  qui  exercent  notre  art, 
même  sans  être  de  grands  peintres,  ont  un  coloris  que  les  Français  sont  bien 
éloignés  de  posséder.  »  (Lettre  de  David,  13  septembre  1817.) 


PAUL  HUET  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  839 

leurs  par  leur  simplicité  et  leur  sincérité.  «  Un  soir,  chez  Susse, 
Delacroix  dit  à  Poterlet,  Comairas,  Jadin  :  Je  viens  de  voir  un 
paysage  bien  étrange,  j'aimerais  savoir  qui  a  fait  cela;  c'est  signé 
Huet,  c'est  très  bien.  —  Mais  c'est  ce  petit  qui  travaille  cette 
semaine  à  côté  de  toi.  Or,  Delacroix  en  ce  moment,  venait 
d'exposer  la  Barque  du  Dante.  Les  jeunes  gens  se  lièrent  pour 
la  vie.  Pendant  un  mois,  Delacroix  grimpa  presque  chaque 
jour  jusqu'à  la  chambrette  de  la  rue  Madame,  27,  où  le  paysa- 
giste peignait  son  premier  tableau,  le  Cavalier. 

Ces  deux  essais  du  débutant  sont  aujourd'hui  sous  nos  yeux, 
La  Lisière  de  bois  qui  enchanta  Delacroix  et  décida  du  sort  de 
Huet  est  une  étude  vive  et  colorée,  incertaine  encore  et  tâton- 
nante. En  haut,  une  rangée  de  grands  arbres,  fermes  et  feuillus, 
profiles  en  masses  lourdes  sur  un  fond  de  ciel  crépusculaire, 
d'un  bleu  léger,  sous  une  montée  de  nuages  rougissans.  En  bas, 
une  large  pente  gazonnée,  noyée  dans  l'ombre.  L'aspect  général 
est  grave  et  recueilli,  d'un  vert  sombre,  que  ravive,  eu  bas, 
par  sa  tache  rouge,  un  corsage  de  paysanne.  C'est  la  note 
complémentaire  qui  deviendra  bientôt  la  coiffure  de  tant  de 
bateliers,  pêcheurs,  laboureurs,  chez  Corot,  Rousseau,  etc.  La 
vérité  dans  les  structures  et  la  coloration  des  végétaux  et  des 
terrains,  l'émotion  intime  avec  laquelle  l'artiste  en  fait  sentir  la 
grandeur  et  le  calme,  s'y  affirment  déjà  avec  cette  force  d'unité 
qui  sera  toujours  la  caractéristique  du  peintre.  Rien,  en  effet, 
dans  les  petits  paysages  du  temps,  ne  ressemble  à  cela.  C'est 
bien  la  rupture  décidée  avec  les  généralisations  et  les  sécheresses 
du  paysage  historique.  Nulle  affectation,  pourtant,  de  procédé 
nouveau.  Quelques  réminiscences,  seulement,  non  dissimulées, 
d'admiration  pour  les  vieux  conseillers  de  Hollande  et  pour  le 
«  cher  Watteau,  »  d'où  cette  parenté  déjà  visible  avec  quelques 
Anglais  contemporains,  s'inspirant  aux  mêmes  sources. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  s'il  y  a,  en  effet,  alors,  des  deux  côtés 
de  la  Manche,  une  façon,  de  plus  en  plus  fraternelle,  de  com- 
prendre et  de  traiter  le  paysage,  cet  accord  est  aussi  bien  dû, 
et  tout  d'abord,  à  la  reprise  commune  des  mêmes  traditions 
d'art,  plutôt  qu'à  l'importation,  assez  tardive  chez  nous,  des 
tableaux  anglais.  Il  est  probable,  à  la  vérité,  que  même  avant 
Texposition  suggestive  des  chefs-d'œuvre  de  Constable  au  Salon 
de  1824,  on  put  voir,  à  Paris,  chez  des  amateurs  et  des  mar- 
chands,  d'autres    morceaux    de    lui    ou    de   ses   compatriotes. 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nombre  d'artistes  d'outre-Manchc  voyageaient,  cUidiaient,  tra- 
vaillaient en  France,  dans  la  Normandie,  notamment.  A  Paris, 
le  charmant  et  délicat  Bonington,  camarade,  chez  Gros,  de  De- 
lacroix et  de  Huet,  plus  âgé  de  trois  ans  (\ue  ce  dernier,  était, 
pour  eux,  un  bon  conseiller.  Delacroix,  dans  son  journal,  lui 
rend  un  sincère  hommage:  «  Il  y  a  terriblement  à  gagner  avec 
ce  luron-là,  et  je  sais  que  je  m'en  suis  bien  trouvé.  »  Le 
peintre  du  Massacre  de  Scio  et  du  Sardanapale  pouvait,  en 
effet,  s'avouer  le  débiteur  de  Bonington,  dont  l'exquise  virtuo- 
sité se  plaisait  aux  harmonies  élégantes  et  claires,  et  aux  vives 
caresses  dos  colorations  brillantes.  Mais  quels  rapports,  entre 
ses  paysages  tendrement  aérés,  aux  ciels  transparens  et  légers, 
aux  plages  finement  nuancées,  où  passent,  en  des  rêveries  lumi- 
neuses, des  souvenirs  de  Guardi,  de  Canaletto,  de  Turner,  et  les 
visions  contemplatives  et  graves,  d'une  facture  un  peu  lourde, 
terne  et  sombre,  déjà  particulière  à  Paul  Huet,  que  hantent 
plutôt,  à  cette  date,  les  conceptions  épiques,  dramatiques  de 
Poussin,  Rubens  ou  même  de  Salvator  Rosa?  Il  semble  bien 
que,  dès  lors,  le  jeune  paysagiste  ait  pris  une  direction  trop 
personnelle  pour  subir,  du  dehors,  des  modifications  capitales. 
Désormais,  il  donnera  plus  qu'il  ne  recevra.  Si  l'on  consulte 
les  dates,  lorsqu'on  saisit  chez  lui  des  ressemblances  avec  ses 
cadets  et  ses  successeurs,  on  constatera  presque  toujours  qu'il 
les  précède  plus  qu'il  ne  les  suit,  les  prépare  plus  qu'il  ne  les 
imite. 

Le  Cavalier  n'avait  encore  paru  que  chez  Gauguin.  En  1827, 
pour  la  première  fois,  Huet,  enfin,  se  montre  au  Salon  avec  la 
Vue  des  Environs  de  La  Fère.  Dans  une  grande  toile,  de  182«i,  la 
Maison  de  Garde  à  Compièf/ne,  on  voit  bien  avec  quelle  volonté 
réOcchie,  quelle  virtuosité  déjà  ferme  et  variée,  il  entendait, 
en  s'inspirant  encore  de  Poussin  et  de  Carrache,  pour  la  vigueur 
massive  des  frondaisons  opulentes,  et  d'Hobbema,  pour  les  fré- 
missemens  de  lueurs  sur  les  murailles  grisâtres  et  les  toitures 
rouges,  exprimer  la  solitude  silencieuse  d'une  habitation  hu- 
maine, dans  la  profondeur  des  bois, à  l'ombre  des  arbres  géans, 
dont  les  cimos,  dorées  par  lautomne,  s'inclinent,  au-dessus 
d'elle,  pour  la  protéger  dos  vents  perfides  et  lui  verser  le  mur- 
mure assoupissant  de  leurs  feuillées  frémissantes. 

i>a  curiosité  de  l'artiste,  celle  qui  poussait  tous  ses  cama- 
rades à  la  découverte  du  monde,  Fiers  en  Amérique,  Decamps 


PAUL    ITUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS. 


841 


en  Orient,  Corot  en  Italie,  les  autres  à  tous  les  bouts  de  la  France, 
en  Provence  et  en  Bretagne,  en  Normandie  et  en  Auvergne, 
l'avait  déjà,  on  le  voit,  conduit  hors  de  la  banlieue.  En  1826, 
il  explore  la  forêt  de  Compiègne.  En  1828,  il  part  en  Normandie, 
pour  y  rejoindre  Bonington  ;  mais  celui-ci  est  déjà  si  malade 
qu'il  ne  peut  l'attendre,  doit  se  faire  transporter  à  Paris,  pais 
à  Londres  où  il  meurt.  C'est  sous  le  coup  de  cette  tristesse 
que  Huet  voit  la  mer  pour  la  première  fois.  Aussi  la  rencontre- 
t-il,  d'abord,  avec  plus  de  surprise  que  de  joie;  mais  bientôt,  à 
Honfleur,  lorsqu'il  assiste  aux  assauts  tumultueux  des  hautes 
marées,  il  tremble  et  admire;  il  voudrait  «  trouver  des  expres- 
sions neuves  pour  peindre  les  masses  d'eau  soulevées  par  l'on 
ne  sait  quel  pouvoir,  ouvrant  un  gouiïre  et  se  refermant  par 
un  choc  violent  qui  semble  saisir  une  proie.  Celui  qui  pourra 
Texprimer  sur  la  toile  sera  un  peintre.  »  De  cette  première 
impression,  longuement  et  patiemment  mûrie  par  le  rêve  mé- 
ditatif d'une  imagination  tenace,  sortiront  plus  tard  toutes  ces 
tragédies  maritimes,  la  Grande  Marée  d'Équinoxe,  les  Brisans 
à  Granville,  etc.  De  môme,  de  ses  impressions  juvéniles,  dans 
le  Parc  de  Saint-Cloud  inondé,  sortira,  après  une  longue  ges- 
tation, son  chef-d'œuvre,  ^Inondation  à  Sainl-Cloud.  Il  semble 
que,  durant  toute  sa  vie,  cette  force  mystérieuse  des  eaux,  en- 
sorcelante, formidable  et  irrésistible,  l'ait  tourmenté  comme 
autrefois  Léonard  de  Vinci,  par  tous  les  problèmes  multiples 
qu'elle  propose  à  lart  du  dessinateur  et  du  peintre  ainsi  qu'à 
la  pensée  du  savant  et  du  philosophe.  Les  nombreuses  études 
qu'il  en  fit  à  cette  époque,  et  plus  tard,  à  Fécamp,  à  Honfleur, 
au  Tréport,  soit  à  l'huile,  soit  à  l'aquarelle,  attestent  son  émotion 
persistante  et  son  observation  consciencieuse  devant  ces  phé- 
nomènes. 

Son  activité,  durant  celte  période,  est  extraordinaire.  Il  est 
pauvre,  toujours  pauvre,  et,  de  plus,  malade.  Une  fièvre  ma- 
ligne (typhoïde  ou  bilieuse)  l'a  mis  à  deux  doigts  de  la  mort; 
il  s'en  relève  avec  peine  et,  durant  plusieurs  années,  souffrira 
constamment  des  désordres  qu'elle  lui  a  laissés  dans  les  fonctions 
digestives.  Malgré  tout,  il  ne  chôme  guère.  Ouvert  à  tous  les 
progrès,  curieux  de  toutes  les  innovations,  dès  1823,  il  s'était 
exercé  à  la  lithographie,  art  munichois  récemment  importé  par 
le  comte  de  Lasleyrie  et  pratiqué  tout  de  suite  par  Géricault, 
Charlet,  Bonington,  Delacroix.  Dès  1827,  il  en  publie  plusieurs 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recueils,  à  Paris  et  à  Londres,  Macédoines,  12  Paysages,  8  sujets 
de  paysages.  En  même  temps,  comme  Delacroix,  il  apprend  du 
graveur  anglais,  Reynolds,  établi  à  Paris,  la  praticfue  de  i'eau- 
forte  dans  laquelle  il  va  bientôt  se  montrer  Un  maître  supérieur. 
Chemin  faisant,  il  expose  où  il  peut,  eu  1830,  au  Diorama 
Montesquieu,  sous  les  auspices  de  la  Duchesse  de  Berry,  une 
Vue  de  Rouen  et  une  Vue  du  Château  d'Argués.  Ce  dernier 
tableau,  panoramique,  que  nous  retrouvons  à  l'École  des  Beaux- 
Arts,  lui  valut  dans  le  Globe  un  article  enthousiaste  de  Sainte- 
Beuve  qui  admire  en  lui,  comme  sa  qualité  saillante,  «  Tintel- 
ligence  sympathique  et  l'interprétation  animée  de  la  Nature.  » 
Dès  lors,  le  peintre  s'associe,  comme  un  allié  des  plus  précieux, 
au  groupe  des  militans  littéraires. 

III 

La  Piévolution  de  1830  lui  saluée  avec  joie  dans  la  jeunesse 
romantique.  Par  tempérament  ou  par  conviction,  qu'on  s'y 
mêlât  ou  non  de  politique,  dans  le  Cénacle  on  se  proclamait 
libéral.  Quelques-uns  souhaitaient  la  république  et  ne  s'en 
cachaient  point;  Huet,  l'un  des  plus  ardens,  s'était  même  laissé 
naguère  affilier  un  moment  au  carbonarisme.  Il  jurait  d'ailleurs 
qu'on  ne  l'y  reprendrait  plus  et,  mieux  informé,  refusa  depuis 
de  se  laisser  enrégimenter  en  aucune  société  secrète.  Aux  jour- 
nées de  Juillet,  il  avait  fait  le  coup  de  feu  avec  Alexandre 
Dumas,  alors  secrétaire  du  Duc  d'Orléans.  Est-ce  par  lui  qu'il 
fut  mis  en  rapport  avec  le  Palais-Royal  où  fréquentaient  déjà 
plusieurs  camarades  de  la  plume  et  du  pinceau  ?  Toujours  est-il 
que  quelques  années  après,  en  1836,  on  le  trouve  professeur  de 
peinture  de  la  jeune  Duchesse  d'Orléans  qu'il  accompagne  au 
château  de  Compiègne. 

De  1830  à  1836,  la  gêne  était  encore  restée  grande,  malgré 
un  travail  opiniâtre.  Toujours  avide  de  spectacles  nouveaux 
et  d'impressions  fortes,  il  avait,  en  1831,  fait  à  pied  la  tournée 
des  monts  d'Auvergne  avec  MM.  de  Talliac  et  de  Canibis  puis, 
chez  ce  dernier,  passé  quelques  jours  à  Avignon.  Ses  étonne- 
mens  et  ses  émerveillemens,  notés  dans  une  longue  lettre  à  son 
ami  Sollier,  sont  encore  de  ceux  qu'il  entretiendra  passionné- 
ment dans  sa  mémoire  et  qu'il  traduira,  peu  à  peu,  plus  lard. 
en  quelques-unes  de   ses  meilleures  toiles.    Il   reviendra   sans 


PAUL  HUET  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  843 

doute  en  ce  pays,  il  y  fera  des  études  plus  détaillées  et  plus 
attentives,  mais,  dès  cette  première  vue,  son  imagination  a  été 
subjuguée  par  les  aspects  sombres  et  terribles  de  cette  cam- 
pagne volcanique,  qui,  toute  brûlée  encore  par  les  llammes 
intérieures,  semble  à  peine  remise  de  ses  dernières  convulsions. 
Sa  prose  nous  offre  un  programme  descriptif  pour  des  tableaux 
à  faire  qui  ne  seront  pas  tous  exécutés.  Voici  la  Vallée  des 
Bains  au  Mont-Dore  :  «  En  s'y  enfonçant  on  commence  à  voir 
se  détacher,  blancs  sur  un  fond  d'un  bleu  vigoureux  et  indécis, 
des  troncs,  d'une  forme  bizarre  et  irrégulière,  entièrement 
dépourvus  d'écorces  ;  la  hache  les  a  mutilés  :  quelques-uns 
semblent  des  squelettes  blanchis  d'arbres  desséchés  par  la 
neige  et  le  temps;  puis,  derrière,  sont  plus  serrés  ceux  qui 
forment  l'entrée  de  la  Vallée  d'Enfer,  gorge  superbe,  où 
Michallon  a  puisé  toutes  les  études  du  Roland  ;  quelques-uns 
ont  été  brisés  par  la  foudre,  d'autres  sont  renversés  pêle-mêle 
sous  le  poids  d'un  rocher,  ou  ne  tiennent  plus  à  des  terrains 
suspendus  qui  consolident  la  montagne  et  retiennent  des  cbou- 
lemens...  la  nature  sauvage  est  là  dans  tout  son  désordre  et  son 
âpreté...  »  Voilà  bien  tout  ce  qu'il  s'est  efforcé  de  mettre  dans 
son  tableau  Le  Val  (t Enfer  au  pied  du  pic  de  Sancy  (Salon  de 
i848;  musée  de  Reims),  dont  l'aspect,  en  effet,  est  si  sévère  et 
si  angoissant  et  qu'il  est  si  curieux  de  comparer  avec  la  trans- 
position opérée  par  Michallon  pour  en  faire  un  Val  de  Ronce- 
vaux  et  le  décor  lugubrement  épique  où  retentit,  une  dernière 
fois,  l'appel  désespéré  du  héros  carolingien. 

Au  Salon  de  1831,  profitant  des  libertés  nouvelles,  Huet 
présente  sept  tableaux  et  trois  aquarelles.  Il  y  arbore  hardiment 
la  cocarde  romantique  et  poétique.  Sous  le  Soleil  couchant  der- 
rière une  vieille  abbaye^  des  vers  de  Victor  Hugo  extraits  des 
Rèvcf;  [Odes  et  Ballades)  ;  sous  V Orage  à  la  fin  du  jour,  d'autres 
vers  du  même.  Ce  dernier,  peint  en  1827,  n'avait  fait  que 
changer  de  titre.  C'était  notre  Cavalier,  admiré  et  connu  des 
amis,   mais  non  encore  montré  en  public  : 

Voyageur  attardé  qui  t'éloignes  si  vite, 
De  ton  chien  inquiet  le  soir  accompagné, 
Après  le  jour  brûlant,  quand  le  repos  t'invite, 
Où  mènes-tu  si  tard  ton  cheval  résigné  ? 

Pourquoi  ce  changement  d'étiquette?  Est-ce  déjà  une  pro- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


testa tion  du  peintre  contre  ceux  qui  l'accusent  de  faire  de  la 
peinture  littéraire,  parce  qu'il  a  trouvé  dans  les  harmonies  ver- 
bales des  poètes  l'expression  juste  d'impressions  identiques 
aux  siennes  devant  la  nature,  qu'il  traduira,  lui,  par  des  har- 
monies colorées?  Peut-être.  En  tout  cas,  rien  de  plus  injuste 
en  ce  qui  concerne  Huet.  S'il  est  vrai  que,  suivant  l'heure, 
il  juge  bon,  comme  Corot,  d'animer  son  paysage  par  quelque 
figure  humaine,  parce  que  le  site  lui-même,  son  caractère, 
son  éclairage  évoquent,  dans  sa  contemplation,  le  souvenir 
d'une  action  réelle  ou  d'une  création  littéraire,  s'ensuit-il  que 
la  valeur  de  son  paysage  s'en  accroisse  ou  s'en  diminue?  On 
peut  trouver,  assurément,  le  décor  du  Soleil  coucJiant  sur  Uab- 
baye,  mal  présenté,  d'une  facture  flottante  et  molle,  et  les  noirs 
fourrés  d'arbres  devant  lesquels  s'effare  le  cheval  du  Voya- 
geur, assez  lourdement  peints,  mais  ce  sont  des  œuvres  juvé- 
niles, et,  malgré  ces  tâtonnemens,  on  y  sent  une  précision 
d'analyse,  une  recherche  de  bien  rendu  après  le  bien  vu,  qui 
n'ont  rien  à  faire  avec  la  littérature. 

Chez  Huet  comme  chez  Corot,  on  peut  supprimer  les  figu- 
rans  ou  figurantes,  que  leur  imagination  romantique  ou  clas- 
sique évoque,  par  association  sentimentale,  à  leur  paysage.  Ce 
paysage  n'en  reste  pas  moins  vrai,  sincèrement  contemplé, 
sincèrement  représenté,  traduit,  expliqué  suivant  le  tempéra- 
ment de  l'artiste  dont  il  a  traversé  l'âme.  Sous  ce  rapport,  Huet 
n'est  pas  moins  respectable  et  intéressant  que  Corot,  et  il  est 
plus  varié.  Ces  deux  grands  artistes  n'ont  nul  préjugé.  Il  leur 
importe  peu  qu'on  les  traite,  tour  à  tour,  de  révolutionnaires 
ou  de  réactionnaires,  de  classiques  ou  de  romantiques.  Parce 
qu'il  y  a  eu  des  Valenciennes  et  des  Bidaud,  qui  ont  fait  du 
paysage  historique  un  théâtre  de  bois  peint  traversé  par  des 
marionnettes,  il  leur  semble  absurde  que,  sous  prétexte  de 
vérité,  on  proscrive  absolument,  de  la  plaine,  des  bois  ou  de  la 
mer,  l'humanité  vivante,  d'aujourd'hui  ou  d'autrefois.  Et  ils  le 
disent,  et  ils  font  bien!  Et  c'est  ainsi  qu'en  tendant  une  main 
à  leurs  ancêtres  et  tendant  l'autre  à  leurs  descendans,  ils  associent 
le  passé  à  l'avenir,  et  rétablissent,  entre  les  diverses  géné- 
rations d'une  même  race,  ce  lien  des  traditions  qu'il  est  tou- 
jours dangereux  de  briser. 

Gustave  Planche  inaugurait  alors,  dans  la  Revue,  la  série  de 
ses  Salons.  Il  constata  la  victoire  de  la  jeune  école,  du  paysage 


PAUL  HUET  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  845 

naturel,  et  détermina  avec  une  lucidité  puissante  le  caractère 
et  le  rôle  de  son  chef,  Huet  est  un  de  ceux  qui  «  comprennent 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  poétique  et  d'élevé  dans  Claude  Lorrain, 
Poussin,  de  pittoresque  et  d'animé  dans  Turner,  »  un  de  ces 
esprits  sérieux  et  recueillis,  amoureux  d'impressions  profondes 
et  progressives,  demandant  qu'on  les  observe  mieux.  «  Il  faut 
donc,  avant  tout,  ramener  le  paysage  à  la  Nature...  C'est  ce 
que  M.  Huet  a  voulu  et  veut  encore  d'après  des  réflexions  nom- 
breuses et  purement  personnelles.  » 

En  parlant  du  même  Salon,  Jal,  si  peu  tendre  aux  nova,- 
teurs,  voyant  dans  Huet  un  complice  de  Delacroix,  apôtre  de 
la  «  laideur  »  et  des  «  formes  convulsées^  »  ne  peut  néanmoins 
retenir  un  cri  de  justice  :  «  C'est  un  oseur!  \\  n'a  voulu  ni  du 
moderne  paysage  historique,  ni  de  la  simple  et  naïve  réalité,  il 
s'est  fait  pmjsagiste  d'expression...  H  y  a  de  la  lourdeur,  de  la 
dureté,  de  l'uniformité  dans  ses  tableaux,  mais  avec  cela  une 
profondeur^  un  sentiment,  une  richesse  d' imagina tion  qui  éton- 
nent. »  Cette  fois,  la  parole  des  sages  ennemis  s'associait  à 
celle  des  amis  prudens  pour  proclamer  la  vérité. 

En  1833,  la  Vue  générale  de  Rouen  est  récompensée  par 
une  médaille.  On  admire,  à  côté,  la  Soirée  d'automne  [vnnsC^e 
de  Lille),  la  Vue  de  Saint-Cloud,  etc.  L'irascible  Delécluze,  au 
Journal  des  Débats,  Jupiter  trônant  et  tonnant  sur  le  dernier 
sommet  de  l'Olympe  déserté,  retient  presque  ses  foudres.  H 
daigne  reconnaître  chez  un  débutant,  «  le  jeune  Corrot  »  [sic] y 
de  bonnes  qualités  et  chez  Huet  «  de  grands  efforts.  »  Mais,  à 
tous  deux,  il  fait  le  sanglant  reproche  «  de  poursuivre  la  vérité 
avec  trop  d'acharnement,  »  et,  particulièrement  à  Huet,  celui 
de  «  négliger  absolument  le  dessin.  »  On  sait  ce  que  vaut  ce 
reproche  si  l'on  examine  les  scrupuleuses  analyses,  au  crayon, 
à  la  pointe,  à  l'aquarelle,  à  l'huile,  d'après  des  arbres,  des  ro- 
chers, des  fleurs,  des  paysans,  faites  par  le  paysagiste  pour 
lequel,  comme  il  le  déclare,  «  aucune  étude  ne  saurait  être  trop 
vraie.  »  Mais  Delécluze,  comme  bien  d'autres  alors,  ne  com- 
prenait le  dessin  que  par  la  ligne  et  le  contour,  et  non  par  le 
modelé  et  les  valeurs. 

En  1834,  les  Vues  du  château  et  de  la  ville  d'Eu  sont  ache- 
tées par  le  Duc  d'Orléans,  et  la  Vue  générale  d'Avignon  obtient 
un  grand  succès.  Cette  même  année,  en  septembre,  l'artiste 
épouse  M'^^  Richomme,  sa  nièce  et  son  élève.  La  lune  de  miel 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  délicieuse.  On  voyage,  on  travaille  ensemble  à  Compiègne, 
en  Normandie.  Un  seul  chagrin  en  1856  ;  cette  année-là, 
l'Institut  est  féroce  ;  c'est  une  hécatombe  de  romantiques  : 
Rousseau,  Lami,  jetés  à  la  porte.  Ary  Scheffer  ouvre  chez  lui 
un  Salon  des  Refusés  où,  naturellement,  Huet  figure.  En  1837, 
le  bonheur  conjugal  est  complet  encore;  on  passe  la  belle  sai- 
son à  Compiègne,  près  du  Duc  et  de  la  Duchesse  d'Orléans. 
Mais,  en  1838,  douloureuses  inquiétudes.  La  jeune  M""®  Huet 
est  gravement  atteinte  :  il  lui  faut  le  Midi.  Les  époux  vont  s'in- 
staller à  Nice,  où,  sauf  un  bref  retour  à  Paris,  leur  séjour  se 
prolonge  jusqu'à  la  catastrophe  finale,  en  décembre  1839. 

Durant  cette  transplantation,  le  peintre,  eu  de  nombreuses 
lettres,  nous  confie  les  cruels  soucis  dont  souffre  son  cœur.  Près 
de  la  chère  mourante,  il  lui  faut  vaillamment  chercher  «  pur 
nécessité  »  dans  le  travail  ((  diversion  à  ses  tourmens.  »  Cette 
nature  du  Midi,  inattendue  pour  ses  yeux  septentrionaux,  «  cette 
nature  resplendissante,  si  en  dehors  de  ses  études  et  de  ses  pre- 
mières affections,  »  le  surprend,  l'inquiète.  Il  ne  sait  '(  si  son 
pauvre  talent  pourra  jamais  en  approcher.  »  Cependant,  il 
s'efforce,  il  s'enhardit,  il  reconnaît,  il  comprend  «  toute  la 
force,  toute  la  finesse  admirable  qu'elle  tire  de  son  soleil  et  de 
sa  lumière.  »  De  ce  premier  séjour  en  Provence  datent  sans 
doute  plusieurs  belles  œuvres,  notamment  la  Côte  d'Antibes. 
Revenu  à  Paris,  il  expose  au  Salon  de  1840  la  grande  Vue  du 
château  d'Arqués  (musée  d'Orléans),  au  Salon  de  1841,  V Inté- 
rieur de  Forêt,  Vue  du  Port  de  Nice  et  autres  paysages  niçois. 

La  décoration  qu'il  reçut  alors  ne  lui  apporte  qu'une  joie 
passagère.  Désireux  de  revoir  à  Nice  le  souvenir  de  celle  qu  il  a 
perdue,  il  y  retourne  à  l'automne,  après  un  arrêt  chez  Lamar- 
tine à  Saint-Point  et  chez  des  amis  à  Avignon.  Cette  fois,  il  ne 
résiste  plus  à  la  tentation,  il  se  décide  à  demander  à  l'Italie  la 
consolation  puissante  que  plusieurs  de  ses  amis  y  avaient  déjà 
trouvée.  Il  s'arrête  à  Gênes,  Pise,  Florence,  d'où  il  écrit  longue- 
ment à  son  ami  SoUier,  et  à  M"""  Richomme,  «  sa  sœur  mère.  » 
C'est  toujours  avec  la  même  sincérité,  la  même  liberté  d'intel- 
ligence ouverte  et  de  goût  éclairé  qu'il  note,  à  la  fois,  les  désil- 
lusions de  ses  yeux  français,  épris  de  franchise,  de  simplicité  et 
de  clarté,  devant  les  somptuosités  menteuses  de  la  décadence 
académique  et  jésuitique  et  son  admiration  émue  devant  les 
chefs-d'œuvre  des  vrais  artistes  du  xv^  et  du  xvi^  siècle.  A  Rome 


PAUL    IIUET    ET    LE    PAYSAGE    FRAISCAIS. 


847 


même,  daiJ leurs,  le  souvenir  de  la  France  ne  le  quitte  jamais. 
S'il  est  profondément  ému  par  les  grands  souvenirs  qu'il  empor- 
tera de  la  Ville  éternelle  et  surtout  de  sa  campagne,  il  se  défie 
de  ses  séductions,  et  «  de  ce  doux  farniente  qui  est  la  plaie  du 
pays.  »  Il  constate  que,  d'une  part,  parmi  nos  compatriotes  à 
Rome,  les  uns  «  s'endorment  sur  leurs  admirations  pour  les 
vieux  chefs-d'œuvre,  »  tandis  que,  chez  d'autres,  «  la  peur  de 
tomber  dans  le  ridicule  tapage  des  élèves  de  Michel- Ange,  et  la 
fausse  grandeur  romaine,  rapetissent  les  idées  et  l'exécution.  De 
là  cette  mesquinerie  et  ce  retour  au  primitif  qui  produit  bien 
des  sottises.  » 

Gustave  Planche,  qui  voyage  aussi  en  Italie,  lui  écrit  alors 
de  Naples,  de  Florence,  de  Milan,  des  lettres  amicales  et  encou- 
rageantes, pleines  de  détails  curieux  sur  tous  leurs  amis,  Dela- 
croix, Riesener,  Roulanger,  etc.,  tous  plus  ou  moins  troublés 
par  les  difficultés  et  les  agitations  de  la  vie  parisienne.  «  Pour 
maintenir  son  intelligence  en  bonne  santé,  il  faut  veiller  sur 
soi-même  à  chaque  instant  du  jour.  »  C'est  ce  que  faisait,  avec 
quelles  angoisses  singulières,  mais  aussi  quelle  énergie,  Eugène 
Delacroix,  on  le  sait  par  son  journal  intime.  A  défaut  de  noies 
secrètes,  la  correspondance  de  Paul  Huet,  certainement  très 
sincère  (on  le  sent  à  ses  contradictions,  inattentions  ou  dé- 
couragemens),  nous  montre  qu'avec  une  sentimentalité  plus 
étendue,  des  habitudes  de  tendresses  plus  délicates  et  plus  vives 
partant  plus  difficiles  à  maîtriser,  le  paysagiste  maladif  s'ef- 
force pourtant,  lui  aussi,  de  garder  son  équilibre  moral  et  intel- 
lectuel. 

Lorsqu'il  rentre  en  France,  ses  amis  sont  frappés  de  sa  tris- 
tesse persistante.  On  veut  le  remarier,  on  lui  fait  connaître, 
dans  une  excellente  famille,  une  délicieuse  jeune  fille,  M"*  Claire 
Sallard.  Laissons  à  son  (ils  le  plaisir  de  raconter  l'idylle  du- 
rant laquelle  l'artiste  quadragénaire  «  dut  conquérir  sa  fiancée.  » 
Celle-ci  avait  déclaré  qu'elle  n'épouserait  jamais  ni  un  veuf,  ni 
un  homme  petit,  ni  un  homme  portant  sa  barbe,  ni  un  homme 
à  lunettes,  ni  un  homme  plus  âgé,  etc.,  etc.  Or,  le  futur 
réalisait  exactement  toutes  les  conditions  requises  pour  être 
repoussé.  Mais  «  conquis  à  première  vue,  il  ne  voulut  pas  capi- 
tuler sans  se  défendre;  il  entendait  la  conquérir  à  son  tour.  » 
Et  il  opéra  si  bien,  en  effet,  par  les  charmes  de  son  esprit  et 
de  son  talent,  de  sa  conversation  et  de  sa  correspondance,  que 


848  REVUE    DES    DKLX    -MONDES. 

le  mariage  fut  célébré  au  Mans  le  21  août  18i3.  «  Jamais 
union  ne  fut  plus  complète,  affection  plus  vraie  et  plus  solide» 
dévouement  plus  absolu,  plus  admirable.  »  Une  longue  suite  de 
lettres  charmantes  échangées  entre  les  époux  ou  avec  leurs 
amis  nous  fournit  des  preuves  de  ce  dévouement  qui  n'eut  que 
trop  vite  à  s'exercer.  Moins  d'un  an  après,  l'artiste,  condamné 
par  les  médecins,  dut  abandonner  Paris,  sa  situation,  ses  tra- 
vaux, et  retourner  dans  le  Midi,  d'abord  à  Nice,  puis,  deux  ans 
de  suite,  à  Pau.  Il  y  retrouve,  en  1844,  Eugène  Delacroix,  avec 
lequel  il  reprend  la  vie  commune  d'études  et  de  causeries  des 
beaux  jours.  11  ne  peut  s'installer  pour  peindre  en  plein  air, 
mais  il  s'adonne  avec  passion,  aux  joies  délicieuses  de  l'aqua- 
relle et  du  pastel.  «  L'huile  perfide,  cette  fois,  ne  nous  jouera 
plus  de  ses  tours,  et  l'on  n'a  plus  le  droit  de  faire  des  tons  sales, 
avec  des  couleurs  si  fraîches  et  si  mates.  »  S'il  trouve  ce  genre 
bien  fait  «  pour  rendre  la  limpidité,  calme  et  brillante  à  la  fois, 
des  exquises  vapeurs  de  l'Italie,  »  il  comprend  bien  qu'il  serait 
imprudent  de  «  l'employer  à  rendre  l'âpreté  des  rochers  pyré- 
néens ou  le  sévère  caractère  de  la  campagne  romaine.  »  A  chaque 
instant,  dans  ses  lettres  comme  dans  ses  notes  si  instructives, 
éclate  cette  double  préoccupation  :  savoir  employer,  pour  la 
réalisation,  tous  les  procédés  connus,  anciens  ou  nouveaux,  soit 
en  peinture,  soit  en  gravure,  mais  ne  les  employer,  suivant  les 
circonstances,  que  pour  une  appropriation  exacte  à  la  nature  et 
au  caractère  des  sujets.  Préoccupation  indispensable  à  l'artiste 
réfléchi,  et  qui  nous  explique,  à  la  fois,  l'étonnante  variété  de 
sa  facture,  tour  à  tour  si  ferme  et  si  souple,  si  solide  et  si  légère, 
si  sombre  et  si  lumineuse,  en  même  temps  que  son  unité  fon- 
cière et  intense  due  à  la  ténacité  de  l'observateur  et  du  vision- 
naire qui  se  sert,  suivant  l'heure,  des  moyens  les  plus  propres 
à  rendre  sa  vision,  sans  condamner  ses  impressions  diverses  à 
passer  dans  le  laminoir  d'une  même  formule,  ni  toutes  ses  toiles 
à  porter  la  marque  uniforme  d'une  touche  brevetée,  garantie 
d'authenticité  pour  l'amateur  et  le  marchand. 

En  1846,  Huet  se  retrouve,  l'hiver,  à  Pau  avec  Roqueplan  et 
Devéria,  malades  aussi,  et  reste  l'été  aux  Eaux-Bonnes.  Une  rentre 
à  Paris  qu'en  1847,  peu  de  temps  avant  la  Révolution.  En  1848, 
il  passe,  en  famille,  l'été  à  Bellevue,  mais  il  s'en  échappe,  durant 
les  journées  de  Juin,  pour  se  joindre  comme  «  volontaire  »  à  la 
garde  nationale,  «  bien  qu'il  en  fût  exempt.^  »  Le  bon  peintre,  le 


PAUL    HUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS.  849 

bon  époux,  le  bon  père,  le  bon  ami  ne  devait  jamais  renoncer  à 
être  un  bon  citoyen. 

IV 

De  1818  à  1869  Paul  Huet,  visiblement,  subit  le  contre-coup 
des  événemens  politiques.  Toujours  laborieux,  néanmoins,  on 
le  voit  se  déplacer  sans  cesse,  et,  suivant  les  saisons,  faire  des 
séjours  d'étude,  plus  ou  moins  prolongés,  tantôt  chez  des  amis, 
les  Des  Essarts  à  Crécy-en-Brie,  Ernest  Legouvé  à  Seine-Port, 
tantôt  dans  les  auberges  d'artistes  en  liberté,  à  Trouville  (avec 
Troyon),  à  Granville,  pour  revoir  la  mer,  à  Chailly  près  Bar- 
bizon,  et  surtout  à  Fontainebleau,  pour  revoir  la  forêt.  Dans 
toutes  ces  haltes,  le  soir,  après  la  station  en  forêt  ou  sur  la 
plage,  après  le  dîner  frugal,  on  a  le  temps  de  rêver  et  d'écrire 
aux  absens.  Huet,  prosateur  agréable,  qui  n'a  point  oublié  ses 
humanités,  aime  à  s'épancher,  en  interminables  causeries,  avec 
sa  femme,  avec  ses  amis  les  peintres  Sollier  et  Legrain,  et  son 
confident  intime  et  conseiller  indulgent,  le  président  Petit,  de 
Grenoble.  On  pourrait,  de  ces  lettres,  extraire  un  gros  paquet 
d'anecdotes  amusantes  faisant  suite  aux  charmans  souvenirs  de 
Frédéric  Henriet,  le  Paysagiste  aux  champs. 

Toutes  les  joies  et  misères  du  peintre  nomade  en  plein  air 
ne  lui  font  oublier  ni  ses  amitiés  littéraires,  ni  ses  convic- 
tions libérales.  La  mort  de  Bazin,  son  parent,  l'historien  de 
Louis  XIII,  lui  donne  l'occasion  d'une  correspondance  avec 
Sainte-Beuve.  En  1851,  au  coup  d'Etat  du  Deux  Décembre,  il 
prend  part  à  la  résistance  avec  de  Flotte  et  Hippolyte  Carnot. 
Il  faillit,  plusieurs  fois,  être  fusillé.  «  Il  ne  put  jamais,  dit  son 
fils,  se  résigner  à  taire  son  sentiment  sur  le  coup  d'État  et  à 
pardonnera  l'Empire  ses  procédés  et  ses  origines...  Plusieurs 
tentatives  furent  faites  pour  le  rallier  au  groupe  artistique  et 
littéraire  qui  trouvait,  dans  les  salons  du  prince  Napoléon  et 
delà  princesse  Mathilde,  un  terrain  de  demi-conciliation...  Il 
refusa  toujours,  disant  que  ses  convictions  politiques  ne  lui 
permettaient  pas  daccepter  et  que  ses  attaches  avec  la  famille 
d'Orléans,  comme  professeur  de  la  duchesse,  étaient  un  autre 
obstacle.  »  Cette  dignité,  rigide  et  fière,  son  intimité  avec  les 
plus  illustres  opposans,  Victor  Hugo,  Lamartine,  Michelet, 
Eugène  Pelletan,  malgré  la  correction  silencieuse  de  son  atti- 

TOME    IH.    —    <911.  î)4 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tilde  réservée,  et  son  refus  de  toute  manifestation  militante 
ou  théâtrale,  comme  celle  de  Courbet,  purent  assurément  nuire 
fortement  à  sa  carrière  d'artiste,  comme  le  prouve  par  quelques 
anecdotes  piquantes  René  Paul-IIuet.  Mais  si  cela  est  exact 
pour  sa  carrière  officielle  et  publique  d'artiste  qui  ne  se  trouve 
plus  assez  à  la  mode,  assez  médaillé,  décoré,  achalandé,  ce  ne 
le  fut  point  pour  celle  de  l'artiste  producteur. 

Alors,  il  est  vrai,  dans  la  solitude  de  cet  atelier,  où  il  s'en- 
fermait volontairement,  la  nervosité  de  l'artiste  qui  se  voyait 
négligé,  se  croyait  dédaigné,  s'exaspéra  de  plus  en  plus.  Dans 
cette  âme  aigrie  et  passionnée,  entre  les  irritations  de  Tartiste 
blessé,  les  indignations  du  citoyen  désillusionné,  et  la  volonté 
de  rester  ferme  et  digne  au  milieu  de  ces  souffrances,  commença 
un  combat  douloureux  qui,  sans  doute,  contribua  à  miner  ses 
forces  et  hâter  sa  fin.  Sa  correspondance  est  alors  remplie  de 
plaintes,  de  ressentimens,  d'angoisses,  qui  révèlent  une  extrême 
susceptibilité. 

Cependant,  il  se  montre  à  tous  les  Salons.  En  1852,  c'est 
avec  le  Soi?-  d'orage  en  forét^  et  les  deux  intérieurs  de  bois, 
Fraîcheur  du  Bois  et  Calme  du  Ma/in,  ces  belles  études  qui, 
au  musée  du  Louvre,  prouvent  le  mieux  la  justesse  et  la 
finesse  de  ses  observations,  la  délicatesse  poétique  de  son 
^mour  pour  les  grâces  et  les  enchantemens  les  plus  simple- 
ment exquis  de  la  nature.  Mais,  à  la  fin  de  1852,  de  nouveaux 
troubles  sont  apportés  dans  sa  vie,  par  deux  maladies  succes- 
sives, une  ophtalmie  et  la  rougeole,  et  puis  la  proclamation  de 
l'Empire  ! 

En  1853,  les  Marais  salamis  aux  environs  de  Saint-Valery- 
sur-Somme  et  les  Brisans  à  Granville,  deux  superbes  morceaux 
très  caractéristiques,  passent  inaperçus.  Delacroix,  cependant, 
avait  proposé,  dans  le  Jury,  un  rappel  de  médaille,  mais  on 
ne  l'a  pas  écouté.  Huet  s'en  afflige  :  «  Décidément,  dit-il,  notre 
temps  est  fini  ;  je  représente  le  romantisme  dont  il  n'est  plus 
question  depuis  longtemps,  ma  seule  consolation  est  de  mourir 
en  bonne  compagnie...  L'Exposition  était  cependant  intéres- 
sante, forte  comme  exécution,  mais  aucune  tendance  à  Fidéal 
ou  à  la  grandeur.  Delacroix,  avec  son  grand  style,  avait  l'air 
d'un  frère  barbare  au  milieu  de  cette  facilité  gracieuse,  de  ce 
naturalisme  (le  mot  est  à  la  mode)  aimable,  qui  ne  veut  ni 
pensée,  ni   sujet,  ni  drame...  Je  ne  vois  dans  tout  cela  que  de 


PAUL  HUET  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  851 

fortes  raisons  de  ne  pas  abandonner  le  genre  de  style  qui  m'ap- 
partient, » 

Sa  félicité  domestique,  le  nombre  et  la  qualité  de  ses  amis 
fidèles,  lui  faisaient  heureusement  oublier,  par  instans,  ses 
misères  professionnelles.  Avec  cette  mobilité  sincère  qui  fait  le 
charme  de  ses  lettres  et  compense  les  répétitions  un  peu  longues 
de  ses  plaintes,  et  de  ses  aigres  sorties,  passagères,  il  est  vrai, 
mais  parfois  assez  blessantes  à  l'égard  des  confrères  et  rivaux 
auxquels  il  se  croit  sacrifié,  il  le  déclare  franchement  :  ■  Je  suis 
heureux.  Ma  femme  est  toujours  la  bonne  et  charmante  com- 
pagne que  tu  connais,  les  enfans  poussent  à  ravir,  comme  de 
vrais  et  bons  champignons...  Mais  s'il  m'était  défendu  de  tra- 
vailler, cela  me  manquerait  beaucoup.  Sans  pouvoir,  comme 
Delacroix  que  j'admire,  calculer  mes  forces,  mes  instans,  mes 
plaisirs  et  ma  vie  pour  le  culte  de  l'art,  je  suis  heureux,  tout 
en  jouissant  d'autres  bonheurs  qu'il  ne  connaît  pas,  d'avoir  un 
peu  de  sa  passion  et  de  son  amour  pour  le  métier  ingrat  et 
perfide  après  lequel  nous  crions  tant.  » 

On  [voit  combien]  Huet,  ainsi  que  son  grand  ami,  savait 
analyser  son  organisme  intellectuel  et  moral,  mais  aussi  quels 
différens  effets,  dans]  les  deux  âmes,  résultaient  des  mêmes 
combats  !  Chez  Delacroix,  l'homme  énergiquement  sacrifié  à 
l'artiste,  chez  Huet,  un  partage  résolu,  parfois  douloureux,  entre 
l'artiste  et  l'homme.  Même  différence,  d'ailleurs,  pour  le  point 
de  départ,  dans  leur' activité  productrice.  Chez  lé  brosseur,  actif 
et  impétueux  d'épopées  tragiques  ou  sentimentales,  presque 
toujours,  à  l'origine,  une  vision  poétique,  historique  ou  litté- 
raire, pour  la  traduction  de  laquelle  il  consulte  le  modèle 
vivant.  Chez  le  compositeur,  contemplatif  et  réfléchi,  de  paysages 
décoratifs  et  expressifs,  toujours,  à  l'origine,  une  sensation 
vive  et  spontanée  directement  reçue  de  la  nature,  fortifiée  et 
mûrie  par  un  choix  réfléchi  de  ses  élémens.  Ce  qu'on  appellera, 
si  l'on  veut,  l'esprit  romantique,  dû,  en  grande  partie,  à  la  litté- 
rature contemporaine,  n'agit  point  de  même  chez  les  deux 
exécutans,  car,  chez  l'un,  c'est  l'inspiration  foncière  de  l'œuvre, 
et  (le  sa  présentation  mouvementée  et  pathétique,  tandis  que, 
chez  l'autre,  ce  n'est  qu'une  animation  plus  chaude,  par  un 
souffle  extérieur  de  température  ambiante,  d'impressions  très 
précises  reçues  de  la  réalité  même  et  patiemment  clarifiées  par 
une  mémoire  fidèle. 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Exposition    universelle    de   1855    fut,  enfin,    pour  Iluet, 
Foccasion  d'un  vrai  et  juste  triomphe.  Quatre   chefs-d'œuvre, 
Y  Inondation  à  Saint-Cloud,\e  Soleil  couchant  à  Seine-Port, {q^ 
Enviro?is   d'Antibes,    la    Fraîcheur  du  -bois,  montrèrent,    avec 
éclat,  son  talent  sous  ses  formes  diverses.  Ces   toiles,  placées 
auprès  de  celles  de  Delacroix,  n'eurent  pas  à  souffrir  de  ce  voi- 
sinage redoutable.  Son  vieux  compagnon  lui   témoigna,  à  plu- 
sieurs reprises,  son  admiration  et,  grâce  à  ses  efforts,  après  le 
vote   des    grandes  médailles  par   le  Jury  officiel,   où  Corot  et 
Huet   avaient  été  oubliés,   l'Empereur    ajouta   à   la  liste  deux 
récompenses  supplémentaires   pour  les  deux  maîtres  sacrifiés. 
Tous  les  amis  applaudirent,  et  l'artiste,  en  vérité,  avait  grand 
besoin  de  ce  réconfort.  Par  intermittences,  il  semblait  faiblir. 
Dans  son  entourage,    on   s'inquiétait.    Delacroix,   cette    année 
même,  sortant  de  son  atelier,  griffonna,  sur  son  carnet:  «  Ce 
pauvre  Huet  n'a  plus  le  moindre  talent,  c'est  de  la  peinture  de 
vieillard;  il  n'y  a   plus  l'ombre  de    couleur.  »  Il  est  vrai  qu'il 
ajoute  :  «  J'avais  oublié  mes  lunettes  et  suis  revenu,  tout  cou- 
rant et  fatigué  pour  les  reprendre  au  septième  étage  de  Durieu.  » 
On  a  cru  voir,  bien  à  tort,  dans  l'une  de  ces  boutades  nerveuses, 
dont  il  est  coutumier,  une  preuve  de  duplicité  chez  Delacroix. 
Or,  c'était  l'heure  même  où  il  prenait  tant  de  peine  pour  mettre 
en   lumière  la  valeur  de  son  ami.  D'ailleurs  ses  impressions, 
mobiles   autant   que  vives,  n'avaient   pas  tardé  à  se    modifier 
devant  d'autres  travaux  plus  heureux,  puisqu'il  écrit,  dans  ce 
même  journal,  en  1858  :  «  J'ai  été  chez  Huet  ;  ses  tableaux  ni  ont 
fort  impressionné.  Il  y  a  une  vigueur  rare  ;  encore  des  instans 
vagues,  mais  c'est  dans  son  talent.  On  ne  peut  rien  admirer 
sans  regretter  quelque  chose  à  côté.  En  somme,  grand  progrès... 
Jy  ai  pensé  avec  beaucoup  de  plaisir  toute  la  soirée.  » 

Cette  note  vise  probablement  les  huit  grands  panneaux 
décoratifs  pour  le  salon  de  M.  Lenormant,  à  Vire,  qui  furent 
exposés  l'année  suivante,  ou  les  ébauches  des  superbes  toiles, 
la  Marée  d' Èquinoxe  et  les  Falaises  de  Houlgate  dans  les- 
quelles Delacroix  put  retrouver  la  puissance  d'émotions  qu'il 
avait  crue  perdue  chez  son  ami,  avec  quelques  similitudes, 
dans  les  harmonies  colorées,  avec  sa  propre  manière.  Différens 
exemplaires,  avec  d'intéressantes  variantes,  de  ces  œuvres  capi- 
tales, se  succédèrent  aux  Salons  de  1861,  1864,  1865,  1866, 
accompagnées  d'autres    toiles,    qu'on    retrouve  à    l'Ecole   des 


l'AlL    IIL'ET    I:T    le    PAYSAGE    FRANÇAIS.  8§3 

Beaux-Arts  et  dont  l'ensemble  assura  encore  à   leur  auteur  un 
grand  succès   international  à  rExposition  universelle  de  1867. 

Par  malheur,  ce  succès  public  ne  fut  pour  l'artiste  qu'une 
cause  nouvelle  de  désillusions,  de  déboires,  d'irritations  de 
toute  espèce.  Les  applaudissemens  des  artistes  et  de  la  critique, 
les  consolations,  si  multiples  et  si  tendres,  apportées  par  tous 
ses  illustres  admirateurs,  ne  purent  le  consoler  de  la  scanda- 
leuse indifférence  du  Jury  et  de  l'Administration  à  son  égard. 
Il  se  crut  noté  à  la  préfecture  de  police  comme  «  déporté  à  l'in- 
térieur. Homme  très  dangereux!...  un  de  ces  affreux  roman- 
tiques, victime  désignée  qui  fait  crier  :  «  Tue!  tue!  »  par  ceux 
qui  ne  se  doutent  pas  de  ce  que  le  mot  veut  dire.  »  Le  fait  est 
qu'il  y  avait  déjà  plusieurs  années  qu'assistant  au  succès  crois- 
sant des  anecdotes  spirituelles,  des  mytliologics  mondaines  ou 
des  fades  imageries  religieuses,  d'un  naturalisme  méticuleux  ou 
brutal,  sans  aucune  imagination  et  sans  poésie,  tous  les  survi- 
vans  de  la  grande  armée  se  sentaient  démodés  et  dépaysés. 
((  Nous  visions  eu  haut,  autrefois,  s'écrie  Delacroix;  heureux 
qui  pouvait  y  atteindre!  La  taille  des  lutteurs  d'aujourd'hui  ne 
leur  permet  même  pas  d'en  avoir  la  pensée.  Leur  petite  vérité 
étroite  n'est  pas  celle  des  maîtres.  Ils  la  cherchent  terre  à  terre 
avec  un  microscope.  » 

Durant  ces  dernières  années,  la  correspondance  de  Huet 
devient  encore  plus  expausive  et  confidentielle,  plus  abondante 
que  jamais  en  détails  curieux  et  piquans,  sur  son  entourage, 
artistes  et  écrivains,  et  sur  les  événemens  contemporains.  C'est 
alors  aussi  qu'il  rédigea  sans  doute  ou  classa  six  notes  sur  CArt 
en  r/cnéral.,  la  Peinture  de  Paysage,  le  Paysage  décoratif  recueil 
d'observations,  réflexions,  théoriques  et  techniques,  très  utiles 
également  à  consulter.  A  la  fin  de  1868,  il  marie  sa  fille  bien- 
aimée,  en  croyant  assurer  son  bonheur.  «  Quel  cruel  retour, 
nous  dit  son  fils,  préparaient  ces  douces  illusions!  »  Durant 
l'automne,  il  peint  et  dessine  assidûment  encore  en  Normandie 
et  à  Fontainebleau.  Mais  des  idées  noires  le  travaillent.  Rentré 
à  Paris,  il  embrasse  sa  fille  partant  pour  l'Italie.  Le  8  juin  1869, 
il  avait  travaillé  toute  la  journée,  fait  une  visite  à  Pailleron, 
dîné  en  famille;  il  s'était  endormi  d'un  sommeil  calme.  A  trois 
heures  du  matin,  sa  femme  et  son  fils  le  trouvèrent  mort  dans 
son  lit  :  «  Dune  congestion,  d'un  anévrisme,  d'une  embolie?... 
Mort  de  chagrin.  » 


834  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


V 

Nous  connaissons  l'homme.  En  compulsant  l'énorme  dos- 
sier de  dociimens,  lettres,  notes,  rassemblés  par  la  piété  filiale, 
nous  le  connaissons,  à  fond,  au  physique  et  au  moral,  presque 
aussi  bien  que  s'il  nous  avait  laissé  son  journal  intime  et 
confidentiel,  comme  Ta  l'ail  Delacroix.  PaulIIuet  est  si  commu- 
nicatif,  si  familier  dans  ses  lettres,  qu'on  ne  peut  guère  douter 
de  leur  entière  sincérité.  Au  physique,  c'est  bien  le  petit  homme, 
nerveux  et  inquiet,  qu'en  notre  jeunesse,  nous  voyions  rêver  dans 
la  Pépinière  du  Luxembourg,  ou  cheminer,  dans  la  grande  allée, 
vers  l'Observatoire,  en  compagnie  de  Michelet,  Sainte-Beuve, 
Préault,  Eugène  Pelletan  ou  quelques  autres  survivans  de 
la  glorieuse  phalange  dont  nous  vénérions  les  noms  et  les 
personnes. 

«  Petit,  nous  dit  son  fils,  mais  bien  proportionné,  la  tète 
fine,  des  yeux  bien  enchâssés,  vifs,  qu'il  fermait  à  demi,  lors- 
qu'il fixait,  sur  un  objet  ou  une  personne,  son  regard  clair  très 
pénétrant.  Un  sourire  bienveillant,  avec  une  nuance  de  raillerie, 
qu'on  devinait  dans  sa  barbe  plus  qu'on  ne  le  voyait,  mais  les 
yeux  riaient  plus  que  la  bouche.  La  physionomie,  habituelle- 
ment un  peu  grave  et  triste,  le  front  haut  et  bombé,  sillonné 
de  veines  aux  tempes,  sous  des  cheveux  bruns  et  bouclés.  Très 
myope,  il  a  toujours  porté  lunettes,  et  souvent  se  servait  d'une 
lorgnette  pour  étudier  le  dessin  des  objets  ou  figures.  Nerveux, 
sanguin,  ardent  à  tous  les  exercices,  agile  et  adroit,  réservé,  très 
doux,  d'un  commerce  facile  et  bienveillant,  mais  d'une  violence 
extrême  si  on  abusait  de  sa  bonté;  il  avait  alors  des  colère 
terribles.  » 

Au  moral,  tous  ses  amis,  tous  ses  confrères,  tous  ceux  qui 
l'ont  approché  sont  unanimes  à  le  juger  de  même  sorte  :  au 
lendemain  de  sa  mort,  Michelet  écrivait  au  Temps  .•  «  Il  était 
né  triste,  fin,  délicat...  Une  femme  a  bien  dit  :  nul  n'a  eu  plus 
le  sens  des  pleurs  de  la  nature...  C'était  plus  qu'un  pinceau, 
c'était  une  âme,  un  charmant  esprit,  un  cœur  tendre,  et  beau- 
coup trop,  hélas  !...  Qui  nous  rendra  jamais  cet  aimable  voisin, 
cet  ami  du  foyer,  ses  visites  du  soir?  La  place  y  est  vide.  Je 
l'attendrai  toujours.  »  Sainte-Beuve  ajoute  dans  une  note  à  ses 
Portraits  contemporains  :  «  Ce  n'était  pas  seulement  un  talent, 


PAIL  HIKT  ET  LE  PAYSAGE  FRANÇAIS.  8S5 

c'était  une  intelligence.  Et  ceux  qui  l'ont  connu  ajouteront  : 
C'était  un  cœur  droit,  orné  des  plus  douces  vertus.  »  Dix  ans 
après,  dans  une  préface  attendrie  à  un  catalogue  de  quelques 
œuvres,  Ernest  Legouvé  le  comparait,  pour  le  caractère,  à  ses 
grands  contemporains,  constatant,  avec  linesse,  cette  extrême 
sensibilité  des  yeux,  du  cœur,  de  l'esprit,  qui  ne  laissa  jamais, 
chez  lui,  l'égoïsme  professionnel,  naturel  ou  réfléchi,  occuper 
une  place  prépondérante.  «  Il  n'avait  ni  te  détachement  de 
Corot,  ni  l'orgueil  de  Delacroix.  Il  ne  pouvait  pas  les  avoir. 
Créature  essentiellement  impressionnable,  sensible,  je  dirais 
volontiers  féminine,  il  avait  besoin  du  succès,  ne  fût-ce  que 
pour  croire  à  lui-même...  Toute  piqûre  devait  être  blessure 
pour  cet  être  agité,  inquiet,  surexcité  encore  par  une  santé 
variable.  »  Legouvé  exprimait  le  désir  qu  un  jour  on  pût  réunir, 
en  les  empruntant  aux  Musées  et  aux  collections  particulières, 
un  ensemble  plus  significatif  de  ses  travaux,  peintures,  aqua- 
relles, gravures.  C'est  ce  qu'on  a  essayé  de  faire  aujourd'hui. 

Les  querelles  tapageuses  entre  classiques  et  romantiques, 
romantiques  et  réalistes,  réalistes  et  impressionnistes,  sont  peut- 
être  assez  calmées  pour  qu'on  puisse  rendre  justice  à  tous  les 
artistes  qui  ont  fait  l'honneur  du  xix®  siècle,  sous  quelque  dra- 
peau qu  ils  aient  combattu.  La  plupart,  d'ailleurs,  s'y  trouvèrent, 
comme  Huet,  enrôlés  de  force,  par  cet  étrange  et  absurde 
besoin  de  classifications  tranchées  qui  oublie  toutes  les  com- 
plexités fatales  et  fécondes  de  l'activité  humaine  pour  donner 
satisfaction  à  l'ignorance  simpliste  des  foules  autant  qu'aux 
habitudes  formalistes  de  la  critique  pédantesque  et  de  rensei- 
gnement scolaire. 

Nous  avons  sous  les  yeux  217  peintures,  13()  aquarelles,  pas- 
tels, dessins  et  quelques  spécimens  des  eaux-fortes  et  lithogra- 
phies. C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  savoir  si  les  contempo- 
rains de  Hiict,  artistes,  écrivains,  critiques,  se  sont  trompés  en 
l'acclamant  comme  le  rénovateur  du  paysage  français,  comme 
l'un  de  ceux  qui,  dans  son  évolution,  avaient  marqué  une  des 
étapes  les  plus  glorieuses.  Pour  être  juste,  il  faut,  d'abord,  ne 
point  éparpiller  son  attention  sur  un  certain  nombre  de  petites 
toiles,  d'époques  diverses,  ébauches,  préparations  ou  redites, 
d'une  valeur  fort  inégale.  C'est  le  fond  d'atelier  qu'on  est  tou- 
jours obligé  d'accueillir  en  des  groupemens  de  ce  genre.  Docu- 
mens  instructifs,  d'ailleurs,  d'un  vif  intérêt  pour  notre  curiosité 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'amateurs  el  de  spécialistes,  mais  qui  n'en   ont  guère   plus, 
pour  le  grand  public,   que  les   brouillons   raturés  des   grands 
écrivains  extraits  péniblement,    par  une    érudition    méritoire,  ' 
mais  parfois  fort  indiscrète  et  tatillonne,-de  leurs  tiroirs  oubliés. 
En   examinant,  suivant    l'ordre  chronologique,  les  grandes 
œuvres,  celles  dont  le  peintre  s'est  déclaré  résolument  respon- 
sable, on  est  vite  convaincu,  à   la   fois,  de  l'avance  prise  par 
lui  dans  l'affirmation  ou  l'indication  de  presque  tous  les  élémens 
qui  devaient  successivement  servir  au  renouvellement  de  son  art, 
et  de  sa  supériorité  dans  l'association  de  qualités  Imaginatives 
et  techniques  le  plus  souvent  séparées  avant  lui  et  après  lui, 
observation   et  émotion,  vérité    et  beauté,   science    et   poésie, 
exactitude  et  noblesse,   dessin   et  couleur,  forme   et  lumière. 
Qu'il  ait  toujours  réussi  dans  cette  entreprise  hardie,  ce  serait 
lui  reconnaître  un  talent  plus  sûr  et  plus  rare  qu'il  n'en  eut  et 
n'en  crut  jamais  avoir;   mais  il  est  visible  que,  dès  l'abord,  il 
comprit  son  art  avec  une  superbe  ampleur  et  que,  durant  toute 
sa  carrière,  il  refusa  de  la  comprendre  autrement.  Entre  son 
premier  tableau  à  dix-neuf  ans  et  son  dernier  à  soixante-six, 
s'échelonne  une  série  d'œuvres  capitales,  dont  l'unité,  la  vérité, 
la  grandeur,  portent  l'empreinte  inoubliable  d'une  imagination 
puissante,  sincèrement  et  profondément  émue  par  le  spectacle 
vivant  des  beautés  naturelles  en  action,  et  trouvant  à  son  service 
la  science  attentive  d'un  dessinateur  scrupuleux  et  la  virtuosité 
technique  d'un  coloriste  chaleureux. 

Ce  qui  étonne,  d'abord,  et  déconcerte  certains  visiteurs, 
pressés  et  superficiels,  dans  cette  collection,  c'est  la  diversité  des 
motifs  traités,  et  aussi  la  diversité  de  leur  exécution.  Il  y  a  un 
peu  de  tout,  de  vastes  toiles  décoratives,  d'un  caractère  poé- 
tique et  dramatique,  d'autres  avec  des  vues  panoramiques,  les 
unes  puissamment  condensées,  les  autres  sans  composition 
apparente,  avec  quantité  de  tableaux,  grands  ou  petits,  études 
et  préparations  de  détails  multiples,  arbres  et  fleurs,  mers  et 
ciels,  animaux  et  natures  mortes,  figurines  et  portraits.  Com- 
ment, suivant  les  idées  actuelles,  admettre  qu'un  artiste  puisse 
avoir  aimé  et  compris  tant  de  choses?  Comment  accepter  sur- 
tout que,  pour  les  traiter,  il  ait,  suivant  la  variété  des  pays, 
des  climats,  des  saisons,  des  heures,  cru  devoir  modifier  ses 
façons  de  dessiner  et  de  peindre?  Que  n'a-t-il,  en  Normandie, 
en  Provence,  en  Auvergne,  en  Italie,  ^ardé   une  touche  uni- 


PAUL    IIUET    ET    LE    PAYSAGE    FRANÇAIS.  857 

forme,  un  procédé  apparent  de  facture,  cette  marque  de 
fabrique,  l)rutale  ou  étrange,  qu'exigent  aujourd'hui  du  moindre 
débutant,  et  pour  toute  sa  vie,  la  légèreté  des  critiques,  l'igno- 
rance des  acheteurs  et  la  cupidité  des  marchands? 

Le  fait  est  que  Paul  Huet,  comme  tous  les  vrais  artistes,  n'a 
jamais  cherché  qu'à  exprimer  le  mieux  possible  ce  qu'il  sentait. 
A  mesure  que  sa  virtuosité  technique  s'enrichissait  de  moyens 
d'expression  plus  complets  par  des  assimilations  étrangères  et 
par  son  expérience  personnelle,  il  les  appliquait,  les  uns  ou  les 
autres,  suivant  les  cas.  Il  ne  dissimule  point,  d'abord,  ce  qu'il 
peut  devoir  aux  ancêtres,  et,  plus  lard,  ne  craint  point  de  res- 
sembler à  certains  contemporains.  Il  le  craint  d'autant  moins, 
qu'à  bien  voir  les  dates,  il  les  a,  le  plus  souvent,  précédés.  Celle 
souplesse  du  rendu  est  surtout  remarquable  dans  les  aquarelles, 
où  il  fixait,  avec  une  vivacité  qu'admiraient  ses  confrères,  les 
mouvemens  les  plus  passagers  de  ciels  nuageux  ou  de  vagues 
agitées  qu'il  aimait  à  contempler.  Dans  ses  peintures,  où  il  a 
recherché  souvent  des  effets  très  compliqués  et  parfois  subtils, 
sa  main  est  plus  lourde,  mais  lorsqu'il  s'agit  d'une  vision  intense, 
longuement  et  profondément  mûrie,  comme  celle  de  Vlnonda- 
lion  à  Saint-Cloud,  par  exemple,  des  Falaises  de  Houlgate  ou 
du  Bois  de  la  Haye,  la  réalisation  s'en  opère,  sans  effort,  avec 
une  largeur  et  une  liberté  magistrales.  Tous  ces  grands  tableaux, 
nous  disent  ses  proches,  furent,  dans  leur  forme  définitive, 
exécutés,  en  quelques  jours,  avec  un  entrain  et  une  verve  d'im- 
provisateur. C'est  bien  là,  à  vrai  dire,  devant  ces  désordres  et 
ces  soulïrances  des  élémens  déchaînés,  comme  devant  la  majesté 
et  la  sérénité  des  végétations  gigantesques  et  des  vastes  espaces, 
([u'il  se  plaît  et  s'attarde,  qu'il  revient  constamment,  qu'il  se 
sent  et  se  montre  lui-même.  Son  àme  grave  et  triste  cherche 
moins  dans  la  nature  des  sourires  et  des  caresses  que  des  austé- 
rités, des  inquiétudes,  des  colères.  Et  c'est  pourquoi,  sans  doute, 
ses  solitudes  forestières,  si  imposantes  et  mystérieuses,  ses  maré- 
cages inquiétansau  fond  de  vallées  obscures,  ses  amoncellemens 
de  nuées  menaçantes  au-dessus  des  vagues  en  furie  ou  des 
campagnes  terrifiées,  étonneront  plus  qu'ils  ne  séduiront  les 
amateurs  d'humeur  trop  aimable  pour  s'attarder  à  la  contem- 
plation d'œuvres  sévères  dont  les  harmonies  tristes  se  sont, 
parfois  encore,  alourdies  et  assourdies,  fanées  sinon  éteintes, 
sous  l'impitoyable  action  du  temps. 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelles  belles  pages  pourtant  d'épopées  terrestres  ou  mari- 
times, majestueuses  ou  dramatiques,  que  cette  Vue  du  château 
d'Arqués,  auréolée  par  le  crépuscule,  comme  sur  un  trône  doré, 
au-dessus  des  magnifiques  futaies  de  sa  calme  vallée,  ce  Val 
d'Enfer  au  pied  du  Sancy,  si  mystérieux  et  si  inquiétant  avec 
ces  troncs  de  hêtres  luisans  dans  l'ombre  tels  que  des  fantômes 
ou  squelettes  blanchis,  ces  Marais  salans  à  Saint-Valéry-sur- 
Soinme,  miroitans  à  peine,  ternes,  rentrans  en  terre,  sous 
l'écrasante  pesée  des  nuages  noirs  comme  l'encre  qui  vont  leur 
verser  leur  colère,  ces  Falaises  de  Houlgate  en  temps  d'orage 
(Salon  de  18G1)  et  même  le  Gouffre,  exposé  la  même  année, 
mais  certainement  d'une  époque  antérieure. 

Ce  Gouffre  c'est,  avec  le  Cavalier,  et  l'Abbaye,  l'œuvre  qui 
avoue,  le  plus  hardiment,  son  origine  romantique.  Le  costume 
et  le  type  du  chevalier  moyen  âge  qui  arrête  sa  monture  eiïarée 
à  quelques  pas  de  l'abîme  vers  lequel  se  penche,  en  tremblant? 
son  page,  datent  assurément  la  composition.  Le  fond  de  forêts 
et  de  plaines  menacées  par  l'orage  sont,  déjà,  d'une  exécution 
étonnante.  Voilà  bien  de  ces  comparses,  dont  Huet  ne  perdit 
jamais  le  goût,  et  qui  l'ont  fait  prendre,  à  tort,  pour  un  pur 
décorateur  romantique,  tandis  qu'en  fait,  les  paysages,  leurs 
structures,  leurs  mouvemens,  leurs  couleurs  sont  toujours  d'une 
intense  et  forte  vérité.  On  pourrait,  nous  l'avons  dit,  les  sup- 
primer sans  dommage,  presque  toujours,  car  la  scène  s'explique 
sans  les  acteurs  et  ne  leur  doit  pas  son  expression.  Cependant, 
n'exagérons  rien.  Dans  plus  d'un  cas,  ces  figures  sont  utiles; 
c'est  quand  elles  s'associent  fortement  au  sujet,  comme  les 
baigneurs  rapportant  le  corps  d'un  naufragé  dans  les  Falaises 
de  Houlgate  ou  le  berger  et  sa  femme,  tapis  et  tremblans,  sous 
leurs  manteaux,  dans  un  pli  caché  de  terrain,  au-dessus  des 
Marais  salans,  dans  l'attente  de  la  foudre. 

Ce  n'est  point  seulement  dans  V Inondation  à  Saint-Cloud 
que  Huet  excelle  à  nous  montrer  l'angoisse  des  grandes  futaies, 
assiégées  et  minées  par  la  montée  des  eaux  débordantes,  incli- 
nant, sous  les  rages  du  vent,  leurs  longs  fûts  gémissans  et  leurs 
têtes  eiloLiillées.  Le  Bois  de  La  Baye,  et  la  Lai  ta,  une  de  ses 
dernières  œuvres  (un  peu  fatiguée,  et  moins  résolue),  nous 
offrent  encore  des  spectacles  semblables.  Les  colères  de  la  mer 
démontée  l'intéressent  autant  que  celles  des  fleuves  débordés. 
Où  trouverait-on,  dans  les  marines  modernes,  des  soulèvemens 


PAiL  m  i:t  et  le  paysagi!;  français.  859 

océaniques  plus  fortement  rendus  que  dans  la  Grande  Mai^ée 
d'Equinoxe  au  Tréport,  ou  les  Brisans  de  Granville?  Et  par 
combien  d'études  admirables,  franches  et  vivantes,  sont  pré- 
parées ces  fortes  synthèses,  si  profondément  mouvementées,  si 
vivement  peintes  et  colorées!  Les  sérénités  et  les  tranquil- 
lités de  la  grande  eau,  apaisée  et  reposée,  de  l'éternelle  séduc- 
trice et  traîtresse,  ne  trouvent  pas,  en  lui,  à  certains  instans,  un 
interprète  moins  lldéle  et  moins  ému.  Quoi  de  plus  simplement 
vrai,  de  plus  frais,  de  plus  rythmique,  que  cette  lente  et  régu- 
lière montée  des  vagues  matinales,  devant  lesquelles  se  sauve 
un  jeune  pêcheur,  sur  une  basse  Plage  de  la  Manche  ! 

Les  forêts  de  Huet  et  ses  ciels  ne  sont  pas  toujours,  non. 
plus,  en  état  de  malaise  ou  de  convulsions  sous  les  assauts  des 
vents  ou  les  menaces  d'averses.  Quelle  paix  délicieuse,  quelle 
tranquillité  consolante,  tombent  de  ses  grands  ormes  to.ufïus  dans 
le  Parc  de  Saint-C/oud  un  jour  de  fêle  (1829),  sur  la  foule  des 
citadins  endimanchée  qui  trottinent  à  son  ombre!  Même  impres- 
sion de  calme  dans  Vlntérieur  d'un  parc  sur  la  clairière  où 
s'assoient  et  conversent  des  promeneurs  en  toilettes  d'été  ! 

Toutefois,  c'est  quand  Tartiste-poète  est  seul,  lorsqu'il  s'en- 
fonce sous  bois,  sans  but,  au  hasard,  dans  les  fourrés  et  taillis, 
qu'il  se  sent  le  mieux  pénétré  et  ravivé  par  cette  fraîcheur 
diffuse  des  verdures  naissantes  et  des  brindilles  entremêlées,  et 
par  les  frémissemens,  coulées,  éclats  et  caresses  de  la  lumière 
à  travers  ce  fouillis  bruissant  et  parfumé.  Les  deux  études 
Fraîcheur  des  Bois,  et  Calme  du  Matin  (Musée  du  Louvre),  sous 
ce  rapport,  sont  typiques.  Nulle  recherche  de  présentation 
composée  suivant  les  formules  d'école,  les  habitudes  d'atelier, 
les  exigences  du  goût  public.  On  est  en  plein  dans  le  fouillis 
végétal,  loin  des  sentiers,  égaré,  perdu.  D'abord,  rien  que  des 
taches,  vertes,  jaunes,  brunes  ;  mais  à  mesure  que  l'œil  se  fixe, 
pénètre,  s'enfonce,  tout  se  démêle,  tout  brille  et  scintille  à  sa 
place,  les  frêles  branchages  des  bouleaux  et  leurs  écorces  de 
satin  blanc,  les  fûts  blanchâtres  des  hêtres  lisses,  les  troncs 
assombris  des  ormeaux  rugueux,  et  tous  les  tressaillemens  des 
brindilles  et  folioles  entremêlées  sous  la  vive  caresse  du  soleil  qui 
monte  ou  dans  le  confus  adieu  de  la  brume  illuminée  qui  s'éva- 
pore. Quelle  admirable,  clairvoyante,  savante,  libre  sincérité! 

Ce  sera  avec  la  même  sincérité  que,  travaillant  en  Provence 
etenltalie,  sous  les  éclats  du  soleil  méridional,  l'homme  du  Xord, 


GO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mieux  accoutumé  pourtant  aux  lumières  tamisées,  s'efforcera 
de  rendre,  et  rendra  souvent  avec  force  et  charme,  les  aspects 
grandioses,  plus  durs  et  plus  secs,  des  campagn&s  niçoises  ou 
romaines.  La  Côte  d'Antibes  avec  ses  pay-sans  dansant  à  l'ombre 
des  arbres  géans,  devant  l'horizon  bleuâtre,  la  Vue  de  Spolète, 
la  ciladoUe  étrusque  perchée  sur  ses  assises  formidables  de 
gradins  rocailleux  et  de  tranchées  roussâtres,  la  Cascade  de 
Tivoli,  à  l'heure  oîi  il  les  peint,  prouvent  la  souplesse  énergicfuo 
avec  laquelle  il  savait  trouver  une  façon  personnelle  de-  iixer, 
virilement,  à  son.  tour,  le  souvenir  de  sites  célèbres,  trop  sou- 
vent représentés  avant  lui,  pour  que  l'imagination  de  l'artiste  le 
plus  libre  ne  soit  pas  hantée  par  des  réminiscences  d'œuvres 
antérieures. 

Quiconque  examine  à  loisir  l'énorme  quantité  d'aquarelles, 
de  dessins,  soit  en  feuilles,  soit  en  albums,  d'eaux-fortes,  de 
lithographies,  de  gravures  sur  bois,  de  Paul  Huet,  retrouve  par- 
tout cette  sincérité  devant  la  nature,  qui  est,  d'ailleurs,  la  vertu 
maîtresse  de  toute  la  génération  de  Corot,  Cabat,  Théodore 
Rousseau,  Millet,  Daubigny,  vertu  obstinée  et  féconde,  qu'ils 
ont  presque  tous  payée  d'ailleurs  par  les  misères  ou  les  diffi- 
cultés de  leur  vie.  Mais  on  trouvera  chez  Huet,  dans  ses  belles 
œuvres,  en  plus  que  chez  quelques-uns  d'entre  eux,  une  émo- 
tion profonde,  délicate  et  attendrie,  mélancolique  et  doulou- 
reuse, devant  les  séductions  et  les  grandeurs  de  cette  nature. 
Rien,  pourtant,  dans  cet  esprit  sage  et  droit,  où  les  misères 
physiques  et  les  souffrances  morales  ne  purent  jamais  altérer 
la  conception  la  plus  haute  et  la  plus  saine  de  la  vie  avec  tous 
ses  devoirs  professionnels  et  sociaux,  rien  de  ce  désordre  de 
sentimens  et  d'idées  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  maladie 
romantique. 

Si  cette  affection  mentale,  d'ailleurs  fort  mal  définie,  a  pu 
troubler  et  dégrader,  surtout  dans  le  monde  littéraire,  quelques 
individualités  médiocres  ou  infatuées,  trop  faibles  pour  con- 
server leur  bon  sens  dans  cette  effervescence  tumultueuse  des 
intelligences  enthousiastes,  elle  n'atteignit  du  moins  jamais 
les  paysagistes,  préservés  de  toutes  les  contagions  déclamatoires 
par  leur  commerce  constant  et  forcé  avec  les  réalités  saines  et 
simples  de  la  nature  et  de  la  vie  rustiques.  Tous  n'ont  cessé  de  pro- 
tester chaque  fois  qu'on  a  voulu  les  affubler  du  titre  de  roman- 
tiques. Genefurent,en  réalit(',  que  de  simples  et  loyaux  artistes, 


l'ALL    IlLET    ET    LE    PAYSAdE    l'r.ANÇAIS,  86 1 

de  bons  Français,  amoureux  surtout  de  Iriir  pays,  qu'ils  ont  fait 
connaître  et  admirer  aux  étrangers  autant  qu'à  nous,  fort  indif- 
rens,  par  bonheur,  à  tous  les  dogmatismcs  et  toutes  les  théories, 
admirant,  suivant  l'heure,  aussi  bien  Lorrain  que  Rembrandt, 
Poussin  que  Constable,  fidèles  en  cela  à  notre  génie  national, 
génie  de  création  vive  et  claire  par  la  fusion  libre  et  spontanée 
des  traditions  locales  et  des  traditions  étrangères. 

Dans  cette  évolution  féconde,  c'est  Paul  Iluet  qui,  le  pre- 
mier, comprit  et  démontra  la  nécessité  de  redemander,  avant 
tout  et  toujours,  à  la  nature  elle-même,  directement  consultée,  la 
matière  première  de  la  représentation.  C'est  lui  qui  rappela  tout 
de  suite  et  ne  cessa  de  rappeler,  en  même  temps,  que  cette  repré- 
sentation, pour  avoir  une  grande  portée,  doit  traduire  l'émotion 
reçue  autant  que  l'observation  faite,  et  que,  pour  le  savoir  faire, 
il  n'est  point  inutile  de  prendre  conseil  auprès  des  vieux  maîtres 
dont  les  labeurs  et  l'expérience  ont  légué  à  leurs  successeurs 
un  outillage  admirable  qu'il  serait  imprudent  de  laisser  rouiller. 
Il  n'était  que  juste,  semble-t-il ,  de  rendre  à  ce  précurseur 
du  naturalisme,  du  réalisme,  de  l'impressionnisme  qui  fut,  en 
même  temps,  le  conservateur  des  belles  traditions  classiques, 
la  place  qu'il  a  mérité  d'occuper,  entre  Jehan  Foucquet  et 
Théodore  Rousseau,  Poussin  et  Millet,  Lorrain  et  Corot, 
Watteau  et  Diaz,  Oudry  et  Courbet,  dans  l'histoire  du  paysage 
français . 

Georges   Lafenestre. 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCE 

SON  RÔLE  PRÉSENT  ET  SON  AVENIR 


Toutes  les  institutions  qui  ont  un  long  passé  sont  exposées 
périodiquement  à  un  double  danger,  qui  est  de  n'être  plus  bien 
comprises  de  l'opinion  publique  ou  de  perdre  elles-mêmes 
le  sentiment  efficace  de  ce  qu'elles  ont  à  taire  pour  s'adapter  à 
un  milieu  nouveau.  Le  Collège  de  France,  vieux  de  près  de 
quatre  siècles,  a  échappé  jusqu'ici  à  ce  danger,  grâce  à  son 
principe  originel  de  liberté,  grâce  aussi  aux  services  manifestes 
qu'il  n'a  cessé  de  rendre  à  la  science.  Issu  du  mouvement  des 
esprits  qui  a  fait  la  Renaissance,  il  a  pu  traverser  sans  dom- 
mage tous  les  régimes  politiques,  il  a  reçu  de  tous  des  témoi- 
gnages de  faveur,  et  il  apparaît  aujourd'hui  encore  comme  une 
des  institutions  les  plus  propres  à  honorer  et  à  servir  notre 
pays.  Toutefois,  en  ce  temps  où  l'opinion  publique,  singulière- 
ment éveillée  et  active,  s'occupe  de  tout,  et  veut,  non  sans 
raison,  se  rendre  compte  de  tout,  il  peut  n'être  pas  inutile  de 
lui  expliquer  plus  distinctement  ce  qu'elle  voit  peut-être  d'une 
manière  un  peu  confuse.  Et  il  faut  ajouter  qu'en  expliquant  aux 
autres  ce  qu'on  est  ou  ce  qu'on  veut  être,  il  arrive  ordinairement 
qu'on  le  comprenne  mieux  soi-même,  ce  qui  n'est  pas  un  avan- 
tage à  dédaigner. 

La  nécessité  qui  s'imposait  au  Collège  de  déterminer  avec 
netteté  sa  libre  et  originale  orientation  dans  le  mouvement 
scientifique  contemporain  n'a  échappé  ni  à  ses  représentans 
actuels,  ni  au  ministère  de  l'Instruction  publique.  Elle  s'est  fait 


I 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCE.  863 

récemment  sentir  à  propos  de  son  règlement  (1).  On  vient  enfin 
d'en  opérer  la  réforme.  Accomplie  à  la  suite  de  délibérations 
prolongées  et  par  une  entente  réfléchie  entre  le  Ministère  et 
l'assemblée  des  professeurs,  elle  fait  honneur  par  ses  disposi- 
tions très  libérales  et  très  souples  au  gouvernement  qui  l'a  pro- 
voquée et  acceptée,  ainsi  qu'au  corps  savant  qui  a  su  modifier 
à  propos  ses  vieilles  coutumes,  tout  en  restant  fidèle  à  ses  meil- 
leures traditions  (2). 

Mais  la  lettre  d'un  règlement  est  peu  de  chose  par  elle- 
même.  Ce  qui  importe,  c'est  que  le  Collège  de  France  ait  tou- 
jours pleine  conscience  de  son  rôle  et  qu'il  s'applique  à  en 
donner  une  claire  notion  à  tous  les  esprits  qui  s'intéressent  aux 
besoins  et  aux  progrès  de  la  science.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  bien 
entendu,  de  formules  invariables  et  définitives.  On  ne  définit 
pas  ce  qui  est  vivant.  Personne  d'ailleurs  n'aurait  qualité  pour 
assigner  des  formes  trop  précises  à  une  activité  qui  doit  être 
essentiellement  faite  d'initiative  libre  et  personnelle.  Mais  il 
peut  être  permis  à  ceux  qui  connaissent  bien  le  Collège,  qui  ont 
vécu  de  sa  vie,  qui  lui  sont  piofondément  attachés  et  qui  ont  foi 
entière  en  son  avenir,  de  dire  simplement  les  raisons  de  leur 
attachement,  qui  sont  aussi  celles  de  leur  confiance. 


I 


L'institution  des  «  lecteurs  royaux,  »  réalisée  en  1530  par 
François  F'  sur  les  instances  de  Guillaume  Budé,  a  été  un  des 
événemens  importans  de  la  Renaissance  française  (3).  Il  s'agis- 
sait alors  de  réagir  vigoureusement  contre  la  scolastique,  les 
vaines  disputes,  le  goût  des  arguties  stériles,  et  aussi  de  rompre 
avec  les  réglementations  étroites  et  surannées  qui  régnaient  dtms 
l'enseignement.  En  face  des  Universités  défiantes  et  fortes  de 
leurs  privilèges,  les  tentatives  de  réforme  privées  ne  pouvaient 

(1)  Le  règlement  en  vigueur  jusqu'au  24  mai  dernier  était  celui  du  1"  fé- 
vrier 1873  ;  mais  tout  ce  qu'il  contenait  d'essentiel  provenait  de  celui  du  9  mars  18.'J2. 

(2)  Le  nouveaTi  règlement  date  du  24  mai  1911.  11  a  été  signé  par  le  ministre 
actuel  de  l'Instruction  publique,  M.  Steeg,  et  préparé  par  le  directeur  de  l'Ensei- 
gnement siifiLTieur,  M.  Bayet. 

(3)  L'iiistolre  du  Collège  de  France  a  été  racontée  en  détail,  avec  beaucuup 
d'érudition  et  de  métliode,  par  M.  Abel  Lefranc,  Histoire  du  Collèfje  de  fi-ance 
depuis  ses  origines  juf:qu  à  la  fin  du  premier  Euipire,  Paris,  Hachette,  1893. 


86  i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

donner  que  de  médiocres  résultats.  «  L'Université  de  Paris  au 
xvi"  siècle,  a  dit  Ernest  Renan,  dans  ses  Questions  contempo- 
raines, atteignit  le  dernier  degré  du  ridicule  et  de  l'odieux  par 
sa  sottise,  son  intolérance,  son  parti  pris  de  repousser  toutes  les 
études  nouvelles.  Il  fallut  que  la  royauté,  qui,  par  sa  puissante 
tutelle,  avait  presque  affranchi  l'Université  de  l'Eglise,  prit 
«ous  sa  protection,  contre  l'Université,  le  mouvement  scienti- 
fique, et,  par  le  Collège  de  France  au  xvi''  siècle,  par  les  Aca- 
démies au  xvn*",  créât  un  contrepoids  à  ces  habitudes  de  paresse, 
à  cet  esprit  de  négation  malveillante  dont  les  corps  purement 
enseignans  ont  beaucoup  de  peine  à  se  préserver.  »  Seule,  en 
effet,  une  création  royale  était  en  état  de  s'imposer,  avec  l'appui 
moral  des  esprits  les  plus  éclairés.  Cette  création,  François  I"" 
lavait  conçue  d'abord  comme  quelque  chose  de  très  grand,  qui 
devait  témoigner  de  sa  magnificence.  Son  irrésolution  naturelle, 
jointe  à  des  difficiiltés  de  plusieurs  sortes,  réduisit  fâcheuse- 
ment ces  beaux  projets.  Au  mois  de  mars  1530,  six  professeurs 
royaux  furent  nommés,  deux  pour  le  grec,  trois  pour  rhébreu, 
un  pour  les  mathématiques  ;  mais  il  n'y  eut  pas,  à  proprement 
parler,  de  Collège  de  France,  car  ils  enseignèrent  en  divers 
locaux  et  ne  paraissent  pas  avoir  formé, au  début  du  moins,  une 
corporation  autonome. 

Quoi  qu'il  en  soit,  linstitution  était  féconde.  «  Le  nouvel 
enseignement,  dit  M.  Lefranc,  si  précaire  et  si  incomplet  qu'il 
fût,  marque  dans  Ihistoire  de  la  pédagogie  et  de  l'instruction 
publique  en  France  un  progrès  décisif.  Il  rompait  en  visière 
avec  des  habitudçs  et  des  préjugés  séculaires,  substituant  la 
liberté  à  la  routine,  l'esprit  à  la  lettre.  Plus  de  grades  obliga- 
toires, plus  de  licence  pour  enseigner,  plus  de  frais  d'études 
arbitraires  et  monstrueux  :  des  cours  indépendans,  gratuits, 
ouverts  à  tous  ;  le  grec  et  l'hébreu  envahissant  l'Ecole.  »  Le 
succès  de  ces  cours  témoigna  immédiatement  de  leur  utilité. 
Les  étudians  se  pressèrent  en  foule  autour  des  chaires  de  Danès 
et  de  Toussaint,  professeurs  de  grec,  de  Valable  et  de  Guida- 
cerius,  qui  enseignaient  l'hébreu,  d'Oronce  Fine,  qui  donnait 
des  leçons  publiques  de  mathématiques.  Et,  parmi  ces  étudians, 
figuraient  quelques  hommes  destinés  à  une  prochaine  illustra- 
tion, de  futurs  érudits  tels  que  Turnobe,  des  semeurs  d'idées  ou 
des  conducteurs  d'hommes,  tels  que  Calvin,  Ignace  de  Loyola, 
Rabelais.   Affranchis    des   règlemens   étroits   et   des  méthodes 


LE  Collège  de  frange.  860 

surannées,  ces  maîtres  professaient  librement.  Ils  expliquaient 
et  commentaient  devant  leurs  auditeurs  les  ouvrages  qu'ils 
avaient  eux-mêmes  choisis,  souvent  ceux  dont  ils  préparaient 
alors  des  éditions.  Au  lieu  d'argumenler  dans  le  vide,  ils  s'appli- 
quaient à  faire  comprendre  la  pensée  ou  les  témoignages  des 
auteurs  ;  ils  enseignaient  la  langue  à  l'aide  des  textes  et  ils 
dégageaient  de  ces  textes  des  idées  et  des  faits.  Cela  ne  ressem- 
blait en  rien  aux  bavardages  fatigans  et  stériles  dont  retentis- 
saient alors  les  écoles  voisines.  On  sentait,  en  les  écoutant,  que 
le  règne  des  mots  était  fini.  Enseignement  fait  de  réalité,  vrai- 
ment substantiel  et  vivant.  Les  genâ  d'à  côté  faisaient  de  plus 
en  plus  ligure  de  pédans  ;  ceux-ci  étaient  des  savans  et  des 
hommes. 

Pendant  tout  le  xvi''  siècle,  sous  Henri  II  et  ses  fils,  le  Col- 
lège soutint  sa  réputation,  malgré  la  violence  des  attaques, 
malgré  les  jalousies  et  les  haines,  malgré  le  déchaînement  des 
passions  religieuses.  Il  subsista  parce  qu'il  avait  pour  lui  le  bon 
sens  et  la  vérité.  Lorsqu'on  parcourt  la  liste  de  ceux  qui  y  pro- 
fessèrent en  ce  temps,  on  y  rencontre  quelques  noms  illustres, 
quelques  autres  qui  le  sont  moins,  et  beaucoup  qui  ne  le  furent 
jamais.  Ne  craignons  pas  de  le  dire  :  ce  qui  assura  la  popularité 
des  lecteurs  royaux,  ce  fut  moins  la  valeur  exceptionnelle  du 
petit  nombre,  celle  d'un  Turnèbe  ou  d'un  Ramus  par  exemple, 
que  l'excellent  esprit  qui  était  commun  à  presque  tous.  Ils 
représentaient  l'étude  indépendante,  sincère,  approfondie, 
visant  à  la  connaissance  sérieuse,  l'étude  qui  enrichit  et  for- 
tifie l'esprit.  Auprès  d'eux,  on  apprenait  toujours  quelque 
chose.  Cela  les  distinguait  de  ceux  auprès  desquels  on  n'appre- 
nait rien.  Aussi  l'institution  grandissait-elle  régulièrement. 
L'éloquence  latine  y  avait  été  admise  dès  1534  ;  les  langues 
orientales  en  1538  ;  la  philosophie  grecque  et  latine  en  1542  ;  la 
médecine  en  1568. 

Le  xvir  siècle  et  la  première  moitié  du  xvnr  lui  furent 
moins  favorables.  Le  goût  des  humanités  pures  et  l'esprit  de 
discipline  concordaient  mal  avec  ce  qu'on  pourrait  appeler  sa 
«  vocation.  "  On  ne  devait  attendre  ni  de  Richelieu,  ni  de 
Louis  XIV,  ni  de  Louis  XV  un  bien  vif  intérêt  pour  les  nou- 
veautés scientifiques.  Notons  toutefois  que  le  développement 
des  relations  avec  l'Orient  y  fit  créer  en  1681  une  chaire  d'arabe 
et  de  syriaque,  et  qu'on  y  institua  en  1670   renseignement   du 

TOME   lU.    —    1911.  03 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

droit  canon.  Au  début  du  xyiii*^  siècle,  nous  y  voyons  paraître 
la  botanique  avec  Tournefort  en  1706;  mais  c'est  surtout  dans 
la  seconde  moitié  du  siècle,  sous  Tiufluence  du  mouvement  gé- 
néral des  esprits,  que  la  vie  et  le  développement  du  Collège 
reprennent  quelque  essor.  L'astronomie  s'y  fait  admettre  en 
17G0  avec  Lalande,  la  physique  générale  en  1769  avec  Cousin; 
puis,  en  1773,  simultanément,  l'anatomie  avec  Portai,  la 
poésie  latine  avec  Delille,  la  littérature  française  avec  Aubert, 
le  droit  de  la  nature  et  des  gens  avec  Bouchaud;  en  1774,  la 
chimie;  en  1776,  l'histoire  et  la  morale;  en  177(S,  l'histoire 
naturelle  avec  Daubenton  ;  en  1786,  la  mécanique  et  la  phy- 
sique expérimentale  ;  en  1793,  le  turc  et  le  persan,  (^cs  créations 
multipliées  étaient  vraiment  un  signe  des  temps  et  un  témoi- 
gnage du  rôle  que  l'opinion  publique  attribuait  aux  professeurs 
royaux.  Le^xviii''  siècle,  par  ses  philosophes,  ses  penseurs,  ses 
savans,  avait  beaucoup  fait  pour  le  progrès  des  connaissances 
humaines.  Les  recherches,  les  curiosités  nouvelles,  qui  s'étaient 
produites  dans  les  académies  ou  dans  les  sociétés  privées, 
venaient  tour  à  tour  se  faire  donner  une  sorte  de  consécration 
officielle  dans  les  enseignemens  du  Collège  de  France.  Et  il  n'y 
avait  alors  rien,  dans  notre  pays  ni  dans  aucun  autre,  qui  fût 
comparable  pour  la  variété  ou  la  valeur  scientifique  au  groupe- 
ment ainsi  constitué. 

La  haute  idée  que  les  esprits  les  plus  éclairés  se  faisaient  du 
Collège  et  de  sa  destination  se  manifesta  d'une  manière  intéres- 
sante et  curieuse  dans  les  projets  de  réorganisation,  aussi  gran- 
dioses que  peu  pratiques,  dont  il  fut  l'objet  pendant  la  Révo- 
lution et  le  premier  Empire.  Heureusement,  il  se  trouva  défendu 
par  les  circonstances  contre  les  réformateurs,  et  il  resta  ce  qu'il 
était.  Grâce  à  cela,  la  glorieuse  histoire  de  la  science  au  xix^  siècle 
est  si  intimement  mêlée  à  la  sienne  qu'il  est  devenu  impossible 
de  les  séparer.  Comment  rappeler  ici,  même  sommairement,  les 
titres  de  tant  de  maîtres  illustres,  qui  se  sont  succédé  sans  inter- 
ruption dans  ses  chaires  ?  Ce  que  les  sciences  physiques  et 
chimiques  ont  dû  à  Biot,  à  Ampère,  à  Thénard,  à  Pelouze,  à 
Regnault,  à  Balard,  à  Berthelot,  à  Mascart,  n'est  ignoré  de  per- 
sonne. L'histoire  naturelle  a  étiî  représentée,  on  sait  avec  quel 
éclat,  par  Cuvier,  par  Elle  de  Beaumont,  Flourens,  Fouqut', 
Marey  ;  la  physique  mathématique  par  Joseph  Bertrand  ;  l'as- 
tronomie et  la  mécanique  céleste  par  Delargibre,  Serret,   Maurice 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCE.  867 

Lévy.  La  médecine  expérimentale  s'y  est  constituée  peu  à  peu 
avec  Laennec  et  Magendie  ;  elle  y  a  trouvé  en  Claude  Bernard 
un  législateur,  qui  en  a  détinilivement  établi  l'autorité  par  des 
découvertes  aussi  mémorables  que  ses  démonstrations.  Dans 
l'ordre  des  lettres,  le  Collège  n'a-t-il  pas  été  le  grand  foyer  où  s'est 
formé  l'orientalisme  et  d'où  il  y  a  rayonné  sur  le  monde  savant  ? 
Quels  noms  que  ceux  de  ChampoUion,  de  S.  de  Sacy,  d'Eugène 
Burnouf,  d'Ernest  Renan  !  Et,  à  côté  d'eux,  comment  ne  pas  rap- 
peler aussi  tant  de  savans  qui  y  ont  proféré  le  chinois, l'arabe, 
le  persan,  le  turc,  l'assyrien,  le  sanscrit,  Stanislas  Julien,  Caus- 
sin  de  Perceval,  Pavet  de  Courteille,Oppert,  Barbier  de  Meynard, 
Darmesteter?  D'autre  part,  l'archéologie,  l'épigraphie,  l'histoire, 
la  littérature,  la  philosophie,  les  sciences  économiques  et  poli- 
tiques ne  sont-elles  pas,  elles  aussi,  redevables  en  grande  partie 
au  même  établissement  soit  de  leur  essor,  soit  de  quelques- 
uns  de  leurs  progrès  les  plus  décisifs?  Les  noms  ici  se  pressent 
si  abondamment  qu'il  serait  difficile  et  d'ailleurs  superllu  de  les 
classer,  l^numérons  un  peu  au  hasard  ceux  de  Boissonade,  de 
Guigniaut,  de  Letronne  et  de  Lenormant,  ceux  de  Jean-Baptiste 
Say,  de  Rossi,  de  Michel  Chevalier  et  de  Laboulaye,  de  JoufTroy 
et  de  Barthélémy  Saint-Hilaire,  de  J.-J.  Ampère,  de  Michelet, 
de  Philarète  Ghasles,  d'Edgar  Quinet,  de  Mickiewicz,  de  Paulin 
Paris,  de  Sainte-Beuve,  d'Ernest  Havet,  de  Léon  Renier,  d'Alfred 
Maury,  de  Deschanel,  de  Boissier,  de  Gaston  Paris.  Liste  bien 
incomplète,  où  ne  figurent  que  ceux  qui  ont  disparu,  et  qui 
pourrait  cependant  constituer  à  elle  seule  une  page  incompa- 
rable dans  le  livre  d'or  de  la  pensée  française. 

Mais  ce  qui  doit  être  remarqué  surtout,  c'est  que,  si  la  plu- 
part de  ces  maîtres,  en  entrant  au  Collège,  y  ont  apporté  une 
renommée  déjà  établie,  beaucoup  d'entre  eux  cependant 
semblent  y  avoir  trouvé  un  accroissement  sensible  de  leur  valeur 
personnelle.  La  liberté  dont  ils  y  ont  joui  leur  a  permis  d'orga- 
niser leur  travail  de  la  manière  la  plus  profitable.  On  peut 
ajouter  que  l'esprit  de  la  maison  a  été  d'ailleurs  pour  eux  comme 
un  élément  nouveau  et  fécondant  qui  s'est  incorporé  à  leur  être 
intellect iiel  et  moral.  Et,  lorsqu'on  y  réfléchit,  il  n'y  a  rien  là 
que  de  naturel.  En  face  de  nos  anciennes  Facultés,  dispersées, 
dénuées  de  cohésion  et  d'autonomie,  réduites  au  minimum  de 
chaires,  le  Collège  de  France,  dans  les  deux  premiers  tieis  du 
xix*^  siècle,   était  vraiment  la  seule  Université  qu'il  y  eût  dans 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  pays.  Là,  le  rapprochement  d'hommes  éminens,  le  contact 
des  sciences  diverses,  l'habitude  de  délibérer  en  commun, 
l'attachement  à  une  môme  tradition,  l'usage  des  mêmes  libertés, 
le  dévouement  à  un  même  idéal  créaient  un  mouvement  d'esprit 
qui  n'existait  au  même  degré  nulle  part  ailleurs.  On  y  pensait 
avec  plus  de  force,  plus  de  hardiesse  et  plus  de  confiance  en  la 
vérité. 

Voilà  ce  qu'il  est  indispensable  de  se  rappeler  pour  com- 
prendre le  Collège  de  France.  Il  faut  se  représenter  tout  sou 
passé,  avec  la  réserve  do  force  qui  s'y  est  accumulée  peu  à  peu, 
pour  se  faire  une  idée  juste  de  ce  qu'il  peut  et  doit  être  dans 
l'avenir.  Seulement,  il  n'est  pas  moins  nécessaire  de  voir  main- 
tenant en  quoi  la  renaissance  des  Universités  françaises  et  le 
rapide  développement  de  notre  enseignement  supérieur  ont  pu 
modifier  ses  conditions  d'existence. 


Il 


Il  est  bien  curieux  de  relire  aujourd'hui  la  définition 
qu'Ernest  Renan  donnait,  il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  du 
rôle  des  diverses  Facultés  en  l'opposant  à  celui  qu'il  attribuait 
au  Collège  de  France.  Bien  que  ses  jugemens  et  ses  vues  fussent 
loin,  môme  en  ce  temps,  d'être  entièrement  justes,  rien  ne  fait 
mieux  mesurer  l'importance  des  changemens  qui  se  sont  pro- 
duits depuis  lors  dans  notre  enseignement  supérieur. 

En  18G2,  il  écrivait  ceci  :  «■  Transmettre  le  dépôt  des  connais- 
sances acquises,  charmer  et  instruire  les  gens  du  monde,  voilà 
le  but  des  Facultés;  former  des  savans,  voilà  le  but  du  Collègi; 
de  France.  »  Et  deux  ans  plus  tard,  en  1864,  revenant  sur  les 
mômes  idées,  il  les  développait  en  ces  termes  :  «  Une  distinc- 
tion s'établira  de  plus  en  plus.  Que  les  chaires  de  Facultés 
continuent  à  avoir  pour  but  principal  de  répandre  les  vérités 
acquises,  la  science  déjà  faite,  nous  n'y  voyons  pas  d'inconvé- 
nient; mais  qu'on  ne  sacrifie  pas  à  ce  besoin  légitime  d'une 
exposition  élégante  et  claire  la  science  en  voie  de  se  faire,  l'en- 
seignement dont  le  but  principal  est  de  découvrir  des  résultats 
nouveaux.  Que  le  Collège  de  France  redevienne  ce  qu'il  fut  au 
xvi*"  siècle,  ce  qu'il  a  été  depuis  à  plusieurs  reprises,  le  grand 
chapitre  scientifique,  le  laboratoire  toujours  ouvert  où  se  pré- 


! 


LI']    COLLÈGE    DE    FRANCE.  869 

parei»-  les  découvertes,  où  le  public  est  admis  à  voir  comment 
on  travaille,  comment  on  découvre,  comment  on  contrôle  et 
vérifie  ce  qui  est  découvert.  »  Ainsi,  d'an  côté,  la  science  déjà 
faite,  de  l'autre,  la  science  en  voie  de  se  faire;  la  première  aban- 
donnée un  peu  dédaigneusement  aux  Facultés,  la  seconde 
réservée  au  Collège  de  France,  c'était  là  pour  lui  une  distinc- 
tion fondamentale,  destinée  à  «  s'établir  de  plus  en  plus.  »  Il 
serait  aisé  de  montrer  combien,  sous  son  apparence  de  simpli- 
cité, elle  était  déjà  inexacte  et  artificielle,  au  temps  où  il  la 
formulait.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  du  passé,  et  vraiment  ce  serait 
faire  injure  au  grand  et  libre  esprit  qu'était  Renan  que  de  sup- 
poser qu'il  aurait  indéfiniment  persisté  dans  une  conception  si 
étroite  et  si  clairement  contredite  par  les  événemens. 

Qu'est-ce,  à  vrai  dire,  que  «  la  science  déjà  faite?  »  Serait-ce 
par  basard  le  simple  exposé  des  faits  acquis?  Mais  les  faits 
eux-mêmes,  que  sont-ils  le  plus  souvent,  sinon  des  états  provi- 
soires de  notre  connaissance  toujours  imparfaite?  Et  à  supposer 
qu  il  y  en  ait  sur  lesquels  nous  n'ayons  plus  rien  à  apprendre, 
les  idées  qui  servent  à  les  grouper,  et  qui  en  font  seules  la  valeur, 
puisque  seules  elles  leur  donnent  un  sens,  ne  nous  apparaissent- 
elles  pas  de  plus  en  plus  comme  essentiellement  instables?  Il 
n'y  a  donc  nulle  part,  on  peut  l'affirmer,  aucun  professeur 
digne  de  ce  nom  qui  réduise  sa  tâche  à  enseigner  une  science  ' 
déjà  faite,  c'est-à-dire  sans  doute  à  répéter  ce  que  d'autres  ont 
dit  avant  lui.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  dans  nos  Universités 
d'aujourd'hui  qu'on  aurait  chance  de  rencontrer  ce  spécimen 
vraiment  extraordinaire.  Les  savans  qui  y  professent  ont  tous,  à 
des  degrés  divers,  la  prétention  légitime  et  nécessaire  de  con- 
tribuer au  progrès  des  connaissances  par  leurs  recherches  et  de 
renouveler  sans  cesse  leur  enseignement  par  des  aperçus  per- 
sonnels. Il  serait  injurieux  et  ridicule  de  vouloir  réserver  à 
quelques-uns,  comme  un  privilège,  ce  qui  est  le  devoir  et  l'hon- 
neur de  tous. 

D'autre  part,  toutes  nos  Facultés  aussi,  sans  parler  de  l'Ecole 
des  Hautes  Etudes,  de  l'Ecole  des  Chartes,  du  Muséum,  ne  sont- 
elles  pas,  de  plus  en  plus,  des  «  laboratoires,  »  où  les  étudians 
sont  admis  à  voir  comment  on  travaille,  comment  on  découvre, 
comment  on  contrôle  et  vérifie  ce  qui  est  découvert?  »  Tous 
ceux  qui  le  désirent,  et  qui  ont  d'ailleurs  une  préparation  pre- 
mière jugée    suffisante,   peuvent    apprendre    là   comment    la 


870  HEVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

science  se  fait;  et  ils  ne  peuvent  même  l'apprendre  que  là,  s'il 
s'agit  du  moins  d'une  initiation  un  peu  large;  car  c'est  là  seule- 
ment qu'ils  trouveront  réunis  et  mis  à  leur  disposition  tous  les 
moyens  pratiques  d'études  qui  leur  s.ont  indispensables. 

Il  est  donc  clair  que  cette  délinition  du  Collège  de  France  < 
malgré  l'autorité  dont  elle  a  joui,  ne  répond  en  rien  à  la  réalité 
présente.  Aussi  bien,  l'idée  même  d'une  définition  simple  est 
probablement  à  écarter  tout  d'abord.  Les  institutions  qui  ont 
une  histoire  et  qui  se  sont  faites  peu  à  peu  ne  ressemblent  pas 
à  des  entités  abstraites.  Elles  sont  complexes,  elles  doivent  le 
demeurer.  Et  elles  ne  peuvent  être  bien  comprises  que  si  l'on 
s'abstient  de  vouloir  les  circonscrire  dans  des  formules  rig^ou- 
reuses. 

Le  Collège  de  France,  nous  l'avons  vu,  a  été  institué  pour 
accueillir  des  enseignemens  utiles  qui  ne  trouvaient  pas  leur 
place  ailleurs.  Ce  fut  là  sa  première  raison  d'être;  et  bien  que 
les  circonstances  aient  changé  du  tout  au  tout,  il  ne  semble  pas 
qu'elle  ait  rien  perdu  de  sa  valeur.  Sans  doute,  il  n'y  a  plus 
aujourd'hui,  nous  devons  le  croire,  ni  hostilité,  ni  défiance  à 
l'égard  d'aucune  partie  de  la  science.  Mais  il  y  a  encore  et  il  y 
aura  toujours  des  enseignemens  qu'un  grand  pays  ne  saurait 
laisser  dépérir,  bien  qu'ils  n'intéressent  effectivement  qu'un  très 
petit  nombre  de  personnes.  N'est-ce  pas  le  fait,  par  exemple,  de  la 
plupart  des  langues  de  l'Orient,  ancien  ou  moderne,  ou  encore 
de  celles  de  l'Amérique  précolombienne?  L'Ecole  des  langues 
orientales  se  charge  sans  doute  d'enseigner  l'usage  actuel  de 
quelques-unes  de  ces  langues  qui  sont  aujourd'hui  parlées.  Mais 
il  n'est  ni  dans  son  rôle,  ni  dans  ses  moyens,  d'en  faire  con- 
naître l'histoire,  d'en  étudier  scientifiquement  les  caractères 
intimes  ni  les  rapports  avec  d'autres  langues.  Quant  à  celles  qui 
ont  disparu,  elle  n'a  pas  à  s'en  occuper.  Cependant,  l'étude 
approfondie  de  ces  langues  importe  grandement  à  la  linguistique, 
à  l'archéologie,  à  l'histoire,  à  la  littérature  comparée.  Il  serait 
inadmissible  que  notre  pays  abandonnât  à  des  nations  étran- 
gères rien  de  ce  qui  est  nécessaire  à  la  connaissance  progressive 
de  l'humanilé.  Faudrait-il  donc  donner  place  à  de  tels  enseigne- 
mens dans  nos  Universités?  En  fait,  il  no  pourrait  être  question 
que  de  l'Université  de  Paris.  Mais,  tout  d'abord,  celle-ci  n'a  pas 
intérêt  à  s'accroître  démesurément.  On  peut  se  demander  môme 
si  quelques-unes  des  Facultés  dont  elle  se  compose  ne  commen- 


I 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCE.  871 

cent  pas  à  être  quelque  peu  encombrées.  En  y  introduisant  indé- 
lîniment  des  enseignemens  nouveaux  et  d'une  nature  trop  spé- 
ciale, on  risquerait  d'aboutir  d'abord  à  la  confusion,  puis  à  une 
dissolution  fatale.  En  outre,  il  paraît  évident  que  ses  règlemens 
nécessaires,  ses  habitudes  même,  seraient  aussi  peu  favorables 
que  possible  à  des  enseignemens  nés  en  dehors  de  ses  tradi- 
tions. Les  spécialistes  qui  seraient  le  plus  capables  de  les  donner 
pourraient  fort  bien  n'être  pas  pourvus  des  grades  qu'elle  exige 
avec  raison  de  ses  professeurs.  Plus  ou  moins  étrangers  au 
milieu  où  ils  se  trouveraient  ainsi  transportés,  ils  y  seraient  par 
la  force  des  choses  dépaysés  et  relégués  dans  un  rang  secondaire, 
ne  participant  qu'incomplètement  à  la  vie  universitaire.  Il  y 
aurait  ainsi  à  la  fois  inconvénient  pour  eux  et  sérieux  dommage 
pour  les  études  dont  ils  seraient  les  représentans. 

Voilà,  par  conséquent,  un  premier  groupe  d'enseignemens 
dont  la  place  naturelle  est  au  Collège  de  France,  et  qui  n'ont 
chance  de  prospérer  que  là.  C'est,  comme  on  le  voit,  un  groupe 
sans  limites  précises.  Car,  à  côté  des  langues  citées  en  exemple, 
il  comprend,  dans  l'ordre  des  sciences  aussi  bien  que  dans  celui 
des  lettres,  tout  ce  qu'on  pourrait  appeler,  faute  d'une  meilleure 
dénomination,  les  «  enseignemens  spéciaux.  » 

A  ceux-là,  il  y  a  lieu  d'en  ajouter,  en  second  lieu,  un  cer- 
tain nombre  d'autres,  qui  répondent  à  une  curiosité  ou  même 
à  un  besoin  plus  général,  mais  qui  sont  difficiles  à  placer  dans 
nos  Universités,  parce  qu'ils  sont  et  doivent  rester  en  dehors  de 
tout  programme  d'examen.  Quoiqu'ils  se  rattachent  en  général 
à  des  parties  du  savoir  qui  sont  cultivées  ailleurs  et  qui  le  sont 
parfois  depuis  longtemps,  ils  en  sont  comme  des  prolongemens 
devenus  indépendans  et  qui  tiennent  à  leur  indépendance.  Les 
langues  et  les  littératures  anciennes  et  modernes  sont  ensei- 
gnées dans  les  Facultés  des  lettres,  les  sciences  économiques 
et  politiques  le  sont  aujourd'hui,  en  partie  du  moins,  dans  les 
Facultés  de  droit,  les  sciences  médicales  et  biologiques  dans  les 
Facultés  de  médeciae.  Mais  les  leçons  qui  sont  données  dans  ces 
diverses  Facultés  visent  toujours  plus  ou  moins  à  une  sanction 
qui  prendra  la  forme  d'un  diplôme.  Sans  doute,  cela  ne  doit 
pas  être  entendu  troj)  rigoureusement.  La  plupart  des  maîtres 
éminens  qui  professent  dans  nos  l'niversités  savent  prendre  de 
grandes  libertés  avec  les  programmes,  et  personne  n'ignore 
combien  ils  font  large  place  dans  leurs  cours  à  la  science  désin- 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

téressée.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  cette  destination  utilitaire 
leur  impose  un  certain  assujettissement.  Ils  se  sentent  tenus,  et 
ils  le  sont  en  eflet,  de  donner  satisfaction  à  un  besoin  d'instruc- 
tion qui  a  ses  exigences  et  ses  limites  "déterminées.  Une  Faculté 
manquerait  au  premier  de  ses  devoirs,  si  elle  n'enseignait  pas  ce 
que  ses  étudians  sont  obligés  d'apprendre.  Cela  étant,  on  con- 
çoit l'intérêt  que  presque  toutes  les  sciences  peuvent  avoir  à  ce 
que  certaines  de  leurs  parties  soient  enseignées,  sinon  toujours, 
du  moins  quelquefois,  dans  des  conditions  tout  à  fait  ditTérentes 
de  celles-là,  c'est-à-dire  sans  autre  considération  que  celle  de 
leur  valeur  propre.  Il  est  bon,  il  est  nécessaire  même,  à  cer- 
tains momens,  que  tel  ou  tel  ordre  de  recherches,  qui  serait  à 
l'étroit  dans  un  cours  d'ensemble,  puisse  en  être  détaché  et  qu'il 
devienne,  pendant  un  certain  nombre  d'années,  la  matière  d'un 
enseignement  distinct,  ayant  pour  fin  unique  d'en  assurer  libre- 
ment le  progrès.  Ceci  encore  est  dans  le  rôle  du  Collège  de 
France.  Les  enseignemens  de  ce  genre  ne  sont  pas  par  nature 
des  enseignemens  spéciaux,  comme  les  précédens.  Ce  sont 
plutôt  des  enseignemens  détachés  et  <(  spécialisés  »  pour  un 
temps  indéterminé. 

Un  troisième  groupe  pourrait  être  constitué  avec  certains 
enseignemens  «  synthétiques.  »  Il  faut  entendre  par  là  des  en- 
seignemens généraux,  embrassant  un  très  vaste  domaine,  dont 
les  parties  forment  ailleurs  autant  de  matières  d'études  dis- 
tinctes. S'il  est  utile,  par  exemple,  que  l'histoire  de  chacune 
des  grandes  religions  de  l'humanité  soit  exposée  séparément, 
on  comprend  aisément  quel  profit  peut  être  tiré  d'une  compa- 
raison entre  ces  religions,  aboutissant  à  y  découvrir  certains 
caractères  communs,  à  mettre  en  lumière  des  élémens  consti- 
tutifs qui  appartiennent  à  certains  groupes,  à  en  suivre  les  va- 
riations, à  en  faire  ressortir  enfin  les  convergences  ou  les  di- 
vergences, selon  les  cas.  Et  ce  qui  est  vrai  des  religions  l'est 
également  des  sciences,  des  littératures,  des  législations  et  de 
la  plupart  des  grands  faits  intellectuels  et  sociaux.  Il  est  indis- 
pensable que  ces  larges  synthèses  aient  une  place  assurée  dans 
un  enseignement  supérieur  qui  vise  à  être  complet.  Mais,  d'autre 
part,  si  l'on  songe  aux  qualités  d'esprit  vraiment  exceptionnelles 
qu'elles  exigent,  à  la  variété  de  connaissances  sans  lesquelles 
elles  dégénéreraient  vite  en  déclamations  creuses,  on  se  convainc 
qu'il   serait  impossible  et  en  tout  cas  ,fort  imprudent  de  leur 


LE    COLLÈGE    DE    FRANCE.  873 

assigner  des  chaires  nombreuses  et  permanentes.  Il  faut  voir  les 
choses  telles  qu'elles  sont.  Les  hommes  réellement  capables  de 
suffire  à  de  tels  enseignemens  seront  toujours  fort  rares.  Lors- 
qu'il s'en  rencontre  qui  offrent  les  garanties  de  savoir  et  de 
talent  qui  sont  nécessaires,  on  doit  s'empresser  de  profiter  de 
ce  qu'ils  sont  là,  sans  leur  demander  ni  grades  ni  antécédens 
universitaires.  Et  quand  l'un  d'eux  vient  à  disparaître,  on  ne 
doit  pas  se  croire  obligé  de  lui  trouver  immédiatement  un 
successeur.  Cela  revient  à  dire  que  la  rigidité  du  système  uni- 
versitaire ne  convient  pas  aux  enseignemens  de  ce  genre  ;  leur 
place   ne  peut  être  qu'au  Collège  de  France. 

Ces  observations  nous  conduisent  à  une  dernière  considéra- 
tion qui  est  capitale  pour  déterminer  le  rôle  et  la  raison  d'être 
de  ce  grand  établissement.  Si  son  existence  est  nécessaire  à  la 
prospérité  et  au  développement  de  certaines  sciences,  elle  ne  l'est 
pas  moins  pour  mettre  en  lumière  la  valeur  de  certains  hommes 
et  pour  leur  donner  le  moyen  de  rendre  d'éminens  services.  Bien 
entendu,  c'est  uniquement  de  l'intérêt  public  qu'il  doit  être 
question  ici.  Mais  il  est  évident  qu'an  homme  de  talent,  qui  s'est 
montré  capable  d'ouvrir  à  la  recherche  du  vrai  des  voies  nou- 
velles, est  une  «  valeur  intellectuelle  »  que  la  société  ne  pourrait 
dédaigner  sans  se  faire  tort  à  elle-même.  Fournir  à  de  tels 
hommes  les  moyens  de  poursuivre  leurs  recherches,  de  déve- 
lopper leurs  méthodes,  de  les  faire  connaître  largement  et 
d'associer  à  leurs  travaux  ceux  qui  peuvent  en  tirer  avantage, 
c'est  pour  elle  un  profit  certain.  Mais  pour  qu'elle  puisse  le  faire 
librement,  il  importe  qu'elle  ne  soit  pas  gênée  par  un  ensemble 
de  règlemens  et  de  conditions  qui  risqueraient  d'exclure  les 
meilleurs.  A  coup  sur,  les  grades  exigés  des  professeurs  des 
Universités  sont  d'une  manière  générale  une  garantie  excellente, 
qu'aucune  autre  ne  pourrait  remplacer  dans  la  majorité  des  cas. 
Seultment,  comme  toutes  les  garanties  possibles,  celle-ci  est 
en  même  temps  une  barrière.  Or  il  n'est  pas  bon  de  mettre  des 
barrières  partout.  L'bistoire  du  Collège  de  France  l'a  surabon- 
damment démontré.  Dans  la  liste  de  ses  professeurs,  nombreux 
sont  les  hommes  de  grand  mérite  qui  n'auraient  pu  enseigner 
dans  les  Universités,  faute  de  satisfaire  aux  conditions  requises, 
et  qui  ont  été,  cependant,  des  créateurs  de  méthodes,  des  initia- 
teurs, des  maîtres  justement  renommés.  C'est  grâce  au  Collège 
surtout  que  notre  enseignement  supérieur  a  échappé  au  danger 


87  i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  devenir  une  sorte  de  corporation  fermée.  Plus  les  Univer- 
sités se  développeront,  plus  son  rôle,  à  cet  égard,  apparaîtra 
comme  indispensable. 

Ajoutons  enfin  qu'il  est  ouvert  à -toutes  les  sciences  indis- 
tinctement, —  docet  omnia,  —  et  qu'il  ne  peut  subsister  qu'à  la 
condition  de  les  faire  vivre  ensemble,  non  seulement  en  équi- 
libre, mais  dans  une  communion  intime. 

Le  rapprochement  qui  se  produit  ainsi  entre  elles  est  tout 
autre  chose  que  le  groupement,  plus  administratif  qu'intellec- 
tuel, qui  constitue  les  Universités.  Le  Collège  a  été  plusieurs 
fois  sollicité  de  se  diviser  en  sections.  Après  discussion,  il  s'y 
est  toujours  refusé.  Il  a  sagement  fait.  Le  contact  réciproque 
des  sciences  diverses  est  déjà  un  des  élémens  les  plus  impor- 
tans  de  sa  vie  et  le  deviendra  plus  encore  sous  le  régime  fran- 
chement libéral  qui  sera  le  sien  désormais.  L'assemblée  des 
professeurs  est  appelée  en  effet  à  délibérer,  non  pas  seulement 
sur  des  intérêts  matériels,  mais  sur  des  intérêts  proprement 
scientifiques,  tels  que  les  transformations  de  chaires  et  les  can- 
didatures qu'elles  font  surgir.  Dans  la  discussion  qui  s'ouvre 
alors,  on  entend  les  représentans  les  plus  autorisés  des  diverses 
sciences  en  concurrence  exposer  l'état  de  chacune  d'elles,  ses 
progrès  récens  et  ses  besoins  actuels;  on  les  entend  définir  et 
caractériser  la  nature  d'esprit  des  candidats,  apprécier  l'intérêt 
et  l'originalité  de  leurs  travaux,  indiquer  sommairement  ce 
qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'eux.  L'échange  d'idées  et  d'in- 
formations qui  se  produit  ainsi  est  de  nature  singulièrement 
féconde.  Il  en  résulte  que  tous  les  professeurs  du  Collège  sont 
amenés  périodiquement  à  regarder  au  delà  de  leurs  spécialités 
personnelles,  à  considérer  la  science  contemporaine  dans  son 
ensemble,  à  en  suivre  pour  ainsi  dire  le  mouvement,  à  voir 
naître  les  études  nouvelles  et  à  en  apprécier  l'importance,  à  se 
rendre  compte  enfin  de  la  valeur  relative  et  changeante  des 
diverses  parties  du  savoir.  Il  est  impossible  que  des  hommes 
habitués  à  réfléchir  n'acquièrent  pas  par  là  une  habitude  com- 
mune de  regarder  toujours  en  avant.  Cette  habitude,  ainsi 
entretenue,  constitue  l'esprit  de  la  maison.  On  comprendrait 
mal,  si  on  le  méconnaissait,  le  rôle  du  Collège  de  France. 


LE    COLLÈGE    DE    FRANCE.  875 


Ce  qui  vient  d'en  être  dit  nous  permet  d'examiner  maintenant 
à  quelles  conditions  il  sera  en  mesure  de  répondre  parfaitement 
à  sa  destination. 

La  plus  essentielle  de  toutes,  c'est  qu'il  jouisse  d'une  très 
large  indépendance.  Il  faut  qu'il  soit  libre  de  substituer  des 
enseignemens  nouveaux  à  des  enseignemens  anciens,  libre  de 
choisir,  sous  certaines  garanties,  les  savans  à  qui  seront  attri- 
buées ses  chaires,  libre  enfin  d'adapter  la  forme  de  chaque 
enseignement,  non  pas  à  des  convenances  extérieures,  mais  aux 
intérêts  bien  entendus  de  la  science.  Expliquons-nous  rapide- 
ment sur  chacun  de  ces  points. 

Une  des  choses  qui  ont  souvent  gêné  l'essor  du  Collège  de 
France,  c'est  l'incertitude  où  l'ancien  règlement  le  laissait  sur 
ses  droits  en  matière  de  transformations  de  chaires.  Il  pouvait 
arriver  qu'un  ministre  considérât  une  chaire  transformée  comme 
une  chaire  nouvelle,  et  qu'il  usât  dès  lors  du  droit  qu'il  possède 
de  nommer  directement  les  titulaires  des  chaires  nouvelle- 
ment créées,  sans  présentation,  ni  par  l'établissement  inté- 
ressé, ni  par  les  Académies  compétentes.  Il  suffisait  que  cela 
fût  à  craindre  pour  que  le  Collège  se  décidât  difficilement  à 
proposer  la  transformation  dune  chaire.  Cette  appréhension  et 
cette  gêne  disparaîtront,  s'il  est  bien  entendu  que  la  proposition 
d'affecter  un  crédit  déjà  existant  à  un  enseignement  nouveau, 
fût-il  d'ailleurs  très  différent  de  celui  auquel  il  succède,  laisse 
le  Collège  en  possession  du  droit  de  présentation.  C'est  ce  qui 
résulte  des  termes  du  règlement  nouveau.  Cela  est  indispen- 
sable, si  l'on  veut  qu'il  remplisse  comme  il  convient  sa  fonc- 
tion propre.  La  faculté  d'évoluer  sans  peine  est  pour  lui  une 
condition  vitale.  Il  représente,  dans  l'enseignement  supérieur, 
l'adaptation  rapide  et  constante  aux  progrès  de  la  science. 
Cesser  de  se  transformer,  s'enfermer  dans  un  cadre  rigide,  ce 
serait  de  sa  part  manquer  à  sa  destination  même. 

Mais  celte  liberté  que  le  gouvernement  reconnaît  au  Col- 
lège, il  importe  que  l'opinion  publique,  quelquefois  mal  éclairée, 
ne  la  lui  conteste  pas  hors  de  propos.  On  s'est  étonné  de  lui 
voir,  en  certaines  circonstances,  proposer  la  transformation  de 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaires  qui  avaient  un  long  el  glorieux  passé.  Il  faut  pourtant 
s'entendre  sur  ce  point.  En  renonçant  passagèrement  à  des  en- 
seignemens  de  ce  genre,  le  Collège  de  France  n'entend  pas 
déclarer  qu'il  les  considère  comme  surannés  ou  qu'il  a  l'inten- 
tion de  les  abandonner.  Seulement,  comme  il  lui  est  impossible, 
à  moins  de  s'étendre  au  delà  de  toute  mesure,  d'accueillir  les 
enseignemens  nouveaux,  tout  en  conservant  les  anciens,  il  est 
contraint  souvent  à  des  sacrifices.  En  pareille  matière,  il  ne 
peut  y  avoir  de  principes  absolus.  Chaque  cas  particulier  doit 
être  examiné  en  lui-même,  la  question  étant  de  savoir  si  le 
sacrifice  à  l'aire  momentanément  est  compensé  par  l'avantage 
de  l'acquisition  nouvelle.  D'une  manière  générale,  la  tendance 
du  Collège  doit  être  d'incliner  vers  la  nouveauté.  Mais  il  va 
sans  dire  qu'il  diminuerait  singulièrement  son  autorité,  s'il  se 
réduisait  peu  à  peu  à  n'être  plus  qu'un  groupement  de  spécia- 
lités sans  cohésion.  Le  rôle  qu'il  est  appelé  à  jouer  exige  que 
les  études  fondamentales  y  soient  toujours  fortement  représen- 
tées. Pour  apprécier  les  recherches  nouvelles,  il  lui  faut  une 
majorité  de  savans  capables  d'embrasser  du  regard  l'ensemble 
des  grandes  provinces  scientifiques. 

Une  seconde  condition  importante,  c'est  que  les  cours  n'y 
soient  pas  assujettis  à  une  discipline  uniforme.  Le  principe 
étant  que  l'enseignement  du  Collège  a  pour  objet,  non  de  déve- 
lopper un  programme  quelconque,  mais  de  faire  connaître  à  un 
public  choisi  les  résultats  des  recherches  de  ses  professeurs,  le 
nombre  et  la  forme  des  leçons  doivent  évidemnient  corres- 
pondre à  la  nature  particulière  de  ces  recherches.  Donc,  à  coté 
de  celles  qui  s'accommoderont  de  la  chaire  professorale  et  de 
l'amphithéâtre,  d'autres  seront  plus  utilement  faites  dans  les 
laboratoires,  dans  les  musées,  ou  encore  sur  le  terrain.  Cer- 
tains enseignemens  comporteront  des  exposés  étendus^  d'autres, 
en  raison  de  leur  nature  même,  se  condenseront  davantage. 
Mais  ces  distinctions  ne  seront  pas  faites  d'avance,  une  fois 
pour  toutes.  Car  elles  ne  doivent  pas  dépendre  seulement  de  la 
diversité  des  chaires,  mais  aussi  et  surtout  des  sujets  traités. 
S'il  ne  faut  pas  que  les  recherches  personnelles  absorbent  toute 
l'activité  du  professeur  et  le  dispensent  d'enseigner,  il  ne  con- 
vient pas  non  plus  que  l'enseignement  l'empêche  de  poursuivre 
des  travaux  qui  doivent  en  faire  toute  la  valeur.  Du  moment 
qu'on  s'accorde  à  écarter  du  Collège  de, France  la  simple  vul- 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCK.  877 

garisation,  il  devient  impossible  d'exiger  de  ses  maîtres  qu'ils 
soient  tenus  à  parler  chaque  année  pendant  le  même  nombre 
d'heures.  C'est  affaire  à  chacun  d'eux  d'organiser  son  enseigne- 
ment sous  sa  propre  responsabilité,  en  vue  d'un  résultat  vrai- 
ment utile.  Le  contrôle  nécessaire  appartiendra  à  l'Assemblée 
du  Collège,  au  ministre  et  finalement  à  l'opinion  publique.  Ce 
sera  le  devoir  des  professeurs  de  faire  en  sorte  que  les  hommes 
sans  parti  pris  rendent  justice  à  leur  œuvre  individuelle  et  col- 
lective. 

Mais  la  recherche  scientifique,  telle  qu'on  l'entend  aujour- 
d'hui, ne  peut  guère  se  confiner  dans  l'enceinte  d'un  établisse- 
ment quelconque.  Elle  doit  nécessairement  s'étendre  au  loin, 
partout  où  s'étend  le  domaine  de  la  science  elle-même. 

En  d'autres  termes,  il  est  indispensable  que  le  travail  du 
laboratoire,  de  la  bibliothèque  ou  du  cabinet  d'études  se  com- 
plète par  des  missions.  Tel  savant  qui  étudie  les  langues  an- 
ciennes ou  actuelles  de  l'Afrique,  de  l'Asie  ou  de  l'Amérique 
ne  peut  se  passer  aujourd'hui  de  voyager  et  de  séjourner  dans 
les  pays  où  elles  sont  nées,  où  elles  ont  laissé  des  traces,  où 
quelques-unes  sont  encore  en  usage.  L'archéologue,  l'historien, 
lo  sociologue,  le  naturaliste  sont  obligés  d'aller  au  loin  s'appro- 
visionner d'observations,  de  renseigiiemens,  d'impressions  vives 
et  directes,  s'ils  n'entendent  pas  se  réduire  à  un  enseignement 
jturement  livresque.  Les  professeurs  du  Collège  de  France, 
voués  à  la  science  pure  et  plus  libres  d'obligations  sédentaires 
que  ceux  des  Universités,  doivent  être  particulièrement  prêts  à 
ces  explorations  lointaines.  Le  nouveau  règlement  a  inscrit  les 
missions  parmi  les  formes  prévues  de  leur  activité.  C'est  là  un 
fait  de  la  plus  haute  importance.  Peut-être  ne  produira-t-il  pas 
immédiatement  toutes  ses  conséquences  ;  car,  pour  passer  du 
principe  à  l'application  pratique,  il  est  possible  que  les  res- 
sources matérielles  fassent  encore  défaut.  N'importe.  Les  idées 
justes  ont  en  elles-mêmes  une  force  qui  les  rend  efficaces  tôt 
ou  tard. 


IV 

Le  rôle  du  Collège  de  France,  ainsi  conçu,  est  si  naturel  et 
si  nécessaire  que  le  développement  universel  de  la  science  est 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  train  d'amener  en  plusieurs  pays  la  création  d'établissemens 
plus  ou  moins  analogues.  En  Amérique,  nous  voyons  des  mil- 
liardaires, soucieux  du  bien  public  et  s'inspirant  de  notre  exemple 
pour  faire  mieux  que  nous,  créer  des  centres  d'études  magnifi- 
quement dotés  en  vue  de  la  recherche  libre.  La  Prusse  se 
préoccupe  den  faire  autant.  On  peut  donc  dire  qu'une  même 
idée  se  manifeste  aujourd'hui  partout.  Or  cette  idée  est  française 
d'origine,  et  c'est  en  France  qu'elle  a  reçu  la  première  consécra- 
tion de  l'expérience.  Nous  nous  devons  à  nous-mêmes  de  lui 
donner  aujourd'hui  le  développement  qui  nous  permettra  de 
rivaliser  avec  ces  créations  étrangères. 

Evidemment,  ce  n'est  pas  l'Etat  français,  avec  ses  charges 
toujours  croissantes,  qui  pourra  mettre  le  Collège  de  France  à 
même  de  soutenir  cette  rivalité.  Nous  avons  quelque  honte  au- 
jourd'hui à  ouvrir  aux  visiteurs  du  dehors  les  portes  d'un 
établissement  si  glorieux  et  à  leur  en  laisser  voir  la  misère:  ses 
laboratoires  étroits,  insuffisans  de  toute  façon,  —  on  en  pourrait 
citer  qui  sont  de  simples  réduits;  —  ses  salles  de  cours  incom- 
modes, mal  aérées,  et  en  si  petit  nombre  que  des  auditoires 
divers  doivent  s'y  succéder  parfois  presque  sans  intervalle  ;  avec 
cela,  une  médiocrité  de  ressources  qui  rend  impossibles  les 
améliorations  les  plus  nécessaires.  Que  le  ministère  de  l'In- 
struction publique  soit  tenu  moralement  de  remédier  à  cet  état 
de  choses  dès  qu'il  en  aura  les  moyens,  cela  est  incontestable. 
Mais  ce  qu'il  pourra  faire,  quelle  que  soit  sa  bonne  volonté,  ne 
sera  certainement  qu'une  bien  petite  partie  de  ce  qui  doit  être 
fait.  Un  grand  établissement  scientifique  a  besoin  aujourd'hui 
d'être  riche.  Ce  n'est  pas  sur  l'Etat  que  le  Collège  de  France  peut 
compter  pour  le  devenir  jamais. 

Lorsqu'il  aura  reçu  l'autonomie  financière,  qu'on  lui  promet 
à  bref  délai,  son  avenir  dépendra  des  libéralités  dont  il  pourra 
être  l'objet.  Les  donations  en  faveur  de  la  science  ne  sont  pas 
chose  rare  dans  noire  pays.  Quelques-unes  de  nos  Universités 
en  ont  déjà  reçu  d'importantes.  D'autres  sont  laites  annuelle- 
ment aux  diverses  Académies.  Le  Collège  de  France  lui-même 
n'a  pas  été  oublié  :  il  conserve  avec  reconnaissance  les  noms 
des  bienfaiteurs  qui  ont  déjà  subventionné  des  cours  anciens  ou 
créé  des  cours  nouveaux.  Mais  il  [ne  pourra  exercer  son  rôle 
dans  toute  son  ampleur  que  le  jour  où  il  disposera  d'un  capital 
important  qu'il  sera  libre  d 'affecter  à  des  entreprises  scientifiques 


LE  COLLÈGE  DE  FRANCE.  879 

de  son  choix.  Il  faut  songer  qu'il  n'a  pas,  comme  les  Univer- 
sités, la  ressource  toujours  croissante  des  droits  d'inscriptions, 
d'examens,  de  diplômes,  de  bibliothèques.  Son  enseignement 
est  essentiellement  gratuit.  II  l'a  toujours  été,  il  doit  continuer 
à  l'être.  Espérons  qu'il  se  rencontrera  tôt  ou  tard  des  Mécènes 
qui  auront  à  cœur  de  contribuer  à  rendre  son  œuvre  largement 
féconde.  Attacher  leur  nom  à  des  fondations  qu'il  sera  chargé 
d'administrer,  ce  sera  l'associer  à  l'histoire  future  de  la  science 
et  revendiquer  légitimement  une  part  dans  son  avancement. 

Cette  coopération  libre  et  confiante  entre  la  richesse  et  la 
science  paraît  devoir  être  la  condition  du  bien  dans  l'avenir. 
L'Etat,  assujetti  à  ses  lois  et  à  ses  règlemens,  embarrassé  dans 
ses  entraves  administratives,  lent  à  comprendre,  lent  à  se  mou- 
voir, soumis  au  régime  des  filières,  des  hiérarchies  intermi- 
nables, est  une  force  immense,  mais  lourde  et  maladroite.  Le 
domaine  de  l'esprit  ne  semble  pas  être  le  sien.  Il  y  a  là  trop 
d'imprévu,  trop  de  perpétuelle  nouveauté,  trop  de  spontanéité, 
et  il  y  faut  d'ailleurs  trop  dà-propos  pour  qu'il  ait  chance  de 
s'y  montrer  à  son  avantage.  Les  vives  communications  des 
intelligences  ne  sont  pas  son  affaire.  Que  la  science,  toujours 
mobile  et  entreprenante,  courant  toujours  d'idée  en  idée,  ne 
compte  pas  trop  sur  lui,  et  même  qu'elle  se  défie  un  peu  de  ses 
faveurs.  Elle  est  ainsi  faite  qu'elle  ne  peut  suivre  ses  voies  qu'à 
la  condition  d'être  très  peu  gouvernée.  Née  de  la  pensée  libre, 
qu'elle  ait  confiance  en  la  pensée,  et  qu'elle  fasse  appel  hardi- 
ment aux  intelligences  éprises  de  vérité,  partout  où  elles  se 
trouvent. 

Maurice  Groiset. 


EURIPIDE  ET  SES  IDÉES 


Comme  l'auteur  de  ce  livre  (1)  l'a  très  bien  dit,  il  n'y  a  pas 
de  livre  plus  moderne  que  celui-ci.  Euripide  était  le  poète  le  plus 
moderne  de  l'antiquité.  Aussi  tout  «  professeur  de  la  langue 
grecque,  »  comme  disait  Bossuet  de  Mélanchton,  qui  ne  renonce 
pas  complètement  à  avoir  du  monde  à  son  cours,  s'il  n'a  pas 
l'audace  de  faire  son  cours  sur  Aristophane,  le  fait,  infaillible- 
ment, sur  Euripide.  Euripide  est  sûr  d'intéresser  les  modernes- 
Nietzsche,  —  dont  je  m'étonne  que  M.  Masqueray  n'ait  rien 
dit,  —  Nietzsche  le  savait  bien, qui  exécrait  Euripide.  Il  le  con- 
sidérait comme  un  élève  de  Socrate  et  comme,  après  Socrate, 
le  premier  qui  eût  substitué  la  raison  et  le  raisonnement,  la 
raison  raisonnante  et  l'analyse  dissolvante  à  l'instinct,  à  l'ins- 
tinct puissant  et  qui  ne  se  trompe  pas,  lequel  avant  Socrate  et 
Platon  dirigeait  et  poussait  et  soulevait  les  hommes. 

Il  y  aurait  bien  des  choses  à  dire  là-dessus  que  j'eusse  sou- 
haité qui  fussent  dites  par  M.  Masqueray,  Euripide  étant  moins 
simple  que  cela,  d'abord,  et  aussi  l'instinct,  qui  poussait  les 
hommes  avant  Socrate  et  lui  étant  surtout  lïnstinct  religieux 
que  Nietzsche  déteste  de  tout  son  cœur  ;  et  sur  cet  embrouille- 
ment tout  au  moins  apparent  il  faudrait  un  peu  causer.  Enfin 
M.  Masqueray  n'a  point  parlé  de  Nietzsche;  n'en  parlons  plus. 
Ce  qu'il  a  bien  vu,  c'est  que  les  idées  d'Euripide  sont  très 
modernes.  Ce  qu'il  a  bien  vu  ensuite,  c'est  jusqiià  quel  point 
elles  sont  modernes  et  qu'assez  souvent,  comme  il  est  naturel, 
elles  ne  le  sont   pas.  Ce  qu'il   a  bien  vu  ensuite,  c'est  qu'elles 

(1)  Euripide  et  ses  idées,  par  M.  Paul  Masqueray. 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  881 

sont  souvent  contradictoires,  ce  qu'on  ne  peut  guère  reprocher 
à  Euripide,  non  plus  qu'à  Nietzsche,  non  plus  qu'à  personne, 
le  seul  moyen  d'avoir  beaucoup  d'idées  étant  d'en  avoir  qui  se 
contredisent  et  le  seul  moyen  de  ne  se  contredire  point  étant  de 
n'en  avoir  qu'une  et  même  de  n'en  pas  avoir  du  tout. 

Ce  qu'il  a  très  bien  vu  ensuite,  c'est  que  ses  idées  contrariant 
son  art,  Euripide  a  été  souvent  gêné  et  qu'il  doit  à  cette  gêne  et 
les  imperfections  de  ses  tragédies  et  aussi  son  originalité  de 
poète  tragique.  —  Que  de  choses  dans  ce  livre  !  Eh  !  oui,  il  y  a 
beaucoup  de  choses  dans  le  livre  de  M.  Masqueray. 

Euripide  est  une  manière  de  positiviste  très  «  moral  »  et 
très  «  sensible,  »  quelque  chose  par  conséquent  comme  un 
homme  du  xviii^  siècle  qui  serait  assez  mêlé  d'un  homme 
du  xix''.  Le  voilà  e?i  gros,  hélas  !  car  je  songe  à  toutes  les 
nuances  que  je  suis  forcé  d'oublier  volontairement;  mais  enfin 
le  voilà  en  gros. 

Par  suite,  Euripide  verra  la  vie  sous  un  autre  angle  que  ses 
prédécesseurs,  soit  au  théâtre,  soit  dans  la  littérature  générale. 
Pour  lui,  la  vie  est  triste  et  triste  à  mesure  qu'elle  avance.  Les 
enfans  (qu'il  semble  avoir  adorés)  sont  les  plus  heureux  d'entre 
les  vivans  ;  les  jeunes  gens  sont  heureux  encore,  mais  trop 
tourmentés  par  l'amour,  ce  «  tyran  des  hommes  et  des  Dieux  ;  » 
les  hommes  aussi  (représentés  chez  lui  surtout  par  Ulysse, 
Agamemnon  et  Ménélas)  sont  tourmentés  par  l'ambition,  laquelle 
a  pour  principal  effet  d'aviHr  l'homme  ;  et  enfin  la  vieillesse, 
qu'Euripide  a  toujours  représentée  tremblotante,  chevrotante 
et  bronchant  à  chaque  pas,  est  le  plus  douloureux  état  qui  soit 
au  monde 

Somme  toute,  la  vie  est  un  fléau,  et  mieux  vaudrait  pour  tous 
n'être  pas  nés  ;  car  les  hommes  sont  faibles  et  ils  ne  sont  pas 
protégés  par  les  Dieux,  si  tant  est  qu'il  ne  faille  pas  dire  qu'ils 
sont  persécutés  par  les  Dieux. 

Mais  ce  qui  est  bien  significatif,  et  ici  Euripide  n'est  pas  si 
loin  d'Aristophane,  l'homme  qu'Euripide  considère  comme  le 
plus  heureux  des  hommes,  c'est  «  le  pauvre  »  (je  ne  dis  pas 
l'indigent),  c'est  le  travailleur  libre  des  c\i3.in^s,yAntourgos, 
qui  laboure  péniblement  son  champ  et  qui  en  vit  péniblement. 
Voilà  l'homme  heureux  autant  que  le  mot  peut  avoir  un  sens, 
voilà  l'homme  digne,  à  la  fois  modeste  et  fier,  qui  peut  être 
content  de  lui  et  des  Dieux.  Par  trois  ou  quatre  fois,  Euripide 

TOMR  III.  —  1911.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  revenu  sur  cette  figure  qu'évidemment  il  caresse  et  qu'il 
aime  à  peindre  avec  complaisance. 

Sur  les  femmes,  on  ne  saura  jamais  quelles  ont  été  les  vraies 
opinions  d'Euripide.  Il  les  a  criblées  de  toutes  les  épigrammes 
qu'on  peut  justement  ou  injustement  leur  adresser.  Littérale- 
ment, il  les  a  déchirées,  comme,  selon  la  légende,  il  fut  déchiré 
(matériellement)  plus  tard  par  elles. 

Et,  d'autre  part,  les  plus  pures,  les  plus  ravissantes,  les  plus 
sacrées,  les  plus  divines  figures  de  femmes  furent  tracées  par 
lui  et  sont  restées  la  grâce  et  le  charme  délicieux  de  son  théâtre. 

Qui  faut-il  croire?  Et  qui  débrouillera?  M.  Masqueray,  — 
surtout,  il  en  conviendra,  pour  nous  donner  une  excellente  leçon 
sur  la  condition  des  femmes  au  v''  siècle  avant  Jésus-Christ,  — 
suppose  que  quand  Euripide  se  fait  le  peintre  amoureux  et  res- 
pectueux des  Iphigénie  et  des  Admète,  Euripide  songe  aux 
femmes  d'autrefois,  aux  femmes  des  temps  homériques  et  que, 
quand  il  se  montre  «  mysogyne,  »  il  pense  aux  femmes  de  son 
temps,  qui  (du  reste  par  la  faute  des  hommes)  avaient  tous  les 
défauts  du  monde.  Il  est  possible.  J'aurais  tendance  à  croire 
que,  tout  simplement,  Euripide  adorait  les  femmes  et  qu'il  en 
a  dit  beaucoup  de  mal  et  beaucoup  de  bien  comme  tous  ceux 
qui  les  adorent.  Songez  à  Dumas  fils  qui  ne  se  plaindra  pas  du 
rapprochement  et  qui  du  reste  ne  laisse  pas  de  mériter  qu'on 
le  fasse.  Dumas  fils  est  le  satirique  ami  du  sexe  féminin  que 
l'on  sait  bien  et  il  est  le  peintre  de  Donise,  de  Madame  Aubray  et 
de  quelques  autres.  Songez  encore  à  Molière  et  à  La  Bruyère.  On 
me  dira  que  Boileau  a  dit  du  mal  des  femmes  et  est  très  peu 
soupçonné  de  les  avoir  aimées.  Mais  Boileau  ne  fait  que  copier 
Ju vénal,  et  sa  sortie  contre  les  femmes  n'est  guère  qu'un 
exercice  de  rhétorique  supérieure.  Enfin  on  ne  saura  jamais 
pourquoi  Euripide  a  dit  tant  de  mal,  et  montré  tant  de  bien  des 
femmes. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain, c'est  qu'il  leur  a  rendu  le  service  de 
tracer  quelques  portraits  féminins  qui  sont  les  plus  beaux  de 
l'antiquité  tout  entière,  et  cet  autre  service  d'avoir  inspiré 
Racine.  Les  femmes  ne  peuvent  plus,  légitimement,  le  mettre 
en  charpie. 

Ce  qui  est  plus  intéressant  encore,  si  c'est  possible,  que  les 
idées  elles-mêmes  d'Euripide,  c'est  l'inlkience  de  ses  idées  sur 
la  manière  dont  il  a  conçu  et  conduit  ses  ouvrages.  Euripide 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  883 

s'est  trouvé  comme  pris  et  serré,  ainsi  ffii'en  un  étaii,  entre  son 
génie  et  ses  idées. 

Son  génie  était  tragique.  Son  génie  était  tragique,  parce  qu'il 
était  sensible,  plus  que  sensible,  douloureux,  sans  sérénité,  pro- 
fondément ému  de  la  misère  humaine,  pénétré  de  ce  qu'on 
appelait,  il  y  a  vingt  ans,  d'un  mot  assez  beau,  la  religion  de  la 
souffrance.  Il  était  donc  porté  d'un  mouvement  naturel  vers  la 
tragédie  (sans  compter  que  de  son  temps,  comme  du  nôtre,  on 
n'arrivait  à  la  gloire  que  par  le  théâtre). 

Mais  ses  idées  étaient  celles  :  1*^  d'un  moraliste  très  pur,  très 
élevé,  presque  austère,  d'un  élève  de  Socrate  (il  Ysipeul-être  été)  ; 
2"  d'un  positiviste,  et  si  le  mot  est  partiellement  inexact,  je  le 
sais  et  ne  m'en  sers  que  pour  la  commodité  du  discours,  et  il  est 
suffisamment  juste  pour  que  j'en  use  pour  ma  démonstration. 

Or  les  légendes  sur  lesquelles  un  tragique  du  v^  siècle  était 
forcé  de  travailler  étaient  religieuses,  toutes  imprégnées  des 
conceptions  du  monde  qui  étaient  celles  des  hommes  du  temps 
d'Homère,  ou  même  des  hommes  antérieurs  à  Homère.  Et  ces 
conceptions  étaient  immorales  aux  yeux  d'un  socratique,  aux 
yeux  d'un  moderne,  aux  yeux  d'un  homme  orienté  déjà  vers  le 
platonisme  et  même  vers  le  christianisme. 

Et  encore  ces  conceptions,  non  seulement  ne  donnaient  au- 
cune explication  de  la  présence  du  mal  sur  la  terre,  mais  encore 
le  représentaient  comme  voulu  par  les  Dieux  et  imposé  aux 
hommes  par  des  Dieux  qui  étaient  jaloux  des  hommes  et  qui 
prenaient  un  certain  plaisir,  —  intermittent,  capricieux;  mais 
enfin  un  certain  plaisir,  —  à  les  molester  et  torturer. 

H  y  avait  donc  un  abîme  entre  les  idées  d'Euripide  et  la 
matière  de  ses  œuvres,  un  abîme,  je  pourrais  dire,  entre  ses 
idées  et  son  métier. 

Comme  philosophe,  Euripide  est  un  épisode  de  cette  longue 
histoire  que  j'ai  racontée  ailleurs,  de  la  morale,  chez  les  Grecs, 
sapant  peu  à  peu  la  religion  qui  était  immorale  ou  qui  était 
insuffisante  à  expliquer  les  grands  problèmes. 

Comme  artiste,  c'est  des  légendes  inspirées  par  cette  religion 
même  qu'Euripide  doit  s'inspirer  et  sur  elles  qu'il  doit  tra- 
vailler. 

Voilà  l'abîme  et  voilà  l'extraordinaire  et,  disons-le,  l'insur- 
montable difficulté. 

Remarquez  que,  s'il  y  a  abîme  intellectuel,  pour  ainsi  parler. 


884  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  y  aussi  abîme  relativement  aux  temps,  aux  époques.  Euripide 
traite  des  légendes  qui  remontent  à  cinq  ou  six  cents  ans  pour 
le  moins.  Le  monde  a  évolué  singulièrement  depuis  ce  temps- 
là.  Il  n'est  plus  du  tout  le  même  ni  comme  mœurs,  ni  comme 
idées  générales,  ni  même,  quoique  ce  soit  ce  qui  change  le 
moins,  comme  sentimens. 

Que  faire  de  ces  vieilles  légendes? Vous  me  direz:  «  Il  faut, 
pour  les  traiter,  précisément  se  faire  leur  contemporain;  il  faut 
se  faire  une  âme  antique,  une  âme  homérique  et  préhomé- 
rique... »  Très  juste  ceci.  C'est  précisément  ce  qu'a  fait  Eschyle» 
lequel,  ayant  trente  ans  de  plus  qu'Euripide,  a  l'air  d'être  séparé 
de  lui  par  des  siècles.  C'est  précisément  ce  qu'a  fait  Sophocle, 
à  peu  pi'ès,  trouvant  dans  son  génie  littéraire  et  surtout  dans 
son  âme  à  la  fois  artistique  et  sacerdotale»  dans  son  âme  de 
prêtre,  artiste,  le  moyen  de  se  représenter  à  lui-même  et  de 
présenter  à  ses  contemporains  la  religion  antique  par  ce  qu'elle 
avait  de  moral,  de  fortifiant,  de  consolateur  ou  au  moins  de 
respectable,  et  il  y  a  eu  là  une  réussite  tout  à  fait  extraordinaire 
sur  laquelle  j'aurai  bien  un  jour  l'occasion  de  m'expliquer. 

Ne  retenons  qu'une  chose  pour  le  moment:  oui,  pour  traiter 
de  ces  légendes  ultra-antiques,  il  aurait  fallu  d'une  façon  ou 
d'une  autre  se  faire  une  âme  antique  ou  qui  aurait  su  donner,  et 
à  l'auteur  et  au  spectateur,  Vilhision  quelle  l' était. 

Mais  Euripide  était  tout  à  fait  de  son  temps  et,  qui  bien 
plus  est,  il  tenait  à  être  tel.  Nul  doute  que,  si  Euripide  a  pro- 
digué les  sentences  morales,  s'il  a  prodigué  les  dissertations,  les 
discussions  sophistiques  et  les  portraits  des  Agamemnon  et  des 
Ménélas  à  la  ressemblance  des  Athéniens  du  v^  siècle,  c'est 
qu'il  était  bien  de  son  temps,  qu'il  voulait  en  être  et  qu'il  vou- 
lait agir  sur  lui. 

De  ceci  il  résultait,  d'abord  qu'il  se  prédestinait  lui-même  à 
l'anachronisme,  et  en  effet  il  y  est  souvent  tombé;  ensuite  qu'il 
établissait  lui-même  une  antinomie  entre  ses  sujets  et  ses  idées 
et  entre  ses  sujets  et  sa  manière. 

Il  ne  s'est  pas  tiré,  comme  on  dit,  de  tout  cela  ;  mais  il  a  fait 
à  travers  tout  cela  des  évolutions  très  brillantes.  Tantôt  il  accuse 
les  Dieux  ou  les  fait  accuser  par  ses  personnages,  puisque  les 
Dieux  sont  immoraux.  Tantôt  il  les  transforme  et  il  en  fait  des 
Dieux  vertueux  et  ils  sont  reconnaissables  s'ils  peuvent  et  il  n'en 
a  pas  grand  souci.  Tantôt  il  les  altère  dans  deux  sens  différens. 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  88S 

Admettons,  ce  qui  est  à  peu  près  vrai,  cfu'Héraclès  ait  été 
pour  les  poètes  grecs  le  représentant  de  la  justice  sur  la  terre. 

Hercule  promenant  l'éternelle  justice 

Sous  son  manteau  sanglant  taillé  dans  un  lion. 

Soit.  Qu'en  fera  Euripide,  dans  Alcestel  D'une  part,  quelcfue 
chose  de  moins,  d'autre  part  quelque  chose,  sinon  de  plus, 
sinon  de  tout  autre  et  de  plus  touchant.  Il  en  fait  d'abord  une 
espèce  de  soudard  goinfre,  ivrogne  et  éclatant  quand  il  est  à 
demi  ivre,  en  propos  gaillards  et  en  chants  bachiques  ou  plutôt 
herculéens.  Puis,  quand  Héraclès  apprend  que  son  hôte  a  perdu 
sa  femme  et  que  lui,  Héraclès,  a  profané  par  sa  conduite  une 
maison  en  deuil,  il  a  honte,  comme  un  grand  enfant  ;  et,  non 
pas  du  tout  par  inspiration  de  justice,  mais  pour  réparer  sa 
faute,  en  brave  garçon  qu'il  est,  il  jure  à  Admète  qu'il  arra- 
chera Alceste  au  Dieu  de  la  mort  et  qu'il  la  rendra  à  son  époux. 
Voyez-vous,  dans  la  première  partie,  l'aversion  d'Euripide 
pour  la  mythologie  qui  divinise  la  Force,  son  aversion  aussi, 
bien  connue,  pour  les  athlètes  ;  dans  la  seconde  partie,  sa  sensi- 
bilité, son  plaisir  à  peindre  des  hommes  un  peu  «  peuple,  » 
mais  doués  de  bons  sentimens  généreux  et  cordiaux;  et  nulle 
part,  ce  me  semble,  le  sens  de  la  grande  mythologie,  ce  sens 
de  ce  que  la  mythologie  contenait  de  grand  et  de  profond,  ni 

I     non  plus  le  goût  de  le  rechercher,  ni  non  plus  le  désir  de  le 

'     mettre  en  lumière  et  en  lumière  pure  et  radieuse,  tous  senti- 

j     mens  qu'an  Sophocle  avait  si  bien. 

i  Voyez  encore   comment   Euripide   traite  d'Hélène.  Le   plus 

souvent  Hélène  est  pour  lui  «  l'éternel  féminin  »  dans  tout  ce 
qu'il  a  de  redoutable,  de  perfide  et  de  détestable.  Et  puis  ailleurs 
il  la  peint  sous  tous  les  dehors  et  dans  tout  l'état  et  je  dis  même 

r  l'état  d'âme  d'une  matrone  romaine  ;  mais  jamais,  ce  me  semble, 
il  n'a  touché  le   point,  le  point  mytholoa^ique,  si  je  puis  dire: 

j  Hélène  considérée  comme  une  force  de  ia  nature  aveugle  et 
fatale  contre  laquelle  on  n'a  rien  à  dire,  en  faveur  de  laquelle  on 
ne  saurait  dire  rien,  tant  elle  est  irresponsable,  et  c'est  certaine- 
ment cette  manière  de  prendre  les  choses  qui  est  épique  au  plus 
haut  point  et  qui,  si  un  homme  de  théâtre  comme  Euripide 
s'y  appliquait  selon  son  art,  deviendrait  éminemment  drama- 
tique. 

A  la  vérité,  il  nous  a  conservé,  dont  nous  lui  devons  savoir 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  grand  gré,  la  légende  la  plus  profonde  relativement  à 
Hélène,  cette  légende  selon  laquelle  Paris  aurait  enlevé,  non 
point  Hélène,  mais  un  fantôme,  et  selon  laquelle,  pour  ce  l'an- 
tôme,  Grecs  et  Troyens  auraient  combattu  et  se  seraient  entre- 
tués pendant  dix  ans.  Ceci,  «  par  exemnle,  »  est  merveilleux. 
Hélène  est  un  rêve,  et  c'est  pour  cela  qu'elle  est  si  belle  ;  Hélène 
est  un  rêve,  et  c'est  pour  cela  que  le  temps  n'a  pas  de  prise  sur 
elle;  Hélène  est  un  rêve,  et  c'est  pour  cela  que  tous  les  hommes 
et  Ulysse  lui-même  (ce  qui,  du  reste,  m'étonne)  lui  sacrifient 
leur  vie  et  sont  éternellement  à  son  service. 

Celui  qui  a  trouvé  cela,  il  l'avait,  le  sens  mythob)gique  et  le 
sens  philosophique  et  le  sens  de  la  profonde  philosophie  que 
contient  la  mythologie!  Hélène  est  un  fantôme.  Cent  mille  Grecs 
la  poursuivent  dix  ans  à  travers  mille  dangers  et  d'innom- 
brables souffrances  et  son  mari  de  retour  dans  sa  maison  (ce 
nest  pas  tout  à  fait  cela  ;  mais  il  n'importe)  la  retrouve  tran- 
quillement assise  à  ce  foyer  qu'il  n'aurait  pas  dû  quitter.  Rêve 
de  gloire,  rêve  de  fortune,  rêve  de  bonheur,  tous  les  rêves  sont 
ainsi  et  à  les  poursuivre  on  commet  pareille  erreur  burlesque. 
0  vie  de  tous  les  hommes,  ou  à  peu  près,  tu   t'appelles  Hélène  ! 

Oui,  donc,  Euripide  a  bien  fait  de  nous  conserver  ce  mythe 
beau  comme  un  mythe  de  Platon  que  raconterait  Socrate- 
Oserai-je  dire  qu'il  l'a  gâté?  Oserai-je  dire  au  moins  que,  sous 
sa  main,  il  est  devenu  un  peu  mesquin,  un  peu  inférieur  et  je  ne 
voudrais  pas  dire  un  peu  vulgaire,  mais  un  peu  bourgeois? 

Autant  en  pourrai-je  hasarder  de  tous  les  mythes  et  de  toutes 
les  légendes  dont  s'est  emparé  Euripide,  sauf  exception,  que 
pour  le  moment  je  ne  vois  guère.  Cette  admirable  (car  ellelest) 
tragédie d'^/ce5/6',  elle-même,  estdéparée  par  le  plus  incroyable 
mélange,  non  pas  de  comique  et  de  tragique,  mais  de  tragique 
et  de  bouffon  (je  dis  en  dehors  même  du  rôle  d'Héraclès)  que 
l'on  paisse  rêver.  Le  rôle  d'Admète  et  celui  du  vieillard  son 
père  en  sont  tout  tachés,  comme  à  plaisir. 

Non,  entre  la  mythologie  et  Euripide  il  y  avait  antipathie  et 
entre  son  esprit  et  les  nécessités  de  son  métier,  lequel  était  de 
travailler  sur  les  légendes  mythologiques,  il  y  avait  bien  con- 
tradiction intime. 

H  s'en  est  tiré,  tout  au  moins  au  point  de  vue  de  l'immora- 
lité qu'il  voyait  dans  les  Dieux,  par  son  invention  (car,  en  vérité, 
c'est  bien  une  invention  qui  est  de  luf),  par  son  invention  de  la 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  887 

Diké.  Les  Dieux  sont  injustes,  soit  ;  ils  sont  ou  contre  la  justice 
ou  ind/fférensh.  la  justice.  Eh  bien  !  de  la  justice  même  faisons 
un  Dieu  que  nous  opposerons  aux  autres. 

Et  il  l'a  fait,  avec  je  ne  sais  cfuelle  hésitation  quelcfuefois, 
avec  une  singulière  force  très  souvent.  Il  faut  ren  applaudir 
d'abord,  el  puis  voir  ensuite  là  le  signe  curieux  et  d'une  évolu- 
tion de  la  pensée  morale  des  Grecs  et  d'une  faculté  i^e  jeu  artis- 
tique qui  leur  est  toute  particulière.  La  lutte  entre  le  passé  et 
l'avenir  est,  chez  eux,  celle-ci  :  l'homme  se  posant  contre  la 
nature.  C'est  le  spectacle  delà  nature  qui  a  donné  autrefois  aux 
hommes  l'idée  de  Dieux  immoraux.  La  conscience,  en  se  déve- 
loppant, leur  donne  l'idée  de  la  morale.  Donc  l'homme  va  se 
trouver  opposé  aux  Dieux  aussi  bien  qu'à  la  nature.  Non  pas! 
Comme  ils  sont,  par  leur  complexion  naturelle,  créateurs  de 
Dieux,  ils  vont,  seulement,  ou  ils  vont  au  contraire^  comme  on 
\oudra,  créer  des  Dieux  nouveaux,  selon  leur  conscience.  En 
voici  un  qui  crée  Diké  ;  car  à  très  peu  près  on  peut  dire  qu'il  l'a 
créée.  Tout  à  l'heure  il  en  viendra  un  qui  créera  les  Idées,  èires 
réels,  tout  de  raison  et  d'idéal,  mais  êtres  réels,  qui  constituent 
toute  une  mythologie  nouvelle,  tout  un  Olympe.  Platon  mé- 
prise l'ancienne  mythologie  et  ceux  qui  la  chantent,  mais  parce 
qu'il  est  Grec,  il  ne  peut  détruire  une  mythologie  que  par  une 
autre  et  en  en  créant  une  autre. 

Ainsi,  très  évidemment,  commençait  à  faire  Euripide. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  avait,  pour  parler  comme  les  Alle- 
mands, une  antinomie  entre  sa  jnatière  et  son  art,  ou  plutôt 
entre  sa  matière  et  ses  idées  inspirant  son  art,  et  parce  qu'il  était 
très  habile,  il  s'en  est  tiré  brillamment,  mais  non  pas  sans  em- 
barras et  non  sans  que  de  son  embarras  mille  traces,  embar- 
rassantes à  leur  tour,  ne  restassent  dans  ses  ouvrages. 

Le  fond  de  ma  pensée,  le  voici,  tout  naïvement.  Il  était  né 
pour  faire  des  drames,  des  drames  réalistes,  des  drames  bour- 
geois, à  telles  enseignes  que  ses  tragédies  mythiques  prennent  à 
chaque  instant  le  caractère,  la  couleur  et  le  ton  de  drames 
bourgeois.  Il  aurait  dû  inventer  franchement  le  drame  bourgeois 
athénien,  être  un  La  Chaussée  de  génie,  ou  plutôt  un  premier 
Ménandre,  plus  pathétique,  sans  doute  et  plus  profond  que  le 
second.    C'est  une  vision.  Elle  me  paraît  assez  sensée. 

Prenant  maintenant  Euripide  comme   philosophe,  deman- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dons-nous  ce  qu'Euripide  a  pensé  des  Dieux  de  son  temps  au 
point  de  vue  de  l'existence  du  mal  sur  la  terre. 

C'est  la  grande  question,  personne  ne  l'jgnore,  de  toute 
théodicée,  ancienne,  moderne  et  future.  Il  ne  faudrait  pas  me 
pousser  beaucoup  pour  me  faire  dire  que  même  il  n'y  en  a  pas 
d'autre. 

Les  Dieux  ont  créé  le  monde  ;  les  Dieux  veulent  ce  qui  est 
dans  le  monde;  le  monde  est  la  représentation  de  leur  volonté; 
en  particulier  ce  qui  arrive  aux  hommes  est  leur  ouvrage, 
puisque,  d'une  part,  ils  inspirent  aux  hommes  leurs  actes  ; 
puisque,  d'autre  part,  ils  donnent  aux  hommes  bonheur  ou 
malheur,  succès  ou  échec  dans  leurs  entreprises,  santé  ou  mala- 
die, mort  prompte  ou  tardive,  etc. 

Or  il  existe  dans  le  monde  du  mal,  ce  qui  semble  indiquer 
de  la  part  des  Dieux  désir  de  mal,  volonté  de  mal,  méchanceté. 

Et,  de  plus,  il  existe  du  mal  immérité,  ce  qui  semble  révéler 
des  Dieux  injustes. 

Remarquez  que  la  question  est  moins  embarrassante  pour  un 
polythéiste  que  pour  un  monothéiste.  Assurément;  car  le  poly- 
théiste, croyant  à  une  multitude  de  Dieux,  peut  croire  qu'il  y  a 
des  Dieux  bons  et  des  Dieux  méchans  et  qu'ils  sont  en  conflit  et 
en  lutte  entre  eux.  Au  fond,  —  et  ceux  qui  ramènent  toutes 
choses  à  une  question  de  sociologie,  en  quoi,  du  reste,  j'estime 
qu'ils  ont  tort,  l'ont  dit  bien  longtemps  avant  moi,  —  la  concep- 
tion mythologique  est  une  idée  aristocratique  et  les  Grecs  ont 
envisagé  les  Dieux  comme  une  cité  grecque.  Il  y  a  une  aristo- 
cratie céleste  :  dans  cette  aristocratie  il  y  a  de  très  bons  aris- 
tocrates qui  aiment  le  peuple,  c'est-à-dire  les  hommes,  toujours 
ombrageux  du  reste  et  capables  de  Némésis  ;  mais  enfin  qui 
aiment  le  peuple,  c'est-à-dire  les  hommes  et  qui  leur  font  du 
bien.  Et  il  y  a  des  Dieux  méchans,  malintentionnés,  qui  versent 
les  maux  sur  les  hommes  par  mauvais  esprit. 

Ceci  explique  suffisamment  l'existence  sur  la  terre  du  mal,  et 
du  mal  immérité. 

Le  monothéiste  au  contraire,  ne  concevant  qu'un  seul  Dieu, 
est  bien  forcé  de  lui  attribuer,  à  lui  comme  cause  et  comme 
cause  unique,  tout  le  bien  et  tout  le  mal  ;  et  il  est  efTrayé  et 
scandalisé  dn  mal  qui  vient  de  Dieu .  La  présence  du  mal  sur  la 
terre  est  donc  moins  embarrassante  pour  un  ancien  que  pour  un 
moderne. 


EURIPIUE    ET    SES    IDÉtS.  S89 

Cependant^  d'une  part,  il  est  très  difficile  de  ne  pas  considérer 
les  Dieux  comme  «  faisant  bloc,  »  pour  ainsi  parler,  comme  étant 
une  àme  composée  de  plusieurs  âmes,  tout  au  moins  comme 
avant  à  l'égard  des  hommes  le  même  esprit  général  et  quand  le 
païen  dit,  non  pas  :  «  un  Dieu  l'a  voulu,  »  ce  que  je  reconnais 
qu'il  dit  souvent;  mais  «  les  Dieux  l'ont  voulu,  »  ce  qu'il  faut 
reconnaître  qu'il  dit  souvent  aussi,  il  considère  l'ensemble  des 
Dieux  comme  étant  «  la  Divinité,  »  un  pouvoir  supérieur  qui, 
généralement  et  sommairement,  est  d'accord  avec  lui-même  et 
n'a  Q^anc  volonté  générale. 

Et  la  difficulté  reparaît.  * 

Et,  d'autre  part,  le  monothéisme,  ou  au  moins  une  espèce  de 
monothéisme  est  si  naturel  chez  les  hommes,  comme  Voltaire, 
trop  strictement,  trop  étroitement,  mais  point  sottement,  l'a 
répété  un  millier  de  fois,  que  le  païen  ne  pouvait  pas  s'abstenir 
de  faire  remonter  au  Dieu  président,  au  Dieu  archonte,  la  res- 
ponsabilité du  mal  sur  la  terre  et  se  représentait  Zens  lui- 
mhne  comme  ayant  à  sa  droite  le  tonneau  des  biens,  à  sa  gauche 
le  tonneau  des  maux  et  comme  puisant  tour  à  tour  dans  l'un 
et  dans  l'autre. 

Et  la  difficulté  reparaît  plus  forte  encore,  et  tout  compte 
fait  elle  est  à  peu  près  aussi  forte  pour  un  païen  que  pour  un 
monothéiste. 

Et  qu'en  a  donc  pensé  Euripide,  qui,  du  reste,  était  évidem- 
ment plus  monothéiste  que  païen? 

Il  en  a  pensé  que  l'existence  du  mal  sur  la  terre  accusait  les 
Dieux  et  qu'il  était  assez  difficile  de  les  justifier.  Il  a  envisagé,  au 
hasard  de  ses  travaux  dramatiques  :  1°  le  mal  que  les  Dieux  font; 
2°  le  mal  qu'ils  permettent  sans  le  punir;  3°  le  mal  qu'ils  excusent 
par  leur  conduite,  et  que  par  conséquent  ils  encouragent. 

Les  Dieux  font  le  mal  :  par  exemple,  ils  ordonnent  à  un  fils 
de  tuer  sa  mère  par  application  de  la  loi  du  talion.  C'est  une 
chose  abominable.  Euripide  précisément,  et  sans  doute  pour 
l'incriminer,  la  représentera  comme  une  chose  abominable.  Il 
ne  fait  pas  Clytemnestre  très  odieuse,  pour  que  le  crime  sacré 
d'Oreste  soit  plus  odieux  et  pour  qu'une  protestation  s'élève 
contre  le  Dieu  qui  a  formellement  ordonné  ce  crime  et  qui  nn 
est  responsable.  L'intention  en  est  évidente,  ou,  au  moins,  elle 
est  infiniment  probable.  Il  faut  examiner  VÉlectre  d'Euripide 
ligne  par  ligne  à  ce  point  de  vue. 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ailleurs,  c'est  le  vénérable  roi  Thésée,  c'est  le  saint  roi  Thésée, 
le  Moïse  ou  le  Numa  d'Athènes  qui  fait  ces  déclarations  bien 
graves  :  «  Pas  un  homme  n'est  à  làbri  des  coups  du  sort;  pas 
un  Dieu  non  plus,  si  les  poètes  ne  mentent  pas.  N'ont-ils  pas 
formé  entre  eux  des  unions  contre  toute  loi?  Pour  régner,  n'ont- 
ils  pas  chargé  leurs  pères  de  liens  honteux?  Et  pourtant  ils 
habitent  l'Olympe  et  ils  portent  légèrement  leurs  crimes.  » 

Ici  le  blasphème  est  net,  ou  tout  au  moins  l'incrimination 
est  formelle. 

Héraclès  n'est  pas  moins  sévère  à  l'égard  de  ces  Dieux  qui 
semblent  l'avoir  persécuté  non  pas  quoiqu  il  fût  juste,  mais 
parce  qu'il  était  un  juste  :  «  Zeus,  quel  que  soit  le  Dieu  qu'on 
appelle  de  ce  nom,  a  fait  de  moi  dès  ma  naissance  l'ennemi 
d'Héra.  J'étais  encore  au  berceau  ;  cette  déesse  jalouse  m'a  envoyé 
des  serpens  pour  me  tuer.  Et  quels  travaux  plus  tard  ai-je  eu  à 
accomplir  sur  la  terre  et  dans  l'Erèbe  pour  en  arriver  en  dernier 
à  ceci:  massacrer  mes  propres  enfans!  Enfin  Héra  doit  être 
heureuse.  Qu'elle  danse  donc,  l'illustre  épouse  de  Zeus,  qu'elle 
batte  de  sa  sandale  le  sol  divin  de  l'Olympe  !  Elle  a  obtenu  ce 
qu'elle  voulait.  J'étais  le  premier  des  Grecs;  elle  m'a  abattu, 
anéanti.  Qui  voudra  désormais  adresser  des  prières  à  une  divinité 
pareille?  Pour  une  femme,  pour  une  iniidélité  de  son  époux, 
elle  m'a  perdu,  moi,  le  bienfaiteur  des  Grecs.  Et  je  ne  lui  avais 
rien  fait.  » 

Voilà  (et  je  vous  prie  de  croire  que  je  pourrais  citer  beaucoup 
d'autres  exemples),  pour  ce  qui  est  du  mal  que  les  Dieux  font 
eux-mêmes,  spontanément. 

Pour  ce  qui  est  du  mal  qu'ils  permettent  et  que  par  consé- 
quent ils  font  encore  ;  car  puisqu'ils  pourraient  l'empêcher,  c'est 
encore  le  faire,  écoutons  Euripide.  Bellérophon,à  la  vérité  classé 
par  l'antiquité,  pour  ainsi  parler,  comme  l'ennemi  des  Dieux, 
mais  à  qui  Euripide  semble  accorder  bien  volontiers  et  main- 
tenir bien  complaisammenl  la  parole,  s'exprime  ainsi  :  «  On 
affirme  que  dans  le  ciel  il  y  a  des  Dieux!  Il  n'y  en  a  pas,  non,  il 
n'y  en  a  pas.  Cessez  de  répéter  sottement  cette  vieillerie.  Ne  me 
croyez  pas  sur  parole,  voyez  de  vos  propres  yeux.  Je  prétends, 
moi,  que  les  tyrans  font  périr  les  hommes  par  milliers,  qu'ils 
les  dépouillent  de  leurs  biens,  qu'au  mépris  de  la  foi  jurée,  ils 
détruisent  les  cités  et  que,  malgré  cch,  ils  sont  plus  heureux  que 
ceux  qui  adorent  chaque  jour  tranquillement  les  immortels.  Je 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES,  891 

sais  de  petites  cités  qui  les  adorent  aussi.  Et  cependant  elles  sont 
soumises  à  des  cités  impies,  qui  sont  plus  grandes  qu'elles  :  le 
nombre  des  lances  triomphe,  parce  qu'il  est  le  plus  fort.  J'en 
suis  certain;  si  vous  priiez  les  Dieux  sans  rien  faire  et  si  vous 
attendiez  d'eux,  les  bras  croisés,  votre  nourriture,  vous  sauriez 
vite  qu'il  n'y  en  a  pas.  Cest  le  bonheur  ou  le  malheur  des  hommes 
qui  leur  donnent  une  existence.  » 

Ceci  est  presque  le  leit-motiv  d'Euripide  et  M.  Masqueray  a 
bien  raison  de  dire  que  «  ces  critiques  étaient  si  familières  à 
son  esprit  qu'elles  formaient,  pour  ainsi  parler,  une  partie  de 
sa  conscience  et  qu'il  les  exprimait  chaque  fois  d'une  façon 
différente,  selon  l'âme  dont  il  douait  ses  personnages  ;  »  mais 
toujours  dans  un  esprit  identique  au  fond. 

Sa  pensée  sur  ce  point  semble  bien  résumée  dans  ce  vers  qui 
est  bien  de  lui  ; 

Si  les  Dieux  font  le  mal,  ils  ne  sont  pas  des  Dieux. 

Ce  vers  renferme  toute  une  philosophie  qui  va  se  constituer 
pour  se  répandre  et  qui,  se  mêlant  à  des  idées  religieuses  et  à 
des  idées  morales  venues  de  l'Orient,  formera  une  religion 
radicalement  destructrice  du  Paganisme. 

Pour  autant  Euripide  est-il  athée?  On  l'a  certainement  un 
peu  cru  autour  de  lui.  Aristophane  fait  dire  à  une  pauvre 
veuve,  mère  de  cinq  enfans  en  bas  âge  et  qui  cherche  à  gagner 
sa  vie  par  un  petit  commerce  d'objets  de  piété  :  «  Je  vivais 
tant  bien  que  mal  en  tressant  aux  Dieux  des  couronnes  ;  mais 
voilà  que  cet  individu  a  persuadé  aux  spectateurs,  dans  ses 
pièces,  qu'il  n  y  a  pas  de  Dieux  :  depuis  ce  jour,  je  ne  vends 
plus  la  moitié  de  mes  couronnes.  » 

Il  est  bien  certain  qu'Euripide  n'a  pas  craint  de  faire  pro- 
noncer sur  le  théâtre  d'Athènes  qui  était  un  temple,  soit  des 
paroles  nettement  athéistiques,  soit  des  paroles  dont  la  conclu- 
sion naturelle  devait  être  l'athéisme. 

Mais  était-il  athée  pour  cela?  Il  n'y  a  guère  lieu  de  le  croire. 
D'abord,  de  la  part  d'un  Grec  ce  serait  bien  extraordinaire.  Je 
ne  dis  pas  que  ce  fût  impossible.  Il  y  a  des  exemples  peu  dou- 
teux. Mais  je  dis  que  ce  serait  extraordinaire.  Ensuite  il  est 
visible  que,  de  temps  en  temps,  Euripide  cherche  à  excuser  les 
Dieux  en  rejetant,  en  détournant  plutôt  les  crimes  des  Dieux 
sur  les  hommes.  Dans  Iphigénie  à  Aulis,  c'est  assez  apparent. 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Remarquez  qu'Iphigénie  croit  que  le  sacrifice  de  sa  vie  importe 
au  salut  de  la  patrie  et  c'est  à  cela  qu'elle  s'immole  ;  mais  elle 
ne  semble  pas  croire  qu'Artémis  demande  sa  mort.  Elle  dit  : 
«  S'il  est  vrai  qu'Artémis  demande"  ma  mort...  »  Les  formes 
dubitatives  qu'elle  emploie  à  plusieurs  reprises  semblent  trahir 
chez  le  poète  une  demi-intention  de  laisser  Artémis  en  dehors 
du  débat.  En  tout  cas,  Iphigénie  ne  dit  point  :  «  Puisque  Artémis 
demande  ma  mort  »  ou  :  «  Artémis  demande  ma  mort;  il  n'y 
a  qu'à  obéir.  » 

De  plus,  ici,  Euripide  a  trouvé  un  bouc  émissaire  qui 
décharge  d'autant  les  Dieux.  Aucun  Grec  ou  aucune  Grecque  ne 
peut  dire  légitimement  ni  raisonnablement  dans  Iphigénie  à 
Au  lis  : 

Impitoyable  Dieu,  toi  seul  as  tout  conduit! 

et,  de  la  façon  dont  Euripide  a  conduit  sa  pièce,  tous  les  Grecs 
doivent  dire  .• 

Implacable  Galchas,  toi  seul  as  tout  conduit! 

Ailleurs  il  ne  laisse  pas  de  se  servir  de  cette  explication  si 
connue,  môme  dans  l'antiquité,  beaucoup  plus  connue  depuis, 
qui  consiste  à  dire  que  si,  très  souvent,  rimwceiit  est  puni, 
c'est-à-dire  malheureux,  c'est  qu'il  expie  pour  d'autres,  pour  ses 
ancêtres,  pour  l'un  de  ses  ancêtres,  souvent  éloigné.  C'est 
l'élernelle  théorie  de  la  réversibilité  des  expiations.  «  De  celui 
qui  aura  mangé  des  fruits  verts  les  petits-enfans  auront  les 
dents  agacées.  »  —  «  Nous  expions  pour  nous-même  «u  pour 
d'autres.  »  (Victor  Hugo.) 

Cette  théorie,  dont  je  crois  avoir  ailleurs  expliqué  la  genèse 
en  disant  que  puisque  l'hérédité  physiologique  est  incontes- 
table et  qu'un  petit-fils  est  malade  par  suite  de  l'imprudence  de 
son  grand-père,  il  n'a  pas  paru  plus  étonnant  que  l'hérédité 
morale  existât  et  que  les  fils  fussent  punis  pour  la  faute  de 
leurs  pères,  étant  donné,  surtout,  que  la  maladie  elle-même  était 
considérée  comme  une  jjunition  céleste;  cette  théorie,  que  je 
n'exposerai  pas  plus  longuement  aujourd'hui  et  surtout  que  je 
ne  discuterai  pas,  Euripide  l'a  acceptée  ;  il  a  bien  été  forcé  de 
l'accepter  puisque  presque  tous  les  sujets  qu'il  traitait  en 
étaient  pleins,    et  c'est  ici  que  reviendrait  ce    que  j'ai  dit  de 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  893 

l'antinomie  entre  l'esprit  d'Euripide  et  ses  sujets;  il  l'a  donc 
acceptée;  mais  avec  toutes  sortes  d'embarras  et  de  réserves  qu'il 
est  intéressant  d'étudier  un  moment. 

Euripide  accepte  la  loi  de  la  réversibilité  de  l'expiation.  Il 
fait  dire  «  Bippolyte  lui-même:  «  Je  succombe  à  cause  des 
fautes  des  Pallantides.  »  Il  n'y  a  rien  de  plus  clair,  il  n'y  arien 
de  plus  théologique,  de  plus  orthodoxe. 

Euripide,  à  mon  avis,  l**  accepte  la  loi  de  réversibilité  expia- 
toire ;  2°  l'explique,  la  commente,  l'adoucit,  lui  donne  un  tour  ; 
3°  ne  peut  point,  naturellement,  s'empêcher  de  l'incriminer  et 
de  protester  contre  elle. 

Donc  Euripide  a  été  extrêmement  frappé,  obsédé,  torturé 
même,  comme  tant  de  philosophes  et  tant  de  poètes  philosophes 
grecs  par  la  présence  du  mal  sur  la  terre  ;  il  l'a  trouvée  souve- 
rainement injuste  ;  il  a  trouvé  qu'il  y  avait  là  de  quoi  exécrer 
les  Dieux  ou  douter  de  leur  existence;  dans  cette  pensée,  il  a  été 
souvent  jusqu'à  des  paroles  athéistiques,  très  graves,  très  auda- 
cieuses, qu'il  n'a  émises  que  couvert  par  ses  personnages  et  d'une 
façon  très  impersonnelle,  extrêmement  graves  et  audacieuses 
pourtant,  et  qui  font  parfaitement  comprendre  que  les  Athé- 
niens, tout  en  l'adorant,  aient  si  rarement,  —  si  rarement  que 
c'en  est  invraisemblable,  —  couronné  ses  tragédies  ;  enfin  cette 
existence  du  mal  sur  la  terre,  il  l'a  quelquefois,  très  peu  de  fois, 
expliquée  un  peu  dune  façon  qui  n'était  pas  trop  défavorable 
aux  Divinités. 

Reste  qu'il  sapait  la  mythologie  et  que  ce  n'est  pas  une  erreur 
d'Aristophane  d'avoir  cru  qu'il  la  battait  en  ruine. 

A-t-ll  conclu  ?  S'est-il  arrêté  à  une  doctrine  nette,  précise, 
bien  délimitée  et  bien  définie?  Il  semble  que  non.  Si  l'on  con- 
sulte sa  probablement  dernière  pièce,  qui  est  tout  au  moins  une 
des  dernières  et  qui  fut  écrite  dans  sa  vieillesse,  on  trouve  en 
lui  une  philosophie  mélancolique,  désenchantée,  découragée, 
résignée  et  pieuse  (j'entenJs  toute  parfumée  de  vie  intérieure 
et  contemplative).  Le  stoïcisme,  qui  n'existe  pas  encore,  semble 
être  déjà  là  et  en  vérité  y  est  déjà  ;  car  Euripide  a  été  un  pré- 
curseur en  beaucoup  de  choses,  et  il  a  tant  d'avenir  dans  l'esprit 
qu'antérieur  à  Socrate,  il  semble  être  son  disciple,  et  qu'antérieur 
à  Zenon,  il  semble  avoir  conversé  avec  lui. 

Ce  stoïcisme  tendre  et  qui  n'a  rien  du  sto'icisme  tendu,  et 
qui  est  répandu  dans  les  Bacchantes,  en  voici  comme  les  for- 


Si)4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mules,  que  je  me  borne  à  détacher  du  contexte  et  à  présenter 
comme  des  axiomes. 

La  vie  est  courte  et  on  l'emploie  mal  ;  on  l'emploie  à  pour- 
suivre des  rêves  chimériques  et  l'on  perd  le  fruit  du  présent. 

Détournez-vous  de  ce  qu'enseignent  les  orgueilleux  et 
contentez- vous  de  la  croyance  et  des  pratiques  de  l'humble 
multitude. 

Les  traditions  héréditaires  ne  sont  pas  seulement  respec- 
tables à  cause  de  leur  antiquité  ;  mais  aucun  argument  ne  les 
renversera,  fût-il  imaginé  par  l'intelligence  la  plus  déliée. 

Si  l'on  cherche  le  bonheur,  c'est  dans  la  modération  des 
désirs,  dans  l'observation  constante  de  la  loi  morale,  dans  une 
vie  pieuse  et  pure  qu'on  le  trouvera  et  non  dans  la  science  qui 
n'est  pas  enviable  parce  qu'elle  ne  le  contient  pas. 

Evidemment,  Euripide  vieillissant  inclinait  vers  une  sorte  de 
résignation  silencieuse  en  présence  des  grands  problèmes  qui 
l'avaient  tant  et  si  longtemps  attiré.  A  quelle  époque  a-t-il 
écrit  :  «  è  gar  siôpé  tais  sofoïsin  apocrùis  »  (Le  silence  est  la 
réponse  des  sages)  ?  On  ne  le  sait  ;  car  ce  mot  ne  nous  est  arrivé 
que  dans  un  fragment  ;  mais,  quelque  sens  particulier,  du  reste, 
qu'il  puisse  avoir,  il  est  beau  de  toute  façon  et  il  est  probable 
que  ce  silence  des  sages  a  été  la  dernière  attitude  du  poète 
philosophe. 

Au  premier  regard,  on  se  demande  un  peu  pourquoi  Euri- 
pide et  Aristophane  ne  sont  pas  d'accord,  ou  tout  au  moins 
pourquoi  Aristophane  a  été  si  cruellement  ennemi  d'Euripide. 
Est-ce  une  question  religieuse  qui  les  a  séparés?  Non,  semble-t-il, 
puisque,  si  Euripide  n'est  pas  très  respectueux  envers  les  Dieux, 
Aristophane  l'est  encore  moins. 

Pour  ce  qui  est  de  lamprale,  c'est  à  l'inverse,  mais,  au  point 
de  vue  de  l'accord,  c'est  identique.  Aristophane  est  profondément 
moral  et  Euripide  aussi.  Aristophane,  malgré  ses  tableaux  licen- 
cieux et  ses  propos  obscènes,  est  énergiquement  partisan  d'une 
morale  sévère  et  pure  et  les  plus  belles,  peut-être,  exhortations 
à  la  moralité  sont  parties  de  «  cet  effronté  qui  prêche  la  pudeur.  » 

Est-ce  la  politique  qui  les  a  éloignés  l'un  de  l'autre  et  placés 
l'un  en  face  de  l'autre?  Ceci  serait  plus  probable,  plus  vraisem- 
blable; mais  encore  ceci  ne  se  voit  pas  très  distinctement.  Aris_ 
tophune  appartenait,  soit  au  parti  aristocratique:  c'est  l'opinion 


EURIPIDE    ET    SES    IDEES. 


89! 


de  Goual  et  c'est  la  mienne  ;  soit  au  parti  de  la  démocratie  mo- 
dérée et  sage,  au  «centre  gauche;  »  et  c'est  l'opinion  de  M.  Mau_ 
rice  Croiset.  En  tout  cas,  on  ne  peut  guère,  je  crois,  discuter 
là-dessus,  il  détestait  la  démagogie. 

Eh  bien  Euripide  aussi!  Euripide  n'a  jamais  laissé  passer 
une  occasion  de  mépriser  la  foule  ignorante  et  ses  capriceset 
ses  aveuglemens  et  de  maudire  ceux  qui  la  conduisent  et  qui 
l'exploitent,  les  orateurs  populaires  et  les  industriels  de  la 
politique. 

Quoi  donc? 

Eh  bien  !  la  vérité,  c'est  justement  qu'Euripide  et  Aristophane 
au  fond  sont  parfaitement  d'accord,  mais  sont  en  divergence 
extraordinaire  sur  tous  les  moyens  de  réaliser  et  de  mener  à 
bien  leurs  idées  communes. 

Aristophane  et  Euripide  voudraient  une  cité  honnête,  sage, 
pacifique,  libérale,  d'une  énergique  et  virile  moralité.  Seulement, 
Aristophane  voit  cette  cité  dans  le  passé  et  Euripide  l'espère  de 
lavenir.  Aristophane  veut  donc  conserver  tout  le  passé  et  Eu- 
ripide, sans  paraître  avoir  dans  le  progrès  une  confiance  naïve, 
cependant  n'aime  pas  le  passé  et  croit  que  c'est  sous  d'autres 
formes  que  celles  du  passé  que  moralité,  honnêteté,  sagesse  et 
justice  peuvent  se  réaliser  relativement. 

Et  ainsi  tous  deux  sont  réformistes,  mais  l'un  est  réformiste 
en  arrière  et  l'autre  est  réformiste  en  avant;  et  l'un  dit  :  «  re- 
gardez devant  vous  et  créez  un  grand  avenir  »  et  l'autre  dit  : 
«  regardez  le  glorieux  passé  et  recrèez-\çi.  )> 

Ils  sont  bien  d'accord  sur  V objet  ;  mais  ils  le  placent  l'un  ici 
et  l'autre  là;  de  sorte  qu'ils  sont  bien  d'accord;  mais  qu'ils  se 
tournent  le  dos.  Cela  arrive. 

Guidés  par  cette  idée  générale,  laquelle  n'est  vraie,  comme 
toutes  les  idées  générales,  que  d'une  vérité  relative,  mais  enfin 
qui  n'est  pas  fausse,  suivons  Aristophane  dans  sa  guerre  contre 
Euripide. 

Il  y  a  dans  Aristophane,  contre  Euripide,  des  épigrammes 
qui  sont  des  critiques  littéraires,  des  épigrammes  qui  sont  des 
critiques  morales,  et  des  épigrammes  qui  sont  des  critiques 
religieuses. 

Au  point  de  vue  littéraire,  Aristophane  reproche  surtout  à 
Euripide  d'avoir  rabaissé,  dégradé  la  tragédie.  Eschyle  était 
emphatique  ;  mais  Euripide  est  trivial  et  prétentieux. 


896  PEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  point  de  vue  moral,  son  influence  a  été  désastreuse.  On 
peut  dire  sans  doute  (et  Aristophane  qui,  tout  compte  fait, 
songe  surtout  à  s'amuser,  le  dit  lui-même  tout  le  premier)  que 
sa  haine  clairvoyante  à  l'endroit  des  femmes  a  ouvert  les  yeux 
aux  maris,  ce  qui  peut  être  un  bénéfice  matériel,  en  quelque 
sorte,  de  la  morale.  Ecoutez  les  aveux,  en  même  temps  que  les 
récriminations  de  cette  gaillarde  :  «  Il  y  a  longtemps  que  je 
soufl're  de  nous  voir  insultées  par  Euripide,  ce  fils  de  fruitière 
qui  nous  prodigue  toutes  sortes  d'outrages.  Nous  a-t-il  assez 
criblées,  calomniées  partout  où  il  y  a  des  spectateurs,  des  tra- 
gédiens et  des  chœurs.''  Ne  nous  traite-t-il  pas  de  galantes, 
d'amoureuses,  d'ivrognesses,  de  traîtresses,  de  bavardes?...  » 

Sans  doute  Euripide  a  fait  tout  cela  et  il  pourrait  dire  : 
«  Suis-je  donc  pas  un  bon  serviteur  de  la  morale,  puisque  j'en 
suis  comme  le  cerbère?  »  Oui,  si  l'on  veut;  mais  est-ce  en  être 
bon  serviteur  que  de  «  représenter  sur  la  scène  tout  ce  qu'il  y 
a  eu  de  perverses  ;  »  que  de  «  ne  mettre  sur  la  scène  que  des 
Ménalippes  et  des  Phèdres,  en  omettant  avec  soin  Pénélope, 
parce  qu'elle  passait  pour  vertueuse?  » 

Glissons,  si  on  nous  le  demande,  sur  ce  chapitre  des 
femmes.  Euripide  pourrait  répondre  que,  s'il  a  omis  Pénélope, 
il  n'a  point  omis  Alceste,  et  quel  homme,  après  avoir  supplié 
tout  le  monde  de  mourir  à  sa  place,  notamment  son  père,  et 
très  inutilement,  ne  serait  heureux  d'avoir  une  femme  qui,  de 
tout  son  cœur,  se  précipite  dans  l'Adès  pour  qu'il  n'y  aille  que 
beaucoup  plus  tard? 

Mais  Euripide,  s'il  a  pu  servir  indirectement  la  morale  quel- 
quefois, l'a  attaquée  directement  maintes  fois.  Il  a  fait  dire  à  un 
personnage  en  parlant  d'un  serment  :  «  Ma  bouche  a  juré  ;  mais 
non  pas  mon  cœur,  »  maxime  odieuse  qu'Aristophane  répète  à 
satiété,  comme  si  c'était  Euripide  qui  l'eût  proférée  lui-même  et 
en  son  propre  nom. 

Il  a  mis  sur  la  scène  des  «  hymens  infâmes,  des  prostitu- 
tions, des  adultères  et  des  incestes.  »  Qu'il  dise  lui-même  ce 
qu'on  doit  admirer  dans  un  poète.  Qu'il  réponde.  Il  répond,  très 
imprudemment  :  «  Les  sages  conseils  qui  rendent  les  citoyens 
meilleurs.  »  —  «  Eh  bien  !  s'écrie  Eschyle,  si  tu  as  manqué  à  ce 
devoir,  si  d'honnêtes  et  purs  qu'étaient  les  hommes  tu  en  as 
fait  des  vauriens,  quel  châtiment  crois-tu  mériter,  si  ce  n'est 
la  mort?  Voyez  donc  quftls  hommes  bons  et  grands  et  braves  je 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  897 

lui  ai  laissés;  ils  ne  fuyaient  pas  les  charges  publiques; 
ce  n'étaient  pas  comme  aujourd'hui  des  fainéans,  des  fourbes 
et  des  charlatans  ;  ils  ne  respiraient  que  lances,  piques, 
casques  aiix  blanches  aigrettes,  cuirassés  et  cuissards;  c'éiaient 
des  âmes  doublées  de  sept  cuirs  de  bœuf.  »  A  l'œuvre  on  con- 
naît l'artisan.  Qu'est-ce  que,  pour  sa  part,  Euripide  a  fait 
d'Athènes? 

Mais,  pourrait  répondre  Euripide,  et  c'est  en  effet  ce  qu'il 
répond,  mon  métier  est  d'abord  de  peindre  la  vie  et  l'histoire. 
«  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  inventé  l'histoire  de  Phèdre.  » 

Oh  !  Le  voilà  le  grand  argument  des  immoralistes  sournois. 
J'écris  la  vie,  j'écris  l'histoire;  je  ne  les  contresigne  pas;  je  ne 
les  recommande  pas  ;  je  ne  les  donne  pas  comme  des  modèles. 
Ceci  est  une  simple  hypocrisie.  Dans  l'histoire  et  dans  la  vie,  le 
poète  a  la  liberté  de  choisir  et  ce  n'est  pas  un  très  bon  signe 
qu'il  choisisse  ce  qu'il  y  a  de  plus  honteux.  Ecoutez  Eschyle  : 
«  L'histoire  de  Phèdre  est  vraie  ;  mais  le  poète  doit  cacher  ce 
qui  est  infâme  et  ne  pas  le  produire,  ne  pas  l'étaler  sur  la 
scène.  Le  maître  d'école  instruit  l'enfance  et  le  poète  instruit 
l'âge  niiir.  Nous  ne  devons  montrer  que  le  bien.  » 

Très  grave  parole,  qui  atteint  tous  les  artistes  qui,  sans 
recommander  le  crime,  le  peignent  et  se  croient,  naïvement 
ou  habilement,  le  droit  de  le  peindre. 

Grave  parole  qui  atteint  en  pleine  poitrine  Aristophane  lui- 
même;  car  personne  plus  que  lui,  sans  doute,  n'a  peint  le  vice 
et  ne  l'a  étalé  sur  la  scène. 

Grave  parole  qui  proscrirait  non  pas  seulement  telle  ou 
telle  pièce,  tel  ou  tel  ouvrage;  mais  des  genres  tout  entiers,  ou 
à  bien  peu  près,  comme  la  comédie,  comme  la  satire,  comme 
l'histoire  et  comme  le  sermon,  en  vérité.  Car  il  est  difficile  de 
faire  une  comédie  un  peu  profonde,  un  peu  pénétrante  sans 
peindre  le  vice,  pour  le  rendre  odieux,  sans  doute;  mais  encore 
on  le  peint.  Car  il  est  diflicile  d'écrire  l'histoire  honnêtement 
sans  peindre  le  crime  et  très  souvent  le  crime  triomphant,  et 
sans  doute  pour  déplorer  qu'il  triomphe,  mais  encore  on  le 
peint.  Car  il  est  difficile  de  tonner  dans  la  chairf;  contre  les 
vices  que  l'on  veut  détruire,  sans  en  faire  des  peintures  qui 
apprennent  à  certains  auditeurs  quil  existe  et  de  quelle  façon  il 
existe. 

«  Nous  ne  devons  montrer  que  le  bien  »  est  d'une  applica- 

TOiiE  III.  —  1911.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lion  très  malaisée.  Au  fond,  c'est  «  doit-on  le  dire?  »  A  ne  point 
Le  dire,  selon  le  conseil  du  bon  Eschyle,  on  risque  toujours 
qu'?7  soit  connu  cependant,  sans  le  contrepoison  que  peut  pré- 
senter l'auteur  tout  en  versant  le  poison  lui-même.  A  le  dire, 
on  risque  de  corrompre  par  la  réalité  que  l'on  peint,  sans  que  le 
contrepoison  de  moralité  que  l'on  introduit  dans  l'œuvre  soit 
efficace. 

Au  fond,  le  bon  Eschyle  parle  déjà  comme  Tolstoï  ;  mais 
Tolstoï  sait  qu'en  parlant  comme  il  parle,  il  proscrit  les  neuf 
dixièmes  de  la  littérature,  et  il  accepte  parfaitement  cette  extré- 
mité. Je  ne  sais  pas  si  Eschyle  ou  Aristophane,  qui  le  fait  parler, 
admettrait  cette  conclusion.  Je  ne  sais  pas  trop. 

Et  enfin,  Aristophane  accuse  Euripide  d'être  un  contem- 
pteur des  Dieux,  ou  un  ennemi  des  Dieux  ou  un  négateur  des 
Dieux.  Je  rappelle  le  propos  de  la  marchande  de  couronnes  : 
«  Permettez-moi  seulement  de  vous  dire  ce  qui  m'arrive .  Mon 
mari  est  mort  à  Chypre,  en  me  laissant  cinq  enfans  que 
j'avais  grand'peine  à  nourrir  en  tressant  des  couronnes  sur  le 
marché  aux  myrtes.  Enfin  je  vivais  tant  bien  que  mal  jusqu'à 
ce  que  ce  misérable  eût,  dans  ses  tragédies,  persuadé  aux  spec- 
tateurs qu'il  n'y  a  pas  de  Dieux  ;  depuis  lors,  je  n'en  vends  plus 
moitié  autant.  Je  vous  engage  donc  et  vous  exhorte  toutes  à  le 
punir.  JNe  le  mérite-t  il  pas  sous  mille  rapports,  lui  qui  vous 
accable  de  maux,  lui  qui  est  aussi  grossier  à  votre  égard  que  les 
légumes  dont  l'a  nourri  sa  mère  ?  Mais  je  retourne  au  marché 
tresser  mes  couronnes...  » 

Ailleurs,  plus  perfidement  encore;  car  c'est  l'argument 
sous  lequel  est  tombé  Socrate,  —  il  est  vrai  qu'Euripide  est 
mort,  —  Aristophane  accuse  Euripide  d'athéisme  et,  ce  qui 
est  peut-être  plus  grave  à  Athènes,  de  fabrication  de  nouveaux 
Dieux  : 

—  Eschyle  :  0  Cérès,  qui  as  formé  mon  esprit,  puissé-je  me 
montrer  digne  de  tes  mystères! 

—  Dionysos  :  A  toi,  Euripide,  de  répandre  l'encens  sur  le 
brasier. 

—  Euripide  :  Merci,  je  sacrifie  à  d'autres  Dieux. 

—  DiOiN'Ysos  :  Des  Dieux  qui  te  sont  particuliers  et  que  tu 
fabriques  à  ton  usage? 

—  EuRU'iiiE  :  Mais,  oui. 

—  Dionysos  :  Eh  bien  !  invoque  tes  Dieux  ! 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  899 

—  Euaii'iDE  :  0  Ether,  dont  je  me  nourris,  ô  Volubilité  de 
la  langue,  ô  Finesse,  ô  Flair  subtil,  accordez-moi  d'écraser  les 
argumens  de  mon  adversaire. 

Voilà,  —  j'en  pourrais  citer  bien  d'autres,  mais  ils  ne  seraient 
pas  plus  probans, —  les  textes  d'Aristophane  qui  montrent  que 
le  grand  comique  a  dénoncé  formellement  Euripide  comme  un 
contempteur  des  Dieux. 

Mais  est-ce  qu'Aristophane  ne  donnait  pas  ainsi  des  verges 
pour  le  frapper  lui-même? 

Assurément!  Exactement  comme  tout  à  l'heure  et  peut-être 
un  peu  plus.  Si  quand  il  fait  dire  à  Eschyle  :  «  Nous  ne  devons 
montrer  que  le  bien,  »  il  provoque  cette  apostrophe  :  «  Eh  bien  ! 
Et  vous,  Aristophane,  est-ce  que  vous  ne  montrez  que  le 
bien?  »  tout  de  môme  et  peut-être  davantage,  quand  il  reproche 
à  Euripide  d'avoir  avili  les  Dieux,  il  suggère  naturellement 
cette  reconvention  :  «  Et  vous,  Aristophane,  ne  les  avez-vous 
pas  ridiculisés  ?  » 

Je  crois  qu'Aristophane  pense  échapper  à  l'argument  recon- 
ventionnel parce  qu'il  est  poète  comique  et  en  se  couvrant  de 
son  rùle  de  poète  comique.  Il  peut  dire  :  «  C'est  très  différent. 
Moi,  je  ne  suis  pas  sérieux.  Il  y  a  une  convention  sur  laquelle 
repose  tout  le  théâtre  comique  ;  cest  que  la  comédie  se  moque 
de  tout  et  même  des  choses  les  plus  respectables,  sans  que  cela 
tire  à  conséquence.  11  s'agit  de  rire.  Je  puis  sinon  me  moquer 
de  la  morale,  ce  que  je  n'ai  jamais  fait,  du  moins  présenter  des 
immoralités  sur  le  théâtre  sans  rien  corrompre  ni  sans  cor- 
rompre personne,  parce  que  personne  ne  me  prend  au  sérieux. 
Je  puis  me  moquer  des  Dieux  sans  être  un  moment  soupçonné 
d'être  un  professeur  d'impiété,  parce  que  personne  ne  va  s'ima- 
giner qu'un  poète  comique  est  un  professeur.  Le  poète  tragique, 
au  contraire,  est,  lui,  un  auteur  sérieux,  qui,  en  cette  qualité, 
sera  toujours  pris  pour  un  éducateur.  C'est  de  lui,  comme  d'un 
poète  didactique,  comme  d'un  poète  épique,  du  reste,  mais  c'est 
particulièrement  de  lui  qu'Eschyle  dit  :  «  ISous  ne  devons 
montrer  que  le  bien.  »  Nous,  c'est-à-dire  moi,  Sophocle  et  vous, 
Euripide.  Cela  est  clair.  » 

Cela  est  clair  en  effet,  mais  bien  contestable.  Toutes  les  fois 
qu'on  parle  au  peuple,  que  ce  soil  en  riant  ou  en  pleurant,  ou 
d'un  air  grave,  on  est,  quoi  qu'on  en  ait  et  quoi  qu'on  en  dise, 
un  homme  qui    répand   des   idées   et  qui  est   responsable  des 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées  qu'il  répand.  Cela  est  si  vrai  qu'Aristophane  a  passé  sa 
vie  à  répandre  les  idées  qui  lui  étaient  chères. 

Or,  c'e^t  là  le  point,  et  sinon  le  point  important,  du  moins 
le  point  sensible,  c'est  là  le  vrai  argument  ad  /zow^mé'm,  quelle 
autorité  peuvent  avoir  les  vives  exhortations  d'Aristophane  en 
faveur  des  vieilles  bonnes  mœurs  et  des  vieilles  vertus,  après 
qu  il  s'est  couvert,  ou  s'il  est  vrai  qu'il  se  couvre,  de  son  titre  de 
poète  comique  pour  interdire  qu'on  prenne  au  sérieux  ce  qu'il 
dit?  Et  s'il  ne  s'en  couvre  pas,  il  n'a  plus  le  droit  de  reprocher 
au  poète  tragique  de  prendre  les  libertés  dont  lui,  poète  comique, 
se  permet  d'user. 

C'est  bien  ce  qu'a  compris  Bossuet  dans  sa  charge  de  grosse 
cavalerie  contre  iMolière.  Délibérément,  il  n'a  tenu  absolument 
aucun  compte  de  ceci  que  Molière  était  un  poète  comique;  il 
l'a  traité  exactement  comme  s'il  eût  été  un  poète  épique,  un 
poète  tragique,  un  poète  didactique  ou  même  un  sermonnaire. 
Il  lui  a  dit  :  Vous  êtes  un  homme  qui  censure;  je  ne  vois  pas 
autre  chose;  or  que  censurez- vous?  Les  vices,  jamais;  les  tra- 
vers, toujours.  Cette  indulgence  ici  et  cette  sévérité  là,  sont 
immorales  et  scandaleuses.  Quand  on  se  mêle  de  tonner,  il  faut 
tonner  contre  ce  qui  mérite  la  foudre. 

Il  y  a  du  vrai,  on  ne  peut  pas  dire  tout  à  fait  le  contraire. 
Surtout  ce  qui  eût  été  un  peu  divertissant,  c'eût  été  Molière 
blâmant  sévèrement  Racine  de  présenter  aux  peuples  des  spec- 
tacles licencieux  et  corrupteurs.  C'eût  été  Molière  reprochant 
à  Racine  d'avoir  montré  un  ambassadeur  tuant,  pour  une  femme, 
le  roi  auprès  de  qui  il  est  envoyé  en  ambassade  ;  d'avoir  montré 
les  débordemens  perfides,  parjures  et  criminels  d'une  sultane 
favorite  et  d'avoir  apitoyé  un  public  sur  une  femme  amoureuse 
de  son  beau-fils  et  qui  le  fait  périr  pour  avoir  été  dédaignée  de 
lui.  Et, c'eût  été  Molière  s'écriant  :  u  Tout  cela  est  abominable. 
Nous  ne  devons  montrer  que  le  bien.  » 

Or  c'est  précisément  ce  que  fait  Aristophane  à  l'égard  d'Euri- 
pide, avec  cette  différence  qu'Aristophane  est  beaucoup  plus,  je 
ne  flirai  pas  immoral,  parce  que  le  mot  ne  serait  pas  très  juste; 
mais  beaucoup  plus  scandaleux  que  Molière,  réformateur  de  la 
scène  au  point  de  vue  de  la  décence. 

Telle  fut  la  querelle  entre  Aristophane  et  Euripide;  tels  en 
furent,  du  moins,  les  traits  essentiels.  Gomme  je  l'ai  dit  au 
commencement,  ils  étaient  d'accord  au  fond, et  ils  ne  dilTéraient 


EURIPIDE    ET    SES    IDÉES.  901 

que  par  les  points  de  vue.  Aristophane  voulait  de  très  bonnes 
mœurs  et  des  mœurs  très  viriles  et  une  cité  saine  et  forte;  mais 
il  allait  chercher  tout  cela  dans  le  passé  et  il  était  passionné- 
ment conservateur.  Euripide  voulait  les  mêmes  choses;  mais 
c'était  à  une  nouvelle  philosophie,  à  une  nouvelle  conception 
morale,  à  une  réforme  des  sentimens  généraux  et  des  idées 
générales  qu'il  avait  confiance  pour  cela.     . 

Confiance?  Je  n'en  suis  pas  bien  sûr.  Il  est  curieux  de  voir, 
comme  nous  l'avons  déjà  vu  un  peu,  Euripide,  sur  le  retour, 
sur  le  déclin,  plein  de  génie  du  reste  encore,  se  rapprocher 
d'Aristophane  jusqu'à  dire,  en  vérité,  à  peu  près  les  mêmes 
choses  que  lui.  Dans  la  pièce,  précisément,  qui  est  tout  entière 
dirigée  contre  Euripide,  Aristophane  écrit  ceci,  que  je  citerais, 
du  reste,  rien  que  pour  son  éclatante  et  grave  beauté  : 

«  J'ai  souvent  remarqué  quïl  en  est  à  Athènes  des  bons  et 
honnêtes  citoyens  comme  de  l'or  ancien  par  rapport  à  la  nou- 
velle monnaie.  Les  vieilles  pièces  sont  d'un  excellent  titre;  c'est 
assurément  la  plus  belle  de  toutes  les  monnaies;  seules  elles 
sont  bien  frappées  et  rendent  un  son  pur;  partout  elles  ont 
cours  en  Grèce  et  à  l'étranger;  cependant  nous  n'en  faisons  nul 
usage;  nous  leur  préférons  ces  nouvelles  pièces  de  cuivre  tout 
récemment  fondues  et  si  mal  frappées.  Nous  agissons  de  même 
à  l'égard  des  citoyens.  Les  savpns-nous  bien  nés,  modérés, 
braves,  honnêtes,  instruits  dans  les  exercices  du  gymnase  et 
dans  les  arts  libéraux,  ils  sont  en  butte  à  nos  outrages  et  nous 
n'employons  que  ce  menu  fretin  d'étrangers,  d'esclaves,  de  gens 
mal  nés  et  ne  valant  guère  mieux,  arrivés  d'hier  et  dont  Athènes 
jadis  n'aurait  pas  même  voulu  pour  victimes  expiatoires. 
Insensés,  changez  enfin  de  conduite;  employez  de  nouveau  des 
hommes  honnêtes...  » 

Et  que  disait  Euripide,  bien  peu  de  temps  auparavant,  — 
et  bien  peu  de  temps  avant  de  mourir,  —  dans  les  Bacchantes? 
Vous  vous  en  souvenez  ;  revenons-y  : 

«  Ce  n'est  point  être  sage  que  de  subtiliser  et  d'avoir  des 
visées  au-dessus  de  la  nature  humaine.  La  vie  est  courte;  aussi 
quiconque  poursuit  des  objets  trop  élevés  ne  jouira  pas  des 
biens  présens...  Arrière  la  subtilité  d'esprit  des  hommes  qui 
outrent  la  sagesse  !  Ce  que  l'humble  vulgaire  approuve  et  pour- 
suit, je  conseille  de  l'approuver  et  de  le  poursuivre  [et  c'est  le 
chœur  qui   parlej...  Nous  ne   subtilisons   pas  avec   les    Dieux. 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Contre  les  traditions  paternelles,  héritage  que  le  temps  nous  a 
transmis,  aucun  raisonnement  ne  saurait  prévaloir,  quoi  qu'ima- 
ginent les  plus  grands  génies  [et  c'est  Tirésias  qui.  parle].  La 
puissance  divine  se  meut  avec  lenteur;  mais  son  effet  est  infail- 
lible. Elle  châtie  les  hommes  qui  pratiquent  l'iniquité  et  dont 
l'esprit  pervers  frustre  les  Dieux  d'un  hommage  légitime.  Elle 
dérobe  à  limpie  la  marche  insensible  du  temps  et  guette  en 
secret  sa  proie,  car  on  ne  doit  rien  concevoir,  rien  imaginer 
qui  soit  supérieur  aux  lois  divines.  On  risque  peu  à  reconnaître 
la  force  d'un  être  suprême,  quel  qu'il  soit,  et  des  lois  éternelles 
qui  ont  leur  principe  dans  la  nature  et  leur  sanction  dans  le 
temps...  La  science,  je  ne  t envie  pas.  Il  y  a  de  la  grandeur 
aussi  et  de  la  gloire  h  vivre  pieusement  en  prenant  jour  et  nuit 
la  vertu  pour  règle  de  conduite  et  à.  honorer  les  Dieux  en 
rejetant  ce  qui  est  contraire  à  la  justice...  [et  c'est  le  chœur 
qui  parle]. 

«  Il  semble,  ajoute  ici  M.  Masqueray,  que  l'on  entende  la 
voix  même  d'Euripide...  » 

Oui,  sans  doute  ;  mais  il  semble  qu'on  entende  plutôt  la  voix 
même  d'Aristophane,  comme  aussi  celle  de  Sophocle.  Aristo- 
phane aurait  dû  tenir  compte  à  Euripide  d'avoir,  avant  de 
mourir,  donné  raison,  à  très  peu  près,  à  Aristophane. 

Emile  Faguet. 


LA 

RESPONSABILITÉ  ATTÉNUÉE 


Au  mois  d'août  dernier,  au  Congrès  international  de  méde- 
cine légale  de  Bruxelles,  la  question  de  la  responsabilité  atté- 
nuée a  été  très  soigneusement  discutée;  des  rapports  très  docu- 
mentés ont  montré  l'importance  sociale  de  cette  cfuestion,  ont 
conclu  à  l'existence  des  criminels  à  demi-responsabilité  et  ont 
indiqué  les  efforts  faits  dans  les  différens  pays  pour  faire  entrer 
dans  le  Code  pénal  cette  notion,  scientifiquement  indiscutable. 

Cette  étude  des  législations  comparées  a  montré  clairement 
aussi  que  tout  reste  à  faire  en  France  sur  ce  sujet;  les  mots  de 
responsabilité  et  d'irresponsabilité  ne  sont  prononcés  nulle  part 
dans  notre  Code  pénal.  La  nouvelle  loi  sur  les  aliénés,  votée 
par  la  Chambre  en  janvier  1907  et  non  encore  votée  par  le 
iSénat,  parle  de  responsabilité  et  d'irresponsabilité,  prévoit  et 
ordonne  un  verdict  de  responsabilité  ou  d'irresponsabilité  et 
règle  le  sort  des  criminels  déclarés  irresponsables.  Mais  nulle 
part  il  n'est  question  des  criminels  à  responsabilité  atténuée. 

Le  moment  semble  donc  opportun,  en  France,  pour  bien 
mettre  au  point  les  termes  du  problème  discuté.  Car  ce  projet 
de  loi  doit  être  maintenant  discuté  par  le  Sénat,  et  si,  comme 
je  le  crois,  il  est  nécessaire  d'introduire  la  notion  de  demi- 
responsabilité  dans  le  Code,  c'est  certainement  à  ce  moment-là 
qu'il  faudra  essayer  un  grand  effort  dans  ce  sens. 

Il  est  donc  utile  d'indiquer  rapidement  oii  en  est,  au  point 
de  vue  scientifi((ue  et  au  point  de  vue  social,  cette  grave  ques- 
tion  de   la   responsabilité   atténuée,  qui  a  été   si  longuement 


C04  REVUE    DES    DEUX   MONt)ES. 

(liseiitôc  de  divers  côtés  et  sur  laquelle  j'estime  cependant  qu'il 
serait  facile  de  s'eufendre. 

Je  crois  d'abord  que  l'existence  de  la  responsabilité  atténuée 
ne  peut  pas  être  médicalement  niée  ni  contestée  :  entre  les  cri- 
minels bien  portans  à  responsabilité  totale  et  les  criminels  fous 
à  irresponsabilité  avérée,  il  y  a  tout  un  groupe,  très  considé- 
rable, de  criminels  dont  la  responsabilité  est  atténuée,  ceux  que, 
pour  abréger,  j'appelle  des  demi-fous  demi-responsables  (l). 

Il  va  sans  dire  que  je  ne  veux  rouvrir  aucune  discussion 
philosophique  sur  le  sens  du  mot  «  responsabilité.  »  Le  mot  est 
peut-être  mauvais;  mais,  tant  qu'on  n'en  a  pas  fait  accepter  un 
meilleur,  il  faut  s'en  servir  dans  le  sens  que  lui  donnent  les 
magistrats  quand  ils  chargent  un  médecin  expert  d'examiner  un 
inculpé  et  de  dire  s'il  est  ou  non  responsable  de  l'acte  pour 
lequel  il  est  poursuivi. 

L'emploi  du  mot  responsabilité  n'implique  aucun  acte  de  foi 
dans  l'existence  du  libre  arbitre,  ni  de  la  part  des  magistrats, 
ni  de  la  part  des  médecins. 

Qu'on  admette  ou  non  l'existence  d'une  âme  spirituelle  et 
libre,  il  est  indiscutable  que,  dans  la  vie  actuelle  telle  que  nous 
l'observons,  l'homme  ne  peut  sentir,  penser  et  vouloir  normale- 
ment que  si  son  corps  matériel  est  intact  et  normal;  plus  spé- 
cialement encore,  si,  dans  le  cerveau,  les  cellules  ou  neurones, 
que  nous  appelons  psychiques,  sont  intacts  et  normaux. 

Dans  certaines  maladies,  dont  la  lésion  est  bien  connue  et 
bien  localisée  dans  le  cerveau  (et  dans  l'écorce  du  cerveau), 
comme  la  paralysie  générale,  la  pensée  du  sujet  est  troublée 
par  des  idées  de  grandeur  ou  de  persécution,  sa  sensibilité  est 
abolie  ou  pervertie,  sa  volonté  est  faussée  par  des  impulsions 
et  des  hallucinations;  il  est  évident  que,  dans  ces  conditions, 
sa  responsabilité  est  abolie  ou  tout  au  moins  profondément 
modifiée. 

D'une  manière  générale,  la  folie,  qui  est  une  maladie  du 
cerveau  (ou  plutôt  la  tète  de  chapitre  d'un  grand  nombre  de 
maladies  du  cerveau),  la  folie  trouble  la  responsabilité. 

Donc,  quelle  que  soit  la  doctrine  philosophique  que  l'on  pro- 
fesse sur  la  resDonsabilité  morale,  on  est  bien  obligé  d'admettre 

(1)  Voyez  la  Revue  dn  15  février  1906. 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTlÎNLÉr:.  'Jf)."> 

qu'il  y  a  des  facteurs  organiques,  corporels,  médicaux  de  la 
esponsabilité  sociale. 

C'est  dans  ce  sens  médical  que  je  prendrai  toujours  le  mot 
«  responsabilité;  »  je  ne  parlerai  jamais  que  d'une  respon- 
sabilité dont  l'appréciation  et  la  mensuration  appartiennent  au 
seul  médecin  ;  c'est  la  responsabilité  dont  on  peut  dire  sans  offus- 
quer ni  heurter  personne  qu'elle  est  fonction  de  ta  normalité 
des  neurones  psychiques. 

Cette  formule  synthétique  vent  dire  que,  pour  qu'un  sujet 
soit  entièrement  responsable  de  ses  actes,  il  faut  que  ses  neu- 
rones psychiques  soient  tout  à  fait  normaux. 

On  comprend  dès  lors  que,  quand  les  mêmes  cellules  céré- 
brales sont  tout  à  fait  malades,  le  sujet  n'est  pas  responsable 
du  tout;  c'est  ce  qui  arrive  par  exemple  dans  le  cas  cité  plus  haut 
de  paralysie  générale.  Mais  on  comprend  aussi  que  ces  neurones 
peuvent  être  partiellement  et  plus  ou  moins  profondément 
atteints,  que,  dans  ces  cas,  leur  fonction-responsabilité,  sans  être 
abolie,  est  altérée  :  le  sujet  n'est  pas  alors  irresponsable,  mais 
il  n^est  pas  normalement  responsable  :  il  a  une  responsabilité 
atténuée. 

Ceci  bien  compris,  il  paraît  facile  de  montrer  c^nenfait,  la 
responsabilité  atténuée  existe  :  il  y  a  des  criminels  dont  la  res- 
ponsabilité n'est  ni  normale,  ni  abolie;  il  y  a  des  criminels 
demi-fous. 

Comme  exemple  et  démonstration,  je  citerai  tous  les  débiles 
mentaux,  qui  apparaissent  d'abord  inéducables,puis  insociables, 
souvent  antisociaux,  amoraux,  qui  passent  leur  jeunesse  à  faire 
le  malheur  de  leur  famille,  qui  désertent  le  régiment  et  oscillent, 
toute  leur  vie,  entre  la  prison,  l'hôpital,  l'asile  et  les  pires 
sociétés. 

Ces  débiles  mentaux  sont  en  général  des  héréditaires,  mais 
des  causes  multiples,  la  plupart  évitables,  en  font  des  criminels. 

Naturellement,  ils  sont  paresseux,  inattentifs,  ont  de  mauvais 
instincts,  «  chapardent  »  volontiers,  se  font  renvoyer  de  toutes  les 
écoles,  sont  rebelles  à  toute  éducation  et  à  toute  discipline. 
Mais  ils  sont  très  suiigestibles  et  se  laissent  facilement  influencer 
par  les  bons  ou  les  mauvais  conseillers. 

Si  alors  la  famille  ne  donne  pas  de  bons  exemples  et  ne 
fait  pas  donner  de  bons  principes,  si  le  père  est  un  ivrogne  et 


!^06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  paresseux,  si  la  mère  se  conduit  mal,  si  le  ménage  est  di- 
vorcé ou  se  querelle,  l'enfant  débile,  livré  aux  promiscuités  les 
plus  malsaines,  à  l'âge  où  les  passions  s'éveillent  et  se  manifes- 
tent brutalement,  ne  trouve  dans  son  esprit  aucun  contrepoids, 
dans  son  cœur  aucun  frein  :  pour  satisfaire  ses  passions. obsé- 
dantes, il  vole  et,  si  la  victime  est  récalcitrante,  il  assassine. 

S'il  franchit  les  premiers  âges  avec  de  simples  peccadilles,  il 
va  à  l'armée,  ne  comprend  ni  le  drapeau,  ni  la  patrie,  échappe 
à  toute  discipline,  manque  de  respect  à  ses  chefs  ou  vole  ses 
camarades,  déserte  ou  passe  en  conseil  de  guerre  et  va  finir  dans 
les  compagnies  de  discipline. 

D'autres,  dans  le  monde,  prennent  la  passion  du  jeu,  —  où 
ils  trichent,  —  ou  du  poison,  avec  lequel  ils  s'enivrent  :  ils 
boivent  de  l'alcool,  de  l'absinthe,  toute  la  gamme  des  apéritifs; 
dans  une  catégorie  sociale  plus  élevée,  ils  se  piquent  à  la  mor- 
phine ou  fument  de  l'opium  ;  ou  ils  respirent  de  l'éther  et  arrivent 
à  le  boire,  à  plein  verre,  tous  les  jours...  Pour  se  procurer  leui 
poison  coûteux,  ils  se  privent  de  tout,  et.  comme  cela  ne  suffit 
pas,  ils  aboutissent  encore  au  vol  et  à  l'assassinat. 

D'autres  vivent  plus  longtemps  dans  le  monde  régulier  et 
peuvent  ne  pas  laisser  soupçonner  à  d'autres  qu'à  leurs  fami- 
liers les  lacunes  de  leur  organisation  mentale  et  morale;  ils 
parviennent  à  se  marier  et  font  le  malheur  de  la  femme  qui  les 
épouse  sans  les  connaître.  Ils  fondent  une  famille  de  dégénérés 
qu'ils  torturent  et  qu'ils  ruinent  par  leur  inconduite,  leurs 
débauches  ou  seulement  par  leur  défaut  de  bon  sens,  la  mauvaise 
administration  de  leurs  affaires,  souvent  aussi  une  série  d'in- 
ventions saugrenues,  qui  auraient  dû  révolutionner  le  monde, 
mais  qui,  en  réalité,  acculent  leur  auteur  au  crime  pour  réparer 
la  ruine  de  sa  fortune. 

Tous  ces  sujets  ne  sont  certes  pas  irresponsables;  ce  ne 
sont  pas  des  aliénés;  il  est  impossible  de  les  faire  admettre  et 
soigner  dans  un  asile  de  fous.  Quand  ils  commettent  un  crime, 
ce  crime  est  bien  combiné  :  ils  attirent  la  victime  dans  un  guet- 
apens,  à  un  moment  où  ils  savent  qu'elle  portera  une  sacoche 
bien  garnie;  ou  bien  ils  vont  voler  et  assassiner  une  vieille 
femme>  qu'ils  savent  seule  dans  une  maison  écartée  et  sans 
secours.  Ils  n'assassinent  môme  que  si  leur  intérêt  immédiat  et 
leur  sécurité  ultérieure  le  conseillent.  Il  est  donc  impossible 
de  les  assimiler  au  paralytique  général  dont  je  parlais  plus  haut 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  907 

OU  à  l'épi leptiqiie  qui  tue  dans  une  crise  de  fureur  inconsciente. 

Ils  ne  sont  pas  irresponsables. 

Mais  ils  ne  sont  pas  non  plus  responsables  comme  tout  le 
monde;  ils  n'ont  pas  leurs  neurones  psycliiques  normaux. 
L'hérédité,  les  poisons,  la  mauvaise  éducation,  les  inalailies 
antérieures  ont  altéré  leurs  cellules  cérébrales  :  leur  respon- 
sabilité est  atténuée. 

Quels  sont,  au  fond,  les  élémens  constitutifs  de  ce  lamentable 
état  psychique? 

D'an  mot,  ces  sujets  sont,  comme  je  l'ai  dit,  des  débiles 
mentaux  ;  leur  psychisme  est  débile  sous  toutes  ses  formes  : 
intelligence,  sensibilité  et  volonté. 

D'abord,  leur  intelligence  est  bornée  :  même  quand  ils  ont 
fait  des  inventions  ou  combiné  un  crime,  ils  montrent  une  in- 
telligence remplie  de  lacunes,  sans  équilibre  et  surtout 
dépourvue  de  bon  sens  :  les  illogismes  et  les  contradictions 
fourmillent  dans  leurs  actes.  Ils  désertent  bêtement  pour  un 
but  futile  ou  sans  but,  sachant  qu'ils  encourent  la  prison  et  le 
conseil  de  guerre;  ils  vont  dépenser  l'argent  du  vol  dans  la 
maison  publique  la  plus  voisine  où  la  police  les  attend  comme 
dans  une  souricière,  ou  s'affichent  sans  même  se  grimer  dans 
les  rnusic  halls  les  plus  étroitement  surveillés.  Quand  ils  font 
des  raisonnemens  logiques,  ce  sont  des  raisonnemens  d'enfant. 
Ils  présentent  toute  leur  vie  ce  que  Duprat  a  appelé  «  l'infanti- 
lisme pervers;  >>  ils  restent  puérils  à  tout  âge,  mentent  niaise- 
ment et  le  plus  souvent,  s'ils  savent  lire  et  écrire,  ils  n'ont 
réussi  à  recevoir  qu'une  instruction  des  plus  élémentaires,  sauf 
parfois  sur  un  tout  petit  point  pour  lequel  ils  sont  extraordi- 
nairement  précoces  et  brillans. 

Leur  débilité  sensitive  et  effective  est  encore  plus  marquée: 
très  égoïstes,  ils  ont  des  sentimens  familiaux  tout  à  fait  rudi- 
mentaires,  abandonnent  facilement  la  maison  paternelle,  font  de 
longues  fugues  sans  donner  de  leurs  nouvelles  et  sans  souffrir 
de  n'en  point  recevoir.  Ils  n'ont  de  pitié  ni  pour  les  gens  ni 
pour  les  bctes,  ou  bien  ils  ont  une  sensibilité  pervertie  qui  les 
fera  plus  souffrir  devant  un  chien  écrasé  que  devant  une  femme 
qui  agonise.  Certains  éprouvent  même  de  la  jouissance  à  voir 
souffrir  les  autres. 

Absurdement  fanfarons,    ils  n'ont  pas    peur   de  ce  qui  les 


908 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


menace  réellement  et  ont  des  phobies  ridicules  de  choses  insi- 
gnifiantes. Ils  ont  des  manies,  des  tics  psychiques,  Négateurs 
de  toute  religion,  ils  ont  souvent  mille  suj)erstitions,  reçoivent 
volontiers  les  conseils  des  esprits  par  l'intermédiaire  d'un  pied 
de  table,  ou  font  une  prière  avant  d'aller  commettre  un  crime. 

La  débilité  de  la  volonté  est  ce  qui  domine  le  plus  leur 
existence.  Ceci  éclate  dans  tous  leurs  actes. 

Dans  la  vie  normale,  nos  décisions  sont  ordinairement  le 
résultat  d'un  jugement,  plus  ou  moins  rapidement  port(^  par 
l'esprit,  après  examen  comparatif  et  raisonné  des  divers  motifs 
et  mobiles  ;  dans  cette  décision  apparaît  la  force  de  volonté  du 
sujet. 

Chez  nos  demi-fous,  cette  force  de  volonté  est  nulle  ou  très 
faible  ;  ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'être  têtus.  Ils  ne  savent 
pas  ce  qu'ils  veulent,  mais  ils  le  veulent  bien;  ou  plutôt,  ils 
veulent  avec  obstination  ce  que  leur  a  suggéré  la  plus  récente 
et  la  plus  insignifiante  impression,  ce  que  le  dernier  conseil 
leur  a  inspiré,  ce  que  l'instinct  ou  le  besoin  actuel  les  incite  à 
faire.  Personnellement,  ils  ne  discutent  pas,  n'essaient  pas  de 
contre-balancer  les  tentations  et  les  insinuations  du  mal  par  une 
force  personnelle  de  volonté. 

D'ailleurs,  non  seulement  ils  n'ont  aucun  principe  religieux 
élevé  et  réel;  mais  ils  n'ont  même  aucun  principe  de  morale 
naturelle  :  ce  sont  des  amoraux  ou,  comme  on  l'a  dit,  des 
«  invalides  moraux.  » 

Ils  hésitent  avant  de  voler  ou  de  tuer  parce  qu'ils  ont 
peur  d'être  découverts  et  mis  en  prison  ;  ils  délibèrent  sur  les 
précautions  à  prendre  pour  éviter  le  gendarme  et  le  bagne  ou 
la  guillotine.  Mais  l'idée  du  préjudice  causé  à  autrui  ou  du 
mal  en  soi  n'a  aucune  prise  sur  eux  :  un  crime,  resté  caché  et 
impuni,  n'est  pas  un  crime  à  leurs  yeux.  Et  comme,  au  mo- 
ment de  commettre  un  crime,  on  espère  toujours  avoir  assez 
bien  arrangé  les  choses  pour  échapper  à  la  justice  humaine, 
il  n'y  a  plus,  chez  les  demi-fous,  aucun  motif  de  ne  pas  le 
commettre. 

J'insiste  sur  ce  point,  —  sur  lequel  je  reviendrai  dans  la 
seconde  partie  de  cet  article,  —  que  les  sujets  comprennent  le 
gendarme  et  la  prison.  Ils  savent  si,  au  moment  présent,  on 
guillotine  ou  si  on  gracie  les  assassins;  ils  savent  qu'on  est  bien 
logé  à  la  prison  de  Fresnes  et  qu'on  peut  se  marier  à  la  Guyane... 


LA    RESPONSARILITÉ    ATTÉNUÉE.  909 

Ils  se  distinguent  ainsi  complètement  du  fou  irresponsable  qui, 
lui,  ignore  toutes  ces  choses,  ne  doit  pas  être  mis  en  prison  et 
n'a  besoin  que  des  soins  médicaux  immédiats  dans  un  asile 
d'aliénés. 

Nos  criminels  à  responsabilité  atténuée  doivent  donc  être 
jugés  et  condamnés  et  aller  en  prison,  puisqu'ils  comprennent 
toutes  ces  choses.  La  société  a  le  droit  et  le  devoir  d'employer, 
vis-à-vis  d'eux,  ses  moyens  de  coercition  et  d'intimidation, 
puisque  ce  sont  des  moyens  d'agir  sur  leur  cerveau  et,  dans  une 
certaine  mesure,  de  les  empêcher  de  recommencer. 

Mais,  en  les  punissant  comme  les  bien  portans,  la  société 
remplit-elle  et  épuise-t-elle  tous  ses  devoirs  vis-à-vis  d'eux? 
Faut-il  traiter  ces  malades  comme  s'ils  ne  l'étaient  pas?  La 
société  ne  doit-elle  considérer  que  le  crime  commis  et  le  pré- 
judice causé  sans  se  préoccuper  de  savoir  si  l'auteur  de  ce 
préjudice  était  malade  ou  sain  d'esprit,  avait  ou  non  ses 
neurones  psychiques  normaux? 

Beaucoup  de  très  bons  esprits  répondent  à  cette  question  par 
l'affirmative  et  pensent  qu'on  ne  doit  faire  aucune  diiïérence 
entre  les  deux  catégories  de  criminels. 

«  Quant  à  aller  rechercher,  dit  M.  Emile  Faguet,  des  demi- 
responsabilités,  des  responsabilités  plus  ou  moins  atténuées, 
c'est  une  pure  chinoiserie.  »  Il  ne  faut  parler  ni  de  responsabi- 
lité, ni  même  de  culpabilité  ;  on  n'a  à  rechercher  que  la  noci- 
vité de  l'accusé.  Quel  péril  cet  homme,  coupable  ou  fou,  fait- 
il  courir  à  ses  semblables  par  sa  manière  d'être?  Voilà  la  seule 
question  à  poser.  —  Mais,  alors  il  faut  se  défendre  contre  les 
fous  et  les  criminels  de  la  même  manière?  —  «  Absolument  de 
la  même  manière,  »  conclut  M.  Faguet. 

Dans  un  autre  article  plus  récent,  mon  éminent  et  toujours 
très  aimable  contradicteur  rapporte  (ou  suppose)  la  conversation 
suivante  entre  un  médecin  et  le  chef  du  jury  qui  condamna 
Menesclou. 

«  Quelques  jours  après  l'exécution,  le  médecin  vint  trouver 
son  ami,  le  chef  du  jury,  et  tout  pâle,  il  lui  dit  :  «  Vous  savez, 
Menesclou?  —  Eh  bien?  —  Eh  bien  !  vous  l'avez  tué!  —  Oui. 
Eh  bien?  —  Eh  bien,  on  l'a  autopsié,  c'était  un  fou!!!  —  Ah! 
répondit  le  chef  du  jury,  vous  m'ôtez  un  poids.  —  Hein?  — 
Oui,  vous  m'ôtez  un   poids.  Je  suis  soulagé.  Je  craignais  qu'il 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  fût  pas  fou.  Du  moment  que  c'était  un  fou  dont  la  folie  était 
d'assassiner,  il  est  excellent  de  l'avoir  supprimé.  » 

«  Vous  frémissez,  âmes  sensibles^  continue  M.  Emile 
Fagiiet;  mais  ce  chef  de  jury  a  pourtant  raison.  Quand  il  s'agit 
de  malades,  de  pauvres  malade§,  bien  dignes  de  pitié,  certes, 
mais  dont  la  maladie  consiste  à  égorger  leurs  semblables,  je 
ne  vois  pas  du  tout  pourquoi  on  ne  s'appliquerait  qu'à  prolonger 
leur  existence.  » 

M.  Pierre  Baudin  soutient,  de  même,  que  la  thèse  de  la 
responsabilité  atténuée  «  ne  saurait  avoir  aucune  conséquence 
au  point  de  vue  pénal;  »  il  serait  même  tenté  d'ouvrir  les  asiles, 
non  aux  aliénés  criminels,  mais  aux  aliénistes  qui  soutiennent 
ces  doctrines  subversives.  «  Nous  avons,  dit-il  encore,  un  meil- 
leur emploi  à  faire  de  notre  argent  et  de  notre  philosophie 
médicale  que  d'immuniser  et  d'hospitaliser  des  détraqués 
coupables.  » 

C'est  l'idée  exprimée  par  un  journal  lors  d'une  affaire  célèbre  : 
vc  Pourquoi  dépenser  l'argent  des  contribuables  à  nourrir  des 
monstres  pareils?  Quand  un  chien  est  enragé,  on  le  tue.  » 

A  propos  du  même  criminel  (d'ailleurs  peu  intéressant  et 
déclaré  responsable  par  les  experts),  le  docteur  Maurice  de 
Fleury  voulait  bien  qu'il  fût  soumis  à  l'examen  des  médecins 
légistes,  pourvu  que,  quel  qu«  fût  le  diagnostic,  les  décisions 
du  jury  n'en  fussent  pas  influencées.  D'après  le  même  auteur, 
la  santé  psychique  des  criminels  peut  les  rendre  plus  ou 
moins  «  sympathiques  »  ou  «  antipathiques,  »  rien  de  plus.  Et 
il  ajoute  :«  On  a  certainement  eu  tort  d'écarteler  Damiens,fou 
notoire,  qui  voulut  poignai'der  Louis  XV;  mais,  en  supprimant 
la  torture,  nous  avons  fait  l'essentiel  et  tout  en  moi  ne  se 
révolte  pas  à  la  pensée  qu'on  pourrait  éliminer,  par  un  procédé 
très  rapide  et  point  trop  hideux,  si  possible,  un  aliéné  très 
dangereux.  » 

Dans  la  constatation,  par  le  médecin,  chez  le  criminel,  d'une 
santé  psychique  plus  ou  moins  altérée,  M.  Remy  de  Gourmont 
ne  veut,  lui  aussi,  voir  qu'un  fait  sans  application  légale  ou 
sociale,  comme  dans  la  chute  d'un  arbre  plus  ou  moins  bien 
protégé  par  un  rideau  de  pins.  «  C'est  un  fait,  et  l'on  en  tiendra 
compte  dans  l'estimation  des  arbres  comme  dans  celle  dos 
hommes.  C'est  im  fait  et  voilà  tout...  Quand  nous  aurons  bien 
disputé...  quand  nous  aurons  épuisé  tous  les'  argumens  pour  ou 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  911 

contre  toutes  les  nuances  de  la  responsabilité  que  l'on  peut 
découvrir  dans  un  homme  sain  ou  malade,  nous  nous  trouverons 
d'accord  avec  les  bûcherons  sociaux,  avec  les  magistrats,  sur  la 
nécessité  d'enlever  l'homme  et  d'en  débarrasser  à  jamais  la 
société...  Ne  parlons  môme  pas  de  crime,  parlons  de  danger... 
L'idée  de  crime  est  une  idée  métaphysique;  l'idée  de  danger  est 
une  idée  sociale.  Les  opinions  de  MM.  Baudin,  Faguet,  de 
Fleury,  qui  effraient  M.  Grasset,  sont  en  principe  fort  accep- 
tables... Il  y  a  d'un  côté  les  assassins  et  de  l'autre  les  assassinés. 
Que  m'importe  que  celui  qui  me  cassera  la  tète  soit  un  apache  ou 
un  fou  furieux?  Ce  qui  m'importe,  c'est  de  vivre.  J'ai  grand - 
pitié  des  malades,  mais  je  prie  qu'on  enferme  soigneusement 
ceux  qui  sont  en  état  de  fièvre  chaude.  » 

Je  n'ai  pas  cherché  à  dissimuler  la  manière  de  voir  opposée 
à  la  mienne,  ni  à  amoindrir  la  valeur  des  hommes  qui  la  défen- 
dent. Mais  je  me  permets  de  maintenir,  contre  de  telles  auto- 
rités, l'opinion  du  médecin  pitoyable  qui  ne  peut  pas  se  désin- 
téresser et  qui  ne  comprend  pas  que  la  société  puisse  se 
désintéresser  du  malade,  môme  quand  celui-ci  est  nuisible, 
dangereux,  même  quand  sa  maladie  est  d'assassiner. 

Je  ne  referai  pas  d'ailleurs,  ici,  le  plaidoyer  que  j'ai  fait  si 
souvent  déjà,  et  si  vainement  d'ailleurs.  Mais  je  peux  bien 
répéter  que  si  l'un  de  mes  lecteurs  était,  un  jour,  blessé  par  un 
criminel,  je  suis  sûr  qu'il  ne  resterait  pas  indifférent,  et  que,  si 
cela  arrivait  à  M.  Remy  de  Gourmont,  l'éminent  psychologue  ne 
resterait  pas  indifférent  à  la  question  de  savoir  si  son  assassin 
^tait  un  apache  ou  un  fou  et  ne  demanderait  pas  la  même  peine 
dans  les  deux  cas.  Je  suis  certain  que  tous  demanderaient  la 
guillotine  pour  l'apache  et  l'asile  pour  le  fou. 

Je  suis  également  certain  que  mes  lecleurs  ne  pensent  pas 
comme  mon  spirituel  confrère,  M.  Maurice  de  Fleury,  et  qu'au 
contraire  tout  en  eux  se  révolte  à  la  pensée  que  la  société 
pourrait  faire  disparaître  un  fou  dangereux,  alors  même  que  le 
procédé  d'exécution  serait  rapide  et  élégant. 

Qui  voudrait  sérieusement  admettre  la  comparaison  du 
criminel  avec  le  chien  enragé?  Oui;  quand  un  chien  est  enragé, 
on  le  tue;  tandis  que,  quand  un  homme  est  enragé,  on  le 
soigne,  môme  s'il  a  déjà  mordu  et  au  risque  de  se  faire  mordre 
soi-même. 


912 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


La  société  a  le  devoir  de  soigner  ses  malades  :  on  peut  bien 
dire  que  cette  vieille  formule  de  nos  ancêtres  s'impose,  de  plus 
en  plus  victorieuse,  à  toutes  nos  sociétés  contemporaines.  Ce 
devoir  est  aussi  strict  vis-à-vis  des  malades  du  psychisme  que 
vis-à-vis  des  victimes  des  accidens  du  travail  ou  des  tubercu- 
leux ;  et  le  devoir  ne  disparaît  pas  par  ce  que  le  malade 
psychique  aura  commis  un  crime  ou  un  délit. 

Il  est  inadmissible  qu'un  homme  de  cœur  et  de  bon  sens 
veuille  assimiler  un  malade  nocif  à  un  animal  nuisible. 

Si  l'on  ne  prenait  en  considération  que  la  nocivité  ou  l'uti- 
lité sociales  des  hommes,  pourquoi  ne  pas  revenir  aux  usages 
des  sauvages  et  des  barbares?  Pourquoi  ne  pas  sacrifier  tous  les 
vieillards  devenus  des  bouches  inutiles  et  ne  pas  jeter  à 
l'Eurotas  tous  les  enfans  souffreteux  qui  ne  seront  qu'une 
charge  pour  la  société?  Pourquoi  soigner  les  lépreux  et  les 
tuberculeux  qui  sont  un  danger  social  par  la  contagion?  Pour- 
quoi ne  pas  supprimer  toutes  ces  traditions  médiévales  des 
époques  théocratiques? 

Quand  le  crime  est  patent  et  que  l'auteur  a  été  pris  en 
flagrant  délit,  pourquoi  faire  des  instructions  et  des  enquêtes? 
Il  est  bien  plus  simple  et  plus  expéditif  de  livrer  le  criminel  à 
la  foule  qui  le  lynchera,  après  l'avoir  convenablement  torturé 
(c'est  la  plus  efficace  et  la  plus  radicale  des  peines  corporelles 
qui  doivent  sauver  la  société),  sans  nommer  des  experts  pour 
savoir  s'il  était  fou  ou  non. 

Tout  cela  n'est  pas  défendable  dans  une  société  régulièrement 
organisée,  comprenant  ses  devoirs. 

D'ailleurs,  quoique  très  critiquée  de  divers  côtés,  la  notion 
de  responsabilité  atténuée  s'impose  de  plus  en  plus  à  tous 
comme  un  fait  scientifique,  indiscutable  et  définitivement 
démontré. 

Après  avoir  énergiquement  combattu  toute  ma  conception 
des  demi-fous  et  des  demi-responsables  dans  son  livre  sur  Le 
Régime  des  alunês,  le  docteur  Dubief  (auteur  et  rapporteur  d'un 
projet  de  loi  sur  cette  question)  dit:  «  Si  certains  aliénés,  du 
fait  de  la  maladie  dont  ils  sont  atteints,  sont  toujours  irrespon- 
sables, d'autres  peuvent,  au  moment  de  l'action,  être  demeurés 
responsables,  et,  de  même  que  les  conditions  de  l'acte  incri- 
miné peuvent  justifier  le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes, 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  913 

de  même,  au  point  de  vue  criminel,  peut-on  trouver  dans  son 
état  psychique  des  atténuations  à  sa  responsabilité.   » 

Devant  la  faculté  de  droit  de  Lyon,  M.  Micbolon  a  fait  toute 
une  thèse  de  doctorat  contre  «  les  demi-fous  et  la  responsabi- 
lité dite  atténuée.  »  Mais  son  argumentation  est  fondée  sur  les 
conséquences  légales  que  cette  notion  entraîne  dans  la  pratique 
judiciaire.  Il  admet  très  bien,  comiiie  fait,  l'existence  des  demi- 
fous  qui  sont  en  même  temps  des  demi-criminels  et  étudie 
avec  grand  soin  le  sort  qui  leur  est  réservé  dans  la  législation 
actuelle. 

Devant  la  faculté  de  droit  de  Toulouse,  M.  Eydoux  soutient 
aussi  une  thèse  de  doctorat,  également. consacrée  aux  demi-fous 
et  à  la  responsabilité  atténuée,  et  conclut:  «  En  l'état  actuel  de 
la  psychologie  et  de  la  psychiatrie,  les  demi-fous  doivent  avoir 
leur  place  entre  les  irresponsables  et  les  hommes  sains  d'esprit 
jouissant  de  leur  libre  arbitre.  » 

Après  les  juristes,  voici  l'opinion  de  quelques  aliénistes. 

Le  docteur  Charles  Vallon,  médecin  en  chef  des  asiles  de  la 
Seine,  écrit:  «  Entre  l'intégrité  des  facultés  intellectuelles  et 
l'aliénation  mentale  complète,  il  y  a  des  degrés  presque  infinis; 
il  est  donc  de  toute  logique  d'admettre  également  des  degrés 
entre  la  responsabilité  complète  et  l'irresponsabilité.  Cette 
manière  d'apprécier  la  responsabililé  légale  »  est  «  tout  à  fait 
conforme  aux  données  de  ia  science...  Il  est  des  inculpés  qui, 
tout  en  n'étant  pas  aliénés  et  par  suite  irresponsables,  présentent 
un  état  mental  particulier  dont  il  est  juste  détenir  compte  dans 
l'appréciation  de  leur  responsabilité...  En  dehors  de  leur* alié- 
nation mentale  qui  supprime  toute  responsabilité,  nombreux 
sont  les  troubles  de  la  santé  cérébrale,  les  insuffisances  intellec- 
tuelles de  nature  à  constituer  une  excuse,  une  circonstance 
atténuante,  en  d'autres  termes  à  atténuer  la  responsabilité  d'un 
délinquant  ou  d'un  criminel...  Il  n'est  pas  possible  d'indiquer 
mathématiquement  la  mesure  de  l'atténuation  ;  mais  on  peut 
employer  des  expressions  de  ce  genre  :  atténuer  sa  responsabilité 
dans  une  certaine  mesure,  dans  une  large  mesure,  dans  une 
très  large  mesure,  dans  une  mesure  qu'il  appartient  aux  magis- 
trats de  fixer,  dans  une  mesure  dont  les  magistrats,  dans  leur 
sagesse,  sauront  fixer  l'étendue.  » 

Le  professeur  de  clinique  mentale  de  la  Faculté  de  Paris, 
Gilbert  Ballet,  avec  qui  nous  avons  amicalement  bataillé  bien 
TOME  m.  —  1911.  [i8 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souvent  sur  toutes  ces  questions,  cite  l'exemple  de  l'épileptique 
commettant  un  crime  en  dehors  de  ses  crises  et  ajoute:  «  Je 
considère  que,  dans  une  telle  situation,  on  est  en  droit  de  dire 
que  sa  responsabilité  est  atténuée,  ce  qui  veut  dire  :  le  malade 
que  vous  me  présentez  est  un  malade  qui  a  commis  un  crime 
ou  un  délit,  non  pas  sous  l'influence  d'un  mobile  pathologique 
mais  sous  l'influence  d'un  mobile  ordinaire.  Seulement,  en 
vertu  de  son  état  pathologique,  il  présente  une  puissance  de 
résistance  moindre.  Voilà  une  situation  qui  me  paraît  particu- 
lière, très  diff"érente  de  la  situation  des  criminels  que  j'appelais 
tout  à  l'heure  irresponsables,  bien  diff'érente  aussi  de  celle  des 
responsables.  A  côté  de  l'épileptique,  je  pourrais  placer  l'alcoo- 
lique agissant,  non  pas  sous  linfluence  de  l'hallucination,  mais 
recevant  par  exemple  une  injure  de  son  voisin  et  ripostant 
avec  plus  de  véhémence  et  de  vivacité,  précisément  par  ce  que 
les  habitudes  alcooliques  ont  engendré  chez  lui  une  certaine 
irritabilité...  Voilà  des  cas  qu'il  faut  placer  dans  une  catégorie 
intermédiaire  entre  ce  que  nous  qualifions  de  pleine  responsa- 
bilité et  d'irresponsabilité.  » 

De  même,  le  professeur  de  clinique  mentale  de  la  faculté 
de  Bordeaux,  Régis,  écrit  :  «  Les  partisans  les  plus  convaincus 
de  l'irresponsabilité  absolue  des  aliénés  ont  admis  eux-mêmes, 
en  termes  formels,  la  responsabilité  simplement  atténuée  des 
demi-aliénés  et  J.  Falret  a  dit  à  cet  égard  :  Ce  sont  là  des 
états  mixtes,  intermédiaires  entre  la  raison  et  la  folie,  dans 
lesquels  il  est  permis  de  discuter  le  degré  de  responsabilité, 
d'admettre  la  responsabilité  entière  ou  la  responsabilité  atténuée 
selon  les  cas  et  où  il  n'y  a  pas  lieu  d'appliquer  le  critérium  de 
l'irresponsabilité  absolue...  Il  nous  semble  difficile  de  ne  pas 
se  rallier  à  l'opinion  si  juste  de  Falret.  »  Et  M.  Régis  con- 
tinue :  «  L'humanité,  disais-je  aux  jurés  dans  un  procès  récent, 
ne  se  divise  malheureusement  pas,  psychologiquement,  en  deux 
catégories  tout  à  fait  distinctes  :  d'un  côté,  les  sains  d'esprit 
eatièrement  responsables;  de  l'autre,  les  aliénés  entièrement 
irresponsables.  Entre  les  deux,  existe  une  vaste  province,  dite 
zone  frontière  ou  mitoyenne,  peuplée  d'individualités  tarées  à 
divers  degrés  et  comportant,  par  suite,  des  responsabilités  très 
différentes.  Rien  qu'on  ne  puisse  pas  mesurer  le  degré  de 
responsabilité  de  ces  intermédiaires  au  millimètre,  on  peut 
cependant  établir  pour  eux,  à   ce    point  de  vue,    comme   une 


LA    RESPONSAIÎILITÉ    ATTÉNUÉE.  913 

échelle  proportionnelle,  en  se  servant  d'une  notation  assez 
précise  pour  marquer  trois  degrés  progressifs  dans  l'atténua- 
tion :  atténuation  légère,  atténuation  assez  large,  très  large- 
atténuation.  Ce  sont,  en  effet,  les  trois  termes  dont  on  se  sert 
habituellement.  Cette  connaissance  de  la  responsabilité  atténuée 
et  de  son  mode  d'application  en  pratique  a  d'autant  plus  d'im- 
portance pour  le  médecin  expert  que,  dans  un  grand  nombre  de 
cas  soumis  à  son  examen,  dans  le  plus  grand  nombre  pourrait- 
on  dire,  il  s'agit  d'états  pathologiques  incomplets,  intermé- 
diaires, comportant,  non  une  irresponsabilité  absolue,  mais  une 
responsabilité  atténuée.  » 

De  même  encore,  M.  Mairet,  professeur  de  clinique  mentale 
à  la  faculté  de  Montpellier,  écrit  :  «  Le  temps  n'est  plus  où  l'on 
pouvait  diviser  les  hommes  en  deux  groupes  au  point  de  vue  de 
la  responsabilité  :  les  responsables  et  les  irresponsables;  la 
science  a  progressé.  Elle  montre  qu'il  est  des  individus  dont  le 
fonctionnement  psychique  se  fait  mal;  or,  quoique  ces  individus 
ne  soient  pas  des  aliénés,  le  fonctionnement  de  leur  activité  est 
cependant  troublé,  rendu  anormal  et  par  suite  leur  responsabi- 
lité est  plus  ou  moins  diminuée,  atténuée.  C'est  là  un  fait 
aujourd'hui  communément  admis.  » 

Et,  dans  le  livre  plus  récent  du  docteur  Euzière  sur  les 
Invalides  7no?'aux,  le  même  auteur  cite  une  série  de  types  cli- 
niques qui  entraînent,  non  l'irresponsabilité,  mais  la  respon- 
sabilité atténuée. 

Enfin,  au  mois  d'août  dernier,  au  Congrès  international  de 
médecine  légale  à  Bruxelles  dont  je  parle  en  tête  de  cette  étude, 
la  question  de  l'existence  ou  de  la  non-existence  de  la  responsa- 
bilité atténuée,  très  nettement  posée  par  les  rapporteurs,  a  été 
résolue  par  l'affirmative. 

((  Il  y  a  évidemment,  dit  le  docteur  de  Bœck,  non  seule- 
ment des  malades  psychiques,  mais  des  demi-malades  de  cette 
catégorie,  dont  la  situation  correspond  à  une  demi-invalidité 
cérébrale,  que  nous  traduisons  par  l'expression  de  responsabi- 
lité atténuée...  En  tout  cas,  j'estime  que,  comme  médecins 
légistes,  nous  avons  à  envisager  la  responsabilité  dans  tous  ses 
degrés  :  complète,  atténuée,  nulle.  » 

Et,  dans  un  autre  rapport  très  étudié  (auquel  nous  emprun- 
terons plusieurs  documens  utiles),  le  docteur  Mathé  dit  :  «  Il  y 
a  des  sujets  que  leur  état  psychique  oblige  à  considérer  comme 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

irresponsables  et  d'autres  qui  présentent  des  troubles  empêchant 
d'en  faire  des  responsables,  mais  ne  suffisant  pas  pour  permettre 
de  les  considérer  comme  irresponsables...  La  responsabilité 
atténuée  est  une  altération  de  la  santé  cérébrale  ;  c'est  l'état 
d'un  individu  qui  présente  un  affaiblissement,  une  diminution 
de  l'intégrité  de  ses  fonctions  psychiques.  Celui  dont  la  respon- 
sabilité est  atténuée  est  un  débile  psychique.  » 

Au  point  de  vue  de  la  doctrine  médicale,  la  cause  paraît 
donc  définitivement  entendue  :  les  demi-fous  existent;  parmi 
les  criminels  il  y  en  a  dont  la  responsabilité  est  médicalement 
atténuée. 

Nous  sommes  donc  scientifiquement  loin  de  l'époque  où  l'on 
considérait  la  notion  de  responsabilité  atténuée  comme  «  une 
façon  commode  de  déguiser  notre  ignorance»  (docteur Legrain), 
comme  un  moyen  pour  les  experts  d'atténuer  leur  propre  res- 
ponsabilité (professeur  Garraud),  comme  «  un  simple  expédient 
pratique  n'ayant  aucune  valeur  scientifique  »  (docteur  Michelon)... 

Nous  n'avons  plus  à  nous  occuper  des  plaisanteries  faciles 
sur  les  mots  «  demi-responsables  »  et  «  demi-fous,  »  qui  s'in- 
spirent toutes  de  la  boutade  de  M.  Anatole  France  (dans  ['His- 
toire comique)  «  sur  les  médecins  qui  distinguent  des  moitiés  de 
responsabilité,  des  tiers  de  responsabilité  et  des  quarts  de  res- 
ponsabilité et  qui  coupent  la  responsabilité  par  tranches 
comme  la  galette  du  Gymnase,  discutant  cependant  entre  eux 
quelquefois  pour  savoir  s'il  faut  attribuer  à  un  tel  un  douzième 
de  responsabilité  ou  un  dixième,  comme  on  attribue  un  dou- 
zième de  part  ou  seulement  un  demi- douzième  aux  sociétaires 
de  la  Comédie-Française.  »  Et  les  journalistes  d'ajouter  : 
«  Dans  quelle  balance  pèsera-t-on  ces  questions  de  responsa- 
bilité, ces  culpabilités  fragmenlaires?  Et  décidera-t-on,  quand 
il  s'agira  de  l'application  de  la  peine,  que  le  condamné  sera 
guillotiné  par  moitié  seulement?  » 

Plus  dangereuse  (à  cause  de  son  origine)  est  l'argumenta- 
tion, encore  ironique,  du  professeur  Gilbert  Ballet  quand  il  dit  : 
«  Si  je  ne  m'abuse,  la  tendance  des  cliniciens  est  aujourd'hui 
d'éliminer  du  vocabulaire  psychiatrique  ce  terme  des  premiers 
âges  de  la  médecine  mentale  :  Fo?(!  Et  voilà  qu'on  nous 
apporte  maintenant  des  demi-fous,  en  attendant  les  quarts  et  les 
tiers  de  fou.  Qu'est-ce  qu'un  fou?  Personnellement  je  ne  sau- 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  917 

rais  le  dire.  M.  Grasset,  non  plus,  je  pense...  »  Et  les  journa- 
listes de  proclamer  «  la  faillite  de  la  justice  scientifique  :  les 
médecins  avouent  qu'ils  ignorent  si  les  criminels  sont  ou  non 
responsables.  » 

Voilà  le  danger  qu'il  y  a  à  jouer  sur  les  mots  ou  avec  les 
mots. 

Il  est  certain  que  les  mots  «  demi-fous  »  et  «  demi-respon- 
sables »  n'ont  nullement  le  sens  d'une  fraction  1/2;  de  même, 
le  mot  «  fou  »  n'a  pas  une  valeur  scientifique.  Mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  :  1°  les  médecins  savent  reconnaître  les 
sujets  qui  ont  toute  leur  raison  et  par  suite  sont  responsables 
en  justice,  et  ceux  qui  ont  une  maladie  des  fonctions  psychiques 
qui  les  rend  irresponsables  en  justice;  ijour  abréf/er,  j'appelle 
(avec  beaucoup  de  gens)  ces  derniers  des  fous\  2°  les  médecins 
savent  reconnaître,  entre  les  bien  portans  et  les  fous,  des 
sujets  dont  les  neurones  psychiques  sont  assez  malades  pour 
que  leur  responsabilité  ne  soit  pas  entière  et  ne  sont  pas  assez 
malades  pour  entraîner  leur  irresponsabilité  ;  chez  ces  sujets  la 
responsabilité  est  atténuée.  C'est  à  ces  malades  que,  encore  pour 
abréger,  je  donne  le  nom  de  demi-fous  et  de  demi-responsables . 

Je  pense  qu'après  ces  explications  sur  les  mo/.5  et  l'exposé  ci- 
dessus  sur  le  fond  de  la  question,  je  peux  dire  qu'aujourd'hui 
tous  les  psychiatres  (M.Gilbert  Ballet  compris)  admettent  l'exis- 
tence des  sujets  à  responsabité  atténuée,  c'est-à-dire  des  sujets 
que  j'appelle  demi-fous  et  demi-responsables. 

De  plus,  après  c-es  précisions,  il  me  paraît  indiscutable  que, 
seul,  le  médecin  est  qualifié  pour  apprécier  et  mesurer  la  res- 
ponsabilité d'un  criminel. 

Le  problème  de  l'appréciation  d'une  responsabilité  revient 
au  problème  de  l'appréciation  de  la  normalité  ou  de  la  non- 
normalité  de  ses  neurones  psychiques.  Ce  n'est  pas  un  pro- 
blème de  métaphysique  comme  on  l'a  dit;  c'est  un  problème  de 
médecine. 

Il  est  impossible  d'accepter  cette  idée  de  M.  Remy  de  Gour- 
mont  :  «  Depuis  quelque  temps,  on  ne  demande  plus  aux  jurés 
leur  opinion  sur  la  matérialité  d'un  fait,  on  les  interroge  sur  le 
programme  de  l'agrégation  de  philosophie.  C'est  ridicule.  »  Il 
serait  en  effet  profondément  ridicule  de  poser  aux  jurés  des 
problèmes  de  philosophie.  Mais,  pour  résoudre  les  problèmes 
de  responsabilité  ou  d'irresponsabilité,   c'est  le  programme  de 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'agrégation  de  médecine  qu'il  faut  connaître  plutôt  que  celui 
de  philosophie.  Il  faut  donc  que  les  magistrats  s'éclairent 
dans  chaque  cas,  auprès  des  médecins,  sur  le  degré  de  respon- 
sabilité de  l'inculpé.  Ceci  n'est  nullement  ridicule  et  laisse  au 
contraire  chacun  dans  son  rôle  naturel. 

Donc,  c'est  un  fait  scientifiquement  acquis  :  il  existe  des 
criminels  dont  la  responsabilité  est  médicalement  atténuée.  Ce 
sont  des  malades  vis-à-vis  desquels  la  société  garde  le  droit  de 
se  préserver  et  de  se  défendre,  mais  qu'elle  a  en  même  temps 
le  devoir  de  soigner. 

Par  conséquent,  la  société  n'a  pas  le  droit  de  se  désinté- 
resser de  la  question  de  la  responsabilité  atténuée.  Comment 
peut-elle  résoudre  cette  question  en  pratique  ? 

Ceci  est  hérissé  de  difficultés. 

Pour  les  bien  portans  responsables  et  pour  les,  fous  irres- 
ponsables, la  chose  est  très  simple  :  aux  premiers  (criminels 
ordinaires)  on  applique  la  loi,  on  les  emprisonne  ou  on  les 
guillotine;  aux  seconds,  on  applique  l'article  64  du  code  pénal 
qui  est  ainsi  conçu  :  «  Il  n'y  a  ni  crime  ni  délit,  lorsque  le  pré- 
venu était  en  état  jcle  démence  au  temps  de  l'action  ou  lorsqu'il 
a  été  contraint  par  une  force  à  laquelle  il  n'a  pu  résister.  »  On 
étend  ce  mot  de  démence  à  tous  les  cas  de  folie  avec  irrespon- 
sabilité et  on  envoie  ces  criminels  à  l'asile  d'aliénés  où  ils  sont 
soignés. 

Mais  pour  les  criminels  à  responsabilité  atténuée,  la  ques- 
tion est  actuellement  insoluble.  Les  magistrats  admettent  leur 
existence  et  il  n'y  a  rien  dans  la  loi  qui  leur  soit  applicable. 

Le  12  décembre  1905,  M,  Chaumié,  ministre  de  la  Justice, 
a  adressé  aux  procureurs  généraux  une  circulaire  où  on  lit  : 
«  A  côté  des  aliénés  proprement  dits,  on  rencontre  des  dégé- 
nérés, des  individus  sujets  à  des  impulsions  morbides  momen- 
tanées ou  atteints  d'anomalies  mentales...  Il  importe  que 
l'expert  soit  mis  en  demeure  d'indiquer  avec  la  plus  grande  net- 
teté possible  dans  quelle  mesure  l'inculpé  était,  au  moment  de 
Tin  fraction,  responsable  de  l'acte  qui  lui  est  imputé.  Pour 
atteindre  ce  résultat,  j'estime  que  la  Commission  rogatoire 
devra  toujours  contenir  et  poser  d'office,  en  toute  matière,  les 
deux  questions  suivantes  :  1°  dire  si  l'inculpé  était  en  état  de 
démence  au   moment  de  l'acte,  dans  le  sens  de  l'article  64  du 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTKNUÉE.  919 

code  pénal  ;  2"  dire  si  l'examen  psychiatrique  et  biologique  ne 
révèle  point  chez  lui  des  anomalies  mentales  ou  psychiques  de 
nature  à  atténuer,  dans  une  certaine  mesure,  sa  responsabilité.  » 

La  question  de  la  responsabilité  atténuée  nous  est  donc 
posée,  eu  l'ait,  dans  toutes  les  expertises,  devant  les  tribunaux 
criminels  et  devant  les  Conseils  de  guerre.  Mais,  quand  nous 
avons  répondu  par  raffirmative  à  celte  seconde  question,  l'em- 
barras des  magistrats  est  extrême  pour  tenir  pratiquement 
compte  de  cette  conclusion  du  rapport  médico-légal.  Gomme  je 
l'ai  dit  dus  le  début  de  ce  travail,  il  n'y  a  aucun  article  du  code 
pénal  qui  soit  applicable  aux  demi-fous  demi-responsables. 

Alors,  en  présence  d'un  criminel  dont  la  responsabilité  a  été 
déclarée  atténuée,  les  magistrats,  n'ayant  aucun  texte  de  loi  à 
lui  appliquer,  adoptent  l'une  ou  l'autre  des  solutions  suivantes 
(s'ils  veulent  tenir  compte  des  conclusions  du  rapport  médico- 
légal  qu  ils  ont  provoqué)  :  ou  déclarer  le  criminel  irrespon- 
sable et  le  faire  placer  dans  un  asile  d'aliénés,  ou  lui  appliquer 
l'article  463  sur  les  circonstances  atténuantes. 

11  est  facile  de  montrer  que  ces  solutions  sont,  lune  et 
l'autre,  détestables. 

D'abord  la  première  solution  est  iUéyale. 

On  ne  peut  en  etîet  faire  interner  un  criminel  demi-fou 
qu'en  lui  appliquant  l'article  64  et  en  le  comprenant  dans  la  ca- 
tégorie des  «  démens  »  ou  des  «  contraints.  »  Or,  la  Cour  de 
Cassation  a  décidé  que  l'on  ije  peut  pas  appliquer  l'article  64  à 
un  criminel  dont  la  responsabilité  a  été  déclarée  seulement 
atténuée. 

Pour  une  dame  S...,  les  médecins  experts  (Bernheim,  Parisot 
et  Aiméj  avaient  déclaré  qu'elle  appartenait  à  la  catégorie  des 
délinquans  impulsifs  qui  ne  sauraient  être  internés  dans  un 
asile  d'aliénés,  et  ne  devraient  pas  être  davantage  enfermés 
dans  une  prison,  leur  responsabilité  étant  atténuée.  La  Cour  de 
Nancy  crut  pouvoir  appliquer  l'article  64  à  cette  inculpée,  en 
étendant  le  sens  du  mot  «  contrainte.  »  Mais,  par  arrêt  du 
11  avril  1908,  la  Cour  de  Cassation  a  cassé  l'arrêt  de  Nancy  et 
déclaré  que  l'article  64  ne  peut  pas  être  appliqué  aux  demi-fous 
à  responsabilité  atténuée,  dont  l'arrêt  d'ailleurs  reconnaît  et 
consacre  l'existence,  sans  indiquer  d'autre  article  qui  leur  soit 
applicable. 


920  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  on  passe  outre  à  cette  illégalité  et  si  on  applique  l'article  6i 
au  demi-fou  criminel,  on  rend  une  ordonnance  de  non-lieu  et  on 
enferme  l'inculpé  dans  un  asile.  Mais,  comme  les  médecins 
n'ont  le  droit  de  garder  dans  les  asiles  que  les  aliéués,  ils  font 
bientôt  sortir  le  demi-fou  qui  reprend  la  vie  libre  dans  la  société 
et  y  recommence  la  série  de  ses  méfaits  et  de  ses  crimes. 

Au  mois  de  juin  1907,  à  Béziers,  un  individu  est  arrêté 
pour  avoir  donné  des  coups  de  couteau  à  deux  personnes  dans 
la  rue  ;  après  expertise  médicale,  on  rend  une  ordonnance  de 
non-lieu  et  le  criminel  est  interné  à  l'asile  d'aliénés  de  Mont- 
pellier. Quinze  jours  après,  il  est  déclaré  guéri  par  le  médecin, 
en  chef  et  remis  en  liberté.  Au  mois  d'avril  suivant,  c'est  à 
'coups  de  revolver  quïl  blesse  gravement  un  individu.  Que  pou- 
vions-nous conclure  de  pratique  dans  la  nouvelle  expertise  dont 
nous  avons  été  chargé,  quand  nous  eûmes  reconnu  que  c'était 
un  demi-fou  à  responsabilité  atténuée,  sinon  que  sa  crise  aiguë 
de  folie  était  guérie,  mais  que  la  demi-folie  chronique  ne  l'était 
pas  quand  on  l'avait  fait  sortir  de  l'asile  et  rendu  à  la  liberté 
sociale  ? 

La  question  se  pose  ainsi,  angoissante,  pour  les  fous  inter- 
mittens,  qui  restent  demi-fous  dans  l'intervalle  de  leurs  accès 
(tel  a  été  probablement  le  cas  de  l'ogresse  Jeanne  Weber),  pour 
les  épileptiques,  qui  sont  irresponsables  dans  l'attaque,  mais 
restent  seulement  demi-responsables  en  dehors  et  dans  l'inter- 
valle de  leurs  attaques. 

Un  alcoolique,  après  quelques  méfaits,  est  examiné  par  un 
médecin,  qui  ne  peut  pas  le  faire  interner  parce  qu'il  est  seule- 
ment demi-fou.  Peu  de  temps  après,  il  donne  des  coups  de 
couteau  à  une  jeune  fille.  On  l'interne.  Actuellement,  il  est  guéri 
de  sa  crise,  et  la  famille  de  la  victime  est  terrorisée  à  la  pensée 
qu'il  va  être  rendu  à  la  liberté. 

L'internement  du  demi-fou  criminel  est  donc  irréalisable, 
illégal,  inefficace.  C'est  une  solution  qui  ne  protège  ni  le  ma- 
lade ni  la  société. 

On  a  alors  voulu  considérer  la  responsabilité  atténuée 
comme  une  circonstance  atténuante  et  appliquer  à  ces  criminels 
deini-l'ous  l'article  463  du  code  pénal. 

Ceci  n'est  pas  illégal. 

Il  faut  lire  dans  le  beau  livre  de  M.  Saleilles  l'histoire  de  la 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  921 

naissance  et  du  développement  progressif  de  l'idée  à.' individua- 
lisation de  la  peine. 

Primitivement  et  longtemps,  le  droit  pénal  était  resté  pure- 
ment objectif  :  on  ne  tenait  compte  que  du  fait  réalisé,  onigno- 
rait  la  personnalité  de  l'agent  qui  restait  inditï'érente;  comme 
le  père  ignorant  qui  ne  tient  compte  pour  la  punition  de  l'enfant 
que  de  la  valeur  de  l'objet  brisé,  «  on  ne  s'attachait  qu'au 
résultat.   » 

L'apparition  de  l'article  64,  due  aux  progrès  de  la  neuro- 
biologie à  la  fin  du  xvni''  siècle  (époque  que  synthétise  et  per- 
sonnifie le  nom  de  Pinel),  marque  en  1810  un  progrès,  en  consa- 
crant l'inégalité  des  accusés  au  point  de  vue  pathologique  ou 
médical. 

C'est  ensuite  le  principe  des  «  peines  variables  à  limites 
fixes,  c'est-à-dire  variables  entre  deux  limites  fixées  par  la  loi;  » 
c'est  «  l'élasticité  »  des  peines  avec  «  un  maximum  et  un  mini- 
mum entre  lesquels  le  juge  peut  se  mouvoir.  » 

Enfin  le  mot  do  «  circonstances  atténuantes  »  est  prononcé 
dans  l'article  463.  Le  droit  de  les  appliquer,  donné  aux  seuls 
tribunaux  en  1810,  est  étendu  aux  jurys,  «  en  1824,  d'une  façon 
partielle,  puis  en  1832  d'une  façon  générale.  » 

Et  alors  s'est  développée  la  pensée  que  l'atténuation  de  la 
peine  pouvait  aussi  bien  être  conditionnée  par  la  santé  psy- 
chique du  criminel  que  par  les  circonstances  du  crime.  On  a 
admis,  pour  l'atténuation  de  la  peine,  les  circonstances  inté- 
rieures au  sujet,  endogènes  (l'état  de  ses  neurones  psychiques, 
par  exemple),  aussi  bien  que  les  circonstances  extérieures  ou 
exogènes. 

En  France,  on  a  pris  l'habitude  d'atténuer  la  peine  dans  les 
cas  de  responsabilité  atténuée,  sans  que  cela  fût  inscrit  dans  la 
loi  ;  et  dans  les  pays  qui  ont  inscrit  la  responsabilité  atténuée 
dans  leur  code,  c'est  toujours  à  une  atténuation  de  la  peine,  à 
une  peine  plus  courte,  que,  dans  ces  cas,  aboutit  celle  disposi- 
tion de  la  loi. 

Ainsi  (1),  le  Code  danois  dit,  dès  1847  :  une  peine  amoindrie 
sera  appliquée  aux  personnes  n'ayant  pas  complètement  con- 
science de  leurs  actes  ;  le  Code  suédois  prévoit  un  adoucisse- 
ment àe  la  peine  dans   ces  cas;  le  Code  italien  de  1889  diminue 

(1)  Tous  nos  renseignemens  sur  les  législations  étrangères  sont  empruntés 
au  rapport  du  docteur  Mathé. 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  peine  ;  de  même,  le  Code  japonais,  qui  est  le  plus  récent  des 
codes  en  vigueur. 

Cette  seconde  solution  du  problème  légal  dé  la  responsabi- 
lité atténuée  par  les  peines  courtes  ou  raccourcies  est  aussi 
mauvais  que  celle  de  l'internement,  soit  pour  la  société  qu'elle 
ne  défend  pas,  soit  pour  le  demi-fou  qu'elle  ne  traite  pas. 

Il  semble  démontré,  en  effet,  que  le  régime  des  courtes 
peines  n'arrive  qu'à  «  aggraver,  sans  profit  pour  la  société,  le 
cas  du  malheureux  auquel  il  serait  appliqué,  au  lieu  d'améliorer 
ses  conditions  de  vie  et  de  conduite.  »  On  attribue  à  l'abus  des 
courtes  peines  le  déplorable  accroissement  des  récidives  :  on  y 
voit  «  la  plaie  de  notre  système  judiciaire.  » 

Au  fond)  c'est  là  le  grand  cheval  de  bataille  des  adversaires 
irréductibles  de  la  responsabilité  atténuée  :  la  notion  de  res- 
ponsabilité atténuée  ne  peut,  dit-on,  aboutir  qu'à  une  atténua- 
tion de  la  peine;  ce  résultat  est  déplorable;  donc,  il  faut 
abandonner  cette  notion  dangereuse  de  la  responsabilité  atté- 
nuée. Ainsi  raisonnent  M.  Michelon  dans  sa  thèse,  citée  plus 
haut,  et  M.  Maxwell,  dans  son  récent  livre  Le  Crime  et  la 
Société. 

«  La  conséquence  forcée  de  la  notion  psychiatrique  de  la 
responsabilité  atténuée,  dit  ce  dernier  auteur  (magistrat  et 
docteur  en  médecine),  aboutit  à  celle  de  l'atténuation  de  la 
punition;  cette  conséquence  est  irréprochable  au  point  de  vue 
théorique  ;  elle  est  funeste  dans  la  pratique  ;  »  et  alors,  la 
«  théorie  de  la  responsabilité  atténuée  comme  cause  de  l'atté- 
nuation de  la  peine  »  devient  «  une  des  plus  graves  erreurs  de 
'a  pratique  contemporaine.  » 

On  arrive  ainsi  à  repousser  complètement  la  doctrine  de  la 
responsabilité  atténuée,  qui  n'a  que  des  inconvéniens,  qui  est 
un  lléau  pour  la  société,  qui  est  la  cause  de  cette  déplorable 
marche  croissante  de  la  criminalité,  dont  on  ne  peut  contester 
la  réalité  et  la  gravité. 

C'est  en  s'appuyant  sur  cet  argument  des  déplorables  consé- 
quences sociales  de  la  responsabilité  atténuée  que  M.  Gilbert 
Ballet  a  énergiquement  combattu,  à  la  Société  générale  des 
prisons  et  au  Congrès  de  Genève  de  4907,  cette  notion  de  la 
responsabilité  atténuée,  dont  nous  l'avons  vu  proclamer  l'exis- 
tence médicale  et  scientifique  dans  un   passage  cité  plus  haut. 

Je  n'ai  naturellement  pas  l'intention  ,de  contester  ce  fait  qui 


LA  RESPONSABILITÉ  ATTÉNUÉE.  923 

semble  ressortir  nettement  de  l'expérience  judiciaire,  que  les 
peines  raccourcies  sont  un  déplorable  système  pour  traiter  le 
demi-fou  et  pour  garantir  la  société  contre  les  méfaits  de  ce 
demi-responsable.  J'accepte  cette  conclusion  comme  j'ai  accepté 
cette  autre  que  l'internement  du  demi-fou  par  application  de 
l'article  64  étendu  constitue  également  une  solution  déplorable 
pour  la  société  et  pour  le  demi-fou. 

Que  conclure  de  cela?  uniquement  ceci  :  que,  dans  l'état 
actuel  de  notre  législation,  la  notion  de  responsabilité  atténuée 
ne  peut  pas  être  appliquée  d'une  manière  utile  et  efficace  pour 
la  société  et  pour  le  demi-fou.  Mais  il  serait  illogique  et  anti- 
scientifique de  condamner  la  notion  même  de  responsabilité 
atténuée,  pour  le  seul  motif  que  la  loi  actuelle  ne  permet  pas 
de  l'appliquer  utilement.  Pour  rester  dans  la  logique,  il  faut 
conclure,  non  que  la  responsabilité  atténuée  n'existe  pas,  mais 
que  la  loi  est  mauvaise  ou  incomplète  et  doit  être  modifiée  ou 
complétée. 

Alors  même,  il  faut  bien  le  reconnaître,  que  la  notion  de 
responsabilité  atténuée  ne  pourrait  conduire  qu'à  l'une  des 
deux  solutions  également  fâcheuses  dont  j'ai  parlé  :  court  inter- 
nement ou  peine  courte,  cela  ne  suffirait  pas  à  faire  disparaître 
les  devoirs  de  la  société  vis-à-vis  de  ces  demi-fous.  Nous 
devons  assister  nos  malades,  même  quand  cette  assistance  est 
préjudiciable  à  nos  intérêts. 

De  tout  ce  qui  précède  on  peut  seulement  conclure  que  : 
1"  il  y  a  des  criminels  dont  la  responsabilité  est  atténuée  ; 
2"  la  société  a  le  devoir  de  soigner  ces  demi-fous,  en  même 
temps  qu'elle  a  le  droit  de  se  défendre  contre  leurs  méfaits  ; 
3**  l'internement  dans  un  asile  par  application  de  l'article  64  ou 
l'atténuation  de  la  peine  par  application  de  l'article  463  sont  des 
solutions  inacceptables,  puisqu'il  n'y  a,  dans  ces  solutions,  ni 
garantie  pour  la  société,  ni  traitement  pour  le  malade. 

Que  faut-il  donc  organiser,  quelle  modification  faut-il  apporter 
au  Code  pénal  pour  que  la  société  ne  laisse  pas  ces  malheureux 
hors  la  loi  et  puisse  simultanément  remplir  ses  devoirs  à  leur 
sujet  et  user  de  ses  droits? 

i<>  Puisque  le  fait  de  la  responsabilité  atténuée  est  scientifi- 
quement démontré,  la  loi  doit  le  reconnaître. 

La   loi  votée  par   la  Chambre  en  janvier  1907  prévoit  ol 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ordonne  (dans  ses  articles  36  et  37)  un  verdict  de  responsabilité 
ou   d'irresponsabilité   et  règle  le  sort  des  criminels  irrespon-    \ 
sables. 

Il  faut  organiser  une  campagne  p'our  que  le  Sénat  vote  ces 
articles  et  ajoute  à  cette  loi  un  article  visant  le  verdict  de  res- 
ponsabilité atténuée. 

2°  Cela  fait,  et  pour  régler  le  sort  de  ces  demi-fous,  le  juge- 
ment doit  décider  qu'ils  seront  punis  et  traités  :  punis  comme 
les  bien  portans  psychique  ment  puisqu'ils  comprennent,  eux 
aussi,  le  gendarme  et  la  prison;  traités  comme  les  malades  de 
l'esprit,  puisqu'ils  ont  besoin  du  médecin  et  de  l'infirmier. 

Il  faut  donc  créer  des  a'iiles-prisons  dans  lesquels  seront 
enfermés,  traités  et  légalement  retenus  ces  criminels  demi-fous. 

3°  La  loi  devra  rendre  obligatoire  cet  internement  du  demi- 
responsable  dans  un  asile  spécial,  dès  son  premier  méfait  social, 
et  permettre  de  l'y  retenir  en  traitement,  non  jusqu'à  l'expira- 
tion d'une  peine,  plus  ou  moins  raccourcie,  mais  jusqu'à  la 
guérison  ;  et  jusqu'à  la  guérison,  non  de  la  crise  aiguë,  mais  de 
la  maladie  psychique  elle-même. 

Il  est  urgent  qu'on  s'occupe  en  France  de  cette  question  des 
criminels  à  responsabilité  atténuée.  Car  dans  tous  les  autres 
pays,  elle  est  déjà  à  l'ordre  du  jour. 

En  ouvrant  le  Congrès  d'Amsterdam,  M.  van  Raalte,  ministre 
de  la  Justice  de  Hollande,  disait  (1907)  :  «  En  ce  qui  concerne 
le  traitement  par  le  législateur  national  des  criminels  adultes, 
les  débals  de  ce  Congrès  seront  d'une  grande  actualité.  Je  pense 
à  la  procédure  à  l'égard  des  personnes  de  responsabilité  atténuée 
qu'un  auteur  français,  dans  un  ouvrage  récent,  comprend  sous 
le  terme  général  de  demi-fous  demi-responsables ,  sujet  qui 
récemment  entre  les  jurisconsultes  néerlandais  a  donné  lieu  à 
d'intéressantes  discussions.  Et  ce  n'est  pas  un  secret  que  le 
ministre  de  la  Justice  s'occupe  en  ce  moment  des  études  prépa- 
ratoires nécessaires  pour  que  la  législation,  en  se  conformant 
aux  idées  modernes  sur  le  traitement  des  aliénés  dangereux, 
reconnaisse,  dans  l'intérêt  de  la  société,  que  pour  les  malheureux 
la  solution  du  problème  doit  être  cherchée  dans  l'assistance 
plutôt  que  dans  la  peine.  » 

L'effort  dans  le  même  sens  s'est  concrète  déjà  dans  certains 
pavs,  notamment  en  Allemagne  et  en  Suisse. 

Dans  le  projet  do  loi  en  étude  en  Allemagne,  on  prévoit  la 


LA    RESPONSABILITÉ    ATTÉNUÉE.  925 

responsabilité  atténuée  et  l'application,  à  ces  criminels,  d'une 
peine  d'abord,  d'un  traitement  ensuite.  Le  projet  de  loi  suisse 
admet  les  mêmes  principes,  mais  en  renversant  l'ordre  d'appli- 
calion  :  l'exécution  de  la  peine  est  suspendue  jusqu'au  moment 
de  la  guérison  du  demi-fou  (le  temps  du  traitement  étant  compté 
comme  peine). 

Voilà  la  double  notion  à  introduire  dans  le  code  pénal 
français  :  1°  la  notion  légale  de  la  responsabilité  atténuée  ;  2°  la 
nécessité  d'appliquer  obligatoirement  à  ces  demi-responsables 
une  peine  plus  ou  moins  raccourcie  et  un  traitement  plus  ou 
moins  prolongé,  dans  un  asile  spécial,  jusqu'à  guérison  de  leur 
demi-folie. 

Si  on  accepte  cette  solution,  il  n'est  plus  possible  de  faire 
à  la  notion  de  responsabilité  atténuée  les  objections  formulées 
tout  à  l'heure,  qui  font  la  base  de  l'opposition  de  MM.  Michelon 
et  Maxwell  et  de  la  plupart  des  orateurs  de  la  Société  générale 
des  prisons  :  en  traitant  ainsi  les  criminels  demi-fous  par  Tasile- 
prison,  nous  ne  désarmons  pas  la  société,  nous  n'énervons  pas 
son  action  de  défense  et  de  protection.  Au  contraire,  nous  pré- 
venons beaucoup  de  crimes,  puisque,  dès  son  premier  méfait, 
nous  enfermons  le  demi-responsable,  le  traitons  obligatoirement 
et  l'empêchons  de  commettre  de  nouveaux  méfaits.  Nous  ne 
lui  rendons  la  liberté  que  quand  il  est  jugé  guéri,  c'est-à-dire 
responsable,  et  justiciable  par  suite,  pour  l'avenir^,  des  lois 
ordinaires. 

En  même  temps,  avec  cette  solution,  la  société,  non  seulement 
exerce  pleinement  et  efficacement  son  droit  de  défense,  mais 
encore  remplit  complètement  son  devoir  de  traitement  vis-à-vis 
de  ces  criminels  malades. 

Y  a-t-il  donc  un  traitement  possible  de  ces  malades?  C'est 
la  dernière  question  à  résoudre,  et  elle  est  grave  entre  toutes; 
car,  s'il  n'y  a  pas  de  traitement  des  demi-fous,  tout  ce  qui  pré- 
cède est  presque  inutile,  ou  tout  au  moins  très  peu  utile  et  peu 
pratique. 

En  réalité,  il  y  a  un  traitement  possible  de  ces  malades,  ce 
qui  justifie  tous  les  développemens  qui  précèdent  et  aussi, 
d'avance,  la  campagne  que  je  voudrais  voir  faire  devant  le  Sénat  : 
il  y  a  un  traitement  utile,  soit  prophylactique,  soit  curatif,  de 
beaucoup  de  cas  de  demi-folie  :  on  peut  rendre  à  la  société  un 


92C(  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

certain  nombre  de  ces  demi-responsables,  devenus  inofîensifs  et 
pouvant  même  encore,  dans  certains  cas,  rendre  service  à  leurs 
semblables. 

Un  exemple  démontrera  immédiatement  l'exactitude  de  cette 
thèse:  c'est  l'exemple  de  l'alcoolique. 

L'alcoolique  est  très  souvent  le  type  de  ces  demi-fous  qui 
commettent  un  crime  dans  un  accès  d'inconscience  ou  de  demi- 
conscience,  sont  internés,  guérissent  rapidement,  sortent  de 
l'asile  et  recommencent.  Si,  dans  Tasile  spécial,  dont  je  demande 
la  création,  on  leur  applique  un  traitement  psychique  conve- 
nable, on  peut  les  guérir,  non  plus  seulement  de  leur  accès  de 
délirium,  mais  de  leur  dipsomanie,  de  leur  manie  de  boire; 
comme  on  guérit  un  morphinomane  ou  un  éthéromane. 

C'est  ainsi  que,  commentant  la  loi  suisse  dont  je  parlais 
plus  haut,  M.  Stoos  écrit  :  «  Je  suis  convaincu  qu'il  vaut  mieux 
traiter  les  buveurs  que  les  punir...  C'est  pourquoi  le  projet  suisse 
réserve  l'internement  dans  un  asile  pour  les  buveurs  qui  ont 
commis  un  délit,  exigeant  comme  tels  une  peine  d'une  durée 
restreinte.  » 

On  remarquera  qu'en  traitant  ainsi  un  alcoolique,  non 
seulement  on  traite  sa  demi-1'olie,  mais  on  agit  préventivement 
sur  la  demi-folie  de  ses  enfans.  Car  l'hérédité  alcoolique  est  une 
des  causes  certainement  les  plus  puissantes  de  ces  dégénéres- 
cences qui  entraînent  la  responsabilité  atténuée. 

Donc,  le  traitement,  que  la  société  doit  à  ses  demi-fous  cri- 
minels, existe;  il  est  possible. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  développer  les  élémens  médicaux  de 
ce  traitement,  qui  doit  surtout  être  psychique.  Je  dois  seulement 
indiquer,  en  terminant,  le  rôle  considérable  que  l'éducation  et 
la  rééducation  morales  doivent  y  jouer  pour  qu'il  soit  vrai- 
ment efficace. 

Le  demi-fou  est  un  débile  égoïste,  réduit  pour  étayer  ses  déci- 
sions aux  impressions  corporelles  du  moment  ;  il  n'a,  par  lui- 
même,  ni  l'intelligence,  ni  la  sensibilité,  ni  la  volonté  suffi- 
santes pour  connaître  spontanément  ses  devoirs  envers  ses 
semblables,  pour  comprendre,  sans  qu'on  le  lui  apprenne,  que 
la  liberté  des  autres  doit  souvent  limiter  la  sienne  ;  il  ne  sait 
pas  les  lois  de  la  vie  en  société,  il  ignore  la  plupart  des  lois 
morales  qui  sont  indispensables  au  développement  et  à  la  vie 
d'une  société. 


LA    RESPONSAniLITÉ    ATTÉNUÉE.  92" 

Mais  cette  débilité,  qui  le  livre  sans  défense  aux  suggestions 
de  ses  sensations  et  de  ses  passions,  le  livre  aussi  sans  résistance 
aux  conseils  et  aux  leçons  de  ceux  qui  l'entourent.  Si  ces 
conseils  sont  mauvais,  sa  maladie  s'aggravera  rapidement, 
deviendra  incurable  et  il  n'y  aura  plus  rien  à  espérer.  Si  ces 
leçons  sont  bonnes,  bien  adaptées  à  son  état  d'esprit,  au  degré 
de  son  intelligence  et  à  la  force  de  ses  facultés,  il  pourra,  au 
moins  dans  beaucoup  de  cas,  montrer  que,  s'il  est  insocial,  il 
n'est  pas  irréductiblement  antisocial  m  définitivement  insociable  ; 
s'il  est  inédiiqué,  il  n'est  pas  inéducable ;  s'il  est  amoral,  il  n'est 
pas  nécessairement  immoral  et  peut  encore  être  moralisé. 

IMais,  pour  obtenir  ce  résultat,  il  ne  faut  pas  seulement 
entourer  le  demi-fou  ou  le  candidat  à  la  demi-folie  d'une  atmo- 
sphère de  très  haute  moralité;  il  ne  suffit  pas  de  lui  enseigner 
la  morale  élevée  sans  obligation  ni  sanction  qui  suffit  à  faire 
vivre  honnêtement  les  hommes  à  l'esprit  élevé  et  fort  pénétrés 
de  l'importance  et  de  la  valeur  de  l'idée  du  bien  en  soi. 

A  nos  pauvres  malades  débiles  du  psychisme,  il  faut  ensei- 
gner des  règles  et  des  lois  de  morale  extrêmement  précises.  Il 
faut  surtout  leur  en  montrer  et  leur  en  faire  comprendre  le 
caractère  hautement  obligatoire,  en  dehors  de  toute  sanction 
judiciaire.  Il  faut  leur  donner  l'idée  de  devoir. 

Il  ne  suffît  pas  de  leur  enseigner  ce  qui  leur  est  utile,  ce 
qu'ils  doivent  faire  dans  leur  propre  intérêt  bien  compris,  dans 
l'intérêt  de  leur  famille  ou  de  leur  pays  ou  même  dans  l'intérêt 
de  l'espèce.  Ces  considérations,  comme  les  règles  d'une  saine 
hygiène,  ne  seront  pas  suffisantes  pour  entraîner  et  déterminer 
les  actes  d'un  demi-fou. 

A  ce  débile,  que  la  passion   sollicite  avec   fureur,   qu'im- 
porte l'intérêt  de  la  patrie  ou  de  l'humanité  ?  Pourquoi  aurait- 
il  le  respect  du  drapeau  ou  de  la  vie  humaine  ?  Il  désertera  ou 
assassinera,  plutôt  que  de  se  priver  d'une  jouissance  immédiate 
s'il  se  croit  assuré  d'échapper  à  la  répression. 

A  ces  malheureux  il  faut  enseigner  des  lois  morales  qui 
apportent  avec  elles  les  idées  d'obligation  et  de  sanction,  autres 
que  l'obligation  par  le  gendarme  et  la  sanction  par  la  prison 
('alors  même  que  celle-ci  serait  agrémentée  de  peines  corpo- 
relles). 

A  ces  malades,  si  on  veut  les  guérir,  il  faut  donner  une 
haute  idée  de  la  dignité  humaine,  du  respect  qui  est  dû  à  la  vie 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

humaine  chez  eux  et  chez  tous  les  hommes  et  à  la  propriété  et 
aux  biens  de  chacun  ;  il  faut  leur  montrer  qu'ils  doivent  protéger 
leur  famille  et  défendre  leur  patrie;  qu'ils  doivent  d'abord  ne 
jamais  faire  à  autrui  ce  qu'ils  ne  voudraient  pas  qu'on  leur  fît 
à  eux-mêmes;  que  cela  ne  suffit  pas  ;  qu'ils  doivent  faire  à  leur 
prochain  ce  qu'ils  voudraient  que  le  prochain  leur  fît;  qu'ils 
doivent  aimer  les  autres  hommes,  les  secourir,  les  aider,  se 
dévouer  et  se  sacrifier  pour  eux... 

D'un  mot,  il  faut ^  de  ces  malades  égoïstes,  faire  des  altruistes 
bien  portans. 

J'ai  dépassé  les  limites  fixées  à  cet  article  et  suis  sorti  de 
ma  compétence  par  ces  derniers  développemensqui  appartiennent 
plus  au  moraliste  et  à  l'instituteur  qu'au  médecin.  Mais  le  corps 
et  l'esprit  sont  si  inextricablement  liés  que  l'enseignement  ou 
l'éducatioi  et  la  médecine  collaborent  intimement  au  point  de 
souvent  se  confondre  dans  la  formation  d'une  société  bien 
organisée. 

Une  saine  et  sage  médecine  est  indispensable  au  plein  déve- 
loppemei  de  l'âme  humaine  et  un  enseignement  moral  élevé 
est  la  condition  d'une  bonne  et  solide  santé,  comme  nous  la 
souhaitons  à  tous  les  enfans  de  France  ! 

D*'  Grasset. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française:   Reprise  de  Le  Roi  s'amuse;  —   Cher  maître,  comédie 
en  trois  actes  de  M.  Fernand  Vandérem. 

Je  pense  que  la  Comédie-Française  a  repris  Le  Roi  s'amuse  pour 
en  finir,  une  bonne  fois,  avec  cette  mécliante  pièce.  Et  alors  je  ne 
puis  que  l'approuver.  Il  y  a  une  trentaine  d'années,  elle  l'avait 
montée  avec  une  interprétation  qui  était  par  elle-même  un  attrait  : 
Mounet-Sully  jouait  le  Roi,  et  Got  Triboulet.  C'était  l'époque  de  cette 
brillaate  pléiade  que  nous  aimons  à  citer,  nous  qui  n'avons  pas  vu 
Racbel.  Cela  n'avait  pas  suffi  à  donner  le  change  :  la  pièce,  en  dépit 
des  acteurs,  et  Victor  Hugo  étant  encore  là,  était  lourdement  tombée. 
Cette  fois,  on  nous  la  donne  sans  artifice,  sans  effort  ni  curiosité  de 
distribution,  réduite  à  ses  seuls  mérites  et  ne  brillant  que  de  son  seul 
éclat.  L'effet  était  facile  à  prévoir,  et  il  a  été  complet. 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire,  comme  on  l'a  fait  généralement,  que  de 
tous  les  drames  de  Victor  Hugo  celui-ci  est  le  plus  mauvais  :  c'en  est 
aussi  le  plus  pénible  et  le  plus  irritant.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  Angelo, 
Lucrèce  Borgia,  Marie  Tudor  et  qu'ils  ne  valent  pas  cher  ;  du  moins, 
ces  naïfs  mélodrames  sont-ils  en  prose  ;  rien,  pas  même  le  style,  ne 
les  distingue  de  leurs  congénères  et  on  en  est  quitte  pour  les  passer 
au  répertoire  de  Ducange  ou  de  Maquet.  Dans  Le  Roi  s'am,vse,  quel- 
ques beaux  vers,  —  ils  sont  rares  et  on  les  compte,  —  viennent  nous 
rappeler  qu'un  grand  écrivain  est  ici  le  coupable.  Et  cette  fois  nous 
ne  sommes  ni  en  Italie,  ni  en  Angleterre  :  nous  sommes  en  France, 
nous  sommes  au  Louvre.  On  a  beaucoup  loué  les  romantiques,  et 
surtout  ils  se  sont  beaucoup  vantés,  d'avoir  aimé  la  France  et  de 
s'être  faits,  par  piété  fdiale,  ses  historiens.  Ce  n'est  vrai  qu'en  partie. 
TOME  III.  —  1911.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ils  étaient  poètes,  et  il  n'y  a  de  poésie  que  dans  le  passé  ;  ils  étaient 
peintres,  épris  de  la  forme  et  de  la  couleur,  en  un  mot  de  l'extérieur  : 
ils  ont  évoqué  le  décor  et  le  costume  de  l'ancienne  France.  Mais 
chaque  fois  quïls  ont  essayé  de  pousser  un  peu  plus  avant,  jusqu'aux 
mœurs,  jusqu'aux  sentimens,  jusqu'à  l'âme,  quel  carnaval!  Toute 
leur  ignorance  et  toute  leur  inintelligence  n'y  auraient  pas  suffi,  s'il 
ne  s'y  était  ajouté  un  ferment  de  passion  haineuse.  Victor  Hugo,  qui  a 
déjà  à  son  actif  le  Richelieu  de  Marion  Delorme,  entreprend  d'évo(iucr 
au  théâtre  l'époque  de  François  P"".  On  imagine  difficilement  une  plus 
admirable  matière  :  les  débuts  du  Roi  «  sacré  chevalier  par  Bayard,  » 
les  guerres  d'Italie,  Marignan  et  Pavie,  la  gloire  et  le  désastre, la  furie 
française  et  le  deuil  de  la  patrie,  l'aurore  de  la  Renaissance,  le  rayon- 
nement des  lettres  et  des  arts.  Or,  de  tout  cela,  pas  un  mot.  Mais  un 
amphigouri  d'enlèvement,  de  viol  et  de  meurtre,  une  machination 
ténébreuse  combinée  par  un  cerveau  d'enfant,  un  débordement 
d'orgie  royale  sentant  sa  débauche  à  prix  réduit,  — et,  sur  tout  ce  qui 
porte  un  grand  nom  et  rappelle  un  souvenir  français,  de  la  boue 
jetée  à  pleines  mains. 

François  I",  Saint-Vallier,  Diane  de  Poitiers  comtesse  de  Brézé^ 
Maguelonne  et  Saltabadil,  Blanche  et  Gaucher  Mahiet,  cela  passerait 
encore.  Mais  il  y  a  Triboulet.  Il  est,  à  lui  seul,  à  peu  près  toute  la 
pièce.  Et  il  est  bien  impossible  de  ne  voir,  en  ce  rôle  disproportionné" 
et  mal  venu,  qu'un  accident,  une  erreur,  une  aberration  passagère. 
Au  contraire.  Entre  toutes  les  créations  du  poète  dramaturge,  c'est  une 
de  celles  qui  portent  le  plus  complètement  sa  marque.  Le  goût  du  gro- 
tesque, la  tendance  à  l'énorme,  la  manie  de  l'antithèse  s'y  rejoignent 
et  s'y  amalgament  ;  et  ce  sont  des  élémens  essentiels  parmi  ceux  qui 
constituent  son  génie.  Victor  Hugo  a  été  unique  pour  prêter  au 
rôle  du  bouffon  dans  l'histoire  une  place  considérable  et  entrer,  à  son 
sujet,  en  de  profondes  méditations.  N'insistons  pas  !  Toute  cette 
déclamation  nous  est  aujourd'hui  insupportable.  Nous  sentons  que 
d'un  mot  on  crèverait  ce  ballon  gonflé  de  rhétorique.  De  quoi  se 
plaint  Triboulet  ?  D'être  bouffon  de  cour  ?  Nous  savons  très  bien  qu'il 
est  enchanté  de  l'être,  tous  les  emplois  de  cour,  depuis  le  chambellan 
jusqu'à  l'aide  marmiton,  étant  ardemment  convoités,  brigués  et  dis- 
putés. D'être  laid  et,  pour  cette  cause,  privé  des  faveurs  du  beau  sexe? 
Nous  savons  au  contraire  que  les  comiques  sont  particulièrement 
bien  partagés  sous  le  rapport  des  bonnes  fortunes.  Mais  c'est  le  per- 
pétuel contresens  romantique  :  mettre  à  un  pont-neuf  une  musique 
d'enterrement  et  costumer  un  queue-rouge  en  Hamlet. 


REVUE    DRAMATIQUE.  931 

Dans  la  troupe  actuelle  de  la  Comédie-Française,  je  ne  vois  pas 
qui  eût  pu  tirer  quelque  parti  de  ce  rôle.  M.  Berr,  peut-être  ;  sûrement 
pas  M.  Silvain,  à  qui  nuisent  ici  ses  qualités  autant  que  ses  défauts. 
Triboulet  est  un  avorton  à  langue  de  vipère.  M.  Silvain  est  plutôt  bel 
homme  et  son  physique  même  annonce  tout  de  suite  un  person- 
nage sërieux>  grave,  et  de  poids.  On  n'est  pas  préparé  à  le  voir  agiter 
les  grelots  de  la  folie.  Il  ne  nous  fait  pas  rire  avec  les  pantalonnades 
du  premier  acte.  Il  ne  réussit  guère  mieux  dans  les  quatre  actes  de 
pathétique  qu'il  nous  reste  à  subir.  Il  a  résolu  d'y  mettre  du  naturel. 
Du  naturel  dans  le  drame  romantique  !  Il  débite  la  scène  de  la  malé- 
diction d'un  ton  détaché,  avec  un  air  de  n'y  attacher  aucune  impor- 
tance et  de  penser  à  autre  chose.  Il  dit  :  «  Ce  \deLllard  m'a  maudit,  » 
comme  on  dirait  :  «  Ne  nous  frappons  pas!  »  Nous  constatons  le  peu 
de  succès  de  son  interprétation,  sans  d'ailleurs  aucunement  le  lui  re- 
procher, le  rôle  étant  artificiel,  arbitraire,  incohérent, —  un  monstre. 
M.  Fenoux  est  un  François  P''  sans  élégance  et  sans  prestige  ;  M.  Mounet- 
Sully  un  Saint-Yalher  plus  ennuyé  qu'indigné,  M.  Paul  Mounet  un 
Saltabadil  plus  correct  que  pittoresque...  Mais  à  quoi  bon  continuer 
rénumération? 

Pour  terminer  la  saison  théâtrale,  et  à  la  même  époque  où  les 
Fresnaij  obtinrent,  U  y  a  trois  ans,  un  brillant  succès,  voici  une  aimable 
pièce  de  M.  Fernand  Yandérem.  Cher  maître  est  une  de  ces  comédies 
de  demi-teinte  et  de  demi-caractère  que  la  Comédie-Française  a 
semblé  aflfectionner  cette  année,  formant  série  avec  Comme  ils  sont 
tous  et  les  Marionnettes.  Fort  agréable  d'ailleurs,  elle  plairait  davan- 
tage encore,  si  le  dessein  de  l'auteur  y  était  plus  net  et  son  parti  pris 
plus  accusé.  Mais  il  y  a  parfois  de  l'obscurité  dans  la  psychologie  des 
personnages  et  le  genre  même  de  l'ouvrage  est  un  peu  incertain. 

M.  Frédéric  Ducrest,  le  «  cher  maître,  »  est  un  avocat  célèbre.  A 
quarante-cinq  ans,  il  a  trouvé  le  temps  d'être  bâtonnier  de  son  ordre, 
député,  garde  des  Sceaux,  candidat  à  l'Académie  Française,  et  d'avoir 
un  nombre  de  maîtresses  qu'il  est  aisé  de  calculer,  chacune  faisant 
exactement  six  mois.  Sa  profession  d'avocat  n'a  d'ailleurs  ici  à  peu 
près  rien  à  faire.  L'auteur  n'a  pas  voulu  peindre  un  milieu,  mais  des 
caractères.  Ducrest  pourrait  être  un  artiste  ou  un  littérateur  en  vogue  : 
il  n'y  aurait  rien  de  changé,  même  au  titre  de  la  pièce.  Il  suffit  que  le 
personnage  soit  en"\ié,  fêté,  actif,  riche,  puissant,  de  ceux  qui  deman- 
dent beaucoup  à  la  vie  et  en  obtiennent  tout  ce  qu'ils  lui  demandent. 
Ajoutez  que  cet  homme  est  extrêmement  égo'ïste,  ce  qui  veut  dire 


932  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

que  son  égoïsme  dépasse  un   peu  le  niveau  moyen  de  Fégoïsme 
masculin. 

Une  femme  mariée  à  un  tel  homme  ne  peut  que  graviter  dans  son 
orbite.  C'est  un  satellite.  Elle  n'a  pas  d'existence  propre.  Henriette 
Ducrest  n'ignore  aucune  des  trahisons  de  son  mari,  et,  par  exemple,  que 
sa  rivale  est,  pour  le  moment,  une  belle  madame  Savreuse,  divorcée, 
avec  laquelle  Ducrest  projette  une  lugue  en  Itahe.  Elle  se  résigne, 
reçoit  M"""  Savreuse  comme  elle  a  reçu  les  autres,  comme  elle  reçoit 
celles  qui  aspirent  à  la  succession  de  la  titulaire  actuelle  et  dès  main- 
tenant prennent  date.  Elle  subit,  mais  elle  soutire.  La  tristesse  se 
Mt  sur  son  visage,  comme  l'effacement  de  son  maintien,  l'inélégance 
de  sa  mise  et  un  certain  air  absent  traduisent  chez  elle  le  parti  pris 
du  renoncement. 

Le  monde  se  range  du  côté  des  vainqueurs  et  la  vie  est  impitoyable 
aux  faibles:  l'opinion  se  prononce  contre  M""'  Ducrest. On  prend  parti 
contredite,  chez  elle.  Une  telle  femme  à  un -tel  homme!  C'est  lui 
qu'on  plaint.  Le  puzzle  diffère  du  bridge  en  ceci  qu'il  permet  la  con- 
versation :  invités  et  invitées  déchirent  à  belles  dents  la  pauvre  Hen- 
riette, lorsque  soudain,  de  derrière  un  bureau  où  on  ne  l'avait  pas 
aperçu,  se  dresse  le  secrétaire  de  Ducrest,  le  jeune  Amédée  Lavehne, 
qui  prend  avec  une  vivacité  significative  la  défense  de  la  «  patronne.  » 
Un  peu  plus  tard,  dans  le  salon  déserté,  Amédée  mettra  Henriette  au 
courant  de  la  sortie  par  laquelle  il  l'a  si  imprudemment  compromise, 
glissera  peu  à  peu  à  l'aveu  de  son  amour,  et  conclura  que  sa  présence 
étant  désormais  impossible  dans  la  maison,  il  va  quitter  Ducrest. 
Henriette  le  raisonne  doucement,  maternellement.  A  quoi  bon  ce 
coup  de  tête  et  ce  départ  romanesque? Qu'il  se  calme,  qu'il  oublie,  et 
qu'il  reste  !  Une  partie  de  l'entretien  a  lieu  par  téléphone,  comme 
c'est  maintenant  l'usage  dans  les  pièces,  images  de  la  vie. 

Cette  exposition  est  aisée,  avec  de  jobs  coins  d'observation  mon- 
daine. Un  mari  coureur,  une  honnête  femme,  un  petit  amoureux  : 
nous  prévoyons  la  suite.  L'honnête  femme  n'abandonnera  pas  même 
le  bout  de  ses  doigts  au  petit  amoureux,  puisqu'elle  est  une  honnête 
femme.  Mais  le  mari  apprendra  l'équipée  de  son  jeune  secrétaire  et 
la  belle  défense  de  sa  femme.  H  sera  touché,  pris  de  repentir;  il  se 
corrigera;  et  il  y  aura  de  beaux  jours  pour  ce  ménage  restauré.  Ce  ne 
sera  pas  très  vrai,  mais  ce  sera  bien  théâtre.  Ou  encore  Henriette  sen- 
tira ce  qu'il  y  a  de  jeune,  d'ardent,  de  sincère  dans  cet  amour  qui 
vient  à  elle.  Mais  elle  sacrifiera  à  son  devoir  cette  possibiUté  de 
bonheur,  sans  d'ailleurs  que  son  mari  lui  en  sache  aucun  gré.  Son 


REVUE    DRAMATIQUE.  933 

sacrifice  sera  inutile,  comme  tous  les  sacrifices.  Et  ce  sera  moins 
théâtre,  mais  plus  vrai...  Du  moins  est-ce  dans  cette  direction  que  la 
pièce  nous  semble  orientée. 

Au  second  acte,  dès  le  lever  du  rideau,  nous  apprenons  qu'Hen- 
riette est  devenue  la  maîtresse  du  jeune  Amédée,  et  nous  l'appre- 
nons avec  stupeur.  Rien  ne  nous  avait  préparé  à  l'idée  que  cette 
honnête  femme  fût  à  l'instant  de  la  chute.  Henriette  est  d'ailleurs 
aussi  calme  dans  la  faute  qu'elle  avait  été  calme  dans  la  vertu  :  c'est 
une  personne  éminemment  calme.  Brusquement  aussi  la  pièce 
change  de  ton.  Des  scènes  se  succèdent  qui  sont  d'un  comique 
appuyé,  d'une  ironie  souHgnée.  Devant  les  allures  nouvelles  d'Hen- 
riette, qui  maintenant  s'épanouit,  soigne  sa  toilette,  et  parle,  et  rit, 
et  prend  des  airs  d'indépendance,  le  mari  ne  doute  pas  que  quelqu'un 
ne  l'excite,  ne  lui  monte  la  tête,  enfin  qu'il  n'y  ait  quelqu'un  entre 
sa  femme  et  lui;  et  ce  quelqu'un,  sa  perspicacité  de  mari  n'hésite 
pas  à  le  désigner  et  à  le  nommer  :  c'est  une  femme,  c'est  M"^  Lau- 
bourdin!  Puis  une  scène  très  amusante  encore,  où  Amédée,  qui  est 
décidément  un  niais,  ne  parle  à  Henriette  que  de  son  afïection  et  de 
son  admiration...  pour  le  mari  qu'il  trompe.  Cependant,  au  cours 
d'ane  discussion  avec  le  cher  maître,  et  poussée  à  bout  par  l'insolence 
du  personnage,  Henriette,  en  manière  de  défi,  lui  jette  à  la  face  son 
secret  :  elle  a  un  amant,  mais  oui,  comme  il  a,  lai,  une  maîtresse.  La 
colère  de  Ducrest  s'exhale  en  termes  tout  à  fait  boufi'ons  :  «  Tu  m'as 
fait  ça,  à  moi,  à  un  homme  comme  moi  !  »  Aucun  autre  sentiment  que 
la  vanité  blessée,  l'amoùr-propre  huniihé.  A  cette  minute,  l'homme 
fort,  l'homme  heureux,  le  surhomme,  dans  sa  stupéfaction  que  la 
plus  vulgaire  des  mésaventures  ne  lui  ait  pas  été  épargnée,  nous 
apparaît  franchement  ridicule.  La  pièce  a  tourné  en  vaudeville,  en  un 
vaudeville  très  académique  et  tel  que  peut  l'admettre  la  gravité  de  la 
Comédie-Française. 

Cette  formule  en  vaut  une  autre,  mais  à  la  condition  qu'on  s'y 
tienne.  Or,  derechef,  au  troisième  acte,  nous  revenons  à  la  comédie 
sentimentale,  ou  plutôt  nous  aboutissons  au  drame  bourgeois.  Ducrest 
est  très  malheureux.  Il  ne  veut  pas  demander  le  divorce,  ne  se  sou- 
ciant pas  que  son  accident  s'ébruite.  Songez  donc,  un  homme  comme 
lui!  D'autre  part,  il  serait  curieux  de  savoir  le  nom  de  son  rival. 
Devant  le  refus  où  s'obstine  Henriette  de  lui  Hvrer  ce  nom,  il  a  songé 
à  s'adresser  à  l'ane  de  ces  agences  de  «  renseignemens  dans  l'intérêt 
des  familles  »  qui  nous  envoient  de  temps  en  temps  leurs  prospectus 
allcchans  par  la  pi-oniesse  do  la  plus  engageante  discrétion.  Mais  il 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recule  devant  la  grossièreté  de  ce  moyen,  qui,  d'ailleurs,  devient 
bientôt  inutile.  Car  il  faut  finir.  Amédée  se  trahit.  Ducrest  se  sent 
encore  un  peu  plus  malheureux  :  il  est  désemparé,  atteint  jusque 
dans  son  activité  professionnelle,  prêt  à  renoncer  au  barreau.  C'est 
alors  Henriette  qui  le  prend  en  pitié  :  de  cet  air  indifférent  qui  est 
sa  manière,  elle  congédie  Amédée  et  rentre  dans  le  devoir,  comme 
on  congédie  son  cocher  pour  rentrer  chez  soi.  Et  voilà  des  époux 
réconciliés.  On  a  souvent  en\dsagé  les  conséquences  de  l'adultère 
féminin  :  l'une  d'elles  est,  parait-il,  de  resserrer  le  lien  conjugal. 

Et  maintenant,  qu'est-ce  que  l'auteur  a  prétendu,  sinon  prouver, 
du  moins  indiquer?  A-t-il  voulu  dire  qu'il  y  a  des  hommes  faits  pour 
le  bonheur  et  le  succès,  mais  dont  toute  l'assurance  et  même  toute  la 
supériorité  s'effondre  à  la  première  difficulté?  Ces  grands  vainqueurs, 
fendans  et  fringans,  s'embarrassent  autant  que  nous,  plus  que  nous, 
dans  l'épreuve  :  le  grand  homme  disparaît,  il  ne  reste  qu'un  pauvre 
homme.  Peut-être.  Toutefois,  à  la  façon  dont  le  personnage  de 
Ducrest  avait  été  posé  au  début,  nous  espérions  que  l'auteur  en  tire- 
rait meilleur  parti.  Nous  en  attendions  mieux.  Nous  attendions  de  lui 
un  acte,  un  geste,  un  mot,  qui  auraient  été  l'acte,  le  geste,  le  mot 
pour  lequel  aurait  été  écrit  le  rôle.  Vous  connaissez  ces  gens  dont  le 
sourire  promet  toujours  une  malice  qui  ne  vient  jamais.  On  est  déçu. 
Ou  bien  l'auteur  a-t-il  voulu  tout  bonnement  nous  faire  le  récit  d'une 
aventure,  nous  conter  sans  plus  l'histoire  d'un  ménage  parisien,  une 
histoire  falote,  incomplète  et  déconcertante,  comme  sont  les  his- 
toires de  la  vie?  Peut-être  encore.  Mais  la  littérature  a  pour  objet  de 
mettre  un  peu  d'ordre  et  de  clarté  dans  le  chaos  du  réel.  Dans  cette 
aventure  de  ménage,  la  figure  de  la  femme  est  énigmatique,  le  per- 
sonnage du  mari  est  bruyant  et  inexistant. 

Cher  maîlre  est  fort  bien  joué.  M.  de  Féraudy  met  dans  le  rôle  de 
Ducrest  toute  sa  verve  et  aussi  toute  son  autorité.  Il  prête  à  cette 
baudruche  l'apparence  d'être  quelqu'un.  M""'  Lara  a  montré  beaucoup 
d'intelligence  dans  le  rôle  d'Henriette,  et  en  a  fait  l'une  de  ses  meil- 
leures créations.  M.  Guilhène  a  bien  rendu  les  deux  aspects  du  rôle 
d' Amédée,  celui  de  passion  sincère  et  .celui  de  niaiserie.  M"""  Robinne 
et  quelques  autres  complètent  un  excellent  ensemble. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


UNE  PENITENTE  FRANCISCAINE  : 
SAINTE     MARGUERITE    DE    CORTONE 


In  Excelsis,  par  Johan.nès  Jœrgensen,  i  vol.  in-8^ 
Copenhague  et  Kempten,  1910. 

Foligno  au  Sud,  Gortone  au  Nord  :  entre  ces  deux  cités  se  déploie 
rOrabrie,  qui  servit  de  décor  à  la  première  manifestation  de  l'évangile  fran- 
ciscain. Ou  plutôt  le  voyageur  qui  arrive  à  Cortone  a  déjà  laissé  dei'rière 
soi  le  territoire  propre  de  l'Ombrie,  pour  mettre  le  pied  en  terre  toscane. 
La  vallée  de  la  Cliiana,  que  domine  Cortone  du  haut  de  sa  montagne,  lui 
fait  voir  un  caractère  tout  différent  de  celui  que  lui  avait  montré  la  plaine 
ombrienne.  Sont-ce  peut-être  les  groupes  nombreux  de  cyprès,  sont-ce  les 
arêtes  plus  vigoui^euses  des  montagnes  qui  modifient  ainsi  l'aspect  du 
paysage,  lui  prêtant  cette  physionomie  plus  imposante  et  solennelle, 
mais  moins  douce  et  moins  humble,  que  nous  révèlent  également  les 
régions  voisines  de  Florence,  le  Val  d'Arno,  le  Casentin,  et  le  Val  d'Eisa? 
Tout  de  suite  nous  observons  que  les  Apennins  se  rehaussent,  profilant  à 
l'horizon  des  cimes  de  plus  en  plus  élevées  jusqu'à  celles  du  Mont  Falte- 
rone  et  du  Mont  Alverne  ;  et  nous  pouvons  même  apercevoir,  de  Cortone, 
les  vagues  ombres  du  Mont  Cetonà  et  du  Mont  Amiata,  qui  se  dressent 
là-bas  très  loin,  du  côté  de  Sienne. 

C'est  vers  l'an  1211  que  saint  François  d'Assise  est  venu  à  Cortone;  et 
parmi  les  premiers  hommes  qui,  dans  cette  ville,  se  sont  attachés  à  lui  et 
se  sont  fails  ses  disciples,  il  s'en  est  rencontré  deux  d'une  nature  etd'une 
destinée  infiniment  différentes.  L'un  était  un  jeune  homme  riche,  Guido 
Vagnotelli,  qui  était  devenu  moine  franciscain  après  avoir  donné  aux 
pauvres  tout  ce  qu'il  possédait  ;  l'autre  était  ce  plébéien  à  la  fois  passion- 
nément avide  de  science  et  de  pouvoir,  le  frère  Élie,  qui  plus  tard  allait 
exercer  une  influence  fatale  sur  les  progrès  de  l'ordre  tout  entier.  Un  peu 


935 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


en  dehors  de  la  ville,  à  l'endroit  où  un  torrent  furieux  se  précipite  avec 
fracas  dans  une  gorge  du  Mont  San  Egidio,  c'est  là  que  François  s'est 
insiallé  avec  ces  deux  disciples  et  quelques  autres  encore.  Tout  de  môme 
ijue  les  Carceri,  près  d'Assise,  l'ermitage  franciscain  de  Cortone  n'a  con- 
sisté, à  l'origine,  qu'en  un  petit  nombre  de  grottes  creusées  dans  le 
rocher.  Aujourd'hui,  cet  endroit  s'appelle  Celle  (les  Cellules),  et  se  ti^ouve 
occupé  par  un  couvent  de  capucins  :  mais  on  y  montre  encore  la  grotte 
qu'habitait  François,  et  où  l'on  assure  qu'il  a  écrit  son  testament  lorsque, 
en  l'année  122G,  ses  frères  le  transportaient,  déjà  mourant,  de  Sienne  à 
Assise. 

Un  quart  de  siècle  plus  tard,  vers  l'an  12o0,  Guido  Vagnotelli  s'est 
endormi  à  son  tour,  en  odeur  de  sainteté,  dans  l'une  des  cellules  du 
Mont  San  Egidio  :  mais  depuis  cinq  ans  déjà,  à  ce  moment,  le  plus  grand 
nombre  des  frères  avaient  abandonné  les  Celle  pour  aller  demeurer  à 
Cortone,  dans  le  grand  monastère  que  le  frère  Elle  venait  d'y  faire  con- 
struire, avec  une  magnifique  église  nouvelle,  et  que  l'on  y  voit  encore 
aujourd'hui.  Et  c'est  aussi  à  Cortone  que,  le  22  avril  1233,  le  second  des 
disciples  susdits,  le  moine  audacieux  qui,  pendant  quelque  temps,  était  allé 
jusqu'à  combattre  le  Saint-Siège  en  compagnie  de  l'Empereur  Frédéric  II, 
a  achevé  sa  vie  aventureuse,  —  réconcilié  avec  Dieu,  et  délivré  de  la  sen- 
tence qu'avait  portée  contre  lui  le  pape   Grégoire  IX. 

Le  pieux  solitaire,  le  politique  rebelle  :  à  ces  deux  feuilles  du  trèfle 
franciscain  que  s'honore  d'avoir  produit  la  ville  de  Cortone  s'en  ajoute  une 
troisième,  sous  la  figure  de  la  femme  que  l'on  a  appelée  la  «  Madeleine  » 
de  l'ordre  de  Saint-François,  —  sainte  Marguerite  de  Cortone.  Celle-là  est 
même  la  seule,  en  vérité,  dont  le  nom  et  le  souvenir  soient  restés  vivans, 
à  travers  le  cours  des  âges.  C'est  à  cause  d'elle  que,  de  nos  jours  encore, 
Cortone  reçoit  la  visite  d'historiens  érudits  comme  de  pieux  pèlerins..  En 
son  honneur  a  été  élevée  l'église  de  marbre  en  style  pisan  qui,  depuis 
1877,  resplendit  là-haut,  tout  au  sommet  de  la  montagne.  Et  chaque 
année,  le  23  février,  jour  anniversaire  de  sa  mort,  Cortone  se  ranime 
joyeusement.  La  châsse  contenant  ses  reliques,  dans  l'église  somptueuse,  est 
ouverte  au  large,  de  telle  façon  que  chacun  puisse  contempler  son  corps 
momifié  derrière  la  paroi  de  verre  de  son  cercueil  ;  et  de  toute  la  vallée  de 
la  Chiana,  de  tout  le  pays  compris  entre  Arezzo  au  Nord,  Montepulciano  à 
l'Ouest,  et  le  lac  Trasimène  au  Sud,  les  pèlerins  des  deux  sexes  accourent 
en  foule,  remplissant  les  étroites  rues  de  la  ville  du  va-et  vient  de  leurs 
accoutremens  aux  tons  bariolés. 

C'est  dans  une  de  ces  étroites  rues  de  Cortone  que,  un  matin  d'au- 
tomne de  l'année  1273,  deux  dames  nobles  revenant  de  la  messe  ren- 
contrèrent une  jeune  femme  dont  la  figure  et  la  mise  ne  pouvaient 
manquer  d'éveiller  leur  curiosité.  Agée  d'environ  vingt-cinq  ans, 
l'inconnue  était  vêtue  d'une  robe  noire  très  élégante,  mais  salie  de 
poussière  et  déchirée  en  maints  endroits  par  les  ronces  des  haies  ; 
avec  cela,  les  pieds  nus,  les  épaules  cachées  sous  un  flot  d'admirables 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  937 

cheveux  bruns  que  la  hâte  de  la  course  avait  dénoués.  Mais  plus 
étrange  encore  était  l'expression  du  %isage  de  cette  créature,  — un 
beau  visage  aux  traits  infiniment  mobiles  et  passionnés,  avec  de 
grands  yeux  noirs  d'un  éclat  fiévreux;  et  le  sentiment  qu^on  y  lisait 
était  un  mélange  saisissant  d'exaltation  et  de  désespoir,  comme  si 
l'infortunée  se  trouvât  partagée  tout  entière  entre  le  désir  de  com- 
mencer une  ^de  nouvelle  et  l'horreur  d'avoir  à  continuer  de  vivre. 
Émues  de  pitié,  les  deux  dames  l'abordèrent,  s'enquirent  discrètement 
de  la  cause  de  son  trouble,  et  puis,  ayant  appris  qu'elle  était  venue  à 
Cortone  pour  se  confesser  de  ses  péchés  à  l'un  quelconque  des  frères 
de  l'ordre  de  Saint-François,  elles  lui  offrirent  l'hospitaUté  de  leur 
maison,  qui  était  toute  proche,  en  lui  promettant  de  la  confier  ensuite 
aux  soins  d'un  bon  moine  franciscain  qu'elles  connaissaient.  La  jeune 
femme  put  enfin  se  reposer  des  fatigues  d'une  marche  poursuivie  sans 
arrêt  depuis  le  soir  précédent  ;  et  lorsque  quelques  heures  de  sieste  et 
un  verre  de  lait  l'eurent  comme  réveillée  de  l'espèce  de  stupeur  qui 
l'avait  longtemps  envahie,  voici  en  résumé  l'histoire  qu'elle  dut 
raconter  à  ses  bienfaitrices,  telle  qu'à  plusieurs  reprises,  plus  tard, 
elle  allait  la  redire  à  son  confident,  secrétaire,  et  biographe  attitré, 
l'excellent  petit  frère  Giunta  Bevegnati  : 

Elle  s'appelait  Marguerite,  et  était  fille  d'un  riche  paysan  de 
La^'iano,  petit  village  voisin  de  Chiusi.  A  sept  ans,  elle  avait  perdu  sa 
mère,  et  son  père  s'était  empressé  de  se  remarier  avec  une  femme  qui 
s'était  montrée  dure  et  méchante  pour  elle.  Aussi  avait-elle  accueilh 
volontiers  les  hommages  d'un  jeune  seigneur  de  la  région,  fds  du 
comte  Guillaume  di  Pecora.  Un  jour  même,  ce  jeune  homme  l'avait 
emmenée  dans  un  de  ses  châteaux,  où  bientôt  un  fils  lui  était  né;  et 
pendant  neuf  ans,  depuis  lors,  elle  avait  vécu  là  en  vraie  grande  dame, 
avec  l'assurance  de  devenir  la  femme  légitime  de  son  amant  lorsque 
la  mort  des  parens  de  celui-ci  lui  rendrait  possible  la  consécration 
d'une  telle  mésalliance.  Mais  le  malheur  avait  voulu  que  la  mort 
atteignit  d'abord  son  amant  lui-même,  tué  un  matin  dans  la  forêt  par 
des  brigands,  ou  peut-être  parles  agens  d'un  autre  seigneur  du  voi- 
sinage. Sur  quoi  tous  les  membres  de  la  famille  du  jeune  homme 
étaient  accourus  prendre  possession  du  château  habité  par  Mar- 
guerite; si  bien  que  la  pauvre  femme,  affolée,  s'était  enfuie  préci- 
pitamment dès  la  même  nuit,  laissant  son  fils  à  la  garde  d'anciens 
ser\'iteurs,  et  déjà  une  première  fois  s'était  livrée  à  une  course 
éperdue   par  les  monts    et   les  plaines,  dans   sa  hâte  de  revenir 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  \dllage  natal,  où  elle  comptait  implorer  le  pardon  de  son  père. 

Adorée  de  son  amant,  respectée  des  paysans  d'alentour,  qu'elle 
avait  secourus  ou  protégés  en  mainte  occasion,  admise  librement 
à  la  jouissance  de  tous  les  plaisirs  mondains,  Marguerite  affirmait 
pourtant  que  sa  vie,  pendant  ces  neuf  années  de  splendeur,  aA^ait  été 
loin  d'être  heureuse.  Toujours  une  sourde  angoisse  l'avait  rongée, 
sans  qu'elle  sût  au  juste  comment  ni  pourquoi  :  car  l'immoralité  de 
sa  liaison  ne  l'avait  jamais  sérieusement  inquiétée,  et  tout  ce  qu'elle 
connaissait  de  la  religion  consistait  en  une  courte  prière  que  sa 
mère,  jadis,  lui  avait  apprise  :  «  Seigneur  Jésus,  je  t'invoque  pour 
le  salut  de  tous  ceux  pour  lesquels  tu  désires  que  je  prie  !  »  Tout  au 
plus  était-ce  sans  doute  un  vague  instinct  religieux  qui,  uni  à  un 
vagae  remords,  l'avait  toujours  portée  à  craindre  et  à  éviter  les 
frères  franciscains  qu'elle  voyait  passer,  pieds  nus,  sur  la  route 
devant  les  fenêtres  de  son  château,  ou  parfois  s'attabler  dans  sa 
cuisine  en  compagnie  de  ses  serviteurs.  Cette  vue  lui  inspirait  une 
véritable  épouvante,  comme  si  chacun  des  frères  qu'elle  rencon- 
trait lui  eût  paru  expressément  chargé  d'une  mystérieuse  et  terrible 
menace  à  son  endroit.  Mais  par-dessous  tout  cela  il  y  avait,  au  fond 
du  cœur  de  la  jeune  femme,  une  sorte  d'aversion  inconsciente  pour 
cette  vie  mondaine  où  personne  cependant  n'apportait  plus  d'entrain 
et  de  belle  humeur.  «  Ne  me  saluez  pas,  disait-elle  aux  vassaux  de  son 
amant,  ne  m'adressez  pas  la  parole  ;  car  vous  ne  savez  pas  quelle 
femme  je  suis  !  »  Ou  bien  ses  amis,  au  milieu  d'une  fête,  l'enten- 
daient tout  à  coup  exprimer  le  regret  de  ne  pouvoir  pas  achever  ses 
jours  dans  un  ermitage  de  la  montagne,  occupée  à  pleurer  ses  péchés 
et  ceux  des  autres  hommes. 

Et  voici  que,  brusquement,  cette  vie  avait  pris  fin  !  Après  une 
affreuse  nuit  de  marche,  où  Marguerite  avait  failli  se  noyer  en  vou- 
lant franchir  à  la  nage  les  eaux  gonflées  d'un  torrent,  la  fugitive 
était  arrivée  dans  la  maison  de  son  père;  et  le  brave  homme,  d'abord, 
s'était  montré  disposé  à  la  recueillir.  Mais  bientôt  la  belle-mère  était 
survenue,  qui,  pleine  de  vertueuse  indignation,  avait  sommé  le 
vieillard  de  choisir  entre  elle  et  cette  fille  perdue.  De  telle  sorte  que 
le  père  de  Marguerite  avait  été  forcé  de  signifier  à  celle-ci  qu'elle  eût 
à  se  chercher  un  asile  ailleurs  ;  et  la  porte  de  la  maison  paternelle 
s'était  refermée  sur  elle;  et  la  jeune  femme,  désespérée,  était  allée 
s'asseoir  un  moment  dans  le  vieux  jardin  de  la  maison,  sous  un 
grand  liguier  qui  souvent,  autrefois,  avait  abrité  ses  jeux  d'enfant 
avec  ses  compagnes 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  939 

Épuisée  par  la  longue  fuite  nocturne  et  toute  boulevex'sée  par  rémo- 
tion, elle  s'assit  au  pied  de  l'arbre,  et  pleura  longtemps.  Les  heures 
s'écoulaient,  le  soleil  de  l'automne  italien  projetait  sur  le  sol  sa  brûlante 
lumière.  Alentour  s'étendait  le  petit  village,  tout  rempli  de  l'activité 
laborieuse,  et  cependant  tranquille,  de  la  matinée.  Peut-être  Margue- 
rite voyait-elle  passer  sur  la  route  des  femmes  qu'elle  avait  eues  pour 
amies  neuf  ans  auparavant,  ot  qui  à  présent  étaient  d'heureuses  jeunes 
mères,  heureuses  comme  le  sont  aujourd'hui  encore  leurs  jeunes  descen- 
dantes, dans  ces  rians  et  paisibles  hameaux  d'Italie.  La  vie  simple  et 
douce,  dans  sa  beauté  calme,  se  déroulait  devant  Marguerite,  évoquant 
en  elle  l'image  d'un  bonheur  dont  elle-même,  de  son  gré,  s'était  privée  à 
jamais. 

Et  pourtant  Marguerite  était  encore  jeune,  était  encore  belle!  Si  même 
elle  l'avait  oublié,  les  yeux  de  tous  les  hommes  qu'elle  rencontrait  n'au- 
raient point  manqué  de  le  lui  rappeler.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  sa  robe 
de  deuil  et  à  la  pâleur  de  ses  traits  qui  ne  la  rendissent  plus  charmante  et 
plus  désirable.  Combien  il  lui  serait  facile  de  mettre  à  profit  cette  beauté, 
d'attirer  les  hommes  à  ses  pieds,  de  se  jouer  d'eux  et  de  les  enivrer,  sauf 
à  les  repousser  ensuite  loin  de  soi,  lorsqu'elle  n'aurait  plus  aucun  avan- 
tage à  en  obtenir  ! 

Et  qui  donc  pourrait  lui  en  faire  un  reproche?  N'était-elle  pas  revenue 
avec  les  meilleures  intentions  du  monde"?  Humblement  elle  avait  voulu 
tomber  aux  genoux  de  son  père,  aux  genoux  de  la  belle-mère  jadis  détes- 
tée, et  puis  se  relever  avec  une  nouvelle  provision  d'énergie  tranquille,  afin 
de  commencer  une  vie  nouvelle.  Ah!  tout  cela  lui  était  apparu  si  certain 
et  si  beau,  la  nuit  précédente,  durant  sa  fuite  du  château  de  Palazzi  ! 
C'était  cette  image  qui  lui  avait  prêté  la  force  de  lutter  contre  les  ténèbres 
et  contre  l'eau  du  torrent  :  tant  elle  avait  aspiré  à  ces  larmes,  à  ce  pardon, 
à  cette  consolante  rentrée  dans  la  vie  régulière! 

Et  voilà  que  tout  avait  tourné  bien  différemment!  Voilà  qu'à  présent 
elle  se  tenait  là,  chassée  de  la  maison  familiale  comme  une  étrangère,  après 
avoir  entendu  se  refermer  sur  elle  le  loquet  de  la  porte!  Cependant  le 
figuier  de  son  enfance  étendait  au-dessus  d'elle  ses  branches  tordues,  et  les 
cigales  chantaient,  tout  à  fait  comme  dans  les  jours  des  étés  d'autrefois. 
Tout  restait  pareil  à  ce  qu'il  avait  été  autrefois  :  elle  seule,  Marguerite, 
n'était  plus  la  même  !  Comme  une  criminelle  ou  une  pestiférée,  elle  se 
voyait  chassée  de  la  maison  de  son  père  ! 

Marguerite  resta  longtemps  assise  sous  le  figuier,  tandis  qu'autour 
d'elle  tout  s'endormait  sous  la  rayonnante  chaleur  de  midi.  Et  la  tempête 
de  son  orgueil,  le  tourbillon  de  son  désespoir,  peu  à  peu  s'apaisèrent  :  le 
calme  renaissait  dans  cette  âme  troublée.  Bientôt  la  voix  de  la  chair  fit 
silence,  pour  céder  la  parole  à  cette  voix  qui,  jadis,  avait  dit  à  Nathanaël  : 
«  Je  t'ai  vu,  tout  à  l'heure,  pendant  que  tu  étais  sous  le  figuier!  » 

Et  alors  ce  fut  l'ancien  désir  de  ses  jours  de  splendeur  et  de  honte  qui, 
de  nouveau,  s'éleva  en  elle  :  le  désir  de  la  solitude  et  de  la  paix,  d'une  vie 
«  vécue  dans  la  solennité  et  la  dévotion.  »  Maintenant  tous  les  obstacles 
de  naguère  se  trouvaient  heureusement  écartés  :  les  chaînes  d'or  sous  les- 
quelles longtemps  elle  avait  soupiré  étaient  désormais  brisées  ;  devenue 


940  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

libre,  allait-elle  se  remettre  en  servitude,  et  chercher  volontairement  une 
nouvelle  cage  pour  y  emprisonner  son  âme? 

La  pensée  de  Marguerite  se  transforma  involontairement  en  une  prière. 
Elle  se  sentait  si  faible  contre  son  corps,  mais  surtout  contre  l'orgueil  pas- 
sionné qui.  de  tout  temps,  avait  rempli  son  cœur!  Force  lui  était  d'im- 
plorer du  secours,  dans  cette  lutte  inégale;  et  quel  autre  secours  implorer 
que  celui  du  Père  céleste,  le  véritable  ami  de  toute  âme,  le  seul  fiancé  dont 
l'amour  ne  trompe  jamais?  En  cet  instant,  le  cœur  de  Marguerite  se  ferma 
à  l'amour  terrestre  pour  s'ouvrir  tout  entier  à  l'amour  éternel.  «  Seigneur, 
mon  Dieu,  soyez  mon  maître  et  montrez-moi  ma  route  !  »  Elle-même  nous 
apprend  que  c'est  ainsi  qu'elle  piia,  du  plus  profond  de  son  être. 

Et,  selon  qu'elle  l'avait  demandé,  sa  route  lui  fut  montrée.  Tout  d'un 
coup,  son  ancienne  crainte  des  Franciscains  aux  pieds  nus  se  réveilla-en 
elle  avec  sa  signification  véritable  :  elle  comprit  clairement  que  c'étaient 
eux,  et  nuls  autres,  qui  pouvaient  et  devaient  lui  venir  en  aide.  Une  voix, 
au  dedans  d'elle,  lui  cria  :  «  Rends-toi  sur-le-champ  à  Cortone,  pour  t'y 
soumettre  avec  obéissance  à  la  direction  des  frères  Mineurs  !  » 

Dorénavant,  Marguerite  était  sauvée.  Aussitôt  elle  se  redressa,  pleine 
d'ardeur  et  de  courage,  prête  à  accomplir  la  volonté  divine.  Un  coup  d'œil 
encore  à  la  vieille  maison  dont  le  seuil  lui  était  interdit  pour  toujours;  et 
puis  adieu  à  Laviano,  adieu  à  la  région  natale,  en  route  vers  la  lointaine 
Cortone,  là-bas  à  l'autre  extrémité  de  la  vallée  de  la  Chiana! 

Le  soir  même  de  son  arrivée  à  Cortone,  Marguerite  fut  présentée 
par  les  deux  pieuses  dames  au  Père  gardien  et  aux  frères  d'un  couvent 
franciscain  du  voisinage;  et  il  va  sans  dire  que  ceux-ci,  tout  d'abord, 
ne  songèrent  qu'à  se  réjouir  du  spectacle  d'un  repentir  aussi  édifiant. 
Mais  bientôt  ces  bons  frères  eux-mêmes  se  sentirent  un  peu  effrayés 
de  l'ardeur  impétueuse  avec  laquelle  la  jeune  pécheresse  entendait 
procéder  à  l'expiation  de  sa  vie  passée.  Non  contente  de  s'être,  tout 
de  suite,  coupé  les  cheveux,  et  d'avoir  échangé  sa  robe  de  velours 
contre  de  misérables  haOlons  qu'elle  s'acharnait  encore  à  salir  en  les 
arrosant  de  boue  ainsi  que  son  visage,  n'allait-elle  pas  jusqu'à  vou- 
loir aussi  se  couper  le  nez,  afin  d'enlever  à  ses  traits  toute  trace  de 
leur  maudite  beauté  de  jadis?  Un  dimanche,  quelques  semaines  après 
son  départ  de  Laviano,  les  habitans  de  ce  village  virent  entrer  dans 
leur  église  une  singulière  figure  de  mendiante,  nu-pieds,  ayant  une 
corde  autour  du  cou  à  la  manière  des  criminels  que  l'on  menait 
pendre;  et  voilà  que,  l'office  divin  terminé,  cette  mendiante,  en  qui 
chacun  avait  reconnu  l'ancienne  compagne  du  seigneur  de  Pecora,  s'en 
alla  s'agenouiller  devant  la  plus  riche  dame  du  village,  lui  baisa  les 
pieds  parmi  des  torrens  de  larmes,  et,  proclamant  à  haute  voix  ses 
péchés,  la  supplia  de  daigner  les  lui  pardonner,!  Après  quoi  il  fallut 
une  défense  expresse  des  frères  de  Cortone  pour  l'empêcher  d'aller 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  941- 

offrir  un  spectacle  plus  étonnant  encore  aux  habitans  des  villages 
voisins  du  château  qu'elle  avait  naguère  habité  :  car  elle  s'était  mis 
en  tête  de  s'y  rendre  en  compagnie  d'une  vieille  femme  qui,  la  menant 
au  bout  d'une  corde,  aurait  crié  de  maison  en  maison  :  «  Regardez 
cette  Marguerite  qui,  autrefois,  vous  a  donné  à  tous  un  si  mauvais 
exemple!  » 

Installée  avec  son  fils  dans  une  espèce  de  hangar  ou  d'abri,  la 
pénitente  partageait  maintenant  ses  journées  entre  la  prière  et  les 
œuvres  charitables.  Elle  soignait  les  malades,  lavait  et  emmaillotait 
les  enfans  nouveau-nés,  recueillait  chez  soi  des  mendians  qu'elle 
nourrissait  avec  abondance,  tandis  qu'elle-même  et  son  fils  avaient  à 
se  contenter  d'un  peu  de  pain  trempé  dans  de  l'huile.  Jamais  peut-être, 
depuis  l'aube  héroïque  du  mouvement  franciscain,  personne  ne  s'était 
plus  passionnément  employé  à  l'application  des  principes  évangé- 
liques  du  Poverello.  Et  cependant  la  jeune  femme  ne  parvenait  pas  à 
se  gagner,  dans  cette  vie  nouvelle,  la  sympathie  et  la  confiance  dont 
elle  s'était  vue  entourée  durant  les  neuf  années  de  sa  vie  mondaine. 
Les  frères  eux-mêmes  semblaient  éprouver  pour  elle  plus  de  compas- 
sion que  de  véritable  estime  :  ne  lui  firent-ils  pas  attendre  quatre 
ans  la  faveur  de  cette  admission  dans  le  Tiers-Ordre  qui  était  devenue, 
désormais,  l'unique  objet  de  ses  rêves?  Moines  et  laïcs  lui  repro- 
chaient Aolamment  sa  dureté  à  l'égard  de  son  fils,  dont  la  vue  pouvait 
bien  lui  être  pénible  en  raison  des  souvenirs  détestés  qu'elle  lui  rappe- 
lait, mais  sans  qu'elle  eût  le  droit  de  l'en  punir  en  ne  tempérant 
d'aucun  signe  de  tendresse  l'efi^royable  rigueur  des  privations  où  elle 
le  condamnait.  Et  puis,  surtout,  chacun  avait  l'impression  qu'il  y  avait 
en  elle  un  orgueil,  un  désir  d'étonner  le  monde  et  de  s'imposer  d'as- 
saut à  sa  vénération,  qui,  à  son  insu,  l'inspirait  plus  encore  que  sa 
piété  et  son  repentir  dans  le  zèle  enflammé  de  sa  pénitence. 

Aussi  bien  cette  lutte  en  elle  de  l'humilité  chrétienne  et  d'un 
farouche  orgueil  instinctif  constituera- t-elle,  à  nos  yeux,  le  principal 
élément  tragique  de  la  vie  de  sainte  Marguerite  de  Cortone,  en  atten- 
dant que  la  Adctoire  de  l'humilité  sur  l'orgueil  vienne  constituer  le 
trait  le  plus  profond  de  sa  sainteté.  Ou  plutôt,  j'ose  à  peine  l'avouer, 
mais  il  me  semble  qu'un  peu  de  cet  orgueil  indomptable  a  survécu 
jusqu'au  bout  dans  un  recoin  de  son  cœur,  sauf  à  s'y  accommoder  des 
progrès  incessans  de  l'humilité  au  moyen  d'un  curieux  dédoublement 
de  l'être  intime  de  la  visionnaire.  Car  le  fait  est  que,  durant  tout  le 
cours  de  ces  dialogues  avec  le  Christ  qui  vont  bientôt  devenir  l'occu- 


942  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pation  à  peu  près  ininterrompue  de  Marguerite  de  Cortone,  sans  cesse 
nous  l'entendrons  elle-même  s'accuser  plus  impitoyablement  à  la  fois 
de  ses  fautes  passées  et  de  sa  bassesse,  de  so'n  égoïsme,  de  son  orgueil 
présens.  Avec  une  pénétration  psychologique  tout  à  fait  merveilleuse, 
chaque  jour  elle  s'enfonce  plus  avant  dans  l'exploration  de  ses  té- 
nèbres intérieures,  traduisant  en  des  termes  plus  concrets  et  plus  sai- 
sissans  jusqu'aux  nuances  les  plus  fugitives  de  toutes  les  faiblesses  et 
de  toutes  les  laideurs  de  son  humanité.  Mais  avec  quel  secret  plaisir, 
ensuite,  elle  recueille  et  nous  redit  les  éloges  par  lesquels  son  divin 
interlocuteur  la  console  de  cette  souillure  qu'elle  découvre  en  soi  ! 
«  Seigneur,  lui  crie-t-elle,  je  serais  si  heureuse  de  pouvoir  me  retirer 
loin  du  monde  et  des  hommes!  Mais  les  frères  Mineurs  n'y  consentent 
pas,  et  ne  veulent  pas  me  permettre  de  me  Uvrer  à  la  vie  sohtaire  !  » 
A  quoi  le  Christ  répond  :  «  S'ils  ne  veulent  pas  te  le  permettre,  c'est 
parce  que  tu  es  destinée  à  devenir  une  étoile  qui  illuminera  Tunivers, 
ramenant  les  égarés  dans  le  droit  chemin,  et  retirant  les  déchus  des 
marécages  du  péché  !  C'est  parce  que  tu  es  destinée  à  devenir  une 
haute  bannière,  sous  laquelle  se  rassembleront  tous  les  pécheurs  afin 
de  se  diriger  vers  moi  par  les  voies  de  la  pénitence  !  » 

A  tout  moment,  le  Christ  lui  répète  cette  glorieuse  promesse.  Une 
«  étoile,  »  une  «  grande  lumière  illuminant  le  monde,  »  ces  mots 
reviennent  invariablement  dans  les  discours  du  Sauveur,  tels  que 
nous  les  transmet  Marguerite  par  la  plume  de  son  fidèle  «  sténo- 
graphe, »  le  frère  Giunta  Bevegnati.  Ou  bien  encore  la  pécheresse 
reçoit  l'assurance  que  «  jamais  plus  le  feu  de  l'amour  ne  s'arrêtera 
de  grandir  dans  son  âme,  »  qu'elle  «  se  trouve  déjà  tellement  con- 
firmée dans  la  grâce,  et  tellement  sanctifiée  dans  son  âme  et  son 
corps,  que  jamais  elle  ne  pourra  plus  être  séparée  de  son  divin 
Maître.  »  Un  certain  jour  de  la  Chandeleur,  Marguerite,  après  avoir 
communié,  entend  s'élever  en  elle  une  voix  qui  parait  sortir  de 
l'hostie,  et  qui  lui  dit  :  «  Tout  de  même  que  j'ai  choisi  la  Très  Sainte 
Vierge  Marie  pour  être  la  mère  de  toute  la  race  des  hommes,  tout  de 
même  je  t'ai  choisie  pour  être  le  miroir  et  la  mère  des  pécheurs. 
Déjà,  par  un  effet  de  ma  grâce,  tu  as  revêtu  à  mes  yeux  une  beauté 
sans  pareille  ;  et  j'ai  fait  de  toi  une  échelle  de  Jacob  pour  les  pécheurs, 
et  c'est  par  l'exemple  de  ta  vie  qu'ils  s'élèveront  jusqu'à  moi  !  »  Et 
puis  encore,  une  autre  fois  :  «  Tu  es  une  lumière  éclairant  ceux  qui 
gisent  dans  les  ténèbres.  Saint  François  a  été  la  première  grande  lu- 
mière de  l'Ordre  des  frères  Mineurs,  sainte  Claire  a  été  la  seconde,  et 
c'est  toi  qui  seras  la  troisième  !  Tu  es  une  main  qui  s'étend  vers  les 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  943 

déchus,  une  consolation  pour  les  désespérés,  un  chemin  pour  les 
égarés,  une  source  de  vie  pour  les  mourans,  et  une  lumière  pour  tous 
ceux  dont  les  yeux  sont  en  état  de  me  contempler  !  » 

Et  l'on  songe,  devant  ces  éloges  rapportés  ingénument  par  la 
«  Madeleine  franciscaine,  »  à  la  manière  dont  saint  François  lui-même, 
jadis,  s'expliquait, —  s'excusait,  —  auprès  de  ses  frères  de  l'honneur 
que  lui  avait  fait  son  Maître  céleste  en  l'appelant  à  devenir  «  la  pre- 
mière des  lumières  de  son  Ordre  :  » 

Saint  François  demeurait  une  fois  à  la  Portioncule  en  compagnie  du 
frère  Masseo,  qui  possédait  la  grâce  de  l'éloquence  divine  et  d'une  grande 
sagesse,  en  raison  de  quoi  il  était  très  aimé  du  saint. 

Et  comme,  un  certain  jour,  saint  François  l'evenait  du  bois  où  il  était 
allé  prier,  et  que  déjà  il  arrivait  à  la  sortie  du  bois,  le  frère  Masseo  voulut 
éprouver  jusqu'où  allait  son  humilité.  Si  bien  que,  allant  à  sa  rencontre, 
et  quasi  en  manière  de  plaisanterie,  illui  dit  :  «  Pourquoi  toi?  pourquoi 
toi?  pourquoi  toi?  » 

A  quoi  saint  François  répondit  :  «  Qu'est-ce  donc  que  me  dit  là  mon 
bon  frère  Masseo?  »  Et  le  frère  Masseo  répondit:  «  Eh  bien!  c'est  parce 
que  le  monde  entier  semble  accourir  vers  toi,  et  que  chacun  cherche  à  te 
voir,  à  t'entendre,  et  à  t'obéir  !  Or,  tu  n'es  certes  pas  beau;  ta  science  ni  ton 
intelligence  ne  sont  grandes;  de  naissance,  tu  n'es  qu'un  roturier!  Pour- 
quoi donc  est-ce  que  le  monde  entier  vient  ainsi  vers  toi?  »  . 

Ce  qu'entendant,  le  frère  François  se  réjouit  en  esprit.  Élevant  son 
visage  au  ciel,  il  resta  longtemps  immobile,  la  pensée  absorbée  en  Dieu, 
Et  puis,  revenant  à  soi,  il  se  retourna  vers  le  frère  Masseo,  et  lui  dit: 

«  Tu  veux  savoir  pourquoi  moi  ?  Tu  veux  savoir  pourquoi  moi?  Tu  veux 
savoir  et  bien  savoir  pourquoi  moi,  et  comment  il  se  fait  que  tout  le  monde 
s'empresse  vers  moi  ?  Eh  bien  !  cela  me  vient  de  ces  yeux  très  saints  de 
Dieu  qui,  en  tout  endroit,  contemplent  les  bons  et  les  méchans! 

«  Car  ces  yeux  très  saints  et  bienheureux  n'ont  pas  pu  découvrir,  parmi 
les  méchans,  un  pécheur  pire  que  moi,  ni  plus  simple  et  plus  vil, 

«  Et,  précisément  à  cause  de  cela,  afin  de  rendre  plus  admirable 
l'œuvre  qu'il  veut  accomplir,  c'est  précisément  pour  cela  que  Dieu  m'a 
choisi  :  car  Dieu  choisit  les  plus  sots  du  monde,  afin  de  confondre  les  sages, 
et  il  choisit  les  plus  ignobles  et  méprisables  et  faibles  du  monde,  afin  de 
confondre  les  nobles,  les  grands,  et  les  forts,  afin  de  montrer  que  toute 
élévation  vient  de  Dieu,  non  de  la  créature  (i).  » 

Il  est  vrai  que  Marguerite  de  Cortone,  comme  je  l'ai  dit,  avait 
réussi  à  refouler  entièrement  son  invincible  orgueil  dans  le  petit 
recoin  caché  de  son  cœur  où  lui  arrivait  l'écho  des  paroles  divines  : 
tandis  qu'on  ne  saurait  imaginer  humilité  et  abnégation  plus  parfaites 

(1)  Fiorelti,  chap.  X. 


9i4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  celles  (jue  nous  révèlent  à  la  fois  ses  propres  discours  et  chacun 
de  ses  actes.  Il  faut  la  voir,  dans  l'émouvante  biographie  de  M.  Jœr- 
gensen,  se  soumettant  docilement  aux  moindres  injonctions  de  ces 
frères  Mineurs  entre  les  mains  desquels  eUe  s'était  confiée.  «  Tu  ne 
penses  jamais  qu'à  toi  seule,  Marguerite  !  —  lui  affirmait  souvent  la 
voix  divine,  qui  se  bornait  sans  doute  à  traduire  le  murmure  secret  de 
sa  conscience  intime.  —  Tu  es  pareille  à  un  enfant  qui  n'a  pas  d'autre 
idée  que  de  s'allaiter  au  sein  maternel  !  »  Et,  en  effet,  nous  sentons 
que  dès  le  premier  jour  tout  son  être  aspire  à  cette  vie  solitaire  et 
contemplative  dont  eUe  se  plaint  à  Jésus  que  ses  directeurs  se  refusent 
à  la  lui  permettre.  Mais  non  :  d'année  en  année  les  frères  Mineurs  lui 
ordonnent  d'ajourner  l'accomplissement  de  son  rêve,  pour  s'employer 
activement  au  service  d'aulrui.  En  vain,  à  deux  reprises,  elle  tente  de 
s'enfuir  dans  la  montagne,  pour  pouvoir  prier  et  méditer  plus  à 
l'aise:  tout  de  suite  le  frère  Bevegnati  ou  un  autre  des  moines  l'obhge 
à  redescendre  de  sa  pieuse  retraite,  à  redescendre  vers  la  ville  où 
l'attend  une  foule  de  misères,  corporelles  et  morales,  à  soulager. 

Car  le  spectacle  de  cette  lutte  acharnée  contre  soi-même,  et  de  ce 
mélange  merveilleux  d'ardeur  mystique  et  de  docilité,  a  fini  par 
triompher  des  préventions  qu'avait  d'abord  éveillées  l'apparente 
dureté  de  la  pénitente.  Non  seulement  tous  les  malades  veulent 
l'avoir  pour  panser  leurs  plaies  et  pour  veiller  à  leur  chevet  :  on  s'est 
aperçu,  aussi,  que  personne  ne  s'entendait  autant  qu'elle  à  panser 
les  plaies  cachées  des  âmes,  et  sans  cesse  maintenant  les  habitans  de 
la  ville  et  des  environs  s'adressent  à  elle  pour  recevoir  des  encoura- 
gemens,  des  conseils,  parfois  même  de  terribles  reproches  qui,  venus 
d'une  telle  bouche,  tombent  droit  au  fond  des  cœurs  pour  les  apaiser 
et  les  purifier.  «  Qui  donc,  —  nous  dit  son  premier  biographe,  —  qui 
donc  pourrait  compter  les  Espagnols  et  les  Romains  et  les  gens  de  la 
Fouille,  les  hommes  et  les  femmes,  les  clercs  et  les  laïcs,  les  moines 
et  les  nonnes,  qui  sont  accourus  de  Pérouse  et  de  Gubbio,  de  Citta  di 
Castello  et  de  Borgo  san  Sepolcro,  de  Florence  et  de  Sienne,  pour  sol- 
liciter l'avis  de  Marguerite  et  pour  être  introduit  par  elle  dans  les  voies 
du  salut  ?  » 

Dans  le  même  volume  où  il  nous  raconte,  avec  son  talent  habituel 
d'historien,  de  poète,  et  de  psychologue,  cette  vie  mouvementée  de 
sainte  Marguerite  de  Cortone,  M.  Johannes  Jœrgensen  déroule  égale- 
ment sous  nos  yeux  l'existence  plus  tranquille  et  plus  uniforme  d'une 
.autre  visionnaire  itahenne  du  xni'  siècle,    cette   sainte  Angèle    de 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  945 

Foligno  qui  lui  a  inspiré  naguère  l'un  des  plus  élo(iuens  chapitres  de 
ses  beaux  Pèlerinages  Franciscains.  Celle-là  aussi  a  eu  de  nombreux 
entretiens  avec  le  Christ,  et  nous  a  laissé  maintes  traces  de  la  manière 
dont  elle  appliquait  au  soulagement  des  maladies  morales  la  divine 
lumière  qu'elle  en  retirait.  Vues  du  dehors,  les  deux  œuvres  mys- 
tiques de  sainte  Marguerite  et  de  sainte  Angèle  semblent  avoir  un 
caractère  et  une  portée  sensiblement  analogues.  Inspirées  manifeste- 
ment, l'une  et  l'autre,  du  plus  pur  esprit  franciscain,  elles  attestent 
un  elTort  constant  à  utiliser,  en  quelque  sorte,  au  profit  de  la  pra- 
tique familière  de  chacun  de  nous,  la  contemplation  passionnée  du 
di'ame  évangélique.  Et  cependant,  sous  cette  simihtude  extérieure, 
quelle  différence  infinie  entre  les  deux  œuvres,  comme  entre  les  deux 
âmes  d'où  elles  ont  jailli  !  C'est  à  croire  que,  vraiment,  la  visionnaire 
de  Foligno  et  celle  de  Laviano  incarnent  en  elles  les  deux  génies 
opposés  de  leurs  races  :  l'une  tout  imprégnée  de  la  tondre  et  déU- 
cate  «  poésie  »  ombrienne,  l'autre  de  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la 
brûlante  «  prose  »  toscane  et  apportant  à  l'exercice  des  facultés  de 
l'esprit  la  même  exaltation  fiévreuse  qu'apportent  les  compatriotes 
de  saint  François  d'Assise  au  libre  épanchement  des  élans  du  cœur. 
La  peinture  de  Giotto  ou  de  Masaccio  en  regard  de  celle  de  Genlile 
de  Fabriano  et  d'Allegretto  Nuzi;  V Enfer  de  Dante  comparé  aux 
Laudes  Spirituelles  de  Jacopone  de  Todi  :  c'est  le  même  contraste 
qui  nous  apparaît  entre  les  visions  de  sainte  Marguerite  et  de  sainte 
Angèle. 

Qu'elle  s'entretienne  avec  Jésus  ou  qu'elle  se  retourne  A'ers  nous, 
cette  dernière  n'est  rien  que  musique  et  que  poésie.  Avec  une  péné- 
tration psychologique,  en  somme,  assez  ordinaire,  la  douceur  immor- 
telle qui  nous  ravit  et  nous  émeut  dans  ses  paroles  surtout  tient  à 
ce  que  celles-ci  sont  proprement  un  chant,  une  effusion  toute  «  musi- 
cale »  des  sources  les  plus  profondes  de  l'âme,  à  la  façon  de  ce 
^Miitir/ue  da  Soleil  dont  les  générations  ne  s(!  lasseront  pas  de  sentir 
la  mystérieuse  et  vivante  beauté.  «  Celui  qui  aime,  nous  dit-elle^  se 
change  tout  entier  en  Têtre  qu'il  aime.  »  Tous  ses  ('crits  abondent  en 
images  exquises,  en  charmantes  trouvailles  d'émotion  ou  de  langue; 
sortis  de  son  cœur,  ils  trouvent  aussitôt  le  cliemin  du  nôtre. 

Mais,  au  contraire,  Marguerite  de  Cor(«»ne  s'adresse  avant  tout  à 
notre  pensée.  Plus  ardente  encore  que  sa  sœur  ombrienne,  elle  ne 
cesse  pas  de  nous  décrire  les  abîmes  de  sa  propre  faiblesse  et  les 
sombres  ornières  de  folie  ou  de  crime  qu'elle  découvre  en  nous,  avec 
une  puissance  d'exploration  psychologique  (jui,  revêtue  de  la  verve 
TOME  m.  —  1911.  60 


*946  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

amère  de  .sou  style,  donne  parfois  une  étrange  saveur  quasi 
«  dantesque  »  à  telle  des  pages  fidèlement  transcrites  d'après  sa 
dictée.  Pas  une  de  ses  lettres  qui  ne  révèle  à  un  très  haut  point  cette 
faculté  vraiment  «  géniale  »  de  lire  dans  les  âmes,  d'y  atteindre  jus- 
qu'aux replis  les  plus  obscurs,  et  d'exposer  impitoyablement  au  Jour 
ce  qui  s'y  trouA'e  caché  d'égoïsme  ou  d'hypocrisie,  de  mensonge 
envers  les  autres  ou  envers  soi-même.  Ou  bien,  lorsque  enfin  la  vision- 
naire a  obtenu  de  ses  directeurs  la  permission,  longtemps  sollicitée, 
de  s'affranchir  de  la  société  des  hommes  pour  se  livrer  tout  entière  à 
ses  entretiens  avec  le  Christ,  c'est  alors  dans  une  vue  d'ensemble 
que  se  déploie  devant  elle  le  spectacle  tragique  des  vices  et  des  lai- 
deurs de  notre  humanité. 

Je  souffre  et  je  me  plains!  lui  dit  Jésus.  Je  me  plains  des  célibataires, 
qui  pèchent  contre  la  pureté;  et  je  me  plains  des  gens  mariés,  qui  t'ont 
abus  du  mariage,  et  vivent  en  luxurieux.  Je  me  plains  des  femmes,  qui 
l^oussent  la  vanité  jusqu'à  ne  s'occuper  que  de  l'étalage  de  leurs  robes  et 
de  leurs  parures,  et  qui  par  leurs  regards  conduisent  les  hommes  à 
pécher,  et  qui  remplissent  leurs  âmes  d'images  impures.  Je  me  plains  des 
podestats  et  des  gouverneui^s  qui,  au  lieu  d'avoir  les  yeux  tournés  vers 
moi,  ne  cherchent  que  leur  honneur  terrestre  ou  l'acquisition  de  richesses. 
J(;  me  plains  des  notaires  qui  m'outragent  en  faussant  les  testamens,  et  qui 
n'ont  point  pitié  de  la  veuve  et  des  orphelins,  mais  tâchent  uniquement  à 
amasser  de  l'argent...  Je  me  plains  des  marchands,  qui  vendent  trop  cher 
leurs  denrées.  Je  me  plains  de  ceux  qui  font  commerce  de  cire  et  d'huile, 
de  drap  et  de  légumes,  parce  qu'ils  débitent  des  marchandises  mauvaises 
comme  bonnes,  et  des  marchandises  frelatées  comme  fraîches... 

Et  l'acte  d'accusation  se  poursuit,  minutieux  et  implacable,  avec 
ce  môme  contraste  singulier  entre  la  justesse  prosaïque  des  pein- 
tures et  l'allure  enflammée,  lyrique,  de  l'accent.  Certes,  nous  sommes 
loin  de  la  douce  rêverie  mystique  de  sainte  Angèle  de  FoHgno  :  mais 
qui  sait  si  le  pouvoir  irrésistible  qu'exercent  sur  nous,  aujourd'hui 
comme  il  y  a  six  siècles,  les  discours  de  la  pécheresse  toscane  ne 
leur  vient  pas  précisément  de  la  violence  avec  laquelle  ils  étalent 
sous  nos  yeux  toutes  les  plaies  secrètes  de  nos  cœurs,  nous  «  intro- 
duisant »  par  là  dans  ce  «  chemin  du  salut.  «  où  se  charge  ensuite  de 
jious  guider  la  mélodieuse  et  touchante  voix  de  la  «  contemplatrice  » 
•ombrienne  ? 

ï.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Nous  continuons  d'avoir  un  gouvernement  alité,  situation  nou- 
velle dans  notre  histoire  politique,  qxii  n'est  pas  sans  quelques  avan- 
tages pour  le  gouvernement  lui-même  parce  qu'il  est  plus  difficile  de 
l'atteindre,  mais  n'est  pas  sans  inconvéniens  pour  nous,  c'est-à-dire 
pour  nos  affaires.  On  l'a  bien  vu  à  la  Chambre,  le  7  juin  dernier.  Il 
s'agissait  de  la  délicate,  de  l'inextricable  question  des  délimitations  de 
la  Champagne,  qui  a  déjà  causé  beaucoup  de  tourmens  à  la  Chambre 
et  au  Sénat  et  qui,  suivant  toutes  les  apparences,  ne  leur  en  causera 
pas  moins  dans  l'avenir.  L'attitude  da  gouvernement  a  dépassé  en 
incohérence  ce  ([u'on  avait  encore  vu  jusqu'alors.  11  a  fallu  que 
M.  le  garde  des  Sceaux  quittât  le  Palais-Bourbon  pour  aller  consulter 
M.  le  Président  du  ConseQ  qui,  de  son  lit,  lui  a  dicté  une  sorte 
de  message  en  contradiction  absolue  avec  les  déclarations  qu'il 
venait  de  faire  lui-même  à  l'ouverture  de  la  séance  L'embrouil- 
lamini était  à  son  comble  et  M.  Caillaux,  ministre  des  Finances,  n'a 
pas  réussi  à  le  dissiper  le  lendemain.  De  guerre  lasse,  la  Chambre 
a  voté  l'ordre  du  jour  pur  et  simple,  puis  a  tout  renvoyé  à  plus  tard. 
C'est  sans  doute  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire  dans  le  désarroi 
général  où  on  était,  mais  ce  n'est  pas  une  solution.  La  question  reste 
ouverte  avec  l'aggravation  que  l'effervescence  des  esprits  peut  lui 
donner  d'un  moment  à  l'autre  dans  les  dépari emens  intéressés.  Telles 
sont  les  choses  en  gros  :  en  voici  maintenant  quelques  détails. 

On  sait  que  le  gouvernement,  par  une  fâcheuse  interversion 
des  rôles,  avait  remis  au  Conseil  d'État  le  soin  de  rédiger  un  décret 
qu'il  déclarait  accepter  d'avance  les  yeux  fermés  et  dont  il  endosse- 
rait la  responsabilité.  Rarement  président  du  Conseil  a  été  aussi 
maltraité  que  M.  Monis  lorsqu'il  a  fait  connaître  au  Sénat  son  projet 
d'abdication  .devant  le  Conseil  d'État;  les  protestations  se  sont  élc- 


948  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vées  sur  tous  les  bancs  de  l'assemblée.  Le  sentiment  de  la  Chambre 
n'a  pas  différé  de  celui  du  Sénat  ;  toutefois,  comme  tout  s'est  borné  à 
des  manifestations  de  séance  et  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  vote  formel, 
M.  Monis  a  persisté  dans  sa  résolution  de  ne  prendre  aucune  initia- 
tive personnelle  et  de  se  conformer  docilement  à  colle  qui  serait  prise 
ailleurs.  Il  n'y  a  pas  eu,  disons-nous,  de  vote  formel  sur  ce  point 
particulier,  mais  il  y  en  a  eu  un  sur  la  question  plus  générale  des  déli- 
mitations :  le  Sénat  a  désapprouvé  une  mesure  qui  met  la  division 
dans  le  pays  et  il  a  invité  le  gouvernement  à  préparer  une  législa- 
tion nouvelle.  C'est  là  une  indication  dont  il  serait  dangereux  pour 
le  gouveruement  de  ne  pas  tenir  compte,  mais  lui  seul  a  autorité  pour 
le  faire  ;'le  Conseil  d'État  ne  peut  plus  ici  lui  servir  de  paravent,  car  il 
n'a  aucune  compétence  en  matière  législative  ;  il  ne  fait  pas  les  lois, 
il  ne  les  modifie  pas,  il  ne  peut  qu'aider  à  leur  application.  Il  lui 
était  donc  interdit  de  toucher  à  celles  qui  ont  créé  les  dclimilations  : 
son  rôle  se  bornait  à  donner   un  avis  sur  la  manière   dont  elles 
seraient  faites.  Enfermé  dans  ce   cercle  étroit,   le  Conseil  d'État  a 
rédigé  un  décret   qui  créait  deux  zones  dans  la   Champagne   :   la 
première  comprend  en  gros  le  département  de  la  Mariu';  —  nous 
néghgeons   le   détail  des   communes  qui  y   sont  rattachées  ou  en 
sont  distraites  ;  —  elle  s'appellera  la  Champagne  tout  court.  L'autre 
comprend  le  département   de  l'Aube  et  s'appellera  la  Champagne, 
deuxième  zone.  Entre  l'appellation  de  deuxième  zone  et  celle   de 
deuxième  classe  ou  de  deuxième  catégorie,  la  différence  pratique 
est  insensible  :  il  est  clair  que  les  vins  de  l'Aube  sont  mis  dans  un  état 
d'infériorité  à  l'égard  des  vins  de  la  Marne,  et  cela  est  tellement  vrai 
que  si  le  viticulteur  de  la  Marne  mêle  aux  siens  des  vins  de  l'Aube, 
ses  propres  vins  tomberont  dans  l'appellation  de  la  seconde  zone; 
du  coup,  ils  seront  déclassés.  Le  département  de  la  Manie  est  satisfait 
comme  on  peut  le  croire,  mais  le  département  de  l'Aube  est  furieux. 
Quelle  forme  prendra  la  manifestation  du  mécontentement  de  l'Aube? 
Il  faut  souhaiter  que  l'ordre  matériel  ne  soit  pas  troublé  ;  le  gouver- 
nement, cette  fois  averti,  serait  inexcusable  de  n'avoir  pas  pris  les 
mesures  nécessaires  pour  cela  ;  mais  si  l'agitation  ne  se  traduit  pas 
par  des  actes  révolutionnaires,  elle  persistera  longtemps  dans  les 
esprits  et  dans  les  cœurs. 

A  peine  le  décret  du  Conseil  d'État  a-t-il  été  connu  que  des  inter- 
pellations ont  été  déposées  à  la  Chambre.  M.  Brisson  a  demandé  quel 
jour  le  gouvernement  proposait  pour  les  discuter  :  c'est  alors  que 
M.  le  garde  des  Sceaux,  probablement  ému,  troublé  des  conversations 


REVUE.    CHRONIQUE.  949 

qu'il  avait  eues  dans  les  couloirs  et  de  l'état  des  esprits  qu'il  y  avait 
constaté,  a  demandé  à  la  Chambre  de  réserver  la  fixation  de  cette 
date,  en  ajoutant  que  le  gouvernement  déposerait  le  lendemain  au 
plus  tard  des  projets  de  loi  pour  ouvrir  un  recours  devant  les  tri- 
bunaux civils  aux  personnes  qui  se  croiraient  lésées.  Qu'est-ce  que 
cela  voulait  dire  ?  M.  Jaurès  a  demandé  s'il  fallait  comprendre  qu'au- 
cun décret  n'interviendrait  avant  que  la  Chambre  se  fût  prononcée 
sur  la  question,  et  M.  Lenoir  si  le  gouvernement  entendait  faire  appel 
à  la  Chaml)ro  du  décret  du  Conseil  d'Étal.  Visiblement  décontenancé, 
M.  le  garde  des  Sceaux  a  déclaré  qu'il  allait  en  référer  à  l'intérieur. 
—  Les  interpellatours  demandent,  a-t-il  dit,  que  la  publication  du 
décret  soit  suspendue  jusqu'à  ce  que  la  Chambre  ait  statué;  il  est 
probable  que  cette  publication  n'aura  pas  lieu  avant  le  dépôt  du  pro- 
jet de  loi;  la  question  sera  vidée  ultérieurement.  —  Ainsi  M.  Antoine 
Perrier  admettait  comme  vraisemblable  que  la  publication  du  décret 
serait  ajournée  jusqu'après  le  dépôt  des  projets  de  loi.  A  ce  moment, 
le  décret  paraissait  quelque  peu  malade,  mais  M.  Perrier  n'était  sûr 
de  rien  :  on  l'a  vu  descendre  de  la  tribune  et  sortir  de  la  salle  des 
séances,  puis  du  Palais-Bourbon,  pour  aller  conférer  avec  M.  Monis. 
Spectacle  étrange,  qui  a  montré  mieux  que  tous  les  commentaires  de 
la  presse  ce  qu'on  nous  permettra  d'appeler  l'absurdité  de  la  situation. 
Le  temps  a  coulé,  les  heures  ont  passé,  enfin  M. le  garde  des  Sceaux 
a  reparu,  porteur  d'une  lettre  que,  pour  plus  de  sûreté,  M.  le  prési- 
dent du  Conseil  lui  avait  écrite,  ou  dictée.  M.  le  garde  des  Sceaux  en 
a  donné  lecture  en  toute  modestie  :  elle  contenait  le  désaveu  le  plus 
complet  de  tout  ce  qu'il  avait  dit  à  la  Chambre.  Le  décret  est  signé, 
il  devait  être  publié  le  lendemain  même  au  Journal  officiel  ;  cepen- 
dant M.  le  président  du  Conseil  consentait  à  un  retard  de  vingt-quatre 
heures.  A  quoi  bon?  On  aurait  compris  un  ajournement  jusqu'au 
moment  où  la  Chambre  aurait  pu  se  prononcer,  et  c'est  bien  ce  que 
M.  le  garde  des  Sceaux  avait  fait  espérer,  mais  un  retard  de  vingt- 
quatre  heures  ne  rimait  à  rien.  «  Vous  avez,  disait  en  outre  M.  Monis, 
entretenu  la  Chambre  de  l'intention  du  gouvernement  de  déposer  sur 
son  bureau  deux  projets  relatifs  à  la  procédure  des  déUmitations  et  à 
la  poursuite  des  fraudes  par  les  syndicats.  Ces  deux  projets  n'ont  pas 
de  relation  directe  avec  le  décret  de  déhmitation  de  la  Champagne. 
Ils  sont  inspirés  par  divers  ordres  du  jour  précédemment  votés  par 
le  Parlement  et  répondent  à  des  préoccupations  d'ordre  général 
étrangers  au  décret  de  déhmitation  qui  va  être  promulgué.  »  Ce  n'est 
pas  ce  que  M.  le  garde   des  Sceaux  avait  compris,  puisqu'il  avait 


'930  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

admis  que  le  dépôt  des  projets  de  loi  était  de  nature  à  ajourner  la  pu- 
blication du  décret;  mais  s'il  s'est  trompé,  son  erreur  est  excusable. 
Il  n'y  avait  rien  de  surprenant,  en  etïet,  à-ce  que  le  projet  de  loi  qvii 
donnera  plus  de  force  aux  syndicats  contre  la  fraude  rendit  les 
délimitations  inutiles  et  en  amenât  la  suppression.  Ce  sera  peut-être 
la  conclusion  de  cette  affaire .  En  attendant,  quelle  anarcliie  dans  le 
gouvernement  !  Quelle  difficulté  de  se  mettre  d'accord  !  Quelles 
contradictions  déconcertantes  !  Finalement,  M.  le  président  du  Conseil 
faisait  savoir  dans  sa  lettre  que  M.  le  ministre  de  l'Agriculture  et 
M.  le  ministre  des  Finances  étaient  chargés  de  soutenir  la  discussion 
des  interpellations.  A  eux  la  parole;  M.  le  garde  des  Sceaux  n'avait 
plus  qu'à  la  leur  passer.  M,  Pams  et  M.  Caillaux  se  sont  efforcés  de 
mettre  un  peu  plus  de  clarté  dans  le  débat  :  ils  n'y  sont  point  parA^e- 
nus.  M.  le  ministre  des  Finances  a  des  idées  de  gouvernement,  un 
peu  étroites  peut-être,  mais  qu'on  aime  à  entendre  exprimer  dans  un 
moment  où,  grâce  au  relâchement  général,  tous  les  pouvoirs  sont 
confondus.  Il  a  contesté  à  la  Chambre  le  droit  de  juger  un  acte  de 
l'exécutif  avant  qu'il  fût  définitivement  accompli,  et  même  de  faire 
•connaître  à  l'avance  son  opinion  propre  pour  que  l'exécutif  s'y 
conformât.  11  a  revendiqué  la  hberté  d'initiative  du  gouvernement, 
bien  entendu  sous  sa  responsabilité.  Ce  sont  là  des  principes 
auxquels  il  ne  faudrait  pas  donner  dans  la  pratique  un  caractère  trop 
absolu;  à- trop  tendre  le  fil,  il  casserait;  et  ce  n'est  peut-être  pas  à  un 
gouvernement  qui  vient  de  se  subordonner  au  Conseil  d'État  qu'il 
convient  de  réclamer,  en  la  poussant  à  l'extrême,  son  indépendance 
préalable  à  l'égard  de  la  Chambre. 

Nous  convenons  d'ailleurs  avec  M.  Caillaux  que,  même  si  on  A^eut 
la  changer,  U  faut  tenir  compte  de  la  situation  actuelle  en  Champagne. 
On  l'a  créée  artificiellement,  mais  légalement  :  de  là  sont  nés  des 
intérêts  qu'on  ne  peut  pas  sacrifier  du  jour  au  lendemain.  «  Le 
gouvernement,  a  dit  M.  CaOlaux,  ne  peut  pas  entrevoir  la  suppression 
des  délimitations  administratives,  tant  que  le  Parlement  n'aura  pas 
substitué  au  régime  actuel  un  régime  donnant  des  garanties  égales 
aux  producteurs  de  toutes  les  régions.  »  Ces  paroles  ne  sont  pas  bien 
claires  assurément,  mais  elles  appellent  une  législation  nouvelle  qui, 
lorsqu'elle  sera  faite,  permettra  de  supprimer  les  déhmitatioDs  :  toute 
la  question  est  de  savoir  si  le  gouvernement  entend  préparer  cette 
législation  en  lui  donnant  ce  but  franchement  défini.  L'opinion  de  la 
Chambre  et  du  Sénat  ne  semble  pas  douteuse  :  elle  est  contraire  au 
maintien  des  déUmitations.  Celle  du  ministère  est  plus  confuse  :  il 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

faudra  pourtant  bien  qu'il  s"t>xplique.  On  le  ménage  volontiers  au 
Palais-Bourbon  et  au  Luxembourg-,  parce  que,  dans  l'incertitude  du 
lendemain,  personne  ne  croit  avoir  intérêt  à  le  renverser.  Mais  la 
fonction  d'un  gouvernement  est  de  gouverner,  et  lorsque  l'exercice 
de  cette  fonction  se  trouve  arrêté  ou  suspendu  d'une  manière  trop 
sensible,  les  meilleures  volontés  finissent  par  se  lasser.  Les  journaux 
illustrés  publient  des  images  où  l'on  voit  le  lit  de  M.  Monis  entouré 
de  tous  les  ministres;  cela  est  touchant  sans  nul  doute,  mais  ne 
saurait  inspirer  un  autre  sentiment  que  de  la  sympathie  pour  un 
blessé,  ce  qui  ne  suffit  pas  à  la  marche  d'un  gouvernement.  Une 
autre  illustration  serait  plus  significative  encore  :  elle  représenterait 
M.  le  garde  des  Sceaux  attendant  seul  au  pied  du  lit  de  M.  Monis 
la  rédaction  de  la  lettré  qu'il  est  venu  chercher,  pendant  que  la 
Chambre  amuse  le  tapis  comme  elle  peut.  Aussi  bien  cette  scène  n'a 
pas  besoin  d'être  reproduite  par  le  dessin  ;  eUe  est  dans  tous  les 
esprits  et  elle  suffit  à  définir  et  à  juger  la  situation. 

Une  autre  discussion  non  moins  intéressante,  non  moins  impor- 
tante, a  eu  lieu  au  Sénat  ;  eUe  a  été  depuis  reprise  à  la  Chambre  où 
elle  se  poursuit  en  ce  moment  sans  faire  jaillir  des  lumières  nou- 
velles; eUe  se  rapporte  à  l'application  de  la  loi  sur  les  retraites 
ouvrières  et  paysannes.  Cette  loi,  qui  a  été  votée  l'année  dernière, 
doit  entrer  en  vigueur  au  commencement  de  juillet.  Des  dispositions 
très  laborieuses  ont  été  prises  pour  cela.  Le  Conseil  d'État  a  rédigé 
un  décret  d'administration  publique  destiné  à  rendre  la  loi  plus  pra- 
tique. Le  ministre  du  Travail,  de  son  côté,  s'est  donné  une  peine 
infinie  pour  préparer  les  détails  matériels  de  son  application.  S'il 
s'agissait  seulement  de  rendre  justice  à  un  eff'ort  immense,  entrer 
pris  et  poursuivi  avec  une  grande  ténacité,  nous  serions  les  premiers 
à  reconnaître  ce  qu'il  a  eu  de  méritoire.  Mais  il  n'a  produit  jusqu'à 
ce  jour  que  des  résultats  très  incomplets. 

Les  intentions  d'où  la  loi  est  sortie  sont  excellentes.  Ses  auteurs 
ont  voulu  faire  une  œuvre  de  sohdarité  sociale  à  laquelle  tous  devaient 
participer,  et  nous  aurions  voulu  qu'ils  y  réussissent.  Par  malheur,  ils 
ont  mis  l'obligation  à  la  base  de  leur  loi,  et  cela  a  suffi  pour  faire 
naître  un  peu  partout,  dans  le  pays,  une  suspicion  si  générale  qu'ils 
auront  beaucoup  de  peine  à  la  dissiper.  Ils  se  sont  défiés  de  la  hberté, 
parce  qu'elle  aurait  été  plus  lente  dans  ses  efl'ets,  et  qu'ils  voulaient 
faire  vite  ;  mais  en  imposant  une  injonction  impérieuse,  ils  ont  pro- 
voqué dans  la  majorité  de  la   classe  ouvrière  un  mouvement  de 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

recul  très  caractérisé.  Incontestablement,  la  loi  est  impopulaire  ;  elle 
l'est  dans  les  villes,  elle  l'est  dans  les  campagnes,  elle  l'est  dans  les 
familles  où  les  domestiques  s'y  montrent  rycalcitrans.  C'est  non  pas 
par  milliers,  mais  par  millions,  qu'il  faut  compter  les  réfractaires  : 
si  beaucoup  le  sont  par  ignorance  ou  inertie,  un  plus  grand  nombre 
encore  le  sont  de  parti  pris,  à  la  suite  de  réflexions  et  de  calculs  qui 
les  ont  amenés  à  croire  que  cette  loi  est  une  duperie  et  peut-être  un 
piège.  Ils  se  trompent  sans  doute,  mais  leur  erreur  est  tenace.  Com- 
bien d'entre  nous,  demandent-ils,  atteindront  l'âge  de  la  retraite? 
La  moitié  environ,  et  ils  sont  portés  à  croire  que  les  favorisés  du 
sort  seront  encore  plus  rares;  et  pour  toucher,  à  soixante-cinq  ans, 
une  modeste  retraite  de  quelque  trois  cents  francs,  qui  représente- 
ront alors  une  valeur  sensiblement  inférieure  à  celle  d'aujourd'hui, 
ils  devront,  à  partir  de  leur  jeunesse,  verser  tous  les  ans  une  somme 
de  9  francs,  s'ils  sont  des  hommes  et  de  6  francs  s'ils  sont  des  femmes. 
La  somme  est  minime  et  les  avantages  sont  réels,  pour  ceux  du  moins 
qui  atteindront  l'âge  requis;  mais  si  les  avantages  sont  réels,  ils 
sont  lointains  et  la  prévoyance  à  si  longue  échéance  est  si  peu  dans 
nos  mœurs  qu'il  faudra  toute  une  éducation  nouvelle  pour  l'y  faire 
entrer.  C'est  cette  éducation  que  les  auteurs  de  la  loi  ont  cru  pou- 
voir remplacer  par  une  obhgation,  en  quoi,  très  probablement,  ils 
se  sont  trompés.  Toutes  les  paperasseries  de  la  loi,  si  nombreuses, 
si  compliquées,  dont  chacune  représente  une  démarche  imposée, 
effraient  l'ouvrier  qui  a  regardé  autrefois  comme  un  affranchisse- 
ment la  suppression  de  son  livret.  Quant  au  paysan,  il  est  naturel- 
lement défiant  ;  il  tient  à  garder  par  devers  lui  l'argent  qu'il  a  péni- 
blement gagné  ;  l'attrait  d'un  gain  qui  ne  se  réahsera  pour  lui  qu'au 
■seuil  de  la  vieillesse  est  à  ses  yeux  quelque  chose  d'aléatoire  qui 
rappelle  la  loterie.  Toutes  les  forces  obscures  de  sa  conscience  tra- 
vaillent contre  l'application  de  la  loi  et  la  résistance  passive  qu'il 
y  oppose  est  une  des  plus  difficiles  à  vaincre  que  le  législateur  puisse 
rencontrer.  Quant  à  la  briser,  il  n'y  doit  pas  compter. 

Enfin  l'heure  décisive  est  arrivée  ;  elle  a  été  celle  de  la  désillu- 
sion. Les  ouvriers,  les  paysans,  les  domestiques  se  sont  abstenus  en 
masse.  M.  le  ministre  du  Travail  a  lu,  à  la  tribune  du  Sénat,  des  statis- 
tiques qu'il  n'a  d'ailleurs  pas  données  complètes  et  d'où  il  résulte, 
quoi  qu'il  en  ait  dit,  que  les  deux  tiers  au  moins  des  assujettis  n'ont 
pas  accepté  le  joug  de  la  loi.  Beaucoup  y  viendront  sans  doute, 
car  on  n'est  qu'au  début  et  le  gouvernement  continuera  ses  efforts, 
avec    toutes  les  forces  dont  il  dispose,  pouï  appliquer  au  monde 


REVUE.    CHRONIQUE.  9.^3 

ouvrier  une  sorte  de  compelle  intrare;  mais  beaucoup  aussi  continue- 
ront de  s'abstenir,  et  alors  que  fera-t-on?  La  question  devait  être 
posée;  elle  l'a  été  au  Sénat  dès  le  premier  jour  de  la  rentrée  et  le 
gouvernement,  à  ce  moment,  en  a  demandé  le  renvoi  à  la  discussion 
du  budget  du  Travail.  Une  date  aussi  éloignée  ne  pouvait  pas  être 
maintenue;  la  Chambre,  rentrée  on  session  une  semaine  après  le 
Sénat,  montrait  la  même  impatience  que  lui  d'être  renseignée;  il  a 
fallu  que  M.  le  ministre  du  Travail  s'exécutât  et  qu'il  consentît  à 
répondre  à  MM.  Godet  et  Brager  de  la  Ville-Moisan,  sénateurs  de  la 
Haute-Vienne  et  de  l'Ille-et-Vilaine,  qui  lui  adressaient  en  termes 
pressans  des  interrogations  assez  difîérentes. 

M,  Godet,  déjà  dégoûté  de  la  loi  qu'il  avait  votée,  demandait  que 
l'application  en  fût  ajournée  jusqu'à  ce  qu'on  en  eût  fait  une  autre, 
dont  il  indiquait  quels  devaient  être  les  élémens.  Il  prenait  pour 
modèle  la  loi  anglaise,  qui  n'est  pas  une  loi  de  retraite,  mais  une  loi 
d'assistance  et  à  laquelle,  par  conséquent,  le  budget  est  seul  à  con- 
tribuer. Pourquoi,  disait  M.  Godet,  ne  pas  faire  quelque  chose  d'ana- 
logue en  France?  Sans  doute  cela  coûterait  cher,  mais  on  pourrait 
faire  retomber  la  charge  sur  les  successions,  comme  si  on  ne  les  avait 
pas  déjà  surchargées  et  accablées  sans  mesure  depuis  quelques 
années  !  et  un  orateur,  —  nous  ne  nous  rappelons  pas  si  c'est  M.  Godet 
lui-même,  —  a  remis  en  avant  l'idée  d'une  loterie  nationale  au  moyen 
de  laquelle,  en  faisant  delà  France  un  immense  Monaco,  on  pourvoi- 
rait largement  à  tous  les  besoins,  présens  et  futurs,  des  réformes  so- 
ciales. Disons  tout  de  suite  que  M.  Godet  n'a  pas  convaincu  le  Sénat. 
Il  est  possible  que  la  loi  ne  puisse  pas  être  appliquée,  ou  qu'elle  ne 
puisse  l'être  que  partiellement;  mais  la  condamner  avant  même  que 
l'expérience  ait  commencé,  serait  une  décision  pour  le  moins  pré- 
maturée. M.  le  ministre  du  Travail  n'a  pas^eu  de  peine  à  combattre 
la  proposition  :  et  si  le  rejet  en  avait  été  encore  douteux  après  son 
discours,  il  ne  l'aurait  pas  été  après  celui  de  M.  Ilibot.  —  Une  loi 
d'assistance  pour  la  A'ieillesse,  a  dit  M.  Ribot,  nous  en  avons  une; 
elle  suffit  à  nos  besoins,  pourquoi  en  faire  une  nouvelle  ?  Depuis 
plusieurs  années,  une  loi  a  organisé  chez  nous  l'assistance  aux 
vieillards  dénués  de  ressources,  et  assurément  H  fallait  la  faire;  mais 
la  loi  des  retraites  est  autre  chose;  elle  fait  appel  à  la  prévoyance  de 
l'ouvrier,  tandis  que  la  loi  d'assistance  des  vieillards  pourvoit  aux 
besoins  de  l'imprévoyant.  Laquelle  de  ces  deux  lois  est  la  plus 
morale,  la  plus  respectueuse  de  l'effort  humain?  La  réponse  est 
sur  toutes  les  lèvres.  Plus  la  loi  des  retraites  sera  appliquée  et  moins 


9o4  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

la  loi  d'assistance  aura  un  jour  besoin  de  l'être  :  conséquence  excel- 
lente, car  l'assistance  n'est  qu'un  pis  aller.  Verser  nos  futurs  re- 
traités dans  une  loi  d'assistance  élèverait,  en  outre, nos  dépenses  dans 
une  proportion  telle  que  nous  ne  saurions  plus  comment  y  faire 
face.  La  loi  anglaise  coûte  annuellement  plus  de  300  millions.  — 
Toutes  ces  raisons,  les  unes  morales,  les  autres  matérielles,  con- 
damnaient la  proposition  de  M.  Godet.  M.  Ribot  en  a  ajouté  d'autres 
tirées  de  l'obligation  pour  nous  de  faire  de  nouvelles  réformes  sociales 
dont  il  a  tracé  un  tableau  si  vaste  qu'évidemment  nous  ne  saurions 
trop  ménager  nos  ressources  pour  en  réaliser  au  moins  quelques- 
unes.  La  proposition  de  M.  Godet  a  succombé  vite  sous  le  poids  de 
tant  d'argumens,  mais  M.  Godet  est  entêté  et  il  faut  s'attendre  à  ce 
qu'il  la  reprenne  un  jour.  En  attendant,  c'est  un  spectacle  instructif 
que  nous  donnent  quelques-uns  des  partisans  bier  les  plus  ardens  de 
la  loi,  devenus  aujourd'hui  ses  critiques  et  ses  détracteurs  les  plus 
sévères.  A  peine  ils  l'ont  qu'ils  en  veulent  une  autre. 

L'interpellation  de  M.  Brager  de- La  Ville-Moisan  a  eu  un  objet 
plus  sérieux,  qui  a  été  d'éclairer  le  vrai  sens  des  articles  3  et  23  de  la 
loi  sur  les  retraites  ouvrières.  Y  a-t-il  une  contradiction  entre  ces  deux 
articles  ?  Gela  arrive  dans  les  lois  que  nous  faisons,  quelquefois  par 
inadvertance,  quelquefois  aussi  de  propos  délibéré  et  parce  que  le 
législateur,  après  avoir  voté  un  article,  en  a  jugé  la  portée  trop  large 
et  l'a  limité  par  un  autre.  M.  le  ministre  du  Travail  a  voulu  voir 
entre  les  deux  articles  une  contradiction  seulement  apparente  :  Gom- 
ment croire,  a-t-il  dit,  qu'une  assemblée  comme  le  Sénat  ait  pu 
tomber  dans  une  contradiction  réelle  ?  Est-ce  supposable?  Est-ce  pos- 
sible? Cette  incrédulité  de  M.  Paul-Boncour  était  flatteuse  pour  le 
Sénat,  mais  M.  le  ministre  du  Travail  en  a  profité  pour  absorber 
l'article  23  dans  l'article  3,  c'est-à-dire  pour  le  supprimer,  et  ses 
auteurs,  qui  savaient  fort  bien  ce  qu'ils  avaient  voulu  faire,  n'ont 
pas  manqué  de  protester.  M.  Guillier,  en  particulier,  a  parlé  en  leur 
nom  avec  une  verve  et  un  bon  sens  qui  ont  fait  sur  l'assemblée  une 
très  \ive  impression.  Après  son  discours,  l'objet  du  litige  a  paru  très 
clair  :  le  voici  d'ailleurs  en  peu  de  mots. 

La  loi  est  aujourd'hui  connue  de  tout  le  monde;  personne  n'ignore 
que  les  retraites  futures  sont  ahmentées  par  un  triple  versement, 
l'un  de  l'ouvrier,  l'autre  du  patron,  —  ces  deux  versemens  sont 
égaux  :  9  francs  pour  les  hommes,  6  pour  les  femmes,  —  et  enfin 
d'un  complément  fourni  par  l'État.  L'article  3  établit  ce  qu'on  a 
appelé  le  précompte;  il  fait  du  patron  une  sorte  de  percepteur  de  la 


REVUE.    CHRONIQUE.  9S5 

cotisation  de  rouvrier,  au  moyen  d'une  retenue  sur  le  salaire.  Cette 
disposition  est  grave  ;  elle  peut,  si  l'ouvrier  refuse  de  se  soumettre 
à  la  loi,  mettre  le  patron  en  conflit  avec  lui;  elle  peut  fomenter  d'un 
seul  coup  des  centaines  de  grèves,  et  même  des  milliers.  Le  Sénat 
s'est  préoccupé  de  ces  conséquences  possibles,  et  c'est  alors  qu'il  a 
fait  l'article  23  qui,  à  notre  avis,  est  à  peu'  près  aussi  lumineux  que 
le  soleil.  Nous  ne  le  reproduisons  pas  en  entier,  mais  en  voici  le 
passage  principal,  celui  sur  lequel  a  roulé  tout  le  débat  :  il  se  rap- 
porte à  l'obligation  pour  le  patron  d'apposer  sur  la  carte  que  lui  pré- 
sente l'ouvrier  des  timbres  qui  témoignent  des  versemens  mensuels 
faits  par  lui  et  par  l'ouvrier  lui-même.  «  L'employeur,  dit-il,  qui  a  été 
dans  l'impossibilité  d'apposer  le  timbre  prescrit  pourra  se  libérer  de 
la  somme  à  sa  charge  en  la  versant,  à  la  fin  de  chaque  mois,  direc- 
tement ou  par  la  poste,  au  greffier  de  la  justice  de  paix.  »  Que 
signifient  ces  mots  :  «  L'employeur  qui  a  été  dans  l'impossibihté 
d'apposer  le  timbre  prescrit...  »  Ils  visent  évidemment  le  cas  oii 
l'ouvrier  n'a  pas  voulu  retirer  sa  carte  à  la  mairie,  à  moins  que,  l'ayant 
retirée,  il  ne  veuille  pas  la  présenter  à  l'employeur.  Celui-ci,  alors,  est 
libéré  de  toute  obligation;  l'ouvrier  ayant  refusé  de  se  soumettre  à 
la  loi,  le  patron  et  l'État  ne  lui  doivent  plus  rien  puisque  le  jeu 
normal  de  la  loi  nécessite  un  triple  apport.  Contrairement  à  l'adage 
latin  :  uno  aculso,  déficit  aller.  Mais  si  le  patron,  pour  s'épargner 
toute  difficulté  future,  ou  simplement  pour  faire  acte  de  générosité, 
veut  se  libérer  quand  même  de  la  somme  à  sa  charge,  le  pourra-t-il? 
Oui,  l'article  23  lui  en  indique  le  moyen  :  le  patron  n'est  obligé  à 
rien,  mais  il  «  peut  »  verser  au  greffe  de  la  justice  de  paix.  C'est  ici 
qu'intervient  M.  le  ministre  du  Travail,  jurisconsulte,  avocat  de  sa 
profession,  orateur  subtil,  plein  de  talent  d'ailleurs  et  dont  la  parole 
élégante  et  facile  a  intéressé  le  Sénat.  Il  soutient  que  les  mots  :  «  la 
somme  à  sa  charge,  »  comprennent  le  double  versement  de  l'em- 
ployeur et  de  l'employé,  puisque  l'article  3  les  lui  a  attribués  l'un  et 
l'autre.  C'est  là  un  abus  des  mots  tout  à  fait  inadmissible.  L'article  3 
n'a  nullement  mis  le  versement  de  l'ouvrier  «  à  la  charge  »  du  patron; 
il  a  chargé  seulement  celui-ci  de  le  recueillir  ou  de  le  retenir  sur  le 
salaire,  si  l'ouvrier  veut  bien  y  consentir  et  le  témoigne  en  lui  pré- 
sentant sa  carte.  L'article  3  a  organisé  une  facilité  de  perception  et 
non  pas  autre  chose.  Si  on  exige  de  lui  davantage,  le  patron  n'est  plus 
un  percepteur,  mais  un  gendarme,  et  l'exercice  de  cette  fonction 
déchaînera  la  guerre  intestine  entre  l'ouvrier  et  lui.  Le  Sénat  n'a  pas 
voulu  donner  prétexte    à   cette  guerre;   voilà  pourquoi  H    a   fait 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'article  23.  Après  M.  Guillier,  qui  l'a  démontré  avec  infiniment  de 
logique  et  d'esprit,  M.  de  Las  Cases  a  repris  la  même  démonstration 
avec  une  force  nouvelle,  et,  après  lui  encore,  M.  Touron  a  su  lui  donner 
une  vigueur  de  ton,  en  môme  temps  qu'une  lucidité  d'expression  qui 
auraient  achevé  de  convaincre  le  Sénat  s'il  n'avait  pas  été  déjà  con- 
vaincu. Si  un  vote  avait  porté  sur  ce  point  particulier,  et  il  est  regret- 
table qu'il  n'ait  pas  eu  lieu,  l'assemblée  aurait  été  à  peu  près  una- 
nime. Rendre  le  patron  responsable  de  la  négligence,  ou  même  de  la 
mauvaise  volonté  de  l'ouvrier,  était  à  ses  yeux  une  énormité. 

M.  le  ministre  du  Travail  s'en  est  fort  bien  rendu  compte  et  il  a 
cherché  une  Ugne  de  retraite  où  le  Sénat,  qui  n'en  voulait  pas  à  sa 
personne,  l'a  suivi  avec  quelque  complaisance.  L'occasion  à  laquelle 
M.  Brager  de  la  Ville-Moisan  aA^ait  rattaché  son  interpellation  était 
une  lettre  que  le  ministre  avait  écrite  à  des  commerçans  pour  leur 
expliquer  l'article  "23.  —  C'est  une  consultation  qui  m'était  demandée, 
a  dit  M.  Paul-Boncour,  je  l'ai  donnée  sans  prétendre  lui  attacher  un 
caractère  obligatoire, et  au  surplus  ceux  qui  l'avaient  solhcitée,  après 
m'avoir  remercié  delà  leur  avoir  fournie,  m'ontdéclaré  qu'ils  n'étaient 
pas  du  tout  de  mon  avis.  C'est  leur  droit  ;  il  est  aussi  respectable  que 
le  mien;  ni  eux  ni  moi  ne  pouvons  interpréter  souverainement  une 
loi;  il  appartient  aux  tribunaux  seuls  de  le  faire,  et  les  tribunaux  le 
feront.  —  M.  Tournon  s'est  emparé  de  ces  paroles  du  ministre  pour 
le  prier  avec  insistance  de  le  choisir  comme  victime  et  de  lui  intenter 
un  procès.  —  Je  le  gagnerai,  a-t-il  dit,  et  vous  perdrez  -le  vôtre  :  il 
est  impossible  que  la  Cour  de  Cassation  ne  me  donne  pas  raison. 
—  Nous  le  croyons,  nous  aussi,  mais  les  procès  sont  longs  et  avant 
que  le  tribunal  de  première  instance  d'abord  et  la  Cour  de  Cassation 
ensuite  aient  lixé  la  jurisprudence,  quelque  temps  s'écoulera.  Que 
l'era-t-on  pendant  ce  temps?  Rien  sans  doute.  Le  gouA^ernement,  après 
aA'oir  choisi  une  espèce,  attendra  le  jugement  et  l'arrêt.  Il  ne  pourrait 
pas  obliger  les  employeurs  îiA-erser  par  provision  la  double  cotisation, 
et  quant  à  forcer  des  milhons  d'ouvriers,  agglomérés  dans  les  Ailles 
ou  disséminés  dans  les  champs,  à  retirer  leur  carte  et  à  la  présenter 
aux  employeurs,  comment  le  pourrait-il  ?  M.  Ribot  l'a  dit  un  jour  à  la 
tribune:  pour  qu'une  loi  soit  appliquée,  il  faut  qu'elle  soit  acceptée 
par  l'opinion.  La  loi  des  retraites  ouvrières  le  sera  peut-être  dans  l'ave- 
nir, mais  elle  ne  l'est  pas  encore  dans  le  présent,  et  c'est  par  la  per- 
suasion, non  pas  par  la  force,  qu'on  la  fera  peu  à  peu  passer  dans  nos 
mœurs.  Finalement,  on  s'est  mis  d'accord  sur  un  ordre  du  jour  qui  a 
été  voté  à  la  majorité  de  214  voix  contre  35  et  qui  est  ainsi  conçu  : 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

«  Le  Sénat,  confiant  dans  le  gouvernement  pour  a[)pliquer  la  loi  des 
retraites  ouvrières  et  paysannes  avec  autant  de  prudence  que  de 
fermeté,  et  comptant  sur  lui  pour  proposer  les  modilications  dont 
l'expérience  aurait  démontré  la  nécessité,  etc.  »  Il  n'échappera  pas  au 
lecteur  que  cet  ordre  du  jour  ne  signilie  pas  grand'chose,  et  c'est  bien 
d'ailleurs  pour  cela  qu'il  a  réuni  une  si  grosse  majorité.  Quand  on 
lit  dans  un  texte  de  ce  genre  qu'une  assemblée  a  conliance  dans  le 
gouvernement  pour  montrer  autant  de  prudence  que  de  fermeté,  la 
banalité  de  l'expression  témoigne  de  celle  du  sentiment.  Ceux  qui 
trouvent  la  loi  mal  faite,  et  ils  sont  nombreux,  ont  voté  volontiers 
qu'ils  comptaient  sur  le  gouvernement  pour  y  apporter  les  modilica- 
tions dont  l'expérience  aurait  démontré  la  nécessit<'\  Cela  permet 
toutes  les  espérances.  La  vérité  est  qu'une  seule  modification  serait 
efficace  dans  la  loi,  celle  qui  supprimerait  l'obligation  et  y  substi- 
tuerait la  liberté,  mais  le   ministère   actuel  ne  la  fera  jamais. 

L'ordre  du  jour  ne  dit  même  pas,  et  cette  lacune  est  significa- 
tive, que  si  les  tribunaux  donnent  à  l'article  '23  une  interprétation 
différente  de  la  sienne,  le  gouvernement  s'inclinera.  Sans  doute  il 
sera  obligé  de  le  faire  jusqu'à  nouvel  ordre,  mais  on  a  cru  comprendre 
qu'il  se  réservait  alors  de  présenter,  pour  y  être  introduites,  des  mo- 
difications qui  donneraient  à  la  loi  un  sens  conforme  à  ses  vues.  Dans 
ces  conditions,  un  certain  nombre  de  sénateurs  ont  préféré  s'abstenir 
de  prendre  part  au  vote  et  attendre.  Il  leur  a  paru  que  ce  serait 
montrer  dans  le  gouvernement  une  confiance  un  peu  ingénue  que 
de  compter  sur  lui  pour  modifier  la  loi  de  manière  à  leur  donner 
satisfaction.  M.  le  ministre  du  TraA^ail  a  parlé  avec  habileté  et  cour- 
toisie, mais  il  s'est  montré  intraitable  sur  ce  qu'il  a  appelé  les  prin- 
cipes de  la  loi  et  il  a  donné  à  quelques-uns  de  ces  principes  une 
exagération  telle  que,  pour  modifier  la  loi  utilement,  il  faudrait  qu'il 
commençât  par  se  modifier  lui-même  très  au  delà  de  ce  qu'il  est  rai- 
sonnablement permis  d'espérer.  Le  vote  du  Sénat  n'a  d'ailleurs 
qu'une  portée  restreinte;  il  signifie  sQulement,  et  rien  n'est  plus 
sensé,  qu'avant  de  demander  le  changement  de  la  loi  avec  M.  Godet, 
il  y  a  lieu  d'en  faire  l'expérience.  Jusqu'où  pourra-t-on  la  pousser? 
Nul  ne  le  sait  et  nul  ne  le  saura  encore  avant  quelque  temps. 

Où  en  est  le  scrutin  de  Uste  avec  représentation  proportionnelle? 
Sur  ce  point  encore,  nous  faisons  un  aveu  d'ignorance.  La  discussion 
générale  qui  vient  d'être  close  a  montré  les  deux  partis  immuables 
sur  leurs  positions  et  se  renvoyant  mutuellement  des  discours  dont 


9^8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

quelques-uns  ont  été  très  éloquens  :  nous  distinguerons  surtout  ceux 
de  M.  Paul  Deschanel,  qui  a  ouvert  le  débat,  et  de  M.  Joseph  Reinach, 
qui  l'a  continué  avec  beaucoup  de  vigueur.  M.  Deschanel  a  combattu 
surtout  r«  apparentement,  »  mot  barbare,  chose  volontairement 
confuse,  de  nature  à  réintroduire  dans  la  représentation  proportion- 
nelle quelques-uns  des  pires  défauts  et  des  yices  du  scrutin  d'arron- 
dissement et  qui,  pour  cela  même,  a  quelques  chances  d'être  en  fm 
de  compte  adoptée.  Le  père  de  l'u  apparentement,  »  M.  Painlevé,  n'a 
pas  manqué  de  défendre  son  enfant,  mal  constitué,  mais  peut-être 
viable.  Faut-ille  dire?  la  discussion  de  cette  question  si  grave  s'est 
déroulée,  pendant  plusieurs  séances,  au  milieu  d'une  certaine  indiffé- 
rence, non  pas  que  la  Chambre  y  soit  indifférente  en  effet,  —  comment 
pourrait-elle  l'être  ?  mais  parce  qu'elle  considère  que  tout  a  été  dit 
et  que  désormais  les  votes  seuls  importent.  Or  les. votes  auront  lieu 
sur  les  articles.  Sur  le  fait  de  savoir  si  on  passerait  à  leur  discus- 
sion, la  majorité  a  été  si  grande  qu'elle  ne  signifie  plus  rien,  sinon 
qu'on  n'a  pas  voulu  repousser,  étouffer  par  une  sorte  de  question 
préalable  une  réforme  qui  a  passionné  et  qui  continue  de  passionner 
l'opinion.  Il  faut  que  tout  le  monde  se  prononce  ici  au  grand  jour 
et  prenne  sa  responsabihté  devant  le  pays.  Nous  sommes  à  la  veille 
des  votes  décisifs  ;  nous  aurons  sans  doute  à  les  enregistrer  dans 
quelques  jours. 

On  nous  excusera  de  ne  pas  parler  aujourd'hui  du  Maroc  :  nous 
l'avons  fait  abondamment  dans  nos  deux  dernières  chroniques  et 
nous  le  ferons  de  nouveau  dans  la  prochaine.  Un  événement  grave 
s'est,  à  la  vérité,  produit  :  l'occupation  dt^  Larache  et  d'El-Ksar  par 
l'Espagne,  mais  après  notre  marche  sur  Fez,  il  était  tellement  prévu 
par  tous  ceux  qui  connaissent  les  premiers  élémens  de  la  question  qu'il 
nous  est  impossible  de  nous  en  étonner.  La  plupart  de  nos  journaux 
s'en  indignent  dans  les  termes  les  plus  désobligeans  pour  l'Espagne  : 
nous  nous  contenterons  de  leur  dire,  avec  Bismarck,  que  l'indigna- 
tion n'est  pas  un  état  d'esprit  diplomatique.  Puisse  d'ailleurs  cette 
première  «  surpiise  »  n'être  pas  [)oui-  eux  suivie  de  quelques  autres  1 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant, 
Francis  Charmes. 


SIXIÈME    PÉRIODE.    —    LXXXI«   ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DC 


TROISIÈME  VOLUME 


MAI    —    JUIN 


Livraison  du  1*''  Mai. 

Pages. 

La  Fille  du  Ciel,  dernière  partie,  par  M"°  Judith  GAUTIER  et  Piehre  LOTI, 

de  l'Acaclémie  française 5 

Bismarck  et  l'éfiscopat.  —  La  Persécution  (1873-1878).  —  V.  Le  Désarroi. 

—  Les  Déceptions,  par  M.  Georges  GOYAU .  32 

Leila,  dernière  partie,  par  Antonio  FOGAZZARO 72 

Le  Rôle  dune  marine  en  cas  de  guerre,  par  M.  Georges  BLANCHON.   .   .  120 

La   vraie  Marguerite   de   Faust.  —  Frédérique   Brion   dans  la  légende  et 

DANS  la   réalité,  par  M.  Ernest   SEILLIÈRE 146 

Foyers   de  théâtre.  —  La  Comédie-Française,  par  M.  Victor  DU  BLED.   ,     173 
Poésies.  —  Le  Roseau,  par  M.  Jean  AICARD,  de  l'Académie  française.   .   .     208 
Revue  dramatique.  —  Le  Goût  du  vice,  a  la   Comédie-Française.  —  Confé- 
.■  RENCEs  de  m.  Maurice  Donnay  sur  Molière,  par  M.   René  DOUMIC,  de 

l'Académie  française , 217 

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de  l'Académie  française 229 

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Fogazzaro,  par  M.  Emile  FAGUET,  de  lAcadémie  française.    ." 275 

Le  Millénaire  de  la  Normandie,  par  M.  A.  ALBERT-PETIT 293, 

Le  sourire  d'Athèna,  par  M.  André   BEAL'NIER 328 

Chemins  de  ker  de  Tunisie,  par  M.  Jacques  LACOUR-GAYET 3S9 

Marie-Caroline  reine  de  Naples  et  Napoléon,  par  M.  Henri  WELSCHINGER, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 380 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

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.M.   Robert   DE    LA   SIZEUANNE 4!fi 

Le  Pouvoir   politique   de  la    cm  honne  anglaise.  -~  L'exemi'le  de  la  reine 

Victoria,  par  M.  Jacques  BAR  DOUX. 4o<i 

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La   Genèse   du  Génie  du   Chvislianisme.   —   I.  Les    origines   et   la  jeunesse 

de  Chateaubriand,  par  M.  Victor  GIRAUD îj21 

L'Enfant,   par    M.    Henri   JOLY,  de   l'Académie   des    Sciences    morales    et 

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Craintes   et   espérances    tour    l'art   aux   Salons    de    1911,  par    .M.    Robert 

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Un  salon  allemand  au  temps  du  romantisme,  par  M.  A.  BOSSE  UT 'i'Ki 

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Le  Collège  de  France.  —  Son  rôle  présent  et  son  avenir,  par  M.  .Maurice 

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Paris.   —  Typ.   Philippe  Ren-juard,  10,  rue  des  Saints-Pères.  —  Wm. 


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